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INSTITUT DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
RECUEIL
DES DISCOURS
RAPPORTS ET PIÈCES DIVERSES
LUS DANS LES SÉANCES PUBLIQUES ET PARTICULIÈRES
DE
L'ACADÉMIE FRANÇAISE
1870 — 1879
DEUXIÈME PARTIE.
PARIS
TYPOGRAPHIE DE FIRMIN-DIDOT ET C'^
IMPRIMEURS DE L'iNSTlTUT DE FRANCE, RDE JACOB, 56
M DCCC LXXX.
AS
P379
(g-7ô-79
pie X
I
DISCOURS
DE RÉCEPTION
ACAD. FR.
DISCOURS
DE
M. JOHN LEMOINNE
PRONONCÉ DANS LA SKANCK PUBLIQUI-: DU 2 MARS 1876, EN VENANT
PRENDRE SÉANCE A LA PLACE DE M. JANIN.
Messieurs,
Simple joiirnalisto, cl siicccdant à un des princes cl des
maîlres du journalisme, je dois regarder riionneur que
vous me laites comme s'adressant à ma profession plus
qu'aux humbles titres avec lesquels je me présentais de-
vant vous. Vous reconnaissez et vous admettez toutes les
formes représentatives de l'intelligence; vous rendezjustice
à la science, à l'éloquence comme aux lettres pures. Je
me dis qu'en m'honorant de vos suffrages vous avez voulu
donner le droil de cite à ce qu'on a appelé le quatrième
pouvoir. Vous avez bien voulu voir en moi un des plus
anciens et des plus fidèles soldats de la presse. Ce qui peut
4 DISCOURS DE RÉCEPTION
conlrihucr ;\ me rassurer, c'est qu'en regardant autour de
moi je trouve ici des confrères, des protecteurs et des
amis dont beaucoup ont passé par celte voie rude et labo-
rieuse, et ceux-là savent que le journalisme n'est pas une
œuvre d'indolence.
Quand, en parlant de l'imprimerie , qui est l'écriture
nouvelle , et de l'architecture , qui était l'éci-iture première,
on a dit : « Ceci tuera cela , » on a exprime une vérité, mais
' une vérité relative. L'imprimerie a été un progrès et une
conquête , mais elle n'a pas tué l'architecture , qui reste
toujours une des formes immortelles de l'art. Le journa-
lisme a été un autre progrès et une autre conquête , mais
il n'a pas tué, et il ne tuera pas le livre. Vous faites des
livres et vous pardonnez à ceux qui ne font que des pages.
Les monuments et les livres restent comme des formes
plus réfléchies, plus tranquilles, plus perfectionnées de la
pensée. Le journal vient y ajouter une expression nouvelle,
il prend sa place , et non pas la leur.
Le journal, c'est-à-dire la parole quotidienne, instan-
tanée, est venu répondre aux exigences d'une civilisation
nouvelle dont la vitesse a été décuplée, centuplée, par les
miracles de la science. La presse a suivi une marche
parallèle à celle de la vapeur et de l'électricité. Il a fallu
parler et écrire à grande vitesse, et faire la photographie
de l'histoire courante. Je sais bien que l'homme ne peut
point grandir sa taille d'une coudée, mais il multiplie ses
moyens d'action et d'expression. Il est possible que la
maturité de la pensée et la correction de la langue perdent
. à cette production hâtive, mais combien d'idées mour-
raient sans cette incorporation soudaine et incessante !
DE M. JOHN lemoinm:. 5
Milton a dit admirablement : « Les révolutions des âges
souvent ne retrouvent pas une vérité rejetée , et faute de
laquelle des nations entières souffrent éternellement. »
Et qui donc, dans ces alternatives de silence et de tu-
multe, de licence et de tyrannie, que nous traversons
depuis que nous sommes au monde; qui donc n'a pas
éprouvé l'irrésistible besoin de jeter un cri, un eri spon-
tané, comme celui duquel il a été dit : Lapides ipsi c/a-
maJnmt: qui donc n'a pas répété le mot magnifique de
Pascal : « Le silence est la plus grande dos persécutions;
jamais les saints ne se sont tus »?
C'est à ce besoin que répond le journal, et c'est pour-
quoi le journalisme a pris sa place au soleil. Plus d'une
fois, quand on me suggérait l'ambition de siéger parmi
vous, on m'a dit: « Faites donc un livre! » Mon livre.
Messieurs, je l'ai fait tous les jours pendant trente ans , et
je vous remercie de l'avoir découvert.
J'ai été toute ma vie ce que mon prédécesseur a été
toute la sienne. J'avais commencé plusieurs années après
lui, et, dans des temps comme les nôtres, une douzaine
d'années peuvent être appelées un grand espace de la vie
humaine. Quand les hommes de mon âge entrèrent dans
la vie pvd)lique. dans la vie commune, l'école moderne,
féconde, désordonnée, luxuriante comme la terre première,
avait déjà produit ses grands arbres qui répandaient sur
nous leurs vastes ombres. Quand nous faisions encore des
thèmes et des versions, nous entendions, nous écoutions,
d'abord avec curiosité, puis avec transport, les échos du
cor d'Hernani et des Harmonies de Lamartine (jui franchis-
saient les murailles des collèges comme des génies en-
6 DISCOURS DK RÉCEPTION
chantés; puis, au milieu de celte harmonieuse et tumul-
tueuse symphonie, nous entendions aussi le clairon perçant,
aigu, sonore de Jules Janin qui faisait sa trouée ; c'était la
vraie note française qui perçait à travers l'invasion germa-
nique et britannique.
Il élait donc en pleine possession de sa renommée quand
je l'ai connu , quand je l'ai trouvé dans cette vieille et tradi-
tionnelle maison qui, je crois pouvoir le dire comme si je
n'en étais pas, et en rappelant uniquement la mémoire de
ceux qui ne sont plus , fut le berceau et l'école du journa-
lisme français. Il était né en i8o4, à Saint-Étienne : il avait
été élevé au collège de Lyon, puis à Louis-le-Grand. A
Lyon, il eut pour condisciple un homme qui acquit aussi
un nom éminent dans les lettres, et qui plus tard disait de
lui : « Jules Janin élait plus jeune que nous de deux ou
trois ans. Ah ! le bon compagnon ! La jolie tète enfantine,
espiègle , épanouie ! Les beaux cheveux noirs bouclés ! Et
quels francs rires de lutin dans nos corridors sombres ! Les
murs doivent s'en souvenir. »
Ce portrait fut toujours vrai. Toutes les maisons, tous
les foyers, tous les jardins, toutes les rues où a passé Jules
Janin ont du conserver l'écho de son rire large et sonore.
Il fut toujours le môme, et pour le plaisir, et pour le travail.
En parlant ici de son prédécesseur, M. Sainte-Beuve, il
disait : « Heureux enfants de condition bourgeoise , nous
étions assez riches pour l'étude et trop pauvres pour l'oi-
siveté. » Le travail fut donc son lot, et il sut en faire un
don, car jamais il ne parut le sentir que par le bonheur
qu'il y trouvait.
Il débuta par un livre dont le titre étrange lui était resté
DK M. JOHN lemoinm;. y
sur la conscience, et qui pourtant contenait l'arlislc tout
entier, comme le f;;rain contient la moisson. L Ane mort et
la Femme guilloliitée! telle fut sa première irruption dans la
mêlée littéraire. Plus tard, il retranchait la moitié du litre;
il en restait toujours assez. Dans son àgc mûr, il regardait
cette brûlante improvisation comme un péché de jeunesse ;
c'était cependant son premier feuilleton, une œuvre de cri-
tique une satire. Après quarante ans, ce livre, qui voulait
être une parodie, est devenu un roman sérieux. Lisez
quelques-uns des romans d'aujourd'hui, et vous verrez que
la Femme guillotinée est devenue terne. De nos jours, les
romanciers vont bien au delà ; ils suivent les cours de clini-
que, et ils écrivent avec le scalpel. L'auteur timide de cette
fantaisie, qui croyait avoir touché en se jouant le fond de
l'horreur, a assez vécu pour voir qu'il n'avait découvert
que de l'horreur à l'eau de rose.
Dans ce livre de premier jet, improvisé avec un empor-
tement éblouissant et entraînant, il y a des chapitres qui
sendjlent inspirés par Molière, par la scène de don Juan
et du Pauvre, à propos de laquelle M. Jules Janin devait
écrire plus tard un feuilleton qui suffirait seul pour le met-
tre au rang des classiques. C'est triste etrailleui-, sentimen-
tal et comi(pie ; c'est une promenade à travers les théâtres
et la Morgue, la mascarade et K' cimetière. Mais, au milieu
de toutes ces terreurs l'u peinture et de tons ces épouvan-
tails chinois, voulez-vous retrouver le vrai Jules Janin? Je
le laisse parler :
« J'avais fait, <!isail-ii, une parodie sans le savoir. J'a-
vais écrit de sang-froid l'histoire d'un homme triste et
atrabilaire, pendant que, dans le fait, je n'étais qu'un bon
8 DISCOURS DE UÉGKPTION
et jovial garçon de la plus belle santé et de la meilleure
humeur. Je m'étais plongé dans le sang sans avoir aucun
droit à ce triste plaisir. Pour n'être pas la dupe de ces
émotions fatigantes d'une douleur factice dont on abuse à
la journée, j'avais voulu m'en rassasier une fois pour tou-
tes, et démontrer invinciblement au\ âmes compatissantes
que rien n'est d'une labrication facile comme la grosse
terreur... »
Il y a dans ces quelques mots toute la philosophie du
caractère de M. Jules Janin, et si j'insiste sur cette première
œuvre , c'est parce qu'elle est la fontaine et l'origine de tout
ce qu'il a fait plus tard. Cet écrivain, que l'on croyait faci-
lement livré au caprice, à la fantaisie, presque au désordre
de l'esprit et du style, avait, au contraire, un instinct inné
de l'ordre, le respect de la règle, et, ce qui est le commen-
cement delà sagesse pour les gens de lettres, la peur de la
grammaire. En le suivant avec une certaine attention, on
voit qu'il marchait dans des sentiers bien plus réguliers
qu'on ne le croyait et que lui-même ne le laissait voir.
Il Y a autre chose encore dans ce roman : la jeunesse , et
sous ce rapport on peut le regarder comme n'étant pas de
notre tenqjs. Ce n'est pas d'un esprit chagrin de dire
qu'aujourd'hui il n'y a plus de jeunesse. Je ne parle pas de
la vie réelle, je ne parle que de la fiction. Or, dans les fic-
tions modernes, il n'y a plus de jeunes gens, les héros et
les héroïnes du roman et du théâtre n'ont plus vingt ans,
on dirait que nolie vie commence plus tard. Autrefois, et
dans Molière, les hommes de quarante ans étaient déjà des
.barbons; aujourd'hui, ils sont des jeunes premiers. Or, les
personnages que créa M. Jules Janin dans tous ses romans
DE M. JOHN LEMOINNE. 9
sont toujours au printemps de la vie, et lui-niènic il eut
toujours vingt ans, il cul toujours la gaieté et l'expression
de la jeunesse, et jusque dans ses cheveux blanchis on re-
trouvait encore ces boucles riantes dont se souvenait son
ancien condisciple.
Ce premier livre , ce premier feuilleton , œuvre d'un gé-
nie inconscient, décida de la destinée de M. Jules Janin.
Il se trouvait journaliste sans le savoir. « L'auteur, dit-il,
fut chassé du camp des poètes, absolument chassé , et il se
vit forcé d'entrer dans le camp stérile, abominable, des
critiques. »
Toutefois, il cherchait encore sa voie, car il commença
par faire du journalisme politique. Qu'allait-il faire, grand
Dieu ! dans cette galère , dans cette carrière militante où il
faut savoir se faire encore plus d'ennemis que d'amis? Voici
donc M. Jules Janin, celui que nous avons tous connu ,
lancé dans la polémique. Il a raconté plus tard, avec beau-
coup de bonhomie, comment il pourfendait les ministres
du jour , comment il coupait en petits morceaux et dévo-
rait à belles dents les hommes en [)lace. 11 paraît que dans
ce temps-là la police avait pris une mesure disciplinaire
contre le Polichinelle des Champs-Elysées. Il se fit le dé-
fenseur chaleureux de notre Pasquin. Celait, à vrai dire,
la mesure juste de son tempérament d'opposition. En dé-
fendant Polichinelle, c'était la satire, la critique, le jour-
nalisme populaire, qu'il défendait.
C'est lui qui, en 1829, peu de temps avant une de nos
nombreuses révolutions, disait d'un ton superbe : « Non,
César lui-même, fût-il à la place de M. de la Bourdon-
naye, aujourd'hui Jules César ne passerait pas le Uubi-
ACAD. m. 2
1 o DISCOURS DE RÉCEPTION
con. » Que de Uubicons, liélas ! ont été traversés depuis ce
temps-là!
Ce n'est pas à dire que M. Jules Janin n'eût de temps en
temps l'instinct politique. Ainsi les vrais Parisiens, comme
le sont généralement les académiciens, ne sauraient (ju'a{)-
plaudir à celle vigoureuse plaidoirie pour notre ville :
«Paris! Paris est une fiction. Parcourez ce cercle immense,
étudiez avec soin ce monde polili({ue dont Paris est la
tèle et le cœur, combien trouverez-vous de Parisiens aux
emplois? Quel esl le préfet né à Paris, quels sont même
les membres de son conseil municipal ; quels sont enfin les
députés de Paris? Tous les hommes appelés à gouverner,
à représenter, à protéger la ville, ne sont-ils pas nés dans
la j)rovincc? Ne sont-ils pas venus de ces mêmes départe-
ment qu'on voudrait plaindre , exprès pour être les chefs
de cette cité redoutable? Où est Paris dans Paris, je vous
prie,? Le commerce est-il né à Paris? La banque est-elle de
Paris? Les ministres sont-ils nés à Paris?... La province
est partout dans Paris , la province a tout envahi dans
cette capitale si cruellement dénoncée Hâtez-vous,
trompettes de Jéricho! promenez de ville en ville, comme
on le propose, la royauté , la Chambre des députés, les
ministères, l'Institut, les théâtres, les musées, les biblio-
thèques, tout ce qui fait que Paris est Paris, et vous ver-
rez les provinces succomber inévitablement sous un fardeau
pour lequel elles ne sont point faites... »
Cette brillante sortie fut son dernier soupir de journa-
liste politique. Au fond, INI. Jules Janin n'était pas fait pour
ce rude métier. Il avait trop de ce que Shakspeare appelle
« le lait de la bonté humaine » ; il n'avait pas ce que son
DE M. JOHN LKMOINNE. j j
chiT Horace appelait le triple airain; il ne ressentait pas
les haines vigoureuses, ou du moins il ne les gardait pas
longtemps. Un de ses confrères et des miens, celui qui va
me répondre et (jiii ma si souvent servi d'encouragement
et d'exemple, l'a très-bien caractérisé sur sa tombe, en di-
sant : « Passionné , certes il l'était souvent; il avait des ran-
cunes qu'un tour de plume apaisait, des haines implacables
qui duraient une semaine, des vengeances que dissip;iil le
sourire d'un enfant. » \Sn autre de ses amis, qui m'assiste
aujourd'hui, disait aussi : « Une caresse, un bonbon le re-
metlaienl de bonne humeur. »
En effet, M. Jules Janin était un militant de la forme, du
style et du goût , un amant de la belle littérature; il n'était
pas, heureusement pour lui. un soldat de la guerre civile.
Il n'aimait pas à avoir des ennemis, et à la fin de sa vie,
après cinquante ans de critique, il n'en a pas laissé un seul.
Dans notre vie de combat quotidien, nous ne sommes pas
si fortunés. Notre lot se compose d'amitiés et d'inimitiés
également méritées; mais il y a certains jours où le tiiage
se fait et oiî des voix austères et justes séparent le bon
grain de l'ivraie. C'est ce que vous avez fait pour moi,
Messieurs; au jour de votre jugement, vous avez mis dans
la balance le bien et le mal; vous m'avez choisi, vous m'a-
vez admis parmi vous; cela me suffit.
M. Jules Janin ne resta pas longtemps dans cette four-
naise; il y faisait trop chaud pour sa constitution essen-
tiellement aimable, amicale et tolérante. 11 cherchait tou-
jours sa voie. Ces grands juges et ces critiques éprouvés,
les Bertin , qui n'écrivaient pas mais qui savaient lire, dis-
cernaient un fond solide sous cette forme légère. Un jour.
12 DISCOURS DE RECEPTION
M. Duviquct, qui tenait, scion la formule, le sceptre de
la critique théâtrale, eut à faire une absence. M. Jules
Janin le remplaça, et le lendemain matin il put dire avec
Paris tout entier : « J'ai trouvé! » Ce premier feuilleton
décida de sa vie. M. Duviquct, en revenant, mit ses véné-
rables mains sur la tète du coupable, et dit au nouveau
révolutionnaire : Tu Marcellus cris! Et , en effet , il devint
Jules Janin.
Ce premier feuilleton fut plus qu'un coup de théâtre;
ce fut un coup de tonnerre éclatant dans les régions jus-
qu'alors paisibles, uniformes, un peu monotones de la cri-
tique. Ce fut une irruption , une invasion, une révolution;
ce fut le feuilleton qui prit la place du théâtre, qui s'em-
para de la scène et devint lui-même le drame ou la comé-
die. Jusqu'alors la critique, humble servante de n'importe
quelle œuvre, bonne ou mauvaise , se bornait à faire l'ana-
lyse de la pièce. M. Janin cassa cette chaîne que ne pou-
vait porter un esprit indépendant, volontaire et primc-
sautier comme le sien. Il changea tout cela; il trouva et
créa un geni^e , qui fut de ne pas faire l'analyse de ce qui
n'en valait pas la peine, et, même en prenant pour point
de départ le titre d'un méchant vaudeville ou d'un infime
mélodrame , de lancer sur ses lecteurs éblouis le plus inat-
tendu des feux d'artifice.
Je sais, Messieurs, que les nouvelles générations, tout en
rendant justice aux grands dons littéraires de M. Jules
Janin, ont une certaine peine à comprendre l'incroyable,
le prodigieux effet que produisirent ses premiers feuille-
tons. Ce n'est point de l'injustice, c'est ce que j'appellerai
de l'anachronisme. Pour bien se rendre compte de cette
DE M. JOHN LEMOINNE. l3
révolution opérée dans la critique théâtrale, il faudrait
remonter au temps où clic éclata. Elle était contemporaine
et sœur de la révolution qui changeait la langue et les
mœurs. Aujourd'hui, au bout de quarante ans d'exercice,
nous sommes habitués à cette liberté d'allures et à cette
licence de langage ; mais, dans ce temps-là, c'était le monde
renversé. La nouvelle école avait déjà pris d'assaut le théâ-
tre, et elle attendait la nouvelle critique. Plusieurs parmi
vous, Messieurs, se rappellent cette époque agitée, et je
laisse mon prédécesseur la décrire en quchjues mots :
« En ce temps-là, dit-il, nous nous baissions modestement
quand nous passions sous l'Arc de triomphe, pour ne pas
nous briser le crâne à ces hauteurs. La vocation était par-
tout. Qu'il y eût au-delà du monde ancien un monde nou-
veau, ce n'était un doute pour personne. Ainsi l'Amérique
était pressentie vingt ans avant le départ de Christophe
Colomb. En ce temps-là, pas un seul de ces spectateurs en
délire n'eût donné son banc au parterre, même pour aller
au «ecours de son père. On regardait son voisin d'un air
sombre, comme si l'on eût été à côté d'un ennemi ; on se
comptait, les deux camps se mesuraient du regard. Le
drame était dans la salle avant d'être sur le théâtre ; pour
un hémistiche on se serait battu jusqu'aux morsures. C'é-
tait là le bon temps!... De cette rage et de ces colères
d'école à école on pourrait raconter des énormités. Le
mot : Enfoncé, Racine ! a été bel et bien prononcé dans
une farandole échevelée, au milieu du foyci- du Théâtre-
Français. L'autre parole à propos de Corneille : « Eh! de
son temps, nous n'aurions pas mieux fait que lui, » a été
dite en toute naïveté... »
l4 DISCOURS DK UKCEPTION
Eh bien, Messieurs, dans cette mêlée ardente, dans cette
éruption volcanique d'une nouvelle race littéraire, que pou-
vait devenir l'ancienne critique, la critique sage, mesurée,
tempérée, pondérée, la critique poudrée? Pour accompa-
gner cet immense tumulte, il fallait une plus retentissante
fanfare, et ce fut alors que Jules Janin entra triomphale-
ment avec son clairon dans le grand concert romantitiuc.
Ce fut d'abord un scandale, ce fut un peu comme le perro-
quet de Gresset épouvantant le couvent avec sa langue
verte ; mais le succès, qui est quelque chose en tout, cou-
ronna cet audacieux début, et Jules Janin prit sa place au
premier rang.
Toutefois, s'il s'enrôla dans la grande ci^oisade de ce
temps héroïque, ce fut comme soldat indépendant, nous
dirions aujourd'hui comme franc-tireur. Etait-il classique
ou romantique? Il était l'un et l'autre. Il était classique par
son amour constant de l'étude, par son assiduité aux lec-
tures anciennes, par son culte pour l'antiquité. Vous savez à
quel point il avait le fanatisme d'Horace, si toutefois ce mot
et ce nom peuvent être associés. Il aimait à le lire, aie relire,
il en fit et en refit la traduction avec amour. Ce petit livre
était son enfant gâté; il disait que c'était son meilleur titre,
presque le seul, à vos suffrages. Je ne suis pas de cet avis;
son vrai titre, c'est sa littérature dramatique. S'il était clas-
sique par le bon sens, il était romantique par l'imagination,
par le caprice, par l'intarissable fantaisie, par l'inépuisable
improvisation. Par-dessus tout il était critique, ce qui le
préservait des excès. En même temps qu'il se jetait à corps
' perdu dans le mouvement, il y gardait sa liberté, et il pro-
testait à sa manière contre les exagérations et contre le
nn M. JOHN LEMOINNE. j ')
ridicule. Ainsi son proniier livre avait élé une satire de la
chambre des horreurs. Ainsi, quand au théâtre on abusait
de la Marseillaise, il répondait par (;ette autre chanson
française : J'ai du bon tabac. Sa personne, sa vie, son tem-
pérament étaient aussi une protestation. Au milieu de l'é-
cole de saules pleureurs dont les larmes pleuraient sur la
scène et sur le monde, il laisail retentir les cascades de son
rire étincelant. et, devant les ligures à l'air fatal et les che-
velures effarées, il se montrait avec cette coiffure qu'il avait
rendue légendaire, ornée d'un ruban rose, et sous laquelle
s'épanouissait son bon visage resplendissant de gaieté et
de santé. C'était l'insurrection du bonnet de coton gaulois
contre le bonnet rouge de la littérature révolutionnaiie.
Vous me pardonnerez. Messieurs, de vous parler de
l'homme en même temps que de l'écrivain. Il serait, d'ail-
leurs, impossible de les séparer. Sa personne ;(j)i)arli-nait
au public autant que son travail. Il était pour le monde en-
tier une figure familière, et quand il disait, toujours avec
Horace : Contentus paucis lectoribus , il savait bien qu'il
disait un paradoxe. 11 aimait, au contraire, la foule des lec-
teurs; il faisait quelquefois bon inarehé de la qualité j)ourvu
qu'il eut la quantité. l\ien ne le faisait laxonnei- comme
d'être désigné, regardé. II adorait la popularité, ([ui le paya
de son amour en le comblant de ses faveurs; il jouissait de
son universelle notoriété avec une satisfaction presque en-
fantine, et tellemeni simple et sincère qu'ell(> en était ab-
solument inoffensive. Le jour où une loi nouvelle imposa
aux journalistes l'obligation de la signature, et où il eut à
remplacer par son nom des initiales connues dans le monde
ticr, il y eut autour de lui un universel éclat de rire.
en
l6 DISCOURS DE HKCEPTION
Et comment n'aurait-il pas été populaire? Il était tellement
mêlé au bruil, à la l'oulc, à la vie du dehors, qu'il semblait
en être un des éléments. Il s'emparait de tous les sujets qui
passaient devant ses yeux : il jetait le grain à pleines mains
dans les sillons et poursuivait sa marche sans même regar-
der si les blés ])Oussaient. Je voudrais bien pouvoir vous
dire tout ce qu'il a écrit, inais je crois que lui-même n'au-
rait pu le taire. Le Chemin de traverse, la Reiujieuse de Tou-
louse, les Gaietés champêtres, étaient des excursions dans le
domaine du roman. Deux livres qui me paraissent avoir
une valeur supérieure, c'est Barnavc et la Fin d'un monde;
ils sont mieux dans la vraie nature de M. Jules Janin; on y
retrouve le journaliste, je pourrais dire le pamphlétaire.
Jules Janin s'était pris de passion pour cette fin du dix-
huitième siècle dont les événements ont renouvelé la face
de la terre; toute sa vie, cette obsession le poursuivit. Au
commencement de sa carrière, nous le voyons faire dans
Barnave la peinture fougueuse de la mort de la monarchie ,
et, dans les dernières années de sa vie , nous le voyons re-
tourner à la même époque historique et continuer le Neveu
de Rameau dans un livre d'une incroyable jeunesse.
Je ne saurais dire, et je répète que lui-même ne l'aurait
pas pu , le nombre des recueils , des revues et même des
almanachs dans lesquels il dispersait une littérature tou-
jours facile, mais toujours originale. Il écrivait comme
l'oiseau chante ; il avait de l'esprit comme on a dit que les
gens bien portants jouissent de la santé, sans s'en aperce-
voir.
Est-ce à dire que la facilité naturelle puisse se suffire à
elle-même , et que le don de l'improvisation puisse sub-
DE M. JOHN LEMOINNE. in
sistcr sans culture? Ce n'est pas devant des juges comme
vous que je défendrais une pareille thèse. M. Jules Janin ,
qui parut toujours écrire d'abondance, est au contraire un
admirable exemple de la nécessité du travail. Il se défen-
dait bien quand il répondait aux propos légers du monde :
« Eh! oui, dit-on, c'est un bel esprit, mais si futile! 11 sait
écrire, mais ça lui coûte si peu! » Vous savez tous, Mes-
sieurs, que cela coûte quelque chose. Assurément, on pour-
rait appliquer à M. Janin ces mots charmants : « Je suis
comme les petits ruisseaux; ils sont transparents parce
qu'ils sont peu profonds. » C'est Voltaire qui parlait ainsi
de lui-même, et l'on peut se consoler en pareille compa-
gnie. ]\Ials est-ce que Voltaire, en écrivant beaucoup, ne
lisait pas aussi beaucoup? Et surtout, est-ce qu'il n'était
pas activement mêlé à tous les événements et à tous les
incidents de son temps? est-ce qu'il n'était pas le corres-
pondant du monde civilisé, le point central auquel abou-
tissaient tous les battements du cœur de l'humanité?
Croyez-vous donc que cette association de tous les jours,
de toutes les heures, avec le monde extérieur, que cette
obligation de suivre l'histoire dans toutes ses transforma-
tions quotidiennes, que cette nécessité de ne rien perdre
des notes justes ou fausses de la voix publique, ne soient
pas en elles-mêmes un véritable travail?
Heureux ceux qui peuvent choisir leurs lectures! Le
journaliste ne le peut pas. Il n'a ni la liberté ni le temps
de choisir les aliments de son esprit. Il amasse chaque ma-
tin ou chaque soir les matériaux avec lesquels d'autres fe-
ront à loisir des constructions. Il est la proie du jour, de
l'heure, de la minute ; le sphinx insatiable et insensible de
ACAu. ra. 3
l8 DISCOURS DE RÉCEPTION
riiisloire quotidienne est toujours assis devant lui, atten-
dant la réponse {|u'il faut livrer sans même la relire. Si
vous voulez voir cv qu'était, par exenij)Ic , le travail de
M, Jules Janin, je prendrai un de ses plus anciens feuille-
tons, dans lequel il se figurait poursuivi par le spectre du
vaudeville. 11 raconte que, par une nuit de brouillards, il
est abordé par un jjctit homme gris, habillé de tous les
oripeaux du théâtre, qui s'empare de lui et l'accompagne.
C'est le vaudeville, l'enfant de l'esprit français. En vain
veut-il résister; le tortionnaire lui fait réciter impitoyable-
ment le nom de tous les faiseurs de vaudevilles. Lettre par
lettre, tout l'alphabet y passe, et, tout compte fait, le mal-
heureux critique arrive, pour une seule année, au chiffre
de cent soixante-huit auteurs dramatiques, huit cent qua-
rante actes, plus de trois mille couplets, dix-huit mille re-
frains à voir, à entendre, à juger. Et, en supposant seule-
ment dix années de ce travail, voyez quel sera le chiffre
final! II disait seulement dix ans, il a fait cette besogne
pendant plus de quarante ans.
Il n'y aurait pas résisté s'il n'avait pas trouvé des res-
sources en lui-même; et c'est ici. Messieurs, qu'on peut
saisir le côté véritablement original et créateur de M. Jules
Janin. Il sentait sa valeur, il sentait que lui aussi il était un
inventeur, et qu'il n'était pas fait uniquement pour accom-
pagner tous ces refrains dont il était saturé. Au lieu donc
de se borner à ce rôle de joueur de flûte à la suite des rhé-
teurs, il se fit lui-même orateur et poète. Ses feuilletons
devinrent le drame, ou la comédie, ou le vaudeville. Il
.trouva d'abord cette voie tout naturellement et d'instinct;
mais plus tard il en fit la philosophie. L'art, comme il le
UK M. JOHN LEMOINNE. ,q
disail. consistait à l'aire tantôt un tableau d'histoire ou de
genre, tantôt un conte, une fantaisie ou un l'eu d'artifice,
de la comédie jouée la veille. Et, en eflel, c'est ce (ju'il fai-
sait : il écrivait à côté. C'est ainsi qu'à propos de M""^ du
Barry, ou de Restif de la Bretonne, ou de Paganini, et
d'autres encore, il a écrit des pages véritablement éloquen-
tes et brûlantes. Puis, tout à coup, il sortait des gonds,
s'abandonnait au caprice, et, en inventant Deburau, un
célèbre Pierrot, livrait à son public la queue du chien d'Al-
eibiade. Il avait élargi la scène et transporté le théâtre
dans le monde. S'il appartenait A l'événement du jour, il le
lui rendait bien, et à son tour il s'en emparait et en faisait
sa propriété, sa chose.
Laissez-moi vous dire comment il justifiait cette évolu-
tion de la critique : « La jeune critique, disait-il, avait à
faire, elle aussi, ses preuves de mérite et de taleiil : elle
voulait montrer qu'elle savait écrire et penser pour son
propre compte... Il ne faut donc pas chercher dans le feuil-
leton moderne l'allure et l'accent d'autrefois. De temps à
autre, quand il trouve qu'il n'a rien à dire de l'œuvre ap-
pelée à sa barre, il se met à parler pour son propre compte,
et, plantant là ces impuissances indignes d'un jugement
sérieux, il se met à faire l'école buissonnière à travers les
poésies qui lui sont défendues... « Et il ajoutait ailleurs :
« Nous jouons là, critiques mes frères, un jeu ingrat, un
jeu périlleux, un jeu difficile; au moins faut-il, pendant
que nous sommes attachés à tant de renommées douteuses,
pendant que nous rendons célèbres tant d'inventions pué-
riles, au moins faut-il que pas à pas nous montions à quel-
que renommée à notre propre compte. Eh! je vous le de-
20 DISCOURS DE RECEPTION
mande, où en serait le feuilleton si, après un exercice de
vingt années, on n'en pouvait tirer que l'analyse exacte
d'un tas de chansons tombées en poussière, et dont per-
sonne n'a souvenance, pas même les beaux esprits qui les
ont faites?... »
Il traitait autrement, Messieurs, les grands maîtres de
la scène. Quand il s'agissait d'eux, il rentrait dans l'ordre,
dans le respect des grands principes littéraires. Ses feuille-
tons sur Molière, sur Racine, montrent quel fond solide
d'instruction et de saine critique il y avait sous cette pa-
role habituellement légère; et, quant à l'école moderne, il
y était tellement mêlé qu'il plaidait pour elle comme pour
sa maison; il aurait dit : p7'0 domo sud. On prétendait quel-
quefois qu'il était banal, il était simplement bienveillant;
on le croyait frivole parce qu'il n'était pas ennuyeux. Mais
il était, quand il le fallait, un vrai critique, un critique aigu,
acéré ; il avait un don supérieur de discernement, de triage ;
il découvrait d'un coup d'oeil ce qu'il fallait élaguer, ce
qu'il fallait conserver; il avait ce qu'on pourrait appeler
un admirable diagnostic. Non-seulement il avait inventé
un genre de critique, mais encore, comme pourraient l'at-
tester de célèbres exemples, il a su trouver, découvrir des
poètes, des acteurs, des actrices; il a su les voir, les saluer
à leur naissance, les soutenir dans les premiers pas dif-
ficiles; et c'était le plus grand de ses bonheurs que cette
première protection donnée à des talents qui, sans lui
peut-être, seraient restés inconnus ou se seraient ignorés
eux-mêmes.
Je ne chercherai point à ranger M. Jules Janin dans telle
ou telle école. Il n'était d'aucune. Il était original. Jamais on
DE M. JOHN LEMOINNE. 21
n'a pu api>liquor mieux qu'à lui le mot : « Le style est
riiomme mr-me. » Kn lui, l'homme, c'était le feuilleton. Il
avait créé un genre, mais non une école; il n'a jamais fait et
ne fera jamais d'élèves. On a essayé bien souvent de faire
du Janin; mais ce n'était pas la même chose. Les chimistes,
eu\ aussi, peuvent décomposer et analyser les eaux miné-
rales et en séparer les divers éléments, mais ils ne peuvent
pas les recomposer ni leur restituer leurs qualités premiè-
res; ils ne peuvent leur rendre cette vertu qui est le don
direct de la nature, et qui, dans un autre ordre, s'appelle
la grâce. On pourrait presque dire qu'il portait la peine
de son admirable et merveilleuse facilité; car on était tenté
de l'appeler de la légèreté. N'est-ce pas ainsi que l'on est
trop porté à confondre la moquerie avec le scepticisme, et
l'ironie avec l'incrédulité? Non ! nous ne nous moquons ni
de l'honneur, ni de la veitu, ni de l'amour, ni des passions
nobles de l'humanité ; nous nous moquons de l'hypocrisie,
du charlatanisme, de la sottise humaine. C'est le droit de
la critique, et c'est son devoir.
Un des traits les plus caractéristiques de .M. Jules Janin,
ce fut l'équilibre et pour ainsi dire la bonne santé de son
esprit. Jamais il ne connut « l'inexorable ennui qui fait le
fond de la vie humaine ». Je ne sais comment il a fait pour
se préserver de la tristesse, pour échapper à cette affreuse
névralgie qui de nos jours prend lésâmes comme les corps.
Il résista à cette mortelle mélancolie que faisaient descen-
dre sur nous René, Oberman, Jocelyn et Olympio. Il fut
malade ; il ne fut jamais maladif. Dans les temps tumultueux
que nous traversions, il avait toujours gardé son fond
inaltérable de bienveillance et de bonne humeur. Pendant
22 DISCOURS DE RÉCEPTION
bien des années j'ai admire la facilité nalurcllo, spontanée,
qu'il avait à être heureux. Non-seulement il aimait le tra-
vail, mais il était toujours sincèrement, presque naïve-
ment content de ce qu'il faisait, et pour lui sa dernière
page écrite était toujours la meilleui'c qu'il eût jamais
écrite. Vous vous rappelez, Messieurs, la douceur avec la-
quelle il supporta ici même une déception, le jour où il vit
frustrer momentanément la plus grande ambition de toute
sa vie. Il fit son « discours à la porte de l'Académie » , et
il se remit, dit-il, à corriger « d'une plume apaisée » sa
traduction d'Horace. C'est dans ce discours qu'il disait :
«On dira que je viens d'écrire un feuilleton. J'accepte avec
un certain orgueil cette honorable censure. A Dieu ne
plaise, en effet, que je te renie un seul instant, ô ma chère
création, mon bon camarade, ami des beaux jours, espé-
rance et consolation des jours mauvais! Tu n'as jamais
manqué, dans ton ombre et dans ton petit bruit, de pitié
pour les vaincus, de respect pour l'exilé, d'encouragement
au jeune homme et de louanges à toutes les honnêtes pen-
sées, à tous les illustres courages... »
Et, en effet, il resta toujours fidèle à son travail de près
d'un demi-siècle,jusqu'au jour où la maladie arrêta sa main.
Retiré dans sa charmante maison de Tibur, il y gardait
encore et son égalité d'àme et tous ses amis. Le chagrin
n'approchait pas plus de son chalet que de sa personne;
tous deux riaient au soleil. Il se consolait de la souffrance
en regardant autour de lui. Non-seulement il adorait les
lettres, mais il avait la passion des livres, et il aimait à
vivre au milieu des plus belles éditions et des plus précieu-
ses raretés.
DK M. .lOIIN LEMOINNE. p,'{
Et quand je dis qu'il so consolait on regardant autour
de lui, auprès de lui, comnient pourrais-je oublier l'in-
fluence gracieuse et tulélaire qui veillait si lendromenl à
ses côtés? Comment nv pas envoyer i\n souvenir respec-
tueux à la femme si admirablement dévouée qui fut vrai-
ment la compagne de sa vie? M. Jules Janin croyait encore
écrire lui-même quand il écrivait par cette main si obéis-
sante à sa pensée, si familiarisée avec les habitudes de son
esprit et les fantaisies do son style.
Ce fut au milieu âc ces tendres soins, entouré de cette
infatigable sollicitude, que ^1. .Iules .lanin s'éleignil douce-
ment le ai juin 1874. Il s'est assis bien peu de temps dans
ce fauteuil tant désiré et si bien mérité. Il eût aimé à s'y
reposer et à prendre pari à vos sereines et pacifiques dis-
cussions. L'Académie était pour lui l'atmosphère naturelle,
l'air ambiant. Il y eût mieux respiré que dans la fumée de
nos discordes. Je disais qu'un de ses derniers livres avait
pour titre /a Fin d'un monde. Il y eut une autre époque de
l'humanité, 1(> millénium , où le genre humain éperdu
attendait la lin du monde et la consommation des temps.
Les fidèles ne bâtissaient plus les cathédrales qu'en bois,
car, à quoi boa construire pour l'avenir, puisque tout
allait Unir? Nous aussi, dans les bouleversements incessants
(If noire histoire, nous pourrions croire que nous sommes
arrivés à une époque semblable. C'est pourquoi nous
construisons, non plus des monuments durables, destinés
à abriter les générations futures, mais des tentes faites
pour le jour et f)our l'heure. Quant à vous, vous conti-
nuez au milieu de toutes les révolutions votre travail tran-
quille, vous construisez votre cathédrale à laquelle chacun
24 DISCOUUS DE RÉCEPTION.
apporte sa pierre. Vous êtes toujours le Sénat conserva-
teur et modérateur de la langue fi-ançaise, et les mots nou-
veaux, même ceux qui forcent les portes, doivent être
adoptés par vous pour devenir légitimes.
En sortant d'ici, beaucoup d'entre nous rentreront dans
le grand champ de bataille de la vie. C'est notre lot, nous
y mourrons. Mon prédécesseur disait, quand on lui de-
mandait les éléments de sa biogra[)hie : « Je suis comme
les peuples heureux, je n'ai pas d'histoire. » Je demande à
ne pas accepter ce proverbe pour les peuples, et je dis, au
contraire : « Malheureux les peuples qui n'ont pas d'his-
toire ! »
Le plus célèbre poète de l'Allemagne a dit : « Celui qui
n'a pas mangé son pain dans les larmes, celui qui n'a pas
passé des nuits de douleur assis sur son lit en pleurant,
celui-là ne vous connaît pas, ô puissances célestes ! »
Ainsi les peuples qui n'ont pas souffert, crié, pleuré, sai-
gné, ne sont pas dignes de la liberté; n'ont mérité ni de la
connaître, ni de l'aimer, ni de la servir. L'agitation n'est
pas toujours stérile, elle est aussi le signe de la vie. Les
peuples en mouvement sont comme le métal en fusion et
enébullition, duquel sortira la statue. Quelque nom qu'elle
porte, ce sera toujours l'inextinguible, immortelle et éter-
nelle France !
RÉPONSE
OE
M. CUVILLIER FLEURY
DIRECTECR DE L'aC\DÉSIIE FRANÇAISE
AU DISCOURS DE M. JOHN LEMOINNE
Monsieur,
Vous l'avez dit avec raison, et je le dirai à mon tour,
sans être arrêté par votre modestie : vous entrez ici comme
journaliste. Laissez-moi ajouter que si vous avez été, dès
votre première candidature, accepté par notre compagnie,
c'est que, comme publicistc, vous avez été distingué parmi
les meilleurs, que vous avez gardé un style original dans
cette confusion des langues qui caractérise trop souvent
les luttes de la presse périodique, et enfin que vous avez
montré, dans une circonstance récente et terrible de no-
tre histoire, comment la plume peut devenir, au milieu
ACAD. FR. 4
a6 RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEURY
d'un grand péril social, une arme vaillante dans la main
d'un homme de cœur.
Pourquoi ne pas le dire, Monsieur? ce n'est un « qua-
trième pouvoir », c'est la plus réelle puissance des temps
modernes que vous représentez ici. C'est comme un de ses
ministres que nous vous recevons. Vous représentez la
presse, non pas dans sa forme générale et abstraite qui se
confond avec celle de l'esprit lui-même, mais dans son ac-
ception qu'on pourrait croire la plus réduite, la presse quo-
tidienne, le journalisme, le journal. Un de vos plus émi-
nents prédécesseurs, assis en ce moment près de vous, se
félicitait un jour, entrant dans cette enceinte, de n'avoir
jamais écrit que dans les journaux. Il venait rejoindre sur
ces bancs un autre publiciste comme lui, un ami de vingt
ans, un nom illustre dans l'Université, la politique et les
lettres, une chère mémoire pour chacun de nous. J'ai
nommé Saint-Marc-Girardin.
Ce n'est pas d'aujourd'hui. Monsieur, que la liberté de
la presse compte comme un pouvoir dans l'Etat. Sans cesse
remaniée et réglementée depuis un siècle, on a pu ralentir
son allure, calmer son ardeur, refréner sa véhémence na-
turelle; on ne l'a jamais, ni sérieusement atteinte comme
influence, ni diminuée comme pouvoir. Elle reste un pou-
voir.
« Nous avons vu, disait un grand sage, la vieille société
périr, et avec elle cette foule d'institutions domestiques et
de magistratures indépendantes qu'elle portait dans son
sein, faisceaux puissants des droits privés, vraies républi-
ques dans la monarchie Pas une n'a survécu, et nulle
autre ne s'est élevée à leur place. La Révolution n'a laissé
AU DISCOURS DE M. JOHN LEMOINNE. 27
debout que les individus De la société en poussière
est sortie 1.1 centralisation La charte de i8i4 (après
la dictature de IKinpirc) avait donc à constituer à la fois
le gouvernement et la société Elle aurait trop peu
fait (ayant établi l'un) pour relever l'autre, si elle s'était
arrêtée à la division des pouvoirs. A la place d'un despo-
tisme simple, nous aurions eu un despotisme composé,
V omnipotence parlementaire après Vot)mipo(e?ice d'un seul...
Ce n'est qu'en fondant la liberté de la presse , comme droit
public, que la charte a véritablement fondé toutes les li-
bertés et rendu la société à elle-même. La liberté de la
presse doit fonder à son tour la liberté de la tribune, qui
n'a pas un autre principe ni une autre garantie. Ainsi la
publicité veille sur les pouvoirs. Elle les éclaire, les avertit,
les réprime, leur résiste. S'ils se dégagent de ce frein salu-
taire, ils n'en ont plus aucun ; les droits écrits sont aussi
faibles que les individus. 11 est donc rigoureusement vrai
que la liberté de la presse a le caractère et l'énergie d'une
institution politique ; que cette institution est la seule qui
ait restitué à la société des droits contre les pouvoirs qui
le régissent, et que le jour où elle péi-ira, ce-jour là nous
retournerons à la servitude (i)... »
J'ai voulu. Monsieur, vous montrer les titres de noblesse
de votre profession, rédigés par un philosophe chrétien,
un royaliste, nullement suspect d'enthousiasme pour les
conquêtes de l'esprit moderne, mais qui en avait reconnu
(1) Fragments du discours prnnonré par M. Royer-Collard dans la discus-
sion du projet de loi sur la presse (182!^). {Vie politique de M. Royer-Collard,
par M. de Durante , tome II, p. 1.^1-133.)
28 RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEURY
l'imprescriptible nécessité. Ce philosophe, vous le con-
naissez; il a été pendant soixante ans, avec Chateaubriand,
avec M. Guizot, avec le iluc de Broglie, M. de Salvandy,
M. de Montalembert (i), l'invariable et infatigable défen-
seur de la liberté de la presse : c'était M. Royer-Gollard.
J'aime à opposer un tel témoignage aux superbes dégoûts
qui, de nos jours encore, après tant d'épreuves qui le con-
firment, s'attaquent au principe même de la publicité pé-
riodique.
La liberté de la presse a, malgré tout, un grand défaut.
Elle a été faite pour des hommes, non pour des anges. On
s'en aperçoit tous les jours. Elle est une institution humaine
avec les faiblesses et les imperfections de l'humanité. Née
d'une grande nécessité sociale, non d'une fantaisie d'inno-
vation, elle est ausssi une industrie, un métier; elle tient
boutique, et l'on a peine à faire sortir quelquefois, de ces
échoppes banales où elle vend ses produits, l'idée de sa
grandeur, de son utilité et de sa puissance. Il faut pourtant
s'y résoudre. Et savez-vous ce qui la relève de ces misères
matérielles de sa condition et de son ménage? C'est qu'elle
a quelque chose au-dessus d'elle, d'où elle tire la force et
la dignité. Si humble que soit le journaliste, si cachée que
(1) « M. de Montalembert était plus de son temps qu'il ne le croyait lui-
même. Il aimait la presse; il éprouvait pour elle cet entraînement qui est
de nos jours. 11 redoutait ses excès, la blâmait sévèrement, et n'eut pas
toujours à s'en louer; mais toujours il lui revenait, et à ce propos il répé-
tait ce vers d'une élégie amoureuse d'Ovide :
... Nec sine te, nec tecum vivere possum.
Je ne puis vivre ni avec toi, ni sans toi. »
)Discours de réception de M. le duc d'Aumale à l'Académie française, le
3 avril 1873."'
AC DISCOURS DE M. JOHN LEMOINNC. 29
soit sa vie, si masqué que soit son visage, il est au service
d'une opinion ; il ne vaut quelque chose moralement, et le
talent à part, que par l'opinion qu'il représente, si elle est
honnête. Sans elle, sa voix se perd dans l'immense étour-
disseraent des pensées creuses et des paroles sans écho.
On dirait, quand on parle de l'opinion, que c'est le dix-
neuvième siècle qui a inventé le mot et la chose. Notre
siècle a inventé et surtout il a détruit beaucoup de choses.
Ce qu'on appelle l'opinion existait avant lui. « 11 faut, disait
Fénclon de sa voix la plus douce, avoir grand égard à l'im-
probation du public. » Ecoutez aussi ce qu'écrivait AI.
Necker en 1784 : « La plupart des étrangers, disait-il, ont
peine à se faire une idée de l'autorité qu'exerce en France
aujourd'hui l'opinion publique. Ils comprennent difficile-
ment ce que c'est que cette puissance invisible qui com-
mande jusque dans le palais du roi (i). » Et plus tard,
M. Fiévée, le correspondant secret de Napoléon, lui écri-
vait un jour : « Méfiez-vous, Sire! Sous un gouvernement
absolu, l'opinion, c'est ce qu'on ne dit pas. » Aussi, revenu
aux Tuileries après le 20 mars, et à peine établi : << Nous ren-
drons dès demain la liberté delà presse, disait l'empereur.
Pourquoi la craindrais-je désormais? Après ce qu'elle a
écrit depuis un an, elle n'a plus rien à dire sur moi, et il lui
reste encore quelque chose à dire de mes adversaires (2). »
Il se croyait réconcilié avec l'opinion.
Calme ou irritée, invisible ou présente, silencieuse ou
grondante comme la mer que les vents déchaînent, l'opi-
(1) Les Origines de la France contemporaine, pair M. Taiuc, tuiiiu I ', p. 397.
(2) M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, tome l.\, p. 238.
3o RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEURY
nion, depuis la chute de l'ancien régime, était donc devenue
maîtresse; les livres, ceux de Montesquieu lui-même, ne
lui suffisaienl j)lus. « N'aie pas peur ; parle et ne te tais
pas, disait Dieu à saint Paul ; car j'ai un grand peuple à
moi dans cette ville (i). » A une telle puissance il fallait un
organe pour ses combats comme pour ses victoires, pour
ses bons et ses mauvais jours, — un organe actif, vigilant,
quotidien, passionné comme elle, mais capable de se décider
pourtant le jour où le sentiment public l'emporte sur l'obs-
tination égoïste des partis. — Ce jour-là, par l'accord qui
se fait entre l'opinion et la presse , le journal est le maître.
Le talent du journaliste y peut beaucoup, mais à cette
condilion. Chateaubriand met le sien au sei'vice d'une am-
bition personnelle , blessée à mort ; mais à ses colères
sourit l'opinion , et il réussit plus qu'il ne l'a voulu. Armand
Carrel, avec l'entraînante àpreté d'un adversaire sans merci,
essaye une lutte pareille contre la royauté de Juillet ; il
échoue. Tant vaut l'opinion, tant vaut l'écrivain. Tantôt
elle prête son prestige au plus humble de ses organes ;
tantôt elle l'emprunte, en lui communiquant sa force, à
l'écrivain lui-même. Junius, masqué, a besoin d'avoir mille
fois raison contre le duc de Grafton ; mais il a raison.
Voyez-vous cette lumière qui brille dans cette rue de
Londres^ là-haut, à cette mansarde? Il y a là un inconnu,
une plume à la main. Son existence, il y a cent ans, était
un mystère ; elle l'est encore. Il écrit sur l'événement du
jour, sur un projet de loi présenté aux Communes, sur un
incident diplomatique. Cet homme par lui-même n'est rien.
(1) Actes des apôtres, chap. XVIII, vers. 9 cl 10. (La vision à Corinthe.)
Ai; DISCOLRS DK M. JOHN i.k.moinm:. 3r
Mais, demain, la page ([u'il vient d'écrire sera descendue
de son bureau dans l'atelier du journal (i). Elle sera lue dès
l'aube du jour par des milliers d'acheteurs. Elle circulera
dans le monde. Elle fera sensation dans les assemblées.
L'ouvrier obscur de cet écrit anonyme, c'est un des mi-
nistres de la plus grande puissance du monde moderne»
l'opinion.
C'est parce que vous avez ainsi compris. Monsieur, tout
ce que la profession, adoptée par vous dès votre jeune àf^c,
comportait de sérieux devoirs, que votre talent, qui aurait
pu vous soutenir partout ailleurs, vous a, dans cette car-
rière, particulièrement servi. Votre indépendance natu-
relle, volontiers rétive, s'accommodait de ce rôle qu'on se
crée à soi-même, de ce droit qu'on s'arroge déjuger, sans
mandat , les hommes et les choses, et de rendre des arrêts
que l'opinion enregistre, même si elle les combat. Votre
originalité même ne répugnait pas à cette tâche attrayante
des controverses périlleuses. Elle s'y trouvait à l'aise comme
la salamandre, dit-on, au milieu du feu.
Vous avez, en effet, cette qualité que son nom seul dé-
finit. Vous avez l'originalité, don précieux en toute espèce
d'écrit, mais rare dans le journalisme ; car, lui aussi , s'ap-
pelle « Légion ». Le journaliste est par nécessité impro-
visateur. L'improvisation ne s'arrange guère d'une cer-
taine délicatesse dans la forme de la pensée. Elle vise à
(I) La premi5re lettre de Jiinius parut le '21 janvier 1769, dans le Public
advertiser, le duc de Grafton étant premier ministre, lord North chancelier
de l'érhiquier. Soixante-neuf lettres du môme inconnu furent publiées pen-
dant trois ans dans le même journal.
(Voir /'Anglelene au XVI II" siècle, par Charles de Rémusat.)
32 RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEUKY
l'effet plus qu'à la finesse. Tl faut qu'elle frappe fort, s'il
ne lui est pas donné de toucher toujours juste. Elle est
condamnée aux redites, aux phrases toutes faites, aux mé-
taphores banales. C'est elle qui a inventé ce « vaisseau de
l'Etat» sur lequel nous avons navigué si longtemps. Doit-
on se plaindre si elle a quelques défauts inévitables? Com-
ment suffirait-elle autrement à cette immense consomma-
tion de publicité qui se fait dans un grand pays : nouvelles
de partout , des assemblées et de leurs comités soi-disant
secrets, nouvelles des chancelleries et des palais, de la rue
et du salon, du tribunal et de l'Eglise, de la bourse et du
théâtre , sans compter les coulisses, qui ont leurs historio-
graphes, et sans parler du foyer domestique où la chro-
nique s'introduit trop souvent sans droit, non sans scan-
dale, son carnet à la main? Ah ! Monsieur, que deviendrait
le style , dans cette grande mêlée , si quelques écrivains tels
que vous n'en avaient reçu l'étincelle et gardé la flamme? Le
style, qui s'en inquiète? Est-ce l'écrivain? Personne ne lui
en demande. Est-ce le lecteur? Il n'est qu'avide, non diffi-
cile. Il a faim et soif. Il veut être pourvu promptement,
servi à point. Sa délicatesse littéraire, s'il lui en reste, il
y a encore de bons livres et de bonnes Revues pour la sa-
tisfaire. Au journal il demande le pain quotidien, cuit à ce
four toujours allumé, qu'entretient sa curiosité insatiable,
et dont s'accommode son goût facile.
Vous avez été, Monsieur, plus sévère à vous-même, quoi-
que vous ayez commencé de bonne heure. Comme publi-
ciste , voici bien trente-cinq ans que vous êtes à l'œuvre.
L'historien illustre, qui a voulu être un de vos parrains
académiques, a été quelque temps le guide de vos premiers
AU Discorns dk m. john lemoinne. 33
travaux. Dès vos dôbiils votre i^oiU se prononce. Français
de cœur, l'étrani^er vous attire. Vous avez comme une nos-
talgie de l'Angleterre. Vous l'ctudiez, vous la lisez, vous
vous pénétrez de sa littérature, de son esprit, sauf;') vous
en servir contre elle un f)eu plus lard. Vous passez tour
à tour la Manche et le Kliin, les Alpes et les Pyrénées.
Vous êtes un des créateurs de la polénii(]ue extérieure
dans les journaux français; vous leur donnez le goût de
s'occuper des affaires des pays étrangers. Bien peu de
nous, avant que la vapoui- eût abrégé les routes et les tra-
versées, connaissaient vraiment l'Angleterre. Voltaire l'a-
vait tour à tour glorifiée et raillée. iM. de Staël nous l'avait
montrée dans un livre agréable. Le Globe nous avait révélé,
dans des lettres spirituelles, les secrets de son ménage
électoral (i). Votre correspondance de i84i a complété
l'œuvre Revenu en France, vous avez eu dans la presse
un véritable département dos affaires étrangères, ministre
par votre |)luine, sans l'èlre toujours au gré de ceux qui
l'étaient par l'aulorlLé. Chose singulière! votre nom fut
d'abord beaucoup |)lus connu hors de France (pi'aii de-
dans, et il fallait, sortant de nos frontières, compter avec
vous. On vous observait, et l'on vous craignait. Je me rap-
pelle le temps où l'Autriche se plaignait de vous à notre
cher Armand Berlin, et où l'Angleterre, qui vous attirait,
ne vous plaisait guère. Elle a continué longtemps à exercer
sur vous ce double et singulier effet : ni avec elle, ni sans
elle. Au fait, le inonde ne peut renoncei- à l'influence an-
glaise ni s'y livrer aveuglément, même sur le canal de Suez.
(1) Lettres écrites au journal le Globe par M. Duvergier de Hauranne.
ACAD. Fl\. 5
34 RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEURY
Vous avez très-finement marqué ces délicatesses de nos
rapports avec nos puissants voisins. \ ous avez été pas-
sionné, et avec raison, pour l'indépendance de l'Italie,
quand elle ne semblait, aux cabinets de l'Europe monar-
chique, qu'un mauvais rôve, et vous n'avez jamais fait de
vœux contre la liberté de l'Espagne. Quant au fameux
« malade » , celui d'Orient, dont le régime intérieur excite
aujourd'hui, à un si haut degré, la sollicitude plus ou
moins désintéressée de ses voisins immédiats, vous n'avez
jamais eu depuis trente ans aucune illusion sur son état.
Vous apparteniez. Monsieur, à la bonne école de la di-
plomatie française, contemporaine de la liberté parlemen-
taire que lui rapporta la Restauration. Avant cette époque,
et depuis la chute de l'ancien régime , la politique étran-
gère de notre pays s'était montrée tantôtprovocante jusqu'à
l'atrocité, tantôt fière jusqu'à l'insulte. « L'Europe nous
menace , disait Danton , jetons-lui pour la défier la tète d'un
roi!... » Plus tard. Dieu permit que celte horrible poli-
tique fût ariètée court. Le ton changea. Une certaine bru-
talité guerrière, puis une certaine emphase républicaine,
remplacèrent l'anathème démagogique. « Avant trois mois,
disait le général Bonaparte à M. de Cobentzel , pendant les
conférences d'Udine, et fatigué des lenteurs du plénipo-
tentiaire autrichien, avant trois mois je briserai votre mo-
narchie comme je brise cette porcelaine !... » et le pré-
cieux cabaret, don de l'impératrice Catherine, tombait en
éclats sur le parquet. « La République française est comme
le soleil, disait-on plus tard ; aveugle qui ne la voit pas! »
C'était l'âge héroïque de la diplomatie nouvelle. Bientôt
après, avec quelques phrases aiguës comme le tranchant
AL' DISCOURS DE M. JOHN LEMOINNE. 35
de l'épée , insérées au Moniteur universel , l'Empereur suf-
fisait au service de son système, qui parlail mieux encore
par la bouche de ses canons. Quant à la llestauration , si
sa politique extérieure subit par instants les contraintes
que son origine lui imposait , elle eut des négociateurs
comme l'amiral de Rigny à Navarin , le maréchal de Bour-
mont à Alger, qui ne parurent très-soucieux, ni l'un ni l'au-
tre, d'attendre pour vaincre le bon plaisir de l'Angleterre.
Je n'insiste pas sur cette période de la diplomatie fran-
çaise antérieure à votre entrée dans le journalisme.
Une fois engagé dans la carrière , vous avez compris ce
qu'exigeait de vous . pour être bien faite, la polémique in-
ternationale : l'instinct du patriote, l'information exacte,
l'indépendance du jugement , la verve parfois irritée , la
sagacité clairvovante. Nous avons traversé des temps dif-
ficiles. Les révolutions, dont la presse quotidienne n'est pas
toujours la cause la plus innocente , tournent parfois con-
tre elle , soit en renversant les barrières qui la contenaient
prudemment, soit en la livrant par des lois d'exception à
des répressions tyranniquos. Une de ces lois, nullement
sévère en apparence, causa pour un temps plus de sé-
rieux embarras à la polémique des journaux qu'elle ne
leur Ht de mal. Je veux parler de la loi que vous avez rap-
pelée, celle de 1849, sur les signatures. Tout article , in-
séré dans un journal , à quelque titre que ce fût , dut être
signé. Quelques noms furent bientôt distingués. Ce que
perdait lejournal dans sa valeur collective , le hardi talent
de jeunes écrivains s'en empara, Le pouvoir n'y gagna
rien. On le vit bien sous le second Empire. La presse ne
s'avançait qu'en trébuchant sur ce terrain semé d'embù-
36 RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEURY
ches que la législation d'alors lui avait préparé avec un art
infini, lui laissant trop pou de liberté pour être puissante,
assez pour se compromettre. Elle en profita pourtant pour
donner très-vite à quelques-uns de ses organes une célé-
brité sérieuse. On vit de jeunes débutants se raffiner du
premier coup dans cette lutte de l'esprit libéral contre les
pièges de la légalité. La réticence eut ses Tacite à la touche
vigoureuse et discrète. Suétone aussi fit parler de lui. Le
sous-cntcndu devint un genre de littérature, et l'art de lire
entre les lignes fut porté à sa dernière perfection. Vous
avez eu, Monsieur, à cette époque, un de ces habiles écri-
vains pour collaborateur, nous pour confrère. Vous savez
comment , n'ayant pas le choix des armes, il combattait
pourtant avec un mélange de hardiesse et de prudence ,
sachant s'arrêter à temps , proposant des énigmes que tout
le monde devinait, rangeant en bataille, par moments, des
lignes de points comme des tirailleurs devant l'ennemi, de-
venu ainsi , par des mérites de style dont le génie de notre
langue s'accommodait presque plus que de la véhémence
déclamatoire, un des maîtres de cette polémique si insi-
dieusement entravée.
Vous étiez de ceux que , bien avant cette loi , leur style
trahissait dans leur incognito volontaire , et dont le nom
brillait, par son absence même, au bas de leurs articles.
Vous étiez de ces anonymes qu'il ne fallait pas chercher
dans le Dictionnaire de Barbier, et qui conservaient , asso-
ciés sans confusion à la même œuvre , leur personnalité
persistante. Aucun ne l'eut jamais à un plus haut degré
que vous , et il faudrait reprendre presque jour par jour
l'histoire de nos relations extérieures depuis i83o, pour
AL' DISCOURS DE M. JOHN LEMOINNE. Si
y relever la trace que, sur ce sol mouvant de la polémique
quotidienne, votre plume a laissée, glissant toujours, sui-
vant le précepte du poète, n'appuyant jamais. Votre sillon
était à fleur de terre : on vous le reprociiait. Au bout de
quelques mois, votre moisson d'esprit, de bon sens, de
saine discussion , n'en était pas moins belle.
Vous aviez à défendre une politique qu'on ne disait pas
fière, et qui l'était pourtant, celle delà liberté et de la
paix ; car elle avait à braver, à l'extérieur, bien des mauvais
vouloirs devant lesquels elle ne voulait ni se compromettre
ni s'abaisser, et , au dedans , bien des passions moins dan-
gereuses encore à combattre qu'à satisfaire. La politique
de la liberté dans la paix est jugée aujourd'hui. Elle a
permis de donnera la France de bonnes finances, une
belle armée, des forteresses bien approvisionnées, tout un
grand réseau de chemins de fer , Paris fortifié, l'Algérie
conquise, une prospérité féconde, même pour ses succes-
seurs; en un mot, quoique interrom()u par une révolution
dont l'histoire a déjà signalé l'inexplicable insanité , ce pa-
cifique gouvernement de nos affaires avait préparé pour la
France un avenir qu'une autocratie belliqueuse devait in-
terrompre à son tour, mais par des causes que In postérité
jugera.
Vous avez eu l'honneur, Monsieur, de servir la politique
de la liberté et de la paix ; avouez que votre patriotisme
n'en a pas souffert , que votre orgueil ne s'en est pas ému.
La royauté abattue, il n'y avait plus à faire de politique
extérieure. C'est la société française qu'il fallait défendre.
Vous avez eu vos actions d'éclat dans cette seconde cam-
pagne comme dans la première. L'occasion était bonne de
38 RÉPONSE DK M. CUVILLIER-FLEURY
percer ù jour bien des ridicules devenus puissants , de
bien petits hommes gonflés de leur importance d'un jour,
d'étranges et fatales ambitions qui aboutissaient à des
combats dans les rues et à des catastrophes dans l'État.
Pendant ce triste interrègne du pouvoir monarchique, qui
ne devait plus reparaître en France que sur un trône semé
d'abeilles, symbole infidèle d'une paix imaginaire, une
mission qui vous l'ut donnée par le directeur de votre
journal vous avait conduit à Rome. Vous y fûtes le témoin
ému , l'éloquent narrateur de ce triomphant retour du
Saint-Père dans sa capitale temporelle , qui parut alors un
si grand événement : car cette restauration du pape par
des mains françaises semblait promettre, au monde ca-
tholique , une confirmation des espérances libérales de
son avènement et, à l'Eglise de France, le maintien de
ses antiques libertés... Votre récit se ressentait de ces con-
solantes pensées. Il était ému , comme vous l'êtes si faci-
lement, je ne dis pas quand vous le voulez, mais quand
vous ne résistez pas à votre émotion.
« L'éloquence, a dit La Bruyère, peut se trouver dans les
entretiens et dans tout genre d'écrits. Elle est rare où on
la cherche. Elle est quelquefois où on ne la cherche pas ! »
Un sentiment non moins spontané parut vous animer
lorsque, vingt ans plus tard, deu\ branches d'un même
tronc royal semblèrent près de s'unir pour rendre à la
France , sous l'ombrage traditionnel d'une royauté natio-
nale, les garanties monarchiques de la liberté. Nationale,
cette royauté ne pouvait l'être que par la reconnaissance
des droits de la nation , antérieurs et supérieurs au sien.
Votre imagination se laissa prendre à cette pensée gêné-
Al. DISCOLHS DE M. JOHN LEMOINNE. 3()
rcuse; votre cœur vous inspira, et vous fûtes ainsi associé
un instant , pour le triomphe do l'accord projeté, à ceuv
(pii n'en voulaient le succès qu'aux mêmes conditions que
vous , non à ceu\ cpii le voulaient à tout pi'ix. Mais ce lut
en vain que cette cause avait trouvé un défenseur tel que
vous dans le journal même qui , depuis, a si justement ré-
servé tous les efforts de son habileté politique et toute la
puissance de son crédit à la défense d'un gouvernement
libéral, sous une constitution respectée.
Un orateur illustré par les luttes de la tribune, un j)ubli-
ciste éprouvé dans les combats de la presse , sont-ils obli-
gés de faire encore preuve de littérature, pour que cette
enceinte leur soit ouverte?
L'éloquence et la polémique , ces deux sœurs qui se sen-
tent nécessaires l'une à l'autre , quoiqu'elles ne s'accordent
pas toujours, n'ont jamais longtemps attendu nos suffrages
quand ceux du pays leur étaient sérieusement acquis.
Vous me pardonnerez pourtant si, sorti du domaine si en-
combré de la discussion politique, j'essaye de vous com-
promettre un moment dans ce chœur plus tranquille et de
renommée moins bruyante qui se compose des écrivains de
la critique littéraire. Il faut, Monsieur, vous y rési-
gner. Je ne dirai pas que vous avez voulu être un juge des
écrits , comme M. de Lamartine a voulu 6trc un homme poli-
tique et M. Ingres un musicien. L'Académie vous a rendu
plus de justice. Elle connaissait, elle avait lu, elle avait
distingué les deux A'olumes, d'apparence modeste, où vous
avez mis toute votre littérature, laissant à penser au [ui-
blic , par le peu que vous lui donniez, tout le j)rix de ce
que vous avez gardé. Vous êtes de ceux qui disent comme
4o RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEL'RY
La Fontaine : « Les longs ouvrages me font peur. » Les
vôtres, de courte haleine, sont autant de petits tableaux
aussi achevés que ceux qui ont ouvert, même avant les
grands, les portes d'une Académie voisine de la nôtre à
un célèbre peintre d'histoire en miniature. L'Académie
française, elle aussi, avait fort distingué votre touche
sobre et fine, ayant plus de relief que d'éclat, plus de
profondeur que d'étendue , votre talent de peindre en
réduisant, sans les rapetisser, les proportions de vos
modèles.
On a dit spirituellement d'un fabuliste resté populaire ,
même après La Fontaine : « Il trouve la naïveté, quoiqu'il la
cherche. » Quant à vous. Monsieur, si vous ne cherchez pas
l'originalité , tout au moins aimez-vous les sujets qui la
procurent , ceux où elle vient pour ainsi dire , sans trop mi-
nauder, au-devant de l'écrivain. Sur une trentaine d'études
dont se compose votre recueil, portraits ou tableaux , no-
tices et récits de voyage , les Anglais et les Américains vous
en ont fourni libéralement plus de la moitié. Comme obser-
vateur moraliste, leurs mœurs et leur caractère vous at-
tirent, de même que, comme polémiste, leur politique vous
avait souvent provoqué, ^ous ne savez guère résister à cette
amorce toute pleine pour vous d'électricité sous-marine.
Vous allez à eux comme à d'intarissables sujets d'amusante
analyse, de malicieuse observation, et par un secret plaisir
de tourner conti-e eux ce genre d'esprit qui semble leur
appartenir en propre , et qu'exprime , dans leur langue ,
un mot qu'on a vainement essayé de traduire dans la
nôtre. Les hommes d'État de l'Angleterre et ses petits-
maîtres, les éloquents et les excentriques, ceux qui font de
Al niscotns de m. joiin lemoinne. 4ï
beaux discours et ceux qui niellent bien leur cravate, ses
pliilosoplics et ses poètes, ses peintres et ses diplomates;
sir Robert Peel et Brummel , Shakspeare et Johnson,
Haydon et Malmesbury, quelle variété de types , do pro-
fessions, d'atliludes! que de contrastes sur un fond uni-
forme! et dans vos réflexions sur ces personnages si
caractérisés et si semblables, que de bon sens, que de
vérité, que de bonne humeur, que de raison! Lord
Wellington fut-il un grand homme? « Il l'ut, répondez-
vous, un grand Anglais. » — « L'Irlande, dites-vous ail-
leurs , a certainement produit de plus grands oiateurs
que O'Conncll ; mais aucun n'avait comme lui ces dons
secrets et sympathiques (pii désignent un homme entre
tous à l'instinct populaire Quand il parlait à cent mille
hommes , les premiers placés recevaient le choc de sa pa-
role ; puis ils faisaient la chaîne, et le tressaill(>men( pas-
sait à toutes les extrémités avec la rapidité de l'éclair. »
Après le grand général et l'orateur populaire , le « duc
de fer » , comme on l'appelait, et l'agilateur sans frein,
voici le portrait d'un de ces hommes qui semblent résumer,
dans leur personne, tout le côté frivole de cette société
sérieuse, et tout le fantasque égoïsme de ces cœurs parfois
si magnanimes. Vous voyez que je fais allusion à la pi-
quante notice que vous avez consacrée à Georges Brum-
mel. Vous avez marqué , Monsieur, d'un trait [)rofoiid ce
personnage léger, favori d'un prince, idole des salons
anglais, logé, nourii, vêtu, pourvu d'argent pendant vingt-
cinq ans par les compagnons de ses plaisirs « et qui, dites-
vous, le jour où il perdit son caniche, se plaignit d'avoir
perdu son meilleur ami ».
ACAD. FR. 6
4» RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEURY
Comme vous traitez les hommes , vous savez peindre aussi
les peuples, tantôt d'un mot, tantôt par d'ingénieux rap-
prochements. « Aux funérailles de Nelson , écrivez-vous, il
y eut dans la foule do véritables sanjîflots, et des femmes se
trouvèrent mal.... J'ai assisté aux funérailles de Welling-
ton , et le trait principal de la journée a été une gigantesque
consommation de vivres... « Essayant de caractériser ail-
leurs cette affinité querelleuse et indélébile qui unit, quoi
qu'elles fassent, les deux races anglaises, séparées aujour-
d'hui par l'Atlantique , vous indiquez, avec beaucoup de
finesse et de gaieté , ce qui les rapproche et ce qui les
divise. « Un Américain, dites-vous , a beau être un citoyen
des États-Unis, il n'en a pas moins le sang anglo-saxon
dans les veines, et il est fier d'être de la race anglaise
quand il regarde la colonne deTrafalgar Les Américains
ont toujours l'air, je ne dirai pas de jeter le gant, mais de
montrer le poing à l'Angleterre , et au fond ils tirent vanité
de leur descendance ; la grandeur de la mère-patrie flatte
leur orgueil... Les Anglais , de leur côté , éprouvent à l'en-
droit des Américains une certaine faiblesse paternelle.
Comme ces pères nobles qui , tout en maugréant, sont ce-
pendant flattés de voir leurs grands garçons faire des fre-
daines, ils regardent avec une certaine complaisance les
tours de force de leurs confrères transatlantiques. Jonatha7i
(l'Américain) est toujours, pour /o/?w Bull , l'enfant terrible
qui fait ses dents. Il est un peu casseur d'assiettes; il met '
les pieds dans le plat..., il fait l'école buissonnière et
rentre avec ses habits déchirés..., mais il ira au bout du
monde , et il arrivera le premier partout. Bon sang ne peut
mentir... »
I
Al DISCOL'nS Dli .M. JOHN LKMOINNE. 43
Je ne voudrais pas prolonf^^er ces citations (i); mais com-
ment ne pas dire un mot d'une question délicate que vous
soulevez quelque part, et qui ne pouvait laisser indifférente
une académie investie, depuis sa fondation, du privilège de
rédiger le dictionnaire de la langue française? On s'étonne
que notre travail , commencé il y a deux siècles , ne soit
pas encore fini ; et l'on se livre , sur ce propos, à des plai-
santeries presque aussi anciennes que l'Académie. On ou-
blie que si un dictionnaire n'est jamais fini, c'est qu'une
langue ne finit jamais, à moins qu'elle ne soit morte. On
oublie encore que nous sommes à la veille d'achever la
septième édition de notre Dictionnaire. Je ne crois pas,
comme vous, que la langue de notre pays soit sérieusement
menacée de perdre, en Europe, ni même dans le monde, la
prééminence qu'elle a jusqu'à ce jour conservée. On aura
beau faire , la forte langue de sir Robert Peel et de INI. Cob-
den pourra voir son domaine s'étendre dans les relations
commerciales, dans l'économie industrielle, sur le terrain
des courses et au skatmg-club ; la langue française restera
plus particulièrement la langue des idées générales , celle
de la sociabilité et des mœurs ; elle restera surtout celle
de la diplomatie universelle. « Je suis toujours émerveillé,
écrivait Voltaire à ses confrères de l'Académie, des progrès
que notre langue a faits dans les pays étrangers. On est en
France, de queUjue côté que l'on se tourne. Vous avez
acquis, Messieurs, la monarchie universelle qu'on repro-
chait à Louis XIV, et qu'il était bien loin d'avoir... » Si
(I) Voir les Éludes critiques et ùiograj/liiques (1852) et les Nouvelles Études
(1863) de M. John Lemoinne. (Michel Lévy.)
44 RÉPONSE DE M. CUVILLIEH-FLEURY
l'Académie de 1876 ne donne tout à lait raison ni à Vol-
taire, ni à vous, elle vous a prouvé du moins qu'elle tient
grand compte de vos alarmes; et sur ces questions-là, une
fois mêlé à nos travaux, vous trouverez , Monsieur, à qui
parler.
Toutes ces études critiques, les anciennes et les nou-
velles, qui ont certainement contribué à vous ouvrir les
portes de l'Académie, vous prédestinaient aussi à y rem-
placer celui de nos confrères qui vous était le plus connu.
Vous le connaissiez si bien que personne n'aurait pu, je
crois , ni dans cette enceinte ni au dehors, lui rendre plus
de justice et le peindre d'un trait plus ferme et plus sûr.
Comment oserais-je m'y aventurer après vous, si l'usage
seul m'en donnait le droit, et si l'amitié ne m'en faisait un
devoir? Nous étions depuis quarante ans, lui et nous, en
compagnie d'éminents esprits, les ouvriers de la même
œuvre, les fils de la même maison dans ce grand pays de
la publicité ; vous savez les habiles directions que, jeunes
encore, nous y avons reçues de ces âmes bienveillantes
qui présidaient à nos travaux. Vous savez aussi quelles
amitiés le courant de la vie nous y apportait! Je suis pres-
que obligé , pour parler après vous de notre vieil ami , de
me défendre de ces souvenirs; la justice littéraire peut se
passionner, non s'attendrir.
Un des grands mérites de M. Jules Janin, le principal
peut-être , celui qui a fait sa popularité sérieuse , c'est qu'il
était resté très-français par le style à une époque où le
vent qui soufflait des sommets du romantisme naissant
,. poussait les esprits dans toute sorte de tentatives anti-
pathiques au génie de notre race. Il avait, comme vous
Ai; DISCOIRS DE M. JOJIN LEMOINNE. 4^
l'avez si bien dit, « la note française ». Il a toujours été
un amoureux de noire lani,nie , « amoureux, disait-il , jus-
qu'à la passion, jusqu'au délire, de la plus belle langue
et de la plus dilTieile que les hommes aient parlée depuis
les jours glorieux de Périclès et d'Auguste ». Je ne médis
pas plus que vous de l'école romantique. Elle a été la
contemporaine des premiers essais du gouvernement libre
dans notre pays. Elle s'essayait à la liberté comme lui.
Elle a eu ses illusions , son éclat , ses météores , ses éclipses.
Elle a compté de vrais maîtres qui n'ont jamais eu que de
médiocres disciples; puissance déchue après tant d'autres
et qu'il faut respecter comme tout ce qui a péri dans un
effort généreux. « Que sont-ils devenus, écrivait M. Janin
vers 1867, ces beaux jours de force, de grâce et de turbu-
lence , de malaise et de poésie , où chacun osait tout vouloir,
parce que chacun croyait tout pouvoir? Hélas! tout vouloir
est d'un jeune homme, tout pouvoir est d'un insensé... »
Quant à lui, il appartenait à ce limpide courant des esprits
naturels, primesautiers. faciles, qui a de tout temps coulé
sur la terre de France , comme pour ajouter à ce limon
vigoureux dont l'intelligence française est formée,
Queis meliore luto finxil prxcordia Tttaii,
ses sables dorés et ses eaux jaillissantes. C'est à ce
signe de race cju'il a été reconnu presfjue au début de
sa carrière , accueilli, applaudi et fêté, même dans le plus
hasardeux de ses essais. Les peuples aiment ce qui leur
ressemble, comme les pères se reconnaissent volontiers,
même avec leurs défauts, dans leurs enfants, llabelais.
46 RÉPONSE DE M. CCVILLIER-FLELRY
Saint-lùremond, Bussy-Rabulin, Diderot, Duclos, Voltaire
(dans ses lettres familières qui sont d'incomparables feuil-
letons), quelque différents que soient les degrés où le juge-
ment public a placé ces écrivains , sont tous fils du génie
français; et, cpioiqu'il ne soit pas prudent de hasarder en
une telle compagnie une renommée encore si jeune pour
l'avenir, AI. Janin, s'il n'était pas un aîné dans cette famille
de race gauloise, pouvait sembler un de leurs frères, le
dernier venu du même sang.
« One ne furent à touts toutes grâces données, »
avait dit, dans un sonnet, le célèbre ami de Montaigne,
Estiennc de la Boëtic. « Et aussi veoyons nous , ajoute
Montaigne, qu'au don d'éloquence les uns ont la facilité et
la prom[)titude , et, ce qu'on dict , le boutehors si aisé,
qu'à chasque bout de champ ils sont prests ; les aultres,
plus tardifs, ne parlent jamais rien qu'élaboré et prémé-
dité... Je cognoy par expérience cette condition de nature
qui ne peult soustenir une véhémente préméditation et
laborieuse; si elle ne va gayment et librement, elle ne va
rien qui vaille... » Une pareille allure, qui était bien celle
de son esprit , nous autoriserait presque à exposer votre
célèbre prédécesseur à un rapprochement redoutable. Nous
ne le tenterons pas. Il faut laisser INIontaigne à sa place,
Janin à la sienne. Ce que nous voulions dire, c'est qu'il
avait bien la marque française , le jet naturel et rapide, le
bon sens enjoué , ce don de critique spontanée , inventive ,
cette insouciance de l'effet dans la malice de l'intention ,
cette façon de mettre le feu aux fusées volantes sans se
Af DISCOURS DF, M. JOHN LEMOINM:. ^7
détourner pour en voir rexplosion; pour tout dire, cette
vivacité franche et colfe pétulance orip;inale qui rappelait,
sans jamais donner l'idée d'une imitation, ou même d'un
souvenir très-précis, quelques-unes des pages les plus
piquantes de notre littérature nationale; car c'est une
remarque à faire : M. Jules Janin citait plus volontiers les
poètes latins que les écrivains français les plus en rapport
avec sa manière. Ceux-là, il les nommait rarement. Il n'a-
vait plus le temps de les lire. Il les connaissait bien. Peut-
être ne les avait-il jamais beaucoup étudiés. Il se conten-
tait de leur n^ssemblcr. \'ous ave/ fait allusion au service
qu'il rendit à la scène française quand il y conduisit, par
la main pour ainsi dire, la jeune muse qui allait réveiller
au fond de leurs tombes séculaires nos grands tragiques
endormis. Il renouait ainsi entre le passé et le présent une
chaîne qui semblait brisée. Il rattachait par une sorte
d'électricité morale un continent à un autre. Qui n'a sou-
venir de cette traînée merveilleuse qui ranima tout à coup,
dans notre pays, ces flammes vivaces que recouvrait une
cendre trompeuse? Quel heureux instinct des goûts du-
rables de notre nation ! Avec quelle confiance ce jeune
critique avait évoqué le vieux goût classique, qui fit pen-
dant \ingt ans les plus belles recettes du premier théâtre
du monde !
Vous ne m'en voudrez pas. Monsieur, d'avoir ajouté
quelques traits à ceux qui vous ont servi à nous rendre si
vivante et si vraie la physionomie de M. Janin. Pouvions-
nous oublier le théâtre? La critique dramatique a été sa
vie. Il ne s'y gênait pas toujours. Cette façon de battre les
buissons, au lieu de s'attarder dans les analyses, vous a
48 «ÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEURY
trouvé peut-être bien indulgent. C'était un défaut agréa-
blo, mais un défaut. C'était charmant, parfois agaçant.
L'homme d'esprit qui a eu la fortune de recevoir M. Janin
à l'Académie française en 1871, disait de lui : « Dans ses
feuilletons il parlait de tout beaucoup, et même un peu de
la pièce nouvelle. » J'ajoute que, quand il en parlait, c'était
en maître. Vous m'avez ôté le droit de le dire après vous.
Mais à tant d'autres œuvres attrayantes, quelques-unes
éphémères, ses romans, ses contes, ses notices; à cette
diversité incessante et inépuisable dont l'énumération est
impossible, comment aurions-nous suffi, IMonsieur, même
en nous partageant les rôles? Vous avez pris plaisir cepen-
dant à rajeunir un de ces essais de M. Janin, le premier,
je crois, dans la carrière qu'il a si abondamment remplie.
Vous avez eu raison. Ce début a été comme le coup d'é-
pée de Rodrigue, un « coup de maître ». Le souvenir en
est resté, et c'est à juste titre que, dans la collection des
Œuvres diverses de votre aimable prédécesseur, qu'une
main pieuse s'applique à rassembler, cet ouvrage figure
au premier rang avec son étrange préface et son titre à
surprise. Le succès de cette fantaisie satirique fut, en
effet, très-grand; aucune autre œuvre de M. Jules Janin,
son feuilleton à part, n'en a peut-être obtenu un pareil.
L'auteur de \a Méiromanie avait beaucoup écrit, vous le
savez, sans trop de succès. Un jour qu'on lui faisait com-
pliment de sa nouvelle comédie : « Ne m'en parlez pas, dit-
il, c'est une misérable qui a tué tous mes autres enfants ! »
h'A?ie mort de M. Janin n'avait pas fait moins de ravages
dans la série de ses œuvres, dont quelques-unes méritaient
un meilleur sort. On les oubliait trop ; on ne les avait ja-
AI DISCOURS DE M. JOHN LEMOINNE. ^9
mais beaucoup lues, ni longtemps. C'était injuste. Le lien
d'or et de soie qui le rattachait au feuilleton se relâchait
quelquefois sans perdre son éclat, ne se rompait jamais. Une
certaine élasticité, sans lui assurer toujours la durét:-, lui
permettait l'espace. Sa fidélité exemplaire à son métier de
critique mêlait comme un assaisonnement de vertu à toutes
les fantaisies de cette improvisation opiniâtre, toujoursatten-
due, toujours imprévue, fantasque et correcte, se jouant des
idées et respectant la langue. Et aussi, tous ces livresjetés
à toute époque au travers de son œuvre principale n'en
étaient (jue la distraction, non le repos. Il y a peu d'exem-
ples, même dans ce siècle où le travail est la loi de tout le
monde, d'un travail si continu avec une si complète liberté
d'esprit. Jamais écrivain n'a paru moins asservi à son
œuvre, même en ne l'interrompant jamais, et n'a marché
plus libre dans un labeur plus assujettissant. Rien ne le
gênait. Il n'avait de parti pris que de n'en avoir d'aucun
genre, d'idées arrêtées que celles du jour, de principes
littéraires que ceux qu'il jetait au vent, avec une raillerie
spirituelle, dans son célèbre combat pour la littérature
facile contre un illustre jouteur, dont il devint plus tard
le confrère à l'Académie. Mais, s'il n'avait pas une règle
fixe pour le contraindre, il avait des instincts très-fermes
qui le dominaient doucement. Je crois qu'il se vante,
même en ayant l'air de s'humilier, quand il raconte dans
son amusante biographie qu'il a été « le faible animal qui
a rompu de ses dents le réseau dans lequel était enfermé
le lion (i) » Le lion, c'était le romantisme, qui avait
(i) Œuvres diverses de Jules Janin, publiées sous la direction de M. de
La Fizelière (chez Jouaust) , tome I.
ACAO. FR. 1
5o RÉPONSE DE H. CUVILLIER-FLEIRY
bien su faire son chemin tout seul. M. Janin ne l'avait ni
délivré ni musclé. Il n'a été ni son maître ni son disciple.
Il est resté lui-même. C'est le grand honneur de sa vie,
n'étant guère philosophe, d'avoir pu dire comme Horace,
son poète favori :
El niihi 7'es, non me rébus submittei'e conor.
Ce souvenir d'Horace m'obligerait peut-être à dire que
l'indépendance de M. Janin n'était pas aussi complète
qu'il le croyait. Au fond, il avait un maître, c'était Horace.
Il avait subi ce joug aimable dès son jeune âge, et c'est au
collège même, entre deux pensu7n, qu'il avait commencé à
traduire l'incomparable auteur de VEjntre aux Pisons. La
tâche était rude. M. Janin s'y était voué. Il n'avait que sur
ce point aliéné sa liberté. Horace le possédait, le maîtri-
sait, lui imposait le travail en apparence le plus antipathi-
que à une telle nature, une traduction. Je ne s^is qui a
dit : « Craignez un homme qui lit toujours le même livre. »
M. Janin, condamné à tant de lectures de tout genre, re-
venait toujours à celle-là. Un jour (c'était aux eaux de Spa,
où il venait tous les ans), deux baigneurs l'aperçoivent de
loin. « Tiens, » dit l'un, « c'est Janin ! Le voilà à la même
place, sous le même arbre, dans la même posture et avec
le même livre que je lui vois à la main chaque année
— Je parie que non, » dit l'autre, qui, à la distance où ils
étaient encore , avait cru s'apercevoir de quelque diffé-
rence. Les deux amis s'approchent. « Monsieur, » dit le
dernier en s'adressant au critique , « n'est-il pas vrai que
vous ne lisez pas en ce moment le même livre que vous lisiez
AU DISCOURS DE M. JOHN LEMOINNE. 5l
l'an dernier à la même place? J'ai parié que non.... —
Vous avez perdu, iNlonsieur. Je lis le même livre cl la même
édition. Seulement, Cape s'est chargé de mettre cette
année une reliure nouvelle à mon Horace » M. Jules
Janin lisait donc Horace tous les ans. Disons mieux, il le
lisait toute l'année. Il l'a traduit comme il l'a lu, plus
pénétré de son esprit qu'attentif aux dillicultés du texte,
parfois inexact et toujours fidèle.
M. Janin aurait pu avoir de l'orgueil. Tl avait beaucoup
d'amis. « Vous allez me faire tant d'amis que vous m'ôterez
tout mon esprit, » dit-il un jour à une dame qui le pré-
sentait dans un salon, à une quantité de personnages. Au
fait, il n'avait pour les salons qu'un goût médiocre. On y
faisait, selon lui, trop de politique, pas assez de littéra-
ture. Avait-il des opinions politiques ? Il avait, dirai-je, cette
infirmité ou ce bonheur de n'avoir pas d'opinions, j'en-
tends de celles qui font devenir un homme de parti. Etait-
il royaliste à la Quotidienne? ultra-libéral dans la ])etite
feuille de Roqueplan? républicain dans la Préface de Bar-
nave? juste-milieu au Journal des Débats? adversaire de
l'Empire, en professant, après la chute du trône de Juillet,
le culte des vaincus et le respect du malheur? 11 n'avait,
de fait, appartenu à aucun parti ; car c'est n'en pas être
que d'en approcher seulement à la distance où l'on peut
les juger sans s'y compromettre, et où on les regarde par-
dessus le mur. Il assistait, sans y prendre part, aux gran-
des luttes des politiques, aimant, comme M""' de Sévi-
gné, « ces grands coups d'épéc » qu'ils se donnent réci-
proquement en paroles , souriant aux habiletés relevées
par l'éloquence, honorant M. Guizot, écrivant à M.Thiers,
52 RÉPONSE DE M. CCVILLIER-FLEURY
qui lui répondait ; gardant la maison quand la foule se pré-
cipitait sur les pas de Catilina, de César ou de Gicéron.
Mais, si quelque événement politique prenait la forme d'une
tragédie, n'eût-clle qu'un acte, si le malheur entrait dans
une maison royale par la porte que Dieu avait ouverte, ou
qu'avait enfoncée l'émeute, son âme s'élevait à une pa-
thétique hauteur, son accent s'attendrissait, ses larmes
coulaient. Il n'était plus ni poète, ni conteur, ni critique,
mais un moraliste profondément touché des misères et des
crimes de l'humanité. C'est ainsi qu'il avait pleuré le duc
d'Orléans, brisé, comme autrefois le Germanicus de Tacite,
« dans la fleur de son âge et de sa popularité » ! Ainsi
avait-il regretté cette royauté libérale , qui n'avait reçu ses
hommages que tombée et déchue ! Ainsi avait-il voué une
sorte de culte à la reine Marie-Amélie, qu'il était allé sa-
luer dans son exil, sur un de ces degrés de l'épreuve hu-
maine qui la conduisaient lentement jusqu'au ciel.
Si j'en crois. Monsieur, l'estime qu'un écrivain si géné-
reux et si honnête professait pour votre caractère , nous
avons eu, en vous appelant par nos votes à sa succession .
la main particulièrement heureuse. Non que vous lui res-
sembliez en toute chose ; vous êtes sur bien des points son
contraire. Où il n'a que des effusions, vous avez des opi-
nions. Où il hésite, vous êtes décidé. Le sceptique en lui
devient en vous le raisonneur affirmatif et convaincu. Il
aime à tourner autour de l'obstacle; vous allez droit à la
difficulté. Il invoque volontiers, coiffé comme le roi d'Yve-
tot, « le dieu des bonnes gens », et ne demanderait qu'à
changer sa férule en houlette. Vous ne dépouillez guère ni
votre humeur militante, ni vos armes de combat. Où il rit
Vt DISCOURS DE M. JOHN LEMOINNE. 53
d'un si bon rire, « à ventre déboutonné », comme le cha-
noine Maucroix, vous n'avez, en dépit de votre franche
nature, que le sourire qui n'engage pas. M. Janin se livre,
vous vous réservez. Même contraste dans l'ordre littéraire;
il est abondant jusqu'à faire déborder sur ses rives le flot
de sa phrase aux ondulations capricieuses. Vous avez la
précision dans la finesse, et le trait acéré mais court. C'est
de près que vous attaquez. Vous laissez à ceux qui aiment
à frapper de loin les engins à longue portée. Vous ne faites
pas le siège des erreurs, des préjugés, des passions aux-
quelles vous vous attaquez. \ous préférez à un long inves-
tissement une charge rapide et à brùle-pourpoint.
Mais je me trompe; il y a un jour où M. Jules Janin et
vous, Monsieur, vous vous êtes rencontrés, vous vous êtes
unis dans le même sentiment, dans le même langage, où
tout contraste a cessé entre vous : le jour où la France fut
malheureuse. Quand elle entra, notre chère patrie, dans
ce cercle de l'enfer que Dante avait oublié, celui où
une grande nation se sent étreindre et étouffer, saisie en
pleine prospérité par le démon de la guerre étrangère,
déchaîné sur ses campagnes; quand la France eut à subir
cette formidable invasion qui ne fut une surprise que pour
elle; quand elle débuta par ce désastre héroïque où le
chef actuel de notre république trouva la gloire dans une
défaite, comme il l'avait trouvée à Magenta dans la victoire ;
à ce moment, Monsieur, votre ami fut atteint comme vous
par le spectacle de ces grandes détresses; et son àme en est
restée triste jusqu'à la mort. Mais il était vieux, d'une vieil-
lesse prématurée, que sa santé, si longtemps brillante, ne
soutenait plus. Il fut obligé de quitter, avec sa compagne
54 RÉPONSE DK M. CUVILLIER-FLEURY
inséparable, ses beaux tableaux, ses livres chéris, sa
tranquille retraite de Passy, où déjà grondait, sur le rem-
part voisin, le tumulte de cette patriotique défense qui se
préparait; et il quitta aussi Paris où vous étiez resté (i).
Paris investi, vous avez continué votre œuvre de publi-
clste, sans découragement, sans jactance, dans une attitude
ferme et sans illusion. Vous aviez gardé et vaillamment
exercé votre plume pendant le siège. Elle avait quelques
droits au repos et à l'air libre, quand la capitulation ouvrit
les portes de la ville. Vous y êtes resté, après avoir mis vos
chères affections en sûreté; gardant votre plume, instru-
ment de liberté périlleuse, arme de défense désespérée,
et que toutefois vous n'avez jugée impuissante que le jour
où elle fut brisée. Elle le fut par la Commune. Vous aviez
poussé jusqu'à une sorte de généreux excès l'audace de
votre polémique. Vous disiez un jour, à ce pouvoir mons-
trueux qui avait commencé par appliquer à la presse quo-
tidienne la législation relativement modérée de l'Empire,
sauf à crocheter les portes du journalisme quand le besoin
s'en ferait sentir, vous lui disiez (dans le Journal des Débats
du 23 mars) :
« Le Comité qui s'appelle un gouvernement nous donne
ce matin un premier avertissement... Ce qui nous sur-
prend, c'est qu'il s'imagine que nous nous soumettrons à
ses décrets. Il nous menace des peines les plus sévères.
Nous ne connaissons pas de peines plus sévères et plus dés-
(1) On lira avec plaisir, sur ces dernières années de M. Janin, un livre
charmant de M. Piédagnel, son secrétaire, publié par Jouaust et intitulé :
Jules Janin ({^(ii-i^li,).
Ai: DISCOURS DK :M . JOHN LrMOINNK. 55
honorantes que colle d'être forcés de lui obéir... nous refu-
sons! » (Sii^Mic : .lolin Lcmoiiine.)
Le lendemain, après le massacre de la place Vendôme :
« Le Comité de l'Hôtel de Ville, écriviez-vous, nous me-
nace de sa justice. Le Comité n'est pas plus un tribunal
qu'un fusil ou un couteau ne sont une raison. » (Signé :
John Lemoinne.)
Vous j)Oursuivez ainsi pendant plusieurs jours et jusqu'au
5 avril votre résistance insurmontable. Mais ce dernier
jour les ateliers du Journal drs Débats furent envahis, les
presses brisées. La liberté de la presse n'appartenait plus,
de ce moment, qu'à ses destructeurs et à ses bourreaux.
Une épreuve de votre dernier article, échappée au désastre,
orne aujourd'hui, dans le cadre où on l'a placée, la salle de
notre rédaction, où elle est, pour nos jeunes et dijjnes
confrères, un noble souvenir et un bon exemple.
Vous n'en pouviez, au temps où nous sommes, donner un
meilleur. Dire à des gens qui se croyaient un gouverne-
ment parce qu'ils s'étaient abattus comme des oiseaux de
proie sur la légalité impuissante, et qui se croyaient des
juges pour avoir assassiné deux généraux français, leur
dire qu'on ne leur obéirait pas, c'était poser en homme
de cœur la limite où une autorité sans mandat, n'ayant de
droit que la force et de légitimité que le crime, rencontre
la résistance des citoyens. Vous étiez vraiment alors un
« soldat de la plume », comme vous le disiez modestement
tout à l'heure, et comme je le répète pour l'honneur de
votre nom. Un tel soldat moralement valait une armée.
Les vainqueurs du jour vous avaient applique, en brisant
vos presses, ce qu'ils appelaient sans doute la raison
56 RÉPONSE DE M. CUVILLIER-FLEURY
d'État, cl ils se sont crus des hommes politiques parce
qu'ils ont mis, vous hors la loi, eux au-dessus des lois.
Vous leur avez ôtc ce masque. Vous avez ainsi montré, soit
en résistant, soit en faisant l'intrépide commcnlaire de
votre résistance, autant d'esprit politique que de courage.
Vous n'étiez pas moins bien inspiré quand, une fois rentré
dans Paris, après sa délivrance si habilement conduite et
si héroïquement exécutée, — à la vue de ces désastres iné-
narrables laissés derrière elle par l'atroce Jacquerie qui
avait régné deux mois dans la capitale de la France, —
vous paraissiez moins affecté de ces malheurs matériels
que de cette grande destruction morale qui résulte tou-
jours, dans les idées et les sentiments d'un pays, du
triomphe, même éphémère, des ambitions subversives :
« Les malheureux! disiez-vous (mai 187 i), ils n'ont pas
seulement massacré des hommes; ils ont tué cette autre
créature vivante, la liberté; et, avant de la tuer, ils lui ont
fait subir les derniers outrages. Nous ne le pressentons que
trop : c'est elle, c'est la liberté, qui portera le poids et la
peine de toutes ces horreurs; c'est elle qu'on rendra res-
ponsable des crimes commis en son nom! Nous prévoyons
déjà les efforts laborieux que nous aurons à faire pour
la rendre à la vie, et pour aller chercher ses restes au
milieu du sang et des décombres. Tout est à recommen-
'5
cer »
Vous aviez raison, Monsieur, quand vous écriviez, le
3i mai 1871, cette belle page par laquelle je finis. Vous
aviez raison, tout était à refaire. Le pays s'est remis à
l'œuvre, inspiré, dirigé par de grands citoyens. Il a tra-
vaillé, il a payé, il a parlé, il a écrit. S'il n'a pas relevé
AU niscorns de m. joiin i.emoinm;. 5^
toutes ses ruines, et si la j)atrio saigne cneore de l'un de
ses flancs mutilés, l'espoir lui reste. La Uépublicjue lui
doit l'ordre, si elle veut fonder la liberté. L'Aeadéniic
française ne eroit pas avoir été étrangère à cette grande
tâche en honorant par son choix, dans votre personne, non-
seulement un talent littéraire de premier ordre, mais le
courage civil, qui doit être désormais la première de nos
vertus.
ACAD. m.
8
■
DISCOURS
DE
M. JEAN-BAPTISTE DUMAS
PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 1" JUIN 1876, EN VENANT
PRENDRE SÉANCE A LA PLACE DE H. GUIZOT.
Messieurs,
En m'appelant à prendre place dans voire compajjnie,
à côté du savant respecté qui représente parmi vous, avec
une si haute autorité, la science de la vie, vous avez jeté sur
le déclin de ma carrière un dernier et suprême honneur.
Une tradition qui vous avait donné mes illustres prédéces-
seurs dans les fonctions de secrétaire perpétuel de l'Acadé-
mie des sciences : Fontenelle, Gondorcet, Fourier, Cuvicr,
Flourens, vous ayant paru digne d'être maintenue, le litre
que je tiens de l'affection de mes anciens confrères pouvait
me signaler à vos choix; ce n'est pas sans trouble, ccpen-
6o DISCOURS DE RÉCEPTIOIS
dant, que je me suis vu désigné pour recueillir le redou-
table héritage d'un éminent écrivain, d'un grand historien,
d'un moraliste profond, d'un homme d'Etat dont le nom
est inscrit avec éclat dans les annales de notre pays. Mais
on ne remplace pas M. Guizot, on lui succède, et quand
on satisfait à l'obligation difficile d'en parler devant vous,
on sait qu'aucune pensée de parallèle ne pourra s'offrir à
votre souvenir, entre le noble représentant des lettres que
vous avez perdu, et le savant reconnaissant et ému de cette
faveur insigne , que votre unanime bienveillance est venue
chercher dans son laboratoire.
Les travaux de M. Guizot ont été considérables, variés
et nombreux. Critique, il a éclairé d'une vive lumière le
génie de Shakspeare ; professeur, il a renouvelé les sour-
ces de l'histoire; philosophe, il a cherché les voies de l'hu-
manité dans les desseins de la Providence; biographe, il
a fait revivre les plus hautes physionomies des temps mo-
dernes; orateur politique, il a connu peu de rivaux; pre-
mier ministre, il a dirigé pendant la prospérité les affaires
du pays avec une rare élévation ; trahi par la fortune , il a
supporté le malheur sans découragement, les injustices
sans fiel et les tristesses de la patrie sans désespoir, con-
fiant pour la France meurtrie, dans la justice de Dieu,
dont il avait si souvent signalé la main protectrice s'éten-
dant sur elle et la relevant de ses ruines.
Devant une telle existence on est saisi de respect; im-
puissant à la suivre dans toutes les études auxquelles elle
fut consacrée et dans les actes qui l'ont illustrée, on vou-
drait pénétrer du moins le secret de ce talent infatigable
où se réunissaient la vive intelligence des races du Midi
DE M. JEAN-BAPTISTE DUMAS. 6l
et la raison réfléchie des peuples du Nord, la chaleur
de la foi la plus sincère et la tolérance du plus libre
esprit.
Né à Nîmes en 1787, M. Guizot avait été élevé en Suisse.
Sa vie intellectuelle a été d'une étendue remarquable; la
nature l'avait préservé jusqu'à la fin des atteintes de la vieil-
lesse, les désastres de sa famille et ceux du pays l'avaient
fait passer brusquement de l'enfance à la virilité. Il avait
sept ans, à peine, lorsque son père, avocat distingué, mon-
tait sur l'échafaud, l'une des victimes de la tvrannie de
Robespierre, et quand sa noble mère, fuyant une ville
pleine de souvenirs cruels, se réfugiait à Genève, sûre d'y
trouver pour elle-même des consolations et pour ses fils
une éducation forte, qu'elle voulut diriger avec une fermeté
virile, et dont sa haute intelligence connaissait tout le prix.
C'est ainsi que M. Guizot, dès l'âge de quinze ans, était en
possession des deux langues classiques et de trois langues
vivantes, familier même avec leurs chefs-d'œuvre, lisant,
dans leur idiome, Démosthène ou Cicéron, Danlo, Shak-
speare ou Schiller. Deux années consacrées ensuite à des
études d'histoire et de philosophie dont tous ses travaux
ont gardé la profonde empreinte, l'avaient préparé à venir
à Paris pour y fréquenter les cours de droit.
Ce jeune homme qui avait quitté le midi de la France,
poursuivi par l'image sanglante de son père, entrait dans
la vie parisienne au moment où la frivolité, la licence, les
intrigues, les désordres, legs déplorable de la société cor-
rompue du Directoire, disputaient encore la place aux
bonnes mœurs, aux plaisirs honnêtes et aux habitudes
sérieuses. Bientôt, cependant, une hospitalité paternelle
62 DISCOURS DE RÉCEPTION
s'offrait à lui dans la maison d'un ancien ministre de
Suisse, M. Stapfcr, qui, appréciant les dons de sa belle
nature, se plaisait à lui faire part de sa profonde érudition
philosophique. Il trouvait, près de cet homme savant et
bon dont la mémoire m'est chère, un asile honoré; son
patronage bienveillant lui ouvrait les salons de M""" d'Hou-
detot, de M°" de Rumford et celui de votre secrétaire per-
pétuel M. Suard, où l'attendait le roman de sa vie.
C'est là qu'il rencontra M"" Pauline de Mculan, aimable
personne, qui s'était fait un nom distingué par d'excel-
lents ouvrages d'éducation connus de toutes les mères, et
dont le souvenir respecté me reporte aux temps éloignés
de ma jeunesse. Elle rédigeait le Publiciste, pour soutenir
sa famille ruinée par la Révolution, lorsqu'une maladie
causée par la fatigue vint arrêter sa main courageuse et
menacer de la misère tous ceux qui l'entouraient. Au milieu
de sa détresse, elle reçut un article qu'elle aurait pu signer.
L'auteur, prenant sa place, s'inspirant de son esprit et de
son style, la priait de permettre que, jusqu'à sa guérison,
le service du journal lut assuré par une collaboration ano-
nyme et discrète. Elle accepta noblement cette charité dé-
licate et n'obtint pas sans peine, rendue à la santé, que le
jeune homme pâle et réfléchi qu'elle rencontrait dans la
société de iM. Suard fît connaître son secret; aveu qui de-
vait en amener un autre, couronné bientôt par une union
commencée sous les plus touchants auspices et trop promp-
tement brisée par la destinée.
Ne nous étonnons pas si M. Guizot s'écriait plus tard,
en parlant des habitués de ces salons : « Société charmante
dont, après une vie de rudes combats, je me plais à retrou-
DE M. JEAN-BAPTISTE DUMAS. 63
ver les souvenirs; elle avait conserve le goût désintéressé
des plaisirs de l'esprit, la curiosité bienveillante, le besoin
de mouvement moral et de libre entretien qui répandent
sur les relations sociales tant de fécondité et de dou-
ceur. »'
Comment relire ces paroles sans se rappeler un salon
regretté que votre compagnie avait fait naître, et dont elle
a été le charme et l'honneur, celui de M. le chancelier Pas-
quier? Dans l'admirable sérénité de sa belle vieillesse, cet
illustre homme d'Etat n'avait-il pas trouvé le secret d'y
faire revivre les traditions de la société polie du XVIIP siè-
cle, dont il était le dernier représentant, et d'y réunir, avec
une indulgence pour les opinions les plus diverses qui ne
fut jamais indifférence ou scepticisme, le choix exquis d'é-
minents esprits qui se plaisaient à s'y rencontrer? Quand
l'âge avait séparé M. le chancelier Pasquier de tous les
amis de sa jeunesse, descendus avant lui dans la tombe,
et l'avait presque isolé, il retrouvait dans le culte des
lettres, sans lequel le repos serait la mort même, le noble
emploi d'une curiosité passionnée, que les années accumu-
lées n'avaient pu refroidir, et que vous seuls aviez le don
de satisfaire.
Dans ces salons, ornement du vrai Paris, qui ont tant
contribué à l'autorité intellectuelle delà France, il ne fallait
chercher ni l'éclat des dorures, ni le feu des lustres, ni les
folles toilettes. La décoration en était simple, les lumières
voilées, la conversation sérieuse ; l'opulence n'en ouvrait
pas les portes, mais la valeur intellectuelle, la distinction.
Le récit fait par M. Guizot lui-môme de ses débuts dans
ce monde d'élite qui devait exercer une influence décisive
64 DISCOURS DE RÉCEPTION
sur son avenir et dont il n'est pas inopportun de rappeler
le salutaire exemple, en donne une juste idée.
« J'y arrivais très-jeune, dit-il, parfaitement obscur, sans
autre titre qu'un peu d'esprit présumé, quelque insd-uetion
et un goût très-vif pour les plaisirs nobles, les lettres et la
bonne compagnie. Élevé dans des sentiments très-libé-
raux, mais dans des croyances pieuses, les habitués des
salons qui m'accueillaient souriaient de mes traditions
chrétiennes, et cette diversité de nos idées, loin de me
nuire, était une cause d'intérêt pour moi. J'ai appris
d'eux plus que de personne à porter dans la pratique
de la vie cette large équité et ce respect de la liberté
d'autrui qui sont le devoir et le caractère de l'esprit vrai-
ment libéral. » En ces temps qui s'éloignent de nous, la
libre pensée n'avait pas encore divorcé avec la tolérance.
Remarqué par Chateaubriand, attiré par M. Pasquier
vers les fonctions publiques, M. Guizot fut bientôt dis-
tingué par M. de Fontanes, grand |maître de l'Univer-
sité, qui fit créer en sa faveur une chaire d'histoire
moderne à la Faculté des lettres de Paris. Lorsqu'il ou-
vrait, avec dispense d'âge, ce cours célèbre dont les le-
çons ont donné naissance à son Histoire de la civilisation
en France, M. Guizot avait vingt-cinq ans à peine; remer-
cions, en passant, M. de Fontanes de n'avoir pas attendu
que sa jeunesse se fût épuisée en travaux nécessaires aux
exigences de la vie matérielle et stériles pour la science,
avant de l'élever au rang de professeur de Faculté et d'avoir
compris que les grands succès dans l'enseignement public
,nc s'obtiennent qu'après un long exercice de la parole.
La chaire de M. Guizot partagea, sous la Restauration,
DE M. JEAN-BAPTISTE DIMAS. (35
la faveur qui cnluurail alors rcnscigncincnL philosophique
de M. Cousin et les leçons d'un goût si délicat de M. \ illc-
main. Le grand amphithéâtre de la Sorbonne ne suffisait
pas au concours de jeunes gens pensifs et de vieillards
passionnés, qu'attiraient la vive imagination d'artiste du
littérateur, la verve poétique du philosophe et la m;\le gra-
vité de l'historien. Gomme l'un de ses illustres collègues,
M. Guizot fut l'objet des rigueurs du pouvoir cl des
ovations de la foule ; son cours en rerut ce brevet de po-
pularité qu'il ne cherchait pas et dont, comme tant d'au-
tres , il ne se laissa point enivrer : popularité éphémère à
laquelle sa conscience ne sacrifia d'ailleurs ni ses convic-
tions politiques, ni sa foi religieuse, et qu'un succès sc-
rieu\ et durable près du monde savant devait confirmer.
Comment, à l'occasion de ce travail sur l'opinion publi-
que, reflet élevé du mouvement profond cpii, vers i83o,
agitait le pays, le cours d'histoire moderne s'est-il trans-
formé en leçons sur l'histoire de la civilisation en France ?
M. Guizot nous l'apprend. C'est qu'un cours de faculté
n'est pas fait pour enseigner les événements de l'histoire ;
ses auditeurs les connaissent, veulent en pénétrer la philo-
sophie et apprendre quelle part revient aux lois fatales
de la nature des choses, quelle part est réservée à la li-
berté humaine dans la marche des nations vers la civilisa-
tion. Celle-ci plane au-dessus des événements ordinaires de
la vie des peuples ; elle ne so mesure ni au\ succès d'une
politique égoïste et dure , ni à la force des armées ou à
l'importance de leurs victoires; elle n'a même pas pour
symboles la splendeur du commerce et l'accumulation de
ACAD. FR. 9
66 Discoi'Rs m: réception
ses trésors, la fécondité du sol et l'abondance qu'elle ré-
pand ; ses caractères se trouvent plus haut. La civilisation
représente l'ame de l'humanité dans sa beauté, dans sa
force , dans sa liberté et dans sa responsabilité ; aussi faut-il
imiter les nations qui, même au milieu des épreuves les
plus cruelles, savent garder le droit don célébrer encore
la fête, avec une juste fierté, et plaindre celles (jui, sous
de brillants dehors, en portent déjà seci'ètement le deuil :
les pertes matérielles se réparent , les ruines morales
jamais.
Comme type des pays civilisés, M. Guizot choisit la
France, non pour encenser la vanité nationale, mais parce
que, dans la prospérité , notre patrie a toujours porté avec
désintéressement sa puissance et sa politique au secours
des pensées généreuses; parce que, dans le malheur, elle
n'a jamais perdu le respect de sa dignité ; parce qu'il n'est
aucun grand principe de civilisation qui n'ait d'abord passé
par la France avant de se répandre ; parce que, riche en
idées et en forces, elle a toujours mis ses forces au service
des idées ; parce que notre langue , nos mœurs , notre es-
prit sympathique , ont fait notre nation la plus propre de
toutes à marcher à la tète de la civilisation européenne.
Tout cela était vrai quand M. Guizot proclamait ce ju-
gement, et l'est encore dans un pays où les droits du
génie conservent leur prestige , où le sentiment de l'hon-
neur ne s'est point affaibli, et qui reste le pays du bon
sens , de la droiture et des nobles ardeurs. Quand la France ,
se calomniant elle-même, étale sur la scène ou dans ses
romans les défaillances de ses grandes villes et veut faire
croire à la décadence de sa civilisation, ne l'écoutez pas!
nr. M. .ir.w-itAPTisTE dimas. 67
Elle oublie les \ci'liis srricMises, pratiquées sans bruit dans
les cainpaynos,où le laboureur, qui ouvre la terre, qui sème
et qui moissonne, retrempe, par le travail de la vie réelle,
des forces affaiblies ailleurs par les entraînements de la vie
factice. Non ! cet état subalterne et matériel qui caractérise
les nations eu décadence ne nous en\ahirapas, el nos en-
fants, espoir de la patrie attristée dont l'ardeur lui travail
redouble avec ses malheurs, ne répudieront jamais l'hé-
ritage glorieux de l'intelligence et des idées, héritage intact
du moins, que nos pères nous ont légué.
Pour retrouver l'origine de la civilisation l'rançaise,
M. Guizot remonte à ces temps éloignés où la Gaule, orga-
nisée par la civilisation romaine , ramenée vers la barbarie
par l'invasion germanique, allail recevoir de la religion
chrétienne le baptême d ime ( iillnre nouvelle. Le monde
pa'i'en vaincu, la religion du Christ donnait à la \ie un biil
nouveau, à l'homme, à tous les hommes, jusqu'aux plus
humbles, un sentiment de dignité que l'antiquité n'avait pas
connu. Aux langueurs d'un(> intelligence épuisée, se com-
plaisant dans un scepticisme superliciel ou dans un maté-
rialisme grossier, dont Lucien nous donne le ton et la
mesure lorsqu'il s'écrie avec dédain, en parlant des
premiers chrétiens : « Ces misérables ! ils se figurciil «pi'ils
vivront après leur vie ! » succédaient, tout à conj) , les plus
vives ardeurs. L'origine de l'homme, sa liberté morale,
la nature de l'àme , l'éternel problème de la vie et de la
mort, toutes ces questions posées à la fois par les philo-
sophes grecs, convertis au christianisme et portant de
ville en ville, en Europe, en Afrique , en Asie, la flamuie
68 DISCOURS DE RÉCEPTION
do leurs prédications, réveillaient le monde de son long
sommeil. La mère de saint Symphorien , éclairée par une
lumière nouvelle, pouvait dire, pleine de confiance, à son
fils marchant au martyre : « Mon fils, mon fils, on ne te
ravit pas la vie , on te la change contre une meilleure. »
Les lois romaines transmettent alors à nos ancêtres le
sentiment du droit, l'esprit d'association; tandis que le
christianisme leur apporte la connaissance des devoirs des
hommes les uns envers les autres, l'esprit d'humilité, de
miséricorde, de charité : éléments durables, auxquels les
Germains ajoutent, avec la liberté individuelle, cet ins-
tinct de la jjersonnalité touchant à l'égoïsme , que notre
génie national ne s'est jamais assimilé.
Comment les municipalités se transforment, comment
l'Eglise se constitue , modératrice des prétentions opposées
des vieux pouvoirs et des forces naissantes , gardienne des
lettres, de la civilisation et de la justice, c'est ce que
M. Guizot expose avec une puissance d'analyse et une sû-
reté d'appréciation qu'il n'est plus permis de louer. Au
déclin de cette société romaine où l'esclavage permettait
à quelques maîtres de régner sur des troupeaux humains ,
la société ecclésiastique intervient jeune, énergique, fé-
conde. Il ne restait qu'un fantôme d'aristocratie païenne :
une aristocratie réelle s'élève ; il n'y avait jamais eu de
vrai peuple romain : un vrai peuple , un peuple chrétien
apparaît désormais dans l'humanité (ju'il réforme et dans
l'histoire où il prend la première place.
Mettant de côté les formules étroites du XVIIP siècle et
les jugements passionnés de la Révolution, M. Guizot
restitue à l'Église son rôle civilisateur, reposant sur trois
DE M. JK.VN-BAI'nSTK Dl.MAS. Gf)
idées qui, malgré des offorts insensés, i\c jx'Tii-niit j)lus :
l'unité do Uieu, l'unité de 1 homme, liminoilalitc de I ;uuc.
Il suit, pas à pas, l'origine et les progrès de la féoda-
lité : instrument passager, mais indispensable |)()ui- iccimi-
meneer en l"]urope la société dissoute par la harharie ;
il en expose le lùlc, et il cii cNiiliijiic la lin. Il la (!('■-
pouille de ce caractère de brutalité absolue que lui
attribuent les partis , et, tout en lui conservant ses mœurs
énergiques, ses ambitions actives et son indé|)endanee (piel-
quefois sauvage, souvent héroïque, il en signale le cai-ae-
tère poétique dont les rellels colorent les tenqjs de la
chevalerie et l'époque des croisades.
Il assigne à la naissance et au développement du pouvoir
royal ses causes historiques. Il suit dans le cours des
siècles la France chrétienne. Constituée pai- ( 'harlemagne,
dont les armes, arrêtant au nord et au midi le Uni des
barbares et celui des Arabes, refoulent an loin le pa-
ffanisme et l'islamisme ; amenée à l'unité nationale sous
les Capétiens; centralisée par l'action lente mais continue
de ses rois, il la montre recevant enfin , au grand siècle , j)ar
un dernier effort, le dt'-veloppement complet de puissance
politique avec Louis XIV, de sécurité militaire avec \ an-
ban, d'organisation administrative avec Colbert , et de gran-
deur intellectuelle avecBossuet, Pascal, Corneille, Racine,
La Fontaine et Molière, vos immortels aïeux.
Lorsque le tiers état fait son apparition dans l'Iiisloiic,
M. Guizot s'arrête ; il interroge les peuples anciens , le
monde entier, l'Occident et l'Orient ; n'en voyant nulle
part l'cKistencc ou même la trace, il tire de cette étude
une conclusion qui semble avoir guidé sa vie politique :
~0 DISCOURS DK UKCEPTION
« Lo liorsétat, dit-il, est un fait immense, et non-seulement
il est immense, il est nouveau et sans autre exemple dans
l'histoire du monde. » Le tiers état procède du rlnistia-
nisme , en effet ; il ne connaît pas de meilleur soutien, car
c'est au nom de l'égalité morale de tous les membres du
genre humain que le tiers état, c'est-à-dire le peuple chré-
tien , est venu réclamer l'égalité du citoyen devant la loi ,
conséquence de l'égalité des fidèles devant l'Eglise et de
celle des âmes devant Dieu.
Dans l'étude de la surface de la terre , les astronomes
ne s'arrêtent pas aux détails ; ils déterminent par des opé-
rations fondamentales la place exacte de certains points
du globe, et ils les lient entre eux par une triangulation
savante formant un réseau fixe destiné à servir de guide
aux opérations secondaires de la géographie jiolitique ou
militaire; telle est la manière de M. Guizot, pour qui
l'histoire , vue des sommets , avec ses grands aspects dans le
temps et dans l'espace, semble la seule qui convienne à
l'enseignement supérieur. Bossuet avait cherché presque
exclusivement dans l'histoire des croyances religieuses le
progrès de la civilisation que Montesquieu, de son côté,
avait ciii trouver dans l'histoire des institutions politiques.
Renonçant à ces systèmes artificiels qui reposent sur une
donnée exclusive, iM. Guizot fait voir que, pour découvrir la
marche et les lois de la civilisation , il faut suivre un peuple
dans toutes les carrières où son activité se déploie, dans tou-
tes les variétés de son existence et dans son existence tout
entière. Guidé par un instinct sûr, il applique à l'histoire la
méthode qu'on appelle naturelle, celle qui , dans l'ordre des
DE M. JEAN-lîAPTISTr: DUMAS. -J {
sciences , a fourni à I^avoisicr, à .lussieu, à Cinior, à Bron-
fTiiiail , le nioven d'établir leurs tloctrines sur un Ici-rain
que le temps a respecté.
Parmi les faits, M. Guizot se borne à lappeler ceux sur
lesquels son argumentation repose; mais personne ne songe-
rail à la\(i' sa réserve tliuipuissance. Sa vaste érudition pos-
sédait tous les détails , et , si nous passions des temps heu-
reux de sa vaillante jeunesse aux jours attristés de sa retraite,
nous verrions que sa mémoire fidèle les retrouvait sans
effort, loi-(ju"il j)ubliait son Histoire de France , à laquelle-
tout homme éclairé s'est empressé de faire une place tlVIilc
dans sa bibliothèque. Histoire populaire et savante, que
son patriotisme n'a pu terminer, mais dont il déposait avec
coniiance, aux approches de la mort, les dernières pages
dans les mains pieuses de M""' de Witt, de sa fille , si digne,
par le dévouement de son cœur et par les lumières de son
esprit , de conserver ce legs à la postérité.
Ce beau livre débute par un tableau de la Gaule avant
la conquête de César, se poursuit jusqu'en 1789, au mo-
ment de la convocation des Etats généraux, et la phrase
qui le termine en fait connaître la portée moi-ale. « Dès les
premiers jours de la réunion de l'Assemblée nationale, mi
député bien connu s'était écrié : « Vous êtes appelés à re-
commencer l'histoire. » Il se trompait arrogammcnt , con-
clut M. Guizot : depuis plus de quatre-vingts ans, la France
moderne poursuit laborieusement et au grand jour l'œuvre
qui s'était lentement élaborée dans les flancs obscurs de la
France ancienne. Entre les mains toutes-puissantes du Dieu
éternel 1 liistoire d'un peuple ne s'interrompt et ne recom-
mence jamais. »
72 DISCOURS DE RECEPTION
Il en arrivera , sans doute , de Y Histoire de France de
M. Guizot, ce que nous pouvons constater de son Histoire
de la civilisation efi Europe et de son Histoire de la civi-
lisation en France. Celui qui les lit pour la première fois
sV'lonne d'être déjà ianiilier avec le point de vue de l'au-
teur; c'est que, depuis un demi-siècle, lamétliode de xM. Gui-
zot et ses formules ont passé dans les esprits ; et si, en li-
sant ses œuvres , on croit les relire , c'est que des sentiers
obscurs de l'histoire, découverts par sa pénétration, il faisait
les routes larges et aplanies où chacun circule à l'aise au-
jourd'hui. Ceux qui, dans leurjeunesse, mettent au jour de
grandes vérités ou des vérités utiles, ont la douceur sin-
gulière de voir, en vieillissant , qu'avec le temps leurs
créations ont fécondé tout ce qu'elles touchaient. Ce rare
privilège a été réservé à M. Guizot, qui a pu voir des mil-
lions d'êtres humains, fortifiés par les doctrines conso-
lantes qu'il avait fait pénétrer dans les âmes ; noble jouis-
sance . que la vie oisive ignore , que les richesses ne pro-
curent pas et dont seule connaît le secret l'invention des
idées, ce sublime attribut de l'homme, flamme que le génie
allume et qui se transmet sans s'éteindre, dans l'espace pour
les générations contemporaines, et dans le temps pour les
générations futures.
Rendu à la vie privée, après avoir traversé vingt années
d'une vie publique pleine d'obstacles et de luttes, M. Guizot
voulut compléter son Histoire de la Révolution en Angle-
terre. Pour traiter ce sujet de manière à faire autorité ,
même chez nos voisins, il fallait, comme lui, être familier
avec la langue et la littérature de leur pays, avec les sources
OK M. IKAN-IiAPTISTi; l)t MAS. t3
de son histoire, et en conmieree habituel avec les es[)rils
les pkis éniinents du Royainne-Uni. M. Guizot , clierchanl
sous quelles conditions le nouvel équilibre des Étals mo-
dernes peut s'établir, disait, dès i8a8 , avec une profonde
autorité : « Tous les évènennents de l'ancienne société
européenne avaient abouti à deux faits essentiels : le libre
examen et la centralisation du pouvoir. L'un prévalait dans
la société religieuse , l'autre dans la société civile ; l'éman-
cipation de l'esprit humain et l'autorité de la monarchie
triomphaient en même temps ; il était difficile qu'une iiillc
ne s'engageât pas entre ces deux faits, et il était naturel
de l'étudier en Angleterre, sur son théâtre même. » L'exa-
men des causes qui ont déterminé chez nos voisins le suc-
cès du système représentatif, objet de ses prédilections,
ne lui offrait-il pas d'ailleurs le plus couil ri le plus silr
moyen d'expliquer son mauvais sort dans notre pays?
Charles I", Gromwell , Monck, Charles II, il y avait là
tous les personnages d'un grand drame. La chute d'une
dvnastie ancienne , l'établissement passager d'une répu-
blique, la constitution durable du gouvernement repré-
sentatif, il y avait là une action complexe dans sa marche,
simple dans son dénoùment, faite pour séduire un histo-
rien capable d'en démêler les nœuds et d'en faire revivre
les détails. Le succès de l'ouvrage fut complet. A la puis-
sance de son grand talent , lorsqu'il achevait cette large
composition, M. Guizot joignait la haute expérience de
l'homme d'État, sans laquelle il est si difficile de s'identi-
fier avec les vues élevées et les nobles passions dont les
événements reçoivent l'impulsion , avec les misères mora-
les, dont ils gardent toujours l'empreinte.
ACAD. FR. lO
r^ DISCOURS DE RÉCEPTION
L'histoire do la révolution d'Angleterre offre à l'auteur
dramatique une mine inépuisable , riche en passions fou-
gueuses , en catastrophes tragiques , en dévouements tou-
chants. L'œuvre de M. Guizot fait tout revivre avec le ton
juste de la couleur locale et de l'esprit du temps. Un large
sentiment de la dignité humaine plane sur son récit, et le
sens moral , si souvent éteint , nous le savons trop , aux
époques de trouble , y reprend tous ses droits. Des ré-
(lexions d'ini ordre élevé et des sentences magistrales nais-
sant du sujet y marquent la part de l'auteur. Traduites en
vers , elles rappelleraient la manière de Corneille faisant
parler les héros de Rome en grand poète et en profond
historien.
Combien de personnages ont excité l'attention de
M. Guizot pendant sa longue vie et se sont offerts à sa
pensée dans le cours de ses nombreux travaux ! Comme 11
serait facile d'extraire de ses œuvres une galerie de por-
traits , les uns contemporains , dont chacun peut apprécier
la sincérité, les autres appartenant au passé, dont 11 n'est
pas permis de contester la vraisemblance ! Mêlées aux évé-
nements qui les ont mises en scène, les grandes Individua-
lités qu'il rencontre prennent place dans le drame , non
comme ces grains de poussière Inconscients que le vent
emporte , mais comme des volontés libres et responsables
dont les décisions précipitent les nations vers leurs desti-
nées glorieuses ou funestes. M. Guizot n'accorde pas. avec
une école historique étrangère , que la postérité soit dis-
pensée de reconnaissance envers les Washington, les Ro-
bert Peel ou les ducs de Broglle ; qu'elle reste désarmée
devant la mémoire des grands criminels ; qu'elle confonde
DE M. JHAN-IÎVI'TISTi; 1)1. M \S. y5
les bons et les méchants dans son indilTéi'cnce , comme
autant de fatales manifeslalions du temps ou du milieu qui
ont profité des dons de leur génie ou soulTert de leur op-
pression.
M. Guizot n'emploie pas le mot d'évolution ; il n'admet,
cependant, ni les événements sans cause, ni les transfor-
mations brusques des peuples ; il excelle à démêler dans
chaque situation la part des influences du passé, celle des
aspirations , des besoins , des passions du présent , et sur-
tout à surprendre , au milieu des désordres et des lâche-
tés , le progrès de la condition morale de l'humanité vers
un idéal de vérité et de perfection. C'est avec une espé-
rance pleine d'inquiétude qu'il envisage l'imperfection pro-
fonde des affaires humaines , mais il n'en devient pas scep-
tique : sa foi dans l'avenir est entière, mais elle ne se
change point en orgueil, et il ne tombe jamais en adoration
devant cette divinité humaine dont il constate avec quelque
dédain l'apparition attristante dans les écoles modernes.
Les convictions religieuses de M. Guizot répandent sur
sa pensée et sur ses écrits une teinte sérieuse, où respirent
la confiance et la résignation , où domine l'autorité ; pro-
cédant d'un grand respect pour des traditions de famille,
l'expérience les avait fortifiées. Les deux volumes de Mé-
ditations dans lesquels il les expose résument un travail (|ui
l'a occupé pendant toute sa vie ; il y envisage l'essence de la
religion chrétienne, la fondation du christianisme , son état
présent , son avenir. Qu'un besoin de réagir sur l'esprit de
son époque lui ait inspiré ces pages, cela n'est pas douteux.
Chrétien, il s'était affligé des tendances qui se révélaient
^6 DISCOURS DK KKCEPTIOiN
autour de lui, coinine conséquence de la philosophie du
siècle dernier; homme d'État, il s'en était effrayé, convaincu
que, sans religion, il n'y a ni sécurité pour le faible, ni frein
pour le fort, ni lien pour les familles, ni durée pour la
société. Les luttes qu'il avait soutenues en faveur de la li-
berté politique et pour le maintien de l'ordre social selon
la loi, lui avaient appris ce que valent la foi et la liberté
chrétienne pour la sauvegarde de la civilisation menacée;
il se portait à leur défense avec la plus vive ardeur.
Dès les premières lignes de ces écrits , la gravité de la
pensée, la noblesse du langage, le calme des jugements ,
élèvent le lecteur au niveau des questions qui vont être
agitées. « D'où vient l'homme? Où va-t-il? Quels sont ses
rapports avec le législateur du monde? Le malheur si fré-
quent des bons, le bonheur si choquant des méchants, est-
ce là un état délinitif? Pourquoi l'homme, atteint par la
douleur, cherche-t-il un secours, un appui au-delà et au-
dessus de lui-même , par l'invocation et par la prière?
Ces doutes ont toujours troublé l'âme humaine , et dès
l'origine de la civilisation se pose la question de la na-
ture de l'homme et de sa destinée, de ses devoirs et de ses
responsabilités. Pour y répondre , l'antiquité avait trouvé
quatre systèmes : le sensualisme, quifait venir toute connais-
sance des sens ; l'idéalisme, qui en fait œuvre pure de l'en-
tendement; le scepticisme, qui n'affiinie rien, même dans le
monde sensible; le mysticisme, qui transporte lescroyances
au delà. I\L Guizot ramène avec M. Cousin la science
philosophique du temps présent, celle de tous les temps, à
ces quatre systèmes si promptement inventés, et dont
l'homme n'a jamais pu sortir, demeurant toujours en
OK M. JKAN'-BAPTISTE DIM\S. -7
face d'un insolubK' problème. 11 reconnaîl, au rouliaiif,
que les théories des sciences naturelles, d'abord incertai-
nes, se perfectionnent avec les siècles; mais il constate, avec
les plus ^Mands esprits, que, si elles portent leur regard plu^
haut, plus loin, plus profondément, ce n'est pas sans se
heurter, à leur tour, à d'invincibles obstacles.
Pourcpioi la science de l'iiomnie, complète dès les pre-
miers âges, a-t-elle touché le but tl'un seul jet? Pounjuoi
la science de la nature, s'élevant à une conception de plus
en plus abstraite des faits, voit-elle l'objet qu'elle poursuit
s'éloigner sans cesse? C'est que l'homme, s'étudianl lui-
même, a bientôt reconnu qu'au-delà des organes il v a une
volonté, au-delà des sens un esprit , au-dessus de l'argile
dont son coips est pétri, une âme dont il ignore la nature,
l'origine et la destinée. Quand le matérialisme déclare qu'il
n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été d'abord dans la
sensation, Leibniz peut lui ré-pondre : Si ce n'est l'intelli-
gence elle-même, source unique de la puissance. Dès que
l'homme pense, le sentiment de l'inlini lui est révélé, et,
liidini se montrant inaccessible, sa pensée s'arrête au bord
du gouffre de l'inconnu, lin face de la nature, observanl
les faits et remontant vers leur cause première et souve-
raine, il avait besoin au contraire de ce travail, dont l'ori-
gine nous reporte à quarante siècles et se perd dans la iiiiil
des temps, pour reconnaître que c'est encore l'infini qui la
dérobe à ses yeux ; mais, plus il avance, mieux cette vérité
supérieure se dégage.
Ces conclusions, développées par M. Guizot avec l'auto-
rité qui lui appartient, s'adressent à la pliiIosoj)hie du sen-
sualisme; elles ne sont pas conli'cdites par les études du
-8 DISCOURS DE RÉCEPTION
temps présent. De grandes découvertes ont enrichi les
sciences; on a dit même qu'elles touchaient enfin aux limi-
tes qui ont sépare jusqu'ici la matière et l'esprit. 11 n'en
est rien. L'astronomie, il est vrai, ne représente plus le fir-
mament comme une voûte solide sur laquelle seraient fixées
les étoiles, ses instruments et ses calculs plongent dans le
vaste Univers; la mécanique ouvre, à travers les isthmes et
les montagnes, des chemins au commerce des nations ; la
physique transporte la pensée sur les ailes de l'électricité,
d'un hémisphère à l'autre, avec la vitesse de l'éclair ; la chi-
mie pénètre par son analyse jusqu'aux profondeurs extrè- J
mes des cieux, et reproduit par ses synthèses les parfums I
les plus suaves ou les nuances les plus délicates des fleurs "
qui ornent la terre ; cependant l'espace, le temps, le mouve-
ment, la force, la matière, la création de la nature brute et
le néant demeurent autant de notions primordiales dont la
conception nous échappe.
La physiologie, de son côté, nous montre les plantes pré-
parant sous l'influence du soleil les aliments des animaux ;
la destruction des animaux restituant aux plantes les prin-
cipes dentelles se nourrissent; la matière minérale formant
la trame des matières organiques, sous l'influence de la
vie : mais elle ne sait rien de la nature et de l'origine de
cette vie qui se transmet mystérieusement de générations
en générations, depuis son apparition sur la teri-e ; d'où
elle vient, la science l'ignore ; où va la vie, la science ne le '
sait pas, et, quand on affirme le contraire en son nom, on
lui prête un langage qu'elle a le devoir de désavouer.
M. Guizot a défendu le christianisme contre un scepti-
cisme spirituel et frondeur; il a laissé à d'autres parmi vous,
DE M. JK.W-BAPTISTK DLMAS. ^tj
(iiii ne failliront pas à la tâche, le soin de clélVnche la per-
sonnalité (le l'ànie humaine contre le Ilot gi-ossissanl dr la
philosophie de la nature. Le matérialisme d'Kmpédoele,
revêtu de la poésie brillante de Lucrèce, s'était éclipsé dès
ra[)parition de la morale chrétienne; il reparaît après deux
mille ans, rajeuni par une interprélalion contestable des
découvertes de la science moderne. De même que le corps
de l'homme se fait par des transformations de la matière,
on veut que la vie naisse et que la conscience se produise
par de simples transformations de la force. De même (ju'a-
près la mort, le corps de l'homme l'etourne à la terre d'où
il est sorti, on veut que la vie et la conscience ailli-nl, en
même temps, se perdre et se confondre dans l'oubli du
vaste frémissement des mouvements secrets qui agitent
l'Univers. Naître sans droits, vivre sans but, mourir sans
espérances, telle serait notre destinée, siillisanlc |i(iil êlic
à la satisfaction de ces rares esprits qui traveisenl le monde
soutenus par la curiosité ou par la satisfaction de la diffi-
culté vaincue, par l'orgueil peut-être, mais dont l'ensemble
des hommes ne se contenterait plus.
A travers les succès et les mécomptes, les \icloires et
les défaites, en présence de grandes vertus et de Irisles
iléfaillanccs, l'Europe chrétienne poursuivant son hnl, de-
puis .seize cents ans, a l'ait prévaloir ce qu'on n'avait connu
dans aucun pays, chez aucun peuple, dans aucun tenqjs : le
droit de tous les hommes à la justice, à la sympathie, à la
liberté. M. Guizot veut qu'on s'en souvienn(\ Sous la nou-
velle loi morale, ne l'oublions pas, en effet, le droit n'a plus
abdiqué devant la force, la justice s'est étendue sur toutes
les nationalités, la sympathie n'a plus tenu compte de la
8o DISCOURS I)K IXKCKPÏION
couleur des hommes; la liberté a relevé les castes et les
races déchues; le plus humble s'est vu protégée par son ori-
gine divine, et le |)lus grand s'est senti responsable devant
l'éternité. La religion, la morale, la civilisation de rEuro|)e
reposent sur cette base ferme du droit de tous les hommes
à la justice, à la sympathie, à la liberté, œuvre du christia-
nisme ; ceu\ qui possèdent ces grands biens les conserve-
ront, ceux qui en sont encore privés en seront dotés à leur
tour par le vrai progrès de la politique ; en même temps,
la fièvre passagère de la pensée scientifique en travail d'en-
fantement, qui menace ces fortes doctrines et qui n'a licn
pour en tenir lieu, s'apaisera comme elle s'est apaisée en
des temps éloignés.
Rappelons-nous que, dans un moment d'enthousiasme
jeune et poétique, Virgile, enclin par la douceur de son
génie à un éclectisme bienveillant pour toutes les opinions,
a pu s'écrier :
Félix qui poluit reriim cognoscere causas
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjerit pedibus...
Fortunatuset iile, deos qui novit...
« Heureux celui qui a pu remonter au principe des cho-
ses et fouler aux pieds les vaines terreurs et l'inexorable
destin... Heureux aussi celui qui connaît les dieux... » La
pensée de l'auteur des Géorgirpies ne décide point entre le
matérialisme de Lucrèce et la croyance aux dieux de
l'Olympe; elle laisse la question indécise ; aujourd'hui la
science humaine, plus avancée, sait du moins qu'elle ignore
le principe des choses, et il ne semble pas, jusqu'ici, qu'elle
ait reçu mission de révéler les dieux ou de peser l'âme hu-
I)i; M. JEAN-KAPTISTi: DLMAS. 8l
iiiainc à sa grossière balance, ni qu'elle ait reçu pou\oir de
garantir aux peuples leurs droits à la justice, à la sympathie
et à la liberté.
Pendant les années de calme et de retraite que M. Guizot
consacrait à l'étude de ces questions de religion et de
morale, il écrivait les Mémoires pour serv'w à F histoire de son
temps, dans lesquels il raconte sa vie politique. L'impartia-
lité de ses jugements, sa déférence pour les personnes,
l'esprit de droiture répandu sur l'œuvre entière, inspirent
toujours le respect, même quand on n'accepte ni le point
de vue de l'auteur ni ses conclusions. Que de préjugés cette
lecture a dissipés! Combien elle a justifié l'accueil l'ait à
l'illustre homme d'État, lorsqu'après deux ans d'exil, il re-
parut triste et grave, mais digne et fier, dans les rues de
ce Paris où son nom avait retenti comme un outrage, où sa
personne n'inspirait désormais qu'un sentiment de sympa-
thie et de vénération !
Il vécut alors beaucoup pour sa famille et un peu pour
le monde ; car, à côté du professeur, du premier ministre
et de l'orateur, il y avait le patriarche aimant et laborieux,
l'hôte délicat et recherché des salons. Dans son intérieur,
au milieu de sa famille, cet austère mais attrayant esprit se
déployait dans toute sa liberté et laissait voir alors la ri-
chesse inépuisable de sa mémoire. Permettez-moi ce détail
intime, qui n'est peut-être pas inutile à connaître, quand
on veut pénétrer le secret de sa large forme oratoire,
M. Guizot avait tout lu; il n'avait rien oublié; dans ses
heures de repos, il répétait volontiers une tragédie entière
de Racine ou de Corneille, n'ayant jamais besoin qu'on
ACAD. FR. I I
So, DlSCOUnS DE RÉCEPTION
vînt au secours de sa mémoire troublée. Un jour ccpen-
tlant, et ce fut le premier avertissement, pour ses proches,
de l'état grave auquel il devait succomber, cette mémoire si
sûre laissa voir une certaine délaillance ; redisant à demi-
voix quelques morceaux du Nicodème, qu'il afrcctionnait,
et arrivé à ce passage :
Altale doit réjj;ner, Rome l'a résolu;
C'est aux rois d'obéir, alors qu'elle commande,
au lieu d'ajouter avec Corneille :
Attale a l'esprit grand, le cœur grand, l'âme grande,
il murmurait avec anxiété, hésitant devant la rime :
ALlale a l'esprit grand, le cœur beau, l'âme belle.
Hélas! il s'était appliqué jadis, avec une religieuse émo-
tion, à l'occasion de la perte [)rématurée de son fds aîné,
les vers touchants que Molière adressait à son ami La
Mothe-le-Vayer, frappé d'un deuil semblable :
Je sais bien que mes pleurs ne ramèneront pas
Ce cher fils que m'enlève un imprévu trépas;
Mais la perte, par là, n'en est pas moins cruelle.
Ses vertus de chacun le faisaient révérer ;
Il avait le cœur grand, l'esprit beau, l'âme belle,
Et ce sont des sujets à toujours le pleurer.
Les pressentiments d'une fin prochaine font revivre aux
yeux des mourants le souvenir de ceux qu'ils ont aimés; il
était parvenu à ce moment solennel oiî la mémoire de Tin-
telligence s'obscurcit tandis que la mémoire du cœur se
réveille plus lucide.
Étranger à la politique active depuis i848, M. Guizot n'y
rentra qu'un moment et dans des circonstances qui ne
I)i: M. Jli.VN-liAl'TISTK DL.M.VS. 83
peuvent être oubliées. Le i8 mars 1870, la commission
chargée de préparer le projet de loi relatif à la liberté
de l'enseignement supérieur était réunie, et son président,
alors âgé de quatre-vingt-trois ans, se faisait entendre pour
la dernière fois dans une assemblée occupée des affaires
publiques. Le problème qu'il s'agissait de résoudre était
digne de ses dernières méditations; il occupe l'Europe
depuis de longs siècles; il est encore agité dans tous les
pays civilisés : accorder la liberté du haut enseignement
par respect j)our la conscience des familles et par égard
pour les progrès de la science, sans abaisser le niveau des
éludes, sans porter dommage à l'ordre social et en réservant
les droits supérieurs de l'Etat, gardien de ces grands intérêts .
Parmi les personnages éminents, réunis dans cette con-
férence, combien et des plus illustres nous ont été enlevés
presque en même temps que son président : Saint-ALarc
Girardin et Dubois, défenseurs autorisés de l'Université,
toujours prêts à lui donner l'appui de leur goût délicat ou
de leur savoir inépuisable; Andral, l'honneur de la méde-
cine française ; de Rémusat, dont le généreux esprit aurait
tout accordé à l'enseignement libre; l'infortuné Prévost-
Paradol, qui condensait avec un si rare à-propos les pen-
sées flottantes de l'Assemblée en articles de lois clairs et
précis; le R. P. Caplier, enfin, directeur de la maison des
dominicains d'Arcucil, le représentant légitime de l'ensei-
gnement ecclésiastique, victime déjà désignée, hélas! pour
recevoir un an plus tard les palmes du martyre!
L'enseignement public, celui de l'Église, l'enseignement
laïque, la politique elle-même étaient en présence. M. Gui-
zot, fort de sa double autorité d'historien et d'homme
84 DISCOURS DK RKCEPTION
d'État, préparc les conditions du pacte. Dans un tableau
tracé d'une main magistrale, il montre comment la liberté
d'enseigner peut se concilier avec tous les régimes : en
Allemagne, des univcM-sités nombreuses, complètes, déposi-
taires anciennes de la liberté intellectuelle, prennent pos-
session de la liberté d'enseigner, sans le secours de la
liberté politique, en ouvrant leurs chaires à toutes les
initiatives; en Angleterre, ces diverses libertés marchent
depuis longtemps ensemble d'un pas égal, mais lent, vers
U progrès, chaque conquête des institutions parlementaires
amenant un mouvement correspondant des grandes uni-
versités; aux États-Unis, l'initiative privée ne connaît au-
cune entrave; en Belgique, la liberté politique précède
les autres, enfantant dès sa naissance la liberté intellec.
tuelle et la liberté d'enseigner.
Ramenant l'attention sur la France, M. Guizot met dans
tout son relief l'unité de l'État, ce caractère propre de notre
civilisation. Cette unité de l'État, rappelle avec énergie l'il-
lustre orateur, a fait la France ; elle lui a donné sa grandeur
et sa force. Sans lui porter atteinte, on a pu fonder la liberté
de l'enseignement primaire et celle de l'enseignement se-
condaire ; pourquoi redouter l'intervention de la liberté
dans les hautes études? Elle est devenue inévitable; que
l'État se tienne prêt à soutenir une concurrence variée,
sérieuse, passionnée peut-être. Qu'il offre aux familles,
dans ses propres écoles, les types les plus parfaits; qu'il y
attire la jeunesse par la variété, la profondeur, la pureté,
l'élévation, l'activité vivante de l'enseignement, par l'am-
pleur des installations, par l'organisation prévoyante et
paternelle des moyens d'étude et de travail!
DE M. ji:an-u.\i>tiste dlmas. 85
Après cette large improvisation dont on ne retrouve ici
qu'une analyse décolorée, réminiscence heureuse du temps
qu'il considérait comme le plus doux de sa vie et dans la-
quelle les anciens élèves de la Sorbonne avaient vu re-
vivre leur maître, avec toute son ampleur, sa voix vibrante
et son geste plein d'autorité, M. Guizot pouvait dire comme
le vieil athlète EntcUe à ceux qui n'avaient jamais entendu
sa parole puissante :
Cognoscite, Tcncri,
Et mihi qusc fucriiU jiivenili in corpore vires.
« Apprenez, Troyens, quelles furent mes forces au temps
de ma jeunesse. »
Pourquoi, murmurait-on en sortant de cette séance
mémorable, pourquoi M. Guizot n'est-il pas toujours resté
ministre de l'instruction publique, en dehors des luttes
de la politique? Il eût étendu lui-même à l'instruction se-
condaire et à l'instruction supérieure cette initiative qu'il
avait appliquée avec tant de sûreté à l'organisation de
l'éducation populaire, restée à l'état de promesse, avant
que la loi de i833 sur l'instruction primaire en eût permis
la réalisation sincère.
OEuvre de M. Guizot, cette loi, si bien pondérée cepen-
dant, n'aurait pas suffi; il fallait en marquer le but, en cir-
conscrire l'objet, en créer les instruments. En vrai ministre,
qui, tout en innovant, sait rester pratique, il s'adresse aux
préfets, aux recteurs, aux maires, aux commissions d'exa-
mens, aux instituteurs eux-mêmes. Ses circulaires sont de
vrais modèles de précision et de clarté ; l'esprit politique et
l'esprit de charité, unis au plus profond bon sens, y rcn-
86 DISCOURS DE RÉCEPTION
contrent, sans la chercher, l'cloquence hi phis vraie et hi
plus touchante. Jamais on ne fut mieux inspiré, en parlant
de cette humble école de village où l'enfant du pauvre
viendra chercher la lumière. Avec quelle autorité M. Guizot
rappelle à l'instituteur qu'il est chargé, par sa parole et par
son exemple, de contribuer pour sa part à élever dans la
nation le niveau de lame humaine ! Combien on regrette
que l'instruction publique en France ne soit pas demeu-
rée pendant tout un règne entre les mains de M. Guizot!
Il réunissait tant de qualités ! Sentiment religieux, et pro-
fond respect de toutes les croyances; connaissance sérieuse
des langues anciennes, des langues vivantes et de la philoso-
phie; autorité incontestée dans l'enseignement de l'his-
toire, rien ne lui manquait du côté de ces études classiques
qui conservent Iheurcuse tradition de notre esprit natio-
nal parmi la jeunesse où se recrutent l'armée, la magistra-
ture, les professions savantes et le clergé.
Familiarisé avec les méthodes pédagogiques en usage
dans les pays étrangers, il aurait importé en France leur
sentiment moderne au profit des études usuelles que ré-
clame le tiers état ; il aurait fait accepter par l'Université
des devoirs nouveaux dont elle n'a pas compris la profonde
importance sociale. Les avertissements lui ont été prodigués
dans les temps heureux, elle les a dédaignés; aujourd'hui,
ce serait manquer de patriotisme que d'ajourner les réfor-
mes. Il faut assurer enfin une instruction en rapport avec
sa destinée à chacun des enfants du pays, à tous une édu-
cation qui place toujours le devoir à côté du droit et qui
développe en eux l'amour pi^ofond de la patrie, le respect
absolu de la loi, l'esprit de sacrifice.
nr M. .ikan-haptiste dlmas. 87
Il ne m'apparliciil pas d'cMnisagcr celle parlie considé-
rable de la vie de M. Guizot qui s'est écoulée à l'ambassade
do Londres ou au ministère des affaires élrangères; ce soin
est réservé à une plume plus autorisée. Je n'ai pas à le sui-
vre dans ce monde d'élite où il a laissé de si nobles souve-
nirs, car aucun ambassadeur français n'a joui en Angleterre
d'une popularité supérieure à la sienne, et il est peu de mi-
nislrcs des affaires étrangères qui aient possédé à un degré
plus complet la confiance do i'iuirope. La correspondance
de j\L Guizot reste comme un des plus beaux monuments
de nos archives diplomatiques par l'élévation des vues, la
droiture des intentions, la loyauté des procédés et la no-
blesse du langage.
La catastrophe qui emportait à la fois le ministère qu'il
présidait, la dynastie qu'il servait cl le trône qu'il cr-oyiiil
consolidé pour de longues années marque à son nom une
jjlace dans l'histoire. M. Guizot a mérité d'y figurer à un
titre plus éclatant. Pendant un tiers de siècle, avec une
conviction que rien n'a pu ébranler et qui a duré autant
cjue sa vie, il s'est fait le défenseur du gouvernement repré-
sentatif et constitutionnel; il a cherché sincèrement à l'as-
seoir sur une base ferme. En moins de quatre années, le
tiers état, appelé au pouvoir en 1789, au milieu de grandes
résolutions et de salutaires réformes, avait été conduit par
les fureurs des chefs dont il subissait le sanglant despotisme
à supprimer la noblesse et la royauté, à disperser le clergé
et à fermer les églises, à épuiser le trésor et à ruiner le pays
ai'famé. M. Guizot n'a pas désespéré, éclairant ce tiers état
sur ses intérêts et sur ses devoirs, d'en faire le soutien du
trône, le défenseur de la religion, l'allié de la noblesse et le
88 DISCOURS DE RÉCEPTION
gardien de la richesse publique, comme il en est la source.
Il n'a pas réussi; il n'a pas créé ce tiers état politique. On
répète volontiers qu'il n'a rien fondé, que ses pensées ont
péri avec lui ; que les chefs des peuples en sont le fléau
stérile, le luxe onéreux, qu'il en coûte cher, pour employer
ses propres expressions, d'assister au spectacle donné par
leur activité, et que, la toile baissée, il n'en reste rien.
Serait-il vrai que les hommes dont notre pays a recherché
l'autorité depuis le commencement du siècle n'ont laissé
qu'un vain souvenir? Ne resterait-il rien, en effet, des
victoires éclatantes de l'Empire, de ces longs jours de paix
au travail consacrés sous la Restauration et le gouverne-
ment de Juillet, des réformes économiques et des larges
travaux publics du dernier règne, de ces nobles débats de
la tribune qui, tour à tour, ont appelé sur la France l'ad-
miration, l'espoir ou les regrets du monde? Cela ne se
peut pas. Tous ces efforts ont porté des fruits. De même
qu'en se rangeant sous les lois du christianisme, la France
avait préparé, il y a seize siècles, la conversion de l'Eu-
rope, de même son code, sa philosophie, sa littérature,
ses mœurs ont laissé son empreinte partout où elle a passé.
Le pays s'était appuyé sur M. Guizot, représentant du
tiers état, élevé au premier rang par ses grands talents,
soutenu par sa rare éloquence, touchant d'une main pure
aux affaires publiques, religieux sans fanatisme, sympa-
thique à la noblesse et fier de son nom plébéien, compre-
nant l'autorité qui s'attache aux richesses, et restant
pauvre au faîte du pouvoir. Ses desseins ne sont pas ou-
bliés; sa trace reste imprimée sur son époque. Son intel-
ligence a pu se tromper sur les moyens, et qui, d'entre
UK M. Ji:\N-HM>risTi-: dlmas. 89
nous, près du pouvoir ou dans les rangs du peuple, ne s'est
pas trompé? Sa conscience, du moins, ne s'était pas mé-
prise sur le but, et c'est une justice que la postérité lui
rendra; ce qu'il voulait : l'ordre et la liberté; le gouver-
nement du pays par le pays, l'autorité au\ plus dignes, le
pouvoir aux plus expérimentés, l'administration aii\ mains
les plus honnêtes, la patrie forte, honorée et calme, des
instruments désignés par la Providence le réaliseront, mais
non sans travail, sans efforts, sans épreuves.
M. Guizot, qui, dans ses premières leçons à laSorbonne,
avait fait assister la jeunesse à la naissance troublée de notre
patrie , à son développement puissant mais laborieux, avait
le droit de dire à la fin de sa carrière, dans sa modeste
retraite du Val-Richer : « Nos pères n'ont pas vécu plus dou-
cement que nous; il en coûte cher pour devenir la France.
Pour conquérir un bon gouvernement, elle a beaucoup
tenté, peu réussi, jamais succombé. Depuis quatorze siècles,
elle a subi les plus éclatantes alternatives d'anarchie et de
despotisme ; elle n"a jamais renoncé ni à l'ordre ni à la
liberté. Le temps n'est pas compté aux peuples pour
apprendre à réussir; la France l'aj^prendra. Ses succès ont
toujours surmonté ses revers, et, lorsqu'elle aura vu pour-
quoi elle n'a pas réussi, elle obtiendra, en le méritant, le
succès qui lui a manqué. » Graves paroles, paroles prophé-
tiques, qui résument les pensées de M. Guizot, ajjaisées
par le calme d'une longue retraite, éclairées par le spec-
tacle des grands événements qu'il contemplait avec impar-
tialité au temps de la lutte, qu'il jugeait avec sérénité de-
puis qu'il en était sorti!
A l'heure suprême , au moment où sa belle âme allait se
ACAD. FR. 12
qO DISCOUKS DE RECEPTION
séparer de sa dépouille terrestre, entouré do sa famille en
pleurs, attentive à saisir les moindres lueurs de cette lu-
mière éclatante qui s'éteignait pour toujours, ÎM. Guizot
mourant ex[)rimait en(;ore en quelques paroles entrecou-
pées les mêmes senliments, les sentiments de toute sa vie :
« ... 11 faut servir la France!... c'est un grand pays... pays
malaisé à servir, inconstant et incertain... mais il faut le
bien servir!... » Même en jugeant la France, il l'admirait,
il l'aimait; les derniers mots qui aient flotté sur ses lèvres,
se confondant avec son dernier soupir, exhalaient sa pas-
sion pour cette patrie qui, tour à tour, l'avait comblé
d'honneurs ou rempli d'amertumes et sur laquelle , dans
l'effort où se concentrait sa pensée expirante , il appelait
encore tous les dévouements des hommes et toutes les
bontés de Dieu.
Nous possédons plus d'un portrait de M. Guizot; les uns
le représentent à la fin de sa carrière , rappelant l'austère
physionomie de sa mère ; d'autres le montrent aux premiers
jours de sa célébrité; mais l'admirable portrait que Paul
Delaroche a légué à la postérité en restera pour elle l'idéale
personnification. Ce n'est plus le professeur dans la chaire
savante de la Sorbonne , exposant , jeune alors, ses larges
vues historiques devant un auditoire sympathique ; ce n'est
pas le philosophe chrétien méditant au déclin de l'âge les
leçons du passé; c'est l'homme d'Etat à la tribune dans sa
force et sa maturité. L'autorité du professeur reparaît, ce-
pendant l'œil profond révèle un sentiment plus grave delà
responsabilité, un travail plus austère de la réflexion. Le
mouvement énergique de la tète, la fermeté de l'attitude
font revivre, dans toute son énergie, l'orateur politique
DE M. JEAN-BAPTISTIv DIMAS. qi
fidèle à ses hautes pensées, maîde du hnnultc de son cœur
en face des partis, niellant au service de la vérité une pa-
role paissante mais réglée, une passion énergique mais
domptée, une âme calme dans un corps ému.
Ce n'est pas Démosthène, l'honneur de l'ancienne Grèce;
ce n'est pas Cicéron, l'honneur de la vieille Rome; c'est
leur émule, l'honneur de la jeune tribune française, c'est
M. Guizot, que l'histoire, dans sa justice, associera sans
effort aux deux plus grands orateurs de l'antiquité. Plus
heureux que ses illustres prédécesseurs, il n'est pas mort
par le poison comme Démosthène, fuyant la vengeance
d'Antipater; il n'a pas été lâchement égorgé comme Cicé-
ron, victime de la fureur d'Antoine. Pour notre consola-
tion dans ces jours de douloureuses épreuves, la Pro-
vidence a permis, nous épargnant une grande affliction,
qu'après avoir soutenu les mêmes combats et subi les mêmes
vicissitudes, il ait fini ses jours en paix, dans une demeure
respectée, au milieu des soins pieux de son fils, de sa fille
et d'une famille tendrement aimée , emportant les regrets
du monde entier, pleuré par votre compagnie qui l'avait
pris pour guide, et dont la vénération avait encore grandi
au moment où la fortune l'avait abandonné.
I
RÉPONSE
DE
M. SAINT-RENE TAILLANDIER
DIRECTECR DE l'aCADÉUIE FRANÇAISE
AU DISCOURS DE M. J.-B. DUMAS.
Monsieur,
C'est une heureuse fortune pour rAcadémic (rançaisc
d'avoir pu donner à M. Guizotun successeur tel que vous;
il était le premier dans son ordre, vous êtes le premier dans
le vôtre.
Pourquoi faut-il que cette fête de l'intelligence ne soit pas
aussi complète que nous l'avions espéré ? A la place que j'oc-
cupe aujourd'hui, pourquoi faut-il que vous ne trouviez pas
en face de vous celui de nos confrères que la compagnie
semblait avoir choisi tout exprès pour cette occasion écla-
tante? C'était M. Charles de Rémusat qui, en vous répondant,
q4 HÉPONSE de m. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
devait adresser à l'illustre mort l'hommage suprême de
notre admiration et de nos regrets. Nul ne convenait miciix
à une tâche si haute. Quel plaisir nous nous promettions
de l'entendre! Il avait été, selon les temps, le disciple,
l'ami, le collaborateur, l'adversaire aussi courtois que dé-
cidé, le contradicteur aussi ferme que respectueux de
M. Guizot. Il avait le droit de parler de lui en toute liberté.
Il pouvait le juger, non pas d'égal à égal, mais comme un
esprit de même ordre, de même vol, accoutumé à viser
au même but, initié aux mêmes régions supérieures. La
louange dans sa bouche aurait eu comme une saveur par-
ticulière , les réserves les plus discrètes auraient pris un
dramatique intérêt. C'eût été bien mieux qu'une page d'his-
toire, c'eût été l'histoire même revivant sous nos yeux.
Pour moi, appelé ici par le simple hasard de nos tradi-
tions , chancelier de l'Académie au moment où M. de Ré-
musat en était le directeur, je ne recueille qu'en tremblant
l'héritage d'un tel maître. Je n'étais pas comme lui sur le
champ de bataille aux jours des grandes épreuves. Lorsque
la monarchie de i83o essaya de fonder un gouvernement
libre, je n'étais pas comme lui dans l'ardente mêlée, à côté
ou en face du puissant homme d'État, le soutenant ou le
combattant tour à tour suivant les péripéties de l'action. Je
n'ai vu ces choses que de loin, je n'ai connu M. Guizot
qu'aux heures sereines de sa vieillesse ; je ne puis m'expri-
mer sur son compte avec la haute indépendance d'un Ré-
musat, compagnon fidèle ou loyal adversaire. J'en parlerai
comme en parle la première postérité, la postérité immé-
diate, celle qui voit .se dessiner, s'arranger, se combiner,
.sous une certaine lueur idéale , sous le chaud et bienfaisant
AU DISCOURS DK M. JEAN-UAl'TISTE DIMAS. Q^
rayon des meilleurs souvenirs, les physionomies que les
luttes politiques avaient souvent clé(igurécs.
Le trait qui frappe tout d'abord dans la vie de M. Guizol,
vous l'avez bien saisi, Monsieur, c'est la grandeur. M. Gui-
zot est un esprit de race haute et fière. En toute chose,
il a le sentiment du grand. C'est là comme sa première
nature, sa vocation originelle. Il semble qu'il ait toujours
vécu dans l'atmosphère des idées supérieures. A quel mo-
ment précis ce pâle jeune homme si grave, si austère,
a-t-il commencé à se préoccuper des questions vitales de
notre siècle? On ne saurait le dire. Dès qu'il prend la plume,
dès qu'il monte en chaire, il est armé de tous ses principes.
Déjà, il est facile de le voir, la crise du xvni' siècle et de
la Révolution a provoqué son esprit. Interrogé par le
sphinx, il a répondu sans peur. Le mot de l'énigme, il le
connaît. Il démêle nettement le fort et le faible , le bien et
le mal du xvni' siècle; il sait que le xvin° siècle a bien
fait d'aimer ardemment l'humanité, il sait que le wni' siè-
cle a mal fait de ne pas combattre ardemment les fautes
de l'humanité. C'est par là que tant d'inspirations géné-
reuses, tant de grands hommes, tant d'assemblées illustres
ont conduit la France et le monde aux abîmes. Faut-il donc
retourner en arrière? Non, certes. Ce serait le néant. L'an-
cien régime est condamné à jamais par le juste jugement
de l'histoire qui est le jugement de Dieu. Sans quitter le
terrain de la société moderne , il y a là une œuvre à re-
prendre et à refaire. Nous savons à quels crimes et à quels
désastres ont abouti les fautes du win' siècle, les fautes
de la Révolution et de l'Empire; répudions-les pour tou-
jours. Nous savons ce qu'il y a eu de légitime et de néces-
û6 RÉPONSE DE M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
saire dans cette crise immense ; gardons ce qu'il faut garder,
faisons durer ce qui a mérité de vivre. Et qu'est-ce donc
qui a mérite de vivre? Ce qui est conforme à l'ordre
éternel.
Dans cette philosophie de l'histoire par laquelle débute
M. Guizot et que toute sa vie développera, on découvre dès
ce premier jour la vertu de l'inspiration chrétienne. Vous
rappelez-vous comment il définit la civilisation? La con-
cordance de deux éléments, savoir l'activité sociale et l'ac-
tivité individuelle, le progrès des conditions extérieures de
la vie et le progrès de la vie intérieure de l'homme. Pour-
quoi la révolution chrétienne a-t-elle été un des grands le-
viers de la civilisation? Parce qu'elle a changé l'homme
inférieur. Pourquoi la révolution de 89 a-t-elle été aussi
une des crises fécondes de la civilisation dans le monde
entier? Parce qu'elle a changé les conditions extérieures de
l'existence humaine. L'une a régénéré l'homme intellectuel
et moral, l'autre a régénéré la société.
Ici, dès ses premières études, M. Guizot se pose une
question où se révèle le grand philosophe. Ces deux élé-
ments, essentiels tous deux, ont-ils la même force, la même
vertu d'eificacité? Et, si leur valeur est inégale, quel est
celui qui domine l'autre? En un mot, est-ce le change-
ment social, est-ce le changement de la personne qui a
le rôle par excellence? Question hardie, car, suivant la
réponse qu'on y fera, on décidera en môme temps si la
société épuise et absorbe l'homme tout entier, ou bien
si l'homme porte en lui cpielque chose de supérieur à
sa destinée terrestre. M. Guizot y répond par des paro-
les empruntées à l'un des plus beaux discours de Royer-
AU DISCOURS DK M. JKAN-BAPTISTE DUMAS. gj
Collard : « Les sociétés humaines naissent, vivent et meu-
rent sur la terre; là s'accomplissent leurs destinées
Mais elles ne contiennent pas l'homme tout entier. Après
qu'il s'est engagé à la société, il lui reste la plus noble
partie de lui-même, ces hautes facultés par lesquelles il s'é-
lève à Dieu, à une vie future, à des biens inconnus dans un
monde invisible... Nous, personnes individuelles et iden-
tiques, nous avons une autre destinée que les États. » Ainsi
s'exprime M. Royer-Collard dans son discours sur le projet
de loi relatif au sacrilège, et ces paroles s'adaptent avec une
précision merveilleuse à la question qu'a posée M. Guizot.
En résumé, la réforme intérieure est bien autrement fé-
conde que la réforme sociale, et le christianisme, même au
point de vue des intérêts d'ici-bas, est infiniment supérieur
à la Révolution. Or, comme le jeune philosophe affirme en
même temps que ces deux foi-ces agissent l'une sur l'autre,
que la rénovation individuelle et la rénovation sociale sont
étroitement liées, que le dehors se réforme par le dedans
comme le dedans par le dehors, que ces deux éléments,
fussent-ils séparés durant des siècles par des milliers
d'obstacles, finissent toujours invinciblement par se re-
joindre, il en résulte que l'Eglise chrétienne et la Révolu-
tion, loin de se maudire, doivent s'accorder et se prêter
assistance.
Où est exposé ce système que je résume en quelques
mots? Dans la première leçon du cours sur la civilisation en
Europe. Tel est le début de la philosophie de l'histoire chez
M. Guizot, et cette philosophie contient d'avance toute sa
politique.
