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Full text of "Recueil des discours, rapports et pièces diverses lus dans les séances publiques et particulières de l'Académie françaises"

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INSTITUT    DE    FRANCE. 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 


RECUEIL 


DES   DISCOURS 


RAPPORTS  ET  PIÈCES  DIVERSES 


LUS    DANS   LES   SÉANCES   PUBLIQUES   ET  PARTICULIÈRES 


DE 


L'ACADÉMIE   FRANÇAISE 


1870  —  1879 


DEUXIÈME  PARTIE. 


PARIS 
TYPOGRAPHIE  DE  FIRMIN-DIDOT  ET  C'^ 

IMPRIMEURS  DE   L'iNSTlTUT  DE  FRANCE,  RDE  JACOB,  56 

M  DCCC  LXXX. 


AS 

P379 
(g-7ô-79 
pie  X 


I 

DISCOURS 

DE  RÉCEPTION 


ACAD.   FR. 


DISCOURS 


DE 


M.  JOHN  LEMOINNE 

PRONONCÉ  DANS  LA  SKANCK  PUBLIQUI-:  DU  2  MARS  1876,  EN  VENANT 
PRENDRE  SÉANCE  A  LA  PLACE  DE  M.  JANIN. 


Messieurs, 

Simple  joiirnalisto,  cl  siicccdant  à  un  des  princes  cl  des 
maîlres  du  journalisme,  je  dois  regarder  riionneur  que 
vous  me  laites  comme  s'adressant  à  ma  profession  plus 
qu'aux  humbles  titres  avec  lesquels  je  me  présentais  de- 
vant vous.  Vous  reconnaissez  et  vous  admettez  toutes  les 
formes  représentatives  de  l'intelligence;  vous  rendezjustice 
à  la  science,  à  l'éloquence  comme  aux  lettres  pures.  Je 
me  dis  qu'en  m'honorant  de  vos  suffrages  vous  avez  voulu 
donner  le  droil  de  cite  à  ce  qu'on  a  appelé  le  quatrième 
pouvoir.  Vous  avez  bien  voulu  voir  en  moi  un  des  plus 
anciens  et  des  plus  fidèles  soldats  de  la  presse.  Ce  qui  peut 


4  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

conlrihucr  ;\  me  rassurer,  c'est  qu'en  regardant  autour  de 
moi  je  trouve  ici  des  confrères,  des  protecteurs  et  des 
amis  dont  beaucoup  ont  passé  par  celte  voie  rude  et  labo- 
rieuse, et  ceux-là  savent  que  le  journalisme  n'est  pas  une 
œuvre  d'indolence. 

Quand,  en  parlant  de  l'imprimerie ,  qui  est  l'écriture 
nouvelle  ,  et  de  l'architecture  ,  qui  était  l'éci-iture  première, 
on  a  dit  :  «  Ceci  tuera  cela  ,  »  on  a  exprime  une  vérité,  mais 
'  une  vérité  relative.  L'imprimerie  a  été  un  progrès  et  une 
conquête ,  mais  elle  n'a  pas  tué  l'architecture ,  qui  reste 
toujours  une  des  formes  immortelles  de  l'art.  Le  journa- 
lisme a  été  un  autre  progrès  et  une  autre  conquête ,  mais 
il  n'a  pas  tué,  et  il  ne  tuera  pas  le  livre.  Vous  faites  des 
livres  et  vous  pardonnez  à  ceux  qui  ne  font  que  des  pages. 
Les  monuments  et  les  livres  restent  comme  des  formes 
plus  réfléchies,  plus  tranquilles,  plus  perfectionnées  de  la 
pensée.  Le  journal  vient  y  ajouter  une  expression  nouvelle, 
il  prend  sa  place  ,  et  non  pas  la  leur. 

Le  journal,  c'est-à-dire  la  parole  quotidienne,  instan- 
tanée, est  venu  répondre  aux  exigences  d'une  civilisation 
nouvelle  dont  la  vitesse  a  été  décuplée,  centuplée,  par  les 
miracles  de  la  science.  La  presse  a  suivi  une  marche 
parallèle  à  celle  de  la  vapeur  et  de  l'électricité.  Il  a  fallu 
parler  et  écrire  à  grande  vitesse,  et  faire  la  photographie 
de  l'histoire  courante.  Je  sais  bien  que  l'homme  ne  peut 
point  grandir  sa  taille  d'une  coudée,  mais  il  multiplie  ses 
moyens  d'action  et  d'expression.  Il  est  possible  que  la 
maturité  de  la  pensée  et  la  correction  de  la  langue  perdent 
.  à  cette  production  hâtive,  mais  combien  d'idées  mour- 
raient sans   cette   incorporation  soudaine   et   incessante  ! 


DE  M.  JOHN  lemoinm:.  5 


Milton  a  dit  admirablement  :  «  Les  révolutions  des  âges 
souvent  ne  retrouvent  pas  une  vérité  rejetée ,  et  faute  de 
laquelle  des  nations  entières  souffrent  éternellement.  » 
Et  qui  donc,  dans  ces  alternatives  de  silence  et  de  tu- 
multe, de  licence  et  de  tyrannie,  que  nous  traversons 
depuis  que  nous  sommes  au  monde;  qui  donc  n'a  pas 
éprouvé  l'irrésistible  besoin  de  jeter  un  cri,  un  eri  spon- 
tané, comme  celui  duquel  il  a  été  dit  :  Lapides  ipsi  c/a- 
maJnmt:  qui  donc  n'a  pas  répété  le  mot  magnifique  de 
Pascal  :  «  Le  silence  est  la  plus  grande  dos  persécutions; 
jamais  les  saints  ne  se  sont  tus  »? 

C'est  à  ce  besoin  que  répond  le  journal,  et  c'est  pour- 
quoi le  journalisme  a  pris  sa  place  au  soleil.  Plus  d'une 
fois,  quand  on  me  suggérait  l'ambition  de  siéger  parmi 
vous,  on  m'a  dit:  «  Faites  donc  un  livre!  »  Mon  livre. 
Messieurs,  je  l'ai  fait  tous  les  jours  pendant  trente  ans  ,  et 
je  vous  remercie  de  l'avoir  découvert. 

J'ai  été  toute  ma  vie  ce  que  mon  prédécesseur  a  été 
toute  la  sienne.  J'avais  commencé  plusieurs  années  après 
lui,  et,  dans  des  temps  comme  les  nôtres,  une  douzaine 
d'années  peuvent  être  appelées  un  grand  espace  de  la  vie 
humaine.  Quand  les  hommes  de  mon  âge  entrèrent  dans 
la  vie  pvd)lique.  dans  la  vie  commune,  l'école  moderne, 
féconde,  désordonnée,  luxuriante  comme  la  terre  première, 
avait  déjà  produit  ses  grands  arbres  qui  répandaient  sur 
nous  leurs  vastes  ombres.  Quand  nous  faisions  encore  des 
thèmes  et  des  versions,  nous  entendions,  nous  écoutions, 
d'abord  avec  curiosité,  puis  avec  transport,  les  échos  du 
cor  d'Hernani  et  des  Harmonies  de  Lamartine  (jui  franchis- 
saient les  murailles  des  collèges  comme   des  génies  en- 


6  DISCOURS    DK    RÉCEPTION 

chantés;  puis,  au  milieu  de  celte  harmonieuse  et  tumul- 
tueuse symphonie,  nous  entendions  aussi  le  clairon  perçant, 
aigu,  sonore  de  Jules  Janin  qui  faisait  sa  trouée  ;  c'était  la 
vraie  note  française  qui  perçait  à  travers  l'invasion  germa- 
nique et  britannique. 

Il  élait  donc  en  pleine  possession  de  sa  renommée  quand 
je  l'ai  connu  ,  quand  je  l'ai  trouvé  dans  cette  vieille  et  tradi- 
tionnelle maison  qui,  je  crois  pouvoir  le  dire  comme  si  je 
n'en  étais  pas,  et  en  rappelant  uniquement  la  mémoire  de 
ceux  qui  ne  sont  plus  ,  fut  le  berceau  et  l'école  du  journa- 
lisme français.  Il  était  né  en  i8o4,  à  Saint-Étienne  :  il  avait 
été  élevé  au  collège  de  Lyon,  puis  à  Louis-le-Grand.  A 
Lyon,  il  eut  pour  condisciple  un  homme  qui  acquit  aussi 
un  nom  éminent  dans  les  lettres,  et  qui  plus  tard  disait  de 
lui  :  «  Jules  Janin  élait  plus  jeune  que  nous  de  deux  ou 
trois  ans.  Ah  !  le  bon  compagnon  !  La  jolie  tète  enfantine, 
espiègle ,  épanouie  !  Les  beaux  cheveux  noirs  bouclés  !  Et 
quels  francs  rires  de  lutin  dans  nos  corridors  sombres  !  Les 
murs  doivent  s'en  souvenir.  » 

Ce  portrait  fut  toujours  vrai.  Toutes  les  maisons,  tous 
les  foyers,  tous  les  jardins,  toutes  les  rues  où  a  passé  Jules 
Janin  ont  du  conserver  l'écho  de  son  rire  large  et  sonore. 
Il  fut  toujours  le  môme,  et  pour  le  plaisir,  et  pour  le  travail. 
En  parlant  ici  de  son  prédécesseur,  M.  Sainte-Beuve,  il 
disait  :  «  Heureux  enfants  de  condition  bourgeoise ,  nous 
étions  assez  riches  pour  l'étude  et  trop  pauvres  pour  l'oi- 
siveté. »  Le  travail  fut  donc  son  lot,  et  il  sut  en  faire  un 
don,  car  jamais  il  ne  parut  le  sentir  que  par  le  bonheur 
qu'il  y  trouvait. 

Il  débuta  par  un  livre  dont  le  titre  étrange  lui  était  resté 


DK  M.   JOHN   lemoinm;.  y 

sur  la  conscience,  et  qui  pourtant  contenait  l'arlislc  tout 
entier,  comme  le  f;;rain  contient  la  moisson.  L Ane  mort  et 
la  Femme  guilloliitée!  telle  fut  sa  première  irruption  dans  la 
mêlée  littéraire.  Plus  tard,  il  retranchait  la  moitié  du  litre; 
il  en  restait  toujours  assez.  Dans  son  àgc  mûr,  il  regardait 
cette  brûlante  improvisation  comme  un  péché  de  jeunesse  ; 
c'était  cependant  son  premier  feuilleton,  une  œuvre  de  cri- 
tique une  satire.  Après  quarante  ans,  ce  livre,  qui  voulait 
être  une  parodie,  est  devenu  un  roman  sérieux.  Lisez 
quelques-uns  des  romans  d'aujourd'hui,  et  vous  verrez  que 
la  Femme  guillotinée  est  devenue  terne.  De  nos  jours,  les 
romanciers  vont  bien  au  delà  ;  ils  suivent  les  cours  de  clini- 
que, et  ils  écrivent  avec  le  scalpel.  L'auteur  timide  de  cette 
fantaisie,  qui  croyait  avoir  touché  en  se  jouant  le  fond  de 
l'horreur,  a  assez  vécu  pour  voir  qu'il  n'avait  découvert 
que  de  l'horreur  à  l'eau  de  rose. 

Dans  ce  livre  de  premier  jet,  improvisé  avec  un  empor- 
tement éblouissant  et  entraînant,  il  y  a  des  chapitres  qui 
sendjlent  inspirés  par  Molière,  par  la  scène  de  don  Juan 
et  du  Pauvre,  à  propos  de  laquelle  M.  Jules  Janin  devait 
écrire  plus  tard  un  feuilleton  qui  suffirait  seul  pour  le  met- 
tre au  rang  des  classiques.  C'est  triste  etrailleui-,  sentimen- 
tal et  comi(pie  ;  c'est  une  promenade  à  travers  les  théâtres 
et  la  Morgue,  la  mascarade  et  K'  cimetière.  Mais,  au  milieu 
de  toutes  ces  terreurs  l'u  peinture  et  de  tons  ces  épouvan- 
tails  chinois,  voulez-vous  retrouver  le  vrai  Jules  Janin?  Je 
le  laisse  parler  : 

«  J'avais  fait,  <!isail-ii,  une  parodie  sans  le  savoir.  J'a- 
vais écrit  de  sang-froid  l'histoire  d'un  homme  triste  et 
atrabilaire,  pendant  que,  dans  le  fait,  je  n'étais  qu'un  bon 


8  DISCOURS    DE    UÉGKPTION 

et  jovial  garçon  de  la  plus  belle  santé  et  de  la  meilleure 
humeur.  Je  m'étais  plongé  dans  le  sang  sans  avoir  aucun 
droit  à  ce  triste  plaisir.  Pour  n'être  pas  la  dupe  de  ces 
émotions  fatigantes  d'une  douleur  factice  dont  on  abuse  à 
la  journée,  j'avais  voulu  m'en  rassasier  une  fois  pour  tou- 
tes, et  démontrer  invinciblement  au\  âmes  compatissantes 
que  rien  n'est  d'une  labrication  facile  comme  la  grosse 
terreur...  » 

Il  y  a  dans  ces  quelques  mots  toute  la  philosophie  du 
caractère  de  M.  Jules  Janin,  et  si  j'insiste  sur  cette  première 
œuvre ,  c'est  parce  qu'elle  est  la  fontaine  et  l'origine  de  tout 
ce  qu'il  a  fait  plus  tard.  Cet  écrivain,  que  l'on  croyait  faci- 
lement livré  au  caprice,  à  la  fantaisie,  presque  au  désordre 
de  l'esprit  et  du  style,  avait,  au  contraire,  un  instinct  inné 
de  l'ordre,  le  respect  de  la  règle,  et,  ce  qui  est  le  commen- 
cement delà  sagesse  pour  les  gens  de  lettres,  la  peur  de  la 
grammaire.  En  le  suivant  avec  une  certaine  attention,  on 
voit  qu'il  marchait  dans  des  sentiers  bien  plus  réguliers 
qu'on  ne  le  croyait  et  que  lui-même  ne  le  laissait  voir. 

Il  Y  a  autre  chose  encore  dans  ce  roman  :  la  jeunesse  ,  et 
sous  ce  rapport  on  peut  le  regarder  comme  n'étant  pas  de 
notre  tenqjs.  Ce  n'est  pas  d'un  esprit  chagrin  de  dire 
qu'aujourd'hui  il  n'y  a  plus  de  jeunesse.  Je  ne  parle  pas  de 
la  vie  réelle,  je  ne  parle  que  de  la  fiction.  Or,  dans  les  fic- 
tions modernes,  il  n'y  a  plus  de  jeunes  gens,  les  héros  et 
les  héroïnes  du  roman  et  du  théâtre  n'ont  plus  vingt  ans, 
on  dirait  que  nolie  vie  commence  plus  tard.  Autrefois,  et 
dans  Molière,  les  hommes  de  quarante  ans  étaient  déjà  des 
.barbons;  aujourd'hui,  ils  sont  des  jeunes  premiers.  Or,  les 
personnages  que  créa  M.  Jules  Janin  dans  tous  ses  romans 


DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  9 

sont  toujours  au  printemps  de  la  vie,  et  lui-niènic  il  eut 
toujours  vingt  ans,  il  cul  toujours  la  gaieté  et  l'expression 
de  la  jeunesse,  et  jusque  dans  ses  cheveux  blanchis  on  re- 
trouvait encore  ces  boucles  riantes  dont  se  souvenait  son 
ancien  condisciple. 

Ce  premier  livre ,  ce  premier  feuilleton ,  œuvre  d'un  gé- 
nie inconscient,  décida  de  la  destinée  de  M.  Jules  Janin. 
Il  se  trouvait  journaliste  sans  le  savoir.  «  L'auteur,  dit-il, 
fut  chassé  du  camp  des  poètes,  absolument  chassé  ,  et  il  se 
vit  forcé  d'entrer  dans  le  camp  stérile,  abominable,  des 
critiques.  » 

Toutefois,  il  cherchait  encore  sa  voie,  car  il  commença 
par  faire  du  journalisme  politique.  Qu'allait-il  faire,  grand 
Dieu  !  dans  cette  galère  ,  dans  cette  carrière  militante  où  il 
faut  savoir  se  faire  encore  plus  d'ennemis  que  d'amis?  Voici 
donc  M.  Jules  Janin,  celui  que  nous  avons  tous  connu , 
lancé  dans  la  polémique.  Il  a  raconté  plus  tard,  avec  beau- 
coup de  bonhomie,  comment  il  pourfendait  les  ministres 
du  jour ,  comment  il  coupait  en  petits  morceaux  et  dévo- 
rait à  belles  dents  les  hommes  en  [)lace.  11  paraît  que  dans 
ce  temps-là  la  police  avait  pris  une  mesure  disciplinaire 
contre  le  Polichinelle  des  Champs-Elysées.  Il  se  fit  le  dé- 
fenseur chaleureux  de  notre  Pasquin.  Celait,  à  vrai  dire, 
la  mesure  juste  de  son  tempérament  d'opposition.  En  dé- 
fendant Polichinelle,  c'était  la  satire,  la  critique,  le  jour- 
nalisme populaire,  qu'il  défendait. 

C'est  lui  qui,  en  1829,  peu  de  temps  avant  une  de  nos 

nombreuses  révolutions,  disait  d'un  ton  superbe  :  «  Non, 

César  lui-même,  fût-il  à  la  place  de  M.   de   la  Bourdon- 

naye,    aujourd'hui  Jules  César  ne  passerait  pas  le   Uubi- 

ACAD.  m.  2 


1  o  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

con.  »  Que  de  Uubicons,  liélas  !  ont  été  traversés  depuis  ce 
temps-là! 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  M.  Jules  Janin  n'eût  de  temps  en 
temps  l'instinct  politique.  Ainsi  les  vrais  Parisiens,  comme 
le  sont  généralement  les  académiciens,  ne  sauraient  (ju'a{)- 
plaudir  à  celle  vigoureuse  plaidoirie  pour  notre  ville  : 
«Paris!  Paris  est  une  fiction.  Parcourez  ce  cercle  immense, 
étudiez  avec  soin  ce  monde  polili({ue  dont  Paris  est  la 
tèle  et  le  cœur,  combien  trouverez-vous  de  Parisiens  aux 
emplois?  Quel  esl  le  préfet  né  à  Paris,  quels  sont  même 
les  membres  de  son  conseil  municipal  ;  quels  sont  enfin  les 
députés  de  Paris?  Tous  les  hommes  appelés  à  gouverner, 
à  représenter,  à  protéger  la  ville,  ne  sont-ils  pas  nés  dans 
la  j)rovincc?  Ne  sont-ils  pas  venus  de  ces  mêmes  départe- 
ment qu'on  voudrait  plaindre ,  exprès  pour  être  les  chefs 
de  cette  cité  redoutable?  Où  est  Paris  dans  Paris,  je  vous 
prie,?  Le  commerce  est-il  né  à  Paris?  La  banque  est-elle  de 
Paris?  Les  ministres  sont-ils  nés  à  Paris?...  La  province 
est  partout  dans  Paris ,   la  province   a  tout   envahi  dans 

cette   capitale   si    cruellement    dénoncée Hâtez-vous, 

trompettes  de  Jéricho!  promenez  de  ville  en  ville,  comme 
on  le  propose,  la  royauté ,  la  Chambre  des  députés,  les 
ministères,  l'Institut,  les  théâtres,  les  musées,  les  biblio- 
thèques, tout  ce  qui  fait  que  Paris  est  Paris,  et  vous  ver- 
rez les  provinces  succomber  inévitablement  sous  un  fardeau 
pour  lequel  elles  ne  sont  point  faites...  » 

Cette  brillante  sortie  fut  son  dernier  soupir  de  journa- 
liste politique.  Au  fond,  INI.  Jules  Janin  n'était  pas  fait  pour 
ce  rude  métier.  Il  avait  trop  de  ce  que  Shakspeare  appelle 
«  le  lait  de  la  bonté  humaine  »  ;  il  n'avait  pas  ce  que  son 


DE    M.    JOHN    LKMOINNE.  j  j 

chiT  Horace  appelait  le  triple  airain;  il  ne  ressentait  pas 
les  haines  vigoureuses,  ou  du  moins  il  ne  les  gardait  pas 
longtemps.  Un  de  ses  confrères  et  des  miens,  celui  qui  va 
me  répondre  et  (jiii  ma  si  souvent  servi  d'encouragement 
et  d'exemple,  l'a  très-bien  caractérisé  sur  sa  tombe,  en  di- 
sant :  «  Passionné  ,  certes  il  l'était  souvent;  il  avait  des  ran- 
cunes qu'un  tour  de  plume  apaisait,  des  haines  implacables 
qui  duraient  une  semaine,  des  vengeances  que  dissip;iil  le 
sourire  d'un  enfant.  »  \Sn  autre  de  ses  amis,  qui  m'assiste 
aujourd'hui,  disait  aussi  :  «  Une  caresse,  un  bonbon  le  re- 
metlaienl  de  bonne  humeur.  » 

En  effet,  M.  Jules  Janin  était  un  militant  de  la  forme,  du 
style  et  du  goût ,  un  amant  de  la  belle  littérature;  il  n'était 
pas,  heureusement  pour  lui.  un  soldat  de  la  guerre  civile. 
Il  n'aimait  pas  à  avoir  des  ennemis,  et  à  la  fin  de  sa  vie, 
après  cinquante  ans  de  critique,  il  n'en  a  pas  laissé  un  seul. 
Dans  notre  vie  de  combat  quotidien,  nous  ne  sommes  pas 
si  fortunés.  Notre  lot  se  compose  d'amitiés  et  d'inimitiés 
également  méritées;  mais  il  y  a  certains  jours  où  le  tiiage 
se  fait  et  oiî  des  voix  austères  et  justes  séparent  le  bon 
grain  de  l'ivraie.  C'est  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi, 
Messieurs;  au  jour  de  votre  jugement,  vous  avez  mis  dans 
la  balance  le  bien  et  le  mal;  vous  m'avez  choisi,  vous  m'a- 
vez admis  parmi  vous;  cela  me  suffit. 

M.  Jules  Janin  ne  resta  pas  longtemps  dans  cette  four- 
naise; il  y  faisait  trop  chaud  pour  sa  constitution  essen- 
tiellement aimable,  amicale  et  tolérante.  11  cherchait  tou- 
jours sa  voie.  Ces  grands  juges  et  ces  critiques  éprouvés, 
les  Bertin  ,  qui  n'écrivaient  pas  mais  qui  savaient  lire,  dis- 
cernaient un  fond  solide  sous  cette  forme  légère.  Un  jour. 


12  DISCOURS    DE    RECEPTION 

M.  Duviquct,  qui  tenait,  scion  la  formule,  le  sceptre  de 
la  critique  théâtrale,  eut  à  faire  une  absence.  M.  Jules 
Janin  le  remplaça,  et  le  lendemain  matin  il  put  dire  avec 
Paris  tout  entier  :  «  J'ai  trouvé!  »  Ce  premier  feuilleton 
décida  de  sa  vie.  M.  Duviquct,  en  revenant,  mit  ses  véné- 
rables mains  sur  la  tète  du  coupable,  et  dit  au  nouveau 
révolutionnaire  :  Tu  Marcellus  cris!  Et ,  en  effet ,  il  devint 
Jules  Janin. 

Ce  premier  feuilleton  fut  plus  qu'un  coup  de  théâtre; 
ce  fut  un  coup  de  tonnerre  éclatant  dans  les  régions  jus- 
qu'alors paisibles,  uniformes,  un  peu  monotones  de  la  cri- 
tique. Ce  fut  une  irruption  ,  une  invasion,  une  révolution; 
ce  fut  le  feuilleton  qui  prit  la  place  du  théâtre,  qui  s'em- 
para de  la  scène  et  devint  lui-même  le  drame  ou  la  comé- 
die. Jusqu'alors  la  critique,  humble  servante  de  n'importe 
quelle  œuvre,  bonne  ou  mauvaise  ,  se  bornait  à  faire  l'ana- 
lyse de  la  pièce.  M.  Janin  cassa  cette  chaîne  que  ne  pou- 
vait porter  un  esprit  indépendant,  volontaire  et  primc- 
sautier  comme  le  sien.  Il  changea  tout  cela;  il  trouva  et 
créa  un  geni^e ,  qui  fut  de  ne  pas  faire  l'analyse  de  ce  qui 
n'en  valait  pas  la  peine,  et,  même  en  prenant  pour  point 
de  départ  le  titre  d'un  méchant  vaudeville  ou  d'un  infime 
mélodrame  ,  de  lancer  sur  ses  lecteurs  éblouis  le  plus  inat- 
tendu des  feux  d'artifice. 

Je  sais,  Messieurs,  que  les  nouvelles  générations,  tout  en 
rendant  justice  aux  grands  dons  littéraires  de  M.  Jules 
Janin,  ont  une  certaine  peine  à  comprendre  l'incroyable, 
le  prodigieux  effet  que  produisirent  ses  premiers  feuille- 
tons. Ce  n'est  point  de  l'injustice,  c'est  ce  que  j'appellerai 
de  l'anachronisme.   Pour  bien  se  rendre  compte  de  cette 


DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  l3 

révolution  opérée  dans  la  critique  théâtrale,  il  faudrait 
remonter  au  temps  où  clic  éclata.  Elle  était  contemporaine 
et  sœur  de  la  révolution  qui  changeait  la  langue  et  les 
mœurs.  Aujourd'hui,  au  bout  de  quarante  ans  d'exercice, 
nous  sommes  habitués  à  cette  liberté  d'allures  et  à  cette 
licence  de  langage  ;  mais,  dans  ce  temps-là,  c'était  le  monde 
renversé.  La  nouvelle  école  avait  déjà  pris  d'assaut  le  théâ- 
tre, et  elle  attendait  la  nouvelle  critique.  Plusieurs  parmi 
vous,  Messieurs,  se  rappellent  cette  époque  agitée,  et  je 
laisse  mon  prédécesseur  la  décrire  en  quchjues  mots  : 

«  En  ce  temps-là,  dit-il,  nous  nous  baissions  modestement 
quand  nous  passions  sous  l'Arc  de  triomphe,  pour  ne  pas 
nous  briser  le  crâne  à  ces  hauteurs.  La  vocation  était  par- 
tout. Qu'il  y  eût  au-delà  du  monde  ancien  un  monde  nou- 
veau, ce  n'était  un  doute  pour  personne.  Ainsi  l'Amérique 
était  pressentie  vingt  ans  avant  le  départ  de  Christophe 
Colomb.  En  ce  temps-là,  pas  un  seul  de  ces  spectateurs  en 
délire  n'eût  donné  son  banc  au  parterre,  même  pour  aller 
au  «ecours  de  son  père.  On  regardait  son  voisin  d'un  air 
sombre,  comme  si  l'on  eût  été  à  côté  d'un  ennemi  ;  on  se 
comptait,  les  deux  camps  se  mesuraient  du  regard.  Le 
drame  était  dans  la  salle  avant  d'être  sur  le  théâtre  ;  pour 
un  hémistiche  on  se  serait  battu  jusqu'aux  morsures.  C'é- 
tait là  le  bon  temps!...  De  cette  rage  et  de  ces  colères 
d'école  à  école  on  pourrait  raconter  des  énormités.  Le 
mot  :  Enfoncé,  Racine  !  a  été  bel  et  bien  prononcé  dans 
une  farandole  échevelée,  au  milieu  du  foyci-  du  Théâtre- 
Français.  L'autre  parole  à  propos  de  Corneille  :  «  Eh!  de 
son  temps,  nous  n'aurions  pas  mieux  fait  que  lui,  »  a  été 
dite  en  toute  naïveté...  » 


l4  DISCOURS    DK    UKCEPTION 

Eh  bien,  Messieurs,  dans  cette  mêlée  ardente,  dans  cette 
éruption  volcanique  d'une  nouvelle  race  littéraire,  que  pou- 
vait devenir  l'ancienne  critique,  la  critique  sage,  mesurée, 
tempérée,  pondérée,  la  critique  poudrée?  Pour  accompa- 
gner cet  immense  tumulte,  il  fallait  une  plus  retentissante 
fanfare,  et  ce  fut  alors  que  Jules  Janin  entra  triomphale- 
ment avec  son  clairon  dans  le  grand  concert  romantitiuc. 
Ce  fut  d'abord  un  scandale,  ce  fut  un  peu  comme  le  perro- 
quet de  Gresset  épouvantant  le  couvent  avec  sa  langue 
verte  ;  mais  le  succès,  qui  est  quelque  chose  en  tout,  cou- 
ronna cet  audacieux  début,  et  Jules  Janin  prit  sa  place  au 
premier  rang. 

Toutefois,  s'il  s'enrôla  dans  la  grande  ci^oisade  de  ce 
temps  héroïque,  ce  fut  comme  soldat  indépendant,  nous 
dirions  aujourd'hui  comme  franc-tireur.  Etait-il  classique 
ou  romantique?  Il  était  l'un  et  l'autre.  Il  était  classique  par 
son  amour  constant  de  l'étude,  par  son  assiduité  aux  lec- 
tures anciennes,  par  son  culte  pour  l'antiquité.  Vous  savez  à 
quel  point  il  avait  le  fanatisme  d'Horace,  si  toutefois  ce  mot 
et  ce  nom  peuvent  être  associés.  Il  aimait  à  le  lire,  aie  relire, 
il  en  fit  et  en  refit  la  traduction  avec  amour.  Ce  petit  livre 
était  son  enfant  gâté;  il  disait  que  c'était  son  meilleur  titre, 
presque  le  seul,  à  vos  suffrages.  Je  ne  suis  pas  de  cet  avis; 
son  vrai  titre,  c'est  sa  littérature  dramatique.  S'il  était  clas- 
sique par  le  bon  sens,  il  était  romantique  par  l'imagination, 
par  le  caprice,  par  l'intarissable  fantaisie,  par  l'inépuisable 
improvisation.  Par-dessus  tout  il  était  critique,  ce  qui  le 
préservait  des  excès.  En  même  temps  qu'il  se  jetait  à  corps 
'  perdu  dans  le  mouvement,  il  y  gardait  sa  liberté,  et  il  pro- 
testait à  sa  manière  contre  les  exagérations  et  contre  le 


nn    M.    JOHN    LEMOINNE.  j ') 

ridicule.  Ainsi  son  proniier  livre  avait  élé  une  satire  de  la 
chambre  des  horreurs.  Ainsi,  quand  au  théâtre  on  abusait 
de  la  Marseillaise,  il  répondait  par  (;ette  autre  chanson 
française  :  J'ai  du  bon  tabac.  Sa  personne,  sa  vie,  son  tem- 
pérament étaient  aussi  une  protestation.  Au  milieu  de  l'é- 
cole de  saules  pleureurs  dont  les  larmes  pleuraient  sur  la 
scène  et  sur  le  monde,  il  laisail  retentir  les  cascades  de  son 
rire  étincelant.  et,  devant  les  ligures  à  l'air  fatal  et  les  che- 
velures effarées,  il  se  montrait  avec  cette  coiffure  qu'il  avait 
rendue  légendaire,  ornée  d'un  ruban  rose,  et  sous  laquelle 
s'épanouissait  son  bon  visage  resplendissant  de  gaieté  et 
de  santé.  C'était  l'insurrection  du  bonnet  de  coton  gaulois 
contre  le  bonnet  rouge  de  la  littérature  révolutionnaiie. 

Vous  me   pardonnerez.   Messieurs,   de  vous   parler  de 
l'homme  en  même  temps  que  de  l'écrivain.  Il  serait,  d'ail- 
leurs, impossible  de  les  séparer.  Sa  personne  ;(j)i)arli-nait 
au  public  autant  que  son  travail.  Il  était  pour  le  monde  en- 
tier une  figure  familière,  et  quand  il  disait,  toujours  avec 
Horace   :    Contentus  paucis  lectoribus ,    il   savait    bien   qu'il 
disait  un  paradoxe.  11  aimait,  au  contraire,  la  foule  des  lec- 
teurs; il  faisait  quelquefois  bon  inarehé  de  la  qualité  j)ourvu 
qu'il  eut  la  quantité.    l\ien  ne  le  faisait  laxonnei-  comme 
d'être  désigné,  regardé.  II  adorait  la  popularité,  ([ui  le  paya 
de  son  amour  en  le  comblant  de  ses  faveurs;  il  jouissait  de 
son  universelle  notoriété  avec  une  satisfaction  presque  en- 
fantine, et  tellemeni  simple  et  sincère  qu'ell(>  en  était  ab- 
solument inoffensive.  Le  jour  où  une  loi  nouvelle  imposa 
aux  journalistes  l'obligation  de  la  signature,  et  où  il  eut  à 
remplacer  par  son  nom  des  initiales  connues  dans  le  monde 

ticr,  il  y  eut  autour  de  lui  un  universel  éclat  de  rire. 


en 


l6  DISCOURS    DE    HKCEPTION 

Et  comment  n'aurait-il  pas  été  populaire?  Il  était  tellement 
mêlé  au  bruil,  à  la  l'oulc,  à  la  vie  du  dehors,  qu'il  semblait 
en  être  un  des  éléments.  Il  s'emparait  de  tous  les  sujets  qui 
passaient  devant  ses  yeux  :  il  jetait  le  grain  à  pleines  mains 
dans  les  sillons  et  poursuivait  sa  marche  sans  même  regar- 
der si  les  blés  ])Oussaient.  Je  voudrais  bien  pouvoir  vous 
dire  tout  ce  qu'il  a  écrit,  inais  je  crois  que  lui-même  n'au- 
rait pu  le  taire.  Le  Chemin  de  traverse,  la  Reiujieuse  de  Tou- 
louse, les  Gaietés  champêtres,  étaient  des  excursions  dans  le 
domaine  du  roman.  Deux  livres  qui  me  paraissent  avoir 
une  valeur  supérieure,  c'est  Barnavc  et  la  Fin  d'un  monde; 
ils  sont  mieux  dans  la  vraie  nature  de  M.  Jules  Janin;  on  y 
retrouve  le  journaliste,  je  pourrais  dire  le  pamphlétaire. 
Jules  Janin  s'était  pris  de  passion  pour  cette  fin  du  dix- 
huitième  siècle  dont  les  événements  ont  renouvelé  la  face 
de  la  terre;  toute  sa  vie,  cette  obsession  le  poursuivit.  Au 
commencement  de  sa  carrière,  nous  le  voyons  faire  dans 
Barnave  la  peinture  fougueuse  de  la  mort  de  la  monarchie , 
et,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie ,  nous  le  voyons  re- 
tourner à  la  même  époque  historique  et  continuer  le  Neveu 
de  Rameau  dans  un  livre  d'une  incroyable  jeunesse. 

Je  ne  saurais  dire,  et  je  répète  que  lui-même  ne  l'aurait 
pas  pu ,  le  nombre  des  recueils ,  des  revues  et  même  des 
almanachs  dans  lesquels  il  dispersait  une  littérature  tou- 
jours facile,  mais  toujours  originale.  Il  écrivait  comme 
l'oiseau  chante  ;  il  avait  de  l'esprit  comme  on  a  dit  que  les 
gens  bien  portants  jouissent  de  la  santé,  sans  s'en  aperce- 
voir. 

Est-ce  à  dire  que  la  facilité  naturelle  puisse  se  suffire  à 
elle-même ,  et  que  le  don  de  l'improvisation  puisse  sub- 


DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  in 

sistcr  sans  culture?  Ce  n'est  pas  devant  des  juges  comme 
vous  que  je  défendrais  une  pareille  thèse.  M.  Jules  Janin , 
qui  parut  toujours  écrire  d'abondance,  est  au  contraire  un 
admirable  exemple  de  la  nécessité  du  travail.  Il  se  défen- 
dait bien  quand  il  répondait  aux  propos  légers  du  monde  : 
«  Eh!  oui,  dit-on,  c'est  un  bel  esprit,  mais  si  futile!  11  sait 
écrire,  mais  ça  lui  coûte  si  peu!  »  Vous  savez  tous,  Mes- 
sieurs, que  cela  coûte  quelque  chose.  Assurément,  on  pour- 
rait appliquer  à  M.  Janin  ces  mots  charmants  :  «  Je  suis 
comme  les  petits  ruisseaux;  ils  sont  transparents  parce 
qu'ils  sont  peu  profonds.  »  C'est  Voltaire  qui  parlait  ainsi 
de  lui-même,  et  l'on  peut  se  consoler  en  pareille  compa- 
gnie. ]\Ials  est-ce  que  Voltaire,  en  écrivant  beaucoup,  ne 
lisait  pas  aussi  beaucoup?  Et  surtout,  est-ce  qu'il  n'était 
pas  activement  mêlé  à  tous  les  événements  et  à  tous  les 
incidents  de  son  temps?  est-ce  qu'il  n'était  pas  le  corres- 
pondant du  monde  civilisé,  le  point  central  auquel  abou- 
tissaient tous  les  battements  du  cœur  de  l'humanité? 
Croyez-vous  donc  que  cette  association  de  tous  les  jours, 
de  toutes  les  heures,  avec  le  monde  extérieur,  que  cette 
obligation  de  suivre  l'histoire  dans  toutes  ses  transforma- 
tions quotidiennes,  que  cette  nécessité  de  ne  rien  perdre 
des  notes  justes  ou  fausses  de  la  voix  publique,  ne  soient 
pas  en  elles-mêmes  un  véritable  travail? 

Heureux  ceux  qui  peuvent  choisir  leurs  lectures!  Le 
journaliste  ne  le  peut  pas.  Il  n'a  ni  la  liberté  ni  le  temps 
de  choisir  les  aliments  de  son  esprit.  Il  amasse  chaque  ma- 
tin ou  chaque  soir  les  matériaux  avec  lesquels  d'autres  fe- 
ront à  loisir  des  constructions.  Il  est  la  proie  du  jour,  de 
l'heure,  de  la  minute  ;  le  sphinx  insatiable  et  insensible  de 
ACAu.  ra.  3 


l8  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

riiisloire  quotidienne  est  toujours  assis  devant  lui,  atten- 
dant la  réponse  {|u'il  faut  livrer  sans  même  la  relire.  Si 
vous  voulez  voir  cv  qu'était,  par  exenij)Ic ,  le  travail  de 
M,  Jules  Janin,  je  prendrai  un  de  ses  plus  anciens  feuille- 
tons, dans  lequel  il  se  figurait  poursuivi  par  le  spectre  du 
vaudeville.  11  raconte  que,  par  une  nuit  de  brouillards,  il 
est  abordé  par  un  jjctit  homme  gris,  habillé  de  tous  les 
oripeaux  du  théâtre,  qui  s'empare  de  lui  et  l'accompagne. 
C'est  le  vaudeville,  l'enfant  de  l'esprit  français.  En  vain 
veut-il  résister;  le  tortionnaire  lui  fait  réciter  impitoyable- 
ment le  nom  de  tous  les  faiseurs  de  vaudevilles.  Lettre  par 
lettre,  tout  l'alphabet  y  passe,  et,  tout  compte  fait,  le  mal- 
heureux critique  arrive,  pour  une  seule  année,  au  chiffre 
de  cent  soixante-huit  auteurs  dramatiques,  huit  cent  qua- 
rante actes,  plus  de  trois  mille  couplets,  dix-huit  mille  re- 
frains à  voir,  à  entendre,  à  juger.  Et,  en  supposant  seule- 
ment dix  années  de  ce  travail,  voyez  quel  sera  le  chiffre 
final!  II  disait  seulement  dix  ans,  il  a  fait  cette  besogne 
pendant  plus  de  quarante  ans. 

Il  n'y  aurait  pas  résisté  s'il  n'avait  pas  trouvé  des  res- 
sources en  lui-même;  et  c'est  ici.  Messieurs,  qu'on  peut 
saisir  le  côté  véritablement  original  et  créateur  de  M.  Jules 
Janin.  Il  sentait  sa  valeur,  il  sentait  que  lui  aussi  il  était  un 
inventeur,  et  qu'il  n'était  pas  fait  uniquement  pour  accom- 
pagner tous  ces  refrains  dont  il  était  saturé.  Au  lieu  donc 
de  se  borner  à  ce  rôle  de  joueur  de  flûte  à  la  suite  des  rhé- 
teurs, il  se  fit  lui-même  orateur  et  poète.  Ses  feuilletons 
devinrent  le  drame,  ou  la  comédie,  ou  le  vaudeville.  Il 
.trouva  d'abord  cette  voie  tout  naturellement  et  d'instinct; 
mais  plus  tard  il  en  fit  la  philosophie.  L'art,  comme  il  le 


UK    M.    JOHN    LEMOINNE.  ,q 

disail.  consistait  à  l'aire  tantôt  un  tableau  d'histoire  ou  de 
genre,  tantôt  un  conte,  une  fantaisie  ou  un  l'eu  d'artifice, 
de  la  comédie  jouée  la  veille.  Et,  en  eflel,  c'est  ce  (ju'il  fai- 
sait :  il  écrivait  à  côté.  C'est  ainsi  qu'à  propos  de  M""^  du 
Barry,  ou  de  Restif  de  la  Bretonne,  ou  de  Paganini,  et 
d'autres  encore,  il  a  écrit  des  pages  véritablement  éloquen- 
tes et  brûlantes.  Puis,  tout  à  coup,  il  sortait  des  gonds, 
s'abandonnait  au  caprice,  et,  en  inventant  Deburau,  un 
célèbre  Pierrot,  livrait  à  son  public  la  queue  du  chien  d'Al- 
eibiade.  Il  avait  élargi  la  scène  et  transporté  le  théâtre 
dans  le  monde.  S'il  appartenait  A  l'événement  du  jour,  il  le 
lui  rendait  bien,  et  à  son  tour  il  s'en  emparait  et  en  faisait 
sa  propriété,  sa  chose. 

Laissez-moi  vous  dire  comment  il  justifiait  cette  évolu- 
tion de  la  critique  :  «  La  jeune  critique,  disait-il,  avait  à 
faire,  elle  aussi,  ses  preuves  de  mérite  et  de  taleiil  :  elle 
voulait  montrer  qu'elle  savait  écrire  et  penser  pour  son 
propre  compte...  Il  ne  faut  donc  pas  chercher  dans  le  feuil- 
leton moderne  l'allure  et  l'accent  d'autrefois.  De  temps  à 
autre,  quand  il  trouve  qu'il  n'a  rien  à  dire  de  l'œuvre  ap- 
pelée à  sa  barre,  il  se  met  à  parler  pour  son  propre  compte, 
et,  plantant  là  ces  impuissances  indignes  d'un  jugement 
sérieux,  il  se  met  à  faire  l'école  buissonnière  à  travers  les 
poésies  qui  lui  sont  défendues...  «  Et  il  ajoutait  ailleurs  : 
«  Nous  jouons  là,  critiques  mes  frères,  un  jeu  ingrat,  un 
jeu  périlleux,  un  jeu  difficile;  au  moins  faut-il,  pendant 
que  nous  sommes  attachés  à  tant  de  renommées  douteuses, 
pendant  que  nous  rendons  célèbres  tant  d'inventions  pué- 
riles, au  moins  faut-il  que  pas  à  pas  nous  montions  à  quel- 
que renommée  à  notre  propre  compte.  Eh!  je  vous  le  de- 


20  DISCOURS    DE    RECEPTION 

mande,  où  en  serait  le  feuilleton  si,  après  un  exercice  de 
vingt  années,  on  n'en  pouvait  tirer  que  l'analyse  exacte 
d'un  tas  de  chansons  tombées  en  poussière,  et  dont  per- 
sonne n'a  souvenance,  pas  même  les  beaux  esprits  qui  les 
ont  faites?...  » 

Il  traitait  autrement,  Messieurs,  les  grands  maîtres  de 
la  scène.  Quand  il  s'agissait  d'eux,  il  rentrait  dans  l'ordre, 
dans  le  respect  des  grands  principes  littéraires.  Ses  feuille- 
tons sur  Molière,  sur  Racine,  montrent  quel  fond  solide 
d'instruction  et  de  saine  critique  il  y  avait  sous  cette  pa- 
role habituellement  légère;  et,  quant  à  l'école  moderne,  il 
y  était  tellement  mêlé  qu'il  plaidait  pour  elle  comme  pour 
sa  maison;  il  aurait  dit  : p7'0  domo  sud.  On  prétendait  quel- 
quefois qu'il  était  banal,  il  était  simplement  bienveillant; 
on  le  croyait  frivole  parce  qu'il  n'était  pas  ennuyeux.  Mais 
il  était,  quand  il  le  fallait,  un  vrai  critique,  un  critique  aigu, 
acéré  ;  il  avait  un  don  supérieur  de  discernement,  de  triage  ; 
il  découvrait  d'un  coup  d'oeil  ce  qu'il  fallait  élaguer,  ce 
qu'il  fallait  conserver;  il  avait  ce  qu'on  pourrait  appeler 
un  admirable  diagnostic.  Non-seulement  il  avait  inventé 
un  genre  de  critique,  mais  encore,  comme  pourraient  l'at- 
tester de  célèbres  exemples,  il  a  su  trouver,  découvrir  des 
poètes,  des  acteurs,  des  actrices;  il  a  su  les  voir,  les  saluer 
à  leur  naissance,  les  soutenir  dans  les  premiers  pas  dif- 
ficiles; et  c'était  le  plus  grand  de  ses  bonheurs  que  cette 
première  protection  donnée  à  des  talents  qui,  sans  lui 
peut-être,  seraient  restés  inconnus  ou  se  seraient  ignorés 
eux-mêmes. 

Je  ne  chercherai  point  à  ranger  M.  Jules  Janin  dans  telle 
ou  telle  école.  Il  n'était  d'aucune.  Il  était  original.  Jamais  on 


DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  21 

n'a  pu  api>liquor  mieux  qu'à  lui  le  mot  :  «  Le  style  est 
riiomme  mr-me.  »  Kn  lui,  l'homme,  c'était  le  feuilleton.  Il 
avait  créé  un  genre,  mais  non  une  école;  il  n'a  jamais  fait  et 
ne  fera  jamais  d'élèves.  On  a  essayé  bien  souvent  de  faire 
du  Janin;  mais  ce  n'était  pas  la  même  chose.  Les  chimistes, 
eu\  aussi,  peuvent  décomposer  et  analyser  les  eaux  miné- 
rales et  en  séparer  les  divers  éléments,  mais  ils  ne  peuvent 
pas  les  recomposer  ni  leur  restituer  leurs  qualités  premiè- 
res; ils  ne  peuvent  leur  rendre  cette  vertu  qui  est  le  don 
direct  de  la  nature,  et  qui,  dans  un  autre  ordre,  s'appelle 
la  grâce.  On  pourrait  presque  dire  qu'il  portait  la  peine 
de  son  admirable  et  merveilleuse  facilité;  car  on  était  tenté 
de  l'appeler  de  la  légèreté.  N'est-ce  pas  ainsi  que  l'on  est 
trop  porté  à  confondre  la  moquerie  avec  le  scepticisme,  et 
l'ironie  avec  l'incrédulité?  Non  !  nous  ne  nous  moquons  ni 
de  l'honneur,  ni  de  la  veitu,  ni  de  l'amour,  ni  des  passions 
nobles  de  l'humanité  ;  nous  nous  moquons  de  l'hypocrisie, 
du  charlatanisme,  de  la  sottise  humaine.  C'est  le  droit  de 
la  critique,  et  c'est  son  devoir. 

Un  des  traits  les  plus  caractéristiques  de  .M.  Jules  Janin, 
ce  fut  l'équilibre  et  pour  ainsi  dire  la  bonne  santé  de  son 
esprit.  Jamais  il  ne  connut  «  l'inexorable  ennui  qui  fait  le 
fond  de  la  vie  humaine  ».  Je  ne  sais  comment  il  a  fait  pour 
se  préserver  de  la  tristesse,  pour  échapper  à  cette  affreuse 
névralgie  qui  de  nos  jours  prend  lésâmes  comme  les  corps. 
Il  résista  à  cette  mortelle  mélancolie  que  faisaient  descen- 
dre sur  nous  René,  Oberman,  Jocelyn  et  Olympio.  Il  fut 
malade  ;  il  ne  fut  jamais  maladif.  Dans  les  temps  tumultueux 
que  nous  traversions,  il  avait  toujours  gardé  son  fond 
inaltérable  de  bienveillance  et  de  bonne  humeur.  Pendant 


22  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

bien  des  années  j'ai  admire  la  facilité  nalurcllo,  spontanée, 
qu'il  avait  à  être  heureux.  Non-seulement  il  aimait  le  tra- 
vail, mais  il  était  toujours  sincèrement,  presque  naïve- 
ment content  de  ce  qu'il  faisait,  et  pour  lui  sa  dernière 
page  écrite  était  toujours  la  meilleui'c  qu'il  eût  jamais 
écrite.  Vous  vous  rappelez,  Messieurs,  la  douceur  avec  la- 
quelle il  supporta  ici  même  une  déception,  le  jour  où  il  vit 
frustrer  momentanément  la  plus  grande  ambition  de  toute 
sa  vie.  Il  fit  son  «  discours  à  la  porte  de  l'Académie  »  ,  et 
il  se  remit,  dit-il,  à  corriger  «  d'une  plume  apaisée  »  sa 
traduction  d'Horace.  C'est  dans  ce  discours  qu'il  disait  : 
«On  dira  que  je  viens  d'écrire  un  feuilleton.  J'accepte  avec 
un  certain  orgueil  cette  honorable  censure.  A  Dieu  ne 
plaise,  en  effet,  que  je  te  renie  un  seul  instant,  ô  ma  chère 
création,  mon  bon  camarade,  ami  des  beaux  jours,  espé- 
rance et  consolation  des  jours  mauvais!  Tu  n'as  jamais 
manqué,  dans  ton  ombre  et  dans  ton  petit  bruit,  de  pitié 
pour  les  vaincus,  de  respect  pour  l'exilé,  d'encouragement 
au  jeune  homme  et  de  louanges  à  toutes  les  honnêtes  pen- 
sées, à  tous  les  illustres  courages...  » 

Et,  en  effet,  il  resta  toujours  fidèle  à  son  travail  de  près 
d'un  demi-siècle,jusqu'au  jour  où  la  maladie  arrêta  sa  main. 
Retiré  dans  sa  charmante  maison  de  Tibur,  il  y  gardait 
encore  et  son  égalité  d'àme  et  tous  ses  amis.  Le  chagrin 
n'approchait  pas  plus  de  son  chalet  que  de  sa  personne; 
tous  deux  riaient  au  soleil.  Il  se  consolait  de  la  souffrance 
en  regardant  autour  de  lui.  Non-seulement  il  adorait  les 
lettres,  mais  il  avait  la  passion  des  livres,  et  il  aimait  à 
vivre  au  milieu  des  plus  belles  éditions  et  des  plus  précieu- 
ses raretés. 


DK    M.    .lOIIN    LEMOINNE.  p,'{ 

Et  quand  je  dis  qu'il  so  consolait  on  regardant  autour 
de  lui,  auprès  de  lui,  comnient  pourrais-je  oublier  l'in- 
fluence gracieuse  et  tulélaire  qui  veillait  si  lendromenl  à 
ses  côtés?  Comment  nv  pas  envoyer  i\n  souvenir  respec- 
tueux à  la  femme  si  admirablement  dévouée  qui  fut  vrai- 
ment la  compagne  de  sa  vie?  M.  Jules  Janin  croyait  encore 
écrire  lui-même  quand  il  écrivait  par  cette  main  si  obéis- 
sante à  sa  pensée,  si  familiarisée  avec  les  habitudes  de  son 
esprit  et  les  fantaisies  do  son  style. 

Ce  fut  au  milieu  âc  ces  tendres  soins,  entouré  de  cette 
infatigable  sollicitude,  que  ^1.  .Iules  .lanin  s'éleignil  douce- 
ment le  ai  juin  1874.  Il  s'est  assis  bien  peu  de  temps  dans 
ce  fauteuil  tant  désiré  et  si  bien  mérité.  Il  eût  aimé  à  s'y 
reposer  et  à  prendre  pari  à  vos  sereines  et  pacifiques  dis- 
cussions. L'Académie  était  pour  lui  l'atmosphère  naturelle, 
l'air  ambiant.  Il  y  eût  mieux  respiré  que  dans  la  fumée  de 
nos  discordes.  Je  disais  qu'un  de  ses  derniers  livres  avait 
pour  titre  /a  Fin  d'un  monde.  Il  y  eut  une  autre  époque  de 
l'humanité,    1(>    millénium ,    où    le    genre    humain   éperdu 
attendait  la  lin  du  monde  et  la  consommation  des  temps. 
Les  fidèles  ne  bâtissaient  plus  les  cathédrales  qu'en  bois, 
car,  à  quoi   boa  construire    pour  l'avenir,    puisque   tout 
allait  Unir?  Nous  aussi,  dans  les  bouleversements  incessants 
(If  noire  histoire,  nous  pourrions  croire  que  nous  sommes 
arrivés    à    une    époque  semblable.    C'est    pourquoi   nous 
construisons,   non  plus  des  monuments  durables,  destinés 
à  abriter  les  générations  futures,    mais  des  tentes   faites 
pour  le  jour  et  f)our  l'heure.  Quant  à  vous,   vous  conti- 
nuez au   milieu  de  toutes  les  révolutions  votre  travail  tran- 
quille, vous  construisez  votre  cathédrale  à  laquelle  chacun 


24  DISCOUUS    DE    RÉCEPTION. 

apporte  sa  pierre.  Vous  êtes  toujours  le  Sénat  conserva- 
teur et  modérateur  de  la  langue  fi-ançaise,  et  les  mots  nou- 
veaux, même  ceux  qui  forcent  les  portes,  doivent  être 
adoptés  par  vous  pour  devenir  légitimes. 

En  sortant  d'ici,  beaucoup  d'entre  nous  rentreront  dans 
le  grand  champ  de  bataille  de  la  vie.  C'est  notre  lot,  nous 
y  mourrons.  Mon  prédécesseur  disait,  quand  on  lui  de- 
mandait les  éléments  de  sa  biogra[)hie  :  «  Je  suis  comme 
les  peuples  heureux,  je  n'ai  pas  d'histoire.  »  Je  demande  à 
ne  pas  accepter  ce  proverbe  pour  les  peuples,  et  je  dis,  au 
contraire  :  «  Malheureux  les  peuples  qui  n'ont  pas  d'his- 
toire !  » 

Le  plus  célèbre  poète  de  l'Allemagne  a  dit  :  «  Celui  qui 
n'a  pas  mangé  son  pain  dans  les  larmes,  celui  qui  n'a  pas 
passé  des  nuits  de  douleur  assis  sur  son  lit  en  pleurant, 
celui-là  ne  vous  connaît  pas,   ô  puissances  célestes  !  » 

Ainsi  les  peuples  qui  n'ont  pas  souffert,  crié,  pleuré,  sai- 
gné, ne  sont  pas  dignes  de  la  liberté;  n'ont  mérité  ni  de  la 
connaître,  ni  de  l'aimer,  ni  de  la  servir.  L'agitation  n'est 
pas  toujours  stérile,  elle  est  aussi  le  signe  de  la  vie.  Les 
peuples  en  mouvement  sont  comme  le  métal  en  fusion  et 
enébullition,  duquel  sortira  la  statue.  Quelque  nom  qu'elle 
porte,  ce  sera  toujours  l'inextinguible,  immortelle  et  éter- 
nelle France  ! 


RÉPONSE 


OE 

M.  CUVILLIER  FLEURY 

DIRECTECR    DE    L'aC\DÉSIIE    FRANÇAISE 

AU  DISCOURS  DE  M.  JOHN  LEMOINNE 


Monsieur, 

Vous  l'avez  dit  avec  raison,  et  je  le  dirai  à  mon  tour, 
sans  être  arrêté  par  votre  modestie  :  vous  entrez  ici  comme 
journaliste.  Laissez-moi  ajouter  que  si  vous  avez  été,  dès 
votre  première  candidature,  accepté  par  notre  compagnie, 
c'est  que,  comme  publicistc,  vous  avez  été  distingué  parmi 
les  meilleurs,  que  vous  avez  gardé  un  style  original  dans 
cette  confusion  des  langues  qui  caractérise  trop  souvent 
les  luttes  de  la  presse  périodique,  et  enfin  que  vous  avez 
montré,  dans  une  circonstance  récente  et  terrible  de  no- 
tre histoire,  comment  la  plume    peut  devenir,  au  milieu 

ACAD.    FR.  4 


a6  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEURY 

d'un  grand  péril  social,  une  arme  vaillante  dans  la  main 
d'un  homme  de  cœur. 

Pourquoi  ne  pas  le  dire,  Monsieur?  ce  n'est  un  «  qua- 
trième pouvoir  »,  c'est  la  plus  réelle  puissance  des  temps 
modernes  que  vous  représentez  ici.  C'est  comme  un  de  ses 
ministres  que  nous  vous  recevons.  Vous  représentez  la 
presse,  non  pas  dans  sa  forme  générale  et  abstraite  qui  se 
confond  avec  celle  de  l'esprit  lui-même,  mais  dans  son  ac- 
ception qu'on  pourrait  croire  la  plus  réduite,  la  presse  quo- 
tidienne, le  journalisme,  le  journal.  Un  de  vos  plus  émi- 
nents  prédécesseurs,  assis  en  ce  moment  près  de  vous,  se 
félicitait  un  jour,  entrant  dans  cette  enceinte,  de  n'avoir 
jamais  écrit  que  dans  les  journaux.  Il  venait  rejoindre  sur 
ces  bancs  un  autre  publiciste  comme  lui,  un  ami  de  vingt 
ans,  un  nom  illustre  dans  l'Université,  la  politique  et  les 
lettres,  une  chère  mémoire  pour  chacun  de  nous.  J'ai 
nommé  Saint-Marc-Girardin. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui.  Monsieur,  que  la  liberté  de 
la  presse  compte  comme  un  pouvoir  dans  l'Etat.  Sans  cesse 
remaniée  et  réglementée  depuis  un  siècle,  on  a  pu  ralentir 
son  allure,  calmer  son  ardeur,  refréner  sa  véhémence  na- 
turelle; on  ne  l'a  jamais,  ni  sérieusement  atteinte  comme 
influence,  ni  diminuée  comme  pouvoir.  Elle  reste  un  pou- 
voir. 

«  Nous  avons  vu,  disait  un  grand  sage,  la  vieille  société 
périr,  et  avec  elle  cette  foule  d'institutions  domestiques  et 
de  magistratures  indépendantes  qu'elle  portait  dans  son 
sein,  faisceaux  puissants  des  droits  privés,  vraies  républi- 
ques dans  la  monarchie Pas  une  n'a  survécu,  et  nulle 

autre  ne  s'est  élevée  à  leur  place.  La  Révolution  n'a  laissé 


AU    DISCOURS    DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  27 

debout  que  les  individus De  la  société  en  poussière 

est  sortie  1.1  centralisation La  charte  de  i8i4  (après 

la  dictature  de  IKinpirc)  avait  donc  à  constituer  à  la  fois 

le  gouvernement  et  la  société Elle  aurait  trop  peu 

fait  (ayant  établi  l'un)  pour  relever  l'autre,  si  elle  s'était 
arrêtée  à  la  division  des  pouvoirs.  A  la  place  d'un  despo- 
tisme simple,  nous  aurions  eu  un  despotisme  composé, 
V omnipotence  parlementaire  après  Vot)mipo(e?ice d'un  seul... 
Ce  n'est  qu'en  fondant  la  liberté  de  la  presse  ,  comme  droit 
public,  que  la  charte  a  véritablement  fondé  toutes  les  li- 
bertés et  rendu  la  société  à  elle-même.  La  liberté  de  la 
presse  doit  fonder  à  son  tour  la  liberté  de  la  tribune,  qui 
n'a  pas  un  autre  principe  ni  une  autre  garantie.  Ainsi  la 
publicité  veille  sur  les  pouvoirs.  Elle  les  éclaire,  les  avertit, 
les  réprime,  leur  résiste.  S'ils  se  dégagent  de  ce  frein  salu- 
taire, ils  n'en  ont  plus  aucun  ;  les  droits  écrits  sont  aussi 
faibles  que  les  individus.  11  est  donc  rigoureusement  vrai 
que  la  liberté  de  la  presse  a  le  caractère  et  l'énergie  d'une 
institution  politique  ;  que  cette  institution  est  la  seule  qui 
ait  restitué  à  la  société  des  droits  contre  les  pouvoirs  qui 
le  régissent,  et  que  le  jour  où  elle  péi-ira,  ce-jour  là  nous 
retournerons  à  la  servitude  (i)...  » 

J'ai  voulu.  Monsieur,  vous  montrer  les  titres  de  noblesse 
de  votre  profession,  rédigés  par  un  philosophe  chrétien, 
un  royaliste,  nullement  suspect  d'enthousiasme  pour  les 
conquêtes  de  l'esprit  moderne,  mais  qui  en  avait  reconnu 


(1)  Fragments  du  discours  prnnonré  par  M.  Royer-Collard  dans  la  discus- 
sion du  projet  de  loi  sur  la  presse  (182!^).  {Vie  politique  de  M.  Royer-Collard, 
par  M.  de  Durante ,  tome  II,  p.  1.^1-133.) 


28  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEURY 

l'imprescriptible  nécessité.  Ce  philosophe,  vous  le  con- 
naissez; il  a  été  pendant  soixante  ans,  avec  Chateaubriand, 
avec  M.  Guizot,  avec  le  iluc  de  Broglie,  M.  de  Salvandy, 
M.  de  Montalembert  (i),  l'invariable  et  infatigable  défen- 
seur de  la  liberté  de  la  presse  :  c'était  M.  Royer-Gollard. 
J'aime  à  opposer  un  tel  témoignage  aux  superbes  dégoûts 
qui,  de  nos  jours  encore,  après  tant  d'épreuves  qui  le  con- 
firment, s'attaquent  au  principe  même  de  la  publicité  pé- 
riodique. 

La  liberté  de  la  presse  a,  malgré  tout,  un  grand  défaut. 
Elle  a  été  faite  pour  des  hommes,  non  pour  des  anges.  On 
s'en  aperçoit  tous  les  jours.  Elle  est  une  institution  humaine 
avec  les  faiblesses  et  les  imperfections  de  l'humanité.  Née 
d'une  grande  nécessité  sociale,  non  d'une  fantaisie  d'inno- 
vation, elle  est  ausssi  une  industrie,  un  métier;  elle  tient 
boutique,  et  l'on  a  peine  à  faire  sortir  quelquefois,  de  ces 
échoppes  banales  où  elle  vend  ses  produits,  l'idée  de  sa 
grandeur,  de  son  utilité  et  de  sa  puissance.  Il  faut  pourtant 
s'y  résoudre.  Et  savez-vous  ce  qui  la  relève  de  ces  misères 
matérielles  de  sa  condition  et  de  son  ménage?  C'est  qu'elle 
a  quelque  chose  au-dessus  d'elle,  d'où  elle  tire  la  force  et 
la  dignité.  Si  humble  que  soit  le  journaliste,  si  cachée  que 

(1)  «  M.  de  Montalembert  était  plus  de  son  temps  qu'il  ne  le  croyait  lui- 
même.  Il  aimait  la  presse;  il  éprouvait  pour  elle  cet  entraînement  qui  est 
de  nos  jours.  11  redoutait  ses  excès,  la  blâmait  sévèrement,  et  n'eut  pas 
toujours  à  s'en  louer;  mais  toujours  il  lui  revenait,  et  à  ce  propos  il  répé- 
tait ce  vers  d'une  élégie  amoureuse  d'Ovide  : 

...  Nec  sine  te,  nec  tecum  vivere possum. 
Je  ne  puis  vivre  ni  avec  toi,  ni  sans  toi.  » 

)Discours  de  réception  de  M.  le  duc  d'Aumale  à  l'Académie  française,  le 
3  avril  1873."' 


AC    DISCOURS    DE    M.    JOHN    LEMOINNC.  29 

soit  sa  vie,  si  masqué  que  soit  son  visage,  il  est  au  service 
d'une  opinion  ;  il  ne  vaut  quelque  chose  moralement,  et  le 
talent  à  part,  que  par  l'opinion  qu'il  représente,  si  elle  est 
honnête.  Sans  elle,  sa  voix  se  perd  dans  l'immense  étour- 
disseraent  des  pensées  creuses  et  des  paroles  sans  écho. 

On  dirait,  quand  on  parle  de  l'opinion,  que  c'est  le  dix- 
neuvième  siècle  qui  a  inventé  le  mot  et  la  chose.  Notre 
siècle  a  inventé  et  surtout  il  a  détruit  beaucoup  de  choses. 
Ce  qu'on  appelle  l'opinion  existait  avant  lui.  «  11  faut,  disait 
Fénclon  de  sa  voix  la  plus  douce,  avoir  grand  égard  à  l'im- 
probation  du  public.  »  Ecoutez  aussi  ce  qu'écrivait  AI. 
Necker  en  1784  :  «  La  plupart  des  étrangers,  disait-il,  ont 
peine  à  se  faire  une  idée  de  l'autorité  qu'exerce  en  France 
aujourd'hui  l'opinion  publique.  Ils  comprennent  difficile- 
ment ce  que  c'est  que  cette  puissance  invisible  qui  com- 
mande jusque  dans  le  palais  du  roi  (i).  »  Et  plus  tard, 
M.  Fiévée,  le  correspondant  secret  de  Napoléon,  lui  écri- 
vait un  jour  :  «  Méfiez-vous,  Sire!  Sous  un  gouvernement 
absolu,  l'opinion,  c'est  ce  qu'on  ne  dit  pas.  »  Aussi,  revenu 
aux  Tuileries  après  le  20  mars,  et  à  peine  établi  :  <<  Nous  ren- 
drons dès  demain  la  liberté  delà  presse,  disait  l'empereur. 
Pourquoi  la  craindrais-je  désormais?  Après  ce  qu'elle  a 
écrit  depuis  un  an,  elle  n'a  plus  rien  à  dire  sur  moi,  et  il  lui 
reste  encore  quelque  chose  à  dire  de  mes  adversaires  (2).  » 
Il  se  croyait  réconcilié  avec  l'opinion. 

Calme    ou  irritée,  invisible  ou  présente,  silencieuse  ou 
grondante  comme  la  mer  que  les  vents  déchaînent,  l'opi- 


(1)  Les  Origines  de  la  France  contemporaine,  pair  M.  Taiuc,  tuiiiu  I  ',  p.  397. 

(2)  M.  Thiers,  Histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire,  tome  l.\,  p.  238. 


3o  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEURY 

nion,  depuis  la  chute  de  l'ancien  régime,  était  donc  devenue 
maîtresse;  les  livres,  ceux  de  Montesquieu  lui-même,  ne 
lui  suffisaienl  j)lus.  «  N'aie  pas  peur  ;  parle  et  ne  te  tais 
pas,  disait  Dieu  à  saint  Paul  ;  car  j'ai  un  grand  peuple  à 
moi  dans  cette  ville  (i).  »  A  une  telle  puissance  il  fallait  un 
organe  pour  ses  combats  comme  pour  ses  victoires,  pour 
ses  bons  et  ses  mauvais  jours,  —  un  organe  actif,  vigilant, 
quotidien,  passionné  comme  elle,  mais  capable  de  se  décider 
pourtant  le  jour  où  le  sentiment  public  l'emporte  sur  l'obs- 
tination égoïste  des  partis.  —  Ce  jour-là,  par  l'accord  qui 
se  fait  entre  l'opinion  et  la  presse  ,  le  journal  est  le  maître. 
Le  talent  du  journaliste  y  peut  beaucoup,  mais  à  cette 
condilion.  Chateaubriand  met  le  sien  au  sei'vice  d'une  am- 
bition personnelle ,  blessée  à  mort  ;  mais  à  ses  colères 
sourit  l'opinion  ,  et  il  réussit  plus  qu'il  ne  l'a  voulu.  Armand 
Carrel,  avec  l'entraînante  àpreté  d'un  adversaire  sans  merci, 
essaye  une  lutte  pareille  contre  la  royauté  de  Juillet  ;  il 
échoue.  Tant  vaut  l'opinion,  tant  vaut  l'écrivain.  Tantôt 
elle  prête  son  prestige  au  plus  humble  de  ses  organes  ; 
tantôt  elle  l'emprunte,  en  lui  communiquant  sa  force,  à 
l'écrivain  lui-même.  Junius,  masqué,  a  besoin  d'avoir  mille 
fois  raison  contre  le  duc  de  Grafton  ;  mais  il  a  raison. 
Voyez-vous  cette  lumière  qui  brille  dans  cette  rue  de 
Londres^  là-haut,  à  cette  mansarde?  Il  y  a  là  un  inconnu, 
une  plume  à  la  main.  Son  existence,  il  y  a  cent  ans,  était 
un  mystère  ;  elle  l'est  encore.  Il  écrit  sur  l'événement  du 
jour,  sur  un  projet  de  loi  présenté  aux  Communes,  sur  un 
incident  diplomatique.  Cet  homme  par  lui-même  n'est  rien. 

(1)  Actes  des  apôtres,  chap.  XVIII,  vers.  9  cl  10.  (La  vision  à  Corinthe.) 


Ai;    DISCOLRS    DK    M.    JOHN    i.k.moinm:.  3r 

Mais,  demain,  la  page  ([u'il  vient  d'écrire  sera  descendue 
de  son  bureau  dans  l'atelier  du  journal  (i).  Elle  sera  lue  dès 
l'aube  du  jour  par  des  milliers  d'acheteurs.  Elle  circulera 
dans  le  monde.  Elle  fera  sensation  dans  les  assemblées. 
L'ouvrier  obscur  de  cet  écrit  anonyme,  c'est  un  des  mi- 
nistres de  la  plus  grande  puissance  du  monde  moderne» 
l'opinion. 

C'est  parce  que  vous  avez  ainsi  compris.  Monsieur,  tout 
ce  que  la  profession,  adoptée  par  vous  dès  votre  jeune  àf^c, 
comportait  de  sérieux  devoirs,  que  votre  talent,  qui  aurait 
pu  vous  soutenir  partout  ailleurs,  vous  a,  dans  cette  car- 
rière, particulièrement  servi.  Votre  indépendance  natu- 
relle, volontiers  rétive,  s'accommodait  de  ce  rôle  qu'on  se 
crée  à  soi-même,  de  ce  droit  qu'on  s'arroge  déjuger,  sans 
mandat ,  les  hommes  et  les  choses,  et  de  rendre  des  arrêts 
que  l'opinion  enregistre,  même  si  elle  les  combat.  Votre 
originalité  même  ne  répugnait  pas  à  cette  tâche  attrayante 
des  controverses  périlleuses.  Elle  s'y  trouvait  à  l'aise  comme 
la  salamandre,  dit-on,  au  milieu  du  feu. 

Vous  avez,  en  effet,  cette  qualité  que  son  nom  seul  dé- 
finit. Vous  avez  l'originalité,  don  précieux  en  toute  espèce 
d'écrit,  mais  rare  dans  le  journalisme  ;  car,  lui  aussi ,  s'ap- 
pelle «  Légion  ».  Le  journaliste  est  par  nécessité  impro- 
visateur. L'improvisation  ne  s'arrange  guère  d'une  cer- 
taine délicatesse  dans  la  forme  de  la  pensée.  Elle  vise  à 


(I)  La  premi5re  lettre  de  Jiinius  parut  le  '21  janvier  1769,  dans  le  Public 
advertiser,  le  duc  de  Grafton  étant  premier  ministre,  lord  North  chancelier 
de  l'érhiquier.  Soixante-neuf  lettres  du  môme  inconnu  furent  publiées  pen- 
dant trois  ans  dans  le  même  journal. 

(Voir  /'Anglelene  au  XVI II"  siècle,  par  Charles  de  Rémusat.) 


32  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEUKY 

l'effet  plus  qu'à  la  finesse.  Tl  faut  qu'elle  frappe  fort,  s'il 
ne  lui  est  pas  donné  de  toucher  toujours  juste.  Elle  est 
condamnée  aux  redites,  aux  phrases  toutes  faites,  aux  mé- 
taphores banales.  C'est  elle  qui  a  inventé  ce  «  vaisseau  de 
l'Etat»  sur  lequel  nous  avons  navigué  si  longtemps.  Doit- 
on  se  plaindre  si  elle  a  quelques  défauts  inévitables?  Com- 
ment suffirait-elle  autrement  à  cette  immense  consomma- 
tion de  publicité  qui  se  fait  dans  un  grand  pays  :  nouvelles 
de  partout ,  des  assemblées  et  de  leurs  comités  soi-disant 
secrets,  nouvelles  des  chancelleries  et  des  palais,  de  la  rue 
et  du  salon,  du  tribunal  et  de  l'Eglise,  de  la  bourse  et  du 
théâtre  ,  sans  compter  les  coulisses,  qui  ont  leurs  historio- 
graphes, et  sans  parler  du  foyer  domestique  où  la  chro- 
nique s'introduit  trop  souvent  sans  droit,  non  sans  scan- 
dale, son  carnet  à  la  main?  Ah  !  Monsieur,  que  deviendrait 
le  style  ,  dans  cette  grande  mêlée ,  si  quelques  écrivains  tels 
que  vous  n'en  avaient  reçu  l'étincelle  et  gardé  la  flamme?  Le 
style,  qui  s'en  inquiète?  Est-ce  l'écrivain?  Personne  ne  lui 
en  demande.  Est-ce  le  lecteur?  Il  n'est  qu'avide,  non  diffi- 
cile. Il  a  faim  et  soif.  Il  veut  être  pourvu  promptement, 
servi  à  point.  Sa  délicatesse  littéraire,  s'il  lui  en  reste,  il 
y  a  encore  de  bons  livres  et  de  bonnes  Revues  pour  la  sa- 
tisfaire. Au  journal  il  demande  le  pain  quotidien,  cuit  à  ce 
four  toujours  allumé,  qu'entretient  sa  curiosité  insatiable, 
et  dont  s'accommode  son  goût  facile. 

Vous  avez  été,  Monsieur,  plus  sévère  à  vous-même,  quoi- 
que vous  ayez  commencé  de  bonne  heure.  Comme  publi- 
ciste ,  voici  bien  trente-cinq  ans  que  vous  êtes  à  l'œuvre. 
L'historien  illustre,  qui  a  voulu  être  un  de  vos  parrains 
académiques,  a  été  quelque  temps  le  guide  de  vos  premiers 


AU  Discorns  dk  m.  john  lemoinne.  33 

travaux.  Dès  vos  dôbiils  votre  i^oiU  se  prononce.  Français 
de  cœur,  l'étrani^er  vous  attire.  Vous  avez  comme  une  nos- 
talgie de  l'Angleterre.  Vous  l'ctudiez,  vous  la  lisez,  vous 
vous  pénétrez  de  sa  littérature,  de  son  esprit,  sauf;')  vous 
en  servir  contre  elle  un  f)eu  plus  lard.  Vous  passez  tour 
à  tour  la  Manche  et  le  Kliin,  les  Alpes  et  les  Pyrénées. 
Vous  êtes  un  des  créateurs  de  la  polénii(]ue  extérieure 
dans  les  journaux  français;  vous  leur  donnez  le  goût  de 
s'occuper  des  affaires  des  pays  étrangers.  Bien  peu  de 
nous,  avant  que  la  vapoui-  eût  abrégé  les  routes  et  les  tra- 
versées, connaissaient  vraiment  l'Angleterre.  Voltaire  l'a- 
vait tour  à  tour  glorifiée  et  raillée.  iM.  de  Staël  nous  l'avait 
montrée  dans  un  livre  agréable.  Le  Globe  nous  avait  révélé, 
dans  des  lettres  spirituelles,  les  secrets  de  son  ménage 
électoral  (i).  Votre  correspondance  de  i84i  a  complété 
l'œuvre  Revenu  en  France,  vous  avez  eu  dans  la  presse 
un  véritable  département  dos  affaires  étrangères,  ministre 
par  votre  |)luine,  sans  l'èlre  toujours  au  gré  de  ceux  qui 
l'étaient  par  l'aulorlLé.  Chose  singulière!  votre  nom  fut 
d'abord  beaucoup  |)lus  connu  hors  de  France  (pi'aii  de- 
dans, et  il  fallait,  sortant  de  nos  frontières,  compter  avec 
vous.  On  vous  observait,  et  l'on  vous  craignait.  Je  me  rap- 
pelle le  temps  où  l'Autriche  se  plaignait  de  vous  à  notre 
cher  Armand  Berlin,  et  où  l'Angleterre,  qui  vous  attirait, 
ne  vous  plaisait  guère.  Elle  a  continué  longtemps  à  exercer 
sur  vous  ce  double  et  singulier  effet  :  ni  avec  elle,  ni  sans 
elle.  Au  fait,  le  inonde  ne  peut  renoncei-  à  l'influence  an- 
glaise ni  s'y  livrer  aveuglément,  même  sur  le  canal  de  Suez. 

(1)  Lettres  écrites  au  journal  le  Globe  par  M.  Duvergier  de  Hauranne. 
ACAD.   Fl\.  5 


34  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEURY 

Vous  avez  très-finement  marqué  ces  délicatesses  de  nos 
rapports  avec  nos  puissants  voisins.  \  ous  avez  été  pas- 
sionné, et  avec  raison,  pour  l'indépendance  de  l'Italie, 
quand  elle  ne  semblait,  aux  cabinets  de  l'Europe  monar- 
chique, qu'un  mauvais  rôve,  et  vous  n'avez  jamais  fait  de 
vœux  contre  la  liberté  de  l'Espagne.  Quant  au  fameux 
«  malade  »  ,  celui  d'Orient,  dont  le  régime  intérieur  excite 
aujourd'hui,  à  un  si  haut  degré,  la  sollicitude  plus  ou 
moins  désintéressée  de  ses  voisins  immédiats,  vous  n'avez 
jamais  eu  depuis  trente  ans  aucune  illusion  sur  son  état. 
Vous  apparteniez.  Monsieur,  à  la  bonne  école  de  la  di- 
plomatie française,  contemporaine  de  la  liberté  parlemen- 
taire que  lui  rapporta  la  Restauration.  Avant  cette  époque, 
et  depuis  la  chute  de  l'ancien  régime ,  la  politique  étran- 
gère de  notre  pays  s'était  montrée  tantôtprovocante  jusqu'à 
l'atrocité,  tantôt  fière  jusqu'à  l'insulte.  «  L'Europe  nous 
menace  ,  disait  Danton  ,  jetons-lui  pour  la  défier  la  tète  d'un 
roi!...  »  Plus  tard.  Dieu  permit  que  celte  horrible  poli- 
tique fût  ariètée  court.  Le  ton  changea.  Une  certaine  bru- 
talité guerrière,  puis  une  certaine  emphase  républicaine, 
remplacèrent  l'anathème  démagogique.  «  Avant  trois  mois, 
disait  le  général  Bonaparte  à  M.  de  Cobentzel ,  pendant  les 
conférences  d'Udine,  et  fatigué  des  lenteurs  du  plénipo- 
tentiaire autrichien,  avant  trois  mois  je  briserai  votre  mo- 
narchie comme  je  brise  cette  porcelaine  !...  »  et  le  pré- 
cieux cabaret,  don  de  l'impératrice  Catherine,  tombait  en 
éclats  sur  le  parquet.  «  La  République  française  est  comme 
le  soleil,  disait-on  plus  tard  ;  aveugle  qui  ne  la  voit  pas!  » 
C'était  l'âge  héroïque  de  la  diplomatie  nouvelle.  Bientôt 
après,  avec  quelques  phrases  aiguës  comme  le  tranchant 


AL'    DISCOURS    DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  35 

de  l'épée  ,  insérées  au  Moniteur  universel ,  l'Empereur  suf- 
fisait au  service  de  son  système,  qui  parlail  mieux  encore 
par  la  bouche  de  ses  canons.  Quant  à  la  llestauration  ,  si 
sa  politique  extérieure  subit  par  instants  les  contraintes 
que  son  origine  lui  imposait  ,  elle  eut  des  négociateurs 
comme  l'amiral  de  Rigny  à  Navarin ,  le  maréchal  de  Bour- 
mont  à  Alger,  qui  ne  parurent  très-soucieux,  ni  l'un  ni  l'au- 
tre, d'attendre  pour  vaincre  le  bon  plaisir  de  l'Angleterre. 

Je  n'insiste  pas  sur  cette  période  de  la  diplomatie  fran- 
çaise antérieure  à  votre  entrée  dans  le  journalisme. 

Une  fois  engagé  dans  la  carrière ,  vous  avez  compris  ce 
qu'exigeait  de  vous  .  pour  être  bien  faite,  la  polémique  in- 
ternationale :  l'instinct  du  patriote,  l'information  exacte, 
l'indépendance  du  jugement ,  la  verve  parfois  irritée  ,  la 
sagacité  clairvovante.  Nous  avons  traversé  des  temps  dif- 
ficiles.  Les  révolutions,  dont  la  presse  quotidienne  n'est  pas 
toujours  la  cause  la  plus  innocente ,  tournent  parfois  con- 
tre elle  ,  soit  en  renversant  les  barrières  qui  la  contenaient 
prudemment,  soit  en  la  livrant  par  des  lois  d'exception  à 
des  répressions  tyranniquos.  Une  de  ces  lois,  nullement 
sévère  en  apparence,  causa  pour  un  temps  plus  de  sé- 
rieux embarras  à  la  polémique  des  journaux  qu'elle  ne 
leur  Ht  de  mal.  Je  veux  parler  de  la  loi  que  vous  avez  rap- 
pelée,  celle  de  1849,  sur  les  signatures.  Tout  article ,  in- 
séré dans  un  journal  ,  à  quelque  titre  que  ce  fût ,  dut  être 
signé.  Quelques  noms  furent  bientôt  distingués.  Ce  que 
perdait  lejournal  dans  sa  valeur  collective  ,  le  hardi  talent 
de  jeunes  écrivains  s'en  empara,  Le  pouvoir  n'y  gagna 
rien.  On  le  vit  bien  sous  le  second  Empire.  La  presse  ne 
s'avançait  qu'en  trébuchant   sur  ce  terrain  semé  d'embù- 


36  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEURY 

ches  que  la  législation  d'alors  lui  avait  préparé  avec  un  art 
infini,  lui  laissant  trop  pou  de  liberté  pour  être  puissante, 
assez  pour  se  compromettre.  Elle  en  profita  pourtant  pour 
donner  très-vite  à  quelques-uns  de  ses  organes  une  célé- 
brité sérieuse.  On  vit  de  jeunes  débutants  se  raffiner  du 
premier  coup  dans  cette  lutte  de  l'esprit  libéral  contre  les 
pièges  de  la  légalité.  La  réticence  eut  ses  Tacite  à  la  touche 
vigoureuse  et  discrète.  Suétone  aussi  fit  parler  de  lui.  Le 
sous-cntcndu  devint  un  genre  de  littérature,  et  l'art  de  lire 
entre  les  lignes  fut  porté  à  sa  dernière  perfection.  Vous 
avez  eu,  Monsieur,  à  cette  époque,  un  de  ces  habiles  écri- 
vains pour  collaborateur,  nous  pour  confrère.  Vous  savez 
comment ,  n'ayant  pas  le  choix  des  armes,  il  combattait 
pourtant  avec  un  mélange  de  hardiesse  et  de  prudence  , 
sachant  s'arrêter  à  temps  ,  proposant  des  énigmes  que  tout 
le  monde  devinait,  rangeant  en  bataille,  par  moments,  des 
lignes  de  points  comme  des  tirailleurs  devant  l'ennemi,  de- 
venu ainsi ,  par  des  mérites  de  style  dont  le  génie  de  notre 
langue  s'accommodait  presque  plus  que  de  la  véhémence 
déclamatoire,  un  des  maîtres  de  cette  polémique  si  insi- 
dieusement entravée. 

Vous  étiez  de  ceux  que  ,  bien  avant  cette  loi ,  leur  style 
trahissait  dans  leur  incognito  volontaire ,  et  dont  le  nom 
brillait,  par  son  absence  même,  au  bas  de  leurs  articles. 
Vous  étiez  de  ces  anonymes  qu'il  ne  fallait  pas  chercher 
dans  le  Dictionnaire  de  Barbier,  et  qui  conservaient ,  asso- 
ciés sans  confusion  à  la  même  œuvre ,  leur  personnalité 
persistante.  Aucun  ne  l'eut  jamais  à  un  plus  haut  degré 
que  vous  ,  et  il  faudrait  reprendre  presque  jour  par  jour 
l'histoire  de  nos   relations  extérieures  depuis  i83o,  pour 


AL'    DISCOURS    DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  Si 

y  relever  la  trace  que,  sur  ce  sol  mouvant  de  la  polémique 
quotidienne,  votre  plume  a  laissée,  glissant  toujours,  sui- 
vant le  précepte  du  poète,  n'appuyant  jamais.  Votre  sillon 
était  à  fleur  de  terre  :  on  vous  le  reprociiait.  Au  bout  de 
quelques  mois,  votre  moisson  d'esprit,  de  bon  sens,  de 
saine  discussion  ,  n'en  était  pas  moins  belle. 

Vous  aviez  à  défendre  une  politique  qu'on  ne  disait  pas 
fière,  et  qui  l'était  pourtant,  celle  delà  liberté  et  de  la 
paix  ;  car  elle  avait  à  braver,  à  l'extérieur,  bien  des  mauvais 
vouloirs  devant  lesquels  elle  ne  voulait  ni  se  compromettre 
ni  s'abaisser,  et ,  au  dedans ,  bien  des  passions  moins  dan- 
gereuses encore  à  combattre  qu'à  satisfaire.  La  politique 
de  la  liberté  dans  la  paix  est  jugée  aujourd'hui.  Elle  a 
permis  de  donnera  la  France  de  bonnes  finances,  une 
belle  armée,  des  forteresses  bien  approvisionnées,  tout  un 
grand  réseau  de  chemins  de  fer ,  Paris  fortifié,  l'Algérie 
conquise,  une  prospérité  féconde,  même  pour  ses  succes- 
seurs; en  un  mot,  quoique  interrom()u  par  une  révolution 
dont  l'histoire  a  déjà  signalé  l'inexplicable  insanité  ,  ce  pa- 
cifique gouvernement  de  nos  affaires  avait  préparé  pour  la 
France  un  avenir  qu'une  autocratie  belliqueuse  devait  in- 
terrompre à  son  tour,  mais  par  des  causes  que  In  postérité 
jugera. 

Vous  avez  eu  l'honneur,  Monsieur,  de  servir  la  politique 
de  la  liberté  et  de  la  paix  ;  avouez  que  votre  patriotisme 
n'en  a  pas  souffert ,  que  votre  orgueil  ne  s'en  est  pas  ému. 
La  royauté  abattue,  il  n'y  avait  plus  à  faire  de  politique 
extérieure.  C'est  la  société  française  qu'il  fallait  défendre. 
Vous  avez  eu  vos  actions  d'éclat  dans  cette  seconde  cam- 
pagne comme  dans  la  première.  L'occasion  était  bonne  de 


38  RÉPONSE    DK    M.    CUVILLIER-FLEURY 

percer  ù  jour  bien  des  ridicules  devenus  puissants ,  de 
bien  petits  hommes  gonflés  de  leur  importance  d'un  jour, 
d'étranges  et  fatales  ambitions  qui  aboutissaient  à  des 
combats  dans  les  rues  et  à  des  catastrophes  dans  l'État. 
Pendant  ce  triste  interrègne  du  pouvoir  monarchique,  qui 
ne  devait  plus  reparaître  en  France  que  sur  un  trône  semé 
d'abeilles,  symbole  infidèle  d'une  paix  imaginaire,  une 
mission  qui  vous  l'ut  donnée  par  le  directeur  de  votre 
journal  vous  avait  conduit  à  Rome.  Vous  y  fûtes  le  témoin 
ému ,  l'éloquent  narrateur  de  ce  triomphant  retour  du 
Saint-Père  dans  sa  capitale  temporelle ,  qui  parut  alors  un 
si  grand  événement  :  car  cette  restauration  du  pape  par 
des  mains  françaises  semblait  promettre,  au  monde  ca- 
tholique ,  une  confirmation  des  espérances  libérales  de 
son  avènement  et,  à  l'Eglise  de  France,  le  maintien  de 
ses  antiques  libertés...  Votre  récit  se  ressentait  de  ces  con- 
solantes pensées.  Il  était  ému  ,  comme  vous  l'êtes  si  faci- 
lement, je  ne  dis  pas  quand  vous  le  voulez,  mais  quand 
vous  ne  résistez  pas  à  votre  émotion. 

«  L'éloquence,  a  dit  La  Bruyère,  peut  se  trouver  dans  les 
entretiens  et  dans  tout  genre  d'écrits.  Elle  est  rare  où  on 
la  cherche.  Elle  est  quelquefois  où  on  ne  la  cherche  pas  !  » 

Un  sentiment  non  moins  spontané  parut  vous  animer 
lorsque,  vingt  ans  plus  tard,  deu\  branches  d'un  même 
tronc  royal  semblèrent  près  de  s'unir  pour  rendre  à  la 
France  ,  sous  l'ombrage  traditionnel  d'une  royauté  natio- 
nale, les  garanties  monarchiques  de  la  liberté.  Nationale, 
cette  royauté  ne  pouvait  l'être  que  par  la  reconnaissance 
des  droits  de  la  nation  ,  antérieurs  et  supérieurs  au  sien. 
Votre  imagination  se  laissa  prendre  à  cette  pensée  gêné- 


Al.     DISCOLHS    DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  3() 

rcuse;  votre  cœur  vous  inspira,  et  vous  fûtes  ainsi  associé 
un  instant  ,  pour  le  triomphe  do  l'accord  projeté,  à  ceuv 
(pii  n'en  voulaient  le  succès  qu'aux  mêmes  conditions  que 
vous  ,  non  à  ceu\  cpii  le  voulaient  à  tout  pi'ix.  Mais  ce  lut 
en  vain  que  cette  cause  avait  trouvé  un  défenseur  tel  que 
vous  dans  le  journal  même  qui ,  depuis,  a  si  justement  ré- 
servé tous  les  efforts  de  son  habileté  politique  et  toute  la 
puissance  de  son  crédit  à  la  défense  d'un  gouvernement 
libéral,  sous  une  constitution  respectée. 

Un  orateur  illustré  par  les  luttes  de  la  tribune,  un  j)ubli- 
ciste  éprouvé  dans  les  combats  de  la  presse ,  sont-ils  obli- 
gés de  faire  encore  preuve  de  littérature,  pour  que  cette 
enceinte  leur  soit  ouverte? 

L'éloquence  et  la  polémique  ,  ces  deux  sœurs  qui  se  sen- 
tent nécessaires  l'une  à  l'autre  ,  quoiqu'elles  ne  s'accordent 
pas  toujours,  n'ont  jamais  longtemps  attendu  nos  suffrages 
quand  ceux  du  pays  leur  étaient  sérieusement  acquis. 
Vous  me  pardonnerez  pourtant  si,  sorti  du  domaine  si  en- 
combré de  la  discussion  politique,  j'essaye  de  vous  com- 
promettre un  moment  dans  ce  chœur  plus  tranquille  et  de 
renommée  moins  bruyante  qui  se  compose  des  écrivains  de 
la  critique  littéraire.  Il  faut,  Monsieur,  vous  y  rési- 
gner. Je  ne  dirai  pas  que  vous  avez  voulu  être  un  juge  des 
écrits ,  comme  M.  de  Lamartine  a  voulu  6trc  un  homme  poli- 
tique et  M.  Ingres  un  musicien.  L'Académie  vous  a  rendu 
plus  de  justice.  Elle  connaissait,  elle  avait  lu,  elle  avait 
distingué  les  deux  A'olumes,  d'apparence  modeste,  où  vous 
avez  mis  toute  votre  littérature,  laissant  à  penser  au  [ui- 
blic ,  par  le  peu  que  vous  lui  donniez,  tout  le  j)rix  de  ce 
que  vous  avez  gardé.  Vous  êtes  de  ceux  qui  disent  comme 


4o  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEL'RY 

La  Fontaine  :  «  Les  longs  ouvrages  me  font  peur.  »  Les 
vôtres,  de  courte  haleine,  sont  autant  de  petits  tableaux 
aussi  achevés  que  ceux  qui  ont  ouvert,  même  avant  les 
grands,  les  portes  d'une  Académie  voisine  de  la  nôtre  à 
un  célèbre  peintre  d'histoire  en  miniature.  L'Académie 
française,  elle  aussi,  avait  fort  distingué  votre  touche 
sobre  et  fine,  ayant  plus  de  relief  que  d'éclat,  plus  de 
profondeur  que  d'étendue ,  votre  talent  de  peindre  en 
réduisant,  sans  les  rapetisser,  les  proportions  de  vos 
modèles. 

On  a  dit  spirituellement  d'un  fabuliste  resté  populaire  , 
même  après  La  Fontaine  :  «  Il  trouve  la  naïveté,  quoiqu'il  la 
cherche.  »  Quant  à  vous.  Monsieur,  si  vous  ne  cherchez  pas 
l'originalité  ,  tout  au  moins  aimez-vous  les  sujets  qui  la 
procurent ,  ceux  où  elle  vient  pour  ainsi  dire  ,  sans  trop  mi- 
nauder, au-devant  de  l'écrivain.  Sur  une  trentaine  d'études 
dont  se  compose  votre  recueil,  portraits  ou  tableaux  ,  no- 
tices et  récits  de  voyage  ,  les  Anglais  et  les  Américains  vous 
en  ont  fourni  libéralement  plus  de  la  moitié.  Comme  obser- 
vateur moraliste,  leurs  mœurs  et  leur  caractère  vous  at- 
tirent, de  même  que,  comme  polémiste,  leur  politique  vous 
avait  souvent  provoqué,  ^ous  ne  savez  guère  résister  à  cette 
amorce  toute  pleine  pour  vous  d'électricité  sous-marine. 
Vous  allez  à  eux  comme  à  d'intarissables  sujets  d'amusante 
analyse,  de  malicieuse  observation,  et  par  un  secret  plaisir 
de  tourner  conti-e  eux  ce  genre  d'esprit  qui  semble  leur 
appartenir  en  propre  ,  et  qu'exprime  ,  dans  leur  langue , 
un  mot  qu'on  a  vainement  essayé  de  traduire  dans  la 
nôtre.  Les  hommes  d'État  de  l'Angleterre  et  ses  petits- 
maîtres,  les  éloquents  et  les  excentriques,  ceux  qui  font  de 


Al    niscotns  de  m.   joiin  lemoinne.  4ï 

beaux  discours  et  ceux  qui  niellent  bien  leur  cravate,  ses 
pliilosoplics  et  ses  poètes,  ses  peintres  et  ses  diplomates; 
sir  Robert  Peel  et  Brummel ,  Shakspeare  et  Johnson, 
Haydon  et  Malmesbury,  quelle  variété  de  types  ,  do  pro- 
fessions, d'atliludes!  que  de  contrastes  sur  un  fond  uni- 
forme! et  dans  vos  réflexions  sur  ces  personnages  si 
caractérisés  et  si  semblables,  que  de  bon  sens,  que  de 
vérité,  que  de  bonne  humeur,  que  de  raison!  Lord 
Wellington  fut-il  un  grand  homme?  «  Il  l'ut,  répondez- 
vous,  un  grand  Anglais.  »  —  «  L'Irlande,  dites-vous  ail- 
leurs ,  a  certainement  produit  de  plus  grands  oiateurs 
que  O'Conncll  ;  mais  aucun  n'avait  comme  lui  ces  dons 
secrets  et  sympathiques   (pii  désignent    un   homme    entre 

tous  à  l'instinct  populaire Quand  il  parlait  à  cent  mille 

hommes ,  les  premiers  placés  recevaient  le  choc  de  sa  pa- 
role ;  puis  ils  faisaient  la  chaîne,  et  le  tressaill(>men(  pas- 
sait à  toutes  les  extrémités  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  » 
Après  le  grand  général  et  l'orateur  populaire  ,  le  «  duc 
de  fer  »  ,  comme  on  l'appelait,  et  l'agilateur  sans  frein, 
voici  le  portrait  d'un  de  ces  hommes  qui  semblent  résumer, 
dans  leur  personne,  tout  le  côté  frivole  de  cette  société 
sérieuse,  et  tout  le  fantasque  égoïsme  de  ces  cœurs  parfois 
si  magnanimes.  Vous  voyez  que  je  fais  allusion  à  la  pi- 
quante notice  que  vous  avez  consacrée  à  Georges  Brum- 
mel. Vous  avez  marqué ,  Monsieur,  d'un  trait  [)rofoiid  ce 
personnage  léger,  favori  d'un  prince,  idole  des  salons 
anglais,  logé,  nourii,  vêtu,  pourvu  d'argent  pendant  vingt- 
cinq  ans  par  les  compagnons  de  ses  plaisirs  «  et  qui,  dites- 
vous,  le  jour  où  il  perdit  son  caniche,  se  plaignit  d'avoir 
perdu  son  meilleur  ami  ». 

ACAD.    FR.  6 


4»  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEURY 

Comme  vous  traitez  les  hommes ,  vous  savez  peindre  aussi 
les  peuples,  tantôt  d'un  mot,  tantôt  par  d'ingénieux  rap- 
prochements. «  Aux  funérailles  de  Nelson  ,  écrivez-vous,  il 
y  eut  dans  la  foule  do  véritables  sanjîflots,  et  des  femmes  se 
trouvèrent  mal....  J'ai  assisté  aux  funérailles  de  Welling- 
ton ,  et  le  trait  principal  de  la  journée  a  été  une  gigantesque 
consommation  de  vivres...  «  Essayant  de  caractériser  ail- 
leurs cette  affinité  querelleuse  et  indélébile  qui  unit,  quoi 
qu'elles  fassent,  les  deux  races  anglaises,  séparées  aujour- 
d'hui par  l'Atlantique ,  vous  indiquez,  avec  beaucoup  de 
finesse  et  de  gaieté ,  ce  qui  les  rapproche  et  ce  qui  les 
divise.  «  Un  Américain,  dites-vous  ,  a  beau  être  un  citoyen 
des  États-Unis,  il  n'en  a  pas  moins  le  sang  anglo-saxon 
dans  les  veines,   et   il  est  fier  d'être   de  la  race  anglaise 

quand  il  regarde  la  colonne  deTrafalgar Les  Américains 

ont  toujours  l'air,  je  ne  dirai  pas  de  jeter  le  gant,  mais  de 
montrer  le  poing  à  l'Angleterre ,  et  au  fond  ils  tirent  vanité 
de  leur  descendance  ;  la  grandeur  de  la  mère-patrie  flatte 
leur  orgueil...  Les  Anglais  ,  de  leur  côté  ,  éprouvent  à  l'en- 
droit des  Américains  une  certaine  faiblesse  paternelle. 
Comme  ces  pères  nobles  qui ,  tout  en  maugréant,  sont  ce- 
pendant flattés  de  voir  leurs  grands  garçons  faire  des  fre- 
daines, ils  regardent  avec  une  certaine  complaisance  les 
tours  de  force  de  leurs  confrères  transatlantiques.  Jonatha7i 
(l'Américain)  est  toujours,  pour /o/?w  Bull ,  l'enfant  terrible 
qui  fait  ses  dents.  Il  est  un  peu  casseur  d'assiettes;  il  met  ' 
les  pieds  dans  le  plat...,  il  fait  l'école  buissonnière  et 
rentre  avec  ses  habits  déchirés...,  mais  il  ira  au  bout  du 
monde ,  et  il  arrivera  le  premier  partout.  Bon  sang  ne  peut 
mentir...  » 


I 


Al     DISCOL'nS    Dli    .M.    JOHN    LKMOINNE.  43 

Je  ne  voudrais  pas  prolonf^^er  ces  citations  (i);  mais  com- 
ment ne  pas  dire  un  mot  d'une  question  délicate  que  vous 
soulevez  quelque  part,  et  qui  ne  pouvait  laisser  indifférente 
une  académie  investie,  depuis  sa  fondation,  du  privilège  de 
rédiger  le  dictionnaire  de  la  langue  française?  On  s'étonne 
que  notre  travail ,  commencé  il  y  a  deux  siècles  ,  ne  soit 
pas  encore  fini  ;  et  l'on  se  livre ,  sur  ce  propos,  à  des  plai- 
santeries presque  aussi  anciennes  que  l'Académie.  On  ou- 
blie que  si  un  dictionnaire  n'est  jamais  fini,  c'est  qu'une 
langue  ne  finit  jamais,  à  moins  qu'elle  ne  soit  morte.  On 
oublie  encore  que  nous  sommes  à  la  veille  d'achever  la 
septième  édition  de  notre  Dictionnaire.  Je  ne  crois  pas, 
comme  vous,  que  la  langue  de  notre  pays  soit  sérieusement 
menacée  de  perdre,  en  Europe,  ni  même  dans  le  monde,  la 
prééminence  qu'elle  a  jusqu'à  ce  jour  conservée.  On  aura 
beau  faire ,  la  forte  langue  de  sir  Robert  Peel  et  de  INI.  Cob- 
den  pourra  voir  son  domaine  s'étendre  dans  les  relations 
commerciales,  dans  l'économie  industrielle,  sur  le  terrain 
des  courses  et  au  skatmg-club  ;  la  langue  française  restera 
plus  particulièrement  la  langue  des  idées  générales  ,  celle 
de  la  sociabilité  et  des  mœurs  ;  elle  restera  surtout  celle 
de  la  diplomatie  universelle.  «  Je  suis  toujours  émerveillé, 
écrivait  Voltaire  à  ses  confrères  de  l'Académie,  des  progrès 
que  notre  langue  a  faits  dans  les  pays  étrangers.  On  est  en 
France,  de  queUjue  côté  que  l'on  se  tourne.  Vous  avez 
acquis,  Messieurs,  la  monarchie  universelle  qu'on  repro- 
chait à   Louis  XIV,   et  qu'il  était  bien  loin  d'avoir...  »  Si 


(I)  Voir  les  Éludes  critiques  et  ùiograj/liiques  (1852)  et  les  Nouvelles  Études 
(1863)  de  M.  John  Lemoinne.  (Michel  Lévy.) 


44  RÉPONSE    DE    M.    CUVILLIEH-FLEURY 

l'Académie  de  1876  ne  donne  tout  à  lait  raison  ni  à  Vol- 
taire, ni  à  vous,  elle  vous  a  prouvé  du  moins  qu'elle  tient 
grand  compte  de  vos  alarmes;  et  sur  ces  questions-là,  une 
fois  mêlé  à  nos  travaux,  vous  trouverez ,  Monsieur,  à  qui 
parler. 

Toutes  ces   études  critiques,   les  anciennes  et  les  nou- 
velles, qui   ont  certainement  contribué   à  vous  ouvrir  les 
portes  de  l'Académie,  vous  prédestinaient  aussi  à  y  rem- 
placer celui  de  nos  confrères  qui  vous  était  le  plus  connu. 
Vous  le   connaissiez  si  bien  que  personne  n'aurait  pu,  je 
crois  ,  ni  dans  cette  enceinte  ni  au  dehors,  lui  rendre  plus 
de  justice  et  le  peindre  d'un  trait  plus  ferme  et  plus  sûr. 
Comment   oserais-je  m'y  aventurer  après  vous,  si  l'usage 
seul  m'en  donnait  le  droit,  et  si  l'amitié  ne  m'en  faisait  un 
devoir?  Nous  étions  depuis  quarante  ans,  lui  et  nous,   en 
compagnie   d'éminents   esprits,  les   ouvriers  de  la  même 
œuvre,  les  fils  de  la  même  maison  dans  ce  grand  pays  de 
la  publicité  ;  vous  savez  les  habiles  directions  que,  jeunes 
encore,  nous  y  avons  reçues  de  ces   âmes   bienveillantes 
qui   présidaient   à   nos  travaux.   Vous  savez  aussi  quelles 
amitiés  le  courant  de  la  vie  nous  y  apportait!  Je  suis  pres- 
que obligé  ,  pour  parler  après  vous  de  notre  vieil  ami ,  de 
me  défendre  de  ces  souvenirs;  la  justice  littéraire  peut  se 
passionner,  non  s'attendrir. 

Un  des  grands  mérites  de  M.  Jules  Janin,  le  principal 
peut-être  ,  celui  qui  a  fait  sa  popularité  sérieuse  ,  c'est  qu'il 
était  resté  très-français  par  le  style  à  une  époque  où  le 
vent  qui  soufflait  des  sommets  du  romantisme  naissant 
,.  poussait  les  esprits  dans  toute  sorte  de  tentatives  anti- 
pathiques au  génie  de  notre  race.   Il  avait,  comme  vous 


Ai;    DISCOIRS    DE    M.    JOJIN    LEMOINNE.  4^ 

l'avez  si  bien  dit,  «  la  note  française  ».  Il  a  toujours  été 
un  amoureux  de  noire  lani,nie  ,  «  amoureux,  disait-il ,  jus- 
qu'à la  passion,  jusqu'au  délire,  de  la  plus  belle  langue 
et  de  la  plus  dilTieile  que  les  hommes  aient  parlée  depuis 
les  jours  glorieux  de  Périclès  et  d'Auguste  ».  Je  ne  médis 
pas  plus  que  vous  de  l'école  romantique.  Elle  a  été  la 
contemporaine  des  premiers  essais  du  gouvernement  libre 
dans  notre  pays.  Elle  s'essayait  à  la  liberté  comme  lui. 
Elle  a  eu  ses  illusions ,  son  éclat ,  ses  météores ,  ses  éclipses. 
Elle  a  compté  de  vrais  maîtres  qui  n'ont  jamais  eu  que  de 
médiocres  disciples;  puissance  déchue  après  tant  d'autres 
et  qu'il  faut  respecter  comme  tout  ce  qui  a  péri  dans  un 
effort  généreux.  «  Que  sont-ils  devenus,  écrivait  M.  Janin 
vers  1867,  ces  beaux  jours  de  force,  de  grâce  et  de  turbu- 
lence ,  de  malaise  et  de  poésie ,  où  chacun  osait  tout  vouloir, 
parce  que  chacun  croyait  tout  pouvoir?  Hélas!  tout  vouloir 
est  d'un  jeune  homme,  tout  pouvoir  est  d'un  insensé...  » 
Quant  à  lui,  il  appartenait  à  ce  limpide  courant  des  esprits 
naturels,  primesautiers.  faciles,  qui  a  de  tout  temps  coulé 
sur  la  terre  de  France ,  comme  pour  ajouter  à  ce  limon 
vigoureux  dont  l'intelligence  française  est  formée, 

Queis  meliore  luto  finxil  prxcordia  Tttaii, 

ses  sables  dorés  et  ses  eaux  jaillissantes.  C'est  à  ce 
signe  de  race  cju'il  a  été  reconnu  presfjue  au  début  de 
sa  carrière  ,  accueilli,  applaudi  et  fêté,  même  dans  le  plus 
hasardeux  de  ses  essais.  Les  peuples  aiment  ce  qui  leur 
ressemble,  comme  les  pères  se  reconnaissent  volontiers, 
même  avec  leurs   défauts,  dans  leurs  enfants,   llabelais. 


46  RÉPONSE    DE    M.    CCVILLIER-FLELRY 

Saint-lùremond,  Bussy-Rabulin,  Diderot,  Duclos,  Voltaire 
(dans  ses  lettres  familières  qui  sont  d'incomparables  feuil- 
letons), quelque  différents  que  soient  les  degrés  où  le  juge- 
ment public  a  placé  ces  écrivains  ,  sont  tous  fils  du  génie 
français;  et,  cpioiqu'il  ne  soit  pas  prudent  de  hasarder  en 
une  telle  compagnie  une  renommée  encore  si  jeune  pour 
l'avenir,  AI.  Janin,  s'il  n'était  pas  un  aîné  dans  cette  famille 
de  race  gauloise,  pouvait  sembler  un  de  leurs  frères,  le 
dernier  venu  du  même  sang. 

«  One  ne  furent  à  touts  toutes  grâces  données,  » 

avait  dit,  dans  un  sonnet,  le  célèbre  ami  de  Montaigne, 
Estiennc  de  la  Boëtic.  «  Et  aussi  veoyons  nous  ,  ajoute 
Montaigne,  qu'au  don  d'éloquence  les  uns  ont  la  facilité  et 
la  prom[)titude  ,  et,  ce  qu'on  dict ,  le  boutehors  si  aisé, 
qu'à  chasque  bout  de  champ  ils  sont  prests  ;  les  aultres, 
plus  tardifs,  ne  parlent  jamais  rien  qu'élaboré  et  prémé- 
dité... Je  cognoy  par  expérience  cette  condition  de  nature 
qui  ne  peult  soustenir  une  véhémente  préméditation  et 
laborieuse;  si  elle  ne  va  gayment  et  librement,  elle  ne  va 
rien  qui  vaille...  »  Une  pareille  allure,  qui  était  bien  celle 
de  son  esprit ,  nous  autoriserait  presque  à  exposer  votre 
célèbre  prédécesseur  à  un  rapprochement  redoutable.  Nous 
ne  le  tenterons  pas.  Il  faut  laisser  INIontaigne  à  sa  place, 
Janin  à  la  sienne.  Ce  que  nous  voulions  dire,  c'est  qu'il 
avait  bien  la  marque  française  ,  le  jet  naturel  et  rapide,  le 
bon  sens  enjoué  ,  ce  don  de  critique  spontanée  ,  inventive  , 
cette  insouciance  de  l'effet  dans  la  malice  de  l'intention  , 
cette  façon  de  mettre  le  feu  aux  fusées  volantes  sans  se 


Af    DISCOURS    DF,    M.    JOHN    LEMOINM:.  ^7 

détourner  pour  en  voir  rexplosion;  pour  tout  dire,  cette 
vivacité  franche  et  colfe  pétulance  orip;inale  qui  rappelait, 
sans  jamais  donner  l'idée  d'une  imitation,  ou  même  d'un 
souvenir  très-précis,  quelques-unes  des  pages  les  plus 
piquantes  de  notre  littérature  nationale;  car  c'est  une 
remarque  à  faire  :  M.  Jules  Janin  citait  plus  volontiers  les 
poètes  latins  que  les  écrivains  français  les  plus  en  rapport 
avec  sa  manière.  Ceux-là,  il  les  nommait  rarement.  Il  n'a- 
vait plus  le  temps  de  les  lire.  Il  les  connaissait  bien.  Peut- 
être  ne  les  avait-il  jamais  beaucoup  étudiés.  Il  se  conten- 
tait de  leur  n^ssemblcr.  \'ous  ave/  fait  allusion  au  service 
qu'il  rendit  à  la  scène  française  quand  il  y  conduisit,  par 
la  main  pour  ainsi  dire,  la  jeune  muse  qui  allait  réveiller 
au  fond  de  leurs  tombes  séculaires  nos  grands  tragiques 
endormis.  Il  renouait  ainsi  entre  le  passé  et  le  présent  une 
chaîne  qui  semblait  brisée.  Il  rattachait  par  une  sorte 
d'électricité  morale  un  continent  à  un  autre.  Qui  n'a  sou- 
venir de  cette  traînée  merveilleuse  qui  ranima  tout  à  coup, 
dans  notre  pays,  ces  flammes  vivaces  que  recouvrait  une 
cendre  trompeuse?  Quel  heureux  instinct  des  goûts  du- 
rables de  notre  nation  !  Avec  quelle  confiance  ce  jeune 
critique  avait  évoqué  le  vieux  goût  classique,  qui  fit  pen- 
dant \ingt  ans  les  plus  belles  recettes  du  premier  théâtre 
du  monde  ! 

Vous  ne  m'en  voudrez  pas.  Monsieur,  d'avoir  ajouté 
quelques  traits  à  ceux  qui  vous  ont  servi  à  nous  rendre  si 
vivante  et  si  vraie  la  physionomie  de  M.  Janin.  Pouvions- 
nous  oublier  le  théâtre?  La  critique  dramatique  a  été  sa 
vie.  Il  ne  s'y  gênait  pas  toujours.  Cette  façon  de  battre  les 
buissons,  au  lieu  de  s'attarder  dans  les  analyses,  vous  a 


48  «ÉPONSE    DE    M.    CUVILLIER-FLEURY 

trouvé  peut-être  bien  indulgent.  C'était  un  défaut  agréa- 
blo,  mais  un   défaut.   C'était   charmant,  parfois  agaçant. 
L'homme  d'esprit  qui  a  eu  la  fortune  de  recevoir  M.  Janin 
à  l'Académie  française  en  1871,  disait  de  lui  :  «  Dans  ses 
feuilletons  il  parlait  de  tout  beaucoup,  et  même  un  peu  de 
la  pièce  nouvelle.  »  J'ajoute  que,  quand  il  en  parlait,  c'était 
en  maître.  Vous  m'avez  ôté  le  droit  de  le  dire  après  vous. 
Mais  à  tant  d'autres   œuvres  attrayantes,  quelques-unes 
éphémères,   ses  romans,  ses  contes,  ses  notices;  à  cette 
diversité  incessante  et  inépuisable  dont  l'énumération  est 
impossible,  comment  aurions-nous  suffi,  IMonsieur,  même 
en  nous  partageant  les  rôles?  Vous  avez  pris  plaisir  cepen- 
dant à  rajeunir  un  de  ces  essais  de  M.  Janin,  le  premier, 
je  crois,  dans  la  carrière  qu'il  a  si  abondamment  remplie. 
Vous  avez  eu  raison.  Ce  début  a  été  comme  le  coup  d'é- 
pée  de  Rodrigue,  un  «  coup  de  maître  ».  Le  souvenir  en 
est  resté,  et  c'est  à  juste  titre  que,  dans  la  collection  des 
Œuvres  diverses  de    votre    aimable    prédécesseur,    qu'une 
main  pieuse  s'applique  à  rassembler,  cet   ouvrage  figure 
au  premier  rang  avec   son  étrange  préface   et  son  titre  à 
surprise.   Le   succès  de  cette  fantaisie  satirique    fut,   en 
effet,  très-grand;  aucune  autre  œuvre  de  M.  Jules  Janin, 
son  feuilleton  à  part,  n'en  a  peut-être  obtenu  un  pareil. 
L'auteur  de  \a  Méiromanie  avait  beaucoup  écrit,  vous  le 
savez,  sans  trop  de  succès.  Un  jour  qu'on  lui  faisait  com- 
pliment de  sa  nouvelle  comédie  :  «  Ne  m'en  parlez  pas,  dit- 
il,  c'est  une  misérable  qui  a  tué  tous  mes  autres  enfants  !  » 
h'A?ie  mort  de  M.  Janin  n'avait  pas  fait  moins  de  ravages 
dans  la  série  de  ses  œuvres,  dont  quelques-unes  méritaient 
un  meilleur  sort.  On  les  oubliait  trop  ;  on  ne  les  avait  ja- 


AI      DISCOURS    DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  ^9 

mais  beaucoup  lues,  ni  longtemps.  C'était  injuste.  Le  lien 
d'or  et  de  soie  qui  le  rattachait  au  feuilleton  se  relâchait 
quelquefois  sans  perdre  son  éclat,  ne  se  rompait  jamais.  Une 
certaine  élasticité,  sans  lui  assurer  toujours  la  durét:-,  lui 
permettait  l'espace.  Sa  fidélité  exemplaire  à  son  métier  de 
critique  mêlait  comme  un  assaisonnement  de  vertu  à  toutes 
les  fantaisies  de  cette  improvisation  opiniâtre,  toujoursatten- 
due,  toujours  imprévue,  fantasque  et  correcte,  se  jouant  des 
idées  et  respectant  la  langue.  Et  aussi,  tous  ces  livresjetés 
à  toute  époque  au  travers  de  son  œuvre  principale  n'en 
étaient  (jue  la  distraction,  non  le  repos.  Il  y  a  peu  d'exem- 
ples, même  dans  ce  siècle  où  le  travail  est  la  loi  de  tout  le 
monde,  d'un  travail  si  continu  avec  une  si  complète  liberté 
d'esprit.  Jamais  écrivain  n'a  paru  moins  asservi  à  son 
œuvre,  même  en  ne  l'interrompant  jamais,  et  n'a  marché 
plus  libre  dans  un  labeur  plus  assujettissant.  Rien  ne  le 
gênait.  Il  n'avait  de  parti  pris  que  de  n'en  avoir  d'aucun 
genre,  d'idées  arrêtées  que  celles  du  jour,  de  principes 
littéraires  que  ceux  qu'il  jetait  au  vent,  avec  une  raillerie 
spirituelle,  dans  son  célèbre  combat  pour  la  littérature 
facile  contre  un  illustre  jouteur,  dont  il  devint  plus  tard 
le  confrère  à  l'Académie.  Mais,  s'il  n'avait  pas  une  règle 
fixe  pour  le  contraindre,  il  avait  des  instincts  très-fermes 
qui  le  dominaient  doucement.  Je  crois  qu'il  se  vante, 
même  en  ayant  l'air  de  s'humilier,  quand  il  raconte  dans 
son  amusante  biographie  qu'il  a  été  «  le  faible  animal  qui 
a  rompu  de  ses  dents  le  réseau  dans  lequel  était  enfermé 
le  lion (i)  »  Le   lion,   c'était  le  romantisme,   qui  avait 

(i)  Œuvres  diverses  de  Jules  Janin,  publiées  sous  la  direction  de  M.  de 
La  Fizelière  (chez  Jouaust) ,  tome  I. 

ACAO.  FR.  1 


5o  RÉPONSE    DE    H.    CUVILLIER-FLEIRY 

bien  su  faire  son  chemin  tout  seul.  M.  Janin  ne  l'avait  ni 
délivré  ni  musclé.  Il  n'a  été  ni  son  maître  ni  son  disciple. 
Il  est  resté  lui-même.  C'est  le  grand  honneur  de  sa  vie, 
n'étant  guère  philosophe,  d'avoir  pu  dire  comme  Horace, 
son  poète  favori  : 

El  niihi  7'es,  non  me  rébus  submittei'e  conor. 

Ce  souvenir  d'Horace  m'obligerait  peut-être  à  dire  que 
l'indépendance  de  M.  Janin  n'était  pas  aussi  complète 
qu'il  le  croyait.  Au  fond,  il  avait  un  maître,  c'était  Horace. 
Il  avait  subi  ce  joug  aimable  dès  son  jeune  âge,  et  c'est  au 
collège  même,  entre  deux  pensu7n,  qu'il  avait  commencé  à 
traduire  l'incomparable  auteur  de  VEjntre  aux  Pisons.  La 
tâche  était  rude.  M.  Janin  s'y  était  voué.  Il  n'avait  que  sur 
ce  point  aliéné  sa  liberté.  Horace  le  possédait,  le  maîtri- 
sait, lui  imposait  le  travail  en  apparence  le  plus  antipathi- 
que à  une  telle  nature,  une  traduction.  Je  ne  s^is  qui  a 
dit  :  «  Craignez  un  homme  qui  lit  toujours  le  même  livre.  » 
M.  Janin,  condamné  à  tant  de  lectures  de  tout  genre,  re- 
venait toujours  à  celle-là.  Un  jour  (c'était  aux  eaux  de  Spa, 
où  il  venait  tous  les  ans),  deux  baigneurs  l'aperçoivent  de 
loin.  «  Tiens,  »  dit  l'un,  «  c'est  Janin  !  Le  voilà  à  la  même 
place,  sous  le  même  arbre,  dans  la  même  posture  et  avec 

le  même  livre  que  je  lui  vois  à  la  main  chaque  année 

—  Je  parie  que  non,  »  dit  l'autre,  qui,  à  la  distance  où  ils 
étaient  encore ,  avait  cru  s'apercevoir  de  quelque  diffé- 
rence. Les  deux  amis  s'approchent.  «  Monsieur,  »  dit  le 
dernier  en  s'adressant  au  critique ,  «  n'est-il  pas  vrai  que 
vous  ne  lisez  pas  en  ce  moment  le  même  livre  que  vous  lisiez 


AU    DISCOURS   DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  5l 

l'an  dernier  à  la  même  place?  J'ai  parié  que  non....  — 
Vous  avez  perdu,  iNlonsieur.  Je  lis  le  même  livre  cl  la  même 
édition.   Seulement,    Cape   s'est  chargé   de    mettre    cette 

année  une  reliure  nouvelle   à   mon  Horace »  M.  Jules 

Janin  lisait  donc  Horace  tous  les  ans.  Disons  mieux,  il  le 
lisait  toute  l'année.  Il  l'a  traduit  comme  il  l'a  lu,  plus 
pénétré  de  son  esprit  qu'attentif  aux  dillicultés  du  texte, 
parfois  inexact  et  toujours  fidèle. 

M.  Janin  aurait  pu  avoir  de  l'orgueil.  Tl  avait  beaucoup 
d'amis.  «  Vous  allez  me  faire  tant  d'amis  que  vous  m'ôterez 
tout  mon  esprit,  »  dit-il  un  jour  à  une  dame  qui  le  pré- 
sentait dans  un  salon,  à  une  quantité  de  personnages.  Au 
fait,  il  n'avait  pour  les  salons  qu'un  goût  médiocre.  On  y 
faisait,  selon  lui,  trop  de  politique,  pas  assez  de  littéra- 
ture. Avait-il  des  opinions  politiques  ?  Il  avait,  dirai-je,  cette 
infirmité  ou  ce  bonheur  de  n'avoir  pas  d'opinions,  j'en- 
tends de  celles  qui  font  devenir  un  homme  de  parti.  Etait- 
il  royaliste  à  la  Quotidienne?  ultra-libéral  dans  la  ])etite 
feuille  de  Roqueplan?  républicain  dans  la  Préface  de  Bar- 
nave?  juste-milieu  au  Journal  des  Débats?  adversaire  de 
l'Empire,  en  professant,  après  la  chute  du  trône  de  Juillet, 
le  culte  des  vaincus  et  le  respect  du  malheur?  11  n'avait, 
de  fait,  appartenu  à  aucun  parti  ;  car  c'est  n'en  pas  être 
que  d'en  approcher  seulement  à  la  distance  où  l'on  peut 
les  juger  sans  s'y  compromettre,  et  où  on  les  regarde  par- 
dessus le  mur.  Il  assistait,  sans  y  prendre  part,  aux  gran- 
des luttes  des  politiques,  aimant,  comme  M""'  de  Sévi- 
gné,  «  ces  grands  coups  d'épéc  »  qu'ils  se  donnent  réci- 
proquement en  paroles ,  souriant  aux  habiletés  relevées 
par  l'éloquence,  honorant  M.  Guizot,  écrivant  à  M.Thiers, 


52  RÉPONSE    DE    M.    CCVILLIER-FLEURY 

qui  lui  répondait  ;  gardant  la  maison  quand  la  foule  se  pré- 
cipitait sur  les  pas  de  Catilina,  de  César  ou  de  Gicéron. 
Mais,  si  quelque  événement  politique  prenait  la  forme  d'une 
tragédie,  n'eût-clle  qu'un  acte,  si  le  malheur  entrait  dans 
une  maison  royale  par  la  porte  que  Dieu  avait  ouverte,  ou 
qu'avait  enfoncée  l'émeute,  son  âme  s'élevait  à  une  pa- 
thétique hauteur,  son  accent  s'attendrissait,  ses  larmes 
coulaient.  Il  n'était  plus  ni  poète,  ni  conteur,  ni  critique, 
mais  un  moraliste  profondément  touché  des  misères  et  des 
crimes  de  l'humanité.  C'est  ainsi  qu'il  avait  pleuré  le  duc 
d'Orléans,  brisé,  comme  autrefois  le  Germanicus  de  Tacite, 
«  dans  la  fleur  de  son  âge  et  de  sa  popularité  »  !  Ainsi 
avait-il  regretté  cette  royauté  libérale ,  qui  n'avait  reçu  ses 
hommages  que  tombée  et  déchue  !  Ainsi  avait-il  voué  une 
sorte  de  culte  à  la  reine  Marie-Amélie,  qu'il  était  allé  sa- 
luer dans  son  exil,  sur  un  de  ces  degrés  de  l'épreuve  hu- 
maine qui  la  conduisaient  lentement  jusqu'au  ciel. 

Si  j'en  crois.  Monsieur,  l'estime  qu'un  écrivain  si  géné- 
reux et  si  honnête  professait  pour  votre  caractère ,  nous 
avons  eu,  en  vous  appelant  par  nos  votes  à  sa  succession  . 
la  main  particulièrement  heureuse.  Non  que  vous  lui  res- 
sembliez en  toute  chose  ;  vous  êtes  sur  bien  des  points  son 
contraire.  Où  il  n'a  que  des  effusions,  vous  avez  des  opi- 
nions. Où  il  hésite,  vous  êtes  décidé.  Le  sceptique  en  lui 
devient  en  vous  le  raisonneur  affirmatif  et  convaincu.  Il 
aime  à  tourner  autour  de  l'obstacle;  vous  allez  droit  à  la 
difficulté.  Il  invoque  volontiers,  coiffé  comme  le  roi  d'Yve- 
tot,  «  le  dieu  des  bonnes  gens  »,  et  ne  demanderait  qu'à 
changer  sa  férule  en  houlette.  Vous  ne  dépouillez  guère  ni 
votre  humeur  militante,  ni  vos  armes  de  combat.  Où  il  rit 


Vt    DISCOURS    DE    M.    JOHN    LEMOINNE.  53 

d'un  si  bon  rire,  «  à  ventre  déboutonné  »,  comme  le  cha- 
noine Maucroix,  vous  n'avez,  en  dépit  de  votre  franche 
nature,  que  le  sourire  qui  n'engage  pas.  M.  Janin  se  livre, 
vous  vous  réservez.  Même  contraste  dans  l'ordre  littéraire; 
il  est  abondant  jusqu'à  faire  déborder  sur  ses  rives  le  flot 
de  sa  phrase  aux  ondulations  capricieuses.  Vous  avez  la 
précision  dans  la  finesse,  et  le  trait  acéré  mais  court.  C'est 
de  près  que  vous  attaquez.  Vous  laissez  à  ceux  qui  aiment 
à  frapper  de  loin  les  engins  à  longue  portée.  Vous  ne  faites 
pas  le  siège  des  erreurs,  des  préjugés,  des  passions  aux- 
quelles vous  vous  attaquez.  \ous  préférez  à  un  long  inves- 
tissement une  charge  rapide  et  à  brùle-pourpoint. 

Mais  je  me  trompe;  il  y  a  un  jour  où  M.  Jules  Janin  et 
vous,  Monsieur,  vous  vous  êtes  rencontrés,  vous  vous  êtes 
unis  dans  le  même  sentiment,  dans  le  même  langage,  où 
tout  contraste  a  cessé  entre  vous  :  le  jour  où  la  France  fut 
malheureuse.  Quand  elle  entra,  notre  chère  patrie,  dans 
ce  cercle  de  l'enfer  que  Dante  avait  oublié,  celui  où 
une  grande  nation  se  sent  étreindre  et  étouffer,  saisie  en 
pleine  prospérité  par  le  démon  de  la  guerre  étrangère, 
déchaîné  sur  ses  campagnes;  quand  la  France  eut  à  subir 
cette  formidable  invasion  qui  ne  fut  une  surprise  que  pour 
elle;  quand  elle  débuta  par  ce  désastre  héroïque  où  le 
chef  actuel  de  notre  république  trouva  la  gloire  dans  une 
défaite,  comme  il  l'avait  trouvée  à  Magenta  dans  la  victoire  ; 
à  ce  moment,  Monsieur,  votre  ami  fut  atteint  comme  vous 
par  le  spectacle  de  ces  grandes  détresses;  et  son  àme  en  est 
restée  triste  jusqu'à  la  mort.  Mais  il  était  vieux,  d'une  vieil- 
lesse prématurée,  que  sa  santé,  si  longtemps  brillante,  ne 
soutenait  plus.  Il  fut  obligé  de  quitter,  avec  sa  compagne 


54  RÉPONSE    DK    M.    CUVILLIER-FLEURY 

inséparable,   ses    beaux   tableaux,    ses    livres   chéris,    sa 
tranquille  retraite  de  Passy,  où  déjà  grondait,  sur  le  rem- 
part voisin,  le  tumulte  de  cette  patriotique  défense  qui  se 
préparait;  et  il  quitta  aussi  Paris  où  vous  étiez  resté  (i). 
Paris  investi,  vous  avez  continué  votre  œuvre  de  publi- 
clste,  sans  découragement,  sans  jactance,  dans  une  attitude 
ferme  et  sans  illusion.  Vous  aviez  gardé  et  vaillamment 
exercé  votre  plume  pendant  le  siège.  Elle  avait  quelques 
droits  au  repos  et  à  l'air  libre,  quand  la  capitulation  ouvrit 
les  portes  de  la  ville.  Vous  y  êtes  resté,  après  avoir  mis  vos 
chères  affections  en  sûreté;  gardant  votre  plume,  instru- 
ment de  liberté  périlleuse,  arme  de  défense  désespérée, 
et  que  toutefois  vous  n'avez  jugée  impuissante  que  le  jour 
où  elle  fut  brisée.  Elle  le  fut  par  la  Commune.  Vous  aviez 
poussé  jusqu'à  une  sorte  de  généreux  excès  l'audace  de 
votre  polémique.  Vous  disiez  un  jour,  à  ce  pouvoir  mons- 
trueux qui  avait  commencé  par  appliquer  à  la  presse  quo- 
tidienne la  législation  relativement  modérée  de  l'Empire, 
sauf  à  crocheter  les  portes  du  journalisme  quand  le  besoin 
s'en  ferait  sentir,  vous  lui  disiez  (dans  le  Journal  des  Débats 
du  23  mars)  : 

«  Le  Comité  qui  s'appelle  un  gouvernement  nous  donne 
ce  matin  un  premier  avertissement...  Ce  qui  nous  sur- 
prend, c'est  qu'il  s'imagine  que  nous  nous  soumettrons  à 
ses  décrets.  Il  nous  menace  des  peines  les  plus  sévères. 
Nous  ne  connaissons  pas  de  peines  plus  sévères  et  plus  dés- 


(1)  On  lira  avec  plaisir,  sur  ces  dernières  années  de  M.  Janin,  un  livre 
charmant  de  M.  Piédagnel,  son  secrétaire,  publié  par  Jouaust  et  intitulé  : 
Jules  Janin  ({^(ii-i^li,). 


Ai:    DISCOURS    DK    :M  .    JOHN    LrMOINNK.  55 

honorantes  que  colle  d'être  forcés  de  lui  obéir...  nous  refu- 
sons! »  (Sii^Mic  :  .lolin  Lcmoiiine.) 

Le  lendemain,  après  le  massacre  de  la  place  Vendôme  : 

«  Le  Comité  de  l'Hôtel  de  Ville,  écriviez-vous,  nous  me- 
nace de  sa  justice.  Le  Comité  n'est  pas  plus  un  tribunal 
qu'un  fusil  ou  un  couteau  ne  sont  une  raison.  »  (Signé  : 
John  Lemoinne.) 

Vous  j)Oursuivez  ainsi  pendant  plusieurs  jours  et  jusqu'au 
5  avril  votre  résistance  insurmontable.  Mais  ce  dernier 
jour  les  ateliers  du  Journal  drs  Débats  furent  envahis,  les 
presses  brisées.  La  liberté  de  la  presse  n'appartenait  plus, 
de  ce  moment,  qu'à  ses  destructeurs  et  à  ses  bourreaux. 
Une  épreuve  de  votre  dernier  article,  échappée  au  désastre, 
orne  aujourd'hui,  dans  le  cadre  où  on  l'a  placée,  la  salle  de 
notre  rédaction,  où  elle  est,  pour  nos  jeunes  et  dijjnes 
confrères,  un  noble  souvenir  et  un  bon  exemple. 

Vous  n'en  pouviez,  au  temps  où  nous  sommes,  donner  un 
meilleur.  Dire  à  des  gens  qui  se  croyaient  un  gouverne- 
ment parce  qu'ils  s'étaient  abattus  comme  des  oiseaux  de 
proie  sur  la  légalité  impuissante,  et  qui  se  croyaient  des 
juges  pour  avoir  assassiné  deux  généraux  français,  leur 
dire  qu'on  ne  leur  obéirait  pas,  c'était  poser  en  homme 
de  cœur  la  limite  où  une  autorité  sans  mandat,  n'ayant  de 
droit  que  la  force  et  de  légitimité  que  le  crime,  rencontre 
la  résistance  des  citoyens.  Vous  étiez  vraiment  alors  un 
«  soldat  de  la  plume  »,  comme  vous  le  disiez  modestement 
tout  à  l'heure,  et  comme  je  le  répète  pour  l'honneur  de 
votre  nom.  Un  tel  soldat  moralement  valait  une  armée. 
Les  vainqueurs  du  jour  vous  avaient  applique,  en  brisant 
vos   presses,   ce   qu'ils    appelaient  sans   doute   la  raison 


56  RÉPONSE   DE    M.    CUVILLIER-FLEURY 

d'État,  cl  ils  se  sont  crus  des  hommes  politiques  parce 
qu'ils  ont  mis,  vous  hors  la  loi,  eux  au-dessus  des  lois. 
Vous  leur  avez  ôtc  ce  masque.  Vous  avez  ainsi  montré,  soit 
en  résistant,  soit  en  faisant  l'intrépide  commcnlaire  de 
votre  résistance,  autant  d'esprit  politique  que  de  courage. 
Vous  n'étiez  pas  moins  bien  inspiré  quand,  une  fois  rentré 
dans  Paris,  après  sa  délivrance  si  habilement  conduite  et 
si  héroïquement  exécutée,  —  à  la  vue  de  ces  désastres  iné- 
narrables laissés  derrière  elle  par  l'atroce  Jacquerie  qui 
avait  régné  deux  mois  dans  la  capitale  de  la  France,  — 
vous  paraissiez  moins  affecté  de  ces  malheurs  matériels 
que  de  cette  grande  destruction  morale  qui  résulte  tou- 
jours,  dans  les  idées  et  les  sentiments  d'un  pays,  du 
triomphe,  même  éphémère,  des  ambitions  subversives  : 

«  Les  malheureux!  disiez-vous  (mai  187  i),  ils  n'ont  pas 
seulement  massacré  des  hommes;  ils  ont  tué  cette  autre 
créature  vivante,  la  liberté;  et,  avant  de  la  tuer,  ils  lui  ont 
fait  subir  les  derniers  outrages.  Nous  ne  le  pressentons  que 
trop  :  c'est  elle,  c'est  la  liberté,  qui  portera  le  poids  et  la 
peine  de  toutes  ces  horreurs;  c'est  elle  qu'on  rendra  res- 
ponsable des  crimes  commis  en  son  nom!  Nous  prévoyons 
déjà  les  efforts  laborieux  que  nous  aurons  à  faire  pour 
la  rendre  à  la  vie,  et  pour  aller  chercher  ses  restes  au 
milieu  du  sang  et  des  décombres.  Tout  est  à  recommen- 


'5 

cer » 


Vous  aviez  raison,  Monsieur,  quand  vous  écriviez,  le 
3i  mai  1871,  cette  belle  page  par  laquelle  je  finis.  Vous 
aviez  raison,  tout  était  à  refaire.  Le  pays  s'est  remis  à 
l'œuvre,  inspiré,  dirigé  par  de  grands  citoyens.  Il  a  tra- 
vaillé, il  a  payé,  il  a  parlé,  il  a  écrit.  S'il  n'a  pas  relevé 


AU  niscorns  de  m.   joiin   i.emoinm;.  5^ 

toutes  ses  ruines,  et  si  la  j)atrio  saigne  cneore  de  l'un  de 
ses  flancs  mutilés,  l'espoir  lui  reste.  La  Uépublicjue  lui 
doit  l'ordre,  si  elle  veut  fonder  la  liberté.  L'Aeadéniic 
française  ne  eroit  pas  avoir  été  étrangère  à  cette  grande 
tâche  en  honorant  par  son  choix,  dans  votre  personne,  non- 
seulement  un  talent  littéraire  de  premier  ordre,  mais  le 
courage  civil,  qui  doit  être  désormais  la  première  de  nos 
vertus. 


ACAD.    m. 


8 


■ 


DISCOURS 


DE 


M.  JEAN-BAPTISTE  DUMAS 

PRONONCÉ    DANS   LA    SÉANCE   PUBLIQUE   DU    1"  JUIN    1876,    EN  VENANT 
PRENDRE    SÉANCE  A   LA   PLACE  DE  H.    GUIZOT. 


Messieurs, 

En  m'appelant  à  prendre  place  dans  voire  compajjnie, 
à  côté  du  savant  respecté  qui  représente  parmi  vous,  avec 
une  si  haute  autorité,  la  science  de  la  vie,  vous  avez  jeté  sur 
le  déclin  de  ma  carrière  un  dernier  et  suprême  honneur. 
Une  tradition  qui  vous  avait  donné  mes  illustres  prédéces- 
seurs dans  les  fonctions  de  secrétaire  perpétuel  de  l'Acadé- 
mie des  sciences  :  Fontenelle,  Gondorcet,  Fourier,  Cuvicr, 
Flourens,  vous  ayant  paru  digne  d'être  maintenue,  le  litre 
que  je  tiens  de  l'affection  de  mes  anciens  confrères  pouvait 
me  signaler  à  vos  choix;  ce  n'est  pas  sans  trouble,  ccpen- 


6o  DISCOURS    DE    RÉCEPTIOIS 

dant,  que  je  me  suis  vu  désigné  pour  recueillir  le  redou- 
table héritage  d'un  éminent  écrivain,  d'un  grand  historien, 
d'un  moraliste  profond,  d'un  homme  d'Etat  dont  le  nom 
est  inscrit  avec  éclat  dans  les  annales  de  notre  pays.  Mais 
on  ne  remplace  pas  M.  Guizot,  on  lui  succède,  et  quand 
on  satisfait  à  l'obligation  difficile  d'en  parler  devant  vous, 
on  sait  qu'aucune  pensée  de  parallèle  ne  pourra  s'offrir  à 
votre  souvenir,  entre  le  noble  représentant  des  lettres  que 
vous  avez  perdu,  et  le  savant  reconnaissant  et  ému  de  cette 
faveur  insigne ,  que  votre  unanime  bienveillance  est  venue 
chercher  dans  son  laboratoire. 

Les  travaux  de  M.  Guizot  ont  été  considérables,  variés 
et  nombreux.  Critique,  il  a  éclairé  d'une  vive  lumière  le 
génie  de  Shakspeare  ;  professeur,  il  a  renouvelé  les  sour- 
ces de  l'histoire;  philosophe,  il  a  cherché  les  voies  de  l'hu- 
manité dans  les  desseins  de  la  Providence;  biographe,  il 
a  fait  revivre  les  plus  hautes  physionomies  des  temps  mo- 
dernes; orateur  politique,  il  a  connu  peu  de  rivaux;  pre- 
mier ministre,  il  a  dirigé  pendant  la  prospérité  les  affaires 
du  pays  avec  une  rare  élévation  ;  trahi  par  la  fortune ,  il  a 
supporté  le  malheur  sans  découragement,  les  injustices 
sans  fiel  et  les  tristesses  de  la  patrie  sans  désespoir,  con- 
fiant pour  la  France  meurtrie,  dans  la  justice  de  Dieu, 
dont  il  avait  si  souvent  signalé  la  main  protectrice  s'éten- 
dant  sur  elle  et  la  relevant  de  ses  ruines. 

Devant  une  telle  existence  on  est  saisi  de  respect;  im- 
puissant à  la  suivre  dans  toutes  les  études  auxquelles  elle 
fut  consacrée  et  dans  les  actes  qui  l'ont  illustrée,  on  vou- 
drait pénétrer  du  moins  le  secret  de  ce  talent  infatigable 
où  se  réunissaient  la  vive  intelligence  des  races  du  Midi 


DE    M.    JEAN-BAPTISTE    DUMAS.  6l 

et  la  raison  réfléchie  des  peuples  du  Nord,  la  chaleur 
de  la  foi  la  plus  sincère  et  la  tolérance  du  plus  libre 
esprit. 

Né  à  Nîmes  en  1787,  M.  Guizot  avait  été  élevé  en  Suisse. 
Sa  vie  intellectuelle  a  été  d'une  étendue  remarquable;  la 
nature  l'avait  préservé  jusqu'à  la  fin  des  atteintes  de  la  vieil- 
lesse, les  désastres  de  sa  famille  et  ceux  du  pays  l'avaient 
fait  passer  brusquement  de  l'enfance  à  la  virilité.  Il  avait 
sept  ans,  à  peine,  lorsque  son  père,  avocat  distingué,  mon- 
tait sur  l'échafaud,  l'une  des  victimes  de  la  tvrannie  de 
Robespierre,  et  quand  sa  noble  mère,  fuyant  une  ville 
pleine  de  souvenirs  cruels,  se  réfugiait  à  Genève,  sûre  d'y 
trouver  pour  elle-même  des  consolations  et  pour  ses  fils 
une  éducation  forte,  qu'elle  voulut  diriger  avec  une  fermeté 
virile,  et  dont  sa  haute  intelligence  connaissait  tout  le  prix. 
C'est  ainsi  que  M.  Guizot,  dès  l'âge  de  quinze  ans,  était  en 
possession  des  deux  langues  classiques  et  de  trois  langues 
vivantes,  familier  même  avec  leurs  chefs-d'œuvre,  lisant, 
dans  leur  idiome,  Démosthène  ou  Cicéron,  Danlo,  Shak- 
speare  ou  Schiller.  Deux  années  consacrées  ensuite  à  des 
études  d'histoire  et  de  philosophie  dont  tous  ses  travaux 
ont  gardé  la  profonde  empreinte,  l'avaient  préparé  à  venir 
à  Paris  pour  y  fréquenter  les  cours  de  droit. 

Ce  jeune  homme  qui  avait  quitté  le  midi  de  la  France, 
poursuivi  par  l'image  sanglante  de  son  père,  entrait  dans 
la  vie  parisienne  au  moment  où  la  frivolité,  la  licence,  les 
intrigues,  les  désordres,  legs  déplorable  de  la  société  cor- 
rompue du  Directoire,  disputaient  encore  la  place  aux 
bonnes  mœurs,  aux  plaisirs  honnêtes  et  aux  habitudes 
sérieuses.  Bientôt,  cependant,  une  hospitalité  paternelle 


62  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

s'offrait  à  lui  dans  la  maison  d'un  ancien  ministre  de 
Suisse,  M.  Stapfcr,  qui,  appréciant  les  dons  de  sa  belle 
nature,  se  plaisait  à  lui  faire  part  de  sa  profonde  érudition 
philosophique.  Il  trouvait,  près  de  cet  homme  savant  et 
bon  dont  la  mémoire  m'est  chère,  un  asile  honoré;  son 
patronage  bienveillant  lui  ouvrait  les  salons  de  M"""  d'Hou- 
detot,  de  M°"  de  Rumford  et  celui  de  votre  secrétaire  per- 
pétuel M.  Suard,  où  l'attendait  le  roman  de  sa  vie. 

C'est  là  qu'il  rencontra  M""  Pauline  de  Mculan,  aimable 
personne,  qui  s'était  fait  un  nom  distingué  par  d'excel- 
lents ouvrages  d'éducation  connus  de  toutes  les  mères,  et 
dont  le  souvenir  respecté  me  reporte  aux  temps  éloignés 
de  ma  jeunesse.  Elle  rédigeait  le  Publiciste,  pour  soutenir 
sa  famille  ruinée  par  la  Révolution,  lorsqu'une  maladie 
causée  par  la  fatigue  vint  arrêter  sa  main  courageuse  et 
menacer  de  la  misère  tous  ceux  qui  l'entouraient.  Au  milieu 
de  sa  détresse,  elle  reçut  un  article  qu'elle  aurait  pu  signer. 
L'auteur,  prenant  sa  place,  s'inspirant  de  son  esprit  et  de 
son  style,  la  priait  de  permettre  que,  jusqu'à  sa  guérison, 
le  service  du  journal  lut  assuré  par  une  collaboration  ano- 
nyme et  discrète.  Elle  accepta  noblement  cette  charité  dé- 
licate et  n'obtint  pas  sans  peine,  rendue  à  la  santé,  que  le 
jeune  homme  pâle  et  réfléchi  qu'elle  rencontrait  dans  la 
société  de  iM.  Suard  fît  connaître  son  secret;  aveu  qui  de- 
vait en  amener  un  autre,  couronné  bientôt  par  une  union 
commencée  sous  les  plus  touchants  auspices  et  trop  promp- 
tement  brisée  par  la  destinée. 

Ne  nous  étonnons  pas  si  M.  Guizot  s'écriait  plus  tard, 
en  parlant  des  habitués  de  ces  salons  :  «  Société  charmante 
dont,  après  une  vie  de  rudes  combats,  je  me  plais  à  retrou- 


DE    M.    JEAN-BAPTISTE    DUMAS.  63 

ver  les  souvenirs;  elle  avait  conserve  le  goût  désintéressé 
des  plaisirs  de  l'esprit,  la  curiosité  bienveillante,  le  besoin 
de  mouvement  moral  et  de  libre  entretien  qui  répandent 
sur  les  relations  sociales  tant  de  fécondité  et  de  dou- 
ceur. »' 

Comment  relire  ces  paroles  sans  se  rappeler  un  salon 
regretté  que  votre  compagnie  avait  fait  naître,  et  dont  elle 
a  été  le  charme  et  l'honneur,  celui  de  M.  le  chancelier  Pas- 
quier?  Dans  l'admirable  sérénité  de  sa  belle  vieillesse,  cet 
illustre  homme  d'Etat  n'avait-il  pas  trouvé  le  secret  d'y 
faire  revivre  les  traditions  de  la  société  polie  du  XVIIP  siè- 
cle, dont  il  était  le  dernier  représentant,  et  d'y  réunir,  avec 
une  indulgence  pour  les  opinions  les  plus  diverses  qui  ne 
fut  jamais  indifférence  ou  scepticisme,  le  choix  exquis  d'é- 
minents  esprits  qui  se  plaisaient  à  s'y  rencontrer?  Quand 
l'âge  avait  séparé  M.  le  chancelier  Pasquier  de  tous  les 
amis  de  sa  jeunesse,  descendus  avant  lui  dans  la  tombe, 
et  l'avait  presque  isolé,  il  retrouvait  dans  le  culte  des 
lettres,  sans  lequel  le  repos  serait  la  mort  même,  le  noble 
emploi  d'une  curiosité  passionnée,  que  les  années  accumu- 
lées n'avaient  pu  refroidir,  et  que  vous  seuls  aviez  le  don 
de  satisfaire. 

Dans  ces  salons,  ornement  du  vrai  Paris,  qui  ont  tant 
contribué  à  l'autorité  intellectuelle  delà  France,  il  ne  fallait 
chercher  ni  l'éclat  des  dorures,  ni  le  feu  des  lustres,  ni  les 
folles  toilettes.  La  décoration  en  était  simple,  les  lumières 
voilées,  la  conversation  sérieuse  ;  l'opulence  n'en  ouvrait 
pas  les  portes,  mais  la  valeur  intellectuelle,  la  distinction. 
Le  récit  fait  par  M.  Guizot  lui-môme  de  ses  débuts  dans 
ce  monde  d'élite  qui  devait  exercer  une  influence  décisive 


64  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

sur  son  avenir  et  dont  il  n'est  pas  inopportun  de  rappeler 
le  salutaire  exemple,  en  donne  une  juste  idée. 

«  J'y  arrivais  très-jeune,  dit-il,  parfaitement  obscur,  sans 
autre  titre  qu'un  peu  d'esprit  présumé,  quelque  insd-uetion 
et  un  goût  très-vif  pour  les  plaisirs  nobles,  les  lettres  et  la 
bonne  compagnie.  Élevé  dans  des  sentiments  très-libé- 
raux, mais  dans  des  croyances  pieuses,  les  habitués  des 
salons  qui  m'accueillaient  souriaient  de  mes  traditions 
chrétiennes,  et  cette  diversité  de  nos  idées,  loin  de  me 
nuire,  était  une  cause  d'intérêt  pour  moi.  J'ai  appris 
d'eux  plus  que  de  personne  à  porter  dans  la  pratique 
de  la  vie  cette  large  équité  et  ce  respect  de  la  liberté 
d'autrui  qui  sont  le  devoir  et  le  caractère  de  l'esprit  vrai- 
ment libéral.  »  En  ces  temps  qui  s'éloignent  de  nous,  la 
libre  pensée  n'avait  pas  encore  divorcé  avec  la  tolérance. 

Remarqué  par  Chateaubriand,  attiré  par  M.  Pasquier 
vers  les  fonctions  publiques,  M.  Guizot  fut  bientôt  dis- 
tingué par  M.  de  Fontanes,  grand  |maître  de  l'Univer- 
sité, qui  fit  créer  en  sa  faveur  une  chaire  d'histoire 
moderne  à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris.  Lorsqu'il  ou- 
vrait, avec  dispense  d'âge,  ce  cours  célèbre  dont  les  le- 
çons ont  donné  naissance  à  son  Histoire  de  la  civilisation 
en  France,  M.  Guizot  avait  vingt-cinq  ans  à  peine;  remer- 
cions, en  passant,  M.  de  Fontanes  de  n'avoir  pas  attendu 
que  sa  jeunesse  se  fût  épuisée  en  travaux  nécessaires  aux 
exigences  de  la  vie  matérielle  et  stériles  pour  la  science, 
avant  de  l'élever  au  rang  de  professeur  de  Faculté  et  d'avoir 
compris  que  les  grands  succès  dans  l'enseignement  public 
,nc  s'obtiennent  qu'après  un  long  exercice  de  la  parole. 

La  chaire  de  M.  Guizot  partagea,  sous  la  Restauration, 


DE    M.    JEAN-BAPTISTE    DIMAS.  (35 

la  faveur  qui  cnluurail  alors  rcnscigncincnL  philosophique 
de  M.  Cousin  et  les  leçons  d'un  goût  si  délicat  de  M.  \  illc- 
main.  Le  grand  amphithéâtre  de  la  Sorbonne  ne  suffisait 
pas  au  concours  de  jeunes  gens  pensifs  et  de  vieillards 
passionnés,  qu'attiraient  la  vive  imagination  d'artiste  du 
littérateur,  la  verve  poétique  du  philosophe  et  la  m;\le  gra- 
vité de  l'historien.  Gomme  l'un  de  ses  illustres  collègues, 
M.  Guizot  fut  l'objet  des  rigueurs  du  pouvoir  cl  des 
ovations  de  la  foule  ;  son  cours  en  rerut  ce  brevet  de  po- 
pularité qu'il  ne  cherchait  pas  et  dont,  comme  tant  d'au- 
tres ,  il  ne  se  laissa  point  enivrer  :  popularité  éphémère  à 
laquelle  sa  conscience  ne  sacrifia  d'ailleurs  ni  ses  convic- 
tions politiques,  ni  sa  foi  religieuse,  et  qu'un  succès  sc- 
rieu\  et  durable  près  du  monde  savant  devait  confirmer. 

Comment,  à  l'occasion  de  ce  travail  sur  l'opinion  publi- 
que, reflet  élevé  du  mouvement  profond  cpii,  vers  i83o, 
agitait  le  pays,  le  cours  d'histoire  moderne  s'est-il  trans- 
formé en  leçons  sur  l'histoire  de  la  civilisation  en  France  ? 
M.  Guizot  nous  l'apprend.  C'est  qu'un  cours  de  faculté 
n'est  pas  fait  pour  enseigner  les  événements  de  l'histoire  ; 
ses  auditeurs  les  connaissent,  veulent  en  pénétrer  la  philo- 
sophie et  apprendre  quelle  part  revient  aux  lois  fatales 
de  la  nature  des  choses,  quelle  part  est  réservée  à  la  li- 
berté humaine  dans  la  marche  des  nations  vers  la  civilisa- 
tion. Celle-ci  plane  au-dessus  des  événements  ordinaires  de 
la  vie  des  peuples  ;  elle  ne  so  mesure  ni  au\  succès  d'une 
politique  égoïste  et  dure ,  ni  à  la  force  des  armées  ou  à 
l'importance  de  leurs  victoires;  elle  n'a  même  pas  pour 
symboles  la  splendeur  du  commerce  et  l'accumulation  de 

ACAD.  FR.  9 


66  Discoi'Rs  m:  réception 

ses  trésors,  la  fécondité  du  sol  et  l'abondance  qu'elle  ré- 
pand ;  ses  caractères  se  trouvent  plus  haut.  La  civilisation 
représente  l'ame  de  l'humanité  dans  sa  beauté,  dans  sa 
force  ,  dans  sa  liberté  et  dans  sa  responsabilité  ;  aussi  faut-il 
imiter  les  nations  qui,  même  au  milieu  des  épreuves  les 
plus  cruelles,  savent  garder  le  droit  don  célébrer  encore 
la  fête,  avec  une  juste  fierté,  et  plaindre  celles  (jui,  sous 
de  brillants  dehors,  en  portent  déjà  seci'ètement  le  deuil  : 
les  pertes  matérielles  se  réparent ,  les  ruines  morales 
jamais. 

Comme  type  des  pays  civilisés,  M.  Guizot  choisit  la 
France,  non  pour  encenser  la  vanité  nationale,  mais  parce 
que,  dans  la  prospérité  ,  notre  patrie  a  toujours  porté  avec 
désintéressement  sa  puissance  et  sa  politique  au  secours 
des  pensées  généreuses;  parce  que,  dans  le  malheur,  elle 
n'a  jamais  perdu  le  respect  de  sa  dignité  ;  parce  qu'il  n'est 
aucun  grand  principe  de  civilisation  qui  n'ait  d'abord  passé 
par  la  France  avant  de  se  répandre  ;  parce  que,  riche  en 
idées  et  en  forces,  elle  a  toujours  mis  ses  forces  au  service 
des  idées  ;  parce  que  notre  langue ,  nos  mœurs ,  notre  es- 
prit sympathique  ,  ont  fait  notre  nation  la  plus  propre  de 
toutes  à  marcher  à  la  tète  de  la  civilisation  européenne. 

Tout  cela  était  vrai  quand  M.  Guizot  proclamait  ce  ju- 
gement, et  l'est  encore  dans  un  pays  où  les  droits  du 
génie  conservent  leur  prestige ,  où  le  sentiment  de  l'hon- 
neur ne  s'est  point  affaibli,  et  qui  reste  le  pays  du  bon 
sens ,  de  la  droiture  et  des  nobles  ardeurs.  Quand  la  France , 
se  calomniant  elle-même,  étale  sur  la  scène  ou  dans  ses 
romans  les  défaillances  de  ses  grandes  villes  et  veut  faire 
croire  à  la  décadence  de  sa  civilisation,  ne  l'écoutez  pas! 


nr.   M.  .ir.w-itAPTisTE  dimas.  67 

Elle  oublie  les  \ci'liis  srricMises,  pratiquées  sans  bruit  dans 
les  cainpaynos,où  le  laboureur,  qui  ouvre  la  terre,  qui  sème 
et  qui  moissonne,  retrempe,  par  le  travail  de  la  vie  réelle, 
des  forces  affaiblies  ailleurs  par  les  entraînements  de  la  vie 
factice.  Non  !  cet  état  subalterne  et  matériel  qui  caractérise 
les  nations  eu  décadence  ne  nous  en\ahirapas,  el  nos  en- 
fants,  espoir  de  la  patrie  attristée  dont  l'ardeur  lui  travail 
redouble  avec  ses  malheurs,  ne  répudieront  jamais  l'hé- 
ritage glorieux  de  l'intelligence  et  des  idées,  héritage  intact 
du  moins,  que  nos  pères  nous  ont  légué. 

Pour    retrouver    l'origine   de   la   civilisation    l'rançaise, 
M.  Guizot remonte  à  ces  temps  éloignés  où  la  Gaule,  orga- 
nisée par  la  civilisation  romaine  ,  ramenée  vers  la  barbarie 
par  l'invasion    germanique,  allail    recevoir  de  la   religion 
chrétienne  le  baptême  d  ime  (  iillnre  nouvelle.  Le  monde 
pa'i'en  vaincu,  la  religion  du  Christ  donnait  à  la  \ie  un  biil 
nouveau,  à  l'homme,  à  tous  les   hommes,  jusqu'aux   plus 
humbles,  un  sentiment  de  dignité  que  l'antiquité  n'avait  pas 
connu.  Aux  langueurs  d'un(>  intelligence  épuisée,  se  com- 
plaisant dans  un  scepticisme  superliciel  ou  dans  un  maté- 
rialisme grossier,   dont  Lucien  nous   donne  le  ton  et  la 
mesure    lorsqu'il    s'écrie    avec    dédain,    en    parlant    des 
premiers  chrétiens  :  «  Ces  misérables  !  ils  se  figurciil  «pi'ils 
vivront  après  leur  vie  !  »  succédaient,  tout  à  conj) ,  les  plus 
vives   ardeurs.    L'origine  de  l'homme,   sa  liberté   morale, 
la  nature  de   l'àme ,   l'éternel  problème  de  la  vie  et  de  la 
mort,  toutes  ces  questions  posées  à  la  fois  par  les  philo- 
sophes  grecs,   convertis   au    christianisme   et  portant  de 
ville  en  ville,  en  Europe,  en  Afrique ,  en  Asie,  la  flamuie 


68  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

do  leurs  prédications,  réveillaient  le  monde  de  son  long 
sommeil.  La  mère  de  saint  Symphorien ,  éclairée  par  une 
lumière  nouvelle,  pouvait  dire,  pleine  de  confiance,  à  son 
fils  marchant  au  martyre  :  «  Mon  fils,  mon  fils,  on  ne  te 
ravit  pas  la  vie  ,  on  te  la  change  contre  une  meilleure.  » 

Les  lois  romaines  transmettent  alors  à  nos  ancêtres  le 
sentiment  du  droit,  l'esprit  d'association;  tandis  que  le 
christianisme  leur  apporte  la  connaissance  des  devoirs  des 
hommes  les  uns  envers  les  autres,  l'esprit  d'humilité,  de 
miséricorde,  de  charité  :  éléments  durables,  auxquels  les 
Germains  ajoutent,  avec  la  liberté  individuelle,  cet  ins- 
tinct de  la  jjersonnalité  touchant  à  l'égoïsme ,  que  notre 
génie  national  ne  s'est  jamais  assimilé. 

Comment  les  municipalités  se  transforment,  comment 
l'Eglise  se  constitue  ,  modératrice  des  prétentions  opposées 
des  vieux  pouvoirs  et  des  forces  naissantes ,  gardienne  des 
lettres,  de  la  civilisation  et  de  la  justice,  c'est  ce  que 
M.  Guizot  expose  avec  une  puissance  d'analyse  et  une  sû- 
reté d'appréciation  qu'il  n'est  plus  permis  de  louer.  Au 
déclin  de  cette  société  romaine  où  l'esclavage  permettait 
à  quelques  maîtres  de  régner  sur  des  troupeaux  humains , 
la  société  ecclésiastique  intervient  jeune,  énergique,  fé- 
conde. Il  ne  restait  qu'un  fantôme  d'aristocratie  païenne  : 
une  aristocratie  réelle  s'élève  ;  il  n'y  avait  jamais  eu  de 
vrai  peuple  romain  :  un  vrai  peuple ,  un  peuple  chrétien 
apparaît  désormais  dans  l'humanité  (ju'il  réforme  et  dans 
l'histoire  où  il  prend  la  première  place. 

Mettant  de  côté  les  formules  étroites  du  XVIIP  siècle  et 
les  jugements  passionnés  de  la  Révolution,  M.  Guizot 
restitue  à  l'Église  son  rôle  civilisateur,  reposant  sur  trois 


DE    M.    JK.VN-BAI'nSTK    Dl.MAS.  Gf) 

idées  qui,   malgré  des  offorts  insensés,  i\c  jx'Tii-niit  j)lus  : 
l'unité  do  Uieu,  l'unité  de  1  homme,  liminoilalitc  de  I  ;uuc. 

Il  suit,  pas  à  pas,  l'origine  et  les  progrès  de  la  féoda- 
lité :  instrument  passager,  mais  indispensable  |)()ui- iccimi- 
meneer  en  l"]urope  la  société  dissoute  par  la  harharie  ; 
il  en  expose  le  lùlc,  et  il  cii  cNiiliijiic  la  lin.  Il  la  (!('■- 
pouille  de  ce  caractère  de  brutalité  absolue  que  lui 
attribuent  les  partis ,  et,  tout  en  lui  conservant  ses  mœurs 
énergiques,  ses  ambitions  actives  et  son  indé|)endanee  (piel- 
quefois  sauvage,  souvent  héroïque,  il  en  signale  le  cai-ae- 
tère  poétique  dont  les  rellels  colorent  les  tenqjs  de  la 
chevalerie  et  l'époque  des  croisades. 

Il  assigne  à  la  naissance  et  au  développement  du  pouvoir 
royal  ses  causes  historiques.  Il  suit  dans  le  cours  des 
siècles  la  France  chrétienne.  Constituée  pai-  ( 'harlemagne, 
dont  les  armes,  arrêtant  au  nord  et  au  midi  le  Uni  des 
barbares  et  celui  des  Arabes,  refoulent  an  loin  le  pa- 
ffanisme  et  l'islamisme  ;  amenée  à  l'unité  nationale  sous 
les  Capétiens;  centralisée  par  l'action  lente  mais  continue 
de  ses  rois,  il  la  montre  recevant  enfin  ,  au  grand  siècle  ,  j)ar 
un  dernier  effort,  le  dt'-veloppement  complet  de  puissance 
politique  avec  Louis  XIV,  de  sécurité  militaire  avec  \  an- 
ban,  d'organisation  administrative  avec  Colbert ,  et  de  gran- 
deur intellectuelle  avecBossuet,  Pascal,  Corneille,  Racine, 
La  Fontaine  et  Molière,  vos  immortels  aïeux. 

Lorsque  le  tiers  état  fait  son  apparition  dans  l'Iiisloiic, 
M.  Guizot  s'arrête  ;  il  interroge  les  peuples  anciens ,  le 
monde  entier,  l'Occident  et  l'Orient  ;  n'en  voyant  nulle 
part  l'cKistencc  ou  même  la  trace,  il  tire  de  cette  étude 
une  conclusion  qui  semble   avoir  guidé  sa  vie  politique  : 


~0  DISCOURS    DK    UKCEPTION 

«  Lo  liorsétat,  dit-il,  est  un  fait  immense,  et  non-seulement 
il  est  immense,  il  est  nouveau  et  sans  autre  exemple  dans 
l'histoire  du  monde.  »  Le  tiers  état  procède  du  rlnistia- 
nisme  ,  en  effet  ;  il  ne  connaît  pas  de  meilleur  soutien,  car 
c'est  au  nom  de  l'égalité  morale  de  tous  les  membres  du 
genre  humain  que  le  tiers  état,  c'est-à-dire  le  peuple  chré- 
tien ,  est  venu  réclamer  l'égalité  du  citoyen  devant  la  loi , 
conséquence  de  l'égalité  des  fidèles  devant  l'Eglise  et  de 
celle  des  âmes  devant  Dieu. 

Dans  l'étude  de  la  surface  de  la  terre ,  les  astronomes 
ne  s'arrêtent  pas  aux  détails  ;  ils  déterminent  par  des  opé- 
rations fondamentales  la  place  exacte  de  certains  points 
du  globe,  et  ils  les  lient  entre  eux  par  une  triangulation 
savante  formant  un  réseau  fixe  destiné  à  servir  de  guide 
aux  opérations  secondaires  de  la  géographie  jiolitique  ou 
militaire;  telle  est  la  manière  de  M.  Guizot,  pour  qui 
l'histoire ,  vue  des  sommets  ,  avec  ses  grands  aspects  dans  le 
temps  et  dans  l'espace,  semble  la  seule  qui  convienne  à 
l'enseignement  supérieur.  Bossuet  avait  cherché  presque 
exclusivement  dans  l'histoire  des  croyances  religieuses  le 
progrès  de  la  civilisation  que  Montesquieu,  de  son  côté, 
avait  ciii  trouver  dans  l'histoire  des  institutions  politiques. 
Renonçant  à  ces  systèmes  artificiels  qui  reposent  sur  une 
donnée  exclusive,  iM.  Guizot  fait  voir  que,  pour  découvrir  la 
marche  et  les  lois  de  la  civilisation  ,  il  faut  suivre  un  peuple 
dans  toutes  les  carrières  où  son  activité  se  déploie,  dans  tou- 
tes les  variétés  de  son  existence  et  dans  son  existence  tout 
entière.  Guidé  par  un  instinct  sûr,  il  applique  à  l'histoire  la 
méthode  qu'on  appelle  naturelle,  celle  qui ,  dans  l'ordre  des 


DE    M.    JEAN-lîAPTISTr:    DUMAS.  -J  { 

sciences ,  a  fourni  à  I^avoisicr,  à  .lussieu,  à  Cinior,  à  Bron- 
fTiiiail  ,  le  nioven  d'établir  leurs  tloctrines  sur  un  Ici-rain 
que  le  temps  a  respecté. 

Parmi  les  faits,  M.  Guizot  se  borne  à  lappeler  ceux  sur 
lesquels  son  argumentation  repose;  mais  personne  ne  songe- 
rail  à  la\(i' sa  réserve  tliuipuissance.  Sa  vaste  érudition  pos- 
sédait tous  les  détails  ,  et  ,  si  nous  passions  des  temps  heu- 
reux de  sa  vaillante  jeunesse  aux  jours  attristés  de  sa  retraite, 
nous  verrions  que  sa  mémoire  fidèle  les  retrouvait  sans 
effort,  loi-(ju"il  j)ubliait  son  Histoire  de  France ,  à  laquelle- 
tout  homme  éclairé  s'est  empressé  de  faire  une  place  tlVIilc 
dans  sa  bibliothèque.  Histoire  populaire  et  savante,  que 
son  patriotisme  n'a  pu  terminer,  mais  dont  il  déposait  avec 
coniiance,  aux  approches  de  la  mort,  les  dernières  pages 
dans  les  mains  pieuses  de  M""'  de  Witt,  de  sa  fille ,  si  digne, 
par  le  dévouement  de  son  cœur  et  par  les  lumières  de  son 
esprit ,  de  conserver  ce  legs  à  la  postérité. 

Ce  beau  livre  débute  par  un  tableau  de  la  Gaule  avant 
la  conquête  de  César,  se  poursuit  jusqu'en  1789,  au  mo- 
ment de  la  convocation  des  Etats  généraux,  et  la  phrase 
qui  le  termine  en  fait  connaître  la  portée  moi-ale.  «  Dès  les 
premiers  jours  de  la  réunion  de  l'Assemblée  nationale,  mi 
député  bien  connu  s'était  écrié  :  «  Vous  êtes  appelés  à  re- 
commencer l'histoire.  »  Il  se  trompait  arrogammcnt ,  con- 
clut M.  Guizot  :  depuis  plus  de  quatre-vingts  ans,  la  France 
moderne  poursuit  laborieusement  et  au  grand  jour  l'œuvre 
qui  s'était  lentement  élaborée  dans  les  flancs  obscurs  de  la 
France  ancienne.  Entre  les  mains  toutes-puissantes  du  Dieu 
éternel  1  liistoire  d'un  peuple  ne  s'interrompt  et  ne  recom- 
mence jamais.  » 


72  DISCOURS    DE    RECEPTION 

Il  en  arrivera  ,  sans  doute ,  de  Y  Histoire  de  France  de 
M.  Guizot,  ce  que  nous  pouvons  constater  de  son  Histoire 
de  la  civilisation  efi  Europe  et  de  son  Histoire  de  la  civi- 
lisation en  France.  Celui  qui  les  lit  pour  la  première  fois 
sV'lonne  d'être  déjà  ianiilier  avec  le  point  de  vue  de  l'au- 
teur; c'est  que,  depuis  un  demi-siècle,  lamétliode  de  xM.  Gui- 
zot et  ses  formules  ont  passé  dans  les  esprits  ;  et  si,  en  li- 
sant ses  œuvres  ,  on  croit  les  relire  ,  c'est  que  des  sentiers 
obscurs  de  l'histoire,  découverts  par  sa  pénétration,  il  faisait 
les  routes  larges  et  aplanies  où  chacun  circule  à  l'aise  au- 
jourd'hui. Ceux  qui,  dans  leurjeunesse,  mettent  au  jour  de 
grandes  vérités  ou  des  vérités  utiles,  ont  la  douceur  sin- 
gulière de  voir,  en  vieillissant  ,  qu'avec  le  temps  leurs 
créations  ont  fécondé  tout  ce  qu'elles  touchaient.  Ce  rare 
privilège  a  été  réservé  à  M.  Guizot,  qui  a  pu  voir  des  mil- 
lions d'êtres  humains,  fortifiés  par  les  doctrines  conso- 
lantes qu'il  avait  fait  pénétrer  dans  les  âmes  ;  noble  jouis- 
sance .  que  la  vie  oisive  ignore  ,  que  les  richesses  ne  pro- 
curent pas  et  dont  seule  connaît  le  secret  l'invention  des 
idées,  ce  sublime  attribut  de  l'homme,  flamme  que  le  génie 
allume  et  qui  se  transmet  sans  s'éteindre,  dans  l'espace  pour 
les  générations  contemporaines,  et  dans  le  temps  pour  les 
générations  futures. 

Rendu  à  la  vie  privée,  après  avoir  traversé  vingt  années 
d'une  vie  publique  pleine  d'obstacles  et  de  luttes,  M.  Guizot 
voulut  compléter  son  Histoire  de  la  Révolution  en  Angle- 
terre. Pour  traiter  ce  sujet  de  manière  à  faire  autorité  , 
même  chez  nos  voisins,  il  fallait,  comme  lui,  être  familier 
avec  la  langue  et  la  littérature  de  leur  pays,  avec  les  sources 


OK    M.     IKAN-IiAPTISTi;    l)t  MAS.  t3 

de  son  histoire,  et  en  conmieree  habituel  avec  les  es[)rils 
les  pkis  éniinents  du  Royainne-Uni.  M.  Guizot ,  clierchanl 
sous  quelles  conditions  le  nouvel  équilibre  des  Étals  mo- 
dernes peut  s'établir,  disait,  dès  i8a8  ,  avec  une  profonde 
autorité  :  «  Tous  les  évènennents  de  l'ancienne  société 
européenne  avaient  abouti  à  deux  faits  essentiels  :  le  libre 
examen  et  la  centralisation  du  pouvoir.  L'un  prévalait  dans 
la  société  religieuse  ,  l'autre  dans  la  société  civile  ;  l'éman- 
cipation de  l'esprit  humain  et  l'autorité  de  la  monarchie 
triomphaient  en  même  temps  ;  il  était  difficile  qu'une  iiillc 
ne  s'engageât  pas  entre  ces  deux  faits,  et  il  était  naturel 
de  l'étudier  en  Angleterre,  sur  son  théâtre  même.  »  L'exa- 
men des  causes  qui  ont  déterminé  chez  nos  voisins  le  suc- 
cès du  système  représentatif,  objet  de  ses  prédilections, 
ne  lui  offrait-il  pas  d'ailleurs  le  plus  couil  ri  le  plus  silr 
moyen  d'expliquer  son  mauvais  sort  dans  notre  pays? 

Charles  I",  Gromwell ,  Monck,  Charles  II,  il  y  avait  là 
tous  les  personnages  d'un  grand  drame.  La  chute  d'une 
dvnastie  ancienne  ,  l'établissement  passager  d'une  répu- 
blique, la  constitution  durable  du  gouvernement  repré- 
sentatif, il  y  avait  là  une  action  complexe  dans  sa  marche, 
simple  dans  son  dénoùment,  faite  pour  séduire  un  histo- 
rien capable  d'en  démêler  les  nœuds  et  d'en  faire  revivre 
les  détails.  Le  succès  de  l'ouvrage  fut  complet.  A  la  puis- 
sance de  son  grand  talent ,  lorsqu'il  achevait  cette  large 
composition,  M.  Guizot  joignait  la  haute  expérience  de 
l'homme  d'État,  sans  laquelle  il  est  si  difficile  de  s'identi- 
fier avec  les  vues  élevées  et  les  nobles  passions  dont  les 
événements  reçoivent  l'impulsion  ,  avec  les  misères  mora- 
les, dont  ils  gardent  toujours  l'empreinte. 

ACAD.    FR.  lO 


r^  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

L'histoire  do  la  révolution  d'Angleterre  offre  à  l'auteur 
dramatique  une  mine  inépuisable  ,  riche  en  passions  fou- 
gueuses ,  en  catastrophes  tragiques  ,  en  dévouements  tou- 
chants. L'œuvre  de  M.  Guizot  fait  tout  revivre  avec  le  ton 
juste  de  la  couleur  locale  et  de  l'esprit  du  temps.  Un  large 
sentiment  de  la  dignité  humaine  plane  sur  son  récit,  et  le 
sens  moral ,  si  souvent  éteint ,  nous  le  savons  trop  ,  aux 
époques  de  trouble  ,  y  reprend  tous  ses  droits.  Des  ré- 
(lexions  d'ini  ordre  élevé  et  des  sentences  magistrales  nais- 
sant du  sujet  y  marquent  la  part  de  l'auteur.  Traduites  en 
vers ,  elles  rappelleraient  la  manière  de  Corneille  faisant 
parler  les  héros  de  Rome  en  grand  poète  et  en  profond 
historien. 

Combien    de     personnages     ont    excité    l'attention   de 
M.  Guizot  pendant  sa  longue  vie  et  se   sont  offerts    à    sa 
pensée  dans  le  cours  de   ses  nombreux  travaux  !  Comme  11 
serait  facile  d'extraire  de  ses  œuvres  une  galerie   de    por- 
traits ,  les  uns  contemporains  ,  dont  chacun  peut  apprécier 
la  sincérité,  les  autres  appartenant  au  passé,  dont  11  n'est 
pas  permis  de  contester  la  vraisemblance  !  Mêlées  aux  évé- 
nements qui  les  ont  mises  en  scène,  les  grandes  Individua- 
lités  qu'il  rencontre   prennent  place  dans  le   drame  ,  non 
comme  ces  grains  de  poussière   Inconscients   que   le   vent 
emporte  ,  mais  comme  des  volontés  libres  et  responsables 
dont  les  décisions  précipitent  les  nations  vers  leurs  desti- 
nées glorieuses  ou  funestes.  M.  Guizot  n'accorde  pas.  avec 
une  école  historique  étrangère  ,  que  la  postérité  soit  dis- 
pensée de  reconnaissance  envers  les  Washington,  les  Ro- 
bert Peel  ou  les  ducs  de   Broglle  ;  qu'elle  reste  désarmée 
devant  la  mémoire  des  grands  criminels  ;   qu'elle  confonde 


DE     M.     JHAN-IÎVI'TISTi;     1)1. M  \S.  y5 

les  bons  et  les  méchants  dans  son  indilTéi'cnce  ,  comme 
autant  de  fatales  manifeslalions  du  temps  ou  du  milieu  qui 
ont  profité  des  dons  de  leur  génie  ou  soulTert  de  leur  op- 
pression. 

M.  Guizot  n'emploie  pas  le  mot  d'évolution  ;  il  n'admet, 
cependant,  ni  les  événements  sans  cause,  ni  les  transfor- 
mations brusques  des  peuples  ;  il  excelle  à  démêler  dans 
chaque  situation  la  part  des  influences  du  passé,  celle  des 
aspirations  ,  des  besoins  ,  des  passions  du  présent ,  et  sur- 
tout à  surprendre  ,  au  milieu  des  désordres  et  des  lâche- 
tés ,  le  progrès  de  la  condition  morale  de  l'humanité  vers 
un  idéal  de  vérité  et  de  perfection.  C'est  avec  une  espé- 
rance pleine  d'inquiétude  qu'il  envisage  l'imperfection  pro- 
fonde des  affaires  humaines ,  mais  il  n'en  devient  pas  scep- 
tique :  sa  foi  dans  l'avenir  est  entière,  mais  elle  ne  se 
change  point  en  orgueil,  et  il  ne  tombe  jamais  en  adoration 
devant  cette  divinité  humaine  dont  il  constate  avec  quelque 
dédain  l'apparition  attristante  dans  les  écoles  modernes. 

Les  convictions  religieuses  de  M.  Guizot  répandent  sur 
sa  pensée  et  sur  ses  écrits  une  teinte  sérieuse,  où  respirent 
la  confiance  et  la  résignation  ,  où  domine  l'autorité  ;  pro- 
cédant d'un  grand  respect  pour  des  traditions  de  famille, 
l'expérience  les  avait  fortifiées.  Les  deux  volumes  de  Mé- 
ditations dans  lesquels  il  les  expose  résument  un  travail  (|ui 
l'a  occupé  pendant  toute  sa  vie  ;  il  y  envisage  l'essence  de  la 
religion  chrétienne,  la  fondation  du  christianisme  ,  son  état 
présent ,  son  avenir.  Qu'un  besoin  de  réagir  sur  l'esprit  de 
son  époque  lui  ait  inspiré  ces  pages,  cela  n'est  pas  douteux. 
Chrétien,   il  s'était  affligé  des  tendances  qui  se  révélaient 


^6  DISCOURS    DK    KKCEPTIOiN 

autour  de  lui,  coinine  conséquence  de  la  philosophie  du 
siècle  dernier;  homme  d'État,  il  s'en  était  effrayé, convaincu 
que,  sans  religion,  il  n'y  a  ni  sécurité  pour  le  faible,  ni  frein 
pour  le  fort,  ni  lien  pour  les  familles,  ni  durée  pour  la 
société.  Les  luttes  qu'il  avait  soutenues  en  faveur  de  la  li- 
berté politique  et  pour  le  maintien  de  l'ordre  social  selon 
la  loi,  lui  avaient  appris  ce  que  valent  la  foi  et  la  liberté 
chrétienne  pour  la  sauvegarde  de  la  civilisation  menacée; 
il  se  portait  à  leur  défense  avec  la  plus  vive  ardeur. 

Dès  les  premières  lignes  de  ces  écrits ,  la  gravité  de  la 
pensée,  la  noblesse  du  langage,  le  calme  des  jugements  , 
élèvent  le  lecteur  au  niveau  des  questions  qui  vont  être 
agitées.  «  D'où  vient  l'homme?  Où  va-t-il?  Quels  sont  ses 
rapports  avec  le  législateur  du  monde?  Le  malheur  si  fré- 
quent des  bons,  le  bonheur  si  choquant  des  méchants,  est- 
ce  là  un  état  délinitif?  Pourquoi  l'homme,  atteint  par  la 
douleur,  cherche-t-il  un  secours,  un  appui  au-delà  et  au- 
dessus  de  lui-même  ,  par  l'invocation  et  par  la  prière? 

Ces  doutes  ont  toujours  troublé  l'âme  humaine  ,  et  dès 
l'origine  de  la  civilisation  se  pose  la  question  de  la  na- 
ture de  l'homme  et  de  sa  destinée,  de  ses  devoirs  et  de  ses 
responsabilités.  Pour  y  répondre  ,  l'antiquité  avait  trouvé 
quatre  systèmes  :  le  sensualisme,  quifait  venir  toute  connais- 
sance des  sens  ;  l'idéalisme,  qui  en  fait  œuvre  pure  de  l'en- 
tendement; le  scepticisme,  qui  n'affiinie  rien,  même  dans  le 
monde  sensible;  le  mysticisme,  qui  transporte  lescroyances 
au  delà.  I\L  Guizot  ramène  avec  M.  Cousin  la  science 
philosophique  du  temps  présent,  celle  de  tous  les  temps,  à 
ces  quatre  systèmes  si  promptement  inventés,  et  dont 
l'homme    n'a   jamais  pu    sortir,   demeurant    toujours    en 


OK    M.    JKAN'-BAPTISTE    DIM\S.  -7 

face  d'un  insolubK'  problème.  11  reconnaîl,  au  rouliaiif, 
que  les  théories  des  sciences  naturelles,  d'abord  incertai- 
nes, se  perfectionnent  avec  les  siècles;  mais  il  constate,  avec 
les  plus  ^Mands  esprits,  que,  si  elles  portent  leur  regard  plu^ 
haut,  plus  loin,  plus  profondément,  ce  n'est  pas  sans  se 
heurter,  à  leur  tour,  à  d'invincibles  obstacles. 

Pourcpioi  la  science  de  l'iiomnie,  complète  dès  les  pre- 
miers âges,  a-t-elle  touché  le  but  tl'un  seul  jet?  Pounjuoi 
la  science  de  la  nature,  s'élevant  à  une  conception  de  plus 
en  plus  abstraite  des  faits,  voit-elle  l'objet  qu'elle  poursuit 
s'éloigner  sans    cesse?  C'est   que  l'homme,  s'étudianl  lui- 
même,  a  bientôt  reconnu  qu'au-delà  des  organes  il  v  a  une 
volonté,  au-delà  des  sens  un   esprit ,  au-dessus  de   l'argile 
dont  son  coips  est  pétri,  une  âme  dont  il  ignore  la  nature, 
l'origine  et  la  destinée.  Quand  le  matérialisme  déclare  qu'il 
n'y  a  rien  dans  l'intelligence  qui  n'ait  été  d'abord  dans  la 
sensation,  Leibniz  peut  lui   ré-pondre  :  Si  ce  n'est  l'intelli- 
gence elle-même,  source  unique  de  la  puissance.  Dès  que 
l'homme  pense,  le   sentiment  de  l'inlini  lui  est  révélé,  et, 
liidini  se  montrant  inaccessible,  sa  pensée  s'arrête  au  bord 
du  gouffre  de  l'inconnu,  lin   face  de   la  nature,  observanl 
les  faits  et  remontant  vers  leur  cause  première  et  souve- 
raine, il  avait  besoin  au  contraire  de  ce  travail,  dont  l'ori- 
gine nous  reporte  à  quarante  siècles  et  se  perd  dans  la  iiiiil 
des  temps,  pour  reconnaître  que  c'est  encore  l'infini  qui  la 
dérobe  à  ses  yeux  ;  mais,  plus  il  avance,  mieux  cette  vérité 
supérieure  se  dégage. 

Ces  conclusions,  développées  par  M.  Guizot  avec  l'auto- 
rité qui  lui  appartient,  s'adressent  à  la  pliiIosoj)hie  du  sen- 
sualisme; elles  ne  sont  pas  conli'cdites  par  les  études  du 


-8  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

temps  présent.  De   grandes   découvertes  ont  enrichi  les 
sciences;  on  a  dit  même  qu'elles  touchaient  enfin  aux  limi- 
tes qui  ont  sépare  jusqu'ici  la  matière  et  l'esprit.  11  n'en 
est  rien.  L'astronomie,  il  est  vrai,  ne  représente  plus  le  fir- 
mament comme  une  voûte  solide  sur  laquelle  seraient  fixées 
les  étoiles,  ses  instruments  et  ses  calculs  plongent  dans  le 
vaste  Univers;  la  mécanique  ouvre,  à  travers  les  isthmes  et 
les  montagnes,  des  chemins  au  commerce  des  nations  ;  la 
physique  transporte  la  pensée  sur  les  ailes  de  l'électricité, 
d'un  hémisphère  à  l'autre,  avec  la  vitesse  de  l'éclair  ;  la  chi- 
mie pénètre  par  son  analyse  jusqu'aux  profondeurs  extrè-  J 
mes  des  cieux,  et  reproduit  par  ses  synthèses  les  parfums                               I 
les  plus  suaves  ou  les  nuances  les  plus  délicates  des  fleurs  " 
qui  ornent  la  terre  ;  cependant  l'espace,  le  temps,  le  mouve- 
ment, la  force,  la  matière,  la  création  de  la  nature  brute  et 
le  néant  demeurent  autant  de  notions  primordiales  dont  la 
conception  nous  échappe. 

La  physiologie,  de  son  côté,  nous  montre  les  plantes  pré- 
parant sous  l'influence  du  soleil  les  aliments  des  animaux  ; 
la  destruction  des  animaux  restituant  aux  plantes  les  prin- 
cipes dentelles  se  nourrissent;  la  matière  minérale  formant 
la  trame  des  matières  organiques,  sous  l'influence  de  la 
vie  :  mais  elle  ne  sait  rien  de  la  nature  et  de  l'origine  de 
cette  vie  qui  se  transmet  mystérieusement  de  générations 
en  générations,  depuis  son  apparition  sur  la  teri-e  ;  d'où 
elle  vient,  la  science  l'ignore  ;  où  va  la  vie,  la  science  ne  le  ' 
sait  pas,  et,  quand  on  affirme  le  contraire  en  son  nom,  on 
lui  prête  un  langage  qu'elle  a  le  devoir  de  désavouer. 

M.  Guizot  a  défendu  le  christianisme  contre  un  scepti- 
cisme spirituel  et  frondeur;  il  a  laissé  à  d'autres  parmi  vous, 


DE    M.    JK.W-BAPTISTK    DLMAS.  ^tj 

(iiii  ne  failliront  pas  à  la  tâche,  le  soin  de  clélVnche  la  per- 
sonnalité (le  l'ànie  humaine  contre  le  Ilot  gi-ossissanl  dr  la 
philosophie  de  la  nature.  Le  matérialisme  d'Kmpédoele, 
revêtu  de  la  poésie  brillante  de  Lucrèce,  s'était  éclipsé  dès 
ra[)parition  de  la  morale  chrétienne;  il  reparaît  après  deux 
mille  ans,  rajeuni  par  une  interprélalion  contestable  des 
découvertes  de  la  science  moderne.  De  même  que  le  corps 
de  l'homme  se  fait  par  des  transformations  de  la  matière, 
on  veut  que  la  vie  naisse  et  que  la  conscience  se  produise 
par  de  simples  transformations  de  la  force.  De  même  (ju'a- 
près  la  mort,  le  corps  de  l'homme  l'etourne  à  la  terre  d'où 
il  est  sorti,  on  veut  que  la  vie  et  la  conscience  ailli-nl,  en 
même  temps,  se  perdre  et  se  confondre  dans  l'oubli  du 
vaste  frémissement  des  mouvements  secrets  qui  agitent 
l'Univers.  Naître  sans  droits,  vivre  sans  but,  mourir  sans 
espérances,  telle  serait  notre  destinée,  siillisanlc  |i(iil  êlic 
à  la  satisfaction  de  ces  rares  esprits  qui  traveisenl  le  monde 
soutenus  par  la  curiosité  ou  par  la  satisfaction  de  la  diffi- 
culté vaincue,  par  l'orgueil  peut-être,  mais  dont  l'ensemble 
des  hommes  ne  se  contenterait  plus. 

A  travers  les  succès  et  les  mécomptes,  les  \icloires  et 
les  défaites,  en  présence  de  grandes  vertus  et  de  Irisles 
iléfaillanccs,  l'Europe  chrétienne  poursuivant  son  hnl,  de- 
puis .seize  cents  ans,  a  l'ait  prévaloir  ce  qu'on  n'avait  connu 
dans  aucun  pays,  chez  aucun  peuple,  dans  aucun  tenqjs  :  le 
droit  de  tous  les  hommes  à  la  justice,  à  la  sympathie,  à  la 
liberté.  M.  Guizot  veut  qu'on  s'en  souvienn(\  Sous  la  nou- 
velle loi  morale,  ne  l'oublions  pas,  en  effet,  le  droit  n'a  plus 
abdiqué  devant  la  force,  la  justice  s'est  étendue  sur  toutes 
les  nationalités,  la  sympathie  n'a  plus  tenu   compte  de  la 


8o  DISCOURS    I)K    IXKCKPÏION 

couleur  des  hommes;  la  liberté  a  relevé  les  castes  et  les 
races  déchues;  le  plus  humble  s'est  vu  protégée  par  son  ori- 
gine divine,  et  le  |)lus  grand  s'est  senti  responsable  devant 
l'éternité.  La  religion,  la  morale,  la  civilisation  de  rEuro|)e 
reposent  sur  cette  base  ferme  du  droit  de  tous  les  hommes 
à  la  justice,  à  la  sympathie,  à  la  liberté,  œuvre  du  christia- 
nisme ;  ceu\  qui  possèdent  ces  grands  biens  les  conserve- 
ront, ceux  qui  en  sont  encore  privés  en  seront  dotés  à  leur 
tour  par  le  vrai  progrès  de  la  politique  ;  en  même  temps, 
la  fièvre  passagère  de  la  pensée  scientifique  en  travail  d'en- 
fantement, qui  menace  ces  fortes  doctrines  et  qui  n'a  licn 
pour  en  tenir  lieu,  s'apaisera  comme  elle  s'est  apaisée  en 
des  temps  éloignés. 

Rappelons-nous  que,  dans  un  moment  d'enthousiasme 
jeune  et  poétique,  Virgile,  enclin  par  la  douceur  de  son 
génie  à  un  éclectisme  bienveillant  pour  toutes  les  opinions, 
a  pu  s'écrier  : 

Félix  qui  poluit  reriim  cognoscere  causas 
Atque  metus  omnes  et  inexorabile  fatum 
Subjerit  pedibus... 
Fortunatuset  iile,  deos  qui  novit... 

«  Heureux  celui  qui  a  pu  remonter  au  principe  des  cho- 
ses et  fouler  aux  pieds  les  vaines  terreurs  et  l'inexorable 
destin...  Heureux  aussi  celui  qui  connaît  les  dieux...  »  La 
pensée  de  l'auteur  des  Géorgirpies  ne  décide  point  entre  le 
matérialisme  de  Lucrèce  et  la  croyance  aux  dieux  de 
l'Olympe;  elle  laisse  la  question  indécise  ;  aujourd'hui  la 
science  humaine,  plus  avancée,  sait  du  moins  qu'elle  ignore 
le  principe  des  choses,  et  il  ne  semble  pas,  jusqu'ici,  qu'elle 
ait  reçu  mission  de  révéler  les  dieux  ou  de  peser  l'âme  hu- 


I)i;    M.    JEAN-KAPTISTi:    DLMAS.  8l 

iiiainc  à  sa  grossière  balance,  ni  qu'elle  ait  reçu  pou\oir  de 
garantir  aux  peuples  leurs  droits  à  la  justice,  à  la  sympathie 
et  à  la  liberté. 

Pendant  les  années  de  calme  et  de  retraite  que  M.  Guizot 
consacrait  à  l'étude  de  ces  questions  de  religion  et  de 
morale,  il  écrivait  les  Mémoires  pour  serv'w  à  F  histoire  de  son 
temps,  dans  lesquels  il  raconte  sa  vie  politique.  L'impartia- 
lité de  ses  jugements,  sa  déférence  pour  les  personnes, 
l'esprit  de  droiture  répandu  sur  l'œuvre  entière,  inspirent 
toujours  le  respect,  même  quand  on  n'accepte  ni  le  point 
de  vue  de  l'auteur  ni  ses  conclusions.  Que  de  préjugés  cette 
lecture  a  dissipés!  Combien  elle  a  justifié  l'accueil  l'ait  à 
l'illustre  homme  d'État,  lorsqu'après  deux  ans  d'exil,  il  re- 
parut triste  et  grave,  mais  digne  et  fier,  dans  les  rues  de 
ce  Paris  où  son  nom  avait  retenti  comme  un  outrage,  où  sa 
personne  n'inspirait  désormais  qu'un  sentiment  de  sympa- 
thie et  de  vénération  ! 

Il  vécut  alors  beaucoup  pour  sa  famille  et  un  peu  pour 
le  monde  ;  car,  à  côté  du  professeur,  du  premier  ministre 
et  de  l'orateur,  il  y  avait  le  patriarche  aimant  et  laborieux, 
l'hôte  délicat  et  recherché  des  salons.  Dans  son  intérieur, 
au  milieu  de  sa  famille,  cet  austère  mais  attrayant  esprit  se 
déployait  dans  toute  sa  liberté  et  laissait  voir  alors  la  ri- 
chesse inépuisable  de  sa  mémoire.  Permettez-moi  ce  détail 
intime,  qui  n'est  peut-être  pas  inutile  à  connaître,  quand 
on  veut  pénétrer  le  secret  de  sa  large  forme  oratoire, 
M.  Guizot  avait  tout  lu;  il  n'avait  rien  oublié;  dans  ses 
heures  de  repos,  il  répétait  volontiers  une  tragédie  entière 
de   Racine  ou  de   Corneille,  n'ayant  jamais  besoin    qu'on 

ACAD.    FR.  I  I 


So,  DlSCOUnS    DE    RÉCEPTION 

vînt  au  secours  de  sa  mémoire  troublée.  Un  jour  ccpen- 
tlant,  et  ce  fut  le  premier  avertissement,  pour  ses  proches, 
de  l'état  grave  auquel  il  devait  succomber,  cette  mémoire  si 
sûre  laissa  voir  une  certaine  délaillance  ;  redisant  à  demi- 
voix  quelques  morceaux  du  Nicodème,  qu'il  afrcctionnait, 
et  arrivé  à  ce  passage  : 

Altale  doit  réjj;ner,  Rome  l'a  résolu; 

C'est  aux  rois  d'obéir,  alors  qu'elle  commande, 

au  lieu  d'ajouter  avec  Corneille  : 

Attale  a  l'esprit  grand,  le  cœur  grand,  l'âme  grande, 
il  murmurait  avec  anxiété,  hésitant  devant  la  rime  : 

ALlale  a  l'esprit  grand,  le  cœur  beau,  l'âme  belle. 

Hélas!  il  s'était  appliqué  jadis,  avec  une  religieuse  émo- 
tion, à  l'occasion  de  la  perte  [)rématurée  de  son  fds  aîné, 
les  vers  touchants  que  Molière  adressait  à  son  ami  La 
Mothe-le-Vayer,  frappé  d'un  deuil  semblable  : 

Je  sais  bien  que  mes  pleurs  ne  ramèneront  pas 
Ce  cher  fils  que  m'enlève  un  imprévu  trépas; 
Mais  la  perte,  par  là,  n'en  est  pas  moins  cruelle. 
Ses  vertus  de  chacun  le  faisaient  révérer  ; 
Il  avait  le  cœur  grand,  l'esprit  beau,  l'âme  belle, 
Et  ce  sont  des  sujets  à  toujours  le  pleurer. 

Les  pressentiments  d'une  fin  prochaine  font  revivre  aux 
yeux  des  mourants  le  souvenir  de  ceux  qu'ils  ont  aimés;  il 
était  parvenu  à  ce  moment  solennel  oiî  la  mémoire  de  Tin- 
telligence  s'obscurcit  tandis  que  la  mémoire  du  cœur  se 
réveille  plus  lucide. 

Étranger  à  la  politique  active  depuis  i848,  M.  Guizot  n'y 
rentra  qu'un   moment   et  dans  des  circonstances   qui  ne 


I)i:    M.    Jli.VN-liAl'TISTK    DL.M.VS.  83 

peuvent  être  oubliées.  Le  i8  mars  1870,  la  commission 
chargée  de  préparer  le  projet  de  loi  relatif  à  la  liberté 
de  l'enseignement  supérieur  était  réunie,  et  son  président, 
alors  âgé  de  quatre-vingt-trois  ans,  se  faisait  entendre  pour 
la  dernière  fois  dans  une  assemblée  occupée  des  affaires 
publiques.  Le  problème  qu'il  s'agissait  de  résoudre  était 
digne  de  ses  dernières  méditations;  il  occupe  l'Europe 
depuis  de  longs  siècles;  il  est  encore  agité  dans  tous  les 
pays  civilisés  :  accorder  la  liberté  du  haut  enseignement 
par  respect  j)our  la  conscience  des  familles  et  par  égard 
pour  les  progrès  de  la  science,  sans  abaisser  le  niveau  des 
éludes,  sans  porter  dommage  à  l'ordre  social  et  en  réservant 
les  droits  supérieurs  de  l'Etat,  gardien  de  ces  grands  intérêts . 

Parmi  les  personnages  éminents,  réunis  dans  cette  con- 
férence, combien  et  des  plus  illustres  nous  ont  été  enlevés 
presque  en  même  temps  que  son  président  :  Saint-ALarc 
Girardin  et  Dubois,  défenseurs  autorisés  de  l'Université, 
toujours  prêts  à  lui  donner  l'appui  de  leur  goût  délicat  ou 
de  leur  savoir  inépuisable;  Andral,  l'honneur  de  la  méde- 
cine française  ;  de  Rémusat,  dont  le  généreux  esprit  aurait 
tout  accordé  à  l'enseignement  libre;  l'infortuné  Prévost- 
Paradol,  qui  condensait  avec  un  si  rare  à-propos  les  pen- 
sées flottantes  de  l'Assemblée  en  articles  de  lois  clairs  et 
précis;  le  R.  P.  Caplier,  enfin,  directeur  de  la  maison  des 
dominicains  d'Arcucil,  le  représentant  légitime  de  l'ensei- 
gnement ecclésiastique,  victime  déjà  désignée,  hélas!  pour 
recevoir  un  an  plus  tard  les  palmes  du  martyre! 

L'enseignement  public,  celui  de  l'Église,  l'enseignement 
laïque,  la  politique  elle-même  étaient  en  présence.  M.  Gui- 
zot,   fort  de  sa  double  autorité  d'historien   et  d'homme 


84  DISCOURS    DK    RKCEPTION 

d'État,  préparc  les  conditions  du  pacte.  Dans  un  tableau 
tracé  d'une  main  magistrale,  il  montre  comment  la  liberté 
d'enseigner  peut  se  concilier  avec  tous  les  régimes  :  en 
Allemagne,  des  univcM-sités  nombreuses,  complètes,  déposi- 
taires anciennes  de  la  liberté  intellectuelle,  prennent  pos- 
session de  la  liberté  d'enseigner,  sans  le  secours  de  la 
liberté  politique,  en  ouvrant  leurs  chaires  à  toutes  les 
initiatives;  en  Angleterre,  ces  diverses  libertés  marchent 
depuis  longtemps  ensemble  d'un  pas  égal,  mais  lent,  vers 
U  progrès,  chaque  conquête  des  institutions  parlementaires 
amenant  un  mouvement  correspondant  des  grandes  uni- 
versités; aux  États-Unis,  l'initiative  privée  ne  connaît  au- 
cune entrave;  en  Belgique,  la  liberté  politique  précède 
les  autres,  enfantant  dès  sa  naissance  la  liberté  intellec. 
tuelle  et  la  liberté  d'enseigner. 

Ramenant  l'attention  sur  la  France,  M.  Guizot  met  dans 
tout  son  relief  l'unité  de  l'État,  ce  caractère  propre  de  notre 
civilisation.  Cette  unité  de  l'État,  rappelle  avec  énergie  l'il- 
lustre orateur,  a  fait  la  France  ;  elle  lui  a  donné  sa  grandeur 
et  sa  force.  Sans  lui  porter  atteinte,  on  a  pu  fonder  la  liberté 
de  l'enseignement  primaire  et  celle  de  l'enseignement  se- 
condaire ;  pourquoi   redouter  l'intervention  de  la  liberté 
dans  les  hautes  études?  Elle  est  devenue  inévitable;  que 
l'État  se  tienne  prêt  à  soutenir  une   concurrence  variée, 
sérieuse,   passionnée   peut-être.    Qu'il  offre  aux  familles, 
dans  ses  propres  écoles,  les  types  les  plus  parfaits;  qu'il  y 
attire  la  jeunesse  par  la  variété,  la  profondeur,  la  pureté, 
l'élévation,  l'activité  vivante  de  l'enseignement,  par  l'am- 
pleur des  installations,  par  l'organisation  prévoyante  et 
paternelle  des  moyens  d'étude  et  de  travail! 


DE  M.  ji:an-u.\i>tiste  dlmas.  85 

Après  cette  large  improvisation  dont  on  ne  retrouve  ici 
qu'une  analyse  décolorée,  réminiscence  heureuse  du  temps 
qu'il  considérait  comme  le  plus  doux  de  sa  vie  et  dans  la- 
quelle les  anciens  élèves  de  la  Sorbonne  avaient  vu  re- 
vivre leur  maître,  avec  toute  son  ampleur,  sa  voix  vibrante 
et  son  geste  plein  d'autorité,  M.  Guizot  pouvait  dire  comme 
le  vieil  athlète  EntcUe  à  ceux  qui  n'avaient  jamais  entendu 
sa  parole  puissante  : 

Cognoscite,  Tcncri, 
Et  mihi  qusc  fucriiU  jiivenili  in  corpore  vires. 

«  Apprenez,  Troyens,  quelles  furent  mes  forces  au  temps 
de  ma  jeunesse.  » 

Pourquoi,  murmurait-on  en  sortant  de  cette  séance 
mémorable,  pourquoi  M.  Guizot  n'est-il  pas  toujours  resté 
ministre  de  l'instruction  publique,  en  dehors  des  luttes 
de  la  politique?  Il  eût  étendu  lui-même  à  l'instruction  se- 
condaire et  à  l'instruction  supérieure  cette  initiative  qu'il 
avait  appliquée  avec  tant  de  sûreté  à  l'organisation  de 
l'éducation  populaire,  restée  à  l'état  de  promesse,  avant 
que  la  loi  de  i833  sur  l'instruction  primaire  en  eût  permis 
la  réalisation  sincère. 

OEuvre  de  M.  Guizot,  cette  loi,  si  bien  pondérée  cepen- 
dant, n'aurait  pas  suffi;  il  fallait  en  marquer  le  but,  en  cir- 
conscrire l'objet,  en  créer  les  instruments.  En  vrai  ministre, 
qui,  tout  en  innovant,  sait  rester  pratique,  il  s'adresse  aux 
préfets,  aux  recteurs,  aux  maires,  aux  commissions  d'exa- 
mens, aux  instituteurs  eux-mêmes.  Ses  circulaires  sont  de 
vrais  modèles  de  précision  et  de  clarté  ;  l'esprit  politique  et 
l'esprit  de  charité,  unis  au  plus  profond  bon  sens,  y  rcn- 


86  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

contrent,  sans  la  chercher,  l'cloquence  hi  phis  vraie  et  hi 
plus  touchante.  Jamais  on  ne  fut  mieux  inspiré,  en  parlant 
de  cette  humble  école  de  village  où  l'enfant  du  pauvre 
viendra  chercher  la  lumière.  Avec  quelle  autorité  M.  Guizot 
rappelle  à  l'instituteur  qu'il  est  chargé,  par  sa  parole  et  par 
son  exemple,  de  contribuer  pour  sa  part  à  élever  dans  la 
nation  le  niveau  de  lame  humaine  !  Combien  on  regrette 
que  l'instruction  publique  en  France  ne  soit  pas  demeu- 
rée pendant  tout  un  règne  entre  les  mains  de  M.  Guizot! 
Il  réunissait  tant  de  qualités  !  Sentiment  religieux,  et  pro- 
fond respect  de  toutes  les  croyances;  connaissance  sérieuse 
des  langues  anciennes,  des  langues  vivantes  et  de  la  philoso- 
phie; autorité  incontestée  dans  l'enseignement  de  l'his- 
toire, rien  ne  lui  manquait  du  côté  de  ces  études  classiques 
qui  conservent  Iheurcuse  tradition  de  notre  esprit  natio- 
nal parmi  la  jeunesse  où  se  recrutent  l'armée,  la  magistra- 
ture, les  professions  savantes  et  le  clergé. 

Familiarisé  avec  les  méthodes  pédagogiques  en  usage 
dans  les  pays  étrangers,  il  aurait  importé  en  France  leur 
sentiment  moderne  au  profit  des  études  usuelles  que  ré- 
clame le  tiers  état  ;  il  aurait  fait  accepter  par  l'Université 
des  devoirs  nouveaux  dont  elle  n'a  pas  compris  la  profonde 
importance  sociale.  Les  avertissements  lui  ont  été  prodigués 
dans  les  temps  heureux,  elle  les  a  dédaignés;  aujourd'hui, 
ce  serait  manquer  de  patriotisme  que  d'ajourner  les  réfor- 
mes. Il  faut  assurer  enfin  une  instruction  en  rapport  avec 
sa  destinée  à  chacun  des  enfants  du  pays,  à  tous  une  édu- 
cation qui  place  toujours  le  devoir  à  côté  du  droit  et  qui 
développe  en  eux  l'amour  pi^ofond  de  la  patrie,  le  respect 
absolu  de  la  loi,  l'esprit  de  sacrifice. 


nr  M.  .ikan-haptiste  dlmas.  87 

Il  ne  m'apparliciil  pas  d'cMnisagcr  celle  parlie  considé- 
rable de  la  vie  de  M.  Guizot  qui  s'est  écoulée  à  l'ambassade 
do  Londres  ou  au  ministère  des  affaires  élrangères;  ce  soin 
est  réservé  à  une  plume  plus  autorisée.  Je  n'ai  pas  à  le  sui- 
vre dans  ce  monde  d'élite  où  il  a  laissé  de  si  nobles  souve- 
nirs, car  aucun  ambassadeur  français  n'a  joui  en  Angleterre 
d'une  popularité  supérieure  à  la  sienne,  et  il  est  peu  de  mi- 
nislrcs  des  affaires  étrangères  qui  aient  possédé  à  un  degré 
plus  complet  la  confiance  do  i'iuirope.  La  correspondance 
de  j\L  Guizot  reste  comme  un  des  plus  beaux  monuments 
de  nos  archives  diplomatiques  par  l'élévation  des  vues,  la 
droiture  des  intentions,  la  loyauté  des  procédés  et  la  no- 
blesse du  langage. 

La  catastrophe  qui  emportait  à  la  fois  le  ministère  qu'il 
présidait,  la  dynastie  qu'il  servait  cl  le  trône  qu'il  cr-oyiiil 
consolidé  pour  de  longues  années  marque  à  son  nom  une 
jjlace  dans  l'histoire.  M.  Guizot  a  mérité  d'y  figurer  à  un 
titre  plus  éclatant.  Pendant  un  tiers  de  siècle,  avec  une 
conviction  que  rien  n'a  pu  ébranler  et  qui  a  duré  autant 
cjue  sa  vie,  il  s'est  fait  le  défenseur  du  gouvernement  repré- 
sentatif et  constitutionnel;  il  a  cherché  sincèrement  à  l'as- 
seoir sur  une  base  ferme.  En  moins  de  quatre  années,  le 
tiers  état,  appelé  au  pouvoir  en  1789,  au  milieu  de  grandes 
résolutions  et  de  salutaires  réformes,  avait  été  conduit  par 
les  fureurs  des  chefs  dont  il  subissait  le  sanglant  despotisme 
à  supprimer  la  noblesse  et  la  royauté,  à  disperser  le  clergé 
et  à  fermer  les  églises,  à  épuiser  le  trésor  et  à  ruiner  le  pays 
ai'famé.  M.  Guizot  n'a  pas  désespéré,  éclairant  ce  tiers  état 
sur  ses  intérêts  et  sur  ses  devoirs,  d'en  faire  le  soutien  du 
trône,  le  défenseur  de  la  religion,  l'allié  de  la  noblesse  et  le 


88  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

gardien  de  la  richesse  publique,  comme  il  en  est  la  source. 
Il  n'a  pas  réussi;  il  n'a  pas  créé  ce  tiers  état  politique.  On 
répète  volontiers  qu'il  n'a  rien  fondé,  que  ses  pensées  ont 
péri  avec  lui  ;  que  les  chefs  des  peuples  en  sont  le  fléau 
stérile,  le  luxe  onéreux,  qu'il  en  coûte  cher,  pour  employer 
ses  propres  expressions,  d'assister  au  spectacle  donné  par 
leur  activité,  et  que,  la  toile  baissée,  il  n'en  reste  rien. 
Serait-il  vrai  que  les  hommes  dont  notre  pays  a  recherché 
l'autorité  depuis  le  commencement  du  siècle  n'ont  laissé 
qu'un  vain  souvenir?  Ne  resterait-il  rien,  en  effet,  des 
victoires  éclatantes  de  l'Empire,  de  ces  longs  jours  de  paix 
au  travail  consacrés  sous  la  Restauration  et  le  gouverne- 
ment de  Juillet,  des  réformes  économiques  et  des  larges 
travaux  publics  du  dernier  règne,  de  ces  nobles  débats  de 
la  tribune  qui,  tour  à  tour,  ont  appelé  sur  la  France  l'ad- 
miration, l'espoir  ou  les  regrets  du  monde?  Cela  ne  se 
peut  pas.  Tous  ces  efforts  ont  porté  des  fruits.  De  même 
qu'en  se  rangeant  sous  les  lois  du  christianisme,  la  France 
avait  préparé,  il  y  a  seize  siècles,  la  conversion  de  l'Eu- 
rope, de  même  son  code,  sa  philosophie,  sa  littérature, 
ses  mœurs  ont  laissé  son  empreinte  partout  où  elle  a  passé. 
Le  pays  s'était  appuyé  sur  M.  Guizot,  représentant  du 
tiers  état,  élevé  au  premier  rang  par  ses  grands  talents, 
soutenu  par  sa  rare  éloquence,  touchant  d'une  main  pure 
aux  affaires  publiques,  religieux  sans  fanatisme,  sympa- 
thique à  la  noblesse  et  fier  de  son  nom  plébéien,  compre- 
nant l'autorité  qui  s'attache  aux  richesses,  et  restant 
pauvre  au  faîte  du  pouvoir.  Ses  desseins  ne  sont  pas  ou- 
bliés; sa  trace  reste  imprimée  sur  son  époque.  Son  intel- 
ligence a  pu  se  tromper  sur  les  moyens,  et  qui,  d'entre 


UK   M.   Ji:\N-HM>risTi-:   dlmas.  89 

nous,  près  du  pouvoir  ou  dans  les  rangs  du  peuple,  ne  s'est 
pas  trompé?  Sa  conscience,  du  moins,  ne  s'était  pas  mé- 
prise sur  le  but,  et  c'est  une  justice  que  la  postérité  lui 
rendra;  ce  qu'il  voulait  :  l'ordre  et  la  liberté;  le  gouver- 
nement du  pays  par  le  pays,  l'autorité  au\  plus  dignes,  le 
pouvoir  aux  plus  expérimentés,  l'administration  aii\  mains 
les  plus  honnêtes,  la  patrie  forte,  honorée  et  calme,  des 
instruments  désignés  par  la  Providence  le  réaliseront,  mais 
non  sans  travail,  sans  efforts,  sans  épreuves. 

M.  Guizot,  qui,  dans  ses  premières  leçons  à  laSorbonne, 
avait  fait  assister  la  jeunesse  à  la  naissance  troublée  de  notre 
patrie  ,  à  son  développement  puissant  mais  laborieux,  avait 
le  droit  de  dire  à  la  fin  de  sa  carrière,  dans  sa  modeste 
retraite  du  Val-Richer  :  «  Nos  pères  n'ont  pas  vécu  plus  dou- 
cement que  nous;  il  en  coûte  cher  pour  devenir  la  France. 
Pour  conquérir  un  bon  gouvernement,  elle  a  beaucoup 
tenté,  peu  réussi,  jamais  succombé.  Depuis  quatorze  siècles, 
elle  a  subi  les  plus  éclatantes  alternatives  d'anarchie  et  de 
despotisme  ;  elle  n"a  jamais  renoncé  ni  à  l'ordre  ni  à  la 
liberté.  Le  temps  n'est  pas  compté  aux  peuples  pour 
apprendre  à  réussir;  la  France  l'aj^prendra.  Ses  succès  ont 
toujours  surmonté  ses  revers,  et,  lorsqu'elle  aura  vu  pour- 
quoi elle  n'a  pas  réussi,  elle  obtiendra,  en  le  méritant,  le 
succès  qui  lui  a  manqué.  »  Graves  paroles,  paroles  prophé- 
tiques, qui  résument  les  pensées  de  M.  Guizot,  ajjaisées 
par  le  calme  d'une  longue  retraite,  éclairées  par  le  spec- 
tacle des  grands  événements  qu'il  contemplait  avec  impar- 
tialité au  temps  de  la  lutte,  qu'il  jugeait  avec  sérénité  de- 
puis qu'il  en  était  sorti! 

A  l'heure  suprême ,  au  moment  où  sa  belle  âme  allait  se 

ACAD.    FR.  12 


qO  DISCOUKS    DE    RECEPTION 

séparer  de  sa  dépouille  terrestre,  entouré  do  sa  famille  en 
pleurs,  attentive  à  saisir  les  moindres  lueurs  de  cette  lu- 
mière éclatante  qui  s'éteignait  pour  toujours,  ÎM.  Guizot 
mourant  ex[)rimait  en(;ore  en  quelques  paroles  entrecou- 
pées les  mêmes  senliments,  les  sentiments  de  toute  sa  vie  : 
«  ...  11  faut  servir  la  France!...  c'est  un  grand  pays...  pays 
malaisé  à  servir,  inconstant  et  incertain...  mais  il  faut  le 
bien  servir!...  »  Même  en  jugeant  la  France,  il  l'admirait, 
il  l'aimait;  les  derniers  mots  qui  aient  flotté  sur  ses  lèvres, 
se  confondant  avec  son  dernier  soupir,  exhalaient  sa  pas- 
sion pour  cette  patrie  qui,  tour  à  tour,  l'avait  comblé 
d'honneurs  ou  rempli  d'amertumes  et  sur  laquelle ,  dans 
l'effort  où  se  concentrait  sa  pensée  expirante ,  il  appelait 
encore  tous  les  dévouements  des  hommes  et  toutes  les 
bontés  de  Dieu. 

Nous  possédons  plus  d'un  portrait  de  M.  Guizot;  les  uns 
le  représentent  à  la  fin  de  sa  carrière ,  rappelant  l'austère 
physionomie  de  sa  mère  ;  d'autres  le  montrent  aux  premiers 
jours  de  sa  célébrité;  mais  l'admirable  portrait  que  Paul 
Delaroche  a  légué  à  la  postérité  en  restera  pour  elle  l'idéale 
personnification.  Ce  n'est  plus  le  professeur  dans  la  chaire 
savante  de  la  Sorbonne ,  exposant ,  jeune  alors,  ses  larges 
vues  historiques  devant  un  auditoire  sympathique  ;  ce  n'est 
pas  le  philosophe  chrétien  méditant  au  déclin  de  l'âge  les 
leçons  du  passé;  c'est  l'homme  d'Etat  à  la  tribune  dans  sa 
force  et  sa  maturité.  L'autorité  du  professeur  reparaît,  ce- 
pendant l'œil  profond  révèle  un  sentiment  plus  grave  delà 
responsabilité,  un  travail  plus  austère  de  la  réflexion.  Le 
mouvement  énergique  de  la  tète,  la  fermeté  de  l'attitude 
font  revivre,   dans  toute  son  énergie,   l'orateur  politique 


DE    M.    JEAN-BAPTISTIv    DIMAS.  qi 

fidèle  à  ses  hautes  pensées,  maîde  du  hnnultc  de  son  cœur 
en  face  des  partis,  niellant  au  service  de  la  vérité  une  pa- 
role paissante  mais  réglée,  une  passion  énergique  mais 
domptée,  une  âme  calme  dans  un  corps  ému. 

Ce  n'est  pas  Démosthène,  l'honneur  de  l'ancienne  Grèce; 
ce  n'est  pas  Cicéron,  l'honneur  de  la  vieille  Rome;  c'est 
leur  émule,  l'honneur  de  la  jeune  tribune  française,  c'est 
M.  Guizot,  que  l'histoire,  dans  sa  justice,  associera  sans 
effort  aux  deux  plus  grands  orateurs  de  l'antiquité.  Plus 
heureux  que  ses  illustres  prédécesseurs,  il  n'est  pas  mort 
par  le  poison  comme  Démosthène,  fuyant  la  vengeance 
d'Antipater;  il  n'a  pas  été  lâchement  égorgé  comme  Cicé- 
ron,  victime  de  la  fureur  d'Antoine.  Pour  notre  consola- 
tion dans  ces  jours  de  douloureuses  épreuves,  la  Pro- 
vidence a  permis,  nous  épargnant  une  grande  affliction, 
qu'après  avoir  soutenu  les  mêmes  combats  et  subi  les  mêmes 
vicissitudes,  il  ait  fini  ses  jours  en  paix,  dans  une  demeure 
respectée,  au  milieu  des  soins  pieux  de  son  fils,  de  sa  fille 
et  d'une  famille  tendrement  aimée ,  emportant  les  regrets 
du  monde  entier,  pleuré  par  votre  compagnie  qui  l'avait 
pris  pour  guide,  et  dont  la  vénération  avait  encore  grandi 
au  moment  où  la  fortune  l'avait  abandonné. 


I 


RÉPONSE 


DE 


M.  SAINT-RENE  TAILLANDIER 

DIRECTECR   DE   l'aCADÉUIE    FRANÇAISE 

AU  DISCOURS  DE  M.  J.-B.  DUMAS. 


Monsieur, 

C'est  une  heureuse  fortune  pour  rAcadémic  (rançaisc 
d'avoir  pu  donner  à  M.  Guizotun  successeur  tel  que  vous; 
il  était  le  premier  dans  son  ordre,  vous  êtes  le  premier  dans 
le  vôtre. 

Pourquoi  faut-il  que  cette  fête  de  l'intelligence  ne  soit  pas 
aussi  complète  que  nous  l'avions  espéré  ?  A  la  place  que  j'oc- 
cupe aujourd'hui,  pourquoi  faut-il  que  vous  ne  trouviez  pas 
en  face  de  vous  celui  de  nos  confrères  que  la  compagnie 
semblait  avoir  choisi  tout  exprès  pour  cette  occasion  écla- 
tante? C'était  M.  Charles  de  Rémusat  qui, en  vous  répondant, 


q4  HÉPONSE    de    m.    SAINT-RENÉ    TAILLANDIER 

devait    adresser  à  l'illustre  mort  l'hommage  suprême  de 
notre  admiration  et  de  nos  regrets.  Nul  ne  convenait  miciix 
à  une  tâche  si   haute.  Quel  plaisir  nous  nous  promettions 
de  l'entendre!   Il  avait  été,  selon  les  temps,   le  disciple, 
l'ami,  le  collaborateur,  l'adversaire  aussi  courtois  que  dé- 
cidé,   le   contradicteur  aussi   ferme    que    respectueux   de 
M.  Guizot.  Il  avait  le  droit  de  parler  de  lui  en  toute  liberté. 
Il  pouvait  le  juger,  non  pas  d'égal  à  égal,  mais  comme  un 
esprit  de  même  ordre,   de  même  vol,  accoutumé   à  viser 
au  même  but,   initié   aux  mêmes  régions  supérieures.   La 
louange  dans  sa  bouche  aurait  eu  comme  une  saveur  par- 
ticulière ,  les  réserves  les  plus  discrètes  auraient  pris  un 
dramatique  intérêt.  C'eût  été  bien  mieux  qu'une  page  d'his- 
toire, c'eût  été  l'histoire  même  revivant  sous  nos  yeux. 

Pour  moi,  appelé  ici  par  le  simple  hasard  de  nos  tradi- 
tions ,  chancelier  de  l'Académie  au  moment  où  M.  de  Ré- 
musat  en  était  le  directeur,  je  ne  recueille  qu'en  tremblant 
l'héritage  d'un  tel  maître.  Je  n'étais  pas  comme  lui  sur  le 
champ  de  bataille  aux  jours  des  grandes  épreuves.  Lorsque 
la  monarchie  de  i83o  essaya  de  fonder  un  gouvernement 
libre,  je  n'étais  pas  comme  lui  dans  l'ardente  mêlée,  à  côté 
ou  en  face  du  puissant  homme  d'État,  le  soutenant  ou  le 
combattant  tour  à  tour  suivant  les  péripéties  de  l'action.  Je 
n'ai  vu  ces  choses  que  de  loin,  je  n'ai  connu  M.  Guizot 
qu'aux  heures  sereines  de  sa  vieillesse  ;  je  ne  puis  m'expri- 
mer  sur  son  compte  avec  la  haute  indépendance  d'un  Ré- 
musat,  compagnon  fidèle  ou  loyal  adversaire.  J'en  parlerai 
comme  en  parle  la  première  postérité,  la  postérité  immé- 
diate, celle  qui  voit  .se  dessiner,  s'arranger,  se  combiner, 
.sous  une  certaine  lueur  idéale ,  sous  le  chaud  et  bienfaisant 


AU    DISCOURS    DK    M.    JEAN-UAl'TISTE    DIMAS.  Q^ 

rayon  des  meilleurs   souvenirs,  les  physionomies  que  les 
luttes  politiques  avaient  souvent  clé(igurécs. 

Le  trait  qui  frappe  tout  d'abord  dans  la  vie  de  M.  Guizol, 
vous  l'avez  bien  saisi,  Monsieur,  c'est  la  grandeur.  M.  Gui- 
zot  est  un  esprit  de  race  haute  et  fière.   En  toute  chose, 
il  a  le  sentiment  du   grand.  C'est  là  comme  sa  première 
nature,  sa  vocation  originelle.  Il  semble  qu'il  ait  toujours 
vécu  dans  l'atmosphère  des  idées  supérieures.  A  quel  mo- 
ment précis    ce  pâle  jeune  homme  si  grave,   si  austère, 
a-t-il  commencé  à  se  préoccuper  des  questions  vitales  de 
notre  siècle?  On  ne  saurait  le  dire.  Dès  qu'il  prend  la  plume, 
dès  qu'il  monte  en  chaire,  il  est  armé  de  tous  ses  principes. 
Déjà,  il  est  facile  de  le  voir,  la  crise  du  xvni'  siècle  et  de 
la  Révolution   a   provoqué   son  esprit.    Interrogé    par  le 
sphinx,  il  a  répondu  sans  peur.  Le  mot  de  l'énigme,  il  le 
connaît.  Il  démêle  nettement  le  fort  et  le  faible ,  le  bien  et 
le  mal   du   xvni'  siècle;  il  sait  que  le  xvin°   siècle   a  bien 
fait  d'aimer  ardemment  l'humanité,  il  sait  que  le  wni'  siè- 
cle a  mal  fait  de  ne  pas  combattre  ardemment  les  fautes 
de  l'humanité.  C'est  par  là  que  tant  d'inspirations  géné- 
reuses, tant  de  grands  hommes,  tant  d'assemblées  illustres 
ont  conduit  la  France  et  le  monde  aux  abîmes.  Faut-il  donc 
retourner  en  arrière?  Non,  certes.  Ce  serait  le  néant.  L'an- 
cien régime  est  condamné  à  jamais  par  le  juste  jugement 
de  l'histoire  qui  est  le  jugement  de  Dieu.  Sans  quitter  le 
terrain  de  la  société  moderne ,  il  y  a  là  une  œuvre  à  re- 
prendre et  à  refaire.  Nous  savons  à  quels  crimes  et  à  quels 
désastres  ont  abouti  les   fautes  du  win'  siècle,  les  fautes 
de  la  Révolution  et  de  l'Empire;  répudions-les  pour  tou- 
jours. Nous  savons  ce  qu'il  y  a  eu  de  légitime  et  de  néces- 


û6  RÉPONSE    DE    M.    SAINT-RENÉ    TAILLANDIER 

saire  dans  cette  crise  immense  ;  gardons  ce  qu'il  faut  garder, 
faisons  durer  ce  qui  a  mérité  de  vivre.  Et  qu'est-ce  donc 
qui  a  mérite  de  vivre?  Ce  qui  est  conforme  à  l'ordre 
éternel. 

Dans  cette  philosophie  de  l'histoire  par  laquelle  débute 
M.  Guizot  et  que  toute  sa  vie  développera,  on  découvre  dès 
ce  premier  jour  la  vertu  de  l'inspiration  chrétienne.  Vous 
rappelez-vous  comment  il  définit  la  civilisation?  La  con- 
cordance de  deux  éléments,  savoir  l'activité  sociale  et  l'ac- 
tivité individuelle,  le  progrès  des  conditions  extérieures  de 
la  vie  et  le  progrès  de  la  vie  intérieure  de  l'homme.  Pour- 
quoi la  révolution  chrétienne  a-t-elle  été  un  des  grands  le- 
viers de  la  civilisation?  Parce  qu'elle  a  changé  l'homme 
inférieur.  Pourquoi  la  révolution  de  89  a-t-elle  été  aussi 
une  des  crises  fécondes  de  la  civilisation  dans  le  monde 
entier?  Parce  qu'elle  a  changé  les  conditions  extérieures  de 
l'existence  humaine.  L'une  a  régénéré  l'homme  intellectuel 
et  moral,  l'autre  a  régénéré  la  société. 

Ici,  dès  ses  premières  études,  M.  Guizot  se  pose  une 
question  où  se  révèle  le  grand  philosophe.  Ces  deux  élé- 
ments, essentiels  tous  deux,  ont-ils  la  même  force,  la  même 
vertu  d'eificacité?  Et,  si  leur  valeur  est  inégale,  quel  est 
celui  qui  domine  l'autre?  En  un  mot,  est-ce  le  change- 
ment social,  est-ce  le  changement  de  la  personne  qui  a 
le  rôle  par  excellence?  Question  hardie,  car,  suivant  la 
réponse  qu'on  y  fera,  on  décidera  en  môme  temps  si  la 
société  épuise  et  absorbe  l'homme  tout  entier,  ou  bien 
si  l'homme  porte  en  lui  cpielque  chose  de  supérieur  à 
sa  destinée  terrestre.  M.  Guizot  y  répond  par  des  paro- 
les empruntées  à  l'un  des  plus  beaux  discours  de  Royer- 


AU    DISCOURS    DK    M.    JKAN-BAPTISTE    DUMAS.  gj 

Collard  :  «  Les  sociétés  humaines  naissent,  vivent  et  meu- 
rent sur  la  terre;   là   s'accomplissent   leurs    destinées 

Mais  elles  ne  contiennent  pas  l'homme  tout  entier.  Après 
qu'il  s'est  engagé  à  la  société,  il  lui  reste  la  plus  noble 
partie  de  lui-même,  ces  hautes  facultés  par  lesquelles  il  s'é- 
lève à  Dieu,  à  une  vie  future,  à  des  biens  inconnus  dans  un 
monde  invisible...  Nous,  personnes  individuelles  et  iden- 
tiques, nous  avons  une  autre  destinée  que  les  États.  »  Ainsi 
s'exprime  M.  Royer-Collard  dans  son  discours  sur  le  projet 
de  loi  relatif  au  sacrilège,  et  ces  paroles  s'adaptent  avec  une 
précision  merveilleuse  à  la  question  qu'a  posée  M.  Guizot. 
En  résumé,  la  réforme  intérieure  est  bien  autrement  fé- 
conde que  la  réforme  sociale,  et  le  christianisme,  même  au 
point  de  vue  des  intérêts  d'ici-bas,  est  infiniment  supérieur 
à  la  Révolution.  Or,  comme  le  jeune  philosophe  affirme  en 
même  temps  que  ces  deux  foi-ces  agissent  l'une  sur  l'autre, 
que  la  rénovation  individuelle  et  la  rénovation  sociale  sont 
étroitement  liées,  que  le  dehors  se  réforme  par  le  dedans 
comme  le  dedans  par  le  dehors,  que  ces  deux  éléments, 
fussent-ils  séparés  durant  des  siècles  par  des  milliers 
d'obstacles,  finissent  toujours  invinciblement  par  se  re- 
joindre, il  en  résulte  que  l'Eglise  chrétienne  et  la  Révolu- 
tion,  loin  de  se  maudire,  doivent  s'accorder  et  se  prêter 
assistance. 

Où  est  exposé  ce  système  que  je  résume  en  quelques 
mots?  Dans  la  première  leçon  du  cours  sur  la  civilisation  en 
Europe.  Tel  est  le  début  de  la  philosophie  de  l'histoire  chez 
M.  Guizot,  et  cette  philosophie  contient  d'avance  toute  sa 
politique. 

Aussi,    en    i83o,   lorsqu'une   révolution    qu'il   n'a    pas 

ACAD.    FR.  i3 


gS  RÉPONSE    DE    M.    SAINT-RENK   TAILLANDIER 

souhaitée,  qu'il  a  même  regrettée  pai'  la  suite,  substitue 
aux  Bourbons  de  la  branche  aînée  un  prince  de  même  sang, 
de  même  race,  un  prince  français  qui  s'engage  à  respecter 
la  loi  de  la  France,  IM.  Guizot  est  comme  porté  par  les  événe- 
ments. Sa  destinée  l'appelle.  Ministre  de  l'intérieur  en  pleine 
crise,  en  plein  délire,  s'il  est  contraint  de  se  retirer  bientôt, 
il  a  réussi  du  moins  à  sauver  l'ordre  aux  heures  du  plus 
grand  péril  et  à  marquer  sa  place  pour  l'avenir.  Deux  an- 
nées s'écoulent,  deux  années  d'un  perpétuel  orage,  et  le 
jour  où  Casimir  Périer,  qui  dominait  la  tempête,  disparaît 
subitement  emporté  par  la  mort,  il  faut  un  grand  ministère 
pour  remplacer  le  grand  ministre.  Le  cabinet  du  1 1  octo- 
bre i832  se  constitue,  et  M.  Guizot  y  entre  pour  prêter 
sa  collaboration  à  la  fois  à  M.  le  duc  de  Broglie  et  à 
M.  Thiers.  Voilà  l'heure  d'appliquer  sa  doctrine,  voilà 
l'heure  d'employer  toutes  ses  forces  à  la  fondation  d'un 
gouvernement  libre. 

Vous  avez  bien  fait,  Monsieur,  de  rappeler  comme  un 
des  grands  titres  de  M.  Guizot  la  part  qu'il  a  prise  aux 
travaux  de  ce  groupe  illustre.  Cette  fois  il  n'a  plus  à  diriger 
l'intérieur,  il  est  chargé  de  l'instruction  publique.  Est-ce 
déchoir?  Non,  certes.  S'il  n'a  plus  l'action  immédiate,  les 
résultats  prochains ,  il  a  le  long  espoir  et  les  vastes  pensées. 
Quel  domaine  que  celui-là  pour  qui  en  sait  comprendre  la 
valeur!  et  qui  donc  l'a  mieux  comprise  que  M.  Guizot? 
Jamais  ce  ministère  où  se  sont  succédé  tant  d'hommes  de 
haute  valeur  et  de  bonne  volonté  n'a  vu  pareil  grand  maître. 
D'abord  c'est  lui  qui  l'a  constitué.  Il  y  entre  les  mains 
pleines,  et,  dès  le  premier  jour,  il  en  double  l'étendue. 
Pendant  bien  des  années,  le  gouvernement  de  l'instruction 


AU    DISCOURS    DE    M.    JEAN-UAPTISTE    DUMAS.  C)() 

|)iibliqiio  n'avait  été  qu'une  aclniiiiistration  spéciale  sous 
des  noms  illustres;  quand  il  prend  plaee  parmi  les  grands 
services  de  l'Etat,  ce  n'est  que  d'une  la^on  bien  modeste, 
bien  timide,  comme  une  simple  annexe  du  ministère  des 
cultes.  Peu  à  peu,  il  est  vrai,  son  existence  propre  s'alTer- 
mit,  mais  que  son  action  est  restreinte  !  Des  collèges,  des 
facultés,  les  uns  et  les  autres  en  petit  nombre,  voilà  tout 
son  empire.  M.  Guizot  arrive,  tout  change.  Il  ne  se  con- 
tente pas  du  rôle  spécial  de  chef  de  l'Université,  il  veut 
être  véritablement  ministre  de  l'instruction  publique.  Pour 
fonder  ce  ministère  qui  n'existait  (|ue  de  nom  ,  il  réclame  ses 
possessions  et  ses  limites  naturelles.  Le  Collège  de  France, 
le  Muséum  d'histoire  naturelle,  l'Observatoire,  l'I'^cole  des 
chartes,  l'Ecole  des  langues  orientales,  les  bibliothèques, 
le  service  des  encouragements  scientifiques  et  littéraires, 
bien  plus,  et  par-dessus  tout,  l'Institut  de  France,  tous  ces 
nobles  fiefs,  trop  dispersés  jusque-là,  viennent  se  grouper 
sous  sa  main.  Agrandi  par  des  annexions  si  légitimes,  ce 
domaine  est  désormais  le  centre,  non  plus  seulement  de  la 
scolarité,  mais  de  l'enseignement  sous  toutes  ses  formes, 
de  l'instruction  dans  toute  la  force  et  toute  l'ampleur  de  ce 
mot,  le  foyer  des  lettres  et  le  foyer  des  sciences. 

A  peine  installé  dans  ce  royaume ,  qui  est  sa  création  et 
son  œuvre,  M.  Guizot  se  donne  tout  entier  à  la  grande 
affaire  de  l'instruction  du  peuple.  Oh  !  que  ce  n'est  pas  ici, 
comme  chez  tant  d'autres  ,  une  tactique  ,  un  mensonge  ,  une 
hypocrisie!  Il  s'y  donne  de  cœur  et  d'âme,  il  s'y  donne  au 
nom  de  ses  principes  politic(ues  comme  au  nom  de  sa  phi- 
losophie religieuse.  Il  est  persuadé  que  l'instruction  popu- 
laire ,  l'instruction  vraie  ,  saine  ,  digne  de  ce  nom ,  «  est  une 


lOO  REPONSE    DE    M.    SAINT-RENE    TAILLANDIER 

justice  envers  le  peuple  et  une  nécessité  pour  la  société  ». 
Quelques  esprits  se  demandent  avec  inquiétude  si  la  diffu- 
sion de  l'enseignement  dans  les  couches  inférieures  ne  va 
pas  créer  un  péril  social;  M.  Guizot  n'éprouve  pas  cette 
crainte,  à  la  condition  que  la  pensée  religieuse  assigne  à 
l'instruction  son  but,  et  il  répète  avec  joie  cette  belle  pa- 
role d'un  prince  de  l'Eglise  interrogé  précisément  sur  ce 
sujet  :  «  Il  ne  s'agit  plus  de  discuter  la  question;  elle  est 
posée,  sous  peine  de  mort  la  société  doit  la  résoudre. 
Quand  le  wagon  est  sur  les  rails ,  que  reste-t-il  à  faire?  à  le 
diriger.  » 

Le  jour  où  M.  Guizot  se  mit  à  l'œuvre,  le  wagon  n'était 
pas  même  sur  les  rails.  Il  fallait  tout  construire,  rails  et 
wagons,  avant  de  confier  le  train  à  la  machine.  C'est  ce 
que  fit  M.  Guizot  avec  ses  dignes  collaborateurs,  les  Ville- 
main,  les  Cousin,  les  Thénard,  les  Poisson,  les  Guéneau 
de  Mussy.  Il  y  en  a  d'autres  encore,  mais  comment  tout 
dire?  Il  y  en  a  un  surtout  que  je  ne  passerai  pas  sous 
silence.  Je  déplorais  tout  àl'heure  qu'il  n'eûtpasété  accordé 
à  M.  de  Résumât  de  prononcer  à  cette  place  l'éloge  de 
M.  Guizot;  ici,  mon  regret  s'efface  pour  un  instant,  car  je 
me  sens  plus  à  l'aise  qu'il  n'aurait  pu  l'être.  M.  de  Rému- 
sat,  dans  sa  modestie,  ne  nous  aurait  pas  dit  la  part  qu'il 
a  prise  à  cette  charte  de  l'enseignement  primaire. 

La  loi  votée,  M.  Guizot,  sachant  bien  que  de  telles 
chartes  valent  surtout  ce  que  valent  les  hommes  chargés  de  ' 
les  mettre  en  œuvre,  essaye  de  pénétrer  jusqu'à  l'âme  des 
instituteurs  et  d'y  allumer  la  foi  qui  fait  la  vie.  Une  lettre 
adressée  directement  à  chacun  d'eux  leur  trace  un  pro- 
gramme rempli  d'une   sagesse  civique  et  d'une  tendresse 


Al     DISCOURS    DE    M.    JEAN-BAPTISTE    DUMAS.  lOI 

paternelle.  Les  méthodes,  les  notions  pratiques,  les  résul- 
tats obtenus  en  tel  et  tel  pays,  tous  les  secours  possibles 
en  ce  qui  concerne  l'instruction,  le  ministre  les  promet  aux 
instituteurs,  et  il  indique  déjà  les  mesures  prises  pour  faire 
arriver  partout  ces  précieux  renseignements.  «  Quant  à 
l'éducation  morale,  ajoute-t-il  avec  cette  confiance  du  chef 
qui  enflamme  le  zèle  du  soldat,  rien  ne  peut  suppléer  en 
vous  la  volonté  de  bien  faire.  »  Il  leur  rappelle  les  enga- 
gements que  leur  mission  même  leur  impose,  ce  qu'ils  doi- 
vent aux  familles,  ce  qu'ils  doivent  au  pays.  Il  ne  craint 
pas,  lui ,  l'homme  de  haute  culture,  en  parlant  à  ces  hum- 
bles ,  de  mettre  la  science  au-dessous  de  la  culture  de  l'àme. 
«  Vous  le  savez,  les  vertus  ne  suivent  pas  toujours  les 
lumières,  et  les  leçons  que  reçoit  l'enfance  pourraient  lui 
devenir  funestes,  si  elles  ne  s'adressaient  qu'à  son  intelli- 
gence.. .  La  foi  dans  la  Providence ,  la  sainteté  du  devoir ,  la 
soumission  à  l'autorité  paternelle,  le  respect  dû  aux  lois, 
au  prince,  aux  droits  de  tous,  tels  sont  les  sentiments  qu'il 
s'attachera  à  développer.  Jamais,  par  sa  conversation  ou 
son  exemple,  il  ne  risquera  d'ébranler  chez  les  enfants  la 
vénération  due  au  bien  :  jamais,  par  des  paroles  de  haine 
ou  de  vengeance ,  il  ne  les  disposera  à  ces  préventions 
aveugles  qui  créent,  pour  ainsi  dire,  des  nations  ennemies 
au  sein  de  la  même  nation.  »  On  ne  peut  qu'applaudir  à  la 
vigueur  de  ce  langage,  et  tout  aussitôt  quelle  simplicité, 
quelle  noblesse  familière,  en  leur  parlant  des  hommes  près 
desquels  ils  sont  appelés  à  vivre,  le  maire,  le  curé,  le  pas- 
teur! Gomme  il  apprécie  ce  ministère  «  qui  répond  à  ce 
qu'il  y  a  de  plus  élevé  dans  la  nature  humaine  »  !  Enfin,  lui 
qui  vient  de  condamner  l'hypocrisie  à  l'égal  de  l'impiété. 


lOa  RÉPONSE    DE    M.    SAINT-RENÉ    TAILLANDIER 

avec  quelle  netteté  il  conclut  en  ces  termes  :  «  Rien  n'est 
plus  désirable  que  l'accord  du  prêtre  et  de  l'instituteur  !  » 
Ainsi  s'exprime  cette  lettre  adressée  personnellement  à 
chacun  des  maîtres  d'école  chargés  de  mettre  en  pratique 
la  loi  du  28  juin  1783.  Ils  étaient ,  grâce  à  lui ,  près  de  qua- 
rante mille.  Et  qui  donc  avait  tracé  ce  programme  ?  Qui 
donc  avait  écrit  ces  paroles  empreintes  de  tant  de  force  et 
de  bonne  grâce?  Nous  ie  savons  de  M.  Guizot  lui-même  qui 
nous  l'a  révélé  dans  ses  Mémoires  (i),  c'était  M.  Charles  de 
Rémusat. 

Je  me  suis  arrêté  sur  cette  loi  de  l'instruction  primaire 
qui  est  assurément,  avec  les  leçons  de  la  Sorbonne ,  le  grand 
titre,  le  titre  incontestable  de  M.  Guizot.  Je  suis  sûr,  en 
parlant  ainsi,  de  ne  pas  manquer  à  sa  mémoire.  C'était  là, 
aux  heures  d'épanchement  familier,  son  propre  jugement 
sur  lui-même.  Un  des  témoins  de  sa  vie,  un  des  confidents 
intimes  de  sa  pensée,  me  disait  dernièrement  que  dans  cette 
destinée  si  grande,  si  pleine,  si  tragique,  les  meilleurs  sou- 
venirs, les  souvenirs  auxquels  il  s'attachait  avec  la  satisfac- 
tion la  plus  douce,  c'était  son  cours  d'histoire  à  la  Faculté 
des  lettres  et  sa  loi  de  l'enseignement  primaire. 

Est-ce  à  dire  que  M.  Guizot  fît  bon  marché  du  rôle  qu'il 
avait  rempli  dans  les  terribles  épreuves  du  gouvernement 
de  Juillet?  Du  mois  d'octobre  i832  au  mois  d'avril  i836, 
du  mois  d'octobre  i84o  jusqu'à  la  révolution  du  2/i  février 
1848,  il  n'a  pas  quitté  la  bataille  un  seul  jour.  Tantôt  il 
défendait  la  monarchie  nouvelle  dans  un  ministère  de  con- 
ciliation, avec  des  collègues  plus  disposés  à  tendre  leur 


(1)  Voyez  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  mon  temps,  etc.  III,  chap.  xvi, 
page  15. 


AU    DISCOURS    DE    M.    JEAN-IJAPTISTE    DUMAS.  loi 

voile  au  vent,  esprits  non  pas  pins  élevés,  mais  plus  sou- 
ples ,  et  dont  la  souplesse  était  une  force  ;  tantôt  il  la  dé- 
fendait à  la  tète  d'un  ministère  étroitement  homogène  dont 
il  était  l'àme  et  le  bras.  En  des  situations  si  diverses, 
sa  vie  a  été  toujours  la  même,  toujours  fidèle  à  son 
but,  obstinée,  opiniâtre,  toujours  une  vie  d'ambition  et 
de  combat.  Eh  bien,  après  la  catastrophe,  M.  Guizot 
vaincu,  renversé,  faisait-il  bon  marché  de  ces  ardents  et 
malheureux  efforts,  comme  un  grand  artiste  abandonne 
une  œuvre  manquée?  Non,  cette  œuvre  qui  pouvait  réussir 
et  qui  a  si  cruellement  échoué,  il  la  revendique  avec  une 
fierté  altière  ;  il  n'a  écrit  ses  Mémoires  que  pour  raconter 
sa  politique,  pour  la  justifier,  pour  la  glorifier. 