Aussi, en i83o, lorsqu'une révolution qu'il n'a pas
ACAD. FR. i3
gS RÉPONSE DE M. SAINT-RENK TAILLANDIER
souhaitée, qu'il a même regrettée pai' la suite, substitue
aux Bourbons de la branche aînée un prince de même sang,
de même race, un prince français qui s'engage à respecter
la loi de la France, IM. Guizot est comme porté par les événe-
ments. Sa destinée l'appelle. Ministre de l'intérieur en pleine
crise, en plein délire, s'il est contraint de se retirer bientôt,
il a réussi du moins à sauver l'ordre aux heures du plus
grand péril et à marquer sa place pour l'avenir. Deux an-
nées s'écoulent, deux années d'un perpétuel orage, et le
jour où Casimir Périer, qui dominait la tempête, disparaît
subitement emporté par la mort, il faut un grand ministère
pour remplacer le grand ministre. Le cabinet du 1 1 octo-
bre i832 se constitue, et M. Guizot y entre pour prêter
sa collaboration à la fois à M. le duc de Broglie et à
M. Thiers. Voilà l'heure d'appliquer sa doctrine, voilà
l'heure d'employer toutes ses forces à la fondation d'un
gouvernement libre.
Vous avez bien fait, Monsieur, de rappeler comme un
des grands titres de M. Guizot la part qu'il a prise aux
travaux de ce groupe illustre. Cette fois il n'a plus à diriger
l'intérieur, il est chargé de l'instruction publique. Est-ce
déchoir? Non, certes. S'il n'a plus l'action immédiate, les
résultats prochains , il a le long espoir et les vastes pensées.
Quel domaine que celui-là pour qui en sait comprendre la
valeur! et qui donc l'a mieux comprise que M. Guizot?
Jamais ce ministère où se sont succédé tant d'hommes de
haute valeur et de bonne volonté n'a vu pareil grand maître.
D'abord c'est lui qui l'a constitué. Il y entre les mains
pleines, et, dès le premier jour, il en double l'étendue.
Pendant bien des années, le gouvernement de l'instruction
AU DISCOURS DE M. JEAN-UAPTISTE DUMAS. C)()
|)iibliqiio n'avait été qu'une aclniiiiistration spéciale sous
des noms illustres; quand il prend plaee parmi les grands
services de l'Etat, ce n'est que d'une la^on bien modeste,
bien timide, comme une simple annexe du ministère des
cultes. Peu à peu, il est vrai, son existence propre s'alTer-
mit, mais que son action est restreinte ! Des collèges, des
facultés, les uns et les autres en petit nombre, voilà tout
son empire. M. Guizot arrive, tout change. Il ne se con-
tente pas du rôle spécial de chef de l'Université, il veut
être véritablement ministre de l'instruction publique. Pour
fonder ce ministère qui n'existait (|ue de nom , il réclame ses
possessions et ses limites naturelles. Le Collège de France,
le Muséum d'histoire naturelle, l'Observatoire, l'I'^cole des
chartes, l'Ecole des langues orientales, les bibliothèques,
le service des encouragements scientifiques et littéraires,
bien plus, et par-dessus tout, l'Institut de France, tous ces
nobles fiefs, trop dispersés jusque-là, viennent se grouper
sous sa main. Agrandi par des annexions si légitimes, ce
domaine est désormais le centre, non plus seulement de la
scolarité, mais de l'enseignement sous toutes ses formes,
de l'instruction dans toute la force et toute l'ampleur de ce
mot, le foyer des lettres et le foyer des sciences.
A peine installé dans ce royaume , qui est sa création et
son œuvre, M. Guizot se donne tout entier à la grande
affaire de l'instruction du peuple. Oh ! que ce n'est pas ici,
comme chez tant d'autres , une tactique , un mensonge , une
hypocrisie! Il s'y donne de cœur et d'âme, il s'y donne au
nom de ses principes politic(ues comme au nom de sa phi-
losophie religieuse. Il est persuadé que l'instruction popu-
laire , l'instruction vraie , saine , digne de ce nom , « est une
lOO REPONSE DE M. SAINT-RENE TAILLANDIER
justice envers le peuple et une nécessité pour la société ».
Quelques esprits se demandent avec inquiétude si la diffu-
sion de l'enseignement dans les couches inférieures ne va
pas créer un péril social; M. Guizot n'éprouve pas cette
crainte, à la condition que la pensée religieuse assigne à
l'instruction son but, et il répète avec joie cette belle pa-
role d'un prince de l'Eglise interrogé précisément sur ce
sujet : « Il ne s'agit plus de discuter la question; elle est
posée, sous peine de mort la société doit la résoudre.
Quand le wagon est sur les rails , que reste-t-il à faire? à le
diriger. »
Le jour où M. Guizot se mit à l'œuvre, le wagon n'était
pas même sur les rails. Il fallait tout construire, rails et
wagons, avant de confier le train à la machine. C'est ce
que fit M. Guizot avec ses dignes collaborateurs, les Ville-
main, les Cousin, les Thénard, les Poisson, les Guéneau
de Mussy. Il y en a d'autres encore, mais comment tout
dire? Il y en a un surtout que je ne passerai pas sous
silence. Je déplorais tout àl'heure qu'il n'eûtpasété accordé
à M. de Résumât de prononcer à cette place l'éloge de
M. Guizot; ici, mon regret s'efface pour un instant, car je
me sens plus à l'aise qu'il n'aurait pu l'être. M. de Rému-
sat, dans sa modestie, ne nous aurait pas dit la part qu'il
a prise à cette charte de l'enseignement primaire.
La loi votée, M. Guizot, sachant bien que de telles
chartes valent surtout ce que valent les hommes chargés de '
les mettre en œuvre, essaye de pénétrer jusqu'à l'âme des
instituteurs et d'y allumer la foi qui fait la vie. Une lettre
adressée directement à chacun d'eux leur trace un pro-
gramme rempli d'une sagesse civique et d'une tendresse
Al DISCOURS DE M. JEAN-BAPTISTE DUMAS. lOI
paternelle. Les méthodes, les notions pratiques, les résul-
tats obtenus en tel et tel pays, tous les secours possibles
en ce qui concerne l'instruction, le ministre les promet aux
instituteurs, et il indique déjà les mesures prises pour faire
arriver partout ces précieux renseignements. « Quant à
l'éducation morale, ajoute-t-il avec cette confiance du chef
qui enflamme le zèle du soldat, rien ne peut suppléer en
vous la volonté de bien faire. » Il leur rappelle les enga-
gements que leur mission même leur impose, ce qu'ils doi-
vent aux familles, ce qu'ils doivent au pays. Il ne craint
pas, lui , l'homme de haute culture, en parlant à ces hum-
bles , de mettre la science au-dessous de la culture de l'àme.
« Vous le savez, les vertus ne suivent pas toujours les
lumières, et les leçons que reçoit l'enfance pourraient lui
devenir funestes, si elles ne s'adressaient qu'à son intelli-
gence.. . La foi dans la Providence , la sainteté du devoir , la
soumission à l'autorité paternelle, le respect dû aux lois,
au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments qu'il
s'attachera à développer. Jamais, par sa conversation ou
son exemple, il ne risquera d'ébranler chez les enfants la
vénération due au bien : jamais, par des paroles de haine
ou de vengeance , il ne les disposera à ces préventions
aveugles qui créent, pour ainsi dire, des nations ennemies
au sein de la même nation. » On ne peut qu'applaudir à la
vigueur de ce langage, et tout aussitôt quelle simplicité,
quelle noblesse familière, en leur parlant des hommes près
desquels ils sont appelés à vivre, le maire, le curé, le pas-
teur! Gomme il apprécie ce ministère « qui répond à ce
qu'il y a de plus élevé dans la nature humaine » ! Enfin, lui
qui vient de condamner l'hypocrisie à l'égal de l'impiété.
lOa RÉPONSE DE M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
avec quelle netteté il conclut en ces termes : « Rien n'est
plus désirable que l'accord du prêtre et de l'instituteur ! »
Ainsi s'exprime cette lettre adressée personnellement à
chacun des maîtres d'école chargés de mettre en pratique
la loi du 28 juin 1783. Ils étaient , grâce à lui , près de qua-
rante mille. Et qui donc avait tracé ce programme ? Qui
donc avait écrit ces paroles empreintes de tant de force et
de bonne grâce? Nous ie savons de M. Guizot lui-même qui
nous l'a révélé dans ses Mémoires (i), c'était M. Charles de
Rémusat.
Je me suis arrêté sur cette loi de l'instruction primaire
qui est assurément, avec les leçons de la Sorbonne , le grand
titre, le titre incontestable de M. Guizot. Je suis sûr, en
parlant ainsi, de ne pas manquer à sa mémoire. C'était là,
aux heures d'épanchement familier, son propre jugement
sur lui-même. Un des témoins de sa vie, un des confidents
intimes de sa pensée, me disait dernièrement que dans cette
destinée si grande, si pleine, si tragique, les meilleurs sou-
venirs, les souvenirs auxquels il s'attachait avec la satisfac-
tion la plus douce, c'était son cours d'histoire à la Faculté
des lettres et sa loi de l'enseignement primaire.
Est-ce à dire que M. Guizot fît bon marché du rôle qu'il
avait rempli dans les terribles épreuves du gouvernement
de Juillet? Du mois d'octobre i832 au mois d'avril i836,
du mois d'octobre i84o jusqu'à la révolution du 2/i février
1848, il n'a pas quitté la bataille un seul jour. Tantôt il
défendait la monarchie nouvelle dans un ministère de con-
ciliation, avec des collègues plus disposés à tendre leur
(1) Voyez Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, etc. III, chap. xvi,
page 15.
AU DISCOURS DE M. JEAN-IJAPTISTE DUMAS. loi
voile au vent, esprits non pas pins élevés, mais plus sou-
ples , et dont la souplesse était une force ; tantôt il la dé-
fendait à la tète d'un ministère étroitement homogène dont
il était l'àme et le bras. En des situations si diverses,
sa vie a été toujours la même, toujours fidèle à son
but, obstinée, opiniâtre, toujours une vie d'ambition et
de combat. Eh bien, après la catastrophe, M. Guizot
vaincu, renversé, faisait-il bon marché de ces ardents et
malheureux efforts, comme un grand artiste abandonne
une œuvre manquée? Non, cette œuvre qui pouvait réussir
et qui a si cruellement échoué, il la revendique avec une
fierté altière ; il n'a écrit ses Mémoires que pour raconter
sa politique, pour la justifier, pour la glorifier.
M. Guizot, en effet, ne croyait pas avoir failli. Fort de
sa conscience, assuré de ce qu'il avait voulu, il pouvait
porter le front haut après sa défaite comme il l'avait porté
dans la bataille. Il pouvait se féliciter de l'immense service
qu'il avait rendu au pays en prévenant la guerre euro-
péenne. Dans cette période de plus de sept années où il
dirigea notre politique étrangère, que de périls menaçaienl
la France! De récentes publications venues d'Angleterre et
d'Allemagne, — je le dis avec certitude, ayant eu l'occa-
sion d'y regarder de près, — ne laissent aucun doute sur
ce point. Ceux qui l'attaquaient alors le plus amèrement
sont obligés désormais de tenir un autre langage. Nous
savons mieux que nos devanciers quel était contre la France
de i83o le mauvais vouloir d'une partie de l'Europe, nous
savons ce qu'il a fallu de prudence, de fermeté, de patrio-
tisme, pour résister à la fois et aux sourdes hostilités du
dehors et aux violentes excitations du dedans. Si M. Guizot
Io4 RÉPONSE DE M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
n'a pas été toujours bien inspiré dans ses entreprises diplo-
matiques (et ce n'est pas ici qu'il conviendrait de soulever
de pareils problèmes), l'histoire, mieux iaCormée qu'il y a
trente ans, affirme qu'en somme, et tout mis en balance,
cette longue gestion de nos affaires étrangères est un titre
considérable dans la vie du ministre. On peut encore dis-
cuter certains actes ; l'intention fut toujours patriotique, la
pensée fut toujours droite et haute. D'où vient donc cepen-
dant que M. Guizot préférait d'autres souvenirs, comme
nous l'affirment ceux qui l'ont le mieux connu ? C'est qu'il
savait bien que ces souvenirs-là , souvenirs d'étude con-
quérante, souvenirs d'action libérale et féconde , ne se-
raient pas contestés. J'accepte pour ma part cette indica-
tion précieuse, et comparant , comme cette idée m'y invite,
sa philosophie politique générale avec son action politique
particulière, j'arrive à cette conclusion qui me paraît la
vérité même : M. Guizot a été un grand philosophe poli-
tique encore plus qu'il n'a été un grand homme d'Etat.
Dans cette histoire de France, qu'il a si bien racontée à
ses petits-enfants , ayant à peindre un des désastres de nos
vieilles guerres, la bataille de Poitiers, la défaite, la prise,
la captivité du roi Jean, il emprunte à un chroniqueur du
temps une scène singulièrement dramatique et touchante.
L'armée du roi est vaincue , ses meilleurs soldats ont suc-
combé, ses grands chevaliers sont morts. Seul, entouré
d'ennemis qui le pressent de toutes parts, et n'ayant au-
près de lui que son plus jeune fils, le roi Jean continue à
se battre. Sa hache à la main, il frappe, il frappe, et les
coups qu'il porte en tous sens le couvrent comme d'une
muraille de fer. Pendant ce temps, le jeune prince, serré
ai; niscoi rs ni: m. ji^an-baptisti: ihmas. io5
contre son jjùi-e , raverlit de. chaqiio point où se renou-
velle l'attaque. « Père, gardez-vous à droite! Père, gar-
dez-vous à gauche ! » et le roi , après d'héroïques efforts ,
est obligé de rendre son épée. Drame terrible, sombre et
douloureuse image! Hélas! c'est l'image de M. Guizot dans
la dernière partie de sa carrière d'homme d'État.
Lui aussi, dans la mêlée, il entend ce cri sinistre, cet
avertissemeni désespéré ; et comme il se porte résolu-
ment partout où il croit voir l'ennemi , l'ardeur de la dé-
fense nuit à la sagesse des conseils. Où est cette puis-
sance de l'esprit qui permet de rester calme dans la tem-
pête, afin de veiller à tout? où est cette souplesse hardie
qui désarme l'assaillant en lui cédant à propos? où est ce
don de saisir au vol les secrètes pensée sd'un pays, de ne
pas s'isoler sur les sommets, de ne pas s'enfermer dans sa
pensée hautaine et solitaire, de se tenir en communication
avec le sentiment public? Est-ce que la politique, avec un
fonds de doctrines supérieures et de principes invariables,
ne doit pas être avant tout le grand art de démêler les
choses opportunes? La voix qui lui crie : « Gardez-vous à
droite! gardez-vous à gauche! » c'est la sienne. Il n'en-
tend que ce cri intérieur; il n'entend pas tant de voix amies
qui lui répètent : Prenez garde ! ne jouez pas le jeu de vos
adversaires, ne leur donnez pas de justes griefs, ne refusez
pas les réformes bienfaisantes, ne provoquez pas les révo-
lutions désastreuses, ne faites pas le vide autour du trône,
ne faites pas que les cœurs se ferment,
Ne faites pas des coups d'une bride rebelle
Cabrer la liberté qui vous porte avec elle (1) !
(1) Victor Hugo , les Feuilles d'automne.
ACAD. FR. l4
Io6 RlCPOiNSE DE M. SAINT-RENK TAILLA.NDllin
Un jour, I;i libortt'", qui portail si noblement la monar-
chie de Juillet, se cabra... ou plutôt la déliance, la désaf-
fection, provoquées par l'inflexibilité du ministre, paraly-
sèrent un instant la défense nationale. Un instant, ce fut
assez. Il V a toujours dans notre malheureux pays quelques
centaines de factieux pour mettre à profit les défaillances
ou les malheurs du pouvoir.
M. Guizot tomba, d'une chute, hélas! désastreuse. Heu-
reux les réf^imes, bien heureux les pays où de tels hommes
ne tombent que sous l'action légale du Parlement! Si
M. Guizot eût disparu ainsi de la scène active, il eût laissé
à d'autres le soin et l'honneur d'accomplir une réforme né-
cessaire, c'est-à-dire de préparer une représentation du
pays moins inexacte et moins trompeuse. Son plus grand
malheur fut d'entraîner dans sa chute une famille royale
qu'il avait servie loyalement, et qui, rattachant le présent
au passé, conduite par un chef libéral et sage, protégée
par une mère admirable , honorée par des princes tout dé-
voués à la patrie, était digne de présider longtemps encore
aux destinées de la France.
Je n'ai pas dissimulé les fautes de notre illustre con-
frère. A l'égard d'un tel homme, la franchise est un hom-
mage. On épargne les petits et les faibles; traiter ainsi
M. Guizot , ce serait lui faire injure. Vous avez eu ce même
sentiment, Monsieur, et de là vos réserves si nettement
conçues, si discrètement indiquées. Tout cela, du reste, me
ramène à la pensée principale de ce discours. A qui donc
faut-il imputer les catastrophes dont nous venons de parler?
A M. Guizot, philosophe politique? ou à M. Guizot, homme
d'État? A l'homme d'État, évidemment. C'est l'homme
Al DISCOl US hK M. .IKAN-UAPTISTE Dl MAS. I O J
d'Ktat qui s'est trompé. Quant à celui que j'ai appelé « le
philosophe politique », il reste à l'abri de toutes les at-
teintes. Personne n'a mieux compris la situation tragique
de notre siècle; personne n'a mieux indiqué le problème
de vie ou de mort à résoudre, et sa chute même n'a lien
enlevé à l'autorité de ses doctrines.
Aussi, quand il revint en France après l'orage, quelle
sérénité dans toute sa personne! Rien de plus noble, rien
de plus aimable que les vingt dernières années d'une telle
\\c. L'homme de lutte a disparu, sauf peut-être dans les
débats intérieurs de l'Église protestante, l^arlout ailleurs ,
on ne trouve plus que le grand esprit calmé, apaisé, heu-
reux de plaire, toujours en possession de sa force, mais
d'une force qui rayonne, — si je puis ainsi parler , — revê-
tue de bonne grâce et de sympathie persuasive. A cette
période appartiennent quelques-uns de ses plus beaux
ouvrages. Les naéditations chrétiennes du vieillard vont
rejoindre et compléter les leçons du jeune maître sur la
civilisation. Il écrit ses Mémoires, un des livres les plus
instructifs et même les plus attrayants de nos jours, soit
que le chef politique, provoquant la contradiction, nous
oblige à penser par nous-mêmes; soit que l'homme,
l'époux, le père, l'ami, apparaissant çà et là en des pages
familières et tendres, éveille autant de sympathie qu'il ins-
pirait de respect. Que de peintures magistrales lui doit la
Revue des Deux-Mofides f Ici, c'est la vie de sir Robert Veel ;
là, un portrait magnifique du duc de Rroglie. En même
temps qu'il parle aux hommes, avec quelle grâce il raconte
l'histoire de France à ses petits-enfants! Les grands en-
fants aussi pourraient y apprendi-e bien des choses. La
I08 RÉPONSE DE M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
France, le passé de !a France, l'avenir de la France, c'était
sa préoccupation de toutes les heures. Le jour où, à cette
place, il recevait Prévost-Paradol , vous avez entendu
tomber de ses lèvres ces paroles d'espérance qui réson-
naient comme un chant. Ft, après nos désastres, quelle
loi invincible il entretenait dans les âmes 1 On reprenait
confiance en s'approehanl de lui. A l'Académie française,
ù l'Académie des sciences morales et politiques, à l'Aca-
démie des inscriptions et belles-lettres, dans sa demeure de
Paris si aisément accessible à tout homme de bon vouloir,
dans sa retraite patriarcale du Yal-Rieher ; partout enfin il
suffisait de l'entendre pour se sentir revivre. Ses novissima
verba ont été \\\\ appel aux générations présentes. Laissez-
moi les redire, ces derniers mots que vous avez empruntés
à un beau récit de notre confrère M. Guvillier-Fleury et que
vous venez de commenter éloqucmment. Il est bon de se
renvoyer de telles paroles, comme dans le chœur antique
la strophe et l'antistrophe, il est bon de les confier aux
échos (i). (( La France! disait-il d'une voix brisée, quand
déjà la mort avait la main sur lui ; c'est un pays difficile à
servir... Il faut le servir, le bien servir. La France... »
Quand la belle âme s'envola vers Dieu, elle disait encore :
« La France ! »
Vous avez rappelé. Monsieur, avec beaucoup de bonheur
un des travaux qui honorèrent cette généreuse vieillesse;
seulement, sur ce point vous ne pouviez pas tout dire, et '
ce m'est une tâche bien douce de compléter votre récit.
(1) Voyez dans le Jotn-iidl des Dfibats du mercredi Itl seiilembre 187i la
noble et touchante lettre que M. Cuvillier-FIeury écrivait de Lisieux, le
15 septembre, sur les derniers moments de M. Guizot.
AU DlSGOUllS DE M. JKAN-UAl'TISTE DIMAS. I Oq
Lorsqu'au mois de janvier 1870 l'honorable iM. Segris lut
appelé par l'empereur Napoléon III au ministèie de l'ins-
Iruclion publicjue, lu première pensée de ce loyal esprif
lui d'assurer à la France la liberté de l'enseignement supé-
lieur. Il nomma donc une commission chargée de prépare!-
un projet de loi. La présidence de droit lui appartenait ; il
donna la présidence réelle à celui qui, trente-sept ans au-
paravant, avait eu la gloire de fonder l'enseignement pri-
maire par toute la France. Vous avez cité une des séances
mémorables de cette commission; vous avez dit devani
((uels hommes iM. Guizot exposait la philos(qjliie de la
question, s'effoi-çant de concilier la liberté de chacun avec
le droit de l'État : M. de Rémusat, M. Andral, M. Saint-
Marc-Girardin, M. Dubois, M. Denonvilliers, M. Prévost-
Paradol, le Père Captier, qui devait péiir un an plus tard
sous les coups des assassins de la Commune : et qu(> de
noms illustres s'ajouteraient à cette liste si nous citions les
vivants! Ce que vous ne pouviez pas dire, le voici : Le jour
où la commission, après une discussion approfondie, eut
arrêté les principes de la loi, M. Guizot, obligé de parlii-
pour le \ al-Hicher, mais veillant toujours sui- l'achèvement
de son œuvre, dut céder le fauteuil à l'un de ses collabora-
teurs. Qui choisit-il parmi tant de personnes éminentes?
Il choisitle secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences,
le maître des grandes chaires, celui (pii tant de fois, au ( lol-
lège de France, en Sorbonne, à la Faculté de médecine,
avait transporté d'enthousiasme un immense auditoire, l'au-
teur des Leçons de Philosophie chimique, l'auteur de XEssai
de Statique chimique des êtres orfjnnisés, le fondateur de
l'école centrale des arts et manufactures, bref, le piomo-
IlO «KPONSE DE M. SAINT-RE-NK TAILLANDIER
teur, le directeur du haut enseignement en toute matière
de science pure ou de science apj)liquée à l'industrie. Voilà
les titres que se rappelait M. Guizot lorsqu'il vous priait de
prendre sa place comme président de la commission. C'est
lui, on le dirait, qui, cette fois encore, nous les présente
et vous introduit ici par la main.
Entre M. Guizot et vous, Monsieur, il y a d'autres
liens, d'autres rapprochements, soit de ressemblance,
soit de contraste. Vous avez professé la philosophie des
sciences comme il avait professé la philosophie de l'histoire,
et tous les deux, à quinze ans de distance, en des conditions
si diverses, devant un public si dissemblable, vous avez rem-
porté les mêmes triomphes. Voilà une ressemblance de
forme, c'est-à-dire de succès; quel contraste, si l'on regarde
au fond des choses! M. Guizot cherchait les lois de l'his-
toire, ces lois qu'il faut dégager de tous les conflits des in-
térêts, de toutes les fureurs des passions, perpétuel chaos
qui aurait découragé une âme moins forte, un esprit moins
lumineux et moins tenace. Vous, Monsieur, quand vous
cherchez les lois de la création, rien ne trouble vos recher-
ches, vous pouvez suivre librement l'élan de votre génie ,
varier vos expériences, vérifier vos conjectures; et quelle
joie sublime le jour oiî, sur un point du cosmos, vous pé-
nétrez dans le fond même du laboratoire divin , dans ce
fond au-delà duquel il n'y a plus que l'infini, l'insondable,
l'inaccessible !
11 faudrait un de vos disciples, Monsieur, un de ceux qui
à leur tour sont devenus de glorieux maîtres, pour appré-
cier ici l'ensemble de vos travaux. Je devrais passer la pa-
role à notre cher confrère M. Claude Bernard, qui déjà
AL' DlSrOl US l)K M. JKAN-BAPTISTK IJIMAS. III
dans nos n'-iinions parliculirres nous a exposé vos titres
avec tant de précision et d'autorité. Depuis le ten)j)S où , tout
jeune encore, à Genève, vous étonniez des hommes tels
que Candolle et Saussure, où vous deveniez le collaboi'a-
teur de Prévost, où vos découvertes affermissaiciil une
science toute nouvelle , la chimie organique , et agran-
dissaient la physiologie ; depuis ces hardis mémoires de
votit" vingtième année jusqu'aux œuvres jHiissantes du
secrétaire perpétuel, que de conquêtes sur la nature pen-
dant plus d'un demi-siècle! J'interroge ceux (pii ont le
droit de parler en juges, tous me répondent de même : de
l'aveu de tous, c'est vous qui êtes le vrai continuateur de
Lavoisier. Nul ne s'est tenu plus près de ce grand modèle
par l'ensemble des vues et l'importance des découvertes.
Que nous sommes loin ici de ces anecdotes de la nature ,
comme disait spirituellement Fcjntenelle (i), de ces obser-
vations de détail rassemblées, mais non classées, et d'où
l'induction n'osait faire jaillir aucun principe! Voici les lois
qui apparaissent. Lavoisier a\ait émis de merveilleuses hy-
pothèses sur la manière dont la vie se transmet à la surface
de la terre. Vous vous attachez à cette intuition du génie,
et bientôt, aidéde votre illustre ami, M. Boussingault, vous
dévoilez la simplicité admirable des rapports qui unissent
les deux règnes de la nature vivante et des différences qui
les séparent. Les analyses que vous donnez de l'air, de
l'eau, de l'acide carbonique , fixent définitivement la com-
position numéiiqu(; de ces principes de vie.
Spectacle vraiment grandiose en sasimplicité ! Où sont-ils,
(I) Éloge de M. Humbei-g.
112 IlÉPONSE DF. IM. SAINT-RP:Nr; TAILKAîNDIKR
ces éléments qui animent tout ici-bas? Dans le riche foyer
de l'atmosphère fécondée par le soleil. C'est là que le végé-
tal les saisit au passage, et aussitôt s'accomplit une trans-
mutation magique. Ces principes vitaux, par cela même que
le végétal s'en nourrit, il les absorbe, il les élabore, il les
transforme, puis les livre à l'animal qui, pour en tirer à
son tour tous les degrés de la vie , les consomme , les brûle ,
et linalement les restitue à l'atmosphère où la végétation
va les reprendre. Ainsi, sur tous les points de l'espace, à
tout instant de la durée , le cercle se reforme et la série re-
commence. Quoi de plus grand et de plus simple? N'est-ce
pas en écoutant ces démonstrations sublimes qu'on pénètre
dans le laboratoire le plus caché de la nature, qu'on touche
du doigt le fond même du creuset?
Ce n'est pas tout. Quand vous exposiez ces résul-
tats, vous donniez la certitude de la science aux con-
ceptions extraordinaires de Lavoisier. Tâche bien belle as-
surément! il y en a une plus belle encore. Voici tout un
domaine dont vous avez pris possession en rectifiant les
doctrines de ce grand homme. Dans les idées de Lavoisier,
la matière était soumise à une sorte de dualisme universel.
L'infinie variété des êtres, au point de vue chimique, se
réduisait à deux catégories opposées l'une à l'autre , et
chacun des corps représentait une alliance de ces con-
traires. Berzélius, l'illustre Suédois, travaillant dans le
même esprit, avait donné à ce système une nouvelle con-
sécration. Berzélius, Lavoisier, voilà des autorités souve-
raines, et il fallait autant de force que de hardiesse pour
briser la barrière construite par de telles mains. C'est pré-
cisément ce que vous avez fait. Le premier parmi les maî-
AL' DISCOURS Dli M. JliAN-BAl'TISTIi DIMAS. Il3
très, vous avex considéré les divers corps comme des édi-
fices dont les maléiiaux peuvent être remplacés par d'autres
matériaux de substance différente, sans que l'équilibre gé-
néral soit détruit. Assurément, ces substitutions ne peuvent
se l'aire au hasard ; vous avez donné les règles , vous avez
décrit les méthodes. Par cette théorie , vos émules le procla-
ment, la chimie a centuplé sa puissance; une carrière lui
est ouverte dont le terme ne sera pas atteint d'ici à
bien des années. Que de corps nouveaux, doués de pro-
priétés inattendues , nous sont ainsi révélés de jour en jour!
Tantôt c'est l'art ou l'industrie qui en profite, tantôt c'est
l'humanité. Voici un blessé à qui la souffrance arrache
des cris; voici un malade qui ne peut être sauvé que par
une opération effroyable; le médecin lui fait respirer une
substance qui le meta l'abri de la torture, et, l'opération
faite , le patient , je me trompe, le pauvre endormi se réveille
comme d'un songe. L'antiquité aurait dit : Quel dieu l'a
sauvé? Virgile aurait été tout heureux de voir un de ses
beaux vers devenu plus vrai encore et plus expressif qu'au-
paravant :
Quics mortalibus aegris
Incipit et dono divùm gratissima serpit.
D'où vient donc ce sommeil libérateur? Quelle est cette
substance inconnue à nos pères? Nommons-la, sans péri-
phrase, du nom que vous lui avez donné : c'est le chloro-
foime, un corps que nous ne posséderions pas, Mon-
sieur, sans votre théorie des substitutions.
Ce n'est pas là le seul exemple de l'influence salutaire de
Vos découvertes. On peut dire que le caractère distinctil
ACAD. FR. i5
Il4 HÉPONSE DE M. SAINT-UEiNÉ TAILLANDIER
et continu de vos travaux est l'application de la science à
l'utilité commune. Du haut des sphères supérieures, jamais
vous ne perdez la terre de vue. Vous n'êtes pas un conqué-
rant égoïste, vous voulez que chacune de vos victoires aug-
mente le bien-être de tous. Vous semez et récoltez pour
l'artiste, pour l'industriel, pour l'agriculteur, pour tous
les soldats de l'armée du travail. Vous veillez sur l'cnlant
des collèges , sur l'apprenti des manufactures. A voir toutes
les associations que vous présidez, toutes les entreprises
de perfectionnement social et moral dont vous êtes l'ins-
pirateur, on se console de certains reproches adressés à
notre pays. Non , il n'est pas vrai que la race anglo-saxonne ,
que la société anglaise ou américaine ait le privilège des
créations où se déploie l'initiative privée. Il n'est pas vrai
que le génie de la France soit impropre aux travaux de la
liberté individuelle. Vous en êtes une preuve vivante, et
cette preuve , nous pouvons la montrer à nos amis comme
à nos ennemis. Votre activité a constitué une sorte de mi-
nistère de l'instruction publique , un ministère qui est à
vous , qui est votre œuvre , qui ne craint pas les vicissitudes
politiques , et qui, sans parler du bien qu'il fait en détail ,
est un encouragement général et un viril exemple.
L'inventeur est quelquefois jaloux et mystérieux. C'était
le tort de l'ancienne chimie , et Fontenelle ne l'a point dis-
simulé. Vous, Monsieur, vous êtes tout à tous. Non-seule-
ment votre science n'a point de secrets , mais elle encourage '
tous les efforts. Combien l'histoire nous en montre de ces
chercheurs de génie, qui tombent à moitié chemin, faute
d'une main secourable! Ce secours d'une sympathie effi-
cace , pourvu qu'il soit bien placé et alors même qu'il peut
AL' DISCOURS UI-: M. JEAN-BAPTISTE DUMAS. Il5
y avoir (jiicl(jiios doutes sur le succès final , vous ne le refu-
sez jamais. ^ ous entrelonezla foi cl l'espérance, parce cpi'il
y a en vous un fonds de charité scientifique. J'en connais
de bien touchants exemples. Un jour, un homme se présente
chez vous au nom d'une famille désolée. Le chef de cette
famille , un peintre habile , a laissé là ses toiles , jeté ses pin-
ceaux, et transformé son atelier en laboratoire. Que cher-
che-t-il? Il a l'ambition de saisir les fuyantes images de la
chambre obscure , il prétend fixer sur le métal cette appa-
rence, ce spectre , ce rien. Il est fou, dit le bon sens vul-
gaire... le début de l'histoire annonce déjà un drame, ce
qui donne à ce drame un caractère plus vif, plus doulou-
reux, c'est que vers le même temps un autre inventeur,
M. iSicpce de Saint-Victor, à qui M. Chevrcul a rendu de
si éclatants hommages , poursuivait \mrévedii même genre.
Nous savons aujourd'hui que les deux chercheurs , incon-
nus alors l'un à l'autre, celui-ci plus savant, celui-là jdus
artiste , devaient être associés plus tard dans le succès de
l'entreprise et dans la gloire d'une récompense nationale;
mais, à travers ce premier crépuscule d'une idée singulière,
qui donc pouvait entrevoir les heures du grand soleil? Il
est fou, disait-on, fou d'une folie qui va le perdre, lui et
les siens! A cette pensée, quelles anxiétés et bientôt quels
désespoirs autour de lui! Qu'il s'obstine dans sa pour-
suite, c'en est fait, non-seulement de son modeste a\oir,
mais de sa l'aison , de sa santé, de sa vie peut-être. Ah!
si une sérieuse autorité pouvait le sauver de lui-même!
C'est alors qu'on fait appel à votre sagesse, et c'est alors
aussi que commence pour vous un véritable supplice de
conscience. Le cas est grave. Ramener à ses tableaux
I l6 RÉPOiVSE DE M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
un artiste qu'une illusion égare, lui rendre le repos, lui
rendre l'atmosphère et le foyer de la famille, assuré-
ment c'est œuvre pie ; mais quoi! Si l'idée de l'inventeur
n'est pas une chimère? Si, dans ce grand laboratoire de ma-
gie qu'on appelle le monde, il a entrevu certaines choses
dont personne ne se doute? S'il suit pas à pas une trace
demi-obscure, demi-lumineuse, qui a échappé à tous les re-
gards? Enfin , dùt-il ne pas toucher le but , s'il peut , chemin
faisant, comme les vieux alchimistes, rencontrer ou pro-
voquer des phénomènes dont profitera la science? Tout
cela est possible ; est-il permis de faire obstacle à ce qui
est possible? Voilà un homme de foi; est-il permis de dé-
courager sa foi? Non ; après une délibération longue et
poignante , ce fut là votre réponse , non , cela n'est pas per-
mis. Quinze années s'écoulent, quinze années d'efforts, de
luttes , de craintes et d'espérances , quinze années d'an-
goisses dont le contre-coup vous atteignait au cœur. Un
jour enfin Daguerre (je crois, en vérité, que j'avais oublié
de prononcer son nom , mais qu'importe , puisque chacun
l'a dit?), Daguerre vient à vous rayonnant, transporté; il
lient à la main ses merveilleuses planches. La voilà donc,
cette chimère! Et vous. Monsieur, avant de le féliciter,
votre première pensée est un élan de reconnaissance envers
Dieu qui vous avait inspiré cette confiance héroïque et l'a-
vait si pleinement justifiée. C'était, dans toute la force de
ce terme , un mouvement d'action de grâces à la fois pour
Daguerre et pour vous. Un trait qui double le prix de ce
sentiment si pur, c'est que Daguerre ne l'a jamais su. Je ne
connais rien de plus humain ni de plus touchant.
Quarante-huit ans ont passé depuis cet épisode , c'était
\V DISCOL'RS DK M. JEAN-BAPTISTE DUMAS. I ly
vers la (\n di^ la Restauration. Vous étiez jeune alors, vous
débutie/. comme professeur aux cours de l'Athénée à côté
de notre illustre confrère M. Mignet; vous n'aviez pas en-
core celte expérience qui ajoute tant de force aux facultés
les plus hautes , mais déjà vous aviez la foi dans le génie
de l'homme , dans le travail convaincu et persévérant, vous
aviez le respect et le culte de l'inspiration originale.
Ils le savent mieux que personne , ces nobles maîtres ,
vos élèves autrefois, aujourd'hui vos continuateurs, chi-
mistes, physiciens, physiologistes , qui ont poussé plus loin
vos conquêtes, et que vous avez toujours si généreusement
aidés. Est-il nécessaire de les appeler on témoignage? Ce
soin est superflu, leurs œuvres parlent, l'Institut en est
fier, ils sont au premier rang des gloires de la France , et
même il est arrivé que l'Assemblée nationale a voté des
lois pour reconnaître , au nom du pays, ce que leur doit la
richesse publique. Faire un choix parmi eux, ce serait
m'exposer à commettre bien des injustices ; les nommer
tous , je ne saurais, car en les voyant sur tant de points oc-
cuper les hauteurs , je me représente cette grande école
comme l'antique déesse dont parle le poète latin , mère fé-
conde, honorée, heureuse d'avoir enfanté toute une légion
d'esprits, une légion de vainqueurs.
Laeta deiim partu , cenluni complcxa iiopotes,
Omnes cœlicolas, omnes supera alla tenentes.
Vous qui secondez si bien les vivants , vous ne faites que
continuer votre œuvre quand vous rendez aux morts de
magnifiques hommages. Les éloges que vous avez pronon-
cés de vos confrères de l'Académie des sciences sont pré-
Il8 RÉPONSE DE M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
sents à tous les souvenirs. Quelle sûreté de vue et quelle
largeur! Vous jugez le savant comme le jugera l'avenir, et,
parlant de l'homme en contemporain, vous excellez à mettre
en lumière les traits qui le font aimer. Michel Faraday,
Jules Pelouze, Auguste de la Rive, Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire , revivent dans vos pages éloquentes. Quelle image
qiu^ celle de la dynastie des Geoffroy Saint-Hilaire conti-
nuant la dynastie des Gassini et la dynastie des Jussieu !
Quel chef-d'œuvre que ces deux portraits , Faraday et Am-
père, opposés l'un à l'autre : Faraday « vif, gai, l'œil alerte,
d'une adresse incomparable dans l'art d'expérimenter» ; Am-
père gauche, embarrassé , mélancolique, d'une distraction
inouïe , presque aveugle , incapable de tracer correctement
un cercle ou un carré , mais suppléant à tout par des intui-
tions de génie. Etrange contraste! Celui qui se montrait
si vif a toujours marché selon une méthode sûre, celui qui
semblait presque aveugle a été un prodigieux voyant. L'un,
tout à l'action , ne demandait rien qu'aux faits; l'autre,
tout à la méditation, ne demandait rien qu'à la pensée.
Partis de points opposés , ils arrivent pourtant au même
but, et tous deux sont au premier rang parmi les contem-
plateurs sublimes delà nature. « C'est ainsi , dites-vous,
qu'un même spectacle s'offre au regard de l'aigle qu'un vol
porte au sommet des Alpes et à celui du voyageur qui en a
gravi les pentes lentement et pas à pas. »
Toutes ces pages sont d'un écrivain, quelques-unes d'un
peintre et d'un poète. Voilà des titres qui vous signalaient
particulièrement au choix de l'Académie française. Il y en
a un plus précieux encore , c'est votre philosophie. Vous
venez de la résumer en traits pleins de grandeur, je l'avais
AU DISCOl'KS DE M. JliAiN-BAPTISTE DUMAS. I I C(
trouvée déjà dans chacun de vos ouvrages. Elle est dans
vos Leçons de Philosuphie chimique, dans ^ol^e Essai de
statique chimique des êtres organisés , dans vos discours aux
élèves d'Alais , aux jeunes ingénieurs des écoles de Pa-
ris , aux apprentis des manufactures , comme dans ces
grands Eloges historiques ap[)Iaudis de l'Institut. C'est
qu'elle résulte en effet de toutes vos études , et que
chacune de vos découvertes vous l'impose d'une façon
irrésistible. Dans votre Statique des êtres organisés , vous
avez démontré une vérité affirmée déjà par Lavoisier,
à savoir que dans la nature rien ne se crée, rien ne se
perd, tout se réduit à des déplacements , à des transforma-
tions , à des combinaisons perpétuellement renouvelées.
Vous avez expliqué ainsi la transmission de la vie à la
surface du globe. C'est ce que j'appelais tout à l'heure le
fond même du creuset. Mais <;c fond, d'où vient-il? Ces
éléments primordiaux , qui forment la vie de la plante et de
l'animal, d'où viennent-ils? S'ils expliquent la vie, com-
ment les expliquer? Ainsi, en toute chose, en chimie, en
physique, en physiologie, chaque découverte ramène
la même question : Où est le commencement? On croit tou-
cher le but , on ne fait que reculer la difficulté ; ou plutôt
on arrive à la limite de ces régions où nul instrument , nul
agent, nul procédé n'a de prise. La science qui veut tout
sonder a rencontré l'insondable. Y a-t-il quelque chose au
delà? Les uns nient, les autres doutent. Vous, sans hésiter,
avec ce ferme bon sens qui est la marque des grands esprits,
vous concluez comme la tradition humaine tout entière ,
et vous dites : « Au-dessus de la sphère des phénomènes
que nous étudions et où nous avons tant de découvertes à
120 RÉPO.NSE DE M. SAINT-RENE TAILLANDIER
poursuivre, il y a une sphère supérieure que nos méthodes
ne peuvent atteindre. Nous coninicnçons à comj>rendre
la vie des corps, la vie de l'àme est d'un autre ordi-c. »
C'est la grande tradition humaine, et, comme notre
France a eu la gloire d'exprimer toujours les plus hautes
pensées du genre humain, j'ajoute : c'estia grande tradition
de la science française. Sans parler du xvii" siècle , où do-
minent surtout les mathématiques , sans parler de Pascal
et de sa théorie des trois ordres , sans parler de Descartes,
de Fermât, voyez Fontenelle, au wuf siècle , jugeant les
naturalistes de son temps, et Bufl'on, leur ouvrant des per-
spectives sublimes. Quand Fontenelle veut résumer la lou-
ange de Gassini, il écrit ces belles paroles : « La terre et les
cicux, qui racontent la gloire de leur Créateur, n'en avaient
jamais plus parlé àpersonne qu'à lui. » Quand BulTon achève
de peindre la majesté de la nature , il la montre à une dis-
tance infinie de Dieu , il la montre « subordonnée au pre-
mier Être , n'ayant commencé d'agir que par son ordre ,
n'agissant encore que par son concours et son consente-
ment ». Ouvrier divin, qui , travaillant toujours surle même
fonds , bien loin de l'épuiser, le rend inépuisable , elle a
pour moyens le temps , l'espace et la matière, pour objet
l'univers , pour but le mouvement et la vie. « Avec de tels
moyens , ajoute Buffon , que ne peut la nature? Elle pour-
rait tout, si elle pouvait anéantir et créer, mais Dieu s'est
réservé ces deux extrêmes du pouvoir; anéantir et créer
sont les attributs de la toute-puissance.. . Tout a donc été
créé et rien encore ne s'est anéanti; la nature balance en-
tre ces deux limites, sans jamais approcher ni de l'une ni
de l'autre. »
AU DISCOURS DE M. JEAN-BAPTISTE DUMAS. 121
Voilà bien la doctrine que Lavoisier a commencé d'établir
à sa manière, et que vous avez confirmée par des preuves
éclatantes. Au-delà de ce cosmos où rien ne se crée, où
rien ne se perd, vous apercevez toujours le Créateur,
comme Cuvier , comme Geoffroy Saint-Hilaire , et l'on
pourrait inscrire en tète de tous vos ouvrages ces poéti-
ques paroles que Linné traçait à la première page de son
Si/slema naturx : « Éveillé soudain , j'ai vu passer le Dieu
éternel , infini , tout-sachant, tout-puissant, jel'ai vu passer
derrière son œuvre, et je suis tombé en extase. Det/m sem-
pitemum, immenmm, omniscium, omnipotentcm , experge-
factus a tergo tmnseuntem vidi et obstupui. »
J'ai tenu. Monsieur, à insister sur ces grandes choses,
car en renouant les anneaux de cette chaîne d'or je rends
un hommage de plus à votre prédécesseur. On ne peut
penser à iM. Guizot historien et philosophe sans penser aux
plus nobles noms, à Royer-GoUard , à Montesquieu, par-
fois même à Bossuet; on ne peut parler de vous sans évo-
quer les noms les plus illustres, Cuvier, Geoffroy Saint-
Hilaire , Lavoisier , Buffon, Linné. C'est un nouveau lien
entre l'auteur du cours sur la civilisation et l'auteur des
Leçoîis de philosophie chimique. Or, je n'avais pas seulement
à vous souhaiterla bienvenue parmi nous. J'étais chargé de
rappeler aux uns , d'expliquer aux autres , de mieux faire
comprendre à tous combien vous êtes naturellement dési-
gné pour ce glorieux héritage. Je crois que la preuve est
complète et que j'ai le droit de répéter avec plus de con-
fiance les paroles qui ouvrent ce discours. Je m'en servais
comme d'un programme, je les redis maintenant à titre de
conclusion.
ACAD. FR. 16
lUi REPONSE L)i: M. SAINT-RENE TAILLANDIER.
Venez donc , Monsieur, prendre la place qui vous appar-
tient. Les membres de l'Académie française se félicitent de
vous avoir donné pour successeur à leur grand et vénéré
confrère. M. Guizot était le premier dans son ordre , vous
êtes le premier dans le vôtre.
DISCOURS
DE
. JULES SIMON
PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 22 JUIN 1876, KN VKNANT
PRENDRE SÉANCE A LA PLACE DE M. DE RÉMUSAT.
Messieurs ,
L'Académie , depuis sa création , a toujours compté
dans son sein, en proportions heureusement fort inégales ,
deux sortes de personnes : d'abord , les grands auteurs ,
qui entrent chez vous par droit de conquête; et ensuite ,
les amis fervents de la littérature, que la politique ou les
affaires ont trop absorbés , mais dont vous récompensez, à
défaut de mérites plus éclatants, la fidélité et le zèle.
Vous avez ici , en un mot, les membres de la famille, et les
amis de la maison. Ces derniers vous doivent. Messieurs,
une reconnaissance bien vive, quand vous consentez à leur
ouvrir vos portes.
124 DISCOURS DE RECEPTION
Je ne suis pas embarrassé pour dire à laquelle de ces
deu\ classes d'académiciens appartenait M. Charles de
Rémusat. Il a autant écrit, et il a produit d'aussi beaux
livres, que s'il avait passe toute sa vie à faire de la philoso-
phie et de la littérature. Un critique illustre , qui vous a
appartenu , Messieurs , a laissé échapper cette parole :
« C'est, dans tous les genres, le premier des amateurs » ;
et j'ai entendu un grand philosophe , qui était aussi de
l'Académie, quia été mon maître, et un peu le sien, dire
de lui : « C'est un sceptique. » Un amateur et un scep-
tique! Voilà un jugement complet; mais, quoiqu'il vienne
de deux hommes très-compétents , qui aimaient et admi-
raient M. de Rémusat, j'oserai dire queje n'en connais pas
de plus faux. Dans la philosophie, M. de Rémusat était
un philosophe ; dans la philosophie et dans la vie , c'était
un croyant. Je n'aurai pas de peine aie montrer : il me suf-
fira de raconter sa vie et d'analyser ses livres. Peut-être
aussi, chemin faisant, trouverons-nous l'excuse de la double
erreur que je viens de signaler. M. de Rémusat n'ajamais
rien fait pour mériter ce double reproche, mais il a bien
fait quelque chose pour l'expliquer.
M. Charles de Rémusat est né à Paris le i4 mars 1797.
Toutes les familles qui, par leur origine et leurs emplois ,
avaient appartenu à l'ancien régime étaient alors frappées
ou menacées. Le père de M. de Rémusat, avocat général
à la cour des aides de Provence , en avait été quitte pour '
perdre sa charge et la plus grande partie de sa fortune. Il
épousa en 1796 M"' de Vergennes , dont le père, neveu
du ministre de Louis XVI, avait péri sur Téchafaud. La
[)rudence conseillait aux nouveaux époux de vivre dans la
U1-; M. JLI.KS SIMON. 1x5
retraite ; l'éfat de leur forlime leur en faisait une nécessité.
On vécut d'abord à Saint-Graticn , puis à Sannois. Madame
de Rémusat , qui n'avait que seize ans à l'époque de son ma-
riage , devint mère de Charles de Rémusat l'année suivante.
Admirablement élevée elle-même par sa mère , éprouvée
déjà par le malheur, tendre mais grave et réfléchie , elle fut
pour son hls la meilleure des institutrices, en attendant
qu'elle devînt la meilleure des amies, et très-rapidement le
plus docile , le plus encourageant et le plus aimable des
disciples; car, suivant la remarque de Sainte-Beuve, elle
instruisit d'abord M. de Rémusat comme son fds , puis elle
l'aima comme son compagnon , et enfin elle l'écouta comme
son guide : semblable à une sœur aînée qui apprend à
marcher à un très-jeune frère , qui le précède au commen-
cement, marche ensuite à côté de lui, et bientôt a de la
peine à le suivre, mais le surveille encore et l'avertit de
loin avec tendresse. Charles de Rémusat conserva toute sa
vie le souvenir de cette intimité charmante. Il aimait à rap-
porter à la douce et séi-ieuse influence de sa mère tout ce
qu'il avait en lui de sentiments généreux et de pensées éle-
vées. Elle avait écrit deux romans qui sont restés manus-
crits, une nouvelle qu'elle laissa publier, des mémoires sur
l'empire, écrits au jour le jour pendant qu'elle vivait à la
cour impériale, et qu'elle a malheureusement jetés au feu,
et enfin un Essai sur l'éducation des femmes qui a paru en
1824, trois ans après sa mort, et que vous avez. Messieurs ,
très-justement couronné. Ce livre, quoique très-féminin
dans sa forme, aurait pu être écrit et surtout pensé par son
fils. C'est lui qui s'en est fait l'éditeur avec un soin pieux,
et il dit dans sa préface, en parlant de madame de Ré-
musat, qu'elle a été « le père » de son esprit.
126 DISCOURS DE RECEPTION
I.a famille, àSannois, avait des relations d'intimité avec
madame d'Houdctot, l'amie de Jean-Jacques, et elle connut,
par elle, les derniers survivants des écrivains à côté des-
quels Jean-Jacques avait vécu : Suard, Saint-Lambert,
l'abbé Morellet. Madame de Vergennes, qui n'avait pas
quitté sa fille, même après le mariage, connaissait aussi
très-intimement celle qui fut l'impératrice Joséphine. En
1802, quand Bonaparte, devenu premier consul, réorga-
nisa tous les services publics, madame de Vergennes de-
manda une place pour son gendre. Joséphine fit plus qu'on
ne lui demandait, plus qu'on ne désirait; elle prit auprès
d'elle madame de Rémusat comme dame du palais , et fit
nommer M. de Rémusat préfet du palais du premier consul.
On (juitla la petite maison de Sannois, où du moins on était
libre, et le salon de Madame d'Houdetot, pour le palais de
Saint-Gloud. La faveur alla grandissant pendant les pre-
mières années: c'était le temps où la France , enivrée de la
gloire et du génie de Napoléon, ne voulait voir en lui que
la personnification de l'unité et de la force. Plus tard,
quand le joug s'appesantit, M. et M""" de Rémusat parta-
gèrent le sentiment de malaise et de sourde inquiétude qui
devenait très-général dans les classes éclairées. Le maître
le sentit et fit comprendre qu'il le sentait. Ce fut moins
une disgrâce que la cessation de la faveur. M. de Rémusat
conserva sa place jusqu'au départ pour l'île d'Elbe ; madame
de Rémusat avait suivi Joséphine à la Malmaison après le
divorce. Au moment de la catastrophe , leur fils achevait
ses études au lycée Napoléon ; et déjà , à dix-sept ans , mal-
gré les liens officiels de sa famille, il manifestait, par des
chansons, à la manière du temps, ses dispositions libérales.
(
UF. M. JULKS SIMON. 1 9.^
C'est aussi clans ces dernièi'es années de collège ([n'il
sentit naître en lui un goût très-vif pour la philosophie.
Le professeur de philosophie du lycée Napoléon s'ajj-
pelait M. Fercoc. Il enseignait une doctrine qui était au
fond celle de Condillae, avec quelques-unes des « nou-
veautés » de l;i lloniiguière, et un peu de la sentimentalité
(lu Vicaire savoyard. On raconte que Charles de Rémusat
entra un jour par hasard à sa leçon, et qu'il en sortit phi-
losophe. Cette anecdote en rappelle une autre plus célèbre :
M. Rover-Collard , nommé professeur de philosophie à la
Sorbonne, se demandant, non sans effroi, ce qu'il pourrait
bien enseigner sous ce beau nom, et trouvant sur les quais
la réponse qu'il cherchait, sous la forme d'un volume dé-
pareillé des œuvres de Thomas Reid.
Non, Messieurs, le hasard n'est pour rien dans les
grandes vocations. Ce n'est pas une leçon de M. Fercoc
qui apprit de bonne heure à M. de Rémusat qu'il aimerait
la philosophie toute sa vie ; c'est ce qui se passait en
France; ce qu'il voyait, ce qu'il entendait autour de lui,
le milieu même où il vivait : voilà ce qui le rendit philo-
sophe. Non pas qu'on fît de la philosophie dans le salon de
sa mère ; tout au contraire, les hommes et les femmes dis-
tinguées qui s'y rencontraient, madame d'IIoudctot, ma-
dame de Vintimille, Pauline de Meulan , qui fut la première
madame Guizot, Mole, Pasquier, de Rarante , Georges
Cuvier,le cardinal Reausset, Talleyrand, venaient là cher-
cher la liberté décente, les plaisirs de l'esprit, les grâces
d'une société aimable , et se gardaient bien , même dans l'in-
timité, d'aboidcr des questions de politique ou de philo-
sophie. En sortant de la Terreur, on avait, sous l'impulsion
laS DISCOUUS l)K RECEPTION
de Bonaparte, créé un nouveau gouvernement, une nou-
velle société, el presque une nouvelle religion. Celte reli-
gion, pour les courtisans, n'était pas une croyance, mais
une sorte de police des esprits qui dispensait de réfléchir.
Ils avaient repris la religion par l>ienséancc , comme ils
avaient repris leurs titres et leurs décorations. Quelqu'un,
vers ce temps-là, disait à Sieyes : « Que pensez-vous? — Je
ne pense pas » , répondait le vieux métaphysicien, dégoûté
et intimidé. 11 disait le mot de tout le monde. Ces esprits
très-ouverts, qui avaient été vollairiens et encyclopédistes
et qui ne voulaient plus penser, ces muets volontaires qui
avaient tonné dans les clubs, ces faiseurs de révolutions et
d'utopies qui s'en tenaient aux constitutions de l'empire
et à la religion des articles organiques comme un fidèle à
son ct^edo ; tous ces survivants de 98 qui faisaient alors pé-
nitence , mais que, par un malheur, la pénitence ramenait
du côté de la fortune, ne pouvaient que dépraver la jeu-
nesse qui s'élevait à côté d'eux, ou la révolter ; l'habituer
à ne rien croire, à tout subir, et à tirer profit de son abais-
sement, ou lui inspirer le généreux désir de se faire une
croyance et d'y conformer sa conduite. C'est le spectacle
de ce néant qui enseigna la philosophie à M. de Rémusat,
bien plus que toutes les leçons de M. Fercoc. Il se montra,
depuis, respectueux pour la mémoire de Napoléon ; mais
il jugea toujours sans pitié cette société asservie, cette
époque de découragement universel et d'abdication de la ^
pensée. La France attristée en était venue à manquer de
l'illusion des souhaits. Son gouvernement l'alarmait, et ne
l'irritait pas. Elle n'en désirait pas la chute ; elle n'en espé-
rait pas la réforme. Elle le regardait comme nécessaire et
DE M. Jl LES SIMON. 1 2Q
dangereux , et se sentait dans une égale impuissance de lui
faire du mal ou du bien, de l'éclairer, de le contenir, ou
de le renverser. Elle n'avait pas de but. « C'est un temps,
dit-il avec amertume , où il fallait être soldat ou géomètre. »
Pour lui, dès ce temps-là, encore enfant, à dix-sept ans
qu'il avait alors, il fut et se sentit philosophe.
Vinrent les événements de 1 8 1 4 • L'empereur , à son retour
de l'île d'Elbe, trouva de l'enthousiasme dans les soldats et
dans une partie du peuple , non chez les grands qu'il avait
faits, ni chez les politiques. « Il revient pour nous désho-
norer tous », dit M. de Barante en apprenant la nouvelle
du débarquement. Le père de M . de Rémusat tenait le même
langage. Il fut exilé à soixante lieues de Paris pendant les
Cent jours. La seconde restauration le fit préfet, d'abord
à Toulouse, et plus tard à Lille. Après l'orage qui dura du
3i mars i8i4 au 21 juin i8i5 , nous retrouvons Charles de
Rémusat à Paris où il fait ses études de droit.
Il avait déjà cette expérience que donnent le spectacle
de la politique quand on le voit de près, et celui des révo-
lutions. A mesure que le gouvernement s'écarta des pro-
messes libérales de la Charte et revint aux idées et aux
pratiques de l'ancien régime, Charles de Rémusat sentit
croître son dégoût pour ce monde d'arrivés et de courti-
sans, qui fuyait les idées nouvelles comme des pièges, les
idées générales comme des visions, et qui se reprochait
d'avoir trop pensé pour son salut même en ce monde. Il
s'était d'abord voué entièrement aux lettres, dans l'incer-
titude de ce que deviendrait la politique. « Mais, dit-il lui-
même , la littérature de tous les siècles , prise dans son en-
semble , est libérale ; elle habitue l'esprit à se compter pour
ACAD. Fn. 1-7
I 3o DISCOURS DE RKCEPTIO.N
beaucoup. D'ailleurs les événements se précipitaient ; la
restauration faisait la lumière sur elle-même. Nous ne sa-
vions pas la révolution, dit-il; c'est la restauration qui
nous l'apprit. Avec une rapidité singulitM-c, la première vue
de la restauration fit comprendre, même à ceux qui l'ac-
cueillaient sans vive inimitié , pourquoi l'ancien régime
avait dû périr, pourquoi la révolution s'était faite. »
M. de Kémusat s'habituait, dès ce temps-là, à penser la
|)lume à la main , comme il l'a fait toute sa vie. Ses articles
étaient écrits pour lui-même, ou pour des conciliabules
d'étudiants; on en parlait dans le quartier des Ecoles, et
même dans les salons libéraux. Ils se ressentent, en bien
et en mal, de la vingtième année ; mais bien peu d'hommes
ont écrit et pensé ainsi à vingt ans. L'article sur la jeunesse
est de 1817 ; l'année suivante, nous trouvons trois articles
dont les titres mêmes racontent le mouvement de son
esprit : la Situation des (jouvernements , la Dotine Foi dans les
opiniufis, la Révolution fratiçaise. Ce dernier avait été inspiré
par le livre de M"' de Staël , qui venait de paraître. On en
parla à M. Guizot ; il le lut, et l'inséra avec quelques mots
de présentation , dans les Aî'chives, dont il était directeur. A
partir de ce moment , les publications de M. de Rémusat se
multiplièrent. Il traduisit le Traité des lois , de Gicéron , pour
la grande édition de M. Victor Le Clerc, son ancien pro-
fesseur, resté son ami ; il traduisit aussi le théâtre de Gœthe
avec M. de Guizard. La brochure sur la Procédure par jurés '
en matière criminelle parut en 1820. C'est plutôt un livre
(200 pages) qu'une brochure, et même c'est un bon livre,
et, pour l'époque, un livre courageux. Il écrivait dans le
Lycée, dans les Tablettes universelles, un peu partout, un peu
DE M. JLLIiS SIMON. iSr
sur loutcs choses; défendant sans relâche la liberté, fai-
sant la guerre aux hypocrites, aux apostats, et poursui-
vant de son invective élocjuente la classe des esprits pré-
tendus pratiques, prétendus positifs, qui se croient quittes
envers leur conscience et envers leur pays parce qu'ils ont
de la probité dans les affaires privées; en un mot, la classe
des honnêtes gens mauvais citoyens. « De quel prix serait
la vie, s'écrie le jeune écrivain, de quel prix serait la vie avec
les passions qui la corrompent et les chagrins qui la déso-
lent, de quel intérêt serait la société, que l'erreur égare et
que la force ravage, sans le besoin de chercher la vérité et
le devoir de la dire? »
Vers le même temps (i824), M. de Rémusat devient
secrétaire général de la gauche. C'est l'année de la fondation
du Globe. Le Globe n'était d'abord qu'un recueil purement
littéraire et philosophique; mais le groupe déjeunes libé-
raux qui l'avaient fondé aspiraient à régénérer la société
par les lettres et par la philosophie, et ils entendaient bien
refondre aussi la politique. Il y avait là des élèves de l'Kcolc
normale, la plupart disgraciés, tous destinés à un grand
avenir : Jouffroy , Damiron , Patin, Farcy; des lettrés
comme J.-J. Anqjère, Magnin , Lerminier, des jeunes
gens appartenant à ce qu'on pourrait appeler le grand
monde libéral, Yitet, Duchàtel, M. Duvergierde Hauranne.
M. Dubois (de la Loire-Inférieure) dirigeait cette bril-
lante élite, aidé par Pierre Leroux, qui ne voulait encore
transformer que la science et la religion. Sainte-Beuve et
M. Barthélémy Saint-IIilaire vinrent aussi, mais plus tard.
Au milieu de tous ces vaillants, M. de Rémusat était un
des plus laborieux et des plus remarqués. Il devint sur la
l3'2 DISCOURS DE RÉCEPTION
fin le principal rédacteur du Globe, transformé en journal
politique. Sans le quitter, et à une époque môme où il y
écrivait quotidiennement, il entre à la Revue française fon-
dée par M. Guizot. Au milieu do cette activité féconde et
diverse, l'unité de sa vie et de son esprit se fait jour : il est
le chef, l'un des chefs les plus en vue et les plus énergiques,
de la réaction morale contre toutes les hypocrisies, et du
mouvement libéral contre toutes les tyrannies. M. de Ré-
musat ne poursuivait pas le renversement de la restaura-
tion comme un but, mais il l'acceptait comme une chance.
Il se défiait des improvisations en politique, précisément
parce qu'il avait vu tous les partis improviser l'un après
l'autre, et toutes les improvisations s'écrouler l'une après
l'autre. Il disait que nous savons mieux bâtir que planter.
Tous ses efforts tendaient à opérer une transaction entre
le gouvernement et ropj)osition libérale. Ce fut le roi
Charles X qui voulut la guerre. Il la commença en nommant
le ministère Polignac. M. de Rémusat était alors directeur
du Globe, pendant que le titulaire, M. Dubois (de la Loire-
Inférieure), subissait un emprisonnement pour délit de
presse. C'est comme directeur du Globe qu'il rédigea, de
concert avec M. Thiers, la protestation contre les ordon-
nances. Pour dire la vérité exacte, je crois que le texte est
tout entier de la main de M. Thiers; qu'il fut seulement
revu et modifié dans quelques passages par M. de Rému-
sat. Ce qui lui a[)partient en propre, c'est le Globe du '
27 juillet i83o. J'en cite les premières paroles, parce qu'elles
sont un acte. Elles ont été écrites au commencement du
combat, et pouvaient coûter la vie à leur auteur. « Le
crime est consommé; les ministres ont conseillé au roi des
DE M. JLLES SIMON. 1 33
ordonnances de tyrannie. Nous n'appelons que sur les
ministres la rcsponsabililc de pareils actes; nous la deman-
dons mémorable. Le moniteur que nous publions fera
connaître à la France son malheur et ses devoirs. Nous ne
céderons qu'à la violence, nous en prenons le solennel
engagement. Le môme sentiment animera tous les bons
citoyens... »
Vous me pardonnerez, Messieurs, d'avoir longuement
raconté la jeunesse de M. de Rémusat. J'ai toujours éprouvé,
pour la jeunesse de la restauration, une admiration que
les derniers événements de notre histoire ont encore aug-
mentée. Libérale et sensée; amie de la révolution sans
être révolutionnaire ; déployant dans tous les sens son
activité féconde; ne trouvant rien de trop hardi pour son
courage, ni de trop difficile pour sa noble ambition; vou-
lant à tout prix avoir une croyance, mais une croyance
librement formée, librement débattue; aimant le plaisir
comme le veut son âge, mais préférant le travail au plaisir;
un peu enfiévrée de ses succès, ce qui ne mcssied [)as aux
jeunes et aux combattants; gardant au milieu de cette
lutte ardente la grâce et la fleur des jeunes années;
refaisant la France par son travail mieux que les hom-
mes d'Ktat ne la refaisaient par leurs lois; reprenant
en Europe la direction de la pensée, avant même d'avoir
discipliné sa propre pensée : voilà comme je la vois, et
comme M. de Uémusat m'en représente la vive image,
(ilombien de fois, nous tous, depuis nos désastres, avons-
nous demandé à Dieu qu'il nous envoie une jeune géné-
ration digne de celle qui a lutté pour la France et pour la
liberté de i8i5 à i83o!
l34 DISCOURS DE RÉCEPTION
« La révoliilion est finie; elle est fixée aux principes qui
l'ont fait naître. » A cette grande parole de Napoléon
répond, après vingt-six ans de guerres et d'agitations, le
mot célèbre de la l'^ayette, lorsque, sur le balcon de l'Hôtel
de Ville, montrant le roi Louis-Philippe à la foule, il lui
dit : « Voilà la meilleure des républiques! » M. de Rému-
sat avait fait son choix avant la Fayelle. Le général hési-
tait au premier moment. 11 était entouré d'amis qui croyaient
la république immédiatement possible. « Il n'y a, lui dit
M. de Rémusat, de choix à faire qu'entre une république
dont vous seriez le président, et une monarchie constitu-
tionnelle avec le duc d'Orléans. Voulez-vous être président
de la République? — Assurément non. — Alors, la ques-
tion est jugée... »
Etait-ce la meilleure des républiques? Ou, ce qui est un
peu difl'érent, était-ce la seule république possible en
i83o? Vous m'approuverez. Messieurs, de ne pas discuter
cette question. Je l'ai discutée hier, je la discuterai encore
demain, et il ne s'agit ici que de la façon de penser de
M. de Rémusat. Je viens de vous la dire. La monarchie de
Juillet mit sur son drapeau : « Liberté, ordre public » ;
une devise que quelques-uns trouvent vulgaire, et que, pour
moi, je trouve très-belle, parce qu'elle est très-sage. C'était
alors, ce fut toujours celle de M. de Rémusat. Il a servi la
liberté toute sa vie, puisque vous avez vu qu'il la servait à
vingt ans; et il a cru toute sa vie qu'elle était inséparable
de l'ordre. Il a pu, comme un pilote habile, se porter tan-
tôt d'un côté du navire, tantôt de l'autre, selon qu'il fallait
un contre-poids à droite ou à gauche; mais, quand on par-
court l'ensemble de tous ses actes politiques, quand on
DE M. JILKS SIMON. 1 35
relit SCS discours et ses écrits, on trouve la preuve que la
liberté n'a jamais eu de [)lus ardent et de plus intelligent
défenseur, qu'il n'a pensé qu'à la France, jamais à son am-
bition et à sa fortune, et que, comme il mettait l'intérêt de
la patrie au-dessus de tous les intérêts, il ne voyait aussi
l'intérêt de la patrie que dans la liberté unie à l'ordre. Se
posséder soi-même, c'est, pour un peuple et pour un
homme, la règle, l'honneur et le bonheur. M. de Rémusat
a été l'un des serviteurs les plus ré.solus, les plus fidèles et
les plus libres du gouvernement de Juillet. Je ne vous ra-
conterai pas cette période de sa vie. M. Duvergier de Ilau-
ranne en a fait un récit d'autant plus attachant qu'il parle
d'événements auxquels il a pris une grande part, et d'un
homme qu'il a connu jusqu'au fond de l'àme; car, pendant
plus de quarante ans, M. Duvergier de Haurannc et M. de
Rémusat ont agi et pensé à l'unisson : on peut dire (pie
c'est un grand honneur pour l'un et pour l'autre. M. de
Rémusat, porté par ses relations de famille, et jiar le rôle
considérable qu'il avait joué dans toutes les affaires du
parti, serait facilement et promptement arrivé au pouvoir,
s'il n'avait pas eu l'ambition patiente. Il avait sans doute
de l'ambition, comme tout homme politique, mais encore
plus de fierté que d'ambition; et ce qu'il désirait par-dessus
tout, c'était le triomphe de sa cause, aimant mieux faire
le bien que de paraître l'avoir fait. Il ne devint ministre
qu'en i84o; mais, dans les dix premières années du rè-
gne, il agit par ses conseils sur la Fayette; il fut le
collaborateur de Casimir Périer; à la Chambre, où il était
entré avec M. Thiers et Odilon Barrot, on le comptait
comme un des plus influents et des plus capables. Lors-
l36 DISCOURS DE RÉCEPTION
qu'en i833, M. Guizot voulut Iracor aux instituteurs qu'il
venait de créer leur ligne de conduite, il emprunta la
plume de M. de Rémusat, qui écrivit à cette occasion une
circulaire longtemps attribuée à ÎM. Guizot lui-même, et
dont je ferai l'éloge d'un mot : elle est digne de la loi
qu'elle commente. M. de Rémusat fut un moment sous-
secrétaire d'Etat dans le ministère Mole. Enfin, M. Thiers
l'appela, en i84o. au ministère de l'intérieur; et je ne
doute pas un instant que cet écrivain, ce polémiste, ce
traducteur de Gœthe et de Cicéron, qui faisait des circu-
laires pour le ministre de l'instruction publique, et écrivait
des drames en secret, n'eût été un grand ministre si le
temps lui avait été laissé. Il apportait à cette tâche difficile
la connaissance des questions, celle du personnel politique,
qui n'est pas moins nécessaire ; beaucoup de modération,
beaucoup de résolution; des aptitudes variées, ce qui,
quoi qu'on en dise, est un signe de force, et cette sérénité
philosophique de l'esprit, qui règle et tempère la passion,
sans l'étouffer. Il n'eut pas même le temps de s'essayer. En
quittant le ministère au bout de huit mois, il entra, pour
n'en plus sortir, dans les rangs de l'opposition libérale.
On a lieu de s'étonner que, pendant cette longue vie
parlementaire, il ait très-rarement abordé la tribune. Ha-
bitué à la lutte presque dès son enfance, ayant constam-
ment vécu dans la politique, très au courant de toutes les
matières, courageux autant que personne, ferme et décidé '
dans ses opinions, parlant dans le monde avec une facilité
admirable, aimant à parler, plein de trails, de mouvements,
de ressources, il avait un vrai tempérament d'orateur; avec
cela, presque toujours silencieux. J'ose à peine dire qu'il
Di: M. Ji t,i:s SIMON. I 37
était un pou limidc. Quand il ne voyait pa.s un devoir pré-
cis et impérieux, il n'aimait pas à se mettre en avant. Il
avait une (pialité précieuse pour un philosophe, un peu
gênante pour un député : il voyait robjeclion, et ne se ré-
signait pas à discourir avant de l'avoir résolue pour lui-
même. Il parla cependant quelquefois, et de façon à faire
regretter qu'il ne le fît pas plus souvent. Il défendit à plu-
sieurs reprises la politique du 1" mars contre les attaques
de M. de Lamartine. Il avait pris en main, dans les der-
nières années du règne, la cause des incompatibilités par-
lementaires. Trois fois il porta cette grande question à la
tribune, avec un grand succès personnel, sans pouvoir
triompher de l'obstination du ministère et de la Chambre.
II se tenait sur la fin un peu à l'écart, n'approuvant pas la
politique suivie, ne voulant pas s'allier à la partie active de
l'opposition, fidèle à ses opinions constitutionnelles et à la
famille royale, dont il était honoré et aimé. Il fut appelé,
au moment du péril, avec M. Thiers, M. Odilon Barrol,
M. Duvergier de Hauranne; mais à une heure où le talent
et le courage devaient être impuissants. Il ne put qu'assis-
ter à la chute de ce gouvernement constitutionnel qu'il
avait regardé si longtemps comme le gouvernement le plus
capable de fonder la liberté et de garantir l'égalité. Il s'est
demandé depuis comment cette combinaison savante et,
suivant lui, si conforme aux principes, si appropriée à nos
besoins, avait pu être détruite en quelques heures, comme
un nuage que le vent chasse devant lui. « Serait-ce qu'il
faut aux nations, pour obtenir et gaidei' la libre possession
d'elles-mêmes, autre chose que l'intelligence et la volonté?
Peut-être. L'homme peut beaucoup de ce qu'il pense et de
ACAD. FR. 18
l38 DISCOURS DE RÉCEPTION
ce qu'il veut; il ne peut pas tout ce qu'il veut ni tout ce
qu'il pense. Bien que mille et mille fois plus fortes que les
individus, les sociétés sont cependant comme eux sujettes
aux conditions de l'humaine destinée. Pour maîtriser le
sort, pour réaliser leurs rêves, il leur faut réunir certaines
circonstances qui ne dépendent pas toujours d'elles. Dans
leurs plus chères et plus hautes entreprises, il ne suffit pas,
pour réussir, de leurs pensées animées par leurs passions.
Il y a dans les choses des difficultés, dans les événements
des traverses qu'on ne surmonte pas sans une sagesse per-
sévérante, ou plutôt sans certains heureux accidents que
la sagesse même ne procure pas. Il faut à la cause des ser-
viteurs, et à la cause, à ses plus dignes serviteurs, il faut
encore un don qu'on méconnaît trop aujourd'hui, et ce que
tous les grands hommes ont appelé par son nom, — la
fortune (i). »
Elu en 1848 membre de l'Assemblée constituante, M. de
Rémusat y fut entouré du respect universel. Ses ennemis
politiques s'accordaient pour rendre hommage à la dignité
de sa conduite, à l'élévation de son esprit, et à ses senti-
ments de vrai et profond libéralisme. Très-persuadé qu'il
faut être d'un parti, ou se i^ésigner à n'être rien, il vota le
plus souvent avec ses anciens amis, et se sépara d'eux
pourtant dans quelques occasions capitales. Il vota notam-
ment pour la présidence du général Gavaignac. C'était, au
fond, voter pour la République. Il le fit, comme il faisait »
toutes choses, simplement et ouvertement. Il faut peut-être
(1) La Politique libérale, p. 4U.
DE M. JlLIîS SIMON. 1 39
avoir été longtemps député, et connaître la violence des
partis, pour comprendre combien cette conduite était cou-
rageuse.
Il y avait alors quelqu'un qui le jugeait très-bien. C'est
un homme d'infînimcnt d'esprit, que je ne veux pas nom-
mer, car il est possible qu'il soit ici, et qu'il m'écoutr. Il
s'est converti depuis à la possibilité de la République; mais
il la croyait impossible dans ce temps-là, et il en donnait
à M. de Rémusal celte raison singulière : « Comment vou-
lez-vous que la République s'établisse? Il n'y a dans cette
assemblée que deu\ républicains, Tocqueville et vous. »
Cela fait sourire, Messieurs; et cela fait réfléchir.
Le prince Louis-Napoléon, qui pourtant connaissait le
vote de M. de Rémusat, ayant à former son premier minis-
tère, s'adressa d'abord à lui. Mais il refusa son concours,
prévoyant dès lors la révolution, et fermement résolu à ne
jamais entrer dans un gouvernement pour le combattre.
Une seule fois, pendant ces tristes années, il sortit de son
silence. Ce fut le jour où le président commença l'exécution
de son plan par la destitution du général Changarnier.
M. de Rémusat monta à la tribune et annonça à la Chambre
les événements qui se préparaient. « L'empire est fait! »
s'écria M. Thiers dans cette même séance. Quelques moi&
après, M. Thiers était conduit prisonnier à la frontière.
Un décret bannit M. de Rémusat. On lui dit bien qu'un
mot, un seul mot suffirait [)our que la mesure fût rap-
portée; mais il partit. Il habita d'abord la Reigi(jue, puis
l'Angleterre. Il parcourait la Suisse, lorsqu'un journal
tombé par hasard entre ses mains lui apprit qu'il pouvait
rentrer dans son pays.
l4o niSCOl RS DK RÉCEPTION
TI hésita presque à profiter de la liberté qui lui était
rendue. La F'rance, qu'il avait si constamment et si pas-
sionnément aimée, l'attirait; il rougissait de cette société
française, si prompte à accepter la prospérité matérielle
comme un dédommagement de la liberté. 11 revint cepen-
dant, et put assister de près au réveil des idées libérales. Il
y contribua puissamment. Exclu de la vie politique jus-
qu'à la fin de l'empire, il se livra avec une nouvelle ardeur
à la philosophie et aux lettres.
Il a\ail commencé de bien bonne heure à écrire. Ses
premières œuvres, Messieurs, furent des chansons. On en
faisait beaucoup alors; on n'en fait plus aujourd'hui. Il
croyait, et je crois aussi, que c'est un tort. Il paraît qu'on
a du plaisir à les faire ; on en avait, dans ma jeunesse, à les
chanter. 11 en a fait beaucoup ; je n'en rougis pas pour lui,
en me l'appelant que Voltaire a dit de Newton : « Je l'admi-
rerais davantage si seulement il avait fait un vaudeville. »
Dans le recueil de M. de Rémusat, — car il y a un recueil,
encore inédit, — on trouve des chansons amoureuses, des
chansons satiriques et des chansons politiques. Lapremière
de toutes est fort jolie; il avait treize ans quand il l'a faite.
La date de la dernière, si j'osais vous la dire , vous éton-
nerait bien davantage. Vous vous rappelez qu'à vingt ans,
il écrivait, sur la politique, des articles qui faisaient sensa-
tion. M. Royer-Collard lui dit, en parlant de son article
sur la révolution : « Jeune homme, je vous ai relu. » Un tel »
mot, dans ce temps-là, où l'on savait encore admirer et
respecter, était un grand et sérieux succès. Faites comme
Royer-Collard, Messieurs, relisez l'article sur la révolution,
et vous serez frappés de tant de maturité chez un si
DE M. JULES SIMON. i4i
jciino homme. La réflexion cl le bon sens étaient venus
vile à M. de Rémusat. En revanche, la jeunesse ne l'aban-
donna jamais. Il y a de lui un niof que je trouve adorable;
c'est dans son article sur Jouffroy. Il rappelle que Schil-
ler a dit quelque part que l'homme fait doit porter respect
aux rêves de sa jeunesse ; et il ajoute : « La première mar-
que de respect qu'on leui- doixc donner, c'est do ne pas
dire qu'ils soient des rêves. »
En dehors du Globe, qui fut quotidien assez peu de temps,
je ne vois pas que M. de Rémusat ait beaucoup écrit dans
les journaux; mais il a écrit toute sa vie dans les revues. Il
a commencé, je le rappelais tout à l'heure, par les Archives;
puis il écrivit dans le Lycée, que dirigeaient MM. Ville-
main et Loyson ; dans les Tablettes ttniverselles , avec
M. Thiers; dans le Globe, où il avait la haute main; dans
la Rpvup française, de M. Guizot. Il entra à la lievue des
Deu.i:-Mondes dès qu'elle fut fondée, et il y a écrit jusqu'au
moment de sa mort. Le nombie de ses articles, si on les
additionnait depuis son début en 1818, serait formidable.
Il en a recueilli une partie sous forme de volumes. Il était-
déjà, comme vous le savez. Messieurs, membre de l'Aca-
démie des sciences morales et |)olitiques, et de l'Académie
française, quand il (piilta la France en i85i. 11 avait suc-
cédé à Jouffroy, en 1842, comme membre de l'Académie
des sciences morales. Il me disait pondant sa candidature,
qui du reste ne suscita d'objections dans aucun esprit , si
ce n'est dans le sien : « Je n'ai pas publié de livres! » Il
publia, cette année-là, ses Essais de Philosophie, en deux
volumes. Il aurait pu faire des volumes à volonté, rien
qu'en rééditant ses articles du Globe: ces deux-là suffirent
l42 DISCOURS DE RÉCEPTION
pour le tranquilliser. Même en ne tenant pas compte de
ses autres écrits , on peut dire que bien peu de ses nou-
veaux confrères auraient pu citer des titres équivalents.
Parmi les essais qui composent ces deux volumes , j'en
signale un, qui a pour titre : De l' Esprit. C'est une démons-
tion systématique, comme il le dit lui-même, de l'exis-
tence de l'esprit. Il est vrai qu'aussitôt après la démonstra-
tion systématique vient la critique de la démonstration ;
mais la conclusion finale est dogmatique, formelle; car il
était spiritualiste, Messieurs, vous n'en doutez pas, et
ceux qui l'ont accusé d'être un sceptique n'en doutaient
pas davantage. Ce sceptique n'a jamais douté ni de l'esprit
ni de Dieu; il a passé sa vie à aifirmer la morale, à la dé-
montrer, à s'indigner contre ceux qui la nient, et plus en-
core contre ceux qui l'affirment sans y croire. Un essai
plus considérable que celui-là, à tous les points de vue,
comme étendue, comme puissance métaphysique et comme
originalité, c'est le précédent, l'Essai IX, qui a pour titre :
De la Matière. Dire que l'étendue se résout en atomes, et
le mouvement en forces simples ; que la force ne peut être
ramenée à l'étendue, et que l'étendue peut être ramenée à
la force, c'est reprendre, en la modifiant, la théorie des
monades : ce n'est pas être original. L'originalité est sur-
tout dans la forme de la démonstration. L'auteur de ce
traité, qui à lui seul est un livre, a certainement sa place
marquée parmi les métaphysiciens. La métaphysique rem-
plit ces deux volumes aux dépens de la psychologie, et la
psychologie, quand elle y paraît, y revêt la forme d'une
critique très-pénétrante de la doctrine de Rant. Jouffroy,
dont il prenait la place, ne se serait pas retrouvé dans
ni-: M. ,11 i,i:s simon. i/J3
tout cola. Ils a\iiitiit de cuimniiii, .loiillVoy et lui, de ne
pas avoir de système ; mais Jouffroy regardait les systèmes
du dehors, et les avait en profond dédain ; M. de Rémusat,
au contraire, les recherchait, y entrait, les étudiait de tous
les côtés, et les repoussait après examen. Quelque temps
avant de se présenter à vos suffrages, pour succéder à
Royer-Gollard, il publia deu\ nouveaux ouvrages : l'un sur
Abélard, en deux volumes; l'autre sur la philosophie alle-
mande.
Ce livre sur la philosophie allemande était originaire-
ment un rapport fait à l'Atiadémie des sciences morales et
politiques à l'occasion d'un concours. Il avait été remarqué.
M. de Rémusat y montre déjà, comme historien de la j)hi-
losophie, trois qualités qu'il a eues plus tard à un degré
plus élevé. D'abord, quand il parle d'un auteur, il lit con-
sciencieusement, et dans l'original, tous ses ouvrages;
ensuite, vous me pardonnerez ce mot, qui ressemble à une
épigramme, il comprend toujours ce qu'il expose ; et enfin,
dans ses jugements, il est toujours d'accord avec le sens
commun. Parmi les philosophes de profession, il en est
qui, sans se l'avouer, lui font un crime de ces deux derniers
mérites, et qui parlent de scepticisme, parce tpi'il est tout
à fait exempt de parti pris, d'engouement et de charlata-
nisme. Il faut souvent, pour être résolument d'une école,
ou ne pas tout voir, ce qui est une faiblesse intellectuelle,
ou ne pas avouer tout ce qu'on voit, ce qui est une fai-
blesse morale. Ce n'était pas le cas de M. de Rémusat,
dont le caractère en philosophie était fait de curiosité et de
sincérité. Il avait joint à son rapport une longue préface
sur les doctrines de Kant, Fichte, Schelling et Hegel. 11 y
l44 DISCOURS DE RÉCEPTION
juge le panthéisme, dans la personne de ses plus illustres
représentants, avec sévérité et respect. « La science de l'ab-
solu, dit-il, se termine toujours par une apothéose de l'hu-
manité ; mais, quelque grande quelque solennelle que soit
toute philosophie de ce genre, je doute qu'elle satisfasse
et persuade jamais ce qu'elle divinise. L'homme résistera
toujours à cette violence laite à ses croyances [fondamen-
tales ; et c'est pourquoi la foule du public lettré, condam-
nant les principes par leurs conséquences , fait trop
souvent porter à la philosophie la peine des systèmes phi-
losophiques. »
Le livre d'Abélard, publié la même année que le précé-
dent, m'oblige à revenir en arrière pour vous parler d'une
partie très-intéressante et très-inconnue de la vie littéraire
de M. de Rémusat. Tout le monde a dans les mains ses deux
volumes sur Abélard, et personne ne les lira sans émotion
et sans admiration ; mais on ne sait pas généralement
qu'avant de les écrire, il avait traité le même sujet sous une
autre forme. Il avait composé un drame àWbélard. Ce
drame est demeuré inédit, quoiqu'il fût l'objet des secrètes
prédilections de l'auteur. M. de Rémusat l'a seulement lu
dans quelques salons, avec un succès que M. Duvergier de
Hauranne, juge compétent, appelle prodigieux. C'était,
selon Sainte-Beuve, de toutes les œuvres de M. de Ré-
musat, celle qui donnait l'expression la plus entière et la
plus vraie de son talent. Ce drame d'Abélard n'était pas le
seul qu'il eût composé. Ses amis ne lui permirent jamais
de publier ces sortes d'écrits. Ils pensaient qu'on ne sau-
rait être à la fois homme d'I'Xat et auteur dramatique. Je
connais un pays voisin où l'on peut avoir écrit de beaux
DE M. JLLKS SIMON. l45
romans et devenir premier ministre; mais nous avons ici,
au théâtre, le goùl des unités, et, dans la vie, celui des
spécialités. Je dirai pourtant, sans souci du préjugé, et
avec votre permission, îMessieurs, quelques mots du théâtre
de M. de Rémusat; et ce sera, pour beaucoup de per-
sonnes, une révélation; car, parmi les auditeurs jjiivilé-
giés de i844i combien reste-(-il de survivants? J'ai eu
entre les mains quatre compositions dramatiques de M. de
Rémusat. Les deux premières sont des ouvrages de sa jeu-
nesse, écrits en quelques jours avec une facilité aimable.
En voici les titres : Jean de Montciel, ou le Fief. Il l'appelle
une tragédie ; en tout cas, c'est une tragédie en prose. Elle
fut écrite en i824- 1' '«i lisait et même il la jouait; car il
jouait la comédie avec talent; et il a eu souvent beaucoup
de succès en jouant le rôle du Alisanthropc. L'autre drame,
qui est presque du môme temps, a pour lilre : l'Habitation
de Saint-Domingue, ou F Insurrection. Quatre ans plus tard, en
1828, il fit une tentative bien autrement sérieuse : il composa
un drame historique sur la Saint-Barthéiemy. Pour celui-là,
il ne l'écrivit pas, comme les autres, en douze jours. On
voit, en le lisant, que la plupart des mémoires du temps
lui sont familiers. On retrouve à chaque instant les récits
de Tavannes, de Villeroy, de Marguerite de Valois, ou ceux
de Sully, Bouillon, Lanoue, Montluc et Brantôme. On y
reconnaît jusqu'à leurs expressions. Ce n'est pourtant pas
une marqueterie; c'est un récit original, saisissant, où les
causes des événements sont parfaitement déduites, et dont
le principal mérite est peut-être une appréciation exacte,
et souvent profonde, des caractères. Je renonce, bien malgré
moi, à vous en lire quelques pages qui vaudraient mieux,
ACAD. FR. 19
1^6 DISCOURS DK RÉCEPTION
pour VOUS faire apprécier le talent dramatique de l'auteur,
que l'analyse la plus fidèle.
Le drame à'Abélairl, auquel je reviens, se rattache beau-
coup plus que la Saint-Barthclemy aux études ordinaires
de M. de Rémusat. Il s'est occupé pendant longtemps de
la philosophie du xii" siècle. Il avait conçu le plan d'un
ouvrage qu'il voulait appeler les Quatre Abbés ; je ne sais
si le titre était bien choisi, et il en doutait lui-même. Les
quatre abbés étaient saint Bernard, abbé de Clairvaux,
Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, Suger, abbé de Saint-
Denis, et Abélard, abbé de Saint-Gildas. Il aurait pu aussi
y joindre saint Anselme, sur lequel il a écrit tout un vo-
lume, et qui, avant d'être archevêque de Cantorbéry, avait
été abbé du Bec. Mais, dans sa première conception, c'était
le \n° siècle qu'il voulait étudier. Il était sans doute,
comme philosophe, très-préoccupé de la scolastiquc ; mais
ce qu'il cherchait en elle, ce n'était ni des idées nouvelles,
qui n'y abondent pas, ni des systèmes bien profonds, car
à cette époque, où la religion est toute-puissante, aussi
bien dans le monde temporel que dans le monde spirituel,
les systèmes ne sont que des efforts tentés par la raison
pour se distinguer de la foi en se faisant accepter ou am-
nistier par elle. Chacun de ces quatre abbés représentait
à un degré éminent un des caractères du siècle ; à eux
quatre ils représentaient d'une façon complète la pensée
générale de leur temps. Saint Bernard, c'est la domina-
tion morale de l'Église, intervenant en maîtresse dans les
principales affaires de la société. Suger est tout autre
chose, c'est le moine transformé en homme politique, en
hommes d'affaires; ne se contentant pas d'influer sur les
UE M. JUI.KS SlMO?<. 147
cvùncincnts, de les diiiger de haut dans le sens des doc-
trines de l'Eglise, mais les gouvernant en détail de ses pro-
pres mains. L'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, semble
personnifier, sous une forme auguste, la vie religieuse; il
est, dit M. de Rémusat, l'idéal du moine. En lui \il eomnie
une image de la religion, telle que l'entendent les nobles
âmes, (jui aiment niieiiv Noir en elle une loi et une vertu
qu'une doctrine et une puissance. Abélard, c'est la science,
la science soumise à la foi, ou du moins voulant être sou-
mise, quoique ayant en soi l'instinct de la résistance, s'ap-
puyant autant sur les textes que sur le raisonnement, se
croyant et se disant orthodoxe, même dans ses plus grandes
témérités. M. de Rémusat commença par Abélard, qui l'atti-
rait le plus, par la nature de ses travaux, par le roman de sa
vie, par cette longue, éclatante et douloureuse lutte contre
saint Bernard ; et finalement il s'y arrêta sans pousser plus
loin son enti^eprise. Son ouvrage, publié en i8/):"3, n'a pas
moins de deux gros volumes. Le drame, composé aupara-
vant, a presque la même étendue. Abélard en est le héros,
mais le xii" siècle y est tout entier. C'est le morceau ca-
pital, l'œuvre maîtresse de l'auteur. Si l'on voulait n'étu-
dier M. de Rémusat que dans un de ses ouvrages, et le
connaître à fond, c'est le drame d'Abélard qu'il faudrait
prendre.
Ce drame, en dépit du nom que l'auteur lui donne,
n'est pas fait pour la scène. Il est trop long; il con-
tient trop de parties que le public n'entendrait pas,
et qui supposent dans le lecteur une science très-étendue
des matières philosophiques ; on y trouve des scènes
d'amour dont la représentation serait impossible , en
l48 DISCOURS \)E HÉCEPTION
France surtout, où lo public applaudit les équivoques
et les gravelures, mais ne supporterait pas le langage
un peu brutal de la passion. Dernier obstacle : nous
sommes à peu près guéris de la manie des trois unités,
même de l'unité d'action, mais nous tenons à l'unité ab-
solue des caractères, oubliant que les héros faits tout
d'une pièce ne sont pas dans la nature. Nous voulons à
toute force qu'un homme soit toujours, qu'il soit complè-
tement ce qu'il est beaucoup. On peut sans doute essayer
de grandir la nature, c'est le moyen de ne pas rester trop
au-dessous d'elle ; mais la changer, c'est se tromper sur
les véritables sources de l'émotion. L'Abélard de M. de
Rémusat est un homme. Comme il l'a étudié à fond, il le
peint tel (jui! était. C'est un homme, dis-je, avec ses di-
versités et ses défaillances, mais aussi avec un caractère, et
l'un des caractères les plus fortement trempés qu'il y ait
dans l'histoire. iMettons donc, Messieurs, qu'il s'agit d'un
drame, que vous lirez, je l'espère bien, mais que vous ne
verrez jamais représenter sur aucun théâtre.
Il y a cinq actes, dont voici les titres : la Philosophie,
la Théologie, l'Amour, la Politique, la Mort. Vous le voyez;
tout un monde. L'auteur n'a pas donné à cet ouvrage l'é-
pigraphe qu'il a inscrite sur le titre de ses Essais de Philo-
sophie : « Tcmpla serena. »
La première scène se passe dans le cloître de Notre-
Dame. Les écoliers attendent la leçon de Guillaume de
Champeaux, leur maître : un maître illustre, qu'ils appel-
lent l'Aristote de Paris. Abélard, pour la première fois,
est au milieu d'eux. Il vient de loin, d'un pays presque in-
connu, de Bretagne. Il a laissé les armes, quitté son fief
DE M. JULES SIMON. | /jq
pour la dialectique. Il rêve (l'autres batailles; il aspire à
une autre royauté. On le questionne. Il répond avec une
modestie à travers laquelle perce, comme malf,n"é lui, le
sentiment de sa force. On ouvre les portes, les écoliers se
pré(ii)itent, et Guillaume de Champeau.v fait sa leçon. No-
tez (ju'il la lait très-réellement ; ce n'est pas une leçon de
comédie, c'est un exposé très-fidèle, et clair autant qu'il
peut l'être, du système de la réalité des univcrsaux. Après
cela, il ne faut pas oublier que Guillaume de Chamj)eaux
est cet homme qui, quand il faisait du feu, remplissait la
maison de fumée et n'y donnait [)as de chaleur.
GUILLAUME (après Sa leçon).
Avant de passer outre, je vous ferai une seule interrogation. Étos-
vous satisfaits? Ne subsiste-t-il aucun nuage dans vos esprits .' En est-il
un de vous qui conserve des doutes? Qu'il les produise , je les dissi-
perai. Ut potero, explicabo.
Tous les écoliers se regardent et tiinoignent par un murmure approbateur qu'ils
n'ont rien à dire. A peine le silence se rétablit-il, que, du milieu de la foule, Abé-
■ lard lève la main et dit :
Je demande à répondre.
GUILLAUME (surpris).
Ah! ah!... approchez. Je ne vous connais pas.
ABËLARD.
Je suis inconnu.
GUILLAUME.
Ah ! ah ! Ltes-vous clerc?
ABÉLARD.
Je ne suis rien.
GUILLAUME.
Que demandez-vous?
AUÉLAIU).
A parler.
GUILLAUME.
Ah! ah!... Mais je ne sais si je dois jiermettre..
,5o DISCOURS DE RÉCEPTION
ABÉLARD.
Vous avez fait uno question, j'y réponds. Vous avez dit : Quelqu'un
a-l-il des doutes? J'ai des doutes, je viens les dire...
GIULLAIIME.
Soyez bref.
ABÉLARD.
Je dirai tout ce qu'il faut pour être compris, car je veu.x, moi, être
compris. C'est à la raison de tous et do chacun que je m'adresse, et jo
ne réclame d'autre autorité que celle de la raison même. Mais c'est
une grande autorité que celle-là...
GUILLAUME.
Première erreur. Poursuivez, et faites vite.
ABÉLARD.
Erreur, maître? Où est l'erreur? Nous ne sommes pas ici en théo-
loi^ic, noiis ne traitons pns de matières de foi. De quoi traitons-nous?
De dialectique. Qu'est-ce que la dialectique? C'est la raison armée de
toutes pièces. Qu'est-ce que les luttes de nos écoles? Une lice où la
raison fait ses preuves. Vous-même, il n'y a qu'un instant, que faisiez-
vous ? Vous raisonniez. Vous n'aviez pas, que je sache, des éclairs dans
les yeux, ni la foudre dans les mains; non, votre seule arme était la
parole , la parole, ce lien commun des intelligences qu'elle unit par le
consentement de la raison. Que fais-je à présent? Moi aussi, j'ai la
parole , et j'essaye de raisonner à mon tour. Pour un moment, nous
sommes égaux. La vérité fixe seule les rangs entre les intelligences.
Toutes ne sont-elles pas émanées de la même lumière et plongées
dans le même limon ?
Etla dispute continue, mais en forme, avec les arguments
mômes puisés dans les livres d'Abékud et dans les récits des
historiens sur Guillaume de Champeaux, Abélard toujours
plus vif et plus pressant, Guillaume de Champeaux embar-
rassé, irrité, et, sur la fin, remplaçant le raisonnement par
des invectives. L'auditoire prend parti pour le jeune contre
le vieux, pour l'inconnu contre l'illustre. Il veut faire des-
cendre Guillaume de sa chaire et y faire monter Abélard.
DE M. JULES SIMON. I "") I
Oh! les insensés! s'écrie le maître. Satan csl entré ici.
ABÉLARD.
Non, Satan n'est point entré, ô mes amis. Rassurez-vous, l'hérésie
n'est ni dans mon cœur ni sur mes lèvres... Guillaume de Champeau.x,
tu les entends. Je pourrais te renverser de cette chaire, mais je ne suis
pas venu pour forcer personne à se taire, je suis venu pour rendre à
chacun le droit de parler. Je rou\Te le combat des intelligences. Garde
ton école, rassemble tes disciples, mais soutTre qu'un nouvel enseigne-
ment s'élève en face du tien. Et vous, ô mes auditeurs... dirai-je mes
disciples ?
VOIX NOMnilEUSES.
Oui! oui !
ABÉLARD.
Choisissez. Qu'on se sépare. Que les uns restent au pied de celte
cliaire de doute et d'ignorance; que les autres viennent avec moi
chercher la vérité. La vérité , la vérité ! qui l'aime me suive !
(Presque tous les écoliers se lèvent.)
L'auteur nous montre ensuite Abélard assistant à une
orgie d'étudiants assez grossière. Le maître se lève tout à
coup, au milieu des brocs d'hydromel et des filles, et
adresse aux écoliers à moitié ivres un véritable sermon sur
les grandeurs de la philosopliie. Les cris s'apaisent d'a-
bord; à l'étonnement succède l'admiration, puis l'enthou-
siasme et des transports de tendresse. Il part de là avec
eux pour aller fonder l'école de Paris. L'école est ouverte;
la vaste salle peut à peine contenii- les disciples qui ont
quitté l'école de Guillaume et ceux qui accourent de toutes
les parties de l'Europe. Un grand bruit s'élève au dehors :
c'est la foule qui veut entendre le .Maître Pierre. Fermez les
portes, crient les écoliers. Non, ouvrez-les, dit-il ; ouvrez-les
toutes grandes ; et, descendant de sa chaire, il vient sur le
13^ DISCOl!R>^ DK RKCKPTION
seuil enseigner, poui' la première fois dans l'histoire du
monde , la philosoj)hie à la multitude. Bientôt la philoso-
phie ne lui suffit plus à lui-même, ou du moins il sent que
le vrai ehamp de bataille n'est pas dans les questions phi-
losophiques. La plus grande école de théologie est celle
d'Anselme , doyen de l'église de Laon. Abélard quitte
Paris , au fort même de son triomphe , et va se confondre
dans les rangs de l'auditoire d'Anselme. L'enseignement
de ce nouveau maître est rempli de science et d'idées; ce
qui lui manque, c'est l'unité, la méthode , la lumière. C'est
une forêt épaisse où l'on ne peut ni voir le jour, ni se
fraver un chemin. Abélard s'y retrouve cependant, et bien-
tôt, maître de la théologie comme il l'était déjà des scien-
ces philosophiques, il devient le roi incontesté des écoles.
Il n'est plus seulement le premier des maîtres, il est le seul
maître. Il est l'idole non-seulement des étudiants, mais des
lettrés, de la foule, des femmes. Il est jeune, il est beau ,
il est poète : on ne chante plus que ses chansons , et lui-
même les chante avec un art admirable. La curiosité qui
s'attache aujourd'hui au théàlre , aux journaux, aux livres,
aux débats des assemblées , se concentrait sur lui seul. Il
avait cent autres moyens d'attraction que ces leçons ari-
des, dont il nous a laissé , dans ses ouvrages, le résumé
assez rebutant; et ces leçons étaient pourtant son attrac-
tion la plus puissante. Les questions qu'il y agite, sous
une forme barbare, sont au fond les plus grandes questions
du monde; et il n'y avait alors ni d'autres questions, ni
d'autre faconde les discuter. Le nominalisme, le concep-
tualisme , la réalité des universaux : sous tous ces noms,
c'était l'autorité même de la raison qui se discutait. Tout
DK M. JILES SIMON. 1 53
\c nionclo, sans exception, condamnail la liberli'-. cl la inoi-
(ic (lu monde hiltait inconsciemment pour elle. Orgueil,
vanité, joie du triomphe, tout portait Abélard , tout l'eiii-
Mait . tout lui cachait le péril prochain. Amant de la liille
autant que de la vérité, il avait cjuitté la Bretagne, tout
enfant , pour venir jouter contre Guillaume de Champeaux ;
victorieux, il s'était arraché à l'enthousiasme de ses disci-
ples pour aller écouter Anselme , le provoquer et le renver-
ser. Il voyait croître de jour en jour les défiances et les
colères de l'abbé de Clairvaux , presque aussi maître de
l'Église que le pape lui-même; mais, loin de l'effi'ayei' , la
perspective de cet antagonisme redoublait sa joie. C'est
dans cette puissance et dans cet éclat que le prend le troi-
sième acte, un acte admirable, consacré tout entier à l'a-
mour d'Héloïse ; une histoire qui commence comme une
idylle et se termine comme une tragédie. Après la ven-
geance de Fulbert, la vie d' Abélard , jusque-là si triom-
phante, n'est plus qu'une longue agonie. L'auteur ne nous
mène pas sur le rocher de Saint-Gildas, où le nouvel abbé
gouverne des brigands plutôt que des moines, et se défend
à grand'peine contre le poison et le poignard ; le quatrième
acte, franchissant cet intervalle, s'ouvre par une description
animée de cette colonie ou plutôt de celte cohue d'écoliers,
accourus pour entendre Abélard dans une sorte de désert,
et qui construisent de leurs propres mains l'oratoire du Pa-
raclct. Nous passons de là ensuite sans transition dans la
salle du concile de Sens.
Ce serait pour les yeux un spectacle plein de majesté;
les Pères du concile entrent les premiers procession-
ncllemenl en chantant une hymne; les évêques se j)la-
ACAD. FK. 20
l54 DISCOURS DK RKCEPTION
cent sur leur Irùiic. Mors paraissent avec leur suite le
roi de France et le comte de Champai(nc. Le roi et l'arche-
vêque de Sens sont assis aux places d'honneur; mais tous
les regards se portent sur l'abbé de Clairvaux, qui est l'àmc
du concile. Les portes du fond s'ouvrent : on aperçoit la
multitude au-delà du parvis. Elle s'écarte avec horreur
quand Abélard paraît. Ses disciples l'entourent ou plutôt
le portent; mais les archers croisent leurs piques, ils en-
lèvent Abélard du milieu de la loule; les portes se ferment
derrière lui, et le voilà seul, dans un vaste espace laissé
vide en face de ses juges. L'accusateur se lève et fulmine
l'accusation. Abélard veut protester; mais à chaque nouvel
effort on crie de toutes parts : Taisez-vous! Repentez-vous!
Après l'accusateur, l'accusé n'aura-t-il pas son tour? Le
voilà venu pour lui , ce moment si désiré où il va défendre
sa doctrine , non plus devant des milliers de disciples obs-
curs, mais devant l'Eglise elle-même! Non ; on l'arrête en-
core dès le premier mot. Il ne parlera pas; c'est la volonté
de ses juges. N'avait-on pas dit : « 11 faut briser cette bou-
che avec des bâtons? » L'archevêque fait lire la liste des
hérésies qu'on lui impute :
AliÉLARD.
Mais jo n'ai jias dit...
— Silence ! Il suffit d'entendre ces paroles pour reconnaître que ce
docteur, réunissant en lui toutes les erreurs de plusieurs hommes et de
plusieurs siècles, parle de la Trinité comme Arius, de la fi;ràce comme
Pelage, et de Jésus-Christ comme Nestorius. Ahélard, vous avez en- t
tendu vos hérésies. Déclarez que vous les détestez.
ABÉLAIII).
Mais ce que je n'ai pas dit...
— Vous refusez... Saint archevêque, qu'on pi'ononce la sentence.
(Le président fait lever tous les Pères, qui vont ;nix opinions en cercle autour de
1)1-: M. JULES SIMON. i55
lui. Pendant ce temps, Abélard reste pensif, les yeux fixés vers la tcnc. .Vprùs que
les Pères ont opiné , ils reprennent chacun leur place.)
l'arciikvêqce de sens.
Il a semblé bon au Saint-Esprit cl à nons, etc. (Suit la sentence.)
ABÉLARD.
J'en appelle au saint-siége.
— L'appel ne suspend rien. (Abélard veut fuir.) Retenez-le... Le feu
est-il prêt?
(On dépose devant Altélard un réchaud rempli de braise allumée.)
Mon frère, vous avez entendu la sentence. Soumettez-vous avec
humilité : expiez vos fautes par le repentir. L'indulyence du Ciel con-
firmera celle du concile.
ABÉLARD.
C'en est trop. J'atteste ce Ciel...
— Point de parjure à l'appui du blasphème. A genoux !
ABÉLARD.
Non!
— A genoux. Rétractez.
ABÉLARD (tendant les bras vers le roi).
0 roi!...
— A genoux. Rétractez.
Mais... je veux parler!
— Rétractez. Rétractez.
ABÉLARD.
LE DIACRE.
Le feu brille.
— Donnez-lui son livre.
ABÉLARD.
Je veux parler... Par gr;\ce!... (II fond en larmes.)
— Qu'il le brûle. Prenez-lui la main de force.
(On ouvre les portes. La foule se précipite.)
— Peuple, venez voir Ananias tomber devant saint Pierre.
ABÉLARD.
Ah! je meurs... (il tombe évanoui.
On sait qu'AbclarcI maintint son appel, et que, malade,
ou plutôt mourant, il partit à pied pour aller à Rome plai-
l56 DISCOURS DE nÉCEPTION
(Ici' lui-même la cause devant le souverain pontife; mais les
forces lui manquèrent en chemin. Nous le retrouvons, an
cinquième acte, à l'abbaye de Cluny, auprès du doux
apôlre qui écrivait à saint Bernard : « Vous remplissez les
devoirs pénibles et difficiles, qui sont de jeûner, de veiller,
de souffrir; et vous ne pouvez supporter le devoir facile,
qui est d'aimer. » Rien de plus touchant que le contraste
entre cette âme, à qui le repos a été éternellement refusé,
et cette abbaye de moines pieux et tranquilles, unis sous
la houlette de Pierre le Vénérable, qui veulent ignorer le
monde, et ne le connaissent que pour l'aimer et le soulager.
Abélard meurt parmi eux , encore troublé , sur son lit de
mort, par la passion de la controverse. La controverse a
été, à cette époque de l'histoire, la forme des guerres de
religion.
Je ne sais si la plus belle partie de cette vaste composi-
tion n'est pas le troisième acte, celui que l'auteur appelle
« l'amour ». Le sujet y est traité avec beaucoup de grâce
dans les détails et, en même temps, avec une force singu-
lière. L'auteur nous fait assister à vme des leçons d' Abélard
à Héloïse : c'est une leçon véritable, sans aucun ménage-
ment pour ceux des lecteurs que pourraient effaroucher
plus de cent vers latins, et les citations multipliées de la
Bible et des Pères. L'amour se glisse parmi cette scolasti-
que avec un art infini, et bientôt, comme c'est son droit,
il efface tout le reste ; mais cet amour-là n'est pas celui que
nous montrent les poètes, même les plus hardis. Comment
le dirai-je? Tout cela n'est possible à raconter que parce
qu'on sait que cela est vrai. C'est Héloïse, c'est elle-même,
c'est son histoire ; c'est le style de ses incomparables lettres .
DE M. JULES SIMON. I Sy
M. do Rôimisat . dans le drame comme plus tard dans son
livre, préfère ouvertement Héloïse à Abélard. Il est même
dur pour Abélard; et je me suis permis, il y a aujourd luii
trente ans, de prendre la défense de son héros contre lui.
Mais, quoiqu'il y ail une sorte d'injustice à reproclui' à
Abélard une apparente froideur, tjue démentent ses actes,
et le vœu, exprimé au moment de mourir, que leurs cendres
fussent un jour unies, comment ne pas réserver, comme
M. de iiémusat, la première place à Héloïse; à cette noble
femme, si grande par son intelligence, plus grande encore
par son amour, dont l'héroïque fermeté ne se démentit
jamais parmi tant d'épreuves, qui, dans un siècle à demi
barbare, inspira au monde entier une admiration atten-
drie, et rendit son amour même respectable à l'Eglise
comme ses vertus?
Le volume sur Saint Anselme de Cantorbéry suivit de près
la publication à' Abélard. Saint Anselme est un des devan-
ciers d' Abélard, qui cependant lui a peu emprunté. Il tient
le premier rang parmi les écrivains du xi" siècle, au-dessus
de Lanfranc de Pavie. Il a laissé beaucoup de livres. Le
principal est sans doute le Monologhnn, qui, aujourd'hui
encore, mérite d'être étudié. De divmitatis essefitia mono-
logium, Monologue sur l'essence de Dieu : c'est un effort pour
se rendre compte de la nature de Dieu , uniquement par la
force de la raison, et sans recourir aux saintes Ecritures.
Le Dieu auquel sa raison le conduit est celui que la foi
révèle; mais la méthode suivie est bien la méthode philoso-
phi(jue ; et il est impossible de ne pas être frappé de
l'analogie qui existe entre la méthode de saint Anselme et
celle de Descartes. On n'est pas moins surpris en trouvant.
l58 DISCOURS DE RÉCEPTION
dans un aulrc écrit de saint Anselme , le célèbre syllogisme
par lequel Descartes démontra l'existence de Dieu. Cet ar-
gument, proposé par Descartes sous une forme très-serrée,
développé et fortifié par Leibniz, est tout entier dans saint
Anselme. M. de Rémusat n'a pas tort de considérer l'auleur
du Monologium comme un des plus éminents métaphysi-
ciens du moyen âge. Devenu, après Lanfrane, archevêque de
Cantorbéry, saint Anselme défendit contre le pouvoir civil,
avec douceur et fermeté, les droits de l'Eglise. C'est un des
côtés par lesquels son histoire attirait M. de Rémusat, tou-
jours préoccupé des luttes soutenues par le pouvoir spiri-
tuel, tantôt contre le pouvoir temporel, et tantôt contre
les efforts de la raison.
Il connaissait bien l'histoire d'Angleterre, ou, pour par-
ler plus exactement, l'histoire des idées en Angleterre.
Quand la révolution du 2 décembre le bannit de son pays,
il traversa seulement la Belgique, et passa assez longtemps
en Angleterre, où tous les moyens d'étude lui furent pro-
digués. On peut presque dire que ce pays devint, à partir
de ce moment, l'objet principal de ses études. Il publia
successivement VAngleiert^e au XVIft siècle, deux volumes
dont Bolingbroke , Walpolc et Fox occupent la plus
grande partie ; un grand ouvrage sur Bacofi; une étude
iKMive et curieuse sur /ord Herbert de Cherbury; enfin, une
Histoire de la philosophie anglaise depuis Bacon jusqu'à Locke.
A l'exception de la réfutation de Locke par M. Cousin, ^
nous n'avons dans notre langue aucun ouvrage qui expose
la philosophie anglaise avec autant d'érudition, de clarté et
de sagacité. Je signale surtout, à cause de la nouveauté du
sujet, le travail sur lord Herbert de Cherbury. M. de Ré-
i)i; M. .M i,i;s SIMON. ijf)
mn>iil a lait là, m (juciquc sorli,- , une dccouverle. Ou con-
naissait un peu le livre d'Hoibeii, et pas du tout sa vie.
C'est un méditalil (jiii , pour arriver à pcnsci- en philoso-
pliie comme le jésuite Buflier et le pasteur de village Tho-
mas Reid, a passé parles camps, la cour d'I^lisabeth, celle
des Stuarts, celle de Louis XIII cl le long pariciiuiit : ^ ie
amusante et intéressante, après tout, quoiqu'elle ne rappelle
en rien celle des héros de Diogène Laërce. Lord Herbert
de Cherbury est tout simplement un homme cjui a résumé
la philosophie écossaise quelques années avant qu'elle prît
naissance. Comme méthode , c'est la philosophie de l'ob-
servation et du bon sens; comme conclusion, c'est la reli-
gion naturelle. Cela n'est pas original comme Descartes, ni
étendu comme Leibniz, ni profond comme Kant et Fichte ;
mais cela est peut-être vrai, et, s'il en est ainsi, M. de Ré-
musal n'a pas trop perdu son temps en le remettant en
lumière.
Il me resterait à parler de ti-ois ouvrages de M. de Ré-
musat : vous voyez que la liste était longue , et pourtant je
n'ai pas tout cité , il y a des articles importants qu'il n'a pas
recueillis, par e\enq)le , les notes d'un voyage en Italie,
publiées dans la Revue des Deux-Mondes, et qui mérite-
raient bien de paraître en volumes. Ces trois ouvrages
sont : Passé et présent, la Politif/Ke libérale, la P/iilosop/iie
rnliyieuse.
Passé et présent, réédité depuis sous le titre de Critiques
et études littéraires, c'est le Globe, ou du moins ce sont des
articles écrits à la fin de la Restauration et au commence-
ment du règne de Louis-Philippe. En publiant ces trois
livres. Passé et présent, la Politique libérale et la Philosophie
l6o DISCOURS DE RÉCEPTION
religieuse, y oserais presque dire f|uc ranlcm- a voulu résu-
mer sa jeunesse, sa politique cL sa philosophie. iNous sommes
un peuple qui ne savons que nous résignera l'excès ou courir
aux révolutions. Il disait plaisamment : « Il y a en France
une foule de gens qui n'ont que deux goùls, recevoir des
coups de bâton et tirer des coups de Tusil. Quand ils sont
las d'un exercice, ils passent à l'autre. » Notre histoire ne
lui donne que trop raison. Peu de peuples ont passé aussi
souvent que nous de la servitude à la liberté, et de la
liberté à la servitude, et, pour surcroît de malheur, quand
nous établissons la liberté, nous laissons subsister au mi-
lieu de nous, faute de temps et de prévoyance, tous les
instruments du despotisme. Ce sont ces instruments que
M. de Rémusat prend à partie dans sa Politique libérale,
et ce qu'il veut démontrer, c'est qu'ils ne sont pas ou qu'ils
ne sont plus nécessaires à l'ordre. Le grand principe de la
philosophie politique est en effet que toute restriction à la
liberté humaine cesse d'être légitime le jour où elle cesse
d'être nécessaire.
La Philosophie i^eligieuse est le plus court des livres de
M. de Rémusat. C'est une suite d'articles critiques sur des
ouvrages français et anglais ayant pour objet la religion na-
turelle. Après ces discussions vient un dernier chapitre où
l'auteur conclut en son propre nom.
Quelques moments avant de boire la ciguë , Socrate
disait à ses disciples qu'il était sur de la bonté divine.
Puisque ces paroles ont été prononcées, ou du moins
écrites, aux environs de la quatre-vingt-quatrième olym-
piade, il est difficile de refuser à la raison humaine la
faculté de s'élever par ses propres forces à la certitude
m: M. JLLKS SIMON. iGi
de roxislcricc de Dieu. Kl (;oniino ou ne saurait apparem-
ment parler de Dieu sans en concevoir quelque idée, celle
notion, quelle qu'elle soit, est déjà, sui\anl l'étymolo-^Mc
tlu mol , une certaine théologie. Et comme cette théologie
est duc à la himièic tialurelle, il est donc vrai (pi'il y a
une théologie naturelle. Ainsi l'ont pensé, d'accord avec
les philosophes, les plus grands docteurs de l'Église. 11
suffit de contempler l'ordre visible du monde pour avoir le
droit d'assurer que la cause en est intelligente, et il suffit
de lire dans la conscience humaine pour avoir le droit
d'affirmer que Dieu est le souverain bien. L'ordre excel-
lent qui résulte dans le monde physique de la puissance
des lois naturelles, et de l'autorité delà raison dans le
monde moral , réalise pour nous le double idéal de la
beauté créée, et c'est dans ce sens que Kant a pu dire (jue
le sublime éclate dans le ciel étoile et la conscience du
devoir.
Messieurs , cette énumération rapide ne donne pas une
idée com[)lète des œu^ res de M. de Rémusat, qui a été un
de nos plus féconds écrivains. Peu de personnes chez nous
ont mieux connu la philosophie allemande et la philoso-
phie anglaise ; bien peu ont étudié comme lui la scolas-
tique; personne peut-être ne se tenait avec plus de soin
au courant des ouvrages nouveaux, et ne les étudiait plus
sérieusement. L'histoire politique et littéraire ne lui inspi-
rait pas une curiosité moins active et moins éclairée. Sa
vie serait évidemment très-remplie , s'il n'avait été qu'un
homme de cabinet et d'Académie , vivant avec les livres et
au milieu des lettrés; mais nous avons aussi parcouru sa
carrière politique. Nous l'avons vu sous la Restauration à
ACAD. FR. 2 1
i6a nisr.oiRs de uéception
la tête de la jounesse libéi'alc ; prenant à la révolution do
Juillet une part propondérante; conseiller de la Fayette,
collaborateur de Casimir Périer ; député très-influont pen-
dant le règne de Louis-Philippe , sous-secrétairo d'Etat et
ministre de l'intérieur; nous l'avons retrouvé , dans les as-
semblées républicaines qui ont précédé l'empire , aussi
ferme que ses amis dans la défense de la société , plus fa-
vorable que la plupart d'entre eux à l'établissement d'un
gouvernement républicain , fuyant alors les occasions de
paraître que tant d'autres recherchaient, et se dévouant
avec son ancienne vigueur, toutes les fois qu'il fallait
affronter un péril. La difficulté lui était un attrait . comme
pour tous les vaillants et les forts. On a dit très-bien de
lui (i) : « Il aimait hardiment la vérité , comme il aimait
hardiment la liberté ; il était de la race française , géné-
reuse , brillante et fortement trempée, qui cache sa fermeté
sous la bonne grâce et fait les grandes choses simplement,
parce qu'il né lui coûte pas de les faire. »
Avec ces grandes affaires où il fut constamment mole ,
avec ses habitudes littéraires , sa collaboration constante à
la Revue des Deux-Mondes , ses frécjuents et importants dis-
cours et rapports académiques , son assiduité dans les sa-
lons , il trouvait encore le moyen d'être le plus obligeant
du monde , et l'on sait ce que c'est que d'être obligeant ,
pour un homme en vue. Il no faisait pas beau lui demander
un service ; il voyait sur-le-champ l'objection , et il la disait ;
de promesses, il n'en faisait pas. 11 agissait pourtant, avec
beaucoup d'énergie et d'habileté, quand la cause lui pa-
(1) M. Bersot.
m: M. .ui.Ks si>iuN. i63
raissait jnsU-, soil (jii il cùl, ou non, promis tU' le lairc.
On apprenait ensuile par d'autres la peine qu'il s'était
donnée, jamais par lui. \on cju'il se retînt de le dire; il ne
lui venait pas à l'idée de chercher des remcrcîments, de se
faire des clients. En se rappelant cette constante et féconde
activité, en des genres si divers, ceux qui avaient le honlniii
de le voir dans l'inlimilé ne pouvaient assez admirer de le
trouver toujours prêt à écouter et à répondre , pourvu que
le sujet et l'interlocuteur en valussent à peu près la peine.
Personne ne l'a jamais vu affairé. Où Ira^ aillait-il? Ses amis
mêmes ne le savaient pas. Nul ne portait dans le monde , où
il élail très-répandu, une conversation plus animée, plus
variée, plus nourrie de connaissances sérieuses, plus ins-
tructive par les anecdotes nombreuses et choisies, par la
connaissance approfondie des événements et des caractères,
plus attrayante par l'abondance des aperçus, et par un ton
de bonne compagnie qu'il devait en partie à son éducation ,
mais qui chez lui était naturel et tenait à toutes les qua-
lités et à toutes les habitudes de son esprit. En affaires, je
dis dans les plus graves affaires, on le retrouvait le même :
attentif, clairvoyant, alerte, un peu pessimiste, et, malgré
cela, disposant librement de ses idées et de son langage.
Sans les malheurs de son pays et un affreux malheur per-
sonnel (la mort de son fds aîné), on pourrait dire que la
fortune lui a été propice et favorable en toutes choses. Il
avait dans sa jeunesse tout juste ce qu'il faut de bien pour
n'avoir ni tentations à vaincre, ni inquiétudes à éprouver.
La position de sa lamille ne le mettait pas d'emblée en évi-
dence, mais elle lui procurait des relations avec les hommes
les plus éminents dans la politique et les lettres. Lavan-
i64 Discouns \n: uéciîi'tion
tage qu'il prisait \c plus, et avec raison, c'était d'avoir eu
pour mère une femme telle que madame de Rémusat. Il
avait été neveu par alliance de Casimir Périer. Un second
mai-iage le rendit petit-fils de la Fayette et beau-lVère de
Jules de Lastcyrie. Il avait pour compagne une de ces
femmes qui sont incapables , je ne dirai pas de conseiller,
mais de pardonner une faiblesse. Enfin le Ciel lui avait
donné deux fils dignes de lui.
Hélas! de ces deux fils, un seul portera le glorieux poids
de ce nom, qui est désormais un grand nom. L'aîné est
mort par accident, enlevé à vingt-cinq ans, en pleine santé
et en plein bonheur.
Horace Walpole a dit un jour que la vie est une comédie
pour ceux qui pensent, et une tragédie pour ceux qui
sentent. A voir M. de Rémusat , à causer avec lui , on pou-
v^ait croire qu'il ne connaissait que la comédie. C'est cju'il
n'avouait que ce côté-là ; mais, dans les très-rares moments
où il s'échappait jusqu'à parler de lui, et à laisser lire
dans son fond, il était facile de voir que la souffrance avait
été intolérable et qu'elle était durable. Il a écrit, quelques
années après son malheur, un article vraiment tragique sur
les tristesses humaines. Ce n'est pas de la déclamation ,
c'est de l'observation. Il n'était ni avec les stoïciens, qui
nient la douleur, ou du moins s'efforcent de la dédaigner, ni
avec les mystiques , qui la proclament bonne à titre d'ex-
piation ou à titre d'épreuve. « Loin que la douleur soit
bonne, disait-il , il n'y a de bon que de la vaincre , ou plu-
tôt de nous vaincre nous-mêmes en dépit d'elle. » Mais cette
victoire dont il parle a pour effet d'empêcher la douleur
'le nous abattre , et non pas de l'empêcher d'exister. Nous
i)i; M. Il i.i;s SIMON. iho
i^ardons jusqu'à la lin lo liail (Mn|)oisonnô. Le lonips, (|u"oii
appelle le grand consolaleui', n'agit qu'en forçant peu à peu
l'attention à se porter sur de nombreux objets. SoullVir
et penser, voilà la vie. La voilà, dans sa misère et dans sa
grandeur.
Il souffrit aussi, et beaucoup, comme homme public.
Non-seulement il était passionné pour la liberté, mais il ai-
mait la gloire française. Personne ne mérita plus que lui
le nom de citoyen et de patriote. Ni les défaites de la li-
berté ni celles de la France ne pouvaient laisser son àme
indifférente. 11 parlait encore, avec une profonde amer-
tume, dans un article publié le i5 décembre i864, de nos
malheurs de i8i4 et de i8i5. « La frontière deux fois vio-
lée, à moins de deux ans de distance , le sol envahi, le dra-
peau de l'étranger sur nos monuments. Le cœur se serre à ce
souvenir, » disait-il. Il ne pensait pas , en écrivant ces paro-
les , que les douleurs et les hontes subies dans sa jeunesse se-
raient dépassées par celles que nous réservait l'avenir.
Ces sinistres événements, qui ont attristé les dernières
années de M. de Rémusat, lui ont pourtant fourni l'occa-
sion de rendre à son pays un service éclatant et de mettre
le sceau à sa propre gloire. Quand la France remit, à Bor-
deaux , ses destinées entre les mains de M. Thiers , que tous
les partis regardaient alors comme le seul homme qui pût
nous sauver, M. de Rémusat accourut, mais il ne voulut pas
accepter de fonctions publiques. L'ambassade d'Autriche
lui fut vainement offerte ; il résista à toutes les instances.
Plus tard, quand M. Jules Favrc, qui avait déployé, pendant
son ministère, tant d'habileté et un si héroïque courage,
annonça l'intention formelle de quitter le portefeuille des
l66 DISCOL'KS 1)K RÉCEPTION
affaires étrangères, M. Thiers s'adressa de nouveau à la
vieille amitié et au patriotisme de M. de Rémusat. La négo-
ciation fut longue ; elle réussit cependant. Je crois sincè-
rement (jue l'énorniité îles difficultés fut le plus fort argu-
menl de M. Thiers. On était au lendemain de la Commune;
il s'en fallait que la paix fût faite dans les ànies. Sans la
grande renommée de M. Thiers, sans la supériorité re-
connue de son esprit, sans la fermeté de son caractère,
sans son incomparable activité , toutes les sources de la vie
nationale auraient été pour longtemps taries. Le péril a été
si promptement conjuré, que nous n'en voyons plus la pro-
fondeur. Ce qui le redoublait , c'était la présence d'une
armée ennemie sur notre sol. La moindre faute du plus in-
fime agent compromettait la durée de la paix. Le mi-
nistre des affaii'cs étrangères n'avait au dehors que des
agents , nouveaux dans leur métier, humiliés par nos dé-
sastres , découragés et dévoyés par nos dissensions intes-
tines, presque i^éduits au rôle de clients; et, quant à la
Prusse , contre laquelle il fallait défendre pied à pied les
stipulations du traité de paix, et qui occupait en armes no-
tre territoire , nous ne pouvions opposer à ses ombrages et
à ses exigences que des raisons, je ne dis pas des prières.
La présence dans nos départements de cette armée enne-
mie créait à elle seule une source inépuisable d'embarras
et de dangers. Non-seulement les fautes de nos fonction-
naires , mais les colères et les impatiences, souvent trop '
légitimes, de leurs administrés, pouvaient donner lieu à
une conflagration , pour le plus minime prétexte. Le chef
de l'armée d'occupation était animé du meilleur esprit,
homme éminent d'ailleurs , et dont la gloire sera d'avoir
l)i; iM. Il LES SIMON. 167
aft(-iuu'- do (nul sdii [)ou\()ir les conséquences de la situa-
lion ; mais entin il était le vainqueur : il avait, en Allema-
gne, au-dessus ou à côté de lui , des rancunes et des hos-
tilités terribles contre notre nation; il maintenait, à
grand' peine , dans le bon oi-drc , une armée dispersée sur
un tciiiloire immense. Le gouvernement français trou-
vait un énergique e( patriotique appui dans la Chambre,
toutes les fois ([u'il pouvait invoquer son concours en
faisant ouvertement connaître la situation ; mais il étail
obligé , dans l'intérêt du maintien de la paix , de cacher les
plus grosses difficultés ; et alors c'étaient, dans le parlement,
des hésitations, des reproches , quelquefois des refus. Les
partis d'ailleurs étaient aux prises , et l'on sentait que l'exis-
tence du gouvernement était menacée dans l'Assemblée.
En réalité, rien n'était solidement établi, ni le gouver-
nement, ni la Hépid)liqur , ni la paix. A oilà dans quelles
conditions jNL de liémusat acceptait le pouvoir. La joie de
M. Thiers fut immense , quand il vit à côté de lui ce vieux
compagnon de ses luttes , dont le nom seul était luie force ,
dont le caractère imposait le respect, et qui portait dans
les affaires les trois qualités maîtresses de l'homme d'Etat :
la droiture, la science et le courage. Avec M. de Rémusal
et M. Dufaurc à côté de lui , avec M. le maréchal d»- Mac-
Mahon à la tète de l'armée française, M. Thiers pouvait se
dire qu'au moins la France était défendue par ce (prclle
avait de plus digne et de plus capable. Je ne veux pas même
mentionner les incidents du ministère de M. de Rémusat ,
ni son échec à Paris qui a eu tant d'influence sur l'a poli-
tique courante : ce qui importe surtout à sa mémoire , c'est
la part considérable qu'il a prise à l'exécution du traité de
l6H DISCOUHS DE RÉCEPTION
paix, cl à la libération anticipée du territoire. S'il était là,
mon cher cl noble ami , il m'approuverait de dire que cette
œuvre admirable est, avant tout, la gloire propre de
M. Thiers. Il n'était pas de ces hommes qui s'exagèrent
leur part, et f[ui marchandent, après coup, leur reconnais-
sance. Que de lois, pendant ces journées terribles, a-l-il
parlé avec ses amis , de cette lutte d'un seul homme contre
une force toute-puissante, comme s'il n'avait été qu'un
spectateur! L'histoire, qui lui donnera la première place
au-dessous du libérateur du territoire, montrera combien
son rôle a été grand, quelle était chez lui la connaissance
des faits et des hommes , l'atlcntion soutenue sur les grands
événements et sur les petits détails , l'assiduité des nuits et
des jours , le seci^et impénétrable , la fécondité des res-
sources, la noblesse des sentiments, et, ce qui a son prix
dans les relations internationales , la fermeté , la dignité,
l'habileté du langage. A certains jours, on croyait tout
perdu; et sans rien dire à ses plus intimes amis, sans autre
confident que le ministre des affaires étrangères et le mi-
nistre delà guerre, le président préparait tout pour une
guerre de désespoir. Quelquefois aussi , quand la mesure
ne dépassait pas ce que l'honneur peut supporter, on se
résignait, avec quelle amertume! Dieu, qui l'a vu, leur en
tiendra compte. Souffrez ces quelques paroles d'un homme
(pii n'a eu d'autre mérite c{ue de voir de près une histoire
qu'il n'est pas encore temps de raconter. Je termine ici un
hommage que je voudrais de grand cœur avoir pu rendre
plus ôclatant, et je le termine par des paroles que je lui
emprunte à lui-môme dans l'éloge cju'il a fait de Casimir
Périer : << Ce n'est pas aux seules affections jjersonnelles
DK M. JLLES SIMON. 169
cjuil laiit dédier li' porliail île ceu\ donl le nom illustre
le pays. Ln pays libie doit aimer à connaître, à connailie
personnellement, en quelque sorte , les citoyens (lui Idiil
noblement servi , les hommes d'État qui l'ont noblement
gouverné. Songeons-y bien; là où régnent des institutions
nationales, chacun peut dire : L'Etat, cesl moi! cav l'État,
c'est la patrie. Nos ministres, nos orateurs, nos capitaines,
sont à nous, ils nous appartiennent. Leur éloquence prête
une voix à tous, leur génie est l'interprète de la raison
publique , leur courage sert de rempart à la France , et leur
gloire est sa parure. Leur vie anime nos annales; ils sont
les héros du drame de notre histoire, et, du fond de la
scène, nous devons, comme un chœur fidèle, intelligent,
ému, pénétrer dans leur àmc , saisir leurs pensées, deviner
leurs souffrances, et couronner leur tombeau. »
ACAD. KR. 22
RÉPONSE
1»E
M. LE BARON DE VIEL-CASTEL
DIRECTEUR DE l'aCADÉMIE FRANXAISE
AU DISCOURS DE M. JULES SIMON
Monsieur,
Le duc de Broglie racontait volontiers que lorsque
M. de Rémusat, à peine âgé de vingt ans , fît son entrée
dans le monde, frappé, moins encore de la rare distinction
de ses premiers essais littéraires, que de l'abondance, de
la délicatesse, de l'éclat des idées qu'il prodiguait dans sa
conversation, il crut voir en lui le chef futur de la généra-
tion nouvelle, si riche déjà on promesses qui ne devaient
pas tarder à devenir des réalités.
I7'-i REPONSi; DE M. I.i: I$AKO\ UE VIEL-CASTEE
liii comprcnaiil, du picmifi- coup d'œil, qui; ccl udoles-
cent, encore inconnu, devait être un des plus brillants or-
nements du siècle alors commençant, M. de Broglic don-
nait une preuve non équivoque de cette profonde connais-
sance des hommes dont ses écrits renferment l'incontes-
lahlc témoignage , mais qui n'a peut-être pas été complè-
tement appréciée de son vivant, parce qu'il aimait peu à
développer de vive voix ses jugements et ses opinions.
Oui, c'était, sans aucun doute, un grand esprit que celui
de M. de Rémusat, et il ne pouvait manquer de jouer un
rôle considérable dans un temps qui a été, avant tout, le
règne de l'intelligence. Si, cependant, il n'a pas atteint
cette prééminence absolue que M. de Broglie avait cru
pouvoir présager, si quelques-uns de ses contemporains,
en bien petit nombre, ont laissé des traces plus profondes,
non pas peut-être dans le champ de la pensée, mais dans
celui de l'action, où faut-il chercher la cause de cette infé-
riorité relative?
Cette cause, je crois la trouver, je ne dirai pas dans la
supériorité de son esprit, ce serait un paradoxe , mais dans
la nature de cette supériorité.
Les esprits du premier ordre se divdsent en quelque sorte
en deux familles. Les uns, appelés à l'action par une éner-
gie naturelle qui, suivant la belle expression de M. Royer-
CoUard, constitue la partie divine de l'art de gouverner, com-
prennent sans doute toutes les idées, sans cela, ce ne se-
raient pas des esprits du premier ordre ; mais, dans la lutte
qu'ils soutiennent pour assurer la victoire de celles qu'ils
préfèrent, ils s'y attachent avec une ardeur passionnée qui,
tôt ou tard, se transforme en irritation contre celles qui y
A[ Disc.oi US Di: M. j( Lr:s simon. t~)
sont opposées. Coinrae un peu d injustice se mêle loujoui-s
à riiritalion, ils finissent par juger avec une sévérité ex-
cessive le système dont ils se sont constitués les adver-
saires; ils ne savent plus même y discerner ce qu'il peut
renfermer, dans les détails, de bon. de vrai, d'utile, leur
intelligence perdant ainsi en étendue, en lucidité, ce qu'elle
gagne en vigueur et en puissance. A bien peu d'exceptions
près, c'est le sort de tous les hommes d'Etat . même des
plus éminents. et il n'y a pas lieu de s'en élonnei- : l'im-
perfection est le lot de Ihumanité, et la grandeur de cer-
taines qualités dans un individu est presque nécessaire-
ment compensée par des lacunes proportionnées à d'autres
égards.
D'autres hommes, que leur organisation morale et intel-
lectuelle a prédestinés au culte de la pensée, tourmentés
du désir de connaître la vérité en toute chose, ne s'arrê-
tent, dans leur ardente poursuite, que lorsqu'il leur est dé-
montré qu'ils ont atteint les limites assignées aux facultés
humaines, et même alors ils ne s'arrêtent qu'à regret.
Sans se l'avouer peut-être, ils courent après l'absolu, ils le
cherchent dans les institutions comme dans les idées.
Quoique leur raison leur dise que la perfection n'existe pas
sur la terre, la sagacité avec laquelle ils aperçoivent, là
même où le bien leur semble dominer, le mal, l'imparfait
à côté de ce bien, ne leur permet guère de s'y attacher avec
l'ardeur, l'activité infatigable qui sont les premières con-
ditions du succès. D'un autre côté, la même disposition
leur fait découvrir, dans ce qui d'abord leur a semblé être
le mal et l'erreur, des lueurs, des parcelles de vérité; ils
essayent de les en dégager, et ils finissent par se persuader
174 RÉPONSE DE M. LE BARON DE VIEL-CASTEL
que tout le bien n'étant pas d'un cùté ni tout le mal de
l'autre, il ne faut s'abandonner entièrement à aucun des
deux courants opposés, ce qui, évidemment, les rend moins
propres à l'action.
Il est bon, il est utile, il est presque nécessaire, pour la
grandeur d'un pays, que ces deux classes d'esprits s'y ren-
contrent simultanément, les uns pour élaborer et propager
les idées et les vues d'améliorations en tout genre, les au-
tres pour les appliquer lorsque le temps les a mûries et
les a rendues opportunes. Al-je besoin de dire à laquelle
de ces deux catégories appartenait M. de Rémusat? Il ne
lui appartenait pas, d'ailleurs, d'une manière tellement
exclusive qu'il ne lui ait été donné de prendre une part
active et quelquefois brillante aux mouvements de la poli-
tique.
Dévoilé du fond du cœur à la cause de la liberté, il l'a
défendue par ses écrits dans un temps où son âge et les
institutions alors en vigueur ne lui ouvraient pas un autre
champ de bataille. Membre plus tard de nos assemblées lé-
gislatives, bien qu'une réserve qui s'explique par la timidité
naturelle aux esprits délicats, à ceux qui éprouvent pour
le lieu commun et pour tout ce qui y ï'essemble une répu-
gnance peut-être exagérée l'ait empêché d'aborder souvent
la tribune, il a exercé dans ces assemblées une influence
qui eût été plus grande, sans aucun doute, s'il avait
possédé à un plus haut degré l'art de ménager les carac-
tères et les esprits médiocres, toujours en majorité dans les
grandes réunions. Tantôt au pouvoir ou dans les rangs des
champions du pouvoir, tantôt dans ceux de l'opposition,
mais ne poussant jamais à l'extrême les systèmes et les
AU DISCOIRS DK M. JULES SIMON. ïjî)
tliLorics qu'il soiiLiuiil, un piiil ilire que ses déviations
de la ligne politique qu'il avait d'abord suivie ont clé
plus apparentes que réelles. Comme vous le reconnaissez
loyalement, ses préférences étaient pour la monarchie cons-
titutionnelle. Il la regardait comme le gouvernement le
plus capable de fonder la liberté, de garantir l'égalité. 11
l'aima longtemps de cet amour convaincu, passionné que
nous éprouvions presque tous pour elle en i83o et que
de cruels désenchantements devaient étouffer ou singuliè-
rement affaiblir chez un bon nombre d'entre nous. Lors-
qu'il vit succomber en quelques heures une combinaison
qu'il avait crue si conforme aux principes et si appro-
priée à nos besoins, il en éprouva autant de surprise que
de regret; mais, toujours fidèle au culte delà liberté, il
chercha pour elle d'autres garanties.
Dans le cours de sa longue carrière, il a été deux fois
appelé aux fonctions ministérielles. Sous le règne du roi
Louis-Philippe, il a dirigé le département de l'intérieur,
trop peu de temps pour donner la mesure complète de son
aptitude à des occupations si nouvelles pour lui et, en
apparence au moins, si peu conformes à ses goûts et à ses
habitudes, assez longtemps cependant pour qu'on pùl
juger que, par la richesse et la souplesse de son esprit,
il était capable de se prêter à l'accomplissement des
devoirs les plus variés. Plus de trente ans après, arrivé
à un âge où, si l'on n'est pas possédé d'une bien forte
ambition, on ne pense guère à rentrer dans la vie pu-
blique après en avoir été exclu pendant un quart de
siècle, il ne fallut rien moins que les instances réitérées
d'une illustre amitié pour le décider à accepter le por-
Ij6 RÉPOiN'SK DE M. l.V. liVUOX DE MEL-CASTEL
tel'euillc des affaires élrangères. L'étendue de ses con-
naissances, la pénétration, la délicatesse, la finesse de
son esprit, l'élégance, la courtoisie de ses manières, et
aussi un talent littéraire qui, sans être une condition ab-
solue de la capacité diplomatique, en fortifie plus qu'on
ne croit les autres éléments, semblaient le désigner pour
la tâche qu'on lui confiait, tâche toujours délicate et dif-
ficile, mais qui, en ce moment, l'était plus qu'à aucune
autre époque. Je ne répéterai pas ce que vous avez si bien
dit sur l'état déplorable où la France était alors réduite,
sur ces négociations laborieuses dont l'histoire est encore
couverte d'un voile que vous avez discrètement soulevé, et
qui curent pour résultat de hâter la libération de notre
territoire. La part si considérable que M. de Rémusat eut
à ce résultat suffirait à elle seule pour honorer à jamais sa
mémoire.
Faut-il croire qu'en perdant bientôt après la haute posi-
tion qu'on avait eu tant de peine à lui faire accepter,
M. de Rémusat n'a éprouvé aucun regret, qu'il s'est félicité
de retrouver les loisirs de la vie privée, dont il avait tou-
jours su tirer un si bon parti? Non, Monsieur. Une telle
indifférence, surtout dans les circonstances où se trouvait
alors la France, n'aurait pas été digne de lui. Un bon ci-
toyen peut, pour mille motifs parfaitement avouables, quel-
quefois même dignes d'éloges, hésiter à s'engager dans les
luttes de la politique, à y mêler son existence; mais une
fois qu'il y a consenti, une fois que, porté par son parti au
premier rang des défenseurs de la cause qu'il considère
comme celle de la justice et de l'intérêt public, il a entre-
pris de la faire triompher, il sciait inexcusable s'il se rési-
AU DISCOURS DE M. JLLES SIMON. lyn
ynait trop facilement à être vaincu a\ec elle. Je nv sais
pas, maisj'afraïue, par cela même que j'ai une haute estime
pour le caractère de M. de Rémusat, j'affirme qu'il a vive-
iiu'iit ressenti l'événement ([ui a amené sa retraite et qui
l'a arrêté dans le développement d'une politique (jiic lui et
ses amis croyaient conforme au bien du pays.
Mais ses regrets n'étaient certainement pas ceux qu'é-
prouvent la plupart des hommes qui, arracliés par quel-
(pie accident aux travaux et aux émotions de la vie publi-
(pie, ne peuvent s'en consoler, parce qu'il se produit en
iii\ un \i(lr qu'ils ne savent comment combler, et qui les
livre à un insupportable ennui. Il avait déjà connu, et d'une
manière plus complète encore, ces loisirs de la retraite
succédant à une existence brillamment active. Il avait cher-
ché, il avait trouvé dans des études variées, dans la philo-
sophie surtout, objet de ses plus chères prédilections, dirai-
je une distraction? non, ce mot ne rendrait pas bien ma
[K'usée, le sens n'en est pas assez sérieux, mais une conso-
lation, une occupation complètement assortie à ses goûts,
à ses penchants iiilimes, (jui, sans le rendre insensible aux
vicissitudes de la politique au point de vue de l'intérêt pu-
blic, ne lui laissai! pour ainsi dire, en ce qui le concernait
personnellement, rien ;\ souhaiter, et le disposait peu à
désirer l'occasion de descendre de nouveau dans l'arène.
C'était après avoir une première fois, en i84o, quitté les
fonctions ministérielles, c'était plus tard, après son exil,
et lorsque rien ne permettait de prévoir que la vie publi-
que pût se rouvrir pour lui, c'était alors qu'il avait écrit la
plupart des beaux ouvrages que vous venez. Monsieur,
d'analyser avec tant de justesse et de goût.
ACAD. FR. 23
178 RÉPONSE DE M. LE BARON DE VIEL-CASTEL
La philosophie, je le disais tout à l'heure, était son étude
de prédilection. On la retrouve partout dans ses écrits,
soit sous la forme didactique, soit sous la forme de l'his-
toire ou du drame.
Vous avez si bien parlé de ces diverses compositions,
vous avez si parfaitement caractérisé les mérites de pro-
fondeur ingénieuse, de grâce, d'élégance qui en sont les
traits distinctifs, que sur tous ces points vous ne m'avez
rien laissé à dire. Tout au plus me hasarderai-je à ajouter
que si quelques-unes n'ont pas eu auprès de la masse des
lecteurs ce succès de vogue et de popularité obtenu sou-
vent par des oeuvres bien frivoles, c'est que l'abondance,
la multiplicité des points de vue qui y sont développés
exigent, pour être bien compris, un degré d'application
dont peu de personnes sont capables; c'est qu'au milieu de
toute cette richesse, les esprits paresseux peuvent parfois
regretter que l'auteur ne leur indique pas suffisamment
quels sont les points culminants sur lesquels doit surtout
se porter leur attention; c'est qu'en exposant tous les côtés
d'une question, quelquefois, à force d'impartialité, il n'in-
dique pas assez ses préférences et laisse ainsi dans une in-
certitude pénible ceux, en trop grand nombre, qui, peu ca-
pables de se former par eux-mêmes une opinion, ont
besoin de trouver un guide qui leur en présente les élé-
ments tout préparés.
A plus d'un titre, Monsieur, vous aviez une sorte de >■
droit à succéder, dans cette enceinte, à M. de Rémusat
pour y rendre un digne hommage à sa mémoire. Vous
avez occupé comme lui, et vous occupez encore, une
place importante dans la politique. Comme lui, vous avez
AU DISCOURS DE M, JULES SIMON. i^g
OU de bonne heure le f^oùt passionné de la philosophie.
Un de vos premiers ouvrages, celui (|ui commença à
appeler sur vous les regards du public, c'est volie belle
Histoire de [ école d' Alexandrie . Le sujet en est ardu, obscur,
mais d'un intérêt puissant. Il est difficile de ne pas éprou-
ver une vive sympathie poui' ces grands esprits qui, se
vouant tout entiers à la contemplation des perfections de
la divinité, ne se sont égarés que parce qu'ils n'ont pas su,
dans leur ardente poursuite de la vérité, s'arrêter à temps
et comprendre que l'intelligence humaine a des limites
(pi'il ne lui est pas donné de dépasser. La création leur
paraissant, non sans raison, un mystère impénétrable, ils
ont substitué à ce mystère une autre conception plus impé-
nétrable encore s'il est possible: celle de l'émanation, qui
semblait combler l'intervalle entre Dieu et le monde, mais
à laquelle ils n'ont pu donner une apparence de consis-
tance qu'à l'aide d'hypothèses purement arbitraires, de
véritables chimères puisées dans leur seule imagination.
Tout en reconnaissant ce qu'il y a de noble et d'élevé dans
l'œuvre des Plotin et des Proclus, votre ferme bon sens
a fait justice des écarts et des inconséquences qui, entre
les mains de plusieurs de leurs disciples, ont peu à peu
transformé leur doctrine en un véritable charlatanisme
fondé sur les pratiques de la théurgie et de la magie. Vous
avez très-bien expliqué en quoi cette doctrine, avant d'être
ainsi dénaturée, se rapprochait du christianisme, en quoi
elle en différait, et vous avez démontré victorieusement que,
d'une part, elle n'en est pas sortie, que, de l'autre, elle n'a
pas contribué à sa formation ni même à ses progrès, et
que, malgré des points de ressemblance assez considéra-
l8o KÉPONSK DE M. LE BARON DE VIEL-CASTEL
bles pour fairo illusion à des esprits prévenus, les diffé-
rences sont trop essentielles pour admettre la possibilité
d'une origine commune.
Je ne vous dirai pas, Monsieur, que les deux volumes
dans lesquels vous examinez ces graves et profondes ques-
tions sont d'une lecture facile. En pareille matière, un tel
éloge pourrait paraître équivoque : il supposerait quelque
chose de superficiel. Ce que je puis affirmer d'après ma
propre expérience, c'est qu'une intelligence moyenne, mé-
diocrement versée dans les sciences philosophiques, peut,
en lisant votre livre avec quelque application, y puiser une
instruction solide, j'ajouterais y trouver un a éritable plaisir
si cette expression convenait au genre de satisfaction sé-
rieuse que cette lecture peut et doit donner.
Votre livre de la Religion naturelle n'exige pas, pour ètie
compris, un semblable effort des facultés intellectuelles.
C'est l'exposé, le résumé lucide, fait avec une méthode et
dans un style excellents, de tous les arguments qui prou-
vent l'existence delà Providence et l'immortalité de l'âme,
en déduisant de ces deux vérités premières la nécessité,
sous peine d'ingratitude, d'adorer, d'aimer le Dieu à qui
nous devons tout, de nous entretenir dans cette adoration
par vin culte formel et de pratiquer le devoir pour être
fidèle à sa loi. On est frappé, en vous lisant, de l'identité
presque absolue qui existe entre les dogmes de la religion
chrétienne et les convictions auxquelles la plupart des
grands esprits sont arrivés parla seule force de la raison.
Il est pourtant un point sur lequel je vous demanderai
la permission de ne pas être de votre avis. Il s'agit de la
prière. Vous la recommandez comme un devoir envers
\l DISCOURS I)i: M. .tULES SIMON. l8l
Dieu et coninu- la satisfaction d'iiii besoin de l'âmo ; mais
vous ajoutez que, jK)urpcu qu'on réfléchisse aux perfections
inliniesde la divinité, il est impossible d'admettre que l'in-
tercession d'un être aussi faible et aussi imprévoyant que
l'honimo puisse la déterminera changer quelque chose à ce
qu'elle a une fois voulu ; que si elle modifiait sa volonté,
elle ne serait pas immuable, elle tomberait comme nous
dans le mouvemenl el dans le temps; que si la résolution
qu'elle avait prise d'abord était la meilleure, en la chan-
geant elle ferait moins bien, elle se diminuerait ; que, dans
le cas contraire, ce serait nous (lui l'éclairerions, qui amé-
liorerions ses desseins, de telle sorte que Dieu se trouve-
r;iil n'être plus qu'un ouvrier imparfait.
Peut-être, Monsieur, y a-t-il de ma part quelque témé-
rité à entrer en lice avec vous sur une question de cette
nature, mais c'est moins une objection que je vous présente
qu'un éclaircissement que je me permets de vous deman-
der. Cette contradiction que vous signalez entre l'immuta-
bilité de la volonté divine et l'efficacité de la prière n'est-
elle pas, après tout, analogue ou même identique à celle
qui semble exister entre la prescience infaillible de la
Providence et la liberté humaine ? Cependant, comme tous
les philosophes spiritualistes, vous admettez la coexistence
de cette prescience et de cette liberté tout en reconnais-
sant que c'est là un de ces mystères qu'il ne nous est pas
donné de comprendre; vous l'admettez, dis-je, parce que,
pour la nier, il faudrait nier aussi soit la perfection di-
vine, soit la liberté de la conscience humaine. Pourquoi
ne pas étendre le bénéfice de cet aveu d'impuissance de
notre intelligence à la difficulté presque identique, je le
l82 RÉPONSE DK M. LE BARON DE VIEL-CASTEL
répète, qui s'élève au sujet des effets de la prière? Vous
ne défendez pas, vous recommandez même de demander
à Dieu la force, la résignation, la vertu. Vous pensez donc
que nos prières peuvent les obtenir. Mais ne sont-ce pas
là des événements de l'ordre moral soumis, comme les
événements de l'ordre matériel, à la loi de la prescience
divine? Nous avons beau faire, nous nous trouvons tou-
jours en présence d'un problème redoutable, insoluble
pour le raisonnement, mais non pas pour le bon sens
qui, sans aspirer à tout comprendre, nous dit que, pour
ne pas tomber dans le désespoir, nous devons croire à la
fois à la toute-puissance, à l'omniscience, à la prescience
de Dieu et à la liberté de l'homme, liberté qui n'existerait
pas si elle était d'avance enchaînée par une sorte de fa-
talité.
Je me suis arrêté un peu longuement, Monsieur, sur cette
question. Mon excuse, c'est que, dans nos temps si trou-
blés, alors que les plus hautes et les plus fortes intelligences
sont assaillies et tourmentées par tant de doutes, on ne
saurait trop se préoccuper de chei^cher des appuis aux
grandes et salutaires croyances; c'est que j'ai toujours vu
une des preuves les plus convaincantes de l'existence de la
Providence dans cet instinct irrésistible qui, quels que
soient les sentiments et les idées habituels d'un homme, le
pousse à implorer le secours du Tout-Puissant, soit au
moment d'un grand péril, soit sous l'influence d'une tris-
tesse profonde, soit encore, et surtout, ce qui est bien
digne d'attention, dans un de ces instants de vive félicité
qui se rencontrent à deux ou à trois reprises pendant le
cours d'une longue existence. Il semble qu'alors accablés.
AU DISCOURS DE M. JULES SIMON. l83
effrayés de notre bonheur même parce que nous sentons
que le moindre accident peut, d'un moment à l'autre, le
remplacer par la douleur la plus amère, nous éprouvions
le besoin impérieux d'implorer l'assistance du souverain
Maître de l'Univers. Cet instinct si puissant et si bienfai-
sant ne serait-il pas dangereusement ébranlé par ce qui
tendrait à restreindre l'idée de l'efficacité possible de la
prière?
Si, faute peut-être de vous avoir bien compris, je me
suis cru obligé de faire cette réserve en exprimant l'admira-
tion que m'inspire votre livre sur la Religion naturelle, celui
que vous avez écrit sur le Devoir me paraît, je suis heureux
de le dire, mériter une approbation absolue. Vous y dé-
montrez, avec autant de logique que d'éloquence, que le
devoir ne repose ni sur l'utilité, même comprise au sens le
plus large elle plus élevé, ni sur la sympathie, ni sur au-
cune des conceptions subtiles et ingénieuses que les so-
phistes de tous les Ages ont successivement inventées, mais
que, comme tout ce qui est vraiment grand et beau, il
existe par lui-même, c'est-à-dire que, se confondant avec
le sentiment de la justice, il nous vient directement de
Dieu qui l'a gravé dans le cœur de l'homme où les passions
ont pu en défigurer les traits sans jamais les effacer tout à
fait.
Dans la Liberté de conscience, véritable traité rempli d'in-
formations et de faits très-habilomcnt condensés , vous
exposez tous les obstacles qu'une idée qui nous paraît au-
jourd'hui si simple, si évidente, a eu successivement à sur-
monter pour se faire accepter. Vous faites ressortir ce qui
manque encore à cttte liberté, même dans les pays où le
l84 UliPONSE OH M. LI-: UARON DE VIEL-CASTEL
principe en est admis sans contestation. En thèse abso-
lue, vous avez parfaitement raison de signaler et de déplo-
rer ces lacunes; vous êtes dans votre rôle de philosophe,
de propagateur de la vérité, vous indiquez un but vers
lequel on doit tendre sans cesse, même avec la presque-
certitude de ne jamais l'atteindre. Mais vous comprenez
certainement que cette perfection théorique, à supposer
qu'elle puisse être réalisée quelque part, n'est pas com-
patible avec tous les degrés de civilisation, avec toutes les
formes d'organisation sociale, qu'en religion comme en
politique, comme en toute chose, la liberté peut exister
dans une proportion suffisante sans arriver à cette per-
fection , et qu'un trop grand empressement à l'obtenir
poiu^rait avoir pour effet de provoquer des réactions en
sens contraire. Mes convictions à cet égard m'empêchent
de m'associer à la réprobation dont vous frappez le régime
des concordats. Il est possible qu'ils ne soient pas indispen-
sables dans les pays nouveaux, sans traditions, où la diver-
sité et l'extrême subdivision des croyances religieuses
maintiennent entre elles une égalité qui les oblige à la
tolérance et empêche qu'aucune ne puisse acquérir, en
dehors du domaine purement spirituel, un ascendant dan-
gereux ou embarrassant pour l'Etal. Dans notre vieille
Europe, au contraire, en dépit des objections d'une lo-
gique abstraite, les concordats, c'est-à-dire des accords
fondés sur des concessions réciproques du pouvoir spiri-
tuel et du pouvoir temporel, sont, je le crois, le meilleur
moyen d'assurer le respect des droits de l'un et de l'autre
et de maintenir la paix publique. Je me trompe peut-être ,
mais il me semble que l'expérience est loin de condamner
AU DISCOlUS IIK M. .11 J.i;s SIMON. j 85
cette manière de voir, et (|iie la rameuse doeliiue de la sépa-
ration de l'Église et de l'État, de VÉg/ise libre dans l'État
libre, acceptée il y a quelques années avec enthousiasme
par des opinions opposées qui l'iiilerprétaient dans des
sens bien différents , a beaucoup perdu de son crédit de-
puis qu'on s'est aperçu de ce malentendu.
Je me permets de penser que les idées généreuses et
élevées que vous développez dans vos écrits sur la liberté
civile, la liberté politique et la liberté d'enseignement ne
sont pas exemptes, non plus, de ces tendances absolues qui
sont presque un devoir de la part d'un philosophe, mais
qui se heurtent trop souvent contre les difficultés de la pra-
tique. Ces écrits datent, d'ailleurs, pour la plupart, dun
temps où les excès de la liberté ne paraissaient pas être ceux
qu'on avait le plus à redouter, et les meilleurs esprits sont
presque inévitablement entraînés à se porter, même avec
un peu d'excès, à la défense delà cause qui se trouve pour
le moment la plus menacée.
Il est une partie de votre œuvre sur laquelle je me leli-
cite de me trouver avec vous dans l'accord le plus complet.
C'est celle (jui a liait au sort de la classe pauvre et aux
moyens de l'améliorer. Je fais surtout allusion à votre livre
sur y Ouvrière, qui a obtenu un si grand et si légitime succès.
La lecture en est trè.s-attachanlc. 11 renferme, sur la situa-
tion des ouvriers, et plus spécialement de ceux de Paris,
sur leurs souffrances, que l'on exagère, mais dont on ne
saurait nier la réalité, des détails du plus vif intérêt qui,
en faisant justice de déclamations, de théories insensées,
montrent clairement où est le mal et dans quelle mesure,
par quels moyens on peut espérer, non pas de le guérir
ACAD. KM. 24
l86 RÉPONSE DlC M. LE BAnO> DE VIEL-CASTET-
radicalement, mais de l'atténuer beaucoup. Ce que j'y ad-
mire surtout, c'est le courage avec lequel vous dites à tous
la vérité, rendant justice aux efforts, aux sacrifices que fonf
les patrons pour améliorer le sort des compagnons de leurs
travaux sans dissimuler ce qu'il leur reste encore à faire;
prouvant aux ouvriers que pour beaucoup d'entre eux, non
pas pour tous sans doute, la misère est le résultat de leurs
désordres, et qu'aussi longtemps qu'ils ne changeront pas
leur manière de vivre , rien de ce qu'on tentera en leur faveur
ne pourra avoir d'efficacité; leur faisant comprendre, d'ail-
leurs, par le simple exposé des faits , que , dans l'état actuel
de la société , même modifiée par toutes les réformes qu'une
imagination tant soit peu raisonnable peut concevoir, il
existe , à la suppression absolue de la misère , des obstacles
qu'il ne dépend de personne de faire disparaître; que, par
exemple , le travail des femmes et des enfants dans les ma-
nufactui-es , ce fléau de la famille , ce principe de tant de
vices et d'immoralités, ne pourrait être interdit en France
sans condamner à mourir de faim un grand nombre de ceux
qu'on y soustrairait et , en même temps, sans mettre notre
industrie hors d'état de soutenir la concurrence de l'indus-
trie étrangère. Ce sont là des vérités qui saisissent forte-
ment l'esprit de vos lecteurs et qui, si elles pouvaient pé-
nétrer dans celui de tous les ouvriers y dissiperaient bien
des préventions et des haines en même temps qu'elles y
feraient naître de sages et viriles résolutions.
Je viens d'analyser ceux de vos ouvrages qui m'ont paru
le plus dignes d'attention , soit par leur mérite intrinsèque,
soit par l'importance des sujets qui y sont traités et parce
qu'ils donnent, plus que d'autres , une idée juste et précise
AU DISCOrKS DE M. JLLES SIMON. 1 87
du but habituel do vos éludes et de vos travaux. Je ne |)oiir-
suivrai pas l'énumération de vos autres écrits. Ils l'orinent
un vaste ensemble sur lequel planent constamment deu\
pensées principales, celle du progrès et du perfectionnement
de l'esprit humain et celle de l'amélioration du sort des
classes indigentes. Ils contiennent une masse prodigieuse
de faits, de renseignements statistiques, d'observations,
classés et exposés a\ee cette clarté, cette netteté, cette pré-
cision qui, en semblable matière, sont les qualités essen-
tielles de la composition et du style. De telles œuvres
auxquelles, depuis longtemps déjà, vous avez dû votre ad-
mission dans une autre classe de l'Institut devaient vous
conduire tôt ou tard à l'Académie française qui s'est tou-
jours fait un honneur d'ouvrir ses rangs aux représentants
les plus éminents de toutes les branches de l'intelligence.
Vous aviez, d'ailleurs, à ses suffrages un autre titre qui, à
lui seul, aurait suffi puisque les grands orateurs ont aussi
leur place marquée dans cette enceinte. De l'aveu de tous,
vous êtes un des premiers parmi les successeurs de ces
princes de la tribune qui. pendant plus d'un demi-siècle,
ont jeté tant d'éclat sur nos luttes politiques. Je n'ai pas
eu le plaisir de vous entendre. Jadis auditeur assidu des
grandes discussions parlementaires, l'éloigncment, l'âge,
la fatigue , d'autres causes encore m'empêchent depuis
longtemps d'y assister; mais, si je ne vous ai pas entendu,
je vous ai lu. j'ai parlé de vous avec des hommes parfaite-
ment capables de vous apprécier. Tous, à quelque opinion
qu'ils appartinssent, se sont accordés à me dire que votre
éloquence est merveilleusement appropriée à l'état actuel
des esprits, que sans avoir ces élans, ces grands entraîne-
l88 RÉPONSE DE M. LE UAHON DE MEI.-CASTEL
nients qui, à d'autres époques, produisaient des effets si
puissants, mais que l'on qualifierait aujourd'hui de décla-
mation et qui n'exciteraient que la répulsion et la défiance,
elle y supplée par la parfaite clarté de la pensée, par la
noblesse, l'exactitude, la force de l'expression, que votre
argumentation habile, souple et pressante est souvent pres-
que irrésistible, que nu! aiilrc orateur, peut-être, ne pos-
sède à un degré aussi éminent l'art de l'insinuation, celui
qui, par la modéi^ation de la forme, amène les adversaires
à écouter patiemment des choses qui, autrement présen-
tées, provoqueraient leurs réclamations et leurs murmures.
Je m'arrête ici, Monsieur. Je m'abstiendrai de vous sui-
vre sur ce terrain de la politique militante où vous jouez
depuis quelques années un rôle si considérable. Deux mo-
tifs m'y déterminent. Je craindrais, en entrant sur ce ter-
rain, de ne pas être toujours d'accord avec vous. Et puis,
la politique, n'étant pas du ressort de l'Académie, ne peut
être abordée directement en son nom que lorsque le temps
écoulé en a fait de l'histoire. Le temps, sans doute, ne détruit
pas, ne fait pas évanouir les opinions et les partis, et cela
est fort heureux, car, s'il les détruisait, les sceptiques se-
raient autorisés à prétendre que ce ne sont que des illusions,
des rêves de l'imagination. Il n'en est pas ainsi, ce sont
les résultats naturels, nécessaires des lois de l'esprit hu-
main qui, avec quelques variations, se reproduisent à toutes
les époques et dans tous les pays. Mais, si le temps ne les ,
détruit pas, il les transforme. 11 sépare ce qu'il y a en eux
d'essentiel, de réel, de permanent, de ce qui ne doit être
considéré que comme des accidents transitoires enfantés
par les circonstances du moment. A la hunièi-e qu'il jette
Al uiscoiHs i)i; :m. jl'les simon. i8q
ainsi sur \c passe'-, ou juyc uiicu\ li's laits el les hommes.
L'iiu])artialité dcvienl possible i( même facile. En Angle-
terre, il y a moins d'un siècle, lord Chalham, Pill, Fox,
Buike, d'autres encore, portés aux luies par leurs adhé-
rents, étaient, de la ])arl de leurs adversaires, l'objet des
plus virulentes, des plus dulrageantes attaques. Aujour-
d'hui tous les partis voient en eux l'honneur, la gloire du
pays. De nos jours encore (je parle en vieillard, je n'en ai
que trop le droit), de nos jours, M. Canning, sir Robert
Peel, le duc de Wellington, malgré ses immenses et écla-
tants services, ont eu à subir les mêmes épreuves, et
maintenani (oui le monde tend hommage à leur mé-
moire. Je ne veux pas citer d'exemples domestiques, je
ne prononcerai pas de noms français; mais je me sou-
viens d'avoir vu, dans ma jeunesse et dans mon âge mûr,
l'esprit de parti prodiguer l'outrage à des hommes aujour-
d'hui admirés et vénérés par tous, même par les i-ai-es
survivants de ceux qui les injuriaient ainsi et qui semblent
l'avoir oublié. Quelle leçon de modération et d'équité si
l'on pouvait, si l'on voulait l'entendre ! Je n'insiste pas. J'en
ai dit assez pour l'aire comprendre que la politique con-
temporaine n'est pas du domaine de l'Académie.
Faut-il en conclure que l'Académie ne doit en subir à
aucun degré l'influence? Non, Monsieur, cela n'est pas pos-
sible, je dirai plus, cela n'est pas désirable. Les grands
intérêts de l'humanité, la politique comme la philosophie,
comme la religion, se mêlent à tout, pénètrent partout.
Si, à certaines époques, en certains pays, la littérature,
surveillée avec un soin jaloux par des gouvernements peu
éclairés, a paru échapper à ce contact, ce n'est qu'en
igO RKPONSE DK M. LE BARO.N DE VIEL-CASTEL
tombant dans une insignifiance dont les plus tristes pé-
riodes du Bas-Empire et le XVIP siècle dans l'ilalie
moderne offrent le (riste exemple, en s'abaissant à des
puérilités qui, bien loin d'exercer utilement l'activité des
intelligences, achevaient de les énerver et les frappaient
d'une incurable stérilité. Les lettres, en France, ne descen-
dront jamais jusque-là : la vivacité, la souplesse de l'esprit
national s'y opposent, et l'exemple du passé permet d'es-
pérer qu'à travers bien des alternatives, son énergie na-
turelle réagira toujours à la longue contre tout ce qui ten-
drait à le comprimer.
Chacun de nous, arrivant dans cette enceinte avec des
convictions personnelles, tient compte, sans doute, de ces
convictions dans l'accomplissement de ses devoirs acadé-
miques. Comment pourrait-il en être autrement? Com-
ment, appelés à faire un choix entre des candidats doués
de mérites réels, mais dont les uns professent des doc-
trines que nous croyons saines et vraies, ce qui doit être à
nos yeux un mérite de plus, tandis que les autres en sont
les adversaires décidés, comment, dis-je, n'inclinerions-nous
pas vers les premiers? Comment, lorsque nous avons à dé-
cerner des encouragements et des récompenses à des œu-
vres littéraires, ne donnerions-nous pas la préférence à
celles où le talent nous paraît uni à la justesse des idées?
Il est facile, je l'avoue, de glisser sur cette pente et d'ar-
river par là à une regrettable partialité. Si, par l'effet de
dissentiments plus ou moins graves avec la majorité des
membres de l'Académie, un écrivain vraiment éminent de-
vait perdre l'espérance d'y être jamais admis, si des écrits
dignes d'estime étaient exclus de nos concours parce que
\l DISCOl us 1)K M. Il I.KS SIMON. 1()I
nous n'en approuverions pas toutes les parties, parce que,
dans quelques passages, ils blesseraient nos susceptibili-
tés, il V aurait abus, et ce ne serait pas l'Académie qui en
souffrirait le moins; mais le passé nous avertit que cet abus
n'est pas à craindre : avec un peu de persévérance, tout
homme d'une \ éiitable valeur est à peu près assuré de ve-
nir s'asseoir au milieu de nous. Vainement, pour le nier,
évoquerait-on le souvenir de certains morts illustres qui,
comme on l'a dit d'un d'entre eux, manquent à notre gloire.
Il serait facile d'établir que leur exclusion ou, pour mieux
dire, leur non-admission, car la plupart ne se sont jamais
présentés aux suffrages de nos prédécesseurs, s'explique,
soit par des circonstances qui tenaient au temps et qui ne
peuvent plus se reproduire, soit par une mort prématurée
qui les a enlevés aux chances d'une élection prochaine.
J'ai dit dans quelle mesure l'Académie est accessible
aux influences de la politique. Mais je me hâte d'ajouter
(jur les relations qui s'établissent entre ses membres ne
s'en ressentent en aucune façon. Si, comme nous l'espé-
rons, vos autres occupations vous permettent d'assister
souvent à nos séances, vous en serez bientôt convaincu.
Je ne vous apprendrai rien en disant que, sur plus d'une
question, des divergences assez graves existent entre
vos idées et celles de plusieurs d'entre nous; mais l'ex-
périence nous a prouvé depuis longtemps que de telles
divergences peuvent se concilier avec les liens de con-
fraternité qui nous unissent en vertu de notre élection.
J'avais souvent entendu dire que l'Académie était un salon,
c'est-à-dire que les controverses n'y prenaient jamais le
caractère de violence et d'intolérance qu'il est presque
iga HÉPONSK m; m. u: haron dk viel-castkl, etc.
impossible d'éviter dans les assemblées plus nombreuses.
Ce n'est pas dire assez, Monsieur. Dans les salons, si l'on
n'a pas à craindre de voir les discussions dégénérer en
luttes grossières et injurieuses, il arrive trop souvent
encore qu'il s'y mêle de l'aigreur et de l'amertume. De-
puis trois ans que je siège à l'Académie, je n'\ ai rien vu
de tel. La bienveillance, la courtoisie qui président à
ses délibérations et aux entretiens qui les précèdent et
les prépai^ent dépassent tout ce que j'avais pu attendre.
Chacun de nous, connaissant et respectant les opinions de
ses confrères, évite soigneusement de les froisser alors
même qu'il est obligé d'en contester sur quelque point l'ap-
plication, et les occasions de conflits sont d'ailleurs d'autant
plus rares que l'Académie, se renfermant scrupuleusement
dans ses attributions, n'aborde qu'autant que cela est
absolument nécessaire les questions qui peuvent mettre
en relief d'inévitables désaccords.
DISCOURS
1)K
M. CHARLES BLANC
PBONONCÉ PANS LA SÉANCK PUBLIQUE DU 30 NOVEMBnu 1876, EN VENANT
PRENDRE SÉANCE A LA PLACE DE M. DE CARNÉ.
Messieurs,
C'est la première lois, .si je ne inc trompe, que l'Aea-
démie française oinie ses portes à un membre de la qua-
trième classe di- rinslilul, à un écrivain dont les seuls
titres sont d'avoir consacré sa vie à l'étude des arts, non
pour les pratiquer, mais pour en écrire l'histoire, pour en
découvrir les lois, s'il était possible, et pour en dire les
beautés. En me donnant à représenter ce genre d'étude
dans une compagnie telle que la vôtre, vous m'avez fait un
honneur qui me déconseille la modestie, car il me semble
que je manquerais de respect à tant d'hommes illustres
.\CAI>. KR. 25
1^4 DISCOURS DE RÉCEPTION
qui m'ont accordé leur suffrage, si j'affectais de m'en croire
indigne.
Oui, Messieurs, quand j'ai appris mon élection à l'Acadé-
mie, j'ai été heureux et fier, très-fier et très-heureux; mais,
après les premiers moments de joie, j'ai dû songer au de-
voir que j'avais à remplir avant de prendre séance au milieu
de vous; j'ai dû m'enquérir de vos usages et, en compul-
sant les archives de votre Académie, j'ai vu que ces usages
avaient un peu varié. Au commencement, lorsque la com-
pagnie, sortant de la maison de Conrart, fut accueillie par
le chancelier Séguier dans son hôtel, ce fut ime conve-
nance de n'y être reçu qu'en adressant un compliment à
l'Académie et en faisant l'éloge de son fondateur et de son
hôte. Mais le cardinal ne voulut pas être loué de son vi-
vant, et il biffa de sa main l'article des premiers statuts
portant que les académiciens promettaient de vénérer la
mémoire de Monseigneur. Bientôt s'établit la coutume de
développer dans les discours de réception un thème libre-
ment choisi par le récipiendaire, qui ne se croyait pas tenu
d'y joindre un éloge de son prédécesseur. Bossuet, par
exemple, prend pour sujet l'institution de l'Académie et
ne dit pas un mot de M. du Chàtelet auquel il a succédé.
Le maréchal de Villars, un peu surpris de se voir acadé-
micien, oublie les ouvrages et les mérites de l'évêque de
Senlis. Buffon, exposant avec pompe ses idées sur le style,
ne prononce pas même le nom de l'archevêque de Sens qu'il
a remplacé.
Si j'invoque ces souvenirs. Messieurs, ce n'est pas
pour me dispenser de faire l'éloge de M. de Carné, c'est
seulement pour qu'on me pardonne si, ne pouvant peindre
DK M. CHAHLKS BLANC. | C)5
If poi'lrail achevé d'iia hoinnio que j'ai Irès-poii contai,
je ne vous donne qu'un léger crayon de sa personne, de
son caractère et de son (aient.
M. le comte Louis de Carné était un gentilhomme bre-
ton. Il était né à Quimpei' vl il comptait plii^ de six eenls
ans de noblesse dans sa famille; lui-même il nous apprend
qu'en la^S, 01i\ier de Carné fut un de ceux qui, sur la
semonce du duc de Bretagne, s'embarquèrent à Nantes
pour aller rejoindre en Chypre les croisés. Lorsque
Louis de Carné entra dans la vie, sa famille était ruinée.
Le premier spectacle de son enfance fut celui d'un duel
incessant entre la détresse et l'orgueil, et le |)rtMnier
sentiment qu'on lui insjjira lui la haine de la Révolu! ion.
Dans la maison j)aternelle, les entretiens du soir roulaieni
sur les scènes de la Terreur. On lui parlait de son père, qui
avait émigré; des prisons de la ville, où sa mère avait été
enfermée deux ans; des visites domiciliaires ordonnées par
le district; des prèti'cs qui s'étaient cachés pour dire leui'
messe, et qu'on avait poursuivis... Enfin, les impressions
de ses jeunes années furent sinistres autant que les coni-
menccmenis de sa \\c étaient rudes. Un jour d'hivei-, en
i8iy, — il a\ait à peine seize ans, — sa mère reçut de
Paris une lettre tout à fait inattendue, une letti-c qu'elle
regarda comme un message de la Pro\idence : c'était
la lettre d'un grand-oncle maternel, octogénaire, qu'on
avait perdu de vue depuis longtemps, et qui proposait de
recevoir chez lui son petit-neveu, pour lui faire continuer
et achever ses études, à Paris. Justement, Louis de Carné,
qui végétait alors sur les bancs d'un collège communal, rêvait
d'un avenir inconnu et aspirait, de toutes les puissances de
1C)6 DISCOURS V)V: KÉCEPTION
sa jeune âme, à connaître cette ville célèbre, où l'on n'avait
guère les moyens de l'envoyer pour l'y entretenir. Expédié
en grande vitesse par la diligence, il nr mit que cinq jours
pour arriver à Paris.
Dans son oncle, qui s'appelait le chevalier de Lanzay-
Trézurin, Louis de Carné allait retrouver les sentiments de
sa famille. Seulement, la haine de la Ré\olution était asso-
ciée, chez M. de Trézurin, à un voltairianisme élégant et
frivole, qui avait son origine dans un séjour à Ferney et
dans les bontés de M™" Denis, la nièce de M. de Voltaire.
En recevant son petit-neveu, le chevalier de Lanzay lui tint
à peu près ce langage : « V^ous êtes ici dans une ville qui
offre beaucoup de ressources pour l'instruction et pour
le plaisir. Visitez les monuments et les curiosités de Paris,
suivez les écoles; ne vous faites pas écraser par les voi-
lures, et, quand vous traverserez ce salon, ne dérangez pas
mon échiquier. »
Quel ne fut pas l'étonnement du vieillard lorsqu'il s'aper-
çut, au bout de quelques jours, que son neveu ne quittait pas
le quartier latin, c{u'il ne connaissait pas d'autre plaisir que
de suivre assidûment les cours de la Sorbonne et du Collège
de F'rance, qu'il s'intéressait à la politique, qu'il lisait la Mi-
nerve, et que son plus vif désir était d'obtenir un billet pour
la Chambre des députés! L'idée qu'il allait réchauffer dans
son sein un petit serpent doctrinaire, surprenait au dernier
point M. de Trézurin et le révoltait. Il se répandait en sar-
casmes sur les singulières tendances de la jeunesse d'alors,
sur une conduite si peu semblable à celle qu'il avait tenue
lui-même avant de partir pour la Guerre de sept ans, — où,
])ar parenthèse, il avait assisté, disait-il, à des batailles qui
i)i; M. (.ii\Ki.i:s lii.vNC. IC)7
valaient bien celle d'Auslerlil/., — et il répétait à .son neveu,
sur tous les tons, qui! n'appartenait pas à un jeune homme
bien élevé d'aller voir les ministres du roi se colleter avec
des avocats et des pédants, pour les menus plaisirs de la
galerie, et cela de par la charte, qu'il prononçait la chatte,
et qui, en somme, lui [)araissait une chose assez peu dé-
cente... Mais bientôt la colère du chevalier s'éteignait
dans un fin sourire qui semblait trahir vaguement cette
pensée :
Prêtez-moi vos vingt ans .si vous n'en faites rien.
On parle beaucoup aujourd'hui de l'influence des mi-
lieux; si cette influence était décisive, elle eût fait de
M. de Carné un ennemi acharné des idées de 89, un
ultra, comme on disait alors; mais les milieux ont aussi
le pouvoir de pousser aux réactions les natures quelque
peu originales, et ils engendrcnil souvent les contraires
aussi bien que les semblables. M. de Carné, il est vrai, res-
tait le moins possible chez son oncle. Il avait élu domicile
à la place Cambrai. Résolu à faire lui-même son éducation,
il consommait tous les livres, il suivait tous les cours,
allant de M. Villemain à ^I. Burnouf, de M. Cousin à
M. Guizot, de M. Barbier du Bocage à M. de Portetz. Il
apprenait ainsi l'histoire, la littérature, la philosophie, la
haute latinité, le droit des gens, la géographie, même un
peu de chimie, et telle était son assiduité, — il le raconte
lui-même, — que l'appariteur, le croyant homme à tout
endurer, lui vint un jour demander timidement s'il ne
voudrait pas servir d'auditoire au professeur de chinois.
Tout était plaisir, rien n'était travail, dans cette éduca-
lo8 DlSCOLllS DE RÉCEPTION
tion, à la fois attrayante et passive, de M. de Carné. La gra-
vité de M. Giiizol lui imposait, lorsque le maître, en déve-
loppant l'histoire de la civilisation, marquait les étapes de
la liberté. M. Cousin l'électrisait pour un moment, lors-
que , entraînant son auditoire et entraîné lui-même par son
éloquence, il exposait avec feu ses croyances spiritualistes
et ses idées sur l'éclectisme, idées qui paraissaient alors
des hardiesses à quelques auditeurs, car, s'il y a du bon
dans toutes les philosophics, c'est qu'il y a du mauvais dans
toutes, aucune ne contenant la vérité absolue, et comment
le jeune Bas-Breton pouvait-il admettre que la vérité ab-
solue fût à chercher encore, lorsqu'il la croyait trouvée,
fixée, depuis des siècles, dans la foi de ses pères?
Anti-vol tairi en, fort peu gallican, catholique pur, M. de
Carné était tout cela avec passion; mais, si l'on n'est pas
toujours de son milieu, on est toujours un peu de son
temps, et, comme la liberté était alors dans l'air que chacun
respirait, il se fit au fond de son àme une sorte de com-
promis. Ultra en religion, il n'entendait pas être ultra en
politique. Il déplorait la suppression des Jésuites, mais
il blâmait la suppression de l'École normale. Comme cette
partie de la jeunesse qui était affiliée à la Société des
bonnes études, et qui allait fonder avec lui le Correspon-
datit, il espérait concilier la liberté avec le catholicisme
ultramontain, et rendre la monarchie impérissable en lui
infusant une certaine dose de libéralisme. C'était là le rêve^
de sa jeunesse; ce fut la pensée de sa vie entière. Il pour-
suivit cette pensée dans les diverses carrières où il entra :
au ministère des relations extérieures, où il débuta dans le
bureau des attachés, créé par M. de Damas ; à la légation de
ni-; M. <.iiahm:s ulwc. iqq
l.isbonne, où il irjoig^nit le duc de Rauzan ; dans la presse
catholique, dont il lut au commencement l'écrivain le
plus actif; à la Chambre des députés, où il fut envoyé
quatre fois par les électeurs du Finistère; enfin à l'Aca-
démie française, où nous savons qu'il était particulière-
ment honoré.
Vous me pardonnerez, Messieurs, si je me borne à esquis-
ser la biographie de 'SI. de Carné. Lui-même, il l'a écrite
en partie, d'une couleur discrète, mais avec infiniment plus
d'intérêt que je ne saurais le faire, dans un livre qui est
un de ses meilleurs ouvrages : Souvenirs de 7na jeunesse
au temps de la Restauration. T^'auteur y raconte le voyage
qu'il fit en Espagne, avec la permission du ministre, avant
de se rendre à Lisbonne; puis les troubles sanglants
qui furent suscités en Portugal par la trahison et l'odieux
coup d'Etat de l'infant don Miguel, ensuite l'excursion
qu'il fit à Londres pour y prendre une teinture de l'An-
gleterre et surtout pour y voir O'Connell. A chaque
pas de son récit on est arrêté par un portrait finement
touché, mais sommairement, par une anecdote significa-
tive, par une peinture de mœurs, comme celle-ci, par
exemple : « Quelle impression (dit M. de Cai'né) peut em-
porter de la société espagnole un homme du monde dressé
à nos réunions élégantes et froides, lorsqu'il se trouve
dans une tertulia où les femmes arrivent sans toilette et
les hommes en redingote, soirée libre et bruyante qui, lors
même qu'elle a lieu chez une personne d'un rang élevé,
éveille, par la familiarité des interpellations et le sans-
gène des habitudes, l'idée d'une bruyante assemblée de
grisettes, causant chacune en aparté avec des commis de
200 DISCOUUS DE RÉCEPTION
magasins? Dans toutes les elasses de la société espagnole ,
ces réunions ont la même physionomie pittoresque et sim-
ple, car partout la franqneza est la même et le natuiel
charmant. Les Espagnoles sont assurément les plus sédui-
santes créatures du monde entier. Plaire est leur plus
chère pensée, et c'est sans art comme sans calcul qu'elles
s'abandonnent à la plus constante préoccupation de leur
vie. Passionnées sans coquetterie, et plus souvent infidè-
les au devoir qu'à l'amour, ignorantes, mais spirituelles,
devinant tout sans avoir rien appris, elles ont une sura-
bondance de sève qui confond l'étranger de surprise, tant
ces riches plantes en plein vent contrastent avec nos sa-
vantes cultures en espalier! »
Ce que M. de Carné a écrit sur lui-même s'arrête à i83o;
mais il est facile de compléter son récit en parcourant le
Moniteur, où l'on peut lire tous ses discours à la Chambre,
la Revue des Deux-Mondes, où il écrivit beaucoup, les Etudes
sur le gouvernement représentatif en France, les Fondatettrs
de t unité française et les Etats de Bretagne.
Je ne vous dirai pas. Messieurs, le rôle que joua M. de
Carné à la Chambre sous le règne de Louis-Philippe. Les
questions qui s'agitaient en ce temps-là ont beaucoup perdu
de leur importance depuis les terribles événements de la
guerre et de l'invasion; la plupart des débats qui passion-
naient alors les esprits n'ont guère laissé plus de liacc que
des conversations interrompues par un tremblement de
terre. Cependant, parmi tant de discours oubliés, il en est
qui ont conservé un intérêt politique , parce qu'ils portent
sur des problèmes non encore résolus. Je veux rappeler
ici l'attitude que prit M. de Carné dans la question d'Orient,
DK M. CHARLES BLANC. 9.0I
si brûlante sous le ministère de M. Thiers. la Turquie élail
déjà, en i8'|0, ce sini^ulier malade qui semblait ne devoir
la vie qu'à la peur que ehaeun avait de le voir mourir dans
les bras d'un autre. M. de Carné prit une vive part au dé-
bat soulevé par les victoires d'Ibrahim, et il prononça un
discours remarquable, qui a été résumé delà manière la plus
lucide et la plus ferme par i'aulc ur de \' Histoire de dix ans :
« .... Tout autre était le système de M. de Carné. A la
légitimité morte d'un droit condamné par les batailles, la
civilisation et le destin, il opposait la vivante et féconde légi-
timité du fait. Il saluait dans Méliémet-Ali le régénérateur
d'une race que mal à propos on avait jugée éteinte. Selon
M. de Carné, la nationalité arabe allait refleurir sous les
auspices du vice-roi, évidemment destiné à tenir le sceptre
de l'Orient rajeuni. Il importait donc de ne rien jeter entre
sa fortune et Constantinople. Après Roniah, vingt marches
l'eussent conduit au sérail! Pourquoi l'avait-on arrêté?
Puisque la Turquie agonisait, puisqu'elle ne pouvait plus
s'interposer efiicacement entre l'Europe occidentale et les
Russes, que ne eherchait-on à la remplacer? On voulait
lintégrilé de l'empire ottoman, et elle n'était plus possible
au moyen du sultan et des Turcs : il fallait donc la rendre
possible au moyen des Arabes et de Méhémet-Ali. Sur le
trône de Constantinople siégeait un fantôme : il y fallait
mettre un hommi- armé. Méhémet-Ali, d'ailleurs, n'était-il
pas un ami de la France? Et l'Egypte, soumise à notre in-
fluence, ne faisait-elle pas de la Méditerranée ce qu'avait
deviné le génie de Napoléon, un lac français? »
Mais ce n'est pas comme orateur, c'est comme écrivain que
M. de Carné a été reçu de l'Académie française. C'est donc
ACAD. FR. 26
o,o2 DISCOURS I)i; UKCEPTION
de ses livres que je dois m'occuper, bien qu'il y agile des
questions qui sont un peu en dehors du cadre de mes étu-
des. A vous parler franchemcnl , l'impartialité n'est pas son
fait, ni la modération sa vertu, et, comme simple littérateur,
je serais tenté de m'en réjouir, car le style de votre con-
l'rèrc devient toujours plus vivant, plus mordant, lorsque
la fièvre le conseille. L'indignation fait sa meilleure prose.
C'est surtout quand il s'occupe de la Révolution française,
de celle qui a dépassé les idées de Mounier et de Malouet,
que M. de Carné perd tout son sang-froid. Et pourtant, à
la distance où nous sommes de ces grands événements , il
semble qu'on pourrait les apprécier aujourd'hui avec plus
de calme , que le moment serait venu de ne plus se faire des
convictions avec des préventions, et d'appliquer à l'étude
de l'histoire cette souveraine méthode que Descartes avait
inventée « pour bien conduire sa raison )> . Mais, sous ce rap-
|)ort, M. de Carne n'estguère traitablc. Il parle de la Révo-
lution comme en parlerait un Vendéen. Ah! ce n'est pas pour
rien qu'il était né, au commencement de ce siècle, dans le
fond de cette partie de la France qu'on appelait le Finis-
tère, parce qu'on la regardait autrefois comme l'extrémité du
monde , finis terrœ. Ce qu'il pensait de la Révolution, M. de
Carné le pensait, cela va sans dire, et encore plus, de la
république. Il la regardait comme une innovation redou-
lablc, comme un rêve des plus dangereux. Toutefois, cette
innovation tant redoutée nous laisse aujourd'hui bien
tranquilles; cette forme de gouvernement, réputée impos- '
sible, est reconnue, par les plus grands esprits, néces-
saire, et les périls dont on nous menaçait sont à leur tour
devenus des rêves.
DE M. CHARLES HI.WC. 2o3
Acesiijet,pcrmettez-nioi, Monsii'iir. de vous dire coque j'ai
lu à ma grande surprise dans l'histoire de votre compagnie.
J'y ai lu ceci : qu'il l'allul trois ans de sollicitations de la
part d'un ministre qui s'appelait ]\ichelieu, et trois lettres
de cachet du roi Louis \I11, pour obtenir du parlement
de Paris l'entérinement des lettres patentes qui autori-
saient la londation de l'Académie française. Et sait-on
pour(pioi le parlement répugnait si fort à vérifier ces let-
tres patentes? C'est qu'il croyait voir dans rétablissement
de votre académie une innovation dangereuse... Et en lisant
cela, je me disais : De quelle institution, grand Dieu! ne
pourra-t-on pas dire qu'elle est une innovation dangereuse,
quand on l'a dit de l'Académie française!
Les Etudes sur le (jouvernement représentatif soni moins un
livre qu'une réunion d'articles destinés à servir les idées de
l'auteur, et les opinions d'un l'ecueil qui est lu partout. Le
ton en est souvent agressif. Il est bien rare que l'écrivain
rende justice à ses adversaires, et, de la meilleure foi du
monde, il abeaucoup de peine à les supposer capables d'une
bonne action. Aussi, lorsqu'il les surprend par hasard en
flagrant délit de bien faire, il attribue volontiers à un
calcul machiavélique ce que le lecteur, dans sa simplicité,
regarde comme l'effet d'un bon sentiment.
Le fond et la forme sont bien meilleurs, il me semble, dans
son livre sur les Etats de Bretagne. Ici l'auteur est sur son
terrain. Il parle de choses dont il avait pour ainsi dire la
science infuse, il en parle avec autorité, avec chaleur, et
en homme dont les informations, d'ailleurs, sont toujours
puisées aux bonnes sources et toujours précises. L'esprit
de justice ne lui manque pas, cette fois, même envers ceux
y
\
2o4 DISCOIRS 1)K RKCEPTION
de SOS compadiolos dont la pensée esl aux antipodes do la
sienne. C'est ainsi que, dans un beau chapitre consacré au
procureur général delà Chalotais, M. de Carné rend hom-
mage à la grande âme de ce magistrat, reconnaissant la fierté
sublime avec laquelle il siipporta les traitements les plus ini-
ques et les plus durs, dans le cachot où, comme dit Voltaire,
« son cure-dent gravait pour l'immortalité », et admirant la
magnifique colère qui lui inspira, contre ses calomniateurs,
des pages d'une beauté antique. Cependant la Chalotais
avait été l'implacable ennemi de la Société de Jésus. C'était
lui qui, prenant la part la plus active à la guerre engagée
contre cette société par les trois branches de la maison de
Bourbon, avait fulminé les Comptes rendus, ce réquisitoire
fameux dont les conclusions furent adoptées par l'arrêt du
parlement de Bretagne qui interdisait l'enseignement aux
jésuites, leur enjoignait d'abandonner leurs collèges et dé-
nonçait leurs doctrines « comme sacrilèges et homicides ».
Il faut savoir gré à un Breton bretonnant, qui n'a jamais
dissimulé sa tendresse pour la compagnie de Jésus , d'avoir
été plus juste envers la Chalotais qu'il ne l'a jamais été en-
vers les hommes de la Révolution française. Il est vrai que,
dans la pensée de M. de Carné, l'auteur des Comptes rendus
se serait certainement converti s'il- eût vécu jusqu'à nos
jours. Janséniste au dix-huitième siècle, mais devenu jé-
suite au dix-neuvième, la Chalotais, — M. de Carné l'af-
firme , — « ferait élever aujourd'hui ses enfants par la so-
ciété qu'il proscrivit ». Je ne sais si l'ombre de l'illustre ma-
gistrat confesserait ce remords posthume ; mais je trouve
plus prudent et plus sûr de m'en tenir aux opinions qu'il
exprimait, vivant, que de le ressusciter tout exprès pour lui
/•
UE M. ClIMil.KS BLANC. 2o5
prêter des opinionscontraircs. Lesmorls ne vont passivité.
Les E/als de IhotagiiP sont un beau livre. Quant aux deux
\olunies que ^\. de (^arné publia, il y a \\n'^i ans, sous ce
titre : les Fondateurs de l unité française, — Su<>er, saint
Louis, Dugueselin, Jeanne d'Arc, Louis XI , Ilcrui I\ , Ri-
chelieu, Mazariu, — c'est un ouvraj^e très-bien fait, mais
(|iii ('lall |)ciit-èlre plus facile à faire , par la l'aison (pie,
dans ces parties très-éclairées de notre histoire, il sulfit
d'un pouil (le vue bien choisi pour oiivrii^ des perspectives
imprévues et lumineuses. Avec inhniment de sagacité, de
mesure, et dans un noble langage, l'auteur fait une juste
part à chacun de ceux qui, eu travaillant à l'unité de la
France, fondèrent sagrandeui'. Mais lelivre le plus agréable
deM. de Carné , — j'y reviens et j'y insiste , — c'est celui
dont jai parlé déjà , les Souvenirs de ma jeunesse. Il y a mis
dans la forme un |)eu moins de réserve, et cette poinle de
familiarité qui est une politesse de l'écrivain envers ses lec-
teurs, une manière de leur offrir avec abandon l'hospi-
talité de son espi'it.
Dans sa carrière diplomati(|ue et parlementaire, M. de
Carné avait contracté l'habitude d'un certain style qui
a été pendant quelque temps de mise dans les hautes
sphères, et qui a fait école. Ce style, il faut le dire, avait
altéré le caractère de la langue française, de cette langue
incisive, ])lelnc de saveur cl de relief, sobrement mais
vivement colorée , à laquelle; ne manquent ni l'élément
familier qui tempère le sérieux, ni le toui- imprévu qui
réveille l'attention , ni la morsure du mot franc , ni l'éclal...
de cette langue qu'ont j)arlée , après tout, les grands maî-
tres, Montaigne, Pascal, Bossuet , Sévigné , Molièie , la
'.ioCy DISCOURS UK RÉCEPTION
Fonlainc, la Bruyère, Montesquieu, A oltairo, Jean-Jacques
Rousseau lui-même, tout pompeux qu'il est. On allait en
venir à n'employer que des termes généraux, abstraits, in-
colores, à ne jamais nommer les choses par leur nom, et
je crois. Dieu me pardonne, que Boileau, le grave, le clas-
sique Boilcau, eût été vertement censuré pour s'être permis
d'appeler « un chat un chat et Rolct un fripon » .
Le langage élevé et digne, mais tendu et convenu, dont je
parle, M. de Carné, comme ses amis, l'avait longtemps ma-
nié, et supérieurement. Mais un jour de l'année fatale, de
l'année terrible, se trouvant sur les bords de la mer armori-
caine qu'il entendait mugir, accablé des malheurs de son
pays et de ses propres malheurs , voyant se mourir lente-
ment auprès de lui un de ses fils, — celui qui s'est fait un
nom par un voyage d'exploration aux bouches du Mékong
et à celles du fleuve Bleu, — il résolut d'échapper, s'il était
possible, à l'amertume de ses pensées présentes, en évo-
quant les souvenirs de sa vie déjeune homme au temps de
la Restauration, et en les écrivant d'une plume qu'il laisse-
rait courir, cette fois, comme un cheval en liberté. Cela
porta bonheur à son style.
Ce dut être un temps heureux pour la jeunesse de Paris
que les dernières années de la Restauration. Des accents
de liberté retentissaient partout, et l'écho en arrivait, il
m'en souvient, au fond des collèges. On pressentait une
révolution qu'on espérait fécondeetqu'ontrouvaitlégitime.
On attendait de grands jours. On jouissait de ce bonheur
qui n'est jamais plus savouré que lorsqu'il est à l'état de
promesse. Ah! sans doute, les jeunes gens qui florissaienl
à la veille et au lendemain de i83o étaient comme ceux
DE M. r.HAULKS BLANC. 207
de tous les temps. Ils allaient gaiement, dit M. de Carné,
« danser le soir ù la Grande-Chaumière ». Ils ne lais-
saient pas chômer leurs vingt ans... mais ils étaient stu-
dieux, avides de savoir et de problèmes, ardents à toutes
les controverses, passionnés pour le beau, non pour la
fortune, amoureux de la muse. Ils se battaient pour un
drame, poiii' un vers, pour un hémistiche. Ils savaient par
cœur les poésies de cet enfant sublime qui avait grandi et
qui s'appelait Victor Hugo; ils murmuraient les Méditations
de Lamartine, ils chanlaieiil les romances d'Alficd de
Musset , ils scandaient les lamhes d'Auguste Barbier, ils
étaient pleins denlhousiasme, enfin, et il n'eut pas fait bon
opposer à leurs sentiments généreux un froid persiflage :
ils ne l'auraient pas compris , ils ne l'auraient pas souffert.
La peinture que fait M. de Carné des derniers temps de
la Restauration est une peinture attachante. On y voit pa-
raître et agir les personnages qui étaient le plus en évi-
dence, et dont quelques-uns lui accordèrent des entrevues
qu'il raconte avec esprit. M. de Lamartine le reçut cava-
lièrement, et, dès les premiers mots, il se montra impa-
tienté de sa gloire de poëte. Sans dissimuler qu'il y avait
une émeute d'acheteurs à la porte de Gosselin, il déclara
que ses véritables aptitudes étaient celles d'un économiste ,
et que nul ne pouvait le lui disputer en compétence dans
l'industrie du sucre de betteraves. L'entretien de M. de
Carné avec le prince de Polignac ne fut pas moins curieux.
Le prince était alors en possession du ministère qu'il avait
longtemps guetté , lorsqu'il était notre ambassadeur à
Londres, car, à cette, époque, dit l'auteur des Souvenirs,
« M. de Polignac, quittant fréquemment son poste sans
2o8 DISCOl us l)K UKCEPTION
congé, arrivait à riinpro\isle au chàloaii , seinblanl ne s'y
présenter que pour voir, comme le disait la presse du
temps , si le ministère était mit et bien à point. » Au mo-
ment où M. de Carné le vit , le prince, naïvemcnl infatué
de lui-même, méditait de sauver la monarchie par les
ordonnances. Il laissa tomber dans la conversation quel-
ques paroles bien remarquables : si l'opposition, disait-il,
voulait s'entendre avec lui et ne pas trop le chicaner sur
tel ou tel antécédent de sa vie, il se portait fort qu(! la mo-
narchie doterait le pays de bienfaits inestimables, qu'elle
établirait, par exemple, « une communication entre l'Océan
et la Méditerrannée , en faisant de Paris un port de mer » !
Il y a vraiment plaisir à lire ces mémoires de M. de
Carné. On pénètre avec l'auteur dans les salons où le fai-
saient admettre facilement son nom , ses relations, et aussi
sa bonne mine, car, si j'en juge par ce qu'il était vers la
fin de sa vie, M. de Carné dut être un beau jeune homme,
élégant, au\ traits réguliers et fins, et dont l'œil noir bril-
lait sous des sourcils abondants et expressifs. Du salon de
M"" de Montcalm , sœur du duc de Richelieu , où se réunis-
saient les membres du corps diplomatique, entre autres
lord Granville, le comte Pozzo di Borgo, M. de Lovenhielm,
l'écrivain nous fait passer dans le salon de M'"" d'Agues-
seau, fille du ministre Lamoignon, chez laquelle se présen-
tent tour à tour M. Mole, (|ui unit aux manières de l'ancien
régime les formes de TJ^mpire ; M. Pasquier, homme
d importance , bien qu'il ne soit pas encore duc ni de
l'Académie fiançaise , et M. de Chateaubriand, qui tra-
verse quelquefois le salon de la marquise pour se ren-
dre à l'Abbayc-aux-Bois. L'espoir de le rencontrer dans
ni; M. CHARLES blanc. 209
une de ces rares visites suffisait pour attirer là un nionde
choisi, nolamnient de jeunes écrivains tels que Mérimée
et Sainlc-Beu\e : le premier, déjà retranché dans son in-
crédulité hardie; le second, qui hésitait encore entre le
couvent de la Trappe et l'abbaye de ïhélènie, car « les
paris étaient ouverts, dit M. de Carné, pour savoir s'il
mourrait disciple de Rancé ou disciple de Rabelais ».
Chez M"" d'Aguesseau , on ferait des folies pour que
M. de Chateaubriand redevînt ministre ; chez M. de Lacre-
telle, on dresserait des barricades pour défendre la légiti-
mité littéraire des trois unités, et les habitués de ce salon
académicpie, où pleurent les alexandrins, déplorent entre
deux lectures, que Célimène ait accepté un rôle dans la nou-
velle pièce d'un jeune homme à qui l'on voulait bien re-
connaître pourtant de la verve, l'intelligence de la scène,
et quelque esprit, Alexandre Dumas!
Les porti'aits que trace légèrement M. de Carné, des
personnages de son temps, sont tellement vraisemblables,
qu'on en affirmerait la ressemblance sans avoir vu les ori-
ginaux. Pour ma part, je puis certifier d'une fidélité abso-
lue les portraits du comte Poz/o di Borgo, ambassadeur de
Russie, et de M. de Lamennais, que j'ai connus, l'un et
l'autre, quelques années plus tard. L'ambassadeur, avec
l'expression pénétrante et féline de son œil corse et sa taille
dégagée, avait bien l'air, en effet, d'un monsignor romain
transformé en officier de cavalerie. Diplomate raffiné, « il
paraissait jouer toujours cartes sur table » , et sa discrétion
profonde consistait à porter légèrement le poids de ses
secrets. Quant à ^L de Lamennais, je l'ai vu venir souvent
dans l'atelier de Calamatta, mon maître, et je vois encore
ACAD. FR. 27
2IO DISCOURS DE RÉCEPTION
l'abbé avec sa culotte de ratine et sa lévite noire , chétif ,
le dos voûté, la figure ravagée par les troubles de l'àme,
la peau parcheminée, et le regard élincclant sous un front
anguleux et rayonnant de pensées. Au souvenir de Lamen-
nais s'en rattache un autre que l'Académie française me
saura gré certainement de rappeler ici, celui d'une femme
à jamais célèbre, qui entra un jour, quelques minutes après
Lamennais, chez Calamatta, et dont les yeux éclairèrent
toute la chambre : c'était George Sand.
Vous le voyez, Messieurs, le livre de M. de Carné forme un
tableau très-intéressant de la Restauration ; mais une chose
me frappe , une lacune (et vous ne serez pas étonnés que le
penchant de mon esprit me fasse trouver cette lacune incon-
cevable), c'est que l'auteur n'ait pas dit un mot, pas un seul
mot de ce que fut le mouvement des arts dans un temps qu'il
a si bien connu. Et cependant les querelles religieuses, les
débats politiques et littéraires , les coups d'Etat, les coups de
théâtre ne sont pas uniquement ce qui a marqué cette épo-
que de notre histoire. Pendant que la bourgeoisie prépa-
rait son triomphe , pendant que la littérature courait à de
nouvelles destinées, une révolution s'accomplissait dans
le monde des arts. D'un atelier classique, orthodoxe, celui
de Guérin, étaient sortis de hardis novateurs, infectés
d'hérésie, résolus d'en finir avec la race d'Agamemnon, et
de saccager la vieille école de David. Géricault s'étonnait
qu'il fallût remonter jusqu'à Léonidas pour rencontrer un
héros, lorsqu'il n'avait besoin , lui, que d'un hussard à che-"
val ou d'un naufragé sans nom. Eugène Delacroix, comme
pour compromettre l'antique avec le génie moderne , faisait
apparaître l'ombre de Virgile dans la Barque du Dante, et
ni-: M. CHARLES BLANC. ail
SCS plus belles couleurs éclataient au sein de l'enfer. Si-
galon, sans renoncer à peindre les personnages de l'an-
cienne Rome, les voulait mettre en scène, non pas dignes
et froids comme le marbre destiné aux immortels, mais
humains et vivants, émus et colorés. Eugène Devéria .
sous prétexte de représenter l'accouchement de Jeanne
d'Albret, entendait sans doute nous montrer un nou-
veau-né qui élail la peinlurc d'iiii ;uilre Rubens. Et comme
si la vérité devait rentrer dans le temple par toutes
les portes à la fois, Ingres, pauvre encore et obscur, tra-
vaillait à réformer la réforme de son maître. Romantique
à sa manière, il voulait réconcilier le style avec la nature,
et il osait mettre dans V Apothéose d Homère des familiarités
superbes, des modernes avec leur costume, qu'on était
surpris , mais non choqué , de voir figurer à côté des héros
de V Iliade et de V Odyssée.
Qui le croirait pourtant? Au moment même où la jeune
école demandait à grands cris qu'on la délivrât des Ro-
mains et des Grecs , elle conspirait avec tout le monde pour
délivrer d'esclavage la patrie des héros dont elle était si fati-
guée. Par une coïncidence étrange , c'était encore la Grèce
qui fournissait au romantisme ses premières données,
et ce n'étaient pas les moins brillantes. Byron dépensait
pour la Grèce toute sa fortune et toute sa poésie. La pitié
envers les Hellènes inspirait le Massacre de Scio à Dela-
croix ; aux Messéniennes de Casimir Delavigne semblaient
répondre les Femmes sotdiotcs d'Ary Schcffer , et les plus
belles scènes des Orientales , si j'ai bonne mémoire, se pas-
saient quelque part près d'Athènes, sur les bords du Cé-
phise ou de l'Uissus.
a 12 DISCOLUS l)K Ul'x.lOl'TlON
Miii^ loiil à (OUI) "" événement des plus mémorables, la
bataille de Navarin, nous ouvrit les portes do la Grèce,
fermées à la civilisation depuis cnviion quatre siècles, de
la Grèce où ne i)énélra jamais aucun de ceux qui furent à
eux tous la Renaissance, ni Léon-Baptiste Albcrti , m
Brunellesrhi. ni Donatcllo,ni Ghiberti,ni Léonard, ni
Michel-Ange, ni Bramante, ni Palladio, ni ^ignole, ni
Baphaël. Une victoire, qui semblait n'être que la prise d'une
flotte et qui était l'alTranchissement d'un peuple moderne,
allait de plus nous conduire à la découverte du véritable
art antique, à régénérer rarchitecture et la statuaire, à re-
nouveler toute l'esthétique, autrement dit, toute la philo-
sophie du sentiment. Lorsque les merveilles de l'Acropole
d'Athènes, les Propylées , le Parthénon, le temple d'Érech-
thée et celui de la Victoire sans ailes , apparurent , à demi
ruinées, mais augustes, à nos yeux dessillés, étonnés, il
fallut bien reconnaîti-e que Vitruve s'était trompé ; qu'on
avait pris à tort les monuments romains pour des exem-
plaires de l'architecture grecque , et que nous possédions
enfin pleinement l'édition princeps de l'art antique.
Ce fut vers le même temps que parurent en France les
premiers moulages de la frise du Parthénon , et ces mou-
lages nous révélèrent le génie, mal connu encore, de la
sculpture athénienne. En voyant ces divines empreintes,
on s'aperçut que les romantiques avaient plus raison qu'ils
ne le savaient, qu'ils ne le croyaient eux-mêmes, et que l'art ^
grec, loin d'être un art froid, conventionnel et figé , était un
art plein de chaleur interne et dévie , un art exquis dans la
mesure, épuré dans le vrai, un art ému et contenu tout
ensemble. Les sages durent s'écrier alors : « Ce sont les
DK M. CHARI-US ULVNC. ?. I 3
faux Grecs seulement dont il faut qu'on nous délivre ! »
Aussi le mouvement qui avait affranchi la i)ointin^e rtMiou-
vela-t-il la statuaire. Dans sa figure du jeune Barra, dans
ses bustes de Chateaubriand et de Goethe, dans ses mé-
daillons, David (d'Angers) faisait vibrer le marbre et frémir
l'argile, comme Barye , dans ses lions, faisait rugir h-
bronze. Le Danseur de Duret, le Pécheur de Rude, of-
fraient, avec vnie ingénuité apparente , un choix excellent
de formes vivantes et naturelles. Et Pradier, — je ne parle
(|ue des morts, — modelait pour les tympans de l'Arc de
Triomphe ces victoires palpitantes et humainement divi-
nes, qui sont des chefs-d'œuvre.
Oui , c'est une époque de fermentation et de renouvel-
lement, dans le génie moderne, que la fin de la Restaura-
tion et les pi'cmières années du règne suivant. La musi-
que semble avoir gagné , elle aussi, la fièvre (contagieuse
de la liberté. L'auteur romantique de Robin des Bois , en
appelant les chasseurs dans les forêts enchantées , re-
mue toutes les âmes par l'expression des sentiments
farouches. Le génie fantastique de Shakspeare nous arrive
dans les accents iVOhrron. Le plus brillant des composi-
teurs, montant tout à coup son ton et son style au diapa-
son de la France , célèbre le libérateur de l'Helvétie dans
une musique expressive, grande et fière. Enfin, pour la pre-
mière fois , la Société des concerts fait entendre à Paris la
Symphonie héroïque. Ce n'est pas tout : la gravure elle-
même reçoit le contre-coup de ce mouvement universel ,
nos maîtres graveurs ayant renoncé à la conduite rigou-
reusement compassée et solennelle du burin , pour em-
prunter quelque chose des libres allures de l'eau-forte ,
2l4 DISCOURS DE RÉCEPTION
cl suivre de [)liis près la marche haletante de la lithographie,
belle invention, venue alors tout exprès pour tenir lieu d'une
gravure populaire , et qui , maniée par Charlet comme le fut
lit chanson par Béranger, allait faire gratuitement l'éduca-
tion des illettrés en montrant des idées à ceux qui n'au-
raient pas su les lire.
Voilà, Messieurs, tracée rapidement et en raccourci, la
page d'histoire que j'espérais trouver écrite par M. de
Carné , mais j'ai vu avec peine que l'art tînt si peu de place
dans les pensées de nos hommes politiques , alors qu'il oc-
cupe tant de place dans notre gloire et dans notre fortune.
Je dis dans notre fortune, et je le prouve. — Ceci s'adresse
particulièrement aux esprits positifs, aux économistes. —
Étant donné une somme représentant la valeur de nos ex-
portations, somme qui, pour une certaine période, s'est
élevée à deux milliards 70 millions, les objets d'art, ceux
qui relèvent du dessin , ceux qui tirent leur prix du cachet
que le goût y a imprimé, ces objets entrent dans la somme
totale pour 4 1 8 millions , c'est-à-dire pour un cinquième ! . . .
Comment ne pas s'étonner maintenant que lorsque des
barbares, fort distingués d'ailleurs, viennent demander à
la Chambre la réduction , sinon la suppression du budget
des beaux-arts, de ce budget que, par économie, on de-
vrait quadruj)ler, de pareilles énormités , non-seulement ne
soulèvent pas l'indignation de l'assemblée , mais soient ad-
mises en libre pratique dans la discussion des affaires?
Non, Messieurs, nous ne sommes pas assez artistes,
nous n'avons pas assez la notion du rôle que doit jouer un
gouvernement dans les arts, en raison du besoin qu'il en
a pour l'embellissement des villes, pour la décoration des
DE M. CH\ni.r.S liLANC. 2l5
édifices publics, pour rornemcnt des jardins , pour la célé-
bration des fêtes nationales. Et n'cst-il pas bien frappant,
au surjilus. que les deux personnages politiques qui ont
le plus marqué, depuis quarante ans, aient commencé leui-
carrière, l'un, M. Guizot, par le Salon de 1810, l'autre,
M. Thiers, par le Salon de 1822, et que l'anioin- persévé-
rant des arts, joint à la connaissance des plus fameux artis-
tes et de leurs chefs-d'œuvre et de leur histoire, soit une
des supériorités de l'homme d'Etat dont les grandes facul-
tés semblent avoir grandi naguère en proportion même de
nos désastres?
Dans létat actuel de l'Europe, trois choses nous man-
quent pour être dignes du premier rang : une école nor-
male où soient formés des professeurs de dessin , l'introduc-
tion de l'esthétique dans l'enseignement supérieur, et la
reconstitution d'un ministère des beaux-arts comme celui
qu'avait conçu et organisé le puissant esprit de Colbert, —
comprenant les arts, bâtiments et manufactures, — mais
d'un ministère établi à l'écart et à long terme, non sujet
aux continuelles secousses, aux variations journalières de
la politique, et dans lequel on puisse former de nobles en-
treprises, sans être arrêté par la crainte devoir démolir
demain ce qu'on aura péniblement édifié aujoui^d'hui.
Le dessin n'est pas seulement un luxe, une élégance, un
art d agrément , comme on l'entend dire quelquefois : c'est
une faculté indispensable pour la pratique des industries
dans lesquelles prime la France. Lorsque le monde est in-
vité à une de ces expositions universelles dont on va bien-
tôt nous redonner le spectacle, on peut voir qu'en (in de
compte, la prééminence appartient toujours aux nations
2l6 DISCOliRS DK RKCi:i>TION
<jui ont su le mieux dessiner. Happelons-nous que l'Kgyplo,
(jui lui le plus grand peuple de la haute antiquité, avait su
enseigner le dessin rien (pj'en enseignant l'écriture. La na-
ture d'ailleurs n'a pas de plus vif langage que celui des
formes et des couleurs. Le plus bel instrument de sa pa-
role est un ravon de soleil, accusant les saillies, creusant
les ombres et colorant tout. C'est par sa forme que ce
quadrupède nous dit : Je suis un lion; c'est par sa couleur
que cette pierre nous dit : Je suis une émeraude. Comment
bien comprendre la nature si nous ne possédons pas les
principaux termes de sa muette éloquence? (Comment ap-
prendre à la voir?
Un jour, me promenant dans les rues de l>Lidrid, je fus
arrêté par cette inscription qui se lisait au-dessus d'un por-
tail : iMiMSTERio DEL Fo.MEMO. Je fus touché au fond de
l'àme de voir si chaleureusement exprimé par un seul mot
le devoir imposé à tout gouvernement d'attiser le feu sa-
cré, de l'entretenir dans un foyer permanent, inextingui-
ble, et je compris sur-le-champ ce que pourrait en France
une administration chargée, non pas d'encourager les pe-
tites choses, mais de fomenter les grandes.
Aussi bien, la République romprait avec toutes ses tradi-
tions si elle n'était pas ce que nous désirons qu'elle soit, ce
que nous espérons qu'elle sera, favorable au développement
des beaux-arts. Certainement, — je le concède à la mémoire
de ^L de Carné, — la monarchie et la papauté ont fait de
belles choses, elles ont élevé des monuments superbes et sus-
cité des œuvres qui resteront. Mais les artistes supérieurs
dont elles ont employé le génie sont tous éclos sous l'aile
de la liberté, et pour rallirnier. Dieu merci, je n'ai pas
ni: M. (".iiAni.Ks iti.wc. 'j.ty
besoin (le faire violence à l'hisloire. IMiidias. letiniis. ApelU",
étaient les enfants de la Grèce dcniociatique. Lorsque l'I-
talie fut la nouvelle patrie du grand art, la république de
Florence vit naître et se former dans son sein ces artis-
tes prodigieux, Léonard de Vinci. Michel-Ange, et donna
son second baptême, le baplcine du style, à ce jeune
homme qui était venu d'Urbin cl (|ul portait le nom de lia-
phaël. Venise était une républi(jue, aussi, lorsque Giorgione,
Titien et Véronèse y firent éclater les merveilles de la cou-
leur, lorsque les promoteurs du drame lyrique, les Gabriel i.
h>s Monteverde. inventèrent le coloris de l'orchestre, l^a
Hollande était une lépublique, aussi, lorsqu'au milieu
d'une école silencieuse, vouée à la représentation des inti-
mités de la nature et du foyer domestique, sortit tout à coup
d'ime condition obscure le grand peintre qui allait trouver
toutes les expressions, toutes les poésies de la lumière,
Rembrandt. Plus tard , enfin , — et à son tour M. de Carné ,
s'il \ivait, ne me démentirait point, — lorsque la Révolu-
tion a transformé David pour être par lui représentée dans
l'art, lorsqu'elle l'a marcjué de son empreinte et façonné à
son image, elle lui inspire ces grandes œuvres qu'aucune
réaction ne saurait l'ffacer, ces œuvres contemporaines
4,es chants sublimes de Rouget de l'Lsle et de Méhul :
le Serment du jeu de pmtme , les Sabines ^ la Mort de So-
crate. C'est alors qu'aux jolies débauches du pinceau, à
ces paravents aimables qui sont le dernier mot du ma-
niérisme, et pour lesquels on affecte aujourd'hui tant de
tendresse, vont succéder, grâce à l'influence persistante (\\\
maître, les batailles épiques de Gros, l'Endyniion de Gi-
rodet, le Portrait du pape par David lui-même, les ado-
ACAD. IH. 28
niH DISCOURS DE RÉCEPTION UK M. CHARLES BLANC.
rablcs divinités de 1^-udhon, la Clytcmnestre de Guérin, le
Bélisaire de Gérard, l'()Edi[)e d'Ingres, les pathétiques in-
térieurs de Granet.
Heureux les peuples dont l'art est si étroitement lié à
leur histoire qu'il en est inséparable. A nous de créer ou
de commander de belles œuvres d'art, à nous d'ériger des
monuments durables, dignes d'une décoration héroïque,
si nous voulons que nos historiens futurs aient à écîrirc au-
tre chose que des récits de querelles et de batailles. Celui
qui entreprendrait de composer un livre sur le gouverne-
ment de Périclès, n'aurait pas à nous parler seulement de
ses luttes contre l'ainstocratic d'Athènes, de ses rivalités
avec Cimon et Thucydide; il serait bien empêché, j'ima-
gine , de ne pas nous dire quelque chose touchant la Mi-
nerve chryséléphantine de Phidias , et son colosse de bronze
qu'on apercevait du cap Sunium, et les peintures de Po-
lygnote au Pœcile, et le Parthénon, et les Proplyées.
RÉPONSE
DE
M. CAMILLE ROUSSET
DIHECTEl'n DK L ACADEUIE FRANÇAISE
AU DISCOURS DE M. CHARLES BLANC
MONSIEIR,
Lorsque VOUS avez recherché les suffrages de rAcadémie,
c'était l'historien des beaux-arts, le critique émineut, llia-
bile écrivain qu'elle s'empressait d'accueillir, sans se dou-
ter qu'en même temps vous lui réserviez un politique : heu-
reuse et surprenante fortune que vient de lui révéler tout
à coup le discours auquel j'ai la délicate mission de répon-
dre. Le politique cependant me fera la grâce de m'excuser,
je l'espère, si je me sens plus enclin d'abord à remercier
et à complimenter le critique. Ah! Monsieur, vous enten-
dez si bien les beaux-arts!
230 i;i:i'o\si: dio m. c.wiiij.k liotssKT
Quel plaisir lie nous donnait pas, il n'y a qu'un inslanl,
par exemple, celte merveilleuse mais trop rapide estpiisse
du mouvement des arts pendant la Restauration, ee brillant
(lélilé de tant de grands artistes devinés plutôt qu'apereus,
comme dans une vision élysécnne! N'est-ce point dommage
qu'au lieu d'un simple crayon nous n'ayons pas eu le ta-
bleau dans toute sa splendeur, largement développé dans
son cadre? Tel est le charme et aussi le danger d'un épi-
sode traité de main de maître : c'est qu'il supplante et fait
oublier le sujet; pour la jouissance qu'on y prend, on sérail
tenté parfois de négliger tout le reste
La voilà cependant comblée, sommairement du moins,
cette lacuncinconcevable, — c'est votre expression même, —
cette lacune que vous aviez remarquée , avec un étonnement
si pénible, dans \esSouvemrs de votre regretté prédécesseur.
Tj'esthétique ou, comme vous la définissez, la philosophie du
sentiment vous passionne ; tout ce qui intéresse l'expression
du beau dans les arts vous devient absolument personnel.
Délicieusement touchée ou froissée durement , votre àme
passe d'un trait par tous les degrés de l'émotion jusqu'aux
extrêmes. Au dix-huitième siècle, dans une société enthou-
siaste où le renom de sensibilité , si recherché , si honoi'é ,
se tenait à si haut prix, vous l'auriez à coup sûr emporté
tout d'une voix. Quelles visites vous auriez faites et quelles
discussions soutenues dans l'atelier de Chardin ou de
Greuze, de Pigalle ou de Faleonet! Diderot lui-même, attiré
par la sympathie esthétique , aurait consulté la délicatesse
de votre goût, et tout des premiers, peut-être même avant
Grimm, vous auriez connu les Salons et V Essai sur la pein-
ture. De notre temps, nous ne jouissons plus, mais nous ne
M oiscoms m; m. c.iivui.ks iîlvnc. aai
souffrons plus aussi de cette sensibilité exquise, si exquise
qu'elle peut à la lin devenir douloureuse et cruelle. Le
goût a d'autres moyens de s'al'finer. Aujourd'hui c'est l'éru-
dition t[ui tient la place du sentiment , non pas partout
sans doute, et chez vous, Monsieur, moins qu'ailleurs.
Vous avez les impressions vives. Un rien vous exalte ,
un rien vous consterne; d'une façon comme de l'autre,
l'émotion donne le branle à votre intelligence, le démon de
l'improvisation vous saisit, votre plume court , et, feuillet
par feuillet, votre œuvre toute frémissante se répand dans
les journaux, dans les revues, pour s'en revenir ([uelque
jour, apaisée, recueillie , dans le calme et l'unité du livi-e.
« L'indignation fait sa meilleure prose , » avez-vous dit
ingénieusement de M. de Carné. Avec vous , Monsieur, il en
va tout de même ou bien à peu près : sans pousser jusqu'à
l'indignai ion, il n'est que de vous étonner pour vous
faire bien écrire. Nous venons d'en avoir un exemple ; en
voici un second, plus considérable et plus décisif.
Vous vous trouviez dans une grande ville de France à
dîner avec des notables; d'un sujet à un autre la conver-
sation vint à passer aux beaux-arts ; mais alors, parmi les
convives, — que vous deviez être bien tenté d'appeler
aussi des barbares^ fort distingués d'ailleurs, — il se fit
un concert si discordant d'opinions fausses, outrées,
bizarres , schismatiques, hérétiques, blasphématoires, que,
surpris d'abord, puis affligé, puis consterné de tant de
sottise chez les uns, de mauvais goût chez les autres, d'i-
gnorance chez tous , vous fîtes vœu d'instruire vos conci-
toyens , de reprendre leur éducation artistique et de les
renvoyer pour leur début à la croix de par Dieu ; mais
O.'y.O. RÉPONSE DE M. CAMILLE ROUSSET
encore fallait-il un abécédaire, et voilà dans votre esprit
la Grammaire des arts du dessin en son premier germe. Je
dis son premier germe , car , emportée par la vivacité de vos
impressions, fécondée par la variété de vos connaissances,
servie à souhait parla facilité de votre plume, ridée-mère
de votre œuvre l'a produite au monde sous la forme d'un
gros et grand volume, plein de science, nourri de faits,
éclairé par des vues ingénieuses , mais qui ne peut être
bien compris , j'en ai peur, que par les hommes du métier,
les artistes, les amateurs, par ceux enfin dont l'éducation
est plus qu'à moitié faite.
Tenir plus qu'on n'a promis ou qu'on ne s'est promis
est sans doute un mérite , et il y a môme un proverbe bien
connu (pii ne permet pas au bénéficiaire de se plaindre;
laissez-moi pourtant , Monsieur, regretter la toute petite
grammaire à l'usage des ignorants, dont je suis. Il est vrai
qu'il n'y a pas d'ouvrage plus difficile qu'un bon livre élé-
mentaire, mais, avec la supériorité de votre talent, il n'est
pas douteux que vous y auriez parfaitement réussi , permet-
lez-moi d'ajouter que vous y réussirez parfaitement, s'il
vous plaît quelque jour de vous en donner la peine.
Est-ce comme un signe originel ou par un sentiment de
modestie que vous avez laissé ou donné à votre œuvre élar-
gie un titre qui n'est plus en rapport avec son importance?
Une grammaire, ce traité considérable! C'est en bonne
conscience un cours complet d'humanités esthétiques avec
tout ce qu'il faut de rhétorique et de philosophie pour le
parfaire. D'habitude, toute bonne éducation s'achève par
la philosophie. C'est par la philosophie que vous débutez
, au contraire, de sorte que les choses excellentes que vous
\( niscoi Rs nr. m. chaules hl.vnc. 223
dites, mais de trop haut, passent par-dessus la lète du plus
f^n-and nombre qui n'est pas préparc à les entendre. J'ouvre
votre livre et j'v lis dès les premières pages : Du sublime
et du beau ; — de la nature et de l'art ; — grandeur et
mission de l'art; — de l'imitation et du style: ou encore :
La beauté dans l'architecture répond à une idée de devoir.
Certes , vous avez développé ces arguments avec un talent
iiitiiii et une dialectique prodigieuse; cependant l'ignorant
ou l'esprit médiocrement cultivé, qui est celui que vous
vouliez convaincre , ferme le livre , perd courage et se dit :
Cela est trop fort pour moi. Votre méthode , Monsieur, est
aristocratique, je suis obligé de le dire; elle ne con-
vient qu'aux intelligences d'élite et aux initiés.
L'esthétique, en effet, telle que vous la comprenez, doit
nécessairement avoir ses initiés comme les anciens mystè-
res. La philosophie du sentiment est fatalement mystique;
elle raffine par essence , de même que la métaphysique sub-
tilise, en sorte que la pensée raffinée ne peut se traduire
que par des raffinements de langage.
Veuillez remarquer, Monsieur, que si je m'occupe ici de
vos doctrines , c'est seulement par rapport à la forme dont
vous les avez revêtues , à la méthode que vous avez choisie
pour les produire ; je ne me permettrais assurément pas
de les juger au fond. Quand j'aurai ajouté que vous êtes
spiritualiste , comme tous ceux qui ont le vrai sentiment
de l'art, et classique, ainsi que vous nous avez montré tout
à l'heure qu'il faut l'être, classique selon Phidias et Icti-
nus, et non plus selon Vitruve , j'aurai dit tout mon fait.
Si courtois et indulgents que soient nos confrères de l'A-
cadémie des beaux-arts , on court trop de risque à se com-
'J^a^ UKPONSE 1)K M. CAMILMC UOtSSET
mettre devant eux , et il faut se garder bien de leur prêter
seulement à sourire.
La Grammaire des arls du dessin, (jui, prise en elle-même,
est déjà, par les dimensions, par l'ordonnanee , par la va-
riété du décor, unédifice achevé, représente dans l'ensemble
de votre œuvre le portique largement assis d'un palais ma-
gnilique. Derrière elle, comme au-delà des Propylées les
monuments de l'Acropole , comme après les pylônes trapus
ces temples énormes dont les colossales proportions vous
ont liappé de stupeur en Egypte, s é\è\c V Hisloire des pein-
tres de toutes les écoles, un Louvre agrandi , un musée uni-
versel, le plus \astc et le mieux distribué qui ail été consa-
cré jusqu'ici au plus merveilleux des arts. Honneur à vous,
Monsieur, qui, après en avoir conçu l'idée, réglé les lignes,
arrêté le plan, après avoir contribué plus que personne à
le construire, avez eu le bonheur d'y mettre la dernière
pierre! Vingt-huit années duraiit, ni les difficultés intimes
d'une gigantesque entreprise, ni les obstacles du dehors,
ni les contre-temps, ni les mauvais jours, rien n'a pu lasser
votre persévérance, rien n'a pu empêcher l'accomplisse-
ment de \otre labeur. Exemple et fortune rares! Vous
avez vaillamment donné l'un, jouissez légitimement de
l'autre.
Est-ce à dire qu'il n'y ait pas dans une œuvre dune si
vaste éteiulue (pielque imperfection, quelque détail erroné,
quelque attribution douteuse, quelque opinion contesta-
ble? Il y en a sans doute, et vous seriez le premier à sou- -
rire de qui voudrait, par ferveur, vous proclamer impec-
cable; mais qu'importe? L'essentiel, le signalé service par
lequel vous recommandez votre nom à la reconnaissance
\V DISCOURS DE V. CM VRLKS HLANC. 225
du publie, ce n'est pas seulement de rassembler devant
ses yeux , chacun sous sa bannière , tous les peintres, grands
et petits, inconnus et célèbres, qui depuis quatre cents
ans ont manié la brosse ; c'est surtout de distinguer les
maîtres, de porter sur leurs génies différents la lumière cl
de donner les motifs d'admirer absolument ou d'estimer
seulement leurs ouvrages. Raisonner son admiration, c'est
doubler son plaisir; mais il y a eu de grands artistes, —
peut-être y en a-t-il encore, — à qui ce droit au raisonne-
ment, par conséquent à la discussion et à la crilique, a
toujours souverainement déplu et qui n'ont jamais voulu re-
connaître au public qu'un devoir, l'admiration sans phrase.
Un jour, il y a de cela plus de trente ans, quehju'un de
mes amis se trouvait au Conservatoire. Dans la loge immé-
diatement voisine, il avait reconnu M. Ingres. L'orchestre
venait d'achever une symphonie de Ilavdn. Lu jeune
homme, de ceux qui accompagnaient l'illustre peinhe,
hasai-da timidement je ne sais quelle remarque : il avait
parlé à peine que, l'œil étincelant, le sourcil terriblement
froncé, M. Ingres lui lança cette apostrophe écrasante :
« Qu'est-ce à dire, Monsieur? Quelle audace est la vôtre?
Quand on est devant les chefs-d'œuvre, on tombe à genoux
et on admire! » A ce moment, Ilabeneck leva son archet,
Jupiter se rasséréna, mais l'infortunée victime demeura
foudroyée dans un coin de la loge jusqu'à la fin du con-
cert. Vous, Monsieur, qui avez raconté dans un livre
excellent, d'un intérêt soutenu, la vie de M. Ingres, vous
reconnaîtrez à ce coup de tonnerre le génie superbe, l'al-
lure despotique de ce maître, j'allais dire de ce dieu
jaloux.
ACAD. FR. 29
226 RÉPONSlî UK M. C.VMILLK ROUSSET
De \ Histoire des peintres et de M. Ingres, c'est-à-dire des
plus hauts sommets de l'esthétique, il faut redescendre
avec vous, Monsieur, vers les régions moyennes où l'acti-
vité de votre esprit se donne aujourd'hui carrrièrc. A la
Grammaire des arts du dessin vous avez voulu joindre
une Grammaire des arts décoratifs, et déjà le public en con-
naît la première partie sous ce titre : l'Art dans la parure et
dans le vêtement. « Loin d'être un sujet d'observations fri-
voles, dites-vous, le vêtement et la parure sont pour le
philosophe une indication morale et un signe des idées
régnantes. » Quels sont donc, selon les modes actuelles,
les signes de ce temps-ci? Après avoir daté d'il y a vingt
ans, plus ou moins, l'origine du costume qui , sauf des
variations de détail , est encore celui des femmes élégan-
tes, vous continuez ainsi : « Alors la toilette féminine se
transforma des pieds à la tête. Les chastes bandeaux, les
bandeaux unis dont Raphaël a encadré le front de ses
vierges, commencèrent à onduler en se redressant à la
manière des chevelures antiques, ensuite ils se relevèrent
à racines droites, et l'on ne conserva d'autres boucles et
d'autres frisures que celles qui tombaient sur le front et
sur la nuque. On développa tout ce qui pouvait empêcher
les femmes de rester assises; on écarta tout ce qui aurait
pu gêner leur marche. Elles se coiffèrent et s'habillèrent
comme pour être vues de profil. Or, le profil, c'est la sil-
houette d'une personne qui ne nous regarde pas, qui passe,
qui va nous fuir. La toilette devint une image du mouvement
rapide qui emporte le monde et qui allait entraîner jus-
qu'aux gardiennes du foyer domestique. On les voit encore
aujourd'hui, tantôt vêtues et boutonnées comme des gar-
M' DFSCOIRS DK M. CHARLES BLANC. V>o-
çons, tantôt oi'nées de soutaches comme les militaires,
marcher sur de hauts talons qui les poussent encore en
avant, hâter leur pas , iVndre l'air et accélérer la vie en
dévorant l'espace, qui les dévore. »
J'ai voulu citer ce piquant morceau où se révèle dans
toute sa finesse, avec l'esprit du moraliste, la manière de
l'écrivain. Quel autre que vous, Monsieur, pourrait, avec
une sûreté pareille , côtoyer de si près l'étroite limite passé
laquelle le précieux commence? Ce n'est pas d'ailleurs la
première lecture qui ait été faite, dans cette salle même,
de ce fragment de votre livre parmi d'autres, et j'ai plai-
sir à rappeler ici l'un de vos plus éclatants succès. Il y a
quatre ans, dans une séance publique de l'Institut réuni,
l'Académie des beaux-arts vous avait désigné comme ora-
teur, et vous-même aviez choisi pour thème l'art de la toi-
lette qui, disic/-vous, en dépit des innombrables variétés
qu'il comporte, est soumis, comme tous les autres, aux
trois conditions invariables du beau : l'ordre, la propor-
tion et l'harmonie. Dès les premiers mots, votre auditoire
était remarquablement attentif, j'entends l'auditoire fémi-
nin, ne voulant point compter les hommes, assez mauvais
juges en ces matières, excepté ceux que leur profession
même oblige, et que vous nommez par périphrase les artis-
tes décorateurs de ta personne humaine. Quoi! Monsieur,
c'est l'ennemi du langage digne, officiel et convenu, le
censeur de ces gens des hautes sphères à qui leur prud'ho-
mie ne permet pas d'appeler les choses parleur nom, c'est
lui qui se refuse à nommer un tailleur ou, selon le nouvel
usage, un couturier! Que va dire Boileau? Mais je vous
laisse à démêler avec lui et je passe.
2a8 lu'-.PONSK DK M. CAMILLE UOLSSET
A iiiesuro qui> vous avancic/. dans volrc locturc , le sé-
rieux de vos données philosophiques s'égayant à mesure
aussi d'une foule de jolis détails, couleurs, nuances , fleurs,
bijoux, agréments de toute sorte, décrits avec uik- habileté
minutieuse, une précision pour ainsi dire microscopique,
c'était dans la salle une suri)rise, un charme, un plaisir,
une joie, un épanouissement et, pour finir, un tel enthou-
siasme que
Ravi d'être vaincu dans sa propre science,
et n'y pouvant plus tenir, l'auditoire éclata en applaudisse-
ments dont la vivacité vous fit, Monsieur, le plus mérité
des triomphes.
Des arts décoratifs il convient cependant de i^emonter
aux beaux-arts , ne serait-ce que pour prendre honnêtement
congé d'eux. C'est le moment, je crois, de vous soumettre
un doute. A la fin de votre discours, dans un de ces ta-
bleaux que vous savez si bien composer, vous faites
honneur aux institutions républicaines de tous les artistes
supérieurs que la liberté , selon vous, a vus éclore sous son
aile. On pourrait dire qu'Athènes, Florence et Venise,
que vous rapprochez, étaient des républiques d'espèce
très-différente; mais ce n'est point de cela qu'il s'agit, non
plus môme que de Raphaël introduit un peu de force dans
votre cadre; je voudrais seulement vous rappeler de très-
grands noms que vous êtes obligé de laisser en dehors ,
Rubcns , Van Dyck , Velasquez, Poussin , Le Sueur, pour ne
citer que les plus grands. Votre thèse me semblerait donc
à discuter au moins, si elle ne vous avait pas été inspirée
- par le sentiment le plus respectable : vous avez voulu ex-
vu DISCOl'US DE M. CHARLES^ BI.A^C. 229
liorter lu République à traiter honorablement les artistes,
et sans doute aussi les hommes de lettres, y compris les
historiens.
Votre prédécesseur. Monsieur, ;i été un historien et un
publiciste. 11 n'y a qu'un moment, je prenais la liberté de
vous soumettre une dilliculté : voulez-vous me permettre
de vous en soumettre une seconde? C'est que vous portez
sur M. de Carné, je ne dis pas un jugement, Jmais des juge-
ments qui me paraissent si peu conciliables qu'on les pour-
rait croire émanés d'une double source , émis par deux
esprits sensiblement distincts.
Je n'ai pas de peine à reconnaître d'abord le vôtre, qui
est aimable et bienveillant, lorsque vous déclarez votre
goût pour les Souvenirs de jeunesse. C'est, en efïel, un livre
charmant, d'où vous avez tiré avec bonheur des anecdotes
spirituelles, des mots fins, des portraits délicatement tou-
chés, et, ce qui importe davantage, à mon sens, une esquisse
de M. de Carné lui-même, un crayon qui, tout léger (pi'il
est, comme vous dites modestement, ne laisse pas d'être
tout près de me satisfaire. A propos de l'arrivée du jeune
Breton à Paris, chez le chevalier de Trezurin, son oncle,
« si linfiuence des milieux, dites-vous, était décisive, elle
eût fait de M. de Carné un ennemi acharné des idées de 89;
mais les milieux ont aussi le pouvoir de pousser aux réac-
tions et ils engendrent souvent les contraires. » Voilà,
certes, un trait de physionomie caractéristique : M. de
Carné était un ami des idées de 89. En voici un autre qui
s'accorde parfaitement avec le premier : c'est que cette
àme chrétienne et loyale chérissait presque également et
souhaitait de voir étroitement unis, comme en un fais-
23o HKPONSE DE M. CAAllLLE ROUSSET
ceau, ces trois grands principes : la religion, la monar-
chie, la libellé. « C'était là, — je continue à vous citer, Mon-
sieur, — le rêve de sa jeunesse; ce fut la pensée de sa vie
entière. »
Dans votre jugement sur l^s Étals de Bretagne, sur ce
beau livre, comme vous le nommez avec raison, je vous
retrouve encore; vous parlez encore avec sympathie de
M. de Carné. « L'esprit de justice ne lui manque pas, dites-
vous, même envers ceux de ses compatriotes dont la pen-
sée est aux antipodes de la sienne. » Il est vrai que j'ai
supprimé deux mots et j'avoue que ces deux mots ont une
valeur significative. « L'esprit de justice ne lui manque pas,
cette fois. » Voilà exactement votre texte. En effet, cette fois
est un correctif d'une sérieuse importance, car il semble
atteindre l'équité naturelle et les jugements réfléchis de
\L de Carné. Ainsi l'esprit de justice lui aurait manqué
d'autres fois. Où et quand? Dans les Études sur le gouver-
nement représentatif, répondez-vous. Je me trompe. Ce n'est
plus vous qui répondez et je ne vous reconnais plus, ou du
moins ce n'est plus l'esprit conciliant qui vous inspire.
J'en ai tout de suite la preuve dans les expressions, pour
le moins sévères, qui signalent particulièrement cet endroit
de votre discours. « Le ton des Études sur le gouvernement
représentatif c%\. souvent, dites-vous, agressif. Il est bien rare
que l'écrivain rende justice à ses adversaires et, de la meil-
leure foi du monde, il a beaucoup de peine à les supposer ca-
pables d'une bonne action. L'impartialité n'est pas son fait,
ni la modération sa vertu. C'est surtout quand il s'occupe
de la Révolution française que M. de Carné perd tout son
. sang-froid. » Je m'arrête. Ni la famille, ni les amis, ni les
Al DISCOURS DK M. CHARLES BLANC. 23 1
confrères de M. de Carné, ni vous-même, Monsieur, par ce
que vous avez de générosité dans l'àme, personne ne com-
prendrait que je laissasse passer librement ces dures criti-
ques. Vous me permettrez seulement de regretter que cette
partie de votre discours m'ait mis dans l'obligation d'y
adresser cette partie de ma réponse.
Un de nos confrères, dont la réception a précédé immé-
diatement la vôtre, un homme considérable, d'une grande
autorité dans les affaires publiques, amené par le courant
de son discours en face d'une question polit i((ue dont la
discussion ne lui paraît pas séante à l'Académie, s'arrête
et se borne à dire : « Vous m'approuverez. Messieurs, de
ne pas discuter cette question. Je l'ai discutée hier, je la
discuterai encore demain, et il ne s'agit ici que de la façon
de penser de mon prédécesseur. » Vous avez fait autre-
ment. Monsieur. Ce n'est pas seulement la façon de
penser de votre prédécesseur, c'est la question môme
de la Révolution que votre discours traduit devant cet au-
ditoire. Il vous a convenu de choisir un terrain difficile :
c'était votre droit. Je vous suivrai partout : c'est mon de-
voir; sitôt que j'y aurai satisfait, je ne m'attarderai pas sur
ce terrain-là, je vous jure.
Il y a sur la Révolution deux opinions extrêmes : admi-
rable, du commencement à la fin, pour les uns, elle est, du
commencement à la fin, exécrable pour les autres. Des deux
côtés, c'est la Révolution une et indivisible qu'il faut adorer
ou réprouver, sans hésitation ni retour. Tout ou rien! Di-
lemme terrible, dilemme fatal pour la raison, pour la con-
science, pour la liberté humaine! Eh bien! non; ni la rai-
son, ni la conscience, ni la liberté, n'en sont réduites à cette
232 RÉPONSE DK M. CAMILLK KOI SSKT
abdication d'elles-mêmes; elles n'ont pas, Dieu merci, ce
despotisme de part et d'autre à subir; et, si étroitement
que le dilemme s'efforce de resserrer ses branches de fer,
il ne retiendra que les faibles ou les exaltés qui voudront
se laisser prendre. Quant à ceux qui, d'un esprit plus viril
ou plus calme, ont choisi pour guides la vérité seule et la
justice, qu'ils ne s'inquiètent pas; ils feront comme M. de
Carné ; ils passeront quand même.
Partisan sincère des idées de 89, M. de Carné a con-
sacré à leur application sa vie entière : vous le reconnaisse/.,
Monsieur. Qu'exigez-vous davantage? Que lui reprochez-
vous? Quelle est donc cette Révolution qui lui fait, selon
vous, perdre tout sang-froid? Vous le taxez d'injustice à
l'égard des hommes de la Révolution : en vérité, je n'ai pas
remar(}ué ce que vous dites. Je n'ai jamais vu qu'il ait in-
justement parlé ni de la Fayette, ni de Bailly, ni de Kléber,
ni de Desaix, ni de Hoche, ni de Marceau, ni de Carnot,
ni de Lanjuinais, ni de Boissy d'Anglas, ni de leurs pareils.
Ceux-là sont à peu près. Monsieur, les seuls qui m'inté-
ressent.
La République est redevenue le gouvernement de la
France. Dans l'éloge que vous en faites, vous vous recom-
mandez des plus grands espi'its qui l'ont reconnue néces-
saire; mais ces grands esprits n'ont jamais, que je sache,
conseillé à la République de prendre en bloc l'héritage de
la Révolution; ils ont, au contraire, toujours été d'avis
qu'elle n'acceptât la succession que sous bénéfice d'inven-
taire.
Sunl bona, sunt quœdam mediocria, sunt mala plura.
Al- DISCOURS DE M. CHARLES BLANC. 233
M. de Carné a goûté le bon, négligé le médiocre et
repoussé décidément le pire. Je crois qu'il a fait sagement
et heureusement, sauf la mauvaise fortune d'avoir été mal
connu ou mal compris de vous. C'est un malentendu que
je ne puis m'empèclior de regretter sincèrement pour vous
comme pour lui; après quoi, Monsieur, vous jugerez sans
doute que c'est assez de politique.
Bornons-nous du moins à la politique apaisée, je veux
dire à l'histoire. L'œuvre la plus considérable de M. de
Carné me paraît être son Essai sur les fondateurs de l'unité
nationale en France, avec la Monarchie française au dix-hui-
tième siècle, qui en est la suite. C'est pendant sept cents ans
la chaîne ininterrompue de notre histoire représentée sur-
tout par de grandes figures royales, politiques ou guerriè-
res. Parfois elle fléchit et s'abaisse; il semble que sous son
propre poids ou sous quchiue effort étranger elle va rom-
pre ; mais d'espace en espace quelqu'un de ces anneaux-
maîtres, solidement cramponné, la soutient et la relève.
C'est ainsi que, chaînon par chaînon, elle est arrivée,
grâce à Dieu, jusqu'à nous et qu'elle passera, si nous
savons continuer vaillamment l'œuvre de nos pères, à
nos fils.
Le temps ne vous a pas permis de louer autrement que
par un mot, comme vous venez de faire, cet ouvrage im-
portant de votre prédécesseur. Ne pensez-vous pas. Mon-
sieur, que pour un adversaire de ses idées, mal satisfait, à
raison ou à tort, de ses jugements sur la Révolution, il n'y
aurait pas de plus généreuse ni de plus facile revanche
que de saluer avec lui ces anciens serviteurs de la France,
vrais héros, vrais patriotes, qui ont fondé la nation, ou qui,
ACAD. FR. 3o
234 RÉPONSE DE M. CAMILLE ROUSSET
après l'avoir retenue au l)ord des abîmes, ont refait sa
grandeur et propagé sa gloire?
M. de Cai'né l'a vue au bord des abîmes. Douleur pa-
triotique , douleur paternelle , aucune amertume , aucune
épreuve ne lui a manqué; mais, frappé dans ses plus chè-
res affections, dans son pays mutilé, dans sa famille ré-
duite, le chrétien s'est soutenu contre le désespoir. Tant
qu'il a pu contribuer, par ses écrits ou par ses œuvres, au
salut commun, il ne s'est pas cru dispensé de bien faire.
Nous l'avons vu à l'Académie, mélancolique, silencieux,
affectueux toujours et attentif aux autres. Avant de déli-
bérer sur le prix institué pour l'encouragement des œuvres
charitables par la générosité de M. de Montyon, c'est un
usage adopté par l'Académie de confier particulièrement à
l'un de ses membres le dépouillement des nombreux dos-
siers qui, de tous les points de la France, lui sont adressés
pour ce concours. Jusqu'à la fin de sa longue carrière, le
vénérable général de Ségur avait honoré cette fonction
laborieuse; elle fut, après lui, décernée comme un honneur
à M. de Cai^né. Il l'accepta surtout comme un devoir. Lors-
que, après plusieurs mois de travail assidu, d'étude pa-
tiente, de comparaison difficile à établir, il nous apportait
les propositions motivées qui étaient le verdict de sa con-
science, lorsqu'il nous faisait simplement, avec l'éloquence
des faits mêmes, le récit de tous ces dévouements obscurs,
de tous ces sacrifices longtemps ignorés, de ces merveilles
de la charité chrétienne, de ces vertus des humbles, écla-
tantes devant Dieu, à peine entrevues des hommes, nous
pouvions dire, gagnés par l'émotion que nous communi-
quait son âme : Voilà une bonne, voilà une belle séance 1
Al' DISCOURS DE M. CHARLES BLANC. 235
En souscrivant aux conclusions persuasives de notre con-
frère, nous savions qu'il était impossible de mieux adres-
ser nos récompenses, et nous lui donnions à lui-môme une
des dernières, une des rares satisfactions qu'il lui fût dé-
sormais permis de goûter en ce monde.
Encore un mot, Monsieur, et je termine. Vous avez té-
moigné le désir, honorable pour l'Académie, de vous asso-
cier à ses travaux le plus prompteraent possible, et, pour
ma part, je me suis fait plus qu'un devoir, si vous per-
mettez que je dise, un plaisir de hâter ce moment-là.
Soyez donc le bienvenu parmi nous. Monsieur. Vous n'y
trouverez malheureusement ni Bossuet, ni Buffon, ni le
maréchal de ^■illar^: mais vos confrères, en échange des
lumières que vous voudrez bien leur donner des beaux-
arts, s'empresseront de vous éclairer sur nos modernes
usages, et, comme ils ont beaucoup connu M. de Carné,
comme ils gardent pieusement la mémoire de cet homme de
bien, de cet homme de cœur, vrai chrétien, vrai Erançais,
ils seront heureux de vous le faire tout à fait connaître
et d'achever, de concert avec vous, son éloge.
r
1
DISCOURS
DE
M. GASTON BOISSIER
PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 21 DÉCEMBRE 1876, EN VENANT
PRENDRE SÉANCE A LA PLACE DE M. PATIN.
Messieurs,
Vos suffrages m'imposenl un devoir facile; j'ai à vous
retracer une vie honnête, pleine d'œuvres utiles, et qui
s'est écoulée au milieu de l'estime et du respect de tout
le monde. Quoiqu'elle se soit prolongée bien au-delà des
existences communes, elle ne contient pas d'incidents
extraordinaires et pourrait être racontée en quelques mots.
Les gens sages sont en général comme les peuples heureux,
ils n'ont pas d'histoire. M. Patin a choisi sa voie de bonne
heure, et il a marché toujours droit devant lui; il n'a eu,
chose rare de nos jours, que les ambitions de son état.
9,38 DISCOURS DF RÉCEPTION
L'exemple de ses meilleurs amis, l'éclat de leur fortune
politique, les facilités que lui offraient les cinq ou six
révolutions qu'il a traversées, ne l'ont jamais séduit : sous
tous les ix^gimcs, il s'est contenté d'être un savant et un
lettré. C'était, Messieurs, une résolution sage, et dont il n'a
pas eu lieu de se repentir : dans cette vie laborieuse et
paisible qu'il s'était faite, il ne cherchait que les plaisirs
de l'étude, les joies intéi'ieures du devoir accompli, l'or-
gueil légitime des services rendus ; vous verrez qu'il y a
aussi trouvé le bonheur.
Une des chances les plus heureuses de M. Patin, dans
son heureuse carrière, fut de venir à temps pour recevoir
une excellente éducation. 11 avait juste l'âge d'entrer au
collège quand les collèges furent rouverts. La Révolution les
avait fermés en 1794, lorsqu'elle détruisit d'un coup toutes
les anciennes Universités. L'essai des Ecoles centrales, qui
fut fait ensuite, n'avait qu'à moitié réussi, et l'on venait enfin
de se décider à rétablir à peu près ce qui existait aupara-
vant. — C'était le goût du moment de retourner en tout
au passé, et l'on relevait l'antique édifice avec le même
empressement qu'on avait mis à le détruire. — Les vieilles
études classiques furent donc restaurées ; elles revinrent,
mais comme renouvelées et rajeunies par ces quelques
années d'absence. Depuis qu'on en avait été privé, on en
sentait mieux le prix; d'ailleurs, les circonstances leur
donnaient un air de réaction qui achevait de les mettre à
la mode. Les maîtres de l'ancienne Université de Paris se
ralliaient autour de l'Université nouvelle ; dispersés de tous
côtés par l'orage, forcés souvent d'accepter pour vivre des
positions modestes, peu conformes à leurs goûts et à leurs
DE M. GASTON IlOISSIER. 289
habitudes, ils étaient heureux de reprendre les occupations
de leurs plus belles années. La joie qu'ils éprouvaient à se
retrouver dans leurs chaires relevées, à relii-e Ciccron et
Virgile , dont ils étaient éloignés et comme exilés depuis si
longtemps, se communiquait à ceux qui les écoutaient. Le
maître enseignait avec plaisir, l'élève étudiait avec ardeur
et par suite avec profit. Le concours général, qui avait dis-
paru en 1793, après une émeute d'écoliers, venait d'être
rétabli , et jamais ces fêtes scolaires ne s'étaient célébrées
avec autant de pompe. Elles donnaient lieu à des incidents
animés qui montrent l'ardent intérêt qu'y prenait la jeu-
nesse. Je lis dans un journal du temps, la Décade philoso-
phique, qu'à la disliibution des prix de i8o4 l'élève qui
venait de remporter pour la seconde fois le prix d'honneur,
s'avançant vers les personnes distinguées qui assistaient à
la cérémonie, les remercia en fort bons termes de h ur
présence , et prit ensuite, au nom de ses camarades, l'enga-
gement de rendre un jour leurs talents et leurs efforts
utiles à la patrie : « J'en jure par ces couronnes, » dit-il,
et le jeune auditoire éclata en applaudissements. .Messieurs,
ce lauréat de l'an XII, l'Institut le possède encore, et il
conserve , malgré ses quatre-vingt-dix ans , tant de passion
pour l'étude, tant d'ardeur et de verve, un esprit si ferme,
si vigoureux, que je suis bien tenté de l'appeler, comme
l'écrivain de la Décade, le jeune Naudet. M. Patin suivit
avec éclat l'exemple des Naudet, des Le Clerc, des Cousin,
et il fut, comme eux, plusieurs fois vainqueur dans les
luttes du concours; comme eux aussi, ses succès parurent
le destiner à l'enseignement, et l'on pouvait dès lors pré-
voir qu'après avoir été l'un des plus brillants élèves de
2^0 DISCOURS DE RÉCEPTION
l'Université, il en deviendrait l'un des meilleurs maîtres.
Ici se retrouve cette heureuse fortune qui accompagna
partout M. Patin : au moment même oià il songeait à entrer
dans l'enseignement, l'École normale fut fondée. Il y avait
plus de cinquante ans que l'opinion publique en réclamait
la création, mais en France les bonnes choses no se font
pas vite. La Convention nationale, vers la lin de son ora-
geuse existence, avait voulu réaliser le vœu des anciens
parlements et instituer pour les jeunes maîtres une maison
d'instruction où on leur apprît l'art d'enseigner. Malheu-
reusement elle s'y prit avec trop d'imprévoyance et de
faste : quatorze cents jeunes gens furent levés à la fois dans
toute la France ; on les fit venir en toute hâte à Paris ;
mais, quand on les eut rassemblés, on ne sut plus qu'en
faire , et , après cinq mois d'essais stériles, il fallut les ren-
voyer chez eux. Quinze ans plus tard, l'idée de la Conven-
tion fut reprise par l'Empire, cette fois d'une façon modeste,
et avec aussi peu de bruit et de dépense que possible. On
se contenta de réunir cinquante élèves , qu'on logea tant
bien que mal dans les ruines de l'ancien collège Du Plessis.
On leur donna deux maîtres seulement ; mais quels maîtres!
M. Yillemain, pour la littérature; pour les langues
anciennes, M. Burnouf. Du reste, point de programme ni
de règlement ; chacun allait devant soi, suivant les caprices
de son imagination ou les préférences de son esprit. On
lisait beaucoup, on causait encore plus. La leçon achevée,
c'étaient des discussions sans fin, où les idées du maître
étaient complétées ou combattues, où tous apportaient en
commun le résultat de leurs travaux, de leurs lectures, de
leurs réflexions. « Dans cette libre et fraternelle familia-
OF, M. «GASTON BOISSIER. u/j '
rite d'àmes, » comme lappi'llr un contemporain, chacun
profitait du progrès des autres ; les esprits s'élendaienl. par
la méditation et s'aiguisaient par la dispute. Jamais on ne
sentit mieux le profit qu'on tire de ces années de recueil-
lement et d'étude , placées entre le collège et le monde ,
et quelle lumière peut jaillir de la rencontre Ac (pichpies
iiilclligences sincères, qui n'uni pas eu le temps d'avoir des
préjugés, et n'ont pas subi encore toutes les servitudes de
la vie. Plus lard, les préventions, les souvenirs, les intérêts,
les influences s'interposent, sans qu'on le veuille , sans qu'on
le sache, entre nous et la vérité : on est d'un parti, et l'on
en prend les opinions ; on lait des sacrifices à ses amis ; on
a une situation à conquérir, un avenir à ménager, ce qui
rend timide, rései-vé ; on hésite à dire tout haut son senti-
ment, on regarde autour de soi avant de se livrer franche-
ment à ses impressions. Cette prudence, qu'enseigne la
vie , et dont il est malheureusement bien difficile de se
défendre , était plus commune que jamais et |)lus nécessaire
dans les dernières années de l'empire. Au milieu d'une
société engourdie, sous l'œil d'un pouvoir défiant, on avait
pris l'habitude de penser peu et de parler moins encore.
Au contraire on pensait cl l'on parlait beaucoup à l'iicole
normale : c'étail un plaisir anquel on trouvait d'autant plus
de charme qu'il était devenu plus rare. Les admirations y
étaient vives, les antipathies violentes, et il arrivait pres-
que toujours que ces antipathies et ces admirations étaient
tout à fait opposées à celles du public. C'est ainsi qu'on
alïectait d'accorder peu d'estime à la littérature du
temps et de traiter sans respect les réputations les
mieux établies. De l'autre côté du Plessis, au Collège de
AC.\D. FR. 3i
242 DISCOURS DE RÉCEPTION
France, Delille était un grand homme, et tout Paris se
pressait aux séances de rentrée, quand il daignait y lire
quelques vers sur le café ou le jeu d'échecs. A l'École nor-
male on se moquait de ces descriptions éternelles ; l'étude
assidue des chefs-d'œuvre de l'antiquité, les excursions
qu'on commençait à faire dans tes littératures voisines, y
donnaient de la poésie une plus haute idée. Et ce n'était
pas pour la poésie et les lettres seulement qu'on se
permettait de s'écarter de l'opinion commune : en philo-
sophie, en religion, en politique, cette jeunesse était
éprise de nouveautés, hardie dans ses jugements, ardente
dans ses espérances. De tous les côtés, elle regardait au-
dessus des horizons du xvnT siècle, cherchant à sortir
des systèmes étroits et à se faire une critique plus large.
Il restait sans doute beaucoup de vague dans ses aspira-
tions, elle ne savait pas bien encore quelle route elle vou-
lait pr(>ndre : mais elle éprouvait le besoin de quitter les
chemins battus, et elle était prête à suivre ceux qui se
présenteraient pour lui servir de guides. On le vit bien
lorsqu'en 1812, àla Faculté des lettres, installée alors dans
les mêmes bâtiments que l'Ecole normale, M. Royer-
Collard et iM. Guizot commencèrent obscurément ces cours
qui devaient être si glorieux. Dès les premiers mots, ils
furent compris; ils trouvèrent autour d'evix tout un audi-
toire sympathique et préparé. L'Ecole leur envoya pour
élèves les Cousin, les Jouffroy, les Augustin Thierry, et de
cet accord fécond des maîtres avec les disciples un mou- ■"
vemcnt prit naissance qui en quelques années renouvela
la philosophie, la critique et l'histoire.
M. Patin, entré à l'École normale en 181 1 , prit part à
DK M. GASTON BOISSIER. 9-43
toute cette effervescence, et peut-être fut-il mi de ceux
qui en profitèrent le plus. Son goût ne le port.ilt guère
aux nouveautés; il y a des gens qui naissent révolution-
naires, lui était naturellement conservateur. Mais ses idées
se modifièrent à l'Ecole : il ne put traverser cet ardent
foyer sans recevoir aussi l'étincelle. Les leçons de iM. Vil-
lemain firent sur lui iiiie impression qu'il n'oublia jamais ;
soixante ans plus tard , il disait sur la tombe de son maître :
« Il me semble encore assister à ces conférences où il nous
étonnait, nous charmait, par l'étendue et la variété de ses
souvenirs, la finesse et la sûreté de son goût, la vivacité
élégante, les spirituelles saillies de sa parole ! » 11 sortit de
ces coni'érences convaincu qu'il fallait renoncer à l'ancien
système de critique qui ne suffisait plus à la curiosité des
esprits. « Il y a des époques, disait-il, où l'on doit refaire
la carte de l'art, comme on refait, ajMès un voyage de dé-
couvertes, un traité de géograj)hie. » Il faut nous le figurer
dans ces premières années, quand il ne s'était pas encore
absorbé dans le monde ancien, prenant part aux discus-
sions du jour, rayonnant volontiers surtout le domaine
des lettres, et quittant même quelquefois la France poui'
s'aventurer dans la littérature des pays voisins. Tout en
composant des éloges poui- Ks eoncoui-s académiques, il
collaborait à divers journaux, surtout au Glohr, que rédi-
geaient avec tant d'éclat ses anciens amis de l'École normale.
Il y rendait compte des belles leçons de M. Villemain , dont
il dit « quelles méritaient de devenir un événement pu-
blic » ; mais il ne dédaignait pas non plus d'y traiter des
sujets jjIus légers. C'est ainsi ([u'il s'occupe souvent des
romanciers, et non-seulement de Walter-Scott, mais de
244 DISCOIÎRS DK UÉCEPTION
Zschokkc, de Xavier de Maistre, de M"" de Souza. Il fait
ressortir le.'^ (|ualilés de leurs ouvrages dun ton qui indi-
que qu'il les a lus avec une Irès-vive sympathie, ce qui ne
l'enipèche pas d'en montrer aussi très-finement les défauts,
surtout cette manie qu'ont les auteurs modernes de trans-
former en rêveurs spéculatifs les personnages passionnés :
« Les héros de nos romans, dit-il, s'observent sans cesse,
ils semblent ne voir dans leurs affections qu'un sujet de
recherches morales et d'expériences psychologiques; on
dirait que, s'ils aiment, s'ils haïssent, s'ils craignent, s'ils
désirent, s'ils sont heureux ou malheureux, c'est unique-
ment par curiosité philosophique. Je les comparerais vo-
lontiers à ce médecin courageux qui osa s'inoculer la peste ,
afin de mieux l'étudier. » Il serait piquant de suivre le
grave professeur dans ces polémiques mondaines , et peut-
être éprouveriez-vous quelque surprise de l'y trouver si à
l'aise. Je crois pourtant qu'il a eu raison de n'y pas rester.
En continuant à disperser ainsi son esprit de tous les
côtés, il se serait conquis une réputation agréable et au-
rait passé pour l'un des meilleurs élèves de M. Yillemain;
mais il avait mieux à faire : dans ce vaste territoire de la
critique, il pouvait trouver une place qui fût à lui, cl où il
serait un maître à son tour.
Il y fut naturellement amené par les circonstances. A
peine était-il sorti de l'École normale comme élève qu'il y
rentra comme professeur : on le chargea, en i8i5, d'y en-
seigner les littératures anciennes. Parmi les sujets que ces
fonctions l'amenaient à traiter, il en est un qui, par son
importance et son obscurité, le frappa d'abord plus que
les autres : c'était l'histoire de la tragédie grecque. Il
ni; M. GASTON BOISSIEK. a/j^
souhaita la connaître à fond, ot il prit son temps pour l'é-
tudier. De i8i5 à 1822, illc fut liii)jel principal de ses
leçons à l'École normale; il en tira , en 1824. i'" coui's
pour la Société des bonnes-lettres, et quelques fragments
en faveur insérés dans le Globe; dès i832, il eut l'occasion
d'y revenir souvent dans son enseignement de la Faculté
des lettres, à propos du théâtre latin; cependant les Etu-
des sur les tragiques grecs ne furent publiées, sous leur forme
définitive, qu'en i84i , c'est-à-dire après vingt-six ans de
travail. On s'explique aisément tous ces retards quand on
songe que l'intérêt passionné que M. Patin prenait à cette
histoire avait fait naître en lui une insatiable curiosité. Le
sujet lui semblait s'agrandir sans cesse à mesure qu'il le
regardait de plus près et qu'il s'en occupait davantage.
Après avoir étudié avec tout le soin dont il était capable
les pièces d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide i\nv iiousavons
conservées, consulté , pour les mieux comprend rc , les coiii-
mentateurs, les scoliastes el ionl «c rpii rcsic de la grande
critique d'Alexandrie, il voulut connaître aussi les imita-
lions qu'on en a faites dans d'autres pays. Il suivit les
diverses étapes de ce grand voyage qui a promené la tra-
gédie grecque dans le monde entier, en observant com-
ment elle change dès qu'elle sort de chez elle et les sacri-
fices de toute nature qu'il lui laut subir pour s'accommo-
der au caractère des peuples où elle s'introduit. Il lui sem-
blait ([uc, lorsqu'on sait bien ce qui n'a pas pu en être
transporté ailleurs, on distingue mieuxccqui lui estpro])rc,
et que ces imitations incomplètes font éclater son véri-
table génie. C'étaient, vous le voyez, des études infinies
qu'il entreprenait à travers toutes les littératures de l'Eu-
246 DISCOUHS 1)K RÉCKI'TION
ropc ; ajoutez (ju'il tenait à se rendre compte de tout par
lui-inènie cl qu'il ne voulait rien savoir à demi. Aussi arri-
vait-il clilTieilenicnt à se satisfaire. Aucune question ne lui
semblail indilTérente , les moindres détails l'entraînaient
à des recherches interminables sans que sa patience en fût
jamais fatiguée, et il ne consentit à donner son livre au
publie que lorsqu'il fut bien sûr que la matière était épuisée
et qu'il ne lui restait plus rien à apprendre. C'est ainsi que
lui vint le goût de l'érudition , et quv du lettré sortit peu à
peu le savant. M. Patin ne pensait pas, comme tant d'autres,
que la littérature et la science s'embarrassent mutuelle-
ment et qu'il convient de les séparer ; il croyait, au con^
traire, qu'en s'unissant ensemble elles peuvent se rendre
beaucoup de services. Le vif sentiment des beautés litté-
raires, un goût juste, éveillé, délicat, empêchent un érudlt
de dire beaucoup de sottises, et, de son côté, un littéra-
teur se trouve bien d'avoir des informations exactes et de
connaître à fond les choses dont il veut parler. M. Patin
fut donc à la fois, et dans des proportions heureuses, un
savant très-solide et un lettré plein de goût ; c'est ce mé-
lange qui aida le plus au succès de ses Etudes sur les tra-
giques grecs et qui les fera vivre.
Je crains. Messieurs, qu'il ne nous soit pas très-facile
aujourd'hui de lY'udre au livre de M. Patin toute la justice
qu'il mérite et de l'apprécier comme il convient. Il est dans
la nature des ouvrages de ce genre que leur succès même
leur est nuisible. D'ordinaire, les idées justes et vraies
qu'ils renferment n'y restent pas et font vite leur chemin
dans le public ; une fois qu'elles s'y sont répandues, il est
dilficile de les aller chercher pour les restituer à leur au-
l)K M. GASTON BOISSIKU. 2^7
tour vérilahlo. Le public ressemble à ces gens du monde
qui adoptent avec tant d'empressement les mots heureux
qu'ils entendent dire, et qui, après les avoir quelquefois
répétés, finissent par se convaincre (juils les ont inventés
eux-mêmes. Il prend dans les lixies qu'il lit tout ce (|iii lui
plaît, et plus ee qu'il v lr()u\e est naturel et sensé, plus il
s'en empare et se l'assimile aisément. Comme il ne lui
semble pas qu'il ait jamais eu besoin de l'apprendre, il se
persuade qu'il l'a toujours su, et lorsqu'au bout de quelque
temps, il relit le li\re qui le lui a lourni . il n'est pas éloigné
de croire que c'est lui qui a donné à l'auteur ce qu'en réa-
lité il en a reçu. Les Etudes sur les tragiques qrecs sont un
de ces livres dont le meilleur s'est écha|)pé pour former
l'opinion générale et la science commune. Les idées que
M. Patin y développe pourront ne plus sembler nouvelles
aujourd'hui, mais nous avons un moyen de nous convaincre
qu elles l'étaient quand il les exposa , poui- la première fois,
devant son jeune auditoire de l'Ecole normale. Ha[)pelons-
nous la façon dont les criti(|ues les plus sérieux du dernier
siècle jugeaient cette vieille tragédie, et de quel ton on en
parlait alors dans le monde. Depuis l'époque où Racine
faisait pleurer ses amis en leur traduisant \ Qùlrpe de So-
phocle sur un exemplaire grec, on ne lisait plus les tra-
giques dans l'original. Le père Brumoy en avait donné une
traduction dans cette prose rêvée par M. Jourdain, qui
n'est ni prose ni vers; c'est là qu'on les allait chercher, et
il n'est pas surprenant qu'on y prît d'eux une opinion dé-
favorable. On en pouvait bien faire l'éloge par convenance,
et à cause de leur grand âge ; en réalité , on les connaissait
peu, on les comprenait mal, on ne les estimait guère. \ol-
2/|8 DISCOURS Dli UÉCEPTION
taii'o. ([ui voyait un jour le public rester froid à l'une de
SCS pièces, s'écriait de sa loge aux spectateurs indécis :
« Applaudissez, Athéniens, c'est du Sophocle! » Mais, le
succès une fois assuré , il avait soin de se faire écrire par
(pu-lque compère, ou il laissait entendre dans une préface
(juil était beaucoup trop modeste, que c'était bien mieux
que Sophocle, que ces vieux écrivains qu'on admire par
tradition auraient beaucoup gagné à vivre quelques siècles
plus tard et à recevoir des leçons de leurs successeurs,
([ue la plupart de leurs pièces ne seraient plus souffertes
à la foire : et les Athéniens de Paris, qu'il appelait aussi
quelquefois des badauds quand il n'avait besoin de les
flatter, le croyaient sur parole. Ce jugement est au fond
celui de La Harpe, qui l'a exprimé sans trop de ménage-
ment dans son Lycée; n'oublions pas que cet ouvrage était
dans sa vogue et sa fraîcheur, qu'il formait le goût publie
quand M. Patin commença d'enseigner à l'Ecole normale
l'histoire de la tragédie grecque. Ce rapprochement suffit,
je crois, à montrer ce qu'il y avait dans sa critique de har-
diesse et de nouveauté.
La Harpe et les critiques du xviii^ siècle avaient le
défaut d'être trop remplis d'eux-mêmes, de prétecdre tout
juger avec les idées de leur temps et de ne pouvoir com-
prendre ce qui diffère d'eux. « Quand, par aventure, dit
M. Patin, ils entreprenaient quelque excursion dans l'an-
tiquité ou chez d'autres nations, c'était à la manière de ces
voyageurs qui ne sortent de leur pays que pour le retrou-
ver partout, qui se cherchent avec curiosité chez les étran-
gers et se trouvent au retour aussi avancés qu'avant d'être
partis» » Quant à lui, il était très-décidé à ne pas commet-
DE M. GASTON BOISSIEU. a/jq
Ipc la inèiiK^ faute, il ne voulail pas iinitei' ceux auxquels
il rcproclio a d'onvisager les œuvres anliques d'une ma-
nière Loul, abstraite , coinuie si elles ne tenaient à rien ,
qu'elles lussent tombées du ciel , qu'elles n'eussent ni date
ni patrie. » Il les ramenait à leur temps, il les expliquait
par leur pays, et, de cette manière , il se eroyait certain
d'arriver à les mieux comprendre, (^-ette criti(pie nouxelle,
dont il se proinel de si lu'iireiix résultats, cette méthode
historique (ju'il oppose avec quelque (ierté à l'enseignement
dogmatique de ses prédécesseurs , il ne prétend certes pas
l'avoir in\ entée , au contraii'e , il ne niancpie pas une occa-
sion d'en l'envoyer la gloire à M. Viihunain. Mais, le pre-
mier, il la franchement appliquée aux littératures ancien-
nes. Ce fut , dès i8i5, le caractère et la nouveauté de son
enseignement; c'est encore aujourd'hui un des principaux
mérites de ses livres. Ces chefs-d'œuvre de l'antiquité, qui
semblaient flotter entre le cielel la terre , et dont on aimait
à dire qu'ils appartiennent à tous les temps, M. Patin fait
voir qu'on ne peut les comprendre que si l'on connaît le
pays et l'époque où ils furent écrits, tst-il possible, par
exenqjle, si l'on ignore comment est né le théâtre grec,
qu'on puisse se faire quelque idée du génie d'Eschyle? Ce
système dramatique si contraire au nôtre devait déconcer-
ter une critique ignorante du passé, enfermée dans le pré-
sent, et l'on conçoit que Fontenelie ait prétendu que lau-
leiu- (lu Prométhée ne pouvait être « qu'une manière de
Ibu ». -Mais, quand on consent à quitter Paris et à perdre
de vue le théâtre français , ([uand on se reporte aux ori-
gines de la tragédie grecque . qu'on la voit naître dans les
fûtes de Bacchus et sortir des chants dithyrambiques, alors
ACAU. FR. Sa
25o DISCOURS DE RÉCEPTION
le drame d'Eschyle s'explique. Ces prétendus déi'auls que
croyaient y voir des esprits prévenus, accoutumés à un ail
différent, disparaissent; on est mieux disposé à en sentir
les divines beautés; on est frappé comme il convient de
la grandeur de l'action, de l'énergie des sentiments, de la
majesté du spectacle, des proportions héroïques et de la
fière attitude des personnages qui , menacés par un pou-
voir supérieur et fatal , succombent sans faiblesse et enno-
blissent par leur dignité leur chute inévitable, « sembla-
bles, tlit ÎM. Patin, à ces gladiateurs de Rome qu'une sen-
tence , fatale aussi , condamnait à périr sous le couteau
d'un vainqueur, et qui, par la grâce de leur maintien,
arrachaient, en tombant sur l'arène , les applaudissements
des spectateurs féroces dont ils n'avaient pu émouvoir la
pitié. » Ce que je viens de dire d'Eschyle, je pourrais le
répéter d'Euripide. Ses pièces sont loin d'être irréprocha-
bles, et les fautes qu'on y remarque doivent choquer un
homme de sens. M. Patin les signale et les déplore;
mais, au lieu de lancer sur elles des anathèmes et de s'in-
digner au nom du bon goût, ce qui ne mène à i^en, il en
cherche les causes qu'il importe beaucoup de découvrir;
il les trouve dans le caractère du poète , dans les mœurs
de son temps, dans les exigences des spectateurs avides
de nouveautés et fatigués de chefs-d'œuvre. Ces défauts,
qui le choquent, ne le surprennent pas; ils lui semblent
l'eflet ordinaire des années et la suite natiu'elle des chan-
gements du goût public. « Ainsi vont les arts, dit-il , et l'es-
prit humain qui les j)roduit. On commence par des com-
positions simples, et l'on arrive par un progrès inévitable
à la recherche de l'effet, à la réalité de l'imitation: cela
I)i: M. GASTON nOISSIER. 2[)I
est naturel . cela est néoessairo. » Ces réflexions ne me pa-
raissent pas seulement très-justes, elles sont aussi fort
utiles. Il me semble (jue l'esprit qui s'en pénètre n;arde
mieux la liberté et la sûreté de ses jugements. Quand il
n'est plus obsédé par des défauts dont il sait la raison , les
qualités le frap[)enl davantage. Rien ne l'empèehe plus
alors de goûter les beautés d'Euripide, cette fécondité de
ressources, cette variété d'intrigues, ces peintures animées
de la vie commune, cette connaissance du cœur, ce pro-
fond sentiment des misères de l'bumanité, et, par-dessus
tout, ces maximes généreuses, ces grandes idées sur la
religion, sur le droit, sur la justice, qui lui venaient des
écoles philosophiques, et révèlent le progrès delà raison
au milieu de la décadence des arts. Voilà ce que ^I. Patin
a mieux compris que ses devanciers, ce qu'il a mis en
pleine lumière! L'ancienne critique, à force d'être timide
et sévère, de se cantonner obstinément dans certaines épo-
ques et certaines œuvres privilégiées, avait fini par réduire
la littérature à t|uehjues sommets. La nouvelle, en nous
donnant la pleine intelligence du passé, en nous apprenant
à sortir de nous-mêmes, en nous rendant sensibles aux
qualités qui nous sont étrangères, multiplie pour nous le
nombre des grands écrivains, étend le champ de nos études
et nous permet de goûter plus souvent une des jouissances
les plus vives et les plus saines que puisse se donner notre
esprit, le noble plaisir d'admirer.
Quand M. Patin publia son ouvrage sur les tragiques
grecs, il y avait déjà plusieurs années qu'il était engagé
dans d'autres études. Kome l'avait enlevé à la Grèce, et
depuis lors elle le garda. Nommé en i832 professeur de
252 DISCOL'KS DE «LCEPTION
poôsi»^ latine à la Faculté des lettres, il a fait ce cours sans
inten uplion pendant trente-trois ans, et de ce long ensei-
gnement il est resté, avec les traductions de Lucrèce et
d'Horace , les Éludes sur les poètes latins.
Dans cette chaire , comme dans toutes celles qu'il a oc-
cupées, M. Patin, à sa manière et avec sa discrétion habi-
tuelle , lut une sorte de novateur. Quand il entreprit d'en-
seigner l'histoire littéraire de Rome, il pensa qu'il devait
commencer par le commencement. C'est une idée qui paraît
d'abord très-simple, et pourtant on ne s'enétaitpas encore
avisé à la Sorbonne. Son prédécesseur, un excellent latiniste,
mais très-fidèle aux traditions, ne sortait guère d'Horace
et de Virgile , et , dans Virgile même , il faisait son choix , il
avait ses endroits préférés sur lesquels il revenait sans
cesse : on raconte qu'il pleurait Didon presque tous les ans.
M. Patin remonta courageusement aux origines mêmes de
la littérature latine; il se donna le spectacle de ces deux
siècles d'efforts où des grammairiens et des poètes , la plu-
part Grecs ou barbares de naissance, mais devenus Romains
de cœur, essayaient de polir cette langue rude , de l'assou-
plii' aux lois du mètre, d'arrêter sa décadence précoce, de
la rendre capable de traduire les œuvres de Sophocle ou
d'Homère , et travaillaient enfin à donner une littérature à
ce peuple de laboureurs et de soldats. La plupart des ou-
vrages qu'ils avaient écrits sont perdus, mais M. Patin, qui
suivait volontiers les traces des savants du xvi'' siècle, ne
recula pas devant le pénible labeur de reconstruire des ■'
œuvres entières avec quelques fragments qui en restent.
Dans ces essais de restauration, qui ressemblent à ceux
qu'entreprennent les architectes sur les monuments en
DE M. GASTON BOISSIEH. 253
ruines, il lui arriva de l'aire quelquefois des découvertes
qui le surprirent. Il raconte qu'il avait commencé par ré-
péter avec tout le monde que les Romains n'avaient pas eu
de théâtre trap^ique. C'était au dernioi- siècle une opinion
acceptée de tous les critiques, de Lessinja; comme de La
Harpe, que l'art de Sophocle et d'Euripide ne s'était jamais
acclimaté chez eux. On les plaignit de n'en avoir pas com-
pris la beauté, et même un érudit allemand écrivit une
dissertation très-savante sur les causes qui les avaient em-
pêchés d'y être sensibles ; il on trouva beaucoup et de fort
plausibles en vérité. Malheureusement il n'était pas vrai
que les Romains eussent jamais néglif^é la tragédie , et ils
s'étaient montrés au contraire fort empressés pour elle.
M. Patin ne tarda pas à le reconnaître; il lui fut aisé de
réunir, dans ses recherches , les débris de pièces fort inté-
ressantes , et qui avaient obtenu de très-grands succès sur
le théâtre de Rome. 11 constata que les Romains prenaient
beaucoup de plaisir à les entendre on à les lire . (juils n'en
parlaient qu'avec orgueil . et qu'ils osaient môme les mettre
à côté des grands ouvrages de la Grèce qui leur avaient
servi de modèles. C'était sans nul doute aller trop loin, et
M. Patin tie retrouvait pas toujours dans ces imitations
imparfaites les qualités (jui lui plaisaient tant chez ses chers
tragiques grecs; mais les défauts qu'il remarquait chez ces
vieux poètes, dont il recueillait pieusement les débris , ne
l'empêchaient pas de leur rendre justice. Il osait n'être pas de
l'avis d'Horace qui les condamne sans miséricorde. Il trou-
vait chez eux, malgré leur rudesse et leur inexpérience, une
fraîcheur d'inspiration, une énergie de sentiments, une
simplicité, une franchise . une vérité qui le charmaient. Ces
ii54 DISCOIUS DE HÉCfilPTION
deu\ premiers sièelcs des lettres romaines avaient semblé
jusque-là une sorte de désert dans lequel on craiji^nait de
s'avenlurer et d'où l'on sortail au plus vite; M. I^alin, au
contraire, s'y engagea résolument et il mit cinq ans entiers
à le liaverser. Ce n'est que la sixième année de son ensei-
gnement qu'il atteignit enfin l'époque d'Auguste.
N'allez pas croire, Messieurs, qu'il n'y arrivât qu'à re-
gret. Je le féliciterais moins d'avoir tiré de l'oubli Ennius ,
Lucilius, Atlius. de leur avoir donné chex nous, dans l'en-
seignement de la littérature latine , la place qui leur est due
et {Hiils oui gardée , si TalTection qu'il ressentait pour eux
l'avait rendu injuste à tout le reste. Mais il n'y a que les
esprits étroits qui soient exclusifs : l'admiration est un de
ces sentiments de l'ànie humaine qui se divise sans s'affai-
blir. Celle qu'éprouvait M. Patin pour toute cette jeunesse
des lettres romaines ne nuisait pas dans son estime aux
écrivains de l'époque classique. Il les aimait au contraire
avec passion , mais il les aimait à sa manière, qui n'est pas
celle de tout le monde : il croyait que la véritable façon de
les honorer né consiste pas à les accabler d'éloges , mais à
chercher à les bien connaître , et il ne pensait pas qu'on les
connût, si on les étudie seuls, si on les isole des écrivains
qui les ont précédés et préparés. C'est donc pour eux et
dans leur intérêt qu'il tarde quelque temps à les aborder;
il veut être sûr de les mieux comprendre, et connaître
d'avance tous les éléments qui sont entrés dans la formation
de leur génie; mais, une fois ces études préliminaires
achevées, qu'il est heureux de leur revenir! Quel plaisir
pour lui d'analyser, de traduire, d'expliquer leurs ouvrages,
. jJe les comparer à ces chefs-d'œuvre de la Grèce qu'ils imi-
DK M. GASTON BOISSIER. a55
taient , ci, siiivanl sa méthode ordinaire, do montrer oo
qu'ils ont ciix-mômes fourni aux littératures modernes !
Tous les écriNains de cette épo{{ue glorieuse lui étaitiil
ehers, aussi bien ceux (jui, venus les premiers et gardant
encore quelques traces de l'âge précédent, font pressentir
déjà l'approche de la perfection, comme l'aurore annonce
le jour, que ceux quï sont placés dans la pleine lumière et
l'éclat rayonnant du grand siècle. II les connaissait tous à
fond, cl il n'est aucun d'eux dont il ne se soit occupé à son
tour. Qui a mieux parlé que lui de Catulle, de Lucrèce, de
Virgile? — Il y en avait un pourtant qui, dès le début,
l'attira plus que les autres, vers lequel son enseignement le
ramenait sans cesse, et qui finit par prendre son cceur tout
entier. Ce poète préféré entre tant de poètes chéris, ce con-
fident de toutes les pensées, cet ami de toutes les heures,
auquel M. Patin consacra sans regret la plus grande |);iitie
de son temps cl le ïncillcnr (\r son espiil, c'était Horace.
Connaissez-vous, Messieurs, une destinée plus iticioui-
blement heureuse que celle de ce « petit homme », comme
ra|)pelait familièrement Auguste, qui, non content de s'être
fait tant d'amis sincères, dévoués, pendant sa vie. Ii-ouvc
moyen d'en avoir encore plus après sa mort? D'où peut lui
venir cet attrait souverain cpi'il exerce sur huit de per-
sonnes? Comment s'e\[)liqucr (ju'il suit plus ardenunent
aimé que tant d'autresqu'on admire davantage, qu'il jouisse
de ce privilège étrange de n'èli-c pas seulemeni un auteur
favori qu'on aime à i-clii'c, mais une soric de conseiller
qu'on interroge, qu'on écoute, qu'on est iicureux d'intro-
duire jusque dans sa vie la plus intime? On comprend qu'il
soit aisé de captiver les esprits et de s'atta(;her les cœurs
256 niSCOI «s DF RKCEPTION
quand on est un héros cl qu'on iVappc les imaginations par
des actions d'éclat, ou tout au moins quand on exprime
des idées généreuses, qu'on parle aux hommes de gloire,
d'honneur, de dévouement : les personnes même les moins
romanesques éprouvent comme un besoin de s'élever de
temps on temps au-dessus des soucis vulgaires de la vie,
qui leur l'ail aimer les beaux s|)e(tacles qu'on leur offre et
applaudir aux grands sentiments qu'on étale devant eux.
Mais exciter tant d'enthousiasme, s'attirer tant d'affection,
quand on n'est qu'un homme de la foule, sans vices écla-
tants ni vertus extraordinaires, et qu'on se plaît à le dire,
quand on pratique pour soi et qu'on prêche aux autres une
morale plus utile que relevée , qu'on présente comme elle
est, sans essayer de la farder ou de la grandir, quand on
a horreur des belles phrases et qu'on ne croit pas beaucoup
aux grands sentiments, voilà la merveille! Et l'étonnement
augmente encore lorqu'on songe que ces ardents amis
qu'Horace a su se faire dans tous les siècles ne sont ni de
ces sots qui suivent sans réfléchir l'opinion commune, ni
de ces enthousiastes qui se laissent en un moment sur-
pi-endre leur admiration, mais des personnages avisés, dif-
ficiles, des lettrés, des sages qu'on ne contente pas aisé-
ment, l'élite des gens du monde et la fleur des gens d'esprit.
M. Patin était de ce nombre. Peu de personnes ont subi
autant que lui le charme d'Horace. Ce n'était pas assez de
le lire, de le relire, de le savoir par cœur, il avait voulu
connaître tout ce qu'on a écrit sur lui de dissertations sa-
vantes et de notices littéraires en France et à l'étranger. Les
amis d'Horace étaient aussitôt devenus les siens ; quant à ses
ennemis, — car l'aimable poète n'en a jamais manqué, et c'est
DE M. GASTON BOISSIER. 0,57
ce qui achève son succès, — M. Paliii no s'olait pas refusé le
plaisir de les combattre. Dans quel(|ues [lages agréables, les
plus vives peut-ètie et les plus aisées qu'il ait écrites, il a
répondu aux accusations dont son cher poète est l'objet.
Ce qui est assez curieux, c'est qu'avant de réfuter ses ad-
versaires, M. Patin est obligé de le défendre conlir lui-
même. Horace a tant d'horreur des gens qui parlent d'eux
avantageusement , il i raliil tellement d'avoir l'air de s'en
faire accroire qu'il dit volontiers du mal de lui et se traite
plus sévèremenl cpiil ne le mérite. M. Patin refuse de le
croire sur parole ; il ne lui semble pas possible, par exem-
ple, que si Horace eût jeté sou bouclier à la bataille de
Philippes , pour se sauver plus vite, il se lût chargé de nous
l'apprendre. Il en est de même des légèretés de sa con-
duite ; s'il paraît dil'ticile de nier loul ce qu il nous en rap-
porte si volontiers, on peut au moins admettre qu'il y a
dans ces confessions nu peu de ces exagérations complai-
santes dont on ne se défend pas toujours quand on iail
l'aveu de certains péchés. ÎNotre vieux poète Lamothe ra-
conte, avec quelque contusion, qu'il a bien été forcé, poui-
écrire des pièces amoureuses, à la façon des lyriques grecs,
de se pourvoir d'une maîtresse imaginaire ; « car, sans maî-
tresse, dit-il, le moyen d'imiter Anacréon! » M. Patin soup-
çonne qu'il se trouve aussi, dans certains récits compro-
mettants d'Horace, un peu plus d'imitation que de vérité.
N'est-il pas très-vraisemblable qu'il traduit Anacréon ou
quelque autre, bien plutôt qu'il ne rapporte quelque inci-
dent de sa vie, quand il se représente courant les rues de
Home, [)endant les plus froides nuits de l'hiver, en chan-
tant des chansons d'amour? Il aimait trop ses aises, nous dit
ACAD. FR. 33
258 DlSCOins DK KKCr.l'TION
M. Patin, qui lo connaît bien, pour braver ainsi la bise cl
la neige sous les fenêtres de l'insensible Lydé. Mais c'est
surtout la conduite politique d'Horace que M. Patin lient
à défendre des reproclies qu'on ne lui a pas ménagés. 11 ne
veut pas qu'on l'appelle, comme on le fait trop souvent,
un lâche, un traître, un vil flatteur, un adroit esclave.
« Ce sont là, dit-il, de grands mots et bien durs, mais aussi
bien vides. » Pour expli(|uor qu'il ail changé d'opinion et
passé de l'intimité de Brulus à celle d'Auguste, les bonnes
raisons ne lui manc[uent pas. Il lui semble qu'avant môme
que le sort des combats eût décidé , et quand l'armée de
Briitus pouvait encore espérer le succès, les convictions
républicaines d'Horace ont dû éprou\er déjà plus d'une
atteinte. Plus d'une fois sans doute, dans ce camp d'aris-
tocrates , où on lui reprochait si durement sa naissance , ce
fils d'esclave a senti qu'il n'était pas à sa place. Les excès
et les exagérations de tout genre, les illégalités, les injus-
tices, dont ne se préservent pas toujours les partis les plus
honnêtes dans l'ardeur du combat, ont dû souvent irriter
cet esprit sage , naturellement modéré , et il a ressenti dès
lors celte haine généreuse des guerres civiles qui lui a plus
tard inspiré de si beaux vers. Est-il surprenant, s'il avait
ces sentiments avant le combat, qu'après la défaite , quand
tous les chefs furent morts ou soumis, que l'univers en-
tier, fatigué de discordes, eût accepté un maître comme un
libérateur, Horace ait fait comme tout le monde? M. Patin
demande s'il faut être plus sévère pour lui que pour les au-
tres, si l'on doit lui faire un crime d'avoir cru « qu'il pou-
vait, sans se contredire, après des délais convenables et
des réflexions suffisantes, céder au coui's des choses, ac-
I)i: M. GASTON BOISSIKR. 25g
cepter ce qui était iiiévitablo ci y chercher sa place. » Il a
surtoiil i>i-and soin d'établir, par des recherches iniiiii-
lieuses, que le poète ne s'est pas livré de suite, qu'il a bien
mis, de coraple fait, quatre ou cinq ans |)our ac(;omplir
cette conversion, et il insinue, non sans malice, qu'on y
met moins de façons aujourd'hui et que les choses se l'ont
plus vite.
C'était surtout dans ses cours de la Sorbonne, où il se
sentait plus libre, ([ue ^I. Patin se donnait tout entier à
Horace, 11 ra\;ul tani lu. il le connaissait si bien, qu'il ne
pouvait s'euqjècher d entrer dans des détails infinis dès
qu'il parlait de lui. Il savait heure par heure l'emploi de
ses journées; il le suivait dans ses promenades du Forum
ou du Champ de Mars, pendant qu'il regardait les joueurs
de balle et cpi il écoutait les charlatans ; il assistait à ses
repas du soir, dont il vous aurait dit K' mumiu ; il allail
quelquefois avec lui chez Mécène, dans son palais des Es-
quilies, ou, plus rarement, chez Auguste, au Palatin, et il
était fier de voir que ce n'était pas toujours le poète qui
flattait le prince, mais que le prince avait l'air souvent
d être le complaisant du poète ; il l'accompagnait plus vo-
lontiers dans cette charmante maison de la Sabine, qui est
devenue le rêve de tous les gens de lettres , et ils jouissaient
ensemble de ce petit coin de jardin , avec la source d'eau
vive cpii l'arrose et les quelques arbres qui l'ombragent; il
connaissait ses amis, ses serviteurs; il savait le nom des
livres qui composaient sa bibliothèque ; il racontait les
moindres incidents de sa vie d'une façon si précise, si ani-
mée, (pi'il les mettait sous les yeuv de ses auditeurs. Sur-
tout il aimait à relire avec eux, à expliquer, à commenter
26o DlSCOriVS m, RÉC.F.1>TI0^
ses ouvrages. Il en avait tant de fois cité des IVagments
isolés dans ses leçons qu'à la fin il se trouva l'avoir traduit
tout entier sans s'en douter ; ce n'est qu'assez tard qu'il
s'avisa d'aller y chercher cette traduction qu'il avait faite
involontairement pour la donner au j)ublic. 11 faisait plus :
à force d'étudier les œuvres d'Horace, on dirait qu'il s'en
était appliqué l'esprit. Ce qu'il y a de meilleur, de plus
élevé dans cette morale, semblait être passé dans sa vie.
Toutes ces vertus aimables que le poète recommande à ses
amis, tous ces conseils sensés qu'il leur donne : se contenter
de son sort , n'avoir que des goûts modérés , borner ses dé-
sirs pour éviter les mécomptes, se trouver bien où ion est,
s'accommoder des personnes qu'on fréquente, tourner les
choses du meilleur côté , prendre les gens comme ils sont et
le temps comme il vient, M. Patin les pratiquait naturelle-
ment. Horace n'avait pas seulement en lui un traducteur
élégant et un commentateur perspicace ; je suis sûr qu'il
l'aurait avoué pour l'un de ses plus sages disciples.
Je viens de rappeler le souvenir des cours de M. Patin;
c'est assurément, Messieurs, ce qui a tenu la plus grande
place, et la meilleure, dans sa vie. Ses livres ne me sem-
blent donner de lui qu'une idée imparfaite. C'était avant
tout un professeur; il ne fut écrivain que par occasion et
presque malgré lui. Quand on a connu la douceur de ces
relations journalières avec un auditoire studieux sur lequel
on suit l'effet de sa parole, on a moins d'empressement à
s'adresser à ce grand public de désœuvrés et d'inconnus.
M. Patin possédait à un haut degré les deux qualités qui
font les professeurs accomplis : le goût de la jeunesse et
•l'amour des choses qu'il enseignait. Tous les jeunes gens
DE M. C.ASTO^ «OISSIKU. '>.U\
qui travaillaient étaient sûrs d'être bien accueillis de lui.
Il n'était pas de ceux qui défendent les abords de la science
dont ils s'occupent, <|ui la rej^ardent comme un domaine
lenné et n'y laissent pénétrer personne. Au contraire , il se
plaisait à y introduire lui-môme ceux (pii if souhaitaient;
il lu- Irur rd'usail pas ses conseils, il était heureux de si-
gnaler au public leurs premiers travaux. Gomme il n'eut
pas seulement la chance favorable d'éviter les infirmités du
corps, et qu'il échappa aussi à ces infirmités de l'âme
qu'amène trop souvent un grand Age , les années n'enle-
vèrent rien à sa bienveillance, et jamais on ne vit de vieil-
lesse moins morose et plus affable que la sienne. T>es an-
ciens avaient déjà remarqué que c'est comme un |)iivilège
de ceux fpii enseignent de se conserver plus longtemps
jeunes d'esprit et de cœur. On dirait qu'il se l'ait entre le
maître et l'élève une sorte d'échange dont ils profitent tous
deux, le maître donnant un peu de son expérience à l'élève
et l'élève communiquant en retour un peu de sa jeunesse à
son maître. Jusqu'à la (in, M. Patin garda les plus précieuses
qualités des jeunes années, surtout cette vivacité d'impres-
sions, cette chaleur d'àme C[ui rendent sensible aux beaux
ouvrages. Personne peut-être n'a été de nos jours un ad-
mirateur plus passionné des grands écrivains classiques ; il
sefforçait sans cesse d'augmenter le nombre de leurs amis,
non pas en débitant sur eux de belles phrases, mais en tra-
vaillant à les faire mieux connaître. Cicéron a dit des mer-
veilles de la nature qu'à force d'être regardées tous les
jours, les yeux s'y accoutument et qu'on cesse de les admi-
ler. M. Patin appliquait cette parole à ces poètes anciens
qu on nous met entre les mains dès l'enfance et dont nous
26p. niSCOl us T)K «ÉCEl'TION
avons usé tant crexcmplaires. « Nous les savons trojj par
cœur, (lisait-il ; plus nous en répétons la lettre, plus il ai-
rive que l'esprit nous en échappe. » I! axait l'ail de les ren-
dre nouveaux par ses remarques justes et fines. Que de fois
n'a-l-il pas lait (lécou\ lir Horace et \ irgile à des gens qui
ne les lisaient plus parce qu'ils croyaient les tiop bien con-
naître! Même quand il se bornait à en expliquer les plus
beaux endroits, il savait donner un intérêt particulier à ses
explications. Il avait tant lu et tant retenu, ses connais-
sances étaient si vastes et sa mémoire si sûre, (ju'il lui était
toujours lacile d'animer les exercices les plus arides par
des souvenirs et des comparaisons. II voyageait sans em-
barras d'un pays Ti l'autre, et à travers les littératures de
lous les temps. Une citation heureuse faisait comprendre
un passage obscur, nui- anecdote piquante réveillait
l'attention fatiguée. Sans doute, au milieu de ces dé-
tours l'explication ne marchait pas toujours bien vite , mais
ni le professeur ni les élèves n'étaient pressés. M. Patin
faisait volontiers, dans son enseignement, comme La Fon-
taine, quand il allait à l'Académie, il prenait le plus long,
convaincu qu'on n'arrive jamais trop tard quand on ap-
prend quelque chose en route. Les élèves se gardaient bien
de s'en plaindre, et ils suivaient avec plaisir tous les ca-
prices de cette convei'sation aimable qui les intruisait sans
les ennuyer. On se sentait attiré vers lui, dès qu'on l'écou-
tait, par l'agrément de ses manières et la simplicité de sa
parole, par cette science modeste qui aimait à s'effacer,
qui rendait justice à tout le monde et u'oubliail qu'elle.
Rien ne lui était plus étrange que ce contentement per-
pétuel de soi-même et cette suffisance impertinente qui
DK M. r.ASTON ItOISSIF.R. ^>63
accompagnent quclquelois et <;àtenl toujours le savoir.
On a clil longtemps que e'élaienl des délauls IVanoais : l'ex-
périence a prou\é que nous n'en avons pas le monopole,
qu'ils sont d'ordinaire la suite d'iiiie Irop heureuse for-
tune, et (pi il n isl pas aisé aux peuple^ qu'enivre le suc-
cès de les é\ilei-. Mais il v en a d'autres qu'on nous repi'o-
che plus justement, auxcpuls, il l'aul l'avouer, nous sommes
beaucoup trop enclins, cl cpie nous avons payés bien élu r :
je veux parler de cette légèreté qui nous fait décider des
choses sans les connaître et se console d'une ignorance par
une plaisanterie , de cette manie de croire aux phrases, de
renqjlacer les faits par des mots, de prendre des méta-
phores pour des raisons et des images pour des idées. Ces
défauts étaient antipathiques à M. Paliii. et son enseigne-
ment était fait pour en corriger. Quand on le voyail si soi-
gneux de ne rien avancer dont il ne fût certain, si minu-
tieux dans ses recherches, si exact dans ses citations, si
ennemi de la vaine rhétorique et des généralités douteuses,
on prenait le goût des informations sures et des connais-
sances précises.
Il enseignait donc par ses exenq)les aussi bien que |)ar
ses leçons; et j'ajoute que sa vie tout entière et la hiil-
lante forlime ([ni la eoiironnée étaient un des enseignements
les plus profitables qu'on put offrir à la jeunesse. Un phi-
losophe ancien a dit qu'il n'y a pas de spectacle plus beau
que celui d'un honnête homme aux prises avec l'adversité
et lui tenant tète. Je le veux bien ; mais avouons qu'il esl
utile aussi et encourageant de le voir quelquefois obtenir
les récompenses dont il est digne et jouir du bonheur qu'il
a mérité. M. Patin a été parfaitement heureux dans toute
uO'i DISCOURS DE IIÉCKPTION
s.T vie; il l'.i ôlô non-s(Mil(Mnent par la inodéralion de ses
désirs, l'égalité de son luuncur, et toutes ces qualités inté-
rieures qui , dans une certaine mesure, dépendent de nous,
niais aussi ])ar les circonstances du dehors dont nous ne
sommes pas les maîtres. Les honneurs lui sont venus natu-
rellement, et presque sans qu'il ail eu la peine de les sou-
haiter. Doyen de la Faculté des lettres de Paris, secrétaire
perpétuel de l'Académie française, il était parvenu aussi
haut qu'un |)rofesseur et qu'un homme de lettres puissent
ari'iver; il n'avait eu , pour ainsi dire , qu'à se laisser vieillir
pour être honoré des premières dignités de l'instruction
publique; et à chaque fois qu'il obtenait quelque distinc-
tion nouvelle, c'était une satisfaction générale de voir les
récompenses de toute nature aller comme d'elles-mêmes à
un homme de bien qui les méritait et ne les demandait pas.
Nous sommes trop disposés , Messieurs , à laisser les désa-
busés nous dire sur tous les tons qu'on est dupe d'être mo-
deste , qu'il ne sert de rien de vivre honnêtement , que c'est
la faveur et l'intrigue qui donnent toujours le succès.
L'exemple de M. Patin parvenu à une si grande situation,
uniquement parce qu'il en était digne, répond à beaucoup
de ces déclamations. Il était pour nous comme une leçon
vivante de moi-ale; sa vieillesse entourée de considération,
chrrgée d'honneurs, enseignait aux jeunes gens qui dé-
butent dans la vie que pour se pousser dans le monde il
n'est pas nécessaire d'être malhonnête, et que même il
n'est pas toujours indispensable d'être habile , qu'on peut
arriver plus haut en suivant franchement la ligne droite
qu'en se glissant par les chemins tortueux , et qu'enfin
notre société n'est pas si mal faite , que le travail et la pro-
DE M. r.ASTON BOISSIER. 265
bité n'y soient quelquefois d'aussi bons moyens de réussir
que l'inlrijiifue.
M. Patin éprouvait une tendresse de cœur qui ne vous
surprendra pas pour la mémoire du bon RoUin , et il a con-
sacré l'un de ses meilleurs écrits à raconter sa vie. A ce
propos, il est amené à nous rappeler le souvenir de cette
vieille Université de Paris (ju'il n'avait pas wic lui-même,
mais dont il avait connu et aimé dans sa jeunesse les der-
niers survivants. Il prend plaisir à nous décrire ce « pays
latin » séparé du reste du monde, qui avait sa vie propre,
ses passions particulières, sa littérature à lui toute écrite
en latin et composée de grandes harangues ou de petits
vers qui ne sortaient pas du quartier, mais qu'on dévorait
dans les collèges. Il est heureux de nous dépeindre ces
professeurs au maintien grave, aux habitudes régulières et
pieuses, étrangers aux intérêts et aux distractions de la
société, qui n'avaient de patrie que leur collège, de famille
que leur classe, dont l'existence se composait uniformément
des petits accidents de la vie scolaire et du spectacle
assidu de l'antiquité. Il ajoute ensuite, non sans quelque
regret : « Nous ne reverrons plus de maîtres, je ne dis
pas égaux, mais semblables à ceux de l'Université de Paris
au temps oiî elle produisit Rollin. y> Nous n'en reverrons
plus. Messieurs, je le crains bien. Il est naturel que chaque
siècle ait sa méthode particulière d'enseigner, et que, pré-
parant ses enfants pour lui-même, il les élève à sa façon,
selon ses besoins et ses idées. Nos professeurs sont plus
mêlés au monde et vivent davantage de la vie de tous : ils
ne s'enferment pas dans un pays spécial, ils parlent la
langue de leur patrie, ils prennent l'esprit de leur temps.
ACAD. FR. 34
366 DISCOl'IVS DIÎ RÉCEPTION DE M. GASTON BOISSIEI*..
Quoiqu'ils n'aient rien perdu de l'affection que ressen-
taient leurs prédécesseurs pour l'antiquité, source des
bonnes études, ils ne croient pas devoir lui être aussi
étroitement asservis; ils l'interprètent et l'imitent avec in-
dépendance ; ils conservent, autant qu'ils le peuvent, les tra-
ditions du passé, mais ils ne sont point ennemis des nou-
veautés nécessaires, et c'est ainsi que, par leurs exemples
et leurs leçons, ils essayent de donner aux jeunes généra-
tions qu'ils élèvent deux qualités qui s'accordent difficile-
ment ensemble et qu'il faut pourtant savoir unir : le respect
de la discipline et le goût de la liberté. Voilà, Mes-
sieurs, plus d'un demi-siècle que la nouvelle Université a
remplacé celle qu'illustra RoUin. Au milieu de difficultés
et de rivalités sans nombre , dans une des époques les plus
agitées de l'histoire, elle n'a rien négligé pour accomplir
honorablement sa tâche. Elle a compté parmi ses maîtres
beaucoup de gens utiles et quelques grands noms. Au pre-
mier rang de ceux dont elle est fière , qui l'ont le mieux
servie, le plus honorée par l'étendue de leur savoir, la
droiture de leur caractère , la dignité de leur vie , et qu'elle
croit pouvoir opposer sans crainte aux meilleurs maîtres
d'autrefois, soyez sûrs, Messieurs, qu'elle placera toujours
M. Patin.
RÉPONSE
DE
M. E. LEGOUVÉ
DIRECTEan DE L ACADÉUIE FRANÇAISE
AU DISCOURS DE M. GASTON BOISSIER.
Monsieur,
Vous savez quel fut le premier nom des discours acadé-
miques. Le récipiendaire adressait à l'Académie un coni-
j)liment; le directeur lui répondait par un autre compli-
ment, de façon que tout se passait en compliments.
Les choses ont un peu changé depuis ce temps-là; seu-
lement, au dire de quelques esprits graves, nous n'y avons
gagné qu'à moitié, car, selon eux, nos discours constituent
un genre faux, à la fois puéril et compassé, et ne sont
guère, en réalité, que des panégyriques tempérés par des
épigrammes.
Ce reproche est-il juste ? Je ne le crois pas. Plus d'un
exemple est là pour prouver qu'il y a place ici entre l'épi-
268 RÉPONSK nie M. E. LRnOlVK
granimo et le panégyrique; plus d'une voix sincère et élo-
quente a fait voir qu'on peut louer celui qu'on reçoit sans
hyberbole, parler de celui (pion regrette sans exagération,
toucher même, en passant, quelques-unes des questions
sérieuses qui se lient à ces deux noms , et donner ainsi à
l'auditoire choisi qui nous écoute un plaisir digne de lui,
en lui offrant deux portraits vivants, ressemblants, et où la
peinture des côtés faibles fasse partie de la ressemblance.
C'est cette sincérité cordiale que je voudrais prendre
aujourd'hui pour modèle. Monsieur; je vous avouerai même
que je désirerais aller un peu plus loin que la sincérité,
jusqu'à la franchise; être sincère, c'est ne dire que ce qui
est; être franc, c'est dire tout ce qui est : or, le jour de
votre élection, vous avez eu vingt-trois voix pour vous , et
neuf seulement contre; hé bien , je vous avouerai franche-
ment que j'étais un des neuf, et je vous demande la pei'-
mission de vous dire pourquoi.
L'Académie française ne ressemble pas aux autres clas-
ses de l'Institut. La classe des Sciences se recrute seule-
ment parmi des savants; les Inscriptions et les Sciences mo-
rales, parmi des érudits ; les Beaux-Arts, parmi des artistes ;
l'Académie française seule, et c'est là son caractère original,
s'ouvre et doit s'ouvrir à tout ce qui brille à un titre quel-
conque dans le vaste domaine de l'esprit: historiens, ora-
teurs, critiques, hommes politiques, poètes, i^omanciers,
auteurs dramatiques , tous peuvent dire : Dignus sum in-
trare. Ces personnes mêmes que l'on appelle des person-
nages, c'est-à-dire, qui, sans position littéraire bien pré-
cise, jouent un grand rôle dans la société polie, par le
goût des lettres uni à l'éclat du nom, doivent avoir leur
M Discoims im; m. gaston boissier. 269
place d.'ms ce sénat de l'inlolligence, car ils y apjHjrlent
une Illustration et une force de plus. Enfin, pour emprunter
une comparaison à la classe des beau\-arts, je dirais vo-
lontiers que l'Académie française ressemble à un orchestre,
où la richesse et la beauté de l'harmonie résidtent du nom-
bre et de la variété des instruments; seulement je crois
que les écrivains d'imagination, c'est-à-dire les portes,
les romanciers, les auteurs dramatiques doivent y tif^urer
comme les instruments les plus nombreux. Pourquoi?
parce que la poésie, le roman et le théâtre représentent
ce qu'il y a de plus rare et de plus difficile, l'invention, et
qu'ils expriment ce qu'il y a plus élevé dans l'art, l'idéal,
la passion et la vie. Ajouterai-je que les autres genres de
littérature conduisent ceux qui y excellent à la Sorbonne,
au Collège de France, à l'Académie des inscriptions, aux
Sciences morales etpolitiques, voire même au ministère, mais
que les œuvres d'imagination ne conduisent guère qu'à l'A-
cadémie? L'on m'objecte qu'elles mènent aussi à la fortune
et à la gloire. Si c'est à la gloire, ouvrons-leur bien vite,
car l'Académie a besoin de gloire! et, quant à la fortune,
interrogez les rares élus qui y parviennent, ils vous diront
à quel prix, même au théâtre , est souvent acheté un succès,
combien d'efforts infructueux le précèdent, combien de
déboires le suivent, combien d'années de stérilité stérili-
sent même une année d'abondance , et vous me pardon-
nerez. Monsieur, d'avoir soutenu ceux dont l'Académie
est la seule ambition, et qui peuvent y préteneire, non-
seulement par droit de talent, mais par droit de lutte et
de souffrance.
J'ai hâte d'arriver. Monsieur, à vous et à vos travaux. Le
9.yO RKPONSE DE M. E. I.KGOUVE
lendemain de votre élection, je me mis à l'œuvre; je pris
tous vos livres, non pas pour les lire, ce qui est un plaisir,
et un plaisir que je m'étais déjà donné; mais pour les re-
lire, ce qui est une étude, et pour en tirer un discours, ce
qui est un travail. Quelle fut ma surprise! à mesure que je
pénétrais dans vos écrits, vous m'apparaissiez tout autre.
Jusque-là, j'avais sans doute apprécié en vous un érudit
solide, un critique distingué; je trouvais devant moi un
esprit original et inventif. Le regret me prit; de façon
qu'après avoir voté contre vous par conviction, je rétractai
tout bas mon vote par remords, et qu'élu il y a six mois
avec vingt-trois voix, vous vous trouvez aujourd'hui en
avoir vingt-qua(re.
Votre originalité consiste d'abord. Monsieur, en ce que
vous n'êtes ni de votre temps, ni de votre pays; je veux
dire que vous vous êtes choisi une patrie intellectuelle à
trois cents lieues et à dix-huit cents ans de distance ; vous
êtes né à Rome, vers l'extrême fin de la République,
consule Planco : vous avez vécu, jour à jour, les lustres
tragiques qui s'écoulent de César à Tibère, vous avez
connu et pratiqué familièrement tout ce que cette époque a
produit de plus grands hommes et de pires scélérats; vous
ne vous êtes pas contenté d'observer ce qui se passait sur
la terre , vous avez voulu pénétrer dans l'Olympe et aux
enfers, entrer en commerce avec Jupiter comme avec Au-
guste, et enfin , vos quatre grands ouvrages nous transpor-
tent si bien dans tous les coins de l'Empire, qu'on peut
dire que , si vous êtes entré à l'Académie française , c'est à
titre de citoyen romain.
Ce titre, comment avez-vous commencé à le mériter? Cela
Al DISCOURS DF M. GASTON BOISSIER. O.y ï
vaut d'être rapporté. Vous professiez la rhétorique à Nîmes,
votre ville natale, et, chose assez rare chez un professeur
de province , votre seule ambition était d'y rester. Passe un
inspecteur de l'Université; votre mérite le frappe; vous
êtes appelé à Paris. Cette rapidité d'avancement in([uiète
votre conscience; vous éprouvez le besoin de la justifier
par un succès. A ce moment, l'Académie des inscriptions
mit au concours un sujet difficile et sévère. Il s'agissait d'un
écrivain latin dont le nom est immortel , et dont l'œuvre
est comme morte ; qui , selon Quintilien, a écrit sur presque
tout et dont il ne reste presque rien, de Varron. Tenter de
faire revivre un tel homme, c'était vouloir, à l'imitation de
Cuvier, recomposer un être vivant avec des fragments de
squelette. Vous l'avez fait. Monsieur. L'Académie des ins-
criptions l'a reconnu en vous couronnant. Vous avez su,
dans ce travail, être aussi érudit (jue les Allemands, et
l'être autrement qu'eux, c'est-à-dire que vous avez joint à
la science qui rassemble l'art qui compose. C'est là nu talent
propre à notre pays. Les savants d'outre-Rhin sont ]}lus
habiles collecteurs de matériaux que nous; mais nous som-
mes meilleurs architectes qu'eux. Vous leur avez pris leur
qualité et vous avez gardé la nôtre ; je vous en félicite ; c'est
un bon exemple que vous avez donné là, et utile à .suivre en
tout. Quand Molière imitait Plaute , il se servait de IMaute
pour faire du Molière. Voilà notre modèle! Etudions les
étrangers , mais pour devenir de plus en plus Français.
Votre ouvrage sur /a lieligio/t ^^omaine, dAurjuste aux
Antonins, montre votre talent sous un aspect nouveau.
Vous êtes né en pleine antiquité. Monsieur, en naissant
à Nîmes. Les premiers objets qui ont frappé vos yeux sont
•rj-X KKPOISSE DE M. E. LEGOl'VK
des monuinonls romains, c'était uiu- prcdcslination, mais,
chose caractéristique! même jeune, vous avez plus pensé à
les interroger qu'à les admirer. Sans doute, ces débris de
temples , ces colonnes brisées , ces tombeaux en ruines par-
laient à votre imagination et vous charmaient par la pureté
do leurs lignes et la beauté de leurs formes ; mais vous y
cherchiez surtout des renseignements : vous vous attachiez
plus aux inscriptions gravées sur ces chefs-d'œuvre, qu'à
ces chefs-d'œuvre môme, allant ainsi, d'instinct, à cette
science de l'épigraphie à laquelle vous devez la plus réelle
valeur de votre livre, et où l'histoire trouve aujourd'hui un
si puissant secours.
Aujourd'hui, en effet, tout véritable historien , rejetant
les documents de seconde main, marche droit à ce qu'on
appelle énergiquement et poétiquement les sources, c'est-à-
dire à ce qui jaillit directement de l'âme humaine , ou des
fails. Or, quelle source plus riche que le langage des pierres
séculaires? Les hiéroglyphes nous avaient appris tout ce
qu'une nation intelligente et méditative peut faire tenir
d'événements sur quelques centimètres de granit; il suflit
parfois d'une ligne pour raconter un règne ; si je l'osais, je
dirais que c'est de la substance de siècles. Moins concise,
l'épigraphie est plus instructive encore. Elle ne nous trans-
met pas seulement les grands documents officiels, décrets
du sénat, lettres de princes, jugements rendus ; elle raconte
ce que ne disent pas les livres, la vie quotidienne des
classes populaires : sur ces tombeaux, sur ces pierres com-
mémoratives, sur ces autels, se retrouvent les costumes, les
coutumes, les cérémonies, les croyances de la foule ; c'est
l'histoire de ceux qui n'ont pas d'histoire.
AT DISr.Ot RS OF. M. GASTON BOISSIER. 278
Voilà , -Monsieur, sur quel fondement à la fois solide et
nouveau vous avez élevé votre livre de la religion romaine;,
voilà le point de départ de l'idée vraiment originale qui y
préside, et sur laquelle je crois devoir insister un moment.
Deux écoles sont aujourd'hui en présence, qui portent
sur cette époque deux jugements absolument contradic-
toires. La première, plus ancienne et plus nombreuse, pré-
tend qu'en réalité, dès Auguste, il n'y avait plus de religion
romaine , que le paganisme n'était alors qu'un reste de su-
perstitions usées auxquelles personne ne croyait plus, que
la morale tombait en ruines comme le culte, et que le monde
attendait le dieu nouveau pour avoir une foi et une loi.
La seconde école, plus restreinte, mais non moins con-
sidérable par le mérite de ses fondateurs, affirme que la
religion païenne, loin d'être aussi morte alors qu'on le pré-
tend , a lutté contre le christianisme pendant deux siècles et
({u'clle n'a été abattue qu'au bout de quatre. Ils ajoutent
que le christianisme a calomnié le paganisme après l'avoir
nié, l'a dépouillé après l'avoir calomnié, et que la religion
antique, épurée et renouvelée comme elle l'était, suffisait
au monde pour se relever et pour croire. Entre ces deux
doctrines, laquelle avez-vous adoptée, Monsieur? Ni l'une
ni l'autre et toutes les deux. D'un côté, vous avez montré,
d'accord en cela avec l'école nouvelle , que , d'Auguste aux
Antonins, le monde antique avait fait un effort immense
pour reconstituer le paganisme; que les idées religieuses
tombées en désuétude et même en mépris à la fin de la
République s'étaient énergiquement relevées à la voix de
la philosophie; que cette philosophie n'était pas seulement
l'occupation de quelques esprits d'élite, et n'avait pas seu-
ACAD. KH. 35
2^4 nÉPONSE DK M. K. LEGOUVK
lementla morale pour objet, mais que, s'adressant au culte
même, elle avait entrevu et poursuivi l'idée d'un dieu
unique; qu'elle avait deviné et mis en pratique la vertu
toute chrétienne de la charité, qu'elle s'était émue des
problèmes de la misère, de l'égalité, de la solidarité, qu'elle
avait suscité entre les classes travailleuses le principe de
l'association, qu'elle avait créé des sociétés de secours
mutuels, adouci et moralisé le sort des esclaves, et
qu'enfin elle avait fait œuvre de religion en entreprenant
de régénérer la société tout entière au nom de la divi-
nité. Voilà, Monsieur, ce que, grâce à l'épigraphie, vous
avez avancé, affirmé et prouvé. Puis, une fois justice
rendue à ce grand mouvement religieux de l'antiquité et
aux écrivains éminents qui le défendent, vous avez dé-
montré qu'après deux siècles de lutte , ce mouvement s'é-
tait arrêté comme à bout de forces ; que son i^ôle était
fini ; qu'après avoir réveillé dans toutes les âmes la soif
de la ix^ligion , il avait été incapable de la satisfaire ; que
ses efforts pour tirer un seul dieu de tant de dieux et
condenser tout l'Olympe en un Jupiter quelconque, avaient
échoué devant l'encombrement de cet amas de déités qui ne
voulaient pas céder la place , et qu'ainsi , la loi religieuse
que les philosophes avaient voulu donner pour fondement
à la loi morale se dérobant pour ainsi dire sous eux, ils avaient
laissé le monde tout rempli à la fois d'un immense besoin et
d'une immense impuissance de croire. C'est alors, ajoutez-
vous avec autant de force que de vérité , c'est alors que Ic
christianisme, s'avançant, et s'avançant fortifiépar deux siè-
cles de lutte, s'empara detoutes ces âmes préparéespourlui,
leur donna ce qu'elles demandaient, une foi précise, un culte
AT DISCOURS DK M. GASTON BOISSIER. UyS
simple, un dogme impératif, hérita enfin de tout l'en-
semble des vertus érigées contre lui, et voilà comment la
religion chrétienne porte un caractère doublement sacré,
étant l'œuvre commune du monde ancien et du monde
nouveau, et Dieu ayant donné à la fois saint Jean pour
précurseur au Christ, Marc-Aurèle et Épictètc pour coopé-
ratcurs à saint Paul!
Il faut l'avouer, Monsieur, il y a là une conception forte,
ingénieuse, qui suffirait à vous mériter le nom d'un esprit
original. Je retrouve ce mérite de nouveauté dans un autre
de vos ouvrages. Cet ouvrage a pour titre : l'Opposition sous
les Césars, et peut se résumer dans ce seul mot : il n'y a
pas eu d'opposition sous les Césars. Cette opinion , qui sem-
blerait un paradoxe sous une plume moins sûre que la
vôtre, fait table rase de nos souvenirs et de nos illusions
de collège. Sur la foi des vers de Lucain et de la prose de
Tacite, nous rêvions dans le monde dégénéré de l'empire
toute une phalange, je dirais volontiers tout un peuple
d'esprits généreux, qui protestaient contre le despotisme
au nom des antiques vertus romaines. Votre examen, mé-
thodique comme un cadastre, de toutes les classes de la
société romaine, et votre analyse minutieuse de leurs di-
vers sentiments, nous montrent partout le dégoût ou l'oubli
de la république, l'indifférence pour la liberté, l'accepta-
tion volontaire du pouvoir absolu, et Tacite lui-même nons
apparaît poursuivant, pour tout idéal de gouvernement, le
despotisme tempéré par la bonté du prince. Vous l'a-
vouerai-je. Monsieur? aucun de vos ouvrages ne m'a plus
été au cœur que celui-là, car il démontre invinciblement
quel abîme nous sépare de cette Rome de la décadence, à
2^6 RÉPO^SK 1)K M. K. LEGOUVK
laquelle on nous assimile toujours. Non, nous ne ressem-
blons pas au peuple satisfait d'Auguste et de Tibère, car
nous n'avons jamais ni douté, ni désespéré de la liberté!
Non, nous ne ressemblons pas à la Rome impériale, car
vingt ans d'un empire, à qui on ne saurait refuser, sans
injustice, une véritable prospérité matérielle, n'ont pas pu
réconcilier la nation avec le principe du gouvernement
personnel; et c'est au milieu de tout l'éclat de ce règne
qu'une voix éloquente proclama aux applaudissements de
la l'rance qu'il y a dos libertés iwcessaires!
J'arrive , Monsieur, au plus populaire de vos ouvrages :
Cicéron et ses amis. Le succès en fut très-vif et général ; les
salons y applaudirent, les femmes même le lurent; cette
faveur, qu'obtiennent rarement les livres de cette nature,
flatta sans doute votre amour-propre d'auteur, mais in-
quiéta votre conscience d'écrivain sérieux. Comme cet
orateur, qui, s'entendant applaudir par la foule, s'écria :
Est-ce que j'aurais dit quelque sottise? vous vous dites
tout bas, non sans une certaine crainte : Est-ce que j'aurais
fait un livre amusant? Hé bien, oui. Monsieur, il faut vous
y résigner, vous avez fait un livre amusant! très-amusant!
Vous y avez mis la qualité, et, oserai-je le dire? le défaut
où je trouve le trait le plus caractéristique de votre esprit..
Vous êtes un érudlt, un historien, un habile épigra-
phiste; mais vous êtes aussi un satirique et, ne vous récriez
pas, un romancier. Voici comment. Quel est l'objet du ro-
mancier, du romancier moraliste? Faire revivre la société '
de son temps, en étudier les mœurs, en rechercher les types
et mettre les mœurs en lumière en mettant les types en ac-
tion. Hé bien, vous avez tenté pour le passé ce que le ro-
\r DISCOURS DE M. GASTON BOISSIER. ^nn
mancier essaye pour le présent. La vie, les mœurs, les ca-
ractères, voilà ce que vous cherchez avant tout dans vos
études sur la société romaine. Convaincu que les petits dé-
tails, les petits faits, sont ce qui donne la vérité et la réalité,
vous avez demandé non-seulement à l'épigraphie, mais aux
poètes, aux historiens, aux philosophes, les mille parti-
cularités caractéristiques qui pouvaient ressusciter ce
monde disparu et ces personnages évanouis : de là l'intérêt
de votre \i\ve,'Cicéro7i et ses amis. Toutes les figures en sont
vivantes. II est tel d'entre eux, votre Gœlius, par exemple,
quia eu presque la popularité d'un personnage de Balzac,
tant vous excellez à reproduire le fond de leurs sentiments,
tant votre regard pénétrant poursuit ce qu'il y a eu dans
leur cœur de plus secret et de plus personnel. Là se mon-
tre, Monsieur, le côté vraiment supérieur de votre talent,
et celui qui me semble moins élevé.
M. Sainte-Beuve faisait grand cas de vous; je le com-
prends, vous lui ressemblez. Il a écrit quelque part : Je ne
suis content que quand j'ai trouvé dans un grand homme
le point vulnérable, le côté faible... Hé bien. Monsieur,
vous aussi, vous avez le goût du côté faible. Votre livre :
Cice't'on et ses amis, est plein de mille appréciations, fines,
vives, piquantes; mais sont-elles toujours la vérité et la
justice, ou plutôt sont-elles toute la vérité et toute la jus-
tice? Je ne le crois pas. J'admire beaucoup dans les sciences
d'observation l'usage du microscope qui nous fait voir les
infiniment petits; mais, quand il s'agit des astres, c'est au
télescope qu'il faut recourir. Or, vous ne vous servez
pas assez du télescope. Je prends Gicéron pour exemple.
Je vous reprochais un jour de l'avoir rapetissé. C'est im-
2^8 rkponsp: de m. e. legouvé
possible, me répondites-voiis vivement, je n'ai choisi ce
sujet que sous le coup d'une nouvelle lecture des let-
tres de Cicéron, et par enthousiasme pour ces lettres.
Voilà précisément ce qui explique, je ne dirai pas votre
injustice, mais votre sévérité à l'égard de ce grand homme.
Vous êtes entré dans son âme par la petite porte , en y en-
trant par la correspondance; car qu'est-ce que cette cor-
respondance, sinon la peinture journalière de toutes les
mobilités, de toutes les contradictions, de toutes les dé-
laillances passagères, de toutes les grâces mêlées de fai-
blesse qui sont le propre de cette nature ondoyante et
multiple dont Voltaire seul peut nous donner une idée?
Rien donc de plus vivant et de plus amusant que votre por-
trait de Cicéron; et cependant, ce n'est pas lui parce que
ce n'est pas tout lui! Les grandes lignes fixes disparaissent
dans la peinture des mille physionomies de chaque mi-
nute; le trait dominant manque.
Un jour, l'empereur Auguste surprit son petit-fils lisant
un livre qu'il s'empressa de cacher; l'empereur prit le vo-
lume, c'était un ouvrage de Cicéron. Après en avoir lu
quelques lignes, il le rendit à l'enfant, et ajouta d'une voix
émue, où perçait peut-être quelque remords : « Mon fils,
cet homme-là aimait profondément son pays! » Voilà le
trait dominant de Cicéron ; voilà ce qui efface tous ses dé-
fauts, voilà ce qui alimente et immortalise son génie!
Voilà enfin ce que j'aurais voulu voir plus vivement re-
produit dans vos pages ! Qu'importe que ce grand homme
ait eu quelques pusillanimités de détail, quelques vani-
tés de passage? Dès que l'intérêt de Rome était là,
vanité, terreurs, hésitations, tout disparaissait; il ne
M niscolus i>i'; m. oaston boissiku. a^g
voyait plu>^ qu'une chpsc , la patrie; il n'avait plus qu'un
but, le salut de Rome , et il allait droit, non pas seu-
lement au devoir, mais à l'héroïsme, de façon qu'on
peut dire que, dans ces terribles tempêtes civiles, il eut
tous les petits effrois et tous les grands courages.
En voulez-vous la preuve? llappele/.-vous ses admirables
réponses à Cœlius, àAlticus, à Caton. lui-môme. Caton,
vous le savez, Caton, avant Pharsale,le suppliait de ne pas
aller rejoindre Pompée, et lui conseillait de se retirer à
Tusculiim pour y écrire quelque beau livre sur la concorde.
Que lui répond Gicéron? a Mes livres! mes études! la phi-
losophie! tout cela ne m'est plus rien! Je regarde du côté
de la mer! Je suis comme un oiseau qui veut s'y envoler,
car c'est là qu'est la république et la liberté! » On lui dé-
montrait que c'était courir à sa perte ! « Soit, je vais comme
Amphiaraiis me jeter volontairement dans l'abîme! » Cœ-
lius l'adjurait de se conserver pour son fils!... « Si la ré-
publique subsiste, mon fils sera toujours assez protégé par
le nom de son père... Si elle doit périr, qu'il suivisse le
sort des autres citoyens! »
Ah! croyez-moi. Monsieur, quand on rencontre dans
l'histoire de pareils hommes, il faut non pas atténuer leurs
grandeurs par leurs petitesses, mais noyer leurs petitesses
dans leurs grandeurs! Il faut, tout en respectant les droits
imprescriptibles de la vérité, laisser leur image dans cette
attitude sculpturale , qui les présente à la postérité comme
autant de phares immortels, destinés à luire à travers les
âges, pour enchanter les regards des générations succes-
sives et leur servir de guides.
En revanche, si je vous trouve trop sévère pour Gicéron,
aSo RÉPONSK ni-; m. r:. i-egouvé
vous me semblez trop indulgent pour Brutus. Son austé-
rité vous plaît, sa douceur vous touche, sa culture d'esprit
vous charme, et il nous apparaît sous votre plume comme
une sorte de Vauvcnargues ; mais Vauvenargues n'avait
assassiné personne, et je vous avoue que je n'ai aucun goût
pour les assassins honnêtes. Nos déclamations de collège
sur les grands meurtriers de l'antiquité, nos pièces de
vers latins sur Ilarmodlus et Aristogiton, ont, selon moi,
Icllcmont perverti notre sens moral et politique que j'en
suis arrivé à haïr dans ces célèbres immolateurs jusques
à leurs vertus. Oui! le désintéressement de tel ou tel des
proscripteurs de la Convention m'inspire une sorte de
colère parce qu'on l'invoque en sa faveur comme une sorte
d'excuse; et je répéterai toujours avec Shakespeare :
Qu'il y a une tache que tous les parfums de l'Arabie et
tous les flots de l'Océan ne peuvent pas laver, c'est une
tache de sang.
Si je voulais, Monsieur, mériter tout à fait le brevet de
franchise que je me suis décerné, je devrais vous quereller
encore à propos des poètes. Il me semble que vous les
jugez trop en moraliste et pas assez en artiste; leur vie
vous fait trop oublier leurs vers. Que vous a fait le pauvre
Ovide pour vous attacher à la peinture de ses faiblesses de
courtisan,sansy mêler, au moins comme compensation, quel-
ques aperçus sur son charmant génie? Pourquoi nous
démontrer, avec votre érudition impeccable et votre obser-
vation implacable, que ce Juvénal, si éloquemment appelé
par Victor Hugo la vieille dtne libre des républiques mortes,
n'avait souci ni de la république ni de la liberté? Victor
Hugo n'en a pas moins raison ! Je ne sais si Juvénal pos-
AU DISCOURS DE M. GASTON BOISSIER. 28 1
sédait ou non les vertus qu'il célébrait, mais ses satires
les possédaient! Que dis-je? Il les possédait lui-même
dans le moment où il composait ses satires! Le poète
pense tout ce que lui dicte son i^énie, tant que son génie
parle! Son imagination fait partie de sa conscience! ses
vers font partie de ses vertus, car c'est dans ses vers qu'il
vivait le plus pleinement! c'est dans ses vers qu'il se survit!
c'est dans ses vers qu'il faut le juger! Quand on me parle
de la pusillanimité de l'auteur du Cid en face de Scudéry,
je réponds par une tirade de don Diègue , et je dis : Voilà
le véritable Corneille !
Ces sentiments, Monsieur, étaient ceux de votre cher et
regretté prédécesseur. Je me souviens qu'il y a deux ans,
sur une petite côte de Bretagne, nous nous promenions,
lui et moi , au bord de la mer. La conversation tomba sur
Lamartine. Si j'avais eu le plaisir de vous avoir pour com-
pagnon de promenade , le nom de Lamartine eût proba-
blement amené sur vos lèvres quelque fait piquant, quel-
que trait caractéristique, authentique et épigrarnmatique :
savez-vous ce que fit W. Patin, déjà octogénaire? Il me
récita cent vers des Harmonies poétiques , tout d'une haleine ,
sans une erreur, sans une hésitation de mémoire, et avec
l'émotion . l'enthousiasme d'un jeune homme de vingt-cinq
ans,... d'un jeune homme de vingt-cinq ans d'autrefois, car
aujourd'hui l'enthousiasme n'a guère moins de quarante ans.
Dans ce petit fait se marque le caractère particulier de
l'intelligence de M. Patin, la sympathie. Vous avez rendu
une éclatante justice , Monsieur, à l'immense érudition dont
témoignent les Etudes sur les tragiques grecs, vous avez
montré à l'œuvre cette infatigable ardeur d'investigations
ACAD. FR. 36
aSa RÉPONSE DE M. E. LEGOUVÉ
qui conlrolait tous les textes, recueillait toutes les le-
çons, interrogeait tous les travaux étrangers; mais d'oii
venait cette ardeur? Etait-ce seulement curiosité , besoin
de savoir, amour du vrai? Non, c'était aussi, c'était surtout
amour du beau, et adoration pour les trois grands génies
qu'il étudiait. Il cherche à travers les siècles et les langues
tout ce qu'ils ont non-seulement créé, mais inspiré ; il par-
court tous les théâtres pour y découvrir une belle scène ,
un beau vers, un trait de sentiment qui se rapporte à une
de leurs tragédies. Pourquoi? Pour rassembler autour
d'eux tout ce qui est sorti d'eux, pour les entourer de leur
postérité, pour faire gerbe de tout ce qu'a produit leur
souffle créateur et le déposer sur leur autel ! Travail d'a-
beille qui aspire le suc et le parfum des choses! don de
sympathie qui change un ensemble de recherches en une
œuvre passionnée, personnelle, vivante ! Mélange d'esprit
critique et d'esprit enthousiaste, grâce auquel ce livre
est un livre à part, que personne n'avait fait, que per-
sonne ne refera, qui durera en France autant que l'étude
même du génie grec, et qui rattache M. Patin à l'écla-
tante génération des professeurs de i83o. Oui, il est
de la famille des Villemain , des Cousin , des Royer-Gol-
lard, car c'est un croyant comme eux! Il a le culte du
grand comme eux ! Et peut-être est-ce là qu'il faut cher-
cher la différence de cette ancienne Université et de la nou-
velle. La première était un point d'admiration; la seconde
est un point d'interrogation; ce qui n'empêche pas que""
vous admirez quelquefois et qu'ils interrogeaient toujours.