M.  Guizot,  en  effet,  ne  croyait  pas  avoir  failli.  Fort  de 
sa  conscience,  assuré  de  ce  qu'il  avait  voulu,  il  pouvait 
porter  le  front  haut  après  sa  défaite  comme  il  l'avait  porté 
dans  la  bataille.  Il  pouvait  se  féliciter  de  l'immense  service 
qu'il  avait  rendu  au  pays  en  prévenant  la  guerre  euro- 
péenne. Dans  cette  période  de  plus  de  sept  années  où  il 
dirigea  notre  politique  étrangère,  que  de  périls  menaçaienl 
la  France!  De  récentes  publications  venues  d'Angleterre  et 
d'Allemagne,  — je  le  dis  avec  certitude,  ayant  eu  l'occa- 
sion d'y  regarder  de  près,  —  ne  laissent  aucun  doute  sur 
ce  point.  Ceux  qui  l'attaquaient  alors  le  plus  amèrement 
sont  obligés  désormais  de  tenir  un  autre  langage.  Nous 
savons  mieux  que  nos  devanciers  quel  était  contre  la  France 
de  i83o  le  mauvais  vouloir  d'une  partie  de  l'Europe,  nous 
savons  ce  qu'il  a  fallu  de  prudence,  de  fermeté,  de  patrio- 
tisme, pour  résister  à  la  fois  et  aux  sourdes  hostilités  du 
dehors  et  aux  violentes  excitations  du  dedans.  Si  M.  Guizot 


Io4  RÉPONSE    DE    M.    SAINT-RENÉ    TAILLANDIER 

n'a  pas  été  toujours  bien  inspiré  dans  ses  entreprises  diplo- 
matiques (et  ce  n'est  pas  ici  qu'il  conviendrait  de  soulever 
de  pareils  problèmes),  l'histoire,  mieux  iaCormée  qu'il  y  a 
trente  ans,  affirme  qu'en  somme,  et  tout  mis  en  balance, 
cette  longue  gestion  de  nos  affaires  étrangères  est  un  titre 
considérable  dans  la  vie  du  ministre.  On  peut  encore  dis- 
cuter certains  actes  ;  l'intention  fut  toujours  patriotique,  la 
pensée  fut  toujours  droite  et  haute.  D'où  vient  donc  cepen- 
dant que  M.  Guizot  préférait  d'autres  souvenirs,  comme 
nous  l'affirment  ceux  qui  l'ont  le  mieux  connu  ?  C'est  qu'il 
savait  bien  que  ces  souvenirs-là ,  souvenirs  d'étude  con- 
quérante, souvenirs  d'action  libérale  et  féconde  ,  ne  se- 
raient pas  contestés.  J'accepte  pour  ma  part  cette  indica- 
tion précieuse,  et  comparant ,  comme  cette  idée  m'y  invite, 
sa  philosophie  politique  générale  avec  son  action  politique 
particulière,  j'arrive  à  cette  conclusion  qui  me  paraît  la 
vérité  même  :  M.  Guizot  a  été  un  grand  philosophe  poli- 
tique encore  plus  qu'il  n'a  été  un  grand  homme  d'Etat. 

Dans  cette  histoire  de  France,  qu'il  a  si  bien  racontée  à 
ses  petits-enfants  ,  ayant  à  peindre  un  des  désastres  de  nos 
vieilles  guerres,  la  bataille  de  Poitiers,  la  défaite,  la  prise, 
la  captivité  du  roi  Jean,  il  emprunte  à  un  chroniqueur  du 
temps  une  scène  singulièrement  dramatique  et  touchante. 
L'armée  du  roi  est  vaincue ,  ses  meilleurs  soldats  ont  suc- 
combé, ses  grands  chevaliers  sont  morts.  Seul,  entouré 
d'ennemis  qui  le  pressent  de  toutes  parts,  et  n'ayant  au- 
près de  lui  que  son  plus  jeune  fils,  le  roi  Jean  continue  à 
se  battre.  Sa  hache  à  la  main,  il  frappe,  il  frappe,  et  les 
coups  qu'il  porte  en  tous  sens  le  couvrent  comme  d'une 
muraille  de  fer.  Pendant  ce  temps,  le  jeune  prince,  serré 


ai;  niscoi  rs  ni:  m.  ji^an-baptisti:  ihmas.  io5 

contre  son  jjùi-e  ,  raverlit  de.  chaqiio  point  où  se  renou- 
velle l'attaque.  «  Père,  gardez-vous  à  droite!  Père,  gar- 
dez-vous à  gauche  !  »  et  le  roi ,  après  d'héroïques  efforts , 
est  obligé  de  rendre  son  épée.  Drame  terrible,  sombre  et 
douloureuse  image!  Hélas!  c'est  l'image  de  M.  Guizot  dans 
la  dernière  partie  de  sa  carrière  d'homme  d'État. 

Lui  aussi,  dans  la  mêlée,  il  entend  ce  cri  sinistre,  cet 
avertissemeni  désespéré  ;  et  comme  il  se  porte  résolu- 
ment partout  où  il  croit  voir  l'ennemi ,  l'ardeur  de  la  dé- 
fense nuit  à  la  sagesse  des  conseils.  Où  est  cette  puis- 
sance de  l'esprit  qui  permet  de  rester  calme  dans  la  tem- 
pête, afin  de  veiller  à  tout?  où  est  cette  souplesse  hardie 
qui  désarme  l'assaillant  en  lui  cédant  à  propos?  où  est  ce 
don  de  saisir  au  vol  les  secrètes  pensée sd'un  pays,  de  ne 
pas  s'isoler  sur  les  sommets,  de  ne  pas  s'enfermer  dans  sa 
pensée  hautaine  et  solitaire,  de  se  tenir  en  communication 
avec  le  sentiment  public?  Est-ce  que  la  politique,  avec  un 
fonds  de  doctrines  supérieures  et  de  principes  invariables, 
ne  doit  pas  être  avant  tout  le  grand  art  de  démêler  les 
choses  opportunes?  La  voix  qui  lui  crie  :  «  Gardez-vous  à 
droite!  gardez-vous  à  gauche!  »  c'est  la  sienne.  Il  n'en- 
tend que  ce  cri  intérieur;  il  n'entend  pas  tant  de  voix  amies 
qui  lui  répètent  :  Prenez  garde  !  ne  jouez  pas  le  jeu  de  vos 
adversaires,  ne  leur  donnez  pas  de  justes  griefs,  ne  refusez 
pas  les  réformes  bienfaisantes,  ne  provoquez  pas  les  révo- 
lutions désastreuses,  ne  faites  pas  le  vide  autour  du  trône, 
ne  faites  pas  que  les  cœurs  se  ferment, 

Ne  faites  pas  des  coups  d'une  bride  rebelle 
Cabrer  la  liberté  qui  vous  porte  avec  elle  (1)  ! 

(1)  Victor  Hugo  ,  les  Feuilles  d'automne. 

ACAD.  FR.  l4 


Io6  RlCPOiNSE    DE    M.    SAINT-RENK    TAILLA.NDllin 

Un  jour,  I;i  libortt'",  qui  portail  si  noblement  la  monar- 
chie de  Juillet,  se  cabra...  ou  plutôt  la  déliance,  la  désaf- 
fection, provoquées  par  l'inflexibilité  du  ministre,  paraly- 
sèrent un  instant  la  défense  nationale.  Un  instant,  ce  fut 
assez.  Il  V  a  toujours  dans  notre  malheureux  pays  quelques 
centaines  de  factieux  pour  mettre  à  profit  les  défaillances 
ou  les  malheurs  du  pouvoir. 

M.  Guizot  tomba,  d'une  chute,  hélas!  désastreuse.  Heu- 
reux les  réf^imes,  bien  heureux  les  pays  où  de  tels  hommes 
ne  tombent  que  sous  l'action  légale  du  Parlement!  Si 
M.  Guizot  eût  disparu  ainsi  de  la  scène  active,  il  eût  laissé 
à  d'autres  le  soin  et  l'honneur  d'accomplir  une  réforme  né- 
cessaire, c'est-à-dire  de  préparer  une  représentation  du 
pays  moins  inexacte  et  moins  trompeuse.  Son  plus  grand 
malheur  fut  d'entraîner  dans  sa  chute  une  famille  royale 
qu'il  avait  servie  loyalement,  et  qui,  rattachant  le  présent 
au  passé,  conduite  par  un  chef  libéral  et  sage,  protégée 
par  une  mère  admirable ,  honorée  par  des  princes  tout  dé- 
voués à  la  patrie,  était  digne  de  présider  longtemps  encore 
aux  destinées  de  la  France. 

Je  n'ai  pas  dissimulé  les  fautes  de  notre  illustre  con- 
frère. A  l'égard  d'un  tel  homme,  la  franchise  est  un  hom- 
mage. On  épargne  les  petits  et  les  faibles;  traiter  ainsi 
M.  Guizot ,  ce  serait  lui  faire  injure.  Vous  avez  eu  ce  même 
sentiment,  Monsieur,  et  de  là  vos  réserves  si  nettement 
conçues,  si  discrètement  indiquées.  Tout  cela,  du  reste,  me 
ramène  à  la  pensée  principale  de  ce  discours.  A  qui  donc 
faut-il  imputer  les  catastrophes  dont  nous  venons  de  parler? 
A  M.  Guizot,  philosophe  politique?  ou  à  M.  Guizot,  homme 
d'État?  A    l'homme   d'État,    évidemment.    C'est    l'homme 


Al     DISCOl  US    hK    M.    .IKAN-UAPTISTE    Dl  MAS.  I O J 

d'Ktat  qui  s'est  trompé.  Quant  à  celui  que  j'ai  appelé  «  le 
philosophe  politique  »,  il  reste  à  l'abri  de  toutes  les  at- 
teintes. Personne  n'a  mieux  compris  la  situation  tragique 
de  notre  siècle;  personne  n'a  mieux  indiqué  le  problème 
de  vie  ou  de  mort  à  résoudre,  et  sa  chute  même  n'a  lien 
enlevé  à  l'autorité  de  ses  doctrines. 

Aussi,  quand  il  revint  en  France  après  l'orage,  quelle 
sérénité  dans  toute  sa  personne!  Rien  de  plus  noble,  rien 
de  plus  aimable  que  les  vingt  dernières  années  d'une  telle 
\\c.  L'homme  de  lutte  a  disparu,  sauf  peut-être  dans  les 
débats  intérieurs  de  l'Église  protestante,  l^arlout  ailleurs , 
on  ne  trouve  plus  que  le  grand  esprit  calmé,  apaisé,  heu- 
reux de  plaire,  toujours  en  possession  de  sa  force,  mais 
d'une  force  qui  rayonne,  —  si  je  puis  ainsi  parler  ,  —  revê- 
tue de  bonne  grâce  et  de  sympathie  persuasive.  A  cette 
période  appartiennent  quelques-uns  de  ses  plus  beaux 
ouvrages.  Les  naéditations  chrétiennes  du  vieillard  vont 
rejoindre  et  compléter  les  leçons  du  jeune  maître  sur  la 
civilisation.  Il  écrit  ses  Mémoires,  un  des  livres  les  plus 
instructifs  et  même  les  plus  attrayants  de  nos  jours,  soit 
que  le  chef  politique,  provoquant  la  contradiction,  nous 
oblige  à  penser  par  nous-mêmes;  soit  que  l'homme, 
l'époux,  le  père,  l'ami,  apparaissant  çà  et  là  en  des  pages 
familières  et  tendres,  éveille  autant  de  sympathie  qu'il  ins- 
pirait de  respect.  Que  de  peintures  magistrales  lui  doit  la 
Revue  des  Deux-Mofides  f  Ici,  c'est  la  vie  de  sir  Robert  Veel  ; 
là,  un  portrait  magnifique  du  duc  de  Rroglie.  En  même 
temps  qu'il  parle  aux  hommes,  avec  quelle  grâce  il  raconte 
l'histoire  de  France  à  ses  petits-enfants!  Les  grands  en- 
fants aussi  pourraient  y  apprendi-e  bien  des  choses.  La 


I08  RÉPONSE    DE    M.    SAINT-RENÉ    TAILLANDIER 

France,  le  passé  de  !a  France,  l'avenir  de  la  France,  c'était 
sa  préoccupation  de  toutes  les  heures.  Le  jour  où,  à  cette 
place,  il  recevait  Prévost-Paradol ,  vous  avez  entendu 
tomber  de  ses  lèvres  ces  paroles  d'espérance  qui  réson- 
naient comme  un  chant.  Ft,  après  nos  désastres,  quelle 
loi  invincible  il  entretenait  dans  les  âmes  1  On  reprenait 
confiance  en  s'approehanl  de  lui.  A  l'Académie  française, 
ù  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  à  l'Aca- 
démie des  inscriptions  et  belles-lettres,  dans  sa  demeure  de 
Paris  si  aisément  accessible  à  tout  homme  de  bon  vouloir, 
dans  sa  retraite  patriarcale  du  Yal-Rieher  ;  partout  enfin  il 
suffisait  de  l'entendre  pour  se  sentir  revivre.  Ses  novissima 
verba  ont  été  \\\\  appel  aux  générations  présentes.  Laissez- 
moi  les  redire,  ces  derniers  mots  que  vous  avez  empruntés 
à  un  beau  récit  de  notre  confrère  M.  Guvillier-Fleury  et  que 
vous  venez  de  commenter  éloqucmment.  Il  est  bon  de  se 
renvoyer  de  telles  paroles,  comme  dans  le  chœur  antique 
la  strophe  et  l'antistrophe,  il  est  bon  de  les  confier  aux 
échos  (i).  ((  La  France!  disait-il  d'une  voix  brisée,  quand 
déjà  la  mort  avait  la  main  sur  lui  ;  c'est  un  pays  difficile  à 
servir...  Il  faut  le  servir,  le  bien  servir.  La  France...  » 
Quand  la  belle  âme  s'envola  vers  Dieu,  elle  disait  encore  : 
«  La  France  !  » 

Vous  avez  rappelé.  Monsieur,  avec  beaucoup  de  bonheur 
un  des  travaux  qui  honorèrent  cette  généreuse  vieillesse; 
seulement,  sur  ce   point  vous  ne  pouviez  pas  tout  dire,  et    ' 
ce  m'est  une   tâche   bien  douce  de  compléter  votre  récit. 

(1)  Voyez  dans  le  Jotn-iidl  des  Dfibats  du  mercredi  Itl  seiilembre  187i  la 
noble  et  touchante  lettre  que  M.  Cuvillier-FIeury  écrivait  de  Lisieux,  le 
15  septembre,  sur  les  derniers  moments  de  M.  Guizot. 


AU    DlSGOUllS    DE    M.    JKAN-UAl'TISTE    DIMAS.  I  Oq 

Lorsqu'au  mois  de  janvier  1870  l'honorable  iM.  Segris  lut 
appelé  par  l'empereur  Napoléon  III  au  ministèie  de  l'ins- 
Iruclion  publicjue,  lu  première  pensée  de  ce  loyal  esprif 
lui  d'assurer  à  la  France  la  liberté  de  l'enseignement  supé- 
lieur.  Il  nomma  donc  une  commission  chargée  de  prépare!- 
un  projet  de  loi.  La  présidence  de  droit  lui  appartenait  ;  il 
donna  la  présidence  réelle  à  celui  qui,  trente-sept  ans  au- 
paravant, avait  eu  la  gloire  de  fonder  l'enseignement  pri- 
maire par  toute  la  France.  Vous  avez  cité  une  des  séances 
mémorables  de  cette  commission;  vous  avez  dit  devani 
((uels  hommes  iM.  Guizot  exposait  la  philos(qjliie  de  la 
question,  s'effoi-çant  de  concilier  la  liberté  de  chacun  avec 
le  droit  de  l'État  :  M.  de  Rémusat,  M.  Andral,  M.  Saint- 
Marc-Girardin,  M.  Dubois,  M.  Denonvilliers,  M.  Prévost- 
Paradol,  le  Père  Captier,  qui  devait  péiir  un  an  plus  tard 
sous  les  coups  des  assassins  de  la  Commune  :  et  qu(>  de 
noms  illustres  s'ajouteraient  à  cette  liste  si  nous  citions  les 
vivants!  Ce  que  vous  ne  pouviez  pas  dire,  le  voici  :  Le  jour 
où  la  commission,  après  une  discussion  approfondie,  eut 
arrêté  les  principes  de  la  loi,  M.  Guizot,  obligé  de  parlii- 
pour  le  \  al-Hicher,  mais  veillant  toujours  sui-  l'achèvement 
de  son  œuvre,  dut  céder  le  fauteuil  à  l'un  de  ses  collabora- 
teurs. Qui  choisit-il  parmi  tant  de  personnes  éminentes? 
Il  choisitle  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  sciences, 
le  maître  des  grandes  chaires,  celui  (pii  tant  de  fois,  au  (  lol- 
lège  de  France,  en  Sorbonne,  à  la  Faculté  de  médecine, 
avait  transporté  d'enthousiasme  un  immense  auditoire,  l'au- 
teur des  Leçons  de  Philosophie  chimique,  l'auteur  de  XEssai 
de  Statique  chimique  des  êtres  orfjnnisés,  le  fondateur  de 
l'école  centrale  des  arts  et  manufactures,  bref,  le  piomo- 


IlO  «KPONSE    DE    M.    SAINT-RE-NK    TAILLANDIER 

teur,  le  directeur  du  haut  enseignement  en  toute  matière 
de  science  pure  ou  de  science  apj)liquée  à  l'industrie.  Voilà 
les  titres  que  se  rappelait  M.  Guizot  lorsqu'il  vous  priait  de 
prendre  sa  place  comme  président  de  la  commission.  C'est 
lui,  on  le  dirait,  qui,  cette  fois  encore,  nous  les  présente 
et  vous  introduit  ici  par  la  main. 

Entre    M.    Guizot   et   vous,    Monsieur,    il  y   a   d'autres 
liens,   d'autres   rapprochements,    soit   de    ressemblance, 
soit  de  contraste.  Vous  avez  professé  la  philosophie  des 
sciences  comme  il  avait  professé  la  philosophie  de  l'histoire, 
et  tous  les  deux,  à  quinze  ans  de  distance,  en  des  conditions 
si  diverses,  devant  un  public  si  dissemblable,  vous  avez  rem- 
porté les   mêmes  triomphes.  Voilà   une    ressemblance   de 
forme,  c'est-à-dire  de  succès;  quel  contraste,  si  l'on  regarde 
au  fond  des  choses!  M.  Guizot  cherchait  les  lois  de  l'his- 
toire, ces  lois  qu'il  faut  dégager  de  tous  les  conflits  des  in- 
térêts, de  toutes  les  fureurs  des  passions,  perpétuel  chaos 
qui  aurait  découragé  une  âme  moins  forte,  un  esprit  moins 
lumineux  et  moins  tenace.  Vous,   Monsieur,   quand  vous 
cherchez  les  lois  de  la  création,  rien  ne  trouble  vos  recher- 
ches, vous  pouvez  suivre  librement  l'élan  de  votre  génie , 
varier  vos  expériences,  vérifier  vos  conjectures;  et  quelle 
joie  sublime  le  jour  oiî,  sur  un  point  du  cosmos,  vous  pé- 
nétrez dans  le  fond  même  du  laboratoire  divin ,   dans  ce 
fond  au-delà  duquel  il  n'y  a  plus  que  l'infini,  l'insondable, 
l'inaccessible  ! 

11  faudrait  un  de  vos  disciples,  Monsieur,  un  de  ceux  qui 
à  leur  tour  sont  devenus  de  glorieux  maîtres,  pour  appré- 
cier ici  l'ensemble  de  vos  travaux.  Je  devrais  passer  la  pa- 
role à  notre  cher  confrère   M.  Claude  Bernard,  qui  déjà 


AL'     DlSrOl  US     l)K     M.     JKAN-BAPTISTK     IJIMAS.  III 

dans  nos  n'-iinions  parliculirres  nous  a  exposé  vos  titres 
avec  tant  de  précision  et  d'autorité.  Depuis  le  ten)j)S  où  ,  tout 
jeune  encore,  à  Genève,  vous  étonniez  des  hommes  tels 
que  Candolle  et  Saussure,  où  vous  deveniez  le  collaboi'a- 
teur  de  Prévost,  où  vos  découvertes  affermissaiciil  une 
science  toute  nouvelle ,  la  chimie  organique ,  et  agran- 
dissaient la  physiologie  ;  depuis  ces  hardis  mémoires  de 
votit"  vingtième  année  jusqu'aux  œuvres  jHiissantes  du 
secrétaire  perpétuel,  que  de  conquêtes  sur  la  nature  pen- 
dant plus  d'un  demi-siècle!  J'interroge  ceux  (pii  ont  le 
droit  de  parler  en  juges,  tous  me  répondent  de  même  :  de 
l'aveu  de  tous,  c'est  vous  qui  êtes  le  vrai  continuateur  de 
Lavoisier.  Nul  ne  s'est  tenu  plus  près  de  ce  grand  modèle 
par  l'ensemble  des  vues  et  l'importance  des  découvertes. 

Que  nous  sommes  loin  ici  de  ces  anecdotes  de  la  nature , 
comme  disait  spirituellement  Fcjntenelle  (i),  de  ces  obser- 
vations de  détail  rassemblées,  mais  non  classées,  et  d'où 
l'induction  n'osait  faire  jaillir  aucun  principe!  Voici  les  lois 
qui  apparaissent.  Lavoisier  a\ait  émis  de  merveilleuses  hy- 
pothèses sur  la  manière  dont  la  vie  se  transmet  à  la  surface 
de  la  terre.  Vous  vous  attachez  à  cette  intuition  du  génie, 
et  bientôt,  aidéde  votre  illustre  ami,  M.  Boussingault,  vous 
dévoilez  la  simplicité  admirable  des  rapports  qui  unissent 
les  deux  règnes  de  la  nature  vivante  et  des  différences  qui 
les  séparent.  Les  analyses  que  vous  donnez  de  l'air,  de 
l'eau,  de  l'acide  carbonique  ,  fixent  définitivement  la  com- 
position numéiiqu(;  de  ces  principes  de  vie. 

Spectacle  vraiment  grandiose  en  sasimplicité  !  Où  sont-ils, 

(I)  Éloge  de  M.  Humbei-g. 


112  IlÉPONSE    DF.    IM.     SAINT-RP:Nr;    TAILKAîNDIKR 

ces  éléments  qui  animent  tout  ici-bas?  Dans  le  riche  foyer 
de  l'atmosphère  fécondée  par  le  soleil.  C'est  là  que  le  végé- 
tal les  saisit  au  passage,  et  aussitôt  s'accomplit  une  trans- 
mutation magique.  Ces  principes  vitaux,  par  cela  même  que 
le  végétal  s'en  nourrit,  il  les  absorbe,  il  les  élabore,  il  les 
transforme,  puis  les  livre  à  l'animal  qui,  pour  en  tirer  à 
son  tour  tous  les  degrés  de  la  vie ,  les  consomme  ,  les  brûle  , 
et  linalement  les  restitue  à  l'atmosphère  où  la  végétation 
va  les  reprendre.  Ainsi,  sur  tous  les  points  de  l'espace,  à 
tout  instant  de  la  durée ,  le  cercle  se  reforme  et  la  série  re- 
commence. Quoi  de  plus  grand  et  de  plus  simple?  N'est-ce 
pas  en  écoutant  ces  démonstrations  sublimes  qu'on  pénètre 
dans  le  laboratoire  le  plus  caché  de  la  nature,  qu'on  touche 
du  doigt  le  fond  même  du  creuset? 

Ce  n'est  pas  tout.  Quand  vous  exposiez  ces  résul- 
tats, vous  donniez  la  certitude  de  la  science  aux  con- 
ceptions extraordinaires  de  Lavoisier.  Tâche  bien  belle  as- 
surément! il  y  en  a  une  plus  belle  encore.  Voici  tout  un 
domaine  dont  vous  avez  pris  possession  en  rectifiant  les 
doctrines  de  ce  grand  homme.  Dans  les  idées  de  Lavoisier, 
la  matière  était  soumise  à  une  sorte  de  dualisme  universel. 
L'infinie  variété  des  êtres,  au  point  de  vue  chimique,  se 
réduisait  à  deux  catégories  opposées  l'une  à  l'autre  ,  et 
chacun  des  corps  représentait  une  alliance  de  ces  con- 
traires. Berzélius,  l'illustre  Suédois,  travaillant  dans  le 
même  esprit,  avait  donné  à  ce  système  une  nouvelle  con- 
sécration. Berzélius,  Lavoisier,  voilà  des  autorités  souve- 
raines, et  il  fallait  autant  de  force  que  de  hardiesse  pour 
briser  la  barrière  construite  par  de  telles  mains.  C'est  pré- 
cisément ce  que  vous  avez  fait.  Le  premier  parmi  les  maî- 


AL'    DISCOURS    Dli    M.    JliAN-BAl'TISTIi    DIMAS.  Il3 

très,  vous  avex  considéré  les  divers  corps  comme  des  édi- 
fices dont  les  maléiiaux  peuvent  être  remplacés  par  d'autres 
matériaux  de  substance  différente,  sans  que  l'équilibre  gé- 
néral soit  détruit.  Assurément,  ces  substitutions  ne  peuvent 
se  l'aire  au  hasard  ;  vous  avez  donné  les  règles ,  vous  avez 
décrit  les  méthodes.  Par  cette  théorie  ,  vos  émules  le  procla- 
ment,  la  chimie  a  centuplé  sa  puissance;  une  carrière  lui 
est  ouverte  dont  le  terme  ne  sera  pas  atteint  d'ici  à 
bien  des  années.  Que  de  corps  nouveaux,  doués  de  pro- 
priétés inattendues  ,  nous  sont  ainsi  révélés  de  jour  en  jour! 
Tantôt  c'est  l'art  ou  l'industrie  qui  en  profite,  tantôt  c'est 
l'humanité.  Voici  un  blessé  à  qui  la  souffrance  arrache 
des  cris;  voici  un  malade  qui  ne  peut  être  sauvé  que  par 
une  opération  effroyable;  le  médecin  lui  fait  respirer  une 
substance  qui  le  meta  l'abri  de  la  torture,  et,  l'opération 
faite  ,  le  patient ,  je  me  trompe,  le  pauvre  endormi  se  réveille 
comme  d'un  songe.  L'antiquité  aurait  dit  :  Quel  dieu  l'a 
sauvé?  Virgile  aurait  été  tout  heureux  de  voir  un  de  ses 
beaux  vers  devenu  plus  vrai  encore  et  plus  expressif  qu'au- 
paravant : 

Quics  mortalibus  aegris 
Incipit  et  dono  divùm  gratissima  serpit. 

D'où  vient  donc  ce  sommeil  libérateur?  Quelle  est  cette 
substance  inconnue  à  nos  pères?  Nommons-la,  sans  péri- 
phrase, du  nom  que  vous  lui  avez  donné  :  c'est  le  chloro- 
foime,  un  corps  que  nous  ne  posséderions  pas,  Mon- 
sieur, sans  votre  théorie  des  substitutions. 

Ce  n'est  pas  là  le  seul  exemple  de  l'influence  salutaire  de 
Vos  découvertes.  On  peut  dire  que  le  caractère  distinctil 

ACAD.  FR.  i5 


Il4  HÉPONSE    DE    M.     SAINT-UEiNÉ    TAILLANDIER 

et  continu  de  vos  travaux  est  l'application  de  la  science  à 
l'utilité  commune.  Du  haut  des  sphères  supérieures,  jamais 
vous  ne  perdez  la  terre  de  vue.  Vous  n'êtes  pas  un  conqué- 
rant égoïste,  vous  voulez  que  chacune  de  vos  victoires  aug- 
mente le  bien-être  de  tous.  Vous  semez  et  récoltez  pour 
l'artiste,  pour  l'industriel,  pour  l'agriculteur,  pour  tous 
les  soldats  de  l'armée  du  travail.  Vous  veillez  sur  l'cnlant 
des  collèges ,  sur  l'apprenti  des  manufactures.  A  voir  toutes 
les  associations  que  vous  présidez,  toutes  les  entreprises 
de  perfectionnement  social  et  moral  dont  vous  êtes  l'ins- 
pirateur, on  se  console  de  certains  reproches  adressés  à 
notre  pays.  Non ,  il  n'est  pas  vrai  que  la  race  anglo-saxonne , 
que  la  société  anglaise  ou  américaine  ait  le  privilège  des 
créations  où  se  déploie  l'initiative  privée.  Il  n'est  pas  vrai 
que  le  génie  de  la  France  soit  impropre  aux  travaux  de  la 
liberté  individuelle.  Vous  en  êtes  une  preuve  vivante,  et 
cette  preuve ,  nous  pouvons  la  montrer  à  nos  amis  comme 
à  nos  ennemis.  Votre  activité  a  constitué  une  sorte  de  mi- 
nistère de  l'instruction  publique ,  un  ministère  qui  est  à 
vous  ,  qui  est  votre  œuvre  ,  qui  ne  craint  pas  les  vicissitudes 
politiques  ,  et  qui,  sans  parler  du  bien  qu'il  fait  en  détail , 
est  un  encouragement  général  et  un  viril  exemple. 

L'inventeur  est  quelquefois  jaloux  et  mystérieux.  C'était 
le  tort  de  l'ancienne  chimie ,  et  Fontenelle  ne  l'a  point  dis- 
simulé. Vous,  Monsieur,  vous  êtes  tout  à  tous.  Non-seule- 
ment votre  science  n'a  point  de  secrets ,  mais  elle  encourage  ' 
tous  les  efforts.  Combien  l'histoire  nous  en  montre  de  ces 
chercheurs  de  génie,  qui  tombent  à  moitié  chemin,  faute 
d'une  main  secourable!  Ce  secours  d'une  sympathie  effi- 
cace ,  pourvu  qu'il  soit  bien  placé  et  alors  même  qu'il  peut 


AL'    DISCOURS    UI-:    M.    JEAN-BAPTISTE    DUMAS.  Il5 

y  avoir  (jiicl(jiios  doutes  sur  le  succès  final ,  vous  ne  le  refu- 
sez jamais.  ^  ous  entrelonezla  foi  cl  l'espérance,  parce  cpi'il 
y  a  en  vous  un  fonds  de  charité  scientifique.  J'en  connais 
de  bien  touchants  exemples.  Un  jour,  un  homme  se  présente 
chez  vous  au  nom  d'une  famille  désolée.  Le  chef  de  cette 
famille  ,  un  peintre  habile  ,  a  laissé  là  ses  toiles ,  jeté  ses  pin- 
ceaux, et  transformé  son  atelier  en  laboratoire.  Que  cher- 
che-t-il?  Il  a  l'ambition  de  saisir  les  fuyantes  images  de  la 
chambre  obscure ,  il  prétend  fixer  sur  le  métal  cette  appa- 
rence,  ce  spectre  ,  ce  rien.  Il  est  fou,  dit  le  bon  sens  vul- 
gaire... le  début  de  l'histoire  annonce  déjà  un  drame,  ce 
qui  donne  à  ce  drame  un  caractère  plus  vif,  plus  doulou- 
reux,  c'est  que  vers  le  même  temps  un  autre  inventeur, 
M.  iSicpce  de  Saint-Victor,  à  qui  M.  Chevrcul  a  rendu  de 
si  éclatants  hommages  ,  poursuivait  \mrévedii  même  genre. 
Nous  savons  aujourd'hui  que  les  deux  chercheurs  ,  incon- 
nus alors  l'un  à  l'autre,  celui-ci  plus  savant,  celui-là  jdus 
artiste ,  devaient  être  associés  plus  tard  dans  le  succès  de 
l'entreprise  et  dans  la  gloire  d'une  récompense  nationale; 
mais,  à  travers  ce  premier  crépuscule  d'une  idée  singulière, 
qui  donc  pouvait  entrevoir  les  heures  du  grand  soleil?  Il 
est  fou,  disait-on,  fou  d'une  folie  qui  va  le  perdre,  lui  et 
les  siens!  A  cette  pensée,  quelles  anxiétés  et  bientôt  quels 
désespoirs  autour  de  lui!  Qu'il  s'obstine  dans  sa  pour- 
suite, c'en  est  fait,  non-seulement  de  son  modeste  a\oir, 
mais  de  sa  l'aison ,  de  sa  santé,  de  sa  vie  peut-être.  Ah! 
si  une  sérieuse  autorité  pouvait  le  sauver  de  lui-même! 
C'est  alors  qu'on  fait  appel  à  votre  sagesse,  et  c'est  alors 
aussi  que  commence  pour  vous  un  véritable  supplice  de 
conscience.   Le   cas  est  grave.    Ramener  à   ses   tableaux 


I  l6  RÉPOiVSE    DE    M.    SAINT-RENÉ    TAILLANDIER 

un   artiste   qu'une  illusion  égare,  lui  rendre  le  repos,  lui 
rendre    l'atmosphère    et    le    foyer  de  la  famille,  assuré- 
ment c'est  œuvre  pie  ;  mais  quoi!  Si  l'idée  de   l'inventeur 
n'est  pas  une  chimère?  Si,  dans  ce  grand  laboratoire  de  ma- 
gie qu'on  appelle  le  monde,  il  a  entrevu  certaines  choses 
dont  personne  ne  se  doute?  S'il  suit  pas  à  pas  une  trace 
demi-obscure,  demi-lumineuse,  qui  a  échappé  à  tous  les  re- 
gards? Enfin  ,  dùt-il  ne  pas  toucher  le  but ,  s'il  peut ,  chemin 
faisant,  comme  les  vieux  alchimistes,  rencontrer  ou  pro- 
voquer des   phénomènes  dont  profitera  la  science?  Tout 
cela  est  possible  ;   est-il  permis  de  faire  obstacle  à  ce  qui 
est  possible?  Voilà  un  homme  de  foi;  est-il  permis  de  dé- 
courager sa  foi?   Non  ;  après  une  délibération  longue  et 
poignante  ,  ce  fut  là  votre  réponse  ,  non  ,  cela  n'est  pas  per- 
mis. Quinze  années  s'écoulent,  quinze  années  d'efforts,  de 
luttes ,   de  craintes  et  d'espérances  ,   quinze  années  d'an- 
goisses  dont  le   contre-coup  vous  atteignait  au  cœur.  Un 
jour  enfin  Daguerre  (je  crois,  en  vérité,  que  j'avais  oublié 
de  prononcer  son  nom  ,  mais  qu'importe ,  puisque  chacun 
l'a  dit?),  Daguerre  vient  à  vous  rayonnant,   transporté;    il 
lient  à  la  main  ses  merveilleuses  planches.  La  voilà  donc, 
cette  chimère!  Et  vous.   Monsieur,   avant  de  le  féliciter, 
votre  première  pensée  est  un  élan  de  reconnaissance  envers 
Dieu  qui  vous  avait  inspiré  cette  confiance  héroïque  et  l'a- 
vait si  pleinement  justifiée.  C'était,  dans  toute  la  force  de 
ce  terme ,  un  mouvement  d'action  de  grâces  à  la  fois  pour 
Daguerre  et  pour  vous.  Un  trait  qui  double  le  prix  de  ce 
sentiment  si  pur,  c'est  que  Daguerre  ne  l'a  jamais  su.  Je  ne 
connais  rien  de  plus  humain  ni  de  plus  touchant. 

Quarante-huit  ans  ont  passé  depuis  cet  épisode ,  c'était 


\V    DISCOL'RS    DK    M.    JEAN-BAPTISTE    DUMAS.  I  ly 

vers  la  (\n  di^  la  Restauration.  Vous  étiez  jeune  alors,  vous 
débutie/.  comme  professeur  aux  cours  de  l'Athénée  à  côté 
de  notre  illustre  confrère  M.  Mignet;  vous  n'aviez  pas  en- 
core celte  expérience  qui  ajoute  tant  de  force  aux  facultés 
les  plus  hautes  ,  mais  déjà  vous  aviez  la  foi  dans  le  génie 
de  l'homme  ,  dans  le  travail  convaincu  et  persévérant,  vous 
aviez  le  respect  et  le  culte  de  l'inspiration  originale. 

Ils  le  savent  mieux  que  personne  ,  ces  nobles  maîtres  , 
vos  élèves  autrefois,  aujourd'hui  vos  continuateurs,  chi- 
mistes, physiciens,  physiologistes  ,  qui  ont  poussé  plus  loin 
vos  conquêtes,  et  que  vous  avez  toujours  si  généreusement 
aidés.  Est-il  nécessaire  de  les  appeler  on  témoignage?  Ce 
soin  est  superflu,  leurs  œuvres  parlent,  l'Institut  en  est 
fier,  ils  sont  au  premier  rang  des  gloires  de  la  France  ,  et 
même  il  est  arrivé  que  l'Assemblée  nationale  a  voté  des 
lois  pour  reconnaître  ,  au  nom  du  pays,  ce  que  leur  doit  la 
richesse  publique.  Faire  un  choix  parmi  eux,  ce  serait 
m'exposer  à  commettre  bien  des  injustices  ;  les  nommer 
tous  ,  je  ne  saurais,  car  en  les  voyant  sur  tant  de  points  oc- 
cuper les  hauteurs  ,  je  me  représente  cette  grande  école 
comme  l'antique  déesse  dont  parle  le  poète  latin  ,  mère  fé- 
conde, honorée,  heureuse  d'avoir  enfanté  toute  une  légion 
d'esprits,  une  légion  de  vainqueurs. 

Laeta  deiim  partu  ,  cenluni  complcxa  iiopotes, 
Omnes  cœlicolas,  omnes  supera  alla  tenentes. 

Vous  qui  secondez  si  bien  les  vivants  ,  vous  ne  faites  que 
continuer  votre  œuvre  quand  vous  rendez  aux  morts  de 
magnifiques  hommages.  Les  éloges  que  vous  avez  pronon- 
cés de  vos  confrères  de  l'Académie  des  sciences  sont  pré- 


Il8  RÉPONSE    DE    M.    SAINT-RENÉ    TAILLANDIER 

sents  à  tous  les  souvenirs.  Quelle  sûreté  de  vue  et  quelle 
largeur!  Vous  jugez  le  savant  comme  le  jugera  l'avenir,  et, 
parlant  de  l'homme  en  contemporain,  vous  excellez  à  mettre 
en  lumière  les  traits  qui  le  font  aimer.  Michel  Faraday, 
Jules  Pelouze,  Auguste  de  la  Rive,  Isidore  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  ,  revivent  dans  vos  pages  éloquentes.  Quelle  image 
qiu^  celle  de  la  dynastie  des  Geoffroy  Saint-Hilaire  conti- 
nuant la  dynastie  des  Gassini  et  la  dynastie  des  Jussieu  ! 
Quel  chef-d'œuvre  que  ces  deux  portraits  ,  Faraday  et  Am- 
père, opposés  l'un  à  l'autre  :  Faraday  «  vif,  gai,  l'œil  alerte, 
d'une  adresse  incomparable  dans  l'art  d'expérimenter»  ;  Am- 
père gauche,  embarrassé  ,  mélancolique,  d'une  distraction 
inouïe  ,  presque  aveugle  ,  incapable  de  tracer  correctement 
un  cercle  ou  un  carré  ,  mais  suppléant  à  tout  par  des  intui- 
tions de  génie.  Etrange  contraste!  Celui  qui  se  montrait 
si  vif  a  toujours  marché  selon  une  méthode  sûre,  celui  qui 
semblait  presque  aveugle  a  été  un  prodigieux  voyant.  L'un, 
tout  à  l'action  ,  ne  demandait  rien  qu'aux  faits;  l'autre, 
tout  à  la  méditation,  ne  demandait  rien  qu'à  la  pensée. 
Partis  de  points  opposés  ,  ils  arrivent  pourtant  au  même 
but,  et  tous  deux  sont  au  premier  rang  parmi  les  contem- 
plateurs sublimes  delà  nature.  «  C'est  ainsi ,  dites-vous, 
qu'un  même  spectacle  s'offre  au  regard  de  l'aigle  qu'un  vol 
porte  au  sommet  des  Alpes  et  à  celui  du  voyageur  qui  en  a 
gravi  les  pentes  lentement  et  pas  à  pas.  » 

Toutes  ces  pages  sont  d'un  écrivain,  quelques-unes  d'un 
peintre  et  d'un  poète.  Voilà  des  titres  qui  vous  signalaient 
particulièrement  au  choix  de  l'Académie  française.  Il  y  en 
a  un  plus  précieux  encore  ,  c'est  votre  philosophie.  Vous 
venez  de  la  résumer  en  traits  pleins  de  grandeur,  je  l'avais 


AU    DISCOl'KS    DE    M.    JliAiN-BAPTISTE    DUMAS.  I  I  C( 

trouvée  déjà  dans  chacun  de  vos    ouvrages.  Elle  est   dans 
vos   Leçons   de   Philosuphie  chimique,    dans    ^ol^e  Essai  de 
statique  chimique  des  êtres  organisés ,  dans  vos  discours  aux 
élèves  d'Alais ,    aux  jeunes  ingénieurs  des   écoles  de  Pa- 
ris ,    aux    apprentis  des   manufactures ,    comme    dans  ces 
grands   Eloges   historiques  ap[)Iaudis    de    l'Institut.    C'est 
qu'elle    résulte   en    effet   de    toutes    vos    études  ,    et   que 
chacune   de   vos   découvertes  vous  l'impose    d'une   façon 
irrésistible.  Dans  votre  Statique  des  êtres  organisés ,  vous 
avez    démontré    une    vérité  affirmée   déjà  par   Lavoisier, 
à   savoir  que   dans   la   nature  rien   ne  se  crée,   rien  ne  se 
perd,  tout  se  réduit  à  des  déplacements  ,  à  des  transforma- 
tions ,    à  des  combinaisons   perpétuellement  renouvelées. 
Vous   avez  expliqué  ainsi   la   transmission  de    la  vie    à   la 
surface  du  globe.  C'est  ce  que  j'appelais  tout  à  l'heure  le 
fond  même  du  creuset.  Mais  <;c   fond,    d'où   vient-il?  Ces 
éléments  primordiaux  ,  qui  forment  la  vie  de  la  plante  et  de 
l'animal,    d'où  viennent-ils?  S'ils  expliquent  la  vie,  com- 
ment les  expliquer?  Ainsi,  en  toute  chose,  en  chimie,  en 
physique,    en   physiologie,    chaque     découverte    ramène 
la  même  question  :  Où  est  le  commencement?  On  croit  tou- 
cher le  but ,  on  ne  fait  que  reculer  la  difficulté  ;  ou  plutôt 
on  arrive  à  la  limite  de  ces  régions  où  nul  instrument ,   nul 
agent,  nul  procédé  n'a  de  prise.  La  science   qui  veut  tout 
sonder  a  rencontré  l'insondable.  Y  a-t-il  quelque  chose  au 
delà?  Les  uns  nient,  les  autres  doutent.  Vous,  sans  hésiter, 
avec  ce  ferme  bon  sens  qui  est  la  marque  des  grands  esprits, 
vous  concluez  comme  la  tradition  humaine  tout  entière  , 
et  vous  dites  :   «  Au-dessus  de  la  sphère  des  phénomènes 
que  nous  étudions  et  où  nous  avons  tant  de  découvertes  à 


120  RÉPO.NSE    DE    M.    SAINT-RENE    TAILLANDIER 

poursuivre,  il  y  a  une  sphère  supérieure  que  nos  méthodes 
ne  peuvent  atteindre.  Nous  coninicnçons  à  comj>rendre 
la  vie  des  corps,  la  vie  de  l'àme  est  d'un  autre  ordi-c.  » 

C'est  la  grande  tradition  humaine,  et,  comme  notre 
France  a  eu  la  gloire  d'exprimer  toujours  les  plus  hautes 
pensées  du  genre  humain, j'ajoute  :  c'estia  grande  tradition 
de  la  science  française.  Sans  parler  du  xvii"  siècle  ,  où  do- 
minent surtout  les  mathématiques ,  sans  parler  de  Pascal 
et  de  sa  théorie  des  trois  ordres  ,  sans  parler  de  Descartes, 
de  Fermât,  voyez  Fontenelle,  au  wuf  siècle  ,  jugeant  les 
naturalistes  de  son  temps,  et  Bufl'on,  leur  ouvrant  des  per- 
spectives sublimes.  Quand  Fontenelle  veut  résumer  la  lou- 
ange de  Gassini,  il  écrit  ces  belles  paroles  :  «  La  terre  et  les 
cicux,  qui  racontent  la  gloire  de  leur  Créateur,  n'en  avaient 
jamais  plus  parlé  àpersonne  qu'à  lui.  »  Quand  BulTon  achève 
de  peindre  la  majesté  de  la  nature  ,  il  la  montre  à  une  dis- 
tance infinie  de  Dieu ,  il  la  montre  «  subordonnée  au  pre- 
mier Être  ,  n'ayant  commencé  d'agir  que  par  son  ordre  , 
n'agissant  encore  que  par  son  concours  et  son  consente- 
ment ».  Ouvrier  divin,  qui ,  travaillant  toujours  surle  même 
fonds ,  bien  loin  de  l'épuiser,  le  rend  inépuisable ,  elle  a 
pour  moyens  le  temps  ,  l'espace  et  la  matière,  pour  objet 
l'univers  ,  pour  but  le  mouvement  et  la  vie.  «  Avec  de  tels 
moyens  ,  ajoute  Buffon  ,  que  ne  peut  la  nature?  Elle  pour- 
rait tout,  si  elle  pouvait  anéantir  et  créer,  mais  Dieu  s'est 
réservé  ces  deux  extrêmes  du  pouvoir;  anéantir  et  créer 
sont  les  attributs  de  la  toute-puissance.. .  Tout  a  donc  été 
créé  et  rien  encore  ne  s'est  anéanti;  la  nature  balance  en- 
tre ces  deux  limites,  sans  jamais  approcher  ni  de  l'une  ni 
de  l'autre.  » 


AU    DISCOURS    DE    M.    JEAN-BAPTISTE    DUMAS.  121 

Voilà  bien  la  doctrine  que  Lavoisier  a  commencé  d'établir 
à  sa  manière,  et  que  vous  avez  confirmée  par  des  preuves 
éclatantes.  Au-delà  de  ce  cosmos  où  rien  ne  se  crée,  où 
rien  ne  se  perd,  vous  apercevez  toujours  le  Créateur, 
comme  Cuvier ,  comme  Geoffroy  Saint-Hilaire ,  et  l'on 
pourrait  inscrire  en  tète  de  tous  vos  ouvrages  ces  poéti- 
ques paroles  que  Linné  traçait  à  la  première  page  de  son 
Si/slema  naturx  :  «  Éveillé  soudain  ,  j'ai  vu  passer  le  Dieu 
éternel ,  infini ,  tout-sachant,  tout-puissant,  jel'ai  vu  passer 
derrière  son  œuvre,  et  je  suis  tombé  en  extase.  Det/m  sem- 
pitemum,  immenmm,  omniscium,  omnipotentcm ,  experge- 
factus  a  tergo  tmnseuntem  vidi  et  obstupui.  » 

J'ai  tenu.  Monsieur,  à  insister  sur  ces  grandes  choses, 
car  en  renouant  les  anneaux  de  cette  chaîne  d'or  je   rends 
un  hommage  de  plus  à  votre  prédécesseur.  On   ne   peut 
penser  à  iM.  Guizot  historien  et  philosophe  sans  penser  aux 
plus  nobles  noms,  à  Royer-GoUard  ,  à   Montesquieu,  par- 
fois même  à  Bossuet;  on  ne  peut  parler  de  vous  sans  évo- 
quer les  noms   les  plus  illustres,   Cuvier,  Geoffroy  Saint- 
Hilaire ,  Lavoisier ,  Buffon,   Linné.  C'est  un  nouveau  lien 
entre  l'auteur  du  cours   sur  la  civilisation  et  l'auteur  des 
Leçoîis  de  philosophie  chimique.  Or,  je  n'avais  pas  seulement 
à  vous  souhaiterla  bienvenue  parmi  nous.  J'étais  chargé  de 
rappeler  aux  uns  ,  d'expliquer  aux  autres  ,  de  mieux  faire 
comprendre  à  tous  combien  vous  êtes  naturellement  dési- 
gné pour  ce   glorieux  héritage.  Je  crois    que  la  preuve  est 
complète  et  que  j'ai  le  droit  de  répéter  avec  plus  de  con- 
fiance les  paroles  qui  ouvrent  ce  discours.  Je  m'en  servais 
comme  d'un  programme,  je  les  redis  maintenant  à  titre  de 
conclusion. 

ACAD.  FR.  16 


lUi  REPONSE    L)i:    M.    SAINT-RENE    TAILLANDIER. 

Venez  donc ,  Monsieur,  prendre  la  place  qui  vous  appar- 
tient. Les  membres  de  l'Académie  française  se  félicitent  de 
vous  avoir  donné  pour  successeur  à  leur  grand  et  vénéré 
confrère.  M.  Guizot  était  le  premier  dans  son  ordre  ,  vous 
êtes  le  premier  dans  le  vôtre. 


DISCOURS 


DE 


.    JULES    SIMON 

PRONONCÉ  DANS  LA  SÉANCE  PUBLIQUE  DU  22  JUIN  1876,  KN  VKNANT 
PRENDRE  SÉANCE  A  LA  PLACE  DE  M.  DE  RÉMUSAT. 


Messieurs  , 

L'Académie ,  depuis  sa  création ,  a  toujours  compté 
dans  son  sein,  en  proportions  heureusement  fort  inégales  , 
deux  sortes  de  personnes  :  d'abord  ,  les  grands  auteurs  , 
qui  entrent  chez  vous  par  droit  de  conquête;  et  ensuite  , 
les  amis  fervents  de  la  littérature,  que  la  politique  ou  les 
affaires  ont  trop  absorbés  ,  mais  dont  vous  récompensez,  à 
défaut  de  mérites  plus  éclatants,  la  fidélité  et  le  zèle. 
Vous  avez  ici ,  en  un  mot,  les  membres  de  la  famille,  et  les 
amis  de  la  maison.  Ces  derniers  vous  doivent.  Messieurs, 
une  reconnaissance  bien  vive,  quand  vous  consentez  à  leur 
ouvrir  vos  portes. 


124  DISCOURS    DE    RECEPTION 

Je   ne  suis  pas  embarrassé  pour  dire    à  laquelle   de  ces 
deu\   classes    d'académiciens   appartenait  M.  Charles  de 
Rémusat.   Il  a   autant  écrit,  et  il  a  produit  d'aussi  beaux 
livres,  que  s'il  avait  passe  toute  sa  vie  à  faire  de  la  philoso- 
phie   et  de  la  littérature.  Un  critique  illustre  ,  qui  vous  a 
appartenu ,    Messieurs ,   a   laissé  échapper  cette    parole  : 
«  C'est,  dans  tous  les  genres,  le  premier  des  amateurs  »  ; 
et  j'ai    entendu  un  grand  philosophe  ,    qui  était   aussi    de 
l'Académie,  quia  été  mon  maître,  et  un  peu  le  sien,  dire 
de  lui  :  «  C'est  un  sceptique.  »  Un   amateur  et  un  scep- 
tique! Voilà  un  jugement  complet;  mais,  quoiqu'il  vienne 
de  deux  hommes  très-compétents  ,   qui  aimaient  et  admi- 
raient M.  de  Rémusat,  j'oserai  dire  queje  n'en  connais  pas 
de  plus  faux.    Dans   la  philosophie,    M.  de  Rémusat  était 
un  philosophe  ;  dans  la  philosophie  et  dans  la  vie  ,   c'était 
un  croyant.  Je  n'aurai  pas  de  peine  aie  montrer  :  il  me  suf- 
fira de  raconter  sa   vie  et  d'analyser  ses    livres.  Peut-être 
aussi,  chemin  faisant,  trouverons-nous  l'excuse  de  la  double 
erreur  que  je  viens  de  signaler.  M.  de  Rémusat  n'ajamais 
rien  fait  pour  mériter  ce  double  reproche,    mais  il  a  bien 
fait  quelque  chose  pour  l'expliquer. 

M.  Charles  de  Rémusat  est  né  à  Paris  le  i4  mars  1797. 
Toutes  les  familles  qui,  par  leur  origine  et  leurs  emplois  , 
avaient  appartenu  à  l'ancien  régime  étaient  alors  frappées 
ou  menacées.  Le  père  de  M.  de  Rémusat,  avocat  général 
à  la  cour  des  aides  de  Provence ,  en  avait  été  quitte  pour  ' 
perdre  sa  charge  et  la  plus  grande  partie  de  sa  fortune.  Il 
épousa  en  1796  M"'  de  Vergennes ,  dont  le  père,  neveu 
du  ministre  de  Louis  XVI,  avait  péri  sur  Téchafaud.  La 
[)rudence  conseillait  aux  nouveaux  époux  de  vivre  dans  la 


U1-;     M.     JLI.KS    SIMON.  1x5 

retraite  ;  l'éfat  de  leur  forlime  leur  en  faisait  une  nécessité. 
On  vécut  d'abord  à  Saint-Graticn  ,  puis  à  Sannois.  Madame 
de  Rémusat ,  qui  n'avait  que  seize  ans  à  l'époque  de  son  ma- 
riage ,  devint  mère  de  Charles  de  Rémusat  l'année  suivante. 
Admirablement  élevée  elle-même  par  sa  mère ,  éprouvée 
déjà  par  le  malheur,  tendre  mais  grave  et  réfléchie  ,  elle  fut 
pour  son  hls  la  meilleure  des  institutrices,  en  attendant 
qu'elle  devînt  la  meilleure  des  amies,  et  très-rapidement  le 
plus  docile ,  le  plus  encourageant  et  le  plus  aimable  des 
disciples;  car,  suivant  la  remarque  de  Sainte-Beuve,  elle 
instruisit  d'abord  M.  de  Rémusat  comme  son  fds ,  puis  elle 
l'aima  comme  son  compagnon  ,  et  enfin  elle  l'écouta  comme 
son  guide  :  semblable  à  une  sœur  aînée  qui  apprend  à 
marcher  à  un  très-jeune  frère ,  qui  le  précède  au  commen- 
cement, marche  ensuite  à  côté  de  lui,  et  bientôt  a  de  la 
peine  à  le  suivre,  mais  le  surveille  encore  et  l'avertit  de 
loin  avec  tendresse.  Charles  de  Rémusat  conserva  toute  sa 
vie  le  souvenir  de  cette  intimité  charmante.  Il  aimait  à  rap- 
porter à  la  douce  et  séi-ieuse  influence  de  sa  mère  tout  ce 
qu'il  avait  en  lui  de  sentiments  généreux  et  de  pensées  éle- 
vées. Elle  avait  écrit  deux  romans  qui  sont  restés  manus- 
crits, une  nouvelle  qu'elle  laissa  publier,  des  mémoires  sur 
l'empire,  écrits  au  jour  le  jour  pendant  qu'elle  vivait  à  la 
cour  impériale,  et  qu'elle  a  malheureusement  jetés  au  feu, 
et  enfin  un  Essai  sur  l'éducation  des  femmes  qui  a  paru  en 
1824,  trois  ans  après  sa  mort,  et  que  vous  avez.  Messieurs  , 
très-justement  couronné.  Ce  livre,  quoique  très-féminin 
dans  sa  forme,  aurait  pu  être  écrit  et  surtout  pensé  par  son 
fils.  C'est  lui  qui  s'en  est  fait  l'éditeur  avec  un  soin  pieux, 
et  il  dit  dans  sa  préface,  en  parlant  de  madame  de  Ré- 
musat, qu'elle  a  été  «  le  père  »  de  son  esprit. 


126  DISCOURS    DE    RECEPTION 

I.a  famille,  àSannois,  avait  des  relations  d'intimité  avec 
madame  d'Houdctot,  l'amie  de  Jean-Jacques,  et  elle  connut, 
par  elle,  les  derniers  survivants  des  écrivains  à  côté  des- 
quels Jean-Jacques  avait  vécu  :  Suard,  Saint-Lambert, 
l'abbé  Morellet.  Madame  de  Vergennes,  qui  n'avait  pas 
quitté  sa  fille,  même  après  le  mariage,  connaissait  aussi 
très-intimement  celle  qui  fut  l'impératrice  Joséphine.  En 
1802,  quand  Bonaparte,  devenu  premier  consul,  réorga- 
nisa tous  les  services  publics,  madame  de  Vergennes  de- 
manda une  place  pour  son  gendre.  Joséphine  fit  plus  qu'on 
ne  lui  demandait,  plus  qu'on  ne  désirait;  elle  prit  auprès 
d'elle  madame  de  Rémusat  comme  dame  du  palais  ,  et  fit 
nommer  M.  de  Rémusat  préfet  du  palais  du  premier  consul. 
On  (juitla  la  petite  maison  de  Sannois,  où  du  moins  on  était 
libre,  et  le  salon  de  Madame  d'Houdetot,  pour  le  palais  de 
Saint-Gloud.  La  faveur  alla  grandissant  pendant  les  pre- 
mières années:  c'était  le  temps  où  la  France  ,  enivrée  de  la 
gloire  et  du  génie  de  Napoléon,  ne  voulait  voir  en  lui  que 
la  personnification  de  l'unité  et  de  la  force.  Plus  tard, 
quand  le  joug  s'appesantit,  M.  et  M"""  de  Rémusat  parta- 
gèrent le  sentiment  de  malaise  et  de  sourde  inquiétude  qui 
devenait  très-général  dans  les  classes  éclairées.  Le  maître 
le  sentit  et  fit  comprendre  qu'il  le  sentait.  Ce  fut  moins 
une  disgrâce  que  la  cessation  de  la  faveur.  M.  de  Rémusat 
conserva  sa  place  jusqu'au  départ  pour  l'île  d'Elbe  ;  madame 
de  Rémusat  avait  suivi  Joséphine  à  la  Malmaison  après  le 
divorce.  Au  moment  de  la  catastrophe ,  leur  fils  achevait 
ses  études  au  lycée  Napoléon  ;  et  déjà  ,  à  dix-sept  ans  ,  mal- 
gré les  liens  officiels  de  sa  famille,  il  manifestait,  par  des 
chansons,  à  la  manière  du  temps,  ses  dispositions  libérales. 


( 


UF.    M.    JULKS    SIMON.  1  9.^ 

C'est  aussi  clans  ces  dernièi'es  années  de  collège  ([n'il 
sentit  naître  en  lui  un  goût  très-vif  pour  la  philosophie. 

Le  professeur  de  philosophie  du  lycée  Napoléon  s'ajj- 
pelait  M.  Fercoc.  Il  enseignait  une  doctrine  qui  était  au 
fond  celle  de  Condillae,  avec  quelques-unes  des  «  nou- 
veautés »  de  l;i  lloniiguière,  et  un  peu  de  la  sentimentalité 
(lu  Vicaire  savoyard.  On  raconte  que  Charles  de  Rémusat 
entra  un  jour  par  hasard  à  sa  leçon,  et  qu'il  en  sortit  phi- 
losophe. Cette  anecdote  en  rappelle  une  autre  plus  célèbre  : 
M.  Rover-Collard ,  nommé  professeur  de  philosophie  à  la 
Sorbonne,  se  demandant,  non  sans  effroi,  ce  qu'il  pourrait 
bien  enseigner  sous  ce  beau  nom,  et  trouvant  sur  les  quais 
la  réponse  qu'il  cherchait,  sous  la  forme  d'un  volume  dé- 
pareillé des  œuvres  de  Thomas  Reid. 

Non,  Messieurs,  le  hasard  n'est  pour  rien  dans  les 
grandes  vocations.  Ce  n'est  pas  une  leçon  de  M.  Fercoc 
qui  apprit  de  bonne  heure  à  M.  de  Rémusat  qu'il  aimerait 
la  philosophie  toute  sa  vie  ;  c'est  ce  qui  se  passait  en 
France;  ce  qu'il  voyait,  ce  qu'il  entendait  autour  de  lui, 
le  milieu  même  où  il  vivait  :  voilà  ce  qui  le  rendit  philo- 
sophe. Non  pas  qu'on  fît  de  la  philosophie  dans  le  salon  de 
sa  mère  ;  tout  au  contraire,  les  hommes  et  les  femmes  dis- 
tinguées qui  s'y  rencontraient,  madame  d'IIoudctot,  ma- 
dame de  Vintimille,  Pauline  de  Meulan  ,  qui  fut  la  première 
madame  Guizot,  Mole,  Pasquier,  de  Rarante ,  Georges 
Cuvier,le  cardinal  Reausset,  Talleyrand,  venaient  là  cher- 
cher la  liberté  décente,  les  plaisirs  de  l'esprit,  les  grâces 
d'une  société  aimable  ,  et  se  gardaient  bien  ,  même  dans  l'in- 
timité, d'aboidcr  des  questions  de  politique  ou  de  philo- 
sophie. En  sortant  de  la  Terreur,  on  avait,  sous  l'impulsion 


laS  DISCOUUS    l)K    RECEPTION 

de  Bonaparte,  créé  un  nouveau  gouvernement,  une  nou- 
velle société,  el  presque  une  nouvelle  religion.  Celte  reli- 
gion, pour  les  courtisans,  n'était  pas  une  croyance,  mais 
une  sorte  de  police  des  esprits  qui  dispensait  de  réfléchir. 
Ils  avaient  repris  la  religion  par  l>ienséancc ,  comme  ils 
avaient  repris  leurs  titres  et  leurs  décorations.  Quelqu'un, 
vers  ce  temps-là,  disait  à  Sieyes  :  «  Que  pensez-vous? —  Je 
ne  pense  pas  »  ,  répondait  le  vieux  métaphysicien,  dégoûté 
et  intimidé.  11  disait  le  mot  de  tout  le  monde.  Ces  esprits 
très-ouverts,  qui  avaient  été  vollairiens  et  encyclopédistes 
et  qui  ne  voulaient  plus  penser,  ces  muets  volontaires  qui 
avaient  tonné  dans  les  clubs,  ces  faiseurs  de  révolutions  et 
d'utopies  qui  s'en  tenaient  aux  constitutions  de  l'empire 
et  à  la  religion  des  articles  organiques  comme  un  fidèle  à 
son  ct^edo  ;  tous  ces  survivants  de  98  qui  faisaient  alors  pé- 
nitence ,  mais  que,  par  un  malheur,  la  pénitence  ramenait 
du  côté  de  la  fortune,  ne  pouvaient  que  dépraver  la  jeu- 
nesse qui  s'élevait  à  côté  d'eux,  ou  la  révolter  ;  l'habituer 
à  ne  rien  croire,  à  tout  subir,  et  à  tirer  profit  de  son  abais- 
sement, ou  lui  inspirer  le  généreux  désir  de  se  faire  une 
croyance  et  d'y  conformer  sa  conduite.  C'est  le  spectacle 
de  ce  néant  qui  enseigna  la  philosophie  à  M.  de  Rémusat, 
bien  plus  que  toutes  les  leçons  de  M.  Fercoc.  Il  se  montra, 
depuis,  respectueux  pour  la  mémoire  de  Napoléon  ;  mais 
il  jugea  toujours  sans  pitié  cette  société  asservie,  cette 
époque  de  découragement  universel  et  d'abdication  de  la  ^ 
pensée.  La  France  attristée  en  était  venue  à  manquer  de 
l'illusion  des  souhaits.  Son  gouvernement  l'alarmait,  et  ne 
l'irritait  pas.  Elle  n'en  désirait  pas  la  chute  ;  elle  n'en  espé- 
rait pas  la  réforme.  Elle  le  regardait  comme  nécessaire  et 


DE    M.    Jl  LES    SIMON.  1 2Q 

dangereux  ,  et  se  sentait  dans  une  égale  impuissance  de  lui 
faire  du  mal  ou  du  bien,  de  l'éclairer,  de  le  contenir,  ou 
de  le  renverser.  Elle  n'avait  pas  de  but.  «  C'est  un  temps, 
dit-il  avec  amertume  ,  où  il  fallait  être  soldat  ou  géomètre.  » 
Pour  lui,  dès  ce  temps-là,  encore  enfant,  à  dix-sept  ans 
qu'il  avait  alors,  il  fut  et  se  sentit  philosophe. 

Vinrent  les  événements  de  1 8 1 4  •  L'empereur ,  à  son  retour 
de  l'île  d'Elbe,  trouva  de  l'enthousiasme  dans  les  soldats  et 
dans  une  partie  du  peuple ,  non  chez  les  grands  qu'il  avait 
faits,  ni  chez  les  politiques.  «  Il  revient  pour  nous  désho- 
norer tous  »,  dit  M.  de  Barante  en  apprenant  la  nouvelle 
du  débarquement.  Le  père  de  M .  de  Rémusat  tenait  le  même 
langage.  Il  fut  exilé  à  soixante  lieues  de  Paris  pendant  les 
Cent  jours.  La  seconde  restauration  le  fit  préfet,  d'abord 
à  Toulouse,  et  plus  tard  à  Lille.  Après  l'orage  qui  dura  du 
3i  mars  i8i4  au  21  juin  i8i5  ,  nous  retrouvons  Charles  de 
Rémusat  à  Paris  où  il  fait  ses  études  de  droit. 

Il  avait  déjà  cette  expérience  que  donnent  le  spectacle 
de  la  politique  quand  on  le  voit  de  près,  et  celui  des  révo- 
lutions. A  mesure  que  le  gouvernement  s'écarta  des  pro- 
messes libérales  de  la  Charte  et  revint  aux  idées  et  aux 
pratiques  de  l'ancien  régime,  Charles  de  Rémusat  sentit 
croître  son  dégoût  pour  ce  monde  d'arrivés  et  de  courti- 
sans,  qui  fuyait  les  idées  nouvelles  comme  des  pièges,  les 
idées  générales  comme  des  visions,  et  qui  se  reprochait 
d'avoir  trop  pensé  pour  son  salut  même  en  ce  monde.  Il 
s'était  d'abord  voué  entièrement  aux  lettres,  dans  l'incer- 
titude de  ce  que  deviendrait  la  politique.  «  Mais,  dit-il  lui- 
même  ,  la  littérature  de  tous  les  siècles  ,  prise  dans  son  en- 
semble ,  est  libérale  ;  elle  habitue  l'esprit  à  se  compter  pour 
ACAD.  Fn.  1-7 


I  3o  DISCOURS    DE    RKCEPTIO.N 

beaucoup.  D'ailleurs  les  événements  se  précipitaient  ;  la 
restauration  faisait  la  lumière  sur  elle-même.  Nous  ne  sa- 
vions pas  la  révolution,  dit-il;  c'est  la  restauration  qui 
nous  l'apprit.  Avec  une  rapidité  singulitM-c,  la  première  vue 
de  la  restauration  fit  comprendre,  même  à  ceux  qui  l'ac- 
cueillaient sans  vive  inimitié ,  pourquoi  l'ancien  régime 
avait  dû  périr,  pourquoi  la  révolution  s'était  faite.  » 

M.  de  Kémusat  s'habituait,  dès  ce  temps-là,  à  penser  la 
|)lume  à  la  main  ,  comme  il  l'a  fait  toute  sa  vie.  Ses  articles 
étaient  écrits   pour  lui-même,  ou  pour  des  conciliabules 
d'étudiants;  on  en  parlait  dans  le  quartier  des  Ecoles,  et 
même  dans  les  salons  libéraux.  Ils  se  ressentent,  en  bien 
et  en  mal,  de  la  vingtième  année  ;  mais  bien  peu  d'hommes 
ont  écrit  et  pensé  ainsi  à  vingt  ans.  L'article  sur  la  jeunesse 
est  de  1817  ;  l'année  suivante,  nous  trouvons  trois  articles 
dont    les   titres  mêmes  racontent   le    mouvement  de   son 
esprit  :  la  Situation  des  (jouvernements ,  la  Dotine  Foi  dans  les 
opiniufis,  la  Révolution  fratiçaise.  Ce  dernier  avait  été  inspiré 
par  le  livre  de  M"'  de  Staël ,  qui  venait  de  paraître.  On  en 
parla  à  M.  Guizot  ;  il  le  lut,  et  l'inséra  avec  quelques  mots 
de  présentation ,  dans  les  Aî'chives,  dont  il  était  directeur.  A 
partir  de  ce  moment ,  les  publications  de  M.  de  Rémusat  se 
multiplièrent.  Il  traduisit  le  Traité  des  lois ,  de  Gicéron  ,  pour 
la  grande  édition  de  M.  Victor  Le  Clerc,  son  ancien  pro- 
fesseur, resté  son  ami  ;  il  traduisit  aussi  le  théâtre  de  Gœthe 
avec  M.  de  Guizard.  La  brochure  sur  la  Procédure  par  jurés   ' 
en  matière  criminelle  parut  en  1820.  C'est  plutôt  un  livre 
(200  pages)  qu'une  brochure,  et  même  c'est  un  bon  livre, 
et,  pour  l'époque,  un  livre  courageux.  Il  écrivait  dans  le 
Lycée,  dans  les  Tablettes  universelles,  un  peu  partout,  un  peu 


DE    M.    JLLIiS    SIMON.  iSr 

sur  loutcs  choses;  défendant  sans  relâche  la  liberté,  fai- 
sant la  guerre  aux  hypocrites,  aux  apostats,  et  poursui- 
vant de  son  invective  élocjuente  la  classe  des  esprits  pré- 
tendus pratiques,  prétendus  positifs,  qui  se  croient  quittes 
envers  leur  conscience  et  envers  leur  pays  parce  qu'ils  ont 
de  la  probité  dans  les  affaires  privées;  en  un  mot,  la  classe 
des  honnêtes  gens  mauvais  citoyens.  «  De  quel  prix  serait 
la  vie,  s'écrie  le  jeune  écrivain,  de  quel  prix  serait  la  vie  avec 
les  passions  qui  la  corrompent  et  les  chagrins  qui  la  déso- 
lent, de  quel  intérêt  serait  la  société,  que  l'erreur  égare  et 
que  la  force  ravage,  sans  le  besoin  de  chercher  la  vérité  et 
le  devoir  de  la  dire?  » 

Vers  le  même  temps  (i824),  M.  de  Rémusat  devient 
secrétaire  général  de  la  gauche.  C'est  l'année  de  la  fondation 
du  Globe.  Le  Globe  n'était  d'abord  qu'un  recueil  purement 
littéraire  et  philosophique;  mais  le  groupe  déjeunes  libé- 
raux qui  l'avaient  fondé  aspiraient  à  régénérer  la  société 
par  les  lettres  et  par  la  philosophie,  et  ils  entendaient  bien 
refondre  aussi  la  politique.  Il  y  avait  là  des  élèves  de  l'Kcolc 
normale,  la  plupart  disgraciés,  tous  destinés  à  un  grand 
avenir  :  Jouffroy ,  Damiron ,  Patin,  Farcy;  des  lettrés 
comme  J.-J.  Anqjère,  Magnin ,  Lerminier,  des  jeunes 
gens  appartenant  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  grand 
monde  libéral,  Yitet,  Duchàtel,  M.  Duvergierde  Hauranne. 
M.  Dubois  (de  la  Loire-Inférieure)  dirigeait  cette  bril- 
lante élite,  aidé  par  Pierre  Leroux,  qui  ne  voulait  encore 
transformer  que  la  science  et  la  religion.  Sainte-Beuve  et 
M.  Barthélémy  Saint-IIilaire  vinrent  aussi,  mais  plus  tard. 
Au  milieu  de  tous  ces  vaillants,  M.  de  Rémusat  était  un 
des  plus  laborieux  et  des  plus  remarqués.  Il  devint  sur  la 


l3'2  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

fin  le  principal  rédacteur  du  Globe,  transformé  en  journal 
politique.  Sans  le  quitter,  et  à  une  époque  môme  où  il  y 
écrivait  quotidiennement,  il  entre  à  la  Revue  française  fon- 
dée par  M.  Guizot.  Au  milieu  do  cette  activité  féconde  et 
diverse,  l'unité  de  sa  vie  et  de  son  esprit  se  fait  jour  :  il  est 
le  chef,  l'un  des  chefs  les  plus  en  vue  et  les  plus  énergiques, 
de  la  réaction  morale  contre  toutes  les  hypocrisies,  et  du 
mouvement  libéral  contre  toutes  les  tyrannies.  M.  de  Ré- 
musat  ne  poursuivait  pas  le  renversement  de  la  restaura- 
tion comme  un  but,  mais  il  l'acceptait  comme  une  chance. 
Il  se  défiait  des  improvisations  en  politique,  précisément 
parce  qu'il  avait  vu  tous  les  partis  improviser  l'un  après 
l'autre,  et  toutes  les  improvisations  s'écrouler  l'une  après 
l'autre.  Il  disait  que  nous  savons  mieux  bâtir  que  planter. 
Tous  ses  efforts  tendaient  à  opérer  une  transaction  entre 
le  gouvernement   et  ropj)osition   libérale.   Ce   fut   le    roi 
Charles  X  qui  voulut  la  guerre.  Il  la  commença  en  nommant 
le  ministère  Polignac.  M.  de  Rémusat  était  alors  directeur 
du  Globe,  pendant  que  le  titulaire,  M.  Dubois  (de  la  Loire- 
Inférieure),   subissait   un   emprisonnement   pour  délit  de 
presse.  C'est  comme  directeur  du  Globe  qu'il  rédigea,  de 
concert  avec  M.  Thiers,  la  protestation  contre  les  ordon- 
nances. Pour  dire  la  vérité  exacte,  je  crois  que  le  texte  est 
tout  entier  de  la  main  de  M.  Thiers;  qu'il  fut  seulement 
revu  et  modifié  dans  quelques  passages  par  M.  de  Rému- 
sat. Ce  qui  lui  a[)partient  en   propre,   c'est   le    Globe  du     ' 
27  juillet  i83o.  J'en  cite  les  premières  paroles,  parce  qu'elles 
sont  un  acte.  Elles  ont  été  écrites  au  commencement  du 
combat,   et  pouvaient  coûter  la  vie  à  leur  auteur.    «   Le 
crime  est  consommé;  les  ministres  ont  conseillé  au  roi  des 


DE    M.    JLLES    SIMON.  1 33 

ordonnances  de  tyrannie.  Nous  n'appelons  que  sur  les 
ministres  la  rcsponsabililc  de  pareils  actes;  nous  la  deman- 
dons mémorable.  Le  moniteur  que  nous  publions  fera 
connaître  à  la  France  son  malheur  et  ses  devoirs.  Nous  ne 
céderons  qu'à  la  violence,  nous  en  prenons  le  solennel 
engagement.  Le  môme  sentiment  animera  tous  les  bons 
citoyens...  » 

Vous  me  pardonnerez,  Messieurs,  d'avoir  longuement 
raconté  la  jeunesse  de  M.  de  Rémusat.  J'ai  toujours  éprouvé, 
pour  la  jeunesse  de  la  restauration,  une  admiration  que 
les  derniers  événements  de  notre  histoire  ont  encore  aug- 
mentée. Libérale  et  sensée;  amie  de  la  révolution  sans 
être  révolutionnaire  ;  déployant  dans  tous  les  sens  son 
activité  féconde;  ne  trouvant  rien  de  trop  hardi  pour  son 
courage,  ni  de  trop  difficile  pour  sa  noble  ambition;  vou- 
lant à  tout  prix  avoir  une  croyance,  mais  une  croyance 
librement  formée,  librement  débattue;  aimant  le  plaisir 
comme  le  veut  son  âge,  mais  préférant  le  travail  au  plaisir; 
un  peu  enfiévrée  de  ses  succès,  ce  qui  ne  mcssied  [)as  aux 
jeunes  et  aux  combattants;  gardant  au  milieu  de  cette 
lutte  ardente  la  grâce  et  la  fleur  des  jeunes  années; 
refaisant  la  France  par  son  travail  mieux  que  les  hom- 
mes d'Ktat  ne  la  refaisaient  par  leurs  lois;  reprenant 
en  Europe  la  direction  de  la  pensée,  avant  même  d'avoir 
discipliné  sa  propre  pensée  :  voilà  comme  je  la  vois,  et 
comme  M.  de  Uémusat  m'en  représente  la  vive  image, 
(ilombien  de  fois,  nous  tous,  depuis  nos  désastres,  avons- 
nous  demandé  à  Dieu  qu'il  nous  envoie  une  jeune  géné- 
ration digne  de  celle  qui  a  lutté  pour  la  France  et  pour  la 
liberté  de  i8i5  à  i83o! 


l34  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

«  La  révoliilion  est  finie;  elle  est  fixée  aux  principes  qui 
l'ont  fait  naître.  »  A  cette  grande  parole  de  Napoléon 
répond,  après  vingt-six  ans  de  guerres  et  d'agitations,  le 
mot  célèbre  de  la  l'^ayette,  lorsque,  sur  le  balcon  de  l'Hôtel 
de  Ville,  montrant  le  roi  Louis-Philippe  à  la  foule,  il  lui 
dit  :  «  Voilà  la  meilleure  des  républiques!  »  M.  de  Rému- 
sat  avait  fait  son  choix  avant  la  Fayelle.  Le  général  hési- 
tait au  premier  moment.  11  était  entouré  d'amis  qui  croyaient 
la  république  immédiatement  possible.  «  Il  n'y  a,  lui  dit 
M.  de  Rémusat,  de  choix  à  faire  qu'entre  une  république 
dont  vous  seriez  le  président,  et  une  monarchie  constitu- 
tionnelle avec  le  duc  d'Orléans.  Voulez-vous  être  président 
de  la  République?  —  Assurément  non.  —  Alors,  la  ques- 
tion est  jugée...  » 

Etait-ce  la  meilleure  des  républiques?  Ou,  ce  qui  est  un 
peu  difl'érent,  était-ce  la  seule  république  possible  en 
i83o?  Vous  m'approuverez.  Messieurs,  de  ne  pas  discuter 
cette  question.  Je  l'ai  discutée  hier,  je  la  discuterai  encore 
demain,  et  il  ne  s'agit  ici  que  de  la  façon  de  penser  de 
M.  de  Rémusat.  Je  viens  de  vous  la  dire.  La  monarchie  de 
Juillet  mit  sur  son  drapeau  :  «  Liberté,  ordre  public  »  ; 
une  devise  que  quelques-uns  trouvent  vulgaire,  et  que,  pour 
moi,  je  trouve  très-belle,  parce  qu'elle  est  très-sage.  C'était 
alors,  ce  fut  toujours  celle  de  M.  de  Rémusat.  Il  a  servi  la 
liberté  toute  sa  vie,  puisque  vous  avez  vu  qu'il  la  servait  à 
vingt  ans;  et  il  a  cru  toute  sa  vie  qu'elle  était  inséparable 
de  l'ordre.  Il  a  pu,  comme  un  pilote  habile,  se  porter  tan- 
tôt d'un  côté  du  navire,  tantôt  de  l'autre,  selon  qu'il  fallait 
un  contre-poids  à  droite  ou  à  gauche;  mais,  quand  on  par- 
court l'ensemble   de   tous  ses  actes  politiques,    quand  on 


DE    M.    JILKS    SIMON.  1 35 

relit  SCS  discours  et  ses  écrits,  on  trouve  la  preuve  que  la 
liberté  n'a  jamais  eu  de  [)lus  ardent  et  de  plus  intelligent 
défenseur,  qu'il  n'a  pensé  qu'à  la  France,  jamais  à  son  am- 
bition et  à  sa  fortune,  et  que,  comme  il  mettait  l'intérêt  de 
la  patrie  au-dessus  de  tous  les  intérêts,  il  ne  voyait  aussi 
l'intérêt  de  la  patrie  que  dans  la  liberté  unie  à  l'ordre.  Se 
posséder   soi-même,   c'est,    pour   un    peuple   et   pour  un 
homme,  la  règle,  l'honneur  et  le  bonheur.  M.  de  Rémusat 
a  été  l'un  des  serviteurs  les  plus  ré.solus,  les  plus  fidèles  et 
les  plus  libres  du  gouvernement  de  Juillet.  Je  ne  vous  ra- 
conterai pas  cette  période  de  sa  vie.  M.  Duvergier  de  Ilau- 
ranne  en  a  fait  un  récit  d'autant  plus  attachant  qu'il  parle 
d'événements  auxquels  il  a  pris  une  grande  part,  et  d'un 
homme  qu'il  a  connu  jusqu'au  fond  de  l'àme;  car,  pendant 
plus  de  quarante  ans,  M.  Duvergier  de  Haurannc  et  M.  de 
Rémusat  ont  agi  et  pensé  à  l'unisson  :  on  peut  dire  (pie 
c'est  un  grand  honneur  pour  l'un  et  pour  l'autre.  M.  de 
Rémusat,  porté  par  ses  relations  de  famille,  et  jiar  le  rôle 
considérable  qu'il  avait  joué  dans    toutes  les   affaires  du 
parti,  serait  facilement  et  promptement  arrivé  au  pouvoir, 
s'il  n'avait  pas  eu  l'ambition  patiente.  Il  avait  sans  doute 
de  l'ambition,  comme  tout  homme  politique,  mais  encore 
plus  de  fierté  que  d'ambition;  et  ce  qu'il  désirait  par-dessus 
tout,  c'était  le  triomphe  de  sa  cause,  aimant  mieux  faire 
le  bien  que  de  paraître  l'avoir  fait.  Il  ne  devint  ministre 
qu'en  i84o;  mais,  dans  les  dix  premières  années  du  rè- 
gne, il   agit   par  ses  conseils  sur   la    Fayette;   il   fut    le 
collaborateur  de  Casimir  Périer;  à  la  Chambre,  où  il  était 
entré  avec   M.   Thiers  et  Odilon  Barrot,   on  le  comptait 
comme  un  des  plus  influents  et  des  plus  capables.  Lors- 


l36  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

qu'en  i833,  M.  Guizot  voulut  Iracor  aux  instituteurs  qu'il 
venait   de  créer  leur  ligne   de  conduite,   il  emprunta  la 
plume  de  M.  de  Rémusat,  qui  écrivit  à  cette  occasion  une 
circulaire  longtemps  attribuée  à  ÎM.   Guizot  lui-même,  et 
dont  je   ferai  l'éloge  d'un  mot  :  elle  est  digne  de  la  loi 
qu'elle  commente.   M.   de    Rémusat  fut  un  moment  sous- 
secrétaire  d'Etat  dans  le  ministère  Mole.  Enfin,  M.  Thiers 
l'appela,   en    i84o.    au   ministère  de  l'intérieur;   et  je  ne 
doute  pas   un  instant  que  cet  écrivain,  ce  polémiste,   ce 
traducteur  de  Gœthe  et  de  Cicéron,  qui  faisait  des  circu- 
laires pour  le  ministre  de  l'instruction  publique,  et  écrivait 
des  drames   en  secret,  n'eût  été  un  grand  ministre  si  le 
temps  lui  avait  été  laissé.  Il  apportait  à  cette  tâche  difficile 
la  connaissance  des  questions,  celle  du  personnel  politique, 
qui  n'est  pas  moins  nécessaire  ;  beaucoup  de  modération, 
beaucoup   de    résolution;    des  aptitudes   variées,   ce   qui, 
quoi  qu'on  en  dise,  est  un  signe  de  force,  et  cette  sérénité 
philosophique  de  l'esprit,  qui  règle  et  tempère  la  passion, 
sans  l'étouffer.  Il  n'eut  pas  même  le  temps  de  s'essayer.  En 
quittant  le  ministère  au  bout  de  huit  mois,  il  entra,  pour 
n'en  plus  sortir,  dans  les  rangs  de  l'opposition  libérale. 

On  a  lieu  de  s'étonner  que,  pendant  cette  longue  vie 
parlementaire,  il  ait  très-rarement  abordé  la  tribune.  Ha- 
bitué à  la  lutte  presque  dès  son  enfance,  ayant  constam- 
ment vécu  dans  la  politique,  très  au  courant  de  toutes  les 
matières,  courageux  autant  que  personne,  ferme  et  décidé  ' 
dans  ses  opinions,  parlant  dans  le  monde  avec  une  facilité 
admirable,  aimant  à  parler,  plein  de  trails,  de  mouvements, 
de  ressources,  il  avait  un  vrai  tempérament  d'orateur;  avec 
cela,  presque  toujours  silencieux.  J'ose  à  peine  dire  qu'il 


Di:   M.   Ji  t,i:s  SIMON.  I  37 

était  un  pou  limidc.  Quand  il  ne  voyait  pa.s  un  devoir  pré- 
cis et  impérieux,  il  n'aimait  pas  à  se  mettre  en  avant.  Il 
avait  une  (pialité  précieuse  pour  un  philosophe,  un  peu 
gênante  pour  un  député  :  il  voyait  robjeclion,  et  ne  se  ré- 
signait pas  à  discourir  avant  de  l'avoir  résolue  pour  lui- 
même.  Il  parla  cependant  quelquefois,  et  de  façon  à  faire 
regretter  qu'il  ne  le  fît  pas  plus  souvent.  Il  défendit  à  plu- 
sieurs reprises  la  politique  du  1"  mars  contre  les  attaques 
de  M.  de  Lamartine.  Il  avait  pris  en  main,  dans  les  der- 
nières années  du  règne,  la  cause  des  incompatibilités  par- 
lementaires. Trois  fois  il  porta  cette  grande  question  à  la 
tribune,  avec  un  grand  succès  personnel,  sans  pouvoir 
triompher  de  l'obstination  du  ministère  et  de  la  Chambre. 
II  se  tenait  sur  la  fin  un  peu  à  l'écart,  n'approuvant  pas  la 
politique  suivie,  ne  voulant  pas  s'allier  à  la  partie  active  de 
l'opposition,  fidèle  à  ses  opinions  constitutionnelles  et  à  la 
famille  royale,  dont  il  était  honoré  et  aimé.  Il  fut  appelé, 
au  moment  du  péril,  avec  M.  Thiers,  M.  Odilon  Barrol, 
M.  Duvergier  de  Hauranne;  mais  à  une  heure  où  le  talent 
et  le  courage  devaient  être  impuissants.  Il  ne  put  qu'assis- 
ter à  la  chute  de  ce  gouvernement  constitutionnel  qu'il 
avait  regardé  si  longtemps  comme  le  gouvernement  le  plus 
capable  de  fonder  la  liberté  et  de  garantir  l'égalité.  Il  s'est 
demandé  depuis  comment  cette  combinaison  savante  et, 
suivant  lui,  si  conforme  aux  principes,  si  appropriée  à  nos 
besoins,  avait  pu  être  détruite  en  quelques  heures,  comme 
un  nuage  que  le  vent  chasse  devant  lui.  «  Serait-ce  qu'il 
faut  aux  nations,  pour  obtenir  et  gaidei'  la  libre  possession 
d'elles-mêmes,  autre  chose  que  l'intelligence  et  la  volonté? 
Peut-être.  L'homme  peut  beaucoup  de  ce  qu'il  pense  et  de 

ACAD.    FR.  18 


l38  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

ce  qu'il  veut;  il  ne  peut  pas  tout  ce  qu'il  veut  ni  tout  ce 
qu'il  pense.  Bien  que  mille  et  mille  fois  plus  fortes  que  les 
individus,  les  sociétés  sont  cependant  comme  eux  sujettes 
aux  conditions  de  l'humaine  destinée.  Pour  maîtriser  le 
sort,  pour  réaliser  leurs  rêves,  il  leur  faut  réunir  certaines 
circonstances  qui  ne  dépendent  pas  toujours  d'elles.  Dans 
leurs  plus  chères  et  plus  hautes  entreprises,  il  ne  suffit  pas, 
pour  réussir,  de  leurs  pensées  animées  par  leurs  passions. 
Il  y  a  dans  les  choses  des  difficultés,  dans  les  événements 
des  traverses  qu'on  ne  surmonte  pas  sans  une  sagesse  per- 
sévérante, ou  plutôt  sans  certains  heureux  accidents  que 
la  sagesse  même  ne  procure  pas.  Il  faut  à  la  cause  des  ser- 
viteurs, et  à  la  cause,  à  ses  plus  dignes  serviteurs,  il  faut 
encore  un  don  qu'on  méconnaît  trop  aujourd'hui,  et  ce  que 
tous  les  grands  hommes  ont  appelé  par  son  nom,  —  la 
fortune  (i).  » 

Elu  en  1848  membre  de  l'Assemblée  constituante,  M.  de 
Rémusat  y  fut  entouré  du  respect  universel.  Ses  ennemis 
politiques  s'accordaient  pour  rendre  hommage  à  la  dignité 
de  sa  conduite,  à  l'élévation  de  son  esprit,  et  à  ses  senti- 
ments de  vrai  et  profond  libéralisme.  Très-persuadé  qu'il 
faut  être  d'un  parti,  ou  se  i^ésigner  à  n'être  rien,  il  vota  le 
plus  souvent  avec  ses  anciens  amis,  et  se  sépara  d'eux 
pourtant  dans  quelques  occasions  capitales.  Il  vota  notam- 
ment pour  la  présidence  du  général  Gavaignac.  C'était,  au 
fond,  voter  pour  la  République.  Il  le  fit,  comme  il  faisait  » 
toutes  choses,  simplement  et  ouvertement.  Il  faut  peut-être 


(1)  La  Politique  libérale,  p.  4U. 


DE    M.    JlLIîS    SIMON.  1  39 

avoir  été  longtemps  député,  et  connaître  la   violence   des 
partis,  pour  comprendre  combien  cette  conduite  était  cou- 


rageuse. 


Il  y  avait  alors  quelqu'un  qui  le  jugeait  très-bien.  C'est 
un  homme  d'infînimcnt  d'esprit,  que  je  ne  veux  pas  nom- 
mer, car  il  est  possible  qu'il  soit  ici,  et  qu'il  m'écoutr.  Il 
s'est  converti  depuis  à  la  possibilité  de  la  République;  mais 
il  la  croyait  impossible  dans  ce  temps-là,  et  il  en  donnait 
à  M.  de  Rémusal  celte  raison  singulière  :  «  Comment  vou- 
lez-vous que  la  République  s'établisse?  Il  n'y  a  dans  cette 
assemblée  que  deu\  républicains,  Tocqueville  et  vous.  » 
Cela  fait  sourire,  Messieurs;  et  cela  fait  réfléchir. 

Le  prince  Louis-Napoléon,  qui  pourtant  connaissait  le 
vote  de  M.  de  Rémusat,  ayant  à  former  son  premier  minis- 
tère, s'adressa  d'abord  à  lui.  Mais  il  refusa  son  concours, 
prévoyant  dès  lors  la  révolution,  et  fermement  résolu  à  ne 
jamais  entrer  dans  un  gouvernement  pour  le  combattre. 
Une  seule  fois,  pendant  ces  tristes  années,  il  sortit  de  son 
silence.  Ce  fut  le  jour  où  le  président  commença  l'exécution 
de  son  plan  par  la  destitution  du  général  Changarnier. 
M.  de  Rémusat  monta  à  la  tribune  et  annonça  à  la  Chambre 
les  événements  qui  se  préparaient.  «  L'empire  est  fait!  » 
s'écria  M.  Thiers  dans  cette  même  séance.  Quelques  moi& 
après,  M.  Thiers  était  conduit  prisonnier  à  la  frontière. 
Un  décret  bannit  M.  de  Rémusat.  On  lui  dit  bien  qu'un 
mot,  un  seul  mot  suffirait  [)our  que  la  mesure  fût  rap- 
portée; mais  il  partit.  Il  habita  d'abord  la  Reigi(jue,  puis 
l'Angleterre.  Il  parcourait  la  Suisse,  lorsqu'un  journal 
tombé  par  hasard  entre  ses  mains  lui  apprit  qu'il  pouvait 
rentrer  dans  son  pays. 


l4o  niSCOl  RS    DK    RÉCEPTION 

TI  hésita  presque  à  profiter  de  la  liberté  qui  lui  était 
rendue.  La  F'rance,  qu'il  avait  si  constamment  et  si  pas- 
sionnément aimée,  l'attirait;  il  rougissait  de  cette  société 
française,  si  prompte  à  accepter  la  prospérité  matérielle 
comme  un  dédommagement  de  la  liberté.  11  revint  cepen- 
dant, et  put  assister  de  près  au  réveil  des  idées  libérales.  Il 
y  contribua  puissamment.  Exclu  de  la  vie  politique  jus- 
qu'à la  fin  de  l'empire,  il  se  livra  avec  une  nouvelle  ardeur 
à  la  philosophie  et  aux  lettres. 

Il  a\ail  commencé  de  bien  bonne  heure  à  écrire.  Ses 
premières  œuvres,  Messieurs,  furent  des  chansons.  On  en 
faisait  beaucoup  alors;  on  n'en  fait  plus  aujourd'hui.  Il 
croyait,  et  je  crois  aussi,  que  c'est  un  tort.  Il  paraît  qu'on 
a  du  plaisir  à  les  faire  ;  on  en  avait,  dans  ma  jeunesse,  à  les 
chanter.  11  en  a  fait  beaucoup  ;  je  n'en  rougis  pas  pour  lui, 
en  me  l'appelant  que  Voltaire  a  dit  de  Newton  :  «  Je  l'admi- 
rerais davantage  si  seulement  il  avait  fait  un  vaudeville.  » 
Dans  le  recueil  de  M.  de  Rémusat,  —  car  il  y  a  un  recueil, 
encore  inédit,  —  on  trouve  des  chansons  amoureuses,  des 
chansons  satiriques  et  des  chansons  politiques.  Lapremière 
de  toutes  est  fort  jolie;  il  avait  treize  ans  quand  il  l'a  faite. 
La  date  de  la  dernière,  si  j'osais  vous  la  dire  ,  vous  éton- 
nerait bien  davantage.  Vous  vous  rappelez  qu'à  vingt  ans, 
il  écrivait,  sur  la  politique,  des  articles  qui  faisaient  sensa- 
tion. M.  Royer-Collard  lui  dit,  en  parlant  de  son  article 
sur  la  révolution  :  «  Jeune  homme,  je  vous  ai  relu.  »  Un  tel  » 
mot,  dans  ce  temps-là,  où  l'on  savait  encore  admirer  et 
respecter,  était  un  grand  et  sérieux  succès.  Faites  comme 
Royer-Collard,  Messieurs,  relisez  l'article  sur  la  révolution, 
et   vous   serez   frappés    de    tant    de   maturité  chez   un   si 


DE    M.    JULES    SIMON.  i4i 

jciino  homme.  La  réflexion  cl  le  bon  sens  étaient  venus 
vile  à  M.  de  Rémusat.  En  revanche,  la  jeunesse  ne  l'aban- 
donna jamais.  Il  y  a  de  lui  un  niof  que  je  trouve  adorable; 
c'est  dans  son  article  sur  Jouffroy.  Il  rappelle  que  Schil- 
ler a  dit  quelque  part  que  l'homme  fait  doit  porter  respect 
aux  rêves  de  sa  jeunesse  ;  et  il  ajoute  :  «  La  première  mar- 
que de  respect  qu'on  leui-  doixc  donner,  c'est  do  ne  pas 
dire  qu'ils  soient  des  rêves.  » 

En  dehors  du  Globe,  qui  fut  quotidien  assez  peu  de  temps, 
je  ne  vois  pas  que  M.  de  Rémusat  ait  beaucoup  écrit  dans 
les  journaux;  mais  il  a  écrit  toute  sa  vie  dans  les  revues.  Il 
a  commencé,  je  le  rappelais  tout  à  l'heure,  par  les  Archives; 
puis  il  écrivit  dans  le  Lycée,  que  dirigeaient  MM.  Ville- 
main  et  Loyson  ;  dans  les  Tablettes  ttniverselles ,  avec 
M.  Thiers;  dans  le  Globe,  où  il  avait  la  haute  main;  dans 
la  Rpvup  française,  de  M.  Guizot.  Il  entra  à  la  lievue  des 
Deu.i:-Mondes  dès  qu'elle  fut  fondée,  et  il  y  a  écrit  jusqu'au 
moment  de  sa  mort.  Le  nombie  de  ses  articles,  si  on  les 
additionnait  depuis  son  début  en  1818,  serait  formidable. 
Il  en  a  recueilli  une  partie  sous  forme  de  volumes.  Il  était- 
déjà,  comme  vous  le  savez.  Messieurs,  membre  de  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  |)olitiques,  et  de  l'Académie 
française,  quand  il  (piilta  la  France  en  i85i.  11  avait  suc- 
cédé à  Jouffroy,  en  1842,  comme  membre  de  l'Académie 
des  sciences  morales.  Il  me  disait  pondant  sa  candidature, 
qui  du  reste  ne  suscita  d'objections  dans  aucun  esprit ,  si 
ce  n'est  dans  le  sien  :  «  Je  n'ai  pas  publié  de  livres!  »  Il 
publia,  cette  année-là,  ses  Essais  de  Philosophie,  en  deux 
volumes.  Il  aurait  pu  faire  des  volumes  à  volonté,  rien 
qu'en  rééditant  ses  articles  du  Globe:  ces  deux-là  suffirent 


l42  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

pour  le  tranquilliser.  Même  en  ne  tenant  pas  compte  de 
ses  autres  écrits ,  on  peut  dire  que  bien  peu  de  ses  nou- 
veaux confrères  auraient  pu  citer  des  titres  équivalents. 
Parmi  les  essais  qui  composent  ces  deux  volumes ,  j'en 
signale  un,  qui  a  pour  titre  :  De  l' Esprit.  C'est  une  démons- 
tion  systématique,  comme  il  le  dit  lui-même,  de  l'exis- 
tence de  l'esprit.  Il  est  vrai  qu'aussitôt  après  la  démonstra- 
tion systématique  vient  la  critique  de  la  démonstration  ; 
mais  la  conclusion  finale  est  dogmatique,  formelle;  car  il 
était  spiritualiste,  Messieurs,  vous  n'en  doutez  pas,  et 
ceux  qui  l'ont  accusé  d'être  un  sceptique  n'en  doutaient 
pas  davantage.  Ce  sceptique  n'a  jamais  douté  ni  de  l'esprit 
ni  de  Dieu;  il  a  passé  sa  vie  à  aifirmer  la  morale,  à  la  dé- 
montrer, à  s'indigner  contre  ceux  qui  la  nient,  et  plus  en- 
core contre  ceux  qui  l'affirment  sans  y  croire.  Un  essai 
plus  considérable  que  celui-là,  à  tous  les  points  de  vue, 
comme  étendue,  comme  puissance  métaphysique  et  comme 
originalité,  c'est  le  précédent,  l'Essai  IX,  qui  a  pour  titre  : 
De  la  Matière.  Dire  que  l'étendue  se  résout  en  atomes,  et 
le  mouvement  en  forces  simples  ;  que  la  force  ne  peut  être 
ramenée  à  l'étendue,  et  que  l'étendue  peut  être  ramenée  à 
la  force,  c'est  reprendre,  en  la  modifiant,  la  théorie  des 
monades  :  ce  n'est  pas  être  original.  L'originalité  est  sur- 
tout dans  la  forme  de  la  démonstration.  L'auteur  de  ce 
traité,  qui  à  lui  seul  est  un  livre,  a  certainement  sa  place 
marquée  parmi  les  métaphysiciens.  La  métaphysique  rem- 
plit ces  deux  volumes  aux  dépens  de  la  psychologie,  et  la 
psychologie,  quand  elle  y  paraît,  y  revêt  la  forme  d'une 
critique  très-pénétrante  de  la  doctrine  de  Rant.  Jouffroy, 
dont  il   prenait  la  place,  ne  se  serait  pas  retrouvé  dans 


ni-:  M.   ,11  i,i:s  simon.  i/J3 

tout  cola.  Ils  a\iiitiit  de  cuimniiii,  .loiillVoy  et  lui,  de  ne 
pas  avoir  de  système  ;  mais  Jouffroy  regardait  les  systèmes 
du  dehors,  et  les  avait  en  profond  dédain  ;  M.  de  Rémusat, 
au  contraire,  les  recherchait,  y  entrait,  les  étudiait  de  tous 
les  côtés,  et  les  repoussait  après  examen.  Quelque  temps 
avant  de  se  présenter  à  vos  suffrages,  pour  succéder  à 
Royer-Gollard,  il  publia  deu\  nouveaux  ouvrages  :  l'un  sur 
Abélard,  en  deux  volumes;  l'autre  sur  la  philosophie  alle- 
mande. 

Ce  livre  sur  la  philosophie  allemande  était  originaire- 
ment un  rapport  fait  à  l'Atiadémie  des  sciences  morales  et 
politiques  à  l'occasion  d'un  concours.  Il  avait  été  remarqué. 
M.  de  Rémusat  y  montre  déjà,  comme  historien  de  la  j)hi- 
losophie,  trois  qualités  qu'il  a  eues  plus  tard  à  un  degré 
plus  élevé.  D'abord,  quand  il  parle  d'un  auteur,  il  lit  con- 
sciencieusement, et  dans  l'original,  tous  ses  ouvrages; 
ensuite,  vous  me  pardonnerez  ce  mot,  qui  ressemble  à  une 
épigramme,  il  comprend  toujours  ce  qu'il  expose  ;  et  enfin, 
dans  ses  jugements,  il  est  toujours  d'accord  avec  le  sens 
commun.  Parmi  les  philosophes  de  profession,  il  en  est 
qui,  sans  se  l'avouer,  lui  font  un  crime  de  ces  deux  derniers 
mérites,  et  qui  parlent  de  scepticisme,  parce  tpi'il  est  tout 
à  fait  exempt  de  parti  pris,  d'engouement  et  de  charlata- 
nisme. Il  faut  souvent,  pour  être  résolument  d'une  école, 
ou  ne  pas  tout  voir,  ce  qui  est  une  faiblesse  intellectuelle, 
ou  ne  pas  avouer  tout  ce  qu'on  voit,  ce  qui  est  une  fai- 
blesse morale.  Ce  n'était  pas  le  cas  de  M.  de  Rémusat, 
dont  le  caractère  en  philosophie  était  fait  de  curiosité  et  de 
sincérité.  Il  avait  joint  à  son  rapport  une  longue  préface 
sur  les  doctrines  de  Kant,  Fichte,  Schelling  et  Hegel.  11  y 


l44  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

juge  le  panthéisme,  dans  la  personne  de  ses  plus  illustres 
représentants,  avec  sévérité  et  respect.  «  La  science  de  l'ab- 
solu, dit-il,  se  termine  toujours  par  une  apothéose  de  l'hu- 
manité ;  mais,  quelque  grande  quelque  solennelle  que  soit 
toute  philosophie  de  ce  genre,  je  doute  qu'elle  satisfasse 
et  persuade  jamais  ce  qu'elle  divinise.  L'homme  résistera 
toujours  à  cette  violence  laite  à  ses  croyances  [fondamen- 
tales ;  et  c'est  pourquoi  la  foule  du  public  lettré,  condam- 
nant les  principes  par  leurs  conséquences ,  fait  trop 
souvent  porter  à  la  philosophie  la  peine  des  systèmes  phi- 
losophiques. » 

Le  livre  d'Abélard,  publié  la  même  année  que  le  précé- 
dent, m'oblige  à  revenir  en  arrière  pour  vous  parler  d'une 
partie  très-intéressante  et  très-inconnue  de  la  vie  littéraire 
de  M.  de  Rémusat.  Tout  le  monde  a  dans  les  mains  ses  deux 
volumes  sur  Abélard,  et  personne  ne  les  lira  sans  émotion 
et  sans  admiration  ;  mais  on  ne  sait  pas  généralement 
qu'avant  de  les  écrire,  il  avait  traité  le  même  sujet  sous  une 
autre  forme.  Il  avait  composé  un  drame  àWbélard.  Ce 
drame  est  demeuré  inédit,  quoiqu'il  fût  l'objet  des  secrètes 
prédilections  de  l'auteur.  M.  de  Rémusat  l'a  seulement  lu 
dans  quelques  salons,  avec  un  succès  que  M.  Duvergier  de 
Hauranne,  juge  compétent,  appelle  prodigieux.  C'était, 
selon  Sainte-Beuve,  de  toutes  les  œuvres  de  M.  de  Ré- 
musat, celle  qui  donnait  l'expression  la  plus  entière  et  la 
plus  vraie  de  son  talent.  Ce  drame  d'Abélard  n'était  pas  le 
seul  qu'il  eût  composé.  Ses  amis  ne  lui  permirent  jamais 
de  publier  ces  sortes  d'écrits.  Ils  pensaient  qu'on  ne  sau- 
rait être  à  la  fois  homme  d'I'Xat  et  auteur  dramatique.  Je 
connais  un    pays  voisin  où  l'on  peut  avoir  écrit  de  beaux 


DE    M.    JLLKS    SIMON.  l45 

romans  et  devenir  premier  ministre;  mais  nous  avons  ici, 
au  théâtre,  le  goùl  des  unités,  et,  dans  la  vie,  celui  des 
spécialités.  Je  dirai  pourtant,  sans  souci  du  préjugé,  et 
avec  votre  permission,  îMessieurs,  quelques  mots  du  théâtre 
de  M.  de  Rémusat;  et  ce  sera,  pour  beaucoup  de  per- 
sonnes, une  révélation;  car,  parmi  les  auditeurs  jjiivilé- 
giés  de  i844i  combien  reste-(-il  de  survivants?  J'ai  eu 
entre  les  mains  quatre  compositions  dramatiques  de  M.  de 
Rémusat.  Les  deux  premières  sont  des  ouvrages  de  sa  jeu- 
nesse, écrits  en  quelques  jours  avec  une  facilité  aimable. 
En  voici  les  titres  :  Jean  de  Montciel,  ou  le  Fief.  Il  l'appelle 
une  tragédie  ;  en  tout  cas,  c'est  une  tragédie  en  prose.  Elle 
fut  écrite  en  i824-  1'  '«i  lisait  et  même  il  la  jouait;  car  il 
jouait  la  comédie  avec  talent;  et  il  a  eu  souvent  beaucoup 
de  succès  en  jouant  le  rôle  du  Alisanthropc.  L'autre  drame, 
qui  est  presque  du  môme  temps,  a  pour  lilre  :  l'Habitation 
de  Saint-Domingue,  ou  F  Insurrection.  Quatre  ans  plus  tard,  en 
1828,  il  fit  une  tentative  bien  autrement  sérieuse  :  il  composa 
un  drame  historique  sur  la  Saint-Barthéiemy.  Pour  celui-là, 
il  ne  l'écrivit  pas,  comme  les  autres,  en  douze  jours.  On 
voit,  en  le  lisant,  que  la  plupart  des  mémoires  du  temps 
lui  sont  familiers.  On  retrouve  à  chaque  instant  les  récits 
de  Tavannes,  de  Villeroy,  de  Marguerite  de  Valois,  ou  ceux 
de  Sully,  Bouillon,  Lanoue,  Montluc  et  Brantôme.  On  y 
reconnaît  jusqu'à  leurs  expressions.  Ce  n'est  pourtant  pas 
une  marqueterie;  c'est  un  récit  original,  saisissant,  où  les 
causes  des  événements  sont  parfaitement  déduites,  et  dont 
le  principal  mérite  est  peut-être  une  appréciation  exacte, 
et  souvent  profonde,  des  caractères.  Je  renonce,  bien  malgré 
moi,  à  vous  en  lire  quelques  pages  qui  vaudraient  mieux, 

ACAD.    FR.  19 


1^6  DISCOURS    DK    RÉCEPTION 

pour  VOUS  faire  apprécier  le  talent  dramatique  de  l'auteur, 
que  l'analyse  la  plus  fidèle. 

Le  drame  à'Abélairl,  auquel  je  reviens,  se  rattache  beau- 
coup  plus  que  la   Saint-Barthclemy  aux  études  ordinaires 
de  M.  de  Rémusat.  Il  s'est  occupé  pendant  longtemps  de 
la  philosophie  du   xii"  siècle.  Il  avait  conçu  le  plan  d'un 
ouvrage  qu'il  voulait  appeler  les  Quatre  Abbés  ;  je  ne  sais 
si  le  titre  était  bien  choisi,  et  il  en  doutait  lui-même.  Les 
quatre  abbés  étaient  saint   Bernard,   abbé    de    Clairvaux, 
Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Cluny,  Suger,  abbé  de  Saint- 
Denis,  et  Abélard,  abbé  de  Saint-Gildas.  Il  aurait  pu  aussi 
y  joindre  saint  Anselme,  sur  lequel  il  a  écrit  tout  un    vo- 
lume, et  qui,  avant  d'être  archevêque  de  Cantorbéry,  avait 
été  abbé  du  Bec.  Mais,  dans  sa  première  conception,  c'était 
le    \n°   siècle  qu'il  voulait  étudier.   Il   était   sans    doute, 
comme  philosophe,  très-préoccupé  de  la  scolastiquc  ;  mais 
ce  qu'il  cherchait  en  elle,  ce  n'était  ni  des  idées  nouvelles, 
qui  n'y  abondent  pas,  ni  des  systèmes  bien  profonds,   car 
à  cette  époque,  où  la  religion   est  toute-puissante,  aussi 
bien  dans  le  monde  temporel  que  dans  le  monde  spirituel, 
les  systèmes  ne  sont  que  des  efforts  tentés   par  la   raison 
pour  se  distinguer  de  la  foi  en  se  faisant  accepter  ou  am- 
nistier par  elle.  Chacun  de  ces  quatre  abbés  représentait 
à   un   degré    éminent  un   des   caractères   du  siècle  ;  à  eux 
quatre  ils  représentaient  d'une  façon  complète  la  pensée 
générale  de   leur  temps.  Saint  Bernard,  c'est  la  domina- 
tion morale  de  l'Église,  intervenant  en  maîtresse  dans  les 
principales    affaires   de   la   société.    Suger  est   tout  autre 
chose,  c'est  le  moine  transformé  en  homme  politique,    en 
hommes  d'affaires;  ne  se  contentant  pas  d'influer  sur  les 


UE    M.    JUI.KS    SlMO?<.  147 

cvùncincnts,  de  les  diiiger  de  haut  dans  le  sens  des  doc- 
trines de  l'Eglise,  mais  les  gouvernant  en  détail  de  ses  pro- 
pres mains.  L'abbé  de  Cluny,  Pierre  le  Vénérable,  semble 
personnifier,  sous  une  forme  auguste,  la  vie  religieuse;  il 
est,  dit  M.  de  Rémusat,  l'idéal  du  moine.  En  lui  \il  eomnie 
une  image  de  la  religion,  telle  que  l'entendent  les  nobles 
âmes,  (jui  aiment  niieiiv  Noir  en  elle  une  loi  et  une  vertu 
qu'une  doctrine  et  une  puissance.  Abélard,  c'est  la  science, 
la  science  soumise  à  la  foi,  ou  du  moins  voulant  être  sou- 
mise, quoique  ayant  en  soi  l'instinct  de  la  résistance,  s'ap- 
puyant  autant  sur  les  textes  que  sur  le  raisonnement,  se 
croyant  et  se  disant  orthodoxe,  même  dans  ses  plus  grandes 
témérités.  M.  de  Rémusat  commença  par  Abélard,  qui  l'atti- 
rait le  plus,  par  la  nature  de  ses  travaux,  par  le  roman  de  sa 
vie,  par  cette  longue,  éclatante  et  douloureuse  lutte  contre 
saint  Bernard  ;  et  finalement  il  s'y  arrêta  sans  pousser  plus 
loin  son  enti^eprise.  Son  ouvrage,  publié  en  i8/):"3,  n'a  pas 
moins  de  deux  gros  volumes.  Le  drame,  composé  aupara- 
vant, a  presque  la  même  étendue.  Abélard  en  est  le  héros, 
mais  le  xii"  siècle  y  est  tout  entier.  C'est  le  morceau  ca- 
pital, l'œuvre  maîtresse  de  l'auteur.  Si  l'on  voulait  n'étu- 
dier M.  de  Rémusat  que  dans  un  de  ses  ouvrages,  et  le 
connaître  à  fond,  c'est  le  drame  d'Abélard  qu'il  faudrait 
prendre. 

Ce  drame,  en  dépit  du  nom  que  l'auteur  lui  donne, 
n'est  pas  fait  pour  la  scène.  Il  est  trop  long;  il  con- 
tient trop  de  parties  que  le  public  n'entendrait  pas, 
et  qui  supposent  dans  le  lecteur  une  science  très-étendue 
des  matières  philosophiques  ;  on  y  trouve  des  scènes 
d'amour    dont    la    représentation    serait    impossible ,    en 


l48  DISCOURS    \)E    HÉCEPTION 

France  surtout,  où    lo    public   applaudit    les    équivoques 
et   les    gravelures,    mais    ne   supporterait  pas  le   langage 
un   peu    brutal    de    la    passion.    Dernier   obstacle  :   nous 
sommes  à  peu  près  guéris   de  la  manie   des   trois    unités, 
même  de  l'unité   d'action,  mais  nous  tenons  à  l'unité  ab- 
solue   des   caractères,   oubliant  que    les    héros  faits   tout 
d'une  pièce  ne  sont  pas  dans  la  nature.   Nous  voulons  à 
toute  force  qu'un  homme  soit  toujours,  qu'il  soit  complè- 
tement ce  qu'il  est  beaucoup.  On  peut  sans  doute  essayer 
de  grandir  la  nature,  c'est  le  moyen  de  ne  pas  rester  trop 
au-dessous  d'elle  ;  mais  la  changer,  c'est  se  tromper  sur 
les  véritables  sources  de    l'émotion.    L'Abélard   de  M.  de 
Rémusat  est  un  homme.  Comme  il  l'a  étudié  à  fond,  il  le 
peint  tel  (jui!  était.  C'est  un  homme,  dis-je,  avec  ses  di- 
versités et  ses  défaillances,  mais  aussi  avec  un  caractère,  et 
l'un  des  caractères  les  plus  fortement  trempés  qu'il  y  ait 
dans  l'histoire.  iMettons  donc,  Messieurs,  qu'il  s'agit  d'un 
drame,  que  vous  lirez,  je  l'espère  bien,  mais  que  vous  ne 
verrez  jamais  représenter  sur  aucun  théâtre. 

Il  y  a  cinq  actes,  dont  voici  les  titres  :  la  Philosophie, 
la  Théologie,  l'Amour,  la  Politique,  la  Mort.  Vous  le  voyez; 
tout  un  monde.  L'auteur  n'a  pas  donné  à  cet  ouvrage  l'é- 
pigraphe qu'il  a  inscrite  sur  le  titre  de  ses  Essais  de  Philo- 
sophie :  «  Tcmpla  serena.  » 

La  première  scène  se  passe  dans  le  cloître  de  Notre- 
Dame.  Les  écoliers  attendent  la  leçon  de  Guillaume  de 
Champeaux,  leur  maître  :  un  maître  illustre,  qu'ils  appel- 
lent l'Aristote  de  Paris.  Abélard,  pour  la  première  fois, 
est  au  milieu  d'eux.  Il  vient  de  loin,  d'un  pays  presque  in- 
connu, de  Bretagne.  Il  a  laissé  les  armes,  quitté  son  fief 


DE    M.    JULES    SIMON.  | /jq 

pour  la  dialectique.  Il  rêve  (l'autres  batailles;  il  aspire  à 
une  autre  royauté.  On  le  questionne.  Il  répond  avec  une 
modestie  à  travers  laquelle  perce,  comme  malf,n"é  lui,  le 
sentiment  de  sa  force.  On  ouvre  les  portes,  les  écoliers  se 
pré(ii)itent,  et  Guillaume  de  Champeau.v  fait  sa  leçon.  No- 
tez (ju'il  la  lait  très-réellement  ;  ce  n'est  pas  une  leçon  de 
comédie,  c'est  un  exposé  très-fidèle,  et  clair  autant  qu'il 
peut  l'être,  du  système  de  la  réalité  des  univcrsaux.  Après 
cela,  il  ne  faut  pas  oublier  que  Guillaume  de  Chamj)eaux 
est  cet  homme  qui,  quand  il  faisait  du  feu,  remplissait  la 
maison  de  fumée  et  n'y  donnait  [)as  de  chaleur. 

GUILLAUME  (après  Sa  leçon). 
Avant  de  passer  outre,  je  vous  ferai  une  seule  interrogation.  Étos- 
vous  satisfaits?  Ne  subsiste-t-il  aucun  nuage  dans  vos  esprits  .'  En  est-il 
un  de  vous  qui  conserve  des  doutes?  Qu'il  les  produise  ,  je  les  dissi- 
perai. Ut  potero,  explicabo. 

Tous  les  écoliers  se  regardent  et  tiinoignent  par  un  murmure  approbateur  qu'ils 
n'ont  rien  à  dire.  A  peine  le  silence  se  rétablit-il,  que,  du  milieu  de  la  foule,  Abé- 
■  lard  lève  la  main  et  dit  : 

Je  demande  à  répondre. 

GUILLAUME   (surpris). 
Ah!  ah!...  approchez.  Je  ne  vous  connais  pas. 

ABËLARD. 

Je  suis  inconnu. 

GUILLAUME. 

Ah  !  ah  !  Ltes-vous  clerc? 

ABÉLARD. 

Je  ne  suis  rien. 

GUILLAUME. 

Que  demandez-vous? 

AUÉLAIU). 

A  parler. 

GUILLAUME. 

Ah!  ah!...  Mais  je  ne  sais  si  je  dois  jiermettre.. 


,5o  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

ABÉLARD. 

Vous  avez  fait  uno  question,  j'y  réponds.  Vous  avez  dit  :  Quelqu'un 
a-l-il  des  doutes?  J'ai  des  doutes,  je  viens  les  dire... 

GIULLAIIME. 

Soyez  bref. 

ABÉLARD. 

Je  dirai  tout  ce  qu'il  faut  pour  être  compris,  car  je  veu.x,  moi,  être 
compris.  C'est  à  la  raison  de  tous  et  do  chacun  que  je  m'adresse,  et  jo 
ne  réclame  d'autre  autorité  que  celle  de  la  raison  même.  Mais  c'est 
une  grande  autorité  que  celle-là... 

GUILLAUME. 

Première  erreur.  Poursuivez,  et  faites  vite. 

ABÉLARD. 

Erreur,  maître?  Où  est  l'erreur?  Nous  ne  sommes  pas  ici  en  théo- 
loi^ic,  noiis  ne  traitons  pns  de  matières  de  foi.  De  quoi  traitons-nous? 
De  dialectique.  Qu'est-ce  que  la  dialectique?  C'est  la  raison  armée  de 
toutes  pièces.  Qu'est-ce  que  les  luttes  de  nos  écoles?  Une  lice  où  la 
raison  fait  ses  preuves.  Vous-même,  il  n'y  a  qu'un  instant,  que  faisiez- 
vous  ?  Vous  raisonniez.  Vous  n'aviez  pas,  que  je  sache,  des  éclairs  dans 
les  yeux,  ni  la  foudre  dans  les  mains;  non,  votre  seule  arme  était  la 
parole  ,  la  parole,  ce  lien  commun  des  intelligences  qu'elle  unit  par  le 
consentement  de  la  raison.  Que  fais-je  à  présent?  Moi  aussi,  j'ai  la 
parole ,  et  j'essaye  de  raisonner  à  mon  tour.  Pour  un  moment,  nous 
sommes  égaux.  La  vérité  fixe  seule  les  rangs  entre  les  intelligences. 
Toutes  ne  sont-elles  pas  émanées  de  la  même  lumière  et  plongées 
dans  le  même  limon  ? 

Etla  dispute  continue,  mais  en  forme,  avec  les  arguments 
mômes  puisés  dans  les  livres  d'Abékud  et  dans  les  récits  des 
historiens  sur  Guillaume  de  Champeaux,  Abélard  toujours 
plus  vif  et  plus  pressant,  Guillaume  de  Champeaux  embar- 
rassé, irrité,  et,  sur  la  fin,  remplaçant  le  raisonnement  par 
des  invectives.  L'auditoire  prend  parti  pour  le  jeune  contre 
le  vieux,  pour  l'inconnu  contre  l'illustre.  Il  veut  faire  des- 
cendre Guillaume  de  sa  chaire  et  y  faire  monter  Abélard. 


DE    M.    JULES    SIMON.  I  "")  I 

Oh!  les  insensés!  s'écrie  le  maître.  Satan  csl  entré  ici. 

ABÉLARD. 

Non,  Satan  n'est  point  entré,  ô  mes  amis.  Rassurez-vous,  l'hérésie 
n'est  ni  dans  mon  cœur  ni  sur  mes  lèvres...  Guillaume  de  Champeau.x, 
tu  les  entends.  Je  pourrais  te  renverser  de  cette  chaire,  mais  je  ne  suis 
pas  venu  pour  forcer  personne  à  se  taire,  je  suis  venu  pour  rendre  à 
chacun  le  droit  de  parler.  Je  rou\Te  le  combat  des  intelligences.  Garde 
ton  école,  rassemble  tes  disciples,  mais  soutTre  qu'un  nouvel  enseigne- 
ment s'élève  en  face  du  tien.  Et  vous,  ô  mes  auditeurs...  dirai-je  mes 
disciples  ? 

VOIX    NOMnilEUSES. 

Oui!  oui  ! 

ABÉLARD. 

Choisissez.  Qu'on  se  sépare.  Que  les  uns  restent  au  pied  de  celte 
cliaire  de  doute  et  d'ignorance;  que  les  autres  viennent  avec  moi 
chercher  la  vérité.  La  vérité ,  la  vérité  !  qui  l'aime  me  suive  ! 

(Presque  tous  les  écoliers  se  lèvent.) 

L'auteur  nous  montre  ensuite  Abélard  assistant  à  une 
orgie  d'étudiants  assez  grossière.  Le  maître  se  lève  tout  à 
coup,  au  milieu  des  brocs  d'hydromel  et  des  filles,  et 
adresse  aux  écoliers  à  moitié  ivres  un  véritable  sermon  sur 
les  grandeurs  de  la  philosopliie.  Les  cris  s'apaisent  d'a- 
bord; à  l'étonnement  succède  l'admiration,  puis  l'enthou- 
siasme et  des  transports  de  tendresse.  Il  part  de  là  avec 
eux  pour  aller  fonder  l'école  de  Paris.  L'école  est  ouverte; 
la  vaste  salle  peut  à  peine  contenii-  les  disciples  qui  ont 
quitté  l'école  de  Guillaume  et  ceux  qui  accourent  de  toutes 
les  parties  de  l'Europe.  Un  grand  bruit  s'élève  au  dehors  : 
c'est  la  foule  qui  veut  entendre  le  .Maître  Pierre.  Fermez  les 
portes,  crient  les  écoliers.  Non,  ouvrez-les,  dit-il  ;  ouvrez-les 
toutes  grandes  ;  et,  descendant  de  sa  chaire,  il  vient  sur  le 


13^  DISCOl!R>^    DK    RKCKPTION 

seuil  enseigner,  poui'  la  première  fois  dans  l'histoire  du 
monde  ,  la  philosoj)hie  à  la  multitude.  Bientôt  la  philoso- 
phie ne  lui  suffit  plus  à  lui-même,  ou  du  moins  il  sent  que 
le  vrai  ehamp  de  bataille  n'est  pas  dans  les  questions  phi- 
losophiques. La  plus  grande  école  de  théologie  est  celle 
d'Anselme ,  doyen  de  l'église  de  Laon.  Abélard  quitte 
Paris ,  au  fort  même  de  son  triomphe ,  et  va  se  confondre 
dans  les  rangs  de  l'auditoire  d'Anselme.  L'enseignement 
de  ce  nouveau  maître  est  rempli  de  science  et  d'idées;  ce 
qui  lui  manque,  c'est  l'unité,  la  méthode  ,  la  lumière.  C'est 
une  forêt  épaisse  où  l'on  ne  peut  ni  voir  le  jour,  ni  se 
fraver  un  chemin.  Abélard  s'y  retrouve  cependant,  et  bien- 
tôt,  maître  de  la  théologie  comme  il  l'était  déjà  des  scien- 
ces philosophiques,  il  devient  le  roi  incontesté  des  écoles. 
Il  n'est  plus  seulement  le  premier  des  maîtres,  il  est  le  seul 
maître.  Il  est  l'idole  non-seulement  des  étudiants,  mais  des 
lettrés,  de  la  foule,  des  femmes.  Il  est  jeune,  il  est  beau , 
il  est  poète  :  on  ne  chante  plus  que  ses  chansons ,  et  lui- 
même  les  chante  avec  un  art  admirable.  La  curiosité  qui 
s'attache  aujourd'hui  au  théàlre  ,  aux  journaux,  aux  livres, 
aux  débats  des  assemblées ,  se  concentrait  sur  lui  seul.  Il 
avait  cent  autres  moyens  d'attraction  que  ces  leçons  ari- 
des, dont  il  nous  a  laissé ,  dans  ses  ouvrages,  le  résumé 
assez  rebutant;  et  ces  leçons  étaient  pourtant  son  attrac- 
tion la  plus  puissante.  Les  questions  qu'il  y  agite,  sous 
une  forme  barbare,  sont  au  fond  les  plus  grandes  questions 
du  monde;  et  il  n'y  avait  alors  ni  d'autres  questions,  ni 
d'autre  faconde  les  discuter.  Le  nominalisme,  le  concep- 
tualisme  ,  la  réalité  des  universaux  :  sous  tous  ces  noms, 
c'était  l'autorité  même  de  la  raison  qui  se  discutait.  Tout 


DK    M.    JILES    SIMON.  1 53 

\c  nionclo,  sans  exception,  condamnail  la  liberli'-.  cl  la  inoi- 
(ic  (lu  monde  hiltait  inconsciemment  pour  elle.  Orgueil, 
vanité,  joie  du  triomphe,  tout  portait  Abélard ,  tout  l'eiii- 
Mait  .  tout  lui  cachait  le  péril  prochain.  Amant  de  la  liille 
autant  que  de  la  vérité,  il  avait  cjuitté  la  Bretagne,  tout 
enfant ,  pour  venir  jouter  contre  Guillaume  de  Champeaux  ; 
victorieux,  il  s'était  arraché  à  l'enthousiasme  de  ses  disci- 
ples pour  aller  écouter  Anselme  ,  le  provoquer  et  le  renver- 
ser. Il  voyait  croître  de  jour  en  jour  les  défiances  et  les 
colères  de  l'abbé  de  Clairvaux ,  presque  aussi  maître  de 
l'Église  que  le  pape  lui-même;  mais,  loin  de  l'effi'ayei' ,  la 
perspective  de  cet  antagonisme  redoublait  sa  joie.  C'est 
dans  cette  puissance  et  dans  cet  éclat  que  le  prend  le  troi- 
sième acte,  un  acte  admirable,  consacré  tout  entier  à  l'a- 
mour d'Héloïse  ;  une  histoire  qui  commence  comme  une 
idylle  et  se  termine  comme  une  tragédie.  Après  la  ven- 
geance de  Fulbert,  la  vie  d' Abélard ,  jusque-là  si  triom- 
phante, n'est  plus  qu'une  longue  agonie.  L'auteur  ne  nous 
mène  pas  sur  le  rocher  de  Saint-Gildas,  où  le  nouvel  abbé 
gouverne  des  brigands  plutôt  que  des  moines,  et  se  défend 
à  grand'peine  contre  le  poison  et  le  poignard  ;  le  quatrième 
acte,  franchissant  cet  intervalle,  s'ouvre  par  une  description 
animée  de  cette  colonie  ou  plutôt  de  celte  cohue  d'écoliers, 
accourus  pour  entendre  Abélard  dans  une  sorte  de  désert, 
et  qui  construisent  de  leurs  propres  mains  l'oratoire  du  Pa- 
raclct.  Nous  passons  de  là  ensuite  sans  transition  dans  la 
salle  du  concile  de  Sens. 

Ce  serait  pour  les  yeux  un  spectacle  plein  de  majesté; 
les    Pères    du   concile    entrent   les    premiers  procession- 
ncllemenl   en  chantant  une  hymne;   les    évêques   se   j)la- 
ACAD.  FK.  20 


l54  DISCOURS    DK    RKCEPTION 

cent  sur  leur  Irùiic.    Mors  paraissent  avec   leur  suite    le 
roi  de  France  et  le  comte  de  Champai(nc.  Le  roi  et  l'arche- 
vêque de  Sens  sont  assis  aux  places  d'honneur;  mais  tous 
les  regards  se  portent  sur  l'abbé  de  Clairvaux,  qui  est  l'àmc 
du  concile.  Les  portes  du  fond  s'ouvrent  :  on  aperçoit  la 
multitude  au-delà  du   parvis.    Elle  s'écarte   avec   horreur 
quand  Abélard  paraît.  Ses  disciples  l'entourent  ou  plutôt 
le  portent;  mais  les  archers  croisent  leurs  piques,  ils  en- 
lèvent Abélard  du  milieu  de  la  loule;  les  portes  se  ferment 
derrière  lui,  et  le  voilà  seul,  dans  un  vaste  espace  laissé 
vide  en  face  de  ses  juges.  L'accusateur  se  lève  et  fulmine 
l'accusation.  Abélard  veut  protester;  mais  à  chaque  nouvel 
effort  on  crie  de  toutes  parts  :  Taisez-vous!  Repentez-vous! 
Après  l'accusateur,  l'accusé  n'aura-t-il  pas  son  tour?  Le 
voilà  venu  pour  lui ,  ce  moment  si  désiré  où  il  va  défendre 
sa  doctrine ,  non  plus  devant  des  milliers  de  disciples  obs- 
curs, mais  devant  l'Eglise  elle-même!  Non  ;  on  l'arrête  en- 
core dès  le  premier  mot.  Il  ne  parlera  pas;  c'est  la  volonté 
de  ses  juges.  N'avait-on  pas  dit  :  «  11  faut  briser  cette  bou- 
che avec  des  bâtons?  »  L'archevêque  fait  lire  la  liste  des 
hérésies  qu'on  lui  impute  : 

AliÉLARD. 

Mais  jo  n'ai  jias  dit... 

—  Silence  !  Il  suffit  d'entendre  ces  paroles  pour  reconnaître  que  ce 
docteur,  réunissant  en  lui  toutes  les  erreurs  de  plusieurs  hommes  et  de 
plusieurs  siècles,  parle  de  la  Trinité  comme  Arius,  de  la  fi;ràce  comme 
Pelage,  et  de  Jésus-Christ  comme  Nestorius.  Ahélard,  vous  avez  en-  t 
tendu  vos  hérésies.  Déclarez  que  vous  les  détestez. 

ABÉLAIII). 

Mais  ce  que  je  n'ai  pas  dit... 

—  Vous  refusez...  Saint  archevêque,  qu'on  pi'ononce  la  sentence. 

(Le  président  fait  lever  tous  les  Pères,  qui  vont  ;nix  opinions  en  cercle  autour  de 


1)1-:    M.    JULES    SIMON.  i55 

lui.  Pendant  ce  temps,  Abélard  reste  pensif,  les  yeux  fixés  vers  la  tcnc.  .Vprùs  que 
les  Pères  ont  opiné ,  ils  reprennent  chacun  leur  place.) 

l'arciikvêqce  de  sens. 
Il  a  semblé  bon  au  Saint-Esprit  cl  à  nons,  etc.  (Suit  la  sentence.) 

ABÉLARD. 

J'en  appelle  au  saint-siége. 

—  L'appel  ne  suspend  rien.  (Abélard  veut  fuir.)  Retenez-le...  Le  feu 
est-il  prêt? 

(On  dépose  devant  Altélard  un  réchaud  rempli  de  braise  allumée.) 
Mon  frère,  vous  avez  entendu  la   sentence.  Soumettez-vous  avec 
humilité  :  expiez  vos  fautes  par  le  repentir.  L'indulyence  du  Ciel  con- 
firmera celle  du  concile. 

ABÉLARD. 

C'en  est  trop.  J'atteste  ce  Ciel... 

—  Point  de  parjure  à  l'appui  du  blasphème.  A  genoux  ! 

ABÉLARD. 

Non! 

—  A  genoux.  Rétractez. 

ABÉLARD  (tendant  les  bras  vers  le  roi). 
0  roi!... 


—  A  genoux.  Rétractez. 


Mais...  je  veux  parler! 
—  Rétractez.  Rétractez. 


ABÉLARD. 


LE    DIACRE. 

Le  feu  brille. 

—  Donnez-lui  son  livre. 

ABÉLARD. 

Je  veux  parler...  Par  gr;\ce!...  (II  fond  en  larmes.) 

—  Qu'il  le  brûle.  Prenez-lui  la  main  de  force. 
(On  ouvre  les  portes.  La  foule  se  précipite.) 

—  Peuple,  venez  voir  Ananias  tomber  devant  saint  Pierre. 

ABÉLARD. 

Ah!  je  meurs...  (il  tombe  évanoui. 

On  sait  qu'AbclarcI  maintint  son  appel,  et  que,  malade, 
ou  plutôt  mourant,  il  partit  à  pied  pour  aller  à  Rome  plai- 


l56  DISCOURS    DE    nÉCEPTION 

(Ici'  lui-même  la  cause  devant  le  souverain  pontife;  mais  les 
forces  lui  manquèrent  en  chemin.  Nous  le  retrouvons,  an 
cinquième  acte,  à  l'abbaye  de  Cluny,  auprès  du  doux 
apôlre  qui  écrivait  à  saint  Bernard  :  «  Vous  remplissez  les 
devoirs  pénibles  et  difficiles,  qui  sont  de  jeûner,  de  veiller, 
de  souffrir;  et  vous  ne  pouvez  supporter  le  devoir  facile, 
qui  est  d'aimer.  »  Rien  de  plus  touchant  que  le  contraste 
entre  cette  âme,  à  qui  le  repos  a  été  éternellement  refusé, 
et  cette  abbaye  de  moines  pieux  et  tranquilles,  unis  sous 
la  houlette  de  Pierre  le  Vénérable,  qui  veulent  ignorer  le 
monde,  et  ne  le  connaissent  que  pour  l'aimer  et  le  soulager. 
Abélard  meurt  parmi  eux ,  encore  troublé ,  sur  son  lit  de 
mort,  par  la  passion  de  la  controverse.  La  controverse  a 
été,  à  cette  époque  de  l'histoire,  la  forme  des  guerres  de 
religion. 

Je  ne  sais  si  la  plus  belle  partie  de  cette  vaste  composi- 
tion n'est  pas  le  troisième  acte,  celui  que  l'auteur  appelle 
«  l'amour  ».  Le  sujet  y  est  traité  avec  beaucoup  de  grâce 
dans  les  détails  et,  en  même  temps,  avec  une  force  singu- 
lière. L'auteur  nous  fait  assister  à  vme  des  leçons  d' Abélard 
à  Héloïse  :  c'est  une  leçon  véritable,  sans  aucun  ménage- 
ment pour  ceux  des  lecteurs  que  pourraient  effaroucher 
plus  de  cent  vers  latins,  et  les  citations  multipliées  de  la 
Bible  et  des  Pères.  L'amour  se  glisse  parmi  cette  scolasti- 
que  avec  un  art  infini,  et  bientôt,  comme  c'est  son  droit, 
il  efface  tout  le  reste  ;  mais  cet  amour-là  n'est  pas  celui  que 
nous  montrent  les  poètes,  même  les  plus  hardis.  Comment 
le  dirai-je?  Tout  cela  n'est  possible  à  raconter  que  parce 
qu'on  sait  que  cela  est  vrai.  C'est  Héloïse,  c'est  elle-même, 
c'est  son  histoire  ;  c'est  le  style  de  ses  incomparables  lettres . 


DE    M.    JULES    SIMON.  I  Sy 

M.  do  Rôimisat .  dans  le  drame  comme  plus  tard  dans  son 
livre,  préfère  ouvertement  Héloïse  à  Abélard.  Il  est  même 
dur  pour  Abélard;  et  je  me  suis  permis,  il  y  a  aujourd  luii 
trente  ans,  de  prendre  la  défense  de  son  héros  contre  lui. 
Mais,  quoiqu'il  y  ail  une  sorte  d'injustice  à  reproclui'  à 
Abélard  une  apparente  froideur,  tjue  démentent  ses  actes, 
et  le  vœu,  exprimé  au  moment  de  mourir,  que  leurs  cendres 
fussent  un  jour  unies,  comment  ne  pas  réserver,  comme 
M.  de  iiémusat,  la  première  place  à  Héloïse;  à  cette  noble 
femme,  si  grande  par  son  intelligence,  plus  grande  encore 
par  son  amour,  dont  l'héroïque  fermeté  ne  se  démentit 
jamais  parmi  tant  d'épreuves,  qui,  dans  un  siècle  à  demi 
barbare,  inspira  au  monde  entier  une  admiration  atten- 
drie, et  rendit  son  amour  même  respectable  à  l'Eglise 
comme  ses  vertus? 

Le  volume  sur  Saint  Anselme  de  Cantorbéry  suivit  de  près 
la  publication  à' Abélard.  Saint  Anselme  est  un  des  devan- 
ciers d' Abélard,  qui  cependant  lui  a  peu  emprunté.  Il  tient 
le  premier  rang  parmi  les  écrivains  du  xi"  siècle,  au-dessus 
de  Lanfranc  de  Pavie.  Il  a  laissé  beaucoup  de  livres.  Le 
principal  est  sans  doute  le  Monologhnn,  qui,  aujourd'hui 
encore,  mérite  d'être  étudié.  De  divmitatis  essefitia  mono- 
logium,  Monologue  sur  l'essence  de  Dieu  :  c'est  un  effort  pour 
se  rendre  compte  de  la  nature  de  Dieu ,  uniquement  par  la 
force  de  la  raison,  et  sans  recourir  aux  saintes  Ecritures. 
Le  Dieu  auquel  sa  raison  le  conduit  est  celui  que  la  foi 
révèle;  mais  la  méthode  suivie  est  bien  la  méthode  philoso- 
phi(jue  ;  et  il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  de 
l'analogie  qui  existe  entre  la  méthode  de  saint  Anselme  et 
celle  de  Descartes.  On  n'est  pas  moins  surpris  en  trouvant. 


l58  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

dans  un  aulrc  écrit  de  saint  Anselme  ,  le  célèbre  syllogisme 
par  lequel  Descartes  démontra  l'existence  de  Dieu.  Cet  ar- 
gument, proposé  par  Descartes  sous  une  forme  très-serrée, 
développé  et  fortifié  par  Leibniz,  est  tout  entier  dans  saint 
Anselme.  M.  de  Rémusat  n'a  pas  tort  de  considérer  l'auleur 
du  Monologium  comme  un  des  plus  éminents  métaphysi- 
ciens du  moyen  âge.  Devenu,  après  Lanfrane,  archevêque  de 
Cantorbéry,  saint  Anselme  défendit  contre  le  pouvoir  civil, 
avec  douceur  et  fermeté,  les  droits  de  l'Eglise.  C'est  un  des 
côtés  par  lesquels  son  histoire  attirait  M.  de  Rémusat,  tou- 
jours préoccupé  des  luttes  soutenues  par  le  pouvoir  spiri- 
tuel, tantôt  contre  le  pouvoir  temporel,  et  tantôt  contre 
les  efforts  de  la  raison. 

Il  connaissait  bien  l'histoire  d'Angleterre,  ou,  pour  par- 
ler plus  exactement,  l'histoire  des  idées  en  Angleterre. 
Quand  la  révolution  du  2  décembre  le  bannit  de  son  pays, 
il  traversa  seulement  la  Belgique,  et  passa  assez  longtemps 
en  Angleterre,  où  tous  les  moyens  d'étude  lui  furent  pro- 
digués. On  peut  presque  dire  que  ce  pays  devint,  à  partir 
de  ce  moment,  l'objet  principal  de  ses  études.  Il  publia 
successivement  VAngleiert^e  au  XVIft  siècle,  deux  volumes 
dont  Bolingbroke ,  Walpolc  et  Fox  occupent  la  plus 
grande  partie  ;  un  grand  ouvrage  sur  Bacofi;  une  étude 
iKMive  et  curieuse  sur  /ord  Herbert  de  Cherbury;  enfin,  une 
Histoire  de  la  philosophie  anglaise  depuis  Bacon  jusqu'à  Locke. 
A  l'exception  de  la  réfutation  de  Locke  par  M.  Cousin,  ^ 
nous  n'avons  dans  notre  langue  aucun  ouvrage  qui  expose 
la  philosophie  anglaise  avec  autant  d'érudition,  de  clarté  et 
de  sagacité.  Je  signale  surtout,  à  cause  de  la  nouveauté  du 
sujet,  le  travail  sur  lord  Herbert  de  Cherbury.  M.  de  Ré- 


i)i;   M.   .M  i,i;s   SIMON.  ijf) 

mn>iil  a  lait  là,  m  (juciquc  sorli,- ,  une  dccouverle.  Ou  con- 
naissait un  peu  le  livre  d'Hoibeii,  et  pas  du  tout  sa  vie. 
C'est  un  méditalil  (jiii ,  pour  arriver  à  pcnsci-  en  philoso- 
pliie  comme  le  jésuite  Buflier  et  le  pasteur  de  village  Tho- 
mas Reid,  a  passé  parles  camps,  la  cour  d'I^lisabeth,  celle 
des  Stuarts,  celle  de  Louis  XIII  cl  le  long  pariciiuiit  :  ^  ie 
amusante  et  intéressante,  après  tout,  quoiqu'elle  ne  rappelle 
en  rien  celle  des  héros  de  Diogène  Laërce.  Lord  Herbert 
de  Cherbury  est  tout  simplement  un  homme  cjui  a  résumé 
la  philosophie  écossaise  quelques  années  avant  qu'elle  prît 
naissance.  Comme  méthode ,  c'est  la  philosophie  de  l'ob- 
servation et  du  bon  sens;  comme  conclusion,  c'est  la  reli- 
gion naturelle.  Cela  n'est  pas  original  comme  Descartes,  ni 
étendu  comme  Leibniz,  ni  profond  comme  Kant  et  Fichte  ; 
mais  cela  est  peut-être  vrai,  et,  s'il  en  est  ainsi,  M.  de  Ré- 
musal  n'a  pas  trop  perdu  son  temps  en  le  remettant  en 
lumière. 

Il  me  resterait  à  parler  de  ti-ois  ouvrages  de  M.  de  Ré- 
musat  :  vous  voyez  que  la  liste  était  longue  ,  et  pourtant  je 
n'ai  pas  tout  cité  ,  il  y  a  des  articles  importants  qu'il  n'a  pas 
recueillis,  par  e\enq)le ,  les  notes  d'un  voyage  en  Italie, 
publiées  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  et  qui  mérite- 
raient bien  de  paraître  en  volumes.  Ces  trois  ouvrages 
sont  :  Passé  et  présent,  la  Politif/Ke  libérale,  la  P/iilosop/iie 
rnliyieuse. 

Passé  et  présent,  réédité  depuis  sous  le  titre  de  Critiques 
et  études  littéraires,  c'est  le  Globe,  ou  du  moins  ce  sont  des 
articles  écrits  à  la  fin  de  la  Restauration  et  au  commence- 
ment du  règne  de  Louis-Philippe.  En  publiant  ces  trois 
livres.  Passé  et  présent,  la  Politique  libérale  et  la  Philosophie 


l6o  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

religieuse,  y  oserais  presque  dire  f|uc  ranlcm- a  voulu  résu- 
mer sa  jeunesse,  sa  politique  cL  sa  philosophie.  iNous  sommes 
un  peuple  qui  ne  savons  que  nous  résignera  l'excès  ou  courir 
aux  révolutions.  Il  disait  plaisamment  :  «  Il  y  a  en  France 
une  foule  de  gens  qui  n'ont  que  deux  goùls,  recevoir  des 
coups  de  bâton  et  tirer  des  coups  de  Tusil.  Quand  ils  sont 
las  d'un  exercice,  ils  passent  à  l'autre.  »  Notre  histoire  ne 
lui  donne  que  trop  raison.  Peu  de  peuples  ont  passé  aussi 
souvent  que  nous  de  la  servitude  à  la  liberté,  et  de  la 
liberté  à  la  servitude,  et,  pour  surcroît  de  malheur,  quand 
nous  établissons  la  liberté,  nous  laissons  subsister  au  mi- 
lieu de  nous,  faute  de  temps  et  de  prévoyance,  tous  les 
instruments  du  despotisme.  Ce  sont  ces  instruments  que 
M.  de  Rémusat  prend  à  partie  dans  sa  Politique  libérale, 
et  ce  qu'il  veut  démontrer,  c'est  qu'ils  ne  sont  pas  ou  qu'ils 
ne  sont  plus  nécessaires  à  l'ordre.  Le  grand  principe  de  la 
philosophie  politique  est  en  effet  que  toute  restriction  à  la 
liberté  humaine  cesse  d'être  légitime  le  jour  où  elle  cesse 
d'être  nécessaire. 

La  Philosophie  i^eligieuse  est  le  plus  court  des  livres  de 
M.  de  Rémusat.  C'est  une  suite  d'articles  critiques  sur  des 
ouvrages  français  et  anglais  ayant  pour  objet  la  religion  na- 
turelle. Après  ces  discussions  vient  un  dernier  chapitre  où 
l'auteur  conclut  en  son  propre  nom. 

Quelques  moments  avant  de  boire  la  ciguë ,  Socrate 
disait  à  ses  disciples  qu'il  était  sur  de  la  bonté  divine. 
Puisque  ces  paroles  ont  été  prononcées,  ou  du  moins 
écrites,  aux  environs  de  la  quatre-vingt-quatrième  olym- 
piade, il  est  difficile  de  refuser  à  la  raison  humaine  la 
faculté  de   s'élever  par  ses  propres  forces  à  la  certitude 


m:     M.     JLLKS     SIMON.  iGi 

de  roxislcricc  de  Dieu.  Kl  (;oniino  ou  ne  saurait  apparem- 
ment parler  de  Dieu  sans  en  concevoir  quelque  idée,  celle 
notion,  quelle  qu'elle  soit,  est  déjà,  sui\anl  l'étymolo-^Mc 
tlu  mol ,  une  certaine  théologie.  Et  comme  cette  théologie 
est  duc  à  la  himièic  tialurelle,  il  est  donc  vrai  (pi'il  y  a 
une  théologie  naturelle.  Ainsi  l'ont  pensé,  d'accord  avec 
les  philosophes,  les  plus  grands  docteurs  de  l'Église.  11 
suffit  de  contempler  l'ordre  visible  du  monde  pour  avoir  le 
droit  d'assurer  que  la  cause  en  est  intelligente,  et  il  suffit 
de  lire  dans  la  conscience  humaine  pour  avoir  le  droit 
d'affirmer  que  Dieu  est  le  souverain  bien.  L'ordre  excel- 
lent qui  résulte  dans  le  monde  physique  de  la  puissance 
des  lois  naturelles,  et  de  l'autorité  delà  raison  dans  le 
monde  moral ,  réalise  pour  nous  le  double  idéal  de  la 
beauté  créée,  et  c'est  dans  ce  sens  que  Kant  a  pu  dire  (jue 
le  sublime  éclate  dans  le  ciel  étoile  et  la  conscience  du 
devoir. 

Messieurs ,  cette  énumération  rapide  ne  donne  pas  une 
idée  com[)lète  des  œu^  res  de  M.  de  Rémusat,  qui  a  été  un 
de  nos  plus  féconds  écrivains.  Peu  de  personnes  chez  nous 
ont  mieux  connu  la  philosophie  allemande  et  la  philoso- 
phie anglaise  ;  bien  peu  ont  étudié  comme  lui  la  scolas- 
tique;  personne  peut-être  ne  se  tenait  avec  plus  de  soin 
au  courant  des  ouvrages  nouveaux,  et  ne  les  étudiait  plus 
sérieusement.  L'histoire  politique  et  littéraire  ne  lui  inspi- 
rait pas  une  curiosité  moins  active  et  moins  éclairée.  Sa 
vie  serait  évidemment  très-remplie  ,  s'il  n'avait  été  qu'un 
homme  de  cabinet  et  d'Académie ,  vivant  avec  les  livres  et 
au  milieu  des  lettrés;  mais  nous  avons  aussi  parcouru  sa 
carrière  politique.  Nous  l'avons  vu  sous  la  Restauration  à 

ACAD.    FR.  2  1 


i6a  nisr.oiRs  de  uéception 

la  tête  de  la  jounesse  libéi'alc  ;  prenant  à  la  révolution  do 
Juillet  une  part  propondérante;  conseiller  de  la  Fayette, 
collaborateur  de  Casimir  Périer  ;  député  très-influont  pen- 
dant le  règne  de  Louis-Philippe ,  sous-secrétairo  d'Etat  et 
ministre  de  l'intérieur;  nous  l'avons  retrouvé  ,  dans  les  as- 
semblées républicaines  qui  ont  précédé  l'empire  ,  aussi 
ferme  que  ses  amis  dans  la  défense  de  la  société  ,  plus  fa- 
vorable que  la  plupart  d'entre  eux  à  l'établissement  d'un 
gouvernement  républicain  ,  fuyant  alors  les  occasions  de 
paraître  que  tant  d'autres  recherchaient,  et  se  dévouant 
avec  son  ancienne  vigueur,  toutes  les  fois  qu'il  fallait 
affronter  un  péril.  La  difficulté  lui  était  un  attrait .  comme 
pour  tous  les  vaillants  et  les  forts.  On  a  dit  très-bien  de 
lui  (i)  :  «  Il  aimait  hardiment  la  vérité  ,  comme  il  aimait 
hardiment  la  liberté  ;  il  était  de  la  race  française ,  géné- 
reuse ,  brillante  et  fortement  trempée,  qui  cache  sa  fermeté 
sous  la  bonne  grâce  et  fait  les  grandes  choses  simplement, 
parce  qu'il  né  lui  coûte  pas  de  les  faire.  » 

Avec  ces  grandes  affaires  où  il  fut  constamment  mole  , 
avec  ses  habitudes  littéraires ,  sa  collaboration  constante  à 
la  Revue  des  Deux-Mondes ,  ses  frécjuents  et  importants  dis- 
cours et  rapports  académiques  ,  son  assiduité  dans  les  sa- 
lons ,  il  trouvait  encore  le  moyen  d'être  le  plus  obligeant 
du  monde ,  et  l'on  sait  ce  que  c'est  que  d'être  obligeant , 
pour  un  homme  en  vue.  Il  no  faisait  pas  beau  lui  demander 
un  service  ;  il  voyait  sur-le-champ  l'objection ,  et  il  la  disait  ; 
de  promesses,  il  n'en  faisait  pas.  11  agissait  pourtant,  avec 
beaucoup  d'énergie  et  d'habileté,  quand  la  cause  lui  pa- 

(1)  M.  Bersot. 


m:   M.   .ui.Ks   si>iuN.  i63 

raissait  jnsU-,  soil  (jii  il  cùl,  ou  non,  promis  tU'  le  lairc. 
On  apprenait  ensuile  par  d'autres  la  peine  qu'il  s'était 
donnée,  jamais  par  lui.  \on  cju'il  se  retînt  de  le  dire;  il  ne 
lui  venait  pas  à  l'idée  de  chercher  des  remcrcîments,  de  se 
faire  des  clients.  En  se  rappelant  cette  constante  et  féconde 
activité,  en  des  genres  si  divers,  ceux  qui  avaient  le  honlniii 
de  le  voir  dans  l'inlimilé  ne  pouvaient  assez  admirer  de  le 
trouver  toujours  prêt  à  écouter  et  à  répondre  ,  pourvu  que 
le  sujet  et  l'interlocuteur  en  valussent  à  peu  près  la  peine. 
Personne  ne  l'a  jamais  vu  affairé.  Où  Ira^  aillait-il?  Ses  amis 
mêmes  ne  le  savaient  pas.  Nul  ne  portait  dans  le  monde  ,  où 
il  élail  très-répandu,  une  conversation  plus  animée,  plus 
variée,  plus  nourrie  de  connaissances  sérieuses,  plus  ins- 
tructive par  les  anecdotes  nombreuses  et  choisies,  par  la 
connaissance  approfondie  des  événements  et  des  caractères, 
plus  attrayante  par  l'abondance  des  aperçus,  et  par  un  ton 
de  bonne  compagnie  qu'il  devait  en  partie  à  son  éducation  , 
mais  qui  chez  lui  était  naturel  et  tenait  à  toutes  les  qua- 
lités et  à  toutes  les  habitudes  de  son  esprit.  En  affaires,  je 
dis  dans  les  plus  graves  affaires,  on  le  retrouvait  le  même  : 
attentif,  clairvoyant,  alerte,  un  peu  pessimiste,  et,  malgré 
cela,  disposant  librement  de  ses  idées  et  de  son  langage. 
Sans  les  malheurs  de  son  pays  et  un  affreux  malheur  per- 
sonnel (la  mort  de  son  fds  aîné),  on  pourrait  dire  que  la 
fortune  lui  a  été  propice  et  favorable  en  toutes  choses.  Il 
avait  dans  sa  jeunesse  tout  juste  ce  qu'il  faut  de  bien  pour 
n'avoir  ni  tentations  à  vaincre,  ni  inquiétudes  à  éprouver. 
La  position  de  sa  lamille  ne  le  mettait  pas  d'emblée  en  évi- 
dence, mais  elle  lui  procurait  des  relations  avec  les  hommes 
les  plus  éminents  dans  la  politique  et  les  lettres.  Lavan- 


i64  Discouns  \n:  uéciîi'tion 

tage  qu'il  prisait  \c  plus,  et  avec  raison,  c'était  d'avoir  eu 
pour  mère  une  femme  telle  que  madame  de  Rémusat.  Il 
avait  été  neveu  par  alliance  de  Casimir  Périer.  Un  second 
mai-iage  le  rendit  petit-fils  de  la  Fayette  et  beau-lVère  de 
Jules  de  Lastcyrie.  Il  avait  pour  compagne  une  de  ces 
femmes  qui  sont  incapables ,  je  ne  dirai  pas  de  conseiller, 
mais  de  pardonner  une  faiblesse.  Enfin  le  Ciel  lui  avait 
donné  deux  fils  dignes  de  lui. 

Hélas!  de  ces  deux  fils,  un  seul  portera  le  glorieux  poids 
de  ce  nom,  qui  est  désormais  un  grand  nom.  L'aîné  est 
mort  par  accident,  enlevé  à  vingt-cinq  ans,  en  pleine  santé 
et  en  plein  bonheur. 

Horace  Walpole  a  dit  un  jour  que  la  vie  est  une  comédie 
pour  ceux  qui  pensent,  et  une  tragédie  pour  ceux  qui 
sentent.  A  voir  M.  de  Rémusat ,  à  causer  avec  lui ,  on  pou- 
v^ait  croire  qu'il  ne  connaissait  que  la  comédie.  C'est  cju'il 
n'avouait  que  ce  côté-là  ;  mais,  dans  les  très-rares  moments 
où  il  s'échappait  jusqu'à  parler  de  lui,  et  à  laisser  lire 
dans  son  fond,  il  était  facile  de  voir  que  la  souffrance  avait 
été  intolérable  et  qu'elle  était  durable.  Il  a  écrit,  quelques 
années  après  son  malheur,  un  article  vraiment  tragique  sur 
les  tristesses  humaines.  Ce  n'est  pas  de  la  déclamation , 
c'est  de  l'observation.  Il  n'était  ni  avec  les  stoïciens,  qui 
nient  la  douleur,  ou  du  moins  s'efforcent  de  la  dédaigner,  ni 
avec  les  mystiques ,  qui  la  proclament  bonne  à  titre  d'ex- 
piation ou  à  titre  d'épreuve.  «  Loin  que  la  douleur  soit 
bonne,  disait-il ,  il  n'y  a  de  bon  que  de  la  vaincre  ,  ou  plu- 
tôt de  nous  vaincre  nous-mêmes  en  dépit  d'elle.  »  Mais  cette 
victoire  dont  il  parle  a  pour  effet  d'empêcher  la  douleur 
'le  nous  abattre  ,  et  non  pas  de  l'empêcher  d'exister.  Nous 


i)i;   M.    Il  i.i;s   SIMON.  iho 

i^ardons  jusqu'à  la  lin  lo  liail  (Mn|)oisonnô.  Le  lonips,  (|u"oii 
appelle  le  grand  consolaleui',  n'agit  qu'en  forçant  peu  à  peu 
l'attention  à  se  porter  sur  de  nombreux  objets.  SoullVir 
et  penser,  voilà  la  vie.  La  voilà,  dans  sa  misère  et  dans  sa 
grandeur. 

Il  souffrit  aussi,  et  beaucoup,  comme  homme  public. 
Non-seulement  il  était  passionné  pour  la  liberté,  mais  il  ai- 
mait la  gloire  française.  Personne  ne  mérita  plus  que  lui 
le  nom  de  citoyen  et  de  patriote.  Ni  les  défaites  de  la  li- 
berté ni  celles  de  la  France  ne  pouvaient  laisser  son  àme 
indifférente.  11  parlait  encore,  avec  une  profonde  amer- 
tume, dans  un  article  publié  le  i5  décembre  i864,  de  nos 
malheurs  de  i8i4  et  de  i8i5.  «  La  frontière  deux  fois  vio- 
lée, à  moins  de  deux  ans  de  distance  ,  le  sol  envahi,  le  dra- 
peau de  l'étranger  sur  nos  monuments.  Le  cœur  se  serre  à  ce 
souvenir,  »  disait-il.  Il  ne  pensait  pas  ,  en  écrivant  ces  paro- 
les ,  que  les  douleurs  et  les  hontes  subies  dans  sa  jeunesse  se- 
raient dépassées  par  celles  que  nous  réservait  l'avenir. 

Ces  sinistres  événements,  qui  ont  attristé  les  dernières 
années  de  M.  de  Rémusat,  lui  ont  pourtant  fourni  l'occa- 
sion de  rendre  à  son  pays  un  service  éclatant  et  de  mettre 
le  sceau  à  sa  propre  gloire.  Quand  la  France  remit,  à  Bor- 
deaux ,  ses  destinées  entre  les  mains  de  M.  Thiers ,  que  tous 
les  partis  regardaient  alors  comme  le  seul  homme  qui  pût 
nous  sauver,  M.  de  Rémusat  accourut,  mais  il  ne  voulut  pas 
accepter  de  fonctions  publiques.  L'ambassade  d'Autriche 
lui  fut  vainement  offerte  ;  il  résista  à  toutes  les  instances. 
Plus  tard,  quand  M.  Jules  Favrc,  qui  avait  déployé,  pendant 
son  ministère,  tant  d'habileté  et  un  si  héroïque  courage, 
annonça  l'intention  formelle  de  quitter  le  portefeuille  des 


l66  DISCOL'KS    1)K    RÉCEPTION 

affaires  étrangères,  M.  Thiers  s'adressa  de  nouveau  à  la 
vieille  amitié  et  au  patriotisme  de  M.  de  Rémusat.  La  négo- 
ciation fut  longue  ;  elle  réussit  cependant.  Je  crois  sincè- 
rement (jue  l'énorniité  îles  difficultés  fut  le  plus  fort  argu- 
menl  de  M.  Thiers.  On  était  au  lendemain  de  la  Commune; 
il  s'en  fallait  que  la  paix  fût  faite  dans  les  ànies.  Sans  la 
grande  renommée  de  M.  Thiers,  sans  la  supériorité  re- 
connue de  son  esprit,  sans  la  fermeté  de  son  caractère, 
sans  son  incomparable  activité  ,  toutes  les  sources  de  la  vie 
nationale  auraient  été  pour  longtemps  taries.  Le  péril  a  été 
si  promptement  conjuré,  que  nous  n'en  voyons  plus  la  pro- 
fondeur. Ce  qui  le  redoublait ,  c'était  la  présence  d'une 
armée  ennemie  sur  notre  sol.  La  moindre  faute  du  plus  in- 
fime agent  compromettait  la  durée  de  la  paix.  Le  mi- 
nistre des  affaii'cs  étrangères  n'avait  au  dehors  que  des 
agents ,  nouveaux  dans  leur  métier,  humiliés  par  nos  dé- 
sastres ,  découragés  et  dévoyés  par  nos  dissensions  intes- 
tines, presque  i^éduits  au  rôle  de  clients;  et,  quant  à  la 
Prusse ,  contre  laquelle  il  fallait  défendre  pied  à  pied  les 
stipulations  du  traité  de  paix,  et  qui  occupait  en  armes  no- 
tre territoire ,  nous  ne  pouvions  opposer  à  ses  ombrages  et 
à  ses  exigences  que  des  raisons,  je  ne  dis  pas  des  prières. 
La  présence  dans  nos  départements  de  cette  armée  enne- 
mie créait  à  elle  seule  une  source  inépuisable  d'embarras 
et  de  dangers.  Non-seulement  les  fautes  de  nos  fonction- 
naires ,  mais  les  colères  et  les  impatiences,  souvent  trop  ' 
légitimes,  de  leurs  administrés,  pouvaient  donner  lieu  à 
une  conflagration  ,  pour  le  plus  minime  prétexte.  Le  chef 
de  l'armée  d'occupation  était  animé  du  meilleur  esprit, 
homme   éminent  d'ailleurs ,  et  dont  la  gloire  sera  d'avoir 


l)i;    iM.     Il  LES    SIMON.  167 

aft(-iuu'-  do  (nul  sdii  [)ou\()ir  les  conséquences  de  la  situa- 
lion  ;  mais  entin  il  était  le  vainqueur  :  il  avait,  en  Allema- 
gne, au-dessus  ou  à  côté  de  lui ,  des  rancunes  et  des  hos- 
tilités terribles  contre  notre  nation;  il  maintenait,  à 
grand'  peine ,  dans  le  bon  oi-drc ,  une  armée  dispersée  sur 
un  tciiiloire  immense.  Le  gouvernement  français  trou- 
vait un  énergique  e(  patriotique  appui  dans  la  Chambre, 
toutes  les  fois  ([u'il  pouvait  invoquer  son  concours  en 
faisant  ouvertement  connaître  la  situation  ;  mais  il  étail 
obligé  ,  dans  l'intérêt  du  maintien  de  la  paix  ,  de  cacher  les 
plus  grosses  difficultés  ;  et  alors  c'étaient,  dans  le  parlement, 
des  hésitations,  des  reproches  ,  quelquefois  des  refus.  Les 
partis  d'ailleurs  étaient  aux  prises ,  et  l'on  sentait  que  l'exis- 
tence du  gouvernement  était  menacée  dans  l'Assemblée. 
En  réalité,  rien  n'était  solidement  établi,  ni  le  gouver- 
nement, ni  la  Hépid)liqur  ,  ni  la  paix.  A  oilà  dans  quelles 
conditions  jNL  de  liémusat  acceptait  le  pouvoir.  La  joie  de 
M.  Thiers  fut  immense  ,  quand  il  vit  à  côté  de  lui  ce  vieux 
compagnon  de  ses  luttes  ,  dont  le  nom  seul  était  luie  force  , 
dont  le  caractère  imposait  le  respect,  et  qui  portait  dans 
les  affaires  les  trois  qualités  maîtresses  de  l'homme  d'Etat  : 
la  droiture,  la  science  et  le  courage.  Avec  M.  de  Rémusal 
et  M.  Dufaurc  à  côté  de  lui  ,  avec  M.  le  maréchal  d»-  Mac- 
Mahon  à  la  tète  de  l'armée  française,  M.  Thiers  pouvait  se 
dire  qu'au  moins  la  France  était  défendue  par  ce  (prclle 
avait  de  plus  digne  et  de  plus  capable.  Je  ne  veux  pas  même 
mentionner  les  incidents  du  ministère  de  M.  de  Rémusat , 
ni  son  échec  à  Paris  qui  a  eu  tant  d'influence  sur  l'a  poli- 
tique courante  :  ce  qui  importe  surtout  à  sa  mémoire  ,  c'est 
la  part  considérable  qu'il  a  prise  à  l'exécution  du  traité  de 


l6H  DISCOUHS    DE    RÉCEPTION 

paix,  cl  à  la  libération  anticipée  du  territoire.  S'il  était  là, 
mon  cher  cl  noble  ami ,  il  m'approuverait  de  dire  que  cette 
œuvre  admirable  est,  avant  tout,  la  gloire  propre  de 
M.  Thiers.  Il  n'était  pas  de  ces  hommes  qui  s'exagèrent 
leur  part,  et  f[ui  marchandent,  après  coup,  leur  reconnais- 
sance. Que  de  lois,  pendant  ces  journées  terribles,  a-l-il 
parlé  avec  ses  amis ,  de  cette  lutte  d'un  seul  homme  contre 
une  force  toute-puissante,  comme  s'il  n'avait  été  qu'un 
spectateur!  L'histoire,  qui  lui  donnera  la  première  place 
au-dessous  du  libérateur  du  territoire,  montrera  combien 
son  rôle  a  été  grand,  quelle  était  chez  lui  la  connaissance 
des  faits  et  des  hommes  ,  l'atlcntion  soutenue  sur  les  grands 
événements  et  sur  les  petits  détails  ,  l'assiduité  des  nuits  et 
des  jours  ,  le  seci^et  impénétrable  ,  la  fécondité  des  res- 
sources,  la  noblesse  des  sentiments,  et,  ce  qui  a  son  prix 
dans  les  relations  internationales  ,  la  fermeté  ,  la  dignité, 
l'habileté  du  langage.  A  certains  jours,  on  croyait  tout 
perdu;  et  sans  rien  dire  à  ses  plus  intimes  amis,  sans  autre 
confident  que  le  ministre  des  affaires  étrangères  et  le  mi- 
nistre delà  guerre,  le  président  préparait  tout  pour  une 
guerre  de  désespoir.  Quelquefois  aussi ,  quand  la  mesure 
ne  dépassait  pas  ce  que  l'honneur  peut  supporter,  on  se 
résignait,  avec  quelle  amertume!  Dieu,  qui  l'a  vu,  leur  en 
tiendra  compte.  Souffrez  ces  quelques  paroles  d'un  homme 
(pii  n'a  eu  d'autre  mérite  c{ue  de  voir  de  près  une  histoire 
qu'il  n'est  pas  encore  temps  de  raconter.  Je  termine  ici  un 
hommage  que  je  voudrais  de  grand  cœur  avoir  pu  rendre 
plus  ôclatant,  et  je  le  termine  par  des  paroles  que  je  lui 
emprunte  à  lui-môme  dans  l'éloge  cju'il  a  fait  de  Casimir 
Périer  :  <<  Ce  n'est  pas  aux   seules  affections   jjersonnelles 


DK    M.    JLLES    SIMON.  169 

cjuil  laiit  dédier  li'  porliail  île  ceu\  donl  le  nom  illustre 
le  pays.  Ln  pays  libie  doit  aimer  à  connaître,  à  connailie 
personnellement,  en  quelque  sorte ,  les  citoyens  (lui  Idiil 
noblement  servi ,  les  hommes  d'État  qui  l'ont  noblement 
gouverné.  Songeons-y  bien;  là  où  régnent  des  institutions 
nationales,  chacun  peut  dire  :  L'Etat,  cesl  moi!  cav  l'État, 
c'est  la  patrie.  Nos  ministres,  nos  orateurs,  nos  capitaines, 
sont  à  nous,  ils  nous  appartiennent.  Leur  éloquence  prête 
une  voix  à  tous,  leur  génie  est  l'interprète  de  la  raison 
publique ,  leur  courage  sert  de  rempart  à  la  France ,  et  leur 
gloire  est  sa  parure.  Leur  vie  anime  nos  annales;  ils  sont 
les  héros  du  drame  de  notre  histoire,  et,  du  fond  de  la 
scène,  nous  devons,  comme  un  chœur  fidèle,  intelligent, 
ému,  pénétrer  dans  leur  àmc  ,  saisir  leurs  pensées,  deviner 
leurs  souffrances,  et  couronner  leur  tombeau.  » 


ACAD.  KR.  22 


RÉPONSE 


1»E 


M.   LE   BARON   DE   VIEL-CASTEL 


DIRECTEUR    DE   l'aCADÉMIE    FRANXAISE 


AU  DISCOURS  DE  M.  JULES  SIMON 


Monsieur, 

Le  duc  de  Broglie  racontait  volontiers  que  lorsque 
M.  de  Rémusat,  à  peine  âgé  de  vingt  ans  ,  fît  son  entrée 
dans  le  monde,  frappé,  moins  encore  de  la  rare  distinction 
de  ses  premiers  essais  littéraires,  que  de  l'abondance,  de 
la  délicatesse,  de  l'éclat  des  idées  qu'il  prodiguait  dans  sa 
conversation,  il  crut  voir  en  lui  le  chef  futur  de  la  généra- 
tion nouvelle,  si  riche  déjà  on  promesses  qui  ne  devaient 
pas  tarder  à  devenir  des  réalités. 


I7'-i  REPONSi;    DE    M.     I.i:    I$AKO\     UE    VIEL-CASTEE 

liii  comprcnaiil,  du  picmifi- coup  d'œil,  qui;  ccl  udoles- 
cent,  encore  inconnu,  devait  être  un  des  plus  brillants  or- 
nements du  siècle  alors  commençant,  M.  de  Broglic  don- 
nait une  preuve  non  équivoque  de  cette  profonde  connais- 
sance des  hommes  dont  ses  écrits  renferment  l'incontes- 
lahlc  témoignage  ,  mais  qui  n'a  peut-être  pas  été  complè- 
tement appréciée  de  son  vivant,  parce  qu'il  aimait  peu  à 
développer  de  vive  voix  ses  jugements  et  ses  opinions. 

Oui,  c'était,  sans  aucun  doute,  un  grand  esprit  que  celui 
de  M.  de  Rémusat,  et  il  ne  pouvait  manquer  de  jouer  un 
rôle  considérable  dans  un  temps  qui  a  été,  avant  tout,  le 
règne  de  l'intelligence.  Si,  cependant,  il  n'a  pas  atteint 
cette  prééminence  absolue  que  M.  de  Broglie  avait  cru 
pouvoir  présager,  si  quelques-uns  de  ses  contemporains, 
en  bien  petit  nombre,  ont  laissé  des  traces  plus  profondes, 
non  pas  peut-être  dans  le  champ  de  la  pensée,  mais  dans 
celui  de  l'action,  où  faut-il  chercher  la  cause  de  cette  infé- 
riorité relative? 

Cette  cause,  je  crois  la  trouver,  je  ne  dirai  pas  dans  la 
supériorité  de  son  esprit,  ce  serait  un  paradoxe  ,  mais  dans 
la  nature  de  cette  supériorité. 

Les  esprits  du  premier  ordre  se  divdsent  en  quelque  sorte 
en  deux  familles.  Les  uns,  appelés  à  l'action  par  une  éner- 
gie naturelle  qui,  suivant  la  belle  expression  de  M.  Royer- 
CoUard,  constitue  la  partie  divine  de  l'art  de  gouverner,  com- 
prennent sans  doute  toutes  les  idées,  sans  cela,  ce  ne  se- 
raient pas  des  esprits  du  premier  ordre  ;  mais,  dans  la  lutte 
qu'ils  soutiennent  pour  assurer  la  victoire  de  celles  qu'ils 
préfèrent, ils  s'y  attachent  avec  une  ardeur  passionnée  qui, 
tôt  ou  tard,  se  transforme  en  irritation  contre  celles  qui  y 


A[    Disc.oi  US  Di:   M.   j(  Lr:s  simon.  t~) 

sont  opposées.  Coinrae  un  peu  d  injustice  se  mêle  loujoui-s 
à  riiritalion,  ils  finissent  par  juger  avec  une  sévérité  ex- 
cessive le  système  dont  ils  se  sont  constitués  les  adver- 
saires; ils  ne  savent  plus  même  y  discerner  ce  qu'il  peut 
renfermer,  dans  les  détails,  de  bon.  de  vrai,  d'utile,  leur 
intelligence  perdant  ainsi  en  étendue,  en  lucidité,  ce  qu'elle 
gagne  en  vigueur  et  en  puissance.  A  bien  peu  d'exceptions 
près,  c'est  le  sort  de  tous  les  hommes  d'Etat .  même  des 
plus  éminents.  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  élonnei-  :  l'im- 
perfection est  le  lot  de  Ihumanité,  et  la  grandeur  de  cer- 
taines qualités  dans  un  individu  est  presque  nécessaire- 
ment compensée  par  des  lacunes  proportionnées  à  d'autres 
égards. 

D'autres  hommes,  que  leur  organisation  morale  et  intel- 
lectuelle a  prédestinés  au  culte  de  la  pensée,  tourmentés 
du  désir  de  connaître  la  vérité  en  toute  chose,  ne  s'arrê- 
tent, dans  leur  ardente  poursuite,  que  lorsqu'il  leur  est  dé- 
montré qu'ils  ont  atteint  les  limites  assignées  aux  facultés 
humaines,  et  même  alors  ils  ne  s'arrêtent  qu'à  regret. 
Sans  se  l'avouer  peut-être,  ils  courent  après  l'absolu,  ils  le 
cherchent  dans  les  institutions  comme  dans  les  idées. 
Quoique  leur  raison  leur  dise  que  la  perfection  n'existe  pas 
sur  la  terre,  la  sagacité  avec  laquelle  ils  aperçoivent,  là 
même  où  le  bien  leur  semble  dominer,  le  mal,  l'imparfait 
à  côté  de  ce  bien,  ne  leur  permet  guère  de  s'y  attacher  avec 
l'ardeur,  l'activité  infatigable  qui  sont  les  premières  con- 
ditions du  succès.  D'un  autre  côté,  la  même  disposition 
leur  fait  découvrir,  dans  ce  qui  d'abord  leur  a  semblé  être 
le  mal  et  l'erreur,  des  lueurs,  des  parcelles  de  vérité;  ils 
essayent  de  les  en  dégager,  et  ils  finissent  par  se  persuader 


174  RÉPONSE    DE    M.    LE    BARON    DE    VIEL-CASTEL 

que  tout  le  bien  n'étant  pas  d'un  cùté  ni  tout  le  mal  de 
l'autre,  il  ne  faut  s'abandonner  entièrement  à  aucun  des 
deux  courants  opposés,  ce  qui,  évidemment,  les  rend  moins 
propres  à  l'action. 

Il  est  bon,  il  est  utile,  il  est  presque  nécessaire,  pour  la 
grandeur  d'un  pays,  que  ces  deux  classes  d'esprits  s'y  ren- 
contrent simultanément,  les  uns  pour  élaborer  et  propager 
les  idées  et  les  vues  d'améliorations  en  tout  genre,  les  au- 
tres pour  les  appliquer  lorsque  le  temps  les  a  mûries  et 
les  a  rendues  opportunes.  Al-je  besoin  de  dire  à  laquelle 
de  ces  deux  catégories  appartenait  M.  de  Rémusat?  Il  ne 
lui  appartenait  pas,  d'ailleurs,  d'une  manière  tellement 
exclusive  qu'il  ne  lui  ait  été  donné  de  prendre  une  part 
active  et  quelquefois  brillante  aux  mouvements  de  la  poli- 
tique. 

Dévoilé  du  fond  du  cœur  à  la  cause  de  la  liberté,  il  l'a 
défendue  par  ses  écrits  dans  un  temps  où  son  âge  et  les 
institutions  alors  en  vigueur  ne  lui  ouvraient  pas  un  autre 
champ  de  bataille.  Membre  plus  tard  de  nos  assemblées  lé- 
gislatives, bien  qu'une  réserve  qui  s'explique  par  la  timidité 
naturelle  aux  esprits  délicats,  à  ceux  qui  éprouvent  pour 
le  lieu  commun  et  pour  tout  ce  qui  y  ï'essemble  une  répu- 
gnance peut-être  exagérée  l'ait  empêché  d'aborder  souvent 
la  tribune,  il  a  exercé  dans  ces  assemblées  une  influence 
qui  eût  été  plus  grande,  sans  aucun  doute,  s'il  avait 
possédé  à  un  plus  haut  degré  l'art  de  ménager  les  carac- 
tères et  les  esprits  médiocres,  toujours  en  majorité  dans  les 
grandes  réunions.  Tantôt  au  pouvoir  ou  dans  les  rangs  des 
champions  du  pouvoir,  tantôt  dans  ceux  de  l'opposition, 
mais  ne  poussant  jamais  à  l'extrême  les  systèmes  et  les 


AU    DISCOIRS    DK    M.    JULES    SIMON.  ïjî) 

tliLorics  qu'il  soiiLiuiil,  un  piiil  ilire  que  ses  déviations 
de  la  ligne  politique  qu'il  avait  d'abord  suivie  ont  clé 
plus  apparentes  que  réelles.  Comme  vous  le  reconnaissez 
loyalement,  ses  préférences  étaient  pour  la  monarchie  cons- 
titutionnelle. Il  la  regardait  comme  le  gouvernement  le 
plus  capable  de  fonder  la  liberté,  de  garantir  l'égalité.  11 
l'aima  longtemps  de  cet  amour  convaincu,  passionné  que 
nous  éprouvions  presque  tous  pour  elle  en  i83o  et  que 
de  cruels  désenchantements  devaient  étouffer  ou  singuliè- 
rement affaiblir  chez  un  bon  nombre  d'entre  nous.  Lors- 
qu'il vit  succomber  en  quelques  heures  une  combinaison 
qu'il  avait  crue  si  conforme  aux  principes  et  si  appro- 
priée à  nos  besoins,  il  en  éprouva  autant  de  surprise  que 
de  regret;  mais,  toujours  fidèle  au  culte  delà  liberté,  il 
chercha  pour  elle  d'autres  garanties. 

Dans  le  cours  de  sa  longue  carrière,  il  a  été  deux  fois 
appelé  aux  fonctions  ministérielles.  Sous  le  règne  du  roi 
Louis-Philippe,  il  a  dirigé  le  département  de  l'intérieur, 
trop  peu  de  temps  pour  donner  la  mesure  complète  de  son 
aptitude  à  des  occupations  si  nouvelles  pour  lui  et,  en 
apparence  au  moins,  si  peu  conformes  à  ses  goûts  et  à  ses 
habitudes,  assez  longtemps  cependant  pour  qu'on  pùl 
juger  que,  par  la  richesse  et  la  souplesse  de  son  esprit, 
il  était  capable  de  se  prêter  à  l'accomplissement  des 
devoirs  les  plus  variés.  Plus  de  trente  ans  après,  arrivé 
à  un  âge  où,  si  l'on  n'est  pas  possédé  d'une  bien  forte 
ambition,  on  ne  pense  guère  à  rentrer  dans  la  vie  pu- 
blique après  en  avoir  été  exclu  pendant  un  quart  de 
siècle,  il  ne  fallut  rien  moins  que  les  instances  réitérées 
d'une  illustre   amitié  pour  le  décider  à  accepter  le  por- 


Ij6  RÉPOiN'SK    DE    M.     l.V.    liVUOX    DE    MEL-CASTEL 

tel'euillc  des  affaires  élrangères.  L'étendue  de  ses  con- 
naissances, la  pénétration,  la  délicatesse,  la  finesse  de 
son  esprit,  l'élégance,  la  courtoisie  de  ses  manières,  et 
aussi  un  talent  littéraire  qui,  sans  être  une  condition  ab- 
solue de  la  capacité  diplomatique,  en  fortifie  plus  qu'on 
ne  croit  les  autres  éléments,  semblaient  le  désigner  pour 
la  tâche  qu'on  lui  confiait,  tâche  toujours  délicate  et  dif- 
ficile, mais  qui,  en  ce  moment,  l'était  plus  qu'à  aucune 
autre  époque.  Je  ne  répéterai  pas  ce  que  vous  avez  si  bien 
dit  sur  l'état  déplorable  où  la  France  était  alors  réduite, 
sur  ces  négociations  laborieuses  dont  l'histoire  est  encore 
couverte  d'un  voile  que  vous  avez  discrètement  soulevé,  et 
qui  curent  pour  résultat  de  hâter  la  libération  de  notre 
territoire.  La  part  si  considérable  que  M.  de  Rémusat  eut 
à  ce  résultat  suffirait  à  elle  seule  pour  honorer  à  jamais  sa 
mémoire. 

Faut-il  croire  qu'en  perdant  bientôt  après  la  haute  posi- 
tion  qu'on   avait  eu  tant  de  peine    à    lui   faire   accepter, 
M.  de  Rémusat  n'a  éprouvé  aucun  regret,  qu'il  s'est  félicité 
de  retrouver  les  loisirs  de  la  vie  privée,  dont  il  avait  tou- 
jours su  tirer  un  si  bon  parti?  Non,    Monsieur.  Une  telle 
indifférence,  surtout  dans  les  circonstances  où  se  trouvait 
alors  la  France,   n'aurait  pas  été  digne  de  lui.  Un  bon  ci- 
toyen peut,  pour  mille  motifs  parfaitement  avouables,  quel- 
quefois même  dignes  d'éloges,  hésiter  à  s'engager  dans  les 
luttes   de   la  politique,  à  y  mêler  son  existence;  mais  une 
fois  qu'il  y  a  consenti,  une  fois  que,  porté  par  son  parti  au 
premier  rang  des  défenseurs  de  la  cause  qu'il  considère 
comme  celle  de  la  justice  et  de  l'intérêt  public,  il  a  entre- 
pris de  la  faire  triompher,  il  sciait  inexcusable  s'il  se  rési- 


AU    DISCOURS    DE    M.    JLLES    SIMON.  lyn 

ynait  trop  facilement  à  être  vaincu  a\ec  elle.  Je  nv  sais 
pas,  maisj'afraïue,  par  cela  même  que  j'ai  une  haute  estime 
pour  le  caractère  de  M.  de  Rémusat,  j'affirme  qu'il  a  vive- 
iiu'iit  ressenti  l'événement  ([ui  a  amené  sa  retraite  et  qui 
l'a  arrêté  dans  le  développement  d'une  politique  (jiic  lui  et 
ses  amis  croyaient  conforme  au  bien  du  pays. 

Mais  ses  regrets  n'étaient  certainement  pas  ceux  qu'é- 
prouvent la  plupart  des  hommes  qui,  arracliés  par  quel- 
(pie  accident  aux  travaux  et  aux  émotions  de  la  vie  publi- 
(pie,  ne  peuvent  s'en  consoler,  parce  qu'il  se  produit  en 
iii\  un  \i(lr  qu'ils  ne  savent  comment  combler,  et  qui  les 
livre  à  un  insupportable  ennui.  Il  avait  déjà  connu,  et  d'une 
manière  plus  complète  encore,  ces  loisirs  de  la  retraite 
succédant  à  une  existence  brillamment  active.  Il  avait  cher- 
ché, il  avait  trouvé  dans  des  études  variées,  dans  la  philo- 
sophie surtout,  objet  de  ses  plus  chères  prédilections,  dirai- 
je  une  distraction?  non,  ce  mot  ne  rendrait  pas  bien  ma 
[K'usée,  le  sens  n'en  est  pas  assez  sérieux,  mais  une  conso- 
lation, une  occupation  complètement  assortie  à  ses  goûts, 
à  ses  penchants  iiilimes,  (jui,  sans  le  rendre  insensible  aux 
vicissitudes  de  la  politique  au  point  de  vue  de  l'intérêt  pu- 
blic, ne  lui  laissai!  pour  ainsi  dire,  en  ce  qui  le  concernait 
personnellement,  rien  ;\  souhaiter,  et  le  disposait  peu  à 
désirer  l'occasion  de  descendre  de  nouveau  dans  l'arène. 
C'était  après  avoir  une  première  fois,  en  i84o,  quitté  les 
fonctions  ministérielles,  c'était  plus  tard,  après  son  exil, 
et  lorsque  rien  ne  permettait  de  prévoir  que  la  vie  publi- 
que pût  se  rouvrir  pour  lui,  c'était  alors  qu'il  avait  écrit  la 
plupart  des  beaux  ouvrages  que  vous  venez.  Monsieur, 
d'analyser  avec  tant  de  justesse  et  de  goût. 

ACAD.   FR.  23 


178  RÉPONSE    DE    M.    LE    BARON    DE    VIEL-CASTEL 

La  philosophie,  je  le  disais  tout  à  l'heure,  était  son  étude 
de  prédilection.  On  la  retrouve  partout  dans  ses  écrits, 
soit  sous  la  forme  didactique,  soit  sous  la  forme  de  l'his- 
toire ou  du  drame. 

Vous  avez  si  bien  parlé  de  ces  diverses  compositions, 
vous  avez  si  parfaitement  caractérisé  les  mérites  de  pro- 
fondeur ingénieuse,  de  grâce,  d'élégance  qui  en  sont  les 
traits  distinctifs,  que  sur  tous  ces  points  vous  ne  m'avez 
rien  laissé  à  dire.  Tout  au  plus  me  hasarderai-je  à  ajouter 
que  si  quelques-unes  n'ont  pas  eu  auprès  de  la  masse  des 
lecteurs  ce  succès  de  vogue  et  de  popularité  obtenu  sou- 
vent par  des  oeuvres  bien  frivoles,  c'est  que  l'abondance, 
la  multiplicité  des  points  de  vue  qui  y  sont  développés 
exigent,  pour  être  bien  compris,  un  degré  d'application 
dont  peu  de  personnes  sont  capables;  c'est  qu'au  milieu  de 
toute  cette  richesse,  les  esprits  paresseux  peuvent  parfois 
regretter  que  l'auteur  ne  leur  indique  pas  suffisamment 
quels  sont  les  points  culminants  sur  lesquels  doit  surtout 
se  porter  leur  attention;  c'est  qu'en  exposant  tous  les  côtés 
d'une  question,  quelquefois,  à  force  d'impartialité,  il  n'in- 
dique pas  assez  ses  préférences  et  laisse  ainsi  dans  une  in- 
certitude pénible  ceux,  en  trop  grand  nombre,  qui,  peu  ca- 
pables de  se  former  par  eux-mêmes  une  opinion,  ont 
besoin  de  trouver  un  guide  qui  leur  en  présente  les  élé- 
ments tout  préparés. 

A  plus  d'un  titre,  Monsieur,   vous    aviez  une  sorte  de  >■ 
droit  à  succéder,  dans  cette  enceinte,  à  M.   de  Rémusat 
pour   y  rendre   un  digne  hommage   à  sa  mémoire.  Vous 
avez  occupé  comme   lui,   et  vous    occupez   encore,    une 
place  importante  dans  la  politique.  Comme  lui,  vous  avez 


AU    DISCOURS    DE    M,    JULES    SIMON.  i^g 

OU  de  bonne  heure  le  f^oùt  passionné  de  la  philosophie. 
Un  de  vos  premiers  ouvrages,  celui  (|ui  commença  à 
appeler  sur  vous  les  regards  du  public,  c'est  volie  belle 
Histoire  de  [ école d' Alexandrie .  Le  sujet  en  est  ardu,  obscur, 
mais  d'un  intérêt  puissant.  Il  est  difficile  de  ne  pas  éprou- 
ver une  vive  sympathie  poui'  ces  grands  esprits  qui,  se 
vouant  tout  entiers  à  la  contemplation  des  perfections  de 
la  divinité,  ne  se  sont  égarés  que  parce  qu'ils  n'ont  pas  su, 
dans  leur  ardente  poursuite  de  la  vérité,  s'arrêter  à  temps 
et  comprendre  que  l'intelligence  humaine  a  des  limites 
(pi'il  ne  lui  est  pas  donné  de  dépasser.  La  création  leur 
paraissant,  non  sans  raison,  un  mystère  impénétrable,  ils 
ont  substitué  à  ce  mystère  une  autre  conception  plus  impé- 
nétrable encore  s'il  est  possible:  celle  de  l'émanation,  qui 
semblait  combler  l'intervalle  entre  Dieu  et  le  monde,  mais 
à  laquelle  ils  n'ont  pu  donner  une  apparence  de  consis- 
tance qu'à  l'aide  d'hypothèses  purement  arbitraires,  de 
véritables  chimères  puisées  dans  leur  seule  imagination. 
Tout  en  reconnaissant  ce  qu'il  y  a  de  noble  et  d'élevé  dans 
l'œuvre  des  Plotin  et  des  Proclus,  votre  ferme  bon  sens 
a  fait  justice  des  écarts  et  des  inconséquences  qui,  entre 
les  mains  de  plusieurs  de  leurs  disciples,  ont  peu  à  peu 
transformé  leur  doctrine  en  un  véritable  charlatanisme 
fondé  sur  les  pratiques  de  la  théurgie  et  de  la  magie.  Vous 
avez  très-bien  expliqué  en  quoi  cette  doctrine,  avant  d'être 
ainsi  dénaturée,  se  rapprochait  du  christianisme,  en  quoi 
elle  en  différait,  et  vous  avez  démontré  victorieusement  que, 
d'une  part,  elle  n'en  est  pas  sortie,  que,  de  l'autre,  elle  n'a 
pas  contribué  à  sa  formation  ni  même  à  ses  progrès,  et 
que,  malgré  des  points  de  ressemblance  assez  considéra- 


l8o  KÉPONSK    DE    M.    LE    BARON    DE    VIEL-CASTEL 

bles  pour  fairo  illusion  à  des  esprits  prévenus,  les  diffé- 
rences sont  trop  essentielles  pour  admettre  la  possibilité 
d'une  origine  commune. 

Je  ne  vous  dirai  pas,  Monsieur,  que  les  deux  volumes 
dans  lesquels  vous  examinez  ces  graves  et  profondes  ques- 
tions sont  d'une  lecture  facile.  En  pareille  matière,  un  tel 
éloge  pourrait  paraître  équivoque  :  il  supposerait  quelque 
chose  de  superficiel.  Ce  que  je  puis  affirmer  d'après  ma 
propre  expérience,  c'est  qu'une  intelligence  moyenne,  mé- 
diocrement versée  dans  les  sciences  philosophiques,  peut, 
en  lisant  votre  livre  avec  quelque  application,  y  puiser  une 
instruction  solide,  j'ajouterais  y  trouver  un  a  éritable  plaisir 
si  cette  expression  convenait  au  genre  de  satisfaction  sé- 
rieuse que  cette  lecture  peut  et  doit  donner. 

Votre  livre  de  la  Religion  naturelle  n'exige  pas,  pour  ètie 
compris,  un  semblable  effort  des  facultés  intellectuelles. 
C'est  l'exposé,  le  résumé  lucide,  fait  avec  une  méthode  et 
dans  un  style  excellents,  de  tous  les  arguments  qui  prou- 
vent l'existence  delà  Providence  et  l'immortalité  de  l'âme, 
en  déduisant  de  ces  deux  vérités  premières  la  nécessité, 
sous  peine  d'ingratitude,  d'adorer,  d'aimer  le  Dieu  à  qui 
nous  devons  tout,  de  nous  entretenir  dans  cette  adoration 
par  vin  culte  formel  et  de  pratiquer  le  devoir  pour  être 
fidèle  à  sa  loi.  On  est  frappé,  en  vous  lisant,  de  l'identité 
presque  absolue  qui  existe  entre  les  dogmes  de  la  religion 
chrétienne  et  les  convictions  auxquelles  la  plupart  des 
grands  esprits  sont  arrivés  parla  seule  force  de  la  raison. 
Il  est  pourtant  un  point  sur  lequel  je  vous  demanderai 
la  permission  de  ne  pas  être  de  votre  avis.  Il  s'agit  de  la 
prière.  Vous    la   recommandez   comme   un   devoir    envers 


\l      DISCOURS     I)i:     M.     .tULES    SIMON.  l8l 

Dieu  et  coninu-  la  satisfaction  d'iiii  besoin  de  l'âmo  ;  mais 
vous  ajoutez  que,  jK)urpcu  qu'on  réfléchisse  aux  perfections 
inliniesde  la  divinité,  il  est  impossible  d'admettre  que  l'in- 
tercession d'un  être  aussi  faible  et  aussi  imprévoyant  que 
l'honimo  puisse  la  déterminera  changer  quelque  chose  à  ce 
qu'elle  a  une  fois  voulu  ;  que  si  elle  modifiait  sa  volonté, 
elle  ne  serait  pas  immuable,  elle  tomberait  comme  nous 
dans  le  mouvemenl  el  dans  le  temps;  que  si  la  résolution 
qu'elle  avait  prise  d'abord  était  la  meilleure,  en  la  chan- 
geant elle  ferait  moins  bien,  elle  se  diminuerait  ;  que,  dans 
le  cas  contraire,  ce  serait  nous  (lui  l'éclairerions,  qui  amé- 
liorerions ses  desseins,  de  telle  sorte  que  Dieu  se  trouve- 
r;iil  n'être  plus  qu'un  ouvrier  imparfait. 

Peut-être,  Monsieur,  y  a-t-il  de  ma  part  quelque  témé- 
rité à  entrer  en  lice  avec  vous  sur  une  question  de  cette 
nature,  mais  c'est  moins  une  objection  que  je  vous  présente 
qu'un  éclaircissement  que  je  me  permets  de  vous  deman- 
der. Cette  contradiction  que  vous  signalez  entre  l'immuta- 
bilité de  la  volonté  divine  et  l'efficacité  de  la  prière  n'est- 
elle  pas,  après  tout,  analogue  ou  même  identique  à  celle 
qui  semble  exister  entre  la  prescience  infaillible  de  la 
Providence  et  la  liberté  humaine  ?  Cependant,  comme  tous 
les  philosophes  spiritualistes,  vous  admettez  la  coexistence 
de  cette  prescience  et  de  cette  liberté  tout  en  reconnais- 
sant que  c'est  là  un  de  ces  mystères  qu'il  ne  nous  est  pas 
donné  de  comprendre;  vous  l'admettez,  dis-je,  parce  que, 
pour  la  nier,  il  faudrait  nier  aussi  soit  la  perfection  di- 
vine, soit  la  liberté  de  la  conscience  humaine.  Pourquoi 
ne  pas  étendre  le  bénéfice  de  cet  aveu  d'impuissance  de 
notre   intelligence  à  la  difficulté  presque  identique,  je    le 


l82  RÉPONSE    DK    M.    LE    BARON    DE    VIEL-CASTEL 

répète,  qui  s'élève  au  sujet  des  effets  de  la  prière?  Vous 
ne  défendez  pas,  vous  recommandez  même  de  demander 
à  Dieu  la  force,  la  résignation,  la  vertu.  Vous  pensez  donc 
que  nos  prières  peuvent  les  obtenir.  Mais  ne  sont-ce  pas 
là  des  événements  de  l'ordre  moral  soumis,  comme  les 
événements  de  l'ordre  matériel,  à  la  loi  de  la  prescience 
divine?  Nous  avons  beau  faire,  nous  nous  trouvons  tou- 
jours en  présence  d'un  problème  redoutable,  insoluble 
pour  le  raisonnement,  mais  non  pas  pour  le  bon  sens 
qui,  sans  aspirer  à  tout  comprendre,  nous  dit  que,  pour 
ne  pas  tomber  dans  le  désespoir,  nous  devons  croire  à  la 
fois  à  la  toute-puissance,  à  l'omniscience,  à  la  prescience 
de  Dieu  et  à  la  liberté  de  l'homme,  liberté  qui  n'existerait 
pas  si  elle  était  d'avance  enchaînée  par  une  sorte  de  fa- 
talité. 

Je  me  suis  arrêté  un  peu  longuement,  Monsieur,  sur  cette 
question.  Mon  excuse,  c'est  que,  dans  nos  temps  si  trou- 
blés, alors  que  les  plus  hautes  et  les  plus  fortes  intelligences 
sont  assaillies  et  tourmentées  par  tant  de  doutes,  on  ne 
saurait  trop  se  préoccuper  de  chei^cher  des  appuis  aux 
grandes  et  salutaires  croyances;  c'est  que  j'ai  toujours  vu 
une  des  preuves  les  plus  convaincantes  de  l'existence  de  la 
Providence  dans  cet  instinct  irrésistible  qui,  quels  que 
soient  les  sentiments  et  les  idées  habituels  d'un  homme,  le 
pousse  à  implorer  le  secours  du  Tout-Puissant,  soit  au 
moment  d'un  grand  péril,  soit  sous  l'influence  d'une  tris- 
tesse profonde,  soit  encore,  et  surtout,  ce  qui  est  bien 
digne  d'attention,  dans  un  de  ces  instants  de  vive  félicité 
qui  se  rencontrent  à  deux  ou  à  trois  reprises  pendant  le 
cours  d'une  longue  existence.  Il  semble  qu'alors  accablés. 


AU    DISCOURS    DE    M.    JULES    SIMON.  l83 

effrayés  de  notre  bonheur  même  parce  que  nous  sentons 
que  le  moindre  accident  peut,  d'un  moment  à  l'autre,  le 
remplacer  par  la  douleur  la  plus  amère,  nous  éprouvions 
le  besoin  impérieux  d'implorer  l'assistance  du  souverain 
Maître  de  l'Univers.  Cet  instinct  si  puissant  et  si  bienfai- 
sant ne  serait-il  pas  dangereusement  ébranlé  par  ce  qui 
tendrait  à  restreindre  l'idée  de  l'efficacité  possible  de  la 
prière? 

Si,  faute  peut-être  de  vous  avoir  bien  compris,  je  me 
suis  cru  obligé  de  faire  cette  réserve  en  exprimant  l'admira- 
tion que  m'inspire  votre  livre  sur  la  Religion  naturelle,  celui 
que  vous  avez  écrit  sur  le  Devoir  me  paraît,  je  suis  heureux 
de  le  dire,  mériter  une  approbation  absolue.  Vous  y  dé- 
montrez, avec  autant  de  logique  que  d'éloquence,  que  le 
devoir  ne  repose  ni  sur  l'utilité,  même  comprise  au  sens  le 
plus  large  elle  plus  élevé,  ni  sur  la  sympathie,  ni  sur  au- 
cune des  conceptions  subtiles  et  ingénieuses  que  les  so- 
phistes de  tous  les  Ages  ont  successivement  inventées,  mais 
que,  comme  tout  ce  qui  est  vraiment  grand  et  beau,  il 
existe  par  lui-même,  c'est-à-dire  que,  se  confondant  avec 
le  sentiment  de  la  justice,  il  nous  vient  directement  de 
Dieu  qui  l'a  gravé  dans  le  cœur  de  l'homme  où  les  passions 
ont  pu  en  défigurer  les  traits  sans  jamais  les  effacer  tout  à 
fait. 

Dans  la  Liberté  de  conscience,  véritable  traité  rempli  d'in- 
formations et  de  faits  très-habilomcnt  condensés ,  vous 
exposez  tous  les  obstacles  qu'une  idée  qui  nous  paraît  au- 
jourd'hui si  simple,  si  évidente,  a  eu  successivement  à  sur- 
monter pour  se  faire  accepter.  Vous  faites  ressortir  ce  qui 
manque  encore  à  cttte  liberté,  même  dans  les  pays  où  le 


l84  UliPONSE    OH    M.    LI-:    UARON    DE    VIEL-CASTEL 

principe  en  est  admis  sans  contestation.  En  thèse  abso- 
lue, vous  avez  parfaitement  raison  de  signaler  et  de  déplo- 
rer ces  lacunes;  vous  êtes  dans  votre  rôle  de  philosophe, 
de  propagateur  de  la  vérité,  vous  indiquez  un  but  vers 
lequel  on  doit  tendre  sans  cesse,  même  avec  la  presque- 
certitude  de  ne  jamais  l'atteindre.  Mais  vous  comprenez 
certainement  que  cette  perfection  théorique,  à  supposer 
qu'elle  puisse  être  réalisée  quelque  part,  n'est  pas  com- 
patible avec  tous  les  degrés  de  civilisation,  avec  toutes  les 
formes  d'organisation  sociale,  qu'en  religion  comme  en 
politique,  comme  en  toute  chose,  la  liberté  peut  exister 
dans  une  proportion  suffisante  sans  arriver  à  cette  per- 
fection ,  et  qu'un  trop  grand  empressement  à  l'obtenir 
poiu^rait  avoir  pour  effet  de  provoquer  des  réactions  en 
sens  contraire.  Mes  convictions  à  cet  égard  m'empêchent 
de  m'associer  à  la  réprobation  dont  vous  frappez  le  régime 
des  concordats.  Il  est  possible  qu'ils  ne  soient  pas  indispen- 
sables dans  les  pays  nouveaux,  sans  traditions,  où  la  diver- 
sité et  l'extrême  subdivision  des  croyances  religieuses 
maintiennent  entre  elles  une  égalité  qui  les  oblige  à  la 
tolérance  et  empêche  qu'aucune  ne  puisse  acquérir,  en 
dehors  du  domaine  purement  spirituel,  un  ascendant  dan- 
gereux ou  embarrassant  pour  l'Etal.  Dans  notre  vieille 
Europe,  au  contraire,  en  dépit  des  objections  d'une  lo- 
gique abstraite,  les  concordats,  c'est-à-dire  des  accords 
fondés  sur  des  concessions  réciproques  du  pouvoir  spiri- 
tuel et  du  pouvoir  temporel,  sont,  je  le  crois,  le  meilleur 
moyen  d'assurer  le  respect  des  droits  de  l'un  et  de  l'autre 
et  de  maintenir  la  paix  publique.  Je  me  trompe  peut-être  , 
mais  il  me  semble  que  l'expérience  est  loin  de  condamner 


AU     DISCOlUS    IIK     M.     .11  J.i;s     SIMON.  j  85 

cette  manière  de  voir,  et  (|iie  la  rameuse  doeliiue  de  la  sépa- 
ration de  l'Église  et  de  l'État,  de  VÉg/ise  libre  dans  l'État 
libre,  acceptée  il  y  a  quelques  années  avec  enthousiasme 
par  des  opinions  opposées  qui  l'iiilerprétaient  dans  des 
sens  bien  différents ,  a  beaucoup  perdu  de  son  crédit  de- 
puis qu'on  s'est  aperçu  de  ce  malentendu. 

Je  me  permets  de  penser  que  les  idées  généreuses  et 
élevées  que  vous  développez  dans  vos  écrits  sur  la  liberté 
civile,  la  liberté  politique  et  la  liberté  d'enseignement  ne 
sont  pas  exemptes,  non  plus,  de  ces  tendances  absolues  qui 
sont  presque  un  devoir  de  la  part  d'un  philosophe,  mais 
qui  se  heurtent  trop  souvent  contre  les  difficultés  de  la  pra- 
tique. Ces  écrits  datent,  d'ailleurs,  pour  la  plupart,  dun 
temps  où  les  excès  de  la  liberté  ne  paraissaient  pas  être  ceux 
qu'on  avait  le  plus  à  redouter,  et  les  meilleurs  esprits  sont 
presque  inévitablement  entraînés  à  se  porter,  même  avec 
un  peu  d'excès,  à  la  défense  delà  cause  qui  se  trouve  pour 
le  moment  la  plus  menacée. 

Il  est  une  partie  de  votre  œuvre  sur  laquelle  je  me  leli- 
cite  de  me  trouver  avec  vous  dans  l'accord  le  plus  complet. 
C'est  celle  (jui  a  liait  au  sort  de  la  classe  pauvre  et  aux 
moyens  de  l'améliorer.  Je  fais  surtout  allusion  à  votre  livre 
sur  y  Ouvrière,  qui  a  obtenu  un  si  grand  et  si  légitime  succès. 
La  lecture  en  est  trè.s-attachanlc.  11  renferme,  sur  la  situa- 
tion des  ouvriers,  et  plus  spécialement  de  ceux  de  Paris, 
sur  leurs  souffrances,  que  l'on  exagère,  mais  dont  on  ne 
saurait  nier  la  réalité,  des  détails  du  plus  vif  intérêt  qui, 
en  faisant  justice  de  déclamations,  de  théories  insensées, 
montrent  clairement  où  est  le  mal  et  dans  quelle  mesure, 
par  quels  moyens  on  peut  espérer,  non  pas  de  le  guérir 

ACAD.    KM.  24 


l86  RÉPONSE    DlC    M.    LE    BAnO>    DE    VIEL-CASTET- 

radicalement,  mais  de  l'atténuer  beaucoup.  Ce  que  j'y  ad- 
mire surtout,  c'est  le  courage  avec  lequel  vous  dites  à  tous 
la  vérité,  rendant  justice  aux  efforts,  aux  sacrifices  que  fonf 
les  patrons  pour  améliorer  le  sort  des  compagnons  de  leurs 
travaux  sans  dissimuler  ce  qu'il  leur  reste  encore  à  faire; 
prouvant  aux  ouvriers  que  pour  beaucoup  d'entre  eux,  non 
pas  pour  tous  sans  doute,  la  misère  est  le  résultat  de  leurs 
désordres,  et  qu'aussi  longtemps  qu'ils  ne  changeront  pas 
leur  manière  de  vivre ,  rien  de  ce  qu'on  tentera  en  leur  faveur 
ne  pourra  avoir  d'efficacité;  leur  faisant  comprendre,  d'ail- 
leurs, par  le  simple  exposé  des  faits  ,  que  ,  dans  l'état  actuel 
de  la  société  ,  même  modifiée  par  toutes  les  réformes  qu'une 
imagination  tant  soit  peu  raisonnable  peut  concevoir,  il 
existe  ,  à  la  suppression  absolue  de  la  misère  ,  des  obstacles 
qu'il  ne  dépend  de  personne  de  faire  disparaître;  que,  par 
exemple ,  le  travail  des  femmes  et  des  enfants  dans  les  ma- 
nufactui-es ,  ce  fléau  de  la  famille ,  ce  principe  de  tant  de 
vices  et  d'immoralités,  ne  pourrait  être  interdit  en  France 
sans  condamner  à  mourir  de  faim  un  grand  nombre  de  ceux 
qu'on  y  soustrairait  et ,  en  même  temps,  sans  mettre  notre 
industrie  hors  d'état  de  soutenir  la  concurrence  de  l'indus- 
trie étrangère.  Ce  sont  là  des  vérités  qui  saisissent  forte- 
ment l'esprit  de  vos  lecteurs  et  qui,  si  elles  pouvaient  pé- 
nétrer dans  celui  de  tous  les  ouvriers  y  dissiperaient  bien 
des  préventions  et  des  haines  en  même  temps  qu'elles  y 
feraient  naître  de  sages  et  viriles  résolutions. 

Je  viens  d'analyser  ceux  de  vos  ouvrages  qui  m'ont  paru 
le  plus  dignes  d'attention  ,  soit  par  leur  mérite  intrinsèque, 
soit  par  l'importance  des  sujets  qui  y  sont  traités  et  parce 
qu'ils  donnent,  plus  que  d'autres  ,  une  idée  juste  et  précise 


AU    DISCOrKS    DE    M.    JLLES    SIMON.  1 87 

du  but  habituel  do  vos  éludes  et  de  vos  travaux.  Je  ne  |)oiir- 
suivrai  pas  l'énumération  de  vos  autres  écrits.  Ils  l'orinent 
un  vaste  ensemble  sur  lequel  planent  constamment  deu\ 
pensées  principales,  celle  du  progrès  et  du  perfectionnement 
de  l'esprit  humain  et  celle  de  l'amélioration  du  sort  des 
classes  indigentes.  Ils  contiennent  une  masse  prodigieuse 
de  faits,  de  renseignements  statistiques,  d'observations, 
classés  et  exposés  a\ee  cette  clarté,  cette  netteté,  cette  pré- 
cision qui,  en  semblable  matière,  sont  les  qualités  essen- 
tielles de  la  composition  et  du  style.  De  telles  œuvres 
auxquelles,  depuis  longtemps  déjà,  vous  avez  dû  votre  ad- 
mission dans  une  autre  classe  de  l'Institut  devaient  vous 
conduire  tôt  ou  tard  à  l'Académie  française  qui  s'est  tou- 
jours fait  un  honneur  d'ouvrir  ses  rangs  aux  représentants 
les  plus  éminents  de  toutes  les  branches  de  l'intelligence. 
Vous  aviez,  d'ailleurs,  à  ses  suffrages  un  autre  titre  qui,  à 
lui  seul,  aurait  suffi  puisque  les  grands  orateurs  ont  aussi 
leur  place  marquée  dans  cette  enceinte.  De  l'aveu  de  tous, 
vous  êtes  un  des  premiers  parmi  les  successeurs  de  ces 
princes  de  la  tribune  qui.  pendant  plus  d'un  demi-siècle, 
ont  jeté  tant  d'éclat  sur  nos  luttes  politiques.  Je  n'ai  pas 
eu  le  plaisir  de  vous  entendre.  Jadis  auditeur  assidu  des 
grandes  discussions  parlementaires,  l'éloigncment,  l'âge, 
la  fatigue ,  d'autres  causes  encore  m'empêchent  depuis 
longtemps  d'y  assister;  mais,  si  je  ne  vous  ai  pas  entendu, 
je  vous  ai  lu.  j'ai  parlé  de  vous  avec  des  hommes  parfaite- 
ment capables  de  vous  apprécier.  Tous,  à  quelque  opinion 
qu'ils  appartinssent,  se  sont  accordés  à  me  dire  que  votre 
éloquence  est  merveilleusement  appropriée  à  l'état  actuel 
des  esprits,  que  sans  avoir  ces  élans,  ces  grands  entraîne- 


l88  RÉPONSE    DE    M.     LE    UAHON    DE    MEI.-CASTEL 

nients  qui,  à  d'autres  époques,  produisaient  des  effets  si 
puissants,  mais  que  l'on  qualifierait  aujourd'hui  de  décla- 
mation et  qui  n'exciteraient  que  la  répulsion  et  la  défiance, 
elle  y  supplée  par  la  parfaite  clarté  de  la  pensée,  par  la 
noblesse,  l'exactitude,  la  force  de  l'expression,  que  votre 
argumentation  habile,  souple  et  pressante  est  souvent  pres- 
que irrésistible,  que  nu!  aiilrc  orateur,  peut-être,  ne  pos- 
sède à  un  degré  aussi  éminent  l'art  de  l'insinuation,  celui 
qui,  par  la  modéi^ation  de  la  forme,  amène  les  adversaires 
à  écouter  patiemment  des  choses  qui,  autrement  présen- 
tées, provoqueraient  leurs  réclamations  et  leurs  murmures. 
Je  m'arrête  ici,  Monsieur.  Je  m'abstiendrai  de  vous  sui- 
vre sur  ce  terrain  de  la  politique  militante  où  vous  jouez 
depuis  quelques  années  un  rôle  si  considérable.  Deux  mo- 
tifs m'y  déterminent.  Je  craindrais,  en  entrant  sur  ce  ter- 
rain, de  ne  pas  être  toujours  d'accord  avec  vous.  Et  puis, 
la  politique,  n'étant  pas  du  ressort  de  l'Académie,  ne  peut 
être  abordée  directement  en  son  nom  que  lorsque  le  temps 
écoulé  en  a  fait  de  l'histoire.  Le  temps,  sans  doute,  ne  détruit 
pas,  ne  fait  pas  évanouir  les  opinions  et  les  partis,  et  cela 
est  fort  heureux,  car,  s'il  les  détruisait,  les  sceptiques  se- 
raient autorisés  à  prétendre  que  ce  ne  sont  que  des  illusions, 
des  rêves  de  l'imagination.  Il  n'en  est  pas  ainsi,  ce  sont 
les  résultats  naturels,  nécessaires  des  lois  de  l'esprit  hu- 
main qui,  avec  quelques  variations,  se  reproduisent  à  toutes 
les  époques  et  dans  tous  les  pays.  Mais,  si  le  temps  ne  les  , 
détruit  pas,  il  les  transforme.  11  sépare  ce  qu'il  y  a  en  eux 
d'essentiel,  de  réel,  de  permanent,  de  ce  qui  ne  doit  être 
considéré  que  comme  des  accidents  transitoires  enfantés 
par  les  circonstances  du  moment.  A  la  hunièi-e  qu'il  jette 


Al    uiscoiHs  i)i;   :m.   jl'les  simon.  i8q 

ainsi  sur  \c  passe'-,  ou  juyc  uiicu\  li's  laits  el  les  hommes. 
L'iiu])artialité  dcvienl  possible  i(  même  facile.  En  Angle- 
terre, il  y  a  moins  d'un  siècle,  lord  Chalham,  Pill,  Fox, 
Buike,  d'autres  encore,  portés  aux  luies  par  leurs  adhé- 
rents, étaient,  de  la  ])arl  de  leurs  adversaires,  l'objet  des 
plus  virulentes,  des  plus  dulrageantes  attaques.  Aujour- 
d'hui tous  les  partis  voient  en  eux  l'honneur,  la  gloire  du 
pays.  De  nos  jours  encore  (je  parle  en  vieillard,  je  n'en  ai 
que  trop  le  droit),  de  nos  jours,  M.  Canning,  sir  Robert 
Peel,  le  duc  de  Wellington,  malgré  ses  immenses  et  écla- 
tants services,  ont  eu  à  subir  les  mêmes  épreuves,  et 
maintenani  (oui  le  monde  tend  hommage  à  leur  mé- 
moire. Je  ne  veux  pas  citer  d'exemples  domestiques,  je 
ne  prononcerai  pas  de  noms  français;  mais  je  me  sou- 
viens d'avoir  vu,  dans  ma  jeunesse  et  dans  mon  âge  mûr, 
l'esprit  de  parti  prodiguer  l'outrage  à  des  hommes  aujour- 
d'hui admirés  et  vénérés  par  tous,  même  par  les  i-ai-es 
survivants  de  ceux  qui  les  injuriaient  ainsi  et  qui  semblent 
l'avoir  oublié.  Quelle  leçon  de  modération  et  d'équité  si 
l'on  pouvait,  si  l'on  voulait  l'entendre  !  Je  n'insiste  pas.  J'en 
ai  dit  assez  pour  l'aire  comprendre  que  la  politique  con- 
temporaine n'est  pas  du  domaine  de  l'Académie. 

Faut-il  en  conclure  que  l'Académie  ne  doit  en  subir  à 
aucun  degré  l'influence?  Non,  Monsieur,  cela  n'est  pas  pos- 
sible, je  dirai  plus,  cela  n'est  pas  désirable.  Les  grands 
intérêts  de  l'humanité,  la  politique  comme  la  philosophie, 
comme  la  religion,  se  mêlent  à  tout,  pénètrent  partout. 
Si,  à  certaines  époques,  en  certains  pays,  la  littérature, 
surveillée  avec  un  soin  jaloux  par  des  gouvernements  peu 
éclairés,   a  paru  échapper  à  ce   contact,   ce    n'est   qu'en 


igO  RKPONSE    DK    M.    LE    BARO.N    DE    VIEL-CASTEL 

tombant  dans  une  insignifiance  dont  les  plus  tristes  pé- 
riodes du  Bas-Empire  et  le  XVIP  siècle  dans  l'ilalie 
moderne  offrent  le  (riste  exemple,  en  s'abaissant  à  des 
puérilités  qui,  bien  loin  d'exercer  utilement  l'activité  des 
intelligences,  achevaient  de  les  énerver  et  les  frappaient 
d'une  incurable  stérilité.  Les  lettres,  en  France,  ne  descen- 
dront jamais  jusque-là  :  la  vivacité,  la  souplesse  de  l'esprit 
national  s'y  opposent,  et  l'exemple  du  passé  permet  d'es- 
pérer qu'à  travers  bien  des  alternatives,  son  énergie  na- 
turelle réagira  toujours  à  la  longue  contre  tout  ce  qui  ten- 
drait à  le  comprimer. 

Chacun  de  nous,  arrivant  dans  cette  enceinte  avec  des 
convictions  personnelles,  tient  compte,  sans  doute,  de  ces 
convictions  dans  l'accomplissement  de  ses  devoirs  acadé- 
miques. Comment  pourrait-il  en  être  autrement?  Com- 
ment, appelés  à  faire  un  choix  entre  des  candidats  doués 
de  mérites  réels,  mais  dont  les  uns  professent  des  doc- 
trines que  nous  croyons  saines  et  vraies,  ce  qui  doit  être  à 
nos  yeux  un  mérite  de  plus,  tandis  que  les  autres  en  sont 
les  adversaires  décidés,  comment,  dis-je,  n'inclinerions-nous 
pas  vers  les  premiers?  Comment,  lorsque  nous  avons  à  dé- 
cerner des  encouragements  et  des  récompenses  à  des  œu- 
vres littéraires,  ne  donnerions-nous  pas  la  préférence  à 
celles  où  le  talent  nous  paraît  uni  à  la  justesse  des  idées? 
Il  est  facile,  je  l'avoue,  de  glisser  sur  cette  pente  et  d'ar- 
river par  là  à  une  regrettable  partialité.  Si,  par  l'effet  de 
dissentiments  plus  ou  moins  graves  avec  la  majorité  des 
membres  de  l'Académie,  un  écrivain  vraiment  éminent  de- 
vait perdre  l'espérance  d'y  être  jamais  admis,  si  des  écrits 
dignes  d'estime  étaient  exclus  de  nos  concours  parce  que 


\l      DISCOl  us     1)K     M.     Il  I.KS    SIMON.  1()I 

nous  n'en  approuverions  pas  toutes  les  parties,  parce  que, 
dans  quelques  passages,  ils  blesseraient  nos  susceptibili- 
tés, il  V  aurait  abus,  et  ce  ne  serait  pas  l'Académie  qui  en 
souffrirait  le  moins;  mais  le  passé  nous  avertit  que  cet  abus 
n'est  pas  à  craindre  :  avec  un  peu  de  persévérance,  tout 
homme  d'une  \ éiitable  valeur  est  à  peu  près  assuré  de  ve- 
nir s'asseoir  au  milieu  de  nous.  Vainement,  pour  le  nier, 
évoquerait-on  le  souvenir  de  certains  morts  illustres  qui, 
comme  on  l'a  dit  d'un  d'entre  eux,  manquent  à  notre  gloire. 
Il  serait  facile  d'établir  que  leur  exclusion  ou,  pour  mieux 
dire,  leur  non-admission,  car  la  plupart  ne  se  sont  jamais 
présentés  aux  suffrages  de  nos  prédécesseurs,  s'explique, 
soit  par  des  circonstances  qui  tenaient  au  temps  et  qui  ne 
peuvent  plus  se  reproduire,  soit  par  une  mort  prématurée 
qui  les  a  enlevés  aux  chances  d'une  élection  prochaine. 

J'ai  dit  dans  quelle  mesure  l'Académie  est  accessible 
aux  influences  de  la  politique.  Mais  je  me  hâte  d'ajouter 
(jur  les  relations  qui  s'établissent  entre  ses  membres  ne 
s'en  ressentent  en  aucune  façon.  Si,  comme  nous  l'espé- 
rons, vos  autres  occupations  vous  permettent  d'assister 
souvent  à  nos  séances,  vous  en  serez  bientôt  convaincu. 
Je  ne  vous  apprendrai  rien  en  disant  que,  sur  plus  d'une 
question,  des  divergences  assez  graves  existent  entre 
vos  idées  et  celles  de  plusieurs  d'entre  nous;  mais  l'ex- 
périence nous  a  prouvé  depuis  longtemps  que  de  telles 
divergences  peuvent  se  concilier  avec  les  liens  de  con- 
fraternité qui  nous  unissent  en  vertu  de  notre  élection. 
J'avais  souvent  entendu  dire  que  l'Académie  était  un  salon, 
c'est-à-dire  que  les  controverses  n'y  prenaient  jamais  le 
caractère  de  violence  et  d'intolérance  qu'il   est  presque 


iga      HÉPONSK  m;  m.   u:  haron  dk  viel-castkl,   etc. 

impossible  d'éviter  dans  les  assemblées  plus  nombreuses. 
Ce  n'est  pas  dire  assez,  Monsieur.  Dans  les  salons,  si  l'on 
n'a  pas  à  craindre  de  voir  les  discussions  dégénérer  en 
luttes  grossières  et  injurieuses,  il  arrive  trop  souvent 
encore  qu'il  s'y  mêle  de  l'aigreur  et  de  l'amertume.  De- 
puis trois  ans  que  je  siège  à  l'Académie,  je  n'\  ai  rien  vu 
de  tel.  La  bienveillance,  la  courtoisie  qui  président  à 
ses  délibérations  et  aux  entretiens  qui  les  précèdent  et 
les  prépai^ent  dépassent  tout  ce  que  j'avais  pu  attendre. 
Chacun  de  nous,  connaissant  et  respectant  les  opinions  de 
ses  confrères,  évite  soigneusement  de  les  froisser  alors 
même  qu'il  est  obligé  d'en  contester  sur  quelque  point  l'ap- 
plication, et  les  occasions  de  conflits  sont  d'ailleurs  d'autant 
plus  rares  que  l'Académie,  se  renfermant  scrupuleusement 
dans  ses  attributions,  n'aborde  qu'autant  que  cela  est 
absolument  nécessaire  les  questions  qui  peuvent  mettre 
en  relief  d'inévitables  désaccords. 


DISCOURS 


1)K 


M.  CHARLES  BLANC 

PBONONCÉ  PANS  LA  SÉANCK  PUBLIQUE  DU  30  NOVEMBnu  1876,  EN  VENANT 
PRENDRE  SÉANCE  A  LA  PLACE  DE  M.  DE  CARNÉ. 


Messieurs, 

C'est  la  première  lois,  .si  je  ne  inc  trompe,  que  l'Aea- 
démie  française  oinie  ses  portes  à  un  membre  de  la  qua- 
trième classe  di-  rinslilul,  à  un  écrivain  dont  les  seuls 
titres  sont  d'avoir  consacré  sa  vie  à  l'étude  des  arts,  non 
pour  les  pratiquer,  mais  pour  en  écrire  l'histoire,  pour  en 
découvrir  les  lois,  s'il  était  possible,  et  pour  en  dire  les 
beautés.  En  me  donnant  à  représenter  ce  genre  d'étude 
dans  une  compagnie  telle  que  la  vôtre,  vous  m'avez  fait  un 
honneur  qui  me  déconseille  la  modestie,  car  il  me  semble 
que  je  manquerais  de  respect  à  tant  d'hommes  illustres 

.\CAI>.   KR.  25 


1^4  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

qui  m'ont  accordé  leur  suffrage,  si  j'affectais  de  m'en  croire 
indigne. 

Oui,  Messieurs,  quand  j'ai  appris  mon  élection  à  l'Acadé- 
mie, j'ai  été  heureux  et  fier,  très-fier  et  très-heureux;  mais, 
après  les  premiers  moments  de  joie,  j'ai  dû  songer  au  de- 
voir que  j'avais  à  remplir  avant  de  prendre  séance  au  milieu 
de  vous;  j'ai  dû  m'enquérir  de  vos  usages  et,  en  compul- 
sant les  archives  de  votre  Académie,  j'ai  vu  que  ces  usages 
avaient  un  peu  varié.  Au  commencement,  lorsque  la  com- 
pagnie, sortant  de  la  maison  de  Conrart,  fut  accueillie  par 
le  chancelier  Séguier  dans  son  hôtel,  ce  fut  ime  conve- 
nance de  n'y  être  reçu  qu'en  adressant  un  compliment  à 
l'Académie  et  en  faisant  l'éloge  de  son  fondateur  et  de  son 
hôte.  Mais  le  cardinal  ne  voulut  pas  être  loué  de  son  vi- 
vant, et  il  biffa  de  sa  main  l'article  des  premiers  statuts 
portant  que  les  académiciens  promettaient  de  vénérer  la 
mémoire  de  Monseigneur.  Bientôt  s'établit  la  coutume  de 
développer  dans  les  discours  de  réception  un  thème  libre- 
ment choisi  par  le  récipiendaire,  qui  ne  se  croyait  pas  tenu 
d'y  joindre  un  éloge  de  son  prédécesseur.  Bossuet,  par 
exemple,  prend  pour  sujet  l'institution  de  l'Académie  et 
ne  dit  pas  un  mot  de  M.  du  Chàtelet  auquel  il  a  succédé. 
Le  maréchal  de  Villars,  un  peu  surpris  de  se  voir  acadé- 
micien, oublie  les  ouvrages  et  les  mérites  de  l'évêque  de 
Senlis.  Buffon,  exposant  avec  pompe  ses  idées  sur  le  style, 
ne  prononce  pas  même  le  nom  de  l'archevêque  de  Sens  qu'il 
a  remplacé. 

Si  j'invoque  ces  souvenirs.  Messieurs,  ce  n'est  pas 
pour  me  dispenser  de  faire  l'éloge  de  M.  de  Carné,  c'est 
seulement  pour  qu'on  me  pardonne  si,  ne  pouvant  peindre 


DK    M.     CHAHLKS    BLANC.  |  C)5 

If  poi'lrail  achevé  d'iia  hoinnio  que  j'ai  Irès-poii  contai, 
je  ne  vous  donne  qu'un  léger  crayon  de  sa  personne,  de 
son  caractère  et  de  son  (aient. 

M.  le  comte  Louis  de  Carné  était  un  gentilhomme  bre- 
ton. Il  était  né  à  Quimpei'  vl  il  comptait  plii^  de  six  eenls 
ans  de  noblesse  dans  sa  famille;  lui-même  il  nous  apprend 
qu'en  la^S,  01i\ier  de  Carné  fut  un  de  ceux  qui,  sur  la 
semonce  du  duc  de  Bretagne,  s'embarquèrent  à  Nantes 
pour  aller  rejoindre  en  Chypre  les  croisés.  Lorsque 
Louis  de  Carné  entra  dans  la  vie,  sa  famille  était  ruinée. 
Le  premier  spectacle  de  son  enfance  fut  celui  d'un  duel 
incessant  entre  la  détresse  et  l'orgueil,  et  le  |)rtMnier 
sentiment  qu'on  lui  insjjira  lui  la  haine  de  la  Révolu! ion. 
Dans  la  maison  j)aternelle,  les  entretiens  du  soir  roulaieni 
sur  les  scènes  de  la  Terreur.  On  lui  parlait  de  son  père,  qui 
avait  émigré;  des  prisons  de  la  ville,  où  sa  mère  avait  été 
enfermée  deux  ans;  des  visites  domiciliaires  ordonnées  par 
le  district;  des  prèti'cs  qui  s'étaient  cachés  pour  dire  leui' 
messe,  et  qu'on  avait  poursuivis...  Enfin,  les  impressions 
de  ses  jeunes  années  furent  sinistres  autant  que  les  coni- 
menccmenis  de  sa  \\c  étaient  rudes.  Un  jour  d'hivei-,  en 
i8iy,  —  il  a\ait  à  peine  seize  ans,  —  sa  mère  reçut  de 
Paris  une  lettre  tout  à  fait  inattendue,  une  letti-c  qu'elle 
regarda  comme  un  message  de  la  Pro\idence  :  c'était 
la  lettre  d'un  grand-oncle  maternel,  octogénaire,  qu'on 
avait  perdu  de  vue  depuis  longtemps,  et  qui  proposait  de 
recevoir  chez  lui  son  petit-neveu,  pour  lui  faire  continuer 
et  achever  ses  études,  à  Paris.  Justement,  Louis  de  Carné, 
qui  végétait  alors  sur  les  bancs  d'un  collège  communal,  rêvait 
d'un  avenir  inconnu  et  aspirait,  de  toutes  les  puissances  de 


1C)6  DISCOURS    V)V:    KÉCEPTION 

sa  jeune  âme,  à  connaître  cette  ville  célèbre,  où  l'on  n'avait 
guère  les  moyens  de  l'envoyer  pour  l'y  entretenir.  Expédié 
en  grande  vitesse  par  la  diligence,  il  nr  mit  que  cinq  jours 
pour  arriver  à  Paris. 

Dans  son  oncle,  qui  s'appelait  le  chevalier  de  Lanzay- 
Trézurin,  Louis  de  Carné  allait  retrouver  les  sentiments  de 
sa  famille.  Seulement,  la  haine  de  la  Ré\olution  était  asso- 
ciée, chez  M.  de  Trézurin,  à  un  voltairianisme  élégant  et 
frivole,  qui  avait  son  origine  dans  un  séjour  à  Ferney  et 
dans  les  bontés  de  M™"  Denis,  la  nièce  de  M.  de  Voltaire. 
En  recevant  son  petit-neveu,  le  chevalier  de  Lanzay  lui  tint 
à  peu  près  ce  langage  :  «  V^ous  êtes  ici  dans  une  ville  qui 
offre  beaucoup  de  ressources  pour  l'instruction  et  pour 
le  plaisir.  Visitez  les  monuments  et  les  curiosités  de  Paris, 
suivez  les  écoles;  ne  vous  faites  pas  écraser  par  les  voi- 
lures, et,  quand  vous  traverserez  ce  salon,  ne  dérangez  pas 
mon  échiquier.  » 

Quel  ne  fut  pas  l'étonnement  du  vieillard  lorsqu'il  s'aper- 
çut, au  bout  de  quelques  jours,  que  son  neveu  ne  quittait  pas 
le  quartier  latin,  c{u'il  ne  connaissait  pas  d'autre  plaisir  que 
de  suivre  assidûment  les  cours  de  la  Sorbonne  et  du  Collège 
de  F'rance,  qu'il  s'intéressait  à  la  politique,  qu'il  lisait  la  Mi- 
nerve,  et  que  son  plus  vif  désir  était  d'obtenir  un  billet  pour 
la  Chambre  des  députés!  L'idée  qu'il  allait  réchauffer  dans 
son  sein  un  petit  serpent  doctrinaire,  surprenait  au  dernier 
point  M.  de  Trézurin  et  le  révoltait.  Il  se  répandait  en  sar- 
casmes sur  les  singulières  tendances  de  la  jeunesse  d'alors, 
sur  une  conduite  si  peu  semblable  à  celle  qu'il  avait  tenue 
lui-même  avant  de  partir  pour  la  Guerre  de  sept  ans,  —  où, 
])ar  parenthèse,  il  avait  assisté,  disait-il,  à  des  batailles  qui 


i)i;   M.    (.ii\Ki.i:s   lii.vNC.  IC)7 

valaient  bien  celle  d'Auslerlil/.,  —  et  il  répétait  à  .son  neveu, 
sur  tous  les  tons,  qui!  n'appartenait  pas  à  un  jeune  homme 
bien  élevé  d'aller  voir  les  ministres  du  roi  se  colleter  avec 
des  avocats  et  des  pédants,  pour  les  menus  plaisirs  de  la 
galerie,  et  cela  de  par  la  charte,  qu'il  prononçait  la  chatte, 
et  qui,  en  somme,  lui  [)araissait  une  chose  assez  peu  dé- 
cente... Mais  bientôt  la  colère  du  chevalier  s'éteignait 
dans  un  fin  sourire  qui  semblait  trahir  vaguement  cette 
pensée  : 

Prêtez-moi  vos  vingt  ans  .si  vous  n'en  faites  rien. 

On  parle  beaucoup  aujourd'hui  de  l'influence  des  mi- 
lieux; si  cette  influence  était  décisive,  elle  eût  fait  de 
M.  de  Carné  un  ennemi  acharné  des  idées  de  89,  un 
ultra,  comme  on  disait  alors;  mais  les  milieux  ont  aussi 
le  pouvoir  de  pousser  aux  réactions  les  natures  quelque 
peu  originales,  et  ils  engendrcnil  souvent  les  contraires 
aussi  bien  que  les  semblables.  M.  de  Carné,  il  est  vrai,  res- 
tait le  moins  possible  chez  son  oncle.  Il  avait  élu  domicile 
à  la  place  Cambrai.  Résolu  à  faire  lui-même  son  éducation, 
il  consommait  tous  les  livres,  il  suivait  tous  les  cours, 
allant  de  M.  Villemain  à  ^I.  Burnouf,  de  M.  Cousin  à 
M.  Guizot,  de  M.  Barbier  du  Bocage  à  M.  de  Portetz.  Il 
apprenait  ainsi  l'histoire,  la  littérature,  la  philosophie,  la 
haute  latinité,  le  droit  des  gens,  la  géographie,  même  un 
peu  de  chimie,  et  telle  était  son  assiduité,  —  il  le  raconte 
lui-même,  —  que  l'appariteur,  le  croyant  homme  à  tout 
endurer,  lui  vint  un  jour  demander  timidement  s'il  ne 
voudrait  pas  servir  d'auditoire  au  professeur  de  chinois. 

Tout  était  plaisir,  rien  n'était  travail,  dans  cette  éduca- 


lo8  DlSCOLllS    DE    RÉCEPTION 

tion,  à  la  fois  attrayante  et  passive,  de  M.  de  Carné.  La  gra- 
vité de  M.  Giiizol  lui  imposait,  lorsque  le  maître,  en  déve- 
loppant l'histoire  de  la  civilisation,  marquait  les  étapes  de 
la  liberté.  M.  Cousin  l'électrisait  pour  un  moment,  lors- 
que ,  entraînant  son  auditoire  et  entraîné  lui-même  par  son 
éloquence,  il  exposait  avec  feu  ses  croyances  spiritualistes 
et  ses  idées  sur  l'éclectisme,  idées  qui  paraissaient  alors 
des  hardiesses  à  quelques  auditeurs,  car,  s'il  y  a  du  bon 
dans  toutes  les  philosophics,  c'est  qu'il  y  a  du  mauvais  dans 
toutes,  aucune  ne  contenant  la  vérité  absolue,  et  comment 
le  jeune  Bas-Breton  pouvait-il  admettre  que  la  vérité  ab- 
solue fût  à  chercher  encore,  lorsqu'il  la  croyait  trouvée, 
fixée,  depuis  des  siècles,  dans  la  foi  de  ses  pères? 

Anti-vol tairi en,  fort  peu  gallican,  catholique  pur,  M.  de 
Carné  était  tout  cela  avec  passion;  mais,  si  l'on  n'est  pas 
toujours  de  son  milieu,  on  est  toujours  un  peu  de  son 
temps,  et,  comme  la  liberté  était  alors  dans  l'air  que  chacun 
respirait,  il  se  fit  au  fond  de  son  àme  une  sorte  de  com- 
promis. Ultra  en  religion,  il  n'entendait  pas  être  ultra  en 
politique.  Il  déplorait  la  suppression  des  Jésuites,   mais 
il  blâmait  la  suppression  de  l'École  normale.  Comme  cette 
partie  de   la  jeunesse   qui   était  affiliée   à   la  Société  des 
bonnes  études,  et  qui  allait  fonder  avec  lui  le  Correspon- 
datit,  il  espérait  concilier  la  liberté  avec   le   catholicisme 
ultramontain,  et  rendre  la  monarchie  impérissable  en  lui 
infusant  une  certaine  dose  de  libéralisme.  C'était  là  le  rêve^ 
de  sa  jeunesse;  ce  fut  la  pensée  de  sa  vie  entière.  Il  pour- 
suivit cette  pensée  dans  les  diverses  carrières  où  il  entra  : 
au  ministère  des  relations  extérieures,  où  il  débuta  dans  le 
bureau  des  attachés,  créé  par  M.  de  Damas  ;  à  la  légation  de 


ni-;  M.   <.iiahm:s  ulwc.  iqq 

l.isbonne,  où  il  irjoig^nit  le  duc  de  Rauzan  ;  dans  la  presse 
catholique,  dont  il  lut  au  commencement  l'écrivain  le 
plus  actif;  à  la  Chambre  des  députés,  où  il  fut  envoyé 
quatre  fois  par  les  électeurs  du  Finistère;  enfin  à  l'Aca- 
démie française,  où  nous  savons  qu'il  était  particulière- 
ment honoré. 

Vous  me  pardonnerez,  Messieurs,  si  je  me  borne  à  esquis- 
ser la  biographie  de  'SI.  de  Carné.  Lui-même,  il  l'a  écrite 
en  partie,  d'une  couleur  discrète,  mais  avec  infiniment  plus 
d'intérêt  que  je  ne  saurais  le  faire,  dans  un  livre  qui  est 
un  de  ses  meilleurs  ouvrages  :  Souvenirs  de  7na  jeunesse 
au  temps  de  la  Restauration.  T^'auteur  y  raconte  le  voyage 
qu'il  fit  en  Espagne,  avec  la  permission  du  ministre,  avant 
de  se  rendre  à  Lisbonne;  puis  les  troubles  sanglants 
qui  furent  suscités  en  Portugal  par  la  trahison  et  l'odieux 
coup  d'Etat  de  l'infant  don  Miguel,  ensuite  l'excursion 
qu'il  fit  à  Londres  pour  y  prendre  une  teinture  de  l'An- 
gleterre et  surtout  pour  y  voir  O'Connell.  A  chaque 
pas  de  son  récit  on  est  arrêté  par  un  portrait  finement 
touché,  mais  sommairement,  par  une  anecdote  significa- 
tive, par  une  peinture  de  mœurs,  comme  celle-ci,  par 
exemple  :  «  Quelle  impression  (dit  M.  de  Cai'né)  peut  em- 
porter de  la  société  espagnole  un  homme  du  monde  dressé 
à  nos  réunions  élégantes  et  froides,  lorsqu'il  se  trouve 
dans  une  tertulia  où  les  femmes  arrivent  sans  toilette  et 
les  hommes  en  redingote,  soirée  libre  et  bruyante  qui,  lors 
même  qu'elle  a  lieu  chez  une  personne  d'un  rang  élevé, 
éveille,  par  la  familiarité  des  interpellations  et  le  sans- 
gène  des  habitudes,  l'idée  d'une  bruyante  assemblée  de 
grisettes,  causant  chacune  en  aparté  avec  des  commis  de 


200  DISCOUUS    DE    RÉCEPTION 

magasins?  Dans  toutes  les  elasses  de  la  société  espagnole  , 
ces  réunions  ont  la  même  physionomie  pittoresque  et  sim- 
ple, car  partout  la  franqneza  est  la  même  et  le  natuiel 
charmant.  Les  Espagnoles  sont  assurément  les  plus  sédui- 
santes créatures  du  monde  entier.  Plaire  est  leur  plus 
chère  pensée,  et  c'est  sans  art  comme  sans  calcul  qu'elles 
s'abandonnent  à  la  plus  constante  préoccupation  de  leur 
vie.  Passionnées  sans  coquetterie,  et  plus  souvent  infidè- 
les au  devoir  qu'à  l'amour,  ignorantes,  mais  spirituelles, 
devinant  tout  sans  avoir  rien  appris,  elles  ont  une  sura- 
bondance de  sève  qui  confond  l'étranger  de  surprise,  tant 
ces  riches  plantes  en  plein  vent  contrastent  avec  nos  sa- 
vantes cultures  en  espalier!  » 

Ce  que  M.  de  Carné  a  écrit  sur  lui-même  s'arrête  à  i83o; 
mais  il  est  facile  de  compléter  son  récit  en  parcourant  le 
Moniteur,  où  l'on  peut  lire  tous  ses  discours  à  la  Chambre, 
la  Revue  des  Deux-Mondes,  où  il  écrivit  beaucoup,  les  Etudes 
sur  le  gouvernement  représentatif  en  France,  les  Fondatettrs 
de  t unité  française  et  les  Etats  de  Bretagne. 

Je  ne  vous  dirai  pas.  Messieurs,  le  rôle  que  joua  M.  de 
Carné  à  la  Chambre  sous  le  règne  de  Louis-Philippe.  Les 
questions  qui  s'agitaient  en  ce  temps-là  ont  beaucoup  perdu 
de  leur  importance  depuis  les  terribles  événements  de  la 
guerre  et  de  l'invasion;  la  plupart  des  débats  qui  passion- 
naient alors  les  esprits  n'ont  guère  laissé  plus  de  liacc  que 
des  conversations  interrompues  par  un  tremblement  de 
terre.  Cependant,  parmi  tant  de  discours  oubliés,  il  en  est 
qui  ont  conservé  un  intérêt  politique ,  parce  qu'ils  portent 
sur  des  problèmes  non  encore  résolus.  Je  veux  rappeler 
ici  l'attitude  que  prit  M.  de  Carné  dans  la  question  d'Orient, 


DK    M.     CHARLES    BLANC.  9.0I 

si  brûlante  sous  le  ministère  de  M.  Thiers.  la  Turquie  élail 
déjà,  en  i8'|0,  ce  sini^ulier  malade  qui  semblait  ne  devoir 
la  vie  qu'à  la  peur  que  ehaeun  avait  de  le  voir  mourir  dans 
les  bras  d'un  autre.  M.  de  Carné  prit  une  vive  part  au  dé- 
bat soulevé  par  les  victoires  d'Ibrahim,  et  il  prononça  un 
discours  remarquable,  qui  a  été  résumé  delà  manière  la  plus 
lucide  et  la  plus  ferme  par  i'aulc  ur  de  \' Histoire  de  dix  ans  : 

«  ....  Tout  autre  était  le  système  de  M.  de  Carné.  A  la 
légitimité  morte  d'un  droit  condamné  par  les  batailles,  la 
civilisation  et  le  destin,  il  opposait  la  vivante  et  féconde  légi- 
timité du  fait.  Il  saluait  dans  Méliémet-Ali  le  régénérateur 
d'une  race  que  mal  à  propos  on  avait  jugée  éteinte.  Selon 
M.  de  Carné,  la  nationalité  arabe  allait  refleurir  sous  les 
auspices  du  vice-roi,  évidemment  destiné  à  tenir  le  sceptre 
de  l'Orient  rajeuni.  Il  importait  donc  de  ne  rien  jeter  entre 
sa  fortune  et  Constantinople.  Après  Roniah,  vingt  marches 
l'eussent  conduit  au  sérail!  Pourquoi  l'avait-on  arrêté? 
Puisque  la  Turquie  agonisait,  puisqu'elle  ne  pouvait  plus 
s'interposer  efiicacement  entre  l'Europe  occidentale  et  les 
Russes,  que  ne  eherchait-on  à  la  remplacer?  On  voulait 
lintégrilé  de  l'empire  ottoman,  et  elle  n'était  plus  possible 
au  moyen  du  sultan  et  des  Turcs  :  il  fallait  donc  la  rendre 
possible  au  moyen  des  Arabes  et  de  Méhémet-Ali.  Sur  le 
trône  de  Constantinople  siégeait  un  fantôme  :  il  y  fallait 
mettre  un  hommi-  armé.  Méhémet-Ali,  d'ailleurs,  n'était-il 
pas  un  ami  de  la  France?  Et  l'Egypte,  soumise  à  notre  in- 
fluence, ne  faisait-elle  pas  de  la  Méditerranée  ce  qu'avait 
deviné  le  génie  de  Napoléon,  un  lac  français?  » 

Mais  ce  n'est  pas  comme  orateur,  c'est  comme  écrivain  que 
M.  de  Carné  a  été  reçu  de  l'Académie  française.  C'est  donc 

ACAD.   FR.  26 


o,o2  DISCOURS    I)i;    UKCEPTION 

de  ses  livres  que  je  dois  m'occuper,  bien  qu'il  y  agile  des 
questions  qui  sont  un  peu  en  dehors  du  cadre  de  mes  étu- 
des. A  vous  parler  franchemcnl ,  l'impartialité  n'est  pas  son 
fait,  ni  la  modération  sa  vertu,  et,  comme  simple  littérateur, 
je  serais  tenté  de  m'en  réjouir,  car  le  style  de  votre  con- 
l'rèrc  devient  toujours  plus  vivant,  plus  mordant,  lorsque 
la  fièvre  le  conseille.  L'indignation  fait  sa  meilleure  prose. 
C'est  surtout  quand  il  s'occupe  de  la  Révolution  française, 
de  celle  qui  a  dépassé  les  idées  de  Mounier  et  de  Malouet, 
que  M.  de  Carné  perd  tout  son  sang-froid.  Et  pourtant,  à 
la  distance  où  nous  sommes  de  ces  grands  événements ,  il 
semble  qu'on  pourrait  les  apprécier  aujourd'hui  avec  plus 
de  calme ,  que  le  moment  serait  venu  de  ne  plus  se  faire  des 
convictions  avec  des  préventions,  et  d'appliquer  à  l'étude 
de  l'histoire  cette  souveraine  méthode  que  Descartes  avait 
inventée  «  pour  bien  conduire  sa  raison  )> .  Mais,  sous  ce  rap- 
|)ort,  M.  de  Carne  n'estguère  traitablc.  Il  parle  de  la  Révo- 
lution comme  en  parlerait  un  Vendéen.  Ah!  ce  n'est  pas  pour 
rien  qu'il  était  né,  au  commencement  de  ce  siècle,  dans  le 
fond  de  cette  partie  de  la  France  qu'on  appelait  le  Finis- 
tère, parce  qu'on  la  regardait  autrefois  comme  l'extrémité  du 
monde ,  finis  terrœ.  Ce  qu'il  pensait  de  la  Révolution,  M.  de 
Carné  le  pensait,  cela  va  sans  dire,  et  encore  plus,  de  la 
république.  Il  la  regardait  comme  une  innovation  redou- 
lablc,  comme  un  rêve  des  plus  dangereux.  Toutefois,  cette 
innovation    tant   redoutée   nous    laisse    aujourd'hui    bien 
tranquilles;  cette  forme  de  gouvernement,  réputée  impos-  ' 
sible,  est  reconnue,  par  les  plus  grands  esprits,   néces- 
saire, et  les  périls  dont  on  nous  menaçait  sont  à  leur  tour 
devenus  des  rêves. 


DE    M.    CHARLES    HI.WC.  2o3 

Acesiijet,pcrmettez-nioi,  Monsii'iir. de  vous  dire  coque  j'ai 
lu  à  ma  grande  surprise  dans  l'histoire  de  votre  compagnie. 

J'y  ai  lu  ceci  :  qu'il  l'allul  trois  ans  de  sollicitations  de  la 
part  d'un  ministre  qui  s'appelait  ]\ichelieu,  et  trois  lettres 
de  cachet  du  roi  Louis  \I11,  pour  obtenir  du  parlement 
de  Paris  l'entérinement  des  lettres  patentes  qui  autori- 
saient la  londation  de  l'Académie  française.  Et  sait-on 
pour(pioi  le  parlement  répugnait  si  fort  à  vérifier  ces  let- 
tres patentes?  C'est  qu'il  croyait  voir  dans  rétablissement 
de  votre  académie  une  innovation  dangereuse...  Et  en  lisant 
cela,  je  me  disais  :  De  quelle  institution,  grand  Dieu!  ne 
pourra-t-on  pas  dire  qu'elle  est  une  innovation  dangereuse, 
quand  on  l'a  dit  de  l'Académie  française! 

Les  Etudes  sur  le  (jouvernement  représentatif  soni  moins  un 
livre  qu'une  réunion  d'articles  destinés  à  servir  les  idées  de 
l'auteur,  et  les  opinions  d'un  l'ecueil  qui  est  lu  partout.  Le 
ton  en  est  souvent  agressif.  Il  est  bien  rare  que  l'écrivain 
rende  justice  à  ses  adversaires,  et,  de  la  meilleure  foi  du 
monde,  il  abeaucoup  de  peine  à  les  supposer  capables  d'une 
bonne  action.  Aussi,  lorsqu'il  les  surprend  par  hasard  en 
flagrant  délit  de  bien  faire,  il  attribue  volontiers  à  un 
calcul  machiavélique  ce  que  le  lecteur,  dans  sa  simplicité, 
regarde  comme  l'effet  d'un  bon  sentiment. 

Le  fond  et  la  forme  sont  bien  meilleurs,  il  me  semble,  dans 
son  livre  sur  les  Etats  de  Bretagne.  Ici  l'auteur  est  sur  son 
terrain.  Il  parle  de  choses  dont  il  avait  pour  ainsi  dire  la 
science  infuse,  il  en  parle  avec  autorité,  avec  chaleur,  et 
en  homme  dont  les  informations,  d'ailleurs,  sont  toujours 
puisées  aux  bonnes  sources  et  toujours  précises.  L'esprit 
de  justice  ne  lui  manque  pas,  cette  fois,  même  envers  ceux 


y 


\ 


2o4  DISCOIRS    1)K    RKCEPTION 

de  SOS  compadiolos  dont  la  pensée  esl  aux  antipodes  do  la 
sienne.  C'est  ainsi  que,  dans  un  beau  chapitre  consacré  au 
procureur  général  delà  Chalotais,  M.  de  Carné  rend  hom- 
mage à  la  grande  âme  de  ce  magistrat,  reconnaissant  la  fierté 
sublime  avec  laquelle  il  siipporta  les  traitements  les  plus  ini- 
ques et  les  plus  durs,  dans  le  cachot  où,  comme  dit  Voltaire, 
«  son  cure-dent  gravait  pour  l'immortalité  »,  et  admirant  la 
magnifique  colère  qui  lui  inspira,  contre  ses  calomniateurs, 
des  pages  d'une  beauté  antique.  Cependant  la  Chalotais 
avait  été  l'implacable  ennemi  de  la  Société  de  Jésus.  C'était 
lui  qui,  prenant  la  part  la  plus  active  à  la  guerre  engagée 
contre  cette  société  par  les  trois  branches  de  la  maison  de 
Bourbon,  avait  fulminé  les  Comptes  rendus,  ce  réquisitoire 
fameux  dont  les  conclusions  furent  adoptées  par  l'arrêt  du 
parlement  de  Bretagne  qui  interdisait  l'enseignement  aux 
jésuites,  leur  enjoignait  d'abandonner  leurs  collèges  et  dé- 
nonçait leurs  doctrines  «  comme  sacrilèges  et  homicides  ». 
Il  faut  savoir  gré  à  un  Breton  bretonnant,  qui  n'a  jamais 
dissimulé  sa  tendresse  pour  la  compagnie  de  Jésus  ,  d'avoir 
été  plus  juste  envers  la  Chalotais  qu'il  ne  l'a  jamais  été  en- 
vers les  hommes  de  la  Révolution  française.  Il  est  vrai  que, 
dans  la  pensée  de  M.  de  Carné,  l'auteur  des  Comptes  rendus 
se  serait  certainement  converti  s'il-  eût  vécu  jusqu'à  nos 
jours.  Janséniste  au  dix-huitième  siècle,  mais  devenu  jé- 
suite au  dix-neuvième,  la  Chalotais,  —  M.  de  Carné  l'af- 
firme ,  —  «  ferait  élever  aujourd'hui  ses  enfants  par  la  so- 
ciété qu'il  proscrivit  ».  Je  ne  sais  si  l'ombre  de  l'illustre  ma- 
gistrat confesserait  ce  remords  posthume  ;  mais  je  trouve 
plus  prudent  et  plus  sûr  de  m'en  tenir  aux  opinions  qu'il 
exprimait,  vivant,  que  de  le  ressusciter  tout  exprès  pour  lui 


/• 


UE    M.    ClIMil.KS    BLANC.  2o5 

prêter  des  opinionscontraircs.  Lesmorls  ne  vont  passivité. 
Les  E/als  de  IhotagiiP  sont  un  beau  livre.  Quant  aux  deux 
\olunies  que  ^\.  de  (^arné  publia,  il  y  a  \\n'^i  ans,  sous  ce 
titre  :  les  Fondateurs  de  l unité  française,  —  Su<>er,    saint 
Louis,  Dugueselin,  Jeanne  d'Arc,  Louis  XI  ,  Ilcrui  I\  ,  Ri- 
chelieu,  Mazariu,  —  c'est  un  ouvraj^e  très-bien  fait,  mais 
(|iii    ('lall   |)ciit-èlre   plus   facile   à    faire  ,  par  la  l'aison  (pie, 
dans  ces  parties  très-éclairées  de  notre  histoire,  il   sulfit 
d'un  pouil  (le  vue  bien  choisi  pour  oiivrii^  des  perspectives 
imprévues  et  lumineuses.  Avec  inhniment  de  sagacité,  de 
mesure,  et  dans  un  noble  langage,  l'auteur  fait  une  juste 
part  à  chacun  de  ceux  qui,  eu   travaillant  à   l'unité   de   la 
France,  fondèrent  sagrandeui'.  Mais  lelivre  le  plus  agréable 
deM.  de  Carné  ,  —  j'y  reviens  et  j'y  insiste  ,  —  c'est  celui 
dont  jai  parlé  déjà ,  les  Souvenirs  de  ma  jeunesse.  Il  y  a  mis 
dans  la  forme  un  |)eu  moins  de  réserve,  et  cette  poinle  de 
familiarité  qui  est  une  politesse  de  l'écrivain  envers  ses  lec- 
teurs,  une  manière  de   leur  offrir  avec    abandon   l'hospi- 
talité de  son  espi'it. 

Dans  sa  carrière  diplomati(|ue  et  parlementaire,  M.  de 
Carné  avait  contracté  l'habitude  d'un  certain  style  qui 
a  été  pendant  quelque  temps  de  mise  dans  les  hautes 
sphères,  et  qui  a  fait  école.  Ce  style,  il  faut  le  dire,  avait 
altéré  le  caractère  de  la  langue  française,  de  cette  langue 
incisive,  ])lelnc  de  saveur  cl  de  relief,  sobrement  mais 
vivement  colorée ,  à  laquelle;  ne  manquent  ni  l'élément 
familier  qui  tempère  le  sérieux,  ni  le  toui-  imprévu  qui 
réveille  l'attention  ,  ni  la  morsure  du  mot  franc  ,  ni  l'éclal... 
de  cette  langue  qu'ont  j)arlée ,  après  tout,  les  grands  maî- 
tres, Montaigne,   Pascal,  Bossuet ,  Sévigné  ,  Molièie  ,  la 


'.ioCy  DISCOURS    UK    RÉCEPTION 

Fonlainc,  la  Bruyère,  Montesquieu,  A  oltairo,  Jean-Jacques 
Rousseau  lui-même,  tout  pompeux  qu'il  est.  On  allait  en 
venir  à  n'employer  que  des  termes  généraux,  abstraits,  in- 
colores, à  ne  jamais  nommer  les  choses  par  leur  nom,  et 
je  crois.  Dieu  me  pardonne,  que  Boileau,  le  grave,  le  clas- 
sique Boilcau,  eût  été  vertement  censuré  pour  s'être  permis 
d'appeler  «  un  chat  un  chat  et  Rolct  un  fripon  » . 

Le  langage  élevé  et  digne,  mais  tendu  et  convenu,  dont  je 
parle,  M.  de  Carné,  comme  ses  amis,  l'avait  longtemps  ma- 
nié, et  supérieurement.  Mais  un  jour  de  l'année  fatale,  de 
l'année  terrible,  se  trouvant  sur  les  bords  de  la  mer  armori- 
caine qu'il  entendait  mugir,  accablé  des  malheurs  de  son 
pays  et  de  ses  propres  malheurs  ,  voyant  se  mourir  lente- 
ment auprès  de  lui  un  de  ses  fils,  —  celui  qui  s'est  fait  un 
nom  par  un  voyage  d'exploration  aux  bouches  du  Mékong 
et  à  celles  du  fleuve  Bleu,  —  il  résolut  d'échapper,  s'il  était 
possible,  à  l'amertume  de  ses  pensées  présentes,  en  évo- 
quant les  souvenirs  de  sa  vie  déjeune  homme  au  temps  de 
la  Restauration,  et  en  les  écrivant  d'une  plume  qu'il  laisse- 
rait courir,  cette  fois,  comme  un  cheval  en  liberté.  Cela 
porta  bonheur  à  son  style. 

Ce  dut  être  un  temps  heureux  pour  la  jeunesse  de  Paris 
que  les  dernières  années  de  la  Restauration.  Des  accents 
de  liberté  retentissaient  partout,  et  l'écho  en  arrivait,  il 
m'en  souvient,  au  fond  des  collèges.  On  pressentait  une 
révolution  qu'on  espérait  fécondeetqu'ontrouvaitlégitime. 
On  attendait  de  grands  jours.  On  jouissait  de  ce  bonheur 
qui  n'est  jamais  plus  savouré  que  lorsqu'il  est  à  l'état  de 
promesse.  Ah!  sans  doute,  les  jeunes  gens  qui  florissaienl 
à  la  veille  et  au  lendemain   de  i83o   étaient   comme  ceux 


DE    M.     r.HAULKS    BLANC.  207 

de  tous  les  temps.  Ils  allaient  gaiement,  dit  M.  de  Carné, 
«  danser  le  soir  ù  la  Grande-Chaumière    ».   Ils  ne   lais- 
saient pas  chômer  leurs  vingt  ans...  mais   ils  étaient  stu- 
dieux, avides  de  savoir  et  de  problèmes,  ardents  à  toutes 
les  controverses,  passionnés  pour  le  beau,  non  pour  la 
fortune,   amoureux  de  la  muse.   Ils  se  battaient  pour  un 
drame,  poiii'  un  vers,  pour  un  hémistiche.  Ils  savaient  par 
cœur  les  poésies  de  cet  enfant  sublime  qui  avait  grandi  et 
qui  s'appelait  Victor  Hugo;  ils  murmuraient  les  Méditations 
de    Lamartine,  ils   chanlaieiil   les   romances   d'Alficd    de 
Musset ,  ils  scandaient   les  lamhes  d'Auguste   Barbier,  ils 
étaient  pleins  denlhousiasme,  enfin,  et  il  n'eut  pas  fait  bon 
opposer  à  leurs  sentiments  généreux  un  froid  persiflage  : 
ils  ne  l'auraient  pas  compris ,  ils  ne  l'auraient  pas  souffert. 
La  peinture  que  fait  M.  de  Carné  des  derniers  temps  de 
la  Restauration  est  une  peinture  attachante.  On  y  voit  pa- 
raître et  agir  les  personnages  qui  étaient  le  plus  en  évi- 
dence, et  dont  quelques-uns  lui  accordèrent  des  entrevues 
qu'il  raconte  avec  esprit.  M.  de  Lamartine  le  reçut  cava- 
lièrement, et,  dès  les  premiers  mots,  il  se  montra  impa- 
tienté de  sa  gloire  de  poëte.  Sans  dissimuler  qu'il  y  avait 
une  émeute  d'acheteurs  à  la  porte  de  Gosselin,  il  déclara 
que  ses  véritables  aptitudes  étaient  celles  d'un  économiste  , 
et  que  nul  ne  pouvait  le  lui  disputer  en  compétence  dans 
l'industrie  du  sucre  de  betteraves.    L'entretien  de  M.   de 
Carné  avec  le  prince  de  Polignac  ne  fut  pas  moins  curieux. 
Le  prince  était  alors  en  possession  du  ministère  qu'il  avait 
longtemps    guetté ,   lorsqu'il    était    notre    ambassadeur  à 
Londres,  car,  à  cette,  époque,  dit  l'auteur  des  Souvenirs, 
«  M.  de  Polignac,   quittant  fréquemment  son  poste  sans 


2o8  DISCOl  us    l)K    UKCEPTION 

congé,  arrivait  à  riinpro\isle  au  chàloaii  ,  seinblanl  ne  s'y 
présenter  que  pour  voir,  comme  le  disait  la  presse  du 
temps ,  si  le  ministère  était  mit  et  bien  à  point.  »  Au  mo- 
ment où  M.  de  Carné  le  vit  ,  le  prince,  naïvemcnl  infatué 
de  lui-même,  méditait  de  sauver  la  monarchie  par  les 
ordonnances.  Il  laissa  tomber  dans  la  conversation  quel- 
ques paroles  bien  remarquables  :  si  l'opposition,  disait-il, 
voulait  s'entendre  avec  lui  et  ne  pas  trop  le  chicaner  sur 
tel  ou  tel  antécédent  de  sa  vie,  il  se  portait  fort  qu(!  la  mo- 
narchie doterait  le  pays  de  bienfaits  inestimables,  qu'elle 
établirait,  par  exemple,  «  une  communication  entre  l'Océan 
et  la  Méditerrannée  ,  en  faisant  de  Paris  un  port  de  mer  »  ! 
Il  y  a  vraiment  plaisir  à  lire  ces  mémoires  de  M.  de 
Carné.  On  pénètre  avec  l'auteur  dans  les  salons  où  le  fai- 
saient admettre  facilement  son  nom  ,  ses  relations,  et  aussi 
sa  bonne  mine,  car,  si  j'en  juge  par  ce  qu'il  était  vers  la 
fin  de  sa  vie,  M.  de  Carné  dut  être  un  beau  jeune  homme, 
élégant,  au\  traits  réguliers  et  fins,  et  dont  l'œil  noir  bril- 
lait sous  des  sourcils  abondants  et  expressifs.  Du  salon  de 
M""  de  Montcalm  ,  sœur  du  duc  de  Richelieu  ,  où  se  réunis- 
saient les  membres  du  corps  diplomatique,  entre  autres 
lord  Granville,  le  comte  Pozzo  di  Borgo,  M.  de  Lovenhielm, 
l'écrivain  nous  fait  passer  dans  le  salon  de  M'""  d'Agues- 
seau,  fille  du  ministre  Lamoignon,  chez  laquelle  se  présen- 
tent tour  à  tour  M.  Mole,  (|ui  unit  aux  manières  de  l'ancien 
régime  les  formes  de  TJ^mpire  ;  M.  Pasquier,  homme 
d  importance ,  bien  qu'il  ne  soit  pas  encore  duc  ni  de 
l'Académie  fiançaise ,  et  M.  de  Chateaubriand,  qui  tra- 
verse quelquefois  le  salon  de  la  marquise  pour  se  ren- 
dre à  l'Abbayc-aux-Bois.  L'espoir  de  le  rencontrer  dans 


ni;  M.   CHARLES  blanc.  209 

une  de  ces  rares  visites  suffisait  pour  attirer  là  un  nionde 
choisi,  nolamnient  de  jeunes  écrivains  tels  que  Mérimée 
et  Sainlc-Beu\e  :  le  premier,  déjà  retranché  dans  son  in- 
crédulité hardie;  le  second,  qui  hésitait  encore  entre  le 
couvent  de  la  Trappe  et  l'abbaye  de  ïhélènie,  car  «  les 
paris  étaient  ouverts,  dit  M.  de  Carné,  pour  savoir  s'il 
mourrait  disciple  de  Rancé  ou  disciple  de  Rabelais  ». 

Chez  M""  d'Aguesseau ,  on  ferait  des  folies  pour  que 
M.  de  Chateaubriand  redevînt  ministre  ;  chez  M.  de  Lacre- 
telle,  on  dresserait  des  barricades  pour  défendre  la  légiti- 
mité littéraire  des  trois  unités,  et  les  habitués  de  ce  salon 
académicpie,  où  pleurent  les  alexandrins,  déplorent  entre 
deux  lectures,  que  Célimène  ait  accepté  un  rôle  dans  la  nou- 
velle pièce  d'un  jeune  homme  à  qui  l'on  voulait  bien  re- 
connaître pourtant  de  la  verve,  l'intelligence  de  la  scène, 
et  quelque  esprit,  Alexandre  Dumas! 

Les  porti'aits  que  trace  légèrement  M.  de  Carné,  des 
personnages  de  son  temps,  sont  tellement  vraisemblables, 
qu'on  en  affirmerait  la  ressemblance  sans  avoir  vu  les  ori- 
ginaux. Pour  ma  part,  je  puis  certifier  d'une  fidélité  abso- 
lue les  portraits  du  comte  Poz/o  di  Borgo,  ambassadeur  de 
Russie,  et  de  M.  de  Lamennais,  que  j'ai  connus,  l'un  et 
l'autre,  quelques  années  plus  tard.  L'ambassadeur,  avec 
l'expression  pénétrante  et  féline  de  son  œil  corse  et  sa  taille 
dégagée,  avait  bien  l'air,  en  effet,  d'un  monsignor  romain 
transformé  en  officier  de  cavalerie.  Diplomate  raffiné,  «  il 
paraissait  jouer  toujours  cartes  sur  table  » ,  et  sa  discrétion 
profonde  consistait  à  porter  légèrement  le  poids  de  ses 
secrets.  Quant  à  ^L  de  Lamennais,  je  l'ai  vu  venir  souvent 
dans  l'atelier  de  Calamatta,  mon  maître,  et  je  vois  encore 

ACAD.   FR.  27 


2IO  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

l'abbé  avec  sa  culotte  de  ratine  et  sa  lévite  noire ,  chétif , 
le  dos  voûté,  la  figure  ravagée  par  les  troubles  de  l'àme, 
la  peau  parcheminée,  et  le  regard  élincclant  sous  un  front 
anguleux  et  rayonnant  de  pensées.  Au  souvenir  de  Lamen- 
nais s'en  rattache  un  autre  que  l'Académie  française  me 
saura  gré  certainement  de  rappeler  ici,  celui  d'une  femme 
à  jamais  célèbre,  qui  entra  un  jour,  quelques  minutes  après 
Lamennais,  chez  Calamatta,  et  dont  les  yeux  éclairèrent 
toute  la  chambre  :  c'était  George  Sand. 

Vous  le  voyez,  Messieurs,  le  livre  de  M.  de  Carné  forme  un 
tableau  très-intéressant  de  la  Restauration  ;  mais  une  chose 
me  frappe ,  une  lacune  (et  vous  ne  serez  pas  étonnés  que  le 
penchant  de  mon  esprit  me  fasse  trouver  cette  lacune  incon- 
cevable), c'est  que  l'auteur  n'ait  pas  dit  un  mot,  pas  un  seul 
mot  de  ce  que  fut  le  mouvement  des  arts  dans  un  temps  qu'il 
a  si  bien  connu.  Et  cependant  les  querelles  religieuses,  les 
débats  politiques  et  littéraires ,  les  coups  d'Etat,  les  coups  de 
théâtre  ne  sont  pas  uniquement  ce  qui  a  marqué  cette  épo- 
que de  notre  histoire.  Pendant  que  la  bourgeoisie  prépa- 
rait son  triomphe ,  pendant  que  la  littérature  courait  à  de 
nouvelles  destinées,  une  révolution  s'accomplissait  dans 
le  monde  des  arts.  D'un  atelier  classique,  orthodoxe,  celui 
de  Guérin,  étaient  sortis  de  hardis  novateurs,  infectés 
d'hérésie,  résolus  d'en  finir  avec  la  race  d'Agamemnon,  et 
de  saccager  la  vieille  école  de  David.  Géricault  s'étonnait 
qu'il  fallût  remonter  jusqu'à  Léonidas  pour  rencontrer  un 
héros,  lorsqu'il  n'avait  besoin ,  lui,  que  d'un  hussard  à  che-" 
val  ou  d'un  naufragé  sans  nom.  Eugène  Delacroix,  comme 
pour  compromettre  l'antique  avec  le  génie  moderne ,  faisait 
apparaître  l'ombre  de  Virgile  dans  la  Barque  du  Dante,  et 


ni-:    M.    CHARLES    BLANC.  ail 

SCS  plus  belles  couleurs  éclataient  au  sein  de  l'enfer.  Si- 
galon,  sans  renoncer  à  peindre  les  personnages  de  l'an- 
cienne Rome,  les  voulait  mettre  en  scène,  non  pas  dignes 
et  froids  comme  le  marbre  destiné  aux  immortels,  mais 
humains  et  vivants,  émus  et  colorés.  Eugène  Devéria . 
sous  prétexte  de  représenter  l'accouchement  de  Jeanne 
d'Albret,  entendait  sans  doute  nous  montrer  un  nou- 
veau-né qui  élail  la  peinlurc  d'iiii  ;uilre  Rubens.  Et  comme 
si  la  vérité  devait  rentrer  dans  le  temple  par  toutes 
les  portes  à  la  fois,  Ingres,  pauvre  encore  et  obscur,  tra- 
vaillait à  réformer  la  réforme  de  son  maître.  Romantique 
à  sa  manière,  il  voulait  réconcilier  le  style  avec  la  nature, 
et  il  osait  mettre  dans  V Apothéose  d Homère  des  familiarités 
superbes,  des  modernes  avec  leur  costume,  qu'on  était 
surpris ,  mais  non  choqué  ,  de  voir  figurer  à  côté  des  héros 
de  V Iliade  et  de  V Odyssée. 

Qui  le  croirait  pourtant?  Au  moment  même  où  la  jeune 
école  demandait  à  grands  cris  qu'on  la  délivrât  des  Ro- 
mains et  des  Grecs  ,  elle  conspirait  avec  tout  le  monde  pour 
délivrer  d'esclavage  la  patrie  des  héros  dont  elle  était  si  fati- 
guée. Par  une  coïncidence  étrange  ,  c'était  encore  la  Grèce 
qui  fournissait  au  romantisme  ses  premières  données, 
et  ce  n'étaient  pas  les  moins  brillantes.  Byron  dépensait 
pour  la  Grèce  toute  sa  fortune  et  toute  sa  poésie.  La  pitié 
envers  les  Hellènes  inspirait  le  Massacre  de  Scio  à  Dela- 
croix ;  aux  Messéniennes  de  Casimir  Delavigne  semblaient 
répondre  les  Femmes  sotdiotcs  d'Ary  Schcffer ,  et  les  plus 
belles  scènes  des  Orientales ,  si  j'ai  bonne  mémoire,  se  pas- 
saient quelque  part  près  d'Athènes,  sur  les  bords  du  Cé- 
phise  ou  de  l'Uissus. 


a  12  DISCOLUS    l)K    Ul'x.lOl'TlON 

Miii^  loiil  à  (OUI)  ""  événement  des  plus  mémorables,  la 
bataille   de   Navarin,  nous  ouvrit  les  portes  do  la  Grèce, 
fermées  à  la  civilisation  depuis  cnviion  quatre  siècles,  de 
la  Grèce  où  ne  i)énélra  jamais  aucun  de  ceux  qui  furent  à 
eux   tous  la   Renaissance,    ni   Léon-Baptiste    Albcrti ,    m 
Brunellesrhi.  ni   Donatcllo,ni   Ghiberti,ni   Léonard,    ni 
Michel-Ange,   ni   Bramante,   ni    Palladio,  ni  ^ignole,  ni 
Baphaël.  Une  victoire,  qui  semblait  n'être  que  la  prise  d'une 
flotte  et  qui  était  l'alTranchissement  d'un  peuple  moderne, 
allait  de  plus  nous  conduire  à  la  découverte  du  véritable 
art  antique,  à  régénérer  rarchitecture  et  la  statuaire,  à  re- 
nouveler toute  l'esthétique,  autrement  dit,  toute  la  philo- 
sophie du  sentiment.  Lorsque  les  merveilles  de  l'Acropole 
d'Athènes,  les  Propylées  ,  le  Parthénon,  le  temple  d'Érech- 
thée  et  celui  de  la  Victoire  sans  ailes ,  apparurent ,  à  demi 
ruinées,  mais  augustes,  à  nos  yeux  dessillés,   étonnés,    il 
fallut  bien  reconnaîti-e  que  Vitruve  s'était  trompé  ;   qu'on 
avait  pris  à  tort  les  monuments  romains  pour  des  exem- 
plaires de  l'architecture  grecque ,  et  que  nous  possédions 
enfin  pleinement  l'édition  princeps  de  l'art  antique. 

Ce  fut  vers  le  même  temps  que  parurent  en  France  les 
premiers  moulages  de  la  frise  du  Parthénon ,  et  ces  mou- 
lages nous  révélèrent  le  génie,  mal  connu  encore,  de  la 
sculpture  athénienne.  En  voyant  ces  divines  empreintes, 
on  s'aperçut  que  les  romantiques  avaient  plus  raison  qu'ils 
ne  le  savaient,  qu'ils  ne  le  croyaient  eux-mêmes,  et  que  l'art  ^ 
grec,  loin  d'être  un  art  froid,  conventionnel  et  figé  ,  était  un 
art  plein  de  chaleur  interne  et  dévie  ,  un  art  exquis  dans  la 
mesure,  épuré  dans  le  vrai,  un  art  ému  et  contenu  tout 
ensemble.  Les  sages  durent  s'écrier  alors  :  «  Ce  sont  les 


DK    M.    CHARI-US    ULVNC.  ?.  I  3 

faux  Grecs  seulement  dont  il  faut  qu'on  nous  délivre  !  » 
Aussi  le  mouvement  qui  avait  affranchi  la  i)ointin^e  rtMiou- 
vela-t-il  la  statuaire.  Dans  sa  figure  du  jeune  Barra,  dans 
ses  bustes  de  Chateaubriand  et  de  Goethe,  dans  ses  mé- 
daillons, David  (d'Angers)  faisait  vibrer  le  marbre  et  frémir 
l'argile,  comme  Barye ,  dans  ses  lions,  faisait  rugir  h- 
bronze.  Le  Danseur  de  Duret,  le  Pécheur  de  Rude,  of- 
fraient, avec  vnie  ingénuité  apparente  ,  un  choix  excellent 
de  formes  vivantes  et  naturelles.  Et  Pradier,  — je  ne  parle 
(|ue  des  morts,  —  modelait  pour  les  tympans  de  l'Arc  de 
Triomphe  ces  victoires  palpitantes  et  humainement  divi- 
nes, qui  sont  des  chefs-d'œuvre. 

Oui ,  c'est  une  époque  de  fermentation  et  de  renouvel- 
lement, dans  le  génie  moderne,  que  la  fin  de  la  Restaura- 
tion et  les  pi'cmières  années  du  règne  suivant.  La  musi- 
que semble  avoir  gagné  ,  elle  aussi,  la  fièvre  (contagieuse 
de  la  liberté.  L'auteur  romantique  de  Robin  des  Bois ,  en 
appelant  les  chasseurs  dans  les  forêts  enchantées ,  re- 
mue toutes  les  âmes  par  l'expression  des  sentiments 
farouches.  Le  génie  fantastique  de  Shakspeare  nous  arrive 
dans  les  accents  iVOhrron.  Le  plus  brillant  des  composi- 
teurs, montant  tout  à  coup  son  ton  et  son  style  au  diapa- 
son de  la  France  ,  célèbre  le  libérateur  de  l'Helvétie  dans 
une  musique  expressive,  grande  et  fière.  Enfin,  pour  la  pre- 
mière fois  ,  la  Société  des  concerts  fait  entendre  à  Paris  la 
Symphonie  héroïque.  Ce  n'est  pas  tout  :  la  gravure  elle- 
même  reçoit  le  contre-coup  de  ce  mouvement  universel , 
nos  maîtres  graveurs  ayant  renoncé  à  la  conduite  rigou- 
reusement compassée  et  solennelle  du  burin  ,  pour  em- 
prunter quelque  chose  des  libres  allures  de  l'eau-forte , 


2l4  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

cl  suivre  de  [)liis  près  la  marche  haletante  de  la  lithographie, 
belle  invention,  venue  alors  tout  exprès  pour  tenir  lieu  d'une 
gravure  populaire ,  et  qui ,  maniée  par  Charlet  comme  le  fut 
lit  chanson  par  Béranger,  allait  faire  gratuitement  l'éduca- 
tion des  illettrés  en  montrant  des  idées  à  ceux  qui  n'au- 
raient pas  su  les  lire. 

Voilà,  Messieurs,  tracée  rapidement  et  en  raccourci,  la 
page  d'histoire  que  j'espérais  trouver  écrite  par  M.  de 
Carné  ,  mais  j'ai  vu  avec  peine  que  l'art  tînt  si  peu  de  place 
dans  les  pensées  de  nos  hommes  politiques  ,  alors  qu'il  oc- 
cupe tant  de  place  dans  notre  gloire  et  dans  notre  fortune. 
Je  dis  dans  notre  fortune,  et  je  le  prouve.  —  Ceci  s'adresse 
particulièrement  aux  esprits  positifs,  aux  économistes.  — 
Étant  donné  une  somme  représentant  la  valeur  de  nos  ex- 
portations, somme  qui,  pour  une  certaine  période,  s'est 
élevée  à  deux  milliards  70  millions,  les  objets  d'art,  ceux 
qui  relèvent  du  dessin  ,  ceux  qui  tirent  leur  prix  du  cachet 
que  le  goût  y  a  imprimé,  ces  objets  entrent  dans  la  somme 
totale  pour  4 1 8  millions  ,  c'est-à-dire  pour  un  cinquième  ! . . . 
Comment  ne  pas  s'étonner  maintenant  que  lorsque  des 
barbares,  fort  distingués  d'ailleurs,  viennent  demander  à 
la  Chambre  la  réduction ,  sinon  la  suppression  du  budget 
des  beaux-arts,  de  ce  budget  que,  par  économie,  on  de- 
vrait quadruj)ler,  de  pareilles  énormités  ,  non-seulement  ne 
soulèvent  pas  l'indignation  de  l'assemblée  ,  mais  soient  ad- 
mises en  libre  pratique  dans  la  discussion  des  affaires? 

Non,  Messieurs,  nous  ne  sommes  pas  assez  artistes, 
nous  n'avons  pas  assez  la  notion  du  rôle  que  doit  jouer  un 
gouvernement  dans  les  arts,  en  raison  du  besoin  qu'il  en 
a  pour  l'embellissement  des  villes,  pour  la  décoration  des 


DE    M.     CH\ni.r.S    liLANC.  2l5 

édifices  publics,  pour  rornemcnt  des  jardins  ,  pour  la  célé- 
bration des  fêtes  nationales.  Et  n'cst-il  pas  bien  frappant, 
au  surjilus.  que  les  deux  personnages  politiques  qui  ont 
le  plus  marqué,  depuis  quarante  ans,  aient  commencé  leui- 
carrière,  l'un,  M.  Guizot,  par  le  Salon  de  1810,  l'autre, 
M.  Thiers,  par  le  Salon  de  1822,  et  que  l'anioin-  persévé- 
rant des  arts,  joint  à  la  connaissance  des  plus  fameux  artis- 
tes et  de  leurs  chefs-d'œuvre  et  de  leur  histoire,  soit  une 
des  supériorités  de  l'homme  d'Etat  dont  les  grandes  facul- 
tés semblent  avoir  grandi  naguère  en  proportion  même  de 
nos  désastres? 

Dans  létat  actuel  de  l'Europe,  trois  choses  nous  man- 
quent pour  être  dignes  du  premier  rang  :  une  école  nor- 
male où  soient  formés  des  professeurs  de  dessin ,  l'introduc- 
tion de  l'esthétique  dans  l'enseignement  supérieur,  et  la 
reconstitution  d'un  ministère  des  beaux-arts  comme  celui 
qu'avait  conçu  et  organisé  le  puissant  esprit  de  Colbert,  — 
comprenant  les  arts,  bâtiments  et  manufactures,  — mais 
d'un  ministère  établi  à  l'écart  et  à  long  terme,  non  sujet 
aux  continuelles  secousses,  aux  variations  journalières  de 
la  politique,  et  dans  lequel  on  puisse  former  de  nobles  en- 
treprises, sans  être  arrêté  par  la  crainte  devoir  démolir 
demain  ce  qu'on  aura  péniblement  édifié  aujoui^d'hui. 

Le  dessin  n'est  pas  seulement  un  luxe,  une  élégance,  un 
art  d agrément ,  comme  on  l'entend  dire  quelquefois  :  c'est 
une  faculté  indispensable  pour  la  pratique  des  industries 
dans  lesquelles  prime  la  France.  Lorsque  le  monde  est  in- 
vité à  une  de  ces  expositions  universelles  dont  on  va  bien- 
tôt nous  redonner  le  spectacle,  on  peut  voir  qu'en  (in  de 
compte,  la  prééminence  appartient  toujours   aux  nations 


2l6  DISCOliRS    DK    RKCi:i>TION 

<jui  ont  su  le  mieux  dessiner.  Happelons-nous  que  l'Kgyplo, 
(jui  lui  le  plus  grand  peuple  de  la  haute  antiquité,  avait  su 
enseigner  le  dessin  rien  (pj'en  enseignant  l'écriture.  La  na- 
ture d'ailleurs  n'a  pas  de  plus  vif  langage  que  celui  des 
formes  et  des  couleurs.  Le  plus  bel  instrument  de  sa  pa- 
role est  un  ravon  de  soleil,  accusant  les  saillies,  creusant 
les  ombres  et  colorant  tout.  C'est  par  sa  forme  que  ce 
quadrupède  nous  dit  :  Je  suis  un  lion;  c'est  par  sa  couleur 
que  cette  pierre  nous  dit  :  Je  suis  une  émeraude.  Comment 
bien  comprendre  la  nature  si  nous  ne  possédons  pas  les 
principaux  termes  de  sa  muette  éloquence?  (Comment  ap- 
prendre à  la  voir? 

Un  jour,  me  promenant  dans  les  rues  de  l>Lidrid,  je  fus 
arrêté  par  cette  inscription  qui  se  lisait  au-dessus  d'un  por- 
tail :  iMiMSTERio  DEL  Fo.MEMO.  Je  fus  touché  au  fond  de 
l'àme  de  voir  si  chaleureusement  exprimé  par  un  seul  mot 
le  devoir  imposé  à  tout  gouvernement  d'attiser  le  feu  sa- 
cré, de  l'entretenir  dans  un  foyer  permanent,  inextingui- 
ble, et  je  compris  sur-le-champ  ce  que  pourrait  en  France 
une  administration  chargée,  non  pas  d'encourager  les  pe- 
tites choses,  mais  de  fomenter  les  grandes. 

Aussi  bien,  la  République  romprait  avec  toutes  ses  tradi- 
tions si  elle  n'était  pas  ce  que  nous  désirons  qu'elle  soit,  ce 
que  nous  espérons  qu'elle  sera,  favorable  au  développement 
des  beaux-arts.  Certainement,  —  je  le  concède  à  la  mémoire 
de  ^L  de  Carné,  —  la  monarchie  et  la  papauté  ont  fait  de 
belles  choses,  elles  ont  élevé  des  monuments  superbes  et  sus- 
cité des  œuvres  qui  resteront.  Mais  les  artistes  supérieurs 
dont  elles  ont  employé  le  génie  sont  tous  éclos  sous  l'aile 
de  la  liberté,   et  pour  rallirnier.   Dieu  merci,  je  n'ai  pas 


ni:  M.   (".iiAni.Ks  iti.wc.  'j.ty 

besoin  (le  faire  violence  à  l'hisloire.  IMiidias.  letiniis.  ApelU", 
étaient  les  enfants  de  la  Grèce  dcniociatique.  Lorsque   l'I- 
talie fut  la  nouvelle  patrie  du  grand  art,  la  république  de 
Florence    vit  naître  et  se  former  dans  son  sein  ces  artis- 
tes prodigieux,  Léonard  de  Vinci.  Michel-Ange,  et  donna 
son    second  baptême,    le    baplcine   du    style,   à   ce  jeune 
homme  qui  était  venu  d'Urbin  cl  (|ul  portait  le  nom  de  lia- 
phaël.  Venise  était  une  républi(jue,  aussi,  lorsque  Giorgione, 
Titien  et  Véronèse  y  firent  éclater  les  merveilles  de  la  cou- 
leur, lorsque  les  promoteurs  du  drame  lyrique,  les  Gabriel i. 
h>s    Monteverde.    inventèrent   le  coloris  de  l'orchestre,  l^a 
Hollande    était    une    lépublique,    aussi,   lorsqu'au    milieu 
d'une  école  silencieuse,  vouée  à  la  représentation  des  inti- 
mités de  la  nature  et  du  foyer  domestique,  sortit  tout  à  coup 
d'ime  condition  obscure  le  grand  peintre  qui  allait  trouver 
toutes  les   expressions,   toutes  les  poésies  de  la  lumière, 
Rembrandt.  Plus  tard  ,  enfin  ,  —  et  à  son  tour  M.  de  Carné , 
s'il  \ivait,  ne  me  démentirait  point,  —  lorsque  la  Révolu- 
tion a  transformé  David  pour  être  par  lui  représentée  dans 
l'art,  lorsqu'elle  l'a  marcjué  de  son  empreinte  et  façonné  à 
son  image,  elle  lui  inspire  ces  grandes  œuvres   qu'aucune 
réaction    ne  saurait  l'ffacer,    ces   œuvres   contemporaines 
4,es  chants  sublimes   de  Rouget    de   l'Lsle  et   de   Méhul  : 
le  Serment  du  jeu  de  pmtme ,   les  Sabines  ^  la  Mort  de  So- 
crate.  C'est  alors   qu'aux  jolies  débauches  du  pinceau,  à 
ces  paravents  aimables  qui   sont  le  dernier  mot   du   ma- 
niérisme, et  pour  lesquels  on  affecte  aujourd'hui   tant  de 
tendresse,  vont  succéder,  grâce  à  l'influence  persistante  (\\\ 
maître,  les  batailles  épiques  de  Gros,   l'Endyniion  de  Gi- 
rodet,  le    Portrait  du  pape  par  David  lui-même,  les  ado- 

ACAD.   IH.  28 


niH  DISCOURS    DE    RÉCEPTION    UK    M.    CHARLES    BLANC. 

rablcs  divinités  de  1^-udhon,  la  Clytcmnestre  de  Guérin,  le 
Bélisaire  de  Gérard,  l'()Edi[)e  d'Ingres,  les  pathétiques  in- 
térieurs de  Granet. 

Heureux  les  peuples  dont  l'art  est  si  étroitement  lié  à 
leur  histoire  qu'il  en  est  inséparable.  A  nous  de  créer  ou 
de  commander  de  belles  œuvres  d'art,  à  nous  d'ériger  des 
monuments  durables,  dignes  d'une  décoration  héroïque, 
si  nous  voulons  que  nos  historiens  futurs  aient  à  écîrirc  au- 
tre chose  que  des  récits  de  querelles  et  de  batailles.  Celui 
qui  entreprendrait  de  composer  un  livre  sur  le  gouverne- 
ment de  Périclès,  n'aurait  pas  à  nous  parler  seulement  de 
ses  luttes  contre  l'ainstocratic  d'Athènes,  de  ses  rivalités 
avec  Cimon  et  Thucydide;  il  serait  bien  empêché,  j'ima- 
gine ,  de  ne  pas  nous  dire  quelque  chose  touchant  la  Mi- 
nerve chryséléphantine  de  Phidias ,  et  son  colosse  de  bronze 
qu'on  apercevait  du  cap  Sunium,  et  les  peintures  de  Po- 
lygnote  au  Pœcile,  et  le  Parthénon,  et  les  Proplyées. 


RÉPONSE 


DE 


M.  CAMILLE  ROUSSET 


DIHECTEl'n    DK    L  ACADEUIE    FRANÇAISE 


AU  DISCOURS  DE  M.  CHARLES  BLANC 


MONSIEIR, 

Lorsque  VOUS  avez  recherché  les  suffrages  de  rAcadémie, 
c'était  l'historien  des  beaux-arts,  le  critique  émineut,  llia- 
bile  écrivain  qu'elle  s'empressait  d'accueillir,  sans  se  dou- 
ter qu'en  même  temps  vous  lui  réserviez  un  politique  :  heu- 
reuse et  surprenante  fortune  que  vient  de  lui  révéler  tout 
à  coup  le  discours  auquel  j'ai  la  délicate  mission  de  répon- 
dre. Le  politique  cependant  me  fera  la  grâce  de  m'excuser, 
je  l'espère,  si  je  me  sens  plus  enclin  d'abord  à  remercier 
et  à  complimenter  le  critique.  Ah!  Monsieur,  vous  enten- 
dez si  bien  les  beaux-arts! 


230  i;i:i'o\si:   dio  m.   c.wiiij.k   liotssKT 

Quel  plaisir  lie  nous  donnait  pas,  il  n'y  a  qu'un  inslanl, 
par  exemple,  celte  merveilleuse  mais  trop  rapide  estpiisse 
du  mouvement  des  arts  pendant  la  Restauration,  ee  brillant 
(lélilé  de  tant  de  grands  artistes  devinés  plutôt  qu'apereus, 
comme  dans  une  vision  élysécnne!  N'est-ce  point  dommage 
qu'au  lieu  d'un  simple  crayon  nous  n'ayons  pas  eu  le  ta- 
bleau dans  toute  sa  splendeur,  largement  développé  dans 
son  cadre?  Tel  est  le  charme  et  aussi  le  danger  d'un  épi- 
sode traité  de  main  de  maître  :  c'est  qu'il  supplante  et  fait 
oublier  le  sujet;  pour  la  jouissance  qu'on  y  prend,  on  sérail 
tenté  parfois  de  négliger  tout  le  reste 

La  voilà  cependant  comblée,  sommairement  du  moins, 
cette  lacuncinconcevable, — c'est  votre  expression  même, — 
cette  lacune  que  vous  aviez  remarquée ,  avec  un  étonnement 
si  pénible,  dans  \esSouvemrs  de  votre  regretté  prédécesseur. 
Tj'esthétique  ou,  comme  vous  la  définissez,  la  philosophie  du 
sentiment  vous  passionne  ;  tout  ce  qui  intéresse  l'expression 
du  beau  dans  les  arts  vous  devient  absolument  personnel. 
Délicieusement  touchée  ou  froissée  durement ,  votre  àme 
passe  d'un  trait  par  tous  les  degrés  de  l'émotion  jusqu'aux 
extrêmes.  Au  dix-huitième  siècle,  dans  une  société  enthou- 
siaste où  le  renom  de  sensibilité ,  si  recherché ,  si  honoi'é , 
se  tenait  à  si  haut  prix,  vous  l'auriez  à  coup  sûr  emporté 
tout  d'une  voix.  Quelles  visites  vous  auriez  faites  et  quelles 
discussions  soutenues  dans  l'atelier  de  Chardin  ou  de 
Greuze,  de  Pigalle  ou  de  Faleonet!  Diderot  lui-même,  attiré 
par  la  sympathie  esthétique ,  aurait  consulté  la  délicatesse 
de  votre  goût,  et  tout  des  premiers,  peut-être  même  avant 
Grimm,  vous  auriez  connu  les  Salons  et  V Essai  sur  la  pein- 
ture. De  notre  temps,  nous  ne  jouissons  plus,  mais  nous  ne 


M     oiscoms  m;   m.    c.iivui.ks   iîlvnc.  aai 

souffrons  plus  aussi  de  cette  sensibilité  exquise,  si  exquise 
qu'elle  peut  à  la  lin  devenir  douloureuse  et  cruelle.  Le 
goût  a  d'autres  moyens  de  s'al'finer.  Aujourd'hui  c'est  l'éru- 
dition t[ui  tient  la  place  du  sentiment  ,  non  pas  partout 
sans  doute,  et  chez  vous,  Monsieur,  moins  qu'ailleurs. 

Vous  avez  les  impressions  vives.  Un  rien  vous  exalte  , 
un  rien  vous  consterne;  d'une  façon  comme  de  l'autre, 
l'émotion  donne  le  branle  à  votre  intelligence,  le  démon  de 
l'improvisation  vous  saisit,  votre  plume  court  ,  et,  feuillet 
par  feuillet,  votre  œuvre  toute  frémissante  se  répand  dans 
les  journaux,  dans  les  revues,  pour  s'en  revenir  ([uelque 
jour,  apaisée,  recueillie  ,  dans  le  calme  et  l'unité  du  livi-e. 
«  L'indignation  fait  sa  meilleure  prose ,  »  avez-vous  dit 
ingénieusement  de  M.  de  Carné.  Avec  vous ,  Monsieur,  il  en 
va  tout  de  même  ou  bien  à  peu  près  :  sans  pousser  jusqu'à 
l'indignai  ion,  il  n'est  que  de  vous  étonner  pour  vous 
faire  bien  écrire.  Nous  venons  d'en  avoir  un  exemple  ;  en 
voici  un  second,  plus  considérable  et  plus  décisif. 

Vous  vous  trouviez  dans  une  grande  ville  de  France  à 
dîner  avec  des  notables;  d'un  sujet  à  un  autre  la  conver- 
sation vint  à  passer  aux  beaux-arts  ;  mais  alors,  parmi  les 
convives,  —  que  vous  deviez  être  bien  tenté  d'appeler 
aussi  des  barbares^  fort  distingués  d'ailleurs,  —  il  se  fit 
un  concert  si  discordant  d'opinions  fausses,  outrées, 
bizarres  ,  schismatiques,  hérétiques,  blasphématoires,  que, 
surpris  d'abord,  puis  affligé,  puis  consterné  de  tant  de 
sottise  chez  les  uns,  de  mauvais  goût  chez  les  autres,  d'i- 
gnorance chez  tous  ,  vous  fîtes  vœu  d'instruire  vos  conci- 
toyens ,  de  reprendre  leur  éducation  artistique  et  de  les 
renvoyer  pour   leur  début  à  la  croix  de  par  Dieu  ;    mais 


O.'y.O.  RÉPONSE    DE    M.     CAMILLE    ROUSSET 

encore  fallait-il  un  abécédaire,  et  voilà  dans  votre  esprit 
la  Grammaire  des  arts  du  dessin  en  son  premier  germe.  Je 
dis  son  premier  germe  ,  car  ,  emportée  par  la  vivacité  de  vos 
impressions,  fécondée  par  la  variété  de  vos  connaissances, 
servie  à  souhait  parla  facilité  de  votre  plume,  ridée-mère 
de  votre  œuvre  l'a  produite  au  monde  sous  la  forme  d'un 
gros  et  grand  volume,  plein  de  science,  nourri  de  faits, 
éclairé  par  des  vues  ingénieuses ,  mais  qui  ne  peut  être 
bien  compris  ,  j'en  ai  peur,  que  par  les  hommes  du  métier, 
les  artistes,  les  amateurs,  par  ceux  enfin  dont  l'éducation 
est  plus  qu'à  moitié  faite. 

Tenir  plus  qu'on  n'a  promis  ou  qu'on  ne  s'est  promis 
est  sans  doute  un  mérite  ,  et  il  y  a  môme  un  proverbe  bien 
connu  (pii  ne  permet  pas  au  bénéficiaire  de  se  plaindre; 
laissez-moi  pourtant ,  Monsieur,  regretter  la  toute  petite 
grammaire  à  l'usage  des  ignorants,  dont  je  suis.  Il  est  vrai 
qu'il  n'y  a  pas  d'ouvrage  plus  difficile  qu'un  bon  livre  élé- 
mentaire, mais,  avec  la  supériorité  de  votre  talent,  il  n'est 
pas  douteux  que  vous  y  auriez  parfaitement  réussi ,  permet- 
lez-moi  d'ajouter  que  vous  y  réussirez  parfaitement,  s'il 
vous  plaît  quelque  jour  de  vous  en  donner  la  peine. 

Est-ce  comme  un  signe  originel  ou  par  un  sentiment  de 
modestie  que  vous  avez  laissé  ou  donné  à  votre  œuvre  élar- 
gie un  titre  qui  n'est  plus  en  rapport  avec  son  importance? 
Une  grammaire,  ce  traité  considérable!  C'est  en  bonne 
conscience  un  cours  complet  d'humanités  esthétiques  avec 
tout  ce  qu'il  faut  de  rhétorique  et  de  philosophie  pour  le 
parfaire.  D'habitude,  toute  bonne  éducation  s'achève  par 
la  philosophie.  C'est  par  la  philosophie  que  vous  débutez 
,  au  contraire,  de  sorte  que  les  choses  excellentes  que  vous 


\(    niscoi  Rs  nr.  m.   chaules  hl.vnc.  223 

dites,  mais  de  trop  haut,  passent  par-dessus  la  lète  du  plus 
f^n-and  nombre  qui  n'est  pas  préparc  à  les  entendre.  J'ouvre 
votre  livre  et  j'v  lis  dès  les  premières  pages  :  Du  sublime 
et  du  beau  ;  —  de  la  nature  et  de  l'art  ;  —  grandeur  et 
mission  de  l'art;  —  de  l'imitation  et  du  style:  ou  encore  : 
La  beauté  dans  l'architecture  répond  à  une  idée  de  devoir. 
Certes ,  vous  avez  développé  ces  arguments  avec  un  talent 
iiitiiii  et  une  dialectique  prodigieuse;  cependant  l'ignorant 
ou  l'esprit  médiocrement  cultivé,  qui  est  celui  que  vous 
vouliez  convaincre ,  ferme  le  livre ,  perd  courage  et  se  dit  : 
Cela  est  trop  fort  pour  moi.  Votre  méthode  ,  Monsieur,  est 
aristocratique,  je  suis  obligé  de  le  dire;  elle  ne  con- 
vient qu'aux  intelligences  d'élite  et  aux  initiés. 

L'esthétique,  en  effet,  telle  que  vous  la  comprenez,  doit 
nécessairement  avoir  ses  initiés  comme  les  anciens  mystè- 
res. La  philosophie  du  sentiment  est  fatalement  mystique; 
elle  raffine  par  essence ,  de  même  que  la  métaphysique  sub- 
tilise, en  sorte  que  la  pensée  raffinée  ne  peut  se  traduire 
que  par  des  raffinements  de  langage. 

Veuillez  remarquer,  Monsieur,  que  si  je  m'occupe  ici  de 
vos  doctrines ,  c'est  seulement  par  rapport  à  la  forme  dont 
vous  les  avez  revêtues ,  à  la  méthode  que  vous  avez  choisie 
pour  les  produire  ;  je  ne  me  permettrais  assurément  pas 
de  les  juger  au  fond.  Quand  j'aurai  ajouté  que  vous  êtes 
spiritualiste ,  comme  tous  ceux  qui  ont  le  vrai  sentiment 
de  l'art,  et  classique,  ainsi  que  vous  nous  avez  montré  tout 
à  l'heure  qu'il  faut  l'être,  classique  selon  Phidias  et  Icti- 
nus,  et  non  plus  selon  Vitruve  ,  j'aurai  dit  tout  mon  fait. 
Si  courtois  et  indulgents  que  soient  nos  confrères  de  l'A- 
cadémie des  beaux-arts  ,  on  court  trop  de  risque  à  se  com- 


'J^a^  UKPONSE    1)K    M.     CAMILMC    UOtSSET 

mettre  devant  eux ,  et  il  faut  se  garder  bien  de  leur  prêter 
seulement  à  sourire. 

La  Grammaire  des  arls du  dessin,  (jui,  prise  en  elle-même, 
est  déjà,  par  les  dimensions,  par  l'ordonnanee ,  par  la  va- 
riété du  décor,  unédifice  achevé,  représente  dans  l'ensemble 
de  votre  œuvre  le  portique  largement  assis  d'un  palais  ma- 
gnilique.  Derrière  elle,  comme  au-delà  des  Propylées  les 
monuments  de  l'Acropole  ,  comme  après  les  pylônes  trapus 
ces  temples  énormes  dont  les  colossales  proportions   vous 
ont  liappé  de  stupeur  en  Egypte,  s  é\è\c  V  Hisloire  des  pein- 
tres de  toutes  les  écoles,  un  Louvre  agrandi ,  un  musée  uni- 
versel, le  plus  \astc  et  le  mieux  distribué  qui  ail  été  consa- 
cré jusqu'ici  au  plus  merveilleux  des  arts.  Honneur  à  vous, 
Monsieur,  qui,  après  en  avoir  conçu  l'idée,  réglé  les  lignes, 
arrêté  le  plan,   après  avoir  contribué  plus  que  personne  à 
le  construire,    avez  eu  le  bonheur  d'y  mettre  la   dernière 
pierre!  Vingt-huit  années  duraiit,  ni  les  difficultés  intimes 
d'une  gigantesque  entreprise,  ni  les  obstacles  du  dehors, 
ni  les  contre-temps,  ni  les  mauvais  jours,  rien  n'a  pu  lasser 
votre  persévérance,  rien   n'a  pu  empêcher  l'accomplisse- 
ment  de  \otre  labeur.    Exemple   et   fortune  rares!    Vous 
avez   vaillamment   donné    l'un,  jouissez  légitimement    de 
l'autre. 

Est-ce  à  dire  qu'il  n'y  ait  pas  dans  une  œuvre  dune  si 
vaste  éteiulue  (pielque imperfection,  quelque  détail  erroné, 
quelque  attribution  douteuse,  quelque  opinion  contesta- 
ble? Il  y  en  a  sans  doute,  et  vous  seriez  le  premier  à  sou-  - 
rire  de  qui  voudrait,  par  ferveur,  vous  proclamer  impec- 
cable; mais  qu'importe?  L'essentiel,  le  signalé  service  par 
lequel  vous  recommandez  votre  nom  à  la  reconnaissance 


\V    DISCOURS    DE    V.     CM  VRLKS    HLANC.  225 

du  publie,  ce  n'est  pas  seulement   de  rassembler  devant 
ses  yeux ,  chacun  sous  sa  bannière ,  tous  les  peintres,  grands 
et  petits,  inconnus  et  célèbres,  qui   depuis   quatre   cents 
ans  ont  manié   la  brosse  ;   c'est  surtout  de   distinguer   les 
maîtres,  de  porter  sur  leurs  génies  différents  la  lumière  cl 
de  donner  les  motifs  d'admirer  absolument  ou   d'estimer 
seulement  leurs  ouvrages.  Raisonner  son  admiration,  c'est 
doubler  son  plaisir;  mais  il  y  a   eu  de  grands  artistes,  — 
peut-être  y  en  a-t-il  encore,  —  à  qui  ce  droit   au  raisonne- 
ment,   par  conséquent  à  la  discussion  et    à    la  crilique,  a 
toujours  souverainement  déplu  et  qui  n'ont  jamais  voulu  re- 
connaître au  public  qu'un  devoir,  l'admiration  sans  phrase. 
Un  jour,  il  y  a  de  cela  plus  de  trente  ans,  quehju'un   de 
mes  amis  se  trouvait  au  Conservatoire.  Dans  la  loge  immé- 
diatement voisine,  il  avait  reconnu  M.  Ingres.  L'orchestre 
venait    d'achever    une   symphonie    de    Ilavdn.    Lu  jeune 
homme,   de    ceux   qui  accompagnaient   l'illustre    peinhe, 
hasai-da   timidement  je  ne  sais  quelle  remarque  :  il    avait 
parlé  à  peine  que,  l'œil  étincelant,  le  sourcil  terriblement 
froncé,  M.   Ingres  lui  lança  cette  apostrophe  écrasante  : 
«  Qu'est-ce  à  dire,   Monsieur?  Quelle  audace  est  la  vôtre? 
Quand  on  est  devant  les  chefs-d'œuvre,  on  tombe  à  genoux 
et  on  admire!  »  A  ce  moment,  Ilabeneck  leva  son  archet, 
Jupiter   se  rasséréna,  mais   l'infortunée  victime    demeura 
foudroyée  dans  un  coin  de  la  loge  jusqu'à   la  fin   du  con- 
cert.   Vous,    Monsieur,    qui   avez  raconté   dans    un    livre 
excellent,  d'un  intérêt   soutenu,  la  vie  de  M.  Ingres,  vous 
reconnaîtrez  à  ce  coup  de  tonnerre  le  génie  superbe,  l'al- 
lure   despotique   de   ce    maître,  j'allais  dire   de   ce    dieu 
jaloux. 

ACAD.  FR.  29 


226  RÉPONSlî    UK    M.    C.VMILLK    ROUSSET 

De  \  Histoire  des  peintres  et  de  M.  Ingres,  c'est-à-dire  des 
plus  hauts  sommets  de  l'esthétique,  il  faut  redescendre 
avec  vous,  Monsieur,  vers  les  régions  moyennes  où  l'acti- 
vité de  votre  esprit  se  donne  aujourd'hui  carrrièrc.  A  la 
Grammaire  des  arts  du  dessin  vous  avez  voulu  joindre 
une  Grammaire  des  arts  décoratifs,  et  déjà  le  public  en  con- 
naît la  première  partie  sous  ce  titre  :  l'Art  dans  la  parure  et 
dans  le  vêtement.  «  Loin  d'être  un  sujet  d'observations  fri- 
voles, dites-vous,  le  vêtement  et  la  parure  sont  pour  le 
philosophe  une  indication  morale  et  un  signe  des  idées 
régnantes.  »  Quels  sont  donc,  selon  les  modes  actuelles, 
les  signes  de  ce  temps-ci?  Après  avoir  daté  d'il  y  a  vingt 
ans,  plus  ou  moins,  l'origine  du  costume  qui ,  sauf  des 
variations  de  détail ,  est  encore  celui  des  femmes  élégan- 
tes, vous  continuez  ainsi  :  «  Alors  la  toilette  féminine  se 
transforma  des  pieds  à  la  tête.  Les  chastes  bandeaux,  les 
bandeaux  unis  dont  Raphaël  a  encadré  le  front  de  ses 
vierges,  commencèrent  à  onduler  en  se  redressant  à  la 
manière  des  chevelures  antiques,  ensuite  ils  se  relevèrent 
à  racines  droites,  et  l'on  ne  conserva  d'autres  boucles  et 
d'autres  frisures  que  celles  qui  tombaient  sur  le  front  et 
sur  la  nuque.  On  développa  tout  ce  qui  pouvait  empêcher 
les  femmes  de  rester  assises;  on  écarta  tout  ce  qui  aurait 
pu  gêner  leur  marche.  Elles  se  coiffèrent  et  s'habillèrent 
comme  pour  être  vues  de  profil.  Or,  le  profil,  c'est  la  sil- 
houette d'une  personne  qui  ne  nous  regarde  pas,  qui  passe, 
qui  va  nous  fuir.  La  toilette  devint  une  image  du  mouvement 
rapide  qui  emporte  le  monde  et  qui  allait  entraîner  jus- 
qu'aux gardiennes  du  foyer  domestique.  On  les  voit  encore 
aujourd'hui,  tantôt  vêtues  et  boutonnées  comme  des  gar- 


M'    DFSCOIRS    DK    M.    CHARLES    BLANC.  V>o- 

çons,  tantôt  oi'nées  de  soutaches  comme  les  militaires, 
marcher  sur  de  hauts  talons  qui  les  poussent  encore  en 
avant,  hâter  leur  pas ,  iVndre  l'air  et  accélérer  la  vie  en 
dévorant  l'espace,  qui  les  dévore.  » 

J'ai  voulu  citer  ce  piquant  morceau  où  se  révèle  dans 
toute  sa  finesse,  avec  l'esprit  du  moraliste,  la  manière  de 
l'écrivain.  Quel  autre  que  vous,  Monsieur,  pourrait,  avec 
une  sûreté  pareille  ,  côtoyer  de  si  près  l'étroite  limite  passé 
laquelle  le  précieux  commence?  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  la 
première  lecture  qui  ait  été  faite,  dans  cette  salle  même, 
de  ce  fragment  de  votre  livre  parmi  d'autres,  et  j'ai  plai- 
sir à  rappeler  ici  l'un  de  vos  plus  éclatants  succès.  Il  y  a 
quatre  ans,  dans  une  séance  publique  de  l'Institut  réuni, 
l'Académie  des  beaux-arts  vous  avait  désigné  comme  ora- 
teur, et  vous-même  aviez  choisi  pour  thème  l'art  de  la  toi- 
lette qui,  disic/-vous,  en  dépit  des  innombrables  variétés 
qu'il  comporte,  est  soumis,  comme  tous  les  autres,  aux 
trois  conditions  invariables  du  beau  :  l'ordre,  la  propor- 
tion et  l'harmonie.  Dès  les  premiers  mots,  votre  auditoire 
était  remarquablement  attentif,  j'entends  l'auditoire  fémi- 
nin, ne  voulant  point  compter  les  hommes,  assez  mauvais 
juges  en  ces  matières,  excepté  ceux  que  leur  profession 
même  oblige,  et  que  vous  nommez  par  périphrase  les  artis- 
tes décorateurs  de  ta  personne  humaine.  Quoi!  Monsieur, 
c'est  l'ennemi  du  langage  digne,  officiel  et  convenu,  le 
censeur  de  ces  gens  des  hautes  sphères  à  qui  leur  prud'ho- 
mie  ne  permet  pas  d'appeler  les  choses  parleur  nom,  c'est 
lui  qui  se  refuse  à  nommer  un  tailleur  ou,  selon  le  nouvel 
usage,  un  couturier!  Que  va  dire  Boileau?  Mais  je  vous 
laisse  à  démêler  avec  lui  et  je  passe. 


2a8  lu'-.PONSK   DK    M.    CAMILLE    UOLSSET 

A  iiiesuro  qui>  vous  avancic/.  dans  volrc  locturc ,  le  sé- 
rieux de  vos  données  philosophiques  s'égayant  à  mesure 
aussi  d'une  foule  de  jolis  détails,  couleurs,  nuances ,  fleurs, 
bijoux,  agréments  de  toute  sorte,  décrits  avec  uik-  habileté 
minutieuse,  une  précision  pour  ainsi  dire  microscopique, 
c'était  dans  la  salle  une  suri)rise,  un  charme,  un  plaisir, 
une  joie,  un  épanouissement  et,  pour  finir,  un  tel  enthou- 
siasme que 

Ravi  d'être  vaincu  dans  sa  propre  science, 

et  n'y  pouvant  plus  tenir,  l'auditoire  éclata  en  applaudisse- 
ments dont  la  vivacité  vous  fit,  Monsieur,  le  plus  mérité 
des  triomphes. 

Des  arts  décoratifs  il  convient   cependant  de   i^emonter 
aux  beaux-arts ,  ne  serait-ce  que  pour  prendre  honnêtement 
congé  d'eux.  C'est  le  moment,  je  crois,  de  vous  soumettre 
un    doute.   A  la   fin  de  votre  discours,  dans  un  de  ces  ta- 
bleaux    que     vous    savez   si    bien    composer,  vous   faites 
honneur  aux  institutions  républicaines  de  tous  les  artistes 
supérieurs  que  la  liberté  ,  selon  vous,  a  vus  éclore  sous  son 
aile.    On    pourrait   dire    qu'Athènes,  Florence  et  Venise, 
que  vous    rapprochez,   étaient  des   républiques   d'espèce 
très-différente;  mais  ce  n'est  point  de  cela  qu'il  s'agit,  non 
plus  môme  que  de  Raphaël  introduit  un  peu  de  force  dans 
votre  cadre;  je  voudrais  seulement  vous  rappeler  de  très- 
grands  noms  que  vous  êtes  obligé   de  laisser  en  dehors , 
Rubcns ,  Van  Dyck ,  Velasquez,  Poussin  ,  Le  Sueur,  pour  ne 
citer  que  les  plus  grands.  Votre  thèse  me  semblerait  donc 
à  discuter  au  moins,   si  elle  ne  vous  avait  pas  été  inspirée 
-    par  le  sentiment  le  plus  respectable  :  vous  avez  voulu  ex- 


vu    DISCOl'US    DE    M.      CHARLES^  BI.A^C.  229 

liorter  lu  République  à  traiter  honorablement  les  artistes, 
et  sans  doute  aussi  les  hommes  de  lettres,  y  compris  les 
historiens. 

Votre  prédécesseur.  Monsieur,  ;i  été  un  historien  et  un 
publiciste.  11  n'y  a  qu'un  moment,  je  prenais  la  liberté  de 
vous  soumettre  une  dilliculté  :  voulez-vous  me  permettre 
de  vous  en  soumettre  une  seconde?  C'est  que  vous  portez 
sur  M.  de  Carné,  je  ne  dis  pas  un  jugement, Jmais  des  juge- 
ments qui  me  paraissent  si  peu  conciliables  qu'on  les  pour- 
rait croire  émanés  d'une  double  source  ,  émis  par  deux 
esprits  sensiblement  distincts. 

Je  n'ai  pas  de  peine  à  reconnaître  d'abord  le  vôtre,  qui 
est  aimable  et  bienveillant,  lorsque  vous  déclarez  votre 
goût  pour  les  Souvenirs  de  jeunesse.  C'est,  en  efïel,  un  livre 
charmant,  d'où  vous  avez  tiré  avec  bonheur  des  anecdotes 
spirituelles,  des  mots  fins,  des  portraits  délicatement  tou- 
chés, et,  ce  qui  importe  davantage,  à  mon  sens,  une  esquisse 
de  M.  de  Carné  lui-même,  un  crayon  qui,  tout  léger  (pi'il 
est,  comme  vous  dites  modestement,  ne  laisse  pas  d'être 
tout  près  de  me  satisfaire.  A  propos  de  l'arrivée  du  jeune 
Breton  à  Paris,  chez  le  chevalier  de  Trezurin,  son  oncle, 
«  si  linfiuence  des  milieux,  dites-vous,  était  décisive,  elle 
eût  fait  de  M.  de  Carné  un  ennemi  acharné  des  idées  de  89; 
mais  les  milieux  ont  aussi  le  pouvoir  de  pousser  aux  réac- 
tions et  ils  engendrent  souvent  les  contraires.  »  Voilà, 
certes,  un  trait  de  physionomie  caractéristique  :  M.  de 
Carné  était  un  ami  des  idées  de  89.  En  voici  un  autre  qui 
s'accorde  parfaitement  avec  le  premier  :  c'est  que  cette 
àme  chrétienne  et  loyale  chérissait  presque  également  et 
souhaitait   de   voir  étroitement  unis,   comme   en  un  fais- 


23o  HKPONSE    DE    M.     CAAllLLE    ROUSSET 

ceau,  ces  trois  grands  principes  :  la  religion,  la  monar- 
chie, la  libellé.  «  C'était  là,  — je  continue  à  vous  citer,  Mon- 
sieur, —  le  rêve  de  sa  jeunesse;  ce  fut  la  pensée  de  sa  vie 
entière.   » 

Dans  votre  jugement  sur  l^s  Étals  de  Bretagne,  sur  ce 
beau  livre,  comme  vous  le  nommez  avec  raison,  je  vous 
retrouve  encore;  vous  parlez  encore  avec  sympathie  de 
M.  de  Carné.  «  L'esprit  de  justice  ne  lui  manque  pas,  dites- 
vous,  même  envers  ceux  de  ses  compatriotes  dont  la  pen- 
sée est  aux  antipodes  de  la  sienne.  »  Il  est  vrai  que  j'ai 
supprimé  deux  mots  et  j'avoue  que  ces  deux  mots  ont  une 
valeur  significative.  «  L'esprit  de  justice  ne  lui  manque  pas, 
cette  fois.  »  Voilà  exactement  votre  texte.  En  effet,  cette  fois 
est  un  correctif  d'une  sérieuse  importance,  car  il  semble 
atteindre  l'équité  naturelle  et  les  jugements  réfléchis  de 
\L  de  Carné.  Ainsi  l'esprit  de  justice  lui  aurait  manqué 
d'autres  fois.  Où  et  quand?  Dans  les  Études  sur  le  gouver- 
nement représentatif,  répondez-vous.  Je  me  trompe.  Ce  n'est 
plus  vous  qui  répondez  et  je  ne  vous  reconnais  plus,  ou  du 
moins  ce  n'est  plus  l'esprit  conciliant  qui  vous  inspire. 

J'en  ai  tout  de  suite  la  preuve  dans  les  expressions,  pour 
le  moins  sévères,  qui  signalent  particulièrement  cet  endroit 
de  votre  discours.  «  Le  ton  des  Études  sur  le  gouvernement 
représentatif  c%\.  souvent,  dites-vous,  agressif.  Il  est  bien  rare 
que  l'écrivain  rende  justice  à  ses  adversaires  et,  de  la  meil- 
leure foi  du  monde,  il  a  beaucoup  de  peine  à  les  supposer  ca- 
pables d'une  bonne  action.  L'impartialité  n'est  pas  son  fait, 
ni  la  modération  sa  vertu.  C'est  surtout  quand  il  s'occupe 
de  la  Révolution  française  que  M.  de  Carné  perd  tout  son 
.  sang-froid.  »  Je  m'arrête.  Ni  la  famille,  ni  les  amis,  ni  les 


Al     DISCOURS    DK    M.    CHARLES    BLANC.  23 1 

confrères  de  M.  de  Carné,  ni  vous-même,  Monsieur,  par  ce 
que  vous  avez  de  générosité  dans  l'àme,  personne  ne  com- 
prendrait que  je  laissasse  passer  librement  ces  dures  criti- 
ques. Vous  me  permettrez  seulement  de  regretter  que  cette 
partie  de  votre  discours  m'ait  mis  dans  l'obligation  d'y 
adresser  cette  partie  de  ma  réponse. 

Un  de  nos  confrères,  dont  la  réception  a  précédé  immé- 
diatement la  vôtre,  un  homme  considérable,  d'une  grande 
autorité  dans  les  affaires  publiques,  amené  par  le  courant 
de  son  discours  en  face  d'une  question  polit i((ue  dont  la 
discussion  ne  lui  paraît  pas  séante  à  l'Académie,  s'arrête 
et  se  borne  à  dire  :  «  Vous  m'approuverez.  Messieurs,  de 
ne  pas  discuter  cette  question.  Je  l'ai  discutée  hier,  je  la 
discuterai  encore  demain,  et  il  ne  s'agit  ici  que  de  la  façon 
de  penser  de  mon  prédécesseur.  »  Vous  avez  fait  autre- 
ment. Monsieur.  Ce  n'est  pas  seulement  la  façon  de 
penser  de  votre  prédécesseur,  c'est  la  question  môme 
de  la  Révolution  que  votre  discours  traduit  devant  cet  au- 
ditoire. Il  vous  a  convenu  de  choisir  un  terrain  difficile  : 
c'était  votre  droit.  Je  vous  suivrai  partout  :  c'est  mon  de- 
voir; sitôt  que  j'y  aurai  satisfait,  je  ne  m'attarderai  pas  sur 
ce  terrain-là,  je  vous  jure. 

Il  y  a  sur  la  Révolution  deux  opinions  extrêmes  :  admi- 
rable, du  commencement  à  la  fin,  pour  les  uns,  elle  est,  du 
commencement  à  la  fin,  exécrable  pour  les  autres.  Des  deux 
côtés,  c'est  la  Révolution  une  et  indivisible  qu'il  faut  adorer 
ou  réprouver,  sans  hésitation  ni  retour.  Tout  ou  rien!  Di- 
lemme terrible,  dilemme  fatal  pour  la  raison,  pour  la  con- 
science, pour  la  liberté  humaine!  Eh  bien!  non;  ni  la  rai- 
son, ni  la  conscience,  ni  la  liberté,  n'en  sont  réduites  à  cette 


232  RÉPONSE    DK    M.    CAMILLK    KOI SSKT 

abdication  d'elles-mêmes;  elles  n'ont  pas,  Dieu  merci,  ce 
despotisme  de  part  et  d'autre  à  subir;  et,  si  étroitement 
que  le  dilemme  s'efforce  de  resserrer  ses  branches  de  fer, 
il  ne  retiendra  que  les  faibles  ou  les  exaltés  qui  voudront 
se  laisser  prendre.  Quant  à  ceux  qui,  d'un  esprit  plus  viril 
ou  plus  calme,  ont  choisi  pour  guides  la  vérité  seule  et  la 
justice,  qu'ils  ne  s'inquiètent  pas;  ils  feront  comme  M.  de 
Carné  ;  ils  passeront  quand  même. 

Partisan  sincère  des  idées  de  89,  M.  de  Carné  a  con- 
sacré à  leur  application  sa  vie  entière  :  vous  le  reconnaisse/., 
Monsieur.  Qu'exigez-vous  davantage?  Que  lui  reprochez- 
vous?  Quelle  est  donc  cette  Révolution  qui  lui  fait,  selon 
vous,  perdre  tout  sang-froid?  Vous  le  taxez  d'injustice  à 
l'égard  des  hommes  de  la  Révolution  :  en  vérité,  je  n'ai  pas 
remar(}ué  ce  que  vous  dites.  Je  n'ai  jamais  vu  qu'il  ait  in- 
justement parlé  ni  de  la  Fayette,  ni  de  Bailly,  ni  de  Kléber, 
ni  de  Desaix,  ni  de  Hoche,  ni  de  Marceau,  ni  de  Carnot, 
ni  de  Lanjuinais,  ni  de  Boissy  d'Anglas,  ni  de  leurs  pareils. 
Ceux-là  sont  à  peu  près.  Monsieur,  les  seuls  qui  m'inté- 
ressent. 

La  République  est  redevenue  le  gouvernement  de  la 
France.  Dans  l'éloge  que  vous  en  faites,  vous  vous  recom- 
mandez des  plus  grands  espi'its  qui  l'ont  reconnue  néces- 
saire; mais  ces  grands  esprits  n'ont  jamais,  que  je  sache, 
conseillé  à  la  République  de  prendre  en  bloc  l'héritage  de 
la  Révolution;  ils  ont,  au  contraire,  toujours  été  d'avis 
qu'elle  n'acceptât  la  succession  que  sous  bénéfice  d'inven- 
taire. 

Sunl  bona,  sunt  quœdam  mediocria,  sunt  mala  plura. 


Al-    DISCOURS    DE    M.    CHARLES    BLANC.  233 

M.  de  Carné  a  goûté  le  bon,  négligé  le  médiocre  et 
repoussé  décidément  le  pire.  Je  crois  qu'il  a  fait  sagement 
et  heureusement,  sauf  la  mauvaise  fortune  d'avoir  été  mal 
connu  ou  mal  compris  de  vous.  C'est  un  malentendu  que 
je  ne  puis  m'empèclior  de  regretter  sincèrement  pour  vous 
comme  pour  lui;  après  quoi,  Monsieur,  vous  jugerez  sans 
doute  que  c'est  assez  de  politique. 

Bornons-nous  du  moins  à  la  politique  apaisée,  je  veux 
dire  à  l'histoire.  L'œuvre  la  plus  considérable  de  M.  de 
Carné  me  paraît  être  son  Essai  sur  les  fondateurs  de  l'unité 
nationale  en  France,  avec  la  Monarchie  française  au  dix-hui- 
tième siècle,  qui  en  est  la  suite.  C'est  pendant  sept  cents  ans 
la  chaîne  ininterrompue  de  notre  histoire  représentée  sur- 
tout par  de  grandes  figures  royales,  politiques  ou  guerriè- 
res. Parfois  elle  fléchit  et  s'abaisse;  il  semble  que  sous  son 
propre  poids  ou  sous  quchiue  effort  étranger  elle  va  rom- 
pre ;  mais  d'espace  en  espace  quelqu'un  de  ces  anneaux- 
maîtres,  solidement  cramponné,  la  soutient  et  la  relève. 
C'est  ainsi  que,  chaînon  par  chaînon,  elle  est  arrivée, 
grâce  à  Dieu,  jusqu'à  nous  et  qu'elle  passera,  si  nous 
savons  continuer  vaillamment  l'œuvre  de  nos  pères,  à 
nos  fils. 

Le  temps  ne  vous  a  pas  permis  de  louer  autrement  que 
par  un  mot,  comme  vous  venez  de  faire,  cet  ouvrage  im- 
portant de  votre  prédécesseur.  Ne  pensez-vous  pas.  Mon- 
sieur, que  pour  un  adversaire  de  ses  idées,  mal  satisfait,  à 
raison  ou  à  tort,  de  ses  jugements  sur  la  Révolution,  il  n'y 
aurait  pas  de  plus  généreuse  ni  de  plus  facile  revanche 
que  de  saluer  avec  lui  ces  anciens  serviteurs  de  la  France, 
vrais  héros,  vrais  patriotes,  qui  ont  fondé  la  nation,  ou  qui, 

ACAD.   FR.  3o 


234  RÉPONSE    DE    M.    CAMILLE    ROUSSET 

après  l'avoir  retenue  au  l)ord  des  abîmes,  ont  refait  sa 
grandeur  et  propagé  sa  gloire? 

M.  de  Cai'né  l'a  vue  au  bord  des  abîmes.  Douleur  pa- 
triotique ,  douleur  paternelle ,  aucune  amertume ,  aucune 
épreuve  ne  lui  a  manqué;  mais,  frappé  dans  ses  plus  chè- 
res affections,  dans  son  pays  mutilé,  dans  sa  famille  ré- 
duite, le  chrétien  s'est  soutenu  contre  le  désespoir.  Tant 
qu'il  a  pu  contribuer,  par  ses  écrits  ou  par  ses  œuvres,  au 
salut  commun,  il  ne  s'est  pas  cru  dispensé  de  bien  faire. 
Nous  l'avons  vu  à  l'Académie,  mélancolique,  silencieux, 
affectueux  toujours  et  attentif  aux  autres.  Avant  de  déli- 
bérer sur  le  prix  institué  pour  l'encouragement  des  œuvres 
charitables  par  la  générosité  de  M.  de  Montyon,  c'est  un 
usage  adopté  par  l'Académie  de  confier  particulièrement  à 
l'un  de  ses  membres  le  dépouillement  des  nombreux  dos- 
siers qui,  de  tous  les  points  de  la  France,  lui  sont  adressés 
pour  ce  concours.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  longue  carrière,  le 
vénérable  général  de  Ségur  avait  honoré  cette  fonction 
laborieuse;  elle  fut,  après  lui,  décernée  comme  un  honneur 
à  M.  de  Cai^né.  Il  l'accepta  surtout  comme  un  devoir.  Lors- 
que, après  plusieurs  mois  de  travail  assidu,  d'étude  pa- 
tiente, de  comparaison  difficile  à  établir,  il  nous  apportait 
les  propositions  motivées  qui  étaient  le  verdict  de  sa  con- 
science, lorsqu'il  nous  faisait  simplement,  avec  l'éloquence 
des  faits  mêmes,  le  récit  de  tous  ces  dévouements  obscurs, 
de  tous  ces  sacrifices  longtemps  ignorés,  de  ces  merveilles 
de  la  charité  chrétienne,  de  ces  vertus  des  humbles,  écla- 
tantes devant  Dieu,  à  peine  entrevues  des  hommes,  nous 
pouvions  dire,  gagnés  par  l'émotion  que  nous  communi- 
quait son  âme  :  Voilà  une  bonne,  voilà  une  belle  séance  1 


Al'    DISCOURS    DE    M.    CHARLES    BLANC.  235 

En  souscrivant  aux  conclusions  persuasives  de  notre  con- 
frère, nous  savions  qu'il  était  impossible  de  mieux  adres- 
ser nos  récompenses,  et  nous  lui  donnions  à  lui-môme  une 
des  dernières,  une  des  rares  satisfactions  qu'il  lui  fût  dé- 
sormais permis  de  goûter  en  ce  monde. 

Encore  un  mot,  Monsieur,  et  je  termine.  Vous  avez  té- 
moigné le  désir,  honorable  pour  l'Académie,  de  vous  asso- 
cier à  ses  travaux  le  plus  prompteraent  possible,  et,  pour 
ma  part,  je  me  suis  fait  plus  qu'un  devoir,  si  vous  per- 
mettez que  je  dise,  un  plaisir  de  hâter  ce  moment-là. 
Soyez  donc  le  bienvenu  parmi  nous.  Monsieur.  Vous  n'y 
trouverez  malheureusement  ni  Bossuet,  ni  Buffon,  ni  le 
maréchal  de  ^■illar^:  mais  vos  confrères,  en  échange  des 
lumières  que  vous  voudrez  bien  leur  donner  des  beaux- 
arts,  s'empresseront  de  vous  éclairer  sur  nos  modernes 
usages,  et,  comme  ils  ont  beaucoup  connu  M.  de  Carné, 
comme  ils  gardent  pieusement  la  mémoire  de  cet  homme  de 
bien,  de  cet  homme  de  cœur,  vrai  chrétien,  vrai  Erançais, 
ils  seront  heureux  de  vous  le  faire  tout  à  fait  connaître 
et  d'achever,  de  concert  avec  vous,  son  éloge. 


r 

1 


DISCOURS 


DE 


M.  GASTON  BOISSIER 

PRONONCÉ  DANS  LA  SÉANCE  PUBLIQUE  DU  21  DÉCEMBRE  1876,  EN  VENANT 
PRENDRE  SÉANCE  A  LA  PLACE  DE  M.  PATIN. 


Messieurs, 

Vos  suffrages  m'imposenl  un  devoir  facile;  j'ai  à  vous 
retracer  une  vie  honnête,  pleine  d'œuvres  utiles,  et  qui 
s'est  écoulée  au  milieu  de  l'estime  et  du  respect  de  tout 
le  monde.  Quoiqu'elle  se  soit  prolongée  bien  au-delà  des 
existences  communes,  elle  ne  contient  pas  d'incidents 
extraordinaires  et  pourrait  être  racontée  en  quelques  mots. 
Les  gens  sages  sont  en  général  comme  les  peuples  heureux, 
ils  n'ont  pas  d'histoire.  M.  Patin  a  choisi  sa  voie  de  bonne 
heure,  et  il  a  marché  toujours  droit  devant  lui;  il  n'a  eu, 
chose  rare  de  nos  jours,  que  les  ambitions  de  son  état. 


9,38  DISCOURS    DF    RÉCEPTION 

L'exemple  de  ses  meilleurs  amis,  l'éclat  de  leur  fortune 
politique,  les  facilités  que  lui  offraient  les  cinq  ou  six 
révolutions  qu'il  a  traversées,  ne  l'ont  jamais  séduit  :  sous 
tous  les  ix^gimcs,  il  s'est  contenté  d'être  un  savant  et  un 
lettré.  C'était,  Messieurs,  une  résolution  sage,  et  dont  il  n'a 
pas  eu  lieu  de  se  repentir  :  dans  cette  vie  laborieuse  et 
paisible  qu'il  s'était  faite,  il  ne  cherchait  que  les  plaisirs 
de  l'étude,  les  joies  intéi'ieures  du  devoir  accompli,  l'or- 
gueil légitime  des  services  rendus  ;  vous  verrez  qu'il  y  a 
aussi  trouvé  le  bonheur. 

Une  des  chances  les  plus  heureuses  de  M.  Patin,  dans 
son  heureuse  carrière,  fut  de  venir  à  temps  pour  recevoir 
une  excellente  éducation.  11  avait  juste  l'âge  d'entrer  au 
collège  quand  les  collèges  furent  rouverts.  La  Révolution  les 
avait  fermés  en  1794,  lorsqu'elle  détruisit  d'un  coup  toutes 
les  anciennes  Universités.  L'essai  des  Ecoles  centrales,  qui 
fut  fait  ensuite,  n'avait  qu'à  moitié  réussi,  et  l'on  venait  enfin 
de  se  décider  à  rétablir  à  peu  près  ce  qui  existait  aupara- 
vant. —  C'était  le  goût  du  moment  de  retourner  en  tout 
au  passé,  et  l'on  relevait  l'antique  édifice  avec  le  même 
empressement  qu'on  avait  mis  à  le  détruire.  —  Les  vieilles 
études  classiques  furent  donc  restaurées  ;  elles  revinrent, 
mais  comme  renouvelées  et  rajeunies  par  ces  quelques 
années  d'absence.  Depuis  qu'on  en  avait  été  privé,  on  en 
sentait  mieux  le  prix;  d'ailleurs,  les  circonstances  leur 
donnaient  un  air  de  réaction  qui  achevait  de  les  mettre  à 
la  mode.  Les  maîtres  de  l'ancienne  Université  de  Paris  se 
ralliaient  autour  de  l'Université  nouvelle  ;  dispersés  de  tous 
côtés  par  l'orage,  forcés  souvent  d'accepter  pour  vivre  des 
positions  modestes,  peu  conformes  à  leurs  goûts  et  à  leurs 


DE    M.     GASTON    IlOISSIER.  289 

habitudes,  ils  étaient  heureux  de  reprendre  les  occupations 
de  leurs  plus  belles  années.  La  joie  qu'ils  éprouvaient  à  se 
retrouver  dans  leurs  chaires  relevées,  à  relii-e  Ciccron  et 
Virgile ,  dont  ils  étaient  éloignés  et  comme  exilés  depuis  si 
longtemps,  se  communiquait  à  ceux  qui  les  écoutaient.  Le 
maître  enseignait  avec  plaisir,  l'élève  étudiait  avec  ardeur 
et  par  suite  avec  profit.  Le  concours  général,  qui  avait  dis- 
paru en  1793,  après  une  émeute  d'écoliers,  venait  d'être 
rétabli ,  et  jamais  ces  fêtes  scolaires  ne  s'étaient  célébrées 
avec  autant  de  pompe.  Elles  donnaient  lieu  à  des  incidents 
animés  qui  montrent  l'ardent  intérêt  qu'y  prenait  la  jeu- 
nesse. Je  lis  dans  un  journal  du  temps,  la  Décade  philoso- 
phique, qu'à  la  disliibution  des  prix  de  i8o4  l'élève  qui 
venait  de  remporter  pour  la  seconde  fois  le  prix  d'honneur, 
s'avançant  vers  les  personnes  distinguées  qui  assistaient  à 
la  cérémonie,  les  remercia  en  fort  bons  termes  de  h  ur 
présence  ,  et  prit  ensuite,  au  nom  de  ses  camarades,  l'enga- 
gement de  rendre  un  jour  leurs  talents  et  leurs  efforts 
utiles  à  la  patrie  :  «  J'en  jure  par  ces  couronnes,  »  dit-il, 
et  le  jeune  auditoire  éclata  en  applaudissements.  .Messieurs, 
ce  lauréat  de  l'an  XII,  l'Institut  le  possède  encore,  et  il 
conserve ,  malgré  ses  quatre-vingt-dix  ans ,  tant  de  passion 
pour  l'étude,  tant  d'ardeur  et  de  verve,  un  esprit  si  ferme, 
si  vigoureux,  que  je  suis  bien  tenté  de  l'appeler,  comme 
l'écrivain  de  la  Décade,  le  jeune  Naudet.  M.  Patin  suivit 
avec  éclat  l'exemple  des  Naudet,  des  Le  Clerc,  des  Cousin, 
et  il  fut,  comme  eux,  plusieurs  fois  vainqueur  dans  les 
luttes  du  concours;  comme  eux  aussi,  ses  succès  parurent 
le  destiner  à  l'enseignement,  et  l'on  pouvait  dès  lors  pré- 
voir qu'après  avoir  été  l'un   des  plus  brillants  élèves  de 


2^0  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

l'Université,  il  en  deviendrait  l'un  des  meilleurs  maîtres. 
Ici  se  retrouve  cette  heureuse  fortune  qui  accompagna 
partout  M.  Patin  :  au  moment  même  oià  il  songeait  à  entrer 
dans  l'enseignement,  l'École  normale  fut  fondée.  Il  y  avait 
plus  de  cinquante  ans  que  l'opinion  publique  en  réclamait 
la  création,  mais  en  France  les  bonnes  choses  no  se  font 
pas  vite.  La  Convention  nationale,  vers  la  lin  de  son  ora- 
geuse existence,  avait  voulu  réaliser  le  vœu  des   anciens 
parlements  et  instituer  pour  les  jeunes  maîtres  une  maison 
d'instruction  où  on  leur  apprît  l'art  d'enseigner.  Malheu- 
reusement elle  s'y  prit  avec  trop  d'imprévoyance  et  de 
faste  :  quatorze  cents  jeunes  gens  furent  levés  à  la  fois  dans 
toute  la  France  ;   on  les   fit  venir  en  toute  hâte   à  Paris  ; 
mais,  quand  on  les  eut  rassemblés,  on  ne  sut  plus  qu'en 
faire  ,  et ,  après  cinq  mois  d'essais  stériles,  il  fallut  les  ren- 
voyer chez  eux.  Quinze  ans  plus  tard,  l'idée  de  la  Conven- 
tion fut  reprise  par  l'Empire,  cette  fois  d'une  façon  modeste, 
et  avec  aussi  peu  de  bruit  et  de  dépense  que  possible.  On 
se  contenta  de  réunir  cinquante  élèves ,  qu'on  logea  tant 
bien  que  mal  dans  les  ruines  de  l'ancien  collège  Du  Plessis. 
On  leur  donna  deux  maîtres  seulement  ;  mais  quels  maîtres! 
M.    Yillemain,    pour    la    littérature;    pour    les    langues 
anciennes,  M.  Burnouf.  Du  reste,  point  de  programme  ni 
de  règlement  ;  chacun  allait  devant  soi,  suivant  les  caprices 
de  son  imagination  ou  les  préférences  de  son  esprit.  On 
lisait  beaucoup,  on  causait  encore  plus.  La  leçon  achevée, 
c'étaient  des  discussions  sans  fin,  où  les  idées  du  maître 
étaient  complétées  ou  combattues,  où  tous  apportaient  en 
commun  le  résultat  de  leurs  travaux,  de  leurs  lectures,  de 
leurs  réflexions.  «  Dans  cette  libre  et  fraternelle  familia- 


OF,     M.     «GASTON     BOISSIER.  u/j  ' 

rite  d'àmes,  »  comme  lappi'llr  un  contemporain,  chacun 
profitait  du  progrès  des  autres  ;  les  esprits  s'élendaienl.  par 
la  méditation  et  s'aiguisaient  par  la  dispute.  Jamais  on  ne 
sentit  mieux  le  profit  qu'on  tire  de  ces  années  de  recueil- 
lement et  d'étude ,  placées  entre  le  collège  et  le  monde  , 
et  quelle  lumière  peut  jaillir  de  la  rencontre  Ac  (pichpies 
iiilclligences  sincères,  qui  n'uni  pas  eu  le  temps  d'avoir  des 
préjugés,  et  n'ont  pas  subi  encore  toutes  les  servitudes  de 
la  vie.  Plus  lard,  les  préventions,  les  souvenirs,  les  intérêts, 
les  influences  s'interposent,  sans  qu'on  le  veuille  ,  sans  qu'on 
le  sache,  entre  nous  et  la  vérité  :  on  est  d'un  parti,  et  l'on 
en  prend  les  opinions  ;  on  lait  des  sacrifices  à  ses  amis  ;  on 
a  une  situation  à  conquérir,  un  avenir  à  ménager,  ce  qui 
rend  timide,  rései-vé  ;  on  hésite  à  dire  tout  haut  son  senti- 
ment, on  regarde  autour  de  soi  avant  de  se  livrer  franche- 
ment à  ses  impressions.  Cette  prudence,  qu'enseigne  la 
vie ,  et  dont  il  est  malheureusement  bien  difficile  de  se 
défendre ,  était  plus  commune  que  jamais  et  |)lus  nécessaire 
dans  les  dernières  années  de  l'empire.  Au  milieu  d'une 
société  engourdie,  sous  l'œil  d'un  pouvoir  défiant,  on  avait 
pris  l'habitude  de  penser  peu  et  de  parler  moins  encore. 
Au  contraire  on  pensait  cl  l'on  parlait  beaucoup  à  l'iicole 
normale  :  c'étail  un  plaisir  anquel  on  trouvait  d'autant  plus 
de  charme  qu'il  était  devenu  plus  rare.  Les  admirations  y 
étaient  vives,  les  antipathies  violentes,  et  il  arrivait  pres- 
que toujours  que  ces  antipathies  et  ces  admirations  étaient 
tout  à  fait  opposées  à  celles  du  public.  C'est  ainsi  qu'on 
alïectait  d'accorder  peu  d'estime  à  la  littérature  du 
temps  et  de  traiter  sans  respect  les  réputations  les 
mieux  établies.  De  l'autre  côté  du  Plessis,  au  Collège  de 

AC.\D.   FR.  3i 


242  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

France,  Delille  était  un  grand  homme,  et  tout  Paris  se 
pressait  aux  séances  de  rentrée,  quand  il  daignait  y  lire 
quelques  vers  sur  le  café  ou  le  jeu  d'échecs.  A  l'École  nor- 
male on  se  moquait  de  ces  descriptions  éternelles  ;  l'étude 
assidue  des  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité,  les  excursions 
qu'on  commençait  à  faire  dans  tes  littératures  voisines,  y 
donnaient  de  la  poésie  une  plus  haute  idée.  Et  ce  n'était 
pas  pour  la  poésie  et  les  lettres  seulement  qu'on  se 
permettait  de  s'écarter  de  l'opinion  commune  :  en  philo- 
sophie, en  religion,  en  politique,  cette  jeunesse  était 
éprise  de  nouveautés,  hardie  dans  ses  jugements,  ardente 
dans  ses  espérances.  De  tous  les  côtés,  elle  regardait  au- 
dessus  des  horizons  du  xvnT  siècle,  cherchant  à  sortir 
des  systèmes  étroits  et  à  se  faire  une  critique  plus  large. 
Il  restait  sans  doute  beaucoup  de  vague  dans  ses  aspira- 
tions, elle  ne  savait  pas  bien  encore  quelle  route  elle  vou- 
lait pr(>ndre  :  mais  elle  éprouvait  le  besoin  de  quitter  les 
chemins  battus,  et  elle  était  prête  à  suivre  ceux  qui  se 
présenteraient  pour  lui  servir  de  guides.  On  le  vit  bien 
lorsqu'en  1812,  àla  Faculté  des  lettres,  installée  alors  dans 
les  mêmes  bâtiments  que  l'Ecole  normale,  M.  Royer- 
Collard  et  iM.  Guizot  commencèrent  obscurément  ces  cours 
qui  devaient  être  si  glorieux.  Dès  les  premiers  mots,  ils 
furent  compris;  ils  trouvèrent  autour  d'evix  tout  un  audi- 
toire sympathique  et  préparé.  L'Ecole  leur  envoya  pour 
élèves  les  Cousin,  les  Jouffroy,  les  Augustin  Thierry,  et  de 
cet  accord  fécond  des  maîtres  avec  les  disciples  un  mou-  ■" 
vemcnt  prit  naissance  qui  en  quelques  années  renouvela 
la  philosophie,  la  critique  et  l'histoire. 

M.  Patin,  entré  à  l'École  normale  en  181 1  ,  prit  part  à 


DK    M.    GASTON    BOISSIER.  9-43 

toute  cette  effervescence,  et  peut-être  fut-il  mi  de  ceux 
qui  en  profitèrent  le  plus.  Son  goût  ne  le  port.ilt  guère 
aux  nouveautés;  il  y  a  des  gens  qui  naissent  révolution- 
naires, lui  était  naturellement  conservateur.  Mais  ses  idées 
se  modifièrent  à  l'Ecole  :  il  ne  put  traverser  cet  ardent 
foyer  sans  recevoir  aussi  l'étincelle.  Les  leçons  de  iM.  Vil- 
lemain  firent  sur  lui  iiiie  impression  qu'il  n'oublia  jamais  ; 
soixante  ans  plus  tard  ,  il  disait  sur  la  tombe  de  son  maître  : 
«  Il  me  semble  encore  assister  à  ces  conférences  où  il  nous 
étonnait,  nous  charmait,  par  l'étendue  et  la  variété  de  ses 
souvenirs,  la  finesse  et  la  sûreté  de  son  goût,  la  vivacité 
élégante,  les  spirituelles  saillies  de  sa  parole  !  »  11  sortit  de 
ces  coni'érences  convaincu  qu'il  fallait  renoncer  à  l'ancien 
système  de  critique  qui  ne  suffisait  plus  à  la  curiosité  des 
esprits.  «  Il  y  a  des  époques,  disait-il,  où  l'on  doit  refaire 
la  carte  de  l'art,  comme  on  refait,  ajMès  un  voyage  de  dé- 
couvertes, un  traité  de  géograj)hie.  »  Il  faut  nous  le  figurer 
dans  ces  premières  années,  quand  il  ne  s'était  pas  encore 
absorbé  dans  le  monde  ancien,  prenant  part  aux  discus- 
sions du  jour,  rayonnant  volontiers  surtout  le  domaine 
des  lettres,  et  quittant  même  quelquefois  la  France  poui' 
s'aventurer  dans  la  littérature  des  pays  voisins.  Tout  en 
composant  des  éloges  poui-  Ks  eoncoui-s  académiques,  il 
collaborait  à  divers  journaux,  surtout  au  Glohr,  que  rédi- 
geaient avec  tant  d'éclat  ses  anciens  amis  de  l'École  normale. 
Il  y  rendait  compte  des  belles  leçons  de  M.  Villemain  ,  dont 
il  dit  «  quelles  méritaient  de  devenir  un  événement  pu- 
blic »  ;  mais  il  ne  dédaignait  pas  non  plus  d'y  traiter  des 
sujets  jjIus  légers.  C'est  ainsi  ([u'il  s'occupe  souvent  des 
romanciers,  et  non-seulement  de  Walter-Scott,    mais  de 


244  DISCOIÎRS    DK    UÉCEPTION 

Zschokkc,  de  Xavier  de  Maistre,  de  M""  de  Souza.  Il  fait 
ressortir  le.'^  (|ualilés  de  leurs  ouvrages  dun  ton  qui  indi- 
que qu'il  les  a  lus  avec  une  Irès-vive  sympathie,  ce  qui  ne 
l'enipèche  pas  d'en  montrer  aussi  très-finement  les  défauts, 
surtout  cette  manie  qu'ont  les  auteurs  modernes  de  trans- 
former en  rêveurs  spéculatifs  les  personnages  passionnés  : 
«  Les  héros  de  nos  romans,  dit-il,  s'observent  sans  cesse, 
ils  semblent  ne  voir  dans  leurs  affections  qu'un  sujet  de 
recherches  morales   et  d'expériences  psychologiques;    on 
dirait  que,  s'ils  aiment,  s'ils  haïssent,  s'ils  craignent,  s'ils 
désirent,  s'ils  sont  heureux  ou  malheureux,  c'est  unique- 
ment par  curiosité  philosophique.  Je  les  comparerais  vo- 
lontiers à  ce  médecin  courageux  qui  osa  s'inoculer  la  peste  , 
afin  de  mieux   l'étudier.  »  Il   serait   piquant   de  suivre   le 
grave  professeur  dans  ces  polémiques  mondaines  ,  et  peut- 
être  éprouveriez-vous  quelque  surprise  de  l'y  trouver  si  à 
l'aise.  Je  crois  pourtant  qu'il  a  eu  raison  de  n'y  pas  rester. 
En  continuant    à  disperser   ainsi  son    esprit  de   tous   les 
côtés,  il  se  serait  conquis  une  réputation  agréable  et  au- 
rait passé  pour  l'un  des  meilleurs  élèves  de  M.  Yillemain; 
mais  il  avait  mieux  à  faire  :  dans  ce  vaste  territoire  de   la 
critique,  il  pouvait  trouver  une  place  qui  fût  à  lui,  cl  où  il 
serait  un  maître  à  son  tour. 

Il  y  fut  naturellement  amené  par  les  circonstances.  A 
peine  était-il  sorti  de  l'École  normale  comme  élève  qu'il  y 
rentra  comme  professeur  :  on  le  chargea,  en  i8i5,  d'y  en- 
seigner les  littératures  anciennes.  Parmi  les  sujets  que  ces 
fonctions  l'amenaient  à  traiter,  il  en  est  un  qui,  par  son 
importance  et  son  obscurité,  le  frappa  d'abord  plus  que 
les  autres   :  c'était    l'histoire    de   la  tragédie    grecque.   Il 


ni;    M.    GASTON    BOISSIEK.  a/j^ 

souhaita  la  connaître  à  fond,  ot  il  prit  son  temps  pour  l'é- 
tudier. De    i8i5  à   1822,  illc   fut   liii)jel   principal  de  ses 
leçons  à  l'École  normale;  il  en  tira ,  en    1824.   i'"   coui's 
pour  la  Société  des  bonnes-lettres,  et  quelques  fragments 
en  faveur  insérés  dans  le  Globe;  dès  i832,  il  eut  l'occasion 
d'y  revenir  souvent  dans  son  enseignement  de  la  Faculté 
des  lettres,  à  propos  du  théâtre  latin;  cependant  les  Etu- 
des sur  les  tragiques  grecs  ne  furent  publiées,  sous  leur  forme 
définitive,  qu'en    i84i  ,  c'est-à-dire  après  vingt-six  ans  de 
travail.  On  s'explique  aisément  tous  ces  retards  quand  on 
songe  que  l'intérêt  passionné  que  M.  Patin  prenait  à  cette 
histoire  avait  fait  naître  en  lui  une  insatiable  curiosité.  Le 
sujet  lui  semblait  s'agrandir  sans  cesse  à  mesure  qu'il  le 
regardait  de  plus  près  et  qu'il  s'en   occupait   davantage. 
Après  avoir  étudié  avec  tout  le  soin  dont  il  était  capable 
les  pièces  d'Eschyle,  de  Sophocle, d'Euripide  i\nv  iiousavons 
conservées,  consulté  ,  pour  les  mieux  comprend  rc  ,  les  coiii- 
mentateurs,  les  scoliastes  el   ionl  «c  rpii  rcsic  de  la  grande 
critique  d'Alexandrie,  il  voulut  connaître  aussi  les  imita- 
lions  qu'on  en  a  faites  dans  d'autres  pays.    Il   suivit   les 
diverses  étapes  de  ce  grand  voyage  qui  a  promené  la  tra- 
gédie  grecque  dans   le   monde  entier,   en  observant  com- 
ment elle  change  dès  qu'elle  sort  de  chez  elle  et  les  sacri- 
fices de  toute  nature  qu'il  lui   laut  subir  pour  s'accommo- 
der au  caractère  des  peuples  où  elle  s'introduit.  Il  lui  sem- 
blait ([uc,    lorsqu'on  sait    bien  ce  qui  n'a   pas  pu   en   être 
transporté  ailleurs,  on  distingue  mieuxccqui  lui  estpro])rc, 
et  que  ces  imitations  incomplètes   font    éclater  son  véri- 
table génie.  C'étaient,  vous  le  voyez,   des  études  infinies 
qu'il  entreprenait  à  travers  toutes  les  littératures  de  l'Eu- 


246  DISCOUHS    1)K    RÉCKI'TION 

ropc  ;  ajoutez  (ju'il  tenait  à  se  rendre  compte  de  tout  par 
lui-inènie  cl  qu'il  ne  voulait  rien  savoir  à  demi.  Aussi  arri- 
vait-il clilTieilenicnt  à  se  satisfaire.  Aucune  question  ne  lui 
semblail   indilTérente ,   les  moindres   détails  l'entraînaient 
à  des  recherches  interminables  sans  que  sa  patience  en  fût 
jamais  fatiguée,  et  il  ne  consentit  à  donner  son  livre  au 
publie  que  lorsqu'il  fut  bien  sûr  que  la  matière  était  épuisée 
et  qu'il  ne  lui  restait  plus  rien  à  apprendre.  C'est  ainsi  que 
lui  vint  le  goût  de  l'érudition  ,  et  quv  du  lettré  sortit  peu  à 
peu  le  savant.  M.  Patin  ne  pensait  pas,  comme  tant  d'autres, 
que  la  littérature  et  la  science  s'embarrassent  mutuelle- 
ment et  qu'il  convient  de  les  séparer  ;   il  croyait,  au  con^ 
traire,  qu'en  s'unissant  ensemble  elles  peuvent  se  rendre 
beaucoup  de  services.  Le  vif  sentiment   des  beautés  litté- 
raires, un  goût  juste,  éveillé,  délicat,  empêchent  un  érudlt 
de  dire  beaucoup  de  sottises,  et,  de  son  côté,  un  littéra- 
teur se  trouve  bien  d'avoir  des  informations  exactes  et  de 
connaître  à  fond  les  choses  dont  il  veut  parler.  M.  Patin 
fut  donc  à  la  fois,  et  dans  des  proportions  heureuses,  un 
savant  très-solide  et  un  lettré  plein  de  goût  ;  c'est  ce  mé- 
lange qui  aida  le  plus  au   succès  de  ses  Etudes  sur  les  tra- 
giques grecs  et  qui  les  fera  vivre. 

Je  crains.  Messieurs,  qu'il  ne  nous  soit  pas  très-facile 
aujourd'hui  de  lY'udre  au  livre  de  M.  Patin  toute  la  justice 
qu'il  mérite  et  de  l'apprécier  comme  il  convient.  Il  est  dans 
la  nature  des  ouvrages  de  ce  genre  que  leur  succès  même 
leur  est  nuisible.  D'ordinaire,  les  idées  justes  et  vraies 
qu'ils  renferment  n'y  restent  pas  et  font  vite  leur  chemin 
dans  le  public  ;  une  fois  qu'elles  s'y  sont  répandues,  il  est 
dilficile  de  les  aller  chercher  pour  les  restituer  à  leur  au- 


l)K    M.     GASTON    BOISSIKU.  2^7 

tour  vérilahlo.  Le  public  ressemble  à  ces  gens  du  monde 
qui  adoptent  avec  tant  d'empressement   les  mots  heureux 
qu'ils  entendent  dire,  et  qui,  après  les  avoir  quelquefois 
répétés,  finissent  par  se  convaincre  (juils  les  ont  inventés 
eux-mêmes.  Il  prend  dans  les  lixies  qu'il  lit  tout  ce  (|iii  lui 
plaît,  et  plus  ee  qu'il  v  lr()u\e  est  naturel  et  sensé,  plus  il 
s'en  empare   et   se  l'assimile   aisément.   Comme    il   ne   lui 
semble  pas  qu'il  ait  jamais  eu  besoin  de  l'apprendre,  il  se 
persuade  qu'il  l'a  toujours  su,  et  lorsqu'au  bout  de  quelque 
temps,  il  relit  le  li\re  qui  le  lui  a  lourni .  il  n'est  pas  éloigné 
de  croire  que  c'est  lui  qui  a  donné  à  l'auteur  ce  qu'en  réa- 
lité il  en  a  reçu.  Les  Etudes  sur  les  tragiques  qrecs  sont  un 
de  ces  livres  dont  le  meilleur  s'est  écha|)pé  pour  former 
l'opinion   générale  et  la  science  commune.   Les  idées  que 
M.  Patin  y  développe  pourront  ne  plus  sembler  nouvelles 
aujourd'hui,  mais  nous  avons  un  moyen  de  nous  convaincre 
qu  elles  l'étaient  quand  il  les  exposa  ,  poui-  la  première  fois, 
devant  son  jeune  auditoire  de  l'Ecole  normale.  Ha[)pelons- 
nous  la  façon  dont  les  criti(|ues  les  plus  sérieux  du  dernier 
siècle  jugeaient  cette  vieille  tragédie,  et  de  quel  ton  on  en 
parlait  alors  dans  le  monde.  Depuis   l'époque   où   Racine 
faisait  pleurer  ses  amis  en  leur  traduisant  \  Qùlrpe  de  So- 
phocle sur  un   exemplaire  grec,  on    ne  lisait  plus  les  tra- 
giques dans  l'original.  Le  père  Brumoy  en  avait  donné  une 
traduction  dans  cette  prose  rêvée  par  M.  Jourdain,    qui 
n'est  ni  prose  ni  vers;  c'est  là  qu'on  les  allait  chercher,  et 
il  n'est  pas  surprenant  qu'on  y  prît  d'eux  une  opinion  dé- 
favorable. On  en  pouvait  bien  faire  l'éloge  par  convenance, 
et  à  cause  de  leur  grand  âge  ;  en  réalité ,  on  les  connaissait 
peu,  on  les  comprenait  mal,  on  ne  les  estimait  guère.  \ol- 


2/|8  DISCOURS    Dli    UÉCEPTION 

taii'o.  ([ui  voyait  un  jour  le  public  rester  froid  à  l'une  de 
SCS  pièces,  s'écriait  de  sa  loge  aux  spectateurs  indécis  : 
«  Applaudissez,  Athéniens,  c'est  du  Sophocle!  »  Mais,  le 
succès  une  fois  assuré ,  il  avait  soin  de  se  faire  écrire  par 
(pu-lque  compère,  ou  il  laissait  entendre  dans  une  préface 
(juil  était  beaucoup  trop  modeste,  que  c'était  bien  mieux 
que  Sophocle,  que  ces  vieux  écrivains  qu'on  admire  par 
tradition  auraient  beaucoup  gagné  à  vivre  quelques  siècles 
plus  tard  et  à  recevoir  des  leçons  de  leurs  successeurs, 
([ue  la  plupart  de  leurs  pièces  ne  seraient  plus  souffertes 
à  la  foire  :  et  les  Athéniens  de  Paris,  qu'il  appelait  aussi 
quelquefois  des  badauds  quand  il  n'avait  besoin  de  les 
flatter,  le  croyaient  sur  parole.  Ce  jugement  est  au  fond 
celui  de  La  Harpe,  qui  l'a  exprimé  sans  trop  de  ménage- 
ment dans  son  Lycée;  n'oublions  pas  que  cet  ouvrage  était 
dans  sa  vogue  et  sa  fraîcheur,  qu'il  formait  le  goût  publie 
quand  M.  Patin  commença  d'enseigner  à  l'Ecole  normale 
l'histoire  de  la  tragédie  grecque.  Ce  rapprochement  suffit, 
je  crois,  à  montrer  ce  qu'il  y  avait  dans  sa  critique  de  har- 
diesse et  de  nouveauté. 

La  Harpe  et  les  critiques  du  xviii^  siècle  avaient  le 
défaut  d'être  trop  remplis  d'eux-mêmes,  de  prétecdre  tout 
juger  avec  les  idées  de  leur  temps  et  de  ne  pouvoir  com- 
prendre ce  qui  diffère  d'eux.  «  Quand,  par  aventure,  dit 
M.  Patin,  ils  entreprenaient  quelque  excursion  dans  l'an- 
tiquité ou  chez  d'autres  nations,  c'était  à  la  manière  de  ces 
voyageurs  qui  ne  sortent  de  leur  pays  que  pour  le  retrou- 
ver partout,  qui  se  cherchent  avec  curiosité  chez  les  étran- 
gers et  se  trouvent  au  retour  aussi  avancés  qu'avant  d'être 
partis»  »  Quant  à  lui,  il  était  très-décidé  à  ne  pas  commet- 


DE    M.    GASTON    BOISSIEU.  a/jq 

Ipc  la  inèiiK^  faute,  il  ne  voulail  pas  iinitei'  ceux  auxquels 
il  rcproclio  a  d'onvisager  les  œuvres  anliques  d'une  ma- 
nière Loul,  abstraite ,  coinuie  si  elles  ne  tenaient  à  rien  , 
qu'elles  lussent  tombées  du  ciel  ,  qu'elles  n'eussent  ni  date 
ni  patrie.  »  Il  les  ramenait  à  leur  temps,  il  les  expliquait 
par  leur  pays,  et,  de  cette  manière  ,  il  se  eroyait  certain 
d'arriver  à  les  mieux  comprendre,  (^-ette  criti(pie  nouxelle, 
dont  il  se  proinel  de  si  lu'iireiix  résultats,  cette  méthode 
historique  (ju'il  oppose  avec  quelque  (ierté  à  l'enseignement 
dogmatique  de  ses  prédécesseurs  ,  il  ne  prétend  certes  pas 
l'avoir  in\  entée ,  au  contraii'e  ,  il  ne  niancpie  pas  une  occa- 
sion d'en  l'envoyer  la  gloire  à  M.  Viihunain.  Mais,  le  pre- 
mier, il  la  franchement  appliquée  aux  littératures  ancien- 
nes. Ce  fut ,  dès  i8i5,  le  caractère  et  la  nouveauté  de  son 
enseignement;  c'est  encore  aujourd'hui  un  des  principaux 
mérites  de  ses  livres.  Ces  chefs-d'œuvre  de  l'antiquité,  qui 
semblaient  flotter  entre  le  cielel  la  terre ,  et  dont  on  aimait 
à  dire  qu'ils  appartiennent  à  tous  les  temps,  M.  Patin  fait 
voir  qu'on  ne  peut  les  comprendre  que  si  l'on  connaît  le 
pays  et  l'époque  où  ils  furent  écrits,  tst-il  possible,  par 
exenqjle,  si  l'on  ignore  comment  est  né  le  théâtre  grec, 
qu'on  puisse  se  faire  quelque  idée  du  génie  d'Eschyle?  Ce 
système  dramatique  si  contraire  au  nôtre  devait  déconcer- 
ter une  critique  ignorante  du  passé,  enfermée  dans  le  pré- 
sent, et  l'on  conçoit  que  Fontenelie  ait  prétendu  que  lau- 
leiu-  (lu  Prométhée  ne  pouvait  être  «  qu'une  manière  de 
Ibu  ».  -Mais,  quand  on  consent  à  quitter  Paris  et  à  perdre 
de  vue  le  théâtre  français ,  ([uand  on  se  reporte  aux  ori- 
gines de  la  tragédie  grecque  .  qu'on  la  voit  naître  dans  les 
fûtes  de  Bacchus  et  sortir  des  chants  dithyrambiques,  alors 

ACAU.    FR.  Sa 


25o  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

le  drame  d'Eschyle  s'explique.  Ces  prétendus  déi'auls  que 
croyaient  y  voir  des  esprits  prévenus,  accoutumés  à  un  ail 
différent,  disparaissent;  on  est  mieux  disposé  à  en  sentir 
les  divines  beautés;  on  est  frappé  comme  il  convient  de 
la  grandeur  de  l'action,  de  l'énergie  des  sentiments,  de  la 
majesté  du  spectacle,  des  proportions  héroïques  et  de  la 
fière  attitude  des  personnages  qui ,  menacés  par  un  pou- 
voir supérieur  et  fatal ,  succombent  sans  faiblesse  et  enno- 
blissent par  leur  dignité  leur  chute  inévitable,  «  sembla- 
bles, tlit  ÎM.  Patin,  à  ces  gladiateurs  de  Rome  qu'une  sen- 
tence ,  fatale  aussi  ,  condamnait  à  périr  sous  le  couteau 
d'un  vainqueur,  et  qui,  par  la  grâce  de  leur  maintien, 
arrachaient,  en  tombant  sur  l'arène  ,  les  applaudissements 
des  spectateurs  féroces  dont  ils  n'avaient  pu  émouvoir  la 
pitié.  »  Ce  que  je  viens  de  dire  d'Eschyle,  je  pourrais  le 
répéter  d'Euripide.  Ses  pièces  sont  loin  d'être  irréprocha- 
bles, et  les  fautes  qu'on  y  remarque  doivent  choquer  un 
homme  de  sens.  M.  Patin  les  signale  et  les  déplore; 
mais,  au  lieu  de  lancer  sur  elles  des  anathèmes  et  de  s'in- 
digner au  nom  du  bon  goût,  ce  qui  ne  mène  à  i^en,  il  en 
cherche  les  causes  qu'il  importe  beaucoup  de  découvrir; 
il  les  trouve  dans  le  caractère  du  poète ,  dans  les  mœurs 
de  son  temps,  dans  les  exigences  des  spectateurs  avides 
de  nouveautés  et  fatigués  de  chefs-d'œuvre.  Ces  défauts, 
qui  le  choquent,  ne  le  surprennent  pas;  ils  lui  semblent 
l'eflet  ordinaire  des  années  et  la  suite  natiu'elle  des  chan- 
gements du  goût  public.  «  Ainsi  vont  les  arts,  dit-il ,  et  l'es- 
prit humain  qui  les  j)roduit.  On  commence  par  des  com- 
positions simples,  et  l'on  arrive  par  un  progrès  inévitable 
à  la  recherche  de  l'effet,  à  la  réalité   de  l'imitation:  cela 


I)i:    M.    GASTON    nOISSIER.  2[)I 

est  naturel .  cela  est  néoessairo.  »  Ces  réflexions  ne  me  pa- 
raissent pas  seulement  très-justes,  elles  sont  aussi  fort 
utiles.  Il  me  semble  (jue  l'esprit  qui  s'en  pénètre  n;arde 
mieux  la  liberté  et  la  sûreté  de  ses  jugements.  Quand  il 
n'est  plus  obsédé  par  des  défauts  dont  il  sait  la  raison ,  les 
qualités  le  frap[)enl  davantage.  Rien  ne  l'empèehe  plus 
alors  de  goûter  les  beautés  d'Euripide,  cette  fécondité  de 
ressources,  cette  variété  d'intrigues,  ces  peintures  animées 
de  la  vie  commune,  cette  connaissance  du  cœur,  ce  pro- 
fond sentiment  des  misères  de  l'bumanité,  et,  par-dessus 
tout,  ces  maximes  généreuses,  ces  grandes  idées  sur  la 
religion,  sur  le  droit,  sur  la  justice,  qui  lui  venaient  des 
écoles  philosophiques,  et  révèlent  le  progrès  delà  raison 
au  milieu  de  la  décadence  des  arts.  Voilà  ce  que  ^I.  Patin 
a  mieux  compris  que  ses  devanciers,  ce  qu'il  a  mis  en 
pleine  lumière!  L'ancienne  critique,  à  force  d'être  timide 
et  sévère,  de  se  cantonner  obstinément  dans  certaines  épo- 
ques et  certaines  œuvres  privilégiées,  avait  fini  par  réduire 
la  littérature  à  t|uehjues  sommets.  La  nouvelle,  en  nous 
donnant  la  pleine  intelligence  du  passé,  en  nous  apprenant 
à  sortir  de  nous-mêmes,  en  nous  rendant  sensibles  aux 
qualités  qui  nous  sont  étrangères,  multiplie  pour  nous  le 
nombre  des  grands  écrivains,  étend  le  champ  de  nos  études 
et  nous  permet  de  goûter  plus  souvent  une  des  jouissances 
les  plus  vives  et  les  plus  saines  que  puisse  se  donner  notre 
esprit,  le  noble  plaisir  d'admirer. 

Quand  M.  Patin  publia  son  ouvrage  sur  les  tragiques 
grecs,  il  y  avait  déjà  plusieurs  années  qu'il  était  engagé 
dans  d'autres  études.  Kome  l'avait  enlevé  à  la  Grèce,  et 
depuis  lors  elle  le  garda.    Nommé    en  i832   professeur   de 


252  DISCOL'KS    DE    «LCEPTION 

poôsi»^  latine  à  la  Faculté  des  lettres,  il  a  fait  ce  cours  sans 
inten  uplion  pendant  trente-trois  ans,  et  de  ce  long  ensei- 
gnement il  est  resté,  avec  les  traductions  de  Lucrèce  et 
d'Horace ,  les  Éludes  sur  les  poètes  latins. 

Dans  cette  chaire ,  comme  dans  toutes  celles  qu'il  a  oc- 
cupées, M.  Patin,  à  sa  manière  et  avec  sa  discrétion  habi- 
tuelle ,  lut  une  sorte  de  novateur.   Quand  il  entreprit  d'en- 
seigner l'histoire   littéraire  de  Rome,  il  pensa  qu'il  devait 
commencer  par  le  commencement.  C'est  une  idée  qui  paraît 
d'abord  très-simple,  et  pourtant  on  ne  s'enétaitpas  encore 
avisé  à  la  Sorbonne.  Son  prédécesseur,  un  excellent  latiniste, 
mais  très-fidèle  aux   traditions,  ne  sortait  guère  d'Horace 
et  de  Virgile ,  et ,  dans  Virgile  même  ,  il  faisait  son  choix  ,  il 
avait   ses  endroits   préférés  sur    lesquels    il  revenait  sans 
cesse  :  on  raconte  qu'il  pleurait  Didon  presque  tous  les  ans. 
M.  Patin  remonta  courageusement  aux  origines  mêmes  de 
la  littérature  latine;    il  se  donna  le   spectacle  de  ces  deux 
siècles  d'efforts  où  des  grammairiens  et  des  poètes  ,  la  plu- 
part Grecs  ou  barbares  de  naissance,  mais  devenus  Romains 
de  cœur,  essayaient  de  polir  cette  langue  rude ,  de  l'assou- 
plii'  aux  lois  du  mètre,  d'arrêter  sa  décadence  précoce,  de 
la  rendre  capable  de  traduire  les  œuvres  de  Sophocle  ou 
d'Homère  ,  et  travaillaient  enfin  à  donner  une  littérature  à 
ce  peuple  de  laboureurs  et  de  soldats.  La  plupart  des  ou- 
vrages qu'ils  avaient  écrits  sont  perdus,  mais  M.  Patin,  qui 
suivait  volontiers  les  traces  des  savants   du   xvi''  siècle,  ne 
recula  pas  devant  le  pénible  labeur  de  reconstruire  des      ■' 
œuvres  entières  avec  quelques  fragments  qui  en  restent. 
Dans  ces  essais  de  restauration,  qui  ressemblent  à  ceux 
qu'entreprennent   les    architectes  sur   les   monuments  en 


DE    M.    GASTON    BOISSIEH.  253 

ruines,  il  lui  arriva  de  l'aire  quelquefois  des  découvertes 
qui  le  surprirent.  Il  raconte  qu'il  avait  commencé  par  ré- 
péter avec  tout  le  monde  que  les  Romains  n'avaient  pas  eu 
de  théâtre  trap^ique.  C'était  au  dernioi-  siècle  une  opinion 
acceptée  de  tous  les  critiques,  de  Lessinja;  comme  de  La 
Harpe,  que  l'art  de  Sophocle  et  d'Euripide  ne  s'était  jamais 
acclimaté  chez  eux.  On  les  plaignit  de  n'en  avoir  pas  com- 
pris la  beauté,  et  même  un  érudit  allemand  écrivit  une 
dissertation  très-savante  sur  les  causes  qui  les  avaient  em- 
pêchés d'y  être  sensibles  ;  il  on  trouva  beaucoup  et  de  fort 
plausibles  en  vérité.  Malheureusement  il  n'était  pas  vrai 
que  les  Romains  eussent  jamais  néglif^é  la  tragédie  ,  et  ils 
s'étaient  montrés  au  contraire  fort  empressés  pour  elle. 
M.  Patin  ne  tarda  pas  à  le  reconnaître;  il  lui  fut  aisé  de 
réunir,  dans  ses  recherches ,  les  débris  de  pièces  fort  inté- 
ressantes ,  et  qui  avaient  obtenu  de  très-grands  succès  sur 
le  théâtre  de  Rome.  11  constata  que  les  Romains  prenaient 
beaucoup  de  plaisir  à  les  entendre  on  à  les  lire  .  (juils  n'en 
parlaient  qu'avec  orgueil .  et  qu'ils  osaient  môme  les  mettre 
à  côté  des  grands  ouvrages  de  la  Grèce  qui  leur  avaient 
servi  de  modèles.  C'était  sans  nul  doute  aller  trop  loin,  et 
M.  Patin  tie  retrouvait  pas  toujours  dans  ces  imitations 
imparfaites  les  qualités  (jui  lui  plaisaient  tant  chez  ses  chers 
tragiques  grecs;  mais  les  défauts  qu'il  remarquait  chez  ces 
vieux  poètes,  dont  il  recueillait  pieusement  les  débris ,  ne 
l'empêchaient  pas  de  leur  rendre  justice.  Il  osait  n'être  pas  de 
l'avis  d'Horace  qui  les  condamne  sans  miséricorde.  Il  trou- 
vait chez  eux,  malgré  leur  rudesse  et  leur  inexpérience,  une 
fraîcheur  d'inspiration,  une  énergie  de  sentiments,  une 
simplicité,  une  franchise  .  une  vérité  qui  le  charmaient.  Ces 


ii54  DISCOIUS    DE    HÉCfilPTION 

deu\  premiers  sièelcs  des  lettres  romaines  avaient  semblé 
jusque-là  une  sorte  de  désert  dans  lequel  on  craiji^nait  de 
s'avenlurer  et  d'où  l'on  sortail  au  plus  vite;  M.  I^alin,  au 
contraire,  s'y  engagea  résolument  et  il  mit  cinq  ans  entiers 
à  le  liaverser.  Ce  n'est  que  la  sixième  année  de  son  ensei- 
gnement qu'il  atteignit  enfin  l'époque  d'Auguste. 

N'allez  pas  croire,  Messieurs,  qu'il  n'y  arrivât  qu'à  re- 
gret. Je  le  féliciterais  moins  d'avoir  tiré  de  l'oubli  Ennius , 
Lucilius,  Atlius.  de  leur  avoir  donné  chex  nous,  dans  l'en- 
seignement de  la  littérature  latine  ,  la  place  qui  leur  est  due 
et  {Hiils  oui  gardée  ,  si  TalTection  qu'il  ressentait  pour  eux 
l'avait  rendu   injuste  à   tout  le  reste.  Mais  il  n'y  a  que  les 
esprits  étroits  qui  soient  exclusifs  :  l'admiration  est  un  de 
ces  sentiments  de  l'ànie  humaine  qui  se  divise  sans  s'affai- 
blir. Celle  qu'éprouvait  M.  Patin  pour  toute  cette  jeunesse 
des  lettres  romaines  ne  nuisait  pas  dans  son  estime  aux 
écrivains  de  l'époque  classique.  Il   les  aimait  au  contraire 
avec  passion ,  mais  il  les  aimait  à  sa  manière,  qui  n'est  pas 
celle  de  tout  le  monde  :  il  croyait  que  la  véritable  façon  de 
les  honorer  né  consiste  pas  à  les  accabler  d'éloges ,  mais  à 
chercher  à  les  bien  connaître ,  et  il  ne  pensait  pas  qu'on  les 
connût,  si  on  les  étudie  seuls,  si  on  les  isole  des  écrivains 
qui  les   ont  précédés   et  préparés.   C'est  donc  pour  eux  et 
dans  leur  intérêt  qu'il  tarde  quelque  temps  à  les  aborder; 
il  veut  être   sûr  de    les  mieux  comprendre,  et   connaître 
d'avance  tous  les  éléments  qui  sont  entrés  dans  la  formation 
de   leur  génie;   mais,   une   fois   ces    études    préliminaires 
achevées,  qu'il  est   heureux   de  leur  revenir!  Quel  plaisir 
pour  lui  d'analyser,  de  traduire,  d'expliquer  leurs  ouvrages, 
.   jJe  les  comparer  à  ces  chefs-d'œuvre  de  la  Grèce  qu'ils  imi- 


DK    M.    GASTON     BOISSIER.  a55 


taient ,   ci,   siiivanl   sa  méthode  ordinaire,  do   montrer  oo 
qu'ils   ont   ciix-mômes  fourni   aux   littératures  modernes  ! 
Tous  les  écriNains  de    cette  épo{{ue  glorieuse    lui  étaitiil 
ehers,  aussi  bien  ceux  (jui,  venus  les  premiers  et  gardant 
encore  quelques  traces  de  l'âge  précédent,  font  pressentir 
déjà  l'approche  de  la  perfection,  comme  l'aurore  annonce 
le  jour,  que  ceux  quï  sont  placés  dans  la  pleine  lumière  et 
l'éclat  rayonnant  du  grand  siècle.  II  les  connaissait  tous  à 
fond,  cl  il  n'est  aucun  d'eux  dont  il  ne  se  soit  occupé  à  son 
tour.  Qui  a  mieux  parlé  que  lui  de  Catulle,  de  Lucrèce,  de 
Virgile?  —  Il  y  en   avait  un  pourtant  qui,  dès  le   début, 
l'attira  plus  que  les  autres,  vers  lequel  son  enseignement  le 
ramenait  sans  cesse,  et  qui  finit  par  prendre  son  cceur  tout 
entier.  Ce  poète  préféré  entre  tant  de  poètes  chéris,  ce  con- 
fident de  toutes  les  pensées,  cet  ami  de  toutes  les  heures, 
auquel  M.  Patin  consacra  sans  regret  la  plus  grande  |);iitie 
de  son  temps  cl  le  ïncillcnr  (\r  son  espiil,  c'était  Horace. 
Connaissez-vous,  Messieurs,  une  destinée  plus  iticioui- 
blement  heureuse  que  celle  de  ce  «  petit  homme  »,  comme 
ra|)pelait  familièrement  Auguste,  qui,  non  content  de  s'être 
fait  tant  d'amis  sincères,  dévoués,  pendant  sa   vie.   Ii-ouvc 
moyen  d'en  avoir  encore  plus  après  sa  mort?  D'où  peut  lui 
venir  cet  attrait    souverain  cpi'il  exerce   sur    huit   de  per- 
sonnes? Comment  s'e\[)liqucr  (ju'il    suit    plus    ardenunent 
aimé  que  tant  d'autresqu'on  admire  davantage,  qu'il  jouisse 
de  ce  privilège  étrange  de  n'èli-c  pas  seulemeni  un  auteur 
favori    qu'on  aime  à    i-clii'c,    mais  une  soric  de   conseiller 
qu'on  interroge,  qu'on  écoute,  qu'on  est  iicureux  d'intro- 
duire jusque  dans  sa  vie  la  plus  intime?  On  comprend  qu'il 
soit  aisé  de  captiver  les  esprits  et  de  s'atta(;her  les  cœurs 


256  niSCOI  «s    DF    RKCEPTION 

quand  on  est  un  héros  cl  qu'on  iVappc  les  imaginations  par 
des  actions  d'éclat,  ou  tout  au  moins  quand  on  exprime 
des  idées  généreuses,  qu'on  parle  aux  hommes  de  gloire, 
d'honneur,  de  dévouement  :  les  personnes  même  les  moins 
romanesques  éprouvent  comme  un  besoin  de  s'élever  de 
temps  on  temps  au-dessus  des  soucis  vulgaires  de  la  vie, 
qui  leur  l'ail  aimer  les  beaux  s|)e(tacles  qu'on  leur  offre  et 
applaudir  aux  grands  sentiments  qu'on  étale  devant  eux. 
Mais  exciter  tant  d'enthousiasme,  s'attirer  tant  d'affection, 
quand  on  n'est  qu'un  homme  de  la  foule,  sans  vices  écla- 
tants ni  vertus  extraordinaires,  et  qu'on  se  plaît  à  le  dire, 
quand  on  pratique  pour  soi  et  qu'on  prêche  aux  autres  une 
morale  plus  utile  que  relevée ,  qu'on  présente  comme  elle 
est,  sans  essayer  de  la  farder  ou  de  la  grandir,  quand  on 
a  horreur  des  belles  phrases  et  qu'on  ne  croit  pas  beaucoup 
aux  grands  sentiments,  voilà  la  merveille!  Et  l'étonnement 
augmente  encore  lorqu'on  songe  que  ces  ardents  amis 
qu'Horace  a  su  se  faire  dans  tous  les  siècles  ne  sont  ni  de 
ces  sots  qui  suivent  sans  réfléchir  l'opinion  commune,  ni 
de  ces  enthousiastes  qui  se  laissent  en  un  moment  sur- 
pi-endre  leur  admiration,  mais  des  personnages  avisés,  dif- 
ficiles, des  lettrés,  des  sages  qu'on  ne  contente  pas  aisé- 
ment, l'élite  des  gens  du  monde  et  la  fleur  des  gens  d'esprit. 
M.  Patin  était  de  ce  nombre.  Peu  de  personnes  ont  subi 
autant  que  lui  le  charme  d'Horace.  Ce  n'était  pas  assez  de 
le  lire,  de  le  relire,  de  le  savoir  par  cœur,  il  avait  voulu 
connaître  tout  ce  qu'on  a  écrit  sur  lui  de  dissertations  sa- 
vantes et  de  notices  littéraires  en  France  et  à  l'étranger.  Les 
amis  d'Horace  étaient  aussitôt  devenus  les  siens  ;  quant  à  ses 
ennemis, —  car  l'aimable  poète  n'en  a  jamais  manqué,  et  c'est 


DE    M.    GASTON    BOISSIER.  0,57 

ce  qui  achève  son  succès,  —  M.  Paliii  no  s'olait  pas  refusé  le 
plaisir  de  les  combattre.  Dans  quel(|ues  [lages  agréables,  les 
plus  vives  peut-ètie  et  les  plus  aisées  qu'il  ait  écrites,  il  a 
répondu  aux  accusations  dont  son  cher  poète  est  l'objet. 
Ce  qui  est  assez  curieux,  c'est  qu'avant  de  réfuter  ses  ad- 
versaires, M.  Patin  est  obligé  de  le  défendre  conlir  lui- 
même.  Horace  a  tant  d'horreur  des  gens  qui  parlent  d'eux 
avantageusement  ,  il  i  raliil  tellement  d'avoir  l'air  de  s'en 
faire  accroire  qu'il  dit  volontiers  du  mal  de  lui  et  se  traite 
plus  sévèremenl  cpiil  ne  le  mérite.  M.  Patin  refuse  de  le 
croire  sur  parole  ;  il  ne  lui  semble  pas  possible,  par  exem- 
ple, que  si  Horace  eût  jeté  sou  bouclier  à  la  bataille  de 
Philippes ,  pour  se  sauver  plus  vite,  il  se  lût  chargé  de  nous 
l'apprendre.  Il  en  est  de  même  des  légèretés  de  sa  con- 
duite ;  s'il  paraît  dil'ticile  de  nier  loul  ce  qu  il  nous  en  rap- 
porte si  volontiers,  on  peut  au  moins  admettre  qu'il  y  a 
dans  ces  confessions  nu  peu  de  ces  exagérations  complai- 
santes dont  on  ne  se  défend  pas  toujours  quand  on  iail 
l'aveu  de  certains  péchés.  ÎNotre  vieux  poète  Lamothe  ra- 
conte, avec  quelque  contusion,  qu'il  a  bien  été  forcé,  poui- 
écrire  des  pièces  amoureuses,  à  la  façon  des  lyriques  grecs, 
de  se  pourvoir  d'une  maîtresse  imaginaire  ;  «  car,  sans  maî- 
tresse, dit-il,  le  moyen  d'imiter  Anacréon!  »  M.  Patin  soup- 
çonne qu'il  se  trouve  aussi,  dans  certains  récits  compro- 
mettants d'Horace,  un  peu  plus  d'imitation  que  de  vérité. 
N'est-il  pas  très-vraisemblable  qu'il  traduit  Anacréon  ou 
quelque  autre,  bien  plutôt  qu'il  ne  rapporte  quelque  inci- 
dent de  sa  vie,  quand  il  se  représente  courant  les  rues  de 
Home,  [)endant  les  plus  froides  nuits  de  l'hiver,  en  chan- 
tant des  chansons  d'amour?  Il  aimait  trop  ses  aises,  nous  dit 

ACAD.    FR.  33 


258  DlSCOins    DK     KKCr.l'TION 

M.  Patin,  qui  lo  connaît  bien,  pour  braver  ainsi  la  bise  cl 
la  neige  sous  les  fenêtres  de  l'insensible  Lydé.  Mais  c'est 
surtout  la  conduite  politique  d'Horace  que  M.  Patin  lient 
à  défendre  des  reproclies  qu'on  ne  lui  a  pas  ménagés.  11  ne 
veut  pas  qu'on  l'appelle,  comme  on  le  fait  trop  souvent, 
un  lâche,  un  traître,  un  vil  flatteur,  un  adroit  esclave. 
«  Ce  sont  là,  dit-il,  de  grands  mots  et  bien  durs,  mais  aussi 
bien  vides.  »  Pour  expli(|uor  qu'il  ail  changé  d'opinion  et 
passé  de  l'intimité  de  Brulus  à  celle  d'Auguste,  les  bonnes 
raisons  ne  lui  manc[uent  pas.  Il  lui  semble  qu'avant  môme 
que  le  sort  des  combats  eût  décidé ,  et  quand  l'armée  de 
Briitus  pouvait  encore  espérer  le  succès,  les  convictions 
républicaines  d'Horace  ont  dû  éprou\er  déjà  plus  d'une 
atteinte.  Plus  d'une  fois  sans  doute,  dans  ce  camp  d'aris- 
tocrates ,  où  on  lui  reprochait  si  durement  sa  naissance  ,  ce 
fils  d'esclave  a  senti  qu'il  n'était  pas  à  sa  place.  Les  excès 
et  les  exagérations  de  tout  genre,  les  illégalités,  les  injus- 
tices, dont  ne  se  préservent  pas  toujours  les  partis  les  plus 
honnêtes  dans  l'ardeur  du  combat,  ont  dû  souvent  irriter 
cet  esprit  sage  ,  naturellement  modéré ,  et  il  a  ressenti  dès 
lors  celte  haine  généreuse  des  guerres  civiles  qui  lui  a  plus 
tard  inspiré  de  si  beaux  vers.  Est-il  surprenant,  s'il  avait 
ces  sentiments  avant  le  combat,  qu'après  la  défaite  ,  quand 
tous  les  chefs  furent  morts  ou  soumis,  que  l'univers  en- 
tier, fatigué  de  discordes,  eût  accepté  un  maître  comme  un 
libérateur,  Horace  ait  fait  comme  tout  le  monde?  M.  Patin 
demande  s'il  faut  être  plus  sévère  pour  lui  que  pour  les  au- 
tres, si  l'on  doit  lui  faire  un  crime  d'avoir  cru  «  qu'il  pou- 
vait, sans  se  contredire,  après  des  délais  convenables  et 
des  réflexions  suffisantes,  céder  au  coui's  des  choses,  ac- 


I)i:    M.    GASTON    BOISSIKR.  25g 

cepter  ce  qui  était  iiiévitablo  ci  y  chercher  sa  place.  »  Il  a 
surtoiil  i>i-and  soin  d'établir,  par  des  recherches  iniiiii- 
lieuses,  que  le  poète  ne  s'est  pas  livré  de  suite,  qu'il  a  bien 
mis,  de  coraple  fait,  quatre  ou  cinq  ans  |)our  ac(;omplir 
cette  conversion,  et  il  insinue,  non  sans  malice,  qu'on  y 
met  moins  de  façons  aujourd'hui  et  que  les  choses  se  l'ont 
plus  vite. 

C'était  surtout  dans  ses  cours  de  la  Sorbonne,  où  il  se 
sentait  plus  libre,  ([ue  ^I.  Patin  se  donnait  tout  entier  à 
Horace,  11  ra\;ul  tani  lu.  il  le  connaissait  si  bien,  qu'il  ne 
pouvait  s'euqjècher  d  entrer  dans  des  détails  infinis  dès 
qu'il  parlait  de  lui.  Il  savait  heure  par  heure  l'emploi  de 
ses  journées;  il  le  suivait  dans  ses  promenades  du  Forum 
ou  du  Champ  de  Mars,  pendant  qu'il  regardait  les  joueurs 
de  balle  et  cpi  il  écoutait  les  charlatans  ;  il  assistait  à  ses 
repas  du  soir,  dont  il  vous  aurait  dit  K'  mumiu  ;  il  allail 
quelquefois  avec  lui  chez  Mécène,  dans  son  palais  des  Es- 
quilies,  ou,  plus  rarement,  chez  Auguste,  au  Palatin,  et  il 
était  fier  de  voir  que  ce  n'était  pas  toujours  le  poète  qui 
flattait  le  prince,  mais  que  le  prince  avait  l'air  souvent 
d  être  le  complaisant  du  poète  ;  il  l'accompagnait  plus  vo- 
lontiers dans  cette  charmante  maison  de  la  Sabine,  qui  est 
devenue  le  rêve  de  tous  les  gens  de  lettres  ,  et  ils  jouissaient 
ensemble  de  ce  petit  coin  de  jardin ,  avec  la  source  d'eau 
vive  cpii  l'arrose  et  les  quelques  arbres  qui  l'ombragent;  il 
connaissait  ses  amis,  ses  serviteurs;  il  savait  le  nom  des 
livres  qui  composaient  sa  bibliothèque  ;  il  racontait  les 
moindres  incidents  de  sa  vie  d'une  façon  si  précise,  si  ani- 
mée, (pi'il  les  mettait  sous  les  yeuv  de  ses  auditeurs.  Sur- 
tout il  aimait  à  relire  avec  eux,  à  expliquer,  à  commenter 


26o  DlSCOriVS    m,    RÉC.F.1>TI0^ 

ses  ouvrages.  Il  en  avait  tant  de  fois  cité  des  IVagments 
isolés  dans  ses  leçons  qu'à  la  fin  il  se  trouva  l'avoir  traduit 
tout  entier  sans  s'en  douter  ;  ce  n'est  qu'assez  tard  qu'il 
s'avisa  d'aller  y  chercher  cette  traduction  qu'il  avait  faite 
involontairement  pour  la  donner  au  j)ublic.  11  faisait  plus  : 
à  force  d'étudier  les  œuvres  d'Horace,  on  dirait  qu'il  s'en 
était  appliqué  l'esprit.  Ce  qu'il  y  a  de  meilleur,  de  plus 
élevé  dans  cette  morale,  semblait  être  passé  dans  sa  vie. 
Toutes  ces  vertus  aimables  que  le  poète  recommande  à  ses 
amis,  tous  ces  conseils  sensés  qu'il  leur  donne  :  se  contenter 
de  son  sort ,  n'avoir  que  des  goûts  modérés  ,  borner  ses  dé- 
sirs pour  éviter  les  mécomptes,  se  trouver  bien  où  ion  est, 
s'accommoder  des  personnes  qu'on  fréquente,  tourner  les 
choses  du  meilleur  côté  ,  prendre  les  gens  comme  ils  sont  et 
le  temps  comme  il  vient,  M.  Patin  les  pratiquait  naturelle- 
ment. Horace  n'avait  pas  seulement  en  lui  un  traducteur 
élégant  et  un  commentateur  perspicace  ;  je  suis  sûr  qu'il 
l'aurait  avoué  pour  l'un  de  ses  plus  sages  disciples. 

Je  viens  de  rappeler  le  souvenir  des  cours  de  M.  Patin; 
c'est  assurément,  Messieurs,  ce  qui  a  tenu  la  plus  grande 
place,  et  la  meilleure,  dans  sa  vie.  Ses  livres  ne  me  sem- 
blent donner  de  lui  qu'une  idée  imparfaite.  C'était  avant 
tout  un  professeur;  il  ne  fut  écrivain  que  par  occasion  et 
presque  malgré  lui.  Quand  on  a  connu  la  douceur  de  ces 
relations  journalières  avec  un  auditoire  studieux  sur  lequel 
on  suit  l'effet  de  sa  parole,  on  a  moins  d'empressement  à 
s'adresser  à  ce  grand  public  de  désœuvrés  et  d'inconnus. 
M.  Patin  possédait  à  un  haut  degré  les  deux  qualités  qui 
font  les  professeurs  accomplis  :  le  goût  de  la  jeunesse  et 
•l'amour  des  choses  qu'il  enseignait.  Tous  les  jeunes  gens 


DE    M.    C.ASTO^    «OISSIKU.  '>.U\ 

qui  travaillaient  étaient  sûrs  d'être  bien  accueillis  de  lui. 
Il  n'était  pas  de  ceux  qui  défendent  les  abords  de  la  science 
dont  ils  s'occupent,  <|ui  la  rej^ardent  comme  un   domaine 
lenné  et  n'y  laissent  pénétrer  personne.  Au  contraire  ,  il  se 
plaisait  à  y  introduire  lui-môme  ceux  (pii  if  souhaitaient; 
il  lu-  Irur  rd'usail  pas  ses  conseils,  il  était    heureux  de  si- 
gnaler au  public  leurs  premiers  travaux.  Gomme  il  n'eut 
pas  seulement  la  chance  favorable  d'éviter  les  infirmités  du 
corps,    et  qu'il    échappa    aussi    à    ces   infirmités   de   l'âme 
qu'amène  trop  souvent  un  grand  Age  ,  les  années  n'enle- 
vèrent rien  à  sa  bienveillance,  et  jamais  on  ne  vit  de  vieil- 
lesse moins  morose  et  plus  affable  que  la  sienne.  T>es  an- 
ciens avaient  déjà  remarqué  que  c'est  comme  un  |)iivilège 
de  ceux  fpii   enseignent  de  se  conserver  plus   longtemps 
jeunes  d'esprit  et  de  cœur.  On  dirait  qu'il  se  l'ait  entre  le 
maître  et  l'élève  une  sorte  d'échange  dont  ils  profitent  tous 
deux,  le  maître  donnant  un  peu  de  son  expérience  à  l'élève 
et  l'élève  communiquant  en  retour  un  peu  de  sa  jeunesse  à 
son  maître.  Jusqu'à  la  (in,  M.  Patin  garda  les  plus  précieuses 
qualités  des  jeunes  années,  surtout  cette  vivacité  d'impres- 
sions, cette  chaleur  d'àme  C[ui  rendent  sensible  aux  beaux 
ouvrages.  Personne  peut-être  n'a  été  de  nos  jours  un  ad- 
mirateur plus  passionné  des  grands  écrivains  classiques  ;  il 
sefforçait  sans  cesse  d'augmenter  le  nombre  de  leurs  amis, 
non  pas  en  débitant  sur  eux  de  belles  phrases,  mais  en  tra- 
vaillant à  les  faire  mieux  connaître.  Cicéron  a  dit  des  mer- 
veilles de  la   nature  qu'à  force  d'être   regardées  tous   les 
jours,  les  yeux  s'y  accoutument  et  qu'on  cesse  de  les  admi- 
ler.  M.  Patin  appliquait  cette  parole  à  ces  poètes  anciens 
qu  on  nous  met  entre  les  mains  dès  l'enfance  et  dont  nous 


26p.  niSCOl  us    T)K    «ÉCEl'TION 

avons  usé  tant  crexcmplaires.    «  Nous  les  savons  trojj   par 
cœur,  (lisait-il  ;  plus  nous  en  répétons  la  lettre,  plus  il  ai- 
rive  que  l'esprit  nous  en  échappe.  »  I!  axait  l'ail  de  les  ren- 
dre nouveaux  par  ses  remarques  justes  et  fines.  Que  de  fois 
n'a-l-il  pas  lait  (lécou\  lir  Horace  et  \  irgile  à  des  gens  qui 
ne  les  lisaient  plus  parce  qu'ils  croyaient  les  tiop  bien  con- 
naître! Même  quand  il  se  bornait   à  en  expliquer  les  plus 
beaux  endroits,  il  savait  donner  un  intérêt  particulier  à  ses 
explications.  Il  avait  tant  lu  et  tant  retenu,   ses  connais- 
sances étaient  si  vastes  et  sa  mémoire  si  sûre,  (ju'il  lui  était 
toujours  lacile  d'animer  les  exercices  les  plus   arides   par 
des  souvenirs  et  des  comparaisons.  II  voyageait  sans  em- 
barras d'un  pays  Ti  l'autre,  et  à  travers  les   littératures  de 
lous  les  temps.  Une  citation  heureuse  faisait  comprendre 
un     passage    obscur,    nui-    anecdote     piquante    réveillait 
l'attention   fatiguée.    Sans    doute,    au    milieu    de    ces    dé- 
tours l'explication  ne  marchait  pas  toujours  bien  vite  ,  mais 
ni  le  professeur  ni  les  élèves  n'étaient  pressés.    M.   Patin 
faisait  volontiers,  dans  son  enseignement,  comme  La  Fon- 
taine, quand  il  allait  à  l'Académie,  il  prenait  le  plus  long, 
convaincu  qu'on  n'arrive  jamais  trop  tard  quand  on   ap- 
prend quelque  chose  en  route.  Les  élèves  se  gardaient  bien 
de  s'en  plaindre,  et  ils  suivaient  avec  plaisir  tous  les  ca- 
prices de  cette  convei'sation  aimable  qui  les  intruisait  sans 
les  ennuyer.  On  se  sentait  attiré  vers  lui,  dès  qu'on  l'écou- 
tait,  par  l'agrément  de  ses  manières  et  la  simplicité  de  sa 
parole,  par  cette  science  modeste  qui  aimait  à   s'effacer, 
qui  rendait  justice  à  tout  le  monde  et   u'oubliail    qu'elle. 
Rien  ne  lui   était  plus  étrange  que  ce  contentement  per- 
pétuel de  soi-même   et  cette  suffisance  impertinente  qui 


DK     M.     r.ASTON     ItOISSIF.R.  ^>63 

accompagnent  quclquelois  et  <;àtenl  toujours  le  savoir. 
On  a  clil  longtemps  que  e'élaienl  des  délauls  IVanoais  :  l'ex- 
périence a  prou\é  que  nous  n'en  avons  pas  le  monopole, 
qu'ils  sont  d'ordinaire  la  suite  d'iiiie  Irop  heureuse  for- 
tune, et  (pi  il  n  isl  pas  aisé  aux  peuple^  qu'enivre  le  suc- 
cès de  les  é\ilei-.  Mais  il  v  en  a  d'autres  qu'on  nous  repi'o- 
che  plus  justement,  auxcpuls,  il  l'aul  l'avouer,  nous  sommes 
beaucoup  trop  enclins,  cl  cpie  nous  avons  payés  bien  élu  r  : 
je  veux  parler  de  cette  légèreté  qui  nous  fait  décider  des 
choses  sans  les  connaître  et  se  console  d'une  ignorance  par 
une  plaisanterie  ,  de  cette  manie  de  croire  aux  phrases,  de 
renqjlacer  les  faits  par  des  mots,  de  prendre  des  méta- 
phores pour  des  raisons  et  des  images  pour  des  idées.  Ces 
défauts  étaient  antipathiques  à  M.  Paliii.  et  son  enseigne- 
ment était  fait  pour  en  corriger.  Quand  on  le  voyail  si  soi- 
gneux de  ne  rien  avancer  dont  il  ne  fût  certain,  si  minu- 
tieux dans  ses  recherches,  si  exact  dans  ses  citations,  si 
ennemi  de  la  vaine  rhétorique  et  des  généralités  douteuses, 
on  prenait  le  goût  des  informations  sures  et  des  connais- 
sances précises. 

Il  enseignait  donc  par  ses  exenq)les  aussi  bien  que  |)ar 
ses  leçons;  et  j'ajoute  que  sa  vie  tout  entière  et  la  hiil- 
lante  forlime  ([ni  la  eoiironnée  étaient  un  des  enseignements 
les  plus  profitables  qu'on  put  offrir  à  la  jeunesse.  Un  phi- 
losophe ancien  a  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  spectacle  plus  beau 
que  celui  d'un  honnête  homme  aux  prises  avec  l'adversité 
et  lui  tenant  tète.  Je  le  veux  bien  ;  mais  avouons  qu'il  esl 
utile  aussi  et  encourageant  de  le  voir  quelquefois  obtenir 
les  récompenses  dont  il  est  digne  et  jouir  du  bonheur  qu'il 
a  mérité.  M.  Patin  a  été  parfaitement  heureux  dans  toute 


uO'i  DISCOURS    DE    IIÉCKPTION 

s.T  vie;  il  l'.i  ôlô  non-s(Mil(Mnent  par  la  inodéralion  de  ses 
désirs,  l'égalité  de  son  luuncur,  et  toutes  ces  qualités  inté- 
rieures qui ,  dans  une  certaine  mesure,  dépendent  de  nous, 
niais  aussi  ])ar  les  circonstances  du  dehors  dont  nous  ne 
sommes  pas  les  maîtres.  Les  honneurs  lui  sont  venus  natu- 
rellement, et  presque  sans  qu'il  ail  eu  la  peine  de  les  sou- 
haiter. Doyen  de  la  Faculté  des  lettres  de  Paris,  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  française,  il  était  parvenu  aussi 
haut  qu'un  |)rofesseur  et  qu'un  homme  de  lettres  puissent 
ari'iver;  il  n'avait  eu  ,  pour  ainsi  dire  ,  qu'à  se  laisser  vieillir 
pour  être  honoré  des  premières  dignités  de  l'instruction 
publique;  et  à  chaque  fois  qu'il  obtenait  quelque  distinc- 
tion nouvelle,  c'était  une  satisfaction  générale  de  voir  les 
récompenses  de  toute  nature  aller  comme  d'elles-mêmes  à 
un  homme  de  bien  qui  les  méritait  et  ne  les  demandait  pas. 
Nous  sommes  trop  disposés ,  Messieurs ,  à  laisser  les  désa- 
busés nous  dire  sur  tous  les  tons  qu'on  est  dupe  d'être  mo- 
deste ,  qu'il  ne  sert  de  rien  de  vivre  honnêtement ,  que  c'est 
la  faveur  et  l'intrigue  qui  donnent  toujours  le  succès. 
L'exemple  de  M.  Patin  parvenu  à  une  si  grande  situation, 
uniquement  parce  qu'il  en  était  digne,  répond  à  beaucoup 
de  ces  déclamations.  Il  était  pour  nous  comme  une  leçon 
vivante  de  moi-ale;  sa  vieillesse  entourée  de  considération, 
chrrgée  d'honneurs,  enseignait  aux  jeunes  gens  qui  dé- 
butent dans  la  vie  que  pour  se  pousser  dans  le  monde  il 
n'est  pas  nécessaire  d'être  malhonnête,  et  que  même  il 
n'est  pas  toujours  indispensable  d'être  habile ,  qu'on  peut 
arriver  plus  haut  en  suivant  franchement  la  ligne  droite 
qu'en  se  glissant  par  les  chemins  tortueux ,  et  qu'enfin 
notre  société  n'est  pas  si  mal  faite  ,  que  le  travail  et  la  pro- 


DE    M.    r.ASTON    BOISSIER.  265 

bité  n'y  soient  quelquefois  d'aussi  bons  moyens  de  réussir 
que  l'inlrijiifue. 

M.    Patin  éprouvait  une  tendresse  de  cœur  qui  ne  vous 
surprendra  pas  pour  la  mémoire  du  bon  RoUin ,  et  il  a  con- 
sacré l'un  de  ses  meilleurs  écrits  à  raconter  sa  vie.  A  ce 
propos,  il  est  amené  à  nous  rappeler  le  souvenir  de  cette 
vieille  Université  de  Paris  (ju'il  n'avait  pas  wic  lui-même, 
mais  dont  il  avait  connu  et  aimé  dans  sa  jeunesse  les  der- 
niers survivants.  Il  prend  plaisir  à  nous  décrire  ce  «  pays 
latin  »  séparé  du  reste  du  monde,  qui  avait  sa  vie  propre, 
ses  passions  particulières,  sa  littérature  à  lui  toute  écrite 
en  latin  et  composée  de  grandes  harangues  ou   de  petits 
vers  qui  ne  sortaient  pas  du  quartier,  mais  qu'on  dévorait 
dans  les  collèges.   Il  est  heureux  de  nous  dépeindre  ces 
professeurs  au  maintien  grave,  aux  habitudes  régulières  et 
pieuses,  étrangers  aux  intérêts  et  aux  distractions  de  la 
société,  qui  n'avaient  de  patrie  que  leur  collège,  de  famille 
que  leur  classe,  dont  l'existence  se  composait  uniformément 
des   petits   accidents   de    la  vie   scolaire   et  du    spectacle 
assidu  de  l'antiquité.  Il  ajoute  ensuite,  non   sans  quelque 
regret  :   «   Nous  ne  reverrons  plus  de  maîtres,  je   ne  dis 
pas  égaux,  mais  semblables  à  ceux  de  l'Université  de  Paris 
au  temps   oiî  elle  produisit  Rollin.  y>   Nous  n'en  reverrons 
plus.  Messieurs,  je  le  crains  bien.  Il  est  naturel  que  chaque 
siècle  ait  sa  méthode  particulière  d'enseigner,  et  que,  pré- 
parant ses  enfants  pour  lui-même,  il  les  élève  à  sa  façon, 
selon  ses  besoins  et  ses  idées.  Nos  professeurs  sont  plus 
mêlés  au  monde  et  vivent  davantage  de  la  vie  de  tous  :  ils 
ne    s'enferment  pas  dans   un   pays  spécial,  ils   parlent   la 
langue  de  leur  patrie,  ils  prennent  l'esprit  de  leur  temps. 
ACAD.  FR.  34 


366  DISCOl'IVS    DIÎ    RÉCEPTION    DE    M.    GASTON    BOISSIEI*.. 

Quoiqu'ils  n'aient  rien  perdu  de  l'affection  que  ressen- 
taient leurs  prédécesseurs  pour  l'antiquité,  source  des 
bonnes  études,  ils  ne  croient  pas  devoir  lui  être  aussi 
étroitement  asservis;  ils  l'interprètent  et  l'imitent  avec  in- 
dépendance ;  ils  conservent,  autant  qu'ils  le  peuvent,  les  tra- 
ditions du  passé,  mais  ils  ne  sont  point  ennemis  des  nou- 
veautés nécessaires,  et  c'est  ainsi  que,  par  leurs  exemples 
et  leurs  leçons,  ils  essayent  de  donner  aux  jeunes  généra- 
tions qu'ils  élèvent  deux  qualités  qui  s'accordent  difficile- 
ment ensemble  et  qu'il  faut  pourtant  savoir  unir  :  le  respect 
de  la  discipline  et  le  goût  de  la  liberté.  Voilà,  Mes- 
sieurs, plus  d'un  demi-siècle  que  la  nouvelle  Université  a 
remplacé  celle  qu'illustra  RoUin.  Au  milieu  de  difficultés 
et  de  rivalités  sans  nombre ,  dans  une  des  époques  les  plus 
agitées  de  l'histoire,  elle  n'a  rien  négligé  pour  accomplir 
honorablement  sa  tâche.  Elle  a  compté  parmi  ses  maîtres 
beaucoup  de  gens  utiles  et  quelques  grands  noms.  Au  pre- 
mier rang  de  ceux  dont  elle  est  fière ,  qui  l'ont  le  mieux 
servie,  le  plus  honorée  par  l'étendue  de  leur  savoir,  la 
droiture  de  leur  caractère  ,  la  dignité  de  leur  vie  ,  et  qu'elle 
croit  pouvoir  opposer  sans  crainte  aux  meilleurs  maîtres 
d'autrefois,  soyez  sûrs,  Messieurs,  qu'elle  placera  toujours 
M.  Patin. 


RÉPONSE 


DE 


M.    E.    LEGOUVÉ 


DIRECTEan   DE    L  ACADÉUIE    FRANÇAISE 


AU  DISCOURS  DE  M.  GASTON  BOISSIER. 


Monsieur, 

Vous  savez  quel  fut  le  premier  nom  des  discours  acadé- 
miques. Le  récipiendaire  adressait  à  l'Académie  un  coni- 
j)liment;  le  directeur  lui  répondait  par  un  autre  compli- 
ment, de  façon  que  tout  se  passait  en  compliments. 

Les  choses  ont  un  peu  changé  depuis  ce  temps-là;  seu- 
lement, au  dire  de  quelques  esprits  graves,  nous  n'y  avons 
gagné  qu'à  moitié,  car,  selon  eux,  nos  discours  constituent 
un  genre  faux,  à  la  fois  puéril  et  compassé,  et  ne  sont 
guère,  en  réalité,  que  des  panégyriques  tempérés  par  des 
épigrammes. 

Ce  reproche  est-il  juste  ?  Je  ne  le  crois  pas.  Plus  d'un 
exemple  est  là  pour  prouver  qu'il  y  a  place  ici  entre  l'épi- 


268  RÉPONSK    nie    M.     E.     LRnOlVK 

granimo  et  le  panégyrique;  plus  d'une  voix  sincère  et  élo- 
quente a  fait  voir  qu'on  peut  louer  celui  qu'on  reçoit  sans 
hyberbole,  parler  de  celui  (pion  regrette  sans  exagération, 
toucher  même,  en  passant,  quelques-unes  des  questions 
sérieuses  qui  se  lient  à  ces  deux  noms ,  et  donner  ainsi  à 
l'auditoire  choisi  qui  nous  écoute  un  plaisir  digne  de  lui, 
en  lui  offrant  deux  portraits  vivants,  ressemblants,  et  où  la 
peinture  des  côtés  faibles  fasse  partie  de  la  ressemblance. 

C'est  cette  sincérité  cordiale  que  je  voudrais  prendre 
aujourd'hui  pour  modèle.  Monsieur;  je  vous  avouerai  même 
que  je  désirerais  aller  un  peu  plus  loin  que  la  sincérité, 
jusqu'à  la  franchise;  être  sincère,  c'est  ne  dire  que  ce  qui 
est;  être  franc,  c'est  dire  tout  ce  qui  est  :  or,  le  jour  de 
votre  élection,  vous  avez  eu  vingt-trois  voix  pour  vous  ,  et 
neuf  seulement  contre;  hé  bien  ,  je  vous  avouerai  franche- 
ment que  j'étais  un  des  neuf,  et  je  vous  demande  la  pei'- 
mission  de  vous  dire  pourquoi. 

L'Académie  française  ne  ressemble  pas  aux  autres  clas- 
ses de  l'Institut.  La  classe  des  Sciences  se  recrute  seule- 
ment parmi  des  savants;  les  Inscriptions  et  les  Sciences  mo- 
rales, parmi  des  érudits  ;  les  Beaux-Arts,  parmi  des  artistes  ; 
l'Académie  française  seule,  et  c'est  là  son  caractère  original, 
s'ouvre  et  doit  s'ouvrir  à  tout  ce  qui  brille  à  un  titre  quel- 
conque dans  le  vaste  domaine  de  l'esprit:  historiens,  ora- 
teurs, critiques,  hommes  politiques,  poètes,  i^omanciers, 
auteurs  dramatiques ,  tous  peuvent  dire  :  Dignus  sum  in- 
trare.  Ces  personnes  mêmes  que  l'on  appelle  des  person- 
nages, c'est-à-dire,  qui,  sans  position  littéraire  bien  pré- 
cise, jouent  un  grand  rôle  dans  la  société  polie,  par  le 
goût  des  lettres  uni  à  l'éclat   du  nom,  doivent  avoir  leur 


M    Discoims  im;  m.   gaston  boissier.  269 

place  d.'ms  ce  sénat  de  l'inlolligence,  car  ils  y  apjHjrlent 
une  Illustration  et  une  force  de  plus.  Enfin,  pour  emprunter 
une   comparaison  à  la  classe  des  beau\-arts,  je   dirais  vo- 
lontiers que  l'Académie  française  ressemble  à  un  orchestre, 
où  la  richesse  et  la  beauté  de  l'harmonie  résidtent  du  nom- 
bre et  de  la  variété  des    instruments;  seulement  je   crois 
que  les  écrivains  d'imagination,   c'est-à-dire    les    portes, 
les  romanciers,  les  auteurs  dramatiques  doivent  y  tif^urer 
comme    les    instruments   les    plus  nombreux.    Pourquoi? 
parce  que  la   poésie,  le  roman  et  le  théâtre  représentent 
ce  qu'il  y  a  de  plus  rare  et  de  plus  difficile,  l'invention,  et 
qu'ils  expriment  ce  qu'il  y  a  plus  élevé  dans  l'art,  l'idéal, 
la  passion  et  la  vie.  Ajouterai-je  que  les  autres  genres  de 
littérature  conduisent  ceux  qui  y  excellent  à  la  Sorbonne, 
au  Collège  de   France,  à  l'Académie  des  inscriptions,  aux 
Sciences  morales  etpolitiques,  voire  même  au  ministère,  mais 
que  les  œuvres  d'imagination  ne  conduisent  guère  qu'à  l'A- 
cadémie? L'on  m'objecte  qu'elles  mènent  aussi  à  la  fortune 
et  à  la  gloire.  Si  c'est  à  la  gloire,  ouvrons-leur  bien  vite, 
car  l'Académie  a  besoin  de  gloire!  et,  quant  à  la  fortune, 
interrogez  les  rares  élus  qui  y  parviennent,  ils  vous  diront 
à  quel  prix,  même  au  théâtre  ,  est  souvent  acheté  un  succès, 
combien  d'efforts  infructueux  le    précèdent,   combien  de 
déboires  le  suivent,   combien  d'années  de  stérilité  stérili- 
sent même    une   année   d'abondance ,  et  vous  me  pardon- 
nerez.   Monsieur,    d'avoir   soutenu  ceux  dont  l'Académie 
est  la  seule   ambition,   et  qui  peuvent  y  préteneire,  non- 
seulement  par  droit  de  talent,   mais  par  droit  de  lutte  et 
de  souffrance. 

J'ai  hâte  d'arriver.  Monsieur,  à  vous  et  à  vos  travaux.  Le 


9.yO  RKPONSE    DE    M.    E.    I.KGOUVE 

lendemain  de  votre  élection,  je  me  mis  à  l'œuvre;  je  pris 
tous  vos  livres,  non  pas  pour  les  lire,  ce  qui  est  un  plaisir, 
et  un  plaisir  que  je  m'étais  déjà  donné;  mais  pour  les  re- 
lire, ce  qui  est  une  étude,  et  pour  en  tirer  un  discours,  ce 
qui  est  un  travail.  Quelle  fut  ma  surprise!  à  mesure  que  je 
pénétrais  dans  vos  écrits,  vous  m'apparaissiez  tout  autre. 
Jusque-là,  j'avais  sans  doute  apprécié  en  vous  un  érudit 
solide,  un  critique  distingué;  je  trouvais  devant  moi  un 
esprit  original  et  inventif.  Le  regret  me  prit;  de  façon 
qu'après  avoir  voté  contre  vous  par  conviction,  je  rétractai 
tout  bas  mon  vote  par  remords,  et  qu'élu  il  y  a  six  mois 
avec  vingt-trois  voix,  vous  vous  trouvez  aujourd'hui  en 
avoir  vingt-qua(re. 

Votre  originalité  consiste  d'abord.  Monsieur,  en  ce  que 
vous  n'êtes  ni  de  votre  temps,  ni  de  votre  pays;  je  veux 
dire  que  vous  vous  êtes  choisi  une  patrie  intellectuelle  à 
trois  cents  lieues  et  à  dix-huit  cents  ans  de  distance  ;  vous 
êtes  né  à  Rome,  vers  l'extrême  fin  de  la  République, 
consule  Planco  :  vous  avez  vécu,  jour  à  jour,  les  lustres 
tragiques  qui  s'écoulent  de  César  à  Tibère,  vous  avez 
connu  et  pratiqué  familièrement  tout  ce  que  cette  époque  a 
produit  de  plus  grands  hommes  et  de  pires  scélérats;  vous 
ne  vous  êtes  pas  contenté  d'observer  ce  qui  se  passait  sur 
la  terre ,  vous  avez  voulu  pénétrer  dans  l'Olympe  et  aux 
enfers,  entrer  en  commerce  avec  Jupiter  comme  avec  Au- 
guste, et  enfin ,  vos  quatre  grands  ouvrages  nous  transpor- 
tent si  bien  dans  tous  les  coins  de  l'Empire,  qu'on  peut 
dire  que ,  si  vous  êtes  entré  à  l'Académie  française ,  c'est  à 
titre  de  citoyen  romain. 

Ce  titre,  comment  avez-vous  commencé  à  le  mériter?  Cela 


Al     DISCOURS    DF    M.    GASTON    BOISSIER.  O.y  ï 

vaut  d'être  rapporté.  Vous  professiez  la  rhétorique  à  Nîmes, 
votre  ville  natale,  et,  chose  assez  rare  chez  un  professeur 
de  province  ,  votre  seule  ambition  était  d'y  rester.  Passe  un 
inspecteur  de  l'Université;  votre  mérite  le  frappe;  vous 
êtes  appelé  à  Paris.  Cette  rapidité  d'avancement  in([uiète 
votre  conscience;  vous  éprouvez  le  besoin  de  la  justifier 
par  un  succès.  A  ce  moment,  l'Académie  des  inscriptions 
mit  au  concours  un  sujet  difficile  et  sévère.  Il  s'agissait  d'un 
écrivain  latin  dont  le  nom  est  immortel ,  et  dont  l'œuvre 
est  comme  morte  ;  qui ,  selon  Quintilien,  a  écrit  sur  presque 
tout  et  dont  il  ne  reste  presque  rien,  de  Varron.  Tenter  de 
faire  revivre  un  tel  homme,  c'était  vouloir,  à  l'imitation  de 
Cuvier,  recomposer  un  être  vivant  avec  des  fragments  de 
squelette.  Vous  l'avez  fait.  Monsieur.  L'Académie  des  ins- 
criptions l'a  reconnu  en  vous  couronnant.  Vous  avez  su, 
dans  ce  travail,  être  aussi  érudit  (jue  les  Allemands,  et 
l'être  autrement  qu'eux,  c'est-à-dire  que  vous  avez  joint  à 
la  science  qui  rassemble  l'art  qui  compose.  C'est  là  nu  talent 
propre  à  notre  pays.  Les  savants  d'outre-Rhin  sont  ]}lus 
habiles  collecteurs  de  matériaux  que  nous;  mais  nous  som- 
mes meilleurs  architectes  qu'eux.  Vous  leur  avez  pris  leur 
qualité  et  vous  avez  gardé  la  nôtre  ;  je  vous  en  félicite  ;  c'est 
un  bon  exemple  que  vous  avez  donné  là,  et  utile  à  .suivre  en 
tout.  Quand  Molière  imitait  Plaute ,  il  se  servait  de  IMaute 
pour  faire  du  Molière.  Voilà  notre  modèle!  Etudions  les 
étrangers  ,  mais  pour  devenir  de  plus  en  plus  Français. 

Votre  ouvrage   sur  /a  lieligio/t   ^^omaine,  dAurjuste  aux 
Antonins,  montre  votre  talent  sous  un  aspect  nouveau. 

Vous  êtes  né  en  pleine  antiquité.  Monsieur,  en  naissant 
à  Nîmes.  Les  premiers  objets  qui  ont  frappé  vos  yeux  sont 


•rj-X  KKPOISSE    DE    M.     E.     LEGOl'VK 

des  monuinonls  romains,  c'était  uiu-  prcdcslination,  mais, 
chose  caractéristique!  même  jeune,  vous  avez  plus  pensé  à 
les  interroger  qu'à  les  admirer.  Sans  doute,  ces  débris  de 
temples  ,  ces  colonnes  brisées  ,  ces  tombeaux  en  ruines  par- 
laient à  votre  imagination  et  vous  charmaient  par  la  pureté 
do  leurs  lignes  et  la  beauté  de  leurs  formes  ;  mais  vous  y 
cherchiez  surtout  des  renseignements  :  vous  vous  attachiez 
plus  aux  inscriptions  gravées  sur  ces  chefs-d'œuvre,  qu'à 
ces  chefs-d'œuvre  môme,  allant  ainsi,  d'instinct,  à  cette 
science  de  l'épigraphie  à  laquelle  vous  devez  la  plus  réelle 
valeur  de  votre  livre,  et  où  l'histoire  trouve  aujourd'hui  un 
si  puissant  secours. 

Aujourd'hui,  en  effet,  tout  véritable  historien  ,  rejetant 
les  documents  de  seconde  main,  marche  droit  à  ce  qu'on 
appelle  énergiquement  et  poétiquement  les  sources,  c'est-à- 
dire  à  ce  qui  jaillit  directement  de  l'âme  humaine  ,  ou  des 
fails.  Or,  quelle  source  plus  riche  que  le  langage  des  pierres 
séculaires?  Les  hiéroglyphes  nous  avaient  appris  tout  ce 
qu'une  nation  intelligente  et  méditative  peut  faire  tenir 
d'événements  sur  quelques  centimètres  de  granit;  il  suflit 
parfois  d'une  ligne  pour  raconter  un  règne  ;  si  je  l'osais,  je 
dirais  que  c'est  de  la  substance  de  siècles.  Moins  concise, 
l'épigraphie  est  plus  instructive  encore.  Elle  ne  nous  trans- 
met pas  seulement  les  grands  documents  officiels,  décrets 
du  sénat,  lettres  de  princes,  jugements  rendus  ;  elle  raconte 
ce  que  ne  disent  pas  les  livres,  la  vie  quotidienne  des 
classes  populaires  :  sur  ces  tombeaux,  sur  ces  pierres  com- 
mémoratives,  sur  ces  autels,  se  retrouvent  les  costumes,  les 
coutumes,  les  cérémonies,  les  croyances  de  la  foule  ;  c'est 
l'histoire  de  ceux  qui  n'ont  pas  d'histoire. 


AT    DISr.Ot  RS    OF.    M.    GASTON    BOISSIER.  278 

Voilà  ,  -Monsieur,  sur  quel  fondement  à  la  fois  solide  et 
nouveau  vous  avez  élevé  votre  livre  de  la  religion  romaine;, 
voilà  le  point  de  départ  de  l'idée  vraiment  originale  qui  y 
préside,  et  sur  laquelle  je  crois  devoir  insister  un  moment. 

Deux  écoles  sont  aujourd'hui  en  présence,  qui  portent 
sur  cette  époque  deux  jugements  absolument  contradic- 
toires. La  première,  plus  ancienne  et  plus  nombreuse,  pré- 
tend qu'en  réalité,  dès  Auguste,  il  n'y  avait  plus  de  religion 
romaine ,  que  le  paganisme  n'était  alors  qu'un  reste  de  su- 
perstitions usées  auxquelles  personne  ne  croyait  plus,  que 
la  morale  tombait  en  ruines  comme  le  culte,  et  que  le  monde 
attendait  le  dieu  nouveau  pour  avoir  une  foi  et  une   loi. 

La  seconde  école,  plus  restreinte,  mais  non  moins  con- 
sidérable par  le  mérite  de  ses  fondateurs,  affirme  que  la 
religion  païenne,  loin  d'être  aussi  morte  alors  qu'on  le  pré- 
tend ,  a  lutté  contre  le  christianisme  pendant  deux  siècles  et 
({u'clle  n'a  été  abattue  qu'au  bout  de  quatre.  Ils  ajoutent 
que  le  christianisme  a  calomnié  le  paganisme  après  l'avoir 
nié,  l'a  dépouillé  après  l'avoir  calomnié,  et  que  la  religion 
antique,  épurée  et  renouvelée  comme  elle  l'était,  suffisait 
au  monde  pour  se  relever  et  pour  croire.  Entre  ces  deux 
doctrines,  laquelle  avez-vous  adoptée,  Monsieur?  Ni  l'une 
ni  l'autre  et  toutes  les  deux.  D'un  côté,  vous  avez  montré, 
d'accord  en  cela  avec  l'école  nouvelle ,  que ,  d'Auguste  aux 
Antonins,  le  monde  antique  avait  fait  un  effort  immense 
pour  reconstituer  le  paganisme;  que  les  idées  religieuses 
tombées  en  désuétude  et  même  en  mépris  à  la  fin  de  la 
République  s'étaient  énergiquement  relevées  à  la  voix  de 
la  philosophie;  que  cette  philosophie  n'était  pas  seulement 
l'occupation  de  quelques  esprits  d'élite,  et  n'avait  pas  seu- 

ACAD.   KH.  35 


2^4  nÉPONSE    DK    M.     K.    LEGOUVK 

lementla  morale  pour  objet,  mais  que,  s'adressant  au  culte 
même,  elle  avait  entrevu  et  poursuivi  l'idée  d'un  dieu 
unique;  qu'elle  avait  deviné  et  mis  en  pratique  la  vertu 
toute  chrétienne  de  la  charité,  qu'elle  s'était  émue  des 
problèmes  de  la  misère,  de  l'égalité,  de  la  solidarité,  qu'elle 
avait  suscité  entre  les  classes  travailleuses  le  principe  de 
l'association,  qu'elle  avait  créé  des  sociétés  de  secours 
mutuels,  adouci  et  moralisé  le  sort  des  esclaves,  et 
qu'enfin  elle  avait  fait  œuvre  de  religion  en  entreprenant 
de  régénérer  la  société  tout  entière  au  nom  de  la  divi- 
nité. Voilà,  Monsieur,  ce  que,  grâce  à  l'épigraphie,  vous 
avez  avancé,  affirmé  et  prouvé.  Puis,  une  fois  justice 
rendue  à  ce  grand  mouvement  religieux  de  l'antiquité  et 
aux  écrivains  éminents  qui  le  défendent,  vous  avez  dé- 
montré qu'après  deux  siècles  de  lutte ,  ce  mouvement  s'é- 
tait arrêté  comme  à  bout  de  forces  ;  que  son  i^ôle  était 
fini  ;  qu'après  avoir  réveillé  dans  toutes  les  âmes  la  soif 
de  la  ix^ligion ,  il  avait  été  incapable  de  la  satisfaire  ;  que 
ses  efforts  pour  tirer  un  seul  dieu  de  tant  de  dieux  et 
condenser  tout  l'Olympe  en  un  Jupiter  quelconque,  avaient 
échoué  devant  l'encombrement  de  cet  amas  de  déités  qui  ne 
voulaient  pas  céder  la  place ,  et  qu'ainsi ,  la  loi  religieuse 
que  les  philosophes  avaient  voulu  donner  pour  fondement 
à  la  loi  morale  se  dérobant  pour  ainsi  dire  sous  eux,  ils  avaient 
laissé  le  monde  tout  rempli  à  la  fois  d'un  immense  besoin  et 
d'une  immense  impuissance  de  croire.  C'est  alors,  ajoutez- 
vous  avec  autant  de  force  que  de  vérité ,  c'est  alors  que  Ic 
christianisme,  s'avançant,  et  s'avançant  fortifiépar  deux  siè- 
cles de  lutte,  s'empara  detoutes  ces  âmes  préparéespourlui, 
leur  donna  ce  qu'elles  demandaient,  une  foi  précise,  un  culte 


AT    DISCOURS    DK    M.    GASTON    BOISSIER.  UyS 

simple,  un  dogme  impératif,  hérita  enfin  de  tout  l'en- 
semble des  vertus  érigées  contre  lui,  et  voilà  comment  la 
religion  chrétienne  porte  un  caractère  doublement  sacré, 
étant  l'œuvre  commune  du  monde  ancien  et  du  monde 
nouveau,  et  Dieu  ayant  donné  à  la  fois  saint  Jean  pour 
précurseur  au  Christ,  Marc-Aurèle  et  Épictètc  pour  coopé- 
ratcurs  à  saint  Paul! 

Il  faut  l'avouer,  Monsieur,  il  y  a  là  une  conception  forte, 
ingénieuse,  qui  suffirait  à  vous  mériter  le  nom  d'un  esprit 
original.  Je  retrouve  ce  mérite  de  nouveauté  dans  un  autre 
de  vos  ouvrages.  Cet  ouvrage  a  pour  titre  :  l'Opposition  sous 
les  Césars,  et   peut  se  résumer  dans  ce  seul  mot  :  il  n'y  a 
pas  eu  d'opposition  sous  les  Césars.  Cette  opinion ,  qui  sem- 
blerait un  paradoxe   sous  une   plume  moins  sûre  que   la 
vôtre,  fait  table  rase  de  nos  souvenirs  et  de  nos  illusions 
de  collège.  Sur  la  foi  des  vers  de  Lucain  et  de  la  prose  de 
Tacite,  nous  rêvions  dans  le  monde  dégénéré  de  l'empire 
toute  une  phalange,  je  dirais  volontiers  tout  un  peuple 
d'esprits  généreux,  qui  protestaient  contre  le  despotisme 
au  nom  des  antiques  vertus  romaines.  Votre  examen,  mé- 
thodique comme  un  cadastre,  de   toutes  les  classes  de  la 
société  romaine,  et  votre  analyse  minutieuse  de  leurs  di- 
vers sentiments,  nous  montrent  partout  le  dégoût  ou  l'oubli 
de  la  république,  l'indifférence  pour  la  liberté,  l'accepta- 
tion volontaire  du  pouvoir  absolu,  et  Tacite  lui-même  nons 
apparaît  poursuivant,  pour  tout  idéal  de  gouvernement,  le 
despotisme    tempéré  par  la   bonté  du   prince.    Vous  l'a- 
vouerai-je.  Monsieur?  aucun  de  vos  ouvrages  ne  m'a  plus 
été  au  cœur  que  celui-là,  car   il  démontre   invinciblement 
quel  abîme  nous  sépare  de  cette   Rome  de  la  décadence,  à 


2^6  RÉPO^SK    1)K    M.     K.     LEGOUVK 

laquelle  on  nous  assimile  toujours.  Non,  nous  ne  ressem- 
blons pas  au  peuple  satisfait  d'Auguste  et  de  Tibère,  car 
nous  n'avons  jamais  ni  douté,  ni  désespéré  de  la  liberté! 
Non,  nous  ne  ressemblons  pas  à  la  Rome  impériale,  car 
vingt  ans  d'un  empire,  à  qui  on  ne  saurait  refuser,  sans 
injustice,  une  véritable  prospérité  matérielle,  n'ont  pas  pu 
réconcilier  la  nation  avec  le  principe  du  gouvernement 
personnel;  et  c'est  au  milieu  de  tout  l'éclat  de  ce  règne 
qu'une  voix  éloquente  proclama  aux  applaudissements  de 
la  l'rance  qu'il  y  a  dos  libertés  iwcessaires! 

J'arrive ,  Monsieur,  au  plus  populaire  de  vos  ouvrages  : 
Cicéron  et  ses  amis.  Le  succès  en  fut  très-vif  et  général  ;  les 
salons  y  applaudirent,  les  femmes  même  le  lurent;  cette 
faveur,  qu'obtiennent  rarement  les  livres  de  cette  nature, 
flatta  sans  doute  votre  amour-propre  d'auteur,  mais  in- 
quiéta votre  conscience  d'écrivain  sérieux.  Comme  cet 
orateur,  qui,  s'entendant  applaudir  par  la  foule,  s'écria  : 
Est-ce  que  j'aurais  dit  quelque  sottise?  vous  vous  dites 
tout  bas,  non  sans  une  certaine  crainte  :  Est-ce  que  j'aurais 
fait  un  livre  amusant?  Hé  bien,  oui.  Monsieur,  il  faut  vous 
y  résigner,  vous  avez  fait  un  livre  amusant!  très-amusant! 
Vous  y  avez  mis  la  qualité,  et,  oserai-je  le  dire?  le  défaut 
où  je  trouve  le  trait  le  plus  caractéristique  de  votre  esprit.. 
Vous  êtes  un  érudlt,  un  historien,  un  habile  épigra- 
phiste;  mais  vous  êtes  aussi  un  satirique  et,  ne  vous  récriez 
pas,  un  romancier.  Voici  comment.  Quel  est  l'objet  du  ro- 
mancier, du  romancier  moraliste?  Faire  revivre  la  société  ' 
de  son  temps,  en  étudier  les  mœurs,  en  rechercher  les  types 
et  mettre  les  mœurs  en  lumière  en  mettant  les  types  en  ac- 
tion. Hé  bien,  vous  avez  tenté  pour  le  passé  ce  que  le  ro- 


\r    DISCOURS    DE    M.    GASTON    BOISSIER.  ^nn 

mancier  essaye  pour  le  présent.  La  vie,  les  mœurs,  les  ca- 
ractères, voilà  ce  que  vous  cherchez  avant  tout  dans  vos 
études  sur  la  société  romaine.  Convaincu  que  les  petits  dé- 
tails, les  petits  faits,  sont  ce  qui  donne  la  vérité  et  la  réalité, 
vous  avez  demandé  non-seulement  à  l'épigraphie,  mais  aux 
poètes,  aux  historiens,  aux  philosophes,  les  mille  parti- 
cularités caractéristiques  qui  pouvaient  ressusciter  ce 
monde  disparu  et  ces  personnages  évanouis  :  de  là  l'intérêt 
de  votre  \i\ve,'Cicéro7i  et  ses  amis.  Toutes  les  figures  en  sont 
vivantes.  II  est  tel  d'entre  eux,  votre  Gœlius,  par  exemple, 
quia  eu  presque  la  popularité  d'un  personnage  de  Balzac, 
tant  vous  excellez  à  reproduire  le  fond  de  leurs  sentiments, 
tant  votre  regard  pénétrant  poursuit  ce  qu'il  y  a  eu  dans 
leur  cœur  de  plus  secret  et  de  plus  personnel.  Là  se  mon- 
tre, Monsieur,  le  côté  vraiment  supérieur  de  votre  talent, 
et  celui  qui  me  semble  moins  élevé. 

M.  Sainte-Beuve  faisait  grand  cas  de  vous;  je  le  com- 
prends, vous  lui  ressemblez.  Il  a  écrit  quelque  part  :  Je  ne 
suis  content  que  quand  j'ai  trouvé  dans  un  grand  homme 
le  point  vulnérable,  le  côté  faible...  Hé  bien.  Monsieur, 
vous  aussi,  vous  avez  le  goût  du  côté  faible.  Votre  livre  : 
Cice't'on  et  ses  amis,  est  plein  de  mille  appréciations,  fines, 
vives,  piquantes;  mais  sont-elles  toujours  la  vérité  et  la 
justice,  ou  plutôt  sont-elles  toute  la  vérité  et  toute  la  jus- 
tice? Je  ne  le  crois  pas.  J'admire  beaucoup  dans  les  sciences 
d'observation  l'usage  du  microscope  qui  nous  fait  voir  les 
infiniment  petits;  mais,  quand  il  s'agit  des  astres,  c'est  au 
télescope  qu'il  faut  recourir.  Or,  vous  ne  vous  servez 
pas  assez  du  télescope.  Je  prends  Gicéron  pour  exemple. 
Je  vous  reprochais  un  jour  de   l'avoir  rapetissé.  C'est  im- 


2^8  rkponsp:  de  m.  e.   legouvé 

possible,  me  répondites-voiis  vivement,  je  n'ai  choisi  ce 
sujet  que  sous  le    coup    d'une   nouvelle  lecture  des  let- 
tres de    Cicéron,  et  par   enthousiasme   pour  ces   lettres. 
Voilà  précisément   ce  qui   explique,  je  ne  dirai  pas  votre 
injustice,  mais  votre  sévérité  à  l'égard  de  ce  grand  homme. 
Vous  êtes  entré  dans  son  âme  par  la  petite  porte  ,  en  y  en- 
trant par  la  correspondance;  car  qu'est-ce  que  cette  cor- 
respondance,  sinon  la  peinture  journalière  de  toutes  les 
mobilités,  de  toutes  les  contradictions,   de  toutes  les  dé- 
laillances  passagères,  de  toutes  les  grâces  mêlées  de  fai- 
blesse qui   sont  le  propre   de  cette  nature   ondoyante  et 
multiple  dont  Voltaire  seul  peut  nous  donner  une  idée? 
Rien  donc  de  plus  vivant  et  de  plus  amusant  que  votre  por- 
trait de  Cicéron;  et  cependant,  ce  n'est  pas  lui  parce  que 
ce  n'est  pas  tout  lui!  Les  grandes  lignes  fixes  disparaissent 
dans  la  peinture  des  mille    physionomies    de  chaque   mi- 
nute; le  trait  dominant  manque. 

Un  jour,  l'empereur  Auguste  surprit  son  petit-fils  lisant 
un  livre  qu'il  s'empressa  de  cacher;  l'empereur  prit  le  vo- 
lume, c'était  un  ouvrage  de  Cicéron.  Après  en  avoir  lu 
quelques  lignes,  il  le  rendit  à  l'enfant,  et  ajouta  d'une  voix 
émue,  où  perçait  peut-être  quelque  remords  :  «  Mon  fils, 
cet  homme-là  aimait  profondément  son  pays!  »  Voilà  le 
trait  dominant  de  Cicéron  ;  voilà  ce  qui  efface  tous  ses  dé- 
fauts, voilà  ce  qui  alimente  et  immortalise  son  génie! 
Voilà  enfin  ce  que  j'aurais  voulu  voir  plus  vivement  re- 
produit dans  vos  pages  !  Qu'importe  que  ce  grand  homme 
ait  eu  quelques  pusillanimités  de  détail,  quelques  vani- 
tés de  passage?  Dès  que  l'intérêt  de  Rome  était  là, 
vanité,    terreurs,    hésitations,    tout    disparaissait;    il   ne 


M    niscolus  i>i';   m.   oaston   boissiku.  a^g 

voyait  plu>^  qu'une  chpsc ,  la  patrie;  il  n'avait  plus  qu'un 
but,  le  salut  de  Rome ,  et  il  allait  droit,  non  pas  seu- 
lement au  devoir,  mais  à  l'héroïsme,  de  façon  qu'on 
peut  dire  que,  dans  ces  terribles  tempêtes  civiles,  il  eut 
tous  les  petits  effrois  et  tous  les  grands  courages. 

En  voulez-vous  la  preuve?  llappele/.-vous  ses  admirables 
réponses  à  Cœlius,  àAlticus,  à  Caton.  lui-môme.  Caton, 
vous  le  savez,  Caton,  avant  Pharsale,le  suppliait  de  ne  pas 
aller  rejoindre  Pompée,  et  lui  conseillait  de  se  retirer  à 
Tusculiim  pour  y  écrire  quelque  beau  livre  sur  la  concorde. 
Que  lui  répond  Gicéron?  a  Mes  livres!  mes  études!  la  phi- 
losophie! tout  cela  ne  m'est  plus  rien!  Je  regarde  du  côté 
de  la  mer!  Je  suis  comme  un  oiseau  qui  veut  s'y  envoler, 
car  c'est  là  qu'est  la  république  et  la  liberté!  »  On  lui  dé- 
montrait que  c'était  courir  à  sa  perte  !  «  Soit,  je  vais  comme 
Amphiaraiis  me  jeter  volontairement  dans  l'abîme!  »  Cœ- 
lius l'adjurait  de  se  conserver  pour  son  fils!...  «  Si  la  ré- 
publique subsiste,  mon  fils  sera  toujours  assez  protégé  par 
le  nom  de  son  père...  Si  elle  doit  périr,  qu'il  suivisse  le 
sort  des  autres  citoyens!  » 

Ah!  croyez-moi.  Monsieur,  quand  on  rencontre  dans 
l'histoire  de  pareils  hommes,  il  faut  non  pas  atténuer  leurs 
grandeurs  par  leurs  petitesses,  mais  noyer  leurs  petitesses 
dans  leurs  grandeurs!  Il  faut,  tout  en  respectant  les  droits 
imprescriptibles  de  la  vérité,  laisser  leur  image  dans  cette 
attitude  sculpturale  ,  qui  les  présente  à  la  postérité  comme 
autant  de  phares  immortels,  destinés  à  luire  à  travers  les 
âges,  pour  enchanter  les  regards  des  générations  succes- 
sives et  leur  servir  de  guides. 

En  revanche,  si  je  vous  trouve  trop  sévère  pour  Gicéron, 


aSo  RÉPONSK  ni-;  m.   r:.   i-egouvé 

vous  me  semblez  trop  indulgent  pour  Brutus.  Son  austé- 
rité vous  plaît,  sa  douceur  vous  touche,  sa  culture  d'esprit 
vous  charme,  et  il  nous  apparaît  sous  votre  plume  comme 
une  sorte  de  Vauvcnargues  ;  mais  Vauvenargues  n'avait 
assassiné  personne,  et  je  vous  avoue  que  je  n'ai  aucun  goût 
pour  les  assassins  honnêtes.  Nos  déclamations  de  collège 
sur  les  grands  meurtriers  de  l'antiquité,  nos  pièces  de 
vers  latins  sur  Ilarmodlus  et  Aristogiton,  ont,  selon  moi, 
Icllcmont  perverti  notre  sens  moral  et  politique  que  j'en 
suis  arrivé  à  haïr  dans  ces  célèbres  immolateurs  jusques 
à  leurs  vertus.  Oui!  le  désintéressement  de  tel  ou  tel  des 
proscripteurs  de  la  Convention  m'inspire  une  sorte  de 
colère  parce  qu'on  l'invoque  en  sa  faveur  comme  une  sorte 
d'excuse;  et  je  répéterai  toujours  avec  Shakespeare  : 
Qu'il  y  a  une  tache  que  tous  les  parfums  de  l'Arabie  et 
tous  les  flots  de  l'Océan  ne  peuvent  pas  laver,  c'est  une 
tache  de  sang. 

Si  je  voulais,  Monsieur,  mériter  tout  à  fait  le  brevet  de 
franchise  que  je  me  suis  décerné,  je  devrais  vous  quereller 
encore  à  propos  des  poètes.  Il  me  semble  que  vous  les 
jugez  trop  en  moraliste  et  pas  assez  en  artiste;  leur  vie 
vous  fait  trop  oublier  leurs  vers.  Que  vous  a  fait  le  pauvre 
Ovide  pour  vous  attacher  à  la  peinture  de  ses  faiblesses  de 
courtisan,sansy  mêler,  au  moins  comme  compensation,  quel- 
ques aperçus  sur  son  charmant  génie?  Pourquoi  nous 
démontrer,  avec  votre  érudition  impeccable  et  votre  obser- 
vation implacable,  que  ce  Juvénal,  si  éloquemment  appelé 
par  Victor  Hugo  la  vieille  dtne  libre  des  républiques  mortes, 
n'avait  souci  ni  de  la  république  ni  de  la  liberté?  Victor 
Hugo  n'en  a  pas  moins  raison  !  Je  ne  sais  si  Juvénal  pos- 


AU    DISCOURS    DE    M.    GASTON    BOISSIER.  28 1 

sédait  ou  non  les  vertus  qu'il  célébrait,  mais  ses  satires 
les  possédaient!  Que  dis-je?  Il  les  possédait  lui-même 
dans  le  moment  où  il  composait  ses  satires!  Le  poète 
pense  tout  ce  que  lui  dicte  son  i^énie,  tant  que  son  génie 
parle!  Son  imagination  fait  partie  de  sa  conscience!  ses 
vers  font  partie  de  ses  vertus,  car  c'est  dans  ses  vers  qu'il 
vivait  le  plus  pleinement!  c'est  dans  ses  vers  qu'il  se  survit! 
c'est  dans  ses  vers  qu'il  faut  le  juger!  Quand  on  me  parle 
de  la  pusillanimité  de  l'auteur  du  Cid  en  face  de  Scudéry, 
je  réponds  par  une  tirade  de  don  Diègue ,  et  je  dis  :  Voilà 
le  véritable  Corneille  ! 

Ces  sentiments,  Monsieur,  étaient  ceux  de  votre  cher  et 
regretté  prédécesseur.  Je  me  souviens  qu'il  y  a  deux  ans, 
sur  une  petite  côte  de  Bretagne,  nous  nous  promenions, 
lui  et  moi ,  au  bord  de  la  mer.  La  conversation  tomba  sur 
Lamartine.  Si  j'avais  eu  le  plaisir  de  vous  avoir  pour  com- 
pagnon de  promenade ,  le  nom  de  Lamartine  eût  proba- 
blement amené  sur  vos  lèvres  quelque  fait  piquant,  quel- 
que trait  caractéristique,  authentique  et  épigrarnmatique  : 
savez-vous  ce  que  fit  W.  Patin,  déjà  octogénaire?   Il  me 
récita  cent  vers  des  Harmonies  poétiques ,  tout  d'une  haleine , 
sans  une  erreur,  sans  une  hésitation  de  mémoire,  et  avec 
l'émotion .  l'enthousiasme  d'un  jeune  homme  de  vingt-cinq 
ans,...  d'un  jeune  homme  de  vingt-cinq  ans  d'autrefois,  car 
aujourd'hui  l'enthousiasme  n'a  guère  moins  de  quarante  ans. 
Dans  ce  petit  fait  se  marque  le  caractère  particulier  de 
l'intelligence  de  M.  Patin,  la  sympathie.  Vous  avez  rendu 
une  éclatante  justice  ,  Monsieur,  à  l'immense  érudition  dont 
témoignent  les  Etudes  sur  les  tragiques  grecs,   vous   avez 
montré  à  l'œuvre  cette  infatigable  ardeur  d'investigations 

ACAD.   FR.  36 


aSa  RÉPONSE    DE    M.    E.     LEGOUVÉ 

qui  conlrolait  tous  les  textes,  recueillait  toutes  les  le- 
çons, interrogeait  tous  les  travaux  étrangers;  mais  d'oii 
venait  cette  ardeur?  Etait-ce  seulement  curiosité ,  besoin 
de  savoir,  amour  du  vrai?  Non,  c'était  aussi,  c'était  surtout 
amour  du  beau,  et  adoration  pour  les  trois  grands  génies 
qu'il  étudiait.  Il  cherche  à  travers  les  siècles  et  les  langues 
tout  ce  qu'ils  ont  non-seulement  créé,  mais  inspiré  ;  il  par- 
court tous  les  théâtres  pour  y  découvrir  une  belle  scène , 
un  beau  vers,  un  trait  de  sentiment  qui  se  rapporte  à  une 
de  leurs  tragédies.  Pourquoi?  Pour  rassembler  autour 
d'eux  tout  ce  qui  est  sorti  d'eux,  pour  les  entourer  de  leur 
postérité,  pour  faire  gerbe  de  tout  ce  qu'a  produit  leur 
souffle  créateur  et  le  déposer  sur  leur  autel  !  Travail  d'a- 
beille qui  aspire  le  suc  et  le  parfum  des  choses!  don  de 
sympathie  qui  change  un  ensemble  de  recherches  en  une 
œuvre  passionnée,  personnelle,  vivante  !  Mélange  d'esprit 
critique  et  d'esprit  enthousiaste,  grâce  auquel  ce  livre 
est  un  livre  à  part,  que  personne  n'avait  fait,  que  per- 
sonne ne  refera,  qui  durera  en  France  autant  que  l'étude 
même  du  génie  grec,  et  qui  rattache  M.  Patin  à  l'écla- 
tante génération  des  professeurs  de  i83o.  Oui,  il  est 
de  la  famille  des  Villemain ,  des  Cousin ,  des  Royer-Gol- 
lard,  car  c'est  un  croyant  comme  eux!  Il  a  le  culte  du 
grand  comme  eux  !  Et  peut-être  est-ce  là  qu'il  faut  cher- 
cher la  différence  de  cette  ancienne  Université  et  de  la  nou- 
velle. La  première  était  un  point  d'admiration;  la  seconde 
est  un  point  d'interrogation;  ce  qui  n'empêche  pas  que"" 
vous  admirez  quelquefois  et  qu'ils  interrogeaient  toujours. 
Ici,  Monsieur,  s'impose  à  moi  une  question  bien  grave, 
qui  partage  et  passionne  les  meilleurs  esprits,  où  je  vous 


AU    DISCOrUS    IIE    M.    O.VSTON    BOISSIKR.  283 

retrouve  tous  deux,  M.  Patin  et  vous,  activement  mêlés, 
et  je  suis  d'autant  plus  empressé  de  vous  y  suivre  que 
celte  question  a  été  pour  moi  l'objet  des  plus  sérieuses 
études.  Je  veux  parler  des  réformes  de  l'enseignement  se- 
condaire. 

Vous  vous  rappelez,  Monsieur,  l'effet  immcnsi-  produit 
par  la  circulaire  d'un  ministre  de  l'instruction  publique,  qui 
n'était  pas  encore  notre  confrère ,  et  qui  a  un  peu  tardé  à 
le  devenir,  peut-être  à  cause  de  cette  circulaire.  Elle  était 
bien  hardie  en  effet.  Supprimer  radicalement  les  vers  latins, 
porter  atteinte  au  thème  ,  faire  prévoir  la  déchéance  future 
du  discours  latin ,  mettre  au  premier  rang  l'étude  de  la  lit- 
térature française  et  de  la  langue  française,  prendre  enfin 
pour  devise  :  Les  langues  mortes  sont  faites  pour  être  lues  et  les 
langues  vivantes  seules  pour  être  parlées;  il  y  avait  là,  il  faut 
en  convenir,  des  réformes  qui  ressemblaient  fort  à  une  ré- 
volution; c'était  comme  un  nouveau  siège  de  Rome  par  les 
Barbares.  L'émotion  fut  profonde  au  sein  de  l'Académie; 
nos  voix  les  plus  éloquentes,  nos  plumes  les  plus  autorisées, 
firent  cause  commune  pour  la  défense  de  la  ville  éternelle. 
M.  Patin  se  sentit  blessé  dans  le  culte  de  toute  sa  vie.  Quelle 
eût  été  votre  opinion.  Monsieur,  si  nous  avions  eu  déjà  à  ce 
moment  le  plaisir  de  vous  compter  parmi  nous?  Je  n'ai 
qu'à  relire  vos  quatre  articles  sur  l'enseignement,  si  re- 
marqués dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  pour  ra'asssurer  que 
votre  sentiment  eût  été  conforme  au  mien.  Je  crois  que, 
comme  moi,  vous  auriez  approuvé  cette  circulaire,  sinon 
dans  tous  ses  détails,  du  moins  dans  son  esprit  général; 
mais  je  crois  que,  comme  moi  aussi,  vous  l'auriez  approu- 
vée tout  bas.  Je  dois  en  effet  vous  l'avouer;  quand  je  vis 


284  RÉPONSE    DE    M.    E.    LEGOUVÉ 

ces  réformes  si  vivement  attaquées  par  nos  confrères,  je 
n'osai  pas  les  défendre  ;  non  par  défaut  de  conviction,  mais 
par  déférence  et  par  affection  pour  M.  Patin.  Je  le  voyais 
si  profondément  ému  que  je  m'arrêtai  devant  la  crainte 
de  le  blesser,  de  l'attrister,  je  dirais  volontiers  de  le  con- 
trister. 

Je  gardai  donc  le  silence  vis-à-vis  de  lui ,  et  à  cause  de 
lui,  jusqu'à  ce  qu'un  jour  mon  opinion  m'échappa  malgré 
moi.  Je  n'oublierai  jamais  cette  conversation.  C'était  en- 
core pendant  notre  séjour  en  Bretagne  ;  nous  remplissions, 
lui  et  moi,  l'office  qui  échoit  souvent  aux  parents  pendant 
les  vacances;  nous  étions  les  répétiteurs  honoraires  de  nos 
deux  petits-fils,  graves  personnages  de  douze  à  treize  ans. 
Un  jour,  après  la  correction  d'un  thème  où  nos  deux  éco- 
liers avaient  réuni  toutes  les  variétés  de  bai'barismes  et  de 
solécismes  à  propos  de  règles  qu'ils  avaient  apprises  deux 
cents  fois,  M.   Patin  tomba  dans  un  silence  plein  de  tris- 
tesse. Sous  le  coup  du  même  sentiment,  j'allai  à  lui  et  je 
lui  dis  :  «  Mon  cher  ami,   est-ce  que  cela  ne  vous  trouble 
pas?  est-ce  que  cela  ne  vous  éclaire  pas?  —  Me  troubler? 
m'éclairer?  Que  voulez-vous  dire?  —  Je  veux  dire,   m'é- 
criai-je  en  lui  montrant  nos  deux  enfants  consternés,  que 
soumettre  ces  jeunes  esprits  à  une  telle  besogne,  ce  n'est 
pas  les  former ,  c'est  les  déformer ,  ce  n'est  pas  les  instruire , 
c'est  les  torturer  !...  »  Il  se  leva  en  se  récriant.  Je  repris  avec 
plus  de  calme  :  «  Voyons,  mon  ami,  voyons,  ne  nous  empor- 
tons pas  et  raisonnons.  Voilà  deux  enfants  qui  ne  sont  pas" 
plus  inintelligents  ni  plus  entêtés  que  d'autres,  et  voilà  des 
solécismes  qu'on  leur  a  corrigés  trois  cents  fois   depuis 
trois  ans,   et  qu'ils    refont  toujours.    Est-ce    leur   faute? 


AU    DISCOURS    DE    M.    GASTON    BOISSIER.  285 

Est-ce  leur  faute  s'ils  sont  là,  tous  deux,  devant  cette  nialliou- 
reuse  grammaire,  comme  des  bornes?  Est-ce  leur  faute?  non. 
C'est  la  notre!  oui,  la  notre,  à  nous  qui  faisons  précisément 
le  contraire  de  ce  que  nous  indique  la  nature.  Ces  deux  en- 
fants ,  hors  de  la  classe,  hors  du  thème,  dans  la  vie,  dans 
la  conversation,  dans  le  commerce  journalier  avec  les  êtres 
et  avec  les  choses,  ne  sont-ils  pas  avisés,  éveillés,  attentifs? 
Oui.  Pourquoi?  Oh!  Pourquoi?  Parce  qu'ils  s'instruisent 
alors  comme  des  enfants  de  leur  âge  doivent  s'instruire,  par 
les  yeux,  parles  faits,  parle  spectacle  et  l'examen  des  choses 
extérieures.  L'enfant  est,  avant  tout,  un  être  de  sensation; 
nous  en  faisons  une  machine  à  réflexion.  Dieu  lui  a  donné  pour 
premiers  instituteurs  les  cinq  sens;  nous  étouffons  ces  cinq 
sens.  Il  a  des  yeux,  nous  les  lui  crevons.  Il  a  des  oreilles  , 
nous  les  lui  bouchons.  La  curiosité  est  chez  lui  un  appétit, 
nous  le  satisfaisons  avec  quoi?  avec  la  syntaxe  !  Nous  l'arra- 
chons au  libre  et  éclatant  domaine  de  la  nature  qui  est  le  sien , 
poiu'  l'enfermer  dans  la  plus  froide  et  la  plus  obscure  des 
prisons,  dans  l'abstraction!  Et  quelle  abstraction?  L'abs- 
traction de  la  grammaire  !  Et  quelle  grammaire  ?  La  gram- 
maire latine!  »  A  ce  mot,  AI.  Patin  releva  la  tète,  jusqu'à  ce 
moment  mon  impétuosité  l'avait  un  peu  étourdi  ;  il  était 
plus  occupé  de  me  suivre  que  de  me  répondre.  Mais  mon 
dernier  mot  le  blessa  à  l'endroit  le  plus  sensible.  «  Mon 
ami,  me  dit-il  vivement,  ne  touchez  pas  à  la  langue  latine, 
c'est  frapper  notre  mère!  »  Alors  ,  avec  une  émotion  et  une 
éloquence  vraiment  supérieure,  il  me  rappela  tout  ce  que 
nous  devons  à  l'antiquité  ;  il  me  montra  nos  plus  grands 
écrivains,  depuis  Rabelais  jusqu'à  Montesquieu,  nourris 
du  génie  des  Latins;  notre  langue  formée  de  la  langue  latine. 


a8()  HÉPONSE    DE    M.    E.    LEGOUVÉ 

nos  lois  civiles  sorties  des  lois  romaines,  notre  organisation 
administrative  empruntée  en  partie  aux  Romains,  les  plus 
illustres  personnages  de  nos  annales  façonnés  à  l'image  des 
caractères  antiques ,  nos  conversations  remplies  des  sou- 
venirs de  l'antiquité,  des  citations  de  l'antiquité,  l'àme  de 
Rome  enfin  mêlée  de  tous  cotés  à  notre  àme ,  et  vivant  en 
nous  comme  une  partie  de  nous-mêmes!...  «Et  voilà,  ajouta- 
t-il  avec  une  véhémence  qui  touchait  à  l'indignation,  voilà 
ce  que  l'on  ne  craint  pas  de  renier,  d'attaquer,  d'ébranler, 
de  détruire!  —  Mais,  mon  ami,  m'écriai-je  à  mon  tour,  il 
ne  s'agit  ni  de  renier  ni  de  détruire,  mais  de  circonscrire 
et  de  fortifier  en  circonscrivant.  J'admire  l'antiquité  comme 
vous,  je  crois  comme  vous  qu'il  n'y  a  pas  de  fortes  études 
littéraires  sans  cette  étude. . .  Mais  ni  vous  ni  moi  ne  pouvons 
empêcher  que  le  monde  ne  soit  changé,  et  que,  par  consé- 
quent, tout  ne  doive  changer  autour  de  lui  comme  en  lui. 
Que  l'étude  de  la  langue  latine  fût  le  pivot  de  l'éducation 
d'autrefois,  l'ien  de  plus  juste,  puisqu'elle  était  le  fonde- 
ment de  toutes  les  œuvres  intellectuelles,  le  lien  de  toutes 
les  relations   sociales.   Les  livres   de  médecine,  de  droit, 
d'histoire,  de  sciences,  s'écrivaient  en  latin;   les  corres- 
pondances se  faisaient  en  latin  ;  Marguerite  de  Valois  adres- 
sait aux   ambassadeurs  vénitiens  une  harangue  en  latin  ; 
Montaigne   nous  apprend  que  chez  son  père  les  domes- 
tiques devaient  parler  latin...   et  ils  ne  demandaient  pas 
d'augmentation  de  gages  pour  cela.  Celait  la  langue  uni- 
verselle, c'était  une  langue  vivante;  mais  aujourd'hui,  qu'est- 
elle?...  »  Il  ouvrit  la  bouche  pour  m'interrompre ,  mais  je 
l'arrêtai,  et  lui  prenant  la  main  :  «  Tenez,  mon  ami,  lui  dis-je, 
,  tenez,levezlesyeux,etregardezleciel. Autrefois  notre  globe 


AU    DISCOURS    DE    M.     0 ASTON    BOISSIER.  9,87 

terrestre  y  jouait  le  premier  rôle!  Il  était  le  centre  de  l'uni- 
vers. Lascienceestveiuie,  quiradétrônc.  L'infmis'estpeuplô 
à  nos  yeux  de  milliers  d'astres  plus  importants  que  lui ,  et  il 
aiallu  que  notre  petit  globe  se  résignât  à  n'avoir  plus  que  sa 
place  dans  le  grand  chœur  céleste.  Eh  bien,  voilà  précisé- 
ment l'histoire  de  la  langue  latine.  Elle  doit  garder  une  place 
dans  l'éducation,  une  belle  place,  mais  sa  place.  Quoi! 
lorsque  tant  d'objets  merveilleux  et  utiles  sollicitent  notre 
curiosité,  et  réclament  l'eftort  de  notre  intelligence,  lors- 
que tous  les  peuples  nous  ouvrent  leurs  annales  ,  quand  la 
vie  du  passé  et  la  vie  du  présent  éclatent  à  nos  yeux  sous 
tant  de  formes,  quand  la  nature  lève  un  à  un  tous  ses  voiles 
devant  les  investigations  de  la  science...  quoi!  c'est  alors 
que  nous   prendrions  à  l'enfance   et  à   l'adolescence   dix 
ans,  et  quels  dix  ans?  la  fleur  de  la  vie  !  pour  leur  ensei- 
gner mot  à  mot,  règle   à  l'èglc,   comme   s'ils  devaient  la 
parler  et  l'écrire,  une  langue  ([ii'ils  n'écriront  jamais,  qu'ils 
ne  parleront  jamais!  S'ils  la  savaient  au  moins!  mais  ils  ne 
la  savent  pas!  Ce  que  l'on  décore  du  nom  de  discours  la- 
tin est  un  amalgame   du  style  de  toutes  les  époques  qui 
ferait  reculer  Cicéron  d'horreur  !  Nos  enfants  perdent    à 
parodier  les  grands  écrivains  le  temps  qu'ils  dcvraienl  em- 
ployer à  les  connaître  !  Sur  cent  élèves  sortant  de  rhétori- 
que, il  n'y  en  a  pas  quinze  capables  de  lire  couramment  vingt 
pages  d'un  livre  latin!  Voilà  ce  que  nous  attaquons  !  Nous 
ne  demandons  pas  qu'on  supprime  l'étude  de  la  langue 
latine,  mais  qu'on  l'enseigne  aux  enfants,  plus  tard,  plus  vite, 
autrement  et  mieux!  Nous  demandons  qu'au  lieu  de  leur 
montrer  à  l'écrire  mal,  on  leur  montre  à  la  lire  bien  !  Nous 
demandons...  »  Je  m'arrêtai  court.  Pourquoi?  Parce  que  je 


288  RÉPONSE    DE    M.    E.    LEGOUVÉ 

sentis  soudainement  que  je  perdais  mes  paroles ,  et  que  j'au- 
rais pu  continuer  ainsi  pendant  une  heure  sans  faire  un  pas 
déplus  dans  la  conviction  de  M.  Patin.  Je  me  trouvais  en  face 
de  ce  qu'il  y  a  de  plus  inébranlable  au  monde,  un  principe, 
et  de  ce  qu'il  a  de  plus  respectable  ici-bas,  une  croyance. 
Je  me  tus  donc,  et  je  fis  bien,  car  je  n'attendis  pas  long- 
temps une  preuve  évidente  de  la  force  de  cette  croyance. 
M.  Patin  avait  deux  facultés  également  puissantes  et  éga- 
lement indéfectibles,  son  amour  pour  le  travail,  et  sa  force 
de  travail.  Il  disait  souvent  :  «  Chaque  jour  où  l'on  ne  gagne 
pas,  on  perd.  »  Cette  belle  maxime  ,  il  la  mit  en  pratique  jus- 
que dans  le  cours  de  sa  dernière  maladie.  Personne  n'a 
étudié  plus  avant  dans  la  mort.  Un  matin,  à  la  veille  de 
ses  derniers  moments,  il  dit  à  une  personne  bien  chère  qui 
veillait  près  de  lui  :  «  Prends  une  plume  et  écris...  »  Il  dicta 
alors  quelques  lignes  et  demanda  qu'elles  fussent  serrées 
dans  un  tiroir  qu'il  désigna.  Or,  savez-vous  ce  que  con- 
tenaient ces  lignes?  Un  sujet  de  vers  latins  pour  le  concours 
général.  Je  ne  connais  rien  de  plus  caractéristique,  et  le 
dirai-je?  de  plus  touchant.  C'est  la  protestation  d'un  fidèle 
en  face  des  faux  dieux  qui  s'avancent  ;  il  me  semble  enten- 
dre un  royaliste  s'écriant  sous  la  Terreur  en  allant  à  la  mort  : 
«Vive  le  Roi!  »  et  l'on  peut  dire  de  M.  Patin,  et  à  sa  gloire, 
qu'il  a  été  le  dernier  des  Romains  ! 

Nous  voici  naturellement  amenés  aux  beaux  travaux  de 
notre  confrère  sur  les  poètes  latins;  vous  en  avez  justement 
fait  ressortir,  Monsieur,  toute  la  primitive  originalité  et 
toute  la  richesse.  Je  ne  peux  penser  sans  respect  que  cet 
homme,  qui  a  fait  tant  d'autres  choses,  a  traduit  tout  le 
poème  de  Lucrèce,    une  grande  partie  de  Plante  et  de 


AL     DISCOURS    DK    M.     OASTON    BOISSIEH.  289 

Tcrence.  dis  IVagmonls  considérables  de  Virgile,  de 
Marliid,  de  l.ucain,  de  Jiivénal,  à  |)eu  près  tout  ce  qui 
nous  reste  tles  vieux  poêles,  el  eulin  l'œuvre  enlièi-e 
d'Horace  ,  sur  lequel  vous  nous  avez  lu  une  si  jolie  page. 
Dans  ce  dernier  travail ,  il  a  rencontré  de  nombreux  concur- 
rents. Le  goùl,  et,  si  j'ose  le  diri',  la  manie  de  traduire 
Horace  est  lUie  maladie  qui  sévit  aiijoiiid'hui  sur  les  hom- 
mes de  toutes  les  professions,  vers  l'âge  de  cinquante 
ou  soixante  ans.  C'est  le  coup  de  cloche  de  l'adieu  au 
monde.  Au  WII'  siècle,  on  se  retirait  dans  un  couvent; 
aujourd'hui  on  se  retire  en  Horace.  Un  magistrat  (juitte  sa 
toge?  il  traduit  Horace.  Un  avocat  abandonne  le  barreau? 
il  traduit  Horace.  Un  ministre  perd  son  portefeuille  sans  es- 
poir de  retour?  il  traduit  Horace...  pour  se  persuader  qu'il 
est  philosophe.  Un  négociant  renonce  à  son  commerce?  il 
traduit  Horace  pour  se  persuader  ([u'il  est  latiniste.  Puis, 
la  iiaduition  laite  et  impi'imée,  011  la  présente  aux  con- 
cours de  l'Académie  ;  c'est  la  seconde  phase  de  la  maladie, 
et  la  troisième,  c'est  que  l'Académie  ne  se  lasse  pas  plus 
de  récompenser  les  traducteurs  d'Horace  que  ceux-ci  de  le 
traduire.  J'en  ai  déjà  vu  concourir  plus  de  vingt  et  cou- 
ronner plus  de  quatre.  Vous  en  verrez  aussi,  Monsieur,  et 
s'il  vous  arrive  d'objecter  aux  candidats  le  nombre  des 
traductions  précédentes,  ils  vous  répondront  tout  bas  ce 
qui  m'a  toujours  été  i-épondu  à  moi  :  u  Elles  sont  si  mauvai- 
ses, Monsieur,  pleines  de  contre-sens  !  »  Sur  quoi  je  me  ré- 
crie, en  disant  :  '<  Il  y  en  a  pourtant  une,  Monsiem-,  (pii  fait 
exception!  —  Laquelle  donc?  —  Celle  de  M.  Patin.  »  Vous 
voyez  d'ici  leur  embarras,  et  avec  quel  empressement  ils  me 
répliquent  :  «  Oh!  je  ne  parlais  pas  de  M.  Patin.  Certaine- 

ACAD.   FR.  37 


30)0  IIKPONSE    DK    M.     K.     LKGOL'VE 

ment  ,  t'clK"  dv  M.  Palin...  — Alors,  Monsieur,  je  vous  tlc- 
mandc  la  i)orinission  de  m'y  tenir,  car  elle  réunit,  selon 
moi,  les  (l('u\  (|ualilés  l'ondamentalos  de  loule  bonne  tra- 
duction, la  Hdélité  et  l'élégance.  » 

J'ai  dit  l'élégance;  en  effet,  quoique  l'on  ail  spirituelle- 
ment reproché  à  M.  Patin  de  mettre  dans  ses  phrases  troj) 
de  virgules  et  pas  assez  de  points,  son  style  se  recommande 
par  des  qualités  très-particulières,  très-personnelles  de  jus- 
tesse exquise  dans  les  termes,  el  de  gracieux  abandon  dans 
les  tours.  Le  style,  c'est  l'homme ,&.  dit  Buffon.  Personne  ne 
la  mieux  prouvé  que  M.  Patin,  et  je  ne  sais  pas  de  plus 
exacte  définition  de  son  talent  que  ce  trait  de  sa  vie.  Il  y 
a  un  grand  nombre  d'années,  la  chaire  de  littérature  latine 
devint  vacante  à  la  Sorbonne.  Deux  concurrents  s'y  pré- 
sentèrent, l'un  porté  par  la  Faculté  des  lettres,  c'était 
M.  Victor  Le  Clerc  ;  l'autre  porté  par  le  conseil  académi- 
que, c'était  M.  Patin.  M.  Victor  Le  Clerc  fut  nommé.  Quel- 
ques jours  après,  parut,  dans  un  journal  important,  un 
long  article  sur  le  nouveau  professeur.  L'éloge  était  sans 
restriction,  et  l'article  sans  signature.  M.  Victor  Le  Clerc 
voulut  connaître  le  nom  de  celui  qui  l'avait  si  bien  loué  ; 
impossible  de  le  découvrir,  et  ce  fut  seulement  quelques 
années  plus  laid  que  le  hasard  lui  apprit  que  son  pané- 
gyriste était  son  concui^rent.  M.  Patin  avait  fait  cet  article 
sans  le  dire,  el  ne  l'avait  pas  dit  après  l'avoir  fait.  Y  a-l-il 
rien  de  plus  délicat,  de  plus  rempli  d'élégance  morale? 
Hé  bien,  voilà  comme  il  écrivait  !  Aussi  M.  Cousin,  si  fin  ap-  •< 
préciateur  des  hommes,  et  si  habile  à  revêtir  ses  appré- 
ciations d'une  forme  originale  et  piquante,  disait  souvent  de 
M.  Patin  :  «  C'est  une  créature  charmante  !  »  Oui  !  charmante 


vu  Disroi  us   i)i:   m.   caston   iuussif.u.  :>(>] 

par  le  inclaiii^t^  r\(|iiis  de  la  grâce  de  l'cspi'il  et  de  h,  m>àce 
(lu  cjvuv  !  ( -liarinanlc  par  cette  incomparable  boule  (|iii  se 
l'épaudait  sur  sou  \isage  comme  une  lumière!  (lliaruiaule 
par  l'acM'oi'd  des  dons  les  plus  variés!  Ces  dous  s'unissaient 
elle/,  lui  dans  une  si  lieui-euse  pi'oporliou,  (|ue  ses  œuvres 
et  sa  vie,  sou  esiuit  et  son  àme  formaient  un  tout  harmo- 
nieux, pareil  à  une  belle  œuvre  d'ail.  Il  lut,  ee  (|ui  peut- 
être  est  le  plus  rare  en  ce  iiKuide.  il  lut  complet  dans  sa 
mesure. 

Je  l'ai  connu  il  y  a  plus  de  quarante  ans.  Il  était  alors 
déjà  tel  que  vous  l'avez  vu  depuis,  si  savant  qu'il  aurait  pu 
se  passer  d'être  aimable,  si  aimable  qu'il  aurait  pu  se  pas- 
ser d'être  savant.  Sa  modestie,  unie  à  sou  solide  mérite, 
attirait  tellement  tout  le  monde,  que  chacun  s'empressait 
de  mettre  en  a\aul  eel  homme  cjui  se  mettait  toujours  en 
arrière;  c'est  ainsi  (|u'il  est  arrivé  à  tout,  à  f'oi-ee  de  ne 
pas  se  pousser,  il  a  occupé  les  deux  plus  hautes  fonctions 
littéraires  ;  il  a  été  doyen  de  la  Faculté  des  lettres  après 
M.  \  ictor  I^e  Clerc  et  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
française  après  M.  \'illemain.  Un  seul  de  ces  héritages  eût 
été  lourd,  même  pour  un  homme  de  mérite;  une  seule  de 
ces  fonctions  eût  suffi  à  l'activité  d'un  homme  encore 
jeune  :  M.  Patin  les  obtint  toutes  deux,  sans  les  briguer, 
à  plus  de  soixante-quinze  ans,  et  il  les  porta  si  légèrement 
il  les  remplit  si  dignement  ,  qu'après  sa  mort,  nous  disions 
de  lui  ce  qu'on  disait  de  ses  illustres  prédécesseurs:  «  Com- 
ment le  remplacer?»  C'est  encore  lui  qui  nous  a  tirés  d'em- 
barras, Monsieur,  en  désignant  d'avance  à  notre  choix  son 
spirituel  successeur...  qui  ne  le  fait  pas  oublier;  il  fait 
mieux,  il  le  rappelle. 


2Ç)'J>.  RKPO.NSK    l)i;    M.     K.     LKGOUVK 

Dans  nos  séances  particulières,  sa  parole  persuasive, 
élégante  et  facile ,  s'emparait  de  l'attention  avec  tant  de 
force  et  si  peu  de  bruit,  que  nous  nous  apercevons  aujour- 
d'hui seulement  de  toute  la  place  qu'il  tenait ,  en  mesurant 
tout  le  vide  qu'il  laisse.  Ajoutez  que  cet  homme  si  occupé 
avait  lous  les  goûts  d'un  homme  qui  ne  fait  rien  ;  il  écou- 
tait la  musique  en  dilettante,  il  allait  voir  tout  ce  qui  se 
produisait  de  beau,  il  cultivait  ses  amis,  il  se  livrait  au 
monde,  à  la  conversation,  et  son  esprit  délicat  y  montrait 
une  finesse  qui  n'excluait  })as  la  malice ,  mais  que  tempé- 
rait toujours  l'urbanité  ;  enfin  c'était  un  véritable  Grec  !  Il 
semblait  que,  dans  son  long  commerce  avec  Sophocle  et 
Euripide ,  il  eût  retenu  quelque  chose  de  la  grâce  attique  : 
il  en  avait  le  sel  et  le  miel. 

Un  mot  encore,  et  je  finis. 

La  Providence  avait  accordé  à  M.  Patin,  pour  couron- 
nement de  tant  de  bienfaits,  ce  je  ne  sais  quoi  d'achevé 
que  donne  le  bonheur.  Heureux  en  tout  comme  il  était 
heureux  de  tout,  il  rencontra  au  milieu  de  sa  carrière 
une  compagne  vraiment  digne  de  ce  beau  nom,  propre  à 
le  comprendre ,  et ,  au  besoin ,  à  le  compléter.  Quand 
les  armées  allemandes  entourèrent  Paris,  les  amis  de 
M.  I^itin,  justement  préoccupés  de  son  grand  âge,  lui 
conseillèrent  de  fuir  les  fatigues  et  les  privations  du  siège. 
Il  refusa.  «  Je  suis  doyen  de  la  Faculté  des  lettres  et 
secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  française ,  répondit-il  ; 
mon  poste  est  à  la  Sorbonne  et  à  l'Institut,  j'y  resterai  !  »  — 
«  Tu  fais  bien  !  »  lui  dit  sa  femme,  et  elle  resta  avec  lui.  C'est 
là  que  j'ai  compris  que  le  meilleur  conseiller  des  résolu- 
tions courageuses  est  encore  le  foyer  domestique.  C'est  là 


Al     DISCOUHS    l)K    M.     GASTON    BOISSIEK.  2()3 

que  j'ai  vu  comment  eertaiucs  aifections  saintes  et  profon- 
des réunissant,  ce  semble,  on  elles  seules  toutes  les  au- 
tres arieclions,  une  lemme  peut  avoir  à  la  fois,  poui 
l'homme  dont  elle  est  Hère  de  porterie  nom,  la  vij^ilaace 
dune  mère,  le  respect  d'une  lille,  la  tendresse  d'une  sœur 
et  la  vaillante  affection  diiiic  amie. 

Je  m'arrête,  Monsieur.  Je  ne  \en\  pas  pénétrer  dans 
cette  famille  ,  dont  M.  l'alin  a  été  pendant  cpiarante  ans 
la  joie  et  l'honneur,  et  que  sou  absence  rcnq)lit  aujour- 
d'hui de  deuil  et  de  larmes.  L'incurable  douleur  de  ceux 
qui  lui  survivent  reste  encore  son  plus  beau  panégvrique. 
Que  leur  consolation  soit  de  se  dire  ([ue  si  notre  épof|ne 
compte  des  noms  plus  brillants,  et  dont  il  restera  une  plus 
éclatante  mémoire,  nul  ne  laissera  après  soi  un  plus  tou- 
chant et  plus  honoré  souvenir. 


I 


DISCOURS 


DK 


M.  VICTORIEN  SARDOU 

l'RONONXK    DANS    LA    SÉANXE    PUBLIQUE    DU    '23    MAI     1878,    EN    VENANT 
PRENDRE    SÉANCE    A    I.A    PLACE    DE    M.    AUTRAX. 


Messieurs  , 

Une  année  s'est  écoulée  depuis  le  jour  où  vous  avez 
daigné  m'appcler  à  l'honneur  de  partager  vos  travaux  ; 
et  s'il  ne  m'a  pas  été  possible,  à  mon  grand  chagrin,  de 
vous  exprimer  plus  tôt  ma  reconnaissance,  permette/.-moi 
de  penser  que  ce  retard  n'aura  pas  été  sans  profit  pour  la 
tâche  que  j'avais  à  remplir.  A  la  lecture  journalière  des 
œuvres  de  M.  Autran,  à  la  fréquentation  constante,  assidue 
de  ce  rare  esprit,  je  dois  de  connaître  mieux  aujourd'hui 
l'homme  et  le  poète,  auxquels  je  viens  ici  rendre  un  double 
hommage. 


:iq()  DISCOURS    Dl^.    UKCKPTION 

Il  o.sl  des  écrivains  qui  atlirent  rattention  publique  par 
des  qualités  d'un  très-vif  éclat.  Celte  impression  subite  est 
quelquefois  très-prompte  à  s'effacer.  D'autres  se  livrent 
moins,  et  veulent  èlre  un  peu  forcés  dans  le  sens  inlimc 
de  leurs  œuvres;  mais  cette  habitude  familière  de  leurs 
écrits  devient  bientôt  la  source  des  jouissances  les  plus 
délicates  el  les  plus  durables. 

Tel  est.  Messieurs,  le  poète  charmant  dont  j'ai  à  vous 
entretenir.  Son  talent  est  le  reflet  de  toute  sa  vie.  Ami  de 
la  solitude  et  de  la  retraite;  rebelle,  —  un  peu  trop  peut- 
être,  —  à  nos  idées  modernes,  dont  il  ne  voit  que  la  tur- 
bulence et  le  fi-acas;  sévère,  jusqu'à  la  rigueur,  envers 
Paris,  où  le  poursuit  la  nostalgie  de  ses  chères  campagnes, 
et  le  désir  pressani  d'y  retrouver  le  doux  loisir  de  son 
travail;  fuyant  toute  charge  publique  et  toute  popularité, 
étranger  à  nos  débats  littéraires  comme  à  nos  luttes  poli- 
tiques, non  par  un  détachement  égoïste  des  inléréts  du 
pays,  mais  par  l'heureuse  absence  de  toute  ambition,  M.  Au- 
tran  est  un  peu  en  dehors  des  choses  contemporaines  ;  et, 
dans  ses  écrits  comme  dans  sa  vie ,  il  s'est  fait  une  place  à 
part,  isolement  qu'il  convient  de  respecter.  Une  seide  de 
ses  œuvres  osa  affronter,  un  soir,  la  plus  fiévreuse,  la  plus 
bruyante  de  toutes  les  épreuves,  celle  du  théâtre;  et  cette 
tragédie,  toute  athénienne,  était  si  peu  dans  le  courant  de 
nos  mœurs  dramatiques,  qu'applaudie  avec  transport,  on  l'a 
vue  fuir,  et  se  dérober  depuis  à  tous  les  regards,  comme 
une  nymphe  antique ,  un  peu  confuse  de  s'être  révélée  au 
public  parisien ,  dans  la  chaste  beauté  de  sa  nudité  grec- 
que. 

J'ai  dit  :  grecque,  Messieurs,  et  j'ai  dit  :  antique.  Ce  sont 


DE    M.    VICTORIEN    SARDOU.  •Mjy 

bien  là  les  deux  termes  qui  me  semblent  caractériser  ce 
génie  poétique,  tout  spécial,  et  nous  expliquer  son  origi- 
nalité. S'il  est  Français  par  le  cœur  et  par  le  bon  sens, 
la  sérénité  de  ses  sentiments  et  la  grâce  ionienne  de 
son  style  exhalent  un  parfum  classique,  qui  ne  doit  pas 
nous  surprendre.  —  Comme  André  Chénier,  avec  qui  il 
n'a  pas  ce  seul  lien  de  parenté,  M.  Autran  était  Grec 
par  sa  mère;  il  l'était  aussi  par  la  ville  où  il  a  pris  nais- 
sance. 

M.  Autran  est  né  à  Marseille,  en  i8i3;  et  son  aïeule 
maternelle  était  une  Grecque  de  Smyrnc.  —  Toute  sa  des- 
tinée poétique  est  dans  son  berceau. 

Marseille,  Messieurs,  n'a  pas  tout  à  fait  renié  son  ori- 
gine. Les  noms  de  ses  plus  vieilles  rues,  le  langage  de  ses 
pécheurs,  lui  rappelleraient  au  besoin  les  souvenirs  de  l'an- 
tique Phocée.  D'Ulysse,  ce  représentant  parfait  de  toute 
la  race  hellénique,  elle  a  conservé  l'esprit  du  négoce,  le 
goût  des  explorations  maritimes,  et  l'amour  des  longs  ré- 
cits qui  les  décrivent,  embellis  de  quelques  fables.  Elle 
sait  bien  qu'elle  fut  autrefois,  pour  l'étude  de  la  philo- 
sophie et  des  belles-lettres,  la  succursale,  la  rivale  d'Athè- 
nes, l'école  accréditée  de  la  jeunesse  de  Rome;  et  la  litté- 
rature contemporaine  lui  doit  quelques  brillants  écrivains, 
fidèles  au  culte  des  plus  beaux  modèles  de  l'antiquité 
grecque  et  latine. 

Lorsque  je  rappelle  cette  influence  persistante  de  l'cin- 
preinte  originelle,  pourrais-je  oublier.  Messieurs,  le  grand 
homme  d'État,  qui  laisse  parmi  vous  et  dans  le  pays  tout 
entier  un  tel  vide,  qu'en  le  dissimulant  avec  peine,  il  laut 
renoncer  à  le  combler?  M.  Tliiers,  lui  aussi,  était  Marseillais 

,\CAD.   FR.  38 


2g8  DISCOUHS    DK    RÉCEPTION 

de  naissance ,  et  d'origine  grecque ,  par  son  aïeule  mater- 
nelle. —  Dans  l'étonnante  souplesse  de  cet  esprit,  apte  à 
tout  concevoir  pour  tout  élucider,  comment  méconnaître 
les  dons  les  plus  précieux  de  la  puissante  race  à  qui  l'hu- 
manité doit  ses  premiers  maîtres,  dans  la  Politique, 
l'Éloquence  et  l'Histoire?  —  N'est-ce  pas  tout  le  génie 
grec,  transmis  à  travers  les  âges,  et  se  résumant  dans 
un  seul  homme? 

Le  père  de  M.  Autran  avait  beaucoup  voyagé  sur  mer, 
dans  sa  jeunesse;  et,  par  une  prédilection  bien  naturelle 
pour  tout  ce  qui  lui  l'appelait  ses  navigations  lointaines, 
il  avait  choisi  sou  ha!)italion  sur  le  rivage,  dans  la  partie 
la  plus  reculée  du  vieux  Marseille  ,  au  centre  d'une  petite 
colonie  maritime  que  des  constructions  récentes  ont 
dispersée.  C'est  là  que  M.  Autran  l'ut  élevé,  entre  les 
bateaux  échoués  sur  la  rive  et  les  hlets  de  pêche  séchant 
au  soleil,  dans  cette  vie  joyeuse  de  la  plage,  où  les  cris 
même  des  enfants"  qui  jouent  ont  des  notes  plus  gaies, 
plus  sonores;  souvenirs  des  jeunes  années,  auxquels  il 
devra  plus  tard  ses  inspirations  les  meilleures.  Jamais  son 
talent  n'a  trouvé  des  accents  plus  personnels  que  lorsqu'il 
s'est  appliqué  à  décrire  cette  mer  azurée  des  côtes  de  la 
Provence,  dont  l'écume  a  mouillé  ses  premiers  pas,  et  la 
grande  voix  bercé  ses  pi^emiers  sommeils. 

D'autres  impressions  de  son  enrance  ne  laissèrent  pas 
dans  son  esprit  des  traces  moins  profondes.  La  grand'- 
mère  de  Smyrne,  fidèle  aux  traditions  de  son  pays,  ne  "" 
lui  contait  pas  l'histoire  de  Peau-ct Ane ,  mais  la  fabuleuse 
conquête  de  la  Toison  d'Or;  ni  les  aventures  de  notre  Cen- 
dri/lon ,  mais  celle  de  la  Cenf/?77/wz  antique  ,  cette  Rhodope 


DE    M.    VICTORIEN    SARDOl  .  299 

qui  fut  reine  d'Égyptt^ .  au  àivc  de  Strabon  ,  pour  avoir 
perdu  sa  sandale  sur  les  bords  du  Nil.  Plus  tard  ce  fut 
VlUade  et  VOdyssée.  Le  poète  nous  l'apprend  lui-raème  : 

Vous  me  parliez  d'Hombrc  ! 

El  moi,  sur  vos  genoux,  écolier  souriant, 
J'avais  déjà  l'amour  de  ce  compatriote. 

Qu'il  me  soit  permis,  Messieurs,  de  m'associer  à  ce  té- 
moignage de  reconnaissance  ;  c'est  peut-être  à  ces  contes 
de  grand'mère  que  nous  devons  la  Fille  d'Eschyle. 

Je  glisserai  sur  une  jeunesse  attristée  par  des  malheurs 
domestiques ,  la  ruine  paternelle  et  la  pauvreté ,  mais 
surtout  par  de  pénibles  luttes  entre  la  vocation  litté- 
raire du  jeune  homme  et  la  résistance  de  ses  parents  ;  car 
j'ai  hàtc  d'arriver  à  la  glorieuse  intervention  qui  sut  triom- 
pher de  tous  ces  obstacles  et  nous  conquérir  un  poète. 

Au  mois  de  mai  i832,  M.  de  Lamartine  ariivait  à  Mar- 
seille ,  où  il  devait  s'embarquer  pour  son  voyage  d'Orient. 
M.  Autran,  qui  jusqu'alors  n'avait  publié  que  quelques 
fragments  poétiques  et  divers  articles  anonymes  dans  les 
journaux  de  la  localité,  se  fit  l'interprète  des  sentiments 
de  toute  la  ville  et  salua  l'arrivée  du  grand  homme  |jar  une 
pièce  de  vers  que,  plus  lard,  il  n'a  pas  jugée  digne  de  figu- 
rer dans  ses  œuvres  complètes  :  mais  le  génie  est  indulgent, 
surtout  pour  l'éloge;  M.  de  Lamartine  souhaita  de  con- 
naître ce  jeune  enthousiaste  ,  l'admit  dans  son  intimité  et 
ne  voulut  pas  d'autre  guide  que  lui  pour  les  excursions 
qu'il  projetait  avant  son  départ.  M.  Autran,  qui  nous  a 
transmis  quelques  détails  sur  ces  promenades  aux  environs 
de    Marseille ,   nous   montre    l'illustre   voyageur   sous  le 


3oO  DISCOURS    DE    UKCEPTION 

charme  des  traditions  évoquées  el  d'une  nature  qui  ne  lui 
est  pas  encore  familière  ,  s'arrètant  tout  à  coup  ,  en  pleine 
campagne,  et  s'écriant  :  «  Admirable  paysage!...  Quelle 
majesté  ont  ces  antiques  sycomores!  » 

Étonné,  M.  Autran  cherche  les  sycomores  et  ne  voit  que 
de  petits  mûriers,  et  même  quelque  peu  rabougris.  —  Il 
se  tait,  par  déférence.  —  Plus  loin,  exclamation  nouvelle! 
«  Ah!  cette  fois...  cette  source  limpide!...  Cette  jeune 
fille!  C'est  Nausicaa!  »  —  Et  il  faut  bien  avouer,  ajoute 
M.  Autran,  que  Nausicaa  n'était  qu'une  bonne  campa- 
gnarde, et  la  source  ,  un  simple  lavoir  de  village. 

Ai-je  cité  cette  anecdote.  Messieurs,  pour  le  malicieux 
plaisir  de  surprendre  le  génie  en  flagrant  délit  d'enthou- 
.siasmc  intempestif?  —  Vous  ne  le  pensez  pas.  —  C'est 
qu'elle  me  semble  bien  marquer  la  distance  qui  sépare 
ces  deux  poètes,  et  que  je  retrouve  toute  l'œuvre  future 
de  M.  Autran  dans  cette  protestation  de  la  réalité  contre 
le  rêve.  A  ses  côtés,  le  grand  lyrique,  d'un  coup  d'aile, 
s'envole,  plane,  et  ne  voit  plus  les  choses  de  la  terre  qu'à 
travers  une  sorte  de  mirage  qui  les  colore  à  son  gré.  — 
Lui,  plus  calme,  suit,  d'un  œil  un  peu  surpris,  ce  vol  su- 
blime, qu'il  n'a  pas  l'intention  d'imiter.  Tranquillement 
assis  au  bord  du  chemin,  il  contemple  cette  nature  qui 
s'offre  à  lui  dans  sa  simplicité  rustique  et  ne  voit  en  elle 
rien  qui  le  choque  :  loin  de  là!  Où  le  poète  des  Méditations 
n'admet  que  des  sycomores  et  des  Nausicaa,  l'auteur  futur 
de  la  Vie  rurale  ne  dédaigne  ni  les  petits  mûriers  rabou- 
gris ,  ni  la  simple  villageoise.  Tout  cela  n'est  pas  sans 
mérite  à  ses  yeux,  sans  charme,  que  dis-je?  sans  une  cer- 
taine poésie.  Il  ne  s'agit  que  de  la  dégager  pour  nous  la 


DE    M.     VICTORIEN    SARDOU.  3o  I 

rendre  sensihK^  ;  ol  c'est  à  quoi  il  s'appliquera  toute  sa  vie, 
avec  un  naturel  exquis,  une  grâce  incomparable,  et  surtout 
une  rare  intrépidité  de  bon  sens  :  n'exprimaul  rien  en  fort 
bons  vers  qu'il  n'ait  pensé  d'abord  en  excellente  prose! 

Une  autre  promenade  eut,  sur  la  destinée  de  M.  Autran, 
une  action  décisive.  Un  soir  (pi'il  tirait,  au  hasard,  avec 
M.  de  Lamartine,  sur  le  rivage,  à  la   clarlé  des  étoiles,  il 
s'enhardit  à  lui  avouer  un  rêve  caressé  depuis  longtemps. 
C'était  de  composer  un  poème  sur  les  Harmonies  de  la  mer. 
M.  de  Lamartine  applaudit  fort  à  ce  projet  et  lui  fit  aussi- 
tôt le  commentaire  de  l'œuvre  future ,  avec  une  ampleur 
de  vues  et  une   élévation  de   langage  qui  restèrent   à  ja- 
mais gravées   dans  l'esprit  du  jeune   homme;   puis,  tout 
à  coup  :  «  Ne  m'avez-vous  pas  dit  que  votre  père   était 
«  rebelle  à  votre  vocation?  Menez-moi  vers  lui,  que  je  lui 
«  parle!   »  Il  parla  en  effet,  Messieurs,  comme  il  savait  le 
faire,  et  plaida  la  cause  de  son  jeune  ami,  et  se  porta  garant 
de  son  avenir,  avec  une  telle  conviction,  que  le  père  de 
M.  Autran  ne  sut  pas  résister  à  cette  éloquence  qui  devait 
plus   tard  dominer  tout  un  peuple;  il   s'avoua  désarmé. 
Trois  jours  après,  M.  Autran  suivait  des  yeux  la  voile  qui 
emportait  M.    de   Lamartine  vers  l'Orient,  et  murmurait 
tout  bas  les  adieux  d'Horace  à  Virgile.  Il  retombait  dans 
son  isolement,  mais  désormais  affermi  dans  sa  foi,  maître 
de  .sa  vie,  et,  bienfait  plus  inappréciable  encore,  sacré  en 
quelque  sorte  aux  yeux  de  tous  par  l'approbation  même 

du  génie. 