Ici, Monsieur, s'impose à moi une question bien grave,
qui partage et passionne les meilleurs esprits, où je vous
AU DISCOrUS IIE M. O.VSTON BOISSIKR. 283
retrouve tous deux, M. Patin et vous, activement mêlés,
et je suis d'autant plus empressé de vous y suivre que
celte question a été pour moi l'objet des plus sérieuses
études. Je veux parler des réformes de l'enseignement se-
condaire.
Vous vous rappelez, Monsieur, l'effet immcnsi- produit
par la circulaire d'un ministre de l'instruction publique, qui
n'était pas encore notre confrère , et qui a un peu tardé à
le devenir, peut-être à cause de cette circulaire. Elle était
bien hardie en effet. Supprimer radicalement les vers latins,
porter atteinte au thème , faire prévoir la déchéance future
du discours latin , mettre au premier rang l'étude de la lit-
térature française et de la langue française, prendre enfin
pour devise : Les langues mortes sont faites pour être lues et les
langues vivantes seules pour être parlées; il y avait là, il faut
en convenir, des réformes qui ressemblaient fort à une ré-
volution; c'était comme un nouveau siège de Rome par les
Barbares. L'émotion fut profonde au sein de l'Académie;
nos voix les plus éloquentes, nos plumes les plus autorisées,
firent cause commune pour la défense de la ville éternelle.
M. Patin se sentit blessé dans le culte de toute sa vie. Quelle
eût été votre opinion. Monsieur, si nous avions eu déjà à ce
moment le plaisir de vous compter parmi nous? Je n'ai
qu'à relire vos quatre articles sur l'enseignement, si re-
marqués dans la Revue des Deux-Mondes, pour ra'asssurer que
votre sentiment eût été conforme au mien. Je crois que,
comme moi, vous auriez approuvé cette circulaire, sinon
dans tous ses détails, du moins dans son esprit général;
mais je crois que, comme moi aussi, vous l'auriez approu-
vée tout bas. Je dois en effet vous l'avouer; quand je vis
284 RÉPONSE DE M. E. LEGOUVÉ
ces réformes si vivement attaquées par nos confrères, je
n'osai pas les défendre ; non par défaut de conviction, mais
par déférence et par affection pour M. Patin. Je le voyais
si profondément ému que je m'arrêtai devant la crainte
de le blesser, de l'attrister, je dirais volontiers de le con-
trister.
Je gardai donc le silence vis-à-vis de lui , et à cause de
lui, jusqu'à ce qu'un jour mon opinion m'échappa malgré
moi. Je n'oublierai jamais cette conversation. C'était en-
core pendant notre séjour en Bretagne ; nous remplissions,
lui et moi, l'office qui échoit souvent aux parents pendant
les vacances; nous étions les répétiteurs honoraires de nos
deux petits-fils, graves personnages de douze à treize ans.
Un jour, après la correction d'un thème où nos deux éco-
liers avaient réuni toutes les variétés de bai'barismes et de
solécismes à propos de règles qu'ils avaient apprises deux
cents fois, M. Patin tomba dans un silence plein de tris-
tesse. Sous le coup du même sentiment, j'allai à lui et je
lui dis : « Mon cher ami, est-ce que cela ne vous trouble
pas? est-ce que cela ne vous éclaire pas? — Me troubler?
m'éclairer? Que voulez-vous dire? — Je veux dire, m'é-
criai-je en lui montrant nos deux enfants consternés, que
soumettre ces jeunes esprits à une telle besogne, ce n'est
pas les former , c'est les déformer , ce n'est pas les instruire ,
c'est les torturer !... » Il se leva en se récriant. Je repris avec
plus de calme : « Voyons, mon ami, voyons, ne nous empor-
tons pas et raisonnons. Voilà deux enfants qui ne sont pas"
plus inintelligents ni plus entêtés que d'autres, et voilà des
solécismes qu'on leur a corrigés trois cents fois depuis
trois ans, et qu'ils refont toujours. Est-ce leur faute?
AU DISCOURS DE M. GASTON BOISSIER. 285
Est-ce leur faute s'ils sont là, tous deux, devant cette nialliou-
reuse grammaire, comme des bornes? Est-ce leur faute? non.
C'est la notre! oui, la notre, à nous qui faisons précisément
le contraire de ce que nous indique la nature. Ces deux en-
fants , hors de la classe, hors du thème, dans la vie, dans
la conversation, dans le commerce journalier avec les êtres
et avec les choses, ne sont-ils pas avisés, éveillés, attentifs?
Oui. Pourquoi? Oh! Pourquoi? Parce qu'ils s'instruisent
alors comme des enfants de leur âge doivent s'instruire, par
les yeux, parles faits, parle spectacle et l'examen des choses
extérieures. L'enfant est, avant tout, un être de sensation;
nous en faisons une machine à réflexion. Dieu lui a donné pour
premiers instituteurs les cinq sens; nous étouffons ces cinq
sens. Il a des yeux, nous les lui crevons. Il a des oreilles ,
nous les lui bouchons. La curiosité est chez lui un appétit,
nous le satisfaisons avec quoi? avec la syntaxe ! Nous l'arra-
chons au libre et éclatant domaine de la nature qui est le sien ,
poiu' l'enfermer dans la plus froide et la plus obscure des
prisons, dans l'abstraction! Et quelle abstraction? L'abs-
traction de la grammaire ! Et quelle grammaire ? La gram-
maire latine! » A ce mot, AI. Patin releva la tète, jusqu'à ce
moment mon impétuosité l'avait un peu étourdi ; il était
plus occupé de me suivre que de me répondre. Mais mon
dernier mot le blessa à l'endroit le plus sensible. « Mon
ami, me dit-il vivement, ne touchez pas à la langue latine,
c'est frapper notre mère! » Alors , avec une émotion et une
éloquence vraiment supérieure, il me rappela tout ce que
nous devons à l'antiquité ; il me montra nos plus grands
écrivains, depuis Rabelais jusqu'à Montesquieu, nourris
du génie des Latins; notre langue formée de la langue latine.
a8() HÉPONSE DE M. E. LEGOUVÉ
nos lois civiles sorties des lois romaines, notre organisation
administrative empruntée en partie aux Romains, les plus
illustres personnages de nos annales façonnés à l'image des
caractères antiques , nos conversations remplies des sou-
venirs de l'antiquité, des citations de l'antiquité, l'àme de
Rome enfin mêlée de tous cotés à notre àme , et vivant en
nous comme une partie de nous-mêmes!... «Et voilà, ajouta-
t-il avec une véhémence qui touchait à l'indignation, voilà
ce que l'on ne craint pas de renier, d'attaquer, d'ébranler,
de détruire! — Mais, mon ami, m'écriai-je à mon tour, il
ne s'agit ni de renier ni de détruire, mais de circonscrire
et de fortifier en circonscrivant. J'admire l'antiquité comme
vous, je crois comme vous qu'il n'y a pas de fortes études
littéraires sans cette étude. . . Mais ni vous ni moi ne pouvons
empêcher que le monde ne soit changé, et que, par consé-
quent, tout ne doive changer autour de lui comme en lui.
Que l'étude de la langue latine fût le pivot de l'éducation
d'autrefois, l'ien de plus juste, puisqu'elle était le fonde-
ment de toutes les œuvres intellectuelles, le lien de toutes
les relations sociales. Les livres de médecine, de droit,
d'histoire, de sciences, s'écrivaient en latin; les corres-
pondances se faisaient en latin ; Marguerite de Valois adres-
sait aux ambassadeurs vénitiens une harangue en latin ;
Montaigne nous apprend que chez son père les domes-
tiques devaient parler latin... et ils ne demandaient pas
d'augmentation de gages pour cela. Celait la langue uni-
verselle, c'était une langue vivante; mais aujourd'hui, qu'est-
elle?... » Il ouvrit la bouche pour m'interrompre , mais je
l'arrêtai, et lui prenant la main : « Tenez, mon ami, lui dis-je,
, tenez,levezlesyeux,etregardezleciel. Autrefois notre globe
AU DISCOURS DE M. 0 ASTON BOISSIER. 9,87
terrestre y jouait le premier rôle! Il était le centre de l'uni-
vers. Lascienceestveiuie, quiradétrônc. L'infmis'estpeuplô
à nos yeux de milliers d'astres plus importants que lui , et il
aiallu que notre petit globe se résignât à n'avoir plus que sa
place dans le grand chœur céleste. Eh bien, voilà précisé-
ment l'histoire de la langue latine. Elle doit garder une place
dans l'éducation, une belle place, mais sa place. Quoi!
lorsque tant d'objets merveilleux et utiles sollicitent notre
curiosité, et réclament l'eftort de notre intelligence, lors-
que tous les peuples nous ouvrent leurs annales , quand la
vie du passé et la vie du présent éclatent à nos yeux sous
tant de formes, quand la nature lève un à un tous ses voiles
devant les investigations de la science... quoi! c'est alors
que nous prendrions à l'enfance et à l'adolescence dix
ans, et quels dix ans? la fleur de la vie ! pour leur ensei-
gner mot à mot, règle à l'èglc, comme s'ils devaient la
parler et l'écrire, une langue ([ii'ils n'écriront jamais, qu'ils
ne parleront jamais! S'ils la savaient au moins! mais ils ne
la savent pas! Ce que l'on décore du nom de discours la-
tin est un amalgame du style de toutes les époques qui
ferait reculer Cicéron d'horreur ! Nos enfants perdent à
parodier les grands écrivains le temps qu'ils dcvraienl em-
ployer à les connaître ! Sur cent élèves sortant de rhétori-
que, il n'y en a pas quinze capables de lire couramment vingt
pages d'un livre latin! Voilà ce que nous attaquons ! Nous
ne demandons pas qu'on supprime l'étude de la langue
latine, mais qu'on l'enseigne aux enfants, plus tard, plus vite,
autrement et mieux! Nous demandons qu'au lieu de leur
montrer à l'écrire mal, on leur montre à la lire bien ! Nous
demandons... » Je m'arrêtai court. Pourquoi? Parce que je
288 RÉPONSE DE M. E. LEGOUVÉ
sentis soudainement que je perdais mes paroles , et que j'au-
rais pu continuer ainsi pendant une heure sans faire un pas
déplus dans la conviction de M. Patin. Je me trouvais en face
de ce qu'il y a de plus inébranlable au monde, un principe,
et de ce qu'il a de plus respectable ici-bas, une croyance.
Je me tus donc, et je fis bien, car je n'attendis pas long-
temps une preuve évidente de la force de cette croyance.
M. Patin avait deux facultés également puissantes et éga-
lement indéfectibles, son amour pour le travail, et sa force
de travail. Il disait souvent : « Chaque jour où l'on ne gagne
pas, on perd. » Cette belle maxime , il la mit en pratique jus-
que dans le cours de sa dernière maladie. Personne n'a
étudié plus avant dans la mort. Un matin, à la veille de
ses derniers moments, il dit à une personne bien chère qui
veillait près de lui : « Prends une plume et écris... » Il dicta
alors quelques lignes et demanda qu'elles fussent serrées
dans un tiroir qu'il désigna. Or, savez-vous ce que con-
tenaient ces lignes? Un sujet de vers latins pour le concours
général. Je ne connais rien de plus caractéristique, et le
dirai-je? de plus touchant. C'est la protestation d'un fidèle
en face des faux dieux qui s'avancent ; il me semble enten-
dre un royaliste s'écriant sous la Terreur en allant à la mort :
«Vive le Roi! » et l'on peut dire de M. Patin, et à sa gloire,
qu'il a été le dernier des Romains !
Nous voici naturellement amenés aux beaux travaux de
notre confrère sur les poètes latins; vous en avez justement
fait ressortir, Monsieur, toute la primitive originalité et
toute la richesse. Je ne peux penser sans respect que cet
homme, qui a fait tant d'autres choses, a traduit tout le
poème de Lucrèce, une grande partie de Plante et de
AL DISCOURS DK M. OASTON BOISSIEH. 289
Tcrence. dis IVagmonls considérables de Virgile, de
Marliid, de l.ucain, de Jiivénal, à |)eu près tout ce qui
nous reste tles vieux poêles, el eulin l'œuvre enlièi-e
d'Horace , sur lequel vous nous avez lu une si jolie page.
Dans ce dernier travail , il a rencontré de nombreux concur-
rents. Le goùl, et, si j'ose le diri', la manie de traduire
Horace est lUie maladie qui sévit aiijoiiid'hui sur les hom-
mes de toutes les professions, vers l'âge de cinquante
ou soixante ans. C'est le coup de cloche de l'adieu au
monde. Au WII' siècle, on se retirait dans un couvent;
aujourd'hui on se retire en Horace. Un magistrat (juitte sa
toge? il traduit Horace. Un avocat abandonne le barreau?
il traduit Horace. Un ministre perd son portefeuille sans es-
poir de retour? il traduit Horace... pour se persuader qu'il
est philosophe. Un négociant renonce à son commerce? il
traduit Horace pour se persuader ([u'il est latiniste. Puis,
la iiaduition laite et impi'imée, 011 la présente aux con-
cours de l'Académie ; c'est la seconde phase de la maladie,
et la troisième, c'est que l'Académie ne se lasse pas plus
de récompenser les traducteurs d'Horace que ceux-ci de le
traduire. J'en ai déjà vu concourir plus de vingt et cou-
ronner plus de quatre. Vous en verrez aussi, Monsieur, et
s'il vous arrive d'objecter aux candidats le nombre des
traductions précédentes, ils vous répondront tout bas ce
qui m'a toujours été i-épondu à moi : u Elles sont si mauvai-
ses, Monsieur, pleines de contre-sens ! » Sur quoi je me ré-
crie, en disant : '< Il y en a pourtant une, Monsiem-, (pii fait
exception! — Laquelle donc? — Celle de M. Patin. » Vous
voyez d'ici leur embarras, et avec quel empressement ils me
répliquent : « Oh! je ne parlais pas de M. Patin. Certaine-
ACAD. FR. 37
30)0 IIKPONSE DK M. K. LKGOL'VE
ment , t'clK" dv M. Palin... — Alors, Monsieur, je vous tlc-
mandc la i)orinission de m'y tenir, car elle réunit, selon
moi, les (l('u\ (|ualilés l'ondamentalos de loule bonne tra-
duction, la Hdélité et l'élégance. »
J'ai dit l'élégance; en effet, quoique l'on ail spirituelle-
ment reproché à M. Patin de mettre dans ses phrases troj)
de virgules et pas assez de points, son style se recommande
par des qualités très-particulières, très-personnelles de jus-
tesse exquise dans les termes, el de gracieux abandon dans
les tours. Le style, c'est l'homme ,&. dit Buffon. Personne ne
la mieux prouvé que M. Patin, et je ne sais pas de plus
exacte définition de son talent que ce trait de sa vie. Il y
a un grand nombre d'années, la chaire de littérature latine
devint vacante à la Sorbonne. Deux concurrents s'y pré-
sentèrent, l'un porté par la Faculté des lettres, c'était
M. Victor Le Clerc ; l'autre porté par le conseil académi-
que, c'était M. Patin. M. Victor Le Clerc fut nommé. Quel-
ques jours après, parut, dans un journal important, un
long article sur le nouveau professeur. L'éloge était sans
restriction, et l'article sans signature. M. Victor Le Clerc
voulut connaître le nom de celui qui l'avait si bien loué ;
impossible de le découvrir, et ce fut seulement quelques
années plus laid que le hasard lui apprit que son pané-
gyriste était son concui^rent. M. Patin avait fait cet article
sans le dire, el ne l'avait pas dit après l'avoir fait. Y a-l-il
rien de plus délicat, de plus rempli d'élégance morale?
Hé bien, voilà comme il écrivait ! Aussi M. Cousin, si fin ap- •<
préciateur des hommes, et si habile à revêtir ses appré-
ciations d'une forme originale et piquante, disait souvent de
M. Patin : « C'est une créature charmante ! » Oui ! charmante
vu Disroi us i)i: m. caston iuussif.u. :>(>]
par le inclaiii^t^ r\(|iiis de la grâce de l'cspi'il et de h, m>àce
(lu cjvuv ! ( -liarinanlc par cette incomparable boule (|iii se
l'épaudait sur sou \isage comme une lumière! (lliaruiaule
par l'acM'oi'd des dons les plus variés! Ces dous s'unissaient
elle/, lui dans une si lieui-euse pi'oporliou, (|ue ses œuvres
et sa vie, sou esiuit et son àme formaient un tout harmo-
nieux, pareil à une belle œuvre d'ail. Il lut, ee (|ui peut-
être est le plus rare en ce iiKuide. il lut complet dans sa
mesure.
Je l'ai connu il y a plus de quarante ans. Il était alors
déjà tel que vous l'avez vu depuis, si savant qu'il aurait pu
se passer d'être aimable, si aimable qu'il aurait pu se pas-
ser d'être savant. Sa modestie, unie à sou solide mérite,
attirait tellement tout le monde, que chacun s'empressait
de mettre en a\aul eel homme cjui se mettait toujours en
arrière; c'est ainsi (|u'il est arrivé à tout, à f'oi-ee de ne
pas se pousser, il a occupé les deux plus hautes fonctions
littéraires ; il a été doyen de la Faculté des lettres après
M. \ ictor I^e Clerc et secrétaire perpétuel de l'Académie
française après M. \'illemain. Un seul de ces héritages eût
été lourd, même pour un homme de mérite; une seule de
ces fonctions eût suffi à l'activité d'un homme encore
jeune : M. Patin les obtint toutes deux, sans les briguer,
à plus de soixante-quinze ans, et il les porta si légèrement
il les remplit si dignement , qu'après sa mort, nous disions
de lui ce qu'on disait de ses illustres prédécesseurs: « Com-
ment le remplacer?» C'est encore lui qui nous a tirés d'em-
barras, Monsieur, en désignant d'avance à notre choix son
spirituel successeur... qui ne le fait pas oublier; il fait
mieux, il le rappelle.
2Ç)'J>. RKPO.NSK l)i; M. K. LKGOUVK
Dans nos séances particulières, sa parole persuasive,
élégante et facile , s'emparait de l'attention avec tant de
force et si peu de bruit, que nous nous apercevons aujour-
d'hui seulement de toute la place qu'il tenait , en mesurant
tout le vide qu'il laisse. Ajoutez que cet homme si occupé
avait lous les goûts d'un homme qui ne fait rien ; il écou-
tait la musique en dilettante, il allait voir tout ce qui se
produisait de beau, il cultivait ses amis, il se livrait au
monde, à la conversation, et son esprit délicat y montrait
une finesse qui n'excluait })as la malice , mais que tempé-
rait toujours l'urbanité ; enfin c'était un véritable Grec ! Il
semblait que, dans son long commerce avec Sophocle et
Euripide , il eût retenu quelque chose de la grâce attique :
il en avait le sel et le miel.
Un mot encore, et je finis.
La Providence avait accordé à M. Patin, pour couron-
nement de tant de bienfaits, ce je ne sais quoi d'achevé
que donne le bonheur. Heureux en tout comme il était
heureux de tout, il rencontra au milieu de sa carrière
une compagne vraiment digne de ce beau nom, propre à
le comprendre , et , au besoin , à le compléter. Quand
les armées allemandes entourèrent Paris, les amis de
M. I^itin, justement préoccupés de son grand âge, lui
conseillèrent de fuir les fatigues et les privations du siège.
Il refusa. « Je suis doyen de la Faculté des lettres et
secrétaire perpétuel de l'Académie française , répondit-il ;
mon poste est à la Sorbonne et à l'Institut, j'y resterai ! » —
« Tu fais bien ! » lui dit sa femme, et elle resta avec lui. C'est
là que j'ai compris que le meilleur conseiller des résolu-
tions courageuses est encore le foyer domestique. C'est là
Al DISCOUHS l)K M. GASTON BOISSIEK. 2()3
que j'ai vu comment eertaiucs aifections saintes et profon-
des réunissant, ce semble, on elles seules toutes les au-
tres arieclions, une lemme peut avoir à la fois, poui
l'homme dont elle est Hère de porterie nom, la vij^ilaace
dune mère, le respect d'une lille, la tendresse d'une sœur
et la vaillante affection diiiic amie.
Je m'arrête, Monsieur. Je ne \en\ pas pénétrer dans
cette famille , dont M. l'alin a été pendant cpiarante ans
la joie et l'honneur, et que sou absence rcnq)lit aujour-
d'hui de deuil et de larmes. L'incurable douleur de ceux
qui lui survivent reste encore son plus beau panégvrique.
Que leur consolation soit de se dire ([ue si notre épof|ne
compte des noms plus brillants, et dont il restera une plus
éclatante mémoire, nul ne laissera après soi un plus tou-
chant et plus honoré souvenir.
I
DISCOURS
DK
M. VICTORIEN SARDOU
l'RONONXK DANS LA SÉANXE PUBLIQUE DU '23 MAI 1878, EN VENANT
PRENDRE SÉANCE A I.A PLACE DE M. AUTRAX.
Messieurs ,
Une année s'est écoulée depuis le jour où vous avez
daigné m'appcler à l'honneur de partager vos travaux ;
et s'il ne m'a pas été possible, à mon grand chagrin, de
vous exprimer plus tôt ma reconnaissance, permette/.-moi
de penser que ce retard n'aura pas été sans profit pour la
tâche que j'avais à remplir. A la lecture journalière des
œuvres de M. Autran, à la fréquentation constante, assidue
de ce rare esprit, je dois de connaître mieux aujourd'hui
l'homme et le poète, auxquels je viens ici rendre un double
hommage.
:iq() DISCOURS Dl^. UKCKPTION
Il o.sl des écrivains qui atlirent rattention publique par
des qualités d'un très-vif éclat. Celte impression subite est
quelquefois très-prompte à s'effacer. D'autres se livrent
moins, et veulent èlre un peu forcés dans le sens inlimc
de leurs œuvres; mais cette habitude familière de leurs
écrits devient bientôt la source des jouissances les plus
délicates el les plus durables.
Tel est. Messieurs, le poète charmant dont j'ai à vous
entretenir. Son talent est le reflet de toute sa vie. Ami de
la solitude et de la retraite; rebelle, — un peu trop peut-
être, — à nos idées modernes, dont il ne voit que la tur-
bulence et le fi-acas; sévère, jusqu'à la rigueur, envers
Paris, où le poursuit la nostalgie de ses chères campagnes,
et le désir pressani d'y retrouver le doux loisir de son
travail; fuyant toute charge publique et toute popularité,
étranger à nos débats littéraires comme à nos luttes poli-
tiques, non par un détachement égoïste des inléréts du
pays, mais par l'heureuse absence de toute ambition, M. Au-
tran est un peu en dehors des choses contemporaines ; et,
dans ses écrits comme dans sa vie , il s'est fait une place à
part, isolement qu'il convient de respecter. Une seide de
ses œuvres osa affronter, un soir, la plus fiévreuse, la plus
bruyante de toutes les épreuves, celle du théâtre; et cette
tragédie, toute athénienne, était si peu dans le courant de
nos mœurs dramatiques, qu'applaudie avec transport, on l'a
vue fuir, et se dérober depuis à tous les regards, comme
une nymphe antique , un peu confuse de s'être révélée au
public parisien , dans la chaste beauté de sa nudité grec-
que.
J'ai dit : grecque, Messieurs, et j'ai dit : antique. Ce sont
DE M. VICTORIEN SARDOU. •Mjy
bien là les deux termes qui me semblent caractériser ce
génie poétique, tout spécial, et nous expliquer son origi-
nalité. S'il est Français par le cœur et par le bon sens,
la sérénité de ses sentiments et la grâce ionienne de
son style exhalent un parfum classique, qui ne doit pas
nous surprendre. — Comme André Chénier, avec qui il
n'a pas ce seul lien de parenté, M. Autran était Grec
par sa mère; il l'était aussi par la ville où il a pris nais-
sance.
M. Autran est né à Marseille, en i8i3; et son aïeule
maternelle était une Grecque de Smyrnc. — Toute sa des-
tinée poétique est dans son berceau.
Marseille, Messieurs, n'a pas tout à fait renié son ori-
gine. Les noms de ses plus vieilles rues, le langage de ses
pécheurs, lui rappelleraient au besoin les souvenirs de l'an-
tique Phocée. D'Ulysse, ce représentant parfait de toute
la race hellénique, elle a conservé l'esprit du négoce, le
goût des explorations maritimes, et l'amour des longs ré-
cits qui les décrivent, embellis de quelques fables. Elle
sait bien qu'elle fut autrefois, pour l'étude de la philo-
sophie et des belles-lettres, la succursale, la rivale d'Athè-
nes, l'école accréditée de la jeunesse de Rome; et la litté-
rature contemporaine lui doit quelques brillants écrivains,
fidèles au culte des plus beaux modèles de l'antiquité
grecque et latine.
Lorsque je rappelle cette influence persistante de l'cin-
preinte originelle, pourrais-je oublier. Messieurs, le grand
homme d'État, qui laisse parmi vous et dans le pays tout
entier un tel vide, qu'en le dissimulant avec peine, il laut
renoncer à le combler? M. Tliiers, lui aussi, était Marseillais
,\CAD. FR. 38
2g8 DISCOUHS DK RÉCEPTION
de naissance , et d'origine grecque , par son aïeule mater-
nelle. — Dans l'étonnante souplesse de cet esprit, apte à
tout concevoir pour tout élucider, comment méconnaître
les dons les plus précieux de la puissante race à qui l'hu-
manité doit ses premiers maîtres, dans la Politique,
l'Éloquence et l'Histoire? — N'est-ce pas tout le génie
grec, transmis à travers les âges, et se résumant dans
un seul homme?
Le père de M. Autran avait beaucoup voyagé sur mer,
dans sa jeunesse; et, par une prédilection bien naturelle
pour tout ce qui lui l'appelait ses navigations lointaines,
il avait choisi sou ha!)italion sur le rivage, dans la partie
la plus reculée du vieux Marseille , au centre d'une petite
colonie maritime que des constructions récentes ont
dispersée. C'est là que M. Autran l'ut élevé, entre les
bateaux échoués sur la rive et les hlets de pêche séchant
au soleil, dans cette vie joyeuse de la plage, où les cris
même des enfants" qui jouent ont des notes plus gaies,
plus sonores; souvenirs des jeunes années, auxquels il
devra plus tard ses inspirations les meilleures. Jamais son
talent n'a trouvé des accents plus personnels que lorsqu'il
s'est appliqué à décrire cette mer azurée des côtes de la
Provence, dont l'écume a mouillé ses premiers pas, et la
grande voix bercé ses pi^emiers sommeils.
D'autres impressions de son enrance ne laissèrent pas
dans son esprit des traces moins profondes. La grand'-
mère de Smyrne, fidèle aux traditions de son pays, ne ""
lui contait pas l'histoire de Peau-ct Ane , mais la fabuleuse
conquête de la Toison d'Or; ni les aventures de notre Cen-
dri/lon , mais celle de la Cenf/?77/wz antique , cette Rhodope
DE M. VICTORIEN SARDOl . 299
qui fut reine d'Égyptt^ . au àivc de Strabon , pour avoir
perdu sa sandale sur les bords du Nil. Plus tard ce fut
VlUade et VOdyssée. Le poète nous l'apprend lui-raème :
Vous me parliez d'Hombrc !
El moi, sur vos genoux, écolier souriant,
J'avais déjà l'amour de ce compatriote.
Qu'il me soit permis, Messieurs, de m'associer à ce té-
moignage de reconnaissance ; c'est peut-être à ces contes
de grand'mère que nous devons la Fille d'Eschyle.
Je glisserai sur une jeunesse attristée par des malheurs
domestiques , la ruine paternelle et la pauvreté , mais
surtout par de pénibles luttes entre la vocation litté-
raire du jeune homme et la résistance de ses parents ; car
j'ai hàtc d'arriver à la glorieuse intervention qui sut triom-
pher de tous ces obstacles et nous conquérir un poète.
Au mois de mai i832, M. de Lamartine ariivait à Mar-
seille , où il devait s'embarquer pour son voyage d'Orient.
M. Autran, qui jusqu'alors n'avait publié que quelques
fragments poétiques et divers articles anonymes dans les
journaux de la localité, se fit l'interprète des sentiments
de toute la ville et salua l'arrivée du grand homme |jar une
pièce de vers que, plus lard, il n'a pas jugée digne de figu-
rer dans ses œuvres complètes : mais le génie est indulgent,
surtout pour l'éloge; M. de Lamartine souhaita de con-
naître ce jeune enthousiaste , l'admit dans son intimité et
ne voulut pas d'autre guide que lui pour les excursions
qu'il projetait avant son départ. M. Autran, qui nous a
transmis quelques détails sur ces promenades aux environs
de Marseille , nous montre l'illustre voyageur sous le
3oO DISCOURS DE UKCEPTION
charme des traditions évoquées el d'une nature qui ne lui
est pas encore familière , s'arrètant tout à coup , en pleine
campagne, et s'écriant : « Admirable paysage!... Quelle
majesté ont ces antiques sycomores! »
Étonné, M. Autran cherche les sycomores et ne voit que
de petits mûriers, et même quelque peu rabougris. — Il
se tait, par déférence. — Plus loin, exclamation nouvelle!
« Ah! cette fois... cette source limpide!... Cette jeune
fille! C'est Nausicaa! » — Et il faut bien avouer, ajoute
M. Autran, que Nausicaa n'était qu'une bonne campa-
gnarde, et la source , un simple lavoir de village.
Ai-je cité cette anecdote. Messieurs, pour le malicieux
plaisir de surprendre le génie en flagrant délit d'enthou-
.siasmc intempestif? — Vous ne le pensez pas. — C'est
qu'elle me semble bien marquer la distance qui sépare
ces deux poètes, et que je retrouve toute l'œuvre future
de M. Autran dans cette protestation de la réalité contre
le rêve. A ses côtés, le grand lyrique, d'un coup d'aile,
s'envole, plane, et ne voit plus les choses de la terre qu'à
travers une sorte de mirage qui les colore à son gré. —
Lui, plus calme, suit, d'un œil un peu surpris, ce vol su-
blime, qu'il n'a pas l'intention d'imiter. Tranquillement
assis au bord du chemin, il contemple cette nature qui
s'offre à lui dans sa simplicité rustique et ne voit en elle
rien qui le choque : loin de là! Où le poète des Méditations
n'admet que des sycomores et des Nausicaa, l'auteur futur
de la Vie rurale ne dédaigne ni les petits mûriers rabou-
gris , ni la simple villageoise. Tout cela n'est pas sans
mérite à ses yeux, sans charme, que dis-je? sans une cer-
taine poésie. Il ne s'agit que de la dégager pour nous la
DE M. VICTORIEN SARDOU. 3o I
rendre sensihK^ ; ol c'est à quoi il s'appliquera toute sa vie,
avec un naturel exquis, une grâce incomparable, et surtout
une rare intrépidité de bon sens : n'exprimaul rien en fort
bons vers qu'il n'ait pensé d'abord en excellente prose!
Une autre promenade eut, sur la destinée de M. Autran,
une action décisive. Un soir (pi'il tirait, au hasard, avec
M. de Lamartine, sur le rivage, à la clarlé des étoiles, il
s'enhardit à lui avouer un rêve caressé depuis longtemps.
C'était de composer un poème sur les Harmonies de la mer.
M. de Lamartine applaudit fort à ce projet et lui fit aussi-
tôt le commentaire de l'œuvre future , avec une ampleur
de vues et une élévation de langage qui restèrent à ja-
mais gravées dans l'esprit du jeune homme; puis, tout
à coup : « Ne m'avez-vous pas dit que votre père était
« rebelle à votre vocation? Menez-moi vers lui, que je lui
« parle! » Il parla en effet, Messieurs, comme il savait le
faire, et plaida la cause de son jeune ami, et se porta garant
de son avenir, avec une telle conviction, que le père de
M. Autran ne sut pas résister à cette éloquence qui devait
plus tard dominer tout un peuple; il s'avoua désarmé.
Trois jours après, M. Autran suivait des yeux la voile qui
emportait M. de Lamartine vers l'Orient, et murmurait
tout bas les adieux d'Horace à Virgile. Il retombait dans
son isolement, mais désormais affermi dans sa foi, maître
de .sa vie, et, bienfait plus inappréciable encore, sacré en
quelque sorte aux yeux de tous par l'approbation même
du génie.
Aussi le voyons-nous , dès lors, résolument à l'œuvre.
Tous les loisirs que lui laisse un modeste emploi à la^bi-
bliothèque de la ville, M. Autran les consacre à cette pas-
3o2 DISCOURS DE UÉCEPTION
sion qui désormais lui csL permise, et il public successive-
ment deux recueils de vers : Ludibria ventis et la Mer,
faibles essais d'un talent qui se cherche encore, MilUanah,
inspirée par l'iiéroïquc défense de cette ville; puis une
ode en l'honneur du 17" léger, venu d'Afrique sous la
conduite d'un jeune prince qui devait à la gloire des
armes associer plus tard celle qui trouve à vos côtés
sa plus haute récompense. Ces petits poèmes appréciés
familiarisaient le public avec le nom de M. Autran. Ce
n'était encore que la notoriété. — La gloire allait venir.
Par le brillant concours que Marseille apportait à la
littérature contemporaine, avec les Barthélémy, les Méry
et quelques autre» écrivains d'un réel mérite, cette ville
était alors, sur la route de l'ItaUe, comme une sorte d'étape
littéraire, où leurs confrères de Paris s'attardaient volon-
tiers dans une hospitalité charmante. C'est ainsi que
M. Autran se lia d'amitié avec un jeune auteur qui allait
lui donner la célébrité, avant de la conquérir pour lui-
même.
Ce jeune écrivain, vous le reconnaîtrez. Messieurs,
quand j'aurai dit : qu'héritier d'un nom déjà fameux dans
les lettres, il a su le grandir encore par son propre mérite
et prouver que le génie dramatique est un héritage
qui peut se transmettre. Mais, alors, inconscient de sa
propre valeur, tout au plaisir de vivre, et un peu fatigué
déjà de ce plaisir-là, il ne se croyait pas destiné à l'insigne
honneur de siéger un jour parmi vous et d'y représenter,
avec tant d'éclat, toute une dynastie.
Un soir donc, chez M. Autran, ils devisaient ensemble
•de leur présent un peu triste, de leur avenir incertain,
DE M. VICTORIEN SARDOU. 3o3
lorsque dans un tiroir, par hasard cntr'ouvert, le Parisien
avisa certain gros cahier qui seml)lait se dérober à hi vue,
honteusement, et s'écria en riant :
« Quelque pièce de théâtre, sans doute?
M. Autran en convint, non sans embarras.
« Une comédie? »
Ce fut en rougissant tout à fait que l'auteur dut se rési-
gner au pénible aveu :
« Une tragédie. »
Tout autre n'eût pas insisté; notre Parisien prit brave-
ment le cahier, lut ce litre qui n'avait rien de rassurant :
(( La Fille dEsclnile. »
Et dit tranquillement :
« Puis-je lire?
— Certes, » répondit M. Autran.
Et , d'un œil anxieux, il se mit à guetter sur le visage du
lecteur la trace dune émotion qui se fit toujours attendre.
La lecture achevée :
« C'est bien mauvais, n'est-ce pas? » dit-il en trem-
blant.
« Mon cher ami, répondit le lecteur, qui roulait fi-oide-
ment le cahier, j'emporte votre pièce; je la donne à mon
père; on la joue, et elle a beaucoup de succès. Adieu, je
vous écrirai de Paris. »
Il part, laissant M. Autran stupéfait; et voilà, Messieurs,
comment la Fille d'Eschyle fut découverte, un soir, à Mar-
seille, et portée à Dumas père par Dumas fils!
A quelque temps de là, une lettre apprenait à M. Autran
que la Fille cŒschijle était reçue à TOdéon : on n'at-
tendait plus que lui pour la mettre à l'étude. Fortune
3o4 DISCOLRS DE RÉCEPTION
inespérée, coup de baguette magique qui lui ouvrait
toutes grandes ces portes de l'art dramatique, défendues
par tant d'obstacles. — JMais, pour venir à Paris, pour
y séjourner, si médiocres étaient ses ressources, qu'il
dut se résigner à faire appel à un certain oncle, riche com-
merçant, hostile aux travaux littéraires de son neveu, et
qui, en lui signant une traite de quinze cents francs sur
Paris, grommelait tout bas :
« Une tragédie ! L'avais-je assez prédit que lu finirais
mal ! »
La pièce modifiée, répétée, prête enfin à affronter le
jugement du public, était annoncée pour le a/j février i848.
L'auteur, pour aller au théâtre, le matin, dut franchir les
barricades ; et, sur toute la route, il pouvait lire à côté des
affiches de l'Odéon celles qui conviaient les Parisiens à
une aulrc tragédie que la sienne. — Il fallut ajourner la
première représentation, qui ne fut donnée que le 6 mars,
c'est-à-dire trop tôt; les voitures circulaient à grand'pcine
dans les rues encore dépavées.
Celte représentation, Messieurs, si curieuse et si
triomphante, je suis de ceux qui ont eu le bonheur d'y
assistei'. La salle était houleuse, inquiète, toute frémis-
sante de l'agitation du dehors, et la curiosité, des plus
vives, mais non pas des plus bienveillantes. La Fille
d'Eschyle n'arrivait pas, comme la Lucrèce de Ponsard, à
cette heure propice où la valeur d'une œuvre s'accroît de
toute celle qu'on désire lui trouver. On jugeait plutôt
sévèrement la témérité de cet inconnu, qui osait inscrire
en tête de ses personnages : Eschyle, Sophocle, s'obligeant
ainsi à leur prêter un langage que leur génie n'eût pas à
DE M. VICTORIEN SARDOU. 3o5
désavouer. Et en effet, Messieurs, l'audace était grande.
Eschyle en scène !... Eschyle , le Titan qui , dans cette
période presque Hibuleuse de la Grèce héroïque, amasse
les blocs à peine dégrossis de la tragédie piimitivc, les
entasse, les dispose dans un ordre adinirajjlo, et .si
robuste que vingt siècles ne l'ont pas ébranlé! — Sopho-
cle, qui, après lui, sur ces fortes assises, dresse les
colonnes aux harmonieux contours, les chapiteaux aux
justes proportions, et pose le couronnement de l'édifice,
où Euripide n'aura plus qu'à sculpter les frises et sus-
pendre les guirlandes, pour nous dévoiler dans sa ra-
dieuse et désespérante perfection tout le Parthénon de
la tragédie antique! . . . OEuvre de demi-dieux accomplie
en moins de temps qu'il n'en faut à l'enfant pour de-
venir un homme. Car ces trois génies sont contem-
porains; le même soleil les éclaire. Le jour de Sala-
mine, Eschyle est à la bataille; Sophocle est parmi les
adolescents que leur beauté désigne pour danser autour
des trophées; et, au milieu des cris de victoire, un enfant
vient au monde : c'est Euripide!
Quelle époque à faire revivre !... quelles ombres à évo-
quer! Mais aussi quelle tâche! Et le choix du sujet n'était
pas fait pour la rendre plus facile.
Toute la pièce rappelle en effet une lutte fameuse pour
laquelle s'est passionnée jadis la Grèce entière : aux
fêtes de Bacchus , le jeune Sophocle ose, pour la pre-
mière fois, disputer à Eschyle la couronne tragique, et
l'emporte sur le vieil athlète, qui, désespéré, s'exile
d'Athènes en laissant à la Postérité le soin de le venger.
La Postérité , Messieurs , les confond tellement dans son
ACAD. FR. 39
3o6 niscoi Hs ni: hkception
admirîition qu'olle n'a pas encore ose formuler son arrêt;
et pourtant, si grand que soit lîschyle , si émouvante
que soit la douleiu' de ce Prométhéc , qui a dérobé le feu
du ciel, révélé aux hommes un art inconnu, et qui , ter-
rassé, a son vautour qui le ronge — l'envie! — il est
bien difficile de ne pas applaudir, avec toute la Grèce, au
triomphe de son jeune rival.
Ce qu'elle salue en lui , c'est un progrès inévitable , at-
tendu ; — c'est la forme plus élégante, l'action mieux or-
donnée, la péripétie plus savante, les caractères plus appro-
fondis ! — Mais surtout, c'est l'àme humaine, affranchie
des terreurs, des épouvantes sous lesquelles le vieil
Eschyle la tenait écrasée, — Ce soldat de Salamine , âpre
et rude , est bien le poète d'une génération qu'obsède
la menace de l'invasion barbare. L'inexorable fatalité , les
divinités implacables, l'homme courbé sous le joug de
destinées cruelles, imméritées, voilà ce qu'il chante, for-
geant des âmes d'airain pour la lutte, et leur apprenant, si
grande que soit l'infortune , <à toujours être plus grandes
qu'elle!...
Mais Sophocle, ce n'est plus le poète du combat; c'est
celui de la victoire, — c'est l'adolescent des trophées! —
La Grèce délivrée respire : commerce , industrie , arts ,
lettres, tout fleurit à la fois! C'est l'explosion d'une sève
qui n'ai tendait pour éclater que le ciel sans orage et
les dieux plus cléments! Eschyle était la vieille Athènes,
toute de roc; Sophocle est la nouvelle, toute de marbre.
Et la prospérité n'exclut pas les devoirs; au contraire,
elle en impose de nouveaux. Sophocle ne se borne pas à
nous montrer ses héros bravant la Fatalité. Il les fait lutter
(
DE M. VICTORIEN SARDOU. 807
victorieusement contie leurs propres passions et contre
leurs vices. Comment toute la Grèce n'eût-elle pas acclamé
le poète qui, le premier, osait lui dire qu'après avoir vaincu
sa destinée par l'héroïsme, riiominc avait encore à triom-
pher de lui-même, par la vertu?
Dans l'image qu'il nous offre de ces deux grands hommes,
M. Autraii a parfaitement retracé ces nuances de leurs
génies, qui sont aussi celles de leurs caractères. — Ce
vieillard sombre et morose, en lutte avec les hommes ot
avec les dieux, c'est bien Esch}le. Ce jeune homme beau,
dévoué, généreux, enthousiaste, c'est bien Sophocle. Seu-
lement, chose inattendue, dans cette oeuvre toute à la gloire
d'Eschyle et de Sophocle, l'influence qui domine, c'est
celle d'Euripide.
Et l'on ne saurait trop en féliciter l'auteur; car, des trois
pères de la tragédie grecque, le plus dramatique, c'est lui :
— ce jugement n'est pas de moi, Messieurs, il est d'Aris-
tote! — Et, si Euripide est le plus dramatique, c'est (pril
est le plus humain.
Quand il arrive, ses prédécesseurs lui ont rendu la
tâche bien difficile. Des dieux et des hommes, ils ont tout
dit : Eschyle a épuisé l'épouvante, Sophocle a épuisé l'hé-
roïsme. — Mais ils ont proscrit l'amour; Euripide s'en
empare.
En effet, avant lui, dramatiquement, l'amour n'existe
pas. Eschyle, l'Eschyle de bronze, le réprouve. — C'est à
bon droit qu'Aristophane, dans la discussion d'Eschyle et
d'Euripide aux enfers, nous présente l'auteur de Prométhée
s'écriant avec une fierté bien étrange :
« L'on ne pourra pas m'accuser d'avoir mis sur la scène
3o8 DISCOURS DE UKCKI'TION
une seule femme amoureuse! n A quoi Euripide répond :
« Ah! certes non!... Tu as toujours ignoré Vénus!
— Et je m'en vante , réplique Eschyle; tandis que, chez
toi, elle est partout. »
Reproche bien fait pour nous surprendre, nous qui fai-
sons de l'amour la condition tellement essentielle de l'œu-
vre dramatique , que nous ne saurions j)lus la concevoir
sans lui.
So[)hocle fait un pas. Avec la jalousie de sa Déjanirc , il
effleure l'amour, mais il s'arrête, et s'en tient à l'orgueil
blessé. Il y a mieux : Ilémon, le fiancé d'Antigone , l'aime,
le dit et le prouve, en se tuant pour ne pas lui survivre.
Antigone répond-elle à cette passion? Nullement. Hémon
lui est assez indifféiont. Elle ne lui dit pas un mot dans
toulc la pièce, et elle prononce son nom une seule fois.
— La proscription d'Eschyle subsiste : la femme ne doit
pas aimer sur la scène.
Mais, avec Euripide, tout change; — l'amour envahit le
théâtre. Il y règne en maître. — C'est Phèdre et sa flamme
adultère, Médée et ses fureurs jalouses, Vénus partout, —
mais non pas Vénus seulement : dans sa Clytemtiestre , sa
Creuse et son Andromaqiie, Euripide nous fait connaître
tous les déchirements du cœur maternel ; dans son Alcesie,
l'héroïsme du dévouement conjugal, et dans Iphigénie , en-
fin, il nous offre le modèle si parfait de la jeune fille , (|ue
Racine l'égalera plus tard, sans le surpasser.
Ainsi, Euripide, toujours attendrissant, passionné, pathé-
tique, nous révèle tout ce que le cœur de la femme contient
de tendre et de violent, de féroce ou de sublime!...
■ Avec Eschyle, on tremble; avec Sophocle, on s'enthou-
DE M. VICTORIEN SARDOl'. 3o()
siasme; c'est avec Euripide que l'on pleure. Et c'est avec
lui seulement que la ii;enèse de l'art (rai^ique, eomnie la
Création clie-inèinL', s'achève et se conq)lète, — j)ar la
femme !
Or, M. Aulran, dans rélai)oration de son œuvre, ne dut
pas tartler à s'apercevoir que, circonscrite à la lulle des
deux poètes, sa fable ne suffirait i)as à captiver longtemps
le spectateur, et qu il lui lallail un autre élément d'intérêt
plus capable de l'attendrir. Il supposa Méganire, fille d'Es-
chyle, aimant Sophocle, aimée par lui, placée entre son
devoir filial et son amour, sacrifiant l'amour au devoir; et
il eut dès lors un drame fort émouvant, mais à quel prix!
Une femme amoureuse sur la scène, o Eschyle!... Et c'est
ta lille!...
La rivalité des deux poètes reste hicii la pensée de la
pièce. — Mais le cœur du drame, c'est Méganire. — (Test
sur elle que l'àme se repose attendrie. C'est elle, au dé-
nouement, qui, entraînée dans l'exil paternel! et volontai-
rement séparée de celui qu'elle aime, nous émeut, au point
de nous faire oublier combien Eschyle est coupable d'ac-
cepter un tel dévouement, et coupable aussi Sophocle de
s'être obstiné à sa fatale victoire : en sorte que, des trois
personnages, celui qui nous touche et nous charme, c'est
Méganire! — Et Méganire, c'est Euripide! — Aristote
avait donc raison.
Le succès de cette belle œuvre fut considérable,
Messieurs; je n'ai pas à vous l'apprendre. Tout y contri-
buait, jusqu'aux allusions à la révolution de février, que le
public ne manquait pas d'y découvrir dans la bouche de
Sophocle. — Il en est une pourtant qui faillit compromettre
3iO DISCOURS DE RÉCKPTION
la (in du premier acte. — Quand la garde scythc vint
arrêter Eschyle, elle fut accueillie par le cri de : « Vive la
garde nationale! » — Cette petite manifestation produisit,
à la chute du rideau, une sorte de confusion, que la mal-
veillance se hâta d'exploiter. — Dans l'entracte, l'auteur
vit accourir à lui cpiclques confrères, très-empressés à lui
adresser leurs compliments tie condoléance sur « une
(( chute, disaient-ils, fort honorable, et dont il était homme
« à prendre sa revanche. » — C'était aller un peu vite en
besogne; et le prodigieux succès du second acte coupa
court à ces mauvais compliments. Enfin le magnifique plai-
doyer de Sophocle, en faveur d'Eschyle, souleva de tels
transports que l'acteur dut le redire eu entier. Dès lors, le
triomphe était certain; il fut éclatant. Le public voulut voir
l'auteur. M. Autran allait se dérober à cette ovation; quel-
qu'un le saisit, l'enlève, le jette sur la scène, ébloui, effaré;
et crie en riant : «Le voilà! » c'était l'auteur d'il cnii ÏÏI qui
le forçait à triompher malgré lui. — Avouons, Messieurs,
à notre honneur, que, depuis Eschyle, la fraternité litté-
raire a fait quelques progrès.
Le succès théâtral a ce merveilleux résultat, que d'un
inconnu il fait en trois heures un homme célèbre.
M. Autran se réveilla, le lendemain, acclamé par toute la
presse et connu de tout Paris ; malheureusement ce Paris-
là n'était pas en goût des choses littéraires ; — Juin arri-
vait, gros de menaces : — les spectateurs se firent telle-
ment rares, qu'après quelques représentations, lOdéon
dut fermer ses portes, et le triomphateur partit, chargé de
lauriers, léger d'argent, et ne soupçonnant guère que cette
. Fille d'Eschyle , qui ne lui donnait pas de quoi payer son
DE M. VICTORIEN SARDOU. 3ll
retour, allait, avec la célébrité, lui apporter aussi la
forUiuo.
Comme il débarque à Marseille, quelqu'un saute à son
cou :
« JMon cher neveu ! »
C'est l'oncle, qui, sans lui laisser le temi)s de s'étonner,
l'entraîne, et lui t'ait traverser toute la ville à son bras,
criant aux amis (pi'il rencontre :
« C'est mon neveu!.,, vous savez?... Joseph Autranl la
FU/e d'Eschyle! »
Trois ans après , l'excellent homme lui laissait en mou-
rant toute sa fortune; M. Autran, à cpii j'cniprunle ce récit,
le complète parce petit détail :
« Le testament portait la date du jour où la nouvelle de
« mon succès était arrivée à Marseille... De telle sorte
« que cette pièce me rapportait à elle seule plus que tout
« le théâtre de Corneille et de Racine n'avait rapporté à
« leurs auteurs. »
Elle lui avait déjà valu, Messieurs, une récompense bien
glorieuse. Vous aviez admis la Fille dEschtjle à l'honneur
de partager le premier de vos prix, avec la CuihneUe tic
M. Emile Augier.
Quelques esprits chagrins ont exprimé la crainte que
cette richesse subitement acquise n'ait un peu réprimé l'es-
sor de son génie poétique, et endormi sa verve dans l'heu-
reux loisir de l'indépendance. C'est une question ([ue je
m'abstiendrai de discuter. Il est des esprits que la nécessité
éperonne; d'autres, qu'elle abat et décourage. M. Autran,
ce doux rêveur, était-il bien fait pour la lutte? J'en doute
fort. — Et il a produit d'assez belles œuvres, dans sa pé-
ilVi DISCOHUS DE RÉCEPTION
riode de prospérité, pour que rien ne nous autorise à la
regretter et à décourager les oncles à héritage qui seraient
tentés d'imiter un si noble exemple.
Cette fortune, d'ailleurs, eut sur sa destinée l'action la
plus bienfaisante. Elle l'affranchit de certains scrupules,
dont l'exagération même fait l'éloge de sa probité, et lui
permit de s'unir à celle que les grâces de son esprit, autant
que la bonté de son cœur, désignaient bien pour sa com-
pagne. Ainsi, la richesse lui assurait encore dans le bonheur
domestique la source des inspirations les plus saines, les
plus élevées : influence heureuse qui se trahit à chaque
page de ses œuvres. — On n'a pas à y chercher la femme ,
— on l'y trouve toujours.
C'est alors , Messieurs , que parurent ces Poèmes de la
mer, promis à M. de Lamartine, et dont M. Autran n'avait
jusque-là produit que quelques ébauches irajîarfaites , —
œuvre considérable et qui suffirait seule à sa renommée.
Dans une double préface, M. Autran nous dit quel est
son but. — La mer n'a jamais eu son poète exclusif, — il veut
l'être. — On l'a bien chantée par fragments, par détails
isolés, par épisodes; mais elle n'a pas son poème spécial.
C'est ce poème qu'il offre au public, ou plutôt « une série
« d'esquisses maritimes, indépendantes l'une et l'autre ,
« mai s reliées entre elles par le lien d'une commune origine.»
Cette absence de poètes maritimes signalée par M. Au-
tran a sa raison d'être : c'est que la mer, qui semble
par excellence l'inspiratrice des grandes pensées , no les a
pas plus tôt provoquées qu'elle les absorbe. Son horizon
sans limites, son agitation sans but, son chant sans va-
riantes, portent l'esprit à une sorte de rêverie, indécise.
DE M. VICTORIEN SARDOU. 3l3
confuse, qui ne trouve nulle part à se rattacher aux
choses humaines. — Elle enfante les grandes pensées, les
berce et les endort.
Pour résister à cette fascination qu'elle exerce, il faut,
comme M. Aulran, familiarisé avec ses caresses dès l'en-
fance, s'inspirer d'elle, sans qu'elle vous domine; et ce
mérite rare, personne ne le possède mieux que lui. Armé
de cet admirable bon sens que j'ai signalé déjà , ne craignez
pas qu'il se laisse emporter au large , avec ces poètes auda-
cieux qu'attirent les gouffres de tinfini. Il sait se garder
de tout vertige. La mer ne l'intéresse que dans ses rap-
ports avec l'homme; ce qu'il décrit surtout, c'est le travail,
les souffrances des pauvres gens, marins ou pêcheurs, tou-
jours en lutte avec les flots. Cette préoccupation des
petits , des humbles , domine toute son œuvre ; et c'est avec
raison qu'il s'écriait un jour : « Je ne voudrais que deux
mots sur ma tombe : Exaltavit humiles. »
D'ailleurs lamer qu'il chante est la plus paisible de toutes
et la moins féconde en naufrages. Car c'est en vain que
M. Autran inscrit en tête de la première partie du poème :
« Océan! » X Océan n'y est pas. Même lorsqu'il décrit
un voyage imaginaire aux mers glaciales; même lors-
qu'il nous montre dans une ode admirable les corps des
naufragés roulés sans un d'un pôle à l'autre, c'est en-
core et toujours la Méditerranée qui l'inspire ; et par le tour
et la sérénité de ses pensées, par les grâces même de son
langage, on voit bien que, pour lui, la mer par excellence,
la vraie, la seule... c'est ce lac classique, où s'est mirée
toute l'antiquité grecque et latine , et qui n'a jamais connu,
en fait de monstres, que celui d'Hippolyte.
ACAD. FR. 4o
3l4 DISCOURS DE UÉCEPTION
Aussi bien qu'a-t-il affaire, ce Grec de Smyrnc et de
Phocée, de l'Océan brumeux, à la bise aigre et dure, au
flux et reflux fiévreux, aux falaises brusquement rompues,
que la vague bat incessamment et déchire par un divorce
éternel de la terre et des flots? Tout cela, c'est le Barbare,
le Germain, le froid, les tristesses du Nord, Ossian et ses
brouillards! — Tandis que la Méditerranée, où les pro-
montoires aux pentes mollement adoucies se baignent
avec amour sous un ciel toujours pur, c'est Virgile, Ho-
mère, Théocrite, Horace, les génies antiques, bleus et
transparents comme ses flots; ceux qui ont fixé pour tou-
jours, dans des œuvres pai^faites, les règles du goût, de la
mesure, delà sobre éloquence; les génies clairs enfin, mo-
dèles éternels du beau et du vrai, nos premiers maîtres,
auxquels il faut toujours revenir.
M. Autran est bien leur disciple. — Non qu'il les imite;
mais par la précision des idées, c'est d'eux qu'il procède,
et surtout par l'élégance de la forme. Son hexamètre est
sonore et bien rhythmé; sa phi^ase, toujours musicale, se
déroule largement, avec une noblesse de contours qui
fait penser aux volutes antiques. Mais le naturel sur-
tout, voilà son plus grand mérite peut-être ! Tel il est, tel
il se montre; c'est-à-dire un rêveur aimable, à la mélan-
colie tranquille, qui cause avec vous simplement et sans
emphase. Ce beau livre est, à mon avis, son chef-d'œuvre.
Le public, qui associe volontiers le nom d'un éci-ivain au
souvenir de son succès le plus éclatant, voit surtout dans
M. Autran l'auteur de la Fille d Eschyle; et l'on ne saurait
s'en plaindre; mais je souhaiterais qu'il fût en même temps
cité comme l'auteur des Poèmes de la Mer.
DE M. VICTORIKN SARDOC. 3l5
J'ai rappelé la Fille d Eschyle, Messieurs : on s'est de-
mandé pourquoi M. Autran, après un tel succès, n'avait pas
tenté de nouveau la fortune du théâtre; — et l'on est allé
jusqu'à poser celte ((ucstion :
M. Autran était-il auteur dramatique?
Il semble que cette tragédie même, si justement applau-
die, réponde affirmativement; mais, conçue dans un mode
étranger, pour ne pas dire rebelle à toute idée moderne,
la Fille dEschyle nous apparaît comme l'une de ces belles
restaurations de monuments antiques, que le public admire
au point de vue archaïque, sans les accepter précisément
comme expression de l'art contemporain. C'est une
œuvre d'exception à laquelle il eût été imprudent peut-
être de donner une sœur, et qui, mise en dehors de
toutes les conditions du théâtre moderne, ne prouve pas
absolument la vocation dramatique de son auteur.
Que si nous examinons le volume de Drames et Comé-
dies, publié tout récemment, notre doute subsiste, et
nous comprenons mieux l'hésitation de M. Autran.
Poète descriptif, c'est-à-dire s'attachant surtout au dé-
tail, M. Autran était-il bien dans les conditions requises
pour un art qui se préoccupe surtout de l'ensemble,
et qui cherche en toutes choses les forts reliefs et les
teintes vigoureuses, afin de les accuser plus colorées
encore et plus saillantes qu'elles ne sont? Il y a, de la poé-
sie contemplative et descriptive à l'art dramatique ,
la différence de l'analyse à la synthèse. L'œuvre théâ-
trale est surtout œuvre de condensation. L'esprit de l'au-
teur doit faire toutes les réflexions , son cœur doit éprouver
tous les sentiments que le sujet comporte, mais à la con-
3l6 DISCOURS DE RÉCEPTIOIV
dition qu'il n'en donnera au spectateur que la substance.
Telle phrase doit résumer vingt pages, tel mot doit résu-
mer vingt phrases; c'est au public, qui se fait bien plus
notre collaborateur qu'on ne le pense, à retrouver dans le
peu qu'on lui dit tout ce qu'on ne lui dit pas, et jamais
il n'y manque, — pourvu que la phrase soit juste et que le
mot soit vrai.
Quand Racine dit :
Mais tout dort... et l'arméo, et les vents, et Neptune,
quel est l'auditeur qui n'aperçoive à l'instant le port, la
ville, la flotte, l'armée, la campagne, la mer, tout le rivage,
toute la côte, un pays entier que Racine lui fait voir
en une seconde, dans un seul éclair de son génie?
Ces dix mots fourniraient au poète descriptif un déve-
loppement de dix pages ; car sa fonction, à lui, est préci-
sément de détailler où Racine résume. On conçoit que ce
sont là deux opérations bien différentes, qui exigent des
facultés spéciales, très-difficiles à concilier chez un
seul homme. Toutes les fleurs que le poète cueille sur sa
route pour nous les offrir en bouquet, l'auteur dramatique
doit les presser et les fouler pour en extraire l'essence. Je
crois savoir que , pour l'œuvre la plus considérable de son
théâtre inédit, Do7i Juan de Padilla, M. Autran se refusa à
mettre ainsi sa gerbe sous le pressoir : et il fit bien, —
nous y aurions perdu de très-beaux vers.
Et puis, Messieurs, cette nature de poète, tendre et rê-
m-; M. VICTORIEN SARDOU. 3iy
veuse, ennemie du l)riiil ol de l'action, se fùl-cllc bien ac-
commodée de la vie théâtrale, passionnée, fiévreuse, où la
lui le est constante? Lutte contre l'œuvre, pour la dompter;
contre l'interprétation, pour l'obtenir ; contre le public,
pour le convaincre et pour le vaincre. Car il y a com-
bat ; le public résiste : plus il nous a fait bon accueil,
plus il se montre exigeant; c'est son droit. Cette lutte sans
trêve, il ne faut pas seulement s'y résigner, il faut s'y com-
plaire, par le privilège acquis à toute grande passion
d'aimer jusqu'aux souffrances qu'elle impose; et c'est une
passion , en effet, et despotique. Le joueur n'est pas plus
hanté par les visions du jeu, et l'avare par celles du lucre,
que l'auteur dramatique par la constante obsession de son
idée fixe. — Tout s'y rattache et l'y ramène. — Il ne voit
rien, n'entend rien, qui ne revête aussitôt pour lui la forme
théâtrale. — Ce paysage qu'il admire, — quel beau déco)^!
— Cette conversation charmante qu'il écoute, — le jolirf«a-
logite! — Cette jeune fille délicieuse qui passe, — l'adorable
i?igénue!... Enfin ce malheur, ce crime , ce désastre qu'on
lui raconte, quelle situation! quelle scène! quel drame!...
Cette faculté spéciale de tout dramatiser, elle est bien
la force de l'écrivain dramatique, mais elle est aussi
son tourment : car, ce qu'il conçoit de la sorte , il faut qu'il
l'exprime et le réalise; et, bon gré, mal gré, toute sa vie
s'y emploie. Vingt fois il vous dira : — « Je suis guéri !...
Un public qui n'a de faveurs que pour les spectacles les
plus vulgaires!... Une critique, qui n'a de rigueurs que
pour les œuvres les plus sérieuses! C'en est fait! J'y re-
nonce! » — N'en croyez rien , Messieurs; désespoir d'a-
moureux qui parle de rompre, mais qui n'en veut rien
3i8 Discoins uiî: réception
faire! — H y ^^ même là une assez jolie scène de comédie...
Il le remarque, et il rentre chez lui pour récrire.
A ces traits, Messieurs, reconnaissez-vous l'auteur de la
Vie rurale? — M. Autran vous répond lui-même :
On dit que le théâtre est le plus beau des arts!
Je n'ai jamais aimé ce jeu plein de hasards...
Une fois cependant, une seule voilà
Bien longtemps, j'abordai bravement le théâtre.
Ce fut un grand succès, dont tout Paris parla;
Mais, en homme prudent, je m'en suis tenu là.
Voilà l'aveu, Messieurs. — Possédé vraiment par le démon
dramatique, M. Autran aurait-il eu la force d'être si pru-
dent?— Je ne le pense pas.
D'ailleurs, quelle nécessité pour lui d'affronter ces ha-
sards qu'il redoute? — Sa part n'est-elle pas assez belle?
Outre la Vie rurale et les Poèmes de la Mer, que de titres
encore à nos applaudissements! — Et Laboureurs et Soldais,
une idylle qui finit en épopée! Et le Médecin du Luheron,
et Amaryllis, le roman dans la pastorale I — Et ces Son-
nets capricieux, si abondants, si faciles, — trop faciles
peut-être; car le sonnet, ce joyau poétique, veut être
médité plus longuement, ciselé avec plus d'amour; mais
ceux-là rachètent trop de familiarité par tant de belle hu-
meur!... Et ce petit recueil charmant, que l'auteur intitule :
Musique moderne, et dont la verve railleuse atteste la bonté
de son cœur autant que la finesse de son esprit : car, où il
se croit méchant, il est tout au plus malicieux. — Son
aiguillon chatouille, il fait rire ; il ne blesse pas. — Et ces
DE M. VICTORIKN SAUDOU. 3l9
Chants des Paladins, si éloquents! l^]t celle Fin de l'Epopée,
un elief-d'œuvre! Que pouvail-il de plus pour nos plaisirs
et pour sa gloire; — et que lui eût donné le théâtre , qu'il
n'eût déjà?
II avait tout, Messieurs; la célébrité, l'estime publi-
que, le bonheur intime; et vous lui aviez décerné le
suprême honneur qui consacre tous les autres. Sa vie
s'écoulait paisible, enviée de tous, dans une délicieuse
retraite dont l'hospitalité s'ouvrait à tous les mérites , la
bienfaisance à toutes les infortunes. Quel homme, plus que
iM. Autran, méritait le nom àlieureux? — Le moment
était donc venu pour lui d'acquitter sa part des misères
humaines. — Sa vue, depuis longtemps affaiblie, allait
bientôt s'éteindre. — Aveugle, lui, ce poète, ce peintre
des champs, et des bois, et des vastes horizons, où le ciel et
la mer se confondent! — C'est la surdité de Beethoven;
c'est l'artiste frappé dans l'organe essentiel à sa vie! —
Quelles longuesjournées d'unemornc etaccablante tristesse
que pouvait seule adoucir la présence d'une femme dévouée
et de la iille pieuse et tendre, qu'il appelle son Antigone!
Viens donc, prends ma main, petite Antigone,
Guide patient que le Ciel me donne.
Pour me diriger le long du chemin.
Puisque l'Ombre , hélas ! obscurcit ma voie ,
J'y gagne du moins cette triste joie
D'avoir plus souvent ta main dans ma main.
Que de fois ce nom d'Antigone dut lui rappeler le triste
vers qui est la conclusion à' Œdipe-Roi : — « Ne dites
320 DISCOURS DE RÉCEPTION
« jamais d'un mortel : — 11 est heureux! — tant qu'il
« n'est pas mort sans avoir connu la souffrance. »
A tant de causes de chagrin d'autres vinrent s'ajouter,
bien inattendues, dans le cours de cette fatale année que
le plus grand de nos poètes a si justement appelée : —
« T Année terrible! »
M. Autran, Messieurs, avait, sur toutes choses, l'amour
et le culte de son pays. — Se figure-t-on bien l'anxiété
patriotique de celui qui a chanté jadis, avec un si noble en-
thousiasme, nos gloires d'Afrique et de Crimée, et qui
maintenant, aveugle, ose à peine interroger ceux qui l'en-
tourent?...
Plus malheureux que nous, il n'a pas la ressource de
l'activité, du déplacement, de l'occupation fiévreuse, pour
se dérober à cette vision du massacre et de l'incendie;
pour lui la vision est constante, l'obsession sans trêve, le
songe sans réveil; ses jours sont des nuits!...
Il travaillait cependant. « Il faut travailler, disait-il :
c'est le devoir de tous, plus que jamais! » Et, non content
de corriger ses œuvres passées, il en produisait de nou-
velles, qui rivalisaient avec leurs devancières de vigueur et
d'éclat.
Un jour, il dictait à son secrétaire un petit poème satiri-
que, s'égayant lui-même des gaietés de sa muse. — De la
chambre voisine, celle qui ne cessait de veiller sur lui en-
tend un éclat de rire..., puis un grand cri : — il était mort!
Ainsi, fidèle jusqu'à la fin à sa destinée antique, — aveu-
gle ainsi qu'Homère, il expirait comme Sophocle, en réci-
tant des vers.
Messieurs, un poète illustre, qui fut aussi des vôtres,
DE M. VICTOHIEN SARDOU. 321
Alfred de Musset, après la lecture d'un livre qui l'a charmé,
s'écrie :
Ton livre est ferme cl franc, brave homme, il fait aimer.
C'est l'épigraphe (jue je voudrais inscrire en tête des
œuvres de M. Vulian. VA\o en serait le commentaire le
plus exact. — Il fait aimer, — voilà bien la lormulo de son
talent. — Il fait aimer le commerce des lettres, en nous
prouvant, par son exemple, qu'après avoir été la source
des plaisirs les plus purs , elles peuvent être la consola-
tion des plus cruelles épreuves. — Il fait aimei' la nature,
en nous la présentant sous ses coideurs les plus sédui-
santes; — il fait aimer l'homme, en nous le montrant meil-
leur qu'on ne le croit ; — la patrie en nous associant à
toutes ses douleurs, comme à toutes ses joies. — Et cnlin
il se fait aimer lui-même, pour tout ce qu'il pense et dit de
vrai, de juste et de bon. — Ne craignons donc pas de
raflirmer, en dépit du triste vers à' Œdipe-Roi : Heu-
reux, malgré ses souffrances, celui qui nous a légué
l'œuvre d'un grand esprit et qui emporte ailleurs, vers
des destinées nouvelles, tous les mérites d'une belle âme !
ACAD. FU.
4i
RÉPONSE
DE
M. CHARLES BLANC
DIRECTECB DE l'aCADÉMIE FRANÇAISE
AU DISCOURS DE M. VICTORIEN SARDOU
Monsieur,
L'honneur de vous recevoir ne m'était pas écliu. Cet
honneur appartenait à un homme illustre qui porte en ce
moment le fardeau des affaires de l'État. Il ne fallait pas
moins que les occupations d'un premier ministre pour
vous enlever le privilège d'être complimenté, au seuil de
l'Académie française, par un orateur dont la parole eût
donné tant d'importance à cette cérémonie et tant d'éclat.
Tout ce que vous y perdez, je n'ai pas besoin de vous le
32^ RÉPONSE DI' M. CHARLES RLANC
dire cl jo le sens mieux (jiie personne. S'il ne fallait que
vous faire accueil, j'y suffirais, sans doute, car chacun
de nous a (jualité pour vous souhaiter la bienvenue ;
mais l'usage ayant prévalu d'exprimer publiquement au
récipiendaire ce qu'on pense de lui, cl de violenter au
besoin sa modestie en l'entretenant de ses mérites litté-
raires, la première honnêteté que je vous dois est de vous
parler de vos ouvrages, et c'est ici que je. regrette de n'être
pas plus expert dans votre art.
Pourquoi fuul-il que le sort n'ait pas désigné plutôt,
pour suppléer notre directeur, un de ces poètes dramati-
ques qui étaient hier vos confrères au thé;\trc, et (]ui
sont maintenant vos confrères à l'Académie française?
Avec quelle justesse, avec quelle autorité il nous eût parlé
de vos comédies! avec quelle finesse il en eût analysé les
sentiments et débrouillé les intrigues! Dans son éloge vous
eussiez vu revivre vos héros familiers ; vous eussiez reconnu
vos intentions les plus intimes, les ])lis et les replis de vos
plus fines pensées. Il nous eût fait entrer en quelque sorte
dans les coulisses de votive esprit, et pour une fois le
public aurait cru assister à vos pièces derrière le rideau.
Mais que dis-je? ce public, dont je suis, connaît trop
bien vos comédies pour qu'il soit nécessaire de lui en
dire les noms, de lui en rappeler les incidents, les carac-
tères, la mise en scène , et d'en dégager la morale. Vous
l'avez façonné vous-même de longue main à un arl dont
vous possédez tous les secrets, l'ai't de dénouer les in-
trigues les plus compliquées et de se reconnaître dans
l'enchevêtrement des aventures que font naître les jeux du
.hasard et de l'amour. Il sait par cœux' les entrées et les
Al DISCOIUS DK AI. VICTORIEN SAHDOl . 3a5
sorties de vos personnages, leurs allées et venues, le comi-
quo (le leur situation, leur jeu . leur tenue , leurs reparties.
Ce sont pour lui de vieilles connaissances que vos roués ,
vos ingénues, vos héroïnes de boudoir, et ces ganaches qui
résistent au progrès sans pouvoir résister aux mouvements
d'un bon cœur, et ces amis vititnes qui sont souvent nos
plus intimes ennemis, et ces anciens camarades dont on
ne sait pas encore le nom, et ces bons villageois qui regar-
dent la terre comme leur chose, même lorsqu'ils l'ont
vendue, et ces vieux célibataires, moitié endurcis, moitié
repentis, oiseaux malheureux que gène leur liberté même,
et qui désespèrent d'entrer dans les cages d'où tant d'au-
tres désespèrent de sortir.
Heui'cux les poètes qui ont obtenu le droit de bourgeoisie
pour les noms ou les mots qu'ils ont inventés! Un homme
d'esprit, M. Delatouche, me disait un jour : « C'est pourtant
moi qui ai créé le mot camaraderie : j'ai un barbarisme au
soleil! » Vous, Monsieur, vous avez au soleil des noms (|iii
sont devenus typiques, celui des Benoiton, par exemple,
qui florissaient il y a douze ou quinze ans. Charmante
famille, dont la mère n'est jamais chez elle , et dont les en-
fants sont toujours dehors! Les bébés vont jouer à la
bourse des timbres-poste sous les marronniers des Tuile-
ries : les jeunes garçons se grisent au club des collégiens,
fondent un journal terrible et ne poursuivent plus « Casca-
dette » , parce que, les folies de l'amour... ils commencent
à en revenir! Les jeunes filles, bottées, en casquettes et en
toupets rouges, perdent en paris, sur le turf, l'argent que
leur père a gagné avec des ressorts élastiques en bois, ou
bien elles commandent, pour aller patiner sur le lac, une
326 nÉPONSE DE M. CHARLES BLANC
toilette à sensation, la « vivandière » , le « guernesey » , la
« permission de dix heures »... et toujours elles parlent
argot, parce qu'elles regardent cette jolie langue comme
le français de l'avenir.
Dirai-je la moralité de vos comédies? Elle est aussi
connue que votre habileté à en tisser la trame , à en trouver
le dénouement. Mais ce qui me frappe, c'est que leur
caractère moral ne les a pas empêchées de réussir. Aussi
dussé-je manquer d'usage en ne médisant point de notre
temps, j'ose avancer que le succès de vos pièces lui fait
honneur. Vous avez su, en effet, nous conseiller la vertu
sans ennuyer personne, et prêcher la morale aux infidèles,
en tenant votre public éveillé et sous le charme.
D'autres, avant vous, avaient formé cette périlleuse entre-
prise : une réaction en faveur des tyrans : je parle des maris.
Vous avez poussé votre pointe de ce côté avec un rare
bonheur. Autrefois, c'était l'amoureux qui avait le beau
rôle au théâtre. Les spectateurs se passionnaient avec lui
et pour lui. La femme désirée était ou une victime intéres-
sante du devoir, ou une coupable aisément pardonnée.
Quand vint la comédie bourgeoise de Scribe, les galants
furent moqués à leur tour, on fit le compte des malheurs
d'un amant heureux, on essaya de décourager l'adultère en
faisant voir ce qu'il en coûte, à l'un de vaincre, à l'autre
de succomber, et combien c'était un mauvais calcul, à tout
prendre, et une maladresse que de porter atteinte à l'hon-
neur conjugal ou d'y manquer. Vous avez abondé dans ce
sens, Monsieur, et, au lieu de rendre enviables ceux qui
aspirent aux « pommes du voisin » et ne trouvent de saveur
.qu'au pain dérobé, vous avez décrit avec complaisance
W DISCOURS DE M. VICTORIEN SARDOl . 827
les angoisses qui précèdent et qui suivent une faute ;
vous avez mis en œuvre toutes les ressources de votre
art pour dégoûter, s'il était possible, les amants de leurs
poursuites, et les femmes de leur coquetterie.
A vrai dire, si la comédie peut agir sur les mœurs, en
faisant peur aux jeunes galants et aux vieux garçons,
c'est-à-dire en leur signalant le plus redoutable de tous les
dangers, le ridicule, elle est, je crois, impuissante à corri-
ger l'amour, l'amour vrai, celui qui s'attachait comme à une
proie au cœur de Phèdre. Celui-là est incorrigible : rien n'y
ferait, ni la tragédie, ni le drame, ni le mélodrame, ni la
comédie; rien ne saurait l'effrayer, ni le rire des autres, ni
le retour de ses propres déchirements. Mais, combien peu
y en a-t-il de ces amours-là! Que de gens croient aimer qui
n'ont dans l'âme que l'émulation de plaire! que d'adultères
par vanité! que de femmes font ou rêvent des folies dans
la seule crainte de n'être pas assez élégantes, assez « bon
genre »! Témoin l'aimable Claire d'une de vos meilleures
pièces , Maison neuve.
Ce qu'il peut y avoir de douceur et de tendresse au sein
du mariage, vous l'avez mis en lumière dans la plupart de
vos comédies. Andréa nous fait sentir combien il est risible
de poursuivre bien loin, sans l'atteindre, ce qu'on a sous
la main, sans le voir. Telle scène émouvante de la Famille
Benoiton nous enseigne que le bonheur domestique n'est
pas une de ces plantes agrestes qui fleurissent sans culture.
Dans les Vieux Garçons, vous peignez au vif, et quelquefois
en traits acérés, la triste existence du célibataire qui n'a
pour toute compagnie , sur son déclin, qu'une liasse de
vieilles lettres où on lui parle d'un amour. . . éternel ! et dont
îaS RÉPONSK l)K M. CHARLES BLANC
il ne reconnaît |)lus inèine récriliirc! Dora est loucluinle,
elle est adoiable, (juand un agent de la haute jjolice autri-
chienne hii parle de fortune, d'opulence, d'avoir un liùtcl
à soi et le monde à ses pieds, et (ju'elle lui soupire cette
phrase : « Ah! que j'aimerais mieux être... tout simplement
la femme de mon mari , et la mère de mes enfants! » Save/.-
vousbien. Monsieur, ([ue c'est un tour de force que de
mettre les rieurs du côté de la sagesse, et de réussir au
théàh-e en avant contre soi les amoureux , les roués, les
grandes et les petites coquettes, les beaux messieurs et les
belles dames qui prétendent vivre « la haute vie » !
Eh! mon Dieu! à cette société que vous fustigez avec tant
d'esprit, que vous amusez à ses propres dépens, il ne man-
que peut-être qu'une qualité qui rachèterait à elle seule
bien des défauts, le naturel. Ce n'est pas à vous que cela
pouvait échapper. Quand les civilisations vieillissent et sont
à la veille de se renouveler, l'affectation se met partout;
elle entre dans les i-elations, dans les mœurs, dans le lan-
gage, dans le style, dans le vêtement. Celui-ci affecte la
dévotion; celui-là, pour se donner un air profond, affecte
la peur de l'avenir; cet autre affecte des opinions aristo-
cratiques, pour qu'on le croie de bonne maison. Il en est
qui, voulant passer pour des hommes essentiellement prati-
ques, — c'est le mot du jour, — afl'ecteni de regarder toute
poésie comme une divagation , tout sentiment comme un
danger, toute éloquence comme une déclamation vaine,
et qui feraient le même cas des beaux-arts , s'ils n'avaient
reconnu qu'on y peut trouver, après tout, un placement
comme un autre. Il en est qui, afin de se rendre inté-
, ressauts, gémissent sur la délicatesse excessive et ma-
AT DISCOUUS DE M. VICTOUIKN SARDOU. Ssg
ladive d'un tcmpi'rainonL , qui esl d'ailleurs parfailomcnt
équilibre. A l'ipoquo où je sortais du collège, il fut quelque
temps du meilleur ton d'anticiper sur la vieillesse et de
s'en faire une imaginaire. A vingt ans, on commençait à se
dire blasé ; à vingt-cinq, on était las de la vie , comme si le
corps, — on disait alors le louireau , — eût été consumé
secrètement par une àme incandescente.
Bientôt, cependant, l'esprit changea de marotte et se
jeta dans un autre extrême. Il lut bien porté d'être bien
portant. On se disait volontiers bâti à chaux et à sable, on
se vantait d'avoir une santé de fer, des muscles d'acier, le
jarret infatigable , le pied sûr et sec. Et, pendant ce temps,
la bonne et simple nature refusait la caducité aux vieil-
lards artificiels, et reprenait ses droits sur les Hercules
factices, en attendant qu'ils redevinssent ce qu'on appelle
les « petits crevés ».
Ces travers, dignes de vos ironies, vous les avez raillés
dans quelques-unes de vos pièces, notamment dans les
Femmes fortes, dans VOncle Sam; vous avez peint aussi, dans
cette cousine de Monsieur Tartufe, que vous appelez
Séraphine, le désintéressement d'une dévote qui, pour
mieux expier ses fautes, les fait expier à sa fille. Mais il
faut dire que, parmi les femmes de notre temps, les tra-
vers de ce genre sont en général passagers. Elles n'ont de
bien durable que leurs affectations en matière de parure.
Leur façon d'êti^e « précieuses » n'est plus aujourd'hui dans
la conversation , mais dans la traîne. Leur manière d'être
« savantes » ne consiste plus à entendre le grec et à « j)arler
Vaugelas » , mais à se rendre ultra-désirables, en vertu de
ces modes, bouffantes ou collantes, dont on abuse si vite,
ACAD. FR. 42
33o RÉPONSE DK M. CHAULES lîLANG
tantôt pour appeler rallention sur ce qu'on a l'air de
couvrir, tantôt pour faire montre de ce qu'on devrait
dissimuler, de ces attraits (pii , selon le vers de Panard,
A force de parler aux yeux ,
Au cœur ne laissent rien à dire.
Quand on s'entretient de vos comédies, Monsieur , on
devrait plutôt les appeler des drames, ce me semble, car
l'émotion y tient souvent plus de place que le rire. Vous
passez facilement de la gaieté au pathétique , et par là vous
êtes bien de votre siècle : vous appartenez bien à la famille
dont la souche est Diderot. Par là vous vous rattachez à
cette littérature, renouvelée par un poète de génie, qui,
dans la tragédie de Ruy Blas, fit entrer de plain-pied la
comédie , la comédie picaresque , avec « sa cape en dents
de scie et ses bas en spirale » .
Les anciens ne connaissaient pas ce mélange de rire et
de pleurs, et ceux de nos modernes qui sont déjà des
anciens pour nous, ont été franchement comiques dans
leurs comédies, et rien de plus. Je ne sache pas que les hon-
nêtes gens, comme on disait alors, aient jamais versé des
larmes aux pièces de Molière , ni aux Plaideurs de Racine ,
ni au Menteur de Corneille. Il était réservé à ceux qui
eurent le pressentiment de la Révolution française, et à
ceux qui, nés pendant ou après la tempête, avaient eu là
leurs origines intellectuelles et morales, il leur était réservé
de modifier par de nouveaux éléments le génie comique de -
notre nation, et d'inventer ce genre mixte dans lequel on
se sert tour à tour des deux masques que les muses du temps
jadis ne consentirent jamais à échanger. Le bouleversement
AU DISCOURS DE M. VICTORIEN SARDOU. 33 1
des vieilles catégories, la confusion des classes, le nonil)i'e
toujours croissant de ces unions imprévues qu'on traitait de
mésalliances , la tourmente qui avait fait monter le fond à
la surface du (leuve et sombrer ce qui flottait au dessus,
tout cela devait produire et a produit dos pièces à la fois
comiques et touchantes, telles que vous les concevez : les
Inlimcs, les Ganaches, les Vieux Garçons, Maison neuve.
Dora, Fernande, et les Bourgeois de Pontarcy, votre dernier
ouvrage, si vivement attaqué par la critique , si heureuse-
ment défendu par le succès.
Il est même à remarquer que vos plus belles scènes,
celles que vous avez le mieux préparées et qui ont
le plus d'éclat, sont des scènes dramatiques, après les-
quelles on est peu disposé à rire. On pourrait croire, si
vous n'aviez pas tant d'esprit et un esprit si fùté, que le
drame était votre vocation, et la terreur votre élément,
à voir comment, dans les cinq actes de Patrie, vous avez
soutenu le ton et l'action tragiques, nudlipliant sans fai-
blir les tableaux pleins de violence et d'horreur, traçant
de fiers caractères, et intéressant toutes les âmes fran-
çaises à l'héroïsme d'un peuple, dont les malheurs sont
devenus pour nous un spectacle douloureux et une allu-
sion poignante.
Mais j'en reviens à vos comédies. Une des choses qui les
caractérisent, c'est l'art que vous y apportez, d'user de
petits moyens pour arriver à de grands effets. Parmi ces
moyens, il en est un, — la lettre, — que vous employez de
préférence et toujours avec bonheur. La lettre ! elle joue un
rôle décisif dans la plupart de vos intrigues, et tout y est
considérable, le contenant aussi bien que le contenu. L'en-
33^ UKPONSK DK M. CHAULES BLANC
velc)i)i)i', K' cachet, la cire, le Liinbre-posle et le timbre de
la poste, et la teinte du papier, et le parfum qui s'en
exhale, sans parler de l'écriture, serrée ou lâche, gros-
soyée ou menue,... que de choses dans une lettre, maniée
j)ar vous, peuvent être des indices redoutables qui trahis-
sent les amoureux, dénoncent les traîtres et avertissent les
jaloux !
[ei , — dans les Pattes de mouche, — l'intrigue tient à une
lettre, dont la découverte serait un désastre. Après être res-
tée longtemps cachée sous un buste en biscuit de Sèvres ,
celte lettre donne les plus amusants frissons au spectateur,
qui la voit se changer tour à tour en allumette à demi brûlée,
en cale de guéi-idon, en bouchon de fusil, en cornet à sca-
rabée,... que sais-je encore? jusqu'à ce que, au moment
d'être consumée par le feu, elle devienne comme le brouil-
lon d'un contrat de mariage, auquel personne ne songeait,
pas même ceux qui se marient. Là, c'est un papier glissé
dans l'enveloppe d'une letti^e écrite par rinnocenle Dora,
qui donne lieu à cette situation d'une beauté si pathétique,
où l'aimable fdle, outragée par un soupçon avilissant, refuse
de se justifier quand tout l'accuse, et s'évanouit exaspérée
d'une injustice qui est une honte. Dans votre comédie
de Fernande, où vous avez si bien peint la distinction
exquise d'une jeune âme qui s'est conservée pure au milieu
de toutes les impuretés d'un affreux tripot , votre héroïne ,
à la veille d'épouser un gentilhomme, le marquis des
Arcis, lui écrit une lettre pour avouer les ignominies
qu'elle a traversées sans en être moralement salie ; mais
cette lettre, interceptée par une ancienne maîtresse du
marquis, n'arrive pas en temps utile à sa destination,
AU DISCOURS DK M. \ ICTORIEN SARDOU. 333
cl lo marquis apprend, quand il est trop tard , que son
mariage le déshonore. Cependant, comme Fernande lui
avait loyalement révélé avant ce qu'il n'a su c[vl après, il con-
sent à tout ignorer, il veut oublier tout, il se persuade aisé-
ment qu'il doit aimer celle qu'il aime, cl voilà une lettre
qui, pour avoir été d'un jour en retard, lait le bonheur
d'une fdle qu'une flétrissure involontaire n'empêche pas
d'être ravissante.
Ah! la femme égarée, la femme déchue en dépit de sa
volonté, malgré son àme, la femme coupable même, vous ne
la condamnez pas sans merci; vous avez pour elle im eneui'
pitoyable; vous ne dites point, comme l'a dit \m des maî-
tres de votre art, vous ne dites point : « Tuez-la! » vous
dites : « Pardonnez-lui » , et cela est bien, car l'humanité
fait partie de la justice. Assez d'autres les accablent, les
Samaritaines, assez d'autres leur jettent la première pierre
et la dernière! Vous avez fait entendre, en plusieurs en-
droits de vos ouvrages, que la société, avant d'exercer le
droit de censure, avait bien quelques devoirs à rempiii'.
Vous avez senti, vous avez exprimé combien sont ridicule-
ment cruels envers les femmes ceux qui , après les avoir
entourées de pièges, s'étonnent de les y voir tomber, ceux
qui s'indignent, là où ils ont conseillé le vice, de ne pas
trouver la vertu, ceux, enfin, à qui tous les péchés parais-
sent mignons, quand c'est pour eux qu'on les a commis,
mortels, quand c'est pour les autres.
Vos comédies, iMonsieur, je n'ai pu les voir jouer, je
n'ai pu les lire, sans me reporter, moi aussi, au théâ-
tre antique, non pour y chercher des similitudes, mais,
au contraire, pour remarquer les différences profondes
334 RÉPONSE DE M. CHARLES BLANC
nui séparent les siècles, les temps et les mœurs. Autrcl'ois,
le poète comique, se prenant pour un oflicier de la police
morale, appréhendait au corps quiconque était surpris en
flagrant délit de ridicule. Il le traînait au tribunal du théâ-
tre et le faisait comparaître devant ses juges, palpitant,
ahuri, confus de son identité reconnue, et grimant sa propre
caricature , tandis que le peuple athénien, — celui qui a donné
son nom à l'atticisme , — applaudissait à des satires san-
glantes, souvent obscènes, sans paraître se douter que ses
applaudissements déshonoraient Euripide, insultaient So-
crale. Chose singulière et bien dillicile à concevoir! Dans
le temps même où le sculpteur grec généralisait les formes
humaines, ou plutôt y cherchait la vérité générique,
pour les rendre dignes de revêtir les essences divines,
lorsqu'il tempérait les accents de la vie individuelle,
poiu^ transfigurer en Jupiter tel magistrat de l'Aréopage ,
ou en Mercure l'éphèbe élégant qu'il avait vu passer dans le
Céramique , Aristophane faisait descendre la comédie jus-
qu'à la personnalité : il nommait hardiment ses victimes, il
les représentait lui-même et les mimait avec leur masque
sur le théâtre, ajoutant ainsi l'audace de son courage à
toutes les audaces de sa pensée et au cynisme dionysiaque
'de ses tableaux. Mais bientôt, le scandale des portraits
parlants et agissants sur la scène , du vivant même des ori-
ginaux et en leur présence, dut être répinmé. La comédie
fut heureusement condamnée à voir les choses d'assez haut
pour ne plus distinguer les individus, à ne mettre en action
que des figures typiques, à peindre tout le monde sans
nommer personne , de manière à n'affliger personne en
faisant rire tout le monde. La France, qui se pique d'avoir
AU DISCOL'RS DK M. VICTORIEN SAUDOU. 335
en cela plus d'atticismc que la Grèce contemporaine d'Aris-
tophane, ne tolère pas facilement, au théâtre, des allusions
qui seraient trop transparentes. Elle admet que l'on fasse
de Tartufe, d'Harpagon et d'Agnès, des substantifs; elle
n'admet pas qu'un nom propre soit caché sous un nom de
fantaisie. A ce propos, iMonsieur, je serais tenté de vous
faire une grosse querelle, ou du uioins de vous adresser
quelques l'emontranees un peu vives , — cela ne serait pas
sans exemple; — mais, toute réflexion faite, j'aime mieux
me taire et m'adjuger ainsi le bénéfice du proverbe arabe,
(jui m'avertit que mes paroles, à supposer qu'elles fussent
d'argent, ne vaudraient pas, en cette rencontre, le silenre,
qui est d'or.
Il faut pourtant quelques épices, même aux alinuiils
de l'esprit, même aux éloges que vous méritez si bien et
qu'il m'est si agréable de vous adresser. Vous me pardon-
nerez donc de les relever par l'assaisonnement^d'une légère
critique. Un de nos confrères (i) a dit : « La ciilicpie esl
une lime qui polit ce qu'elle mord. » Ici, Monsieur, la limt;
polit peut-être; elle ne mord jamais. Laissez-moi donc
vous dire que vos rares incursions dans le doni;uii(> de l;i
politique n'ont pas été toujours heureuses et n'ont rien
ajouté d'ailleurs à vos talents ni à votre renommée. Plus
d'une fois, votre plaisanterie, d'ordinaire si bien afiilée, y
a émoussé sa pointe. Votre crayon, partout ailleurs si tin
et si ferme , s'écrase sur le contour quand vous dessinez
des profds dans un monde (iiii n'est pas le vôtre, aux Ktats-
Unis ou à Monaco. Il y a en vous du Gavarni : vous avez
(I) M. Legouvé.
336 RÉPONSE DK M. CHARLES BLANC
trop de grâce pour imiter la touche pesante, mais puissante
et tragique, de Daumier.
Sans doute, la littérature dramatique n'est pas faite
pour les traits déliés, poiii- les finesses, pour les nuances.
Il y faut môme un certain grossissement des choses mo-
rales , calculé sur le nombre des spectateurs et sur l'éloi-
gnement des intelligences arriérées. Le spectacle des idées,
comme celui du décor, ne peut être bien saisi qu'à la con-
dition d'être peint à large brosse et avec des couleurs un
peu chargées. Mais la caricature, quoi qu'en dise l'étymo-
logie, est quelque chose de plus que l'exagération de la
vérité. Il me semble que, dans votre peinture des mœurs
américaines, peinture si mordante, si incisive, en ne mon-
trant qu'une des faces du vrai, vous l'avez quelque peu
altéré. Je m'attendais à voir éclater, dans V Oncle Sam, le
contraste prodigieux qui caractérise les Américains des
États-Unis, ce peuple étrange, unique, dont il n'y a pas
d'exemple, mais qui aura peut-être des imitateurs, ce
peuple chez lequel on peut associer l'illurainisme avec
la réclame, être à la fois mystique et retors, visionnaire
et teneur de livres, et qui trouve tout simple qu'on ait
profité de quelques pages, restées blanches, dans un
livre de théologie , pour y annoncer le vcrmout indien.
Ces violentes oppositions auraient pu fournir, à un esprit
tel que le vôtre, des scènes d'un comique irrésistible,
sans empêcher de rendre justice à cette nation jeune,
audacieuse et forte , prompte à l'enthousiasme , dédai-
gneuse du danger, à cette nation que rien n'étonne de ce
qui est grand , et à qui rien ne paraît plus facile que l'im-
possible.
Al niSCOl IIS DR M. VICTORIEN SARDOl . 337
J'en ai fini, Moii-^ictir, avec les quelques observations qui
m'élaienl pcrniiscs. Aus>i bien, ce n'est pas nous (iiii en-
tendons nier la libei'té de l'imaj-ination, nous qui avons si
longtemps revendiqué la liberté de penser, la libertc- d'é-
crire, ces libei-tés qui, maintenant conquises, le sont jjour
tout le monde. — Mais je n'en ai pas fini avec les élof^es
que je vous dois, au nom de notre Compaj^nie. Votre nu)-
dcstie n'est pas encore au bout de ses peines. Je ven\ par-
lei- iluii genre de mérite que vous possédez au dernier
point , l'observation du costume et le talent de la mise en
scène. Ce talent est peut-être trop vanté aujourd'hui: mais
il faut avouer (jue nos pères en faisaient trojj peu de cas,
lorsque Molière leur jouait ses premières pièces, rue de
Buei, avec une tapisserie, deux violons et quelques chan-
delles. J'admire la savante distribution de l'appartement où
se meut l'action de vos personnages, les soins (jue vous
apportez à les mettre chacun à leur |)lace, à choi>ir le mo-
bilier qui les entoure et qui est toujours, non-seulement
du style voulu, cela va sans dire, mais significatif, expres-
sif, propre à concourir aux péripéties du drame. Vos
meubles, vos accessoires sont tant(M des moyens pour ame-
ner un tète-à-tète. masquer une déclaration, favoriser le
glissement d'un billet, faciliter un évanouissement, ou ca-
cher le cadavre d'un amoureux ivre-mort, tantôt des té-
moins muets, apostés pour accuser une trahison, pour
révéler un secret... Et, par exemple, <piel redoublement
d'émotion, quand le spectateur aperçoit, ])ar une porte
entr'ouverte, la eliandjre nuptiale de Dora, faiblement
éclairée, au moment où la jeune mariée se débat, le soir
même de ses noces, dans une situation si déchirante!
ACAO. KR. 43
338 RÉPOiNSE OK M. CHARLES BLANC
Sans être acteur dans vos pièees, eonimc le fut Plante
dans les siennes, comme l'a été Molière, vous pourriez être
directeur de troupe, régisseur, metteur en scène, tant
vous avez étudié les tenants et aboutissants de votre art !
Quand ou jouait Monsieur Garai . où vous eûtes la chance
d'être interprété par une comédienne de génie; quand on
jouait les Merveilleuses , où l'on voit (|ue vous connaissez
si bien leur manière de s'habiller tantôt « en fourreau de
«aze » , tantôt « en costume de statues )> , et l'accoutrement
et les mœurs des muscadins à cadenettes , engoncés jus-
qu'aux lèvres dans leurs cravates, armés d'un bâton rusti-
que , comme des toucheurs de bœufs, j'ai compris à quoi
vous servait d'être un amateur d'estampes . d'avoir réuni
une collection sans pareille de dessins par Eisen , Grave-
lot , IMarillier , Saint-Aubin, et de ces gravures, devenues
introuvables, qui furent mordues à l'eau-forte, burinées ou
imprimées en couleur par nos charmants maîtres du dix-
huitième siècle, depuis Larmessin, Tardieu et Surugue,
jusqu'à Debucourt et Duplessis-Bertaux.
On attache maintenant beaucoup d'importance, je crois
même une importance excessive, à la fidélité irréprochable
du costume, à l'exactitude archéologique du décor et à
tout ce qui compose le mobilier de l'histoire. On veut
pousser l'illusion jusqu'au bout, et qu'à cette fin tout soit
estampé sur le vrai et d'une ressemblance criante. Mais
n'est-il pas à craindre que cette vérité à outrance ne linisse
par élever au rang des choses principales ce que nos pères
appelaient les accessoires ?
Passe encore d'être rigoureusement exact, quand on
.met en scène des comédies comme les vôtres, dont l'ac-
Al' DISCOURS DE M. VICTORIEN SARDOC. 33ç)
lion se passe de nos jours et dans notre pays. Mais, quand
on évoquo des personnages antiques , Hennione , Oresle,
Pyrrhus, on aura l)eau l'aire dessiner par un arehitcele
savant une image vraisemblable du palais d'Agamemnon
à Mvcènes, ou du palais tie Ménélas à Lacédémone, on
aura beau nous trans])orter dans les temps héroïques, au
j)ied d un (cuiplc ilarchitecture trapue et rude, orné
de Iriglvphes el de métopes à jour , on ne sauvera point
ce qu'il v a d'étrange à entendre le fils de Clytemnestre
et la lilli" d'Hélène parler le iraneais de Louis \IV el
scander les vers de Jiacine. L'affectation d'être vrai,
partout où la Aerité est possible, rend le mensonge intolé-
rable partout où on ne peut l'éviter, de sorte que plus
on diminue la part de la convention au théâtre , plus le
spectateur devient exigeant sur tout le reste. C'est la [xii-
sée qu'exprimait lineraent le })eintrc Gros, lorsqu'il disait
à un de ses élèves : « Mon ami, prends garde à ne pas
mettre trop de détails, parce que. si lu en mets trop, il
n'y en aura plus assez. »
Ces personnages antiques dont je parlais tout à l'heure,
la génération à laquelle vous appartenez les a fait (piel-
quefois reparaître sur la scène, mais, hélas! pour les
bafouer en prose et en vers, les parodier en musique, les
travestir, les avilir. Il y t ni un moment où je ne sais rjuel
air malsain souilla sur notre littérature. L'Europe fut
avertie que les beaux dieux d'Homère, les héros d'Eschyle
et ce (li\ in poète , qui, à une époque mystérieuse , fut dé-
chiré par les bacchantes, étaient sur nos théâtres I objet
des plus plates bouffonneries, et qu'on y offrait ce régal
aux toui'istes élégants , comme aux Parisiens raffinés.
34o RKPO>'SK 1>K M. CHARLES liI.\^r.
Convciiez-tMi, Monsieur, ceux doiiL la jeunesse a précédé
la vôlre de quelque douze ans, n'avaient point connu ces
affligeants spectacles. De leui' temps, il était permis à un
poète de faire le voyage d'Athènes sans être grotesque.
On pouvait applaudir la Ciguë, et il me souvient qu'au
milieu du tumulte et des cris d'une révolution, nous
vîmes jouer à l'Odéon la Fille d Eschyle, cette noble
étude par cpii fut improvisée la réputation de votre;
compatriote Josepli yVutran. — .le dis votre compa-
triote, car il est comme vous un (nilanf de la Provence,
de cette Provence qui est doublement fière d'avoir donné
le jour à M. Thiers et à l'ami fidèle, à l'historien illustre
qu'il nous a laissé en mourant comme une partie de
lui-même.
Il me reste bien peu de chose à dire après vous, Monsieur,
sur la vie et les ouvrages de votre prédécesseur, sur ce
charmant poète dont tous les sentiments furent généreux,
qui a célébré les dévouements obscurs du soldat, qui a
chanté les laboureurs et les matelots, les travailleurs de
la terre et les travailleurs de la mer , qui a exalté les hum-
bles, enfin, et cjui a voulu sur sa tombe une inscription
si touchante.
Vous nous l'avez dit. Monsieur, Joseph Autran eut les
commencements les plus difficiles, une jeunesse éprouvée.
Dès l'enfance, il se sentit la passion de la mer, non pas
une passion d'aventurier, mais une passion de contem-
plateur, et il l'aima toujours, quoique son père eût failli
bien des fois y perdre la vie, et qu'il y eût finalement perdu
tout son bien. Comment lui vint la fortune, vous l'avez
raconté.
Al' DlSCOtnS DK M. MCTOHIKN SAKDOl'. 34 I
Du jouf où M. \nli';iii (li'Niiil iiclic , mi piil \ i iii- (|iicllt'
('■lail la tli'licatesse de son cœur. Peu do tiiiips aii])ai:i\anl ,
il avait conuu à Marseille une jeuiu^ veuve, aimable et dis-
lini^iiée, ([ui ('lail liclie elle-même, l ne [)ièce de vers,
qu'elle avait composée pour être lue dans une lèLe de bien-
faisance, lut soumise à M. Aulran f[ui Irouva les vers
bien tournés et dii^nes des honneurs de la lecture en
public. De cette relation, créée par la poésie, naquit la
pensée d'un mariaf^e; mais le poète, qui élail [Kiu\re
encore, ne voulul à aucun priv ([u'on put soupçonner son
inclination de n'èlre pas absolument désintéressée. < )ii
juge quel l'ut son bouliciir. lorstpi'il l'ccncillil la succession
de son oncle , de pouvoir désormais, sans scrupule aucun.
avouer sa tendresse.
La fortune ne fut |)as aveut>le, cette fois; et, loin de (ai ii'
la source des inspirations du poète, elle fit voir (piil ne
faut pas, comme vous dites, décourager les oncles (pii nou-
draient tester en faveur d un nc\eu, même atteint du llian
lie la tragédie.
Ce fpi il était dans ses |)oèmes, Joseph Autran l'a ('lé
dans sa vie. Une raillerie sans amertume s'associail en lui
avec la parfaite bonté des sentiments humains. < )n ne
s'étonnera pas, du reste, qu'il n'y ait jamais en nn hait
nn-chant, une cruauté dans ses satires, maintenant fpie
l'on sait quel cœur il avait, combien il élail ingénieux
dans sa générosité, avec quelle délicatesse il soulageait
l'infortune, à l'insu de loul le monde, à l'insn iihinc de
sa main gauche. C'est une fatalité ([ue Gérard de ^el•val ,
dans les derniers jours de son affreux désespoir, n ail |)as
été connu d'Autran. Sa détresse eût inspiré au poète quel-
3^2 HKPONSK m: M. CHARLKS ULANC
que chose de plus que ce sonnet, où il .appelle Géraid
Lo Vasco de Gama du pays de Bohème.
Tout à coup dans Paris, au coin le plus perdu,
Au fond d'une ruelle étroite, obscure, immonde,
Par un malin d'hiver, ou le trouva pendu.
Ah! pourquoi cette lin, pauvre âme vagabonde?
Peut-être le rêveur, s'il avait attendu.
Eût payé son auberge en découvrant un monde.
Combien d'exeellenls morceaux furent écrits par Au-
tran, alors qu'il avait acquis le droit de ne rien faire :
sonnets capricieux, histoires de village, Ainaryllis, et les
Laboureicrs et les Roulements de tambour! Avec quelle grâce
il redisait, dans la Vie rurale, les chansons des bouvreuils et
des pinsons, tout ce qui se raconte dans les branches, tout
ce qu'Aristophane avait entendu dire aux oiseaux, et ce
que pense Margot lorsqu'elle passe seule avec son mouton,
le long des futaies, et ce que sentent les amoureux, lors-
que, sous les troènes, ils tournent sans fin les feuillets du
même livre, et qu'un vent tiède en couvre de fleurs toutes
les pages! La saine odeur des foins, la senteur des bois
s'exhalent de cette poésie que je dirais buissonnièrc , et
qui est crayonnée en pleine campagne, quand la terre
est en fleurs, ou que les moissons mûrissent ou que les ar-
bres s'effeuillent! Que d'amitié aussi, que d'esprit et de
bonne humeur dans les Épitres rustiques, adressées à des
amis de cœur et de pensée : Victor de Laprade, Alexandre
Dumas fds, Edmond Texier, Gustave Ricard!
• De l'esprit, Joseph Autran en avait comme en ont
Al Discoras ni-; m. mctorien sardoi;. 3'j3
les Marseillais les plus lins, cl t'osl hoaucoup dii-c :
mais son esprit était grec d'origine, tempère par le goùl .
el retenu dans son élan par une distinction naturelle.
Lui (|ui avait tant de fois causé avee les mariniers du
port, qui avait tant de l'ois entendu les propos salés
des gens de mer, il ne lit jamais que des plaisanteries
lincs, légères, et d Un honiiiu' (|ui sait le monde. Ses
saillies humoristiques étaient toujours aceomjjagnées
d'une certaine grâce. 11 eu apprêtait, il en ciselait la
("orme ; et , quand sa poésie s'essayait avec abandon au
style épistolaire, il en relevait la familiarité par l'c-lé-
ganee du tour. Il écrit à un ami poui- riu\ilcr à ve-
nir en Provence, sous prétexte que la belle saison s"y
attarde :
Eu vain du Nord l'été .s"cufuit ;
Dans nos vallons, ce soir encore,
Les vents sont doux; l'horizon lait ,
Et lo soleil qui le colore
Allache sou bonnet de nuit
Avec les rubans de l'aurore.
Ce fut aussi après son mariage que Joseph Auti-an
écrivit ses Poèmes de ht mer, (pie vous regardez a\('c raison
comme la plus belle j)artie de son œuvre, et (jui en est
la plus originale, l'ille de la Méditerranée, sa poésie en
sort, tantôt mutine, riante et folâtre, tantôt émue, allrisléc
et comme ruisselante des pleurs de sa mère, mais tonjonis
tendre, et facilement touchée des angoisses, des douleurs
et des malheurs dont se compose, entre deux accalmies,
la vie orageuse du marin. Il trouve, pour peindre ces
angoisses, des accents qui vont au cœur. Un jour, il en-
3.'|'| RKPONSE DE M. (Il MIIJ'S BLANC
1(11(1 lo cliaiil i)lainlildos nialelols lorsqu'ils tirent leiito-
nicnl la longue et lourde oliaine de l'ancre qui mord le
sable, et il écrit :
Je comprends, matelots, pourquoi ce chant est triste;
Et je comprends aussi pourquoi Tancrc résiste;
Ah! c'est qu'elle s'accroche à lou! le cœur humain,
Au tranquille rivage, à la vieille demeure,
A r('-iiouse, au berceau de quelque enfant qui pleure
Et qui la lient encor dans sa petite main.
II est regrellable, Monsieur, que ni vous ni moi n'ayons
pu , dans une cérémonie où la politesse nous interdit les
trop longs discours, nous donner le plaisir de citer à l'au-
ditoire quelques-uns de ces petits poèmes de M. Aulran,
dans lesquels il a montré im talent si varié, si souple, en y
mettant tour à tour une grâce piquante, du sel attiquc, de
la mélancolie, de la gaieté, de la désinvolture, et qui
n'étaient livrés à l'impression que finis avec soin, travaillés
avec amour, comme le sont les joyaux littéraires par les
orfèvres du style. Je ne saurais pourtant me défendre de
rappeler ici un sonnet qui, adressé à Théophile Gautier,
ne pouvait pas ne j^as avoir du montant :
Quand, aux beaux jours passés de la jeunesse folle,
En costume galant tu sortais le matin;
Quand tu portais la fraise et la cape espagnole,
Avec tes longs cheveux tombant sur le satin ;
La dague au poing, le pied dans une botte molle.
Quand, à peine affranchi du grec et du latin,
Tu cassais à grand bruit les vitres de l'école.
Et riais de Boileau comme d'un philistin;
AU DISCOURS DE M. VICTORIEN SARDOU. 345
Fier commo un paladin, cl joyeux comme un page,
Aux beaux soirs iVflernani quand tu faisais tapaj^e;
Quand le mot de classique inspirait tun olFrui ,
Tu ne te doutais pas qu'un jour tu devais l'être;
Car si ce mot vetit dire un modèle, un vrai maître.
Tu seras, cher Gautier, classique malf^ré toi.
Joseph Autran a-t-il été, dans la force du terme, un auteur
dramatique? Vous en doutez, Monsieur, et il est permis
de croire qu'il partageait vos doutes à cet égard, puiscpie,
après le succès éclatant de son premier ouvrage au théâtre,
il n'osa plus tenter l'aventure. Il fit pour la scène ce qu'il
a fait pour la mer, qu'il a regardée du rivage sans monter
sur aucun navire. Il répugnait d'ailleurs à sa nature con-
temjjlative d'alïronter les hallottcmcnts, les cahots, les
orages de la vie et de la littérature dramatiques. Il n'était
pas homme à nouer de fortes intrigues, à multiplier les
incidents qui font haleter le spectateur, à conduire une ac-
tion avec entrain cl, au besoin, à la précipiter. Mais il eût
excellé , en revanche , à composer, pour un public lettré et
choisi, de ces comédies de société qui admettent, qui de-
mandent même une certaine coquetterie de langage, des
traits finement aiguisés, et dans lesquelles, le dirai-je? un
peu de manière ne messied point. Les Noces de T/iéiis sont
un joli modèle du genre, une comédie qu'on aurait pu
représenter dans les salons de l'Olympe, avec la permission
de .Fupiter, qui lui-même y eût joué son rôle.
La comédie, telle que vous la maniez. Monsieur, telle
que la manient les auteurs qui sont aujourd'hui vos parrains
ACAD. FR. 44
346 RÉPONSE DK M. CHARLES BLA^C
et vos confrères, la comédie aux péripéties louchantes et
imprévues, au rire intermittent, la comédie moderne, en-
fin , où le poète compromet son cœui-, celle-là n'était pas
faite pour Autran. Son bonheur était de respirer l'air pur
des chamj)s, l'air salin de la mer, et de dire, en vers heu-
reux, tout ce qui avait ému son âme délicate, tranquille et
tendre, son ànie, ([ui trouvait, comme dit .Montaigne, « de
la friandise au giron même de la mélant-olic » .
Vn de ces derniers jours, comme j'achevais la lecture
des Poèffif.'} de h mer, je tombai peu à peu dans une de ces
rêveries que procure {piel([uefois la continuité d'une
longue attention, et qui sont comme les songes de l'homme
éveillé. Reporté par des souvenirs d'enfance au fond de
cette petite baie de la Méditerranée, où s'abrite Marseille,
je me figurais que la muse anticjue de la comédie venait
d'être apportée sur le riA'age de la ville grecque, par ces
mêmes flots qui jadis y avaient jeté les Phocéens d'Ionie.
Sur la grève se promenait, murmurant une invocation,
celui à qui la mer avait inspiré le drame homérique du
Cyclope et les Noces de Tliétis. Et la muse lui disait : « Vous
m'invoquez toujours, ô poètes, comme au temps de Cratinus
et d'Eupolis... mais quel changement s'est opéré dans le
génie des peuples et dans le culte que me rendaient les
poètes d'Athènes, lorsqu'ils venaient m'implorer sur la
plus haute montagne de la Phocide! Quelle différence, de
ce théâtre de Bacchus, où l'on entendait, sur la scène
comique, des railleries qui sifflaient et mordaient comme
des serpents, des invectives orgiaques, quelquefois des
ironies homicides... quelle différence de ce théâtre à celui
où vous polissez vos épigrammes, où vos allusions s'en-
Al' DISCOUHS 1)1-; M. VICTORIEN SARDOLI. 3^7
\elonncnl, où riiiia^irial ion dramiiliquo a perdu ses
audaces, cl la saliic ses lanières! Au oommenccment,
le souffle qui aniuiail la liai;i'(li«' Miiail du sanctuaire, et
la comédie elle-niènie na(|nil d'niu^ sorte de fermentation
bachique, d'un enthousiasme à demi religieux. Ses sarcas-
mes, ses ivresses eiiiciii (|iiel(|ue tdiose de ce riri^ sacré qui
rcLeulissaiL dans la eilébralion des mystères. Aristophane
en entendit les derniers éclats; Ménandre n'en recueillil
(|u"uii écho lointain: le douv 'l'érencc ne le connut p.iiiil .
el NoIre -l'and poète gaulois la luiiiianisé pour toujours...
"\laiiili'nanl, le rire n'a plus ses franchises dans vos cœurs. Il
.si mêlé (le tristesse, il est entrecoupé de sanglots. Je vois
l)ien qu'à vos âmes lioid)lées, il faudra d'autres muses. Ni
moi, ni mes sœurs, ni le Dieu qui nous mène, ne saurions
exprime!', sur la lyre d'ivoire, les sentiments qui agitent
riiumanilé présente, qui agiteront l'humanité future, vX
(pii déjà ont pénéhi- ses masses profondes... Je veux rega-
gner mes montagnes; je retourne aux anciens dieux... » Et
la muse antique, faisant un signe d'adieu au poète, se pré-
cipita et dis|)arul dans les flots amers.
DISCOURS
DE
M. RENAN
PRONONCÉ DANS LA SÉANCIC l'UIîLIQUl': DU 3 AYRII, 1S79, KN VKNANT
PHENDRK SÉANCE A LA rLACK DU M. CLAUDK MKnNAni).
Messieurs ,
Ce grand cardinal de Ricliclieu, comme tous les hom- 'l|
mes qui ont laissé dans l'histoire la marque de leur passage,
se trouve avoir fondé bien des choses auxcjuellcs il ne pen-
sait guère, certaines même qu'il ne voulait (|u'à demi. Je
ne sais, par exemple, s'il se souciait beaucoup de ce que
nous appelons aujourd'hui tolérance réciprocpie et liberté
de penser. La dérércnce pour les idées contraires aux sien- •
nés n'était pas sa vertu dominante, et, quant à la liberté, '
35o DISCOURS DE HÉCEPTION
on ne \()i( |)as (juV'Ile eût sa place indiquée clans le
plan do l'édifiée qu'il bâtissait. Et pourtant, voici qu'à
deux cent cinciiKuile ;uis de- distance, l'àpre fondateur de
l'unité française se trouve, dans un sens très réel, avoir
été le fauteur de principes (pi'il eût peut-être vivement
combattus, s'il les eût vus éclore de son vivant. Cette
compagnie, qui est après tout la plus durable de ses
créations (depuis deux siècles et demi, elle vit sans
avoir modifié un seul article de son règlement!), qu'est-
elle. Messieurs, si ce n'est une grande leçon de liberté,
puisque ici toutes les opinions politiques, philosophiques,
religieuses, littéraires, toutes les façons de comprendre la
vie, tous les genres de talent, tous les mérites, s'assoient
côte à côte avec un droit égal ? La règle de la maison de
Mécène, vous l'observez :
Nil mi officil unquam
Ditior hic aut est quia cloclinr ; est locus uni-
Cuique suus
Réunir les hommes, c'est être bien près de les réconci-
lier, c'est au moins rendre à l'esprit humain le plus signalé
des services, puisque l'œuvre pacifique de la civilisation
résulte d'éléments contradictoires, maintenus face à face,
obligés de se tolérer, amenés à se comprendre et presque
à s'aimer.
Que vit, en effet. Messieurs, avec une admirable saga-
cité, votre grand fondateur? Une chose qu'on a exprimée
depuis avec beaucoup de prétention, mais qu'il lit mieux
que de proclamer en paroles, qu'il appliqua; je veux dire
ce principe qu'à un certain degré d'élévation, toutes les
DE M. RKNAN. S")!
grandes fonctions do la vie raisonnable sont sœurs; que,
dans uiif sociôlô bien ori^aniséo, tous ceux qui se consa-
crent aux belles et bonnes choses sonl collaborateurs ;
que tout devient littérature quand on le l'ail axec lalenl ;
en d'autres tonnes, que les lettres sonl en (|iiel(|ue sorle
r01\nq)e où s'éteit;nenl loules les liilles. loiiles les iné-
galilés, où s'opèrent loules les réconeillalioiis. Séparées
en leurs applications spéciales, sou\eiil opposées, enne-
mies même, les maîtrises diverses du inonde des esprits se
renconireni sur les sommets où elles aspirenl. hn paix
n'habite cpie les hauleurs. (l'est en montant, inonlani
toujours, que la lutte de\ient harnu)nie. cl (pie l'appa-
renle incohérence des olïorts de l'Iiomnie aboulil à (n-lle
grande lumièi-e. la gloire, qui esl encore, fpu)i (pu> l'on
dise, ce qui a le plus de chance de n'être |)as tout à lait
luic \auilé.
(j'est là l'idée mère de votre Compagnie. Messieurs.
Elle repose avant loul sur ce (pic je serais tente d'apjjolcr
le grand dogme rrau(;ais. l'unilé de la gloire, la commu-
nauté de l'esprit humain, 1 assimilation de tous les ordi-es
de services sociaux en une légion unupie. créée, mainte-
nue, sanctionnée, couronnée par la pairie. Le génie de la
France avait déjà donné la mesure de sa lai'geur en créant
Paris, ce centre incomparable, où se renconlicnl cl se
croisent toutes les excitations, tous les éveils. \e monde,
la science. 1 arl. la liltcralnr(\ la politique, les hautes|)en-
sées et les instincts populaires, l'héroïsme du bien, j)ar
moments la fièvre du mal. Le cardinal de Kicln^lieu, en
tondant votre Compagnie « sur des l'ondements assez forts
(ce sont ses propres paroles) pour durer autant que la
352 DISCOURS DF, RKCEPTION
moiiaicliio », la Convention nationale, en décrétant l'In-
sliliil, le premier Consul, en établissant la Légion d'hon-
ncui', lurent conduits par la même pensée : c'est que l'Etat,
l'ondé sur la raison, < roi! au Ijicu et au M-ai et eu voit la
suprême unité. Toutes les noblesses leur apparurent
comme égales. La gloire est quelque chose d'homogène
et d'identique. Tout ce qui vibre la produit. Il n'y a pas
plusieurs espèces de gloire, pas plus qu'il n'y a plusieurs
espèces de lumière. A un degré inférieur, il y a les méri-
tes divers; mais la gloire de Descartes, celle de Pascal,
celle de Molière, sont composées des mêmes rayons.
La plupart des pays civilisés, depuis le XVP siècle,
ont eu des académies, et la science a tiré le plus grand
profit de ces associations, où, de la discussion et de la
confrontation des idées, naît parfois la vérité. Votre prin-
cipe va plus loin et plonge plus profondément dans l'in-
time de l'esprit humain. Vous trouvez que le poète, l'ora-
teur, le philosophe, le savant, le politique, l'homme qui
représente éminemment la civilité d'une nation, celui (pii
porte dignement un de ces noms qui sont synonymes
d'honneur et de patrie, que tous ces hommes-là, dis-je,
sont confrères, qu'ils travaillent à une œuvre commune,
à constituer une société grande et libérale. Rien ne
vous est indifférent : le charme mondain, le goût, le
tact, sont pour vous de la bonne littérature. Ceux qui
parlent bien, ceux qui pensent bien, ceux qui sentent
bien, le savant qui a fait de profondes découvertes,
l'homme éloquent qui a dirigé sa patrie dans la glo-
rieuse voie du gouvernement libre, le méditatit solitaire
qui a consacré sa vie à la vérité, tout ce qui a de l'éclat.
DE M. RENAN. 353
tout ce qui produit de la lumière et de la chaleur, toul ce
dont l'opinion éclairée s'occupe et s'entretient, tout cela
vous appartient; car vous repoussez également et l'étroite
conception de la vie qui renferme chaque homme dans sa
spécialité comme dans une espèce de besogne obscure
dont il ne doit pas sortir, et la fade rhétorique où l'art
de bien dire est conliné dans les écoles, séparé du
monde et de la vie.
Cet espi'it de votre fondation, vous le conservez admi-
rablement, Messieurs; et m'en faut-il d'autre preuve que
ce que je vois en venant occuper aujourd'hui le siège où
votre indulgence a bien voulu m'appelcr? Pour ne rien
dire de pertes récentes et si cruelles que seule votre Com-
pagnie pouvait les endurer sans être amoindrie, quelle
variété je trouve en cette enceinte, quels hommes, quels
caractères, quels cœurs! Vous, cher et illustre maître,
dont le génie, connue le liinbrc des cymbales de Bivar, a
sonné chaque heure de notre siècle, donné un corps à
chacun de nos rêves, des ailes à chacune de nos pensées.
Vous, bien-aimé confrère, qui trouvez dans une noble
philosophie la conciliation du devoir et de la liberté. Ici je
vois la poésie souveraine, qui nous impose le monde qu'elle
crée, nous entraîne, nous dompte sous le coup impérieux
de son archet magique; là (ces contrastes sont votre
gloire) le sens droit et ferme de la vie, l'art charmant du
romancier, l'esprit du moraliste, et, ce que notre pays seul
connaît encore, le rire aimable, l'ironie légère. Ici la foi
sincère, l'art excellent de tirer d'un culte bien entendu
pour le passé la dignité de toute une vie, le repos dans des
doctrines qu'il n'est pas permis de qualifier d'étroites,
ACAD. FR. 45
354 DISCOURS DE RÉCEPTION
puisque de grands génies s'y sont trouvés à l'aise ; là une
négation réfléchie, calme, sûre d'elle-même, et donnant à
l'âme forte qui s'y complaît le môme repos, au caractère
d'acier qui s'y plie la même grandeur que la foi. Ici la
politique sincère, qui, dans nos jours troublés, a cru, pour
sauver le pays, devoir revenir aux maximes qui l'ont fondé ;
là une politique non moins sincère, qui s'est tournée réso-
lument vers l'avenir et a conçu la possibilité d'une société
vivante et forte sans les conditions qui autrefois parais-
saient pour cela do nécessité absolue. Et dans l'appré-
ciation du plus grand événement de l'histoire moderne,
de cette Révolution qui est devenue comme la croix de
chemin où l'on se divise, le symbole sur lequel on se
compte, que de pacifiques dissentiments! Ici la foi dans
le signe qui une fois a vaincu, l'enthousiasme des jours
sublimes où un- souffle étrange courut dans cette foule
et la fit penser et parler pour l'humanité, la hardie assu-
rance de cœurs virils, disant à leurs aînés, comme les
jeunes gens de Sparte : « Nous serons ce que vous
fûtes »; fè un loyal effort pour peindre dans toute leur
vérité des scènes funestes et dont on voudrait dire,
comme L'Hôpital de la Saint-Barthélémy :
Nocte tegi nostrie patiamur crimina gentis.
Où est donc votre unité, Messieurs? Elle est dans
l'amour de la vérité, dans le génie qui la trouve, dans l'art
savant qui la fait valoir. Vous ne couronnez pas telle ou
telle opinion ; vous couronnez la sincérité et le talent. Vous
DE M. RENAN. 355
admettez pleinement que, dans toutes les écoles, dans tous
les systèmes, dans tous les partis, il y a place pour l'élo-
quence et la droiture du cœur. Tout ce qui peut s'expi-i-
mer en bon français, tout ce qui l'ait le grand homme ou
l'homme aimable, a chez vous ses entrées. II y a une source
commune d'où dérivent le bon style et la bonne vie, le
bien-dire et le noble caractère. Vous enseignez la chose
dont l'humanité a le plus besoin, la concorde, l'union des
contrastes. Ah! si le monde pouvait vous imiter! L'homme
vit quatre jours ici-bas; quoi de plus fou que de les passer
à haïr, quand il est clair que l'avenir nous jugera comme
nous jugeons le passé et que, dans cinquante ans, on trai-
tera d'enfantillage les batailles où nous sacrifions le meil-
leur de notre vie !
\'oilà le secret de votre éternelle jeunesse; voilà pour-
quoi votre institution verdoie, quand le monde vieillit.
Tout s'embrasse dans votre sein. Ailleurs la littérature et
la société sont choses distinctes, profondément divisées.
Dans notre pays, grâce à vous, elles se pénètrent. Vous
vous inquiétez peu d'entendre annoncer pompeusement
l'avènement de ce qu'on appelle une autre culture, qui
saura se passer du talent. Vous vous défiez d'une culture
qui ne rend l'homme ni plus aimable ni meilleur. Je crains
fort que des races, bien sérieuses sans doute, puisqu'elles
nous reprochent notre légèreté, n'éprouvent quelque
mécompte dans l'espérance qu'elles ont de gagner la fa-
veur du monde par de tout autres procédés que ceux qui
ont réussi jusqu'ici. Une science pédantesquc en sa soli-
tude, une littérature sans gaieté, une politique maussade,
une haute société sans éclat, une noblesse sans esprit, des
356 DISCOURS DK RÉCEPTION
gentilshommes sans politesse, do grands capitaines sans
mots sonores, ne détrôneront pas, je crois, de sitôt le
souvenir de cette vieille société française, si brillante,
si polie, si jalouse de plaire. Quand une nation, par ce
qu'elle appelle son sérieux et son application, aura pro-
duit ce ({ue nous avons fait avec notre frivolité , des
écrivains supérieurs à Pascal et à Voltaire, de meilleu-
res têtes scientifiques que d'Alembert et Lavoisier, une
noblesse mieux élevée que la nôtre au XVII" et au
XVIIP siècle, des femmes plus charmantes que celles qui
ont souri à notre philosophie, un élan plus extraordinaire
que celui de notre Révolution, plus de facilité à embrasser
les nobles chimères, plus de courage, plus de savoir-
vivre, plus de bonne humeur pour affronter la mort, une
société, en un mot, plus sympathique et plus spirituelle
que celle de nos pères, alors nous serons vaincus. Nous
ne le sommes pas encore. Nous n'avons pas perdu l'au-
dience du monde. Gréer un grand homme, frapper des mé-
daillons pour la postérité, n'est pas donné à tous. Il y faut
votre collaboration. Ce qui se fait sans les Athéniens
est perdu pour la gloire ; longtemps encore vous saui'cz
seuls décerner une louange qui fasse vivre éternellement.
Ainsi, en conservant votre vieil esprit, vous conservez
la meilleure des choses. Vous admettez tous les change-
ments, tous les progrès dans les idées; les cadres, vous les
maintenez, et, de tous les cadres, le plus essentiel, c'est la
langue. Une langue bien faite n'a plus besoin de changer.
Le français, tel que l'a créé le XVIP siècle, peut servir à
l'expression d'idées que n'avait pas le XVIP siècle. Assu-
rément, quelques modifications de nuances sont néces-
DE M. RENAN. 357
saires. Même le cardinal do Retz aurait besoin d'un mo-
ment de réflexion pour comprendre certaines phrases de
Turgot et de Gondorcet. Turgot et Gondorcet remarque-
raient, s'ils pouvaient nous lire, que, chez les meilleurs
écrivains de notre temps, le sens de quelques mots, tels
que révolution, agitation, développement, mouvement, appari-
tion, a pris une extension répondant à certaines idées phi-
losophiques. Mais la langue est bien la même; on ne la
trouve pauvre, cette vieille et admirable langue, que quand
on ne la sait pas; on ne prétend l'enrichir que quand
on ne veut pas se donner la peine de connaître sa richesse.
Toutes les hardiesses sont permises, excepté les har-
diesses contre vous, Messieurs. On ne vous brave jamais
impunément. Jai remarqué que cela portait malheur.
Dans mes plus grandes libertés, la crainte de l'Académie
a toujours été au fond de mon cœur, et je m'en suis bien
trouvé.
Merci donc, Messieurs, de m'avoir associé à votre Gom-
pagnie et à votre œuvre. Comptez sur moi pourvous aider
à étonner les personnes qui n'ont pas le secret de vos
choix et n'en comprennent pas toute la philosophie. Vous
n'êtes pas une distribution de prix. L'hérésie la plus dan-
gereuse en ce monde est de réclamer en tout une justice
rigoureuse, que la nature n'a pas voulue. Justes, vous
l'êtes jusque dans vos délais. On arrive à votre cénacle à
l'âge de l'Ecclésiaste, âge charmant, le plus propre à la
sereine gaieté, où l'on commence à voir, après une jeu-
nesse laborieuse, que tout est vanité, mais aussi qu'une
foule de choses vaines sont dignes d'être longuement sa-
vourées. Mes confrères de l'Académie des Inscriptions
358 DISCOURS DE RÉCEPTION
et Belles-Lettres, qui me connaissent depuis vingt-
deux ans, vous rendront ce témoignage que je suis bon
académicien, bien exact dans raccoraplissement de mes
devoirs. Comptez sur mon assiduité et mon application;
moi, je compte sur de charmantes heures à passer parmi
vous.
Ces maximes fondamentales que j'essayais d'esquisser
tout à Iheure, vous les avez admii\iblement appliquées.
Messieurs, le jour où vous choisissiez pour confrère
l'homme illustre auquel vous m'avez appelé à succéder
parmi vous. Claude Bernard fut le plus grand physiolo-
giste de notre siècle. L'Académie des Sciences fera son
éloge ; elle exposera ces découvertes surprenantes qui ont
porté la lumière sur les opérations les plus intimes des
êtres organisés. Ce n'est pas le physiologiste que vous avez
nommé, Messieurs; dans les élections de savants illustres,
c'est l'homme même, ou, en d'autres termes, l'écrivain que
vous prenez. L'intelligence humaine est un ensemble si bien
lié dans toutes ses parties qu'un grand esprit est toujours
un bon écrivain. La vraie méthode d'investigation, sup-
posant un jugement ferme et sain, enti^aîne les solides
qualités du style. Tel mémoire de Letronne et d'Eugène
Burnouf, en apparence étranger à tout souci de la forme,
est un chef-d'œuvre à sa manière. La règle du bon style
scientifique, c'est la clarté, la parfaite adaptation au sujet,
le complet oubli de soi-même, l'abnégation absolue. Mais
c'est là aussi la règle pour bien écrire en quelque matière
que ce soit. Le meilleur écrivain est celui qui traite un
grand sujet, et s'oublie lui-même, pour laisser parler son
DE M. RENAN. ^'^Çf
sujet. « Il se sert de la parole, écrivait M. de Cambrai à
votre secrétaire perpétuel, comme un homme modeste de
son habit pour se couvrir... 11 pense, il sent, la parole
suit. » Principe admirablement vrai! Le beau est hors de
nous, notre tâche est de nous mettre à son service et d'en
être les dignes interprètes. Avoir quelque chose i\ dire,
ne pas gâter la beauté naturelle d'un sujet noble, d'une
pensée vraie, par le désordre, l'obscurité, l'incorrection,
le faux goût, telle est la condition essentielle de cet art du
bon langage, que certaines personnes, bien à tort, se figu-
rent distinct de l'art même de penser et de trouver le vrai.
C'est en vous souvenant de ces principes que votre
attention se porta sur un homme voué aux travaux en
apparence les plus éloignés de ce qu'on peut appeler l;i
littérature. Il passait sa vie dans un laboratoire obscur an
Collège de France; et là, au milieu des spectacles les plus
repoussants, respirant l'atmosphère de la mort, la main
dans le sang, il trouvait les plus intimes secrets de la vie, et
les vérités qui sortaient de ce triste réduit éblouissaient
tous ceux qui savaient les voir. Écrivain, certes il l'était, et
écrivain excellent; car il ne pensa jamais à l'être. Il eut la
première qualité de l'écrivain, qui est de ne pas songer à
écrire. Son style, c'est sa pensée elle-même ; et, comme
celte pensée est toujours grande et forte, son style aussi
est toujours grand, solide et fort. Rhétorique excellente
que celle du savant! Car elle repose sur la justesse d'un
style vrai, sobre, proportionné à ce qu'il s'agit d'expii-
mer, ou plutôt sur la logique, base unique, base éter-
nelle du bon stvle. Rhétorique au fond identique à celle
de l'orateur, « qui ne se sert de la parole que pour la
36o DISCOURS DE RECEPTION
pensée et de la pensée que pour la vérité ! » Rhétorique
au fond identique à celle du grand poète! Car il y a une
logique dans une tragédie en cinq actes comme dans
un mémoire de physiologie, et la règle des ouvrages de
l'esprit est toujours la même : être égal à la vérité, ne
pas l'affaiblir en s'y mêlant, se mettre tout entier à son
service, s'immoler à elle pour la montrer seule, dans sa
haute et sereine beauté.
Telle est la raison qui fait que, depuis votre fondation,
vous avez eu pour confrères Mairan, Buffon, d'Alembert,
Vicq d'Azyr, Cuvier, Claude Bernard et le chimiste illustre
qui continue à l'heure qu'il est dans voire sein cette glo-
rieuse tradition. Vous représentez l'esprit humain. Com-
ment le plus beau fleuron de l'esprit humain, la science,
vous serait-elle étrangère? Vous ne voyez, il est vrai,
que le résultat; l'œuvre pénible du laboratoire n'est pas
votre domaine. De même que, le soir, en admirant
l'éclairage de nos grandes cités, nous jouissons de l'é-
blouissante lumière sans songer au récipient obscur où
elle se prépare, de même vous assistez à ces éclosions
merveilleuses sans vous préoccuper du travail matériel qui
les amène. Vous acceptez les conquêtes définitives ; vous
constatez les transformations que ces merveilleuses décou-
vertes introduisent dans toute la discipline de l'esprit.
Qui ne voit que Galilée, Descartes, Newton, Lavoisier,
Laplace ont changé la base de la pensée humaine, en
modifiant totalement l'idée de l'univei^s et de ses lois, en
substituant aux enfantines imaginations des âges non scien-
tifiques la notion d'un ordre éternel, où le caprice, la
volonté particulière, n'ont plus de part? Ont-ils diminué
DE M. RENAN. 3Gl
l'univers, comme le pensent quelques personnes? Pour
moi, j'estime tout le contraire. Le ciel, tel qu'on le voit
avec les données de l'astronomie moderne, est bien supé-
rieur à cette voûte solide, constellée de points bi-illants,
portée sur des piliers, à quelques lieues de distance
en l'air, dont les siècles naïfs se contentèrent. Je ne
regrette pas beaucoup les petits génies qui autrefois diri-
geaient les planètes dans leur orbite ; la gravitation
s'acquitte beaucoup mieux de cette besogne, et, si par mo-
ments j'ai quelques mélancoliques souvenirs pour les neuf
chœurs d'anges qui embrassaient les orbes des sept pla-
nètes, et pour cette mer cristalline qui se déroulait aux
pieds de l'Kternel, je me console en songeant que l'infini
où noliv œil plonge est un infini réel, mille fois plus
sublime aux yeux du vrai contem])lal(Mir (jue tous les cer-
cles d'azur des paradis d'Angelico de Fiésole. L'homme
d'État illustre dont la mort a ])r()duit un si grand vide dans
votre Compagnie laissait rarement passer une belle nuit
sans jeter un regard sur cet océan sans limites. « C'est là
ma messe, » disait-il. Combien les vues profondes du chi-
miste et du cristallographe sur l'atome dépassent la vague
notion de la matière dont vivait la philosophie scolas-
tique ! Et quant à l'àme, qui venait, à un moment donné
avant la naissance, s'adjoindre à une masse qui jusque-là ne
méritait aucun nom, mon Dieu ! parfois je la regrette, je
l'avoue ; car il était facile de démontrer qu'une telle àme,
créée tout exprès, se détachait sans peine du corps qu'elle
avait cessé d'animer ; mais, en y réfléchissant, je retrouve
plus d'àme encore dans ce mystère sans fond de la vie, où
nous voyons la conscience émerger de l'abîme, comme un
ACAD, FR. 46
362 DISCOURS DE RÉCEPTION
rameau d'or prédestiné, et l'œuvre divine se poursuivre par
un effort sans fin, où la personne de chacun de nous laissera
une trace éternelle. Le triomphe de la science est en réalité
le triomphe de l'idéalisme. Heureuse génération que la
nôtre ! Combien de martyrs de la science ont voulu voir
ces merveilles et n'en ont eu que l'incomplète divination !
Jouissons de ces connaissances que tant d'hommes illus-
tres n'ont fait qu'cnticvoir, et, quand l'hoiizon se charge
de nuages passagers, quand nous serions tentés de mé-
dire de notre siècle, songeons que ces héros du passé,
un Jordano Bruno, un Galilée, donneraient dix fois
encore leur vie pour savoir le dixième de ce que nous sa-
vons, et qu'ils estimeraient de telles conquêtes trop peu
achetées de leurs larmes, de leurs angoisses et de leur
sang.
Et quant à la noblesse des caractères, comment repro-
cher à la science d'y porter atteinte, quand on voit les
âmes qu'elle forme, ce désintéressement, ce dévouement
absolu à l'œuvre, cet oubli de soi-même, qu'elle inspire et
entretient? Ici encore, nous n'avons rien à envier au passé.
Aux saints, aux héros, aux grands hommes de tous les
âges, nous comparerons sans crainte ces caractères scien-
tifiques, attachés uniquement à la recherche de la vérité, in-
différents à la fortune, souvent fiers de leur pauvreté, sou-
riant des honneurs qu'on leur offre, aussi indifférents à la
louange qu'au dénigrement, sûrs de la valeur de ce qu'ils
font, et heureux, car ils ont la vérité. Grandes assurément
sont les joies que donne une croyance assurée sur les choses
divines; mais le bonheur intime du savant les égale ; car il
sent qu'il travaille à une œuvre d'éternité, et qu'il appar-
DE M. RENAN. 363
tient à la phalange de ceux dont on peut dire : Opéra eo-
rum sPf/t(f/?i//tr Ulos.
Claude Bernard. ^lessieurs, tut de ceux-là. Sa vie, toute
consacrée an vrai, est le modèle que nous pouvons oppo-
ser à ceux qni prétendent que, de notre temps, la source
des grandes vertus est tarie. Il naquit au petit village de
Saint-Julien, près VillelVanche, dans une maison de vigne-
rons, qui lui resta toujours chère, et où il passa, jusqu'aux
derniers temps, ses moments les plus doux. « J'hahile,
écrivait-il, sur les coteaux du Beaujolais, qui Ibnt lace à
la Dombe. J'ai pour hori/on les Alpes, dont j'aperçois
les cimes blanches, quand le ciel est clair. En tout temps,
je vois se dérouler à deux lieues devant moi les prairies
de la vallée de la Saône. Sur les coteaux où je demeure,
je suis noyé à la lettre dans des étendues sans bornes de vi-
gnes, qui donneraient au pays un aspect monotone, s'il
n'était coupé par des vallées ombragées et ])ar des ruis-
seaux qui descendent des montagnes vers la Saône. Ma
maison, quoique située sur une hauteur, est comme un nid
de verdure, grâce à un petit bois qui l'ombrage sur la
droite et à un verger qui s'y appuie sur la gauche : haute
rareté dans un pays où Ton défriche même les buissons
pour planter de la vigne ! »
Bernard perdit son père de bonne heure; dans ses
premières années, comme au début de la vie de pres-
que tous les grands hommes, se plaça l'amour d'une mère,
qu'il adorait et dont il était adoré. Comme il apprenait
bien à l'école, le curé le choisit pour enfant de chœur et lui
fit conunencer le latin. 11 continua ses éludes au collège
de Villefranche, tenu par des ecclésiastiques; et, la
364 DISCOURS IIK HÉCEPTION
situation de sa famille ne lui permettant pas les années
de loisirs, il vint le plus toi qu'il put à Lyon, où il trouva,
chez un pharmacien du l'aubourg de Vaise, un emploi
qui lui donnait la novu^riture et le logement. Cette phar-
macie desservait l'école vétérinaire située près de là,
et c'était Bernard qui portait les médicaments aux bêtes
malades. Déjà il jetait plus d'un regard curieux sur ce
qu'il voyait, et il y avait dans « iMonsieur Claude », comme
l'appelait son patron, bien des choses qui étonnaient ce der-
nier. C'était surtout à propos de la thériaque qu'ils ne se
comprenaient pas. Toutes les fois que Bernard apportait
à l'apothicaire des produits gâtés : « Gardez cela pour la
thériaque, lui répondait ce digne homme ; ce sera bon pour
faire de la thériaque. » Telle fut l'origine première des
doutes de notre confrère sur l'efficacité de l'art de guérir.
Cette drogue infecte, fabriquée avec toutes les substances
avariées de l'officine, quelle que fut leur nature, et qui gué-
rissait tout de même, lui causait de profonds étonne-
ments.
Il était jeune, et sa voie était encore obscure devant lui.
Il essayait toute chose, eut un petit succès sur un théâtre
de Lyon avec un vaudeville, dont il ne voulait jamais dire
le titre, vint à Paris, ayant dans sa valise une tragédie en
cinq actes et une lettre. Il tenait naturellement plus à la
tragédie qu'à la lettre ; mais le fait est que la lettre valut
pour lui mille fois plus que la tragédie. Elle était adressée
à notre regretté confrère M. Saint -Marc Girardin.
L'honnête homme que nous avons connu se montra
bien dans cette circonstance. Il lut la tragédie, fut
très-net et conseilla au jeune homme d'apprendre un
DE M. RENAN. 365
métier pour vivre, quille à faire ensuite de la poésie à ses
heures. Claude Bernard suivit celte précieuse indication, et
combien cela fut lieureux. Messieurs ! Auteur dramaliquc. il
eût ajouté quelques trajjfédics de plus au tas énorme de
celles qui attendent à l'Odéon les réparations de la posté-
rité ; il est douteux fju'il fût devenu votre confrère. Ainsi,
en tournant le dos à la littérature, il prit le droit chemin
qui devait le mener parmi vous. En réalité, sa vocation
était scientifique. La médecine, qui est à la fois le plus
honorable des états et la plus passionnante des sciences,
lut l'occupation de son choix.
Les facilités qu'on a créées depuis aux abords des car-
rières scientifiques n'existaient point alors. La société
humaine a été jusqu'ici ainsi faite que la recherche pure
de la vérité ne rapporte riini à celui qui s'y livre. Le
noinhic de ceux qui s'intéressent à la vérité étant imper-
ceptible, le savant vil, non de la science, mais des a])pli-
cations de la science; or. de toutes les applications de la
science, la plus indispensable a toujours été la médecine.
Aux siècles barbares, la science n'en connut guère d'autre ;
presque tous les savants du moyen âge, musulmans ou
chrétiens, ont trouvé l'appui nécessaire à la vie en se di-
sant médecins ; car l'homme le plus brutal et le plus fana-
tique, quand il est malade, veut être guéri. On peut dire
que, si l'humanité s'était toujours bien portée, la science et
la philosophie seraient vingt fois mortes de faim. Claude
Bernard, déjà invinciblement attiré par les problèmes de
la nature vivante, embrassa la profession qui se trouvait
en quelque sorte à sa portée ; mais, des deux grandes
parties de la médecine, l'art de guérir et la connaissance
366 DISCOURS DE RÉCEPTrON
du sujet à guérir, la seconde eut toutes ses préférences.
Disons-le, Bernard élait aussi peu médecin que possible.
Il était seepli(|ue à l'égard de l'autel qu'il desservait. Le
médecin, comme le magistrat, applique des règles qu'il sait
n'être pas parfaites, et, de môme que le meilleur magistrat
faitsouvent faire peu de progrès à la législation, de même
le meilleur praticien n'est pas toujours un savant. Sa tâche
est presque aussi difficile que celle de l'horloger à qui on
demanderait de corriger les irrégularités d'une montre
qu'il lui serait défendu d'ouvrir. Or, ce que cherchait
Bernard, <>'était le secret même des rouages intérieurs;
cette monlie, il la brisait, l'ouvrait violemment, plutôt
que d'admettre qu'il fut permis de la manier à l'aveugle et
sans savoir clairement ce que l'on fait.
Il expia comme il convient sa supériorité et ses dons
exceptionnels. La physiologie, quand il débuta, n'avait
guère de place dans l'enseignement. Lors de la division des
sections dans le sein de l'Académie des Sciences, en 1795,
division qui, par un privilège singulier, est venue juscju'à
nosjours presque sans modifications, onneconçutla science
de la vie que sous le nomdemédecine. Claude Bernard paya
cher sa gloire d'être créateur. Il n'y avait pas de cadre pour
lui. Le temps était plus favorable à une littérature souvent
de médiocre aloi qu'à des recherches qui ne prêtaient
pas à de jolies phrases. De son entre-sol de la cour du
Commerce, Bernard lutta seul. Il y avait dans la vie
pauvre, ardente, du quartier Latin d'alors, tant de foi,
d'espérance, de loyale et généreuse fraternité, que nulle
épreuve ne l'arrêta. Avec son ami le D' Lasègue, il
essaya, vers i845, d'établir un laboratoire de physiologie.
DE M. RENAN. 367
Cela se passait rue Sainl-Jacques, près du Panthéon,
avant cpie des trouées, désolantes pour eeux dont elles
dérangent les souvenirs, eussent fait pénétrer lair el le
jour dans ces sombres ruelles qui n'avaient point changé
depuis le XIV siècle. Le laboratoire n'eut pas plus de
cinq ou six élèves, el rétablissement ne fil jamais les
frais du hangai- qui l'abritait ni des la[)ins qu'on y saeri-
liail. Mais Claudi- Bernard y conçut lidéi' de ses expérien-
ces sur la corde du tympan, sur le suc gastrique. Il essaya
les concours, et y échoua complètement; il n'avait pas
les f[ualilés superficielles qui font léussir en des épreuves
où c'est un défaut d'avoir des idées, et où l'on est perdu
si un moment on se laisse aller à suivre sa propre pensée.
Son air était gauche et embarrassé , et les biillants sujets
qui croyaient se partager l'avenir ne lui prédisaient
qu'une carrière médicale des plus modestes.
Quelqu'un qui ne s'y laissa point tromper, ce lui M. Ma-
gcndie. Le sort, on serait tenté de dire une harmonie
préétablie, avait attaché Claude Bernard au service de cet
homme éminent, à l'Hôtel-Dieu. Jamais le hasard n'opéra
un rapprochement plus judicieux. Bernard et Magendie
étaient en cpielque sorte créés pour se joindre, se com-
pléter et se continuel'. Si Magendie n'eût pas eu Bernard
pour élève, sa gloire ne serait pas le quart de ce qu'elle
est. Si Bernard n'eut pas trouvé la direction de Magendie,
il est douteux qu'il eut pu surmonter les énormes diffi-
cultés matérielles que la fortune, par un jeu malin, sem-
blait avoir semées devant lui, comme pour lui rendre
méritoires les brillantes faveurs qu'elle lui réservait.
Chose singulière! Le premier abord de l'homme qui
368 DISCOURS DE RÉCEPTION
dev.ilt être son initiateur ù la vie scientifique lui fut désa-
gréable, presque pénible. Maj^cndie, avec ses rares qua-
lités, était peu ainialile. Son accueil rude déconcerta le
jeune interne, et un moment Bernard méconnut la rare
chance ([ui lui était échue. Magendie, lui, n'hésita pas
longtemps. Au bout de quelques jours, sachant à peine le
nom de son jeune élève, ayant remarqué ses yeux et sa
main pendant une dissection : « Dites donc, lui cria-t-il
d'un bout de la table à l'autre, je vous prends pour mon
préparateur au Collège de France. » A partir de ce jour,
la carrière de Claude Bernard était tracée. Il avait trouvé
l'établissement qui seul pouvait convenir au développe-
ment de son génie.
Grâce, en effet, à la complète liberté dont jouit le
professeur dans cette école unique, Magendie, suivant
les traces de Laënnec, faisait sous le titre de « Médecine »
un cours de recherches originales sur les phénomènes
physiques de la vie. Magendie n'était pas l'idéal du mé-
decin ; il était trop critique envers lui-même poui- pra-
tiquer un art qui consiste aussi souvent à consoler le malade
qu'à le guérir. Mais c'était l'idéal du professeur au Collège
de France, toujours cherchant le nouveau, ne visant en
rien au cours complet, uniquement attentif à éveiller chez
ses auditeurs l'esprit d'investigation. Comme le vrai pro-
fesseur au Collège de France, il ne préparait pas son cours
et donnait à ses élèves le spectacle de ses doutes, de ses
perplexités. Bien différent de ceux qui prennent d'avance
leurs précautions pour éviter l'embarras que leur causerait
un entretien trop immédiat avec une réalité qui leur est peu
familière, il interrogeait directement la nature, souvent
Di; M. UKNAN. 369
sajis savoir ce qu'elle répondrait. Quelquefois, quand il se
hasardait à prédire le résultat, l'expérience disait juste le
contraire, ^lafj^endie alors s'associait à lliilarité de son au-
ditoire. Il était enchanté ; car, si son système, auquel il ne
tenait pas, sortait ébréché de l'expérience, son scepticisme,
auquel il tenait, en était confirmé. Avec ce caractère, il
devait laisser à son préparateur une part considérable dans
la direction du cours. Claude Bernard faisait l'expérience
de chaque leçon avec sa prodigieuse habileté d'opérateur,
et, à la troisième ou quatrième séance, Magendie sortait
de la salle en disant du ton bourru qui lui était habituel :
« Eh bien, tu es plus fort que moi. »
Ce que Magendie, en effet, avait voulu, prêché, désiré du-
rant quarante ans, Claude Bernard le faisait. L'expérience
en physiologie n'était assurément pas une chose absolument
neuve. Descartes, dans les heures fécondes qu'il consacra
à la science de la vie, en eut l'idée la plus claire. Harvey
avait vérifié la circulation du sang sur les daims des parcs
royaux, que lui livrait Charles I"'. Haller, Réaumur, Spal-
lanzani avaient imaginé lesmoyens les plus ingénieux pour
prendre la nature sur le fait. De graves objections s'élevaient
pourtant contre l'application de la méthode expérimentale
à la vie. Le grand Cuvier s'en fit l'interprète. La vie est
une, disait-on ; l'attaquer dans sa simplicité est impossible ;
attaquer chaque partie, la séparer de la masse, c'est la re-
porter dans Tordre des substances inertes. On opposait
trop la nature inorganique à la nature organisée. On se
figurait que la vie résulte de forces à part, que les faits qui
se passent dans l'être vivant sont assujettis à des lois toutes
particulières, qu'un principe secret préside en chaque in-
.\CAD. FR. 4/
3^0 DISCOURS DE RÉCEPTION
dividu à la naissance, à la maladie, à la mort. Lavoisier
et La})lace romj)irent le charme et créèrent la physique
animale en prouvant que la respiration est une combustion,
source de la chaleur qui nous anime. Bichat secoua le joug
de l'ancien vitalisme, sans pourtant réussir à s'en dégager
complètement. 11 restait un principe mystérieux, en vertu
duquel les phénomènes vitaux, contrairement aux lois des
corps bruts, semblaient n'être pas identiques dans des
circonstances identiques. Voilà ce que Magendie niatoutà
fait; voilà ce que Claude Bernard réfuta par des expériences
sans nombre. En s'appliquant à produire les faits mêmes
de la vie, en s'ingéniant à les gêner, à les contrarier, il
réussit à les soumettre à des lois précises. La physiologie
ainsi conçue devint la sœur de la physique et de la chimie.
Dans les corps vivants, comme dans les corps bruts, les
lois sont immuables. Le mot d'exception est antiscienti-
fique. Ce qu'on appelle exception est un phénomène dont
une ou plusieurs conditions sont inconnues.
L'expérimentateur chez Claude Bernard était admirable,
et jamais on ne fit parler la nature avec une si merveilleuse
sagacité. Difficile envers lui-même, il était pour ses systè-
mes le pire des adversaires. Il critiquait ses propres idées
aussi ;\prement que si elles eussent été celles d'un rival; il
s'acharnait à se démolir comme l'eût fait son pire ennemi.
Aucune preuve ne lui paraissait solide que quand une contre-
épreuve venait la confirmer. « Le grand principe expéri-
mental, disait-il, est le doute, ce doute philosophique, qui
laisse à l'esprit sa liberté et son initiative... Le raisonne-
ment expérimental est précisément l'inverse du raisonne-
ment scolastique. La seolastique veut toujours un point de
DE M. RKNAN. ^J I
départfixe et indubitable, et, nepouvant lelrouverni clans
les choses extérieures ni clans la raison, elle l'emprunte à
une source irrationnelle quelconque, telle qu'une révélation,
une tradition, une autorité conventionnelle ou arbitraire...
Le scolaslique ou le systématique, ce qui est la même
chose, ne doute jamais de son point de départ, auquel il
veut tout ramener ; il a l'esprit orgueilleux et intolérant et
n'accepte pas la contradiction... Au contraire, l'expérimen-
tateur, qui doute toujouis et qui ne croit posséder la cer-
titude absolue sur rien, arrive à maîtriser les phénomènes
qui l'entourent et à étendre sa puissance sur la nature. »
Le courage que Bernard montra dans ces luttes terribles
contre un Protée qui semble vouloir défendre ses secrets
fut quelque chose d'admirable. Ses ressources étaient ché-
tives. Ces merveilleuses expériences , qui frappaient
d'admiration l'Europe savante, se .faisaient dans une sorte
de cave humide, malsaine, où notre confrère contracta
probablement le germe de la maladie qui l'enleva; d'au-
tres se faisaient à Alfort ou dans les abattoirs. Ces expé-
riences sur des chevaux furieux, sur des êtres imprégnés
de tous les virus, étaient quelquefois effroyables. Le doc-
teur Rayer venait de découvrir que la plus terrible maladie
du cheval se transmet à l'homme qui le soigne. Bernard
voulut étudier la nature de ce mal hideux. Dans une con-
vulsion suprême, le cheval lui déchire le dessus de la main,
la couvre de sa bave. « Lavez-vous vite, lui dit Rayer,
qui était à côté de lui. — Non, ne vous lavez pas, lui dit
Magendie, vous hâteriez l'absorption du virus. » 11 y eut
une seconde d'hésitation. « Je me lave, dit Bernard, en
mettant la main sous la fontaine, c'est plus propre. »
37 2 DISCOUnS DK RÉCEPTION
C'était un spectacle frappant de le voir dans son labo-
ratoire, pensif, triste, absorbé, ne se i)ermiettant pas une
distraction, pas un soiu-ire. Il sentait qu'il faisait œuvre de
prêtre, qu'il célébrait une sorte de sacrifice. Ses longs
doigts plongés dans les plaies semblaient ceux de l'augure
antique, poursuivant dans les entrailles des victimes de
mystérieux secrets. « Le physiologiste n'est pas un homme
du monde, disait-il; c'est un savant, c'est un homme absorbé
par une idée scientifique qu'il poursuit; il n'entend plus
les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il
ne voit que son idée et n'aperçoit que des organismes qui
lui cachent des problèmes qu'il veut découvrir. De même
le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et les sanglots,
parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération.
De même encore l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans
un charnier horrible; sous l'influence d'une idée scientifi-
que, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des
chairs puantes et livides, qui seraient pour tout autre
homme un objet de dégoût et d'horreur. »
La fécondité dans l'invention des moyens de recherche
répondait chez notre confrère à la profondeur des intuitions.
Ce fut un vrai coup de génie d'avoir su faire du poison son
grand agent expérimentateur. Le poison, en effet, va où ni
la main ni l'œil ne peuvent aller. Il atteint les éléments mê-
mes de l'organisme, s'introduit dans la circulation, devient
un réactif d'une délicatesse extrême pour disséquer les élé-
ments vitaux, désassocier les nerfs sans les lacérer, péné-
trer les derniers mystères du système nerveux. C'est par le
poison, ainsi qu'on l'a très-bien dit, que Bernard « installa
son laboratoire au sein d(; l'économie animale; il eut
m: M. iu:\AN. 87 3
son reseau de comnuinicalions inslantantVs, sa police
secrète, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui l'avertis-
sait du trouble le plus furtif». Miracle! Il rendit la mort
locale et passagère, locale par les empoisonnements par-
tiels, passagère par les anesthésiques ; et de la sorte, au
scalpel qui mulili- la vie, au microscope qui en fausse les
proportions, il substitua ce qu'on a très-bien appelé
l'autopsie vivante, sans mutilation ni effusion de sang.
Ainsi se produisirent ces étonnants travaux sur la for-
mation du sucre chez les animaux, sur le grand sympa-
thique, sur les mouvements réflexes, sur la respiration des
tissus. L'unité de la vie fut, de la part de Claude Bernard,
l'objet des plus fines observations. A côté du système central
il trouva en quelque sorte des autonomies provinciales, des
circulations locales. Le cœur ne fut plus le point unique d'é-
mission de vie. Acôté de cette principale source de mouve-
ment, Bernard trouva des réseaux de circulation capillaire
ayant leur vie propre, leurs accidents, leurs maladies,
leurs anémies, leurs congestions en dehors du grand cou-
rant de la circulation générale.
Comme tous les esprits complets, Claude Bernard a
donné l'exemple elle précepte. En dehors de ses mémoires
spéciaux, il a tracé à deux ou trois reprises son Discours de
la méthode, le secret même de sa pensée pliilosoplii([ue.
C'est à Saint-Julien, loin de son laboratoire, pendant ses
mois de repos ou de maladie, qu'il écrivit ces belles pages,
et notamment cette lulroduction à la médecine expérime/ilale,
qui le désigna surtout à votre choix. Il faut remontera nos
maîtres de Port-Boyai pour trouver une telle sobriété, une
telle absence de tout souci de briller, un tel dédain des pro-
3^4 DISCOURS DE RÉCEPTION
cédés d'une littérature mesquine, cherchant à relever
par de fades agréments l'austérité des sujets. Le style
scientifique ne doit faire aucun sacrifice au désir de plaire.
On n'égayé ces graves matières qu'en les rapetissant. C'est
sxuHout quand il s'agit du style de la science que le grand
principe évangélique « Qui perd son âme la sauve », est
aussi un grand principe littéraire. C'est en pareil cas qu'il
est vrai de dire : « Soyez aussi peu littérateur que possible,
si vous voulez être bon littérateur. »
La parole de Claude Bernard était comme son style,
pleine de bonne foi, d'honnêteté. « Il n'essayait jamais, dit
un de ses meilleurs élèves, de produire aucun effet, et, se
figurant les autres à son image, il pensait que la recherche
de ce qui est devait suffire à les passionner, comme elle le
passionnait lui-même. » A l'exemple de son maître Magen-
die, il faisait de son cours le spectacle vivant de ses recher-
ches, initiant le public à tous ses secrets. On assistait
au travail de sa pensée. La science ne veut pas être
crue sur parole, et les cours du Collège de France ont
pour objet de montrer aux yeux de tous ce qui d'ordi-
naire se cache dans les laboratoires. Bernard pensait en
parlant; il pouvait en résulter par moments un peu de
confusion. L'objection lui venait, le troublait. Les pensées
se heurtaient dans sa tête; au milieu d'une exposition,
l'idée d'une expérience lui traversait l'esprit, l'arrêtait
court, le rendait distrait. Mais tout à coup la lumière écla-
tait. Dans sa conversation avec ses élèves, dans ces cau-
series où « il faisait, selon l'expression de l'un d'eux,
l'apprentissage de son génie », il était admirable. « Il y a
dans tout ce que j'écris, avouait-il, certaines parties qui
DE M. RliNAN. 6^5
ne sauraient être comprises par d'autres que moi. Ce
sont des germes d'idées que je dépose en quelque sorte
poiu' les reprendre plus tard. » Dans la conversation, ces
flots de vérités pressées débordaient en toute liberté.
La plus haute philosophie, en effet, résultait de cet
ensemble de faits constatés avec une inflexible rigueur.
Comme loi suprême do l'univers, Bernard reconnaît ce
qu'il appelle le déterminisme, c'est-à-dire la liaison in-
flexible des phénomènes, sans que nul agent extra-naturel
intervienne jamais pour en modifier la résultante. Il n'y a
pas, comme on l'avait dit souvent, deux ordres de sciences :
celles-ci d'uiu- précision absolue, celles-là toujours en
crainte d'être dérangées par des forces mystérieuses.
Cette grande inconnue de la physiologie, que Bichat ad-
mettait encore, cette puissance capricieuse qui, préten-
dait-on, résistait aux lois de la matière et faisait de la
vie une sorte de miracle, Bernard l'exclut absolument.
« L'obscure notion de cause, disai(-il, doit être reportée
à l'origine des choses;... elle doit faire place dans la science
à la notion du rapport et des conditions. Le déterminisme
fixe les conditions des phénomènes; il permet d'en prévoir
l'apparition et de la provoquer... 11 ne nous i^end pas
compte de la nature, il nous en rend maîtres... Que si,
après cela, nous laissons notre esprit se bercer au vent
de l'inconnu et dans les sublimités de l'ignorance, nous
aurons au moins fait la part de ce qui est la science et de
ce qui ne l'est pas. »
Être maître de la nature, tel est, en effet, selon Claude
Bernard, le but de la science de la vie. Il pensait, après Des-
cartes, que les espérances les plus hardies sont dans cet or-
SjG DISCOURS DE RÉCEPTION'
dre permises, et que la science des êtres vivants doit appren-
dre à subjuguer la nature vivante, comme la physique
et la chimie subjugiionl la nature morte. « Dans toute
manileslation vitale, écrivait-il, la nature répèle une Icron
qu'elle a apprise et dont elle se souvient plus ou moins
bien. Pourrait-on apprendre à la nature une nouvelle
leçon, et sa mémoire la reproduirait-elle dans une série
d'êtres nouveaux? Je le crois; c'est toujours ma vieille
idée de rclaire des êtres, non par génération spontanée,
comme on l'a rêvé, mais parla répétition de phénomènes
organiques dont la nature garderait souvenir. »
Quoiqu'il parlât peu des (jucstions sociales, il avait l'es-
prit trop grand pour n'y pas appliquer ses principes géné-
raux. Ce caractère conquérant de la science, il l'admettait
jusque dans le domaine des sciences de l'humanité. « Le
rôle actif des sciences expérimentales, disait-il, ne s'ar-
rête pas aux sciences physico-chimiques et physiologiques ;
il s'étend jusqu'aux sciences historiques et morales. On a
compris qu'il ne suffit pas de rester spectateur inerte du
bien et du mal, en jouissant de l'un et en se préservant de
l'autre. La morale moderne aspire à un rôle plus grand:
elle recherche les causes, veut les expliquer et agir sur
elles; elle veut en un mot dominer le bien et le mal, faire
naître l'un et le développer, lutter avec l'autre pour l'extir-
per et le détruire. »
Les récompenses vinrent lentement à cette grande car-
rière, qui, à vrai dire, pouvait s'en passer, car elle était à
elle-même sa propre récompense. Notre confrère a\ait eu
les rudes commencements de la vie du savant, il en eut les
tardives douceurs. L'Académie des Sciences, la Sorbonne,
DK M. RENW. 377
le Collège de l'^'ance. le Mii>('iim limiiit à honneiii- de le
posséder. Votre Compagni<' mil le comble àees l'aMMirs en
lui eonférani le premier des litres aii({uel puisse aspirer
l'homme voué aux travaux de Tespril. Une volonté person-
nelle de l'empereur Napoléon III r;i|(|>cla au Si'nal . D'illus-
tres et douces amitiés le consolèrent , des mains alïeclueuses
furent de tousccMés attentives à lui diminuer les diffieullés
de la vie ; des élèves tels que Paid Beit, Armand Moreau,
ses amis de la Société de biologie, recueillaient toutes
ses paroles et l'assuraient que sa pensée était garantie
contre la mort. Sa tête magistrale, toujours méditative,
était devenue extrêmement belle à soixante ans. 11 travail-
lait sans cesse et pourtant il ne savait pas ce que c'était
que la fatigue, car il ne poursuivait jamais l'imjjossible ; il
laissait la pensée venir, sans la solliciter. Sa sérénité était
absolue ; il savait bien que l'emploi qu'il faisait de sa
vie était le meilleur. Sa fête de tous les ans, les vendanges
de Saint-Julien, suffisait pour réparer ses forces. « J'ai
dans l'esprit des choses que je veux absolument finir, »
écrivait-il en 1876. Une maladie grave, qu'il avait traversée
victorieusement, semblait n'avoii- fait que redoubler l'ac-
tivité de son esprit. Entouré de sa famille scientifique, il
s'avançait vers la vieillesse sans paraître en ressentir les
atteintes. Les projets qu'il roulait dans son esprit étaient
plus grands que ceux qu'il avait jusque-là réalisés.
Dans sa marche hardie vers les derniers secrets de la na-
ture animée, il arrivait, en effet, aux confins de la vie, aux
sources obscures de l'organisme. Peu à peu la différence
entre la physiologie animale et la physiologie végétale s'é-
vanouissait à ses yeux. Le germe de la vie, des deux côtés,
ACAD. v\\. 48
878 DISCOURS DE RÉCEPTION
lui paraissait le même. La plante, comme l'animal, est sus-
ceptible d'être anesthésiée. Même certains ferments peuvent
être atteints parles agents insensibilisateurs, et, pour une
moitié aumoins de leurêtre, ils semblents'endormir. Claude
Bernard touchait ainsi au prolilèmc par excellence, au pro-
blème delà fermentation, impliquant la question même des
origines de la cellule. Il y consacra toutes ses réflexions
de l'été de 1877; il annonçait à ses disciples qu'il croyait
avoir trouvé la voie pour arriver à ce sanctuaire impéné-
trable. O fragilité de la vie humaine ! O jeu cruel d'une
nature marâtre qui se plaît à briser stupidement une tête
formée par quarante ans de méditations et où va éclore la
plus belle combinaison du génie ! La terrible maladie à
laquelle il avait échappé dix ans auparavant n'avait par-
donné qu'en apparence. Elle revint plus implacable que
jamais. Il mourut sans avoir pu réaliser son rêve; il
mourut triste, pensant à l'idée destinée à périr avec
lui, et disant : « C'eût été pourtant bien beau de finir
par là ! »
Il a fait assez pour sa gloire, et satrace sera éternelle. Sa
religion était la vérité; il n'eut jamais ni mécompte ni fai-
blesse; car il ne douta pas un moment de la science; or la
science donne le bonheur, quand on se contente d'elle et
qu'on ne lui demande que ce qu'elle peut donner. Si elle
ne répond pas à toutes les questions que lui adressent les
avides ou les empressés, au moins ce qu'elle apprend
est sûr. Pour être acquispar des oscillations successives, les
résultats de la science moderne n'en sont pas moins pré-
cieux. Ces délicates approximations, cet affinage successif
qui nous amène à des manières de voir de plus en plus
DE M. RENAN. 3yq
rapprochées de la vérité, sont la condition nicnie de l'es-
|)i 11 liiimain. La science donnait ainsi à notre confrère
loni le calme (|iic pcociire la cerliliidi' (Tinoir raison. Il
ne porlail en\ii' à |)(M-sonne; il croyait avoir la meilleure
pari.