Aussi  le  voyons-nous ,  dès  lors,  résolument  à  l'œuvre. 
Tous  les  loisirs  que  lui  laisse  un  modeste  emploi  à  la^bi- 
bliothèque  de  la  ville,  M.  Autran  les  consacre  à  cette  pas- 


3o2  DISCOURS    DE    UÉCEPTION 

sion  qui  désormais  lui  csL  permise,  et  il  public  successive- 
ment deux  recueils  de  vers  :  Ludibria  ventis  et  la  Mer, 
faibles  essais  d'un  talent  qui  se  cherche  encore,  MilUanah, 
inspirée  par  l'iiéroïquc  défense  de  cette  ville;  puis  une 
ode  en  l'honneur  du  17"  léger,  venu  d'Afrique  sous  la 
conduite  d'un  jeune  prince  qui  devait  à  la  gloire  des 
armes  associer  plus  tard  celle  qui  trouve  à  vos  côtés 
sa  plus  haute  récompense.  Ces  petits  poèmes  appréciés 
familiarisaient  le  public  avec  le  nom  de  M.  Autran.  Ce 
n'était  encore  que  la  notoriété.  —  La  gloire  allait  venir. 

Par  le  brillant  concours  que  Marseille  apportait  à  la 
littérature  contemporaine,  avec  les  Barthélémy,  les  Méry 
et  quelques  autre»  écrivains  d'un  réel  mérite,  cette  ville 
était  alors,  sur  la  route  de  l'ItaUe,  comme  une  sorte  d'étape 
littéraire,  où  leurs  confrères  de  Paris  s'attardaient  volon- 
tiers dans  une  hospitalité  charmante.  C'est  ainsi  que 
M.  Autran  se  lia  d'amitié  avec  un  jeune  auteur  qui  allait 
lui  donner  la  célébrité,  avant  de  la  conquérir  pour  lui- 
même. 

Ce  jeune  écrivain,  vous  le  reconnaîtrez.  Messieurs, 
quand  j'aurai  dit  :  qu'héritier  d'un  nom  déjà  fameux  dans 
les  lettres,  il  a  su  le  grandir  encore  par  son  propre  mérite 
et  prouver  que  le  génie  dramatique  est  un  héritage 
qui  peut  se  transmettre.  Mais,  alors,  inconscient  de  sa 
propre  valeur,  tout  au  plaisir  de  vivre,  et  un  peu  fatigué 
déjà  de  ce  plaisir-là,  il  ne  se  croyait  pas  destiné  à  l'insigne 
honneur  de  siéger  un  jour  parmi  vous  et  d'y  représenter, 
avec  tant  d'éclat,  toute  une  dynastie. 

Un  soir  donc,  chez  M.  Autran,  ils  devisaient  ensemble 
•de  leur  présent  un  peu  triste,  de  leur  avenir  incertain, 


DE    M.    VICTORIEN    SARDOU.  3o3 

lorsque  dans  un  tiroir,  par  hasard  cntr'ouvert,  le  Parisien 
avisa  certain  gros  cahier  qui  seml)lait  se  dérober  à  hi  vue, 
honteusement,  et  s'écria  en  riant  : 

«  Quelque  pièce  de  théâtre,  sans  doute? 

M.  Autran  en  convint,  non  sans  embarras. 

«  Une  comédie?  » 

Ce  fut  en  rougissant  tout  à  fait  que  l'auteur  dut  se  rési- 
gner au  pénible  aveu  : 

«  Une  tragédie.  » 

Tout  autre  n'eût  pas  insisté;  notre  Parisien  prit  brave- 
ment le  cahier,  lut  ce  litre  qui  n'avait  rien  de  rassurant  : 

((  La  Fille  dEsclnile.  » 

Et  dit  tranquillement  : 

«  Puis-je  lire? 

—  Certes,  »  répondit  M.  Autran. 

Et ,  d'un  œil  anxieux,  il  se  mit  à  guetter  sur  le  visage  du 
lecteur  la  trace  dune  émotion  qui  se  fit  toujours  attendre. 

La  lecture  achevée  : 

«  C'est  bien  mauvais,  n'est-ce  pas?  »  dit-il  en  trem- 
blant. 

«  Mon  cher  ami,  répondit  le  lecteur,  qui  roulait  fi-oide- 
ment  le  cahier,  j'emporte  votre  pièce;  je  la  donne  à  mon 
père;  on  la  joue,  et  elle  a  beaucoup  de  succès.  Adieu,  je 
vous  écrirai  de  Paris.  » 

Il  part,  laissant  M.  Autran  stupéfait;  et  voilà,  Messieurs, 
comment  la  Fille  d'Eschyle  fut  découverte,  un  soir,  à  Mar- 
seille, et  portée  à  Dumas  père  par  Dumas  fils! 

A  quelque  temps  de  là,  une  lettre  apprenait  à  M.  Autran 
que  la  Fille  cŒschijle  était  reçue  à  TOdéon  :  on  n'at- 
tendait  plus  que   lui   pour  la   mettre  à  l'étude.    Fortune 


3o4  DISCOLRS    DE    RÉCEPTION 

inespérée,  coup  de  baguette  magique  qui  lui  ouvrait 
toutes  grandes  ces  portes  de  l'art  dramatique,  défendues 
par  tant  d'obstacles.  —  JMais,  pour  venir  à  Paris,  pour 
y  séjourner,  si  médiocres  étaient  ses  ressources,  qu'il 
dut  se  résigner  à  faire  appel  à  un  certain  oncle,  riche  com- 
merçant, hostile  aux  travaux  littéraires  de  son  neveu,  et 
qui,  en  lui  signant  une  traite  de  quinze  cents  francs  sur 
Paris,  grommelait  tout  bas  : 

«  Une  tragédie  !  L'avais-je  assez  prédit  que  lu  finirais 

mal  !  » 

La  pièce  modifiée,  répétée,  prête  enfin  à  affronter  le 
jugement  du  public,  était  annoncée  pour  le  a/j  février  i848. 
L'auteur,  pour  aller  au  théâtre,  le  matin,  dut  franchir  les 
barricades  ;  et,  sur  toute  la  route,  il  pouvait  lire  à  côté  des 
affiches  de  l'Odéon  celles  qui  conviaient  les  Parisiens  à 
une  aulrc  tragédie  que  la  sienne.  —  Il  fallut  ajourner  la 
première  représentation,  qui  ne  fut  donnée  que  le  6  mars, 
c'est-à-dire  trop  tôt;  les  voitures  circulaient  à  grand'pcine 
dans  les  rues  encore  dépavées. 

Celte  représentation,  Messieurs,  si  curieuse  et  si 
triomphante,  je  suis  de  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  d'y 
assistei'.  La  salle  était  houleuse,  inquiète,  toute  frémis- 
sante de  l'agitation  du  dehors,  et  la  curiosité,  des  plus 
vives,  mais  non  pas  des  plus  bienveillantes.  La  Fille 
d'Eschyle  n'arrivait  pas,  comme  la  Lucrèce  de  Ponsard,  à 
cette  heure  propice  où  la  valeur  d'une  œuvre  s'accroît  de 
toute  celle  qu'on  désire  lui  trouver.  On  jugeait  plutôt 
sévèrement  la  témérité  de  cet  inconnu,  qui  osait  inscrire 
en  tête  de  ses  personnages  :  Eschyle,  Sophocle,  s'obligeant 
ainsi  à  leur  prêter  un  langage  que  leur  génie  n'eût  pas  à 


DE    M.     VICTORIEN    SARDOU.  3o5 

désavouer.  Et  en  effet,  Messieurs,  l'audace  était  grande. 
Eschyle  en  scène  !...  Eschyle ,  le  Titan  qui ,  dans  cette 
période  presque  Hibuleuse  de  la  Grèce  héroïque,  amasse 
les  blocs  à  peine  dégrossis  de  la  tragédie  piimitivc,  les 
entasse,  les  dispose  dans  un  ordre  adinirajjlo,  et  .si 
robuste  que  vingt  siècles  ne  l'ont  pas  ébranlé!  —  Sopho- 
cle, qui,  après  lui,  sur  ces  fortes  assises,  dresse  les 
colonnes  aux  harmonieux  contours,  les  chapiteaux  aux 
justes  proportions,  et  pose  le  couronnement  de  l'édifice, 
où  Euripide  n'aura  plus  qu'à  sculpter  les  frises  et  sus- 
pendre les  guirlandes,  pour  nous  dévoiler  dans  sa  ra- 
dieuse et  désespérante  perfection  tout  le  Parthénon  de 
la  tragédie  antique!  .  .  .  OEuvre  de  demi-dieux  accomplie 
en  moins  de  temps  qu'il  n'en  faut  à  l'enfant  pour  de- 
venir un  homme.  Car  ces  trois  génies  sont  contem- 
porains; le  même  soleil  les  éclaire.  Le  jour  de  Sala- 
mine,  Eschyle  est  à  la  bataille;  Sophocle  est  parmi  les 
adolescents  que  leur  beauté  désigne  pour  danser  autour 
des  trophées;  et,  au  milieu  des  cris  de  victoire,  un  enfant 
vient  au  monde  :  c'est  Euripide! 

Quelle  époque  à  faire  revivre  !...  quelles  ombres  à  évo- 
quer! Mais  aussi  quelle  tâche!  Et  le  choix  du  sujet  n'était 
pas  fait  pour  la  rendre  plus  facile. 

Toute  la  pièce  rappelle  en  effet  une  lutte  fameuse  pour 
laquelle  s'est  passionnée  jadis  la  Grèce  entière  :  aux 
fêtes  de  Bacchus ,  le  jeune  Sophocle  ose,  pour  la  pre- 
mière fois,  disputer  à  Eschyle  la  couronne  tragique,  et 
l'emporte  sur  le  vieil  athlète,  qui,  désespéré,  s'exile 
d'Athènes  en  laissant  à  la  Postérité  le  soin  de  le  venger. 

La  Postérité ,  Messieurs  ,  les  confond  tellement  dans  son 
ACAD.  FR.  39 


3o6  niscoi  Hs  ni:  hkception 

admirîition  qu'olle  n'a  pas  encore  ose  formuler  son  arrêt; 
et  pourtant,  si  grand  que  soit  lîschyle ,  si  émouvante 
que  soit  la  douleiu'  de  ce  Prométhéc ,  qui  a  dérobé  le  feu 
du  ciel,  révélé  aux  hommes  un  art  inconnu,  et  qui ,  ter- 
rassé, a  son  vautour  qui   le  ronge — l'envie!  —  il  est 

bien  difficile  de  ne  pas  applaudir,  avec  toute  la  Grèce,  au 
triomphe  de  son  jeune  rival. 

Ce  qu'elle  salue  en  lui ,  c'est  un  progrès  inévitable  ,  at- 
tendu ; —  c'est  la  forme  plus  élégante,  l'action  mieux  or- 
donnée, la  péripétie  plus  savante,  les  caractères  plus  appro- 
fondis ! —  Mais  surtout,  c'est  l'àme  humaine,  affranchie 
des  terreurs,  des  épouvantes  sous  lesquelles  le  vieil 
Eschyle  la  tenait  écrasée,  —  Ce  soldat  de  Salamine ,  âpre 
et  rude ,  est  bien  le  poète  d'une  génération  qu'obsède 
la  menace  de  l'invasion  barbare.  L'inexorable  fatalité ,  les 
divinités  implacables,  l'homme  courbé  sous  le  joug  de 
destinées  cruelles,  imméritées,  voilà  ce  qu'il  chante,  for- 
geant des  âmes  d'airain  pour  la  lutte,  et  leur  apprenant,  si 
grande  que  soit  l'infortune  ,  <à  toujours  être  plus  grandes 
qu'elle!... 

Mais  Sophocle,  ce  n'est  plus  le  poète  du  combat;  c'est 
celui  de  la  victoire,  —  c'est  l'adolescent  des  trophées!  — 
La  Grèce  délivrée  respire  :  commerce ,  industrie ,  arts , 
lettres,  tout  fleurit  à  la  fois!  C'est  l'explosion  d'une  sève 
qui  n'ai  tendait  pour  éclater  que  le  ciel  sans  orage  et 
les  dieux  plus  cléments!  Eschyle  était  la  vieille  Athènes, 
toute  de  roc;  Sophocle  est  la  nouvelle,  toute  de  marbre. 
Et  la  prospérité  n'exclut  pas  les  devoirs;  au  contraire, 
elle  en  impose  de  nouveaux.  Sophocle  ne  se  borne  pas  à 
nous  montrer  ses  héros  bravant  la  Fatalité.  Il  les  fait  lutter 


( 


DE    M.    VICTORIEN    SARDOU.  807 

victorieusement  contie  leurs  propres  passions  et  contre 
leurs  vices.  Comment  toute  la  Grèce  n'eût-elle  pas  acclamé 
le  poète  qui,  le  premier,  osait  lui  dire  qu'après  avoir  vaincu 
sa  destinée  par  l'héroïsme,  riiominc  avait  encore  à  triom- 
pher de  lui-même,  par  la  vertu? 

Dans  l'image  qu'il  nous  offre  de  ces  deux  grands  hommes, 
M.  Autraii  a  parfaitement  retracé  ces  nuances  de  leurs 
génies,  qui  sont  aussi  celles  de  leurs  caractères.  —  Ce 
vieillard  sombre  et  morose,  en  lutte  avec  les  hommes  ot 
avec  les  dieux,  c'est  bien  Esch}le.  Ce  jeune  homme  beau, 
dévoué,  généreux,  enthousiaste,  c'est  bien  Sophocle.  Seu- 
lement, chose  inattendue,  dans  cette  oeuvre  toute  à  la  gloire 
d'Eschyle  et  de  Sophocle,  l'influence  qui  domine,  c'est 
celle  d'Euripide. 

Et  l'on  ne  saurait  trop  en  féliciter  l'auteur;  car,  des  trois 
pères  de  la  tragédie  grecque,  le  plus  dramatique,  c'est  lui  : 
—  ce  jugement  n'est  pas  de  moi,  Messieurs,  il  est  d'Aris- 
tote!  — Et,  si  Euripide  est  le  plus  dramatique,  c'est  (pril 
est  le  plus  humain. 

Quand  il  arrive,  ses  prédécesseurs  lui  ont  rendu  la 
tâche  bien  difficile.  Des  dieux  et  des  hommes,  ils  ont  tout 
dit  :  Eschyle  a  épuisé  l'épouvante,  Sophocle  a  épuisé  l'hé- 
roïsme. —  Mais  ils  ont  proscrit  l'amour;  Euripide  s'en 
empare. 

En  effet,  avant  lui,  dramatiquement,  l'amour  n'existe 
pas.  Eschyle,  l'Eschyle  de  bronze,  le  réprouve.  —  C'est  à 
bon  droit  qu'Aristophane,  dans  la  discussion  d'Eschyle  et 
d'Euripide  aux  enfers,  nous  présente  l'auteur  de  Prométhée 
s'écriant  avec  une  fierté  bien  étrange  : 

«  L'on  ne  pourra  pas  m'accuser  d'avoir  mis  sur  la  scène 


3o8  DISCOURS    DE    UKCKI'TION 

une  seule  femme  amoureuse!  n  A  quoi  Euripide  répond  : 

«  Ah!  certes  non!...  Tu  as  toujours  ignoré  Vénus! 

—  Et  je  m'en  vante  ,  réplique  Eschyle;  tandis  que,  chez 
toi,  elle  est  partout.  » 

Reproche  bien  fait  pour  nous  surprendre,  nous  qui  fai- 
sons de  l'amour  la  condition  tellement  essentielle  de  l'œu- 
vre dramatique  ,  que  nous  ne  saurions  j)lus  la  concevoir 
sans  lui. 

So[)hocle  fait  un  pas.  Avec  la  jalousie  de  sa  Déjanirc  ,  il 
effleure  l'amour,  mais  il  s'arrête,  et  s'en  tient  à  l'orgueil 
blessé.  Il  y  a  mieux  :  Ilémon,  le  fiancé  d'Antigone  ,  l'aime, 
le  dit  et  le  prouve,  en  se  tuant  pour  ne  pas  lui  survivre. 
Antigone  répond-elle  à  cette  passion?  Nullement.  Hémon 
lui  est  assez  indifféiont.  Elle  ne  lui  dit  pas  un  mot  dans 
toulc  la  pièce,  et  elle  prononce  son  nom  une  seule  fois. 
—  La  proscription  d'Eschyle  subsiste  :  la  femme  ne  doit 
pas  aimer  sur  la  scène. 

Mais,  avec  Euripide,  tout  change;  — l'amour  envahit  le 
théâtre.  Il  y  règne  en  maître.  —  C'est  Phèdre  et  sa  flamme 
adultère,  Médée  et  ses  fureurs  jalouses,  Vénus  partout,  — 
mais  non  pas  Vénus  seulement  :  dans  sa  Clytemtiestre ,  sa 
Creuse  et  son  Andromaqiie,  Euripide  nous  fait  connaître 
tous  les  déchirements  du  cœur  maternel  ;  dans  son  Alcesie, 
l'héroïsme  du  dévouement  conjugal,  et  dans  Iphigénie ,  en- 
fin, il  nous  offre  le  modèle  si  parfait  de  la  jeune  fille  ,  (|ue 
Racine  l'égalera  plus  tard,  sans  le  surpasser. 

Ainsi,  Euripide,  toujours  attendrissant,  passionné,  pathé- 
tique, nous  révèle  tout  ce  que  le  cœur  de  la  femme  contient 
de  tendre  et  de  violent,  de  féroce  ou  de  sublime!... 
■  Avec  Eschyle,   on  tremble;  avec  Sophocle,  on  s'enthou- 


DE    M.    VICTORIEN    SARDOl'.  3o() 

siasme;  c'est  avec  Euripide  que  l'on  pleure.  Et  c'est  avec 
lui  seulement  que  la  ii;enèse  de  l'art  (rai^ique,  eomnie  la 
Création  clie-inèinL',  s'achève  et  se  conq)lète,  —  j)ar  la 
femme  ! 

Or,  M.  Aulran,  dans  rélai)oration  de  son  œuvre,  ne  dut 
pas  tartler  à  s'apercevoir  que,  circonscrite  à  la  lulle  des 
deux  poètes,  sa  fable  ne  suffirait  i)as  à  captiver  longtemps 
le  spectateur,  et  qu  il  lui  lallail  un  autre  élément  d'intérêt 
plus  capable  de  l'attendrir.  Il  supposa  Méganire,  fille  d'Es- 
chyle, aimant  Sophocle,  aimée  par  lui,  placée  entre  son 
devoir  filial  et  son  amour,  sacrifiant  l'amour  au  devoir;  et 
il  eut  dès  lors  un  drame  fort  émouvant,  mais  à  quel  prix! 
Une  femme  amoureuse  sur  la  scène,  o  Eschyle!...  Et  c'est 
ta  lille!... 

La  rivalité  des  deux  poètes  reste  hicii  la  pensée  de  la 
pièce.  —  Mais  le  cœur  du  drame,  c'est  Méganire.  —  (Test 
sur  elle  que  l'àme  se  repose  attendrie.  C'est  elle,  au  dé- 
nouement, qui,  entraînée  dans  l'exil  paternel!  et  volontai- 
rement séparée  de  celui  qu'elle  aime,  nous  émeut,  au  point 
de  nous  faire  oublier  combien  Eschyle  est  coupable  d'ac- 
cepter un  tel  dévouement,  et  coupable  aussi  Sophocle  de 
s'être  obstiné  à  sa  fatale  victoire  :  en  sorte  que,  des  trois 
personnages,  celui  qui  nous  touche  et  nous  charme,  c'est 
Méganire!  —  Et  Méganire,  c'est  Euripide!  —  Aristote 
avait  donc  raison. 

Le  succès  de  cette  belle  œuvre  fut  considérable, 
Messieurs;  je  n'ai  pas  à  vous  l'apprendre.  Tout  y  contri- 
buait, jusqu'aux  allusions  à  la  révolution  de  février,  que  le 
public  ne  manquait  pas  d'y  découvrir  dans  la  bouche  de 
Sophocle.  —  Il  en  est  une  pourtant  qui  faillit  compromettre 


3iO  DISCOURS    DE    RÉCKPTION 

la  (in  du  premier  acte.  —  Quand  la  garde  scythc  vint 
arrêter  Eschyle,  elle  fut  accueillie  par  le  cri  de  :  «  Vive  la 
garde  nationale!  »  —  Cette  petite  manifestation  produisit, 
à  la  chute  du  rideau,  une  sorte  de  confusion,  que  la  mal- 
veillance se  hâta  d'exploiter.  —  Dans  l'entracte,  l'auteur 
vit  accourir  à  lui  cpiclques  confrères,  très-empressés  à  lui 
adresser  leurs  compliments  tie  condoléance  sur  «  une 
((  chute,  disaient-ils,  fort  honorable,  et  dont  il  était  homme 
«  à  prendre  sa  revanche.  »  —  C'était  aller  un  peu  vite  en 
besogne;  et  le  prodigieux  succès  du  second  acte  coupa 
court  à  ces  mauvais  compliments.  Enfin  le  magnifique  plai- 
doyer de  Sophocle,  en  faveur  d'Eschyle,  souleva  de  tels 
transports  que  l'acteur  dut  le  redire  eu  entier.  Dès  lors,  le 
triomphe  était  certain;  il  fut  éclatant.  Le  public  voulut  voir 
l'auteur.  M.  Autran  allait  se  dérober  à  cette  ovation;  quel- 
qu'un le  saisit,  l'enlève,  le  jette  sur  la  scène,  ébloui,  effaré; 
et  crie  en  riant  :  «Le  voilà!  »  c'était  l'auteur  d'il  cnii  ÏÏI  qui 
le  forçait  à  triompher  malgré  lui.  —  Avouons,  Messieurs, 
à  notre  honneur,  que,  depuis  Eschyle,  la  fraternité  litté- 
raire a  fait  quelques  progrès. 

Le  succès  théâtral  a  ce  merveilleux  résultat,  que  d'un 
inconnu  il  fait  en  trois  heures  un  homme  célèbre. 
M.  Autran  se  réveilla,  le  lendemain,  acclamé  par  toute  la 
presse  et  connu  de  tout  Paris  ;  malheureusement  ce  Paris- 
là  n'était  pas  en  goût  des  choses  littéraires  ;  —  Juin  arri- 
vait, gros  de  menaces  :  —  les  spectateurs  se  firent  telle- 
ment rares,  qu'après  quelques  représentations,  lOdéon 
dut  fermer  ses  portes,  et  le  triomphateur  partit,  chargé  de 
lauriers,  léger  d'argent,  et  ne  soupçonnant  guère  que  cette 
.  Fille  d'Eschyle ,  qui  ne  lui  donnait  pas  de  quoi  payer  son 


DE    M.     VICTORIEN    SARDOU.  3ll 

retour,   allait,    avec    la  célébrité,    lui    apporter   aussi    la 
forUiuo. 

Comme  il  débarque  à  Marseille,  quelqu'un  saute  à  son 

cou  : 

«   JMon  cher  neveu  !  » 

C'est  l'oncle,  qui,  sans  lui  laisser  le  temi)s  de  s'étonner, 
l'entraîne,  et  lui  t'ait  traverser  toute  la  ville  à  son  bras, 
criant  aux  amis  (pi'il  rencontre  : 

«  C'est  mon  neveu!.,,  vous  savez?...  Joseph  Autranl  la 
FU/e  d'Eschyle!  » 

Trois  ans  après ,  l'excellent  homme  lui  laissait  en  mou- 
rant toute  sa  fortune;  M.  Autran,  à  cpii  j'cniprunle  ce  récit, 
le  complète  parce  petit  détail  : 

«  Le  testament  portait  la  date  du  jour  où  la  nouvelle  de 
«  mon  succès  était  arrivée  à  Marseille...  De  telle  sorte 
«  que  cette  pièce  me  rapportait  à  elle  seule  plus  que  tout 
«  le  théâtre  de  Corneille  et  de  Racine  n'avait  rapporté  à 
«   leurs  auteurs.  » 

Elle  lui  avait  déjà  valu,  Messieurs,  une  récompense  bien 
glorieuse.  Vous  aviez  admis  la  Fille  dEschtjle  à  l'honneur 
de  partager  le  premier  de  vos  prix,  avec  la  CuihneUe  tic 
M.  Emile  Augier. 

Quelques  esprits  chagrins  ont  exprimé  la  crainte  que 
cette  richesse  subitement  acquise  n'ait  un  peu  réprimé  l'es- 
sor de  son  génie  poétique,  et  endormi  sa  verve  dans  l'heu- 
reux loisir  de  l'indépendance.  C'est  une  question  ([ue  je 
m'abstiendrai  de  discuter.  Il  est  des  esprits  que  la  nécessité 
éperonne;  d'autres,  qu'elle  abat  et  décourage.  M.  Autran, 
ce  doux  rêveur,  était-il  bien  fait  pour  la  lutte?  J'en  doute 
fort.  —  Et  il  a  produit  d'assez  belles  œuvres,  dans  sa  pé- 


ilVi  DISCOHUS    DE    RÉCEPTION 

riode  de  prospérité,  pour  que  rien  ne  nous  autorise  à  la 
regretter  et  à  décourager  les  oncles  à  héritage  qui  seraient 
tentés  d'imiter  un  si  noble  exemple. 

Cette  fortune,  d'ailleurs,  eut  sur  sa  destinée  l'action  la 
plus  bienfaisante.  Elle  l'affranchit  de  certains  scrupules, 
dont  l'exagération  même  fait  l'éloge  de  sa  probité,  et  lui 
permit  de  s'unir  à  celle  que  les  grâces  de  son  esprit,  autant 
que  la  bonté  de  son  cœur,  désignaient  bien  pour  sa  com- 
pagne. Ainsi,  la  richesse  lui  assurait  encore  dans  le  bonheur 
domestique  la  source  des  inspirations  les  plus  saines,  les 
plus  élevées  :  influence  heureuse  qui  se  trahit  à  chaque 
page  de  ses  œuvres.  —  On  n'a  pas  à  y  chercher  la  femme , 
—  on  l'y  trouve  toujours. 

C'est  alors ,  Messieurs ,  que  parurent  ces  Poèmes  de  la 
mer,  promis  à  M.  de  Lamartine,  et  dont  M.  Autran  n'avait 
jusque-là  produit  que  quelques  ébauches  irajîarfaites ,  — 
œuvre  considérable  et  qui  suffirait  seule  à  sa  renommée. 

Dans  une  double  préface,  M.  Autran  nous  dit  quel  est 
son  but.  —  La  mer  n'a  jamais  eu  son  poète  exclusif,  —  il  veut 
l'être.  —  On  l'a  bien  chantée  par  fragments,  par  détails 
isolés,  par  épisodes;  mais  elle  n'a  pas  son  poème  spécial. 
C'est  ce  poème  qu'il  offre  au  public,  ou  plutôt  «  une  série 
«  d'esquisses  maritimes,  indépendantes  l'une  et  l'autre , 
«  mai  s  reliées  entre  elles  par  le  lien  d'une  commune  origine.» 

Cette  absence  de  poètes  maritimes  signalée  par  M.  Au- 
tran a  sa  raison  d'être  :  c'est  que  la  mer,  qui  semble 
par  excellence  l'inspiratrice  des  grandes  pensées  ,  no  les  a 
pas  plus  tôt  provoquées  qu'elle  les  absorbe.  Son  horizon 
sans  limites,  son  agitation  sans  but,  son  chant  sans  va- 
riantes, portent  l'esprit  à  une  sorte  de  rêverie,   indécise. 


DE    M.     VICTORIEN    SARDOU.  3l3 

confuse,  qui  ne  trouve  nulle  part  à  se  rattacher  aux 
choses  humaines.  —  Elle  enfante  les  grandes  pensées,  les 
berce  et  les  endort. 

Pour  résister  à  cette  fascination  qu'elle  exerce,  il  faut, 
comme  M.  Aulran,  familiarisé  avec  ses  caresses  dès  l'en- 
fance, s'inspirer  d'elle,  sans  qu'elle  vous  domine;  et  ce 
mérite  rare,  personne  ne  le  possède  mieux  que  lui.  Armé 
de  cet  admirable  bon  sens  que  j'ai  signalé  déjà ,  ne  craignez 
pas  qu'il  se  laisse  emporter  au  large ,  avec  ces  poètes  auda- 
cieux qu'attirent  les  gouffres  de  tinfini.  Il  sait  se  garder 
de  tout  vertige.  La  mer  ne  l'intéresse  que  dans  ses  rap- 
ports avec  l'homme;  ce  qu'il  décrit  surtout,  c'est  le  travail, 
les  souffrances  des  pauvres  gens,  marins  ou  pêcheurs,  tou- 
jours en  lutte  avec  les  flots.  Cette  préoccupation  des 
petits ,  des  humbles ,  domine  toute  son  œuvre  ;  et  c'est  avec 
raison  qu'il  s'écriait  un  jour  :  «  Je  ne  voudrais  que  deux 
mots  sur  ma  tombe  :  Exaltavit  humiles.  » 

D'ailleurs  lamer  qu'il  chante  est  la  plus  paisible  de  toutes 
et  la  moins  féconde  en  naufrages.  Car  c'est  en  vain  que 
M.  Autran  inscrit  en  tête  de  la  première  partie  du  poème  : 
«  Océan!  »  X Océan  n'y  est  pas.  Même  lorsqu'il  décrit 
un  voyage  imaginaire  aux  mers  glaciales;  même  lors- 
qu'il nous  montre  dans  une  ode  admirable  les  corps  des 
naufragés  roulés  sans  un  d'un  pôle  à  l'autre,  c'est  en- 
core et  toujours  la  Méditerranée  qui  l'inspire  ;  et  par  le  tour 
et  la  sérénité  de  ses  pensées,  par  les  grâces  même  de  son 
langage,  on  voit  bien  que,  pour  lui,  la  mer  par  excellence, 
la  vraie,  la  seule...  c'est  ce  lac  classique,  où  s'est  mirée 
toute  l'antiquité  grecque  et  latine ,  et  qui  n'a  jamais  connu, 
en  fait  de  monstres,  que  celui  d'Hippolyte. 

ACAD.  FR.  4o 


3l4  DISCOURS    DE    UÉCEPTION 

Aussi  bien  qu'a-t-il  affaire,  ce  Grec  de  Smyrnc  et  de 
Phocée,  de  l'Océan  brumeux,  à  la  bise  aigre  et  dure,  au 
flux  et  reflux  fiévreux,  aux  falaises  brusquement  rompues, 
que  la  vague  bat  incessamment  et  déchire  par  un  divorce 
éternel  de  la  terre  et  des  flots?  Tout  cela,  c'est  le  Barbare, 
le  Germain,  le  froid,  les  tristesses  du  Nord,  Ossian  et  ses 
brouillards!  —  Tandis  que  la  Méditerranée,  où  les  pro- 
montoires aux  pentes  mollement  adoucies  se  baignent 
avec  amour  sous  un  ciel  toujours  pur,  c'est  Virgile,  Ho- 
mère, Théocrite,  Horace,  les  génies  antiques,  bleus  et 
transparents  comme  ses  flots;  ceux  qui  ont  fixé  pour  tou- 
jours, dans  des  œuvres  pai^faites,  les  règles  du  goût,  de  la 
mesure,  delà  sobre  éloquence;  les  génies  clairs  enfin,  mo- 
dèles éternels  du  beau  et  du  vrai,  nos  premiers  maîtres, 
auxquels  il  faut  toujours  revenir. 

M.  Autran  est  bien  leur  disciple.  —  Non  qu'il  les  imite; 
mais  par  la  précision  des  idées,  c'est  d'eux  qu'il  procède, 
et  surtout  par  l'élégance  de  la  forme.  Son  hexamètre  est 
sonore  et  bien  rhythmé;  sa  phi^ase,  toujours  musicale,  se 
déroule  largement,  avec  une  noblesse  de  contours  qui 
fait  penser  aux  volutes  antiques.  Mais  le  naturel  sur- 
tout, voilà  son  plus  grand  mérite  peut-être  !  Tel  il  est,  tel 
il  se  montre;  c'est-à-dire  un  rêveur  aimable,  à  la  mélan- 
colie tranquille,  qui  cause  avec  vous  simplement  et  sans 
emphase.  Ce  beau  livre  est,  à  mon  avis,  son  chef-d'œuvre. 
Le  public,  qui  associe  volontiers  le  nom  d'un  éci-ivain  au 
souvenir  de  son  succès  le  plus  éclatant,  voit  surtout  dans 
M.  Autran  l'auteur  de  la  Fille  d Eschyle;  et  l'on  ne  saurait 
s'en  plaindre;  mais  je  souhaiterais  qu'il  fût  en  même  temps 
cité  comme  l'auteur  des  Poèmes  de  la  Mer. 


DE    M.    VICTORIKN    SARDOC.  3l5 

J'ai  rappelé  la  Fille  d Eschyle,  Messieurs  :  on  s'est  de- 
mandé pourquoi  M.  Autran,  après  un  tel  succès,  n'avait  pas 
tenté  de  nouveau  la  fortune  du  théâtre;  —  et  l'on  est  allé 
jusqu'à  poser  celte  ((ucstion  : 

M.  Autran  était-il  auteur  dramatique? 

Il  semble  que  cette  tragédie  même,  si  justement  applau- 
die, réponde  affirmativement;  mais,  conçue  dans  un  mode 
étranger,  pour  ne  pas  dire  rebelle  à  toute  idée  moderne, 
la  Fille  dEschyle  nous  apparaît  comme  l'une  de  ces  belles 
restaurations  de  monuments  antiques,  que  le  public  admire 
au  point  de  vue  archaïque,  sans  les  accepter  précisément 
comme  expression  de  l'art  contemporain.  C'est  une 
œuvre  d'exception  à  laquelle  il  eût  été  imprudent  peut- 
être  de  donner  une  sœur,  et  qui,  mise  en  dehors  de 
toutes  les  conditions  du  théâtre  moderne,  ne  prouve  pas 
absolument  la  vocation  dramatique  de  son  auteur. 

Que  si  nous  examinons  le  volume  de  Drames  et  Comé- 
dies, publié  tout  récemment,  notre  doute  subsiste,  et 
nous  comprenons  mieux  l'hésitation  de  M.  Autran. 

Poète  descriptif,  c'est-à-dire  s'attachant  surtout  au  dé- 
tail, M.  Autran  était-il  bien  dans  les  conditions  requises 
pour  un  art  qui  se  préoccupe  surtout  de  l'ensemble, 
et  qui  cherche  en  toutes  choses  les  forts  reliefs  et  les 
teintes  vigoureuses,  afin  de  les  accuser  plus  colorées 
encore  et  plus  saillantes  qu'elles  ne  sont?  Il  y  a,  de  la  poé- 
sie contemplative  et  descriptive  à  l'art  dramatique , 
la  différence  de  l'analyse  à  la  synthèse.  L'œuvre  théâ- 
trale est  surtout  œuvre  de  condensation.  L'esprit  de  l'au- 
teur doit  faire  toutes  les  réflexions ,  son  cœur  doit  éprouver 
tous  les  sentiments  que  le  sujet  comporte,  mais  à  la  con- 


3l6  DISCOURS    DE    RÉCEPTIOIV 

dition  qu'il  n'en  donnera  au  spectateur  que  la  substance. 
Telle  phrase  doit  résumer  vingt  pages,  tel  mot  doit  résu- 
mer vingt  phrases;  c'est  au  public,  qui  se  fait  bien  plus 
notre  collaborateur  qu'on  ne  le  pense,  à  retrouver  dans  le 
peu  qu'on  lui  dit  tout  ce  qu'on  ne  lui  dit  pas,  et  jamais 
il  n'y  manque,  —  pourvu  que  la  phrase  soit  juste  et  que  le 
mot  soit  vrai. 

Quand  Racine  dit  : 

Mais  tout  dort...  et  l'arméo,  et  les  vents,  et  Neptune, 


quel  est  l'auditeur  qui  n'aperçoive  à  l'instant  le  port,  la 
ville,  la  flotte,  l'armée,  la  campagne,  la  mer,  tout  le  rivage, 
toute  la  côte,  un  pays  entier  que  Racine  lui  fait  voir 
en  une  seconde,  dans  un  seul  éclair  de  son  génie? 

Ces  dix  mots  fourniraient  au  poète  descriptif  un  déve- 
loppement de  dix  pages  ;  car  sa  fonction,  à  lui,  est  préci- 
sément de  détailler  où  Racine  résume.  On  conçoit  que  ce 
sont  là  deux  opérations  bien  différentes,  qui  exigent  des 
facultés  spéciales,  très-difficiles  à  concilier  chez  un 
seul  homme.  Toutes  les  fleurs  que  le  poète  cueille  sur  sa 
route  pour  nous  les  offrir  en  bouquet,  l'auteur  dramatique 
doit  les  presser  et  les  fouler  pour  en  extraire  l'essence.  Je 
crois  savoir  que  ,  pour  l'œuvre  la  plus  considérable  de  son 
théâtre  inédit,  Do7i  Juan  de  Padilla,  M.  Autran  se  refusa  à 
mettre  ainsi  sa  gerbe  sous  le  pressoir  :  et  il  fit  bien,  — 
nous  y  aurions  perdu  de  très-beaux  vers. 

Et  puis,  Messieurs,  cette  nature  de  poète,  tendre  et  rê- 


m-;    M.    VICTORIEN    SARDOU.  3iy 

veuse,  ennemie  du  l)riiil  ol  de  l'action,  se  fùl-cllc  bien  ac- 
commodée de  la  vie  théâtrale,  passionnée,  fiévreuse,  où  la 
lui  le  est  constante?  Lutte  contre  l'œuvre,  pour  la  dompter; 
contre  l'interprétation,  pour  l'obtenir  ;   contre  le  public, 
pour  le  convaincre  et  pour  le  vaincre.   Car  il  y   a  com- 
bat ;  le  public  résiste   :   plus   il  nous  a   fait  bon  accueil, 
plus  il  se  montre  exigeant;  c'est  son  droit.  Cette  lutte  sans 
trêve,  il  ne  faut  pas  seulement  s'y  résigner,  il  faut  s'y  com- 
plaire,   par  le   privilège  acquis  à    toute    grande  passion 
d'aimer  jusqu'aux  souffrances  qu'elle  impose;  et  c'est  une 
passion  ,  en  effet,  et  despotique.  Le  joueur  n'est  pas  plus 
hanté  par  les  visions  du  jeu,  et  l'avare  par  celles  du  lucre, 
que  l'auteur  dramatique  par  la  constante  obsession  de  son 
idée  fixe.  —  Tout  s'y  rattache  et  l'y  ramène.  —  Il  ne  voit 
rien,  n'entend  rien,  qui  ne  revête  aussitôt  pour  lui  la  forme 
théâtrale.  —  Ce  paysage  qu'il  admire,  —  quel  beau  déco)^! 
—  Cette  conversation  charmante  qu'il  écoute,  —  le  jolirf«a- 
logite! —  Cette  jeune  fille  délicieuse  qui  passe,  —  l'adorable 
i?igénue!...  Enfin  ce  malheur,  ce  crime  ,  ce  désastre  qu'on 
lui  raconte,  quelle  situation!  quelle  scène!  quel  drame!... 
Cette  faculté  spéciale  de  tout  dramatiser,  elle  est  bien 
la    force    de    l'écrivain    dramatique,    mais   elle    est   aussi 
son  tourment  :  car,  ce  qu'il  conçoit  de  la  sorte  ,  il  faut  qu'il 
l'exprime  et  le  réalise;  et,  bon  gré,  mal  gré,  toute  sa  vie 
s'y  emploie.  Vingt  fois  il  vous  dira  :  —  «  Je  suis  guéri  !... 
Un  public  qui  n'a  de  faveurs  que  pour  les  spectacles  les 
plus  vulgaires!...   Une   critique,   qui  n'a  de  rigueurs  que 
pour  les  œuvres  les  plus  sérieuses!  C'en  est  fait!  J'y  re- 
nonce! »  — N'en  croyez  rien ,  Messieurs;  désespoir  d'a- 
moureux qui  parle  de  rompre,  mais  qui  n'en  veut  rien 


3i8  Discoins  uiî:  réception 

faire!  —  H  y  ^^  même  là  une  assez  jolie  scène  de  comédie... 
Il  le  remarque,  et  il  rentre  chez  lui  pour  récrire. 

A  ces  traits,  Messieurs,  reconnaissez-vous  l'auteur  de  la 
Vie  rurale? —  M.  Autran  vous  répond  lui-même  : 

On  dit  que  le  théâtre  est  le  plus  beau  des  arts! 
Je  n'ai  jamais  aimé  ce  jeu  plein  de  hasards... 


Une  fois  cependant,  une  seule voilà 

Bien  longtemps,  j'abordai  bravement  le  théâtre. 
Ce  fut  un  grand  succès,  dont  tout  Paris  parla; 
Mais,  en  homme  prudent,  je  m'en  suis  tenu  là. 


Voilà  l'aveu,  Messieurs.  —  Possédé  vraiment  par  le  démon 
dramatique,  M.  Autran  aurait-il  eu  la  force  d'être  si  pru- 
dent?—  Je  ne  le  pense  pas. 

D'ailleurs,  quelle  nécessité  pour  lui  d'affronter  ces  ha- 
sards qu'il  redoute?  —  Sa  part  n'est-elle  pas  assez  belle? 
Outre  la  Vie  rurale  et  les  Poèmes  de  la  Mer,  que  de  titres 
encore  à  nos  applaudissements!  —  Et  Laboureurs  et  Soldais, 
une  idylle  qui  finit  en  épopée!  Et  le  Médecin  du  Luheron, 
et  Amaryllis,  le  roman  dans  la  pastorale  I  —  Et  ces  Son- 
nets capricieux,  si  abondants,  si  faciles,  —  trop  faciles 
peut-être;  car  le  sonnet,  ce  joyau  poétique,  veut  être 
médité  plus  longuement,  ciselé  avec  plus  d'amour;  mais 
ceux-là  rachètent  trop  de  familiarité  par  tant  de  belle  hu- 
meur!... Et  ce  petit  recueil  charmant,  que  l'auteur  intitule  : 
Musique  moderne,  et  dont  la  verve  railleuse  atteste  la  bonté 
de  son  cœur  autant  que  la  finesse  de  son  esprit  :  car,  où  il 
se  croit  méchant,  il  est  tout  au  plus  malicieux.  —  Son 
aiguillon  chatouille,  il  fait  rire  ;  il  ne  blesse  pas.  —  Et  ces 


DE    M.    VICTORIKN    SAUDOU.  3l9 

Chants  des  Paladins,  si  éloquents!  l^]t  celle  Fin  de  l'Epopée, 
un  elief-d'œuvre!  Que  pouvail-il  de  plus  pour  nos  plaisirs 
et  pour  sa  gloire;  —  et  que  lui  eût  donné  le  théâtre  ,  qu'il 
n'eût  déjà? 

II  avait  tout,  Messieurs;  la  célébrité,  l'estime  publi- 
que, le  bonheur  intime;  et  vous  lui  aviez  décerné  le 
suprême  honneur  qui  consacre  tous  les  autres.  Sa  vie 
s'écoulait  paisible,  enviée  de  tous,  dans  une  délicieuse 
retraite  dont  l'hospitalité  s'ouvrait  à  tous  les  mérites ,  la 
bienfaisance  à  toutes  les  infortunes.  Quel  homme,  plus  que 
iM.  Autran,  méritait  le  nom  àlieureux?  —  Le  moment 
était  donc  venu  pour  lui  d'acquitter  sa  part  des  misères 
humaines.  —  Sa  vue,  depuis  longtemps  affaiblie,  allait 
bientôt  s'éteindre.  —  Aveugle,  lui,  ce  poète,  ce  peintre 
des  champs,  et  des  bois,  et  des  vastes  horizons,  où  le  ciel  et 
la  mer  se  confondent!  —  C'est  la  surdité  de  Beethoven; 
c'est  l'artiste  frappé  dans  l'organe  essentiel  à  sa  vie!  — 
Quelles longuesjournées  d'unemornc  etaccablante  tristesse 
que  pouvait  seule  adoucir  la  présence  d'une  femme  dévouée 
et  de  la  iille  pieuse  et  tendre,  qu'il  appelle  son  Antigone! 

Viens  donc,  prends  ma  main,  petite  Antigone, 
Guide  patient  que  le  Ciel  me  donne. 
Pour  me  diriger  le  long  du  chemin. 

Puisque  l'Ombre ,  hélas  !  obscurcit  ma  voie , 

J'y  gagne  du  moins  cette  triste  joie 

D'avoir  plus  souvent  ta  main  dans  ma  main. 

Que  de  fois  ce  nom  d'Antigone  dut  lui  rappeler  le  triste 
vers  qui  est  la  conclusion  à' Œdipe-Roi  :  —  «     Ne  dites 


320  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

«  jamais  d'un   mortel  :  —  11  est  heureux!  —  tant   qu'il 
«  n'est  pas  mort  sans  avoir  connu  la  souffrance.  » 

A  tant  de  causes  de  chagrin  d'autres  vinrent  s'ajouter, 
bien  inattendues,  dans  le  cours  de  cette  fatale  année  que 
le  plus  grand  de  nos  poètes  a  si  justement  appelée  :  — 
«  T Année  terrible!  » 

M.  Autran,  Messieurs,  avait,  sur  toutes  choses,  l'amour 
et  le  culte  de  son  pays.  —  Se  figure-t-on  bien  l'anxiété 
patriotique  de  celui  qui  a  chanté  jadis,  avec  un  si  noble  en- 
thousiasme, nos  gloires  d'Afrique  et  de  Crimée,  et  qui 
maintenant,  aveugle,  ose  à  peine  interroger  ceux  qui  l'en- 
tourent?... 

Plus  malheureux  que  nous,  il  n'a  pas  la  ressource  de 
l'activité,  du  déplacement,  de  l'occupation  fiévreuse,  pour 
se  dérober  à  cette  vision  du  massacre  et  de  l'incendie; 
pour  lui  la  vision  est  constante,  l'obsession  sans  trêve,  le 
songe  sans  réveil;  ses  jours  sont  des  nuits!... 

Il  travaillait  cependant.  «  Il  faut  travailler,  disait-il  : 
c'est  le  devoir  de  tous,  plus  que  jamais!  »  Et,  non  content 
de  corriger  ses  œuvres  passées,  il  en  produisait  de  nou- 
velles, qui  rivalisaient  avec  leurs  devancières  de  vigueur  et 
d'éclat. 

Un  jour,  il  dictait  à  son  secrétaire  un  petit  poème  satiri- 
que, s'égayant  lui-même  des  gaietés  de  sa  muse.  —  De  la 
chambre  voisine,  celle  qui  ne  cessait  de  veiller  sur  lui  en- 
tend un  éclat  de  rire...,  puis  un  grand  cri  :  —  il  était  mort! 

Ainsi,  fidèle  jusqu'à  la  fin  à  sa  destinée  antique,  —  aveu- 
gle ainsi  qu'Homère,  il  expirait  comme  Sophocle,  en  réci- 
tant des  vers. 

Messieurs,  un  poète  illustre,  qui  fut  aussi  des  vôtres, 


DE    M.    VICTOHIEN    SARDOU.  321 

Alfred  de  Musset,  après  la  lecture  d'un  livre  qui  l'a  charmé, 
s'écrie  : 

Ton  livre  est  ferme  cl  franc,  brave  homme,  il  fait  aimer. 

C'est  l'épigraphe  (jue  je  voudrais  inscrire  en  tête  des 
œuvres  de  M.  Vulian.  VA\o  en  serait  le  commentaire  le 
plus  exact.  —  Il  fait  aimer,  —  voilà  bien  la  lormulo  de  son 
talent.  —  Il  fait  aimer  le  commerce  des  lettres,  en  nous 
prouvant,  par  son  exemple,  qu'après  avoir  été  la  source 
des  plaisirs  les  plus  purs  ,  elles  peuvent  être  la  consola- 
tion des  plus  cruelles  épreuves.  —  Il  fait  aimei'  la  nature, 
en  nous  la  présentant  sous  ses  coideurs  les  plus  sédui- 
santes; —  il  fait  aimer  l'homme,  en  nous  le  montrant  meil- 
leur qu'on  ne  le  croit  ;  —  la  patrie  en  nous  associant  à 
toutes  ses  douleurs,  comme  à  toutes  ses  joies.  —  Et  cnlin 
il  se  fait  aimer  lui-même,  pour  tout  ce  qu'il  pense  et  dit  de 
vrai,  de  juste  et  de  bon.  —  Ne  craignons  donc  pas  de 
raflirmer,  en  dépit  du  triste  vers  à' Œdipe-Roi  :  Heu- 
reux, malgré  ses  souffrances,  celui  qui  nous  a  légué 
l'œuvre  d'un  grand  esprit  et  qui  emporte  ailleurs,  vers 
des  destinées  nouvelles,  tous  les  mérites  d'une  belle  âme  ! 


ACAD.    FU. 


4i 


RÉPONSE 


DE 


M.  CHARLES  BLANC 


DIRECTECB    DE    l'aCADÉMIE   FRANÇAISE 


AU  DISCOURS  DE  M.  VICTORIEN  SARDOU 


Monsieur, 

L'honneur  de  vous  recevoir  ne  m'était  pas  écliu.  Cet 
honneur  appartenait  à  un  homme  illustre  qui  porte  en  ce 
moment  le  fardeau  des  affaires  de  l'État.  Il  ne  fallait  pas 
moins  que  les  occupations  d'un  premier  ministre  pour 
vous  enlever  le  privilège  d'être  complimenté,  au  seuil  de 
l'Académie  française,  par  un  orateur  dont  la  parole  eût 
donné  tant  d'importance  à  cette  cérémonie  et  tant  d'éclat. 
Tout  ce  que  vous  y  perdez,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  le 


32^  RÉPONSE  DI'  M.  CHARLES  RLANC 

dire  cl  jo  le  sens  mieux  (jiie  personne.  S'il  ne  fallait  que 
vous  faire  accueil,  j'y  suffirais,  sans  doute,  car  chacun 
de  nous  a  (jualité  pour  vous  souhaiter  la  bienvenue  ; 
mais  l'usage  ayant  prévalu  d'exprimer  publiquement  au 
récipiendaire  ce  qu'on  pense  de  lui,  cl  de  violenter  au 
besoin  sa  modestie  en  l'entretenant  de  ses  mérites  litté- 
raires, la  première  honnêteté  que  je  vous  dois  est  de  vous 
parler  de  vos  ouvrages,  et  c'est  ici  que  je. regrette  de  n'être 
pas  plus  expert  dans  votre  art. 

Pourquoi  fuul-il  que  le  sort  n'ait  pas  désigné  plutôt, 
pour  suppléer  notre  directeur,  un  de  ces  poètes  dramati- 
ques qui  étaient  hier  vos  confrères  au  thé;\trc,  et  (]ui 
sont  maintenant  vos  confrères  à  l'Académie  française? 
Avec  quelle  justesse,  avec  quelle  autorité  il  nous  eût  parlé 
de  vos  comédies!  avec  quelle  finesse  il  en  eût  analysé  les 
sentiments  et  débrouillé  les  intrigues!  Dans  son  éloge  vous 
eussiez  vu  revivre  vos  héros  familiers  ;  vous  eussiez  reconnu 
vos  intentions  les  plus  intimes,  les  ])lis  et  les  replis  de  vos 
plus  fines  pensées.  Il  nous  eût  fait  entrer  en  quelque  sorte 
dans  les  coulisses  de  votive  esprit,  et  pour  une  fois  le 
public  aurait  cru  assister  à  vos  pièces  derrière  le  rideau. 

Mais  que  dis-je?  ce  public,  dont  je  suis,  connaît  trop 
bien  vos  comédies  pour  qu'il  soit  nécessaire  de  lui  en 
dire  les  noms,  de  lui  en  rappeler  les  incidents,  les  carac- 
tères, la  mise  en  scène  ,  et  d'en  dégager  la  morale.  Vous 
l'avez  façonné  vous-même  de  longue  main  à  un  arl  dont 
vous  possédez  tous  les  secrets,  l'ai't  de  dénouer  les  in- 
trigues les  plus  compliquées  et  de  se  reconnaître  dans 
l'enchevêtrement  des  aventures  que  font  naître  les  jeux  du 
.hasard  et  de  l'amour.   Il  sait  par  cœux'  les  entrées  et  les 


Al     DISCOIUS    DK    AI.     VICTORIEN    SAHDOl  .  3a5 

sorties  de  vos  personnages,  leurs  allées  et  venues,  le  comi- 
quo  (le  leur  situation,  leur  jeu  .  leur  tenue  ,  leurs  reparties. 
Ce  sont  pour  lui  de  vieilles  connaissances  que  vos  roués , 
vos  ingénues,  vos  héroïnes  de  boudoir,  et  ces  ganaches  qui 
résistent  au  progrès  sans  pouvoir  résister  aux  mouvements 
d'un  bon  cœur,  et  ces  amis  vititnes  qui  sont  souvent  nos 
plus  intimes  ennemis,  et  ces  anciens  camarades  dont  on 
ne  sait  pas  encore  le  nom,  et  ces  bons  villageois  qui  regar- 
dent la  terre  comme  leur  chose,  même  lorsqu'ils  l'ont 
vendue,  et  ces  vieux  célibataires,  moitié  endurcis,  moitié 
repentis,  oiseaux  malheureux  que  gène  leur  liberté  même, 
et  qui  désespèrent  d'entrer  dans  les  cages  d'où  tant  d'au- 
tres désespèrent  de  sortir. 

Heui'cux  les  poètes  qui  ont  obtenu  le  droit  de  bourgeoisie 
pour  les  noms  ou  les  mots  qu'ils  ont  inventés!  Un  homme 
d'esprit,  M.  Delatouche,  me  disait  un  jour  :  «  C'est  pourtant 
moi  qui  ai  créé  le  mot  camaraderie  :  j'ai  un  barbarisme  au 
soleil!  »  Vous,  Monsieur,  vous  avez  au  soleil  des  noms  (|iii 
sont  devenus  typiques,  celui  des  Benoiton,  par  exemple, 
qui  florissaient  il  y  a  douze  ou  quinze  ans.  Charmante 
famille,  dont  la  mère  n'est  jamais  chez  elle  ,  et  dont  les  en- 
fants sont  toujours  dehors!  Les  bébés  vont  jouer  à  la 
bourse  des  timbres-poste  sous  les  marronniers  des  Tuile- 
ries :  les  jeunes  garçons  se  grisent  au  club  des  collégiens, 
fondent  un  journal  terrible  et  ne  poursuivent  plus  «  Casca- 
dette  »  ,  parce  que,  les  folies  de  l'amour...  ils  commencent 
à  en  revenir!  Les  jeunes  filles,  bottées,  en  casquettes  et  en 
toupets  rouges,  perdent  en  paris,  sur  le  turf,  l'argent  que 
leur  père  a  gagné  avec  des  ressorts  élastiques  en  bois,  ou 
bien  elles  commandent,  pour  aller  patiner  sur  le  lac,  une 


326  nÉPONSE  DE  M.  CHARLES  BLANC 

toilette  à  sensation,  la  «  vivandière  » ,  le  «  guernesey  »  ,  la 
«  permission  de  dix  heures  »...  et  toujours  elles  parlent 
argot,  parce  qu'elles  regardent  cette  jolie  langue  comme 
le  français  de  l'avenir. 

Dirai-je  la  moralité  de  vos  comédies?  Elle  est  aussi 
connue  que  votre  habileté  à  en  tisser  la  trame ,  à  en  trouver 
le  dénouement.  Mais  ce  qui  me  frappe,  c'est  que  leur 
caractère  moral  ne  les  a  pas  empêchées  de  réussir.  Aussi 
dussé-je  manquer  d'usage  en  ne  médisant  point  de  notre 
temps,  j'ose  avancer  que  le  succès  de  vos  pièces  lui  fait 
honneur.  Vous  avez  su,  en  effet,  nous  conseiller  la  vertu 
sans  ennuyer  personne,  et  prêcher  la  morale  aux  infidèles, 
en  tenant  votre  public  éveillé  et  sous  le  charme. 

D'autres,  avant  vous,  avaient  formé  cette  périlleuse  entre- 
prise :  une  réaction  en  faveur  des  tyrans  :  je  parle  des  maris. 
Vous  avez  poussé  votre  pointe  de  ce   côté   avec  un  rare 
bonheur.  Autrefois,  c'était  l'amoureux   qui   avait  le  beau 
rôle  au  théâtre.  Les  spectateurs  se  passionnaient  avec  lui 
et  pour  lui.  La  femme  désirée  était  ou  une  victime  intéres- 
sante du  devoir,  ou    une   coupable    aisément  pardonnée. 
Quand  vint  la  comédie   bourgeoise  de  Scribe,  les  galants 
furent  moqués  à  leur  tour,  on  fit  le  compte  des  malheurs 
d'un  amant  heureux,  on  essaya  de  décourager  l'adultère  en 
faisant  voir  ce  qu'il  en  coûte,  à  l'un  de  vaincre,  à  l'autre 
de  succomber,  et  combien  c'était  un  mauvais  calcul,  à  tout 
prendre,  et  une  maladresse  que  de  porter  atteinte  à  l'hon- 
neur conjugal  ou  d'y  manquer.  Vous  avez  abondé  dans  ce 
sens,  Monsieur,  et,  au  lieu  de  rendre  enviables  ceux  qui 
aspirent  aux  «  pommes  du  voisin  »  et  ne  trouvent  de  saveur 
.qu'au  pain  dérobé,  vous  avez  décrit  avec  complaisance 


W    DISCOURS    DE    M.    VICTORIEN    SARDOl  .  827 

les  angoisses  qui  précèdent  et  qui  suivent  une  faute  ; 
vous  avez  mis  en  œuvre  toutes  les  ressources  de  votre 
art  pour  dégoûter,  s'il  était  possible,  les  amants  de  leurs 
poursuites,  et  les  femmes  de  leur  coquetterie. 

A  vrai  dire,  si  la  comédie  peut  agir  sur  les  mœurs,  en 
faisant  peur  aux  jeunes  galants  et  aux  vieux  garçons, 
c'est-à-dire  en  leur  signalant  le  plus  redoutable  de  tous  les 
dangers,  le  ridicule,  elle  est,  je  crois,  impuissante  à  corri- 
ger l'amour,  l'amour  vrai,  celui  qui  s'attachait  comme  à  une 
proie  au  cœur  de  Phèdre.  Celui-là  est  incorrigible  :  rien  n'y 
ferait,  ni  la  tragédie,  ni  le  drame,  ni  le  mélodrame,  ni  la 
comédie;  rien  ne  saurait  l'effrayer,  ni  le  rire  des  autres,  ni 
le  retour  de  ses  propres  déchirements.  Mais,  combien  peu 
y  en  a-t-il  de  ces  amours-là!  Que  de  gens  croient  aimer  qui 
n'ont  dans  l'âme  que  l'émulation  de  plaire!  que  d'adultères 
par  vanité!  que  de  femmes  font  ou  rêvent  des  folies  dans 
la  seule  crainte  de  n'être  pas  assez  élégantes,  assez  «  bon 
genre  »!  Témoin  l'aimable  Claire  d'une  de  vos  meilleures 
pièces ,  Maison  neuve. 

Ce  qu'il  peut  y  avoir  de  douceur  et  de  tendresse  au  sein 
du  mariage,  vous  l'avez  mis  en  lumière  dans  la  plupart  de 
vos  comédies.  Andréa  nous  fait  sentir  combien  il  est  risible 
de  poursuivre  bien  loin,  sans  l'atteindre,  ce  qu'on  a  sous 
la  main,  sans  le  voir.  Telle  scène  émouvante  de  la  Famille 
Benoiton  nous  enseigne  que  le  bonheur  domestique  n'est 
pas  une  de  ces  plantes  agrestes  qui  fleurissent  sans  culture. 
Dans  les  Vieux  Garçons,  vous  peignez  au  vif,  et  quelquefois 
en  traits  acérés,  la  triste  existence  du  célibataire  qui  n'a 
pour  toute  compagnie ,  sur  son  déclin,  qu'une  liasse  de 
vieilles  lettres  où  on  lui  parle  d'un  amour. . .  éternel  !  et  dont 


îaS  RÉPONSK  l)K  M.  CHARLES  BLANC 

il  ne  reconnaît  |)lus  inèine  récriliirc!  Dora  est  loucluinle, 
elle  est  adoiable,  (juand  un  agent  de  la  haute  jjolice  autri- 
chienne hii  parle  de  fortune,  d'opulence,  d'avoir  un  liùtcl 
à  soi  et  le  monde  à  ses  pieds,  et  (ju'elle  lui  soupire  cette 
phrase  :  «  Ah!  que  j'aimerais  mieux  être...  tout  simplement 
la  femme  de  mon  mari ,  et  la  mère  de  mes  enfants!  »  Save/.- 
vousbien.  Monsieur,  ([ue  c'est  un  tour  de  force  que  de 
mettre  les  rieurs  du  côté  de  la  sagesse,  et  de  réussir  au 
théàh-e  en  avant  contre  soi  les  amoureux ,  les  roués,  les 
grandes  et  les  petites  coquettes,  les  beaux  messieurs  et  les 
belles  dames  qui  prétendent  vivre  «  la  haute  vie  »  ! 

Eh!  mon  Dieu!  à  cette  société  que  vous  fustigez  avec  tant 
d'esprit,  que  vous  amusez  à  ses  propres  dépens,  il  ne  man- 
que peut-être  qu'une  qualité  qui  rachèterait  à  elle  seule 
bien  des  défauts,  le  naturel.  Ce  n'est  pas  à  vous  que  cela 
pouvait  échapper.  Quand  les  civilisations  vieillissent  et  sont 
à  la  veille  de  se  renouveler,  l'affectation  se  met  partout; 
elle  entre  dans  les  i-elations,  dans  les  mœurs,  dans  le  lan- 
gage, dans  le  style,  dans  le  vêtement.  Celui-ci  affecte  la 
dévotion;  celui-là,  pour  se  donner  un  air  profond,  affecte 
la  peur  de  l'avenir;  cet  autre  affecte  des  opinions  aristo- 
cratiques, pour  qu'on  le  croie  de  bonne  maison.  Il  en  est 
qui,  voulant  passer  pour  des  hommes  essentiellement  prati- 
ques, —  c'est  le  mot  du  jour,  —  afl'ecteni  de  regarder  toute 
poésie  comme  une  divagation ,  tout  sentiment  comme  un 
danger,  toute  éloquence  comme  une  déclamation  vaine, 
et  qui  feraient  le  même  cas  des  beaux-arts  ,  s'ils  n'avaient 
reconnu  qu'on  y  peut  trouver,  après  tout,  un  placement 
comme  un  autre.  Il  en  est  qui,  afin  de  se  rendre  inté- 
, ressauts,  gémissent  sur  la  délicatesse   excessive    et    ma- 


AT    DISCOUUS    DE    M.    VICTOUIKN    SARDOU.  Ssg 

ladive  d'un  tcmpi'rainonL ,  qui  esl  d'ailleurs  parfailomcnt 
équilibre.  A  l'ipoquo  où  je  sortais  du  collège,  il  fut  quelque 
temps  du  meilleur  ton  d'anticiper  sur  la  vieillesse  et  de 
s'en  faire  une  imaginaire.  A  vingt  ans,  on  commençait  à  se 
dire  blasé  ;  à  vingt-cinq,  on  était  las  de  la  vie  ,  comme  si  le 
corps,  —  on  disait  alors  le  louireau  ,  —  eût  été  consumé 
secrètement  par  une  àme  incandescente. 

Bientôt,  cependant,  l'esprit  changea  de  marotte  et  se 
jeta  dans  un  autre  extrême.  Il  lut  bien  porté  d'être  bien 
portant.  On  se  disait  volontiers  bâti  à  chaux  et  à  sable,  on 
se  vantait  d'avoir  une  santé  de  fer,  des  muscles  d'acier,  le 
jarret  infatigable  ,  le  pied  sûr  et  sec.  Et,  pendant  ce  temps, 
la  bonne  et  simple  nature  refusait  la  caducité  aux  vieil- 
lards artificiels,  et  reprenait  ses  droits  sur  les  Hercules 
factices,  en  attendant  qu'ils  redevinssent  ce  qu'on  appelle 
les  «  petits  crevés  ». 

Ces  travers,  dignes  de  vos  ironies,  vous  les  avez  raillés 
dans  quelques-unes  de  vos  pièces,  notamment  dans  les 
Femmes  fortes,  dans  VOncle  Sam;  vous  avez  peint  aussi,  dans 
cette  cousine  de  Monsieur  Tartufe,  que  vous  appelez 
Séraphine,  le  désintéressement  d'une  dévote  qui,  pour 
mieux  expier  ses  fautes,  les  fait  expier  à  sa  fille.  Mais  il 
faut  dire  que,  parmi  les  femmes  de  notre  temps,  les  tra- 
vers de  ce  genre  sont  en  général  passagers.  Elles  n'ont  de 
bien  durable  que  leurs  affectations  en  matière  de  parure. 
Leur  façon  d'êti^e  «  précieuses  »  n'est  plus  aujourd'hui  dans 
la  conversation  ,  mais  dans  la  traîne.  Leur  manière  d'être 
«  savantes  »  ne  consiste  plus  à  entendre  le  grec  et  à  «  j)arler 
Vaugelas  »  ,  mais  à  se  rendre  ultra-désirables,  en  vertu  de 
ces  modes,  bouffantes  ou  collantes,  dont  on  abuse  si  vite, 

ACAD.    FR.  42 


33o  RÉPONSE    DK    M.     CHAULES    lîLANG 

tantôt  pour  appeler  rallention  sur  ce  qu'on  a  l'air  de 
couvrir,  tantôt  pour  faire  montre  de  ce  qu'on  devrait 
dissimuler,  de  ces   attraits   (pii ,  selon  le  vers  de   Panard, 

A  force  de  parler  aux  yeux , 
Au  cœur  ne  laissent  rien  à  dire. 

Quand  on  s'entretient  de  vos  comédies,  Monsieur ,  on 
devrait  plutôt  les  appeler  des  drames,  ce  me  semble,  car 
l'émotion  y  tient  souvent  plus  de  place  que  le  rire.  Vous 
passez  facilement  de  la  gaieté  au  pathétique  ,  et  par  là  vous 
êtes  bien  de  votre  siècle  :  vous  appartenez  bien  à  la  famille 
dont  la  souche  est  Diderot.  Par  là  vous  vous  rattachez  à 
cette  littérature,  renouvelée  par  un  poète  de  génie,  qui, 
dans  la  tragédie  de  Ruy  Blas,  fit  entrer  de  plain-pied  la 
comédie ,  la  comédie  picaresque ,  avec  «  sa  cape  en  dents 
de  scie  et  ses  bas  en  spirale  »  . 

Les  anciens  ne  connaissaient  pas  ce  mélange  de  rire  et 
de  pleurs,  et  ceux  de  nos  modernes  qui  sont  déjà  des 
anciens  pour  nous,  ont  été  franchement  comiques  dans 
leurs  comédies,  et  rien  de  plus.  Je  ne  sache  pas  que  les  hon- 
nêtes gens,  comme  on  disait  alors,  aient  jamais  versé  des 
larmes  aux  pièces  de  Molière  ,  ni  aux  Plaideurs  de  Racine , 
ni  au  Menteur  de  Corneille.  Il  était  réservé  à  ceux  qui 
eurent  le  pressentiment  de  la  Révolution  française,  et  à 
ceux  qui,  nés  pendant  ou  après  la  tempête,  avaient  eu  là 
leurs  origines  intellectuelles  et  morales,  il  leur  était  réservé 
de  modifier  par  de  nouveaux  éléments  le  génie  comique  de  - 
notre  nation,  et  d'inventer  ce  genre  mixte  dans  lequel  on 
se  sert  tour  à  tour  des  deux  masques  que  les  muses  du  temps 
jadis  ne  consentirent  jamais  à  échanger.  Le  bouleversement 


AU    DISCOURS    DE    M.    VICTORIEN    SARDOU.  33 1 

des  vieilles  catégories,  la  confusion  des  classes,  le  nonil)i'e 
toujours  croissant  de  ces  unions  imprévues  qu'on  traitait  de 
mésalliances  ,  la  tourmente  qui  avait  fait  monter  le  fond  à 
la  surface  du  (leuve  et  sombrer  ce  qui  flottait  au  dessus, 
tout  cela  devait  produire  et  a  produit  dos  pièces  à  la  fois 
comiques  et  touchantes,  telles  que  vous  les  concevez  :  les 
Inlimcs,  les  Ganaches,  les  Vieux  Garçons,  Maison  neuve. 
Dora,  Fernande,  et  les  Bourgeois  de  Pontarcy,  votre  dernier 
ouvrage,  si  vivement  attaqué  par  la  critique  ,  si  heureuse- 
ment défendu  par  le  succès. 

Il  est  même  à  remarquer  que  vos  plus  belles  scènes, 
celles  que  vous  avez  le  mieux  préparées  et  qui  ont 
le  plus  d'éclat,  sont  des  scènes  dramatiques,  après  les- 
quelles on  est  peu  disposé  à  rire.  On  pourrait  croire,  si 
vous  n'aviez  pas  tant  d'esprit  et  un  esprit  si  fùté,  que  le 
drame  était  votre  vocation,  et  la  terreur  votre  élément, 
à  voir  comment,  dans  les  cinq  actes  de  Patrie,  vous  avez 
soutenu  le  ton  et  l'action  tragiques,  nudlipliant  sans  fai- 
blir les  tableaux  pleins  de  violence  et  d'horreur,  traçant 
de  fiers  caractères,  et  intéressant  toutes  les  âmes  fran- 
çaises à  l'héroïsme  d'un  peuple,  dont  les  malheurs  sont 
devenus  pour  nous  un  spectacle  douloureux  et  une  allu- 
sion poignante. 

Mais  j'en  reviens  à  vos  comédies.  Une  des  choses  qui  les 
caractérisent,  c'est  l'art  que  vous  y  apportez,  d'user  de 
petits  moyens  pour  arriver  à  de  grands  effets.  Parmi  ces 
moyens,  il  en  est  un,  —  la  lettre,  —  que  vous  employez  de 
préférence  et  toujours  avec  bonheur.  La  lettre  !  elle  joue  un 
rôle  décisif  dans  la  plupart  de  vos  intrigues,  et  tout  y  est 
considérable,  le  contenant  aussi  bien  que  le  contenu.  L'en- 


33^  UKPONSK  DK  M.  CHAULES  BLANC 

velc)i)i)i',  K'  cachet,  la  cire,  le  Liinbre-posle  et  le  timbre  de 
la  poste,  et  la  teinte  du  papier,  et  le  parfum  qui  s'en 
exhale,  sans  parler  de  l'écriture,  serrée  ou  lâche,  gros- 
soyée  ou  menue,...  que  de  choses  dans  une  lettre,  maniée 
j)ar  vous,  peuvent  être  des  indices  redoutables  qui  trahis- 
sent les  amoureux,  dénoncent  les  traîtres  et  avertissent  les 


jaloux  ! 


[ei ,  —  dans  les  Pattes  de  mouche,  —  l'intrigue  tient  à  une 
lettre,  dont  la  découverte  serait  un  désastre.  Après  être  res- 
tée longtemps  cachée  sous  un  buste  en  biscuit  de  Sèvres , 
celte  lettre  donne  les  plus  amusants  frissons  au  spectateur, 
qui  la  voit  se  changer  tour  à  tour  en  allumette  à  demi  brûlée, 
en  cale  de  guéi-idon,  en  bouchon  de  fusil,  en  cornet  à  sca- 
rabée,...   que  sais-je  encore?  jusqu'à  ce  que,  au  moment 
d'être  consumée  par  le  feu,  elle  devienne  comme  le  brouil- 
lon d'un  contrat  de  mariage,  auquel  personne  ne  songeait, 
pas  même  ceux  qui  se  marient.  Là,  c'est  un  papier  glissé 
dans  l'enveloppe  d'une  letti^e  écrite  par  rinnocenle  Dora, 
qui  donne  lieu  à  cette  situation  d'une  beauté  si  pathétique, 
où  l'aimable  fdle,  outragée  par  un  soupçon  avilissant,  refuse 
de  se  justifier  quand  tout  l'accuse,  et  s'évanouit  exaspérée 
d'une   injustice   qui   est  une  honte.   Dans  votre   comédie 
de  Fernande,  où   vous   avez    si  bien  peint  la   distinction 
exquise  d'une  jeune  âme  qui  s'est  conservée  pure  au  milieu 
de  toutes  les  impuretés  d'un  affreux  tripot ,  votre  héroïne  , 
à  la  veille   d'épouser   un    gentilhomme,    le   marquis  des 
Arcis,    lui    écrit  une  lettre  pour  avouer   les  ignominies 
qu'elle  a  traversées  sans  en  être   moralement  salie  ;  mais 
cette  lettre,    interceptée  par  une  ancienne   maîtresse  du 
marquis,  n'arrive  pas  en  temps  utile   à  sa   destination, 


AU    DISCOURS    DK    M.    \  ICTORIEN    SARDOU.  333 

cl  lo  marquis  apprend,  quand  il  est  trop  tard ,  que  son 
mariage  le  déshonore.  Cependant,  comme  Fernande  lui 
avait  loyalement  révélé  avant  ce  qu'il  n'a  su  c[vl  après,  il  con- 
sent à  tout  ignorer,  il  veut  oublier  tout,  il  se  persuade  aisé- 
ment qu'il  doit  aimer  celle  qu'il  aime,  cl  voilà  une  lettre 
qui,  pour  avoir  été  d'un  jour  en  retard,  lait  le  bonheur 
d'une  fdle  qu'une  flétrissure  involontaire  n'empêche  pas 
d'être  ravissante. 

Ah!  la  femme  égarée,  la  femme  déchue  en  dépit  de  sa 
volonté,  malgré  son  àme,  la  femme  coupable  même,  vous  ne 
la  condamnez  pas  sans  merci;  vous  avez  pour  elle  im  eneui' 
pitoyable;  vous  ne  dites  point,  comme  l'a  dit  \m  des  maî- 
tres de  votre  art,  vous  ne  dites  point  :  «  Tuez-la!  »  vous 
dites  :  «  Pardonnez-lui  »  ,  et  cela  est  bien,  car  l'humanité 
fait  partie  de  la  justice.  Assez  d'autres  les  accablent,  les 
Samaritaines,  assez  d'autres  leur  jettent  la  première  pierre 
et  la  dernière!  Vous  avez  fait  entendre,  en  plusieurs  en- 
droits de  vos  ouvrages,  que  la  société,  avant  d'exercer  le 
droit  de  censure,  avait  bien  quelques  devoirs  à  rempiii'. 
Vous  avez  senti,  vous  avez  exprimé  combien  sont  ridicule- 
ment cruels  envers  les  femmes  ceux  qui ,  après  les  avoir 
entourées  de  pièges,  s'étonnent  de  les  y  voir  tomber,  ceux 
qui  s'indignent,  là  où  ils  ont  conseillé  le  vice,  de  ne  pas 
trouver  la  vertu,  ceux,  enfin,  à  qui  tous  les  péchés  parais- 
sent mignons,  quand  c'est  pour  eux  qu'on  les  a  commis, 
mortels,  quand  c'est  pour  les  autres. 

Vos  comédies,  iMonsieur,  je  n'ai  pu  les  voir  jouer,  je 
n'ai  pu  les  lire,  sans  me  reporter,  moi  aussi,  au  théâ- 
tre antique,  non  pour  y  chercher  des  similitudes,  mais, 
au   contraire,  pour  remarquer  les  différences  profondes 


334  RÉPONSE  DE  M.  CHARLES  BLANC 

nui  séparent  les  siècles,  les  temps  et  les  mœurs.  Autrcl'ois, 
le  poète  comique,  se  prenant  pour  un  oflicier  de  la  police 
morale,  appréhendait  au  corps  quiconque  était  surpris  en 
flagrant  délit  de  ridicule.  Il  le  traînait  au  tribunal  du  théâ- 
tre et  le  faisait  comparaître  devant  ses  juges,  palpitant, 
ahuri,  confus  de  son  identité  reconnue,  et  grimant  sa  propre 
caricature ,  tandis  que  le  peuple  athénien,  —  celui  qui  a  donné 
son  nom  à  l'atticisme ,  —  applaudissait  à  des  satires  san- 
glantes, souvent  obscènes,  sans  paraître  se  douter  que  ses 
applaudissements  déshonoraient  Euripide,  insultaient  So- 
crale.  Chose  singulière  et  bien  dillicile  à  concevoir!  Dans 
le  temps  même  où  le  sculpteur  grec  généralisait  les  formes 
humaines,    ou   plutôt    y    cherchait    la  vérité   générique, 
pour  les  rendre   dignes  de  revêtir  les  essences    divines, 
lorsqu'il    tempérait    les    accents    de    la   vie   individuelle, 
poiu^  transfigurer  en  Jupiter  tel  magistrat  de  l'Aréopage , 
ou  en  Mercure  l'éphèbe  élégant  qu'il  avait  vu  passer  dans  le 
Céramique ,  Aristophane  faisait  descendre  la  comédie  jus- 
qu'à la  personnalité  :  il  nommait  hardiment  ses  victimes,  il 
les  représentait  lui-même  et  les  mimait  avec  leur  masque 
sur  le  théâtre,    ajoutant  ainsi  l'audace  de  son  courage  à 
toutes  les  audaces  de  sa  pensée  et  au  cynisme  dionysiaque 
'de  ses  tableaux.   Mais  bientôt,    le  scandale  des  portraits 
parlants  et  agissants  sur  la  scène  ,  du  vivant  même  des  ori- 
ginaux et  en  leur  présence,  dut  être  répinmé.  La  comédie 
fut  heureusement  condamnée  à  voir  les  choses  d'assez  haut 
pour  ne  plus  distinguer  les  individus,  à  ne  mettre  en  action 
que   des  figures   typiques,   à   peindre   tout  le  monde  sans 
nommer  personne ,   de  manière  à   n'affliger  personne  en 
faisant  rire  tout  le  monde.  La  France,  qui  se  pique  d'avoir 


AU    DISCOL'RS    DK    M.     VICTORIEN    SAUDOU.  335 

en  cela  plus  d'atticismc  que  la  Grèce  contemporaine  d'Aris- 
tophane, ne  tolère  pas  facilement,  au  théâtre,  des  allusions 
qui  seraient  trop  transparentes.  Elle  admet  que  l'on  fasse 
de  Tartufe,  d'Harpagon  et  d'Agnès,  des  substantifs;  elle 
n'admet  pas  qu'un  nom  propre  soit  caché  sous  un  nom  de 
fantaisie.  A  ce  propos,  iMonsieur,  je  serais  tenté  de  vous 
faire  une  grosse  querelle,  ou  du  uioins  de  vous  adresser 
quelques  l'emontranees  un  peu  vives ,  —  cela  ne  serait  pas 
sans  exemple;  —  mais,  toute  réflexion  faite,  j'aime  mieux 
me  taire  et  m'adjuger  ainsi  le  bénéfice  du  proverbe  arabe, 
(jui  m'avertit  que  mes  paroles,  à  supposer  qu'elles  fussent 
d'argent,  ne  vaudraient  pas,  en  cette  rencontre,  le  silenre, 
qui  est  d'or. 

Il  faut  pourtant  quelques  épices,  même  aux  alinuiils 
de  l'esprit,  même  aux  éloges  que  vous  méritez  si  bien  et 
qu'il  m'est  si  agréable  de  vous  adresser.  Vous  me  pardon- 
nerez donc  de  les  relever  par  l'assaisonnement^d'une  légère 
critique.  Un  de  nos  confrères  (i)  a  dit  :  «  La  ciilicpie  esl 
une  lime  qui  polit  ce  qu'elle  mord.  »  Ici,  Monsieur,  la  limt; 
polit  peut-être;  elle  ne  mord  jamais.  Laissez-moi  donc 
vous  dire  que  vos  rares  incursions  dans  le  doni;uii(>  de  l;i 
politique  n'ont  pas  été  toujours  heureuses  et  n'ont  rien 
ajouté  d'ailleurs  à  vos  talents  ni  à  votre  renommée.  Plus 
d'une  fois,  votre  plaisanterie,  d'ordinaire  si  bien  afiilée,  y 
a  émoussé  sa  pointe.  Votre  crayon,  partout  ailleurs  si  tin 
et  si  ferme ,  s'écrase  sur  le  contour  quand  vous  dessinez 
des  profds  dans  un  monde  (iiii  n'est  pas  le  vôtre,  aux  Ktats- 
Unis  ou  à  Monaco.  Il  y  a  en  vous  du  Gavarni  :  vous  avez 


(I)  M.  Legouvé. 


336  RÉPONSE  DK  M.  CHARLES  BLANC 

trop  de  grâce  pour  imiter  la  touche  pesante,  mais  puissante 
et  tragique,  de  Daumier. 

Sans    doute,    la    littérature   dramatique    n'est  pas  faite 
pour  les  traits  déliés,  poiii-  les  finesses,  pour  les  nuances. 
Il  y  faut  môme  un   certain  grossissement  des  choses  mo- 
rales ,  calculé  sur  le  nombre  des  spectateurs  et  sur  l'éloi- 
gnement  des  intelligences  arriérées.  Le  spectacle  des  idées, 
comme  celui  du  décor,  ne  peut  être  bien  saisi  qu'à  la  con- 
dition  d'être  peint  à  large  brosse  et  avec  des  couleurs  un 
peu  chargées.  Mais  la  caricature,  quoi  qu'en  dise  l'étymo- 
logie,   est  quelque  chose  de  plus  que  l'exagération  de  la 
vérité.  Il  me  semble  que,  dans  votre  peinture  des  mœurs 
américaines,  peinture  si  mordante,  si  incisive,  en  ne  mon- 
trant qu'une  des  faces  du  vrai,  vous  l'avez   quelque  peu 
altéré.  Je  m'attendais  à  voir  éclater,  dans  V Oncle  Sam,  le 
contraste  prodigieux  qui  caractérise   les   Américains  des 
États-Unis,    ce   peuple  étrange,  unique,  dont  il  n'y  a  pas 
d'exemple,   mais   qui   aura   peut-être    des    imitateurs,    ce 
peuple    chez  lequel   on   peut   associer    l'illurainisme  avec 
la  réclame,   être   à  la  fois  mystique  et  retors,  visionnaire 
et  teneur  de  livres,   et  qui   trouve  tout   simple  qu'on   ait 
profité    de    quelques  pages,   restées    blanches,    dans    un 
livre  de  théologie ,    pour   y   annoncer  le   vcrmout   indien. 
Ces  violentes  oppositions  auraient  pu  fournir,  à  un  esprit 
tel   que   le   vôtre,   des  scènes  d'un    comique  irrésistible, 
sans   empêcher  de   rendre  justice  à    cette    nation   jeune, 
audacieuse    et    forte ,    prompte   à  l'enthousiasme ,    dédai- 
gneuse du   danger,  à  cette  nation  que  rien  n'étonne  de  ce 
qui  est  grand ,  et  à  qui  rien  ne  paraît  plus  facile  que  l'im- 
possible. 


Al     niSCOl  IIS    DR    M.     VICTORIEN    SARDOl  .  337 

J'en  ai  fini,  Moii-^ictir,  avec  les  quelques  observations  qui 
m'élaienl  pcrniiscs.  Aus>i  bien,  ce  n'est  pas  nous  (iiii  en- 
tendons nier  la  libei'té  de  l'imaj-ination,  nous  qui  avons  si 
longtemps  revendiqué  la  liberté  de  penser,  la  libertc-  d'é- 
crire, ces  libei-tés  qui,  maintenant  conquises,  le  sont  jjour 
tout  le  monde.  —  Mais  je  n'en  ai  pas  fini  avec  les  élof^es 
que  je  vous  dois,  au  nom  de  notre  Compaj^nie.  Votre  nu)- 
dcstie  n'est  pas  encore  au  bout  de  ses  peines.  Je  ven\  par- 
lei-  iluii  genre  de  mérite  que  vous  possédez  au  dernier 
point  ,  l'observation  du  costume  et  le  talent  de  la  mise  en 
scène.  Ce  talent  est  peut-être  trop  vanté  aujourd'hui:  mais 
il  faut  avouer  (jue  nos  pères  en  faisaient  trojj  peu  de  cas, 
lorsque  Molière  leur  jouait  ses  premières  pièces,  rue  de 
Buei,  avec  une  tapisserie,  deux  violons  et  quelques  chan- 
delles. J'admire  la  savante  distribution  de  l'appartement  où 
se  meut  l'action  de  vos  personnages,  les  soins  (jue  vous 
apportez  à  les  mettre  chacun  à  leur  |)lace,  à  choi>ir  le  mo- 
bilier qui  les  entoure  et  qui  est  toujours,  non-seulement 
du  style  voulu,  cela  va  sans  dire,  mais  significatif,  expres- 
sif, propre  à  concourir  aux  péripéties  du  drame.  Vos 
meubles,  vos  accessoires  sont  tant(M  des  moyens  pour  ame- 
ner un  tète-à-tète.  masquer  une  déclaration,  favoriser  le 
glissement  d'un  billet,  faciliter  un  évanouissement,  ou  ca- 
cher le  cadavre  d'un  amoureux  ivre-mort,  tantôt  des  té- 
moins muets,  apostés  pour  accuser  une  trahison,  pour 
révéler  un  secret...  Et,  par  exemple,  <piel  redoublement 
d'émotion,  quand  le  spectateur  aperçoit,  ])ar  une  porte 
entr'ouverte,  la  eliandjre  nuptiale  de  Dora,  faiblement 
éclairée,  au  moment  où  la  jeune  mariée  se  débat,  le  soir 
même  de  ses  noces,  dans  une  situation  si  déchirante! 
ACAO.   KR.  43 


338  RÉPOiNSE    OK    M.    CHARLES    BLANC 

Sans  être  acteur  dans  vos  pièees,  eonimc  le  fut  Plante 
dans  les  siennes,  comme  l'a  été  Molière,  vous  pourriez  être 
directeur  de  troupe,  régisseur,  metteur  en  scène,  tant 
vous  avez  étudié  les  tenants  et  aboutissants  de  votre  art  ! 
Quand  ou  jouait  Monsieur  Garai .  où  vous  eûtes  la  chance 
d'être  interprété  par  une  comédienne  de  génie;  quand  on 
jouait  les  Merveilleuses ,  où  l'on  voit  (|ue  vous  connaissez 
si  bien  leur  manière  de  s'habiller  tantôt  «  en  fourreau  de 
«aze  » ,  tantôt  «  en  costume  de  statues  )> ,  et  l'accoutrement 
et  les  mœurs  des  muscadins  à  cadenettes  ,  engoncés  jus- 
qu'aux lèvres  dans  leurs  cravates,  armés  d'un  bâton  rusti- 
que ,  comme  des  toucheurs  de  bœufs,  j'ai  compris  à  quoi 
vous  servait  d'être  un  amateur  d'estampes  .  d'avoir  réuni 
une  collection  sans  pareille  de  dessins  par  Eisen ,  Grave- 
lot ,  IMarillier ,  Saint-Aubin,  et  de  ces  gravures,  devenues 
introuvables,  qui  furent  mordues  à  l'eau-forte,  burinées  ou 
imprimées  en  couleur  par  nos  charmants  maîtres  du  dix- 
huitième  siècle,  depuis  Larmessin,  Tardieu  et  Surugue, 
jusqu'à  Debucourt  et  Duplessis-Bertaux. 

On  attache  maintenant  beaucoup  d'importance,  je  crois 
même  une  importance  excessive,  à  la  fidélité  irréprochable 
du  costume,  à  l'exactitude  archéologique  du  décor  et  à 
tout  ce  qui  compose  le  mobilier  de  l'histoire.  On  veut 
pousser  l'illusion  jusqu'au  bout,  et  qu'à  cette  fin  tout  soit 
estampé  sur  le  vrai  et  d'une  ressemblance  criante.  Mais 
n'est-il  pas  à  craindre  que  cette  vérité  à  outrance  ne  linisse 
par  élever  au  rang  des  choses  principales  ce  que  nos  pères 
appelaient  les  accessoires  ? 

Passe  encore  d'être  rigoureusement  exact,  quand  on 
.met  en  scène  des  comédies  comme  les  vôtres,  dont  l'ac- 


Al'    DISCOURS    DE    M.     VICTORIEN    SARDOC.  33ç) 

lion  se  passe  de  nos  jours  et  dans  notre  pays.  Mais,  quand 
on  évoquo  des  personnages  antiques  ,  Hennione  ,  Oresle, 
Pyrrhus,  on  aura  l)eau  l'aire  dessiner  par  un  arehitcele 
savant  une  image  vraisemblable  du  palais  d'Agamemnon 
à  Mvcènes,  ou  du  palais  tie  Ménélas  à  Lacédémone,  on 
aura  beau  nous  trans])orter  dans  les  temps  héroïques,  au 
j)ied  d  un  (cuiplc  ilarchitecture  trapue  et  rude,  orné 
de  Iriglvphes  el  de  métopes  à  jour  ,  on  ne  sauvera  point 
ce  qu'il  v  a  d'étrange  à  entendre  le  fils  de  Clytemnestre 
et  la  lilli"  d'Hélène  parler  le  iraneais  de  Louis  \IV  el 
scander  les  vers  de  Jiacine.  L'affectation  d'être  vrai, 
partout  où  la  Aerité  est  possible,  rend  le  mensonge  intolé- 
rable partout  où  on  ne  peut  l'éviter,  de  sorte  que  plus 
on  diminue  la  part  de  la  convention  au  théâtre ,  plus  le 
spectateur  devient  exigeant  sur  tout  le  reste.  C'est  la  [xii- 
sée  qu'exprimait  lineraent  le  })eintrc  Gros,  lorsqu'il  disait 
à  un  de  ses  élèves  :  «  Mon  ami,  prends  garde  à  ne  pas 
mettre  trop  de  détails,  parce  que.  si  lu  en  mets  trop,  il 
n'y  en  aura  plus  assez.   » 

Ces  personnages  antiques  dont  je  parlais  tout  à  l'heure, 
la  génération  à  laquelle  vous  appartenez  les  a  fait  (piel- 
quefois  reparaître  sur  la  scène,  mais,  hélas!  pour  les 
bafouer  en  prose  et  en  vers,  les  parodier  en  musique,  les 
travestir,  les  avilir.  Il  y  t  ni  un  moment  où  je  ne  sais  rjuel 
air  malsain  souilla  sur  notre  littérature.  L'Europe  fut 
avertie  que  les  beaux  dieux  d'Homère,  les  héros  d'Eschyle 
et  ce  (li\  in  poète  ,  qui,  à  une  époque  mystérieuse  ,  fut  dé- 
chiré par  les  bacchantes,  étaient  sur  nos  théâtres  I  objet 
des  plus  plates  bouffonneries,  et  qu'on  y  offrait  ce  régal 
aux  toui'istes  élégants ,  comme  aux  Parisiens  raffinés. 


34o  RKPO>'SK    1>K     M.     CHARLES    liI.\^r. 

Convciiez-tMi,  Monsieur,  ceux  doiiL  la  jeunesse  a  précédé 
la  vôlre  de  quelque  douze  ans,  n'avaient  point  connu  ces 
affligeants  spectacles.  De  leui'  temps,  il  était  permis  à  un 
poète  de  faire  le  voyage  d'Athènes  sans  être  grotesque. 
On  pouvait  applaudir  la  Ciguë,  et  il  me  souvient  qu'au 
milieu  du  tumulte  et  des  cris  d'une  révolution,  nous 
vîmes  jouer  à  l'Odéon  la  Fille  d Eschyle,  cette  noble 
étude  par  cpii  fut  improvisée  la  réputation  de  votre; 
compatriote  Josepli  yVutran.  —  .le  dis  votre  compa- 
triote, car  il  est  comme  vous  un  (nilanf  de  la  Provence, 
de  cette  Provence  qui  est  doublement  fière  d'avoir  donné 
le  jour  à  M.  Thiers  et  à  l'ami  fidèle,  à  l'historien  illustre 
qu'il  nous  a  laissé  en  mourant  comme  une  partie  de 
lui-même. 

Il  me  reste  bien  peu  de  chose  à  dire  après  vous,  Monsieur, 
sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  votre  prédécesseur,  sur  ce 
charmant  poète  dont  tous  les  sentiments  furent  généreux, 
qui  a  célébré  les  dévouements  obscurs  du  soldat,  qui  a 
chanté  les  laboureurs  et  les  matelots,  les  travailleurs  de 
la  terre  et  les  travailleurs  de  la  mer ,  qui  a  exalté  les  hum- 
bles,  enfin,  et  cjui  a  voulu  sur  sa  tombe  une  inscription 
si  touchante. 

Vous  nous  l'avez  dit.  Monsieur,  Joseph  Autran  eut  les 
commencements  les  plus  difficiles,  une  jeunesse  éprouvée. 
Dès  l'enfance,  il  se  sentit  la  passion  de  la  mer,  non  pas 
une  passion  d'aventurier,  mais  une  passion  de  contem- 
plateur, et  il  l'aima  toujours,  quoique  son  père  eût  failli 
bien  des  fois  y  perdre  la  vie,  et  qu'il  y  eût  finalement  perdu 
tout  son  bien.  Comment  lui  vint  la  fortune,  vous  l'avez 
raconté. 


Al'    DlSCOtnS    DK    M.     MCTOHIKN    SAKDOl'.  34  I 

Du  jouf  où  M.  \nli';iii  (li'Niiil  iiclic  ,  mi  piil  \  i  iii-  (|iicllt' 
('■lail  la  tli'licatesse  de  son  cœur.  Peu  do  tiiiips  aii])ai:i\anl , 
il  avait  conuu  à  Marseille  une  jeuiu^  veuve,  aimable  et  dis- 
lini^iiée,  ([ui  ('lail  liclie  elle-même,  l  ne  [)ièce  de  vers, 
qu'elle  avait  composée  pour  être  lue  dans  une  lèLe  de  bien- 
faisance, lut  soumise  à  M.  Aulran  f[ui  Irouva  les  vers 
bien  tournés  et  dii^nes  des  honneurs  de  la  lecture  en 
public.  De  cette  relation,  créée  par  la  poésie,  naquit  la 
pensée  d'un  mariaf^e;  mais  le  poète,  qui  élail  [Kiu\re 
encore,  ne  voulul  à  aucun  priv  ([u'on  put  soupçonner  son 
inclination  de  n'èlre  pas  absolument  désintéressée.  <  )ii 
juge  quel  l'ut  son  bouliciir.  lorstpi'il  l'ccncillil  la  succession 
de  son  oncle ,  de  pouvoir  désormais,  sans  scrupule  aucun. 
avouer  sa  tendresse. 

La  fortune  ne  fut  |)as  aveut>le,  cette  fois;  et,  loin  de  (ai  ii' 
la  source  des  inspirations  du  poète,  elle  fit  voir  (piil  ne 
faut  pas,  comme  vous  dites,  décourager  les  oncles  (pii  nou- 
draient  tester  en  faveur  d  un  nc\eu,  même  atteint  du  llian 
lie  la  tragédie. 

Ce  fpi  il  était  dans  ses  |)oèmes,  Joseph  Autran  l'a  ('lé 
dans  sa  vie.  Une  raillerie  sans  amertume  s'associail  en  lui 
avec  la  parfaite  bonté  des  sentiments  humains.  <  )n  ne 
s'étonnera  pas,  du  reste,  qu'il  n'y  ait  jamais  en  nn  hait 
nn-chant,  une  cruauté  dans  ses  satires,  maintenant  fpie 
l'on  sait  quel  cœur  il  avait,  combien  il  élail  ingénieux 
dans  sa  générosité,  avec  quelle  délicatesse  il  soulageait 
l'infortune,  à  l'insu  de  loul  le  monde,  à  l'insn  iihinc  de 
sa  main  gauche.  C'est  une  fatalité  ([ue  Gérard  de  ^el•val  , 
dans  les  derniers  jours  de  son  affreux  désespoir,  n  ail  |)as 
été  connu  d'Autran.  Sa  détresse  eût  inspiré  au  poète  quel- 


3^2  HKPONSK  m:    M.  CHARLKS  ULANC 

que  chose   de  plus  que  ce  sonnet,  où  il    .appelle  Géraid 

Lo  Vasco  de  Gama  du  pays  de  Bohème. 

Tout  à  coup  dans  Paris,  au  coin  le  plus  perdu, 
Au  fond  d'une  ruelle  étroite,  obscure,  immonde, 
Par  un  malin  d'hiver,  ou  le  trouva  pendu. 
Ah!  pourquoi  cette  lin,  pauvre  âme  vagabonde? 
Peut-être  le  rêveur,  s'il  avait  attendu. 
Eût  payé  son  auberge  en  découvrant  un  monde. 

Combien  d'exeellenls    morceaux  furent  écrits   par  Au- 
tran,    alors  qu'il  avait  acquis  le  droit   de  ne  rien    faire  : 
sonnets  capricieux,  histoires  de  village,  Ainaryllis,  et  les 
Laboureicrs  et  les  Roulements  de  tambour!  Avec  quelle  grâce 
il  redisait,  dans  la  Vie  rurale,  les  chansons  des  bouvreuils  et 
des  pinsons,  tout  ce  qui  se  raconte  dans  les  branches,  tout 
ce  qu'Aristophane  avait  entendu  dire  aux  oiseaux,  et  ce 
que  pense  Margot  lorsqu'elle  passe  seule  avec  son  mouton, 
le  long  des  futaies,  et  ce  que  sentent  les  amoureux,  lors- 
que, sous  les  troènes,  ils  tournent  sans  fin  les  feuillets  du 
même  livre,  et  qu'un  vent  tiède  en  couvre  de  fleurs  toutes 
les  pages!  La  saine  odeur  des   foins,  la  senteur  des  bois 
s'exhalent  de  cette   poésie  que  je  dirais  buissonnièrc  ,  et 
qui    est  crayonnée   en   pleine    campagne,    quand   la  terre 
est  en  fleurs,  ou  que  les  moissons  mûrissent  ou  que  les  ar- 
bres s'effeuillent!  Que  d'amitié  aussi,  que  d'esprit  et  de 
bonne  humeur  dans  les  Épitres  rustiques,  adressées  à  des 
amis  de  cœur  et  de  pensée  :  Victor  de  Laprade,  Alexandre 
Dumas  fds,  Edmond  Texier,  Gustave  Ricard! 
•     De  l'esprit,    Joseph   Autran   en  avait   comme    en    ont 


Al    Discoras  ni-;  m.   mctorien  sardoi;.  3'j3 

les  Marseillais  les  plus  lins,  cl  t'osl  hoaucoup  dii-c  : 
mais  son  esprit  était  grec  d'origine,  tempère  par  le  goùl . 
el  retenu  dans  son  élan  par  une  distinction  naturelle. 
Lui  (|ui  avait  tant  de  fois  causé  avee  les  mariniers  du 
port,  qui  avait  tant  de  l'ois  entendu  les  propos  salés 
des  gens  de  mer,  il  ne  lit  jamais  que  des  plaisanteries 
lincs,  légères,  et  d Un  honiiiu'  (|ui  sait  le  monde.  Ses 
saillies  humoristiques  étaient  toujours  aceomjjagnées 
d'une  certaine  grâce.  11  eu  apprêtait,  il  en  ciselait  la 
("orme  ;  et ,  quand  sa  poésie  s'essayait  avec  abandon  au 
style  épistolaire,  il  en  relevait  la  familiarité  par  l'c-lé- 
ganee  du  tour.  Il  écrit  à  un  ami  poui-  riu\ilcr  à  ve- 
nir en  Provence,  sous  prétexte  que  la  belle  saison  s"y 
attarde  : 

Eu  vain  du  Nord  l'été  .s"cufuit  ; 
Dans  nos  vallons,  ce  soir  encore, 
Les  vents  sont  doux;  l'horizon  lait , 
Et  lo  soleil  qui  le  colore 
Allache  sou  bonnet  de  nuit 
Avec  les  rubans  de  l'aurore. 

Ce  fut  aussi  après  son  mariage  que  Joseph  Auti-an 
écrivit  ses  Poèmes  de  ht  mer,  (pie  vous  regardez  a\('c  raison 
comme  la  plus  belle  j)artie  de  son  œuvre,  et  (jui  en  est 
la  plus  originale,  l'ille  de  la  Méditerranée,  sa  poésie  en 
sort,  tantôt  mutine,  riante  et  folâtre,  tantôt  émue,  allrisléc 
et  comme  ruisselante  des  pleurs  de  sa  mère,  mais  tonjonis 
tendre,  et  facilement  touchée  des  angoisses,  des  douleurs 
et  des  malheurs  dont  se  compose,  entre  deux  accalmies, 
la  vie  orageuse  du  marin.  Il  trouve,  pour  peindre  ces 
angoisses,  des  accents  qui  vont   au  cœur.   Un  jour,  il  en- 


3.'|'|  RKPONSE    DE    M.     (Il  MIIJ'S    BLANC 

1(11(1  lo  cliaiil  i)lainlildos  nialelols  lorsqu'ils  tirent  leiito- 
nicnl  la  longue  et  lourde  oliaine  de  l'ancre  qui  mord  le 
sable,  et  il  écrit  : 

Je  comprends,  matelots,  pourquoi  ce  chant  est  triste; 
Et  je  comprends  aussi  pourquoi  Tancrc  résiste; 
Ah!  c'est  qu'elle  s'accroche  à  lou!  le  cœur  humain, 
Au  tranquille  rivage,  à  la  vieille  demeure, 
A  r('-iiouse,  au  berceau  de  quelque  enfant  qui  pleure 
Et  qui  la  lient  encor  dans  sa  petite  main. 

II  est  regrellable,  Monsieur,  que  ni  vous  ni  moi  n'ayons 
pu  ,  dans  une  cérémonie  où  la  politesse  nous  interdit  les 
trop  longs  discours,  nous  donner  le  plaisir  de  citer  à  l'au- 
ditoire quelques-uns  de  ces  petits  poèmes  de  M.  Aulran, 
dans  lesquels  il  a  montré  im  talent  si  varié,  si  souple,  en  y 
mettant  tour  à  tour  une  grâce  piquante,  du  sel  attiquc,  de 
la  mélancolie,  de  la  gaieté,  de  la  désinvolture,  et  qui 
n'étaient  livrés  à  l'impression  que  finis  avec  soin,  travaillés 
avec  amour,  comme  le  sont  les  joyaux  littéraires  par  les 
orfèvres  du  style.  Je  ne  saurais  pourtant  me  défendre  de 
rappeler  ici  un  sonnet  qui,  adressé  à  Théophile  Gautier, 
ne  pouvait  pas  ne  j^as  avoir  du  montant  : 

Quand,  aux  beaux  jours  passés  de  la  jeunesse  folle, 
En  costume  galant  tu  sortais  le  matin; 
Quand  tu  portais  la  fraise  et  la  cape  espagnole, 
Avec  tes  longs  cheveux  tombant  sur  le  satin  ; 

La  dague  au  poing,  le  pied  dans  une  botte  molle. 
Quand,  à  peine  affranchi  du  grec  et  du  latin, 
Tu  cassais  à  grand  bruit  les  vitres  de  l'école. 
Et  riais  de  Boileau  comme  d'un  philistin; 


AU    DISCOURS    DE    M.     VICTORIEN    SARDOU.  345 

Fier  commo  un  paladin,  cl  joyeux  comme  un  page, 
Aux  beaux  soirs  iVflernani  quand  tu  faisais  tapaj^e; 
Quand  le  mot  de  classique  inspirait  tun  olFrui , 

Tu  ne  te  doutais  pas  qu'un  jour  tu  devais  l'être; 
Car  si  ce  mot  vetit  dire  un  modèle,  un  vrai  maître. 
Tu  seras,  cher  Gautier,  classique  malf^ré  toi. 

Joseph  Autran  a-t-il  été,  dans  la  force  du  terme,  un  auteur 
dramatique?  Vous  en  doutez,  Monsieur,  et  il  est  permis 
de  croire  qu'il  partageait  vos  doutes  à  cet  égard,  puiscpie, 
après  le  succès  éclatant  de  son  premier  ouvrage  au  théâtre, 
il  n'osa  plus  tenter  l'aventure.  Il  fit  pour  la  scène  ce  qu'il 
a  fait  pour  la  mer,  qu'il  a  regardée  du  rivage  sans  monter 
sur  aucun  navire.  Il  répugnait  d'ailleurs  à  sa  nature  con- 
temjjlative  d'alïronter  les  hallottcmcnts,  les  cahots,  les 
orages  de  la  vie  et  de  la  littérature  dramatiques.  Il  n'était 
pas  homme  à  nouer  de  fortes  intrigues,  à  multiplier  les 
incidents  qui  font  haleter  le  spectateur,  à  conduire  une  ac- 
tion avec  entrain  cl,  au  besoin,  à  la  précipiter.  Mais  il  eût 
excellé  ,  en  revanche  ,  à  composer,  pour  un  public  lettré  et 
choisi,  de  ces  comédies  de  société  qui  admettent,  qui  de- 
mandent même  une  certaine  coquetterie  de  langage,  des 
traits  finement  aiguisés,  et  dans  lesquelles,  le  dirai-je?  un 
peu  de  manière  ne  messied  point.  Les  Noces  de  T/iéiis  sont 
un  joli  modèle  du  genre,  une  comédie  qu'on  aurait  pu 
représenter  dans  les  salons  de  l'Olympe,  avec  la  permission 
de  .Fupiter,  qui  lui-même  y  eût  joué  son  rôle. 

La  comédie,  telle  que  vous  la  maniez.  Monsieur,  telle 
que  la  manient  les  auteurs  qui  sont  aujourd'hui  vos  parrains 

ACAD.    FR.  44 


346  RÉPONSE  DK  M.  CHARLES  BLA^C 

et  vos  confrères,  la  comédie  aux  péripéties  louchantes  et 
imprévues,  au  rire  intermittent,  la  comédie  moderne,  en- 
fin ,  où  le  poète  compromet  son  cœui-,  celle-là  n'était  pas 
faite  pour  Autran.  Son  bonheur  était  de  respirer  l'air  pur 
des  chamj)s,  l'air  salin  de  la  mer,  et  de  dire,  en  vers  heu- 
reux, tout  ce  qui  avait  ému  son  âme  délicate,  tranquille  et 
tendre,  son  ànie,  ([ui  trouvait,  comme  dit  .Montaigne,  «  de 
la  friandise  au  giron  même  de  la  mélant-olic  » . 

Vn  de  ces  derniers  jours,  comme  j'achevais  la  lecture 
des  Poèffif.'}  de  h  mer,  je  tombai  peu  à  peu  dans  une  de  ces 
rêveries  que  procure  {piel([uefois  la  continuité  d'une 
longue  attention,  et  qui  sont  comme  les  songes  de  l'homme 
éveillé.  Reporté  par  des  souvenirs  d'enfance  au  fond  de 
cette  petite  baie  de  la  Méditerranée,  où  s'abrite  Marseille, 
je  me  figurais  que  la  muse  anticjue  de  la  comédie  venait 
d'être  apportée  sur  le  riA'age  de  la  ville  grecque,  par  ces 
mêmes  flots  qui  jadis  y  avaient  jeté  les  Phocéens  d'Ionie. 
Sur  la  grève  se  promenait,  murmurant  une  invocation, 
celui  à  qui  la  mer  avait  inspiré  le  drame  homérique  du 
Cyclope  et  les  Noces  de  Tliétis.  Et  la  muse  lui  disait  :  «  Vous 
m'invoquez  toujours,  ô  poètes,  comme  au  temps  de  Cratinus 
et  d'Eupolis...  mais  quel  changement  s'est  opéré  dans  le 
génie  des  peuples  et  dans  le  culte  que  me  rendaient  les 
poètes  d'Athènes,  lorsqu'ils  venaient  m'implorer  sur  la 
plus  haute  montagne  de  la  Phocide!  Quelle  différence,  de 
ce  théâtre  de  Bacchus,  où  l'on  entendait,  sur  la  scène 
comique,  des  railleries  qui  sifflaient  et  mordaient  comme 
des  serpents,  des  invectives  orgiaques,  quelquefois  des 
ironies  homicides...  quelle  différence  de  ce  théâtre  à  celui 
où  vous  polissez  vos  épigrammes,  où  vos  allusions  s'en- 


Al'    DISCOUHS    1)1-;    M.     VICTORIEN    SARDOLI.  3^7 

\elonncnl,  où  riiiia^irial  ion  dramiiliquo  a  perdu  ses 
audaces,  cl  la  saliic  ses  lanières!  Au  oommenccment, 
le  souffle  qui  aniuiail  la  liai;i'(li«'  Miiail  du  sanctuaire,  et 
la  comédie  elle-niènie  na(|nil  d'niu^  sorte  de  fermentation 
bachique,  d'un  enthousiasme  à  demi  religieux.  Ses  sarcas- 
mes, ses  ivresses  eiiiciii  (|iiel(|ue  tdiose  de  ce  riri^  sacré  qui 
rcLeulissaiL  dans  la  eilébralion  des  mystères.  Aristophane 
en  entendit  les  derniers  éclats;  Ménandre  n'en  recueillil 
(|u"uii  écho  lointain:  le  douv  'l'érencc  ne  le  connut  p.iiiil  . 
el  NoIre  -l'and  poète  gaulois  la  luiiiianisé  pour  toujours... 
"\laiiili'nanl,  le  rire  n'a  plus  ses  franchises  dans  vos  cœurs.  Il 
.si  mêlé  (le  tristesse,  il  est  entrecoupé  de  sanglots.  Je  vois 
l)ien  qu'à  vos  âmes  lioid)lées,  il  faudra  d'autres  muses.  Ni 
moi,  ni  mes  sœurs,  ni  le  Dieu  qui  nous  mène,  ne  saurions 
exprime!',  sur  la  lyre  d'ivoire,  les  sentiments  qui  agitent 
riiumanilé  présente,  qui  agiteront  l'humanité  future,  vX 
(pii  déjà  ont  pénéhi-  ses  masses  profondes...  Je  veux  rega- 
gner mes  montagnes;  je  retourne  aux  anciens  dieux...  »  Et 
la  muse  antique,  faisant  un  signe  d'adieu  au  poète,  se  pré- 
cipita et  dis|)arul  dans  les  flots  amers. 


DISCOURS 


DE 


M.    RENAN 

PRONONCÉ  DANS  LA  SÉANCIC  l'UIîLIQUl':  DU  3  AYRII,  1S79,  KN  VKNANT 
PHENDRK  SÉANCE  A  LA  rLACK  DU  M.  CLAUDK  MKnNAni). 


Messieurs  , 

Ce  grand  cardinal   de  Ricliclieu,  comme  tous  les  hom-  'l| 

mes  qui  ont  laissé  dans  l'histoire  la  marque  de  leur  passage, 
se  trouve  avoir  fondé  bien  des  choses  auxcjuellcs  il  ne  pen- 
sait guère,  certaines  même  qu'il  ne  voulait  (|u'à  demi.  Je 
ne  sais,  par  exemple,  s'il  se  souciait  beaucoup  de  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  tolérance  réciprocpie  et  liberté 

de  penser.  La  dérércnce  pour  les  idées  contraires  aux  sien-  • 

nés  n'était  pas  sa  vertu  dominante,  et,  quant  à  la  liberté,  ' 


35o  DISCOURS    DE    HÉCEPTION 

on  ne  \()i(  |)as  (juV'Ile  eût  sa  place  indiquée  clans  le 
plan  do  l'édifiée  qu'il  bâtissait.  Et  pourtant,  voici  qu'à 
deux  cent  cinciiKuile  ;uis  de-  distance,  l'àpre  fondateur  de 
l'unité  française  se  trouve,  dans  un  sens  très  réel,  avoir 
été  le  fauteur  de  principes  (pi'il  eût  peut-être  vivement 
combattus,  s'il  les  eût  vus  éclore  de  son  vivant.  Cette 
compagnie,  qui  est  après  tout  la  plus  durable  de  ses 
créations  (depuis  deux  siècles  et  demi,  elle  vit  sans 
avoir  modifié  un  seul  article  de  son  règlement!),  qu'est- 
elle.  Messieurs,  si  ce  n'est  une  grande  leçon  de  liberté, 
puisque  ici  toutes  les  opinions  politiques,  philosophiques, 
religieuses,  littéraires,  toutes  les  façons  de  comprendre  la 
vie,  tous  les  genres  de  talent,  tous  les  mérites,  s'assoient 
côte  à  côte  avec  un  droit  égal  ?  La  règle  de  la  maison  de 
Mécène,  vous  l'observez  : 

Nil  mi  officil  unquam 

Ditior  hic  aut  est  quia  cloclinr  ;  est  locus  uni- 
Cuique  suus 

Réunir  les  hommes,  c'est  être  bien  près  de  les  réconci- 
lier, c'est  au  moins  rendre  à  l'esprit  humain  le  plus  signalé 
des  services,  puisque  l'œuvre  pacifique  de  la  civilisation 
résulte  d'éléments  contradictoires,  maintenus  face  à  face, 
obligés  de  se  tolérer,  amenés  à  se  comprendre  et  presque 
à  s'aimer. 

Que  vit,  en  effet.  Messieurs,  avec  une  admirable  saga- 
cité, votre  grand  fondateur?  Une  chose  qu'on  a  exprimée 
depuis  avec  beaucoup  de  prétention,  mais  qu'il  lit  mieux 
que  de  proclamer  en  paroles,  qu'il  appliqua;  je  veux  dire 
ce  principe  qu'à  un  certain  degré  d'élévation,  toutes  les 


DE  M.    RKNAN.  S")! 

grandes  fonctions  do  la  vie  raisonnable  sont  sœurs;  que, 
dans  uiif  sociôlô  bien  ori^aniséo,  tous  ceux  qui  se  consa- 
crent aux  belles  et  bonnes  choses  sonl  collaborateurs  ; 
que  tout  devient  littérature  quand  on  le  l'ail  axec  lalenl  ; 
en  d'autres  tonnes,  que  les  lettres  sonl  en  (|iiel(|ue  sorle 
r01\nq)e  où  s'éteit;nenl  loules  les  liilles.  loiiles  les  iné- 
galilés,  où  s'opèrent  loules  les  réconeillalioiis.  Séparées 
en  leurs  applications  spéciales,  sou\eiil  opposées,  enne- 
mies même,  les  maîtrises  diverses  du  inonde  des  esprits  se 
renconireni  sur  les  sommets  où  elles  aspirenl.  hn  paix 
n'habite  cpie  les  hauleurs.  (l'est  en  montant,  inonlani 
toujours,  que  la  lutte  de\ient  harnu)nie.  cl  (pie  l'appa- 
renle  incohérence  des  olïorts  de  l'Iiomnie  aboulil  à  (n-lle 
grande  lumièi-e.  la  gloire,  qui  esl  encore,  fpu)i  (pu>  l'on 
dise,  ce  qui  a  le  plus  de  chance  de  n'être  |)as  tout  à  lait 
luic  \auilé. 

(j'est  là  l'idée  mère  de  votre  Compagnie.  Messieurs. 
Elle  repose  avant  loul  sur  ce  (pic  je  serais  tente  d'apjjolcr 
le  grand  dogme  rrau(;ais.  l'unilé  de  la  gloire,  la  commu- 
nauté de  l'esprit  humain,  1  assimilation  de  tous  les  ordi-es 
de  services  sociaux  en  une  légion  unupie.  créée,  mainte- 
nue, sanctionnée,  couronnée  par  la  pairie.  Le  génie  de  la 
France  avait  déjà  donné  la  mesure  de  sa  lai'geur  en  créant 
Paris,  ce  centre  incomparable,  où  se  renconlicnl  cl  se 
croisent  toutes  les  excitations,  tous  les  éveils.  \e  monde, 
la  science.  1  arl.  la  liltcralnr(\  la  politique,  les  hautes|)en- 
sées  et  les  instincts  populaires,  l'héroïsme  du  bien,  j)ar 
moments  la  fièvre  du  mal.  Le  cardinal  de  Kicln^lieu,  en 
tondant  votre  Compagnie  «  sur  des  l'ondements  assez  forts 
(ce    sont    ses  propres   paroles)  pour  durer  autant  que  la 


352  DISCOURS    DF,    RKCEPTION 

moiiaicliio  »,  la  Convention  nationale,  en  décrétant  l'In- 
sliliil,  le  premier  Consul,  en  établissant  la  Légion  d'hon- 
ncui',  lurent  conduits  par  la  même  pensée  :  c'est  que  l'Etat, 
l'ondé  sur  la  raison,  <  roi!  au  Ijicu  et  au  M-ai  et  eu  voit  la 
suprême  unité.  Toutes  les  noblesses  leur  apparurent 
comme  égales.  La  gloire  est  quelque  chose  d'homogène 
et  d'identique.  Tout  ce  qui  vibre  la  produit.  Il  n'y  a  pas 
plusieurs  espèces  de  gloire,  pas  plus  qu'il  n'y  a  plusieurs 
espèces  de  lumière.  A  un  degré  inférieur,  il  y  a  les  méri- 
tes divers;  mais  la  gloire  de  Descartes,  celle  de  Pascal, 
celle  de  Molière,  sont  composées  des  mêmes  rayons. 

La  plupart   des  pays  civilisés,  depuis    le    XVP    siècle, 
ont  eu  des  académies,  et  la  science  a   tiré   le  plus    grand 
profit    de  ces  associations,  où,  de   la  discussion  et  de  la 
confrontation  des  idées,  naît  parfois  la  vérité.  Votre  prin- 
cipe va  plus  loin  et  plonge   plus  profondément  dans  l'in- 
time de  l'esprit  humain.  Vous  trouvez  que  le  poète,  l'ora- 
teur, le  philosophe,  le  savant,  le  politique,  l'homme   qui 
représente  éminemment  la  civilité  d'une  nation,  celui  (pii 
porte  dignement  un    de   ces   noms   qui    sont    synonymes 
d'honneur  et  de  patrie,  que  tous  ces  hommes-là,    dis-je, 
sont   confrères,   qu'ils  travaillent  à  une  œuvre  commune, 
à   constituer    une    société    grande    et  libérale.     Rien    ne 
vous    est    indifférent   :   le   charme   mondain,  le   goût,    le 
tact,   sont  pour  vous   de   la  bonne  littérature.   Ceux  qui 
parlent  bien,   ceux    qui  pensent  bien,    ceux    qui  sentent 
bien,    le  savant   qui    a    fait   de    profondes    découvertes, 
l'homme    éloquent   qui   a  dirigé   sa    patrie    dans    la    glo- 
rieuse voie  du   gouvernement  libre,   le  méditatit  solitaire 
qui  a  consacré   sa  vie  à   la  vérité,  tout  ce  qui  a  de  l'éclat. 


DE    M.    RENAN.  353 

tout  ce  qui  produit  de  la  lumière  et  de  la  chaleur,  toul  ce 
dont  l'opinion  éclairée  s'occupe  et  s'entretient,  tout  cela 
vous  appartient;  car  vous  repoussez  également  et  l'étroite 
conception  de  la  vie  qui  renferme  chaque  homme  dans  sa 
spécialité  comme  dans  une  espèce  de  besogne  obscure 
dont  il  ne  doit  pas  sortir,  et  la  fade  rhétorique  où  l'art 
de  bien  dire  est  conliné  dans  les  écoles,  séparé  du 
monde  et  de  la  vie. 

Cet  espi'it  de  votre  fondation,  vous  le  conservez  admi- 
rablement, Messieurs;  et  m'en  faut-il  d'autre  preuve   que 
ce  que  je  vois  en  venant  occuper  aujourd'hui  le  siège  où 
votre  indulgence   a   bien  voulu   m'appelcr?  Pour  ne  rien 
dire  de  pertes  récentes  et  si  cruelles  que  seule  votre  Com- 
pagnie pouvait  les  endurer  sans   être  amoindrie,   quelle 
variété  je   trouve  en  cette  enceinte,  quels  hommes,  quels 
caractères,  quels  cœurs!   Vous,    cher  et  illustre   maître, 
dont  le  génie,  connue  le  liinbrc  des  cymbales  de  Bivar,  a 
sonné   chaque    heure   de  notre  siècle,   donné  un  corps  à 
chacun  de  nos  rêves,  des  ailes  à  chacune  de  nos  pensées. 
Vous,  bien-aimé   confrère,   qui   trouvez    dans  une  noble 
philosophie  la  conciliation  du  devoir  et  de  la  liberté.  Ici  je 
vois  la  poésie  souveraine,  qui  nous  impose  le  monde  qu'elle 
crée,  nous  entraîne,  nous  dompte  sous  le  coup  impérieux 
de    son    archet   magique;    là   (ces   contrastes   sont   votre 
gloire)  le  sens  droit  et  ferme  de  la  vie,  l'art  charmant  du 
romancier,  l'esprit  du  moraliste,  et,  ce  que  notre  pays  seul 
connaît   encore,  le  rire  aimable,  l'ironie  légère.  Ici  la  foi 
sincère,  l'art  excellent  de   tirer  d'un  culte  bien  entendu 
pour  le  passé  la  dignité  de  toute  une  vie,  le  repos  dans  des 
doctrines  qu'il  n'est  pas   permis   de  qualifier   d'étroites, 
ACAD.  FR.  45 


354  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

puisque  de  grands  génies  s'y  sont  trouvés  à  l'aise  ;  là  une 
négation  réfléchie,  calme,  sûre  d'elle-même,  et  donnant  à 
l'âme  forte  qui  s'y  complaît  le  môme  repos,  au  caractère 
d'acier  qui  s'y  plie  la  même  grandeur  que  la  foi.  Ici  la 
politique  sincère,  qui,  dans  nos  jours  troublés,  a  cru,  pour 
sauver  le  pays,  devoir  revenir  aux  maximes  qui  l'ont  fondé  ; 
là  une  politique  non  moins  sincère,  qui  s'est  tournée  réso- 
lument vers  l'avenir  et  a  conçu  la  possibilité  d'une  société 
vivante  et  forte  sans  les  conditions  qui  autrefois  parais- 
saient pour  cela  do  nécessité  absolue.  Et  dans  l'appré- 
ciation du  plus  grand  événement  de  l'histoire  moderne, 
de  cette  Révolution  qui  est  devenue  comme  la  croix  de 
chemin  où  l'on  se  divise,  le  symbole  sur  lequel  on  se 
compte,  que  de  pacifiques  dissentiments!  Ici  la  foi  dans 
le  signe  qui  une  fois  a  vaincu,  l'enthousiasme  des  jours 
sublimes  où  un-  souffle  étrange  courut  dans  cette  foule 
et  la  fit  penser  et  parler  pour  l'humanité,  la  hardie  assu- 
rance de  cœurs  virils,  disant  à  leurs  aînés,  comme  les 
jeunes  gens  de  Sparte  :  «  Nous  serons  ce  que  vous 
fûtes  »;  fè  un  loyal  effort  pour  peindre  dans  toute  leur 
vérité  des  scènes  funestes  et  dont  on  voudrait  dire, 
comme  L'Hôpital  de  la  Saint-Barthélémy  : 

Nocte  tegi  nostrie  patiamur  crimina  gentis. 

Où  est  donc  votre  unité,  Messieurs?  Elle  est  dans 
l'amour  de  la  vérité,  dans  le  génie  qui  la  trouve,  dans  l'art 
savant  qui  la  fait  valoir.  Vous  ne  couronnez  pas  telle  ou 
telle  opinion  ;  vous  couronnez  la  sincérité  et  le  talent.  Vous 


DE    M.    RENAN.  355 

admettez  pleinement  que,  dans  toutes  les  écoles,  dans  tous 
les  systèmes,  dans  tous  les  partis,  il  y  a  place  pour  l'élo- 
quence et  la  droiture  du  cœur.  Tout  ce  qui  peut  s'expi-i- 
mer  en  bon  français,  tout  ce  qui  l'ait  le  grand  homme  ou 
l'homme  aimable,  a  chez  vous  ses  entrées.  II  y  a  une  source 
commune  d'où  dérivent  le  bon  style  et  la  bonne  vie,  le 
bien-dire  et  le  noble  caractère.  Vous  enseignez  la  chose 
dont  l'humanité  a  le  plus  besoin,  la  concorde,  l'union  des 
contrastes.  Ah!  si  le  monde  pouvait  vous  imiter!  L'homme 
vit  quatre  jours  ici-bas;  quoi  de  plus  fou  que  de  les  passer 
à  haïr,  quand  il  est  clair  que  l'avenir  nous  jugera  comme 
nous  jugeons  le  passé  et  que,  dans  cinquante  ans,  on  trai- 
tera d'enfantillage  les  batailles  où  nous  sacrifions  le  meil- 
leur de  notre  vie  ! 

\'oilà  le  secret  de  votre  éternelle  jeunesse;  voilà  pour- 
quoi votre  institution  verdoie,  quand  le  monde  vieillit. 
Tout  s'embrasse  dans  votre  sein.  Ailleurs  la  littérature  et 
la  société  sont  choses  distinctes,  profondément  divisées. 
Dans  notre  pays,  grâce  à  vous,  elles  se  pénètrent.  Vous 
vous  inquiétez  peu  d'entendre  annoncer  pompeusement 
l'avènement  de  ce  qu'on  appelle  une  autre  culture,  qui 
saura  se  passer  du  talent.  Vous  vous  défiez  d'une  culture 
qui  ne  rend  l'homme  ni  plus  aimable  ni  meilleur.  Je  crains 
fort  que  des  races,  bien  sérieuses  sans  doute,  puisqu'elles 
nous  reprochent  notre  légèreté,  n'éprouvent  quelque 
mécompte  dans  l'espérance  qu'elles  ont  de  gagner  la  fa- 
veur du  monde  par  de  tout  autres  procédés  que  ceux  qui 
ont  réussi  jusqu'ici.  Une  science  pédantesquc  en  sa  soli- 
tude, une  littérature  sans  gaieté,  une  politique  maussade, 
une  haute  société  sans  éclat,  une  noblesse  sans  esprit,  des 


356  DISCOURS    DK    RÉCEPTION 

gentilshommes  sans  politesse,  do  grands  capitaines  sans 
mots  sonores,  ne  détrôneront  pas,  je  crois,  de  sitôt  le 
souvenir  de  cette  vieille  société  française,  si  brillante, 
si  polie,  si  jalouse  de  plaire.  Quand  une  nation,  par  ce 
qu'elle  appelle  son  sérieux  et  son  application,  aura  pro- 
duit ce  ({ue  nous  avons  fait  avec  notre  frivolité ,  des 
écrivains  supérieurs  à  Pascal  et  à  Voltaire,  de  meilleu- 
res têtes  scientifiques  que  d'Alembert  et  Lavoisier,  une 
noblesse  mieux  élevée  que  la  nôtre  au  XVII"  et  au 
XVIIP  siècle,  des  femmes  plus  charmantes  que  celles  qui 
ont  souri  à  notre  philosophie,  un  élan  plus  extraordinaire 
que  celui  de  notre  Révolution,  plus  de  facilité  à  embrasser 
les  nobles  chimères,  plus  de  courage,  plus  de  savoir- 
vivre,  plus  de  bonne  humeur  pour  affronter  la  mort,  une 
société,  en  un  mot,  plus  sympathique  et  plus  spirituelle 
que  celle  de  nos  pères,  alors  nous  serons  vaincus.  Nous 
ne  le  sommes  pas  encore.  Nous  n'avons  pas  perdu  l'au- 
dience du  monde.  Gréer  un  grand  homme,  frapper  des  mé- 
daillons pour  la  postérité,  n'est  pas  donné  à  tous.  Il  y  faut 
votre  collaboration.  Ce  qui  se  fait  sans  les  Athéniens 
est  perdu  pour  la  gloire  ;  longtemps  encore  vous  saui'cz 
seuls  décerner  une  louange  qui  fasse  vivre  éternellement. 
Ainsi,  en  conservant  votre  vieil  esprit,  vous  conservez 
la  meilleure  des  choses.  Vous  admettez  tous  les  change- 
ments, tous  les  progrès  dans  les  idées;  les  cadres,  vous  les 
maintenez,  et,  de  tous  les  cadres,  le  plus  essentiel,  c'est  la 
langue.  Une  langue  bien  faite  n'a  plus  besoin  de  changer. 
Le  français,  tel  que  l'a  créé  le  XVIP  siècle,  peut  servir  à 
l'expression  d'idées  que  n'avait  pas  le  XVIP  siècle.  Assu- 
rément,  quelques  modifications  de  nuances   sont  néces- 


DE    M.    RENAN.  357 

saires.  Même  le  cardinal  do  Retz  aurait  besoin  d'un  mo- 
ment de  réflexion  pour  comprendre  certaines  phrases  de 
Turgot  et  de  Gondorcet.  Turgot  et  Gondorcet  remarque- 
raient, s'ils  pouvaient  nous  lire,  que,  chez  les  meilleurs 
écrivains  de  notre  temps,  le  sens  de  quelques  mots,  tels 
que  révolution,  agitation,  développement,  mouvement,  appari- 
tion, a  pris  une  extension  répondant  à  certaines  idées  phi- 
losophiques. Mais  la  langue  est  bien  la  même;  on  ne  la 
trouve  pauvre,  cette  vieille  et  admirable  langue,  que  quand 
on  ne  la  sait  pas;  on  ne  prétend  l'enrichir  que  quand 
on  ne  veut  pas  se  donner  la  peine  de  connaître  sa  richesse. 
Toutes  les  hardiesses  sont  permises,  excepté  les  har- 
diesses contre  vous,  Messieurs.  On  ne  vous  brave  jamais 
impunément.  Jai  remarqué  que  cela  portait  malheur. 
Dans  mes  plus  grandes  libertés,  la  crainte  de  l'Académie 
a  toujours  été  au  fond  de  mon  cœur,  et  je  m'en  suis  bien 
trouvé. 

Merci  donc,  Messieurs,  de  m'avoir  associé  à  votre  Gom- 
pagnie  et  à  votre  œuvre.  Comptez  sur  moi  pourvous  aider 
à  étonner  les  personnes  qui  n'ont  pas  le  secret  de  vos 
choix  et  n'en  comprennent  pas  toute  la  philosophie.  Vous 
n'êtes  pas  une  distribution  de  prix.  L'hérésie  la  plus  dan- 
gereuse en  ce  monde  est  de  réclamer  en  tout  une  justice 
rigoureuse,  que  la  nature  n'a  pas  voulue.  Justes,  vous 
l'êtes  jusque  dans  vos  délais.  On  arrive  à  votre  cénacle  à 
l'âge  de  l'Ecclésiaste,  âge  charmant,  le  plus  propre  à  la 
sereine  gaieté,  où  l'on  commence  à  voir,  après  une  jeu- 
nesse laborieuse,  que  tout  est  vanité,  mais  aussi  qu'une 
foule  de  choses  vaines  sont  dignes  d'être  longuement  sa- 
vourées. Mes  confrères   de   l'Académie    des    Inscriptions 


358  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

et  Belles-Lettres,  qui  me  connaissent  depuis  vingt- 
deux  ans,  vous  rendront  ce  témoignage  que  je  suis  bon 
académicien,  bien  exact  dans  raccoraplissement  de  mes 
devoirs.  Comptez  sur  mon  assiduité  et  mon  application; 
moi,  je  compte  sur  de  charmantes  heures  à  passer  parmi 
vous. 

Ces  maximes  fondamentales  que  j'essayais  d'esquisser 
tout  à  Iheure,  vous  les  avez  admii\iblement  appliquées. 
Messieurs,  le  jour  où  vous  choisissiez  pour  confrère 
l'homme  illustre  auquel  vous  m'avez  appelé  à  succéder 
parmi  vous.  Claude  Bernard  fut  le  plus  grand  physiolo- 
giste de  notre  siècle.  L'Académie  des  Sciences  fera  son 
éloge  ;  elle  exposera  ces  découvertes  surprenantes  qui  ont 
porté  la  lumière  sur  les  opérations  les  plus  intimes  des 
êtres  organisés.  Ce  n'est  pas  le  physiologiste  que  vous  avez 
nommé,  Messieurs;  dans  les  élections  de  savants  illustres, 
c'est  l'homme  même,  ou,  en  d'autres  termes,  l'écrivain  que 
vous  prenez.  L'intelligence  humaine  est  un  ensemble  si  bien 
lié  dans  toutes  ses  parties  qu'un  grand  esprit  est  toujours 
un  bon  écrivain.  La  vraie  méthode  d'investigation,  sup- 
posant un  jugement  ferme  et  sain,  enti^aîne  les  solides 
qualités  du  style.  Tel  mémoire  de  Letronne  et  d'Eugène 
Burnouf,  en  apparence  étranger  à  tout  souci  de  la  forme, 
est  un  chef-d'œuvre  à  sa  manière.  La  règle  du  bon  style 
scientifique,  c'est  la  clarté,  la  parfaite  adaptation  au  sujet, 
le  complet  oubli  de  soi-même,  l'abnégation  absolue.  Mais 
c'est  là  aussi  la  règle  pour  bien  écrire  en  quelque  matière 
que  ce  soit.  Le  meilleur  écrivain  est  celui  qui  traite  un 
grand  sujet,   et  s'oublie  lui-même,  pour  laisser  parler  son 


DE     M.    RENAN.  ^'^Çf 

sujet.  «  Il  se  sert  de  la  parole,  écrivait  M.  de  Cambrai  à 
votre  secrétaire  perpétuel,  comme  un  homme  modeste  de 
son  habit  pour  se  couvrir...  11   pense,  il  sent,  la   parole 
suit.  »  Principe  admirablement  vrai!  Le  beau  est  hors  de 
nous,  notre  tâche  est  de  nous  mettre  à  son  service  et  d'en 
être  les  dignes   interprètes.  Avoir  quelque  chose  i\  dire, 
ne  pas  gâter  la   beauté  naturelle  d'un  sujet  noble,  d'une 
pensée  vraie,  par  le  désordre,  l'obscurité,  l'incorrection, 
le  faux  goût,  telle  est  la  condition  essentielle  de  cet  art  du 
bon  langage,  que  certaines  personnes,  bien  à  tort,  se  figu- 
rent distinct  de  l'art  même  de  penser  et  de  trouver  le  vrai. 
C'est    en   vous   souvenant    de   ces    principes   que  votre 
attention  se  porta  sur  un  homme  voué    aux   travaux  en 
apparence  les  plus  éloignés  de  ce  qu'on  peut  appeler  l;i 
littérature.  Il  passait  sa  vie  dans  un  laboratoire  obscur  an 
Collège  de  France;  et  là,  au  milieu  des  spectacles  les  plus 
repoussants,    respirant  l'atmosphère  de  la  mort,   la  main 
dans  le  sang,  il  trouvait  les  plus  intimes  secrets  de  la  vie,  et 
les  vérités  qui  sortaient  de  ce   triste  réduit  éblouissaient 
tous  ceux  qui  savaient  les  voir.  Écrivain,  certes  il  l'était,  et 
écrivain  excellent;  car  il  ne  pensa  jamais  à  l'être.  Il  eut  la 
première  qualité  de  l'écrivain,  qui  est  de  ne  pas  songer  à 
écrire.   Son  style,  c'est  sa  pensée  elle-même  ;  et,  comme 
celte  pensée  est  toujours  grande  et  forte,  son  style  aussi 
est  toujours  grand,  solide  et  fort.  Rhétorique   excellente 
que   celle  du  savant!   Car  elle  repose  sur  la  justesse  d'un 
style  vrai,  sobre,  proportionné  à  ce   qu'il  s'agit   d'expii- 
mer,    ou    plutôt   sur  la  logique,  base   unique,  base   éter- 
nelle du  bon  stvle.  Rhétorique  au  fond  identique  à  celle 
de  l'orateur,  «  qui    ne  se  sert   de  la  parole  que  pour  la 


36o  DISCOURS    DE    RECEPTION 

pensée  et  de  la  pensée  que  pour  la  vérité  !  »  Rhétorique 
au  fond  identique  à  celle  du  grand  poète!  Car  il  y  a  une 
logique  dans  une  tragédie  en  cinq  actes  comme  dans 
un  mémoire  de  physiologie,  et  la  règle  des  ouvrages  de 
l'esprit  est  toujours  la  même  :  être  égal  à  la  vérité,  ne 
pas  l'affaiblir  en  s'y  mêlant,  se  mettre  tout  entier  à  son 
service,  s'immoler  à  elle  pour  la  montrer  seule,  dans  sa 
haute  et  sereine  beauté. 

Telle  est  la  raison  qui  fait  que,  depuis  votre  fondation, 
vous  avez  eu  pour  confrères  Mairan,  Buffon,  d'Alembert, 
Vicq  d'Azyr,  Cuvier,  Claude  Bernard  et  le  chimiste  illustre 
qui  continue  à  l'heure  qu'il  est  dans  voire  sein  cette  glo- 
rieuse tradition.  Vous  représentez  l'esprit  humain.  Com- 
ment le  plus  beau  fleuron  de  l'esprit  humain,  la  science, 
vous  serait-elle  étrangère?  Vous  ne  voyez,  il  est  vrai, 
que  le  résultat;  l'œuvre  pénible  du  laboratoire  n'est  pas 
votre  domaine.  De  même  que,  le  soir,  en  admirant 
l'éclairage  de  nos  grandes  cités,  nous  jouissons  de  l'é- 
blouissante lumière  sans  songer  au  récipient  obscur  où 
elle  se  prépare,  de  même  vous  assistez  à  ces  éclosions 
merveilleuses  sans  vous  préoccuper  du  travail  matériel  qui 
les  amène.  Vous  acceptez  les  conquêtes  définitives  ;  vous 
constatez  les  transformations  que  ces  merveilleuses  décou- 
vertes introduisent  dans  toute  la  discipline  de  l'esprit. 
Qui  ne  voit  que  Galilée,  Descartes,  Newton,  Lavoisier, 
Laplace  ont  changé  la  base  de  la  pensée  humaine,  en 
modifiant  totalement  l'idée  de  l'univei^s  et  de  ses  lois,  en 
substituant  aux  enfantines  imaginations  des  âges  non  scien- 
tifiques la  notion  d'un  ordre  éternel,  où  le  caprice,  la 
volonté  particulière,   n'ont  plus  de   part?  Ont-ils  diminué 


DE    M.     RENAN.  3Gl 

l'univers,  comme  le  pensent  quelques  personnes?  Pour 
moi,  j'estime  tout  le  contraire.  Le  ciel,  tel  qu'on  le  voit 
avec  les  données  de  l'astronomie  moderne,  est  bien  supé- 
rieur à  cette  voûte  solide,  constellée  de  points  bi-illants, 
portée  sur  des  piliers,  à  quelques  lieues  de  distance 
en  l'air,  dont  les  siècles  naïfs  se  contentèrent.  Je  ne 
regrette  pas  beaucoup  les  petits  génies  qui  autrefois  diri- 
geaient les  planètes  dans  leur  orbite  ;  la  gravitation 
s'acquitte  beaucoup  mieux  de  cette  besogne,  et,  si  par  mo- 
ments j'ai  quelques  mélancoliques  souvenirs  pour  les  neuf 
chœurs  d'anges  qui  embrassaient  les  orbes  des  sept  pla- 
nètes, et  pour  cette  mer  cristalline  qui  se  déroulait  aux 
pieds  de  l'Kternel,  je  me  console  en  songeant  que  l'infini 
où  noliv  œil  plonge  est  un  infini  réel,  mille  fois  plus 
sublime  aux  yeux  du  vrai  contem])lal(Mir  (jue  tous  les  cer- 
cles d'azur  des  paradis  d'Angelico  de  Fiésole.  L'homme 
d'État  illustre  dont  la  mort  a  ])r()duit  un  si  grand  vide  dans 
votre  Compagnie  laissait  rarement  passer  une  belle  nuit 
sans  jeter  un  regard  sur  cet  océan  sans  limites.  «  C'est  là 
ma  messe,  »  disait-il.  Combien  les  vues  profondes  du  chi- 
miste et  du  cristallographe  sur  l'atome  dépassent  la  vague 
notion  de  la  matière  dont  vivait  la  philosophie  scolas- 
tique  !  Et  quant  à  l'àme,  qui  venait,  à  un  moment  donné 
avant  la  naissance,  s'adjoindre  à  une  masse  qui  jusque-là  ne 
méritait  aucun  nom,  mon  Dieu  !  parfois  je  la  regrette,  je 
l'avoue  ;  car  il  était  facile  de  démontrer  qu'une  telle  àme, 
créée  tout  exprès,  se  détachait  sans  peine  du  corps  qu'elle 
avait  cessé  d'animer  ;  mais,  en  y  réfléchissant,  je  retrouve 
plus  d'àme  encore  dans  ce  mystère  sans  fond  de  la  vie,  où 
nous  voyons  la  conscience  émerger  de  l'abîme,  comme  un 

ACAD,   FR.  46 


362  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

rameau  d'or  prédestiné,  et  l'œuvre  divine  se  poursuivre  par 
un  effort  sans  fin,  où  la  personne  de  chacun  de  nous  laissera 
une  trace  éternelle.  Le  triomphe  de  la  science  est  en  réalité 
le  triomphe  de  l'idéalisme.  Heureuse  génération  que  la 
nôtre  !  Combien  de  martyrs  de  la  science  ont  voulu  voir 
ces  merveilles  et  n'en  ont  eu  que  l'incomplète  divination  ! 
Jouissons  de  ces  connaissances  que  tant  d'hommes  illus- 
tres n'ont  fait  qu'cnticvoir,  et,  quand  l'hoiizon  se  charge 
de  nuages  passagers,  quand  nous  serions  tentés  de  mé- 
dire de  notre  siècle,  songeons  que  ces  héros  du  passé, 
un  Jordano  Bruno,  un  Galilée,  donneraient  dix  fois 
encore  leur  vie  pour  savoir  le  dixième  de  ce  que  nous  sa- 
vons, et  qu'ils  estimeraient  de  telles  conquêtes  trop  peu 
achetées  de  leurs  larmes,   de   leurs    angoisses    et  de  leur 


sang. 


Et  quant  à  la  noblesse  des  caractères,  comment  repro- 
cher à  la  science  d'y  porter  atteinte,  quand  on  voit   les 
âmes    qu'elle  forme,  ce  désintéressement,  ce  dévouement 
absolu  à  l'œuvre,  cet  oubli  de  soi-même,  qu'elle  inspire  et 
entretient?  Ici  encore,  nous  n'avons  rien  à  envier  au  passé. 
Aux  saints,   aux  héros,  aux  grands  hommes  de  tous   les 
âges,  nous  comparerons  sans  crainte  ces  caractères  scien- 
tifiques, attachés  uniquement  à  la  recherche  de  la  vérité,  in- 
différents à  la  fortune,  souvent  fiers  de  leur  pauvreté,  sou- 
riant des  honneurs  qu'on  leur  offre,  aussi  indifférents  à  la 
louange  qu'au  dénigrement,  sûrs  de  la  valeur  de  ce  qu'ils 
font,  et  heureux,  car  ils  ont  la  vérité.  Grandes  assurément 
sont  les  joies  que  donne  une  croyance  assurée  sur  les  choses 
divines;  mais  le  bonheur  intime  du  savant  les  égale  ;  car  il 
sent  qu'il  travaille  à  une  œuvre  d'éternité,  et  qu'il  appar- 


DE     M.     RENAN.  363 

tient  à  la  phalange  de  ceux  dont  on  peut  dire  :  Opéra  eo- 
rum  sPf/t(f/?i//tr  Ulos. 

Claude  Bernard.  ^lessieurs,  tut  de  ceux-là.  Sa  vie,  toute 
consacrée  an  vrai,  est  le  modèle  que  nous  pouvons  oppo- 
ser à  ceux  qni  prétendent  que,  de  notre  temps,  la  source 
des  grandes  vertus  est  tarie.  Il  naquit  au  petit  village  de 
Saint-Julien,  près  VillelVanche,  dans  une  maison  de  vigne- 
rons, qui  lui  resta  toujours  chère,  et  où  il  passa,  jusqu'aux 
derniers  temps,  ses  moments  les  plus  doux.  «  J'hahile, 
écrivait-il,  sur  les  coteaux  du  Beaujolais,  qui  Ibnt  lace  à 
la  Dombe.  J'ai  pour  hori/on  les  Alpes,  dont  j'aperçois 
les  cimes  blanches,  quand  le  ciel  est  clair.  En  tout  temps, 
je  vois  se  dérouler  à  deux  lieues  devant  moi  les  prairies 
de  la  vallée  de  la  Saône.  Sur  les  coteaux  où  je  demeure, 
je  suis  noyé  à  la  lettre  dans  des  étendues  sans  bornes  de  vi- 
gnes, qui  donneraient  au  pays  un  aspect  monotone,  s'il 
n'était  coupé  par  des  vallées  ombragées  et  ])ar  des  ruis- 
seaux qui  descendent  des  montagnes  vers  la  Saône.  Ma 
maison,  quoique  située  sur  une  hauteur,  est  comme  un  nid 
de  verdure,  grâce  à  un  petit  bois  qui  l'ombrage  sur  la 
droite  et  à  un  verger  qui  s'y  appuie  sur  la  gauche  :  haute 
rareté  dans  un  pays  où  Ton  défriche  même  les  buissons 
pour  planter  de  la  vigne  !   » 

Bernard  perdit  son  père  de  bonne  heure;  dans  ses 
premières  années,  comme  au  début  de  la  vie  de  pres- 
que tous  les  grands  hommes,  se  plaça  l'amour  d'une  mère, 
qu'il  adorait  et  dont  il  était  adoré.  Comme  il  apprenait 
bien  à  l'école,  le  curé  le  choisit  pour  enfant  de  chœur  et  lui 
fit  conunencer  le  latin.  11  continua  ses  éludes  au  collège 
de   Villefranche,    tenu     par    des     ecclésiastiques;    et,   la 


364  DISCOURS    IIK    HÉCEPTION 

situation  de  sa  famille  ne  lui  permettant  pas  les  années 
de  loisirs,  il  vint  le  plus  toi  qu'il  put  à  Lyon,  où  il  trouva, 
chez  un  pharmacien  du  l'aubourg  de  Vaise,  un  emploi 
qui  lui  donnait  la  novu^riture  et  le  logement.  Cette  phar- 
macie desservait  l'école  vétérinaire  située  près  de  là, 
et  c'était  Bernard  qui  portait  les  médicaments  aux  bêtes 
malades.  Déjà  il  jetait  plus  d'un  regard  curieux  sur  ce 
qu'il  voyait,  et  il  y  avait  dans  «  iMonsieur  Claude  »,  comme 
l'appelait  son  patron,  bien  des  choses  qui  étonnaient  ce  der- 
nier. C'était  surtout  à  propos  de  la  thériaque  qu'ils  ne  se 
comprenaient  pas.  Toutes  les  fois  que  Bernard  apportait 
à  l'apothicaire  des  produits  gâtés  :  «  Gardez  cela  pour  la 
thériaque,  lui  répondait  ce  digne  homme  ;  ce  sera  bon  pour 
faire  de  la  thériaque.  »  Telle  fut  l'origine  première  des 
doutes  de  notre  confrère  sur  l'efficacité  de  l'art  de  guérir. 
Cette  drogue  infecte,  fabriquée  avec  toutes  les  substances 
avariées  de  l'officine,  quelle  que  fut  leur  nature,  et  qui  gué- 
rissait tout  de  même,  lui  causait  de  profonds  étonne- 
ments. 

Il  était  jeune,  et  sa  voie  était  encore  obscure  devant  lui. 
Il  essayait  toute  chose,  eut  un  petit  succès  sur  un  théâtre 
de  Lyon  avec  un  vaudeville,  dont  il  ne  voulait  jamais  dire 
le  titre,  vint  à  Paris,  ayant  dans  sa  valise  une  tragédie  en 
cinq  actes  et  une  lettre.  Il  tenait  naturellement  plus  à  la 
tragédie  qu'à  la  lettre  ;  mais  le  fait  est  que  la  lettre  valut 
pour  lui  mille  fois  plus  que  la  tragédie.  Elle  était  adressée 
à  notre  regretté  confrère  M.  Saint -Marc  Girardin. 
L'honnête  homme  que  nous  avons  connu  se  montra 
bien  dans  cette  circonstance.  Il  lut  la  tragédie,  fut 
très-net   et   conseilla  au  jeune    homme    d'apprendre   un 


DE    M.    RENAN.  365 

métier  pour  vivre,  quille  à  faire  ensuite  de  la  poésie  à  ses 
heures.  Claude  Bernard  suivit  celte  précieuse  indication,  et 
combien  cela  fut  lieureux.  Messieurs  !  Auteur  dramaliquc.  il 
eût  ajouté  quelques  trajjfédics  de  plus  au  tas  énorme  de 
celles  qui  attendent  à  l'Odéon  les  réparations  de  la  posté- 
rité ;  il  est  douteux  fju'il  fût  devenu  votre  confrère.  Ainsi, 
en  tournant  le  dos  à  la  littérature,  il  prit  le  droit  chemin 
qui  devait  le  mener  parmi  vous.  En  réalité,  sa  vocation 
était  scientifique.  La  médecine,  qui  est  à  la  fois  le  plus 
honorable  des  états  et  la  plus  passionnante  des  sciences, 
lut  l'occupation  de  son  choix. 

Les  facilités  qu'on  a  créées  depuis  aux  abords  des  car- 
rières scientifiques  n'existaient  point  alors.  La  société 
humaine  a  été  jusqu'ici  ainsi  faite  que  la  recherche  pure 
de  la  vérité  ne  rapporte  riini  à  celui  qui  s'y  livre.  Le 
noinhic  de  ceux  qui  s'intéressent  à  la  vérité  étant  imper- 
ceptible, le  savant  vil,  non  de  la  science,  mais  des  a])pli- 
cations  de  la  science;  or.  de  toutes  les  applications  de  la 
science,  la  plus  indispensable  a  toujours  été  la  médecine. 
Aux  siècles  barbares,  la  science  n'en  connut  guère  d'autre  ; 
presque  tous  les  savants  du  moyen  âge,  musulmans  ou 
chrétiens,  ont  trouvé  l'appui  nécessaire  à  la  vie  en  se  di- 
sant médecins  ;  car  l'homme  le  plus  brutal  et  le  plus  fana- 
tique, quand  il  est  malade,  veut  être  guéri.  On  peut  dire 
que,  si  l'humanité  s'était  toujours  bien  portée,  la  science  et 
la  philosophie  seraient  vingt  fois  mortes  de  faim.  Claude 
Bernard,  déjà  invinciblement  attiré  par  les  problèmes  de 
la  nature  vivante,  embrassa  la  profession  qui  se  trouvait 
en  quelque  sorte  à  sa  portée  ;  mais,  des  deux  grandes 
parties  de  la  médecine,  l'art  de  guérir  et  la  connaissance 


366  DISCOURS    DE    RÉCEPTrON 

du  sujet  à  guérir,  la  seconde  eut  toutes  ses  préférences. 
Disons-le,  Bernard  élait  aussi  peu  médecin  que  possible. 
Il  était  seepli(|ue  à  l'égard  de  l'autel  qu'il  desservait.  Le 
médecin,  comme  le  magistrat,  applique  des  règles  qu'il  sait 
n'être  pas  parfaites,  et,  de  môme  que  le  meilleur  magistrat 
faitsouvent  faire  peu  de  progrès  à  la  législation,  de  même 
le  meilleur  praticien  n'est  pas  toujours  un  savant.  Sa  tâche 
est  presque  aussi  difficile  que  celle  de  l'horloger  à  qui  on 
demanderait  de  corriger  les  irrégularités  d'une  montre 
qu'il  lui  serait  défendu  d'ouvrir.  Or,  ce  que  cherchait 
Bernard,  <>'était  le  secret  même  des  rouages  intérieurs; 
cette  monlie,  il  la  brisait,  l'ouvrait  violemment,  plutôt 
que  d'admettre  qu'il  fut  permis  de  la  manier  à  l'aveugle  et 
sans  savoir  clairement  ce  que  l'on  fait. 

Il  expia  comme  il  convient  sa  supériorité  et  ses  dons 
exceptionnels.  La  physiologie,  quand  il  débuta,  n'avait 
guère  de  place  dans  l'enseignement.  Lors  de  la  division  des 
sections  dans  le  sein  de  l'Académie  des  Sciences,  en  1795, 
division  qui,  par  un  privilège  singulier,  est  venue  juscju'à 
nosjours  presque  sans  modifications,  onneconçutla  science 
de  la  vie  que  sous  le  nomdemédecine. Claude  Bernard  paya 
cher  sa  gloire  d'être  créateur.  Il  n'y  avait  pas  de  cadre  pour 
lui.  Le  temps  était  plus  favorable  à  une  littérature  souvent 
de  médiocre  aloi  qu'à  des  recherches  qui  ne  prêtaient 
pas  à  de  jolies  phrases.  De  son  entre-sol  de  la  cour  du 
Commerce,  Bernard  lutta  seul.  Il  y  avait  dans  la  vie 
pauvre,  ardente,  du  quartier  Latin  d'alors,  tant  de  foi, 
d'espérance,  de  loyale  et  généreuse  fraternité,  que  nulle 
épreuve  ne  l'arrêta.  Avec  son  ami  le  D'  Lasègue,  il 
essaya,  vers  i845,  d'établir  un  laboratoire  de  physiologie. 


DE  M.   RENAN.  367 

Cela  se  passait  rue  Sainl-Jacques,  près  du  Panthéon, 
avant  cpie  des  trouées,  désolantes  pour  eeux  dont  elles 
dérangent  les  souvenirs,  eussent  fait  pénétrer  lair  el  le 
jour  dans  ces  sombres  ruelles  qui  n'avaient  point  changé 
depuis  le  XIV  siècle.  Le  laboratoire  n'eut  pas  plus  de 
cinq  ou  six  élèves,  el  rétablissement  ne  fil  jamais  les 
frais  du  hangai-  qui  l'abritait  ni  des  la[)ins  qu'on  y  saeri- 
liail.  Mais  Claudi-  Bernard  y  conçut  lidéi'  de  ses  expérien- 
ces sur  la  corde  du  tympan,  sur  le  suc  gastrique.  Il  essaya 
les  concours,  et  y  échoua  complètement;  il  n'avait  pas 
les  f[ualilés  superficielles  qui  font  léussir  en  des  épreuves 
où  c'est  un  défaut  d'avoir  des  idées,  et  où  l'on  est  perdu 
si  un  moment  on  se  laisse  aller  à  suivre  sa  propre  pensée. 
Son  air  était  gauche  et  embarrassé  ,  et  les  biillants  sujets 
qui  croyaient  se  partager  l'avenir  ne  lui  prédisaient 
qu'une  carrière   médicale  des  plus  modestes. 

Quelqu'un  qui  ne  s'y  laissa  point  tromper,  ce  lui  M.  Ma- 
gcndie.  Le  sort,  on  serait  tenté  de  dire  une  harmonie 
préétablie,  avait  attaché  Claude  Bernard  au  service  de  cet 
homme  éminent,  à  l'Hôtel-Dieu.  Jamais  le  hasard  n'opéra 
un  rapprochement  plus  judicieux.  Bernard  et  Magendie 
étaient  en  cpielque  sorte  créés  pour  se  joindre,  se  com- 
pléter et  se  continuel'.  Si  Magendie  n'eût  pas  eu  Bernard 
pour  élève,  sa  gloire  ne  serait  pas  le  quart  de  ce  qu'elle 
est.  Si  Bernard  n'eut  pas  trouvé  la  direction  de  Magendie, 
il  est  douteux  qu'il  eut  pu  surmonter  les  énormes  diffi- 
cultés matérielles  que  la  fortune,  par  un  jeu  malin,  sem- 
blait avoir  semées  devant  lui,  comme  pour  lui  rendre 
méritoires  les  brillantes  faveurs  qu'elle  lui  réservait. 

Chose    singulière!  Le   premier  abord  de   l'homme   qui 


368  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

dev.ilt  être  son  initiateur  ù  la  vie  scientifique  lui  fut  désa- 
gréable, presque  pénible.  Maj^cndie,  avec  ses  rares  qua- 
lités, était  peu  ainialile.  Son  accueil  rude  déconcerta  le 
jeune  interne,  et  un  moment  Bernard  méconnut  la  rare 
chance  ([ui  lui  était  échue.  Magendie,  lui,  n'hésita  pas 
longtemps.  Au  bout  de  quelques  jours,  sachant  à  peine  le 
nom  de  son  jeune  élève,  ayant  remarqué  ses  yeux  et  sa 
main  pendant  une  dissection  :  «  Dites  donc,  lui  cria-t-il 
d'un  bout  de  la  table  à  l'autre,  je  vous  prends  pour  mon 
préparateur  au  Collège  de  France.  »  A  partir  de  ce  jour, 
la  carrière  de  Claude  Bernard  était  tracée.  Il  avait  trouvé 
l'établissement  qui  seul  pouvait  convenir  au  développe- 
ment de  son  génie. 

Grâce,  en  effet,  à  la  complète  liberté  dont  jouit  le 
professeur  dans  cette  école  unique,  Magendie,  suivant 
les  traces  de  Laënnec,  faisait  sous  le  titre  de  «  Médecine  » 
un  cours  de  recherches  originales  sur  les  phénomènes 
physiques  de  la  vie.  Magendie  n'était  pas  l'idéal  du  mé- 
decin ;  il  était  trop  critique  envers  lui-même  poui-  pra- 
tiquer un  art  qui  consiste  aussi  souvent  à  consoler  le  malade 
qu'à  le  guérir.  Mais  c'était  l'idéal  du  professeur  au  Collège 
de  France,  toujours  cherchant  le  nouveau,  ne  visant  en 
rien  au  cours  complet,  uniquement  attentif  à  éveiller  chez 
ses  auditeurs  l'esprit  d'investigation.  Comme  le  vrai  pro- 
fesseur au  Collège  de  France,  il  ne  préparait  pas  son  cours 
et  donnait  à  ses  élèves  le  spectacle  de  ses  doutes,  de  ses 
perplexités.  Bien  différent  de  ceux  qui  prennent  d'avance 
leurs  précautions  pour  éviter  l'embarras  que  leur  causerait 
un  entretien  trop  immédiat  avec  une  réalité  qui  leur  est  peu 
familière,   il   interrogeait  directement  la  nature,   souvent 


Di;    M.    UKNAN.  369 

sajis  savoir  ce  qu'elle  répondrait.  Quelquefois,  quand  il  se 
hasardait  à  prédire  le  résultat,  l'expérience  disait  juste  le 
contraire,  ^lafj^endie  alors  s'associait  à  lliilarité  de  son  au- 
ditoire. Il  était  enchanté  ;  car,  si  son  système,  auquel  il  ne 
tenait  pas,  sortait  ébréché  de  l'expérience,  son  scepticisme, 
auquel  il  tenait,  en  était  confirmé.  Avec  ce  caractère,  il 
devait  laisser  à  son  préparateur  une  part  considérable  dans 
la  direction  du  cours.  Claude  Bernard  faisait  l'expérience 
de  chaque  leçon  avec  sa  prodigieuse  habileté  d'opérateur, 
et,  à  la  troisième  ou  quatrième  séance,  Magendie  sortait 
de  la  salle  en  disant  du  ton  bourru  qui  lui  était  habituel  : 
«  Eh  bien,    tu  es  plus  fort  que  moi.  » 

Ce  que  Magendie,  en  effet,  avait  voulu,  prêché,  désiré  du- 
rant quarante  ans,  Claude  Bernard  le  faisait.  L'expérience 
en  physiologie  n'était  assurément  pas  une  chose  absolument 
neuve.  Descartes,  dans  les  heures  fécondes  qu'il  consacra 
à  la  science  de  la  vie,  en  eut  l'idée  la  plus  claire.  Harvey 
avait  vérifié  la  circulation  du  sang  sur  les  daims  des  parcs 
royaux,  que  lui  livrait  Charles  I"'.  Haller,  Réaumur,  Spal- 
lanzani  avaient  imaginé  lesmoyens  les  plus  ingénieux  pour 
prendre  la  nature  sur  le  fait.  De  graves  objections  s'élevaient 
pourtant  contre  l'application  de  la  méthode  expérimentale 
à  la  vie.  Le  grand  Cuvier  s'en  fit  l'interprète.  La  vie  est 
une,  disait-on  ;  l'attaquer  dans  sa  simplicité  est  impossible  ; 
attaquer  chaque  partie,  la  séparer  de  la  masse,  c'est  la  re- 
porter dans  Tordre  des  substances  inertes.  On  opposait 
trop  la  nature  inorganique  à  la  nature  organisée.  On  se 
figurait  que  la  vie  résulte  de  forces  à  part,  que  les  faits  qui 
se  passent  dans  l'être  vivant  sont  assujettis  à  des  lois  toutes 
particulières,  qu'un  principe  secret  préside  en  chaque  in- 

.\CAD.   FR.  4/ 


3^0  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

dividu  à  la  naissance,  à  la  maladie,  à  la  mort.  Lavoisier 
et  La})lace  romj)irent  le  charme  et  créèrent  la  physique 
animale  en  prouvant  que  la  respiration  est  une  combustion, 
source  de  la  chaleur  qui  nous  anime.  Bichat  secoua  le  joug 
de  l'ancien  vitalisme,  sans  pourtant  réussir  à  s'en  dégager 
complètement.  11  restait  un  principe  mystérieux,  en  vertu 
duquel  les  phénomènes  vitaux,  contrairement  aux  lois  des 
corps  bruts,  semblaient  n'être  pas  identiques  dans  des 
circonstances  identiques.  Voilà  ce  que  Magendie  niatoutà 
fait;  voilà  ce  que  Claude  Bernard  réfuta  par  des  expériences 
sans  nombre.  En  s'appliquant  à  produire  les  faits  mêmes 
de  la  vie,  en  s'ingéniant  à  les  gêner,  à  les  contrarier,  il 
réussit  à  les  soumettre  à  des  lois  précises.  La  physiologie 
ainsi  conçue  devint  la  sœur  de  la  physique  et  de  la  chimie. 
Dans  les  corps  vivants,  comme  dans  les  corps  bruts,  les 
lois  sont  immuables.  Le  mot  d'exception  est  antiscienti- 
fique.  Ce  qu'on  appelle  exception  est  un  phénomène  dont 
une  ou  plusieurs  conditions  sont  inconnues. 

L'expérimentateur  chez  Claude  Bernard  était  admirable, 
et  jamais  on  ne  fit  parler  la  nature  avec  une  si  merveilleuse 
sagacité.  Difficile  envers  lui-même,  il  était  pour  ses  systè- 
mes le  pire  des  adversaires.  Il  critiquait  ses  propres  idées 
aussi  ;\prement  que  si  elles  eussent  été  celles  d'un  rival;  il 
s'acharnait  à  se  démolir  comme  l'eût  fait  son  pire  ennemi. 
Aucune  preuve  ne  lui  paraissait  solide  que  quand  une  contre- 
épreuve  venait  la  confirmer.  «  Le  grand  principe  expéri- 
mental, disait-il,  est  le  doute,  ce  doute  philosophique,  qui 
laisse  à  l'esprit  sa  liberté  et  son  initiative...  Le  raisonne- 
ment expérimental  est  précisément  l'inverse  du  raisonne- 
ment scolastique.  La  seolastique  veut  toujours  un  point  de 


DE    M.    RKNAN.  ^J I 

départfixe  et  indubitable,  et,  nepouvant  lelrouverni  clans 
les  choses  extérieures  ni  clans  la  raison,  elle  l'emprunte  à 
une  source  irrationnelle  quelconque,  telle  qu'une  révélation, 
une  tradition,  une  autorité  conventionnelle  ou  arbitraire... 
Le   scolaslique   ou   le   systématique,  ce  qui  est  la  même 
chose,  ne  doute  jamais  de  son  point  de  départ,  auquel  il 
veut  tout  ramener  ;  il  a  l'esprit  orgueilleux  et  intolérant  et 
n'accepte  pas  la  contradiction...  Au  contraire,  l'expérimen- 
tateur, qui  doute  toujouis  et  qui  ne  croit  posséder  la  cer- 
titude absolue  sur  rien,  arrive  à  maîtriser  les  phénomènes 
qui  l'entourent  et  à  étendre  sa  puissance  sur  la  nature.  » 
Le  courage  que  Bernard  montra  dans  ces  luttes  terribles 
contre  un  Protée  qui  semble  vouloir  défendre  ses  secrets 
fut  quelque  chose  d'admirable.  Ses  ressources  étaient  ché- 
tives.     Ces    merveilleuses    expériences ,     qui     frappaient 
d'admiration  l'Europe  savante,  se  .faisaient  dans  une  sorte 
de   cave  humide,   malsaine,  où   notre  confrère  contracta 
probablement  le  germe  de  la  maladie  qui  l'enleva;  d'au- 
tres se  faisaient  à  Alfort  ou  dans  les  abattoirs.  Ces  expé- 
riences sur  des  chevaux  furieux,  sur  des  êtres  imprégnés 
de  tous  les  virus,  étaient  quelquefois  effroyables.  Le  doc- 
teur Rayer  venait  de  découvrir  que  la  plus  terrible  maladie 
du  cheval  se  transmet  à  l'homme  qui  le   soigne.  Bernard 
voulut  étudier  la  nature  de  ce  mal  hideux.  Dans  une  con- 
vulsion suprême,  le  cheval  lui  déchire  le  dessus  de  la  main, 
la  couvre  de  sa  bave.    «  Lavez-vous  vite,    lui  dit  Rayer, 
qui  était  à  côté  de  lui.  —  Non,  ne  vous  lavez   pas,    lui  dit 
Magendie,  vous  hâteriez  l'absorption  du  virus.  »  11  y  eut 
une  seconde  d'hésitation.    «  Je  me  lave,  dit  Bernard,  en 
mettant  la  main  sous  la  fontaine,  c'est  plus  propre.  » 


37  2  DISCOUnS    DK    RÉCEPTION 

C'était  un  spectacle  frappant  de  le  voir  dans  son  labo- 
ratoire, pensif,  triste,  absorbé,  ne  se  i)ermiettant  pas  une 
distraction,  pas  un  soiu-ire.  Il  sentait  qu'il  faisait  œuvre  de 
prêtre,  qu'il  célébrait  une  sorte  de  sacrifice.  Ses  longs 
doigts  plongés  dans  les  plaies  semblaient  ceux  de  l'augure 
antique,  poursuivant  dans  les  entrailles  des  victimes  de 
mystérieux  secrets.  «  Le  physiologiste  n'est  pas  un  homme 
du  monde,  disait-il;  c'est  un  savant,  c'est  un  homme  absorbé 
par  une  idée  scientifique  qu'il  poursuit;  il  n'entend  plus 
les  cris  des  animaux,  il  ne  voit  plus  le  sang  qui  coule,  il 
ne  voit  que  son  idée  et  n'aperçoit  que  des  organismes  qui 
lui  cachent  des  problèmes  qu'il  veut  découvrir.  De  même 
le  chirurgien  n'est  pas  arrêté  par  les  cris  et  les  sanglots, 
parce  qu'il  ne  voit  que  son  idée  et  le  but  de  son  opération. 
De  même  encore  l'anatomiste  ne  sent  pas  qu'il  est  dans 
un  charnier  horrible;  sous  l'influence  d'une  idée  scientifi- 
que, il  poursuit  avec  délices  un  filet  nerveux  dans  des 
chairs  puantes  et  livides,  qui  seraient  pour  tout  autre 
homme  un  objet  de  dégoût  et  d'horreur.  » 

La  fécondité  dans  l'invention  des  moyens  de  recherche 
répondait  chez  notre  confrère  à  la  profondeur  des  intuitions. 
Ce  fut  un  vrai  coup  de  génie  d'avoir  su  faire  du  poison  son 
grand  agent  expérimentateur.  Le  poison,  en  effet,  va  où  ni 
la  main  ni  l'œil  ne  peuvent  aller.  Il  atteint  les  éléments  mê- 
mes de  l'organisme,  s'introduit  dans  la  circulation,  devient 
un  réactif  d'une  délicatesse  extrême  pour  disséquer  les  élé- 
ments vitaux,  désassocier  les  nerfs  sans  les  lacérer,  péné- 
trer les  derniers  mystères  du  système  nerveux.  C'est  par  le 
poison,  ainsi  qu'on  l'a  très-bien  dit,  que  Bernard  «  installa 
son   laboratoire   au    sein  d(;  l'économie    animale;    il    eut 


m:   M.    iu:\AN.  87 3 

son  reseau  de  comnuinicalions  inslantantVs,  sa  police 
secrète,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  qui  l'avertis- 
sait du  trouble  le  plus  furtif».  Miracle!  Il  rendit  la  mort 
locale  et  passagère,  locale  par  les  empoisonnements  par- 
tiels, passagère  par  les  anesthésiques  ;  et  de  la  sorte,  au 
scalpel  qui  mulili-  la  vie,  au  microscope  qui  en  fausse  les 
proportions,  il  substitua  ce  qu'on  a  très-bien  appelé 
l'autopsie  vivante,  sans  mutilation  ni  effusion  de  sang. 

Ainsi  se  produisirent  ces  étonnants  travaux  sur  la  for- 
mation du  sucre  chez  les  animaux,  sur  le  grand  sympa- 
thique, sur  les  mouvements  réflexes,  sur  la  respiration  des 
tissus.  L'unité  de  la  vie  fut,  de  la  part  de  Claude  Bernard, 
l'objet  des  plus  fines  observations.  A  côté  du  système  central 
il  trouva  en  quelque  sorte  des  autonomies  provinciales,  des 
circulations  locales.  Le  cœur  ne  fut  plus  le  point  unique  d'é- 
mission de  vie.  Acôté  de  cette  principale  source  de  mouve- 
ment, Bernard  trouva  des  réseaux  de  circulation  capillaire 
ayant  leur  vie  propre,  leurs  accidents,  leurs  maladies, 
leurs  anémies,  leurs  congestions  en  dehors  du  grand  cou- 
rant de  la  circulation  générale. 

Comme  tous  les  esprits  complets,  Claude  Bernard  a 
donné  l'exemple  elle  précepte.  En  dehors  de  ses  mémoires 
spéciaux,  il  a  tracé  à  deux  ou  trois  reprises  son  Discours  de 
la  méthode,  le  secret  même  de  sa  pensée  pliilosoplii([ue. 
C'est  à  Saint-Julien,  loin  de  son  laboratoire,  pendant  ses 
mois  de  repos  ou  de  maladie,  qu'il  écrivit  ces  belles  pages, 
et  notamment  cette  lulroduction  à  la  médecine  expérime/ilale, 
qui  le  désigna  surtout  à  votre  choix.  Il  faut  remontera  nos 
maîtres  de  Port-Boyai  pour  trouver  une  telle  sobriété,  une 
telle  absence  de  tout  souci  de  briller,  un  tel  dédain  des  pro- 


3^4  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

cédés  d'une  littérature  mesquine,  cherchant  à  relever 
par  de  fades  agréments  l'austérité  des  sujets.  Le  style 
scientifique  ne  doit  faire  aucun  sacrifice  au  désir  de  plaire. 
On  n'égayé  ces  graves  matières  qu'en  les  rapetissant.  C'est 
sxuHout  quand  il  s'agit  du  style  de  la  science  que  le  grand 
principe  évangélique  «  Qui  perd  son  âme  la  sauve  »,  est 
aussi  un  grand  principe  littéraire.  C'est  en  pareil  cas  qu'il 
est  vrai  de  dire  :  «  Soyez  aussi  peu  littérateur  que  possible, 
si  vous  voulez  être  bon  littérateur.  » 

La  parole   de  Claude  Bernard  était   comme  son  style, 
pleine  de  bonne  foi,  d'honnêteté.  «  Il  n'essayait  jamais,  dit 
un  de  ses  meilleurs  élèves,  de  produire  aucun  effet,  et,  se 
figurant  les  autres  à  son  image,  il  pensait  que  la  recherche 
de  ce  qui  est  devait  suffire  à  les  passionner,  comme  elle  le 
passionnait  lui-même.  »  A  l'exemple  de  son  maître  Magen- 
die,  il  faisait  de  son  cours  le  spectacle  vivant  de  ses  recher- 
ches,  initiant  le  public   à  tous   ses  secrets.   On   assistait 
au  travail   de   sa  pensée.    La   science   ne   veut  pas  être 
crue  sur  parole,    et  les  cours  du  Collège  de  France   ont 
pour  objet  de  montrer  aux  yeux  de  tous  ce   qui  d'ordi- 
naire se  cache  dans  les  laboratoires.  Bernard  pensait  en 
parlant;   il   pouvait  en  résulter  par  moments  un  peu  de 
confusion.  L'objection  lui  venait,  le  troublait.  Les  pensées 
se  heurtaient  dans   sa  tête;    au  milieu   d'une   exposition, 
l'idée   d'une   expérience   lui    traversait   l'esprit,   l'arrêtait 
court,  le  rendait  distrait.  Mais  tout  à  coup  la  lumière  écla- 
tait. Dans  sa  conversation  avec  ses  élèves,  dans  ces  cau- 
series où  «  il  faisait,    selon   l'expression   de   l'un    d'eux, 
l'apprentissage  de  son  génie  »,  il  était  admirable.  «  Il  y  a 
dans  tout  ce  que  j'écris,  avouait-il,  certaines  parties  qui 


DE    M.     RliNAN.  6^5 

ne  sauraient  être  comprises  par  d'autres  que  moi.  Ce 
sont  des  germes  d'idées  que  je  dépose  en  quelque  sorte 
poiu'  les  reprendre  plus  tard.  »  Dans  la  conversation,  ces 
flots  de  vérités  pressées  débordaient  en  toute  liberté. 

La  plus  haute  philosophie,  en  effet,  résultait  de  cet 
ensemble  de  faits  constatés  avec  une  inflexible  rigueur. 
Comme  loi  suprême  do  l'univers,  Bernard  reconnaît  ce 
qu'il  appelle  le  déterminisme,  c'est-à-dire  la  liaison  in- 
flexible des  phénomènes,  sans  que  nul  agent  extra-naturel 
intervienne  jamais  pour  en  modifier  la  résultante.  Il  n'y  a 
pas,  comme  on  l'avait  dit  souvent,  deux  ordres  de  sciences  : 
celles-ci  d'uiu-  précision  absolue,  celles-là  toujours  en 
crainte  d'être  dérangées  par  des  forces  mystérieuses. 
Cette  grande  inconnue  de  la  physiologie,  que  Bichat  ad- 
mettait encore,  cette  puissance  capricieuse  qui,  préten- 
dait-on, résistait  aux  lois  de  la  matière  et  faisait  de  la 
vie  une  sorte  de  miracle,  Bernard  l'exclut  absolument. 
«  L'obscure  notion  de  cause,  disai(-il,  doit  être  reportée 
à  l'origine  des  choses;...  elle  doit  faire  place  dans  la  science 
à  la  notion  du  rapport  et  des  conditions.  Le  déterminisme 
fixe  les  conditions  des  phénomènes;  il  permet  d'en  prévoir 
l'apparition  et  de  la  provoquer...  11  ne  nous  i^end  pas 
compte  de  la  nature,  il  nous  en  rend  maîtres...  Que  si, 
après  cela,  nous  laissons  notre  esprit  se  bercer  au  vent 
de  l'inconnu  et  dans  les  sublimités  de  l'ignorance,  nous 
aurons  au  moins  fait  la  part  de  ce  qui  est  la  science  et  de 
ce  qui  ne  l'est  pas.  » 

Être  maître  de  la  nature,  tel  est,  en  effet,  selon  Claude 
Bernard,  le  but  de  la  science  de  la  vie.  Il  pensait,  après  Des- 
cartes, que  les  espérances  les  plus  hardies  sont  dans  cet  or- 


SjG  DISCOURS    DE    RÉCEPTION' 

dre  permises,  et  que  la  science  des  êtres  vivants  doit  appren- 
dre à  subjuguer  la  nature  vivante,  comme  la  physique 
et  la  chimie  subjugiionl  la  nature  morte.  «  Dans  toute 
manileslation  vitale,  écrivait-il,  la  nature  répèle  une  Icron 
qu'elle  a  apprise  et  dont  elle  se  souvient  plus  ou  moins 
bien.  Pourrait-on  apprendre  à  la  nature  une  nouvelle 
leçon,  et  sa  mémoire  la  reproduirait-elle  dans  une  série 
d'êtres  nouveaux?  Je  le  crois;  c'est  toujours  ma  vieille 
idée  de  rclaire  des  êtres,  non  par  génération  spontanée, 
comme  on  l'a  rêvé,  mais  parla  répétition  de  phénomènes 
organiques  dont  la  nature  garderait  souvenir.    » 

Quoiqu'il  parlât  peu  des  (jucstions  sociales,  il  avait  l'es- 
prit trop  grand  pour  n'y  pas  appliquer  ses  principes  géné- 
raux. Ce  caractère  conquérant  de  la  science,  il  l'admettait 
jusque  dans  le  domaine  des  sciences  de  l'humanité.  «  Le 
rôle  actif  des  sciences  expérimentales,  disait-il,  ne  s'ar- 
rête pas  aux  sciences  physico-chimiques  et  physiologiques  ; 
il  s'étend  jusqu'aux  sciences  historiques  et  morales.  On  a 
compris  qu'il  ne  suffit  pas  de  rester  spectateur  inerte  du 
bien  et  du  mal,  en  jouissant  de  l'un  et  en  se  préservant  de 
l'autre.  La  morale  moderne  aspire  à  un  rôle  plus  grand: 
elle  recherche  les  causes,  veut  les  expliquer  et  agir  sur 
elles;  elle  veut  en  un  mot  dominer  le  bien  et  le  mal,  faire 
naître  l'un  et  le  développer,  lutter  avec  l'autre  pour  l'extir- 
per et  le  détruire.  » 

Les  récompenses  vinrent  lentement  à  cette  grande  car- 
rière, qui,  à  vrai  dire,  pouvait  s'en  passer,  car  elle  était  à 
elle-même  sa  propre  récompense.  Notre  confrère  a\ait  eu 
les  rudes  commencements  de  la  vie  du  savant,  il  en  eut  les 
tardives  douceurs.  L'Académie  des  Sciences,  la  Sorbonne, 


DK     M.     RENW.  377 

le  Collège  de  l'^'ance.  le  Mii>('iim  limiiit  à  honneiii- de  le 
posséder.  Votre  Compagni<'  mil  le  comble  àees  l'aMMirs  en 
lui  eonférani  le  premier  des  litres  aii({uel  puisse  aspirer 
l'homme  voué  aux  travaux  de  Tespril.  Une  volonté  person- 
nelle de  l'empereur  Napoléon  III  r;i|(|>cla  au  Si'nal .  D'illus- 
tres et  douces  amitiés  le  consolèrent ,  des  mains  alïeclueuses 
furent  de  tousccMés  attentives  à  lui  diminuer  les  diffieullés 
de  la  vie  ;  des  élèves  tels  que  Paid  Beit,  Armand  Moreau, 
ses  amis  de  la  Société  de  biologie,  recueillaient  toutes 
ses  paroles  et  l'assuraient  que  sa  pensée  était  garantie 
contre  la  mort.  Sa  tête  magistrale,  toujours  méditative, 
était  devenue  extrêmement  belle  à  soixante  ans.  11  travail- 
lait sans  cesse  et  pourtant  il  ne  savait  pas  ce  que  c'était 
que  la  fatigue,  car  il  ne  poursuivait  jamais  l'imjjossible  ;  il 
laissait  la  pensée  venir,  sans  la  solliciter.  Sa  sérénité  était 
absolue  ;  il  savait  bien  que  l'emploi  qu'il  faisait  de  sa 
vie  était  le  meilleur.  Sa  fête  de  tous  les  ans,  les  vendanges 
de  Saint-Julien,  suffisait  pour  réparer  ses  forces.  «  J'ai 
dans  l'esprit  des  choses  que  je  veux  absolument  finir,  » 
écrivait-il  en  1876.  Une  maladie  grave,  qu'il  avait  traversée 
victorieusement,  semblait  n'avoii-  fait  que  redoubler  l'ac- 
tivité de  son  esprit.  Entouré  de  sa  famille  scientifique,  il 
s'avançait  vers  la  vieillesse  sans  paraître  en  ressentir  les 
atteintes.  Les  projets  qu'il  roulait  dans  son  esprit  étaient 
plus  grands  que  ceux  qu'il  avait  jusque-là  réalisés. 

Dans  sa  marche  hardie  vers  les  derniers  secrets  de  la  na- 
ture animée,  il  arrivait,  en  effet,  aux  confins  de  la  vie,  aux 
sources  obscures  de  l'organisme.  Peu  à  peu  la  différence 
entre  la  physiologie  animale  et  la  physiologie  végétale  s'é- 
vanouissait à  ses  yeux.  Le  germe  de  la  vie,  des  deux  côtés, 
ACAD.  v\\.  48 


878  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

lui  paraissait  le  même.  La  plante,  comme  l'animal,  est  sus- 
ceptible d'être  anesthésiée.  Même  certains  ferments  peuvent 
être  atteints  parles  agents  insensibilisateurs,  et,  pour  une 
moitié  aumoins  de  leurêtre,  ils  semblents'endormir.  Claude 
Bernard  touchait  ainsi  au  prolilèmc  par  excellence,  au  pro- 
blème delà  fermentation,  impliquant  la  question  même  des 
origines  de  la  cellule.  Il  y  consacra  toutes  ses  réflexions 
de  l'été  de  1877;  il  annonçait  à  ses  disciples  qu'il  croyait 
avoir  trouvé  la  voie  pour  arriver  à  ce  sanctuaire  impéné- 
trable. O  fragilité  de  la  vie  humaine  !  O  jeu  cruel  d'une 
nature  marâtre  qui  se  plaît  à  briser  stupidement  une  tête 
formée  par  quarante  ans  de  méditations  et  où  va  éclore  la 
plus  belle  combinaison  du  génie  !  La  terrible  maladie  à 
laquelle  il  avait  échappé  dix  ans  auparavant  n'avait  par- 
donné qu'en  apparence.  Elle  revint  plus  implacable  que 
jamais.  Il  mourut  sans  avoir  pu  réaliser  son  rêve;  il 
mourut  triste,  pensant  à  l'idée  destinée  à  périr  avec 
lui,  et  disant  :  «  C'eût  été  pourtant  bien  beau  de  finir 
par  là  !  » 

Il  a  fait  assez  pour  sa  gloire,  et  satrace  sera  éternelle.  Sa 
religion  était  la  vérité;  il  n'eut  jamais  ni  mécompte  ni  fai- 
blesse; car  il  ne  douta  pas  un  moment  de  la  science;  or  la 
science  donne  le  bonheur,  quand  on  se  contente  d'elle  et 
qu'on  ne  lui  demande  que  ce  qu'elle  peut  donner.  Si  elle 
ne  répond  pas  à  toutes  les  questions  que  lui  adressent  les 
avides  ou  les  empressés,  au  moins  ce  qu'elle  apprend 
est  sûr.  Pour  être  acquispar  des  oscillations  successives,  les 
résultats  de  la  science  moderne  n'en  sont  pas  moins  pré- 
cieux. Ces  délicates  approximations,  cet  affinage  successif 
qui  nous  amène  à  des   manières  de  voir  de  plus  en  plus 


DE    M.     RENAN.  3yq 

rapprochées  de  la  vérité,  sont  la  condition  nicnie  de  l'es- 
|)i  11    liiimain.   La    science    donnait  ainsi    à  notre  confrère 

loni  le  calme  (|iic  pcociire  la  cerliliidi'  (Tinoir  raison.  Il 
ne  porlail  en\ii'  à  |)(M-sonne;  il  croyait  avoir  la  meilleure 
pari. 


Claude  Bernard  n'ignorait  pas  (jue  les   |)i()l)l(iiies  (piil 
soiile\ail    hiiii  liaiciil  aux  plus  graves  cpieslions  de  l'ordre 
philosophique.  Il  n  Cii  lut  jamais  ému.  il  ne  croyait  pas  qu'il 
fût  permis  au  savant  de  s'occuper  des  conséquences  qui  peu- 
vent sortir  de  ses  recherches.  Il  était,  à  cet  égard,  d'une 
impassibilité  absolue.  Peu  lui  importait  qu'on  l'appelât  de 
tel  ou  tel  nom  de  secte.  U  n'était  d'aucune  secte.  II  cher- 
chait la  vérité,  et  voilà  tout,  f^es  héros  de  l'esprit  humain 
sont  ceux  qui  savent  ainsi  ignorer  pour  que  l'avenir  sache. 
Tous  n'ont  pas  ce  courage.    Il  est  difficile   de  s'abstenir 
dans  des  questions  où  c'est  éminemmeni  de  nous  qu'il  s'a- 
git. Ignorer  si  l'univers  a  un  but  idéal,  ou  si,  fils  du  hasard, 
il  va  au  hasard,  sans  qu'une  conscience  aimante  le  suive 
dans  son  évolution;  ignorer  si,  à  l'origine,  quelque  chose 
de  divin  fut  mis  en  lui,  et  si,  à  la  fin,  un  sort  plus  conso- 
lant lui  est  réservé;  ignorer  si  nos  instincts  profonds  de 
justice  sont  un  leurre  ou  la  dictée  impérieuse  d'une  vérité 
qui  s'impose,   on  est  excusable  de  ne  pas  s'y  résigner.  Il 
est  des  sujets  où  l'on  aime  mieux  déraisonner  que  de    se 
taiie.  Vérité  ou  chimère,  le   rêve  de  l'infini  nous  attirera 
toujours,    et,    comme  ce  héros   d'un  conte  celtique  qui, 
ayant  \ii  en  songe  une  beauté  ravissante,  court  le  monde 
toute  sa  vie  pour  la  trouver,  l'homme  qui  un  moment  s'est 


38o  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

assis  pour   réfléchir  sur  sa  dcslinéc   porte   au   cœur  une 
flèche  qu'il  ne  s'arrache  plus,  l^^n  pareille  matière,  la  pué- 
rilit.'  iiirini'  des  efforts  est   touchante.  Il  ne  faut  pas  de- 
mander de   logique    aux    solutions  que  l'homme    imagine 
pour  se  rendre  quelque  raison  du  sort  étrange  qui  lui  est 
échu.  Invineiblement  porté  à  croire  à  la  justice  et  jeté  dans 
un  inonde  qui  est  et  sera  toujours  l'injustice  même,  ayant 
besoin  de  l'éternité   pour  ses   revendications  et  brusque- 
ment arrêté  par  le  fossé   de  la  mort,  que  voulez-vous  qu'il 
fasse?  Il  se  révolte  contre  le  cercueil,  il  rend  la  chair  à  l'os 
décharné,  la  vie  au  cerveau  plein  de  pourriture,  la  lumière 
à  l'œil  éteint;  il  imagine  des  sophismes  dont  il  rirait  chez 
un  enfant,  pour  ne  pas  avouer  que  la  nature  a  pu  pousser 
l'ironie  jusqu'à  lui  imposer  le  fardeau  du  devoir  sans  com- 
pensation. 

Si  parfois,  à  ces   confins  extrêmes  où  toutes  nos   pen- 
sées tournent  à  l'éblouissement,   la  philosophie   de  notre 
illustre  confrère  parut  un  peu  contradictoire,  ce  n'est  pas 
moi  qui  l'en  blâmerai.  J'estime  qu'il  est  des  sujets  sur  les- 
quels il  est  bon  de  se  contredire  ;  car  aucune  vue  partielle 
n'en  saurait  épuiser  les  intimes  replis.   Les  vérités  de  la 
conscience  sont  des  phares  à  feux  changeants.  A  certaines 
heures,  ces  vérités  paraissent  évidentes;  puis,  on  s'étonne 
qu'on  ait  pu  y   croire.   Ce  sont  choses  que   l'on  aperçoit 
furtivement,  et  qu'on  ne  peut  plus  levoir  telles  qu'on  les 
a  entrevues.  Vingt  fois  l'humanité  les  a  niées  et  affirmées; 
vingt  fois  l'humanité  les  niera  et  les  affirmera  encore.  La 
vraie  religion  de  l'âme  est-elle  ébranlée  par  ces  alternati- 
ves? Non,  Messieurs.  Elle  réside  dans  un  empyrée  où  le 
mouvement  de  tous  les  autres  cercles  ne   sauraient  l'at- 


nie    M.    RENAN.  38 1 

teindre.  Le  inonde  roulera  duianl  l'éleinilé  .sans  que  la 
sphère  du  réel  et  la  sphère  de  l'idéal  se  touchent.  La  plus 
grande  faute  que  puissent  commettre  la  philosophie  cl  la 
religion  est  de  faire  dépeiulre  leurs  vérités  de  telle  ou  telle 
théorie  scientifique  et  liisloiicpie  ;  car  les  théories  passent, 
et  les  vérités  nécessaires  doivent  rester.  Lohjet  de  l;i  re- 
ligion n'est  pas  de  nous  donner  des  leçons  de  physiologie, 
de  géologie,  de  chronologie;  qu'elle  n'affirme  rien  en  ces 
matières,  et  elle  ne  sera  pas  blessée.  Qu'elle  n'attache  pas 
son  sort  à  ce  qui  peut  périr.  La  réalité  dépasse  toujours 
les  idées  qu'on  s'en  fait;  toutes  nos  imaginations  sont 
basses  auprès  de  ce  qui  est.  De  môme  que  la  science, 
en  détruisant  un  monde  matériel  enfantin,  nous  a  rendu 
un  monde  mille  fois  plus  beau,  de  même  la  disparition  de 
quelques  rêves  ne  fera  que  donner  au  monde  idéal  plus  de 
sublimité.  Pour  moi,  j'ai  une  confiance  invincible  en  la 
bonté  de  la  pensée  qui  a  fait  l'univers.  «  Enfants!  disons- 
nous  des  hommes  antiques,  enfants!  qui  n'avaient  point 
d'yeux  pour  voir  ce  que  nous  voyons!  »  —  «  Enfants!  dira 
de  nous  l'avenir,  qui  pleuraient  sur  la  ruine  d'un  mille- 
nhim  chimérique  et  ne  voyaient  pas  le  soleil  de  la  vérité 
nouvelle  blanchii'  déjà  derrière  eux  les  sommets  de  l'ho- 
rizon !  » 

Vous  résolvez  ces  graves  problèmes  ,  Messieurs,  par 
la  tolérance,  par  votre  bonne  confraternité,  en  vous 
aimant  .  en  vous  estimant.  Vous  ne  vous  effraye/,  pas 
de  luttes  qui  sont  aussi  vieilles  que  le  monde,  de  con- 
tradictions qui  dureront  autant  que  l'esprit  humain, 
d'erreurs  même  qui  sont  la  condition  de  la  vérité. 
Votre    philosophie    est   indulgente    et    optimiste  ,    parce 


382  DISCOL'RS    DE     RÉCEPTION 

qu'elle  est  fondéo  sur  uuo  connaissance  étendue  de  Tes- 
pril  liiimaiii.  Ce  désintéressement  ([u'iin  observateur 
superficiel  se  croit  en  droit  de  nier  dans  les  chos-es  humai- 
nes, vous  savez  le  voir,  vous  à  qui  l'étude  de  la  société 
ap{)rend  la  justice  et  la  modération.  Ne  trouvez-vous 
pas.  Messieurs,  que  les  lionunes  sont  trop  sévères  les  uns 
pour  les  autres?  On  s'anatliématise,  on  se  ti\iite  de  haut  en 
bas,  {[uand  souvent,  de  part  et  d'autre,  c'est  l'honnêteté 
qui  insulte  l'honnêteté,  la  vérité  qui  injurie  la>érité.  Oh  ! 
le  bon  être  que  l'homme  !  Gomme  il  a  travaillé  !  Quelle 
somme  de  dévouement  il  a  dépensée  pour  le  vrai,  pour  le 
bien!  Et  quand  on  pense  que,  ces  sacrifices  à  un  Dieu 
inconnu,  il  les  a  faits,  pauvre,  souffrant,  jeté  sur  la  terre 
comme  un  orphelin,  à  peine  sûr  du  lendemain,  ah!  je  ne 
peux  souffrir  qu'on  l'insulte,  cet  être  de  douleur,  qui, 
entre  le  gémissement  de  la  naissance  et  celui  de  l'agonie, 
trouve  moyen  de  créer  l'art,  la  science,  la  vertu.  Qu'im- 
portent les  malentendus  aux  yeux  de  la  vérité  éternelle? 
Le  culte  le  plus  pur  de  la  Divinité  se  cache  parfois  der- 
rière d'apparentes  négations;  le  plus  pai'fait  idéaliste  est 
souvent  celui  qui  croit  devoir  à  une  certaine  franchise  de 
se  dire  matérialiste.  Combien  de  saints  sous  l'apparence  de 
l'irréligion!  Combien,  parmi  ceux  qui  nient  l'immortalité, 
mériteraient  une  belle  déception  !  La  raison  triomphe  de 
la  mort,  et  travailler  pour  elle,  c'est  travailler  pour  l'éter- 
nité. Toute  perdue  qu'elle  est  dans  le  chœur  des  millions 
d'êtres  qui  chantent  l'hymne  éternel,  chaque  voix  a  compté 
et  comptera  toujoui^s.  La  joie,  la  gaieté  que  donnent  ces 
pensées  est  un  signe  qu'elles  ne  sont  pas  vaines.  Elles  ont 
l'éclat;  elles  rajeunissent;  elles  prêtent  au  talent,  le  créent 


DE    M.    RENAN.  38S 

ol  rappellent.  Vous  qui  jup^cz  dos  choses  par  rétincelle 
qui  en  jaillit,  par  le  laleiil  ([u'elles  provoquent,  vous  avez 
après  tout  un  bon  moyen  de  discernement.  Le  talent  qu'ins- 
pire une  doctrine  est.  à  beaucoup  d'égards,  la  mesure  de 
sa  vérité.  Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on  ne  peut  être  grand 
poète  qu'avec  l'idéalisme,  grand  artiste  qu'avec  la  foi  cl 
l'amour,  bon  écrivain  qu'avec  la  logique,  éloqucnl  orateur 
qu'avec  la  passion  du  bien  et  de  la  liberté. 


i 


RÉPONSE 


DE 


M.    MÉZIÈRES 


DIRECTEUR    DE    L  ACADEMIE    FRANÇAISE 


AU  DISCOURS  DE  M.  RENAN. 


Monsieur, 

Ce  n'est  pas  à  moi  qu'appartenait  l'honneur  de  vous 
répondre.  Tous  les  regrets  qu'a  causés  à  notre  Compagnie 
la  mort  prématurée  de  M.  de  Loménie  se  ravivent  en  ce 
moment.  Il  était  notre  directeur,  il  devait  vous  souhaiter 
la  bienvenue  parmi  nous;  il  l'eût  l'ait  avec  la  sincérité  de 
son  loyal  esprit,  avec  un  talent  dont  je  regrette  pour  vous 
l'absence;  mais  il  n'eût  pu  le  faire,  j'ose  le  dire,  avec  plus 
de  sympathie  que  moi. 

Nos  liens  ne  datent  pas  d'hier.  Monsieur.  Je  vous  vois 
AC.\D.  FR.  49 


386  RÉPONSE    DE    M.    MKZIÈUES 

encore  dans  un  petil  pavillon  de  la  rue  du  Val-de-Gràce 
où  l'affeclion  maternelle  d'une  sœur,  capable  de  tous  les 
dévouements,  vous  avait  ménagé  un  asile,  à  une  heure 
décisive  de  votre  jeunesse;  vous  passiez  une  partie  de  vos 
journées  à  la  Bibliothèque  ;  la  soirée  tout  entière  était 
consacrée  au  travail  ;  bien  avant  dans  la  nuit  la  lueur  de 
votre  lampe  dénonçait  aux  passants  l'opiniâtreté  de  vos 
veilles  laborieuses.  Une  tendresse  ingénieuse  et  intrépide 
suffisait  à  tous  vos  besoins,  sans  vous  demander  aucun 
effort  qui  troublât  vos  études,  et  vous  épargnait  jusqu'au 
souci  des  choses  matérielles. 

Années  heureuses,  années  fécondes,  pendant  lesquelles 
votre  puissant  esprit  rassemblait  ses  forces  pour  nous 
étonner  par  son  audace  !  Je  crois  répondre  à  vos  pensées 
les  plus  chères,  comme  à  mes  propres  souvenirs,  en  rap- 
portant une  part  d'honneur,  dans  ces  commencements 
austères  de  votre  vie,  à  la  noble  femme  qui  vous  assura  la 
liberté  du  travail;  qui,  tout  en  se  réservant  le  soin  et  la 
prose  du  ménage,  s'associa  par  la  plus  délicate  et  la  plus 
discrète  des  collaborations  à  l'infinie  variété  de  vos  recher- 
ches et  fit  pénétrer  peut-être  dans  la  grâce  et  dans  l'hai-- 
monie  de  votre  style  quelque  chose  d'elle-même.  Made- 
moiselle Henriette  Renan,  qui  vous  a  laissé  le  souvenir 
d'un  écrivain  et  d'un  critique  exquis,  méritait  d'être  nom- 
mée à  côté  de  vous,  le  jour  où  le  frère  qu'elle  a  tant  aimé, 
à  la  gloire  duquel  elle  travaillait,  reçoit  la  plus  haute 
des  récompenses  littéraires.  Même  au-delà  de  la  tombe, 
votre  souvenir  doit  être  assez  puissant  sur  elle  pour  qu'elle 
me  pardonne  de  la  faire  sortir,  à  cause  de  vous,  de  l'ombre 
où  elle  aimait  à  se  cacher. 


AL     DISCOURS    DE    M.     HKNAN.  887 

Plus  durs  ont  été  les  commencements  de  votre  illustre 
prédécesseur.  Une  iiiain  amie  et  ferme  ne  s'est  pas  ten- 
due vers  lui  pour  l'aider  à  franchir  les  premiers  degrés  de 

la  vie. 

Durant  les  heures  ingrates  qu'il  passait  chez  un  phar- 
macien de  Lyon  à  composer  ces  remèdes  qui  lui  inspiiaient 
si  peu  de  confiance,  dans  son  pauvre  entre-sol  de  la  cour 
du  Commerce,  il  lui  manqua  la  douceur  d'être  aimé,  comme 
'il  méritait  de  l'être.  L'amitié  même  se  présenta  à  lui,  —  vous 
venez  de  nous  le  dire,  — sous  une  forme  sévère,  presque 
dure.  Il  n'en  conserva  aucune  amertume.  11  était  de  ces 
esprits  vigoureux  que  les  petites  misères  de  la  vie  attei- 
gnent diflicilement,  parce  qu'ils  ne  s'occupent  jamais  que 
des  grandes  choses.  La  science  le  consola  dans  les  épreuves 
qui  ne  lui  furent  pas  toujours  épargnées. 

Vous  le  peignez  tel  qu'il  fut,  entre  ces  murs  du  Collège 
de  France  où  il  passa  le  meilleur  de  sa  vie,  absorbé  par  le 
travail  délicat  de  ses  expériences,  pratiquant  l'expérimen- 
tation, non  plus  comme  on  le  faisait  avant  lui,  sur  le  cada- 
vre  refroidi,  mais  sur  la  matière   animée;   quelquefois  à 
bout  de  forces,  jamais  à  bout  de  courage;   sans  pitié  pour 
les  êtres  qui  souffrent  et  qui  palpitent  sous  sa  main,  mais 
sans  pitié  aussi  pour  lui-môme;  s'échauffant  comme  un  sol- 
dat, au  feu   de  l'action,  et  capable    d'enlever  une  vérité, 
comme  on  enlève  une  redoute,  au  péril  de  sa  vie.  Le  car- 
dinal de  Retz  écrivait  dans  ses  Mémoires  en  parlant  du  cou- 
rage civil  :  «  Si  ce  n'était  une  espèce  de  blasphème  de  dire 
qu'il  y  a  quelqu'un  dans  notre  siècle  plus  intrépide  que  le 
grand  Gustave  ou  M.  le  Prince,  je  dirais  que  c'a  été  Mole, 
premier  président.   »   Si  ce  n'était  pas  un  blasphème  de 


388  RÉPONSE    DE    M.    MÉZIÈRES 

dire  qu'il  v  a  quelqu'un  dans  notre  siècle  plus  intrépide 
qu'un  Nev  ou  quun  Murât,  je  dirais  que  c'est  Claude 
Bernard  affrontant  la  mort  pour  découvrir  une  des  lois  de 
la  nature.  Les  âmes  sensibles  qui  ont  pleuré  sur  le  sort 
des  victimes  mises  à  mort  par  notre  confrère  lui  pardon- 
neront peut-être  en  apprenant  que,  s'il  a  sacrifié  pour  la 
science  quelques  protégés  de  la  loi  Grammont.  il  avait 
commencé  par  s'offrir  lui-même  en  sacrifice. 

Au  çénie  qui  découATe  les  vérités  scientifiques.  M.  Claude 
Bernard  joignait  le  don  de  faire  pénétrer  dans  le  public 
les  résultats  de  ses  découvertes.   Ce  fut  ce  qui  le  désigna 
aux  suffrages  de  l'Académie  française.  Son  style  n'est  que 
le  vêtement  de  sa  pensée:  mais  sa  pensée  elle-même  est  si 
riche,  si  nourrie  de  détails  ingénieux  et  originaux  que  la 
gravité  du  langage  scientifique  s'assouplit  naturellement 
pour  en  exprimer  les  nuances  délicates.   On  ose  à  peine 
parler  de  qualités  littéraires,  à  propos  d'un  écrivain  dont 
le  mérite  constant  est  de  n'en  rechercher  aucune  :  et  cepen- 
dant il  les  rencontre  presque  toutes .  précisément  parce 
qu'il  ne  les  cherche  pas.  C'est  le  sentiment  profond  dont  il 
est  pénétré  en  décomTant  les   secrets  de    la  nature   qui 
échauffe  son  imagination  et  donne  quelquefois  aux  pages 
les  plus  rigoureusement  scientifiques  l'accent  ému  et  pas- 
sionné  du  drame.   La  tragédie  que  M.  Claude  Bernard 
apportait  de  sa  pro^-ince  à  Paris  et  dont  le  ferme  bon  sens 
de  M.  Saint-Marc  Girardin  abrégea  les  jours,  était  proba- 
blement moins  tragique  que  le  beau  travail  sur  le  curare 
qui  fait  naître  en  nous  tous  les  genres  démotion. 

La   scène  s'omTC  comme  le  premier  acte  d'une  œuvre 
dramatique  ou  comme   le  début  d'un  roman.  On  voit  les 


AU    DISCOURS    DE    M.    RENAN.  889 

Indiens  de  l'Amérique  du  Sud  aller  chercher  des  lianes 
dans  les  grandes  forêts  et  s'enivrer  au  retour  de  boissons 
fermentées,  pendant  que  le  niaître  du  curare  broie  les 
plantes,  en  l'ait  cuire  le  jus  et  y  môle  quelques  gouttes  de 
venin  recueilli  dans  les  vésicules  des  serpents  les  plus  veni- 
meux. Comme  si  ce  n'était  pas  assez  d'exciter  notre  attente 
par  ce  tableau  pittoresque,  l'écrivain  nous  annonce  lui- 
même  des  vérités  scientifiques  qui  ne  seront  pas  «  moins 
merveilleuses  que  les  créations  romanesques  de  notre  ima- 
gination ».  Quel  va  être  le  héros  du  drame  ainsi  préparé  ? 
Celui  de  tous  qui  nous  intéresse  le  plus,  notre  propre 
corps,  le  corps  humain,  non  pas  tel  fjue  nous  le  considérons 
dans  son  unité  et  dans  sa  beauté  plastiques,  mais  décom- 
posé par  la  science  et  ramené  à  la  modestie  de  ses  éléments 
primitifs.  J'imagine  que  les  nombreuses  lectrices,  peut-être 
même  les  lecteurs  de  la  Reçue  des  Deux  Mondes  ont  eu  quel- 
que peine  à  se  reconnaître  dans  cette  collection  d'infu- 
soires  ;i  laquelle  nous  réduit  M.  Claude  Bernard.  On 
n'aime  point  à  tomber  si  bas,  après  avoir  été  porté  si 
haut  dans  la  langue  des  poètes  et  dans  les  hyperboles  des 
amoureux. 

Si  ces  réflexions  amènent  un  sourire  sur  nos  lèvres,  nous 
avons  à  peine  le  temps  de  nous  moquer  de  nous-mêmes. 
Bientôt  la  tragédie  nous  ressaisit  pour  nous  conduire  jus- 
qu'aux extrêmes  limites  de  la  pitié  et  de  la  terreur.  Avant 
les  expériences  de  M.  Claude  Bernard,  on  croyait  que  la 
mort  causée  par  le  curare  n'était  qu'un  doux  sommeil. 
Cette  illusion  qui  consolait  l'âme  compatissante  deWatter- 
ton  est  aujourd'hui  dissipée.  L'homme  empoisonné  con- 
serve, hélas  !  toute  sa  faculté  de  souffrir;  il  n'a  perdu  que 


SgO  RÉPONSE    DK    M.    MKZiÈRES 

la  force  nécessaire  pour  exprimer  sa  douleur.  «  Dans  ce 
corps  sans  mouvement,  derrière  cet  œil  terne  et  avec 
toutes  les  aj)parences  de  la  mort,  la  sensibilité  t>l  l'intelli- 
gence persistent  encore  tout  entières.  Peut-on  concevoir 
une  soufTranee  plus  horrible  que  celle  d'une  intelligence 
assistant  ainsi  à  la  soustraction  successive  de  tous  les  or- 
ganes qui,  suivant  l'expression  de  M.  de  Bonald,  sont  des- 
tinés à  la  «ervir  et  se  trouvant  en  quelque  sorte  enfermée 
toute  vive  dans  un  cadavre?  Dans  tous  les  temps,  les 
fictions  poétiques  qui  ont  voulu  émouvoir  notre  pitié  nous 
ont  représenté  des  êtres  sensibles  enfermés  dans  des 
corps  immobiles.  Le  supplice  que  l'imagination  des  poètes 
a  inventé  se  trouve  produit  dans  la  nature  par  l'acliou  du 
poison  américain.  Nous  pouvons  même  ajouter  que  la 
fiction  est  restée  ici  au-dessous  de  la  réalité.  Quand  le 
Tasse  nous  dépeint  Clorinde  incorporée  vivante  dans  un 
majestueux  cyprès,  au  moins  lui  a-t-il  laissé  des  pleurs  et 
des  sanglots  pour  se  plaindre  et  attendrir  ceux  qui  la 
font  souffrir  en  blessant  sa  sensible  écorce.  » 

Celui  qui  a  écrit  cette  page  éloquente  avait  le  sentiment 
le  plus  vif  des  beautés  littéraires.  Son  élection  à  l'Acadé- 
mie française  fut  pour  lui  plus  qu'un  honneur  et  devint, 
dans  cette  vie  si  laborieuse,  une  source  de  joies  pures,  jus- 
que-là presque  ignorées.  Il  était  fort  assidu  à  nos  réunions; 
il  aimait  à  venir  se  reposer  parmi  nous  des  fatigues  du 
laboratoire.  Pendant  ces  discussions  aimables  où  se  croi- 
sent quelquefois  tant  d'idées  délicates  ou  fortes,  sa  phy- 
sionomie, ordinairement  grave  et  un  peu  triste,  s'éclairait 
d'un  sourire  plein  de  grâce.  Nos  séances  publiques  étaient 
des  fêtes  pour  un  esprit  tel  que  le  sien,  ouvert  à  toutes  les 


AU     DISCOUUS    Di:     M.     IIKNW.  89 1 

nobles  impressions.  On  l'a  vu,  après  un  discours  où  il 
a\ait  entendu  exprimer  quelcpies  pensées  patriotiques, 
les  veux  humides,  la  voix  entrecoupée  [)ai-  l'émotion, 
serrer  la  main  d'un  de  nos  confrères  en  le  remerciant 
d'avoir  rérliauflé  et  rajeuni  son  cœur. 

iM.  (llaude  lîernard  n'était  pas  seuleiiuiil  un  grand 
esprit  ;  il  avait  toutes  les  qualités  qui  font  les  grandes 
âmes.  Sa  sincérité  absolue  et  sa  modestie  donnaient  du 
prix  à  ses  moindres  affirmations.  Il  ne  se  prononçait  ni 
vite  ni  légèrement.  Avec  quelle  déférence  nous  l'écoutions, 
lorsqu'un  terme  scientifique  se  présentait  dans  le  travail 
du  Dictionnaire  !  L'intonation  même  de  sa  voix  indicpiait, 
dès  le  début,  une  certaine  défiance  de  soi  et  comme  la 
crainte  de  paraître  trop  affirmatif.  Mais  aussi,  quand  il 
avait  prononcé,  comme  nous  étions  rassurés  sur  une  défi- 
nition donnée  par  lui  !  Il  apportait  en  toutes  choses  le 
même  esprit  de  réserve  et  de  discrétion.  Conduit  par  ses 
travaux  à  la  frontière  de  la  philosophie,  il  cùl  jui  être 
entraîné  hors  du  domaine  expérimental  par  le  désir  de 
prendre  parti  entre  les  grandes  écoles  qui  se  disputent  le 
monde  moderne;  il  eût  obtenu  ainsi  avec  les  applaudi.sse- 
nients  des  uns,  avec  les  malédictions  des  autres,  le  sur- 
croît de  renommée  qu'apporte  au  talent  l'ardeur  des 
controverses  philosoj)hi(|iies  ou  religieuses.  Il  s'y  refusa 
toujours,  non  par  prudence,  mais  par  loyauté.  Il  ne  se 
croyait  pas  autorisé  à  tirer  de  ses  belles  recherches  des 
conclusions  trop  étendues  ;  il  indiquait  lui-même  le  point 
précis  où  s'arrêtaient  ses  connaissances  certaines,  comme 
pour  ne  point  permettre  à  sa  pensée  d'en  dépasser  les 
limites.   «  La  science,   disait-il,  s'arrête   aux  causes   pro- 


3gSt  RÉPONSE    DE    M.     MÉZIÈRES 

chaînes  des  phénomènes  ;  hi  recherche  des  causes  pre- 
mières n'est  pas  de  son  domaine.  De  cause  en  cause,  le 
savant  arrive  linalcment,  suivant  l'expression  de  Bacon,  à 
une  cause  sourde  qui  n'entend  plus  nos  questions  et  ne 
répond  plus.  »  11  planait  cependant  au-dessus  des  faits 
isolés.  Sa  belle  intelligence  s'élevait  jusqu'aux  plus  puis- 
santes généralisations.  Il  atteignait  le  premier  le  principe 
même  de  la  physiologie,  lorsqu'il  démontrait  par  une  série 
d'expériences  qu'aucun  phénomène  de  la  vie  ne  peut  se 
produire  en  dehors  des  conditions  physico-chimiques. 
Personne  de  notre  temps  n'a  cru  plus  que  lui  à  la  lixité 
des  lois  de  la  nature,  à  l'impossibilité  de  découvrir  dans 
l'ordre  harmonieux  de  l'univers  une  seule  apparence 
d'exception,  qui  ne  pût  être  expliquée  par  l'insuffisance 
de  nos  moyens  d'investigation  ou  par  l'infirmité   de  nos 


organes. 


Ce  portrait  de  notre  confrère  serait  infidèle  si  nous  n'a- 
joutions que  sa  bonté  égalait  sou  génie.  Doux  envers  cha- 
cun, il  a  laissé  à  ses  élèves,  comme  à  nous,  le  plus  cher 
souvenir.  Sur  sa  tombe,  le  plus  autorisé  de  ses  disciples  (i), 
son  successeur  dans  cette  chaire  de  la  Sorbonnc  qui  a  été 
créée  pour  lui  et  qu'il  a  illustrée  par  son  enseignement, 
prononçait  des  paroles  que  je  vous  demande  la  permission 
de  répéter  comme  le  plus  touchant  des  adieux  que  nous 
puissions  lui  adresser  :  «  Bienveillant  et  sympathique  à 
tous,  il  fut,  j)Our  ceux  qu'il  appelait  à  son  lit  de  mort  sa 
famille  scientifique,  le  plus  affectueux  et  le  plus  dévoué 
des  maîtres.  Jamais,  parmi  les  incidents  quotidiens  du  labo- 

(1)  M.  Paul  Bert. 


393 

laloire,  un  mol  impaliciil  :  jamais  un  mot  amor  j)armi 
taiil  (le  douleurs  physiques  el  morales  si  eouragfeusement 
supporlées  ;  jamais  un  reproche  à  ceux  dont  la  recon- 
naissance s'est  éteinte  trop  lui!  ,Ius([u'au  dernier  joue, 
aux  dernières  paroh-s,  en  l'act'  de  ((^(te  mort  inallendue, 
alleetion,  conseils,  sourires;  il  nous  icnuM'ciait  de  nos 
soins,  nous  qui  lui  devions  au  ctMiluplel  \  ous  travaillerez, 
disait-il,  et  il  parlait  de  cette  science  qui  fut  sa  vie.  » 

Vous  nurilie/..  Monsieur,  de  comprendre  la  beauté  de  la 
vie  <pic  \  ous  venez  de  retracer  avec  lanl  d'éloquence. 
Gomnic  M.  Claude  Bernard,  \ous  vous  èles  inq)osé  la  dou- 
ble loi  (lu  lra\ail  el  de  la  sincérité;  résoluàtoul  dire, vous 
avez  voulu  commencer  par  lout  savoir.  L'histoire  des  lan- 
gues sémitiques  qui  vous  ouvrit,  à  trente-trois  ans,  les 
portes  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  at- 
teste un  immense  labeur,  la  ténacité  et  la  patience  d'un 
héritier  des  Bénédictins.  Lorsque  vous  changiez  la  direc- 
tion de  votre  vie,  lorsqu(>  vous  passiezdela  foi  qui  accepte 
sans  hésiter  les  solutions  théologiques  à  l'espril  de  libre 
examen  qui  compare  etcpiijuge,  vous  n'abandonniez  point 
pour  cela  les  études  religieuses  ;  au  milieu  de  ce  grand 
ébranlement  de  votre  conscience,  le  désir  de  bien  com- 
prendre et  de  faire  connaître  à  vos  contemporains  les 
origines  du  christianisme  demeurait  le  noble  souci  de 
voire  pensée.  Mais  comment  se  rendre  compte  de  l'état 
social  d'où  est  sorti  le  chiislianisme,  sans  posséder  la 
langue  des  Hébreux,  sans  étudier  le  génie  de  la  race  sémi- 
licpie  ? 

De  là  ces  beaux  travaux   d'érudition  qui   eussent  suffi  à 
la  gloire  d'un  autre,  mais  (pii  ne  pouvaient  vous  satisfaire, 
ACAi).  Mt.  5o 


Sg^  RÉPONSK    DE    M.    MEZIKRKS 

qui  n'étaient  pour  vous  qu'une  préparation  à  des  recher- 
ches plus  hautes.  De  bonne  heure,  vous  traciez  le  plan  de 
l'histoire  relifi^ieuso  que  vous  vous  proposiez  d'entrepren- 
dre ;  vous  avez  eu  la  fortune,  méritée  par  votre  courage,  de 
conduire  jusqu'au  bout  cette  périlleuse  entreprise.  C'est 
l'œuvre  capitale  de  votre  vie  ;  je  tromperais  l'attente  de 
l'Académie  si  j'en  parlais  avec  trop  de  réserve.  L'excès  de 
précaution  ne  serait  digne  ni  de  vous  ni  de  la  Compagnie 
qui  s'honore  de  vous  avoir  élu.  Vous  me  pardonnerez  d'a- 
bordor  un  si  grand  sujet  avec  une  franchise  égale  à  la  vôtre. 
Dès  vos  premières  pages,  vous  annoncez  le  dessein  de 
ramener  aux  proportions  d'événements  humains  l'appari- 
tion du  Christ  dans  le  monde,  sa  vie,  sa  prédication,  sa 
mort.  Vous  écartez  le  miracle,  vous  supprimez  le  surnatu- 
rel. Mais  vous  le  faites  sans  ironie,  dans  un  esprit  très-dif- 
férent de  celui  de  Voltaire,  avec  un  sentiment  religieux  si 
réel  qu'après  avoir  retiré  au  fondateur  du  christianisme  sa 
qualité  divine,  vous  la  luirendez  presque  aussitôt.  Vous  re- 
connaissez qu'il  y  eut  quelques  mois,  une  année  peut-être, 
où  Dieu  habita  sur  la  terre.  Je  ne  triompherai  pas  contre 
vous  de  cette  apparente  contradiction.  J'y  trouve  seule- 
ment la  preuve  cjue  la  raison  toute  nue  ne  suffit  pas  à  votre 
sensibilité  et  que  votre  âme,  altérée  d'idéal,  a  d'autres  be- 
soins que  votre  esprit.  L'incrédulité  railleuse  des  philoso- 
phes du  dernier  siècle  ne  connaissait  guère  ces  attendris- 
sements poétiques  par  lesquels  vous  vous  rattachez  encore 
à  la  foi  de  votre  enfance,  au  moment  même  où  vous  l'aban-  , 
donnez.  C'est  là  votre  originalité  :  si  le  christianisme  dog- 
matique vous  perd,  le  christianisme  idéal  vous  conserve. 
Vous  ne  parlez  jamais  qu'avec  respect,  avec   amour,  de   la 


AU    DISCOURS    DE    M.     niCNAN.  SgS 

divine  morale  de  l'Évangile.  Vous  ne  résistez  pas  à  l'at- 
trait d'iiii  (iillc  simple,  dégagé  de  toute  forme  extérieure, 
uniquement  londé  siii'  la  purelé  du  cœur  et  sur  la  fraler- 
nilé  humaine. 

Oui,  vous  ave/  i-aison  di-  le  dire,  K'  cliristianisine  a  (;réé 
la  doctrine  de  la  liberté  des  âmes;  il  leur  oUre  un  refuge 
assuré  contre  les  abus  de  la  force,  contre  les  iniquités  et 
les  maux  tic  la  vie.  Les  martyrs  se  sentaient  libres,  dans 
les  prisons,  sur  les  bûchers,  sous  la  hache  du  bourreau,  sous 
la  dent  des  bètes  féroces  ;  leurs  âmes,  affranchies  des  liens 
terrestres,  s'envolaient  sur  les  ailes  de  l'espérance  vers  le 
royaume  de  Dieu.  Aujourd'hui  encore,  partout  où  il  y  a 
une  souffrance  et  une  loi,  la  douleur  paraît  moins  amèrc  : 
dans  l'élan  des  supplications  adressées  au  ciel,  la  pensée  se 
ilétache  des  maux  présents  et  conquiert  la  félicité  de  l'ave- 
nir. A  tant  d'êtres  qui  souffrent  et  qui  pleurent,  que  la 
misère  étreint  ou  qui  survivent  à  leurs  plus  chères  affec- 
tions, que  rcstc-t-il  pour  les  consoler  de  la  vie?  L'espoir 
d'un  monde  meilleur,  la  confiance  dans  la  miséricorde,  dans 
la  bonté  divines.  Les  malheureux  ont  besoin  de  croire  ;  ne 
touchons  jamais  d'une  main  téméraire  à  ce  trésor  du  pau- 
vre, à  cette  suprême  consolation  des  malades  et  des  affli- 
gés. Nous  leur  devons  le  respect  de  leurs  croyances, 
comme  une  partie  du  respect  auquel  a  droit  le  malheur, 
auquel  a  droit  la  pauvreté. 

Quels  furent  les  premiers  disciples  de  Jésus?  Les  choisit- 
il,  comme  l'eût  fait  un  philosophe  grec,  parmi  les  plus 
instruits  et  les  plus  éclairés  de  ses  compatriotes  ?  Il  s'a- 
dressa tout  d'abord  aux  ignorants,  aux  simples,  aux  pau- 
vres, aux  déshérités.  Le  caractère  dominant  de  la  religion 


896  RÉPONSE    DE    M.    MKZIÈRES 

nouvelle  fut  de  relever  ce  que  le  monde  abaissait,   de  pro- 
mettre le  royaume  de  Dieu,  non  aux  savants,  ni  aux  puis- 
sants, ni  aux  riches,  mais  aux  cœurs  purs  et  naïfs,  aux  âmes 
épurées  par  la  souffrance.   La  société  idéale  dont  l'Evan- 
gile annonce  l'avènement  au-delà  des    limites  de   la    terre 
sera  le  contre-pied  des  sociétés  humaines.    Les   premiers 
rangs  et  les  meilleures  chances  de  félicité  y  appartiendront 
aux  petits  et  aux  humbles;  ce  sera  un  litre  d'être  pauvre  et 
d'avoir  souffert,  un  danger    d'avoir  été  riche  et  heureux. 
Jamais  les  illusions  et  les  préjugés  qui  régnent   parmi  les 
hommes  ne  furent  moins  ménagés,  jamais  on   ne   montra 
mieux  la  vanité  des  biens  que  le  monde  estime,  le  néant  de 
la  gloire,  de  la  richesse,    de    la   prospérité,    du  bonheur. 
Aussi  la  foule  suivait-elle  les  pas  du  divin  Maître  en  s'eni- 
vrant  de  sa  parole,  tandis  que  l'aristocratie  de  la  Judée,  les 
prêtres,    les  docteurs,  les  pharisiens  le  condamnaient    à 
mort.  On  le  punissait,  non  d'avoir  ameuté  le  peuple  contre 
les  pouvoirs   établis  qu'il  respecta  toujours,   mais  de   ne 
laisser  debout  aucune  des  conventions,  aucun  des  menson- 
ges par  lesquels  les  hommes  trompent  et  dominent  leurs 
semblables.  Aux  yeux  de  ses  adversaires,  Jésus  commet- 
tait un  crime  plus  grand  que  s'il  avait  aspiré  au  gouverne- 
ment ;  il    apprenait  aux   victimes  des  inégalités  sociales  à 
s'affranchir  de  la  domination   d'un  maître  ou  d'une  caste 
par  la  liberté  de  la  prière  et  de  la  foi.  Comment  les  puis- 
sants de  la  terre  lui  eussent-ils  pardonné?  Il  avait  beau  ne 
pas  conspirer  contre  eux;  il  leur  enlevait  leurs  sujets  pour 
les  transporter  hors  de  leurs  atteintes  dans  le  royaume  de 
son  Père.  Il  leur  laissait  les  corps,  mais  il  leur  avait  pris 
les  âmes  et  il  ne  les  rendait  plus. 


AU    DISCOURS    DR    M.     RICNAN.  Sqi 

Vous  avez  voulu,  Monsieur,  par  un  scrupule  qui  vous 
honore,  visiter  le  coin  de  (erre  |)rivilégié  oij  s'accom- 
plit la  transformation  morale  du  nutnde.  Vous  en  rappor- 
tez des  paysag^es  exquis,  d'une  grâce  sobre  et  sévère,  donl 
les  couleurs  discrètes  se  fondent  en  général  dans  la  trame 
de  votre  réei(.  V^ous  cédez  quelquefois  à  l'entraînement  de 
votre  imagination  ;  il  vous  arrive  eà  et  là  de  décrire  sans 
but,  en  véritable  artiste,  pour  le  seul  plaisir  de  décrire  ; 
mais  d'ordinaire  la  description  n'est  à  vos  yeux  qu'un  élé- 
m<nl  durable,  une  |)ail  ic  \  ivante  encore  de  l'histoire  du 
passé.  Si  vous  peignez  la  ravissante  nature  delà  Galilée  en 
l'opposant  à  la  sombre  tristesse  des  environs  de  Jérusalem, 
c'est  pour  nous  faire  comprendre  par  des  images  maté- 
rielles le  contraste  de  la  douceur  de  l'Kvangile  cl  de  la  du- 
reté de  l'Ancien  Testament.  La  loi  d'amourqui  allait  régé- 
nérer l'univers  devait  sortir,  non  des  âpres  rochers  de  la 
Judée,  mais  de  l'aimable  pays  où  la  campagne  se  couvre  de 
fleurs  pendant  les  mois  de  mars  et  d'avril  ;  où  les  ani- 
maux semblent  encore  aimer  l'homme  et  se  laisscnl  ap- 
procher par  le  voyageur  ;  où  les  eaux  jaillissantes,  les  pom- 
miers, les  noyers,  les  grenadiers  cntouraieni  d'un  cadre 
de  fraîcheur  et  de  verdure  la  délicieuse  pastorale  du  chris- 
tianisme naissant.  Là  tout  ce  que  l'homme  n'a  pu  détruire 
respire  encore  l'abandon,  la  douceur,  la  tendresse,  comme 
au  temps  où  le  divin  Maître,  au  milieu  des  vertes  collines 
et  des  claires  fontaines,  parmi  les  troupes  d'enfants  et  de 
femmes,  annonçait  le  salut  et  la  gloire  d'Israël. 

Les  disciples  de  Jésus  continuèrent,  après  sa  mort,  la 
tradition  fie  la  loi  d'amour  :  ils  s'aimèrent  véritablement 
les  uns  les  autres  ;  ils  aimèrent  Dieu  par-dessus  tout.  V^ous 


398  RÉPONSE    l)K    M.     MKZIÈRES 

tracez  un  portrait  charmant  de  cette  société  primitive,  si 
pure  et  si  pieuse,  où  chacun  croyait  sentir  passer  sur  sa 
tête  le  souffle  du  bien-aimé,  où  les  langues  se  déliaient 
pour  répandre  la  parole  de  vie,  où  le  don  des  larmes  ren- 
dait éloquents  et  persuasifs  ceux  mêmes  qui  ne  savaient 
point  parler.  Alors  commença  le  règne  de  la  vertu  chré- 
tienne par  excellence,  le  règne  de  la  charité  ;  des  institu- 
tions, que  le  monde  païen  ne  connaissait  pas,  associèrent 
dans  un  commun  olTort,  pour  le  soulagement  des  pauvres 
et  des  malades,  l'espint  d'ordre  de  l'homme  et  l'actif  dé- 
vouement de  la  femme.  Celle-ci  n'eut  plus  à  disputer  sa 
place  au  sein  d'une  société  dure  ou  indifférente  ;  le  chris- 
tianisme offrit  aux  veuves  privées  des  joies  de  l'amour  hu- 
main, aux  vierges  dédaignées  ou  trop  pures  pour  le  ma- 
riage, la  consolation  infinie  de  se  rendre  utiles  encore  en 
consacrant  leur  vie  à  l'adoucissement  des  misères  hu- 
maines. Temps  heureux  où  la  sécheresse  du  droit  romain 
était  tempérée  pour  la  première  fois  par  le  sentiment  de  la 
fraternité,  où  l'homme  découvrait  que  la  famille  temporelle 
ne  lui  suffit  pas  toujours,  qu'il  lui  faut  quelquefois  des 
frères  et  des  sœurs  en  dehors  de  la  chair  ! 

La  puissante  figure  de  saint  Paul  revit  sous  votre  plume 
avec  ses  traits  caractéristiques,  sans  que  vous  cédiez  tou- 
tefois à  la  tentation,  commune  aujourd'hui,  d'exagérer  son 
importance  et  de  lui  attribuer  une  part  prépondérante  dans 
la  fondation  du  christianisme.  Vous  laissez  chacun  à  sa 
place.  Le  génie  de  l'homme  qui  ne  connut  pas  le  Christ, 
qui  ne  goûta  point  l'ambroisie  de  sa  prédication,  ne  peut 
se  comparer  à  la  simplicité  des  Apôtres,  héritiers  directs, 
disciples  inspirés  de  la  parole  évangélique.  C'est  assez  pour 


Al      DISCOlUS     l)i:     M.     RENAIS.  899 

la  gloire  de  saint  Paul  d'avoir  porté  la  bonne  nouvelle  à 
travers  le  monde  païen  cl  commencé  cette  conversion  des 
Gentils  qui  devait  s'étendre  aussi  loin  que  la  domination 
romaine. 

Les  conquêtes  faites  par  la  force  marquaient  d'avance 
la  carte  des  conquêtes  morales  du  christianisme.  La  pre- 
mière géojïrapliie  chrétienne  fut  celle  même  de  l'Empire. 
La  nouvelle  religion,  favorisée  dans  son  premier  essor  par 
l'unité  du  monde  romain,  se  plaçait  ainsi  dès  le  début  en 
dehors  et  au-dessus  des  questions  de  nationalité,  de  race, 
de  patrie  :  elle  franchissait  les  frontières  qui  séparent 
les  peuples,  pour  se  présenter  comme  la  religion  de  l'hu- 
manité. 

On  aime  à  vous  suivre,  Monsieur,  dans  les  pays  où  l'ar- 
dent Apolre  vous  entraîne  sur  ses  pas  ;  vous  savez  recom- 
poser la  physionomie  des  sociétés  évanouies,  retrouver 
sous  la  poussière  du  passé  les  éléments  de  sympathie  ou 
d'opposition  que  rencontrait  le  premier  missionnaire  du 
christianisme.  Ici  reparaît  Athènes,  terre  de  la  beauté,  où 
la  plus  noble  des  races  réalisa  l'Idéal  :  Athènes,  patrie  de 
l'art,  de  la  science,  de  la  philosophie,  de  la  politique  ;  plus 
loin  Corinlhe,  riche  et  brillante,  cité  cosmopolite,  ouverte 
au  commerce  et  au  plaisir;  plus  corrompue,  mais  aussi 
moins  subtile  et  plus  capable  de  se  laisser  toucher  par  la 
parole  divine;  puis  la  vaste  Antioche  avec  le  fourmillement 
de  ses  cinq  cent  mille  fîmes,  avec  le  contraste  de  ses  dé- 
bauches asiatiques  et  de  sa  civilisation  grecque,  de  la  ma- 
gnificence de  ses  beaux  quartiers  et  de  la  misère  sordide 
de  ses  classes  populaires  ;  Éphèse  enfin,  dont  la  population 
mêlée,  sans  racines  locales,  sans  préjugés  de  naissance  ou 


^OO  RÉPONSE    DK    M.    MÉZtÈRFS 

de  race,  semblait  toute  préparée  à  subir  sans  résistance  le 
charme  victorieux  de  la  prédication  chrétienne. 

Vous  laites  revivre  ces  vieilles  cités,  vous  nous  reportez 
vers  cesàgcs  disparus  avec  une  telle  puissance  d'imagina- 
tion qu'on  croirait  lire  le  récit  d'un  témoin  oculaire,  d'un 
compagnon  des  voyages  de  saint  Paul.  Vous  l'avouerai-je 
cependant?  A  l'admiration  très-vive  qu'inspire  votre  ta- 
lent se  mêle  un  jx-u  d'inquiétude.  On  est  plutôt  séduit 
par  la  grâce  de  votre  style  que  convaincu  par  la  force  de 
de  votre  exposition.  La  poésie  coule  chez  vous  d'une 
source  si  naturelle  et  si  abondante,  que  la  richesse  du  poète 
peut  faire  douter  quelquefois  de  la  prudence  de  l'historien. 
On  se  demande  dans  quels  mémoires  inédits,  dans  quels 
documents  connus  de  vous  seul,  vous  puisez  tant  de  détads 
jusqu'ici  inaperçus. 

Avant  vous,  on  a  beaucoup  écrit  sur  saint  Paul  ;  per- 
sonne cependant  n'avait  été  admis  dans  son  intimité  au 
même  degré  que  vous.  Un  critique  éminent  (i)  prétend  que 
vous  l'avez  vu  ;  il  le  faut  bien,  puisque  vous  nous  le  pré- 
sentez le  premier  comme  un  laid  petit  Juif,  puisque  vous 
nous  le  décrivez  des  pieds  à  la  tète  :  «  Il  était,  dites-vous, 
de  courte  taille,  épais  et  voûté.  Ses  fortes  épaules  por- 
taient bizarrement  une  tête  petite  et  chauve.  Sa  face  blême 
était  comme  envahie  par  une  barbe  épaisse,  un  nez  aquilin, 
des  yeux  perçants,  des  sourcils  noirs  qui  se  rejoignaient 
sur  le  front.  »  On  ne  vous  accusera  pas  du  moins  de  flatter 
vos  héros.  Sans  vous,  la  plus  grande  partie  du  genre 
humain   n'aurait  jamais  mis  en  doute  la  beauté  physique 


f|,(i)  M.  Edmond  Scherer,  Études  sur  la  lillêratuve  contemporaine. 


Al    DISCOURS  i)i;  M.   ni;\.\\.  4o' 

de  l'apùlic  des  gentils.  Vous  nous  donnez  aussi  des  ren- 
seignemenls  nouveaux,  mais  celte  fois  plus  agréables,  siu- 
la  personne  de  saint  Luc. 

Nous  savions  seulement  cjuil  Tlail  niédecin.  Nous 
apprenons  par  vous  qu'il  avait  reçu  une  éducation  juive  et 
hellénique  assez  soignée,  que  son  esprit  doux  et  conciliant, 
son  caractère  modeste  faisaient  de  lui  l'idéal  du  disfi])le, 
tju'il  aimait  les  officiers  romains,  surtout  les  centurions, 
et  qu'il  composa  probablement  les  cantiques  de  son 
Evangile.  Voilà  bien  des  nouveautés  en  même  temps, 
li'art  charmant  de  la  dixinalion,  ([ui  vous  fait  pénétrer 
si  |)rofondément  dans  les  délicatesses  de  la  conscience, 
dans  les  replis  de  la  pensée  humaine,  ne  vous  entraînc- 
t-il  pas  cette  fois,  malgré  vous,  hors  des  limites  de  la 
réalité  ? 

Dans  une  autre  circonstance,  vous  essayez  généreuse- 
ment de  réhabiliter  l'inq^ératiice  Faustine,  femme  de  Marc- 
Aurèle,  fort  malti-aitée  par  les  historiens.  Quelques-uns  de 
vos  arguments  sont  inattendus.  \  ous  avouerez  qu'on  n'a 
guère  l'habitude  d'invoquer,  en  faveur  de  la  lidélilé  d'inie 
femme,  la  confiance  (ju'eile  inspire  à  son  mari.  Il  est  de 
règle  au  contraire,  dans  la  vie  et  au  théâtre,  —  les  auteurs 
dramatiques,  nos  confrères,  vous  \c  diraient  mieux  que 
moi.  —  que  les  maris  trompés  soient  toujours  aveugles 
et  qu'ils  ne  sachent  jamais  ce  que  tout  le  monde  sait  sur 
leur  compte.  En  lisant  votre  ingénieuse  et  savante  disser- 
tation en  l'honneur  de  l'impératrice  Faustine,  je  ne  pou- 
vais m'cmpèeher  de  me  rappeler  ce  mot  piquant  et  juste 
d'une  marquise  du  dernier  siècle  dont  le  mari  se  portait 
garant  de  la  vertu  d'une  femme  attaquée  devant  lui  : 
ACAl).    I  u.  5i 


4o2  RÉPONSE    DK    M.     MKZIKUKS 

«  Comment  faites-vous,  Monsieur,  pour  être  si  sûr  de  ces 
choses-là  ?  » 

Si  vous  laissez  pénétrer,  plus  qu'il  ne  le  faudrait  peut- 
être,  la  poésie  dans  l'histoire,  avons-nous  le  droit  de  vous 
en  faire  un  reproche  ?  Ne  sommes-nous  pas  tous  un  peu 
vos  complices?  En  même  temps  que  s'est  développé  depuis 
un  demi-siècle  le  goût  des  recherches  exactes,  le  besoin 
des  informations  précises,  ne  poursuivons-nous  pas  dans 
les  ouvrages  historiques  une  autre  source  d'émotion  que 
le  plaisir  de  la  vérité  découverte  ?  La  place  qu'ont  prise 
dans  nos  souvenirs  des  exemples  admirés,  linfluence 
qu'exercent  encore  de  loin  l'imagination  hardie  de  Cha- 
teaubriand, la  pénétration  historique  de  Walter  Scott,  la 
séduction  de  la  manière  et  du  style  de  Michelet,  nous  lais- 
sent-elles la  liberté  d'esprit  nécessaire  pour  séparer  réso- 
lument l'histoire  du  roman  et  le  roman  de  l'histoire? 
Aurons-nous  le  courage  de  sacrifier  au  désir  de  n'être  que 
vrais  l'habitude  de  ces  investigations  poétiques  qui,  à  tra- 
vers beaucoup  d'hypothèses  et  d'illusions,  nous  révèlent 
peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  découvrir  dans  le 
passé,  les  mobiles  secrets,  les  ressorts  mystérieux  des 
actions  humaines  ?  Serons-nous  plus  près  de  la  vérité 
définitive,  lorsque  nous  l'aurons  réduite  aux  seuls  événe- 
ments incontestables,  sans  nous  permettre  aucune  échap- 
pée dans  le  domaine  de  l'âme,  aucune  ouverture  sur  ce 
monde  de  la  conscience  qui  appartient  aussi  à  l'histoire, 
mais  dont  les  agitations  ne  se  vérifient  pas  comme  une 
date  ou  comme  un  fait?  Votre  méthode,  Monsieur,  se 
défend  par  des  raisons  plausibles  ;  elle  est  encore  mieux 
défendue  par  votre  rare  talent. 


AL'    DISCOIRS    DK    M.     UKNW.  4o3 

La  iiaturo  dos  (jucslioiis  icligiini>t's  que  vous  liaito/.  et 
la  liberté  de  votre  langage  devaient  vous  exposer  à  de  vives 
attaques.  Vous  ne  vous  en  êtes  point  ému  ;  vous  avez  com- 
pris (juels  sentiments  respectables  poussaient  les  personnes 
pieuses  à  dél'endrc  contre  vous  avec  énergie,  queUpielois 
mémo  avec  passion,  des  doctrines  chères  et  sacrées.  Beau- 
coup de  vos  adversaires  ont  charge  d'àmes  ;  ils  ne  parlent 
pas  seulement  pour  eux-mêmes  ;  ils  veillent  par  devoir  au 
repos  des  consciences  commises  à  leur  garde.  L'élévation 
morale  avec  laquelle  vous  jugez  cette  situation  témoigne 
de  la  sérénité  de  votre  esprit.  Vous  ne  répondez  pas  à  la 
polémique  par  la  polémique,  à  l'invective  par  l'invective  ; 
vous  reconnaissez  et  vous  respectez,  chez  la  plupart  de 
ceux  qui  vous  combattent,  la  pureté  des  motifs  qui  les 
inspirent.  Ce  n'est  pas  de  la  colère  que  vous  éprouvez  à 
leur  égard  ;  c'est  plutôt  de  la  sympathie,  comme  l'attestent 
les  paroles  suivantes  qui  paraîtraient  plus  généreuses,  s'il 
ne  s'y  mêlait  quelque  nuance  de  dédain  :  «  J'ai,  dites-vous, 
un  goût  assez  vif  des  choses  de  la  foi,  pour  qu'il  m'ait  été 
donné  d'apprécier  doucement  ce  qu'il  y  a  eu  parfois  de 
touchant  dans  le  sentiment  qui  inspirait  mes  contradic- 
teurs. Souvent  en  voyant  tant  de  naïveté,  une  si  pieuse 
assurance,  une  colère  partant  si  franchement  de  si  belles 
et  bonnes  âmes,  j'ai  dit,  comme  Jean  Huss,  à  la  vue  d'une 
vieille  femme  qui  venait  apporter  un  fagot  à  son  bûcher  : 
0  sancta  simplicitas  !  » 

Vous  tenez  en  même  temps  à  rassurer  les  orlliodoxies 
sur  les  conséquences  possibles  de  vos  recherches  reli- 
gieuses. Vous  vous  défendez  de  toute  velléité  d'attaque 
contre  les  cultes  établis,  de  toute  idée  de  prosélytisme,  de 


4o4  RÉPONSE    DE    M.    MÉZIKRES 

toute   tentation  âc  former  des  disciples.    Vous  ne  voulez 
être  qu'un  penseur  solitaire,  vous  ne  proposez  que  des  opi- 
nions théoriques  sans  faii-c  .uicun  elTort  pour  attirer  à  vous 
des  adhérents.  Vous  laissez  même  entrevoir  (pu>  si  quel- 
qu'un s'avisait  de  penser  comme  vous,  vous  seriez  tenté 
d'abandonner  vos    propres  idées  :    il   vous    en    coûterait 
moins  de  les  modifier  que   de  les  voir  applicpiées  et  pro- 
fanées par  des  esprits  vulgaires.  «  Gardons-nous  de  rien 
fonder,  dites-vous  quelque  part;  restons  dans  nos  églises 
respectives  ;  profitons  de  leur  culte  séculaire  et  de  leurs 
traditions  de  vertu,  participant  à  leurs  bonnes  œuvres,  et 
jouissant  de  la  poésie  de  leur  passé.  Ne   repoussons  que 
leur  intolérance  ;    pardonnons  même  à  cette  intolérance, 
car   elle   est,  comme  l'égoïsme,  une  des  nécessités  de  la 
nature  humaine.  Jouissons  de  la  liberté  des  fds  de  Dieu; 
mais  prenons  garde  d'être  complices  de  la  diminution  de 
vertu  qui  menacerait  nos  sociétés,  si  le  christianisme  venait 
à  s'affaiblir.  Que  serions-nous   sans  lui?  Qui  remplacera 
ces  grandes   écoles    de   sérieux  et  de  respect,  telles  que 
Saint-Sulpice,  ce  ministère  de  dévouement  des  filles  de  la 
Charité?  Gomment  n'être  pas  effrayé  de  la  sécheresse  de 
cœur  et  de  la  petitesse  qui   envahissent  le  monde?  Notre 
dissidence  avec   les   personnes  qui  croient  aux  religions 
positives  est,  après  tout,  uniquement  scientifique  :  par  le 
cœur,  nous  sommes  avec  elles;  nous  n'avons  cpi'un  ennemi, 
et  c'est  aussi  le  leur,  je  veux  dire  le  matérialisme  vulgaire, 
la  bassesse  de  l'homme  intéressé.  » 

Vous  connaissez  trop  bien,  Monsieur,  la  nature  du  diffé- 
rend qui  vous  sépare  de  l'Eglise  pour  espérer  que  ce  traité 
de  paix,   en  apparence  si  séduisant,    puisse   être   accepté 


Al    nisc.oi  ns  dk   y\.   iu:n.\\.  4o5 

par  (-'IK'.  Dos  t'hrrlit'iis  isolés  pourront  le  sij^uer,  sans 
incpiiôtnde  pour  leur  loi,  mais  à  lilre  purement  personnel, 
en  n'engageant  (pieux-mêmes.  C'est  ainsi  qu'un  con- 
iVèrc  aimé  et  respecté,  dont  nous  portons  encore  le  deuil, 
vous  a  prêté,  au  sein  de  l'Académie.  1  autorité  de  sa  |)a- 
role.  Sa  piété  aussi  large  que  sincère,  sans  oublier  ce  qui 
vous  divisait,  s'attachait  surtout  aux  sentiments  religieux 
qui  vous  étaient  communs.  Lorsipu^  nous  l'entendions 
exposer  vos  litres  avec  la  vivacité  d'un  esprit  qui  l'cste 
jeune,  avec  l'émotion  lapins  pénétrante,  nous  ne  pensions 
pas  qu'il  serait  enlevé  à  notre  alTeclion,  au  moment  même 
où  vous  venez  prendre  parmi  nous  une  place  qii  il  lùl  été 
si  heureux  de  vous  voir  occii[)er.  La  mort,  hélas!  nous 
réservait  ime  autre  douleur  en  frappant,  après  M.  de  Sacy, 
un  confrère  qui  paraissait  plein  de  force,  dont  le  talent 
n'avait  jamais  été  plus  libre,  raeti\ilé  d'esprit  |)Ius 
féconde. 

Les  études  religieuses  forment  assurément  la  partie  la 
plus  considérable  et  la  plus  impoi'tantc  de  votre  œuvre; 
elles  n'ont  pas  suffi  toutefois  à  l'activité  de  votre  esprit. 
Votre  libre  curiosité  se  porte  sans  efforts  sur  les  sujets  les 
plus  divers  pour  y  répandre  la  vie,  la  grâce,  la  lumière.  Je 
ne  parle  ici  ni  de  vos  Dia/of/iies  philosophiques  ni  (]n  drame 
de  Caliban,  fantaisies  brillantes  d'un  homme  d'esprit,  qui 
vous  ont  valu  de  connaître  les  sévérités  des  philosophes  et 
les  défiances  des  politiques,  après  avoir  connu  les  rigueurs 
des  théologiens.  Mais,  dans  tout  le  reste,  comme  on  s'en- 
tend volontiers  avec  un  esprit  tel  que  le  vôtre,  libéral, 
élevé,  tolérant!  Comme  on  subit  le  charme  de  votre  langue 
si  pure,  si  souple  et  si  pleine!  Au  sortir  des  angoisses  que 


4o6  RÉPONSE    l)K    AI.    MKZIÈUES 

causent  toujours  aux  esprits  sérieux  les  controverses  reli- 
gieuses, quelle  joie  de  respirer  en  paix,  loin  de  la  région 
des  orages,  et  de  ne  goûter  en  votre  compagnie  que  des 
plaisirs  sans  mélange! 

Je  vous  félicite  tout  d'abord  de  la  disposition  qui  vous 
porte  à  aborder  toutes  les  questions  pai-  leurs  plus  grands 
côtés.  Deux  sentiments  qui  dominent  votre  critique  la 
maintiennent  sur  les  hauteurs.  Le  premier,  d'origine  toute 
chrétienne,  c'est  votre  x^espect  pour  les  plus  humbles  mani- 
festations de  la  beauté  morale.  La  moindre  vertu  qui  fleu- 
rit dans  un  coin  écarté  du  monde,  le  rayon  de  charité  et 
de  dévouement  qui  éclaire  une  àme  simple,  le  besoin 
d'idéal  qui  se  fait  jour,  sous  la  forme  la  plus  naïve,  chez 
des  êtres  sans  (  iilture  et  sans  grâce,  ont  plus  de  pi'ix  à  vos 
yeux  que  les  recherches  les  plus  savantes  et  les  raffine- 
ments de  la  civilisation.  Vous  ne  suivez  pas  seulement  dans  - 
l'histoire  les  traces  brillantes  ou  glorieuses  ;  vous  aimez  à  m 
retrouver  le  sillon  sur  lequel  se  sont  penchés  les  travailleurs  " 
obscurs;  vous  faites  sortir  de  la  poussière  où  ils  dorment 
les  martyrs  inconnus  ;  vous  accorderiez  volontiers  le  prix 
de  la  vie  aux  héros  ignorés,  à  ceux  qui  ont  aimé,  prié,  lutté, 
souffert  pour  quelque  noble  cause,  sans  que  leur  nom  ait 
traversé  les  siècles.  Partout  où  vous  découvrez  une  belle 
âme,  un  cœur  pur,  une  nature  aimante  et  poétique,  vous  lui 
offrezla  couronne  que  le  monde  ne  décerne  d'ordinaire  qu'au 
génie  et  à  la  gloire.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  néanmoins!  Si 
les  doux  et  les  humbles  vous  attirent,  vous  ne  leur  sacrifiez 
pourtant  aucun  des  droits  de  la  pensée.  Au  sentiment  très- 
vif  de  ce  que  vaut  la  vertu,  vous  joignez  le  sentiment  non 
moins  vif  de  ce  que  pèse  la  haute  culture  intellectuelle  dans 


AL   Discoi  US  m:  m.   hknan.  4^7 

la  balance  des  destinées  humaines,  .le  nous  remercie,  Mon- 
sieur, d'avoir  rappelé  tout  à  l'heure  avec  tant  d'élévation 
ce  (jue  l'espril  humain  doit  à  notre  patrie.  Souvenons- 
nous-en,  non  pour  nous  abuser  sur  nos  défaites,  mais  pour 
les  réparer,  comme  nos  pères  ont  réparé  les  leurs. 
Les  victoires  de  la  pensée  sont  les  seules  qui  défient 
le  temps  et  rpii  ne  connaissent  point  les  retours  de  la 
fortune. 

Vous  paraissez  effrayé,  non  sans  raison,  du  dévelop- 
pement des  appétits  et  des  besoins  matériels,  qui  se  ma- 
nifestent dans  la  société  moderne.  Mais  nous  indique/ le 
remède  au  moment  même  où  vous  signale/  le  mal.  Si  la  ri- 
chesse privée  et  publique  s'accroît,  si  l'aisance  se  généra- 
lise, nous  ne  pouvons  nous  en  plaindre:  c'est  un  bien  réel 
pour  des  milliers  de  nos  semblables  d'être  mieux  vêtus, 
mieux  logés,  mieux  nourris  que  ne  l'étaient  leurs  pères. 
Il  est  vrai  que  ccl  accroissement  graduel  de  la  fortune,  le 
goût  du  bien-être  et  la  soif  de  jouissances  qu'il  développe 
risquent  de  détendre  et  d'amollir  les  caractères  en  désha- 
bituant l'homme  de  savoir  souffrir,  en  ni  liant  de  la  so- 
ciété l'aiguillon  salutaire  du  sacrifice  et  des  privations. 
Vous  nous  proposez  de  résister  à  cette  cause  possible  de 
décadence  morale  par  la  ligue  des  cœurs  purs  et  des  es- 
prits élevés.  Tout  ce  qui  entretient  l'homme  d'un  devoir 
supérieur  à  l'intérêt,  d'une  vie  idéale,  dont  la  \ie  maté- 
rielle n'est  qu'une  obscure  image,  tout  ce  qui  l'arrache  aux 
soucis  et  aux  besoins  de  la  terre  pour  lui  ouvrir  les  pers- 
pectives de  l'infini,  tout  ce  qui  attire  son  attention  vers 
les  grands  problèmes  de  l'art,  de  la  philosophie,  de  la 
science,  contribue  à  l'affranchir  de  la  domination  de  la  ma- 


4o8  RÉPONSE    DK    M.    MÉZIÈRES 

li(  10.  II  rôsislcra  d'autanl  mieux  aux  entraînements  que 
sa  vie  individuelle,  la  vie  de  son  àme  et  de  son  esprit  sera 
plus  intense,  qu'il  connaîtra  mieux  et  qu'il  goûtera  davan- 
tage d'autres  plaisirs  que  les  plaisirs  des  sens.  Si  la  so- 
ciété pouvait  exister  telle  que  vous  la  concevez,  elle  renler- 
merait  une  si  grande  part  d'idéal  que  la  réalité  ne  pèserait 
sur  personne  d'un  poids  Irop  lourd. 

En  analysant  vos  projets  de  réforme  sociale,  on  com- 
prend mieux  que  jamais  (jucl  besoin  impérieux  de  votre 
nature  vous  a  poussé  vers  les  spéculations  religieuses. 
Vous  y  cherchez  l'oubli  de  la  vulgarité  de  l'existence,  la 
joie  paisible  et  profonde  que  procurent  les  communica- 
tions avec  l'infini,  la  continuation  d'un  rêve  enchanté, 
l'espérance  de  eontemplei"  et  de  posséder  enfin  les  vérités 
invisibles.  Vous  êtes  absolument  sincère  lorsque  vous 
vous  considérez  comme  un  des  esprits  les  plus  religieux 
de  votre  temps.  Mais  les  orthodoxies  ne  peuvent  ni  vous 
comprendre,  ni  vous  croire;  tandis  que  pour  vous,  le  sen- 
timent tout  seul  constitue  une  religion,  les  croyants  n'ac- 
cordent ce  nom  auguste  qu'à  un  corps  de  doctrines,  à  un 
ensemble  de  dogmes,  aux  cérémonies  et  aux  pratiques 
d'un  culte  déterminé.  Le  spiritualisme  mystique  et  poé- 
tique ne  leur  suffit  pas;  il  leur  faut  un  symbole  et  une  foi. 
Il  y  a  là  entre  eux  et  vous  un  perpétuel  sujet  de  malen- 
tendu. 

Je  m'étais  promis  de  ne  plus  parler  de  vos  études  reli- 
gieuses et  voici  que  vous  m'y  l'amenez  en  quelque  sorte 
malgré  moi,  tant  cette  grande  et  habituelle  préoccupation 
de  votre  esprit  s'impose  naturellement  à  ceux  qui  vous 
lisent.  Vous  portez  dans  la  littérature  votre   disposition  à 


\i     DiscOLRS  i>i-;   M.    iu;\v\.  '|oq 

n'estimer  que  ce  qui  est   très-sinipli     (ni  loiil   à  lait  supé- 
lieiii'.   Nous  sentez  tout  le  prix  de  la  poésie  tlHomère;   la 
beauté  des  dialo{i;ues   de    Platon   vous  remplit    d'enthou- 
siasme. Mais  au-dessous  des  œuvres  du  génie,  vous  ne  vous 
arrêtez  guère   dans  les  régions    moyennes  des  lifléralures 
elassiques  ;  vous  aimez   mieux   deseendrr  jusqu  aux  origi- 
nes populaires,  jusqu'aux  sources  naïves  et  primitives  de 
la  poésie,  de  l'histoire,  cU-  l'éloquence.  Quelques  pages  re- 
trouvées d'une  vieille  chronique  du    moyen  âge,   un  frag- 
ment inédit  dune  chanson  de  gestes  ou  d'un   roman  de  la 
Table   ronde,  les    elTusions    inconnues    d'un    in\slique   du 
\IIV    siècle    vous    intéressent     plus    que    VArf  poclifpie 
de   Boileau    ou   la    doctrine    savante    de   Port-Royal.    Ici 
encore   vous   |)enehez  du  coté  des   humbles  dont  le  cœur 
seul  a  parlé,  —  non    que   vous  commettie/    la    faute   de 
comparer  ce  qui  ne  se  compare  pas,  non  que  vous  mécon- 
naissiez les  délicatesses  des  civilisations  exquises,  —  iii;ii> 
vous  pensez  qu'elles  se  défendent  toutes  seules  contre  l'ou- 
bli du  monde,  qu'elles  n'ont  pas  besoin  d'avocat  et  (|u  on 
ne  diminue  rien  de  ce  qu'on   leur  doit  en  s'imposant  une 
tâche    moins    recherchée,   en    recueillant  avec   un  pieux 
respect  les  titres  ignorés  de   la  noblesse  humaine.  Quand 
il  s'agit  de  révélations  qui  peuvent  nous  éclaireisur  la  mar- 
che de  l'esprit  humain,  vous  n'attachez  aucune  importance 
au  mérite  de  la  forme;  vous  ne  demandez  aux  vieux  textes 
que  de  \|)iimer  des  sentiments  sincères  ou  de  répondre  à  des 
états  de  lame  significatifs.  Mais  les  œuvres  modernes  n'ont 
aucun  droit  à  la  même   indulgence.  Vous  retrouvez  pour 
les  juger  les  justes  sévérités  d'une   criticpie  élégante   et 
fine.  A  otre  autoiité  dans   les  questions  de  style  est  incon- 

.VCAD.    I-K.  32 


''llO  RÉPONSE    DE    M.    UlÉZlÈUES 

testable;  vous  en  parlez  en  maître.  Peu  de  personnes  ont 
réfléchi  autant  que  vous  sur  les  difficultés  de  l'art  d'écrire; 
nul  n'en  possède  mieux  les  secrets.  Les  écrivains  châtiés 
et  purs  de  notre  temps  ont  toutes  vos  préférences.  Vous 
savez  un  gvé  infini  à  Augustin  Thierry  de  se  contenter 
difficilement,  de  poursuivre  avec  un  soin  jaloux  l'expres- 
sion la  plus  exacte  de  la  pensée  et  de  ne  poser  la  plume 
qu'après  avoir  trouvé  les  mots  définitifs. 

«  La  pensée  n'est  complète,  dites-vous  à  ce  propos,  que 
quand  elle  est  arrivée  à  une  forme  irréprochable,  rnèmc 
sous  le  rapport  de  l'harmonie,  et  il  n'y  a  pas  d'exagération 
à  dire  qu'une  phrase  mal  agencée  correspond  toujours  à 
une  pensée  inexacte.  La  langue  française  est  arrivée  sous 
ce  rapport  à  un  tel  degré  de  perfection  qu'on  peut  la 
prendre  comme  une  sorte  de  diapason  dont  la  moindre 
dissonance  indique  une  faute  de  jugement  ou  de  goût.  On 
ne  comprendra  jamais  l'artifice  infini  que  M.  Thierry 
mettait  dans  sa  composition  ;  ce  qu'il  dépensait  de  temps 
et  de  labeurs  pour  fondre  les  tons,  pondérer  les  parties, 
construire  un  ensemble  harmonieux  avec  des  matériaux 
barbares.  Le  soin  du  style  était  poussé  chez  lui  à  un  degré 
incomparable.  Cette  humble  partie  du  travail  littéraire 
qui  consiste  surtout  à  éteindre  et  à  effacer,  partie  si  peu 
comprise  des  personnes  inexpérimentées,  qui  ne  peuvent 
se  figurer  ce  qu'il  en  coûte  à  l'art  pour  se  cacher,  était 
celle  qu'il  affectionnait  le  plus.  11  dictait  quinze  à  vingt 
lignes  par  jour  et  ne  les  fixait  qu'après  les  avoir  amenées 
au   dernier  degré  de  perfection,   dont  il  était  capable.  »  M 

N'est-ce    point    l'histoire   di-    vos  propres  scrupules   que 
vous  nous  racontez  sous  le  nom  d'un  autre?  Vous  aussi. 


\l      mSCOlKS     1)K     M.     IU:\\N.  /|  I  I 

Monsieur,  malgré  votre  admirable  facilité,  quoique  le 
souffle  puissant  d'une  imafj^ination  toujours  jeune  sou- 
tienne l;i  liehcsse  et  l'amjjleur  de  votre  style,  vous  con- 
naissez les  tourments  de  l'écrivain.  Vous  savez  qu'il  n'y  a 
qu'une  manière  de  bien  dire  ce  qu'on  pense.  Qui  de  nous 
ne  la  cherche  quelquefois  avec  angoisse,  au  milieu  des  ti- 
raillements de  sa  conscience  littéraire,  jusqu'à  ce  qu'il  croie 
l'avoir  rencontrée? 

La  beauté  de  la  forme  exerce  sur  vous  une  telle  séduc- 
tion, qu'il  y  a  des  jours  où  vous  semblez  presque  y  sacri- 
fier la  valeur  de  la  pensée.  J'étais  un  peu  inquiet,  tout  à 
l'heure,  en  vous  entendant  dire  que  la  vérité  d'une  doc- 
trine se  mesure  au  talent  de  celui  qui  la  professe.  Le  vrai 
n'aurait-il  pas  une  existence  indépendante  de  ses  inter- 
prètes? Suflirait-il  qu'un  grand  écri\ain  prît  parti  contre 
les  vérités  que  nous  croyons  éternelles,  pour  les  transl'or- 
mer  en  erreurs?  Tout  serait-il  vanité,  comme  vous  venez 
de  nous  le  faire  entendre,  excepté  l'art  de  traduire  en  un 
beau  langage  les  fantaisies  de  l'imagination  et  le  don  de 
conquérir  la  gloire?  J'en  appelle,  contre  cette  opinion, 
aux  nombreux  passages  de  vos  œuvres,  où  vous  revendi- 
quez les  droits  de  la  conscience  humaine,  la  liberté  pour 
l'homme  de  bien  de  n'accepter  aucun  sophisme  qui  le 
détourne  du  devoir,  la  beauté  de  la  vertu  tentée  par  le 
prestige  du  génie  et  sachant  lui  résister  au  nom  d'un  prin- 
cipe supérieur.  Aussi  bien,  Monsieur,  puisqu'il  ne  vous 
déplaît  pas  de  vous  contredire  quelquefois,  permettez- 
nous  de  choisir,  entre  vos  deux  manières  de  voir,  celle  qui 
nous  paraît  la  meilleure,  vous  nous  pardonnerez  d'autant 
mieux   de    nous  y  tenir  que  vous  y  reviendrez  peut-être 


4ia  RÉI'ONSK    \)y.    M.     MKZIURKS 

voiis-iiR'iiu'  ;   votre   charmant  et   fécond   esprit  ne  nous   a 
pas  encore  dit   son  dernier  mot. 

Je  ne  puis  oublier.  Monsieur,  parmi  tous  vos  titres  un  de 
ceux  qui  vous  recommandaient  |)arti(;ulièrement  aux  suH ra- 
ges de  l'Académie.  Dans  un  temps  où  l'on  n'était  pas  tou- 
jours juste  à  notre  égard,  vous  avez  parlé  de  notre  Com- 
pagnie en  termes  si  bienveillants  que  nous  ne  pourrions 
accepter  tous  vos  éloges,  si  nous  avions  le  droit  d'être 
modestes  pour  nos  prédécesseurs  et  si  votre  présence  ne 
nous  ;ii(lail  aujourd'hui  à  les  mériter.  Vous  avez  pu  le 
dire  a\ ec  raison,  tout  a  changé  en  France  depuis  deux 
cent  cinquante  ans,  exeeplé  l'Académie.  Au  milieu  de  tant 
de  ruines,  elle  seule  reste  debout;  mais,  si  elle  a  résisté, 
c'est  qu'elle  n'a  jamais  attaché  sa  fortune  à  celle  d'une 
institution,  d'un  ordre  ou  d'une  classe  de  la  société;  elle 
tire  sa  force  de  sa  liberté.  Dès  son  origine,  elle  a  été  com- 
posée libéralement  d'écrivains  et  de  gentilshommes;  si 
elle  n'avait  compté  que  des  écrivains,  elle  serait  devenue 
bientôt  une  coterie  littéraire,  sans  liens  avec  le  monde 
élégant,  étrangère  à  la  politesse  et  à  l'esprit  des  salons; 
les  invalités  des  auteurs  l'auraient  désunie  ou  le  pédan- 
tisme  l'aurait  étouffée;  si  elle  n'avait  compté  que  des  gen- 
tilshommes, elle  aurait  péri  par  la  frivolité  avant  d'être 
emportée  par  la  Révolution.  Les  éléments  divers  qui  la 
composaient  l'ont  maintenue  dans  une  région  supérieure 
où  se  rencontraient,  avec  de  mutuels  égards,  sur  un  pied 
de  courtoise  égalité,  la  fleur  de  l'aristocratie  lettrée,  les 
hommes  de  goût,  les  politiques,  les  savants,  les  grands 
poètes  et  les  grands  prosateurs.  Comme  l'Académie  repré- 
sentait ainsi   tout   ce   qui   honore   la    France,  à  des  titres 


\l      DISCOURS    DK    M.     IIE.NAN.  4' 3 

divers,  clic  iia  jamais  été  complètement  vaincue  dans  nos 
discordes  civiles.  Il  s'est  toujours  trouvé  des  vainqueurs 
parmi  ses  membres. 

F.llc  a  même  été  souvent  au  pouvoir;  si  elle  sait  com- 
ment on  s'y  élève,  vous  venez  de  voir  avec  quelle  difi;nité 
elle  sait  en  descendre.  Le  vétéran  des  batailles  parlemen- 
taires, le  puissant  orateur,  qui  récemment  encore,  après 
tant  d'autres  de  nos  confrères,  présidait  le  conseil  des 
ministres,  a  été  suivi  dans  sa  retraite  volontaire  par  le 
respect,  par  la  reconnaissance  de  la  nation. 

On  pourrait  soutenir  avec  vous  qu'aucune  des  personnes 
qui  ont  appartenu  à  notre  Compagnie  dans  le  passé  ne 
lui  a  été  inutile,  pas  même  celles  qui  ne  laissent  après 
elles  aucune  œuvre.  Les  gens  d'esprit  et  de  bon  ton  qui 
continuaient  parmi  nous  la  tradition  de  la  politesse,  qui 
servaient  de  trait  d'union  entre  les  écrivains  et  les  gens  du 
monde,  n'avaient  pas  besoin  d'écrire  pour  être  utiles; 
leur  présence  seule  avait  son  prix.  Sans  doute,  leur  in- 
fluence et  leur  autorité  sont  mortes  avec  eux;  mais  com- 
bien de  livres  aussi  sont  morts,  quoique  composés  par  des 
académiciens!  Vous  nous  attribuez  le  mérite  d'avoir  rem- 
pli, à  toutes  les  époques,  la  tâche  qui  nous  était  confiée. 
Vous  dites  que  nous  avons  ci-éé,  au  WIP siècle,  la  noblesse 
de  la  langue,  et,  au  WIII"  siècle,  la  philosophie.  Aujour- 
d'hui encore  vous  définissez  notre  devoir  en  nous  enga- 
geant à  maintenir  la  délicatesse  de  l'esprit  français.  iNous 
avons  pris  pour  cela.  Monsieur,  le  meilleur  moyen  :  c'est 
de  vous  appeler  parmi  nous.  Vous  êtes  un  maître  dans  l'art 
délicat  de  fixer  en  termes  choisis,  mais  qui  n'ont  rien  de 
recherché   et  qui  semblent  couler  de  source,  les  nuances 


4l4       KKPONSE    DlC    M.     MÉZIÈRES    AU    DISCOURS    DE    M.     RENAN. 

les  plus  lugitives  de  la  pensée;  vous  nous  aiderez  à  mon- 
trer que  notre  langue  peut  exprimer  les  idées  les  plus 
modernes  en  restant  fidèle  à  ses  traditions  les  plus  ancien- 
nes. Vos  qualités  littéraires  sont  celles  mêmes  qui  justi- 
fient la  durée  de  l'Académie  :  comme  elle,  vous  êtes  de 
votre  temps;  comme  elle  aussi,  vous  gardez  la  fleur  et  le 
parfum  du  passé. 


DISCOURS 


DE 


M.   HENRI   MARTIN 

PHONONCÉ  DANS  LA  SÉANCE  PUBLIQUE  DU  13  NOVEMBRE  1879,  EN  VENANT 
PRENDRE  SÉANCE  A  LA  PLACE  DE  M.  TIIIERS. 


Messieurs, 

Vous  avez  récompensé,  par  un  honneur  insigne,  une 
existence  dévouée  tout  entière  à  notre  histoire  nationale; 
vous  m'avez  appelé  à  parler  devant  vous  de  l'illustre  écri- 
vain et  du  grand  homme  d'Etat  qui,  après  avoir  peint,  à 
si  larges  traits  et  dans  des  livres  impérissables,  les  hommes 
et  les  événements  les  plus  extraordinaires  de  nos  annales, 
lègue  à  son  tour  sa  vie  aux  historiens  de  l'avenii'  comme 
un  des  plus  grands  sujets  de  l'histoire. 


''||6  DISCOURS    DK    UKr.KPTION 

Ma  reconnaissance  est  mêlée  d'une  anxiété  bien  natu- 
relle et,  je  puis  dire,  d'une  sorte  d'elTroi;  de  lonfi;ucs 
années  de  travaux  m'avaient  moins  préparé  à  remplir  cette 
tâche  périlleuse  qu'à  en  mesurer  les  prodigieuses  diffi- 
cultés. Écrire  la  vie  de  M.  Thiers  avec  le  développement 
qu'elle  comporte  et  l'immense  variété  d'objets  qu'elle  em- 
brasse, serait  une  entreprise  bien  hardie,  et  le  succès  en 
resterait  bien  incertain.  Mais  comment  résumer  en  quel- 
ques pages  tous  les  incidents  mémorables  d'une  si  longue 
carrière,  toutes  les  productions  d'une  si  féconde  et  si  uni- 
verselle intelligence?  Comment  faire  tenir  en  une  heure 
soixante  années  d'une  telle  vie!  Le  jeune  étudiant 
d'Aix  entre  un  jour  dans  Paris,  pauvre,  obscur,  ignoré 
de  tous,  mais  avec  le  sentiment  de  sa  force  et  la  foi 
dans  sa  destinée;  soixante  ans  après,  toul  un  peuple, 
reconnaissant  et  respectueux,  conduit  à  la  dernière  de- 
meure les  restes  vénérés  du  glorieux  vieillard  qui  a  sauvé 
la  patrie  ! 

Il  faut  se  résoudre  à  rester  au-dessous  du  sujet,  au- 
dessous  de  l'attente  publique,  au-dessous  de  sa  propre 
pensée!  Quelque  chose,  pourtant,  rassure  un  peu  mon 
insuffisance  :  ceux  qui  m'entendent  ont  en  mémoire  tout 
ce  que  je  sens  et  ne  puis  rendre  ;  j'espère  que  leurs  souve- 
nirs suppléeront  à  mes  omissions,  et  qu'ils  se  feront,  pour 
ainsi  dire,  mes  collaborateurs  bienveillants;  ce  que  ma 
voix  ne  vous  dira  que  trop  imparfaitement  s'achèvera  dans 


vos  cœurs  ! 


Enfant  de  cette  Provence  qui  nous  avait  donné  Mira- 
beau, né  à  Marseille,  le  16  avril  1797,  d'une  famille  alliée 
aux  deux  Chénier,  le  jeune  Adolphe  Thiers  fut  élevé  dans  le 


i>i:   M.    iiicMU   Mvr.Tiv.  117 

Ivcce  de  sa  \\\\c  iialalc:  t;  ilail  mi  do  ces  nouM'auv  iHablis- 
sorncnîs  de  rEinpirc.  011  Ion  onsoif^nait  la  sciencf  à  la  jeu- 
nesse IVainaise.  tout  cmi  la  préparanl  à  la  guerre.  .M.  I  liieis 
garda  toujoui's  un  bon  souvenir  de  ses  maîtres  et  de  sa  vie 
scolaire.  Il  se  reportait  volontiers  à  ces  premières  années 
où  sa  \i\e  inuiyinalion  a\ait  reçu,  des  bruits  de  victoire 
(pii  arrivaient  incessamment  du  dehors,  une  impression 
inelTaeable  :  la  discipline  un  peu  sévère  des  lycées  impé- 
riaux ne  lui  déplaisait  |)oint;  elle  avait,  comme  toutes  les 
choses  de  ce  temps,  un  tour  militaire  qui  saisit  lorttMiient 
cet  esprit  fait  pour  l'action. 

Les  gloires  de  l'I^mpire  a\  aient  lait  éciore  m  lui  le  sen- 
timent patriotique  :  les  catastrophes  de  1814  et  de  i8i5 
iCnracinèrent  dans  son  àme,  où  la  vivacité  des  sentiments 
n'ôtait  rien  à  leur  profondeur:  le  patriotisme  devint  la  pas- 
sion maîtresse  qu'on  retrouve  toujours  chez  lui  sous  toutes 
les  autres,  et  qui  imprime  le  caractère  essentiel  à  sa  vie  et 
en  fait  l'unité.  Il  avait  de  dix-sept  à  dix-huit  ans  à  l'époque 
des  deux  premières  invasions.  Nos  malheni-s  IVappèicinl 
douloureusement  son  adolescence;  sa  vieillesse  devait  les 
\oir  revenir  plus  terribles  et  se  dévouer  à  les  réparer. 

Après  les  calamités  de  i8i4  et  de  181 5,  la  France  mani- 
festa, comme  elle  la  fait  après  les  désastres  inouïs  de  1870 
et  1871,  cette  vitalité  indestructible  qui  fait  l'étonnement 
des  nations  :  elle  se  releva  avec  la  merveilleuse  élasticité 
dont  elle  est  douée;  l'esprit  public,  étouffé  sous  l'Empire, 
se  réveilla  et  s'efforça  de  conquérir  la  liberté  pour  se  con- 
soler de  la  grandeur  perdue.  La  large  carrière,  ouverte  par 
89,  fermée  par  le  18  brumaire,  se  retrouvait  iiccessible 
à  toutes  les  activités,  à  toutes  les  espérances.   Le    lycéen 

ACAD.     IH.  53 


4l8  DISCOIHS    Dr,    UÉCKI'TION 

de  Alfirseille,  devenu  édidianl  on  droit,  puis  reçu  avocat 
à  Aix,  essaya  d'abord,  dans  les  lettres  et  au  barreau, 
sa  parole  hardie  et  sa  plume  déjà  ferme  autant  (|u'élé- 
gante.  L'éloge  qu'il  lit  de  Vauvenargues  fut  eouronné  par 
l'Académie  d'Ai\.  Il  avait,  \v  premier,  deviné,  chez  ce 
!in!)l('  penseur  sitôt  enlevé  à  la  France,  chez  "  ce 
jeuui-  sage  »  doiil  Vollaire  admirait  la  résignation  stoïque, 
riioinme  dacliou  mourant  avec  le  regret  de  s'être  vu 
refuser  la  vie  active.  Sa  propre  nature  lui  avait  révélé  le 
secret  des  douleurs  de  son  héros. 

M.  Thiers  se  sentait  dès  lors  appelé  sur  un  autre  théâtre 
que  sa  vieille  cité  provençale.  Les  mêmes  aspirations  ani- 
maient près  de  lui  l'ami  de  ses  jeunes  années,  qui  devait 
être  l'ami  de  ses  derniers  jours  et  dont  le  nom  ne  sera 
jamais  séparé  du  sien.  MM.  Thiers  et  Mignct  s'étaient 
promis  que  le  premier  des  deux  auquel  s'ouvrirait  la 
grande  lice  parisienne  y  appellerait  l'autre.  La  chance 
échut  à  M.  Mignet.  Couronné  par  l'Académie  des  Inscrip- 
tions pour  un  Essai  sur  les  Institutions  de  saint  Louis,  il 
quitta  Aix,  et,  quelques  semaines  après,  les  deux  amis 
étaient  réunis  à  Paris;  ils  allaient,  la  main  dans  la  main, 
chercher  le  secret  de  leiu"  aAcnir,  portant  au  combat  de  la 
vie  même  cœur  et  même  pensée,  avec  des  formes  d'esprit 
et  des  tendances  très-diverses,  qui  menèrent  l'un  à  la 
retraite  studieuse  et  féconde,  poussèrent  l'autre  à  l'action 
la  plus  vaste,  exercée  pendant  cinquante  années  du  siècle 
le  plus  agité. 

Onétait  en  1821.  MM.  Thiers  et  Mignet  tombèrent  dans 
un  milieu  plein  de  mouvement,  de  passion,  de  contrastes 
émouvants,  d(^  brillantes  nouveautés,  essentiellement  pro- 


l)K     M.     llfiMU     MAUriN.  /j  U) 

pice  aux  jeunes  talents  et  aux  lé{i;ilinios  anibilions.  Dans  la 
j>olilique,  c'était  la  lutte  pour  les  pi-incipes  de  89,  les  écla- 
tants débats  (le  la  liihune  et  de  la  presse;  dans  les  let- 
tres, c'était  la  philosophie  sjjiritualisle,  dominant  axce 
MM.  Royer-Collard  et  Cousin;  I  histoire,  présenlaiil  des 
aspects  nouveaux,  avec  MM.  Guizol,  \  illeniain,  Augustin 
Thierry;  la  poésie,  régénérée  par  des  génies  qui  appor- 
taient des  inspirations  inconnues;  l'érole  roniantif|ue.  en- 
\ahissant  les  arts  comme  la  litléralnrc 

M.  Thiers  s'intéresse  à  tout,  comprend  loul,  se  mêle  à 
lout. 

Les  deux  amis  avaient  été  introduils  dans  Icnioti  de  libé- 
ral sous  les  auspices  de  Manuel,  qui  avait  jugé  {l'un  (  ou[» 
d'œil  ce  que  \andiaient  de  telles  leiiiies;  ils  abordèrent 
ensembli>  la  p()lili(jue  j)ar  le  journalisme.  I  histoire  par 
l'étude  de  celle  })rodigieuse  phase  de  89  au  18  brumaire, 
(|ui.  tant  débattue  et  si  mal  connue  parce  qu'elle  était  de 
la  \eille,  attendait  ses  historiens  et  ses  juges.  Ces  deux 
esprits  si  diversement  doués  lurent  engagés  par  les  cir- 
constances, chactni  dans  la  Noie  (pii  lui  ('(ail  le  mieux 
séante.  Un  libraire  demanda  à  .M.  Mignet  un  résumé  de 
l'histoire  de  la  Révolution.  I^e  jeune  |nd)Ii<;isle  y  trouva 
l'occasion  d'appliquer  son  aptitude  éminente  à  concen- 
trer, à  généraliser,  à  réduire  les  laits  en  axiomes  el  en 
idées.  Son  livre,  d'une  maturité  si  précoce,  semblait  la 
conclusion  et  non  le  commencement  tl  une  carrière  d'his- 
torien. 

M.  Thiers  eut  même  Ibitune.  In  hoiumc  d  Csprit  el  de 
sens,  -M.  Félix  Bodin.  invité  à  éerii-e  une  histoire  déve- 
loppée de  la   Révolution  el  jugeant  l'œuMe  au-dessus  de 


,\:io  Discotus  \m  iiicciu'Tion 

SCS  forces,  en  liiinsinil  le  faidcim  ;ui  jcnino  rédaclciir  du 
('onstitutionnel :  il  iiMiil  prcsscnli  clic/,  M.  Thicrs  loulcs  les 
raciillés  propres  à  iiiclli'c  en  inoincmcnt .  dans  nn  lari;c  cl 
\  i\aiit  récit,  le  drame  de  riiistoire. 

l/hoinme  polilicpic.  chez  iM.  riiiers,  doininail  déjà 
riioinme  delcUrcs;  sans  négliger  aucune  source  d'infor- 
mation, il  fit  son  livre,  moins  avec  des  livres  qu'avec  la 
parole  des  actcui-s  de  la  liévolution  qu'a\aicnt  épargnés  le 
temps  et  les  orages.  Il  se  mit  en  raj)|)oil  avec  tout  ce  qui 
reslail  de  la  grande  époque,  avec  tous  les  hommes  qui 
axaient  vu  et  (|ui  avaient  agi;  il  trouvait  là  un  j)récieu\ 
conq)lémcnt  cl  un  vivanl   commcnlaire  des  documents  oii- 


guiaux. 


Ce  jeune  homme  étonnait  les  vieux  généraux,  les  vieux 
administrateurs,  les  anciens  membres  des  assemblées  de 
la  Uévolution,  en  leur  éclaircissant  à  eux-mêmes  leui-s 
propres  souvenirs  par  la  manière  dont  il  résumait  dcvani 
eux  ce  qu'ils  venaient  de  lui  ap|>rendre  :  sa  puissance  d'as- 
similation était  prodigieuse,  et  ce  que  son  esprit  si  vil' 
a\ail  pénétré  d'un  coup  d'œil,  son  talent  le  mettait  en 
scène  avec  un  naturel  qui  était  le  comble  de  l'art.  A  cette 
rare  faculté  du  récit  et  du  movivement,  qu'on  lui  avait 
reconnue,  dès  la  première  heure,  conune  à  un  grand  ar- 
tiste, il  joignait  de  plus  en  plus  la  faculté  politicpie  de 
saisir  avec  rapidité  tout  ce  qui  était  administration,  finan- 
ces, organisation  militaire  ou  civile.  Dans  son  livre,  qui 
se  renforçait  à  mesure  qu'il  avançait,  on  pouvait  signaler  un 
double  caractère  au  point  de  vue  de  l'intelligence  et  du 
sentiment.  C'étaient,  d'une  part,  ces  lumineuses  exposi- 
tions des  faits  administratifs  cl  militaires  cpii  e\j)liquaienl 


1)1.    M.    iii;m«i    M\uri>.  ^21 

iicKciniMil  pour  la  picinière  l'ois  au  public  l'organisalion 
(If  la  (iéronsc  nationale  durant  la  Révolution;  de  l'autre 
paît,  la  svmpatliit'  pour  tous  les  lioiiMncs  qui  s\Haient 
inonli(''s  à  la  fois  actifs  et  généreux. 

■(  .lai  tàclié,  disait-il,  d'apaiser  eu  moi  huit  sentiment 
«  de  haine:  je  niv  suis  tour  à  (oui'  lii;nrc  (pie,  né  sous  le 
f  chaume,  aninu'-  d  une  Juste  ambition,  je  \oiilais  acquérir 
<i  ee  (pie  l'ori^iieil  des  hautes  classes  m'avait  injustement 
"  refusé;  ou  bien  cpiélevé  dans  les  palais,  héritier  d'an- 
«  tiques  privilèges,  il  m'était  douloureux  de  renoncer  à 
<<  une  possession  que  je  prenais  pour  une  propriété  légi- 
«  tiine.  Dès  lors,  je  n'ai  pu  nrinilci';  j'ai  plaint  les  eom- 
«  battants,  et  je  me  suis  dédommagé  en  adorant  les  Ames 
«   généreuses.  » 

Sa  nature,  bienveillante  autant  (pTénergique,  lui  avait 
rendu  facile  d'étouffer  la  haine  dans  son  cœur,  blipiitablc 
envers  les  advei-saires  des  hommes  et  des  idées  de  8(),  im- 
partial entre  les  groupes  cpii  ont  lutté  au  sein  de  la 
Révolution,  il  n'a  d'autre  parti  que  celui  de  la  Révolu- 
tion elle-même  et  de  la  l'rance.  L'historien  eoinmence 
ainsi  que  l'homme  d'État  doit  finir.  C'est  que  l'historien  et 
l'homme  d'Etat  ne  sont  et  ne  seront  jamais  qu'un  chez 
lui.  Tout  ce  (pr('liidic,  tout  ce  qu'apprend  l'écrivain, 
l'homme  polilitpie  le  mettra  en  œuvre.  On  peut  dire  de 
M.  Thiers  qu'il  l'ait  l'histoire  et  que  l'histoire  le  fait. 

Je  viens,  .Messieurs,  de  parler  de  .M.  Thiers  comme 
écrivain,  et,  cependant,  je  m'aperçois  que  je  ne  me  suis 
préoccupé  que  du  fond  et  non  de  la  forme,  des  qualités 
politiques  et  non  des  qualités  littéraires.  M.  Thiers  a 
été,    pour  ainsi   dire,   grand  écrivain  sans  y  songer.  Il  ne 


^22  DISCOURS    DE    RÉCEPTION» 

pense  qu'à  dire  nettement  et  complètement  ce  qu'il  a 
à  dire;  il  ne  cherche  jamais  les  effets  de  style  :  il  n'éblouit 
pas;  il  n'étonne  pas;  trois  qualités  maîtresses  dominent 
tout  chez  lui  :  la  clarté,  le  jugement  et  le  mouvement;  il 
satisfait  l'esprit  par  sa  lucidité  et  sa  justesse;  il  l'entraîne, 
sans  le  lasser  jamais,  par  sa  vivacité  qui  ne  s'emporte  ni 
ne  s'arrête;  c'est  le  pas  bien  réglé  d'une  marche  mili- 
taire. Avant  d'avoir  agi,  il  est  déjà  l'historien  honiuie 
d'action,  lel  (pu-  la  Grèce  nous  en  a  légué  les  types  impé- 
rissables dans  un  Thucydide  ou  un  Xénophon. 

Que  sert  d'insister?  Pourquoi  m'épuiser  à  expliquer 
ici,  d'une  façon  si  imparfaite,  ce  que  M.  Thiers  nous  a  ré- 
vélé lui-même  avec  tant  de  force  et  de  lumière?  Trente 
ans  après,  parvenu  à  la  plénitude  de  son  génie  et  de  son 
expérience,  n'a-t-il  pas  exposé  magistralement,  dans  des 
pages  monumentales,  comment  il  concevait  ce  qu'est 
l'histoire  et  ce  que  doit  être  l'historien?  Ce  qui  est  inspi- 
ration, spontanéité  chez  l'historien  de  la  Révolution, 
deviendra  conception  i^éfléchie  ,  haute  théorie  chez  l'histo- 
rien du  Consulat  et  de  l'Empire. 

Mais  n'anticipons  pas  sur  le  cours  de  sa  longue  carrière. 
Revenons  à  ces  heureuses  etbrillantes  années  de  sa  jeunesse, 
où  son  intelligence  ouvrait  les  ailes  dans  toutes  les  direc- 
tions! N'oublions  pas  un  des  traits  caractéristiques  de 
cet  esprit  si  sympathique  et  si  compréhensif.  L'historien 
journaliste  se  reposait  des  récits  du  passé  et  des  polé- 
miques du  jour  par  de  remarquables  articles  de  cri- 
tique :  il  manifestait  ce  goût  éclairé  des  arts  qui  lui  le 
délassement  et  le  charme  de  sa  vie.  Le  volume  qu'il  publia 
sur  le  Salon  de  iSa?.,  et  les  considérations  esthétiques  aussi 


UK    M.     lir.MU     MARTIN.  4'^-^ 

bien  qu'historiques  qui  en  fornieut  rinlroduolion,  eussent 
suffi  à  fonder  une  renommée  d'écrivain.  M.  Thiers  applau- 
dissait, sans  préjugé  d'école,  à  tout  talent  nouveau  (jui  ho- 
norait la  l*'rancc:  mais  il  échappait,  pai-  la  n(>(lelé  cl  la 
juste  mcsui'c  de  sou  espril,  |:»ar  sa  tradition  ii)('ii(li(Miale 
d'enfanl  adoptit'  de  la  Grèce,  aux  exagérations  des  nova- 
teurs, en  même  lenips  cpie,  par  l'ampleur  d'une  iiiLelligenee 
ouverte  à  tout,  il  se  dégageait  des  cadres  étroits  de  la  dé- 
cadence classique. 

La  lutte  entre  la  Restauration  et  le  libéralisme  allait  à 
une  crise  décisive.  La  situation  de  M.  Thiers  a\ail  grandi, 
et  par  l'éclal  de  son  rùle  dans  la  presse  el  par  le  succès 
de  son  Histoire  de  la  Révolution,  qu'attendaient  d'innom- 
brables éditions.  Au  commencement  de  i83o,  il  fonda  le 
National  avec  M.  Mignet  et  avec  Armand  (îarrel,  ce;  \ ail- 
lant esprit  et  cette  àme  si  for.le.  qui  vit  trop  proinple- 
ment  briser  sa  destinée  ! 

M.  Thiers  affirma  la  politique  du  nouveau  joui  ii;il  pai- 
l'axiome  qui  devint  si  célèbre  :  i'  Le  roi  règne  et  ne  gou- 
verne pas  ».  On  s'abuserail  singulièrement,  si  lOii  ne 
voyait  là  qu'une  machine  de  guerre  inventée  par  M.  Tliicrs 
contre  la  Restauration.  C'était  poui'  lui  autre  chose  (piiine 
arme  :  c'était  un  principe  sans  letpiel  il  jugeait  la  inonai-- 
chie  constitutionnelle  inqDOSsible.  Il  connaissail  Irop  l)ien 
la  logique  française  poui'  croire  que,  chez  nous,  l'opinion 
publique  séparât  jamais  l'action  d'avec  la  responsabililé. 
Ce  qu'il  avait  écrit  en  i83o,  il  le  répétai!  en  i8/|()  :  >  La 
royauté  ir^("^|)ousable  n'est  admissible  que  lorsque  des 
ministres  vraiment  responsables  exercent  le  pou\oii-.  » 

M.  Thiers,  en  iS'3o,  parlait  donc,  non  pas  seulemeiil  en 


l^-xtx  DISCOURS    1)1-;    ItKCKl'l  ION 

MU'  (le  la  brandie  aînée,  qu'il  croyail  à  la  veille  île  sa 
chute,  mais  en  vue  de  la  l)i'anche  cadette,  dont  l'avène- 
ment lui  semblait  inévitable  et  nécessaire. 

Lorque  parurent  les  Ordonnances,  qui  aux  luttes  léga- 
les de  la  tribune  et  de  la  presse  firent  succéder  les  luttes 
armées  de  la  place  publique,  M.  Tliicrs  rédigea,  contre 
cette  royale  violation  des  lois,  la  protestation  des  jour- 
nalistes dans  un  langage  digne  du  Jeu  de  Paume  et  (pii 
lit  tressaillir  le  cœur  du  vieux  Lafayette.  Il  avait  me- 
suré de  sang-froid  toute  la  portée  d'un  tel  acte.  Lors(|u'il 
s'agit  de  publier  la  protestation  :  «  Il  faut  des  noms  au 
bas,  s'écria-t-il  :  il  fmt  des  léles  au  bus!  »  Kf,  le  premier, 
il  engagea  la  sienne. 

La  victoire  gagnée,  M.  TUiers  en  lira  les  conséquences 
qu'il  avait  prévues  et  désirées  :  il  appela  son  pays  à 
un  nouveau  1688,  phase  dans  laquelle  il  espérait  alors  que 
la  monarchie  constitutionnelle  fixerait  les  destinées  de  la 
révolution. 

L'historien  de  la  Révolution  IVaneaise,  le  promoteur  de 
la  royauté  parlementaire,  avait,  avec  l'amour  de  la  liberté, 
l'esprit  de  gouvernement,  et,  à  la  raeililé  la  plus  entraî- 
nante de  la  parole,  il  joignait  l'entente  la  plus  précise  des 
affaires.  Entré,  dès  i83o,  dans  la  Chambre  des  députés, 
il  devint  bientôt  un  orateur  de  premier  ordre  à  la  tribune, 
un  politique  supérieur  dans  l'Etat. 

Vous  n'attendez  pas  de  moi.  Messieurs,  le  récit  de  la  vie 
|)ublique  de  INL  Thiers  pendant  les  dix-huit  années  du 
gouvernement  de  Juillet.  Vous  savez  ce  que  fut  alors,  ctce 
qu'a  été  tout  le  reste  de  sa  longue  carrière,  le  puissant, 
l'universel,   l'infatigable  orateur  (jui.  sui'  tant  de  sujets  et 


I)K    M.     IlEMll    MARTIN.  ^Q.^) 

dans  lanl  di-  loiicontrcs,  a  prononcé  d'admirables  discours 
d'un  fond  si  solide  et  d'une  forme  si  atlrayaiilc,  où  le  na- 
turil  dans  le  langage  s'allie  toujours  à  la  xigueui-  dans  la 
pensée,  où  les  charmes  de  l'esprit  s'ajoutent  aux  émotions 
de  l'éloquence,  où  la  grande  ordonnance  des  faits  et  des 
idées  soutient  l'intérêt  sans  lassitude  comme  sans  effort, 
et  où,  avec  un  art  habile,  M.  Thiors  rend  accessibles  à 
tous,  presque  attrayantes  pour  loiis,  les  matières  les  plus 
obscures  et  les  plus  arides,  qu'il  éclaire  de  sa  lumineuse 
intelligence,  qu'il  anime  de  sa  vive  parole. 

Vous  gardez  aussi  en  mémoire  les  phases  diverses  par 
lesquelles  passa  l'homme  d'Klat  qui,  tour  à  tour,  défen- 
dit avec  énergie  le  gouvernemcnl  à  la  fondation  duquel  il 
avait  tant  contribué,  puis  se  retourna  vers  la  liberté  quand 
il  crut  l'ordre  assuré.  Vous  le  voyez  portant,  à  propos  de 
la  question  d'Orient,  la  peine  des  illusions  d'aulrui  et  le 
iardoau  d'une  situation  qu'il  n'avait  pas  faite  ;  vous  le 
vovez  s'efforçant  en  vain  de  préserver  son  pays  d'un  dou- 
loui^eu\  échec  politique  et  lui  laissant  du  moins  une  grande 
œuvre  nationale  en  souvenir  de  son  passage  au  pouvoir  : 
son  premier  ministère,  en  imprimant  aux  travaux  publics 
l'impulsion  la  plus  féconde,  avait  embelli  Paris;  son  se- 
cond le  mit  en  défense.  Nous  devons  à  son  patriotisme 
prévoyant  ces  fortifications  de  Paris  qui  nous  ont  permis 
de  sauver  l'honneur  national  parmi  des  calamités  sans 
exemple  et  qui  eussent  assuré  le  succès  final  de  notre  lon- 
gue résistance,  si  Paris  eût  pu  être  secouru. 

M.  Thiers  était  retourné  à  l'histoire  dei)uis  qu'il  avait 
quitté  le  ministère,  et,  dans  une  importante  lettre  politi- 
que écrite  en  1846,  il  annonçait  qu'il  employait  ce  qui  hii 
ACAD.   FR.  54 


^26  DISCOIKS    I)K    BKCEPTION 

restait  d'activité  en  dehors  des  dévoilas  parlementaires  à 
redire  à  la  France  sa  gloire  :  «gloire,  disait-il,  malheureu- 
sement  bien  loin   de  nous!  » 

Il  avait  commencé,  en  effet,  le  second  de  ses  grands 
ouvrages  historiques,  le  Consulat  et  l'Empire,  et  il  indi- 
quait ici  l'impression  sous  laquelle  il  écrivait.  A  cette  tris- 
tesse patriotique  se  joignait,  chez  M.  Thiers,  l'attraction 
natuiellc  qu'exerçait  sur  un  homme  d'action  si  puissam- 
ment doué  le  génie  militaire  et  administratif  le  plus  ex- 
traordinaire des  temps  modernes. 

Si  la  génération  actuelle  exprime  des  réserves  sur  les 
jugements  du  grand  historien,  en  ce  qui  regarde  le  carac- 
tère et  la  politique  du  premier  Consul,  elle  admire,  comme 
la  postérité  les  admirera,  les  expositions  incomparables 
de  l'administration,  de  la  guerre,  de  la  diplomatie,  qui  font 
de  ce  livre  un  monument  unique,  et  qui  en  feront  poui- 
toujours  l'objet  des  études  et  des  méditations  de  l'homme 
de  guerre  et  de  l'homme  d'État;  elle  avoue  pleinement 
la  parole  d'un  homme  qui  n'est  pas  suspect  dans  l'éloge 
de  l'historien  du  Consulat  et  de  l'Empire  :  «  M.  Thiers,  a 
dit  M.  de  Lamartine,  est  le  grand  historien  militaire  de  ce 
siècle  et  de  tous  les  siècles.  » 

A  partir  de  la  guerre  d'Espagne  jusqu'à  l'invasion  de 
la  France,  les  réserves  disparaissent  devant  les  justes 
sévérités  de  l'historien  envers  son  héros,  et  ce  chef- 
d'œuvre  s'impose  à  l'admiration  de  tous  dans  toutes  ses 
parties.  Quels  tableaux  que  ceux  des  grandes  victoires, 
et  quels  tableaux  que  ceux  de  la  campagne  de  Russie,  qui 
commence  la  ruine,  ou  de  la  campagne  de  Saxe  et  des 
négociations  de  Prague,  qui  l'achèvent!  Comme  on  par- 


DK    M.     IIKNRI    MARTIN.  4^7 

lage  les  angoisses  de  l'historien  ot  du  patriote,  quand 
il  nous  montre  la  grande  France  de  la  Répubiicjue,  avce 
lintégrité  de  ses  frontières,  encore  admise  sans  conteste 
par  l'Europe,  non-seulement  avant  Leipzig,  mais  après 
Leipzig;  et  Napoléon,  qui  la  refuse,  parce  qu'elle  n'est 
pas  son  chimérique  Enqjire  romain!...  On  sent  que 
M.  Thiers  écrit,  le  cœur  brisé!  Il  était,  hélas!  destiné,  et 
la  France  avec  lui,  à  de  plus  amères  douleurs! 

Nous  ne  saurions  toucher  à  ces  anciennes  plaies,  à  peine 
cicatrisées  par  le  temps,  sans  que  nos  plaies  récentes  se 
rouvrent! 

Après  avoir  souffert  avec  le  grand  patriote,  il  nous  faut 
revenir  au  grand  écrivain.  Comment  ne  point  rappeler  (}ue 
M.  Thiers  a  donné  aux  historiens  le  précepte  en  même 
temps  que  l'exemple,  dans  ce  livre  que  M.  de  Lamartine 
appelle  «  l'épopée  de  la  vérité  »?  M.  de  Lamaitine,  ce 
génie  qui,  sous  tant  de  rapports,  était  l'opposé  du  génie 
de  M.  Thiers,  mais  que  toute  grandeur  attirait,  a  dit  le 
mot  de  l'avenir  :  «  M.  Thiers  ressuscite  pour  l'éternité  ce 
qu'il  raconte.  » 

Ce  que  M.  de  Lamartine  résume  si  puissamment  en 
quelques  mots,  M.  Thiers  nous  l'explique,  dans  les  plus 
Ixllcs  pages  peut-être  qu'il  ait  écrites.  Cette  majestueuse 
ordonnance,  cette  claire  succession  des  faits  et  des  pen- 
sées, cette  narration  accomplie,  il  nous  en  livre  le  secret; 
il  nous  révèle  sa  méthode  et  son  principe,  dans  l'admi- 
rable introduction  qu'il  a  placée  en  tête  de  sou  XIL  vo- 
lume. Il  faudrait  la  (  iter  tout  entière  :  Je  ne  puis  en  rap- 
peler ici  que  la  conclusion.  «  N'y  a-t-il  pas,  dit-il,  une  qua- 
«   lité  essentielle...   f|ui   doit  distinguer  l'historien  et  qui 


428  DISCOURS    DK    IXliCKPTIOIS 

«  conslitue  su  véritable  supériorité?...  Dans  mon  opinion, 
«  cette  qualité,  c'est  rintclli^ence... 

«  Quelles  sont,  en  histoire,  les  conditions  du  style?  — 
«  La  condition  essentielle,  c'est  de  n'être  jamais  aperçu 
«  ni  senti.  » 

Et  il  compare  ingénieusement  la  narration  historique  à 
une  glace,  qui  reproduit  les  objets  avec  une  telle  fidélité 
qu'on  ne  distingue  pas  le  reflet  d'avec  l'objet  lui-même... 
«  Si  l'on  voit  une  glace,  dit-il,  c'est  qu'elle  a  un  défaut  ; 
«  car,  son  mérite,  c'est  la  transparence  absolue.  » 

Ce  récit,  qui  se  confond  avec  les  faits  eux-mêmes,  cette 
narration  où  disparaît  le  narrateur,  sont-ils  donc  sans  con- 
clusion et  sans  moralité?  L'intelligence  est-elle  donc  l'indif- 
férence? —  Non!  pour  M.  Thiers,  l'intelligence  et  la 
justice  sont  une  seule  et  même  chose;  voir  le  vrai,  c'est 
voir  le  bien  et  le  mal,  et  c'est  les  juger. 

«  Si  j'éprouve,  ajoute-t-il,  une  sorte  de  honte  à  la  seule 
«  idée  d'alléguer  un  fait  inexact,  je  n'en  éprouve  pas  moins 
«  à  la  seule  idée  d'une  injustice  envers  les  hommes... 
«  Mais  qui  peut  se  flatter,  en  histoire,  de  tenir  les  balan- 
«  ces  de  la  justice  d'une  main  tout  à  fait  sûre?  —  Ilélas  ! 
«  personne  ;  car  ce  sont  les  balances  de  Dieu  dans  la  main 
«  des  hommes!  » 

Que  saurait-on  ajouter  à  ce  dernier  mot  d'une  âme  si 
sincère  et  d'une  si  haute  expérience?  Rien  que  le  regret 
de  n'avoir  pu  reproduire  dans  leur  ampleur  magistrale 
les  belles  pages  qui  aboutissent  à  ce  modeste  et  noble 
aveu  ! 

11  n'y  avait  chez  cet  esprit  si  juste  ni  fausse  humilité  ni 
orgueil  impie  :  il  se  connaissait  et  ne  se  rabaissait  pas  plus 


DE    M.    HENRI    MARTIN.  ^^q 

ijuil  lie  M'  jiigL-ail  iiiluillililo.  Il  cii  (.Icvail  tlomu-i'  un  im- 
mortel exemple. 

Tandis  que  M.  Thicrs  écrivait  l'histoire,  l'histoire  préci- 
pitait son  cours.  La  session  de  i848  était  ouverte.  Dans  les 
solennels  débats  qui  précédèrent  la  lenipète  de  Février, 
M.  ïhiers  prit  une  attitude  nouvelle  et  dévoila  le  fond  de 
son  àme. 

On  discutait  sur  les  efforts  île  lllalie  pour  s'affranchir: 
«  On  dit,  s'écria  M.  Thiers,  on  dit  que  c'est  nous  tjui 
«  remuons  le  monde  depuis  cinquante  années...  Depuis 
«  plus  de  trois  cents  années!  —  Oui,  nous  sommes  ces 
«  grands  criminels  (jui  ont  proclamé,  avec  Descartes,  la 
«  liberté  de  penser;  qui  ont  proclamé,  avec  Bossuet, 
«  l'indépendance  de  l'Eglise;  ([ui,  avec  Montesquieu  et 
«  \  ol taire,  ont,  comme  on  l'a  dit,  restitué  ses  droits  au 
«  genre  humain.  Nous  sommes  ces  grands  criminels:  j'en 
«  conviens,  avec  orgueil  pour  mon  pays...  C'est  donc  à 
«  notre  exemple  que  les  Italiens  demandent  des  réformes 
«  aux  princes  animés  de  l'esprit  libéral,  et  qu'ils  se  soii- 
«  lèvent  contre  des  tyrans.  » 

Quelques  jours  après,  M.  Thiers  fit  de  ses  sentiments 
une  déclaration  plus  explicite  encore  :  «  Je  suis  du 
«  parti  de  la  Révolution;  je  souhaite  (pu;  le  gou\t'rne- 
«  ment  de  la  Révolution  reste  dans  les  mains  des  hommes 
«  modérés;  mais,  quand  ce  gouvernement  passera  dans 
«  les  mains  d'hommes  qui  seront  moins  modérés  que 
«  moi  et  mes  amis...  je  n'abandonnerai  pas  ma  cause 
«  pour  cela  ;  je  serai  toujours  du  parti  de  la  Révolu- 
«   tion.  » 

Cette  parole,  convaincue  et  réfléchie,  du  milieu   de  sa 


43o  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

carrière,  ses  dernières  années  devaient  la  confirmer  glo- 
rieusement pour  le  salut  de  sa  patrie. 

Il  eût  encore  souhaité,  à  la  veille  du  24  février,  associer 
au  salut  de  la  France  celui  de  la  royauté.  On  n'avait  point 
accueilli  ses  conseils,  lorsqu'ils  eussent  pu  prévenir  l'écrou- 
lemonl  du  trône.  On  les  réclama,  lorsqu'il  était  trop  tard! 
M.  Tiiiers  ne  put  essayer  à  temps  une  transaction  désirée 
de  la  plupart  de  ceux  qui,  pour  n'avoir  pu  obtenir  la 
réforme,  firent,  comme  malgré  eux,  une  révolution  pré- 
maturée   à  leurs  propres  yeux. 

Là  commence  une  des  plus  douloureuses  périodes  de  la 
Révolution  française!  Les  intentions  les  plus  droites,  le 
dévouement  le  plus  courageux,  chez  des  gouvernants  im- 
provisés, et  parfois  les  mesures  les  plus  sagement  pro- 
gressives et  les  mieux  conçues  en  vue  de  l'avenir,  furent 
impuissants  à  pacifier  le  présent,  à  conjurer  les  éléments 
déchaînés  et  à  réunir  les  esprits  en  vue  d'un  but  national  ; 
un  gouvernement  nouveau  et  éphémère  fut  aux  prises 
avec  le  débordement  des  passions  et  des  souffrances 
populaires,  des  utopies  et  des  sectes,  et  la  victoire  trop 
hâtive  d'une  démocratie  qui  n'était  point  préparée  à  se 
gouverner  elle-même  aboutit  au  retour  du  césarisme  et  à 
la  suppression  de  la  liberté. 

Ce  dénouement  funeste  de  la  révolution  de  48  pouvait- 
il  être  prévenu?  Après  les  sanglantes  journées  de  Juin, 
lorsqu'à  la  lutte  matérielle  succède  de  nouveau  la  discus- 
sion sur  les  principes  sociaux,  lorsque  M.  Thiers  écrit  son 
lucide  et  *age  livre  De  la  Propriété,  lorsqu'il  y  défend 
ce  qu'on  peut  nommer  les  lois  naturelles  de  la  société 
contre  les  combinaisons  artificielles  des  utopistes,  entre 


l)K    M.     HENRI    MAHTIN.  ^3l 

lui  et  les  siens,  d'une  pari,  et,  de  l'autre,  li\s  hommes  du 
gouvernement  républieain,  le  général  Gavaignae  et  ses 
collaborateurs,  y  a-t-il  un  abîme?  Y  a-t-il  des  vues  ineon- 
ciliables  sui'  aucune  (juestion  sociale?  —  Nullement.  — 
M.  Thiers  repousse-t-il  absolument  la  Ré[)ublif|ue?  —  En 
aucune  façon!  il  vient  de  dire  qu'elle  était  «  le  gouverne- 
ment qui  nous  divise  le  moins!  » 

On  essaya  de  s'entendre:  on  ne  s'entendit  pas!  Oui 
empêcha,  en  i848,  un  ra[)prochement  si  nécessaire  entre 
les  libéraux  et  les  républicains?  Est-ce  tel  incident 
particulier,  telle  faute  des  républicains  ou  des  constitution- 
nels?—  .l'inclinerais  à  y  chercher  une  cause  plus  géné- 
rale. Il  me  semble  que  les  libéraux  n'eurent  point  une 
foi  suffisante  dans  la  force  de  la  société  issue  de  89,  et 
qu  ils  la  ci-urent  plus  ébranlée  qu'elle  ne  l'était  réelle- 
ment par  les  utopies  hostiles  aux  droits  de  la  propriété 
et  de  la  liberté  individuelle.  Ce  fut  surtout,  je  le  <;i'ois, 
cette  appréhension  excessive  qui  sépara  les  libéraux  des 
hommes  et  des  opinions  dont  ils  se  fussent  naturel- 
lement rapprochés;  c'est  là  ce  qui  les  porta  à  chercher 
ailleius  des  auxiliaires  pour  lu  défense  de  la  société,  à 
s'allier  avec  leurs  adversaires  de  la  veille,  destinés  à  se 
retrouver   leurs  adversaires  de  l'avenir. 

L'avenir,  en  effet,  devait  ramenei'  iM.  Thiers,  comme 
chef  de  la  République,  à  cette  tribune  où  il  avait  déclaré 
qu'il  n'abandonnerait  pas  la  cause  de  la  Révolution.  Il  lui 
était  réservé  cette  gloire,  peut-être  unique  dans  les  fastes 
des  nations,  de  faire  profiter  son  pays  de  son  expérience 
si  chèrement  acquise  par  une  première  existence  politique  ; 
de  se  refaire,  plus  que  septuagénaire,  une  seconde  vie  ;  de 


432  DISCOURS    DE    RÉCEPTION 

conduire,  lui,  homme  du  passé,  une  génération  nouvelle 
dans  une  voie  nouvelle,  et  de  tirer  son  pays  de  l'abîme,  en 
lui  imprimant  une  direction  contraire  à  celle  qui  l'y  avait 
précipité. 

Après  la  catastrophe  où  s'engloutirent,  avec  la  Révolu- 
tion de  48,  les  libres  institutions  parlementaires  auxquelles 
M.  Thiers  avait  dévoué  sa  vie,  il  se  retira  dans  le  travail  et 
dans  la  méditation  ;  il  retourna  à  sa  grande  histoire,  sur 
laquelle  les  faits  récents  jetaient  de  tristes  lumières,  se 
délassant  de  l'histoire  et  de  la  politique  par  les  arts,  dont 
il  réunissait  autour  de  lui  les  modèles  les  plus  purs  et  les 
plus  rares,  suivant  de  l'œil  avec  anxiété  la  marche  des  évé- 
nements, et  ne  désespérant  jamais  de  son  pays. 

Le  gouvernement  nouveau,  qui  avait  étouffe  la  liberté, 
essaya  de  donner  de  la  gloire  :  le  second  Empire  tenta  de 
renouveler  le  premier.  «  La  France  s'ennuie  »,  avait  dit, 
dans  un  autre  temps,  un  illustre  oi^ateur  :  le  second  Empire 
occupa  la  France  au  dehors,  pour  lui  ôter  le  loisir  de  s'en- 
nuyer et  de  songer  aux  revendications  intérieures.  La 
France,  engagée  dans  une  lutte  contre  l'étranger,  quel  que 
soit  son  gouvernement,  est  toujours  la  France.  M.  Thiers 
fut  profondément  ému  de  l'intrépidité  infatigable,  de  la  con- 
stance héroïque  que  déploya  notre  armée  durant  la  guerre 
de  Crimée  ;  il  voyait  reparaître  avec  joie,  dans  la  première 
grande  guerre  que  nous  eussions  entreprise  depuis  i8i5, 
ces  hautes  qualités  de  race,  qu'il  nous  avait  montrées  à 
l'œuvre  dans  l'une  et  l'autre  de  ses  Histoires  ;  mais  il  se 
demandait  avec  anxiété  quel  emploi  sauraient  faire  de  cette 
force  nationale  ceux  qui  en  avaient  saisi  la  direction. 
L'historien  de  la  campagne  de  Russie  ne  refusa  point  au 


l>i;     M.     IIKMU     MAISIIN.  '|H3 

pouvoir  d  alors  sos  conseils  sui'  la  coiuluitc  de  la  iioincllc 
i;uei'i'0  contre  IKinpirc  russe. 

A  la  "uerre  (le  ( 'l'iinée  succéda  hieiilùl  la  "iierre  d'Ilalie, 
eiilreprise  (|iil  lui  ((itidiilh-  de  laeon  à  satisfaire  aussi 
|)cti  ({'\i\  (|iii  I  a\aieii(  \oiiliie  (|uc  M.  riiiei>>,  (|iii  ne  la 
xdiilail  |i()iiil;  en  u'achcvanl  |»a--  lieiivre  qu'on  a\ail  eom- 
meiicée,  on  prépara  les  pin-.  i;ian(Is  |)(''rds  à  la  l''ranee, 
et  l'on  ne  sut  jjoint,  à  l'Iienro  suprême,  nous  assurer  l'al- 
liance de  l'Italie  affranchie,  ainsi  tpi'il  élail  possible  de  le 
lairo  :  personne  ne  l'ignore  aujourd'hui. 

Le  temps  et  les  événements  avaient  commencé  de  relâ- 
cher les  liens  de  l'aulocialie  iMi|)ériale  ;  la  |)ul)li(ilé  de  la 
parole,  à  défaut  de  la  realilc  du  pouvoir,  était  rendue  aux 
assemblées  :  iM.  Thiers  rentra  au  Corps  législatif  en  i8(33. 
Il  recommençait,  à  soixante-six  ans,  une  nouvelle  carrière 
politique.  Personne  ne  pressentait  en  ce  moment  que  son 
l'clour  à  la  ^  ie  aeti\c  sérail  un  des  grands  é\ènemen(s  d(^ 
notre  histoire. 

Tout  en  gardant  la  niesuie  qui  convenait  à  sa  situation 
et  à  son  passé,  il  se  rapprocha,  en  ce  qui  concernait  les 
(|uestions  intérieures,  des  quehpies  députés  républicains 
(pii  avaient  pénétré  dans  les  assemblées  de  l'Empire.  Son 
élection  a\ait  été  le  résultat  d'un  concert  entre  toutes  les 
opinions  qui  aspiraient  à  la  résurrection  des  libertés  parle- 
mentaires. 

Après  tant  d'années  de  silence,  le  grand  orateur  (\c  la 
monai'chie  constitutionnelle  se  retrouva  tout  entier,  lors- 
qu'il se  reprit,  comme  autrefois,  à  traiter,  sous  tous  leurs 
aspects,  les  affaires  du  pays  ;  lorsqu'il  montra  l'aggravation 
croissante  de  notre  situation  financière  ;  puis,  lorsqu'il 
ACAD.    F\\.  55 


434  DISCOURS    l)K    RÉCEPTION 

rappela  les  liens  (|iii  unissaient  la  bonne  administration  el 
les  garanties  politiques,  «les  libertés  nécessaires!  »  Par 
trois  fois,  de  i864  à  1866,  il  les  revendiqua,  avec  une  insis- 
tance croissante,  ces  libertés  qui  résultent,  disail-il,  de  la 
Déclaration  des  droits  de  l'homme  el  du  citoyen,  placée  en 
lèle  de  la  Gonslitution  de  91.  «  I/ensemble  des  principes 
<(  découlant  de  cette  Conslitulion  l'orme,  dil-il,  lunilé  de  la 
«  llévolullon,  et  cet  ensemble  n'est  pas  une  imilalion  an- 
ce  i^laise  ou  américaine,  mais  l'œuvre  originale  de  la  l 'rance 
«  à  l'usage  de  Ihumanité  tout  entière.  » 

TjCS  questions  extérieures  le  préoccupaient  peut-être 
plus  vivement  encore.  Il  voyait  devant  lui  un  gouverne- 
ment qui,  longtemps  favorisé  par  un  concours  de  chances 
inouïes,  ne  se  lassait  pas  de  tenter  la  fortune,  et  qui,  après 
deux  guerres  où  l'on  ])ouvait  du  moins  chercher  une  pen- 
sée politique,  en  avait  entrepris  une  troisième  à  la  poursuite 
de  pures  chimères.  M.  ïhicrs  s'efforça  en  vain  d  arrêter 
dans  son   cours  la  funeste  expédition  du  Mexique. 

A  peine  ses  prévisions  eurent-elles  été  réalisées  par  la 
déplorable  issue  de  cette  guerre ,  que  des  périls  plus 
grands  et  plus  voisins  vinrent  renouveler  et  accroître  ses 
patriotiques  alarmes.  Il  voyait  se  préparer  la  destruction 
de  la  Confédération  germanique  et  la  concentration  d'une 
formidable  puissance  militaire,  qui  régnerait  sur  les  deux 
bords  du  lUiin,  aussi  bien  que  sur  la  mer  du  Nord  et  sur 
la  Baltique.  Il  protesta  contre  le  démembrement  du  Da- 
nemarck,  toléré  par  le  gouvernement  impérial,  et  demanda 
qu'on  s'opposât  aux  projets  de  la  Prusse.  A  deux  reprises, 
le  Corps  législatif  lui  refusa  la  parole,  quand  il  voulait  in- 
sister sur  les  dangers  de  la  situation. 


l)i:    M.     lIliNHI    MAIITI.N.  435 

Les  événements  qu'il  avait  tente'  de  prévenir  s'accom- 
plirent sans  obstaeles.  Le  gouvernement  français  resta 
immobile,  tandis  ([lu'  les  eonditions  europénnes  étaient 
\  iolciiiiiiciil  cl  complètement  transformées  au  détrimciil  (\r 
la  France. 

Notre  gouvernement  n  avait  ni  empêché  la  guerre,  ni 
l'ait  la  guerre  ;  nous  étions  réduits  à  nous  imposer  dans  la 
paix  toutes  les  charges  de  la  guerre,  si  nous  voulions  nous 
mettre  en  mesure  contre  les  périls  d'un  prochain   avenir. 

M.  Thiers  avait  demandé  qu'on  se  prépara  ta  la  guerre 
en  maintenant  la  paix.  On  se  jeta  dans  la  guerre  sans  s'y 
être  préparé. 

On  sait  par  (piels  efforts  désespérés  M.  Thiers  tenta  de 
retenir  la  France  sur  la  pente  de  cet  abîme.  On  sait  ce 
que,  dans  la  séance  trop  fameuse  du  1 5  juillet  1870,  il  a 
dépensé  de  courage,  de  patience,  de  dévouement,  pour 
arrêter  dans  ses  entraînements  une  majorité  irappée  de 
vertige.  Il  n'est  pas,  dans  l'histoire  des  assemblées 
politiques,  de  spectacle  plus  émou\anl  que  celui  de  ce 
\ieillard  donnant  les  plus  salutaires  conseils,  les  plus 
patriotiques  avertissements  au  milieu  des  interruptions  et 
des  murmures,  et  luttant  contre  les  clameurs  de  ceux  (pii 
l'accusaient  de  trahir  son  pays,  alors  qu'il  voulait  le  sauver  ! 

Tout  fut  inutile  :  cette  séance  à  jamais  néfaste  décida 
de   la  ruine  |niblique.    La  guerre  fatale  fut  déclarée. 

L'homme  qui  avait  été  accablé  d'outrages,  au  i5  juillet, 
lut  appelé  au  Comité  de  défense  le  27  août,  après  les  pre- 
miers désastres,  que  d'autres  plus  affreux  allaient  suivre. 
Geu.x  qui  avaient  envoyé  l'armée  à  Sedan  lui  demandèrent 
conseil,  quand  il  n'y  eut  plus  d'armée. 


436  DISCOURS    DE    nÉCEl'TION 

M.  Thiers,  dès  1869,  avait  pi(''\ii  (nic  l'Hmpirc  s'écroule- 
rail  dans  iiiH'  catastrophe,  et  que  la  llé])ublique  serait 
runicpie  ressource  de  la  France.  Son  patriotisme  n'hésitait 
[)as.  L'Empire  effondré,  la  [\é|)ublique  proclamée  tlans 
Paris  à  la  veille  du  siège,  M.  Thiers  porta  tout  autour  de  lui 
ses  tristes  regards,  cherchant  d'où  pourrait  \eiiir  le  secours. 
Lui,  qui  avait  fortifié  Paris,  afin  de  le  mettre  à  l'abri  d'un 
conj)  de  maiti.  il  ne  prévoyait  |)as,  et  personne  ne  pré- 
voyait, la  pi'odigiense  dél'ens(^  de  plus  de  (pialre  mois;  et 
il  lie  j)révoyail  |);ts  daNanlagc,  lui,  le  grand  historien  des 
armées  régulières,  les  quatre  mois  de  résislaiice,  en  rase 
campagne,  d  un  ramas  de  nouvelles  levées  contre  l'armée 
la  mieux  organisée  du  monde.  L'invraisemblable  fut  le  vrai. 

l^L  Thiers  ne  vit  donc  d'autre  ressource  que  de  démon- 
trer à  l'Europe  l'intérêt  qu'elle  avait  à  empêcher  l'écrase- 
ment de  la  France.  Il  partit,  à  l'âge  de  soixante-treize  ans, 
dans  l'automne  de  cette  terrible  année,  pour  aller,  au  fond 
du  Nord,  à  l'Est,  à  l'Ouest,  d'un  bout  de  l'Europe  à 
l'autre,  chercher  partout  des  alliés  ou  des  arbitres,  qu'il 
ne  trouva  pas.  Partout  accueilli  avec  de  grands,  mais  de 
stériles  égards,  il  dut  reconnaître  qu'il  n'y  avait  ])ius,  en 
ce  moment,  ni  équilibre  de  l'Europe  ni  corps  européen. 

Il  revint,  à  l'heure  sombre  où  Metz  tombait  après 
Strasbourg.  Comment  traiter  de  la  paix,  ainsi  qu'il  l'eût 
souhaité?  Nous  savons  maintenant  que,  si  nous  eussions 
alors  mis  bas  les  armes,  nous  n'en  eussions  pas  moins 
perdu  Metz  et  Strasbourg,  et  nous  n'eussions  pas  sauvé 
notre  honneur,  qui  nous  assure  l'avenir,  l^a  longue  dé- 
fense ne  cessa  qu'après  avoir  épuisé  tout  ce  que  peut 
donner  la  constance  humaine. 


I)i;     M.     lll'.MU     MMtTIN.  437 

Les  élections  (le  1  S- i  s'uccoinpliiMMil  clans  les  cfJiKlitions 
les  plus  l;un(Milal)l('s  ([m'ciiI  subies  noire  malheureuse 
patrie,  (lepui-^  le  jour  où  Jeanne  Darc  la  sauva.  La 
France,  mutilée,  délaillante,  se  souleva  sui-  son  lit  d'agonie, 
et  se  tourna  \ers  riioiniue  (inCllc  a\  ail  \  u  tout  Iciiti  1  pour 
rciiii)ècher  de  roiilrr  ;iii  ^oiillVe.  \'inf^t-si\  dépailcinciils 
réliireiil,  et  rAssemhli'c  iic  lil  (pic  r;iliiier  le  choix  du 
pays,  en  appelant  M.  Thiers  au  pouvoir.  Quel  pouvoir, 
hélas!  C'était  condamner  celui  cpi'on  en  révélait  à  porter 
la  croix  pour  Ions  ! 

Il  faut  lire  dans  les  énu)nvanls  récils  de  deux  dr  nos 
éminenls  confrères  (i),  associés  aux  douleurs  cl  aiixellorls 
du  (  lu'i'  d'un  l'^lal  en  l'uines,  il  faut  lire  ces  cruelles  négo- 
ciations de  Versailles,  où  M.  Thiers,  le  cœur  déchire,  lui 
placé  dans  celte  désolante  alternative  :  laisseï-  dans  les 
mains  de  l'étranger  les  lambeaux  sanglants  arrachés  à  la 
France,  ou  se  rejeter  dans  une  lui  le  sans  es[)oii-  (^l  péi-ir 
dans  l'impossible! 

11  se  résigna.  Il  avait,  pai'  une  obstination  \i-aiincnl 
héroïque,  retenu  dans  ses  mains  un  dernier  débris  de 
l'Alsace,  notre  Bel  fort! 

Un  pareil  traité,  signé  par  un  Ici  liomme!  Lui,  (pii  avail 
passé  sa  vie  à  déplorer  iSi4  et  i8i5,  cire  réduit  à  subir, 
comme  chef  de  la  France,  un  pacte  plus  affreux  cent  fois 
que  celui  qu'avaient  imposé  les  deux  premières  invasions! 
C'est  un  des  plus  grands  martyres  de  l'histoire! 

Il  eut  la  force  de  n'y  point  succomber.  Avec  celle  pro- 
digieuse élasticité  qui  manifestait  en  lui  le  vrai  type  du 


(I)  MM.  Jules  Favrc  et  Jiile?  Simon. 


438  DlSCOl  us    DK    RÉCEPTION 

génie  français,  avec  cette  belle  facullé  de  l'espérance,  dont 
le  christianisme  a  fait  avec  tant  de  raison  l'une  des  pre- 
mières vertus  de  l'homme,  il  surmonta  cette  mortelle 
angoisse.  Il  commença  l'œuvre  de  réparation,  au  nom  de 
la  République,  provisoire,  il  est  vrai,  mais  devant  pro- 
liter,  —  c'était  sa  conviction,  —  de  tout  ce  qui  se  ferait, 
sous  la  forme  républicaine,  pour  relever  la  France. 

11  est  violemment  arrêté  au  premier  pas.  A  peine  la 
guerre  étrangère  terminée,  la  guerre  civile  éclate.  La 
France  semble  près  de  se  dissoudre.  Lui,  forcé  de  com- 
battre Paris!  Lui,  Parisien  d'adoption,  qui,  plus  qu'aucun 
des  enfants  de  la  grande  cité,  avait  dans  Paris  son  esprit 
et  son  cœur!  Ah!  nous  avons  droit  de  le  dire  devant  Dieu 
et  devant  les  hommes,  il' fit  tout  ce  qu'un  homme  peut 
faire  pour  prévenir  cette  lutte  impie! 

Quand  elle  fut  devenue  inévitable,  il  fit  tout,  également, 
avec  une  énergie,  une  activité,  une  intelligence  extraordi- 
naires, pour  l'étouffer  au  plus  tôt. 

Ce  qu'il  souffrit  de  ces  nécessités  terribles,  ceux  qui 
l'approchaient  alors  peuvent  en  témoigner  ;  nous  avions 
vu  ses  larmes  à  Bordeaux,  quand  il  nous  présenta  le  dou- 
loureux traité  :  je  l'ai  vu  pleurer  à  Versailles,  quand  on  lui 
apporta  la  nouvelle,  un  moment  partout  répandue,  que  le 
Louvre  brûlait.  11  pleui'ait  la  grandeur  intellectuelle  de  la 
France,  comme  il  avait  pleuré  sa  grandeur  politique  :  il 
pleurait  sur  Paris  comme  sur  Strasbourg. 

Aussitôt  les  flammes  éteintes,  il  se  remet  à  l'œuvre.  11  a 
refait  l'armée  ;  il  refait  les  finances  ;  à  travers  les  difficultés 
et  les  dangers  de  tout  genre,  à  travers  les  querelles  des 
partis  et  les  crises  de  l'Assemblée,  il  accomplit  la  prodi- 


1)1.   M.    m:\ui    M  \nTi\.  .|  H) 

:;iouso  opérai  ion  dr  iiotri'  l'ariroii  :  an  U-iKk'inaiii  de  iiosol- 
IVoyablcs  nialliciii-s,  lo  crc'dil  do  la  France  est  reslaiiir  par 
lui  dans  des  proportions  iiiouio  (pii  ^lupcliciil  le  monde, 
cl.  par  des  négociations  lial)ilcs  aussi  hicii  (pic  par  des 
paiements  anlicipés  il  obtient  la  libération  du  Icnlloirc 
deuv  ans  plutôt  que  ne  l'avaient  li\é  les  traités. 

I!  juge  alors  le  moment  venu  de  mettre  (in  à  uu  provi- 
soire qui  pèse  à  la  France  et  qui  entrave  sa  résurrection.  Il 
veut  faire  reconnaître  par  l'Assemblée  la  République  déli- 
niti\e.  De  même  qu'en  i83o,  il  avait  résolument  proposé 
et  soutenu  la  monarchieconstitiilionncllc.  coiiiiiic  imposée 
par  les  conditions  où  se  trouvait  la  iMance,  de  mèiiie,  en 
1873,  après  les  longues  et  cruelles  épreuves  dont  sortait, 
grâce  à  lui,  noire  inlorlnnc'c  pairie,  il  proposait  la  Képu- 
bliqn(>  comme  le  seul  gonvcrncnuMil  possible,  le  seul  (pii 
put  reconstituer  la  France  en  y  alTcrmissanl  l'ordic  et  en 
y  développant  la  liberté. 

11  appelait  le  concours  de  tous,  alin  de  londcr  une  Ré- 
publique organisée,  pondérée,  garantissant  tous  les  droits, 
tous  les  intérêts  légitimes.  L'historien  de  la  llévolnlion 
invitait  la  France,  après  (pialrc-\  iiigts  ans,  à  renouer,  en 
lapcrfectionnanl.  la  hadilion  de  Tan  III,  du  pi'cniier  essai 
de  république  régulière  qu'eussent  tenté  ikjs  devanciers. 

«  La  République  existe,  disail-il  :  vouloir  aulrc  chose, 
ce  serait  vouloir  une  révolution,  et  la  pire  de  toutes!  » 
La  cause  était  gagnée  dans  le  pays  ;  elle  ne  l'était  pas  dans 
l'Assemblée.  Les  partis  opposés  à  la  République  se  réunis- 
sent contre  M.  Thiers;  il  tombe  ! 

Il  tombe;  non!  il  sori  du  pouvoir,  deboni  cl  calme, 
apaisant,  de  la  voix  et  du  geste,  l'inquiétude  immense  cpii 


^^O  DISCOURS    DK    RKCEiniOiN 

s'étail  (Mn|)aréc  du  pays,  cl  disant  à  la  l'^i-anco  :  —  «  Con- 
nance  et  sagesse  !  » 

Ce  n'est  pas  le  moment  do  raconter  (;etlc  période,  ici- 
mée  d'hier,  et  à  laquelle  rien  ne  ressendîle  dans  nos  anna- 
les. Disons  seulement  que,  là  où  M.  Thiers  a  échoué,  sa 
pensée  triomphe.  Sous  la  pression  de  la  nécessité  qu'il  a 
prévue  et  prédite,  l'Assemblée,  moins  de  deux  ans  après 
sa  chute,  lait  ee  qu'elle  l'a  empêché  de  faire  et  donne  à  la 
France  une  Constitution  républicaine. 

De  sa  retraite,  sur  laquelle  la  France  et  l'Europe  avaient 
incessamment  les  yeux  et  où,  du  dedans  et  du  dehors, 
chacun  venait  avec  respect  s'éclairer  de  ses  larges  vues  et 
solliciter  les  conseils  de  son  immense  expérience,  de  sa 
retraite  si  entourée  et  si  honorée,  M.  Thiers  eut  la  salis- 
iaction  de  voir  la  France,  à  travers  des  agitations  qu'il  cùl 
voulu  lui  épargner,  persévérer  avec  fermeté  et  prudence 
dans  la  voie  qu'il  lui  avait  ouverte. 

Qu'il  me  soit  permis  de  m'arrêter   un  moment  sur  ces 
derniers  temps  de  sa  vie  !  Les  souvenirs   en  sont  à   la  lois 
si  chers  et  si  douloureux  pour  les  amis  dans  le  cœur  des- 
quels vibre  encore  cette  parole  toujours  si  vive  et  si  alerte, 
si  aimable  dans  sa  familiarité,  si  élevée  quand  elle  touchait 
au  domaine  de  l'art  ou  de  l'histoire,  aux  intérêts,  aux  es- 
pérances de  la  patrie  !  On  ne  se   lassait  pas  d'admirer  la 
réunion  des  facultés  les  plus  diverses,  on  pourrait  dire  les 
plus    opposées,   dans    cet    esprit    qui    avait   gardé    cette 
spontanéité   féconde     qui    semble     n'appartenir    qu'à    la 
jeunesse,  en  y  joignant  tout  ce  qu'avait  pu  donner  une  in- 
comparable expérience  personnelle,  élargie  par  un  com- 
merce habituel  avec  tout  ce  qui  a  été  grand  dans  l'histoire. 


DE    M.     IIKNKI    MAUTIN.  4 'j  ' 

Lorsqu'on  renlro  dans  cette  maison  hospitalière,  où  l'on 
venait  chercher,  le  soir,  le  charme  cl  rinslruction  int'pui- 
sable  de  cette  conwrsalioii  vivKianle,  dans  cette  maison 
où  son  nom  est  si  dignement  porté,  où  sa  pensée  remplit 
tout,  anime  tout,  où  le  culte  de  sa  mémoire  est  entretenu 
avec  un  dévouement  si  profond  et  si  lonclianl,  on  ne  pont 
se  l'aire  à  l'idée  que  le  maître  absent  ne  va  pas  reparaître  ; 
on  ne  ])cul  croire  à  la  réalité  de  ce  coup  l'oudroyant,  qui 
n'a  pas  laissé  à  ceux  qui  ["aimaient  le  tenqjs  de  s'habituer 
à  la  pensée  que  ce  torrent  de  vie  allait  soudainement  tarir! 

Jamais  M.  Thieis  n"a\ait  été  plus  actif  que  depuis  (pi'il 
ne  portait  plus  le  fardeau  du  gouvernement. 

Il  avait  préludé  à  ses  deu\  années  de  pouvoir  par  son 
terrible  voyage  de  l'automne  de  1870.  Il  se  reposait  main- 
tenant des  prodigieux  efforts,  des  travaux  écrasants  de  ces 
deux  années,  par  des  labeurs  d'un  autre  ordre,  des  éludes 
philosophiques  et  scientiliques  qui  eussent  réclamé  toutes 
les  forces  d'un  penseur  et  d'un  savant,  résumant,  dans  une 
œuvre  magistrale,  une  vie  entière  consacrée  à  la  science. 
On  peut  douter  qu'il  existe  un  second  exenî[)le  d'une  pa- 
reille activité  et  d'une  pareille  nnivcrsalilé.  Il  allait  bien 
au-delà  du  mot  de  Térence.  Il  ne  s'intéressait  pas  seule- 
ment à  tout  ce  qui  est  de  l'homme  ,  il  voulait  savoir  et  faire 
tout  ce  que  peut  savoir  et  faire  l'homme.  A  vingt  ans,  ainsi 
que  nous  l'a  appris  celui  de  nos  confrères  (1)  qui  a  parlé 
ici  le  premier  et  parlé  si  éloquemment  de  lui  depuis  qu'il 
nous  a  été  enlevé,  il  avait  composé  un  traité  de  trigono- 
métrie  sphérique,   avec  des  démonstrations  toutes  nou- 


(1)  M.  Caro. 

ACAD.    ru.  r)() 


442  DISCOIRS    OK    RKCEI'TIO.N 

vellos  ;  plus  lard,  ;iu  milieu  do  sa  carrière  politique  ,  il 
préparait  une  Histoire  de  l'iorcncc,  où  il  eût  montré,  nou 
pas  seulement  le  goût  le  plus  élevé  et  le  plus  épuré  des  arts, 
mais  les  connaissances  techniques  les  j)lus  approfondies  sui' 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  peinture,  à  la  sculpture,  à  l'ar- 
chitecture ;  maintenant,  presque  octogénaire,  après  avoir, 
durant  de  longues  années,  étudié  à  l'Observatoire  les  mou- 
vements des  corps  célestes  dans  l'immensité  de  l'espace, 
au  Muséum  d'histoire  naturelle  les  mystères  de  la  zoolo- 
gie, les  premiers  rudiments  de  la  vie  dans  les  infinimenl 
petits,  il  poursuivait,  avec  une  ardeur  juvénile,  l'exécu- 
tion d'un  grand  ouvrage  sur  l'homme  et  sur  la  nature,  où 
il  donnait  son  sentiment  et  son  jugement  sur  tous  les 
grands  problèmes  qu'agite  et  qu'agitera  éternellement 
l'esprit  humain. 

«  Toujours,  écrivait-il,  en  tout  ce  qui  arrivait  dans  le 
«  monde,  je  cherchais  les  causes  et  les  effets  des  choses, 
«  et  non-seulement  l'enchaînement  des  causes  et  des 
«  effets,  mais  la  loi  même  des  choses;  et  je  cherchais  non- 
«  seulement  à  établir  cette  loi,  mais  à  la  justilier,  ayant 
«  le  penchant  à  trouver  bien  tout  ce  qui  était,  non  jkis 
«  accidentel,  mais  permanent  dans  l'univers.  » 

Il  ne  doutait  point  sur  le  fond  des  choses.  Il  eût  dit, 
avec  Voltaire  :  «  Il  n'y  a  point  de  nature,  il  n'y  a  que 
«  de  l'art  »  ;  c'est-à-dire  :  tout  est  l'œuvre  d'un  artiste  su- 
prême, tout  procède  d'une  pensée  et  d'une  volonté,  tout 
est  destiné  à  une  fin.  Sur  les  données  essentielles  qui 
sortent  du  fond  même  de  notre  nature  morale ,  et 
qu'on  peut  nommer  les  grandes  traditions  du  genre  hu- 
main, sur  l'Ktre  cause  de  tous  les  êtres,  sur  le  Dieu  vo- 


DE    M.    HENRI    MAKTIN.  44^ 

loiilaiic  cl  liljre,  sur  l'àine  immoilcllf,  sa  pensée  ii'a\ail 
lUMi  (rincertain  ni  (l"t(iiii\()qu(>.  i 

Il  ne  (levait  poiiil  adicM'i'  eelte  vaste  ciil reprise,  doni 
diverses  parties  étaient  déjà  puissamment  ébauehées  el 
grandement  éeriles;  c'est  là  pour  nous  un  sujet  de  profond 
regret;  il  cnl  porté,  dans  l'exposé  des  grandes  déeou- 
verUs  (le  la  science  moderne,  l'ordre,  la  clarté,  l'ani- 
mation, rinléri'l  enlraînanl  qui  l'avaient  rendu  irrésistible 
dans  la  polili(pii'.  cl  les  simples  et  saines  conclusions 
philosophiques  (pi'il  cul  Urées  de  l'étude  de  l'homme 
et  (le  la  liai  me  cii^sciil  été  esscntiellcinciil  propres  à 
saisir  l'espril  (\\\  niaiid  nombre;  sa  terme  raison  prati- 
ipie.  habile  à  haduire  l(>s  hautes  spéculations  en  vives  et 
lamilières  saillies,  son  bon  sens  lumineux,  allaient  droit 
au  sens  commun  des  foules,  et  son  œuvre  eût  exercé  une 
salutaire  inilucnce  :  elle  eût  pu  offrir  un  point  d'appui  et 
de  ralliement  à  bien  des  esprits  troublés,  et  beaucoup 
l'eussent  suivi  sur  le  terrain  des  idées,  comme  ils  l'avaient 
suivi  sur  le  terrain  des  faits. 

S'il  ne  put  rendre  à  son  pays  ce  nouveau  et  grand  ser- 
vice, il  le  servit  du  moins  encore  dans  la  politique,  avec 
autant  d'éclat  que  d'efficacité,  avant  de  quitter  ce  monde. 

Depuis  que  la  forme  du  gouvernement  était  fixée, 
la  lui  te  des  partis  continuait  sur  le  fond,  sur  la  direction 
à  donner  au  pays,  en  vue  d'un  avenir  âprement  disputé. 
L'autorité  de  M.  Thiers  sur  les  esprits,  moins  incessam- 
ment sentie  depuis  qu'il  n'avait  plus  en  main  le  gouver- 
nement, avait  gagné  en  étendue  et  en  profondeur  ce  qu'elle 
avait  perdu  en  action  continue.  Il  n'était  plus  le  directeur 
oITiciel  du  pays  ;  il  restait  son  cionseiller,  son  modérateur 


^^/J  DISCOURS    DE    RÉCEl'TION 

et  son  guide.  Le  peuple  racclumait  partout  où  il  se  mon- 
trait en  France. 

Pourquoi?  Qu'est-ce  donc  qui  le  rendait  plus  puissant 
et  plus  populaire  dans  la  condition  privée  qu'il  ne  l'avait 
été  au  faîte  du  pouvoir?  Qui  lui  avait  rallié  et  qui  avait 
rallié  entre  eux  tant  d'anciens  adversaires,  tant  d'hommes 
venus  des  points  opposés  de  l'horizon? 

C'était  le  sentiment ,  la  conviction  de  plus  en  plus 
répandue  dans  la  masse  nationale,  ([u'il  subordonnait  son 
existence  entière  à  une  idée,  à  une  passion,  le  bien  de 
la  France.  Un  commun  amour  pour  la  France  réunissait, 
autour  de  celui  qui  était  le  Français  entre  tous,  ces 
multitudes  d'hommes  qui,  ainsi  que  lui,  préféraient  la 
pairie  ù  tout. 

Une  grande  crise,  cependant,  a  surgi,  qui  semble  tout 
remettre  en  question.  M.  Thiers,  à  la  veille  d'élections 
de  l'issue  desquelles  dépend  la  destinée  de  la  France, 
écrit,  pour  ses  électeurs  et  pour  le  pays,  une  lettre  qui 
sera  un  grand  monument  dans  l'histoire.  Il  en  avait  écrit 
une  semblable  et  fort  belle,  à  la  veille  de  la  chute  de  la 
monarchie  constitutionnelle,  pour  tâcher  de  prévenir  cette 
chute;  il  écrit  celle-ci  pour  assurer  le  maintien  de  la  Ré- 
publique : 

«  Trois  régimes  ont  péri,  dit-il,  et  la  France  a  été  cruel- 
«  lement  éprouvée  pour  arriver  enfin,  en  trois  pas,  à  la 
«  forme  démocratique  moderne...  Je  supplie  les  honnêtes 
«  gens...  malheureusement  prompts  à  s'alarmer,  de  regar- 
«  der  ce  tableau  de  chutes  successives  et  de  réfléchir. 

«  Ce  torrent  dévastateur,  suivant  eux,  devant  lequel  ils 
«  s'écrient,  chaque  fois,  que  la  France  va  périr,  qu'il  laut 


DE    M.    HENRI    MARTIN.  44^ 

«  résister,  ne  serait-il  pas  ce  grand  siècle  qu'on  appelle  le 
((  dix-neuvième,  et  qui  entraîne  l'humanité  tout  entière? 
«  Et  ne  serait-ce  pas  un  véritable  anachronisme  que  cette 
«  folle  résistance  à  des  progrès  dont  la  France  a  eu  l'Iion- 
«  ncur  de  donner  le  signal?  Car  elle  a  marché,  le  flambeau 
«   du  génie  à  la  main,  à  la  tète  de  l'humanité  ! 

Ce  devait  être  là  son  testament  devant  la  postérité  :  la 
plume  échappa  de  sa  main  déraillante.  Il  disparut  brus- 
quement de  cette  terre,  au  moment  où  la  France,  conliantc 
dans  son  éternelle  jeunesse,  s'attendait  à  le  voir  bientôt 
illustrer  la  tribune  de  l'Assemblée  nouvelle  qu'appelaient 
ses  dernières  paroles. 

Le  spectacle  inouï  que  donna  Paris  au  monde  lit  xoii-  ce 
que  vaut  l'accusation  d'ingratitude  portée  si  souvent  contre 
la  masse  populaire.  Ce  peuple,  qui  avait  été  plus  d'une  fois 
séparé  de  M.  Thiers  pendant  sa  vie,  mais  qui  lui  était  re- 
venu avec  une  affection  toujours  croissante,  se  leva  jusque 
dans  ses  dernières  profondeurs  pour  venir  le  saluer  dans 
la  mort.  Rien  ne  saurait  être  comparé  à  la  majesté  de  ce 
silence,  à  ce  recueillement  auguste  diin  million  d'hommes 
devant  cette  dépouille  mortelle!  Paris  entier,  debout  au- 
tour du  cercueil  de  M.  Thiers,  mena  ses  funérailles  comme 
celles  du  Père  de  la  patrie,  et  la  France  s'unit  à  Paris. 

A  partir  de  ce  jour  funèbre  et  glorieux,  on  ne  pouvait  . 
plus  douter  de  l'avenir.  L'union  nationale  s'est  consommée 
sur  la  tombe  de  ce  grand  mort.  Son  esprit  a  vaincu  après 
qu'il  a  quitté  sa  dépouille  terrestre.  Sa  pensée  vit  et  vivra 
au  milieu  de  nous.  Sa  jeunesse  avait  raconté  la  Révolution 
française  :  sa  vieillesse  l'a  continuée  et  conclue.  Comme 
Washington,  dont  les  origines  et  les  tendances  premières 


446  DISCOURS    DE    RÉCEPTION    DE    M.    HENRI    MARTIN. 

n'étaient  ni  républicaines  ni  démocratiques,  il  était  parti 
d'autres  données  politiques  que  celles  auxquelles  il  est 
arrivé  et  qu'il  a  réalisées.  11  y  est  arrivé,  non  par  les  con- 
ceptions abstraites  de  l'esprit  théorique,  non  par  l'entraî- 
nement du  sentiment,  mais  par  la  réflexion,  par  l'étude 
approfondie  des  faits,  par  la  conviction  lentement  formée, 
et  que  rien  ne  pouvait  plus  ébranler.  Sa  mémoire  est  à 
jamais  liée  à  l'établissement  définitif  de  la  nouvelle  société 
politique  qui  a  succédé  à  l'ancienne  France. 

Dans  cette  dernière  phase  de  la  vie  où  la  plupart  des 
hommes  voient  s'affaiblii-  leurs  sentiments  et  décroître 
leurs  facultés  en  descendant  vers  la  tombe,  il  n'avait  cessé 
de  croître  en  force,  en  élévation,  en  dévouement  à  la  patrie. 
C'est  quand  il  disparaît  du  milieu  de  nous,  que  la  France 
le  connaît  tout  entier.  L'homme  émincnt  est  devenu  un 
grand  homme;  il  restera  grand  homme  dans  l'histoire. 

La  noble  épitaphe  qu'il  s'était  choisie  résume  cette  glo- 
rieuse existence.  Les  historiens  de  l'avenir  qui  en  feront 
le  récit  à  nos  enfants  n'auront  qu'à  montrer  sa  devise  en 
action  : 

«   Il  a  aimé  sa  patrie  :  il  a  cherché  la  vérité.  » 


RÉPONSE 


ItK 


M.  XAVIER  MARMIER 

DIRKCTEUn     ni:     l.'AUnKSlIK     FRANÇAISE 


AU  DISCOURS  Di:   M.  HENRI  MARTIN. 


Monsieur, 

Un  des  anciens  rois  de  Franco  dont  vous  avez  raconté 
l'histoire  disait,  il  y  a  lonp;tcmps,  il  y  a  cinq  cents  ans  : 
Hoiioroz  les  lellres.  Leur  proi^i'ès  est  lié  à  celui  du 
royaume.  Si  elles  sont  délaissées,  si  elles  déclinent,  le 
royaume  aussi  déclinera. 

L'Académie  française  a  donné  la  plus  haute  extension 
à  cette  maxime  de  Charles  le  Sage.  Elle  a,  dès  sa  fondation, 
honoré  ef    fail    honorer  les    lettres  dans   leur   plus   jiurc 


4.'j8  RÉPONSE    DE    M.    XAVIER    MARMIER 

essence  et  leurs  diverses  manifestations  :  la  poésie,  l'élo- 
quence, la  (riti([ue,  l'histoire,  le  roman,  tous  les  dons  de 
l'esprit,  toutes  les  nobles  expressions  de  la  pensée. 

A  travers  les  vicissitudes  de  la  politique,  les  bouleverse- 
ments de  toute  sorte,  elle  a  conservé  ses  sages  règlements 
et  sa  pacifique  mission.  Si  douces  etsi  belles  sont  ses  attri- 
butions qu'elle  n'en  peut  désirer  d'autres,  et  elle  n'en  désire 
pas  d'autres.  Ses  héros  sont  les  écrivains  qui  répandent 
au  loin  l'étude  de  noire  langue  et  l'éclat  de  notre  littéra- 
ture. Ses  grands  jours  sont  ceux  où  elle  distribue  ses  cou- 
ronnes, et  ceux  un  elle  reçoit  dans  son  enceinte  un  de  ses 
nouveaux  élus. 

Tout  jeune.  Monsieur,  vous  avez  montré  votre  amour 
pour  les  lettres.  A  vingt  ans,  vous  étiez  un  des  disciples 
zélés  du  romantisme.  Vous  disséminez  alors  en  divers  re- 
cueils les  stances  élégiaques  et  les  odes  belliqueuses.  Vous 
racontez  des  légendes  populaires,  et  composez  des  romans 
historiques  :  Wolfthurm,  le  LiheU'istc ,  Minuit  et  midi, 
réimprimé  sous  le  titre  de  Tancrède  de  Bohan,  ce  même 
Tancrède  dont  Tallcmant  des  Réaux  a  joint  le  nom  à 
l'une  de  ses  scandaleuses  chroniques. 

De  ce  méchant  racontagc,  de  quelques  pages  correctes, 
mais  im  peu  sèches,  du  père  Griiïet,  l'honnête  historien 
de  Louis  XIII,  vous  avez  fait  un  chaste  et  intéressant 
récit  où  l'on  remarque  de  nobles  physionomies,  des  ta- 
bleaux de   mœurs  véridiques  et  des  scènes  touchantes. 

Il  ne  vous  souvient  peut-être  plus  de  ces  Juvenilia.  On 
peut  cependant  y  discerner  déjà  vos  sérieuses  tendan- 
ces, y  reconnaître  l'indice  de  votre   vocation   d'historien. 

Cela  me  semble  particulièrement  marqué  dans  un  de  vos 


AL    nisr.oi  11^  ni:  m.    iikmu  mautin.  /|4() 

premiers  livres  :  ht  Virilh'  Fromic^  où  vous  avez  tracé  cm  une 
série  de  scènes  adroitement  agencées,  parfois  vivement 
dialoguées.  le  cfjinnieneeinent  de  celle  guerre  (|ui  suscit» 
des  rivalités  sans  giandeur,  des  ami)itions  éhontées,  eti- 
laclia  les  noms  les  |)lus  glorieux  cl  linit  par  lavorlemen} 
du  principe  d'atilorilé  j)arlementaire  pour  le([uel  tant  d<' 
bonnes  gens  a\aicnl  lire  lanl  de  (•()up^  d'ar(piebusc. 

Dans  l'essor  intellectuel,  dans  le  mcM-veilleux  épanouis- 
sement de  poésie  il  de  science  (pii  t'clala  en  France  veis 
la  lin  (\v  la  Restauration,  cl  dont  la  l'rance  doit  à  jamais 
garder  le  souvenir,  les  éludes  historiques  s'élevaient  au 
premier  rang.    Plus  lard  leur  cercle  s'est  encore  agrandi. 

FjCS  éléments  de  ces  études  claicnt  depuis  longtemps 
préparés  par  les  archéologues  et  les  numismates,  par  les 
investigateurs  des  \ieu\  diplômes  et  des  vieilles  chartes, 
par  les  admirables  travaux  des  bénédictins  de  Saint-Maur, 
par  les  rechei'ches  et  les  écrits  de  phisit  iii-s  autres  savantes 
corporations. 

L'école  moderne  compulse  ces  documents  avec  uni- 
nouvelle  pensée  et  donne  à  l'histoire  une  nouvelle  vie. 

•<  Car  l'histoire,  a  dit  .M.  iV^  Chateaubriand,  change  il«; 
caractère  avec  les  âges,  parce  c[u  elle  se  compose  des  laits 
acquis  et  des  vérités  trouvées,  parce  qu'elle  réforme  ses 
jugements  par  ses  expériences,  parce  qu'étant  le  reflet  des 
mœurs  et  des  opinions  de  l'homme,  elh*  est  susceptible 
des  perfectionnements  mêmes  de  l'espèce  humaine.  » 

Avec  cette  idée  de  perfectionnement  si  justement  expri- 
mée par  l'illustre  écrivain,   l'histoire  est  reconstituée  de 
nos  jours  en  tout  pays,  en  Russie  par  Karamzin,  en  Suède 
par    Oeiier.    en    Danemark  par    Allen,    en  Allemagne   par 
AC.Ai).    v\\.  by 


45o  RÉPONSF,    DK    M.    XAVIKH    MAUMIEH 

liankc,  en  Hollande  par  MoUcy,  on  An^Iclorro  [)ar  Linpfard 
et  Macaulav,  en  Amérique  jiar  Prescoll  et  Bancroft,  en 
Italie  par  Cantù,  en  Espagne  par  Lafuentc. 

Je  ne  eite  (pic  les  pi'iiici])aii\  noms  ;  cl  la  Franee,  en  ee 
roneours  des  nations,  an  niilicn  de  laiil  d'dMivres  d'érudi- 
lion  el  de  rénovalion.  oeriipe  encore  la  pins  liaiile  place. 
C'est  une  de  nos  gloires,  une  douce  gloire  en  ee  siècle 
tourmenté.  Tâchons  de  la  garder. 

l*armi  les  livres  de  cette  féconde  période,  les  vôtres, 
Monsieur,  ont  acquis  un  juste  renom.  Dès  le  jour  où  vous 
avez  trouvé  la  voie  que  vous  cherchiez  dans  vos  premiers 
essais,  vous  y  êtes  entré  résolûmenl,  \ous  avez  entrepris 
une  grande  tâche  avec  l'ardeur  de  la  jeunesse,  et  d'année 
en  année,  vous  l'avez  poursuivie  avec  luie  persistance,  un 
talent  et  un  sentiment  patriotique  qui  méritent  bien  d'être 
loués.  C'est  le  travail  de  votre  vie,  un  mémorable  travail, 
toute  une  histoire  de  France  très  étudiée,  très  savante, 
depuis  son  origine  jusqu'au  temps  actuel.  Nulle  autre  his- 
toire complète  de  notre  pays,  sauf  celle  de  M.  de  Sismondi. 
n'a  été  faite  en  de  si  larges  proportions.  Nulle  autre  ne 
présente  une  telle  quantité  d'événements  et  d'images  habi- 
lement coordonnés. 

Mais  vous  n'avez  pu  dessiner  tant  de  portraits,  toucher 
à  tant  de  questions,  juger  selon  vos  idées  personnelles 
tant  d'hommes  et  tant  de  choses  sans  susciter  de  vives  con- 
troverses. 

Je  n'essayerai  pas  de  les  reproduire.  Permettez-moi 
seulement  de  vous  adresser  quelques  réflexions. 

Au  milieu  de  vos  graves  recherches,  vous  avez  gardé  un 
sentiment  poétique  qui  doit  être  apprécié.   Il  vivifie  votre 


AU   DISCOUKS   i)i;    M.    iii;m;i    \i\uri\.  45l 

drame  de  ^'e^c•infîé^o^i\.  Ccllil  Vercingélorix,  rinimortcl 
Gaulois,  le  luros  du  (  aiii])  dVIaise,  entre  les  deux  jolies 
\  illes  cli  )niiUis  et  de  Salins,  dans  la  \aillaiilf  l'rariclic- 
Couité.  If  Naincii  de  ccl  aiili(|ur  W  alciloo.  >i  t;r.iii(l  dans 
sa  dclailc  cl  son  saerifiee  de\aiil  < '.rsar  le  \  icloiiciix.  si 
iiidii;ut'  dans  sa  vengeance  ! 

Le  sciilinienl  |>oéli(|ue  anime  aussi  vos  disseilalions  lit- 
téraires, \  (>>  réeits  debalaillc  |)i'inei|)aleinent  voire  des- 
eiiplion  de  l'aneicnne  GauK'. 

Cette  lerre  de  nos  ancêtres  vous  séduil  cl  \ous  tii- 
traîne.  Nous  v  aile/,  eoninie  eu  un  pavs  de  fées,  vous  v 
\i\e/  par  la  pensée.  Nous  aime/  à  la  \oii'  dans  sa  vaste 
extension  et  tians  ses  dilTérenls  eei'cles  ;  nous  aime/,  à 
observer  le  caractère  et  les  mœurs  de  la  nalion  gauloise 
dans  le  calme  de  son  l'oyei-  et  le  tumulte  de  ses  combats, 
à  écouler  à  ti-avers  les  siècles  le  retentissement  des 
chants  d  amour  ou  des  chants  héi'oïqucs  des  bardes,  à 
contempler  au  sein  de  leur  mvstérieusc  l'ctraile,  dans  la 
majesté  de  leur  sacerdoce,  les  druides,  juges  et  prêtres 
de  la  eommunaiilé. 

Mais  nu  jour  vieni  on  la  (iaule.  eu\  allie  par  les  légions 
romaines  en  vain  rassemble  loutes  ses  torées,  en  vain 
eondjat  avec  un  merveilleux  cou  rage.  Elle  est  vaincue,  et  l'on 
ne  peut  dire  d'elle  ce   qui  fut  dit  de  la  Gi'èe*'  par  Horace  : 

«  La  Grèce  vaincue  captiva  son  conquérant  incivilisé  et 
importa  ses  arts  dans  l'agreste  Latium.  <■ 

Les  lois  romaines  sont  imposées  à  la  laee  gauloise  ;  des 
colonies  romaines  s'établissent  au  sein  de  ses  clans  féo- 
daux ;  sa  vieille  organisation  est  peu  à  peu  détruite,  son 
culte  proscrit,   et  bientôt  sa   transformation  entière  s'ae- 


/J'Sa  RÉPONSI.    IM-;    M.     XWIKH     MARMIlîlî 

complit  piir  unr  ptiissaiicc  |)liis  ^i-aiidc  que  celle  (in  t^Iai\(' 
des  Césars,  |>ar  la  douccMir  de  rMvan^ile. 

Dans  rcdc  nouvelle  [)has<\  \ous  ne  ponve/.  r()iuj)re  le 
«  liarine  (jui  vons  lie  an\  iiistilnlions  eeltif]iies,  ni  rc- 
îîoneer  à  l'idée  de  l'ininiense  développement  qne  vous 
(Mitrevovie/.  piuif  elles  dans  ra\  eiiie.  Nous  |)i'olonge/,  par 
l'imajiifinalioii  au-delà  des  liniiles  de  la  l'éalilé  l'empire 
dp  l'ancienne  Gaule,  vous  allrihue/  à  ses  hardes  une 
iuiporlance  qu  ils  n'avaieiil  [)liis,  (pTils  ne  p«)ii\  nient  plus 
avoir. 

Le  druidisme,  avec  ses  arrêts  mystérieux,  ses  sacrifices 
sanglants,  a  disparu  devant  l'éioile  de  Bethléem  el  les 
(cuvrcs  des  bardes  n'ont  point  eu  sur  la  chevalerie  chré- 
tienne l'influence  que  vous  leur  accorde/.. 

Le  cycle  des  romans  de  la  Table  ronde"  ne  date  pour  nous 
que  du  milieu  du  XIP  siècle.  A  cette  époque,  la  chevalerie 
instituée  depuis  longtemps  était  dans  sa  généreuse  ardeur, 
très  brillante  et  très  forte. 

Sous  l'étendard  d'Alphonse  VI,  elle  venait  d'expulser 
les  Maures  de  Tolède.  Sous  la  bannière  de  GodelVoi  de 
Hoiiillon,  elle  venait  de  concpiéiir  A nt loche  el  Jéiusalem. 
l'allé  allait,  avec  Louis  VII  et  l'empereur  d'Allemagne,  en- 
treprendre une  nouvelle  croisade. 

Les  lais  bretons  traduits  par  Mai'ie  de  France,  les  ro- 
manesques aventures  de  Lancelot  du  Lac,  de  Tristan,  de 
Perceval  le  Gallois,  ne  pouvaient  rien  ajoutei-  à  ses  senti- 
ments d'honneur,  à  son  enthousiasme  religieux. 

L'un  des  plus  fameux  personnages  de  l'ancienne  poésie 
armoricaine,  c'est  Merlin,  le  barde,  le  magicien,  le  pro- 
phète,   le   héros    d'une   triple    légende.    Enfanté    par    un 


Al     niscoi  lis   m:    m.    iii:\i;i    mmuin.  '|")') 

démon    (i),    il    a    été,     apivs     mu^     labiilousc     exislence, 
enseveli  dans  les  profondems  dr    l;i  foirt  de  Hfccluliaiil , 

Donc  Brelunz  vont  sovenl  l'al)lanl  Ci). 

Là  se  rassend)l(iil  les  fées. 

Wace,  le  célrbrc  aiilciu'  du  roman  de  //////,  a\anl  \onlu 
\  i-~iler  ces  bois  <  nclianlés,  a  cependant  été  très  déçu  dans 
son  rêve  de  pot'li-.  et  il  raronfo  on  une  strophe  facétieuse 
son  erreur  : 

I.ù  nllai-je  merveilles  qiierrc. 

Vis  la  forêt  et  vis  la  terre; 

Merveilles  quis  (cherchai),  mais  ne  trovai. 

Fol  m'en  revins,  fol  i  alai; 

Fol  i  alai,  fol  m'en  revins; 

Folie  quis,  por  fol  me  lins  (3). 

L'enclianleiii-  Merlin  vous  apparaît  comme  la  person- 
nification du  «  néo-druidisme  imposant  de  toute  part  son 
mysticisme  inspiré,  et  planant  sur  le  moyen  âge  avec  le 
livre  des  destinées  à  la  main».  Il  annonce  dans  ses  pré- 
dictions, à  plusieurs  siècles  de  distance,  «  l'avènement, 
dites-vous,  du  Messie  féminin  qui  lui  la  sublinu'  manifes- 
tation du  génie  celtique  ». 

Ce  Messie  féminin,  cette  manifestation,  c'est  Jeanne 
d'Arc. 

Nous  ne  pouvons  nous  représenter  en  de  telles  formules 
la  vierge  chrétienne  de  Doniremy.  la  sainte  héroïne  d'Or- 


(1)  Die  Sagen  von  Merlin  herausgegeben  von  San  Marte,  185.1,  p.  342. 

(2)  Jioman  de  /fou,  t.  II,  p.  343. 

(3)  lioman  de  /ion,  t.  II,  j).  i  i3. 


454  RÉPONSK  DE  M.  XAVIEU  M  ARMIER 

léans,  renvoyée  de  Dieu  dans  les  calamités  de  la  France. 
l^ii  <()inin(Mi(aiit  après  vos  |)aticntcs  études  votre  pa- 
triotitiue  narration,  vous  vous  êtes  promis  d'être  en  tout 
point  très-impartial,  cl  personne  assui'ément  ne  mettra  en 
doute  votre  sincérité.  Mais,  malgié  votre  bon  vouloir, 
n'avez-vous  |k\s  été  quelquelois  détourné  de  cette  résolu- 
tion ? 

Un  des  grands  avantages  de  notre  pays,  \ous  le  savez, 
c'est  son  unité.  Jamais,  en  aucun  temps,  il  n'y  en  eut  une 
si  compacli'  en  un  si  \asle  royaume. 

Cette  unité,  ^Monsieur,  vous  l'avez  vue  poindre  à  une 
épo(pie  lointaine.  Vous  en  avez  suivi  le  lent  et  dii'iicile  dé- 
veloppement à  travers  de  cruels  orages,  comme  les  marins 
suivent  le  déroulement  du  eàble  électrique  à  ti-avers  les 
flots  tourmentés  de  l'Océan. 

A  qui  devons-nous  cette  force  de  la  France,  cette  pré- 
cieuse unité?  A  la  monai^chie. 

Cependant  elle  ne  vous  apparaît  réellement  accomplie 
que  par  les  décrets  de  l'Assemblée  constituante  en  1789. 
Comme  le  vovagcur  cjui  parcourt  une  vaste  contrée  en  son- 
geant au  lieu  de  prédilection  vers  lequel  il  se  dirige  et  où  il 
espère  séjourner,  vous  pénétrez  dans  les  phases  successives 
de  l'histoire,  en  aspirant  à  l'aurore  des  temps  nouveaux 
où  l'ancienne  France,  selon  votre  expression,  sera  trans- 
formée . 

Par  l'effet  de  cette  pensée  dont  nous  respectons  la  fran- 
chise, n'êtes-vous  pas,  chemin  faisant,  quelquefois  bien 
sévère  pour  les  hommes  et  les  événements  qui  s'opposent 
à  la  ra[)idité  de  vos  vœux,  bien  indulgent  pour  ceux  qui 
trop  tôt  la  favorisent? 


Al!     DISCOllRS     OF     M.     HKMU     MAlillS.  !^^)^ 

Ainsi  Charles  V  a  par  son  li;il)llcU''  oL  s;i  paliiMico  sauvr 
des  |)Iiis  tei-ribles  périls  son  ru\aiiine  :  \oiis-inèine  loyale- 
nuMil  le  reconnaisse/.  «  Mais  liiisloire,  dilcs-\ons.  en  lui 
donnanl  plaee  parmi  les  liuniiui's  tpii  onl  le  niii  ii\  x  i\i  lit 
France  rentre»  l'élraniier.  ne  doil  pas  oublier  cpia  linlé- 
liciir,  il  lil  avorter  I  Osai  d'un  ,i;ini\  criuMiieiil  lihi'e  cl  l'raya 
la  liinesle  roule  do  la   monarcliie  absolue.  » 

\  oilà  le  sai^e  Charles  \  condanini',  cl  voii>  (•(Midaïune/ 
aussi  l'ambilion  j)r('Mna(nrée  d'Klienne  Mareel.  Mais  ne 
lailes-vous  pas  trop  dhonneur  à  ce  prévôl  de  Paris  en  le 
représentant  eoninie  la  [jIus  grande  ligure  du  \1\'  siècle. 
Il  me  semble  (pie,  dans  eelte  l'-pocpie  si  âpre  el  si  soinbi-e, 
Duguesclin  est  une  assez  grande  ligure  et  Robert  Hrtice, 
le  héros  écossais,  et  Pétrarque,  et  Dante!  et  Uien/.i,  le 
fameux  liilmn  de  Rome,  sont  aussi  du  XIV"  siècle. 

[^tienne  ^Marcel  inaugurait  le  règne  de  la  leri-enr'  (piaiid 
sous  les  yeux  du  Dauphin,  éperdu,  sans  delense.  il 
faisait  égorger  le  maréchal  de  iVormandic  cl  le  maréchal 
de  Champagne. 

lùienne  Marcel  n  a  peut-être  pas  suscité  lui-même, 
comme  rallirmcnt  plusieurs  chroniqueurs,  la  fureui'  de  la 
Jacquerie.  Mais  son  intérêt  était  de  soutenii-  celle  leriiblc 
insurrection,   et  il    l'a  soulmuc   (i). 

Par  lui  de  ces  revirements  ipu'  la  di'(jilc  laisori  ne  peu! 
comprendre,  mais  cpii  ne  sont  pas  rares  cl.iiis  Ic^  lenips 
révolutionnaires,  Etienne  Mareel.  après  avoii-  été  laclil 
auxiliaire  de  la  Jacquei-ie,  se  rangeait  du  cùti'  (h-  Charles  de 
Navarre  qui  venait  de  la  comballre.  Au  nioincnt  où  l'ardcnl 

il)  S.  Luce,  Ili^luire  de  la  Jnrquerie,  p.  114,  110,  11",  121. 


prt'vôl  péiit,  il  allail  «nivrlr  les  portes  de  la  capitale  à  cel 
allié  des  Anglais. 

Quant  à  sa  tentative  de  rélonnes.  (>lli>  a  été  iiel  leiueiil 
jugée  [)ar  im  maître. 

<(  Cette  tentative,  dit  notre  savant  historicMi,  notre  cher 
honoré  confrère,  M.  Mignet,  était  contraire  à  l'esprit  du 
temps  et  au  progrès  de  l'Etat.  Elle  ne  pouvait  pas  réussir. 
La  résistance  qu'elle  devait  rencontrer  était,  dans  un  pays 
encore  tout  féodal,  incomparablement  supérieure  à  la  loice 
qui  poussait  à  l'enlreprendi-e. 

.(  Si  elle  avait  obtenu  un  succès  qui  eût  été  inévitablemeiil 
funeste,  les  villes  de  Fi-ance  seraient  devenues  indépen- 
dantes à  la  laeon  des  \illes  d'Italie  ou  des  villes  des 
Flandres.  Le  royaume,  cpii  commençait  à  sortir  de  son 
morcellement,  y  serait  retombé;  l'administration,  plus  géné- 
rale et  dès  lors  plus  équitable,  ciui  commençait  à  régir 
les  diverses  classes  de  personnes  et  à  rapprocher  les  divers 
ordres  d'intérêts,  aurait  fait  place  à  la  lutte  acharnée  des 
iMis  et  à  l'anarchie  inconciliable  <les  autres.  Vu  lieu  de 
cette  marche  heureuse  vers  une  unité  toujours  plus  com- 
plète, et  une  condition  toujours  plus  égale,  la  l'iaiice 
serait  revenue  à  des  désordres  conqiliqués,  puiscpi'ils 
n'auraient  pas  été  seulement  féodaux,  comme  dans  les 
périodes  précédentes,  mais  encore  municipaux  (i).  » 

D'autres  chapitres  de  votre  livre  m'obligeraien!  à  vous 
soumettre  d'autres  remarques. 
Je  m'arrête. 


1)  Mignet,  Journal  îles  savantt,  1855,  ii.  ?iTi. 


Al'    DISCOURS    DE    M.     ilE.NHI    MAUTIN.  457 

La  critique  est  aisée,  dit  le  Philinte  de  Deslouches  (i). 
Elle  me  semble,  au  contraire,  fort  (lillicilo.  Je  ne  inv  sens 
point  apte  cl  n'en  ai  poinl  le  j;oùt.  C'est  si  ttisic  de 
chercher  ce  ([ue  nous  a|)peions  les  défauls  d'un  li\rc. 
C'est  si  bon  de  reconnaîlrc  ses  qualités. 

A  côté  des  récils  où  vous  exprimez  sui-  nos  anciennes 
institutions  religieuses  et  civiles  des  sentiments  que  la 
conscience  d'im  grand  nombre  de  vos  lecteurs  ne  peut 
admettre ,  à  eO)té  des  pages  de  dialectique  où  vous 
n'avez  pu,  malgré  le  fonds  de  bienveillance  inhérent  à 
voli'e  ii;iliire.  altcnuer  la  rigueur  de  \()s  opinions,  il  v  a 
dans  \otre  œuvre  lanl  d'autres  pages  c{ui  ne  soulèvent 
aucune  objection,  qui  attirent  et  instruisent  et  auxcpielles 
on  s'attache  !  Telles  sont  la  plupart  de  vos  dissertations 
sur  le  développement  des  arts,  des  lettres,  des  sciences,  à 
diverses  époques,  et  de  vives  relations  de  batailles,  et  des 
chapitres  politiques  où  l'on  seul  \ibrer  la  corde  dnn  viai 
patriotisme,  où  la  pensée  s'exalte  par  la  juste  appréciation 
de  plusieurs  de  nos  hommes  d'iilat. 

On  se  plaira  à  relire  ce  que  vous  avez  si  bien  dit  de 
l'héroïque  activité,  des  vastes  cond)inaisons  de  Hielielieu, 
dont  le  nom  doit  être  particulièrement  honoré  dans  notre 
Académie,  à  relire  aussi  ce  que  vous  dites  des  habiles  et 
heureuses  négociations  de  Mazarin,  du  traité  de  Wcstphalie 
et  du  traité  des  Pyrénées  qui  réalisaient  les  hautes  com- 
binaisons de  Henri  IV  et  de  Richelieu. 

Si  vous  formulez  parfois  un  peu  vivement  le  blâme, 
vous  savez  aussi  accentuer  l'éloge. 

(1)  La  critique  est  aisée  et  l'art  est  difficile.  (Le  Glorieux,  2'  acte) 

ACAD.     FR.  58 


■158  RÉPONSE    DE    M.    XAVIER    MARMIER 

Avec  votre  foi  dans  l'avenir,  vous  parlez  éloqiiomment 
du  passé  et  vous  nous  ramenez  à  d'heureuses  réminis- 
cences par  le  nom  de  Golbcrt. 

«  Jamais,  dites-vous,  la  France  ne  s'était  vue  dans  une 
situation  semblable  à  celle  qu'elle  occupait  en  1672:  jamais 
elle  n'avait  atteint  luie  telle  hauteur  de  puissance  et  de 
majesté.  Non-seulement  les  admirateurs  et  les  panégyristes 
du  règne  de  Louis  XI^^  mais  ses  détracteurs  les  plus 
systématiques,  Saint-Simon  lui-même,  se  sont  inclinés 
devant  le  souvenir  de  cette  époque  immortelle.  Tout  était 
florissant  dans  l'état,  s'écrie  Saint-Simon,  tout  y  était 
riche.  Colbert  avait  mis  les  flnances,  la  marine,  le  com- 
merce, les  manufactures,  les  lettres  même  au  plus  haut 
point.  » 

Au  témoignage  de  Saint-Simon,  vous  ajoutez  cette  image 
superbe  :  «  La  France  grandissait  par  la  paix,  comme  elle 
avait  grandi  par  la  guerre.  Ce  sont  les  dix  ou  douze  plus 
belles  années  dont  ait  joui  notre  patrie.  Ne  nous  hâtons 
pas  de  les  quitter.  Les  temples  et  les  palais,  les  théâtres 
et  les  académies,  nous  appellent  au  sortir  des  bureaux,  des 
ateliers,  des  ports.  Partout  rayonne  l'activité  féconde  d'un 
grand  peuple;  partout  s'épanchent  des  torrents  de  vie 
et  de  lumière.  Là  encore  nous  retrouverons  le  grand 
ministre  à  côté  du  grand  roi,  non  plus  créateurs,  mais  ins- 
pirateurs et  protecteurs,  mais  centre  l'un  et  l'autre,  l'un 
par  l'autre,  du  cercle  magnifique  formé  par  la  réunion  de 
toutes  les  gloires.   » 

L'œuvre  si  vaste  à  laquelle  vous  avez,  Monsieur,  con- 
sacré tant  d'années  d'un  patient  labeur,  que  vous  avez 
animée  par  un  remarquable  talent  de  composition  et  de 


M      DISCOURS    DK     M.     IIK.MU     MAKTI.N.  4^9 

style,  a  ou  un  éclatant  succès.  Le  public  a  épuisé  en  peu 
de  temps  plusieurs  éditions  de  vos  vingt  volumes.  L'Ins- 
titut vous  a  mis  dans  ses  concours  à  un  haut  rang,  et  les 
prix  qui  vous  étaient  décernés  par  notre  Académie  annon- 
çaient votre  élection. 

Soyez,  parmi  nous,  le  bienvenu. 

Vous  venez  de  rendre  un  juste  hommage  à  l'iiomme 
éminent  dont  nous  ne  pouvons  assez  déplorer  la  perte. 

Oui,  il  aima  sa  patrie,  il  laima  profondément. 

«  Mon  siècle,  disait-il,  est  ma  patrie  dans  le  temps,  la 
France  ma  patrie  dans  l'espace,  cette  chose  si  belle  et  si 
chère  à  nos  cœurs  qui  était  avant  nous,  qui  sera  après 
nous,  la  France  qui  seule  mérite  tous  nos  efforts  et  tous 
nos  sacrifices.  » 

Quelquefois  il  parlait  de  la  France  avec  un  ton  de  bon- 
homie caustique,  une  sorte  à  humour  qui  était  un  des  traits 
de  son  caractère.  «  Quelle  nation  que  la  nôtre,  s'écriait-il, 
si  étrange  en  certains  moments,  si  absurde  dans  ses 
moyens  d'action,  mais  si  puissante  par  les  résultats  de  son 
influence  et  de  son  exemple  !  Nous  ne  sommes  pas  un 
peuple  heureux,  il  faut  l'avouer,  et,  dans  notre  perpétuelle 
effervescence,  nous  ne  sommes  pas  des  voisins  commodes. 
Mais  nous  sommes  le  sel  de  la  terre  :  toujours  combat- 
tant, et  cherchant;  toujours  occupés  de  quelque  inven- 
tion; détruisant  des  préjugés,  bouleversant  dos  institu- 
tions, et  ajoutant  à  la  science  de  la  politique  de  nouveaux 
faits,  de  nouvelles  expériences,  de  nouveaux  avertisse- 
ments. Dans  deux  ou  trois  mille  ans,  lorsque  la  civili- 
sation aura  accompli  sa  marche  vers  l'Ouest,  lorsque 
l'Europe  sera  dans  l'état  où  nous  voyons  à  présent  l'Asie 


46o  RÉPONSE  DE  M.  XAVIER  MARMIER 

Mineure,  l'Egypte,  on  se  souviendra  seulement  de  deux  de 
ses  enfants  :  l'un,  calme,  sage,  rangé;  l'autre,  enfant  gâté, 
indiscipliné,  terrible  ;  et  je  crois  que  la  postérité  aura 
une  prédilection  particulière  pour  l'enfant  terrible  (i).  » 

A  cette  patrie  aimée  M.  Thiers  a  consacré  toute  son 
activité  :  et  quelle  activité  !  Jamais  nulle  part  on  n'en  vit 
une  si  longue  et  si  persévérante,  éclairée  pai-  une  si  haute 
intelligence,  soutenue  j)ar  une  si  ferme  résolution,  appli- 
quée à  tant  de  grandes  œuvres,  toujours  si  vivante  et  si 
lucide,  souvent  si  fructueuse. 

Activité  politique,  activité  littéraire  !  Par  toutes  les  deux 
il  se  signala  dès  sa  première  jeunesse,  et  il  les  a  gardées 
jusqu'à  son  dernier  jour. 

A  l'âge  où  les  aspirants  aux  grades  uni\ersitaires  ne 
s'occupent  que  du  travail  qui  leur  est  imposé  pour  l'ob- 
tention de  leur  diplôme,  et  parfois  ne  poursuivent  que 
très-indolemment  cette  tâche  obligée,  M.  Thiers,  sorti  du 
lycée  de  Marseille,  élève  à  l'école  de  droit  d'Aix,  étonnait 
ses  condisciples  et  ses  maîtres  par  l'élan  de  son  espi^t  et 
l'extension  de  ses  études. 

Les  leçons  de  la  jurisprudence  ne  lui  suffisaient  pas.  Les 
mathématiques  et  l'histoire,  la  poésie  et  la  philosophie, 
les  sciences  physiques  et  les  arts,  tout  l'attire,  tout  lémeut, 
et  tout  se  range  en  bon  ordre  dans  ce  large  cerveau  où 
circule   la  sève  du  Midi  en  de  saines  alvéoles. 

N'y  a-t-il  pas,  dans  l'ordre  moral  et  intellectuel,  une 
hérédité  comme  dans  les  choses  matérielles,  une  trans- 
mission de  goûts  et  de  pensées  comme  une  transmission 


(1)  Conversations  by  Nassau  William  Senior,  tome  I. 


AU    DISCOL'KS    DE    M.     IIK.NRI    MAUTIN.  ^6 1 

de  terres  et  de  capitaux?  Quelquefois  cet  hérilaf^e  s'amoin- 
drit :  quelquefois  il  reste  stalionnairo,  [)ui>  un  jour  peut- 
être  on  est  tout  étonné  de  son  aceroissemenl. 

M.  Thiers  était,  par  sa  mère,  cousin  des  Chénier.  Son 
grand-père  était  un  homme  remarquable  par  ses  qualités 
administratives  et  sa  fermeté  de  caractère,  avocat  au  par- 
lement d  Ai\  à  vingt  ans,  nommé  en  1770,  par  ordonnance 
royale,  archiviste  de  Marseille.  En  cette  qualité,  il  n'était 
pas  seulement,  dans  l'ancienne  organisation  de  cette  ville, 
le  gardien  des  actes  officiels,  mais  le  contrôleur  des  dé- 
penses, le  directeur  des  constructions  municipales,  et  en 
réalité  l'administrateur  de  la  commune  (i). 

Il  y  a  de  la  poésie  d'André  Chénier  dans  un  des  pre- 
miers livres  de  M.  Thiers,  dans  sa  description  de  la  vallée 
d'Argelez,  une  des  pages  de  son  voyage  aux  Pyrénées, 
un  ravissant  tableau. 

Il  y  a  dans  le  petit-fils  ministre  des  travaux  publics 
l'agrandissement  des  facultés  particulières  de  l'aïeul.  Le 
jeune  ministre  achevait  le  palais  d'Orsa\ ,  la  .Madeleine, 
l'Arc  de  Triomphe.  L'aïeul,  en  ses  vingt  ans  tPaduiinistra- 
tion,  faisait  élargir  plusieurs  places,  percer  plusieurs  rues 
dans  sa  ville  natale,  et  prolongeait  jusqu'à  la  mer  la 
fameuse  Cannebière. 

A  vingt  ans,  M.  Thiers,  ayant  terminé  son  cours  de 
droit,  continuait  ses  autres  études,  lisait  et  discutait. 
L'académie  d'Aix  lui  donna  une  agréable  occasion  d'é- 
crire. Elle  mit   au  concours  l'éloge  de  Vauvenargues,  ce 

(1)  Documents  inédits  sur  la  famille  de  M.  Thiers,  par  M.  0.  Teissier  ; 
Marseille,  1877. 


402  RÉPONSE    DE    M.    XAVIER    MARMIER 

noble  officier  de  Provence  qui  se  consola  de  ses  infir- 
mités précoces  par  une  douce  philosophie.  C'est  lui  qui  a 
dit  :  «  Les  grandes  pensées  viennent  du  cœur.   )> 

M.  Thicrs  fit  un  discours  que  des  juges  malveillants 
voulaient  écarter,  auquel  cependant  on  ne  put  refuser  un 
accessit.  11  en  fit  secrètement  un  autre  qui  fut  couronné 
à  l'unanimité. 

On  remarque  dans  cette  première  œuvre  de  M.  Thiers 
la  netteté  de  style,  la  vive  compréhension  des  questions 
dont  il  s'empare,  plusieurs  aperçus  ingénieux,  plusieurs 
caractères  finement  dépeints,  enfin  le  germe  évident  des 
qualités  qui  par  leur  développement  graduel  lui  donne- 
ront un  jour  l'universelle  célébrité. 

Cette  couronne  académique,  quelques  heureuses  plai- 
doiries, quelques  nobles  et  affectueux  patronages  ne  pou- 
vaient le  retenir  dans  la  magistrale  cité,  et,  un  matin,  il 
part.  Dans  l'élan  de  sa  pensée,  il  aspire  à  une  plus 
grande  arène. 

Une  de  ces  bonnes  grosses,  humaines  diligences  dont  le 
chemin  de  fer  n'a  point  enlevé  aux  hommes  de  mon  âge 
le  souvenir,  emporte  dans  un  de  ses  compartiments  le 
lauréat  d'Aix  et  sa  jeunesse.  César  et  sa  fortune. 

Il  va  s'élablir  à  Paris,  inconnu,  pauvre,  seul  dans  ce 
million  d'hommes.  Non  pas  seul;  il  a  là  un  ami  dont 
vous  avez  si  justement  parlé,  son  compatriote,  son  con- 
disciple, laborieux  comme  lui,  destiné  comme  lui  à  pren- 
dre une  place  élevée  parmi  les  historiens.  Cet  ami,  en 
se  retirant  à  l'écart  des  hauts  et  turbulents  emplois,  le 
verra  avec  une  tendre  affection  monter  de  degré  en  degré 
au  suprême  pouvoir,  applaudira   à  ses   succès,  s'affligera 


AL    DISCOIRS    DE    M.    HENRI    MARTIN.  463 

de  ses  déceptions  et  sera  sans  cesse  jusqu'à  l'heure  der- 
nière son  confident,  son  auxiliaire. 

Ceux  à  qui  Dieu  a  donné  ce  bonheur  d'aimer  ne  peu- 
vent croire  que  tout  est  fini  quand  l'œil  s'éteint,  quand 
le  cœur  cesse  de  battre. 

Au  mois  de  septembre  1821,  M.  Thiers  occupait  avec 
son  ami,  un  très-modeste  appartement.  Mais  il  était  là, 
gai,  alerte,  avec  l'éclair  du  génie  et  les  ailes  de  l'espérance. 

Pour  les  hommes  d'élite,  vouloir,  c'est  pouvoir.  M.  Thiers 
avait,  au  début  de  la  vie,  la  volonté  et  le  pouvoir. 

En  peu  de  temps,  il  se  fit  dans  le  journalisme  une  situa- 
tion considérable.  Il  écrivait  des  articles  politiques  d'une 
étonnante  virilité,  puis  des  articles  sur  le  Salon,  vifs  et 
pénétrants  comme  ceux  de  Diderot,  mais  plus  simples  et 
plus  judicieux.  On  les  relit  encore  aujourd'hui  avec  un 
réel  agrément. 

Dans  l'espace  diin  an,  il  acquiert,  heureux  homme!  le 
moyen  de  voyager,  et  il  s'en  va  vers  les  Pyrénées  pour  exa- 
miner lui-même  l'état  réel  de  la  révolution  espagnole,  du 
parti  constitutionnel  et  de  l'armée  de  la  foi.  A  son  retour, 
il  disait  :  «  L'Espagne  est  une  Vendée  éteinte.  »  Ce  mot 
fut  répété.  M.  de  Talleyrand  voulut  voir  le  publiciste  qui 
exprimait  une  idée  si  nette  en  un  langage  si  laconique. 
Il  ladmit  dans  son  intimité,  et  un  jour  il  disait  en  par- 
lant de  lui  :  «  Notre  jeune  ami  n'est  pas  parvenu,  il  est 
arrivé.   » 

Arrivé  en  effet  rapidement  au  renom  et  à  la  fortune, 
très-influent  par  ses  écrits,  accueilli  avec  une  faveur  toute 
particulière  dans  de  très-importants  salons,  actionnaire 
et  directeur  du  Constitutionnel . 


464  RÉPONSE    DE    M.    XAVIER    MAUMIER 

En  i8'.>,'î,  il  |)iil)lia  sa  relation  de  voyage  aux  Pyrénées. 
Elle  eut  un  succès  pariaitement  mérité.  Vers  la  fin  de  sa 
vie,  M.  Thicrs  a  eu  la  joie  de  la  voir  réimprinjéc.  Il  y  re- 
trouvait dans  sa  vieillesse  la  tiède  brise  et  le  parfum  de  sa 
prinuivera. 

En  cette  même  année  i8a')  |)arui'ent  les  [)remières  livrai- 
sons de  son  Histoire  de  la  Hévolution.,  les  prémices  d'un 
immense  travail  rpi'il  a  longtemps  continué  sans  relâche. 
Pour  composer  cette  première  œuvre,  les  actes  officiels 
de  rr|)oque  révolutionnaire,  les  harangues,  les  décrets, 
les  livres,  les  journaux  et  les  pamphlets  de  toute  sorte  ne 
lui  suffisaient  pas.  Avec  les  documents  écrits,  il  voulait  les 
témoignages  de  la  parole.  II  allait  cherchant  partout  les 
acteurs  du  grand  drame,  ceux  qui  y  a^aient  eu  un  rôle 
considérable,  et  ceux  qui  y  avaient  en  diverses  circon- 
stances participé.  Il  les  interrogeait  avec  avidité,  les  écou- 
tait avec  une  profonde  attention  et  s'assimilait  avec  sa 
merveilleuse  intelligence  la  partie  essentielle  de  leur  récit. 

Il  voulait  approfondir  des  questions  spéciales,  et  il  allait 
comme  un  écolier,  son  cahier  sous  le  bras,  étudier  les 
finances  avec  le  baron  Louis,  la  guerre  avec  le  général  F'oy 
et  le  général  Jomini.  Plusieurs  de  ses  anciens  condisciples 
étaient  officiers  d'artillerie  à  Yincennes.  Il  allait  près  d'eux 
étudier  l'art  des  fortifications,  la  théorie  de  l'attaque  et  de 
la  défense. 

C'est  ainsi  (juil  a  recueilli  et  classé  tant  de  faits,  des- 
siné, comme  s'il  les  avait  vues,  tant  de  scènes  émouvantes 
et  représenté  dans  leurs  diverses  évolutions  tant  de  per- 
sonnages. «  Il  y  a  là,  disait  M.  Villemain,  ce  premier  en- 
train de  la  jeunesse,  cette  vivacité,  ce  bonheur  d'exécution 


M      DISCOL'RS    1)1-;    M.     HENRI    M.\nTI^.  '{C^b 

qu'il   est  dirCirilc  de  rencontrer  deux  lois  :  c'est  la  cam- 
pagne dllalic  (le   M.    Tliicrs.  » 

lin  acconiplissaiil  celle  longue  tâche,  l'infaligable  écri- 
vain continuait  de  lVe(|uentei-  les  salons,  de  diriger  son 
joui-nal  quotidien  et  de  collaborer  à  plusieurs  recueils  lit- 
téraires. Dans  \'E/ic)/c/npccH('  pnu/ressire,  il  publiait  sur  les 
entreprises  de  Law  une  dissertation  qui  étonna  par  sa  jus- 
tesse et  sa  précision  les  iioinines  les  |)lus  experts  en  pa- 
reille matière.  Il  eu  a  lail  plus  tard,  avec  quelques 
corrections,  un  livre  excellent.  En  aucun  autre,  on  ne  verra 
la  \ie  de  ravenliiicux  Ecossais  si  bien  racontée,  ni  son  .sy.s- 
tème  de  banque  si  clairement  expliqué. 

Comment  M.  Tliiers  |)()U\ ait-il  taire  à  la  l'ois  tant  de 
choses?  Il  avait  la  passion  de  l'activité.  11  a  dit  dans  un 
article  sur  les  mémoires  de  Gouvion  Saint-Cyr  :  «  (ïeux 
qui  ont  rêvé  la  paix  perpétuelle  ne  connaissaient  ni 
l'homme,  ni  sa  destinée  ici-bas.  L'univers  est  une  Naste 
action.  L'homme  est  né  pour  agii'.  <^)u'il  soit  ou  ne  soit 
pas  destiné  au  bonheur,  il  est  certain  que  jamais  du  moins 
la  vie  ne  lui  est  plus  supportable  que  lorsqu'il  agit  loi-le- 
mcnt.  » 

Chaque  malin,  M.  Thiers,  ainsi  ([ue  son  lidèle  ami,  était 
debout  dès  l'aube  et  constamment  à  l'œuvie.  .lusfpi'en  ses 
dernières  années,  il  a  conservé  ses  habitudes  matinales. 
Plus  d'une  fois,  pendant  les  vacances  du  parlement,  il  a  pu 
dire  sans  exagération  :  «  Mes  vacances  à  moi,  c'est  dix- 
huit  heures  de  travail  par  jour.  » 

On  sait  quel  l'ut,  en  l^'rance  et  en  Europe,  le  retentisse- 
ment de  son  Ilisloirc  de  la  Révolution.  Dans  l'espace  d'un 
demi-siècle,   son   <  ITet   ne  s'est  point  amoindri.  De  1826 
ACAD.   FR.  59 


466  RKPONSE    DK    RI.    XAVIER    MARMIER 

à  1879,  qui  pourrait  dire  combion  de  lecteurs  elle  a  con- 
duits à  de  graves  réflexions,  et  combien  de  jeunes  imagina- 
tions elle  a  enflammées  ? 

Mais  à  quoi  tient  le  sort  de  l'homme?  Dans  le  temps 
où,  par  ses  polémiques  de  journaliste  et  par  ses  livres, 
M.  Thi<'rs  avait  les  plus  brillants  succès,  il  voulait  quitter 
Paris,  quitter  la  France.  Passionné  pour  l'étude  des  cartes 
terrestres  et  marines,  il  songeait  à  reconstituer  l'histoire 
universelle  par  la  géographie.  M.  Laplace,  capitaine  de 
frégate,  allait  faire  un  voyage  de  circumnavigation  sur  une 
corvette  armée  de  24  canons  ,  la  Favorite.  M.  ïhiers 
obtint  de  M.  Hyde  de  Neuville,  par  une  faveur  spéciale, 
son  admission  comme  passager  à  bord  de  ce  bâtiment.  Au 
mois  de  décembre  1829,  il  devait  rejoindre  la  jolie  cor- 
vette. Le  mouvement  des  affaires  politiques,  les  instances 
de  ses  amis  le  déterminèrent  à  rester. 

Trois  ans  après,  M.  Laplace  revenait  de  son  lointain 
voyage  et,  dans  la  rade  de  Toulon,  au  lieu  du  drapeau 
blanc,  voyait  flotter  le  drapeau  tricolore. 

La  révolution  de  Juillet  était  accomplie,  et  M.  Tliiers 
était  ministre  de  l'intérieur. 

Sans  renoncer.  Monsieur,  heureusement  pour  vos  lec- 
teurs, à  votre  vocation  d'écrivain,  vous  êtes  entré  dans  la 
vie  parlementaire,  et  vous  avez  vu  de  près  l'action  poli- 
tique de  M.  Thiers.  Au  sympathique  tableau  que  vous 
en  avez  tracé,  à  ce  qui  en  a  été  si  bien  dit  par  plusieurs 
de  nos  confrères  en  diverses  occasions  (1),  je  ne  puis  rien 


(1)    M.  Cuvillier-Fleury  dans  le  Journal  des  Débats,  29  et  30  septem- 
bre 1877  ;  M.  de  Sacy,  aux  funérailles  de  M.  Thiers  ;  M.  Caro,  dans  la  séance 


Al     DISCOURS    l)K    M.     IIKMW    MAHTIN.  4^7 

ajouter,  et  comment  oserais-je  d'ailleurs  toucher  à  de  telles 
questions,  moi  qui  n'ai  jamais  fait  que  de  la  poliliqvu'  de 
sentiment  à  une  époque  oiî  la  politique  n'accepte  guère 
les  idées  contemplatives? 

Permettez-moi  de  revenir  à  la  vie  littéraiïc  de  votre  glo- 
rieux prédécesseur. 

N'est-ce  pas  celle  qu'il  a  lui-même  le  mieux  aimée? 

Dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  en  i834, 
il  disait  avec  un  accent  de  cœur  :  «  Je  vous  remercie  d'a- 
voir discerné,  au  milieu  du  tumulte  des  partis,  un  disciple 
des  lettres  passagèrement  enlevé  à  leur  culte,  je  vous  re- 
mercie (le  m'avoir  introduit  dans  cet  asile  de  la  pensée 
libre  et  calme.  » 

La  pensée  libre  et  calme  dont  il  complimentait  l'Acadé- 
mie, il  a  lait  voir  par  ses  discours  et  ses  écrits  comme  il 
la  possédait  lui-même  en  d'orageuses  circonstances,  mais 
jamais  si  bien  peut-être,  si  nettement  et  si  éloquemment 
que  dans  son  livre  Sur  la  Propriété. 

C'était  en  i848.  Le  désordre  moral  enfanté  par  la  nou- 
velle révolution  impose  à  son  patriotisme  un  nouveau  de- 
voir. Il  a  longtemps  médité  sur  les  théories  du  socialisme 
et  du  communisme,  et  il  s'est  reproché  de  ne  les  avoir  pas 
encore  combattues.  Les  voilà  qui  reparaissent  avec  plus 
d'assurance  et  d'audace.  Cette  fois  il  en  démontrera  les 
aberrations  et  en  signalera  la  fatale  influence.  Avec  Tar- 


des Cinq  Académies  25  octobre  1877;  M.  Ch.  Giraïul,  ;\  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques,  21  juin  1879;  M.  Jules  Simon,  dans  son 
discours  à  Nancy,  3  août  1879,  et  dans  son  livre  sur  le  gouvernement  do 
M.  Thiers  (Paris,  2  vol.,  1879). 


468  RÉPONSE    DE    M.     XAVIEU    MARMIKR 

deur  que  lui  donne  l'espoir  du  bien  qu'il  peut  faire,  il  se 
met  à  l'œuvre  et  en  quelques  mois  compose  ce  traité  Sr/r 
la  Propriété,  où  l'on  trouve  à  chaque  paragraphe  une  vi- 
goureuse argumentation,  à  chaque  page  un  enseignement, 
et  à  la  fin  une  touchante  profession  de  foi. 

C'est  ainsi  que  dans  les  loisirs  qui  lui  étaient  faits  par 
des  changements  ministériels,  il  se  livrait  à  des  travaux 
destinés  à  servir  les  intérêts,  ou  à  rehausser  la  gloire  de 
son  pays. 

En  i836,  quand  il  a  remis  son  portefeuille  au  roi.  il 
s'embarque  pour  l'Italie  :  il  va  à  Rome,  où  M.  Ingres  sera 
son  cicérone;  il  va  à  Florence,  où  les  hommes  les  plus  dis- 
tingués se  feront  un  honneur  aussi  de  le  conduire  dans  les 
musées  et  les  bibliothèques.  Il  va  partout  où  il  peut  voir 
quelque  beau  monument,  ou  recueillir  quelque  intéres- 
sante notion.  C'est  le  voyageur  passionné  pour  les  trésors 
de  l'antiquité,  du  moyen  âge  et  de  la  Renaissance.  C'est 
l'artiste  et  c'est  l'historien. 

Après  son  Histoire  de  la  Révolution,  qui  avait  eu 
tant  de  succès,  il  allait  écrire  celle  du  Consulat  et  de 
l'Empire. 

((  Il  la  fera  à  merveille,  disait  M.  de  Talleyrand,  si  ses  amis 
politiques  lui  en  laissent  le  temps.  »  Par  bonheur,  le  temps 
lui  lut  donné,  et,  dès  son  premier  jour  de  liberté,  il  com- 
mence ses  investigations  sachant  qu'elles  seront  longues. 
Si  vaste  est  l'arène  qu'il  doit  explorer,  si  grand  et  si  varié 
son  récit  ! 

En  ces  quinze  années  de  notre  siècle,  nous  avons  toute 
une  épopée  nationale  :  un  nouveau  cycle  de  Charlemagne. 
avec  ses  douze  Pairs, 


Al'    DISCOURS    DE    M.     IIKMU    MARTIN.  46q 

Qui  lii  terre  en  doiise  parlaient  ^1), 

ses  chants  de  triomphe  dans  les  régions  des  ^^'itlikind 
et  ses  deuils  de  Roncevaux,  le  cycle  des  temps  modernes  ; 
le  consul  à  Marengo,  l'empereur  et  le  pape  «  ces  deux 
moitiés  du  monde  (2)  »  à  Notre-Dame,  le  lion  vaincu  à 
Sainte-Hélène. 

En  ces  quinze  années,  l'étal  intéiicm  du  pays  reconsti- 
tué par  des  lois  de  justice  et  de  linance,  par  la  liberté 
religieuse  et  les  règlements  administratifs,  «  un  monde 
qui  renaît  après  le  chaos  (3)   » . 

Pour  raconter  ces  changements  graduels,  le  sagace 
histoi'ien  recueillera  une  multitude  de  renseignements.  La 
renommée  qu'il  s'est  acquise,  les  hautes  fonctions  qu'il  a 
remplies,  attirent  vers  lui  tous  les  regards;  les  archives 
des  chancelleries  lui  sont  ouvertes,  et  de  tous  les  côtés 
on  met  à  sa  disposition  les  documents  qui  peuvent  lui 
être  utiles  :  négociations  secrètes,  correspondances  inti- 
mes, mémoires  inédits. 

Pour  reproduire  l'héroïque  ])oènu',  il  étudiera  minutieu- 
sement les  plans  de  campagne  des  généraux  et  la  marche 
des  armées.  Il  saura,  comme  César,  les  exploits  de  chaque 
légion.  Il  visitera,  comme  Polybc,  les  lieux  qu'il  veut  dé- 
crire, les  champs  de  bataille  de  ses  héros.  <(  J'ai,  dit-il, 
pour  la  mission  de  l'histoire  un  tel  respect  que  la  crainte 
d'alléguer  un  fait  inexact  me  remplit  d'une  sorte  de  confu- 


(1)  Partageaient.  Roman  de  lirai,  I.  I,  ji.  t.ï. 

(2)  Victor  Hugo. 

(3)  Sainte-Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  I,  \^.  Ht. 


470  RÉPONSE    DE    M.    XAVIER    MARMIER 

sion.  Je  n'ai  alors  aucun  repos  que  je  n'aie  découvert  la 
preuve  du  l'ait  objet  de  mes  doutes  ;  je  la  cherche  partout 
où  elle  peut  être  et  ne  m'arrête  que  lorsque  je  l'ai  trouvée 
ou  que  j'ai  acquis  la  certitude  qu'elle  n'existe  pas.  » 

Ucs  années  s'écoulent.  On  attend  avec  impatience 
l'œuvre  promise.  Enfin,  nous  en  voyons  paraître  la  pre- 
mière partie.  Elle  est  lue  avec  avidité  et  partout  admirée. 
Les  autres  volumes  sont  publiés  à  divers  intervalles,  et  à 
chaque  livraison  l'intérêt  s'accroît. 

Ceux  qui  ont  vécu  sous  le  Consulat  et  l'Empire  se  ré- 
jouissent de  voir  les  vives  et  véridiques  peintures  du  temps 
dont  ils  aiment  à  se  souvenir;  ceux  qui  n'ont  de  cette 
époque  qu'une  vaj^ue  notion  applaudissent  l'écrivain  qui 
la  leur  fait  connaître  d'une  façon  si  sûre  et  si  agréable. 

(^uand  M.  Thiers  entreprit  cette  grande  œuvre,  il  joi- 
gnait à  la  jeunesse  constante  de  son  esprit  la  raison  de 
l'âge  mûr,  à  sa  perpétuelle  curiosité  l'expérience  de 
l'homme  d'État.  Député  d'Aix  dès  l'année  i83o,  il  avait 
été  successivement  sous-secrétaire  du  ministère  des  fi- 
nances, ministre  des  travaux  publics,  de  l'intérieur,  des 
affaires  étrangères,  et  deux  fois  président  du  conseil.  Il 
avait  par  là  acquis  des  connaissances  pratiques  qui  lui 
donnaient  une  nouvelle  force. 

Grâce  à  ses  dons  innés  et  à  ses  études,  rien  de  ce  qu'il 
doit  remarquer  ne  lui  échappe,  et  telle  est  sa  puissance 
d'assimilation  qu'il  semble  avoir  connu  personnellement 
les  personnages  dont  il  nous  peint  la  physionomie,  et  par- 
ticipé aux  événements  dont  il  nous  montre  les  causes  et  les 
conséquences. 

La  guerre  lui  plaît.  On  dirait  qu'il  l'a  faite.    Nous  la 


AU    DISCOURS    DE    M.    HENRI    MARTIN.  47  • 

faisons  bravement  avec  lui  ot  nous  tressaillons  de  joie  avec 
lui  quand  nous  entendons  la  fanfare  de  la  victoire.  Il  n'a 
pas  moins  d'ardeur  pour  le  développement  des  institutions 
pacifiques  de  la  France,  pour  ses  heureuses  réformes,  pour 
tout  ce  qui  tient  à  son  amélioration  morale  cl  matérielle. 
à  ses  lois  religieuses,  à  son  labeur  agricole  et  industriel. 

«  Sésame,  ouvre-toi.  »  Avec  son  Sésame  magique,  il  ouvre 
toutes  les  portes  des  salles  mystérieuses  où  Ion  élabore  la 
Constitution  de  l'an  VIII,  où  l'on  discute  les  principes  du 
concordat,  où  l'on  prépai-e  les  négociations  des  traités  de 
paix  et  des  traités  de  commerce,  où  une  solennelle  assem- 
blée rédige  nos  nouveaux  codes. 

Avec  sa  lampe  d'Aladin,  il  éclaire  toutes  ces  questions, 
de  telle  sorte  que,  les  comprenant  si  nettement  dans  toute 
leur  étendue,  nous  en  venons  à  nous  croire  nous-mêmes 
doués  de  la  science  du  jurisconsulte,  du  diplomate,  du 
financier  et  du  théologien. 

Par  l'ensemble  et  les  détails  de  ce  travail  si  vaste  et  si 
français,  M.  Thiers  a  bien  mérité  le  titre  de  «  grand  histo- 
rien national  »,  et  M.  Lamartine  a  dit  avec  raison  :  «  L'His- 
toire du  Consulat  et  de  l'Empire  est  le  livre  du  siècle.  » 

Ce  qui  rend  si  attrayante  la  lecture  des  ouvrages  de 
M.  Thiers.  c'est  son  style.  «  Je  suis,  a-t-il  dit,  fanatique 
de  simplicité.  »  Son  style  est  un  modèle  de  simplicité.  Nul 
effort,  nulle  recherche  prétentieuse,  nul  artifice  de  rhétori- 
que ;  mais  le  mot  juste,  la  phrase  limpide,  le  vêtement  dia- 
phane de  la  pensée. 

Le  style  de  ses  écrits  était  celui  de  ses  débats  parle- 
mentaires et  de  ses  entretiens.  Il  parlait  comme  il  écrivait 
avec   une  aisance   incomparable,    une    indicible   richesse 


472  KÉl'ONSE    DE    M.    XAVIER    MARMIER 

d'idées  cl  de  réminiscences,  et  l'esprit  le  plus  pénétrjint.  Il 
y  avait  de  l'esprit  dans  son  geste,  dans  son  sourire,  dans 
ses  yeux  étincclant  à  travers  ses  lunettes.  Il  y  en  avait 
même  dans  ses  colères,  quelquefois  simulées,  plus  appa- 
rentes (juc  réelles.  Nul  n'ii  ou  comme  lui  le  don  de  la  per- 
suasion. Une  sirène!  disaient  avec  douleur  ses  adversaires 
quand  il  prononçait  à  la  tribune  ses  mémorables  discours 
en  son  net  et  souple  langage,  souvent  familier  comme  une 
candide  confidence,  et  dans  les  grandes  occasions,  s'éle- 
vant,  par  un  superbe  essor,  à  la  plus  haute  éloquence. 

Une  sirène  aussi  à  son  foyer  !  tJlcux  qui  ont  eu  le  privi- 
lège d'être  admis  à  ses  réunions  intimes  ne  peuvent 
oublier  les  heures  qu'ils  ont  passées  près  de  lui,  l'hiver  à 
Paris,  l'été  à  la  campagne. 

A  Paris,  c'étaient  les  visites  du  matin  dans  le  cabinet  où 
il  avait  peu  à  peu  rassemblé  avec  un  goût  exquis  une  pré- 
cieuse collection  :  bronzes,  marbres,  terres  cuites,  laques 
de  Chine  et  du  Japon,  dessins  de  maîtres,  gravures  choisies 
parmi  les  plus  rares,  et,  à  défaut  des  originaux,  les  meil- 
leures copies  des  plus  célèbres  chefs-d'œuvre  :  tout  un 
musée. 

C'étaient  le  soir,  à  certains  jours,  dans  le  cercle  le  plus 
amical,  les  causeries  dont  on  ne  pouvait  se  détacher,  les 
causeries  expansives  du  charmeur. 

A  la  campagne,  on  voyait  comme  il  était  vraiment  heu- 
reux de  se  sentir  affranchi  des  turbulences  de  la  politique, 
de  retourner  aux  (empla  serena  de  la  nature  et  de  l'étude, 
heureux  de  lire  en  paix  un  bon  livre,  heureux  de  s'en 
aller  avec  ses  hôtes,  comme  un  écolier  en  vacances,  errant 
de  côté  et  d'autre,  contemplant  les  bois  et  les  prés,  s'arrè- 


M      DISrOI  RS     l>i;     M.     IIIMII     MAItllV.  /j^3 

tant  à  exaniiiior  la  cuUiirt'  d'ua  thamp,  ou  la  construction 
d'uiif  rcrme,  à  causcM-  avec  le  laboureur  et  l'ouvrier.  Les 
gens  du  village  aimaieiil  à  K'  rencontrer.  Il  s'intéressait  à 
leurs  travaux  et  les  interrogeait  avec  une  véritable  bien- 
veillance. 

«  Nous  avons  tant  d'écoles  de  toute  sorte,  disait  le 
prince  de  Ligne  :  pniii-qiioi  ne  fonderait-on  pas  recelé  du 
bonheur?  » 

Si  le  vœu  du  L;;ilaii(  (1)1(111^111  p<ni\ait  se  réaliser,  on 
devrait,  dans  son  pliilaiitropique  élablissemcnt,  donner  des 
leçons  de  bienveillance.  Ceux  qui  possèdent  cette  qualité 
ont  pai'  là  un  réel  tlément  de  bonheur. 

Selon  Sterne,  iaimable  auteur  du  Voyat/e  sentimen/al, 
c'est  un  élément  de  santé.  «  La  vie,  dit-il,  s'épanouit  mille 
fois  mieux  dans  un  cœur  bon  et  sympathique  que  dans  un 
cœur  endui'ci  it  lélréei  par  l'égoïsme.  » 

M.  Thiers,  qui  a  lanl  ijataillé  dans  les  journaux  cL  à  la 
tribune,  était  d'une  nature  essentiellement  bienveillante.il 
a  eu  des  impatiences  et  des  révoltes.  Mais  la  haine  ne  lui 
a  pas  mis  son  poison  dans  le  cœur.  Il  ne  pouvait  être  in- 
sensible à  1  ingratitude  et  à  loutrage.  Mais  la  peine  qu'il 
en  ressentait  n'engendi-ail  pas  en  lui  une  implacable  lan- 
cune.  II  oubliait  aisément  linjuic,  et  se  plaisail  à  remé- 
morer le  témoignage  dalTection,  mettant  ainsi  en  pra- 
tique cette  noble  maxime  si  brièvement  formulée  par  un 
poète  anglais  : 

Write  injury  in  sable 
Bul  kindiiess  in  marble. 

«  Inscris  l'injure  sur  le  sable,  mais  la  bienveillance  sur 
le  marbre.  » 

ACAD.   FR.  60 


/ij  1  lii'i'oNsi';   i)i:  M.    \\\u.\\   MAHMIKR 

Nul  doute  que  celte  honte  de  caractère,  n'ail  été.  daus 
l'exereiee  de  son  pouvoir  ministériel  et  dans  d'autres  cir- 
constances de  sa  vie  politi((ue,  un  de  ses  moyens  de 
succès. 

Le  gouvernement  des  Iiommes  pai'  la  ricjuour  n'est  pas 
toujours  lacile  et  sur. 

Souvent,  selon  le  précepte  de  La  Fontaine, 

Plus  fait  (Inuopur  que  violeiire. 

Que  de  fois  j'ai  \u  AL  Thiers  désarmer  par-  imc  plai- 
santerie, conquérir  par  une  bonne  parole  quelqu'un  de  ses 
iougueux   antagonistes! 

Au  lenqjs  où  il  faisait  son  cours  de  droit  à  Aix , 
M.  Thiers  avait  eu  la  révélation  du  sentiment  de  l'art  en 
visitant  des  galeries  d'amateurs  (i).  Dans  c<'tte  même 
ville  d'Aix,  à  vingt  ans,  il  composait  un  traité  de  trigono- 
métrie sphérique. 

Un  demi-siècle  pins  tard,  après  ses  travaux  d'histo- 
rien, de  député,  d'homme  d'Etat,  la  contemplation  d'uni- 
œuvre  d'art  était  une  de  ses  joies,  et  la  plus  grave  étude 
ime  de  ses  heureuses  occupations. 

A  l'Age  où  tant  d'hommes  des  mieux  doués  constatent 
avec  douleur  l'alfaiblissement  de  leurs  facultés,  les  siennes 
conservaient  leur  primitive  vigueur.  Au  déclin  de  la  vie, 
son  intelligence  percevait  les  ravons  de  la  science,  comme 
un  globe  de  cristal  perçoit  la  lumière. 

Vers  ses  quatre-vingts  ans,  il  allait  journellement  passer 
de   longues   heures,    tantôt    dans    les    galeries   du   Musée 


(1)  M.  Ch.  Hlanc.  Le  Temps,  27  septembre  IST: 


Al       msc.OUlS     Ki;     M.      III.MU     MAini.N.  /|t5 

(l'histoire  natmclic,  tanlol  à  rOhsciNaloiic  ou  à  l'Hcolc 
noniialf.  Il  rliidiail  a\i'f  M.  Le  WM'i'icr  li'  moii\  ciiiciil 
(les  aslrcs;  il  l'aisail  avec  M.  Pasteur  des  c'\|)(''ri('nces  de 
<;hiini(".  el  souvciil.  loimiic  iiii  clrxc  /r\r.  iiullail  la  main 
à  l'alambic  et  à  la  coi'iuie. 

Le  soir,  ses  amis  le  relrouvaient  dans  son  salon  de  la 
place  Saint-Georges.  (Mieliaiité  de  s(>s  maîtres,  ravi  de  sa 
joni-née,  décrivanL  a\i'e  une  \erve  juvénile  cl  un  religieux 
enthousiasme  les  splendeurs  du  ciel,  les  animaux  niicros- 
copi(]U(.s  (le  la  lene,  merveilles  de  la  création  dans  les 
iidiniment  i^iands,  merveilles  non  moins  étonnantes  dans 
les  inliniment  petits. 

Ah!  le  charme  de  la  science  et  des  lettres!  Comment 
celui  qui  la  connu  peut-il  s'en  laisser  détourner  pai'  la 
Fata  morgana  de  la  ])olitif[ue?  On  a  vu  des  Syracuse  où 
la  politique  est  un  rude  labeur  :  «  Syi'acuse,  dit  Montes- 
i[uieu,  toujours  dans  la  licence  et  l'oppression,  également 
travaillée  par  sa  liberté  et  par  sa  servitude,  recevant 
toujour>  I  une  et  l'autre  comme  une  tempête  et,  malgré 
sa  puissance  au  dehors,  toujours  déterminée  à  une  révolu- 
tion par  la  plus  petite  force  étrangère,  avait  dans  son  sein 
un  peuple  immense  qui  n'eut  jamais  que  cette  cruelle  alter- 
native de  se  donner  un  tyran,  ou  de  l'être   lui-même  (i). 

Heureux  celui  qui  des  combats  de  la  politique,  des 
arides  elTorts,  des  trompeuses  expériences  revient  à 
Vai/na parens,  aux  sources  rafraîchissantes  du  cœur  et  de 
l'esprit! 

Après  ses  longs  débats  parlementaires,  sans  se  détacher 

(1)  De  l'Esprit  des  lois,  liv.  VIII,  eh.  xv. 


^■ji)  KliPONSK    DE    M.     XWIKIÎ    MARMIKR. 

des  affaires  publiques,  M.Thiers  revenait  aux  plus  douces 
attraetions  de  sa  jeunesse,  à  la  science,  à  l'art,  à  la  poésie, 
au  miel  de  l'IIynièle. 

Un  sentiment  de  patriotisme  l'animait  encore  dans  ses 
dernières  investigations.  11  avait,  par  ses  œuvres  histo- 
ri(|ues,  relevé  la  gloire  de  son  pays.  Il  espérait  le  servir  de 
nouveau  par  l'œuvre  dont  vous  venez  de  faire.  Monsieur, 
une  si  exacte  appréciation  et  qui  a  été  caractérisée  aussi 
dans  cette  enceinte  par  un  de  nos  éloquents  confrères  (i). 

Toutes  les  sciences  étudiées  dans  leurs  plus  récentes  et 
plus  sûres  découvertes  pour  nous  représenter  l'univers  et 
ses  phénomènes,  la  terre  à  ses  différents  âges,  l'honime  à 
son  origine  et  dans  sa  destinée  :  quel  tra\ail  gigantestjuc  ! 
M.  Tliiers  l'avait  hardiment  entrepris  et  y  songeait  sans 
cesse. 

La  moit  ne  lui  a  jnis  permis  de  l'achever.  Mais,  par  ses 
notes  et  ses  fragments  de  rédaction,  on  peut  voir  (|uelle 
était  l'étendue  de  sa  tâche,  avec  quelle  puissante  intelli- 
gence il  l'avait  conçue,  et  quel  noble  spiritualisme  ! 

Dans  un  de  ses  discours,  il  a  exprimé  le  désir  de  gagner 
les  palmes  de  la  science.  Ceux  qui  connaissent  ses  œuvres 
lui  donneront  ces  palmes  à  [)leines  mains.  Ceux  qui  ont 
connu  sa  bonté  de  cœur  lui  garderont  un  profond  souvenir 
de  respect  et  d'affection. 


4 
1 


(1)  M.  Caro,  séance  publique  des  Cinq  Académies,  T6  octobre  1877. 


Il 


DISCOURS 


SUR 


LES  PRIX  DE  VERTU 


187G  —  1870 


DISCOURS 


DR 


M.  SAINT-RENÉ  TAILLANDIER 

DIRIXTiaUl    DE    l'aCADKMII-    FRANÇAISK 


(lu  tti  iiuveiiibre   tSTii 


^Messieurs, 

Dans  iioUo  mucleriic  sociclô  liaiiraisc.  en  IxiUc,  liûlas 
comme  toutes  les  coniimiiiaïUés  luiiiiainos.  à  des  reproehes 
trop  lé j<i limes,  mais  exposée  aussi,  comme  toutes  les  des- 
tinées f^lorietises.  à  lantde  misérables  calomnies,  comliicn 
de  l'ois  n"ani\(-t-i[  pas  (priiii  hall  de  couraj^e.  de  dé\()uc- 
ment.  d'héroïsme,  nous  esl  tout  à  coup  révélé,  sans  (pi'on 
sache  seulement  à  qui  en  l'apporter  l'honneur!  C'est  l'his- 
toire de  Ions  les  jours.  Vous  venez  de  lire  le  r-éeit  d'une 
action  louchante,  ou  bien  d'tni  élan  fie  i^énérosité  siiblinu'. 


48o  DISCOURS  stn  Lies  l'nix  de  vkrtu. 

d'un  sacrifice  de  soi-mèmo  accoinj)li  sans  hcsitalion  cl  sans 
réserve;  vous  avez  tressailli,  vos  yeux  sont  mouillés  de 
larmes;  ([ui  a  fait  cela?  dites-vous,  et  vous  cherchez  un 
nom.  Il  n'y  a  pas  de  nom,  l'homme  de  bien  s'est  dérobé,  le 
héros  est  rentré  dans  la  foule. 

Ce  nom,  d'ailleurs,  supposez  qu'on  l'apprenne,  ce  sera 
presque  toujours  un  nom  inconnu,  et  demain,  n'en  doutez 
pas,  ce  sera  un  nom  estropié,  —  à  moins  qu'il  ne  subisse 
une  transformation  naïve,  et  ne  dc\ienne  simplement  le 
premier  venu  des  noms  du  calendrier,  Pierre  ou  Paul, 
Jacques  ou  Jean. 

Un  jour,  sur  un  échafaudage,  un  ouvrier  maçon  affronte 
une  mort  certaine  pour  assurer  la  vie  de  son  camarade. 
La  planche  qui  les  porte  commence  à  plier  sous  le  poids; 
si  Jean  ou  Jacques  ne  se  dévoue,  tous  les  deux  vont  périr. 
—  «  Tu  sais,  Jacques,  dit  l'un,  j'ai  une  femme,  j'ai  deux 
enfants...  —  C'est  vrai,  »  dit  l'autre,  et  il  se  lance  dans  le 
vide.  Or,  un  poète,  grand  artiste,  mais  surtout  chantre 
sincère  et  désintéressé  des  humbles,  un  poète  qui  jamais 
ne  laissa  passer  de  tels  exemples  sans  les  recueillir  comme 
des  trésors,  se  fait  un  devoir  de  consacrer  en  ses  vers 
l'héroïque  simplicité  de  ce  dévouement.  Une  inspiration 
cordiale  et  forte  ranime  pour  lui  tous  les  détails  de  la  scène. 
Il  ne  se  borne  pas  à  raconter  le  fait;  quelques  strophes  lui 
suffisent  pour  en  composer  un  petit  drame,  pour  nous 
intéresser  aux  acteurs,  et,  quand  le  dernier  mot  est  dit. 
quand  le  sacrifice  est  consommé,  il  s'écrie  impétueuse- 
ment : 

Ah!  Ion  nom,  ton  vrai  nom,  que  ma  voix  le  répande, 
Toi  que  j'appelai  Jacque,  ô  brave  compagnon, 


DISCOUKS    UV.    M.    SAINT-UÉNÉ    TAILLANUIEH .  4^1 

Inconnu  (jui  poilais  une  ;\nio  douce  et  grande, 
Pour  riioniicur  du  pays,  Ium'os,  dis-moi  ton  nom  (i)  I 

Ne  vous  semblc-l-il  pas,  Messieurs,  que  ees  beaux  vers 
de  Brizeux  expriuienl  de  la  façon  la  plus  préeise  el  justi- 
fient par  l'argumenl  le  [)lus  fort  la  pensée  qui  nous  ras- 
semble iei  tous  les  ans,  la  l'ète  des  dévouements  obscurs  et 
des  vertus  ignorées? 

Il  est  impossible  de  ne  |)as  l'appeler  à  ee  propo>  cpie  le 
fondateur  de  nos   prix,    M.  de    Monlyon,  avait  lui-même 
donné  l'exenq)l('  des  \erlus  pour  lesquelles  il  institua  ces 
récompenses.  Qui  doue  a  jamais  été  plus  soigneux  de  cacher 
le  bien  qu'il  faisait?  Magistrat,  publieiste,  conseillerd'Ktat, 
intendant   de   province,    réformateur,   modeste   émule  de 
Turgot,  toute  sa  vie  est  pleine  de  bonnes  œuvres  obstiné- 
ment anonymes,  et  c'est  seulement  après  sa  mort  que  le 
mystère  eh  fut  dévoilé.  Il  ressemblait  donc  à  ceux  cpii  re- 
cevaient ses  couronnes,  il  leur  ressemblail  piir  le  renonce- 
ment silencieux,  pai-  le  bien  aeeonq)li  dans  l'ombre,  par  le 
besoin  de  rester  inconnu.  La  seule  différence,   c'est  qu'il 
possédait    une    grande    fortune,   laiidis   (]ue    ses   protégés 
étaient  des  indigents.  dilTt'icnce  qui,  à  ses  yeux,  rchaus- 
.sait  encore  leur  mérite.  A  le  voir,  d'année  en  année,  se  pri- 
ver toujours   davantage  des   commodités  de  la  vie  et  se 
réduire  au  nécessaire,  on  eût  dit  qu'il  était  jaloux  des  cha- 
rités du  pauvre.  Il  était  heureux  du  moins  de  se  rappro- 
cher de  lui,  suivant  ces  belles  paroles  de  l'Ecriture,  paroles 
bien  connues  des  hommes   du  XVIII'  siècle  depuis  que 


(1)  Brizeux,  la  Fleur  d'or,  livre  11%  Jacques  te  maçon. 

ACAD.    FR.  6l 


482  DISCOLRS    SUR    I.KS    PRIX    OK    VERTL. 

Vauvenargues  les  avait  développées  d'une  voix  si  expres- 
sive :  «  Le  riche  et  le  pauvre  se  sont  rencontrés,  c'est  le 
Seigneur  qui  les  a  laits  l'un  et  l'autre.  Dives et pauper  ohvia- 
venuit  sihi,  utriii.tqjie  operator  est  Domimis.  w 

11  y  a  bientôt  einquante-six  ans  que  >I.  de  Montyon 
rendait  le  dernier  soupir  ;  il  est  mort  le  ag  décembre  1820. 
C'est  alors,  —  je  répète  des  paroles  qui  furent  prononcées 
à  cette  place  môme,  —  c'est  alors  que  les  secrets  de  sa 
bienfaisance  sortirent  en  foule  de  sa  tombe  (i).  Parmi  tant 
de  libéralités,  outre  les  trois  millions  légués  aux  hôpitaux, 
et  sans  parler  des  prix  affectés  aux  sciences  et  aux  lettres, 
son  testament  confirmait  et  augmentait  ces  i^écompenses 
de  la  vertu  du  pauvre  qui.  décernées  déjà  de  1782  à  1790, 
avalent  été  enq^orlées  par  la  folie  furieuse  de  92.  Que  de 
souvenirs  pourtant  auraient  dû  protéger  cette  fondation 
populaire!  La  première  fois  que  l'Académie  française  avait 
eu  à  proclamer  ce  prix,  elle  l'avait  donné  à  cette  pauvre 
mercière  de  Paris  qui,  ini  jour,  informée  par  hasard  du 
supplice  infligé  à  un  Français  par  le  bon  plaisir  des  puis- 
sants, se  dévoue  à  sa  cause,  s'y  attache,  s'y  attelle,  s'y 
acharne,  et  enfin,  après  trois  ans  d'une  lutte  sans  exemple, 
réussit  à  le  faire  sortir  de  prison.  Bien  avant  89,  c'est  un 
poète  encore  qui  l'a  dit,  la  courageuse  femme  avait  pris  la 
Bastille  (2). Quand  la  tradition  de  ces  récompenses  solennel- 
les fut  rétablie  au  commencement  de  la  Bestauration,  M.  le 
comte  Daru,  directeur  de  notre  compagnie,  n'hésita  point 


(1)  Voyez  la  Notice  sur  M.  de  Monti/ou,  par  M.  Charles  Lacretelle.  lue  daus 
la  séance  publique  du  25  août  1821. 

(2)  Michèle!,  Histoire  de  la  /{évolution  française,  tome  I",  introduction. 


Discoi  us  i)i;   M.   svim-iu-:.m';    imllandier.  ^83 

à  r-appeler  dans  sou  tliscours  cet  épisode  extraordinaire,  el 
quand  il  aflii-nia  qu'une  société  d'élile,  ni  1784.  avait  cou- 
verl  de  ses  applaudissements  le  nom  de  riiiniiblc  niar- 
chande  M""'  Legros,  vous  devinez  si  les  bravos  redoublè- 
ri'iil. 

Pi'oclanier  des  actes  de  vertu,  proclamer  les  noms  qui  se 
cachent  dans  l'ombre,  les  proclamer  pour  que  le  bien  encou- 
rage le  bien,  pour  que  la  semence  ainsi  jetée  à  mains  ouver- 
tes s'en  aille  germer  dans  les  sillons,  voilà  certainement  la 
pensée  du  fondateur.  Combien  elle  est  visible,  cette  pensée 
féconde,  dans  la  suite  de  nos  annales  !  On  peut  dire  qu'aux 
premiers  temps  surtout  les  pages  de  ce  livre  d'or  en  sont 
toutes  remplies  (i). 

Depuis  ces  débuts,  d'autres  questions  ont  été  soulevées. 
Soit  scru[)ule  de  conscience,  soit  désii-  de  réfuter  certaines 
critiques,  nos  prédécesseurs  ont  tenu  à  expliquer  ici  une 
contradiction  apparente.  Comment  accorder,  en  effet, 
l'éclat  d'une  solennité  académique  avec  l'obscurité  de  l'ac- 


(1)  Il  suffira  de  citer,  entre  Ijeaiiroup  d'exemples,  ces  paroles  de  M.  Daru  : 
"  I>'.\cadéniie  avait  dès  longtemps  cherché  ;\  exciter  une  noble  émulation 
parmi  les  âmes  élevées,  lorsqu'elle  avait  proposé  l'éloge  de  quel([ues 
hommes  (jui  ne  devaient  pas  toute  leur  illustration  à  de  grands  talents. 
Charger  l'éloquence  de  célébrer  l'Hôpital,  Sully,  Catinat,  Montausier, 
Fénelon,  c'était  sans  doute  décerner  un  prix  de  vertu;  mais,  disait  l'au- 
teur do  la  fondation,  il  n'est  qu'un  pclit  nombre  d'hommes  dont  les  actions 
aient  de  la  célébrité  et  le  sort  du  peuple  et  que  ces  vertus  restent  igno- 
rées. Tirer  ces  vertus  de  l'oubli,  c'est  les  récompenser  et  en  faire  naître 
de  nouvelles.  »  Discoui-s  tie  M.  le  comli'  Daru,  directeur  de  l'Avadéuiie,  pro- 
nonce dans  la  séance  annuelle  du  il  aoùl  1819  en  annonçant  la  fondation  du 
prix  de  vo'lu. 


484  DISCOURS    SUR    I.KS    PRIX    DE    VERTU. 

tion  méritoire  ?  Comment  justifier  une  récompense  (jui 
semble  enlever  quelque  chose  à  la  valeur  morale  de  la  per- 
sonne récompensée?  En  un  mot,  ne  faut-il  pas  craindre  que 
le  fond  de  toute  vertu,  la  modestie,  la  discrétion,  l'Iuinii- 
lité,  ne  soit  détruit  par  l'idée  même  d'un  prix  de  vei'tu?  (^e 
débat,  cet  examen  d'une  malière  si  délicate,  cette  délibéra- 
tion de  conscience  en  face  du  public  est  une  des  choses 
qui  ont  fait  le  plus  d'honneur  à  l'Académie  française.  Que 
de  voix  persuasives  se  sont  élevées  depuis  un  demi-siècle 
pour  justifier  la  pensée  de  M.  de  Montyon  et  de  ses  nobles 
émules!  Dans  cette  série  d'apologies,  c'est  un  plaisir  de 
voir  briller  toutes  les  nuances  du  sentiment  littéraire  et 
moral,  c'est  un  plaisir  et  un  charme  de  retrouver  les  meil- 
leures inspii-ations  philosophiques  du  XVIIP  siècle  conti- 
nuées et  rectifiées  par  l'esprit  chrétien  du  XIX'.  El ,  par 
exemple,  pour  ne  citer  que  les  morts,  quelle  variété  d'ar- 
gumentations de  Laplace  à  Cuvier,  de  Lemercier  à  M.  de 
Frayssinous,  de  M.  Laya  à  M.  de  Sèze,  de  Sainte-Beuve  ou 
de  Prévost-Paradol  à  Montalembert,  à  Saint-Marc  Girar- 
din,  à  Vitet,  à  Guizot  ! 

Il  ne  reste  rien  à  dire  après  de  tels  maîtres,  la  discus- 
sion est  épuisée.  On  ne  conteste  plus  à  une  compagnie  toute 
littéraire  cette  magistrature  toute  morale.  Et  si  on  voulait, 
sur  ce  point,  revenir  à  de  vieilles  chicanes,  il  suffirait  de 
rappeler  le  primitif  dessein  du  fondateur,  l'idée  de  mettre 
en  lumière  les  vertus  cachées,  l'idée  de  les  faire  connaître, 
de  les  faire  aimer,  pour  l'encouragement  de  tous,  et  aussi 
pour  la  défense  morale  de  la  patrie.  C'est  précisément  le 
cri  du  poète  : 

Pour  l'honneur  du  pays,  héros,  dis-moi  ton  nom  ! 


DISCOl  RS    DE    M.     SAINT-BKNK    TMIJ.ANDIER.  485 

Il  ne  le  dit  pas,  ce  nom....  ou  plulol  ils  ne  les  disent  pas,  ces 
noms,  (?ar  ils  (Mit  tous  le  même  désintéressement:  mais  les 
oblififés,  les  témoins,  des  notables,  des  prêtres,  des  ma- 
gistrats, des  élus  de  la  commune  ou  de  l'ai  rondisscmcnt , 
ceux-ci  par  reconnaissance,  ceu\-là  dans  un  sentiment  de 
sympathie  ou  d'admii-ation,  s'empressent  de  nous  les  dé- 
noncer; et  nf)us,  après  un  examen  attentif,  après  une  com- 
paraison scrupuleuse  entre  tant  de  mérites,  nous  venons 
prononcer  ici  les  noms  qui  nous  ont  paru  les  plus  dignes 
de  ce  public  hommage,  ceux  (pii  l'ont  le  plus  d'honneur  à 
la  France  et  à  l'humanité. 

Le  premier  es!  un  pauvre  marinier  du  Midi,  nommé 
Jean  Thial.  Il  a  été  longtemps  patron  de  bateau,  il  a  été 
chef  de  drague  au  sei-viee  de  grandes  entreprises,  dans  son 
pays  d'abord  au  canal  latéral  de  la  Garonne,  puis  en  Ca- 
margue au  port  Saint-I.ouis,  enfin  en  Egypte  à  l'isthme  de 
Suez.  Jean  ïhial,  (jui  a  aujourd  luii  cin([uante-sept  ans, 
habile  le  village  de  CiOrdes-Tolosane,  dans  l'arrondisse- 
ment de  Castel-Sarrazin.  V^ous  savez  ce  que  dit  Montaigne 
de  ces  ardeurs  subites,  de  ces  élans  prime-sautiers  qu'il 
appelle  des  houtées,  des  saillies  de  l'ànic  S'il  s'agit  sim- 
plement de  saillies  aussi  fugitives  que  soudaines,  la  vertu 
assurément  est  bien  autre  chose;  mais  que  pensez-vous 
de  l'homme  chez  qui  boutées  de  cœur,  saillies  de  l'nmc, 
inspirations  de  dévouement,  se  renouvellent  à  toute  oc- 
casion? Ce  qui  est  explosion  pour  d'autres  est  sa  nature 
même.  Dès  que  le  danger  l'appelle,  il  y  court.  C'est  un 
navire  qui  sombre,  une  famille  en  détresse,  un  de  ses 
semblables  déjà  saisi  par  la  mort;  il  y  court  sans  calculer 
les  chances.  La  mort  ferait  son  œuvre  pendant  qu'il  hési- 


486  DISCOl us    SUR    LKS    PUIX    DE    VEKTl . 

lerait.  Son  bateau,  ses  rames,  des  cordes,  avec  cela  des 
bras  robustes  et  des  épaules  d'athlète,  ces  armes  lui  sulTi- 
sent.  Aussi  ingénieux  que  hardi,  aussi  tenace  qu'intréjaide, 
il  oblige  bientôt  Teanemi  à  lâcher  sa  proie.  Ce  n'est  pas 
seulement  le  fleuve  qu'il  combat,  ou  le  canal,  ou  la  mer, 
ou  l'inondation  dévastatrice;  il  lui  arrive  aussi  de  combat- 
tre la  machine  meurtrière.  Et  tout  cela,  encore  une  fois,  le 
plus  simplement,  le  plus  naturellement  du  monde. 

A  quelle  date  commencent  ses  victoires  ?  on  ne  saurait  le 
dire.  Ses  derniers  actes  de  courage  ont  eu  des  résultats  si 
extraordinaires  qu'on  s'est  mis  à  rechercher  les  autres.  La 
tâche  était  malaisée;  Jean  Thial  est  un  de  ceux  qui,  le  fléau 
vaincu,   s'éloignent  satisfaits  et  sans  bruit.   Il  fallait  bien 
pourtant  qu'une  grande  partie  de  la  vérité  arrivât  jusqu'à 
nous.  La  liste  connue  s'ouvre  en  iSSy.  Le  jeune  batelier 
avait  dix-huit  ans.  Un  jour,  un  équipage  de  cinq  chevaux 
avec  le  postillon  allait  se  noyer  dans  la  Garonne;  c'est  Jean 
Thial  qui  les  sauve.  En   i84i,   un  jeune  homme  venait  de 
tomber  dans  le  même  fleuve  :  Jean  Thial,   qui  travaillait 
comme  chef  de  drague  au  pont  de  Moissac,  aperçoit  le  mal- 
heureux qui  se  débat  et  disparaît;  il  se  jette  à  l'eau,  plonge, 
saisit  le  noyé,  le  ramène  à  demi  mort  et  le  sauve.  En  i85o, 
sur  l'étang  de  Thau,  comme  il  traversait  en  bateau  cette 
espèce  de  petite  mer,  un  orage  éclate  et  les  flots  se  soulè- 
vent ;  il  rentrait  au  port  de  Cette,   quand  il  entend  des 
voix  déchirantes  mêlées  au  bruit  de   la  rafale.  Un  bateau 
chargé  de  fer  était  en  train  de  sombrer  sous  l'assaut  des 
lames.   Prisonnière  dans  sa  cabine  à  demi  submergée,  la 
famille  du    patron  poussait  des  cris   de   désespoir.  Jean 
Thial  aussitôt  se  dirige  sur  ce  point,  arrive  près  des  nau- 


DISCOURS    l)K    M.     SAINT-I\ÉNK    TAILLAiNDIKU .  4^7 

fragés,  leur  rend  le  courage  el  l'espoir,  déroule  ses  cordes; 
puis,  à  l'orce  de  vigueui-,  à  l'orce  d'adresse  el  ;tii  |)(iil  de 
sa  vie,  faisant  une  sorte  de  point  d'iipixii  an  haleau  (pii 
s'enfonce,  il  réussit  à  le  maintenir  au-dessus  de  l'eau  jus- 
qu'à ce  que  l'ouragan  ail  passé.  Sur  ee  nu^ne  étang  de 
Thau ,  quelques  mois  plus  lard,  un  bateau  remorqueur 
avait  élé  jeté  par  la  lenqjèle  sur  vni  banc  de  l'éeifs.  Affreux 
spectacle!  il  \  a  la  nn  équipage  réduit  à  l'impuissance,  et 
la  tempête  redouble.  Encore  quelques-unes  de  ces  secous- 
ses formidables,  le  bateau  sera  brisé  infailliblement,  l'i-qui- 
page  périra.  Que  l'ail  l'inlrépide  Jean  Thial  ?  Il  prend  nn 
levier,  plonge  au  bas  du  récif,  l'ail  pénéln  r  son  aime  sous 
la  quille  du  bateau,  et  de  son  épaule  puissante  parvient  à 
soulever  la  masse.  Le  bateau  se  dégage  et  reprend  la  mer, 
l'équipage  est  sauvé. 

Me  reprochera-t-on  l'uniformité  de  ces  détails?  OIi!  <\\n- 
ce  reproche  serait  fondé,  s'il  s'agissait  d'une  oinre  d'ima- 
gination! Comme  tout  cela  se  ressemble!  toujoni>  même 
conclusion  et  même  refrain.  Un  jeune  homme  se  noie,  il  le 
sauve;  une  famille  est  abandonnée  à  la  mort,  il  la  sauve; 
un  naviie  va  sombrer  avec  tous  ses  marins,  il  les  sauve. 
Quelle  monolonic!  oni.  je  le  confesse,  et  sans  nul  embar- 
ras, car  ce  u'esl  pas  devant  une  telle  assemblée  que  je 
m'en  excuserais.  La  monotonii',  en  pareil  cas,  c'est  préci- 
sément ce  que  nous  cherchons,  c'est  la  constance,  c'est 
l'obstination  d'une  vertu  vraie  tournée  en  habitude.  «  L'é- 
loquence continue  ennuie,  »  disait  Pascal,  mais  d  parlait 
ainsi  des  rhéteurs  ;  la  continuité  de  rhéro'isme  dans  une 
âme  simple,  quoi  de  plus  touchant.  Messieurs?  quoi  de 
plus  digne  de  votre  sympathie  ? 


488  DISCOURS    SI  H    les    I-RIX    de    VERTl'. 

Je  poursuis  donc  sans  scrupule,  en  vous  prévenant  que 
vous  en  verrez  bien  d'autres.  En  1860,  derrière  l'écluse  de 
Rabastains,  au  milieu  d'un  embarras  de  gros  bateaux,  l'un 
d'eux,  entraîné  par  un  courant  subit,  va  être  précipité  sur 
des  rochers.  Grave  est  le  péril,  car  les  pilotes  de  cette 
embarcation  en  c»'  moment-là  ce  sont  deux  jeunes  fdles. 
Jean  Thial  avec  son  bateau   de   charbon  se  met  en  travers 
du  courant,   attire  sui'  lui  la  colère  du   fleuve,  amortit  le 
choc  qui  menace  les  deux  marinières  et  les  sauve  au  risque 
de  périr.  La  même  année,  à  Alby,  il  sauve  un  mousse  qui 
se  noyait  dans  le  Tarn.  En  i863,  à  Moissac,  par  sa  présence 
d'esprit  comme  par  son  courage,  il  sauve  un  navire  et  ses 
quatre  hommes  d'équipage  qui  allaient  se  briser  sur  un  des 
piliers  du  pont  Sainte-Catherine.  Peu  de  temps  après,  en 
Camargue,  occupé  comme  chef  de  drague  aux  travaux  du 
port  Saint-Louis,  il  sauve  un  chauffeur  pris  dans  l'engre- 
nage d'une  machine.  Ah  !  le  malheureux,  comme  il  va  payer 
cher  sa  fausse  manœuvre  !  Déjà  les  dents  du  monstre  ont 
déchiré  ses  vêtements  et  mordu  sa  chair.   Il  est  perdu! 
non,  il  se  trouve  que  Jean  Thial  est  à  quelques  pas  de  là. 
La  sûreté  du  coup  d'œil,  l'adresse  des  mains,  la  prompti- 
tude et  l'autorité  du  commandement  d'arrêt,  surtout  le 
courage  moral,  et,  plus  encore  que  ce  courage,  la  passion, 
l'ardente,   l'irrésistible  passion  de  sauver  son  semblable, 
voilà  la  force  de  Jean  Thial.  Cette  fois  encore,  la  mort  est 
contrainte  de  lui  céder  sa  proie. 

Notez,  je  vous  prie,  qu'il  est  pauvre.  Son  petit  com- 
merce de  marin  a  subi  plus  d'un  revers.  Il  a  des  dettes. 
Va-t-il,  comme  tant  d'autres,  invoquer  sa  détresse  et  se 
déclarer  insolvable?  Bien   loin   de    lui    cette    pensée.    Ce 


I 


1 


DlSCOmS    DK    M.     SAINÏ-IUÎNÉ    TAII.LANDIKU.  '189 

serait  manqmi'  à  rhonneiii-.  Le  nom  qu'il  porte  appartient 
à  une  famille  populaii'c  estimée  de  Ions  :  il  a  parmi  ses 
parents  des  prêtres,  des  religieuses,  la  sui)éricure  d'une 
communauté;  son  père,  un  vieux  marin  de  l'Etat,  a  reçu 
jadis  une  pension  de  l'empereur  Napoléon  I"  pour  avoir 
contribué  à  sauver  la  corvette  la  Sirène;  son  oncle  a  été 
couronne  ici  même  en  i8.ii  pour  des  actes  de  couraj^e. 
Noblesse  oblige.  Il  obtient  aux  travaux  de  l'isllime  de 
Suez  un  salaire  plus  élevé  que  celui  de  son  pays;  le  voilà 
parti  pour  l'Egypte,  heureux  d'avance  ou  du  moins  rési- 
gné, si  ces  années  d'exil  lui  permettent  de  payer  ce  qu'il 

doit. 

A  peine  arrivé,  on  le  retrouve  à  son  poste  de  combat. 
Il  sau\c  un  jeune  Grec  qui  se  noyait,  il  en  sauve  un  autre 
qu'une  machine  allait  dévorer.  Plus  tard,  revenu  dans  son 
pays,  il  a  le  bonheur  de  préserver  des  flammes  l'église  el 
l'école  du  village.  Monté  sur  la  brèche  dune  toiture,  il 
combat  l'incendie  comme  il  a  combattu  la  tempête.  Que 
dire  enfin  de  ce  qu'il  a  fait  dans  la  région  de  Toulouse  en 
1875?  Vous  vous  rappelez  ces  scènes  de  désolation,  les 
campagnes  submergées,  les  villages  délruils,  des  cpiartiers 
de  ville  emportés  pai'  les  eaux.  Jean  Thial  monte  dans  sa 
barque,  Iraversc  les  Ilots  torrentiels  de  la  Garonne,  se 
lance  sur  la  nappe  mouvante  qui  recouvre  le  pays,  s'en- 
gage dans  une  longue  et  large  forêt  de  peupliers  où  mille 
obstacles  l'arrêtent,  franchit  une  dislance  de  plusieurs 
Uiiomètres  et  arrive  sur  le  lieu  du  sinistre.  Là,  ce  sont  des 
maisons  qui  s'effondrent,  des  cris  de  détresse  (|iii  reten- 
tissent. Il  s'en  va  de  mur  en  nuir,  de  ruine  en  ruine,  rele- 
vant les  blessés,  arrachant  à  la  mort  ceux  qui  n'espéraient 

AC\D.     FR.  62 


4qO  DISCOURS    SUH    LES    PRIX    DK    VERTU. 

plus  aucun  secours.  Savcz-vous  combien  de  créatures 
humaines  lui  ont  ilù  la  vie  dans  ce  grand  naufrage?  II  y  en 
a  plus  de  quatre-vingts. 

Notre  héros  a  reçu  pour  ses  victoires  de  1875  une  mé- 
daille d'or  de  sauveteur.  Pour  nous,  ce  qui  nous  intéresse 
ici  d'une  façon  particulière,  c'est  que  Jean  Thial  nous  ap- 
partient,  puisque  ces  grands  résultais,  ces  quatre-vingt- 
une  victimes  si  hardiment  préservées  nous  ont  fouini  l'oc- 
casion de  connaître  enfin  toute  une  vie  qui  n'a  jamais 
songé  aux  récompenses.  N'essayons  pas  de  proportionner 
l'éloge  à  l'importance  des  services  rendus.  Si  l'on  ne  dit 
pas  tout,  on  semble  indifférent  et  froid;  si  l'on  veut  tout 
dire,  on  a  l'air  de  déclanun-.  Arrêtons-nous,  les  choses 
parlent  d'elles-mêmes.  11  suffit  de  raconter  des  faits  et  de 
proclamer  un  nom.  L'Académie  décerne  à  .Ican  Thial  un 
prix  de  2,000  francs. 

11  y  a  d'auti-es  manières  de  sauver  ses  semblables  que 
de  les  disputer  à  l'incendie,  à  l'inondation,  à  la  roue  et 
aux  dents  d'une  machine.  L'action  morale  si  douce,  si  pa- 
cifique, a  ses  modèles  d'héroïsme  autant  (jue  l'action  auda- 
cieuse qui  brave  la  mort  en  face.  \'oye/„  par  exemple,  à 
côté  de  Jean  Thial  cette  sainte  fille  nommée  Marie-Antoi- 
nette-Thérèse Quilliard,  et  demandez-vous  dans  laquelle  de 
ces  deux  existences  se  révèle  le  plus  de  résolution  et  de 
hardiesse.  Pour  moi ,  je  ne  saurais  le  dire.  Marie-Antoi- 
nette Quilliard,  qui  est  née  dans  une  condition  très-hum- 
ble, a  sacrifié  son  petit  patrimoine,  son  petit  capital  et  sa 
vie  entière  au  service  des  jeunes  filles  indigentes.  Seule, 
sans  appuis,  presque  sans  ressources,  elle  s'est  choisi  une 
famille  parmi  les  abandonnées  qui  ont  souffert  comme  elle. 


Discoi  ns   nF.   m.    saint-uknIî:  ■rAiLi,\>nii:R.  '|()i 

Vue  même  soiiHraïu.c,  c'csl  un  lien  do  parciih'  pour  celle 
belle  ànie.  Elle  n'est  plus  seule  désormais,  \oilà  ses  sœurs, 
\oilà  ses  (illes;  elles  les  nourrit,  les  loge,  les  élève,  elle  leur 
donne  une  profession  et  les  suit  dans  le  ohoinin  de  la  vie. 
Où  se  passent  ces  choses,  Messieurs?  à  t*aris.  El  depuis 
combien  de  temps?  depuis  quarante-cinq  années,  l'^n  iHja, 
le  |)résidciil  du  Conseil  municipal,  l'honorable  .M.  N  au- 
Irain.  écrivait  au  secrétaire  général  de  la  préfecture  de  la 
Seine  :  «  Voici  une  sainte  fdle,  véritable  saint  Vincent  de 
Paul  féminin,  qui  va  être  poursuivie  pour  le  payement  de 
ses  impôts.  Elle  ne  peut  pas  les  payor  maintenant,  tant 
elle  a  reçu  d'enfants  pensionnaires  gratuites.  Que  pouvez- 
vous  faire?  »  Ce  qu'on  pouvait  faire,  on  le  fit  courtoise- 
uu'ut  et  cordialement  ;  mais  n'y  a-l-il  pas  toute  une  révéla- 
lion  dans  celte  requête  si  expressive?  Un  saint  Vincent  de 
l'aul  entravé  dans  son  omim-c  par  les  exigences  de  la  loi 
commune,  et  protégé  tout  aussilùl,  |)rolégé,  autant  que 
la  loi  le  permet,  pai'  le  [)rcmier  représentant  de  la  grande 
cité. 

Il  y  avait  longtemps,  du  reste,  que  M"'  (^)uilliard 
était  accoutumée  à  de  telles  crises.  C'est  en  iS^i  ([ue 
l'asile-ouvroir  Sainte-Marie  a  été  fondé  pai-  elle  dans  une 
maison  de  la  rue  de  Bélhune.  Vingt-quatre  ans  après,  par 
suite  d'une  expropriation,  elle  est  forcée  de  se  transporter 
ailleurs.  Elle  trouve  à  louer  rue  Saint-Jacques  luic  \icille 
maison  abandonnée  depuis  trois  ans,  où  elle  ne  jx  iil  instal- 
ler ses  petites  pensoiuiaires  qu'a|)rès  des  réparations  très- 
coùteuses.  Rien  ne  l'effraye  ;  rue  Saint-Jacques  comme  rue 
de  Béthune,  elle  poui'voit  à  tout.  Le  modeste  avoir  que 
lui  ont  laissé  ses   parents  est  déjà  presque  entièrement 


492  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    DK    VERTU. 

épuisé,  le  travail  y  suppléera;  le  travail,  l'ordre,  l'écono- 
mie, l'appel  à  la  charité  publique  et  privée  en  faveur  de 
ses  orphelines,  l'aident  à  renouveler  incessamment  ses 
ressources.  C'est  une  belle  chose  que  la  prévoyance,  et 
pourtant,  en  de  telles  conditions,  à  regarder  devant  soi 
le  plus  fort  se  troublerait;  M"°  Quilliard  se  dit  simplement: 
<(  A  chaque  jour  suffit  sa  peine,  »  et  cette  peine,  cette  dif- 
ficulté de  chaque  jour,  chaque  jour  elle  en  triomphe,  heu- 
reuse le  soir  d'avoir  surmonté  l'obstacle  et  résolue  à  l'ecom- 
mencer  le  lendemain.  Voilà  quaiante-cinq  ans  que  la  noble 
fille  accomplit  cette  tâche;  avais-je  torl  tout  à  l'heure  de 
vous  parler  du  courage  et  l'intrépidité?  Vous  devinez  ce 
qui  l'a  soutenue  dans  ce  continuel  labeur,  c'est  la  foi  en  la 
Providence,  c'est  aussi  la  vue  de  ces  pauvres  délaissées 
qui  comptent  sur  elle.  Quand  elle  quitta  la  rue  de  Béthune 
en  i8j4i  «^He  avait  fait  vivre,  elle  avait  nourri  de  son  pain 
et  de  son  cœur  les  enfants  de  deux  mille  familles.  Calculez 
depuis  vingt-deux  ans  le  chiffre  qui  s'ajoute  à  celui-là. 
Chaque  année,  à  l'ouvroir  Sainte-Marie,  les  plus  avancées 
de  ces  jeunes  filles  cèdent  leur  place  à  de  plus  jeunes.  C'est 
une  recrue  qui  ne  s'arrête  pas.  En  vérité,  en  lisant  de  telles 
choses,  on  est  comme  reporté  au  temps  des  récits  miracu- 
leux, on  pense  à  la  multiplication  des  pains.  Il  est  vrai  que 
nos  grandes  administrations,  le  ministère  de  l'intérieur, 
le  ministère  de  l'instruction  publique,  la  préfecture  de  la 
Seine,  sont  venues  plus  d'une  fois  eu  aide  à  M""  Quilliard; 
le  miracle  ici,  c'est  la  persévérance  d'une  bonté  que  rien 
ne  lasse,  d'une  charité  qui  se  renouvelle  et  s'accroît  avec 
les  nécessités  de  la  misère. 

Ici  encore,  comme  pour  Jean  Thial,  c'est  le  cri  public  qui 


DISCOI  us     l>K     M.     S\IM-H1:m':     TVll.l.ANniKK.  /|(j'i 

nous  a  sif^nalé  toute  une  vie  de  (li-voucnient.  P'aut-il  vous 
citoi'  ses  témoins?  J'aurais  à  nommer  tous  les  notables  de 
deux  arrondissements  de  Paris.  C'est  le  maj^islrat,  c'est  le 
professeur,  c'est  l'inspecteur  primaire,  c'est  du  liaul  en 
bas  de  l'échelle  le  représentant  du  p()u\(iir  civil,  c'est  le 
vénérable  curé  de  la  paroisse,  c'est  le  particidicr  occupé  de 
bonnes  œuvres,  c'est  quiconque  a  connu  cpielque  famille 
au  désespoir  ou  des  enfants  abandonnés  à  tous  les  hasards. 
Parmi  tant  de  répondants,  je  nommerai  du  moins  celui  (pii 
a  été  maire  du  V'  arrondissement  aux  jours  les  plus  dilli- 
ciles  de  ces  dernières  années,  notre  cher  et  éminent  con- 
frère M.  Vachei'ot.  Je  ne  lui  demande  pas  la  permission  dv 
citer  son  nom,  je  le  fais  bravement  et  en  toute  liberté,  dùl- 
il  m'en  gronder  un  peu;  il  s'ai;il  ;i\ant  -tout  d'honorei'  uos 
lauréats. 

L'Académie,  qui  décerne  un  prix  de  2,000  francs  à 
M"'  Quilliard,  n'a  pas  la  prétention  de  récompenser  comme 
il  conviendrait  ce  dévouenuMit  d'un  demi-siècle,  elle  s'at- 
tache d'autant  jjIus  à  rassembler  autour  de  son  nom  tout 
ce  qui  peut  lui  assurer  la  l'ecomiaissance  publique. 

\'oulez-vous  une  histoire  d'iiii  anire  genre,  mais  bien 
touchante  encore?  Il  ne  s'a,t;il  plus  d'un  peuple  de  délais- 
sées recueilli  |)ar  une  âme  in\incil)lc  ;  il  s'agit  de  doux  pei-- 
sonnes  seulement,  de  deux  personnes  pauvres,  découra- 
gées, abattues  par  une  longue  suite  de  revers,  qu'une 
autre  personne,  pauvre  aussi,  mais  pleine  d'une  foi  juvé- 
nile, assiste  pendant  plusieurs  années.  Ecoutez  cette  aven- 
ture singulière.  Deux  vieillards  clopin-clopant  .se  sont  re- 
tirés à  Vendôme.  L'homme  a  soixante  ans,  la  femme  le 
suit  de  près.  Oh  !  la  vie  leur  a  été  dure.  Dans  tout  ce  qu'ils 


494  Disconus  SIR   m:s  puix  de  veutu. 

ont  tenté  ils  ont  laissé  une  part  de  leur  petit  avoir.  M.  Néra, 
c'est  le  nom  du  mari,  esl  un  soldat  des  dernièr»>s  guerres 
du  premier  Empire,  qui  a  essayé  de  fonder  une  petite  pen- 
sion à  Paris.  Il  a  son  brevet,  il  a  le  goût  de  rélude  et  de 
l'enseignement;  M"'"  Néra  n'est  pas  seulement  une  bonne 
et  aetive  ménagère,  c'est  une  personne  instruite  qui  sera 
pour  son  mari  un  auxiliaire  dévoué.  Hélas  !  le  zèle  tout  seul 
ne  sullit  pas  loujoiu^s  auv  plus  méritants,  il  faut  un  peu  de 
bonheur.   Déçus  dans  leur  première  tentative,   les  deux 
époux  tiennent  école  à  Paris  pour  les  enfants  du  peuple 
et  ne  réussissent  pas  davantage.  Seront-ils  plus  heureux  à 
Vendôme?  Pauvres  gens,  le  même  guignoii  les  y  poursuit. 
Or,  en   i8ji,   après  plus  de  vingt  années  d'efforts  et  de 
sacrifices,   ils  étaient  là  bien  tristes,  bien  abattus,   ([uand 
arrive  au  lycée  de  Vendôme  un  maître  d'études   nommé 
l.ouis  Bellanger.  Vous  avez  lu,  Messieurs,  les  vers  qu'un 
poète,   notre   confrère,  dans  un  de  ses  meilleurs  jours,  a 
consacrés  au  maître  d'études.  Vous  vous  rappelez  les  re- 
commandations  qu'il    adresse    à    l'enfance    moqueuse,    à 
l'âge  turbulent  et   sans   pitié  :    Ne  le  tourmentez  |)as,   il 
souffre.  Soyez  doux,  soyez  bons.  —  l^>t   M.  Victor   Hugo 
ajoute  : 

Apprenez  à  connaître,  enfants  qu'attend  l'effort, 
Les  inégalités  des  âmes  et  du  sort. 
Respectez-lc  deux  fois  dans  le  deuil  qui  le  mine, 
Puisque  de  deux  sommets,  enfants,  il  vous  domine, 
Puisqu'il  est  le  plus  pauvre  et  qu'il  est  le  plus  grand. 
Songez  que,  triste,  en  butte  au  souci  dévorant, 
A  travers  ses  douleurs,  ce  (ils  de  la  chaumière 
Vous  verse  la  raison,  le  savoir,  la  lumière. 
Et  qu'il  vous  donne  l'or  et  qu'il  n'a  pas  de  pain. 
Oh  !  dans  la  longue  salle  aux  tables  de  sapin, 


DISCOURS    DK    M.     S\I>T-I<K\K    T.\ll,LA.M)li;i\.  ^C)^ 

Enfants,  faites  silence  à  la  iiii'ur  des  lampes! 
Voyez,  la  moine  angoisse  a  fait  blômir  ses  tempes. 

Et  qui  sait?  san>  rien  dire,  austère,  et  se  cachant 

D'une  bonne  aelion  comme  d'une  mauvaise, 

Ce  pauvre  être  qui  rûve  accoudé  sur  sa  chaise. 

Mal  nourri,  mal  vôtu,  qu'un  mendiant  plaindrait, 

Peut-(>lre  a  des  parents  ([u'il  soutient  en  secret, 

f]l  fait  de  ses  labeurs,  de  sa  faim,  de  ses  veilles. 

Des  siècles  dont  sa  voix  vous  traduit  les  merveilles, 

Et  de  celle  sueur  qui  coule  sur  sa  chair, 

■ —  Des  rubans  au  printemps,  un  peu  de  feu  l'hiver, 

Pour  (]uel([ue  jeune  sœur  on  i|nelque  vieille  mère  (1). 

Ces  vers  pleins  de  ((eiii'  ne  doiuicul  pas  eiuoic  l'idée 
complète  de  ce  qu'a  lait  le  bon  maître  d'études  du  lycée 
de  \endôme.  Louis  lîellanfi;er  ne  ti'a\aille  pas  seulement 
pour  une  vieille  mère,  pour  une  jeune  sd-iir;  il  <>l  raînc 
d'une  lamille  de  neuf  enlanlscpii  \  il  péniblement  à  Mayenne 
et  qu'il  est  chargé  de  secourir.  Oiiand  il  est  noiiiiiK''  maîlrc 
d'études  au  lycée  de  Vendôme,  il  a  une  trentaine  d'années. 
Voilà  déjà  longtiMnps  (pi'il  est  accoutumé  à  se  |)rivfp.  à 
s'oublier  lui-mrin<'  pour  les  autres.  Il  a  besoin  d'aimer. 
Les  vieux  épou\  (pie  poursuit  la  rii.;ii(iir  du  sort  devien- 
nent immédiatement  ses  amis.  La  cliai  !(('•  est  si  prompte 
dans  les  nobles  âmes  (pi'a  façonnées  la  souffrance  !  c'est 
le  cri  si  profondémeiil  Iniiiiaiii  <le  Virgile  : 

Non  isnara  mali,  miseris  succurrere  disco. 


D'abord,  laule  d'argent,  c'est  de  sa  personne  (pi'il  .sou- 


(1)  Victor  Hugo,  les  Conlemplaiioris,  livre  III',  /*'  MoUre  (I'iUikIcs. 


496  Discouns  Sun  les  prix  de  vertil 

tiendra  ses  amis.  Il  a  des  heures  de  repos,  des  jours  de 
congé;  il  les  consacre  à  M.  et  à  M""  Néra,  tantôt  s'associant 
à  leur  travail,  les  aidant  à  organiser  leur  école,  tantôt  les 
conduisant  à  Paris  et  les  protégeant  de  son  mieux  quand 
ils  essayent  une  dernière  fois  d'y  trouver  un  plus  heureux 
emploi  de  leur  activité.  Peine  perdue,  hélas  !  il  l'aut  reve- 
nir au  gîte.  Grâce  à  Dieu,  Louis  Bcllangcr  est  toujours  là  ; 
c'est  désormais  leur  unique  ressource  et  leur  suprême 
espérance.  De  simple  maître  d'études  il  vient  d'être  nommé 
maître  élémentaire;  nourri  et  logé  au  lycée,  il  a  maintenant 
un  traitement  de  100  francs  par  mois.  La  somme  est  bien 
modeste;  il  en  fait  deux  parts,  l'une  pour  sa  famille  de 
Mayenne,  l'autre  pour  ses  menues  dépenses  et  ses  plaisirs 
personnels.  Le  premier,  ou  plutôt  le  seul  de  ces  plaisirs, 
c'est  de  secourir  ses  vieux  amis.  Bientôt  la  condition  des 
maîtres  élémentaires  est  changée,  ils  ne  sont  j)lus  ni  logés 
ni  nourris  et  reçoivent  par  compensation  un  traitement 
de  2,000  francs.  Louis  Bellanger  s'arrange  aussitôt  pour 
habiter  et  prendre  ses  repas  avec  les  époux  Néra,  se  char- 
geant à  lui  seul  des  frais  du  ménage. 

Il  y  a  vingt-cinq  ans.  Messieurs,  que  l'humble  maître  du 
lycée  de  Vendôme  donne  l'exemple  d'une  si  délicate  et  si 
bienfaisante  amitié.  La  ville  de  Vendôme  a  sans  doute 
attendu  pour  le  signaler  à  nos  sympathies  que  son  œuvre 
fût  terminée.  M""  Néra  est  morte  l'année  dernière,  soute- 
nue jusqu'à  l'heure  suprême  par  celui  que  la  Providence 
avait  placé  auprès  d'elle  comme  le  fils  le  plus  tendre  elle 
plus  aimant.  M.  Néra  est  âgé  aujourd'hui  de  quatre-vingt- 
cinq  ans  ;  il  ne  songe  plus  à  ses  malheurs  passés,  il  est  pres- 
que tombé  en  enfance,  il  ne  lui  reste  que  le  sentiment  des 


DISCOl'HS    I)K    M.     SAINT-BENÉ    TAILLA.NDIKR.  497 

soins  ((iii  rentouronl,  ot  sa  vieillesse  consolée  s'éteindia 
(loiicemenl,  ciii'  il  sait  ([ue  Louis  Bellanger  lui  l'crmcra  les 
yeux. 

L'Académie  francjaise  décerne  à  M.  Louis  Bellangor  un 
prix  de  i,5oo  francs. 

Al'cst-il  peiMnis  d'ajouter  que  l'Académie  ref-ictle  de 
n'avoirpuaccordcr  plus  tut  celte  récompense  au  maître  élé- 
mentaire du  lycée  de  Vendôme?  C'eut  été  pour  lui  la  meil- 
leure des  recommandations  auprès  de  M.  le  ministre  de 
l'instruction  publique.  Parmi  les  confrères  qui  m'écoutenl, 
il  en  est  je  le  sais,  qui,  s'étant  trouvés  en  mesure  de  témoi- 
gner de  haut  leur  sympathie  à  M.  Bellanger,  éprouveront 
[)lus  particulièrement  ce  regret  d'avoir  été  informés  si 
tard.  De  tels  maîtres  sont  l'honneur  de  l'instruction  publi- 
que autant  que  les  princes  du  savoir  et  de  la  parole  ;  en 
bas  comme  en  haut,  et  quel  que  soit  le  titre,  on  n'enseigne 
pas  seulement  par  la  doctrine,  on  enseigne  par  l'action  et 
par  l'exemple. 

Je  viens  de  vous  retenir  un  instant  à  l'ombre  du  lycée  de 
Vendôme  chez  les  vieux  amis  du  maître  d'études;  je  vous 
conduirai  maintenant  dans  une  belle  habitation  construite 
et  pour  la  vieillesse  et  pour  l'enfance,  vraie  maison  de  cha- 
rité intellectuelle  et  morale.  Si  vous  faites  le  voyage  d(^ 
Normandie,  quand  vous  parcourrez  le  département  de  la 
Manche,  après  que  vous  aurez  admiré  Avranches,  la  grève, 
le  mont  Saint-Michel,  le  promontoire  de  Granville,  et  ce 
bel  horizon  de  mer  (juc  découpe  de  ses  fines  arêtes  l'ar- 
(  hipcl  des  îles  Chausey,  quand  vous  aurez  apprécié  les 
splendeurs  guerrières  du  port  de  Cherbourg  et  les  déli- 
cates merveilles  de  la  cathédrale  de  (^outances,  n'oubliez 

ACAD.   FR.  63 


498  DISCOLUS    SLR    I.KS    PRIX    DE    VERTU. 

pas  de  vous  rendre  à  Sourdeval  de  la  Barre,  dans  l'arron- 
dissement de  Mortain.  C'est  un  simple  chef-lieu  de  canton, 
avec  une  population  de  quatre  à  cinq  mille  âmes,  mais  vous 
y  trouverez  une  chose  que  lui  envient  bien  des  villes  j)liis 
considérables.  Voyez  ce  noble  édilice  construit  en  pierres 
de  taille  d'un  granit  vert  sombre,  en  moellons  graniticjues 
de  couleur  grise  et  blanche,  et  muni  d'une  solide  cou- 
verture d'ardoise.  L'aspect  en  est  grave,  austère,  et 
présente  une  sorte  de  majesté.  C'est  la  demeure  des  vieil 
lards  infirmes  et  des  enfants  orphelins.  Entrez  dans  le  ves- 
tibule, parcourez  les  salles  :  quel  ordre!  quelle  propreté! 
(jnelle  tenue  parfaite  !  comme  on  sent  à  chaque  pas  l'action 
d'une  pensée  vigilante  !  la  distribution  particulière,  comme 
la  structure  extérieure,  est  d'un  goût  excellent  ;  ce  n'est 
rien  encore  auprès  de  ce  qu'on  peut  appeler  l'architecture 
morale.  Tout  y  est  ordonné  à  souhait,  non-seulement  pour 
le  plaisir  des  yeux,  mais  pour  le  contentement  de  l'àme. 
Voilà,  certes,  une  petite  ville  bien  favorisée.  Qui  donc  a  eu 
l'honneur  de  cette  fondation?  est-ce  le  département?  est- 
ce  l'arrondissement?  est-ce  la  commune?  Non,  Messieurs, 
c'est  une  pauvre  fdle ,  M""  Bonne-Victoire  Tolmer,  en 
religion  sœur  Antoine,  de  la  communauté  du  Sacré-Canir 
de  Coutances.  Vous  décrire  les  soins,  les  efforts,  les  peines, 
les  épreuves  de  tout  genre  que  lui  a  coûtés  son  entrej)rise, 
je  ne  l'essaierai  pas;  je  vous  dirai  seulement  que  tous  ceux 
qui  l'ont  vue  à  l'œuvre,  l'évêquc  de  Coutances,  les  séna- 
teurs et  députés  de  la  Manche,  parmi  eux  notre  illustre 
confrère  M.  le  comte  Daru,  et  tous  les  notables,  tous  les 
habitants  de  la  contrée,  grands  et  petits,  riches  et  pauvres, 
d'une  voix  unanime  l'ont  recommandée   à  nos  suffrages. 


Discoi  ns  i>K  M.   s.\i\T-ni:\K  TAiLi.\M)ii:ii.  499 

Beaucoup  l'ont  aidée,  est-il  besoin  de  le  dire?  Mais  ce  qui 
lui  appartient  en  propre,  ce  qui  était  nécessaire  au  succès, 
c'est  la  pensée  première  suivie  pendant  vingt-deux  ans, 
c'est  une  charité  supérieure  laite  d'intellif^onee  et  de  \o- 
lonlé.  Or  cette  volonté  intelli|^ente  et  lorle  ne  croit  pas 
encore  avoir  droit  au  repos;  la  maison  hospilalière  est  en 
train  de  s'agrandir,  la  sœur  Antoine  a  résolu  d'y  ajoutiM- 
une  école,  un  ouvroir  pour  les  jeunes  filles,  une  boulan- 
gerie qui  donnera  le  pain  aux  pauvres  gratuitement  et 
j)ourra  le  livrer  à  prix  réduit  aux  nondjreux  ouvriers  de  la 
commune.  Ce  qu'a  fait  depuis  vingt-deux  ans  la  bienfaitrice 
de  Sourdeval  est  un  sût-  garant  de  ce  qu'elle  saura  faire 
juscju'à  son  dernier  jour. 

L'Académie  française  acquitte  la  dette  de  la  reconnais- 
sance publique  en  prononçant  ici,  avec  respect,  le  nom  de 
la  sœur  Antoine,  et  lui  décerne  le  prix  de  i  ,000  francs,  de 
la  fondation  Souriau. 

Jusqu'ici,  Messieurs,  dans  ces  œuvres  consacrées  à  des 
orphelins,  à  des  jeunes  lîlles  abandonnées,  à  des  vieillards 
inlii-mes,  <]iiil  s'agisse  de  M"''  Quilliard  ou  de  la  sceur 
Antoine,  les  bienfaitrices  sont  des  personnes  pauvres  que 
leur  misère  même  a  rendues  plus  attentives  au  sort  des 
misérables.  Voici  lui  exemple  d'un  autre  ordre.  C'est  la 
lille  d'un  notaire  de  province  qui  aurait  |)ii  vivre  dans 
l'aisance,  se  marier,  élevei-  une  famille,  mener  une  exis- 
tence heureuse,  honorée,  et  qui  sacrifie  tout,  fortune,  loi- 
sirs, espérances,  le  présent  et  l'avenir,  pour  se  mettre  au 
service  des  vieillai-ds  indigents.  Je  parie  de  M""  Félicie 
Biermant,  née  à  Langeais,  dans  le  département  d'Indre- 
et-Loire.  Malgré  l'ardente  piété  qui  l'anime,  ne  voulant  pas 


5oO  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    Dlî    VF.RTU. 

sans  doute  se  séparer  trop  complètement  de  son  père,  elle 
n'est  pas  entrée  dans  une  communauté  religieuse;  c'est  une 
sœur  de  charité  laïque.  Peut-être  aussi  a-t-elle  voulu  es- 
sayer pour  elle-même  et  enseigner  à  d'autres  ce  qu'on  peut 
faire  de  bien,  ce  qu'on  peut  montrer  d'abnégation  et  de 
renoncement,  sans  quitter  le  monde.  Il  y  a  mille  manières 
de  servir  Dieu  et  les  hommes,  in  domo  patris  met  mansioncs 
multœ  simt.  D'ailleurs  cette  liberté  qu'elle  n'a  pas  sacri- 
fiée tout  entière  lui  permet  d'être  plus  naïvement  elle- 
même  dans  la  pratique  de  ses  vertus.  Les  lettres  qui  la 
concernent,  et  elles  nous  sont  venues  en  foule,  insistent, 
sans  qu'elle  s'en  doute,  sur  un  caractère  tout  particulier: 
l'extrême  délicatesse  unie  à  l'extrême  bienfaisance.  Le 
dévouement,  même  chez  les  meilleurs,  linit  quelquefois  par 
s'habituer  à  des  formes  un  peu  banales  ;  chez  M"'  Bier- 
mant  il  y  a  comme  une  inspiration  de  bonté  qui  se 
renouvelle  chaque  jour.  Devenue  volontairement  pauvre, 
c'est  à  force  de  soin,  d'ordre,  d'économie,  de  privations, 
c'est  aussi  à  force  d'attirer  les  sympathies  et  les  secours 
qu'elle  parvient  à  nourrir  cette  famille  de  vieillards  réunie 
autour  d'elle.  Il  y  a  souvent  des  heures  de  gêne,  de  grande 
gêne;  souvent  aussi  parmi  les  malheureux  qu'elle  recueille 
se  rencontre  des  caractères  aigris,  des  volontés  exigeantes 
et  grossières;  qu'il  faut  de  force  pour  traverser  les  mau- 
vais jours!  qu'il  faut  de  patience  et  de  bonne  grâce  pour 
assouplir  les  natures  mauvaises  !  c'est  là  que  se  déploie  l'au- 
torité charmante  de  M""  Biermant,  une  autorité  qui  se 
cache,  qui  s'insinue,  qui  s'accommode  à  chacun,  qui  sup- 
pose enfin  comme  un  perpétuel  renouveau  de  charité  inté- 
rieure. Un  autre  trait  bien   touchant,  c'est  l'eflicacité  do 


oiscoi'Rs  im;  m.  saint-rem':  taillammf.u.  fjoi 

roxein|)lo.  Faire  le  bien  constamment,  résolinncnl,  c'est  une 
grande  iii;ir(|iie  d'énergie  morale;  inspirer  à  d'autres  le 
désir  de  le  l'aire  a\<c  nous,  c'est  multiplier  nos  forces. 
M"'  Biermant  a  eu  cette  récompense.  La  commission 
qui  a  examiné  avec;  tant  de  soin  toutes  les  pièces  de  ce 
concours  m'a  expressément  chargé  de  prononcer  ici  les 
noms  de  deux  courageuses  servantes,  Kmilie  'l'aluau  et  Anne 
A  aslin,  associées  à  toutes  les  œuvres  de  leur  maîtresse. 
Elles  sont  là-bas  à  la  peine,  elles  doivent  être  ici  à  l'hon- 
neur. Est-ce  trop  dire?  Je  n'ajoute  pas  un  mot,  de  peur 
d'inquiéter  leur  modestie.  Qu'elles  se  résignent  pourtant  à 
cette  publicité  d'une  louange  qu'elles  n'ont  ni  lecherchéc 
ni  prévue;  leur  courage,  elles  doivent  le  comprendir,  re- 
hausse la  noblesse  morale  de  la  personne  qui  l'inspire  et 
le  soutient.  Dans  une  vie  toute  pleine  de  vertus  char- 
mantes et  d'exquises  délicatesses,  l'Académie  ne  pouvait 
dissimuler  cet  exemple  de  prosélytisme,  sans  faire  loi't  à  la 

vérité. 

L'Académie  décerne  à  M"°  Félicie  Biermant  la  première 
des  médailles  de  i  ,000  francs. 

Trois  autres  médailles  de  [)rcnHère  classe  et  de  même 
valeur  sont  décernées  à  ^Lideleine-Rose  Eyraud,  à  Made- 
leine Faurie,  à  M""=  veuve  Macheyez.  Madeleine-Rose 
Eyraud,  dite  Rosette,  née  à  Vorey,  dans  le  département 
de  la  Ilaule-Loirc,  est  une  ouvrière  en  dentelles  qui, 
depuis  quarante  ans,  se  consacre  au  service  des  indi- 
gents et  des  infirmes  avec  un  zèle  infatigable.  Elle  aussi, 
elle  a  sauvé  plus  dune  lamille,  et  là  iMicore.,  comme 
dans  ce  qui  précède,  ce  n'est  pas  un  acte  de  vertu,  c'est 
toute  une  existence  que  l'Académie  tient  à  récompenser. 


5o2  DISCOURS    SIR    LES    PRIX    OK    VERTU. 

Madeleine  Fauric,   du  même  département,   est  une  gar- 
deuse  de  troupeaux,  à  qui  son  père,  en  i83o,  a  laissé,  pour 
tout  héritage,  une  famille  composée  d'êtres  infirmes,  dis- 
graciés, incapables  de  se  suffire,   des  idiots,  des  aliénés, 
condamnés  d'avance  à  toutes  les  tortures  de  la  vie  et  de  la 
mort.  Le  père  a  eu  raison  de  compter  sur  sa  fille  Made- 
leine ;  elle  seule  pouvait  travailler,  elle  travailla  pour  tous. 
Ce  qu'elle  gagne  sou  à  sou  dans  la  montagne,  c'est  à  peine 
de  quoi  la  faire  vivre;  elle  le  partage  avec  les  malheureux 
dont  le  sort  lui  a  donné  la  garde.  Voilà  plus  de  (juarante  ans 
(ju'elle  les  soutient,  aidée  par  beaucoup  de  gens,  comme 
on  pense,  et  inspirant  à  tout  le  pays  un  sentiment  d'admi- 
ration et  de  i^espcct.  M""  veuve  Machevez,  née  à  Vaucou- 
leurs,  domiciliée  à  Saint-Servan,  près  Saint-Malo,  dans  le 
département  d'IUe-et-Vilaine,  est  une  personne  âgée  au- 
jourd'hui de  quatre-vingt-trois  ans,  dont  la  vie  entière  a 
été  une  suite  de  sacrifices  charitables.   Son  mari ,  ancien 
capitaine,  était  associé   à  tousses  actes   de   bienfaisance. 
N'ayant  pas  d'enfants,  ils  adoptaient  des  orphelins.  La 
pension  de  retraite  du  vieux  soldat  y  passait  tout  entière. 
Il  la  recevait  des  mains  de  l'Etat,  il  la  donnait  à  de  petits 
déshérités.  Il  est  mort  l'an  dernier,  le  bon  capitaine,  et  les 
deux  tiers  de  sa  pension  de  retraite  ont  disparu  avec  lui. 
Que  la  courageuse  octogénaire,  dans  sa  pauvre  demeure 
de  Saint-Servan,  reçoive  ce  témoignage  de  publique  estime; 
ce  lui  sera  comme  un  rayon  de  lumière  qui  consolera  son 
deuil  et  réjouira  ses  derniers  jours. 

Et  vous,  à  qui  nous  accordons  treize  médailles  de 
5oo  francs,  Marie-Louise-Jeanne  Provost,  Marie-Agnès 
Hardillier,  époux  Téroule,  Delphine  Jacquet,  Henriette 


DISCOIRS    DK    M.    SAINT-UEMO    TAILLANDIKK.  5o3 

Dupré,  Anne-Marie  Vala,  iMarie-Tliérèse  Bernard,  veuv^e 
Thierry,  Marie-Amélie  Dondoii,  Bri-^ilte  Mayso,  Mélanie 
Després,  Marie-Henriette  Déthouy,  Antoinette  Grassot , 
vous  dont  je  ne  puis  que  prononcer  les  noms,  pourquoi 
n'ai-je  pas  le  loisir  de  raconter  ici  en  détail  les  laits  qui 
ont  attiré  sur  vos  humbles  existences  l'attention  de  l'Aca- 
démie? On  verrait  combien  cette  France  est  riche  de  vertus 
cachées,  quelles  ressources  de  courage,  d'énergie,  d'hé- 
roïsme simple  et  profond  elle  tient  en  réserve  pour  les 
mauvais  jours  ! 

J'en  dis  autant  de  vous,  Léon  Pommier,  Virginie  Blon- 
del,  Marie-Julie Moreau,  Pélagie  Lebreton,  Louise-Mélanie 
Buffe,  Agathe-Françoise  Gazou,  Marie-Rose  Fabre:  quelle 
force  morale  représentent  ces  médailles  de  3oo  francs  que 
l'Académie  vous  décerne  ! 

Ce  n'est  pas  tout.  Messieurs;  regardons  ensemble  au 
delà  de  ces  premiers  rangs.  Nous  venons  d'accorder  vingt- 
huit  récompenses  :  deux  prix  de  2,000  francs,  un  pii\  (1<- 
i,5oo  francs,  un  prix  de  1,000  francs,  quatre  médailles  de 
1,000  francs,  treize  médailles  de  5oo  francs,  sept  médailles 
de  3oo  francs;  en  tout,  19,100  francs,  partagés  entre  vingt- 
huit  lauréats.  Or,  savez-vous  combien  de  mémoires,  com- 
bien de  dossiers,  remplis  des  attestations  les  plus  louchan- 
tes, nous  ont  été  adressés  en  vue  de  ce  concours,  à  l'insu  des 
humbles  bienfaiteurs?  Le  nombre  en  est  de  cent  trente- 
sept.  —  je  dis  cent  trente-sept  pour  la  seule  année  iH-.j. 
L'Académie  n'a  pas  écarté  les  cent  neuf  personnes  restées 
en  dehors  de  notre  liste  d'honneur,  elle  a  dû  se  résigner  à 
faire  un  choix  ;  mais,  parmi  ces  inconnus,  que  de  vertus 
encore!  que   de   nobles  actes!   que   d'inspirations  gêné- 


5o4  Discoims  siH   (,Ks  l'Rix   m:   \i:ivrr. 

reuscs  !  Non,  la  source  du  l)ion  n'est  pas  larie;  le  cœur  de 
la  F'ranco  bat  comme  au\  meilleures  années  de  notre  his- 
toire; il  est  toujours,  ce  grand  cœur,  un  loyer  d'humanité, 
par  conséquent  un  foyer  de  religion.  (Test  là,  en  effet,  un 
symptôme  que  révèle  manifestement  notre  consciencieuse 
étude  :  dans  tous  ces  actes  de  sacrifice,  dans  presque  tous 
au  moins,  je  puis  bien  diie  neuf  fois  sur  dix,  c'est  le  senti- 
ment religieux  qui  a  été  le  principe  générateur,  en  sorte  que 
le  philosophe  impartial  et  vraiment  libre  est  obligé  de  re- 
connaître chez,  le  peuple  de  France,  bien  loin  des  manœu- 
vres de  parti,  à  l'abri  des  agitations  factices  et  des  polémi- 
ques irritantes,  un  fonds  sain  et  solide,  un  fonds  de  chris- 
tianisme indestructible. 

Et  n'oubliez  pas,  je  vous  prie,  que  dans  ce  concours  il 
s'agit  exclusivement  des  classes  pauvres;  c'est  la  condition 
expresse  établie  par  M.  de  Montyon.   Que  serait-ce  donc 
si  nous  avions  à  faire  le  même  travail  à  tous  les  degrés  de 
la  société  française  !  Des  calomniateurs  intéressés  ont  dit  : 
La  France  est  en  train  de  moui^r.  Ardents  à  exagérer  nos 
misères,   incapables  de  rien  comprendre   à  notre  bonne 
grâce,  ils  nous  ap[>liquent  injuricusemenl  le  mot  de  Salvien 
sur  la  corruption  et  la  mort  de  la  vieille  Rome  :  Popuhis 
romanusmorituretridet.  Grossière  déclamation,  Messieurs; 
la  France  ne  mourra  point.  J'en  atteste  d'un  bout  du  pays 
à  l'autre,  du  nord  au  sud  et  de  l'est  à  l'ouest,  tant  de  vertus 
que  le  monde  ignore  ;  j'en  atteste  tant  de  sérieux  esprits 
restés  fidèles  à  cette  parole  du  sage  :  Le  bien  ne  fait  pas 
de  bruit,  le  bruit  ne  fait  pas  de  bien  ! 

Le  Dieu  de  la  Genèse  disait  au  patriarche    :    «   S'il  se 
trouve  cinquante  justes  dans  cette  ville,  s'il  s'y  en  trouve 


DISC!)!  I«S    I)i;    M.     SAINT-RENK    TAII,LA.\DIKU.  :)OD 

(l!iaiaiil('-(iM([,  s  il  s  \   en   Iroiivo  quarante,  on    trciilc,    on 
Nin^l.  s'il  s'v  l'ii  li'ouNc  sciiliMUcnt  dix,  \c  ne  |i('i(lrai  pas  la 
\illc  |i()ur  i'anionr  de  ces  dix   justes.   »   Oh  !    ([n'il  \  a  bien 
|)lns  (je  dix  jnsifs  dans  cliafjne  \ille,  dans  elia([ne  village, 
dans  chaciue  bonrj^ade  de  ec  pays  dont  on  ose  pi-opliéliser 
la  mort  !  Combien  de  libérateurs  que  Dieu  reconnaîtra  sur 
lous  les  déférés  de  l^'clielle  sociale!  (|ne  de  familles  où  se 
(  (tiiservenl  les  vraies  Iradilions  de  la  j)alrie!  (jne  de  foyers 
honnêtes  !   (|ne  d'ateliers  laborieux  !  Si  l'esprit  se  trouble 
cl  self  rave  à  considérer  les  scandales  dont  aucune  civilisa- 
lion  n'est  exempte,  l'àme  se  rassure  cl   se  foitifie  à  visiter 
ces  l'éi^ions  saines  où  palpite  le  eo'ur  de  la  France. 

JMicoi'c  nn  mol  et  j'ai  Uni.  (^)uand  de  brillants  écrivains 
(h-  nos  jours  s'attachent  à  peindre  ce  (pi'il  \  a  de  plus  hou- 
leux dans  notre  société,  soit  potu-  en  lii'cr  de  j^raiuls 
effets  dramatiques,  soit  pour  en  faire  sortir  de  puissanti's 
leçons,  nous  leur  disons  son\ent  :  "  Prenez  garde!  la 
haine  vous  écoute;  la  liaim-,  la  rnan\;nse  foi,  la  perfidie, 
notent  déjà  tous  ces  traits  comme  limage  de  la  Ki-ance. 
Artistes  hardis,  vous  ne  vous  apercevez  pas,  dans  votre 
loyauté,  que  vous  fournissez  des  armes  à  l'ennenii.  Peignez 
donc  le  bien  à  côté  du  mal;  en  face  de  l'effronterie  qui 
s'affiche,  montrez  donc;  la  vertu  qui  se  dérobe.  »  El,  leur- 
ra[)[)elant  tout  ce  (pi'il  y  a  de  sève  chez  ce  noble  j)en|)le, 
lout  ce  <pu'  le  bien  y  révèle  de  grâce  et  de  force  poéli(pie 
à  (pii  sait  le  découvrir,  nous  répétons  les  vers  d'un  mélo- 
dieux penseur  : 

L;i  lleui'  (ic  poésie  érl(M  sous  tous  nos  pas, 
Mais  la  divine  fleur,  plus  d'un  ne  la  voit  pas. 

ACAD.    rn.  G4 


5o6  DISCOURS  sru  les  prix  dk  vertu. 

Cette  divine  fleur,  Messieurs,  il  est  ordonné  à  l'Académie 
française  de  la  voir  toujours  et  de  la  montrer  au  pays. 
Noble  tâche  dont  elle  s'acquitte  avec  conscience;  mission 
(l'humanité  et  de  patriotisme,  qui,  répondant  aujourd'hui 
plus  que  jamais  à  un  grand  instinct  national,  n'a  plus 
besoin  d'être  justifiée. 


DISCOURS 


DK 


M.  ALEXANDRE  DUMAS  FILS 

DIRECTEUR    DlC    l'aCADKMIH    FRANÇAISK 


(lu  '2  ;ioùl    187 


Messielrs  , 

Vous  avez  eu  cerlaincment,  coiiinic  moi,  l'occasion  d'cn- 
Icnclre  certaines  personnes  qui  devaient  à  une  très-grande 
fortune  toute  la  célébrité  que  la  fortune  peut  donner,  tenir 
à  peu  près  ce  langage  :  «  On  envie  beaucoup  les  gens  riches; 
lit  plupart  des  hommes  souhaitent  la  très  grande  richesse; 
on  a  tort  :  que  de  soucis!  que  de  déceptions!  (pic  d'amer- 
tumes! D'abord  on  vous  croit  et  on  vous  demande  toujours 
plus  d'argent  que  vous  n'en  avez.  Ensuite,  vous  ne  vous 
appartenez  plus,  vous  devez,  sous  peine  de   passer  pour 


5o8  DISCOURS  sua  les  prix  dk  vkuti  . 

avare,  recevoir  du  monde,  donner  des  fêtes,  avoir  des  châ- 
teaux, des  chasses,  des  intendants,  des  domestiques,  tous 
gens  qui  vous  exploitent,  vous  espionnent,  vous  trahissent. 
Vous  ne  voyez  venir  à  vous  que  des  intérêts,  des  calculs, 
des  duplicités,  des  jalousies,  des  menaces.  Vous  en  arrivez 
à  douter  des  sentiments  les  plus  nobles  et  les  plus  néces- 
saires à  l'àme  humaine  :  l'amour  et  l'amitié.  On  peut  encore 
compter  sur  la  tendresse  des  enfants  tant  qu'ils  sont  dans 
l'àgc  où  ils  ne  savent  pas  (pi'ils  hériteront.  Et,  si  vous  êtes 
assez  maladroits  poin-  vous  i-uiner,  cpicllc  ingratitude  géné- 
rale, quelle  désertion  en  masse,  quelle  solitude,  à  moins 
que  vous  n'ayez  eu  la  bonne  idée  d'acheter  un  chien!  Non. 
croyez-moi.  Monsieur,  vous  êtes  bien  heureux  de  ne  pas 
être  très-riche,  et  il  a  eu  bien  laison  celui  qui  a  dit  que  la 
fortune  ne  fait  pas  le  bonheur.  » 

Après  avoir  entendu  maintes  fois  ces  lamentations  très- 
sincères  et  très-convaincues,  j'ai  fini  par  me  demander  si 
les  pauvres  sont  vraiment  aussi  à  plaindre  qu'on  le  croit, 
et  s'il  n'y  aurait  pas  lieu,  ce  qui  n'est  encore  venu  à  l'idée 
de  personne,  de  s'apitoyer  enfin  sur  le  sort  des  riches,  et 
d'essayer  de  l'améliorer.  Je  me  suis  donc  appliqué  à  ré- 
soudre ce  problème  nouveau  et  je  me  disais  sans  cesse  : 
.(  D'où  vient  que  la  fortune,  tant  enviée  de  ceux  qui  ne  l'ont 
pas,  ne  fait  pas  le  bonheur  de  ceux  qui  l'ont?  » 

A  force  de  réfléchir,  je  suis  arrivé  à  cette  explication, 
bien  facile  à  trouver  du  reste  : 

«  La  fortune,  tant  enviée  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas,  ne 
fait  pas  le  bonheur  de  ceux  qui  l'ont,  parce  que  ceux  qui 
l'ont  ne  s'en  servent  pas  assez  pour  faire  le  bonheur  de 
ceux  (jui  n(^  l'ont  pas.  » 


DISCOURS   ni;   m.    m.kwnduk   niM\>  i  ii.s.  609 

Je  ne  Irouvo  pas  d'autre  raison.  Messieurs,  aux  désillu- 
sions, à  la  tristesse,  à  la  iiiisanlluopie,  si  fréquentes  chez 
les  gens  riches.  Ils  ne  demandent,  pour  la  |)luparl,  à  l'ai- 
gent,  que  les  plaisirs  qu'il  peut  leur  donner,  au  lieu  de  lui 
demander  les  joies  (]iril  poun-ait  donner  aux  autres.  Il  n'y 
a  qu'à  voir  le  bonheur  complet,  durable,  céleste,  |)our 
ainsi  dire,  que  les  bi-aves  gens  que  nous  couronnons  chaque 
année  ont  éprouvé  à  faire  le  bien,  non  pas  avec  ce  qu'ils 
possèdent,  mais  avec  ce  qu'ils  acquièrent  jiar  un  travail 
pénible,  incessant,  pour  se  rendre  compte  du  bonheur  que 
les  riches  pourraient  se  donner  si  facilement  pendant  le 
temps  (ju'ils  passent  à  regretter  tic  iic  pas  l'avoir. 