Claude Bernard n'ignorait pas (jue les |)i()l)l(iiies (piil
soiile\ail hiiii liaiciil aux plus graves cpieslions de l'ordre
philosophique. Il n Cii lut jamais ému. il ne croyait pas qu'il
fût permis au savant de s'occuper des conséquences qui peu-
vent sortir de ses recherches. Il était, à cet égard, d'une
impassibilité absolue. Peu lui importait qu'on l'appelât de
tel ou tel nom de secte. U n'était d'aucune secte. II cher-
chait la vérité, et voilà tout, f^es héros de l'esprit humain
sont ceux qui savent ainsi ignorer pour que l'avenir sache.
Tous n'ont pas ce courage. Il est difficile de s'abstenir
dans des questions où c'est éminemmeni de nous qu'il s'a-
git. Ignorer si l'univers a un but idéal, ou si, fils du hasard,
il va au hasard, sans qu'une conscience aimante le suive
dans son évolution; ignorer si, à l'origine, quelque chose
de divin fut mis en lui, et si, à la fin, un sort plus conso-
lant lui est réservé; ignorer si nos instincts profonds de
justice sont un leurre ou la dictée impérieuse d'une vérité
qui s'impose, on est excusable de ne pas s'y résigner. Il
est des sujets où l'on aime mieux déraisonner que de se
taiie. Vérité ou chimère, le rêve de l'infini nous attirera
toujours, et, comme ce héros d'un conte celtique qui,
ayant \ii en songe une beauté ravissante, court le monde
toute sa vie pour la trouver, l'homme qui un moment s'est
38o DISCOURS DE RÉCEPTION
assis pour réfléchir sur sa dcslinéc porte au cœur une
flèche qu'il ne s'arrache plus, l^^n pareille matière, la pué-
rilit.' iiirini' des efforts est touchante. Il ne faut pas de-
mander de logique aux solutions que l'homme imagine
pour se rendre quelque raison du sort étrange qui lui est
échu. Invineiblement porté à croire à la justice et jeté dans
un inonde qui est et sera toujours l'injustice même, ayant
besoin de l'éternité pour ses revendications et brusque-
ment arrêté par le fossé de la mort, que voulez-vous qu'il
fasse? Il se révolte contre le cercueil, il rend la chair à l'os
décharné, la vie au cerveau plein de pourriture, la lumière
à l'œil éteint; il imagine des sophismes dont il rirait chez
un enfant, pour ne pas avouer que la nature a pu pousser
l'ironie jusqu'à lui imposer le fardeau du devoir sans com-
pensation.
Si parfois, à ces confins extrêmes où toutes nos pen-
sées tournent à l'éblouissement, la philosophie de notre
illustre confrère parut un peu contradictoire, ce n'est pas
moi qui l'en blâmerai. J'estime qu'il est des sujets sur les-
quels il est bon de se contredire ; car aucune vue partielle
n'en saurait épuiser les intimes replis. Les vérités de la
conscience sont des phares à feux changeants. A certaines
heures, ces vérités paraissent évidentes; puis, on s'étonne
qu'on ait pu y croire. Ce sont choses que l'on aperçoit
furtivement, et qu'on ne peut plus levoir telles qu'on les
a entrevues. Vingt fois l'humanité les a niées et affirmées;
vingt fois l'humanité les niera et les affirmera encore. La
vraie religion de l'âme est-elle ébranlée par ces alternati-
ves? Non, Messieurs. Elle réside dans un empyrée où le
mouvement de tous les autres cercles ne sauraient l'at-
nie M. RENAN. 38 1
teindre. Le inonde roulera duianl l'éleinilé .sans que la
sphère du réel et la sphère de l'idéal se touchent. La plus
grande faute que puissent commettre la philosophie cl la
religion est de faire dépeiulre leurs vérités de telle ou telle
théorie scientifique et liisloiicpie ; car les théories passent,
et les vérités nécessaires doivent rester. Lohjet de l;i re-
ligion n'est pas de nous donner des leçons de physiologie,
de géologie, de chronologie; qu'elle n'affirme rien en ces
matières, et elle ne sera pas blessée. Qu'elle n'attache pas
son sort à ce qui peut périr. La réalité dépasse toujours
les idées qu'on s'en fait; toutes nos imaginations sont
basses auprès de ce qui est. De môme que la science,
en détruisant un monde matériel enfantin, nous a rendu
un monde mille fois plus beau, de même la disparition de
quelques rêves ne fera que donner au monde idéal plus de
sublimité. Pour moi, j'ai une confiance invincible en la
bonté de la pensée qui a fait l'univers. « Enfants! disons-
nous des hommes antiques, enfants! qui n'avaient point
d'yeux pour voir ce que nous voyons! » — « Enfants! dira
de nous l'avenir, qui pleuraient sur la ruine d'un mille-
nhim chimérique et ne voyaient pas le soleil de la vérité
nouvelle blanchii' déjà derrière eux les sommets de l'ho-
rizon ! »
Vous résolvez ces graves problèmes , Messieurs, par
la tolérance, par votre bonne confraternité, en vous
aimant . en vous estimant. Vous ne vous effraye/, pas
de luttes qui sont aussi vieilles que le monde, de con-
tradictions qui dureront autant que l'esprit humain,
d'erreurs même qui sont la condition de la vérité.
Votre philosophie est indulgente et optimiste , parce
382 DISCOL'RS DE RÉCEPTION
qu'elle est fondéo sur uuo connaissance étendue de Tes-
pril liiimaiii. Ce désintéressement ([u'iin observateur
superficiel se croit en droit de nier dans les chos-es humai-
nes, vous savez le voir, vous à qui l'étude de la société
ap{)rend la justice et la modération. Ne trouvez-vous
pas. Messieurs, que les lionunes sont trop sévères les uns
pour les autres? On s'anatliématise, on se ti\iite de haut en
bas, {[uand souvent, de part et d'autre, c'est l'honnêteté
qui insulte l'honnêteté, la vérité qui injurie la>érité. Oh !
le bon être que l'homme ! Gomme il a travaillé ! Quelle
somme de dévouement il a dépensée pour le vrai, pour le
bien! Et quand on pense que, ces sacrifices à un Dieu
inconnu, il les a faits, pauvre, souffrant, jeté sur la terre
comme un orphelin, à peine sûr du lendemain, ah! je ne
peux souffrir qu'on l'insulte, cet être de douleur, qui,
entre le gémissement de la naissance et celui de l'agonie,
trouve moyen de créer l'art, la science, la vertu. Qu'im-
portent les malentendus aux yeux de la vérité éternelle?
Le culte le plus pur de la Divinité se cache parfois der-
rière d'apparentes négations; le plus pai'fait idéaliste est
souvent celui qui croit devoir à une certaine franchise de
se dire matérialiste. Combien de saints sous l'apparence de
l'irréligion! Combien, parmi ceux qui nient l'immortalité,
mériteraient une belle déception ! La raison triomphe de
la mort, et travailler pour elle, c'est travailler pour l'éter-
nité. Toute perdue qu'elle est dans le chœur des millions
d'êtres qui chantent l'hymne éternel, chaque voix a compté
et comptera toujoui^s. La joie, la gaieté que donnent ces
pensées est un signe qu'elles ne sont pas vaines. Elles ont
l'éclat; elles rajeunissent; elles prêtent au talent, le créent
DE M. RENAN. 38S
ol rappellent. Vous qui jup^cz dos choses par rétincelle
qui en jaillit, par le laleiil ([u'elles provoquent, vous avez
après tout un bon moyen de discernement. Le talent qu'ins-
pire une doctrine est. à beaucoup d'égards, la mesure de
sa vérité. Ce n'est pas sans raison qu'on ne peut être grand
poète qu'avec l'idéalisme, grand artiste qu'avec la foi cl
l'amour, bon écrivain qu'avec la logique, éloqucnl orateur
qu'avec la passion du bien et de la liberté.
i
RÉPONSE
DE
M. MÉZIÈRES
DIRECTEUR DE L ACADEMIE FRANÇAISE
AU DISCOURS DE M. RENAN.
Monsieur,
Ce n'est pas à moi qu'appartenait l'honneur de vous
répondre. Tous les regrets qu'a causés à notre Compagnie
la mort prématurée de M. de Loménie se ravivent en ce
moment. Il était notre directeur, il devait vous souhaiter
la bienvenue parmi nous; il l'eût l'ait avec la sincérité de
son loyal esprit, avec un talent dont je regrette pour vous
l'absence; mais il n'eût pu le faire, j'ose le dire, avec plus
de sympathie que moi.
Nos liens ne datent pas d'hier. Monsieur. Je vous vois
AC.\D. FR. 49
386 RÉPONSE DE M. MKZIÈUES
encore dans un petil pavillon de la rue du Val-de-Gràce
où l'affeclion maternelle d'une sœur, capable de tous les
dévouements, vous avait ménagé un asile, à une heure
décisive de votre jeunesse; vous passiez une partie de vos
journées à la Bibliothèque ; la soirée tout entière était
consacrée au travail ; bien avant dans la nuit la lueur de
votre lampe dénonçait aux passants l'opiniâtreté de vos
veilles laborieuses. Une tendresse ingénieuse et intrépide
suffisait à tous vos besoins, sans vous demander aucun
effort qui troublât vos études, et vous épargnait jusqu'au
souci des choses matérielles.
Années heureuses, années fécondes, pendant lesquelles
votre puissant esprit rassemblait ses forces pour nous
étonner par son audace ! Je crois répondre à vos pensées
les plus chères, comme à mes propres souvenirs, en rap-
portant une part d'honneur, dans ces commencements
austères de votre vie, à la noble femme qui vous assura la
liberté du travail; qui, tout en se réservant le soin et la
prose du ménage, s'associa par la plus délicate et la plus
discrète des collaborations à l'infinie variété de vos recher-
ches et fit pénétrer peut-être dans la grâce et dans l'hai--
monie de votre style quelque chose d'elle-même. Made-
moiselle Henriette Renan, qui vous a laissé le souvenir
d'un écrivain et d'un critique exquis, méritait d'être nom-
mée à côté de vous, le jour où le frère qu'elle a tant aimé,
à la gloire duquel elle travaillait, reçoit la plus haute
des récompenses littéraires. Même au-delà de la tombe,
votre souvenir doit être assez puissant sur elle pour qu'elle
me pardonne de la faire sortir, à cause de vous, de l'ombre
où elle aimait à se cacher.
AL DISCOURS DE M. HKNAN. 887
Plus durs ont été les commencements de votre illustre
prédécesseur. Une iiiain amie et ferme ne s'est pas ten-
due vers lui pour l'aider à franchir les premiers degrés de
la vie.
Durant les heures ingrates qu'il passait chez un phar-
macien de Lyon à composer ces remèdes qui lui inspiiaient
si peu de confiance, dans son pauvre entre-sol de la cour
du Commerce, il lui manqua la douceur d'être aimé, comme
'il méritait de l'être. L'amitié même se présenta à lui, — vous
venez de nous le dire, — sous une forme sévère, presque
dure. Il n'en conserva aucune amertume. 11 était de ces
esprits vigoureux que les petites misères de la vie attei-
gnent diflicilement, parce qu'ils ne s'occupent jamais que
des grandes choses. La science le consola dans les épreuves
qui ne lui furent pas toujours épargnées.
Vous le peignez tel qu'il fut, entre ces murs du Collège
de France où il passa le meilleur de sa vie, absorbé par le
travail délicat de ses expériences, pratiquant l'expérimen-
tation, non plus comme on le faisait avant lui, sur le cada-
vre refroidi, mais sur la matière animée; quelquefois à
bout de forces, jamais à bout de courage; sans pitié pour
les êtres qui souffrent et qui palpitent sous sa main, mais
sans pitié aussi pour lui-môme; s'échauffant comme un sol-
dat, au feu de l'action, et capable d'enlever une vérité,
comme on enlève une redoute, au péril de sa vie. Le car-
dinal de Retz écrivait dans ses Mémoires en parlant du cou-
rage civil : « Si ce n'était une espèce de blasphème de dire
qu'il y a quelqu'un dans notre siècle plus intrépide que le
grand Gustave ou M. le Prince, je dirais que c'a été Mole,
premier président. » Si ce n'était pas un blasphème de
388 RÉPONSE DE M. MÉZIÈRES
dire qu'il v a quelqu'un dans notre siècle plus intrépide
qu'un Nev ou quun Murât, je dirais que c'est Claude
Bernard affrontant la mort pour découvrir une des lois de
la nature. Les âmes sensibles qui ont pleuré sur le sort
des victimes mises à mort par notre confrère lui pardon-
neront peut-être en apprenant que, s'il a sacrifié pour la
science quelques protégés de la loi Grammont. il avait
commencé par s'offrir lui-même en sacrifice.
Au çénie qui découATe les vérités scientifiques. M. Claude
Bernard joignait le don de faire pénétrer dans le public
les résultats de ses découvertes. Ce fut ce qui le désigna
aux suffrages de l'Académie française. Son style n'est que
le vêtement de sa pensée: mais sa pensée elle-même est si
riche, si nourrie de détails ingénieux et originaux que la
gravité du langage scientifique s'assouplit naturellement
pour en exprimer les nuances délicates. On ose à peine
parler de qualités littéraires, à propos d'un écrivain dont
le mérite constant est de n'en rechercher aucune : et cepen-
dant il les rencontre presque toutes . précisément parce
qu'il ne les cherche pas. C'est le sentiment profond dont il
est pénétré en décomTant les secrets de la nature qui
échauffe son imagination et donne quelquefois aux pages
les plus rigoureusement scientifiques l'accent ému et pas-
sionné du drame. La tragédie que M. Claude Bernard
apportait de sa pro^-ince à Paris et dont le ferme bon sens
de M. Saint-Marc Girardin abrégea les jours, était proba-
blement moins tragique que le beau travail sur le curare
qui fait naître en nous tous les genres démotion.
La scène s'omTC comme le premier acte d'une œuvre
dramatique ou comme le début d'un roman. On voit les
AU DISCOURS DE M. RENAN. 889
Indiens de l'Amérique du Sud aller chercher des lianes
dans les grandes forêts et s'enivrer au retour de boissons
fermentées, pendant que le niaître du curare broie les
plantes, en l'ait cuire le jus et y môle quelques gouttes de
venin recueilli dans les vésicules des serpents les plus veni-
meux. Comme si ce n'était pas assez d'exciter notre attente
par ce tableau pittoresque, l'écrivain nous annonce lui-
même des vérités scientifiques qui ne seront pas « moins
merveilleuses que les créations romanesques de notre ima-
gination ». Quel va être le héros du drame ainsi préparé ?
Celui de tous qui nous intéresse le plus, notre propre
corps, le corps humain, non pas tel fjue nous le considérons
dans son unité et dans sa beauté plastiques, mais décom-
posé par la science et ramené à la modestie de ses éléments
primitifs. J'imagine que les nombreuses lectrices, peut-être
même les lecteurs de la Reçue des Deux Mondes ont eu quel-
que peine à se reconnaître dans cette collection d'infu-
soires ;i laquelle nous réduit M. Claude Bernard. On
n'aime point à tomber si bas, après avoir été porté si
haut dans la langue des poètes et dans les hyperboles des
amoureux.
Si ces réflexions amènent un sourire sur nos lèvres, nous
avons à peine le temps de nous moquer de nous-mêmes.
Bientôt la tragédie nous ressaisit pour nous conduire jus-
qu'aux extrêmes limites de la pitié et de la terreur. Avant
les expériences de M. Claude Bernard, on croyait que la
mort causée par le curare n'était qu'un doux sommeil.
Cette illusion qui consolait l'âme compatissante deWatter-
ton est aujourd'hui dissipée. L'homme empoisonné con-
serve, hélas ! toute sa faculté de souffrir; il n'a perdu que
SgO RÉPONSE DK M. MKZiÈRES
la force nécessaire pour exprimer sa douleur. « Dans ce
corps sans mouvement, derrière cet œil terne et avec
toutes les aj)parences de la mort, la sensibilité t>l l'intelli-
gence persistent encore tout entières. Peut-on concevoir
une soufTranee plus horrible que celle d'une intelligence
assistant ainsi à la soustraction successive de tous les or-
ganes qui, suivant l'expression de M. de Bonald, sont des-
tinés à la «ervir et se trouvant en quelque sorte enfermée
toute vive dans un cadavre? Dans tous les temps, les
fictions poétiques qui ont voulu émouvoir notre pitié nous
ont représenté des êtres sensibles enfermés dans des
corps immobiles. Le supplice que l'imagination des poètes
a inventé se trouve produit dans la nature par l'acliou du
poison américain. Nous pouvons même ajouter que la
fiction est restée ici au-dessous de la réalité. Quand le
Tasse nous dépeint Clorinde incorporée vivante dans un
majestueux cyprès, au moins lui a-t-il laissé des pleurs et
des sanglots pour se plaindre et attendrir ceux qui la
font souffrir en blessant sa sensible écorce. »
Celui qui a écrit cette page éloquente avait le sentiment
le plus vif des beautés littéraires. Son élection à l'Acadé-
mie française fut pour lui plus qu'un honneur et devint,
dans cette vie si laborieuse, une source de joies pures, jus-
que-là presque ignorées. Il était fort assidu à nos réunions;
il aimait à venir se reposer parmi nous des fatigues du
laboratoire. Pendant ces discussions aimables où se croi-
sent quelquefois tant d'idées délicates ou fortes, sa phy-
sionomie, ordinairement grave et un peu triste, s'éclairait
d'un sourire plein de grâce. Nos séances publiques étaient
des fêtes pour un esprit tel que le sien, ouvert à toutes les
AU DISCOUUS Di: M. IIKNW. 89 1
nobles impressions. On l'a vu, après un discours où il
a\ait entendu exprimer quelcpies pensées patriotiques,
les veux humides, la voix entrecoupée [)ai- l'émotion,
serrer la main d'un de nos confrères en le remerciant
d'avoir rérliauflé et rajeuni son cœur.
iM. (llaude lîernard n'était pas seuleiiuiil un grand
esprit ; il avait toutes les qualités qui font les grandes
âmes. Sa sincérité absolue et sa modestie donnaient du
prix à ses moindres affirmations. Il ne se prononçait ni
vite ni légèrement. Avec quelle déférence nous l'écoutions,
lorsqu'un terme scientifique se présentait dans le travail
du Dictionnaire ! L'intonation même de sa voix indicpiait,
dès le début, une certaine défiance de soi et comme la
crainte de paraître trop affirmatif. Mais aussi, quand il
avait prononcé, comme nous étions rassurés sur une défi-
nition donnée par lui ! Il apportait en toutes choses le
même esprit de réserve et de discrétion. Conduit par ses
travaux à la frontière de la philosophie, il cùl jui être
entraîné hors du domaine expérimental par le désir de
prendre parti entre les grandes écoles qui se disputent le
monde moderne; il eût obtenu ainsi avec les applaudi.sse-
nients des uns, avec les malédictions des autres, le sur-
croît de renommée qu'apporte au talent l'ardeur des
controverses philosoj)hi(|iies ou religieuses. Il s'y refusa
toujours, non par prudence, mais par loyauté. Il ne se
croyait pas autorisé à tirer de ses belles recherches des
conclusions trop étendues ; il indiquait lui-même le point
précis où s'arrêtaient ses connaissances certaines, comme
pour ne point permettre à sa pensée d'en dépasser les
limites. « La science, disait-il, s'arrête aux causes pro-
3gSt RÉPONSE DE M. MÉZIÈRES
chaînes des phénomènes ; hi recherche des causes pre-
mières n'est pas de son domaine. De cause en cause, le
savant arrive linalcment, suivant l'expression de Bacon, à
une cause sourde qui n'entend plus nos questions et ne
répond plus. » 11 planait cependant au-dessus des faits
isolés. Sa belle intelligence s'élevait jusqu'aux plus puis-
santes généralisations. Il atteignait le premier le principe
même de la physiologie, lorsqu'il démontrait par une série
d'expériences qu'aucun phénomène de la vie ne peut se
produire en dehors des conditions physico-chimiques.
Personne de notre temps n'a cru plus que lui à la lixité
des lois de la nature, à l'impossibilité de découvrir dans
l'ordre harmonieux de l'univers une seule apparence
d'exception, qui ne pût être expliquée par l'insuffisance
de nos moyens d'investigation ou par l'infirmité de nos
organes.
Ce portrait de notre confrère serait infidèle si nous n'a-
joutions que sa bonté égalait sou génie. Doux envers cha-
cun, il a laissé à ses élèves, comme à nous, le plus cher
souvenir. Sur sa tombe, le plus autorisé de ses disciples (i),
son successeur dans cette chaire de la Sorbonnc qui a été
créée pour lui et qu'il a illustrée par son enseignement,
prononçait des paroles que je vous demande la permission
de répéter comme le plus touchant des adieux que nous
puissions lui adresser : « Bienveillant et sympathique à
tous, il fut, j)Our ceux qu'il appelait à son lit de mort sa
famille scientifique, le plus affectueux et le plus dévoué
des maîtres. Jamais, parmi les incidents quotidiens du labo-
(1) M. Paul Bert.
393
laloire, un mol impaliciil : jamais un mot amor j)armi
taiil (le douleurs physiques el morales si eouragfeusement
supporlées ; jamais un reproche à ceux dont la recon-
naissance s'est éteinte trop lui! ,Ius([u'au dernier joue,
aux dernières paroh-s, en l'act' de ((^(te mort inallendue,
alleetion, conseils, sourires; il nous icnuM'ciait de nos
soins, nous qui lui devions au ctMiluplel \ ous travaillerez,
disait-il, et il parlait de cette science qui fut sa vie. »
Vous nurilie/.. Monsieur, de comprendre la beauté de la
vie <pic \ ous venez de retracer avec lanl d'éloquence.
Gomnic M. Claude Bernard, \ous vous èles inq)osé la dou-
ble loi (lu lra\ail el de la sincérité; résoluàtoul dire, vous
avez voulu commencer par lout savoir. L'histoire des lan-
gues sémitiques qui vous ouvrit, à trente-trois ans, les
portes de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, at-
teste un immense labeur, la ténacité et la patience d'un
héritier des Bénédictins. Lorsque vous changiez la direc-
tion de votre vie, lorsqu(> vous passiezdela foi qui accepte
sans hésiter les solutions théologiques à l'espril de libre
examen qui compare etcpiijuge, vous n'abandonniez point
pour cela les études religieuses ; au milieu de ce grand
ébranlement de votre conscience, le désir de bien com-
prendre et de faire connaître à vos contemporains les
origines du christianisme demeurait le noble souci de
voire pensée. Mais comment se rendre compte de l'état
social d'où est sorti le chiislianisme, sans posséder la
langue des Hébreux, sans étudier le génie de la race sémi-
licpie ?
De là ces beaux travaux d'érudition qui eussent suffi à
la gloire d'un autre, mais (pii ne pouvaient vous satisfaire,
ACAi). Mt. 5o
Sg^ RÉPONSK DE M. MEZIKRKS
qui n'étaient pour vous qu'une préparation à des recher-
ches plus hautes. De bonne heure, vous traciez le plan de
l'histoire relifi^ieuso que vous vous proposiez d'entrepren-
dre ; vous avez eu la fortune, méritée par votre courage, de
conduire jusqu'au bout cette périlleuse entreprise. C'est
l'œuvre capitale de votre vie ; je tromperais l'attente de
l'Académie si j'en parlais avec trop de réserve. L'excès de
précaution ne serait digne ni de vous ni de la Compagnie
qui s'honore de vous avoir élu. Vous me pardonnerez d'a-
bordor un si grand sujet avec une franchise égale à la vôtre.
Dès vos premières pages, vous annoncez le dessein de
ramener aux proportions d'événements humains l'appari-
tion du Christ dans le monde, sa vie, sa prédication, sa
mort. Vous écartez le miracle, vous supprimez le surnatu-
rel. Mais vous le faites sans ironie, dans un esprit très-dif-
férent de celui de Voltaire, avec un sentiment religieux si
réel qu'après avoir retiré au fondateur du christianisme sa
qualité divine, vous la luirendez presque aussitôt. Vous re-
connaissez qu'il y eut quelques mois, une année peut-être,
où Dieu habita sur la terre. Je ne triompherai pas contre
vous de cette apparente contradiction. J'y trouve seule-
ment la preuve cjue la raison toute nue ne suffit pas à votre
sensibilité et que votre âme, altérée d'idéal, a d'autres be-
soins que votre esprit. L'incrédulité railleuse des philoso-
phes du dernier siècle ne connaissait guère ces attendris-
sements poétiques par lesquels vous vous rattachez encore
à la foi de votre enfance, au moment même où vous l'aban- ,
donnez. C'est là votre originalité : si le christianisme dog-
matique vous perd, le christianisme idéal vous conserve.
Vous ne parlez jamais qu'avec respect, avec amour, de la
AU DISCOURS DE M. niCNAN. SgS
divine morale de l'Évangile. Vous ne résistez pas à l'at-
trait d'iiii (iillc simple, dégagé de toute forme extérieure,
uniquement londé siii' la purelé du cœur et sur la fraler-
nilé humaine.
Oui, vous ave/ i-aison di- le dire, K' cliristianisine a (;réé
la doctrine de la liberté des âmes; il leur oUre un refuge
assuré contre les abus de la force, contre les iniquités et
les maux tic la vie. Les martyrs se sentaient libres, dans
les prisons, sur les bûchers, sous la hache du bourreau, sous
la dent des bètes féroces ; leurs âmes, affranchies des liens
terrestres, s'envolaient sur les ailes de l'espérance vers le
royaume de Dieu. Aujourd'hui encore, partout où il y a
une souffrance et une loi, la douleur paraît moins amèrc :
dans l'élan des supplications adressées au ciel, la pensée se
ilétache des maux présents et conquiert la félicité de l'ave-
nir. A tant d'êtres qui souffrent et qui pleurent, que la
misère étreint ou qui survivent à leurs plus chères affec-
tions, que rcstc-t-il pour les consoler de la vie? L'espoir
d'un monde meilleur, la confiance dans la miséricorde, dans
la bonté divines. Les malheureux ont besoin de croire ; ne
touchons jamais d'une main téméraire à ce trésor du pau-
vre, à cette suprême consolation des malades et des affli-
gés. Nous leur devons le respect de leurs croyances,
comme une partie du respect auquel a droit le malheur,
auquel a droit la pauvreté.
Quels furent les premiers disciples de Jésus? Les choisit-
il, comme l'eût fait un philosophe grec, parmi les plus
instruits et les plus éclairés de ses compatriotes ? Il s'a-
dressa tout d'abord aux ignorants, aux simples, aux pau-
vres, aux déshérités. Le caractère dominant de la religion
896 RÉPONSE DE M. MKZIÈRES
nouvelle fut de relever ce que le monde abaissait, de pro-
mettre le royaume de Dieu, non aux savants, ni aux puis-
sants, ni aux riches, mais aux cœurs purs et naïfs, aux âmes
épurées par la souffrance. La société idéale dont l'Evan-
gile annonce l'avènement au-delà des limites de la terre
sera le contre-pied des sociétés humaines. Les premiers
rangs et les meilleures chances de félicité y appartiendront
aux petits et aux humbles; ce sera un litre d'être pauvre et
d'avoir souffert, un danger d'avoir été riche et heureux.
Jamais les illusions et les préjugés qui régnent parmi les
hommes ne furent moins ménagés, jamais on ne montra
mieux la vanité des biens que le monde estime, le néant de
la gloire, de la richesse, de la prospérité, du bonheur.
Aussi la foule suivait-elle les pas du divin Maître en s'eni-
vrant de sa parole, tandis que l'aristocratie de la Judée, les
prêtres, les docteurs, les pharisiens le condamnaient à
mort. On le punissait, non d'avoir ameuté le peuple contre
les pouvoirs établis qu'il respecta toujours, mais de ne
laisser debout aucune des conventions, aucun des menson-
ges par lesquels les hommes trompent et dominent leurs
semblables. Aux yeux de ses adversaires, Jésus commet-
tait un crime plus grand que s'il avait aspiré au gouverne-
ment ; il apprenait aux victimes des inégalités sociales à
s'affranchir de la domination d'un maître ou d'une caste
par la liberté de la prière et de la foi. Comment les puis-
sants de la terre lui eussent-ils pardonné? Il avait beau ne
pas conspirer contre eux; il leur enlevait leurs sujets pour
les transporter hors de leurs atteintes dans le royaume de
son Père. Il leur laissait les corps, mais il leur avait pris
les âmes et il ne les rendait plus.
AU DISCOURS DR M. RICNAN. Sqi
Vous avez voulu, Monsieur, par un scrupule qui vous
honore, visiter le coin de (erre |)rivilégié oij s'accom-
plit la transformation morale du nutnde. Vous en rappor-
tez des paysag^es exquis, d'une grâce sobre et sévère, donl
les couleurs discrètes se fondent en général dans la trame
de votre réei(. V^ous cédez quelquefois à l'entraînement de
votre imagination ; il vous arrive eà et là de décrire sans
but, en véritable artiste, pour le seul plaisir de décrire ;
mais d'ordinaire la description n'est à vos yeux qu'un élé-
m<nl durable, une |)ail ic \ ivante encore de l'histoire du
passé. Si vous peignez la ravissante nature delà Galilée en
l'opposant à la sombre tristesse des environs de Jérusalem,
c'est pour nous faire comprendre par des images maté-
rielles le contraste de la douceur de l'Kvangile cl de la du-
reté de l'Ancien Testament. La loi d'amourqui allait régé-
nérer l'univers devait sortir, non des âpres rochers de la
Judée, mais de l'aimable pays où la campagne se couvre de
fleurs pendant les mois de mars et d'avril ; où les ani-
maux semblent encore aimer l'homme et se laisscnl ap-
procher par le voyageur ; où les eaux jaillissantes, les pom-
miers, les noyers, les grenadiers cntouraieni d'un cadre
de fraîcheur et de verdure la délicieuse pastorale du chris-
tianisme naissant. Là tout ce que l'homme n'a pu détruire
respire encore l'abandon, la douceur, la tendresse, comme
au temps où le divin Maître, au milieu des vertes collines
et des claires fontaines, parmi les troupes d'enfants et de
femmes, annonçait le salut et la gloire d'Israël.
Les disciples de Jésus continuèrent, après sa mort, la
tradition fie la loi d'amour : ils s'aimèrent véritablement
les uns les autres ; ils aimèrent Dieu par-dessus tout. V^ous
398 RÉPONSE l)K M. MKZIÈRES
tracez un portrait charmant de cette société primitive, si
pure et si pieuse, où chacun croyait sentir passer sur sa
tête le souffle du bien-aimé, où les langues se déliaient
pour répandre la parole de vie, où le don des larmes ren-
dait éloquents et persuasifs ceux mêmes qui ne savaient
point parler. Alors commença le règne de la vertu chré-
tienne par excellence, le règne de la charité ; des institu-
tions, que le monde païen ne connaissait pas, associèrent
dans un commun olTort, pour le soulagement des pauvres
et des malades, l'espint d'ordre de l'homme et l'actif dé-
vouement de la femme. Celle-ci n'eut plus à disputer sa
place au sein d'une société dure ou indifférente ; le chris-
tianisme offrit aux veuves privées des joies de l'amour hu-
main, aux vierges dédaignées ou trop pures pour le ma-
riage, la consolation infinie de se rendre utiles encore en
consacrant leur vie à l'adoucissement des misères hu-
maines. Temps heureux où la sécheresse du droit romain
était tempérée pour la première fois par le sentiment de la
fraternité, où l'homme découvrait que la famille temporelle
ne lui suffit pas toujours, qu'il lui faut quelquefois des
frères et des sœurs en dehors de la chair !
La puissante figure de saint Paul revit sous votre plume
avec ses traits caractéristiques, sans que vous cédiez tou-
tefois à la tentation, commune aujourd'hui, d'exagérer son
importance et de lui attribuer une part prépondérante dans
la fondation du christianisme. Vous laissez chacun à sa
place. Le génie de l'homme qui ne connut pas le Christ,
qui ne goûta point l'ambroisie de sa prédication, ne peut
se comparer à la simplicité des Apôtres, héritiers directs,
disciples inspirés de la parole évangélique. C'est assez pour
Al DISCOlUS l)i: M. RENAIS. 899
la gloire de saint Paul d'avoir porté la bonne nouvelle à
travers le monde païen cl commencé cette conversion des
Gentils qui devait s'étendre aussi loin que la domination
romaine.
Les conquêtes faites par la force marquaient d'avance
la carte des conquêtes morales du christianisme. La pre-
mière géojïrapliie chrétienne fut celle même de l'Empire.
La nouvelle religion, favorisée dans son premier essor par
l'unité du monde romain, se plaçait ainsi dès le début en
dehors et au-dessus des questions de nationalité, de race,
de patrie : elle franchissait les frontières qui séparent
les peuples, pour se présenter comme la religion de l'hu-
manité.
On aime à vous suivre, Monsieur, dans les pays où l'ar-
dent Apolre vous entraîne sur ses pas ; vous savez recom-
poser la physionomie des sociétés évanouies, retrouver
sous la poussière du passé les éléments de sympathie ou
d'opposition que rencontrait le premier missionnaire du
christianisme. Ici reparaît Athènes, terre de la beauté, où
la plus noble des races réalisa l'Idéal : Athènes, patrie de
l'art, de la science, de la philosophie, de la politique ; plus
loin Corinlhe, riche et brillante, cité cosmopolite, ouverte
au commerce et au plaisir; plus corrompue, mais aussi
moins subtile et plus capable de se laisser toucher par la
parole divine; puis la vaste Antioche avec le fourmillement
de ses cinq cent mille fîmes, avec le contraste de ses dé-
bauches asiatiques et de sa civilisation grecque, de la ma-
gnificence de ses beaux quartiers et de la misère sordide
de ses classes populaires ; Éphèse enfin, dont la population
mêlée, sans racines locales, sans préjugés de naissance ou
^OO RÉPONSE DK M. MÉZtÈRFS
de race, semblait toute préparée à subir sans résistance le
charme victorieux de la prédication chrétienne.
Vous laites revivre ces vieilles cités, vous nous reportez
vers cesàgcs disparus avec une telle puissance d'imagina-
tion qu'on croirait lire le récit d'un témoin oculaire, d'un
compagnon des voyages de saint Paul. Vous l'avouerai-je
cependant? A l'admiration très-vive qu'inspire votre ta-
lent se mêle un jx-u d'inquiétude. On est plutôt séduit
par la grâce de votre style que convaincu par la force de
de votre exposition. La poésie coule chez vous d'une
source si naturelle et si abondante, que la richesse du poète
peut faire douter quelquefois de la prudence de l'historien.
On se demande dans quels mémoires inédits, dans quels
documents connus de vous seul, vous puisez tant de détads
jusqu'ici inaperçus.
Avant vous, on a beaucoup écrit sur saint Paul ; per-
sonne cependant n'avait été admis dans son intimité au
même degré que vous. Un critique éminent (i) prétend que
vous l'avez vu ; il le faut bien, puisque vous nous le pré-
sentez le premier comme un laid petit Juif, puisque vous
nous le décrivez des pieds à la tète : « Il était, dites-vous,
de courte taille, épais et voûté. Ses fortes épaules por-
taient bizarrement une tête petite et chauve. Sa face blême
était comme envahie par une barbe épaisse, un nez aquilin,
des yeux perçants, des sourcils noirs qui se rejoignaient
sur le front. » On ne vous accusera pas du moins de flatter
vos héros. Sans vous, la plus grande partie du genre
humain n'aurait jamais mis en doute la beauté physique
f|,(i) M. Edmond Scherer, Études sur la lillêratuve contemporaine.
Al DISCOURS i)i; M. ni;\.\\. 4o'
de l'apùlic des gentils. Vous nous donnez aussi des ren-
seignemenls nouveaux, mais celte fois plus agréables, siu-
la personne de saint Luc.
Nous savions seulement cjuil Tlail niédecin. Nous
apprenons par vous qu'il avait reçu une éducation juive et
hellénique assez soignée, que son esprit doux et conciliant,
son caractère modeste faisaient de lui l'idéal du disfi])le,
tju'il aimait les officiers romains, surtout les centurions,
et qu'il composa probablement les cantiques de son
Evangile. Voilà bien des nouveautés en même temps,
li'art charmant de la dixinalion, ([ui vous fait pénétrer
si |)rofondément dans les délicatesses de la conscience,
dans les replis de la pensée humaine, ne vous entraînc-
t-il pas cette fois, malgré vous, hors des limites de la
réalité ?
Dans une autre circonstance, vous essayez généreuse-
ment de réhabiliter l'inq^ératiice Faustine, femme de Marc-
Aurèle, fort malti-aitée par les historiens. Quelques-uns de
vos arguments sont inattendus. \ ous avouerez qu'on n'a
guère l'habitude d'invoquer, en faveur de la lidélilé d'inie
femme, la confiance (ju'eile inspire à son mari. Il est de
règle au contraire, dans la vie et au théâtre, — les auteurs
dramatiques, nos confrères, vous \c diraient mieux que
moi. — que les maris trompés soient toujours aveugles
et qu'ils ne sachent jamais ce que tout le monde sait sur
leur compte. En lisant votre ingénieuse et savante disser-
tation en l'honneur de l'impératrice Faustine, je ne pou-
vais m'cmpèeher de me rappeler ce mot piquant et juste
d'une marquise du dernier siècle dont le mari se portait
garant de la vertu d'une femme attaquée devant lui :
ACAl). I u. 5i
4o2 RÉPONSE DK M. MKZIKUKS
« Comment faites-vous, Monsieur, pour être si sûr de ces
choses-là ? »
Si vous laissez pénétrer, plus qu'il ne le faudrait peut-
être, la poésie dans l'histoire, avons-nous le droit de vous
en faire un reproche ? Ne sommes-nous pas tous un peu
vos complices? En même temps que s'est développé depuis
un demi-siècle le goût des recherches exactes, le besoin
des informations précises, ne poursuivons-nous pas dans
les ouvrages historiques une autre source d'émotion que
le plaisir de la vérité découverte ? La place qu'ont prise
dans nos souvenirs des exemples admirés, linfluence
qu'exercent encore de loin l'imagination hardie de Cha-
teaubriand, la pénétration historique de Walter Scott, la
séduction de la manière et du style de Michelet, nous lais-
sent-elles la liberté d'esprit nécessaire pour séparer réso-
lument l'histoire du roman et le roman de l'histoire?
Aurons-nous le courage de sacrifier au désir de n'être que
vrais l'habitude de ces investigations poétiques qui, à tra-
vers beaucoup d'hypothèses et d'illusions, nous révèlent
peut-être ce qu'il y a de plus difficile à découvrir dans le
passé, les mobiles secrets, les ressorts mystérieux des
actions humaines ? Serons-nous plus près de la vérité
définitive, lorsque nous l'aurons réduite aux seuls événe-
ments incontestables, sans nous permettre aucune échap-
pée dans le domaine de l'âme, aucune ouverture sur ce
monde de la conscience qui appartient aussi à l'histoire,
mais dont les agitations ne se vérifient pas comme une
date ou comme un fait? Votre méthode, Monsieur, se
défend par des raisons plausibles ; elle est encore mieux
défendue par votre rare talent.
AL' DISCOIRS DK M. UKNW. 4o3
La iiaturo dos (jucslioiis icligiini>t's que vous liaito/. et
la liberté de votre langage devaient vous exposer à de vives
attaques. Vous ne vous en êtes point ému ; vous avez com-
pris (juels sentiments respectables poussaient les personnes
pieuses à dél'endrc contre vous avec énergie, queUpielois
mémo avec passion, des doctrines chères et sacrées. Beau-
coup de vos adversaires ont charge d'àmes ; ils ne parlent
pas seulement pour eux-mêmes ; ils veillent par devoir au
repos des consciences commises à leur garde. L'élévation
morale avec laquelle vous jugez cette situation témoigne
de la sérénité de votre esprit. Vous ne répondez pas à la
polémique par la polémique, à l'invective par l'invective ;
vous reconnaissez et vous respectez, chez la plupart de
ceux qui vous combattent, la pureté des motifs qui les
inspirent. Ce n'est pas de la colère que vous éprouvez à
leur égard ; c'est plutôt de la sympathie, comme l'attestent
les paroles suivantes qui paraîtraient plus généreuses, s'il
ne s'y mêlait quelque nuance de dédain : « J'ai, dites-vous,
un goût assez vif des choses de la foi, pour qu'il m'ait été
donné d'apprécier doucement ce qu'il y a eu parfois de
touchant dans le sentiment qui inspirait mes contradic-
teurs. Souvent en voyant tant de naïveté, une si pieuse
assurance, une colère partant si franchement de si belles
et bonnes âmes, j'ai dit, comme Jean Huss, à la vue d'une
vieille femme qui venait apporter un fagot à son bûcher :
0 sancta simplicitas ! »
Vous tenez en même temps à rassurer les orlliodoxies
sur les conséquences possibles de vos recherches reli-
gieuses. Vous vous défendez de toute velléité d'attaque
contre les cultes établis, de toute idée de prosélytisme, de
4o4 RÉPONSE DE M. MÉZIKRES
toute tentation âc former des disciples. Vous ne voulez
être qu'un penseur solitaire, vous ne proposez que des opi-
nions théoriques sans faii-c .uicun elTort pour attirer à vous
des adhérents. Vous laissez même entrevoir (pu> si quel-
qu'un s'avisait de penser comme vous, vous seriez tenté
d'abandonner vos propres idées : il vous en coûterait
moins de les modifier que de les voir applicpiées et pro-
fanées par des esprits vulgaires. « Gardons-nous de rien
fonder, dites-vous quelque part; restons dans nos églises
respectives ; profitons de leur culte séculaire et de leurs
traditions de vertu, participant à leurs bonnes œuvres, et
jouissant de la poésie de leur passé. Ne repoussons que
leur intolérance ; pardonnons même à cette intolérance,
car elle est, comme l'égoïsme, une des nécessités de la
nature humaine. Jouissons de la liberté des fds de Dieu;
mais prenons garde d'être complices de la diminution de
vertu qui menacerait nos sociétés, si le christianisme venait
à s'affaiblir. Que serions-nous sans lui? Qui remplacera
ces grandes écoles de sérieux et de respect, telles que
Saint-Sulpice, ce ministère de dévouement des filles de la
Charité? Gomment n'être pas effrayé de la sécheresse de
cœur et de la petitesse qui envahissent le monde? Notre
dissidence avec les personnes qui croient aux religions
positives est, après tout, uniquement scientifique : par le
cœur, nous sommes avec elles; nous n'avons cpi'un ennemi,
et c'est aussi le leur, je veux dire le matérialisme vulgaire,
la bassesse de l'homme intéressé. »
Vous connaissez trop bien, Monsieur, la nature du diffé-
rend qui vous sépare de l'Eglise pour espérer que ce traité
de paix, en apparence si séduisant, puisse être accepté
Al nisc.oi ns dk y\. iu:n.\\. 4o5
par (-'IK'. Dos t'hrrlit'iis isolés pourront le sij^uer, sans
incpiiôtnde pour leur loi, mais à lilre purement personnel,
en n'engageant (pieux-mêmes. C'est ainsi qu'un con-
iVèrc aimé et respecté, dont nous portons encore le deuil,
vous a prêté, au sein de l'Académie. 1 autorité de sa |)a-
role. Sa piété aussi large que sincère, sans oublier ce qui
vous divisait, s'attachait surtout aux sentiments religieux
qui vous étaient communs. Lorsipu^ nous l'entendions
exposer vos litres avec la vivacité d'un esprit qui l'cste
jeune, avec l'émotion lapins pénétrante, nous ne pensions
pas qu'il serait enlevé à notre alTeclion, au moment même
où vous venez prendre parmi nous une place qii il lùl été
si heureux de vous voir occii[)er. La mort, hélas! nous
réservait ime autre douleur en frappant, après M. de Sacy,
un confrère qui paraissait plein de force, dont le talent
n'avait jamais été plus libre, raeti\ilé d'esprit |)Ius
féconde.
Les études religieuses forment assurément la partie la
plus considérable et la plus impoi'tantc de votre œuvre;
elles n'ont pas suffi toutefois à l'activité de votre esprit.
Votre libre curiosité se porte sans efforts sur les sujets les
plus divers pour y répandre la vie, la grâce, la lumière. Je
ne parle ici ni de vos Dia/of/iies philosophiques ni (]n drame
de Caliban, fantaisies brillantes d'un homme d'esprit, qui
vous ont valu de connaître les sévérités des philosophes et
les défiances des politiques, après avoir connu les rigueurs
des théologiens. Mais, dans tout le reste, comme on s'en-
tend volontiers avec un esprit tel que le vôtre, libéral,
élevé, tolérant! Comme on subit le charme de votre langue
si pure, si souple et si pleine! Au sortir des angoisses que
4o6 RÉPONSE l)K AI. MKZIÈUES
causent toujours aux esprits sérieux les controverses reli-
gieuses, quelle joie de respirer en paix, loin de la région
des orages, et de ne goûter en votre compagnie que des
plaisirs sans mélange!
Je vous félicite tout d'abord de la disposition qui vous
porte à aborder toutes les questions pai- leurs plus grands
côtés. Deux sentiments qui dominent votre critique la
maintiennent sur les hauteurs. Le premier, d'origine toute
chrétienne, c'est votre x^espect pour les plus humbles mani-
festations de la beauté morale. La moindre vertu qui fleu-
rit dans un coin écarté du monde, le rayon de charité et
de dévouement qui éclaire une àme simple, le besoin
d'idéal qui se fait jour, sous la forme la plus naïve, chez
des êtres sans ( iilture et sans grâce, ont plus de pi'ix à vos
yeux que les recherches les plus savantes et les raffine-
ments de la civilisation. Vous ne suivez pas seulement dans -
l'histoire les traces brillantes ou glorieuses ; vous aimez à m
retrouver le sillon sur lequel se sont penchés les travailleurs "
obscurs; vous faites sortir de la poussière où ils dorment
les martyrs inconnus ; vous accorderiez volontiers le prix
de la vie aux héros ignorés, à ceux qui ont aimé, prié, lutté,
souffert pour quelque noble cause, sans que leur nom ait
traversé les siècles. Partout où vous découvrez une belle
âme, un cœur pur, une nature aimante et poétique, vous lui
offrezla couronne que le monde ne décerne d'ordinaire qu'au
génie et à la gloire. Qu'on ne s'y trompe pas néanmoins! Si
les doux et les humbles vous attirent, vous ne leur sacrifiez
pourtant aucun des droits de la pensée. Au sentiment très-
vif de ce que vaut la vertu, vous joignez le sentiment non
moins vif de ce que pèse la haute culture intellectuelle dans
AL Discoi US m: m. hknan. 4^7
la balance des destinées humaines, .le nous remercie, Mon-
sieur, d'avoir rappelé tout à l'heure avec tant d'élévation
ce (jue l'espril humain doit à notre patrie. Souvenons-
nous-en, non pour nous abuser sur nos défaites, mais pour
les réparer, comme nos pères ont réparé les leurs.
Les victoires de la pensée sont les seules qui défient
le temps et rpii ne connaissent point les retours de la
fortune.
Vous paraissez effrayé, non sans raison, du dévelop-
pement des appétits et des besoins matériels, qui se ma-
nifestent dans la société moderne. Mais nous indique/ le
remède au moment même où vous signale/ le mal. Si la ri-
chesse privée et publique s'accroît, si l'aisance se généra-
lise, nous ne pouvons nous en plaindre: c'est un bien réel
pour des milliers de nos semblables d'être mieux vêtus,
mieux logés, mieux nourris que ne l'étaient leurs pères.
Il est vrai que ccl accroissement graduel de la fortune, le
goût du bien-être et la soif de jouissances qu'il développe
risquent de détendre et d'amollir les caractères en désha-
bituant l'homme de savoir souffrir, en ni liant de la so-
ciété l'aiguillon salutaire du sacrifice et des privations.
Vous nous proposez de résister à cette cause possible de
décadence morale par la ligue des cœurs purs et des es-
prits élevés. Tout ce qui entretient l'homme d'un devoir
supérieur à l'intérêt, d'une vie idéale, dont la \ie maté-
rielle n'est qu'une obscure image, tout ce qui l'arrache aux
soucis et aux besoins de la terre pour lui ouvrir les pers-
pectives de l'infini, tout ce qui attire son attention vers
les grands problèmes de l'art, de la philosophie, de la
science, contribue à l'affranchir de la domination de la ma-
4o8 RÉPONSE DK M. MÉZIÈRES
li( 10. II rôsislcra d'autanl mieux aux entraînements que
sa vie individuelle, la vie de son àme et de son esprit sera
plus intense, qu'il connaîtra mieux et qu'il goûtera davan-
tage d'autres plaisirs que les plaisirs des sens. Si la so-
ciété pouvait exister telle que vous la concevez, elle renler-
merait une si grande part d'idéal que la réalité ne pèserait
sur personne d'un poids Irop lourd.
En analysant vos projets de réforme sociale, on com-
prend mieux que jamais (jucl besoin impérieux de votre
nature vous a poussé vers les spéculations religieuses.
Vous y cherchez l'oubli de la vulgarité de l'existence, la
joie paisible et profonde que procurent les communica-
tions avec l'infini, la continuation d'un rêve enchanté,
l'espérance de eontemplei" et de posséder enfin les vérités
invisibles. Vous êtes absolument sincère lorsque vous
vous considérez comme un des esprits les plus religieux
de votre temps. Mais les orthodoxies ne peuvent ni vous
comprendre, ni vous croire; tandis que pour vous, le sen-
timent tout seul constitue une religion, les croyants n'ac-
cordent ce nom auguste qu'à un corps de doctrines, à un
ensemble de dogmes, aux cérémonies et aux pratiques
d'un culte déterminé. Le spiritualisme mystique et poé-
tique ne leur suffit pas; il leur faut un symbole et une foi.
Il y a là entre eux et vous un perpétuel sujet de malen-
tendu.
Je m'étais promis de ne plus parler de vos études reli-
gieuses et voici que vous m'y l'amenez en quelque sorte
malgré moi, tant cette grande et habituelle préoccupation
de votre esprit s'impose naturellement à ceux qui vous
lisent. Vous portez dans la littérature votre disposition à
\i DiscOLRS i>i-; M. iu;\v\. '|oq
n'estimer que ce qui est très-sinipli (ni loiil à lait supé-
lieiii'. Nous sentez tout le prix de la poésie tlHomère; la
beauté des dialo{i;ues de Platon vous remplit d'enthou-
siasme. Mais au-dessous des œuvres du génie, vous ne vous
arrêtez guère dans les régions moyennes des lifléralures
elassiques ; vous aimez mieux deseendrr jusqu aux origi-
nes populaires, jusqu'aux sources naïves et primitives de
la poésie, de l'histoire, cU- l'éloquence. Quelques pages re-
trouvées d'une vieille chronique du moyen âge, un frag-
ment inédit dune chanson de gestes ou d'un roman de la
Table ronde, les elTusions inconnues d'un in\slique du
\IIV siècle vous intéressent plus que VArf poclifpie
de Boileau ou la doctrine savante de Port-Royal. Ici
encore vous |)enehez du coté des humbles dont le cœur
seul a parlé, — non que vous commettie/ la faute de
comparer ce qui ne se compare pas, non que vous mécon-
naissiez les délicatesses des civilisations exquises, — iii;ii>
vous pensez qu'elles se défendent toutes seules contre l'ou-
bli du monde, qu'elles n'ont pas besoin d'avocat et (|u on
ne diminue rien de ce qu'on leur doit en s'imposant une
tâche moins recherchée, en recueillant avec un pieux
respect les titres ignorés de la noblesse humaine. Quand
il s'agit de révélations qui peuvent nous éclaireisur la mar-
che de l'esprit humain, vous n'attachez aucune importance
au mérite de la forme; vous ne demandez aux vieux textes
que de \|)iimer des sentiments sincères ou de répondre à des
états de lame significatifs. Mais les œuvres modernes n'ont
aucun droit à la même indulgence. Vous retrouvez pour
les juger les justes sévérités d'une criticpie élégante et
fine. A otre autoiité dans les questions de style est incon-
.VCAD. I-K. 32
''llO RÉPONSE DE M. UlÉZlÈUES
testable; vous en parlez en maître. Peu de personnes ont
réfléchi autant que vous sur les difficultés de l'art d'écrire;
nul n'en possède mieux les secrets. Les écrivains châtiés
et purs de notre temps ont toutes vos préférences. Vous
savez un gvé infini à Augustin Thierry de se contenter
difficilement, de poursuivre avec un soin jaloux l'expres-
sion la plus exacte de la pensée et de ne poser la plume
qu'après avoir trouvé les mots définitifs.
« La pensée n'est complète, dites-vous à ce propos, que
quand elle est arrivée à une forme irréprochable, rnèmc
sous le rapport de l'harmonie, et il n'y a pas d'exagération
à dire qu'une phrase mal agencée correspond toujours à
une pensée inexacte. La langue française est arrivée sous
ce rapport à un tel degré de perfection qu'on peut la
prendre comme une sorte de diapason dont la moindre
dissonance indique une faute de jugement ou de goût. On
ne comprendra jamais l'artifice infini que M. Thierry
mettait dans sa composition ; ce qu'il dépensait de temps
et de labeurs pour fondre les tons, pondérer les parties,
construire un ensemble harmonieux avec des matériaux
barbares. Le soin du style était poussé chez lui à un degré
incomparable. Cette humble partie du travail littéraire
qui consiste surtout à éteindre et à effacer, partie si peu
comprise des personnes inexpérimentées, qui ne peuvent
se figurer ce qu'il en coûte à l'art pour se cacher, était
celle qu'il affectionnait le plus. 11 dictait quinze à vingt
lignes par jour et ne les fixait qu'après les avoir amenées
au dernier degré de perfection, dont il était capable. » M
N'est-ce point l'histoire di- vos propres scrupules que
vous nous racontez sous le nom d'un autre? Vous aussi.
\l mSCOlKS 1)K M. IU:\\N. /| I I
Monsieur, malgré votre admirable facilité, quoique le
souffle puissant d'une imafj^ination toujours jeune sou-
tienne l;i liehcsse et l'amjjleur de votre style, vous con-
naissez les tourments de l'écrivain. Vous savez qu'il n'y a
qu'une manière de bien dire ce qu'on pense. Qui de nous
ne la cherche quelquefois avec angoisse, au milieu des ti-
raillements de sa conscience littéraire, jusqu'à ce qu'il croie
l'avoir rencontrée?
La beauté de la forme exerce sur vous une telle séduc-
tion, qu'il y a des jours où vous semblez presque y sacri-
fier la valeur de la pensée. J'étais un peu inquiet, tout à
l'heure, en vous entendant dire que la vérité d'une doc-
trine se mesure au talent de celui qui la professe. Le vrai
n'aurait-il pas une existence indépendante de ses inter-
prètes? Suflirait-il qu'un grand écri\ain prît parti contre
les vérités que nous croyons éternelles, pour les transl'or-
mer en erreurs? Tout serait-il vanité, comme vous venez
de nous le faire entendre, excepté l'art de traduire en un
beau langage les fantaisies de l'imagination et le don de
conquérir la gloire? J'en appelle, contre cette opinion,
aux nombreux passages de vos œuvres, où vous revendi-
quez les droits de la conscience humaine, la liberté pour
l'homme de bien de n'accepter aucun sophisme qui le
détourne du devoir, la beauté de la vertu tentée par le
prestige du génie et sachant lui résister au nom d'un prin-
cipe supérieur. Aussi bien, Monsieur, puisqu'il ne vous
déplaît pas de vous contredire quelquefois, permettez-
nous de choisir, entre vos deux manières de voir, celle qui
nous paraît la meilleure, vous nous pardonnerez d'autant
mieux de nous y tenir que vous y reviendrez peut-être
4ia RÉI'ONSK \)y. M. MKZIURKS
voiis-iiR'iiu' ; votre charmant et fécond esprit ne nous a
pas encore dit son dernier mot.
Je ne puis oublier. Monsieur, parmi tous vos titres un de
ceux qui vous recommandaient |)arti(;ulièrement aux suH ra-
ges de l'Académie. Dans un temps où l'on n'était pas tou-
jours juste à notre égard, vous avez parlé de notre Com-
pagnie en termes si bienveillants que nous ne pourrions
accepter tous vos éloges, si nous avions le droit d'être
modestes pour nos prédécesseurs et si votre présence ne
nous ;ii(lail aujourd'hui à les mériter. Vous avez pu le
dire a\ ec raison, tout a changé en France depuis deux
cent cinquante ans, exeeplé l'Académie. Au milieu de tant
de ruines, elle seule reste debout; mais, si elle a résisté,
c'est qu'elle n'a jamais attaché sa fortune à celle d'une
institution, d'un ordre ou d'une classe de la société; elle
tire sa force de sa liberté. Dès son origine, elle a été com-
posée libéralement d'écrivains et de gentilshommes; si
elle n'avait compté que des écrivains, elle serait devenue
bientôt une coterie littéraire, sans liens avec le monde
élégant, étrangère à la politesse et à l'esprit des salons;
les invalités des auteurs l'auraient désunie ou le pédan-
tisme l'aurait étouffée; si elle n'avait compté que des gen-
tilshommes, elle aurait péri par la frivolité avant d'être
emportée par la Révolution. Les éléments divers qui la
composaient l'ont maintenue dans une région supérieure
où se rencontraient, avec de mutuels égards, sur un pied
de courtoise égalité, la fleur de l'aristocratie lettrée, les
hommes de goût, les politiques, les savants, les grands
poètes et les grands prosateurs. Comme l'Académie repré-
sentait ainsi tout ce qui honore la France, à des titres
\l DISCOURS DK M. IIE.NAN. 4' 3
divers, clic iia jamais été complètement vaincue dans nos
discordes civiles. Il s'est toujours trouvé des vainqueurs
parmi ses membres.
F.llc a même été souvent au pouvoir; si elle sait com-
ment on s'y élève, vous venez de voir avec quelle difi;nité
elle sait en descendre. Le vétéran des batailles parlemen-
taires, le puissant orateur, qui récemment encore, après
tant d'autres de nos confrères, présidait le conseil des
ministres, a été suivi dans sa retraite volontaire par le
respect, par la reconnaissance de la nation.
On pourrait soutenir avec vous qu'aucune des personnes
qui ont appartenu à notre Compagnie dans le passé ne
lui a été inutile, pas même celles qui ne laissent après
elles aucune œuvre. Les gens d'esprit et de bon ton qui
continuaient parmi nous la tradition de la politesse, qui
servaient de trait d'union entre les écrivains et les gens du
monde, n'avaient pas besoin d'écrire pour être utiles;
leur présence seule avait son prix. Sans doute, leur in-
fluence et leur autorité sont mortes avec eux; mais com-
bien de livres aussi sont morts, quoique composés par des
académiciens! Vous nous attribuez le mérite d'avoir rem-
pli, à toutes les époques, la tâche qui nous était confiée.
Vous dites que nous avons ci-éé, au WIP siècle, la noblesse
de la langue, et, au WIII" siècle, la philosophie. Aujour-
d'hui encore vous définissez notre devoir en nous enga-
geant à maintenir la délicatesse de l'esprit français. iNous
avons pris pour cela. Monsieur, le meilleur moyen : c'est
de vous appeler parmi nous. Vous êtes un maître dans l'art
délicat de fixer en termes choisis, mais qui n'ont rien de
recherché et qui semblent couler de source, les nuances
4l4 KKPONSE DlC M. MÉZIÈRES AU DISCOURS DE M. RENAN.
les plus lugitives de la pensée; vous nous aiderez à mon-
trer que notre langue peut exprimer les idées les plus
modernes en restant fidèle à ses traditions les plus ancien-
nes. Vos qualités littéraires sont celles mêmes qui justi-
fient la durée de l'Académie : comme elle, vous êtes de
votre temps; comme elle aussi, vous gardez la fleur et le
parfum du passé.
DISCOURS
DE
M. HENRI MARTIN
PHONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 13 NOVEMBRE 1879, EN VENANT
PRENDRE SÉANCE A LA PLACE DE M. TIIIERS.
Messieurs,
Vous avez récompensé, par un honneur insigne, une
existence dévouée tout entière à notre histoire nationale;
vous m'avez appelé à parler devant vous de l'illustre écri-
vain et du grand homme d'Etat qui, après avoir peint, à
si larges traits et dans des livres impérissables, les hommes
et les événements les plus extraordinaires de nos annales,
lègue à son tour sa vie aux historiens de l'avenii' comme
un des plus grands sujets de l'histoire.
''||6 DISCOURS DK UKr.KPTION
Ma reconnaissance est mêlée d'une anxiété bien natu-
relle et, je puis dire, d'une sorte d'elTroi; de lonfi;ucs
années de travaux m'avaient moins préparé à remplir cette
tâche périlleuse qu'à en mesurer les prodigieuses diffi-
cultés. Écrire la vie de M. Thiers avec le développement
qu'elle comporte et l'immense variété d'objets qu'elle em-
brasse, serait une entreprise bien hardie, et le succès en
resterait bien incertain. Mais comment résumer en quel-
ques pages tous les incidents mémorables d'une si longue
carrière, toutes les productions d'une si féconde et si uni-
verselle intelligence? Comment faire tenir en une heure
soixante années d'une telle vie! Le jeune étudiant
d'Aix entre un jour dans Paris, pauvre, obscur, ignoré
de tous, mais avec le sentiment de sa force et la foi
dans sa destinée; soixante ans après, toul un peuple,
reconnaissant et respectueux, conduit à la dernière de-
meure les restes vénérés du glorieux vieillard qui a sauvé
la patrie !
Il faut se résoudre à rester au-dessous du sujet, au-
dessous de l'attente publique, au-dessous de sa propre
pensée! Quelque chose, pourtant, rassure un peu mon
insuffisance : ceux qui m'entendent ont en mémoire tout
ce que je sens et ne puis rendre ; j'espère que leurs souve-
nirs suppléeront à mes omissions, et qu'ils se feront, pour
ainsi dire, mes collaborateurs bienveillants; ce que ma
voix ne vous dira que trop imparfaitement s'achèvera dans
vos cœurs !
Enfant de cette Provence qui nous avait donné Mira-
beau, né à Marseille, le 16 avril 1797, d'une famille alliée
aux deux Chénier, le jeune Adolphe Thiers fut élevé dans le
i>i: M. iiicMU Mvr.Tiv. 117
Ivcce de sa \\\\c iialalc: t; ilail mi do ces nouM'auv iHablis-
sorncnîs de rEinpirc. 011 Ion onsoif^nait la sciencf à la jeu-
nesse IVainaise. tout cmi la préparanl à la guerre. .M. I liieis
garda toujoui's un bon souvenir de ses maîtres et de sa vie
scolaire. Il se reportait volontiers à ces premières années
où sa \i\e inuiyinalion a\ait reçu, des bruits de victoire
(pii arrivaient incessamment du dehors, une impression
inelTaeable : la discipline un peu sévère des lycées impé-
riaux ne lui déplaisait |)oint; elle avait, comme toutes les
choses de ce temps, un tour militaire qui saisit lorttMiient
cet esprit fait pour l'action.
Les gloires de l'I^mpire a\ aient lait éciore m lui le sen-
timent patriotique : les catastrophes de 1814 et de i8i5
iCnracinèrent dans son àme, où la vivacité des sentiments
n'ôtait rien à leur profondeur: le patriotisme devint la pas-
sion maîtresse qu'on retrouve toujours chez lui sous toutes
les autres, et qui imprime le caractère essentiel à sa vie et
en fait l'unité. Il avait de dix-sept à dix-huit ans à l'époque
des deux premières invasions. Nos malheni-s IVappèicinl
douloureusement son adolescence; sa vieillesse devait les
\oir revenir plus terribles et se dévouer à les réparer.
Après les calamités de i8i4 et de 181 5, la France mani-
festa, comme elle la fait après les désastres inouïs de 1870
et 1871, cette vitalité indestructible qui fait l'étonnement
des nations : elle se releva avec la merveilleuse élasticité
dont elle est douée; l'esprit public, étouffé sous l'Empire,
se réveilla et s'efforça de conquérir la liberté pour se con-
soler de la grandeur perdue. La large carrière, ouverte par
89, fermée par le 18 brumaire, se retrouvait iiccessible
à toutes les activités, à toutes les espérances. Le lycéen
ACAD. IH. 53
4l8 DISCOIHS Dr, UÉCKI'TION
de Alfirseille, devenu édidianl on droit, puis reçu avocat
à Aix, essaya d'abord, dans les lettres et au barreau,
sa parole hardie et sa plume déjà ferme autant (|u'élé-
gante. L'éloge qu'il lit de Vauvenargues fut eouronné par
l'Académie d'Ai\. Il avait, \v premier, deviné, chez ce
!in!)l(' penseur sitôt enlevé à la France, chez " ce
jeuui- sage » doiil Vollaire admirait la résignation stoïque,
riioinme dacliou mourant avec le regret de s'être vu
refuser la vie active. Sa propre nature lui avait révélé le
secret des douleurs de son héros.
M. Thiers se sentait dès lors appelé sur un autre théâtre
que sa vieille cité provençale. Les mêmes aspirations ani-
maient près de lui l'ami de ses jeunes années, qui devait
être l'ami de ses derniers jours et dont le nom ne sera
jamais séparé du sien. MM. Thiers et Mignct s'étaient
promis que le premier des deux auquel s'ouvrirait la
grande lice parisienne y appellerait l'autre. La chance
échut à M. Mignet. Couronné par l'Académie des Inscrip-
tions pour un Essai sur les Institutions de saint Louis, il
quitta Aix, et, quelques semaines après, les deux amis
étaient réunis à Paris; ils allaient, la main dans la main,
chercher le secret de leiu" aAcnir, portant au combat de la
vie même cœur et même pensée, avec des formes d'esprit
et des tendances très-diverses, qui menèrent l'un à la
retraite studieuse et féconde, poussèrent l'autre à l'action
la plus vaste, exercée pendant cinquante années du siècle
le plus agité.
Onétait en 1821. MM. Thiers et Mignet tombèrent dans
un milieu plein de mouvement, de passion, de contrastes
émouvants, d(^ brillantes nouveautés, essentiellement pro-
l)K M. llfiMU MAUriN. /j U)
pice aux jeunes talents et aux lé{i;ilinios anibilions. Dans la
j>olilique, c'était la lutte pour les pi-incipes de 89, les écla-
tants débats (le la liihune et de la presse; dans les let-
tres, c'était la philosophie sjjiritualisle, dominant axce
MM. Royer-Collard et Cousin; I histoire, présenlaiil des
aspects nouveaux, avec MM. Guizol, \ illeniain, Augustin
Thierry; la poésie, régénérée par des génies qui appor-
taient des inspirations inconnues; l'érole roniantif|ue. en-
\ahissant les arts comme la litléralnrc
M. Thiers s'intéresse à tout, comprend loul, se mêle à
lout.
Les deux amis avaient été introduils dans Icnioti de libé-
ral sous les auspices de Manuel, qui avait jugé {l'un ( ou[»
d'œil ce que \andiaient de telles leiiiies; ils abordèrent
ensembli> la p()lili(jue j)ar le journalisme. I histoire par
l'étude de celle })rodigieuse phase de 89 au 18 brumaire,
(|ui. tant débattue et si mal connue parce qu'elle était de
la \eille, attendait ses historiens et ses juges. Ces deux
esprits si diversement doués lurent engagés par les cir-
constances, chactni dans la Noie (pii lui ('(ail le mieux
séante. Un libraire demanda à .M. Mignet un résumé de
l'histoire de la Révolution. I^e jeune |nd)Ii<;isle y trouva
l'occasion d'appliquer son aptitude éminente à concen-
trer, à généraliser, à réduire les laits en axiomes el en
idées. Son livre, d'une maturité si précoce, semblait la
conclusion et non le commencement tl une carrière d'his-
torien.
M. Thiers eut même Ibitune. In hoiumc d Csprit el de
sens, -M. Félix Bodin. invité à éerii-e une histoire déve-
loppée de la Révolution el jugeant l'œuMe au-dessus de
,\:io Discotus \m iiicciu'Tion
SCS forces, en liiinsinil le faidcim ;ui jcnino rédaclciir du
('onstitutionnel : il iiMiil prcsscnli clic/, M. Thicrs loulcs les
raciillés propres à iiiclli'c en inoincmcnt . dans nn lari;c cl
\ i\aiit récit, le drame de riiistoire.
l/hoinme polilicpic. chez iM. riiiers, doininail déjà
riioinme delcUrcs; sans négliger aucune source d'infor-
mation, il fit son livre, moins avec des livres qu'avec la
parole des actcui-s de la liévolution qu'a\aicnt épargnés le
temps et les orages. Il se mit en raj)|)oil avec tout ce qui
reslail de la grande époque, avec tous les hommes qui
axaient vu et (|ui avaient agi; il trouvait là un j)récieu\
conq)lémcnt cl un vivanl commcnlaire des documents oii-
guiaux.
Ce jeune homme étonnait les vieux généraux, les vieux
administrateurs, les anciens membres des assemblées de
la Uévolution, en leur éclaircissant à eux-mêmes leui-s
propres souvenirs par la manière dont il résumait dcvani
eux ce qu'ils venaient de lui ap|>rendre : sa puissance d'as-
similation était prodigieuse, et ce que son esprit si vil'
a\ail pénétré d'un coup d'œil, son talent le mettait en
scène avec un naturel qui était le comble de l'art. A cette
rare faculté du récit et du movivement, qu'on lui avait
reconnue, dès la première heure, conune à un grand ar-
tiste, il joignait de plus en plus la faculté politicpie de
saisir avec rapidité tout ce qui était administration, finan-
ces, organisation militaire ou civile. Dans son livre, qui
se renforçait à mesure qu'il avançait, on pouvait signaler un
double caractère au point de vue de l'intelligence et du
sentiment. C'étaient, d'une part, ces lumineuses exposi-
tions des faits administratifs cl militaires cpii e\j)liquaienl
1)1. M. iii;m«i M\uri>. ^21
iicKciniMil pour la picinière l'ois au public l'organisalion
(If la (iéronsc nationale durant la Révolution; de l'autre
paît, la svmpatliit' pour tous les lioiiMncs qui s\Haient
inonli(''s à la fois actifs et généreux.
■( .lai tàclié, disait-il, d'apaiser eu moi huit sentiment
« de haine: je niv suis tour à (oui' lii;nrc (pie, né sous le
f chaume, aninu'- d une Juste ambition, je \oiilais acquérir
<i ee (pie l'ori^iieil des hautes classes m'avait injustement
" refusé; ou bien cpiélevé dans les palais, héritier d'an-
« tiques privilèges, il m'était douloureux de renoncer à
<< une possession que je prenais pour une propriété légi-
« tiine. Dès lors, je n'ai pu nrinilci'; j'ai plaint les eom-
« battants, et je me suis dédommagé en adorant les Ames
« généreuses. »
Sa nature, bienveillante autant (pTénergique, lui avait
rendu facile d'étouffer la haine dans son cœur, blipiitablc
envers les advei-saires des hommes et des idées de 8(), im-
partial entre les groupes cpii ont lutté au sein de la
Révolution, il n'a d'autre parti que celui de la Révolu-
tion elle-même et de la l'rance. L'historien eoinmence
ainsi que l'homme d'État doit finir. C'est que l'historien et
l'homme d'Etat ne sont et ne seront jamais qu'un chez
lui. Tout ce (pr('liidic, tout ce qu'apprend l'écrivain,
l'homme polilitpie le mettra en œuvre. On peut dire de
M. Thiers qu'il l'ait l'histoire et que l'histoire le fait.
Je viens, .Messieurs, de parler de .M. Thiers comme
écrivain, et, cependant, je m'aperçois que je ne me suis
préoccupé que du fond et non de la forme, des qualités
politiques et non des qualités littéraires. M. Thiers a
été, pour ainsi dire, grand écrivain sans y songer. Il ne
^22 DISCOURS DE RÉCEPTION»
pense qu'à dire nettement et complètement ce qu'il a
à dire; il ne cherche jamais les effets de style : il n'éblouit
pas; il n'étonne pas; trois qualités maîtresses dominent
tout chez lui : la clarté, le jugement et le mouvement; il
satisfait l'esprit par sa lucidité et sa justesse; il l'entraîne,
sans le lasser jamais, par sa vivacité qui ne s'emporte ni
ne s'arrête; c'est le pas bien réglé d'une marche mili-
taire. Avant d'avoir agi, il est déjà l'historien honiuie
d'action, lel (pu- la Grèce nous en a légué les types impé-
rissables dans un Thucydide ou un Xénophon.
Que sert d'insister? Pourquoi m'épuiser à expliquer
ici, d'une façon si imparfaite, ce que M. Thiers nous a ré-
vélé lui-même avec tant de force et de lumière? Trente
ans après, parvenu à la plénitude de son génie et de son
expérience, n'a-t-il pas exposé magistralement, dans des
pages monumentales, comment il concevait ce qu'est
l'histoire et ce que doit être l'historien? Ce qui est inspi-
ration, spontanéité chez l'historien de la Révolution,
deviendra conception i^éfléchie , haute théorie chez l'histo-
rien du Consulat et de l'Empire.
Mais n'anticipons pas sur le cours de sa longue carrière.
Revenons à ces heureuses etbrillantes années de sa jeunesse,
où son intelligence ouvrait les ailes dans toutes les direc-
tions! N'oublions pas un des traits caractéristiques de
cet esprit si sympathique et si compréhensif. L'historien
journaliste se reposait des récits du passé et des polé-
miques du jour par de remarquables articles de cri-
tique : il manifestait ce goût éclairé des arts qui lui le
délassement et le charme de sa vie. Le volume qu'il publia
sur le Salon de iSa?., et les considérations esthétiques aussi
UK M. lir.MU MARTIN. 4'^-^
bien qu'historiques qui en fornieut rinlroduolion, eussent
suffi à fonder une renommée d'écrivain. M. Thiers applau-
dissait, sans préjugé d'école, à tout talent nouveau (jui ho-
norait la l*'rancc: mais il échappait, pai- la n(>(lelé cl la
juste mcsui'c de sou espril, |:»ar sa tradition ii)('ii(li(Miale
d'enfanl adoptit' de la Grèce, aux exagérations des nova-
teurs, en même lenips cpie, par l'ampleur d'une iiiLelligenee
ouverte à tout, il se dégageait des cadres étroits de la dé-
cadence classique.
La lutte entre la Restauration et le libéralisme allait à
une crise décisive. La situation de M. Thiers a\ail grandi,
et par l'éclal de son rùle dans la presse el par le succès
de son Histoire de la Révolution, qu'attendaient d'innom-
brables éditions. Au commencement de i83o, il fonda le
National avec M. Mignet et avec Armand (îarrel, ce; \ ail-
lant esprit et cette àme si for.le. qui vit trop proinple-
ment briser sa destinée !
M. Thiers affirma la politique du nouveau joui ii;il pai-
l'axiome qui devint si célèbre : i' Le roi règne et ne gou-
verne pas ». On s'abuserail singulièrement, si lOii ne
voyait là qu'une machine de guerre inventée par M. Tliicrs
contre la Restauration. C'était poui' lui autre chose (piiine
arme : c'était un principe sans letpiel il jugeait la inonai--
chie constitutionnelle inqDOSsible. Il connaissail Irop l)ien
la logique française poui' croire que, chez nous, l'opinion
publique séparât jamais l'action d'avec la responsabililé.
Ce qu'il avait écrit en i83o, il le répétai! en i8/|() : > La
royauté ir^("^|)ousable n'est admissible que lorsque des
ministres vraiment responsables exercent le pou\oii-. »
M. Thiers, en iS'3o, parlait donc, non pas seulemeiil en
l^-xtx DISCOURS 1)1-; ItKCKl'l ION
MU' (le la brandie aînée, qu'il croyail à la veille île sa
chute, mais en vue de la l)i'anche cadette, dont l'avène-
ment lui semblait inévitable et nécessaire.
Lorque parurent les Ordonnances, qui aux luttes léga-
les de la tribune et de la presse firent succéder les luttes
armées de la place publique, M. Tliicrs rédigea, contre
cette royale violation des lois, la protestation des jour-
nalistes dans un langage digne du Jeu de Paume et (pii
lit tressaillir le cœur du vieux Lafayette. Il avait me-
suré de sang-froid toute la portée d'un tel acte. Lors(|u'il
s'agit de publier la protestation : « Il faut des noms au
bas, s'écria-t-il : il fmt des léles au bus! » Kf, le premier,
il engagea la sienne.
La victoire gagnée, M. TUiers en lira les conséquences
qu'il avait prévues et désirées : il appela son pays à
un nouveau 1688, phase dans laquelle il espérait alors que
la monarchie constitutionnelle fixerait les destinées de la
révolution.
L'historien de la Révolution IVaneaise, le promoteur de
la royauté parlementaire, avait, avec l'amour de la liberté,
l'esprit de gouvernement, et, à la raeililé la plus entraî-
nante de la parole, il joignait l'entente la plus précise des
affaires. Entré, dès i83o, dans la Chambre des députés,
il devint bientôt un orateur de premier ordre à la tribune,
un politique supérieur dans l'Etat.
Vous n'attendez pas de moi. Messieurs, le récit de la vie
|)ublique de INL Thiers pendant les dix-huit années du
gouvernement de Juillet. Vous savez ce que fut alors, ctce
qu'a été tout le reste de sa longue carrière, le puissant,
l'universel, l'infatigable orateur (jui. sui' tant de sujets et
I)K M. IlEMll MARTIN. ^Q.^)
dans lanl di- loiicontrcs, a prononcé d'admirables discours
d'un fond si solide et d'une forme si atlrayaiilc, où le na-
turil dans le langage s'allie toujours à la xigueui- dans la
pensée, où les charmes de l'esprit s'ajoutent aux émotions
de l'éloquence, où la grande ordonnance des faits et des
idées soutient l'intérêt sans lassitude comme sans effort,
et où, avec un art habile, M. Thiors rend accessibles à
tous, presque attrayantes pour loiis, les matières les plus
obscures et les plus arides, qu'il éclaire de sa lumineuse
intelligence, qu'il anime de sa vive parole.
Vous gardez aussi en mémoire les phases diverses par
lesquelles passa l'homme d'Klat qui, tour à tour, défen-
dit avec énergie le gouvernemcnl à la fondation duquel il
avait tant contribué, puis se retourna vers la liberté quand
il crut l'ordre assuré. Vous le voyez portant, à propos de
la question d'Orient, la peine des illusions d'aulrui et le
iardoau d'une situation qu'il n'avait pas faite ; vous le
vovez s'efforçant en vain de préserver son pays d'un dou-
loui^eu\ échec politique et lui laissant du moins une grande
œuvre nationale en souvenir de son passage au pouvoir :
son premier ministère, en imprimant aux travaux publics
l'impulsion la plus féconde, avait embelli Paris; son se-
cond le mit en défense. Nous devons à son patriotisme
prévoyant ces fortifications de Paris qui nous ont permis
de sauver l'honneur national parmi des calamités sans
exemple et qui eussent assuré le succès final de notre lon-
gue résistance, si Paris eût pu être secouru.
M. Thiers était retourné à l'histoire dei)uis qu'il avait
quitté le ministère, et, dans une importante lettre politi-
que écrite en 1846, il annonçait qu'il employait ce qui hii
ACAD. FR. 54
^26 DISCOIKS I)K BKCEPTION
restait d'activité en dehors des dévoilas parlementaires à
redire à la France sa gloire : «gloire, disait-il, malheureu-
sement bien loin de nous! »
Il avait commencé, en effet, le second de ses grands
ouvrages historiques, le Consulat et l'Empire, et il indi-
quait ici l'impression sous laquelle il écrivait. A cette tris-
tesse patriotique se joignait, chez M. Thiers, l'attraction
natuiellc qu'exerçait sur un homme d'action si puissam-
ment doué le génie militaire et administratif le plus ex-
traordinaire des temps modernes.
Si la génération actuelle exprime des réserves sur les
jugements du grand historien, en ce qui regarde le carac-
tère et la politique du premier Consul, elle admire, comme
la postérité les admirera, les expositions incomparables
de l'administration, de la guerre, de la diplomatie, qui font
de ce livre un monument unique, et qui en feront poui-
toujours l'objet des études et des méditations de l'homme
de guerre et de l'homme d'État; elle avoue pleinement
la parole d'un homme qui n'est pas suspect dans l'éloge
de l'historien du Consulat et de l'Empire : « M. Thiers, a
dit M. de Lamartine, est le grand historien militaire de ce
siècle et de tous les siècles. »
A partir de la guerre d'Espagne jusqu'à l'invasion de
la France, les réserves disparaissent devant les justes
sévérités de l'historien envers son héros, et ce chef-
d'œuvre s'impose à l'admiration de tous dans toutes ses
parties. Quels tableaux que ceux des grandes victoires,
et quels tableaux que ceux de la campagne de Russie, qui
commence la ruine, ou de la campagne de Saxe et des
négociations de Prague, qui l'achèvent! Comme on par-
DK M. IIKNRI MARTIN. 4^7
lage les angoisses de l'historien ot du patriote, quand
il nous montre la grande France de la Répubiicjue, avce
lintégrité de ses frontières, encore admise sans conteste
par l'Europe, non-seulement avant Leipzig, mais après
Leipzig; et Napoléon, qui la refuse, parce qu'elle n'est
pas son chimérique Enqjire romain!... On sent que
M. Thiers écrit, le cœur brisé! Il était, hélas! destiné, et
la France avec lui, à de plus amères douleurs!
Nous ne saurions toucher à ces anciennes plaies, à peine
cicatrisées par le temps, sans que nos plaies récentes se
rouvrent!
Après avoir souffert avec le grand patriote, il nous faut
revenir au grand écrivain. Comment ne point rappeler (}ue
M. Thiers a donné aux historiens le précepte en même
temps que l'exemple, dans ce livre que M. de Lamartine
appelle « l'épopée de la vérité »? M. de Lamaitine, ce
génie qui, sous tant de rapports, était l'opposé du génie
de M. Thiers, mais que toute grandeur attirait, a dit le
mot de l'avenir : « M. Thiers ressuscite pour l'éternité ce
qu'il raconte. »
Ce que M. de Lamartine résume si puissamment en
quelques mots, M. Thiers nous l'explique, dans les plus
Ixllcs pages peut-être qu'il ait écrites. Cette majestueuse
ordonnance, cette claire succession des faits et des pen-
sées, cette narration accomplie, il nous en livre le secret;
il nous révèle sa méthode et son principe, dans l'admi-
rable introduction qu'il a placée en tête de sou XIL vo-
lume. Il faudrait la ( iter tout entière : Je ne puis en rap-
peler ici que la conclusion. « N'y a-t-il pas, dit-il, une qua-
« lité essentielle... f|ui doit distinguer l'historien et qui
428 DISCOURS DK IXliCKPTIOIS
« conslitue su véritable supériorité?... Dans mon opinion,
« cette qualité, c'est rintclli^ence...
« Quelles sont, en histoire, les conditions du style? —
« La condition essentielle, c'est de n'être jamais aperçu
« ni senti. »
Et il compare ingénieusement la narration historique à
une glace, qui reproduit les objets avec une telle fidélité
qu'on ne distingue pas le reflet d'avec l'objet lui-même...
« Si l'on voit une glace, dit-il, c'est qu'elle a un défaut ;
« car, son mérite, c'est la transparence absolue. »
Ce récit, qui se confond avec les faits eux-mêmes, cette
narration où disparaît le narrateur, sont-ils donc sans con-
clusion et sans moralité? L'intelligence est-elle donc l'indif-
férence? — Non! pour M. Thiers, l'intelligence et la
justice sont une seule et même chose; voir le vrai, c'est
voir le bien et le mal, et c'est les juger.
« Si j'éprouve, ajoute-t-il, une sorte de honte à la seule
« idée d'alléguer un fait inexact, je n'en éprouve pas moins
« à la seule idée d'une injustice envers les hommes...
« Mais qui peut se flatter, en histoire, de tenir les balan-
« ces de la justice d'une main tout à fait sûre? — Ilélas !
« personne ; car ce sont les balances de Dieu dans la main
« des hommes! »
Que saurait-on ajouter à ce dernier mot d'une âme si
sincère et d'une si haute expérience? Rien que le regret
de n'avoir pu reproduire dans leur ampleur magistrale
les belles pages qui aboutissent à ce modeste et noble
aveu !
11 n'y avait chez cet esprit si juste ni fausse humilité ni
orgueil impie : il se connaissait et ne se rabaissait pas plus
DE M. HENRI MARTIN. ^^q
ijuil lie M' jiigL-ail iiiluillililo. Il cii (.Icvail tlomu-i' un im-
mortel exemple.
Tandis que M. Thicrs écrivait l'histoire, l'histoire préci-
pitait son cours. La session de i848 était ouverte. Dans les
solennels débats qui précédèrent la lenipète de Février,
M. ïhiers prit une attitude nouvelle et dévoila le fond de
son àme.
On discutait sur les efforts île lllalie pour s'affranchir:
« On dit, s'écria M. Thiers, on dit que c'est nous tjui
« remuons le monde depuis cinquante années... Depuis
« plus de trois cents années! — Oui, nous sommes ces
« grands criminels (jui ont proclamé, avec Descartes, la
« liberté de penser; qui ont proclamé, avec Bossuet,
« l'indépendance de l'Eglise; ([ui, avec Montesquieu et
« \ ol taire, ont, comme on l'a dit, restitué ses droits au
« genre humain. Nous sommes ces grands criminels: j'en
« conviens, avec orgueil pour mon pays... C'est donc à
« notre exemple que les Italiens demandent des réformes
« aux princes animés de l'esprit libéral, et qu'ils se soii-
« lèvent contre des tyrans. »
Quelques jours après, M. Thiers fit de ses sentiments
une déclaration plus explicite encore : « Je suis du
« parti de la Révolution; je souhaite (pu; le gou\t'rne-
« ment de la Révolution reste dans les mains des hommes
« modérés; mais, quand ce gouvernement passera dans
« les mains d'hommes qui seront moins modérés que
« moi et mes amis... je n'abandonnerai pas ma cause
« pour cela ; je serai toujours du parti de la Révolu-
« tion. »
Cette parole, convaincue et réfléchie, du milieu de sa
43o DISCOURS DE RÉCEPTION
carrière, ses dernières années devaient la confirmer glo-
rieusement pour le salut de sa patrie.
Il eût encore souhaité, à la veille du 24 février, associer
au salut de la France celui de la royauté. On n'avait point
accueilli ses conseils, lorsqu'ils eussent pu prévenir l'écrou-
lemonl du trône. On les réclama, lorsqu'il était trop tard!
M. Tiiiers ne put essayer à temps une transaction désirée
de la plupart de ceux qui, pour n'avoir pu obtenir la
réforme, firent, comme malgré eux, une révolution pré-
maturée à leurs propres yeux.
Là commence une des plus douloureuses périodes de la
Révolution française! Les intentions les plus droites, le
dévouement le plus courageux, chez des gouvernants im-
provisés, et parfois les mesures les plus sagement pro-
gressives et les mieux conçues en vue de l'avenir, furent
impuissants à pacifier le présent, à conjurer les éléments
déchaînés et à réunir les esprits en vue d'un but national ;
un gouvernement nouveau et éphémère fut aux prises
avec le débordement des passions et des souffrances
populaires, des utopies et des sectes, et la victoire trop
hâtive d'une démocratie qui n'était point préparée à se
gouverner elle-même aboutit au retour du césarisme et à
la suppression de la liberté.
Ce dénouement funeste de la révolution de 48 pouvait-
il être prévenu? Après les sanglantes journées de Juin,
lorsqu'à la lutte matérielle succède de nouveau la discus-
sion sur les principes sociaux, lorsque M. Thiers écrit son
lucide et *age livre De la Propriété, lorsqu'il y défend
ce qu'on peut nommer les lois naturelles de la société
contre les combinaisons artificielles des utopistes, entre
l)K M. HENRI MAHTIN. ^3l
lui et les siens, d'une pari, et, de l'autre, li\s hommes du
gouvernement républieain, le général Gavaignae et ses
collaborateurs, y a-t-il un abîme? Y a-t-il des vues ineon-
ciliables sui' aucune (juestion sociale? — Nullement. —
M. Thiers repousse-t-il absolument la Ré[)ublif|ue? — En
aucune façon! il vient de dire qu'elle était « le gouverne-
ment qui nous divise le moins! »
On essaya de s'entendre: on ne s'entendit pas! Oui
empêcha, en i848, un ra[)prochement si nécessaire entre
les libéraux et les républicains? Est-ce tel incident
particulier, telle faute des républicains ou des constitution-
nels?— .l'inclinerais à y chercher une cause plus géné-
rale. Il me semble que les libéraux n'eurent point une
foi suffisante dans la force de la société issue de 89, et
qu ils la ci-urent plus ébranlée qu'elle ne l'était réelle-
ment par les utopies hostiles aux droits de la propriété
et de la liberté individuelle. Ce fut surtout, je le <;i'ois,
cette appréhension excessive qui sépara les libéraux des
hommes et des opinions dont ils se fussent naturel-
lement rapprochés; c'est là ce qui les porta à chercher
ailleius des auxiliaires pour lu défense de la société, à
s'allier avec leurs adversaires de la veille, destinés à se
retrouver leurs adversaires de l'avenir.
L'avenir, en effet, devait ramenei' iM. Thiers, comme
chef de la République, à cette tribune où il avait déclaré
qu'il n'abandonnerait pas la cause de la Révolution. Il lui
était réservé cette gloire, peut-être unique dans les fastes
des nations, de faire profiter son pays de son expérience
si chèrement acquise par une première existence politique ;
de se refaire, plus que septuagénaire, une seconde vie ; de
432 DISCOURS DE RÉCEPTION
conduire, lui, homme du passé, une génération nouvelle
dans une voie nouvelle, et de tirer son pays de l'abîme, en
lui imprimant une direction contraire à celle qui l'y avait
précipité.
Après la catastrophe où s'engloutirent, avec la Révolu-
tion de 48, les libres institutions parlementaires auxquelles
M. Thiers avait dévoué sa vie, il se retira dans le travail et
dans la méditation ; il retourna à sa grande histoire, sur
laquelle les faits récents jetaient de tristes lumières, se
délassant de l'histoire et de la politique par les arts, dont
il réunissait autour de lui les modèles les plus purs et les
plus rares, suivant de l'œil avec anxiété la marche des évé-
nements, et ne désespérant jamais de son pays.
Le gouvernement nouveau, qui avait étouffe la liberté,
essaya de donner de la gloire : le second Empire tenta de
renouveler le premier. « La France s'ennuie », avait dit,
dans un autre temps, un illustre oi^ateur : le second Empire
occupa la France au dehors, pour lui ôter le loisir de s'en-
nuyer et de songer aux revendications intérieures. La
France, engagée dans une lutte contre l'étranger, quel que
soit son gouvernement, est toujours la France. M. Thiers
fut profondément ému de l'intrépidité infatigable, de la con-
stance héroïque que déploya notre armée durant la guerre
de Crimée ; il voyait reparaître avec joie, dans la première
grande guerre que nous eussions entreprise depuis i8i5,
ces hautes qualités de race, qu'il nous avait montrées à
l'œuvre dans l'une et l'autre de ses Histoires ; mais il se
demandait avec anxiété quel emploi sauraient faire de cette
force nationale ceux qui en avaient saisi la direction.
L'historien de la campagne de Russie ne refusa point au
l>i; M. IIKMU MAISIIN. '|H3
pouvoir d alors sos conseils sui' la coiuluitc de la iioincllc
i;uei'i'0 contre IKinpirc russe.
A la "uerre (le ( 'l'iinée succéda hieiilùl la "iierre d'Ilalie,
eiilreprise (|iil lui ((itidiilh- de laeon à satisfaire aussi
|)cti ({'\i\ (|iii I a\aieii( \oiiliie (|uc M. riiiei>>, (|iii ne la
xdiilail |i()iiil; en u'achcvanl |»a-- lieiivre qu'on a\ail eom-
meiicée, on prépara les pin-. i;ian(Is |)(''rds à la l''ranee,
et l'on ne sut jjoint, à l'Iienro suprême, nous assurer l'al-
liance de l'Italie affranchie, ainsi tpi'il élail possible de le
lairo : personne ne l'ignore aujourd'hui.
Le temps et les événements avaient commencé de relâ-
cher les liens de l'aulocialie iMi|)ériale ; la |)ul)li(ilé de la
parole, à défaut de la realilc du pouvoir, était rendue aux
assemblées : iM. Thiers rentra au Corps législatif en i8(33.
Il recommençait, à soixante-six ans, une nouvelle carrière
politique. Personne ne pressentait en ce moment que son
l'clour à la ^ ie aeti\c sérail un des grands é\ènemen(s d(^
notre histoire.
Tout en gardant la niesuie qui convenait à sa situation
et à son passé, il se rapprocha, en ce qui concernait les
(|uestions intérieures, des quehpies députés républicains
(pii avaient pénétré dans les assemblées de l'Empire. Son
élection a\ait été le résultat d'un concert entre toutes les
opinions qui aspiraient à la résurrection des libertés parle-
mentaires.
Après tant d'années de silence, le grand orateur (\c la
monai'chie constitutionnelle se retrouva tout entier, lors-
qu'il se reprit, comme autrefois, à traiter, sous tous leurs
aspects, les affaires du pays ; lorsqu'il montra l'aggravation
croissante de notre situation financière ; puis, lorsqu'il
ACAD. F\\. 55
434 DISCOURS l)K RÉCEPTION
rappela les liens (|iii unissaient la bonne administration el
les garanties politiques, «les libertés nécessaires! » Par
trois fois, de i864 à 1866, il les revendiqua, avec une insis-
tance croissante, ces libertés qui résultent, disail-il, de la
Déclaration des droits de l'homme el du citoyen, placée en
lèle de la Gonslitution de 91. « I/ensemble des principes
<( découlant de cette Conslitulion l'orme, dil-il, lunilé de la
« llévolullon, et cet ensemble n'est pas une imilalion an-
ce i^laise ou américaine, mais l'œuvre originale de la l 'rance
« à l'usage de Ihumanité tout entière. »
TjCS questions extérieures le préoccupaient peut-être
plus vivement encore. Il voyait devant lui un gouverne-
ment qui, longtemps favorisé par un concours de chances
inouïes, ne se lassait pas de tenter la fortune, et qui, après
deux guerres où l'on ])ouvait du moins chercher une pen-
sée politique, en avait entrepris une troisième à la poursuite
de pures chimères. M. ïhicrs s'efforça en vain d arrêter
dans son cours la funeste expédition du Mexique.
A peine ses prévisions eurent-elles été réalisées par la
déplorable issue de cette guerre , que des périls plus
grands et plus voisins vinrent renouveler et accroître ses
patriotiques alarmes. Il voyait se préparer la destruction
de la Confédération germanique et la concentration d'une
formidable puissance militaire, qui régnerait sur les deux
bords du lUiin, aussi bien que sur la mer du Nord et sur
la Baltique. Il protesta contre le démembrement du Da-
nemarck, toléré par le gouvernement impérial, et demanda
qu'on s'opposât aux projets de la Prusse. A deux reprises,
le Corps législatif lui refusa la parole, quand il voulait in-
sister sur les dangers de la situation.
l)i: M. lIliNHI MAIITI.N. 435
Les événements qu'il avait tente' de prévenir s'accom-
plirent sans obstaeles. Le gouvernement français resta
immobile, tandis ([lu' les eonditions europénnes étaient
\ iolciiiiiiciil cl complètement transformées au détrimciil (\r
la France.
Notre gouvernement n avait ni empêché la guerre, ni
l'ait la guerre ; nous étions réduits à nous imposer dans la
paix toutes les charges de la guerre, si nous voulions nous
mettre en mesure contre les périls d'un prochain avenir.
M. Thiers avait demandé qu'on se prépara ta la guerre
en maintenant la paix. On se jeta dans la guerre sans s'y
être préparé.
On sait par (piels efforts désespérés M. Thiers tenta de
retenir la France sur la pente de cet abîme. On sait ce
que, dans la séance trop fameuse du 1 5 juillet 1870, il a
dépensé de courage, de patience, de dévouement, pour
arrêter dans ses entraînements une majorité irappée de
vertige. Il n'est pas, dans l'histoire des assemblées
politiques, de spectacle plus émou\anl que celui de ce
\ieillard donnant les plus salutaires conseils, les plus
patriotiques avertissements au milieu des interruptions et
des murmures, et luttant contre les clameurs de ceux (pii
l'accusaient de trahir son pays, alors qu'il voulait le sauver !
Tout fut inutile : cette séance à jamais néfaste décida
de la ruine |niblique. La guerre fatale fut déclarée.
L'homme qui avait été accablé d'outrages, au i5 juillet,
lut appelé au Comité de défense le 27 août, après les pre-
miers désastres, que d'autres plus affreux allaient suivre.
Geu.x qui avaient envoyé l'armée à Sedan lui demandèrent
conseil, quand il n'y eut plus d'armée.
436 DISCOURS DE nÉCEl'TION
M. Thiers, dès 1869, avait pi(''\ii (nic l'Hmpirc s'écroule-
rail dans iiiH' catastrophe, et que la llé])ublique serait
runicpie ressource de la France. Son patriotisme n'hésitait
[)as. L'Empire effondré, la [\é|)ublique proclamée tlans
Paris à la veille du siège, M. Thiers porta tout autour de lui
ses tristes regards, cherchant d'où pourrait \eiiir le secours.
Lui, qui avait fortifié Paris, afin de le mettre à l'abri d'un
conj) de maiti. il ne prévoyait |)as, et personne ne pré-
voyait, la pi'odigiense dél'ens(^ de plus de (pialre mois; et
il lie j)révoyail |);ts daNanlagc, lui, le grand historien des
armées régulières, les quatre mois de résislaiice, en rase
campagne, d un ramas de nouvelles levées contre l'armée
la mieux organisée du monde. L'invraisemblable fut le vrai.
l^L Thiers ne vit donc d'autre ressource que de démon-
trer à l'Europe l'intérêt qu'elle avait à empêcher l'écrase-
ment de la France. Il partit, à l'âge de soixante-treize ans,
dans l'automne de cette terrible année, pour aller, au fond
du Nord, à l'Est, à l'Ouest, d'un bout de l'Europe à
l'autre, chercher partout des alliés ou des arbitres, qu'il
ne trouva pas. Partout accueilli avec de grands, mais de
stériles égards, il dut reconnaître qu'il n'y avait ])ius, en
ce moment, ni équilibre de l'Europe ni corps européen.
Il revint, à l'heure sombre où Metz tombait après
Strasbourg. Comment traiter de la paix, ainsi qu'il l'eût
souhaité? Nous savons maintenant que, si nous eussions
alors mis bas les armes, nous n'en eussions pas moins
perdu Metz et Strasbourg, et nous n'eussions pas sauvé
notre honneur, qui nous assure l'avenir, l^a longue dé-
fense ne cessa qu'après avoir épuisé tout ce que peut
donner la constance humaine.
I)i; M. lll'.MU MMtTIN. 437
Les élections (le 1 S- i s'uccoinpliiMMil clans les cfJiKlitions
les plus l;un(Milal)l('s ([m'ciiI subies noire malheureuse
patrie, (lepui-^ le jour où Jeanne Darc la sauva. La
France, mutilée, délaillante, se souleva sui- son lit d'agonie,
et se tourna \ers riioiniue (inCllc a\ ail \ u tout Iciiti 1 pour
rciiii)ècher de roiilrr ;iii ^oiillVe. \'inf^t-si\ dépailcinciils
réliireiil, et rAssemhli'c iic lil (pic r;iliiier le choix du
pays, en appelant M. Thiers au pouvoir. Quel pouvoir,
hélas! C'était condamner celui cpi'on en révélait à porter
la croix pour Ions !
Il faut lire dans les énu)nvanls récils de deux dr nos
éminenls confrères (i), associés aux douleurs cl aiixellorls
du ( lu'i' d'un l'^lal en l'uines, il faut lire ces cruelles négo-
ciations de Versailles, où M. Thiers, le cœur déchire, lui
placé dans celte désolante alternative : laisseï- dans les
mains de l'étranger les lambeaux sanglants arrachés à la
France, ou se rejeter dans une lui le sans es[)oii- (^l péi-ir
dans l'impossible!
11 se résigna. Il avait, pai' une obstination \i-aiincnl
héroïque, retenu dans ses mains un dernier débris de
l'Alsace, notre Bel fort!
Un pareil traité, signé par un Ici liomme! Lui, (pii avail
passé sa vie à déplorer iSi4 et i8i5, cire réduit à subir,
comme chef de la France, un pacte plus affreux cent fois
que celui qu'avaient imposé les deux premières invasions!
C'est un des plus grands martyres de l'histoire!
Il eut la force de n'y point succomber. Avec celle pro-
digieuse élasticité qui manifestait en lui le vrai type du
(I) MM. Jules Favrc et Jiile? Simon.
438 DlSCOl us DK RÉCEPTION
génie français, avec cette belle facullé de l'espérance, dont
le christianisme a fait avec tant de raison l'une des pre-
mières vertus de l'homme, il surmonta cette mortelle
angoisse. Il commença l'œuvre de réparation, au nom de
la République, provisoire, il est vrai, mais devant pro-
liter, — c'était sa conviction, — de tout ce qui se ferait,
sous la forme républicaine, pour relever la France.
11 est violemment arrêté au premier pas. A peine la
guerre étrangère terminée, la guerre civile éclate. La
France semble près de se dissoudre. Lui, forcé de com-
battre Paris! Lui, Parisien d'adoption, qui, plus qu'aucun
des enfants de la grande cité, avait dans Paris son esprit
et son cœur! Ah! nous avons droit de le dire devant Dieu
et devant les hommes, il' fit tout ce qu'un homme peut
faire pour prévenir cette lutte impie!
Quand elle fut devenue inévitable, il fit tout, également,
avec une énergie, une activité, une intelligence extraordi-
naires, pour l'étouffer au plus tôt.
Ce qu'il souffrit de ces nécessités terribles, ceux qui
l'approchaient alors peuvent en témoigner ; nous avions
vu ses larmes à Bordeaux, quand il nous présenta le dou-
loureux traité : je l'ai vu pleurer à Versailles, quand on lui
apporta la nouvelle, un moment partout répandue, que le
Louvre brûlait. 11 pleui'ait la grandeur intellectuelle de la
France, comme il avait pleuré sa grandeur politique : il
pleurait sur Paris comme sur Strasbourg.
Aussitôt les flammes éteintes, il se remet à l'œuvre. 11 a
refait l'armée ; il refait les finances ; à travers les difficultés
et les dangers de tout genre, à travers les querelles des
partis et les crises de l'Assemblée, il accomplit la prodi-
1)1. M. m:\ui M \nTi\. .| H)
:;iouso opérai ion dr iiotri' l'ariroii : an U-iKk'inaiii de iiosol-
IVoyablcs nialliciii-s, lo crc'dil do la France est reslaiiir par
lui dans des proportions iiiouio (pii ^lupcliciil le monde,
cl. par des négociations lial)ilcs aussi hicii (pic par des
paiements anlicipés il obtient la libération du Icnlloirc
deuv ans plutôt que ne l'avaient li\é les traités.
I! juge alors le moment venu de mettre (in à uu provi-
soire qui pèse à la France et qui entrave sa résurrection. Il
veut faire reconnaître par l'Assemblée la République déli-
niti\e. De même qu'en i83o, il avait résolument proposé
et soutenu la monarchieconstitiilionncllc. coiiiiiic imposée
par les conditions où se trouvait la iMance, de mèiiie, en
1873, après les longues et cruelles épreuves dont sortait,
grâce à lui, noire inlorlnnc'c pairie, il proposait la Képu-
bliqn(> comme le seul gonvcrncnuMil possible, le seul (pii
put reconstituer la France en y alTcrmissanl l'ordic et en
y développant la liberté.
11 appelait le concours de tous, alin de londcr une Ré-
publique organisée, pondérée, garantissant tous les droits,
tous les intérêts légitimes. L'historien de la llévolnlion
invitait la France, après (pialrc-\ iiigts ans, à renouer, en
lapcrfectionnanl. la hadilion de Tan III, du pi'cniier essai
de république régulière qu'eussent tenté ikjs devanciers.
« La République existe, disail-il : vouloir aulrc chose,
ce serait vouloir une révolution, et la pire de toutes! »
La cause était gagnée dans le pays ; elle ne l'était pas dans
l'Assemblée. Les partis opposés à la République se réunis-
sent contre M. Thiers; il tombe !
Il tombe; non! il sori du pouvoir, deboni cl calme,
apaisant, de la voix et du geste, l'inquiétude immense cpii
^^O DISCOURS DK RKCEiniOiN
s'étail (Mn|)aréc du pays, cl disant à la l'^i-anco : — « Con-
nance et sagesse ! »
Ce n'est pas le moment do raconter (;etlc période, ici-
mée d'hier, et à laquelle rien ne ressendîle dans nos anna-
les. Disons seulement que, là où M. Thiers a échoué, sa
pensée triomphe. Sous la pression de la nécessité qu'il a
prévue et prédite, l'Assemblée, moins de deux ans après
sa chute, lait ee qu'elle l'a empêché de faire et donne à la
France une Constitution républicaine.
De sa retraite, sur laquelle la France et l'Europe avaient
incessamment les yeux et où, du dedans et du dehors,
chacun venait avec respect s'éclairer de ses larges vues et
solliciter les conseils de son immense expérience, de sa
retraite si entourée et si honorée, M. Thiers eut la salis-
iaction de voir la France, à travers des agitations qu'il cùl
voulu lui épargner, persévérer avec fermeté et prudence
dans la voie qu'il lui avait ouverte.
Qu'il me soit permis de m'arrêter un moment sur ces
derniers temps de sa vie ! Les souvenirs en sont à la lois
si chers et si douloureux pour les amis dans le cœur des-
quels vibre encore cette parole toujours si vive et si alerte,
si aimable dans sa familiarité, si élevée quand elle touchait
au domaine de l'art ou de l'histoire, aux intérêts, aux es-
pérances de la patrie ! On ne se lassait pas d'admirer la
réunion des facultés les plus diverses, on pourrait dire les
plus opposées, dans cet esprit qui avait gardé cette
spontanéité féconde qui semble n'appartenir qu'à la
jeunesse, en y joignant tout ce qu'avait pu donner une in-
comparable expérience personnelle, élargie par un com-
merce habituel avec tout ce qui a été grand dans l'histoire.
DE M. IIKNKI MAUTIN. 4 'j '
Lorsqu'on renlro dans cette maison hospitalière, où l'on
venait chercher, le soir, le charme cl rinslruction int'pui-
sable de cette conwrsalioii vivKianle, dans cette maison
où son nom est si dignement porté, où sa pensée remplit
tout, anime tout, où le culte de sa mémoire est entretenu
avec un dévouement si profond et si lonclianl, on ne pont
se l'aire à l'idée que le maître absent ne va pas reparaître ;
on ne ])cul croire à la réalité de ce coup l'oudroyant, qui
n'a pas laissé à ceux qui ["aimaient le tenqjs de s'habituer
à la pensée que ce torrent de vie allait soudainement tarir!
Jamais M. Thieis n"a\ait été plus actif que depuis (pi'il
ne portait plus le fardeau du gouvernement.
Il avait préludé à ses deu\ années de pouvoir par son
terrible voyage de l'automne de 1870. Il se reposait main-
tenant des prodigieux efforts, des travaux écrasants de ces
deux années, par des labeurs d'un autre ordre, des éludes
philosophiques et scientiliques qui eussent réclamé toutes
les forces d'un penseur et d'un savant, résumant, dans une
œuvre magistrale, une vie entière consacrée à la science.
On peut douter qu'il existe un second exenî[)le d'une pa-
reille activité et d'une pareille nnivcrsalilé. Il allait bien
au-delà du mot de Térence. Il ne s'intéressait pas seule-
ment à tout ce qui est de l'homme , il voulait savoir et faire
tout ce que peut savoir et faire l'homme. A vingt ans, ainsi
que nous l'a appris celui de nos confrères (1) qui a parlé
ici le premier et parlé si éloquemment de lui depuis qu'il
nous a été enlevé, il avait composé un traité de trigono-
métrie sphérique, avec des démonstrations toutes nou-
(1) M. Caro.
ACAD. ru. r)()
442 DISCOIRS OK RKCEI'TIO.N
vellos ; plus lard, ;iu milieu do sa carrière politique , il
préparait une Histoire de l'iorcncc, où il eût montré, nou
pas seulement le goût le plus élevé et le plus épuré des arts,
mais les connaissances techniques les j)lus approfondies sui'
tout ce qui se rapporte à la peinture, à la sculpture, à l'ar-
chitecture ; maintenant, presque octogénaire, après avoir,
durant de longues années, étudié à l'Observatoire les mou-
vements des corps célestes dans l'immensité de l'espace,
au Muséum d'histoire naturelle les mystères de la zoolo-
gie, les premiers rudiments de la vie dans les infinimenl
petits, il poursuivait, avec une ardeur juvénile, l'exécu-
tion d'un grand ouvrage sur l'homme et sur la nature, où
il donnait son sentiment et son jugement sur tous les
grands problèmes qu'agite et qu'agitera éternellement
l'esprit humain.
« Toujours, écrivait-il, en tout ce qui arrivait dans le
« monde, je cherchais les causes et les effets des choses,
« et non-seulement l'enchaînement des causes et des
« effets, mais la loi même des choses; et je cherchais non-
« seulement à établir cette loi, mais à la justilier, ayant
« le penchant à trouver bien tout ce qui était, non jkis
« accidentel, mais permanent dans l'univers. »
Il ne doutait point sur le fond des choses. Il eût dit,
avec Voltaire : « Il n'y a point de nature, il n'y a que
« de l'art » ; c'est-à-dire : tout est l'œuvre d'un artiste su-
prême, tout procède d'une pensée et d'une volonté, tout
est destiné à une fin. Sur les données essentielles qui
sortent du fond même de notre nature morale , et
qu'on peut nommer les grandes traditions du genre hu-
main, sur l'Ktre cause de tous les êtres, sur le Dieu vo-
DE M. HENRI MAKTIN. 44^
loiilaiic cl liljre, sur l'àine immoilcllf, sa pensée ii'a\ail
lUMi (rincertain ni (l"t(iiii\()qu(>. i
Il ne (levait poiiil adicM'i' eelte vaste ciil reprise, doni
diverses parties étaient déjà puissamment ébauehées el
grandement éeriles; c'est là pour nous un sujet de profond
regret; il cnl porté, dans l'exposé des grandes déeou-
verUs (le la science moderne, l'ordre, la clarté, l'ani-
mation, rinléri'l enlraînanl qui l'avaient rendu irrésistible
dans la polili(pii'. cl les simples et saines conclusions
philosophiques (pi'il cul Urées de l'étude de l'homme
et (le la liai me cii^sciil été esscntiellcinciil propres à
saisir l'espril (\\\ niaiid nombre; sa terme raison prati-
ipie. habile à haduire l(>s hautes spéculations en vives et
lamilières saillies, son bon sens lumineux, allaient droit
au sens commun des foules, et son œuvre eût exercé une
salutaire inilucnce : elle eût pu offrir un point d'appui et
de ralliement à bien des esprits troublés, et beaucoup
l'eussent suivi sur le terrain des idées, comme ils l'avaient
suivi sur le terrain des faits.
S'il ne put rendre à son pays ce nouveau et grand ser-
vice, il le servit du moins encore dans la politique, avec
autant d'éclat que d'efficacité, avant de quitter ce monde.
Depuis que la forme du gouvernement était fixée,
la lui te des partis continuait sur le fond, sur la direction
à donner au pays, en vue d'un avenir âprement disputé.
L'autorité de M. Thiers sur les esprits, moins incessam-
ment sentie depuis qu'il n'avait plus en main le gouver-
nement, avait gagné en étendue et en profondeur ce qu'elle
avait perdu en action continue. Il n'était plus le directeur
oITiciel du pays ; il restait son cionseiller, son modérateur
^^/J DISCOURS DE RÉCEl'TION
et son guide. Le peuple racclumait partout où il se mon-
trait en France.
Pourquoi? Qu'est-ce donc qui le rendait plus puissant
et plus populaire dans la condition privée qu'il ne l'avait
été au faîte du pouvoir? Qui lui avait rallié et qui avait
rallié entre eux tant d'anciens adversaires, tant d'hommes
venus des points opposés de l'horizon?
C'était le sentiment , la conviction de plus en plus
répandue dans la masse nationale, ([u'il subordonnait son
existence entière à une idée, à une passion, le bien de
la France. Un commun amour pour la France réunissait,
autour de celui qui était le Français entre tous, ces
multitudes d'hommes qui, ainsi que lui, préféraient la
pairie ù tout.
Une grande crise, cependant, a surgi, qui semble tout
remettre en question. M. Thiers, à la veille d'élections
de l'issue desquelles dépend la destinée de la France,
écrit, pour ses électeurs et pour le pays, une lettre qui
sera un grand monument dans l'histoire. Il en avait écrit
une semblable et fort belle, à la veille de la chute de la
monarchie constitutionnelle, pour tâcher de prévenir cette
chute; il écrit celle-ci pour assurer le maintien de la Ré-
publique :
« Trois régimes ont péri, dit-il, et la France a été cruel-
« lement éprouvée pour arriver enfin, en trois pas, à la
« forme démocratique moderne... Je supplie les honnêtes
« gens... malheureusement prompts à s'alarmer, de regar-
« der ce tableau de chutes successives et de réfléchir.
« Ce torrent dévastateur, suivant eux, devant lequel ils
« s'écrient, chaque fois, que la France va périr, qu'il laut
DE M. HENRI MARTIN. 44^
« résister, ne serait-il pas ce grand siècle qu'on appelle le
(( dix-neuvième, et qui entraîne l'humanité tout entière?
« Et ne serait-ce pas un véritable anachronisme que cette
« folle résistance à des progrès dont la France a eu l'Iion-
« ncur de donner le signal? Car elle a marché, le flambeau
« du génie à la main, à la tète de l'humanité !
Ce devait être là son testament devant la postérité : la
plume échappa de sa main déraillante. Il disparut brus-
quement de cette terre, au moment où la France, conliantc
dans son éternelle jeunesse, s'attendait à le voir bientôt
illustrer la tribune de l'Assemblée nouvelle qu'appelaient
ses dernières paroles.
Le spectacle inouï que donna Paris au monde lit xoii- ce
que vaut l'accusation d'ingratitude portée si souvent contre
la masse populaire. Ce peuple, qui avait été plus d'une fois
séparé de M. Thiers pendant sa vie, mais qui lui était re-
venu avec une affection toujours croissante, se leva jusque
dans ses dernières profondeurs pour venir le saluer dans
la mort. Rien ne saurait être comparé à la majesté de ce
silence, à ce recueillement auguste diin million d'hommes
devant cette dépouille mortelle! Paris entier, debout au-
tour du cercueil de M. Thiers, mena ses funérailles comme
celles du Père de la patrie, et la France s'unit à Paris.
A partir de ce jour funèbre et glorieux, on ne pouvait .
plus douter de l'avenir. L'union nationale s'est consommée
sur la tombe de ce grand mort. Son esprit a vaincu après
qu'il a quitté sa dépouille terrestre. Sa pensée vit et vivra
au milieu de nous. Sa jeunesse avait raconté la Révolution
française : sa vieillesse l'a continuée et conclue. Comme
Washington, dont les origines et les tendances premières
446 DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. HENRI MARTIN.
n'étaient ni républicaines ni démocratiques, il était parti
d'autres données politiques que celles auxquelles il est
arrivé et qu'il a réalisées. 11 y est arrivé, non par les con-
ceptions abstraites de l'esprit théorique, non par l'entraî-
nement du sentiment, mais par la réflexion, par l'étude
approfondie des faits, par la conviction lentement formée,
et que rien ne pouvait plus ébranler. Sa mémoire est à
jamais liée à l'établissement définitif de la nouvelle société
politique qui a succédé à l'ancienne France.
Dans cette dernière phase de la vie où la plupart des
hommes voient s'affaiblii- leurs sentiments et décroître
leurs facultés en descendant vers la tombe, il n'avait cessé
de croître en force, en élévation, en dévouement à la patrie.
C'est quand il disparaît du milieu de nous, que la France
le connaît tout entier. L'homme émincnt est devenu un
grand homme; il restera grand homme dans l'histoire.
La noble épitaphe qu'il s'était choisie résume cette glo-
rieuse existence. Les historiens de l'avenir qui en feront
le récit à nos enfants n'auront qu'à montrer sa devise en
action :
« Il a aimé sa patrie : il a cherché la vérité. »
RÉPONSE
ItK
M. XAVIER MARMIER
DIRKCTEUn ni: l.'AUnKSlIK FRANÇAISE
AU DISCOURS Di: M. HENRI MARTIN.
Monsieur,
Un des anciens rois de Franco dont vous avez raconté
l'histoire disait, il y a lonp;tcmps, il y a cinq cents ans :
Hoiioroz les lellres. Leur proi^i'ès est lié à celui du
royaume. Si elles sont délaissées, si elles déclinent, le
royaume aussi déclinera.
L'Académie française a donné la plus haute extension
à cette maxime de Charles le Sage. Elle a, dès sa fondation,
honoré ef fail honorer les lettres dans leur plus jiurc
4.'j8 RÉPONSE DE M. XAVIER MARMIER
essence et leurs diverses manifestations : la poésie, l'élo-
quence, la (riti([ue, l'histoire, le roman, tous les dons de
l'esprit, toutes les nobles expressions de la pensée.
A travers les vicissitudes de la politique, les bouleverse-
ments de toute sorte, elle a conservé ses sages règlements
et sa pacifique mission. Si douces etsi belles sont ses attri-
butions qu'elle n'en peut désirer d'autres, et elle n'en désire
pas d'autres. Ses héros sont les écrivains qui répandent
au loin l'étude de noire langue et l'éclat de notre littéra-
ture. Ses grands jours sont ceux où elle distribue ses cou-
ronnes, et ceux un elle reçoit dans son enceinte un de ses
nouveaux élus.
Tout jeune. Monsieur, vous avez montré votre amour
pour les lettres. A vingt ans, vous étiez un des disciples
zélés du romantisme. Vous disséminez alors en divers re-
cueils les stances élégiaques et les odes belliqueuses. Vous
racontez des légendes populaires, et composez des romans
historiques : Wolfthurm, le LiheU'istc , Minuit et midi,
réimprimé sous le titre de Tancrède de Bohan, ce même
Tancrède dont Tallcmant des Réaux a joint le nom à
l'une de ses scandaleuses chroniques.
De ce méchant racontagc, de quelques pages correctes,
mais im peu sèches, du père Griiïet, l'honnête historien
de Louis XIII, vous avez fait un chaste et intéressant
récit où l'on remarque de nobles physionomies, des ta-
bleaux de mœurs véridiques et des scènes touchantes.
Il ne vous souvient peut-être plus de ces Juvenilia. On
peut cependant y discerner déjà vos sérieuses tendan-
ces, y reconnaître l'indice de votre vocation d'historien.
Cela me semble particulièrement marqué dans un de vos
AL nisr.oi 11^ ni: m. iikmu mautin. /|4()
premiers livres : ht Virilh' Fromic^ où vous avez tracé cm une
série de scènes adroitement agencées, parfois vivement
dialoguées. le cfjinnieneeinent de celle guerre (|ui suscit»
des rivalités sans giandeur, des ami)itions éhontées, eti-
laclia les noms les |)lus glorieux cl linit par lavorlemen}
du principe d'atilorilé j)arlementaire pour le([uel tant d<'
bonnes gens a\aicnl lire lanl de (•()up^ d'ar(piebusc.
Dans l'essor intellectuel, dans le mcM-veilleux épanouis-
sement de poésie il de science (pii t'clala en France veis
la lin (\v la Restauration, cl dont la l'rance doit à jamais
garder le souvenir, les éludes historiques s'élevaient au
premier rang. Plus lard leur cercle s'est encore agrandi.
FjCS éléments de ces études claicnt depuis longtemps
préparés par les archéologues et les numismates, par les
investigateurs des \ieu\ diplômes et des vieilles chartes,
par les admirables travaux des bénédictins de Saint-Maur,
par les rechei'ches et les écrits de phisit iii-s autres savantes
corporations.
L'école moderne compulse ces documents avec uni-
nouvelle pensée et donne à l'histoire une nouvelle vie.
•< Car l'histoire, a dit .M. iV^ Chateaubriand, change il«;
caractère avec les âges, parce c[u elle se compose des laits
acquis et des vérités trouvées, parce qu'elle réforme ses
jugements par ses expériences, parce qu'étant le reflet des
mœurs et des opinions de l'homme, elh* est susceptible
des perfectionnements mêmes de l'espèce humaine. »
Avec cette idée de perfectionnement si justement expri-
mée par l'illustre écrivain, l'histoire est reconstituée de
nos jours en tout pays, en Russie par Karamzin, en Suède
par Oeiier. en Danemark par Allen, en Allemagne par
AC.Ai). v\\. by
45o RÉPONSF, DK M. XAVIKH MAUMIEH
liankc, en Hollande par MoUcy, on An^Iclorro [)ar Linpfard
et Macaulav, en Amérique jiar Prescoll et Bancroft, en
Italie par Cantù, en Espagne par Lafuentc.
Je ne eite (pic les pi'iiici])aii\ noms ; cl la Franee, en ee
roneours des nations, an niilicn de laiil d'dMivres d'érudi-
lion el de rénovalion. oeriipe encore la pins liaiile place.
C'est une de nos gloires, une douce gloire en ee siècle
tourmenté. Tâchons de la garder.
l*armi les livres de cette féconde période, les vôtres,
Monsieur, ont acquis un juste renom. Dès le jour où vous
avez trouvé la voie que vous cherchiez dans vos premiers
essais, vous y êtes entré résolûmenl, \ous avez entrepris
une grande tâche avec l'ardeur de la jeunesse, et d'année
en année, vous l'avez poursuivie avec luie persistance, un
talent et un sentiment patriotique qui méritent bien d'être
loués. C'est le travail de votre vie, un mémorable travail,
toute une histoire de France très étudiée, très savante,
depuis son origine jusqu'au temps actuel. Nulle autre his-
toire complète de notre pays, sauf celle de M. de Sismondi.
n'a été faite en de si larges proportions. Nulle autre ne
présente une telle quantité d'événements et d'images habi-
lement coordonnés.
Mais vous n'avez pu dessiner tant de portraits, toucher
à tant de questions, juger selon vos idées personnelles
tant d'hommes et tant de choses sans susciter de vives con-
troverses.
Je n'essayerai pas de les reproduire. Permettez-moi
seulement de vous adresser quelques réflexions.
Au milieu de vos graves recherches, vous avez gardé un
sentiment poétique qui doit être apprécié. Il vivifie votre
AU DISCOUKS i)i; M. iii;m;i \i\uri\. 45l
drame de ^'e^c•infîé^o^i\. Ccllil Vercingélorix, rinimortcl
Gaulois, le luros du ( aiii]) dVIaise, entre les deux jolies
\ illes cli )niiUis et de Salins, dans la \aillaiilf l'rariclic-
Couité. If Naincii de ccl aiili(|ur W alciloo. >i t;r.iii(l dans
sa dclailc cl son saerifiee de\aiil < '.rsar le \ icloiiciix. si
iiidii;ut' dans sa vengeance !
Le sciilinienl |>oéli(|ue anime aussi vos disseilalions lit-
téraires, \ (>> réeits debalaillc |)i'inei|)aleinent voire des-
eiiplion de l'aneicnne GauK'.
Cette lerre de nos ancêtres vous séduil cl \ous tii-
traîne. Nous v aile/, eoninie eu un pavs de fées, vous v
\i\e/ par la pensée. Nous aime/ à la \oii' dans sa vaste
extension et tians ses dilTérenls eei'cles ; nous aime/, à
observer le caractère et les mœurs de la nalion gauloise
dans le calme de son l'oyei- et le tumulte de ses combats,
à écouler à ti-avers les siècles le retentissement des
chants d amour ou des chants héi'oïqucs des bardes, à
contempler au sein de leur mvstérieusc l'ctraile, dans la
majesté de leur sacerdoce, les druides, juges et prêtres
de la eommunaiilé.
Mais nu jour vieni on la (iaule. eu\ allie par les légions
romaines en vain rassemble loutes ses torées, en vain
eondjat avec un merveilleux cou rage. Elle est vaincue, et l'on
ne peut dire d'elle ce qui fut dit de la Gi'èe*' par Horace :
« La Grèce vaincue captiva son conquérant incivilisé et
importa ses arts dans l'agreste Latium. <■
Les lois romaines sont imposées à la laee gauloise ; des
colonies romaines s'établissent au sein de ses clans féo-
daux ; sa vieille organisation est peu à peu détruite, son
culte proscrit, et bientôt sa transformation entière s'ae-
/J'Sa RÉPONSI. IM-; M. XWIKH MARMIlîlî
complit piir unr ptiissaiicc |)liis ^i-aiidc que celle (in t^Iai\('
des Césars, |>ar la douccMir de rMvan^ile.
Dans rcdc nouvelle [)has<\ \ous ne ponve/. r()iuj)re le
« liarine (jui vons lie an\ iiistilnlions eeltif]iies, ni rc-
îîoneer à l'idée de l'ininiense développement qne vous
(Mitrevovie/. piuif elles dans ra\ eiiie. Nous |)i'olonge/, par
l'imajiifinalioii au-delà des liniiles de la l'éalilé l'empire
dp l'ancienne Gaule, vous allrihue/ à ses hardes une
iuiporlance qu ils n'avaieiil [)liis, (pTils ne p«)ii\ nient plus
avoir.
Le druidisme, avec ses arrêts mystérieux, ses sacrifices
sanglants, a disparu devant l'éioile de Bethléem el les
(cuvrcs des bardes n'ont point eu sur la chevalerie chré-
tienne l'influence que vous leur accorde/..
Le cycle des romans de la Table ronde" ne date pour nous
que du milieu du XIP siècle. A cette époque, la chevalerie
instituée depuis longtemps était dans sa généreuse ardeur,
très brillante et très forte.
Sous l'étendard d'Alphonse VI, elle venait d'expulser
les Maures de Tolède. Sous la bannière de GodelVoi de
Hoiiillon, elle venait de concpiéiir A nt loche el Jéiusalem.
l'allé allait, avec Louis VII et l'empereur d'Allemagne, en-
treprendre une nouvelle croisade.
Les lais bretons traduits par Mai'ie de France, les ro-
manesques aventures de Lancelot du Lac, de Tristan, de
Perceval le Gallois, ne pouvaient rien ajoutei- à ses senti-
ments d'honneur, à son enthousiasme religieux.
L'un des plus fameux personnages de l'ancienne poésie
armoricaine, c'est Merlin, le barde, le magicien, le pro-
phète, le héros d'une triple légende. Enfanté par un
Al niscoi lis m: m. iii:\i;i mmuin. '|")')
démon (i), il a été, apivs mu^ labiilousc exislence,
enseveli dans les profondems dr l;i foirt de Hfccluliaiil ,
Donc Brelunz vont sovenl l'al)lanl Ci).
Là se rassend)l(iil les fées.
Wace, le célrbrc aiilciu' du roman de //////, a\anl \onlu
\ i-~iler ces bois < nclianlés, a cependant été très déçu dans
son rêve de pot'li-. et il raronfo on une strophe facétieuse
son erreur :
I.ù nllai-je merveilles qiierrc.
Vis la forêt et vis la terre;
Merveilles quis (cherchai), mais ne trovai.
Fol m'en revins, fol i alai;
Fol i alai, fol m'en revins;
Folie quis, por fol me lins (3).
L'enclianleiii- Merlin vous apparaît comme la person-
nification du « néo-druidisme imposant de toute part son
mysticisme inspiré, et planant sur le moyen âge avec le
livre des destinées à la main». Il annonce dans ses pré-
dictions, à plusieurs siècles de distance, « l'avènement,
dites-vous, du Messie féminin qui lui la sublinu' manifes-
tation du génie celtique ».
Ce Messie féminin, cette manifestation, c'est Jeanne
d'Arc.
Nous ne pouvons nous représenter en de telles formules
la vierge chrétienne de Doniremy. la sainte héroïne d'Or-
(1) Die Sagen von Merlin herausgegeben von San Marte, 185.1, p. 342.
(2) Jioman de /fou, t. II, p. 343.
(3) lioman de /ion, t. II, j). i i3.
454 RÉPONSK DE M. XAVIEU M ARMIER
léans, renvoyée de Dieu dans les calamités de la France.
l^ii <()inin(Mi(aiit après vos |)aticntcs études votre pa-
triotitiue narration, vous vous êtes promis d'être en tout
point très-impartial, cl personne assui'ément ne mettra en
doute votre sincérité. Mais, malgié votre bon vouloir,
n'avez-vous |k\s été quelquelois détourné de cette résolu-
tion ?
Un des grands avantages de notre pays, \ous le savez,
c'est son unité. Jamais, en aucun temps, il n'y en eut une
si compacli' en un si \asle royaume.
Cette unité, ^Monsieur, vous l'avez vue poindre à une
épo(pie lointaine. Vous en avez suivi le lent et dii'iicile dé-
veloppement à travers de cruels orages, comme les marins
suivent le déroulement du eàble électrique à ti-avers les
flots tourmentés de l'Océan.
A qui devons-nous cette force de la France, cette pré-
cieuse unité? A la monai^chie.
Cependant elle ne vous apparaît réellement accomplie
que par les décrets de l'Assemblée constituante en 1789.
Comme le vovagcur cjui parcourt une vaste contrée en son-
geant au lieu de prédilection vers lequel il se dirige et où il
espère séjourner, vous pénétrez dans les phases successives
de l'histoire, en aspirant à l'aurore des temps nouveaux
où l'ancienne France, selon votre expression, sera trans-
formée .
Par l'effet de cette pensée dont nous respectons la fran-
chise, n'êtes-vous pas, chemin faisant, quelquefois bien
sévère pour les hommes et les événements qui s'opposent
à la ra[)idité de vos vœux, bien indulgent pour ceux qui
trop tôt la favorisent?
Al! DISCOllRS OF M. HKMU MAlillS. !^^)^
Ainsi Charles V a par son li;il)llcU'' oL s;i paliiMico sauvr
des |)Iiis tei-ribles périls son ru\aiiine : \oiis-inèine loyale-
nuMil le reconnaisse/. « Mais liiisloire, dilcs-\ons. en lui
donnanl plaee parmi les liuniiui's tpii onl le niii ii\ x i\i lit
France rentre» l'élraniier. ne doil pas oublier cpia linlé-
liciir, il lil avorter I Osai d'un ,i;ini\ criuMiieiil lihi'e cl l'raya
la liinesle roule do la monarcliie absolue. »
\ oilà le sai^e Charles \ condanini', cl voii> (•(Midaïune/
aussi l'ambilion j)r('Mna(nrée d'Klienne Mareel. Mais ne
lailes-vous pas trop dhonneur à ce prévôl de Paris en le
représentant eoninie la [jIus grande ligure du \1\' siècle.
Il me semble (pie, dans eelte l'-pocpie si âpre el si soinbi-e,
Duguesclin est une assez grande ligure et Robert Hrtice,
le héros écossais, et Pétrarque, et Dante! et Uien/.i, le
fameux liilmn de Rome, sont aussi du XIV" siècle.
[^tienne ^Marcel inaugurait le règne de la leri-enr' (piaiid
sous les yeux du Dauphin, éperdu, sans delense. il
faisait égorger le maréchal de iVormandic cl le maréchal
de Champagne.
lùienne Marcel n a peut-être pas suscité lui-même,
comme rallirmcnt plusieurs chroniqueurs, la fureui' de la
Jacquerie. Mais son intérêt était de soutenii- celle leriiblc
insurrection, et il l'a soulmuc (i).
Par lui de ces revirements ipu' la di'(jilc laisori ne peu!
comprendre, mais cpii ne sont pas rares cl.iiis Ic^ lenips
révolutionnaires, Etienne Mareel. après avoii- été laclil
auxiliaire de la Jacquei-ie, se rangeait du cùti' (h- Charles de
Navarre qui venait de la comballre. Au nioincnt où l'ardcnl
il) S. Luce, Ili^luire de la Jnrquerie, p. 114, 110, 11", 121.
prt'vôl péiit, il allail «nivrlr les portes de la capitale à cel
allié des Anglais.
Quant à sa tentative de rélonnes. (>lli> a été iiel leiueiil
jugée [)ar im maître.
<( Cette tentative, dit notre savant historicMi, notre cher
honoré confrère, M. Mignet, était contraire à l'esprit du
temps et au progrès de l'Etat. Elle ne pouvait pas réussir.
La résistance qu'elle devait rencontrer était, dans un pays
encore tout féodal, incomparablement supérieure à la loice
qui poussait à l'enlreprendi-e.
.( Si elle avait obtenu un succès qui eût été inévitablemeiil
funeste, les villes de Fi-ance seraient devenues indépen-
dantes à la laeon des \illes d'Italie ou des villes des
Flandres. Le royaume, cpii commençait à sortir de son
morcellement, y serait retombé; l'administration, plus géné-
rale et dès lors plus équitable, ciui commençait à régir
les diverses classes de personnes et à rapprocher les divers
ordres d'intérêts, aurait fait place à la lutte acharnée des
iMis et à l'anarchie inconciliable <les autres. Vu lieu de
cette marche heureuse vers une unité toujours plus com-
plète, et une condition toujours plus égale, la l'iaiice
serait revenue à des désordres conqiliqués, puiscpi'ils
n'auraient pas été seulement féodaux, comme dans les
périodes précédentes, mais encore municipaux (i). »
D'autres chapitres de votre livre m'obligeraien! à vous
soumettre d'autres remarques.
Je m'arrête.
1) Mignet, Journal îles savantt, 1855, ii. ?iTi.
Al' DISCOURS DE M. ilE.NHI MAUTIN. 457
La critique est aisée, dit le Philinte de Deslouches (i).
Elle me semble, au contraire, fort (lillicilo. Je ne inv sens
point apte cl n'en ai poinl le j;oùt. C'est si ttisic de
chercher ce ([ue nous a|)peions les défauls d'un li\rc.
C'est si bon de reconnaîlrc ses qualités.
A côté des récils où vous exprimez sui- nos anciennes
institutions religieuses et civiles des sentiments que la
conscience d'im grand nombre de vos lecteurs ne peut
admettre , à eO)té des pages de dialectique où vous
n'avez pu, malgré le fonds de bienveillance inhérent à
voli'e ii;iliire. altcnuer la rigueur de \()s opinions, il v a
dans \otre œuvre lanl d'autres pages c{ui ne soulèvent
aucune objection, qui attirent et instruisent et auxcpielles
on s'attache ! Telles sont la plupart de vos dissertations
sur le développement des arts, des lettres, des sciences, à
diverses époques, et de vives relations de batailles, et des
chapitres politiques où l'on seul \ibrer la corde dnn viai
patriotisme, où la pensée s'exalte par la juste appréciation
de plusieurs de nos hommes d'iilat.
On se plaira à relire ce que vous avez si bien dit de
l'héroïque activité, des vastes cond)inaisons de Hielielieu,
dont le nom doit être particulièrement honoré dans notre
Académie, à relire aussi ce que vous dites des habiles et
heureuses négociations de Mazarin, du traité de Wcstphalie
et du traité des Pyrénées qui réalisaient les hautes com-
binaisons de Henri IV et de Richelieu.
Si vous formulez parfois un peu vivement le blâme,
vous savez aussi accentuer l'éloge.
(1) La critique est aisée et l'art est difficile. (Le Glorieux, 2' acte)
ACAD. FR. 58
■158 RÉPONSE DE M. XAVIER MARMIER
Avec votre foi dans l'avenir, vous parlez éloqiiomment
du passé et vous nous ramenez à d'heureuses réminis-
cences par le nom de Golbcrt.
« Jamais, dites-vous, la France ne s'était vue dans une
situation semblable à celle qu'elle occupait en 1672: jamais
elle n'avait atteint luie telle hauteur de puissance et de
majesté. Non-seulement les admirateurs et les panégyristes
du règne de Louis XI^^ mais ses détracteurs les plus
systématiques, Saint-Simon lui-même, se sont inclinés
devant le souvenir de cette époque immortelle. Tout était
florissant dans l'état, s'écrie Saint-Simon, tout y était
riche. Colbert avait mis les flnances, la marine, le com-
merce, les manufactures, les lettres même au plus haut
point. »
Au témoignage de Saint-Simon, vous ajoutez cette image
superbe : « La France grandissait par la paix, comme elle
avait grandi par la guerre. Ce sont les dix ou douze plus
belles années dont ait joui notre patrie. Ne nous hâtons
pas de les quitter. Les temples et les palais, les théâtres
et les académies, nous appellent au sortir des bureaux, des
ateliers, des ports. Partout rayonne l'activité féconde d'un
grand peuple; partout s'épanchent des torrents de vie
et de lumière. Là encore nous retrouverons le grand
ministre à côté du grand roi, non plus créateurs, mais ins-
pirateurs et protecteurs, mais centre l'un et l'autre, l'un
par l'autre, du cercle magnifique formé par la réunion de
toutes les gloires. »
L'œuvre si vaste à laquelle vous avez, Monsieur, con-
sacré tant d'années d'un patient labeur, que vous avez
animée par un remarquable talent de composition et de
M DISCOURS DK M. IIK.MU MAKTI.N. 4^9
style, a ou un éclatant succès. Le public a épuisé en peu
de temps plusieurs éditions de vos vingt volumes. L'Ins-
titut vous a mis dans ses concours à un haut rang, et les
prix qui vous étaient décernés par notre Académie annon-
çaient votre élection.
Soyez, parmi nous, le bienvenu.
Vous venez de rendre un juste hommage à l'iiomme
éminent dont nous ne pouvons assez déplorer la perte.
Oui, il aima sa patrie, il laima profondément.
« Mon siècle, disait-il, est ma patrie dans le temps, la
France ma patrie dans l'espace, cette chose si belle et si
chère à nos cœurs qui était avant nous, qui sera après
nous, la France qui seule mérite tous nos efforts et tous
nos sacrifices. »
Quelquefois il parlait de la France avec un ton de bon-
homie caustique, une sorte à humour qui était un des traits
de son caractère. « Quelle nation que la nôtre, s'écriait-il,
si étrange en certains moments, si absurde dans ses
moyens d'action, mais si puissante par les résultats de son
influence et de son exemple ! Nous ne sommes pas un
peuple heureux, il faut l'avouer, et, dans notre perpétuelle
effervescence, nous ne sommes pas des voisins commodes.
Mais nous sommes le sel de la terre : toujours combat-
tant, et cherchant; toujours occupés de quelque inven-
tion; détruisant des préjugés, bouleversant dos institu-
tions, et ajoutant à la science de la politique de nouveaux
faits, de nouvelles expériences, de nouveaux avertisse-
ments. Dans deux ou trois mille ans, lorsque la civili-
sation aura accompli sa marche vers l'Ouest, lorsque
l'Europe sera dans l'état où nous voyons à présent l'Asie
46o RÉPONSE DE M. XAVIER MARMIER
Mineure, l'Egypte, on se souviendra seulement de deux de
ses enfants : l'un, calme, sage, rangé; l'autre, enfant gâté,
indiscipliné, terrible ; et je crois que la postérité aura
une prédilection particulière pour l'enfant terrible (i). »
A cette patrie aimée M. Thiers a consacré toute son
activité : et quelle activité ! Jamais nulle part on n'en vit
une si longue et si persévérante, éclairée pai- une si haute
intelligence, soutenue j)ar une si ferme résolution, appli-
quée à tant de grandes œuvres, toujours si vivante et si
lucide, souvent si fructueuse.
Activité politique, activité littéraire ! Par toutes les deux
il se signala dès sa première jeunesse, et il les a gardées
jusqu'à son dernier jour.
A l'âge où les aspirants aux grades uni\ersitaires ne
s'occupent que du travail qui leur est imposé pour l'ob-
tention de leur diplôme, et parfois ne poursuivent que
très-indolemment cette tâche obligée, M. Thiers, sorti du
lycée de Marseille, élève à l'école de droit d'Aix, étonnait
ses condisciples et ses maîtres par l'élan de son espi^t et
l'extension de ses études.
Les leçons de la jurisprudence ne lui suffisaient pas. Les
mathématiques et l'histoire, la poésie et la philosophie,
les sciences physiques et les arts, tout l'attire, tout lémeut,
et tout se range en bon ordre dans ce large cerveau où
circule la sève du Midi en de saines alvéoles.
N'y a-t-il pas, dans l'ordre moral et intellectuel, une
hérédité comme dans les choses matérielles, une trans-
mission de goûts et de pensées comme une transmission
(1) Conversations by Nassau William Senior, tome I.
AU DISCOL'KS DE M. IIK.NRI MAUTIN. ^6 1
de terres et de capitaux? Quelquefois cet hérilaf^e s'amoin-
drit : quelquefois il reste stalionnairo, [)ui> un jour peut-
être on est tout étonné de son aceroissemenl.
M. Thiers était, par sa mère, cousin des Chénier. Son
grand-père était un homme remarquable par ses qualités
administratives et sa fermeté de caractère, avocat au par-
lement d Ai\ à vingt ans, nommé en 1770, par ordonnance
royale, archiviste de Marseille. En cette qualité, il n'était
pas seulement, dans l'ancienne organisation de cette ville,
le gardien des actes officiels, mais le contrôleur des dé-
penses, le directeur des constructions municipales, et en
réalité l'administrateur de la commune (i).
Il y a de la poésie d'André Chénier dans un des pre-
miers livres de M. Thiers, dans sa description de la vallée
d'Argelez, une des pages de son voyage aux Pyrénées,
un ravissant tableau.
Il y a dans le petit-fils ministre des travaux publics
l'agrandissement des facultés particulières de l'aïeul. Le
jeune ministre achevait le palais d'Orsa\ , la .Madeleine,
l'Arc de Triomphe. L'aïeul, en ses vingt ans tPaduiinistra-
tion, faisait élargir plusieurs places, percer plusieurs rues
dans sa ville natale, et prolongeait jusqu'à la mer la
fameuse Cannebière.
A vingt ans, M. Thiers, ayant terminé son cours de
droit, continuait ses autres études, lisait et discutait.
L'académie d'Aix lui donna une agréable occasion d'é-
crire. Elle mit au concours l'éloge de Vauvenargues, ce
(1) Documents inédits sur la famille de M. Thiers, par M. 0. Teissier ;
Marseille, 1877.
402 RÉPONSE DE M. XAVIER MARMIER
noble officier de Provence qui se consola de ses infir-
mités précoces par une douce philosophie. C'est lui qui a
dit : « Les grandes pensées viennent du cœur. )>
M. Thicrs fit un discours que des juges malveillants
voulaient écarter, auquel cependant on ne put refuser un
accessit. 11 en fit secrètement un autre qui fut couronné
à l'unanimité.
On remarque dans cette première œuvre de M. Thiers
la netteté de style, la vive compréhension des questions
dont il s'empare, plusieurs aperçus ingénieux, plusieurs
caractères finement dépeints, enfin le germe évident des
qualités qui par leur développement graduel lui donne-
ront un jour l'universelle célébrité.
Cette couronne académique, quelques heureuses plai-
doiries, quelques nobles et affectueux patronages ne pou-
vaient le retenir dans la magistrale cité, et, un matin, il
part. Dans l'élan de sa pensée, il aspire à une plus
grande arène.
Une de ces bonnes grosses, humaines diligences dont le
chemin de fer n'a point enlevé aux hommes de mon âge
le souvenir, emporte dans un de ses compartiments le
lauréat d'Aix et sa jeunesse. César et sa fortune.
Il va s'élablir à Paris, inconnu, pauvre, seul dans ce
million d'hommes. Non pas seul; il a là un ami dont
vous avez si justement parlé, son compatriote, son con-
disciple, laborieux comme lui, destiné comme lui à pren-
dre une place élevée parmi les historiens. Cet ami, en
se retirant à l'écart des hauts et turbulents emplois, le
verra avec une tendre affection monter de degré en degré
au suprême pouvoir, applaudira à ses succès, s'affligera
AL DISCOIRS DE M. HENRI MARTIN. 463
de ses déceptions et sera sans cesse jusqu'à l'heure der-
nière son confident, son auxiliaire.
Ceux à qui Dieu a donné ce bonheur d'aimer ne peu-
vent croire que tout est fini quand l'œil s'éteint, quand
le cœur cesse de battre.
Au mois de septembre 1821, M. Thiers occupait avec
son ami, un très-modeste appartement. Mais il était là,
gai, alerte, avec l'éclair du génie et les ailes de l'espérance.
Pour les hommes d'élite, vouloir, c'est pouvoir. M. Thiers
avait, au début de la vie, la volonté et le pouvoir.
En peu de temps, il se fit dans le journalisme une situa-
tion considérable. Il écrivait des articles politiques d'une
étonnante virilité, puis des articles sur le Salon, vifs et
pénétrants comme ceux de Diderot, mais plus simples et
plus judicieux. On les relit encore aujourd'hui avec un
réel agrément.
Dans l'espace diin an, il acquiert, heureux homme! le
moyen de voyager, et il s'en va vers les Pyrénées pour exa-
miner lui-même l'état réel de la révolution espagnole, du
parti constitutionnel et de l'armée de la foi. A son retour,
il disait : « L'Espagne est une Vendée éteinte. » Ce mot
fut répété. M. de Talleyrand voulut voir le publiciste qui
exprimait une idée si nette en un langage si laconique.
Il ladmit dans son intimité, et un jour il disait en par-
lant de lui : « Notre jeune ami n'est pas parvenu, il est
arrivé. »
Arrivé en effet rapidement au renom et à la fortune,
très-influent par ses écrits, accueilli avec une faveur toute
particulière dans de très-importants salons, actionnaire
et directeur du Constitutionnel .
464 RÉPONSE DE M. XAVIER MAUMIER
En i8'.>,'î, il |)iil)lia sa relation de voyage aux Pyrénées.
Elle eut un succès pariaitement mérité. Vers la fin de sa
vie, M. Thicrs a eu la joie de la voir réimprinjéc. Il y re-
trouvait dans sa vieillesse la tiède brise et le parfum de sa
prinuivera.
En cette même année i8a') |)arui'ent les [)remières livrai-
sons de son Histoire de la Hévolution., les prémices d'un
immense travail rpi'il a longtemps continué sans relâche.
Pour composer cette première œuvre, les actes officiels
de rr|)oque révolutionnaire, les harangues, les décrets,
les livres, les journaux et les pamphlets de toute sorte ne
lui suffisaient pas. Avec les documents écrits, il voulait les
témoignages de la parole. II allait cherchant partout les
acteurs du grand drame, ceux qui y a^aient eu un rôle
considérable, et ceux qui y avaient en diverses circon-
stances participé. Il les interrogeait avec avidité, les écou-
tait avec une profonde attention et s'assimilait avec sa
merveilleuse intelligence la partie essentielle de leur récit.
Il voulait approfondir des questions spéciales, et il allait
comme un écolier, son cahier sous le bras, étudier les
finances avec le baron Louis, la guerre avec le général F'oy
et le général Jomini. Plusieurs de ses anciens condisciples
étaient officiers d'artillerie à Yincennes. Il allait près d'eux
étudier l'art des fortifications, la théorie de l'attaque et de
la défense.
C'est ainsi (juil a recueilli et classé tant de faits, des-
siné, comme s'il les avait vues, tant de scènes émouvantes
et représenté dans leurs diverses évolutions tant de per-
sonnages. « Il y a là, disait M. Villemain, ce premier en-
train de la jeunesse, cette vivacité, ce bonheur d'exécution
M DISCOL'RS 1)1-; M. HENRI M.\nTI^. '{C^b
qu'il est dirCirilc de rencontrer deux lois : c'est la cam-
pagne dllalic (le M. Tliicrs. »
lin acconiplissaiil celle longue tâche, l'infaligable écri-
vain continuait de lVe(|uentei- les salons, de diriger son
joui-nal quotidien et de collaborer à plusieurs recueils lit-
téraires. Dans \'E/ic)/c/npccH(' pnu/ressire, il publiait sur les
entreprises de Law une dissertation qui étonna par sa jus-
tesse et sa précision les iioinines les |)lus experts en pa-
reille matière. Il eu a lail plus tard, avec quelques
corrections, un livre excellent. En aucun autre, on ne verra
la \ie de ravenliiicux Ecossais si bien racontée, ni son .sy.s-
tème de banque si clairement expliqué.
Comment M. Tliiers |)()U\ ait-il taire à la l'ois tant de
choses? Il avait la passion de l'activité. 11 a dit dans un
article sur les mémoires de Gouvion Saint-Cyr : « (ïeux
qui ont rêvé la paix perpétuelle ne connaissaient ni
l'homme, ni sa destinée ici-bas. L'univers est une Naste
action. L'homme est né pour agii'. <^)u'il soit ou ne soit
pas destiné au bonheur, il est certain que jamais du moins
la vie ne lui est plus supportable que lorsqu'il agit loi-le-
mcnt. »
Chaque malin, M. Thiers, ainsi ([ue son lidèle ami, était
debout dès l'aube et constamment à l'œuvie. .lusfpi'en ses
dernières années, il a conservé ses habitudes matinales.
Plus d'une fois, pendant les vacances du parlement, il a pu
dire sans exagération : « Mes vacances à moi, c'est dix-
huit heures de travail par jour. »
On sait quel l'ut, en l^'rance et en Europe, le retentisse-
ment de son Ilisloirc de la Révolution. Dans l'espace d'un
demi-siècle, son < ITet ne s'est point amoindri. De 1826
ACAD. FR. 59
466 RKPONSE DK RI. XAVIER MARMIER
à 1879, qui pourrait dire combion de lecteurs elle a con-
duits à de graves réflexions, et combien de jeunes imagina-
tions elle a enflammées ?
Mais à quoi tient le sort de l'homme? Dans le temps
où, par ses polémiques de journaliste et par ses livres,
M. Thi<'rs avait les plus brillants succès, il voulait quitter
Paris, quitter la France. Passionné pour l'étude des cartes
terrestres et marines, il songeait à reconstituer l'histoire
universelle par la géographie. M. Laplace, capitaine de
frégate, allait faire un voyage de circumnavigation sur une
corvette armée de 24 canons , la Favorite. M. ïhiers
obtint de M. Hyde de Neuville, par une faveur spéciale,
son admission comme passager à bord de ce bâtiment. Au
mois de décembre 1829, il devait rejoindre la jolie cor-
vette. Le mouvement des affaires politiques, les instances
de ses amis le déterminèrent à rester.
Trois ans après, M. Laplace revenait de son lointain
voyage et, dans la rade de Toulon, au lieu du drapeau
blanc, voyait flotter le drapeau tricolore.
La révolution de Juillet était accomplie, et M. Tliiers
était ministre de l'intérieur.
Sans renoncer. Monsieur, heureusement pour vos lec-
teurs, à votre vocation d'écrivain, vous êtes entré dans la
vie parlementaire, et vous avez vu de près l'action poli-
tique de M. Thiers. Au sympathique tableau que vous
en avez tracé, à ce qui en a été si bien dit par plusieurs
de nos confrères en diverses occasions (1), je ne puis rien
(1) M. Cuvillier-Fleury dans le Journal des Débats, 29 et 30 septem-
bre 1877 ; M. de Sacy, aux funérailles de M. Thiers ; M. Caro, dans la séance
Al DISCOURS l)K M. IIKMW MAHTIN. 4^7
ajouter, et comment oserais-je d'ailleurs toucher à de telles
questions, moi qui n'ai jamais fait que de la poliliqvu' de
sentiment à une époque oiî la politique n'accepte guère
les idées contemplatives?
Permettez-moi de revenir à la vie littéraiïc de votre glo-
rieux prédécesseur.
N'est-ce pas celle qu'il a lui-même le mieux aimée?
Dans son discours de réception à l'Académie en i834,
il disait avec un accent de cœur : « Je vous remercie d'a-
voir discerné, au milieu du tumulte des partis, un disciple
des lettres passagèrement enlevé à leur culte, je vous re-
mercie (le m'avoir introduit dans cet asile de la pensée
libre et calme. »
La pensée libre et calme dont il complimentait l'Acadé-
mie, il a lait voir par ses discours et ses écrits comme il
la possédait lui-même en d'orageuses circonstances, mais
jamais si bien peut-être, si nettement et si éloquemment
que dans son livre Sur la Propriété.
C'était en i848. Le désordre moral enfanté par la nou-
velle révolution impose à son patriotisme un nouveau de-
voir. Il a longtemps médité sur les théories du socialisme
et du communisme, et il s'est reproché de ne les avoir pas
encore combattues. Les voilà qui reparaissent avec plus
d'assurance et d'audace. Cette fois il en démontrera les
aberrations et en signalera la fatale influence. Avec Tar-
des Cinq Académies 25 octobre 1877; M. Ch. Giraïul, ;\ l'Académie des
sciences morales et politiques, 21 juin 1879; M. Jules Simon, dans son
discours à Nancy, 3 août 1879, et dans son livre sur le gouvernement do
M. Thiers (Paris, 2 vol., 1879).
468 RÉPONSE DE M. XAVIEU MARMIKR
deur que lui donne l'espoir du bien qu'il peut faire, il se
met à l'œuvre et en quelques mois compose ce traité Sr/r
la Propriété, où l'on trouve à chaque paragraphe une vi-
goureuse argumentation, à chaque page un enseignement,
et à la fin une touchante profession de foi.
C'est ainsi que dans les loisirs qui lui étaient faits par
des changements ministériels, il se livrait à des travaux
destinés à servir les intérêts, ou à rehausser la gloire de
son pays.
En i836, quand il a remis son portefeuille au roi. il
s'embarque pour l'Italie : il va à Rome, où M. Ingres sera
son cicérone; il va à Florence, où les hommes les plus dis-
tingués se feront un honneur aussi de le conduire dans les
musées et les bibliothèques. Il va partout où il peut voir
quelque beau monument, ou recueillir quelque intéres-
sante notion. C'est le voyageur passionné pour les trésors
de l'antiquité, du moyen âge et de la Renaissance. C'est
l'artiste et c'est l'historien.
Après son Histoire de la Révolution, qui avait eu
tant de succès, il allait écrire celle du Consulat et de
l'Empire.
(( Il la fera à merveille, disait M. de Talleyrand, si ses amis
politiques lui en laissent le temps. » Par bonheur, le temps
lui lut donné, et, dès son premier jour de liberté, il com-
mence ses investigations sachant qu'elles seront longues.
Si vaste est l'arène qu'il doit explorer, si grand et si varié
son récit !
En ces quinze années de notre siècle, nous avons toute
une épopée nationale : un nouveau cycle de Charlemagne.
avec ses douze Pairs,
Al' DISCOURS DE M. IIKMU MARTIN. 46q
Qui lii terre en doiise parlaient ^1),
ses chants de triomphe dans les régions des ^^'itlikind
et ses deuils de Roncevaux, le cycle des temps modernes ;
le consul à Marengo, l'empereur et le pape « ces deux
moitiés du monde (2) » à Notre-Dame, le lion vaincu à
Sainte-Hélène.
En ces quinze années, l'étal intéiicm du pays reconsti-
tué par des lois de justice et de linance, par la liberté
religieuse et les règlements administratifs, « un monde
qui renaît après le chaos (3) » .
Pour raconter ces changements graduels, le sagace
histoi'ien recueillera une multitude de renseignements. La
renommée qu'il s'est acquise, les hautes fonctions qu'il a
remplies, attirent vers lui tous les regards; les archives
des chancelleries lui sont ouvertes, et de tous les côtés
on met à sa disposition les documents qui peuvent lui
être utiles : négociations secrètes, correspondances inti-
mes, mémoires inédits.
Pour reproduire l'héroïque ])oènu', il étudiera minutieu-
sement les plans de campagne des généraux et la marche
des armées. Il saura, comme César, les exploits de chaque
légion. Il visitera, comme Polybc, les lieux qu'il veut dé-
crire, les champs de bataille de ses héros. <( J'ai, dit-il,
pour la mission de l'histoire un tel respect que la crainte
d'alléguer un fait inexact me remplit d'une sorte de confu-
(1) Partageaient. Roman de lirai, I. I, ji. t.ï.
(2) Victor Hugo.
(3) Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. I, \^. Ht.
470 RÉPONSE DE M. XAVIER MARMIER
sion. Je n'ai alors aucun repos que je n'aie découvert la
preuve du l'ait objet de mes doutes ; je la cherche partout
où elle peut être et ne m'arrête que lorsque je l'ai trouvée
ou que j'ai acquis la certitude qu'elle n'existe pas. »
Ucs années s'écoulent. On attend avec impatience
l'œuvre promise. Enfin, nous en voyons paraître la pre-
mière partie. Elle est lue avec avidité et partout admirée.
Les autres volumes sont publiés à divers intervalles, et à
chaque livraison l'intérêt s'accroît.
Ceux qui ont vécu sous le Consulat et l'Empire se ré-
jouissent de voir les vives et véridiques peintures du temps
dont ils aiment à se souvenir; ceux qui n'ont de cette
époque qu'une vaj^ue notion applaudissent l'écrivain qui
la leur fait connaître d'une façon si sûre et si agréable.
(^uand M. Thiers entreprit cette grande œuvre, il joi-
gnait à la jeunesse constante de son esprit la raison de
l'âge mûr, à sa perpétuelle curiosité l'expérience de
l'homme d'État. Député d'Aix dès l'année i83o, il avait
été successivement sous-secrétaire du ministère des fi-
nances, ministre des travaux publics, de l'intérieur, des
affaires étrangères, et deux fois président du conseil. Il
avait par là acquis des connaissances pratiques qui lui
donnaient une nouvelle force.
Grâce à ses dons innés et à ses études, rien de ce qu'il
doit remarquer ne lui échappe, et telle est sa puissance
d'assimilation qu'il semble avoir connu personnellement
les personnages dont il nous peint la physionomie, et par-
ticipé aux événements dont il nous montre les causes et les
conséquences.
La guerre lui plaît. On dirait qu'il l'a faite. Nous la
AU DISCOURS DE M. HENRI MARTIN. 47 •
faisons bravement avec lui ot nous tressaillons de joie avec
lui quand nous entendons la fanfare de la victoire. Il n'a
pas moins d'ardeur pour le développement des institutions
pacifiques de la France, pour ses heureuses réformes, pour
tout ce qui tient à son amélioration morale cl matérielle.
à ses lois religieuses, à son labeur agricole et industriel.
« Sésame, ouvre-toi. » Avec son Sésame magique, il ouvre
toutes les portes des salles mystérieuses où Ion élabore la
Constitution de l'an VIII, où l'on discute les principes du
concordat, où l'on prépai-e les négociations des traités de
paix et des traités de commerce, où une solennelle assem-
blée rédige nos nouveaux codes.
Avec sa lampe d'Aladin, il éclaire toutes ces questions,
de telle sorte que, les comprenant si nettement dans toute
leur étendue, nous en venons à nous croire nous-mêmes
doués de la science du jurisconsulte, du diplomate, du
financier et du théologien.
Par l'ensemble et les détails de ce travail si vaste et si
français, M. Thiers a bien mérité le titre de « grand histo-
rien national », et M. Lamartine a dit avec raison : « L'His-
toire du Consulat et de l'Empire est le livre du siècle. »
Ce qui rend si attrayante la lecture des ouvrages de
M. Thiers. c'est son style. « Je suis, a-t-il dit, fanatique
de simplicité. » Son style est un modèle de simplicité. Nul
effort, nulle recherche prétentieuse, nul artifice de rhétori-
que ; mais le mot juste, la phrase limpide, le vêtement dia-
phane de la pensée.
Le style de ses écrits était celui de ses débats parle-
mentaires et de ses entretiens. Il parlait comme il écrivait
avec une aisance incomparable, une indicible richesse
472 KÉl'ONSE DE M. XAVIER MARMIER
d'idées cl de réminiscences, et l'esprit le plus pénétrjint. Il
y avait de l'esprit dans son geste, dans son sourire, dans
ses yeux étincclant à travers ses lunettes. Il y en avait
même dans ses colères, quelquefois simulées, plus appa-
rentes (juc réelles. Nul n'ii ou comme lui le don de la per-
suasion. Une sirène! disaient avec douleur ses adversaires
quand il prononçait à la tribune ses mémorables discours
en son net et souple langage, souvent familier comme une
candide confidence, et dans les grandes occasions, s'éle-
vant, par un superbe essor, à la plus haute éloquence.
Une sirène aussi à son foyer ! tJlcux qui ont eu le privi-
lège d'être admis à ses réunions intimes ne peuvent
oublier les heures qu'ils ont passées près de lui, l'hiver à
Paris, l'été à la campagne.
A Paris, c'étaient les visites du matin dans le cabinet où
il avait peu à peu rassemblé avec un goût exquis une pré-
cieuse collection : bronzes, marbres, terres cuites, laques
de Chine et du Japon, dessins de maîtres, gravures choisies
parmi les plus rares, et, à défaut des originaux, les meil-
leures copies des plus célèbres chefs-d'œuvre : tout un
musée.
C'étaient le soir, à certains jours, dans le cercle le plus
amical, les causeries dont on ne pouvait se détacher, les
causeries expansives du charmeur.
A la campagne, on voyait comme il était vraiment heu-
reux de se sentir affranchi des turbulences de la politique,
de retourner aux (empla serena de la nature et de l'étude,
heureux de lire en paix un bon livre, heureux de s'en
aller avec ses hôtes, comme un écolier en vacances, errant
de côté et d'autre, contemplant les bois et les prés, s'arrè-
M DISrOI RS l>i; M. IIIMII MAItllV. /j^3
tant à exaniiiior la cuUiirt' d'ua thamp, ou la construction
d'uiif rcrme, à causcM- avec le laboureur et l'ouvrier. Les
gens du village aimaieiil à K' rencontrer. Il s'intéressait à
leurs travaux et les interrogeait avec une véritable bien-
veillance.
« Nous avons tant d'écoles de toute sorte, disait le
prince de Ligne : pniii-qiioi ne fonderait-on pas recelé du
bonheur? »
Si le vœu du L;;ilaii( (1)1(111^111 p<ni\ait se réaliser, on
devrait, dans son pliilaiitropique élablissemcnt, donner des
leçons de bienveillance. Ceux qui possèdent cette qualité
ont pai' là un réel tlément de bonheur.
Selon Sterne, iaimable auteur du Voyat/e sentimen/al,
c'est un élément de santé. « La vie, dit-il, s'épanouit mille
fois mieux dans un cœur bon et sympathique que dans un
cœur endui'ci it lélréei par l'égoïsme. »
M. Thiers, qui a lanl ijataillé dans les journaux cL à la
tribune, était d'une nature essentiellement bienveillante.il
a eu des impatiences et des révoltes. Mais la haine ne lui
a pas mis son poison dans le cœur. Il ne pouvait être in-
sensible à 1 ingratitude et à loutrage. Mais la peine qu'il
en ressentait n'engendi-ail pas en lui une implacable lan-
cune. II oubliait aisément linjuic, et se plaisail à remé-
morer le témoignage dalTection, mettant ainsi en pra-
tique cette noble maxime si brièvement formulée par un
poète anglais :
Write injury in sable
Bul kindiiess in marble.
« Inscris l'injure sur le sable, mais la bienveillance sur
le marbre. »
ACAD. FR. 60
/ij 1 lii'i'oNsi'; i)i: M. \\\u.\\ MAHMIKR
Nul doute que celte honte de caractère, n'ail été. daus
l'exereiee de son pouvoir ministériel et dans d'autres cir-
constances de sa vie politi((ue, un de ses moyens de
succès.
Le gouvernement des Iiommes pai' la ricjuour n'est pas
toujours lacile et sur.
Souvent, selon le précepte de La Fontaine,
Plus fait (Inuopur que violeiire.
Que de fois j'ai \u AL Thiers désarmer par- imc plai-
santerie, conquérir par une bonne parole quelqu'un de ses
iougueux antagonistes!
Au lenqjs où il faisait son cours de droit à Aix ,
M. Thiers avait eu la révélation du sentiment de l'art en
visitant des galeries d'amateurs (i). Dans c<'tte même
ville d'Aix, à vingt ans, il composait un traité de trigono-
métrie sphérique.
Un demi-siècle pins tard, après ses travaux d'histo-
rien, de député, d'homme d'Etat, la contemplation d'uni-
œuvre d'art était une de ses joies, et la plus grave étude
ime de ses heureuses occupations.
A l'Age où tant d'hommes des mieux doués constatent
avec douleur l'alfaiblissement de leurs facultés, les siennes
conservaient leur primitive vigueur. Au déclin de la vie,
son intelligence percevait les ravons de la science, comme
un globe de cristal perçoit la lumière.
Vers ses quatre-vingts ans, il allait journellement passer
de longues heures, tantôt dans les galeries du Musée
(1) M. Ch. Hlanc. Le Temps, 27 septembre IST:
Al msc.OUlS Ki; M. III.MU MAini.N. /|t5
(l'histoire natmclic, tanlol à rOhsciNaloiic ou à l'Hcolc
noniialf. Il rliidiail a\i'f M. Le WM'i'icr li' moii\ ciiiciil
(les aslrcs; il l'aisail avec M. Pasteur des c'\|)(''ri('nces de
<;hiini(". el souvciil. loimiic iiii clrxc /r\r. iiullail la main
à l'alambic et à la coi'iuie.
Le soir, ses amis le relrouvaient dans son salon de la
place Saint-Georges. (Mieliaiité de s(>s maîtres, ravi de sa
joni-née, décrivanL a\i'e une \erve juvénile cl un religieux
enthousiasme les splendeurs du ciel, les animaux niicros-
copi(]U(.s (le la lene, merveilles de la création dans les
iidiniment i^iands, merveilles non moins étonnantes dans
les inliniment petits.