Dieu  me  garde.  Messieurs,  aujourd'hui  surtout,  (piand 
nous  sommes  réunis  pour  distribuer  les  prix  fondés  par 
M.  de  Montvon  et  pour  honorer  la  mémoire  de  cet  honinie 
de  bien,  si  charitable  et  pendant  et  après  sa  vie,  Dieu  me 
garde  de  nier  la  bienfaisance.  Lorsqu'elle  s'empare  de  cer- 
taines âmes  d'élite,  elle  y  devient  la  passion  la  plus  puis- 
sante, la  plus  dominatrice,  la  plus  ruineuse  qui  soit;  mais 
il  me  sera  permis  de  constater,  sans  intentions  autrement 
subversives,  et  ce  sera  encore  glorilicr  M.  de  Montyon,  il 
me  sera  permis  de  constater  que  les  personnes  en  proie, 
comme  lui,  à  cette  passion,  si  elles  sont  moins  rares  qu'on 
ne  le  croit,  sont  plus  rares  qu'on  ne  le  dit,  et  que  l'unique 
préoccupation  des  millionnaires  n'est  pas  encore  de  venir 
en  aide  à  leurs  .semblables  déshérités  de  tous  les  biens  de 

ce  monde. 

Et  cependant,  il  existe  une  charité  universelle,  incon- 
testable, devenue  proverbiale  :  c'est  cette  charité  qui,  bien 
ordonnée,  commence  par  soi-même;  c'est   toujours  cela; 


5lO  D1SC01!RS    SUU    LES    l'niX    DE    VERTl'. 

il  faut  bien  commencer  par  quelqu'un,  et  n'est-il  pas  dès 
lors  tout  naturel  qu'on  prenne  celui  qu'on  a  sous  la  main, 
qui  vous  touche  de  plus  près,  qui  vous  promet  d'être  le 
plus  reconnaissant,  qui,  en  somme,  partage  le  plus  sin- 
cèrement vos  douleurs,  qui  vous  entretient  continuel- 
lement des  siennes,  les  exagère  même,  et  vous  implore, 
vous  importune,  vous  harcèle  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  fait 
ce  (ju'il  demande?  Nous  avons  tous  en  nous  ce  malheureux, 
à  la  fois  liiihle  et  exigeant,  qui  a  des  habitudes  auxquelles  il 
ne  veut  i)as  renoncer,des  désirs  qui  lui  paraissent  impérieux, 
des  rêves  qui  ne  lui  semblent  pas  déraisonnables.  Il  nous 
connaît  si  bien,  il  est  si  tenace,  si  éloquent,  si  CiMin,  ce  com- 
pagnon éternel,  que  nous  finissons  par  lui  céder  en  l'avei- 
tissant  chaque  fois  qu'il  n'ait  plus  à  y  revenir.  La  fatalité 
veut  sans  doute  que  ce  soit  toujours  quand  nous  venons  de 
prendre  cette  sage  résolution  que  les  autres  cherchent  à 
nous  apitoyer  sur  leurs  misères,  et  c'est  alors  que,  pour  nous 
exercer  le  plus  vite  possible  à  notre  sévérité  toute  neuve, 
nous  leur  répondons  qu'ils  nous  parlent  de  choses  que  nous 
savons  aussi  bien  qu'eux,  que  nous  avons  nos  chagrins  aussi, 
que  nous  ne  pouvons  venir  au  secours  de  tout  le  monde  ! 
Après  quoi,  ayant  donné  cette  preuve  d'énergie,  nous 
redevenons  un  peu  plus  compatissants  à  nous-mêmes. 

Qu'est-ce  que  tout  cela  prouve,  Messieurs?  Que  tout  est 
pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles,  ou 
le  contraire?  Non,  cela  prouve  que,  même  riches,  nous  ne 
sommes  pas  des  hommes,  et  que  ce  dont  nous  nous  plai- 
gnons, appartient  à  la  nature  humaine;  je  ne  dirai  pas  aux 
idées  innées,  puisque  Leibnitz  les  niait,  mais  tout  au  moins 
aux  instincts,  et  parmi  ceux-là  à  l'instinct  de  la  conservation 


Discoi  Ks   i)i:   M.    \i.i:\  WDiii:   dimas   rii.s.  )i( 

qui,  s'il  ne  date  pas  de  la  naissance,  se  développe  de  si 
bonne  heure  et  si  piofondéinenf  chez  l'Iiominf  i|u  il  lae- 
compagne  jusqu'à  sa  nioi-l.  cl  |)()iir  ainsi  dire  au  (Iclà,  par 
l'espérance  d'une  vie  meilleure.  Or,  du  inunieiil  <juc 
l'homme  lient  tant  à  se  conserver,  n'est-il  pas  logique  tpi'il 
s'efforce  de  se  conserver  le  plus  agréablement  possible, 
que  ce  soit  d'abord  son  |)ropre  bien-être  qu'il  ait  en  vue,  et 
que  les  autres,  à  partir  de  ce  moment,  ne  jouent  plus  dans 
sa  vie  qu'un  rôle  tout  à  fait  secondaire? 

Mais  heureusement.  Messieurs,  il  y  a  encore  en  nous 
d'autres  instincts  que  liiistinct  de  la  conservation.  Cette 
émotion  si  douce,  si  vraie,  si  involontaire,  que  nous  éprou- 
vons au  spectacle  ou  au  seul  récit  d  une  bonne  action, 
d'un  élan  de  courage,  d'un  trait  de  dévouement,  d'un  grand 
sacrifice  simplement  aceom|)li  :  ce  cœur  qui  se  gonfle,  ces 
yeux  ([ui  se  mouillent,  ce  trouble  indéfinissable,  cet  en- 
thousiasme irrésistible,  tout  cela  n'appartient-il  pas  aussi  à 
la  nature  humaine  et  à  ce  (pi'elle  a  de  plus  pui'  cl  de  |)lus 
élevé?  Ce  n'est  là  que  ce  premier  mouvement  dont  un  dc^mi- 
grand  homme  a  dil  ([u'il  faut  toujours  se  défier  parce  qu'il 
avait  remarqué  qu'en  effet  il  est  toujours  bon.  Soit,  le  pre- 
mier mouvement  est  bon.  Tout  ce  qui  est  bon  doit  cl  peut 
produire  quekjue  chose  de  bon;  comment  se  fait-il  alors 
que  ce  premier  mouvement,  reconnu  bon, constaté  fréquent, 
ne  soit  pas  plus  fécond?  C'est  que,  hélas  !  il  est  très  court. 
Ce  qui  est  le  plus  difficile  à  l'homme,  ce  n'est  pas  le  cou- 
rage, ce  n'est  pas  la  résolution,  ce  n'est  pas  le  sentiment  du 
devoir  et  la  connaissance  du  bien;  ce  (]ui  lui  csl  le  |)lus 
difficile,  c'est  la  persévérance  qui  seule  de  ses  bonnes  dispo- 
sitions sait  faire  des  vertus.  En  présence  des  vertus  d'autrui 


'tij,  Disc.oi  us  SI  u   i.Ks   i'ui\    ni:   M.ivrr. 

siibitcnuMil  révélées,  nous  avons  applaudi ,  nous  avons 
pleuré,  nous  nous  sommes  stMilis  meilleurs,  capables  de 
comprendre  et  résolus  à  imiter;  cela  nous  suffit  bienlôt,  et 
nos  bonnes  résolutions  parties  a\ee  entrain,  peut-être  trop 
vite,  se  fatiguent,  se  reposent,  s'arrêtent  entre  le  moment 
où  nous  les  avons  prises  et  le  moment  toujours  un  peu  trop 
éloigné  où  nous  devions  les  mettre  en  oMivre.  M.  de  Mon- 
tyon,  (|ui  avait  été  intendant  de  trois  provinces,  qui  avait 
été  appelé  ensuite  au  conseil  du  roi,  qui  avait  émigré  pour 
suivre  et  pouvoir  aider  de  sa  fortune  ses  amis  persécutés, 
qui,  par  conséquent,  connaissait  les  hommes  et  qui  est  mort 
en  écrivant,  cependant,  (ju'il  leui'  demandait  pardon  de  ne 
leur  avoir  pas  fait  tout  le  bien  qu'il  pouvait  et  que,  par 
consé(iuent,  il  devait  leur  faire,  M.  de  Mont} on  savait 
mieux  que  nous  e(  bien  a\ant  nous  (ont  ce  que  nous  ve- 
nons de  dire.  C'est  pour  cela  quil  a  fondé  ce  prix  annuel 
de  vertu. 

Il  estimait  certainement  que,  plus  l'émotion  causée  par 
le  spectacle  de  la  vertu  est  courte,  plus  souvent  il  faut  la 
faire  naître.  En  confiant,  depuis  près  d'un  siècle,  à  l'Aca- 
démie, la  mission  si  honorable  et  si  douce  de  couronner 
publiquement,  tous  les  ans,  quelques  belles  actions  et  de 
répandre  ainsi  quelques  bons  exemples,  M.  de  Montyon 
a  dû  espérer  et  souhaiter  que  non-seulement  le  récit  sou- 
vent répété  d'actes  de  courage,  de  dévouement,  de  vertu 
tMilin  accomplis  par  de  pauvres  gens  encouragerait  d'au- 
tres pauvres  gens  à  l'accomplissement  d'actes  semblables, 
mais  ([ue  l'initiative  qu'il  avait  prise  encouragerait  aussi 
(|uel(pu's  autres  personnes  riches  à  cette  charité  régulière. 
M.  de  Montyon  ne  s'est  pas  trompé,  le  bon  exemple  a  été 


Discotns  m:   m.    m.kwnoiu;   m  mas   i'ils.  5i3 

sui\i  par  les  uns  et  par  les  aulrcs.  V  sa  pieuse  loiulalion 
sonl  déjà  venues  s'ajoulti' l;i  lumlation  Souriau.  (pii  f-l  de 
mille  Iranes  par  an.  tl  la  t'oiulat  ion  Marie  Lasric  (|iii  donne 
annuellemeid  si\  médailles  tle  liois  ecnis  iVants  chacune, 
de  préférence  aux  plus  pauvres,  cl  autant  (pie  possible 
à  ceux  qui  auront  iourni  de  \éi'itables  preuves  de  leur 
piété  filiale.  Ce  n'est  pas  tout.  \in  1S78,  à  noire  distribu- 
tion annuelle  viendra  encore  se  joindre  le  prix  Géniond, 
prix  de  mille  francs  destiné  à  récompenser  des  actes  de 
courage,  de  dévouement  il  de  sauvetage,  et  enfin,  en  1880, 
l'Académie  décernera,  [)our  la  premièi-e  fois,  le  prix  fondé 
par  M""'  la  duchesse  d'Otrante,  née  de  Sussy,  qui  s'ex|)i  iin<' 
ainsi  dans  son  testament  :  «  Je  lègue  à  l'Académie  Iran- 
eaise  une  somme  de  deux  cent  mille  francs,  dont  les  arré- 
i-ages  seront  affectés  à  donner  des  prix  tous  les  liois  ans 
pour  récompenser  des  bonnes  actions.  Ces  prix  seront 
distribués  en  séance  solennelle  au  nom  du  comte  Honoré 
de  Sussv.  Ils  seront  de  la  même  nature  que  ceux  légués 
par  le  comte  de  Montyon,  et  je  demande  qu'ils  soient 
donnés  à  la  même  époque.  »  Et  cependant,  même  dans 
deux  ans,  nous  ne  serons  pas  encore  assez  riches  pour 
faire  connaître  tous  les  actes  vertueux  que  nous  connais- 
sons. Heureusement  les  auteurs  de  ces  belles  actions  ont 
fait  et  font  le  bien  tout  naturellement,  comme  l'oiseau  fait 
son  nid,  sans  songer  à  la  ré<"onapense. 

D'ailleurs,  quelle  somme  d'argent  pourrait  payer  ces 
soins,  ces  dévouements,  ces  abnégations,  ces  saerilices  de 
toutes  les  minutes,  ce  morceau  de  pain  partagé,  accompagné 
souvent,  pour  se  faire  acceptei'  tout  entier,  d'un  mensonge 
chrétien?  Quel  éloge  publie  vaudra  le  sourire  d'un  enfant 
ACAD.    i-R.  ^^ 


5l4  DISCOUKS    SUR    I,F.S    l>HI\     l)K    VKUTl  . 

rappelé  à  l;i  vie,  d'une  mère  i-eiulue  à  ses  enfants,  de  eel 
homme  ([iii,  après  s'être  abîmé  dans  les  flots  ou  dans  les 
flammes  en  poussant  un  dernier  eri  de  prière  ou  de  blas- 
phème, rouvre  les  yeux  et  voit  un  homme  qui  passait  par  là 
ou  qui  est  accouru  exprès  et  (pii  a  ex|)osé  sa  vie  pour  la  vie 
de  son  frère  inconnu?Dans  quellesmines  d'or  pur  prendrc;/- 
vous  de  quoi  payer  ces  actions-là?  Combien  coterons-nous 
ces  résurrections,  ces  baisers  inespérés,  ces  larmes  de  re- 
connaissance et  de  joie  mises  en  commun  entre  bonnes  gens 
qui  trouvent  tout  simple  qu'on  se  protège,  qu'on  se  secoure, 
qu'on  meure  l'un  pour  l'autre,  qu'on  s'aime  enfin?  Croyez- 
vous  que  ces  modestes  héros  accomplissent  ces  actes  de 
dévouement  spontané  ou  de  dévouement  continu  en  vue 
des  prix  que  l.Académie  française  décerne?  Hélas!  Mes- 
sieurs, sommes-nous  bien  surs  qu'ils  savent  qu'il  y  a  une 
Académie  française  et  que  l'on  y  parle  d'eux  à  cette  heure 
dans  un  langage  bien  au-dessous  de  leur  mérite?  Quelques- 
uns  de  ceux  que  nous  couronnons  ont  peut-être  recours  à 
l'instituteur  pour  savoir  ce  que  nous  disons  de  leurs  bonnes 
œuvres  dont  le  souvenir  devrait  être,  avec  leurs  noms,  gravé 
en  lettres  d'or  sur  des  plaques  de  marbre  dans  les  mairies 
et  dans  les  écoles  de  leurs  villages.  Sur  quels  meilleurs 
tableaux  les  petits  enfants  pourraient-ils  apprendre  à  lire 
et  à  vivre?  Et  pourquoi  ne  le  ferait-on  pas?  Ce  serait  le 
Panthéon  des  bonnes  gens. 

La  première  personne  dont  nous  inscrirons  le  nom, 
cette  année,  sur  ce  livre  d'or  serait  M"'  Léocadie  Lavarde. 
Nous  avons  rarement  vu  une  telle  persistance,  un  Ici 
acharnement,  pour  ainsi  dire,  dans  le  bien.  M""  Léocadie 
Lavarde  est  née  à   Bretteville-sur-Odon,    près   de   Caen, 


DISCOl  1«S     DK     M.     ALKXWDUK     l»l  M  AS     III. S.  ">  I  5 

«Ml  iH'20.  Ses  parents  étaient  ineiiniei>.  l-^llc  <|uitta  la 
maison  patei-neile  à  l'àf^e  de  clix-luiil  ans  pour  entier 
comme  sous-maîtresse  dans  une  luiiisoii  i  rlifjjieuse  de  C^aen 
où  Ion  recueillait  des  entants  abandonnés.  Klie  y  resta 
ein(j  ans;  c'est  là  certainement  qu'elle  contracta  le  germe 
de  cet  amour  particulier  pour  les  enfants,  auquel  elle  a 
dévoué  toute  sa  vie.  Nous  disons  de  cet  amour  partie  ulitr, 
parce  que  M""^  Léocadie  Lavarde  a  des  prélerences  pour 
certains  de  ces  petits  êtres.  Nous  aimons  tous  les  en- 
tants, et  |>lus  ils  sont  agréables,  (l<iu\.  gentils,  pour  me 
scrxlr  (lu  mot  (|u'ori  l(Mir  apj)lique  le  plus  souvent,  plus 
nous  les  aimons.  INmr  M"  I^éocadie  Lavarde,  c'est  tout 
le  contraire.  VMr  aime  comme  nous  les  enfants  sédui- 
sants, mais  elle  a  une  |)rédilection  marquée  poin*  ceux  (|iii 
ont  de  mauvais  instincts,  qui  sont  méchants,  vicieux,  l-^lle 
les  considère  comme  des  malades  qui  ont  d'autant  |>lus  be- 
soin de  soins.  Quant  à  ceuxcpii  sont  \érilablement  atteints 
de  ces  maladies  physiques  ipil  icbutrni  les  charités  \(il- 
gaires,  M""Léocadie  Lavarde  les  adoiu-.  Mais  n'anticipons 
pas,  et  donnons  les  détails  pour  ainsi  dire  chronologicpies 
de  cette  existence  qui.  n  importe  où  on  l'interroge,  est 
toujours  et  constamment  consacrée  an  bien,  senddable  à 
ces  belles  sources,  également  pures,  également  rafraî(;his- 
sanles,  partout  où  l'on  puise. 

Kn  quittant  la  maison  ri'ligieuse  de  Caen,  M"'  Léo- 
cadie Lavarde  débarqua  à  Paris,  en  i84<),  sans  savoir  où 
elle  irait.  (3'était  une  époque  où  l'on  ne  savait  guère  où 
aller,  surtout  quand  on  était  sans  aucunes  ressources 
comme  AI"'  Lavarde.  Elle  li  ajjija  à  la  |jorte  des  lazaristes, 
(pii  l'adressèrent  aux  sœurs  de  la  paroisse  Sainl-Sulpice. 


5l6  DISCOURS    SUR    LES    PUI\    DK    VERTU. 

lia  sœur  Louise  lui  donna  une  chambre,  meublée  d'un  lit 
de  sangle  et  d'une  chaise,  où  elle  se  mit  à  piquer  des  bot- 
tines pour  vivre.  C'est  là  le  berceau  de  l'œuvre  que  devait 
poursuivre  avec  tant  de  dévoucnienl  et  de  succès  cette 
charitable  personne.  La  sœur,  connaissant  ses  goûts,  lui 
confia  d'abord  une  petite  fille  incorrigible,  disait-on. 
Elle  partagea  avec  cette  enfant  son  lit,  son  jKiin  et  son 
àme  bien  certainement,  car  l'enfant  lut  corrigée.  Aussi, 
au  bout  de  quelques  mois,  cette  mère  d'élection  avait-elle 
six  nouveaux  enfants,  et  à  la  fin  de  l'année,  quinze,  ce  qui 
prouverait  que  le  cœur  de  la  femme  est  encore  plus  fécond 
que  ses  entrailles. 

Il  fallut  prendre  un  logement  plus  grand,  et  aux  Irais  de 
qui?  Aux  frais  de  celle  qui  avait  eu  l'idée  de  soigner  les 
enfants.  Et  quelles  étaient  les  ressources  de  M"'  Lavarde? 
L'aiguille.  Aussi  passait-elle  les  nuits.  ^  oyez-vous  cette 
lampe,  cette  main  et  cette  aiguille  qui  donnent  la  santé, 
l'instruction,  la  morale,  l'espérance  à  ces  quinze  petits  êtres 
qui  doi^ment  pendant  ce  temps-là  du  sommeil  dont  se  prive 
cette  juste  qui  travaille?  Enfin,  (pielques  bonnes  âmes 
connurent  ce  dévouement  mystérieux  et  caché  comme  un 
crime,  car  à  toutes  ses  vertus  M"'  Léocadie  joint  ce  mé- 
rite, qui  les  complète,  de  vouloir  qu'on  les  ignore.  Je  vous 
affirme,  Messieurs,  que  ce  que  nous  faisons  aujourd'hui, 
si  nous  ne  le  faisons  pas  à  son  insu,  nous  le  faisons  contre 
sa  volonté,  car  elle  n'aime  pas  qu'on  se  mêle  de  ce  qu'elle 
appelle  ses  affaires.  Elle  veut  accomplir  le  bien,  elle  veut 
se  dévouer,  elle  veut  ne  pas  manger,  elle  veut  ne  pas  dor- 
mir pour  faire  vivre  des  enfants  qui  sans  elle  n'auraient 
ni    pain  ni  gîte;   à  qui   cela   l'ait-il  du  mal?   Gela  ne  vous 


DiscoiRs   i)i:    M.    \i,i;x\Miiu:   in  mas   iils.  Ô17 

regai'do  pas;  passez  votre  clieiniii.  vous  Tics  lii  lie,  vous 
n'avez  pas  besoin  de  moi  et  je  n'ai  jjas  besoin  de  vous. 
\oilà  la  nature  de  M"''  Lavarde  ;  aujourd'hui,  «Ile  m'en 
voudra  du  bien  ((ne  je  dis  d'elle,  mais  je  suis  sûre  qu'avant 
demain  elle  aina  compris  que  c'était  nécessaiic  cl  (|u'el!e 
maui'a  pardonné. 

Enlin,  Messieurs,  que  vous  dirai-je?  Quelques  bonnes 
Ames  forcèrent  sa  porte  avec  effraction,  c'est  le  mot.  Elle 
renvoya  les  premières  personnes  qui  lui  olfrirenL  les  pre- 
miers billets  de  banque,  comme  on  renvoie  d'ordinaire 
ceux  qui  \icnnent  en  demander. 

Ceci  se  passait  rue  de  Yaugirard,  io4,  dans  une 
maison  qui  a  été  démolie  pour  le  percement  dr  la  rue 
Saint-Placide,  un  saint  (|ni,  en  passant  par  là,  s'est  trouvé 
tout  de  suite  en  pays  de  connaissance.  La  loi  linit  par  se 
mêler  du  cas  de  M"'  Lavaide.  M.  Rataud,  alors  maire  de 
l'arrondissement,  abusa  de  son  pouvoir.  Je  le  déin)n(;c.  Il 
pénétra  chez  elle  et  la  mil  en  relations  avec  deux  charitables 
dames,  jdus  riches  qu'elle,  M""  Aignan  Desaix  et  INI""  Gil- 
bert, qu'on  m'a  bien  lecommandé  de  ne  pas  nommer  et  qui 
l'aidèrent  à  s'installer  rue  du  Cherche-Midi,  n"  i-m),  on  est 
situé  l'ouvroir  dont  on  ne  m'a  pas  recommandé  de  ne  pas 
donner  l'adresse.  C'est  là  que,  depuis  le  1 5  décembre  i8'î5, 
c'est-à-dire  depuis  vingt-deux  ans,  c'est  là,  dans  ce  petit 
ouvroir  de  Sainl-\  incent  de  l*aul,  que  M"'  Léocadie 
Lavarde,  directrice  de  cet  établissement,  reçoit,  élève, 
instruit  les  enfants  qu'on  veut  bien  lui  confier,  et  on  veut 
lui  en  confier  beaucoup,  de  sorte  (pic  la  directrice  n'est 
pas  plus  riche  que  ne  l'était  l'ouvrière,  et  que  la  lune 
curieuse,  profitant  du  silence  qui  est  son  ami,  vient  (piel- 


5l8  DISCOLRS    SUR    LES    PRIX    DK    VKKTU. 

quefois  plaquer  son  visage  pâle  conlie  la  vilre,  poiii-  Noii* 
à  la  lueur  de  cette  lampe  qui  brûle  eiieore  cpu-lle  est  cette 
main  qui  travaille  toujours.  Si  vous  connaissez  des  enfants 
méchants,  insuppoi'lables,  incorrigibles,  pauvres,  obtenez 
de  leurs  parents  qu'ils  les  confient  à  M"'  Lavarde,  vous  la 
lendrez  bien  heureuse;  mais  raj)pclez-vous  <|u'elle  a  déjà 
guéri  moralement  et  |)hysiquenienl  des  centaines  d'en- 
fants, qu'elle  a  ensuite  placé  les  uns,  marié  les  autres,  et 
que  les  ressources  sont  éventuelles  et  précaires.  En  iSSq. 
la  mo\enne  des  enlanls  élail  de  jS,  en  iSyS  de  ii<S; 
6y5  enfants  sont  entrés  dans  la  maison  depuis  que  M"'  La- 
varde est  entrée  dans  la  petite  chambre  des  sœurs  de  la 
paroisse  Saint-Sulpiee. 

Kn  18)9,  la  dépens(>  quotidienne  était  de  77  centimes 
par  enfant;  aujourd  hui  elle  est  de  i  fr.  o3  centimes.  Que 
voulez-vous?  l^es  habitudes  de  bien-être  et  de  luxe  ont 
envahi  jusqu'aux  dernières  classes.  Aussi,  au  risque  de 
passer  encore  une  fois  pour  encourager  le  vice,  je  con- 
seillerai aux  personnes  pieuses  qui  prendront  connaissance 
de  ce  rapport,  malgré  le  nom  qui  le  signe,  d'encourager 
aussi  tous  ces  petits  prodigues  dont  les  maladies  et  les 
défauts  ne  découragent  pas  la  noble  directrice.  Et  pour 
donner  l'exemple,  l'Académie  déceinie  à  M""  Léocadie 
Lavarde  un  prix  Montyon  de  deux  mille  francs. 

Si  je  n'en  ai  pas  dit  plus  long,  Messieurs,  sur  M""  Léo- 
cadie Lavarde,  ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  plus  rien  à  clin-, 
c'est  au  contraire  qu'il  y  aurait  trop  à  dire  encore,  et  que 
je  suis  forcé  de  prendre  un  peu  sur  sa  part  pour  faire  la 
part  des  autres.  C'est  une  charité  de  plus  qu'on  lui  devra. 

Au  commencement  du  XV'^  siècle,  des  marins  surpris  par 


niscoiRS  m:   m.    miawihu-;   l>^'\l\^   i  ii.s.  ')iq 

la  tempôto  mic  les  cùtos  de  la  Manche  ri  miraciilcuscinent 
sauvés  constriiisireul,  pour  accomplir  le  \a'u  ipi'ils  avaient 
fait,  une  |)etite  chapelle  dédiée  à  Notre-Dame  de  lîori- 
Secours,  au  lieu  même  où  ils  abordèrent,  à  Saint-MarcouC. 
dans  le  canton  de  Montebourj^.  arrondissement  de^  alognes. 
Qiielrpies  cabanes  de  |)ècheui"s  se  ^M'ou|>èrenl  peu  à  [)eii 
autour  de  cette  petite  chapelle.  On  v  \enaiten  pèlerinage. 
Ce  n'était  qu'une  plage  aride,  isolée  de  l'autre  |)arlie  de  la 
commune  et  du  reste  de  la  contrée.  Les  ouragans  dévas- 
taient les  chemins,  ([ue  ne  songeaient  guère  à  entretenir  les 
pécheurs,  unitpuinenl  occupés  di'  vivre  du  produit  de  leur 
pèche.  La  population  augmentait  l'aiblement,  mais,  si  faible- 
ment que  ce  lût.  il  arriva  un  moment  où  la  petite  chapelle 
légendaire,  étroite,  malsaine  et  tombant  en  ruines,  ne 
pouvait  plus  la  contenir.  En  l'année  1S47.  huit  prêtres 
avaient  été  successivement  envoyés  par  l'autorité  iliocésaine 
à  ce  poste  classé  au  dernier  rang.  Tous  avaient  décliné  une 
mission  qu'ils  déclaraient  impraticable. 

Au  mois  de  janvier  i848,  un  desservant  de  la  paroisse  de 
Gauquigny,  dans  un  canton  voisin,  qui  possédait  une  jolie 
église  et  un  presbytère  agréable,  fut  envoyé  à  son  (oui- 
dans  ce  véritable  désert.  Gedesservantétait  .>L  l'abbé  Leroy, 
qui  du  reste  ne  craignait  rien  tant  que  d'être  envoyé  cin-é 
au  bord  de  la  mer.  Au  lieu  de  se  rebuter,  il  \it  là  un  oidrc 
de  la  Providence  ;  il  s'y  soumit,  et  chercha  immédiatement 
les  movens  de  transformer  ce  pauvre  petit  pays. 

Avant  tout  il  fallait  reconstruire  la  maison  de  L)icu  :  à 
tout  seigneur,  tout  honneur;  mais  011  trouver  des  rcssoiu- 
ces?  Tous  ces  gens-là  étaient  pauvres.  La  commune,  déjà 
impuissante  à  réparer  l'ancienne  chapelle,  refusait  à  plus 


520  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    HE    VERTl . 

forte  raison  d'en  élever  une  neuve.  Heureusement  il  n'y 
avait  pas  sur  la  terre  que  cette  commune  et  ces  pauvres 
gens,  et,  son  bâton  à  la  main,  un  beau  jour,  l'abbé  Leroy 
se  mit  en  roule,  à  pied  naturellemenl,  quêtant  à  droite  et 
à  gauche,  en  haut  et  en  bas,  acceptant  tout,  remerciant 
de  tout,  rapportant  tout.  Au  mois  de  mars  i853,  les  murs 
s'élevaient  déjà  à  trois  mètres  au-dessus  du  sol,  quand 
on  s'aperçut  que  la  caisse  était  vide.  Cette  fois  le  curé 
fit  le  voyage  de  Paris,  la  ville  turbulente,  la  ville  folle,  mais 
qui  fait  l'aumône  comme  elle  fait  tout,  à  tort  et  à  travers. 
Enfin,  après  des  fatigues,  des  efforts,  des  luttes  sans  nombre 
et  sans  relâche,  une  vaste  et  belle  église  s'éleva  sur  les  ruines 
de  la  modeste  chapelle  votive,  puis  une  école  mixte,  à  quel- 
ques mètres  au  nord,  est  venue  se  mettre  sous  sa  protection, 
puis  le  cimetière  s'est  agrandi  et  clos  de  murs,  de  sorte 
que  la  vie  a  sa  direction  et  la  mort  son  abri.  Des  deux 
côtés  de  l'église  le  village  s'est  étendu,  remplaçant  ses  an- 
ciennes huttes  par  des  maisons  saines,  commodes,  solides, 
et  la  belle  église  se  dresse  et  chante  au  milieu  de  ses  fidèles 
comme  une  poule  fière  au  milieu  de  ses  poussins.  «  Cette 
population  était  ignorante  et  grossière,  nous  dit  la  lettre 
éloquente  qui  nous  instruit  du  fait  et  qui  est  apostillée  par 
les  témoins  les  plus  recommandables,  cette  population  est 
maintenant  instruite  et  à  l'aise.  Elle  a  presque  tout  reçu  de 
son  curé.  Elle  a  appris  de  lui  à  bâtir,  à  essayer  de  planter 
quelques  arbres,  à  sortir  de  son  isolement,  à  trouver  pour 
les  produits  de  sa  pêche  un  écoulement  plus  rémunérateur. 
Cette  partie  de  la  côte  commence  à  être  fréquentée  en  été, 
et  les  habitants  en  profitent.  Six  petits  bateaux,  possédés 
chacun  par  plusieurs  pêcheurs  réunis,  sont  occupés  à  la 


DISCOIRS    Di;    M.     AI.KXANDHI.    1)1  MA^    FILS.  321 

mer.  I^a  plupart  de  ccu\  qui  vendent  le  poisson  le  portent, 
non  pins  dans  une  hotte  sur  leur  dos,  mais  dans  une  voi- 
tnic  (|iii  leur  appartient,  cl  le  diinanclie,  ces  braves  gens, 
bien  vêtus,  respirant  le  contenlement  elle  calme,  se  pres- 
sent autour  de  leur  curé,  que  Ions  environnent  de  respect, 
presque  de  vénération.  »  L'Académie  décerne  un  pii\ 
Montyon  de  deux  mille  irancs  à  l'abbé  Leroy. 

Après  nos  désastres  de  187001  187  1 ,  quand  Met/,  l'ut  sé- 
parée de  la  nuMe-|)atrie  et  que  les  Français  qui  s'y  trou- 
vaient encore  eurent  à  opter  entre  la  nationalité  française 
et  la  nationalité  allemande,  vous  vous  rappelez,  Messieurs, 
en  quelle  quanlil('-  nos  nationaux  nous  revinrent,  si  bien 
que,  si  la  France  a  perdu  de  son  sol,  elle  n'a,  en  dehors  de 
ce  qu'elle  en  a  versé  sur  les  cliamijs  de  bataille,  rien  perdu 
de  son  sang.  Notre  illustre  et  cher  confrère,  M.  le  comte 
dllaussonvillc,  président  du  comité  alsacien-lorrain,  et 
qui  s'est  dévoué  avec  tant  de  générosité,  de  courage  et  de 
succès  aux  anciens  habitants  de  ces  provinces,  don(  il  est 
l'enfant,  le  bienfaiteur  et  l'historien,  M.  le  comte  d'IIausson- 
ville  sait  mieux  que  personne  de  quel  patriotisme,  de  quelle 
résignation,  de  quelle  fraternité  firent  preuve  tous  ces  Fran- 
çais de  naissance  devenus  Français  volontaires.  Cependant 
quelques-uns  des  noires  optèrent,  non  poui-  le  sol  étranger, 
mais  pour  le  sol  natal,  où  le  cœur  prend  souvent  des  racines 
si  profondes,  qu'il  n'a  plus,  à  un  certain  âge  surtout,  le 
courage  ni  la  force  de  les  iurarlier.  (a'iw  (\u\  nous  sont 
revenus  ont  en  raison  ;  ceux  ([ni  sont  i-estés  onl  eu  Icnis 
raisons,  que  nous  déclarons  ici  tontes  humaines,  toutes 
indiscutables,  toutes  bonnes.  Juge/.-en  du  reste,  Messieurs, 
par  l'exemple  suivant  : 

ACAD.    v\\.  66 


5;i2  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    Di:    VERTU. 

M""  Catherinc-Alexandriiie   Romcstin  est  née    à   Metz, 
elle  est  ouvrière  en  linge  ;   elle  va  en  journée,  c'est  avec 
ce    travail  quotidien,    ingrat,    si    modestement   rétribué, 
que  depuis  vingt  et  un  ans,  j'ai  bien  dit  vingt  et  un  ans, 
elle  soigne  avec  le  dévouement  le  plus  admirable  luio  pau- 
vre  fille  âgée  aujourd'hui  de  soixante-huit  ans,   ouvrière 
comme  elle,  mais  que,  depuis  un  quart  de  siècle,  ses  infir- 
mités empêchent  de  gagner  sa  vie.  Catherine   Romestin 
refuse,  à  gains  égaux,  de  travailler  à  la  campagne,  parce 
qu'elle  ne  pourrait  y  emmener  sa  chère  malade,  et  que  cet 
air  pur  etsalubredcs  champs,  qui  lui  serait  si  nécessaire,  ne 
lui  ferait  aucun  bien  si  elle  le  respirait  seule.  Elle  ne  cal- 
cule ni  avec  ses  forces  ni  avec  sa  santé,  et,  quand  elle  se 
sent  moins  de  vigueur,  elle  en  est  quitte  pour  avoir  plus 
d'énergie.  Ses  riches  protecteurs  ne  sont  plus  là,  ils  sont 
partis  avec  les  pauvres  protégés  qui  pouvaient  partir.  Mais 
elle,  pouvait-elle  partir?  Pouvait-elle  amener  en  France 
celle   qu'elle  n'avait  pas  même  le  moyen  d'emmener  à  la 
campagne,  àquelques  minutes  de  la  ville?  Pouvait-elle  aban- 
donner et  laisser  mourir  sur  son  lit  de  douleurs  celle  à  qui 
elle  se  dévouait  depuis  quinze  ans?  A  qui  confier  ce   cher 
dépôt?  Qui  l'aurait  accepté?  Personne  n'était  venu  en  aide 
avant,  à  cette  malade  ;  qui  lui  viendrait  en  aide  après?  Non; 
entre  deux  êtres  ainsi  unis  par  la  misère  de  l'un,  par  la 
bienfaisance  de  l'autre,  par  l'amitié  commune,  il  n'y  a  de 
séparation  compréhensible  que  la  mort.  M"""  Romestin  est 
devenue  Allemande  pour  rester  utile  et  elle  se  sera  ainsi 
sacrifiée  deux  fois.   D'ailleurs,  le  royaume  qu'elle  habite 
depuis  longtemps  n'est  plus  de  ce  monde  ;  on  n'y  connaît 
ni  limites,  ni  distances,  ni  étrangers,  ni  ennemis,   ni  vain- 


BISCOl  us    DE    M.     ALEXAMIRE    DlîMAS    FILS.  ^23 

queurs,  ni  vaincus;  tousccu\  (jiii  I  habitent  sont  lesenl'ants 
du  même  père  ;  il  s'appelle  la  Charité. 

L'Académie  décerne  à  M"'  Catherine-Alexandrine  Ro- 
mestin  le  priv  Souriau  de  mille  francs,  et  que  cette  récom- 
pense, en  passant  par-dessus  nos  nouvelles  frontières,  lui 
prouve  que  la  France  peut  loujoui-s  aller  à  ceux  qui  ne 
peuvent  pas  revenir  à  elle. 

Messieurs,  nous  avons  encore  pour  épuiser,  cette  année, 
la  générosité  de  M.  de  Mont\on,  cinq  médailles  de  mille 
francs  et  treize  médailles  de  cinq  cents  francs  à  distribuer, 
après  quoi  nous  aurons  à  donner  les  six  médailles  de  trois 
cents  francs  de  M"*  Marie  Lasne,  ce  qui  fera  vingt-sept 
lauréats,  sur  cent  vingt-trois  candidats  qui  nous  étaient 
présentés.  Si  vous  me  demandiez,  Messieurs,  pourquoi  sur 
ces  cent  vingt-trois  candidats  nous  en  avons  éliminé  (jualre- 
vingl-seize,je  vous  répondrais  tout  de  suite:  l^arce  que  nous 
n'avions  pas  assez  d'argent  pour  tous,  et  qu'il  nous  a  fallu, 
à  notre  grand  regret,  faire  des  choix  en  cherchant  des 
nuances  à  peu  près  insaisissables.  Si  \ous  inc  demandiez 
pourquoi,  parmi  les  candidats  que  nous  avons  choisis, 
nous  avons  placé  ceux-ci  avant,  ceux-là  après,  pourquoi 
nous  avons  donné  aux  uns  un  peu  plus  d'argent  ou  d'im- 
portance qu'aux  autres,  je  serais  assez  embarrassé  pour 
vous  répondre.  Tous  ceux  que  nous  couronnons  sont  des 
gens  de  bien,  voilà  qui  est  sûr.  Si  celui-ci  l'est  depuis  moins 
longtemps  que  celui-là,  c'est  qu'il  est  d'un  âge  moins 
avancé  ;  si  Pierre  s'est  moins  dévoué  que  Paul,  c'est  qu'il 
est  d'une  santé  moins  forte,  mais  tous  sont  animés  de  ce 
même  esprit  de  charité,  simple,  persévérante,  qui  va  tous 


524  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    DK    VF.RTU. 

les  jours  et  tout  droit  à  son  but,  ne  s'inquiétant  pas  plus 
si  on  l'admire  que  si  on  la  raille,  car  on  n'admire  et  on  ne 
raille  que  ce  qui  est  beau  et  grand  ;  le  reste,  on  le  juge. 
Tous  ces  braves  gens  ne  diffèrent  donc  entre  eux  que  par 
le  nom,  l'âge  et  le  sexe.  Un  matérialiste,  après  avoir  lu, 
comme  je  viens  de  le  faire,  tous  les  mémoires  que  je  ré- 
sume aujourd'hui,  déclarerait  peut-être  qu'il  y  a  là  un  cas 
physiologique,  pathologique,  qu'il  ferait  rentrer  dans  la 
catégorie  des  idées  fixes,  des  monomanies,  des  folies  par- 
ticulières. Le  proverbe  latin  dit  :  «  Quos  vitlt penlere  Jupiter 
demejitat,  >•>  Jupiter  rend  fous  ceux  qu'il  veut  perdre.  Que 
le  Dieu  qui  a  remplacé  Jupiter,  ce  Dieu  qui  a  dit  aux 
hommes  :  Aimez-vous  les  uns  les  autres,  que  Dieu  frappe  de 
cette  folie  de  charité  les  peuples  et  les  rois,  le  moment  est 
bon,  et  je  réponds  que  le  monde  ne  sera  pas  perdu,  mais 
sauvé. 

Paul  Martin  est  de  Condillac,  dans  la  Drôme  ;  il  a  qua- 
rante-neuf ans.  A  dix-neuf  ans,  il  était  orphelin  sans  res- 
sources et  l'aîné  de  six  frères  et  sœurs.  Il  se  constitua  leur 
père.  Par  son  travail  il  a  pourvu  constamment  aux  besoins 
de  sa  jeune  famille,  aujourd'hui  honorablement  établie.  Il 
avait  une  vieille  tante  infirme,  il  s'est  chargé  de  cette  tante. 
Quand  il  n'y  a  rien  pour  sept,  en  travaillant  du  matin  au 
soir,  il  y  a  pour  huit.  Ses  jours  sont  précieux  à  cet  homme, 
il  les  risque  cependant  pour  arrêter  deux  chevaux  emportés 
et  il  sauve  la  vie  à  quatre  personnes  qui  allaient  être  pré- 
cipités dans  un  abîme.  lia  eu  du  bonheur,  il  n'est  que  blessé. 
Pendant  la  guerre  de  1870  à  1871,  au  risque  d'être  fusillé 
s'il  était  pris,  il  a  résolu,  encouragé  et  favorisé  la  fuite  de 
prisonniers  français  envoyés  en  Allemagne.  Il  est  ensuite 


DISCOIUS    l»i;    M.     Al.KXA^ORK    Dl  M  \S    Kll.s.  525 

parvenu  à  onipr^KM'  les  soldats  allemands  d'incendier  des 
maisons  à  Fontainebleau;  puis,  en  1879-,  un  jeune  homme, 
soutien  de  l'aniille,  ayant  eu  la  jambe  prise  dans  un  enj^rc- 
nage,  il  se  charge  du  blessé,  et,  pendant  deux  ans,  il  lui 
donne,  en  prenant  toujours  sur  son  propre  travail,  linge, 
nourriture.  ai*g(Mit  poiu'sa  famille.  Aujourd'hui,  il  est,  nous 
assure-t-on,  homme  de  confiance  dans  une  grande  maison. 
Nous  croyons  que  le  maître  de  cet'te  maison  a  bien  placé 
sa  conlianee.  et  l'Académie  décerne  à  Paul  Martin  une 
médaille  INIonlvon  de  première  classe,  de  mille  francs. 

M"""  veuve  Camus,  habitant  Notre-Dame-de-Liesse , 
dans  le  département  de  l'Aisne,  est  âgée  aujourd'luii  de 
soixante-quatre  ans.  Après  quinze  ans  de  mariage,  elle  est 
abandonnée  par  son  mari  qui  la  laisse  avec  deux  jeunes 
enfants  cl  de  nombreuses  dettes  contractées  par  lui,  bien 
entendu,  l'^u  i853,  ce  mari  meurt  sans  être  revenu  auprès 
de  sa  femme,  ajoutant  à  son  premier  legs  sept  mille  francs 
de  dettes  nouvelles.  La  veuve  n'a  d'autres  ressources  que 
son  travail  et  son  courage.  Elle  veut  que  la  mémoire  du 
coupable  et  le  nom  de  ses  enfants  soient  sans  tache,  et  elle 
s'impose  la  lourde  mission  de  payer  les  dettes  de  son  mari 
dont  elle  était  séparée  de  biens.  Elle  parvient  à  marier  ses 
deux  enfants.  Jusque-là  elle  n'avait  pu  (pu-  payer  l'inté- 
rêt des  dettes.  Ses  enfants  mariés,  pour  pou\oii'  payer  le 
capital,  elle  se  met  en  service.  En  iSôq,  elle  quitte  son  pays, 
sa  famille,  cl  \icntà  Paris  jjour  gagner  un  peu  [)lus.  A  force 
d'économie,  en  envoyant  tous  les  ans  une  certaine  somme 
à  ses  créanciers  d'adoption,  elle  commence  à  se  libérer. 
Elle  va  être  tout  à  l'ail  libérée,  lorscpi'aii  iii(ti>  (\<^  février 
son  fds  meurt  lui  laissant  un  orphelin  de  deux  ans;  en  1870, 


520  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    DE    VERTU. 

sa  fille  meurt  lui  laissant  trois  enfants  en  bas  âge  et  un 
mari  pouvant  à  peine  subvenir  à  ses  besoins  personnels. 
Elle  prend  les  enfants  à  sa  eharge,  deux  meurent  pendant 
le  siège.  Que  de  douleurs,  dont  nous  ne  parlons  pas,  Mes- 
sieurs, au  milieu  de  tous  ces  devoirs  pieusement  remplis  ! 
Enfin  elle  vient  d'achever  de  payer,  intérêt  et  capital,  toutes 
les  dettes  de  son  mari,  car  il  va  sans  dire  qu'elle  n'a  jamais 
eu  le  temps,  ni  l'idée,  ni  le  moyen  d'en  faire  pour  elle. 
L'Académie  décerne  une  médaille  Montyon  de  première 
classe  de  mille  francs  à  M"""  veuve  Camus. 

M""  Marie-Adélaïde  Hugon  a  soixante-dix  ans.  A  dix- 
huit  ans  elle  était  l'unique  soutien  de  sa  famille.  Depuis 
quarante-cinq  ans  elle  exerce  la  fonction  d'institutrice  à 
Peyrilles,  dans  le  Lot,  où  elle  est  née,  et  elle  exerce  cette 
profession  avec  un  dévouement  souvent  au-dessus  de  ses 
forces.  Ce  n'est  pas  tout  ;  elle  pourvoit  aux  besoins  des 
enfants  pauvres  pour  leur  faciliter  l'entrée  de  l'école  ;  elle 
soigne  les  indigents,  et,  malgré  sa  grande  pauvreté,  leui- 
procure  les  médicaments  indispensables.  Pendant  de  lon- 
gues années,  elle  a  soutenu  son  père  très  âgé,  sa  mère  et 
une  sœur  infirme.  Son  père  et  sa  mère  sont  morts,  mais 
cette  sœur  infirme  est  encore  à  sa  charge,  et  depuis  cin- 
quante ans.  Aujourd'hui  elle  est  infirme  à  son  tour.  L'Aca- 
démie décerne  une  première  médaille  Montyon  de  mille 
francs  à  M""  Marie-Adélaïde  Hugon. 

Nous  voici.  Messieurs,  en  face  d'un  cas  qui  se  représente 
assez  souvent  dans  nos  concours  des  prix  de  vertu  :  c'est  le 
cas  du  serviteur  qui  cesse  un  jour  d'être  payé  par  ses  maî- 
tres devenus  pauvres,  et,  qui,  au  lieu  de  les  quitter  et  de  les 
poursuivre  devant  monsieur  le  juge  de  paix,  continue  aies 


DISCOl'RS    m.    M.      vr.KXANDRK    Dl'MAS    KILS.  5^7 

servir  pour  rien  et  se  met  même  à  travailler  pour  les  nour- 
rir. Ce  cas  particulier  appartient  toujours  à  la  province.  Je 
ne  crois  pas  qu'il  y  en  ait  eu  un  seul  exemple  à  Paris;  on 
trouve  tout  à  Paris,  excepté  cela.  C'est  regrettable;  car 
nous  qui  habitons  Paris  et  qui  savons  combien  il  est  diffi- 
cile d'y  être  servi,  même  en  les  payant  bien,  j)iir  des  do- 
mestiques toujours  bien  recommandés,  nous  serions  heu- 
reux d'avoir  à  récompenser  un  exemple  parisien.  Et  à  ce 
propos,  si  les  braves  gens  que  nous  récompensons  pou- 
vaient faire  quelques  élèves  et  nous  les  envoyer,  nous  ne 
promettrions  pas  à  leurs  élèves  un  prix  de  vertu,  mais  nous 
leur  promettrions  certainement,  non-seulement  de  ne 
jamais  être  à  leur  charge,  mais  de  leur  procurer  une 
agréable  aisance  pour  leurs  vieux  jours,  à  laquelle  nous 
joindrions  toute  la  reconnaissance  qu'un  aussi  grand  éton- 
nemcnt  pourrait  nous  inspirer. 

Catherine  Dio  est  de  Valence,  dans  le  Tarn-et-Garonne  ; 
voilà  quarante  ans  qu'elle  sert  gratuitement  la  même  famille, 
etellcen  a  cinquante-huit.  D'abord,  ellese  dévoue,  pendant 
quinze  ans,  à  sa  maîtresse  atteinte  d'une  grave  maladie  ; 
celle-ci  meurt  en  lui  confiant  sa  fille  infirme  et  son  mari, 
qui,  frappé  de  paralysie,  privé  de  ses  facultés  intellectuelles, 
exigeant  des  soins  continus,  demeure  pendant  douze  ans  à 
la  charge  de  Catherine.  Nous  représentez-vous.  Messieurs, 
cette  pauvre  fille  de  dix-huit  ans,  qui  cherche  pour  vivre 
et  faire  vivre  sa  famille  une  place  de  servante,  qu'on 
adresse  aune  famille  honorable  et  aisée,  où  elle  croit  trou- 
ver le  logement,  la  nourriture,  un  petit  pécule  en  échange 
de  son  service,  et  qui,  au  lieu  de  cela,  pendant  quarante 
ans,  a  toute   cette   famille  à  sa  charge,  qui  ne  se  plaint 


528  DISCOt'BS    SUR    LF-S    PRIX    OE    VERTU. 

pas,  qui  refuse  des  positions  avantageuses  qu'on  lui  offre 
de  tous  côtés,  parce  que  tout  le  monde  connaît  ce  dé- 
vouement et  voudrait  avoir  un  pareil  serviteur,  qui  re- 
nonce à  se  marier  parce  qu'elle  n'a  pas  le  droit  d'avoir 
une  famille  à  elle,  puisqu'elle  a  la  famille  des  autres,  et 
qui,  son  maître  mort  (elle  l'appelle  toujours  son  maître), 
reporte  toute  son  affection,  tout  son  dévouement  sur 
la  fille  qu'il  laisse  infirme  et  incapable  d'aucun  travail? 
Pour  moi,  je  ne  sais  rien  de  plus  touchant  et  de  plus  res- 
pectable que  la  vie  de  cette  humble  fille,  et  en  vérité, 
Messieurs,  Catherine  Dio  a  bien  mérité  une  première  mé- 
daille Montyon,  de  mille  francs,  que  l'Académie  lui  décerne 
aujourd'hui. 

W  Sophie  Santier,  de  Dinan  (Côtes-du-Nord),  âgée,  à 
cette  heure,  de  soixante-six  ans,  à  qui  l'Académie  décerne 
la  cinquième  médaille  Montyon  de  mille  francs,  est  encore, 
permettez-moi  le  mot,  Messieurs,  de  la  même  école.  Elle 
soutient  ses  deux  jeunes  sœurs,  son  père  infirme  et  sa  mère 
dont  elle  a  prolongé  la  vie  jusqu'à  quatre-vingt-trois  ans; 
puis,  comme  la  Providence  ne  lui  a  pas  envoyé  une  famille 
particulière  à  soutenir,  c'est  tous  les  malheureux  et  tous 
les  pauvres  de  son  quartier  qu'elle  considère  comme  sa 
famille,  et  pour  lesquels  elle  travaille,  quètanl  comme  une 
sœur  de  charité  auprès  des  personnes  bienfaisantes  de  la 
ville,  quand  son  travail  ne  suffit  pas  à  sa  tâche  ;  apprenant 
à  coudre  à  beaucoup  de  jeunes  filles  qu'elle  mettait  ainsi  à 
même  de  gagner  leur  vie  et  de  venir  en  aide,  comme  elle 
avait  fait  elle-même,  à  leurs  parents  malheureux.  Enfin 
elle  a  pris  chez  elle  une  petite  orpheline  de  douze  ans,  puis 
une  autre  enfant  de  quatre  ans,  qu'elle  a   élevée  jusqu'à 


DISCOIRS    1)1-;    M.     M.KXANDHIC    01  MAS    l'ILS.  SSQ 

sa  vini;liriiio  amiOi',  ài^t>  aïKiiicl  clic  la  mariée.  Cette  jeune 
l'ciiimc  est  devenue  aNciiglc.  cl  M""  Santier  s'est  i'ailc  le 
soutien  tic  son  ancienne  protégée,  de  ses  tleu\  cnranls  cl 
de  son  maii  incapable. 

(îraiids  ciL'iirs,  cessez  d'aiincr  ou  je  cesse  d'écrire. 

Cette  paraphrase  scrail-cli^'  \iaic  ici,  Messieurs?  L'esprit 
sentirait-il  tout  à  eoup  des  limites  là  où  le  cœur- n'eu  voit  pas? 
Allons-nous  nous  lasser  d'entendre  le  récit  de  ces  bonnes 
actions,  (jue  c<mi\  (pii  les  ont  accomplies  ne  se  sont  jamais 
lassés  d'accomplir?  Non,  n'est-ce  pas?  Et  si  cette  séance 
vous  parail  un  p(Milr()|)  longue,  c'est  à  moi  seuil  (pi'il  faudra 
vous  eu  prendre,  à  moi  (jui  n'aurai  pas  su  vous  communi- 
quer l'émotion  et  l'intérêt  que  j'ai  éprouvés  à  la  Icclure 
de  ces  simples  et  touchantes  biographies. 

Nous  décernons  les  treize  médailles  Montyon  de  cin(i 
cents  francs  chacuiu'  à  Marie-Anne  Guilloux,  de  Saint- 
Aubin-du-Cormicr  I  lllc-et-\  ilaine),  inslltutrice,  âgée  de 
soixante-dix  ans,  (|ui,  eu  i.S5(),  a  recueilli  son  ancienne 
institutrice  devenue  iulirnu-,  cl  |)endanl  \  ingt-lrois  ans  a 
subvciui  à  tous  ses  bes(jins,  (pii  recueille  aussi  deux  en- 
fants, qui  les  loge,  les  nounii,  les  instruit,  paye  l'appren- 
tissage de  l'une  et  garde  avec  elle  l'autre  dont  la  santé 
exige  les  plus  grands  soins; 

A  Marie  Villebesset,  de  Pontaumur,  dans  le  l'uy-de- 
Dôme,  digne  émule  de  Catherine  Dio,  et  qui,  comme  elle, 
simple  servante,  se  dévoue  à  ses  maîtres  depuis  vingt-huit 
ans,  leur  sacrilie  ses  petites  économies,  veille,  soigne  la 
mère  malade  jusqu'à  sa  mort,  et  recueille  le  fds  qui,  quoique 
ACAD.   KR.  67 


53o  DISCOl  RS    SL'R    LES    PIUX    DK    VKUTU. 

faible  et  délicat,  est  appelé  au  service  militaire,  et  à  qui 
elle  envoie  tout  ce  qu'elle  gagne  ; 

A  M"""  veuve  Reignier,  à  Troyes  (Aube),  âgée  de  soixante- 
deux  ans,  sans  fortune,  qui,  ayant  déjà  à  sa  charge  son 
mari  aveugle  et  quatre  enfants,  recueillait  en  iHOo  une  en- 
fant que  ses  parents  abandonnaient;  puis,  en  1866,  l'habi- 
tude est  prise,  elle  en  recueille  un  autre  abandonné  comme 
,  le  premier; 

A  Félicité  Blain,  de  Gholet  (Maine-et-Loire),  qui  n'est 
âgée  que  de  trente-trois  ans,  mais  pour  elle  la  valeur  n'a 
pas  attendu  le  nombre  des  années.  C'est  une  simple  ravau- 
deuse  qui,  à  treize  ans,  perd  sa  mère  et  reste  avec  deux 
petites  sœurs,  l'une  de  cinq  ans,  l'autre  de  neuf  mois,  et  un 
petit  frère  de  trois  ans.  Elle  les  élève  ;  son  père  est  frappé 
d'une  maladie  du  cerveau,  elle  en  fait  son  quatrième  en- 
fant. Elle  refuse  un  parti  avantageux  pour  ne  pas  aban- 
donner son  œuvre  de  dévouement.  La  plus  jeune  de  ses 
sœurs  est  morte;  elle  l'a  remplacée  par  d'autres  malheu- 
reux étrangers  à  c[ui  elle  fait  tout  le  bien  que  lui  permet- 
tent les  ressources  acquises  par  son  seul  travail,  et  voilà 
que  son  jeune  frère,  atteint  de  ce  mal  presque  toujoui-s 
héréditaire  dont  son  père  est  mort,  vient  de  retomber 
à  sa  charge  après  avoir  été  placé  par  elle  dans  le  com- 
merce ; 

A  Marie-Jeanne-Louise  Rabey,  à  Urville  (Manche),  âgée 
de  soixante-dix-sept  ans,  et  qui,  sa  commune  n'ayant  pas 
d'institutrice,  s'est  faite,  de  i83o  à  i856,  l'institutrice 
volontaire  des  petits  enfants  dont  elle  soignait  en  même 
temps  les  parents  dans  leurs  maladies.  Elle  a  suivi  aussi 
le  bon  exemple  donné    par  de   pieuses  servantes,  et  elle 


niscoi  us   ni:   m.    m.i.xwdiu;   dimas   m. s.  Mi 

a  rendu  ù  ruiio  (.l'clles,  en  la  riM-ucillaiil.  ci'  que  tilli'-ci  eût 
sans  doute  été  capable  de  faire  pour  sa  maîtresse; 

A  Julienne  Hénault,  à  Moiicontour  (Côtes-du-Nord),  qui 
est  entrée  au  s(i\  icc  d'un  eeelésiastique,  couveil  de  dettes, 
pour  avoir  trop  hlcii  pi-atiqué  les  enseij^nements  (|iril  ré- 
pandait. Elle  a  ser\i  gi-aluileinenl  ce  di<,Mie  honinie  cl  elle 
a  payé  toutes  les  dettes  du  petit  presbytère; 

A  Madeleine  Last,  à  ^leyrargues  (Bouehes-du-Rliône), 
Agée  de  soixante-huit  ans,  qui,  ayant  pei-du,  après  viiifjt- 
fiois  ans  de  soins  et  de  dévouenienl,  son  père  infirme  et 
sa  sœur,  se  eonsaere  au  soulaf^enient  des  malheureux, 
mendie  pour  eux,  ouvre  une  école  |m)iii' les  cnl'anls,  donne 
ses  soins,  pendant  dix  ;iiis  à  lune,  pendant  dix-huil  ans  à 
laulre,  à  deux  jjauvres  femmes  inlirmes  (jui  avaient  iHé 
ses  eoadjutriees  et  adopte  uik;  jeune  lilh'  (pii  venait  de 
jjerdre  sa  mère  ;  aujourd'hui,  elle  est  menacée  d'une  cécité 
qui,  si  elle  ai-rive,  ne  l'enqu'cliera  pas  de  continuera  faire 
le  bien.  Klle  le  fera  à  tâtons  et  avec  les  >eu.\  des  autres; 

A  Annelte  Neurin,  à  Dijon  (Côte-d'Or),  qui,  âgée  de 
quatre-vingt-neuf  ans,  est  depuis  soixante  ans  au  service 
de  la  même  famille  tombée  dans  la  misère,  à  qui  elle 
donne  toutes  ses  économies,  ([u'elle  sert  pour  rien  et 
qu'elle  n'a  jamais  voulu  (piiller  potu"  des  positions  facile- 
menl  meilleures.  Annetle  Neurin  est  une  de  celles  que 
l'Académie  avait  dû  écarter,  faute  d'argent,  lors  du  dernier 
concours.  Nous  trouvons  dans  son  dossier  une  note  de 
M.  de  Carné,  à  laquelle  nous  faisons  droit.  Que  le  vœu  de 
M.  de  Carné  soit  exaucé  et  que  notre  cher  et  regretté  con- 
frère ait  fait  encore  le  bien  dans  la  mort  comme  il  n'a 
cessé  de  le  faire  dans  la  vie  ; 


53*J!  DISCOl'RS    SIH    LKS    1>1U\    IH:    VKRTf. 

A  Madeleine  HiverL,  à  Nantes  (Loire-Inférieure),  âgée 
de  soixante-seize  ans,  et,  depuis  i836^  se  consacrant  à  ses 
maîtres  ruinés,  et  leur  donnant,  non-seulement  ses  servi- 
ces gratuits,  mais  le  produit  du  travail  qu'elle  fait  en 
dehors  de  leur  maison,  ajirès  leur  avoir  donné  toutes  ses 
économies; 

A  lllmilie  Pouchot,  à  Grenoble  (Isère),  âgée  de  trente 
ans.  Depuis  seize  ans  elle  passe  sa  vie  auprès  d'une  ou- 
vrière malade  dont  elle  subit  les  exigences  et  les  bizarre- 
ries de  caractère,  les  violences  même  sans  se  plaindre.  Elle 
l'entretient  avec  ce  que  son  travail  lui  proeui-e; 

A  Lucie-Françoise  Bard,  à  Bayeux  (Calvados),  âgée  de 
cinquante-neuf  ans,  domestique.  Entrée  au  service  on  i838, 
elle  abandonne  tous  ses  gages  jusqu'en  i85S  pour  soute- 
nir sa  grand'mère  infirme  et  indigente,  son  frère  et  ses 
neveux  et  nièces,  qui  sont  élevés  grâce  à  elle.  En  mai  1859, 
le  malheur  vient  fondre  sur  ses  maîtres.  x\ussitôt  elle  aban- 
donne ses  gages  et  travaille  jour  et  nuit  pour  leur  épar- 
gner les  privations,  car  ils  sont  vieux.  Le  mari  étant  mort, 
elle  se  dévoue  de  plus  en  plus  à  la  femme,  et  depuis  peu 
de  temps  elle  a  pris  â  sa  charge  une  tante  tombée  dans 
l'infortune  ; 

A  Judith-Maintasie  Lopes,  épouse  Léon  Lévy,  à  Saint- 
Esprit-lez-Bayonne  (Basses-Pyrénées),  Lsraélite,  et  qui  a 
bien  compris  la  belle  affirmation  de  Moïse,  dont  noire 
grand  poète  a  fait  un  de  ses  plus  beaux  vers  :  Qui  donne 
aux  pauvres  prête  â  Dieu.  Ecoutez  ceci.  Messieurs  : 

Judith  Lopes  est  la  plus  jeune  des  quatorze  enfants  d'un 
commis  marchand-colporteur;  le  dénûment  de  la  famille 
était  si  grand  qu'on  ne  put  pas  l'envoyer  â  l'école. 


i)i>(;i)i  us   i)i;   M.   Ai.i;\AM)iu;   dimas  mis.  533 

Dès  onze  ans,  vWc  lra\ aillait  pour  vcnii-  en  n'idc  à  son 
père  et  à  ses  frères  et  sœurs,  dont  t(ueU|ues-uns,  hélas! 
j'allais  dire  lunireusemenl,  sont  morts  en  bas  àj2;e,  niaismal- 
heureusemenl  la  nièri'  élail  morte  aussi.  Le  |)èrc  dcvienl 
inlirinc,  el  \o\\.i  .liidilli  Lopes  loreée,  à  dix-iicid  ans.  de 
soutenii-  ce  père,  trois  lîUes,  deu\  lils  et  une  vieille  grand'- 
mère  qu'elle  soi:;na  si  l)i(  u  (|ue  celle-ci  ne  mourut  (|u'à  cent 
(rois  ans.  Judilli  Lopes  arrive  ainsi  à  sa  trentième  année.  Ne 
se  trouvant  plus  assez  jeune  pour  rêver  le  niai-iai^c  dans  les 
conditions  ordinaires,  elle  épouse  un  ou\iier  cordonnier, 
veul"  avec  (pialie  lilles  en  bas  àj^e.  Elle  a  à  son  tour  cinq  en- 
tants. Elle  parvient  à  marier  trois  lilles  de  son  mari,  mais  la 
cadette  meurt  bientôt  laissant  à  Judith  trois  jjetits  (niants; 
la  seconde  suit  celle-ci  |)eu  de  temps  après  et  laisse  à  son 
tour  nu  enfant;  la  troisième,  restée  veuve  avec  un  enfant, 
ne  peut  subvenirà  tous  ses  besoins,  et  Judith  lui  vientcons- 
tamment  en  aide.  Elle  a  donc  maintenant  à  soutenir  et  elle 
soutient,  avec  son  seul  lra\ail,  une  li lie  de  vingt  ans,  un  lils  de 
(juinze  ans.  une  lille  de  quatorze  ans,  ses  cinq  enfants  à  elle, 
plus  deuv  enfants  abandonnés,  un  enfant  orphelin,  la  qua- 
trième enfant  de  son  mari,  deux  de  ses  sœurs,  dont  une  \\[ 
avec  un  frère  déjà  vieux;   elle  n'a  que  cinquante-six  ans. 

Enlin,  l'Académie  décerne  la  dernière  médaille  iMonlyon 
de  première  classe  de  mille  francs  à  Jean  Latgé,  à  Limoux 
(Aude).  Cet  homme,  d'une  santé  débile,  privé  de  sa  mère 
depuis  sa  plus  tendre  enfance,  avait  vingt-deux  ans  lors- 
qu'il |)erdit  son  père,  qui  s'était  remarié.  La  veu\e  de  ce 
dernier,  couverte  d'infirmités,  n'avait  rien  à  exiger  de  son 
beau-lils,  qui  non-seulement  lui  a  |)rodigué  les  soins  d'un 
véritable  lilsetd'iui  lils  des  plus  tendres,  mais  encore,  loin 


534  DISCOURS    SUR    LKS    PRIX     UK    VKRTU. 

de  chercher  à  rentrer  dans  la  petite  fortune  que  son  père 
avait  laissée  à  sa  femme,  loin  d'exiger  ce  qui  lui  revenait,  a 
insisté  auprès  de  sa  belle-mère  pour  que  celle-ci  fît  une  do- 
nation en  faveur  de  sa  propre  sœur,  laquelle  a  disposé  plus 
tard  de  tout  son  bien  au  profit  d'une  étrangère 

Dans  l'intervalle,  cette  sœur  étant  devenue  inPirine,  Jean 
Latgé  n'a  cessé  de  lui  prodiguer  les  soins  les  plus  affec- 
lueux   et  les  plus  dévoués.  S'il  rencontre  un  mendiant,  il 
lui  fait  partager  son  modeste  repas.  Si  le  malheureux  qu'il 
veut  secourir  ne  peut  marcher,  il  va  lui  porter  lui-même  son 
dîner  qu'il  partage  avec  lui.  IMus  de  cincpiante  signatures 
des  plus  honorables  témoignent  qu'on  a  vu  .Ican  l.algé  se 
pi'iver  de  feu   et  se  réduire  au  i)ius  strict  nécessaire   poiu- 
que  les  malheureux  de  son  voisinage  eussent  une  bonne 
bûche  dans  leur  àtre  et  un  morceau  de  viande  sur  leur  pain. 
Nous  aurons  fini,  Messieurs,  cjiiand  nous  aurons  distribué 
les  six  médailles  de  la  fondation  Marie  Lasne,  du  prix  de 
3oo  francs,  à  six  excellentes  femmes,  car,  comme  le  disait 
si  bien  Prévost-Paradol  en  retournant  au  profit  du  bien  un 
dicton  qui  n'avait  encore  servi  qu'au  mal  :   «  Quand  il  y  a 
charité,  cherchez  la  femme.  »  Vous  savez,  Messieurs,  que  les 
six  médailles  sont  destinées  à  honorer  surtout  des  exemples 
de  piété  filiale  qui,    cette  fois,  ont  été  largement  donnés 
par  Henriette-Louise  Thomin,  à  Reims  (Marne);  Marianne 
Chambes,  à  Poitiers  (Vienne)  ;    Pauline  Anglade,  à   Saint- 
Michel  (Ariège)  ;   Éléonore-Adélaïde  Mabille,  à  Agnicourt 
(Aisne);  Maria  Berger,  institutrice  à  Villefranche-sur-Cher 
(Loir-et-Cher);  Victoire-Céline  Leclerc,  à  Meaux  (Seine- 
et-Marne). 

Voilà  notre   moisson  de   cette  année,   Messieurs;  vous 


DISC.Ol  us     1)1.     M.      \l.i:\\\l)RE    DIMAS     IlLS.  535 

voyez  qu'elle  est  belle,  et  encore,  comme  je  voii->  le  disais 
plus  haut,  auiioiis-iious  pu  l'asoii- doiihle,  liiplc,  cl  même 
quadruple.  Les  malheureux  uy  ont  rien  jterdu  et  ii'v  per- 
dront rien,  les  pauvres  qui  les  secouraient  hier  les  secour- 
ront encore  demain  ;  mais  c'est  à  ceux-ci  que  nous  aurions 
voulu  donner  une  preuve  publicpie  de  noire  sonicihide 
et  de  notre  estime.  Soidiaitons  donc,  Messieurs,  que  le 
vœu  secret  de  M.  de  iMontyon  se  réalise,  et  que,  tandis 
que  nous  allons  aux  pauvres  au  nom  des  fondateurs  que  je 
viens  de  nommer,  de  nouveaux  fondateui-s  viennent  à  nous 
pour  que,  les  appelés  étant  nombreux,  nous  puissions  auf;- 
menter  le  nombre  des  élus.  Les  bienfaisants  ne  manquent 
pas,  que  les  bienfaiteurs  les  imitent.  C'est  en  diminuant 
leur  fortune  par  la  charité  (jue  les  riches  échapperont  à  ces 
soucis  de  la  fortune  dont  ils  se  plaignaient  au  commencement 
de  ce  rapport.  Où  est  le  bonheur?  demande-t-on  souvent. 
Dans  le  bien,  répondrons-nous  avec  assurance,  et  nous  n'en 
voulons  pour  preuve  que  tous  ces  braves  gens  que  nous 
venons  de  citer.  C-eux-là  ne  se  plaignent  ni  de  la  tristesse, 
ni  de  l'ennui,  ni  même  de  l'ingratitude. 

En  vivant,  comme  je  l'ai  fait  pendant  plusieins  jouis, 
dans  la  société  de  tous  ces  braves  gens,  on  se  sent  non- 
seulement  meilleui-.  mais  plus  courageux,  plus  éclairé,  plus 
croyant  surtout  qu  on  ne  le  serait  après  la  lecture  du  plus 
beau  livie  de  maximes,  d'observation,  de  philosophie,  de 
sagesse  même  ;  c'est  que  le  génie  n'expliqin'  j)as  Dieu,  et 
que  la  bonté  le  prouve. 


DISCOURS 


DE 


M.  J.-B.  DUMAS 


DinECTKUR    DE    L  ACADEMIE    FRANÇAISE 


(lu  1"  août  1878 


Messieurs, 

En  i-Sa  un  anonyme,  obéissant  à  la  pensée  dominante 
de  son  siècle  auquel  une  sensibilité  un  peu  théâtrale 
ne  déplaisait  pas,  demandait  à  l'Académie  française  de 
prononcer  chaque  année  l'éloge  public  de  l'action  la  plus 
vertueuse  récemment  accomplie  ;  on  trouvait  naturel  alors 
d'ouvrir  un  concours  philanthropique  de  vertu,  comme  on 
ouvre  des  concours  d'éloquence,  de  poésie  ou  de  pein- 
ture. L'éminent  magistrat,  le  vénérable  Montyon,  fonda- 
teur de  ce   premier  prix,  en  léguant  à  l'Institut,  en  1820, 

ACAD.    FR.  68 


538  DISCOURS    SUR    LES    PR/X    DE    VERTU. 

une  partie  considérable  de  sa  fortune  et  le  reste  aux  hôpi- 
taux, confirmait  cette  première  donation,  mais  on  en  pré- 
cisait déjà  mieux  le  sens  :  la  vertu  n'était  plus  une  œuvre 
calculée  du  jugement  et  de  la  raison,  c'est-à-dire  la  bien- 
faisance, mais  une  émanation  spontanée  et  chaude  du 
cœur,  c'est-à-dire  la  charité. 

Eclairé  par  les  dures  souffrances  de  l'émigration  et  par 
l'expérience  d'une  longue  vie,  M.  de  Montyon  ne  deman- 
dait point  à  l'Académie  de  faire  naître  des  actes  éclatants  ; 
il  lui  confiait  le  soin  de  récompenser  d'humbles  dévoue- 
ments. Il  ne  confondait  plus  les  œuvres  de  charité,  pures 
de  tout  égoïsme,  exemptes  de  toute  vanité,  avec  ces  créa- 
tions du  talent  où  domine  le  sentiment  de  la  personna- 
lité. Le  savant  qui  poursuit  une  découverte,  le  lettré, 
l'artiste  qui  méditent  une  composition  hardie,  s'estiment 
haut  et  veulent  être  estimés.  Sensibles  à  l'honneur,  ils 
entrevoient  la  louange  publique  comme  une  espérance, 
les  couronnes  de  l'Académie  comme  un  but.  Dans  leur 
humilité ,  les  mérites  auxquels  s'adressent  les  prix  de 
vertu  restent,  au  contraire,  indifférents  et  supérieurs  à 
tous  les  éloges.  Les  personnes  presque  toutes  inconnues 
que  nous  allons  signaler  à  l'estime  du  pays,  vivant  en 
général  loin  du  bruit  et  dans  l'ombre,  apprendront,  à  la 
fois,  qu'un  bienfaiteur,  dont  elles  ignoraient  le  nom,  a 
chargé  une  compagnie,  dont  elles  ignoraient  l'existence, 
de  les  récompenser  pour  des  actes  dont  elles  ont  toujours 
ignoré  le  prix. 

L'âme  vraiment  charitable  fait  le  bien  par  une  pente 
naturelle.  C'est  là  sa  béatitude.  Elle  souffre  des  douleurs 
d'autrui  plus  que  de  ses  propres  maux,  et,  quand  elle  sou- 


I 


DISCOURS    DE    M.    J.-li.    DUMAS.  53a 

lage  la  souffrance  du  prochain,  elle  se  soulage  elle-même 
d'un  poids  qui  l'oppressait.  Pour  porter  le  secours,  elle 
n'attend  pas  la  demande  ;  après  le  bienfait,  elle  échappe  au 
remerciement.  Elle  ne  se  trouve  jamais  assez  prompte  à 
atteindre  les  misères,  et  le  voile  qui  doit  cacher  son  action 
ne  s'étend  jamais  assez  vite  à  son  gré.  Elle  ne  veut  ni  té- 
moin ni  récompense  ;  sa  pudeur  s'offense  de  tout  éclat. 

Voilà  pourquoi  l'Institut,  dont  l'influence  a  créé  de 
belles  œuvres  dans  le  domaine  de  la  pensée,  est  impuissant 
à  susciter  des  actes  de  vertu.  Ceux-ci  naissent  et  s'épa- 
nouissent sans  culture.  Un  cœur  simple,  attiré  par  un  pen- 
chant irrésistible  vers  le  bien  moral;  une  âme  ferme,  qui 
connaît  le  prix  du  sacrifice  et  n'hésite  point  à  l'accomplir; 
une  active  charité  que  la  bonté  dirige  :  ce  sont  là  les  élé- 
ments d'un  héroïsme  qui  n'a  rien  d'épique,  mais  dont  le 
spectacle,  plein  de  consolation  et  de  douceur,  réconcilie 
avec  la  nature  humaine. 

Les  actes  que  l'Académie  enregistre  chaque  année  sont 
relevés,  selon  l'intention  du  fondateur,  dans  les  rangs  obs- 
curs de  la  pauvreté.  N'allons  pas  cependant  en  conclure 
qu'en  mettant  les  heureux  du  siècle  hors  concours,  elle 
tient  pour  vertueux  seulement  les  domestiques  se  sacrifiant 
à  leurs  maîtres,  les  ouvriers  se  dévouant  à  leurs  patrons. 

Si  la  vertu  est  le  sacrifice,  refuseriez-vous  de  placer  au 
premier  rang  l'exemple  donné  par  la  vie  et  la  mort  de  la 
nièce  d'un  grand  ministre,  Marie-Antoinette  Périer,  reli- 
gieuse à  l'Enfant-Jésus  de  la  rue  de  Sèvres?  Dédaignant 
les  douceurs  de  l'existence  privilégiée  et  opulente  pour 
laquelle  elle  était  née  et  les  joies  de  la  vie  de  famille  aux- 
quelles tout  la  conviait,  cette  sainte  fille  s'était  consacrée 


54o  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    DE    VERTU. 

au  soulagement  de  la  douleur  et  particulièrement  au  ser- 
vice des  salles  réservées  aux  maladies  contagieuses,  si  redou- 
tées des  mères  et  si  fécondes  en  catastrophes.  A  son  tour, 
hélas!  martyre  de  sa  charité,  elle  succombait  au  poison 
émané  d'un  enfant  atteint  du  croup,  respirant  la  mort 
dans  le  dernier  souffle  d'un  pauvre  opéré  dont  ses  tendres 
soins  avaient  voulu  sauver  la  vie. 

Si  la  vertu  consiste  dans  le  dévouement  absolu  au  devoir, 
n'en  trouvez-vous  pas  les  signes  les  plus  sûrs  dans  les  traits 
répétés  de  courage  offerts  à  notre  admiration  par  ces  mé- 
decins qui,  interprétant  le  serment  d'Hippocrate  en  son 
plus  noble  sens,  exposent  aussi  leur  propre  vie,  dans  une 
lutte  sans  gloire,  dans  un  combat  sans  illusions,  entourés 
de  malades  dont  l'approche  peut  devenir  mortelle?  Le 
danger  est-il  incertain?  Combien  d'exemples  attestent,  au 
contraire,  que,  pour  certaines  affections  trop  communes. 
il  est  imminent  !  Voyez-vous  un  seul  praticien  hésiter  devant 
l'accomplissement  de  sa  mission  ?  Non  !  —  Qu'ils  soient 
âgés  et  éclairés  par  l'expérience  d'un  long  passé;  qu'ils 
soient  à  leur  début,  animés  encore  de  la  confiance  de  la 
jeunesse;  qu'ils  soient  seuls,  ce  qui  autoriserait  l'égoïsme  ; 
mariés  et  pères  de  famille,  ce  qui  excuserait  la  prudence, 
on  ne  les  voit  pas  défaillir.  La  liste  serait  longue  cepen- 
dant s'il  fallait  donner  la  nomenclature  de  toutes  ces  vic- 
times du  devoir  professionnel,  de  tous  ces  médecins  morts 
à  l'ennemi,  comme  ou  dit  au  ministère  de  la  guerre.  On 
ne  les  compte  plus  ! 

Si,  par  vertu,  on  veut  entendre  même  le  sentiment 
soudain  qui  engendre  l'héroïsme,  l'Académie,  s'ins[)irant 
du  sentiment  de  l'antiquité,  eût-elle  hésité  un  instantàcon- 


DISCOl  RS    DK    M.     I.-It.     1)1  MAS.  5^  ' 

sidérer  comme  un  grand  aele  de  \erUi  l'acliun  de  la  sd-ur 
Siinplice,  garde-malade  de  Bon-Secours,  de  la  maison  de 
la  rue  Jacob  ?  Celle  noble  et  sainte  fdle  donnail  ses  soins 
à  deux  enfants  délicats,  dont  une  visite  de  lamille  avait 
conduit  les  parents  aux  environs  de  Bourges.  Dans  une 
promenade  autour  de  l'habitation,  à  l'enlrée  d'un  bois 
vers  lequel  elle  dirigeait  les  deux  convalescents  et  trois 
de  leurs  petits  cousins,  une  fillette  lui  fait  remarquei"  un 
chien  de  mauvaise  apparence  se  roulant  sur  1  herbe.  Com- 
prenant, à  son  aspect  sinistre,  le  danger  qui  menace  son 
jeune  troupeau,  elle  repousse  celui-ci  et  se  porte  en  axant 
en  criant  :  «  Courez,  sauvez-vous  !  »  Quant  à  elle,  atliraiil 
l'attaque  de  l'animal,  elle  en  biave  le  choc,  le  saisit  par 
les  mâchoires  et  le  relient  en  place,  jusqu'à  ce  qu'un  vieil- 
lard, conduit  par  les  cris  des  enfants  épouvantés,  vienne, 
entre  les  bras  mômes  de  la  courageuse  femme,  abattre 
le  chien  furieux  et  parvenu  au  dernier  paroxysme  de  la 
rage.  La  sœur  Simplice  avait  reçu  vingt-huit  morsures. 
Malgré  des  soins  empressés,  trois  semaines  après  elle  suc- 
combait à  Paris,  au  milieu  de  ses  compagnes.  Les  obsè- 
ques de  cette  noble  victime  de  la  charité  et  du  devoir 
attiraient  à  l'église  Saint-Germain-des-Prés  une  foule  sym- 
pathique, profondément  émue,  et  chacun  disait,  en  se 
découvrant  avec  respect  :  «  Pauvre  fille  !  elle  est  morte  au 
champ  d'honneur  !  » 

Si  l'Académie  se  considère  comme  incompétente,  lors- 
qu'il s'agit  de  i-écompenser  les  vertus  incomparables  des 
sœurs  de  Charili'  ou  les  actions  d'éclat  des  membres  du 
corps  médical,  à  plus  lorte  raison  s'absticnl-elle  le  plus 
souvent  de  porter  un  jugement   sur  les  actes   de  dévoue- 


542  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    DE    VERTU. 

ment  des  membres  du  clergé.  Leur  mission,  en  effet, n'est- 
elle  pas  la  charité  elle-même  et  sous  toutes  les  formes  ? 
Conçoit-on  un  des  ministres  de  la  religion  formant  les  yeux 
à  la  souffrance  et  la  main  à  l'aumône  ?  Toute  règle,  cepen- 
dant, comporte  des  exceptions,  et,  si  l'Académie  n'a  pas 
hésité  à  s'en  permettre  une  de  plus,  les  circonstances  expo- 
sées à  la  fin  de  ce  rapport  la  justifieront  à  tous  les  yeux. 
Dans  les    conditions   plus  modestes   où    elle   est  accou- 
tumée à  placer  ses  récompenses,  des  mérites  non  moins 
di<nîes  de  respect  se  présentent;  les  sacrifices  qui  embras- 
sent toute  l'étendue  de  la  vie,  exigent,  en  effet,  une  abné- 
o^ation,    une   fermeté,   une    obstination  dans  le  bien   qui 
semblent  le  privilège  de  quelques  âmes  d'élite  ;   on  aime 
à   contempler   ces   longs  dévouements    dont   nous   allons 
offrir  un  premier  et  remarquable  exemple. 

A  l'ouest  de  la  Vendée,  sur  le  bord  de  l'Océan,  s'étend 
la  commune  de  Saint-Jean-de-Monts,  vouée  à  l'agriculture, 
autrefois  sans  routes  et  sans  industrie,  couverte  d'eau  pen- 
dant une  partie  de  l'année,  en  proie,  au  retour  de  chaque 
automne,  aux  fièvres   paludéennes,  et  comptant  naguère 
un  indigent  sur  trois  habitants.  Quel  théâtre  pour  la  cha- 
rité! C'est  là  que,  depuis  quarante  ans,  la  demoiselle  Aimée 
Milcent  s'est  consacrée   au   soulagement  des  pauvres,  au 
pansement  des  malades,  à  l'éducation  morale  et  religieuse 
des  enfants.    Après  avoir  entouré   de   ses   soins   de  vieux 
parents  qui  l'avaient  adoptée,  elle  en  recueillait  pour  tout 
héritage  un  revenu  de  vingt-deux  sous  par  jour, — vous  l'en- 
tendez, vingt-deux  sous! —  et  vous  allez  voir  ce  qu'on  peut 
faire  avec  ce  revenu  que  le  moindre  caprice  dissiperait. 


DISCOLUS    DE    M.    J.-B.     Dl  MAS.  543 

quand  le  cœur  s'emploie  à  le  faire  valoir.  Restée  seule 
à  VCi^c  de  trente  ans,  elle  se  fit  la  sœur  de  charité  des  ma- 
lades de  la  commune.  Ce  n'était  pas  une  sinécure,  croyez-le 
bien  !  Ces  communes  d'un  littoral  peu  fertile  occupent  de 
"[randes  surfaces  et  les  habitations  y  sont  fort  éloignées  les 
unes  des  autres.  Si  (juekpics  malades  pouvaient  venir 
trouver  M"'  Milcent,  il  en  était  que  leurs  infirmités  rete- 
naient à  une  ou  deux  lieues  du  bour{>  qu'elle  habite.  Des 
plaies  à  panser,  des  affections  contagieuses  à  soigner 
rendaient- ils  ces  clients  un  objet  de  dégoût  ou  de 
crainte,  même  pour  leurs  proches,  loin  de  les  abandonner, 
elle  partait  avant  le  jour  à  travers  les  marais  et  les  brouil- 
lards, fidèle,  à  la  fois,  au  devoir  qui  l'appelait  vers  ces 
infortunés,  et  à  celui  qui  la  ramenait  vers  sa  demeure, 
pour  y  recevoir  ses  malades  et  ses  pauvres  à  l'heure  accou- 
tumée. 

Car  M"'  Milcent  constituait  à  elle  seule  une  administra- 
tion de  l'assistance  publique  :  infirmière  intelligeiile  et 
dévouée  qu'aucun  soin  ne  rebutait;  directrice  d'une  petite 
pharmacie  à  l'usage  des  indigents,  d'un  bureau  de  bien- 
faisance où  les  misérables  trouvaient  des  aliments,  les 
vieillards  des  couvertures  de  laine,  des  vêtements  chauds 
et  du  bois  pour  l'hiver;  les  jeunes  mères  des  trousseaux 
pour  leurs  nouveau-nés,  les  orphelins  un  asile.  La  voix 
publi(|uo,  dans  sa  reconnaissance,  a  désigné  sous  le  nom 
de  Bureau  de  charité  de  M""  Milcent  cette  humble  de- 
meure où  semblent  réunies  les  forces  et  les  ressouiccs  de 
l'État,  et  qui  ne  recèle  pourtant  qu'une  âme  ardente  au 
bien  et  la  charité  féconde  qui  s'en  exhale. 

Avec  une  vie  si  occupée,  M"°  Milcent  pouvait  se  croire 


544  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    DE    VERTU. 

autorisée  à  se  reposer  le  dimanche.  Mais  comment  par- 
courir sans  cesse  le  pays,  pénétrer  dans  les  familles,  tou- 
cher à  toutes  les  plaies ,  sans  remonter  à  cette  cause 
permanente  du  désordre  et  de  la  misère,  le  cabaret,  foyer 
do  perversité  et  de  dégradation,  où  se  laissent  entraîner 
même  les  jeunes  filles  de  ces  campagnes?  Pour  les  arracher 
à  ce  milieu  déplorable.  M""  Milcent  institue  la  l'éunion  du 
dimanche;  elles  y  trouvent  des  récréations  honnêtes,  ani- 
mées par  l'entrain  d'une  femme  qui  possède  le  secret 
de  faire  bien  tout  ce  qu'elle  fait.  Courageuse  devant 
une  large  blessure,  patiente  en  face  de  longues  douleurs, 
infatigable  dans  l'exercice  de  sa  vaste  charité,  cette  infir- 
mière résolue  se  transforme  le  dimanche  en  une  tendre 
mère,  ouvrant  son  cœur  ému  aux  confidences  de  ses  filles 
adoptives,  également  prête  à  partager  la  gaieté  de  celles 
dont  l'esprit  est  libre,  à  s'émouvoir  des  peines  de  celles 
dont  l'àme  est  troublée  et  à  ramener  vers  le  droit  chemin 
celles  qui  s'en  écartent. 

M""  Milcent  est  une  femme  d'un  grand  cœur  !  Tl  ne 
manquait  à  sa  noble  vie  qu'une  occasion  pour  témoigner  de 
son  ardent  amour  pour  la  France.  Quand  on  a  passé  tant 
d'années  à  se  nourrir  de  sentiments  élevés  et  qu'on  a  vécu 
dans  la  pratique  liabituelle  de  l'abnégation  et  du  dévoue- 
ment, on  est  prêt  à  sentir  vibrer  en  soi  toutes  les  fibres 
du  patriotisme.  Au  moment  de  nos  désastres  et  lorsque  les 
enfants  de  la  Vendée  en  subissaient  les  conséquences  dou- 
loureuses, M"°  Milcent  improvisait  une  ambulance,  se 
consacrait  aux  soins  des  blessés,  se  multipliait  pour  leur 
assurer  les  secours  et  les  consolations,  poursuivant  cette 
nouvelle  tâche  avec  une  ardeur  qui  lui  faisait  oublier  son 


niSCOI  lis     1)K     M.      I.-K.     Dl  MAS.  5/(5 

âge,  jusqu'au  moment  où,  le  eœur  déehiré  des  malheurs 
du  jjays,  elle  tombait  épuisée  et  malade  à  son  tour. 

\  oulant  honorer  sa  vieillesse  respectée,  l'Académie  fran- 
çaise, interprète  des  vœux  de  ses  compatriotes  reconnais- 
sants, décerne  à  M""  Milcent  un  pii\  de  i,5oo  francs. 

Comment  ne  pas  faire  des  places  réservées  dans  la  liste 
que  nous  avons  à  parcourir  à  quelques  personnes  d'élite? 

Justine  Guérin,  âgée  de  quatre-vingt-neuf  ans,  poui-rait 
croire  que  la  récompense  méritée  par  sa  charité  s'est  fait 
longtemps  attendre,  car  les  premiers  soins  qu'elle  a  don- 
nés aux  enfants  pauvres  remontent  à  1828.  Depuis  lors  et 
taul  que  ses  forces  le  lui  ont  permis,  elle  a  été  constam- 
ment entourée  d'orphelines,  de  filles  abandonnées  par  leurs 
mères  ;  s'oubliant  toujours  elle-même,  elle  se  partageait 
entre  ses  proches  par  le  sang  et  ses  proches  par  la  charité. 

Jeanne-Désirée  Sigoigne,  née  à  Trévalles,  commune  de 
Laval,  devenue  aveugle  après  une  longue  vie  vouée  aux 
bonnes  œuvres,  trouve  le  moyen  de  se  rendre  encore  utile 
aux  pauvres,  au  lieu  de  leur  faire  une  concurrence  que  son 
malheur  justifierait  assurément. 

Marianne  Charvet,  à  l'Age  où  une  jeune  fille  entre;  en 
service,  choisit  pour  maîtresse  une  dame  paralytique,  en 
adopte  la  fille  et  soutient  par  son  seul  travail  leurs  trois 
existences.  Elle  ne  se  considère  comme  dégagée  de  son 
libre  contrat  que  par  le  décès  de  ses  deux  protégées, 
qu'elle  n'a  cessé,  renversant  les  rôles,  d'appeler  ses  deux 
maîtresses  et  d'honorer  comme  telles  pendant  trente-deux 
ans.  Sur  ses  dernières  épargnes  elle  leur  a  consacré  une 
tombe  décente,  sans  se  douter  que,  selon  le  ïalmud,  la 
ACAD.    F».  69 


546  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    DE    VEHTl  . 

charité  la  plus  haute  est  celle  qui  s'exerce  envers  les  morts, 
car  elle  n'a  plus  de  reconnaissance  à  espérer. 

Suzanne  Sordet  se  dévoue  à  ses  maîtres  dans  l'in- 
fortune pendant  trente  années,  et  réclame  après  leur 
mort,  pour  solde  de  ses  gages  arriérés,  le  droit  de  consi- 
dérer comme  siens  les  quatre  orphelins  qu'ils  laissent  et 
de  guider  leurs  pas  dans  le  chemin  du  devoir;  la  récom- 
pense que  l'Académie  lui  décerne  paye  une  dette  sociale  ; 
elle  n'ajoutera  rien  au  respect  dont  Suzanne  Sordet  est 
entourée. 

L'Académie  accorde  quatre  médailles  de  i  ,000  francs  à 
ces  femmes  au  déclin  de  l'âge  et  elle  en  donne  une  de 
5oo  francs 

A  M"^  Eglantine  Rouannet,  à  Angles,  département  du 
Tarn,  la  providence  de  nos  montagnes,  disent  les  témoins 
émus  de  sa  vie  :  indigents  assistés,  infirmes  secourus,  ma- 
lades soignés,  mallicureu.v  consolés,  tel  est  le  bilan  de 
l'existence  d'une  digne  émule  de  M"°  Milcent,  qui  passe 
la  moitié  de  ses  jours  à  travailler  pour  les  besoins  des 
pauvres  et  l'autre  moitié  à  panser  leurs  plaies  physiques 
ou  morales. 

Tl  faut  se  borner,  et,  quels  que  soient  les  mérites  de 
neuf  femmes  respectables  que  l'Académie  a  jugées  dignes 
de  la  même  récompense,  le  temps  ne  nous  pei'met  pas  de 
les  exposer  en  détail  ;  ce  sont  : 

Marie-Élise  Poulain,  à  Villers-sous-Chalamont,  départe- 
ment du  Doubs  ;  Thérèse  Barthe,  à  Cahors,  département  du 
Lot  ;  Perrine  Avril,  à  Saint-Lô,  département  de  la  Manche  ; 
Perrine-Françoise  Pouays,  à  Garo,  département  du  Mor- 


DlSC.Ol  ns     DIC     M.     J.-l{.     DIAIAS.  547 

Ijihan;  Louise-Marie  Tilly,  ù  Pominerit-Jaiuly,  (ié|)arleincnt 
des  Côtes-du-Nord  ;  llose-Aime  Lebon,  à  Plessala,  dcpar- 
lement  des  Gôtes-du-Nord  ;  Jeanne  Canouet,  à  Valence, 
Tarn-et-Garonne  ;  V"  Moisan,  à  Rennes,  Ille-et-Vilaine  ; 
Catherine  Léon,  à  Nice,  département  des  Alpes-Mari- 
times. 

Tous  ces  prix  sont  décernes  à  des  femmes!  Los  femmes 
seules  auraient-elles  le  privilège  du  sacrifice  et  de  la  cha- 
rité? On  pourrait  le  croire  en  écoutant  ces  récits  qui  ne 
signalent  à  votre  émotion  que  d'obscures  héroïnes,  comme 
si  les  hommes  ne  pouvaient  rivaliser  avec  elles  et  que  notre 
cœur  fût  incapable  de  ces  dévouements  chaleureux  et  te- 
naces où  semble  toujours  reparaître  quelque  réminiscence 
du  sentiment  maternel  ? 

Il  suffit,  pour  nous  réhabiliter  cependant,  de  raconter 
la  vie  d'Annet  Moulinier,  A  neuf  ans,  il  entre  en  service 
comme  pâtre  ;  mais  ses  gages  sont  réservés  pour  ses  parents 
dans  la  misère.  A  vingt  ans,  il  devient  soldat.  Son  capitaine 
l'avant  pris  pour  ordonnance,  il  s'attache  à  lui,  le  suit 
lorsqu'arrive  l'âge  delà  retraite,  et  pendant  vingt-deux  ans, 
par  son  travail,  ses  économies  et  ses  soins,  il  améliore  la 
situation  précaire  du  vieil  officier.  Après  la  mort  de  celui 
f]u"il  appelait  son  maître,  vous  croyez  qu'il  se  considère 
comme  libéré?  Non!  Il  cherche  un  emploi,  mais  c'est  pour 
en  mettre  le  produit  à  la  disposition  de  sa  maîtresse,  de- 
venue veuve,  et  à  celle  de  ses  enfants.  Cette  vie  de  sacri- 
fice à  laquelle  l'Académie  accorde  une  médaille  de 
5oo  francs,  dure  depuis  trente  et  un  ans  :  tous  l'admirent; 
celui  qui  en  donne  l'exemple  semble  seul  en  ignorer  les 
mérites;  elle  eût  été  digne  de  vous  être  racontée  par  votre 


548  DISCOURS    SUR    LES    1>HI\    DE    VERTU. 

secrétaire  perpétuel  qui  en  connaît  tous  les  détails,  dont  le 
témoignage  a  entraîné  le  vote  de  l'Académie  et  dont  le 
récit  sympalhi(jue  eut  provoqué  des  aj)plaudissements 
qu'une  reproduction  affaiblie  ne  justifie  plus. 

Louis  Schuller,  auquel  la  même  médaille  est  décernée, 
né  à  Brumatt  (Haut-Rhin),  vient  à  son  tour  rendre  témoi- 
gnage en  faveur  des  hommes;  entré,  il  y  a  trente  ans, 
comme  garçon  cordonnier  dans  un  atelier,  à  Sézanne,  dépar- 
tement de  la  Marne,  il  se  montre  laborieux,  intelligent, 
honnête  et  se  dévoue  de  cœur  aux  intérêts  de  la  maison. 
Cependant  le  fils  de  son  patron  vient  à  mourir,  laissant  sept 
enfants,  et  la  gêne  entre  dans  la  famille  ;  Louis  redouble 
d'activité  :  le  premier  à  la  besogne  et  le  dernier,  il  sou- 
tient par  son  courage  ces  infortunés  que  menace  la  misère. 
L'année  1870  arrive,  l'invasion  avec  elle,  le  travail  cesse 
et  toutes  les  ressources  manquent  à  la  fois  :  «  Je  ne  peux 
te  garder  plus  longtemps,  lui  dit  son  patron;  laisse-nous, 
tu  trouveras  ailleurs  un  sort  moins  misérable  !  —  Je  reste,  » 
répond  Louis.  Et  depuis  lors  rien  n'égale  son  dévoue- 
ment. La  vieille  patronne  est  frappée  de  paralysie  ;  il  se 
fait  infirmier  ;  le  vieux  chef  de  la  maison  ne  peut  plus  tra- 
vailler, il  travaille  pour  deux,  pour  trois,  pour  dix.  La 
besogne  manque  quelquefois  et  le  pain  aussi,  Louis  accepte 
tout  et  n'entend  pas  qu'on  puisse  le  séparer  de  ses  maîtres 
appauvris.  «  Ah!  »  dit-il,  dans  son  naïf  langage,  <(  s'ils 
faisaient  un  héritage,  on  verrait  voir  !  » 

La  toute-puissance  que  le  poète  nous  attribue,  n'exclut 
donc  pas  cet  amour  du  sacrifice  dont  le  sexe  faible  aime  à 
réclamer  le  privilège.  Au  moment  où  les  femmes  aspirent 
aux   grades  universitaires,    au  doctorat  en  médecine   et 


DlSCOniS    1)K    M.    ,l.-l;.     1)1  MAS.  ^/iQ 

bienlùl  à  la  licence  en  di-oit,  il  nCsL  pcuL-iHic  pus  iiuililc 
de  constater  qu'à  leur  tour  les  hommes  peuvent  rivaliser 
avec  elles  dans  les  tendres  soins  et  les  longs  dévouements 
(II-  la  charité  la  plus  touchante. 

A  entendre  les  désignations  locales  (]ui  accompagnent 
les  noms  des  personnes  que  l'Académie  récompense,  elle 
semble  avoir  i-ésorvé  toutes  ses  médailles  pour  les  dépar- 
tements, connue  si  elle  n'avait  rencontré  à  Paris  aucune 
de  ces  humbles  vertus,  dont  la  province  aurait  conservé  le 
monopole.  Mais  on  trouve  de  tout  à  Paris,  non-seulement 
de  bons  niaîlies,  mais  aussi  de  bons  serviteurs;  non  seule- 
ment, en  haut  comme  en  bas,  des  âmes  faciles  à  émouvoir  et 
prêtes  à  répondre  à  tous  les  appels  de  la  bienfaisance, 
mais  aussi  des  cœurs  ouverts  à  la  charité  et  passionnés 
pour  les  épreuves  sérieuses  qu'elle  commande. 

Marie  Sauvadc,  à  Montrouge-Paris,  sest  dévouée  à  ses 
maîtres,  vieux  et  infirmes,  dont  elle  ne  reçoit  rien  et  à  qui 
elle  a  donné  tout  ce  qu'elle  avait  et  tout  ce  qu'elle  pouvait 
gagner.  Après  les  avoir  soutenus  pendant  la  guerre,  elle  a 
soigné  le  mari  qu'une  longue  maladie  conduisait  au  tom- 
beau, et  elle  continue  auprès  de  sa  maîtresse  ce  long  sacri- 
fice de  ses  intérêts  et  de  sa  santé,  compromise  pai-  un  Ira- 
vail  exagéré  et  par  les  privations.  En  province,  on  ne  lait 
pas  mieux.  L'Académie  lui  accorde  une  médaille  de 
5oo  francs. 

Claudine  Ray,  rue  (^)uincainpoi\,  entre  il  y  a  près  de 
vingt  ans  chez  des  maîtres,  autrefois  opulents,  que  la  for- 
tune abandonne  bientôt.  Au  bout  de  six  mois,  ne  pouvant 
plus  lui  payer  ses  gages,  ils  lui  rendent  sa  liberté  qu'elle 


55o  DISCOURS  sin  les  prix  de  vertu. 

n'accepte  pas.  La  misère  arrive,  elle  soutient  par  son  tra- 
vail CCS  inlortunés  que  la  guerre  surprend  à  Saint-Cloud. 
Ils  rentrent  à  Paris  et  Claudine  reste  à  la  garde  du  pau- 
vre mobilier  qu'elle  défend  pied  à  pied,  après  le  combat 
de  Montretout,   contre    l'incendie,   qui  va  le  dévorer,   et 
s'éloigne  à  regret  enfin,  emportant  les  souvenirs  chers  et 
les  dieux  pénates.  Cependant  le  mari  meurt,  la  maîtresse 
septuagénaire  et  presque  aveugle  ne  peut  plus  rien  pour 
elle-même.    Claudine,    dont   les    travaux    de    couture    ne 
suffisent    plus    à   des     besoins    chaque    jour    croissants, 
obtient  alors  une  place  d'ouvreuse  au  théâtre  de  l'Ambigu. 
Ses  journées  et  ses   soirées  sont  consacrées  à  réunir  les 
ressources  nécessaires  à  l'existence  de  l'infortunée  veuve. 
Les  personnes  qui  viennent  demander  au  spectacle  quel- 
ques heures   de  délassement   ne    se  doutent  pas   que   la 
pièce  de  monnaie  glissée  avec  indifférence  dans  la  main  de 
cette    ouvreuse   y    est   reçue    avec    émotion   comme    une 
offrande  bénie  et  n'en  sort  que  pour  servir  d'instrument 
à  la  plus  ardente  charité.  L'Académie  ajoute  une  médaille 
de   5oo    francs    aux    modestes     revenus    de    cette    digne 
femme. 

Le  prix  Souriau  de  i,ooo  francs  est  accordé  à  Marie- 
Jeanne  Tentou  de  Senguoagnet,  département  de  la  Haute- 
Garonne. 

La  fondation  Marie  Lasne  a  été  partagée  entre  sept 
personnes  :  Eugénie  Bourgetde  Nantes,  Louise  Rousset  de 
Châtillon-sur-Loire,  Florine  Duponchelle  de  Roubaix,  Cé- 
lina  Denis  de  Limoges,  Marie  Gallier  de  Lire  en  Maine-et- 


DISCOURS    DE    M.    J.-ll.    DLMAS.  55l 

Loire,  veuve  Roquier  do  ^  illolVanche-sur-Mer,  dcparte- 
teinent  des  Alpes-Maritimes,  (|ui  recevront  chacune  une 
médaille  de  3oo  francs,  et  Marie  Pimont  de  Tulle,  dépar- 
tement de  la  Corrèze,  qui  reçoit  un  encouragement  do 
loo  francs. 

L'Académie,  ayant  à  décerner  pour  la  première  fois  le 
prix  Laussat  de  35o  francs,  Tatlribuc  à  Louis  Valcntin  de 
Cutrv,  département  de  l'Aisne. 

La  fondation  Gémond  met  à  la  disposition  de  l'Acadé- 
mie une  somme  annuelle  de  i  ,000  francs,  pour  un  prix 
destiné  à  récompenser  des  actes  de  courage,  de  dévoue- 
ment et  de  sauvetage.  11  est  décerné  à  Michel  Rastel ,  pa- 
tron de  douane  à  Saint-Marc,  embouchure  de  la  Loire, 
dont  la  vie  est  pleine  de  témoignages  de  force  d'àme  et  de 
dévouement.  En  iHjb»,  à  bord  du  Suffren,  une  pièce  éclate; 
c'est  un  événement  qui  n'est  pas  assez  rare  malheureuse- 
ment et  qui  fait  toujours  des  victimes  nombi'euses,  à  cause 
de  l'entassement  inévitable  des  servants  dans  la  batterie. 
Douze  morts  tombent  sur  cet  étroit  espace  et  vingt-quatre 
blessés,  brûlés  et  aveuglés  par  les  flammes,  asphyxiés  par 
les  gaz  délétères,  déchirés  par  les  éclats  du  métal,  font 
entendre  leurs  gémissements.  Au  même  moment  quatre 
pièces  partent  à  la  fois  et  l'équipage,  convaincu  que  la 
soute  aux  poudres  a  pris  feu,  commence  à  sauter  par  les 
sabords.  Placé  au  porle-voix,  Rastel,  gardant  son  sang- 
froid,  au  milieu  de  ce  trouble,  arrête  la  panique  ;  les  secours 
s'organisent  et  le  service  rentre  dans  l'ordre. 

Chargé   du  commandement  d'un  canot  de   sauvetage, 


552  DISCOURS    SUR    LES    l'IUX    DK    VERTU. 

neuf  grandes  expéditions,  effectuées  dans  les  conditions  les 
plus  dramatiques  et  les  plus  périlleuses,  lui  valent  la  croix 
de  la  Légion  d'honneur;  vingt-neuf  naufragés  lui  doivent 
la  vie.  La  belle  nature  de  cet  homme  énergique  se  mani- 
festait naguère  dans  la  baie  de  Pouliguen.  Le  canot  qu'il 
dirigeait  vers  un  bâtiment  en  détresse  chavire  et  se  brise 
sur  les  rochers,  roulé  par  des  vagues  énormes.   Pendant 
une  heure,  au  milieu  des  la  tempête,   Rastel,  la  poitrine 
meurtrie  et  vomissant  le  sang,  donne  aux  canotiers  l'exem- 
ple du  sang-froid;  luttant  contre  les  vagues  qui  les  portent 
vers  les  écueils,  il  veille  sur  eux  jusqu'à  leur  arrivée  à  terre 
où  il  prend  enfin  pied  le  dernier,  certain  qu'il  n'abandonne 
aucun  des  siens  à  la  fureur  des  flots. 

Après  avoir  épuisé  la  liste  des  récompenses  attribuées 
par  l'Académie  aux  œuvres  de  charité  ou  de  courage  que 
M.  de  Montyon  et  ses  émules  permettent  à  l'Académie  de 
délivrer  en  nombre  toujoui's  croissant,  complétons  par  un 
dernier  récit  l'ensemble  des  bonnes  et  saines  actions  qui 
nous  ont  occupé  cette  année. 

Un  humble  prêtre,  aumônier  militaire,  entraîné  par  sa 
charité  vers  les  patronages  ouvriers,  se  demandait  avec 
tristesse  si,  malgré  les  soins  éclairés  et  la  large  pré- 
voyance de  l'Assistance  publique,  dont  on  ne  proclamera 
jamais  assez  haut  les  bienfaits,  la  destinée  de  ces  enfants 
orphelins  ou  abandonnés  qu'on  ramasse  quelquefois  errants 
au  milieu  de  Paris,  n'était  pas  digne  de  la  plus  grande 
pitié.  Jetés  par  une  fortune  ennemie  sur  le  chemin  du 
vagabondage,  ces  infortunés,  après  avoir  vécu  de  hasard 
et  de  ruse,  l'àme  fermée  à  toutes  les  lumières,  n'en  vien- 


DISCOl  RS    l)K    M.    J.-U.    niMAS.  553 

ncnt-ils  pas,  se  disail-il,  à  s'engager  dans  la  Noic  de  la 
révolte  pour  aboutir  à  celle  du  crime?  N'y  a-l-il  pas  là  de 
grands  devoirs  à  remplir?  I.a  polilicpie,  la  charité,  la  reli- 
gion n'ont-eiles  pas  un  intérêt  égal  à  recueillir  ces  jeuiu's 
sauvages,  à  leur  ouvrir  vui  asile,  à  leur  rendre  une  famille, 
à  les  doter  d'un  état,  à  réveiller  leur  conscience  engourdie 
et  à  la  diriger  vers  le  bien?  Mais  où  trouver  une  maison 
pour  un  tel  asile,  des  ateliers  pour  de  tels  apprentis,  des 
fonds  pour  une  telle  entreprise  ? 

C'est  en  vain  cpie  le  pauvre  abbé  agitait  ce  problème,  il 
n'en  voyait  pas  la  solution.  Un  soir,  cependant,  vers  la  fin 
de  l'hiver,  il  y  a  douze  ans,  il  aperçut  comme  une  silhouette 
humaine,  à  genou,  courbée,  louillant  le  ruisseau  et  cher- 
chant parmi  les  immondices.  «  C'était  un  enfant!  Que  fais- 
tu  là  ?  —  Je  cherche  à  manger!  »  L'abbé  Roussel,  à  cette 
réponse  émouvante,  comprit  cpie  la  l'rovidcnce  venait  de 
lui  marcpier  sa  voie  et  son  devoir. 

L'enfant  fut  recueilli  ;  le  lendemain,  un  second  vagabond 
l'avait  rejoint  et  bien  d'autres  à  la  suite.  Aujourd'hui  l'abbé 
Roussel  se  voit  entouré  de  25o  pupilles  :  la  dépense  an- 
nuelle de  son  refuge  ne  s'élève  pas  à  moins  de  i5o,ooofr., 
et  le  nombre  des  enfants  qui  se  sont  initiés  dans  la  maison 
aux  habitudes  de  la  règle  et  du  travail  s'élève  à  3,ooo  en- 
viron. 

En  leur  ouvrant  un  asile  ,  l'abbé  Roussel  se  propose 
d'abord  d'arracher  à  la  misère,  à  la  dégradation,  au  vice, 
au  crime  peut-être  des  infortunés  demeurés  sans  protection 
par  la  mort  de  leurs  proches  ou  par  leur  abandon.  Grand 
politique,  de  ces  vagabonds  qui  n'ont  ni  jour  ni  lendemain, 
il  veut  faire  des  ouvriers  laborieux  étranges.   Chrétien,  à 

ACAD.    FR.  70 


554  DISCOURS    SUR    LKS    l'UlX    niC    \  KIITI  . 

ces  âmes  (|uc  l'envie  et  la  haine  ont  déjà  visitées,  il  veut 
apprendre  la  résignation  en  leur  montrant  que  la  destinée 
de  l'homme  ne  s'accomplit  pas  tout  entière  en  ce  monde. 

Un  asile  honnête,  un  apprentissage  enieace,une  instruc- 
tion religieuse  attendrie,  voilà  ce  que,  parmi  les  ouvriers, 
le  père  de  famille  le  plus  prévoyant,  la  mère  la  plus  respec- 
table souhaiteraient  pour  leur  fils.  Voilà  ce  (jue  l'abbé 
Roussel  prétend  assurer  aux  enfanls  qu'il  adopte. 

Le  romancier  le  plus  fécond  n'imaginerait  pas  les  inci- 
dents touchants  qui  se  rencontrent  dans  l'existence  de  ces 
infortunés. 

On  dit  à  l'un  :  «  Où  demeurais-tu  depuis  que  tu  es  aban- 
donné ?  —  A  la  Villette...  —  Quelle  rue,  quel  numéro?  — 
Sous  un  hangar  ;  il  y  avait  une  malle  à  ma  tailUe  et  tous 
les  soirs  j'allais  coucher  dedans;  la  malle  ayant  disparu... 
—  Tu  n'avais  plus  de  chambre  à  coucher  et  on  t'a  ramassé 
dans  la  rue  !  —  Oui,  Monsieur.  » 

Un  père  se  présente  ;  il  est  imposant  ;  son  fils  a  été 
recueilli  au  refuge  ;  comment  supporter  cette  humilia- 
tion ?  Il  faut  ciu'on  le  lui  rende  ;  il  le  réclame  avec  hauteur 
d'abord,  puis,  s'attendrissant  à  ses  propres  paroles,  il  le 
demande  avec  des  larmes  dans  la  voix  :  «  Vous  allez  voir, 
dit-il,  comme  il  reconnaîtra  son  père!  »  L'enfant  le  recon- 
naît trop  bien,  hélas  !  et  s'en  éloigne  aussitôt  avec  terreur. 
«Il  me  laisse  mourir  de  faim;  il  m'a  abandonné  deux  fois; 
je  ne  veux  plus  aller  avec  lui,  »  s'écrie  le  petit  malheureux. 
Cependant,  la  loi  lui  en  donnant  le  droit,  ce  tendre  père 
reprend  son  fils  qu'on  recueillait  quelques  mois  après,  en 
province,  sur  le  pavé,  heureux  de  rentrer  au  refuge. 

Une  courageuse  jeune  fdie  amène  son  frère.  Ses  parents 


DISCOIRS    1)1-:    M.    J.-li.    1)1  MAS.  555 

mènciil  uiif  \\c  délcslal)lo.  Kllr  liomc  l'occasion  de  les 
liiir.  en  se  plaçant  en  apprentissage  ;  elle  veut  soustraire 
à  la  contagion  du  mal  le  petit  éploré  qui  i"a(eonii)agne. 
Mais  l'enfant  est  mineur  ;  il  n'est  ni  vagaboml  ni  aban- 
donné, et  sa  sœur  ne  \eut  pas  déclarer  le  nom  de  leur 
pèi'e  :  difliciilh'  (|iii  se  présente  soummiI  el  (|ul  se  résout 
presque  toujours  sans  peine,  les  parents  ne  s'inquiétant 
pas,  en  ce  cas.  de  leurs  entants  disparus. 

Les  magistrats  connaissent  bien  cet  instinct  de  ijudi-ur 
qui  ferme  la  bouche  de  l'enfant  abandonné  au  moment  où 
on  lui  ilemande  de  signaler  son  père  coiiiiiu'  (h'ii.idiic  ou 
sa  mère  comme  indigne.  A\ec  (juels  soins  et  quels  ména- 
gements ils  essayent  de  reconstituer  le  passé  et  de  préparer 
l'avenir  de  ces  malheureux  arrêtés  comme  vagabonds  ! 
Livrés  au  Parquet,  ils  seraient  envoyés  devant  le  tribunal 
et  mis  en  correction.  «  Kpargne/.-moi  ce  triste  devoir,  »  s'é- 
crie un  juge  d'instruction,  en  s'adressant  à  l'abbé  Roussel: 
«  ce  jôiu'-là  l'œuvre  de  justice  me  semblerait  œuvre  d'ini- 
quité !  »  Le  refuge  répond  sans  retard  à  de  tels  appels;  l'en- 
fant quitte  le  dépôt;  il  est  conduit  à  sa  nouvelle  demeure, 
non  par  deux  gendarmes  comme  un  délinquant  sous  la  main 
de  la  foi-ic  {nd)li(pie,  mais  par  deux  agents  en  bourgeois, 
comme  un  enfant  que  des  amis  conduiraient  à  la  prome- 
nade. Tel  qui,  dans  le  premier  cas,  marcherait  la  rougeur 
au  front,  baissant  les  \ eux,  sous  les  regards  déj)Iaisants 
des  passants,  traverse  les  rues,  au  contraire,  la  tète  levée, 
le  regard  clair,  s'abandonnant  avec  confiance  aux  mains 
d'une  destinée  adoucie. 

L'Académie,  pendant  le  mois  de  mai,  sur  le  rapport  ému 
de  l'im  de  ses  membres  les  plus  autorisés,  décernait   un 


556  DISCOURS    SLR    LES    PRIX    DE    VERTU. 

prix  Montyon  de  2,5oo  francs  îi  JM.  l'abbé  Roussel.  Le  re- 
fuge d'Autcull  était  ignoré  alors,  ses  bienfaits  n'étaient 
appréciés  que  d'un  petit  nombre  de  personnes  associées  à 
l'œuvre;  ses  besoins  n'étaient  pas  soupçonnés.  L'appro- 
bation unanime  de  rAcadémic,j)réludant  aux  manifestations 
de  la  sympathie  {nihlique,  n'eut  pas  suffi  pour  mettre  en 
mouvement  la  souscription  féconde  dont  un  journal  fami- 
lier avec  de  tels  actes  a  pris  l'heureuse  initiative.  L'asile 
d'Auteuil,  doublemcnl  consacré  par  l'autorité  morale  qui 
s'attache  aux  décisions  de  la  compagnie  et  par  le  pieux 
empressement  des  âmes  bienfaisantes  dont  le  concours 
empressé  a  réuni  en  quelques  jours  près  d'un  demi-million, 
voit  s'ouvrir  devant  lui  une  ère  nouvelle  de  sécurité.  Le 
temps  ne  lui  manquera  plus  pour  montrer  comment  la  cha- 
rité de  son  fondateur,  la  libéralité  de  ses  généreux  souscrip- 
teurs, l'esprit  d'ordre  et  la  prévoyance  d'un  conseil  de 
patronage  prudent  et  compétent,  peuvent  faire  de  l'Insti- 
tution d'Auteuil  un  modèle  et  consolider  un  succès  qui  a 
tous  les  vœux  de  l'Académie. 

Ainsi,  de  toutes  parts  et  dans  tous  les  rangs,  éclate  en  ce 
pays  si  calomnié,  non  cette  charité  bruyante,  exclusive  et 
mensongère  dei'rière  laquelle  se  cachent  si  souvent  l'égoïs- 
me,  la  vanité  et  les  passions  politiques,  mais  cette  large 
charité  discrète,  désintéressée,  propageant  la  concorde,  la 
seule  vraie,  qui  nous  porte  à  voir  notre  prochain  partout 
et  à  souffrir  de  toutes  ses  douleurs.  Le  malade  secouru, 
le  vieillard  assuré  d'un  appui,  l'orphelin  doté  d'une  tutelle, 
les  heureux  du  siècle  apportant  leur  superflu  au  foyer  de 
l'indigent  et  le  pauvre  lui-même  se  dévouant  au  liche  tombé 
dans  le  malheur;  voilà  l'œuvre  de  cette  universelle  charité 


Disc.oi  Rs  ni:  M.  j.-ii.   DiMvs.  55n 

qui  porte  toujours  notre  nalion  vers  la  défense  des  faibles, 
vers  la  protection  dos  délaissés. 

Noble  et  chère  France,  comme  il  faut  t'ainier,  comme  on 
voudrait  la  servir,  cpiand  on  constate  dans  ces  concours, 
chaque  année,  la  facile  largesse,  le  courage  réfléchi,  l'hé- 
roïsme soudain,  le  patient  dévouement  et  la  bonté  native 
de  ses  enfants  ! 


( 


DISCOURS 


DlC 


M.  JULES  SIMON 

dirkctkl'h  di;  l'académie  fr.\nçaise 


du  7  août  1879 


Messieurs  , 

L'Institut  de  France  est  un  corps  de  lettrés,  de  savants 
et  d'artistes.  Cependant,  jetez,  les  yeux  sur  le  buste  qui 
est  placé  là-haut,  en  lace  de  moi  :  il  ne  représente  ni  les 
lettres,  ni  la  science,  ni  les  arts.  C'est  le  buste  de  la  Vertu, 
sous  les  traits  d'une  femme  aimable  et  modeste.  Cela  ne 
veut  pas  dire  que  nous  devons  avant  tout  nous  préoc- 
cuper, dans  nos  ouvrages,  d'être  très  vertueux,  et  d'en- 
seigner aux  autres  à  le  devenir;  la  science,  la  poésie, 
existent  par  elles-mêmes  et  pour  elles-mêmes  ;  mais  si  le 


56o  DISCOUKS    SUR    LES    PRIX    DK    VKRTl . 

savant,  l'artiste,  le  poète  chorchont,  et  trouvent,  le  vrai 
et  le  bean,  ils  rencontrent  le  bien  sans  y  penser,  parce  que 
le  vrai,  le  beau  et  le  bien  ne  se  séparent  pas.  On  parle  de 
Kénies  malfaisants,  de  chefs-d'œuvre  terribles  :  ce  ne  sont 
pas  de  vrais  chefs-d'œuvre,  s'ils  n'ont  pas  pour  effet 
d'élever  et  de  purifier  les  âmes.  La  Vertu  est  donc  ici  à 
sa  place,  au  milieu  de  nous.  Ce  n'est  pas  une  pensée  pro- 
fonde qui  l'y  a  fait  mettre;  c'est  une  pensée  simple  et 
vraie.  C'est  celle  qui  a  inspiré  Montyon  lorsque,  voulant 
fonder  des  prix  de  vertu,  il  a  chargé  l'Académie  française 
de  les  distribuer. 

Grâce  à  lui,  nos  séances  annuelles  se  divisent  mainte- 
nant en  deux  parties.  Notre  Secrétaire  pei'pétuel  donne 
d'abord,  aux  beaux  livres  publiés  dans  l'année,  ses  éloges, 
qui  valent  mieux  que  nos  couronnes  ;  et  notre  Directeur 
raconte  quelques  belles  actions,  quelques  nobles  vies; 
non  pas  de  ces  grandes  actions  qui  sauvent  tout  un  peuple 
et  passent  à  la  postérité,  mais  de  bonnes  œuvres,  d'obscurs 
dévouements,  de  salutaires  exemples;  non  pas  la  bienfai- 
sance du  riche  qui  donne  son  superflu,  mais  la  générosité 
et  quelquefois  la  prodigalité  du  pauvre,  qui  n'a  rien  et 
trouve  le  moyen  de  donner;  non  pas  les  plus  belles  actions 
de  l'année,  mais  les  plus  belles  parmi  celles  qu'on  nous 
signale;  car  l'Académie  n'a  pas  de  commission  d'enquête, 
pour  découvrir  la  vertu  ;  elle  n'a  pas  de  correspondants 
chargés  de  la  tenir  au  courant  de  tout  ce  qui  se  fait  de 
bon  ou  de  bien;  nos  lauréats  n'ont  jamais  pensé  à  nous; 
la  plupart  d'entre  eux  apprennent  notre  existence  en 
recevant  la  récompense  que  nous  leur  offrons,  et  ne  sau- 
ront jamais  bien  exactement  ce  que  nous  sommes.  Nous 


DISCOIIRS    DE    M.    JULES    SIMON.  56 1 

choisissons,  Messieurs,  dans  ce  qu'on  nous  apporte  ;  et, 
malgré  cela,  notre  moisson  est  toujours  belle. 

Le  premier  nom  inscrit  sur  notre  liste,  cette  année,  est 
celui  d'un  sauveteur. 

Il  ne  manque  pas  de  sauveteurs  en  France.  C'est  la  vertu 
de  nos  braves  marins  d'être  toujours  prêts  à  risquer  leur 
vie  pour  disputer  à  la  mer  une  victime.  Etienne  .Maigre  a 
commencé  de  bonne  heure.  En  février  iSS/j,  n'ayant 
encore  que  dix-sept  ans,  il  se  jette  dans  le  Rhône  couvert 
de  glaçons  pour  sauver  un  enfant  de  cinq  ans.  En  i83g, 
à  Arles,  il  sauve  un  homme  qui  voulait  se  noyer,  et  qui, 
luttant  en  désespéré  contre  lui,  faillit  lui  donner  la  mort. 
Le  6  décembre  de  la  même  année,  un  matelot  occupé  à 
une  manœuvre  se  laisse  tomber  dans  le  fleuve.  Maigre  ne 
se  donne  pas  le  temps  de  quitter  ses  vêtements,  il  s'élance, 
l'atteint  malgré  la  rapidité  du  courant,  parvient  à  le 
saisir,  et  de  la  seule  main  qui  reste  libre,  nage  vigoureu- 
sement pour  gagner  le  rivage.  Lutter  contre  le  Riiùne, 
par  un  gros  temps,  dans  les  conditions  où  il  se  trouvait, 
paraissait  impossible,  et  la  foule,  accourue  sur  les  quais, 
voyait  déjà  ses  forces  s'épuiser  dans  une  lutte  suprême. 
Dn  matelot  parvint,  en  courant  les  plus  grands  périls,  à  lui 
jeter  un  bout  de  corde.  Maigre  obtint,  pour  cet  acte  de 
courage,  sa  première  médaille  d'honneur.  Pendant  les 
inondations  du  Midi,  on  le  vit  partout,  affrontant  les 
vagues  furieuses  dans  une  coquille  de  noix,  ou  se  jetant 
à  la  nage  pour  recueillir  des  femmes,  des  enfants  réfugiés 
sur  les  toits  des  maisons.  Son  exemple  animait,  entraînait 
les  autres  sauveteurs.  Un  très  grand  nombre  de  ses  com- 
patriotes lui  durent  la  vie.  Le  gouvernement  lui  décerna 
ACAD.   FR.  71 


56?.  DISCOURS    SL'H    LKS    l>RI\    DK    VERTl. 

une  médaille  d'or  de  première  classe.  L'année  suivante, 
en  1842,  Maigre  servait,  en  qualité  de  second  maître  de 
timonnerie.  à  bord  du  brick  de  guerre  le  Cygne.  Un  mate- 
lot tombe  à  la  mer.  Maigre  saute  à  l'instant  par-dessus  le 
bord  et  parvient  à  le  saisir  ;  mais  il  fallut  du  temps  pour 
mettre  en  panne,  et  pour  faire  arriver  jusqu'à  lui  une 
embarcation.  Pendant  plus  de  vingt  minutes,  il  soutint 
son  camarade  au-dessus  de  l'eau.  Cet  exploit  mit  le  comble 
à  s;i  populai'ité.  On  commença  à  dire  dans  la  marine  :  «  A 
un  kilomètre  de  Maigre,  il  n'est  pas  permis  de  se  noyer.  » 
11  sauva  encore,  en  18^7,  un  jeune  homme  de  quinze  ans 
tombé  dans  le  Rhône  par  un  gros  temps.  Une  pétition 
signée  par  le  président  du  tribunal  de  commerce  d'Arles, 
par  le  lieutenant  de  port,  des  négociants,  des  capitaines 
de  navire,  demanda  pour  lui  la  croix  de  la  Légion  d'hon- 
neur. Elle  lui  fut  donnée  en  1862. 

En  1809,  il  commandait  le  paquebot  la  Durance,  de  la 
compagnie  Fx^aissinet,  et  se  rendait  de  Marseille  à  Naples, 
lorsqu'il  fut  assailli,  le  3o  mars,  par  une  violente  tempête 
dans  le  golfe  de  Saint-Tropez.  A  six  heures  du  soir,  un 
matelot,  en  serrant  la  voile  de  misaine,  perdit  l'équilibre 
et  fut  précipité  dans  la  mer.  Sa  chute  fut  heureusement 
aperçue,  malgré  l'heure  avancée.  Le  capitaine  prit  aussi- 
tôt toutes  les  mesures  de  sauvetage.  Il  dirigea  le  paquebot 
vers  le  point  où  l'homme  avait  disparu,  jeta  à  la  mer  les 
épaves  et  toutes  les  bouées  qui  pouvaient  être  de  quelque 
secours,  et  lit  mettre  à  l'eau  les  embarcations;  mais  elles 
ne  purent  tenir  la  mer,  tant  les  vagues  étaient  puissantes, 
et  furent  rejetées  sur  les  flancs  du  navire,  où  elles  se  bri- 
sèrent. Peu  s'en  fallut  que  les  hommes  qui  les  montaient 


i 


DISCOURS    DE    M.    .11  KKS    SIMON.  ")G3 

Ile  lussent  subnierfifés.  On  apercevait  pai-  iiilcrvalles  le 
naufragé,  dont  les  efforts  s'épuisaient  visil)l(  tnciil .  ]a'. 
capitaine  ÎMaigre,  \oyant  loiilrs  les  ressources  ordinaires 
inutiles,  s'élança  pour  le  sauver  ou  mourir  avec  lui.  Un 
cri  sortit  de  toutes  les  poitrines  et  se  mêla  aux  mugisse- 
ments de  la  tempête.  I^'héroupie  sauveteur  réussit  conlrc 
toute  espérance.  «  Quand  il  parut  sur  le  ponl,  disait  un  do 
ses  hommes,  nous  crûmes  voir  deux  ressuscites.  »  Ce 
n'était  pas  sa  dernière  victoire  contre  la  mort.  L'année 
suivante,  pendant  la  guerre  enti-e  l'Espagne  et  le  Mai-oc, 
il  sauva  la  \ie  à  plusiciu's  matelots  et  soldats  de  rarinée 
espagnole;  il  reçut  pour  ce  service  la  croix  d'Isabelle  la 
Catholique.  En  i865,  lors  du  naufrage  de  ia  Provence  qui 
s'était  brisée  sous  le  fort  Saint-Jean,  il  fut  le  premier  à 
porter  secours  aux  naufragés.  C'est  son  droit,  noblement 
conquis,  d'arriver  le  premier  partout  où  on  a  besoin  d'un 
dévouement  ou  d'un  courage.  L'Académie  décerne  à 
M.  Maigre  sa  plus  haute  récompense,  une  médaille  de 
deux  mille  francs. 

Voici  maintenant  une  autre  sorte  de  courage,  vous 
jugerez  s'il  esl  moins  digne  d'admiration.  L'Académie 
accorde  trois  médailles  dv  mille  francs,  l'une  collective- 
ment aux  deux  sœurs  Train,  fondatrices  d'un  orphelinat 
à,  Morgard ,  département  de  la  Charente  -  Iniérieure  ; 
l'autre  à  M""  Polle-Dcvierme,  également  fondatrice  d'un 
orphelinat  à  Beauvais  ;  l'autre  enfin  à  M""  Léontine 
INicolle,   surveillante  à  l'hospice  de  la   Salpètrière. 

Les  demoiselles  Virginie  et  Hélène  Train,  appartenant 
à  une  i'amille  honorable,  se  trouvèrent  un  jour  sans 
aucune    ressource,    avec    un    père    infirme    et    une    mère 


564  uiscouns  suh  les   imux  de  vekti  . 

aveugle  à  soutenir.  L'aînée  pouvait  avoir  trente  ans.  Dan.s 
cette  position,  touchées  de  pitié  pour  les  enfants  aban- 
donnés, et  mues  par  une  sorte  d'instinct  maternel,  elles 
conçurent  la  pensée,  qui  aurait  effrayé  des  riches,  de 
fonder  un  orphelinat,  de  le  fonder  définitivement  en  lui 
constituant  une  propriété.  Elles  ne  confièrent  leur  pensée 
à  personne,  on  les  aurait  accusées  de  folie.  Elles  commen- 
cèrent humblement,  par  un  simple  gardiennage.  Elles 
louèrent  une  pauvre  maison,  et  reçurent  de  l'hospice  de 
La  Rochelle  et  de  Saintes  trente-trois  petites  filles  dont 
quelques-unes  n'avaient  pas  deux  ans,  et  parmi  lesquelles 
plusieurs  infirmes  et  estropiées,  s'engageant  à  leur  donner 
des  soins  maternels  jusqu'à  l'âge  de  vingt  et  un  ans, 
époque  où  elles  les  placeraient  dans  des  maisons  honnêtes, 
comme  servantes,  ouvrières  ou  bonnes  d'enfants. 

Quand  les  hospices  sont  obligés  de  placer  ainsi  au 
dehors  une  partie  des  orphelins  qu'on  leur  confie,  le 
département  alloue  une  faible  somme  qui  suffit  à  peine 
à  la  nourriture  et  à  l'entretien  des  pauvres  abandonnés. 
La  femme  qui  les  reçoit,  et  qui  cherche  dans  cette  pénible 
industrie  ses  propres  moyens  d'existence,  est  bien  rare- 
ment à  la  hauteur  de  sa  tâche.  On  a  beau  multiplier  les 
inspections  et  les  visites,  s'entourer  de  précautions  et  de 
renseignements.  Les  meilleures  font  leur  métier  avec 
humanité  ;  les  autres  se  hâtent  d'exploiter  les  forces  nais- 
santes de  ces  petits  êtres,  trop  souvent  au  détriment  de 
leur  santé  et  de  leur  avenir.  Mais  Virginie  et  Hélène 
Train  ne  faisaient  pas  un  métier;  elles  cédaient  à  une 
vocation.  Elles  montrèrent  dès  le  premier  jour  que  ces 
orphelines  avaient  trouvé  en  elles    de  véritables  mères. 


DISCOURS    DE    ^r.    JULES    SIMON.  565 

Elles  se  chargèrent,  seules,    de  toute  la  besogne  de  la 
maison  ,   faisant  la   cuisine  ,   une  pauvre  cuisine  ,    faisant 
aussi  le  ménage,  entretenant  partout  la  propreté,  pansant 
les  petites  malades,  ne  négligeant  pas   de  leur  inctlic  un 
alphabet  entre  les  mains  et  de  commencer  leur  iii>(iii(  I  ion 
religieuse.  Peu  à  peu,  ces  petites  grandissaient;  alors  on 
leur  mettait  à  la  main  une   aiguille;  les  plus  âgées  et  les 
plus  fortes  étaient  employées  aux  travaux  du  jardin.  La 
colonie   concourait  ainsi  à  son  entretien,  et  commençait  à 
pouvoir  vendre  quelques-uns  de  ses  produits,  qu'une  des 
deux  sœurs  allait,  trois  fois  par  semaine,  porter  aux  foires 
des  environs.    Les    deux    sœurs    gouvernaient    tout    leur 
monde    avec    douceur  et   fermeté,   se   faisaient   aimer    et 
pourtant  se  faisaient  craindre;  elles  meltaiciil  tant  d'or- 
dre et  d'économie  dans  les  dépenses,  que  la  gêne  se  faisait 
rarement  sentir.  Quand  elle  venait,  les  privations  n'étaient 
que  pour  les  maîtresses;  elles  s'ingéniaient,  de  diverses  fa- 
çons,  pour   les  épargner  à  leurs    enfants.    La  ruche   fut 
promptement  un  sujet  d'admiration  pour  le  village  et  pour 
tout  le   canton.  Les  bonnes  âmes  vinrent   en   aide  à  cette 
œuvre  excellente   et  touchante.    En  voyant    la  prospérité 
leur  arriver  tout  doucement,   les  généreuses  filles  ne  se 
relâchèrent  point.  Elles  restèrent  les  servantes  de  la  mai- 
son, trouvant  encore  le  temps  de  faire  au  dehors  l'office 
de  sœurs  de  la  charité,  et  vivant  comme  les  plus   pauvres 
paysannes.  A  ceux  qui  les  suppliaient  de  prendre  (pieique 
repos,  de  s'accorder  quelque  bien-être,  elles  répondaient  en 
riant  «  qu'elles  avaient  leur  motif  ».  Leur  motif.  Messieurs, 
n'est  plus  un  scci-et  :  après  avoir  longtemps  travaillé  pour 
vivre,   elles  travaillaient  pour  s'enrichir.  Elles  étaient   en 


j66  discours  si  r  i.ns  prix  dk  vertu. 

train  d'accomplir  leur  miracle  :  elles  Ihésaurisaient. 
Aujourd'hui,  elles  sont  propriétaires  de  la  maison  qu'elles 
habitent,  et  de  quelques  hectares  de  terre.  T.eur  testament 
est  déjà  fait  pour  assurer  à  l'orphelinat  cette  petite  for- 
tune. Il  leur  a  fallu  trente  ans  pour  en  arriver  là,  trente 
ans  d'admirable  dévouement,  de  travail  incessant,  de  fati- 
gues souvent  cruelles.  Peu  à  peu,  leur  famille  s'est  agran- 
die. Outre  les  enfants  de  l'hospice,  elles  reçoivent  encore 
dans  leur  maison  des  orphelines  de  père  et  mère  connus, 
et  les  plus  abandonnées  et  les  plus  estropiées  sont  choisies 
par  elles  de  préférence.  Leurs  anciennes  pensionnaires, 
qu'elles  ont  placées  dans  les  fermes  des  environs,  re- 
viennent les  voir  quand  elles  ont  un  moment  de  liberté, 
comme  on  retourne  au  foyer  domestique.  Elles-mêmes 
vont  les  visiter,  avec  le  zèle  et  la  tendresse  d'une  mère, 
dans  leurs  besoins  et  leurs  maladies.  La  distance  même 
ne  les  arrête  pas. 

Ceux  qui  nous  ont  envoyé  ces  détails  nous  parlent  des 
bienfaits  que  ces  deux  filles  répandent  autour  d'elles.  Elles 
sont  toujours  prêtes  à  soigner  les  maladies  les  plus  dange- 
reuses, à  panser  les  plaies  les  plus  repoussantes.  Virginie 
a  sauvé  la  vie  à  plusieurs  personnes,  une  fois  même  en  se 
jetant  à  l'eau  pour  porter  secours  à  une  femme  qui  se 
noyait  ;  mais  nous  ne  voulons  pas  tenir  compte  de  ces  bon- 
nes actions,  qui  sont  admirables;  l'orphelinat  nous  suffit, 
et  c'est  à  lui  que  nous  faisons,  avec  une  émotion  que 
vous  partagerez,  une  modeste  part  dans  les  bienfaits  de 
Montyon. 

Ce  n'est  pas  un  orphelinat    que  M"°  Polle-Devierme   a 
fondé;  c'est  plutôt  un  pensionnat  gratuit  pour  les  jeunes 


DISCOLRS    DE    M.    JULKS    SrMO.N.  5G- 

filles  pauvres.  M""  Polle-Devierme  appartient  à  une  famille 
distiniifuée.  Elle  semblait  destinée,  dans  sa  jeunesse,  à  être 
uiu'  riche  héritière;  mais  une  série  de  revers  loiil  réduite 
à  un  mince  avoir,  qu'on  évalue  à  peine  à  (juaranle  mille 
francs.  Elle  s'est,  en  quelque  sorte,  vengée  de  la  fortune, 
en  faisant  avec  ces  modiques  ressources  aiil;m(  de  bien  que 
si  elle  avait  été  millionnaire. 

L'Académie  a  trouvé,  dans  le  dossier  de  M""  l'olle-De- 
vierme,  une  lettre  d'elle  adressée  à  un  ami,  et  qu'une 
indiscrétion  bien  pardonnable  y  a  glissée.  M"°  PoUe-De- 
vienne  est  fière ;  elle  ne  veut  pas  être  louée,  nous  ne  la 
louerons  pas  ;  mais,  puisque  cette  lettre  est  dans  nos  mains, 
nous  en  lirons  quelques  extraits,  qui  feront  connaître  à  la 
fois  l'œuvre  et  la  fondatrice. 

«  Cette  œuvre,  dit  M""  Polle-Dcvierme,  n'était  à 
sa  naissance  qu'un  simple  apprentissage,  recevant  les 
enfants  depuis  huit  heures  du  matin  jusqu'à  huit  heures 
du  soir,  au  nombre  restreint  de  vingt-cinq.  Mais  la  con- 
(iance  ([n'inspirèrent  nos  premiers  succès  accrut  mes  dé- 
sirs, et  il  me  sembla  que  recueillir  entièrement  les  jeunes 
filles,  surtout  quand  elles  sont  orphelines,  les  habituer  à 
la  vie  de  famille,  les  initier  à  tous  les  travaux  et  à  tous  les 
secrets  du  dévouement  de  la  femme  dans  son  intérieur, 
c'était  une  œuvre  plus  complète,  surtout  à  notre  époque, 
où  le  désir  de  briller  et  de  paraître  entraîne;  trop  souvent 
les  parents  à  donner  à  leurs  filles  une  éducation  légère  et 
frivole.  Je  ne  reçois  que  des  jeunes  filles  appartenant  à 
d'honnêtes  familles,  de  naissance  légitime,  ordinairement 
à  l'Age  de  dix  à  onze  ans,  quelquefois  cependant  à  quatre 
ou  cinq  ans,  et  je  les  conserve  jusqu'à  vingt   et  un  ans. 


568  DISCOURS    SIR    LKS    1>R1\    r>K    VERTU. 

Elles  sont  appliquées  aux  classes,  à  tous  les  travaux  d'ai- 
guille, à  la  cuisine,  aux  lessives.  Jamais  personne  d'étran- 
ger ne  vient  piu'ter  son  concours  ;  tous  les  emplois  de  la 
maison  sont  remplis  par  les  jeunes  filles. 

«  C'est  avec  bonheur  que  je  puis  constater  chaque  jour 
les  heureux  fruits  recueillis  depuis  l'existence  de  cette 
œuvre.  Les  relations  les  plus  affectueuses  se  continuent 
lorsque  ces  jeunes  filles  inc  quittent,  et  toutes  celles  qui 
sont  aujourd'hui  mères  de  famille  me  donnent  les  plus 
douces  consolations. 

«  La  piété  vraie  et  solide  est  la  base  de  l'éducation,  et 
j'entends  par  piété  l'accomplissement  de  tous  les  devoirs, 
malgré  l'ennui  et  la  fatigue  qui  en  peuvent  résulter,  car  je 
ne  connais  d'autre  devise  que  celle-ci  :  Le  devoir  avant 
tout,  le  devoir  partout,  le  devoir  toujours.  » 

Pour  le  pensionnat  de  Beauvais,  comme  pour  l'orpheli- 
nal  de  Morgard,  la  merveille  est  de  trouver  le  moyen  de 
subsister.  On  ne  compte  pas  moins  de  quarante  ou  cin- 
quante jeunes  filles  à  Beauvais;  la  dépense  annuelle  est  de 
1 5,000  francs.  Il  n'y  a  pas  ici  d'hospice  donnant  une  sub- 
vention; de  loin  en  loin,  deux  ou  trois  élèves  ont  payé  une 
pension,  qui  ne  s'est  jamais  élevée  au-dessus  de  200  francs. 
La  ville  a  proposé  une  allocation,  qui  a  été  fièrement  re- 
fusée. Le  travail  des  enfants  suffit  à  tout,  sous  la  direction 
intelligente  d'une  femme  de  tète  et  de  cœur,  qui  paie 
vaillamment  de  sa  personne,  et  donne  à  toute  la  maison 
l'exemple  d'une  vie  austère,  d'un  dévouement  infatigable, 
et  d'une  inépuisable  charité. 

Mais,  à  présent,  il  faut  quitter  ces  régions  sereines  de 
Morgard  et  de  Beauvais.  Morgard  et  Beauvais  ne  sont  pas 


DISCOl'RS    l)K    M.    JII.KS    SIMON.  569 

dos  lieHX  de  dôlices.  On  y  travaille  sans  relâche,  on  y  vit 
durement.  On  ne  trouve   en  sortant  de  l'asile  que  des  pla- 
ces de  servante  ou  des  emplois    d'ouvrière.    Cependant, 
tout  est  adouci  par  le  sentiment  du  devoir  accompli,   par 
l'affection  maternelle   des  maîtresses  et  les  rliaudes  sym- 
pathies   des  compagnes.   Entrons   à  pré.sent   à    la    Salpè- 
trière.  Disons  adieu  à  la  santé,   à  la  liberté,  à  la  gaieté, 
et  même   à   la  jeunesse;    car    ce   ne  sont  pas  des   jeunes 
filles  que   ces  idiotes,  ces    rachitiques,   ces  épileptiques. 
La  ville  de   Paris  a  élevé,  dans  ces  dernières  années,  de 
magnifiques  maisons  hospitalières;  elle  peut  citer  avec  or- 
gueil l'asile  Sainte-Anne,  la  Ville-Évrard,  l'hôtel-Dieu.  Les 
constructions  anciennes  étaient  moins  bien  entendues;  il  a 
fallu  les  reprendre  en  sous-œuvre,   abattre  des  cloisons, 
percer  des   fenêtres,  et  malgré  tout,  on  n'arrive  que   bien 
imparfaitement  à  réaliser  les  conditions  de  salubrité  exi- 
gées par  la  science  moderne.  La  Salpètrière,  dont  les  bâti- 
ments   ont   été   construits  sous    Louis    XIII  pour  servir 
d'arsenal,  ne  manque   pas  d'espace,   ni  même  de   magni- 
ficence; mais  la  division  des  enfants  y  est  pitoyable.  Ces 
pauvres  êtres,  au  nombre  de  cent  vingt  petites  filles,  sont 
entassés  dans  des  salles  humides  et  obscures.  Les  épilep- 
tiques ne  sont  pas  séparées  des  simples  idiotes.  Ces  en- 
fants sont  plutôt  des  agitées  que  des  hébétées,  de  .sorte  que 
le  défaut  d'espace  et  de  mouvement  est  pour  elles  un  cruel 
supplice.    L'été,   elles  ont  au  moins  quelques  heures    de 
soleil;  elles  passent  leurs  tristes  journées  d'hiver  dans  des 
classes  malsaines  et  encombrées,  où  la  lumière  même  est 
insuffisante,   .sous  les  yeux  de  surveillantes,  qui  ne  sont 
en  réalité  que  des  gardiennes  et  des  filles  de  service.  On 

ACAU.     l'R.  -2 


570  DISCOllRS    SIR    LES    PRIX    DE    VEllït. 

se   demande    quelquefois   comment  on   peut  trouver   des 
pauvres  femmes  assez  abandonnées  pour   remplir  de  tels 
emplois.  Ne  croyez  pas  qu'on  les  achète  à  prix  d'or.  Pour 
passer  sa  vie  entière  au  milieu  de  ces  malheureuses  filles, 
pour  les  servir  et  pour  les  contenir,  pour  les  voir  souffrir 
sous  ses  yeux,   sans  obtenir  d'elles,  la    j)lupart  du  temps, 
un   |)eu   d'affection  et  de  reconnaissance,   une   deuxième 
surveillante    reçoit  un    traitement  annuel  de  36o  francs, 
moins  que  les  gages  d'une  fdle  de  peine.  On  exige  pour- 
tant qu'elle  soit  honnête,  qu'elle  ait  reçu  quelque  éduca- 
tion, qu'elle  ait  une  forte  santé,  pour  subir  cette  captivité 
et  résister  à  ce  travail  sans  relâche;  il  est  même  bon  qu'elle 
soit   robuste,  pour  lutter  au  besoin  contre   les  patientes. 
Il  paraît  qu'il  y  a  des  postulantes  pour  ces  places,  et  il  faut 
que  les  heureux,  et  même  les  malheureux,  se  le  disent  et 
apprennent  ainsi  à  être  reconnaissants  de  la  situation  qui 
leur  est  faite  ailleurs.  M"°  Léontine  Nicolle,  qui  a  pourtant 
reçu  une  éducation  sérieuse,  a  vivement  sollicité  sa  place 
de  deuxième  surveillante;  elle  a  attendu  impatiemment  une 
vacance;  elle  est  entrée  avec  joie  dans   cet  enfer.  Elle  avait 
un  secret  que  je  vous  livre.  Sa  mère  était  atteinte  de  la  folie 
de  la  persécution.  Léontine  ne  pouvaitla  garder  avec  elle; 
elle  obtint  de  la  faire  entrer  à  la  Salpêtrière,  et  n'eut  plus 
qu'une  pensée,  de   s'y  enfermer  avec  elle,   pour  pouvoir 
encore   lui  donner  ses   soins.  Elle  fut  nommée,   elle  ])ril 
possession  de  son  triste  emploi.  Tant  que  sa  mère  a  vécu, 
M"°  Nicolle  passait  les  journéesauprès  de  ses  idiotes,  et  les 
quel([ucs  minutes  qu'on  lui  accordait  pour  se  remettre  de 
son  rude  labeur,  auprès  de  la  folle  qui  était  sa  mère,  allant 
ainsi  d'un  martvre   à   un   autre,  et  se   trouvant   heureusa 


niSCOlRS     l)K     M.     Il  I.KS    SIMON.  *")-  | 

parce  qu'elle  remplissait  son  devoii-  lilial.  <'.i'Uc  \ic  a 
duré  vingt-sept  ans.  La  pauvre  folle  est  inoilc.  il  v  a  (in 
an,  dans  les  bras  de  sa  fille,  qu'elle  reconnaissait  à  peine 
et  dont  elle  repoussait  les  soins  avec  terreur  dans  ses  mo- 
ments d'hallucination.  Voilà  vingt-huit  ans  passés  (|ii»' 
-M"'  \ieolle  exerce,  à  la  Salpèlrière,  ses  fonctions  de  sur- 
veillante. Elle  s'y  est  attachée;  elle  s'est  dit  qu'à  force  de 
patience,  elle  sauverait  ces  infortunées,  et  plus  de  cinq 
<'ents  d'entre  elles,  sorties  de  ses  mains,  sont  entrées  dans 
la  vie  commune,  et  parviennent  aujourd'hui  à  gagner  leur 
\  ie. 

L'administration  de  la  Sal|)ètrière,  qui  esl  une  sage  et 
j)aternelle  administi'ation,  mais  qui  est  entravée  par  les 
règlements,  a  pu  enfin,  dans  ces  derniers  mois,  faire  de 
la  surveillante  une  institutrice.  Elle  aura  900  francs  de 
traitement,  peut-être  davantage.  Elle  fera,  dans  son  nou- 
veau grade,  le  même  travail.  Elle  ne  fera  pas  plus,  ni 
mieux,  parce  que  c'est  impossible.  Quelle  vie,  Messieurs! 
(pu'l  noviciat!  et  quelle  récompense!  L'Académie,  avec  le 
plus  profond  respect,  décerne  un  prix  de  vertu  à  M"°  Léon- 
tine  Nicolle. 

L'Académie  a  accordé  sur  la  fondation  Montyon  un 
assez  grand  nondjre  de  médailles  de  5oo  francs.  Voici 
d'abord  deux  institutrices  :  M""  Marie  Pradelle,  institu- 
trice à  Grèze  (Lot),  ([ui,  non  contente  de  remplir  avec  un 
dévouement  admirable  tous  les  devoirs  de  sa  profession, 
n'a  cessé,  pendant  sa  longue  carrière,  de  prodiguer  ses 
soins  aux  malades  et  aux  indigents,  comme  une  véritable 
sœur  de  charité;  et  M"°  Marie  Chirac,  institutrice  à  Gros- 
Chastang   (Gorrèze),    qui  a  donné    l'exemple   des  mêmes 


5^2  DISCOURS    SI  U    I.KS    l'IUX    OK    VKRTO. 

vertus,  el  qui.  malgré  la  inocliciU'-  de  ses  ressources,  a  re- 
cueilli gratuitement  chez  elle  deux  pauvres  petites  sourdes- 
muelles,  dont  elle  a  fait  l'éducation.   Nous   donnons  une 
médaille  de    ^)oo   francs   à   M""^   Marie-Philippine    Beaus- 
sart,  de  Plumoison  (Nord)  pour  les  soins  maternels  qu'elle 
a  donnés  aux  orphelins  placés  chez  elle  par  l'administra- 
tion  de    l'Assistance  publique;  un   médecin  célèbre  l'ap- 
pelle    la    Sauveiise    denfants;     quatorze    rachitiques     lui 
doivent  la  vie  ;  une  médaille    de  5oo   francs   à  Jean-Cé- 
lestin  Roche,  tailleur  de  pierres,  à   Castiglione  (Algérie), 
dont  voici,   en   deux  mots,  l'histoire  :  Son   patron,  qu'il 
avait  suivi  en  Afrique,  ne  peut  résister  à  la  fatigue,  à  l'in- 
fluence du   climat,    peut-être   au   chagrin  causé    par   des 
espérances   trompées  ;   il  meurt  en  laissant  une  veuve  et 
des  orphelins  dénués  de  ressources  dans  un  pays  étranger 
et  lointain;   Roche  adopte  cette  famille,  ne  travaille  plus 
que  pour  elle  et  remplit  à  son  égard  tous  les  devoirs  d'un 
père;  c'est  un  ouvrier  hors  ligne,  puisqu'il  a  obtenu  deux 
récompenses  à  l'Exposition  universelle;   il  aurait  pu  sen- 
richir,  mais  il  a  tout  donné  à  sa  famille  d'adoption.  L'Aca- 
démie accorde  aussi   des  médailles  de  5oo   francs  à  cinq 
domestiques,  devenues  le  soutien  de  leurs  maîtres,  humble 
dévouement  qu'on  ne  se  lasse  pas  de  récompenser,  parce 
qu'il  est  l'indice  des  plus   nobles   qualités   du  cœur.   Ces 
servantes   méritoires   sont   :    Marie-Jeanne    Cochard,    de 
Lannion  (Gôtes-du-Nord)  ;   Louise-Elisabeth  Chrétien,  de 
Chambly  (Oise),  qui  reste,  depuis  plus   de  trente  ans,   et 
sans  gages,   au  service  d'une  paralytique;   Thérèse  Guer- 
rand.   à  Morsalines  (Manche);   Jeanne-Perrine  Gautier,  à 
Ducey  (Manche),  qui,  pendant  toute  une  vie  passée  en  ser- 


I 


DISCOURS    DE    M.    Jll.KS    SIMO^.  5-3 

vice,  a  trouvé   le   moyen,   avec  ses  gages  tic  servaiilc,  do 
répandre  les  bienfaits  autour  d'elle.  Jeanne  Gautier   s'est 
signalée  dans   un   incendie,  elle  y  a  perdu  l'usage  de  son 
bras   droit.    Notre    récompense    \a    la    trouver  dans    son 
extrême  vieillesse  ;   elle   a   aujoiu^d'hui    quatre-vingt-trois 
ans.  Eugénie  Urgen-Vertuel.  à  qui  nous  donnons  le  même 
prix,  est  une  mulâtresse  de  la  Guadeloupe.  Dévouée  avec 
passion  à  sa  maîtresse,  elle  la  suit  en  France,  malgré  les 
exhortations  et  les  avertissements  de  sa  propre  famille.  En 
l'^rance,  la  maîtresse  se  marie.  Eugénie  s'est  opposée  à  ce 
mariage  ;   elle  en  a  prédit  les   fatales   conséquences  ;  elle 
s'est  séparée,   le  cœur  déchiré,  de  sa  maîtresse.  Tout  ce 
qu'elle  avait   prévu  s'accomplit.   Au  bout   de   1res  peu  de 
temps,  la  malheureuse  femme,  accablée  de  mauvais  traite- 
ments, dépouillée  de  tout,  s'enfuit  chez  son  ancienne  ser- 
vante, qui  partage  avec  elle  son  lit  et  sa  misère.  Devenue 
veuve,  la  créole  retourne  à  la  Guadeloupe,  recueille  quel- 
ques  débris   de   sa   fortune,   monte    un   petit  commerce. 
Eugénie  l'a  suivie,  elle  est  la  fille  de  boutique,  la  fille  de 
peine;   elle  se  multiplie  et  s'épuise;  tout  est  inutile  :  les 
deux    pauvres    femmes   ne   peuvent    échapper   à  la  ruine. 
Elles  s'enfuient,  reviennent  en  France,  où  Eugénie  trouve 
un  peu  de   travail  ;  mais  la  maîtresse  succombe  à  tant  de 
revers.  A  peine  a-t-elle  fermé  les  yeux  que  le  chétif-mobi- 
lier  est  saisi  par  les  créanciers.   Eugénie  Urgen-Vcrtuel, 
maintenant  âgée   et  ayant  la  vue    affaiblie,  peut  à  peine 
subvenir  à    ses  besoins.    Enfin,    l'Académie    met    sur   la 
même    liste,    pour    des    récompenses    de    même    valeur, 
c'est-à-dire  pour  des  médailles  de  5oo  francs,    des  per- 
sonnes  qui   ont    j)oussé  jusqu'au  degré  héroïque  l'esprit 


5y/i  DISCOURS    SUR    LES    PRIX    DR    VERTU. 

de  dévouement  à  la  famille,  et  qui,  en  même  temps,  ont 
été  les  servantes  des  pauvres.  Prennent  place  sur  cette 
liste  d'honneur  :  M'""  veuve  Rivoire,  à  Gessicu  (Isère), 
ravaudeuse  ;  M"""  veuve  Beaudouin,  M"""  veuve  Roy,  toutes 
deux  à  Paris;  Marie-Alphonsine  Bois,  à  Polineove  (Pas- 
de-Calais),  dont  on  ne  saurait  trop  louer  le  zèle  pendant 
le  choléra  et  l'épidéinic  de  fièvre  typhoïde  ;  M""'  Guérin, 
à  Marie  (Aisne),  qui  depuis  quarante  ans  est  volontaire- 
ment au  service  de  tous  ceux  qui  souffrent;  Clarisse  Pages, 
à  Jaujac  (Ardèche);  les  deux  sœurs  Emma  et  Agathe  Dutil. 
Celles-ci,  non  contentes  de  recueillir  tous  les  orphelins  et 
tous  les  infirmes  de  leur  famille,  ont  pris  à  leur  charge 
une  petite  fille  de  six  mois,  abandonnée  dans  les  rues  de 
Paris  pendant  le  siège. 

L'Académie  décerne  le  prix  de  la  fondation  Gémond, 
d'une  valeur  de  i,ooo  francs,  à  M.  l'abbé  Maillard,  de 
Saint-Julien  de  Coneelles  (Loire-Inférieure). 

M.  l'abbé  Maillard  a  passé  sa  vie  à  faire  le  bien.  On 
signale  particulièrement  sa  belle  conduite  pendant  une 
épidémie  de  variole  noire  qui  a  sévi  à  Moisdon  (Loire- 
Inférieure).  A  Saint-Michel,  il  s'est  jeté  courageusement  à 
la  mer  et  a  sauvé  la  vie  à  un  homme  qui  se  baignait  impru- 
demment par  un  gros  temps  et  qui  avait  été  pris  de 
vertige.  Mais  ce  qui  a  surtout  ému  l'Académie,  c'est  la 
carrière  militaire  de  M.  l'abbé  Maillard.  Parti  volontai- 
rement, sans  traitement  ni  fonction  officielle,  avec  le 
2"  bataillon  de  mobiles  de  la  Loire-Inférieure,  pendant 
la  funeste  guerre  de  1 870-1 871,  l'abbé  Maillard  n'a  cessé 
d'être,  pour  tous  ses  compagnons,  un  camarade  dans  le 
danger,  un    père  dans  la  souffrance.  Il  marchait  allègre- 


DISCOURS    DE    M.    JULES    SIMON.  Snf» 

ment  en  tête  du  balaillon,  couchait  dans  la  nei^e.  se  tenait 
au  premier  run^  pendant  les  engagements  pour  relever  el 
soigner  les  blessés,  prodiguait  ses  soins  aux  malades  el 
se  multipliait  pour  leur  procurer  des  aliments  et  des 
remèdes.  On  at'lirme  qu'il  a  passé  plusieurs  jours  sans 
nourriture,  distribuant  ses  rations  aux  soldats  les  plus 
épuisés  par  la  fatigue  et  le  besoin.  Il  n'a  pas  été  blessé, 
quoiqu'il  lût  sans  cesse  au  milieu  des  balles  ;  mais  il 
est  tombé  au  pouvoir  des  Prussiens  et  a  subi  une  rude 
captivité.  Il  est  rentré  dans  sa  famille  après  la  paix, 
épuisé,  crachant  le  sang.  Ce  sont  ses  camarades  de  ba- 
taillon qui  ont  demandé  pour  lui  à  l'Académie,  dans  une 
lettre  touchante,  la  récompense  qu'elle  est  heureuse  de 
lui  accorder. 

M""  Mugnier  est  une  de  ces  généreuses  femmes  qui  ne 
peuvent  voir  une  soulTrance  sans  s'efforcer  de  la  secourir. 
Ne    possédant    rien,     elle    donnait   aux    malheureux     un 
peu   de   son  nécessaire  et   quêtait  pour  eux   quand   il    le 
lallail.  Elle  se  signala  pendant  le  siège.  A  force  de  zèle  et 
d'intelligence,  elle  trouvait  le   moyen  de  se  procurer  des 
aliments    qu'elle    distribuait    autour   d'elle;    plus    dune 
famille  pauvie  lui  dut  de  ne  pas  mourir  de  faim.  Après  le 
i8  mars,  son  mari,  qui  est   employé   à    la   préfecture   de 
police,   dut  suivre   ses  chefs   à  Versailles;   M""=  Mugnier 
resta  à  Paris,   où  la  retenaient  ses   fonctions  de  gérante 
d'une  maison  située  rue  de  Suresnes.  Le  désir  de  voir  son 
mari,  et  sans  doute  aussi  le  besoin  de  rendre  service,  la 
portèrent  à  se  rendre  plusieurs  fois  de  Paris  à  Versailles, 
ce  qui  n'était  pas  sans  péril,  même  poui'  une  femme.   Elle 
fit  cinq  fois  le  trajet,   portant  des    lettres  qui   l'auraient 


576  niSCOlRS    SUH    LES    1>IUX    DK    VERTt . 

exposée  à  la  mort,  si  on  les  avait  découvertes  sur  elle. 
Elle  s'offrait  pour  cela  dans  les  ministères,  chaque  fois 
qu'elle  rcpai-tait  pour  Paris,  et  c'était  à  qui  s'empresserait 
de  donner  par  ce  moyen  des  nouvelles  aux  chers  absents. 
M""  Mugnier  n'acceptait  aucune  rémunération,  pas  même 
du  Gouvernement,  lin  jour,  le  chef  d'une  grande  admi- 
nistration, qui  connaissait  sa  position  modeste,  se  hasarda 
à  lui  dire  :  «  Madame  Mugnier,  l'Etat  paie  les  services 
qu'on  lui  rend;  voilà  longtemps  que  nous  sommes  vos 
débiteurs;  dites-moi  simplement  ce  dont  vous  avez  besoin. 
—  Oh!  monsieur,  répondit-elle  avec  bonne  humeur,  je  me 
ferais  sans  façon  payer  ma  peine,  si  ce  n'était  que  cela  ; 
mais  je  risque  ma  vie  pour  vous  autres,  comme  vous 
savez.  »  Le  ministre,  ému,  lui  serra  la  main.  A  son  dernier 
voyage,  les  soldats  de  la  Commune  la  firent  entrer  dans  un 
poste  de  cantinières,  où  elle  fut  rigoureusement  fouillée. 
Elle  avait  cinq  lettres  sur  elle  ;  mais  elle  les  avait  si  bien 
cachées,  et  elle  montra  tant  de  sang-froid,  que  la  visite  fut 
sans  résultat;  elle  vit  ce  jour-là  la  mort  de  bien  près.  Ces 
allées  et  ces  venues  avaient  fini  par  appeler  l'attention  des 
autorités  du  quartier.  Un  ami  lui  fit  savoir  secrètement 
qu'il  y  avait  ordre  de  l'arrêter.  Elle  passa  plusieurs  jours 
dans  des  craintes  mortelles.  Le  22  mai,  au  moment  où  une 
partie  de  nos  troupes  étaient  déjà  dans  Paris,  quelques 
insurgés  armés  jusqu'aux  dents  firent  irruption  dans  son 
bureau  et  lui  intimèrent  l'ordre  de  sortii-.  Ils  l'entraînèrent 
jusqu'à  l'angle  du  boulevard  et  de  la  rue  Ville-l'Evèque. 
L'un  d'eux,  qui  paraissait  être  une  sorte  de  commissaire,  la 
poussa  brus(piement  contre  le  mur  et  lui  tira,  presque  à  bout 
portant,  un  rou[)  de  revolver.  Ses  acolytes  tirèrent  aussi. 


DISCOLRS    DK    M.    Jl  LlCS    SIMON.  rjy7 

elk'  luinba.  Les  assassins  prirciil  la  lïiile,  croyant  Iciii- 
crime  accompli;  elle  n'était  que  blessée.  Nos  soldats  la 
trouvèrent  baignant  dans  son  sang.  On  la  porla  à  l'hù- 
pital  Beaujon.  Le  bras  droit,  qui  avait  l'cçu  une  balle, 
demeura  ankvlosé,  et  les  désordres  produits  par  la  bles- 
sure s'étant  portés  sur  la  jambe  gauche,  il  fallut  |)ro- 
céderà  l'amputation.  La  pauvre  invalide  soi-lit  de  rhù|)ilal 
au  bout  de  huit  mois,  avec  une  jambe  perdue  et  un 
bras  hors  de  service,  pour  reprendre,  ainsi  mutilée,  ses 
anciennes  habitudes  de  bienfaisance.  Telle  est  cette  courte 
histoire,  que  personne  n'entendra  sans  admiration  et  sans 
pitié.  Les  faits  remontant  à  plus  de  deux  ans.  M"'"  Mu- 
gnicr  ne  peut  prendre  part  aux  libéralités  de  M.  Montyon. 
L'Académie  ne  croit  pas  la  récompenser  en  lui  donnant  le 
prix  de  la  fondation  Souriau  :  une  médaille  de  i  ,000  francs. 

La  fondation  Marie  Lasnes  a  permis  à  l'Académie  de 
donner  plusieurs  médailles  de  3oo  francs. 

Marie  Moreau,  journalière,  âgée  de  vingl-iiuit  ans,  de 
Saint-Laurent  des  Autels  (Maine-et-Loire),  a  soutenu 
pendant  dix  ans  son  père  atteint  d'un  cancer  qui  lui  dévorait 
la  figure.  Elle  avait  en  même  temps  et  elle  a  encore  à  sa 
charge  une  mère  âgée  de  soixante-treize  ans,  qu'une  frac- 
ture à  l'épaule  droite  rend  incapable  de  ti-avail,  et  un  frère, 
idiot  et  épileptique.  Elle  passe  la  journée  chez  ses  maîtres, 
et  la  nuit,  elle  fait  le  ménage,  soigne  ses  malades  et  leur 
prépare  des  aliments  pour  le  lendemain.  Pareille  est  l'his- 
toire de  Ferrinc  Méchine,  cultivatrice  à  Allonnes  (.Maine- 
et-Loire);  de  Clarisse  Lemelin,  couturière  à  Nantes;  de 
Séraphine  Vignaud,  domestique  à  Confolens;  d'Honorine 
Claudel,  lingère  à  Blamont  (Meurthe-et-Moselle).  «  Elle 
ACAD.    i-n.  7^ 


5^8  DISCOURS    StR    LKS    1>1UX    DE    VKUTl'. 

n'a  jamais  connu  ni  force,  ni  sanlé,  ni  bonlieur,  disent 
ceux  qui  nous  la  recommandent,  mais  en  revanche  Dieu 
lui  a  donné  un  grand  cœur.  »  Pierre-François  Jourdan, 
qui  obtient  aussi  une  médaille  de  vertu  de  la  valeur  de 
3oo  francs,  est  maître'  de  port  à  Granville.  Il  a  soutenu 
seul,  avec  ses  maigres  appointements,  son  père,  sa  mère, 
sa  sœur,  et  les  deux  enfants  de  sa  sœur.  Il  a  élevé  ces 
enfants;  il  a  marié  la  (ille,  il  a  donné  au  lils  assez  d'éduca- 
tion pour  le  faire  recevoir  capitaine  au  long  cours.  Mais 
ils  sont  morts  l'un  et  l'autre  en  lui  laissant  deux  orphe- 
lins; et  lui,  sans  se  lasser,  sans  se  décourager,  s'est  mis  à 
les  élever  avec  la  tendresse  d'un  père. 

L'Académie  partage  une  médaille  de  4oo  francs  entre 
Wilhelm  Slephanus  et  Caroline  Chartrain,  demeurant  l'un 
et  l'autre  à  Blois,  et  domestiques  pendant  trente-cinq  ans 
du  même  maître.  Ce  maître  était  un  médecin  célèbre, 
ayant  un  grand  train  de  maison  ;  dans  les  premières 
années  ses  domestiques  amassèrent  des  économies.  Puis 
il  perdit  sa  fortune  et  sa  santé,  et  ne  garda  qu'une  clien- 
tèle restreinte.  Wilhelm  et  Caroline  restèrent  cependant 
chez  lui,  presque  malgré  lui,  sans  recevoir  de  gages. 
Enfin,  la  vieillesse  et  les  infirmités  forcèrent  les  deiMiiers 
clients  à  se  retirer,  et  alors  se  déploya  un  dévouement 
qu'on  trouve  plus  souvent  dans  les  romans  que  dans  la  vie 
réelle.  Les  deux  domestiques  firent  croire  à  leur  maître 
qu'il  lui  restait  des  ressources  ;  ils  le  firent  croire  aussi 
au  public  ;  mais  ces  i-essources  n'étaient  que  les  économies 
faites  par  eux  trente  ans  auparavant,  et  qui  montaient, 
pour  chacun,  à  près  de  5,ooo  francs.  Nous  en  avons 
la  preuve  aulhenlique.  Ils  y  joignaient  le  produit  de  quel- 


DISCOURS    DE    M.    Jl  LES    SIMON.  O^y 

qucs  travaux  extérieurs.  Leur  maître  est  mort,  à  quatre- 
vingt-huit  ans,  entre  leurs  bras,  et  tous  les  deux  l'ont 
pleuré. 

Notre  illustre  confrère  M.  Auguste  Barbier,  faisant  à 
l'Académie  le  rapport  sur  les  candidats  aux  prix  de  vertu, 
en  l'absence  de  M.  de  Champagny,  notre  rapporteur  ordi- 
naire, nous  disait  avec  tristesse  :  Est-il  possiijie  qu'il  v  ail 
tant  de  misères  en  France? 

Oui.  cher  confrère,  il  y  a  toutes  ces  misères  en  France. 
11  y  a  et  il  y  aura  toujours  des  idiots,  des  épileptiques, 
des  rachitiques.  Il  y  aura  toujours  des  orphelins  et  des 
misérables.  Mais  avouez  cpi  il  y  a  aussi  de  grands  cœurs! 
L'Académie  voudrait  avoir  les  mains  pleines  de  cou- 
ronnes pour  les  récompenser  dignement,  et  celui  fini 
parle  en  son  nom  regrette  toujours  de  se  borner  à  une 
mention  lapide,  quand  il  ^o^d^ait  pouvoir  raconter  en 
détail  ces  nobles  vies,  qui  contiennent  de  si  fiers  ensei- 
gnements. Voilà  donc.  Messieurs,  ce  que  l'on  peut  faire 
avec  rien  !  \  oilà  les  vertus  qu'il  y  a  autour  de  nous  ;  disons 
au-dessous  de  nous,  si  vous  voulez,  quoiqu'il  n'y  ait  [)as  un 
seul  de  nos  récompensés  qui  ne  soit  notre  égal  et  peut-être 
notre  supérieur!  Nous  en  connaissons,  nous  en  récom- 
pensons quelques-unes;  il  y  en  a  des  milliers!  Pour  qu'une 
de  ces  belles  actions  vienne  jusqu'à  nous,  il  faut  qu'elle 
ait  un  témoin  autorisé,  un  témoin  connaissant  l'existence 
des  prix  Montyon.  Dans  ce  Paris,  qu'on  a  appelé  dédai- 
gneusement, et  un  peu  sottement,  la  grande  Babylone,  les 
malveillants,  les  superficiels  ne  voient,  en  haut,  que  la  dé- 
pravation des  mœurs,  en  bas,  que  l'àpreté  des  convoitises. 
S'ils  entraient,  en  amis  ou  en  observateurs  désintéressés. 


58o  DISCOIRS    StR    LKS    l'UlX    DK    NKUTl  . 

dans  les  atoliors,  s'ils  visitaient  les  garnis,  s'ils  vivaient  assez 
avec  les  pauvres  gens  pour  mériter  leur  confiance,  ils 
sauraient  que  personne  ne  donne  si  aisément  et  d'un 
lueilleur  cœur  que  ceux  qui  gagnent  à  grand' peine  leur 
subsistance  par  le  travail  de  chaque  jour;  que  le  dévoue- 
ment poussé  jusqu'au  degré  héroïque  n'est  pas  rare 
parmi  eux;  (ju'ils  compixnnent  profondément,  qu'ils  pra- 
tiquent sérieusement  les  devoirs  de  la  paternité  et  de  la 
piété  filiale  ;  que  l'aïeul  qui  ne  peut  plus  tenir  son  outil, 
a  sa  place,  — la  première  place,  —  dans  le  galetas  de  ses 
enfants;  que  beaucoup  d'entre  eux  pouvant  mettre  leurs 
vieux  parents  dans  un  hospice,  aiment  mieux  souffrir  la 
faim  pour  les  garder  dans  ce  qu'ils  appellent  la  maison. 
Le  vice  s'étale.  Messieurs,  la  vertu  se  cache.  Très-souvent 
elle  s'ignore.  Des  ouvriers  suivent  le  cercueil  d'un  ami; 
il  y  a  un  orphelin;  quelqu'un,  chemin  faisant,  prend  l'en- 
fant par  la  main,  et  cette  main,  il  ne  la  quitte  plus.  Je 
connais,  et  en  grand  nombre,  des  ouvriers  de  Paris  qui 
ont  pris  à  leur  charge  les  enfants  d'un  ami  et  qui  les  élè- 
vent avec  les  leurs,  sans  distinction  entre  les  enfants  que 
Dieu  leur  a  donnés  et  ceux  que  leur  a  donnés  leur  propre 
cœur.  Ils  disent  :  Mon  fils!  Les  enfants  disent  entre  eux  : 
Mon  frère!  Quand  on  leur  parle  de  cela,  ils  répondent  en 
secouant  les  épaules  :  Il  faut  bien  s'aider! 

Il  n'y  a  pas  moyen,  Messieurs,  d'être  misanthropes 
quand  on  vient  de  donner  les  prix  Montyon,  et  c'est  pour 
cela  surtout  que  je  vénère  la  mémoire  du  bienfaiteur  des 
pauvres,  que  je  veux  appeler  aussi  notre  bienfaiteur.  Oui, 
les  hommes  sont  bons;  il  ne  s'agit  que  de  les  connaître. 
Soit  que  la  haine  porte  sur  les  individus,  ou  sur  les  classes, 


DISCOIRS    DE    M.    ,11  I.i:s    MMoN.  5g, 

c\k'  ne  sera  jamais  qu'une  maladif  de  le.piiL  11  ne  faut 
pas  même  haïr  les  vicieux;  conlentons-nous  de  haïr  le 
vice.  Mais  surtout,  puisque  c'est  aujourd'hui  la  veitu  qui 
nous  rassemble,  aimons-la,  admirons-la,  imitons-la:  et, 
sans  nous  exagérer  reffieacité  de  nos  prix  pour  la  pro- 
pager, honorons  une  institution  qui  nous  permet  chaque 
année  de  réjouir  quelques  braves  cœurs,  de  mettre  en 
lumière  quelques  belles  actions;  qui  nous  oblige  nous- 
mêmes  à  sonder  ce  qui  reste  dans  la  société  d'imperfec- 
tions et  de  misères,  et  à  comprendre  ce  que  peut,  à  elle 
seule,  la  volonté! 


I 


III 
RAPPORTS 

W  DU 

SECRÉTAIRE  PERPÉTUEL 

1876  —  1879 


RAPPORT 


Dl 


M.   CAMILLE   DOUCEÏ 


SECRETAIRS   PERPETUKL   UK   L  ACADEMIE   I-RANÇaISB 


SUR  LES  CONCOURS  DE  L'ANNÉE  1876. 


Messielhs  , 

II  y  a  de  cela  tant  d'années  que,  si  j'en  aime  le  souvenir, 
j'en  oublie  volonliersia  date;  le  jour  où,  pour  la  première 
fois,  sortant  à  peine  du  collège,  il  nie  fut  donné  d'assister 
i\  une  séance  publique  de  l'Académie  française;  ici  même, 
assis  à  cette  place,  l'aimable  et  spirituel  auiem-  des  Élourdis, 
Andrieux,  venait  de  prendre  la  parole  pour  proclamer  les 
résultats  d'un  nouveau  concours  littéraire  dû  aux  libéra- 
lités de  M.  de  Montyon,  et  dont  V Éloge  fie  /a  C'/iarik'  vidil 
naturellement  l'objcl. 

«  Ma  mission,  »  disait-il  de  cette  voix  frêle  et  défaillante 
qui  se  faisait  si  bien  entendre  à  force  de  se  faire  écouter, 

ACAD.    FR.  j4 


586  RAPPORT    DF.    M.    CAMILLE    DOICEÏ 

«  ma  mission  est  seulement  de  donner  une  idée  de  la  ma- 
nière dont  l'Académie  a  considéré  le  sujet  de  ce  concours 
et  des  molils  qui  l'ont  déterminée  dans  le  jugement  dont 
je  dois  rendre  compte.  » 

Cette  phrase,  Messieurs,  était  à  elle  seule  tout  un  pro- 
gramme. 

Jusqu'alors,  et  presque  depuis  son  origine,  l'Académie 
ne  décernait  chaque  année  qu'un  prix  unique,  de  valeur 
légère,  mais  de  grand  poids  et  de  haute  estime,  qu'étaient 
fières  de  se  disputer  tour  à  tour  l'éloquence  et  la  poésie. 

Nous  sommes  loin  aujourd'hui.  Messieurs,  de  ce  temps 
où,  n'ayant  à  traiter  qu'un  sujet  à  la  fois,  nos  rap- 
ports avaient  le  droit  d'être  courts  :  quand,  en  quelques 
pages,  en  quelques  phrases,  cela  s'est  vu,  les  descendants 
de  Conrart  et  de  Mézeray,  de  Duclos  et  de  d'Alembert, 
les  successeurs  de  Marmontel  et  de  Suard ,  les  auteurs 
applaudis  des  Templiers  et  de  Germanicus  venaient  succes- 
sivement, comme  je  vous  le  disais  d'Andrieux  tout  à 
l'heure,  après  chaque  concours,  rendre  compte  à  nos 
pères  des  décisions  de  l'Académie  ;  jusqu'au  jour  où,  grâce 
à  des  fondations  nouvelles,  dont  profilent  la  littérature, 
la  morale  et  la  vertu,  la  lâche  devenant  plus  lourde,  le  tra- 
vail plus  considérable,  la  responsabilité  plus  grande, 
M.  Villemain  se  trouva  là,  juste  à  point,  pour  répondre  à 
tout  et  suffire  à  tout,  avec  la  force,  l'éclat  et  l'autorité  de 
cet  incomparable  esprit  qui,  pendant  trente-cinq  ans,  nous 
éblouit  et  nous  charma  ;  rendant  ainsi  d'avance  la  charge 
difficile  pour  son  successeur;  je  dirais  impossible  si,  à 
l'heure  voulue,  l'héritier  ne  se  fût  placé  promptement  à  la 
hauteur  de  l'héritage. 


SUR  Liis  co^couBS  i)K  l'anmîe   187G.  587 

Bientôt,  Messieurs,  l'éloge  de  M.  Patin  scia  prononcé 
devant  vous  dans  cette  enceinte,  et  vous  ne  pomc/.  (|uc 
gagnei- à  l'attendre  de  ceux  à  (|Mi  riionneui-en  est  réservé. 
Il  m'est  doux  au  moins,  pour  ma  part,  d'associer  un  mo- 
ment cette  mémoire  chère  et  vénérée  au  brillant  souvenir 
de  M.  Villemain  et  de  confondre  dans  mon  hommage, 
comme  vous  les  confondez  dans  votre  estime,  deux  hom- 
mes, de  renommées  inégales  peut-être  ;  de  mérites,  à  coup 
sûr,  également  supérieurs;  deux  hommes  rares  qu'auraient 
pu  séparer  des  qualités  contraires  et  des  natures  opposées^ 
mais  que  rapprochaient  plus  encore  un  même  amour  des 
lettres,  une  môme  érudition  vaste  et  lumineuse,  un  même 
goût  délicat  et  fin,  un  même  esprit  curieux  et  libre,  une 
même  solidité  de  jugement  rapide  et  sûr;  un  même  souci 
eulin  de  la  dignité,  des  droits  et  des  intérêts  de  l'Aca- 
démie. 

Le  soin  de  ses  intérêts  et  leur  surveillance  assidue,  voilà 
surtout  la  part  (jne  l'Académie  délègue  à  ses  mandataires; 
gardant  avec  raison  pour  elle-même  tout  ce  qui  peut  lou- 
cher à  sa  gloire.  Ainsi  s'explique  au  besoin  la  diversité  de 
ses  choix,  leur  contradiction  peut-être. 

Appelé  aiijouid'hui  à  remplir  la  mission  d'Andrieux,  son 
exemple  sera  mon  guide,  et  comme  lui,  plus  que  lui,  ayant 
plus  à  dire,  je  m'attacherai  seulement  à  donner  une  idée 
des  motifs  qui  ont  déterminé  l'Académie  dans  les  juge- 
ments dont  je  dois  rendre  compte. 

En  proposant  pour  sujet  du  prix  d'éloquence  à  décerner 
en  1S7G  un  Discours  sur  le  génie  de  Rabelais,  sur  le  carac- 


588  llVl'l'UUI     Ui;    M.     C.V.MILLL    DUICKT 

tère  et  la  portée  de  son  œuvre,  l'Académie  avail  pris  .soin, 
deii\  ans  d'avance,  de  proclamer,  par  tous  les  moyens  de 
publicité  possibles,  que  ce  n'était  point  un  livre,  ni  un  mé- 
moire, ni  une  étude,  qu'elle  demandait  aux  concurrents; 
mais  un  discours;  c'est-à-dire  un  travail  bien  défini,  réu- 
nissant cet  art  de  composition,  cet  ensemble  et  ce  mouve- 
ment qui  sont  les  attributs  essentiels  du  discours. 

Ainsi  pas  de  méprise  possible,  pas  d'équivoque  ;  le  pro- 
gramme est  clair  et  précis  ;  les  concurrents  sont  prévenus 
et  savent  à  quoi  s'en  tenir.  Plus  le  sujet  pourrait  prêter  à 
de  longs  développements,  plus  il  convient  de  le  resserrer 
et  de  le  l'cstreindre.  Ce  n'est  pas  une  nouvelle  étude  bio- 
graphicjuc  qu'il  s'agit  de  ("aire  sur  l'auteur  de  Gargantua, 
ni,  après  tant  d'autres,  un  nouveau  livre  consacré  à  l'ana- 
lyse et  à  l'examen  de  son  œuvre  étrange;  ce  n'est  pas  non 
plus  un  éloge,  dans  le  sens  académique  du  mot;  la  pudeur 
publique  eut  cru  devoir  s'en  alarmer  peut-être,  le  grossier 
langage  de  Rabelais  étant  plus  connu  que  sa  haute  raison, 
et  l'usage  étant  volontiers  qu'on  le  juge  sans  l'avoir  lu  et 
qu'on  le  condamne  sans  l'avoir  compris. 

C'est  un  philosophe  ivre,  avait  dit  Voltaire,  que  je  n'ac- 
cuse pas  de  juger  sans  lire,  et  surtout  sans  comprendre  ; 
mais,  vingt-cinq  ans  plus  tard.  Voltaire  faisait  amende  ho- 
norable, et,  j)lus  juste  envers  Rabelais  son  maître,  se  repen- 
tait d'avoir  dit  autrefois  trop  de  mal  de  lui.  Ce  sont  ses 
propres  paroles. 

Depuis  trois  cents  ans.  Messieurs,  ce  double  jugement 
se  reproduit  sans  cesse,  en  première  instance  et  en  appel  ; 
depuis  trois  cents  ans  aussi,  les  lettrés  de  tout  ordre,  les 
écrivains  de  tout  genre,  les  penseurs  de  toute  nation  fouil- 


SI  II    LES    CONCOURS    DE    l'.VNMÎE    187G.  fjSg 

lent  sans  relâche,  el  avec  profit,  dans  cette  fange  où  des 
diamants  sont  cachés,  dans  ce  fumier  qui  est  plein  de  per- 
les, dans  ce  limon  qui  est  plein  d'or. 

Qu'ils  s'appellent  la  Fontaine  ou  Molière,  Lesage  ou 
Beaumarchais,  Swift  ou  Jean-Jacques  Rousseau,  philo- 
sophes, auteurs  comiques,  fabulistes,  tous  nous  sont  fami- 
lièrement connus  el  leurs  œuvres  sont  présentes  à  toutes 
nos  mémoires.  Ouvrons  Rabelais,  relisons-le,  et,  en  saluant 
au  passage,  dans  chaque  volume,  dans  chaque  chapitre, 
des  mots,  des  noms,  des  pensées,  des  proverbes,  des  fa- 
bles, des  scènes  et  des  anecdotes  que  nous  savons  par 
cœur,  et  que  nous  nous  étonnons  presque  de  retrouver  là, 
à  leur  place;  c'est  lui  parfois  que,  sans  y  réfléchir,  nous 
sommes  tentés  d'accuser  de  plagiat. 

Imiter  A'oltaire,  dans  sa  réparation  surtout,  et  sans 
amnistier  entièrement  le  philosophe  ivre,  en  faisant  au 
contraire,  équitablement,  la  part  de  l'ivresse  et  celle  de  la 
philosophie,  relever  Rabelais  des  répugnances  qui  pèsent 
sur  son  livre  et  des  préventions  qui  pèsent  sur  sa  gloire  ; 
dégager  de  la  boue  qui  les  souille  aujourd'hui,  mais  qui  les 
protégeait  alors,  des  trésors  de  vérités  éternelles;  montrer 
ce  qu'il  y  a  de  sérieux  el  de  respectable  dans  ce  fou  qui 
est  un  sage,  mais  qui  a  besoin  qu'on  l'écoute  et  qu'on 
l'épargne  ;  mettre  avec  goût  et  discernement  en  lumière  les 
parties  saines  et  élevées  de  cette  œuvre-mère  qui  a  sa  place 
et  sa  date  dans  le  grand  mouvement  de  la  Renaissance  gé- 
nérale ;  rendre  enfin,  dans  quelques  pages  éloquentes,  à 
l'auteur  mieux  ;ipinc.  ié  l'hommage  dû  à  son  génie,  était 
une  tâche  séduisante  et  qui  semblait  facilement  rentrer 
dans  'les  conditions   définies  et    les    proportions    limitées 


5qo  rapport  dk  m.  camili.k  dodcet 

du  discours  demandé  par  l'Académie  pour  le  concours  du 

prix  d'éloquence. 

J'ose  à  peine  ajouter,  Messieurs,  quand  le  sujet  est  grave, 
et  le  lieu  plus  encore,  qu'après  avoir  tant  fait  pour  provo- 
quer les  discours  et  pour  décourager  les  livres,  c'est,  en 
fin  de  compte,  un  livre  que  nous  avons  couronné  ;  un  bon 
livre,  mais  un  livre. 

Vingt-huit  discours...  non;  vingt-huit  manuscrits  avaient 
répondu  à  l'appel  de  l'Académie. 

Après  un  long  et  consciencieux  travail  d'examen,  trois 
seulement,  inscrits  sous  les  n"'  lo,  12  et  16,  ont,  jusqu'à 
la  dernière  heure,  fixé  sérieusement  son  attention,  sans 
que,  pour  des  causes  diverses,  aucun  d'eux  parût  de  na- 
ture à  devoir  fixer  définitivement  son  choix. 

Au  premier  abord,  et  dans  leur  première  partie  surtout, 
les  discours  portant  les  n"'  10  et  12  s'étaient  fait  remar- 
quer par  des  qualités  brillantes  ;  tous  deux  paraissaient, 
en  outre,  remplir  à  peu  près  les  conditions  du  programme  ; 
malheureusement  la  fin  ne  devait  pas  tenir  tout  ce  que 
promettait  le  début.  En  s'égarant  dans  une  foule  de  détails, 
de  citations  et  de  digressions,  chacune  de  ces  études  per- 
dait bientôt  son  premier  caractère  et  aussi  son  premier 
mérite. 

Unanime  à  regretter  qu'un  prix  ne  pût  être  accordé  à 
l'une  ni  à  l'autre  de  'ces  œuvres  distinguées,  et  voulant 
d'abord  choisir  entre  elles  pour  la  plus  grande  des  ré- 
compenses du  second  degré,  l'Académie  s'est  prononcée 
en  faveur  du  manuscrit  portant  le  n°  12  et  lui  a  décerné 
l'accessit  du  prix  d'éloquence. 

J'aurais  aimé  à  pouvoir  en  nommer  l'auteur;  mais  l'en- 


SIR   LES    CONCOURS    DK    l'aNNÉE    1876.  5gi 

veloppc  qui  garde  son  secret  ne  doit  être  oun  iito  qu'à  sa 
demande,  et,  malgré  la  grande  publicité  qu'ont  reçue  déjà 
les  résultats  du  concours,  par  modestie  peut-être,  il  n'a  pas 
encore  donné  signe  d'existence.  A  défaut  de  son  nom,  je 
me  borne  à  proclamer  son  n"  12  et  à  mentionner  l'épigra- 
phe inscrite  en  tête  de  son  manuscrit  : 

«  Tousiours  riant,  lousiouis  bcuvanl  d'aulanl  à  nii  chas- 
cun,  tousioursse  guabelant,  tousiours  dissimulant  son  divin 
sçavoir,  etc.  » 

L'Académie  se  trouvait  dès  lors  en  présence  d'un  seul 
concurrent,  d'un  dernier  manuscrit  inscrit  sous  le  n"  16 
et  portant  pour  épigraphe  cet  appel  à  l'indulgence  et  à  la 
conciliation  : 

Pax  hominihus  home  vuluntatis. 

Parla  grosseur  très-apparente  de  son  volume,  un  pareil 
travail  se  dénonçait  lui-même  et,  d'avance,  semblait  s'ex- 
clure du  concours. 

A  mérite  égal,  en  effet,  un  vrai  discours,  jugé  digne  d'un 
prix,  eût  certainement  obtenu  la  préférence.  L'Académie 
ne  s'en  faisait  pas  moins,  par  acquit  de  conscience,  un  de- 
voir de  lire  jusqu'au  bout  le  volumineux  travail  (ju  on  avait 
eu,  à  la  fois,  tort  et  raison  de  lui  envoyer. 

Pendant  cinq  séances  consécutives,  et  malgré  des  pré- 
ventions légitimes,  qui,  je  dois  le  dire,  désarmées  de  jour 
en  jour,  firent  bientôt  et  graduellement  place  à  l'intérêt,  à 
la  sympathie,  à  l'estime,  à  l'approbation  enfin,  cette  lecture 
fut  écoutée  avec  une  attention  toujours  soutenue  et  une 
faveur  toujours  croissante. 


■>C)2  nVPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOtCET 

Ce  qu'il  était  avant,  l'ouvrage,  à  coup  sur,  l'est  encore 
après;  il  pèche  par  l'excès  même  de  certaines  de  ses  qua- 
lités ;  l'érudition  y  abonde  dans  des  proportions  exagérées  ; 
c'est  riiistoire  entière  de  la  littérature,  de  toutes  les  litté- 
ratures, depuis  Rabelais  jusqu'à  nos  jours,  et  l'auteur,  en  y 
prodiguant  un  trop  grand  étalage  de  science,  a  certaine- 
ment, je  le  répète,  dépassé  le  but,  l'objet  et  les  limites  du 
concours. 

D'un  autre  côté,  ce  travail  est  notoirement  supérieur  à 
tous  ceux  des  autres  concurrents.  Il  a  le  tort  d'étendre  le 
sujet,  mais  il  a  le  mérite  de  l'épuiser;  l'érudition  y  abonde, 
mais  elle  y  est  et  elle  y  brille;  l'histoire  de  toutes  les  litté- 
ratures s'y  trouve  passée  en  revue,  mais  elle  y  est  présen- 
tée avec  beaucoup  d'art,  de  science  et  de  talent.  C'est,  en 
un  mf)l,  une  œuvre  considérable,  une  œuvre  de  critique 
sérieuse,  qui  se  distingue  d'ailleurs  par  la  forme  comme 
par  le  fond.  Le  style  en  est  toujours  élégant  et  correct, 
parfois  poétique,  souvent  même  d'une  véritable  éloquence. 
C'est  un  livre,  soit;  mais  ce  qu'il  y  a  de  trop  dans  ce  livre 
doit-il  empêcher  l'Académie  de  récompenser  ce  qu'elle  y 
trouve  de  bien  et  de  bon?  Au  total,  le  seul  défaut  qu'on  lui 
reproche  existait  plus  ou  moins  partout,  et  l'on  peut  se 
demander  s'il  ne  serait  pas,  jusqu'à  un  certain  point, 
inhérent  au  sujet  lui-même.  Défendue  ainsi,  et  ne  trouvant 
plus  d'adversaires,  la  cause  était  entendue  et  gagnée. 

C'est  dans  ces  conditions.  Messieurs,  qu'après  avoir  fait 
vis-à-vis  d'elle-même  certaines  réserves,  et  chargé  son  rap- 
porteur de  les  faire  pour  elle,  vis-à-vis  du  public,  dans  la 
séance  qui  vous  rassemble  aujourd'hui,  1  Académie  décida 
que  le  prix  d'éloquence  était  décerné  à   l'auteur  de^l'ou- 


sru   i.Ks  coNcoi  Ks  i>i:  l.w.nki:    iSj(j.  5q3 

vi-ago  inscrit  sous  [c  n"  i6,  M.  iMuile  Gebhail,  aiicicMi  incm- 
hro  de  l'Ecole  françaises  d'Athènes,  prolesseur  de  littéra- 
liiii'  étrangère  à  la  Faculté  des  lettres  de  Naney. 

An  iiioMUMil  où,  ce  concours  étant  terminé,  l'Académie 
s'occupait  déjà  d'en  préparer  d'autres  pour  le  prix  de  poésie 
qui  sera  décerné  en  1^77.  et  pour  le  [)ri\  d'élotpience  de 
1878,  la  mort  enlevait  sid:)iltMnent  aux  lettres  françaises 
une  femme  de  génie,  dont  le  talent  viril  occupait,  depuis 
quarante  ans,  et  à  juste  titre,  l'une  des  premières  places 
dans  l'admiration  publique. 

Rendre  à  celte  gloire  un  pionipl  et  pul)li(^  hommage 
fui  tout  d'abord  la  pensée  de  l'Académie.  J^iir  aussi  se 
sentait  en  deuil.  Le  j)lus  lespectable  scrupule  pouvait  seul 
la  retenir  et  l'a  lelenue  en  effet.  Plus  tard.  Messieurs, 
quand,  à  distance,  toute  émotion  étant  caliiK'c,  les  juge- 
ments pourront  être  à  la  fois  plus  sains  et  phis  justes, 
plus  mesurés  et  j)lus  libres;  quand  leur  autorité  m-  pourra 
qu'y  gagner  et  quand  la  louange  elle-même  sera  plus 
sûre  de  l'impartialité  qui  la  rehausse;  ainsi  qu'elle  le  lit 
naguère  pour  .M""  de  Sévigné  et  M"'  de  Staël,  l'Académie 
proposera  sans  doute,  comme  sujet  d'un  de  ses  concours 
pour  le  prix  (r(''l(i(|U('ii(i-.  luie  étude  sur  le  talent  et  les 
œuvres  de  31""  Sand. 

Un  discours  sur  l'alliance  des  lettres  et  des  sciences 
eût  peut-être  alors  été  proposé  aux  concurrents  de  1878, 
sans  la  crainte  qu'ainsi  présenté,  le  sujet  ne  leiu"  pai'ût  peu 
net  et  mal  défini.  Des  noms  propres  frappent  avec  plus  de 
clarté;  les  souvenirs  qu'ils  ra[)pellent  sont  plus  éloquents 

ACAI).     IH.  76 


5q4  RVPPORT    DK    m.    CAMILLE    DOICET 

qu'un  long  programme  ;  un  mot  suffit  pour  tout  dire  et  tout 
expliquer  : 

L'Éloge  de  Duff'on,  voilà  les  sciences  ; 
André  Chénier,  voilà  les  lettres. 

L'Académie  s'est  arrêtée  à  ces  deux  sujets  pour  les  pro- 
chains concours  d'éloquence  et  de  poésie. 

L'alliance  des  sciences  et  des  lettres,  Buffon  la  person- 
nifie au  plus  haut  degré  ;  en  lui,  l'écrivain  égalait  le  savant, 
et  l'Académie  française,  à  ce  titre,  le  disputait  à  l'Acadé- 
mie des  sciences. 

Le  style  doit  graver  des  pensées,  disait-il,  et  ses  pensées, 
il  les  gravait;  si  bien  qu'exposé,  lui  aussi,  aux  démentis 
naturels  que  la  science  attend  toujours  de  son  progrès 
même  ;  comme  écrivain,  du  moins,  Buffon,  demeuré  intact, 
aurait  depuis  un  siècle  grandi  plutôt  encore  que  diminué. 

Quand  il  rapprochait  l'homme  et  le  style,  jusqu'à  les 
confondre;  quand,  voulant  que  l'un  fut  jugé  par  l'autre, 
il  gravait  cette  pensée  en  termes  tels  que  chacun  ici  les  ré- 
péterait avant  moi,  Buffon,  sans  le  savoir,  faisait  d'un  mol 
son  plus  grand  éloge,  et  nous  apprenait  d'avance  à  le  louer 
cent  ans  plus  tard. 

Pour  le  concours  de  1877,  l'Académie,  qui  ne  connaît 
d'autre  terrain  que  le  terrain  des  lettres,  a  choisi  le  nom 
d'André  Chénier,  son  nom  seul,  comme  un  des  plus  purs 
symboles  de  la  poésie. 

C'est  à  la  poésie  que  nos  jeunes  poètes  voudront  i^endre     , 
hommage  en  célébrant,  dans  leur  langue  qui  fut  la  sienne, 
ce  frère  aîné  dont  je  m'efforce  d'oublier  un  moment  l'impar- 
donnable martyre;  ce  jeune  immortel  dont  la  vie  si  courte 


SUR    LKS    CONCOl  RS    DK    l'aNNÉE     1876.  5q5 

fut  pourtant  si  pleine  et  qui,  confiant  à  ra\enir  le  soin 
de  sa  gloire,  tomba  un  jour,  en  chantant,  sur  la  fron- 
tière de  deux  grands  siècles;  assez  près  de  nous  classez 
loin  tout  ensemble,  pour  qu'on  puisse  saluer  en  lui  le  plus 
moderne  des  anciens  et  le  plus  ancien  des  modernes. 

Je  m'arrêterais  là,  Messieurs,  ma  mission  serait  termi- 
née, sans  la  munificence  de  M.  de  Montyon,  sans  le  bon 
exemple  qu'il  a  donné  si  généreusement  et  que  tant  d'au- 
tres ont  si  généreusement  suivi. 

Je  commence  à  peine,  au  contraire,  et,  pour  la  seconde 
partie  que  ce  rapport  doit  consacrer  aux  fondations  nou- 
velles, la  matière  est  si  abondante,  la  nomenclature  des 
prix  à  proclamer  si  considérable,  que  faire  à  chaque  ou- 
vrage couronné  la  part  qui  lui  semblerait  due,  pour  vous 
comme  pour  moi,  serait  une  tâche  impossible. 

Plus  particulièrement  destinées  à  récompenser  des  tra- 
vaux sur  l'histoire,  et  notamment  sur  l'histoire  de  France, 
les  fondations  Gobert  cl  Tiu'-rouanne  méritent  de  nous 
occuper  en  première  ligne. 

L'an  dernier,  presque  à  pareil  joui',  du  fond  de  son  lit 
de  douleur  M.  Patin,  —  ce  n'était  déjà  plus  sa  voix,  c'était 
sa  parole  encore  qu'il  vous  était  donné  d'entendre,  — an- 
nonçait ici  que  le  grand  prix  Gobert  était  accordé  à  M.  Ca- 
simir Gaillardin  pour  les  quatre  premiers  volumes  d'une 
Hifitoire  du  règne  de  Louis  XIV.  «  Tout  en  suivant,  disail- 
il,  dans  ses  développements  divers,  dans  sa  complexité,  le 
mouvement  d'un  grand  siècle,  M.  Casimir  Gaillai'din  a 
retracé  particulièrement  ce  qu'a  dû  la  France  à  l'action 


5q()  nAPPOlXT    DK    M.    CAMILLE    DOICEÏ 

personnelle  du  souveiaiii  par  ([iii  s'est  poursuivie  avec 
tant  d'é-nergie,  d'habileté,  d'éclat  et  longtemps  dheureuse 
fortune,  l'œuvre  de  Henri  IV,  de  Richelieu,  de  Mazarin. 
C'est  précisément  aux  premières  prospérités,  à  la  mar- 
che ascendante  du  règne,  que  font  assister  les  quatre  vo- 
lumes soumis  à  l'Académie  et  qu'elle  a  lus,  comme  le 
public,  avec  un  juste  intérêt.  Deux  autres  doivent  suivre, 
dans  lesquels,  selon  l'heureuse  expression  d'un  habile  his- 
torien, rapporteur  cette  année  de  notice  Commission  des 
concours  historiques,  dans  lesquels  l'auteur  doit  descen- 
dre, avec  Louis  XIV,  la  pente  opposée,  le  revers  de  l'âge 
et  de  la  fortune.  » 

Sans  avoir  eu  besoin  de  se  créer  de  nouveaux  titres, 
M.  Gaillard! n  aurait  pu,  cette  année  encore,  être  main- 
tenu en  possession  du  prix  Gobert.  En  présence  d'un  cin- 
quième volume  digne  des  quatre  premiers,  l'Académie  n'a 
pas  hésité  à  le  lui  décerner  une  seconde  fois.  Elle  a,  eu 
même  temps,  accordé  le  second  prix  Gobert  à  VHistoire 
du  cardinal  de  Béridle  par  M.  l'abbé  Houssaye.  Dans  les 
trois  volumes  que  comporte  cet  ouvrage,  l'auteur  a  exposé, 
avec  élégance  et  clarté,  la  part  qui  revient  à  l'éminenl 
prélat  dans  l'introduction  en  Finance  de  l'ordre  des  Carmé- 
lites, dans  l'institution  de  l'Oratoire,  et  enfin  dans  un 
nombre  considérable  de  négociations  politiques  se  ratta- 
chant toutes  aux  intérêts  de  la  religion.  On  a  pu  reprocher 
avec  raison  à  ce  livre  une  certaine  surabondance  de  détails  : 
il  a  du  moins  le  mérite  de  présenter  plus  complètement  et 
de  rendre  plus  saisissante  la  physionomie  des  dernières 
années  du  règne  de  Henri  IV  et  des  vingt  premières  du 
règne  de  Louis  XIH. 


SIR  Li;s  coNcorns  m-:  i/anmîI':    187(3.  5f)7 

C'est  à  la  mriiio  <'|)0(|ii(>  (\iir  nous  reporte  une  l'iiide 
historique  publiée  |);u-  M.  .Marins  Topiii  sous  ce  titre  : 
Louis XI 11  cl  Rirliclieu;  eurieux  et  intéressant  travail  aucjiiel 
rAcadémie  a  décerne  un  prix  de  3, 000  francs  prélevé  sur 
la  fondation  Thérouanne;  le  surplus  de  ce  prix  étant  allii- 
bué  à  un  ou\rage  plein  d'éi  iidilion  el  dans  lequel  iM.  Auhé 
il  lail.  a\e<  l)enucoup  de  mesure  et  en  très-bon  style,  uit 
attachant  récif  des  persécutions  de  l'Eglise. 

Cent  trente-trois  lettres  du  roi  Louis  XIII  au  cardinal 
de  Richelieu,  trouvées  dans  les  archives  du  ministè're  des 
alïaircs  étrangères  et  accompagnées  de  notes  nombreuses 
qui  en  font  mieux  comprendre  le  sens  et  la  portée,  ont  été 
encadrées  par  M.  Marius  Topin  dans  une  série  de  résumés 
historiques  qui  conduisent  le  lecteur  d'une  lettre  à  une 
autre  et  font  passer  en  revue  devant  lui  les  principaux 
événements  du  règne;   éclairant  tout  d'un  nouveau  jour. 

Déjà,  il  Y  a  plus  d'un  siècle,  le  président  llénault  avait 
dit  de  Louis  XIII  qu'on  ne  gou^ernait  ee  piinee  (pi'en  le 
persuadant. 

Grand  éloge  poui'  le  roi  qui  se  laissait  persuader  par  la 
sagesse  de  son  ministre,  et  pour  le  ministre,  qui,  au  lieu 
d'opprimer  son  souverain,  comme  l'en  a  accusé  l'histoire 
elle-même,  au  lieu  de  lui  imposer  une  lourde  et  humiliante 
tutelle,  n'employait  contre  lui,  pour  lui,  devrais-je  dire, 
et  pour  le  bien  de  son  service,  d'autres  armes  que  celles 
de  la  persuasion. 

Ce  qu'avait  commencé  le  président  Hénault,  ce  (piavaHiit 
compris  plus  tard  des  écrivains  illustres  qui  auraient  voulu 
l'entreprendre,  M.  Marius  Topin  vient  de  l'achever.  Pièces 
en  main,  il  a  fait  justice  de  préjugés  légendaires  que  con- 


59H  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOliCET 

sacrait  l'histoire  et  que  la  tradition  s'obstinait  à  perpétuer. 
L'œuvre  de  réparation  est  accomplie,  et,  sans  que  Richelieu 
cesse  pour  cela  d'être  un  grand  ministre,  Louis  XIII  doré- 
navant devra  être  considéré  comme  un  grand  monarque. 

Je  ne  voudrais  pascontrister  l'heureux  auteur,  ni  le  trou- 
bler dans  la  joie  et  la  confiance  de  son  succès;  mais  l'his- 
toire ne  se  refait  guère  et  la  défaire  est  difficile. 

Ce  qu'on  tente  aujourd'hui  pour  le  fils,  on  l'a  parfois 
essayé  contre  le  père,  non  sans  quelques  pièces  à  l'appui 
peut-être.  A  peine  atteint,  jamais  ébranlé,  Henri  IV...  et 
je  m'en  m'effraye  un  peu  pour  l'auguste  client  de  M.  Ma- 
rins Topin,  Henri  IV  n'a  rien  perdu  pour  cela  de  sa  bonne 
renommée  et  de  son  prestige  chevaleresque.  Bien  avant 
Voltaire,  la  poule  au  pot  avait  déjà  fait  de  lui  : 

Le  seul  roi  dont  le  peuple  ait  gardé  la  mémoire. 

Après  Louis XIII  vAÎtcoxvim^yoxQx Corneille  inconnu]  titre 
piquant  qui  sent  le  paradoxe,  et  qui,  tout  d'abord,  fait 
dresser  l'oreille.  Décidément  la  réhabilitation  est  à  la  mode, 
même  pour  celui  qui  en  a  le  moins  besoin,  pour  celui  dont 
le  peuple  a  le  plus  gardé  la  mémoire. 

Faire  à  son  tour  justice  d'une  erreur  trop  généralement 
répandue,  tel  est  le  but  que  M.  Jules  Levallois  a  voulu 
poursuivre;  telle  est  la  cause  de  sa  prise  d'armes  et  de  son 
entrée  en  campagne. 

Si  tout  le  monde  connaît  le  nom,  et  plus  que  le  nom 
de  Corneille,  presque  tout  le  monde,  en  revanche,  ne  lit 
de  lui  que  ses  chefs-d'œuvre.  Aux  yeux  de  presque  tout 
le  monde,  le  génie  de  Corneille  ne  s'est  révélé  qu'à  partir 
du  Ciel  et  l'a  délaissé  après  Nicomède;  tandis  qu'au  con- 


SIR    LES    CONCOl'RS    DE    l'aNNÉE     1876.  Ogq 

traire  pour  M.  Levallois,  c(  non  pour  lui  seul,  Corneille 
est  déjà  lui-même  dans  ses  premières  comédies,  et  le  sera 
encore  entièrement  dans  ses  dernières  œuvres,  dans  plu- 
sieurs de  ses  tragédies  presque  ignorées  de  nos  jours, 
dans  ses  poésies  lyriques  et  dans  sa  traduction  en  vers  de 
Ylmilafioti  de  Jésiis-Clunst. 

En  1819,  la  même  thèse  avait  été  soutenue  par  M.  PVan- 
çois  de  Neufchàteau  dans  un  curieux  volume  intitulé  :  l'AV 
pi'it  (ht  grand  Corneille.  M.  Levallois  paraît  n'avoir  pas  eu 
connaissance  de  ce  travail.  Son  livre,  en  tout  cas,  n'en 
serait  ni  moins  intéressant  ni  moins  bon.  S'associanI  vo- 
lontiers à  ce  nouvel  hommage  rendu  avec  beaucoup  de 
talent,  de  grâce  et  d'érudition,  à  l'une  des  plus  grandes 
gloires  de  la  France,  des  plus  vraies  et  des  plus  solides, 
l'Académie  a  décerné  à  M.  Levallois  la  première  moitié 
du  prix  Bordin. 

La  seconde,  d'égale  valeur,  a  été  attribuée  à  M.  Ernest 
Daudet  pour  un  important  travail  historique  qu'il  a  publié 
sous  ce  titre  :  le  Ministère  de  M.  de  Martignac,  sa  vie  poli- 
tique et  les  dernières  anne'es  de  la  lie.ttai/ration . 

Avant  de  me  séparer  tout  à  l'ait  de  M.  Levallois,  (jui, 
malgré  ses  bonnes  intentions  et  malgré  le  mérite  réel  de 
son  charmant  ouvrage,  ne  parviendra  guère,  lui  non  plus, 
à  réhabiliter  Agésilas,  ni  à  ressusciter  Attila,  si  mécham- 
ment mis  à  mort  par  Boileau  !  je  ne  puis  résister  à  la  ten- 
tation de  lui  adresser  un  reproche  : 

IMus  sévère  que  Corneille,  et  sortant  du  cadre  pure  nient 
littéraire  qui  lui  convenait  si  bien,  M.  Levallois  prolite  de 
l'occasion  pour  prendre  rudement  à  partie  la  politique  et 
ce  qu'il  appelle  les  agissements  du  grand  cardinal.  Je  ne 


6oO  RAPPORT    DK    M.    CA.MILLK    DOUCET 

le  suivrai  pas  jusque-là.  Dans  ce  palais  des  lettres,  le  pre- 
mier protecteur  de  l'Académie  française  reste  au-dessus 
de  l'attaque  et  au-dessus  de  la  défense. 

C'est  aussi,  mais  franchement  et  ouvertement,  sur  le  ter- 
vain  de  la  politique  que  nous  conduit  tout  droit  le  livre  de 
M.  Ernest  Daudet,  consacré  à  l'histoire  des  deux  plus 
belles  années  de  la  Restauration.  Le  sujet  par  lui-même 
intéresse  et  captive  ;  des  documents  nouveaux  ont  été 
puisés  aux  bonnes  sources,  et  les  faits  très-exacts  sont  ra- 
contés dans  un  style  excellent,  avec  une  clarté  lumineuse. 
Une  bonne  leçon  a  paru  ressortir  de  cet  ouvrage  ;  les  efforts 
de  M.  de  Martignac  en  vue  de  rapprocher  les  hommes 
d'ordre  de  tous  les  partis,  l'esprit  de  conciliation  dont 
il  Ht  preuve,  avec  plus  de  sens  politique,  avec  plus  de  sa- 
gesse et  de  dévouement  que  de  succès,  seront  toujours 
du  meilleur  et  du  plus  salutaire  exemple. 

Ainsi  décerné  à  MM.  Jules  Lcvallois  et  Ernest  Daudet, 
le  prix  Bordin  leur  avait  été  disputé  d'abord  par  un  de 
nos  hellénistes  les  plus  distingués,  M.  Alexis  Pierron,  qui 
avait  cru  pouvoir  présenter  pour  ce  concours  la  belle  édi- 
tion publiée  par  lui,  non  pas  d'une  traduction  en  français, 
mais  du  texte  grec  lui-même,  de  VIliade  et  de  VOdi/s.sée, 
avec  une  introduction  et  des  appendices  où  sont  traites 
tous  les  points  de  ce  qu'on  peut  appeler  la  question  homé- 
rique. Il  a  paru  à  l'Académie  qu'un  ouvrage  tout  de  phi- 
lologie et  d'érudition  s'éloignait  trop  des  conditions  de  la 
fondation  Bordin,  pour  qu'il  y  eût  lieu  de  l'admetti-e  à 
un  concours  d'ouvrages  de  pure  littérature.  Ne  pouvant 
donc  donner  à  M.  Alexis  Pierron  ni  un  prix  ni  une  men- 
tion, puisqu'il  n'y  a  eu  pour  son  travail  ni  comparaison 


SLR    LES    CONCOIRS    DK    LAWÉi:     1876.  60I 

ni  concours,  elle  veut] du  moins,  par  le  regret  qu'elle  on 
exprime,  témoigner  de  sa  haute  esliiue  j>our  laiileur  d'une 
des  œuvres  qui  font  le  ])lus  dlionncur  à  la  philologie 
française. 

C'est  ainsi,  dans  ces  propres  ternies,  qu'à  la  demande 
et  sous  la  dictée  même  de  l'un  de  nos  plus  émincnls  con- 
frères, l'Académie  a  décidé  que  je  devrais  être  publique- 
ment aujourd'hui,  à  l'égard  de  M.  Pierron,  l'interprète  de 
ses  sentiments. 

Horace,  même  au-dessus  d'Homère,  est,  je  crois,  de  tous 
les  poètes,  celui  qui  a  le  privilège  de  tenter  le  plus  les  tra- 
ducteurs. L'Académie  en  sait  (pielque  chose.  C'est  pour- 
tant encore  à  une  nouvelle  traduction  à  Horace,  et  à  une 
nouvelle  traduction  à" Horace  en  vers  français,  qu'elle  attri- 
bue aujourd'hui  le  prix  fondé  par  M.  Langlois. 

Reproduire  dans  une  autre  langue,  et  dans  d'autres  vers, 
toutes  les  finesses  de  l'original,  toutes  ses  délicatesses  et 
toutes  ses  grâces,  est  une  entreprise  presque  chimérique. 
M.  A.  Anquetil,  ancien  inspecteur  d'académie,  y  a  con- 
sacré sa  vie  entière,  et,  autant  que  possible,  en  a  résolu  le 
problème.  C'est  pour  ainsi  dire  l'œuvre  même  du  poète 
latin,  qu'à  force  d'art  il  est  parvenu  à  mettre  sous  les  yeux 
de  ses  lecteurs. 

L'Académie  avait  également  remarqué  avec  intérêt  la 
première  partie  d'une  traduction  en  vers  des  œuvres  prin- 
cipales de  Shakespeare,  dont  l'auteur,  M.  Alcidc  Cayrou, 
n'a  encore  publié  que  deux  volumes  contenant  quatre  des 
chefs-d'œuvre  du  grand  tragique  :  Macbeth  GiHamlel,  Othello 
et  Roméo  et  Juliette. 

ACAD.    FR.  7^ 


6o2  RAPPORT    OE    M.    CAMILLK    UOICET 

Dôjù  ^1.  Cavrou  s'est  tiré  i\  son  honneur  d'un  travail 
toujours  difficile  ;  l'Académie  aime  à  lui  rendre  cette  jus- 
tice, et,  à  délaut  d'une  récompense  qui  eût  paru  prématu- 
rée, elle  a  voulu  du  moins,  par  l'organe  de  son  rapporteur, 
l'encourager  publiquement  à  poursuivre  avec  persévérance 
sa  tâche  si  heureusement  commencée. 

Cent  vingt  ouvrages  d'ordre,  de  genre  et  de  mérite  diffé- 
rents, étaient  présentés  cette  année  pour  le  concours  des 
ouvrages  utiles  aux  mœurs  fondé  par  M.  de  Montyon;  huit 
seulement  ont  été  définitivement  admis  et  couronnés  par 
l'Académie.  C'est  beaucoup  déjà  si  l'on  se  reporte  aux  pre- 
mières intentions  du  fondateur,  qui,  pi'éférant  la  qualité  à 
la  quantité,  eût  voulu  récompenser  chaque  année  un  seul 
bon  livre,  au  lieu  d'en  encourager  plusieurs  de  moindre 
importance. 

Ce  vœu,  à  coup  sûr,  serait  également  celui  de  l'Acadé- 
mie ;  mais,  a  dit  M.  Villemain,  les  bons  livres,  inférieurs 
aux  bonnes  actions,  sont  plus  rares  ;  on  ne  saurait  en  espé- 
rer tous  les  ans. 

Tous  les  ans,  au  contraire,  on  en  espère,  et,  quelquefois 
même,  on  en  trouve. 

La  Morale  utilitaire,  par  M.  Ludovic  Carrau,  professeur 
de  philosophie  à  la  Faculté  des  lettres  de  Besançon,  se 
signalait  d'avance,  par  son  titre  même,  à  l'attention  de 
l'Académie.  Le  seul  tort  peut-être  de  cet  important  ou- 
vrage, son  honneur  aussi,  c'était  que  déjà,  en  187/i,  sa  pre- 
mière édition  avait  été  couronnée  par  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques,  et  cela  sur  le  rapport  d'un 
de  nos  nouveaux  confrères,  dont  le  témoignage  décisif  ne 


si;r  les  concours  di:  l'année   187G.  Go'i 

pouvait  manquer  d'être,  aux  yeux  de  l'Académie,  une  puis- 
sante recommandation. 

Après  nous  a\()ir  iiKnilié  l'auliiir  [jassanl  d'iiljoid  en 
revue  avec  talent  les  principaux  systèmes,  qui.  depuis  Epi- 
cure,  ont  cherché  dans  l'idée  de  lulile  le  commencement 
de  la  morale,  étudiant  ensuite  et  exposant,  de  main  de 
maître,  la  dortrint;  utilitaire  dans  son  pi'incipe  vl  sa  mé- 
thode, puis  dans  ses  applications  aux  problèmes  économi- 
ques, politiques  et  sociaux,  «  l'examen  et  la  discussion  des 
systèmes  nous  ont  également  satisfaits,  disait-il  ;  c'est 
l'œuvre  d'un  esprit  fin,  pénétrant,  d'un  dialecticien  exercé, 
d'un  moraliste  délicat  et  convaincu,»,  et,  plus  loin,  ((la 
simplicité  parfaite  du  style  inar(}uc  un  écrivain  de  bonne 
école  » . 

Ce  livre  utile  et  moral,  dont  le  style  est  de  bonne  école, 
a  été  placé  en  première  ligne  par  rAcadéniic,  qui  lui  a  dé- 
cerné un  prix  de  2,5oo  francs. 

Trois  prix,  de  2,000  francs  chaque,  ont  ensuite  été  attri- 
bués aux  trois  ouvrages  suivants  : 

Les  Anglnifi  et  tlmle,  nouvelles  études  en  deux  volumes, 
publiées  par  M.  E.  de  Valbezen,  ancien  consul  général  \\ 
Calcutta,  ministre  plénipotentiaire  ; 

Les  Montagnes^  par  M.  Albert  Dupaigne,  ancien  élève  de 
l'Ecole  normale  supérieure,  agrégé  des  sciences  physiques 
et  naturelles,  professeur  au  collège  Stanislas,  etc.; 

Et  le  Dernier  Chant,  recueil  de  poésies,  par  M,  Hector 
de  Saint-Maur. 

Quatre  autresprix  dei  ,ôoo  francs  étant  enfin  accordésaux 


6o4  UAPl'OaT    IJi:    M.     (AMILLi;    UOLCET 

quatre  derniers  ouvrages  couronnés  dans  l'ordre  suivant  : 

Améline  du  Doirrq,  par  .M.  Alfred  Franklin;  les  Patins 
d'argent,  par  M.  1*.-J.  Stulil  ;  Michel  de  illospital,  rjo5- 
i558,  par  M.  E.  Dupré-Lasale,  et  la  Chanson  de  l'Enfant, 
recueil  de  poésies,  par  M.  Jean  Aicard. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  historien  érudit,  c'est  en 
voyageur  éclairé,  c'est  presque  en  témoin  des  événements 
que  d'avance  et  sur  leur  théâtre  môme  il  avait  pu  pres- 
sentir, que  M.  do  ^  albezen  raconte,  avec  beaucoup  d'au- 
torité et  de  compétence,  la  dramatique  insurrection  des 
cipayes  qui,  il  y  a  vingt  ans,  préparée  dans  l'ombre  et  de- 
vant éclater  subitement  sur  presque  tous  les  points  du  sol 
indien,  menaça  de  ruiner,  en  une  heure,  la  formidable 
puissance  de  l'Angleterre  dans  ces  possessions  lointaines 
dont  l'empire  lui  appartient  aujourd'hui   plus  que  jamais. 

Les  documents  nouveaux,  les  détails  intéressants,  les 
scènes  émouvantes  abondent  dans  cet  ouvrage,  et  rien  n'est 
plus  touchant  que  d'y  voir  avec  quel  courage,  quel  dé- 
vouement et  quelle  énergie,  une  petite  troupe,  attaquée 
de  toutes  parts,  et  comme  perdue  loin  de  la  mère-patrie, 
survivant  à  tous  les  massacres  et  triomphant  de  tous  les 
périls,  soutint  la  terrible  lutte  qui  aurait  dû  l'anéantir,  et 
parvint  seule  à  la  réprimer,  avant,  pourrait-elle  dire, 
comme  Achille,  à  l'Angleterre  dont  le  secours  arriva  trop 
tard  : 

Avant  que  vous  eussiez  assemblé  votre  armée  ! 
M.  de  Valbczen  n'en  est  plus  à  faire  ses  preuves  ;  une 


SCn    LKS    CONCOIJHS    DK    l'aNNKK     1876.  Cof) 

double  notoriété  littéraire  depuis  longteinj)s  le  recom- 
mande ;  ici  j)ourtant  son  style  a  paru  peut-être  un  peu  trop 
oratoire  ;  mais  il  faut  avouer  que  le  sujet  y  prête.  Comment 
faire  froidement,  et  sans  quelque  emphase,  le  passionnant 
récit  d'une  lutte  vraiment  é|)i(pie,  (]ui  touche  au  i-omau  el 
va  jusqu'au  drame,  tout  en  n'appartenant  (pi'à  l'histoire? 

Sinq)lement  intitulé  :  les  MoiilcKjnes,  le  livre  de  M.  Alljcrt 
Dupaigne  semblait,  au  premier  abord,  être  l'ail  surtout 
pour  amuser  la  j(un(>ssc,  poui'  développer  en  elle  le  goût 
heureux  et  déjà  très-répandu  des  voyages. 

Il  tient  plus  «pi'il  ne  promettait,  et,  sans  cesser  d'être 
très-attachant,  il  est  aussi  très-instructif.  Une  science  vraie 
et  sérieuse  s'y  cache  utilement  sous  les  plus  agréables 
détails,  sous  les  peintures  les  plus  attrayantes,  et  sous  les 
plus  intéressantes  descriptions. 

Je  voudrais,  Alessieurs,  n'avoir  ici  qu'à  louer  tout,  sans 
réserves;  mais  il  faut  le  dire  et  l'Académie  m'en  l'ait  un 
devoir,  certains  passages  qu'on  s'étonne  de  tioincr  dans 
ce  livre,  qui  n'y  ont  pas  leur  vraie  place  et  qui,  d'eux-mê- 
mes, demanderaient  à  s'en  détacher,  ont  pour  le  moins 
ému  les  juges,  sans  parvenir  toutefois  à  (li'couragcr  leui' 

justice. 

Au  lieu  de  se  borner  à  célébrer  les  pacilicpies  (conquêtes 
de  la  science,  pour  lesquelles  la  géographie  lui  paraît  être  la 
première  et  la  plus  nécessaire  de  toutes  les  armes,  l'auteur 
rappelle,  hors  de  propos,  d'autres  conquêtes  trop  récentes 
et  trop  douloureuses  pour  cpi'on  les  oublie;  el,  tort  plus 
grave  à  nos  yeux,  dans  un  livre  destiné  à  l'instruction  de 
la  jeunesse,  à  son  éducation  aussi,  il  parle,  en  semblant 
trop  s'y  complaire,  de  l'ignorance  des  Français  et,  le  mol 


Go6  UAPPOUT    I)K    M.     CAMILI.K    DOl  CET 

me  coûte  à  prononcer,  cl...  tic  rabaisscniciiL  dv  la  France. 
Ne   nous  rabaissons   pas   nous-mêmes,   et,    pour   avoir 
peut-être  été  trop  fiers,  ne  nous  faisons  pas  trop  modestes, 
aux  dépens  de  notre  pays. 

A  notre  ignorance,  qu'il  accuse  d'être  volontaire, 
M.  Dupaigne  reproche  de  nous  avoir  <(  infusé  dans  le  sang 
cette  forme  grotesquement  naïve  d'orgueil  palriolique 
connue  sous  le  nom  de  chauvinisme,  dont  le  soldat  Iraneais 
a  porté  le  type  dans  toute  l'Europe  ». 

Le  chauvinisme  est  un  bon  défaut  qu'il  faut  garder,  a  dit 
un  de  nos  confrères,  c'est  une  forme  populaire  et  non  une 
forme  grotesque  du  patriotisme. 

Avec  son  chauvinisme,  a  dit  un  autre,  la  France  a  tou- 
jours été  la  première  à  défendre  le  droit  et  la  justice.  La 
justice  et  le  droit  se  font  moins  entendre  depuis  que  nos 
malheurs  l'ont  condamnée  à  se  taire. 

Français  aujourd'hui,  comme  le  sentiment  qu'il  exprime, 
le  mot  chauvinisme  figurera  dans  la  septième  édition,  ter- 
minée à  l'heure  qu'il  est,  et  qui  bientôt  va  paraître,  du 
dictionnaire  de  l'Académie  française. 

Les  taches  que  je  viens  de  reprocher  au  livre  de 
M.  Albert  Dupaigne  méritaient  qu'on  vous  les  signalât  ; 
mais  un  ouvrage  vraiment  remarquable,  et  excellent  dans 
son  ensemble,  ne  pouvait  être  privé  d'obtenir  la  couronne 
dont  il  est  digne,  et  à  laquelle  je  regrette  d'avoir  dû  ajouter 
une  épine. 

M.  de  Montyon  lui-même  m'approuverait.  Messieurs,  de 
m'intcrrompre  un  moment  pour  vous  parler,  sans  retard  et 
dans  une  sorte  de  parenthèse,  d'un  autre  ouvrage  et  d'un 


i 


SUR    LKS    CO^COUUS    DE    i/a.\.\KE     187G.  G07 


/ 


aulro  concours  que  l'à-propos  semble,  de  force,  introduire 


ICI  maigre  moi. 


S'il  est  un  livre  où  éclatent,  à  chaque  page,  le  sentiment 
français,  le  besoin  constant  cl  l'imique  ardeur  de  servir  la 
gloire  et  les  intérêts  de  la  France,  c'est,  à  coup  sûr,  celui 
dans  lequel  un  confrère  illustre,  cher  à  l'Institut  comme  à 
son  pays  qui  en  est  lier,  nous  initiant,  toui'  à  lour,  lu  luv 
par  heure  et  pièces  en  main,  à  l'enfaniemeiit,  à  la  marche, 
au  progrès,  à  la  réalisation  enfin  d'une  œuvre  impossible, 
qui  semblait  un  rèvc  de  géant,  a  publié  tous  les  secrets  et 
toutes  les  preuves  de  sa  pensée,  sous  ce  titre  modeste  et 
sans  prétention  :  Lellres,  journal  et  documents  pour  servir  ù 
r histoire  du  canal  de  Suez. 

En  dehors  de  l'acte,  qu'on  ne  peut  trop  admirer,  et  en 
dehors  de  l'homme,  que  le  succès  ne  pa3"era  jamais  trop,  le 
livre  est  excellent  par  lui-même  et  digne,  à  tous  égards, 
d'une  distinction  personnelle. 

Destiné  à  récompenser  les  livres  qui  paraîtraient  les  plus 
propres  à  honorer  la  France.,  à  relever  parmi  nous  les  idées, 
les  mœurs  elles  caractères,\c  prix  de  cinq  mille  francs,  fondé 
par  M.  Marcelin  Guérin,  pouvait-il  recevoir  un  mcilleui- 
emploi  ? 

L'Académie  le  décerne  aux  deux  volumes  présentés  à  ce 
concours  par  M.  Ferdinand  do  Lesseps. 

Je  reviens  bien  \ile  à  .M.  de  .Munt\on  et  à  ses  derniers 
lauréats,  en  commençant  par  M.  H.  de  Saint-Maur,  qui  me 
pardonnera  de  l'avoir  un  peu  fait  attendre.  La  patience  est 
une  de  ses  vertus. 

Traduire  en  vers  français  le  Liv7'e  de  Job,  puis  le  Psau- 


6o8  HAPl'ORT    Di:    M.    CAMILI.K    DOliCET 

lie?',  puis  le  Cantique  des  Cantiques,  c'était  un  véritable  tra- 
vail de  bénédictin.  M.  Hector  de  Saint-Maur  a  patiem- 
ment accompli  cette  tâche,  à  lacjuelle  il  a  consacré  sa 
modeste  et  honorable  existence,  presque  obscure,  qui  n'eut 
guère  qu'un  jour  d'éclat,  il  y  a  quarante-deux  ans,  en  1 834, 
pour  une  poésie  charmante  que  tout  le  monde  a  lue  et 
chantée  plus  tard,  sans  en  connaître  l'auteur,  et  qui  est 
restée  célèbre  sous  ce  titre  :  l'Hirondelle  du  prisonnier. 

Un  quatrième  volume,  intitulé  le  Dermer  Chant,  dont  la 
publication  est  plus  récente,  a  pu  seul  prendre  part  au 
concours,  et,  dans  ce  volume  timidement  soumis  à  son 
examen,  l'Académie  a  reconnu  et  couronné  avec  plaisir 
l'œuvre  hardie  d'un  vrai  poète,  dans  toute  la  force  et  la 
maturité  d'un  talent  jeune  et  vigoureux. 

Beaucoup  plus  jeune  et  non  moins  vigoureux  d'ordi- 
naire, M.  Jean  Aicard,  déjà  connu  de  l'Académie,  lui  pré- 
sentait cette  fois  un  volume  plein  de  grâce  et  de  naïveté, 
un  recueil  de  poésies  nouvelles,  intitulé  :  la  Chanson  de 
l'Enfant,  dans  lequel  les  sentiments  les  meilleurs  s'expri- 
ment presque  avec  trop  d'abondance,  mais  avec  un  gi^and 
charme  et  une  exquise  délicatesse. 

Le  Dernier  Chant,  de  M.  de  Saint-Maur,  ayant  mérité  la 
première  place,  la  Chanson  de  ï Enfant,  de  M.  Jean  Aicard, 
a  facilement  et  honorablement  obtenu  la  seconde. 

Au-dessous  de  ces  deux  volumes  de  choix,  l'Académie  a 
distingué  encore,  comme  étant  digne  d'un  témoignage 
d'encouragement,  un  recueil  de  chants  intimes,  intitulé  : 
le  Poème  de  la  vie,  dont  l'auteur  se  nomme  M.  Gaston 
David. 

La  nature  et  la  i-eligion,  l'art  et  la  famille,  dans  ce  poème 


siu  Li;s  coNCOLRS  DK  i/.wMÎt:   1876.  Goc) 

de  sa  vie  heureuse,  M.  G.  David  chante  loul  ce  ((uil  aime 
et  h'  lait  aimer. 

Un  poète  heureux!  et  (|ui  lavoucl  Cela  vaut  (ju'on  le 
remarque  et  qu'on  l'encourage. 

Dans  le  volume  publié  par  M.  Dupré-Lasale,  conseiller 
;\  la  Gourde  cassation,  l'histoire  du  chancelier  de  I  llo.s- 
pital  n'est  pas  finie  ;  je  pourrais  presque  dire  qu'elle  n'est 
pas  commencée.  Après  avoir  exposé  avec  talent  la  pre- 
mière partie,  assez  peu  connue  jusqu'à  ce  jour,  d'une  car- 
rière devenue  plus  tard  si  glorieuse,  dont  la  grandeur  et  les 
revers  ne  sont  ignores  de  personne,  c'est  précisémeiil  à  la 
veille  de  son  développement  que  s'arrête  l'auleui-.  deux 
ans  avant  que  Michel  de  l'Hospital  iVit  nommé  chancelier 
de  France. 

Solide,  profond  et  sérieux,  cet  ouvrage  est  rempli  de 
renseignements  nouveaux  sur  la  famille  du  futur  chance- 
lier, sur  les  épreuves  auxquelles  fut  exposée  son  enfance, 
sur  les  difficultés  contre  lesquelles  il  eut  longtemps  à  lut- 
ter, sur  son  talent  d'écrire  enfin,  et  sur  ses  curieuses  poé- 
sies dont  il  reproduit  un  grand  nombre. 

Quelques  mois  avant  que  Michel  de  l'Hospital  fût  nommé 
chancelier  de  France,  un  magistrat  qu'il  a  connu,  et  que, 
puissant,  il  eut  sauvé,  le  célèbre  Anne  du  Bourg,  conseiller 
au  parlement  de  Paris,  pendu  à  la  fois  et  brûlé  en  place 
de  Grève,  périssait  victime  du  fanatisme  implacable  qui, 
treize  ans  plus  tard,  devait  aboutir  au  dénouement  tragique 
de  la  Saint-Barthélcmy. 

C'est  le  drame  de  cette  lutte  terrible  que  M.  Alfred 
Franklin  a  mis  en  scène  dans  un  livre  des  plus  émouvants. 
ACAi).    ru.  77 


6lO  RAPPORT  DK  M.  CAMIILK  DOUCET 

La  fille  du  conseiller  en  est  rhéroïne  et  son  nom  :  Anie- 
line  du  Bourg,  sert  seul  de  litre  à  cet  ouvrage,  dont  l'inté- 
rêt saisissant  n'est  pas  l'unique  mérite  et  qui  se  recom- 
mande également  par  le  charme  et  la  distinction  du  style, 
pur,  élégant,  correct  et  de  bonne  qualité. 

T^a  morale  est  parfois  dans  lé  roman  plus  que  dans  l'his- 
toire, où  l'historien  n'a  pas  toujours  le  droit  de  l'intro- 
duire. Elle  se  trouve,  d'un  bout  à  l'autre,  à  force  de  bonne 
grâce,  de  bonne  humeur,  de  bons  sentiments  et  de  bons 
exemples,  dans  le  nouveau  roman  de  M.  P.-J.  Stahl  :  les 
Patins  ([argent. 

L'Académie  ne  pouvait  opposer  à  M.  Stahl  le  souvenir, 
si  honorable  au  contraire,  de  ses  premières  couronnes  ; 
elle  était  toutefois  disposée  à  se  montrer  pour  lui  d'autant 
plus  exigeante  ;  mais,  pai'mi  les  romans  soumis  à  son  exa- 
men, il  lui  a  paru  que  celui-ci  réunissait  encore,  au  plus 
haut  degré,  les  conditions  du  programme. 

Comme  M.  Stahl  l'explique  lui-même  en  tête  de  sa  pré- 
face, une  Américaine,  M"""  Mary-JVIapes  Dadge,  est  le  pre- 
mier auteur  des  Patins  d'argent.  Ce  témoignage  lui  est  dû  ; 
mais,  composé  surtout  pour  servir  de  guide  dans  un  voyage 
en  Hollande,  son  livre  était  trop  en  dehors  du  goût  français 
pour  qu'il  suffît  delereproduirepar  une  traduction  littérale. 

C'est  à  un  grand  travail  d'adaptation,  à  un  remaniement 
complet  qu'a  dû  se  livrer  M.  Stahl  pour  rendre  ainsi  l'ou- 
vrage digne  de  ses  lecteurs  et  digne,  en  même  temps,  de 
la  récompense  que  l'Académie  lui  a  décernée. 

La  liste  des  prix  donnés  au  concours  est  épuisée  ;  il  ne 


|i 


SIR    LES    CONCOl'RS    DE    l'awÉE     1876.  61I 

me  reste  qu'à  parler  de  trois  autres  fondations  spéciales 
destinées  plutôt  à  honorer  les  écrivains  eux-mêmes  qu'à 
récompenser  leurs  travaux. 

Anonyme  endroit,  sinon  en  fait,  le  prix  fondé  en  187.3 
par  un  de  nos  anciens  confrC'res,  jtour  être  décerné  dans 
l'intérêt  des  lettres,  a  été  attribué  cette  année  jusqu'à  con- 
currence de  2,Joo  francs  à  un  jeune  et  vaillant  j)oètc  que 
de  brillants  succès  ne  cessent  de  signaler  à  l'attention  de 
l'Académie.  Le  lendemain  du  jour  où  ce  témoignage  de  vive 
s^nq)atl^ie  lui  était  ainsi  accordé,  M.  François  Coppée  s'y 
créait  un  nouveau  titre.  ^  ingt-quatre  heures  plus  lard,  ie 
prix  tout  entier  se  fût  peut-être  offert  de  lui-même  à  l'heu- 
reux auteur  du  Luthier  de  Crémone. 

1 ,5oo  francs  ont  été  réservés  sur  ce  prix  pour  honorer, 
après  sa  mort,  la  vie  laborieuse  et  utile  de  M.  L.  Etienne, 
recteur  de  l'Académie  de  Besançon,  si  malheureusement 
enlevé  à  sa  famille  au  moment  où,  venant  de  la  terminer 
à  peine,  il  allait  publier  son  Histoire  de  la  littérature  ita- 
lienne depuis  son  origine  jttsqu  à  nos  jours  :  excellent  tra- 
vail que  l'Académie  a  voulu  couronner  sur  la  tombe  de 
son  auteur. 

Parée  en  naissant  d'un  nom  cher  aux  lettres  et  qui 
l'eût  protégée  au  besoin,  la  première  fdie  de  Théophile 
Gautier  a  voulu  se  protéger  elle-même,  en  présentant  à  nos 
concours  un  ouvrage  en  deux  volumes,  intitulé  :  F  Usur- 
pateur, épisode  de  l'histoire  japonaise  au  commencement 
du  XVIP  siècle.  L'auteur,  qui  a  particulièrement  étudié 
les  mœurs  et  les  usages  de  l'extrême  Orient,  a  rempli  ce 
livre  agréable  et  singulier  de  détails  nouveaux,  curieux  et 
intéressants. 


6  VA 


RAPPORT    DK    M.    CAMILLE    DOLCET. 


L'Académie  décerne  avec  plaisir  le  ptiv  Lambert  à 
M"""  Mendès,  née  Judith  Gautier. 

Elle  partage  enfin  le  prix  fondé  par  M.  le  comte  de 
JMalIlé  Latour-Landry  entre  deux  écrivains  cllsllngués, 
MM.  yVndré  Lemoync  et  Alexandre  Piédagnel,  dont  elle  a 
pu  déjà,  dans  plusieurs  circonstances,  reconnaître  le  mé- 
rite, encourager  les  efforts  et  récompenser  les  travaux. 

Voilà,  Messieurs,  notre  bilan  de  cette  année.  Les  bons 
livres  ne  nous  ont  pas  plus  manqué  que  les  bonnes  actions, 
et,  quand  les  ressources  de  son  budget  littéraire  s'accrois- 
sent encore,  l'occasion  de  les  bien  placer  ne  manquera  pas 
davantage  à  l'Académie. 

Digne  aussi  de  son  nom,  qu'elle  portait  avec  orgueil,  et 
l'honorant  même  après  elle,  la  veuve  de  Jules  Janln,  en- 
levée hier  avant  l'âge,  vient  de  fonder  pour  Yécnvamqui 
aura  fait  en  français  la  meilleure  traduction  d'un  ouv?'age 
-latin  un  prix  de  3,ooo  francs  qui  sera  décerné  tous  les 
trois  ans  et  qui  s'appellera  :  Prix  de  M.  Jules  Janin. 

L'Académie  ne  sépare  pas,  dans  sa  reconnaissance  et 
dans  ses  regrets,  ceux  qu'un  môme  bienfait  et  une  même 
tombe  ont  à  jamais  réunis. 


i 


RAPPORT 


DE 


M.    CAMILLE   DOUCET 


SECRBTAIRE   PERPETUEL   DE   L  ACADEMIE   FRANÇAISE 


SUR  LES  CONCOURS  DE  L'ANNEE  1877 


Messieurs  , 

Ce  n'est  pas  sans  raison,  et  par  une  sorte  de  eaprice  qui 
vous  paraîtrait,  j'espère,  peu  digne  d'elle,  que  l'Académie 
vous  a  conviés  à  venir  aujoui'd'luii  l'entendre  proclamer  le 
résultat  de  ses  derniers  concours,  alors  que,  depuis  quel- 
ques années,  des  circonstances  particulières  l'avaient  en- 
gagée parfois  à  retarder  jusqu'au  mois  de  novembre  l'é- 
poque de  ce  rendc/.-vous. 

Bien  loin  de  manquer  à  ses  traditions  et  à  ses  usages, 


6l4  RAPPORT    DE    M.    CAMILLK    DOUCET 

l'Académie  y  revient  au  contraire,  aimant  à  s'y  conformer. 

Si  toutes  les  saisons  lui  sont  également  bonnes;  si  l'été 
n'a  pas  plus  que  l'hiver  le  privilège  d'interrompre  le  cours 
de  SCS  réunions  privées  ;  elle  a  pensé  qu'il  n'en  était  pas 
de  même  de  ce  Public  ami  qu'elle  est  toujours  heureuse  de 
voir  répondre  à  son  appel. 