Ah! le charme de la science et des lettres! Comment
celui qui la connu peut-il s'en laisser détourner pai' la
Fata morgana de la ])olitif[ue? On a vu des Syracuse où
la politique est un rude labeur : « Syi'acuse, dit Montes-
i[uieu, toujours dans la licence et l'oppression, également
travaillée par sa liberté et par sa servitude, recevant
toujour> I une et l'autre comme une tempête et, malgré
sa puissance au dehors, toujours déterminée à une révolu-
tion par la plus petite force étrangère, avait dans son sein
un peuple immense qui n'eut jamais que cette cruelle alter-
native de se donner un tyran, ou de l'être lui-même (i).
Heureux celui qui des combats de la politique, des
arides elTorts, des trompeuses expériences revient à
Vai/na parens, aux sources rafraîchissantes du cœur et de
l'esprit!
Après ses longs débats parlementaires, sans se détacher
(1) De l'Esprit des lois, liv. VIII, eh. xv.
^■ji) KliPONSK DE M. XWIKIÎ MARMIKR.
des affaires publiques, M.Thiers revenait aux plus douces
attraetions de sa jeunesse, à la science, à l'art, à la poésie,
au miel de l'IIynièle.
Un sentiment de patriotisme l'animait encore dans ses
dernières investigations. 11 avait, par ses œuvres histo-
ri(|ues, relevé la gloire de son pays. Il espérait le servir de
nouveau par l'œuvre dont vous venez de faire. Monsieur,
une si exacte appréciation et qui a été caractérisée aussi
dans cette enceinte par un de nos éloquents confrères (i).
Toutes les sciences étudiées dans leurs plus récentes et
plus sûres découvertes pour nous représenter l'univers et
ses phénomènes, la terre à ses différents âges, l'honime à
son origine et dans sa destinée : quel tra\ail gigantestjuc !
M. Tliiers l'avait hardiment entrepris et y songeait sans
cesse.
La moit ne lui a jnis permis de l'achever. Mais, par ses
notes et ses fragments de rédaction, on peut voir (|uelle
était l'étendue de sa tâche, avec quelle puissante intelli-
gence il l'avait conçue, et quel noble spiritualisme !
Dans un de ses discours, il a exprimé le désir de gagner
les palmes de la science. Ceux qui connaissent ses œuvres
lui donneront ces palmes à [)leines mains. Ceux qui ont
connu sa bonté de cœur lui garderont un profond souvenir
de respect et d'affection.
4
1
(1) M. Caro, séance publique des Cinq Académies, T6 octobre 1877.
Il
DISCOURS
SUR
LES PRIX DE VERTU
187G — 1870
DISCOURS
DR
M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER
DIRIXTiaUl DE l'aCADKMII- FRANÇAISK
(lu tti iiuveiiibre tSTii
^Messieurs,
Dans iioUo mucleriic sociclô liaiiraisc. en IxiUc, liûlas
comme toutes les coniimiiiaïUés luiiiiainos. à des reproehes
trop lé j<i limes, mais exposée aussi, comme toutes les des-
tinées f^lorietises. à lantde misérables calomnies, comliicn
de l'ois n"ani\(-t-i[ pas (priiii hall de couraj^e. de dé\()uc-
ment. d'héroïsme, nous esl tout à coup révélé, sans (pi'on
sache seulement à qui en l'apporter l'honneur! C'est l'his-
toire de Ions les jours. Vous venez de lire le r-éeit d'une
action louchante, ou bien d'tni élan fie i^énérosité siiblinu'.
48o DISCOURS stn Lies l'nix de vkrtu.
d'un sacrifice de soi-mèmo accoinj)li sans hcsitalion cl sans
réserve; vous avez tressailli, vos yeux sont mouillés de
larmes; ([ui a fait cela? dites-vous, et vous cherchez un
nom. Il n'y a pas de nom, l'homme de bien s'est dérobé, le
héros est rentré dans la foule.
Ce nom, d'ailleurs, supposez qu'on l'apprenne, ce sera
presque toujours un nom inconnu, et demain, n'en doutez
pas, ce sera un nom estropié, — à moins qu'il ne subisse
une transformation naïve, et ne dc\ienne simplement le
premier venu des noms du calendrier, Pierre ou Paul,
Jacques ou Jean.
Un jour, sur un échafaudage, un ouvrier maçon affronte
une mort certaine pour assurer la vie de son camarade.
La planche qui les porte commence à plier sous le poids;
si Jean ou Jacques ne se dévoue, tous les deux vont périr.
— « Tu sais, Jacques, dit l'un, j'ai une femme, j'ai deux
enfants... — C'est vrai, » dit l'autre, et il se lance dans le
vide. Or, un poète, grand artiste, mais surtout chantre
sincère et désintéressé des humbles, un poète qui jamais
ne laissa passer de tels exemples sans les recueillir comme
des trésors, se fait un devoir de consacrer en ses vers
l'héroïque simplicité de ce dévouement. Une inspiration
cordiale et forte ranime pour lui tous les détails de la scène.
Il ne se borne pas à raconter le fait; quelques strophes lui
suffisent pour en composer un petit drame, pour nous
intéresser aux acteurs, et, quand le dernier mot est dit.
quand le sacrifice est consommé, il s'écrie impétueuse-
ment :
Ah! Ion nom, ton vrai nom, que ma voix le répande,
Toi que j'appelai Jacque, ô brave compagnon,
DISCOUKS UV. M. SAINT-UÉNÉ TAILLANUIEH . 4^1
Inconnu (jui poilais une ;\nio douce et grande,
Pour riioniicur du pays, Ium'os, dis-moi ton nom (i) I
Ne vous semblc-l-il pas, Messieurs, que ees beaux vers
de Brizeux expriuienl de la façon la plus préeise el justi-
fient par l'argumenl le [)lus fort la pensée qui nous ras-
semble iei tous les ans, la l'ète des dévouements obscurs et
des vertus ignorées?
Il est impossible de ne |)as l'appeler à ee propo> cpie le
fondateur de nos prix, M. de Monlyon, avait lui-même
donné l'exenq)l(' des \erlus pour lesquelles il institua ces
récompenses. Qui doue a jamais été plus soigneux de cacher
le bien qu'il faisait? Magistrat, publieiste, conseillerd'Ktat,
intendant de province, réformateur, modeste émule de
Turgot, toute sa vie est pleine de bonnes œuvres obstiné-
ment anonymes, et c'est seulement après sa mort que le
mystère eh fut dévoilé. Il ressemblait donc à ceux cpii re-
cevaient ses couronnes, il leur ressemblail piir le renonce-
ment silencieux, pai- le bien aeeonq)li dans l'ombre, par le
besoin de rester inconnu. La seule différence, c'est qu'il
possédait une grande fortune, laiidis (]ue ses protégés
étaient des indigents. dilTt'icnce qui, à ses yeux, rchaus-
.sait encore leur mérite. A le voir, d'année en année, se pri-
ver toujours davantage des commodités de la vie et se
réduire au nécessaire, on eût dit qu'il était jaloux des cha-
rités du pauvre. Il était heureux du moins de se rappro-
cher de lui, suivant ces belles paroles de l'Ecriture, paroles
bien connues des hommes du XVIII' siècle depuis que
(1) Brizeux, la Fleur d'or, livre 11% Jacques te maçon.
ACAD. FR. 6l
482 DISCOLRS SUR I.KS PRIX OK VERTL.
Vauvenargues les avait développées d'une voix si expres-
sive : « Le riche et le pauvre se sont rencontrés, c'est le
Seigneur qui les a laits l'un et l'autre. Dives et pauper ohvia-
venuit sihi, utriii.tqjie operator est Domimis. w
11 y a bientôt einquante-six ans que >I. de Montyon
rendait le dernier soupir ; il est mort le ag décembre 1820.
C'est alors, — je répète des paroles qui furent prononcées
à cette place môme, — c'est alors que les secrets de sa
bienfaisance sortirent en foule de sa tombe (i). Parmi tant
de libéralités, outre les trois millions légués aux hôpitaux,
et sans parler des prix affectés aux sciences et aux lettres,
son testament confirmait et augmentait ces i^écompenses
de la vertu du pauvre qui. décernées déjà de 1782 à 1790,
avalent été enq^orlées par la folie furieuse de 92. Que de
souvenirs pourtant auraient dû protéger cette fondation
populaire! La première fois que l'Académie française avait
eu à proclamer ce prix, elle l'avait donné à cette pauvre
mercière de Paris qui, ini jour, informée par hasard du
supplice infligé à un Français par le bon plaisir des puis-
sants, se dévoue à sa cause, s'y attache, s'y attelle, s'y
acharne, et enfin, après trois ans d'une lutte sans exemple,
réussit à le faire sortir de prison. Bien avant 89, c'est un
poète encore qui l'a dit, la courageuse femme avait pris la
Bastille (2). Quand la tradition de ces récompenses solennel-
les fut rétablie au commencement de la Bestauration, M. le
comte Daru, directeur de notre compagnie, n'hésita point
(1) Voyez la Notice sur M. de Monti/ou, par M. Charles Lacretelle. lue daus
la séance publique du 25 août 1821.
(2) Michèle!, Histoire de la /{évolution française, tome I", introduction.
Discoi us i)i; M. svim-iu-:.m'; imllandier. ^83
à r-appeler dans sou tliscours cet épisode extraordinaire, el
quand il aflii-nia qu'une société d'élile, ni 1784. avait cou-
verl de ses applaudissements le nom de riiiniiblc niar-
chande M""' Legros, vous devinez si les bravos redoublè-
ri'iil.
Pi'oclanier des actes de vertu, proclamer les noms qui se
cachent dans l'ombre, les proclamer pour que le bien encou-
rage le bien, pour que la semence ainsi jetée à mains ouver-
tes s'en aille germer dans les sillons, voilà certainement la
pensée du fondateur. Combien elle est visible, cette pensée
féconde, dans la suite de nos annales ! On peut dire qu'aux
premiers temps surtout les pages de ce livre d'or en sont
toutes remplies (i).
Depuis ces débuts, d'autres questions ont été soulevées.
Soit scru[)ule de conscience, soit désii- de réfuter certaines
critiques, nos prédécesseurs ont tenu à expliquer ici une
contradiction apparente. Comment accorder, en effet,
l'éclat d'une solennité académique avec l'obscurité de l'ac-
(1) Il suffira de citer, entre Ijeaiiroup d'exemples, ces paroles de M. Daru :
" I>'.\cadéniie avait dès longtemps cherché ;\ exciter une noble émulation
parmi les âmes élevées, lorsqu'elle avait proposé l'éloge de quel([ues
hommes (jui ne devaient pas toute leur illustration à de grands talents.
Charger l'éloquence de célébrer l'Hôpital, Sully, Catinat, Montausier,
Fénelon, c'était sans doute décerner un prix de vertu; mais, disait l'au-
teur do la fondation, il n'est qu'un pclit nombre d'hommes dont les actions
aient de la célébrité et le sort du peuple et que ces vertus restent igno-
rées. Tirer ces vertus de l'oubli, c'est les récompenser et en faire naître
de nouvelles. » Discoui-s tie M. le comli' Daru, directeur de l'Avadéuiie, pro-
nonce dans la séance annuelle du il aoùl 1819 en annonçant la fondation du
prix de vo'lu.
484 DISCOURS SUR I.KS PRIX DE VERTU.
tion méritoire ? Comment justifier une récompense (jui
semble enlever quelque chose à la valeur morale de la per-
sonne récompensée? En un mot, ne faut-il pas craindre que
le fond de toute vertu, la modestie, la discrétion, l'Iuinii-
lité, ne soit détruit par l'idée même d'un prix de vei'tu? (^e
débat, cet examen d'une malière si délicate, cette délibéra-
tion de conscience en face du public est une des choses
qui ont fait le plus d'honneur à l'Académie française. Que
de voix persuasives se sont élevées depuis un demi-siècle
pour justifier la pensée de M. de Montyon et de ses nobles
émules! Dans cette série d'apologies, c'est un plaisir de
voir briller toutes les nuances du sentiment littéraire et
moral, c'est un plaisir et un charme de retrouver les meil-
leures inspii-ations philosophiques du XVIIP siècle conti-
nuées et rectifiées par l'esprit chrétien du XIX'. El , par
exemple, pour ne citer que les morts, quelle variété d'ar-
gumentations de Laplace à Cuvier, de Lemercier à M. de
Frayssinous, de M. Laya à M. de Sèze, de Sainte-Beuve ou
de Prévost-Paradol à Montalembert, à Saint-Marc Girar-
din, à Vitet, à Guizot !
Il ne reste rien à dire après de tels maîtres, la discus-
sion est épuisée. On ne conteste plus à une compagnie toute
littéraire cette magistrature toute morale. Et si on voulait,
sur ce point, revenir à de vieilles chicanes, il suffirait de
rappeler le primitif dessein du fondateur, l'idée de mettre
en lumière les vertus cachées, l'idée de les faire connaître,
de les faire aimer, pour l'encouragement de tous, et aussi
pour la défense morale de la patrie. C'est précisément le
cri du poète :
Pour l'honneur du pays, héros, dis-moi ton nom !
DISCOl RS DE M. SAINT-BKNK TMIJ.ANDIER. 485
Il ne le dit pas, ce nom.... ou plulol ils ne les disent pas, ces
noms, (?ar ils (Mit tous le même désintéressement: mais les
oblififés, les témoins, des notables, des prêtres, des ma-
gistrats, des élus de la commune ou de l'ai rondisscmcnt ,
ceux-ci par reconnaissance, ceu\-là dans un sentiment de
sympathie ou d'admii-ation, s'empressent de nous les dé-
noncer; et nf)us, après un examen attentif, après une com-
paraison scrupuleuse entre tant de mérites, nous venons
prononcer ici les noms qui nous ont paru les plus dignes
de ce public hommage, ceux (pii l'ont le plus d'honneur à
la France et à l'humanité.
Le premier es! un pauvre marinier du Midi, nommé
Jean Thial. Il a été longtemps patron de bateau, il a été
chef de drague au sei-viee de grandes entreprises, dans son
pays d'abord au canal latéral de la Garonne, puis en Ca-
margue au port Saint-I.ouis, enfin en Egypte à l'isthme de
Suez. Jean ïhial, (jui a aujourd luii cin([uante-sept ans,
habile le village de CiOrdes-Tolosane, dans l'arrondisse-
ment de Castel-Sarrazin. V^ous savez ce que dit Montaigne
de ces ardeurs subites, de ces élans prime-sautiers qu'il
appelle des houtées, des saillies de l'ànic S'il s'agit sim-
plement de saillies aussi fugitives que soudaines, la vertu
assurément est bien autre chose; mais que pensez-vous
de l'homme chez qui boutées de cœur, saillies de l'nmc,
inspirations de dévouement, se renouvellent à toute oc-
casion? Ce qui est explosion pour d'autres est sa nature
même. Dès que le danger l'appelle, il y court. C'est un
navire qui sombre, une famille en détresse, un de ses
semblables déjà saisi par la mort; il y court sans calculer
les chances. La mort ferait son œuvre pendant qu'il hési-
486 DISCOl us SUR LKS PUIX DE VEKTl .
lerait. Son bateau, ses rames, des cordes, avec cela des
bras robustes et des épaules d'athlète, ces armes lui sulTi-
sent. Aussi ingénieux que hardi, aussi tenace qu'intréjaide,
il oblige bientôt Teanemi à lâcher sa proie. Ce n'est pas
seulement le fleuve qu'il combat, ou le canal, ou la mer,
ou l'inondation dévastatrice; il lui arrive aussi de combat-
tre la machine meurtrière. Et tout cela, encore une fois, le
plus simplement, le plus naturellement du monde.
A quelle date commencent ses victoires ? on ne saurait le
dire. Ses derniers actes de courage ont eu des résultats si
extraordinaires qu'on s'est mis à rechercher les autres. La
tâche était malaisée; Jean Thial est un de ceux qui, le fléau
vaincu, s'éloignent satisfaits et sans bruit. Il fallait bien
pourtant qu'une grande partie de la vérité arrivât jusqu'à
nous. La liste connue s'ouvre en iSSy. Le jeune batelier
avait dix-huit ans. Un jour, un équipage de cinq chevaux
avec le postillon allait se noyer dans la Garonne; c'est Jean
Thial qui les sauve. En i84i, un jeune homme venait de
tomber dans le même fleuve : Jean Thial, qui travaillait
comme chef de drague au pont de Moissac, aperçoit le mal-
heureux qui se débat et disparaît; il se jette à l'eau, plonge,
saisit le noyé, le ramène à demi mort et le sauve. En i85o,
sur l'étang de Thau, comme il traversait en bateau cette
espèce de petite mer, un orage éclate et les flots se soulè-
vent ; il rentrait au port de Cette, quand il entend des
voix déchirantes mêlées au bruit de la rafale. Un bateau
chargé de fer était en train de sombrer sous l'assaut des
lames. Prisonnière dans sa cabine à demi submergée, la
famille du patron poussait des cris de désespoir. Jean
Thial aussitôt se dirige sur ce point, arrive près des nau-
DISCOURS l)K M. SAINT-I\ÉNK TAILLAiNDIKU . 4^7
fragés, leur rend le courage el l'espoir, déroule ses cordes;
puis, à l'orce de vigueui-, à l'orce d'adresse el ;tii |)(iil de
sa vie, faisant une sorte de point d'iipixii an haleau (pii
s'enfonce, il réussit à le maintenir au-dessus de l'eau jus-
qu'à ce que l'ouragan ail passé. Sur ee nu^ne étang de
Thau , quelques mois plus lard, un bateau remorqueur
avait élé jeté par la lenqjèle sur vni banc de l'éeifs. Affreux
spectacle! il \ a la nn équipage réduit à l'impuissance, et
la tempête redouble. Encore quelques-unes de ces secous-
ses formidables, le bateau sera brisé infailliblement, l'i-qui-
page périra. Que l'ail l'inlrépide Jean Thial ? Il prend nn
levier, plonge au bas du récif, l'ail pénéln r son aime sous
la quille du bateau, et de son épaule puissante parvient à
soulever la masse. Le bateau se dégage et reprend la mer,
l'équipage est sauvé.
Me reprochera-t-on l'uniformité de ces détails? OIi! <\\n-
ce reproche serait fondé, s'il s'agissait d'une oinre d'ima-
gination! Comme tout cela se ressemble! toujoni> même
conclusion et même refrain. Un jeune homme se noie, il le
sauve; une famille est abandonnée à la mort, il la sauve;
un naviie va sombrer avec tous ses marins, il les sauve.
Quelle monolonic! oni. je le confesse, et sans nul embar-
ras, car ce u'esl pas devant une telle assemblée que je
m'en excuserais. La monotonii', en pareil cas, c'est préci-
sément ce que nous cherchons, c'est la constance, c'est
l'obstination d'une vertu vraie tournée en habitude. « L'é-
loquence continue ennuie, » disait Pascal, mais d parlait
ainsi des rhéteurs ; la continuité de rhéro'isme dans une
âme simple, quoi de plus touchant. Messieurs? quoi de
plus digne de votre sympathie ?
488 DISCOURS SI H les I-RIX de VERTl'.
Je poursuis donc sans scrupule, en vous prévenant que
vous en verrez bien d'autres. En 1860, derrière l'écluse de
Rabastains, au milieu d'un embarras de gros bateaux, l'un
d'eux, entraîné par un courant subit, va être précipité sur
des rochers. Grave est le péril, car les pilotes de cette
embarcation en c»' moment-là ce sont deux jeunes fdles.
Jean Thial avec son bateau de charbon se met en travers
du courant, attire sui' lui la colère du fleuve, amortit le
choc qui menace les deux marinières et les sauve au risque
de périr. La même année, à Alby, il sauve un mousse qui
se noyait dans le Tarn. En i863, à Moissac, par sa présence
d'esprit comme par son courage, il sauve un navire et ses
quatre hommes d'équipage qui allaient se briser sur un des
piliers du pont Sainte-Catherine. Peu de temps après, en
Camargue, occupé comme chef de drague aux travaux du
port Saint-Louis, il sauve un chauffeur pris dans l'engre-
nage d'une machine. Ah ! le malheureux, comme il va payer
cher sa fausse manœuvre ! Déjà les dents du monstre ont
déchiré ses vêtements et mordu sa chair. Il est perdu!
non, il se trouve que Jean Thial est à quelques pas de là.
La sûreté du coup d'œil, l'adresse des mains, la prompti-
tude et l'autorité du commandement d'arrêt, surtout le
courage moral, et, plus encore que ce courage, la passion,
l'ardente, l'irrésistible passion de sauver son semblable,
voilà la force de Jean Thial. Cette fois encore, la mort est
contrainte de lui céder sa proie.
Notez, je vous prie, qu'il est pauvre. Son petit com-
merce de marin a subi plus d'un revers. Il a des dettes.
Va-t-il, comme tant d'autres, invoquer sa détresse et se
déclarer insolvable? Bien loin de lui cette pensée. Ce
I
1
DlSCOmS DK M. SAINÏ-IUÎNÉ TAII.LANDIKU. '189
serait manqmi' à rhonneiii-. Le nom qu'il porte appartient
à une famille populaii'c estimée de Ions : il a parmi ses
parents des prêtres, des religieuses, la sui)éricure d'une
communauté; son père, un vieux marin de l'Etat, a reçu
jadis une pension de l'empereur Napoléon I" pour avoir
contribué à sauver la corvette la Sirène; son oncle a été
couronne ici même en i8.ii pour des actes de couraj^e.
Noblesse oblige. Il obtient aux travaux de l'isllime de
Suez un salaire plus élevé que celui de son pays; le voilà
parti pour l'Egypte, heureux d'avance ou du moins rési-
gné, si ces années d'exil lui permettent de payer ce qu'il
doit.
A peine arrivé, on le retrouve à son poste de combat.
Il sau\c un jeune Grec qui se noyait, il en sauve un autre
qu'une machine allait dévorer. Plus tard, revenu dans son
pays, il a le bonheur de préserver des flammes l'église el
l'école du village. Monté sur la brèche dune toiture, il
combat l'incendie comme il a combattu la tempête. Que
dire enfin de ce qu'il a fait dans la région de Toulouse en
1875? Vous vous rappelez ces scènes de désolation, les
campagnes submergées, les villages délruils, des cpiartiers
de ville emportés pai' les eaux. Jean Thial monte dans sa
barque, Iraversc les Ilots torrentiels de la Garonne, se
lance sur la nappe mouvante qui recouvre le pays, s'en-
gage dans une longue et large forêt de peupliers où mille
obstacles l'arrêtent, franchit une dislance de plusieurs
Uiiomètres et arrive sur le lieu du sinistre. Là, ce sont des
maisons qui s'effondrent, des cris de détresse (|iii reten-
tissent. Il s'en va de mur en nuir, de ruine en ruine, rele-
vant les blessés, arrachant à la mort ceux qui n'espéraient
AC\D. FR. 62
4qO DISCOURS SUH LES PRIX DK VERTU.
plus aucun secours. Savcz-vous combien de créatures
humaines lui ont ilù la vie dans ce grand naufrage? II y en
a plus de quatre-vingts.
Notre héros a reçu pour ses victoires de 1875 une mé-
daille d'or de sauveteur. Pour nous, ce qui nous intéresse
ici d'une façon particulière, c'est que Jean Thial nous ap-
partient, puisque ces grands résultais, ces quatre-vingt-
une victimes si hardiment préservées nous ont fouini l'oc-
casion de connaître enfin toute une vie qui n'a jamais
songé aux récompenses. N'essayons pas de proportionner
l'éloge à l'importance des services rendus. Si l'on ne dit
pas tout, on semble indifférent et froid; si l'on veut tout
dire, on a l'air de déclanun-. Arrêtons-nous, les choses
parlent d'elles-mêmes. 11 suffit de raconter des faits et de
proclamer un nom. L'Académie décerne à .Ican Thial un
prix de 2,000 francs.
11 y a d'auti-es manières de sauver ses semblables que
de les disputer à l'incendie, à l'inondation, à la roue et
aux dents d'une machine. L'action morale si douce, si pa-
cifique, a ses modèles d'héroïsme autant (jue l'action auda-
cieuse qui brave la mort en face. \'oye/„ par exemple, à
côté de Jean Thial cette sainte fille nommée Marie-Antoi-
nette-Thérèse Quilliard, et demandez-vous dans laquelle de
ces deux existences se révèle le plus de résolution et de
hardiesse. Pour moi , je ne saurais le dire. Marie-Antoi-
nette Quilliard, qui est née dans une condition très-hum-
ble, a sacrifié son petit patrimoine, son petit capital et sa
vie entière au service des jeunes filles indigentes. Seule,
sans appuis, presque sans ressources, elle s'est choisi une
famille parmi les abandonnées qui ont souffert comme elle.
Discoi ns nF. m. saint-uknIî: ■rAiLi,\>nii:R. '|()i
Vue même soiiHraïu.c, c'csl un lien do parciih' pour celle
belle ànie. Elle n'est plus seule désormais, \oilà ses sœurs,
\oilà ses (illes; elles les nourrit, les loge, les élève, elle leur
donne une profession et les suit dans le ohoinin de la vie.
Où se passent ces choses, Messieurs? à t*aris. El depuis
combien de temps? depuis quarante-cinq années, l'^n iHja,
le |)résidciil du Conseil municipal, l'honorable .M. N au-
Irain. écrivait au secrétaire général de la préfecture de la
Seine : « Voici une sainte fdle, véritable saint Vincent de
Paul féminin, qui va être poursuivie pour le payement de
ses impôts. Elle ne peut pas les payor maintenant, tant
elle a reçu d'enfants pensionnaires gratuites. Que pouvez-
vous faire? » Ce qu'on pouvait faire, on le fit courtoise-
uu'ut et cordialement ; mais n'y a-l-il pas toute une révéla-
lion dans celte requête si expressive? Un saint Vincent de
l'aul entravé dans son omim-c par les exigences de la loi
commune, et protégé tout aussilùl, |)rolégé, autant que
la loi le permet, pai' le [)rcmier représentant de la grande
cité.
Il y avait longtemps, du reste, que M"' (^)uilliard
était accoutumée à de telles crises. C'est en iS^i ([ue
l'asile-ouvroir Sainte-Marie a été fondé pai- elle dans une
maison de la rue de Bélhune. Vingt-quatre ans après, par
suite d'une expropriation, elle est forcée de se transporter
ailleurs. Elle trouve à louer rue Saint-Jacques luic \icille
maison abandonnée depuis trois ans, où elle ne jx iil instal-
ler ses petites pensoiuiaires qu'a|)rès des réparations très-
coùteuses. Rien ne l'effraye ; rue Saint-Jacques comme rue
de Béthune, elle poui'voit à tout. Le modeste avoir que
lui ont laissé ses parents est déjà presque entièrement
492 DISCOURS SUR LES PRIX DK VERTU.
épuisé, le travail y suppléera; le travail, l'ordre, l'écono-
mie, l'appel à la charité publique et privée en faveur de
ses orphelines, l'aident à renouveler incessamment ses
ressources. C'est une belle chose que la prévoyance, et
pourtant, en de telles conditions, à regarder devant soi
le plus fort se troublerait; M"° Quilliard se dit simplement:
<( A chaque jour suffit sa peine, » et cette peine, cette dif-
ficulté de chaque jour, chaque jour elle en triomphe, heu-
reuse le soir d'avoir surmonté l'obstacle et résolue à l'ecom-
mencer le lendemain. Voilà quaiante-cinq ans que la noble
fille accomplit cette tâche; avais-je torl tout à l'heure de
vous parler du courage et l'intrépidité? Vous devinez ce
qui l'a soutenue dans ce continuel labeur, c'est la foi en la
Providence, c'est aussi la vue de ces pauvres délaissées
qui comptent sur elle. Quand elle quitta la rue de Béthune
en i8j4i «^He avait fait vivre, elle avait nourri de son pain
et de son cœur les enfants de deux mille familles. Calculez
depuis vingt-deux ans le chiffre qui s'ajoute à celui-là.
Chaque année, à l'ouvroir Sainte-Marie, les plus avancées
de ces jeunes filles cèdent leur place à de plus jeunes. C'est
une recrue qui ne s'arrête pas. En vérité, en lisant de telles
choses, on est comme reporté au temps des récits miracu-
leux, on pense à la multiplication des pains. Il est vrai que
nos grandes administrations, le ministère de l'intérieur,
le ministère de l'instruction publique, la préfecture de la
Seine, sont venues plus d'une fois eu aide à M"" Quilliard;
le miracle ici, c'est la persévérance d'une bonté que rien
ne lasse, d'une charité qui se renouvelle et s'accroît avec
les nécessités de la misère.
Ici encore, comme pour Jean Thial, c'est le cri public qui
DISCOI us l>K M. S\IM-H1:m': TVll.l.ANniKK. /|(j'i
nous a sif^nalé toute une vie de (li-voucnient. P'aut-il vous
citoi' ses témoins? J'aurais à nommer tous les notables de
deux arrondissements de Paris. C'est le maj^islrat, c'est le
professeur, c'est l'inspecteur primaire, c'est du liaul en
bas de l'échelle le représentant du p()u\(iir civil, c'est le
vénérable curé de la paroisse, c'est le particidicr occupé de
bonnes œuvres, c'est quiconque a connu cpielque famille
au désespoir ou des enfants abandonnés à tous les hasards.
Parmi tant de répondants, je nommerai du moins celui (pii
a été maire du V' arrondissement aux jours les plus dilli-
ciles de ces dernières années, notre cher et éminent con-
frère M. Vachei'ot. Je ne lui demande pas la permission dv
citer son nom, je le fais bravement et en toute liberté, dùl-
il m'en gronder un peu; il s'ai;il ;i\ant -tout d'honorei' uos
lauréats.
L'Académie, qui décerne un prix de 2,000 francs à
M"' Quilliard, n'a pas la prétention de récompenser comme
il conviendrait ce dévouenuMit d'un demi-siècle, elle s'at-
tache d'autant jjIus à rassembler autour de son nom tout
ce qui peut lui assurer la l'ecomiaissance publique.
\'oulez-vous une histoire d'iiii anire genre, mais bien
touchante encore? Il ne s'a,t;il plus d'un peuple de délais-
sées recueilli |)ar une âme in\incil)lc ; il s'agit de doux pei--
sonnes seulement, de deux personnes pauvres, découra-
gées, abattues par une longue suite de revers, qu'une
autre personne, pauvre aussi, mais pleine d'une foi juvé-
nile, assiste pendant plusieurs années. Ecoutez cette aven-
ture singulière. Deux vieillards clopin-clopant .se sont re-
tirés à Vendôme. L'homme a soixante ans, la femme le
suit de près. Oh ! la vie leur a été dure. Dans tout ce qu'ils
494 Disconus SIR m:s puix de veutu.
ont tenté ils ont laissé une part de leur petit avoir. M. Néra,
c'est le nom du mari, esl un soldat des dernièr»>s guerres
du premier Empire, qui a essayé de fonder une petite pen-
sion à Paris. Il a son brevet, il a le goût de rélude et de
l'enseignement; M"'" Néra n'est pas seulement une bonne
et aetive ménagère, c'est une personne instruite qui sera
pour son mari un auxiliaire dévoué. Hélas ! le zèle tout seul
ne sullit pas loujoiu^s auv plus méritants, il faut un peu de
bonheur. Déçus dans leur première tentative, les deux
époux tiennent école à Paris pour les enfants du peuple
et ne réussissent pas davantage. Seront-ils plus heureux à
Vendôme? Pauvres gens, le même guignoii les y poursuit.
Or, en i8ji, après plus de vingt années d'efforts et de
sacrifices, ils étaient là bien tristes, bien abattus, ([uand
arrive au lycée de Vendôme un maître d'études nommé
l.ouis Bellanger. Vous avez lu, Messieurs, les vers qu'un
poète, notre confrère, dans un de ses meilleurs jours, a
consacrés au maître d'études. Vous vous rappelez les re-
commandations qu'il adresse à l'enfance moqueuse, à
l'âge turbulent et sans pitié : Ne le tourmentez |)as, il
souffre. Soyez doux, soyez bons. — l^>t M. Victor Hugo
ajoute :
Apprenez à connaître, enfants qu'attend l'effort,
Les inégalités des âmes et du sort.
Respectez-lc deux fois dans le deuil qui le mine,
Puisque de deux sommets, enfants, il vous domine,
Puisqu'il est le plus pauvre et qu'il est le plus grand.
Songez que, triste, en butte au souci dévorant,
A travers ses douleurs, ce (ils de la chaumière
Vous verse la raison, le savoir, la lumière.
Et qu'il vous donne l'or et qu'il n'a pas de pain.
Oh ! dans la longue salle aux tables de sapin,
DISCOURS DK M. S\I>T-I<K\K T.\ll,LA.M)li;i\. ^C)^
Enfants, faites silence à la iiii'ur des lampes!
Voyez, la moine angoisse a fait blômir ses tempes.
Et qui sait? san> rien dire, austère, et se cachant
D'une bonne aelion comme d'une mauvaise,
Ce pauvre être qui rûve accoudé sur sa chaise.
Mal nourri, mal vôtu, qu'un mendiant plaindrait,
Peut-(>lre a des parents ([u'il soutient en secret,
f]l fait de ses labeurs, de sa faim, de ses veilles.
Des siècles dont sa voix vous traduit les merveilles,
Et de celle sueur qui coule sur sa chair,
■ — Des rubans au printemps, un peu de feu l'hiver,
Pour (]uel([ue jeune sœur on i|nelque vieille mère (1).
Ces vers pleins de ((eiii' ne doiuicul pas eiuoic l'idée
complète de ce qu'a lait le bon maître d'études du lycée
de \endôme. Louis lîellanfi;er ne ti'a\aille pas seulement
pour une vieille mère, pour une jeune sd-iir; il <>l raînc
d'une lamille de neuf enlanlscpii \ il péniblement à Mayenne
et qu'il est chargé de secourir. Oiiand il est noiiiiiK'' maîlrc
d'études au lycée de Vendôme, il a une trentaine d'années.
Voilà déjà longtiMnps (pi'il est accoutumé à se |)rivfp. à
s'oublier lui-mrin<' pour les autres. Il a besoin d'aimer.
Les vieux épou\ (pie poursuit la rii.;ii(iir du sort devien-
nent immédiatement ses amis. La cliai !(('• est si prompte
dans les nobles âmes (pi'a façonnées la souffrance ! c'est
le cri si profondémeiil Iniiiiaiii <le Virgile :
Non isnara mali, miseris succurrere disco.
D'abord, laule d'argent, c'est de sa personne (pi'il .sou-
(1) Victor Hugo, les Conlemplaiioris, livre III', /*' MoUre (I'iUikIcs.
496 Discouns Sun les prix de vertil
tiendra ses amis. Il a des heures de repos, des jours de
congé; il les consacre à M. et à M"" Néra, tantôt s'associant
à leur travail, les aidant à organiser leur école, tantôt les
conduisant à Paris et les protégeant de son mieux quand
ils essayent une dernière fois d'y trouver un plus heureux
emploi de leur activité. Peine perdue, hélas ! il l'aut reve-
nir au gîte. Grâce à Dieu, Louis Bcllangcr est toujours là ;
c'est désormais leur unique ressource et leur suprême
espérance. De simple maître d'études il vient d'être nommé
maître élémentaire; nourri et logé au lycée, il a maintenant
un traitement de 100 francs par mois. La somme est bien
modeste; il en fait deux parts, l'une pour sa famille de
Mayenne, l'autre pour ses menues dépenses et ses plaisirs
personnels. Le premier, ou plutôt le seul de ces plaisirs,
c'est de secourir ses vieux amis. Bientôt la condition des
maîtres élémentaires est changée, ils ne sont j)lus ni logés
ni nourris et reçoivent par compensation un traitement
de 2,000 francs. Louis Bellanger s'arrange aussitôt pour
habiter et prendre ses repas avec les époux Néra, se char-
geant à lui seul des frais du ménage.
Il y a vingt-cinq ans. Messieurs, que l'humble maître du
lycée de Vendôme donne l'exemple d'une si délicate et si
bienfaisante amitié. La ville de Vendôme a sans doute
attendu pour le signaler à nos sympathies que son œuvre
fût terminée. M"" Néra est morte l'année dernière, soute-
nue jusqu'à l'heure suprême par celui que la Providence
avait placé auprès d'elle comme le fils le plus tendre elle
plus aimant. M. Néra est âgé aujourd'hui de quatre-vingt-
cinq ans ; il ne songe plus à ses malheurs passés, il est pres-
que tombé en enfance, il ne lui reste que le sentiment des
DISCOl'HS I)K M. SAINT-BENÉ TAILLA.NDIKR. 497
soins ((iii rentouronl, ot sa vieillesse consolée s'éteindia
(loiicemenl, ciii' il sait ([ue Louis Bellanger lui l'crmcra les
yeux.
L'Académie francjaise décerne à M. Louis Bellangor un
prix de i,5oo francs.
Al'cst-il peiMnis d'ajouter que l'Académie ref-ictle de
n'avoirpuaccordcr plus tut celte récompense au maître élé-
mentaire du lycée de Vendôme? C'eut été pour lui la meil-
leure des recommandations auprès de M. le ministre de
l'instruction publique. Parmi les confrères qui m'écoutenl,
il en est je le sais, qui, s'étant trouvés en mesure de témoi-
gner de haut leur sympathie à M. Bellanger, éprouveront
[)lus particulièrement ce regret d'avoir été informés si
tard. De tels maîtres sont l'honneur de l'instruction publi-
que autant que les princes du savoir et de la parole ; en
bas comme en haut, et quel que soit le titre, on n'enseigne
pas seulement par la doctrine, on enseigne par l'action et
par l'exemple.
Je viens de vous retenir un instant à l'ombre du lycée de
Vendôme chez les vieux amis du maître d'études; je vous
conduirai maintenant dans une belle habitation construite
et pour la vieillesse et pour l'enfance, vraie maison de cha-
rité intellectuelle et morale. Si vous faites le voyage d(^
Normandie, quand vous parcourrez le département de la
Manche, après que vous aurez admiré Avranches, la grève,
le mont Saint-Michel, le promontoire de Granville, et ce
bel horizon de mer (juc découpe de ses fines arêtes l'ar-
( hipcl des îles Chausey, quand vous aurez apprécié les
splendeurs guerrières du port de Cherbourg et les déli-
cates merveilles de la cathédrale de (^outances, n'oubliez
ACAD. FR. 63
498 DISCOLUS SLR I.KS PRIX DE VERTU.
pas de vous rendre à Sourdeval de la Barre, dans l'arron-
dissement de Mortain. C'est un simple chef-lieu de canton,
avec une population de quatre à cinq mille âmes, mais vous
y trouverez une chose que lui envient bien des villes j)liis
considérables. Voyez ce noble édilice construit en pierres
de taille d'un granit vert sombre, en moellons graniticjues
de couleur grise et blanche, et muni d'une solide cou-
verture d'ardoise. L'aspect en est grave, austère, et
présente une sorte de majesté. C'est la demeure des vieil
lards infirmes et des enfants orphelins. Entrez dans le ves-
tibule, parcourez les salles : quel ordre! quelle propreté!
(jnelle tenue parfaite ! comme on sent à chaque pas l'action
d'une pensée vigilante ! la distribution particulière, comme
la structure extérieure, est d'un goût excellent ; ce n'est
rien encore auprès de ce qu'on peut appeler l'architecture
morale. Tout y est ordonné à souhait, non-seulement pour
le plaisir des yeux, mais pour le contentement de l'àme.
Voilà, certes, une petite ville bien favorisée. Qui donc a eu
l'honneur de cette fondation? est-ce le département? est-
ce l'arrondissement? est-ce la commune? Non, Messieurs,
c'est une pauvre fdle , M"" Bonne-Victoire Tolmer, en
religion sœur Antoine, de la communauté du Sacré-Canir
de Coutances. Vous décrire les soins, les efforts, les peines,
les épreuves de tout genre que lui a coûtés son entrej)rise,
je ne l'essaierai pas; je vous dirai seulement que tous ceux
qui l'ont vue à l'œuvre, l'évêquc de Coutances, les séna-
teurs et députés de la Manche, parmi eux notre illustre
confrère M. le comte Daru, et tous les notables, tous les
habitants de la contrée, grands et petits, riches et pauvres,
d'une voix unanime l'ont recommandée à nos suffrages.
Discoi ns i>K M. s.\i\T-ni:\K TAiLi.\M)ii:ii. 499
Beaucoup l'ont aidée, est-il besoin de le dire? Mais ce qui
lui appartient en propre, ce qui était nécessaire au succès,
c'est la pensée première suivie pendant vingt-deux ans,
c'est une charité supérieure laite d'intellif^onee et de \o-
lonlé. Or cette volonté intelli|^ente et lorle ne croit pas
encore avoir droit au repos; la maison hospilalière est en
train de s'agrandir, la sœur Antoine a résolu d'y ajoutiM-
une école, un ouvroir pour les jeunes filles, une boulan-
gerie qui donnera le pain aux pauvres gratuitement et
j)ourra le livrer à prix réduit aux nondjreux ouvriers de la
commune. Ce qu'a fait depuis vingt-deux ans la bienfaitrice
de Sourdeval est un sût- garant de ce qu'elle saura faire
juscju'à son dernier jour.
L'Académie française acquitte la dette de la reconnais-
sance publique en prononçant ici, avec respect, le nom de
la sœur Antoine, et lui décerne le prix de i ,000 francs, de
la fondation Souriau.
Jusqu'ici, Messieurs, dans ces œuvres consacrées à des
orphelins, à des jeunes lîlles abandonnées, à des vieillards
inlii-mes, <]iiil s'agisse de M"'' Quilliard ou de la sceur
Antoine, les bienfaitrices sont des personnes pauvres que
leur misère même a rendues plus attentives au sort des
misérables. Voici lui exemple d'un autre ordre. C'est la
lille d'un notaire de province qui aurait |)ii vivre dans
l'aisance, se marier, élevei- une famille, mener une exis-
tence heureuse, honorée, et qui sacrifie tout, fortune, loi-
sirs, espérances, le présent et l'avenir, pour se mettre au
service des vieillai-ds indigents. Je parie de M"" Félicie
Biermant, née à Langeais, dans le département d'Indre-
et-Loire. Malgré l'ardente piété qui l'anime, ne voulant pas
5oO DISCOURS SUR LES PRIX Dlî VF.RTU.
sans doute se séparer trop complètement de son père, elle
n'est pas entrée dans une communauté religieuse; c'est une
sœur de charité laïque. Peut-être aussi a-t-elle voulu es-
sayer pour elle-même et enseigner à d'autres ce qu'on peut
faire de bien, ce qu'on peut montrer d'abnégation et de
renoncement, sans quitter le monde. Il y a mille manières
de servir Dieu et les hommes, in domo patris met mansioncs
multœ simt. D'ailleurs cette liberté qu'elle n'a pas sacri-
fiée tout entière lui permet d'être plus naïvement elle-
même dans la pratique de ses vertus. Les lettres qui la
concernent, et elles nous sont venues en foule, insistent,
sans qu'elle s'en doute, sur un caractère tout particulier:
l'extrême délicatesse unie à l'extrême bienfaisance. Le
dévouement, même chez les meilleurs, linit quelquefois par
s'habituer à des formes un peu banales ; chez M"' Bier-
mant il y a comme une inspiration de bonté qui se
renouvelle chaque jour. Devenue volontairement pauvre,
c'est à force de soin, d'ordre, d'économie, de privations,
c'est aussi à force d'attirer les sympathies et les secours
qu'elle parvient à nourrir cette famille de vieillards réunie
autour d'elle. Il y a souvent des heures de gêne, de grande
gêne; souvent aussi parmi les malheureux qu'elle recueille
se rencontre des caractères aigris, des volontés exigeantes
et grossières; qu'il faut de force pour traverser les mau-
vais jours! qu'il faut de patience et de bonne grâce pour
assouplir les natures mauvaises ! c'est là que se déploie l'au-
torité charmante de M"" Biermant, une autorité qui se
cache, qui s'insinue, qui s'accommode à chacun, qui sup-
pose enfin comme un perpétuel renouveau de charité inté-
rieure. Un autre trait bien touchant, c'est l'eflicacité do
oiscoi'Rs im; m. saint-rem': taillammf.u. fjoi
roxein|)lo. Faire le bien constamment, résolinncnl, c'est une
grande iii;ir(|iie d'énergie morale; inspirer à d'autres le
désir de le l'aire a\<c nous, c'est multiplier nos forces.
M"' Biermant a eu cette récompense. La commission
qui a examiné avec; tant de soin toutes les pièces de ce
concours m'a expressément chargé de prononcer ici les
noms de deux courageuses servantes, Kmilie 'l'aluau et Anne
A aslin, associées à toutes les œuvres de leur maîtresse.
Elles sont là-bas à la peine, elles doivent être ici à l'hon-
neur. Est-ce trop dire? Je n'ajoute pas un mot, de peur
d'inquiéter leur modestie. Qu'elles se résignent pourtant à
cette publicité d'une louange qu'elles n'ont ni lecherchéc
ni prévue; leur courage, elles doivent le comprendir, re-
hausse la noblesse morale de la personne qui l'inspire et
le soutient. Dans une vie toute pleine de vertus char-
mantes et d'exquises délicatesses, l'Académie ne pouvait
dissimuler cet exemple de prosélytisme, sans faire loi't à la
vérité.
L'Académie décerne à M"° Félicie Biermant la première
des médailles de i ,000 francs.
Trois autres médailles de [)rcnHère classe et de même
valeur sont décernées à ^Lideleine-Rose Eyraud, à Made-
leine Faurie, à M""= veuve Macheyez. Madeleine-Rose
Eyraud, dite Rosette, née à Vorey, dans le département
de la Ilaule-Loirc, est une ouvrière en dentelles qui,
depuis quarante ans, se consacre au service des indi-
gents et des infirmes avec un zèle infatigable. Elle aussi,
elle a sauvé plus dune lamille, et là iMicore., comme
dans ce qui précède, ce n'est pas un acte de vertu, c'est
toute une existence que l'Académie tient à récompenser.
5o2 DISCOURS SIR LES PRIX OK VERTU.
Madeleine Fauric, du même département, est une gar-
deuse de troupeaux, à qui son père, en i83o, a laissé, pour
tout héritage, une famille composée d'êtres infirmes, dis-
graciés, incapables de se suffire, des idiots, des aliénés,
condamnés d'avance à toutes les tortures de la vie et de la
mort. Le père a eu raison de compter sur sa fille Made-
leine ; elle seule pouvait travailler, elle travailla pour tous.
Ce qu'elle gagne sou à sou dans la montagne, c'est à peine
de quoi la faire vivre; elle le partage avec les malheureux
dont le sort lui a donné la garde. Voilà plus de (juarante ans
(ju'elle les soutient, aidée par beaucoup de gens, comme
on pense, et inspirant à tout le pays un sentiment d'admi-
ration et de i^espcct. M"" veuve Machevez, née à Vaucou-
leurs, domiciliée à Saint-Servan, près Saint-Malo, dans le
département d'IUe-et-Vilaine, est une personne âgée au-
jourd'hui de quatre-vingt-trois ans, dont la vie entière a
été une suite de sacrifices charitables. Son mari , ancien
capitaine, était associé à tousses actes de bienfaisance.
N'ayant pas d'enfants, ils adoptaient des orphelins. La
pension de retraite du vieux soldat y passait tout entière.
Il la recevait des mains de l'Etat, il la donnait à de petits
déshérités. Il est mort l'an dernier, le bon capitaine, et les
deux tiers de sa pension de retraite ont disparu avec lui.
Que la courageuse octogénaire, dans sa pauvre demeure
de Saint-Servan, reçoive ce témoignage de publique estime;
ce lui sera comme un rayon de lumière qui consolera son
deuil et réjouira ses derniers jours.
Et vous, à qui nous accordons treize médailles de
5oo francs, Marie-Louise-Jeanne Provost, Marie-Agnès
Hardillier, époux Téroule, Delphine Jacquet, Henriette
DISCOIRS DK M. SAINT-UEMO TAILLANDIKK. 5o3
Dupré, Anne-Marie Vala, iMarie-Tliérèse Bernard, veuv^e
Thierry, Marie-Amélie Dondoii, Bri-^ilte Mayso, Mélanie
Després, Marie-Henriette Déthouy, Antoinette Grassot ,
vous dont je ne puis que prononcer les noms, pourquoi
n'ai-je pas le loisir de raconter ici en détail les laits qui
ont attiré sur vos humbles existences l'attention de l'Aca-
démie? On verrait combien cette France est riche de vertus
cachées, quelles ressources de courage, d'énergie, d'hé-
roïsme simple et profond elle tient en réserve pour les
mauvais jours !
J'en dis autant de vous, Léon Pommier, Virginie Blon-
del, Marie-Julie Moreau, Pélagie Lebreton, Louise-Mélanie
Buffe, Agathe-Françoise Gazou, Marie-Rose Fabre: quelle
force morale représentent ces médailles de 3oo francs que
l'Académie vous décerne !
Ce n'est pas tout. Messieurs; regardons ensemble au
delà de ces premiers rangs. Nous venons d'accorder vingt-
huit récompenses : deux prix de 2,000 francs, un pii\ (1<-
i,5oo francs, un prix de 1,000 francs, quatre médailles de
1,000 francs, treize médailles de 5oo francs, sept médailles
de 3oo francs; en tout, 19,100 francs, partagés entre vingt-
huit lauréats. Or, savez-vous combien de mémoires, com-
bien de dossiers, remplis des attestations les plus louchan-
tes, nous ont été adressés en vue de ce concours, à l'insu des
humbles bienfaiteurs? Le nombre en est de cent trente-
sept. — je dis cent trente-sept pour la seule année iH-.j.
L'Académie n'a pas écarté les cent neuf personnes restées
en dehors de notre liste d'honneur, elle a dû se résigner à
faire un choix ; mais, parmi ces inconnus, que de vertus
encore! que de nobles actes! que d'inspirations gêné-
5o4 Discoims siH (,Ks l'Rix m: \i:ivrr.
reuscs ! Non, la source du l)ion n'est pas larie; le cœur de
la F'ranco bat comme au\ meilleures années de notre his-
toire; il est toujours, ce grand cœur, un loyer d'humanité,
par conséquent un foyer de religion. (Test là, en effet, un
symptôme que révèle manifestement notre consciencieuse
étude : dans tous ces actes de sacrifice, dans presque tous
au moins, je puis bien diie neuf fois sur dix, c'est le senti-
ment religieux qui a été le principe générateur, en sorte que
le philosophe impartial et vraiment libre est obligé de re-
connaître chez, le peuple de France, bien loin des manœu-
vres de parti, à l'abri des agitations factices et des polémi-
ques irritantes, un fonds sain et solide, un fonds de chris-
tianisme indestructible.
Et n'oubliez pas, je vous prie, que dans ce concours il
s'agit exclusivement des classes pauvres; c'est la condition
expresse établie par M. de Montyon. Que serait-ce donc
si nous avions à faire le même travail à tous les degrés de
la société française ! Des calomniateurs intéressés ont dit :
La France est en train de moui^r. Ardents à exagérer nos
misères, incapables de rien comprendre à notre bonne
grâce, ils nous ap[>liquent injuricusemenl le mot de Salvien
sur la corruption et la mort de la vieille Rome : Popuhis
romanusmorituretridet. Grossière déclamation, Messieurs;
la France ne mourra point. J'en atteste d'un bout du pays
à l'autre, du nord au sud et de l'est à l'ouest, tant de vertus
que le monde ignore ; j'en atteste tant de sérieux esprits
restés fidèles à cette parole du sage : Le bien ne fait pas
de bruit, le bruit ne fait pas de bien !
Le Dieu de la Genèse disait au patriarche : « S'il se
trouve cinquante justes dans cette ville, s'il s'y en trouve
DISC!)! I«S I)i; M. SAINT-RENK TAII,LA.\DIKU. :)OD
(l!iaiaiil('-(iM([, s il s \ en Iroiivo quarante, on trciilc, on
Nin^l. s'il s'v l'ii li'ouNc sciiliMUcnt dix, \c ne |i('i(lrai pas la
\illc |i()ur i'anionr de ces dix justes. » Oh ! ([n'il \ a bien
|)lns (je dix jnsifs dans cliafjne \ille, dans elia([ne village,
dans chaciue bonrj^ade de ec pays dont on ose pi-opliéliser
la mort ! Combien de libérateurs que Dieu reconnaîtra sur
lous les déférés de l^'clielle sociale! (|ne de familles où se
( (tiiservenl les vraies Iradilions de la j)alrie! (jne de foyers
honnêtes ! (|ne d'ateliers laborieux ! Si l'esprit se trouble
cl self rave à considérer les scandales dont aucune civilisa-
lion n'est exempte, l'àme se rassure cl se foitifie à visiter
ces l'éi^ions saines où palpite le eo'ur de la France.
JMicoi'c nn mol et j'ai Uni. (^)uand de brillants écrivains
(h- nos jours s'attachent à peindre ce (pi'il \ a de plus hou-
leux dans notre société, soit potu- en lii'cr de j^raiuls
effets dramatiques, soit pour en faire sortir de puissanti's
leçons, nous leur disons son\ent : " Prenez garde! la
haine vous écoute; la liaim-, la rnan\;nse foi, la perfidie,
notent déjà tous ces traits comme limage de la Ki-ance.
Artistes hardis, vous ne vous apercevez pas, dans votre
loyauté, que vous fournissez des armes à l'ennenii. Peignez
donc le bien à côté du mal; en face de l'effronterie qui
s'affiche, montrez donc; la vertu qui se dérobe. » El, leur-
ra[)[)elant tout ce (pi'il y a de sève chez ce noble j)en|)le,
lout ce <pu' le bien y révèle de grâce et de force poéli(pie
à (pii sait le découvrir, nous répétons les vers d'un mélo-
dieux penseur :
L;i lleui' (ic poésie érl(M sous tous nos pas,
Mais la divine fleur, plus d'un ne la voit pas.
ACAD. rn. G4
5o6 DISCOURS sru les prix dk vertu.
Cette divine fleur, Messieurs, il est ordonné à l'Académie
française de la voir toujours et de la montrer au pays.
Noble tâche dont elle s'acquitte avec conscience; mission
(l'humanité et de patriotisme, qui, répondant aujourd'hui
plus que jamais à un grand instinct national, n'a plus
besoin d'être justifiée.
DISCOURS
DK
M. ALEXANDRE DUMAS FILS
DIRECTEUR DlC l'aCADKMIH FRANÇAISK
(lu '2 ;ioùl 187
Messielrs ,
Vous avez eu cerlaincment, coiiinic moi, l'occasion d'cn-
Icnclre certaines personnes qui devaient à une très-grande
fortune toute la célébrité que la fortune peut donner, tenir
à peu près ce langage : « On envie beaucoup les gens riches;
lit plupart des hommes souhaitent la très grande richesse;
on a tort : que de soucis! que de déceptions! (pic d'amer-
tumes! D'abord on vous croit et on vous demande toujours
plus d'argent que vous n'en avez. Ensuite, vous ne vous
appartenez plus, vous devez, sous peine de passer pour
5o8 DISCOURS sua les prix dk vkuti .
avare, recevoir du monde, donner des fêtes, avoir des châ-
teaux, des chasses, des intendants, des domestiques, tous
gens qui vous exploitent, vous espionnent, vous trahissent.
Vous ne voyez venir à vous que des intérêts, des calculs,
des duplicités, des jalousies, des menaces. Vous en arrivez
à douter des sentiments les plus nobles et les plus néces-
saires à l'àme humaine : l'amour et l'amitié. On peut encore
compter sur la tendresse des enfants tant qu'ils sont dans
l'àgc où ils ne savent pas (pi'ils hériteront. Et, si vous êtes
assez maladroits poin- vous i-uiner, cpicllc ingratitude géné-
rale, quelle désertion en masse, quelle solitude, à moins
que vous n'ayez eu la bonne idée d'acheter un chien! Non.
croyez-moi. Monsieur, vous êtes bien heureux de ne pas
être très-riche, et il a eu bien laison celui qui a dit que la
fortune ne fait pas le bonheur. »
Après avoir entendu maintes fois ces lamentations très-
sincères et très-convaincues, j'ai fini par me demander si
les pauvres sont vraiment aussi à plaindre qu'on le croit,
et s'il n'y aurait pas lieu, ce qui n'est encore venu à l'idée
de personne, de s'apitoyer enfin sur le sort des riches, et
d'essayer de l'améliorer. Je me suis donc appliqué à ré-
soudre ce problème nouveau et je me disais sans cesse :
.( D'où vient que la fortune, tant enviée de ceux qui ne l'ont
pas, ne fait pas le bonheur de ceux qui l'ont? »
A force de réfléchir, je suis arrivé à cette explication,
bien facile à trouver du reste :
« La fortune, tant enviée de ceux qui ne l'ont pas, ne
fait pas le bonheur de ceux qui l'ont, parce que ceux qui
l'ont ne s'en servent pas assez pour faire le bonheur de
ceux (jui n(^ l'ont pas. »
DISCOURS ni; m. m.kwnduk niM\> i ii.s. 609
Je ne Irouvo pas d'autre raison. Messieurs, aux désillu-
sions, à la tristesse, à la iiiisanlluopie, si fréquentes chez
les gens riches. Ils ne demandent, pour la |)luparl, à l'ai-
gent, que les plaisirs qu'il peut leur donner, au lieu de lui
demander les joies (]iril poun-ait donner aux autres. Il n'y
a qu'à voir le bonheur complet, durable, céleste, |)our
ainsi dire, que les bi-aves gens que nous couronnons chaque
année ont éprouvé à faire le bien, non pas avec ce qu'ils
possèdent, mais avec ce qu'ils acquièrent jiar un travail
pénible, incessant, pour se rendre compte du bonheur que
les riches pourraient se donner si facilement pendant le
temps (ju'ils passent à regretter tic iic pas l'avoir.
Dieu me garde. Messieurs, aujourd'hui surtout, (piand
nous sommes réunis pour distribuer les prix fondés par
M. de Montvon et pour honorer la mémoire de cet honinie
de bien, si charitable et pendant et après sa vie, Dieu me
garde de nier la bienfaisance. Lorsqu'elle s'empare de cer-
taines âmes d'élite, elle y devient la passion la plus puis-
sante, la plus dominatrice, la plus ruineuse qui soit; mais
il me sera permis de constater, sans intentions autrement
subversives, et ce sera encore glorilicr M. de Montyon, il
me sera permis de constater que les personnes en proie,
comme lui, à cette passion, si elles sont moins rares qu'on
ne le croit, sont plus rares qu'on ne le dit, et que l'unique
préoccupation des millionnaires n'est pas encore de venir
en aide à leurs .semblables déshérités de tous les biens de
ce monde.
Et cependant, il existe une charité universelle, incon-
testable, devenue proverbiale : c'est cette charité qui, bien
ordonnée, commence par soi-même; c'est toujours cela;
5lO D1SC01!RS SUU LES l'niX DE VERTl'.
il faut bien commencer par quelqu'un, et n'est-il pas dès
lors tout naturel qu'on prenne celui qu'on a sous la main,
qui vous touche de plus près, qui vous promet d'être le
plus reconnaissant, qui, en somme, partage le plus sin-
cèrement vos douleurs, qui vous entretient continuel-
lement des siennes, les exagère même, et vous implore,
vous importune, vous harcèle jusqu'à ce que vous ayez fait
ce (ju'il demande? Nous avons tous en nous ce malheureux,
à la fois liiihle et exigeant, qui a des habitudes auxquelles il
ne veut i)as renoncer,des désirs qui lui paraissent impérieux,
des rêves qui ne lui semblent pas déraisonnables. Il nous
connaît si bien, il est si tenace, si éloquent, si CiMin, ce com-
pagnon éternel, que nous finissons par lui céder en l'avei-
tissant chaque fois qu'il n'ait plus à y revenir. La fatalité
veut sans doute que ce soit toujours quand nous venons de
prendre cette sage résolution que les autres cherchent à
nous apitoyer sur leurs misères, et c'est alors que, pour nous
exercer le plus vite possible à notre sévérité toute neuve,
nous leur répondons qu'ils nous parlent de choses que nous
savons aussi bien qu'eux, que nous avons nos chagrins aussi,
que nous ne pouvons venir au secours de tout le monde !
Après quoi, ayant donné cette preuve d'énergie, nous
redevenons un peu plus compatissants à nous-mêmes.
Qu'est-ce que tout cela prouve, Messieurs? Que tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, ou
le contraire? Non, cela prouve que, même riches, nous ne
sommes pas des hommes, et que ce dont nous nous plai-
gnons, appartient à la nature humaine; je ne dirai pas aux
idées innées, puisque Leibnitz les niait, mais tout au moins
aux instincts, et parmi ceux-là à l'instinct de la conservation
Discoi Ks i)i: M. \i.i:\ WDiii: dimas rii.s. )i(
qui, s'il ne date pas de la naissance, se développe de si
bonne heure et si piofondéinenf chez l'Iiominf i|u il lae-
compagne jusqu'à sa nioi-l. cl |)()iir ainsi dire au (Iclà, par
l'espérance d'une vie meilleure. Or, du inunieiil <juc
l'homme lient tant à se conserver, n'est-il pas logique tpi'il
s'efforce de se conserver le plus agréablement possible,
que ce soit d'abord son |)ropre bien-être qu'il ait en vue, et
que les autres, à partir de ce moment, ne jouent plus dans
sa vie qu'un rôle tout à fait secondaire?
Mais heureusement. Messieurs, il y a encore en nous
d'autres instincts que liiistinct de la conservation. Cette
émotion si douce, si vraie, si involontaire, que nous éprou-
vons au spectacle ou au seul récit d une bonne action,
d'un élan de courage, d'un trait de dévouement, d'un grand
sacrifice simplement aceom|)li : ce cœur qui se gonfle, ces
yeux ([ui se mouillent, ce trouble indéfinissable, cet en-
thousiasme irrésistible, tout cela n'appartient-il pas aussi à
la nature humaine et à ce (pi'elle a de plus pui' cl de |)lus
élevé? Ce n'est là que ce premier mouvement dont un dc^mi-
grand homme a dil ([u'il faut toujours se défier parce qu'il
avait remarqué qu'en effet il est toujours bon. Soit, le pre-
mier mouvement est bon. Tout ce qui est bon doit cl peut
produire quekjue chose de bon; comment se fait-il alors
que ce premier mouvement, reconnu bon, constaté fréquent,
ne soit pas plus fécond? C'est que, hélas ! il est très court.
Ce qui est le plus difficile à l'homme, ce n'est pas le cou-
rage, ce n'est pas la résolution, ce n'est pas le sentiment du
devoir et la connaissance du bien; ce (]ui lui csl le |)lus
difficile, c'est la persévérance qui seule de ses bonnes dispo-
sitions sait faire des vertus. En présence des vertus d'autrui
'tij, Disc.oi us SI u i.Ks i'ui\ ni: M.ivrr.
siibitcnuMil révélées, nous avons applaudi , nous avons
pleuré, nous nous sommes stMilis meilleurs, capables de
comprendre et résolus à imiter; cela nous suffit bienlôt, et
nos bonnes résolutions parties a\ee entrain, peut-être trop
vite, se fatiguent, se reposent, s'arrêtent entre le moment
où nous les avons prises et le moment toujours un peu trop
éloigné où nous devions les mettre en oMivre. M. de Mon-
tyon, (|ui avait été intendant de trois provinces, qui avait
été appelé ensuite au conseil du roi, qui avait émigré pour
suivre et pouvoir aider de sa fortune ses amis persécutés,
qui, par conséquent, connaissait les hommes et qui est mort
en écrivant, cependant, (ju'il leui' demandait pardon de ne
leur avoir pas fait tout le bien qu'il pouvait et que, par
consé(iuent, il devait leur faire, M. de Mont} on savait
mieux que nous e( bien a\ant nous (ont ce que nous ve-
nons de dire. C'est pour cela quil a fondé ce prix annuel
de vertu.
Il estimait certainement que, plus l'émotion causée par
le spectacle de la vertu est courte, plus souvent il faut la
faire naître. En confiant, depuis près d'un siècle, à l'Aca-
démie, la mission si honorable et si douce de couronner
publiquement, tous les ans, quelques belles actions et de
répandre ainsi quelques bons exemples, M. de Montyon
a dû espérer et souhaiter que non-seulement le récit sou-
vent répété d'actes de courage, de dévouement, de vertu
tMilin accomplis par de pauvres gens encouragerait d'au-
tres pauvres gens à l'accomplissement d'actes semblables,
mais ([ue l'initiative qu'il avait prise encouragerait aussi
(|uel(pu's autres personnes riches à cette charité régulière.
M. de Montyon ne s'est pas trompé, le bon exemple a été
Discotns m: m. m.kwnoiu; m mas i'ils. 5i3
sui\i par les uns et par les aulrcs. V sa pieuse loiulalion
sonl déjà venues s'ajoulti' l;i lumlation Souriau. (pii f-l de
mille Iranes par an. tl la t'oiulat ion Marie Lasric (|iii donne
annuellemeid si\ médailles tle liois ecnis iVants chacune,
de préférence aux plus pauvres, cl autant (pie possible
à ceux qui auront iourni de \éi'itables preuves de leur
piété filiale. Ce n'est pas tout. \in 1S78, à noire distribu-
tion annuelle viendra encore se joindre le prix Géniond,
prix de mille francs destiné à récompenser des actes de
courage, de dévouement il de sauvetage, et enfin, en 1880,
l'Académie décernera, [)our la premièi-e fois, le prix fondé
par M""' la duchesse d'Otrante, née de Sussy, qui s'ex|)i iin<'
ainsi dans son testament : « Je lègue à l'Académie Iran-
eaise une somme de deux cent mille francs, dont les arré-
i-ages seront affectés à donner des prix tous les liois ans
pour récompenser des bonnes actions. Ces prix seront
distribués en séance solennelle au nom du comte Honoré
de Sussv. Ils seront de la même nature que ceux légués
par le comte de Montyon, et je demande qu'ils soient
donnés à la même époque. » Et cependant, même dans
deux ans, nous ne serons pas encore assez riches pour
faire connaître tous les actes vertueux que nous connais-
sons. Heureusement les auteurs de ces belles actions ont
fait et font le bien tout naturellement, comme l'oiseau fait
son nid, sans songer à la ré<"onapense.
D'ailleurs, quelle somme d'argent pourrait payer ces
soins, ces dévouements, ces abnégations, ces saerilices de
toutes les minutes, ce morceau de pain partagé, accompagné
souvent, pour se faire acceptei' tout entier, d'un mensonge
chrétien? Quel éloge publie vaudra le sourire d'un enfant
ACAD. i-R. ^^
5l4 DISCOUKS SUR I,F.S l>HI\ l)K VKUTl .
rappelé à l;i vie, d'une mère i-eiulue à ses enfants, de eel
homme ([iii, après s'être abîmé dans les flots ou dans les
flammes en poussant un dernier eri de prière ou de blas-
phème, rouvre les yeux et voit un homme qui passait par là
ou qui est accouru exprès et (pii a ex|)osé sa vie pour la vie
de son frère inconnu?Dans quellesmines d'or pur prendrc;/-
vous de quoi payer ces actions-là? Combien coterons-nous
ces résurrections, ces baisers inespérés, ces larmes de re-
connaissance et de joie mises en commun entre bonnes gens
qui trouvent tout simple qu'on se protège, qu'on se secoure,
qu'on meure l'un pour l'autre, qu'on s'aime enfin? Croyez-
vous que ces modestes héros accomplissent ces actes de
dévouement spontané ou de dévouement continu en vue
des prix que l.Académie française décerne? Hélas! Mes-
sieurs, sommes-nous bien surs qu'ils savent qu'il y a une
Académie française et que l'on y parle d'eux à cette heure
dans un langage bien au-dessous de leur mérite? Quelques-
uns de ceux que nous couronnons ont peut-être recours à
l'instituteur pour savoir ce que nous disons de leurs bonnes
œuvres dont le souvenir devrait être, avec leurs noms, gravé
en lettres d'or sur des plaques de marbre dans les mairies
et dans les écoles de leurs villages. Sur quels meilleurs
tableaux les petits enfants pourraient-ils apprendre à lire
et à vivre? Et pourquoi ne le ferait-on pas? Ce serait le
Panthéon des bonnes gens.
La première personne dont nous inscrirons le nom,
cette année, sur ce livre d'or serait M"' Léocadie Lavarde.
Nous avons rarement vu une telle persistance, un Ici
acharnement, pour ainsi dire, dans le bien. M"" Léocadie
Lavarde est née à Bretteville-sur-Odon, près de Caen,
DISCOl 1«S DK M. ALKXWDUK l»l M AS III. S. "> I 5
«Ml iH'20. Ses parents étaient ineiiniei>. l-^llc <|uitta la
maison patei-neile à l'àf^e de clix-luiil ans pour entier
comme sous-maîtresse dans une luiiisoii i rlifjjieuse de C^aen
où Ion recueillait des entants abandonnés. Klie y resta
ein(j ans; c'est là certainement qu'elle contracta le germe
de cet amour particulier pour les enfants, auquel elle a
dévoué toute sa vie. Nous disons de cet amour partie ulitr,
parce que M""^ Léocadie Lavarde a des prélerences pour
certains de ces petits êtres. Nous aimons tous les en-
tants, et |>lus ils sont agréables, (l<iu\. gentils, pour me
scrxlr (lu mot (|u'ori l(Mir apj)lique le plus souvent, plus
nous les aimons. INmr M" I^éocadie Lavarde, c'est tout
le contraire. VMr aime comme nous les enfants sédui-
sants, mais elle a une |)rédilection marquée poin* ceux (|iii
ont de mauvais instincts, qui sont méchants, vicieux, l-^lle
les considère comme des malades qui ont d'autant |>lus be-
soin de soins. Quant à ceuxcpii sont \érilablement atteints
de ces maladies physiques ipil icbutrni les charités \(il-
gaires, M""Léocadie Lavarde les adoiu-. Mais n'anticipons
pas, et donnons les détails pour ainsi dire chronologicpies
de cette existence qui. n importe où on l'interroge, est
toujours et constamment consacrée an bien, senddable à
ces belles sources, également pures, également rafraî(;his-
sanles, partout où l'on puise.
Kn quittant la maison ri'ligieuse de Caen, M"' Léo-
cadie Lavarde débarqua à Paris, en i84<), sans savoir où
elle irait. (3'était une époque où l'on ne savait guère où
aller, surtout quand on était sans aucunes ressources
comme AI"' Lavarde. Elle li ajjija à la |jorte des lazaristes,
(pii l'adressèrent aux sœurs de la paroisse Sainl-Sulpice.
5l6 DISCOURS SUR LES PUI\ DK VERTU.
lia sœur Louise lui donna une chambre, meublée d'un lit
de sangle et d'une chaise, où elle se mit à piquer des bot-
tines pour vivre. C'est là le berceau de l'œuvre que devait
poursuivre avec tant de dévoucnienl et de succès cette
charitable personne. La sœur, connaissant ses goûts, lui
confia d'abord une petite fille incorrigible, disait-on.
Elle partagea avec cette enfant son lit, son jKiin et son
àme bien certainement, car l'enfant lut corrigée. Aussi,
au bout de quelques mois, cette mère d'élection avait-elle
six nouveaux enfants, et à la fin de l'année, quinze, ce qui
prouverait que le cœur de la femme est encore plus fécond
que ses entrailles.
Il fallut prendre un logement plus grand, et aux Irais de
qui? Aux frais de celle qui avait eu l'idée de soigner les
enfants. Et quelles étaient les ressources de M"' Lavarde?
L'aiguille. Aussi passait-elle les nuits. ^ oyez-vous cette
lampe, cette main et cette aiguille qui donnent la santé,
l'instruction, la morale, l'espérance à ces quinze petits êtres
qui doi^ment pendant ce temps-là du sommeil dont se prive
cette juste qui travaille? Enfin, (pielques bonnes âmes
connurent ce dévouement mystérieux et caché comme un
crime, car à toutes ses vertus M"' Léocadie joint ce mé-
rite, qui les complète, de vouloir qu'on les ignore. Je vous
affirme, Messieurs, que ce que nous faisons aujourd'hui,
si nous ne le faisons pas à son insu, nous le faisons contre
sa volonté, car elle n'aime pas qu'on se mêle de ce qu'elle
appelle ses affaires. Elle veut accomplir le bien, elle veut
se dévouer, elle veut ne pas manger, elle veut ne pas dor-
mir pour faire vivre des enfants qui sans elle n'auraient
ni pain ni gîte; à qui cela l'ait-il du mal? Gela ne vous
DiscoiRs i)i: M. \i,i;x\Miiu: in mas iils. Ô17
regai'do pas; passez votre clieiniii. vous Tics lii lie, vous
n'avez pas besoin de moi et je n'ai jjas besoin de vous.
\oilà la nature de M"'' Lavarde ; aujourd'hui, «Ile m'en
voudra du bien ((ne je dis d'elle, mais je suis sûre qu'avant
demain elle aina compris que c'était nécessaiic cl (|u'el!e
maui'a pardonné.
Enlin, Messieurs, que vous dirai-je? Quelques bonnes
Ames forcèrent sa porte avec effraction, c'est le mot. Elle
renvoya les premières personnes qui lui olfrirenL les pre-
miers billets de banque, comme on renvoie d'ordinaire
ceux qui \icnnent en demander.
Ceci se passait rue de Yaugirard, io4, dans une
maison qui a été démolie pour le percement dr la rue
Saint-Placide, un saint (|ni, en passant par là, s'est trouvé
tout de suite en pays de connaissance. La loi linit par se
mêler du cas de M"' Lavaide. M. Rataud, alors maire de
l'arrondissement, abusa de son pouvoir. Je le déin)n(;c. Il
pénétra chez elle et la mil en relations avec deux charitables
dames, jdus riches qu'elle, M"" Aignan Desaix et INI"" Gil-
bert, qu'on m'a bien lecommandé de ne pas nommer et qui
l'aidèrent à s'installer rue du Cherche-Midi, n" i-m), on est
situé l'ouvroir dont on ne m'a pas recommandé de ne pas
donner l'adresse. C'est là que, depuis le 1 5 décembre i8'î5,
c'est-à-dire depuis vingt-deux ans, c'est là, dans ce petit
ouvroir de Sainl-\ incent de l*aul, que M"' Léocadie
Lavarde, directrice de cet établissement, reçoit, élève,
instruit les enfants qu'on veut bien lui confier, et on veut
lui en confier beaucoup, de sorte (pic la directrice n'est
pas plus riche que ne l'était l'ouvrière, et que la lune
curieuse, profitant du silence qui est son ami, vient (piel-
5l8 DISCOLRS SUR LES PRIX DK VKKTU.
quefois plaquer son visage pâle conlie la vilre, poiii- Noii*
à la lueur de cette lampe qui brûle eiieore cpu-lle est cette
main qui travaille toujours. Si vous connaissez des enfants
méchants, insuppoi'lables, incorrigibles, pauvres, obtenez
de leurs parents qu'ils les confient à M"' Lavarde, vous la
lendrez bien heureuse; mais raj)pclez-vous <|u'elle a déjà
guéri moralement et |)hysiquenienl des centaines d'en-
fants, qu'elle a ensuite placé les uns, marié les autres, et
que les ressources sont éventuelles et précaires. En iSSq.
la mo\enne des enlanls élail de jS, en iSyS de ii<S;
6y5 enfants sont entrés dans la maison depuis que M"' La-
varde est entrée dans la petite chambre des sœurs de la
paroisse Saint-Sulpiee.
Kn 18)9, la dépens(> quotidienne était de 77 centimes
par enfant; aujourd hui elle est de i fr. o3 centimes. Que
voulez-vous? l^es habitudes de bien-être et de luxe ont
envahi jusqu'aux dernières classes. Aussi, au risque de
passer encore une fois pour encourager le vice, je con-
seillerai aux personnes pieuses qui prendront connaissance
de ce rapport, malgré le nom qui le signe, d'encourager
aussi tous ces petits prodigues dont les maladies et les
défauts ne découragent pas la noble directrice. Et pour
donner l'exemple, l'Académie déceinie à M"" Léocadie
Lavarde un prix Montyon de deux mille francs.
Si je n'en ai pas dit plus long, Messieurs, sur M"" Léo-
cadie Lavarde, ce n'est pas qu'il n'y ait plus rien à clin-,
c'est au contraire qu'il y aurait trop à dire encore, et que
je suis forcé de prendre un peu sur sa part pour faire la
part des autres. C'est une charité de plus qu'on lui devra.
Au commencement du XV'^ siècle, des marins surpris par
niscoiRS m: m. miawihu-; l>^'\l\^ i ii.s. ')iq
la tempôto mic les cùtos de la Manche ri miraciilcuscinent
sauvés constriiisireul, pour accomplir le \a'u ipi'ils avaient
fait, une |)etite chapelle dédiée à Notre-Dame de lîori-
Secours, au lieu même où ils abordèrent, à Saint-MarcouC.
dans le canton de Montebourj^. arrondissement de^ alognes.
Qiielrpies cabanes de |)ècheui"s se ^M'ou|>èrenl peu à [)eii
autour de cette petite chapelle. On v \enaiten pèlerinage.
Ce n'était qu'une plage aride, isolée de l'autre |)arlie de la
commune et du reste de la contrée. Les ouragans dévas-
taient les chemins, ([ue ne songeaient guère à entretenir les
pécheurs, unitpuinenl occupés di' vivre du produit de leur
pèche. La population augmentait l'aiblement, mais, si faible-
ment que ce lût. il arriva un moment où la petite chapelle
légendaire, étroite, malsaine et tombant en ruines, ne
pouvait plus la contenir. En l'année 1S47. huit prêtres
avaient été successivement envoyés par l'autorité iliocésaine
à ce poste classé au dernier rang. Tous avaient décliné une
mission qu'ils déclaraient impraticable.
Au mois de janvier i848, un desservant de la paroisse de
Gauquigny, dans un canton voisin, qui possédait une jolie
église et un presbytère agréable, fut envoyé à son (oui-
dans ce véritable désert. Gedesservantétait .>L l'abbé Leroy,
qui du reste ne craignait rien tant que d'être envoyé cin-é
au bord de la mer. Au lieu de se rebuter, il \it là un oidrc
de la Providence ; il s'y soumit, et chercha immédiatement
les movens de transformer ce pauvre petit pays.
Avant tout il fallait reconstruire la maison de L)icu : à
tout seigneur, tout honneur; mais 011 trouver des rcssoiu-
ces? Tous ces gens-là étaient pauvres. La commune, déjà
impuissante à réparer l'ancienne chapelle, refusait à plus
520 DISCOURS SUR LES PRIX HE VERTl .
forte raison d'en élever une neuve. Heureusement il n'y
avait pas sur la terre que cette commune et ces pauvres
gens, et, son bâton à la main, un beau jour, l'abbé Leroy
se mit en roule, à pied naturellemenl, quêtant à droite et
à gauche, en haut et en bas, acceptant tout, remerciant
de tout, rapportant tout. Au mois de mars i853, les murs
s'élevaient déjà à trois mètres au-dessus du sol, quand
on s'aperçut que la caisse était vide. Cette fois le curé
fit le voyage de Paris, la ville turbulente, la ville folle, mais
qui fait l'aumône comme elle fait tout, à tort et à travers.
Enfin, après des fatigues, des efforts, des luttes sans nombre
et sans relâche, une vaste et belle église s'éleva sur les ruines
de la modeste chapelle votive, puis une école mixte, à quel-
ques mètres au nord, est venue se mettre sous sa protection,
puis le cimetière s'est agrandi et clos de murs, de sorte
que la vie a sa direction et la mort son abri. Des deux
côtés de l'église le village s'est étendu, remplaçant ses an-
ciennes huttes par des maisons saines, commodes, solides,
et la belle église se dresse et chante au milieu de ses fidèles
comme une poule fière au milieu de ses poussins. « Cette
population était ignorante et grossière, nous dit la lettre
éloquente qui nous instruit du fait et qui est apostillée par
les témoins les plus recommandables, cette population est
maintenant instruite et à l'aise. Elle a presque tout reçu de
son curé. Elle a appris de lui à bâtir, à essayer de planter
quelques arbres, à sortir de son isolement, à trouver pour
les produits de sa pêche un écoulement plus rémunérateur.
Cette partie de la côte commence à être fréquentée en été,
et les habitants en profitent. Six petits bateaux, possédés
chacun par plusieurs pêcheurs réunis, sont occupés à la
DISCOIRS Di; M. AI.KXANDHI. 1)1 MA^ FILS. 321
mer. I^a plupart de ccu\ qui vendent le poisson le portent,
non pins dans une hotte sur leur dos, mais dans une voi-
tnic (|iii leur appartient, cl le diinanclie, ces braves gens,
bien vêtus, respirant le contenlement elle calme, se pres-
sent autour de leur curé, que Ions environnent de respect,
presque de vénération. » L'Académie décerne un pii\
Montyon de deux mille irancs à l'abbé Leroy.
Après nos désastres de 187001 187 1 , quand Met/, l'ut sé-
parée de la nuMe-|)atrie et que les Français qui s'y trou-
vaient encore eurent à opter entre la nationalité française
et la nationalité allemande, vous vous rappelez, Messieurs,
en quelle quanlil('- nos nationaux nous revinrent, si bien
que, si la France a perdu de son sol, elle n'a, en dehors de
ce qu'elle en a versé sur les cliamijs de bataille, rien perdu
de son sang. Notre illustre et cher confrère, M. le comte
dllaussonvillc, président du comité alsacien-lorrain, et
qui s'est dévoué avec tant de générosité, de courage et de
succès aux anciens habitants de ces provinces, don( il est
l'enfant, le bienfaiteur et l'historien, M. le comte d'IIausson-
ville sait mieux que personne de quel patriotisme, de quelle
résignation, de quelle fraternité firent preuve tous ces Fran-
çais de naissance devenus Français volontaires. Cependant
quelques-uns des noires optèrent, non poui- le sol étranger,
mais pour le sol natal, où le cœur prend souvent des racines
si profondes, qu'il n'a plus, à un certain âge surtout, le
courage ni la force de les iurarlier. (a'iw (\u\ nous sont
revenus ont en raison ; ceux ([ni sont i-estés onl eu Icnis
raisons, que nous déclarons ici tontes humaines, toutes
indiscutables, toutes bonnes. Juge/.-en du reste, Messieurs,
par l'exemple suivant :
ACAD. v\\. 66
5;i2 DISCOURS SUR LES PRIX Di: VERTU.
M"" Catherinc-Alexandriiie Romcstin est née à Metz,
elle est ouvrière en linge ; elle va en journée, c'est avec
ce travail quotidien, ingrat, si modestement rétribué,
que depuis vingt et un ans, j'ai bien dit vingt et un ans,
elle soigne avec le dévouement le plus admirable luio pau-
vre fille âgée aujourd'hui de soixante-huit ans, ouvrière
comme elle, mais que, depuis un quart de siècle, ses infir-
mités empêchent de gagner sa vie. Catherine Romestin
refuse, à gains égaux, de travailler à la campagne, parce
qu'elle ne pourrait y emmener sa chère malade, et que cet
air pur etsalubredcs champs, qui lui serait si nécessaire, ne
lui ferait aucun bien si elle le respirait seule. Elle ne cal-
cule ni avec ses forces ni avec sa santé, et, quand elle se
sent moins de vigueur, elle en est quitte pour avoir plus
d'énergie. Ses riches protecteurs ne sont plus là, ils sont
partis avec les pauvres protégés qui pouvaient partir. Mais
elle, pouvait-elle partir? Pouvait-elle amener en France
celle qu'elle n'avait pas même le moyen d'emmener à la
campagne, àquelques minutes de la ville? Pouvait-elle aban-
donner et laisser mourir sur son lit de douleurs celle à qui
elle se dévouait depuis quinze ans? A qui confier ce cher
dépôt? Qui l'aurait accepté? Personne n'était venu en aide
avant, à cette malade ; qui lui viendrait en aide après? Non;
entre deux êtres ainsi unis par la misère de l'un, par la
bienfaisance de l'autre, par l'amitié commune, il n'y a de
séparation compréhensible que la mort. M""" Romestin est
devenue Allemande pour rester utile et elle se sera ainsi
sacrifiée deux fois. D'ailleurs, le royaume qu'elle habite
depuis longtemps n'est plus de ce monde ; on n'y connaît
ni limites, ni distances, ni étrangers, ni ennemis, ni vain-
BISCOl us DE M. ALEXAMIRE DlîMAS FILS. ^23
queurs, ni vaincus; tousccu\ (jiii I habitent sont lesenl'ants
du même père ; il s'appelle la Charité.
L'Académie décerne à M"' Catherine-Alexandrine Ro-
mestin le priv Souriau de mille francs, et que cette récom-
pense, en passant par-dessus nos nouvelles frontières, lui
prouve que la France peut loujoui-s aller à ceux qui ne
peuvent pas revenir à elle.
Messieurs, nous avons encore pour épuiser, cette année,
la générosité de M. de Mont\on, cinq médailles de mille
francs et treize médailles de cinq cents francs à distribuer,
après quoi nous aurons à donner les six médailles de trois
cents francs de M"* Marie Lasne, ce qui fera vingt-sept
lauréats, sur cent vingt-trois candidats qui nous étaient
présentés. Si vous me demandiez, Messieurs, pourquoi sur
ces cent vingt-trois candidats nous en avons éliminé (jualre-
vingl-seize,je vous répondrais tout de suite: l^arce que nous
n'avions pas assez d'argent pour tous, et qu'il nous a fallu,
à notre grand regret, faire des choix en cherchant des
nuances à peu près insaisissables. Si \ous inc demandiez
pourquoi, parmi les candidats que nous avons choisis,
nous avons placé ceux-ci avant, ceux-là après, pourquoi
nous avons donné aux uns un peu plus d'argent ou d'im-
portance qu'aux autres, je serais assez embarrassé pour
vous répondre. Tous ceux que nous couronnons sont des
gens de bien, voilà qui est sûr. Si celui-ci l'est depuis moins
longtemps que celui-là, c'est qu'il est d'un âge moins
avancé ; si Pierre s'est moins dévoué que Paul, c'est qu'il
est d'une santé moins forte, mais tous sont animés de ce
même esprit de charité, simple, persévérante, qui va tous
524 DISCOURS SUR LES PRIX DK VF.RTU.
les jours et tout droit à son but, ne s'inquiétant pas plus
si on l'admire que si on la raille, car on n'admire et on ne
raille que ce qui est beau et grand ; le reste, on le juge.
Tous ces braves gens ne diffèrent donc entre eux que par
le nom, l'âge et le sexe. Un matérialiste, après avoir lu,
comme je viens de le faire, tous les mémoires que je ré-
sume aujourd'hui, déclarerait peut-être qu'il y a là un cas
physiologique, pathologique, qu'il ferait rentrer dans la
catégorie des idées fixes, des monomanies, des folies par-
ticulières. Le proverbe latin dit : « Quos vitlt penlere Jupiter
demejitat, >•> Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre. Que
le Dieu qui a remplacé Jupiter, ce Dieu qui a dit aux
hommes : Aimez-vous les uns les autres, que Dieu frappe de
cette folie de charité les peuples et les rois, le moment est
bon, et je réponds que le monde ne sera pas perdu, mais
sauvé.
Paul Martin est de Condillac, dans la Drôme ; il a qua-
rante-neuf ans. A dix-neuf ans, il était orphelin sans res-
sources et l'aîné de six frères et sœurs. Il se constitua leur
père. Par son travail il a pourvu constamment aux besoins
de sa jeune famille, aujourd'hui honorablement établie. Il
avait une vieille tante infirme, il s'est chargé de cette tante.
Quand il n'y a rien pour sept, en travaillant du matin au
soir, il y a pour huit. Ses jours sont précieux à cet homme,
il les risque cependant pour arrêter deux chevaux emportés
et il sauve la vie à quatre personnes qui allaient être pré-
cipités dans un abîme. lia eu du bonheur, il n'est que blessé.
Pendant la guerre de 1870 à 1871, au risque d'être fusillé
s'il était pris, il a résolu, encouragé et favorisé la fuite de
prisonniers français envoyés en Allemagne. Il est ensuite
DISCOIUS l»i; M. Al.KXA^ORK Dl M \S Kll.s. 525
parvenu à onipr^KM' les soldats allemands d'incendier des
maisons à Fontainebleau; puis, en 1879-, un jeune homme,
soutien de l'aniille, ayant eu la jambe prise dans un enj^rc-
nage, il se charge du blessé, et, pendant deux ans, il lui
donne, en prenant toujours sur son propre travail, linge,
nourriture. ai*g(Mit poiu'sa famille. Aujourd'hui, il est, nous
assure-t-on, homme de confiance dans une grande maison.
Nous croyons que le maître de cet'te maison a bien placé
sa conlianee. et l'Académie décerne à Paul Martin une
médaille INIonlvon de première classe, de mille francs.
M""" veuve Camus, habitant Notre-Dame-de-Liesse ,
dans le département de l'Aisne, est âgée aujourd'luii de
soixante-quatre ans. Après quinze ans de mariage, elle est
abandonnée par son mari qui la laisse avec deux jeunes
enfants cl de nombreuses dettes contractées par lui, bien
entendu, l'^u i853, ce mari meurt sans être revenu auprès
de sa femme, ajoutant à son premier legs sept mille francs
de dettes nouvelles. La veuve n'a d'autres ressources que
son travail et son courage. Elle veut que la mémoire du
coupable et le nom de ses enfants soient sans tache, et elle
s'impose la lourde mission de payer les dettes de son mari
dont elle était séparée de biens. Elle parvient à marier ses
deux enfants. Jusque-là elle n'avait pu (pu- payer l'inté-
rêt des dettes. Ses enfants mariés, pour pou\oii' payer le
capital, elle se met en service. En iSôq, elle quitte son pays,
sa famille, cl \icntà Paris jjour gagner un peu [)lus. A force
d'économie, en envoyant tous les ans une certaine somme
à ses créanciers d'adoption, elle commence à se libérer.
Elle va être tout à l'ail libérée, lorscpi'aii iii(ti> (\<^ février
son fds meurt lui laissant un orphelin de deux ans; en 1870,
520 DISCOURS SUR LES PRIX DE VERTU.
sa fille meurt lui laissant trois enfants en bas âge et un
mari pouvant à peine subvenir à ses besoins personnels.
Elle prend les enfants à sa eharge, deux meurent pendant
le siège. Que de douleurs, dont nous ne parlons pas, Mes-
sieurs, au milieu de tous ces devoirs pieusement remplis !
Enfin elle vient d'achever de payer, intérêt et capital, toutes
les dettes de son mari, car il va sans dire qu'elle n'a jamais
eu le temps, ni l'idée, ni le moyen d'en faire pour elle.
L'Académie décerne une médaille Montyon de première
classe de mille francs à M""" veuve Camus.
M"" Marie-Adélaïde Hugon a soixante-dix ans. A dix-
huit ans elle était l'unique soutien de sa famille. Depuis
quarante-cinq ans elle exerce la fonction d'institutrice à
Peyrilles, dans le Lot, où elle est née, et elle exerce cette
profession avec un dévouement souvent au-dessus de ses
forces. Ce n'est pas tout ; elle pourvoit aux besoins des
enfants pauvres pour leur faciliter l'entrée de l'école ; elle
soigne les indigents, et, malgré sa grande pauvreté, leui-
procure les médicaments indispensables. Pendant de lon-
gues années, elle a soutenu son père très âgé, sa mère et
une sœur infirme. Son père et sa mère sont morts, mais
cette sœur infirme est encore à sa charge, et depuis cin-
quante ans. Aujourd'hui elle est infirme à son tour. L'Aca-
démie décerne une première médaille Montyon de mille
francs à M"" Marie-Adélaïde Hugon.
Nous voici. Messieurs, en face d'un cas qui se représente
assez souvent dans nos concours des prix de vertu : c'est le
cas du serviteur qui cesse un jour d'être payé par ses maî-
tres devenus pauvres, et, qui, au lieu de les quitter et de les
poursuivre devant monsieur le juge de paix, continue aies
DISCOl'RS m. M. vr.KXANDRK Dl'MAS KILS. 5^7
servir pour rien et se met même à travailler pour les nour-
rir. Ce cas particulier appartient toujours à la province. Je
ne crois pas qu'il y en ait eu un seul exemple à Paris; on
trouve tout à Paris, excepté cela. C'est regrettable; car
nous qui habitons Paris et qui savons combien il est diffi-
cile d'y être servi, même en les payant bien, j)iir des do-
mestiques toujours bien recommandés, nous serions heu-
reux d'avoir à récompenser un exemple parisien. Et à ce
propos, si les braves gens que nous récompensons pou-
vaient faire quelques élèves et nous les envoyer, nous ne
promettrions pas à leurs élèves un prix de vertu, mais nous
leur promettrions certainement, non-seulement de ne
jamais être à leur charge, mais de leur procurer une
agréable aisance pour leurs vieux jours, à laquelle nous
joindrions toute la reconnaissance qu'un aussi grand éton-
nemcnt pourrait nous inspirer.
Catherine Dio est de Valence, dans le Tarn-et-Garonne ;
voilà quarante ans qu'elle sert gratuitement la même famille,
etellcen a cinquante-huit. D'abord, ellese dévoue, pendant
quinze ans, à sa maîtresse atteinte d'une grave maladie ;
celle-ci meurt en lui confiant sa fille infirme et son mari,
qui, frappé de paralysie, privé de ses facultés intellectuelles,
exigeant des soins continus, demeure pendant douze ans à
la charge de Catherine. Nous représentez-vous. Messieurs,
cette pauvre fille de dix-huit ans, qui cherche pour vivre
et faire vivre sa famille une place de servante, qu'on
adresse aune famille honorable et aisée, où elle croit trou-
ver le logement, la nourriture, un petit pécule en échange
de son service, et qui, au lieu de cela, pendant quarante
ans, a toute cette famille à sa charge, qui ne se plaint
528 DISCOt'BS SUR LF-S PRIX OE VERTU.
pas, qui refuse des positions avantageuses qu'on lui offre
de tous côtés, parce que tout le monde connaît ce dé-
vouement et voudrait avoir un pareil serviteur, qui re-
nonce à se marier parce qu'elle n'a pas le droit d'avoir
une famille à elle, puisqu'elle a la famille des autres, et
qui, son maître mort (elle l'appelle toujours son maître),
reporte toute son affection, tout son dévouement sur
la fille qu'il laisse infirme et incapable d'aucun travail?
Pour moi, je ne sais rien de plus touchant et de plus res-
pectable que la vie de cette humble fille, et en vérité,
Messieurs, Catherine Dio a bien mérité une première mé-
daille Montyon, de mille francs, que l'Académie lui décerne
aujourd'hui.
W Sophie Santier, de Dinan (Côtes-du-Nord), âgée, à
cette heure, de soixante-six ans, à qui l'Académie décerne
la cinquième médaille Montyon de mille francs, est encore,
permettez-moi le mot, Messieurs, de la même école. Elle
soutient ses deux jeunes sœurs, son père infirme et sa mère
dont elle a prolongé la vie jusqu'à quatre-vingt-trois ans;
puis, comme la Providence ne lui a pas envoyé une famille
particulière à soutenir, c'est tous les malheureux et tous
les pauvres de son quartier qu'elle considère comme sa
famille, et pour lesquels elle travaille, quètanl comme une
sœur de charité auprès des personnes bienfaisantes de la
ville, quand son travail ne suffit pas à sa tâche ; apprenant
à coudre à beaucoup de jeunes filles qu'elle mettait ainsi à
même de gagner leur vie et de venir en aide, comme elle
avait fait elle-même, à leurs parents malheureux. Enfin
elle a pris chez elle une petite orpheline de douze ans, puis
une autre enfant de quatre ans, qu'elle a élevée jusqu'à
DISCOIRS 1)1-; M. M.KXANDHIC 01 MAS l'ILS. SSQ
sa vini;liriiio amiOi', ài^t> aïKiiicl clic la mariée. Cette jeune
l'ciiimc est devenue aNciiglc. cl M"" Santier s'est i'ailc le
soutien tic son ancienne protégée, de ses tleu\ cnranls cl
de son maii incapable.
(îraiids ciL'iirs, cessez d'aiincr ou je cesse d'écrire.
Cette paraphrase scrail-cli^' \iaic ici, Messieurs? L'esprit
sentirait-il tout à eoup des limites là où le cœur- n'eu voit pas?
Allons-nous nous lasser d'entendre le récit de ces bonnes
actions, (jue c<mi\ (pii les ont accomplies ne se sont jamais
lassés d'accomplir? Non, n'est-ce pas? Et si cette séance
vous parail un p(Milr()|) longue, c'est à moi seuil (pi'il faudra
vous eu prendre, à moi (jui n'aurai pas su vous communi-
quer l'émotion et l'intérêt que j'ai éprouvés à la Icclure
de ces simples et touchantes biographies.
Nous décernons les treize médailles Montyon de cin(i
cents francs chacuiu' à Marie-Anne Guilloux, de Saint-
Aubin-du-Cormicr I lllc-et-\ ilaine), inslltutrice, âgée de
soixante-dix ans, (|ui, eu i.S5(), a recueilli son ancienne
institutrice devenue iulirnu-, cl |)endanl \ ingt-lrois ans a
subvciui à tous ses bes(jins, (pii recueille aussi deux en-
fants, qui les loge, les nounii, les instruit, paye l'appren-
tissage de l'une et garde avec elle l'autre dont la santé
exige les plus grands soins;
A Marie Villebesset, de Pontaumur, dans le l'uy-de-
Dôme, digne émule de Catherine Dio, et qui, comme elle,
simple servante, se dévoue à ses maîtres depuis vingt-huit
ans, leur sacrilie ses petites économies, veille, soigne la
mère malade jusqu'à sa mort, et recueille le fds qui, quoique
ACAD. KR. 67
53o DISCOl RS SL'R LES PIUX DK VKUTU.
faible et délicat, est appelé au service militaire, et à qui
elle envoie tout ce qu'elle gagne ;
A M""" veuve Reignier, à Troyes (Aube), âgée de soixante-
deux ans, sans fortune, qui, ayant déjà à sa charge son
mari aveugle et quatre enfants, recueillait en iHOo une en-
fant que ses parents abandonnaient; puis, en 1866, l'habi-
tude est prise, elle en recueille un autre abandonné comme
, le premier;
A Félicité Blain, de Gholet (Maine-et-Loire), qui n'est
âgée que de trente-trois ans, mais pour elle la valeur n'a
pas attendu le nombre des années. C'est une simple ravau-
deuse qui, à treize ans, perd sa mère et reste avec deux
petites sœurs, l'une de cinq ans, l'autre de neuf mois, et un
petit frère de trois ans. Elle les élève ; son père est frappé
d'une maladie du cerveau, elle en fait son quatrième en-
fant. Elle refuse un parti avantageux pour ne pas aban-
donner son œuvre de dévouement. La plus jeune de ses
sœurs est morte; elle l'a remplacée par d'autres malheu-
reux étrangers à c[ui elle fait tout le bien que lui permet-
tent les ressources acquises par son seul travail, et voilà
que son jeune frère, atteint de ce mal presque toujoui-s
héréditaire dont son père est mort, vient de retomber
à sa charge après avoir été placé par elle dans le com-
merce ;
A Marie-Jeanne-Louise Rabey, à Urville (Manche), âgée
de soixante-dix-sept ans, et qui, sa commune n'ayant pas
d'institutrice, s'est faite, de i83o à i856, l'institutrice
volontaire des petits enfants dont elle soignait en même
temps les parents dans leurs maladies. Elle a suivi aussi
le bon exemple donné par de pieuses servantes, et elle
niscoi us ni: m. m.i.xwdiu; dimas m. s. Mi
a rendu ù ruiio (.l'clles, en la riM-ucillaiil. ci' que tilli'-ci eût
sans doute été capable de faire pour sa maîtresse;
A Julienne Hénault, à Moiicontour (Côtes-du-Nord), qui
est entrée au s(i\ icc d'un eeelésiastique, couveil de dettes,
pour avoir trop hlcii pi-atiqué les enseij^nements (|iril ré-
pandait. Elle a ser\i gi-aluileinenl ce di<,Mie honinie cl elle
a payé toutes les dettes du petit presbytère;
A Madeleine Last, à ^leyrargues (Bouehes-du-Rliône),
Agée de soixante-huit ans, qui, ayant pei-du, après viiifjt-
fiois ans de soins et de dévouenienl, son père infirme et
sa sœur, se eonsaere au soulaf^enient des malheureux,
mendie pour eux, ouvre une école |m)iii' les cnl'anls, donne
ses soins, pendant dix ;iiis à lune, pendant dix-huil ans à
laulre, à deux jjauvres femmes inlirmes (jui avaient iHé
ses eoadjutriees et adopte uik; jeune lilh' (pii venait de
jjerdre sa mère ; aujourd'hui, elle est menacée d'une cécité
qui, si elle ai-rive, ne l'enqu'cliera pas de continuera faire
le bien. Klle le fera à tâtons et avec les >eu.\ des autres;
A Annelte Neurin, à Dijon (Côte-d'Or), qui, âgée de
quatre-vingt-neuf ans, est depuis soixante ans au service
de la même famille tombée dans la misère, à qui elle
donne toutes ses économies, ([u'elle sert pour rien et
qu'elle n'a jamais voulu (piiller potu" des positions facile-
menl meilleures. Annetle Neurin est une de celles que
l'Académie avait dû écarter, faute d'argent, lors du dernier
concours. Nous trouvons dans son dossier une note de
M. de Carné, à laquelle nous faisons droit. Que le vœu de
M. de Carné soit exaucé et que notre cher et regretté con-
frère ait fait encore le bien dans la mort comme il n'a
cessé de le faire dans la vie ;
53*J! DISCOl'RS SIH LKS 1>1U\ IH: VKRTf.
A Madeleine HiverL, à Nantes (Loire-Inférieure), âgée
de soixante-seize ans, et, depuis i836^ se consacrant à ses
maîtres ruinés, et leur donnant, non-seulement ses servi-
ces gratuits, mais le produit du travail qu'elle fait en
dehors de leur maison, ajirès leur avoir donné toutes ses
économies;
A lllmilie Pouchot, à Grenoble (Isère), âgée de trente
ans. Depuis seize ans elle passe sa vie auprès d'une ou-
vrière malade dont elle subit les exigences et les bizarre-
ries de caractère, les violences même sans se plaindre. Elle
l'entretient avec ce que son travail lui proeui-e;
A Lucie-Françoise Bard, à Bayeux (Calvados), âgée de
cinquante-neuf ans, domestique. Entrée au service on i838,
elle abandonne tous ses gages jusqu'en i85S pour soute-
nir sa grand'mère infirme et indigente, son frère et ses
neveux et nièces, qui sont élevés grâce à elle. En mai 1859,
le malheur vient fondre sur ses maîtres. x\ussitôt elle aban-
donne ses gages et travaille jour et nuit pour leur épar-
gner les privations, car ils sont vieux. Le mari étant mort,
elle se dévoue de plus en plus à la femme, et depuis peu
de temps elle a pris â sa charge une tante tombée dans
l'infortune ;
A Judith-Maintasie Lopes, épouse Léon Lévy, à Saint-
Esprit-lez-Bayonne (Basses-Pyrénées), Lsraélite, et qui a
bien compris la belle affirmation de Moïse, dont noire
grand poète a fait un de ses plus beaux vers : Qui donne
aux pauvres prête â Dieu. Ecoutez ceci. Messieurs :
Judith Lopes est la plus jeune des quatorze enfants d'un
commis marchand-colporteur; le dénûment de la famille
était si grand qu'on ne put pas l'envoyer â l'école.
i)i>(;i)i us i)i; M. Ai.i;\AM)iu; dimas mis. 533
Dès onze ans, vWc lra\ aillait pour vcnii- en n'idc à son
père et à ses frères et sœurs, dont t(ueU|ues-uns, hélas!
j'allais dire lunireusemenl, sont morts en bas àj2;e, niaismal-
heureusemenl la nièri' élail morte aussi. Le |)èrc dcvienl
inlirinc, el \o\\.i .liidilli Lopes loreée, à dix-iicid ans. de
soutenii- ce père, trois lîUes, deu\ lils et une vieille grand'-
mère qu'elle soi:;na si l)i( u (|ue celle-ci ne mourut (|u'à cent
(rois ans. Judilli Lopes arrive ainsi à sa trentième année. Ne
se trouvant plus assez jeune pour rêver le niai-iai^c dans les
conditions ordinaires, elle épouse un ou\iier cordonnier,
veul" avec (pialie lilles en bas àj^e. Elle a à son tour cinq en-
tants. Elle parvient à marier trois lilles de son mari, mais la
cadette meurt bientôt laissant à Judith trois jjetits (niants;
la seconde suit celle-ci |)eu de temps après et laisse à son
tour nu enfant; la troisième, restée veuve avec un enfant,
ne peut subvenirà tous ses besoins, et Judith lui vientcons-
tamment en aide. Elle a donc maintenant à soutenir et elle
soutient, avec son seul lra\ail, une li lie de vingt ans, un lils de
(juinze ans. une lille de quatorze ans, ses cinq enfants à elle,
plus deuv enfants abandonnés, un enfant orphelin, la qua-
trième enfant de son mari, deux de ses sœurs, dont une \\[
avec un frère déjà vieux; elle n'a que cinquante-six ans.
Enlin, l'Académie décerne la dernière médaille iMonlyon
de première classe de mille francs à Jean Latgé, à Limoux
(Aude). Cet homme, d'une santé débile, privé de sa mère
depuis sa plus tendre enfance, avait vingt-deux ans lors-
qu'il |)erdit son père, qui s'était remarié. La veu\e de ce
dernier, couverte d'infirmités, n'avait rien à exiger de son
beau-lils, qui non-seulement lui a |)rodigué les soins d'un
véritable lilsetd'iui lils des plus tendres, mais encore, loin
534 DISCOURS SUR LKS PRIX UK VKRTU.
de chercher à rentrer dans la petite fortune que son père
avait laissée à sa femme, loin d'exiger ce qui lui revenait, a
insisté auprès de sa belle-mère pour que celle-ci fît une do-
nation en faveur de sa propre sœur, laquelle a disposé plus
tard de tout son bien au profit d'une étrangère
Dans l'intervalle, cette sœur étant devenue inPirine, Jean
Latgé n'a cessé de lui prodiguer les soins les plus affec-
lueux et les plus dévoués. S'il rencontre un mendiant, il
lui fait partager son modeste repas. Si le malheureux qu'il
veut secourir ne peut marcher, il va lui porter lui-même son
dîner qu'il partage avec lui. IMus de cincpiante signatures
des plus honorables témoignent qu'on a vu .Ican l.algé se
pi'iver de feu et se réduire au i)ius strict nécessaire poiu-
que les malheureux de son voisinage eussent une bonne
bûche dans leur àtre et un morceau de viande sur leur pain.
Nous aurons fini, Messieurs, cjiiand nous aurons distribué
les six médailles de la fondation Marie Lasne, du prix de
3oo francs, à six excellentes femmes, car, comme le disait
si bien Prévost-Paradol en retournant au profit du bien un
dicton qui n'avait encore servi qu'au mal : « Quand il y a
charité, cherchez la femme. » Vous savez, Messieurs, que les
six médailles sont destinées à honorer surtout des exemples
de piété filiale qui, cette fois, ont été largement donnés
par Henriette-Louise Thomin, à Reims (Marne); Marianne
Chambes, à Poitiers (Vienne) ; Pauline Anglade, à Saint-
Michel (Ariège) ; Éléonore-Adélaïde Mabille, à Agnicourt
(Aisne); Maria Berger, institutrice à Villefranche-sur-Cher
(Loir-et-Cher); Victoire-Céline Leclerc, à Meaux (Seine-
et-Marne).
Voilà notre moisson de cette année, Messieurs; vous
DISC.Ol us 1)1. M. \l.i:\\\l)RE DIMAS IlLS. 535
voyez qu'elle est belle, et encore, comme je voii-> le disais
plus haut, auiioiis-iious pu l'asoii- doiihle, liiplc, cl même
quadruple. Les malheureux uy ont rien jterdu et ii'v per-
dront rien, les pauvres qui les secouraient hier les secour-
ront encore demain ; mais c'est à ceux-ci que nous aurions
voulu donner une preuve publicpie de noire sonicihide
et de notre estime. Soidiaitons donc, Messieurs, que le
vœu secret de M. de iMontyon se réalise, et que, tandis
que nous allons aux pauvres au nom des fondateurs que je
viens de nommer, de nouveaux fondateui-s viennent à nous
pour que, les appelés étant nombreux, nous puissions auf;-
menter le nombre des élus. Les bienfaisants ne manquent
pas, que les bienfaiteurs les imitent. C'est en diminuant
leur fortune par la charité (jue les riches échapperont à ces
soucis de la fortune dont ils se plaignaient au commencement
de ce rapport. Où est le bonheur? demande-t-on souvent.
Dans le bien, répondrons-nous avec assurance, et nous n'en
voulons pour preuve que tous ces braves gens que nous
venons de citer. C-eux-là ne se plaignent ni de la tristesse,
ni de l'ennui, ni même de l'ingratitude.
En vivant, comme je l'ai fait pendant plusieins jouis,
dans la société de tous ces braves gens, on se sent non-
seulement meilleui-. mais plus courageux, plus éclairé, plus
croyant surtout qu on ne le serait après la lecture du plus
beau livie de maximes, d'observation, de philosophie, de
sagesse même ; c'est que le génie n'expliqin' j)as Dieu, et
que la bonté le prouve.
DISCOURS
DE
M. J.-B. DUMAS
DinECTKUR DE L ACADEMIE FRANÇAISE
(lu 1" août 1878
Messieurs,
En i-Sa un anonyme, obéissant à la pensée dominante
de son siècle auquel une sensibilité un peu théâtrale
ne déplaisait pas, demandait à l'Académie française de
prononcer chaque année l'éloge public de l'action la plus
vertueuse récemment accomplie ; on trouvait naturel alors
d'ouvrir un concours philanthropique de vertu, comme on
ouvre des concours d'éloquence, de poésie ou de pein-
ture. L'éminent magistrat, le vénérable Montyon, fonda-
teur de ce premier prix, en léguant à l'Institut, en 1820,
ACAD. FR. 68
538 DISCOURS SUR LES PR/X DE VERTU.
une partie considérable de sa fortune et le reste aux hôpi-
taux, confirmait cette première donation, mais on en pré-
cisait déjà mieux le sens : la vertu n'était plus une œuvre
calculée du jugement et de la raison, c'est-à-dire la bien-
faisance, mais une émanation spontanée et chaude du
cœur, c'est-à-dire la charité.
Eclairé par les dures souffrances de l'émigration et par
l'expérience d'une longue vie, M. de Montyon ne deman-
dait point à l'Académie de faire naître des actes éclatants ;
il lui confiait le soin de récompenser d'humbles dévoue-
ments. Il ne confondait plus les œuvres de charité, pures
de tout égoïsme, exemptes de toute vanité, avec ces créa-
tions du talent où domine le sentiment de la personna-
lité. Le savant qui poursuit une découverte, le lettré,
l'artiste qui méditent une composition hardie, s'estiment
haut et veulent être estimés. Sensibles à l'honneur, ils
entrevoient la louange publique comme une espérance,
les couronnes de l'Académie comme un but. Dans leur
humilité , les mérites auxquels s'adressent les prix de
vertu restent, au contraire, indifférents et supérieurs à
tous les éloges. Les personnes presque toutes inconnues
que nous allons signaler à l'estime du pays, vivant en
général loin du bruit et dans l'ombre, apprendront, à la
fois, qu'un bienfaiteur, dont elles ignoraient le nom, a
chargé une compagnie, dont elles ignoraient l'existence,
de les récompenser pour des actes dont elles ont toujours
ignoré le prix.
L'âme vraiment charitable fait le bien par une pente
naturelle. C'est là sa béatitude. Elle souffre des douleurs
d'autrui plus que de ses propres maux, et, quand elle sou-
I
DISCOURS DE M. J.-li. DUMAS. 53a
lage la souffrance du prochain, elle se soulage elle-même
d'un poids qui l'oppressait. Pour porter le secours, elle
n'attend pas la demande ; après le bienfait, elle échappe au
remerciement. Elle ne se trouve jamais assez prompte à
atteindre les misères, et le voile qui doit cacher son action
ne s'étend jamais assez vite à son gré. Elle ne veut ni té-
moin ni récompense ; sa pudeur s'offense de tout éclat.
Voilà pourquoi l'Institut, dont l'influence a créé de
belles œuvres dans le domaine de la pensée, est impuissant
à susciter des actes de vertu. Ceux-ci naissent et s'épa-
nouissent sans culture. Un cœur simple, attiré par un pen-
chant irrésistible vers le bien moral; une âme ferme, qui
connaît le prix du sacrifice et n'hésite point à l'accomplir;
une active charité que la bonté dirige : ce sont là les élé-
ments d'un héroïsme qui n'a rien d'épique, mais dont le
spectacle, plein de consolation et de douceur, réconcilie
avec la nature humaine.
Les actes que l'Académie enregistre chaque année sont
relevés, selon l'intention du fondateur, dans les rangs obs-
curs de la pauvreté. N'allons pas cependant en conclure
qu'en mettant les heureux du siècle hors concours, elle
tient pour vertueux seulement les domestiques se sacrifiant
à leurs maîtres, les ouvriers se dévouant à leurs patrons.
Si la vertu est le sacrifice, refuseriez-vous de placer au
premier rang l'exemple donné par la vie et la mort de la
nièce d'un grand ministre, Marie-Antoinette Périer, reli-
gieuse à l'Enfant-Jésus de la rue de Sèvres? Dédaignant
les douceurs de l'existence privilégiée et opulente pour
laquelle elle était née et les joies de la vie de famille aux-
quelles tout la conviait, cette sainte fille s'était consacrée
54o DISCOURS SUR LES PRIX DE VERTU.
au soulagement de la douleur et particulièrement au ser-
vice des salles réservées aux maladies contagieuses, si redou-
tées des mères et si fécondes en catastrophes. A son tour,
hélas! martyre de sa charité, elle succombait au poison
émané d'un enfant atteint du croup, respirant la mort
dans le dernier souffle d'un pauvre opéré dont ses tendres
soins avaient voulu sauver la vie.
Si la vertu consiste dans le dévouement absolu au devoir,
n'en trouvez-vous pas les signes les plus sûrs dans les traits
répétés de courage offerts à notre admiration par ces mé-
decins qui, interprétant le serment d'Hippocrate en son
plus noble sens, exposent aussi leur propre vie, dans une
lutte sans gloire, dans un combat sans illusions, entourés
de malades dont l'approche peut devenir mortelle? Le
danger est-il incertain? Combien d'exemples attestent, au
contraire, que, pour certaines affections trop communes.
il est imminent ! Voyez-vous un seul praticien hésiter devant
l'accomplissement de sa mission ? Non ! — Qu'ils soient
âgés et éclairés par l'expérience d'un long passé; qu'ils
soient à leur début, animés encore de la confiance de la
jeunesse; qu'ils soient seuls, ce qui autoriserait l'égoïsme ;
mariés et pères de famille, ce qui excuserait la prudence,
on ne les voit pas défaillir. La liste serait longue cepen-
dant s'il fallait donner la nomenclature de toutes ces vic-
times du devoir professionnel, de tous ces médecins morts
à l'ennemi, comme ou dit au ministère de la guerre. On
ne les compte plus !
Si, par vertu, on veut entendre même le sentiment
soudain qui engendre l'héroïsme, l'Académie, s'ins[)irant
du sentiment de l'antiquité, eût-elle hésité un instantàcon-
DISCOl RS DK M. I.-It. 1)1 MAS. 5^ '
sidérer comme un grand aele de \erUi l'acliun de la sd-ur
Siinplice, garde-malade de Bon-Secours, de la maison de
la rue Jacob ? Celle noble et sainte fdle donnail ses soins
à deux enfants délicats, dont une visite de lamille avait
conduit les parents aux environs de Bourges. Dans une
promenade autour de l'habitation, à l'enlrée d'un bois
vers lequel elle dirigeait les deux convalescents et trois
de leurs petits cousins, une fillette lui fait remarquei" un
chien de mauvaise apparence se roulant sur 1 herbe. Com-
prenant, à son aspect sinistre, le danger qui menace son
jeune troupeau, elle repousse celui-ci et se porte en axant
en criant : « Courez, sauvez-vous ! » Quant à elle, atliraiil
l'attaque de l'animal, elle en biave le choc, le saisit par
les mâchoires et le relient en place, jusqu'à ce qu'un vieil-
lard, conduit par les cris des enfants épouvantés, vienne,
entre les bras mômes de la courageuse femme, abattre
le chien furieux et parvenu au dernier paroxysme de la
rage. La sœur Simplice avait reçu vingt-huit morsures.
Malgré des soins empressés, trois semaines après elle suc-
combait à Paris, au milieu de ses compagnes. Les obsè-
ques de cette noble victime de la charité et du devoir
attiraient à l'église Saint-Germain-des-Prés une foule sym-
pathique, profondément émue, et chacun disait, en se
découvrant avec respect : « Pauvre fille ! elle est morte au
champ d'honneur ! »
Si l'Académie se considère comme incompétente, lors-
qu'il s'agit de i-écompenser les vertus incomparables des
sœurs de Charili' ou les actions d'éclat des membres du
corps médical, à plus lorte raison s'absticnl-elle le plus
souvent de porter un jugement sur les actes de dévoue-
542 DISCOURS SUR LES PRIX DE VERTU.
ment des membres du clergé. Leur mission, en effet, n'est-
elle pas la charité elle-même et sous toutes les formes ?
Conçoit-on un des ministres de la religion formant les yeux
à la souffrance et la main à l'aumône ? Toute règle, cepen-
dant, comporte des exceptions, et, si l'Académie n'a pas
hésité à s'en permettre une de plus, les circonstances expo-
sées à la fin de ce rapport la justifieront à tous les yeux.
Dans les conditions plus modestes où elle est accou-
tumée à placer ses récompenses, des mérites non moins
di<nîes de respect se présentent; les sacrifices qui embras-
sent toute l'étendue de la vie, exigent, en effet, une abné-
o^ation, une fermeté, une obstination dans le bien qui
semblent le privilège de quelques âmes d'élite ; on aime
à contempler ces longs dévouements dont nous allons
offrir un premier et remarquable exemple.
A l'ouest de la Vendée, sur le bord de l'Océan, s'étend
la commune de Saint-Jean-de-Monts, vouée à l'agriculture,
autrefois sans routes et sans industrie, couverte d'eau pen-
dant une partie de l'année, en proie, au retour de chaque
automne, aux fièvres paludéennes, et comptant naguère
un indigent sur trois habitants. Quel théâtre pour la cha-
rité! C'est là que, depuis quarante ans, la demoiselle Aimée
Milcent s'est consacrée au soulagement des pauvres, au
pansement des malades, à l'éducation morale et religieuse
des enfants. Après avoir entouré de ses soins de vieux
parents qui l'avaient adoptée, elle en recueillait pour tout
héritage un revenu de vingt-deux sous par jour, — vous l'en-
tendez, vingt-deux sous! — et vous allez voir ce qu'on peut
faire avec ce revenu que le moindre caprice dissiperait.
DISCOLUS DE M. J.-B. Dl MAS. 543
quand le cœur s'emploie à le faire valoir. Restée seule
à VCi^c de trente ans, elle se fit la sœur de charité des ma-
lades de la commune. Ce n'était pas une sinécure, croyez-le
bien ! Ces communes d'un littoral peu fertile occupent de
"[randes surfaces et les habitations y sont fort éloignées les
unes des autres. Si (juekpics malades pouvaient venir
trouver M"' Milcent, il en était que leurs infirmités rete-
naient à une ou deux lieues du bour{> qu'elle habite. Des
plaies à panser, des affections contagieuses à soigner
rendaient- ils ces clients un objet de dégoût ou de
crainte, même pour leurs proches, loin de les abandonner,
elle partait avant le jour à travers les marais et les brouil-
lards, fidèle, à la fois, au devoir qui l'appelait vers ces
infortunés, et à celui qui la ramenait vers sa demeure,
pour y recevoir ses malades et ses pauvres à l'heure accou-
tumée.
Car M"' Milcent constituait à elle seule une administra-
tion de l'assistance publique : infirmière intelligeiile et
dévouée qu'aucun soin ne rebutait; directrice d'une petite
pharmacie à l'usage des indigents, d'un bureau de bien-
faisance où les misérables trouvaient des aliments, les
vieillards des couvertures de laine, des vêtements chauds
et du bois pour l'hiver; les jeunes mères des trousseaux
pour leurs nouveau-nés, les orphelins un asile. La voix
publi(|uo, dans sa reconnaissance, a désigné sous le nom
de Bureau de charité de M"" Milcent cette humble de-
meure où semblent réunies les forces et les ressouiccs de
l'État, et qui ne recèle pourtant qu'une âme ardente au
bien et la charité féconde qui s'en exhale.
Avec une vie si occupée, M"° Milcent pouvait se croire
544 DISCOURS SUR LES PRIX DE VERTU.
autorisée à se reposer le dimanche. Mais comment par-
courir sans cesse le pays, pénétrer dans les familles, tou-
cher à toutes les plaies , sans remonter à cette cause
permanente du désordre et de la misère, le cabaret, foyer
do perversité et de dégradation, où se laissent entraîner
même les jeunes filles de ces campagnes? Pour les arracher
à ce milieu déplorable. M"" Milcent institue la l'éunion du
dimanche; elles y trouvent des récréations honnêtes, ani-
mées par l'entrain d'une femme qui possède le secret
de faire bien tout ce qu'elle fait. Courageuse devant
une large blessure, patiente en face de longues douleurs,
infatigable dans l'exercice de sa vaste charité, cette infir-
mière résolue se transforme le dimanche en une tendre
mère, ouvrant son cœur ému aux confidences de ses filles
adoptives, également prête à partager la gaieté de celles
dont l'esprit est libre, à s'émouvoir des peines de celles
dont l'àme est troublée et à ramener vers le droit chemin
celles qui s'en écartent.
M"" Milcent est une femme d'un grand cœur ! Tl ne
manquait à sa noble vie qu'une occasion pour témoigner de
son ardent amour pour la France. Quand on a passé tant
d'années à se nourrir de sentiments élevés et qu'on a vécu
dans la pratique liabituelle de l'abnégation et du dévoue-
ment, on est prêt à sentir vibrer en soi toutes les fibres
du patriotisme. Au moment de nos désastres et lorsque les
enfants de la Vendée en subissaient les conséquences dou-
loureuses, M"° Milcent improvisait une ambulance, se
consacrait aux soins des blessés, se multipliait pour leur
assurer les secours et les consolations, poursuivant cette
nouvelle tâche avec une ardeur qui lui faisait oublier son
niSCOI lis 1)K M. I.-K. Dl MAS. 5/(5
âge, jusqu'au moment où, le eœur déehiré des malheurs
du jjays, elle tombait épuisée et malade à son tour.
\ oulant honorer sa vieillesse respectée, l'Académie fran-
çaise, interprète des vœux de ses compatriotes reconnais-
sants, décerne à M"" Milcent un pii\ de i,5oo francs.
Comment ne pas faire des places réservées dans la liste
que nous avons à parcourir à quelques personnes d'élite?
Justine Guérin, âgée de quatre-vingt-neuf ans, poui-rait
croire que la récompense méritée par sa charité s'est fait
longtemps attendre, car les premiers soins qu'elle a don-
nés aux enfants pauvres remontent à 1828. Depuis lors et
taul que ses forces le lui ont permis, elle a été constam-
ment entourée d'orphelines, de filles abandonnées par leurs
mères ; s'oubliant toujours elle-même, elle se partageait
entre ses proches par le sang et ses proches par la charité.
Jeanne-Désirée Sigoigne, née à Trévalles, commune de
Laval, devenue aveugle après une longue vie vouée aux
bonnes œuvres, trouve le moyen de se rendre encore utile
aux pauvres, au lieu de leur faire une concurrence que son
malheur justifierait assurément.
Marianne Charvet, à l'Age où une jeune fille entre; en
service, choisit pour maîtresse une dame paralytique, en
adopte la fille et soutient par son seul travail leurs trois
existences. Elle ne se considère comme dégagée de son
libre contrat que par le décès de ses deux protégées,
qu'elle n'a cessé, renversant les rôles, d'appeler ses deux
maîtresses et d'honorer comme telles pendant trente-deux
ans. Sur ses dernières épargnes elle leur a consacré une
tombe décente, sans se douter que, selon le ïalmud, la
ACAD. F». 69
546 DISCOURS SUR LES PRIX DE VEHTl .
charité la plus haute est celle qui s'exerce envers les morts,
car elle n'a plus de reconnaissance à espérer.
Suzanne Sordet se dévoue à ses maîtres dans l'in-
fortune pendant trente années, et réclame après leur
mort, pour solde de ses gages arriérés, le droit de consi-
dérer comme siens les quatre orphelins qu'ils laissent et
de guider leurs pas dans le chemin du devoir; la récom-
pense que l'Académie lui décerne paye une dette sociale ;
elle n'ajoutera rien au respect dont Suzanne Sordet est
entourée.
L'Académie accorde quatre médailles de i ,000 francs à
ces femmes au déclin de l'âge et elle en donne une de
5oo francs
A M"^ Eglantine Rouannet, à Angles, département du
Tarn, la providence de nos montagnes, disent les témoins
émus de sa vie : indigents assistés, infirmes secourus, ma-
lades soignés, mallicureu.v consolés, tel est le bilan de
l'existence d'une digne émule de M"° Milcent, qui passe
la moitié de ses jours à travailler pour les besoins des
pauvres et l'autre moitié à panser leurs plaies physiques
ou morales.
Tl faut se borner, et, quels que soient les mérites de
neuf femmes respectables que l'Académie a jugées dignes
de la même récompense, le temps ne nous pei'met pas de
les exposer en détail ; ce sont :
Marie-Élise Poulain, à Villers-sous-Chalamont, départe-
ment du Doubs ; Thérèse Barthe, à Cahors, département du
Lot ; Perrine Avril, à Saint-Lô, département de la Manche ;
Perrine-Françoise Pouays, à Garo, département du Mor-
DlSC.Ol ns DIC M. J.-l{. DIAIAS. 547
Ijihan; Louise-Marie Tilly, ù Pominerit-Jaiuly, (ié|)arleincnt
des Côtes-du-Nord ; llose-Aime Lebon, à Plessala, dcpar-
lement des Gôtes-du-Nord ; Jeanne Canouet, à Valence,
Tarn-et-Garonne ; V" Moisan, à Rennes, Ille-et-Vilaine ;
Catherine Léon, à Nice, département des Alpes-Mari-
times.
Tous ces prix sont décernes à des femmes! Los femmes
seules auraient-elles le privilège du sacrifice et de la cha-
rité? On pourrait le croire en écoutant ces récits qui ne
signalent à votre émotion que d'obscures héroïnes, comme
si les hommes ne pouvaient rivaliser avec elles et que notre
cœur fût incapable de ces dévouements chaleureux et te-
naces où semble toujours reparaître quelque réminiscence
du sentiment maternel ?
Il suffit, pour nous réhabiliter cependant, de raconter
la vie d'Annet Moulinier, A neuf ans, il entre en service
comme pâtre ; mais ses gages sont réservés pour ses parents
dans la misère. A vingt ans, il devient soldat. Son capitaine
l'avant pris pour ordonnance, il s'attache à lui, le suit
lorsqu'arrive l'âge delà retraite, et pendant vingt-deux ans,
par son travail, ses économies et ses soins, il améliore la
situation précaire du vieil officier. Après la mort de celui
f]u"il appelait son maître, vous croyez qu'il se considère
comme libéré? Non! Il cherche un emploi, mais c'est pour
en mettre le produit à la disposition de sa maîtresse, de-
venue veuve, et à celle de ses enfants. Cette vie de sacri-
fice à laquelle l'Académie accorde une médaille de
5oo francs, dure depuis trente et un ans : tous l'admirent;
celui qui en donne l'exemple semble seul en ignorer les
mérites; elle eût été digne de vous être racontée par votre
548 DISCOURS SUR LES 1>HI\ DE VERTU.
secrétaire perpétuel qui en connaît tous les détails, dont le
témoignage a entraîné le vote de l'Académie et dont le
récit sympalhi(jue eut provoqué des aj)plaudissements
qu'une reproduction affaiblie ne justifie plus.
Louis Schuller, auquel la même médaille est décernée,
né à Brumatt (Haut-Rhin), vient à son tour rendre témoi-
gnage en faveur des hommes; entré, il y a trente ans,
comme garçon cordonnier dans un atelier, à Sézanne, dépar-
tement de la Marne, il se montre laborieux, intelligent,
honnête et se dévoue de cœur aux intérêts de la maison.
Cependant le fils de son patron vient à mourir, laissant sept
enfants, et la gêne entre dans la famille ; Louis redouble
d'activité : le premier à la besogne et le dernier, il sou-
tient par son courage ces infortunés que menace la misère.
L'année 1870 arrive, l'invasion avec elle, le travail cesse
et toutes les ressources manquent à la fois : « Je ne peux
te garder plus longtemps, lui dit son patron; laisse-nous,
tu trouveras ailleurs un sort moins misérable ! — Je reste, »
répond Louis. Et depuis lors rien n'égale son dévoue-
ment. La vieille patronne est frappée de paralysie ; il se
fait infirmier ; le vieux chef de la maison ne peut plus tra-
vailler, il travaille pour deux, pour trois, pour dix. La
besogne manque quelquefois et le pain aussi, Louis accepte
tout et n'entend pas qu'on puisse le séparer de ses maîtres
appauvris. « Ah! » dit-il, dans son naïf langage, <( s'ils
faisaient un héritage, on verrait voir ! »
La toute-puissance que le poète nous attribue, n'exclut
donc pas cet amour du sacrifice dont le sexe faible aime à
réclamer le privilège. Au moment où les femmes aspirent
aux grades universitaires, au doctorat en médecine et
DlSCOniS 1)K M. ,l.-l;. 1)1 MAS. ^/iQ
bienlùl à la licence en di-oit, il nCsL pcuL-iHic pus iiuililc
de constater qu'à leur tour les hommes peuvent rivaliser
avec elles dans les tendres soins et les longs dévouements
(II- la charité la plus touchante.
A entendre les désignations locales (]ui accompagnent
les noms des personnes que l'Académie récompense, elle
semble avoir i-ésorvé toutes ses médailles pour les dépar-
tements, connue si elle n'avait rencontré à Paris aucune
de ces humbles vertus, dont la province aurait conservé le
monopole. Mais on trouve de tout à Paris, non-seulement
de bons niaîlies, mais aussi de bons serviteurs; non seule-
ment, en haut comme en bas, des âmes faciles à émouvoir et
prêtes à répondre à tous les appels de la bienfaisance,
mais aussi des cœurs ouverts à la charité et passionnés
pour les épreuves sérieuses qu'elle commande.
Marie Sauvadc, à Montrouge-Paris, sest dévouée à ses
maîtres, vieux et infirmes, dont elle ne reçoit rien et à qui
elle a donné tout ce qu'elle avait et tout ce qu'elle pouvait
gagner. Après les avoir soutenus pendant la guerre, elle a
soigné le mari qu'une longue maladie conduisait au tom-
beau, et elle continue auprès de sa maîtresse ce long sacri-
fice de ses intérêts et de sa santé, compromise pai- un Ira-
vail exagéré et par les privations. En province, on ne lait
pas mieux. L'Académie lui accorde une médaille de
5oo francs.
Claudine Ray, rue (^)uincainpoi\, entre il y a près de
vingt ans chez des maîtres, autrefois opulents, que la for-
tune abandonne bientôt. Au bout de six mois, ne pouvant
plus lui payer ses gages, ils lui rendent sa liberté qu'elle
55o DISCOURS sin les prix de vertu.
n'accepte pas. La misère arrive, elle soutient par son tra-
vail CCS inlortunés que la guerre surprend à Saint-Cloud.
Ils rentrent à Paris et Claudine reste à la garde du pau-
vre mobilier qu'elle défend pied à pied, après le combat
de Montretout, contre l'incendie, qui va le dévorer, et
s'éloigne à regret enfin, emportant les souvenirs chers et
les dieux pénates. Cependant le mari meurt, la maîtresse
septuagénaire et presque aveugle ne peut plus rien pour
elle-même. Claudine, dont les travaux de couture ne
suffisent plus à des besoins chaque jour croissants,
obtient alors une place d'ouvreuse au théâtre de l'Ambigu.
Ses journées et ses soirées sont consacrées à réunir les
ressources nécessaires à l'existence de l'infortunée veuve.
Les personnes qui viennent demander au spectacle quel-
ques heures de délassement ne se doutent pas que la
pièce de monnaie glissée avec indifférence dans la main de
cette ouvreuse y est reçue avec émotion comme une
offrande bénie et n'en sort que pour servir d'instrument
à la plus ardente charité. L'Académie ajoute une médaille
de 5oo francs aux modestes revenus de cette digne
femme.
Le prix Souriau de i,ooo francs est accordé à Marie-
Jeanne Tentou de Senguoagnet, département de la Haute-
Garonne.
La fondation Marie Lasne a été partagée entre sept
personnes : Eugénie Bourgetde Nantes, Louise Rousset de
Châtillon-sur-Loire, Florine Duponchelle de Roubaix, Cé-
lina Denis de Limoges, Marie Gallier de Lire en Maine-et-
DISCOURS DE M. J.-ll. DLMAS. 55l
Loire, veuve Roquier do ^ illolVanche-sur-Mer, dcparte-
teinent des Alpes-Maritimes, (|ui recevront chacune une
médaille de 3oo francs, et Marie Pimont de Tulle, dépar-
tement de la Corrèze, qui reçoit un encouragement do
loo francs.
L'Académie, ayant à décerner pour la première fois le
prix Laussat de 35o francs, Tatlribuc à Louis Valcntin de
Cutrv, département de l'Aisne.
La fondation Gémond met à la disposition de l'Acadé-
mie une somme annuelle de i ,000 francs, pour un prix
destiné à récompenser des actes de courage, de dévoue-
ment et de sauvetage. 11 est décerné à Michel Rastel , pa-
tron de douane à Saint-Marc, embouchure de la Loire,
dont la vie est pleine de témoignages de force d'àme et de
dévouement. En iHjb», à bord du Suffren, une pièce éclate;
c'est un événement qui n'est pas assez rare malheureuse-
ment et qui fait toujours des victimes nombi'euses, à cause
de l'entassement inévitable des servants dans la batterie.
Douze morts tombent sur cet étroit espace et vingt-quatre
blessés, brûlés et aveuglés par les flammes, asphyxiés par
les gaz délétères, déchirés par les éclats du métal, font
entendre leurs gémissements. Au même moment quatre
pièces partent à la fois et l'équipage, convaincu que la
soute aux poudres a pris feu, commence à sauter par les
sabords. Placé au porle-voix, Rastel, gardant son sang-
froid, au milieu de ce trouble, arrête la panique ; les secours
s'organisent et le service rentre dans l'ordre.
Chargé du commandement d'un canot de sauvetage,
552 DISCOURS SUR LES l'IUX DK VERTU.
neuf grandes expéditions, effectuées dans les conditions les
plus dramatiques et les plus périlleuses, lui valent la croix
de la Légion d'honneur; vingt-neuf naufragés lui doivent
la vie. La belle nature de cet homme énergique se mani-
festait naguère dans la baie de Pouliguen. Le canot qu'il
dirigeait vers un bâtiment en détresse chavire et se brise
sur les rochers, roulé par des vagues énormes. Pendant
une heure, au milieu des la tempête, Rastel, la poitrine
meurtrie et vomissant le sang, donne aux canotiers l'exem-
ple du sang-froid; luttant contre les vagues qui les portent
vers les écueils, il veille sur eux jusqu'à leur arrivée à terre
où il prend enfin pied le dernier, certain qu'il n'abandonne
aucun des siens à la fureur des flots.
Après avoir épuisé la liste des récompenses attribuées
par l'Académie aux œuvres de charité ou de courage que
M. de Montyon et ses émules permettent à l'Académie de
délivrer en nombre toujoui's croissant, complétons par un
dernier récit l'ensemble des bonnes et saines actions qui
nous ont occupé cette année.
Un humble prêtre, aumônier militaire, entraîné par sa
charité vers les patronages ouvriers, se demandait avec
tristesse si, malgré les soins éclairés et la large pré-
voyance de l'Assistance publique, dont on ne proclamera
jamais assez haut les bienfaits, la destinée de ces enfants
orphelins ou abandonnés qu'on ramasse quelquefois errants
au milieu de Paris, n'était pas digne de la plus grande
pitié. Jetés par une fortune ennemie sur le chemin du
vagabondage, ces infortunés, après avoir vécu de hasard
et de ruse, l'àme fermée à toutes les lumières, n'en vien-
DISCOl RS l)K M. J.-U. niMAS. 553
ncnt-ils pas, se disail-il, à s'engager dans la Noic de la
révolte pour aboutir à celle du crime? N'y a-l-il pas là de
grands devoirs à remplir? I.a polilicpie, la charité, la reli-
gion n'ont-eiles pas un intérêt égal à recueillir ces jeuiu's
sauvages, à leur ouvrir vui asile, à leur rendre une famille,
à les doter d'un état, à réveiller leur conscience engourdie
et à la diriger vers le bien? Mais où trouver une maison
pour un tel asile, des ateliers pour de tels apprentis, des
fonds pour une telle entreprise ?
C'est en vain cpie le pauvre abbé agitait ce problème, il
n'en voyait pas la solution. Un soir, cependant, vers la fin
de l'hiver, il y a douze ans, il aperçut comme une silhouette
humaine, à genou, courbée, louillant le ruisseau et cher-
chant parmi les immondices. « C'était un enfant! Que fais-
tu là ? — Je cherche à manger! » L'abbé Roussel, à cette
réponse émouvante, comprit cpie la l'rovidcnce venait de
lui marcpier sa voie et son devoir.
L'enfant fut recueilli ; le lendemain, un second vagabond
l'avait rejoint et bien d'autres à la suite. Aujourd'hui l'abbé
Roussel se voit entouré de 25o pupilles : la dépense an-
nuelle de son refuge ne s'élève pas à moins de i5o,ooofr.,
et le nombre des enfants qui se sont initiés dans la maison
aux habitudes de la règle et du travail s'élève à 3,ooo en-
viron.
En leur ouvrant un asile , l'abbé Roussel se propose
d'abord d'arracher à la misère, à la dégradation, au vice,
au crime peut-être des infortunés demeurés sans protection
par la mort de leurs proches ou par leur abandon. Grand
politique, de ces vagabonds qui n'ont ni jour ni lendemain,
il veut faire des ouvriers laborieux étranges. Chrétien, à
ACAD. FR. 70
554 DISCOURS SUR LKS l'UlX niC \ KIITI .
ces âmes (|uc l'envie et la haine ont déjà visitées, il veut
apprendre la résignation en leur montrant que la destinée
de l'homme ne s'accomplit pas tout entière en ce monde.
Un asile honnête, un apprentissage enieace,une instruc-
tion religieuse attendrie, voilà ce que, parmi les ouvriers,
le père de famille le plus prévoyant, la mère la plus respec-
table souhaiteraient pour leur fils. Voilà ce (jue l'abbé
Roussel prétend assurer aux enfanls qu'il adopte.
Le romancier le plus fécond n'imaginerait pas les inci-
dents touchants qui se rencontrent dans l'existence de ces
infortunés.
On dit à l'un : « Où demeurais-tu depuis que tu es aban-
donné ? — A la Villette... — Quelle rue, quel numéro? —
Sous un hangar ; il y avait une malle à ma tailUe et tous
les soirs j'allais coucher dedans; la malle ayant disparu...
— Tu n'avais plus de chambre à coucher et on t'a ramassé
dans la rue ! — Oui, Monsieur. »
Un père se présente ; il est imposant ; son fils a été
recueilli au refuge ; comment supporter cette humilia-
tion ? Il faut ciu'on le lui rende ; il le réclame avec hauteur
d'abord, puis, s'attendrissant à ses propres paroles, il le
demande avec des larmes dans la voix : « Vous allez voir,
dit-il, comme il reconnaîtra son père! » L'enfant le recon-
naît trop bien, hélas ! et s'en éloigne aussitôt avec terreur.
«Il me laisse mourir de faim; il m'a abandonné deux fois;
je ne veux plus aller avec lui, » s'écrie le petit malheureux.
Cependant, la loi lui en donnant le droit, ce tendre père
reprend son fils qu'on recueillait quelques mois après, en
province, sur le pavé, heureux de rentrer au refuge.
Une courageuse jeune fdie amène son frère. Ses parents
DISCOIRS 1)1-: M. J.-li. 1)1 MAS. 555
mènciil uiif \\c délcslal)lo. Kllr liomc l'occasion de les
liiir. en se plaçant en apprentissage ; elle veut soustraire
à la contagion du mal le petit éploré qui i"a(eonii)agne.
Mais l'enfant est mineur ; il n'est ni vagaboml ni aban-
donné, et sa sœur ne \eut pas déclarer le nom de leur
pèi'e : difliciilh' (|iii se présente soummiI el (|ul se résout
presque toujours sans peine, les parents ne s'inquiétant
pas, en ce cas. de leurs entants disparus.
Les magistrats connaissent bien cet instinct de ijudi-ur
qui ferme la bouche de l'enfant abandonné au moment où
on lui ilemande de signaler son père coiiiiiu' (h'ii.idiic ou
sa mère comme indigne. A\ec (juels soins et quels ména-
gements ils essayent de reconstituer le passé et de préparer
l'avenir de ces malheureux arrêtés comme vagabonds !
Livrés au Parquet, ils seraient envoyés devant le tribunal
et mis en correction. « Kpargne/.-moi ce triste devoir, » s'é-
crie un juge d'instruction, en s'adressant à l'abbé Roussel:
« ce jôiu'-là l'œuvre de justice me semblerait œuvre d'ini-
quité ! » Le refuge répond sans retard à de tels appels; l'en-
fant quitte le dépôt; il est conduit à sa nouvelle demeure,
non par deux gendarmes comme un délinquant sous la main
de la foi-ic {nd)li(pie, mais par deux agents en bourgeois,
comme un enfant que des amis conduiraient à la prome-
nade. Tel qui, dans le premier cas, marcherait la rougeur
au front, baissant les \ eux, sous les regards déj)Iaisants
des passants, traverse les rues, au contraire, la tète levée,
le regard clair, s'abandonnant avec confiance aux mains
d'une destinée adoucie.
L'Académie, pendant le mois de mai, sur le rapport ému
de l'im de ses membres les plus autorisés, décernait un
556 DISCOURS SLR LES PRIX DE VERTU.
prix Montyon de 2,5oo francs îi JM. l'abbé Roussel. Le re-
fuge d'Autcull était ignoré alors, ses bienfaits n'étaient
appréciés que d'un petit nombre de personnes associées à
l'œuvre; ses besoins n'étaient pas soupçonnés. L'appro-
bation unanime de rAcadémic,j)réludant aux manifestations
de la sympathie {nihlique, n'eut pas suffi pour mettre en
mouvement la souscription féconde dont un journal fami-
lier avec de tels actes a pris l'heureuse initiative. L'asile
d'Auteuil, doublemcnl consacré par l'autorité morale qui
s'attache aux décisions de la compagnie et par le pieux
empressement des âmes bienfaisantes dont le concours
empressé a réuni en quelques jours près d'un demi-million,
voit s'ouvrir devant lui une ère nouvelle de sécurité. Le
temps ne lui manquera plus pour montrer comment la cha-
rité de son fondateur, la libéralité de ses généreux souscrip-
teurs, l'esprit d'ordre et la prévoyance d'un conseil de
patronage prudent et compétent, peuvent faire de l'Insti-
tution d'Auteuil un modèle et consolider un succès qui a
tous les vœux de l'Académie.
Ainsi, de toutes parts et dans tous les rangs, éclate en ce
pays si calomnié, non cette charité bruyante, exclusive et
mensongère dei'rière laquelle se cachent si souvent l'égoïs-
me, la vanité et les passions politiques, mais cette large
charité discrète, désintéressée, propageant la concorde, la
seule vraie, qui nous porte à voir notre prochain partout
et à souffrir de toutes ses douleurs. Le malade secouru,
le vieillard assuré d'un appui, l'orphelin doté d'une tutelle,
les heureux du siècle apportant leur superflu au foyer de
l'indigent et le pauvre lui-même se dévouant au liche tombé
dans le malheur; voilà l'œuvre de cette universelle charité
Disc.oi Rs ni: M. j.-ii. DiMvs. 55n
qui porte toujours notre nalion vers la défense des faibles,
vers la protection dos délaissés.
Noble et chère France, comme il faut t'ainier, comme on
voudrait la servir, cpiand on constate dans ces concours,
chaque année, la facile largesse, le courage réfléchi, l'hé-
roïsme soudain, le patient dévouement et la bonté native
de ses enfants !
(
DISCOURS
DlC
M. JULES SIMON
dirkctkl'h di; l'académie fr.\nçaise
du 7 août 1879
Messieurs ,
L'Institut de France est un corps de lettrés, de savants
et d'artistes. Cependant, jetez, les yeux sur le buste qui
est placé là-haut, en lace de moi : il ne représente ni les
lettres, ni la science, ni les arts. C'est le buste de la Vertu,
sous les traits d'une femme aimable et modeste. Cela ne
veut pas dire que nous devons avant tout nous préoc-
cuper, dans nos ouvrages, d'être très vertueux, et d'en-
seigner aux autres à le devenir; la science, la poésie,
existent par elles-mêmes et pour elles-mêmes ; mais si le
56o DISCOUKS SUR LES PRIX DK VKRTl .
savant, l'artiste, le poète chorchont, et trouvent, le vrai
et le bean, ils rencontrent le bien sans y penser, parce que
le vrai, le beau et le bien ne se séparent pas. On parle de
Kénies malfaisants, de chefs-d'œuvre terribles : ce ne sont
pas de vrais chefs-d'œuvre, s'ils n'ont pas pour effet
d'élever et de purifier les âmes. La Vertu est donc ici à
sa place, au milieu de nous. Ce n'est pas une pensée pro-
fonde qui l'y a fait mettre; c'est une pensée simple et
vraie. C'est celle qui a inspiré Montyon lorsque, voulant
fonder des prix de vertu, il a chargé l'Académie française
de les distribuer.
Grâce à lui, nos séances annuelles se divisent mainte-
nant en deux parties. Notre Secrétaire pei'pétuel donne
d'abord, aux beaux livres publiés dans l'année, ses éloges,
qui valent mieux que nos couronnes ; et notre Directeur
raconte quelques belles actions, quelques nobles vies;
non pas de ces grandes actions qui sauvent tout un peuple
et passent à la postérité, mais de bonnes œuvres, d'obscurs
dévouements, de salutaires exemples; non pas la bienfai-
sance du riche qui donne son superflu, mais la générosité
et quelquefois la prodigalité du pauvre, qui n'a rien et
trouve le moyen de donner; non pas les plus belles actions
de l'année, mais les plus belles parmi celles qu'on nous
signale; car l'Académie n'a pas de commission d'enquête,
pour découvrir la vertu ; elle n'a pas de correspondants
chargés de la tenir au courant de tout ce qui se fait de
bon ou de bien; nos lauréats n'ont jamais pensé à nous;
la plupart d'entre eux apprennent notre existence en
recevant la récompense que nous leur offrons, et ne sau-
ront jamais bien exactement ce que nous sommes. Nous
DISCOIIRS DE M. JULES SIMON. 56 1
choisissons, Messieurs, dans ce qu'on nous apporte ; et,
malgré cela, notre moisson est toujours belle.
Le premier nom inscrit sur notre liste, cette année, est
celui d'un sauveteur.
Il ne manque pas de sauveteurs en France. C'est la vertu
de nos braves marins d'être toujours prêts à risquer leur
vie pour disputer à la mer une victime. Etienne .Maigre a
commencé de bonne heure. En février iSS/j, n'ayant
encore que dix-sept ans, il se jette dans le Rhône couvert
de glaçons pour sauver un enfant de cinq ans. En i83g,
à Arles, il sauve un homme qui voulait se noyer, et qui,
luttant en désespéré contre lui, faillit lui donner la mort.
Le 6 décembre de la même année, un matelot occupé à
une manœuvre se laisse tomber dans le fleuve. Maigre ne
se donne pas le temps de quitter ses vêtements, il s'élance,
l'atteint malgré la rapidité du courant, parvient à le
saisir, et de la seule main qui reste libre, nage vigoureu-
sement pour gagner le rivage. Lutter contre le Riiùne,
par un gros temps, dans les conditions où il se trouvait,
paraissait impossible, et la foule, accourue sur les quais,
voyait déjà ses forces s'épuiser dans une lutte suprême.
Dn matelot parvint, en courant les plus grands périls, à lui
jeter un bout de corde. Maigre obtint, pour cet acte de
courage, sa première médaille d'honneur. Pendant les
inondations du Midi, on le vit partout, affrontant les
vagues furieuses dans une coquille de noix, ou se jetant
à la nage pour recueillir des femmes, des enfants réfugiés
sur les toits des maisons. Son exemple animait, entraînait
les autres sauveteurs. Un très grand nombre de ses com-
patriotes lui durent la vie. Le gouvernement lui décerna
ACAD. FR. 71
56?. DISCOURS SL'H LKS l>RI\ DK VERTl.
une médaille d'or de première classe. L'année suivante,
en 1842, Maigre servait, en qualité de second maître de
timonnerie. à bord du brick de guerre le Cygne. Un mate-
lot tombe à la mer. Maigre saute à l'instant par-dessus le
bord et parvient à le saisir ; mais il fallut du temps pour
mettre en panne, et pour faire arriver jusqu'à lui une
embarcation. Pendant plus de vingt minutes, il soutint
son camarade au-dessus de l'eau. Cet exploit mit le comble
à s;i populai'ité. On commença à dire dans la marine : « A
un kilomètre de Maigre, il n'est pas permis de se noyer. »
11 sauva encore, en 18^7, un jeune homme de quinze ans
tombé dans le Rhône par un gros temps. Une pétition
signée par le président du tribunal de commerce d'Arles,
par le lieutenant de port, des négociants, des capitaines
de navire, demanda pour lui la croix de la Légion d'hon-
neur. Elle lui fut donnée en 1862.
En 1809, il commandait le paquebot la Durance, de la
compagnie Fx^aissinet, et se rendait de Marseille à Naples,
lorsqu'il fut assailli, le 3o mars, par une violente tempête
dans le golfe de Saint-Tropez. A six heures du soir, un
matelot, en serrant la voile de misaine, perdit l'équilibre
et fut précipité dans la mer. Sa chute fut heureusement
aperçue, malgré l'heure avancée. Le capitaine prit aussi-
tôt toutes les mesures de sauvetage. Il dirigea le paquebot
vers le point où l'homme avait disparu, jeta à la mer les
épaves et toutes les bouées qui pouvaient être de quelque
secours, et lit mettre à l'eau les embarcations; mais elles
ne purent tenir la mer, tant les vagues étaient puissantes,
et furent rejetées sur les flancs du navire, où elles se bri-
sèrent. Peu s'en fallut que les hommes qui les montaient
i
DISCOURS DE M. .11 KKS SIMON. ")G3
Ile lussent subnierfifés. On apercevait pai- iiilcrvalles le
naufragé, dont les efforts s'épuisaient visil)l( tnciil . ]a'.
capitaine ÎMaigre, \oyant loiilrs les ressources ordinaires
inutiles, s'élança pour le sauver ou mourir avec lui. Un
cri sortit de toutes les poitrines et se mêla aux mugisse-
ments de la tempête. I^'héroupie sauveteur réussit conlrc
toute espérance. « Quand il parut sur le ponl, disait un do
ses hommes, nous crûmes voir deux ressuscites. » Ce
n'était pas sa dernière victoire contre la mort. L'année
suivante, pendant la guerre enti-e l'Espagne et le Mai-oc,
il sauva la \ie à plusiciu's matelots et soldats de rarinée
espagnole; il reçut pour ce service la croix d'Isabelle la
Catholique. En i865, lors du naufrage de ia Provence qui
s'était brisée sous le fort Saint-Jean, il fut le premier à
porter secours aux naufragés. C'est son droit, noblement
conquis, d'arriver le premier partout où on a besoin d'un
dévouement ou d'un courage. L'Académie décerne à
M. Maigre sa plus haute récompense, une médaille de
deux mille francs.
Voici maintenant une autre sorte de courage, vous
jugerez s'il esl moins digne d'admiration. L'Académie
accorde trois médailles dv mille francs, l'une collective-
ment aux deux sœurs Train, fondatrices d'un orphelinat
à, Morgard , département de la Charente - Iniérieure ;
l'autre à M"" Polle-Dcvierme, également fondatrice d'un
orphelinat à Beauvais ; l'autre enfin à M"" Léontine
INicolle, surveillante à l'hospice de la Salpètrière.
Les demoiselles Virginie et Hélène Train, appartenant
à une i'amille honorable, se trouvèrent un jour sans
aucune ressource, avec un père infirme et une mère
564 uiscouns suh les imux de vekti .
aveugle à soutenir. L'aînée pouvait avoir trente ans. Dan.s
cette position, touchées de pitié pour les enfants aban-
donnés, et mues par une sorte d'instinct maternel, elles
conçurent la pensée, qui aurait effrayé des riches, de
fonder un orphelinat, de le fonder définitivement en lui
constituant une propriété. Elles ne confièrent leur pensée
à personne, on les aurait accusées de folie. Elles commen-
cèrent humblement, par un simple gardiennage. Elles
louèrent une pauvre maison, et reçurent de l'hospice de
La Rochelle et de Saintes trente-trois petites filles dont
quelques-unes n'avaient pas deux ans, et parmi lesquelles
plusieurs infirmes et estropiées, s'engageant à leur donner
des soins maternels jusqu'à l'âge de vingt et un ans,
époque où elles les placeraient dans des maisons honnêtes,
comme servantes, ouvrières ou bonnes d'enfants.
Quand les hospices sont obligés de placer ainsi au
dehors une partie des orphelins qu'on leur confie, le
département alloue une faible somme qui suffit à peine
à la nourriture et à l'entretien des pauvres abandonnés.
La femme qui les reçoit, et qui cherche dans cette pénible
industrie ses propres moyens d'existence, est bien rare-
ment à la hauteur de sa tâche. On a beau multiplier les
inspections et les visites, s'entourer de précautions et de
renseignements. Les meilleures font leur métier avec
humanité ; les autres se hâtent d'exploiter les forces nais-
santes de ces petits êtres, trop souvent au détriment de
leur santé et de leur avenir. Mais Virginie et Hélène
Train ne faisaient pas un métier; elles cédaient à une
vocation. Elles montrèrent dès le premier jour que ces
orphelines avaient trouvé en elles de véritables mères.
DISCOURS DE ^r. JULES SIMON. 565
Elles se chargèrent, seules, de toute la besogne de la
maison , faisant la cuisine , une pauvre cuisine , faisant
aussi le ménage, entretenant partout la propreté, pansant
les petites malades, ne négligeant pas de leur inctlic un
alphabet entre les mains et de commencer leur iii>(iii( I ion
religieuse. Peu à peu, ces petites grandissaient; alors on
leur mettait à la main une aiguille; les plus âgées et les
plus fortes étaient employées aux travaux du jardin. La
colonie concourait ainsi à son entretien, et commençait à
pouvoir vendre quelques-uns de ses produits, qu'une des
deux sœurs allait, trois fois par semaine, porter aux foires
des environs. Les deux sœurs gouvernaient tout leur
monde avec douceur et fermeté, se faisaient aimer et
pourtant se faisaient craindre; elles meltaiciil tant d'or-
dre et d'économie dans les dépenses, que la gêne se faisait
rarement sentir. Quand elle venait, les privations n'étaient
que pour les maîtresses; elles s'ingéniaient, de diverses fa-
çons, pour les épargner à leurs enfants. La ruche fut
promptement un sujet d'admiration pour le village et pour
tout le canton. Les bonnes âmes vinrent en aide à cette
œuvre excellente et touchante. En voyant la prospérité
leur arriver tout doucement, les généreuses filles ne se
relâchèrent point. Elles restèrent les servantes de la mai-
son, trouvant encore le temps de faire au dehors l'office
de sœurs de la charité, et vivant comme les plus pauvres
paysannes. A ceux qui les suppliaient de prendre (pieique
repos, de s'accorder quelque bien-être, elles répondaient en
riant « qu'elles avaient leur motif ». Leur motif. Messieurs,
n'est plus un scci-et : après avoir longtemps travaillé pour
vivre, elles travaillaient pour s'enrichir. Elles étaient en
j66 discours si r i.ns prix dk vertu.
train d'accomplir leur miracle : elles Ihésaurisaient.
Aujourd'hui, elles sont propriétaires de la maison qu'elles
habitent, et de quelques hectares de terre. T.eur testament
est déjà fait pour assurer à l'orphelinat cette petite for-
tune. Il leur a fallu trente ans pour en arriver là, trente
ans d'admirable dévouement, de travail incessant, de fati-
gues souvent cruelles. Peu à peu, leur famille s'est agran-
die. Outre les enfants de l'hospice, elles reçoivent encore
dans leur maison des orphelines de père et mère connus,
et les plus abandonnées et les plus estropiées sont choisies
par elles de préférence. Leurs anciennes pensionnaires,
qu'elles ont placées dans les fermes des environs, re-
viennent les voir quand elles ont un moment de liberté,
comme on retourne au foyer domestique. Elles-mêmes
vont les visiter, avec le zèle et la tendresse d'une mère,
dans leurs besoins et leurs maladies. La distance même
ne les arrête pas.
Ceux qui nous ont envoyé ces détails nous parlent des
bienfaits que ces deux filles répandent autour d'elles. Elles
sont toujours prêtes à soigner les maladies les plus dange-
reuses, à panser les plaies les plus repoussantes. Virginie
a sauvé la vie à plusieurs personnes, une fois même en se
jetant à l'eau pour porter secours à une femme qui se
noyait ; mais nous ne voulons pas tenir compte de ces bon-
nes actions, qui sont admirables; l'orphelinat nous suffit,
et c'est à lui que nous faisons, avec une émotion que
vous partagerez, une modeste part dans les bienfaits de
Montyon.
Ce n'est pas un orphelinat que M"° Polle-Devierme a
fondé; c'est plutôt un pensionnat gratuit pour les jeunes
DISCOLRS DE M. JULKS SrMO.N. 5G-
filles pauvres. M"" Polle-Devierme appartient à une famille
distiniifuée. Elle semblait destinée, dans sa jeunesse, à être
uiu' riche héritière; mais une série de revers loiil réduite
à un mince avoir, qu'on évalue à peine à (juaranle mille
francs. Elle s'est, en quelque sorte, vengée de la fortune,
en faisant avec ces modiques ressources aiil;m( de bien que
si elle avait été millionnaire.
L'Académie a trouvé, dans le dossier de M"" l'olle-De-
vierme, une lettre d'elle adressée à un ami, et qu'une
indiscrétion bien pardonnable y a glissée. M"° PoUe-De-
vienne est fière ; elle ne veut pas être louée, nous ne la
louerons pas ; mais, puisque cette lettre est dans nos mains,
nous en lirons quelques extraits, qui feront connaître à la
fois l'œuvre et la fondatrice.
« Cette œuvre, dit M"" Polle-Dcvierme, n'était à
sa naissance qu'un simple apprentissage, recevant les
enfants depuis huit heures du matin jusqu'à huit heures
du soir, au nombre restreint de vingt-cinq. Mais la con-
(iance ([n'inspirèrent nos premiers succès accrut mes dé-
sirs, et il me sembla que recueillir entièrement les jeunes
filles, surtout quand elles sont orphelines, les habituer à
la vie de famille, les initier à tous les travaux et à tous les
secrets du dévouement de la femme dans son intérieur,
c'était une œuvre plus complète, surtout à notre époque,
où le désir de briller et de paraître entraîne; trop souvent
les parents à donner à leurs filles une éducation légère et
frivole. Je ne reçois que des jeunes filles appartenant à
d'honnêtes familles, de naissance légitime, ordinairement
à l'Age de dix à onze ans, quelquefois cependant à quatre
ou cinq ans, et je les conserve jusqu'à vingt et un ans.
568 DISCOURS SIR LKS 1>R1\ r>K VERTU.
Elles sont appliquées aux classes, à tous les travaux d'ai-
guille, à la cuisine, aux lessives. Jamais personne d'étran-
ger ne vient piu'ter son concours ; tous les emplois de la
maison sont remplis par les jeunes filles.
« C'est avec bonheur que je puis constater chaque jour
les heureux fruits recueillis depuis l'existence de cette
œuvre. Les relations les plus affectueuses se continuent
lorsque ces jeunes filles inc quittent, et toutes celles qui
sont aujourd'hui mères de famille me donnent les plus
douces consolations.
« La piété vraie et solide est la base de l'éducation, et
j'entends par piété l'accomplissement de tous les devoirs,
malgré l'ennui et la fatigue qui en peuvent résulter, car je
ne connais d'autre devise que celle-ci : Le devoir avant
tout, le devoir partout, le devoir toujours. »
Pour le pensionnat de Beauvais, comme pour l'orpheli-
nal de Morgard, la merveille est de trouver le moyen de
subsister. On ne compte pas moins de quarante ou cin-
quante jeunes filles à Beauvais; la dépense annuelle est de
1 5,000 francs. Il n'y a pas ici d'hospice donnant une sub-
vention; de loin en loin, deux ou trois élèves ont payé une
pension, qui ne s'est jamais élevée au-dessus de 200 francs.
La ville a proposé une allocation, qui a été fièrement re-
fusée. Le travail des enfants suffit à tout, sous la direction
intelligente d'une femme de tète et de cœur, qui paie
vaillamment de sa personne, et donne à toute la maison
l'exemple d'une vie austère, d'un dévouement infatigable,
et d'une inépuisable charité.
Mais, à présent, il faut quitter ces régions sereines de
Morgard et de Beauvais. Morgard et Beauvais ne sont pas
DISCOl'RS l)K M. JII.KS SIMON. 569
dos lieHX de dôlices. On y travaille sans relâche, on y vit
durement. On ne trouve en sortant de l'asile que des pla-
ces de servante ou des emplois d'ouvrière. Cependant,
tout est adouci par le sentiment du devoir accompli, par
l'affection maternelle des maîtresses et les rliaudes sym-
pathies des compagnes. Entrons à pré.sent à la Salpè-
trière. Disons adieu à la santé, à la liberté, à la gaieté,
et même à la jeunesse; car ce ne sont pas des jeunes
filles que ces idiotes, ces rachitiques, ces épileptiques.
La ville de Paris a élevé, dans ces dernières années, de
magnifiques maisons hospitalières; elle peut citer avec or-
gueil l'asile Sainte-Anne, la Ville-Évrard, l'hôtel-Dieu. Les
constructions anciennes étaient moins bien entendues; il a
fallu les reprendre en sous-œuvre, abattre des cloisons,
percer des fenêtres, et malgré tout, on n'arrive que bien
imparfaitement à réaliser les conditions de salubrité exi-
gées par la science moderne. La Salpètrière, dont les bâti-
ments ont été construits sous Louis XIII pour servir
d'arsenal, ne manque pas d'espace, ni même de magni-
ficence; mais la division des enfants y est pitoyable. Ces
pauvres êtres, au nombre de cent vingt petites filles, sont
entassés dans des salles humides et obscures. Les épilep-
tiques ne sont pas séparées des simples idiotes. Ces en-
fants sont plutôt des agitées que des hébétées, de .sorte que
le défaut d'espace et de mouvement est pour elles un cruel
supplice. L'été, elles ont au moins quelques heures de
soleil; elles passent leurs tristes journées d'hiver dans des
classes malsaines et encombrées, où la lumière même est
insuffisante, .sous les yeux de surveillantes, qui ne sont
en réalité que des gardiennes et des filles de service. On
ACAU. l'R. -2
570 DISCOllRS SIR LES PRIX DE VEllït.
se demande quelquefois comment on peut trouver des
pauvres femmes assez abandonnées pour remplir de tels
emplois. Ne croyez pas qu'on les achète à prix d'or. Pour
passer sa vie entière au milieu de ces malheureuses filles,
pour les servir et pour les contenir, pour les voir souffrir
sous ses yeux, sans obtenir d'elles, la j)lupart du temps,
un |)eu d'affection et de reconnaissance, une deuxième
surveillante reçoit un traitement annuel de 36o francs,
moins que les gages d'une fdle de peine. On exige pour-
tant qu'elle soit honnête, qu'elle ait reçu quelque éduca-
tion, qu'elle ait une forte santé, pour subir cette captivité
et résister à ce travail sans relâche; il est même bon qu'elle
soit robuste, pour lutter au besoin contre les patientes.
Il paraît qu'il y a des postulantes pour ces places, et il faut
que les heureux, et même les malheureux, se le disent et
apprennent ainsi à être reconnaissants de la situation qui
leur est faite ailleurs. M"° Léontine Nicolle, qui a pourtant
reçu une éducation sérieuse, a vivement sollicité sa place
de deuxième surveillante; elle a attendu impatiemment une
vacance; elle est entrée avec joie dans cet enfer. Elle avait
un secret que je vous livre. Sa mère était atteinte de la folie
de la persécution. Léontine ne pouvaitla garder avec elle;
elle obtint de la faire entrer à la Salpêtrière, et n'eut plus
qu'une pensée, de s'y enfermer avec elle, pour pouvoir
encore lui donner ses soins. Elle fut nommée, elle ])ril
possession de son triste emploi. Tant que sa mère a vécu,
M"° Nicolle passait les journéesauprès de ses idiotes, et les
quel([ucs minutes qu'on lui accordait pour se remettre de
son rude labeur, auprès de la folle qui était sa mère, allant
ainsi d'un martvre à un autre, et se trouvant heureusa
niSCOlRS l)K M. Il I.KS SIMON. *")- |
parce qu'elle remplissait son devoii- lilial. <'.i'Uc \ic a
duré vingt-sept ans. La pauvre folle est inoilc. il v a (in
an, dans les bras de sa fille, qu'elle reconnaissait à peine
et dont elle repoussait les soins avec terreur dans ses mo-
ments d'hallucination. Voilà vingt-huit ans passés (|ii»'
-M"' \ieolle exerce, à la Salpèlrière, ses fonctions de sur-
veillante. Elle s'y est attachée; elle s'est dit qu'à force de
patience, elle sauverait ces infortunées, et plus de cinq
<'ents d'entre elles, sorties de ses mains, sont entrées dans
la vie commune, et parviennent aujourd'hui à gagner leur
\ ie.