Pour  vous,  Messieurs,  pour  vos  fils  que  les  lycées  vont 
vous  rendre,  l'heure  des  départs  sonnera  demain;  il  nous 
a  plu  de  la  devancer.  L'impatience  légitime  de  nos  lauréats 
valait  aussi  qu'on  en  tînt  compte.  Quand  elle  a  redoublé 
de  zèle  pour  hâter  la  lin  de  ses  travaux,  quand  ses  juge- 
ments ne  se  sont  pas  fait  attendre,  l'Académie  regretterait 
de  faire  attendre  ses  couronnes. 

Plus  de  deux  cents  ouvrages  se  sont  présentés  cette 
année  à  nos  concours,  sans  compter  ceux  qui,  croyant  en 
avoir  le  droit,  s'y  sont  irrégulièrement  représentés  comme 
en  appel,  après  avoir  déjà  pris  part,  en  première  instance, 
aux  concours  de  l'année  dernière.  Satisfaire  à  tant  d'espé- 
rances était  difficile;  mais  si,  dans  ses  luttes  courtoises, 
l'Académie  honore  les  vainqueurs,  il  n'y  a  pas  de  vaincus 
pour  elle;  aux  concurrents  moins  heureux,  elle  adresse  ici, 
par  ma  voix,  plus  que  des  consolations;  des  témoignages 
sympathiques  d'intérêt,  d'estime  et  d'encouragement. 

L'histoire  et  la  philosophie,  l'histoire  surtout.  Messieurs, 
vont  avoir  la  plus  grande  part  dans  nos  récompenses. 
Plusieurs  fondations  spéciales  provoquent  directement  le 
travail  des  historiens  et,  dans  les  concours  même  qui  ne 
leur  appartiennent  pas  tout  à  fait,  dans  celui,  par  exemple, 
qu'a  institué  M.  de  Montyon  pour  les  ouvrages  utiles  aux 


SUR  LES  CONCOURS  DE  l' ANNÉE  1877.        6l5 

mœurs,  ils  ont  su  encore  prendre  hi  bonne  place,  ;i  coté  des 
philosophes,  des  moralistes,  des  savants,  des  romanciers 
et  des  poètes. 

Le  grand  prix  fondé  par  M.  le  baron  Gobert,  dans  l'in- 
térêt de  notre  histoire  nationale,  n'a  jamais  été  moins  dis- 
puté que  cette  fois;  les  concui-rents  semblent  avoir  reculé 
d'avance,  et  désarmé  pour  ainsi  dire,  devant  une  œuvre 
capitale  qui  ne  craignait  pas  la  lutte,  qui  plutôt  l'eût  sou- 
haitée, étant  de  taille  à  en  braver  les  périls. 

Dans  un  magnifique  volume,  intitulé  Chwlemagne, 
M.  Alphonse  Vétault  a,  suivant  l'expression  du  savant 
rapporteur  de  la  commission  compétente,  entrepris  de 
peindre  une  grande  époque,  une  grande  figure.  Il  y  a  réussi, 
et  notre  littérature  historique  y  gagnera  un  monument  qui 
lui  manquait.  Sur  Charlemagne  et  son  temps  à  peine  possé- 
dions-nous jusqu'alors  quelques  pages  dispersées  :  un  admi- 
rable résumé  de  Montesquieu;  des  chapitres  de  M.  Guizot, 
de  M.  Mignet,  de  M.  Michelet;  fragments  de  haut  prix,  qui 
font  honneur  à  notre  école  moderne;  mais  qui,  membres 
épars  d'un  grand  corps  en  préparation,  attendaient  qu'on 
les  réunît. 

Ancien  élève  de  l'Ecole  des  chartes,  savant  arcliivlsle, 
auteur  renommé  déjà  de  deux  belles  histoires  de  Suger  et 
de  Godefroy  de  Bouillon,  soutenu  à  la  fois  par  l'étude  des 
vieux  textes  et  par  le  patriotisme  le  plus  élevé,  M.  Alphonse 
Vétault  semblait  tout  préparé  pour  entreprendre  cette 
tache  difficile  et,  l'ayant  entreprise,  pour  la  iiuiicr  à 
bonne  lin. 

Dans  son  ensemble,  l'ouvrage  de  M.  Vétault  se  distingue 


6l6  RAPPORT  DE  M.  CAMlLLi;  DOLCET 

par  des  qualités  vraiment  supérieures.  Combiné  avec  art, 
le  tableau  général  est  tracé  largement,  et  la  figure  du 
grand  empereur  y  apparaît  dans  un  juste  relief.  On  s'attache 
tout  d'abord  aux  destinées  de  ce  jeune  prince  qui,  à  peine 
âgé  de  vingt-six  ans,  va  représenter  la  cause  de  la  civilisa- 
tion au  milieu  de  l'Europe  barbare;  on  assiste  avec  curio- 
sité, avec  intérêt,  avec  admiration  bientôt,  au  développe- 
ment continu  de  sa  puissance;  n'ayant  que  le  temps  de  le 
suivre,  tour  à  tour  et  presque  à  la  fois,  d'Italie  en  Germanie 
et  de  Germanie  au-delà  des  Pyrénées ,  avec  cette  rapidité 
de  la  foudre  que,  dix  siècles  plus  tard,  un  autre  Charlema- 
gne  devait  seul  dépasser  encore,  pour  la  très-grande  gloire 
de  la  France. 

Les  chapitres  consacrés  à  la  personne  de  Charlemagne, 
à  sa  vie,  à  ses  goûts,  à  ses  études,  achèvent  et  complètent 
l'excellent  ouvrage  auquel,  à  l'unanimité,  l'Académie  dé- 
cerne le  grand  prix  Gobert. 

Plus  modeste  et  dû  au  même  fondateur,  le  second  prix 
Gobert  était,  en  1876,  attribué  à  un  savant  travail  de 
M.  l'abbé  Houssaye  sur  le  cardinal  de  BéruUe  et  le  cardinal 
de  Richelieu.  Aucun  ouvrage,  de  valeur  plus  grande, 
n'étant  venu  lui  faire  concurrence,  l'Académie  maintient 
M.  l'abbé  Houssaye  en  possession  de  ce  prix  qu'il  méritait 
d'obtenir  et  qu'il  mérite  de  garder. 

Fondé  pour  l'encouragement  des  travaux  historiques 
par  un  de  ces  maîtres  de  l'histoire  qui,  tout  à  la  fois,  la 
font  et  l'écrivent,  par  le  premier  de  nos  confrères,  glorieux 
doyen  de  notre  compagnie,  le  prix  Thiers  est  décerné  à 


SLii  Li:s  r.o.Nc.oLus  iJE  l'anmîi:    1^77.  617 

M.  Edouard  Savons,  pour  un  ouvrage  on  doux  volumes  (ju'il 
a  consacré  à  V Histoire  générale  des  Hongrois. 

Avant  d'exécuter  ce  grand  travail,  et  pour  s'y  niieuv  pré- 
parer, JM.  Savons  n'a  pas  seulement  compulsé  tous  les  textes, 
étudié  toutes  les  chroniques  :  magyares,  slaves  et  alleman- 
des ;  plusieui's  fois  il  a  visité  la  Hongrie  ;  il  en  a  consulté 
les  manuscrits,  interrogé  les  hommes,  recueilli  les  traditions. 
En  rendant  justice  au  mérite  du  livre  et  à  la  profonde 
érudition  de  l'auteur,  l'Académie  a  particulièrement  dis- 
tingué chez  ^I.  Sayous  un  rare  talent  de  mise  en  œuvre 
joint  à  un  grand  art  de  composition  et  de  style.  Les 
tableaux  animés  de  son  ouvrace  sont  comme  les  actes  émou- 
vantsd'un  drame  héroïque  dont  les  nombreuses  |)éiipétics, 
précédées  d'un  prologue  sombre  et  plein  de  promesses,  se 
dénoueraient  brillamment  dans  l'éclat  d'une  glorieuse 
apothéose. 

Après  que  le  prologue  nous  a  montré  dans  ses  origines 
la  Hongrie  barbare  et  païenne,  voici  la  pièce  qui  rnni- 
mence,  et  les  grands  acteurs  qui  entrent  en  scène  :  au 
premieracte,  les  rois  de  la  race  d'Arpad  ;  au  second,  ceux 
de  la  maison  d'Anjou  ;  les  rois  électifs  ensuite,  et  toujours 
le  spectacle  saisissant  des  rudes  épi'euves  de  ia  Hongrie, 
héroïne  touchante,  malheureuse  et  persécutée,  placée 
d'abord  entre  les  voisinages  terribles  des  Autrichiens  et 
des  Turcs  ;  puis  soumise  un  jour  à  l'Autriche  ;  puis  bientôt 
affranchie,  relevée,  restaurée  et  devenant  enfin,  plus  lard, 
l'un  des  solides  appuis  de  l'Emijire  rpii  l'avait  opprimée 
naguère. 

L'auteur  a  conduit  son  travail  jusquà  la  constitution 
présente  du    pays   magyar,   et  ne  l'arrête  qu'en    1867,    à 


ACAD.    v\\.  / 


78 


6l8  RAPPORT  DK  M.  CAMILLE  DOLCEÏ 

l'heure  mémo  où  l'cmporour  François-Joseph  est  couronné 
à  Pesth  comme  roi  de  Hongrie,  dans  une  heureuse  récon- 
ciliation nationale,  aussi  honorable  pour  le  souverain  que 
pour  le  peuple,  et  dont  nulle  ombre,  depuis  dix  ans,  n'a 
voilé  le  radieux  souvenir. 

Si  l'Académie  a  pu  décerner  justement  la  totalité  du 
prix  Thicrs  \vV Histoire  générale  des  Hongrois  de  M.  Sayous, 
un  même  sentiment  de  justice  l'a  décidée,  au  contraire, 
quand  plusieurs  ouvrages  d'un  égal  mérite  s'offraient  à 
elle  pour  le  concours  Thérouanne,  à  en  partager  le  piix 
par  portions  égales  entre  quatre  concurrents,  entre  quatre 
historiens  :  MM.  Foncin,  Charles  d'iléricault,  Bcrthold 
Zeller  et  Ernest  Lavisse. 

La  curieuse  et  instructive  étude  de  M.  Foncin  sur  le 
Ministère  Turgot  avait  commencé  par  être  longuement 
discutée  en  bon  lieu  :  à  la  Sorbonne  d'abord,  devant  la 
faculté  des  lettres  ;  à  l'Institut  ensuite,  devant  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques. 

Approuvant  à  son  tour  l'esprit  général  du  livre  et  parta- 
geant l'estime  de  l'auteur,  son  admiration  même  pour  le 
génie  de  Turgot,  l'Académie  française,  tout  en  constatant 
certaines  faiblesses  d'exécution,  a  voulu  récompenser,  dans 
cette  intéressante  étude,  l'abondance  des  faits,  la  richesse 
et  la  nouveauté  des  détails  dont  elle  est  remplie. 

L'ouvrage  de  M.  Charles  d'Héricault  porte  ce  titre  :  la 
Révolution  de  thermidor.  Robespien^e  et  le  Comité  de  salut 
public  en  l'an  II.,  d après  les  sources  originales  et  les  documents 
inédits. 

Pendant  onze  mois,   du  commencement  de  septembre 


SUR    LES    CO.NCOUUS    DK    LANMii;     1 877 .  (Il  g 

1793  a  la  (iii  (le  juillcl  1794,  M.  d'Hcricault  s'csL  attaché 
à  suivre  RobespicMTc  coininc  pas  à  pas.  de  seinaiiic  en 
semaine,  de  joni  en  jour;  puis  d'heure  en  heure  même, 
à  la  veille  du  dénoùment  :  dans  ses  rapports  avec  le 
Comité  de  salut  public,  cl  jus(pic  dans  sa  feinte  v\  mysté- 
rieuse retraite. 

La  lutte  terrible  dont,  jns(ju  au  dernier  moment,  il  sem- 
blait devoir  sortir  plus  puissant  que  jamais,  seul  maître 
de  la  Convention  et  de  la  France,  est  racontée  avec  autant 
de  précision  que  de  clarté.  Grâce  aux  recherches  de  M.  d'Hé- 
ricault,  les  points  obscurs  sortent  de  l'ombre  et  les  faits 
douteux  s'expliquent ,  acquis  désormais  à  l'histoire  ;  à 
l'histoire,  je  le  répète.  L'ouvrage  de  M.  d'Héricault  n'est 
pas  une  œuvre  de  passion,  mais  une  œuvre  de  vérité  ;  un 
livre  de  bonne  foi,  dirait  Montaigne.  C'est,  au-dessus  de 
tout,  un  livre  d'histoire.  L'Académie  l'a  jugé  à  ce  titre, 
sans  prévention;  à  ce  titre,  elle  le  couronne  sans  arrière- 
pensée. 

S'efforçant  à  son  tour  de  remonter  jusqu'aux  sources, 
et  demandant  la  vérité  aux  anciennes  archives  de  Florence 
et  de  Paris,  M.  Berthold  Zeller,  digne  fils  de  notre  savant 
confrère  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
a  composé  une  très-curieuse  étude  sur  les  circonstances 
qui  ont  précédé,  accompagné  et  suivi  le  mariage  d'Henri  IV 
avec  Marie  de  Médicis.  La  conspiration  du  maréchal  de 
Biron,  le  procès  d'Entragues,  les  intrigues  italiennes  pen- 
dant les  dernières  années  d'un  règne  que  les  ennemis  de  la 
France  étaient  seuls  à  trouver  trop  long,  la  mort  enfin  de 
ce  roi  si  cher  à  son  peuple,  si  fier  en  face  de  l'Europe,  dont 
les  faiblesses  même  n'ont  pu  rien  enlever  à  sa  gloire  ;  tout 


620  isviM'ouT   ht:  m.   (.amilij:  uolckt 

cela,  mis  en  œuvre  avec  arl  el  avec  goût,  constiLueun  récit 
très-allachant,  un  bon  livre  plein  d'intérêt. 

Si  M.  Berlhold  Zeller  a  renouvelé  avec  bonheur  l'aspect 
d'une  des  périodes  les  plus  connues  de  notre  histoire,  c'est 
une  des  périodes  les  plus  ignorées  de  l'histoire  de  Prusse 
que   M.  Ernest  Lavisse  a,   non  pas  renouvelée,   mais  re- 
trouvée, et  qu'il  a  publiée  sous  ce  litre  :  Etude  sur  tune  des 
origi/ies  de  la  monarchie  priissien?îe,  ou  la  marche  de  Brande- 
bourg sous  la  dynastie  ascanienne.  Rien  dans  ce  livre,  aux 
yeux  du  patriotisme  le  plus  délicat  et  le  plus  susceptible, 
n'était  de  nature  à  empêcher  l'Académie  de  couronner  un 
travail  très-neuf  et  très-solide  qui,  à  tous  égards,  ne  peut 
que  faire  honneur  à  notre  école  historique  contemporaine. 
La  guerre  est  l'industrie  nationale  de  la  Prusse,  a  dit 
Mirabeau,  avec  le  sûr  coup  d'œil  et  la  précision  du  génie, 
dans  son  livre  sur  la  monarchie  de  Fi'édéric  le  Gi^and.  Cette 
malheureuse  condition  d'existence  se  retrouve  à  chaque  pas 
dans  l'histoire,  si  bien  racontée  par  M.  Lavisse,  des  vieux 
Margraves  ascaniens  toujours    forcés   de  se  battre   pour 
vivre  et  de   conquérir  pour  ne  pas  être  conquis.   Ici,  du 
moins,  il  ne  s'agit  que  de  nobles  luttes  et  de  courageux 
efforts  qui  ont  suscité  de  grandes  vertus  morales,  et  bien 
servi  dès  lors  la  cause  de  la  civilisation. 

Je  vous  en  ai  prévenus,  Messieurs,  l'histoire  l'a  emporté 
dans  presque  tous  nos  concours.  C'est  encore  à  un  livre 
d'histoire,  à  un  très-intéressant  travail  pubhé  par 
INL  A.  Chantelauze  sur  Marie  Stuart,  son  procès  et  son 
exécution,  que  l'Académie  attribue  le  prix  Bordin  d'une 
valeur  de  trois  mille  francs. 


SLR    LES    CONCOURS    DK    l'anNKK     1877.  62  f 

Depuis  le  prince  LabaiiolT  jusqu'à  M.  Miyiicl  et  M.  .Iules 
Gaulhier,  l'histoire  de  Marie  SluarL  est  de  celles  que  les 
érudits  ont  K  plus  étudiées.  De  grandes  divergences  d'opi- 
nions se  sont  produites  à  son  sujet,  et,  tandis  que  les  uns, 
s'attaquant  à  la  reine,  oui  pu  se  montrer  pour  elle  trop 
sévères  ;  d'autres,  au  contraire,  prenant  fait  et  cause  pour 
la  femme,  se  sont  trop  attachés  peut-être  à  l'aninislier 
entièrement.  En  Angleterre  comme  en  France,  la  ciueslion 
continue  de  s'agiter  et  le  dernier  mot  reste  encore  à  dire. 

Ce  n'est  pas  de  la  vie,  mais  seulement  de  la  murl  de 
Marie  Stuart  et  des  sept  derniers  mois  de  sa  captivité 
douloureuse,  que  s'occupe  aujourd'hui  M.  Chantelauze, 
éclairant  ce  cinquième  acte  d'une  tragédie  lamentable  de 
lumières  nouvelles  que  vient  de  lui  révéler  le  journal  même 
du  médecin  de  la  reine,  Bourgoing;  document  authentique, 
inconnu  jusqu'à  ce  jour,  et  (pi'un  heureux  hasard  a  fait 
tomber  entre  ses  mains. 

Quoi  de  plus  dramatique,  et  qui  soulève  plus  le  cœur 
indigné,  que  la  scène  terrible  dans  laquelle  M.  Chantelauze 
nous  montre  les  commissaires  royaux  torturant  à  plaisir 
l'infortunée  souveraine  que  plus  d'un  a  le  remords  d'avoir, 
dans  les  jours  prospères,  connue,  flattée,  admirée,  aimée 
peut-être  ? 

Quoi  de  plus  touchant,  en  revanche,  de  plus  noble,  et 
dont  l'éloquence  soit  plus  accablante  pour  l'accusateui-,  que 
le  plaidoyer  sans  réplique  de  cette  auguste  accusée,  livrée 
à  elle-même,  à  elle  seule,  sans  un  défenseur,  sans  un  conseil, 
sans  un  ami,  sans  le  secours  d'aucun  dossier,  d'aucune 
note  qui  pût  seconder  sa  mémoire,  et  pourtant  parvenant 
encore  à  se  défendre  mieux  que  pas  un  n'eût  pu  le  faire  l 


622  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

A  côté  de  cette  partie  sinistre  de  la  fin  de  son  récit, 
M.  Chantelauze,  se  retournant  du  couchant  sombre  vers  la 
lumineuse  aurore,  a  consacré  quelques  pages  aux  plus 
charmants  souvenirs  des  heures,  rapides  mais  fortunées, 
où  la  jeune  reine  de  France  recevait  à  Paris,  pour  ses 
blanches  mains  et  ses  yeux  étoiles,  les  hommages  de  Ron- 
sard et  les  compliments  de  Brantôme. 

Plein  d'un  intérêt  saisissant  et  soutenu,  le  livre  de 
M.  Chantelauze  se  distingue  en  outre  par  le  mérite jde  la 
forme,  par  la  bonne  qualité  d'un  style  élégant  et  correct. 

Pendant  que  M.  Chautclauzc  acquérait,  dans  la  petite 
ville  de  Cluny,  le  journal  manuscrit  du  médecin  de  Marie 
Stuart,  par  une  bonne  fortune  égale,  analogue  au  moins, 
à  quelques  lieues  de  là,  dans  un  département  limitrophe, 
M.  Charles  Capmas,  professeur  à  la  faculté  de  droit  de 
Dijon,  découvrait,  aumilieu  d'objets  vulgaires,  dans  l'éta- 
lage d'une  marchande  de  vieux  meubles,  un  autre  manus- 
crit, en  six  volumes,  contenant  une  partie  considérable 
de  la  correspondance  de  M'"'  de  Sévigné  ;  plus,  des  lettres 
inédites  importantes  ;  plus,  enfin,  pour  les  parties  déjà 
connues,  des  restitutions  du  plus  grand  intérêt. 

Il  y  a  eu,  dans  cette  affaire,  une  part  de  mérite  et  une 
part  de  bonheur,  disait  un  de  nos  éminents  confrères,  très- 
grand  ami  de  M"""  de  Sévigné,  en  exposant  devant  l'Aca- 
démie les  titres  de  M.  Capmas  et  en  parlant  de  lui  comme 
M.  Capmas,  à  coup  sûr,  n'eût  pu  mieux  parler  de  M.  de 
Sacy,  le  maître  à  tous  en  la  matière. 

La  part  du  bonheur  a  été  de  découvrir  le  manuscrit. 

Une  fois  le  manuscrit  trouvé,    la    part  du   mérite    est 


Sl'R    LES    CONCOtRS    DE    l'aNNKK     1877.  628 

d  iivoir  su ,  prolil;uil  de  la  dôcomiMli' .  la  présenter  au 
public  précédée  d'une  introduction  remarquable  et  accom- 
pagnée de  notes  excellentes,  dues  à  un  long  travail  de 
patiente  érudition  et  de  sagacité  critique  qu'on  ne  saurait 
trop  louer. 

Sur  les  vingt  et  une  lettres  tout  à  fait  nouvelles  publiées 
par  M.  Capmas,  il  en  est  plusieurs  que  leur  grâce  exquise 
place  de  droit  à  côté  des  meilleures  que  l'admiration  pu- 
blifjue  ait  depuis  longtemps  adoptées.  Toutes  contribuent 
à  compléter  l'œuvre  de  AI'""  de  Sévigné  en  complétant 
riiisloire  de  sa  vie,  la  dernière  ne  s'arrètant  qu'avec  sa 
vie  mémo. 

Quant  aux  fragments  retrouvés,  qu'à  tort  ou  à  raison  les 
premiers  éditeurs  avaient  détachés  des  anciennes  lettres, 
sans  grande  portée  littéraire,  sans  grand  intérêt  histo- 
rique, ils  servent  encore  à  éclairer  utilement  certains 
points  demeurés  obscurs. 

Somme  toute,  dans  son  ensemble,  la  publication  de 
M.  Capmas  constitue  un  très-bon  livre,  et  l'Académie 
aime  à  lui  décerner  une  moitié  du  prix  de  cinq  mille  francs 
fondé  par  M.  Marcelin  Guérin. 

L'autre  moitié  de  ce  prix  est  attribuée  à  M.  Eugène 
PcUetan  pour  deux  volumes  d'un  tout  autre  ordre  et  d'un 
tout  autre  genre,  deux  sortes  de  romans  historiques  el 
philosophiques,  qui,  à  ce  titre,  ont  un  double  mérite,  ou, 
tout  au  moins,  un  double  charme  :  Royan,  la  naissance  dune 
ville;  Jarousseau,  le  pa.steur  du  désert. 

La  petite  ville  de  Royan  avait  eu  jadis  sa  grande  page 
d'histoire.  Assiégée  par  LouisXIII  en  personne,  comme  un 


624  RAPPORT  l)i;  AI.  CAMILLE  DOUCET 

repaire  du  calvinisme,  clic  avait  dû  capituler  après  une 
semaine  de  tranchée,  et,  depuis  lors,  ville  ruinée,  ville 
éteinte,  ville  morte,  aucun  des  progrès  de  la  civilisation 
n'avait  pu  l'atteindre. 

Deux  siècles  plus  tard,  voilà  tout  à  coup  qu'un  chemin 
de  fer  pénètre  dans  ce  tombeau  en  y  rapportant  la  vie,  la 
vie  nouvelle,  la  vie  moderne  ;  avec  ses  bienfaits,  ses  lu- 
mières, ses  élégances,  ses  passions  aussi;  et  le  reste! 

Les  habitants  y  ont-ils  gagné,  la  morale  y  a-t-elle  perdu? 
nous  dcmandiiit  un  de  nos  philosophes. 

La  ville  est  prospère  et  tout  y  va  pour  le  mieux,  lui 
répond  l'ingénieux  écrivain  qui,  né  dans  le  pays  dont  il 
nous  dépeint  la  résurrection  heureuse,  vaut  bien  qu'on  l'en 
croie  sur  parole. 

L'autre  ouvrage  de  M.  Pellctan  a  [)lus  d'importance, 
plus  d'étendue  et  de  véritable  valeur. 

C'est  dans  sa  propre  famille  que  l'auteur  a  puisé  son 
sujet.  Le  pasteur  Jarousseau  était  son  grand-père,  et  la 
part  de  la  vérité,  la  part  de  l'histoire  tirée  de  ses  archives 
maternelles  est  au  moins  aussi  considérable  que  celle  de 
l'invention,  dont  le  mérite  lui  revient  plus  personnelle- 
ment. 

L'action  se  passe  d'abord  à  la  lin  du  règne  de  Louis  XV, 
puis  au  commencement  de  celui  de  Louis  XVL  A  peu  près 
tolérées  en  fait,  quoique  en  droit  tout  à  fait  proscrites, 
quelques  familles  protestantes  vivent  encore  dans  le  fond 
de  la  Saintonge  ;  mais  menacées  toujours,  ou  toujours 
redoutant  de  l'être,  toute  sécurité  leur  manque. 

Homme  biblique,  simple  de  cœur  et  naïvement  coura- 
geux  quand   il   se    croirait  timide   et    faible ,    le    pasteur 


SIR    LES    CONCOLRS    DK    l'aNNICE    1877.  GaS 

Jai'oussoaii  conliiuie  de  prêcher  dans  ce  désert,  soutenant 
les  âmes,  relevant  les  esprits  cl  donnant,  sans  (|u  il  y  pré- 
tende, les  bons  conseils  par  les  bons  exemples. 

La  première  partie  du  livre,  dans  laipiclle  ce  noble  et 
touchant  caractère  est  on  ne  peut  mieux  dévelop|)é,  a  fixé 
l'attention  de  l'Académie  et  coiifril)ué  part iculirrenirnt  à 
fixer  aussi  son  choix. 

Dans  la  seconde,  réservée  à  une  loule  d'incidi-uls  étran- 
ges, voilà  que,  pour  la  défense  de  son  troupeau  et  de  sa  foi 
religieuse,  le  pasteur  Jarousseau,  héroïque  sans  le  savoir, 
décide  (ju  il  doit  tout  cpiitter  et  se  rendre  à  Paris.  Il  j)art, 
seul,  à  cheval,  sur  son  j)au\re  petit  bidet  nommé  Misère. 
Après  trois  semaines  du  plus  pénible  voyage,  il  arrive,  et, 
dès  le  premier  jour,  son  cheval  et  sa  valise  lui  sont  l'un  et 
l'autre  immédiatement  volés;  puis,  ce  qui  se  comprend 
moins,  presque  immédiatement  rendus  l'un  et  l'autre. 

llien  ne  l'arrête  plus  et  tout  lui  devient  facile,  comme 
par  enchantement.  Nous  le  voyons  bientôt,  tour  à  tour, 
protégé  par  Malesherbes,  conversant  avec  Franklin  el  reeu 
enfin  par  le  jeune  roi  qui,  tout  en  réservant  la  question  de 
principe,  consent  à  lui  accorder,  pour  son  compte  per- 
sonnel, la  permission  de  prêcher  sans  crainte,  mais  à 
l'ombre,  en  secret,  en  maison  fermée.  «  C'est  déjà  quelque 
chose,  lui  écrit  Malesherbes;  c'est  un  premier  pas  dans 
la  voie  de  l'avenir,  c'est  la  liberté  de  conscience  à  l'état 
d'attente.  » 

Après  cette  demi-victoire,  Jarousseau  retourne  tranquil- 
lement à  Saint-Georges  de  Bidonne  où  toute  la  p()|)iilati()ii 
le  reçoit  presque  en  triomphe,  rangée  sur  sa  route  et  bé- 
nissant son  retour. 

AC.vn.   rn.  79 


626  RAPPORT    DE    M,    CAMILLIC    DOUCET 

—  l'rions  Dieu  pour  le  roi,  dit-il  à  sa  digne  femme,  pour 
le  roi  qui  nous  permet  de  prier  désormais  en  commun. 

Si'iJl  ans  plus  tard,  en  1787,  Louis  XVI,  par  son  édit 
de  lolcrance,  exauçait  le  vœu  du  bon  pasteur. 

Qu'il  aborde,  ou  plulùt  (ju'il  effleure  les  questions  reli- 
gieuses et  les  questions  politiques,  ce  livre,  dégagé  de 
tout  fanatisme,  se  distingue,  d'un  bout  à  l'autre,  par  une 
grande  modération.  Pour  être  parfois  un  peu  maniéré,  le 
style  de  M.  Pellctan  ne  manque  ni  d'élégance  ni  de 
charme.  L'Académie  a  couronné  ses  deux  volumes  comme 
de  bons  livres  dont  la  morale  est  honnête  et  dont  la  lec- 
ture ne  peut  qu'être  agréable  et  utile. 

Un  prix  nouveau,  un  prix  de  quatre  mille  francs,  dû  à  la 
générosité  de  feu  M.  Archon-Despérouses,  était  pour  la 
première  fois,  cette  année,  à  la  disposition  de  l'Académie 
qui,  laissée  libre  d'en  déterminer  l'emploi,  l'avait  affecté 
à  encourager  et  à  récompenser  des  travaux  de  philologie. 

«  L'Académie,  disait  dans  son  dernier  rapport  annuel 
mon  cher  et  vénéré  prédécesseur  M.  Patin,  que  je  ne 
saurais  trop  vous  rappeler,  l'Académie  sera  mise  ainsi  à 
même  d'honorer  plus  directement  qu'il  ne  lui  a  encore  été 
donné  de  le  faire,  toute  une  cJasse  d'ouvrages  qui  ont  un 
titre  particulier  à  son  intérêt,  ceux  où,  sous  des  formes 
très  diverses,  lexiques,  grammaires,  dissertations,  éditions 
critiques,  etc.,  on  s'applique  aujourd'hui,  avec  tant  d'ar- 
deur et  de  méthode,  à  l'étude  de  notre  langue  et  de  ses 
monuments  de  tout  âge.  » 

Les  éditions  critiques  étant  spécialement  et  nomina- 
tivement  comprises  dans  les  prévisions  du  programme, 


SLR    LES    CONCOURS    DE    l'aNNKE     1877.  627 

celles  des  Grands  Ecrivains  de  la  France,  (|in'  publie  la 
maison  Hachette,  et  dont  noire  savant  confrère,  M.  Adolphe 
Rcf^nier,  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres, 
dirige  depuis  seize  ans  le  travail,  avec  tant  de  compétence 
et  d'autorité,  semblaient,  à  tous  égards,  s'imposer  d'elles- 
mêmes  au  choix  de  l'Académie. 

«  Pour  la  pureté,  l'intégrité  parfaite,  rauliionlicité  du 
texte,  aucun  soin  ne  nous  paraîtra  superflu,  aucun  scrupule 
trop  minutieux,  »  disaient  en  18G1  les  éditeurs  de  cette 
grande  publication,  dans  un  prospectus  rempli  de  sédui- 
santes promesses,  dont  aucune,  en  effet,  n'a  manqué  d'être 
fidèlement  tenue.  Le  monument  n'est  pas  achevé  ;  mais  il 
semble  l'être,  à  voir  et  à  compter  les  chefs-d'œuvre  que 
contiennent  déjà  les  cinquante  volumes  publiés  jusqu'à  ce 
jour. 

Corrigées  presque  toutes  sur  les  éditions  princeps,  et 
quelques-unes  même  sur  des  textes  originaux,  les  Mémoires 
de  Saint-Simon,  par  exemple,  dont  le  manuscrit  autographe 
n'a  pas  été  payé  moins  de  75,000  francs,  ces  éditions  nou- 
velles sont  toutes  notablement  améliorées,  et  des  fautes 
anciennes  qui  menaçaient  de  se  perpétuer,  en  se  renouve- 
lant sans  cesse,  ont  pu  disparaître  enfin  dans  les  œuvres 
de  Corneille  et  de  Racine,  dans  celles  de  Saint-Simon  sur- 
tout et  du  cardinal  de  Retz. 

La  plus  grande  ])arl  dans  ce  grand  travail  revient  cer- 
tainement à  M.  Adolphe  Régnier,  qui  a  vu  tout,  et  tout 
revu  lui-même,  avec  sa  rare  expérience  de  linguiste  et  de 
philologue;  mais  il  ne  pouvait  tout  faire,  et,  sans  attendre 
que  l'Académie  en  exprimât  la  volonté,  il  a,  le  premier, 
manifesté  le  désir  que  la  participation  de  ses  collaborateurs 


628  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

fût  haiitcmcnl  reconnue  el  mentionnée  publiquement,  à 
leui'  louange. 

Les  savantes  notices  et  les  excellents  classiques  de 
M.  Ludovic  Lalanne,  sous-bibliothécaire  de  l'Institut,  de 
M.  Charles  Marty-Lavcaux  et  de  M.  Paul  Mcsnard,  de 
MM.  G.  Servois  et  Jules  Gourdault,  ajoutent  considérable- 
ment au  mérite  de  cette  publication.  Un  souvenir  particu- 
lier et  un  témoignage  public  de  douloureux  regret  sont 
dus  encore  à  six  écrivains  dont  le  concours  avait  été  ré- 
clamé et  que  la  mort  est  venue  arracher  prématurément  à 
la  tâche  qu'ils  promettaient  de  bien  remplir  :  à  notre  ancien 
confrère,  M.Monmcrqué,  à  MM.  Gilbert,  Eugène  Despois, 
Sommer  et  Alphonse  Feillet;  au  plus  cher  cnlin,  au  plus 
dévoué  des  collaborateurs  de  M.  Adolphe  Régnier,  à  son 
jeune  et  malheureux  fils. 

Je  n'ai  rendu  justice  qu'à  demi  à  M.  Adolphe  Régnier 
en  disant  qu'à  l'heure  où  l'Académie  le  récompensait  sans 
partage,  c'est  de  ses  collaborateurs  qu'il  était  le  premier 
à  se  préoccuper  lui-même,  il  me  reprocherait,  sans  doute, 
de  trahir  le  secret  de  sa  généreuse  abnégation;  comment 
me  taire  pourtant,  quand  je  sais  que,  partageant  encore 
son  prix  avec  d'autres  collaborateurs,  non  moins  dévoués 
mais  plus  modestes,  il  leur  en  a  distribué  tout  l'argent, 
n'en  gardant  pour  lui  que  l'honneur. 

Les  concurrents  de  M.Adolphe  Régnier  méritent,  comme 
ses  collaborateurs,  qu'on  ne  les  oublie  pas  devant  vous,  et 
l'Académie  m'a  recommandé,  Messieurs,  de  prononcer  du 
moins  avec  estime  le  nom  de  ceux  dont  elle  a  regretté  de 
ne  pouvoir  couronner  les  travaux. 

Quatorze  ouvrages  nous  avaient  été  présentés  pour  ce 


SIU    LKS    CONCOURS    DE    l'aNNÉE     1877.  Crxq 

nouveau  concours;  la  plupart,  je  dois  \c  dire,  no  rcnlraii'iit 
guère  dans  la  pensée  qui  dicta  les  conditions  du  programme. 
C'étaient  surtout  des  traités  relatifs  à  l'origine  du  langage 
ou  bien  de  simples  grammaires,  dont  la  valeur,  du  reste,  et 
l'utilité  pratique  sont  loin  d'avoir  été  méconnues.  J'en  sais 
plusieurs,   et  la  grammaire   française  de  feu   M.   Gouzien 
père  est  de  ce  nombre,  qui  mériteraient  qu'on  les  citât  ; 
mais,  avant  tout,  Messieurs,  je  dois  mentionner  trois  ou- 
vrages honorablement  distingués  par  l'Académie  :  Ruhclais 
et  son  œuvre.,  étude  en  deux  volumes,   dont  notre  compa- 
triote M.  Jean  Fleury  donnait,  en  Russie,  la  primeur  aux 
membres  de  la  Faculté  historique  et  philologique  de  Saint- 
Pétersbourg,  au  moment  où,    en  France,  le  même  sujet 
était  mis  au  concours  pour  le  prix  d'éloquence  de  1876  : 
le  Glossaire  de  la  vallée  d'Yères,  publié  par  M.  Delboulle, 
professeur  au  lycée  du  Havre,  pour  servir  à  l'intelligence 
du  dialecte  haut-normand  et  à  l'histoire  de  la  vieille  langue 
française,   et  aussi /a  Guerre  de  Metz  en    i3?4>  poème  du 
XIV' siècle,  publié  par  M.  de  Bouteiller,  ancien  député  de 
Metz.  Déjà  très-curieuse  par  elle  seule,  cette  publication, 
que  précède   une   excellente  préface  de  M.  Léon  Gautier, 
est  suivie  d'études  critiques  très-intéressantes,  faites  sur 
le  texte  par  M.  F.  Bonnardot,  ancien  élève  pensionnaire 
de  l'Ecole  des  chartes. 

Parmi  les  ouvrages  d'inégale  valeur  présentés  à  l'Aca- 
démie pour  le  prix  Langlois,  une  traduction  de  Virgile 
par  M.  Hector  de  Saint-Maur,  une  traduction  de  la  Divine 
Comédie  de  Dante,  par  M.  Mongis,  ancien  procureur  géné- 
ral,  et  une  traduction  des   Chants  serbes,  par  M.  Dozon, 


63o  RAPPORT  DK  M.  CAMILLE  DOUCET 

consul  de  France  à  Mostar,  n'ont  pu  passer  inaperçues. 
Outre  les  Chants  serbes,  M.  Dozon  a  déjà  publié  un  curieux 
volume  des  chants  populaires  de  la  Bulgarie  et  une  traduc- 
tion non  moins  intéressante  des  poésies  de  Pétœfi.  Tant 
de  travaux  méritent  qu'un  mot  d'éloge  et  d'encouragement 
s'adresse  de  loin  à  leur  auteur. 

La  traduction,  en  dix  volumes,  des  Œuvres  complètes  de 
Shakspeare,  par  M.  Emile  Montégut,  était  l'œuvre  capitale 
de  ce  concours  ;  l'Académie  l'a  couronnée  sans  pai^age, 
aimant  ainsi  à  récompenser  tout  à  la  fois,  non-seulement 
un  bon  ouvrage,  mais  un  bon  écrivain,  depuis  longtemps 
distingué  par  elle  et  que  tant  d'autres  titres  recomman- 
daient à  son  estime. 

Une  traduction  des  Colloques  d'Érasme  et  de  VÉloge  de 
la  Folie,  par  M.  Victor  Develay,  avait  paru  un  moment 
pouvoir  disputer  le  prix  Langlois,  le  partager  peut-être. 
L'Académie  s'en  est  souvenue,  et,  pour  récompenser  autre- 
ment M.  Develay,  elle  lui  attribue  une  moitié  du  prix 
Lambert,  accordant  l'autre  à  la  nombreuse  et  intéres- 
sante famille  de  M.  Eugène  Despois,  que  je  nommais 
tout  à  l'heure  comme  l'un  des  jeunes  collaborateurs  de 
M.  Adolphe  Régnier,  trop  tôt  enlevé  aux  lettres  françaises, 
que  SCS  premiers  travaux  honoraient  déjà. 

Le  prix  de  Jouy,  que  l'Académie  ne  décerne  que  tous 
les  deux  ans,  est  attribué  à  un  volume  publié  par  M.  Louis 
Dépretsous  ce  titre  :  Comme  nous  sommes  ;  notes  et  opinions. 
C'est  un  livre  de  maximes  qui,  au-dessous  des  grands 
modèles,    se  distingue  modestement  par  la   finesse  et  la 


SUR    LES    CONCOL'RS    DE    l'aNNÉE    1877.  63 1 

grâce  de  pensées  vraies,  délicates,  élevées  parfois  et,  pres- 
que toujours,  exprimées  avec  bonheur. 

Une  voix  chère  au  public,  et  que  vous  êtes  pressés  d'en- 
tendre, s'élèvera  tout  à  l'heure  pour  proclamer  les  résultats 
du  concours  fondé  par  AI.  de  Montyon  en  faveur  des  actes 
de  vertu,  de  dévouement  et  de  courage.  Lapait,  non  moins 
importante,  destinée  en  même  temps  à  récompenser  des 
ouvrages  utiles  aux  mœurs,  demande  à  vous  occuper 
encore  un  moment. 

Cent  onze  ouvrages  avaient  pris  part  à  ce  concours  ; 
l'Académie  en  a  couronné  neuf;  et,  pour  se  réduire 
à  ce  chiffre,  déjà  considérable  pourtant  si  l'on  se  reporte 
aux  premières  intentions  du  fondateui',  il  a  fallu  qu'elle 
s'imposât  de  véritables  sacrifices. 

jMarchandant,  pour  ainsi  dire,  et  bien  à  regret  je  vous 
l'assure,  avec  les  meilleurs  concurrents,  elle  s'est  vue  forcée 
d'écarter  ceux-ci  parce  que  leur  ouvrage,  si  bon  qu'il  fût, 
s'était  déjà  présenté  la  veille  à  une  première  épreuve,  et 
ceux-là,  lauréats  d'hier,  à  cause  de  leurs  couronnes  mêmes, 
trop  fraîches  encore  sur  leurs  fronts.  C'est  à  peine  si  les 
morts  ont  trouvé  grâce  devant  nous  ;  je  suis  peut-être  de 
ceux  qui  leur  faisaient  presque  un  crime  de  n'être  plus 
vivants.  L'Académie  a  refusé  d'aller  jusque-là,  et  si,  par 
exemple,  un  charmant  et  excellent  livre  d'histoire,  intitulé 
le  Comte  de  Plelo,  a  été  éloigné  du  concours  quand  tous  les 
suffrages  lui  semblaient  acquis,  ce  n'est  pas,  comme  on  l'a 
pu  croire,  parce  que  son  auteur,  M.  E.-J.-B.  Rathery,  était 
mort  depuis  sa  publication  ;   mais  parce  que  récemment, 


632  IVAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DODCET 

en  1874,  il  avait  été  déjà  couronné  pour  uu  autre  ouvrage 
sur  Mademoiselle  de  Scudéry. 

En  première  ligne,  et  pour  lui  faire  une  part  propor- 
tionnée à  son  mérite,  l'Académie  décerne  un  prix  unique 
de  trois  mille  francs  à  la  Philosophie  de  Maine  de  liiran,  par 
M.  Jules  Gérard,  professeur  à  la  faculté  des  lettres  de 
Glermont. 

Déjà  distingué  et  honoré  par  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques,  ce  livre  se  fait  remarquer  par  la 
variété  des  études  qui  s'y  révèlent  et  par  l'ingénieuse 
liberté  de  l'esprit  critique  qui  s'y  déploie,  avec  une  aisance 
pleine  de  grâce. 

C'est  le  premier  métaphysicien  de  mon  temps,  disait 
M.  Cousin  de  Maine  de  Biran  en  i834,  et,  après  quarante- 
trois  ans  écoulés,  Maine  de  Biran  reste  encore  à  la  hauteur 
où  le  plaçait  un  si  bon  juge.  Vrai  fondateur  de  la  méthode 
psychologique  et  du  spiritualisme  contemporain,  il  revit 
dans  les  graves  et  savantes  pages  que  M.  Gérard  consacre 
à  reproduire  la  pure  image  de  ce  profond  penseur. 

A  son  exposition  critique  pleine  d'intérêt,  M.  Jules 
Gérard  a  joint  des  fragments  curieux  tirés  des  œuvres 
inédites  de  Maine  de  Biran  sur  le  système  de  nos  croyances 
distinct  de  celui  de  nos  connaissances ,-  ajoutant  ainsi  un 
attrait  de  plus  à  l'importance  de  l'excellent  travail  auquel 
il  a  sacrifié  plus  de  dix  ans  d'une  vie  studieuse  et  d'une 
méditation  continue. 

Au  second  rang,  l'Académie  couronne,  en  attribuant  à 
chacun  d'eux  un  prix  de  deux  mille  cinq  cents  francs, 
trois  ouvrages  de  genre  très-variés  et  qu'elle  aime  d'autant 


SUR  i.KS  coNcoi  «S  ni:   i.'.\nm':i;    1877.  633 

plus  à  i';i[)j)r()(lu'r  par  une  rgalc  i-ccoiiipensc  :  Ins  Esclaves 
chi'étiens,  par  M.  l^aul  Allard,  juge  suppléant  au  tribunal 
(  i\  il  de  Rouen  ;  Pensées  morales,  par  feu  M.  Sauvage,  et  A 
travers  rA/ne'riqNe,  psLV  M.  Lucien  Riart. 

Dans  son  livre  à  la  fois  religieux  et  philosoplii(|iit',  liist.o- 
rique  et  social,  sur  les  Esclaves  chrétiens  depuis  les  premiers 
temps  de  l'Eglise  jusqu'à  In  fin  de  la  domination  romaine  en 
Occident,  M.  Paul  Allard  s'attache  à  nous  montrer  le  chris- 
tianisme travaillant  dès  l'origine  à  détruire  l'esclavage, 
cette  plaie  originelle  des  anticjues  civilisations.  Le  chris- 
tianisme n'a  sans  doute  agi  pour  l'affranchissement  que 
\ydv  une  influence  morale;  mais,  marchant  dans  l'ombre 
vers  son  but,  il  devait  ainsi  d'autant  mieux  l'atteindre. 

Tel  est  le  sujet  de  cet  ouvrage,  qui  se  fait  remarquer 
par  un  bon  esprit  de  polémique  honnête,  par  beaucoup  de 
mesure  et  de  goût. 

Doyen  de  la  faculté  des  lettres  d»;  Toulouse,  très-popu- 
laire, très-aimé  et  très-considéré  dans  une  ville  éminem- 
ment littéraire  et  passionnément  académique,  M.  Sauvage 
a  vécu  en  philosophe,  pensant  et  se  plaisant  à  écrire  ce 
qu'il  pensait;  c'est  en  philosophe  aussi  qu'il  est  inorl,  sans 
avoir  pris  le  temps  ni  le  soin  de  jxiblit  r  lui-même  le  fruit 
de  ses  longues  méditations. 

Des  cœurs  fidèles  veillaient  heureusement  sur  ce  pré- 
cieux héritage,  et  ce  que  M.  Sauvage  aurait  dû  faire  de  son 
vivant,  le  dévouement  filial  de  sa  famille  l'a  fait  du  moins 
après  sa  mort. 

Dans  la  phalange  d'hommes  distingués  qui,  de  nos  jours, 
a  donné  un  nouvel  éclat  à  l'Académie  des  jeux  floraux  de 

ACAD.    FR.  80 


634  RAPPORT    nr     M.     C\MII.LK    DOl  CKT 

Toulouse,  M.  Sauvage,  suivant  la  charmanle  expression  de 
M.  le  comte  de  Rcsséguier,  secrétaire  perpétuel  de  cette 
Académie,  représentait  les  grâces  du  langage  et  la  finesse 
spirituelle  de  la  pensée.  Écrites  sans  parti  pris,  au  jour  le 
jour,  et  en  dehors  de  toute  préoccupation  systématique, 
les  pensées  de  M.  Sauvage  ne  s'annoncent  pas  comme  un 
cours  de  psychologie  en  règle,  et  se  contentent  de  refléter  au 
hasard  les  mille  émotions,  graves  ou  légères,  d'un  homme 
aimable  et  d'un  sage. 

Ce  livre  d'un  mort  est  un  livre  des  plus  vivants,  plein  de 
charme,  de  bon  sens,  d'esprit,  d'élégance  et  de  délicatesse. 

Voici,  par  un  heureux  contraste,  un  ouvrage,  charmant 
aussi,  amusant  et  instructif,  dans  lequel  l'imagination  joue 
un  plus  grand  rôle.  Sous  ce  titre  :  A  travers  t Amérique, 
M.  Lucien  Biart  a  publié,  sans  trop  de  suite  ni  de  transi- 
tions, un  grand  nombre  de  scènes  de  mœurs,  de  nouvelles 
et  d'anecdotes  qui,  peut-être,  ne  sont  pas  toutes  absolu- 
ment vraies,  mais  qui,  toutes,  ne  laissent  pas  que  d'être 
assez  vraisemblables. 

Avec  lui,  le  lecteur  pénètre  tour  à  tour  dans  l'intérieur 
des  ranchos,  des  fermes,  des  villes  et  des  maisons;  subi- 
tement, sans  passer  parles  points  intermédiaires,  il  s'égare 
au  milieu  des  glaces  du  Labrador,  juste  à  temps  pour 
sauver  la  pauvre  Ouanga  emportée  sur  un  glaçon  ;  puis,  le 
feuillet  tourné,  il  se  promène  en  plein  Canada,  dans  la 
ville  pittoresque  et  toujours  française  de  Montréal  ;  à  la 
porte  de  Québec,  nous  rencontrons  la  jolie  fermière  du 
Val-Secret,  Louise  Martin,  qui  sans  nous,  je  crois,  n'eût 
jamais  pu  réussir  à  épouser  son  cousin  Pierre.  Rien  de  plus 


SUR    I.ES    CO.NCOL'RS    DK    l/ VNNKi:     iSjJ-  635 

o-racieu.v  que  cet  épisode  de  la  lainille  canadienne  ;  rien  de 
plus  sombre  eu  revanche  et  de  plus  frappant  que  le  Nia- 
gara glacé,  devant  lequel  M.  Biart  nous  transporte  en  plein 
hiver.  Un  joyeux  bal  de  noirs  nous  aUend  heureusement  à 
la  Havane,  poumons  réeliauffer,  et  bient«M,  sans  nous  être 
embarqués  même,  nous  débarquerons  au  Mexique,  dans  ce 
beau  pays  des  révolutions  chroniques  que  M.  Lucien  Biarl 
connaît  si  bien  et  que  ses  premiers  livres  :  la  Terre  chaude, 
la  Terre  tempérée,  nous  oui  déjà  si  bien  fait  connaître. 

Deux  prix,  de  deux  mille  francs  chacun,  sont  décernés: 
l'un  à  M.  Ferraz,  professeur  de  philosophie  à  la  faculté  des 
lettres  de  Lyon,  pour  un  important  travail  intitulé  :  Eludes 
sur  la  philosophie  en  France  au  XIX'  siècle  :  Tautrc  à  un  jeune 
ingénieur,  doublé  d'un  savant  et  d'un  écrivain,  M.  Henri 
de  Parville,  pour  le  dernier  volume  d'une  précieuse  collec- 
tion que,  depuis  quinze  ans,  il  continue  de  publier  sous  l<- 
titre  de  Causeries  scientifiques. 

Ce  n'est  pas  un  travail  de  compilation  banale,  c'est  un 
travail  tout  personnel,  ont  dit  devant  l'Académie  nos  deux 
plus  savants  confrères,  en  appréciant  les  causeries  scienti- 
fiques de  M.  de  Parville  et  en  présentant  leur  autein- 
comme  ayant  su  se  faire  une  position  exceptionnelle  et 
respectée  parmi  les  écrivains  qui,  avec  plus  ou  moins  d'au- 
torité et  de  désintéressement,  travaillent  à  populariser  la 
science.  Ayant  tout  étudié  et  tout  approfondi,  M.  de  Par- 
ville  a  le  droit  de  parler  de  tout  ;  sa  science  est  une  science 
vraie  et  non  une  science  d'emprunt  :  utiles  par  toutes  les 
lumières  qu'ils  répandent,  ses  livres  sont  d'une  lecture 
agréable  et  facile  ;  ils  charment  en  instruisant. 


636  UAl'l'OHT    l)i:    M.     CAMILLE    DOtCET 

Dans  son  volume  sur  lapiiilosophic  en  France  au  XIX"  siè- 
cle, M.  Fcrraz  expose  avec  goût  et  simplicité,  sans  passion 
et  sans  dénigrement,  diverses  théories  sociales,  dont  il 
combat  d'autant  plus  victorieusement  les  côtés  dangex^eux 
que  sa  polémique  est  plus  polie,  plus  digne  et  plus  loyale. 

Modestement  présenté  comme  un  essai,  ce  travail  de 
M.  Ferraz  est  l'œuvre  distinguée  d'un  bon  esprit  qui  se 
propose  iMi  but  honnête,  qui  le  poursuit  et  qui  l'atteint. 

J'ai  dit  que  M.  de  Parville  était  un  jeune  ingénieur  ;  je 
m'effrayerais  d'avoir  à  en  dire  autant  de  M.  Charles  Len- 
théric  et  de  M.  René  Kerviler,  si  je  ne  pouvais  encore 
ajouter  que,  étant  tous  deux  des  ingénieurs,  ils  sont  aussi 
des  savants  tous  deux,  et  tous  deux  des  écrivains,  ayant 
mérité  l'un  et  l'autre  que  l'Académie  les  couronnât  : 
M.  Charles  Lentliéric  pour  un  livre  intitulé  :  les  Villes 
mortes  du  golfe  de  Lion;  M.  René  Kerviler  pour  un  grand 
nombre  d'intéressantes  études  qui,  tout  d'abord,  et  par 
leur  objet  seul,  devaient  aller  au  cœur  de  l'Académie. 

Sous  ce  titre  :  le  Chancelier  Pierre  Séguier,  second  protec- 
teur de  r Académie  française^  M.  René  Kei^viler  avait  envoyé 
au  concours  de  1875  un  intéressant  volume  sur  la  vie  pri- 
vée, politique  et  littéraire  de  l'éminent  chancelier,  et  sur 
le  groupe  académique  de  ses  commensaux  familiers  ;  mais, 
comme  dans  sa  préface  il  annonçait,  en  même  temps,  de 
nouvelles  études  sur  la  cour  académique  du  Palais  Cardinal, 
l'Académie  avait  ajourné  à  son  égard  l'effet  de  ses  bonnes 
intentions. 

Un  nouveau  volume  a  paru  depuis,  en  effet  ;  il  est  inti- 
tulé :  la  Bretagne  à  l Académie  française ^  et  contient  une 


SDR  LES  coNCOtus  DE  i."\nm';i:   1H7-.  687 

intéressante  série  de  notices  sur  les  académiciens  bretons 
ou  d'origine  bretonne  ;  notamment  sur  les  Iroi-^  ducs  de 
Coislin,  Armand,  Pierre  et  Ih-iiii  ;  sur  (lliapelain,  (|u"il 
venge  des  rigueurs  de  Boileau  ;  sur  les  deux  Ilay  du 
Chastelet,  Paul  et  Daniel,  dont  le  second,  par  parenthèse, 
eut  à  l'Académie  Bossuet  pour  son  successeur.  C'est  un 
titre  rétrospectif  dont  je  lui  sais  bon  gré,  disait,  à  ce 
propos,  l'un  de  nos  spirituels  coiilrères.  Moins  sensible  aux 
charmes  de  ce  rapprochement  posthume,  l'humble  abbé 
de  Chanibon,  Daniel  du  Chastelet,  eût  trouvé,  je  crois, 
que,  pour  sa  pari,  il  en  payait  l'honneur  un  peu  cher. 

Aux  deux  premiers  ouvrages  de  M.  Kerviler  étaient 
jointes  six  études  distinctes,  consacrées  au  souvenir  de  six 
des  moins  connus  parmi  les  fondateurs  de  notre  compagnie. 

On  n'instruit  personne  en  retraçant  une  fois  de  plus  la 
vie  des  illustres  que  leur  célébrité  rappelle  à  toutes  les 
mémoires.  C'est,  au  contraire,  un  travail  plein  d'intérêt  (|ue 
celui  qui  tire  ainsi  d'un  oubli  regrettable,  et  peut-être 
injuste,  des  noms  dont  le  souvenir  pâlissait  dans  les  obscu- 
rités natales  du  berceau  de  l'Académie. 

Les  bonnes  intentions  de  l'auteur  nous  avaient,  sans 
doute,  d'avance  bien  disposés  en  sa  faveur;  mais  c'est  à  un 
titre  plus  sérieux  :  c'est  au  mérite  réel  de  ses  persévérants 
efforts,  à  l'ensemble  de  ses  travaux,  à  l'abondance  des 
documents  curieux  {[u'il  a  recueillis  et  heiueusement 
présentés,  que  s'adresse,  en  toute  justice,  la  récompense 
dont  il  est  l'objet. 

OEuvre,  à  la  fois,  d'un  géologue,  d'un  artiste  et  d'un 
lettré,  le  livre  de  M.  Charles  Lenthéric  :  les  Villes  mortes 
du  golfe  de  Lion,  nous  transporte  d'abord  sur  les  rivages 


638  UAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

historiques  de  la  vieille  Méditerranée.  \a\  mer  est  toujours 
la  môme  ;  mais,  dans  le  cours  des  siècles,  le  littoral  a 
changé.  Où  s'élèvent  aujourd'hui  des  villes  intérieures 
florissaient  autrefois  de  puissantes  villes  maritimes  ;  les 
dépôts  accumulés  par  le  passage  éternel  du  Rhône  ont  formé 
des  marais  là  où  jadis  la  navigation  était  des  plus  actives. 
Il  faut  avouer,  entre  parenthèses,  que  la  science  de  ces 
messieurs  du  génie  n'est  pas  toujours  très-rassurante. 
Tandis  que  M.  Lenthérie  nous  montre  ici  la  mer  éloignée  de 
nos  côtes  du  Midi  par  l'envahissement  successif  des  terres 
d'alluvion,  M.  Henri  de  Parville,  à  qui  j'aime  à  revenir, 
dans  le  chapitre  premier  de  son  quinzième  volume,  mena- 
çait tout  à  l'heure  nos  côtes  de  l'Ouest  d'être  envahies 
bientôt,  et  tôt  ou  tard  emportées  par  la  marche  constante, 
par  l'implacable  travail  de  l'Océan.  La  stabilité  des  conti- 
nents n'est  qu'illusoire,  dit-il  en  propres  termes.  Ainsi 
donc,  du  train  dont  vont  les  choses,  et  surtout  les  flots, 
dans  dix  siècles  Paris  pourra  bien  devenir  une  préfecture 
maritime  ;  dans  vingt  siècles,  mettons-en  trente  et  n'en  par- 
lons plus,  toute  la  France,  submergée  jusqu'aux  Vosges  et 
aux  Alpes,  aura  disparu,  avec  nos  tombes,  à  cent  pieds... 
sous  mer. 

A  côté  de  ces  dangers  lointains,  M.  de  Parville  ne  cesse 
heureusement  de  nous  montrer  ailleurs  la  science  cons- 
tamment féconde,  nous  apportant  chaque  jour,  avec  de 
nouvelles  découvertes,  des  bienfaits  nouveaux,  plus  posi- 
tifs, qui  ont  au  moins  ce  grand  mérite  que  nous  pouvons 
en  jouir  tout  de  suite,  de  notre  vivant,  nous-mêmes  ! 

Après  l'histoire  de  la  nature,  M.  Charles  Lenthérie 
aborde  l'histoire  des  villes  et  des  hommes.  Dans  ces  lieux 


SUR    LES    CONCOURS    DK    l'aNMÎE     1877.  689 

célèbres,  devenus  des  déserts  et  des  lagunes,  le  lecteur, 
guidé  par  lui,  se  promène  comme  dans  un  cimetière,  avec 
recueillement,  avec  émotion,  se  heurtant  à  chaque  j)as 
contre  les  souvenirs  les  plus  doux,  les  plus  pieux  et  les 
plus  populaires  de  nos  légendes  et  de  notre  histoire. 

Le  livre  se  termine  par  des  considérations  savantes  dans 
lesquelles  l'auteur  démontre  avec;  autorité  qu'il  serait  pos- 
sible de  rendre  tant  de  marais  productifs  en  y  faisant  des 
reboisements  considéi-ables.  Son  œuvre  ainsi  se  complète  : 
agréable  et  intéressante,  elle  est  instructive  et  utile. 

I^a  poésie,  et  nous  l'en  dédommagerons  tout  à  l'heure, 
n'aura  qu'une  faible  part  dans  ce  concours.  Trois  volumes 
de  vers  avaient  attiré  d'abord  l'attention  de  l'Académie  ; 
un  seul  sera  couronné.  Sans  méconnaître  ce  qu'il  y  a  de 
vrai  talent  poétique  dans  les  recueils  que  nous  avaient  pré- 
sentés M.  Henri  Cantel  et  M.  l'élix  Frank,  ces  œuvres  de 
jeunesse  nous  ont  paru  contenir,  je  ne  veux  pas  dire  des 
défauts,  des  qualités  peut-être,  vives  et  hardies,  (juc  la 
faveur  publique  accueille  à  bon  droit,  mais  auxquelles  ne 
s'adressait  pas  précisément  M.  de  Montyon,  quand  il  fon- 
dait avec  scrupule  un  concours  spécial  pour  les  ouvrages 
utiles  aux  mœurs.  En  nommant  ici  ces  deux  poètes,  que 
l'Académie  retrouvera,  j'espère,  et  à  qui  de  justes  éloges 
n'en  sont  pas  moins  dus,  j'aime  à  leur  donner,  tout  haut, 
un  témoignage  de  sympalhitpu-  encouragement. 

Aucun  reproche  du  même  genre,  aucun  reproche  d'aucun 
genre,  ne  peut  s'adresser  au  chaste  et  charmant  volume 
intitulé  :  Nouvelles  Glanes,  que  M'""  Louise  Berlin  envoyait 


6^0  HAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOI  CET 

elle-même,  il  y  a  peu  de  mois,  à  l'Acadcmie,  pour  prendre 
pari  à  ce  concours,  dont  elle  attendait  avec  impatience  le 
résultat,  qu'elle  n'aura  pu  que  pressentir,  sans  avoir  eu  le 
bonheur  d'en  connaître  le  succès  mérite. 

Fille  de  M.  Bertin  aîné,   et  gardant   avec   honneur   ce 

"■rand   nom  de  famille  dont  le   lustre   lui  doit  un  nouvel 

n 

éclat  ;  amie  des  arts  qui  furent  sa  gloire  ;  amie  des  lettres 
(|ui  furent  sa  consolation  ;  se  distinguant  par  beaucoup 
d'esprit  et  de  goût,  de  force  morale  aussi,  de  résignation, 
de  courage  et  de  philosophie,  M""  Louise  Bertin  semble 
avoir  confié  tout  son  cœur  et  toute  son  âme  à  ce  dernier 
volume,  rempli  de  poésies  d'une  grâce  exquise,  et  dont 
plusieurs,  d'une  véritable  élévation,  dépassent  ces  coteaux 
modérés  où  Sainte-Beuve,  qui  marquait  à  chacun  sa  place, 
a  spirituellement  logé  tout  un  monde. 

A  ceux  qui  voudraient  faire  un  choix  dans  les  Nouvelles 
Glanes,  ]e  recommanderais  de  préférence  les  pièces  intitu- 
lées :  Solitude,  Conseils,  Mélancolie,  Pater  noster  ;  celle  sur- 
tout qui  s'adresse  à  notre  confrère  M.  de  Sacy.  C'est  après 
les  avoir  lues  toutes  que  l'Académie  les  couronne  sans 
réserve,  en  regrettant 

Que  son  laurier  tardif  n'ombrage  qu'une  tombe  ! 

Ma  tâche,  Messieurs,  touche  à  sa  fin.  L'Académie  n'a 
plus  que  deux  prix  à  proclamer  :  le  prix  de  poésie,  dont  le 
sujet,  proposé  par  elle,  était  André  Chénier ;  et  ce  prix 
presque  anonyme  dont  le  fondateur,  ancien  membre  de 
l'Académie,  qui  malheureusement  a  défendu  que  son  nom 
fût  prononcé  dans  cette  enceinte,  nous  a  légué  en  1878, 
avec  le  produit  annuel  d'une  action  de  la  Revue  des  Deux 


SIR    LES    CONCOURS    DE    l'aNNÉE    1877.  64] 

Mondes,  le  droit  ol  la  lihorlc  d'eniployer  ce  revenu  consi- 
dérable, comme  l'Académie  l'enlendrait,  dans  V intérêt  des 
lettres. 

Dans  l'intérêt  des  lettres,  l'Académie,  libre  ainsi  de  son 
choix,  s'est  plu  à  regarder  aufoiir  d'elle  et  n'a  pas  eu  de 
peine  à  se  décider. 

Ce  que,  l'année  dernière,  elle  axait  lait  pour  M.  Coppée, 
cette  année,  Messieurs,  elle  a  voulu  le  faire  encore,  et 
distinguant,  non  dans  l'ombre,  mais  dans  la  retraite,  un 
jeune  et  vrai  poète,  d'un  talent  élevé,  pur  et  gracieux,  aimé 
de  tous  et  presque  célèbre,  dont  la  place  est  à  part  dans  le 
inonde  des  lettres,  et  qui,  par  la  dignité  de  sa  vie  discrète, 
augmente  ses  titres  à  l'intérêt  et  à  l'estime  ;  spontanément, 
et  d'une  voix  unanime,  l'Académie,  sans  partager  le  prix 
dont,  cette  fois,  le  montant  s'élève  à  quatre  mille  cinq  cents 
francs,  en  a  décerné  tout  llioiineur  à  M.  Sullv-i*rudhommc. 

Pour  le  prix  de  poésie,  cent  vingt-trois  pièces  ont  con- 
couru. Huit  d'entre  elles,  réservées  après  un  premier 
examen,  portaient  les  numéros  24,  70,  100,  io4,  1 13,  i  i4, 
I  i()  et  19-1 . 

A  l'unanimité,  l'Académie  a  décerné  le  prix  à  la  pièce 
inscrite  sous  le  n°  ion.  avant  ])our  épigraphe  ces  deux 
hémistiches  : 

Disce,  puer,  virtutem  ex  me 

Forttmam  ex  aliis. 

(VinGiLE,  Enéide,  livre  XII.) 

M.  Camille  du  Locle  (Mi  est  l'auteur. 
Une  autre  pièce,  inscrite  sous  le  n"  70  et  portant  pour 
épigraphe  ces  mots  :  Toi,  Vertu,  pleure  si  je  meurs,  tout  en 

ACAD.    FR.  81 


6/|?,  RAPPORT    DE    M.     CAMILLE    DOl  CET 

étant  inlérieuro  à  celle  que  l'Académie  couronnait,  a  paru 
se  distinguer  aussi  par  des  qualités  différentes.  Plus  colo- 
rée, mais  plus  déclamatoire,  elle  traite  le  sujet  à  un  tout 
autre  point  de  vue.  Dans  André  Chénier,  elle  s'attache 
à  l'homme  pUis  qu'au  poète  ;  c'est  sa  mort  qu'elle  met  en 
relief,  pkis  que  sa  vie.  Les  incorrections  ne  manquent  pas 
dans  cette  œuvre,  mais  elles  sont  rachetées  par  des  éclairs 
dune  poésie  ardente,  par  quelques  beaux  vers  bien 
frappés  : 

De  tigres,  dont  l'enfer  a  dû  vomir  les  âmes 
Et  que  SCS  Irails  hardis  font  rugir  de  fureur, 


11  meurt,  triste  victime,  et  ce  tendre  génie. 
Si  faible  dans  l'amour,  contre  eux  sait  rester  fort. 
Point  de  pleurs  dans  ses  yeux  ;  sur  sa  lèvre  pâlie 
Point  de  ces  chants  plaintifs,  vains  regrets  de  la  vie 
Qui  ne  cachent  souvent  que  l'effroi  de  la  mort. 

Il  meurt,  mais  en  poète  armé  pour  sa  vengeance, 
Nonchalant  de  ses  jours,  mais  non  de  ses  écrits  ; 
Superbe,  étincelant,  terrible  d'éloquence. 
Il  rend  à  ses  bourreaux  sentence  pour  sentence, 
Et  leur  crache  au  visage  un  hymne  de  mépris. 

L'auteur  de  cette  pièce  remarquable  est  M.  Emile 
Bouilly,  professeur  d'histoire  et  de  philosophie  au  collège 
de  Remiremont  (Vosges). 

L'Académie  lui  décerne  un  premier  accessit. 

Une  mention  honorable  est  accordée  enfin  à  la  pièce 
inscrite  sous  le  n"  24  et  qui  porte  pour  épigraphe  : 

Marmorea  caput  a  cei^ice  revuhum. 

(Virgile,  Géorgique  IV'). 


SI  U    LES    CONCOl'HS    DE    l'aNNÉE     1877.  643 

Le  sujet  y  est  haih'  ;i\cc  niic  ('ligaiilt'  siinplicilé,  cl  la 
forme  se  distingiu"  par  Ixaucoiii)  de  grâce  el  d'harmonie. 
C'est  une  douce  élégie,  un  ptii  monotone,  exclusivement 
consacrée  à  l'éloge  du  poète  cl  dans  laquelle  peut-être  ne 
ressortent  pas  assez  la  vie  de  Ihomme,  sa  moit  cl  son 
caractère. 

L'auteur  n'ayant  pas  répondu  à  l'appel  de  la  publicité, 
le  pli  cacheté  qui  cache  son  nom  n'a  pas  dû  cire  ouvert,  et 
j'ai  le  regret  de  ne  pouvoir  mieu\  le  l'aire  connaître. 

J'ai  fini,  Messieurs,  et  la  pièce  couronnée  est  la  seule 
dont  je  n'aie  rien  dit.  Il  m'eût  été  facile  et  doux  d'entrer 
ici  dans  le  détail  des  qualités  aimables,  brillantes  et  vrai- 
ment poétiques  cpii  l'ont  signalée  en  première  ligne  aux 
suffrages  de  l'Académie.  Vous  allez,  l'entendre.  C'est  le 
meilleur  pour  elle  et  pour  vous.  Les  vers  de  M.  du  Locle 
j)Ouvaient  aisément  se  passer  d'être  lus  par  un  maître  en 
l'art  de  bien  dire  ;  mais,  sans  vouloir  surfaire  leur  mérite, 
le  rare  talent  du  lecteur  ajoutera  encore  à  leur  charme. 


I 


I 


RAPPORT 


DE 


M.    CAMILLE  DOUCET 


SBCSBTMRB  PERPÉTUEL    DE   l'aCADKMIE    FRANÇAISE 


SUR  LES  CONCOURS  DE  L'ANNÉE  1878. 


Messieurs, 

Pour  la  troisième  fois  depuis  vinj,4  ans,  la  France  a  con- 
vié l'univers  à  l'un  de  ces  Concours  solennels  que  la  voix 
éloquente  de  M.  Villemain  salua  d'ici  à  deux  reprises,  en 
appelant  la  première  de  nos  Expositions  :  la  grande  fête 
du  travail  humain  ;  puis,  en  glorifiant  les  merveilles  des 
arts  «réunies,  disait-il  en  1867,  dans  le  forum  de  l'Europe 
et  de  l'Amérique,  au  milieu  d'une  capitale  agrandie  ». 

Aujourd'hui,  Messieurs,  au  milieu  d'une  capitale  qu'on 
aurait  tort  de  croire  diminuée,  quand  elle  a  d'autant  plus 


646  RAPPORT  DE  M.  CAMILLE  DOUCET 

rardeui"  de  s'agrandir  encore,  souffrez  qu'à  notre  tour 
nous  commencions  par  rendre  hommage  à  cette  nouvelle 
o^randc  fête  du  travail  humain,  dont  la  France  abattue  n'a 
pas  craint  de  rêver  l'cchit,  à  ce  tournoi  magnifique  et  paci- 
fique auquel,  sans  hésitation,  accourant  de  partout,  au 
premier  appel,  et  nous  apportant  leurs  trésors,  tous  les 
arts,  toutes  les  industries  ont  voulu  venir  prendre  part. 
C'est  leur  honneur  et  c'est  le  nôtre  ! 

Les  concours  dont  j'ai  maintenant  à  vous  rendre  compte 
n'auraient  pas,  pour  être  modestes,  besoin  d'un  si  grand 
contraste.  La  tâche  délicate,  sans  gloire  peut-être,  mais 
non  sans  douceur  ni  quelquefois  sans  amertume,  d'accueillir 
tant  de  travaux,  d'en  apprécier  les  mérites  divers,  et  de 
comparaître  enfin  devant  vous,  pour  proclamer  ses  choix 
et  justifier  ses  préférences,  est  imposée  chaque  année  à 
l'Académie,  qui  s'en  estime  heureuse  et  fîère. 

Sa  récompense.  Messieurs,  serait  d'avoir  souvent  à  cou- 
ronner des  livres  d'une  haute  portée  littéraire  ;  ceux-là 
toujours  étant  pour  elle  les  vrais  ouvrages  utiles  aux 
mœurs.  Jamais,  dans  ce  but,  l'Académie  ne  cessera  de  faire 
publiquement  appel  au  talent  et  à  la  confiance  des  meil- 
leurs écrivains  dont,  par  un  juste  échange,  elle  aimerait  à 
honorer  dignement  les  œuvres  par  de  plus  larges  récom- 
penses. 

Cette  bonne  fortune,  nous  l'avons  aujourd'hui,  du 
moins,  pour  le  premier,  le  plus  ancien  de  nos  concours  ; 
pour  celui  qui,  depuis  plus  de  deux  siècles,  appelle  annuel- 
lement l'Académie  à  décerner,  tour  à  tour,  un  prix  d'élo- 
quence et  un  prix  de  poésie. 


Sl'R    LES    CONCOIRS    DE    LANNKE     1878.  6^7 

Ce  n'est  pas  un  prix  d'éloquence  ;  mais  deux  piix  d'rlo- 
(juince,  que,  celte  année,  oui  mérités  et  obtenus  deux  de 
nos  concurrents  :  deux  |)iix  entiers,  qu'il  nous  vù[  été  plus 
facile  d'accorder  que  d'acquitter,  si  un  ministre  secou- 
rable  ne  nous  eût  tirés  d'embarras,  en  doublant  notre  cré- 
dit spécial,  et  en  nous  permettant  ainsi  d'être  doul)l(^ment 
généreux  et  doublement  équitables. 

Après  avoir  mis  successivement  au  concours  des  études 
sur  \  oltaire,  sur  Rousseau  et  sur  Montesquieu,  l'Acadé- 
mie devait  au  X^  IIP  siècle,  elle  se  devait  à  elle-même, 
comme  aux  lettres  et  à  la  science,  réunies  et  personnifiées 
dans  un  seul  homme,  de  proposer  aussi  pour  l'un  de  ses 
|)rix  VEIoge  de  Buffo/i.  Elle  l'a  fait,  Messieurs,  et  rare- 
ment ses  appels  ont  été  plus  entendus,  rarement  ses  inten- 
tions ont  été  mieux  comprises,  rarement  ses  vœux  mieux 
exaucés. 

Tandis  que  Linné  lui-même  avait  fini  par  rendre  justice 
au  grand  rival  dont  le  dédain  superbe  ne  l'avait  pas  épai-- 
gné  ;  tandis  cjue  chez  nous  Cuvier,  reconnaissant  Rulïon 
pour  son  maître,  s'était  incliné  devant  ce  {pi'il  appelait 
ses  idées  de  génie  ;  quelques  savants  plus  modernes  aflec- 
taient.  au  contraire,  de  le  dédaigner  à  leur  tour,  et  de  le 
reléguer  parmi  les  simples  littérateurs,  en  le  rapprochant, 
avec  une  malicieuse  bonne  grâce,  les  uns  de  Fontenclle,  de 
Bernardin  de  Saint-Pierre  les  autres. 

Le  moment  était  donc  venu,  à  tous  égards,  de  deman- 
der à  de  nouvelles  études  la  vérité  et  la  justice. 

Dix-huit  manuscrits  nous  ont  été  envoyés  pour  ce  con- 
cours. Soumis  d'abord  à  l'examen  d'une  commission,  cha- 
cun d'eux  a  fini  par  être  lu,  en  pleine  séance,  devant  l'Aca- 


(348  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOICET 

demie,  discuté  et  jugé  par  elle.  A  cette  première  épreuve, 
cinq  discours  avaient  survécu  ;  trois  seulement  ont  résisté 
à  la  seconde  ;  ils  portaient  les  n°'  2,  3  et  i4. 

La  supériorité  incontestable  des  deux  derniers  ayant 
bientôt  été  reconnue,  de  longues  discussions  s'engagèrent 
à  leur  égard,  sans  que,  en  fin  de  compte,  il  fût  possible 
de  faire  un  choix  entre  des  œuvres  d'un  caractère  très-dif- 
férent, mais  qui,  l'une  et  l'autre,  se  recommandaient  par 
des  mérites  réels,  dont  leurs  juges  étaient  également 
Irappés.  Le  second  (n"  i4)  rentrait  bien  dans  les  condi- 
tions du  programme  ;  il  se  renfermait  dans  des  bornes 
convenables  et,  en  faisant  une  part  suffisante  à  la  science, 
son  auteur  se  distinguait  par  un  vrai  mérite  littéraire.  Le 
premier  (n"  3)  dépassait  visiblement  les  limites  que  l'Aca- 
démie et  la  nature  même  du  concours  avaient  prescrites 
aux  concurrents  ;  c'était  plus  qu'un  discours,  sans  doute; 
mais,  d'un  bouta  l'autre,  le  travail  était  trouvé  excellent, 
et  les  qualités  supérieures  de  cette  longue  étude  sem- 
blaient devoir  défendre  l'auteur  et  l'ouvrage  contre  des 
observations  très-justes,  contre  des  reproches  très-légi- 
limcs.  L'Académie  se  demandait  d'ailleurs,  s'accusant  vo- 
lontiers elle-même  pour  excuser  le  coupable,  si,  en  propo- 
sant l'éloge  de  Buffon,  elle  n'avait  pas,  en  quelque  sorte, 
amnistié  d'avance  ceux  qui  se  laisseraient  entraîner  par 
l'ampleur,  l'étendue  et  l'importance  du  sujet. 

Dans  cette  situation,  Messieurs,  ne  croyant  pas  juste  de 
sacrifier  aucun  de  ces  discours  et  ne  pouvant  môme  ad- 
mettre que  l'un  des  deux  fût  subordonné  à  l'autre,  l'Aca- 
démie a  été  amenée  à  décider  que  deux  prix  égaux,  de 


SCR  LES  CONCOURS  1)K  l'aNm'îE  1878.        649 

deux  iiiillc  lianes  chacun,  étaient  décernés  par  elle  aux 
deux  discours  portant  les  numéros  3  et  i/j,  pour  être  pro- 
clamés exœquo,  sans  distinction  ni  préférence,  dans  l'ordre 
que  leur  assignait  leur  rang  d'inscription. 

Le  concours  étant  ainsi  terminé,  il  ne  restait  plus  qu'à 
procéder  à  l'ouverture  des  deux  plis  cachetés  conlenant  les 
noms  et  les  adresses  des  lauréats. 

Si  j'entre  dans  de  pareils  détails,  c'est  qu'une  surj)rise 
douloureuse  allait  bientôt  émouvoir  l'Académie  et  donner 
trop  raison  au  parti  qu'elle  venait  de  prendre. 

Le  discours  inscrit  sous  le  numéro  3  portait  pour  épi- 
graphe : 

Majestati  naturœ  par  ingenium. 

Et  au-dessous  : 

Pendent  opéra  interrupla. 

«  Les  travaux  s'arrêtent  interrompus  !  » 

Ce  discours,  à  qui  les  plus  sévères  d'entre  nous  n'avaient 
reproché  que  d'être  trop  long,  n'était  même  pas  destiné, 
sans  doute,  à  mériter  ce  reproche. 

Sans  avoir  le  temps  de  le  revoir,  de  l'achever,  de  le  per- 
fectionner en  l'abrégeant,  son  jeune  auteur,  M.  Narcisse 
Michaut,  licencié  en  droit,  docteur  es  lettres,  était  mort  à 
Nancy,  à  l'âge  de  trente-deux  ans  ! 

Une  simple  note,  d'autant  plus  touchante,  signée  par 
son  père  et  par  sa  mère,  accompagnait  cette  déclaration 
officielle. 

Interprètes  de  l'enfant  qu'ils  viennent  de  perdre,  ils  ont, 
ACAD.   rn.  82 


65o  «APPORT  DE  M.  CAMILLE  DOUCET 

disaient-ils,    fait   recopier  son  travail,  interrompu   par  la 
maladie. 

Pendent  opéra  interrupta. 

L'Académie  a  écrit  à  ce  pauvre  père  et  à  celte  pauvre 
mère,  pour  les  prier  tous  deux  de  déposer  en  son  nom, 
sur  la  tombe  de  leur  malheureux  lîls,  la  couronne  qu'elle 
lui  décerne  aujourd'hui. 

Le  discours  inscrit  sous  le  numéro  \[\  porte  pour  épi- 
graphe : 

Obscura  de  re  tam  lucida  pango 

Carmina... 

(Lucrèce.) 

Son  auteur,  à  peine  âgé  de  trente  ans,  est  M.  Félix 
Hémon,  professeur  de  seconde  au  lycée  de  Rennes. 

C'est  encore  au  XVIIP  siècle  que  l'Académie  emprunte 
un  sujet  pour  le  nouveau  concours  d'éloquence,  dont  le 
prix  sera  décerné  par  elle  en  1880. 

Buffon  aujourd'hui,  Rabelais  hier,  Bourdaloue  et  Vau- 
ban  avant  eux,  Sully  et  Jean-Jacques  Rousseau,  ont,  de- 
puis dix  ans,  reçu  ici  d'éclatants  hommages. 

Pour  varier,  Messieurs,  et  sans  qu'elle  s'exagère  à  elle- 
même  l'importance  d'un  écrivain  aimable  et  aimé,  l'Aca- 
démie propose  pour  ce  concours  :  \ Éloge  de  Marivaux. 

Si,  de  1720  à  1746,  il  composa  plus  de  trente  comédies, 
sans  compter  une  tragédie  qu'Annibal  aurait  plus  que  moi 
le  droit  de  lui  reprocher,  Marivaux  n'est  guère  connu  de 
nos  jours  que  par  trois  ou  quatre  de  ses  plus  gracieuses 


SLR    LES    CONCOl  HS    l)i:    l'vNm't,     1878.  65 1 

pièces  qui,  protégées  contre  roiibli  par  le  talent  do  quel- 
ques rares  comédiennes,  figurent  encore,  non  sans  lion- 
neur,  à  leur  rang  et  à  leur  place,  dans  le  répertoire  élégant 
du  Théâtre-Français.  Quant  à  ses  romans  qu'on  no  lit  plus 
qu'à  peine,  le  souvenir  mome  s'en  est  proscjue  cnlièroinont 
effacé,  mais  leur  premier  succès  fut  prodigieux  ;  la  France 
et  l'Angleterre  y  applaudirent  des  deux  mains,  avec  une 
sorte  de  rivalité  d'enthousiasme,  et,  lorsque /*awe/a  parut, 
dix  ans  après  Mariamie,  Marivaux  fut  comme  soupçonné  et 
loué  d'avoir  inspiré  Richardson  :  «  Les  romans  de  M.  de 
Marivaux,  écrivait  plus  tard  d'Alembert,  supérieurs  à  ses 
comédies  par  l'intérêt,  par  la  situation,  par  le  but  moral 
qu'il  s'y  propose,  ont  surtout  le  mérite,  avec  des  défauts 
que  nous  avouerons  sans  peine ,  de  ne  pas  tourner , 
comme  ses  pièces  de  théâtre,  dans  le  cercle  étroit  d'un 
amour  déguisé  ;  mais  d'offrir  des  peintures  plus  variées, 
plus  générales,  plus  dignes  du  pinceau  du  philosophe.  » 
C'est  à  tous  les  pinceaux  comme  à  toutes  les  plumes,  à 
tous  les  philosophes  comme  à  tous  les  écrivains,  que  l'Aca- 
démie s'adresse  à  son  toui-,  pour  demander  que,  dans  un 
portrait  définitif,  justice  soit  rendue  à  l'auteur  de  Marianne 
et  à  l'auteur  des  Fausses  Confidences,  au  moraliste  attendri 
qui  connaissait  tous  les  sentiers  du  cœur  humain,  s'il  n'en 
savait  pas  la  grande  route,  comme  on  le  lui  a  reproché  ;  uu 
raffiné  capricieux  qui  mettait  de  l'esprit  partout,  et  qui,  se 
piquant  de  ne  rien  emprunter,  ni  aux  vivants  ni  aux  morts, 
eut  ce  mérite  de  créer,  pour  son  usage  personnel,  un  genre 
à  part,  qui  a  gardé  son  empreinte  et  son  nom. 

Je  disais  tout  à  l'heure  que  l'éloge  de  Buffon  avait  paru 


652  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

exiger  et,  par  conséquent,  excuser  des  développements 
exceptionnels  dont  l'Académie  a  trop  souvent  lieu  de  re- 
gretter la  longueur.  Cette  fois-ci,  du  moins,  et  sans  offen- 
ser Marivaux,  les  concurrents  vont  avoir  une  belle  occa- 
sion d'être  courts. 

Le  conseil  d'être  courts  que  je  donne  ainsi  volontiers 
aux  autres,  je  ne  manque  pas,  croyez-le  bien.  Messieurs, 
de  me  le  donner  d'abord  à  moi-même.  Mais  comment  le 
suivre,  quand  le  nombre  des  ouvrages  envoyés  à  nos  con- 
cours, s'augmente  encore  chaque  année,  quand  jamais  n'a 
été  plus  considérable  le  nombre  des  livres  que  l'Académie 
a  généreusement  réservés,  beaucoup  pour  des  encourage- 
ments et  quelques-uns  pour  des  couronnes? 

Le  grand  prix  Gobert  est  décerné  à  M.  Chantelauze 
pour  son  ouvrage  sur  le  Cardinal  de  Retz  et  l'affaire  du  cha- 
peau. 

Dans  votre  intérêt.  Messieurs,  et  dans  le  mien,  je  vou- 
drais pouvoir  reproduire  entièrement  devant  vous  l'excel- 
lent rapport  que  fit  à  ce  sujet  devant  l'Académie  un  de  nos 
meilleurs  confrères,  un  des  plus  savants  historiens  de  la 
Restauration. 

L'affaire  du  chapeau,  disait-il,  n'est  en  réalité  dans  cet 
ouvrage  qu'un  épisode,  important  sans  doute,  mais  d'une 
importance  secondaire,  dans  lequel  le  cardinal  de  Retz 
joua  un  rôle  si  considérable;  on  peut  dire,  le  premier 
rôle.  Après  tant  de  mémoires  où  cette  histoire  nous  a  été 
racontée,  après  ceux  du  cardinal  de  Retz  surtout,  qui  y 
confesse  ses  fautes,   ses  erreui^s  et  ses  mécomptes,  avec 


SIR   LES    CONCOURS    DE    l'aNNÉE    1878.  653 

l'abandon  d'une  entière  franchise,  on  pourrait  se  croire  en 
possession  do  la  vérilô  tout  entière  sur  cette  singulière 
époque.  Grâce  aux  documents  inédits  que  M.  Chantelauze 
est  parvenu  à  se  procurer  et  qu'il  a  mis  en  œuvre  avec 
beaucoup  d'habileté,  nous  savons  maintenant  f|u'il  nous 
restait  encore  quelque  chose  à  apprendre;  nous  savons 
que  les  confessions  du  cardinal  sont  loin  d'être  complètes 
et  qu'en  beaucoup  do  points  il  a  dénaturé  les  faits,  à  son 
avantage,  cela  va  sans  se  dire,  et  au  préjudice  de  ses  adver- 
saires. Malgré  l'admiration  que  lui  inspiraient,  ajuste  titre, 
le  courage,  l'énergie,  l'éloquence,  le  profond  esprit  poli- 
tique de  son  héros,  toutes  ses  grandes  et  rares  qualités 
auxquelles  Bossuet  lui-même  a  rendu  hommage,  M.  Chan- 
telauze ne  s'en  laisse  pas  éblouir  au  point  de  croire  qu'elles 
puissent  tout  excuser,  justifier  tout  encore  moins. 

Partout  alors,  à  Rome  comme  ;\  Paris,  la  politique  ne 
consistait  guère  qu'en  une  série  d'intrigues  compliquées 
dans  lesquelles  le  lecteur  se  perdrait  si  elles  no  lui  étaient 
exposées  tout  à  la  fois  d'une  façon  claire  et  rapide;  à  ce 
point  de  vue,  le  livre  de  M.  Chantelauze  ne  laisse  rien  à 
désirer.  Son  style  n'a  pas  la  gravité  soutenue  de  l'histoire 
proprement  dite  et  ne  cherche  pas  à  l'avoir;  le  style  simple, 
facile  et  animé  des  mémoires  convenant  par-dessus  tout 
au  récit  d'événements,  frivoles  en  eux-mêmes,  si  parfois  ils 
furent  sérieux  dans  leurs  conséquences. 

M.  Chantelauze  se  propose  de  raconter  encore,  à  laide 
de  nouveaux  documents,  la  lutte  que  le  cardinal  de  Retz 
soutint  pendant  sept  années,  dans  la  prison  et  dans  l'exil, 
après  l'extinction  de  la  Fronde,  contre  Mazarin  ;  et  les 
missions  importantes  dont  Louis  XIV  le  chargea  plus  tard 


654  RAPPORT  DE  M.  CAMILLE  DOUCET 

auprès  du  Saint-Siège.  Cette  seconde  partie  n'aura  sans 
doute  pas  moins  d'intérêt  que  la  première  et  l'Académie, 
qui  eût  hésité,  peut-être,  à  décerner  la  plus  haute  de  ses 
récompenses  à  un  travail  inachevé,  entend  bien  l'appliquer 
d'avance  à  l'ensemble,  à  la  totalité  de  l'œuvre.  M.  Chante- 
lauze  est  un  bon  débiteur;  on  lui  fait  volontiers  crédit. 

L'histoire  d'une  famille  écrite  avec  indépendance,  en 
dehors  des  influences  intéressées  à  en  exagérer  les  propor- 
tions, peut  donner,  sur  l'état  des  mœurs  et  de  la  vie  do- 
mestique aux  différentes  époques,  des  informations  détail- 
lées qu'on  attend  moins  des  histoires  générales.  N'étant 
pas  tenus  de  dire  tout,  les  écrivains  peuvent  choisir  et,  en 
s'attachant  à  mettre  en  relief  les  figures  vraiment  saillantes, 
faire  une  moindre  part  aux  personnages  effacés  qui  ne 
demandent  qu'à  rester  dans  l'ombre. 

M.  Pingaud  l'a  compris  de  la  sorte  et  l'a  ainsi  pratiqué 
dans  son  livre  sur  les  Saulx-Tavannes. 

C'est  au  grand  homme  de  la  maison  de  Saulx,  à  celui 
qui  l'a  rendue  illustre,  au  maréchal  de  Tavannes  enfin, 
qu'il  a  consacré  la  plus  grande  partie  de  son  travail  et  la 
meilleure.  Bien  qu'elle  eût  la  prétention  fabuleuse  de 
remonter  au-delà  du  second  siècle  de  notre  ère,  la  maison 
de  Tavannes  n'avait  figuré  jusqu'alors  qu'à  la  cour  des 
ducs  de  Bourgogne.  Cette  province  venant  d'être  réunie  à 
la  couronne,  Gaspard  de  Saulx  s'attacha  aux  rois  de  France 
et  servit  glorieusement  François  I"  et  Henri  II,  avant  de 
prendre  part  aux  guerres  civiles  qui  désolèrent  le  pays, 
sous  le  règne  de  Charles  IX,  Il  gagna  des  batailles  dans 
un  temps  où  on  en  livrait  peu,  bien  qu'on  se  battît  beau- 


I 


SUR    LES    CONCOURS    DE    l'aWÉE    1878.  655 

coup.  C'était  un  i>cpréscntant  du  moyen  âge,  attardé  au 
milieu  d'une  génération  nouvelle  plus  policée,  plus  polie 
au  moins,  sans  qu'elle  eut  cessé  d'être  cruelle  et  corrom- 
pue. Il  avait  l'énergie,  la  vigueur,  la  rudesse  des  chevaliers 
du  XIV"^  et  du  XV"  siècle,  aimant  comme  eux  la  guerre, 
pour  le  plaisir  qu'y  trouvait  son  esprit  dépourvu  de  toute 
culture,  pour  lo  pillage  aussi  et  pour  le  butin  surtout,  épar- 
gnant peu  le  sang  des  vaincus  et  n'épargnant  jamais  le  sien. 

Doux  de  ses  fils,  Guillaume  et  Jean,  l'un  ami  fervent 
de  Henri  lY,  l'autre  ardent  ami  de  Mayenne,  luttèrent 
ensemble  pendant  trois  ans  de  suite,  royaliste  contre  li- 
gueur, et  méritèrent  tous  deux  de  rester  célèbres,  non  à 
côté,  mais  au-dessous  du  vainqueur  de  Jarnac  et  de  Mont- 
contour  dont  ils  ont  écrit  la  glorieuse  histoire  dans  des 
notices  distinctes,  dans  des  mémoires  que  le  temps  a  res- 
pectés et  consacrés. 

Après  ce  père,  après  ces  fils,  la  maison  de  Saulx-Ta- 
vannes,  puissante  encore  et  honorée,  allait  voir  son  éclat 
s'affaiblir  sous  les  règnes  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV, 
pour  s'éteindre  entièrement  de  nos  jours,  dans  des  circons- 
tances sinistres  que  M.  Pingaud  a  eu  le  bon  goût  de  ne  pas 
rappeler. 

A  ce  livre  plein  d'intérêt  et  dont  le  style  est  à  la  fois  élé- 
gant et  correct,  l'Académie  décerne  le  second  prix  Gobert. 

Fondé  en  faveur  des  meilleurs  travaux  historiques,  le 
prix  Thérouanne  était  disputé  cette  fois  par  de  nombreux 
concurrents,  parmi  lesquels  l'Académie  a  distingué  surtout 
un  ouvrage  en  deux  volumes,  intitulé  :  les  Ducs  de  Guise  et 
leur  époque,  dont  l'auteur  est  M.  H.  Forneron. 


656  RAPPORT  DE  M.  CAMILLE  DOUCET 

La  moitié  du  prix  Thérouanne  est  attribuée  à  ce  livre. 

L'autre  moitié  est  partagée,  à  titre  égal,  entre  M.  Debi- 
dour,  pour  son  ouvrage  sur  la  Fronde  angevine,  et  M.  A. 
Luchaire,  pour  un  livre  intitulé  :  Alain  le  Grand. 

Comme  M.  Pingaud  pour  les  Saulx-Tavannes,  c'est  en 
quelque  sorte  la  monographie  d'une  famille  que  M.  For- 
neron  a  faite  pour  les  ducs  de  Guise;  mais  le  rôle  de  la 
maison  de  Guise  est  si  grand,  son  importance  si  considé- 
rable que  l'auteur  a  pu,  tout  naturellement,  donner  à  son 
ouvrage  un  second  titre  :  Étude  sur  le  XVl"^  siècle. 

Le  XVP  siècle,  en  effet,  est  retracé  là  tout  entier,  dans 
ses  institutions,  dans  ses  mœurs,  dans  les  grands  caractères 
qui  l'ont  illustré.  Rien  d'essentiel  n'y  est  omis.  Des  anec- 
dotes bien  choisies,  des  détails  caractéristiques  et  des  cita- 
tionsheureusesyrépandentlavie,le  mouvement  etl'intérêt. 

Les  trois  grands  ducs  de  Guise  :  Claude,  habile,  prudent, 
circonspect,  qui  a  préparé  la  grandeur  de  sa  maison; 
François,  le  héros  de  Metz,  de  Calais,  de  Dreux,  qui  a 
fondé  et  justifié  cette  grandeur  par  d'immenses  services 
rendus  au  pays,  ambitieux  sans  doute,  mais  avec  mesure, 
et  aussi  vertueux  qu'il  était  possible  de  l'être  dans  ce  siècle 
pervers;  Henri  enfin,  le  brillant  aventurier,  l'ambitieux 
sans  scrupule,  ne  reculant  devant  rien  de  ce  qui  pouvait 
servir  ses  desseins  et  ses  passions,  employant  des  talents 
merveilleux  et  une  popularité  sans  égale  à  des  entreprises 
criminelles,  dont  une  entreprise,  criminelle  aussi,  devait 
seule  arrêter  le  cours;  ces  trois  personnages  sont  admira- 
blement peints  par  M.  Forneron.  J'en  dois  dire  autant  des 
portraits   de   Catherine  de  Médicis,    de  Charles  IX,  de 


SLR  LES  CONCOURS  DE  l'aNMCI;  1878.         667 

Henri  TU  et  de  riuniral  de  Coligny.  Fatigué  peut-être  vers 
la  fin  de  son  travail,  l'aulcur  en  a  un  peu  pressé  le  dé- 
nouement. Quelques  pages  de  plus  auraient  mieux  fait  con- 
naître le  duc  de  Mayenne,  trop  clfacé  dans  l'histoire  pai- 
l'éclatante  renommée  de  son  père  et  de  son  i'rère. 

La  Fronde  a/iijeviite,  de  M.  Debitlour,  prouve  une  lois  de 
plus  que  les  troubles  qui  agitèrent  la  France  pendant  la 
minorité  de  Louis  XIV  eurent  des  causes  très-diverses  et 
en  partie  contradictoires.  Ce  qui  distingue  surtout  le  mou- 
vement angevin,  c'est  qu'au  lieu  d'avoir  été  fomenté, 
comme  à  Paris  et  à  Bordeaux, par  la  magistrature,  à  Angers 
il  fut  combattu  pai"  elle.  La  ville  d'Angers  était  depuis 
deux  siècles  en  possession  de  libertés  très-étendues  ;  cepen- 
dant la  haute  bourgeoisie  et  la  magistrature  étaient  parve- 
nues à  s'emparer,  à  peu  près  exclusivement,  des  fonctions 
municipales  et  des  droits  électoraux,  usant  de  leui- pouvoir 
pour  s'assurer  à  elles-mêmes  tous  les  avantages  et  pour 
s'exonérer  de  toutes  les  charges  en  les  faisant  peser  sur  les 
classes  pauvres.  C'est  contre  ces  abus,  bien  jilus  (pie  eonlrc 
l'autorité  royale,  que  furent  dirigées  pendant  la  Fronde  les 
révoltes  de  la  [population  angevine,  et,  par  une  consé- 
quence naturelle,  la  magistratni-e,  partout  ailleurs  hostile 
au  ministère,  fit  à  Angers  cause  commune  avec  lui  pour 
réprimer  les  mouvements  populaires.  Par  suite  de  ces 
funestes  divisions,  dit  M.  Debidour,  la  ville  perdit  ses 
libertés  et  tomba,  pour  plus  d'un  siècle,  dans  la  dépen- 
dance absolue  du  pouvoir  ministériel.  I^a  monarchie,  ajoute- 
l-il.  profita-t-elle  au  moins  de  ce  long  espace  de  temps  jxmi- 
procurer  aux  Angevins  les  avantages  qu'ils   n'avaient  pas 

ACAI).     M'..  83 


(358  RAi'iMiiri    i»i;  M.   i;\Mii.r.r:   doi cri- 

su  se  donner?  IjCiir  iit-ello  oublioi-,  à  l'orcc  de  bienfails, 
leurs  inimunitrs  perdues  et  leurs  droits  confisqués?  L'éUil 
dans  lequel  les  choses  se  trouvaient  en  1789  prouve  ([u'elle 
n'avait  pas  su  accomplir  cette  tâche. 

Ces  réflexions,  textuellement  empruntées  à  l'ouvrage  de 
M.  Debidour,  sont  en  quelque  sorte  le  résumé,  la  morale 
des  faits  exposés  par  lui,  avec  beaucoup  de  jugement  et 
d'impartialité,  dans  un  récit  simple,  clair  et  constamment 
plein  d'intérêt. 

En  racontant,  de  son  côté,  la  \ic  (V Alain  le  Grand,  sire 
d'AIbret,  AI.  Luchaire  semble  a\oir  dressé  l'acte  de  décès 
de  la  féodalité.  A  la  fin  du  W"  siècle,  les  grandes  dynasties 
princières  qui,  lors  de  l'avènement  de  la  royauté  capé- 
tienne, se  partageaient  le  sol  de  la  France,  et  dont  quel- 
ques-unes étaient  plus  puissantes  que  cette  royauté  elle- 
même,  avaient  disparu  depuis  plus  de  deux  cents  ans.  Une 
partie  de  leurs  vastes  domaines  avait  été  réunie  à  la  cou- 
ronne ;  le  reste  concédé  aux  branches  apanagées  de  la 
lainille  royale,  qui  n'avaient  pas  tardé  à  s'éteindre.  Il  ne 
restait  plus  guère,  de  cette  seconde  lignée  de  grands  feu- 
dataircs,  que  le  duc  de  Bourbon,  et  le  moment  n'était  pas 
éloigné  où,  par  l'effet  de  sa  trahison,  ses  États  devaient 
aussi  se  confondre  dans  le  domaine  royal  ;  bientôt  enfin, 
la  royauté  allait  acquérir  une  force  qui  laisserait  à  peine  à 
ses  vassaux  les  plus  considérables  quelques  restes  insigni- 
fiants de  leur  ancienne  puissance. 

Le  tableau  de  la  lutte  dernière,  si  dramatique  et  si 
émouvante,  de  la  féodalité  contre  la  royauté  absolue,  puis- 
samment secondée  par  faction  judiciaire,  fait  le  grand  in- 


SUR    LES    CONCOURS    l)K    I.VWKK     1878.  (ÎSt) 

térèt  du  livre  de  M.  Liu'haire,  (|iii  vn  rcliace  les  incidents 
compliqués  avec  beaucotip  de  lucidité  et  une  eonnaissaiu  c 
parfaite  de  la  matière. 

Le  souvenir  de  M.  (juizot  est  toujours  si  présent  parmi 
nous,  si  vivant  encore,  si  cher  et  si  honoré,  qu'au  moment 
de  proclamer  le  prix  qui  porte  son  nom,  j'iiésite  en  vérité, 
comme  retenu  par  l'émotion  et  le  respect. 

Le  prix  Gui/.ot,  Messieurs,  l'Académie  l'attribue  à  une 
Histoire  de  Montesquieu,  dont  l'auteur  est  M.  Louis  Vian, 
avocat  à  la  cour  d'appel  de  Paris. 

Ce  n'est  pas,  après  tant  d'autres,  une  iioinclli'  ('tude  (  ri- 
li(|ue  et  philosophique  sur  les  œuvres  de  Montesquieu  (|ue 
M.  Vian  a  nouIu  taire  ;  c'est  l'écrivain,  c'est  l'homme  lui- 
même  qu'il  a  particulièrement  étudié  et  qu'il  nous  fait  bien 
connaître  dans  une  biographie  très-intéressante,  pleine  de 
détails  neuls,  curieux  et  instructifs,  notamment  sui-  les 
voyages  du  grand  Président,  sur  ses  habitudes  et  ses  rela- 
tions de  société. 

«  On  ne  saurait  trop  encourager  ces  études  biogra- 
phiques, qui  rajeunissent  de  grandes  figures  trop  délaissées 
et  qui  réveillent  l'admii-ation  et  la  reconnaissance.  » 

J'emprunte  avec  plaisir  cette  phrase  à  la  préface  dont 
notre  éminent  confrère  M.  Edouard  Laboulaye  a  orné 
l'ouvrage  de  M.  Vian.  L'observation  était  juste,  le  conseil 
était  bon;  l'Académie  a  tenu  compte  de  l'une  et  de  l'auti-e; 
mais,  en  aimant  à  encourager  cette  étude  biographique 
qui  rajeunit  une  grande  figure,  elle  n'a  pas  laissé  que  de 
faire  certaines  réserves,  et  elle  recommande  surtout  au 
jeune  auteur  de  revoir  avec  soin,  pour  une  édition  nouvelle. 


66o  miM'ORT  ni;  m.   camii-le  doucet 

ses  deux  chapilios  sur  k-s  prédécesseurs  de  Montesquieu. 
Le  temps  me  manque,  mais  le  courage  semblerait  me 
manfjuor  plus  encore  si  je  m'arrèlais  sans  iaire  part  à 
M.  \  ian  d'un  scrupule  qui  m'est  personnel.  L'ardeur  de 
son  dévouement  ne  l'enlraîne-t-elle  pas  jusqu'à  l'injustice, 
quand  il  accuse  les  descendants  actuels  de  Montesquieu 
de  confisquer  entre  leurs  mains,  et  au  détriment  du  public, 
ce  qu'ils  possèdent  de  la  correspondance  et  des  manus- 
crits inédits  de  leur  illustre  aïeul  ?  Je  tiens  d'eux,  au  con- 
traire, que  bientôt  tout  ce  qui  pourra  contribuer  à  hono- 
rer cette  grande  mémoire  et  à  enrichir  le  trésor  des  lettres 
françaises,  sera  publié  parleurs  soins.  J'en  prends  acte  et, 
heureux  qu'il  en  soit  ainsi,  je  l'annonce  avec  plaisir  à 
ceux  qui,  comme  nous  et  comme  M.  Vian,  l'espèrent,  le 
désirent  et  le  demandent. 

C'est  au  bruit  des  clairons,  des  tambours  et  des  trom- 
pettes, que  je  voudrais  pouvoir  proclamer  le  prix  Hal- 
phen ;  l'Académie  l'ayant  décerné  à  un  général  pour  quatre 
gros  volumes  contenant  l'histoire  de  deux  généraux,  et 
cela,  sur  la  proposition  d'un  quatrième  général  qui  s'y 
connaît  et  que  vous  reconnaîtriez  bien  vite,  s'il  m'était 
permis  de  reproduire  ici,  dans  leur  entier,  les  ternies 
mêmes  de  son  excellent  rapport. 

Les  Parisiens  qui  ont  assisté  aux  revues  de  la  garnison 
de  i83oà  i84o,  se  rappellent  la  haute  taille,  la  fière  tour- 
nure à  cheval,  la  belle  et  imposante  figure  du  général  com- 
mandant la  première  division  militaire. 

C'était  le  général  Pajol. 

Pendant  de  longues  années,  il  avait  pris  une  part  bril- 


SIU    LKS    CONCOl  RS    DE    L  ANNKE     1878.  H6 1 

lante  à  toutes  les  campagnes  de  la  Révolution  et  de  l'Em- 
pire. Parti  du  dernier  échelon,  il  avait  monté,  comme  tant 
d'autres,  pour  ne  s'arrêter  ([u'au  sommet. 

Cette  histoire,  qui  méritait  que  le  souvenir  n'en  fût  pas 
perdu,  est  racontée  en  détail,  avec  une  simplicité  gracieuse 
et  une  compétence  incontestable,  parle  fils  aîné  du  général 
Pajol,  général  de  division  lui-même,  cjui  gagna  bravement 
ses  grades  sur  les  champs  de  bataille  d'Afrique  et  de  Cri- 
mée. Déjà,  dans  l'intervalle  de  ses  campagnes  et  dans  les 
loisirs  de  la  garnison,  il  cultivait  les  arts  avec  ardeur  et 
avec  succès.  Deux  statues  en  bronze  sont  sorties  de  son 
atelier  :  l'une  d'elles,  premier  et  juste  hommage  d'un  fils  à 
son  père,  orne  à  cette  heure  la  promenade  de  Chamars  à 
Besançon  ;  l'autre,  représentant  l'empereur  Napoléon  l", 
domine  majestueusement  le  pont  de  Montereau  qu'elle 
voudrait  défendre  encore.  Sans  quitter  l'ébauchoir  ni 
l'épée,  s'armant  un  jour  de  la  plume,  et  tenté  de  mettre 
en  lumière  des  documents  nombreux  que  l'héritage  pater- 
nel lui  avait  transmis,  le  général-artiste  se  plut  à  raconter 
en  trois  volumes  les  glorieux  combats  et  les  événements 
historiques  auxquels  son  père  avait  pris  pari. 

Ayant  rencontré  sur  sa  route  un  nom  illustre,  celui  de 
Kléber,  il  consacra  un  quatrième  volume  au  héros  alsacien, 
au  vainqueur  de  Damiette  et  d'IIéliopolis. 

Ecrites  sans  prétentions,  ces  deux  curieuses  monogra- 
phies, l'une  intitulée  Kléber,  l'autre  Pajol,  sont  une  mine 
de  renseignements  nouveaux  et  précieux  ;  les  récits  sont 
clairs  et  exacts,  les  appréciations  judicieuses  et  impartiales. 
C'est  un  monument  un  peu  Truste,  a-t-on  dit,  auquel  peut 
manquer  la  proportion,  mais  qui  pourtant  a  sa  grandeur. 


662  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

\jC  même  rapport  avait  signalé  avec  faveur  un  autre 
ouvrage  intitulé  :  Histoire  de  P établissement  des  Arabes  dans 
/\Afr/r//t('  srp/f>ntriona/(',  composée  par  un  jeune  Fram-ais 
d'Alrique,  M.  E.  Mercier,  interjjrète  civil  à  Constaiitine, 
qui  promet  d'y  occuper  bientôt  un  rang  distingué  parmi 
nos  arabisants.  Ce  livre,  inspiré  par  l'importante  histoire 
d'un  célèbre  écrivain  du  XV°  siècle ,  Ibn-Khaldoun  ,  con- 
tient des  documents  curieux,  choisis  avec  discernement; 
la  lecture  en  est  agréable  et  intéressante.  En  m'invi- 
tant  à  le  mentionner  dans  ce  rapport,  l'Académie  a  voulu 
donner  à  son  auteur  un  témoignage  d'estime  et  d'encou- 
ragement. 

Nous  entrons  maintenant,  Messieurs,  dans  une  série  de 
prix  que  l'Académie  a  été  amenée  à  partager  tous,  avec 
regret  peut-être,  mais  en  croyant  ainsi  se  montrer  à  la  fois 
juste  el  bienveillante. 

Le  prix  Bordin  est  décerné,  avec  une  allocation  de  deux 
mille  francs,  à  M.  Gustave  Merlet  pour  un  tableau  de  la 
littérature  française,  de  1800  à  181 5; 

Le  surplus  étant  attribué  à  M.  le  comte  de  Gobineau, 
ancien  ministre  de  France  en  Suède,  pour  un  volume  d'é- 
tudes d'histoire  et  d'art,   intitulé  :  la  Renaissance. 

Sur  le  prix  Marcelin  Guérin,  deux  mille  francs  sont 
alloués,  en  première  ligne,  à  un  volume  intitulé  :  la  Russie, 
dont  l'auteur  est  M.  Alfred  Rambaud,  professeur  de  la 
Faculté  des  lettres  à  Nancy  ; 

Et  mille  francs  à  chacun  des  ouvrages  suivants  : 

David  d'Anffe7's,  deux  beaux  volumes  grand  in-octavo, 
par  M.  H.  Jouin  ; 


SIR  LES  co\c:()(  US  ui:  l'awke    1878.  (563 

Les  Harmonies  du  son  et  les  instruments  de  musique,   |);ii 
M.  Rambosson  ; 

L' Instruction  publique  dans  les  États  du  Nord,  j)ar  M.  ni|.- 
pcan. 

yi.  Gustave  Mcrlct  est  un  lettré  et  un  érudit;  il  sait  ton! 
et  jjorte  sur  tout  des  jugements  très-sains  et  très-judieieu\. 
Dans  son  tableau  de  la  littérature  pendant  les  quinze 
premières  années  du  XIX'  siècle,  il  a  su  faire  d'excellents 
choix  entre  les  écrivains  modernes,  et  donner  à  chacun 
d'eux  lapart(iiii  lui  revenait  :  ses  portraits  les  rappelleni 
à  ceux  qui  pouvaient  les  oublier  :  à  ceux  qui  les  connais- 
saient mal.,  il  apprend  à  les  bien  connaître. 

M.  le  comte  de  Gobineau  a  fait,  en  homme  de  lettres 
plus  encore  qu'en  historien,  son  livre  sur  la  Renaissance. 
Si  quelques  erreurs  chronologiques  ont  paru  lui  échapper, 
c'est  volontairement  sans  doute  qu'il  les  a  commises  ;  usant 
de  la  liberté  que  s'arrogent  souvent  les  romanciers  et  les 
auteurs  dramatiques,  de  raj^procher,  pour  les  bcsoin.s  de 
leur  cause,  des  hommes  et  des  événements  que  l'austère 
vérité  voudrait  qu'on  tînt  à  distance.  Avec  des  noms  et 
des  personnages  historiques,  M.  de  Gobineau  a  composé 
une  série  de  tableaux  qui  ont  leur  mérite,  leur  grâce  et 
leur  charme  et  dont  rensembic  constitue  une  Icriurc 
agréable  et  intéressante. 

Historien  véritable  et  déjà  connu  par  d'importantes  pu- 
blications que  l'Académie  a  l'cmarquées,  M.  Alfred  Ram- 
baud  a  condensé  dans  son  nouvel  ouvrage  toutes  les 
parties  éparses  de  l'histoire  de  la  Russie.  Ce  n'est  pas  l'im- 
pression passagère  d'un  voyage  fait  à  la  hâte  qui  se  repro- 


664  RAPPORT    DK    M.    CAMILLK    DOICKT 

(liiil  dans  son  livre  ;  le  pays  lui  est  bien  connu  :  il  l'a  visité 
et  même  habité  ;  c'est  donc  le  fruit  d'un  long  séjour  et 
d'une  longue  étude  qu'il  publie,  avec  une  libre  facilité  de 
forme  qui,  sans  qu'elle  aille  jamais  jusqu'à  l'incorrection, 
contraste  parfois  un  peu,  par  son  élégance  même,  avec 
l'exacte  sévérité  du  fond. 

Au  moment  de  quitter  la  Russie  dont  M.  Rambaud  vient 
de  nous  enseigner  l'histoire,  nous  rencontrons  à  sa  fron- 
tière M.  Hippeau  qui  nous  y  retient  un  instant  encore. 
Après  avoir  visité  toutes  les  institutions  de  l'Europe  et  de 
l'Amérique,  M.  Hippeau  a  terminé  sa  tâche  en  allant  ins- 
pecter pour  nous  les  écoles  de  la  Russie,  de  la  Suède,  de 
la  Norwège  et  du  Danemark.  Plein  d'observations  intéres- 
santes sur  l'organisation  de  l'instruction  publique  dans  les 
États  du  Nord,  le  livre  qu'il  en  rapporte  se  recommandait 
à  l'attention  de  l'Académie. 

Au  même  titre.  Messieurs,  et  du  droit  qu'elle  croit  avoir 
d'encourager  pour  des  mérites  de  forme  et  de  style,  des 
travaux  d'art  ou  de  science  qui,  tout  d'abord,  sembleraient 
peut-être  échapper  à  sa  compétence  naturelle,  l'Académie 
a  distingué  l'ouvrage  de  M.  Jouin  sur  David  d Angers,  et 
celui  de  M.  Rambosson  sur  les  Harmonies  du  son  et  les  iiis- 
tniments  de  musique. 

Dans  chacun  de  ces  livres,  à  côté  de  certains  détails 
techniques  dont  nous  ne  saurions  être  les  juges  ni  les  ga- 
rants, une  part  considérable  est  faite  à  la  philosophie, 
comme  à  l'étude  des  mœurs  et  des  caractères.  Tandis  que 
l'honnête  et  savant  ouvrage  de  M.  Rambosson  est  écrit  avec 
une  élégante  simplicité,  le  portrait  de  David  d'Angers  est 
dessiné  de  inaiii  do  maîlre  par  M.  Jouin  et  le  tableau  des 


SLR    LES    CONCOl  US    UK    l/vNMai     l8j8.  665 

rapports  que  le  j^rand  artiste  eiil  avec  les  liomines  illustres 
de  son  tem[)s  est  si  Iicmeusoment  [M'éseiili-,  si  liaijilcincril 
rais  en  relief,  qu'en  faisant  un  livre  d'art,  l'auteur  se  trouve, 
en  fin  de  eompte,  avoir  fait  aussi  un  Iïmc  de  Ixiuiie  littéra- 
ture et  de  saine  morale. 

Parmi  les  ouvrages  présentés  pour  le  [)ri\  de  traducliuu 
l'onde  par  M.  Langlois,  lapluparl  étaient  naturellement  con- 
sacrés aux  grands  anciens,  poètes  ou  prosateurs,  toujours 
traduits  et  que  toujours  on  aime  à  traduire  encore.  Horace 
et  Virgile,  Perse  et  Homère,  Sénèque  et  Cervantes  ont  eu, 
cette  fois,  affaire  à  des  œuvres  contemporaines,  dont  trois, 
d'inégal  mérite,  frappaient  |);uiieulièrement  raUenlion  de 
l'Académie. 

Pendant  que  M.  Alfred  Rambaud  préparait  en  Russie 
l'excellent  ouvrage  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure,  un 
écrivain  anglais,  alors  peu  connu,  célèbre  aujourd'hui, 
M.  Mackensie  Wallace,  poursuivait  le  même  but,  faisait  le 
même  voyage,  se  livrait  au  même  travail,  voyant  tout,  a[)- 
prenant  tout,  pénétrant  à  la  fois  dans  les  institutions  an- 
ciennes du  pays,  dans  ses  mœurs  actuelles  et  dans  ses 
besoins  nouveaux;  et  bientôt,  voilà  deux  ans  à  peine,  le 
fruit  de  ses  études  paraissait  à  Londres  sous  ce  titre  :  la 
Ri/ssie,  le  P.ays,  les  Institutions,  les  Mœurs.  Le  succès  lut  tel 
que  35,000  exemplaires  s'en  vendirent  en  quelques  se- 
maines. 

Si  bon  qu'il  soit,  et  si  grande  que  puisse  être  sa  popula- 
rité en  Angleterre,  ce  n'est  pas  cet  ouvrage  que  l'Aca- 
démie couronne;  il  échappe  à  nos  récompenses,  sans  pou- 
voir échapper  à  nos  éloges.   En  le  traduisant,   >[.    Henri 

ACAD.     FR.  84 


660  lî\l>I>()K|-    DK    M.     (UMII.LK    DOICKT 

Bollen^cr  a  l'ait  uiu'  œuvre  utile;  il  a  fait  une  œuvre  agréa- 
lile  en  lui  prêtant  le  charme  d'un  style  élégant  et  correct. 
i/Académle  lui  décerne  le  prix  Langlois. 

Sous  ce  titre  :  Théorie  générale  de  l'État,  JM.  Bluntschli, 
professeur  à  l'Université  d'Heidelberg,  correspondant  de 
l'Institut  de  France,  a  publié  un  livre  savant  et  purement 
théorique  dont  le  succès  d'un  autre  ordre,  sans  égaler  celui 
qu'obtenait  en  Angleterre  l'ouvrage  de  M.  Mackensie 
Wallace.  fut  aussi,  en  Allemagne,  très-grand  et  très-hono- 
rable. Rempli  d'idées  auxquelles  je  ne  reproche  pas  d'être 
anciennes,  quand  elles  sont  présentées  d'une  façon  ingé- 
nieuse qui  les  rajeunit,  cet  ouvrage  abonde  en  détails  his- 
toriques fort  intéressants  et  se  fait  remarquer  par  des 
jugements,  qui  sont  des  arrêts,  sur  les  hommes  et  sur  les 
choses. 

\u  point  de  vue  spécial  du  concours  Langlois,  ce  livre  a 
le  mérite  d'être  traduit  en  bon  style,  élégant  et  clair. 

Rendant  justice  à  ces  qualités,  l'Académie  m'a  recom- 
mandé de  mentionner  ici  avec  honneur  le  nom  et  le  travail 
du  traducteur  français,  M.  Armand  de  Riedmatten,  doc- 
teur en  droit,  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Paris. 

Un  pareil  témoignage  de  sympathie  et  d'encouragement 
est  accordé  par  elle  à  M.  le  baron  d'Estournelles  de  Cons- 
tant, pour  sa  traduction  du  drame  de  Galatée,  qu'un  jeune 
poète  grec,  mort  récemment  avant  l'âge,  mais  non  avant 
la  célébrité,  M.  Basiliadis,  faisait,  il  y  a  peu  d'années, 
représenter  et  applaudir,  à  la  clarté  du  gaz,  sur  le  premier, 
sur  le  seul  théâtre  d'Athènes.  Cette  résurrection  de  l'an- 


SIR  LES  coNcoi  US  iiK  i.'vnm':i;    1878.  ('»(ij 

tique  t^st,  pour  1«^  moins,  curieuse  et  originale;  elK'  nous 
montre  eommcnl  l'art  dramatique  est  compris  maintenant 
dans  la  patrie  d'Eschyle  et  de  Sophocle;  je  devrais  dire 
surtout  dans  la  patrie  d'Euripide,  puisqu'Euripide.  ainsi 
que  nous  le  rappelait  ici  dernièrement,  avec  tant  d'esprit 
et  de  grâce,  le  plus  jeune  de  nos  confrères,  osa  le  premier 
ou\rir  à  l'amour  les  portes  de  la  scène  tragique;  jusqu'ici 
l'amour  avait  le  mérite  d'avoir  donné  la  vie  à  Galatée  ;  il 
lui  donne  aujourd'hui  la  mort. 

L'Académie  n'a  pu  voir  sans  intérêt  celte  œuvie  toute 
moderne  d'un  petit-fils  des  grands  anciens.  Je  félicite  en 
son  nom  le  jeune  traducteur  qui,  déjà  connu  d'elle,  se 
recommande  doublement  à  ses  yeu\  par  plusieurs  tra\au\ 
littéraires  distingués  et  par  le  souvenir  protecteur  de  Ben- 
jamin Constant,  son  grand-oncle, 

Quand,  l'année  dernière,  l'Académie  ayant  à  décerner, 
pour  la  première  fois,  le  prix  Archon  Despérouscs,  l'attri- 
buait à  la  belle  et  importante  jjublicalion  des  Grands  Ecri- 
vains de  la  France,  parmi  les  meilleurs  et  les  plus  utiles 
collaborateurs  de  notre  savant  confrère  M.  Adolphe  Ré- 
gnier, je  nommais  d'abord  M.  Marty-Laveaux  à  qui  cette 
vaste  collection  était  redevable  d'une  édition  de  Corneille 
et  d'un  lexique  de  Racine. 

Pour  d'autres  titres,  pour  d'autres  travaux  plus  person- 
nels, M.  Marty-Laveaux  s'est  présenté  directement,  cette 
année,  au  concours  fondé  par  ^I.  Archon  Dcspéi-ouses  et 
spécialement  affecté  à  la  science  philologique,  à  l'étude  de 
notre  langue  et  à  ses  monuments  de  tout  âge. 

Sa  Pléiade  française,  qui  permet  d'apprécier  sainement 


66(S  UAl'i'OU'l'    DK    M.     CAMILLE    DOl  CKT 

l'école  de  Ronsai-d  ;  les  textes  fidèles  et  corrects  de  Rabelais 
que  nous  lui  devons;  son  édition  de  La  Fontaine,  remplie 
de  rectilications  et  d'éclaircissements  précieux;  sa  Gram- 
maire historique,  qui  explique  les  anomalies  apparentes  de 
notre  langue,  en  les  présentant  comme  des  débris  du  lan- 
gage de  diverses  époques,  répondent  à  tous  les  désirs,  à 
toutes  les  prescriptions  du  programme  et  témoignent  d'une 
connaissance  approfondie  et  délicate  des  moindres  parti- 
cularités de  la  philologie  française. 

Le  montant  annuel  de  cette  fondation  s'élevant  à  quatre 
mille  francs,  l'Académie  a  cru  devoir  en  former  deux  prix 
inégaux;  le  plus  considérable,  de  deux  mille  cinq  cents 
francs,  mérité  en  première  ligne  par  une  vétéran  de  la 
science,  est  décerné  à  M.  Ch.  Marty-Laveaux. 

L'autre,  de  quinze  cents  francs,  est  atti'ibué,  par  contre, 
à  un  débutant,  à  un  jeune  érudit  déjà  très-connu  en  France 
et  à  l'étranger,  M.  Arsène  Darmesteter,  pour  deux  mémoi- 
res sur  les  noms  composés  et  sur  le  néologisme.  Le  bagage 
semble  mince  au  premier  coup  d'œil  ;  mais  il  a  son  poids 
etsa  valeur.  M.  Darmesteter  a  groupé  dans  quelques  pages 
une  suite  d'études  curieuses  sur  l'organisme,  sur  la  struc- 
ture du  langage,  sans  négliger  même  l'examen  de  ce  que  le 
XYIL  siècle  appelait  dédaigneusement  le  jargon.  Cette 
méthode  rigoureuse,  absolue,  qui  s'occupe  des  causes  plus 
encore  que  des  résultats,  n'est  pas  née  en  France  ;  mais  elle 
s'y  acclimate  depuis  quelque  temps  avec  succès.  Elle  méri- 
tait qu'on  l'encourageât,  et,  l'occasion  étant  bonne,  l'Aca- 
démie l'a  saisie  avec  empressement. 


|uatre-vingt-treize  ouvrages  seulement  nous   ont  été 


SIR  i.i:s  coNCoiRs  DE  L^\^^tl•:   1878.  669 

adressés  cette  «innée  pour  le  concours  Montyon  (ouvrap[es 
utiles  aux  mœurs).  Je  dis  seulement.  |);n(e  ([ue,  dhabilude, 
en  1877  par  exemple,  et  surtout  eu  1876,  c'est  à  cent  \'in'j;[ 
que  s'était  élevé  le  chiffre  des  concurrents. 

Ne  vous  hâtez  pas,  Messieurs,  d'en  conclure  que  le  nom- 
bre de  nos  prix  ait  dû  diminuer  d'autant;  au  contraire.  Si 
nous  avons  reçu  moins  de  livres,  nous  nous  sommes  vus, 
à  regret,  entraînés  à  en  récompenser  encore  davantage. 
Dans  des  proportions  plus  ou  moins  grandes,  et  avec  plus 
ou  moins  de  faveur,  onze  ouvrages  vont  être  couronnés 
devant  vous,  et  ce  ne  sera  pas  tout.  Je  commencerai  par 
(Ml  mentionner,  par  en  désigner  sommairement  quelques- 
uns  auxquels,  sans  pouvoir  s'y  arrêter  tout  à  fait,  l'Acadé- 
mie a  voulu  donner,  en  passant,  un  témoignage  d'intérêt 
el  d'encouragemenl. 

Avant  tout,  Messieurs,  j'ai  à  vous  parler  d'un  li\rc  qui, 
tout  en  se  présentant  au  jugement  de  l'Académie,  se  plaçait, 
pour  ainsi  dire,  en  dehors  du  concours;  sollicitant  moins 
une  récompense  effective  qu'une  sorte  de  consécration 
morale,  un  témoignage  d'estime  et  d'approbation. 

Sous  ce  titre  :  Feuilles  volantes,  M.  Louvet,  ancien  minis- 
tre, a  publié  un  recueil  de  pensées  dont  on  ne  saurait  trop 
louer  la  justesse,  la  solidité  et  l'honnête  modération.  C'est 
le  résumé  d'une  noble  vie,  vouée  au  culte  des  sentiments 
les  plus  élevés,  à  la  pratique  de  la  vertu  et  à  l'amour  du 
bien  public. 

En  mourant,  M.  Garsonnet,  ancien  inspecteur  générai 
de  l'Instruction  publique,  avait  laissé  derrière  lui,  publiés 
déjà,  mais  épars  dans  les  journaux  et  les  revues,  des  arti- 
cles, des  notices,  des  études  qui  méritaient  qu'on  les  re- 


6^0  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

cueillît  cl  qu'une  publicité  plus  durable  leur  fut  assurée. 

La  piété  de  son  fils  s'est  chargée  de  ce  soin.  Les  œuvres 
de  M.  Garsonnet  ont  été  réunies  dans  un  volume  vraiment 
agréable  et  intéressant,  intitulé  :  Essai  de  critique  et  de  lit- 
térature. 

Comme  l'ouvrage  de  M.  Louvet,  ce  livre  ne  pouvait  pas- 
ser inaperçu.  L'Académie  les  a  distingués  l'un  et  l'autre 
avec  une  sympathie  toute  particulière. 

Après  eux  et  au-dessous  d'eux,  elle  a  vu  avec  intéi-êt  deux 
honnêtes  romans,  et  trois  charmants  recueils  de  poésies  : 
la  Casa  giojosa  par  M"'  Benoît,  directrice  d'un  pensionnai 
de  demoiselles  à  Reims,  et  la  Pupille  de  Salomon,  par 
M"''  Marthe  Lachèze,  d'Angers;  Poèmes  anecdotiques,  par 
M.  Louis  Tronche;  Poèmes  sincères,  par  M.  Chantavoine; 
ci  Jours  d'été',  par  M.  Gaston  David. 

Déjà  connu  de  l'Académie,  déjà  mentionné  avec  estime 
dans  l'un  de  nos  derniers  rapports,  M.  Gaston  David  se  dis- 
tingue toujours  par  une  grande  pureté  de  langage  et  une  rare 
délicatesse  de  sentiments.  Il  en  est  de  même  de  M.  Chan- 
tavoine, dont  la  muse  gracieuse  et  discrète  a  le  vol  plus 
soutenu  qu'élevé,  plus  doux  que  présomptueux;  tandis  que 
M.  Louis  Tronche  se  fait  remarquer,  au  contraire,  par  sa 
verve,  sa  force,  et  sa  hardiesse.  Récemment  couronné  dans 
la  patrie  de  Clémence  Isaure,  M.  Louis  Tronche  mérite 
qu'après  Toulouse,  Paris  l'encourage  encore.  Comme 
M.  Chantavoine  et  M.  Gaston  David,  il  est  de  ceux  avec 
qui  l'on  compte  et  sur  qui  l'on  aime  à  compter. 

Non  moins  intéressante  et  non  moins  vertueuse  que  la 
Pupille  de  M"'  Lachèze,  la  Casa  giojosa  de  M""  Benoît  a 
déjà  valu  à  son  estimable  auteur  une  des  médailles  de  la 


SUR    LES    CO.NCOliRS    DE    l.'A^^ÉE     1878.  ()J  I 

Société  d'encouragementau  bien.  Co  li\  rc,  cjui  st-inblc  com- 
posé tout  exprès  pour  le  concours  des  ouvrages  iililcs  aii\ 
mœurs,  est,  à  coup  sûr,  un  des  plus  agréables  et  des  plus 
édifiants  que  les  mères  puissent,  sans  crainte,  mettre  entre 
les  mains  de  leurs  filles. 

Trois  prix  de  deu\  mille  francs  chacun;  cinq  de  quinze 
cents  francs;  et  trois  de  mille  francs;  onze  en  loul,  voilà, 
Messieurs,  je  le  répète,  le  résultat  du  concours  fondé  par 
M.  de  iMontyon. 

L'Académie  les  décerne  au.v  ouvrages  suivants,  savoir  : 

Prix  de  2,000  francs. 

Un  Homme  d autrefois,  souvenirs  recueillis  par  son  arrière- 
petit-fils,  M.  le  marquis  Costa  de  Bcauregard  ; 

Montcalm  elle  Canada  français,  par  M.  Charles  de  Bon- 
nechose ; 

Dosia,  par  Henry  Gréville. 

Prix  de  i  ,5oo  francs. 

Autour  du  forjer,  par  M.  Octave  Noël; 
Dans  les  herbages,  par  M.  Gustave  T^evavasseur; 
Poèmes  et  Poésies,  par  M.  Prosper  Blanchemain; 
Mademoiselle  Sauvan,  par  M.  Emile  Gossot  ; 
Le  Mont  Blane,  par  M.  Charles  Durier. 

Prix  de  i  ,000  francs. 

L'Egypte  à  petites  journées,  par  M.  Arthur  Rhoné  ; 
Le  Pôle  et  F  Equateur,  par  M.  Lucien  Dubois; 
Essai  sur  la  critique  d'art,  par  M.  A.  Bougol. 


(S'-'X  «APPORT     I)K    M.     CVMIII.E    DOlCm" 

Un  Homme  d autrefois,  par  M.  le  marquis  Costa  de  Beaii- 
rei^ard,  et  Mantcalm  et  le  Canada  français,  par  M.  Charles 
de  Bonneehose,  sont  deux  études  Irès-intéressantes  ;  des 
ouvrages  d'histoire,  plus  encore  que  des  biographies  histo- 
riques. 

L'histoire  à' Un  Homme  d'autrefois  a  ce  premier  mérite 
d'être  écrit  par  un  homme  d'aujourd'hui. 

Français  d'hier,  appartenant  à  la  plus  haute  noblesse  de 
l'ancienne  Savoie,  M.  le  marquis  Costa  de  Beaurcgard  se 
battit  héroïquement  en  1870,  à  la  tète  du  bataillon  décimé 
des  mobiles  savoyards  qu'il  commandait,  et,  tandis  qu'un 
do  ses  frères,  Olivier  Costa  de  Beaurcgard,  jeune  sous- 
lieutenant  de  lanciers,  tombait  en  brave,  frappé  au  front, 
sur  un  de  nos  champs  de  douleur,  il  versait,  lui  aussi,  une 
part  de  son  sang  pour  la  défense...,  que  ne  puis-je  dire 
pour  le  salut  de  sa  nouvelle  patrie  ! 

De  pareils  souvenirs  eussent  protégé  un  autre  livre  ;  ce- 
lui-ci n'en  avait  pas  besoin,  se  recommandant  de  lui-même. 

A  l'âge  de  quinze  ans  à  peine,  l'homme  d'autrefois  dont 
son  petit-fds  vient  d'écrire  l'histoire,  Henry  de  Costa,  est 
amené  à  Paris,  en  1767,  et  rien  de  plus  curieux,  rien  de 
plus  piquant  que  de  voir  cet  enfant,  dans  les  lettres,  plus 
mûres  que  lui,  qu'il  ne  cesse  d'écrire  à  son  père  et  à  sa 
mère,  parler  de  tout  à  la  fois,  des  hommes  et  des  choses  : 
de  Diderot  qu'il  évite  et  de  Marmonlel  qu'il  i^echerche  ;  de 
Michel  VVanloo,  de  Greuze  et  de  Boucher  à  qui  il  ne  craint 
pas  de  montrer  lui-même  ses  premières  esquisses;  jugeant 
volontiers,  avec  un  peu  d'aplomb  peut-être,  mais  avec  beau- 
coup d'esprit,  de  finesse  et  de  malice,  les  grands  écrivains 
et  les  grands  artistes  de  son  temps. 


^i  R  i.Ks  c.oNccn  ns  m:  i.'a\m':1';   i8-8.  6-3 

Devenu  |)lus  lard  l'inliinc  ami  de  Joseph  de  Maislre.  le 
marquis  libéral  ne  partagée  pas  toujours  ses  idées  philoso- 
phiques; mais  à  ces  différences  mêmes  d'opinions  nous 
devons  de  mieux  connaître  le  noble  comte,  et  de  connaître 
surtout  de  hii  des  lettres  nouvelles  qui  sont  vraiment  admi- 
rables. Plus  tard  encore,  le  contre-coup  de  la  Révolution 
française  ayant  retenti  au-delà  des  Alpes,  Henri  de  Costa 
se  rencontre  un  jour  avec  le  vainqueur  de  Montenottc,  avec 
le  général  Bonaparte,  pour  discuter,  au  nom  du  roi  de 
Piémont,  la  suspension  d'armes  de  Cherasco,  dans  une 
scène  dont  l'effet  dramatique  est  des  plus  puissants.  Le 
temps  marche,  et  l'intérêt  du  livre  augmente  à  chaque 
page.  Le  retour  du  marquis  auprès  de  sa  famille  émigréc 
et  sa  visite  nocturne  au  château  ruiné  de  Beauregard  émeu- 
vent le  lecteur  comme  pourrait  le  faire  un  roman. 

Dans  cette  histoire  de  plus  d'un  siècle,  où  deux  natio- 
nalités, et,  par  conséquent,  deux  patriotismes  se  trouvent 
en  présence,  souvent  en  lutte,  avant  de  s'unir  et  de  se  con- 
fondre, l'Académie  française,  qui  comprend  tous  les  senti- 
ments mais  qui  n'en  a  qu'un,  a  fait  naturellement  cer- 
taines réserves  que  je  devrais  reproduire  ici  en  son  nom. 
Elle  aime  mieux  rendre  hautement  justice  à  l'ensemble  de 
TouMage.  à  l'élévation  des  pensées  généreuses  qui  le  rem- 
plissent et  qui  sont  exprimées  dans  un  style  d'une  grande 
éléerance  et  d'une  rare  distinction. 


'O' 


Aucune  réserve  ne  saurait  être  faite  par  le  patriotisme  le 
plus  ombrageux  contre  l'ouvrage  de  M.  Charles  de  Bon- 
nechose  :  Montcalm  et  le  Canada  finançais.  Tout  est  français 
dans  son  livre,  comme  tout  est  resté  français  dans  ce  beau 

ACAD.    FH.  85 


Qn^  RAPPORT    UV.    M.    CAMILLE    DOUCET 

pays  perdu  pour  la  France  ,  mais  où,  depuis  plus  d'un  siè- 
cle, le  souvenir  de  la  France  n'a  pas  cessé  de  régner  encore. 

Une  poignée  de  Français  luttant,  sans  secours,  contre 
l'armée  anglaise  puissante  et  pourvue  de  tout  :  voilà  le 
drame  navrant  et  glorieux  à  la  lois  qui  se  déroule,  devant 
nos  yeux,  devant  nos  cœurs,  dans  ce  livre  touchant,  et 
plein  d'une  émotion  sincère. 

Magistrat  estimé,  mais  condamné  d'avance,  en  quelque 
sorte,  à  devenir  un  jour  écrivain,  M.  Charles  de  Bonne- 
chose  reçut  en  naissant  un  nom  cher  aux  lettres,  ini  nom 
respecté,  dont  il  s'honore  et  qu'il  honore.  A  son  père, 
M.  Emile  de  Bonnechose,  l'Angleterre  etla  France  doivent 
deux  de  leurs  meilleures  histoires,  et,  de  son  côté,  l'Aca- 
démie se  souvient  avec  plaisir  qu'en  i833,  à  pareil  jour,  à 
pareille  fête,  quand,  ayant  mis  au  concours  pour  le  prix  de 
poésie  la  Mort  de  Bailly,  elle  en  couronnait  ici  l'auteur, 
c'est  le  nom  de  M.  de  Bonnechose  qui,  pour  la  première 
fois,  pas  pour  la  dernière,  était  applaudi  dans  cette  en- 
ceinte. 

Plusieurs  romans  remarquables,  inspirés  par  les  senti- 
ments les  meilleurs,  étaient  adressés  à  ce  concours,  où  leur 
part  nécessairement  ne  peut  être  que  très-restreinte.  Une 
femme  distinguée  qui,  sous  le  nom  de  Henry  Gréville,  a  con- 
quis depuis  quelque  temps  en  France,  comme  elle  l'avait  fait 
en  Russie  d'abord,  une  honorable  renommée,  nous  avait, 
entre  autres,  présenté  quatre  de  ses  ouvrages;  le  dessus  de 
son  panier,  sans  doute.  Elle  aurait  pu  n'en  rien  garder  et, 
fleurs  et  fruits,  y  joindre  presque  tout  le  reste.  N'ayant  que 
l'embarras  du  choix,  l'Académie  a  compris  et  englobé  tout 


SIR    LES    CONCOURS    DE    l' ANNEE     1878.  (175 

ce  charmant  bagage  clans  une  seule  et  même  récompense, 
dans  un  de  ses  premiers  prix,  qu'elle  décerne  à  Dosin; 
œuvre  exotique  e(  exquise,  aimable  entre  toutes,  élégante 
et  de  bonne  compagnie  ;  très-attachante  aussi,  comme  un 
petit  drame  du  grand  monde,  et  d'une  exécution  à  part,  qui 
a  son  cachet,  sa  grâce  et  son  charme;  pleine  de  touches 
légères,  de  nuances  subtiles  et  délicates. 

«  Ça  se  respire  plus  que  ça  ne  se  dédnit,  et  ça  sent  très- 
bon  »,  a  dit,  de  ce  livre  et  de  ce  talent,  celui  de  nos  con- 
frères qui  s'y  connaît  le  mieux,  étant  lui-même  le  modèle 
que  M""  Gréville  semble  le  plus  vouloir  imiter;  de  loin 
encore. 

Au  sortir  du  salon  élégant  et  parfumé,  le  livre  de  M.  Gus- 
tave Levavasseur  nous  conduit  brusquement  dans  /es  her- 
bages; c'est-à-dire  dans  la  chaumière,  dont  l'odeur...  locale 
nous  saisit  d'abord  à  la  gorge.  Ce  livre  est  l'œuvre  d'un  poète 
campagnard,  d'un  gentleman-farmer  qui  fait  valoir  ses  terres 
et  qui,  tantôt  en  vers,  tantôt  en  prose,  esquissant,  mter 
amicos,  dcb  études  d'après  nature,  et  des  portraits  rustiques 
d'une  grâce  originale,  écrit  comme  il  laboure,  avec  une 
grande  vigueur  d'exécution,  dans  un  style  savoureux,  à  la 
fois  brillant,  simple  et  fort.  Tl  semble  n'avoir  étudié  qu'un 
petit  coin  de  la  Normandie;  mais  ce  petit  coin  est  à  lui;  il 
le  sait  par  cœur  et  il  s'amuse  à  nous  le  montrer,  en  vrai 
propriétaire  qu'il  est,  dans  ses  moindres  détails,  sans  en 
rien  omettre;  faisant  volontiers  le  tour  d'un  brin  d'herbe, 
nous  le  faisant  faire  avec  lui,  et  nous  amenant  bientôt  à 
nous  y  plaire. 

Ce  livre  étrange,    au    parfum  champêtre,   n'a   rien    de 


676  RAPPORT    DK    M.    CAMILLE    DOUCET 

commun  avec  la  grâce  ambrée  de  Dosia.  Les  rapprochant 
sans  les  confondre,  et  faisant  à  chacun  sa  part,  l' Académie, 
qui  ne  s'effraye  d'aucun  contraste  et  que  charment  tous 
les  talents,  les  a  couronnés  l'un  et  l'autre,  l'un  après 
l'autre. 

Voici  un  livre  utile,  qui  se  présente  sans  bruit  et  sans 
étalage,  sous  un  titre  peu  fait  pour  piquer  la  curiosité 
publique  et  pour  se  concilier  d'avance  l'attention  du  lec- 
teur :  Autour  dif  foyer. 

Déjà,  sans  doute,  on  a  publié  un  grand  nombre  de  livres 
spéciaux  destinés  à  répandre  les  connaissances  usuelles,  et 
à  mettre  la  science  de  l'économie  domestique  et  politique 
à  la  portée  de  tout  le  monde  ;  mais,  presque  toujours,  arides 
comme  les  sujets  qu'ils  ti^aitent,  ces  manuels  manquent  le 
but  qu'ils  devraient  atteindre. 

Souvent  mêlé  d'anecdotes  agréables,  écrit  d'ailleurs  avec 
beaucoup  de  clarté  et  de  charme,  l'ouvrage  de  M.  Octave 
Noël  a  cela  d'excellent  qu'il  ne  sépare  pas  la  morale  de 
l'instruction.  Bon  à  lire  autour  de  tous  les  foyers,  il  contient 
des  notions  élémentaires  très-précieuses ,  sur  la  fortune 
publique  et  privée,  sur  la  formation  de  la  propriété,  sur  le 
capital,  le  crédit  et  les  institutions  de  banque;  il  démon- 
tre l'heureuse  influence  des  machines  substituées  au  tra- 
vail manuel  qu'elles  ne  dépossèdent  pas  entièrement,  mais 
dont  elles  sont  les  plus  utiles  auxiliaires  ;  il  fait  la  part 
du  bon  luxe  et  celle  du  mauvais  ;  il  va  enfin  jusqu'à  justi- 
fier l'impôt  en  le  défendant  contre  les  préjugés  qui  l'atta- 
quent. 

Somme  toute,   et  dans  son  ensemble,   cet  ouvrage  est 


Sl'R    LES    CONCOURS    DE    l'aNNÉE    1878.  ()JJ 

très-eslimablc  ;  il  rentrait  particulièrement  dans  les  condi- 
tions de  notre  concours,  et  M.  de  Monlyon  eût  aimé  à  l'en- 


courager 


Au  nom  de  cet  homme  de  bien,  qui  nous  en  a  légué  la 
tache,  l'Académie  encouragea  souvent  autrefois,  sans 
jamais  croire  l'honorer  assez,  une  femme...  de  bien,  elle 
aussi;  dont  M.  Emile  Gossot,  dans  un  petit  livre  sim- 
plement publié  sous  ce  titre  :  Mademoiselle  Sauvan,  nous  a 
retracé  la  vie  modeste  et  les  éclatants  services. 

«  Sa  vie  est  un  modèle  à  suivre  »,  disait,  en  j)arlanl  de 
Franklin,  notre  cher  doyen,  M.  Mignet;  «  chacun  i)eut  y 
apprendre  quelque  chose;  le  pauvre  comme  le  riche, 
l'ignorant  comme  le  savant,  le  simple  citoyen  comme 
l'homme  d'Etat.  » 

La  vie  de  M"'  Sauvan  est  aussi  un  modèle  à  suivre;  le 
pauvre  comme  le  riche,  l'ignorant  comme  le  savant,  cha- 
cun peut  y  apprendre  quelque  chose.  Première  inspectrice 
des  écoles  de  lillcs  de  la  ville  de  Paris,  M"*^  Sauvan  eut  ce 
mérite  et  cet  honneur  de  réformer,  de  transformer  l'en- 
seignement primaire.  Son  œuvre  lui  a  survécu,  et  la  trace 
féconde  qu'elle  a  laissée  derrière  elle,  n'a  pas  à  craindre 
que  rien  l'efface. 

Peu  d'hommes  ont  fait  autant  de  bien  et  répandu  autant 
de  lumière  que  cette  petite  femme  d'un  si  grand  cœur  et 
d'une  si  grande  énergie,  de  qui  Delille  semblerait  avoir  dit 
d'avance,  comme  des  abeilles  de  Virgile  : 

Et  dans  un  faible  corps  s'allume  un  grand  courage. 
Plusieurs  des  livres  qu'elle  publiait  dans   l'intérêt   de 


6^8  RAPPORT    ViK    M.     CAMIM.IÎ    DOUCET 

renseignement  ayant  été  déjà  récompensés  par  l'Acadé- 
inie,  —  Donnez-nous-en  nn  tous  les  ans  et  nous  le  cou- 
ronnerons, lui  disait  M.  Villomain  en  i84o. 

C'était  donc  à  l'auteur  plus  qu'à  l'ouvrage,  à  la  femme 
surtout,  à  ses  vertus,  à  son  zèle,  à  son  dévouement  que 
s'adressaient  des  encouragements  toujours  mérités  et  tou- 
jours offerts. 

Aujourd'hui,  Messieurs,  c'est  encore  M"'  Sauvan  que 
l'Académie  couronne,  on  accordant  un  prix  à  la  notice 
pleine  d'intérêt  que  M.  Emile  Gossot  vient  de  consacrer 
à  sa  mémoire. 

M.  Prosper  Blanehemain  est  un  érudit  fort  distingué, 
dont  tout  le  monde  a  lu  la  savante  étude  sur  Ronsard  et 
les  curieuses  notices  sur  les  Écrivains  de  la  Betiaissance ;  un 
érudit  et  un  poète!  Le  poète  seul  a  frappé  à  notre  porte. 
Elle  s'est  ouverte  à  deux  battants  devant  les  cinq  volumes 
de  vers  qu'il  nous  présentait  et  qui  contiennent  l'ensemble 
de  ses  travaux  poétiques  pendant  sa  longue  et  laborieuse 
carrière,  si  honorablement  remplie. 

Ne  pouvant  couronner  à  la  fois  cinq  volumes  du  même 
auteur,  l'Académie  a  particulièrement  remarqué,  a  choisi 
comme  le  plus  complet  et  le  plus  digne  de  recevoir  la  con- 
sécration qu'ils  méritaient  tous,  celui  qui  porte  ce  titre 
simple  et  sans  prétention  :  Poèmes  et  poésies.  L'élévation 
s'y  fait  remarquer  à  chaque  page  et  la  forme  en  est  tou- 
jours élégante,  agréable  et  pure. 

Si  la  muse  ailée  de  M,  Blanehemain  nous  a  emportés  un 
moment  avec  elle  dans  les  hauteurs  poétiques  de  Vidéal, 


À 


SUR    LES    CONCOLRS    DIC    LANNKK     1878.  ()JC> 

voici  celle  de  M.  Charles  Durier  qui.  d'un  aiUrc  air  il 
d'une  autre  allure,  musa  pedestris,  armée  de  Iiaches,  de 
cordt's  cl  de  bâtons  ferrés,  toute  vêtue  de  velours  cl 
guctrée  de  chamois,  comme  un  Balinat  do  Chamonix,  s'em- 
pare de  nous  et,  de  force  d'abord,  de  bon  gré  ensuite,  tant 
il  y  a  plaisir  à  la  suivre  dans  sa  lutte  héroïque  contre  la 
nature,  nous  transporte  tout  haletants,  mais  tout  éblouis, 
jusqu'au  sommet  du  jeune  .Mont-Blanc,  plus  rude  à  fran- 
chir que  l'ancien  Parnasse  et  que  le  vieil  Ilélicon.  Rien 
de  plus  intéressant  et  de  plus  instructif  que  ce  terrible 
voyage,  si  commodément  fait,  en  bonne  compagnie,  avec 
un  pareil  guide,  solide,  aimable  et  savanl,  (|iii  nous  dis- 
penserait de  partir  de  Paris  pour  aller  visiter  sa  montagne, 
s'il  ne  nous  en  donnait  en  contraire  le  goût,  l'envie  et  le 
besoin. 

Les  trois  ouvrages  suivants,  aussi  estimés  que  les  au- 
tres, n'eussent  pas  été  matériellement  moins  récompensés 
qu'eux,  si  les  ressources  de  la  i'ondation  l'eussent  per- 
mis. Peut-être  ne  rentraient-ils  pas  tout  à  fait  dans  les 
conditions  précises  de  notre  concoui-s,  et  peut-être,  sans 
méconnaître  leurs  méi-ites,  l'Académie  s'est-clle  encore 
demandé  si,  en  accueillant  deux  livres  de  science  et  un 
livre  dart,  elle  n'empiéterait  pas  trop  sur  la  frontière  des 
voisins. 

C'est  en  savant  plus  qu'en  louii^le  que  M.  A.  Rhoné  a 
parcouru  l'Egypte  à  petites  journées,  et  l'excellent  livre  dans 
lequel,  avec  ses  impressions  et  ses  souvenirs,  il  a  con- 
signé le  fruit  heureux  de  ses  recherches,  est  un  ouvrage 
d'érudition,  qui  se  recommandait  particulièrement  à  notre 


(38o  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

estime  par  l'élégance  d'un  style  brillant,  correct  et  dis- 
tingué. 

iM.  Lucien  Dubois  n'a  pas  fait,  comme  M.  Charles  Du- 
rier  et  M.  A.  Rhoné,  le  grand  voyage  qu'il  nous  fait  faire 
au  Pôle  et  à  l' Equateur;  mais  il  a  studieusement  puisé  aux 
meilleures  sources;  il  s'est  instruit  pour  nous  instruire,  si 
bien  qu'on  s'y  trompe  et  que,  dans  son  livre,  qui  n'a  rien 
d'un  roman  que  l'intérêt,  on  voit,  grâce  à  lui,  tout  ce  qu'il 
n'a  pas  vu  lui-même. 

U Essai  sur  la  critique  dart,  par  M.  Bougot,  comprend 
deux  parties  :  la  première,  toute  théorique,  sur  l'utilité  de 
la  critique  d'art,  sur  ses  règles  et  ses  principes,  est  un 
long  développement  esthétique,  sage,  raisonnable  et  ins- 
tructif. Dans  la  seconde  partie,  M.  Bougot  fait,  dans  des 
conditions  nouvelles  et  très-distinguées,  l'histoire  de  la 
critique  d'art  en  France.  On  ne  peut  trop  louer  ce  qu'il 
dit  de  Félibien,  de  Du  Bos,  et  de  Diderot  surtout;  jamais 
peut-être  ce  côté  important  de  l'histoire  de  nos  deux 
grands  siècles  littéraires  n'avait  été  mieux  étudié  ni  plus 
clairement  mis  <à  la  portée  du  lecteur. 

J'en  ai  fini,  Messieurs,  avec  le  concours  Montyon,  et,  à 
proprement  parler,  avec  tous  les  concours  dont  l'Acadé- 
mie est  chargée. 

Trois  prix  qui,  ceux-là,  ne  sont  pas  l'objet  d'un  con- 
cours, restent  à  proclamer  encore  :  le  prix  Lambert,  le 
prix  Maillé  Latom^-Landry  et  le  prix  sans  nom,  mais  non 
sans  honneur,  qu'un  de  nos  anciens  et  illustres  confrères 
légua  en  1878  à  V h.c?iàém\Q,  pour  être  employé,  comme  elle 
ï entendra,  dans  ï intérêt  des  lettres. 


SI  u  LES  coNcorns  m:  i/ année   1878.  (58 1 

Ce  dernier  prix,  dont  le  montant  Ibrnié  |)ar  le  pioduit 
annuel  d'une  action  de  la  Reçue  des  Deux  Motules,  s'élève, 
pour  cette  fois,  à  5, 750  francs,  est  décerné  par  moitiés 
égales,  sans  préférence  et  sans  distinction,  à  deux  poètes  : 
M.  Edouard  Grenier  et  M.  Joséphin  Soulary. 

Trois  fois  déjà,  AI.  Kd.  Grenier  avait  obli  lui  de  1'  \ca- 
démie  des  encouragements  et  des  récompenses  :  en  iS()o, 
au  concours  Montyon,  pour  un  volume  intitulé  :  Petits 
Poèmes;  en  1867  et  iSGq,  au  concours  de  poésie,  poin-deux 
pièces  de  vers  très-justement  remarquées  :  la  Mort  de  Lin- 
coln et  Sémeia.  Nous  le  connaissions,  en  outre,  comme 
auteur  d'un  \oliiinc  de  Poèmes  dramatiques,  et  d'un  aulrc 
poème  intitulé  Marcel,  dans  lequel  la  passion  politique 
jouait  peut-être  un  trop  grand  rôle,  mais  dont  le  mérite 
littéraire  avait  été  par  tous  apprécié  à  sa  juste  valeur. 
En  sollicitant  de  nouveau  les  suffrages  de  l'Académie, 
M.  Edouard  Grenier  était  certain  d'avance  de  ne  rencon- 
trer chez  nous  que  de  bons  souvenirs,  des  préventions 
favorables  et  une  grande  estime  pour  son  talent  comme 
pour  sa  personne. 

Jamais,  au  contraire,  M.  Joséphin  Soulary  n'avait  rien 
demandé  à  l'Académie,  et  son  premier  ;ippel  a  été  entendu, 
prévenu  même,  avec  d'autant  plus  d'empressement  et  de 
sympathie.  JM.  Joséphin  Soulary  habite  et  a  toujours  ha- 
bité la  ville  de  Lyon  ;  mais  sa  réputation  l'avait  devancé  à 
Paris,  et  quand,  cette  année,  il  nous  a  envoyé  ses  vers, 
déjà  l'Académie  se  préparait  à  les  couronner. 

S'il  n'atteint  pas  la  perfection  absolue,  M.  Soulary  s'en 
rapproche  dans  quelques-uns  de  ses  sonnets,  et  se  dislin- 
gue par  beaucoup  de  verve,  de  passion  et  de  fierté  :  tantôt 

ACAD.    FR.  86 


682  RAPPORT  UE  M.  CAMILLE  DOUCKT 

par  des  touches  douces  et  gracieuses,  tantôt  par  une  puis- 
sante énergie.  C'est  un  esprit  essentiellement  moderne, 
qui,  parfois,  va  jusqu'à  se  montrer  injuste  envers  les  an- 
ciens. Quelques  mots  malséants  lui  ont  échappé  contre 
IMallicrbe  et  contre  Boileau  lui-même;  nous  nous  repro- 
cherions de  ne  pas  les  lui  reprocher. 

Poète  par  le  tempérament  plus  que  par  le  sentiment, 
M.  Soulary  n'élève  presque  jamais  sa  pensée  dans  les  hau- 
teurs religieuses  du  spiritualisme;  la  terre  est  sa  patrie,  il 
y  reste,  s'y  complaît  à  la  fois  et  s'y  déplaît.  S'il  s'en  déta- 
che un  peu,  ce  n'est  guère  que  dans  ses  dernières  œuvres. 
Présentant  son  talent  sous  un  nouveau  jour,  elles  ajou- 
tent aux  titres  qui  le  signalaient  à  la  bienveillance  de  ses 
juges. 

C'est  un  des  premiers  devoirs  de  l'Académie,  une  de  ses 
tâches  les  plus  douces,  de  tendre  la  main  à  la  jeunesse  et 
d'encourager  les  débuts.  Très-jeune  encore,  M.  Gustave 
Toudouze  a  déjà  publié  plusieurs  romans  qui  se  distin- 
guent par  l'élégance  de  la  forme  et  par  l'honnête  élévation 
des  sentiments.  Dans  chacun  d'eux,  dans  la  Coupe  d Her- 
cule, le  Coffret  de  Salomé,  Octave,  la  Sirène  et  le  Cécube, 
l'Académie  a  retrouvé  les  mêmes  qualités,  et  volontiers 
elle  eût  attribué  à  M.  G.  Toudouze  la  totalité  du  prix  fondé 
par  M.  le  comte  Maillé  Latour-Landry. 

Des  mérites  différents  et  des  titres  d'un  autre  ordre 
recommandaient  en  même  temps  à  son  attention  un  homme 
de  bien,  qui,  dans  la  maturité  de  son  âge,  a  paru  digne 
aussi  d'obtenir  un  témoignage  de  sympathie  et  d'intérêt. 
Ancien  capitaine  de  dragons,   blessé  en  Afrique   et  con- 


SUR    LES    CONCOURS    DE    l' ANNÉE     1878.  683 

traini  dès  lors  de  renoncer  au  service  militaire,  M.  Kmile 
Andricu  a  écrit  avec  son  éjDée  deux  volumes  intitulés  : 
Scènes  et  Tableaux  de  la  vie  et  Afrique  que,  l'année  der- 
nière, il  présentait  à  notre  concours  des  ouvrages  utiles 
aux  mœurs.  Le  souvenir  n'en  a  pas  été  vainement  invoqué. 
Ainsi,  Messieurs,  deux  écrivains  que  trente  années  sépa- 
rent, se  trouvent  réunis  à  cette  heure.  Couronnant  l'un  au 
choix  et  l'autre  à  l'ancienneté,  l'Académie  décerne  le  prix 
Maillé  Latour-Landry,  chacun  par  moitié,  à  M.  Emile  An- 
drieu  et  à  M.  Gustave  Toudouze. 

Un  mot  encore,  Messieurs,  et  je  m'arrête  ;  heureux  de 
céder  enfin  la  parole  à  notre  savant  directeur  pour  qu'à 
son  tour  il  proclame  d'autres  récompenses  accordées,  non 
plus  à  de  bons  livres,  mais  à  des  bonnes  œuvres,  à  des 
actes  de  vertu,  de  courage  et  de  dévouement. 

Avant  son  rapport  que  vous  attendez,  et  qui  vous  dé- 
dommagera de  la  longueur  et  de  l'aridité  du  mien,  un  de 
nos  confrères,  habile  en  l'art  de  bien  dire,  lira  devant  vous 
quelcpies  passages  tirés  des  deux  Eloges  de  Buffon  qui,  l'un 
et  l'autre,  je  vous  le  rappelle,  ont  obtenu  le  prix  d'éloquence. 
Tous  deux  méritent  d'être  écoutés  avec  une  égale  faveur; 
mais  ce  n'est  pas,  j'en  suis  sûr,  sans  quelque  émotion  que 
vous  entendrez  un  fragment  du  beau  et  bon  travail  de  ce 
pauvre  Narcisse  Michaut,  si  cruellement,  si  fatalement  in- 
terrompu par  la  mort. 

Pendent  opéra  interrupta! 

Cette  devise,  Messieurs,  pourrait  être  aussi  celle  du 
lauréat  dont   il    me  reste  à  prononcer   le    nom.  C'est  sur 


684  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOL'CET 

un  lit  de  douleur  que  j'ai  à  déposer  la  dernière  couronne 
de  l'Académie. 

ïrès-connu  et  très-aimé  dans  le  monde  des  lettres  où  sa 
vie  était  facile,  heureuse  et  brillante,  M.  Xavier  Aubryet 
s'est  vu  subitement,  en  18741  foudroyé,  terrassé,  paralysé 
à  l'âge  de  la  grande  force  ;  son  intelligence  aujourd'hui 
survit  seule  à  la  ruine  de  tous  ses  organes.  Couché  tou- 
jours, non  pour  dormir,  mais  pour  souffrir,  entièrement 
aveugle,  et  de  ses  mains  raidies  ne  pouvant  même  plus 
signer  son  nom,  il  travaille  encore,  Messieurs,  il  pense  en- 
core, il  dicte  encore,  et  son  dernier  ouvrage  intitulé  :  Chez 
nous  et  chez  nos  voisins,  est  un  charmant  livre,  plein  d'es- 
prit, de  bon  sens,  de  bonne  humeur,  de  gaieté  même...  qui 
fait  pleurer  ! 

Son  honorable  fondateur  l'ayant  destiné  surtout  à  un 
homme  de  lettres  auquel  il  serait  juste  de  donner  une  marque 
dintérét  public,  le  prix  Lambert  ne  pouvait  recevoir  un 
meilleur,  un  plus  digne  emploi.  Avec  une  touchante  una- 
nimité qui  sera,  j'espère,  une  consolation  pour  ce  patient, 
pour  ce  martyr  qui,  dans  sa  préface,  hélas!  s'appelle  lui- 
même  le  supplicié,  l'Académie  a  décerné  le  prix  Lambert 
à  M.  Xavier  Aubryet. 


RAPPORT 


DE 


M.   CAMILLE   DOUCET 


SUCRETAIRE   PERPETt'EL    DE    L  ACADEMIE  FRANÇAISE 


SUR  LES  CONCOURS  DE  L'ANNÉE  1879. 


Messieurs, 

On  m'a  reproche  d'abuser  de  votre  patience.  On  a  eu 
raison,  et,  malheureusement,  voilà  que,  plus  que  jamais, 
je  vais  mériter  ce  reproche.  Presque  triplé  depuis  dix 
ans,  le  nombre  de  nos  concours  vient  de  s'accroître  en- 
core. Ceux  qui  me  suivront,  dans  ce  nouveau  voyage  à 
travers  les  livres,  trouveront  donc  la  route  bien  longue,  et 
m'en  voudront,  j'en  ai  peur,  de  m'attarder  à  chaque  station. 
Plus  d'un,  en  revanche,   parmi  ceux  dont   la    part   vous 


686  RAPPOUT  DE  M.  CAMILLE  DOUCET 

aura  semblé  trop  grande,  m'accusera  au  contraire  d'avoir 
dérobé  quelque  chose  à  l'éloge  qu'il  se  croyait  dû. 

Trois  nouveaux  prix  :  le  prix  Monbinne,  le  piHx  Juglar  et 
le  prix  Jean  Reynaud,  vont,  dans  cette  séance,  être  décer- 
nés pour  la  première  fois  par  l'Académie  qui,  chargée 
souventd'une  tâche  ingrate,  trouve  toujours  son  dédomma- 
gement et  sa  récompense  dans  le  bien  à  faire,  dans  le 
talent  à  encourager. 

Le  prix  Jean  Reynaud,  Messieurs,  s'il  est  le  dernier  venu 
de  nos  prix,  en  devient  aussitôt  le  premier  par  sa  valeur, 
par  son  importance.  Il  consiste  dans  une  somme  annuelle 
de  dix  mille  francs  que  chacune  des  cinq  classes  de  l'Ins- 
titut doit,  à  son  tour,  et  sans  pouvoir  la  diviser,  décerner 
à  une  œuvre  originale,  élevée,  ayant  un  caractère  d'inven- 
tion et  de  nouveauté,  et  qui  se  serait  produite  dans  une 
période  de  cinq  ans. 

Voilà  un  beau  programme!  trop  beau  peut-être. 

Il  y  a  quinze  ans,  un  vrai  philosophe,  un  rare  écrivain, 
dont  l'Institut  ne  demandait  qu'à  s'enrichir,  M.  Jean 
Reynaud,  mourait  avant  l'âge,  laissant  après  lui  la  gloire 
d'un  nom  sans  tache;  si  honoré  qu'un  de  nos  meilleurs 
confrères  a  pu  dire  de  lui  :  C'était  presque  le  plus  bel 
exemplaire  de  r homme  qu'il  m'ait  été  donné  d'admirer. 

Poète  autant  que  savant  et  qu'historien,  M.  Jean  Rey- 
naud avait,  au  plus  haut  point,  témoigné  de  ces  qualités 
diverses  dans  la  composition  de  deux  ouvrages  fondamen- 
taux dont  notre  jeunesse  salua  l'apparition  et  dont  près 


SI  H    I.KS    CONCOURS    DK    l'aN.NÉE     187g.  687 

do  quarante  années  n'ont  pu  que  consacrer  le  succès.  Tei^v 
et  Ciel  et  l'Esprit  de  la  Gaule  mériteraient  que  l'Académie 
leur  attribuât  le  prix  l'onde  en  souvenir  de  leui-  auteur. 
C'est  à  de  pareilles  œuvres  que  devait  sonp^er,  en  rédigeant 
son  programme,  la  noble  femme  qui,  après  avoir  partagé 
et  charmé  la  vie  du  iihilosophe,  vient,  par  un  généreux 
sacrilice,  de  lui  élever  un  monument  qui  ne  peut  manquer 
de  rendre  sa  mémoire  impérissable,  en  la  Taisant  toujours 
bénir. 

l*oui-  fonder  m\  prix  pareil,  l'argent  ne  suffit  pas;  il 
faut  que  les  sentiments  soient  au-dessus  de  la  fortune.  Et 
quand  une  fois  le  prix  existe,  pour  le  bien  donner,  la  diffi- 
culté n'est  pas  moindre.  M""®  Jean  Reynaud  avait  cru  sim- 
plifier les  choses  en  stipulant  que  les  membres  de  l'Insti- 
tut pourraient  prendre  paît  au  concours.  L'Académie  en  a 
décidé  autrement,  pour  cette  fois  du  moins,  et  sans  enga- 
ger l'avenir.  L'embarras  du  choix  était  devenu  trop  grand 
pour  elle;  tant  de  nos  confrères  pouvant  y  prétendre;  soit 
que,  se  taisant,  ils  laissassent  leurs  œuvres  se  présenter 
d'elles-mêmes;  soit  que,  cédant  aux  instances  de  leurs 
amis,  ils  consentissent  à  entrer  franchement  dans  l'arène,  oiî 
bientôt,  sortant  de  leurs  tombes,  d'illustres  morts  allaient 
revivre  tout  à  coup  pour  leur  disputer  la  couronne.  Si 
glorieuse  que  fût  la  lutte,  elle  eût  été  trop  pénible;  entre 
amis,  entre  confrères,  entre  membres  d'une  même  famille. 
Chacun  a  reculé  devant  ce  péril,  et  l'Académie  s'est  récusée 
la  première,  estimant  que  pour  elle  il  est  plus  digne  de 
donner  que  de  recevoir. 

Plusieurs   poètes,   dont,  je   dois  le   dire,  aucun  n'avait 
sollicité  nos  suffrages,  ont,  tout  d'abord,   et  à  leur  insu. 


688  RAPPORT   DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

obtenu  cet  honneur  de  nous  être  dénoncés  par  leur  talent. 
Méritant  tous  la  préférence,  par  l'ensemble  de  leurs  tra- 
vaux, comme  par  l'éclat  de  leurs  succès  et  de  leurs  bonnes 
renommées,  les  uns  avaient  contre  eux  le  souvenir  de  récom- 
penses trop  récentes,  qui  les  recommandaient  pourtant; 
les  autres,  par  la  date  de  leurs  derniers  ouvrages,  se  trou- 
vaient placés  de  droit  en  dehors  des  conditions  du  pro- 
gramme ;  l'un  d'eux  enfin,  que  le  danger  n'effraye  jamais, 
avait  poussé  la  modestie  jusqu'à  décliner  toute  compé- 
tition. Plus  on  a  de  titres,  plus  on  tient  à  s'en  créer 
d'autres. 

Parmi  les  candidats,  peu  nombreux  d'ailleurs,  qui  nous 
avaient  envoyé  leurs  livres,  des  raisons  de  principe  en 
ont  fait  écarter  deux  ou  trois.  Le  reste...  il  y  a,  pour 
ne  pas  nommer  le  reste,  un  vers  de  Corneille  que  vous 
connaissez  mieux  que  moi. 

Aux  termes  de  la  donation,  je  le  répète,  une  œuvre  ori- 
ginale, élevée,  ayant  un  caractère  d'invention  et  de  nou- 
veauté, et  qui  se  serait  produite  dans  une  période  de  cinq 
ans,  pouvait  seule  être  couronnée.  Cette  œuvre  existait, 
Messieurs.  Par  modestie  ou  par  orgueil,  elle  aussi  ne  nous 
demandait  rien;  mais  son  succès  parlait  pour  elle.  Pendant 
plus  de  cent  représentations  consécutives,  le  public  avait 
applaudi,  sur  la  première  scène  française,  une  tragédie 
héroïque,  inspirée  par  les  sentiments  les  plus  nobles,  par 
le  patriotisme  le  plus  élevé  et  le  plus  consolant;  une  vraie 
tragédie,  joignant  même  aux  qualités  du  genre  ce  que,  dans 
ses  Lettres  sur  Œdipe,  Voltaire  n'a  pas  craint  d'appeler  ses 
défauts  nécessaires.  Une  tragédie  à  l'heure  qu'il  est,  c'est 
une  nouveauté,  Messieurs,  et  celle-ci,  qui  se  jouera  encore. 


SLR    LES    CONCOURS    DE    LAN.NKE    1879.  G89 

était  représentée  pour  la  première  fois  il  y  a  quatre  ans,  le 
i5  février  1875. 

La  voix  publique  nous  a  dieté  notre  choix.  C'est  à  son 
autorité,  à  sa  faveur,  à  sa  justice,  que  répond  l'Académie 
en  décernant  le  prix  Jean  Reynaud  Ix  la  tragédie  populaire 
de  M.  le  vicomte  Henri  de  Bornier  :  la  Fille  de  Roland. 

Le  prix  Juglar  ne  présentait  pas  les  mêmes  inconvénients 
et  ne  soulevait  pas  les  mêmes  difficultés.  La  personne  cha- 
ritable qui  en  a  eu  la  pensée  généreuse  et  qui  s'est  voilée 
à  demi  en  ne  lui  donnant  que  la  moitié  de  son  nom,  avait 
voulu,  sous  la  dénomination  àc prix  de  M""^  Marie-Joséphine 
Juglar,  consacrer  une  somme  de  trois  mille  francs  à  aider 
un  jeune  homme  ayant  déjà  fait  preuve  de  talent ,  et  à 
honorer  un  vieil  écrivain  estimé  pour  son  mérite. 

Estimé  pour  son  mérite,  comme  pour  l'honnêteté  de 
son  caractère,  pour  sa  vie  laborieuse  et  son  infatigable 
vieillesse,  l'auteur  des  Contes  de  l'atelier,  de  Daniel  le  lapi- 
daire, des  Souvenirs  d'un  enfant  du  peuple,  de  tant  d'autres 
romans  restés  populaires  et  d'ouvrages  nombreux  a[)[)lau- 
dis  sur  tous  nos  théâtres,  M.  Michel  INIasson,  réunissait,  et 
au  delà,  les  conditions  fixées  par  la  donatrice.  Une  part  du 
prix  Juglar  a  été  mise  à  sa  disposition.  En  songeant  à  lui 
spontanément,  l'Académie  eût  été  heureuse  de  pouvoir  lui 
offrir  davantage. 

Le  surplus  du  prix  a  été  attribué,  pour  deux  mille  francs, 
à  un  jeune  poète,  un  peu  indiscipliné,  disait  de  lui  le  rap- 
porteur bienveillant  (|iii  recommandait  sa  candidature  à 
l'attention  de  l'Académie.  M.  Charles  Cros  a  fait  preuve 
de  talent  en  composant  des  poésies  dont  l'une,  intitulée 

ACAD.     FR.  87 


690  RM'PORT    DIÎ    M.     CAMILLE    DOUCKT 

le  Fleuve,  mérite  d'être  particulièrement  remarquée.  Nous 
connaissons  de  lui  plusieurs  saynètes  en  vers,  originales 
et  piquantes,  qu'un  comédien  d'esprit  a  fait  souvent  ap- 
plaudir dans  les  salons  de  Paris.  INI.  Gros  sait  l'hébreu  et 
possède,  à  un  haut  degré,  le  sentiment  des  littératures 
étrangères.  Il  a  présenté  enfin  quelques  mémoires  à  l'Aca- 
démie des  sciences.  En  voilà  plus  qu'il  n'en  fallait  pour 
justifier  notre  choix.  J'oublie  à  dessein  un  nouveau  petit 
volume  de  vers,  quelque  peu...  gaulois,  dit-on,  que 
M.  Gros  aurait  publié  depuis  la  décision  de  l'Académie  et 
dont  l'Académie  n'a  pas  eu  à  connaître.  Dans  ces  limites, 
et  sous  ces  réserves  qu'elle  m'a  chargé  de  faire,  l'Acadé- 
mie encourage  avec  plaisir  dans  M.  Gros  un  jeune  poète, 
un  jeune  savant,  et  un  jeune  père  de  famille,  digne  d'inté- 
rêt à  tous  ces  titres. 

En  souvenir  de  leur  ancien  caissier,  M.  Théodore- 
Nicolas  Monbinne,  deux  agents  de  change  de  Paris,  à  qui 
ce  brave  employé  avait  légué  le  fruit  de  ses  économies, 
M.  Eugène  Lecomte  et  M.  Léon  Delaville  Le  Roux,  ont 
fait  don  à  l'Académie  française,  comme  à  l'Académie  des 
beaux-arts,  d'une  inscription  de  quinze  cents  francs  de 
rente  à  l'effet  de  fonder  un  prix  biennal  de  trois  mille 
francs,  qui  porterait  le  nom  de  prix  Monbimie  et  qui  serait 
particulièrement  applicable  à  des  personnes  ayant  suivi  la 
carrière  des  lettres  ou  de  l'enseignement. 

Quand  l'Académie  française,  accomplissant  à  son  tour 
sa  douce  mission,  va,  pour  sa  part,  donner  suite  aux  in- 
tentions généreuses  de  ces  deux  Messieurs,  elle  aime  à 
remercier,  avant  tout,  le  caissier  fidèle  qui,  même  après 


SIR    LES    CONCOLRS    DK    l'aNm':E     1879.  ^9* 

sa  mort,  soucieux  de  son  [jclil  pécule,  savait  ce  ([u'il  fai- 
sait en  le  plaçant  si  bien;  elle  aime  à  remercier  aussi  ceux 
qui  se  sont  doublement  honorés  en  acceptant  d'une  main, 
et  en  rendant  de  l'autre,  un  lionnète  argent,  gagné  par  un 
honnête  homme  et  dont  ils  ont  lait  un  honnête  emploi. 

L'Académie  a  répondu  de  son  mieux  à  leur  confiance  en 
partageant  le  prix  Mo/ihinne  entre  trois  personnes  dignes 
d'intérêt,  d'estime  et  de  sympathie  :  M.  Xaviei-  Aubryet, 
M.  Albéric  Second  et  M""  veuve  Henry  Monnier. 

Un  prix  du  même  genre,  institué  dans  le  même  but,  le 
prix  Lambert,  de  la  somme  de  seize  cents  francs,  est  dé- 
cerné avec  honneur  à  un  respectable  vieillard,  âgé  de 
quatre-vingt-dix  ans  et  aveugle,  M.  P. -M.  Quitard,  qui, 
cette  année,  présentait  encore  à  l'un  de  nos  concours  plu- 
sieurs de  ses  ouvrages  récemment  composés,  tandis  que 
dans  sa  première  jeunesse,  à  soixante-dix  ans  de  dislance, 
il  s'était  fait  connaître  et  s'était  même  rendu  populaire  en 
publiant  un  très  bon  livre  dans  lequel  nous  avons  tous 
appris  à  lire  et  à  penser  :  la  Morale  en  action. 

Plus  de  six  cent  mille  exemplaires  de  ce  livre  ont  été 
vendus  depuis  lors,  sans  profit,  mais  non  sans  gloire,  pour 
le  digne  homme  qui,  dans  l'origine,  avait  cédé  d'avance, 
à  bas  prix,  la  propriété  de  sa  fortune. 

L'an  dernier.  Messieurs,  le  grand  prix  Gobert,  d'une 
valeur  presque  égale  au  nouveau  prix  Jean  Reynaud,  était 
décerné  à  M.  Chantelauze  pour  son  ouvrage  sur  le  Cardi- 
nal de  Retz  et  l'affaire  du  chapeau. 

En  le  proclamant  ici,  j'ajoutais  :  «  M.  Chantelauze  se  pro- 


69"-^.  ItU'l'ORT    DE    M.     CAMILLE    DOl  CET 

pose  de  raconter  encore,  à  l'aide  de  nouveaux  documents, 
l;i  lui  le  (juo  le  cardinal  de  Retz  soutint  pendant  sept 
années,  dans  la  prison  et  dans  l'exil,  après  l'extinction  de 
la  Fronde,  contre  Mazarin  ;  et  les  missions  importantes 
dont  Louis  XIV  le  rhargoa  plus  tard  auprès  du  Saint- 
Siège.  » 

jM.  Ghantelauze  a  tenu  parole,  et  cette  seconde  partie, 
qui  promettait  de  n'avoir  pas  moins  d'intérêt  que  la  pre- 
mière, il  l'a  publiée  sous  ce  titre  :  le  Cardinal  de  Retz  et  ses 
missions  diplomatiques  à  Rome. 

Le  chef  de  parti  a  fini  son  grand  rôle  d'agitateur  poli- 
tique, disait  à  l'Académie  le  savant  historien  auquel  je 
voudrais  pouvoir  emprunter  la  totalité  de  son  rapport.  Il 
nous  apparaît  aujourd'hui  sous  un  aspect  nouveau,  comme 
un  diplomate  consommé,  employant  au  service  de  l'Etat 
sa  grande  expérience,  sa  merveilleuse  sagacité  et  toutes 
les  ressources  de  l'esprit  le  plus  subtil. 

Moins  piquant  que  le  premier  volume  et  d'un  intérêt 
moins  vif,  ce  qui  tient  à  la  nature  même  du  sujet,  le  nou- 
vel ouvrage  de  M.  Ghantelauze  se  distingue  comme  l'autre 
par  des  qualités  estimables;  son  style,  plus  élégant  et  plus 
sévère,  semble  s'élever  avec  l'importance  des  événements 
qu'il  raconte. 

Ces  deux  parties  d'un  môme  tout  ne  devant  plus  être 
séparées,  l'Académie  les  réunit  et  les  récompense  en  dé- 
cernant de  nouveau  le  grand  prix  Gobert  à  M.  Ghante- 
lauze, pour  l'ensemble  de  ses  travaux  sur  le  cardinal  do 
Retz. 

Le  second  prix  Gobert  est  attribuée  à  un  très  bon  livre 
de  M.  l'abbé  Mathieu,  professeur  au  séminaire  de  Pont-à- 


SI  II  LKs  coNcoins  DE  l'annéic   1879.  0(»3 

Mousson  :  L'ancien  régime  dans  la  province  de  Lonainc  et 
Barrois;  un  de  ces  rares  ouvrages  qui,  sous  un  titre  mo- 
deste, ont  le  grand  mérite  de  tenir  plus  qu'ils  ne  promet- 
tent. 

L'histoire  delà  Lorraine,  avec  son  organisation  ecelésias- 
tique,  féodale,  judiciaire,  administrative  et  financière,  est 
exposée  là  de  la  façon  la  plus  claire,  et  cette  savante  étude, 
dont  le  but  apparent  est  de  nous  faire  connaître  une  scMile 
province,  embrasse  presque  entièrement  l'ensemble  de  la 
monarchie  française.  Équitable  et  modéré  dans  les  juge- 
ments qu'il  porte  sur  les  causes  qui,  en  Lorraine  comme 
ailleurs,  ont  préparé  les  bouleversements  de  la  Révolution, 
INL  l'abbé  Mathieu  fait,  avec  convenance  et  réserve,  mais 
avec  la  plus  louable  impartialité,  la  part  de  tous  les  torts, 
même  des  torts  du  clergé  et  des  ordres  religieux;  il  les 
diminue  en  n'affectant  pas  de  les  méconnaître.  Son  style 
est  excellent,  cl,  quand  un  pareil  ouvrage  semblait  ne  de- 
mander que  de  la  correction,  ce  n'est  pas  sans  quelque 
surprise  qu'on  y  trouve,  par  surcroît,  l'agrénieiil  cltine 
élégance  simple  et  naturelle. 

Le  livre  de  M.  Ernest  Denis  sur  Iluss  et  la  guerre  des 
Hussites  est  une  œuvre  considérable  qui  atteste  une  giande 
érudition  et  une  puissante  faculté  de  travail.  Les  symptô- 
mes précurseurs  de  la  révolution  religieuse  du  X\  1'' siècle 
apparaissent  dès  la  (in  du  XIV^  Après  un  coup  d'œil  jeté 
sur  cette  préface  de  son  histoire,  Jean  IIiiss  entre  en 
scène;  le  voilà  tout  entier;  si  sincère  dans  sa  piété, 
si  courageux  en  présence  d'un  sup[)lice  horrible,  si  fer- 
mement convaincu  jusqu'au  dernier  moment  qu'il  restait 


694  RAPPOnT    DE    M.    CAMILLE    DOtCET 

fidèle  au  calholicisme,  alors  qu'il  en  sapait  les  bases  lon- 
damentales  et  qu'il  ouvrait  la  porte  à  Luther.  L'indigna- 
tion que  sa  mort  excite  en  Bohème,  le  soulèvement  de  ce 
petit  peuple  qui,  pour  défendre  sa  nationalité  et  sa  religion 
telle  qu'il  la  comprend,  lutte  avec  succès  contre  l'Lglise  et 
l'Empire,  repousse  cinq  invasions,  porte  la  guerre  chez  ses 
agresseurs  qui  d'abord  s'étonnent  et  reculent;  plus  tai-d 
enfin,  lorsque  cinquante  années  de  luttes  ont  épuisé  ses 
ressources,  lorsque  la  division  s'est  mise  dans  ses  rangs, 
le  respect  qu'il  continue  d'inspirer  à  ses  ennemis  et  qui  lui 
vaut  d'obtenir  la  paix  à  des  conditions  honorables  :  tels  sont 
les  tableaux  que  déroule  sous  nos  yeux  l'intéressant  ou- 
vrage de  M.  Ernest  Denis.  J'hésite  à  me  demander  si,  à  la 
sympathie,  à  l'admiration  que  ses  héros  lui  inspirent  ne  se 
mêle  pas  un  peu  d'exagération  ;  ce  qui  s'expliqueiait  d'ail- 
leurs par  la  grandeur  des  événements  et  des  caractères  au 
milieu  desquels  d'attrayantes  études  ont  fait  vivre  long- 
temps l'auteur  de  ce  beau  travail. 

L'Académie  lui  décerne  une  moitié  du  prix  Thé- 
rouanne  ;  l'autre  étant  attribuée  à  M.  Félix  Rocquain,  pour 
son  livre  intitulé  :  l'Esprit  révolutionnaire  avant  la  Révo- 
lutioti . 

Préparée  par  la  ruine  des  finances,  par  l'abus  des  privi- 
lèges, par  les  scandales  d'en  haut,  par  la  misère  d'en  bas, 
par  les  querelles  enfin  et  les  luttes  incessantes  des  pou- 
voirs dirigeants,  la  Révolution  était  prévue  longtemps  avant 
qu'elle  éclatât.  Personne  ne  l'ignore.  Elle  avait  été  prophé- 
tisée en  termes  effrayants  par  le  marquis  d'Argenson,  et 
Louis  XV,  avec  son  insouciance  historique,  prédisait  que 
ses  petits-fils  auraient  fort  à  faire  avec  les  Répuhliquins ,  — 


SUR    LES    CONCOL'RS    DE    l'aNNÉE    1879.  (jg5 

employant  déjà  ce  mol,  mais  n'eu  sachant  pas  encore  l'or- 
thographe. 

Le  mérite  du  livre  de  M.  Rocquain,  c'est  de  nous  présenter 
dans  l'ordre  chronologique  et  en  s'appuyant  sur  des  faits 
nombreux,  sur  des  citations  curieuses,  les  progrès  de  cette 
décomposition  de  l'ancienne  monarchie;  c'est  de  nous 
mettre  à  même  d'apprécier  graduellement,  avec  équité, 
la  part  qu'ont  prise  à  ce  mouvement  ceux-là  qui,  par  leurs 
fautes,  pour  ne  pas  dire  plus,  allaient  le  rendre  inévi- 
table, ceux-là  qui,  les  premiers,  devaient  en  être  les  vic- 
times. L'esprit  philosophique,  que  l'on  considère  volon- 
tiers comme  ayant  enfanté  l'esprit  révolutionnaire,  nous 
apparaît,  au  contraire,  comme  en  étant  moins  la  cause  que 
l'effet;  la  monarchie  et  la  religion  voyaient  leur  culte 
singulièrement  affaibli,  quand  la  jeune  philosophie,  liniide 
jusqu'alors  et  se  cachant  dans  l'ombre,  osa  lever  son  dra- 
peau. L'ouvrage  de  M.  lloccjuain,  ne  fût-il  qu'un  recueil  de 
documents,  aurait  déjà  une  grande  valeur,  qui  s'augmente 
de  l'habileté  avec  laquelle  ont  été  mis  en  œuvre  tous  les 
matériaux  qui  s'y  trouvent,  non  entassés,  mais  réunis. 

Ayant  épuisé  les  couronnes  de  ce  concours,  l'Académie 
a  voulu,  du  moins,  qu'un  mot  de  souvenir  témoignât  ici 
de  son  estime  pour  une  Élude  historique  pleine  d'intérêt 
et  d'agrément  que  iNL  le  comte  de  Bâillon  a  publiée  sur 
Henriette-Marie  de  France,  reine  d  Angleterre. 

Si  préoccupée  qu'elle  soit  toujours  de  ne  pas  déprécier 
ses  récompenses  en  les  prodiguant,  l'Académie  résiste 
difficilement  au   plaisir  d'encourager   les  bons  livres   |)ar 


696  RAPPORT    DK    M.    CAMILLE    DOl'CET 

quelque  témoignage  de  sympathie  et  d'approbation.  Sa 
tâche  s'en  augmente;  la  nôtre  aussi. 

Sur  les  cinq  mille  francs,  montant  du  prix  fondé  par 
M.  Marcelin  Guérin,  elle  en  attribue  quatre  à  M.  Charles 
Aubertin  pour  son  livre  sur  Y  Histoire  de  la  langue  et  de  la 
littérature  françaises  au  moyen  âge.  Le  surplus  est  accordé 
à  M.  Gustave  Boissière  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Esquisse 
d'une  histoire  de  la  conque'te  et  de  l' administration  romaine 
dans  le  nord  de  l'Afrique  et  particulièrement  dans  la  -province 
de  Numidïe. 

Sur  les  trois  mille  francs  montant  de  la  fondation  Bordin, 
deux  mille  sont  attribués  à  M.  Charles  Schmidt  pour  son 
Histoire  littéraire  de  l'Alsace,  et  mille  à  M.  Lichtenbergcr, 
pour  son  Étude  sur  les  poésies  de  Gœthe. 

Ce  n'est  pas  tout. 

Deux  autres  ouvrages  ont  été  distingués  parmi  ceux  qui 
se  présentaient  pour  ce  dernier  concours  :  rUalie  au 
XVP  siècle,  par  M.  de  Tréverret;  Camoëns  et  la  Lusiade, 
par  !\I .  Clovis  Lamarre  ;  et  trois  parmi  les  candidats  au  prix 
Marcelin  Guérin  :  Histoire  de  Hetiri  de  Latour  d Auvergne, 
vicomte  de  Turenne,  maréchal  de  France,  par  M.  L.  Arma- 
gnac ;  la  Philothée  de  saint  François  de  Sales,  Vie  de  M""'  de 
Charmoisy,  par  M.  Jules  Vuy,  ancien  président  de  la  cour 
de  cassation  du  canton  de  Genève,  et  deux  volumes 
de  M"""  Mary  Summer,  intitulés  :  Contes  et  légendes  de 
rinde  ancienne  ;  les  Héroïnes  de  Kalidasa  et  les  Héroïnes  de 
Shakespeare. 

Ces  cinq  ouvrages,  ne  pouvant  être  couronnés  comme  les 
quatre  autres,  ont  paru  mériter  au  moins  d'être  mentionnés 
dans  ce  rapport. 


siK  LES  co^col  Ks  i)K  l'anm':k   187g.  697 

Ecrit  avec  beaucoup  de  grâce,  le  recueil  des  Contes  et 
légendes  de  F  Inde  ancienne,  par  M""  Summer,  rappelle 
agréablement  les  contes  des  Mi/le  et  une  Nuits,  dont  Galland 
a  pris  la  fleur.  I.e  second  volume,  dans  lequel  les  héroïnes 
du  vieil  Hindou  sont  ingénieusement,  et  un  peu  subtile- 
ment, comparées  aux  incnm[)arables  héroïnes  du  grand 
Anglais,  est  rempli  de  portraits  lins  et  délicats;  il  contient 
en  outre  des  documents  insti-uclils  et  précieux  qui,  sous  le 
pseudonyme  dont  elle  se  couvre,  font  reconnaître,  dans 
leur  auteur,  la  femme,  savante  elle-même,  d'un  très-savant 
orientaliste,  M.  Foucaux,  ])rofesseur  au  Collège  de  France. 

En  racontant  l'histoire  touchante  d'une  sainte  parente 
de  saint  François  de  Sales,  M.  Jules  Vuy  a  fait  un  bon 
livre,  doublement  utile  par  l'exemple  d'une  belle  vie  et 
par  l'exemple  d'une  belle  mort.  Tandis  que  M.  Armagnac 
nous  fait  admirer  dans  Turenne  l'image  même  du  courage 
et  l'une  des  plus  hautes  personnifications  de  la  gloire  mili- 
taire, M.  Clovis  [^amarre  élève  un  monument  nouveau  à  la 
mémoire  immortelle  du  Camoëns  et,  dans  son  livre  sur 
l'Italie  au  XVP  siècle,  M.  de  Tréverret,  professeur  de 
littérature  étrangère  à  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux, 
nous  charme  et  nous  instruit  par  de  savantes  études  sur 
les  grands  hommes  de  ce  temps  et  de  ce  pays,  depuis 
Machiavel  jusqu'à  lArioste  et  Guichardin. 

Sans  nous  séparer  tout  à  fait  de  cette  radieuse  Renais- 
sance à  laquelle  nous  ramènerait  bientôt  le  beau  livre  de 
M.  Aubertin,  reculons  un  moment  avec  M.  Charles  Schmidt 
jusque  dans  la  pénombre  du  XV"  siècle  qui  finit  et 
du  XVP  qui  va  commencer.  Déviant  un  peu  de  la  route 
qu'il  devait  suivre,  son  important  ouvrage,  comme  il  le  dit 

ACAD.    FR.  88 


6q8  rapport  de  m.  camille  doucet 

lui-même    dans   sa    préface,   a  pris    une    tournure   plutôt 
érudlte  que  littéraire.  11  contient  notamment  de  curieuses 
études  biographiques  sur  des  savants  et  des  écrivains  dont 
les  noms   et  les  œuvres  méritaient  qu'on  les  remît  en  lu- 
mière. Satires,  poèmes,  livres  latins,  l'auteur  a  tout  lu  et 
nous   fait   tout   lire  ;    c'est  un   travail    énorme,    solide    et 
instructif,  que  l'Académie  a  distingué  en  première  ligne 
parmi  ceux  qui  lui  étaient  présentés  pour  le  prix  Bordln. 
Dans  l'agréable  et  piquante  étude  que  le  même  prix  a 
récompensée,  M.   Ernest  Lichtenberger  s'attache,  —  j'ai 
failli  dire,  s'acharne, — à  expliquer  les  œuvres  poétiques  de 
Gœthe  par  les  divers  incidents  de  sa  vie,  par  les  émotions 
diverses  de  sonàme.  A  l'en  croire,  soumis  tour  à  tour  à  de 
douces  joies  et  à  de  vives  souffrances,  Gœthe  n'aurait  fait 
que  reproduire,    que  photographier  en    quelque  sorte   les 
unes  et  les  autres  dans  ces  poésies  indiscrètes  qui,  en  nous 
charmant,  le  trahiraient. 

En  les  écrivant  jour  par  jour,  sous  la  dictée  de  son  cœur, 
dont  M.  Lichtenberger  a  trouvé  la  clé,  Gœthe  nous  aurait 
livré  d'avance  le  secret  de  sa  vie  et  de  ses  sentiments,  de 
ses  plaisirs  et  de  ses  peines,  de  ses  amours  et  de  ses  re- 
grets, de  ses  sourires  et  de  ses  larmes  !  Dangereuse  théorie, 
paradoxe  aimable,  dont  il  ne  faudrait  pas  trop  abuser  ! 
Le  style  de  M.  Lichtenberger  est  excellent  :  plein  de 
nuances  délicates  et  d'une  élégance  soutenue. 

En  revenant  ainsi  sur  nos  pas,  nous  trouvons  devant 
nous.  Messieurs,  le  livre  de  M.  Boissière.  En  remontant 
encore,  nous  arrivons  bientôt  à  celui  de  M.  Aubertin. 

Ancien   inspecteur    d'académie     en   Algérie,  et  appelé 


SUR    LES    CONCOURS    DE    l'aNNÉE     iSyy.  G99 

à  vivre  pendant  quelque  temps  sur  cette  terre  d'Afri- 
que, jadis  romaine,  aujourd'hui  française,  M.  Gustave 
Boissière  a  fait  là  de  sérieuses  études  et  recueilli  le  témoi- 
gnage précieux  des  écrivains  latins  sur  des  luttes  célèbres 
qu'il  nous  apprend  à  mieux  connaître. 

Dans  la  dernière  partie  de  son  ouvrage,  après  avoir 
comparé  aux  travaux  de  la  colonisation  romaine  les  débuts 
de  la  nôtre  dans  le  même  pays,  M.  Boissière  venge  la 
France  des  attaques  et  des  préventions  dont  elle  fut  trop 
longtemps  victime,  et  démontre  qu'en  fin  de  compte,  elle 
a  plus  fait  en  Afrique  depuis  un  demi-siècle  que,  dans  le 
même  laps  de  temps  et  toute  proportion  gardée,  n'y 
avaient  fait  d'abord  les  Bomains  eux-mêmes. 

Ce  livre  ne  diminue  pas  Rome,  il  grandit  la  France  ;  et 
notre  patriotisme  lui  en  sait  bon  gré, 

Comme  écrivain,  comme  érudit,  M.  Aubertin  est  très- 
connu  de  l'Académie  qui  l'a  déjà  couronné;  il  se  rattache 
même  à  l'Institut  comme  correspondant  de  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques. 

Son  nouvel  ouvrage  embrasse  l'histoire  des  lettres  fran- 
çaises depuis  son  origine  jusqu'à  la  fin  du  XVl"  siècle. 
Pour  accomplir  une  pareille  tache,  l'auteur  s'est  naturel- 
lement aidé  des  recherches  faites  avant  lui  ;  choisissant 
bien,  sans  dissimuler  ses  emprunts  et  condensant  avec  art 
les  idées,  les  faits  et  les  choses.  Il  n'y  avait  pas  moins  de 
huit  cents  manuscrits  de  poèmes  à  examiner,  pas  moins  de 
quatre  millions  de  vers  à  lire  ;  les  chansons  de  geste  à  elles 
seules  formant  quarante  volumes  el  contenant  quatre  cent 
mille  vers  ! 


700  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

M.  Auberlin  n'a  pas  tout  lu  ;  mais  il  en  a  lu  plus  que 
personne.  Il  faut  l'en  croire  sur  parole. 

Plus  faciles  à  contrôler,  ses  jugements  sur  les  premiers 
historiens  de  la  France  et  sur  les  monuments  qu'on  leur 
doit  ont  paru  dignes  de  tout  éloge  et  au-dessus  de  toute 
critique. 

Avec  l'autorité  que  lui  donnent  ses  premiers  travaux,  et 
ce  nouveau  travail  supérieur  encore  aux  anciens,  M.  Au- 
bertin,  parvenu  à  la  conclusion  morale  de  son  œuvre,  la 
termine  en  exposant  le  mouvement  heureux  de  la  Renais- 
sance dans  une  brillante  étude  sur  le  génie  national  du 
XVP  siècle.  Lui  reprocherons-nous  d'avoir  quelquefois 
dépassé  la  mesure  et  fait  à  certains  auteurs  une  part  trop 
grande,  hors  de  proportion  avec  leur  mérite  honnête  et 
leur  talent  modeste?  Si  quelques  exagérations,  si  quelques 
taches  ont  été  signalées  çà  et  là  dans  cette  grande  Histoire 
de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises  au  moyen  âge,  le 
livre,  dans  son  ensemble,  n'en  est  pas  moins  très-distingué, 
très-savant,  et  remarquablement  bien  composé.  C'est,  à 
coup  sûr,  un  des  meilleurs  que  l'Académie  ait  eu  à  cou- 
ronner dans  ses  différents  concours. 

Pour  le  concours  de  traduction,  fondé  par  M.  Langlois, 
quatorze  ouvrages  nous  avaient  été  présentés  ;  cinq  d'entre 
eux,  par  des  mérites  divers,  ont  disputé  les  suffrages  de 
l'Académie. 

Les  deux  plus  importants,  entre  lesquels  le  prix  est  par- 
tagé par  portions  égales,  sont  :  une  traduction  Ae?,  Œuvres 
de  Synésius,  due  à  AL  H.  Druon,  et  une  traduction  faite 
par  M""    Henriette    Loreau   de  dix    volumes,    publiés   en 


SUR    LES    CONCOl'RS    DE    l'anNÉE    1879.  -QI 

langue  anglaise,   sur   les   illustres  voyageurs  Biofon,  Li- 
vingslone,  Schwinfurt/t,  Cameron  et  Stanley. 

Personnage  important  du  XIV"  siècle,  Synésius  se 
distinguait  à  la  l'ois  comme  philosophe  et  comme  écri- 
vain avant  de  se  distinguer  comme  évèque.  Sa  conversion 
religieuse  s'opéra  si  simpionicnt,  si  doucement,  qu'on  a  dit 
de  lui   qu'il  avait  coulé  dans  la  doctrine  chrétienne. 

Ses  lettres  sur  les  affaires  du  temps  ont  une  certaine 
grâce  jointe  à  tous  les  défauts  de  la  décadence  grecque; 
remplies  de  subtilités  et  de  faux  brillants,  elles  se  rappro- 
chent parfois  du  style  qu'affectèrent  Balzac  et  Voiture  ; 
mais  ses  dissertations  philosophiques,  ses  hymnes  surtout 
que  l'on  a  exaltées  et  comparées  aux  chants  de  Pindare, 
sont  d'une  rare  élévation.  Etait-ce  donc  un  beau  génie, 
comme   l'a   dit  un  maître?   C'était  plutôt    un   bel  esprit. 

En  traduisant  ses  œuvres,  M.  Druon  a  rendu  un  véri- 
table service  aux  savants  et  aux  lettrés  ;  il  l'a  fait  en  très- 
bon  style  et,  en  tête  de  sa  traduction,  il  a  placé  une 
introduction  remarquable  qui  ajoute  encore  au  mérite  de 
son  ouvrage. 

Les  dix  gros  volumes  traduits  par  M"""  Loreau  avec 
autant  d'élégance  que  de  fidélité  appartiennent  à  un  autre 
genre  et  à  une  autre  époque.  On  le  leur  a  reproché.  En 
couronnant  cette  intéressante  publication,  l'Académie,  je 
dois  le  dire,  a  cédé  surtout  à  l'admiration  que  lui  inspi- 
raient les  intrépides  voyageurs  qui  ont  enrichi  la  science 
de  leurs  précieuses  découvertes. 

L'Académie  s'est  demandé  si  M.   Langlois  se  préoccu- 


no2  •  RAPPORT  DE  M.  CAMILLE  DOUCET 

pait  des  livres  modernes  lorsque  la  pensée  lui  vint  de 
fonder  un  prix  de  traduction.  Savant  distingue,  ami  des 
œuvres  sérieuses,  M.  Langlois  a  répondu  d'avance  et 
tracé  son  programme  en  donnant  lui-même  l'exemple  des 
choix  à  faire  et  des  livres  à  répandre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  une  récompense  était  due  à  M""  Lo- 
reau  pour  le  grand  et  excellent  travail  auquel  sa  vie  s'est 
consacrée. 

Rien  de  plus   intéressant,    de  plus  curieux   et  de  plus 
émouvant  que  ce  recueil  des  voyages  célèbres  faits  de  nos 
jours,   sur  la  cote  australe  et  jusque   dans  le  centre  de 
l'Afrique,  par  des  explorateurs  anglais  et  américains,  par 
des  Français  aussi   :   depuis  le  temps  où,  au  XIV"  siècle, 
des   marins,  partis   de    Dieppe,   abordaient    les  côtes   de 
la  Guinée,  jusqu'au  jour  où,  en  perçant  hier   l'isthme  de 
Suez,  comme  il  percera  demain  l'isthme  de  Panama,  notice 
savant  compatriote,  notre  illustre  confrère  et  ami  M.  Fer- 
dinand  de  Lesseps  faisait  une  sorte  de   grande  île   de  ce 
vaste  continent  africain  qu'ont  traversé  avec  tant  de  har- 
diesse et  d'honneur,  de  péril  surtout,  les  vaillants,  les  gé- 
néreux, les  téméraires,  dont  ces  dix  volumes  nous  racon- 
tent l'histoire,  qui  n'est  pas  finie. 

La  gloire,  hélas!  a  tenté  trop  de  nobles  cœurs  :  n'obéis- 
sant qu'à  son  courage,  on  veut  aller  la  chercher  là-bas  : 
on  l'y  trouve;  mais,  comme  elle  a  ses  héros,  elle  a  trop 
souvent  ses  martyrs  ! 

Au-dessous  des  deux  ouvrages  couronnés  par  elle, 
l'Académie  en  a  réservé  trois  qu'elle  m'a  recommandé  de 
mentionner  avec  estime  : 


i 


SUR    LES    CO.NCOLKS    UK    L'AiN.Ma-:     1879.  ^oS 

Deux  petits  volumes  piibliL-s  pariM.  Eugône  Fallex  sous 
ce  titre  :  Anthologie  des  poètes  latins  ; 

Une  traduction  d'Einiape  par  M.  le  baron  Stéphane  de 
Rouvillc  (Vies  des  philosophes  et  des  sophistes); 

Et  une  traduction  en  vers  des  sonnets  de  Pétrarque, 
par  M.  Philibert  Leduc  ;  travail  solide  et  correct  qui,  ser- 
rant le  texte  de  près,  concilie  le  respect  dû  au  poète 
italien  et  le  respect  dû  à  la  langue  française. 

Nommer  Pétrarque  suffit  à  sa  gloire.  Je  n'en  dirai  pas 
autant  d'Eunape  dont  beaucoup  ignorent  jusqu'au  nom. 
Rhéteur  et  biographe  du  IV'  siècle,  il  a  composé  une  sorte 
d'histoire  de  vingt  personnages  que  nous  avions  le  tort  de 
moins  connaître  encore,  et  son  livre  instructif  abonde  en 
détails  curieux  sur  les  choses  d'alors,  sur  les  personnes  et 
sur  l'état  des  esprits.  La  traduction  que  M.  de  Rouvillc  en 
a  faite  est  agréable  et  facile.  Plusieurs  fois  déjà,  il  avait 
présenté  à  nos  concours  des  traductions  intéressantes  de 
divers  ouvrages  grecs  ;  l'Académie,  qui  s'en  souvient, 
aime  à  lui  en  tenir  compte. 

Précieuse  pour  les  amis  des  lettres,  qui  n'ont  pas  le 
temps  de  lire  en  entier  les  chefs-d'œuvre  de  l'esprit 
humain,  l'Anthologie  de  M.  Eugène  Fallex  leur  donne 
un  spécimen  des  quarante  poètes  latins  qui  ont  brillé 
deux  siècles  avant  l'ère  chrétienne,  et  quatre  cents  ans 
après,  depuis  Livius  Andronicus  jusqu'à  Rutilius  Numa- 
tianus. 

Au  mérite  d'avoir  choisi  habilement  dans  la  grande 
littérature,  et  discrètement  dans  la  littérature  libre,  les 
passages  les  plus  propres  à  faire  apprécier  chaque  auteur, 
M.  Fallex  joint  celui  d'avoir-  bien  traduit  ces  fragments  de 


yo4  RAPPORT    l)K    M.    CAMILLK    DOliCKT 

choix  et  de  s'être  toujours,  autant  que  possible,  rapproché 
de  l'original. 

Avant  d'arriver  au  concours  Montyon,  l'un  des  plus 
anciens,  l'un  de  ceux  qui,  d'ordinaire,  intéressent  le  plus 
les  mères  de  famille,  étant  consacré  surtout  aux  ouvrages 
utiles  aux  mœurs,  laissez-moi  vous  dire  un  mot  de  trois 
autres  concours,  d'origine  récente,  qui,  par  leur  but  et 
leurs  résultats,  sont  vraiment  dignes  d'attention  : 

Le  prix  Archon-Despérouses,  le  prix  de  Jouy  et  ce  prix 
sans  nom,  que  nous  ne  savions  jamais  comment  qualifier, 
mais  qui,  par  la  force  des  choses,  malgré  la  volonté  et  la 
modestie  de  son  fondateur,  finira  par  s'appeler  le  prix 
Vitet,  remontent  tous  trois  à  cinq  ans  à  peine. 

Affecté  spécialement  à  la  philologie  française  ,  le  prix 
Archon-Despérouses  s'est  vu  disputé  cette  année  par  de 
nombreux  concurrents  :  un  ouvrage  intitulé  Histoire  et 
théorie  de  la  conjugaison  française,  par  M.  Camille  Chaba- 
neau,aparu  mériter  qu'on  le  distinguât  en  première  ligne. 
C'est  l'œuvre  d'un  érudit  qui,  non  content  de  savoir  ce 
qu'ont  fait  les  autres,  veut  encore  aller  plus  loin  qu'eux. 
Son  livre  se  compose  de  deux  parties  :  l'une  plus  géné- 
rale, plus  philosophique,  où  il  cherche  à  préciser  la  signi- 
fication exacte  des  divers  temps  et  la  raison  d'être  de 
chacun  d'eux,  montrant  en  quoi  ils  se  rapprochent  ou  dif- 
fèrent, et  comment,  par  leur  moyen,  l'esprit  arrive  à  expri- 
mer les  nuances  les  plus  fines  du  passé,  du  présent  et  du 
futur;  l'autre,  plus  historique,  où  il  fait  voir  de  quelle  ma- 
nière nos  conjugaisons  se  sont  formées  du  latin  et  où,  sur 
chacune  d'elles,  il  émet  des  idées  nouvelles  et  profondes. 


s 


SUR    LKS    CONCOURS    DK    l'aNNKE     1^79-  jo") 

A  cot  excellonl  ouvrage,  dont  la  foniu'  csl  aiis>i  précise 
et  aussi  nette  (|iic  le  luiid  en  est  sf)li(le,  l'Acadéniic  (Icrcinc 
un  jjrix  de  deux  mille  francs. 

Elle  accorde  deux  prix,  de  mille  francs  ehaqui-,  l'un  à 
M.  de  Chambure  pour  son  Glossaire  du  Morvan,  un  de  ces 
livres  consciencieux  et  utiles  où  l'étude  des  patois  locaux 
sert  à  l'histoire  de  la  langue  nationale;  l'autre  à  iNl.  Lu- 
chaire  pour  une  savante  Étude  sur  les  idiomes  pyrénéens  de 
la  région  française,  pour  des  recherches  philologiques  de5 
plus  intéressantes  sur  la  langue  basque,  sur  les  patois  gas 
con,  languedocien  et  catalan  dans  cette  partie  des  Pyré- 
nées qu'habitent  encore  aujourd'hui  les  descendants  di- 
rects de  tant  de  races  diverses. 


Si,  pour  ce  concours,  l'Académie  avait  eu  un  prix  de 
plus  à  décerner,  elle  l'eût  donné  avec  plaisir  à  M.  Cha/.aud 
pour  sa  belle  et  curieuse  publication  des  Enseif//ictnen/s 
d'Anne  de  France  à  Suzanne  de  Bourbon .  Ce  livre  channaiil 
d'une  mère  à  sa  fdle,  plein  de  raison  et  plein  de  grâce, 
pourra  être  mis  à  côté  des  meilleurs,  parmi  les  ouvrages 
exquis  que  nous  a  laissés  le  XVI"  siècle. 

Fdiidé  par  la  tille  du  célèbre  ermite  de  la  Chaussée 
d'Anlin,  pour  être  distribué  tous  les  deux  ansàîm  ouvrage, 
soit  d'observation,  soit  d'imagination,  soit  de  critique.,  et 
ayant  pour  objet  tétiide  des  mœurs  actuelles,  le  prix  de 
Jouy  est  décerné  à  M.  Edouard  Drumont  pour  un  petit 
volume  d'études  publié  par  lui  sous  ce  titre  :  Mon  vieux 
Paris. 

Je  m'empresse  d'ajouter  que  ce  titre,  M.  Drumont  ne 

ACAD.    FR.  ^9 


^06  RAPPORT    DE    M.    CAMILLK    DOUCET 

l'a  donne  que  par  une  soite  d'antiphrase  à  son  livre  qui, 
tout  aussi  bien,  mieux  peut-être,  mais  en  y  perdant  quel- 
que chose  de  sa  bonne  grâce  et  de  sa  bonhomie,  aurait  pu 
s'appeler  :  Paris  nouveau. 

A  propos  de  l'Exposition  de  1878,  M.  Drumont,  jetant 
un  coup  d'œil  en  arrière,  remonte  ii  l'origine  des  Exposi- 
tions universelles  et  ne  s'éloigne  un  moment  de  notre 
époque  que  pour  bien  vite  y  revenir.  En  parcourant  les 
nouvelles  rues  et  les  nouveaux  boulevards,  le  boulevard 
Saint-Germain  notamment,  il  retrouve  incessamment  le 
passé,  que  le  présent  remplace  ;  il  étudie  lun  par  l'autre, 
les  compare  et  les  éclaire.  Il  amuse  en  instruisant.  C'est 
bien  là  un  ouvrage  d'observation  et  de  critique  dans  lequel 
même  ne  manque  pas  l'imagination  et  dont  une  partie  a 
j)our  objet  l'étude  des  mœurs  actuelles. 

En  accordant  le  prix  de  Jouy  à  ce  livre  de  M.  Drumont, 
l'Académie  a  distingué  un  petit  volume  de  M.  Stenne, 
intitulé  Perle,  livre  agréable,  simple,  attachant  et  moral 
qui,  peut-être,  eût  mieux  trouvé  sa  place  dans  un  autre 
de  nos  concours. 

Je  vous  disais  tout  à  l'heure  que  le  prix  anonyme,  fondé 
en  1873,  finirait,  quoi  qu'il  en  eût,  par  s'appeler  un  jour 
le  Prix  Vitet ;  la  famille  de  notre  illustre  confrère  a  com- 
pris, comme  l'Académie,  que,  malgré  tout,  le  secret  dont 
voulait  s'entourer  cette  libéralité  généreuse  était  devenu  le 
secret  de  la  comédie  et  qu'il  y  aurait  quelque  puérilité  à 
défendre  plus  longtemps  une  chère  mémoire  contre  la  recon- 
naissance qui  lui  est  due.  Va  donc  pour  le  prix  Vitet!  Et, 
puisqu'en  tout  il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui  coûte,  à  cette 


SUR    LES    CO.NCOL'US    DE    l'aNNÉE     i8-().  J07 

indiscrétion  je  vais  en  ajouter  une  autre,  dont  vous  me 
remercierez.  Au  lieu  de  vous  rendre  compte  moi-mènif  tin 
résultat  de  ce  concours,  comme  ce  serait  mon  devoir,  je 
vais  céder  la  place  et  la  parole  à  l'un  de  ceux  que  vous 
aimeriez  le  plus  à  écouter  parmi  nous,  à  celui  qui  veut  le 
moins  qu'on  l'entende,  tant  la  tiistesse  de  son  àme  le 
letient,  à  nos  dépens,  sous  sa  tente. 

«  Parmi  les  romanciers  qui  se  sont  produits  en  ces 
derniers  temps,  disait  M.  Jules  Sandeau,  dans  son  raj)- 
port  sur  le  Prix  Vitet,  il  en  est  un  (|ui  mérite  une  place 
à  part  il  (|ui  ne  pouvait  échapper  à  l'attention  de 
l'Académie.  Comme  tous  les  biens  honnêtement  amassés, 
cette  fortune  littéraire  ne  s'est  pas  élevée  en  un  jour,  l^a 
mode  et  l'enseignement  n'y  sauraient  rien  prétendre;  le 
travail  et  le  talent  ont  tout  fait.  Si  mes  souvenirs  ne  me 
trompent  pas,  c'est  en  1872,  au  lendemain  de  nos  désas- 
tres, que  parurent  les  premiers  essais  de  M"""  Thérèse 
Bentzon.  Bien  que  l'heure  fût  peu  clémente,  ces  essais  ne 
passèrent  pas  pourtant  inaperçus.  Ils  étaient  pour  plaire 
aux  délicats  et  s'adressaient  à  cette  portion  du  jiublic  qui 
s'appelait  autrefois  le  parti  des  honnêtes  gens.  Ils  allèrent 
à  leur  adresse.  Dès  lors,  les  œuvres  de  M'""  Bentzon  se 
succédèrent  d'année  en  année  discrètement,  sans  bruit  ni 
fanfares.  Jamais  talent  ne  s'affirma  d'une  façon  plus  mo- 
deste et  plus  fière.  Par  un  de  ces  bonheurs  qui  ne  doivent 
rien  au  hasard  et  dont  le  travail  a  seul  le  secret,  chaque 
œuvre  nouvelle  marquait  un  progrès,  un  pas  de  plus 
vers  la  perfection.  Les  plus  aimables  qualités  du  roman- 
cier et  de  l'écrivain  se  trouvaient  réunies  dans  ces  récits 
de  la  vie  moderne.  La  passion  n'en  était  pas  exclue;  bien 


-o8  n APPORT    DE    M.    CAMILLE    DOLCET 

loin  de  là,  elle  en  était  l'âme.  Mais,  grâce  à  la  pente  natu- 
loUe  d'un  cœur  droit  et  d'un  esprit  sain,  l'auteur,  sans 
étalage  de  morale,  finissait  toujours  par  la  ramener  et  par 
l'asservir  aux  vérités  et  aux  lois  éternelles.  Ses  deux  der- 
niers ouvrages  :  le  Remords  et  \ Obstacle  ont  mis  le  sceau  à 
sa  réputation. 

«  Combien  d'autres  que  j'aimerais  à  citer!  La  Petite 
Perle,  par  exemple.  C'est  le  nom  de  l'héroïne.  Ce  nom  sert 
de  titre  au  volume,  et,  s'il  est  vrai  de  dire  que  jamais  nom 
ne  fut  mieux  porté,  il  est  juste  de  reconnaître  que  jamais 
titre  ne  fut  mieux  justifié.  Car  c'est  une  perle,  en  eiïel  : 
c'est  un  bijou  que  ce  joli  roman. 

«  A  tant  de  mérites  qui  plaident  pour  M""  Bentzon  au- 
près de  l'Académie,  il  faut  joindre  la  fleur  d'estime  qui 
s'attache  à  sa  personne.  Elle-même  l'a  dit  :  Rien  n'honore 
une  femme  autant  que  la  conquête  légitime  de  l'indépen- 
dance par  le  travail.  Aussi  vit-elle  honorée,  entourée  de 
sympathies  et  de  respects.  Cela  n'ajoute  rien  au  talent . 
mais  n'y  gâte  rien,  que  je  sache.  » 

«  M.  Jules  Claretie  est  un  écrivain  jeune  encore,  qui  a 
déjà  beaucoup  écrit  et  qui  n'en  est  pas  à  faire  ses  preuves 
de  talent.  Il  méritait  bien,  lui  aussi,  d'attirer  l'attention 
de  l'Académie.  Son  dernier  ouvrage,  intitulé  le  Drapeau, 
n'a  pas  le  caractère  d'un  roman  ou  d'une  nouvelle.  Ce 
n'est,  à  vrai  dire, qu'une  anecdote  racontée,  mais  qui  offre, 
dans  sa  simplicité  même,  quelque  chose  d'héroïque  cl 
d'épique  dont  il  est  impossible  de  n'être  pas  frappé  : 
l'amour  de  la  patrie  et  le  fanatisme  du  drapeau  ont  rare- 
ment inspiré  de  plus  nobles  accents.  » 

Répondant  à  cet  appel,  et  couronnant  dans  ces  deux 


SUR    LES    CONCOURS    DE    l'aNNÉE     1879.  joç^ 

auteurs  l'ensemble  distingué  (l<l(iir>  «nn  res,  i'Acadéniio  a 
décerne  le  prix  ^  ilel ,  dune  valeur  d'environ  six  mille  francs, 
à  iM""  Thérèse  Benlzon  et  à  M.  Jules  Glaretic. 

Ma  lâche  avance,  Messieurs,  et  je  n'ai  plus  à  vous  pai"- 
1er  que  de  deux  concours;  du  concours  Monl\itn,  il  est 
vrai,  celui  que  poursuivent  toujours  les  plus  nombreux, 
prétendants,  et  du  plus  ancien  de  tous,  dont  la  fondation 
remonte  à  plus  de  deux   siècles  :  le  concours  de    poésie. 

Cent  vingt  auteurs,  dont  plusieurs  avec  plusieurs  livres, 
ont  pris  part,  cette  année,  au  concours  fondé  par  M.  de 
"Montyon  pour  les  ouvrages  utiles  aux  mœurs.  Huit  prix 
leur  ont  été  accordés,  et  je  craindrais  de  vous  efl'raN  (  r  si 
je  vous  disais  tout  de  suili',  en  bloc  et  sans  préparation, 
de  combien  de  volumes  j'auiai  à  mentionner  au  moins  les 
titres  dans  ce  rapport  déjà  trop  long.  Il  est  bon,  après 
tout,  que  le  nombre  des  ouvrages  méritants  dépasse  à  ce 
point  le  nombre  des  prix  destinés  à  récompenseï'  leur 
mérite. 

Ayant  toujours  à  tenir  compte  des  intentions  moiales 
du  donateur,  l'Académie  était  aussi  guidée  dans  ses  choix 
par  le  besoin  de  faire  une  part  à  peu  près  égale  aux  divers 
genres  de  travaux  soumis  à  son  examen. 

Deux  ouvrages  bien  différents,  par  leur  genre,  sinon 
|)ar  leur  but,  ont  été  placés  en  première  ligne,  sur  le  même 
plan,  V Histoire  de  la  duchesse  d'Aiguillon,  par  M.  Bonneau- 
Avenant,  et  un  roman  de  iM.  Hector  Malot,  intitulé  :  Sans 
Famille. 

L'Académie  décerne  à  chacun  d'eux  un  prix  égal  de 
(li'Kx  mi  tir  (■in(/  confs  francs. 


JIO  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

Plusieurs  autres  romans  avaient  été  distingués  tout 
d'abord  et  je  dois  nommer  ici  particulièrement  :  Sœur 
Louise,  par  M.  Charles  Deslys  ;  la  Fin  du  Marquisat  d'Au- 
rel,  par  M.  Henri  de  la  Madelène;  Primavera,  par  M.  iMa- 
ryan;  Doisgentil,  par  M""=de  Pressensé;  les  Histoires  de  mon 
Parrain  et  Maroussia,  par  M.  P.-J.  Stahl,  qui,  je  vous  dirai 
bientôt  pourquoi,  aura  sa  place  à  part  dans  ce  concours. 

En  dédiant  son  livre  à  sa  fille,  M.  Hector  Malot  a,  tout 
de  suite,  indiqué  lui-même  qu'il  ne  s'agissait  pas,  cette 
fois,  d'un  de  ces  romans  de  mœurs  vulgaires  ou  d'élégan- 
tes immoralités  que  les  pères  cachent  à  leurs  enfants  et 
que  les  auteurs  se  gardent  bien  d'adresser  à  l'Académie. 

Sans  Famille  est  un  livre  très-amusant,  plein  d'intérêt,  et 
d'une  douce  morale,  fait  pour  le  plaisir  de  la  jeunesse, 
qu'il  ne  peut  qu'édifier  d'ailleurs  en  lui  montrant  à  chaque 
page  comment,  dans  une  nature  primitivement  bonne,  une 
âme  honnête  résiste  à  la  mauvaise  fortune  et  domine  les 
événements  contraires  auxquels  il  semblerait  trop  facile 
qu'elle  succombât. 

Fort  attachante  par  son  sujet  même  et  d'une  lecture  fort 
agréable,  la  monographie  de  la  Duchesse  d' Aiguillon,  nièce 
du  cardinal  de  Richelieu,  contient  en  outre  un  grand  nom- 
bre de  curieux  détails  historiques,  sur  saint  Vincent  de 
Paul  par  exemple,  et  principalement  sur  le  caractère  du 
grand  cardinal,  et  sur  la  partie  moins  connue  de  sa  vie, 
dans  l'intimité  delà  famille;  sur  la  vertueuse  femme  enfin 
qui,  à  force  de  services  rendus  à  l'humanité  souffrante, 
mérite  d'être  placée  parmi  les  saintes  du  XVH''  siècle. 


SUR    LES    CONCOURS    DE    I.'aNNÉE     1879.  7II 

«  Désabusée  des  vanités  trompeuses  de  ce  monde,  dit 
Fléchier  en  parlant  de  la  duchesse  d'Aiguillon  ,  celte 
grande  chrétienne  n'avait  été  occupée  qu'à  disiribuer  ses 
richesses,  sans  se  mettre  en  peine  d'en  jouir.  —  Kilo  n'avait 
été  grande  que  pour  servir  Dieu  noblement,  riche  que  |)oui' 
assister  libéralement  les  pauvres,  et  vivante  que  pour  se 
disposer  à  bien  mourir.  » 

Le  souvenir  d'une  existence  si  renqjlie  d'enseignements 
utiles  devait  être  disputé  à  l'oubli. 

M. Bonneau-A venant  a  bien  accompli  cette  tâche.  Jamais 
on  n'a  pu  dire  plus  justement  d'un  bon  livre  qu'il  était  une 
bonne  action. 

Écrire  l'histoire  de  Vauban  était  une  tâche  plus  grande 
encore. 

«  La  fortune  m'a  fait  naître  le  plus  pauvre  gentilhomme 
de  France  »,  écrivait  à  Louvois  celui  qui,  par  son  génie, 
devait  s'illustrer  entre  tous,  dans  un  siècle  qui  a  compté 
de  si  grands  hommes,  tant  de  si  grands  hommes  ! 

Avec  un  sujet  pareil,  M.  Georges  Michel  eût  pu  com- 
poser un  poème  épique  ;  il  a  été  plus  modeste.  A  son  livre, 
qui  est,  lui  aussi,  une  monographie  plus  qu'une  histoire, 
on  ne  peut  reprocher  que  de  n'être  pas  assez  complet  et 
de  contenir  peut-être  quelques  erreurs  de  détail.  Un  des- 
cendant de  Vauban  possède,  nous  le  savons,  sur  son  glo- 
rieux ancêtre  des  documents  inédits  très  précieux  et  très 
authentiques.  Puisse-t-il  ne  pas  persister  à  en  garder  pour 
lui  le  secret! 

Quoi  de  plus  intéressant  déjà,  quoi  de  plus  beau,  qui  en- 
seigne plus  le  bien  et  nous  y  porte  davantage,  que  le  grand 


•7  12  nAlM'OUT    DK    "M.    CAMILLE    DOUCKT 

exemple  de  cette  noble  vie,  entièrement  eonsacrée  au  ti-a- 
vail,  à  la  lutte  et  aux  plus  généreux  efforts  du  patriotisme*  ! 
A  l'intérêt  du  fond  s'ajoute  le  charme  de  la  forme,  et 
l'Académie  a  su  bon  gré  à  M.  Georges  Michel  de  son  style 
clair,  correct  et  même  élégant.  Elle  a  placé  ce  livre  en 
tête  des  quatre  ouvrages  auxquels  sont  décernés  quatre 
prix  de  deux  mille  francs  chaque. 
Les  trois  autres  sont  : 

i"  Trois  volumes  de  M.  Louis  Simonin,  intitulés  :  l'Or 
et  F  Argent,  le  Monde  américain,  et  les  Grands  Ports  de  com- 
merce de  la  France. 

2"  Histoire  critique  des  Doctrines  de  l'Éducation  en  France 
depuis  le  XVI"  siècle,  par  M.  Gabriel  Gompayré,  professeur 
de  philosophie  à  la  Faculté  des  lettres  de  Toulouse. 

'3°  Les  Femmes  dans  la  société  chrétienne,  par  M.  Alphonse 
Dantier. 

Ingénieur  distingué,  savant  économiste,  voyageur  intré- 
pide et  brillant  écrivain,  M.  Louis  Simonin,  dans  ses  trois 
volumes  présentés  à  notre  concours,  nous  fait  d'abord  vi- 
siter avec  lui  toute  l'Amérique  du  Nord,  qu'il  a  parcourue 
six  fois,  où,  lui-même,  il  a  dirigé,  en  Californie,  une 
exploitation  importante;  tantôt  nous  faisant  pénétrer  dans 
les  entrailles  de  la  terre,  dans  les  mines  de  métaux  pré- 
cieux, nous  en  expliquant  les  secrets  et  mettant  à  la  por- 
tée de  tous  l'art  ou  plutôt  la  science  de  la  métallurgie  ; 
tantôt  étudiant  devant  nous,  et  pour  nous,  l'origine  du 
Nouveau-Monde,  son  prodigieux  développement,  ses  insti- 
tutions, sa  société,  ses  mœurs  et  son  industrie;  sans  ou- 
blier sa  merveilleuse  organisation  hospitalière,  qu'il  nous 
fait  connaître  en   détail,  l'exposant  avec  une  rare  compé- 


SIR    LES    CONCOinS    DK    l'.VWÉE     iBjQ.  -i3 

tencc  et  de  la  faroii  l,i  plus  saisissante  ;  puis  enfin,  rentré 
en  France,  voilà  (jue  du  Havre  à  Marsiillc,  par  Mantes  et 
Bordeaux,  il  nous  introduit  dans  nos  grands  ports  de  eoni- 
mcrce  dont  il  connaît  les  souffrances,  qu'il  nous  montre  et 
nous  fait  comprendre.  IVon  content  de  signaler  ce  qui  lui 
paraît  défectueux  dans  la  constitution  commei-ciale  de 
notre  pays,  il  s'efforce  surtout  d'y  remédier;  rechercliant, 
en  homme  pratique,  le  moyen  de  conserver  à  la  France 
un  rang  que  la  concurrence  et  l'initiative  étrangères  me- 
nacent de  lui  ci^lever. 

Si  chacun  de  ces  volumes  a  son  cachet  personnel  et  son 
intérêt  particulier,  tous  les  trois  se  tiennent  et  se  complè- 
tent. L'Académie  n'a  pas  voulu  les  séparer. 

L'Histoire  critique  des  Doctrines  de  r Education  en  France 
depuis  le  XVt  siècle,  publiée  en  deux  volumes  par  M.  Ga- 
briel Compayré,  est  le  développement  d'un  mémoire  déjà 
couronné  en  1877  par  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques.  Plus  que  doublé  depuis  lors,  cet  ouvrage,  sans 
rien  perdre  de  son  ancien  mérite,  a  pris  une  importance 
plus  grande,  qui  ne  pouvait  que  justifier  une  récompense 
nouvelle.  En  un  temps  où  l'éducation  n'est  |)ltis  seulement 
une  affaire  domestique,  où  elle  est  devenue  un  problème 
social,  comme  l'auteur  nous  le  dit  dans  sa  préface,  il  est 
utile,  en  effet,  d'examiniM-  l'histoire  des  .systèmes,  pour  y 
chercher  les  vérités  duiables;  mais  M.  Compayré  ne  va- 
t-il  pas  trop  loin,  quand  il  se  flatte  d'y  trouver  les  éléments 
certains  d'une  théorie  délinitive? 

Remarquable  j)ar  la  critique,  la  science  et  le  goùi  (pii 
le  distinguent,  cet  ouvrage  apporte  aux  questions  {jui 
ACAD.   FR.  90 


-7l4  RAPPORT  DK  M.  CVMILLi:  DOUCKT 

s'agiteiil   en   ce   inomeiil    des   documents  précieux  ef  des 
renseignements  utiles. 

En  le  couronnant  pour  son  érudition  profonde  et  pour 
un  rare  mérite  d'analyse,  qui  l'a  frappée  surtout  dans  le 
premier  volume,  l'Académie  a  fait  de  sérieuses  réserves 
sur  la  dernière  partie  du  livre  où  l'auteur  a  tracé,  en  ma- 
nière de  conclusion,  l'esquisse  d'une  théorie  de  l'éduca- 
tion. S'associant  au  jugement  qu'en  a  porté  une  autre 
Académie,  elle  voit  une  illusion  dans  cette  idée  d'une  pé- 
dagogie future  absolument  certaine ,  rendue  évidente 
comme  une  science  mathématique.  L'enseignement  n'est 
pas  du  domaine  de  la  chimère,  et  peut-être  n'est-il  pas  sans 
inconvénient  de  rêver  pour  lui  des  destinées  trop  ambi- 
tieuses. On  le  servirait  mieux,  peut-être,  en  affermissant 
chez  les  maîtres  la  confiance  aux  choses  éprouvées,  qu'en 
la  troublant  par  la  perspective  de  perfectionnements  plus 
ou  moins  imaginaires. 

Deux  autres  ouvrages,  d'importance  presque  égale,  ont 
disputé  à  M.  Compayré  cette  couronne  que,  par  cela 
môme,  il  a  eu  d'autant  plus  de  mérite  à  conserver.  A  défaut 
d'une  récompense  pareille,  l'Académie  a  voulu  du  moins 
que  ces  deux  livres,  mentionnés  ici  avec  honneur,  reçus- 
sent d'elle  un  témoignage  d'estime  et  d'encouragement. 

L'un,  déjà  couronné  aussi  sous  la  forme  d'un  mémoire, 
par  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  est  inti- 
tulé :  la  Science  positive  et  la  Métaphysique.  Son  auteur  est 
M.  Louis  Liard,  professeur  de  philosophie  à  la  Faculté 
des  lettres  de  Bordeaux. 

L'autre,   composé  par  M.  Jules  Rolland,   avocat  à    la 


SLB    LKS    CONCOLRS    DK    l'aNNÉE     1879.  yiS 

cour  d'appt-'l  do  Paris,  est  une  Histoire  littéraire  de  la  ville 
dAlbi. 

Estimant  que  la  grande  histoire  est  faite,  M.  Rolland 
en  conclut  que  les  clTorts  des  savants  n'ont  plus  (ju'à  se 
rabattre  sur  les  coins  restés  obscurs,  sur  les  personnalités 
intéressantes,  les  détails  inconnus  ou  négligés,  en  un  mot, 
sur  la  monographie.  Histoire  ou  monographie,  son  livre 
est  l'œuvre  distinguée  d'im  honnête  esprit  dans  un 
jeune  cœur.  La  maturité  ne  manque  pas  à  ses  jugements 
et  il  se  place,  avec  bon  sens  et  sérénité,  devant  les  faits, 
quand  il  s'agit  d'une  comparaison  à  faire  et  d'un  arrêt  à 
prononcer. 

Cette  sérénité,  dont  on  lui  a  fait  un  mérite,  l'abandonne 
un  moment  vers  la  fin  de  son  travail.  11  a  sur  Voltaire, 
et  même  sur  l'Académie,  un  mauvais  mot  que  je  ne  veu.\ 
pas  citer,  mais  que  je  puis  encore  moins  (•f)u\rli'  ici  de 
mon  silence. 

Uien  ne  ressemble  moins  au  livre  de  M.  Uoiland  que 
celui  de  M.  Liard  sur  la  science  positive  et  la  métaphysi- 
que. Savant  par-dessus  tout,  mais,  pour  nous,  dune 
science  abstraite  et  parfois  obscure,  ce  beau  travail  rele- 
vait naturellement  d'une  autre  Académie  qui  lui  a  rendu 
pleine  justice.  Nous  ne  pouvions  néanmoins  laisser  passer 
une  pareille  œuvre  sans  louer,  comme  elle  le  mérite,  la 
vigueur  de  dialectique  avec  laquelle  les  doctrines  de  l'em- 
pirisme et  du  sensualisme  contemporains}'  sont  examinées 
et  discutées.  Nous  signalerons  surtout  une  discussion  ap- 
profondie sur  \i:s' théories  positives  y  sur  la  psychotoyie  an- 
glaise de  l'association  et  la  doctrine  de  l'évolvtion,  qui  préoc- 
cupent si  justement  l'opinion  scientifique  de  notre  époque. 


7'^'>  I!\l>i'()UT    nr    M.    CAMILLE    DOUCET 

.  A  côté  de  ces  deuv  ouvrages,  l'Académie  en  avait  dis- 
tingué trois  autres  qui,  à  défaut  d'un  plus  long  éloge  dont 
ils  seraient  dignes,  demandent  au  moins  à  être  mention- 
nés ici  avec  estime  :  la  Jeiatesse  d'Elisabeth  d Angleterre, 
par  M.  Louis  Wiesener;  le  Cardinal  Bessarion,  par 
M.  Henri  Vast,  professeur  agrégé  d'histoire  au  lycée  de 
Fontanes  ;  et  £'^^0!?'  sur  f  Esprit  p^iblic  dans  [histoire,  par 
M.  le  vicomte  Philippe  d'Ussel  :  trois  bons  livres  pleins 
d'intérêt,  qui  se  sont  un  peu  trompés  de  porte  en  se  pré- 
sentant à  nous  pour  le  concours  Montyon. 

Après  quelques  arrêts  et  quelques  détours,  j'arrive  au 
quatrième  ouvrage,  qu'un  prix  de  deux  mille  francs  a  ré- 
compensé :  les  Femmes  dans  la  société  chrétienne,  par 
M.  Alphonse  Dantier  ;  véritable  monument  élevé  à  la  gloire 
de  celles  qui,  par  leur  foi,  leur  charité  ou  leur  patrio- 
tisme, se  sont  pieusement  illustrées;  depuis  l'avènement 
du  christianisme  jusqu'aux  temps  modernes,  depuis  les 
patriciennes  de  Rome  jusqu'à  nos  vertueuses  contempo- 
raines, depuis  sainte  Cécile  jusqu'à  la  sœur  Rosalie,  en 
saluant  au  passage  sainte  Catherine  de  Sienne,  Blanche  de 
Castille,  Jeanne  d'Arc,  sainte  Thérèse  et  M"*"  Swetchine, 
cette  sainte  d'hier,  dont  l'esprit  égalait  le  cœur. 

Serviteur  dévoué  de  la  science  et  des  lettres,  M.  A.  Dan- 
tier leur  a  sacrifié  jusqu'aux  restes  d'une  santé  cruellement 
atteinte.  Deux  fois  déjà  l'Académie  a  encouragé  ses  per- 
sévérants efforts.  Un  nouveau  témoignage  d'estime  et  de 
sympathie  hâtera,  j'espère,  la  publication  attendue  de  la 
Correspondance  littéraire  des  Bénédictins  de  Saint-Maur, 
que  M.  Palin  nous  annonçait,  en  1874,  comme  devant  être 


SIR    LliS    CO.NCOl  US    UK    LANNKi:     iHjt).  JIJ 

le  coiironncnu'ut  des  lra\au\  du  savant  modeste  et  iiilati- 
^able  que,  de  son  côté,  Sainte-Beuve  appelait  spiritueile- 
juent  :   un  Bénédictin  in partibua. 

Un  autre  souvenir  a  protégé  encore  l'ouvrage  et  I  aulfur 
auprès  de  l'Académie.  M.  de  Sacy,  dont  je  cherchais  à 
prononcer  ici  le  nom,  les  honorait  tous  dcu\  d'un  iiilrièt 
particulier;  ilnous  en  parlait  on  mourant,  et  c'est  presque 
de  cette  main  chère  et  vénérée  que  JM.  Dantier  reçoit 
aujourd'hui  sa  couronne. 

Si.  dans  cette  galerie  des  femmes  illustres,  iM.  Alphonse 
Dantier  a  placé  à  son  rang,  au  premier,  l'image  glorieuse 
de  Jeanne  d'Arc,  c'est  un  volume  tout  entier,  un  gros  et 
magnifique  volume,  que  M.  Frédéric  Godefro\  lui  a  con- 
sacré à  son  tour  cl  (ju'il  a  inlilulé  :  la  Mission  de  Jeanne 
dArc. 

Le  patriotisme  et  la  religion  recommandaient  cet  ou- 
vrage comme  éminemment  utile  aux  mœurs.  L'auteur  se 
recommandait  aussi  do  lui-mèmo  par  dos  travaux  d'érudi- 
tion que  l'Académie  connaît,  qu'elle  a  distingués  et  encou- 
ragés, auxquels  vient  de  s'ajouter  encore  une  intéressante 
histoire  de  la  littérature  française,  dont  huit  volumes  ont 
déjà  paru. 

L'Académie  décerne  un  prix  de  quinze  cents  francs  à 
M.  Frédéric  Godefroy,  pour  son  livre  sur  la  mission  de 
Jeanne  d'Arc. 

Un  prix  pareil  est  accordé  àunjoiino  poète,  .M.  Lucien 
Pâté,  pour  un  petit  volume  de  vers,  publié  par  lui  sous  ce 
simple  titre,  qui  dit  beaucoup  en  un  seul  mot  :  Poésies. 


Jl8  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

Dans  ce  livre,  dont  personne  n'a  méconnu  le  mérite, 
M.  Lucien  Pâté  a  mis  tout  ce  que  son  cœur  renfermait  de 
tendresse  et  d'enthousiasme.  L'exaltation  des  meilleurs 
sentiments,  de  l'amour  filial  et  du  patriotisme,  l'a  parfois 
entraîné  trop  loin.  Je  voudrais  n'avoii-  que  des  éloges  à  lui 
donner  en  ce  moment;  mais,  sans  lui  reprendre  sa  cou- 
ronne, l'Académie  m'a  prescrit  de  faire  des  réserves 
contre  ce  qu'elle  a  trouvé  d'excessif,  au  point  de  vue 
politique,  dans  quelques-unes  des  pièces  que  contient  ce 
volume,  qui  aurait  pu  s'en  passer. 

M.  Lucien  Pâté,  dont  nous  connaissons  le  cœur  honnête 
et  les  sentiments  délicats,  doit  regretter  déjà  d'avoir,  dans 
sa  juvénile  ardeur,  dénaturé  sans  raison  et  très- injuste- 
ment travesti  le  caractère  des  plus  grands  écrivains  de  la 
France.  Molière,  Corneille  et  Racine  auraient  à  se  plaindre 
de  lui,  si  rien  pouvait  les  atteindre.  On  ne  blesse  que  soi 
en  tirant  sur  eux. 

Tout  n'était  pas  sur  ce  ton,  heureusement,  dans  le  vo- 
lume de  M.  Lucien  Pâté.  La  poésie  a  racheté  la  satire  et 
désarmé  l'Académie. 

J'en  aurais  fini.  Messieurs,  avec  les  prix  Montyon,  et  je 
n'aurais  plus  à  vous  parler  que  du  concours  de  poésie,  si, 
comme  je  vous  en  ai  prévenus,  un  grand  nombre  d'ouvra- 
ges n'avaient  été  mis  en  réserve  pour  être  l'objet  de  men- 
tions honorifiques;  j'en  ai  déjà  cité  quelques-uns,  je  vais 
vous  dire  un  mot  des  autres.  L'heure  nous  presse  et  je 
rougis  de  vous  faire  attendre. 

Voici  d'abord  un  beau  volume,  plein  des  meilleurs  sen- 
timents, des  meilleurs  conseils  et  des  meilleurs  exemples; 


SIR  LES  co.NCOiRS  DK  l'a\m':i:    1879.  7 19 

un  ilr  riu\  ijiK'  les  mères  peuvent,  sans  erainle  et  avec 
fruit,  mettre  clans  les  mains  de  la  jeunesse;  un  roiiian 
rempli  d'intérêt,  ou  plutôt  un  livre  d'éducation  dune 
lecture  très  agréable,  intitulé  :  IIpiiv  et  Malheur,  et  dont 
l'auteur,  M'"''  Charles  de  Comberousse,  se  cache  trop 
modestement  sous  le  pseudonyme  d'Emma  d'Erwin.  J'aime 
à  révéler  son  vrai  nom,  depuis  longtemps  connu  dans  le 
monde  des  lettres  et  qui  nous  est  resté  cher. 

Mi'hisme,  recueil  de  mythologie,  littérature  populaire, 
traditions  et  usages,  publié  par  MM.  Gaidoz  et  E.  Rol- 
land. 

Ce  titre  ne  trompe  personne  et  nous  prévient,  au  con- 
traire, qu'il  s'agit  ici,  non  dune  œuvre  individuelle,  mais 
d'une  sorte  de  magasin  littéraire  dû  à  une  collaboration 
intelligente.  Chaque  livraison  contient  d'intéressants  ré- 
cits et  des  documents  précieux,  fruits  de  longues  recher- 
ches et  de  savantes  études. 

Causeries  champêtres,  œuvre  honnête  et  sympathicpie  d  un 
respectable  vieillard,  M.  Pierre  Bouilhac,  ancien  prési- 
dent des  comices  agricoles  de  Bergerac,  Sarlat  et  autres 
lieux.  Poète  à  sa  façon,  M.  Bouilhac  a  constamment  subi 
le  charme  de  la  vie  des  champs  et  des  travaux  rustiques. 
Il  a  rempli  son  livre  des  sentiments  qui  remplissaient  son 
cœur. 

Deux  bons  ouvrages,  dont  le  premier  conviendrait 
mieux  peut-être  à  une  autre  Académie  et  le  second  à  un 
autre  de  nos  concours,  ont  paru  pourtant  mériter  de  ne 
pas  être  passés  sous  silence. 

Le  Village  sous  t ancien  régime,  par  M.  A,  Babeau,  est  un 
livre  technique  spécial,  plein  de  renseignements  utiles  et 


y 20  HAPPOUT    OR    M.    CAMILLE    DOUCKT 

de  recherches  savantes.  Libéral  et  moderne  à  la  fois,  tout 
en  étant  respectueux  du  passé,  l'auteur  a  taché  de  rester 
impartial  en  traitant  un  sujet  délicat.  Y  a-t-il  réussi  tou- 
jours? A-t-il  eu  raison,  en  outre,  d'appliquer  à  la  France 
entière  ce  qui  appartenait  surtout  à  la  région  qu'il  a  par- 
ticulièrement étudiée,  qu'il  connaît  bien  et  qu'il  fait  bien 
connaître? 

Un  charmant  livre  qui,  n'étant  qu'une  traduction,  aurait 
plutôt  pu  prétendre  au  prix  Langlois,  a  plu  tellement  à 
ses  juges  qu'au  lieu  de  l'écarter  du  concours,  ils  l'ont  re- 
tenu, au  contraire,  en  le  signalant  comme  un  ouvrage  origi- 
nal et  d'un  intérêt  particulier,  qui  a  son  cachet  et  sa  grâce 
et  qui,  même  en  se  fourvoyant  ainsi,  méritait  de  nous  un 
gracieux  accueil.  Intitulé  :  Voyage  d'une  famille  autour  du 
monde,  à  bord  de  son  yachtXe  Sunbeam,  raconté  par  la  mère, 
ce  livre  a  été  composé  en  anglais  par  mistress  Brasser  ; 
il  est  traduit  en  français ,  en  bon  français ,  clair ,  coi-- 
rect  et  élégant,  par  un  Parisien  distingué  qui  s'est  traduit 
en  anglais  lui-même  et  qui  s'appelle  pour  le  moment  : 
M.  J.  Butler. 

Sous  ce  titre  :  Lettres  de  Jean-François  Ducis,  IM.  Paul 
Albert,  professeur  au  Collège  de  France,  a  publié  un 
livre  excellent  dont  il  est  plutôt  le  parrain  que  le  père.  Le 
premier  mérite  en  revient  à  Ducis  et  c'est  lui  qu'il  fau- 
drait couronner,  tant  ces  lettres,  aujourd'hui  complétées  et 
restituées,  abondent  en  curieux  détails,  en  citations  pi- 
quantes, en  souvenirs  intéressants;  tant  nous  y  retrouve- 
rons l'histoire  intime  de  nos  pères  et  le  portrait  rajeuni 
de  nos  ancêtres  académiques.   On   connaissait  mal  Ducis 


SIR    LKS    CONCOURS    DK    l'aNNÉE     1879.  79.  l 

avant  de  les  a\oii'  lues;  on  le  eonn;iît  mieux  à  présent, 
on  l'estime  plus,  on  l'aime  et  on  l'honore  davantage. 
En  tète  de  ce  livre,  M.  Paul  Albert  a  publié  sur  Duels 
une  étude  qu'il  qualifie  simplement  d'essai,  mais  qui  vaiil 
beaucoup  par  son  mérite  littéraire,  par  la  finesse  de  ses 
critiques  et  la  portée  de  ses  jugements. 

Je  vous  disais  tout  à  l'heure.  Messieurs,  que  ÎNI.  Stahl, 
le  collaborateur  juré  de  jM.  Hetzel,  aurait  une  place  à  part 
dans  ce  concours.  Par  une  disposition  entièrement  nou- 
velle, l'Académie  la  lui  donne,  entre  les  prix  auxquels  il 
pouvait  légitimement  aspirer,  et  les  mentions  honorables 
qui,  dans  cette  circonstance,  n'eussent  pas  été  pour  lui  une 
récompense  suffisante. 

Quatre  fois  déjà,  en  moins  de  dix  ans,  M.  Stahl  a  vu 
couronner  quatre  de  ses  ouvrages  d'éducation  qui  tous 
méritaient  la  faveur  dont  ils  étaient  l'objet.  L'habitude  est 
douce,  mais  l'Académie  n'a  pas  de  clients  attitrés  ;  elle  les 
redoute  au  contraire  et  son  goût  la  porte  vers  les  nou- 
veaux venus.  Il  n'y  a  pourtant  pas  de  règle  absolue,  et 
comment  repousser  un  bon  livre,  uniquement  parce  que 
son  auteur  a  bien  fait  déjà,  et  parce  que  l'Académie  a  déjà 
bien  fait  aussi  en  l'encourageant  à  plusieurs  reprises? 

Les  deux  nouveaux  volumes  de  M.  Stahl  sont  do 
charmants  livres.  L'histoire  de  Maroi/ssia  est  une  véritable 
épopée  enfantine,  et  cette  petite  fille,  plus  grande  que 
nature,  sorte  de  Jeanne  d'Arc  moderne,  inspirée  aussi  par 
son  patriotisme,  fera  longtemps  couler  les  pleurs  de  ses 
jeunes  lecteurs  émus  et  passionnés. 

Ne  pouvant  écarter  du  concours  des  livres  que,  dans 
ACAD.  FR.  91 


^22  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

toute  autre  circonstance,  elle  eût  certainement  couronnés, 
l'Académie,  prenant  un  moyen  terme,  s'est  arrêtée  à  une 
mesure  exceptionnelle  qui  ne  saurait  créer  un  fâcheux  pré- 
cédent, la  première  condition  pour  y  prétendre  étant  que 
le  même  auteur  ait  mérité  quatre  fois,  et  quatre  fois  ob- 
tenu, non  des  mentions,  mais  des  couronnes. 

Au  lieu  d'un  cinquième  prix,  c'est  un  rappel  de  prix  que 
l'Académie  décerne  à  M.  Stahl,  un  prix  platonique  qui  ne 
coûtera  rien  à  ses  concurrents,  mais  qui  sera  pour  lui  en- 
core une  honorable  récompense  et  une  consécration  de 
plus  pour  son  talent. 

Lorsque,  en  1876,  l'Académie  eut  à  désigner  deux  su- 
jets :  l'un  pour  le  prix  de  poésie  de  1877,  l'autre  pour  le 
prix  d'éloquence  de  1878;  la  Poésie  et  la  Science  fut  le  pre- 
mier qui  lui  vint  à  l'esprit.  Après  quelques  débats  qui 
l'arrêtèrent,  elle  crut  devoir  opérer  la  disjonction.  Per- 
sonnifiant la  poésie  dans  André  Ghénier  et  la  science  dans 
Buffon,  elle  indiqua  l'Éloge  de  Buffon  pour  le  prix  d'élo- 
quence, André  Chénier  pour  le  prix  de  poésie. 

Deux  ans  plus  tard,  si  satisfaisant  qu'eût  été  pour  elle 
le  résultat  des  deux  concours,  son  but  ne  lui  semblait  pas 
atteint.  Ce  que  d'abord  elle  avait  voulu,  elle  le  voulait  en- 
core. Son  sujet  était  escompté,  mais  non  épuisé.  Le  repre- 
nant en  sous-œuvre,  elle  proposa  pour  le  concours  de  cette 
année  la  Poésie  de  la  Science,  sans  se  dissimuler  à  quelles 
difficultés  elle  exposait  les  concurrents.  Si  la  grandeur  de  < 
la  science  et  sa  démonstration  magnifique  frappaient  les 
yeux  de  tous,  quelques-uns  trouvaient  sa  poésie  plus  con-  ■m 

testable;  ils  se  trompaient.  En  répondant  à  noire  appel, 


SUR    LES    CONCOURS    DE    l' ANNEE    1879.  728 

cent  vingl-sopl  poètes  nous  ont  prouvé  qu'il  y  a  uno  poésie 
de  la  science. 

Les  cent  vingt-sept  pièces  de  vers  que  ce  sujet  a  inspi- 
rées étaient  toutes  plus  ou  moins  incomplètes;  mais  dans 
toutes  on  a  remarque  des  parties  brillantes;  presque  toutes 
ont  mérité  un  reproche  dont  je  dois  être  l'interprète  :  en 
proposant  aux  poètes  do  traiter  un  pareil  sujet,  la  Poésie 
de  la  Science,   l'Académie   pouvait  croire   qu'ils  s'inspire- 
raient de   la   grande  tradition  qui  nous  montre,  à  toutes 
les  époques,    la  poésie  comme    l'interprète  des  énergies 
triomphantes   de  la   nature.   Orphée,    Hésiode,  Homère, 
Virgile,  Lucrèce  et  Ovide  dans  les  temps  anciens;  la  belle 
prose  de  Buffon,  les  beaux  vers  de  Voltaire,  de  Dclille, 
d'André  Chénier,  de  Goethe  et  de  Lemercier  chez  les  mo- 
dernes, ont  offert  tour  à  tour  le  tableau  de  la  création  et 
celui  de   la  conception  du  monde.  La  poésie  descriptive 
s'était  inspirée  des  beautés  de  l'univers;  l'àmc  des  poètes 
s'était  émue  en  présence  d'une  philosophie  nouvelle  née 
des  dogmes  de  la  science.    Les  services  rendus  à  l'huma- 
nité par  les  découvertes  modernes  étaient  restés  dans  l'om- 
bre. C'est  à  cet  aspect  utilitaire  que  se  sont  placés  la  plu- 
part  de   nos    concurrents,   moins   émus    de    la   grandeur 
même   de    la  science  que   frappés    des   progrès    du    bien 
être  et  des  miracles  accomplis  par  elle  au  point   de  vue 
pratique  depuis  le  commencement  du  siècle. 

Après  un  mûr  examen,  après  de  longues  et  consciencieu- 
ses comparaisons,  trois  pièces  ayant  fini  par  être  réser- 
vées, deux  d'entre  elles  partageaient  à  ce  point  l'Académie 
que,  ne  pouvant  se  décider  à  en  sacrifier  aucune,  elle  se 
tira  d'affaire  en  les  couronnant  à  la  fois  toutes  deux  :  l'une 


724  RAPPORT    DE    M.    CAMILLE    DOUCET 

inscrite  sous  le  n"  91,  l'autre  sous  le  n°  126,  un  accessit 
étant  en  outre  accordé  à  la  pièce  portant  le  n°  43,  qui  avait 
eu  aussi  ses  défenseurs. 

Plusieurs  surprises  attendaient  alors  l'Académie  et  al- 
laient témoigner  une  fois  de  plus  de  son  impartialité  ;  pre- 
nant son  bien  où  elle  le  trouve,  elle  ne  tient  compte  que 
du  talent  et  ne  lui  demande  jamais  d'où  il  vient. 

Le  prix  de  poésie  qu'elle  avait  cru  partager  entre  deux 
concurrents,  s'est  trouvé  tout  à  coup,  en  réalité,  décerné 
à  trois  poètes  :  trois  poètes  et  un  savant  ! 

Doublement  connu  pour  d'heureux  débuts  sur  une 
grande  scène  littéraire  et  pour  d'importants  travaux  scien- 
tifiques, M.  Louis  Denayrouze  personnifiait  d'avance  en 
lui  seul  la  science  et  la  poésie;  il  s'est  fortifié  encore  pour 
la  lutte  en  s'associant  avec  un  de  nos  plus  jeunes  poètes, 
les  plus  dignes  des  regards  de  l'Académie  et  de  ses  encou- 
ragements. 

La  pièce  inscrite  sur  le  n°  i25,  et  portant  cette  épigra- 
phe significative  :  Arcades  ambo,  est  due  à  la  collaboration 
de  MM.  Louis  Denayrouze  et  Jacques  Normand. 

M.  Georges  Renard,  professeur  de  littérature  française 
à  Lausanne,  est  l'auteur  de  la  première  pièce  couronnée 
sous  le  n°  91,  avec  cette  épigraphe  qu'il  avait  le  droit  de 
choisir  et  qu'il  a  su  justifier  : 

La  poésie  sera  de  la  raison  chantée. 

L'accessit,  accordé  au  n°  43,  a  été  revendiqué  par  un 
compatriote  de  Soulary,  par  un  poète  qui  demeure  à 
Galuire,  près  Lyon,  et  qui  se  nomme,  oui.  Messieurs,  qui 
se  nomme  M.  Henri...  Thiers! 


SUR    LES    GONCOLKS    l)i;    l.'w.MÎE     1879.  -25 

Les  trois  pièces  de  vers  ainsi  ilislinguées  par  l'Ac  aciémii* 
lacriteraient  qu'on  vous  les  lût  dans  lour  cnlici';  le  temps 
nous  manque;  un  autre  plaisir  d'ailleurs  vous  attend,  et 
vous  l'attendez.  Vous  entendi-e/,  du  moins  quelquc's  frag- 
ments des  deux  premières  entre  lesquelles  le  pri\  se  li-ouve 
partagé. 

«  La  Poésie  e'est  le  Cœur,  la  Science  c'est  la  Haison, 
marions-les  »;  disait,  à  proj)Os  de  ce  concours,  un  de  nos 
jeunes  confrères,  ami  des  dénouements  heureux.  Vous 
approuverez,  j'espère,  avec  lui,  Messieurs,  cette  union  de 
la  l'aison  et  du  cœur,  de  la  science  et  de  la  poésie. 


IV 

DISCOURS 


KT 


PIÈCES    DIVERSES 

LUS 

DANS  DES  SÉiVNCES  PUBLIQUES  OU  PARTICULIÈRES  DE  L'INSTITUT 
ET  DANS  PLUSIEURS  SOLENNITÉS 

PAR 

LES  MEMBRES  DE  L'ACADÉMIE 

1876  —  1879. 


UN 

LIBRE  PENSEUR 


DANS 


LE   GRAND   MONDE 


PAR 

M.   CUVILLIER-FLEURY 

MEMBRE    DE   l'aCADÉMI:;    FR.\NÇ.MSE 

Lu  dans  la  séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies 
le  mercredi  23  octobre  1876. 


Messieurs, 

L'écrivain  distingue  dont  l'Académie  française  m'a  per- 
mis de  vous  entretenir  aujourd'hui  était,  il  y  a  (juelques 
mois  à  peine,  inconnu  de  la  plupart  d'entre  vous.  Né  à 
Douai,  en  1800,  M.  Ximenès  Doudan  avait  vécu  obscur  au 
milieu  de  quelques  amis  et  dans  une  famille  qui,  à  la  vé- 
rité, est  une  des  preniières  de  noire  pays.  Mais  sa  vie  déjà 
longue  quand  il  est  mort,  en  187a,  n'avait  emprunté,  à  ce 
brillant  milieu  où  elle  s'était  paisiblement  écoulé,  aucun 
éclat.  Pour  le  monde  des  lettres  où  une  récente  publica- 
ACAD.  n\.  92 


y3o  PIÈCES    DIVERSES. 

tion  vient  do  la  faire  entrer  avec  un  si  rare  succès,  l'exis- 
tence de  M.  Doudan  a  été  une  révélation,  son  talent  une 
surprise.  Les  deux  volumes  de  sa  Correspo7i(lance  (i),  don- 
nés au  public  il  y  a  six  mois,  sont  certainement,  parmi  les 
livres  sérieux,  ceux  qui  ont  eu  le  plus  de  lecteurs  à  une 
époque  de  l'année  où,  en  France,  on  lit  le  moins. 

Je  savais.  Messieurs,  quand  j'ai  eu  très-spontanément 
l'idée  de  vous  parler  de  cet  inconnu,  devenu  si  vite  célè- 
bre, sa  répugnance  souvent  exprimée  pour  toute  publica- 
tion d'écrits  posthumes  auxquels  l'auteur  n'aurait  pas,  de 
son  vivant,  donné  Vexcat,  répugnance  assurément  géné- 
reuse quand  il  s'agissait  de  lui;  et,  si  étranger  que  j'aie 
été  à  la  publicité  donnée  à  sa  correspondance  par  d'hono- 
rables amis  bien  inspirés,  je  sens  qu'en  produisant  aujour- 
d'hui dans  cette  grande  lumière  d'une  séance  académique 
cette  physionomie,  discrète  amante  du  demi-jour,  je  fais 
une  sorte  de  violence  à  sa  mémoire.  Mais  n'ètes-vous  pas 
la  véritable  assemblée  représentative  de  l'esprit  français, 
la  première  du  monde  à  ce  titre?  Avoir  obtenu  de  vous 
l'autorisation  de  vous  montrer  un  instant,  dans  une  rapide 
esquisse,  un  lettré  qui  vous  aimait,  qui  suivait  avec  un  in- 
térêt filial  vos  travaux  de  toute  sorte,  —  science,  beaux- 
arts,  érudition,  philosophie,  littérature,  —  qui,  par  la  cu- 
riosité inépuisable  et  universelle  de  son  esprit,  semblait 
volontairement  associé  à  ces  travaux  multiples  qui  vous 
honorent  dans  le  monde  entier,  —  avoir  obtenu  la  faveur 


(t)  Mélanges  et  Lettres,  avec  une  Introduction  par  iM.  le  comte  d'Hausson- 
villo  cl  des  Notices  par  MM.  de  Sacy  et  Cuvillier-Fleury  (Paris,  Calnian- 
Lévy). 


ANNKE     1876.  73 I 

de  prononcer  ce  nom  devant  vous,  n'est-ce  pas  comme  si 
je  le  rattachais,  quand  il  n'y  peut  plus  prélendrc,  à  ce 
grand  corps  où  il  a  \  u  culrtM-  tant  de  ses  amis,  plus  heu- 
reux de  leur  succès  qu'envieux  de  leur  gloire? 


Le  titre  que  j'ai  donné  à  cette  lecture  n'est  pas  un  appel 
fait,   par  surcroît,  à\otre  curiosité.  Le  respect  m'eût  in- 
terdit un  pareil  calcul.  Mais  je  n'ai  pas,  l'ayant  bien  cher- 
ché, trouvé  d'autre  mot  pour  caractériser  dans  M.  Doudan 
ce  qui  était,  je  crois,   sa  faculté   principale,  la  liberté  de 
l'esprit.    Il  était  un  libre  penseur;  il  l'était  dans  toute  la 
force  et  dans  le  meilleur  sens  du  mot.  Il  pensait  librement 
sur  tout,  non  en  sectaire  mais  en  philosophe,  sans  sujétion 
d'aucune  sorte,  mais  sans  ambition,  quelle  qu'elle   fût.   Il 
avait  consacré  sa  \àe  à  la  recherche  de  la  vérité,  et,  quand 
il  croyait  l'avoir  trouvée,  il  la  disait  en  homme  d'esprit  qui 
ne  s'en  vantait  pas,  mais  en  honnête  homme  qui  eut  rougi, 
dans  la  plus  insigniliante  rencontre,  d'une  infidélité  à  sa 
conscience.  C'est  ainsi  qu'il  était  libre  penseur,  avec  au- 
tant de  finesse  que  de  scnqnile,  autant  de  décision  que  de 
tolérance;  —  ayant  le  juste  orgueil  non  la  vanité  de  l'es- 
prit; hostile  à   toute  lastueuse  apparence,   dédaignant  le 
bruit  plus   encore  peut-être  ([u'il   ne   le  craignait.    Ainsi 
l'avons-nous  connu,  nous  les  amis  et  les  témoins  de  sa  vie, 
toujours  et  partout.  «  Libres  et  très-libres  penseurs,  nous 
l'étions;   athées  et  matérialistes,  notre  amour-propre  tout 


^32  PIÈCES    DIVERSES. 

seul  nous  aurait  empêchés  de  l'être.  »  M.  de  Sacy  essayait 
ainsi  récemment  de  caractériser  l'esprit  de  ces  entretiens 
familiers  qu'abritait,  au  temps  de  la  jeunesse  de  M.  Dou- 
dan,  cpielqiie  allée  discrète  du  jardin  du  Luxembourg  (i). 
Cet  esprit,  l'auteur  de  la  Correspondance  l'a  toujours  con- 
servé. Mais  en  lui  attribuant,  comme  penseur,  une  qualité 
dont  beaucoup  se  font  un  titre  provocant,  un  carillon  de 
guerre  ou  une  affiche  sur  les  murailles,  j'avais  à  cœur  de 
le  distinguer,  dès  le  début  de  cette  lecture,  par  respect 
pour  vous.  Messieurs,  de  ceux  qui  ne  font  métier  de  pen- 
ser librement  que  pour  parler  sans  mesure,  écrire  sans 
règle  et  agir  sans  frein. 

M.  Doudan  était  un  des  sages  de  la  libre  pensée;  et  il 
l'était,  ai-je  dit,  dans  le  grand  monde.  J'aborde  ici  un  sujet 
délicat;  mais  dans  la  vie  comme  dans  l'esprit  de  cet  homme 
remarquable  le  mot  reviendra  souvent  :  il  était  un  délicat. 
En  lui,  autour  de  lui,  dans  son  style,  dans  ses  sentiments, 
dans  ses  opinions,  dans  ses  relations,  tout  se  ressent  d'une 
certaine  délicatesse  nerveuse,  souvent  subtile,  toujours  sin- 
cère. J'ajoute  que  ce  n'est  pas  seulement  une  des  particula- 
rités de  sa  nature.  Sa  position  est  délicate  comme  sa  per- 
sonne. Elle  l'est  même  au  sein  de  cette  famille  si  grandement 
distinguée  où  sa  destinée  l'a  fait  vivre,  même  dans  ce  monde 
dont  le  salon  du  duc  de  Broglie,  ouvert  à  toutes  les  som- 
mités sociales,  était  le  centre  et  le  foyer.  Supporter  avec 
le  sentiment  de  sa  dignité  morale  les  supériorités  parfois 
injustes  dont  le  monde  est  rempli,  la  tâche  n'est  pas  trop 


(1)  Notice,  p.  XXII. 


ANNÉE    1876.  733 

pénible  à  qui  sait  \c  prix  du  silence,  le  pouvoir  d  un  sou- 
rire et  les  fières  joies  de  la  conscience;  mais  apport,  i-  dans 
cette  mêlée  brillante  le  généreux  souci  d'y  avoir  sa  place, 
d'y  être  compté,  écouté,  consulté  au  besoin  par  ceux 
mêmes  qui  avaient  charge  de  conseiller  les  rois,  on  com- 
prend ce  qu'un  tel  dessein  supposait  de  décision,  indé- 
pendamment même  d'une  certaine  allure  indifféreiilc  (pii 
pouvait  donner  de  notre  ami  une  idée  contraire. 

M.  Doudan  avait,  après  i83o,  dirigé  le  cabinet  politi- 
que de  M.  de  Broglie  au  ministère  de  l'Instruction  j)ubli- 
que.  plus  tard  à  la  pi-ésidence  du  conseil.  Il  était  resté 
son  secrétaire  intime,  il  était  devenu  son  ami.  «  l']sprit 
délicat,  né  sublime,  »  disait  de  lui  Sainte-Beuve,  el  je  ne 
reproduis  ce  mot,  si  souvent  répété,  que  pour  y  mettre, 
si  on  me  le  permet,  une  sourdine  dont  iM.  Doudan  lui- 
même  m'a  donné  l'idée.  Le  mot  ne  lui  déplaisait  pas; 
pourtant  il  me  disait  un  jour  :  «  Sublime,  soit!  mais  je 
crains  le  voisin...  »  En  toute  chose,  c'est  ce  fâcheux  voi- 
sinage, le  ridicule,  (pi'il  excellait  à  relever  chez  ceux  qui 
n'en  avaient  pas  aussi  peur  que  lui;  et  par  (xeinple,  l'or- 
gueil dans  une  fausse  dignité,  la  vanité  dans  l'estime  exa- 
gérée de  soi-même;  la  manie,  chez  les  écrivains  d'une  cer- 
taine école,  (le  faire  gros  ce  qui  pourrait  être  grand,  de 
sonner  les  cloches  à  toute  volée,  faute  d'avoir  trouvé  la 
note  juste  et  harmonieuse;  —  toutes  les  exagérations  en 
un  mot,  celle  du  poète  enflé  par  la  métaphore,  celle  du 
compositeur  grisé  de  science  et  vide  de  sentiment,  celle 
de  l'érudit  sans  critique  el  du  <  royant  sans  charité,  tout 
ce  qui  sonnait  faux  dans  l'art,  dans  le  style,  dans  la  fa- 
conde du  tribun,  dans   la  rhétorique   tlu  mauvais  prêtre, 


7 34  PIÈCES    DIVERSES. 

tout  ce  que  rengouomcnt  du  monde  surfait  et  que  la  sot- 
tise humaine  achalandé. 

Tous  ces  excès  de  la  pensée,  il  les  redoutait  pour  lui; 
il  en  faisait  justice  dans  les  autres.  Ah!  cette  justice  n'a- 
vait ni  haches  ni  licteurs.  Ses  arrêts  étaient  rendus  à  huis 
clos,  non  pas  timidement,  mais  discrètement.  Armé  comme 
il  l'était  par  une  instruction  très-étendue,  une  excellente 
mémoire  et  une  réflexion  assidue,  ses  coups  portaient 
droit  aux  justiciables  absents,  sans  laisser  de  trace,  si  ce 
n'est  dans  le  souvenir  d'amis  peu  nombreux,  attentifs  à  ces 
entretiens  familiers,  ou  dans  des  correspondances  multi- 
ples, qui,  pour  avoir  été  écrites  avec  un  si  rare  souci  de 
la  langue  et  du  goût,  n'égalaient  pas  peut-être  le  vif  en- 
train et  la  perfection  spontanée  de  sa  parole. 

Croire  que  M.  Doudan  ne  songeait  qu'aux  personnes, 
dans  cette  grande  activité  où  le  spectacle  du  monde  entre- 
tenait sa  pensée,  ce  serait  avoir  une  idée  incomplète  de  la 
nature  de  son  esprit  plus  attiré  par  les  jouissances  du  sens 
intime  que  par  les  incidents  du  drame  extérieur.  Il  n'a 
pas  fait,  de  propos  délibéré,  ce  qu'on  appelait  autrefois 
tantôt  des  caracières,  tantôt  des  portraits;  et  cependant  sa 
correspondance  en  est  remplie.  A  la  bien  prendre,  on 
aurait  là,  de  presque  tous  les  hommes  que  notre  époque 
a  distingués  dans  la  politique  et  dans  les  lettres,  une 
silhouette  fine  et  déliée,  ou  un  crayon  délicat,  quelquefois 
mieux  encore.  Je  choisis  un  de  ces  portraits  dans  le 
nombre  ;  on  ne  s'en  plaindra  pas  :  c'est  celui  du  plus  illus- 
tre de  nos  contemporains  à  l'heure  où  nous  sommes,  et 
le  portrait  date  de  l'époque  où,  jeune  encore,  il  venait 
d'entrer  dans  cette  Académie  française  dont  il  est  aujour- 


ANNÉE    1876.  735 

d'hiii  un  des  doyens  respectés  :  «  Dans  chacune  de  mes  der- 
nières lettres,  écrit-il  eu  i835  à  M""^  la  baronne  Auguste 
de  Slai'!,  je  vous  demandais  si  vous  aviez  lu  le  discours  de 
M.  Thiers  à  l'Institut.  Je  voulais  savoir  c|uel  jugement 
vous  en  portiez...  J'ai  regret  que  vous  n'ayez  pas  vu  cette 
séance;  que  vous  n'ayez  |)as  vu  M.  de  Talleyrand  arrivant 
sur  les  bancs  de  l'Académie,  en  costume  d'académicien.  Il 
a  produit  un  elTet  singulier  de  curiosité,  comiiic  une  vu-ille 
page  toute  mutilée  d'une  grande  histoire,  que  le  vent  va 
emporter  bientôt.  A  côté  de  cette  destinée  presque  accom- 
plie, M.  TliiiMs  arrivait  avec  toutes  les  espérances,  tout 
l'orgueil  (lu  présent  et  de  l'avenir.  Il  racontait  d'un  air 
hardi  ces  agitations  qui  ont  passé  sur  l'Europe  depuis 
trente  ans.  Son  discours  était  vivant  ;  on  entendait  prescpie 
rouler  les  canons  de  vendémiaire  ;  on  voyait  la  poussière 
de  Marengo  et  les  aides  de  camp  courir  à  travers  la  fumée 
du  champ  de  bataille  ;  tout  cela  raconté  devant  des  hommes 
qui  avaient  vu  César  et  le  Consulat  et  l'Empire,  et  par  un 
jeune  homme  qui  avait  concouru  à  une  grande  révolution 
après  avoir  écrit  l'histoire  d'une  autre  révolution;  tout 
cela  avec  le  sentiment  que  lui  aussi  serait  un  jour  dans 
l'histoire.  En  sortant  de  l'Institut,  je  n'ai  plus  vu  sur  la 
place  Vendôme  qu'une  grande  statue  de  cuivre  immobile, 
et  les  nuages  qui  couraient  au-dessus,  comme  les  agita- 
tions du  jour  au-dessus  des  souvenirs  du  passé...  >> 

N'est-ce  pas  là  comme  une  gravure  au  burin?  Mauite- 
nant  \oulez-vous  un  simple  crayon,  comme  en  font  les  ar- 
tistes en  se  jouant  et  sans  se  prendre  trop  au  sérieux?  Il 
s'agit  de  M.  Cousin,  au  tenq>s  de  ses  grandes  passions 
pour  les  belles  dames  de  la  Fronde. 


y 36  PIÈCES    DIVERSES. 

((  Et  le  f/rand  Cijriis?  »  écrit-il  au  comte  d'Haussonville. 

Je  radotais,  seigneur,  avec  Monlmorency, 
Mclun,  d'Eslaing,  de  Nesle  et  le  fameux  Coucy... 

«  Qui  m'eut  dit,  en  1828,  c[ue  je  verrais  un  jour  M.  Cou- 
sin valser  ainsi  avec  la  momie  de  M""  de  Scudéry,  l'air 
ardent  et  respectueux,  et  baissant  les  yeux  avec  humilité 
chaque  fois  que,  dans  l'emportement  de  la  valse,  il  passe 
devant  Goyon  de  la  Moussaye,  Noailles,  Puységur,  Rant- 
zau?  Je  n'ose  dire  ni  le  grand  Condé,  ni  tant  de  nobles 
dames  qu'il  ne  m'appartient  pas  même  de  nommer,  et  dont 
je  ne  saurais  comprendre  le  langage.  Reste  que,  je  ne  sais 
comment,  il  accorde  la  Révolution  française  avec  ce  pro- 
fond respect  pour  le  maréchal  d'IIocquincourt,  lequel 
n'aurait  jamais  voulu  danser  un  menuet  sur  l'air  de  la  Mar- 
seillaise... » 

Dix  ans  plus  tard,  après  la  mort  de  M.  Cousin,  M.  Dou- 
dan  rendra  plus  de  justice  au  grand  philosophe.  Il  en  fera 
un  portrait  digne  de  l'histoire.  «  N'ètes-vous  pas  triste  de 
la  mort  de  M.  Cousin,  écrit-il?  M"""  de  Sévigné  dit  cpielque 
part  de  la  mort  de  son  jardinier  :  «  Le  jardin  en  est  tout 
«  triste.  »  Cette  vie  si  puissante  de  M.  Cousin,  en  s'élei- 
gnant,  rend  le  jardin  tout  triste  aussi.  Il  avait  sans  doute 
l'esprit  bien  mobile  ;  mais  il  n'avait  jamais  souffert  qu'on 
lui  offrît  le  prix  de  son  changement  d'opinion  ou  de  sen- 
timents. Il  avait  porté  dans  l'esprit  de  la  philosophie,  dans 
l'enchaînement  des  vérités  morales,  c|uelque  chose  du  gé- 
nie de  Corneille.  Il  avait  donné  comme  une  àmc  romaine 
aux  abstractions.  Il  avait  réuni  l'émotion  à  la  rigueur  des 


ANNÉE     1876.  787 

dcmonstralions.  Avaiil  lui  tl  cle|)uis  IMatoii,  la  |)liilo.so|jhiô 
avait  toujours  ou  I  aii-  il  un  placier  d.iiH  lOmbrc.  M.  Cou- 
sin avait  éclairé  tous  les  sonniu-ls  de  la  iiK'laj)li\si((uc  de 
cette  lumière  que  vous  avez  vue  de  Divoniie  (la  lettre  est 
adressée  à  M""  Donné)  vers  l'heure  du  coucher  du  soleil, 
sur  toutes  les  hauteurs  des  Alpes...  » 

M.  Doudan  promène  ainsi  sur  tous  ses  conliinpuraiiis 
dignes  d'attention  son  ci-avon  iacile,  sa  touche  sûre,  son 
regard  équitable  et,  pour  toutdire,  sa  libre  pensée.  Ce  juge- 
ment et  cette  peinture  des  hommes,  si  frappante  dans  sa 
correspondance,  auraient  été  certainement  complétés  par 
le  tableau  des  événements  du  temps,  si  les  éditeurs  de  ces 
deux  premiers  volumes  n'avaient  du,  faute  de  documents 
plus  nombreux,  y  laisser  de  véritables  lacunes.  Mais,  telle 
quelle  est,  l'histoire  de  ce  demi-siècle,  qui  commençait 
pour  M.  Doudan  vers  1820,  s'y  retrouve  partout  j)ar  frag- 
ments détachés  diiii  inlérèt  supérieur  et  d'une  forme  ori- 
ginale. Ces  morceaux  d'histoire,  la  correspondance  de 
M.  Doudan  en  fournit  un  certain  nombre,  plus  disparates 
que  contradictoires,  et  d'une  diversité  que  son  esprit  tou- 
jours maître  de  lui-même  empêche  d'être  étourdissante. 
Mais  que  serait  la  libre  pensée,  si  elle  ne  courait  parfois, 
comme  la  plume  de  M""  de  Sévigné,  la  bride  sur  le  col? 

Tout  à  l'heure,  j'ai  parlé  des  Caractères;  un  juge  émi- 
nent.  un  de  nos  confrères,  avait  déjà  avant  moi,  à  propos 
de  ^I.  Doudan,  réveillé  ce  souvenir  redoutable,  sans  en 
vouloir   charger  ni  sa  mémoire  ni  sa  modestie  (i).  Il  est 


(1)  Voir  dans  la  Beoue  des  Deux  Mondes,  du  13  juillet,  l'article  intitulé  : 
un  Moraliste  inédit,  par  M.  K.  Caro. 

ACAD.     FR.  93 


7  38  PIÈCES    DIVEKSKS. 

impossible  pourtant  de  ne  pas  se  demander  si  un  écrivain 
si  ingénieux,  et  en  même  temps  si  châtié,  n'a  pas  des  ancê- 
tres dans  le  siècle  même  de  la  perfection.  Ne  serait-il  pas, 
par  hasard,  de  la  famille  de  ces  espi-its  qui  ont  porté  jus- 
qu'au génie  le  don  d'observer  et  la  faculté  de  peindre  les 
tableaux  mouvants  de  la  société  qui  s'agitait  sous  leurs  yeux? 
Doudan  nous  fait  penser  à  eux.  On  aime  à  le  rapprocher 
de  ces  modèles,  non  sans  se  dire  qu'ils  sont  inimitables. 
Il  les  rappelle  sans  leur  ressembler;  il  s'y  retrempe  sans 
trop  s'y  confondre.  Où  la  Bruyère  a  mis  tout  son  effort, 
sans  toujours  le  cacher,  Doudan  apporte  sa  nonchalance 
savante,  sa  phrase  bien  habillée,  et  il  trouve  le  naturel, 
même  s'il  l'a  cherché.  Où  M™"  de  Sévigné  semble  parfois 
interroger  autour  d'elle  un  écho  qui  réponde ,  dans  les 
salons  à  la  mode,  à  sa  pensée  solitaire,  Doudan,  les  jours 
où  il  est  très-nerveux,  nous  paraît  obéir  à  une  préoccupa- 
tion presque  semblable.  Il  écrit  à  M"""  Auguste  de  Staël  : 
«  Parler  m'ennuie,  parler  sans  produire  le  moindre  effet 
m'est  impossible...  Dès  que  rien  ne  renvoie  le  son  de  vos 
paroles,  on  perd  la  force  de  rien  dire.  »    Quant   à  Saint- 
Simon,  dédaigneux  des  suffrages  du  jour  comme  écrivain 
et  le  regard  attaché  à  l'horizon  de  sa  célébrité  encore  loin- 
taine, il  écrit  aussi,  obsei^vateur  silencieux  et  vengeur  secret, 
l'histoire  de  ce  déclin  du  grand  règne  qui  léguera  de  si 
terribles  problèmes  à  l'avenir;  mais  il  écrit  la  visière  bais- 
sée, et  il  faudra  presque  un  siècle  pour  que  la  postérité 
découvre  en  entier  l'œil  qui  a  vu,  la  bouche  qui  a  parlé,  la 
main  qui   a  tracé  sur  la  muraille    du  festin  les  signes  re- 
doutables. M.  Doudan,  ai-je  besoin  de  le  dire  ?  n'a  jamais 
l'air  de  songera  la  postérité,  et  il  n'a  nul  souci  d'une  telle 


ANMCE     1876.  789 

échéance.  Sa  libre  pensée  ne  sait  quel  écho  la  répétera 
demain;  aujourd'luii  lui  sulTir,  clic  ne  s'inquiète  guère  de 
sa  destinée.  Peut-être  nous  saurait-elle  Ibrt  mauvais  gré  de 
lui  en  taire  une.  C'est  son  mérite  d'être  toujours  prête  et 
son  succès  de  n'être  jamais  préparée. 

C'est  dans  cette  indépcMidance  absolue  des  ;mli  es  cl  de 
lui-même  qu'il  a  vécu.  Dans  le  plus  grand  monde,  il  est 
l'égal  de  tous.  Dans  le  plus  docte  entretien,  il  n'est  infé- 
rieur à  personne.  Il  n'a  ni  titres,  ni  grades,  ni  distinctions 
honorifiques  (suis-je  bien  sûr  qu'il  a  été  maître  des  requê- 
tes?), ni  célébrité,  ni  camaraderie  officieuse  à  son  service, 
ni  parti  politique  qui  l'engage,  ni  croyance  religieuse  qui 
le  domine,  en  dehors  de  celles  qui  sont  l'essenee  même 
dont  une  âme  humaine  se  compose.  Celles-là,  il  n'a  pas 
besoin  de  les  traduire  en  pratiques  régulières  et  mani- 
festes; elles  se  trahissent  doucement  dans  la  pureté  de 
son  front,  dans  le  tranquille  éclat  de  ses  yeux,  dans  la  grâce 
décente  de  son  attitude,  dans  l'inviolable  dignité  de  son 
langage  en  matière  de  religion.  Elles  éclatent  à  chaque 
ligne  de  sa  correspondance  sous  sa  plume.  La  libre 
pensée  n'éteint  pas  chez  lui  le  rayonnement  de  l'idéal; 
elle  lui  emprunte  plutôt  je  ne  sais  quelle  élévation  spiri- 
tualiste,  mêlée  parfois  d'ironie  socratique,  plus  près  de 
Platon  que  d' \i'istophane.  TI  écrit  à  M.  Piscatory,  en 
juillet  i8(Ji  : 

<(  J'ai  une  rage  intérieure  contre  les  esprits  bien  faits  qui 
n'ont  que  le  goiU  du  réel.  Quand  on  eu  est  lu,  on  n'est  bon 
à  rien,  pas  plus  dans  une  ferme  que  dans  un  palais.  l*our 
tenir  une  ferme  propre  et  bien  ordonnée,  je  dis  hardiment 
qu'il  faut  avoir  ce  sentiment  de  l'ordre  qui  ne  sert  à  rien, 


^^O  PIÈCES    DIVERSES. 

mais  qui   fait  sonj-er  à  un  ordre  plus  parfait  que  nous  ne 
voyons   pas.   Xénophon,  dans  ses  Économifjues ,   a  décrit 
d'une   façon  charmante  ce  sentiment  de  l'idéal  qui  brille 
dans  une  cuisine  bien  tenue  ou  dans  un  cellier  bien  rangé. 
Un  rayon  du  platonisme  semble  y  éclairer  tous  ces  hum- 
bles réduits  de  l'agriculture.  Quand  les  hommes  sont  de- 
venus insensibles  à  ces  plaisirs  «  romanesques  »  qui  sont 
à  la  portée  de    tous,  il   faut  bien  qu'ils  s'arrangent  pour 
devenir  riches,  parce  que  la  richesse  donne  des  plaisirs  de 
convention  à  la  portée  des  imaginations  les  plus  basses. 
Celui  qui  ne   peut  pas  peupler  une  cellule  du  luxe  de  ses 
rêves  habitera  bien  inutilement  un  palais.  Il  y  sera  aussi 
bête  que  les  splendeurs   de  son  tapissier  qui  l'entourent. 
Je  m'étonne  que  le  poète  qui  a  écrit  en  Angleterre  les  Plai- 
sirs de  r imagination,  n'ait  pas  vu  cela.  Il  aurait  pu  faire  un 
livre  utile  et  réconcilier  presque  tout  le  monde  avec  la 
médiocrité  de  sa  situation,  en  montrant  le  côté  poétique 
de  tout,  je  veux  dire  le  point  par  où  l'ordre  particulier  se 
rattache  à  l'ordre   universel.   Celui  qui  s'accoutumerait  à 
vivre   dans    cette   contemplation    qui    n'est    pas    difficile 
serait  assez  heureux,  et  fort  sage,  et  très-aimable,  et  n'au- 
rait pas  besoin  de  grand' chose.   C'est  dans  ce  sens  que 
M.  Ampère  le  géomètre  disait  :  Je  crois  que  le  monde  exté- 
rieur a  été  créé  tout  simplement  pour  nous  être  une  occasion 
de  penser,  c'est-à-dire  encore  de  rêver  et  de  façonner  en 
esprit  ce  qu'on  a  autour  de  soi  à  l'image  du  vrai  beau  qu'on 
ne  peut  atteindre.  Que  si  j'étais  prêtre,  je  prêcherais  sur 
ce  texte,  et  les  paysans  seraient  très-heureux  en  regardant 
le  soleil  entrer  dans  leur  petite  chambre  par  les  carreaux 
brillants  de  la  fenêtre...  » 


ANNÉE     1876.  741 

Est-ce  de  la  religion,  cela? 

Je  n'en  sais  rien.  Je  n'affirmerais  pas  le  contraire.  Il  y  a 
là  comme  un  écho  de  ces  chants  d'oiseaux  «  qui  ne  sèment 
ni  no  moissonnent  »,  dit  l'Evangéliste,  comme  un  parfum 
de  ces  lis  des  champs  «  qui  croissent  sans  travailler  ».  De 
telles  pensées,  si  elles  ne  viennent  pas  d'en  haut,  elles  ha- 
bitent entre  ciel  et  terre,  où  le  libre  esprit  va  les  cher- 
cher. Et  aussi  bien,  pour  ailei'  droit  à  ce  qui  caractérise  le 
plus  généralement  le  spiritualisme  de  l'humanité,  —  sur 
Dieu,  sur  l'âme,  sur  son  immortalité  dans  une  vie  future, 
—  je  crois  qu'on  ne  trouverait  pas  plus  de  traces  d'une 
foi  véritable  à  ces  grands  principes  dans  la  correspondance 
de  Voltaire  (et  je  ne  le  dis  pas  par  moquerie)  cpie  dans 
celle  de  M.  Doudan.  Quoi  qu'on  en  puisse  dire,  c'est  beau- 
coup. Doudan  a  du  spiritualisme  jusqu'au  fond  de  l'àme. 
Le  Dieu  créateur  est  dans  tout  ce  qu'il  écrit,  et  non  pas 
le  Dieu  des  bonnes  gens  de  Béranger;  il  s'en  défend  du  reste 
fort  gaiement  :  «  Ce  Dieu,  écrit-il,  ne  se  révèle  dans  sa 
douceur  et  sa  bonté  qu'à  ceux  qui  ont  bu  du  \\n  de  Cham- 
pagne. C'est  même  un  argument  décisif  contre  ce  Dieu, 
qu'il  n'ait  guère  jamais  suffi  qu'à  ceux  qui  ne  pensent  à 
lui  {[ue  très-rarement...  Mais  ces  défauts  s'oublient  quand 
on  le  chante  sur  un  air  animé,  par  un  soir  d'été,  dans  un 
beau  jardin,  s'il  ne  fait  pas  humide  et  si  on  n'a  pas  mal 
aux  dents...  » 

Un  tel  Dieu,  on  le  comprend,  n'est  pas  cehii  de  notre 
ami.  Son  Dieu  est  grand;  même  absent,  il  le  voit  partout, 
tout  en  haut.  Il  le  voudrait  plus  près  des  choses  humaines, 
et  plus  intéressé  aux  actes  des  pauvres  mortels.  S'il  s'oc- 
cupe de  nos  misères,  c'est  derrière  son  nuage  et  dans  cet 


o/^2  PIÈCES    DIVERSES. 

empyrée  où  Lucrèce  l'a  placé.  M.  Doudan  aime  le  poète  de 
répicui'ismo  romain;  il  me  fait  morne  l'honneur  (p.  692  de 
son  2""'  volume)  de  le  défendre  contre  moi.  Il  croit  en  Dieu 
plus  que  Lucrèce;  peut-être,  ayant  beaucoup  do  respect 
pour  sa  divinité,  n'a-t-il  pas  assez  de  foi  dans  sa  provi- 
ilonce.  Les  catastrophes  politiques  semblent  lui  révéler 
surtout  ce  grand  mépris  de  Dieu  poui'  sa  créature  ;  et  de 
même  que  les  évoques  du  dernier  siècle,  au  dire  des  phi- 
losophes, se  résignaient  difficilement  à  ce  qu'on  appelait 
alors  la  résidence.  Dieu,  au  sens  de  M.  Doudan,  n'est  pas 
assez  souvent  à  la  maison...  :  «  C'est  la  première  fois,  dit-il, 
en  1871,  à  propos  de  Y bitemationale,  que  la  Providence 
permet  au  nombre  do  menacer  partout  la  civilisation;  jus- 
qu'à présent  elle    semblait  le   tenir   en  bride    comme   la 


mer...  » 


II 


Ainsi  pensait,  ainsi  vivait  M.  Doudan  dans  cette  noble 
maison  où  l'idéal  affectait,  dans  des  âmes  non  moins  hau- 
tes, des  formes  moins  éthérées  et  plus  pratiques.  La  foi 
les  attachait  à  un  culte  où  son  dévouement  trop  pou  docile 
ne  les  suivait  pas.  Il  y  avait  eu  là  pourtant,  remontant  aux 
premières  années  de  la  Restauration,  dans  cette  famille 
chrétienne,  un  de  ces  nobles  exemples  de  tolérance  reli- 
gieuse, qui  devait  èti-e  renouvelé  plus  tard,  en  France,  sur 
le  premier  degré  d'un  trône,  et  par  la  plus  illustre  catholi- 
que d'un  grand  royaume.   Ici,  dans   cette   maison   patri- 


ANNÉE     1876.  743 

cicnne,  —  là,  clans  ce  palais  aujourd'hui  dévasté,  —  les 
deux  plus  grandes  formes  de  la  religion  du  Christ,  rime  plus 
expansive  et  plus  rayonnante,  l'autre  plus  intérieure  et 
plus  retirée,  s'étaient  associées  dans  un  respect  eoniniiiii 
de  la  source  d'où  elles  sont  sorties.  L'esprit  libéial  de 
notre  époque  se  reconnaissait  dans  cette  alliance.  La  plus 
difficile  conquête  de  l'esprit  moderne  sur  l'ancien  régime, 
la  liberté  de  conscience,  y  triomphait,  dans  ces  hauteurs, 
avec  un  incomparable  éclat.  C'était  moins  qiK-  la  libre 
pensée  telle  que  Doudan  la  cultivait  au  fond  de  son  âme. 
C'était  plus  que  l'étroit  horizon  où  la  foi  s'abîme  pieuse- 
ment dans  une  ignorance  volontaire. 

Croire,  c'est  penser. 

Si  la  croyance  d'un  chrétien  au  XIX"  siècle  n'avait  pas 
plus  de  valeur,  au  regard  de  l'esprit,  que  l'idolâtrie  dun 
Peau-Rouge  ;  si  dans  la  sujétion  de  l'àme  au  surnaturel 
et  dans  sa  croyance  aux  miracles  consacrés  (la  vraie  foi 
n'en  connaît  pas  d'autres),  il  n'y  avait  que  l'acte  machinal 
d'une  intelligence  hallucinée,  comment  saint  Louis,  Ger- 
son,  l'Hôpital,  saint  François  de  Sales,  Bossuet,  Féne- 
lon,  et,  de  nos  jours,  un  Chateaubriand,  un  Montalembert, 
un  Broglie,  un  Guizot,  comment  tons  ces  hommes  au- 
raient-ils été  des  croyants,  étant  de  si  grands  esprits? 
Qui  les  eut  fait  descendre  des  sommets  lumineux  de  la 
science  humaine  dans  ces  ténèbres  sacrées  où  l'esprit  est 
un  luxe  dangereux,  la  philosophie  un  piège,  le  raisonne- 
ment une  révolte?  A  ceux  qui  prétendent  »  (pic  la  philoso- 
phie n'est  plus  qu'une  niiiic  célèbre,  je  pourrais  répondre, 
disait  le  père  Lacordaire,  que  l'Église  catholicpie  n'a 
jamais    tenu    compte    de    cette    objection,    et    qu'elle    a 


■744  IMÙCES    DIVERSES. 

conslammoni  ijhilosophé  par  l'organe  de  ses  plus  grands 
doelcurs  (i).--    » 

.M.  Doudan  ne  voulait-il  pas  témoigner  de  ces  vérités  à 
sa  manière,  c'est-à-dire  avec  une  certaine  profondeur 
dans  sa  malice,  quand  il  racontait  à  M""'  Auguste  de  Staël 
l'aventure  étrange  arrivée,  en  i835,  à  l'abbé  Bautaiu,  un 
ancien  universitaire  devenu  prêtre? 

((  Mademoiselle  de  Pomarct  vous  a  certainement  entre- 
tenue de  l'abbé  Bautain,  écrit-il;  c'est  très-véritablement 
un  homme  de  mérite,  mais  il  soutient  une  singulière 
thèse  contre  son  évècpic,  l'évêque  de  Strasbourg.  Notez 
que  l'abbé  Bautain  est  philosophe  et  que  l'évoque  n'est 
pas  philosophe;  il  est  tout  simplement  évêque.  Or,  l'abbé 
enseigne  dans  un  séminaire  que  la  raison  n'est  rien,  n'est 
bonne  à  rien,  n'apprend  rien.  Il  affirme  que  l'existence 
de  Dieu  n'est  pas  même  du  domaine  de  la  raison;  que, 
sans  la  foi,  il  n'y  aurait  dans  le  monde  nulle  connaissance 
de  Dieu.  L'évêque  se  fâche,  lui  dit  qu'il  va  trop  loin;  qu'il 
est  vrai  que,  même  pour  l'existence  de  Dieu,  la  foi  donne 
des  vues  plus  nettes  et  plus  profondes,  mais  qu'enfin  la 
raison  n'est  pas  si  bête  que  le  professeur  la  fait  et  qu'elle 
peut  s'élever  à  croire  en  Dieu.  Le  professeur  persiste  à 
soutenir  par  des  raisonnements  que  la  raison  ne  peut  don- 
ner la  raison  de  quoi  que  ce  soit.  L'évêque  l'invite  alors 
à  aller  enseigner  son  scepticisme  ailleurs  :  ce  qu'a  fait 
M.  Bautain  avec  beaucoup  de  dignité.  C'est  la  première 
fois  depuis   longtemps  que   l'Église   catholique  a   vu  pa- 


(1)  Discours  sur  les  éludes  philosophiques  (août  1859). 


ANNÉE     1876.  ^45 

reille  querelle,  un  c''\r(mf  (U'-renclanf  la   logi(|ue  eonli-e  son 
curé...   » 

On  voit  assez  par  le  tour  que  INI.  Doudan  donne  à  ce  ré- 
cit qu'il  est  do  l'avis  de  l'évèque,  c'est-à-dire,  ici,  du  bon 
sens.  Il  n'avait  pu  méconnaître,  dans  le  milieu  où  il  vivait, 
ce  caractère  de  l'esprit  loli^ieuv  conliant  dans  la  science, 
quand  il  est  intellii,H'nt,  et  aussi  cette  grandeiii-  morale  de 
la  vraie  foi.  S'il  avait  résisté  à  l'attrait  et  à  la  force  de  tels 
exemples,  il  les  avait  grandement  respectés.  Respecter 
dans  les  autres  la  liberté  de  conscience  quDn  léclame  jus- 
tement pour  soi,  c'est  le  plus  vrai  caractère  de  la  libre 
pensée.  Mais  parce  que  Doudan  n'apportait  dans  les  con- 
troverses religieuses  ni  injurieux  dédain  ni  impétueux  aveu- 
glement, son  libre  esprit  n'en  avait  que  plus  d'essor  et  de 
force  partout  où  son  bon  sens  lui  demandait  assistance 
contre  les  intempérances  vraies  ou  simulées  du  fanatisme, 
sous  toutes  ses  formes,  sacrées  ou  profanes. 

Le  fanatisme,  notre  siècle  le  met  volontiers  partout,  un 
peu  froidement,  car  il  l'étalé  plus  qu'il  ne  l'éprouve.  Au 
fait,  on  retrouve  presque  en  tous  lieux  sa  trace,  et  près  de 
l'autel  peut-être  encore  moins  qu'ailleurs.  Regardez-y  bien  : 
il  est  dans  la  politique  par  la  véhémence  trop  souvent  fac- 
tice des  opinions,  dans  la  littérature  par  la  dépravation  for- 
cenée du  goût;  il  entre  même  à  de  certains  jours  dans  la 
science  et  dans  les  arts;  il  pervertit  jusqu'à  la  musique. 
Maintenant,  Messieurs ,  jugez  du  bonheur  d'un  sage  qui 
peut  se  dire  qu'il  est  étranger  à  tous  ces  excès,  et  qu'il  a 
peut-être  mission  de  les  railler  et  de  les  combattre!  Mais 
que  dis-je?  une  mission  à  lui!  l^e  mot  seul  l'cùl  fait  ca- 
brer. En  lui  la  liberté  de  pensée,  c'était,  à  proprement 
ACAD.  iR.  94 


j46  PIÈCES    DIVERSES. 

parler,  son  essence ,  l'harmonieux  résultat  des  éléments 
dont  se  composait  sa  nature,  nullement  un  métier,  un  parti 
pris,  une  manière  d'être.  II  n'avait  jamais  tenu  école 
d'esthétique  ou  de  morale.  Il  n'avait  jamais  professé  que 
pour  quelques  enfants.  Le  professeur  était  resté  un  pen- 
seur. Il  vivait  pour  la  liberté  et  par  elle ,  sans  lui  rien  de- 
mander que  le  bonheur  même  de  sa  possession.  M'"'  de 
Staël,  qui  semble  avoir  écrit  pour  lui  son  beau  chapitre 
«  sur  la  littérature  dans  ses  rapports  avec  le  bonheur  »  , 
y  signale  ces  fières  et  fortifiantes  rencontres  que  l'étude 
procure  aux  âmes  libres,  disciples  de  l'antiquité  (i).  «  Ce 
qui  dans  tous  les  temps  ,  écrivait  de  son  côté  M.  de  Tocque- 
vllle ,  a  si  fortement  attaché  le  cœur  de  certains  hommes  à 
la  liberté,  ce  sont  ses  attraits  mêmes,  son  charme  propre, 
indépendamment  de  ses  bienfaits.  C'est  le  plaisir  de  pou- 
voir parler,  agir,  respirer  sans  contrainte,  sous  le  gouver- 
nement de  Dieu  et  des  lois.  Qui  cherche  dans  la  liberté 
autre  chose  qu'elle-même,  est  né  pour  servir  (2).  »  M.  Dou- 
dan  jouissait  de  la  liberté  de  penser  comme  M.  de  Toc- 
queville  voulait  qu'on  pût  jouir  de  la  liberté  politique. 
C'était  pour  lui  comme  l'air  qui  nous  entoure,  comme  le 
parfum  des  fleurs  qu'on  respire,  comme  un  de  ces  fleuves 
au  cours  paisible  qui  vous  poitent  avec  une  douce  et  irré- 
sistible lenteur.  C'est  ce  rôle  à  moitié  passif,  presque  pla- 
tonique, que  Doudan  assignait  dans  son  âme  à  la  liberté. 
Il  n'en  aurait  aimé  pour  lui  la  poursuite  ni  dans  un  parle- 
ment, ni  dans  une  feuille  politique,   comme  quelques-uns 


{\)De  la  Littérature,  discours  préliminaire. 
(9)  L'Ancien  Régime  et  la  Révolution,  p.  256. 


ANNÉE    1876.  y47 

de  ses  plus  (;hers  et  de  ses  plus  illustres  amis.  Il  n'a\ait 
jamais  accepté  dans  la  vie  active  (pi  une  sujétion  tem- 
poraire, dont  la  plus  noble  confiance,  je  l'ai  assez  dit, 
garantissait  la  dignité;  puis  il  était  revenu  à  ses  amis,  il 
ses  livres,  à  ces  muets  témoins  qui  étaient  pour  lui  liicn 
souvent  des  juges.  L'homme  a  besoin  de  rapprocher  sans 
cesse  son  esprit  et  son  àme  de  ces  grands  modèles  où  res- 
pire la  vertu,  où  le  beau  réside.  La  plus  libre  pensée  trouve 
là  des  maîtres,  même  si  elle  ne  cherche  que  des  guides. 
M.  Doudan  avait  de  grands  et  immortels  confesseurs  qui 
s'appelaient  Homère,  Platon,  Virgile,  Tacite,  Bossuet, 
Montesquieu,  Voltaire,  ceux  cpie  le  paganisme  n'avait  pas 
corrompus,  ceux  que  la  loi  n'avait  pas  bornés,  ceux  que  la 
libre  pensée  n'avait  ni  égarés  ni  enorgueillis.  Il  y  revenait 
sans  cesse,  et  il  avait,  étant  un  délicat  en  toute  chose  et 
un  raffiné  des  austères  jouissances,  une  manière  d'échap- 
per à  la  satiété  même  dans  l'excellent,  qu'il  est  bon  de 
connaître  pour  en  profiter.  Il  écrivait  à  M.  Piseatory  : 
«  L'habitude  nous  a  été  donnée  sans  doute  pour  notre 
bien  ;  mais  elle  a  cet  inconvénient  qu'elle  émousse  nos  im- 
pressions   Il   faut  donc  en   revenir  aux  anciens  livres. 

J'ai  trouvé  que,  pour  les  i^ajeunir,  il  fallait  y  chercher 
chaque  fois  autre  chose,  relire  par  exemple  Virgile  pour 
y  recueillir  toutes  les  peintures  du  monde  extérieur,  et 
Gicéron  pour  y  suivre  la  trace  des  règles  morales  qui 
étaient  le  catéchisme  des  Romains...   » 

C'est  ainsi  que  M.  Doudan  aimait  à  naviguer,  la  voile  au 
vent,  le  long  de  ces  rivages  sans  limites  de  l'antiquité  et 
de  l'érudition  qui  sont  un  de  vos  domaines,  Messieurs  de 
l'Institut.  Sur  la  musique,  la  peinture  et  les  beaux-arts,  il 


^48  PIÈCES    DIVERSES. 

était  en  rapport  assidu  avec  des  connaisseurs  qui  remar- 
quaient et  admiraient  en  lui  l'instinct  du  beau,  dont  il 
aimait  à  l'aire  aussi  la  philosophie.  Il  querellait  volontiers 
les  philosophes;  il  ne  pouvait  se  passer  de  métaphysique. 
11  y  avait  apporté  souvent  la  lumière.  Ailleurs,  et  par  son 
goût  des  sciences  exactes  auxquelles  il  s'appliquait  pla- 
toniquement,  n'ayant  rien  à  en  faire,  il  montrait  l'inépui- 
sable curiosité  de  son  esprit.  Naturaliste,  quoiqu'il  ne  vît 
guère  habituellement  la  nature  que  de  la  fenêtre  de  sa 
petite  chambre  de  la  rue  Solferino,  il  l'était  avec  pas- 
sion. Il  avait  des  visions  de  paysagiste  qu'un  dessinateur 
habile  eût  pu  reproduire,  rien  qu'en  l'écoutant.  Il  avait, 
dans  la  méditation  la  plus  abstraite,  le  goût  de  chercher  la 
clarté  dans  le  pittoresque.  Les  voyages  le  fatiguaient;  dans 
les  derniers  temps,  ils  inquiétaient  sa  santé  délicate  dont  il 
avait  toujours  eu  un  souci  exagéré.  Il  n'allait  plus  que  ra- 
rement à  Coppet,  et  même  à  Broglie  ou  à  Gurcy,  dans  ces 
beaux  lieux  où  d'illustres  amitiés  l'attendaient;  mais  il 
avait  vu  les  Alpes  et  les  Pyrénées  ;  Rome  et  Naples  n'a- 
vaient non  plus  de  secrets  pour  lui.  Par  tous  ces  goûts  si 
divers,  si  persévérants,  si  sincères,  qui  le  mettaient  sans 
cesse  dans  la  voie  et  sur  la  trace  de  vos  sérieux  travaux, 

Tu  longe  sequere  et  vestigia  semper  adora, 

n'est-il  pas  permis  de  dire  qu'il  était,  même  loin  de  vous, 
un  des  vôtres?  Je  me  vois  ainsi  ramené  au  point  de  départ 
de  cette  étude. 


ANNÉE    1876.  7^9 


III 


Une  telle  étude.  Messieurs,  était  condamnée  d'avance  à 
être  incomplète.  Mes  souvenirs  abondent  quand  il  s'agit  de 
M.  Doudan;  mais  le  temps  est  justement  mesuré  à  vos 
lecteurs,  et  si  j'ajoute  quelques  traits  à  ceux  qui  précèdent, 
c'est  que  je  voudrais,  échappant  aux  graves  questions 
auxquelles  vous  m'avez  permis  de  toucher  d'une  main  dis- 
crète, aborder  un  terrain  plus  facile  où  je  sais  que  mon 
seul  mérite  sera  désormais  de  ne  pas  rester  trop  longtemps. 

Pour  porter  avec  succès  un  esprit  de  libre  penseur  dans 
le  monde,  il  faut  avant  tout  avoir  de  l'esprit.  Penseurs  libres 
ou  non,  beaucoup  s'en  passent.  Pour  M.  Doudan,  l'esprit 
était  le  passeport  qu'on  aurait  pu  lui  demander  partout; 
il  l'avait  toujours  avec  lui.  Voltaire  a  dit  :  '  11  n'y  a  rien  de 
plus  aimable  qu'un  homme  vertueux  qui  a  de  l'esprit.  »  La 
bonne  renommée  de  la  pensée  libre  chez  M.  Doudan  tenait 
à  un  ensemble  de  qualités  qui  n'étaient  pas  seulement  celles 
de  son  intelligence,  mais  de  son  cœur.  «  L'esprit  de  poli- 
tesse, avaitdit  aussi  La  Bruyère,  est  une  certaine  attention 
à  faire  que,  par  nos  paroles  et  par  nos  manières,  les  autres 
soient  contents  de  nous  et  d'eux-mêmes...  »  M.  Doudan 
donnait  facilement  à  ce  genre  de  politesse  tous  les  dehors 
de  l'amitié.  Il  avait  par  excellence  ce  genre  d'affabilité  qui 
enlève  à  la  controverse  toute  amertume,  à  la  raillerie,  quand 
son  tour  venait,  tout  aiguillon  douloureux.  Il  n'était  ni 
infatué  ni  obstiné.  «  Il  n'y  a  rien  de  si  rare  au  monde  que 


-750  PIÈCES    DIVERSES. 

d'être  de   son  avis,   rien  do  si  difficile  que  de  vouloir  ce 
qu'on  a  voulu  (i)...  »  Cette  l'aiblesse  de  volonté,  signalée  par 
le  duc  de  Broglic  dans  un  beau  livre,  péché  mortel  che/.  les 
politiques,  n'est  pas  un  trop  grand  défaut  chez  un  philo- 
sophe, même  ailleurs  que  dans  l'éclectisme.  La  correspon- 
dance de  Doudan  lourmillc  de  contradictions.  Croye/.-vous 
qu'il  se  démente?  Non,  il  se  complète;  son  esprit  n'est  pas 
mobile,  mais  curieux  et  perfectible  à  outrance.  «  J'apprends 
tous  les  jours  quelque  chose,  »  disait  le  vieux  Caton.  Le 
roi  Louis-Philippe   disait  en    i84o  :  <'  Depuis  que  je  suis 
roi,  j'ai  beaucoup  appris.  »  Mais  ne  nous  y  trompons  pas  : 
sous  cette  a[)parence  d'une  curiosité  un  peu  flottante,   le 
bon  sens  du  penseur  avait  chez  M.  Doudan  sa    cuirasse 
d'acier  bien  trempé.   Fortement  maître  de  lui,  ayant  tou- 
jours ce  que  j'appellerai  la  sincérité  du  moment,  avec  l'in- 
variable respect  de  la  langue  et  du  goût,  il  a  pu  ainsi  prêter 
son  jugement  à  la  mobilité  des  hommes  et  des  choses,  non 
sans  y  pénétrer  profondément  par  la  justesse  de  son  coup 
d'œil,  la  finesse  de  son  ironie,  la  hardiesse  enjouée  de  son 
esprit,  tourné  par  instant,   pourquoi  ne  pas  le  dire?  à  la 
moquerie   et   au  paradoxe.   La  forme  en  lui  variait  sans 
cesse,  le  fond  résistait. 

M.  Doudan  écrit  souvent  à  des  femmes.  Un  tiers  de  ses 
lettres  leur  est  adressé.  Il  n'y  met  aucune  galanterie  ba- 
nale, mais  seulement  une  courtoisie  plus  raffinée.  La  vérité 
sort  toujours  de  son  puits,  mais  toutefois  avec  un  peu  plus 
de  toilette  et  d'appareil.  Il  ne  faut  pas  croire  d'ailleurs 
que  sa  libre  pensée  se  refuse  à  profiter  de  ces  entremises 

(1)  Vues  sur  le  gouvernement  et  la  France. 


AMNÉE    1876.  751 

charmantes.  lien  sait  trop  la  puissance  dans  le  inonde.  1^1 
puis  il  ne  s'attache  pas  obstinément  à  une  idée,  il  ne  s'a- 
charne pas  à  un  principe  au  point  d'effaroucher  ses  spiri- 
tuelles corresponthmtes.  «  Henri  IV,  disait-il,  n'avait  pas 
une  boîte  à  principes  dans  sa  poche,  mais  un  panache  blanc 
à  son  casque,  et  il  ne  disait  pas  aux  siens:  Sui\i'z  mon  i-ai- 
sonnement  ;  vous  le  (i-ouNci-ez  toujours  au  chemin  de 
l'honneur!...  Quand  un  homme  me  dit  :  Partons  d'un 
principe!  je  deviens  tout  triste...  »  Doudan  est  un  servi- 
teur (lu  bon  sens.  11  enrichit  son  esprit  plus  qu'il  ne  le 
charge;  il  l'alline  et  le  raffine  pour  en  faire  l'arme  légère 
et  forte  avec  laquelle  sa  libre  pensée  traverse  la  vie;  af- 
frontant doucement  les  inégalités  sociales  et  les  pesantes 
controverses,  les  importants  et  les  sots,  les  fabricants 
d'hvperboles  et  les  chailalaneries  consacrées.  Il  inédit 
quelquefois  du  monde  ;  il  l'aime  au  fond,  quoiqu'il  dise  le 
contraire;  il  l'aime  dans  le  cercle  distingué  où  il  le  fré- 
quente, et  si  parfois  il  le  raille  doucement,  c'est  (ju'il  le 
traite  en  ami.  Un  spirituel  voyageur  avait  écrit,  passant  par 
Strasbourg,  qu'il  avait  \u  un  singulier  effet  du  tonnerre, 
tombé  sur  la  cathédrale  :  «  La  foudre  avait  respecté  tous 
les  noms  illustres  gravés  sur  la  plate-lbrme,  Herder,  Gœthe, 
Gav-Lussac,  Lavater...  Elle  avait  brisé  les  deux  premières 
lettres  du  nom  de  Voltaire  (i)...  »  M-  Doudan  avait  lu  ce 
l'écit.  «  Eh  bien?  dit-il  à  son  ami,  la  première  fois  qu'il 
le  rencontra,  là  foudre  a  fait  son  devoir  à  Strasbourg  ! 
Elle  a  effacé  le  nom  de  \oltaire...  »  Et  il  souriiiil.  Lu 
sourire  bienveillant,   c'était  la  mesure  de  son  scepticisme 


(1)  En  Alsace,  par  M.  Xavier  Marmier,  p.  384. 


yb2  PIÈCES    DIVEHSES. 

dans  CCS  rencontres  délicates  avec  l'attendrissement  d'une 
crédulité  tiop  facile.  Il  souriait,  quoiqu'il  eût,  au  demeu- 
rant, bien  d'autres  armes  de  combat  en  ce  genre,  mais 
toutes  empruntées  à  un  certain  fond  d'ironie  dont  la  mine 
en  lui  était  inépuisable.  Son  esprit  passait,  par  degrés 
insensibles,  de  l'inoffensive  raillerie  à  la  satire  sans  merci, 
et  du  sourire  obligeant  qui  ébauchait  une  pensée  au  ferme 
regard  qui  l'achevait.  Pourquoi  ne  pas  l'avouer?  Ce  don 
d'ironie  qui  fait  de  M.  Doudan  un  maître  à  ce  titre, 
cette  finesse  railleuse  qui  le  distingue  entre  tous,  ce  mérite 
délicat  a  pourtant,  même  dans  cette  mesure,  ses  entraîne- 
ments et  ses  périls.  Doudan  s'élève  parfois,  et  ce  n'est  pas 
cela  que  je  lui  reproche,  à  la  plus  éloquente  invective 
quand  il  est  en  face,  comme  il  le  fut  en  avril  1871  (car  il 
était  resté  à  Paris),  de  quelques-unes  de  ces  frénésies  anti- 
sociales où  le  crime  a  encore  plus  de  part  que  la  fureur... 
Avant  ces  terribles  épreuves  et  quand  l'ordre  régnait  dans 
les  rues,  la  hausse  à  la  Bourse  et  la  sécui^ité  partout,  Dou- 
dan ne  prend  pas  son  parti  d'une  liberté  restreinte^  et  le 
librepenseur  ne  choisit  pas  ce  moment,  comme  tant  d'autres, 
pour  ne  plus  penser  du  tout.  Sur  les  fautes  et  les  impré- 
voyances de  l'autocratie,  sa  verve  non  plus  ne  tarit  pas; 
et  le  côté  par  où  l'impuissance  providentielle  du  pouvoir 
le  plus  absolu  prête  si  souvent  à  rire,  quand  elle  ne  nous 
réduit  pas  à  pleurer,  ce  côté  faible  de  tout  despotisme  n'a 
nulle  part,  je  crois,  été  mieux  caractérisé  et  mieux  jugé  que 
par  cet  aristarque  souriant  et  moqueur  des  événements  de 
son  siècle.  Non,  il  n'y  a  pas  là  ce  qu'il  signale,  avec  un  peu 
d'exagération  peut-être,  dans  les  Provinciales  de  Pascal, 
«  cette  raillerie  sinistre  et  tragique  aiguisée  et  affilée  comme 


ANNÉE     1876.  y 53 

un  poignard  »  ;  mais  voyez  s'il  ('-tait  possible  de  parler  avec 
plus  de  bonne  grâce  malicieuse  cl  de  bon  scnsprophélicjue 
du  danger  cpie  laisail  loiirir  ;i  la  France,  après  Sadowa,  la 
tolérance  si  étrangement  désintéressée  quis'associail  à  la  re- 
construction d'une  grande  Allemagne  unitaire  :  «  Que  dirait 
le  vainqueur  d'Austcrlitz,  écrivait  Doudan  en  juillet  iSOG, 
s'il  voyait  refaire  ccl  (Miipire  germanique  cpi'il  avait  délruit 
à  coups  de  canon,  et  un  empire  germaniqiu^  (pii  aura  bien 
plus  de  cohésion  que  le  premier?  Celui-ci  sera  un  régiment. 
L'autre  était  une  machine  dont  tous  les  ressorts  se  contra- 
riaient les  uns  les  autres...  Cl'  (pii  est  singulier,  ajoute-t-il, 
c'esl  riiistincl  j)olili(|iic  des  gens  d'affaires  de  Fi-ance... 
Hier,  l'un  d'eux  tlisait,  parlant  de  l'empereur  Napoléon 
d'aujourd'hui:  Ce  diable  d'honune  est  admirable  !  Il  vous 
renverse  en  un  tour  de  main  tous  ces  petits  Etats  d'Alle- 
magne dont  son  oncle  n'avait  jamais  pu  venir  à  bout...  » 

Ainsi  pratiquée,  appliquée  avec  cette  justesse  lapide  et 
incisive,  l'ironie,  si  spontanée  qu'elle  soit  toujours  sous  la 
plume  ou  sur  les  lèvres  de  M.  Doudan,  ressemble  à  un  art 
et  toucherait  à  la  perfection,  si  la  perfection  même  en  ce 
genre  n'avait  ses  écueils.  M.  Doudan  fait  (juei(|uc  pari  une 
très-piquante  étude  dr  la  bizarrerie  dans  l'espril,  (|u'il  dis- 
tingue justement  de  Toriginalilé  ;  il  la  définil  mieux  (pi'il 
ne  s'en  défend.  Mais  c'est  là  chez  lui,  quelle  qu'elle  soit  et 
elle  n'est  jamais  ni  malfaisante  ni  ridicule,  une  des  formes 
de  la  libre  pensée.  Il  faut  qu'il  dise,  de  manière  ou  d'autre, 
la  vérité  h  tout  le  monde,  à  ses  amis,  et  aux  meilleurs  tout 
des  pr.iiiiers.  Original,  il  l'est  toujours  avec  un  certain 
goût  d'approfondissement  qui  le  pousse  à  creuseï'  au  l'oud 
de  sa  pensée  comme  pour  y  faire  incessamment  des  décou- 

ACAD.    IR.  g5 


7^4  PIÈCES    DIVERSES. 

vertes  :  «  J'ai  une  rage  d'apprendre...  C'est  là  le  secret  de 
ma  prétendue  paresse.  Il  n'y  a  de  véritable  originalité  en 
tout  que  sous  les  dernières  couches  de  l'érudition.  Quand 
on  ne  sait  rien,  on  se  croit  trop  facilement  des  idées  neu- 
ves... »  Dirai-je  qu'il  se  défend  toujours  de  toute  affecta- 
tion ?  Il  me  répondrait,  comme  il  fit  un  jour  à  M.  Raulin, 
son  ami,  un  aimable  homme,  un  peu  martyr  de  cette  ami- 
tié doucement  querelleuse  :  «  Ne  dites  rien  contre  l'affec- 
tation du  style  ;  c'est  bien  souvent  un  travail  nécessaire 
pour  faire  sortir  sa  pensée  du  marbre  où  elle  est  en- 
fermée. » 

Chez  M.  Doudan,  la  pensée  a  par  moments,  en  effet,  cette 
beauté  sculpturale  qui  laisse  deviner  moins  l'effort  que  la 
facilité  du  ciseau  ;  plus  souvent  l'ironie  chez  lui  tourne  en 
poésie  ou  en  sentiment;  ailleurs,  c'est  le  paradoxe  qui  en 
fait  les  frais  avec  une  certaine  audace  :  «  Il  faut  savoir  oser, 
disait  Voltaire  ;  la  philosophie  mérite  bien  qu'on  ait  du 
courage;  il  serait  honteux  qu'un  philosophe  n'en  eût  pas, 
quand  les  enfants  de  nos  manoeuvres  vont  à  la  mort  pour 
quatre  sols  parjour...  »  Et,  au  fait,  un  paradoxe  bien  tourné 
n'est  jamais  si  audacieux  qu'il  le  paraît.  Il  vous  agace  au 
premier  moment  ;  regardez-y  de  près,  il  vous  protège  quel- 
quefois contre  une  absurdité  banale.  Il  est  comme  une  sen- 
tinelle perdue  du  bon  sens.  «  Je  suis  quelquefois,  écrit 
Doudan  en  i835,  porté  à  croire  que  l'erreur  naît  du  choc 
des  opinions  (i).  Autrefois  on  disait  que  c'était  la  vérité 


(1)  On  peut  voir,  dans  V inlfoduction  remarquable  que  M.  le  comte  d"Haus- 
sonville  a  mise  en  tête  de  la  correspondance,  que  l'éminent  écrivain  prend 
plus  facilement  que  moi  son  parti  des  paradoxes  de  M.  Doudan. 


ANNÉE     187G.  755 

qui  naissait  ainsi.  Il  est  bon  de  chanfi;ei'  de  temps  en  temps 
les  idées  reçues,  de  dire  l'envers  d'une  chose  laisomial)!»'. 
On  jette  une    sottise  en  l'air  cl  il   i-ctomhc    1111    li-ail  tl'es- 
prit...  »  Malgré  tout,  Doudan  m'elïraie  un  peu  quand  il  dé- 
veloppe même  en  se  jouant  sa  théorie  des  grands  espaces, 
lacs,  plaines  ou  forets, qu'il  considère  poui"  ceux  qui  les  ha- 
bitent comme  funestes  à  la  santé  ;  quand  il  démontre  l'uti- 
lité des  hypocrites  dans  une  société  bien  réglée;   quand  il 
célèbre  les  bienfaits  de  l'ennui   dans   les  petites   villes  de 
province;  quand  il  dit  auv  femmes  mariées  :  «  11   ne   faut 
jamais  quitter  son  mari  parce  que  cela  fait  trop  de  peine  de 
le  revoir»;  quand,  après  un  raisonnement  un  peu  fantai- 
siste, il  écrit  :  «  Le  ridicule  de  ce  que  je  vous  dis  là,  c'est 
que  j'en  pense  quelque  chose  »  ;  lorsqu'enfin  il  fait  passer 
à  une  troupe  d'écoliers  ce  qu'il  appelle  un  examen  d'igno- 
rance et  qu'il  répond  :  «  Très-bien!  continuez,  mon  ami!  »  à 
chacune  des  ripostes  qui  témoignent  le  plus  que  ces  enfants 
ne  savent  rien.  Tous  ces  paradoxes  sont  assurément  fort 
drôles  par  la  forme,  et  le  dernier  est  une  satire  contre  ces 
instituteurs  qui  chauffent  à  blanc  l'esprit  de   leurs  jeunes 
élèves,  au  lieu  de  lui  laisser  la  lenteur  salutaire  d'une  crois- 
sance naturelle  etd'unematurité  véritable.  Ailleurs,  l'auteur 
de  la  correspondance  aime  assez,  tiyant  à  parler  politifjue, 
à  se  munir  d'un  bon  paradoxe  qui  lui  servira  de  maintien 
dans  une  question  délicate.  Il  écrit  en  i848,  à  propos  des 
événements  d'Italie: 

«  J'aime  assez  ce  que  fait  le  roi  de  Sardaigne  qui  accroît 
les  bataillons  de  son  armée  à  mesure  (ju  il  donne  une  li- 
berté de  plus  à  ses  peuples.  C'est  là  proportionner  les  pa- 
rois de    la  machine  à  la  force  d'expansion  de   la  vapeur. 


7 56  PIÈCES    DIVERSES. 

C'est  le  contraii'o  qu'on  fait  ailleurs,  et  tout  le  monde,  en 
effet,  n'a  pas  une  bonne  année  à  ses  ordres  pour  contre- 
balancer ses  bonnes  intentions.  Le  pauvre  pape  et  le  pau- 
vre duc  de  Toscane  ont  eu  le  cœur  sur  la  main.  Il  leur  au- 
rait fallu  une  bonne  épée  de  l'autre  pour  repousser  l'excès 
de  la  familiarité.  Les  bons  trouvent  beaucoup  d'obstacles 
à  faire  bien...  La  morale  de  tout  ceci  est  qu'il  ne  faut 
être  le  bienfaiteur  de  personne,  à  moins  qu'on  n'ait  mis 
derrière  un  rempart  solide  ce  qu'on  est  disposé  à  garder 
pour  soi.  » 

«(  Il  ne  faut  être  le  bienfaiteur  de  personne  !»  M.  Doudan 
avait  besoin  d'un  certain  courage  pour  hasarder,  sans  y 
croire,  des  paradoxes  de  cette  force,  même  en  politique; 
mais  ces  témérités  ne  lui  déplaisaient  pas.  Il  lançait  ainsi 
des  mots  dont  le  sens  à  moitié  caché  ne  laissait  pas  pour 
lui  d'être  fort  clair,  mais  il  n'avait  pas  la  superstition  de  la 
clarté  qui,  selon  lui,  était  de  création  moderne,  et  qui, 
dans  les  Tusculanes  de  Gicéron  par  exemple,  faisait  par- 
tout défaut  à  la  sagacité  paresseuse  ou  exigeante. 

Pourquoi  ne  dirais-je  pas  qu'il  se  mêlait  une  pointe  de 
bonne  humeur,  d'/iMmo?/r  britannique,  avec  un  certain  plaisir 
de  dérouter  les  gens,  dans  ce  goût  que  notre  ami  montrait 
pour  le  pai^adoxe?  Il  a  écrit  quelque  part,  non  plus  dans 
une  de  ses  lettres,  mais  dans  un  de  ses  articles  de  Revue, 
trop  peu  nombreux,  que  les  éditeurs  de  sa  correspon- 
dance nous  ont  rendus  :  u  Une  raison  fine,  élégante, 
moqueuse,  préside  à  l'ensemble  de  la  civilisation  française, 
mélange  de  force  et  de  mesure,  d'audace  et  de  retenue,  de 
calcul  et  d'entraînement.  Le  symptôme  d'une  pareille  dis- 
position,  c'est  la  moquerie.    Un   peuple,   en  effet,  n'est 


ANNÉE     1876.  757 

moqueur  que  parce  qu'il  a  de  la  mesure  et  de  l'harmonie  dans 
ses  facultés.  Il  parodie  loiil  parce  qu'il  saisit  ,1  riti>^laiil  la 
moindre  dissonance  et  (jue  son  oreille  délicate  en  est  bles- 
sée (i)...  »  Est-ce  Molière?  Est-ce  la  Bruyère?  Est-ce  Addis- 
son?  Est-ce  le  Sage  ou  Voltaire,  ou  M.  Doudan  lui-même 
que  cette  définition  nous  laisse  entrevoir  ?  Avec  le  goût  et  le 
don  de  l'ironie  philosopiiiciue,  M.  IJoudan  aurait-il  eu  aussi 
àquelqueségardslinslinel,  parfois  le  talent  de  la  comédie? 
N'en  disons  pas  trop.  On  peut  croire,  en  lisant  certaines 
pages  de  sa  correspondance,  qu'il  serait  allé  jusqu'au  comi- 
que ;  il  s'arrête  au  burlesque,  témoin  cette  scène  d'un 
scrutin  législatif  doni  il  nous  fait,  sans  tiop  y  ei-oire,  l'a- 
musant récit  : 

«  La  Chambre  des  députés,  écrit-il,  va  grand  train  ici 
(c'était  en  juin  i84fi);  mais,  comme  toujours,  au  moment 
du  vote,  on  ne  trouve  pas  le  nombre  de  députés  nécessaire. 
Hier,  iM.  le  président  prit  uu  grand  parti.  H  fit  appeler  un 
huissier  et  lui  dit  deux  mots  à  l'oreille.  L'huissier  partit 
d'un  air  grave  avec  sa  baguette  noire  et  se  dirigea,  par  un 
soleil  bridant,  vers  l'école  de  natation  dont  les  portes  s'ou- 
vrirent devant  lui  au  nom  de  la  Chambre.  Il  .se  plaça  sur 
le  bord  des  bateaux  et  chercha  à  reconnaître,  dans  le  nom- 
bre infini  des  nageurs  qui  plongeaient  et  revenaient  sur 
leau,  s'il  ne  pourrait  pas  pêcher  quelque  membre  de  la 
majorité  :  mais  comme  il  est  rare  de  voir  aucun  député  à 
la  tribune  dans  le  costume  de  l'école  de  natation,  le  pauvre 

huissier  ne  savait  que  faire Enïin   on  entendit  sur  la 

surface  des   ondes  une  voix  forte  qui  dit  :    «  Que  ceux  de 


(1)  De  la  nouvelle  École  poétique,  tome  I,  p.  -48. 


58  PIÈCES    DIVERSES. 

messieurs  les  députés  qui  sont  sous  l'eau  veuillent  bien 
lever  la  tête  et  venir  voter  à  la  Chambre.  »  A  ces  paroles, 
toute  la  Seine  se  troubla,  et  l'on  n'entendit  plus  que  le 
iniu-mure  confus  d'une  douzaine  de  conservateurs  qui  se 
rhabillaient.  Les  opinions  incertaines  continuèrent  à  nager 
entre  deux  eaux  pour  échapper  aux  sommations  du  prési- 
dent. Alors  que  vit-on  et  ne  vit-on  pas?  Dans  cette  grande 
hâte,  les  plus  zélés  arrivèrent  les  moins  vêtus  et  les  tri- 
unes  détournèrent  les  yeux  sans  trop  de  colère » 

Avouons-le,  Messieurs,  ici  nous  sommes  loin  du  libre 
penseur;  où  plutôt  ne  sommes-nous  pas  ramenés  par  ces  di- 
versions mêmes  à  l'idéedecelibre  esprit  qui,  sur  toutechose, 
se  donnait  carrière,  qui  abordait  tous  les  sujets,  qui  les 
effleurait  ouïes  épuisait,  se  haussait  jusqu'à  eux  ou  les  rele- 
vait jusqu'à  lui,  et  qui,  grâce  à  cette  diversité  charmante  et 
puissante,  traversait  le  monde  sans  le  troubler,  lui  causant 
des  surprises  sans  scandale,  des  contrariétés  sans  amer- 
tume, d'aimables  querelles  sans  lendemain!  Sa  contradic- 
tion n'épargnait  personne,  quand  elle  en  avait  un  juste 
motif.  Mais  vous  avez  vu  parfois,  dans  un  champ  de  blé, 
les  épis  agités  un  instant  par  une  brise  légère  qui  les  ef- 
fleure sans  les  courber.  Dans  les  controverses  avec 
M.  Doudan,  vous  vous  sentiez  touché;  une  atteinte  si 
douce  ne  vous  laissait  ni  le  temps  de  vous  plaindre  ni  le 
regret  de  l'avoir  ressentie. 


ANNÉE    1876.  759 


IV 


Un  tel  contradicteur  ne  pouvait  être  qu'un  bon  conseil- 
ler. 11  l'était  pour  tous,  et  le  meilleur  qu'on  j)ùt  choisir, 
toujours  prêt,  toujours  sincère,  d'un  abord  loujoui-s  facile, 
et  sans  trop  d'indulgence,  même  pour  ses  amis. 

Non  !  je  n'aurai  jamais  de  lâche  complaisance! 

Il  vous  disait  cela  avec  le  sourire  de  Philinte,  non  avec  la 
véhémence  d'Alcestc  ;  et,  de  fait,  la  plupart  des  lettrés,  ses 
amis,  au  moment  de  quelque  sérieuse  épreuve  de  publicité, 
venaient  à  lui  comme  on  se  munit  d'une  assurance  contre  la 
grêle.  Il  avait  cette  «  promptitude  »  à  vous  conseiller  dont 
Boileau  fait  la  condition  d'un  bon  conseil  en  pareille  ma- 
tière. Il  allait  droit  a  la  faute,  mettait  le  doigt  sur  l'erreur 
de  votre  érudition,  procurait  un  support  à  votre  phrase  boi- 
teuse ou  une  saignée  à  votre  rhétorique;  sécheresse  ou  plé- 
thore, ce  qui  est  souvent  la  môme  chose,  il  avait  remède 
à  tout.  Il  excellait  surtout  à  vous  briser  vos  ailes  d'Icare. 
J'en  sais  quelque  chose.  J'ai  raconté  ailleurs  un  entretien 
que  j'eus  avec  lui  un  jour  que  je  venais  d'achever  (passez- 
moi  ce  souvenir)  mon  discours  de  réception  à  l'Académie 
française.  Je  lui  montrai  mon  travail  ;  arrivé  à  un  certain 
passage  dont  je  n'étais  pas  trop  mécontent  :  «  Tenez-vous 
beaucoup  à  cette  phrase?  me  demanda-t-il.  —  Ma  foi  !  oui. 
—  Eh  bien,  soit!  votre  phrase  n'est  pas  bonne;  il  y  a 
moyen  de  la  rendre  encore  plus  mauvaise...  »   et    il  me 


y6o  PIÈCES    DIVERSES. 

proposa,  par    manière    de   critique,   un   changement   qui 
la  rendait  ridicule.  11  fallut  céder.   Une    autre  fois  (c'était 
en  septembre  i843),  la  reine  Victoria  était  venue  au  châ- 
teau d'Eu  rendre  visite  au  sage  roi  Louis-Philippe.  J'avais 
été  l'historiographe  volontaire  de  ce  séjour  dont  j'étais  un 
des  témoins,  associé  à  tous  ses  incidents,  objet  d'une  cu- 
riosité si  universelle.  Je  n'ai  pas  grand  souvenir  de  ce  que 
j'écrivis  alors  pour  un  journal  très   important  cjui,   par  ma 
plume,  voulait  bien  le   dire  au  public.    Il  paraît  que  dans 
le  récit  d'un  déjeuner  doublement   royal,   dont  les  hautes 
futaies  de   la  forêt  d'Eu   furent   les   majestueux  témoins, 
l'enthousiasme  du  commensal  attendri  se  trahit  sans  trop 
de  mesure   dans  la  description   du    reporter;    Doudan  ne 
manqua  pas  cette  occasion  de  donner  cours  à  sa  libre  pen- 
sée. Il  écrivait  :  «   Nous  lisons   attentivement  le   récit  de 
ces  grandes  fêtes.   Les  descriptions  plus  ou  moins  poéti- 
ques du  Journal  des   Débais  sont  trop  dans    le   style    de 
René  et  des  Martyrs.  Il  faut  parler  plus   simplement  d'un 
goûter  ou  d'un  déjeuner.  H  y  a  pourtant  dans  Milton  un 
déjeuner  d'Adam  et  d'Eve  décrit  avec  cette  vivacité  de  cou- 
leurs et  ce  luxe  de  comparaisons;  mais  c'était  une  des  pre- 
mières fois  qu'on  déjeunait  dans  ce  monde.  C'était  le  dé- 
jeuner dans  le  sens  vraiment  étymologique;  il  y  a  six  mille 
ans,    suivant   le  calcul  le  plus  modéré   d'Ussérius,   qu'on 
boit  et  qu'on  mange  tous  les  jours.  La  reine  d'Angleterre 
s'en  va  et  nous  allons  rester  tout  seuls.  Il  faudra  tâcher  de 
se  distraire  les  uns  les  autres.  Nous  sommes  encore  trente- 
trois  millions  ;  mais  je  gage  que  personne  ne  va  plus  parler 
lyriquement  du  déjeuner  de  personne...  » 

En   trouvant  récemment,    dans   le   premier  volume   de 


ANNÉE     1876.  761 

M.  Doudan  (pages  5 18  et  suiv.),  cette  critique  à  la  fois  si 
juste,  si  fine  et  si  personnelle,  j'ai  éprouvé  d'abord  ce  petit 
frisson  que  notre  vanité  d'auteur  ne  nous  épargne  guère 
en  pareil  cas;  puis  j'ai  fait  comme  le  poète  de  la  Métro- 
manie  ;  «  J'ai  ri,  me  voilà  désarmé!  »  Cette  double  et  suc- 
cessive impression  donne  bien  l'idée  des  blessures  que 
notre  cher  et  aimable  Doudan  faisait  et  guérissait  du  même 
coup. 

Je  termine  ici  cette  incomplète  ébauche  d'une  physiono- 
mie qui  eût  réclamé  un  autre  pinceau.  J'ai  essayé  déjà  à 
deux  reprises  différentes  de  la  reproduire  (  i),  luttant  chaque 
fois  contre  mon  impuissance  à  la  saisir  dans  ses  métamor- 
phoses volontaires.  Aujourd'hui,  si  j'ai  pris  la  plume,  c'est 
moins  pour  vous  parler  de  M.  Doudan  que  pour  l'intro- 
duire, son  livre  à  la  main,  dans  voire  illustre  compagnie. 
C'est  lui  qui  par  ma  voix  vous  a  parlé.  C'est  votre  bien- 
veillant accueil  qui  lui  a  répondu,  M.  Doudan  ne  se  flat- 
tait pas.  Il  avait  pourtant  un  secret  instinct  de  sa  valeur, 
et  il  lui  arrivait  même  de  le  laisser  voir.  Il  avait  en  même 
temps,  sinon  le  regret,  tout  au  moins  le  sentiment  de  son 
obscurité  volontaire.  Une  des  plus  belles  pages  de  son  livre 
est  celle  qu'il  consacre  aux  inconnus,  ceux  que  leur  destin 
a  dotés  pour  leur  bonheur,  ou  affligés  pour  leur  confusion, 
d'une  vie  obscure  ou  d'un  nom  sans  écho.  Pensait-il  à  lui 
en  traçant  cette  page  mélancolique,  ou  n'a-t-il  fait,  con- 
trairement à  son  goût  qu'une  amplification?  Vous  allez  en 


(1)  Voir  ma  Notice  en  tôle  de  la  correspondance,  et  un  article  inséré  le 
30  juillet  dans  le  Journal  des  Débats  sur  la  publication  de  ces  deux  volumes 
due  en  partie  aux  soins  intelligents  et  délicats  de  M""  du  Parquet. 

ACAD.    FR.  q6 


^62  PIÈCES    DIVERSES. 

juger,  Messieurs,  si  vous  me  permetlez  ce  dernier  emprunt 
à  son  écrit  : 

«...  Je  crois  avec  le  poète  Gray.  dit-il,  qu'il  y  a  dans 
les  cimetières  de  village  bien  des  Milton  qui  n'ont  point 
chanté,  des  Cromwell  qui  n'ont  point  versé  de  sang.  Dans 
les  grandes  révolutions,  vous  voyez  ces  gens,  qui  étaient 
destinés  à  l'obscurité  par  leur  situation,  devenir  Bonaparte, 
Masséna,    Desaix,  Klébcr.   Tl  n'est  pas  probable  que  nous 
eussions  entendu  parler  d'eux  sans  la  secousse  qui  a  mis 
tout  sens  dessus  dessous.  Pour  moi,  je  ne  passe  jamais 
dans  une  petite  ville  de  province  sans  soupçonner  qu'il  y  a 
là  des  inconnus  qui,  dans  d'autres  circonstances,  auraient 
égalé  ou  surpassé  les  hommes  qui  remplissent  aujourd'hui 
le  monde  de  leur  nom.  Il  y  a  beaucoup  de  cages  où  sont 
des  oiseaux  qui  étaient  faits  pour  voler  très-haut.  La  na- 
ture est  très-riche,   et  il  ne  lui  fait  rien  que  des  inconnus 
de  grand  talent  n'entrent  pas  dans  la  gloire.  Ils  vivent  de 
leurs  pensées  et  de  leurs  sentiments  et  se  passent  de  l'Aca- 
démie française...  » 

M.  Doudan  ne  se  doutait  guère,  écrivant  ces  lignes,  que 
sa  lettre  serait  conservée,  qu'elle  vivrait,  qu'elle  le  ferait 
revivre  et  que  sa  protestation  contre  l'oubli,  jointe  à  tant 
d'autres  témoignages  de  son  rare  talent  d'écrivain,  le  ren- 
drait célèbre.  Gardez  donc  les  lettres,  vous  tous  qui  en 
recevez;  gardez-les  pour  peu  qu'elles  vous  aient  émus, 
impatientés  ou  charmés,  si  elles  ont  du  style,  le  style  d'une 
âme  ou  d'un  caractère,  homme  ou  femme;  gardez-les,  ces 
lettres,  et  le  jour  où  elles  n'appartiendront  plus  qu'à  vous, 
—  car  une  lettre  a  toujours  deux  maîtres,  celui  qui  l'écrit, 
celui  qui  la  reçoit,  —  le  jour  où  vous  en  serez  seul  maître. 


ANNKK     l8j6.  jd'i 

iiiilto/.  K's  amis  bien  iiispiios  (jul  nous  oui  tloiiiu'  cilUs  de 
Doiidan  ;  donnez-les,  si  elles  intéressent  la  morale,  la  langue 
et  le  goût;  si  elles  doivent  profiter  à  l'histoire  ou  à  la  cri- 
tique ;  donnez-les  au  public  justement  avide  et  jaloux  de  ces 
trésors,  et  qui  aime  à  prendre  ce  qui  ne  lui  a|i[iai  li. ni  i)as. 
Ces  confidences  qui  tantôt  nous  révèlent  un  homme,  tantôt 
jettent  leur  Iniiiirie  sur  une  épocpie,  c'est  leur  spontanéité 
même  cpii  les  rond  ])récieuses.  Moins  elles  visaient  au  re- 
gard du  public,  plus  elles  l'attirent.  Leur  désintéressement 
fait  leur  prix.  L'obscurité  qui  les  couvrait  rend  plus  vive, 
le  jour  où  elles  en  sortent,  la  lumière  qui  les  éclaire.  Gar- 
dez-les donc,  non  sans  vous  demander  ce  qui  manquerait  au 
patrimoine  intellectuel  de  l'humanité,  si  les  lettres  de  Ci- 
céron  et  de  Pline  le  jeune,  celles  de  Henri  IV  et  de  M""  de 
Sévigné,  celles  de  Rousseau  et  de  Voltaire,  celles  de  Paul- 
Louis  Courier  et  de  Joseph  de  Maistre  n'avaient  jamais  vu 
le  jour.  Je  rapproche  de  ces  grands  noms  celui  de  ÎM.  Dou- 
dan.  Je  ne  les  compare  pas.  Si  ces  correspondances  n'exis- 
taient pas,  quel  livre,  quel  traité,  quelles  études,  quelles 
recherches  pourraient  remplacer  le  bien  qu'elles  ont  pro- 
duit? Vous-mêmes,  Messieurs,  malgré  les  ressources  de 
votre  imagination,  l'étendue  de  votre  science  et  l'éclat  de 
vos  talents  en  tout  genre,  et  en  réunissant  comme  aujour- 
d'hui vos  cinq  classes,  vous-mêmes,  si  ces  correspondances 
n'existaient  pas,  seriez-vous  capables  de  les  inventer? 


DISCOURS 

DE   M.  CARO 

DIRBCTEDR  DE   l'aCADÉUIB   FRANÇAISE 
PRÉSIDENT  DBS   CINQ   ACADÉMIES 


Lu  dans  la  séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies 
le  mercredi  25  octobre  1877. 


Messieurs, 

Chaque  année,  à  cette  date,  il  est  de  règle  que  l'Institut 
de  France  célèbre  par  une  réunion  publique  l'anniversaire 
de  sa  fondation.  Depuis  quatre-vingt-deux  ans,  cette  tradi- 
tion, liée  à  nos  origines,  s'est  continuée  sans  interruption. 
Une  seule  fois  elle  a  été  suspendue,  il  y  a  sept  ans;  il  parut 
alors  qu'une  fête,  même  aussi  austère  que  la  nôtre,  serait 
mal  placée  au  milieu  de  la  douleur  publique.  Le  25  octobre 
1870,  l'Institut  garda  le  silence  :  ce  fut  la  marque  de  son 
deuil  dans  le  grand  deuil  de  la  patrie. 


■766  PIÈCES    DIVERSES. 

On  ;i  défini  souvent  le  caractère  de  cette  institution 
nationale,  qui  appelle  et  concentre  toutes  les  forces  de 
l'esprit  français,  et  sans  contraindre  aucune  d'elles,  les 
excite  par  l'émulation,  les  féconde  par  un  commerce  in- 
time, les  multiplie  les  unes  par  les  autres.  Le  temps  est  loin 
où  la  pensée  humaine,  dans  sa  jeune  audace,  aspirait  à 
s'égaler  à  l'universalité  des  choses.  L'âge  héroïque  des 
Parménide  et  des  Pythagore,  même  celui  des  Platon  et 
Arislote,  est  passé  sans  retour.  De  pareilles  tentatives  ne 
sont  possibles  qu'alors  que  l'esprit  humain  ne  connaît 
bien  ni  ses  forces,  ni  ses  limites,  parce  qu'il  ne  discerne 
pas  à  des  signes  certains  ce  qu'il  sait  de  ce  qu'il  sait  mal 
ou  même  de  ce  qu'il  ignore.  Depuis  longtemps  déjà  il  ne 
peut  plus  y  avoir  d'intelligence  qui  porte  à  elle  seule  le 
poids  toujours  accru  du  savoir  humain,  et  si,  par  excep- 
tion, cette  intelligence  se  rencontrait,  on  peut  être  as- 
suré d'avance  que  la  faculté  d'invention  y  succombe- 
rait pour  faire  place  à  l'universalité  trompeuse  de  la 
mémoire. 

C'est  à  ces  exigences  modernes  du  savoir  que  l'Institut 
correspond  avec  les  agrandissements  successifs  qu'il  a  re- 
çus, avec  sa  division  en  cinq  académies,  dont  quelques- 
unes  se  répartissent  elles-mêmes  en  plusieurs  sections,  dis- 
tribuant sa  tâche  pour  le  plus  grand  profit  de  chacun  et  de 
tous,  imitant  pour  le  travail  humain  ce  que  fait  la  nature 
dans  ses  ouvrages  les  plus  accomplis.  Les  naturalistes  nous 
parlent  souvent  de  cette  loi  qui  préside  à  la  vie,  d'après 
laquelle  plus  il  y  a  dans  un  être  d'organes  distincts  et  d'ac- 
tivités spéciales,  plus  il  y  aura  d'économie  de  forces,  de 
richesse  et  de  variété  dans  les  produits,  d'harmonie  dans  le 


ANNÉE     1877.  767 

tout  vivant.  La  division  du  travail  physiologique  n'i-mpùche 
pas,  bien  au  contraire,  la  communauté  des  résultats,  elle 
l'assure;  la  distinction  des  fonctions  ne  miil  jt;is  à  l'unité 
du  but,  elle  la  garantit.  C'est  le  signe  où  l'on  reconnaît  les 
organismes  supérieurs  que  la  nature  favorise  ;  elle  accroît 
la  vie,  si  je  puis  dire,  en  paraissant  la  diviser.  — Il  en  est 
de  même  pour  cette  grande  institution  :  à  travers  les  tra- 
vaux si  divers  du  savant,  de  l'écrivain  et  de  l'artiste,  entre 
lesquels  se  répartit  la  féconde  activité  qui  anime  le  corps 
tout  entier,  se  marque  l'unité  du  but  :  l'accroissement  ré- 
gulier de  substance,  de  force  et  de  lumière  pour  l'esprit 
humain,  le  progrès  de  la  science,  la  culture  plus  étendue 
chaque  jour  des  lettres  et  des  arts,  d'un  mot  la  ci\ilisation, 
cpii  n'est  que  l'expression  et  le  résumé  de  ces  grandes 
choses. 

La  division  du  travail  n'existe  d'ailleurs  qu'à  la  surlace, 
dans  les  méthodes  et  dans  les  objets  auxquels  les  mé- 
thodes s'appliquent.  L'esprit,  sous  cette  diversité  appa- 
rente, n'a  pas  de  peine  à  se  retrouver  lui-même  et  à  re- 
connaître sa  vivante  unité.  Soit  qu'il  poursuive  par  l'a- 
nalyse les  rapports  abstraits  des  figures  et  des  grandeurs, 
ou  qu'il  démêle  par  l'observation,  sous  l'amas  confus 
des  faits,  les  relations  uniformes  et  les  lois;  soit  qu'il 
pénètre  dans  le  monde  plus  ténébreux  mille  fois  et  plus 
compliqué  de  l'intelligence  et  dans  la  région  des  piin- 
cipes,  ou  qu'il  agisse  sur  les  hommes  par  l'éloquence, 
par  la  poésie  et  l'art,  qu'il  crée  des  types  ou  invente,  pai' 
des  combinaisons  du  son  et  de  la  forme,  des  expres- 
sions nouvelles  du  beau,  dans  tous  ces  emplois  variés, 
c'est  toujours  le  même  esprit,   travaillant  sous  la  même 


H 68  PIÈCES    DIVERSES. 

loi,  celle  de  l'ordre,  poursuivant  en  toutes  choses  l'har- 
monie et  l'unité,  à  l'aide  de  la  même  faculté,  la  raison.  — 
La  raison  !  c'est-à-dire  la  faculté  de  saisir  la  raison  des 
choses,  les  rapports  suivant  lesquels  s'enchaînent  ou  s'en- 
gendrent les  faits,  les  idées  ou  les  émotions.  N'est-ce  pas 
elle  qui  suscite  les  grandes  hypothèses  par  lesquelles  les 
sciences  se  renouvellent,  ces  intuitions  rapides  et  merveil- 
leuses qui  devancent  les  faits  et  gouvernent  les  expériences, 
comme  par  un  pressentiment  de  l'ordre  qu'il  s'agit  de  re- 
trouver dans  la  nature  ?  N'est-ce  pas  la  même  raison  qui, 
sous  l'empire  des  mêmes  lois,  dirige  l'inspiration  de  l'ar- 
tiste et  lui  révèle  les  formes  de  la  beauté  pure?  Comme  la 
science,  dans  ses  plus  hautes  évolutions,  obéit  à  l'attrait 
secret  de  l'invisible  unité,  l'imagination  elle-même,  dans  ses 
créations  les  plus  hardies,  nous  paraît  liée  à  l'ordre  parce 
besoin  de  l'harmonie,  de  la  proportion,  de  la  mesure,  sans 
lesquelles  il  n'est  pas  d'œuvre  vraiment  belle  et  qui  mérite 
de  durer. 

C'est  pour  consacrer  ce  grand  principe  de  l'unité  de 
l'esprit  humain,  constant  à  lui-même  et  à  ses  lois  dans  la 
diversité  de  ses  applications,  qu'une  généreuse  fondation 
attribue  un  prix  biennal  de  vingt  mille  francs  à  l'ouvrage 
ou  à  la  découverte  que  l'Institut,  en  séance  plénière,  aura 
jugé  le  plus  propre  à  honorer  ou  à  servir  le  pays.  Cette 
année,  sur  la  présentation  de  l'Académie  des  beaux-arts, 
cette  haute  récompense,  la  plus  considérable  dont  dispose 
l'Institut,  a  été  décernée  à  une  œuvre  dont  la  réputation 
n'est  plus  à  faire  et  qui  est  déjà  populaire  sous  ce  nom 
consacré,  la  Jeunesse.  Admirée  à  l'Exposition  de  1875, 
elle  le  sera  plus  encore  dans  cette  galerie  de  l'Ecole   des 


ANNÉE  1877.  7G9 

beaux-arts,  où  elle  est  fixée  poui-  toujours,  parmi  les  traces 
encore  récentes  de  la  génération  d'hior,  sous  les  yeux  des 
générations  nouvelles  où  la  France  de  demain  reconnaîtra 
ses  artistes  préférés. 

On  sait  quel  succès  accueillit  cette  oeuvre  quand  elle  parut 
au  jour,  il  y  a  deux  ans.  Il  l'iiiil  sans  doute  l'aiio  l;i  pari  du 
sujet  lui-même,  des  souveniis  qu'il  rappelait,  de  l'ordre 
héroïque  des  sentiments  où  il  nous  conviait.  Le  sujet, 
c'était  la  consécration  par  un  monument  de  la  mémoire 
des  élèves  de  l'Ecole,  peintres,  sculpteurs  ou  architectes, 
devenus  soldats  pendant  la  guerre  de  1870  et  tués  à  r en- 
nemi, comme  disent  les  bulletins  militaires,  sous  les  imirs 
de  Paris  ou  sur  divers  points  de  la  France.  D'un  seul 
coup  d'aile,  l'art  nous  transportait  à  quelques  années  en 
arrière;  il  nous  faisait  revivre  dans  cette  journée  funeste 
où  perça  un  instant,  à  travers  les  brouillards  de  janvier, 
la  dernière  lueur  de  l'espoir  patriotique  qui  avait  sou- 
tenu pendant  de  longs  mois  Paris,  prisonnier  sans  être 
vaincu.  Mais  déjà  la  nuit  était  ictombée  plus  profonde 
sur  notre  suprême  effort  et  notre  suprême  illusion.  La  dé- 
faite irréparable  enveloppait  de  tout  côté  la  ville,  el  |i;tiriii 
ceux  qui,  ce  soir-là,  ne  revinrent  pas  et  qui  élaicnl  les  |)liis 
attendus,  au  milieu  de  tant  d'autres  dignes  de  larmes 
éternelles,  on  murmurait  tout  bas  le  nom  d'Ilenii  Re- 
gnauil.  H  était  tombé  avec  la  patrie  sur  son  dernier  champ 
de  bataille,  la  dernière  victime  de  cette  guerre,  une  des 
victimes  les  plus  nobles,  une  des  plus  aimées  et  des  plus 
dignes  de  l'être.  Les  jeunes  morts  sont  la  grande  émotion 
de  la  vie  humaine,  de  la  poésie  et  de  l'histoire.  Cette 
émotion  devient  un  deuil  public  quand  il  s'y  joint  le  regret 

ACAD.    FR.  gy 


770  PIECES    DIVERSES. 

d'un  talent  supérieur,  le  pressentiment  de  ce  qu'il  pouvait 
donner  au  monde  et  de  ce  qu'il  a  emporté  avec  lui. 

Il  serait  injuste  pourtant  d'attribuer  uniquement  à  ces 
circonstances  l'impression  profonde  que  produisit  sur  le 
public  la  statue  de  la  Jeunesse.  Comme  l'a  si  bien  mar- 
qué, d'un  trait  savant  et  délicat,  M.  le  Secrétaire  perpétuel 
des  beaux-arts  en  soumettant  le  choix  de  son  Académie  à 
la  sanction  de  l'Institut,  cette  statue  révèle  des  qualités 
supérieures,  indépendantes  des  souvenirs  qu'elle  évoque  : 
elle  a  des  mérites  d'invention  et  d'exécution  qui  sont  bien 
à  elle. 

L'Institut  n'a  eu  qu'à  applaudir,  d'une  voix  et  d'un 
vote  presque  unanime,  aux  conclusions  de  ce  rapport 
décisif.  Il  a  jugé  cette  œuvre  digne  de  la  haute  récom- 
pense pour  laquelle  on  la  proposait  :  œuvre  à  la  fois  idéale 
et  humaine,  idéale  par  le  symbole,  humaine  par  l'émotion  ; 
idéale  par  la  beauté  de  la  forme,  la  noblesse  du  geste,  une 
sorte  d'enthousiasme  attendri  et  de  fervente  piété;  humaine 
par  la  vie^  par  la  douleur,  par  l'élancement  de  tout  l'être 
dans  un  mouvement  plein  de  grâce  et  de  passion.  Rappro- 
chée du  spectateur,  le  pied  posé  sur  une  seule  marche  qui  la 
sépare  à  peine  de  la  terre,  on  dirait  que  cette  figure  émane 
de  nous,  qu'elle  s'est  formée  en  nous  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  exquis,  de  plus  noble  et  de  plus  pur.  C'est  bien  là  le 
rêve  de  la  jeunesse  pour  les  uns;  pour  les  autres,  c'en  est 
le  souvenir;  pour  tous,  c'en  est  la  plus  touchante  image.  — 
C'est  la  Jeunesse,  mais  c'est  aussi  la  Patrie.  Sous  les  traits 
de  cette  vierge  décorant  un  tombeau,  n'est-il  pas  permis  de 
reconnaître  la  France,  jeune  comme  le  héros  qu'elle  cou- 
ronne, lui  survivant  pour  le  pleurer  et  pour  se  souvenir; 


ANNÉE    1877.  771 

la  France,  qui  ne  vieillit  pas  et  qui  ne  meurt  pas,  et  qui 
seuil )lt'  renaître  à  chaque  génération  comme  la  nature  à 
chaque  printemps? 

Allez  revoir,  Messieurs,  en  sortant  d'ici,  ce  moiuunent 
élevé  à  une  chère  mémoire;  vous  jugerez  que  l'Iiislitul  ne 
s'est  pas  ti'ompé  en  décernant  le  prix  hieiiual  ;i  M.  <"-liapu, 
l'auteur  de  la  statue  de  la  Jeunesse. 

Et  maintenant  il  me  reste  un  douloureux  devoir  à  rem- 
plir. J'ai  à  retenir  un  instant  votre  pensée  sur  les  pertes 
nombreuses  qui  ont,  dans  le  cours  de  cette  année,  attristé 
nos  Académies.  Chaque  classe  a  payé  largement  son  tribut 
à  la  mort,  sauf  la  classe  des  inscriptions  et  belles-lettres, 
heureusement  épargnée,  et  qui  n'a  eu  sa  part  (pic  dans  le 
deuil  commun  de  l'Institut. 

Les  beaux-arts  ont  perdu  M.  Perraud.  On  connaît  la 
simple  et  fière  histoire  de  ce  fds  de  vigneron,  de  ce  petit 
montagnard  du  Jura,  formé  à  l'école  de  la  pauvreté,  sa 
dure  nourrice  et  la  compagne  de  toute  sa  vie,  (]iii  (Icvinl,  à 
travers  des  luttes  obscurément  héroïques,  l'artiste  éner- 
gique et  convaincu  que  nous  avons  admiré,  un  des  maîtres 
de  la  sculpture  française.  Rappelons  seulement,  parmi  ses 
œuvres  déjà  classiques,  en  iRnî  le  Faune,  en  1869  le  Déses- 
poir, œuvre  prophétique  pour  ainsi  dire,  pressentiment 
douloureux  de  cette  maladie  de  l'àme  à  laquelle  devait  suc- 
comber le  pauvre  artiste,  resté  seul  au  monde,  sans  l'appui 
de  l'affection  dévouée  qui  l'avait  soutenu  dans  une  vie  diffi- 
cile, où  il  paya  si  cher  la  rançon  d'une  laborieuse  célébrité. 
i;àLes  sciences  morales  et  politiques  regrettent  M.  Cauchy, 
le  parfait  honnête  homme,  une  conscience  intègre,  diflicile 
à  elle-même,  indulgente  et  douce  aux  autres,  le  type  du 


77^  PIECES    DIVERSES. 

savant  chrétien,  cachant  sous  une  modestie  presque  timide 
une  science  étendue  et  variée.  Elles  regrettent  également 
un  physiologiste  distingué,  attaché  à  la  section  de  philo- 
sophie et  dont  les  travaux,   dans  le  cours  d'une  longue 
carrière,  eurent  leur  jour  d'éclat.   Cette  bonne   fortune, 
M.   Lélut  la  méritait  par  son  érudition  consciencieuse, 
par  la  finesse  de  son  argumentation,  dont  la  phrénologie 
eut  à  payer  les  frais  dans  de  vifs  combats  que  l'on  n'a  pas 
oubliés.  Aliéniste  philosophe,   il   s'est  occupé,  non  sans 
quelque  esprit  de  système,  de  recherches  curieuses  sur  les 
analogies  de  la  folie  et  de  la  raison.  Je  dois  môme  dire  que 
ces  analogies  ne  laissent  pas  d'être,  sous  sa  plume,  assez 
inquiétantes  pour  la  pauvre  espèce  humaine,   et  surtout 
pour  les  grands  hommes.  Socrate  avec  son  démon  fami- 
lier, Pascal  avec  son  amulette,  durent  comparaître  devant 
ce  redoutable  inquisiteur  qui  les  renvoya  bien  et  dûment 
convaincus  d'un  commencement  de  folie.  M.  Lélut  prépa- 
rait ainsi  les  esprits  au  système  qui  a  paru  de  nos  jours, 
et  d'après  lequel  les  inspirations  qui  nous  semblent  les  plus 
sublimes  pourraient  bien  n'être  qu'une  forme  d'excitation 
cérébrale  et  le  génie  une  névrose;  et,  cependant,  malgré 
l'horreur  de  ces   révélations  médicales,   M.    Lélut  et  ses 
successeurs  n'ont  pu  encore  nous  dégoûter  du  génie,  tant 
est  grande  la  force  des  préjugés  !  Nous  nous  surprenons 
même  à  souhaiter  qu'une  pareille  maladie  s'enracine  et  se 
multiplie  parmi  nous.  Heureuses  les  nations  chez  lesquelles 
cette  contagion  se  répandrait,  chez  lesquelles  se  produi- 
raient beaucoup  de  ces  grands  penseurs,  dussent  les  Socrate 
et  les  Pascal  de  l'avenir  être   hallucinés  comme  l'un  et 
visionnaires  comme  l'autre  ! 


ANNÉE    1877.  773 

L'Académie  iVaiK-aisc  a  été  bien  cruclIciuciiL  ipruuvée. 
Aujourd'hui  en  deuil  de  son  cher  et  glorieux  doyen,  elle 
avait  perdu,  depuis  près  d  un  an,  l'auteur  célèbre  de  liiF>//e 
d'Eschyle  et  de  poèmes  d'une  haute  inspiration,  M.  Autiaii, 
mort  au  moment  où  il  revoyait  ses  vers,  avec  un  soin  jaloux 
de  la  perfection,  pour  une  édition  définitive  qu'il  préparait 
comme  son  poétique  monument.  11  ne  lui  aura  pas  été  donné 
de  l'achever.  «  La  mort,  disait  récemment  un  de  nos  con- 
frères (i),  la  mort  vient  à  son  heure,  pas  à  celle  que  nous 
croyons.  »  Déjà  depuis  quelques  années  M.  Autran  était 
obligé,  pour  la  révision  de  son  œuvre,  de  demander  aux 
affections  qui  l'entouraient  une  aide  que  ses  yeux  à  demi 
éteints  rendaient  nécessaire. 

Oui,  la  nuit  désormais,  la  nuit  du  vieil  Homère 
Ravit  tout  à  mes  yeux,  tout,  jusqu'à  mon  chemin  ; 
Le  ciel  me  réservait  cette  infortune  araère 
De  ne  plus  voir  l'ami  qui  me  serre  la  main  (2). 

Depuis  que  M.  Autran  exprimait  cette  plainte  touchante, 
le  mal  implacable  faisait  des  progrès  d'année  en  année,  et 
maintenant  ce  sont  d'autres  mains  que  les  siennes,  d'autres 
yeux  bien  dévoués,  bien  attentifs,  qui  achèveront  l'œuvre 
commencée.  Nous  verrons  alors  apparaître  au  sommet, 
comme  pour  la  couronner,  une  noble  figure,  celle  d'un 
vrai  poète,  gardien  incorruptible  du  vrai  et  du  beau,  «  d'un 
chevalier  de  l'idéal  (3)  »,  d'un  homme  qui  a  cru  à  la  poésie 


(1)  M.  Meissonier,  sur  la  tombe  de  M.  Perraud. 

(2)  La  Lyre  à  sept  cordes,  épilogue. 

(3)  Voir  la  belle  pièce  intitulé  l'Idéal. 


nr^  PIÈCES    DIVERSES. 

au  point  de  lui  donner  sa  vie  entière,  sans  distraction  et 
sans  réserve,  et  qui  a  puisé  dans  cette  foi  assez  de  force 
pour  préférer  à  toute  autre  gloire  humaine  celle  de  n'être 
qu'un  poète. 

A  côté  du  poète,  le  savant;  la  mort  aime  ces  con- 
trastes. Il  y  a  un  mois  à  peine,  après  une  longue  ma- 
ladie,  M.  Le  Verrier  s'éteignait  laissant  après  lui  un 
nom  que  connaît  la  science,  aussi  loin  qu'elle  est  allée, 
aux  extrémités  du  monde.  «  Il  appartenait,  comme  on 
«  l'a  si  bien  dit  sur  sa  tombe  (i),  à  cette  grande 
«  famille  des  Copernic,  des  Kepler,  des  Laplace,  qui, 
«  depuis  plus  de  trois  siècles,  s'appliquent  à  décou- 
«  vrir  les  lois  du  système  du  monde  et  à  nous  en  faire 
«  comprendre  la  beauté.  »  —  En  vérité,  quand  un  tel 
homme  disparaît  d'au  miUeu  de  nous,  on  peut  dire  sans 
exagération  que  l'œuvre  de  Dieu  perd  un  grand  té- 
moin. Il  ne  m'appartient  pas,  et  je  n'essayerai  pas  d'ana- 
lyser cette  puissance  d'abstraction  extraordinaire,  cette 
faculté  unique  pour  les  calculs  de  la  mécanique  céleste, 
cette  supériorité  d'intelligence  spéciale  qui  avait  marqué 
dès  longtemps  la  place  de  M.  Le  Verrier  à  ce  poste  d'ob- 
servation des  phénomènes  célestes,  où  ses  qualités  étaient 
de  telle  nature  qu'elles  effaçaient  tout  le  reste,  même  ses 
défauts,  et  réduisaient  au  silence  les  oppositions  les  plus 
légitimes,  soulevées  contre  cette  dictature  du  ciel,  aussi 
ombrageuse  que  celle  de  la  terre.  —  D'autres  ont  raconté 
déjà,  comme  il  convient,  cette  vie  scientifique  et  les  ré- 

(1)  M.  Dumas,  membre  de  l'Académie  française,  secrétaire  perpétuel  de 
l'Académie  des  sciences. 


ANNÉE     1877.  775 

sultats  qu'elle  a  donnés  :   les  bornes   du   monde  solaire 
reculées  pour  notre   esprit,   les  labiés  des  grandes   pla- 
nètes construites,   l'orf^anisalion  puissante   qui    a  doté  la 
France   d'un  système   d'avertissement   des   tempêtes.    Je 
ne  veux,  à  ce   propos,  rappeler  qu'un  trait,  parce  qu'il 
appartient   à   nos  annales   académiques.  C'est  le    i"  jan- 
vier 1847,   o'^  "^  ^'"  souvient,  que   la  planète   qui  portait 
la  fortune  scientifique    de    M.   Le   Verrier,    apparut    au 
point  précis  du   ciel  que  le  calcul  lui   avait  assigné  long- 
temps avant  qu'elle  ne  fut  découverte,  quand  elle  n'était 
encore  qu'un  objet  idéal,  conçu  par  l'analyse,  invisible  à 
l'oeil  humain.  Quelques  jours  après,  le  7  janvier,  l'Acadé- 
mie française  recevait  le  successeur  de  M.  Royer-Collard, 
et  ce  qu'on  a  oublié,  c'est  que  ce  triomphe  magnifique  de 
la  théorie  et   du  calcul   trouva  ce  jour-là    un    interprète 
inattendu,  digne  d'un  tel  sujet.   Le   nouvel    académicien 
modifia  hardiment  son  discours  en  l'honneur  de  ce  grand 
événement  astronomique,  et  il  ajouta  de  verve  à  l'œuvre 
déjà  imprimée  ces  dernières  paroles  qui  enlevèrent  l'audi- 
toire :    «  Je  rends  hommage  à  la  sagacité  patiente  qui, 
s'armant  des  instruments  admirables  que  l'art  prête  à  nos 
organes,  aperçoit  laborieusement  des  phénomènes  cachés 
au  vulgaire...  mais  j'admire  davantage  encore  celui  qui, 
seulement    appuyé   de    cpiclques   observations    variables, 
projette  sur  lu  nuit  de  l'inconnu  la  lumière  d'une  induc- 
tion hardie,  et  sans  autre  instrument  que  cette  analyse 
merveilleuse,  œuvre  directe  et  abstraite  de  la  raison,  devine 
au  sein  de  l'invisible  un  monde  nouveau,  le  constate  sans 
l'observer,  le  démontre  sans  le  connaître,  le  prédit  en  quel- 
que sorte,  dédaignant  de  le  découvrir,  retrouve  la  créa- 


^-6  PIÈCES    DIVERSES. 

lion  dans  sa  pensée  et  semble  à  la  fois  agrandir  le  ciel  et 
l'esprit  humain.  »  —  Celui  qui  louait  ainsi  M.  Le  Verrier 
était  M.  Charles  de  Rémusat. 

Ces  deux  noms,  Rémusat,  Le  Verrier,  vous  rappellent 
celui  qu'il  me  reste  à  prononcer  devant  vous,  et  qui  est 
suspendu  sur  vos  lèvres  depuis  le  commencement  de  cette 
séance  :  M.  Thiers.  Ce  grand  nom  appartenait  à  deux 
classes  de  l'Institut  qu'il  a  illustrées  depuis  près  d'un 
demi-siècle;  je  dirais  mieux  en  disant  qu'il  appartenait  à 
l'Institut  tout  entier  comme  à  la  France.  Il  restera,  en 
effet,  le  symbole  le  plus  éclatant  que  nous  ayons  vu  de 
l'universalité,  la  seule  à  laquelle  puisse  atteindre  de  nos 
jours  l'esprit  humain,  celle  des  aptitudes  et  des  facultés, 
qui,  en  un  sens,  sont  plus  que  les  sciences  spéciales, 
parce  qu'elles  sont  l'instrument  avec  lequel  chaque  science 
se  construit.  Par  ses  goûts,  par  son  ardeur  à  tout  savoir, 
par  son  aptitude  à  tout  comprendre,  M.  Thiers  aurait  pu 
être  un  juge  compétent  des  plus  savants  débats  à  l'Aca- 
démie des  sciences  (i),  comme  il  eût  été  une  autorité 
irrécusable  aux  beaux-arts,  comme  ill'était  aux  sciences 
morales  et  politiques ,  à  l'Académie  française ,  partout 
enfin. 

La  louange  s'est  épuisée  sur  ce  nom.  Que  trouver  qui 
ne  vous  paraisse  languir  au  prix  de  ce  qui  a  été  dit  déjà  par 
d'éminents  confrères  (2)  sur  cet  illustre  témoin  de  notre 


(1)  Rappelons  ce  fait  peu  connu,  qu';\  vingt  ans  M.  Thiers  avait  composé 
un  traité  de  trigonométrie  sphérique,  où  se  trouvent,  nous  dit-on,  des  dé- 
monstrations entièrement  nouvelles. 

(2)  M.  S.  de  Sacy,  dans  le  discours  qu'il  a  prononcé,  au  nom  de  l'Aca- 


ANNÉE  1877.  777 

histoire  nationale .  (|iii,  pour  corlaincs  parties  tic  celle  his- 
toire, en  est  devenu  le  j)eintre  immortel,  jusqu'au  jour  où 
entrant  directement  et  de  plain-pied  dans  l'action,  au  ser- 
vice de  la  France,  il  a  fait  lui-même  cette  histoire  que 
d'autres  raconteront  et  jugeront  à  leur  lour,  j(iui>siiiit  de 
cette  joie  bien  supérieure  à  celle  de  l'artiste  (jui  c\|)iime 
sa  pensée  dans  le  marbre  ou  sur  la  toile,  la  joie  de  l'acti- 
vité vraiment  créatrice  qui  réalise  son  idée  dans  les  faits, 
marque  son  empreinte  dans  un  siècle  et  dans  un  pays,  fait 
en  quelque  façon  de  l'humunilé  même  la  matière  vivante 
de  son  œuvre  et  lui  imprime  pour  un  temps  la  ressem- 
blance avec  sa  pensée. 

L'action  comme  but,  l'intelligence  comme  moyen,  ce  fut 
là  M.  Tliiers.  «  Je  ne  me  pique  pas,  disait-il  à  un  ami,  à 
propos  de  ces  livres,  d'être  un  habile  écrivain,  mais  je 
serais  honteux  si  l'on  me  démontrait  qu'il  y  a  dans  les 
sujets  dont  je  parle  quelque  chose  que  je  n'aie  pas  com- 
pris. »  Ainsi  s'explique  cette  curiosité  universelle,  ({ui  le 
posséda  jusqu'à  son  dernier  jour  et  que  personne  ne  porta 
jamais  au  même  degré  que  lui,  sauf  peut-être  Voltaire. 
C'était  la  pensée  toujours  en  acte,  toujours  en  éveil  dans 
tous  les  domaines  de  l'espiit  humain,  armée,  finances,  po- 
litique, beaux-arts,  philosophie,  physique,  astronomie,  ne 
voulant  rien  laisser  derrière  elle  ou  devant  elle  d'inex- 
ploré ou  d'inconnu.  De  là  le  goût  vif  de  M.  Thiers  pour 
ces  écrivains  dominateurs  qui  expriment  le  mieux  l'i'ner- 


démie  française,  aux  funérailles  de  M.  Thiers,  et  M.  Cuvillier-Fleury,  dans 
l'étude  publiée  par  le  Journal  des  Débats  sur  M.  Thiers  historien,  orateur, 
homme  d'État  (*29  et  30  septembre). 

ACAD.    v\\.  g8 


yyS  PIÈCES    DIVERSES. 

gie  d'une  pensée  maîtresse  d'elle-même  et  des  autres  : 
Tacite,  Pascal  et  Bossuet.  De  là  son  admiration,  dans 
l'histoire,  pour  le  génie  de  l'action,  Napoléon;  dans  les 
arts,  ses  préférences  pour  Michel-Ange,  le  génie  de  la 
force.  De  là  ce  genre  d'éloquence  très-personnel,  ce  goût 
de  la  simplicité,  cette  passion  pour  le  naturel,  qui  est  la 
vertu  agissante  et  communicative  du  style,  cette  vivacité 
lumineuse  qui  donnait  aux  ignorants  mêmes  l'illusion  de 
tout  comprendre,  cette  dialectique  infatigable  à  poursui- 
vre l'évidence  pour  l'imposer.  De  là  aussi  des  sacrifices 
au\(|uels  l'orateur  se  résignait,  une  certaine  défiance  du 
style  sublime  et  de  l'éloquence  continue,  l'insistance  et  les 
retours  sur  la  vérité  démontrée,  des  négligences  même  qui 
ne  lui  déplaisaient  pas  si  elles  servaient  à  ses  fins;  en  toute 
chose  la  ténacité  souple  et  déliée  d'un  esprit  résolu  à  vain- 
cre, épuisant  la  résistance  par  la  vérité  des  attaques  et  con- 
sidérant la  parole  humaine  non  pas  tant  comme  un  art  qui 
doit  charmer  les  hommes  que  comme  le  moyen  d'impri- 
mer en  eux  sa  pensée  ou  sa  volonté,  c'est-à-dire  encore  et 
toujours  un  moyen  d'agir. 

Je  ne  prétends  pas  tracer  un  portrait  dans  le  cadre 
restreint  qui  m'est  fixé;  ce  portrait  vous  sera  fait  plus 
tard,  ici  même,  dans  les  larges  proportions  qui  con- 
viennent à  un  pareil  modèle.  J'aurais  voulu  seulement 
mesurer  d'un  regard,  si  cela  eût  été  possible,  l'étendue 
de  cette  intelligence,  une  des  plus  vastes  que  la  nature 
ait  produites.  Permettez-moi  d'exprimer  un  regret  que 
vous  partagerez  tous,  je  n'en  doute  pas  :  c'est  que 
dans  cette  vie,  si  pleine  d'œuvres  et  d'actes,  il  reste 
une  lacune  que   M.   Thiers  avait   l'ambition   de  remplir. 


ANNÉE  1877.  77g 

qu'il  avait  déjà  remplie  pour  une  grandi'  pail  ci  que  notre 
orgueil,  notre  joie  eût  été  de  voir  comblée  pai-  lui.  Dans 
les  intervalles  du  pouvoir,  ce  puissant  esprit  (]ui  avait 
gouverné  l'Etat  méditait  une  œuvre  suprême  à  laquelle 
venaient  aboutir  toutes  ses  études  scicntiliqucs.  Imilc  son 
expérience  de  la  vie,  où  devait  se  manifester  dans  le  plus 
grand  des  sujets  cette  raison  qui  était  le  bon  sens  même  à 
sa  plus  haute  puissance,  cette  raison  où  tout  était  lumière 
et  lorce.  Quelle  œuvre  c'eût  été,  Messieurs,  que  ce  der- 
nier livre  où  M.  Thiers  devait  passer  en  revue  l'Homme, 
ses  origines  et  son  histoire,  la  Nature  et  les  méthodes  à 
l'aide  desquelles  la  science  l'étudié,  la  Terre  enfin  où 
l'homme  développe  sa  vie  laborieuse  et  devient  l'ouvrier 
de  sa  destinée  !  Tout  cela  pour  nous  conduire  au  pro- 
blème fondamental,  à  la  grande  énigme  qu'il  abordait 
avec  la  double  autorité  d'un  esprit  qui  s'est  exercé  dans 
toutes  les  sciences  et  d'un  homme  d'action  que  nul  ne 
pourrait  accuser  d'être  un  rêveur.  Ses  conclusions,  il 
les  laissait  pressentir  dans  tous  ses  entretiens.  Il  osait 
croire  aux  causes  finales  et  il  le  disait,  il  se  déclarait 
hautement  spiritualiste  ;  il  avait  les  convictions  les  plus 
fermes,  les  mieux  raisonnées  sur  le  principe  du  monde 
et  le  gouvernement  de  l'Univers.  Il  admettait  un  ordre 
providentiel  où  il  n'y  a  pas  de  place  pour  l'inutile,  où 
tout  a  sa  raison  et  son  but,  où  chaque  être  conspire  à 
une  fin  divine  par  l'action  des  lois  nécessaires  dans  le 
monde  physique,  par  un  libre  concours  dans  le  monde 
moral,  et  transportant  d'une  façon  piquante  dans  cet 
ordre  d'idées  le  langage  de  la  vie  parlementaire  :  «  Je 
suis,  disait-il,  je  serai  toujours  le  ministériel  de  la  Pro- 


^8o  PIÈCES    DIVERSES. 

«  vidence  (i)  »  ;  c'était  un  pouvoir  auquel  il  s'engageait  à 
ne  jamais  faire  d'opposition. 

Pendant  qu'il  était  livré  à  la  préparation  de  cette  œuvre, 
je   l'entendis  un  jour  raconter  ses  voyages  d'exploration 
dans  les  régions  nouvelles  de  la  science.  Avec  quel  feu, 
je  m'en  souviens,  il  décrivait  ses  découvertes  et  peignait  à 
notre   imagination    ses  joies    scientifiques!    Ce   jour-là, 
M.  Pasteur  l'avait  initié  à  ces  admirables  expériences  par 
lesquelles  le  savant  chimiste  analyse  les  germes  de  vie 
flottant  dans  l'atmosphère  et  en  suit  l'évolution  à  travers 
la  multitude  des  organismes  inférieurs.  La  veille,  dans  une 
de  ces  nuits  laborieuses  qu'ils  passaient  ensemble  à  l'Ob- 
servatoire, M.  Le  Verrier  avait  expliqué  à  son  illustre  ami 
le  mécanisme  du  grand  télescope  dont  il  avait  à  cœur  de 
doter  l'astronomie  de  son  pays.  En  nous  racontant  les  spec- 
tacles dont  il  avait  été  le  témoin  et  les  choses  les  plus  gran- 
des encore  qu'il   pressentait,   M.  Thiers  s'animait;   il  se 
représentait  lui-même  allant  de  l'Observatoire,  d'où  son 
regard  et  sa  pensée  plongeaient  dans  les  profondeurs  du 
ciel,  à  ce  laboratoire  célèbre  de  l'École   Normale   où  le 
microscope  pénètre   si  loin  dans  les   mystères   de  la  vie 
naissante  :  «  En  vérité,  nous  disait-il,  avec  de  tels  instru- 
«  ments,  si  puissants  et  si  délicats,  avec  le  génie  de  l'ob- 
«  servation   pour   guide,    chaque  jour  la  science  fait  un 
«  grand  pas  dans  l'inconnu.  Il  semble  que  le  savant  soit 
«  placé  comme  sur  un  double  promontoire  qui  s'avance 
«  vers  les  deux  infinis.  » 

M.  Thiers,  avant  de  mourir,  a  pu  faire  son  testament 


(1)  Conversation  avec  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire. 


ANNÉE     1877.  781 

politique.  Déplorons  que  le  temps  lui  ait  manqué  pour 
faire  ce  testament  philosophique,  dont  il  reste  du  moins, 
avec  de  nombreux  fragments,  un  fidèle  souvenir  dans  la 
mémoire  de  ses  amis.  Par  là  il  aurait  porté  un  grand  témoi- 
gnage devant  l'esprit  humain;  il  aurait  rendu  à  la  France, 
qui  croyait  en  lui,  un  service  suprême  en  l'éclairant  sur 
ces  hautes  questions,  qu'il  avait  méditées  avec  ardeur; 
c'eût  été  en  même  temps  un  dernier  hommage  à  la  Vé- 
rité (i),  qui  a  été  le  culte  de  sa  vie  et  dont  il  a  voulu  que 
le  nom  lut  inscrit  sur  son  tombeau. 


(1)  «  Patriam  dilexit,  Veritatem  coluit.  » 

Épitaphe  choisie  par  M.  Thiers. 


i 


LES  ENFANTS 


KT 


LES  DOMESTIQUES 

PAR  M.  LEGOUVÉ 

DE  l'académie  française 

Lu  dans  la  séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies 
du  25  octobre  1878. 


Mesdames  et  Messieurs, 

Le  morceau  que  je  vais  avoir  l'honneur  de  vous  lire  fait 
partie  d'un  ensemble  d'études  sur  la  famille,  qui  auront 
pour  titre  :  Nos  Filles  et  nos  Fils.  Une  des  questions  les 
plus  complexes  que  j'y  aborde,  est  certainement  celle-ci  : 
les  enfants  et  les  domestiques.  Cette  question  a,  en  effet, 
bien  des  aspects  différents.  Elle  n'est  plus  aujourd'hui  ce 
qu'elle  était  il  y  a  cent  ans.  Elle  n'est  pas  en  province  ce 
qu'elle  est  à  Paris.  L'âge  des  enfants,  leur  sexe,  la  posi- 
tion des  parents,  leur  fortune,  leur  caractère,  sont  autant 
de  circonstances  qui  la  modifient.  Je  n'ai  pas  la   préten- 


yS^  PIÈCES    DIVERSES. 

tion  de  la  traiter  tout  entière  :  je  ne  parlerai  que  du  pré- 
sent; je  ne  considérerai  qu'une  moitié  des  enfants,  les 
filles  ;  je  tâcherai  de  résumer  les  idées  générales  du 
sujet  dans  un  fait  particulier;  ce  fait,  je  l'emprunterai 
au  journal  d'une  mère.  C'est  une  scène  tout  intime,  et  ma 
seule  ambition  est  que  vous  puissiez  y  trouver  quelque 
vérité. 


FRAGMENT  DU  JOURNAL  D'UNE  MÈRE 

10  mars  1869. 

Hier  ma  fille  arriva  chez  moi  tout  en  pleurs.  Son  petit 
cœur  de  neuf  ans  était  gonflé  de  sanglots.  «  Qu'as-tu, 
mon  enfant,  au  nom  du  ciel,  qu'as-tu?  »  Là-dessus,  récit 
entrecoupé  de  larmes.  Depuis  près  de  deux  ans,  j'ai  pris 
à  mon  service  une  femme  de  chambre  appelée  Julie,  qui, 
malgré  un  caractère  un  peu  difficile,  me  satisfait  beau- 
coup. Intelligente,  propre,  courageuse,  active,  son  mari 
en  mourant,  lui  a  laissé  tout  le  soin  d'une  petite  fille,  un 
peu  plus  jeune  que  la  mienne,  et  qu'elle  a  placée  chez  sa 
mère  à  la  campagne.  L'enfant  est  tombée  malade  d'une 
fièvre  muqueuse.  On  l'a  écrit  ce  matin  à  Julie  ;  de  là  sa 
douleur,  et  de  là  aussi  le  chagrin  de  ma  fille.  Elle  a  vu  sa 
bonne  pleurer,  elle  a  pleuré  comme  elle  ;  elle  a  entendu 
sa  bonne  se  désespérer,  et  elle  s'est  désespérée  autant 
qu'elle!  Enfin,  sa  bonne  s'est  écriée,  avec  sanglots  :  «  Et 
penser  que  je  ne  suis  qu'à  dix  heures  de  mon  enfant,  et 


ANNÉE    1878.  -:85 

qiieje  no  peux  pas  alKr  la  ii'jdindii' !  ([u  file  >otillr<'  et  (pic 
je  ne  peux  jjas  la  soignei'  !  ([u  rllr  \a  |(i'ul-r(rc  iiKimir.  cl 
que  je  ne  lui  dirai  pas  adieu.  »  Là-dessus,  ma  du  rc  pclilc 
Madeleine,  tout  eouranl,  est  arrivée  à  moi.  «  Laisse-la  par- 
tir! Laisse-la  partir  !..  l'Ile  ne  demande  que  quatre  jours! 
le  tenij^s  de  la  voir...  de  l'embrasser...  —  Oui,  ma  |)elite 
fille!  Oui!  Je  lui  doum^  liuil  jours,  dix  s'il  le  l'aul,  \a  It» 
lui  annoncer!  »  Madeleine  partit  toute  joyeuse,  et  rcsiut 
au  bout  d'un  instant,  toute  triste.  «  Julie  te  remercie  bien, 
maman!  mais  elle  ne  peut  pas  s'en  aller.  Le  voyage,  aller 
et  retour,  lui  coûterait  quatre-vingts  francs,  et  quatre-vingts 
francs,  c'est  trop  pour  clic,  clic  ne  les  a  j)as.  »  Ma  fille, 
fort  eontristée,  reprit  sa  coulure  ;  moi,  je  rcjjris  ma 
tapisserie,  et,  tout  eu  travaillant,  j'entrai  dans  mille  ré- 
flexions sur  le  sort  des  domestiques  ;  puis  mon  aiguille  com- 
mença à  prendre  le  train  de  ma  pensée,  c'est-à-dire  à  aller 
très-vite  et  fiévreusement.  Ainsi  en  arrivc-t-il  souvent: 
quand  un  homme  marche  à  grands  pas  dans  la  rue,  ce  ne 
sont  pas  toujours  ses  jambes  qui  courent,  c'est  sa  tète. 

Je  réfléchissais  donc  combien  ce  nom  de  mère,  si  cher 
pour  nous,  est  douloureux  pour  les  femmes  en  service. 
Tout  pour  elles  est  privations,  sacrifice,  peine  dans  la  ma- 
ternité. A  peine  l'enfant  regardé,  embrassé,  sans  avoir  pu 
lui  donner  une  goutte  de  leur  lait,  car  cette  sainte  commu- 
nion de  l'enfant  avec  la  mère  leur  est  défendue,  elles 
remettent  le  pauvre  petit  aux  mains  d'une  étrangère  qu'el- 
les n'ont  peut-être  vue  qu'une  fois,  dont  elles  ne  connais- 
sent ni  le  caractère  ni  le  cœur,  et  qui  l'emportera  au  loin, 
le  plus  loin  possible  pour  que  cela  coûte  moins  cher,  cl 
voilà  que  commencent  les  angoisses  de  la  séparation,  l're- 
4c.j^D.  m.  99 


j86  PIÈCES    DIVERSES. 

micr  objet  de  terreur!  l'enfant  supportera-t-il  ce  voyage? 
Un  redoublement  de  froid  suffirait  pour  le  tuer.  11  arrive, 
il  est  installé...  où?  comment?  Elle  ne  peut  pas  même  le 
suivre  par  la  pensée  dans  ce  lieu  inconnu  où  il  vit,  et 
bientôt,  pour  tout  lien  entre  lui  et  elle,  de  temps  en 
temps,  une  lettre,  qui  se  résume  en  une  demande.  «  Je 
dirai  à  Madame  que  je  n'ai  plus  de  sucre.  Madame  veut-elle 
m'envoyer  du  savon,  du  linge,  des  hubillements?  »  La 
confection  de  ces  petits  habillements  est  la  seule  joie 
de  la  mère.  On  la  voit  le  soir,  après  son  travail  fini, 
penchée  jusqu'à  minuit  sur  un  petit  jupon  de  futaine, 
sur  quelques  débris  de  la  garde-robe  de  ses  maîtres 
qu'elle  rajuste,  qu'elle  répare,  et  qu'elle  envoie  là-bas; 
non  sans  les  avoir  baisés  plus  d'une  fois,  comme  s'ils  de- 
vaient porter  ses  baisers  à  l'absent.  Pai^fois,  grand  événe- 
ment, quelque  photographe  ambulant  a  passé  dans  le  vil- 
lage, et  elle  reçoit  au  jour  de  l'an  le  portrait  de  celui... 
qu'elle  ne  reconnaît  pas...  à  peine  l'a-t-elle  entrevu!  et  il 
est  si  changé  depuis  ce  temps-là  !  Rien  de  plus  doux, 
pour  nous,  mères  riches,  que  d'assister  à  toutes  les  méta- 
morphoses de  visage,  à  toutes  les  conquêtes  d'intelligence, 
à  toute  l'éclosion  physique  et  morale  de  nos  enfants  :  les 
yeux  qui  s'ouvrent,  le  regard  qui  naît,  la  bouche  qui  sou- 
rit, les  cheveux  qui  poussent,  les  dents  qui  pointent,  la 
langue  qui  bégaye,  sont  autant  de  sujets  de  joie  et  d'es- 
pérance. Eh  bien,  ces  bonheurs,  qui  sont  de  simples 
bonheurs  naturels,  qui  devraient  être  le  lot  de  toutes  les 
mères,  la  femme  en  service  les  ignore.  L'enfant,  au  sortir 
de  nourrice,  ne  revient  pas  chez  elle...  Elle  n'a  pas  de  chez 
elle;  il  lui  faut  trouver,  comme   Julie,   quelque    parente 


ANNÉE     1878.  787 

retirée  à  la  campagne,  en  piovinee,  qui  élève  renl'anl  à  sa 
place.  Elle  ne  peut  ni  sur\  ciller  sa  santc  ni  eoinballi-e  ses 
délauts...   ni  se  faire  aimer  dr  lui.  <l  «iilin,...   si  conune 
Julie  elle  apprend  qu'il  est  malade,  mourant...  elle  ne  peut 
j)as...  Oh!  je  n'y  liens  plus!  ce  serait  liop  •  iiicl  !  (pialre- 
vingts  francs   sont  quelque  chose  dans  mon  petit  budget 
personnel  ;  et  puis,  il  faut  bien  l'avouer,  je  me  rêvais,  pour 
l'anniversaire  de  mes  trente  ans,  une  jolie  toilette...  que  je 
comptais  charger  de  défendre   ma  ligure  !  Bah  !  luie  jolie 
toilette   de   moins...   une  petite  bonne   action   de  plus... 
j'y  gagne  !  Et,  me  levant  vivement,  je  cours  à  mon  secré- 
taire... j'y  prends  quatre-vingts  francs;  et  je  dis  à  Made- 
leine :  «  Va  donner  cela  à  .Iulie  et  qu'elle  parte  !  »  Le  saut 
de  joie  de  ma  fdle,  son  avalanche  de  baisers,  elles  rcmer- 
cîments  de  la  mère  m'ont  bien  payée  de  mon  sacrifice. 


18  mars. 

Julie  est  revenue.  Son  enfant  est  sauvée.  La  mère  est 
bien  heureuse!...  Quand  je  dis  bien  heureuse...  je  dis  trop. 
Est-ce  un  reste  d'inquiétude?  est-ce  une  crainte  pour 
l'avenir?  Je  ne  sais,  mais  il  reste  un  nuage  sur  son  Iront. 
Qu'a- t-e  Ile? 

25  mars. 

Je  sais  le  mot  de  l'énigme.  Nos  enfants  sont  les  grands 
intermédiaires  entre  nos  domestiques  et  nous.  On  nous  fait 
dire  par  eux  ce  qu'on  désire,  pensant  que  les  messagers 


j88  PIÈCES    DIVERSES. 

aideront  à  la  réussite  du  message.  Ils  sont  très-diploma- 
tes, les  domestiques  !  et  comme  les  enfants,  de  leur  côté, 
n'aiment  rien  tant  que  d'être  de  moitié  dans  un  petit 
secret,  dans  un  petit  manège,  ils  jouent  le  jeu  des  autres 
pour  leur  compte,  ce  qui  fait  qu'ils  le  jouent  très-bien. 
Mademoiselle  ma  fille  est  donc  arrivée  hier  près  de  moi, 
avec  une  mine  mystérieuse,  et  de  petits  mots  adroits  jetés 
comme  par  hasard  dans  la  conversation.  Oh  !  Julie  l'a  bien 
dressée  !  «  Imagine-toi,  maman,  que  le  médecin  a  dit  que 
la  pauvre  petite  fille  de  Julie  ne  guérirait  jamais,  si  elle 
restait  là-bas.  Il  paraît  que  l'air  est  très-mauvais!  qu'il 
donne  la  fièvre  !...  Enfin,  tout  le  contraire  d'ici...  où  l'air 
est  si  bon  !  où  l'on  se  porte  si  bien  !  —  Autrement  dit,  ré- 
pondis-je  en  riant,  Julie  voudrait  faire  venir  sa  fille  ici. 

—  C'est  ça,  maman  !  —  Et  elle  t'a  chargée  de  la  commis- 
sion? —  C'est  ça,  maman  !  —  Mais  où  mettra-t-elle  cette 
enfant?  —  Elle  a  trouvé  une  petite  pension,  tenue  par 
les  soeurs,  une  très-bonne  petite  pension,  très-bon  mar- 
ché, où  l'on  apprend  très-bien,  où  l'on  est  très-bon  pour 
les  enfants.  —  Eh  bien,  c'est  parfait.  —  Oui!  seule- 
ment... —  Ah!  il  y  a  un  seulement.  —  Oui;  seulement, 
les  soeurs  ne  peuvent  pas  coucher  sa  fille,  et  alors...  — 
Alors  Julie  ne  peut  pas  la  faire  venir.  —  C'est  ça,  maman  ! 
Et  alors  tu  comprends  comme  elle  a  du  chagrin  !  —  Je  le 
comprends.  —  Il  paraît  pourtant  qu'il  y  aurait  un  moyen. 

—  Lequel?  pourquoi  Julie  ne  l'a-t-elle  pas  dit?  —  Elle 
n'ose  pas.  —  Mais  elle  te  l'a  dit  à  toi.  —  Oh  !  oui  !  —  Eh 
bien!  alors,  dis-le-moi.  —  Oh!  non!  Julie  me  l'a  bien 
défendu  !  —  Pourquoi?  —  Parce  qu'elle  a  peur  que  tu  ne 
veuilles  pas.  —  Parle  toujours,  nous  verrons  après.  —  Eh 


a>m';k    i8j8.  ^89 

bien,  voilai  Oli  !  et*  sorail  un  lit-s  bon  ino}iii.  La  |H'lilc 
Tliôièsc  viendrait  tou^  les  suirs  coiiciu  r  ici.  —  Ici?  —  Oui  ! 
avec  sa  maman  !  dans  le  lit  de  sa  maman  !  Kllc  11  ai  livcrait 
que  pour  se  coucher!  Et  elle  s'en  irail  toul  de  siiilc  en  >c 
levant!  cela  ne  déranj^erait  personne...  Tu  ne  I  fii  a|)(ice- 
vrais  même  pas!  el  la  pauvre  Julie  serait  si  eoiil»  nie  !... 
Veux-tu?  »  Je  ne  répondis  licii.  »  Est-ce  que  tu  ne  veux 
pas?...  C'est  qu'il  paraît  fjue  cette  pauvre  petite  lille...  elle 
mourra...  si  elle  reste  là-bas.  O  maman!...  je  t'en  prie!... 
je  t'en  prie  !...  »  Ace...  Je  t'en  prie!...  si  bien  sorti  ilu  l'onil 
du  cœur,  je  n'eus  pas  la  force  de  répondre  par  un  non,  et 
la  fdle  de  Julie  cntriia  en  pension  chez  les  sœurs  dans  Imit 
jours,  et,  tout  le  temps  de  notre  séjour  à  la  canq)a}^ne,  elle 
couchera  avec  sa  mère...  Oui  !  mais  après?  quand  nous  re- 
tournerons à  Paris?  comment  ferons-nous?  Oli  !  je  m'en 
fie  à  Julie  pour  souffler  encore  à  .Madeleine  quelque  très- 
bon  petit  moyen,  que  Madeleine  me  soufflera  à  son  lonr, 
et...  je  serais  bien  étonnée  si  je  résistais  ! 

15  octobre. 

Plus  de  six  mois  se  sont  écoulés  depuis  ce  jour-là.  Les 
sœurs  parlent  avec  grand  éloge  de  rinlelllgence  el  du 
caractère  de  l'enfant.  Seulement,  les  choses  n'ont  pas  tout 
à  fait  marché  comme  on  me  l'avait  annoncé.  La  petite 
Thérèse,  c'est  le  nom  de  l'enfanl.  ne  passe  pas  tout  à  fait 
inaperçue  dans  la  maison.  Elle  re\ient  souvent  avant  l'heure 
du  coucher,  je  l'ai  trouvée  plus  d'une  fois  à  table  avec  les 
domestiques;  le  dimanche  et  les  jours  de  fètc,  la  mère  la 


rc)0  PIECES    DIVERSES. 

garde  à  côté  d'elle  dans  la  lingerie,  mes  prévisions  et  nos 
conventions  sont  un  peu  dépassées...  Mais  Madeleine  aime 
tant  cette  enfant...  à  cause  du  bien  qu'elle  lui  a  fait!...  La 
reconnaissance  du  bienfaiteur  est  souvent  plus  sûre  que 
celle  de  l'obligé  !  Puis,  à  cet  àge-là,  c'est  chose  si  douce 
qu'une  compagne  qui  est  une  contemporaine  !  Jouer  tout 
seul,  ce  n'est  pas  jouer,  et  quand  j'entends  dans  le  jardin 
ces  deux  éclats  de  rire  qui  se  répondent,  quand  je  les  vois 
toutes  deux,  adroitement  et  ardemment  attachées  toute  une 
journée  à  la  confection  de  quelque  robe  de  poupée,  ou 
que  ma  fille  me  revient  d'une  course  dans  notre  petit  bois, 
le  teint  empourpré,  les  yeux  brillants,  le  visage  étincelant 
de  gaieté  et  de  santé,  je  me  dis  que  Dieu  me  récompense 
en  elle  de  ce  que  je  fais  pour  l'autre. 


10  juin  1871. 

Un  lien  nouveau  s'est  formé  entre  moi  et  Julie.  Elle  m'a 
montré,  à  l'époque  de  la  guerre,  un  dévouement  véritable. 
Elle  a  sauvé  notre  petite  maison  de  campagne  du  pillage, 
et  m'a  apporté  en  Bretagne,  où  j'étais  réfugiée  avec  ma  fille, 
tous  les  petits  meubles  qui  étaient  pour  moi  un  souvenir. 
Une  fois  là,  elle  m'a  profondément  touchée  par  sa  délica- 
tesse et  son  cœur.  Mon  mari  m'avait  donné  comme  viati- 
que la  moitié  de  ses  fonds  de  réserve;  Julie  se  montrait 
plus  économe  de  mon  petit  pécule  que  moi-même  ;  elle  se 
refusait  presque  tout  pour  moins  dépenser.  Nos  malheurs 
publics  me  déchiraient  l'âme;  elle  était  aussi  patriote  que 
moi,  et  elle  l'était  à  cause  de   moi.  Que   de  fois  la  vis-je 


ANNÉE    1878.  -,.| 

entrei-  éperdue,  hors  d'Iialeine,  épuisée  p;ii-  une  eourse 
à  loule  vitesse,  pour  nrapporter  un  peu  plus  tùl  nru- 
nouvelle  un  peu  moins  mauvaise  !  Notre  lo}i;ement  se  eoin- 
posail  (le  (leu\  petites  pièces,  qui  servaient  de  cliainhres  à 
coueher,  de  salon  et  de  salle  à  manger.  De  là  un  rajjpro- 
cheinent  matériel  de  tous  les  instants.  Plus  grand  encore 
était  le  rapprochement  moral.  Nous  mettions  en  commun 
nos  pensées...  comme  nos  rohes;  tout  cela  ne  Taisait  cpi'un. 
Quant  au.\  deux  enfants,  elles  vivaient  comme  deux  sœurs  ; 
ce  qui  nous  était  un  sujet  d'angoisse  leur  était  un  sujet  de 
jeux  :  elles  jouaieni  à  la  guerre.  Enfin  ces  quelques  mois 
passés  dans  ce  petit  port  de  Bretagne,  si  près  les  uns  des 
autres  et  si  loin  de  ce  que  nous  aimions,  avaient  l'ait  de 
notre  égalité  d'existence  une  sorte  d'égalité  de  condition. 
Revenus  après  l'armistice,  rentrés  dans  notre  maison  de 
campagne,  cette  intimité  de  passage  ne  s'efCaça  qu'à  demi 
de  nos  habitudes.  Julie  continua  à  intervenir  dans  tout  ce 
qui  louche  Madeleine;  elle  se  mêle  de  sa  toilette,  de  ses 
plaisirs,  elle  la  gronde  même  quelquefois;  je  prétends  en 
riant  que,  depuis  notre  séjour  dans  le  Morbihan,  Made- 
leine est  devenue  pour  elle  une  sorte  de  nièce  à  la  mode 
de  Bretagne. 


30  juin. 

Un  entretien,  que  j'ai  eu  hier  avec  une  de  mes  amies,  m'a 
fort  troublée.  Elle  est  beaucou[)  plus  du  monde  que  moi; 
mais,  au  milieu  du  loui'billon  de  la  vie  élégante,  elle  a 
gardé  un  vif  souvenir  de   uoliv  affection  de  jeunesse,  et 


702  PIÈCES    DIVERSES. 

elle  vient  de  temps  en  temps  jeter,  par  bouffées,  dans  le 
calme  de  ma  vie ,  les  saillies  de  son  bon  sens  mon- 
dain et  positif.  Elle  arrive  donc  hier,  et  avec  sa  sou- 
daineté habituelle  :  «  Qu'est  donc  cette  petite  fille  qui 
joue  avec  Madeleine?  —  C'est  la  fille  de  Julie.  — 
Qu'esl-ce  que  Julie?  —  Ma  femme  de  chambre.  —  Tu 
laisses  ta  fille  jouer  avec  la  fille  de  ta  femme  de  cham- 
bre? —  Sans  doute.  —  Tu  as  tort.  —  Écoute  d'abord 
l'histoire,  car  il  y  a  une  histoire...  »  Et  je  lui  conte  ce 
qui  s'est  passé.  «  Eh  bien,  sais-tu  ce  qu'elle  prouve,  ton 
histoire?  C'est  que  tu  as  eu  trois  fois  tort  :  tort  de  faire 
venir  cet  enfant,  tort  de  la  laisser  coucher  chez  toi, 
tort  d'en  faire  la  compagne  de  jeu  de  ta  fille.  »  A  ce 
moment,  les  deux  petites  filles  passaient  près  de  nous. 
«  Prends  donc  garde,  dit  Thérèse  à  Madeleine.  —  Ah  ! 
bon  Dieu!  s'écria  mon  amie,  voilà  bien  autre  chose! 
Cette  petite  fille  tutoie  ta  fille?  —  Oui,  quel  incon- 
vénient y  vois-tu  entre  deux  enfants  de  douze  ans  ?  — 
Quel  inconvénient?  C'est  que  cela  n'a  pas  le  sens  commun. 
—  Mais...  —  Écoute-moi  bien  :  je  me  crois  une  bonne 
femme  et  j'espère  être  une  bonne  maîtresse.  Quand  mes 
domestiques  sont  malades,  je  les  soigne;  quand  ils  sont 
dans  la  peine,  je  les  aide;  quand  ils  sont  dans  l'embarras, 
je  les  conseille;  mais  de  l'intimité  entre  moi  et  eux,  de  la 
familiarité  entre  eux  et  mes  enfants,  jamais  !  jamais  !  Mes 
sentiments  à  leur  égard  ressemblent  aux  figurants  dans 
les  tragédies...  ce  sont  des  personnages  muets!  pleins  de 
sincérité,  de  cordialité,  toujours  prêts  à  agir,  mais  ne  par- 
lant pas.  —  Rappelle-toi  donc  que  Julie  m'a  rendu  un 
véritable  service!  —  Tant  pis,  te   voilà  à  l'état  d'obligée 


ANNÉK     1878.  jgS 

vis-à-vis  crdlc  !  oi',  nous  m-  pouvons  plu>  rli'c  li>  obli^'t-s 
de  nos  domestiques.  —  Julie  a[)parlionl  à  la  race  d'élile 
des  vieux  domestiques.  —  Oh!  |,s  \ieu\  domestiques! 
s'écria  mon  amie  en  lianl,  lu  tumh(>  hicii  1  moi  (|ui  jiré- 
tends  qu'il  faudrait  les  changer  tous  les  si\  mois!  —  Ah  ! 
par  exemple  î  —C'est  évident!  As-tu  remarqué  (pi.  ,  .piand 
on  prend  un  domestique  nouveau,  on  elierche  pendant  le 
premier  mois  quels  sont  ses  défauts,  et  (pra[)rès,  on  cher- 
che bien  souvent  quelles  sont  ses  qualités?  C'est  tout  sim- 
ple !  au  début,  il  cache  tout  ce  qu'il  a  de  mauvais  et  met 
en  montre  tout  ce  qu'il  a  de  bon;  c'est  comme  les  nou- 
veaux mariés;  d'où  il  suit  qu'une  succession  de  domesti- 
ques constituerait  une  succession  de  lunes  de  miel.  — 
Quelle  folle  !  —  Du  tout  1  je  parle  très-sérieusement.  — 
Voyons,  peux-tu  nier  que  mille  exemples  prouvent  qu'au- 
trefois...?—  Autrefois  était  autrefois;  et  aujourd'hui  est 
aujourd'hui.  Autrefois  les  domestiques  faisaicnl  partie  de 
la  famille,  ils  y  naissaient,  ils  y  mouraient.  Aujourd'hui  ils 
ne  font  que  traverser  nos  maisons;  ce  sont  des  étrangers, 
des  nomades.  Autrefois  un  serviteur  qui  se  sacrifiait  pour 
son  maître  pensait  ne  faire  que  son  devoir,  et  se  trouvait 
payé  par  son  sacrifice  même;  aujourd'hui...  —  Mais  c'est 
aujourd'hui,  repris-je  vivement,  c'est  chaque  année  qu'une 
illustre  compagnie...  —  Ah!  réplicjua  mon  amie,  je  devine 
ce  que  tu  vas  me  citer!...  les  prix  de  vertu,  les  prix  de  l'Aca- 
démie... —  Précisément!  L'Académie  qui  donne  un  quart 
de  ces  prix  à  de  vieux  serviteurs...  —  Mai-,  je  ne  le  parle 
pas  de  ceux  qui  les  obtiennent,  je  te  parle  de  ceux  qui  ne 
les  obtiennent  pas!...  Et  lu  conviendras  bien  que  c'est  la 
majorité.  —  Sans  doute.  —  Et  que,  dans  cette  majorité,  il 
AC.\D.   FK.  100 


^g4  PIÈCES    DIVERSES. 

y  a  plus  d'un  dévouement  un  peu  grognon,  un  peu  acariâ- 
tre, voiic  même  un  peu  paresseux,  ce  qui  fait  que  je  suis 
toujours  tentée  de  leur  dire  : 

Aimez-nous  un  peu  moins  !  servez-nous  un  peu  plus  ! 

Je  t'indigne!...  C'est  que  j'ai  eu  aussi,  moi,  une  vieille 
bonne  qui  m'affectionnait. . .  Ah  ! . . .  seulement,  son  affection 
avait  loujouis  la  quittance  à  la  main,  et  rappelle-toi  que 
tu  entendras  sortir  de  la  bouche  de  Julie...  et  probable- 
ment à  propos  de  sa  fille,  la  phrase  sacramentelle  :  Après  ce 
que  j'ai  fait  pour  Monsieur  et  i¥ada?ne!  —  Ah!  tais-toi  ! 
m'écriai-je  avec  vivacité,  tu  désenchantes  tout  avec  ton 
prétendu  bon  sens.  —  Ce  n'est  pas  mon  bon  sens  qui 
parle,  ma  chère  amie,  c'est  celui  d'un  homme  que  tu  aimes 
et  honores,  mon  mari  !  —  Que  t'a-t-il  dit?  —  Un  mot  qui 
m'a  convaincue  et  me  sert  de  i^ègle  :  «  I,ies  filles  autrefois 
n'appartenaient  pas  aux  mères,  m'a-t-il  dit,  elles  apparte- 
naient aux  nourrices  d'abord,  puis  aux  bonnes,  puis  aux 
gouvernantes,  puis  aux  couvents,  puis  aux  filles  suivantes, 
comme  parle  Molière.  Quelles  sont,  en  effet,  dans  ses 
comédies,  les  confidentes,  les  conseillères  des  Marianne  et 
des  Isabelle?  Les  Dorine  et  les  Lisette.  Aujourd'hui,  grâce 
à  Dieu,  les  mères  ont  reconquis  leurs  enfants.  (Qu'elles  les 
gardent!  »  Voilà  ce  que  m'a  dit  mon  mari,  on  ne  peut  pas 
mieux  dire...  Et  pour  en  revenir  à  toi,  parlons  nettement. 
Ta  fille  peut-elle  rester  l'amie  de  Thérèse?  Non.  Thérèse 
pourra-l-elle  toujours  tutoyer  Madeleine?  Non.  Made- 
leine doit-elle  regarder  toujours  Julie  comme  une  sorte 
de  tante?  Non.  Tu  as  donc  eu  tort  d'établir  des  rapports 


AN.NÉE     1878.  795 

(jui  ne  peuvent  pas  durer,  d'autant  plus  que  la  .liilie  doit 
avoir  un  mauvais  caractère.  Est-ce  \iai? —  L  n  peu.  —  Hd 
bien  1  lu  seras  forcée  de  briser  péniblement  ce  (pu-  lu  as 
noué  imprudemment.  \  oilà  nia  prédiction  !  »  Là-dessus, 
elle  parlil,  me  laissant  fort  songeuse. 

12  août. 

Deux  petits  incidents,  arrivés  il  y  a  quelques  jours, 
m'ont  donné  à  réfléchir. 

Une  fort  aimable  femme,  ([ui  vient  de  s'installer  dans 
notre  voisinage,  m'a  amené  ses  deux  lilles.  Mon  imagination 
maternellerèvaaussitôtenellesdegenlillescompagnespour 
Madeleine.  La  sympathie,  du  reste,  s'était  déclarée  entre 
elles  du  premier  coup.  Un  quart  d'heure  après  l'arrivée, 
je  les  voyais  toutes  trois  rire  et  jaser  sur  la  petite  terrasse. 
C'était  un  dimanche.  La  fille  de  Julie  arrive  selon  son  ha- 
bitude, traverse  le  salon,  et  va  se  joindre  au  petit  groupe. 
«  Quelle  est  donc  cette  enfant?  »  me  demande  ma  nouvelle 
voisine.  Je  le  lui  dis  :  ma  réponse  amema  sur  sa  ligure  une 
expression  de  surprise  et  de  mécontentement.  Même  effet 
parmi  les  trois  amies.  L'arrivée  de  Thérèse  coupa  court  à 
la  gaieté,  à  l'expansion.  Les  deux  petites  étrangères  sem- 
blaient choquées,  Madeleine  embarrassée,  Thérèse  elle- 
même  gênée.  La  mère,  en  me  quittant,  ne  me  parla  plus 
du  désir  de  réunir  encore  nos  enfants.  Avait-elle  fait  le 
même  projet  que  moi,  et  l'intimité  de  Madeleine  et  de 
Thérèse  l'en  a-t-elle  détournée?  Je  le  crains.  Qui  a  tort, 
elle  ou  moi?  Voilà  ma  conscience  en  éveil.  Si  ce  rêve  d'in- 


^96  PIÈCES    DIVERSES. 

limité  ne  se  réalise  pas,  je  regretterai  boaucoup  les  filles 
pour  Madeleine,  et  la  mère  pour  moi. 

Le   dimanche   suivant,  Madeleine  jouait  une   partie    de 
crocket   avec    Thérèse.    Un    coup    douteux    produit   une 
altercation;  les  mots  aigres  s'échangent,  et  Thérèse,  qui  a 
quelque  chose   du  caractère  ardent  de  sa  mère,    lance  à 
Madeleine  une  repartie  qui  ressemblait  à  une  malhonnê- 
teté. J'en  fus  Irès-choquée.  Plus  j'oublie  que  Thérèse  est 
la  nile  de  ma   femme   de  chambre,   plus  elle   devrait  s'en 
souvenir;  il  y  a  là  un  manque  de  tact  qu'on  pourrait  pres- 
que appeler  une  ingratitude.  De  plus,  faut-il  tout  dire? 
Je  vois  poindre   en  moi,  depuis  quelque  temps,   un  senti- 
ment nouveau  et  dont  je  ne  puis  me  défendre.  Je  commence 
à  m'impatienter  que  Thérèse  fasse  plus  de  progrès  avec  les 
sœurs  que  Madeleine  avec  moi;  qu'elle  soit  plus  adroite 
que  Madeleine,  plus  vive  d'esprit  que  Madeleine,  plus  gra- 
cieuse que  Madeleine.  Mon  Dieu!...  qu'on  préfère  à  Made- 
leine... une  de  ses  compagnes...  je  ne  m'en  blesserai  en 
rien...  mais  que  la  fille  de  ma  femme  de  chambre  soit  plus 
jolie    que  ma   fille...   cela  m'agace ,  cela  m'irrite...    Il  me 
semble  qu'elle  n'en  a  pas  le  droit,  et  une  petite  mésaven- 
ture, qui  m'est  arrivée  récemment,  a  très-fort  mortifié  mon 
amour-propre  maternel.  Une  dame,  que  je  connais  à  peine, 
m'aborde  avec  les  compliments  les  plus  sympathiques,  les 
mieux  sentis  sur  ma  fille  :  «  Quelle  jolie  taille  !  quelle  figure 
spirituelle!  quelle  aimable  physionomie!  »  Je  triomphais, 
quand  je  m'aperçois  qu'elle  s'était  trompée  ;  elle  avait  pris 
Thérèse  pour  Madeleine.  Enfin,   inconvénient  beaucoup 
plus  grave,  Madeleine  trouve  trop  souvent  dans  Thérèse 
une  obéissance  docile  à  sa  volonté,  à  ses  caprices;  de  là 


A^^ÉE   i8-8.  -r)j 

des  habitiulos  de  despolismo ,  d'égoïsmo  (jiii  entravent 
toute  bonne  édiieation...  Décidément  mon  amie  pourrait 
bien  avoir  eu  raison. 


13  avril  187-2. 

La  prédiction  .s'est  accomplie.  Avant-hier,  à  table,  une 
expression  plus  que  vulgaire,  presque  p;rossière,  est  sortie 
de  la  bouche  de  Madeleine.  Mon  mari  a  bondi  sur  sa 
chaise.  «  Qui  t'a  appris  un  mot  pareil?  —  Je  lai  eiiltiidu 
dire  à  Thérèse,  répond  l'enfant  tremblante.  —  C'est  l)i<Mi, 
laisse-nous.  »  Elle  sort,  nous  restons  seuls.  «  Ma  chère 
amie,  me  dit  mon  mari,  voilà  un  mot  qui  doit  vous  éclairer. 
C'est  un  symptôme.  Madeleine  n'a  répété  que  celui-là, 
mais  Thérèse  lui  en  a  appris  probablement  plus  d'un  autre. 
J'hésite  depuis  quelque  temps  à  vous  dire  mon  senlinicnl 
et  ma  résolution,  mais  il  ne  m'est  plus  permis  d'hésitei-.  Il 
faut  couper  court  aux  rapports  de  Madeleine  avec  la  fille 
de  Julie.  La  fréquentation  des  domestiques  est  mauvaise 
pour  nos  enfants,  surtout  pour  nos  filles.  Elles  n'y  appren- 
nent pas  seulement  des  paroles  qu'elles  doivent  ignorer, 
elles  s'y  initient  à  des  pensées,  à  des  actions  dont  la  con- 
naissance seule  est  déjà  un  mal.  Vous  ne  vous  doutez  pas, 
avec  votre  naturelle  élévation  de  sentiments,  de  ce  qui  se 
raconte  souvent  autour  d'une  table  de  cuisine.  Or,  la  lille 
de  Julie,  confinant  à  la  fois  à  la  cuisine  et  au  salon,  est 
comme  l'intermédiaire,  le  fil  conducteur  qui  porte  aujour- 
d'hui à  l'oreille  de  Madeleine,  et  porterait  demain  jusqu'à 
son  àme,  ce  qui  pourrait  la  troubler,  plus  que  la  troubler! 


nqS  PIÈCES    DIVERSES. 

Il  faut  éloigner  la  fille  de  Julie.   Il  Tant   la  mellre  en  ap- 
prentissage. —  La  séparer  de  sa  mère  !  —  Il  le  faut.  »  Sur 
ce  mot,  Julie  entre,  elle  était  pâle,  ses  lèvres  tremblaient. 
Elle  venait  d'apprendre  ce  que  nous  reprochions  à  Thérèse. 
«  Je  viens  parler  à  Monsieur,  dit-elle  en  entrant.  Monsieur 
accuse  ma  fille  d'avoir  appris  une  vilaine  parole  à  M"'=  Ma- 
deleine. —  Oui  !  je  l'en  accuse.  Qui  serait-ce  si  ce  n'était 
pas  elle?  —  Ce  n'est  pas  elle  !  —  C'est  elle.  Elle  l'a  dit 
innocemment,  je  le  crois,  mais  elle  l'a  dit.  —  Elle  ne  l'a 
pas  dit  !  Elle  en  est  incapable  !  Ce  n'est  pas  elle  !...  »  et, 
comme,  dès  qu'il   s'agit  de  sa  fille,  Julie  n'est   pas  plus 
maîtresse  de  ses  paroles  que  de  ses  sentiments,  la  voilà 
qui  s'irrite,  qui  s'emporte  !...    «  On  en  veut  à  ma  fille  ! 
On  déteste  ma  fille  !   Il  me  semble  pourtant  qu'après  ce 
que  j'ai  fait  pour  Monsieur  et  Madame  !  »  Alors  les  repro- 
ches,  les  récriminations  contre  Madeleine,  le  tout  se  ter- 
minant par  ce  mot  :  Tout  cela,  c'est  des  menteries  !...  »  A 
peine  cette  parole  prononcée,  elle  s'arrête  court,  pâle  de 
confusion,  et  puis  sort  précipitamment.    «  Hé  bien,   ma 
chère    amie,    me    dit   mon  mari,  voilà  qui  est  clair  :    ce 
n'est  plus  seulement  de  Thérèse,  c'est  de  Julie  qu'il  faut 
nous  séparer.  —  Pour  un  mot  !  m'écriai-je  vivement,  mot 
inexcusable,  j'en  conviens,  mais  dont  elle  a  déjà,  soyez-en 
sûr,  regrets  et  remords,  dont  elle  vous  demandera  par- 
don à  genoux,  t—  Le  mot  n'est  rien,  le  fait  est  tout.  Or,  le 
fait,  c'est  que,  par  vos  bontés  pour  Julie,  vous  l'avez  gâ- 
tée.   Tenue    à   distance,   elle  serait   restée   un   excellent 
serviteur;  traitée  comme  une  amie,   elle   a  pris  dans  la 
maison  une  place  qui  n'est  pas  la  sienne.   Elle  se  croit 
sur  Madeleine  les  mêmes  droits  que  vous,  et  elle  en  use 


ANMÎE     1878.  y^q 

beaucoup  tro[):  \c  prtit  ;iiiK)iii-j)ropi'e  de  volir  lilli'  com- 
mence à  s'en  iiiilti'.  (Iciiiaiii  cllo  eu  souffrirai  I  ;  cl(in;(iii, 
nous  serions  obligés  d'accompHr  duicmctil  une  séparation 
qui  peul  s'effectuer  aujourd'hui  oncorc  avec  d'affectueux 
regrets.  Employez  donc  les  ménagements,  concilie/,  votre 
gratitude  légitime  avec  mon  désir;  acquittez  largcmciil  le 
Après  ce  que  J'ai  fait  pour  Madame,  mais  sépai-cz-vou-,  de 
Julie.  » 

Me  voilcà  en  face  du  dénouement  prévu.  Cela  m'est 
très-dur.  J'ai  [)our  .iiilit-  une  affection  véritable  :  je  sens 
en  elle  un  grand  cauir.  lùilin,  mon  mari  le  veut,  et  il  a 
raison  ;  à  mon  devoir. 


Le  lendemain. 

J'ai  rélléchi  toute  la  luiil  ;  ce  matin  j'ai  (ail  pari  (!<■  iiioii 
projet  à  mon  mari,  il  la  approuvé.  A  peine  me  quitlail-il, 
que  Julie  est  entrée  dans  ma  chambre  jtoni-  me  coiffer. 
Mous  ne  nous  disions  rien,  mais  je  voyais,  dans  la  glace 
devantlaquelle  j'étais  assise,  se  réfléchir  cette  figure  placée 
derrière  moi  ;  et  ses  yeux  gonflés  me  disaient  assez  à  (pioi 
elle  avait  employé  la  nuit.  La  vue  de  cette  tristesse  m'ùtait 
un  peu  de  courage,  i'ourtant,  après  quelques  hésitations  : 
«  Julie,  lui  dis-je,  vous  savez  quelle  affection  j'ai  poui- 
vous...  »  Le  peigne  lui  tomba  des  mains,  et,  sans  me 
laisser  achever,  elle  s'écria  :  «  Madame  va  me  renvoyer!  — 
Vous  renvoyer,  non  !  Julie  !  —  Je  le  sens  !  j'en  suis  sûre  ! 
Madame  va  me  renvoyer!  Oh!  j'ai  eu  Ijien  tori  hiei-!  mais 
ce  n'est  pas  ce  malheureux  mot  !  Il  y  a  autre  chose  !  INlon- 


8oO  PIÈCES    DIVERSES. 

sieur  ne  m'aime  pas  !  — Vous  êtes  injuste,  Julie,  Monsieur 
sait  ce  que  vous  valez;  vous  allez  en  juger  vous-même;  écou- 
tez-moi donc.  —  Oui,  Madame  !  et  elle  tomba  assise  sur  un 
petit  tabouret.  —  Ma  pauvre  Julie,  vous  êtes  partagée  entre 
deux  affections  dont  l'une  doit  nécessairement  être  sacri- 
fiée à  l'autre.  Vous  m'aimez  profondément?  —  Oh  !  oui! 
Madame  !  très-profondément  !  personne  ne  saura  jamais  à 
quel  point  j'aime  Madame.  —  Oui,  répliquai-je  en  sou- 
riant, mais  vous  aimez  encore  plus  votre  fille,  n'est-ce  pas? 
et  c'est  bien  juste.  Or,  sans  que  vous  le  vouliez,  tout  ce 
qui  la  touche,  vous  rend  irritable,  vous  aigrit...  —  Je  fais 
pourtant  tout  ce  que  je  peux  pour  me  contenir.  Madame  ! — 
Je  le  crois,  mais  vous  n'y  réussissez  pas  toujours,  et  vos 
regrets,  votre  tendresse,  se  traduisent  en  paroles  dont  vous 
vous  repentez...  sans  doute,  mais...  qui  n'en  sont  pas  moins 
blessantes...  —  Vous  voyez  bien.  Madame,  que  Monsieur 
me  chasse!  —  Non!  vous  dis-je.  Oh!  quelle  tête!  écoutez- 
moi  donc  !  —  Oui  !...  vous  avez  raison.  Madame,  j'écoute, 
j'écoute...,  d'ailleurs  ce  que  j'ai  dit  hier  est  très-mal,  et  je 
mérite  d'être  punie.  —  Hé  bien,  savez-vous  de  quelle 
façon  je  vais  vous  punir?...  Je  vous  réunis  pour  toujours 
à  votre  fille.  —  Comment,  Madame!  dit-elle  en  se  levant 
à  moitié.  —  Vous  connaissez  M"'  Vauthier  !  —  La 
blanchisseuse  de  dentelles?  — Oui.  Sa  maison  est  une 
bonne  maison;  on  peut  y  réaliser  des  bénéfices  modestes, 
mais  certains.  Elle  désire  vendre  son  fonds,  je  l'achète  et 
vous  le  donne.  —  Oh  !  Madame  !  —  Il  est  juste,  après  ce 
que  vous  avez  fait  pour  nous,  que  nous  assurions  l'avenir 
de  votre  fille.  Je  vous  connais;  avec  votre  intelligence, 
vous  doublerez  la  valeur  de  la  maison,  et  quand  Thérèse 


AWKF     1878.  801 


/ 


sera  en  àj^i'  ilc  si-  inarii-r...  ■■  l-;i  paiiNrc  liiiinir  m- |i(ui\;(il 
parler,  les  sanglots  la  siiHo(|iiai(iil .  (^)u(  l(|ius  [i.iroles  eon- 
fuses  s'échappèrent  seniiiiicnl  de  sa  huiulie  !  "  Oh!  .Ma- 
dame !  Madame  !...  Ah  !  (|ue  jai  raison  de  vous  aimei-!...  » 
l*iiis  tout  à  eoup,  se  levant  :  «  C'est  égal!  cela  me  leiid  le 
cœur  !  moi  ijui  eom plais  taid  mourir  ici  !...  ^loi  (iiii  chvais 
Thérèse  avec  tant  de  soin,  pour  ("Ire  la  lemnic  de  eliandjrt^ 
de  Aladenioiselle,  |)onr  ('lexcr  à  >on  loin-  les  enfaiiU  de 
Mademoiselle,  et  il  va  lalloir  \ t)iis  (piiller... —  l*oiir  \i\re 
près  de  votre  (illc  !  —  Oui!  oui!  Madame!...  vous  avez 
raison...  toujours  i-aison  !...  \(>us  êtes  à  la  lois  raisoiiiiaMi- 
et  bonne,  vous...  oli  1  Ikuimc,  surtout!  \  mis  (>((ii|ii'i  ilr 
votre  pauvre  femme  de  cliainhrc  au  nHinicul  uiruic  mi  illc 
a  eu  des  torts  avec  \ous!...  pailager  son  regn-l  de  vous 
quitter,  pleurer  avec  elle  !...  car  vous  pleurez  aussi  !  Ah  ! 
ma  maîtresse!  ma  chère  maîtresse!...  permettez-moi  de 
vous  embrasser  !  »  Deux  amies  ne  s'embrassent  pas  |)lus  sin- 
cèrement. A  ce  moment,  mon  mari  entra.  Notre  physiono- 
mie lui  dit  tout.  Julie  avait  pâli  en  le  voyant  entrer,  mais 
avec  sa  nature  toute  d'élan,  elle  alla  à  lui.  et  lui  dit  :  «  Merci, 
Monsieur,  de  ce  qnc  vous  faites  pour  moi.  —  Nous  ne  fai- 
sons (pie  notre  devoir,  Julie,  et  crove/  liim  (|uc  ee  dénoue- 
ment est  le  meilleur.  Autrefois  le  rêve  des  doiiicslifjues 
pouvait  être  de  rester  toujours  dans  la  maison  de  leurs 
maîtres;  aujourd'hui,  leur  ambition  doit  être  d'en  sortir. 
Les  temps  sont  changés  ;  chacun  doit  viser  à  s'appartenir  à 
lui-même.  La  domesticité  ne  doit  [jIus  être  (pi  un  passage, 
une  étape  ;  vous  traversez  nos  maisons  pour  y  amasser  un 
petit  pécule,  |)our  y  faire  j)i(  ii\c  de  piobité,  de  dévoue- 
ment, pour  y  recevoir  de  bons  enseignements  ;  mais  le  but, 

ACAD.    FR.  lOI 


8o2  PIÈCES    DIVERSES. 

c'est  l'indépendance.  Trav.iiller  pour  vous,  chez  vous,  voilà 
votre  lot,  Julie,  et  un  bon  serviteur  n'en  peut  pas  rêver  un 
plus  désirable.  »  Ces  paroles  fjraves  et  élevées  séchèrent 
les  larmes  de  Julie.  Elle  n'en  sentit  peut-être  pas  toute  la 
portée,  mais  ce  qu'elle  en  comprit  la  rehaussa  à  ses  pro- 
pres yeux.  Elle  reprit  alors  d'une  voix  émue  :  «  Monsieur 
me  permettra-t-il  de  venir  quelquefois  voir  Madame  ?  — 
Gomment,  Julie!  mais  Madame  ira  vous  voir  aussi,  avec 
Madeleine,  avec  moi;  je  ne  veux  pas  que  ces  bons  souve- 
nirs d'enfance  soient  brisés  entre  nos  deux  filles,  et  rap- 
pelez-vous que,  le  jour  où  votre  fille  se  mariera,  c'est  moi 
qui  serai  son  témoin  et  Madeleine  sa  demoiselle  d'hon- 
neur. »  Ainsi  ce  petit  drame  domestique  se  dénoua  sans 
déchirement,  grâce  à  la  fermeté,  au  bon  sens  et  à  la  géné- 
rosité de  mon  seigneur  et  maître  ;  car  enfin  plus  d'un  main 
aurait  trouvé  ma  gratitude  un  peu  chère,  et  il  y  a  beaucoup 
de  très-honnêtes  gens  qui  ne  pourraient  pas  être  reconnais- 
sants à  ce  prix-là.  Mais  tout  le  monde  peut  et  doit  l'être 
dans  la  mesure  de  sa  fortune.  Il  est  juste  que  de  longues 
années  de  bons  services  aient  leur  récompense.  Quant  à 
cette  question  :  quels  rapports  nos  filles  doivent-elles  avoir 
avec  les  domestiques?  je  réponds  :  le  moins  de  rapports 
possible.  En  réalité,  tout  ce  qu'elles  leur  disent,  elles  nous 
le  taisent;  tout  ce  qu'elles  leur  donnent,  elles  nous  le 
prennent.  Mon  amie  a  dit  le  mot  qui  dit  tout  :  Nous  avons 
conquis  nos  enfants,  gardons-les. 


ÉTUDES 


BT 


SOUVENIRS  DK  TIILVTUE 


UN  CONSEILLER  DRAMATIQUE 


PAR  M.  E.  LEGOUVE 

DE   l'académie  française 

Lu  dans  la  séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies 
du  '25  octobre  1879. 


1 


Au  mois  de  juin  dernier  mourait  à  Paris  un  vieillard 
de  quatre-vingt-quatre  ans,  (jui  avait  été  à  lui  seul  trois 
hommes  distingués. 

Sous -secrétaire  d'État  éniiucnl  au  ininistéri'  de  la 
guerre,  amateur  et  collectionnciu-  émérite  d'estampes  et 
de  dessins,  M.  Mahérault  l'ut  un  conseiller  dramatique  de 
premier  ordre. 


8o4  PIÈCES    DIVERSES. 

Le  conseil  joue  un  grand  rôle  dans  l'art  dramatique. 
Pourtant  certains  esprits  absolus  répètent  volontiers 
aux  jeunes  auteurs  :  «  Ne  consultez  pas  trop.  Restez  vous- 
mêmes  !  Craignez  qu'on  ne  porte  atteinte  à  votre  origina- 
lité !  »  A  quoi  je  réponds  par  l'exemple  de  Molière,  consul- 
tant avec  fruit  non-seulement  sa  servante,  mais  le  prince 
de  Condé.  Quand  les  trois  premiers  actes  de  Tartuffe 
furent  achevés,  Molière  les  lut  au  prince.  «  Il  manque  une 
scène  dans  votre  pièce,  Molière.  —  Laquelle,  Prince? 
—  On  va  vous  accuser  d'impiété,  répondez  d'avance  à  la 
critique  en  marquant  la  différence  entre  les  faux  et  les 
vrais  dévots.  »  De  là  naquit  l'admirable  tirade  : 

//  est  de  faux  dénots  ainsi  que  de  faux  braves... 

11  me  semble  que  ce  qui  a  été  utile  à  Molière  n'est 
inutile  à  personne.  Seulement,  le  difficile,  c'est  de  trouver 
des  princes  de  Condé  pour  confidents. 

En  effet ,  rien  de  plus  commun  que  les  donneurs  de 
conseils,  rien  de  plus  rare  que  les  véritables  conseillers. 
Sans  parler  des  perfides  qui  taisent  la  vérité,  des  faibles 
qui  n'osent  pas  la  dire,  et  des  aveugles  qui  ne  la  voient 
pas,  il  y  a,  pour  les  plus  sincères  et  les  plus  habiles, 
une  difficulté  d'optique  toute  spéciale  dans  l'audition 
d'une  pièce  de  théâtre.  Il  ne  s'agit  pas  de  l'apprécier 
telle  qu'elle  est,  mais  telle  qu'elle  sera.  La  scène  la 
transformera  :  il  faut  donc,  en  l'écoutant,  la  voir  d'avance 
sur  la  scène,  il  faut  deviner  ce  que  lui  ôtera  ou  lui  ajou- 
tera la  perspective.  Il  faut,  par  une  sorte  de  prescience, 
entrer  dans  les  préventions,   dans  les  susceptibilités  de 


ANNÉE     1879.  8o5 

ci'l  t'irc  ncrvcu.v  cl  imilli[)lt.'  tju'oii  aj)|)i-llc  :  le  public. 
Parlois  le  succès  est  une  aflalir  do  latihulo  ;  ce  qui  n'-us- 
sil  clans  un  (juarlier  loniberait  dans  un  autic  il  laul 
en  tenir  coniple  !  Kl  l'iiileipivlalion  1  \'A  lo  «iicon- 
stances  !  Et  la  mobilité  des  juf^einniil-<  !  llolTnianii.  l'an- 
cien et  très-spirituel  rédaeteur  du  .liiinjKtl  îles  lii'hals,  ren- 
contre un  de  ses  amis,  à  (|n;ilic  heures,  le  jour  de  la 
première  représentation  de  sa  pièce  :  les  Hendfz-Vons 
boiar/eois.  «  ^'iens  donc  avec  moi,  ee  soir,  lui  dit -il, 
voir  une  pièce  qui  sera  silïlée...  trois  cents  fois  de  suite!... 
Eh  bien,  un  vrai  conseiller  dramatique  prévoit  nièinc  les 
succès  qui  sont  des  lendemains  d(>  i  hulc  <)i\  h-  hasard 
avait  prédestiné  M.  Mahérault  à  ce  rôle  diiiicile,  en  lui 
donnant  pour  père  l'homme  le  plus  propre  à  I  y  piépa- 
rer,  et  pour  ami  intime  l'écrivain  le  plus  fait  pour  l'y 
exercer. 

Parlons  d'abord  du  père. 

M.  Mahérault  père  a  une  histoire  dramatique  très- 
curieuse.  Il  a  rendu  à  l'art  théâtral  un  immense  service, 
dont  tout  le  public  bénéficie,  dont  un  de  nos  grands 
théâtres  profite,  et  dont  personne  ne  se   doute. 

Employé  supérieur  au  ministère  de  l'intérieur,  sous  le  Di- 
rectoire, M.  Mahérault  père  y  avait  pour  office  l'or^^anisa- 
tion  des  écoles  communales.  Son  ministre  était  un  auteur 
dramatique,  membre  de  l'Académie  française,  M.  François 
de  Neufchàleau.  M.  François  de  Neufchàteau  était  passion- 
nément attaché  au  Théâtre-Français,  par  reconnaissance 
et  par  remords.  La  représentation  de  son  drame  de  J'a- 
méla  avait  été  pour  lui  l'occasion  d'un  grand  succès,  et 
pour  le  théâtre  l'occasion  d'un  grand  désastre. 


8o6  PIÈCES    DIVERSES. 

C'était  en  septembre  lygS.  A  la  huitième  représentation, 
ces  deux  vers  : 

Ah  !  les  persécuteurs  sont  les  seuls  condamnables, 
Et  les  plus  tolérants  sont  les  plus  raisonnables. 

furent  applaudis  à  outrance...   (j'espère   que  ce  n'est  pas 
comme    bons).     Mais   un   patriote    en    uniforme,   dit    la 
feuille  du   Salut    public,    se    leva    du   balcon    et   s'écria 
indi<mé  :  «  Pas  de  tolérance  politique  !  C'est  un  crime  !...» 
Là- dessus  le   public  redouble  de   bravos;    on  chasse   le 
patriote  en  uniforme,  et  le  lendemain,  ordre  du  Comité  de 
Salut  publie  de  fermer  le  théâtre  et  d'enfermer  les  comé- 
diens. M"'  Roland  raconte,  dans  ses  Mémoires,  qu'un  soir 
elle  entendit  dans  les  corridors  de  la  prison  un  grand  bruit 
de  rires  et  de  chants,  c'étaient  les  comédiens  du  Théâtre- 
Français  qui  arrivaient  ;   ils  étaient  accusés  de  modéran- 
tisme,  d'incivisme,  voire  même  de  conspiration  royaliste, 
pour  avoir  joué  la  réactionnaire  Paméla.  Ils  prenaient  leur 
prison  si  gaiement  que  l'un  d'eux  disait  :  «  Comme  nous 
avons  bien  joué  hier  soir  !   Cette  menace  d'incarcération 
nous  avait  mis  en  verve  !...   Nous  faisions  la  nargue  à  nos 
brutes  de  dénonciateurs!   Nous  serons  peut-être  guillo- 
tinés, mais  c'est  égal,  c'était  une  belle  représentation  !  » 
11  n'y  a  que  les  artistes  français  pour  se  mettre  en  verve 
sous  ce  prétexte-là. 

Une  fois  le  régime  de  la  Terreur  fini,  le  Directoire 
établi,  et  François  de  Neufchâteau  ministre, il  n'eut  qu'une 
idée  :  reconstituer  le  Théâtre-Français.  Mais  qu'était  alors 
le  Théâtre-Français?  Plus  rien  qu'un  nom.  Brisé  par  la 
Révolution,  il  s'était  fragmenté  en  trois  théâtres  inférieurs: 


ANNKE     1879.  807 

trois  troupes!  trois  entrepreneurs!  (rois  ruines!  Les  r;iil- 
lites  se  succédaient.  En  apparence,  rien  «ionc  de  plus  simple 
que  (le  rapprocher  ces  nu'nihres  lonf^lemps  unis,  aujour- 
d'hui séparés  et  soulTranl  d'être  séparés.  En  réalité, 
rien  de  pUis  malaisé  qu(>  cette  réunion.  Des  dinicultés 
de  toutes  sortes  y  faisaient  obstacle,  nil'liciillés  maté- 
rielles :  plusieurs  des  anciens  acfeni>;.  cl  t|uil(pics-inis 
des  plus  éminenls,  étaient  partis  |)our  la  pro\iiiec  et 
njènie  pour  l'étranger.  DiKicuItés  [)olitiques  ;  les  passions 
les  plus  ardentes  les  divisaient  :  les  uns  étaient  républi- 
cains, les  autres  royalistes,  tous  enraf^és.  I.a  charmante 
M"°  Contât,  que  les  souvenirs  les  plus  chers  rattachaicnl  à 
la  monarchie,  disait  :  «J'aimerais  mieux  être  guillotinée  de 
la  tête  aux  pieds  que  de  paraître  sur  la  scène  avec  ce  jaco- 
bin de  Uugazon.  »  Puis  venait  la  grosse  question  des  vani- 
tés. Plus  d'un,  en  entrant  dans  un  théâtre  secondaire,  était 
devenu  premier  rôle  :  les  sous-officiers  étaient  passés  ca- 
pitaines et  les  capitaines  colonels.  Or,  nous  avons  bien  \u 
de  notre  temps  un  futur  maréchal  de  France  consent ii-  à 
redescendre  au  rang  de  simple  divisionnaire  dans  l'armée 
dont  il  était,  la  veille,  le  général  en  clicf:  mais  l'armée  des 
comédiens  ne  connaît  guère  ces  abnégations-là.  Une  dou- 
blure qui  est  devenue  chef  d'emploi,  accepter  de  redevenir 
doublure!  une  étoile  rentrer  volontairement  dans  le  pâle 
groupe  des  nébuleuses,  jamais  !  lùilin.  l'intérêt  aussi  fai- 
sait difliculté,  les  appointements  étaient  plus  aléatoires, 
mais  beaucoup  plus  considérables.  Quoique  \  ollaire  ait 
dit  :  a  Les  comédiens  sont  les  gens  qui  s'occupeni  le  phis  de 
leurs  intérêts  et  qui  les  entendeni  le  moins  »,  on  cite  des 
hommes  d'affaires,   et  même  des   femmes  d'affaires  très- 


8o8  PIÈCES    DIVERSES. 

habiles,  parmi  les  plus  grands  artistes.  Tel  premier  rôle  ne 
signait  avec  un  entrepreneur  qu'avec  une  garantie  solide 
pouila  totalité  de  ses  appointements,  de  façon  que  le  théâtre 
se  ruinait  peut-être,  mais  que  l'acteur  ne  se  ruinait  pas. 
Comment  donc  lever  tant  d'obstacles,  satisfaire  tant  de  épr- 
tentions  opposées,  faire  taire  tant  de  passions  rivales,  con- 
cilier tant  d'intérêts  contraires?  Il  n'y  fallait  pas  moins 
qu'un  miracle.  Eh  bien,  ce  miracle,  c'est  M.  Mahérault 
père  qui  l'accomplit.  François  de  Neufchâteau  lui  remit 
pleins  pouvoirs  et  se  déchargea  sur  lui  de  tout  le  travail  ; 
Mahérault  se  mit  à  l'œuvre  avec  passion.  L'acteur  Saint- 
Prix  lui  dit  :  «  Vous  entreprenez  une  tâche  impossible. 
Vous  ne  connaissez  pas  la  race  des  comédiens,  ils  vous 
feront  mourir  à  coups  d'épingle.  —  C'est  moi  qui  les  ferai 
revivre  »,  répondit  M.  Mahérault.  Rien  ne  le  rebute.  Il 
séduit  les  uns  par  le  titre  de  sociétaire  du  Théàtre-F'ran- 
çais,  il  tente  les  autres  par  l'espoir  d'une  pension  de  re- 
traite, il  fait  vibrer  chez  le  plus  grand  nombre  le  sentiment 
de  l'honneur  professionnel,  il  éveille  chez  tous  le  désir 
de  contribuer  à  une  œuvre  nationale  :  il  \euv  montre  le 
Théâtre-Français  se  i^elevant,  grâce  à  eux,  avec  son  nom, 
avec  tous  les  anciens  artistes,  avec  tous  les  nouveaux,  avec 
tous  les  souvenirs  qui  faisaient  sa  gloire,  et  enfin,  après 
plus  de  deux  ans  de  négociations,  la  compagnie  était 
formée  en  société  ;  un  tableau,  signé  de  tous  les  artistes, 
établissait  le  partage  des  rôles,  la  distribution  des  parts,  et 
le  II  prairial  an  VII  (3o  mai  1799),  M.  Mahérault  père 
eut  la  joie  de  voir  afficher  dans  tout  Paris  :  Réouverture 
du  Théâtre-Français  :  le  Cid  et  l'Ecole  des  Maris.  La  seule 
vue  de  cette  affiche  le  paya  de  toutes  ses  peines  ;    ajou- 


ANM-i:    iHjt).  8nç) 

tons  qu'elle  l'en  paya  seule.  Le  ministre  lui  iivant  oiTert 
une  somme  assez  forte  au  déljul  de  son  iiiimc.  il  refusa 
en  disant  (ju  il  ne  vouhiil  lirii  [muh  mik'  rhosc  n  j'ai  ri' : 
pendant  le  eours  des  négociations,  les  liois  iiilr([)ic- 
ncurs  étant  venus  lui  offrir  \in<;t  niillf  lianes  pour  les 
placer  tous  trois  à  la  tète  du  lli(';Ure  leconstiliH-.  il  liiir 
répondit  :  «  Mon  seul  but  est  de  luetli-e  tous  les  cnlrcpre- 
neurs  passés,  présents  et  futurs  à  la  porte  du  'riii'iMi'e- 
Franeais  ;  je  veux  que  les  artistes  soient  chez  eux,  rt  que 
la  maison  s'appelle  la  maison  de  IMolière,  de  Corneille  el 
de  Racine.  »  Voilà  ce  qu'il  a  dit.  el  voilà  ce  ([u'il  ;i  l.iil  ! 
Ainsi  tombe  cette  légende  qu'on  trou\e  j)arloul,  il  ({ui 
nous  montre  le  Théâtre -Français  comme  foiulé  par 
Louis  XIV  et  relevé  par  Napoléon.  Je  ne  suis  pas  icono- 
claste; j'ai  plus  de  goût  pour  saluer  les  statues  qui  s'élè- 
vent que  pour  jeter  la  piei're  à  celles  qui  sont  debout  ; 
Napoléon  aimait  troj)  l'art  élevé,  et  admirait  trop  Cor- 
neille, pour  que  je  songe  à  nier  tout  ce  que  lui  doit  la 
Comédie-Française  ,  mais  les  faits  sont  les  faits,  cl  les 
dates  ici  sont  des  preuves.  La  réouvcrtuic  du  Tliéàlic- 
Français  est  de  mai  179g,  et  ce  n'est  que  plusieurs  mois 
plus  tard,  le  18  brumaire,  que  commence  le  pouNolr  poli- 
tique do  Bonaparte.  Le  décret  consulaire  el  le  décret 
impérial  de  Moscou  sont  des  actes  confirmatifs,  explica- 
tifs, mais  nullement  constitutifs.  Le  véritable  créatcin-  de 
la  Comédie-Française  actuelle,  c'est  M.  Mahéraull  {)ère. 

J'enlève  là  une  bien  faible  gloire  à  l'empereui-,  mais 
j'en  donne  une  bien  grande  à  riionnète  homme  (pii  l'a 
méritée.  Pour  l'un,  .ce  titre  n'était  (ju'unc  toute  j)ctite 
feuille  de  laurier  déplus;  pour  l'autre,  c'est  une  couronne; 

ACAD.    I-n.  J02 


8lO  PIÈCES    DIVERSES. 

et  il  me  semble  que  la  Comédie-Française  aurait  une  belle 
occasion  d'acquitter  une  dette  de  cœur  en  plaçant  dans 
son  foyer  un  nouveau  buste  ,  avec  cette  inscription  : 
«  A  M.  Mahérault,  le  Théâtre-Français  reconnaissant.  » 

C'est  parmi  toute  cette  reconstitution  théâtrale,  tous  les 
triomphes  de  cette  renaissance,  que  naquit  et  grandit  le 
jeune  Mahérault.  Il  fut  présenté  à  l'état  civil  par  Marie- 
Joseph  Chénier  et  M"""  Vestris  :  un  auteur  tragique  et  une 
tragédienne.  Il  avait  deux  ans  quand  on  le  conduisit  au 
spectacle  pour  la  première  fois.  On  peut  dire  qu'il  fit  ses 
classes  à  la  fois  au  Collège  de  Navarre  et  dans  les  coulisses 
de  la  Comédie.  Son  père  étant  resté  douze  ans  commis- 
saire du  gouvernement  près  du  Théâtre-Français,  il  ne 
se  produisit  pas,  pendant  ce  temps,  un  seul  grand  succès, 
sur  la  scène  française,  qui  ne  fît  écho  dans  cette  tête  d'en- 
fant. Avais-je  tort  de  dire  qu'il  était  prédestiné,  par  son 
père,  au  rôle  de  conseiller  dramatique?  Le  nom  de  son 
ami  vous  fera  comprendre  que  ce  rôle  ne  fut  pas  une  siné- 
cure. Cet  ami  était  Scribe.  Pendant  quarante  ans.  Scribe 
n'a  pas  écrit  une  comédie,  un  vaudeville,  un  opéra  comi- 
que, un  roman,  sans  le  montrer,  avant  toute  publicité,  à 
Mahérault  et  à  Germain  Delavigne.  Ils  furent  ses  deux 
conseillers  dramatiques...  ordinaires. 

Mahérault  m'en  voudrait  de  ne  pas  parler  de  Germain 
Delavigne  avant  lui. 

Quelle  aimable  et  originale  figure  que  celle  de  Germain  ! 
Un  grand  nombre  de  comédies  charmantes  sont  signées  de 
son  nom;  pas  une,  de  son  nom  seul.  Il  était  incapable 
de  faire  une  pièce  sans  collaborateur  ;  non  par  stérilité 
d'esprit,  je  n'en  ai  pas  connu  de  plus  fin,  de  plus  fécond, 


A.WKK     1879.  811 

mais  sa  chère  paresse  l'empêchait  d'accoinplii-  ;i  lui  loul 
seul  la  rude  besoj^ne  de  reiiranlemeiiL  diaïualiqiir.  Per- 
sonne qui  ressemblai  moins  à  l'alouette  de  La  Fontaine  : 

Elle  b;\lil  un  nid,  pond,  couve  et  fait  éclorc 
A  lu  bàle,  le  tout  all.i  du  mieux  qu'il  put. 

Bàlir  un  nid?  soil,  mais  à  la  condition  (in'iiii  ;nili-e  y 
mettra  son  œuf.  Pondre?  soit,  pourvu  qu'un  autre  couve. 
Couver?  soit,  si  un  autre  fait  éclore  !  Et  surtout...  rien  de- 
fait  à  la  hâte  !  Se  presser!  oh!  cela  lui  était  impossible!  Son 
frère  Casimir  et  lui  avaient  connu  Scribe  au  collèf,^e.  Une 
fois  libre,  les  trois  amis  se  réunissaient  chaque  jeudi,  el, 
au  dessert,  on  se  communiquait  les  plans  de  travail.  Casimir 
apportait  un  canevas  de  tragédie.  Scribe  une  idée  de  vau- 
deville, Germain  apportait,  lui,  son  goût  exquis  et  sa  part 
d'invention  dans  les  pièces  des  deux  autres.  Avec  .sa  bonne 
figure  rouge  et  placide,  son  sourire  spirituel,  il  jouait  le 
rôle  de  Chapelle  dans  les  Soupers  d'Auteuil,  ou  plutôt  entre 
ses  deux  ardents  amis  toujours  en  gestation,  il  était  à 
l'état  de  père  suppléant,  donnant  une  idée  à  celui  (jui  avait 
besoin  d'une  idée,  un  mot  spirituel  à  celui  qui  avait  besoin 
d'un  mot  spirituel,  un  conseil  quand  il  fallait  un  conseil, 
et  mettant  à  leur  disposition  son  immense  lecture.  Je  vais 
feuilleter  Germain,  disait  Casimir  quand  il  cherchait  un 
renseignement  historique,  anecdoliqu(\.ou  artistique,  et 
aussitôt  le  livre  vivant  répondait,  s'ouvrant  de  lui-même  à 
la  page  demandée.  Le  contraste  de  caractère  des  trois  amis 
était  écrit  dans  leurs  habitudes  de  travail;  Casimir  travaillait 
toujours  en  marchant.  Scribe  toujours  assis,  et  Germain 
toujours  couché.  A  peine  sorti  de  son  lit,  il  s'installait  sur 


8l2  PIÈCES    DIVERSES. 

un  canapé .  Il  vivait  sur  le  dos  comme  un  0 riental  ;  seulement, 
au  lieu  de  fumer,  il  prisait,  et  au  lieu  de  rêver,  il  lisait. 

Les  dîners  du  jeudi  n'étaient  pas  seulement  des  séances 
de  consultation;  on  échangeait  des  sujets,  on  se  prétait 
des  dénouements.  Un  jour  Casimir  arrive  consterné,  il 
ne  pouvait  venir  à  bout  de  son  cinquième  acte  de  V Ecole 
des  Vieillards,  la  situation  finale  lui  manquait.  «  Attends! 
lui  dit  Scribe,  j'achève  en  ce  moment  un  vaudeville  inti- 
tulé Michel  et  Christijie;  et  je  me  tire  d'affaire  à  la  fin  par 
un  moyen  fort  ingénieux  ;  ce  moyen  va  parfaitement  à  ta 
pièce,  prends-le!  —  Et  toi?  —  Moi,  je  le  garderai.  — 
Mais  le  public  ?  —  Le  public?  Il  n'y  verra  rien.  Personne 
n'ira  s'imaginer  que  le  dénouement  d'un  petit  vaudeville 
en  un  acte  soit  celui  d'une  grande  comédie  en  cinq  actes 
et  en  vers.  Prends  sans  inquiétude,  et  je  garde  sans  re- 
mords. »  Scribe  avait  deviné  juste,  aucun  critique  ne 
s'aperçut  de  la  ressemblance  ;  seulement  le  dénouement 
du  vaudeville  parut  charmant,  tandis  que  celui  de  la  comé- 
die parut  faible.  Un  fil  suffit  pour  nouer  un  petit  acte  et  il 
faut  le  délier  d'une  main  légère  ;  mais  une  grande  œuvre 
demande  plus  de  force  dans  le  nœud,  et  plus  de  vigueur 
dans  la  solution. 

Ces  aimables  échanges  donnèi'cnt  lieu  à  vm  autre  fait 
dramatique  assez  curieux.  Casimir  avait  en  tête  une  comé- 
die en  deux  acteSj  vive,  gaie,  amusante,  et  fondée  sur  un 
malentendu  diplomatique  :  un  jeune  homme,  envoyé  dans 
un  petit  État  d'Allemagne  pour  y  chercher  un  costume  de 
bal,  est  pris  pour  un  grave  messager  politique.  Le  même 
jour  arrivent  Scribe  et  Germain,  apportant  au  menu 
dramatique  du  jeudi  un  projet  qui  les  enchantait;  c'était 


ANNÉE     l!^79.  Si  3 

l'hisloiro    d'uiu-  jounc  jjiiiiLcssc    de    <Ji\-liuil    aii.> .    (|iii . 
jetée  avec  sa  grâce,  sa  coquetterie,  sa  finesse,  son  ij^iio- 
rance,   et  une  tendre  passion  dans  le  cœur,   au  inilicu  de 
toutes  les  intrigues  jioliliques  d'une  petite  coui-,  iia\ii;iif 
parmi    tous  les  aspirants   à  sa  royale   main,   avoe    autant 
d'adresse  et  plus  de  gaieté  que  Pénélope.  Les  deux  plans 
ont  un  même  succès,  et  les  trois  amis  se  séparent,  enten- 
dant déjà  les  bravos  qui  devaient  accueillir  les  deux  pièces. 
Quelques  jours  s'écoulent.    Lettre   de   Casimir  à    Scribe. 
«  -Mon  cher  ami,  je  ne  fais  que  rêver  à  ta  princesse.  J'en 
suis  amoureux  :  donne-la-moi.   .Mon  diplomate  a  paru  te 
plaire,  prends-le.  Changeons.  »  Soit,  dit  Scribe,  changeons. 
Mais  qu'arriva-t-il ?  Que  l'idée  de  Casimir  devint  le  Diplo- 
mate, et  que  l'idée  de  Scribe  et  de  Germain  devint  la  Prin- 
cesse Aurélie,    c'est-à-dire  (|ue  Casimir  avait    échangé   un 
succès  poiu-  une  chute.  A  quoi  Scribe  disait  :  »<  ISous  au- 
rions eu,  Germain  et  moi,  le  même  succès  avec  la  Princesse 
Aurélie  qu'avec  le  Diplomate,  parce  que  nous  l'aurions  faite 
en  deux  actes  et  non  en  cinq,  et  que  nous  l'aurions  écrite 
en  prose,  et  non  en  vers.  Ce  sont  les  vers  qui  ont  ]km(Iu 
Casimir.  Il  les  fait  trop  bien,  il  en   a  trouvé  trop  de  jolis 
et  de  trop  jolis,  l'étoffe  était  trop  mince  pour  la  brode- 
rie, l'habit  a  craqué;  voilà  ce  que  c'est  que  d'être  poète!  » 
Puis  il  ajoutait  gaiement  :  «  Ce  raalheur-là  ne  m'arriverait 
jamais  à  moi!...  »  Les  dîners  du  jeudi  cessèrent  le  jour  où 
les   deux  Delavigne  se   marièrent.    Ils   allèrent  annoncei- 
leur  changement  d'état   au  roi   Louis-Philippe.    «    .Nous 
nous  marions  tous  deux,  jeudi,  sire.  —  Ah  !  —  A  la  même 
heure.  —  Ah!  —  Dans  la  même  église.  —  Ah  !  Et  avec  la 
même  femme  ?  » 


3l^  PIÈCES    DIVERSES. 

J'arrive   à  Mahcrault.   La   gloire    de   Scribe  a   été    une 
carrière  pour  Mahérault  ;  chaque  matin,  si  pressée  que  fût 
sa  besogne  administrative,  Mahérault  montait  chez  Scribe, 
en  aUant  au  ministère,  et  le  trouvait  toujours  au  travail. 
La  visite  n'était  le  plus  souvent  que  de  quelques  minutes; 
le  temps  d'entrer,  de  lui  dire  bonjour,  de  porter  les  yeux 
sur  la  page  commencée,  de   respirer  l'air  de  ce    cabinet, 
de  dire  à  Scribe  :  «  Cela  vient-il  bien?»  puis,  le  voilà 
parti.  Assez  souvent  même   Scribe  ne  se  dérangeait  pas 
de   son  travail,   et,   les   yeux    toujours   baissés  sur    son 
papier  :    «Ah!  c'est  toi!   Bonjour!  ta  femme  va  bien?  » 
Puis  il  continuait  sa  scène.   Parfois  pourtant  :   «  Ah  1   lu 
arrives  à  propos,  disait-il,  tu  te  rappelles  la  situation  qui 
m'embarrassait  tant  hier,  je  crois  que  je  la  tiens;  écoute.  » 
La  lecture  finie  :  «  Eh  bien,  que  dis-tu  de  cela?  C'est  bon, 
n'est-ce  pas  ?  »  Si  Mahérault  l'épondait  :  «...  Pas  encore  !  Je 
ne  suis  content  qu'à  demi,  et  voici  pourquoi.  —  Ah  !  ah! 
répliquait  Scribe  avec  beaucoup  de  calme,  eh  bien,  va-t'en  ! 
je  vais  examiner  qui  a  raison,  toi  ou  moi.  et  je  te  lirai  ce 
soir  ce  que  j'aurai  fait.   »    La   réponse    de    Scribe    nous 
amène  à  passer,  pour  un  moment,  de  l'ami  qui  conseille  à 
l'auteur  qui  consulte  ;  car,  à  côté  de  l'art  de  donner  des 
avis,  il  y  a  l'art,  non  moins  difficile,  d'en  recevoir. 

Les  auteurs  qui  consultent  se  divisent  en  trois  classes  : 
les  humbles,  qui  doutent  toujours  d'eux;  les  vaniteux,  qui 
n'en  doutent  jamais,  et  les  hommes  vraiment  forts,  qui 
écoutent  tout  et  utilisent  tout.  A  la  première  critique 
partielle,  les  humbles  s'écrient  :  «Oh!  comme  vous  avez 
raison  !  Comme  c'est  mauvais  !  »  Et  les  voilà  tout  prêts  à 
condamner  l'œuvre  entière  et  à  la  jeter  au  feu  !    il  faut 


ANNÉE     1879.  81 5 

toujours  leur  sauver  leur  Enéide  des  mains  !  Classe  pt-u 
nombreuse. 

Les  vaniteux  s'étonnent,  sourient  dédaigneusement  ou 
s'irritent.  Ce  sont  les  pelits-llls  d'Oronte;  Aneelot  étail  un 
tvpe  du  genre.  A  la  lecture  d'une  de  ses  comédies,  un  audi- 
teur, après  l'avoir  accablé  de  :  Délicieux!  e.rf/uis/  channant  ! 
a  l'audace  de  glisser  timidement  :  u  Le  .second  acte  est 
peut-être  un  peu  long.  »  —  «  Je  le  trouve  trop  court  !  » 
répond  Aneelot. 

Viennent  enfin  les  maîtres.  Demander  des  conseils, 
savoir  tirer  parti  même  d'un  mauvais  avis,  se  rendre 
compte  qu'un  homme  peut  soutenir  son  opinion  |i;ir  de 
mauvaises  raisons  et  cependant  avoir  raison,  entendre  le 
silence,  lire  sur  les  physionomies,  faire  la  part  du  carac- 
tère, du  genre  d'esprit  de  chacun  de  ses  conseillei-s,  enfin 
j}iqer  ses  jtiges,  telle  est  la  marque  des  esprits  supérieurs  : 
tel  était  Scribe.  Sans  vanité,  sans  entêtement,  sans  fai- 
blesse, une  observation  juste  se  faisait-elle  jour?  Il  sautait 
dessus  comme  sur  son  bien,  se  l'assimilait,  la  développait, 
en  faisait  sortir,  séance  tenante,  mille  aperçus  dont  s'éton- 
nait celui  même  qui  l'avait  faite.  Lui  adressait-on  une  cri- 
tique fausse  ou  puérile?  11  la  repoussait  avec  une  impa- 
tience qui  n'avait  rien  de  blessant,  tant  on  sentait  que  son 
amour-propre  n'était  pour  rien  dans  sa  vivacité,  et  qu'il 
n'était  choqué  que  de  ce  qui  choquait  le  bon  sens,  ou  de 
ce  qu'il  sentait  en  désaccord  avec  son  œuvre  ou  sa  nalui-e 
d'esprit.  «  Il  ne  me  suffit  pas,  disait-il  souvent,  qu'un  avis 
soit  bon,  il  faut  qu'il  soit  bon  pour  moi.  »  A  ce  pro[)os,  il 
citait  volontiers  le  trait  si  caractéristique  de  Gouvion  <lf 
Saint-Cyr.  C'était  pendant  la  guerre  d'Espagne;  le  gêné- 


8lG  PIÈCKS    DIVERSES. 

rai***    commandait    en     chef,     Gouvion    Saint-Cyr     en 
second.    L'ennemi  serrait  de   près  notre  corps  d'armée. 
Fallait-il  livrer  bataille  ou  battre  en  retraite?  Le  conseil 
de   guerre  s'assemble;    Gouvion    Saint-Cyr   opine    vive- 
ment pour  la  retraite   :    son  avis  l'emporte.    Une  heure 
avant  le  moment  fixé  pour  le  départ,  le  général  en  chef, 
dans   une  reconnaissance,   est  blessé  d'un  éclat   d'obus. 
Gouvion  Saint-Cyr  prend  le  commandement,  et  immédia- 
tement il  contremande  tous  les  plans  de  retraite,  engage 
la  Ijalaille  et  la  gagne.  —    «   Pourquoi  donc,   lui  dit-on, 
l'avez-vous  déconseillée  ce  matin  au  général  en  chef?  »  — 
«  Parce  qu'il  l'aurait  perdue  !»  —  «  Eh  bien,  disait  Scribe, 
ce  mot  profond  s'applique  au  théâtre  tout  aussi  bien  qu'au 
théâtre  de  la  guerre.  C'est  un  pinneipe  de  stratégie  dra- 
matique. Il  ne  faut  conseiller  aux  autres  que  les  batailles 
qu'ils  peuvent  gagner,  il  ne  faut  accepter  que  les  conseils 
qu'on  est  capable  de   suivre.  J'ai  eu  un  ami,  ajoutait-il, 
dont    les    opinions    m'inspiraient    à   la  fois    confiance   et 
défiance.  »  Personne  de  plus  perspicace  à  découvrir  les 
défauts  d'une  pièce  qu'on  lui  lisait;  il  avait  un  coup  d'œil 
impitoyable;  il   allait  droit  au  vice  caché  et  fondamental; 
mais   quand,    une   fois   la  critique   achevée,   il   ajoutait   : 
«  Maintenant  voilà  ce  qu'il  faudrait  faire...   »   oh!    alors, 
je  l'arrêtais  court.  «  Halte-là,  mon  cher  ami  ;  tu  démolis  à 
merveille,  mais  pour  reconstruire,   c'est  autre  chose.   La 
pièce  que  tu  proposes  là  est  peut-être  charmante  ;  faite  par 
toi,  elle  réussirait  peut-être  à  merveille,  parce  qu'elle  est 
conforme  à  ta  tournure  d'esprit;  faite  par  moi,  elle  tom- 
berait, parce  qu'elle  m'est  absolument  opposée.  Laisse-moi 
rebâtir  ma  maison  moi-même.  » 


\nm':i:    1879.  817 

On  comprend  conimcnl,  avec  une  lelli"  perspicacité, 
Scribe  savait  tirer  parti  des  avis  les  plus  opposés.  Il  com- 
plétait ses  deux  conseillers  l'uii  pai-  l'autre  :  Malu  raiill  par 
Germain,  et  Germain  par  Mahéraull.  Le  propre  ilc  la 
parole  de  Germain,  c'était  la  brièveté;  sa  paresse  s'accom- 
modait delà  concision,  et  un  mol  suHisail  à  sa  finesse. 

Eh  bien,  prenez  raulithcsc  de  Germain,  et  vous  avez 
Mahérault.  11  ne  se  contentait  ni  d'une  audition  pour  se 
faire  une  opinion,  ni  d'un  mot  pour  l'exprimer.  La  parole 
même  ne  lui  suHisait  pas.  Scribe  le  savait  bien,  et,  sa  pièce 
finie,  sa  pièce  lue,  il  la  lui  donnait.  Alors  commençait  le 
véritable  conseil  de  son  ami,  le  conseil  la  plume  à  la  main. 
J'ai  là,  sous  les  yeux,  une  liasse  de  papiers  portant  pour 
titre  :  «  Observations  faites  par  moi  à  Scribe,  sur  ses  pièces 
avant  la  représentation.  »  11  ne  s'agit  pas  moins  que  d'ana- 
lyses contenant  chacune  dix  pages,  douze  pages;  j'en  ai 
vu  une  de  vingt-cinq  pages.  Pas  une  contradiction  (pie 
Mahérault  ne  relève,  pas  une  faute  qu'il  ne  signale...  Sa 
sincérité  va  parfois  jusqu'à  la  dureté  :  «  Ces  couplets 
sont  d'une  faiblesse  désespérante,  ni  trait,  ni  pensée!  La 
mauvaise  prose  qu'ils  remplacent  valait  encore  mieux!  » 
Voilà  bien  la  ludesse  de  commerce  que  réclamait  Montai- 
gne dans  une  amitié  véritable  !  J'honore  beaucoup  Mahé- 
rault pour  cette  sincérité,  mais  j'avoue  que  je  n'admire  pas 
moins  Scribe.  Lequel  vaut  le  plus,  celui  qui  dit  la  vérité 
ou  celui  qui  l'écoute?  Or,  comment  Scribe  l'écoulait-il? 
C'est  ce  que  diront  ces  deux  lettres  : 

a  Séricourt,  8  octobre  18i5. 
«  Mon  cher  ami,  mon  second  volume  (il  s'agissait  d'un 

ACAD.     FR.  I03 


8l8  PIÈCES    DIVERSES. 

«  roman)  sera  achevé  dans  trois  jours.  Je  te  le  porterai  à 
«  Paris,  pour  qu'il  reste  quelque  temps  en  pension  chez  toi. 

«  Le  premier  volume  s'est  trop  bien  trouvé  de  tes  soins, 
«  pour  que  son  frère  ne  les  réclame  pas. 

«  J'ai  iu  depuis  ton  départ  toutes  tes  observations  :  tu  as 
<(  fait  là,  mon  pauvre  ami,  un  travail  prodigieux.  Dans  tout 
«  ce  que  j'ai  vu,  tu  as  parfaitement  raison;  toutes  tes  notes 
«  sont  d'un  goût  excellent,  mais  je  ne  sais  si  je  dois  t'en 
«  remercier,  car  me  voilà  obligé  d'y  faille  droit,  ce  qui 
«  sera  encore  un  très-long  travail.  » 

Songez  qu'au  moment  où  Scribe  écrivait  ces  lignes,  il 
régnait  sur  quatre  théâtres.  Il  me  semble  que,  pour  un 
homme  à  qui  on  reproche  de  n'être  pas  original,  cette 
modestie  ne  manque  pas  d'originalité. 

Le  dernier  paragraphe  ajoute  encore  au  charme  de  ce 

billet  : 

«  Il  est  cinq  heures  du  matin,  je  me  lève  et  je  t'écris 

«  d'abord,  pour  bien  commencer  ma  journée  et  pour  que 

«  cela  me  porte  bonheur.  » 

La  seconde  lettre   est  adressée   à  M"^  Mahérault,  qui 

avait  recommandé  à  Scribe  une  jeune  et  nouvelle  actrice, 

M'"  Rose  Chéri  :  «  Votre  protégée  est  une  personne  char- 
«  mante  ;  elle  a  tout  pour  elle,  le  talent  et  la  vertu,  c'est-à- 
«  dire  le  nécessaire...  et  le  superflu...  au  théâtre,  s'entend. 
«  J'étais  déjà  charmé  d'elle,  mais  grâce  à  votre  protection 
«  toute-puissante  et  qui,  celle-là,  ne  coûtera  rien  à  son 
«  superflu,  je  vous  réponds  qu'elle  deviendra  notre  pre- 
«  mière  actrice.  Je  me  mets  à  l'ouvrage  pour  elle;  Mahé- 
«  rault  jugera  de  la  pièce,  et,  lui  aidant,  elle  deviendra 
«  meilleure.  » 


ANNÉE    1879.  819 

Deux  souvenirs  personnels  me  permettent  de  compléter 
ce  portrait. 

IJn  jour,  aprO's  uiio  U-cture  intime  d'Adrienne  Lecou- 
vreur,  Mahérault  nous  dit  :  ><  II  inaii(|iie  un  personnage 
dans  votre  pièce.  —  Et  où  veux-tu,  ié|)(»n(lil  Scribe, 
que  nous  le  mettions,  ton  personnage  de  plus?  —  A  la  place 
d'un  autre.  —  Comment?  —  Nous  avez  un  duc  d'Aumont 
qui  joue  un  rôle  assez  insignifiant.  Ce  n'est  rien  qu'une 
caillette  de  cour.  Pourquoi  ne  pas  le  remplacer  par  un 
petit  abbé?  Voilà  une  vraie  figure  du  XVI II"  .siècle.  Une 
actrice,  une  princesse,  un  héros  et  un  abbé,  le  tableau 
sera  complet.  »  Voilà  ce  que  j'appelle  les  conseillers  inven- 
tifs, c'est-à-dire,  ces  esprits  à  la  fois  sensés  et  féconds,  qui, 
sans  se  substituer  jamais  à  vous,  s'installent  au  cœur  de 
votre  conception,  vous  poussent  dans  votre  propre  voie, 
tirent  de  votre  idée  des  conséquences  qu'elle  renl'ermait 
sans  que  vous  le  sussiez,  enfin  vous  ouvrent  des  horizons 
nouveaux  dans  votre  propre  ciel. 

Voici  un  second  fait  que  je  n'ai  pas  le  droit  d'oublier  : 
«  Mon  ami,  me  dit  un  jour  Scribe,  en  ce  moment,  il  y 
a  au  Conservatoire,  dans  la  classe  de  M.  Samson,  une 
élève  qui  promet  une  M"°  Plessy.  Elle  a  seize  ans,  une 
figure  charmante,  une  voix  d'or;  elle  est  de  bonne  race, 
elle  s'appelle  Madeleine  Brohan.  Cherchez  donc  un  rôle  de 
jeune  Icmme  qui  soit  un  grand  premier  rôle...  —  Vous 
tombez  bien,  lui  dis-je.  Le  hasard  de  mes  études  m'a  fait 
rencontrer  un  personnage  historique  tout  à  fait  charmant 
et  très  propre  à  mettre  en  lumière  les  grâces  éblouissantes 
de  votre  jeune  actrice  :  c'est  Marguerite  de  Navarre,  soeur 
de  François  I".  Marguerite,  dans  l'histoire,  est  justement 


820  PIÈCES    DIVERSES. 

au  point  où  héros  et  héroïnes  font  merveille  dans  les  œuvres 
d'imap^ination,  c'est-à-dire  à  cet  état  crépusculaire  où  la 
fif^fure  est  à  la  fois  éclairée  et  voilée;  ce  qu'on  en  connaît 
suffit  pour  appeler  l'intérêt  sur  elles,  ce  qu'on  en  ignore 
permet  d'ajouter  la  curiosité  à  l'intérêt.  En  outre,  ce 
rôle  sera  une  nouveauté  sur  notre  théâtre.  Toutes  nos  hé- 
roïnes dramatiques  sont  des  mères,  des  filles,  des  épouses, 
des  amantes,  des  maîtresses,  mais  aucune  pièce  n'a  {)our 
personnage  principal  une  sœur,  et  Marguerite,  partant 
pour  aller  délivrer  son  frère,  a  quelque  chose  de  ces  poéti- 
ques figures  de  l'antiquité,  qui  s'appellent  Electre  et 
Anligone.  »  Mon  idée  saisit  vivement  Scribe,  et  le  len- 
demain le  plan  était  commencé.  Mais  au  milieu  de 
notre  travail  survint  un  obstacle  qui  est  un  des  incon- 
vénients de  la  collaboration.  J'en  ai  dit  assez  de  bien 
pour  pouvoir  en  dire  un  peu  de  mal.  Un  désaccord 
fondamental  s'éleva  entre  Scribe  et  moi.  Il  ne  voulait 
pas  que  François  1"  parût  dans  la  pièce.  Le  piquant  du 
sujet,  me  disait-il,  consiste  précisément  à  tourner  tou- 
jours autour  de  cette  prison  sans  y  jamais  entrer,  à  faire 
sortir  ce  captif  sans  qu'on  l'ait  vu.  Il  y  a  au  théâtre  des  per- 
sonnages d'autant  plus  intéressants  qu'ils  brillent  par  leur 
absence,  qu'on  n'y  parle  que  d'eux,  qu'on  ne  s'occupe  que 
d'eux,  et  qu'ils  ne  paraissent  pas.  Dès  que  vous  mettrez 
le  pied  dans  cette  prison,  vous  entrez  dans  le  commun. 
Puis,  ajoutait-il,  que  faire  de  François  I"?  C'est  un  per- 
sonnage essentiellement  déclamatoire.  Avec  son  grand 
nez,  son  fameux  :  Tout  est  perdu,  fors  ïhonneurl  et  ses  airs 
de  Roi-chevalier,  autrement  dit  de  Roi-troubadour,  il  nous 
jette  dans  l'opéra  comique  ou  dans  le  mélodrame.  Tandis 


AN.NKK     1879.  821 

qu'Ailcquin,  oh!  ("osl  dilIVienl!  Arlequin,  l'rlail  Charles- 
Quint.  Il  ne  l'appelait  pas  ainsi  par  moquerie,  non;  mais 
un  des  traits  caraetéristiqucs  de  Scribe,  dans  le  feu  de  la 
composition,  c'était  l'oubli  absolu  tle  tout  ce  (jiii  n'était 
pas  la  situation  mémo.  Les  mots,  les  noms  n'existaient  plus 
pour  lui.  II  les  estropiait  !  il  les  métamorphosait '.  Il  ne 
voyait  en  eu.\  que  le  rùle  cpi'ils  jouaient  dans  l'œuvre  ; 
Et  ce  Charles-Quint,  qu'il  se  représentait  en  lutte  d'adresse 
avec  cette  jeune  femme,  qu'il  vovait  rusé,  fourbe,  mo- 
queur, se  confondait  plus  ou  moins  dans  sa  pensée  avec  le 
héros  de  la  comédie  italienne  ;  il  lui  aurait  mis  volontiers 
une  batte  à  la  main!  Mais  moi,  je  résistais  avec  une  énergie 
invincible.  Non  !  lui  disais-je,  non  !  Tout  votre  feu  et  toute 
votre  verve  ne  me  convaincront  pas  !  C'est  de  l'esprit,  mais 
ce  n'est  que  de  l'esprit,  et  j'ai  besoin  d'autre  chose,  (^)uil 
est  notre  personnage  principal  ?  Une  sœur.  Quel  est  le  sen- 
timent fondamental  de  noti-e  pièce?  L'amour  d'une  sœur. 
Et  vous  voulez  en  supprimer  le  frère  !  Alors,  adieu  toute 
émotion,  tout  pathétique  !  J'ai  besoin  de  les  voir  ensemble, 
de  les  voir  pleurer  ensemble,  espérer  ensemble,  craindre 
ensemble!  Il  ne  s'agit  pas  de  jouer  au  jeu  du  loi  eaiitif  et 
délivré.  Ce  n'est  pas  une  partie  d'échecs  que  notre  pièce, 
c'est  une  œuvre  vivante,  humaine,  et  il  m'y  faut  des  âmes 
vivantes.  C'est  commun,  dites-vous,  je  l'espère  bien  !  car 
c'est  commun  à  l'humanité  tout  entière,  commun  à  tous 
ceux  qui  aiment,  qui  souffrent,  qui  se  dévouent,  et  voilà 
pourquoi  c'est  bon  !  »  Scribe  m'écouta  attentivement,  froi- 
dement; puis,  quand  je  m'arrêtai,  il  me  dit  avec  cette  sim- 
plicité et  cette  bonne  foi  qui  étaient  vraiment  admirables 
chez  lui  :  «  C'est  vous  qui  avez  raison.  A  la  besogne  !  »  Trois 


822  PIÈCES    DIVERSES. 

mois  après,  à  Séricourt,  réunion  du  tribunal  consultant  : 
Germain  Delavigne,  Mahérault,  Laborie,  Michel  Masson, 
trois  autres  invités  et  nos  deux  familles.  La  lecture  com- 
mença à  quatre  heures,  avant  le  dîner,  et  à  onze  heures 
et  demie  nous  discutions  encore. 

Les  premier,  troisième,  quatrième  et  cinquième  actes 
avaient  été  écoutés  avec  faveur  ;  mais  quant  au  deuxième 
acte,  à  mon  acte ,  chute  complète  :  on  le  trouva  trop 
monté  de  ton,  trop  dramatique,  discordant  avec  le  reste 
de  l'ouvrage.  Une  scène  surtout  choqua  les  auditeurs, 
une  scène  de  prières  qui  entouraient  le  lit  du  mourant. 
«  Oh  !  dit  alors  Michel  Masson,  s'ils  se  mettent  à  chan- 
ter la  messe!...  »  Ce  mot  fut  l'arrêt  du  second  acte  : 
«  Coupez-le  !  supprimez-le  !  »  Tel  fut  le  cri  presque  una- 
nime ;  je  dis  presque,  car  trois  personnes  protestèrent. 
Scribe  avait  là  une  belle  occasion  de  revanche  contre 
moi.  Il  fut  un  des  trois  réclamants.  Il  s'adjoignit  à  moi, 
et  Mahérault  s'adjoignit  à  lui.  Nous  luttâmes  énergique- 
ment  pendant  une  heure  et  demie.  Les  critiques  et  même 
les  moqueries  pleuvaient  contre  mon  malheureux  acte, 
que  je  défendais  de  mon  mieux  !  «  C'est  Legouvé  qui  a 
raison,  s'écriait  Mahérault,  avec  la  ténacité  indomptable 
qu'il  apportait  dans  son  rôle  de  conseiller,  et  c'est  vous 
qui  avez  tort  !  Vos  critiques  sont  justes,  mais  ce  sont  des 
critiques  de  détail;  le  fond,  le  plan  sont  bons.  Des  lour- 
deurs d'exécution?  Soit  !  Des  disparates  de  ton?  J'en  con- 
viens; mais  supprimer  l'acte,  autant  vaudrait  se  faire  cou- 
per une  jambe  parce  qu'on  a  un  cor  au  pied!...  »  Onze 
heures  et  demie  ayant  sonné  :  «  Mes  enfants,  dit  Scribe  tout 
à  coup,  allons  nous  coucher  !  Je  meurs  d'envie  de  dormir. 


ANISÉK     187g.  823 

nous  verrons  demain  matin...  »  Le  lendemain  a  midi,  apivs 
le  déjeuner,  Scribe  nous  lisait  ce  second  acte,  allégé, 
égayé,  un  peu  dépoétisé,  mais  plus  vif,  plus  amusant,  tel 
enfin  cpiil  est  resté,  c'est-à-dire  peut-être  le  meilleur  de 
l'ouvrage.  Voilà  ce  qu'est  le  conseil  dans  l'ail  dramati- 
que, et  je  n'ai  pas  craint  de  m'attarder  à  ce  récit,  parce 
qu'il  vous  peint  ce  génie  si  plein  de  ressources  qui  s'appe- 
lait Scribe,  et  ce  loyal  ami,  si  plein  de  clairvoyance,  qui 
s'appelait  Mahérault. 

J'ai  fini  ;  mais,  en  finissant,  une  réflexion  me  vient  à 
l'esprit  :  j'ai  parlé,  dans  ces  pages,  de  gens  connus, 
même  célèbres,  et  je  n'ai  montré  que  de  braves  gens.  J'ai 
interrogé  leurs  secrets,  j'ai  fouillé  leur  correspondance,  et 
je  n'ai  pas  révélé  le  plus  léger  scandale.  Des  amis  qui  s'ai- 
ment, des  confrères  qui  ne  se  déchirent  pas;  des  lettres  qui 
font  honneur  à  ceux  qui  les  ont  écrites,  et,  en  fait  d'Incon- 
nues, pas  autre  chose  que  quelques  bonnes  actions  tenues 
secrètes  par  ceux  qui  les  avaient  faites...  A  quoi  ai-je 
pensé  de  choisir  un  pareil  sujet?  Ce  n'est  pas  de  notre 
temps. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


1.   —  DISCOURS  DE   RECEPTION   (  1  S7fi-1879). 


P«ROR. 


Discours  de  M.  John  Leraoinne,  prononcé  dans  la  séance  publique 

du  2  mars  1876,  en  venant  prendre  séance  à  la  place  de  M.  Janin.  3 

Réponse  de  M.  Cuvillicr-Fleury,  directeur  de  l'Académie  française, 

au  discours  de  M.  John  Lcmoinne 25 

Discours  de  M.  Jean-Baptiste  Dumas,  prononcé  dans  la  séance  pu- 
blique du  1"  juin  1876,  en  venant  prendre  séance  à  la  place 
de  M.  Guizot -'9 

Réponse  de  M.   Saint-René  Taillandier,   directeur   de  l'Académie 

n-ançaise,  au  discours  de  M.  Jean-Baptiste  Dumas 93 

Discours  de  M.  Jules  Simon,  prononcé  dans  la  séance  publiquf  du 
22  juin  1876,  en  venant  prendre  séance  à  la  place  de  M.  de 
Rémusat 123 

Réponse  de  M.  le  baron  de  Viel-Castel,  directeur  de  l'Académie 

française,  au  discours  de  M.  Jules  Simon 171 

Discours  de  M.  Charles  Blanc,  prononcé  dans  la  séance  publique 
du  30  novembre  1876,  en  venant  prendre  séance  à  la  place  de 
M.  de  Carné 193 

Réponse  d"e  M.  Camille  Roussel,  directeur  de  l'Académie  française, 

au  discours  de  M.  Charles  Blanc 219 

Discoui's  de  M.  Gaston  Boissier,  prononcé  dans  la  séance  publique 
du  21  décembre  1876,  en  venant  prendre  séance  à  la  place  de 
M.  Patin 237 

Réponse  de  M.  E.  Legouvé,  directeur  de  l'Académie  française,  au 

discours  de  M.  Gaston  Boissier 267 

ACAD.    FR.  I04 


826  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Pages. 

Discours  de  M.  Victorien  Sardoii,  prononcé  dans  la  séance  pu- 
blique du  -l'i  mai  1878,  en  venant  prendre  séance  à  la  place  de 
M.  Autran '^9^ 

Réponse  de  M.  Charles  Blanc,  directeur  de  l'Académie  française, 

au  discours  de  M.  Victorien  Sardou 3'2S 

Discours  de  M.  Renan,  prononcé  dans  la  séance  publique  du  3  avril 

1879,  en  venant  prendre  séance  à  la  place  de  M.  Claude  Bernard.       3i9 

Réponse  de  M.  Mézières,  directeur  de  l'Académie  française,  au  dis- 
cours de  M.  Renan 38-) 

Discours  de  M.  Henri  Martin,  prononcé  dans  la  séance  publique 
du  13  novembre  1879,  en  venant  prendre  séance  à  la  place  de 
M.  Thiers i^'^ 

Réponse  de  M.  Xavier  Marmier,  directeur  de  l'Académie  française, 

au  discours  de  M.  Henri  Martin i''" 

H.  —  DISCOURS  SUR  LES  PRIX  DE  VERTU  (1876-1879). 

Discours  de  M.  Saint-René  Taillandier,   directeur  de  l'Académie 

française,  16  novembre  1876 ^79 

Discours  de  M.  Alexandre  Dumas  fils,  directeur  de  l'Académie  fran- 
çaise, 2  août  1877 •'*'" 

Discours  de  M.  Jean-Baptiste  Dumas,  directeur  do  l'Académie  fran- 
çaise, 1"  août  1878 ■■'37 

Discours  de  M.  Jules  Simon,  directeur  de  l'Académie   française, 

7    août   1879 a-'''^ 

III.  —  RAPPORTS  DU  SECRÉTAIRE  PERPÉTUEL  (1876-1879). 

Rapport  de  M.  Camille  Doucet,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 

française,  sur  les  concours  de  l'année  1876 "85 

Rapport  de  M.  Camille  Doucet,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 

française,  sur  les  concours  de  l'année  1877 613 

Rapport  de  M.  Camille  Doucet,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 

française,  sur  les  concouf s  de  l'année  1878 fii-^ 

Rapport  de  M.  Camille  Doucet,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 

française,  sur  les  concours  de  l'année  1879 685 


TABLE  DES  MATIÈRES.  827 

Page». 

IV.  —  DISCOURS  ET  PIÈCES  DIVERSES 

tOS    DANS    DES    SÉANCES    PUBLIOCES    OU    PARTICUUliRES    DK    l'iNSTITUT 

ET   DANS   PLUSIEURS   SOLENNITÉS 

PAR   LES   MEÎIBRES   DE    l'aCADÉMIE   (1876-1879). 

Un  libre  penseur  dans  le  grand  monde,  par  M.  Cuvillier-Fleurj', 
membre  de  l'Académie  française,  lu  dans  la  séance  publique 
annuelle  des  cinq  Académies,  le  mercredi  23  octobre  1876    .     .      72!' 

Discours  de  M.  Caro,  directeur  de  l'Académie  française,  président 
des  cinq  Académies,  lu  dans  la  séance  publique  annuelle  des 
cinq  Académies,  le  mercredi  23  octobre  1877 76,S 

Les  Enfants  et  les  Domestiques,  par  M.  Legouvé,  membre  de  l'Aca- 
démie française,  lu  dans  la  séance  publique  annuelle  des  cinq 
Académies,  du  25  octobre  1878 783 

Études  et  souvenirs  de  théâtre,  un  conseiller  dramatique,  par 
M.  E.  Legouvé,  de  l'Académie  française,  lu  dans  la  séance  pu- 
blique annuelle  des  cinq  Académies,  du  23  octobre  1879.     .     .      80:^ 


Paris.  —  Tj-pographie  de  Firmin-Didot  et  €'•,  impr.  de  rinstitat,  rue  Jacob,  56.  —  7048. 


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