L'administration de la Sal|)ètrière, qui esl une sage et
j)aternelle administi'ation, mais qui est entravée par les
règlements, a pu enfin, dans ces derniers mois, faire de
la surveillante une institutrice. Elle aura 900 francs de
traitement, peut-être davantage. Elle fera, dans son nou-
veau grade, le même travail. Elle ne fera pas plus, ni
mieux, parce que c'est impossible. Quelle vie, Messieurs!
(pu'l noviciat! et quelle récompense! L'Académie, avec le
plus profond respect, décerne un prix de vertu à M"° Léon-
tine Nicolle.
L'Académie a accordé sur la fondation Montyon un
assez grand nondjre de médailles de 5oo francs. Voici
d'abord deux institutrices : M"" Marie Pradelle, institu-
trice à Grèze (Lot), ([ui, non contente de remplir avec un
dévouement admirable tous les devoirs de sa profession,
n'a cessé, pendant sa longue carrière, de prodiguer ses
soins aux malades et aux indigents, comme une véritable
sœur de charité; et M"° Marie Chirac, institutrice à Gros-
Chastang (Gorrèze), qui a donné l'exemple des mêmes
5^2 DISCOURS SI U I.KS l'IUX OK VKRTO.
vertus, el qui. malgré la inocliciU'- de ses ressources, a re-
cueilli gratuitement chez elle deux pauvres petites sourdes-
muelles, dont elle a fait l'éducation. Nous donnons une
médaille de ^)oo francs à M""^ Marie-Philippine Beaus-
sart, de Plumoison (Nord) pour les soins maternels qu'elle
a donnés aux orphelins placés chez elle par l'administra-
tion de l'Assistance publique; un médecin célèbre l'ap-
pelle la Sauveiise denfants; quatorze rachitiques lui
doivent la vie ; une médaille de 5oo francs à Jean-Cé-
lestin Roche, tailleur de pierres, à Castiglione (Algérie),
dont voici, en deux mots, l'histoire : Son patron, qu'il
avait suivi en Afrique, ne peut résister à la fatigue, à l'in-
fluence du climat, peut-être au chagrin causé par des
espérances trompées ; il meurt en laissant une veuve et
des orphelins dénués de ressources dans un pays étranger
et lointain; Roche adopte cette famille, ne travaille plus
que pour elle et remplit à son égard tous les devoirs d'un
père; c'est un ouvrier hors ligne, puisqu'il a obtenu deux
récompenses à l'Exposition universelle; il aurait pu sen-
richir, mais il a tout donné à sa famille d'adoption. L'Aca-
démie accorde aussi des médailles de 5oo francs à cinq
domestiques, devenues le soutien de leurs maîtres, humble
dévouement qu'on ne se lasse pas de récompenser, parce
qu'il est l'indice des plus nobles qualités du cœur. Ces
servantes méritoires sont : Marie-Jeanne Cochard, de
Lannion (Gôtes-du-Nord) ; Louise-Elisabeth Chrétien, de
Chambly (Oise), qui reste, depuis plus de trente ans, et
sans gages, au service d'une paralytique; Thérèse Guer-
rand. à Morsalines (Manche); Jeanne-Perrine Gautier, à
Ducey (Manche), qui, pendant toute une vie passée en ser-
I
DISCOURS DE M. Jll.KS SIMO^. 5-3
vice, a trouvé le moyen, avec ses gages tic servaiilc, do
répandre les bienfaits autour d'elle. Jeanne Gautier s'est
signalée dans un incendie, elle y a perdu l'usage de son
bras droit. Notre récompense \a la trouver dans son
extrême vieillesse ; elle a aujoiu^d'hui quatre-vingt-trois
ans. Eugénie Urgen-Vertuel. à qui nous donnons le même
prix, est une mulâtresse de la Guadeloupe. Dévouée avec
passion à sa maîtresse, elle la suit en France, malgré les
exhortations et les avertissements de sa propre famille. En
l'^rance, la maîtresse se marie. Eugénie s'est opposée à ce
mariage ; elle en a prédit les fatales conséquences ; elle
s'est séparée, le cœur déchiré, de sa maîtresse. Tout ce
qu'elle avait prévu s'accomplit. Au bout de 1res peu de
temps, la malheureuse femme, accablée de mauvais traite-
ments, dépouillée de tout, s'enfuit chez son ancienne ser-
vante, qui partage avec elle son lit et sa misère. Devenue
veuve, la créole retourne à la Guadeloupe, recueille quel-
ques débris de sa fortune, monte un petit commerce.
Eugénie l'a suivie, elle est la fille de boutique, la fille de
peine; elle se multiplie et s'épuise; tout est inutile : les
deux pauvres femmes ne peuvent échapper à la ruine.
Elles s'enfuient, reviennent en France, où Eugénie trouve
un peu de travail ; mais la maîtresse succombe à tant de
revers. A peine a-t-elle fermé les yeux que le chétif-mobi-
lier est saisi par les créanciers. Eugénie Urgen-Vcrtuel,
maintenant âgée et ayant la vue affaiblie, peut à peine
subvenir à ses besoins. Enfin, l'Académie met sur la
même liste, pour des récompenses de même valeur,
c'est-à-dire pour des médailles de 5oo francs, des per-
sonnes qui ont j)oussé jusqu'au degré héroïque l'esprit
5y/i DISCOURS SUR LES PRIX DR VERTU.
de dévouement à la famille, et qui, en même temps, ont
été les servantes des pauvres. Prennent place sur cette
liste d'honneur : M'"" veuve Rivoire, à Gessicu (Isère),
ravaudeuse ; M""" veuve Beaudouin, M""" veuve Roy, toutes
deux à Paris; Marie-Alphonsine Bois, à Polineove (Pas-
de-Calais), dont on ne saurait trop louer le zèle pendant
le choléra et l'épidéinic de fièvre typhoïde ; M""' Guérin,
à Marie (Aisne), qui depuis quarante ans est volontaire-
ment au service de tous ceux qui souffrent; Clarisse Pages,
à Jaujac (Ardèche); les deux sœurs Emma et Agathe Dutil.
Celles-ci, non contentes de recueillir tous les orphelins et
tous les infirmes de leur famille, ont pris à leur charge
une petite fille de six mois, abandonnée dans les rues de
Paris pendant le siège.
L'Académie décerne le prix de la fondation Gémond,
d'une valeur de i,ooo francs, à M. l'abbé Maillard, de
Saint-Julien de Coneelles (Loire-Inférieure).
M. l'abbé Maillard a passé sa vie à faire le bien. On
signale particulièrement sa belle conduite pendant une
épidémie de variole noire qui a sévi à Moisdon (Loire-
Inférieure). A Saint-Michel, il s'est jeté courageusement à
la mer et a sauvé la vie à un homme qui se baignait impru-
demment par un gros temps et qui avait été pris de
vertige. Mais ce qui a surtout ému l'Académie, c'est la
carrière militaire de M. l'abbé Maillard. Parti volontai-
rement, sans traitement ni fonction officielle, avec le
2" bataillon de mobiles de la Loire-Inférieure, pendant
la funeste guerre de 1 870-1 871, l'abbé Maillard n'a cessé
d'être, pour tous ses compagnons, un camarade dans le
danger, un père dans la souffrance. Il marchait allègre-
DISCOURS DE M. JULES SIMON. Snf»
ment en tête du balaillon, couchait dans la nei^e. se tenait
au premier run^ pendant les engagements pour relever el
soigner les blessés, prodiguait ses soins aux malades el
se multipliait pour leur procurer des aliments et des
remèdes. On at'lirme qu'il a passé plusieurs jours sans
nourriture, distribuant ses rations aux soldats les plus
épuisés par la fatigue et le besoin. Il n'a pas été blessé,
quoiqu'il lût sans cesse au milieu des balles ; mais il
est tombé au pouvoir des Prussiens et a subi une rude
captivité. Il est rentré dans sa famille après la paix,
épuisé, crachant le sang. Ce sont ses camarades de ba-
taillon qui ont demandé pour lui à l'Académie, dans une
lettre touchante, la récompense qu'elle est heureuse de
lui accorder.
M"" Mugnier est une de ces généreuses femmes qui ne
peuvent voir une soulTrance sans s'efforcer de la secourir.
Ne possédant rien, elle donnait aux malheureux un
peu de son nécessaire et quêtait pour eux quand il le
lallail. Elle se signala pendant le siège. A force de zèle et
d'intelligence, elle trouvait le moyen de se procurer des
aliments qu'elle distribuait autour d'elle; plus dune
famille pauvie lui dut de ne pas mourir de faim. Après le
i8 mars, son mari, qui est employé à la préfecture de
police, dut suivre ses chefs à Versailles; M""= Mugnier
resta à Paris, où la retenaient ses fonctions de gérante
d'une maison située rue de Suresnes. Le désir de voir son
mari, et sans doute aussi le besoin de rendre service, la
portèrent à se rendre plusieurs fois de Paris à Versailles,
ce qui n'était pas sans péril, même poui' une femme. Elle
fit cinq fois le trajet, portant des lettres qui l'auraient
576 niSCOlRS SUH LES 1>IUX DK VERTt .
exposée à la mort, si on les avait découvertes sur elle.
Elle s'offrait pour cela dans les ministères, chaque fois
qu'elle rcpai-tait pour Paris, et c'était à qui s'empresserait
de donner par ce moyen des nouvelles aux chers absents.
M"" Mugnier n'acceptait aucune rémunération, pas même
du Gouvernement, lin jour, le chef d'une grande admi-
nistration, qui connaissait sa position modeste, se hasarda
à lui dire : « Madame Mugnier, l'Etat paie les services
qu'on lui rend; voilà longtemps que nous sommes vos
débiteurs; dites-moi simplement ce dont vous avez besoin.
— Oh! monsieur, répondit-elle avec bonne humeur, je me
ferais sans façon payer ma peine, si ce n'était que cela ;
mais je risque ma vie pour vous autres, comme vous
savez. » Le ministre, ému, lui serra la main. A son dernier
voyage, les soldats de la Commune la firent entrer dans un
poste de cantinières, où elle fut rigoureusement fouillée.
Elle avait cinq lettres sur elle ; mais elle les avait si bien
cachées, et elle montra tant de sang-froid, que la visite fut
sans résultat; elle vit ce jour-là la mort de bien près. Ces
allées et ces venues avaient fini par appeler l'attention des
autorités du quartier. Un ami lui fit savoir secrètement
qu'il y avait ordre de l'arrêter. Elle passa plusieurs jours
dans des craintes mortelles. Le 22 mai, au moment où une
partie de nos troupes étaient déjà dans Paris, quelques
insurgés armés jusqu'aux dents firent irruption dans son
bureau et lui intimèrent l'ordre de sortii-. Ils l'entraînèrent
jusqu'à l'angle du boulevard et de la rue Ville-l'Evèque.
L'un d'eux, qui paraissait être une sorte de commissaire, la
poussa brus(piement contre le mur et lui tira, presque à bout
portant, un rou[) de revolver. Ses acolytes tirèrent aussi.
DISCOLRS DK M. Jl LlCS SIMON. rjy7
elk' luinba. Les assassins prirciil la lïiile, croyant Iciii-
crime accompli; elle n'était que blessée. Nos soldats la
trouvèrent baignant dans son sang. On la porla à l'hù-
pital Beaujon. Le bras droit, qui avait l'cçu une balle,
demeura ankvlosé, et les désordres produits par la bles-
sure s'étant portés sur la jambe gauche, il fallut |)ro-
céderà l'amputation. La pauvre invalide soi-lit de rhù|)ilal
au bout de huit mois, avec une jambe perdue et un
bras hors de service, pour reprendre, ainsi mutilée, ses
anciennes habitudes de bienfaisance. Telle est cette courte
histoire, que personne n'entendra sans admiration et sans
pitié. Les faits remontant à plus de deux ans. M"'" Mu-
gnicr ne peut prendre part aux libéralités de M. Montyon.
L'Académie ne croit pas la récompenser en lui donnant le
prix de la fondation Souriau : une médaille de i ,000 francs.
La fondation Marie Lasnes a permis à l'Académie de
donner plusieurs médailles de 3oo francs.
Marie Moreau, journalière, âgée de vingl-iiuit ans, de
Saint-Laurent des Autels (Maine-et-Loire), a soutenu
pendant dix ans son père atteint d'un cancer qui lui dévorait
la figure. Elle avait en même temps et elle a encore à sa
charge une mère âgée de soixante-treize ans, qu'une frac-
ture à l'épaule droite rend incapable de ti-avail, et un frère,
idiot et épileptique. Elle passe la journée chez ses maîtres,
et la nuit, elle fait le ménage, soigne ses malades et leur
prépare des aliments pour le lendemain. Pareille est l'his-
toire de Ferrinc Méchine, cultivatrice à Allonnes (.Maine-
et-Loire); de Clarisse Lemelin, couturière à Nantes; de
Séraphine Vignaud, domestique à Confolens; d'Honorine
Claudel, lingère à Blamont (Meurthe-et-Moselle). « Elle
ACAD. i-n. 7^
5^8 DISCOURS StR LKS 1>1UX DE VKUTl'.
n'a jamais connu ni force, ni sanlé, ni bonlieur, disent
ceux qui nous la recommandent, mais en revanche Dieu
lui a donné un grand cœur. » Pierre-François Jourdan,
qui obtient aussi une médaille de vertu de la valeur de
3oo francs, est maître' de port à Granville. Il a soutenu
seul, avec ses maigres appointements, son père, sa mère,
sa sœur, et les deux enfants de sa sœur. Il a élevé ces
enfants; il a marié la (ille, il a donné au lils assez d'éduca-
tion pour le faire recevoir capitaine au long cours. Mais
ils sont morts l'un et l'autre en lui laissant deux orphe-
lins; et lui, sans se lasser, sans se décourager, s'est mis à
les élever avec la tendresse d'un père.
L'Académie partage une médaille de 4oo francs entre
Wilhelm Slephanus et Caroline Chartrain, demeurant l'un
et l'autre à Blois, et domestiques pendant trente-cinq ans
du même maître. Ce maître était un médecin célèbre,
ayant un grand train de maison ; dans les premières
années ses domestiques amassèrent des économies. Puis
il perdit sa fortune et sa santé, et ne garda qu'une clien-
tèle restreinte. Wilhelm et Caroline restèrent cependant
chez lui, presque malgré lui, sans recevoir de gages.
Enfin, la vieillesse et les infirmités forcèrent les deiMiiers
clients à se retirer, et alors se déploya un dévouement
qu'on trouve plus souvent dans les romans que dans la vie
réelle. Les deux domestiques firent croire à leur maître
qu'il lui restait des ressources ; ils le firent croire aussi
au public ; mais ces i-essources n'étaient que les économies
faites par eux trente ans auparavant, et qui montaient,
pour chacun, à près de 5,ooo francs. Nous en avons
la preuve aulhenlique. Ils y joignaient le produit de quel-
DISCOURS DE M. Jl LES SIMON. O^y
qucs travaux extérieurs. Leur maître est mort, à quatre-
vingt-huit ans, entre leurs bras, et tous les deux l'ont
pleuré.
Notre illustre confrère M. Auguste Barbier, faisant à
l'Académie le rapport sur les candidats aux prix de vertu,
en l'absence de M. de Champagny, notre rapporteur ordi-
naire, nous disait avec tristesse : Est-il possiijie qu'il v ail
tant de misères en France?
Oui. cher confrère, il y a toutes ces misères en France.
11 y a et il y aura toujours des idiots, des épileptiques,
des rachitiques. Il y aura toujours des orphelins et des
misérables. Mais avouez cpi il y a aussi de grands cœurs!
L'Académie voudrait avoir les mains pleines de cou-
ronnes pour les récompenser dignement, et celui fini
parle en son nom regrette toujours de se borner à une
mention lapide, quand il ^o^d^ait pouvoir raconter en
détail ces nobles vies, qui contiennent de si fiers ensei-
gnements. Voilà donc. Messieurs, ce que l'on peut faire
avec rien ! \ oilà les vertus qu'il y a autour de nous ; disons
au-dessous de nous, si vous voulez, quoiqu'il n'y ait [)as un
seul de nos récompensés qui ne soit notre égal et peut-être
notre supérieur! Nous en connaissons, nous en récom-
pensons quelques-unes; il y en a des milliers! Pour qu'une
de ces belles actions vienne jusqu'à nous, il faut qu'elle
ait un témoin autorisé, un témoin connaissant l'existence
des prix Montyon. Dans ce Paris, qu'on a appelé dédai-
gneusement, et un peu sottement, la grande Babylone, les
malveillants, les superficiels ne voient, en haut, que la dé-
pravation des mœurs, en bas, que l'àpreté des convoitises.
S'ils entraient, en amis ou en observateurs désintéressés.
58o DISCOIRS StR LKS l'UlX DK NKUTl .
dans les atoliors, s'ils visitaient les garnis, s'ils vivaient assez
avec les pauvres gens pour mériter leur confiance, ils
sauraient que personne ne donne si aisément et d'un
lueilleur cœur que ceux qui gagnent à grand' peine leur
subsistance par le travail de chaque jour; que le dévoue-
ment poussé jusqu'au degré héroïque n'est pas rare
parmi eux; (ju'ils compixnnent profondément, qu'ils pra-
tiquent sérieusement les devoirs de la paternité et de la
piété filiale ; que l'aïeul qui ne peut plus tenir son outil,
a sa place, — la première place, — dans le galetas de ses
enfants; que beaucoup d'entre eux pouvant mettre leurs
vieux parents dans un hospice, aiment mieux souffrir la
faim pour les garder dans ce qu'ils appellent la maison.
Le vice s'étale. Messieurs, la vertu se cache. Très-souvent
elle s'ignore. Des ouvriers suivent le cercueil d'un ami;
il y a un orphelin; quelqu'un, chemin faisant, prend l'en-
fant par la main, et cette main, il ne la quitte plus. Je
connais, et en grand nombre, des ouvriers de Paris qui
ont pris à leur charge les enfants d'un ami et qui les élè-
vent avec les leurs, sans distinction entre les enfants que
Dieu leur a donnés et ceux que leur a donnés leur propre
cœur. Ils disent : Mon fils! Les enfants disent entre eux :
Mon frère! Quand on leur parle de cela, ils répondent en
secouant les épaules : Il faut bien s'aider!
Il n'y a pas moyen, Messieurs, d'être misanthropes
quand on vient de donner les prix Montyon, et c'est pour
cela surtout que je vénère la mémoire du bienfaiteur des
pauvres, que je veux appeler aussi notre bienfaiteur. Oui,
les hommes sont bons; il ne s'agit que de les connaître.
Soit que la haine porte sur les individus, ou sur les classes,
DISCOIRS DE M. ,11 I.i:s MMoN. 5g,
c\k' ne sera jamais qu'une maladif de le.piiL 11 ne faut
pas même haïr les vicieux; conlentons-nous de haïr le
vice. Mais surtout, puisque c'est aujourd'hui la veitu qui
nous rassemble, aimons-la, admirons-la, imitons-la: et,
sans nous exagérer reffieacité de nos prix pour la pro-
pager, honorons une institution qui nous permet chaque
année de réjouir quelques braves cœurs, de mettre en
lumière quelques belles actions; qui nous oblige nous-
mêmes à sonder ce qui reste dans la société d'imperfec-
tions et de misères, et à comprendre ce que peut, à elle
seule, la volonté!
I
III
RAPPORTS
W DU
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
1876 — 1879
RAPPORT
Dl
M. CAMILLE DOUCEÏ
SECRETAIRS PERPETUKL UK L ACADEMIE I-RANÇaISB
SUR LES CONCOURS DE L'ANNÉE 1876.
Messielhs ,
II y a de cela tant d'années que, si j'en aime le souvenir,
j'en oublie volonliersia date; le jour où, pour la première
fois, sortant à peine du collège, il nie fut donné d'assister
i\ une séance publique de l'Académie française; ici même,
assis à cette place, l'aimable et spirituel auiem- des Élourdis,
Andrieux, venait de prendre la parole pour proclamer les
résultats d'un nouveau concours littéraire dû aux libéra-
lités de M. de Montyon, et dont V Éloge fie /a C'/iarik' vidil
naturellement l'objcl.
« Ma mission, » disait-il de cette voix frêle et défaillante
qui se faisait si bien entendre à force de se faire écouter,
ACAD. FR. j4
586 RAPPORT DF. M. CAMILLE DOICEÏ
« ma mission est seulement de donner une idée de la ma-
nière dont l'Académie a considéré le sujet de ce concours
et des molils qui l'ont déterminée dans le jugement dont
je dois rendre compte. »
Cette phrase, Messieurs, était à elle seule tout un pro-
gramme.
Jusqu'alors, et presque depuis son origine, l'Académie
ne décernait chaque année qu'un prix unique, de valeur
légère, mais de grand poids et de haute estime, qu'étaient
fières de se disputer tour à tour l'éloquence et la poésie.
Nous sommes loin aujourd'hui. Messieurs, de ce temps
où, n'ayant à traiter qu'un sujet à la fois, nos rap-
ports avaient le droit d'être courts : quand, en quelques
pages, en quelques phrases, cela s'est vu, les descendants
de Conrart et de Mézeray, de Duclos et de d'Alembert,
les successeurs de Marmontel et de Suard , les auteurs
applaudis des Templiers et de Germanicus venaient succes-
sivement, comme je vous le disais d'Andrieux tout à
l'heure, après chaque concours, rendre compte à nos
pères des décisions de l'Académie ; jusqu'au jour où, grâce
à des fondations nouvelles, dont profilent la littérature,
la morale et la vertu, la lâche devenant plus lourde, le tra-
vail plus considérable, la responsabilité plus grande,
M. Villemain se trouva là, juste à point, pour répondre à
tout et suffire à tout, avec la force, l'éclat et l'autorité de
cet incomparable esprit qui, pendant trente-cinq ans, nous
éblouit et nous charma ; rendant ainsi d'avance la charge
difficile pour son successeur; je dirais impossible si, à
l'heure voulue, l'héritier ne se fût placé promptement à la
hauteur de l'héritage.
SUR Liis co^couBS i)K l'anmîe 187G. 587
Bientôt, Messieurs, l'éloge de M. Patin scia prononcé
devant vous dans cette enceinte, et vous ne pomc/. (|uc
gagnei- à l'attendre de ceux à (|Mi riionneui-en est réservé.
Il m'est doux au moins, pour ma part, d'associer un mo-
ment cette mémoire chère et vénérée au brillant souvenir
de M. Villemain et de confondre dans mon hommage,
comme vous les confondez dans votre estime, deux hom-
mes, de renommées inégales peut-être ; de mérites, à coup
sûr, également supérieurs; deux hommes rares qu'auraient
pu séparer des qualités contraires et des natures opposées^
mais que rapprochaient plus encore un même amour des
lettres, une môme érudition vaste et lumineuse, un même
goût délicat et fin, un même esprit curieux et libre, une
même solidité de jugement rapide et sûr; un même souci
eulin de la dignité, des droits et des intérêts de l'Aca-
démie.
Le soin de ses intérêts et leur surveillance assidue, voilà
surtout la part (jne l'Académie délègue à ses mandataires;
gardant avec raison pour elle-même tout ce qui peut lou-
cher à sa gloire. Ainsi s'explique au besoin la diversité de
ses choix, leur contradiction peut-être.
Appelé aiijouid'hui à remplir la mission d'Andrieux, son
exemple sera mon guide, et comme lui, plus que lui, ayant
plus à dire, je m'attacherai seulement à donner une idée
des motifs qui ont déterminé l'Académie dans les juge-
ments dont je dois rendre compte.
En proposant pour sujet du prix d'éloquence à décerner
en 1S7G un Discours sur le génie de Rabelais, sur le carac-
588 llVl'l'UUI Ui; M. C.V.MILLL DUICKT
tère et la portée de son œuvre, l'Académie avail pris .soin,
deii\ ans d'avance, de proclamer, par tous les moyens de
publicité possibles, que ce n'était point un livre, ni un mé-
moire, ni une étude, qu'elle demandait aux concurrents;
mais un discours; c'est-à-dire un travail bien défini, réu-
nissant cet art de composition, cet ensemble et ce mouve-
ment qui sont les attributs essentiels du discours.
Ainsi pas de méprise possible, pas d'équivoque ; le pro-
gramme est clair et précis ; les concurrents sont prévenus
et savent à quoi s'en tenir. Plus le sujet pourrait prêter à
de longs développements, plus il convient de le resserrer
et de le l'cstreindre. Ce n'est pas une nouvelle étude bio-
graphicjuc qu'il s'agit de ("aire sur l'auteur de Gargantua,
ni, après tant d'autres, un nouveau livre consacré à l'ana-
lyse et à l'examen de son œuvre étrange; ce n'est pas non
plus un éloge, dans le sens académique du mot; la pudeur
publique eut cru devoir s'en alarmer peut-être, le grossier
langage de Rabelais étant plus connu que sa haute raison,
et l'usage étant volontiers qu'on le juge sans l'avoir lu et
qu'on le condamne sans l'avoir compris.
C'est un philosophe ivre, avait dit Voltaire, que je n'ac-
cuse pas de juger sans lire, et surtout sans comprendre ;
mais, vingt-cinq ans plus tard. Voltaire faisait amende ho-
norable, et, j)lus juste envers Rabelais son maître, se repen-
tait d'avoir dit autrefois trop de mal de lui. Ce sont ses
propres paroles.
Depuis trois cents ans. Messieurs, ce double jugement
se reproduit sans cesse, en première instance et en appel ;
depuis trois cents ans aussi, les lettrés de tout ordre, les
écrivains de tout genre, les penseurs de toute nation fouil-
SI II LES CONCOURS DE l'.VNMÎE 187G. fjSg
lent sans relâche, el avec profit, dans cette fange où des
diamants sont cachés, dans ce fumier qui est plein de per-
les, dans ce limon qui est plein d'or.
Qu'ils s'appellent la Fontaine ou Molière, Lesage ou
Beaumarchais, Swift ou Jean-Jacques Rousseau, philo-
sophes, auteurs comiques, fabulistes, tous nous sont fami-
lièrement connus el leurs œuvres sont présentes à toutes
nos mémoires. Ouvrons Rabelais, relisons-le, et, en saluant
au passage, dans chaque volume, dans chaque chapitre,
des mots, des noms, des pensées, des proverbes, des fa-
bles, des scènes et des anecdotes que nous savons par
cœur, et que nous nous étonnons presque de retrouver là,
à leur place; c'est lui parfois que, sans y réfléchir, nous
sommes tentés d'accuser de plagiat.
Imiter A'oltaire, dans sa réparation surtout, et sans
amnistier entièrement le philosophe ivre, en faisant au
contraire, équitablement, la part de l'ivresse et celle de la
philosophie, relever Rabelais des répugnances qui pèsent
sur son livre et des préventions qui pèsent sur sa gloire ;
dégager de la boue qui les souille aujourd'hui, mais qui les
protégeait alors, des trésors de vérités éternelles; montrer
ce qu'il y a de sérieux el de respectable dans ce fou qui
est un sage, mais qui a besoin qu'on l'écoute et qu'on
l'épargne ; mettre avec goût et discernement en lumière les
parties saines et élevées de cette œuvre-mère qui a sa place
et sa date dans le grand mouvement de la Renaissance gé-
nérale ; rendre enfin, dans quelques pages éloquentes, à
l'auteur mieux ;ipinc. ié l'hommage dû à son génie, était
une tâche séduisante et qui semblait facilement rentrer
dans 'les conditions définies et les proportions limitées
5qo rapport dk m. camili.k dodcet
du discours demandé par l'Académie pour le concours du
prix d'éloquence.
J'ose à peine ajouter, Messieurs, quand le sujet est grave,
et le lieu plus encore, qu'après avoir tant fait pour provo-
quer les discours et pour décourager les livres, c'est, en
fin de compte, un livre que nous avons couronné ; un bon
livre, mais un livre.
Vingt-huit discours... non; vingt-huit manuscrits avaient
répondu à l'appel de l'Académie.
Après un long et consciencieux travail d'examen, trois
seulement, inscrits sous les n"' lo, 12 et 16, ont, jusqu'à
la dernière heure, fixé sérieusement son attention, sans
que, pour des causes diverses, aucun d'eux parût de na-
ture à devoir fixer définitivement son choix.
Au premier abord, et dans leur première partie surtout,
les discours portant les n"' 10 et 12 s'étaient fait remar-
quer par des qualités brillantes ; tous deux paraissaient,
en outre, remplir à peu près les conditions du programme ;
malheureusement la fin ne devait pas tenir tout ce que
promettait le début. En s'égarant dans une foule de détails,
de citations et de digressions, chacune de ces études per-
dait bientôt son premier caractère et aussi son premier
mérite.
Unanime à regretter qu'un prix ne pût être accordé à
l'une ni à l'autre de 'ces œuvres distinguées, et voulant
d'abord choisir entre elles pour la plus grande des ré-
compenses du second degré, l'Académie s'est prononcée
en faveur du manuscrit portant le n° 12 et lui a décerné
l'accessit du prix d'éloquence.
J'aurais aimé à pouvoir en nommer l'auteur; mais l'en-
SIR LES CONCOURS DK l'aNNÉE 1876. 5gi
veloppc qui garde son secret ne doit être oun iito qu'à sa
demande, et, malgré la grande publicité qu'ont reçue déjà
les résultats du concours, par modestie peut-être, il n'a pas
encore donné signe d'existence. A défaut de son nom, je
me borne à proclamer son n" 12 et à mentionner l'épigra-
phe inscrite en tête de son manuscrit :
« Tousiours riant, lousiouis bcuvanl d'aulanl à nii chas-
cun, tousioursse guabelant, tousiours dissimulant son divin
sçavoir, etc. »
L'Académie se trouvait dès lors en présence d'un seul
concurrent, d'un dernier manuscrit inscrit sous le n" 16
et portant pour épigraphe cet appel à l'indulgence et à la
conciliation :
Pax hominihus home vuluntatis.
Parla grosseur très-apparente de son volume, un pareil
travail se dénonçait lui-même et, d'avance, semblait s'ex-
clure du concours.
A mérite égal, en effet, un vrai discours, jugé digne d'un
prix, eût certainement obtenu la préférence. L'Académie
ne s'en faisait pas moins, par acquit de conscience, un de-
voir de lire jusqu'au bout le volumineux travail (ju on avait
eu, à la fois, tort et raison de lui envoyer.
Pendant cinq séances consécutives, et malgré des pré-
ventions légitimes, qui, je dois le dire, désarmées de jour
en jour, firent bientôt et graduellement place à l'intérêt, à
la sympathie, à l'estime, à l'approbation enfin, cette lecture
fut écoutée avec une attention toujours soutenue et une
faveur toujours croissante.
■>C)2 nVPPORT DE M. CAMILLE DOtCET
Ce qu'il était avant, l'ouvrage, à coup sur, l'est encore
après; il pèche par l'excès même de certaines de ses qua-
lités ; l'érudition y abonde dans des proportions exagérées ;
c'est riiistoire entière de la littérature, de toutes les litté-
ratures, depuis Rabelais jusqu'à nos jours, et l'auteur, en y
prodiguant un trop grand étalage de science, a certaine-
ment, je le répète, dépassé le but, l'objet et les limites du
concours.
D'un autre côté, ce travail est notoirement supérieur à
tous ceux des autres concurrents. Il a le tort d'étendre le
sujet, mais il a le mérite de l'épuiser; l'érudition y abonde,
mais elle y est et elle y brille; l'histoire de toutes les litté-
ratures s'y trouve passée en revue, mais elle y est présen-
tée avec beaucoup d'art, de science et de talent. C'est, en
un mf)l, une œuvre considérable, une œuvre de critique
sérieuse, qui se distingue d'ailleurs par la forme comme
par le fond. Le style en est toujours élégant et correct,
parfois poétique, souvent même d'une véritable éloquence.
C'est un livre, soit; mais ce qu'il y a de trop dans ce livre
doit-il empêcher l'Académie de récompenser ce qu'elle y
trouve de bien et de bon? Au total, le seul défaut qu'on lui
reproche existait plus ou moins partout, et l'on peut se
demander s'il ne serait pas, jusqu'à un certain point,
inhérent au sujet lui-même. Défendue ainsi, et ne trouvant
plus d'adversaires, la cause était entendue et gagnée.
C'est dans ces conditions. Messieurs, qu'après avoir fait
vis-à-vis d'elle-même certaines réserves, et chargé son rap-
porteur de les faire pour elle, vis-à-vis du public, dans la
séance qui vous rassemble aujourd'hui, 1 Académie décida
que le prix d'éloquence était décerné à l'auteur de^l'ou-
sru i.Ks coNcoi Ks i>i: l.w.nki: iSj(j. 5q3
vi-ago inscrit sous [c n" i6, M. iMuile Gebhail, aiicicMi incm-
hro de l'Ecole françaises d'Athènes, prolesseur de littéra-
liiii' étrangère à la Faculté des lettres de Naney.
An iiioMUMil où, ce concours étant terminé, l'Académie
s'occupait déjà d'en préparer d'autres pour le prix de poésie
qui sera décerné en 1^77. et pour le [)ri\ d'élotpience de
1878, la mort enlevait sid:)iltMnent aux lettres françaises
une femme de génie, dont le talent viril occupait, depuis
quarante ans, et à juste titre, l'une des premières places
dans l'admiration publique.
Rendre à celte gloire un pionipl et pul)li(^ hommage
fui tout d'abord la pensée de l'Académie. J^iir aussi se
sentait en deuil. Le j)lus lespectable scrupule pouvait seul
la retenir et l'a lelenue en effet. Plus tard. Messieurs,
quand, à distance, toute émotion étant caliiK'c, les juge-
ments pourront être à la fois plus sains et phis justes,
plus mesurés et j)lus libres; quand leur autorité m- pourra
qu'y gagner et quand la louange elle-même sera plus
sûre de l'impartialité qui la rehausse; ainsi qu'elle le lit
naguère pour .M"" de Sévigné et M"' de Staël, l'Académie
proposera sans doute, comme sujet d'un de ses concours
pour le prix (r(''l(i(|U('ii(i-. luie étude sur le talent et les
œuvres de 31"" Sand.
Un discours sur l'alliance des lettres et des sciences
eût peut-être alors été proposé aux concurrents de 1878,
sans la crainte qu'ainsi présenté, le sujet ne leiu" pai'ût peu
net et mal défini. Des noms propres frappent avec plus de
clarté; les souvenirs qu'ils ra[)pellent sont plus éloquents
ACAI). IH. 76
5q4 RVPPORT DK m. CAMILLE DOICET
qu'un long programme ; un mot suffit pour tout dire et tout
expliquer :
L'Éloge de Duff'on, voilà les sciences ;
André Chénier, voilà les lettres.
L'Académie s'est arrêtée à ces deux sujets pour les pro-
chains concours d'éloquence et de poésie.
L'alliance des sciences et des lettres, Buffon la person-
nifie au plus haut degré ; en lui, l'écrivain égalait le savant,
et l'Académie française, à ce titre, le disputait à l'Acadé-
mie des sciences.
Le style doit graver des pensées, disait-il, et ses pensées,
il les gravait; si bien qu'exposé, lui aussi, aux démentis
naturels que la science attend toujours de son progrès
même ; comme écrivain, du moins, Buffon, demeuré intact,
aurait depuis un siècle grandi plutôt encore que diminué.
Quand il rapprochait l'homme et le style, jusqu'à les
confondre; quand, voulant que l'un fut jugé par l'autre,
il gravait cette pensée en termes tels que chacun ici les ré-
péterait avant moi, Buffon, sans le savoir, faisait d'un mol
son plus grand éloge, et nous apprenait d'avance à le louer
cent ans plus tard.
Pour le concours de 1877, l'Académie, qui ne connaît
d'autre terrain que le terrain des lettres, a choisi le nom
d'André Chénier, son nom seul, comme un des plus purs
symboles de la poésie.
C'est à la poésie que nos jeunes poètes voudront i^endre ,
hommage en célébrant, dans leur langue qui fut la sienne,
ce frère aîné dont je m'efforce d'oublier un moment l'impar-
donnable martyre; ce jeune immortel dont la vie si courte
SUR LKS CONCOl RS DK l'aNNÉE 1876. 5q5
fut pourtant si pleine et qui, confiant à ra\enir le soin
de sa gloire, tomba un jour, en chantant, sur la fron-
tière de deux grands siècles; assez près de nous classez
loin tout ensemble, pour qu'on puisse saluer en lui le plus
moderne des anciens et le plus ancien des modernes.
Je m'arrêterais là, Messieurs, ma mission serait termi-
née, sans la munificence de M. de Montyon, sans le bon
exemple qu'il a donné si généreusement et que tant d'au-
tres ont si généreusement suivi.
Je commence à peine, au contraire, et, pour la seconde
partie que ce rapport doit consacrer aux fondations nou-
velles, la matière est si abondante, la nomenclature des
prix à proclamer si considérable, que faire à chaque ou-
vrage couronné la part qui lui semblerait due, pour vous
comme pour moi, serait une tâche impossible.
Plus particulièrement destinées à récompenser des tra-
vaux sur l'histoire, et notamment sur l'histoire de France,
les fondations Gobert cl Tiu'-rouanne méritent de nous
occuper en première ligne.
L'an dernier, presque à pareil joui', du fond de son lit
de douleur M. Patin, — ce n'était déjà plus sa voix, c'était
sa parole encore qu'il vous était donné d'entendre, — an-
nonçait ici que le grand prix Gobert était accordé à M. Ca-
simir Gaillardin pour les quatre premiers volumes d'une
Hifitoire du règne de Louis XIV. « Tout en suivant, disail-
il, dans ses développements divers, dans sa complexité, le
mouvement d'un grand siècle, M. Casimir Gaillai'din a
retracé particulièrement ce qu'a dû la France à l'action
5q() nAPPOlXT DK M. CAMILLE DOICEÏ
personnelle du souveiaiii par ([iii s'est poursuivie avec
tant d'é-nergie, d'habileté, d'éclat et longtemps dheureuse
fortune, l'œuvre de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin.
C'est précisément aux premières prospérités, à la mar-
che ascendante du règne, que font assister les quatre vo-
lumes soumis à l'Académie et qu'elle a lus, comme le
public, avec un juste intérêt. Deux autres doivent suivre,
dans lesquels, selon l'heureuse expression d'un habile his-
torien, rapporteur cette année de notice Commission des
concours historiques, dans lesquels l'auteur doit descen-
dre, avec Louis XIV, la pente opposée, le revers de l'âge
et de la fortune. »
Sans avoir eu besoin de se créer de nouveaux titres,
M. Gaillard! n aurait pu, cette année encore, être main-
tenu en possession du prix Gobert. En présence d'un cin-
quième volume digne des quatre premiers, l'Académie n'a
pas hésité à le lui décerner une seconde fois. Elle a, eu
même temps, accordé le second prix Gobert à VHistoire
du cardinal de Béridle par M. l'abbé Houssaye. Dans les
trois volumes que comporte cet ouvrage, l'auteur a exposé,
avec élégance et clarté, la part qui revient à l'éminenl
prélat dans l'introduction en Finance de l'ordre des Carmé-
lites, dans l'institution de l'Oratoire, et enfin dans un
nombre considérable de négociations politiques se ratta-
chant toutes aux intérêts de la religion. On a pu reprocher
avec raison à ce livre une certaine surabondance de détails :
il a du moins le mérite de présenter plus complètement et
de rendre plus saisissante la physionomie des dernières
années du règne de Henri IV et des vingt premières du
règne de Louis XIH.
SIR Li;s coNcorns m-: i/anmîI': 187(3. 5f)7
C'est à la mriiio <'|)0(|ii(> (\iir nous reporte une l'iiide
historique publiée |);u- M. .Marins Topiii sous ce titre :
Louis XI 11 cl Rirliclieu; eurieux et intéressant travail aucjiiel
rAcadémie a décerne un prix de 3, 000 francs prélevé sur
la fondation Thérouanne; le surplus de ce prix étant allii-
bué à un ou\rage plein d'éi iidilion el dans lequel iM. Auhé
il lail. a\e< l)enucoup de mesure et en très-bon style, uit
attachant récif des persécutions de l'Eglise.
Cent trente-trois lettres du roi Louis XIII au cardinal
de Richelieu, trouvées dans les archives du ministè're des
alïaircs étrangères et accompagnées de notes nombreuses
qui en font mieux comprendre le sens et la portée, ont été
encadrées par M. Marius Topin dans une série de résumés
historiques qui conduisent le lecteur d'une lettre à une
autre et font passer en revue devant lui les principaux
événements du règne; éclairant tout d'un nouveau jour.
Déjà, il Y a plus d'un siècle, le président llénault avait
dit de Louis XIII qu'on ne gou^ernait ee piinee (pi'en le
persuadant.
Grand éloge poui' le roi qui se laissait persuader par la
sagesse de son ministre, et pour le ministre, qui, au lieu
d'opprimer son souverain, comme l'en a accusé l'histoire
elle-même, au lieu de lui imposer une lourde et humiliante
tutelle, n'employait contre lui, pour lui, devrais-je dire,
et pour le bien de son service, d'autres armes que celles
de la persuasion.
Ce qu'avait commencé le président Hénault, ce (piavaHiit
compris plus tard des écrivains illustres qui auraient voulu
l'entreprendre, M. Marius Topin vient de l'achever. Pièces
en main, il a fait justice de préjugés légendaires que con-
59H RAPPORT DE M. CAMILLE DOliCET
sacrait l'histoire et que la tradition s'obstinait à perpétuer.
L'œuvre de réparation est accomplie, et, sans que Richelieu
cesse pour cela d'être un grand ministre, Louis XIII doré-
navant devra être considéré comme un grand monarque.
Je ne voudrais pascontrister l'heureux auteur, ni le trou-
bler dans la joie et la confiance de son succès; mais l'his-
toire ne se refait guère et la défaire est difficile.
Ce qu'on tente aujourd'hui pour le fils, on l'a parfois
essayé contre le père, non sans quelques pièces à l'appui
peut-être. A peine atteint, jamais ébranlé, Henri IV... et
je m'en m'effraye un peu pour l'auguste client de M. Ma-
rins Topin, Henri IV n'a rien perdu pour cela de sa bonne
renommée et de son prestige chevaleresque. Bien avant
Voltaire, la poule au pot avait déjà fait de lui :
Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire.
Après Louis XIII vAÎtcoxvim^yoxQx Corneille inconnu] titre
piquant qui sent le paradoxe, et qui, tout d'abord, fait
dresser l'oreille. Décidément la réhabilitation est à la mode,
même pour celui qui en a le moins besoin, pour celui dont
le peuple a le plus gardé la mémoire.
Faire à son tour justice d'une erreur trop généralement
répandue, tel est le but que M. Jules Levallois a voulu
poursuivre; telle est la cause de sa prise d'armes et de son
entrée en campagne.
Si tout le monde connaît le nom, et plus que le nom
de Corneille, presque tout le monde, en revanche, ne lit
de lui que ses chefs-d'œuvre. Aux yeux de presque tout
le monde, le génie de Corneille ne s'est révélé qu'à partir
du Ciel et l'a délaissé après Nicomède; tandis qu'au con-
SIR LES CONCOl'RS DE l'aNNÉE 1876. Ogq
traire pour M. Levallois, c( non pour lui seul, Corneille
est déjà lui-même dans ses premières comédies, et le sera
encore entièrement dans ses dernières œuvres, dans plu-
sieurs de ses tragédies presque ignorées de nos jours,
dans ses poésies lyriques et dans sa traduction en vers de
Ylmilafioti de Jésiis-Clunst.
En 1819, la même thèse avait été soutenue par M. PVan-
çois de Neufchàteau dans un curieux volume intitulé : l'AV
pi'it (ht grand Corneille. M. Levallois paraît n'avoir pas eu
connaissance de ce travail. Son livre, en tout cas, n'en
serait ni moins intéressant ni moins bon. S'associanI vo-
lontiers à ce nouvel hommage rendu avec beaucoup de
talent, de grâce et d'érudition, à l'une des plus grandes
gloires de la France, des plus vraies et des plus solides,
l'Académie a décerné à M. Levallois la première moitié
du prix Bordin.
La seconde, d'égale valeur, a été attribuée à M. Ernest
Daudet pour un important travail historique qu'il a publié
sous ce titre : le Ministère de M. de Martignac, sa vie poli-
tique et les dernières anne'es de la lie.ttai/ration .
Avant de me séparer tout à l'ait de M. Levallois, (jui,
malgré ses bonnes intentions et malgré le mérite réel de
son charmant ouvrage, ne parviendra guère, lui non plus,
à réhabiliter Agésilas, ni à ressusciter Attila, si mécham-
ment mis à mort par Boileau ! je ne puis résister à la ten-
tation de lui adresser un reproche :
IMus sévère que Corneille, et sortant du cadre pure nient
littéraire qui lui convenait si bien, M. Levallois prolite de
l'occasion pour prendre rudement à partie la politique et
ce qu'il appelle les agissements du grand cardinal. Je ne
6oO RAPPORT DK M. CA.MILLK DOUCET
le suivrai pas jusque-là. Dans ce palais des lettres, le pre-
mier protecteur de l'Académie française reste au-dessus
de l'attaque et au-dessus de la défense.
C'est aussi, mais franchement et ouvertement, sur le ter-
vain de la politique que nous conduit tout droit le livre de
M. Ernest Daudet, consacré à l'histoire des deux plus
belles années de la Restauration. Le sujet par lui-même
intéresse et captive ; des documents nouveaux ont été
puisés aux bonnes sources, et les faits très-exacts sont ra-
contés dans un style excellent, avec une clarté lumineuse.
Une bonne leçon a paru ressortir de cet ouvrage ; les efforts
de M. de Martignac en vue de rapprocher les hommes
d'ordre de tous les partis, l'esprit de conciliation dont
il Ht preuve, avec plus de sens politique, avec plus de sa-
gesse et de dévouement que de succès, seront toujours
du meilleur et du plus salutaire exemple.
Ainsi décerné à MM. Jules Lcvallois et Ernest Daudet,
le prix Bordin leur avait été disputé d'abord par un de
nos hellénistes les plus distingués, M. Alexis Pierron, qui
avait cru pouvoir présenter pour ce concours la belle édi-
tion publiée par lui, non pas d'une traduction en français,
mais du texte grec lui-même, de VIliade et de VOdi/s.sée,
avec une introduction et des appendices où sont traites
tous les points de ce qu'on peut appeler la question homé-
rique. Il a paru à l'Académie qu'un ouvrage tout de phi-
lologie et d'érudition s'éloignait trop des conditions de la
fondation Bordin, pour qu'il y eût lieu de l'admetti-e à
un concours d'ouvrages de pure littérature. Ne pouvant
donc donner à M. Alexis Pierron ni un prix ni une men-
tion, puisqu'il n'y a eu pour son travail ni comparaison
SLR LES CONCOIRS DK LAWÉi: 1876. 60I
ni concours, elle veut] du moins, par le regret qu'elle on
exprime, témoigner de sa haute esliiue j>our laiileur d'une
des œuvres qui font le ])lus dlionncur à la philologie
française.
C'est ainsi, dans ces propres ternies, qu'à la demande
et sous la dictée même de l'un de nos plus émincnls con-
frères, l'Académie a décidé que je devrais être publique-
ment aujourd'hui, à l'égard de M. Pierron, l'interprète de
ses sentiments.
Horace, même au-dessus d'Homère, est, je crois, de tous
les poètes, celui qui a le privilège de tenter le plus les tra-
ducteurs. L'Académie en sait (pielque chose. C'est pour-
tant encore à une nouvelle traduction à Horace, et à une
nouvelle traduction à" Horace en vers français, qu'elle attri-
bue aujourd'hui le prix fondé par M. Langlois.
Reproduire dans une autre langue, et dans d'autres vers,
toutes les finesses de l'original, toutes ses délicatesses et
toutes ses grâces, est une entreprise presque chimérique.
M. A. Anquetil, ancien inspecteur d'académie, y a con-
sacré sa vie entière, et, autant que possible, en a résolu le
problème. C'est pour ainsi dire l'œuvre même du poète
latin, qu'à force d'art il est parvenu à mettre sous les yeux
de ses lecteurs.
L'Académie avait également remarqué avec intérêt la
première partie d'une traduction en vers des œuvres prin-
cipales de Shakespeare, dont l'auteur, M. Alcidc Cayrou,
n'a encore publié que deux volumes contenant quatre des
chefs-d'œuvre du grand tragique : Macbeth GiHamlel, Othello
et Roméo et Juliette.
ACAD. FR. 7^
6o2 RAPPORT OE M. CAMILLK UOICET
Dôjù ^1. Cavrou s'est tiré i\ son honneur d'un travail
toujours difficile ; l'Académie aime à lui rendre cette jus-
tice, et, à délaut d'une récompense qui eût paru prématu-
rée, elle a voulu du moins, par l'organe de son rapporteur,
l'encourager publiquement à poursuivre avec persévérance
sa tâche si heureusement commencée.
Cent vingt ouvrages d'ordre, de genre et de mérite diffé-
rents, étaient présentés cette année pour le concours des
ouvrages utiles aux mœurs fondé par M. de Montyon; huit
seulement ont été définitivement admis et couronnés par
l'Académie. C'est beaucoup déjà si l'on se reporte aux pre-
mières intentions du fondateur, qui, pi'éférant la qualité à
la quantité, eût voulu récompenser chaque année un seul
bon livre, au lieu d'en encourager plusieurs de moindre
importance.
Ce vœu, à coup sûr, serait également celui de l'Acadé-
mie ; mais, a dit M. Villemain, les bons livres, inférieurs
aux bonnes actions, sont plus rares ; on ne saurait en espé-
rer tous les ans.
Tous les ans, au contraire, on en espère, et, quelquefois
même, on en trouve.
La Morale utilitaire, par M. Ludovic Carrau, professeur
de philosophie à la Faculté des lettres de Besançon, se
signalait d'avance, par son titre même, à l'attention de
l'Académie. Le seul tort peut-être de cet important ou-
vrage, son honneur aussi, c'était que déjà, en 187/i, sa pre-
mière édition avait été couronnée par l'Académie des
sciences morales et politiques, et cela sur le rapport d'un
de nos nouveaux confrères, dont le témoignage décisif ne
si;r les concours di: l'année 187G. Go'i
pouvait manquer d'être, aux yeux de l'Académie, une puis-
sante recommandation.
Après nous a\()ir iiKnilié l'auliiir [jassanl d'iiljoid en
revue avec talent les principaux systèmes, qui. depuis Epi-
cure, ont cherché dans l'idée de lulile le commencement
de la morale, étudiant ensuite et exposant, de main de
maître, la dortrint; utilitaire dans son pi'incipe vl sa mé-
thode, puis dans ses applications aux problèmes économi-
ques, politiques et sociaux, « l'examen et la discussion des
systèmes nous ont également satisfaits, disait-il ; c'est
l'œuvre d'un esprit fin, pénétrant, d'un dialecticien exercé,
d'un moraliste délicat et convaincu,», et, plus loin, ((la
simplicité parfaite du style inar(}uc un écrivain de bonne
école » .
Ce livre utile et moral, dont le style est de bonne école,
a été placé en première ligne par rAcadéniic, qui lui a dé-
cerné un prix de 2,5oo francs.
Trois prix, de 2,000 francs chaque, ont ensuite été attri-
bués aux trois ouvrages suivants :
Les Anglnifi et tlmle, nouvelles études en deux volumes,
publiées par M. E. de Valbezen, ancien consul général \\
Calcutta, ministre plénipotentiaire ;
Les Montagnes^ par M. Albert Dupaigne, ancien élève de
l'Ecole normale supérieure, agrégé des sciences physiques
et naturelles, professeur au collège Stanislas, etc.;
Et le Dernier Chant, recueil de poésies, par M, Hector
de Saint-Maur.
Quatre autresprix dei ,ôoo francs étant enfin accordésaux
6o4 UAPl'OaT IJi: M. (AMILLi; UOLCET
quatre derniers ouvrages couronnés dans l'ordre suivant :
Améline du Doirrq, par .M. Alfred Franklin; les Patins
d'argent, par M. 1*.-J. Stulil ; Michel de illospital, rjo5-
i558, par M. E. Dupré-Lasale, et la Chanson de l'Enfant,
recueil de poésies, par M. Jean Aicard.
Ce n'est pas seulement en historien érudit, c'est en
voyageur éclairé, c'est presque en témoin des événements
que d'avance et sur leur théâtre môme il avait pu pres-
sentir, que M. do ^ albezen raconte, avec beaucoup d'au-
torité et de compétence, la dramatique insurrection des
cipayes qui, il y a vingt ans, préparée dans l'ombre et de-
vant éclater subitement sur presque tous les points du sol
indien, menaça de ruiner, en une heure, la formidable
puissance de l'Angleterre dans ces possessions lointaines
dont l'empire lui appartient aujourd'hui plus que jamais.
Les documents nouveaux, les détails intéressants, les
scènes émouvantes abondent dans cet ouvrage, et rien n'est
plus touchant que d'y voir avec quel courage, quel dé-
vouement et quelle énergie, une petite troupe, attaquée
de toutes parts, et comme perdue loin de la mère-patrie,
survivant à tous les massacres et triomphant de tous les
périls, soutint la terrible lutte qui aurait dû l'anéantir, et
parvint seule à la réprimer, avant, pourrait-elle dire,
comme Achille, à l'Angleterre dont le secours arriva trop
tard :
Avant que vous eussiez assemblé votre armée !
M. de Valbczen n'en est plus à faire ses preuves ; une
SCn LKS CONCOIJHS DK l'aNNKK 1876. Cof)
double notoriété littéraire depuis longteinj)s le recom-
mande ; ici j)ourtant son style a paru peut-être un peu trop
oratoire ; mais il faut avouer que le sujet y prête. Comment
faire froidement, et sans quelque emphase, le passionnant
récit d'une lutte vraiment é|)i(pie, (]ui touche au i-omau el
va jusqu'au drame, tout en n'appartenant (pi'à l'histoire?
Sinq)lement intitulé : les MoiilcKjnes, le livre de M. Alljcrt
Dupaigne semblait, au premier abord, être l'ail surtout
pour amuser la j(un(>ssc, poui' développer en elle le goût
heureux et déjà très-répandu des voyages.
Il tient plus «pi'il ne promettait, et, sans cesser d'être
très-attachant, il est aussi très-instructif. Une science vraie
et sérieuse s'y cache utilement sous les plus agréables
détails, sous les peintures les plus attrayantes, et sous les
plus intéressantes descriptions.
Je voudrais, Alessieurs, n'avoir ici qu'à louer tout, sans
réserves; mais il faut le dire et l'Académie m'en l'ait un
devoir, certains passages qu'on s'étonne de tioincr dans
ce livre, qui n'y ont pas leur vraie place et qui, d'eux-mê-
mes, demanderaient à s'en détacher, ont pour le moins
ému les juges, sans parvenir toutefois à (li'couragcr leui'
justice.
Au lieu de se borner à célébrer les pacilicpies (conquêtes
de la science, pour lesquelles la géographie lui paraît être la
première et la plus nécessaire de toutes les armes, l'auteur
rappelle, hors de propos, d'autres conquêtes trop récentes
et trop douloureuses pour cpi'on les oublie; el, tort plus
grave à nos yeux, dans un livre destiné à l'instruction de
la jeunesse, à son éducation aussi, il parle, en semblant
trop s'y complaire, de l'ignorance des Français et, le mol
Go6 UAPPOUT I)K M. CAMILI.K DOl CET
me coûte à prononcer, cl... tic rabaisscniciiL dv la France.
Ne nous rabaissons pas nous-mêmes, et, pour avoir
peut-être été trop fiers, ne nous faisons pas trop modestes,
aux dépens de notre pays.
A notre ignorance, qu'il accuse d'être volontaire,
M. Dupaigne reproche de nous avoir <( infusé dans le sang
cette forme grotesquement naïve d'orgueil palriolique
connue sous le nom de chauvinisme, dont le soldat Iraneais
a porté le type dans toute l'Europe ».
Le chauvinisme est un bon défaut qu'il faut garder, a dit
un de nos confrères, c'est une forme populaire et non une
forme grotesque du patriotisme.
Avec son chauvinisme, a dit un autre, la France a tou-
jours été la première à défendre le droit et la justice. La
justice et le droit se font moins entendre depuis que nos
malheurs l'ont condamnée à se taire.
Français aujourd'hui, comme le sentiment qu'il exprime,
le mot chauvinisme figurera dans la septième édition, ter-
minée à l'heure qu'il est, et qui bientôt va paraître, du
dictionnaire de l'Académie française.
Les taches que je viens de reprocher au livre de
M. Albert Dupaigne méritaient qu'on vous les signalât ;
mais un ouvrage vraiment remarquable, et excellent dans
son ensemble, ne pouvait être privé d'obtenir la couronne
dont il est digne, et à laquelle je regrette d'avoir dû ajouter
une épine.
M. de Montyon lui-même m'approuverait. Messieurs, de
m'intcrrompre un moment pour vous parler, sans retard et
dans une sorte de parenthèse, d'un autre ouvrage et d'un
i
SUR LKS CO^COUUS DE i/a.\.\KE 187G. G07
/
aulro concours que l'à-propos semble, de force, introduire
ICI maigre moi.
S'il est un livre où éclatent, à chaque page, le sentiment
français, le besoin constant cl l'imique ardeur de servir la
gloire et les intérêts de la France, c'est, à coup sûr, celui
dans lequel un confrère illustre, cher à l'Institut comme à
son pays qui en est lier, nous initiant, toui' à lour, lu luv
par heure et pièces en main, à l'enfaniemeiit, à la marche,
au progrès, à la réalisation enfin d'une œuvre impossible,
qui semblait un rèvc de géant, a publié tous les secrets et
toutes les preuves de sa pensée, sous ce titre modeste et
sans prétention : Lellres, journal et documents pour servir ù
r histoire du canal de Suez.
En dehors de l'acte, qu'on ne peut trop admirer, et en
dehors de l'homme, que le succès ne pa3"era jamais trop, le
livre est excellent par lui-même et digne, à tous égards,
d'une distinction personnelle.
Destiné à récompenser les livres qui paraîtraient les plus
propres à honorer la France., à relever parmi nous les idées,
les mœurs elles caractères,\c prix de cinq mille francs, fondé
par M. Marcelin Guérin, pouvait-il recevoir un mcilleui-
emploi ?
L'Académie le décerne aux deux volumes présentés à ce
concours par M. Ferdinand do Lesseps.
Je reviens bien \ile à .M. de .Munt\on et à ses derniers
lauréats, en commençant par M. H. de Saint-Maur, qui me
pardonnera de l'avoir un peu fait attendre. La patience est
une de ses vertus.
Traduire en vers français le Liv7'e de Job, puis le Psau-
6o8 HAPl'ORT Di: M. CAMILI.K DOliCET
lie?', puis le Cantique des Cantiques, c'était un véritable tra-
vail de bénédictin. M. Hector de Saint-Maur a patiem-
ment accompli cette tâche, à lacjuelle il a consacré sa
modeste et honorable existence, presque obscure, qui n'eut
guère qu'un jour d'éclat, il y a quarante-deux ans, en 1 834,
pour une poésie charmante que tout le monde a lue et
chantée plus tard, sans en connaître l'auteur, et qui est
restée célèbre sous ce titre : l'Hirondelle du prisonnier.
Un quatrième volume, intitulé le Dermer Chant, dont la
publication est plus récente, a pu seul prendre part au
concours, et, dans ce volume timidement soumis à son
examen, l'Académie a reconnu et couronné avec plaisir
l'œuvre hardie d'un vrai poète, dans toute la force et la
maturité d'un talent jeune et vigoureux.
Beaucoup plus jeune et non moins vigoureux d'ordi-
naire, M. Jean Aicard, déjà connu de l'Académie, lui pré-
sentait cette fois un volume plein de grâce et de naïveté,
un recueil de poésies nouvelles, intitulé : la Chanson de
l'Enfant, dans lequel les sentiments les meilleurs s'expri-
ment presque avec trop d'abondance, mais avec un gi^and
charme et une exquise délicatesse.
Le Dernier Chant, de M. de Saint-Maur, ayant mérité la
première place, la Chanson de ï Enfant, de M. Jean Aicard,
a facilement et honorablement obtenu la seconde.
Au-dessous de ces deux volumes de choix, l'Académie a
distingué encore, comme étant digne d'un témoignage
d'encouragement, un recueil de chants intimes, intitulé :
le Poème de la vie, dont l'auteur se nomme M. Gaston
David.
La nature et la i-eligion, l'art et la famille, dans ce poème
siu Li;s coNCOLRS DK i/.wMÎt: 1876. Goc)
de sa vie heureuse, M. G. David chante loul ce ((uil aime
et h' lait aimer.
Un poète heureux! et (|ui lavoucl Cela vaut (ju'on le
remarque et qu'on l'encourage.
Dans le volume publié par M. Dupré-Lasale, conseiller
;\ la Gourde cassation, l'histoire du chancelier de I llo.s-
pital n'est pas finie ; je pourrais presque dire qu'elle n'est
pas commencée. Après avoir exposé avec talent la pre-
mière partie, assez peu connue jusqu'à ce jour, d'une car-
rière devenue plus tard si glorieuse, dont la grandeur et les
revers ne sont ignores de personne, c'est précisémeiil à la
veille de son développement que s'arrête l'auleui-. deux
ans avant que Michel de l'Hospital iVit nommé chancelier
de France.
Solide, profond et sérieux, cet ouvrage est rempli de
renseignements nouveaux sur la famille du futur chance-
lier, sur les épreuves auxquelles fut exposée son enfance,
sur les difficultés contre lesquelles il eut longtemps à lut-
ter, sur son talent d'écrire enfin, et sur ses curieuses poé-
sies dont il reproduit un grand nombre.
Quelques mois avant que Michel de l'Hospital fût nommé
chancelier de France, un magistrat qu'il a connu, et que,
puissant, il eut sauvé, le célèbre Anne du Bourg, conseiller
au parlement de Paris, pendu à la fois et brûlé en place
de Grève, périssait victime du fanatisme implacable qui,
treize ans plus tard, devait aboutir au dénouement tragique
de la Saint-Barthélcmy.
C'est le drame de cette lutte terrible que M. Alfred
Franklin a mis en scène dans un livre des plus émouvants.
ACAi). ru. 77
6lO RAPPORT DK M. CAMIILK DOUCET
La fille du conseiller en est rhéroïne et son nom : Anie-
line du Bourg, sert seul de litre à cet ouvrage, dont l'inté-
rêt saisissant n'est pas l'unique mérite et qui se recom-
mande également par le charme et la distinction du style,
pur, élégant, correct et de bonne qualité.
T^a morale est parfois dans lé roman plus que dans l'his-
toire, où l'historien n'a pas toujours le droit de l'intro-
duire. Elle se trouve, d'un bout à l'autre, à force de bonne
grâce, de bonne humeur, de bons sentiments et de bons
exemples, dans le nouveau roman de M. P.-J. Stahl : les
Patins ([argent.
L'Académie ne pouvait opposer à M. Stahl le souvenir,
si honorable au contraire, de ses premières couronnes ;
elle était toutefois disposée à se montrer pour lui d'autant
plus exigeante ; mais, pai'mi les romans soumis à son exa-
men, il lui a paru que celui-ci réunissait encore, au plus
haut degré, les conditions du programme.
Comme M. Stahl l'explique lui-même en tête de sa pré-
face, une Américaine, M""" Mary-JVIapes Dadge, est le pre-
mier auteur des Patins d'argent. Ce témoignage lui est dû ;
mais, composé surtout pour servir de guide dans un voyage
en Hollande, son livre était trop en dehors du goût français
pour qu'il suffît delereproduirepar une traduction littérale.
C'est à un grand travail d'adaptation, à un remaniement
complet qu'a dû se livrer M. Stahl pour rendre ainsi l'ou-
vrage digne de ses lecteurs et digne, en même temps, de
la récompense que l'Académie lui a décernée.
La liste des prix donnés au concours est épuisée ; il ne
|i
SIR LES CONCOl'RS DE l'awÉE 1876. 61I
me reste qu'à parler de trois autres fondations spéciales
destinées plutôt à honorer les écrivains eux-mêmes qu'à
récompenser leurs travaux.
Anonyme endroit, sinon en fait, le prix fondé en 187.3
par un de nos anciens confrC'res, jtour être décerné dans
l'intérêt des lettres, a été attribué cette année jusqu'à con-
currence de 2,Joo francs à un jeune et vaillant j)oètc que
de brillants succès ne cessent de signaler à l'attention de
l'Académie. Le lendemain du jour où ce témoignage de vive
s^nq)atl^ie lui était ainsi accordé, M. François Coppée s'y
créait un nouveau titre. ^ ingt-quatre heures plus lard, ie
prix tout entier se fût peut-être offert de lui-même à l'heu-
reux auteur du Luthier de Crémone.
1 ,5oo francs ont été réservés sur ce prix pour honorer,
après sa mort, la vie laborieuse et utile de M. L. Etienne,
recteur de l'Académie de Besançon, si malheureusement
enlevé à sa famille au moment où, venant de la terminer
à peine, il allait publier son Histoire de la littérature ita-
lienne depuis son origine jttsqu à nos jours : excellent tra-
vail que l'Académie a voulu couronner sur la tombe de
son auteur.
Parée en naissant d'un nom cher aux lettres et qui
l'eût protégée au besoin, la première fdie de Théophile
Gautier a voulu se protéger elle-même, en présentant à nos
concours un ouvrage en deux volumes, intitulé : F Usur-
pateur, épisode de l'histoire japonaise au commencement
du XVIP siècle. L'auteur, qui a particulièrement étudié
les mœurs et les usages de l'extrême Orient, a rempli ce
livre agréable et singulier de détails nouveaux, curieux et
intéressants.
6 VA
RAPPORT DK M. CAMILLE DOLCET.
L'Académie décerne avec plaisir le ptiv Lambert à
M""" Mendès, née Judith Gautier.
Elle partage enfin le prix fondé par M. le comte de
JMalIlé Latour-Landry entre deux écrivains cllsllngués,
MM. yVndré Lemoync et Alexandre Piédagnel, dont elle a
pu déjà, dans plusieurs circonstances, reconnaître le mé-
rite, encourager les efforts et récompenser les travaux.
Voilà, Messieurs, notre bilan de cette année. Les bons
livres ne nous ont pas plus manqué que les bonnes actions,
et, quand les ressources de son budget littéraire s'accrois-
sent encore, l'occasion de les bien placer ne manquera pas
davantage à l'Académie.
Digne aussi de son nom, qu'elle portait avec orgueil, et
l'honorant même après elle, la veuve de Jules Janln, en-
levée hier avant l'âge, vient de fonder pour Yécnvamqui
aura fait en français la meilleure traduction d'un ouv?'age
-latin un prix de 3,ooo francs qui sera décerné tous les
trois ans et qui s'appellera : Prix de M. Jules Janin.
L'Académie ne sépare pas, dans sa reconnaissance et
dans ses regrets, ceux qu'un môme bienfait et une même
tombe ont à jamais réunis.
i
RAPPORT
DE
M. CAMILLE DOUCET
SECRBTAIRE PERPETUEL DE L ACADEMIE FRANÇAISE
SUR LES CONCOURS DE L'ANNEE 1877
Messieurs ,
Ce n'est pas sans raison, et par une sorte de eaprice qui
vous paraîtrait, j'espère, peu digne d'elle, que l'Académie
vous a conviés à venir aujoui'd'luii l'entendre proclamer le
résultat de ses derniers concours, alors que, depuis quel-
ques années, des circonstances particulières l'avaient en-
gagée parfois à retarder jusqu'au mois de novembre l'é-
poque de ce rendc/.-vous.
Bien loin de manquer à ses traditions et à ses usages,
6l4 RAPPORT DE M. CAMILLK DOUCET
l'Académie y revient au contraire, aimant à s'y conformer.
Si toutes les saisons lui sont également bonnes; si l'été
n'a pas plus que l'hiver le privilège d'interrompre le cours
de SCS réunions privées ; elle a pensé qu'il n'en était pas
de même de ce Public ami qu'elle est toujours heureuse de
voir répondre à son appel.
Pour vous, Messieurs, pour vos fils que les lycées vont
vous rendre, l'heure des départs sonnera demain; il nous
a plu de la devancer. L'impatience légitime de nos lauréats
valait aussi qu'on en tînt compte. Quand elle a redoublé
de zèle pour hâter la lin de ses travaux, quand ses juge-
ments ne se sont pas fait attendre, l'Académie regretterait
de faire attendre ses couronnes.
Plus de deux cents ouvrages se sont présentés cette
année à nos concours, sans compter ceux qui, croyant en
avoir le droit, s'y sont irrégulièrement représentés comme
en appel, après avoir déjà pris part, en première instance,
aux concours de l'année dernière. Satisfaire à tant d'espé-
rances était difficile; mais si, dans ses luttes courtoises,
l'Académie honore les vainqueurs, il n'y a pas de vaincus
pour elle; aux concurrents moins heureux, elle adresse ici,
par ma voix, plus que des consolations; des témoignages
sympathiques d'intérêt, d'estime et d'encouragement.
L'histoire et la philosophie, l'histoire surtout. Messieurs,
vont avoir la plus grande part dans nos récompenses.
Plusieurs fondations spéciales provoquent directement le
travail des historiens et, dans les concours même qui ne
leur appartiennent pas tout à fait, dans celui, par exemple,
qu'a institué M. de Montyon pour les ouvrages utiles aux
SUR LES CONCOURS DE l' ANNÉE 1877. 6l5
mœurs, ils ont su encore prendre hi bonne place, ;i coté des
philosophes, des moralistes, des savants, des romanciers
et des poètes.
Le grand prix fondé par M. le baron Gobert, dans l'in-
térêt de notre histoire nationale, n'a jamais été moins dis-
puté que cette fois; les concui-rents semblent avoir reculé
d'avance, et désarmé pour ainsi dire, devant une œuvre
capitale qui ne craignait pas la lutte, qui plutôt l'eût sou-
haitée, étant de taille à en braver les périls.
Dans un magnifique volume, intitulé Chwlemagne,
M. Alphonse Vétault a, suivant l'expression du savant
rapporteur de la commission compétente, entrepris de
peindre une grande époque, une grande figure. Il y a réussi,
et notre littérature historique y gagnera un monument qui
lui manquait. Sur Charlemagne et son temps à peine possé-
dions-nous jusqu'alors quelques pages dispersées : un admi-
rable résumé de Montesquieu; des chapitres de M. Guizot,
de M. Mignet, de M. Michelet; fragments de haut prix, qui
font honneur à notre école moderne; mais qui, membres
épars d'un grand corps en préparation, attendaient qu'on
les réunît.
Ancien élève de l'Ecole des chartes, savant arcliivlsle,
auteur renommé déjà de deux belles histoires de Suger et
de Godefroy de Bouillon, soutenu à la fois par l'étude des
vieux textes et par le patriotisme le plus élevé, M. Alphonse
Vétault semblait tout préparé pour entreprendre cette
tache difficile et, l'ayant entreprise, pour la iiuiicr à
bonne lin.
Dans son ensemble, l'ouvrage de M. Vétault se distingue
6l6 RAPPORT DE M. CAMlLLi; DOLCET
par des qualités vraiment supérieures. Combiné avec art,
le tableau général est tracé largement, et la figure du
grand empereur y apparaît dans un juste relief. On s'attache
tout d'abord aux destinées de ce jeune prince qui, à peine
âgé de vingt-six ans, va représenter la cause de la civilisa-
tion au milieu de l'Europe barbare; on assiste avec curio-
sité, avec intérêt, avec admiration bientôt, au développe-
ment continu de sa puissance; n'ayant que le temps de le
suivre, tour à tour et presque à la fois, d'Italie en Germanie
et de Germanie au-delà des Pyrénées , avec cette rapidité
de la foudre que, dix siècles plus tard, un autre Charlema-
gne devait seul dépasser encore, pour la très-grande gloire
de la France.
Les chapitres consacrés à la personne de Charlemagne,
à sa vie, à ses goûts, à ses études, achèvent et complètent
l'excellent ouvrage auquel, à l'unanimité, l'Académie dé-
cerne le grand prix Gobert.
Plus modeste et dû au même fondateur, le second prix
Gobert était, en 1876, attribué à un savant travail de
M. l'abbé Houssaye sur le cardinal de BéruUe et le cardinal
de Richelieu. Aucun ouvrage, de valeur plus grande,
n'étant venu lui faire concurrence, l'Académie maintient
M. l'abbé Houssaye en possession de ce prix qu'il méritait
d'obtenir et qu'il mérite de garder.
Fondé pour l'encouragement des travaux historiques
par un de ces maîtres de l'histoire qui, tout à la fois, la
font et l'écrivent, par le premier de nos confrères, glorieux
doyen de notre compagnie, le prix Thiers est décerné à
SLii Li:s r.o.Nc.oLus iJE l'anmîi: 1^77. 617
M. Edouard Savons, pour un ouvrage on doux volumes (ju'il
a consacré à V Histoire générale des Hongrois.
Avant d'exécuter ce grand travail, et pour s'y niieuv pré-
parer, JM. Savons n'a pas seulement compulsé tous les textes,
étudié toutes les chroniques : magyares, slaves et alleman-
des ; plusieui's fois il a visité la Hongrie ; il en a consulté
les manuscrits, interrogé les hommes, recueilli les traditions.
En rendant justice au mérite du livre et à la profonde
érudition de l'auteur, l'Académie a particulièrement dis-
tingué chez ^I. Sayous un rare talent de mise en œuvre
joint à un grand art de composition et de style. Les
tableaux animés de son ouvrace sont comme les actes émou-
vantsd'un drame héroïque dont les nombreuses |)éiipétics,
précédées d'un prologue sombre et plein de promesses, se
dénoueraient brillamment dans l'éclat d'une glorieuse
apothéose.
Après que le prologue nous a montré dans ses origines
la Hongrie barbare et païenne, voici la pièce qui rnni-
mence, et les grands acteurs qui entrent en scène : au
premieracte, les rois de la race d'Arpad ; au second, ceux
de la maison d'Anjou ; les rois électifs ensuite, et toujours
le spectacle saisissant des rudes épi'euves de ia Hongrie,
héroïne touchante, malheureuse et persécutée, placée
d'abord entre les voisinages terribles des Autrichiens et
des Turcs ; puis soumise un jour à l'Autriche ; puis bientôt
affranchie, relevée, restaurée et devenant enfin, plus lard,
l'un des solides appuis de l'Emijire rpii l'avait opprimée
naguère.
L'auteur a conduit son travail jusquà la constitution
présente du pays magyar, et ne l'arrête qu'en 1867, à
ACAD. v\\. /
78
6l8 RAPPORT DK M. CAMILLE DOLCEÏ
l'heure mémo où l'cmporour François-Joseph est couronné
à Pesth comme roi de Hongrie, dans une heureuse récon-
ciliation nationale, aussi honorable pour le souverain que
pour le peuple, et dont nulle ombre, depuis dix ans, n'a
voilé le radieux souvenir.
Si l'Académie a pu décerner justement la totalité du
prix Thicrs \vV Histoire générale des Hongrois de M. Sayous,
un même sentiment de justice l'a décidée, au contraire,
quand plusieurs ouvrages d'un égal mérite s'offraient à
elle pour le concours Thérouanne, à en partager le piix
par portions égales entre quatre concurrents, entre quatre
historiens : MM. Foncin, Charles d'iléricault, Bcrthold
Zeller et Ernest Lavisse.
La curieuse et instructive étude de M. Foncin sur le
Ministère Turgot avait commencé par être longuement
discutée en bon lieu : à la Sorbonne d'abord, devant la
faculté des lettres ; à l'Institut ensuite, devant l'Académie
des sciences morales et politiques.
Approuvant à son tour l'esprit général du livre et parta-
geant l'estime de l'auteur, son admiration même pour le
génie de Turgot, l'Académie française, tout en constatant
certaines faiblesses d'exécution, a voulu récompenser, dans
cette intéressante étude, l'abondance des faits, la richesse
et la nouveauté des détails dont elle est remplie.
L'ouvrage de M. Charles d'Héricault porte ce titre : la
Révolution de thermidor. Robespien^e et le Comité de salut
public en l'an II., d après les sources originales et les documents
inédits.
Pendant onze mois, du commencement de septembre
SUR LES CO.NCOUUS DK LANMii; 1 877 . (Il g
1793 a la (iii (le juillcl 1794, M. d'Hcricault s'csL attaché
à suivre RobespicMTc coininc pas à pas. de seinaiiic en
semaine, de joni en jour; puis d'heure en heure même,
à la veille du dénoùment : dans ses rapports avec le
Comité de salut public, cl jus(pic dans sa feinte v\ mysté-
rieuse retraite.
La lutte terrible dont, jns(ju au dernier moment, il sem-
blait devoir sortir plus puissant que jamais, seul maître
de la Convention et de la France, est racontée avec autant
de précision que de clarté. Grâce aux recherches de M. d'Hé-
ricault, les points obscurs sortent de l'ombre et les faits
douteux s'expliquent , acquis désormais à l'histoire ; à
l'histoire, je le répète. L'ouvrage de M. d'Héricault n'est
pas une œuvre de passion, mais une œuvre de vérité ; un
livre de bonne foi, dirait Montaigne. C'est, au-dessus de
tout, un livre d'histoire. L'Académie l'a jugé à ce titre,
sans prévention; à ce titre, elle le couronne sans arrière-
pensée.
S'efforçant à son tour de remonter jusqu'aux sources,
et demandant la vérité aux anciennes archives de Florence
et de Paris, M. Berthold Zeller, digne fils de notre savant
confrère de l'Académie des sciences morales et politiques,
a composé une très-curieuse étude sur les circonstances
qui ont précédé, accompagné et suivi le mariage d'Henri IV
avec Marie de Médicis. La conspiration du maréchal de
Biron, le procès d'Entragues, les intrigues italiennes pen-
dant les dernières années d'un règne que les ennemis de la
France étaient seuls à trouver trop long, la mort enfin de
ce roi si cher à son peuple, si fier en face de l'Europe, dont
les faiblesses même n'ont pu rien enlever à sa gloire ; tout
620 isviM'ouT ht: m. (.amilij: uolckt
cela, mis en œuvre avec arl el avec goût, constiLueun récit
très-allachant, un bon livre plein d'intérêt.
Si M. Berlhold Zeller a renouvelé avec bonheur l'aspect
d'une des périodes les plus connues de notre histoire, c'est
une des périodes les plus ignorées de l'histoire de Prusse
que M. Ernest Lavisse a, non pas renouvelée, mais re-
trouvée, et qu'il a publiée sous ce litre : Etude sur tune des
origi/ies de la monarchie priissien?îe, ou la marche de Brande-
bourg sous la dynastie ascanienne. Rien dans ce livre, aux
yeux du patriotisme le plus délicat et le plus susceptible,
n'était de nature à empêcher l'Académie de couronner un
travail très-neuf et très-solide qui, à tous égards, ne peut
que faire honneur à notre école historique contemporaine.
La guerre est l'industrie nationale de la Prusse, a dit
Mirabeau, avec le sûr coup d'œil et la précision du génie,
dans son livre sur la monarchie de Fi'édéric le Gi^and. Cette
malheureuse condition d'existence se retrouve à chaque pas
dans l'histoire, si bien racontée par M. Lavisse, des vieux
Margraves ascaniens toujours forcés de se battre pour
vivre et de conquérir pour ne pas être conquis. Ici, du
moins, il ne s'agit que de nobles luttes et de courageux
efforts qui ont suscité de grandes vertus morales, et bien
servi dès lors la cause de la civilisation.
Je vous en ai prévenus, Messieurs, l'histoire l'a emporté
dans presque tous nos concours. C'est encore à un livre
d'histoire, à un très-intéressant travail pubhé par
INL A. Chantelauze sur Marie Stuart, son procès et son
exécution, que l'Académie attribue le prix Bordin d'une
valeur de trois mille francs.
SLR LES CONCOURS DK l'anNKK 1877. 62 f
Depuis le prince LabaiiolT jusqu'à M. Miyiicl et M. .Iules
Gaulhier, l'histoire de Marie SluarL est de celles que les
érudits ont K plus étudiées. De grandes divergences d'opi-
nions se sont produites à son sujet, et, tandis que les uns,
s'attaquant à la reine, oui pu se montrer pour elle trop
sévères ; d'autres, au contraire, prenant fait et cause pour
la femme, se sont trop attachés peut-être à l'aninislier
entièrement. En Angleterre comme en France, la ciueslion
continue de s'agiter et le dernier mot reste encore à dire.
Ce n'est pas de la vie, mais seulement de la murl de
Marie Stuart et des sept derniers mois de sa captivité
douloureuse, que s'occupe aujourd'hui M. Chantelauze,
éclairant ce cinquième acte d'une tragédie lamentable de
lumières nouvelles que vient de lui révéler le journal même
du médecin de la reine, Bourgoing; document authentique,
inconnu jusqu'à ce jour, et (pi'un heureux hasard a fait
tomber entre ses mains.
Quoi de plus dramatique, et qui soulève plus le cœur
indigné, que la scène terrible dans laquelle M. Chantelauze
nous montre les commissaires royaux torturant à plaisir
l'infortunée souveraine que plus d'un a le remords d'avoir,
dans les jours prospères, connue, flattée, admirée, aimée
peut-être ?
Quoi de plus touchant, en revanche, de plus noble, et
dont l'éloquence soit plus accablante pour l'accusateui-, que
le plaidoyer sans réplique de cette auguste accusée, livrée
à elle-même, à elle seule, sans un défenseur, sans un conseil,
sans un ami, sans le secours d'aucun dossier, d'aucune
note qui pût seconder sa mémoire, et pourtant parvenant
encore à se défendre mieux que pas un n'eût pu le faire l
622 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
A côté de cette partie sinistre de la fin de son récit,
M. Chantelauze, se retournant du couchant sombre vers la
lumineuse aurore, a consacré quelques pages aux plus
charmants souvenirs des heures, rapides mais fortunées,
où la jeune reine de France recevait à Paris, pour ses
blanches mains et ses yeux étoiles, les hommages de Ron-
sard et les compliments de Brantôme.
Plein d'un intérêt saisissant et soutenu, le livre de
M. Chantelauze se distingue en outre par le mérite jde la
forme, par la bonne qualité d'un style élégant et correct.
Pendant que M. Chautclauzc acquérait, dans la petite
ville de Cluny, le journal manuscrit du médecin de Marie
Stuart, par une bonne fortune égale, analogue au moins,
à quelques lieues de là, dans un département limitrophe,
M. Charles Capmas, professeur à la faculté de droit de
Dijon, découvrait, aumilieu d'objets vulgaires, dans l'éta-
lage d'une marchande de vieux meubles, un autre manus-
crit, en six volumes, contenant une partie considérable
de la correspondance de M'"' de Sévigné ; plus, des lettres
inédites importantes ; plus, enfin, pour les parties déjà
connues, des restitutions du plus grand intérêt.
Il y a eu, dans cette affaire, une part de mérite et une
part de bonheur, disait un de nos éminents confrères, très-
grand ami de M""" de Sévigné, en exposant devant l'Aca-
démie les titres de M. Capmas et en parlant de lui comme
M. Capmas, à coup sûr, n'eût pu mieux parler de M. de
Sacy, le maître à tous en la matière.
La part du bonheur a été de découvrir le manuscrit.
Une fois le manuscrit trouvé, la part du mérite est
Sl'R LES CONCOtRS DE l'aNNKK 1877. 628
d iivoir su , prolil;uil de la dôcomiMli' . la présenter au
public précédée d'une introduction remarquable et accom-
pagnée de notes excellentes, dues à un long travail de
patiente érudition et de sagacité critique qu'on ne saurait
trop louer.
Sur les vingt et une lettres tout à fait nouvelles publiées
par M. Capmas, il en est plusieurs que leur grâce exquise
place de droit à côté des meilleures que l'admiration pu-
blifjue ait depuis longtemps adoptées. Toutes contribuent
à compléter l'œuvre de AI'"" de Sévigné en complétant
riiisloire de sa vie, la dernière ne s'arrètant qu'avec sa
vie mémo.
Quant aux fragments retrouvés, qu'à tort ou à raison les
premiers éditeurs avaient détachés des anciennes lettres,
sans grande portée littéraire, sans grand intérêt histo-
rique, ils servent encore à éclairer utilement certains
points demeurés obscurs.
Somme toute, dans son ensemble, la publication de
M. Capmas constitue un très-bon livre, et l'Académie
aime à lui décerner une moitié du prix de cinq mille francs
fondé par M. Marcelin Guérin.
L'autre moitié de ce prix est attribuée à M. Eugène
PcUetan pour deux volumes d'un tout autre ordre et d'un
tout autre genre, deux sortes de romans historiques el
philosophiques, qui, à ce titre, ont un double mérite, ou,
tout au moins, un double charme : Royan, la naissance dune
ville; Jarousseau, le pa.steur du désert.
La petite ville de Royan avait eu jadis sa grande page
d'histoire. Assiégée par LouisXIII en personne, comme un
624 RAPPORT l)i; AI. CAMILLE DOUCET
repaire du calvinisme, clic avait dû capituler après une
semaine de tranchée, et, depuis lors, ville ruinée, ville
éteinte, ville morte, aucun des progrès de la civilisation
n'avait pu l'atteindre.
Deux siècles plus tard, voilà tout à coup qu'un chemin
de fer pénètre dans ce tombeau en y rapportant la vie, la
vie nouvelle, la vie moderne ; avec ses bienfaits, ses lu-
mières, ses élégances, ses passions aussi; et le reste!
Les habitants y ont-ils gagné, la morale y a-t-elle perdu?
nous dcmandiiit un de nos philosophes.
La ville est prospère et tout y va pour le mieux, lui
répond l'ingénieux écrivain qui, né dans le pays dont il
nous dépeint la résurrection heureuse, vaut bien qu'on l'en
croie sur parole.
L'autre ouvrage de M. Pellctan a [)lus d'importance,
plus d'étendue et de véritable valeur.
C'est dans sa propre famille que l'auteur a puisé son
sujet. Le pasteur Jarousseau était son grand-père, et la
part de la vérité, la part de l'histoire tirée de ses archives
maternelles est au moins aussi considérable que celle de
l'invention, dont le mérite lui revient plus personnelle-
ment.
L'action se passe d'abord à la lin du règne de Louis XV,
puis au commencement de celui de Louis XVL A peu près
tolérées en fait, quoique en droit tout à fait proscrites,
quelques familles protestantes vivent encore dans le fond
de la Saintonge ; mais menacées toujours, ou toujours
redoutant de l'être, toute sécurité leur manque.
Homme biblique, simple de cœur et naïvement coura-
geux quand il se croirait timide et faible , le pasteur
SIR LES CONCOLRS DK l'aNNICE 1877. GaS
Jai'oussoaii conliiuie de prêcher dans ce désert, soutenant
les âmes, relevant les esprits cl donnant, sans (|u il y pré-
tende, les bons conseils par les bons exemples.
La première partie du livre, dans laipiclle ce noble et
touchant caractère est on ne peut mieux dévelop|)é, a fixé
l'attention de l'Académie et coiifril)ué part iculirrenirnt à
fixer aussi son choix.
Dans la seconde, réservée à une loule d'incidi-uls étran-
ges, voilà que, pour la défense de son troupeau et de sa foi
religieuse, le pasteur Jarousseau, héroïque sans le savoir,
décide (ju il doit tout cpiitter et se rendre à Paris. Il j)art,
seul, à cheval, sur son j)au\re petit bidet nommé Misère.
Après trois semaines du plus pénible voyage, il arrive, et,
dès le premier jour, son cheval et sa valise lui sont l'un et
l'autre immédiatement volés; puis, ce qui se comprend
moins, presque immédiatement rendus l'un et l'autre.
llien ne l'arrête plus et tout lui devient facile, comme
par enchantement. Nous le voyons bientôt, tour à tour,
protégé par Malesherbes, conversant avec Franklin el reeu
enfin par le jeune roi qui, tout en réservant la question de
principe, consent à lui accorder, pour son compte per-
sonnel, la permission de prêcher sans crainte, mais à
l'ombre, en secret, en maison fermée. « C'est déjà quelque
chose, lui écrit Malesherbes; c'est un premier pas dans
la voie de l'avenir, c'est la liberté de conscience à l'état
d'attente. »
Après cette demi-victoire, Jarousseau retourne tranquil-
lement à Saint-Georges de Bidonne où toute la p()|)iilati()ii
le reçoit presque en triomphe, rangée sur sa route et bé-
nissant son retour.
AC.vn. rn. 79
626 RAPPORT DE M, CAMILLIC DOUCET
— l'rions Dieu pour le roi, dit-il à sa digne femme, pour
le roi qui nous permet de prier désormais en commun.
Si'iJl ans plus tard, en 1787, Louis XVI, par son édit
de lolcrance, exauçait le vœu du bon pasteur.
Qu'il aborde, ou plulùt (ju'il effleure les questions reli-
gieuses et les questions politiques, ce livre, dégagé de
tout fanatisme, se distingue, d'un bout à l'autre, par une
grande modération. Pour être parfois un peu maniéré, le
style de M. Pellctan ne manque ni d'élégance ni de
charme. L'Académie a couronné ses deux volumes comme
de bons livres dont la morale est honnête et dont la lec-
ture ne peut qu'être agréable et utile.
Un prix nouveau, un prix de quatre mille francs, dû à la
générosité de feu M. Archon-Despérouses, était pour la
première fois, cette année, à la disposition de l'Académie
qui, laissée libre d'en déterminer l'emploi, l'avait affecté
à encourager et à récompenser des travaux de philologie.
« L'Académie, disait dans son dernier rapport annuel
mon cher et vénéré prédécesseur M. Patin, que je ne
saurais trop vous rappeler, l'Académie sera mise ainsi à
même d'honorer plus directement qu'il ne lui a encore été
donné de le faire, toute une cJasse d'ouvrages qui ont un
titre particulier à son intérêt, ceux où, sous des formes
très diverses, lexiques, grammaires, dissertations, éditions
critiques, etc., on s'applique aujourd'hui, avec tant d'ar-
deur et de méthode, à l'étude de notre langue et de ses
monuments de tout âge. »
Les éditions critiques étant spécialement et nomina-
tivement comprises dans les prévisions du programme,
SLR LES CONCOURS DE l'aNNKE 1877. 627
celles des Grands Ecrivains de la France, (|in' publie la
maison Hachette, et dont noire savant confrère, M. Adolphe
Rcf^nier, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres,
dirige depuis seize ans le travail, avec tant de compétence
et d'autorité, semblaient, à tous égards, s'imposer d'elles-
mêmes au choix de l'Académie.
« Pour la pureté, l'intégrité parfaite, rauliionlicité du
texte, aucun soin ne nous paraîtra superflu, aucun scrupule
trop minutieux, » disaient en 18G1 les éditeurs de cette
grande publication, dans un prospectus rempli de sédui-
santes promesses, dont aucune, en effet, n'a manqué d'être
fidèlement tenue. Le monument n'est pas achevé ; mais il
semble l'être, à voir et à compter les chefs-d'œuvre que
contiennent déjà les cinquante volumes publiés jusqu'à ce
jour.
Corrigées presque toutes sur les éditions princeps, et
quelques-unes même sur des textes originaux, les Mémoires
de Saint-Simon, par exemple, dont le manuscrit autographe
n'a pas été payé moins de 75,000 francs, ces éditions nou-
velles sont toutes notablement améliorées, et des fautes
anciennes qui menaçaient de se perpétuer, en se renouve-
lant sans cesse, ont pu disparaître enfin dans les œuvres
de Corneille et de Racine, dans celles de Saint-Simon sur-
tout et du cardinal de Retz.
La plus grande ])arl dans ce grand travail revient cer-
tainement à M. Adolphe Régnier, qui a vu tout, et tout
revu lui-même, avec sa rare expérience de linguiste et de
philologue; mais il ne pouvait tout faire, et, sans attendre
que l'Académie en exprimât la volonté, il a, le premier,
manifesté le désir que la participation de ses collaborateurs
628 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
fût haiitcmcnl reconnue el mentionnée publiquement, à
leui' louange.
Les savantes notices et les excellents classiques de
M. Ludovic Lalanne, sous-bibliothécaire de l'Institut, de
M. Charles Marty-Lavcaux et de M. Paul Mcsnard, de
MM. G. Servois et Jules Gourdault, ajoutent considérable-
ment au mérite de cette publication. Un souvenir particu-
lier et un témoignage public de douloureux regret sont
dus encore à six écrivains dont le concours avait été ré-
clamé et que la mort est venue arracher prématurément à
la tâche qu'ils promettaient de bien remplir : à notre ancien
confrère, M.Monmcrqué, à MM. Gilbert, Eugène Despois,
Sommer et Alphonse Feillet; au plus cher cnlin, au plus
dévoué des collaborateurs de M. Adolphe Régnier, à son
jeune et malheureux fils.
Je n'ai rendu justice qu'à demi à M. Adolphe Régnier
en disant qu'à l'heure où l'Académie le récompensait sans
partage, c'est de ses collaborateurs qu'il était le premier
à se préoccuper lui-même, il me reprocherait, sans doute,
de trahir le secret de sa généreuse abnégation; comment
me taire pourtant, quand je sais que, partageant encore
son prix avec d'autres collaborateurs, non moins dévoués
mais plus modestes, il leur en a distribué tout l'argent,
n'en gardant pour lui que l'honneur.
Les concurrents de M.Adolphe Régnier méritent, comme
ses collaborateurs, qu'on ne les oublie pas devant vous, et
l'Académie m'a recommandé, Messieurs, de prononcer du
moins avec estime le nom de ceux dont elle a regretté de
ne pouvoir couronner les travaux.
Quatorze ouvrages nous avaient été présentés pour ce
SIU LKS CONCOURS DE l'aNNÉE 1877. Crxq
nouveau concours; la plupart, je dois \c dire, no rcnlraii'iit
guère dans la pensée qui dicta les conditions du programme.
C'étaient surtout des traités relatifs à l'origine du langage
ou bien de simples grammaires, dont la valeur, du reste, et
l'utilité pratique sont loin d'avoir été méconnues. J'en sais
plusieurs, et la grammaire française de feu M. Gouzien
père est de ce nombre, qui mériteraient qu'on les citât ;
mais, avant tout, Messieurs, je dois mentionner trois ou-
vrages honorablement distingués par l'Académie : Ruhclais
et son œuvre., étude en deux volumes, dont notre compa-
triote M. Jean Fleury donnait, en Russie, la primeur aux
membres de la Faculté historique et philologique de Saint-
Pétersbourg, au moment où, en France, le même sujet
était mis au concours pour le prix d'éloquence de 1876 :
le Glossaire de la vallée d'Yères, publié par M. Delboulle,
professeur au lycée du Havre, pour servir à l'intelligence
du dialecte haut-normand et à l'histoire de la vieille langue
française, et aussi /a Guerre de Metz en i3?4> poème du
XIV' siècle, publié par M. de Bouteiller, ancien député de
Metz. Déjà très-curieuse par elle seule, cette publication,
que précède une excellente préface de M. Léon Gautier,
est suivie d'études critiques très-intéressantes, faites sur
le texte par M. F. Bonnardot, ancien élève pensionnaire
de l'Ecole des chartes.
Parmi les ouvrages d'inégale valeur présentés à l'Aca-
démie pour le prix Langlois, une traduction de Virgile
par M. Hector de Saint-Maur, une traduction de la Divine
Comédie de Dante, par M. Mongis, ancien procureur géné-
ral, et une traduction des Chants serbes, par M. Dozon,
63o RAPPORT DK M. CAMILLE DOUCET
consul de France à Mostar, n'ont pu passer inaperçues.
Outre les Chants serbes, M. Dozon a déjà publié un curieux
volume des chants populaires de la Bulgarie et une traduc-
tion non moins intéressante des poésies de Pétœfi. Tant
de travaux méritent qu'un mot d'éloge et d'encouragement
s'adresse de loin à leur auteur.
La traduction, en dix volumes, des Œuvres complètes de
Shakspeare, par M. Emile Montégut, était l'œuvre capitale
de ce concours ; l'Académie l'a couronnée sans pai^age,
aimant ainsi à récompenser tout à la fois, non-seulement
un bon ouvrage, mais un bon écrivain, depuis longtemps
distingué par elle et que tant d'autres titres recomman-
daient à son estime.
Une traduction des Colloques d'Érasme et de VÉloge de
la Folie, par M. Victor Develay, avait paru un moment
pouvoir disputer le prix Langlois, le partager peut-être.
L'Académie s'en est souvenue, et, pour récompenser autre-
ment M. Develay, elle lui attribue une moitié du prix
Lambert, accordant l'autre à la nombreuse et intéres-
sante famille de M. Eugène Despois, que je nommais
tout à l'heure comme l'un des jeunes collaborateurs de
M. Adolphe Régnier, trop tôt enlevé aux lettres françaises,
que SCS premiers travaux honoraient déjà.
Le prix de Jouy, que l'Académie ne décerne que tous
les deux ans, est attribué à un volume publié par M. Louis
Dépretsous ce titre : Comme nous sommes ; notes et opinions.
C'est un livre de maximes qui, au-dessous des grands
modèles, se distingue modestement par la finesse et la
SUR LES CONCOL'RS DE l'aNNÉE 1877. 63 1
grâce de pensées vraies, délicates, élevées parfois et, pres-
que toujours, exprimées avec bonheur.
Une voix chère au public, et que vous êtes pressés d'en-
tendre, s'élèvera tout à l'heure pour proclamer les résultats
du concours fondé par AI. de Montyon en faveur des actes
de vertu, de dévouement et de courage. Lapait, non moins
importante, destinée en même temps à récompenser des
ouvrages utiles aux mœurs, demande à vous occuper
encore un moment.
Cent onze ouvrages avaient pris part à ce concours ;
l'Académie en a couronné neuf; et, pour se réduire
à ce chiffre, déjà considérable pourtant si l'on se reporte
aux premières intentions du fondateui', il a fallu qu'elle
s'imposât de véritables sacrifices.
jMarchandant, pour ainsi dire, et bien à regret je vous
l'assure, avec les meilleurs concurrents, elle s'est vue forcée
d'écarter ceux-ci parce que leur ouvrage, si bon qu'il fût,
s'était déjà présenté la veille à une première épreuve, et
ceux-là, lauréats d'hier, à cause de leurs couronnes mêmes,
trop fraîches encore sur leurs fronts. C'est à peine si les
morts ont trouvé grâce devant nous ; je suis peut-être de
ceux qui leur faisaient presque un crime de n'être plus
vivants. L'Académie a refusé d'aller jusque-là, et si, par
exemple, un charmant et excellent livre d'histoire, intitulé
le Comte de Plelo, a été éloigné du concours quand tous les
suffrages lui semblaient acquis, ce n'est pas, comme on l'a
pu croire, parce que son auteur, M. E.-J.-B. Rathery, était
mort depuis sa publication ; mais parce que récemment,
632 IVAPPORT DE M. CAMILLE DODCET
en 1874, il avait été déjà couronné pour uu autre ouvrage
sur Mademoiselle de Scudéry.
En première ligne, et pour lui faire une part propor-
tionnée à son mérite, l'Académie décerne un prix unique
de trois mille francs à la Philosophie de Maine de liiran, par
M. Jules Gérard, professeur à la faculté des lettres de
Glermont.
Déjà distingué et honoré par l'Académie des sciences
morales et politiques, ce livre se fait remarquer par la
variété des études qui s'y révèlent et par l'ingénieuse
liberté de l'esprit critique qui s'y déploie, avec une aisance
pleine de grâce.
C'est le premier métaphysicien de mon temps, disait
M. Cousin de Maine de Biran en i834, et, après quarante-
trois ans écoulés, Maine de Biran reste encore à la hauteur
où le plaçait un si bon juge. Vrai fondateur de la méthode
psychologique et du spiritualisme contemporain, il revit
dans les graves et savantes pages que M. Gérard consacre
à reproduire la pure image de ce profond penseur.
A son exposition critique pleine d'intérêt, M. Jules
Gérard a joint des fragments curieux tirés des œuvres
inédites de Maine de Biran sur le système de nos croyances
distinct de celui de nos connaissances ,- ajoutant ainsi un
attrait de plus à l'importance de l'excellent travail auquel
il a sacrifié plus de dix ans d'une vie studieuse et d'une
méditation continue.
Au second rang, l'Académie couronne, en attribuant à
chacun d'eux un prix de deux mille cinq cents francs,
trois ouvrages de genre très-variés et qu'elle aime d'autant
SUR i.KS coNcoi «S ni: i.'.\nm':i; 1877. 633
plus à i';i[)j)r()(lu'r par une rgalc i-ccoiiipensc : Ins Esclaves
chi'étiens, par M. l^aul Allard, juge suppléant au tribunal
( i\ il de Rouen ; Pensées morales, par feu M. Sauvage, et A
travers rA/ne'riqNe, psLV M. Lucien Riart.
Dans son livre à la fois religieux et philosoplii(|iit', liist.o-
rique et social, sur les Esclaves chrétiens depuis les premiers
temps de l'Eglise jusqu'à In fin de la domination romaine en
Occident, M. Paul Allard s'attache à nous montrer le chris-
tianisme travaillant dès l'origine à détruire l'esclavage,
cette plaie originelle des anticjues civilisations. Le chris-
tianisme n'a sans doute agi pour l'affranchissement que
\ydv une influence morale; mais, marchant dans l'ombre
vers son but, il devait ainsi d'autant mieux l'atteindre.
Tel est le sujet de cet ouvrage, qui se fait remarquer
par un bon esprit de polémique honnête, par beaucoup de
mesure et de goût.
Doyen de la faculté des lettres d»; Toulouse, très-popu-
laire, très-aimé et très-considéré dans une ville éminem-
ment littéraire et passionnément académique, M. Sauvage
a vécu en philosophe, pensant et se plaisant à écrire ce
qu'il pensait; c'est en philosophe aussi qu'il est inorl, sans
avoir pris le temps ni le soin de jxiblit r lui-même le fruit
de ses longues méditations.
Des cœurs fidèles veillaient heureusement sur ce pré-
cieux héritage, et ce que M. Sauvage aurait dû faire de son
vivant, le dévouement filial de sa famille l'a fait du moins
après sa mort.
Dans la phalange d'hommes distingués qui, de nos jours,
a donné un nouvel éclat à l'Académie des jeux floraux de
ACAD. FR. 80
634 RAPPORT nr M. C\MII.LK DOl CKT
Toulouse, M. Sauvage, suivant la charmanle expression de
M. le comte de Rcsséguier, secrétaire perpétuel de cette
Académie, représentait les grâces du langage et la finesse
spirituelle de la pensée. Écrites sans parti pris, au jour le
jour, et en dehors de toute préoccupation systématique,
les pensées de M. Sauvage ne s'annoncent pas comme un
cours de psychologie en règle, et se contentent de refléter au
hasard les mille émotions, graves ou légères, d'un homme
aimable et d'un sage.
Ce livre d'un mort est un livre des plus vivants, plein de
charme, de bon sens, d'esprit, d'élégance et de délicatesse.
Voici, par un heureux contraste, un ouvrage, charmant
aussi, amusant et instructif, dans lequel l'imagination joue
un plus grand rôle. Sous ce titre : A travers t Amérique,
M. Lucien Biart a publié, sans trop de suite ni de transi-
tions, un grand nombre de scènes de mœurs, de nouvelles
et d'anecdotes qui, peut-être, ne sont pas toutes absolu-
ment vraies, mais qui, toutes, ne laissent pas que d'être
assez vraisemblables.
Avec lui, le lecteur pénètre tour à tour dans l'intérieur
des ranchos, des fermes, des villes et des maisons; subi-
tement, sans passer parles points intermédiaires, il s'égare
au milieu des glaces du Labrador, juste à temps pour
sauver la pauvre Ouanga emportée sur un glaçon ; puis, le
feuillet tourné, il se promène en plein Canada, dans la
ville pittoresque et toujours française de Montréal ; à la
porte de Québec, nous rencontrons la jolie fermière du
Val-Secret, Louise Martin, qui sans nous, je crois, n'eût
jamais pu réussir à épouser son cousin Pierre. Rien de plus
SUR I.ES CO.NCOL'RS DK l/ VNNKi: iSjJ- 635
o-racieu.v que cet épisode de la lainille canadienne ; rien de
plus sombre eu revanche et de plus frappant que le Nia-
gara glacé, devant lequel M. Biart nous transporte en plein
hiver. Un joyeux bal de noirs nous aUend heureusement à
la Havane, poumons réeliauffer, et bient«M, sans nous être
embarqués même, nous débarquerons au Mexique, dans ce
beau pays des révolutions chroniques que M. Lucien Biarl
connaît si bien et que ses premiers livres : la Terre chaude,
la Terre tempérée, nous oui déjà si bien fait connaître.
Deux prix, de deux mille francs chacun, sont décernés:
l'un à M. Ferraz, professeur de philosophie à la faculté des
lettres de Lyon, pour un important travail intitulé : Eludes
sur la philosophie en France au XIX' siècle : Tautrc à un jeune
ingénieur, doublé d'un savant et d'un écrivain, M. Henri
de Parville, pour le dernier volume d'une précieuse collec-
tion que, depuis quinze ans, il continue de publier sous l<-
titre de Causeries scientifiques.
Ce n'est pas un travail de compilation banale, c'est un
travail tout personnel, ont dit devant l'Académie nos deux
plus savants confrères, en appréciant les causeries scienti-
fiques de M. de Parville et en présentant leur autein-
comme ayant su se faire une position exceptionnelle et
respectée parmi les écrivains qui, avec plus ou moins d'au-
torité et de désintéressement, travaillent à populariser la
science. Ayant tout étudié et tout approfondi, M. de Par-
ville a le droit de parler de tout ; sa science est une science
vraie et non une science d'emprunt : utiles par toutes les
lumières qu'ils répandent, ses livres sont d'une lecture
agréable et facile ; ils charment en instruisant.
636 UAl'l'OHT l)i: M. CAMILLE DOtCET
Dans son volume sur lapiiilosophic en France au XIX" siè-
cle, M. Fcrraz expose avec goût et simplicité, sans passion
et sans dénigrement, diverses théories sociales, dont il
combat d'autant plus victorieusement les côtés dangex^eux
que sa polémique est plus polie, plus digne et plus loyale.
Modestement présenté comme un essai, ce travail de
M. Ferraz est l'œuvre distinguée d'un bon esprit qui se
propose iMi but honnête, qui le poursuit et qui l'atteint.
J'ai dit que M. de Parville était un jeune ingénieur ; je
m'effrayerais d'avoir à en dire autant de M. Charles Len-
théric et de M. René Kerviler, si je ne pouvais encore
ajouter que, étant tous deux des ingénieurs, ils sont aussi
des savants tous deux, et tous deux des écrivains, ayant
mérité l'un et l'autre que l'Académie les couronnât :
M. Charles Lentliéric pour un livre intitulé : les Villes
mortes du golfe de Lion; M. René Kerviler pour un grand
nombre d'intéressantes études qui, tout d'abord, et par
leur objet seul, devaient aller au cœur de l'Académie.
Sous ce titre : le Chancelier Pierre Séguier, second protec-
teur de r Académie française^ M. René Kei^viler avait envoyé
au concours de 1875 un intéressant volume sur la vie pri-
vée, politique et littéraire de l'éminent chancelier, et sur
le groupe académique de ses commensaux familiers ; mais,
comme dans sa préface il annonçait, en même temps, de
nouvelles études sur la cour académique du Palais Cardinal,
l'Académie avait ajourné à son égard l'effet de ses bonnes
intentions.
Un nouveau volume a paru depuis, en effet ; il est inti-
tulé : la Bretagne à l Académie française ^ et contient une
SDR LES coNCOtus DE i."\nm';i: 1H7-. 687
intéressante série de notices sur les académiciens bretons
ou d'origine bretonne ; notamment sur les Iroi-^ ducs de
Coislin, Armand, Pierre et Ih-iiii ; sur (lliapelain, (|u"il
venge des rigueurs de Boileau ; sur les deux Ilay du
Chastelet, Paul et Daniel, dont le second, par parenthèse,
eut à l'Académie Bossuet pour son successeur. C'est un
titre rétrospectif dont je lui sais bon gré, disait, à ce
propos, l'un de nos spirituels coiilrères. Moins sensible aux
charmes de ce rapprochement posthume, l'humble abbé
de Chanibon, Daniel du Chastelet, eût trouvé, je crois,
que, pour sa pari, il en payait l'honneur un peu cher.
Aux deux premiers ouvrages de M. Kerviler étaient
jointes six études distinctes, consacrées au souvenir de six
des moins connus parmi les fondateurs de notre compagnie.
On n'instruit personne en retraçant une fois de plus la
vie des illustres que leur célébrité rappelle à toutes les
mémoires. C'est, au contraire, un travail plein d'intérêt (|ue
celui qui tire ainsi d'un oubli regrettable, et peut-être
injuste, des noms dont le souvenir pâlissait dans les obscu-
rités natales du berceau de l'Académie.
Les bonnes intentions de l'auteur nous avaient, sans
doute, d'avance bien disposés en sa faveur; mais c'est à un
titre plus sérieux : c'est au mérite réel de ses persévérants
efforts, à l'ensemble de ses travaux, à l'abondance des
documents curieux {[u'il a recueillis et heiueusement
présentés, que s'adresse, en toute justice, la récompense
dont il est l'objet.
OEuvre, à la fois, d'un géologue, d'un artiste et d'un
lettré, le livre de M. Charles Lenthéric : les Villes mortes
du golfe de Lion, nous transporte d'abord sur les rivages
638 UAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
historiques de la vieille Méditerranée. \a\ mer est toujours
la môme ; mais, dans le cours des siècles, le littoral a
changé. Où s'élèvent aujourd'hui des villes intérieures
florissaient autrefois de puissantes villes maritimes ; les
dépôts accumulés par le passage éternel du Rhône ont formé
des marais là où jadis la navigation était des plus actives.
Il faut avouer, entre parenthèses, que la science de ces
messieurs du génie n'est pas toujours très-rassurante.
Tandis que M. Lenthérie nous montre ici la mer éloignée de
nos côtes du Midi par l'envahissement successif des terres
d'alluvion, M. Henri de Parville, à qui j'aime à revenir,
dans le chapitre premier de son quinzième volume, mena-
çait tout à l'heure nos côtes de l'Ouest d'être envahies
bientôt, et tôt ou tard emportées par la marche constante,
par l'implacable travail de l'Océan. La stabilité des conti-
nents n'est qu'illusoire, dit-il en propres termes. Ainsi
donc, du train dont vont les choses, et surtout les flots,
dans dix siècles Paris pourra bien devenir une préfecture
maritime ; dans vingt siècles, mettons-en trente et n'en par-
lons plus, toute la France, submergée jusqu'aux Vosges et
aux Alpes, aura disparu, avec nos tombes, à cent pieds...
sous mer.
A côté de ces dangers lointains, M. de Parville ne cesse
heureusement de nous montrer ailleurs la science cons-
tamment féconde, nous apportant chaque jour, avec de
nouvelles découvertes, des bienfaits nouveaux, plus posi-
tifs, qui ont au moins ce grand mérite que nous pouvons
en jouir tout de suite, de notre vivant, nous-mêmes !
Après l'histoire de la nature, M. Charles Lenthérie
aborde l'histoire des villes et des hommes. Dans ces lieux
SUR LES CONCOURS DK l'aNMÎE 1877. 689
célèbres, devenus des déserts et des lagunes, le lecteur,
guidé par lui, se promène comme dans un cimetière, avec
recueillement, avec émotion, se heurtant à chaque j)as
contre les souvenirs les plus doux, les plus pieux et les
plus populaires de nos légendes et de notre histoire.
Le livre se termine par des considérations savantes dans
lesquelles l'auteur démontre avec; autorité qu'il serait pos-
sible de rendre tant de marais productifs en y faisant des
reboisements considéi-ables. Son œuvre ainsi se complète :
agréable et intéressante, elle est instructive et utile.
I^a poésie, et nous l'en dédommagerons tout à l'heure,
n'aura qu'une faible part dans ce concours. Trois volumes
de vers avaient attiré d'abord l'attention de l'Académie ;
un seul sera couronné. Sans méconnaître ce qu'il y a de
vrai talent poétique dans les recueils que nous avaient pré-
sentés M. Henri Cantel et M. l'élix Frank, ces œuvres de
jeunesse nous ont paru contenir, je ne veux pas dire des
défauts, des qualités peut-être, vives et hardies, (juc la
faveur publique accueille à bon droit, mais auxquelles ne
s'adressait pas précisément M. de Montyon, quand il fon-
dait avec scrupule un concours spécial pour les ouvrages
utiles aux mœurs. En nommant ici ces deux poètes, que
l'Académie retrouvera, j'espère, et à qui de justes éloges
n'en sont pas moins dus, j'aime à leur donner, tout haut,
un témoignage de sympalhitpu- encouragement.
Aucun reproche du même genre, aucun reproche d'aucun
genre, ne peut s'adresser au chaste et charmant volume
intitulé : Nouvelles Glanes, que M'"" Louise Berlin envoyait
6^0 HAPPORT DE M. CAMILLE DOI CET
elle-même, il y a peu de mois, à l'Acadcmie, pour prendre
pari à ce concours, dont elle attendait avec impatience le
résultat, qu'elle n'aura pu que pressentir, sans avoir eu le
bonheur d'en connaître le succès mérite.
Fille de M. Bertin aîné, et gardant avec honneur ce
"■rand nom de famille dont le lustre lui doit un nouvel
n
éclat ; amie des arts qui furent sa gloire ; amie des lettres
(|ui furent sa consolation ; se distinguant par beaucoup
d'esprit et de goût, de force morale aussi, de résignation,
de courage et de philosophie, M"" Louise Bertin semble
avoir confié tout son cœur et toute son âme à ce dernier
volume, rempli de poésies d'une grâce exquise, et dont
plusieurs, d'une véritable élévation, dépassent ces coteaux
modérés où Sainte-Beuve, qui marquait à chacun sa place,
a spirituellement logé tout un monde.
A ceux qui voudraient faire un choix dans les Nouvelles
Glanes, ]e recommanderais de préférence les pièces intitu-
lées : Solitude, Conseils, Mélancolie, Pater noster ; celle sur-
tout qui s'adresse à notre confrère M. de Sacy. C'est après
les avoir lues toutes que l'Académie les couronne sans
réserve, en regrettant
Que son laurier tardif n'ombrage qu'une tombe !
Ma tâche, Messieurs, touche à sa fin. L'Académie n'a
plus que deux prix à proclamer : le prix de poésie, dont le
sujet, proposé par elle, était André Chénier ; et ce prix
presque anonyme dont le fondateur, ancien membre de
l'Académie, qui malheureusement a défendu que son nom
fût prononcé dans cette enceinte, nous a légué en 1878,
avec le produit annuel d'une action de la Revue des Deux
SIR LES CONCOURS DE l'aNNÉE 1877. 64]
Mondes, le droit ol la lihorlc d'eniployer ce revenu consi-
dérable, comme l'Académie l'enlendrait, dans V intérêt des
lettres.
Dans l'intérêt des lettres, l'Académie, libre ainsi de son
choix, s'est plu à regarder aufoiir d'elle et n'a pas eu de
peine à se décider.
Ce que, l'année dernière, elle axait lait pour M. Coppée,
cette année, Messieurs, elle a voulu le faire encore, et
distinguant, non dans l'ombre, mais dans la retraite, un
jeune et vrai poète, d'un talent élevé, pur et gracieux, aimé
de tous et presque célèbre, dont la place est à part dans le
inonde des lettres, et qui, par la dignité de sa vie discrète,
augmente ses titres à l'intérêt et à l'estime ; spontanément,
et d'une voix unanime, l'Académie, sans partager le prix
dont, cette fois, le montant s'élève à quatre mille cinq cents
francs, en a décerné tout llioiineur à M. Sullv-i*rudhommc.
Pour le prix de poésie, cent vingt-trois pièces ont con-
couru. Huit d'entre elles, réservées après un premier
examen, portaient les numéros 24, 70, 100, io4, 1 13, i i4,
I i() et 19-1 .
A l'unanimité, l'Académie a décerné le prix à la pièce
inscrite sous le n° ion. avant ])our épigraphe ces deux
hémistiches :
Disce, puer, virtutem ex me
Forttmam ex aliis.
(VinGiLE, Enéide, livre XII.)
M. Camille du Locle (Mi est l'auteur.
Une autre pièce, inscrite sous le n" 70 et portant pour
épigraphe ces mots : Toi, Vertu, pleure si je meurs, tout en
ACAD. FR. 81
6/|?, RAPPORT DE M. CAMILLE DOl CET
étant inlérieuro à celle que l'Académie couronnait, a paru
se distinguer aussi par des qualités différentes. Plus colo-
rée, mais plus déclamatoire, elle traite le sujet à un tout
autre point de vue. Dans André Chénier, elle s'attache
à l'homme pUis qu'au poète ; c'est sa mort qu'elle met en
relief, pkis que sa vie. Les incorrections ne manquent pas
dans cette œuvre, mais elles sont rachetées par des éclairs
dune poésie ardente, par quelques beaux vers bien
frappés :
De tigres, dont l'enfer a dû vomir les âmes
Et que SCS Irails hardis font rugir de fureur,
11 meurt, triste victime, et ce tendre génie.
Si faible dans l'amour, contre eux sait rester fort.
Point de pleurs dans ses yeux ; sur sa lèvre pâlie
Point de ces chants plaintifs, vains regrets de la vie
Qui ne cachent souvent que l'effroi de la mort.
Il meurt, mais en poète armé pour sa vengeance,
Nonchalant de ses jours, mais non de ses écrits ;
Superbe, étincelant, terrible d'éloquence.
Il rend à ses bourreaux sentence pour sentence,
Et leur crache au visage un hymne de mépris.
L'auteur de cette pièce remarquable est M. Emile
Bouilly, professeur d'histoire et de philosophie au collège
de Remiremont (Vosges).
L'Académie lui décerne un premier accessit.
Une mention honorable est accordée enfin à la pièce
inscrite sous le n" 24 et qui porte pour épigraphe :
Marmorea caput a cei^ice revuhum.
(Virgile, Géorgique IV').
SI U LES CONCOl'HS DE l'aNNÉE 1877. 643
Le sujet y est haih' ;i\cc niic ('ligaiilt' siinplicilé, cl la
forme se distingiu" par Ixaucoiii) de grâce el d'harmonie.
C'est une douce élégie, un ptii monotone, exclusivement
consacrée à l'éloge du poète cl dans laquelle peut-être ne
ressortent pas assez la vie de Ihomme, sa moit cl son
caractère.
L'auteur n'ayant pas répondu à l'appel de la publicité,
le pli cacheté qui cache son nom n'a pas dû cire ouvert, et
j'ai le regret de ne pouvoir mieu\ le l'aire connaître.
J'ai fini, Messieurs, et la pièce couronnée est la seule
dont je n'aie rien dit. Il m'eût été facile et doux d'entrer
ici dans le détail des qualités aimables, brillantes et vrai-
ment poétiques cpii l'ont signalée en première ligne aux
suffrages de l'Académie. Vous allez, l'entendre. C'est le
meilleur pour elle et pour vous. Les vers de M. du Locle
j)Ouvaient aisément se passer d'être lus par un maître en
l'art de bien dire ; mais, sans vouloir surfaire leur mérite,
le rare talent du lecteur ajoutera encore à leur charme.
I
I
RAPPORT
DE
M. CAMILLE DOUCET
SBCSBTMRB PERPÉTUEL DE l'aCADKMIE FRANÇAISE
SUR LES CONCOURS DE L'ANNÉE 1878.
Messieurs,
Pour la troisième fois depuis vinj,4 ans, la France a con-
vié l'univers à l'un de ces Concours solennels que la voix
éloquente de M. Villemain salua d'ici à deux reprises, en
appelant la première de nos Expositions : la grande fête
du travail humain ; puis, en glorifiant les merveilles des
arts «réunies, disait-il en 1867, dans le forum de l'Europe
et de l'Amérique, au milieu d'une capitale agrandie ».
Aujourd'hui, Messieurs, au milieu d'une capitale qu'on
aurait tort de croire diminuée, quand elle a d'autant plus
646 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
rardeui" de s'agrandir encore, souffrez qu'à notre tour
nous commencions par rendre hommage à cette nouvelle
o^randc fête du travail humain, dont la France abattue n'a
pas craint de rêver l'cchit, à ce tournoi magnifique et paci-
fique auquel, sans hésitation, accourant de partout, au
premier appel, et nous apportant leurs trésors, tous les
arts, toutes les industries ont voulu venir prendre part.
C'est leur honneur et c'est le nôtre !
Les concours dont j'ai maintenant à vous rendre compte
n'auraient pas, pour être modestes, besoin d'un si grand
contraste. La tâche délicate, sans gloire peut-être, mais
non sans douceur ni quelquefois sans amertume, d'accueillir
tant de travaux, d'en apprécier les mérites divers, et de
comparaître enfin devant vous, pour proclamer ses choix
et justifier ses préférences, est imposée chaque année à
l'Académie, qui s'en estime heureuse et fîère.
Sa récompense. Messieurs, serait d'avoir souvent à cou-
ronner des livres d'une haute portée littéraire ; ceux-là
toujours étant pour elle les vrais ouvrages utiles aux
mœurs. Jamais, dans ce but, l'Académie ne cessera de faire
publiquement appel au talent et à la confiance des meil-
leurs écrivains dont, par un juste échange, elle aimerait à
honorer dignement les œuvres par de plus larges récom-
penses.
Cette bonne fortune, nous l'avons aujourd'hui, du
moins, pour le premier, le plus ancien de nos concours ;
pour celui qui, depuis plus de deux siècles, appelle annuel-
lement l'Académie à décerner, tour à tour, un prix d'élo-
quence et un prix de poésie.
Sl'R LES CONCOIRS DE LANNKE 1878. 6^7
Ce n'est pas un prix d'éloquence ; mais deux piix d'rlo-
(juince, que, celte année, oui mérités et obtenus deux de
nos concurrents : deux |)iix entiers, qu'il nous vù[ été plus
facile d'accorder que d'acquitter, si un ministre secou-
rable ne nous eût tirés d'embarras, en doublant notre cré-
dit spécial, et en nous permettant ainsi d'être doul)l(^ment
généreux et doublement équitables.
Après avoir mis successivement au concours des études
sur \ oltaire, sur Rousseau et sur Montesquieu, l'Acadé-
mie devait au X^ IIP siècle, elle se devait à elle-même,
comme aux lettres et à la science, réunies et personnifiées
dans un seul homme, de proposer aussi pour l'un de ses
|)rix VEIoge de Buffo/i. Elle l'a fait, Messieurs, et rare-
ment ses appels ont été plus entendus, rarement ses inten-
tions ont été mieux comprises, rarement ses vœux mieux
exaucés.
Tandis que Linné lui-même avait fini par rendre justice
au grand rival dont le dédain superbe ne l'avait pas épai--
gné ; tandis cjue chez nous Cuvier, reconnaissant Rulïon
pour son maître, s'était incliné devant ce {pi'il appelait
ses idées de génie ; quelques savants plus modernes aflec-
taient. au contraire, de le dédaigner à leur tour, et de le
reléguer parmi les simples littérateurs, en le rapprochant,
avec une malicieuse bonne grâce, les uns de Fontenclle, de
Bernardin de Saint-Pierre les autres.
Le moment était donc venu, à tous égards, de deman-
der à de nouvelles études la vérité et la justice.
Dix-huit manuscrits nous ont été envoyés pour ce con-
cours. Soumis d'abord à l'examen d'une commission, cha-
cun d'eux a fini par être lu, en pleine séance, devant l'Aca-
(348 RAPPORT DE M. CAMILLE DOICET
demie, discuté et jugé par elle. A cette première épreuve,
cinq discours avaient survécu ; trois seulement ont résisté
à la seconde ; ils portaient les n°' 2, 3 et i4.
La supériorité incontestable des deux derniers ayant
bientôt été reconnue, de longues discussions s'engagèrent
à leur égard, sans que, en fin de compte, il fût possible
de faire un choix entre des œuvres d'un caractère très-dif-
férent, mais qui, l'une et l'autre, se recommandaient par
des mérites réels, dont leurs juges étaient également
Irappés. Le second (n" i4) rentrait bien dans les condi-
tions du programme ; il se renfermait dans des bornes
convenables et, en faisant une part suffisante à la science,
son auteur se distinguait par un vrai mérite littéraire. Le
premier (n" 3) dépassait visiblement les limites que l'Aca-
démie et la nature même du concours avaient prescrites
aux concurrents ; c'était plus qu'un discours, sans doute;
mais, d'un bouta l'autre, le travail était trouvé excellent,
et les qualités supérieures de cette longue étude sem-
blaient devoir défendre l'auteur et l'ouvrage contre des
observations très-justes, contre des reproches très-légi-
limcs. L'Académie se demandait d'ailleurs, s'accusant vo-
lontiers elle-même pour excuser le coupable, si, en propo-
sant l'éloge de Buffon, elle n'avait pas, en quelque sorte,
amnistié d'avance ceux qui se laisseraient entraîner par
l'ampleur, l'étendue et l'importance du sujet.
Dans cette situation, Messieurs, ne croyant pas juste de
sacrifier aucun de ces discours et ne pouvant môme ad-
mettre que l'un des deux fût subordonné à l'autre, l'Aca-
démie a été amenée à décider que deux prix égaux, de
SCR LES CONCOURS 1)K l'aNm'îE 1878. 649
deux iiiillc lianes chacun, étaient décernés par elle aux
deux discours portant les numéros 3 et i/j, pour être pro-
clamés exœquo, sans distinction ni préférence, dans l'ordre
que leur assignait leur rang d'inscription.
Le concours étant ainsi terminé, il ne restait plus qu'à
procéder à l'ouverture des deux plis cachetés conlenant les
noms et les adresses des lauréats.
Si j'entre dans de pareils détails, c'est qu'une surj)rise
douloureuse allait bientôt émouvoir l'Académie et donner
trop raison au parti qu'elle venait de prendre.
Le discours inscrit sous le numéro 3 portait pour épi-
graphe :
Majestati naturœ par ingenium.
Et au-dessous :
Pendent opéra interrupla.
« Les travaux s'arrêtent interrompus ! »
Ce discours, à qui les plus sévères d'entre nous n'avaient
reproché que d'être trop long, n'était même pas destiné,
sans doute, à mériter ce reproche.
Sans avoir le temps de le revoir, de l'achever, de le per-
fectionner en l'abrégeant, son jeune auteur, M. Narcisse
Michaut, licencié en droit, docteur es lettres, était mort à
Nancy, à l'âge de trente-deux ans !
Une simple note, d'autant plus touchante, signée par
son père et par sa mère, accompagnait cette déclaration
officielle.
Interprètes de l'enfant qu'ils viennent de perdre, ils ont,
ACAD. rn. 82
65o «APPORT DE M. CAMILLE DOUCET
disaient-ils, fait recopier son travail, interrompu par la
maladie.
Pendent opéra interrupta.
L'Académie a écrit à ce pauvre père et à celte pauvre
mère, pour les prier tous deux de déposer en son nom,
sur la tombe de leur malheureux lîls, la couronne qu'elle
lui décerne aujourd'hui.
Le discours inscrit sous le numéro \[\ porte pour épi-
graphe :
Obscura de re tam lucida pango
Carmina...
(Lucrèce.)
Son auteur, à peine âgé de trente ans, est M. Félix
Hémon, professeur de seconde au lycée de Rennes.
C'est encore au XVIIP siècle que l'Académie emprunte
un sujet pour le nouveau concours d'éloquence, dont le
prix sera décerné par elle en 1880.
Buffon aujourd'hui, Rabelais hier, Bourdaloue et Vau-
ban avant eux, Sully et Jean-Jacques Rousseau, ont, de-
puis dix ans, reçu ici d'éclatants hommages.
Pour varier, Messieurs, et sans qu'elle s'exagère à elle-
même l'importance d'un écrivain aimable et aimé, l'Aca-
démie propose pour ce concours : \ Éloge de Marivaux.
Si, de 1720 à 1746, il composa plus de trente comédies,
sans compter une tragédie qu'Annibal aurait plus que moi
le droit de lui reprocher, Marivaux n'est guère connu de
nos jours que par trois ou quatre de ses plus gracieuses
SLR LES CONCOl HS l)i: l'vNm't, 1878. 65 1
pièces qui, protégées contre roiibli par le talent do quel-
ques rares comédiennes, figurent encore, non sans lion-
neur, à leur rang et à leur place, dans le répertoire élégant
du Théâtre-Français. Quant à ses romans qu'on no lit plus
qu'à peine, le souvenir mome s'en est proscjue cnlièroinont
effacé, mais leur premier succès fut prodigieux ; la France
et l'Angleterre y applaudirent des deux mains, avec une
sorte de rivalité d'enthousiasme, et, lorsque /*awe/a parut,
dix ans après Mariamie, Marivaux fut comme soupçonné et
loué d'avoir inspiré Richardson : « Les romans de M. de
Marivaux, écrivait plus tard d'Alembert, supérieurs à ses
comédies par l'intérêt, par la situation, par le but moral
qu'il s'y propose, ont surtout le mérite, avec des défauts
que nous avouerons sans peine , de ne pas tourner ,
comme ses pièces de théâtre, dans le cercle étroit d'un
amour déguisé ; mais d'offrir des peintures plus variées,
plus générales, plus dignes du pinceau du philosophe. »
C'est à tous les pinceaux comme à toutes les plumes, à
tous les philosophes comme à tous les écrivains, que l'Aca-
démie s'adresse à son toui-, pour demander que, dans un
portrait définitif, justice soit rendue à l'auteur de Marianne
et à l'auteur des Fausses Confidences, au moraliste attendri
qui connaissait tous les sentiers du cœur humain, s'il n'en
savait pas la grande route, comme on le lui a reproché ; uu
raffiné capricieux qui mettait de l'esprit partout, et qui, se
piquant de ne rien emprunter, ni aux vivants ni aux morts,
eut ce mérite de créer, pour son usage personnel, un genre
à part, qui a gardé son empreinte et son nom.
Je disais tout à l'heure que l'éloge de Buffon avait paru
652 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
exiger et, par conséquent, excuser des développements
exceptionnels dont l'Académie a trop souvent lieu de re-
gretter la longueur. Cette fois-ci, du moins, et sans offen-
ser Marivaux, les concurrents vont avoir une belle occa-
sion d'être courts.
Le conseil d'être courts que je donne ainsi volontiers
aux autres, je ne manque pas, croyez-le bien. Messieurs,
de me le donner d'abord à moi-même. Mais comment le
suivre, quand le nombre des ouvrages envoyés à nos con-
cours, s'augmente encore chaque année, quand jamais n'a
été plus considérable le nombre des livres que l'Académie
a généreusement réservés, beaucoup pour des encourage-
ments et quelques-uns pour des couronnes?
Le grand prix Gobert est décerné à M. Chantelauze
pour son ouvrage sur le Cardinal de Retz et l'affaire du cha-
peau.
Dans votre intérêt. Messieurs, et dans le mien, je vou-
drais pouvoir reproduire entièrement devant vous l'excel-
lent rapport que fit à ce sujet devant l'Académie un de nos
meilleurs confrères, un des plus savants historiens de la
Restauration.
L'affaire du chapeau, disait-il, n'est en réalité dans cet
ouvrage qu'un épisode, important sans doute, mais d'une
importance secondaire, dans lequel le cardinal de Retz
joua un rôle si considérable; on peut dire, le premier
rôle. Après tant de mémoires où cette histoire nous a été
racontée, après ceux du cardinal de Retz surtout, qui y
confesse ses fautes, ses erreui^s et ses mécomptes, avec
SIR LES CONCOURS DE l'aNNÉE 1878. 653
l'abandon d'une entière franchise, on pourrait se croire en
possession do la vérilô tout entière sur cette singulière
époque. Grâce aux documents inédits que M. Chantelauze
est parvenu à se procurer et qu'il a mis en œuvre avec
beaucoup d'habileté, nous savons maintenant f|u'il nous
restait encore quelque chose à apprendre; nous savons
que les confessions du cardinal sont loin d'être complètes
et qu'en beaucoup do points il a dénaturé les faits, à son
avantage, cela va sans se dire, et au préjudice de ses adver-
saires. Malgré l'admiration que lui inspiraient, ajuste titre,
le courage, l'énergie, l'éloquence, le profond esprit poli-
tique de son héros, toutes ses grandes et rares qualités
auxquelles Bossuet lui-même a rendu hommage, M. Chan-
telauze ne s'en laisse pas éblouir au point de croire qu'elles
puissent tout excuser, justifier tout encore moins.
Partout alors, à Rome comme ;\ Paris, la politique ne
consistait guère qu'en une série d'intrigues compliquées
dans lesquelles le lecteur se perdrait si elles no lui étaient
exposées tout à la fois d'une façon claire et rapide; à ce
point de vue, le livre de M. Chantelauze ne laisse rien à
désirer. Son style n'a pas la gravité soutenue de l'histoire
proprement dite et ne cherche pas à l'avoir; le style simple,
facile et animé des mémoires convenant par-dessus tout
au récit d'événements, frivoles en eux-mêmes, si parfois ils
furent sérieux dans leurs conséquences.
M. Chantelauze se propose de raconter encore, à laide
de nouveaux documents, la lutte que le cardinal de Retz
soutint pendant sept années, dans la prison et dans l'exil,
après l'extinction de la Fronde, contre Mazarin ; et les
missions importantes dont Louis XIV le chargea plus tard
654 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
auprès du Saint-Siège. Cette seconde partie n'aura sans
doute pas moins d'intérêt que la première et l'Académie,
qui eût hésité, peut-être, à décerner la plus haute de ses
récompenses à un travail inachevé, entend bien l'appliquer
d'avance à l'ensemble, à la totalité de l'œuvre. M. Chante-
lauze est un bon débiteur; on lui fait volontiers crédit.
L'histoire d'une famille écrite avec indépendance, en
dehors des influences intéressées à en exagérer les propor-
tions, peut donner, sur l'état des mœurs et de la vie do-
mestique aux différentes époques, des informations détail-
lées qu'on attend moins des histoires générales. N'étant
pas tenus de dire tout, les écrivains peuvent choisir et, en
s'attachant à mettre en relief les figures vraiment saillantes,
faire une moindre part aux personnages effacés qui ne
demandent qu'à rester dans l'ombre.
M. Pingaud l'a compris de la sorte et l'a ainsi pratiqué
dans son livre sur les Saulx-Tavannes.
C'est au grand homme de la maison de Saulx, à celui
qui l'a rendue illustre, au maréchal de Tavannes enfin,
qu'il a consacré la plus grande partie de son travail et la
meilleure. Bien qu'elle eût la prétention fabuleuse de
remonter au-delà du second siècle de notre ère, la maison
de Tavannes n'avait figuré jusqu'alors qu'à la cour des
ducs de Bourgogne. Cette province venant d'être réunie à
la couronne, Gaspard de Saulx s'attacha aux rois de France
et servit glorieusement François I" et Henri II, avant de
prendre part aux guerres civiles qui désolèrent le pays,
sous le règne de Charles IX, Il gagna des batailles dans
un temps où on en livrait peu, bien qu'on se battît beau-
I
SUR LES CONCOURS DE l'aWÉE 1878. 655
coup. C'était un i>cpréscntant du moyen âge, attardé au
milieu d'une génération nouvelle plus policée, plus polie
au moins, sans qu'elle eut cessé d'être cruelle et corrom-
pue. Il avait l'énergie, la vigueur, la rudesse des chevaliers
du XIV"^ et du XV" siècle, aimant comme eux la guerre,
pour le plaisir qu'y trouvait son esprit dépourvu de toute
culture, pour lo pillage aussi et pour le butin surtout, épar-
gnant peu le sang des vaincus et n'épargnant jamais le sien.
Doux de ses fils, Guillaume et Jean, l'un ami fervent
de Henri lY, l'autre ardent ami de Mayenne, luttèrent
ensemble pendant trois ans de suite, royaliste contre li-
gueur, et méritèrent tous deux de rester célèbres, non à
côté, mais au-dessous du vainqueur de Jarnac et de Mont-
contour dont ils ont écrit la glorieuse histoire dans des
notices distinctes, dans des mémoires que le temps a res-
pectés et consacrés.
Après ce père, après ces fils, la maison de Saulx-Ta-
vannes, puissante encore et honorée, allait voir son éclat
s'affaiblir sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV,
pour s'éteindre entièrement de nos jours, dans des circons-
tances sinistres que M. Pingaud a eu le bon goût de ne pas
rappeler.
A ce livre plein d'intérêt et dont le style est à la fois élé-
gant et correct, l'Académie décerne le second prix Gobert.
Fondé en faveur des meilleurs travaux historiques, le
prix Thérouanne était disputé cette fois par de nombreux
concurrents, parmi lesquels l'Académie a distingué surtout
un ouvrage en deux volumes, intitulé : les Ducs de Guise et
leur époque, dont l'auteur est M. H. Forneron.
656 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
La moitié du prix Thérouanne est attribuée à ce livre.
L'autre moitié est partagée, à titre égal, entre M. Debi-
dour, pour son ouvrage sur la Fronde angevine, et M. A.
Luchaire, pour un livre intitulé : Alain le Grand.
Comme M. Pingaud pour les Saulx-Tavannes, c'est en
quelque sorte la monographie d'une famille que M. For-
neron a faite pour les ducs de Guise; mais le rôle de la
maison de Guise est si grand, son importance si considé-
rable que l'auteur a pu, tout naturellement, donner à son
ouvrage un second titre : Étude sur le XVl"^ siècle.
Le XVP siècle, en effet, est retracé là tout entier, dans
ses institutions, dans ses mœurs, dans les grands caractères
qui l'ont illustré. Rien d'essentiel n'y est omis. Des anec-
dotes bien choisies, des détails caractéristiques et des cita-
tionsheureusesyrépandentlavie,le mouvement etl'intérêt.
Les trois grands ducs de Guise : Claude, habile, prudent,
circonspect, qui a préparé la grandeur de sa maison;
François, le héros de Metz, de Calais, de Dreux, qui a
fondé et justifié cette grandeur par d'immenses services
rendus au pays, ambitieux sans doute, mais avec mesure,
et aussi vertueux qu'il était possible de l'être dans ce siècle
pervers; Henri enfin, le brillant aventurier, l'ambitieux
sans scrupule, ne reculant devant rien de ce qui pouvait
servir ses desseins et ses passions, employant des talents
merveilleux et une popularité sans égale à des entreprises
criminelles, dont une entreprise, criminelle aussi, devait
seule arrêter le cours; ces trois personnages sont admira-
blement peints par M. Forneron. J'en dois dire autant des
portraits de Catherine de Médicis, de Charles IX, de
SLR LES CONCOURS DE l'aNMCI; 1878. 667
Henri TU et de riuniral de Coligny. Fatigué peut-être vers
la fin de son travail, l'aulcur en a un peu pressé le dé-
nouement. Quelques pages de plus auraient mieux fait con-
naître le duc de Mayenne, trop clfacé dans l'histoire pai-
l'éclatante renommée de son père et de son i'rère.
La Fronde a/iijeviite, de M. Debitlour, prouve une lois de
plus que les troubles qui agitèrent la France pendant la
minorité de Louis XIV eurent des causes très-diverses et
en partie contradictoires. Ce qui distingue surtout le mou-
vement angevin, c'est qu'au lieu d'avoir été fomenté,
comme à Paris et à Bordeaux, par la magistrature, à Angers
il fut combattu pai" elle. La ville d'Angers était depuis
deux siècles en possession de libertés très-étendues ; cepen-
dant la haute bourgeoisie et la magistrature étaient parve-
nues à s'emparer, à peu près exclusivement, des fonctions
municipales et des droits électoraux, usant de leui- pouvoir
pour s'assurer à elles-mêmes tous les avantages et pour
s'exonérer de toutes les charges en les faisant peser sur les
classes pauvres. C'est contre ces abus, bien jilus (pie eonlrc
l'autorité royale, que furent dirigées pendant la Fronde les
révoltes de la [population angevine, et, par une consé-
quence naturelle, la magistratni-e, partout ailleurs hostile
au ministère, fit à Angers cause commune avec lui pour
réprimer les mouvements populaires. Par suite de ces
funestes divisions, dit M. Debidour, la ville perdit ses
libertés et tomba, pour plus d'un siècle, dans la dépen-
dance absolue du pouvoir ministériel. I^a monarchie, ajoute-
l-il. profita-t-elle au moins de ce long espace de temps jxmi-
procurer aux Angevins les avantages qu'ils n'avaient pas
ACAI). M'.. 83
(358 RAi'iMiiri i»i; M. i;\Mii.r.r: doi cri-
su se donner? IjCiir iit-ello oublioi-, à l'orcc de bienfails,
leurs inimunitrs perdues et leurs droits confisqués? L'éUil
dans lequel les choses se trouvaient en 1789 prouve ([u'elle
n'avait pas su accomplir cette tâche.
Ces réflexions, textuellement empruntées à l'ouvrage de
M. Debidour, sont en quelque sorte le résumé, la morale
des faits exposés par lui, avec beaucoup de jugement et
d'impartialité, dans un récit simple, clair et constamment
plein d'intérêt.
En racontant, de son côté, la \ic (V Alain le Grand, sire
d'AIbret, AI. Luchaire semble a\oir dressé l'acte de décès
de la féodalité. A la fin du W" siècle, les grandes dynasties
princières qui, lors de l'avènement de la royauté capé-
tienne, se partageaient le sol de la France, et dont quel-
ques-unes étaient plus puissantes que cette royauté elle-
même, avaient disparu depuis plus de deux cents ans. Une
partie de leurs vastes domaines avait été réunie à la cou-
ronne ; le reste concédé aux branches apanagées de la
lainille royale, qui n'avaient pas tardé à s'éteindre. Il ne
restait plus guère, de cette seconde lignée de grands feu-
dataircs, que le duc de Bourbon, et le moment n'était pas
éloigné où, par l'effet de sa trahison, ses États devaient
aussi se confondre dans le domaine royal ; bientôt enfin,
la royauté allait acquérir une force qui laisserait à peine à
ses vassaux les plus considérables quelques restes insigni-
fiants de leur ancienne puissance.
Le tableau de la lutte dernière, si dramatique et si
émouvante, de la féodalité contre la royauté absolue, puis-
samment secondée par faction judiciaire, fait le grand in-
SUR LES CONCOURS l)K I.VWKK 1878. (ÎSt)
térèt du livre de M. Liu'haire, (|iii vn rcliace les incidents
compliqués avec beaucotip de lucidité et une eonnaissaiu c
parfaite de la matière.
Le souvenir de M. (juizot est toujours si présent parmi
nous, si vivant encore, si cher et si honoré, qu'au moment
de proclamer le prix qui porte son nom, j'iiésite en vérité,
comme retenu par l'émotion et le respect.
Le prix Gui/.ot, Messieurs, l'Académie l'attribue à une
Histoire de Montesquieu, dont l'auteur est M. Louis Vian,
avocat à la cour d'appel de Paris.
Ce n'est pas, après tant d'autres, une iioinclli' ('tude ( ri-
li(|ue et philosophique sur les œuvres de Montesquieu (|ue
M. Vian a nouIu taire ; c'est l'écrivain, c'est l'homme lui-
même qu'il a particulièrement étudié et qu'il nous fait bien
connaître dans une biographie très-intéressante, pleine de
détails neuls, curieux et instructifs, notamment sui- les
voyages du grand Président, sur ses habitudes et ses rela-
tions de société.
« On ne saurait trop encourager ces études biogra-
phiques, qui rajeunissent de grandes figures trop délaissées
et qui réveillent l'admii-ation et la reconnaissance. »
J'emprunte avec plaisir cette phrase à la préface dont
notre éminent confrère M. Edouard Laboulaye a orné
l'ouvrage de M. Vian. L'observation était juste, le conseil
était bon; l'Académie a tenu compte de l'une et de l'auti-e;
mais, en aimant à encourager cette étude biographique
qui rajeunit une grande figure, elle n'a pas laissé que de
faire certaines réserves, et elle recommande surtout au
jeune auteur de revoir avec soin, pour une édition nouvelle.
66o miM'ORT ni; m. camii-le doucet
ses deux chapilios sur k-s prédécesseurs de Montesquieu.
Le temps me manque, mais le courage semblerait me
manfjuor plus encore si je m'arrèlais sans iaire part à
M. \ ian d'un scrupule qui m'est personnel. L'ardeur de
son dévouement ne l'enlraîne-t-elle pas jusqu'à l'injustice,
quand il accuse les descendants actuels de Montesquieu
de confisquer entre leurs mains, et au détriment du public,
ce qu'ils possèdent de la correspondance et des manus-
crits inédits de leur illustre aïeul ? Je tiens d'eux, au con-
traire, que bientôt tout ce qui pourra contribuer à hono-
rer cette grande mémoire et à enrichir le trésor des lettres
françaises, sera publié parleurs soins. J'en prends acte et,
heureux qu'il en soit ainsi, je l'annonce avec plaisir à
ceux qui, comme nous et comme M. Vian, l'espèrent, le
désirent et le demandent.
C'est au bruit des clairons, des tambours et des trom-
pettes, que je voudrais pouvoir proclamer le prix Hal-
phen ; l'Académie l'ayant décerné à un général pour quatre
gros volumes contenant l'histoire de deux généraux, et
cela, sur la proposition d'un quatrième général qui s'y
connaît et que vous reconnaîtriez bien vite, s'il m'était
permis de reproduire ici, dans leur entier, les ternies
mêmes de son excellent rapport.
Les Parisiens qui ont assisté aux revues de la garnison
de i83oà i84o, se rappellent la haute taille, la fière tour-
nure à cheval, la belle et imposante figure du général com-
mandant la première division militaire.
C'était le général Pajol.
Pendant de longues années, il avait pris une part bril-
SIU LKS CONCOl RS DE L ANNKE 1878. H6 1
lante à toutes les campagnes de la Révolution et de l'Em-
pire. Parti du dernier échelon, il avait monté, comme tant
d'autres, pour ne s'arrêter ([u'au sommet.
Cette histoire, qui méritait que le souvenir n'en fût pas
perdu, est racontée en détail, avec une simplicité gracieuse
et une compétence incontestable, parle fils aîné du général
Pajol, général de division lui-même, cjui gagna bravement
ses grades sur les champs de bataille d'Afrique et de Cri-
mée. Déjà, dans l'intervalle de ses campagnes et dans les
loisirs de la garnison, il cultivait les arts avec ardeur et
avec succès. Deux statues en bronze sont sorties de son
atelier : l'une d'elles, premier et juste hommage d'un fils à
son père, orne à cette heure la promenade de Chamars à
Besançon ; l'autre, représentant l'empereur Napoléon l",
domine majestueusement le pont de Montereau qu'elle
voudrait défendre encore. Sans quitter l'ébauchoir ni
l'épée, s'armant un jour de la plume, et tenté de mettre
en lumière des documents nombreux que l'héritage pater-
nel lui avait transmis, le général-artiste se plut à raconter
en trois volumes les glorieux combats et les événements
historiques auxquels son père avait pris pari.
Ayant rencontré sur sa route un nom illustre, celui de
Kléber, il consacra un quatrième volume au héros alsacien,
au vainqueur de Damiette et d'IIéliopolis.
Ecrites sans prétentions, ces deux curieuses monogra-
phies, l'une intitulée Kléber, l'autre Pajol, sont une mine
de renseignements nouveaux et précieux ; les récits sont
clairs et exacts, les appréciations judicieuses et impartiales.
C'est un monument un peu Truste, a-t-on dit, auquel peut
manquer la proportion, mais qui pourtant a sa grandeur.
662 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
\jC même rapport avait signalé avec faveur un autre
ouvrage intitulé : Histoire de P établissement des Arabes dans
/\Afr/r//t(' srp/f>ntriona/(', composée par un jeune Fram-ais
d'Alrique, M. E. Mercier, interjjrète civil à Constaiitine,
qui promet d'y occuper bientôt un rang distingué parmi
nos arabisants. Ce livre, inspiré par l'importante histoire
d'un célèbre écrivain du XV° siècle , Ibn-Khaldoun , con-
tient des documents curieux, choisis avec discernement;
la lecture en est agréable et intéressante. En m'invi-
tant à le mentionner dans ce rapport, l'Académie a voulu
donner à son auteur un témoignage d'estime et d'encou-
ragement.
Nous entrons maintenant, Messieurs, dans une série de
prix que l'Académie a été amenée à partager tous, avec
regret peut-être, mais en croyant ainsi se montrer à la fois
juste el bienveillante.
Le prix Bordin est décerné, avec une allocation de deux
mille francs, à M. Gustave Merlet pour un tableau de la
littérature française, de 1800 à 181 5;
Le surplus étant attribué à M. le comte de Gobineau,
ancien ministre de France en Suède, pour un volume d'é-
tudes d'histoire et d'art, intitulé : la Renaissance.
Sur le prix Marcelin Guérin, deux mille francs sont
alloués, en première ligne, à un volume intitulé : la Russie,
dont l'auteur est M. Alfred Rambaud, professeur de la
Faculté des lettres à Nancy ;
Et mille francs à chacun des ouvrages suivants :
David d'Anffe7's, deux beaux volumes grand in-octavo,
par M. H. Jouin ;
SIR LES co\c:()( US ui: l'awke 1878. (563
Les Harmonies du son et les instruments de musique, |);ii
M. Rambosson ;
L' Instruction publique dans les États du Nord, j)ar M. ni|.-
pcan.
yi. Gustave Mcrlct est un lettré et un érudit; il sait ton!
et jjorte sur tout des jugements très-sains et très-judieieu\.
Dans son tableau de la littérature pendant les quinze
premières années du XIX' siècle, il a su faire d'excellents
choix entre les écrivains modernes, et donner à chacun
d'eux lapart(iiii lui revenait : ses portraits les rappelleni
à ceux qui pouvaient les oublier : à ceux qui les connais-
saient mal., il apprend à les bien connaître.
M. le comte de Gobineau a fait, en homme de lettres
plus encore qu'en historien, son livre sur la Renaissance.
Si quelques erreurs chronologiques ont paru lui échapper,
c'est volontairement sans doute qu'il les a commises ; usant
de la liberté que s'arrogent souvent les romanciers et les
auteurs dramatiques, de raj^procher, pour les bcsoin.s de
leur cause, des hommes et des événements que l'austère
vérité voudrait qu'on tînt à distance. Avec des noms et
des personnages historiques, M. de Gobineau a composé
une série de tableaux qui ont leur mérite, leur grâce et
leur charme et dont rensembic constitue une Icriurc
agréable et intéressante.
Historien véritable et déjà connu par d'importantes pu-
blications que l'Académie a l'cmarquées, M. Alfred Ram-
baud a condensé dans son nouvel ouvrage toutes les
parties éparses de l'histoire de la Russie. Ce n'est pas l'im-
pression passagère d'un voyage fait à la hâte qui se repro-
664 RAPPORT DK M. CAMILLK DOICKT
(liiil dans son livre ; le pays lui est bien connu : il l'a visité
et même habité ; c'est donc le fruit d'un long séjour et
d'une longue étude qu'il publie, avec une libre facilité de
forme qui, sans qu'elle aille jamais jusqu'à l'incorrection,
contraste parfois un peu, par son élégance même, avec
l'exacte sévérité du fond.
Au moment de quitter la Russie dont M. Rambaud vient
de nous enseigner l'histoire, nous rencontrons à sa fron-
tière M. Hippeau qui nous y retient un instant encore.
Après avoir visité toutes les institutions de l'Europe et de
l'Amérique, M. Hippeau a terminé sa tâche en allant ins-
pecter pour nous les écoles de la Russie, de la Suède, de
la Norwège et du Danemark. Plein d'observations intéres-
santes sur l'organisation de l'instruction publique dans les
États du Nord, le livre qu'il en rapporte se recommandait
à l'attention de l'Académie.
Au même titre. Messieurs, et du droit qu'elle croit avoir
d'encourager pour des mérites de forme et de style, des
travaux d'art ou de science qui, tout d'abord, sembleraient
peut-être échapper à sa compétence naturelle, l'Académie
a distingué l'ouvrage de M. Jouin sur David d Angers, et
celui de M. Rambosson sur les Harmonies du son et les iiis-
tniments de musique.
Dans chacun de ces livres, à côté de certains détails
techniques dont nous ne saurions être les juges ni les ga-
rants, une part considérable est faite à la philosophie,
comme à l'étude des mœurs et des caractères. Tandis que
l'honnête et savant ouvrage de M. Rambosson est écrit avec
une élégante simplicité, le portrait de David d'Angers est
dessiné de inaiii do maîlre par M. Jouin et le tableau des
SLR LES CONCOl US UK l/vNMai l8j8. 665
rapports que le j^rand artiste eiil avec les liomines illustres
de son tem[)s est si Iicmeusoment [M'éseiili-, si liaijilcincril
rais en relief, qu'en faisant un livre d'art, l'auteur se trouve,
en fin de eompte, avoir fait aussi un Iïmc de Ixiuiie littéra-
ture et de saine morale.
Parmi les ouvrages présentés pour le [)ri\ de traducliuu
l'onde par M. Langlois, lapluparl étaient naturellement con-
sacrés aux grands anciens, poètes ou prosateurs, toujours
traduits et que toujours on aime à traduire encore. Horace
et Virgile, Perse et Homère, Sénèque et Cervantes ont eu,
cette fois, affaire à des œuvres contemporaines, dont trois,
d'inégal mérite, frappaient |);uiieulièrement raUenlion de
l'Académie.
Pendant que M. Alfred Rambaud préparait en Russie
l'excellent ouvrage dont je vous parlais tout à l'heure, un
écrivain anglais, alors peu connu, célèbre aujourd'hui,
M. Mackensie Wallace, poursuivait le même but, faisait le
même voyage, se livrait au même travail, voyant tout, a[)-
prenant tout, pénétrant à la fois dans les institutions an-
ciennes du pays, dans ses mœurs actuelles et dans ses
besoins nouveaux; et bientôt, voilà deux ans à peine, le
fruit de ses études paraissait à Londres sous ce titre : la
Ri/ssie, le P.ays, les Institutions, les Mœurs. Le succès lut tel
que 35,000 exemplaires s'en vendirent en quelques se-
maines.
Si bon qu'il soit, et si grande que puisse être sa popula-
rité en Angleterre, ce n'est pas cet ouvrage que l'Aca-
démie couronne; il échappe à nos récompenses, sans pou-
voir échapper à nos éloges. En le traduisant, >[. Henri
ACAD. FR. 84
660 lî\l>I>()K|- DK M. (UMII.LK DOICKT
Bollen^cr a l'ait uiu' œuvre utile; il a fait une œuvre agréa-
lile en lui prêtant le charme d'un style élégant et correct.
i/Académle lui décerne le prix Langlois.
Sous ce titre : Théorie générale de l'État, JM. Bluntschli,
professeur à l'Université d'Heidelberg, correspondant de
l'Institut de France, a publié un livre savant et purement
théorique dont le succès d'un autre ordre, sans égaler celui
qu'obtenait en Angleterre l'ouvrage de M. Mackensie
Wallace. fut aussi, en Allemagne, très-grand et très-hono-
rable. Rempli d'idées auxquelles je ne reproche pas d'être
anciennes, quand elles sont présentées d'une façon ingé-
nieuse qui les rajeunit, cet ouvrage abonde en détails his-
toriques fort intéressants et se fait remarquer par des
jugements, qui sont des arrêts, sur les hommes et sur les
choses.
\u point de vue spécial du concours Langlois, ce livre a
le mérite d'être traduit en bon style, élégant et clair.
Rendant justice à ces qualités, l'Académie m'a recom-
mandé de mentionner ici avec honneur le nom et le travail
du traducteur français, M. Armand de Riedmatten, doc-
teur en droit, avocat à la Cour d'appel de Paris.
Un pareil témoignage de sympathie et d'encouragement
est accordé par elle à M. le baron d'Estournelles de Cons-
tant, pour sa traduction du drame de Galatée, qu'un jeune
poète grec, mort récemment avant l'âge, mais non avant
la célébrité, M. Basiliadis, faisait, il y a peu d'années,
représenter et applaudir, à la clarté du gaz, sur le premier,
sur le seul théâtre d'Athènes. Cette résurrection de l'an-
SIR LES coNcoi US iiK i.'vnm':i; 1878. ('»(ij
tique t^st, pour 1«^ moins, curieuse et originale; elK' nous
montre eommcnl l'art dramatique est compris maintenant
dans la patrie d'Eschyle et de Sophocle; je devrais dire
surtout dans la patrie d'Euripide, puisqu'Euripide. ainsi
que nous le rappelait ici dernièrement, avec tant d'esprit
et de grâce, le plus jeune de nos confrères, osa le premier
ou\rir à l'amour les portes de la scène tragique; jusqu'ici
l'amour avait le mérite d'avoir donné la vie à Galatée ; il
lui donne aujourd'hui la mort.
L'Académie n'a pu voir sans intérêt celte œuvie toute
moderne d'un petit-fils des grands anciens. Je félicite en
son nom le jeune traducteur qui, déjà connu d'elle, se
recommande doublement à ses yeu\ par plusieurs tra\au\
littéraires distingués et par le souvenir protecteur de Ben-
jamin Constant, son grand-oncle,
Quand, l'année dernière, l'Académie ayant à décerner,
pour la première fois, le prix Archon Despérouscs, l'attri-
buait à la belle et importante jjublicalion des Grands Ecri-
vains de la France, parmi les meilleurs et les plus utiles
collaborateurs de notre savant confrère M. Adolphe Ré-
gnier, je nommais d'abord M. Marty-Laveaux à qui cette
vaste collection était redevable d'une édition de Corneille
et d'un lexique de Racine.
Pour d'autres titres, pour d'autres travaux plus person-
nels, M. Marty-Laveaux s'est présenté directement, cette
année, au concours fondé par ^I. Archon Dcspéi-ouses et
spécialement affecté à la science philologique, à l'étude de
notre langue et à ses monuments de tout âge.
Sa Pléiade française, qui permet d'apprécier sainement
66(S UAl'i'OU'l' DK M. CAMILLE DOl CKT
l'école de Ronsai-d ; les textes fidèles et corrects de Rabelais
que nous lui devons; son édition de La Fontaine, remplie
de rectilications et d'éclaircissements précieux; sa Gram-
maire historique, qui explique les anomalies apparentes de
notre langue, en les présentant comme des débris du lan-
gage de diverses époques, répondent à tous les désirs, à
toutes les prescriptions du programme et témoignent d'une
connaissance approfondie et délicate des moindres parti-
cularités de la philologie française.
Le montant annuel de cette fondation s'élevant à quatre
mille francs, l'Académie a cru devoir en former deux prix
inégaux; le plus considérable, de deux mille cinq cents
francs, mérité en première ligne par une vétéran de la
science, est décerné à M. Ch. Marty-Laveaux.
L'autre, de quinze cents francs, est atti'ibué, par contre,
à un débutant, à un jeune érudit déjà très-connu en France
et à l'étranger, M. Arsène Darmesteter, pour deux mémoi-
res sur les noms composés et sur le néologisme. Le bagage
semble mince au premier coup d'œil ; mais il a son poids
etsa valeur. M. Darmesteter a groupé dans quelques pages
une suite d'études curieuses sur l'organisme, sur la struc-
ture du langage, sans négliger même l'examen de ce que le
XYIL siècle appelait dédaigneusement le jargon. Cette
méthode rigoureuse, absolue, qui s'occupe des causes plus
encore que des résultats, n'est pas née en France ; mais elle
s'y acclimate depuis quelque temps avec succès. Elle méri-
tait qu'on l'encourageât, et, l'occasion étant bonne, l'Aca-
démie l'a saisie avec empressement.
|uatre-vingt-treize ouvrages seulement nous ont été
SIR i.i:s coNCoiRs DE L^\^^tl•: 1878. 669
adressés cette «innée pour le concours Montyon (ouvrap[es
utiles aux mœurs). Je dis seulement. |);n(e ([ue, dhabilude,
en 1877 par exemple, et surtout eu 1876, c'est à cent \'in'j;[
que s'était élevé le chiffre des concurrents.
Ne vous hâtez pas, Messieurs, d'en conclure que le nom-
bre de nos prix ait dû diminuer d'autant; au contraire. Si
nous avons reçu moins de livres, nous nous sommes vus,
à regret, entraînés à en récompenser encore davantage.
Dans des proportions plus ou moins grandes, et avec plus
ou moins de faveur, onze ouvrages vont être couronnés
devant vous, et ce ne sera pas tout. Je commencerai par
(Ml mentionner, par en désigner sommairement quelques-
uns auxquels, sans pouvoir s'y arrêter tout à fait, l'Acadé-
mie a voulu donner, en passant, un témoignage d'intérêt
el d'encouragemenl.
Avant tout, Messieurs, j'ai à vous parler d'un li\rc qui,
tout en se présentant au jugement de l'Académie, se plaçait,
pour ainsi dire, en dehors du concours; sollicitant moins
une récompense effective qu'une sorte de consécration
morale, un témoignage d'estime et d'approbation.
Sous ce titre : Feuilles volantes, M. Louvet, ancien minis-
tre, a publié un recueil de pensées dont on ne saurait trop
louer la justesse, la solidité et l'honnête modération. C'est
le résumé d'une noble vie, vouée au culte des sentiments
les plus élevés, à la pratique de la vertu et à l'amour du
bien public.
En mourant, M. Garsonnet, ancien inspecteur générai
de l'Instruction publique, avait laissé derrière lui, publiés
déjà, mais épars dans les journaux et les revues, des arti-
cles, des notices, des études qui méritaient qu'on les re-
6^0 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
cueillît cl qu'une publicité plus durable leur fut assurée.
La piété de son fils s'est chargée de ce soin. Les œuvres
de M. Garsonnet ont été réunies dans un volume vraiment
agréable et intéressant, intitulé : Essai de critique et de lit-
térature.
Comme l'ouvrage de M. Louvet, ce livre ne pouvait pas-
ser inaperçu. L'Académie les a distingués l'un et l'autre
avec une sympathie toute particulière.
Après eux et au-dessous d'eux, elle a vu avec intéi-êt deux
honnêtes romans, et trois charmants recueils de poésies :
la Casa giojosa par M"' Benoît, directrice d'un pensionnai
de demoiselles à Reims, et la Pupille de Salomon, par
M"'' Marthe Lachèze, d'Angers; Poèmes anecdotiques, par
M. Louis Tronche; Poèmes sincères, par M. Chantavoine;
ci Jours d'été', par M. Gaston David.
Déjà connu de l'Académie, déjà mentionné avec estime
dans l'un de nos derniers rapports, M. Gaston David se dis-
tingue toujours par une grande pureté de langage et une rare
délicatesse de sentiments. Il en est de même de M. Chan-
tavoine, dont la muse gracieuse et discrète a le vol plus
soutenu qu'élevé, plus doux que présomptueux; tandis que
M. Louis Tronche se fait remarquer, au contraire, par sa
verve, sa force, et sa hardiesse. Récemment couronné dans
la patrie de Clémence Isaure, M. Louis Tronche mérite
qu'après Toulouse, Paris l'encourage encore. Comme
M. Chantavoine et M. Gaston David, il est de ceux avec
qui l'on compte et sur qui l'on aime à compter.
Non moins intéressante et non moins vertueuse que la
Pupille de M"' Lachèze, la Casa giojosa de M"" Benoît a
déjà valu à son estimable auteur une des médailles de la
SUR LES CO.NCOliRS DE l.'A^^ÉE 1878. ()J I
Société d'encouragementau bien. Co li\ rc, cjui st-inblc com-
posé tout exprès pour le concours des ouvrages iililcs aii\
mœurs, est, à coup sûr, un des plus agréables et des plus
édifiants que les mères puissent, sans crainte, mettre entre
les mains de leurs filles.
Trois prix de deu\ mille francs chacun; cinq de quinze
cents francs; et trois de mille francs; onze en loul, voilà,
Messieurs, je le répète, le résultat du concours fondé par
M. de iMontyon.
L'Académie les décerne au.v ouvrages suivants, savoir :
Prix de 2,000 francs.
Un Homme d autrefois, souvenirs recueillis par son arrière-
petit-fils, M. le marquis Costa de Bcauregard ;
Montcalm elle Canada français, par M. Charles de Bon-
nechose ;
Dosia, par Henry Gréville.
Prix de i ,5oo francs.
Autour du forjer, par M. Octave Noël;
Dans les herbages, par M. Gustave T^evavasseur;
Poèmes et Poésies, par M. Prosper Blanchemain;
Mademoiselle Sauvan, par M. Emile Gossot ;
Le Mont Blane, par M. Charles Durier.
Prix de i ,000 francs.
L'Egypte à petites journées, par M. Arthur Rhoné ;
Le Pôle et F Equateur, par M. Lucien Dubois;
Essai sur la critique d'art, par M. A. Bougol.
(S'-'X «APPORT I)K M. CVMIII.E DOlCm"
Un Homme d autrefois, par M. le marquis Costa de Beaii-
rei^ard, et Mantcalm et le Canada français, par M. Charles
de Bonneehose, sont deux études Irès-intéressantes ; des
ouvrages d'histoire, plus encore que des biographies histo-
riques.
L'histoire à' Un Homme d'autrefois a ce premier mérite
d'être écrit par un homme d'aujourd'hui.
Français d'hier, appartenant à la plus haute noblesse de
l'ancienne Savoie, M. le marquis Costa de Beaurcgard se
battit héroïquement en 1870, à la tète du bataillon décimé
des mobiles savoyards qu'il commandait, et, tandis qu'un
do ses frères, Olivier Costa de Beaurcgard, jeune sous-
lieutenant de lanciers, tombait en brave, frappé au front,
sur un de nos champs de douleur, il versait, lui aussi, une
part de son sang pour la défense..., que ne puis-je dire
pour le salut de sa nouvelle patrie !
De pareils souvenirs eussent protégé un autre livre ; ce-
lui-ci n'en avait pas besoin, se recommandant de lui-même.
A l'âge de quinze ans à peine, l'homme d'autrefois dont
son petit-fds vient d'écrire l'histoire, Henry de Costa, est
amené à Paris, en 1767, et rien de plus curieux, rien de
plus piquant que de voir cet enfant, dans les lettres, plus
mûres que lui, qu'il ne cesse d'écrire à son père et à sa
mère, parler de tout à la fois, des hommes et des choses :
de Diderot qu'il évite et de Marmonlel qu'il i^echerche ; de
Michel VVanloo, de Greuze et de Boucher à qui il ne craint
pas de montrer lui-même ses premières esquisses; jugeant
volontiers, avec un peu d'aplomb peut-être, mais avec beau-
coup d'esprit, de finesse et de malice, les grands écrivains
et les grands artistes de son temps.
^i R i.Ks c.oNccn ns m: i.'a\m':1'; i8-8. 6-3
Devenu |)lus lard l'inliinc ami de Joseph de Maislre. le
marquis libéral ne partagée pas toujours ses idées philoso-
phiques; mais à ces différences mêmes d'opinions nous
devons de mieux connaître le noble comte, et de connaître
surtout de hii des lettres nouvelles qui sont vraiment admi-
rables. Plus tard encore, le contre-coup de la Révolution
française ayant retenti au-delà des Alpes, Henri de Costa
se rencontre un jour avec le vainqueur de Montenottc, avec
le général Bonaparte, pour discuter, au nom du roi de
Piémont, la suspension d'armes de Cherasco, dans une
scène dont l'effet dramatique est des plus puissants. Le
temps marche, et l'intérêt du livre augmente à chaque
page. Le retour du marquis auprès de sa famille émigréc
et sa visite nocturne au château ruiné de Beauregard émeu-
vent le lecteur comme pourrait le faire un roman.
Dans cette histoire de plus d'un siècle, où deux natio-
nalités, et, par conséquent, deux patriotismes se trouvent
en présence, souvent en lutte, avant de s'unir et de se con-
fondre, l'Académie française, qui comprend tous les senti-
ments mais qui n'en a qu'un, a fait naturellement cer-
taines réserves que je devrais reproduire ici en son nom.
Elle aime mieux rendre hautement justice à l'ensemble de
TouMage. à l'élévation des pensées généreuses qui le rem-
plissent et qui sont exprimées dans un style d'une grande
éléerance et d'une rare distinction.
'O'
Aucune réserve ne saurait être faite par le patriotisme le
plus ombrageux contre l'ouvrage de M. Charles de Bon-
nechose : Montcalm et le Canada finançais. Tout est français
dans son livre, comme tout est resté français dans ce beau
ACAD. FH. 85
Qn^ RAPPORT UV. M. CAMILLE DOUCET
pays perdu pour la France , mais où, depuis plus d'un siè-
cle, le souvenir de la France n'a pas cessé de régner encore.
Une poignée de Français luttant, sans secours, contre
l'armée anglaise puissante et pourvue de tout : voilà le
drame navrant et glorieux à la lois qui se déroule, devant
nos yeux, devant nos cœurs, dans ce livre touchant, et
plein d'une émotion sincère.
Magistrat estimé, mais condamné d'avance, en quelque
sorte, à devenir un jour écrivain, M. Charles de Bonne-
chose reçut en naissant un nom cher aux lettres, ini nom
respecté, dont il s'honore et qu'il honore. A son père,
M. Emile de Bonnechose, l'Angleterre etla France doivent
deux de leurs meilleures histoires, et, de son côté, l'Aca-
démie se souvient avec plaisir qu'en i833, à pareil jour, à
pareille fête, quand, ayant mis au concours pour le prix de
poésie la Mort de Bailly, elle en couronnait ici l'auteur,
c'est le nom de M. de Bonnechose qui, pour la première
fois, pas pour la dernière, était applaudi dans cette en-
ceinte.
Plusieurs romans remarquables, inspirés par les senti-
ments les meilleurs, étaient adressés à ce concours, où leur
part nécessairement ne peut être que très-restreinte. Une
femme distinguée qui, sous le nom de Henry Gréville, a con-
quis depuis quelque temps en France, comme elle l'avait fait
en Russie d'abord, une honorable renommée, nous avait,
entre autres, présenté quatre de ses ouvrages; le dessus de
son panier, sans doute. Elle aurait pu n'en rien garder et,
fleurs et fruits, y joindre presque tout le reste. N'ayant que
l'embarras du choix, l'Académie a compris et englobé tout
SIR LES CONCOURS DE l' ANNEE 1878. (175
ce charmant bagage clans une seule et même récompense,
dans un de ses premiers prix, qu'elle décerne à Dosin;
œuvre exotique e( exquise, aimable entre toutes, élégante
et de bonne compagnie ; très-attachante aussi, comme un
petit drame du grand monde, et d'une exécution à part, qui
a son cachet, sa grâce et son charme; pleine de touches
légères, de nuances subtiles et délicates.
« Ça se respire plus que ça ne se dédnit, et ça sent très-
bon », a dit, de ce livre et de ce talent, celui de nos con-
frères qui s'y connaît le mieux, étant lui-même le modèle
que M"" Gréville semble le plus vouloir imiter; de loin
encore.
Au sortir du salon élégant et parfumé, le livre de M. Gus-
tave Levavasseur nous conduit brusquement dans /es her-
bages; c'est-à-dire dans la chaumière, dont l'odeur... locale
nous saisit d'abord à la gorge. Ce livre est l'œuvre d'un poète
campagnard, d'un gentleman-farmer qui fait valoir ses terres
et qui, tantôt en vers, tantôt en prose, esquissant, mter
amicos, dcb études d'après nature, et des portraits rustiques
d'une grâce originale, écrit comme il laboure, avec une
grande vigueur d'exécution, dans un style savoureux, à la
fois brillant, simple et fort. Tl semble n'avoir étudié qu'un
petit coin de la Normandie; mais ce petit coin est à lui; il
le sait par cœur et il s'amuse à nous le montrer, en vrai
propriétaire qu'il est, dans ses moindres détails, sans en
rien omettre; faisant volontiers le tour d'un brin d'herbe,
nous le faisant faire avec lui, et nous amenant bientôt à
nous y plaire.
Ce livre étrange, au parfum champêtre, n'a rien de
676 RAPPORT DK M. CAMILLE DOUCET
commun avec la grâce ambrée de Dosia. Les rapprochant
sans les confondre, et faisant à chacun sa part, l' Académie,
qui ne s'effraye d'aucun contraste et que charment tous
les talents, les a couronnés l'un et l'autre, l'un après
l'autre.
Voici un livre utile, qui se présente sans bruit et sans
étalage, sous un titre peu fait pour piquer la curiosité
publique et pour se concilier d'avance l'attention du lec-
teur : Autour dif foyer.
Déjà, sans doute, on a publié un grand nombre de livres
spéciaux destinés à répandre les connaissances usuelles, et
à mettre la science de l'économie domestique et politique
à la portée de tout le monde ; mais, presque toujours, arides
comme les sujets qu'ils ti^aitent, ces manuels manquent le
but qu'ils devraient atteindre.
Souvent mêlé d'anecdotes agréables, écrit d'ailleurs avec
beaucoup de clarté et de charme, l'ouvrage de M. Octave
Noël a cela d'excellent qu'il ne sépare pas la morale de
l'instruction. Bon à lire autour de tous les foyers, il contient
des notions élémentaires très-précieuses , sur la fortune
publique et privée, sur la formation de la propriété, sur le
capital, le crédit et les institutions de banque; il démon-
tre l'heureuse influence des machines substituées au tra-
vail manuel qu'elles ne dépossèdent pas entièrement, mais
dont elles sont les plus utiles auxiliaires ; il fait la part
du bon luxe et celle du mauvais ; il va enfin jusqu'à justi-
fier l'impôt en le défendant contre les préjugés qui l'atta-
quent.
Somme toute, et dans son ensemble, cet ouvrage est
Sl'R LES CONCOURS DE l'aNNÉE 1878. ()JJ
très-eslimablc ; il rentrait particulièrement dans les condi-
tions de notre concours, et M. de Monlyon eût aimé à l'en-
courager
Au nom de cet homme de bien, qui nous en a légué la
tache, l'Académie encouragea souvent autrefois, sans
jamais croire l'honorer assez, une femme... de bien, elle
aussi; dont M. Emile Gossot, dans un petit livre sim-
plement publié sous ce titre : Mademoiselle Sauvan, nous a
retracé la vie modeste et les éclatants services.
« Sa vie est un modèle à suivre », disait, en j)arlanl de
Franklin, notre cher doyen, M. Mignet; « chacun i)eut y
apprendre quelque chose; le pauvre comme le riche,
l'ignorant comme le savant, le simple citoyen comme
l'homme d'Etat. »
La vie de M"' Sauvan est aussi un modèle à suivre; le
pauvre comme le riche, l'ignorant comme le savant, cha-
cun peut y apprendre quelque chose. Première inspectrice
des écoles de lillcs de la ville de Paris, M"*^ Sauvan eut ce
mérite et cet honneur de réformer, de transformer l'en-
seignement primaire. Son œuvre lui a survécu, et la trace
féconde qu'elle a laissée derrière elle, n'a pas à craindre
que rien l'efface.
Peu d'hommes ont fait autant de bien et répandu autant
de lumière que cette petite femme d'un si grand cœur et
d'une si grande énergie, de qui Delille semblerait avoir dit
d'avance, comme des abeilles de Virgile :
Et dans un faible corps s'allume un grand courage.
Plusieurs des livres qu'elle publiait dans l'intérêt de
6^8 RAPPORT ViK M. CAMIM.IÎ DOUCET
renseignement ayant été déjà récompensés par l'Acadé-
inie, — Donnez-nous-en nn tous les ans et nous le cou-
ronnerons, lui disait M. Villomain en i84o.
C'était donc à l'auteur plus qu'à l'ouvrage, à la femme
surtout, à ses vertus, à son zèle, à son dévouement que
s'adressaient des encouragements toujours mérités et tou-
jours offerts.
Aujourd'hui, Messieurs, c'est encore M"' Sauvan que
l'Académie couronne, on accordant un prix à la notice
pleine d'intérêt que M. Emile Gossot vient de consacrer
à sa mémoire.
M. Prosper Blanehemain est un érudit fort distingué,
dont tout le monde a lu la savante étude sur Ronsard et
les curieuses notices sur les Écrivains de la Betiaissance ; un
érudit et un poète! Le poète seul a frappé à notre porte.
Elle s'est ouverte à deux battants devant les cinq volumes
de vers qu'il nous présentait et qui contiennent l'ensemble
de ses travaux poétiques pendant sa longue et laborieuse
carrière, si honorablement remplie.
Ne pouvant couronner à la fois cinq volumes du même
auteur, l'Académie a particulièrement remarqué, a choisi
comme le plus complet et le plus digne de recevoir la con-
sécration qu'ils méritaient tous, celui qui porte ce titre
simple et sans prétention : Poèmes et poésies. L'élévation
s'y fait remarquer à chaque page et la forme en est tou-
jours élégante, agréable et pure.
Si la muse ailée de M, Blanehemain nous a emportés un
moment avec elle dans les hauteurs poétiques de Vidéal,
À
SUR LES CONCOLRS DIC LANNKK 1878. ()JC>
voici celle de M. Charles Durier qui. d'un aiUrc air il
d'une autre allure, musa pedestris, armée de Iiaches, de
cordt's cl de bâtons ferrés, toute vêtue de velours cl
guctrée de chamois, comme un Balinat do Chamonix, s'em-
pare de nous et, de force d'abord, de bon gré ensuite, tant
il y a plaisir à la suivre dans sa lutte héroïque contre la
nature, nous transporte tout haletants, mais tout éblouis,
jusqu'au sommet du jeune .Mont-Blanc, plus rude à fran-
chir que l'ancien Parnasse et que le vieil Ilélicon. Rien
de plus intéressant et de plus instructif que ce terrible
voyage, si commodément fait, en bonne compagnie, avec
un pareil guide, solide, aimable et savanl, (|iii nous dis-
penserait de partir de Paris pour aller visiter sa montagne,
s'il ne nous en donnait en contraire le goût, l'envie et le
besoin.
Les trois ouvrages suivants, aussi estimés que les au-
tres, n'eussent pas été matériellement moins récompensés
qu'eux, si les ressources de la i'ondation l'eussent per-
mis. Peut-être ne rentraient-ils pas tout à fait dans les
conditions précises de notre concoui-s, et peut-être, sans
méconnaître leurs méi-ites, l'Académie s'est-clle encore
demandé si, en accueillant deux livres de science et un
livre dart, elle n'empiéterait pas trop sur la frontière des
voisins.
C'est en savant plus qu'en louii^le que M. A. Rhoné a
parcouru l'Egypte à petites journées, et l'excellent livre dans
lequel, avec ses impressions et ses souvenirs, il a con-
signé le fruit heureux de ses recherches, est un ouvrage
d'érudition, qui se recommandait particulièrement à notre
(38o RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
estime par l'élégance d'un style brillant, correct et dis-
tingué.
iM. Lucien Dubois n'a pas fait, comme M. Charles Du-
rier et M. A. Rhoné, le grand voyage qu'il nous fait faire
au Pôle et à l' Equateur; mais il a studieusement puisé aux
meilleures sources; il s'est instruit pour nous instruire, si
bien qu'on s'y trompe et que, dans son livre, qui n'a rien
d'un roman que l'intérêt, on voit, grâce à lui, tout ce qu'il
n'a pas vu lui-même.
U Essai sur la critique dart, par M. Bougot, comprend
deux parties : la première, toute théorique, sur l'utilité de
la critique d'art, sur ses règles et ses principes, est un
long développement esthétique, sage, raisonnable et ins-
tructif. Dans la seconde partie, M. Bougot fait, dans des
conditions nouvelles et très-distinguées, l'histoire de la
critique d'art en France. On ne peut trop louer ce qu'il
dit de Félibien, de Du Bos, et de Diderot surtout; jamais
peut-être ce côté important de l'histoire de nos deux
grands siècles littéraires n'avait été mieux étudié ni plus
clairement mis <à la portée du lecteur.
J'en ai fini, Messieurs, avec le concours Montyon, et, à
proprement parler, avec tous les concours dont l'Acadé-
mie est chargée.
Trois prix qui, ceux-là, ne sont pas l'objet d'un con-
cours, restent à proclamer encore : le prix Lambert, le
prix Maillé Latom^-Landry et le prix sans nom, mais non
sans honneur, qu'un de nos anciens et illustres confrères
légua en 1878 à V h.c?iàém\Q, pour être employé, comme elle
ï entendra, dans ï intérêt des lettres.
SI u LES coNcorns m: i/ année 1878. (58 1
Ce dernier prix, dont le montant Ibrnié |)ar le pioduit
annuel d'une action de la Reçue des Deux Motules, s'élève,
pour cette fois, à 5, 750 francs, est décerné par moitiés
égales, sans préférence et sans distinction, à deux poètes :
M. Edouard Grenier et M. Joséphin Soulary.
Trois fois déjà, AI. Kd. Grenier avait obli lui de 1' \ca-
démie des encouragements et des récompenses : en iS()o,
au concours Montyon, pour un volume intitulé : Petits
Poèmes; en 1867 et iSGq, au concours de poésie, poin-deux
pièces de vers très-justement remarquées : la Mort de Lin-
coln et Sémeia. Nous le connaissions, en outre, comme
auteur d'un \oliiinc de Poèmes dramatiques, et d'un aulrc
poème intitulé Marcel, dans lequel la passion politique
jouait peut-être un trop grand rôle, mais dont le mérite
littéraire avait été par tous apprécié à sa juste valeur.
En sollicitant de nouveau les suffrages de l'Académie,
M. Edouard Grenier était certain d'avance de ne rencon-
trer chez nous que de bons souvenirs, des préventions
favorables et une grande estime pour son talent comme
pour sa personne.
Jamais, au contraire, M. Joséphin Soulary n'avait rien
demandé à l'Académie, et son premier ;ippel a été entendu,
prévenu même, avec d'autant plus d'empressement et de
sympathie. JM. Joséphin Soulary habite et a toujours ha-
bité la ville de Lyon ; mais sa réputation l'avait devancé à
Paris, et quand, cette année, il nous a envoyé ses vers,
déjà l'Académie se préparait à les couronner.
S'il n'atteint pas la perfection absolue, M. Soulary s'en
rapproche dans quelques-uns de ses sonnets, et se dislin-
gue par beaucoup de verve, de passion et de fierté : tantôt
ACAD. FR. 86
682 RAPPORT UE M. CAMILLE DOUCKT
par des touches douces et gracieuses, tantôt par une puis-
sante énergie. C'est un esprit essentiellement moderne,
qui, parfois, va jusqu'à se montrer injuste envers les an-
ciens. Quelques mots malséants lui ont échappé contre
IMallicrbe et contre Boileau lui-même; nous nous repro-
cherions de ne pas les lui reprocher.
Poète par le tempérament plus que par le sentiment,
M. Soulary n'élève presque jamais sa pensée dans les hau-
teurs religieuses du spiritualisme; la terre est sa patrie, il
y reste, s'y complaît à la fois et s'y déplaît. S'il s'en déta-
che un peu, ce n'est guère que dans ses dernières œuvres.
Présentant son talent sous un nouveau jour, elles ajou-
tent aux titres qui le signalaient à la bienveillance de ses
juges.
C'est un des premiers devoirs de l'Académie, une de ses
tâches les plus douces, de tendre la main à la jeunesse et
d'encourager les débuts. Très-jeune encore, M. Gustave
Toudouze a déjà publié plusieurs romans qui se distin-
guent par l'élégance de la forme et par l'honnête élévation
des sentiments. Dans chacun d'eux, dans la Coupe d Her-
cule, le Coffret de Salomé, Octave, la Sirène et le Cécube,
l'Académie a retrouvé les mêmes qualités, et volontiers
elle eût attribué à M. G. Toudouze la totalité du prix fondé
par M. le comte Maillé Latour-Landry.
Des mérites différents et des titres d'un autre ordre
recommandaient en même temps à son attention un homme
de bien, qui, dans la maturité de son âge, a paru digne
aussi d'obtenir un témoignage de sympathie et d'intérêt.
Ancien capitaine de dragons, blessé en Afrique et con-
SUR LES CONCOURS DE l' ANNÉE 1878. 683
traini dès lors de renoncer au service militaire, M. Kmile
Andricu a écrit avec son éjDée deux volumes intitulés :
Scènes et Tableaux de la vie et Afrique que, l'année der-
nière, il présentait à notre concours des ouvrages utiles
aux mœurs. Le souvenir n'en a pas été vainement invoqué.
Ainsi, Messieurs, deux écrivains que trente années sépa-
rent, se trouvent réunis à cette heure. Couronnant l'un au
choix et l'autre à l'ancienneté, l'Académie décerne le prix
Maillé Latour-Landry, chacun par moitié, à M. Emile An-
drieu et à M. Gustave Toudouze.
Un mot encore, Messieurs, et je m'arrête ; heureux de
céder enfin la parole à notre savant directeur pour qu'à
son tour il proclame d'autres récompenses accordées, non
plus à de bons livres, mais à des bonnes œuvres, à des
actes de vertu, de courage et de dévouement.
Avant son rapport que vous attendez, et qui vous dé-
dommagera de la longueur et de l'aridité du mien, un de
nos confrères, habile en l'art de bien dire, lira devant vous
quelcpies passages tirés des deux Eloges de Buffon qui, l'un
et l'autre, je vous le rappelle, ont obtenu le prix d'éloquence.
Tous deux méritent d'être écoutés avec une égale faveur;
mais ce n'est pas, j'en suis sûr, sans quelque émotion que
vous entendrez un fragment du beau et bon travail de ce
pauvre Narcisse Michaut, si cruellement, si fatalement in-
terrompu par la mort.
Pendent opéra interrupta!
Cette devise, Messieurs, pourrait être aussi celle du
lauréat dont il me reste à prononcer le nom. C'est sur
684 RAPPORT DE M. CAMILLE DOL'CET
un lit de douleur que j'ai à déposer la dernière couronne
de l'Académie.
ïrès-connu et très-aimé dans le monde des lettres où sa
vie était facile, heureuse et brillante, M. Xavier Aubryet
s'est vu subitement, en 18741 foudroyé, terrassé, paralysé
à l'âge de la grande force ; son intelligence aujourd'hui
survit seule à la ruine de tous ses organes. Couché tou-
jours, non pour dormir, mais pour souffrir, entièrement
aveugle, et de ses mains raidies ne pouvant même plus
signer son nom, il travaille encore, Messieurs, il pense en-
core, il dicte encore, et son dernier ouvrage intitulé : Chez
nous et chez nos voisins, est un charmant livre, plein d'es-
prit, de bon sens, de bonne humeur, de gaieté même... qui
fait pleurer !
Son honorable fondateur l'ayant destiné surtout à un
homme de lettres auquel il serait juste de donner une marque
dintérét public, le prix Lambert ne pouvait recevoir un
meilleur, un plus digne emploi. Avec une touchante una-
nimité qui sera, j'espère, une consolation pour ce patient,
pour ce martyr qui, dans sa préface, hélas! s'appelle lui-
même le supplicié, l'Académie a décerné le prix Lambert
à M. Xavier Aubryet.
RAPPORT
DE
M. CAMILLE DOUCET
SUCRETAIRE PERPETt'EL DE L ACADEMIE FRANÇAISE
SUR LES CONCOURS DE L'ANNÉE 1879.
Messieurs,
On m'a reproche d'abuser de votre patience. On a eu
raison, et, malheureusement, voilà que, plus que jamais,
je vais mériter ce reproche. Presque triplé depuis dix
ans, le nombre de nos concours vient de s'accroître en-
core. Ceux qui me suivront, dans ce nouveau voyage à
travers les livres, trouveront donc la route bien longue, et
m'en voudront, j'en ai peur, de m'attarder à chaque station.
Plus d'un, en revanche, parmi ceux dont la part vous
686 RAPPOUT DE M. CAMILLE DOUCET
aura semblé trop grande, m'accusera au contraire d'avoir
dérobé quelque chose à l'éloge qu'il se croyait dû.
Trois nouveaux prix : le prix Monbinne, le piHx Juglar et
le prix Jean Reynaud, vont, dans cette séance, être décer-
nés pour la première fois par l'Académie qui, chargée
souventd'une tâche ingrate, trouve toujours son dédomma-
gement et sa récompense dans le bien à faire, dans le
talent à encourager.
Le prix Jean Reynaud, Messieurs, s'il est le dernier venu
de nos prix, en devient aussitôt le premier par sa valeur,
par son importance. Il consiste dans une somme annuelle
de dix mille francs que chacune des cinq classes de l'Ins-
titut doit, à son tour, et sans pouvoir la diviser, décerner
à une œuvre originale, élevée, ayant un caractère d'inven-
tion et de nouveauté, et qui se serait produite dans une
période de cinq ans.
Voilà un beau programme! trop beau peut-être.
Il y a quinze ans, un vrai philosophe, un rare écrivain,
dont l'Institut ne demandait qu'à s'enrichir, M. Jean
Reynaud, mourait avant l'âge, laissant après lui la gloire
d'un nom sans tache; si honoré qu'un de nos meilleurs
confrères a pu dire de lui : C'était presque le plus bel
exemplaire de r homme qu'il m'ait été donné d'admirer.
Poète autant que savant et qu'historien, M. Jean Rey-
naud avait, au plus haut point, témoigné de ces qualités
diverses dans la composition de deux ouvrages fondamen-
taux dont notre jeunesse salua l'apparition et dont près
SI H I.KS CONCOURS DK l'aN.NÉE 187g. 687
do quarante années n'ont pu que consacrer le succès. Tei^v
et Ciel et l'Esprit de la Gaule mériteraient que l'Académie
leur attribuât le prix l'onde en souvenir de leui- auteur.
C'est à de pareilles œuvres que devait sonp^er, en rédigeant
son programme, la noble femme qui, après avoir partagé
et charmé la vie du iihilosophe, vient, par un généreux
sacrilice, de lui élever un monument qui ne peut manquer
de rendre sa mémoire impérissable, en la Taisant toujours
bénir.
l*oui- fonder m\ prix pareil, l'argent ne suffit pas; il
faut que les sentiments soient au-dessus de la fortune. Et
quand une fois le prix existe, pour le bien donner, la diffi-
culté n'est pas moindre. M""® Jean Reynaud avait cru sim-
plifier les choses en stipulant que les membres de l'Insti-
tut pourraient prendre paît au concours. L'Académie en a
décidé autrement, pour cette fois du moins, et sans enga-
ger l'avenir. L'embarras du choix était devenu trop grand
pour elle; tant de nos confrères pouvant y prétendre; soit
que, se taisant, ils laissassent leurs œuvres se présenter
d'elles-mêmes; soit que, cédant aux instances de leurs
amis, ils consentissent à entrer franchement dans l'arène, oiî
bientôt, sortant de leurs tombes, d'illustres morts allaient
revivre tout à coup pour leur disputer la couronne. Si
glorieuse que fût la lutte, elle eût été trop pénible; entre
amis, entre confrères, entre membres d'une même famille.
Chacun a reculé devant ce péril, et l'Académie s'est récusée
la première, estimant que pour elle il est plus digne de
donner que de recevoir.
Plusieurs poètes, dont, je dois le dire, aucun n'avait
sollicité nos suffrages, ont, tout d'abord, et à leur insu.
688 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
obtenu cet honneur de nous être dénoncés par leur talent.
Méritant tous la préférence, par l'ensemble de leurs tra-
vaux, comme par l'éclat de leurs succès et de leurs bonnes
renommées, les uns avaient contre eux le souvenir de récom-
penses trop récentes, qui les recommandaient pourtant;
les autres, par la date de leurs derniers ouvrages, se trou-
vaient placés de droit en dehors des conditions du pro-
gramme ; l'un d'eux enfin, que le danger n'effraye jamais,
avait poussé la modestie jusqu'à décliner toute compé-
tition. Plus on a de titres, plus on tient à s'en créer
d'autres.
Parmi les candidats, peu nombreux d'ailleurs, qui nous
avaient envoyé leurs livres, des raisons de principe en
ont fait écarter deux ou trois. Le reste... il y a, pour
ne pas nommer le reste, un vers de Corneille que vous
connaissez mieux que moi.
Aux termes de la donation, je le répète, une œuvre ori-
ginale, élevée, ayant un caractère d'invention et de nou-
veauté, et qui se serait produite dans une période de cinq
ans, pouvait seule être couronnée. Cette œuvre existait,
Messieurs. Par modestie ou par orgueil, elle aussi ne nous
demandait rien; mais son succès parlait pour elle. Pendant
plus de cent représentations consécutives, le public avait
applaudi, sur la première scène française, une tragédie
héroïque, inspirée par les sentiments les plus nobles, par
le patriotisme le plus élevé et le plus consolant; une vraie
tragédie, joignant même aux qualités du genre ce que, dans
ses Lettres sur Œdipe, Voltaire n'a pas craint d'appeler ses
défauts nécessaires. Une tragédie à l'heure qu'il est, c'est
une nouveauté, Messieurs, et celle-ci, qui se jouera encore.
SLR LES CONCOURS DE LAN.NKE 1879. G89
était représentée pour la première fois il y a quatre ans, le
i5 février 1875.
La voix publique nous a dieté notre choix. C'est à son
autorité, à sa faveur, à sa justice, que répond l'Académie
en décernant le prix Jean Reynaud Ix la tragédie populaire
de M. le vicomte Henri de Bornier : la Fille de Roland.
Le prix Juglar ne présentait pas les mêmes inconvénients
et ne soulevait pas les mêmes difficultés. La personne cha-
ritable qui en a eu la pensée généreuse et qui s'est voilée
à demi en ne lui donnant que la moitié de son nom, avait
voulu, sous la dénomination àc prix de M""^ Marie-Joséphine
Juglar, consacrer une somme de trois mille francs à aider
un jeune homme ayant déjà fait preuve de talent , et à
honorer un vieil écrivain estimé pour son mérite.
Estimé pour son mérite, comme pour l'honnêteté de
son caractère, pour sa vie laborieuse et son infatigable
vieillesse, l'auteur des Contes de l'atelier, de Daniel le lapi-
daire, des Souvenirs d'un enfant du peuple, de tant d'autres
romans restés populaires et d'ouvrages nombreux a[)[)lau-
dis sur tous nos théâtres, M. Michel INIasson, réunissait, et
au delà, les conditions fixées par la donatrice. Une part du
prix Juglar a été mise à sa disposition. En songeant à lui
spontanément, l'Académie eût été heureuse de pouvoir lui
offrir davantage.
Le surplus du prix a été attribué, pour deux mille francs,
à un jeune poète, un peu indiscipliné, disait de lui le rap-
porteur bienveillant (|iii recommandait sa candidature à
l'attention de l'Académie. M. Charles Cros a fait preuve
de talent en composant des poésies dont l'une, intitulée
ACAD. FR. 87
690 RM'PORT DIÎ M. CAMILLE DOUCKT
le Fleuve, mérite d'être particulièrement remarquée. Nous
connaissons de lui plusieurs saynètes en vers, originales
et piquantes, qu'un comédien d'esprit a fait souvent ap-
plaudir dans les salons de Paris. INI. Gros sait l'hébreu et
possède, à un haut degré, le sentiment des littératures
étrangères. Il a présenté enfin quelques mémoires à l'Aca-
démie des sciences. En voilà plus qu'il n'en fallait pour
justifier notre choix. J'oublie à dessein un nouveau petit
volume de vers, quelque peu... gaulois, dit-on, que
M. Gros aurait publié depuis la décision de l'Académie et
dont l'Académie n'a pas eu à connaître. Dans ces limites,
et sous ces réserves qu'elle m'a chargé de faire, l'Acadé-
mie encourage avec plaisir dans M. Gros un jeune poète,
un jeune savant, et un jeune père de famille, digne d'inté-
rêt à tous ces titres.
En souvenir de leur ancien caissier, M. Théodore-
Nicolas Monbinne, deux agents de change de Paris, à qui
ce brave employé avait légué le fruit de ses économies,
M. Eugène Lecomte et M. Léon Delaville Le Roux, ont
fait don à l'Académie française, comme à l'Académie des
beaux-arts, d'une inscription de quinze cents francs de
rente à l'effet de fonder un prix biennal de trois mille
francs, qui porterait le nom de prix Monbimie et qui serait
particulièrement applicable à des personnes ayant suivi la
carrière des lettres ou de l'enseignement.
Quand l'Académie française, accomplissant à son tour
sa douce mission, va, pour sa part, donner suite aux in-
tentions généreuses de ces deux Messieurs, elle aime à
remercier, avant tout, le caissier fidèle qui, même après
SIR LES CONCOLRS DK l'aNm':E 1879. ^9*
sa mort, soucieux de son [jclil pécule, savait ce ([u'il fai-
sait en le plaçant si bien; elle aime à remercier aussi ceux
qui se sont doublement honorés en acceptant d'une main,
et en rendant de l'autre, un lionnète argent, gagné par un
honnête homme et dont ils ont lait un honnête emploi.
L'Académie a répondu de son mieux à leur confiance en
partageant le prix Mo/ihinne entre trois personnes dignes
d'intérêt, d'estime et de sympathie : M. Xaviei- Aubryet,
M. Albéric Second et M"" veuve Henry Monnier.
Un prix du même genre, institué dans le même but, le
prix Lambert, de la somme de seize cents francs, est dé-
cerné avec honneur à un respectable vieillard, âgé de
quatre-vingt-dix ans et aveugle, M. P. -M. Quitard, qui,
cette année, présentait encore à l'un de nos concours plu-
sieurs de ses ouvrages récemment composés, tandis que
dans sa première jeunesse, à soixante-dix ans de dislance,
il s'était fait connaître et s'était même rendu populaire en
publiant un très bon livre dans lequel nous avons tous
appris à lire et à penser : la Morale en action.
Plus de six cent mille exemplaires de ce livre ont été
vendus depuis lors, sans profit, mais non sans gloire, pour
le digne homme qui, dans l'origine, avait cédé d'avance,
à bas prix, la propriété de sa fortune.
L'an dernier. Messieurs, le grand prix Gobert, d'une
valeur presque égale au nouveau prix Jean Reynaud, était
décerné à M. Chantelauze pour son ouvrage sur le Cardi-
nal de Retz et l'affaire du chapeau.
En le proclamant ici, j'ajoutais : « M. Chantelauze se pro-
69"-^. ItU'l'ORT DE M. CAMILLE DOl CET
pose de raconter encore, à l'aide de nouveaux documents,
l;i lui le (juo le cardinal de Retz soutint pendant sept
années, dans la prison et dans l'exil, après l'extinction de
la Fronde, contre Mazarin ; et les missions importantes
dont Louis XIV le rhargoa plus tard auprès du Saint-
Siège. »
jM. Ghantelauze a tenu parole, et cette seconde partie,
qui promettait de n'avoir pas moins d'intérêt que la pre-
mière, il l'a publiée sous ce titre : le Cardinal de Retz et ses
missions diplomatiques à Rome.
Le chef de parti a fini son grand rôle d'agitateur poli-
tique, disait à l'Académie le savant historien auquel je
voudrais pouvoir emprunter la totalité de son rapport. Il
nous apparaît aujourd'hui sous un aspect nouveau, comme
un diplomate consommé, employant au service de l'Etat
sa grande expérience, sa merveilleuse sagacité et toutes
les ressources de l'esprit le plus subtil.
Moins piquant que le premier volume et d'un intérêt
moins vif, ce qui tient à la nature même du sujet, le nou-
vel ouvrage de M. Ghantelauze se distingue comme l'autre
par des qualités estimables; son style, plus élégant et plus
sévère, semble s'élever avec l'importance des événements
qu'il raconte.
Ces deux parties d'un môme tout ne devant plus être
séparées, l'Académie les réunit et les récompense en dé-
cernant de nouveau le grand prix Gobert à M. Ghante-
lauze, pour l'ensemble de ses travaux sur le cardinal do
Retz.
Le second prix Gobert est attribuée à un très bon livre
de M. l'abbé Mathieu, professeur au séminaire de Pont-à-
SI II LKs coNcoins DE l'annéic 1879. 0(»3
Mousson : L'ancien régime dans la province de Lonainc et
Barrois; un de ces rares ouvrages qui, sous un titre mo-
deste, ont le grand mérite de tenir plus qu'ils ne promet-
tent.
L'histoire delà Lorraine, avec son organisation ecelésias-
tique, féodale, judiciaire, administrative et financière, est
exposée là de la façon la plus claire, et cette savante étude,
dont le but apparent est de nous faire connaître une scMile
province, embrasse presque entièrement l'ensemble de la
monarchie française. Équitable et modéré dans les juge-
ments qu'il porte sur les causes qui, en Lorraine comme
ailleurs, ont préparé les bouleversements de la Révolution,
INL l'abbé Mathieu fait, avec convenance et réserve, mais
avec la plus louable impartialité, la part de tous les torts,
même des torts du clergé et des ordres religieux; il les
diminue en n'affectant pas de les méconnaître. Son style
est excellent, cl, quand un pareil ouvrage semblait ne de-
mander que de la correction, ce n'est pas sans quelque
surprise qu'on y trouve, par surcroît, l'agrénieiil cltine
élégance simple et naturelle.
Le livre de M. Ernest Denis sur Iluss et la guerre des
Hussites est une œuvre considérable qui atteste une giande
érudition et une puissante faculté de travail. Les symptô-
mes précurseurs de la révolution religieuse du X\ 1'' siècle
apparaissent dès la (in du XIV^ Après un coup d'œil jeté
sur cette préface de son histoire, Jean IIiiss entre en
scène; le voilà tout entier; si sincère dans sa piété,
si courageux en présence d'un sup[)lice horrible, si fer-
mement convaincu jusqu'au dernier moment qu'il restait
694 RAPPOnT DE M. CAMILLE DOtCET
fidèle au calholicisme, alors qu'il en sapait les bases lon-
damentales et qu'il ouvrait la porte à Luther. L'indigna-
tion que sa mort excite en Bohème, le soulèvement de ce
petit peuple qui, pour défendre sa nationalité et sa religion
telle qu'il la comprend, lutte avec succès contre l'Lglise et
l'Empire, repousse cinq invasions, porte la guerre chez ses
agresseurs qui d'abord s'étonnent et reculent; plus tai-d
enfin, lorsque cinquante années de luttes ont épuisé ses
ressources, lorsque la division s'est mise dans ses rangs,
le respect qu'il continue d'inspirer à ses ennemis et qui lui
vaut d'obtenir la paix à des conditions honorables : tels sont
les tableaux que déroule sous nos yeux l'intéressant ou-
vrage de M. Ernest Denis. J'hésite à me demander si, à la
sympathie, à l'admiration que ses héros lui inspirent ne se
mêle pas un peu d'exagération ; ce qui s'expliqueiait d'ail-
leurs par la grandeur des événements et des caractères au
milieu desquels d'attrayantes études ont fait vivre long-
temps l'auteur de ce beau travail.
L'Académie lui décerne une moitié du prix Thé-
rouanne ; l'autre étant attribuée à M. Félix Rocquain, pour
son livre intitulé : l'Esprit révolutionnaire avant la Révo-
lutioti .
Préparée par la ruine des finances, par l'abus des privi-
lèges, par les scandales d'en haut, par la misère d'en bas,
par les querelles enfin et les luttes incessantes des pou-
voirs dirigeants, la Révolution était prévue longtemps avant
qu'elle éclatât. Personne ne l'ignore. Elle avait été prophé-
tisée en termes effrayants par le marquis d'Argenson, et
Louis XV, avec son insouciance historique, prédisait que
ses petits-fils auraient fort à faire avec les Répuhliquins , —
SUR LES CONCOL'RS DE l'aNNÉE 1879. (jg5
employant déjà ce mol, mais n'eu sachant pas encore l'or-
thographe.
Le mérite du livre de M. Rocquain, c'est de nous présenter
dans l'ordre chronologique et en s'appuyant sur des faits
nombreux, sur des citations curieuses, les progrès de cette
décomposition de l'ancienne monarchie; c'est de nous
mettre à même d'apprécier graduellement, avec équité,
la part qu'ont prise à ce mouvement ceux-là qui, par leurs
fautes, pour ne pas dire plus, allaient le rendre inévi-
table, ceux-là qui, les premiers, devaient en être les vic-
times. L'esprit philosophique, que l'on considère volon-
tiers comme ayant enfanté l'esprit révolutionnaire, nous
apparaît, au contraire, comme en étant moins la cause que
l'effet; la monarchie et la religion voyaient leur culte
singulièrement affaibli, quand la jeune philosophie, liniide
jusqu'alors et se cachant dans l'ombre, osa lever son dra-
peau. L'ouvrage de M. lloccjuain, ne fût-il qu'un recueil de
documents, aurait déjà une grande valeur, qui s'augmente
de l'habileté avec laquelle ont été mis en œuvre tous les
matériaux qui s'y trouvent, non entassés, mais réunis.
Ayant épuisé les couronnes de ce concours, l'Académie
a voulu, du moins, qu'un mot de souvenir témoignât ici
de son estime pour une Élude historique pleine d'intérêt
et d'agrément que iNL le comte de Bâillon a publiée sur
Henriette-Marie de France, reine d Angleterre.
Si préoccupée qu'elle soit toujours de ne pas déprécier
ses récompenses en les prodiguant, l'Académie résiste
difficilement au plaisir d'encourager les bons livres |)ar
696 RAPPORT DK M. CAMILLE DOl'CET
quelque témoignage de sympathie et d'approbation. Sa
tâche s'en augmente; la nôtre aussi.
Sur les cinq mille francs, montant du prix fondé par
M. Marcelin Guérin, elle en attribue quatre à M. Charles
Aubertin pour son livre sur Y Histoire de la langue et de la
littérature françaises au moyen âge. Le surplus est accordé
à M. Gustave Boissière pour son ouvrage intitulé : Esquisse
d'une histoire de la conque'te et de l' administration romaine
dans le nord de l'Afrique et particulièrement dans la -province
de Numidïe.
Sur les trois mille francs montant de la fondation Bordin,
deux mille sont attribués à M. Charles Schmidt pour son
Histoire littéraire de l'Alsace, et mille à M. Lichtenbergcr,
pour son Étude sur les poésies de Gœthe.
Ce n'est pas tout.
Deux autres ouvrages ont été distingués parmi ceux qui
se présentaient pour ce dernier concours : rUalie au
XVP siècle, par M. de Tréverret; Camoëns et la Lusiade,
par !\I . Clovis Lamarre ; et trois parmi les candidats au prix
Marcelin Guérin : Histoire de Hetiri de Latour d Auvergne,
vicomte de Turenne, maréchal de France, par M. L. Arma-
gnac ; la Philothée de saint François de Sales, Vie de M""' de
Charmoisy, par M. Jules Vuy, ancien président de la cour
de cassation du canton de Genève, et deux volumes
de M""" Mary Summer, intitulés : Contes et légendes de
rinde ancienne ; les Héroïnes de Kalidasa et les Héroïnes de
Shakespeare.
Ces cinq ouvrages, ne pouvant être couronnés comme les
quatre autres, ont paru mériter au moins d'être mentionnés
dans ce rapport.
siK LES co^col Ks i)K l'anm':k 187g. 697
Ecrit avec beaucoup de grâce, le recueil des Contes et
légendes de F Inde ancienne, par M"" Summer, rappelle
agréablement les contes des Mi/le et une Nuits, dont Galland
a pris la fleur. I.e second volume, dans lequel les héroïnes
du vieil Hindou sont ingénieusement, et un peu subtile-
ment, comparées aux incnm[)arables héroïnes du grand
Anglais, est rempli de portraits lins et délicats; il contient
en outre des documents insti-uclils et précieux qui, sous le
pseudonyme dont elle se couvre, font reconnaître, dans
leur auteur, la femme, savante elle-même, d'un très-savant
orientaliste, M. Foucaux, ])rofesseur au Collège de France.
En racontant l'histoire touchante d'une sainte parente
de saint François de Sales, M. Jules Vuy a fait un bon
livre, doublement utile par l'exemple d'une belle vie et
par l'exemple d'une belle mort. Tandis que M. Armagnac
nous fait admirer dans Turenne l'image même du courage
et l'une des plus hautes personnifications de la gloire mili-
taire, M. Clovis [^amarre élève un monument nouveau à la
mémoire immortelle du Camoëns et, dans son livre sur
l'Italie au XVP siècle, M. de Tréverret, professeur de
littérature étrangère à la Faculté des lettres de Bordeaux,
nous charme et nous instruit par de savantes études sur
les grands hommes de ce temps et de ce pays, depuis
Machiavel jusqu'à lArioste et Guichardin.
Sans nous séparer tout à fait de cette radieuse Renais-
sance à laquelle nous ramènerait bientôt le beau livre de
M. Aubertin, reculons un moment avec M. Charles Schmidt
jusque dans la pénombre du XV" siècle qui finit et
du XVP qui va commencer. Déviant un peu de la route
qu'il devait suivre, son important ouvrage, comme il le dit
ACAD. FR. 88
6q8 rapport de m. camille doucet
lui-même dans sa préface, a pris une tournure plutôt
érudlte que littéraire. 11 contient notamment de curieuses
études biographiques sur des savants et des écrivains dont
les noms et les œuvres méritaient qu'on les remît en lu-
mière. Satires, poèmes, livres latins, l'auteur a tout lu et
nous fait tout lire ; c'est un travail énorme, solide et
instructif, que l'Académie a distingué en première ligne
parmi ceux qui lui étaient présentés pour le prix Bordln.
Dans l'agréable et piquante étude que le même prix a
récompensée, M. Ernest Lichtenberger s'attache, — j'ai
failli dire, s'acharne, — à expliquer les œuvres poétiques de
Gœthe par les divers incidents de sa vie, par les émotions
diverses de sonàme. A l'en croire, soumis tour à tour à de
douces joies et à de vives souffrances, Gœthe n'aurait fait
que reproduire, que photographier en quelque sorte les
unes et les autres dans ces poésies indiscrètes qui, en nous
charmant, le trahiraient.
En les écrivant jour par jour, sous la dictée de son cœur,
dont M. Lichtenberger a trouvé la clé, Gœthe nous aurait
livré d'avance le secret de sa vie et de ses sentiments, de
ses plaisirs et de ses peines, de ses amours et de ses re-
grets, de ses sourires et de ses larmes ! Dangereuse théorie,
paradoxe aimable, dont il ne faudrait pas trop abuser !
Le style de M. Lichtenberger est excellent : plein de
nuances délicates et d'une élégance soutenue.
En revenant ainsi sur nos pas, nous trouvons devant
nous. Messieurs, le livre de M. Boissière. En remontant
encore, nous arrivons bientôt à celui de M. Aubertin.
Ancien inspecteur d'académie en Algérie, et appelé
SUR LES CONCOURS DE l'aNNÉE iSyy. G99
à vivre pendant quelque temps sur cette terre d'Afri-
que, jadis romaine, aujourd'hui française, M. Gustave
Boissière a fait là de sérieuses études et recueilli le témoi-
gnage précieux des écrivains latins sur des luttes célèbres
qu'il nous apprend à mieux connaître.
Dans la dernière partie de son ouvrage, après avoir
comparé aux travaux de la colonisation romaine les débuts
de la nôtre dans le même pays, M. Boissière venge la
France des attaques et des préventions dont elle fut trop
longtemps victime, et démontre qu'en fin de compte, elle
a plus fait en Afrique depuis un demi-siècle que, dans le
même laps de temps et toute proportion gardée, n'y
avaient fait d'abord les Bomains eux-mêmes.
Ce livre ne diminue pas Rome, il grandit la France ; et
notre patriotisme lui en sait bon gré,
Comme écrivain, comme érudit, M. Aubertin est très-
connu de l'Académie qui l'a déjà couronné; il se rattache
même à l'Institut comme correspondant de l'Académie
des sciences morales et politiques.
Son nouvel ouvrage embrasse l'histoire des lettres fran-
çaises depuis son origine jusqu'à la fin du XVl" siècle.
Pour accomplir une pareille tache, l'auteur s'est naturel-
lement aidé des recherches faites avant lui ; choisissant
bien, sans dissimuler ses emprunts et condensant avec art
les idées, les faits et les choses. Il n'y avait pas moins de
huit cents manuscrits de poèmes à examiner, pas moins de
quatre millions de vers à lire ; les chansons de geste à elles
seules formant quarante volumes el contenant quatre cent
mille vers !
700 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
M. Auberlin n'a pas tout lu ; mais il en a lu plus que
personne. Il faut l'en croire sur parole.
Plus faciles à contrôler, ses jugements sur les premiers
historiens de la France et sur les monuments qu'on leur
doit ont paru dignes de tout éloge et au-dessus de toute
critique.
Avec l'autorité que lui donnent ses premiers travaux, et
ce nouveau travail supérieur encore aux anciens, M. Au-
bertin, parvenu à la conclusion morale de son œuvre, la
termine en exposant le mouvement heureux de la Renais-
sance dans une brillante étude sur le génie national du
XVP siècle. Lui reprocherons-nous d'avoir quelquefois
dépassé la mesure et fait à certains auteurs une part trop
grande, hors de proportion avec leur mérite honnête et
leur talent modeste? Si quelques exagérations, si quelques
taches ont été signalées çà et là dans cette grande Histoire
de la langue et de la littérature françaises au moyen âge, le
livre, dans son ensemble, n'en est pas moins très-distingué,
très-savant, et remarquablement bien composé. C'est, à
coup sûr, un des meilleurs que l'Académie ait eu à cou-
ronner dans ses différents concours.
Pour le concours de traduction, fondé par M. Langlois,
quatorze ouvrages nous avaient été présentés ; cinq d'entre
eux, par des mérites divers, ont disputé les suffrages de
l'Académie.
Les deux plus importants, entre lesquels le prix est par-
tagé par portions égales, sont : une traduction Ae?, Œuvres
de Synésius, due à AL H. Druon, et une traduction faite
par M"" Henriette Loreau de dix volumes, publiés en
SUR LES CONCOl'RS DE l'anNÉE 1879. -QI
langue anglaise, sur les illustres voyageurs Biofon, Li-
vingslone, Schwinfurt/t, Cameron et Stanley.
Personnage important du XIV" siècle, Synésius se
distinguait à la l'ois comme philosophe et comme écri-
vain avant de se distinguer comme évèque. Sa conversion
religieuse s'opéra si simpionicnt, si doucement, qu'on a dit
de lui qu'il avait coulé dans la doctrine chrétienne.
Ses lettres sur les affaires du temps ont une certaine
grâce jointe à tous les défauts de la décadence grecque;
remplies de subtilités et de faux brillants, elles se rappro-
chent parfois du style qu'affectèrent Balzac et Voiture ;
mais ses dissertations philosophiques, ses hymnes surtout
que l'on a exaltées et comparées aux chants de Pindare,
sont d'une rare élévation. Etait-ce donc un beau génie,
comme l'a dit un maître? C'était plutôt un bel esprit.
En traduisant ses œuvres, M. Druon a rendu un véri-
table service aux savants et aux lettrés ; il l'a fait en très-
bon style et, en tête de sa traduction, il a placé une
introduction remarquable qui ajoute encore au mérite de
son ouvrage.
Les dix gros volumes traduits par M""" Loreau avec
autant d'élégance que de fidélité appartiennent à un autre
genre et à une autre époque. On le leur a reproché. En
couronnant cette intéressante publication, l'Académie, je
dois le dire, a cédé surtout à l'admiration que lui inspi-
raient les intrépides voyageurs qui ont enrichi la science
de leurs précieuses découvertes.
L'Académie s'est demandé si M. Langlois se préoccu-
no2 • RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
pait des livres modernes lorsque la pensée lui vint de
fonder un prix de traduction. Savant distingue, ami des
œuvres sérieuses, M. Langlois a répondu d'avance et
tracé son programme en donnant lui-même l'exemple des
choix à faire et des livres à répandre.
Quoi qu'il en soit, une récompense était due à M"" Lo-
reau pour le grand et excellent travail auquel sa vie s'est
consacrée.
Rien de plus intéressant, de plus curieux et de plus
émouvant que ce recueil des voyages célèbres faits de nos
jours, sur la cote australe et jusque dans le centre de
l'Afrique, par des explorateurs anglais et américains, par
des Français aussi : depuis le temps où, au XIV" siècle,
des marins, partis de Dieppe, abordaient les côtes de
la Guinée, jusqu'au jour où, en perçant hier l'isthme de
Suez, comme il percera demain l'isthme de Panama, notice
savant compatriote, notre illustre confrère et ami M. Fer-
dinand de Lesseps faisait une sorte de grande île de ce
vaste continent africain qu'ont traversé avec tant de har-
diesse et d'honneur, de péril surtout, les vaillants, les gé-
néreux, les téméraires, dont ces dix volumes nous racon-
tent l'histoire, qui n'est pas finie.
La gloire, hélas! a tenté trop de nobles cœurs : n'obéis-
sant qu'à son courage, on veut aller la chercher là-bas :
on l'y trouve; mais, comme elle a ses héros, elle a trop
souvent ses martyrs !
Au-dessous des deux ouvrages couronnés par elle,
l'Académie en a réservé trois qu'elle m'a recommandé de
mentionner avec estime :
i
SUR LES CO.NCOLKS UK L'AiN.Ma-: 1879. ^oS
Deux petits volumes piibliL-s pariM. Eugône Fallex sous
ce titre : Anthologie des poètes latins ;
Une traduction d'Einiape par M. le baron Stéphane de
Rouvillc (Vies des philosophes et des sophistes);
Et une traduction en vers des sonnets de Pétrarque,
par M. Philibert Leduc ; travail solide et correct qui, ser-
rant le texte de près, concilie le respect dû au poète
italien et le respect dû à la langue française.
Nommer Pétrarque suffit à sa gloire. Je n'en dirai pas
autant d'Eunape dont beaucoup ignorent jusqu'au nom.
Rhéteur et biographe du IV' siècle, il a composé une sorte
d'histoire de vingt personnages que nous avions le tort de
moins connaître encore, et son livre instructif abonde en
détails curieux sur les choses d'alors, sur les personnes et
sur l'état des esprits. La traduction que M. de Rouvillc en
a faite est agréable et facile. Plusieurs fois déjà, il avait
présenté à nos concours des traductions intéressantes de
divers ouvrages grecs ; l'Académie, qui s'en souvient,
aime à lui en tenir compte.
Précieuse pour les amis des lettres, qui n'ont pas le
temps de lire en entier les chefs-d'œuvre de l'esprit
humain, l'Anthologie de M. Eugène Fallex leur donne
un spécimen des quarante poètes latins qui ont brillé
deux siècles avant l'ère chrétienne, et quatre cents ans
après, depuis Livius Andronicus jusqu'à Rutilius Numa-
tianus.
Au mérite d'avoir choisi habilement dans la grande
littérature, et discrètement dans la littérature libre, les
passages les plus propres à faire apprécier chaque auteur,
M. Fallex joint celui d'avoir- bien traduit ces fragments de
yo4 RAPPORT l)K M. CAMILLK DOliCKT
choix et de s'être toujours, autant que possible, rapproché
de l'original.
Avant d'arriver au concours Montyon, l'un des plus
anciens, l'un de ceux qui, d'ordinaire, intéressent le plus
les mères de famille, étant consacré surtout aux ouvrages
utiles aux mœurs, laissez-moi vous dire un mot de trois
autres concours, d'origine récente, qui, par leur but et
leurs résultats, sont vraiment dignes d'attention :
Le prix Archon-Despérouses, le prix de Jouy et ce prix
sans nom, que nous ne savions jamais comment qualifier,
mais qui, par la force des choses, malgré la volonté et la
modestie de son fondateur, finira par s'appeler le prix
Vitet, remontent tous trois à cinq ans à peine.
Affecté spécialement à la philologie française , le prix
Archon-Despérouses s'est vu disputé cette année par de
nombreux concurrents : un ouvrage intitulé Histoire et
théorie de la conjugaison française, par M. Camille Chaba-
neau,aparu mériter qu'on le distinguât en première ligne.
C'est l'œuvre d'un érudit qui, non content de savoir ce
qu'ont fait les autres, veut encore aller plus loin qu'eux.
Son livre se compose de deux parties : l'une plus géné-
rale, plus philosophique, où il cherche à préciser la signi-
fication exacte des divers temps et la raison d'être de
chacun d'eux, montrant en quoi ils se rapprochent ou dif-
fèrent, et comment, par leur moyen, l'esprit arrive à expri-
mer les nuances les plus fines du passé, du présent et du
futur; l'autre, plus historique, où il fait voir de quelle ma-
nière nos conjugaisons se sont formées du latin et où, sur
chacune d'elles, il émet des idées nouvelles et profondes.
s
SUR LKS CONCOURS DK l'aNNKE 1^79- jo")
A cot excellonl ouvrage, dont la foniu' csl aiis>i précise
et aussi nette (|iic le luiid en est sf)li(le, l'Acadéniic (Icrcinc
un jjrix de deux mille francs.
Elle accorde deux prix, de mille francs ehaqui-, l'un à
M. de Chambure pour son Glossaire du Morvan, un de ces
livres consciencieux et utiles où l'étude des patois locaux
sert à l'histoire de la langue nationale; l'autre à iNl. Lu-
chaire pour une savante Étude sur les idiomes pyrénéens de
la région française, pour des recherches philologiques de5
plus intéressantes sur la langue basque, sur les patois gas
con, languedocien et catalan dans cette partie des Pyré-
nées qu'habitent encore aujourd'hui les descendants di-
rects de tant de races diverses.
Si, pour ce concours, l'Académie avait eu un prix de
plus à décerner, elle l'eût donné avec plaisir à M. Cha/.aud
pour sa belle et curieuse publication des Enseif//ictnen/s
d'Anne de France à Suzanne de Bourbon . Ce livre channaiil
d'une mère à sa fdle, plein de raison et plein de grâce,
pourra être mis à côté des meilleurs, parmi les ouvrages
exquis que nous a laissés le XVI" siècle.
Fdiidé par la tille du célèbre ermite de la Chaussée
d'Anlin, pour être distribué tous les deux ansàîm ouvrage,
soit d'observation, soit d'imagination, soit de critique., et
ayant pour objet tétiide des mœurs actuelles, le prix de
Jouy est décerné à M. Edouard Drumont pour un petit
volume d'études publié par lui sous ce titre : Mon vieux
Paris.
Je m'empresse d'ajouter que ce titre, M. Drumont ne
ACAD. FR. ^9
^06 RAPPORT DE M. CAMILLK DOUCET
l'a donne que par une soite d'antiphrase à son livre qui,
tout aussi bien, mieux peut-être, mais en y perdant quel-
que chose de sa bonne grâce et de sa bonhomie, aurait pu
s'appeler : Paris nouveau.
A propos de l'Exposition de 1878, M. Drumont, jetant
un coup d'œil en arrière, remonte ii l'origine des Exposi-
tions universelles et ne s'éloigne un moment de notre
époque que pour bien vite y revenir. En parcourant les
nouvelles rues et les nouveaux boulevards, le boulevard
Saint-Germain notamment, il retrouve incessamment le
passé, que le présent remplace ; il étudie lun par l'autre,
les compare et les éclaire. Il amuse en instruisant. C'est
bien là un ouvrage d'observation et de critique dans lequel
même ne manque pas l'imagination et dont une partie a
j)our objet l'étude des mœurs actuelles.
En accordant le prix de Jouy à ce livre de M. Drumont,
l'Académie a distingué un petit volume de M. Stenne,
intitulé Perle, livre agréable, simple, attachant et moral
qui, peut-être, eût mieux trouvé sa place dans un autre
de nos concours.
Je vous disais tout à l'heure que le prix anonyme, fondé
en 1873, finirait, quoi qu'il en eût, par s'appeler un jour
le Prix Vitet ; la famille de notre illustre confrère a com-
pris, comme l'Académie, que, malgré tout, le secret dont
voulait s'entourer cette libéralité généreuse était devenu le
secret de la comédie et qu'il y aurait quelque puérilité à
défendre plus longtemps une chère mémoire contre la recon-
naissance qui lui est due. Va donc pour le prix Vitet! Et,
puisqu'en tout il n'y a que le premier pas qui coûte, à cette
SUR LES CO.NCOL'US DE l'aNNÉE i8-(). J07
indiscrétion je vais en ajouter une autre, dont vous me
remercierez. Au lieu de vous rendre compte moi-mènif tin
résultat de ce concours, comme ce serait mon devoir, je
vais céder la place et la parole à l'un de ceux que vous
aimeriez le plus à écouter parmi nous, à celui qui veut le
moins qu'on l'entende, tant la tiistesse de son àme le
letient, à nos dépens, sous sa tente.
« Parmi les romanciers qui se sont produits en ces
derniers temps, disait M. Jules Sandeau, dans son raj)-
port sur le Prix Vitet, il en est un (|ui mérite une place
à part il (|ui ne pouvait échapper à l'attention de
l'Académie. Comme tous les biens honnêtement amassés,
cette fortune littéraire ne s'est pas élevée en un jour, l^a
mode et l'enseignement n'y sauraient rien prétendre; le
travail et le talent ont tout fait. Si mes souvenirs ne me
trompent pas, c'est en 1872, au lendemain de nos désas-
tres, que parurent les premiers essais de M""" Thérèse
Bentzon. Bien que l'heure fût peu clémente, ces essais ne
passèrent pas pourtant inaperçus. Ils étaient pour plaire
aux délicats et s'adressaient à cette portion du jiublic qui
s'appelait autrefois le parti des honnêtes gens. Ils allèrent
à leur adresse. Dès lors, les œuvres de M'"" Bentzon se
succédèrent d'année en année discrètement, sans bruit ni
fanfares. Jamais talent ne s'affirma d'une façon plus mo-
deste et plus fière. Par un de ces bonheurs qui ne doivent
rien au hasard et dont le travail a seul le secret, chaque
œuvre nouvelle marquait un progrès, un pas de plus
vers la perfection. Les plus aimables qualités du roman-
cier et de l'écrivain se trouvaient réunies dans ces récits
de la vie moderne. La passion n'en était pas exclue; bien
-o8 n APPORT DE M. CAMILLE DOLCET
loin de là, elle en était l'âme. Mais, grâce à la pente natu-
loUe d'un cœur droit et d'un esprit sain, l'auteur, sans
étalage de morale, finissait toujours par la ramener et par
l'asservir aux vérités et aux lois éternelles. Ses deux der-
niers ouvrages : le Remords et \ Obstacle ont mis le sceau à
sa réputation.
« Combien d'autres que j'aimerais à citer! La Petite
Perle, par exemple. C'est le nom de l'héroïne. Ce nom sert
de titre au volume, et, s'il est vrai de dire que jamais nom
ne fut mieux porté, il est juste de reconnaître que jamais
titre ne fut mieux justifié. Car c'est une perle, en eiïel :
c'est un bijou que ce joli roman.
« A tant de mérites qui plaident pour M"" Bentzon au-
près de l'Académie, il faut joindre la fleur d'estime qui
s'attache à sa personne. Elle-même l'a dit : Rien n'honore
une femme autant que la conquête légitime de l'indépen-
dance par le travail. Aussi vit-elle honorée, entourée de
sympathies et de respects. Cela n'ajoute rien au talent .
mais n'y gâte rien, que je sache. »
« M. Jules Claretie est un écrivain jeune encore, qui a
déjà beaucoup écrit et qui n'en est pas à faire ses preuves
de talent. Il méritait bien, lui aussi, d'attirer l'attention
de l'Académie. Son dernier ouvrage, intitulé le Drapeau,
n'a pas le caractère d'un roman ou d'une nouvelle. Ce
n'est, à vrai dire, qu'une anecdote racontée, mais qui offre,
dans sa simplicité même, quelque chose d'héroïque cl
d'épique dont il est impossible de n'être pas frappé :
l'amour de la patrie et le fanatisme du drapeau ont rare-
ment inspiré de plus nobles accents. »
Répondant à cet appel, et couronnant dans ces deux
SUR LES CONCOURS DE l'aNNÉE 1879. joç^
auteurs l'ensemble distingué (l<l(iir> «nn res, i'Acadéniio a
décerne le prix ^ ilel , dune valeur d'environ six mille francs,
à iM"" Thérèse Benlzon et à M. Jules Glaretic.
Ma lâche avance, Messieurs, et je n'ai plus à vous pai"-
1er que de deux concours; du concours Monl\itn, il est
vrai, celui que poursuivent toujours les plus nombreux,
prétendants, et du plus ancien de tous, dont la fondation
remonte à plus de deux siècles : le concours de poésie.
Cent vingt auteurs, dont plusieurs avec plusieurs livres,
ont pris part, cette année, au concours fondé par M. de
"Montyon pour les ouvrages utiles aux mœurs. Huit prix
leur ont été accordés, et je craindrais de vous efl'raN ( r si
je vous disais tout de suili', en bloc et sans préparation,
de combien de volumes j'auiai à mentionner au moins les
titres dans ce rapport déjà trop long. Il est bon, après
tout, que le nombre des ouvrages méritants dépasse à ce
point le nombre des prix destinés à récompenseï' leur
mérite.
Ayant toujours à tenir compte des intentions moiales
du donateur, l'Académie était aussi guidée dans ses choix
par le besoin de faire une part à peu près égale aux divers
genres de travaux soumis à son examen.
Deux ouvrages bien différents, par leur genre, sinon
|)ar leur but, ont été placés en première ligne, sur le même
plan, V Histoire de la duchesse d'Aiguillon, par M. Bonneau-
Avenant, et un roman de iM. Hector Malot, intitulé : Sans
Famille.
L'Académie décerne à chacun d'eux un prix égal de
(li'Kx mi tir (■in(/ confs francs.
JIO RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
Plusieurs autres romans avaient été distingués tout
d'abord et je dois nommer ici particulièrement : Sœur
Louise, par M. Charles Deslys ; la Fin du Marquisat d'Au-
rel, par M. Henri de la Madelène; Primavera, par M. iMa-
ryan; Doisgentil, par M""=de Pressensé; les Histoires de mon
Parrain et Maroussia, par M. P.-J. Stahl, qui, je vous dirai
bientôt pourquoi, aura sa place à part dans ce concours.
En dédiant son livre à sa fille, M. Hector Malot a, tout
de suite, indiqué lui-même qu'il ne s'agissait pas, cette
fois, d'un de ces romans de mœurs vulgaires ou d'élégan-
tes immoralités que les pères cachent à leurs enfants et
que les auteurs se gardent bien d'adresser à l'Académie.
Sans Famille est un livre très-amusant, plein d'intérêt, et
d'une douce morale, fait pour le plaisir de la jeunesse,
qu'il ne peut qu'édifier d'ailleurs en lui montrant à chaque
page comment, dans une nature primitivement bonne, une
âme honnête résiste à la mauvaise fortune et domine les
événements contraires auxquels il semblerait trop facile
qu'elle succombât.
Fort attachante par son sujet même et d'une lecture fort
agréable, la monographie de la Duchesse d' Aiguillon, nièce
du cardinal de Richelieu, contient en outre un grand nom-
bre de curieux détails historiques, sur saint Vincent de
Paul par exemple, et principalement sur le caractère du
grand cardinal, et sur la partie moins connue de sa vie,
dans l'intimité delà famille; sur la vertueuse femme enfin
qui, à force de services rendus à l'humanité souffrante,
mérite d'être placée parmi les saintes du XVH'' siècle.
SUR LES CONCOURS DE I.'aNNÉE 1879. 7II
« Désabusée des vanités trompeuses de ce monde, dit
Fléchier en parlant de la duchesse d'Aiguillon , celte
grande chrétienne n'avait été occupée qu'à disiribuer ses
richesses, sans se mettre en peine d'en jouir. — Kilo n'avait
été grande que pour servir Dieu noblement, riche que |)oui'
assister libéralement les pauvres, et vivante que pour se
disposer à bien mourir. »
Le souvenir d'une existence si renqjlie d'enseignements
utiles devait être disputé à l'oubli.
M. Bonneau-A venant a bien accompli cette tâche. Jamais
on n'a pu dire plus justement d'un bon livre qu'il était une
bonne action.
Écrire l'histoire de Vauban était une tâche plus grande
encore.
« La fortune m'a fait naître le plus pauvre gentilhomme
de France », écrivait à Louvois celui qui, par son génie,
devait s'illustrer entre tous, dans un siècle qui a compté
de si grands hommes, tant de si grands hommes !
Avec un sujet pareil, M. Georges Michel eût pu com-
poser un poème épique ; il a été plus modeste. A son livre,
qui est, lui aussi, une monographie plus qu'une histoire,
on ne peut reprocher que de n'être pas assez complet et
de contenir peut-être quelques erreurs de détail. Un des-
cendant de Vauban possède, nous le savons, sur son glo-
rieux ancêtre des documents inédits très précieux et très
authentiques. Puisse-t-il ne pas persister à en garder pour
lui le secret!
Quoi de plus intéressant déjà, quoi de plus beau, qui en-
seigne plus le bien et nous y porte davantage, que le grand
•7 12 nAlM'OUT DK "M. CAMILLE DOUCKT
exemple de cette noble vie, entièrement eonsacrée au ti-a-
vail, à la lutte et aux plus généreux efforts du patriotisme* !
A l'intérêt du fond s'ajoute le charme de la forme, et
l'Académie a su bon gré à M. Georges Michel de son style
clair, correct et même élégant. Elle a placé ce livre en
tête des quatre ouvrages auxquels sont décernés quatre
prix de deux mille francs chaque.
Les trois autres sont :
i" Trois volumes de M. Louis Simonin, intitulés : l'Or
et F Argent, le Monde américain, et les Grands Ports de com-
merce de la France.
2" Histoire critique des Doctrines de l'Éducation en France
depuis le XVI" siècle, par M. Gabriel Gompayré, professeur
de philosophie à la Faculté des lettres de Toulouse.
'3° Les Femmes dans la société chrétienne, par M. Alphonse
Dantier.
Ingénieur distingué, savant économiste, voyageur intré-
pide et brillant écrivain, M. Louis Simonin, dans ses trois
volumes présentés à notre concours, nous fait d'abord vi-
siter avec lui toute l'Amérique du Nord, qu'il a parcourue
six fois, où, lui-même, il a dirigé, en Californie, une
exploitation importante; tantôt nous faisant pénétrer dans
les entrailles de la terre, dans les mines de métaux pré-
cieux, nous en expliquant les secrets et mettant à la por-
tée de tous l'art ou plutôt la science de la métallurgie ;
tantôt étudiant devant nous, et pour nous, l'origine du
Nouveau-Monde, son prodigieux développement, ses insti-
tutions, sa société, ses mœurs et son industrie; sans ou-
blier sa merveilleuse organisation hospitalière, qu'il nous
fait connaître en détail, l'exposant avec une rare compé-
SIR LES CONCOinS DK l'.VWÉE iBjQ. -i3
tencc et de la faroii l,i plus saisissante ; puis enfin, rentré
en France, voilà (jue du Havre à Marsiillc, par Mantes et
Bordeaux, il nous introduit dans nos grands ports de eoni-
mcrce dont il connaît les souffrances, qu'il nous montre et
nous fait comprendre. IVon content de signaler ce qui lui
paraît défectueux dans la constitution commei-ciale de
notre pays, il s'efforce surtout d'y remédier; rechercliant,
en homme pratique, le moyen de conserver à la France
un rang que la concurrence et l'initiative étrangères me-
nacent de lui ci^lever.
Si chacun de ces volumes a son cachet personnel et son
intérêt particulier, tous les trois se tiennent et se complè-
tent. L'Académie n'a pas voulu les séparer.
L'Histoire critique des Doctrines de r Education en France
depuis le XVt siècle, publiée en deux volumes par M. Ga-
briel Compayré, est le développement d'un mémoire déjà
couronné en 1877 par l'Académie des sciences morales et
politiques. Plus que doublé depuis lors, cet ouvrage, sans
rien perdre de son ancien mérite, a pris une importance
plus grande, qui ne pouvait que justifier une récompense
nouvelle. En un temps où l'éducation n'est |)ltis seulement
une affaire domestique, où elle est devenue un problème
social, comme l'auteur nous le dit dans sa préface, il est
utile, en effet, d'examiniM- l'histoire des .systèmes, pour y
chercher les vérités duiables; mais M. Compayré ne va-
t-il pas trop loin, quand il se flatte d'y trouver les éléments
certains d'une théorie délinitive?
Remarquable j)ar la critique, la science et le goùi (pii
le distinguent, cet ouvrage apporte aux questions {jui
ACAD. FR. 90
-7l4 RAPPORT DK M. CVMILLi: DOUCKT
s'agiteiil en ce inomeiil des documents précieux ef des
renseignements utiles.
En le couronnant pour son érudition profonde et pour
un rare mérite d'analyse, qui l'a frappée surtout dans le
premier volume, l'Académie a fait de sérieuses réserves
sur la dernière partie du livre où l'auteur a tracé, en ma-
nière de conclusion, l'esquisse d'une théorie de l'éduca-
tion. S'associant au jugement qu'en a porté une autre
Académie, elle voit une illusion dans cette idée d'une pé-
dagogie future absolument certaine , rendue évidente
comme une science mathématique. L'enseignement n'est
pas du domaine de la chimère, et peut-être n'est-il pas sans
inconvénient de rêver pour lui des destinées trop ambi-
tieuses. On le servirait mieux, peut-être, en affermissant
chez les maîtres la confiance aux choses éprouvées, qu'en
la troublant par la perspective de perfectionnements plus
ou moins imaginaires.
Deux autres ouvrages, d'importance presque égale, ont
disputé à M. Compayré cette couronne que, par cela
môme, il a eu d'autant plus de mérite à conserver. A défaut
d'une récompense pareille, l'Académie a voulu du moins
que ces deux livres, mentionnés ici avec honneur, reçus-
sent d'elle un témoignage d'estime et d'encouragement.
L'un, déjà couronné aussi sous la forme d'un mémoire,
par l'Académie des sciences morales et politiques, est inti-
tulé : la Science positive et la Métaphysique. Son auteur est
M. Louis Liard, professeur de philosophie à la Faculté
des lettres de Bordeaux.
L'autre, composé par M. Jules Rolland, avocat à la
SLB LKS CONCOLRS DK l'aNNÉE 1879. yiS
cour d'appt-'l do Paris, est une Histoire littéraire de la ville
dAlbi.
Estimant que la grande histoire est faite, M. Rolland
en conclut que les clTorts des savants n'ont plus (ju'à se
rabattre sur les coins restés obscurs, sur les personnalités
intéressantes, les détails inconnus ou négligés, en un mot,
sur la monographie. Histoire ou monographie, son livre
est l'œuvre distinguée d'im honnête esprit dans un
jeune cœur. La maturité ne manque pas à ses jugements
et il se place, avec bon sens et sérénité, devant les faits,
quand il s'agit d'une comparaison à faire et d'un arrêt à
prononcer.
Cette sérénité, dont on lui a fait un mérite, l'abandonne
un moment vers la fin de son travail. 11 a sur Voltaire,
et même sur l'Académie, un mauvais mot que je ne veu.\
pas citer, mais que je puis encore moins (•f)u\rli' ici de
mon silence.
Uien ne ressemble moins au livre de M. Uoiland que
celui de M. Liard sur la science positive et la métaphysi-
que. Savant par-dessus tout, mais, pour nous, dune
science abstraite et parfois obscure, ce beau travail rele-
vait naturellement d'une autre Académie qui lui a rendu
pleine justice. Nous ne pouvions néanmoins laisser passer
une pareille œuvre sans louer, comme elle le mérite, la
vigueur de dialectique avec laquelle les doctrines de l'em-
pirisme et du sensualisme contemporains}' sont examinées
et discutées. Nous signalerons surtout une discussion ap-
profondie sur \i:s' théories positives y sur la psychotoyie an-
glaise de l'association et la doctrine de l'évolvtion, qui préoc-
cupent si justement l'opinion scientifique de notre époque.
7'^'> I!\l>i'()UT nr M. CAMILLE DOUCET
. A côté de ces deuv ouvrages, l'Académie en avait dis-
tingué trois autres qui, à défaut d'un plus long éloge dont
ils seraient dignes, demandent au moins à être mention-
nés ici avec estime : la Jeiatesse d'Elisabeth d Angleterre,
par M. Louis Wiesener; le Cardinal Bessarion, par
M. Henri Vast, professeur agrégé d'histoire au lycée de
Fontanes ; et £'^^0!?' sur f Esprit p^iblic dans [histoire, par
M. le vicomte Philippe d'Ussel : trois bons livres pleins
d'intérêt, qui se sont un peu trompés de porte en se pré-
sentant à nous pour le concours Montyon.
Après quelques arrêts et quelques détours, j'arrive au
quatrième ouvrage, qu'un prix de deux mille francs a ré-
compensé : les Femmes dans la société chrétienne, par
M. Alphonse Dantier ; véritable monument élevé à la gloire
de celles qui, par leur foi, leur charité ou leur patrio-
tisme, se sont pieusement illustrées; depuis l'avènement
du christianisme jusqu'aux temps modernes, depuis les
patriciennes de Rome jusqu'à nos vertueuses contempo-
raines, depuis sainte Cécile jusqu'à la sœur Rosalie, en
saluant au passage sainte Catherine de Sienne, Blanche de
Castille, Jeanne d'Arc, sainte Thérèse et M"*" Swetchine,
cette sainte d'hier, dont l'esprit égalait le cœur.
Serviteur dévoué de la science et des lettres, M. A. Dan-
tier leur a sacrifié jusqu'aux restes d'une santé cruellement
atteinte. Deux fois déjà l'Académie a encouragé ses per-
sévérants efforts. Un nouveau témoignage d'estime et de
sympathie hâtera, j'espère, la publication attendue de la
Correspondance littéraire des Bénédictins de Saint-Maur,
que M. Palin nous annonçait, en 1874, comme devant être
SIR LliS CO.NCOl US UK LANNKi: iHjt). JIJ
le coiironncnu'ut des lra\au\ du savant modeste et iiilati-
^able que, de son côté, Sainte-Beuve appelait spiritueile-
juent : un Bénédictin in partibua.
Un autre souvenir a protégé encore l'ouvrage et I aulfur
auprès de l'Académie. M. de Sacy, dont je cherchais à
prononcer ici le nom, les honorait tous dcu\ d'un iiilrièt
particulier; ilnous en parlait on mourant, et c'est presque
de cette main chère et vénérée que JM. Dantier reçoit
aujourd'hui sa couronne.
Si. dans cette galerie des femmes illustres, iM. Alphonse
Dantier a placé à son rang, au premier, l'image glorieuse
de Jeanne d'Arc, c'est un volume tout entier, un gros et
magnifique volume, que M. Frédéric Godefro\ lui a con-
sacré à son tour cl (ju'il a inlilulé : la Mission de Jeanne
dArc.
Le patriotisme et la religion recommandaient cet ou-
vrage comme éminemment utile aux mœurs. L'auteur se
recommandait aussi do lui-mèmo par dos travaux d'érudi-
tion que l'Académie connaît, qu'elle a distingués et encou-
ragés, auxquels vient de s'ajouter encore une intéressante
histoire de la littérature française, dont huit volumes ont
déjà paru.
L'Académie décerne un prix de quinze cents francs à
M. Frédéric Godefroy, pour son livre sur la mission de
Jeanne d'Arc.
Un prix pareil est accordé àunjoiino poète, .M. Lucien
Pâté, pour un petit volume de vers, publié par lui sous ce
simple titre, qui dit beaucoup en un seul mot : Poésies.
Jl8 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
Dans ce livre, dont personne n'a méconnu le mérite,
M. Lucien Pâté a mis tout ce que son cœur renfermait de
tendresse et d'enthousiasme. L'exaltation des meilleurs
sentiments, de l'amour filial et du patriotisme, l'a parfois
entraîné trop loin. Je voudrais n'avoii- que des éloges à lui
donner en ce moment; mais, sans lui reprendre sa cou-
ronne, l'Académie m'a prescrit de faire des réserves
contre ce qu'elle a trouvé d'excessif, au point de vue
politique, dans quelques-unes des pièces que contient ce
volume, qui aurait pu s'en passer.
M. Lucien Pâté, dont nous connaissons le cœur honnête
et les sentiments délicats, doit regretter déjà d'avoir, dans
sa juvénile ardeur, dénaturé sans raison et très- injuste-
ment travesti le caractère des plus grands écrivains de la
France. Molière, Corneille et Racine auraient à se plaindre
de lui, si rien pouvait les atteindre. On ne blesse que soi
en tirant sur eux.
Tout n'était pas sur ce ton, heureusement, dans le vo-
lume de M. Lucien Pâté. La poésie a racheté la satire et
désarmé l'Académie.
J'en aurais fini. Messieurs, avec les prix Montyon, et je
n'aurais plus à vous parler que du concours de poésie, si,
comme je vous en ai prévenus, un grand nombre d'ouvra-
ges n'avaient été mis en réserve pour être l'objet de men-
tions honorifiques; j'en ai déjà cité quelques-uns, je vais
vous dire un mot des autres. L'heure nous presse et je
rougis de vous faire attendre.
Voici d'abord un beau volume, plein des meilleurs sen-
timents, des meilleurs conseils et des meilleurs exemples;
SIR LES co.NCOiRS DK l'a\m':i: 1879. 7 19
un ilr riu\ ijiK' les mères peuvent, sans erainle et avec
fruit, mettre clans les mains de la jeunesse; un roiiian
rempli d'intérêt, ou plutôt un livre d'éducation dune
lecture très agréable, intitulé : IIpiiv et Malheur, et dont
l'auteur, M'"'' Charles de Comberousse, se cache trop
modestement sous le pseudonyme d'Emma d'Erwin. J'aime
à révéler son vrai nom, depuis longtemps connu dans le
monde des lettres et qui nous est resté cher.
Mi'hisme, recueil de mythologie, littérature populaire,
traditions et usages, publié par MM. Gaidoz et E. Rol-
land.
Ce titre ne trompe personne et nous prévient, au con-
traire, qu'il s'agit ici, non dune œuvre individuelle, mais
d'une sorte de magasin littéraire dû à une collaboration
intelligente. Chaque livraison contient d'intéressants ré-
cits et des documents précieux, fruits de longues recher-
ches et de savantes études.
Causeries champêtres, œuvre honnête et sympathicpie d un
respectable vieillard, M. Pierre Bouilhac, ancien prési-
dent des comices agricoles de Bergerac, Sarlat et autres
lieux. Poète à sa façon, M. Bouilhac a constamment subi
le charme de la vie des champs et des travaux rustiques.
Il a rempli son livre des sentiments qui remplissaient son
cœur.
Deux bons ouvrages, dont le premier conviendrait
mieux peut-être à une autre Académie et le second à un
autre de nos concours, ont paru pourtant mériter de ne
pas être passés sous silence.
Le Village sous t ancien régime, par M. A, Babeau, est un
livre technique spécial, plein de renseignements utiles et
y 20 HAPPOUT OR M. CAMILLE DOUCKT
de recherches savantes. Libéral et moderne à la fois, tout
en étant respectueux du passé, l'auteur a taché de rester
impartial en traitant un sujet délicat. Y a-t-il réussi tou-
jours? A-t-il eu raison, en outre, d'appliquer à la France
entière ce qui appartenait surtout à la région qu'il a par-
ticulièrement étudiée, qu'il connaît bien et qu'il fait bien
connaître?
Un charmant livre qui, n'étant qu'une traduction, aurait
plutôt pu prétendre au prix Langlois, a plu tellement à
ses juges qu'au lieu de l'écarter du concours, ils l'ont re-
tenu, au contraire, en le signalant comme un ouvrage origi-
nal et d'un intérêt particulier, qui a son cachet et sa grâce
et qui, même en se fourvoyant ainsi, méritait de nous un
gracieux accueil. Intitulé : Voyage d'une famille autour du
monde, à bord de son yachtXe Sunbeam, raconté par la mère,
ce livre a été composé en anglais par mistress Brasser ;
il est traduit en français , en bon français , clair , coi--
rect et élégant, par un Parisien distingué qui s'est traduit
en anglais lui-même et qui s'appelle pour le moment :
M. J. Butler.
Sous ce titre : Lettres de Jean-François Ducis, IM. Paul
Albert, professeur au Collège de France, a publié un
livre excellent dont il est plutôt le parrain que le père. Le
premier mérite en revient à Ducis et c'est lui qu'il fau-
drait couronner, tant ces lettres, aujourd'hui complétées et
restituées, abondent en curieux détails, en citations pi-
quantes, en souvenirs intéressants; tant nous y retrouve-
rons l'histoire intime de nos pères et le portrait rajeuni
de nos ancêtres académiques. On connaissait mal Ducis
SIR LKS CONCOURS DK l'aNNÉE 1879. 79. l
avant de les a\oii' lues; on le eonn;iît mieux à présent,
on l'estime plus, on l'aime et on l'honore davantage.
En tète de ce livre, M. Paul Albert a publié sur Duels
une étude qu'il qualifie simplement d'essai, mais qui vaiil
beaucoup par son mérite littéraire, par la finesse de ses
critiques et la portée de ses jugements.
Je vous disais tout à l'heure. Messieurs, que ÎNI. Stahl,
le collaborateur juré de jM. Hetzel, aurait une place à part
dans ce concours. Par une disposition entièrement nou-
velle, l'Académie la lui donne, entre les prix auxquels il
pouvait légitimement aspirer, et les mentions honorables
qui, dans cette circonstance, n'eussent pas été pour lui une
récompense suffisante.
Quatre fois déjà, en moins de dix ans, M. Stahl a vu
couronner quatre de ses ouvrages d'éducation qui tous
méritaient la faveur dont ils étaient l'objet. L'habitude est
douce, mais l'Académie n'a pas de clients attitrés ; elle les
redoute au contraire et son goût la porte vers les nou-
veaux venus. Il n'y a pourtant pas de règle absolue, et
comment repousser un bon livre, uniquement parce que
son auteur a bien fait déjà, et parce que l'Académie a déjà
bien fait aussi en l'encourageant à plusieurs reprises?
Les deux nouveaux volumes de M. Stahl sont do
charmants livres. L'histoire de Maroi/ssia est une véritable
épopée enfantine, et cette petite fille, plus grande que
nature, sorte de Jeanne d'Arc moderne, inspirée aussi par
son patriotisme, fera longtemps couler les pleurs de ses
jeunes lecteurs émus et passionnés.
Ne pouvant écarter du concours des livres que, dans
ACAD. FR. 91
^22 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
toute autre circonstance, elle eût certainement couronnés,
l'Académie, prenant un moyen terme, s'est arrêtée à une
mesure exceptionnelle qui ne saurait créer un fâcheux pré-
cédent, la première condition pour y prétendre étant que
le même auteur ait mérité quatre fois, et quatre fois ob-
tenu, non des mentions, mais des couronnes.
Au lieu d'un cinquième prix, c'est un rappel de prix que
l'Académie décerne à M. Stahl, un prix platonique qui ne
coûtera rien à ses concurrents, mais qui sera pour lui en-
core une honorable récompense et une consécration de
plus pour son talent.
Lorsque, en 1876, l'Académie eut à désigner deux su-
jets : l'un pour le prix de poésie de 1877, l'autre pour le
prix d'éloquence de 1878; la Poésie et la Science fut le pre-
mier qui lui vint à l'esprit. Après quelques débats qui
l'arrêtèrent, elle crut devoir opérer la disjonction. Per-
sonnifiant la poésie dans André Ghénier et la science dans
Buffon, elle indiqua l'Éloge de Buffon pour le prix d'élo-
quence, André Chénier pour le prix de poésie.
Deux ans plus tard, si satisfaisant qu'eût été pour elle
le résultat des deux concours, son but ne lui semblait pas
atteint. Ce que d'abord elle avait voulu, elle le voulait en-
core. Son sujet était escompté, mais non épuisé. Le repre-
nant en sous-œuvre, elle proposa pour le concours de cette
année la Poésie de la Science, sans se dissimuler à quelles
difficultés elle exposait les concurrents. Si la grandeur de <
la science et sa démonstration magnifique frappaient les
yeux de tous, quelques-uns trouvaient sa poésie plus con- ■m
testable; ils se trompaient. En répondant à noire appel,
SUR LES CONCOURS DE l' ANNEE 1879. 728
cent vingl-sopl poètes nous ont prouvé qu'il y a uno poésie
de la science.
Les cent vingt-sept pièces de vers que ce sujet a inspi-
rées étaient toutes plus ou moins incomplètes; mais dans
toutes on a remarque des parties brillantes; presque toutes
ont mérité un reproche dont je dois être l'interprète : en
proposant aux poètes do traiter un pareil sujet, la Poésie
de la Science, l'Académie pouvait croire qu'ils s'inspire-
raient de la grande tradition qui nous montre, à toutes
les époques, la poésie comme l'interprète des énergies
triomphantes de la nature. Orphée, Hésiode, Homère,
Virgile, Lucrèce et Ovide dans les temps anciens; la belle
prose de Buffon, les beaux vers de Voltaire, de Dclille,
d'André Chénier, de Goethe et de Lemercier chez les mo-
dernes, ont offert tour à tour le tableau de la création et
celui de la conception du monde. La poésie descriptive
s'était inspirée des beautés de l'univers; l'àmc des poètes
s'était émue en présence d'une philosophie nouvelle née
des dogmes de la science. Les services rendus à l'huma-
nité par les découvertes modernes étaient restés dans l'om-
bre. C'est à cet aspect utilitaire que se sont placés la plu-
part de nos concurrents, moins émus de la grandeur
même de la science que frappés des progrès du bien
être et des miracles accomplis par elle au point de vue
pratique depuis le commencement du siècle.
Après un mûr examen, après de longues et consciencieu-
ses comparaisons, trois pièces ayant fini par être réser-
vées, deux d'entre elles partageaient à ce point l'Académie
que, ne pouvant se décider à en sacrifier aucune, elle se
tira d'affaire en les couronnant à la fois toutes deux : l'une
724 RAPPORT DE M. CAMILLE DOUCET
inscrite sous le n" 91, l'autre sous le n° 126, un accessit
étant en outre accordé à la pièce portant le n° 43, qui avait
eu aussi ses défenseurs.
Plusieurs surprises attendaient alors l'Académie et al-
laient témoigner une fois de plus de son impartialité ; pre-
nant son bien où elle le trouve, elle ne tient compte que
du talent et ne lui demande jamais d'où il vient.
Le prix de poésie qu'elle avait cru partager entre deux
concurrents, s'est trouvé tout à coup, en réalité, décerné
à trois poètes : trois poètes et un savant !
Doublement connu pour d'heureux débuts sur une
grande scène littéraire et pour d'importants travaux scien-
tifiques, M. Louis Denayrouze personnifiait d'avance en
lui seul la science et la poésie; il s'est fortifié encore pour
la lutte en s'associant avec un de nos plus jeunes poètes,
les plus dignes des regards de l'Académie et de ses encou-
ragements.
La pièce inscrite sur le n° i25, et portant cette épigra-
phe significative : Arcades ambo, est due à la collaboration
de MM. Louis Denayrouze et Jacques Normand.
M. Georges Renard, professeur de littérature française
à Lausanne, est l'auteur de la première pièce couronnée
sous le n° 91, avec cette épigraphe qu'il avait le droit de
choisir et qu'il a su justifier :
La poésie sera de la raison chantée.
L'accessit, accordé au n° 43, a été revendiqué par un
compatriote de Soulary, par un poète qui demeure à
Galuire, près Lyon, et qui se nomme, oui. Messieurs, qui
se nomme M. Henri... Thiers!
SUR LES GONCOLKS l)i; l.'w.MÎE 1879. -25
Les trois pièces de vers ainsi ilislinguées par l'Ac aciémii*
lacriteraient qu'on vous les lût dans lour cnlici'; le temps
nous manque; un autre plaisir d'ailleurs vous attend, et
vous l'attendez. Vous entendi-e/, du moins quelquc's frag-
ments des deux premières entre lesquelles le pri\ se li-ouve
partagé.
« La Poésie e'est le Cœur, la Science c'est la Haison,
marions-les »; disait, à proj)Os de ce concours, un de nos
jeunes confrères, ami des dénouements heureux. Vous
approuverez, j'espère, avec lui, Messieurs, cette union de
la l'aison et du cœur, de la science et de la poésie.
IV
DISCOURS
KT
PIÈCES DIVERSES
LUS
DANS DES SÉiVNCES PUBLIQUES OU PARTICULIÈRES DE L'INSTITUT
ET DANS PLUSIEURS SOLENNITÉS
PAR
LES MEMBRES DE L'ACADÉMIE
1876 — 1879.
UN
LIBRE PENSEUR
DANS
LE GRAND MONDE
PAR
M. CUVILLIER-FLEURY
MEMBRE DE l'aCADÉMI:; FR.\NÇ.MSE
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
le mercredi 23 octobre 1876.
Messieurs,
L'écrivain distingue dont l'Académie française m'a per-
mis de vous entretenir aujourd'hui était, il y a (juelques
mois à peine, inconnu de la plupart d'entre vous. Né à
Douai, en 1800, M. Ximenès Doudan avait vécu obscur au
milieu de quelques amis et dans une famille qui, à la vé-
rité, est une des preniières de noire pays. Mais sa vie déjà
longue quand il est mort, en 187a, n'avait emprunté, à ce
brillant milieu où elle s'était paisiblement écoulé, aucun
éclat. Pour le monde des lettres où une récente publica-
ACAD. n\. 92
y3o PIÈCES DIVERSES.
tion vient do la faire entrer avec un si rare succès, l'exis-
tence de M. Doudan a été une révélation, son talent une
surprise. Les deux volumes de sa Correspo7i(lance (i), don-
nés au public il y a six mois, sont certainement, parmi les
livres sérieux, ceux qui ont eu le plus de lecteurs à une
époque de l'année où, en France, on lit le moins.
Je savais. Messieurs, quand j'ai eu très-spontanément
l'idée de vous parler de cet inconnu, devenu si vite célè-
bre, sa répugnance souvent exprimée pour toute publica-
tion d'écrits posthumes auxquels l'auteur n'aurait pas, de
son vivant, donné Vexcat, répugnance assurément géné-
reuse quand il s'agissait de lui; et, si étranger que j'aie
été à la publicité donnée à sa correspondance par d'hono-
rables amis bien inspirés, je sens qu'en produisant aujour-
d'hui dans cette grande lumière d'une séance académique
cette physionomie, discrète amante du demi-jour, je fais
une sorte de violence à sa mémoire. Mais n'ètes-vous pas
la véritable assemblée représentative de l'esprit français,
la première du monde à ce titre? Avoir obtenu de vous
l'autorisation de vous montrer un instant, dans une rapide
esquisse, un lettré qui vous aimait, qui suivait avec un in-
térêt filial vos travaux de toute sorte, — science, beaux-
arts, érudition, philosophie, littérature, — qui, par la cu-
riosité inépuisable et universelle de son esprit, semblait
volontairement associé à ces travaux multiples qui vous
honorent dans le monde entier, — avoir obtenu la faveur
(t) Mélanges et Lettres, avec une Introduction par iM. le comte d'Hausson-
villo cl des Notices par MM. de Sacy et Cuvillier-Fleury (Paris, Calnian-
Lévy).
ANNKE 1876. 73 I
de prononcer ce nom devant vous, n'est-ce pas comme si
je le rattachais, quand il n'y peut plus prélendrc, à ce
grand corps où il a \ u culrtM- tant de ses amis, plus heu-
reux de leur succès qu'envieux de leur gloire?
Le titre que j'ai donné à cette lecture n'est pas un appel
fait, par surcroît, à\otre curiosité. Le respect m'eût in-
terdit un pareil calcul. Mais je n'ai pas, l'ayant bien cher-
ché, trouvé d'autre mot pour caractériser dans M. Doudan
ce qui était, je crois, sa faculté principale, la liberté de
l'esprit. Il était un libre penseur; il l'était dans toute la
force et dans le meilleur sens du mot. Il pensait librement
sur tout, non en sectaire mais en philosophe, sans sujétion
d'aucune sorte, mais sans ambition, quelle qu'elle fût. Il
avait consacré sa \àe à la recherche de la vérité, et, quand
il croyait l'avoir trouvée, il la disait en homme d'esprit qui
ne s'en vantait pas, mais en honnête homme qui eut rougi,
dans la plus insigniliante rencontre, d'une infidélité à sa
conscience. C'est ainsi qu'il était libre penseur, avec au-
tant de finesse que de scnqnile, autant de décision que de
tolérance; — ayant le juste orgueil non la vanité de l'es-
prit; hostile à toute lastueuse apparence, dédaignant le
bruit plus encore peut-être ([u'il ne le craignait. Ainsi
l'avons-nous connu, nous les amis et les témoins de sa vie,
toujours et partout. « Libres et très-libres penseurs, nous
l'étions; athées et matérialistes, notre amour-propre tout
^32 PIÈCES DIVERSES.
seul nous aurait empêchés de l'être. » M. de Sacy essayait
ainsi récemment de caractériser l'esprit de ces entretiens
familiers qu'abritait, au temps de la jeunesse de M. Dou-
dan, cpielqiie allée discrète du jardin du Luxembourg (i).
Cet esprit, l'auteur de la Correspondance l'a toujours con-
servé. Mais en lui attribuant, comme penseur, une qualité
dont beaucoup se font un titre provocant, un carillon de
guerre ou une affiche sur les murailles, j'avais à cœur de
le distinguer, dès le début de cette lecture, par respect
pour vous. Messieurs, de ceux qui ne font métier de pen-
ser librement que pour parler sans mesure, écrire sans
règle et agir sans frein.
M. Doudan était un des sages de la libre pensée; et il
l'était, ai-je dit, dans le grand monde. J'aborde ici un sujet
délicat; mais dans la vie comme dans l'esprit de cet homme
remarquable le mot reviendra souvent : il était un délicat.
En lui, autour de lui, dans son style, dans ses sentiments,
dans ses opinions, dans ses relations, tout se ressent d'une
certaine délicatesse nerveuse, souvent subtile, toujours sin-
cère. J'ajoute que ce n'est pas seulement une des particula-
rités de sa nature. Sa position est délicate comme sa per-
sonne. Elle l'est même au sein de cette famille si grandement
distinguée où sa destinée l'a fait vivre, même dans ce monde
dont le salon du duc de Broglie, ouvert à toutes les som-
mités sociales, était le centre et le foyer. Supporter avec
le sentiment de sa dignité morale les supériorités parfois
injustes dont le monde est rempli, la tâche n'est pas trop
(1) Notice, p. XXII.
ANNÉE 1876. 733
pénible à qui sait \c prix du silence, le pouvoir d un sou-
rire et les fières joies de la conscience; mais apport, i- dans
cette mêlée brillante le généreux souci d'y avoir sa place,
d'y être compté, écouté, consulté au besoin par ceux
mêmes qui avaient charge de conseiller les rois, on com-
prend ce qu'un tel dessein supposait de décision, indé-
pendamment même d'une certaine allure indifféreiilc (pii
pouvait donner de notre ami une idée contraire.
M. Doudan avait, après i83o, dirigé le cabinet politi-
que de M. de Broglie au ministère de l'Instruction j)ubli-
que. plus tard à la pi-ésidence du conseil. Il était resté
son secrétaire intime, il était devenu son ami. « l']sprit
délicat, né sublime, » disait de lui Sainte-Beuve, el je ne
reproduis ce mot, si souvent répété, que pour y mettre,
si on me le permet, une sourdine dont iM. Doudan lui-
même m'a donné l'idée. Le mot ne lui déplaisait pas;
pourtant il me disait un jour : « Sublime, soit! mais je
crains le voisin... » En toute chose, c'est ce fâcheux voi-
sinage, le ridicule, (pi'il excellait à relever chez ceux qui
n'en avaient pas aussi peur que lui; et par (xeinple, l'or-
gueil dans une fausse dignité, la vanité dans l'estime exa-
gérée de soi-même; la manie, chez les écrivains d'une cer-
taine école, (le faire gros ce qui pourrait être grand, de
sonner les cloches à toute volée, faute d'avoir trouvé la
note juste et harmonieuse; — toutes les exagérations en
un mot, celle du poète enflé par la métaphore, celle du
compositeur grisé de science et vide de sentiment, celle
de l'érudit sans critique el du < royant sans charité, tout
ce qui sonnait faux dans l'art, dans le style, dans la fa-
conde du tribun, dans la rhétorique tlu mauvais prêtre,
7 34 PIÈCES DIVERSES.
tout ce que rengouomcnt du monde surfait et que la sot-
tise humaine achalandé.
Tous ces excès de la pensée, il les redoutait pour lui;
il en faisait justice dans les autres. Ah! cette justice n'a-
vait ni haches ni licteurs. Ses arrêts étaient rendus à huis
clos, non pas timidement, mais discrètement. Armé comme
il l'était par une instruction très-étendue, une excellente
mémoire et une réflexion assidue, ses coups portaient
droit aux justiciables absents, sans laisser de trace, si ce
n'est dans le souvenir d'amis peu nombreux, attentifs à ces
entretiens familiers, ou dans des correspondances multi-
ples, qui, pour avoir été écrites avec un si rare souci de
la langue et du goût, n'égalaient pas peut-être le vif en-
train et la perfection spontanée de sa parole.
Croire que M. Doudan ne songeait qu'aux personnes,
dans cette grande activité où le spectacle du monde entre-
tenait sa pensée, ce serait avoir une idée incomplète de la
nature de son esprit plus attiré par les jouissances du sens
intime que par les incidents du drame extérieur. Il n'a
pas fait, de propos délibéré, ce qu'on appelait autrefois
tantôt des caracières, tantôt des portraits; et cependant sa
correspondance en est remplie. A la bien prendre, on
aurait là, de presque tous les hommes que notre époque
a distingués dans la politique et dans les lettres, une
silhouette fine et déliée, ou un crayon délicat, quelquefois
mieux encore. Je choisis un de ces portraits dans le
nombre ; on ne s'en plaindra pas : c'est celui du plus illus-
tre de nos contemporains à l'heure où nous sommes, et
le portrait date de l'époque où, jeune encore, il venait
d'entrer dans cette Académie française dont il est aujour-
ANNÉE 1876. 735
d'hiii un des doyens respectés : « Dans chacune de mes der-
nières lettres, écrit-il eu i835 à M""^ la baronne Auguste
de Slai'!, je vous demandais si vous aviez lu le discours de
M. Thiers à l'Institut. Je voulais savoir c|uel jugement
vous en portiez... J'ai regret que vous n'ayez pas vu cette
séance; que vous n'ayez |)as vu M. de Talleyrand arrivant
sur les bancs de l'Académie, en costume d'académicien. Il
a produit un elTet singulier de curiosité, comiiic une vu-ille
page toute mutilée d'une grande histoire, que le vent va
emporter bientôt. A côté de cette destinée presque accom-
plie, M. TliiiMs arrivait avec toutes les espérances, tout
l'orgueil (lu présent et de l'avenir. Il racontait d'un air
hardi ces agitations qui ont passé sur l'Europe depuis
trente ans. Son discours était vivant ; on entendait prescpie
rouler les canons de vendémiaire ; on voyait la poussière
de Marengo et les aides de camp courir à travers la fumée
du champ de bataille ; tout cela raconté devant des hommes
qui avaient vu César et le Consulat et l'Empire, et par un
jeune homme qui avait concouru à une grande révolution
après avoir écrit l'histoire d'une autre révolution; tout
cela avec le sentiment que lui aussi serait un jour dans
l'histoire. En sortant de l'Institut, je n'ai plus vu sur la
place Vendôme qu'une grande statue de cuivre immobile,
et les nuages qui couraient au-dessus, comme les agita-
tions du jour au-dessus des souvenirs du passé... >>
N'est-ce pas là comme une gravure au burin? Mauite-
nant \oulez-vous un simple crayon, comme en font les ar-
tistes en se jouant et sans se prendre trop au sérieux? Il
s'agit de M. Cousin, au tenq>s de ses grandes passions
pour les belles dames de la Fronde.
y 36 PIÈCES DIVERSES.
(( Et le f/rand Cijriis? » écrit-il au comte d'Haussonville.
Je radotais, seigneur, avec Monlmorency,
Mclun, d'Eslaing, de Nesle et le fameux Coucy...
« Qui m'eut dit, en 1828, c[ue je verrais un jour M. Cou-
sin valser ainsi avec la momie de M"" de Scudéry, l'air
ardent et respectueux, et baissant les yeux avec humilité
chaque fois que, dans l'emportement de la valse, il passe
devant Goyon de la Moussaye, Noailles, Puységur, Rant-
zau? Je n'ose dire ni le grand Condé, ni tant de nobles
dames qu'il ne m'appartient pas même de nommer, et dont
je ne saurais comprendre le langage. Reste que, je ne sais
comment, il accorde la Révolution française avec ce pro-
fond respect pour le maréchal d'IIocquincourt, lequel
n'aurait jamais voulu danser un menuet sur l'air de la Mar-
seillaise... »
Dix ans plus tard, après la mort de M. Cousin, M. Dou-
dan rendra plus de justice au grand philosophe. Il en fera
un portrait digne de l'histoire. « N'ètes-vous pas triste de
la mort de M. Cousin, écrit-il? M""" de Sévigné dit cpielque
part de la mort de son jardinier : « Le jardin en est tout
« triste. » Cette vie si puissante de M. Cousin, en s'élei-
gnant, rend le jardin tout triste aussi. Il avait sans doute
l'esprit bien mobile ; mais il n'avait jamais souffert qu'on
lui offrît le prix de son changement d'opinion ou de sen-
timents. Il avait porté dans l'esprit de la philosophie, dans
l'enchaînement des vérités morales, c|uelque chose du gé-
nie de Corneille. Il avait donné comme une àmc romaine
aux abstractions. Il avait réuni l'émotion à la rigueur des
ANNÉE 1876. 787
dcmonstralions. Avaiil lui tl cle|)uis IMatoii, la |)liilo.so|jhiô
avait toujours ou I aii- il un placier d.iiH lOmbrc. M. Cou-
sin avait éclairé tous les sonniu-ls de la iiK'laj)li\si((uc de
cette lumière que vous avez vue de Divoniie (la lettre est
adressée à M"" Donné) vers l'heure du coucher du soleil,
sur toutes les hauteurs des Alpes... »
M. Doudan promène ainsi sur tous ses conliinpuraiiis
dignes d'attention son ci-avon iacile, sa touche sûre, son
regard équitable et, pour toutdire, sa libre pensée. Ce juge-
ment et cette peinture des hommes, si frappante dans sa
correspondance, auraient été certainement complétés par
le tableau des événements du temps, si les éditeurs de ces
deux premiers volumes n'avaient du, faute de documents
plus nombreux, y laisser de véritables lacunes. Mais, telle
quelle est, l'histoire de ce demi-siècle, qui commençait
pour M. Doudan vers 1820, s'y retrouve partout j)ar frag-
ments détachés diiii inlérèt supérieur et d'une forme ori-
ginale. Ces morceaux d'histoire, la correspondance de
M. Doudan en fournit un certain nombre, plus disparates
que contradictoires, et d'une diversité que son esprit tou-
jours maître de lui-même empêche d'être étourdissante.
Mais que serait la libre pensée, si elle ne courait parfois,
comme la plume de M"" de Sévigné, la bride sur le col?
Tout à l'heure, j'ai parlé des Caractères; un juge émi-
nent. un de nos confrères, avait déjà avant moi, à propos
de ^I. Doudan, réveillé ce souvenir redoutable, sans en
vouloir charger ni sa mémoire ni sa modestie (i). Il est
(1) Voir dans la Beoue des Deux Mondes, du 13 juillet, l'article intitulé :
un Moraliste inédit, par M. K. Caro.
ACAD. FR. 93
7 38 PIÈCES DIVEKSKS.
impossible pourtant de ne pas se demander si un écrivain
si ingénieux, et en même temps si châtié, n'a pas des ancê-
tres dans le siècle même de la perfection. Ne serait-il pas,
par hasard, de la famille de ces espi-its qui ont porté jus-
qu'au génie le don d'observer et la faculté de peindre les
tableaux mouvants de la société qui s'agitait sous leurs yeux?
Doudan nous fait penser à eux. On aime à le rapprocher
de ces modèles, non sans se dire qu'ils sont inimitables.
Il les rappelle sans leur ressembler; il s'y retrempe sans
trop s'y confondre. Où la Bruyère a mis tout son effort,
sans toujours le cacher, Doudan apporte sa nonchalance
savante, sa phrase bien habillée, et il trouve le naturel,
même s'il l'a cherché. Où M™" de Sévigné semble parfois
interroger autour d'elle un écho qui réponde , dans les
salons à la mode, à sa pensée solitaire, Doudan, les jours
où il est très-nerveux, nous paraît obéir à une préoccupa-
tion presque semblable. Il écrit à M""" Auguste de Staël :
« Parler m'ennuie, parler sans produire le moindre effet
m'est impossible... Dès que rien ne renvoie le son de vos
paroles, on perd la force de rien dire. » Quant à Saint-
Simon, dédaigneux des suffrages du jour comme écrivain
et le regard attaché à l'horizon de sa célébrité encore loin-
taine, il écrit aussi, obsei^vateur silencieux et vengeur secret,
l'histoire de ce déclin du grand règne qui léguera de si
terribles problèmes à l'avenir; mais il écrit la visière bais-
sée, et il faudra presque un siècle pour que la postérité
découvre en entier l'œil qui a vu, la bouche qui a parlé, la
main qui a tracé sur la muraille du festin les signes re-
doutables. M. Doudan, ai-je besoin de le dire ? n'a jamais
l'air de songera la postérité, et il n'a nul souci d'une telle
ANMCE 1876. 789
échéance. Sa libre pensée ne sait quel écho la répétera
demain; aujourd'luii lui sulTir, clic ne s'inquiète guère de
sa destinée. Peut-être nous saurait-elle Ibrt mauvais gré de
lui en taire une. C'est son mérite d'être toujours prête et
son succès de n'être jamais préparée.
C'est dans cette indépcMidance absolue des ;mli es cl de
lui-même qu'il a vécu. Dans le plus grand monde, il est
l'égal de tous. Dans le plus docte entretien, il n'est infé-
rieur à personne. Il n'a ni titres, ni grades, ni distinctions
honorifiques (suis-je bien sûr qu'il a été maître des requê-
tes?), ni célébrité, ni camaraderie officieuse à son service,
ni parti politique qui l'engage, ni croyance religieuse qui
le domine, en dehors de celles qui sont l'essenee même
dont une âme humaine se compose. Celles-là, il n'a pas
besoin de les traduire en pratiques régulières et mani-
festes; elles se trahissent doucement dans la pureté de
son front, dans le tranquille éclat de ses yeux, dans la grâce
décente de son attitude, dans l'inviolable dignité de son
langage en matière de religion. Elles éclatent à chaque
ligne de sa correspondance sous sa plume. La libre
pensée n'éteint pas chez lui le rayonnement de l'idéal;
elle lui emprunte plutôt je ne sais quelle élévation spiri-
tualiste, mêlée parfois d'ironie socratique, plus près de
Platon que d' \i'istophane. TI écrit à M. Piscatory, en
juillet i8(Ji :
<( J'ai une rage intérieure contre les esprits bien faits qui
n'ont que le goiU du réel. Quand on eu est lu, on n'est bon
à rien, pas plus dans une ferme que dans un palais. l*our
tenir une ferme propre et bien ordonnée, je dis hardiment
qu'il faut avoir ce sentiment de l'ordre qui ne sert à rien,
^^O PIÈCES DIVERSES.
mais qui fait sonj-er à un ordre plus parfait que nous ne
voyons pas. Xénophon, dans ses Économifjues , a décrit
d'une façon charmante ce sentiment de l'idéal qui brille
dans une cuisine bien tenue ou dans un cellier bien rangé.
Un rayon du platonisme semble y éclairer tous ces hum-
bles réduits de l'agriculture. Quand les hommes sont de-
venus insensibles à ces plaisirs « romanesques » qui sont
à la portée de tous, il faut bien qu'ils s'arrangent pour
devenir riches, parce que la richesse donne des plaisirs de
convention à la portée des imaginations les plus basses.
Celui qui ne peut pas peupler une cellule du luxe de ses
rêves habitera bien inutilement un palais. Il y sera aussi
bête que les splendeurs de son tapissier qui l'entourent.
Je m'étonne que le poète qui a écrit en Angleterre les Plai-
sirs de r imagination, n'ait pas vu cela. Il aurait pu faire un
livre utile et réconcilier presque tout le monde avec la
médiocrité de sa situation, en montrant le côté poétique
de tout, je veux dire le point par où l'ordre particulier se
rattache à l'ordre universel. Celui qui s'accoutumerait à
vivre dans cette contemplation qui n'est pas difficile
serait assez heureux, et fort sage, et très-aimable, et n'au-
rait pas besoin de grand' chose. C'est dans ce sens que
M. Ampère le géomètre disait : Je crois que le monde exté-
rieur a été créé tout simplement pour nous être une occasion
de penser, c'est-à-dire encore de rêver et de façonner en
esprit ce qu'on a autour de soi à l'image du vrai beau qu'on
ne peut atteindre. Que si j'étais prêtre, je prêcherais sur
ce texte, et les paysans seraient très-heureux en regardant
le soleil entrer dans leur petite chambre par les carreaux
brillants de la fenêtre... »
ANNÉE 1876. 741
Est-ce de la religion, cela?
Je n'en sais rien. Je n'affirmerais pas le contraire. Il y a
là comme un écho de ces chants d'oiseaux « qui ne sèment
ni no moissonnent », dit l'Evangéliste, comme un parfum
de ces lis des champs « qui croissent sans travailler ». De
telles pensées, si elles ne viennent pas d'en haut, elles ha-
bitent entre ciel et terre, où le libre esprit va les cher-
cher. Et aussi bien, pour ailei' droit à ce qui caractérise le
plus généralement le spiritualisme de l'humanité, — sur
Dieu, sur l'âme, sur son immortalité dans une vie future,
— je crois qu'on ne trouverait pas plus de traces d'une
foi véritable à ces grands principes dans la correspondance
de Voltaire (et je ne le dis pas par moquerie) cpie dans
celle de M. Doudan. Quoi qu'on en puisse dire, c'est beau-
coup. Doudan a du spiritualisme jusqu'au fond de l'àme.
Le Dieu créateur est dans tout ce qu'il écrit, et non pas
le Dieu des bonnes gens de Béranger; il s'en défend du reste
fort gaiement : « Ce Dieu, écrit-il, ne se révèle dans sa
douceur et sa bonté qu'à ceux qui ont bu du \\n de Cham-
pagne. C'est même un argument décisif contre ce Dieu,
qu'il n'ait guère jamais suffi qu'à ceux qui ne pensent à
lui {[ue très-rarement... Mais ces défauts s'oublient quand
on le chante sur un air animé, par un soir d'été, dans un
beau jardin, s'il ne fait pas humide et si on n'a pas mal
aux dents... »
Un tel Dieu, on le comprend, n'est pas cehii de notre
ami. Son Dieu est grand; même absent, il le voit partout,
tout en haut. Il le voudrait plus près des choses humaines,
et plus intéressé aux actes des pauvres mortels. S'il s'oc-
cupe de nos misères, c'est derrière son nuage et dans cet
o/^2 PIÈCES DIVERSES.
empyrée où Lucrèce l'a placé. M. Doudan aime le poète de
répicui'ismo romain; il me fait morne l'honneur (p. 692 de
son 2""' volume) de le défendre contre moi. Il croit en Dieu
plus que Lucrèce; peut-être, ayant beaucoup do respect
pour sa divinité, n'a-t-il pas assez de foi dans sa provi-
ilonce. Les catastrophes politiques semblent lui révéler
surtout ce grand mépris de Dieu poui' sa créature ; et de
même que les évoques du dernier siècle, au dire des phi-
losophes, se résignaient difficilement à ce qu'on appelait
alors la résidence. Dieu, au sens de M. Doudan, n'est pas
assez souvent à la maison... : « C'est la première fois, dit-il,
en 1871, à propos de Y bitemationale, que la Providence
permet au nombre do menacer partout la civilisation; jus-
qu'à présent elle semblait le tenir en bride comme la
mer... »
II
Ainsi pensait, ainsi vivait M. Doudan dans cette noble
maison où l'idéal affectait, dans des âmes non moins hau-
tes, des formes moins éthérées et plus pratiques. La foi
les attachait à un culte où son dévouement trop pou docile
ne les suivait pas. Il y avait eu là pourtant, remontant aux
premières années de la Restauration, dans cette famille
chrétienne, un de ces nobles exemples de tolérance reli-
gieuse, qui devait èti-e renouvelé plus tard, en France, sur
le premier degré d'un trône, et par la plus illustre catholi-
que d'un grand royaume. Ici, dans cette maison patri-
ANNÉE 1876. 743
cicnne, — là, clans ce palais aujourd'hui dévasté, — les
deux plus grandes formes de la religion du Christ, rime plus
expansive et plus rayonnante, l'autre plus intérieure et
plus retirée, s'étaient associées dans un respect eoniniiiii
de la source d'où elles sont sorties. L'esprit libéial de
notre époque se reconnaissait dans cette alliance. La plus
difficile conquête de l'esprit moderne sur l'ancien régime,
la liberté de conscience, y triomphait, dans ces hauteurs,
avec un incomparable éclat. C'était moins qiK- la libre
pensée telle que Doudan la cultivait au fond de son âme.
C'était plus que l'étroit horizon où la foi s'abîme pieuse-
ment dans une ignorance volontaire.
Croire, c'est penser.
Si la croyance d'un chrétien au XIX" siècle n'avait pas
plus de valeur, au regard de l'esprit, que l'idolâtrie dun
Peau-Rouge ; si dans la sujétion de l'àme au surnaturel
et dans sa croyance aux miracles consacrés (la vraie foi
n'en connaît pas d'autres), il n'y avait que l'acte machinal
d'une intelligence hallucinée, comment saint Louis, Ger-
son, l'Hôpital, saint François de Sales, Bossuet, Féne-
lon, et, de nos jours, un Chateaubriand, un Montalembert,
un Broglie, un Guizot, comment tons ces hommes au-
raient-ils été des croyants, étant de si grands esprits?
Qui les eut fait descendre des sommets lumineux de la
science humaine dans ces ténèbres sacrées où l'esprit est
un luxe dangereux, la philosophie un piège, le raisonne-
ment une révolte? A ceux qui prétendent » (pic la philoso-
phie n'est plus qu'une niiiic célèbre, je pourrais répondre,
disait le père Lacordaire, que l'Église catholicpie n'a
jamais tenu compte de cette objection, et qu'elle a
■744 IMÙCES DIVERSES.
conslammoni ijhilosophé par l'organe de ses plus grands
doelcurs (i).-- »
.M. Doudan ne voulait-il pas témoigner de ces vérités à
sa manière, c'est-à-dire avec une certaine profondeur
dans sa malice, quand il racontait à M""' Auguste de Staël
l'aventure étrange arrivée, en i835, à l'abbé Bautaiu, un
ancien universitaire devenu prêtre?
(( Mademoiselle de Pomarct vous a certainement entre-
tenue de l'abbé Bautain, écrit-il; c'est très-véritablement
un homme de mérite, mais il soutient une singulière
thèse contre son évècpic, l'évêque de Strasbourg. Notez
que l'abbé Bautain est philosophe et que l'évoque n'est
pas philosophe; il est tout simplement évêque. Or, l'abbé
enseigne dans un séminaire que la raison n'est rien, n'est
bonne à rien, n'apprend rien. Il affirme que l'existence
de Dieu n'est pas même du domaine de la raison; que,
sans la foi, il n'y aurait dans le monde nulle connaissance
de Dieu. L'évêque se fâche, lui dit qu'il va trop loin; qu'il
est vrai que, même pour l'existence de Dieu, la foi donne
des vues plus nettes et plus profondes, mais qu'enfin la
raison n'est pas si bête que le professeur la fait et qu'elle
peut s'élever à croire en Dieu. Le professeur persiste à
soutenir par des raisonnements que la raison ne peut don-
ner la raison de quoi que ce soit. L'évêque l'invite alors
à aller enseigner son scepticisme ailleurs : ce qu'a fait
M. Bautain avec beaucoup de dignité. C'est la première
fois depuis longtemps que l'Église catholique a vu pa-
(1) Discours sur les éludes philosophiques (août 1859).
ANNÉE 1876. ^45
reille querelle, un c''\r(mf (U'-renclanf la logi(|ue eonli-e son
curé... »
On voit assez par le tour que INI. Doudan donne à ce ré-
cit qu'il est do l'avis de l'évèque, c'est-à-dire, ici, du bon
sens. Il n'avait pu méconnaître, dans le milieu où il vivait,
ce caractère de l'esprit loli^ieuv conliant dans la science,
quand il est intellii,H'nt, et aussi cette grandeiii- morale de
la vraie foi. S'il avait résisté à l'attrait et à la force de tels
exemples, il les avait grandement respectés. Respecter
dans les autres la liberté de conscience quDn léclame jus-
tement pour soi, c'est le plus vrai caractère de la libre
pensée. Mais parce que Doudan n'apportait dans les con-
troverses religieuses ni injurieux dédain ni impétueux aveu-
glement, son libre esprit n'en avait que plus d'essor et de
force partout où son bon sens lui demandait assistance
contre les intempérances vraies ou simulées du fanatisme,
sous toutes ses formes, sacrées ou profanes.
Le fanatisme, notre siècle le met volontiers partout, un
peu froidement, car il l'étalé plus qu'il ne l'éprouve. Au
fait, on retrouve presque en tous lieux sa trace, et près de
l'autel peut-être encore moins qu'ailleurs. Regardez-y bien :
il est dans la politique par la véhémence trop souvent fac-
tice des opinions, dans la littérature par la dépravation for-
cenée du goût; il entre même à de certains jours dans la
science et dans les arts; il pervertit jusqu'à la musique.
Maintenant, Messieurs , jugez du bonheur d'un sage qui
peut se dire qu'il est étranger à tous ces excès, et qu'il a
peut-être mission de les railler et de les combattre! Mais
que dis-je? une mission à lui! l^e mot seul l'cùl fait ca-
brer. En lui la liberté de pensée, c'était, à proprement
ACAD. iR. 94
j46 PIÈCES DIVERSES.
parler, son essence , l'harmonieux résultat des éléments
dont se composait sa nature, nullement un métier, un parti
pris, une manière d'être. II n'avait jamais tenu école
d'esthétique ou de morale. Il n'avait jamais professé que
pour quelques enfants. Le professeur était resté un pen-
seur. Il vivait pour la liberté et par elle , sans lui rien de-
mander que le bonheur même de sa possession. M'"' de
Staël, qui semble avoir écrit pour lui son beau chapitre
« sur la littérature dans ses rapports avec le bonheur » ,
y signale ces fières et fortifiantes rencontres que l'étude
procure aux âmes libres, disciples de l'antiquité (i). « Ce
qui dans tous les temps , écrivait de son côté M. de Tocque-
vllle , a si fortement attaché le cœur de certains hommes à
la liberté, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre,
indépendamment de ses bienfaits. C'est le plaisir de pou-
voir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le gouver-
nement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté
autre chose qu'elle-même, est né pour servir (2). » M. Dou-
dan jouissait de la liberté de penser comme M. de Toc-
queville voulait qu'on pût jouir de la liberté politique.
C'était pour lui comme l'air qui nous entoure, comme le
parfum des fleurs qu'on respire, comme un de ces fleuves
au cours paisible qui vous poitent avec une douce et irré-
sistible lenteur. C'est ce rôle à moitié passif, presque pla-
tonique, que Doudan assignait dans son âme à la liberté.
Il n'en aurait aimé pour lui la poursuite ni dans un parle-
ment, ni dans une feuille politique, comme quelques-uns
{\)De la Littérature, discours préliminaire.
(9) L'Ancien Régime et la Révolution, p. 256.
ANNÉE 1876. y47
de ses plus (;hers et de ses plus illustres amis. Il n'a\ait
jamais accepté dans la vie active (pi une sujétion tem-
poraire, dont la plus noble confiance, je l'ai assez dit,
garantissait la dignité; puis il était revenu à ses amis, il
ses livres, à ces muets témoins qui étaient pour lui liicn
souvent des juges. L'homme a besoin de rapprocher sans
cesse son esprit et son àme de ces grands modèles où res-
pire la vertu, où le beau réside. La plus libre pensée trouve
là des maîtres, même si elle ne cherche que des guides.
M. Doudan avait de grands et immortels confesseurs qui
s'appelaient Homère, Platon, Virgile, Tacite, Bossuet,
Montesquieu, Voltaire, ceux cpie le paganisme n'avait pas
corrompus, ceux que la loi n'avait pas bornés, ceux que la
libre pensée n'avait ni égarés ni enorgueillis. Il y revenait
sans cesse, et il avait, étant un délicat en toute chose et
un raffiné des austères jouissances, une manière d'échap-
per à la satiété même dans l'excellent, qu'il est bon de
connaître pour en profiter. Il écrivait à M. Piseatory :
« L'habitude nous a été donnée sans doute pour notre
bien ; mais elle a cet inconvénient qu'elle émousse nos im-
pressions Il faut donc en revenir aux anciens livres.
J'ai trouvé que, pour les i^ajeunir, il fallait y chercher
chaque fois autre chose, relire par exemple Virgile pour
y recueillir toutes les peintures du monde extérieur, et
Gicéron pour y suivre la trace des règles morales qui
étaient le catéchisme des Romains... »
C'est ainsi que M. Doudan aimait à naviguer, la voile au
vent, le long de ces rivages sans limites de l'antiquité et
de l'érudition qui sont un de vos domaines, Messieurs de
l'Institut. Sur la musique, la peinture et les beaux-arts, il
^48 PIÈCES DIVERSES.
était en rapport assidu avec des connaisseurs qui remar-
quaient et admiraient en lui l'instinct du beau, dont il
aimait à l'aire aussi la philosophie. Il querellait volontiers
les philosophes; il ne pouvait se passer de métaphysique.
11 y avait apporté souvent la lumière. Ailleurs, et par son
goût des sciences exactes auxquelles il s'appliquait pla-
toniquement, n'ayant rien à en faire, il montrait l'inépui-
sable curiosité de son esprit. Naturaliste, quoiqu'il ne vît
guère habituellement la nature que de la fenêtre de sa
petite chambre de la rue Solferino, il l'était avec pas-
sion. Il avait des visions de paysagiste qu'un dessinateur
habile eût pu reproduire, rien qu'en l'écoutant. Il avait,
dans la méditation la plus abstraite, le goût de chercher la
clarté dans le pittoresque. Les voyages le fatiguaient; dans
les derniers temps, ils inquiétaient sa santé délicate dont il
avait toujours eu un souci exagéré. Il n'allait plus que ra-
rement à Coppet, et même à Broglie ou à Gurcy, dans ces
beaux lieux où d'illustres amitiés l'attendaient; mais il
avait vu les Alpes et les Pyrénées ; Rome et Naples n'a-
vaient non plus de secrets pour lui. Par tous ces goûts si
divers, si persévérants, si sincères, qui le mettaient sans
cesse dans la voie et sur la trace de vos sérieux travaux,
Tu longe sequere et vestigia semper adora,
n'est-il pas permis de dire qu'il était, même loin de vous,
un des vôtres? Je me vois ainsi ramené au point de départ
de cette étude.
ANNÉE 1876. 7^9
III
Une telle étude. Messieurs, était condamnée d'avance à
être incomplète. Mes souvenirs abondent quand il s'agit de
M. Doudan; mais le temps est justement mesuré à vos
lecteurs, et si j'ajoute quelques traits à ceux qui précèdent,
c'est que je voudrais, échappant aux graves questions
auxquelles vous m'avez permis de toucher d'une main dis-
crète, aborder un terrain plus facile où je sais que mon
seul mérite sera désormais de ne pas rester trop longtemps.
Pour porter avec succès un esprit de libre penseur dans
le monde, il faut avant tout avoir de l'esprit. Penseurs libres
ou non, beaucoup s'en passent. Pour M. Doudan, l'esprit
était le passeport qu'on aurait pu lui demander partout;
il l'avait toujours avec lui. Voltaire a dit : ' 11 n'y a rien de
plus aimable qu'un homme vertueux qui a de l'esprit. » La
bonne renommée de la pensée libre chez M. Doudan tenait
à un ensemble de qualités qui n'étaient pas seulement celles
de son intelligence, mais de son cœur. « L'esprit de poli-
tesse, avaitdit aussi La Bruyère, est une certaine attention
à faire que, par nos paroles et par nos manières, les autres
soient contents de nous et d'eux-mêmes... » M. Doudan
donnait facilement à ce genre de politesse tous les dehors
de l'amitié. Il avait par excellence ce genre d'affabilité qui
enlève à la controverse toute amertume, à la raillerie, quand
son tour venait, tout aiguillon douloureux. Il n'était ni
infatué ni obstiné. « Il n'y a rien de si rare au monde que
-750 PIÈCES DIVERSES.
d'être de son avis, rien do si difficile que de vouloir ce
qu'on a voulu (i)... » Cette l'aiblesse de volonté, signalée par
le duc de Broglic dans un beau livre, péché mortel che/. les
politiques, n'est pas un trop grand défaut chez un philo-
sophe, même ailleurs que dans l'éclectisme. La correspon-
dance de Doudan lourmillc de contradictions. Croye/.-vous
qu'il se démente? Non, il se complète; son esprit n'est pas
mobile, mais curieux et perfectible à outrance. « J'apprends
tous les jours quelque chose, » disait le vieux Caton. Le
roi Louis-Philippe disait en i84o : <' Depuis que je suis
roi, j'ai beaucoup appris. » Mais ne nous y trompons pas :
sous cette a[)parence d'une curiosité un peu flottante, le
bon sens du penseur avait chez M. Doudan sa cuirasse
d'acier bien trempé. Fortement maître de lui, ayant tou-
jours ce que j'appellerai la sincérité du moment, avec l'in-
variable respect de la langue et du goût, il a pu ainsi prêter
son jugement à la mobilité des hommes et des choses, non
sans y pénétrer profondément par la justesse de son coup
d'œil, la finesse de son ironie, la hardiesse enjouée de son
esprit, tourné par instant, pourquoi ne pas le dire? à la
moquerie et au paradoxe. La forme en lui variait sans
cesse, le fond résistait.
M. Doudan écrit souvent à des femmes. Un tiers de ses
lettres leur est adressé. Il n'y met aucune galanterie ba-
nale, mais seulement une courtoisie plus raffinée. La vérité
sort toujours de son puits, mais toutefois avec un peu plus
de toilette et d'appareil. Il ne faut pas croire d'ailleurs
que sa libre pensée se refuse à profiter de ces entremises
(1) Vues sur le gouvernement et la France.
AMNÉE 1876. 751
charmantes. lien sait trop la puissance dans le inonde. 1^1
puis il ne s'attache pas obstinément à une idée, il ne s'a-
charne pas à un principe au point d'effaroucher ses spiri-
tuelles corresponthmtes. « Henri IV, disait-il, n'avait pas
une boîte à principes dans sa poche, mais un panache blanc
à son casque, et il ne disait pas aux siens: Sui\i'z mon i-ai-
sonnement ; vous le (i-ouNci-ez toujours au chemin de
l'honneur!... Quand un homme me dit : Partons d'un
principe! je deviens tout triste... » Doudan est un servi-
teur (lu bon sens. 11 enrichit son esprit plus qu'il ne le
charge; il l'alline et le raffine pour en faire l'arme légère
et forte avec laquelle sa libre pensée traverse la vie; af-
frontant doucement les inégalités sociales et les pesantes
controverses, les importants et les sots, les fabricants
d'hvperboles et les chailalaneries consacrées. Il inédit
quelquefois du monde ; il l'aime au fond, quoiqu'il dise le
contraire; il l'aime dans le cercle distingué où il le fré-
quente, et si parfois il le raille doucement, c'est (ju'il le
traite en ami. Un spirituel voyageur avait écrit, passant par
Strasbourg, qu'il avait \u un singulier effet du tonnerre,
tombé sur la cathédrale : « La foudre avait respecté tous
les noms illustres gravés sur la plate-lbrme, Herder, Gœthe,
Gav-Lussac, Lavater... Elle avait brisé les deux premières
lettres du nom de Voltaire (i)... » M- Doudan avait lu ce
l'écit. « Eh bien? dit-il à son ami, la première fois qu'il
le rencontra, là foudre a fait son devoir à Strasbourg !
Elle a effacé le nom de \oltaire... » Et il souriiiil. Lu
sourire bienveillant, c'était la mesure de son scepticisme
(1) En Alsace, par M. Xavier Marmier, p. 384.
yb2 PIÈCES DIVEHSES.
dans CCS rencontres délicates avec l'attendrissement d'une
crédulité tiop facile. Il souriait, quoiqu'il eût, au demeu-
rant, bien d'autres armes de combat en ce genre, mais
toutes empruntées à un certain fond d'ironie dont la mine
en lui était inépuisable. Son esprit passait, par degrés
insensibles, de l'inoffensive raillerie à la satire sans merci,
et du sourire obligeant qui ébauchait une pensée au ferme
regard qui l'achevait. Pourquoi ne pas l'avouer? Ce don
d'ironie qui fait de M. Doudan un maître à ce titre,
cette finesse railleuse qui le distingue entre tous, ce mérite
délicat a pourtant, même dans cette mesure, ses entraîne-
ments et ses périls. Doudan s'élève parfois, et ce n'est pas
cela que je lui reproche, à la plus éloquente invective
quand il est en face, comme il le fut en avril 1871 (car il
était resté à Paris), de quelques-unes de ces frénésies anti-
sociales où le crime a encore plus de part que la fureur...
Avant ces terribles épreuves et quand l'ordre régnait dans
les rues, la hausse à la Bourse et la sécui^ité partout, Dou-
dan ne prend pas son parti d'une liberté restreinte^ et le
librepenseur ne choisit pas ce moment, comme tant d'autres,
pour ne plus penser du tout. Sur les fautes et les impré-
voyances de l'autocratie, sa verve non plus ne tarit pas;
et le côté par où l'impuissance providentielle du pouvoir
le plus absolu prête si souvent à rire, quand elle ne nous
réduit pas à pleurer, ce côté faible de tout despotisme n'a
nulle part, je crois, été mieux caractérisé et mieux jugé que
par cet aristarque souriant et moqueur des événements de
son siècle. Non, il n'y a pas là ce qu'il signale, avec un peu
d'exagération peut-être, dans les Provinciales de Pascal,
« cette raillerie sinistre et tragique aiguisée et affilée comme
ANNÉE 1876. y 53
un poignard » ; mais voyez s'il ('-tait possible de parler avec
plus de bonne grâce malicieuse cl de bon scnsprophélicjue
du danger cpie laisail loiirir ;i la France, après Sadowa, la
tolérance si étrangement désintéressée quis'associail à la re-
construction d'une grande Allemagne unitaire : « Que dirait
le vainqueur d'Austcrlitz, écrivait Doudan en juillet iSOG,
s'il voyait refaire ccl (Miipire germanique cpi'il avait délruit
à coups de canon, et un empire germaniqiu^ (pii aura bien
plus de cohésion que le premier? Celui-ci sera un régiment.
L'autre était une machine dont tous les ressorts se contra-
riaient les uns les autres... Cl' (pii est singulier, ajoute-t-il,
c'esl riiistincl j)olili(|iic des gens d'affaires de Fi-ance...
Hier, l'un d'eux tlisait, parlant de l'empereur Napoléon
d'aujourd'hui: Ce diable d'honune est admirable ! Il vous
renverse en un tour de main tous ces petits Etats d'Alle-
magne dont son oncle n'avait jamais pu venir à bout... »
Ainsi pratiquée, appliquée avec cette justesse lapide et
incisive, l'ironie, si spontanée qu'elle soit toujours sous la
plume ou sur les lèvres de M. Doudan, ressemble à un art
et toucherait à la perfection, si la perfection même en ce
genre n'avait ses écueils. M. Doudan fait (juei(|uc pari une
très-piquante étude dr la bizarrerie dans l'espril, (|u'il dis-
tingue justement de Toriginalilé ; il la définil mieux (pi'il
ne s'en défend. Mais c'est là chez lui, quelle qu'elle soit et
elle n'est jamais ni malfaisante ni ridicule, une des formes
de la libre pensée. Il faut qu'il dise, de manière ou d'autre,
la vérité h tout le monde, à ses amis, et aux meilleurs tout
des pr.iiiiers. Original, il l'est toujours avec un certain
goût d'approfondissement qui le pousse à creuseï' au l'oud
de sa pensée comme pour y faire incessamment des décou-
ACAD. IR. g5
7^4 PIÈCES DIVERSES.
vertes : « J'ai une rage d'apprendre... C'est là le secret de
ma prétendue paresse. Il n'y a de véritable originalité en
tout que sous les dernières couches de l'érudition. Quand
on ne sait rien, on se croit trop facilement des idées neu-
ves... » Dirai-je qu'il se défend toujours de toute affecta-
tion ? Il me répondrait, comme il fit un jour à M. Raulin,
son ami, un aimable homme, un peu martyr de cette ami-
tié doucement querelleuse : « Ne dites rien contre l'affec-
tation du style ; c'est bien souvent un travail nécessaire
pour faire sortir sa pensée du marbre où elle est en-
fermée. »
Chez M. Doudan, la pensée a par moments, en effet, cette
beauté sculpturale qui laisse deviner moins l'effort que la
facilité du ciseau ; plus souvent l'ironie chez lui tourne en
poésie ou en sentiment; ailleurs, c'est le paradoxe qui en
fait les frais avec une certaine audace : « Il faut savoir oser,
disait Voltaire ; la philosophie mérite bien qu'on ait du
courage; il serait honteux qu'un philosophe n'en eût pas,
quand les enfants de nos manoeuvres vont à la mort pour
quatre sols parjour... » Et, au fait, un paradoxe bien tourné
n'est jamais si audacieux qu'il le paraît. Il vous agace au
premier moment ; regardez-y de près, il vous protège quel-
quefois contre une absurdité banale. Il est comme une sen-
tinelle perdue du bon sens. « Je suis quelquefois, écrit
Doudan en i835, porté à croire que l'erreur naît du choc
des opinions (i). Autrefois on disait que c'était la vérité
(1) On peut voir, dans V inlfoduction remarquable que M. le comte d"Haus-
sonville a mise en tête de la correspondance, que l'éminent écrivain prend
plus facilement que moi son parti des paradoxes de M. Doudan.
ANNÉE 187G. 755
qui naissait ainsi. Il est bon de chanfi;ei' de temps en temps
les idées reçues, de dire l'envers d'une chose laisomial)!»'.
On jette une sottise en l'air cl il i-ctomhc 1111 li-ail tl'es-
prit... » Malgré tout, Doudan m'elïraie un peu quand il dé-
veloppe même en se jouant sa théorie des grands espaces,
lacs, plaines ou forets, qu'il considère poui" ceux qui les ha-
bitent comme funestes à la santé ; quand il démontre l'uti-
lité des hypocrites dans une société bien réglée; quand il
célèbre les bienfaits de l'ennui dans les petites villes de
province; quand il dit auv femmes mariées : « 11 ne faut
jamais quitter son mari parce que cela fait trop de peine de
le revoir»; quand, après un raisonnement un peu fantai-
siste, il écrit : « Le ridicule de ce que je vous dis là, c'est
que j'en pense quelque chose » ; lorsqu'enfin il fait passer
à une troupe d'écoliers ce qu'il appelle un examen d'igno-
rance et qu'il répond : « Très-bien! continuez, mon ami! » à
chacune des ripostes qui témoignent le plus que ces enfants
ne savent rien. Tous ces paradoxes sont assurément fort
drôles par la forme, et le dernier est une satire contre ces
instituteurs qui chauffent à blanc l'esprit de leurs jeunes
élèves, au lieu de lui laisser la lenteur salutaire d'une crois-
sance naturelle etd'unematurité véritable. Ailleurs, l'auteur
de la correspondance aime assez, tiyant à parler politifjue,
à se munir d'un bon paradoxe qui lui servira de maintien
dans une question délicate. Il écrit en i848, à propos des
événements d'Italie:
« J'aime assez ce que fait le roi de Sardaigne qui accroît
les bataillons de son armée à mesure (ju il donne une li-
berté de plus à ses peuples. C'est là proportionner les pa-
rois de la machine à la force d'expansion de la vapeur.
7 56 PIÈCES DIVERSES.
C'est le contraii'o qu'on fait ailleurs, et tout le monde, en
effet, n'a pas une bonne année à ses ordres pour contre-
balancer ses bonnes intentions. Le pauvre pape et le pau-
vre duc de Toscane ont eu le cœur sur la main. Il leur au-
rait fallu une bonne épée de l'autre pour repousser l'excès
de la familiarité. Les bons trouvent beaucoup d'obstacles
à faire bien... La morale de tout ceci est qu'il ne faut
être le bienfaiteur de personne, à moins qu'on n'ait mis
derrière un rempart solide ce qu'on est disposé à garder
pour soi. »
«( Il ne faut être le bienfaiteur de personne !» M. Doudan
avait besoin d'un certain courage pour hasarder, sans y
croire, des paradoxes de cette force, même en politique;
mais ces témérités ne lui déplaisaient pas. Il lançait ainsi
des mots dont le sens à moitié caché ne laissait pas pour
lui d'être fort clair, mais il n'avait pas la superstition de la
clarté qui, selon lui, était de création moderne, et qui,
dans les Tusculanes de Gicéron par exemple, faisait par-
tout défaut à la sagacité paresseuse ou exigeante.
Pourquoi ne dirais-je pas qu'il se mêlait une pointe de
bonne humeur, d'/iMmo?/r britannique, avec un certain plaisir
de dérouter les gens, dans ce goût que notre ami montrait
pour le pai^adoxe? Il a écrit quelque part, non plus dans
une de ses lettres, mais dans un de ses articles de Revue,
trop peu nombreux, que les éditeurs de sa correspon-
dance nous ont rendus : u Une raison fine, élégante,
moqueuse, préside à l'ensemble de la civilisation française,
mélange de force et de mesure, d'audace et de retenue, de
calcul et d'entraînement. Le symptôme d'une pareille dis-
position, c'est la moquerie. Un peuple, en effet, n'est
ANNÉE 1876. 757
moqueur que parce qu'il a de la mesure et de l'harmonie dans
ses facultés. Il parodie loiil parce qu'il saisit ,1 riti>^laiil la
moindre dissonance et (jue son oreille délicate en est bles-
sée (i)... » Est-ce Molière? Est-ce la Bruyère? Est-ce Addis-
son? Est-ce le Sage ou Voltaire, ou M. Doudan lui-même
que cette définition nous laisse entrevoir ? Avec le goût et le
don de l'ironie philosopiiiciue, M. IJoudan aurait-il eu aussi
àquelqueségardslinslinel, parfois le talent de la comédie?
N'en disons pas trop. On peut croire, en lisant certaines
pages de sa correspondance, qu'il serait allé jusqu'au comi-
que ; il s'arrête au burlesque, témoin cette scène d'un
scrutin législatif doni il nous fait, sans tiop y ei-oire, l'a-
musant récit :
« La Chambre des députés, écrit-il, va grand train ici
(c'était en juin i84fi); mais, comme toujours, au moment
du vote, on ne trouve pas le nombre de députés nécessaire.
Hier, iM. le président prit uu grand parti. H fit appeler un
huissier et lui dit deux mots à l'oreille. L'huissier partit
d'un air grave avec sa baguette noire et se dirigea, par un
soleil bridant, vers l'école de natation dont les portes s'ou-
vrirent devant lui au nom de la Chambre. Il .se plaça sur
le bord des bateaux et chercha à reconnaître, dans le nom-
bre infini des nageurs qui plongeaient et revenaient sur
leau, s'il ne pourrait pas pêcher quelque membre de la
majorité : mais comme il est rare de voir aucun député à
la tribune dans le costume de l'école de natation, le pauvre
huissier ne savait que faire Enïin on entendit sur la
surface des ondes une voix forte qui dit : « Que ceux de
(1) De la nouvelle École poétique, tome I, p. -48.
58 PIÈCES DIVERSES.
messieurs les députés qui sont sous l'eau veuillent bien
lever la tête et venir voter à la Chambre. » A ces paroles,
toute la Seine se troubla, et l'on n'entendit plus que le
iniu-mure confus d'une douzaine de conservateurs qui se
rhabillaient. Les opinions incertaines continuèrent à nager
entre deux eaux pour échapper aux sommations du prési-
dent. Alors que vit-on et ne vit-on pas? Dans cette grande
hâte, les plus zélés arrivèrent les moins vêtus et les tri-
unes détournèrent les yeux sans trop de colère »
Avouons-le, Messieurs, ici nous sommes loin du libre
penseur; où plutôt ne sommes-nous pas ramenés par ces di-
versions mêmes à l'idéedecelibre esprit qui, sur toutechose,
se donnait carrière, qui abordait tous les sujets, qui les
effleurait ouïes épuisait, se haussait jusqu'à eux ou les rele-
vait jusqu'à lui, et qui, grâce à cette diversité charmante et
puissante, traversait le monde sans le troubler, lui causant
des surprises sans scandale, des contrariétés sans amer-
tume, d'aimables querelles sans lendemain! Sa contradic-
tion n'épargnait personne, quand elle en avait un juste
motif. Mais vous avez vu parfois, dans un champ de blé,
les épis agités un instant par une brise légère qui les ef-
fleure sans les courber. Dans les controverses avec
M. Doudan, vous vous sentiez touché; une atteinte si
douce ne vous laissait ni le temps de vous plaindre ni le
regret de l'avoir ressentie.
ANNÉE 1876. 759
IV
Un tel contradicteur ne pouvait être qu'un bon conseil-
ler. 11 l'était pour tous, et le meilleur qu'on j)ùt choisir,
toujours prêt, toujours sincère, d'un abord loujoui-s facile,
et sans trop d'indulgence, même pour ses amis.
Non ! je n'aurai jamais de lâche complaisance!
Il vous disait cela avec le sourire de Philinte, non avec la
véhémence d'Alcestc ; et, de fait, la plupart des lettrés, ses
amis, au moment de quelque sérieuse épreuve de publicité,
venaient à lui comme on se munit d'une assurance contre la
grêle. Il avait cette « promptitude » à vous conseiller dont
Boileau fait la condition d'un bon conseil en pareille ma-
tière. Il allait droit a la faute, mettait le doigt sur l'erreur
de votre érudition, procurait un support à votre phrase boi-
teuse ou une saignée à votre rhétorique; sécheresse ou plé-
thore, ce qui est souvent la môme chose, il avait remède
à tout. Il excellait surtout à vous briser vos ailes d'Icare.
J'en sais quelque chose. J'ai raconté ailleurs un entretien
que j'eus avec lui un jour que je venais d'achever (passez-
moi ce souvenir) mon discours de réception à l'Académie
française. Je lui montrai mon travail ; arrivé à un certain
passage dont je n'étais pas trop mécontent : « Tenez-vous
beaucoup à cette phrase? me demanda-t-il. — Ma foi ! oui.
— Eh bien, soit! votre phrase n'est pas bonne; il y a
moyen de la rendre encore plus mauvaise... » et il me
y6o PIÈCES DIVERSES.
proposa, par manière de critique, un changement qui
la rendait ridicule. 11 fallut céder. Une autre fois (c'était
en septembre i843), la reine Victoria était venue au châ-
teau d'Eu rendre visite au sage roi Louis-Philippe. J'avais
été l'historiographe volontaire de ce séjour dont j'étais un
des témoins, associé à tous ses incidents, objet d'une cu-
riosité si universelle. Je n'ai pas grand souvenir de ce que
j'écrivis alors pour un journal très important cjui, par ma
plume, voulait bien le dire au public. Il paraît que dans
le récit d'un déjeuner doublement royal, dont les hautes
futaies de la forêt d'Eu furent les majestueux témoins,
l'enthousiasme du commensal attendri se trahit sans trop
de mesure dans la description du reporter; Doudan ne
manqua pas cette occasion de donner cours à sa libre pen-
sée. Il écrivait : « Nous lisons attentivement le récit de
ces grandes fêtes. Les descriptions plus ou moins poéti-
ques du Journal des Débais sont trop dans le style de
René et des Martyrs. Il faut parler plus simplement d'un
goûter ou d'un déjeuner. H y a pourtant dans Milton un
déjeuner d'Adam et d'Eve décrit avec cette vivacité de cou-
leurs et ce luxe de comparaisons; mais c'était une des pre-
mières fois qu'on déjeunait dans ce monde. C'était le dé-
jeuner dans le sens vraiment étymologique; il y a six mille
ans, suivant le calcul le plus modéré d'Ussérius, qu'on
boit et qu'on mange tous les jours. La reine d'Angleterre
s'en va et nous allons rester tout seuls. Il faudra tâcher de
se distraire les uns les autres. Nous sommes encore trente-
trois millions ; mais je gage que personne ne va plus parler
lyriquement du déjeuner de personne... »
En trouvant récemment, dans le premier volume de
ANNÉE 1876. 761
M. Doudan (pages 5 18 et suiv.), cette critique à la fois si
juste, si fine et si personnelle, j'ai éprouvé d'abord ce petit
frisson que notre vanité d'auteur ne nous épargne guère
en pareil cas; puis j'ai fait comme le poète de la Métro-
manie ; « J'ai ri, me voilà désarmé! » Cette double et suc-
cessive impression donne bien l'idée des blessures que
notre cher et aimable Doudan faisait et guérissait du même
coup.
Je termine ici cette incomplète ébauche d'une physiono-
mie qui eût réclamé un autre pinceau. J'ai essayé déjà à
deux reprises différentes de la reproduire ( i), luttant chaque
fois contre mon impuissance à la saisir dans ses métamor-
phoses volontaires. Aujourd'hui, si j'ai pris la plume, c'est
moins pour vous parler de M. Doudan que pour l'intro-
duire, son livre à la main, dans voire illustre compagnie.
C'est lui qui par ma voix vous a parlé. C'est votre bien-
veillant accueil qui lui a répondu, M. Doudan ne se flat-
tait pas. Il avait pourtant un secret instinct de sa valeur,
et il lui arrivait même de le laisser voir. Il avait en même
temps, sinon le regret, tout au moins le sentiment de son
obscurité volontaire. Une des plus belles pages de son livre
est celle qu'il consacre aux inconnus, ceux que leur destin
a dotés pour leur bonheur, ou affligés pour leur confusion,
d'une vie obscure ou d'un nom sans écho. Pensait-il à lui
en traçant cette page mélancolique, ou n'a-t-il fait, con-
trairement à son goût qu'une amplification? Vous allez en
(1) Voir ma Notice en tôle de la correspondance, et un article inséré le
30 juillet dans le Journal des Débats sur la publication de ces deux volumes
due en partie aux soins intelligents et délicats de M"" du Parquet.
ACAD. FR. q6
^62 PIÈCES DIVERSES.
juger, Messieurs, si vous me permetlez ce dernier emprunt
à son écrit :
«... Je crois avec le poète Gray. dit-il, qu'il y a dans
les cimetières de village bien des Milton qui n'ont point
chanté, des Cromwell qui n'ont point versé de sang. Dans
les grandes révolutions, vous voyez ces gens, qui étaient
destinés à l'obscurité par leur situation, devenir Bonaparte,
Masséna, Desaix, Klébcr. Tl n'est pas probable que nous
eussions entendu parler d'eux sans la secousse qui a mis
tout sens dessus dessous. Pour moi, je ne passe jamais
dans une petite ville de province sans soupçonner qu'il y a
là des inconnus qui, dans d'autres circonstances, auraient
égalé ou surpassé les hommes qui remplissent aujourd'hui
le monde de leur nom. Il y a beaucoup de cages où sont
des oiseaux qui étaient faits pour voler très-haut. La na-
ture est très-riche, et il ne lui fait rien que des inconnus
de grand talent n'entrent pas dans la gloire. Ils vivent de
leurs pensées et de leurs sentiments et se passent de l'Aca-
démie française... »
M. Doudan ne se doutait guère, écrivant ces lignes, que
sa lettre serait conservée, qu'elle vivrait, qu'elle le ferait
revivre et que sa protestation contre l'oubli, jointe à tant
d'autres témoignages de son rare talent d'écrivain, le ren-
drait célèbre. Gardez donc les lettres, vous tous qui en
recevez; gardez-les pour peu qu'elles vous aient émus,
impatientés ou charmés, si elles ont du style, le style d'une
âme ou d'un caractère, homme ou femme; gardez-les, ces
lettres, et le jour où elles n'appartiendront plus qu'à vous,
— car une lettre a toujours deux maîtres, celui qui l'écrit,
celui qui la reçoit, — le jour où vous en serez seul maître.
ANNKK l8j6. jd'i
iiiilto/. K's amis bien iiispiios (jul nous oui tloiiiu' cilUs de
Doiidan ; donnez-les, si elles intéressent la morale, la langue
et le goût; si elles doivent profiter à l'histoire ou à la cri-
tique ; donnez-les au public justement avide et jaloux de ces
trésors, et qui aime à prendre ce qui ne lui a|i[iai li. ni i)as.
Ces confidences qui tantôt nous révèlent un homme, tantôt
jettent leur Iniiiirie sur une épocpie, c'est leur spontanéité
même cpii les rond ])récieuses. Moins elles visaient au re-
gard du public, plus elles l'attirent. Leur désintéressement
fait leur prix. L'obscurité qui les couvrait rend plus vive,
le jour où elles en sortent, la lumière qui les éclaire. Gar-
dez-les donc, non sans vous demander ce qui manquerait au
patrimoine intellectuel de l'humanité, si les lettres de Ci-
céron et de Pline le jeune, celles de Henri IV et de M"" de
Sévigné, celles de Rousseau et de Voltaire, celles de Paul-
Louis Courier et de Joseph de Maistre n'avaient jamais vu
le jour. Je rapproche de ces grands noms celui de ÎM. Dou-
dan. Je ne les compare pas. Si ces correspondances n'exis-
taient pas, quel livre, quel traité, quelles études, quelles
recherches pourraient remplacer le bien qu'elles ont pro-
duit? Vous-mêmes, Messieurs, malgré les ressources de
votre imagination, l'étendue de votre science et l'éclat de
vos talents en tout genre, et en réunissant comme aujour-
d'hui vos cinq classes, vous-mêmes, si ces correspondances
n'existaient pas, seriez-vous capables de les inventer?
DISCOURS
DE M. CARO
DIRBCTEDR DE l'aCADÉUIB FRANÇAISE
PRÉSIDENT DBS CINQ ACADÉMIES
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
le mercredi 25 octobre 1877.
Messieurs,
Chaque année, à cette date, il est de règle que l'Institut
de France célèbre par une réunion publique l'anniversaire
de sa fondation. Depuis quatre-vingt-deux ans, cette tradi-
tion, liée à nos origines, s'est continuée sans interruption.
Une seule fois elle a été suspendue, il y a sept ans; il parut
alors qu'une fête, même aussi austère que la nôtre, serait
mal placée au milieu de la douleur publique. Le 25 octobre
1870, l'Institut garda le silence : ce fut la marque de son
deuil dans le grand deuil de la patrie.
■766 PIÈCES DIVERSES.
On ;i défini souvent le caractère de cette institution
nationale, qui appelle et concentre toutes les forces de
l'esprit français, et sans contraindre aucune d'elles, les
excite par l'émulation, les féconde par un commerce in-
time, les multiplie les unes par les autres. Le temps est loin
où la pensée humaine, dans sa jeune audace, aspirait à
s'égaler à l'universalité des choses. L'âge héroïque des
Parménide et des Pythagore, même celui des Platon et
Arislote, est passé sans retour. De pareilles tentatives ne
sont possibles qu'alors que l'esprit humain ne connaît
bien ni ses forces, ni ses limites, parce qu'il ne discerne
pas à des signes certains ce qu'il sait de ce qu'il sait mal
ou même de ce qu'il ignore. Depuis longtemps déjà il ne
peut plus y avoir d'intelligence qui porte à elle seule le
poids toujours accru du savoir humain, et si, par excep-
tion, cette intelligence se rencontrait, on peut être as-
suré d'avance que la faculté d'invention y succombe-
rait pour faire place à l'universalité trompeuse de la
mémoire.
C'est à ces exigences modernes du savoir que l'Institut
correspond avec les agrandissements successifs qu'il a re-
çus, avec sa division en cinq académies, dont quelques-
unes se répartissent elles-mêmes en plusieurs sections, dis-
tribuant sa tâche pour le plus grand profit de chacun et de
tous, imitant pour le travail humain ce que fait la nature
dans ses ouvrages les plus accomplis. Les naturalistes nous
parlent souvent de cette loi qui préside à la vie, d'après
laquelle plus il y a dans un être d'organes distincts et d'ac-
tivités spéciales, plus il y aura d'économie de forces, de
richesse et de variété dans les produits, d'harmonie dans le
ANNÉE 1877. 767
tout vivant. La division du travail physiologique n'i-mpùche
pas, bien au contraire, la communauté des résultats, elle
l'assure; la distinction des fonctions ne miil jt;is à l'unité
du but, elle la garantit. C'est le signe où l'on reconnaît les
organismes supérieurs que la nature favorise ; elle accroît
la vie, si je puis dire, en paraissant la diviser. — Il en est
de même pour cette grande institution : à travers les tra-
vaux si divers du savant, de l'écrivain et de l'artiste, entre
lesquels se répartit la féconde activité qui anime le corps
tout entier, se marque l'unité du but : l'accroissement ré-
gulier de substance, de force et de lumière pour l'esprit
humain, le progrès de la science, la culture plus étendue
chaque jour des lettres et des arts, d'un mot la ci\ilisation,
cpii n'est que l'expression et le résumé de ces grandes
choses.
La division du travail n'existe d'ailleurs qu'à la surlace,
dans les méthodes et dans les objets auxquels les mé-
thodes s'appliquent. L'esprit, sous cette diversité appa-
rente, n'a pas de peine à se retrouver lui-même et à re-
connaître sa vivante unité. Soit qu'il poursuive par l'a-
nalyse les rapports abstraits des figures et des grandeurs,
ou qu'il démêle par l'observation, sous l'amas confus
des faits, les relations uniformes et les lois; soit qu'il
pénètre dans le monde plus ténébreux mille fois et plus
compliqué de l'intelligence et dans la région des piin-
cipes, ou qu'il agisse sur les hommes par l'éloquence,
par la poésie et l'art, qu'il crée des types ou invente, pai'
des combinaisons du son et de la forme, des expres-
sions nouvelles du beau, dans tous ces emplois variés,
c'est toujours le même esprit, travaillant sous la même
H 68 PIÈCES DIVERSES.
loi, celle de l'ordre, poursuivant en toutes choses l'har-
monie et l'unité, à l'aide de la même faculté, la raison. —
La raison ! c'est-à-dire la faculté de saisir la raison des
choses, les rapports suivant lesquels s'enchaînent ou s'en-
gendrent les faits, les idées ou les émotions. N'est-ce pas
elle qui suscite les grandes hypothèses par lesquelles les
sciences se renouvellent, ces intuitions rapides et merveil-
leuses qui devancent les faits et gouvernent les expériences,
comme par un pressentiment de l'ordre qu'il s'agit de re-
trouver dans la nature ? N'est-ce pas la même raison qui,
sous l'empire des mêmes lois, dirige l'inspiration de l'ar-
tiste et lui révèle les formes de la beauté pure? Comme la
science, dans ses plus hautes évolutions, obéit à l'attrait
secret de l'invisible unité, l'imagination elle-même, dans ses
créations les plus hardies, nous paraît liée à l'ordre parce
besoin de l'harmonie, de la proportion, de la mesure, sans
lesquelles il n'est pas d'œuvre vraiment belle et qui mérite
de durer.
C'est pour consacrer ce grand principe de l'unité de
l'esprit humain, constant à lui-même et à ses lois dans la
diversité de ses applications, qu'une généreuse fondation
attribue un prix biennal de vingt mille francs à l'ouvrage
ou à la découverte que l'Institut, en séance plénière, aura
jugé le plus propre à honorer ou à servir le pays. Cette
année, sur la présentation de l'Académie des beaux-arts,
cette haute récompense, la plus considérable dont dispose
l'Institut, a été décernée à une œuvre dont la réputation
n'est plus à faire et qui est déjà populaire sous ce nom
consacré, la Jeunesse. Admirée à l'Exposition de 1875,
elle le sera plus encore dans cette galerie de l'Ecole des
ANNÉE 1877. 7G9
beaux-arts, où elle est fixée poui- toujours, parmi les traces
encore récentes de la génération d'hior, sous les yeux des
générations nouvelles où la France de demain reconnaîtra
ses artistes préférés.
On sait quel succès accueillit cette oeuvre quand elle parut
au jour, il y a deux ans. Il l'iiiil sans doute l'aiio l;i pari du
sujet lui-même, des souveniis qu'il rappelait, de l'ordre
héroïque des sentiments où il nous conviait. Le sujet,
c'était la consécration par un monument de la mémoire
des élèves de l'Ecole, peintres, sculpteurs ou architectes,
devenus soldats pendant la guerre de 1870 et tués à r en-
nemi, comme disent les bulletins militaires, sous les imirs
de Paris ou sur divers points de la France. D'un seul
coup d'aile, l'art nous transportait à quelques années en
arrière; il nous faisait revivre dans cette journée funeste
où perça un instant, à travers les brouillards de janvier,
la dernière lueur de l'espoir patriotique qui avait sou-
tenu pendant de longs mois Paris, prisonnier sans être
vaincu. Mais déjà la nuit était ictombée plus profonde
sur notre suprême effort et notre suprême illusion. La dé-
faite irréparable enveloppait de tout côté la ville, el |i;tiriii
ceux qui, ce soir-là, ne revinrent pas et qui élaicnl les |)liis
attendus, au milieu de tant d'autres dignes de larmes
éternelles, on murmurait tout bas le nom d'Ilenii Re-
gnauil. H était tombé avec la patrie sur son dernier champ
de bataille, la dernière victime de cette guerre, une des
victimes les plus nobles, une des plus aimées et des plus
dignes de l'être. Les jeunes morts sont la grande émotion
de la vie humaine, de la poésie et de l'histoire. Cette
émotion devient un deuil public quand il s'y joint le regret
ACAD. FR. gy
770 PIECES DIVERSES.
d'un talent supérieur, le pressentiment de ce qu'il pouvait
donner au monde et de ce qu'il a emporté avec lui.
Il serait injuste pourtant d'attribuer uniquement à ces
circonstances l'impression profonde que produisit sur le
public la statue de la Jeunesse. Comme l'a si bien mar-
qué, d'un trait savant et délicat, M. le Secrétaire perpétuel
des beaux-arts en soumettant le choix de son Académie à
la sanction de l'Institut, cette statue révèle des qualités
supérieures, indépendantes des souvenirs qu'elle évoque :
elle a des mérites d'invention et d'exécution qui sont bien
à elle.
L'Institut n'a eu qu'à applaudir, d'une voix et d'un
vote presque unanime, aux conclusions de ce rapport
décisif. Il a jugé cette œuvre digne de la haute récom-
pense pour laquelle on la proposait : œuvre à la fois idéale
et humaine, idéale par le symbole, humaine par l'émotion ;
idéale par la beauté de la forme, la noblesse du geste, une
sorte d'enthousiasme attendri et de fervente piété; humaine
par la vie^ par la douleur, par l'élancement de tout l'être
dans un mouvement plein de grâce et de passion. Rappro-
chée du spectateur, le pied posé sur une seule marche qui la
sépare à peine de la terre, on dirait que cette figure émane
de nous, qu'elle s'est formée en nous de ce qu'il y a de
plus exquis, de plus noble et de plus pur. C'est bien là le
rêve de la jeunesse pour les uns; pour les autres, c'en est
le souvenir; pour tous, c'en est la plus touchante image. —
C'est la Jeunesse, mais c'est aussi la Patrie. Sous les traits
de cette vierge décorant un tombeau, n'est-il pas permis de
reconnaître la France, jeune comme le héros qu'elle cou-
ronne, lui survivant pour le pleurer et pour se souvenir;
ANNÉE 1877. 771
la France, qui ne vieillit pas et qui ne meurt pas, et qui
seuil )lt' renaître à chaque génération comme la nature à
chaque printemps?
Allez revoir, Messieurs, en sortant d'ici, ce moiuunent
élevé à une chère mémoire; vous jugerez que l'Iiislitul ne
s'est pas ti'ompé en décernant le prix hieiiual ;i M. <"-liapu,
l'auteur de la statue de la Jeunesse.
Et maintenant il me reste un douloureux devoir à rem-
plir. J'ai à retenir un instant votre pensée sur les pertes
nombreuses qui ont, dans le cours de cette année, attristé
nos Académies. Chaque classe a payé largement son tribut
à la mort, sauf la classe des inscriptions et belles-lettres,
heureusement épargnée, et qui n'a eu sa part (pic dans le
deuil commun de l'Institut.
Les beaux-arts ont perdu M. Perraud. On connaît la
simple et fière histoire de ce fds de vigneron, de ce petit
montagnard du Jura, formé à l'école de la pauvreté, sa
dure nourrice et la compagne de toute sa vie, (]iii (Icvinl, à
travers des luttes obscurément héroïques, l'artiste éner-
gique et convaincu que nous avons admiré, un des maîtres
de la sculpture française. Rappelons seulement, parmi ses
œuvres déjà classiques, en iRnî le Faune, en 1869 le Déses-
poir, œuvre prophétique pour ainsi dire, pressentiment
douloureux de cette maladie de l'àme à laquelle devait suc-
comber le pauvre artiste, resté seul au monde, sans l'appui
de l'affection dévouée qui l'avait soutenu dans une vie diffi-
cile, où il paya si cher la rançon d'une laborieuse célébrité.
i;àLes sciences morales et politiques regrettent M. Cauchy,
le parfait honnête homme, une conscience intègre, diflicile
à elle-même, indulgente et douce aux autres, le type du
77^ PIECES DIVERSES.
savant chrétien, cachant sous une modestie presque timide
une science étendue et variée. Elles regrettent également
un physiologiste distingué, attaché à la section de philo-
sophie et dont les travaux, dans le cours d'une longue
carrière, eurent leur jour d'éclat. Cette bonne fortune,
M. Lélut la méritait par son érudition consciencieuse,
par la finesse de son argumentation, dont la phrénologie
eut à payer les frais dans de vifs combats que l'on n'a pas
oubliés. Aliéniste philosophe, il s'est occupé, non sans
quelque esprit de système, de recherches curieuses sur les
analogies de la folie et de la raison. Je dois môme dire que
ces analogies ne laissent pas d'être, sous sa plume, assez
inquiétantes pour la pauvre espèce humaine, et surtout
pour les grands hommes. Socrate avec son démon fami-
lier, Pascal avec son amulette, durent comparaître devant
ce redoutable inquisiteur qui les renvoya bien et dûment
convaincus d'un commencement de folie. M. Lélut prépa-
rait ainsi les esprits au système qui a paru de nos jours,
et d'après lequel les inspirations qui nous semblent les plus
sublimes pourraient bien n'être qu'une forme d'excitation
cérébrale et le génie une névrose; et, cependant, malgré
l'horreur de ces révélations médicales, M. Lélut et ses
successeurs n'ont pu encore nous dégoûter du génie, tant
est grande la force des préjugés ! Nous nous surprenons
même à souhaiter qu'une pareille maladie s'enracine et se
multiplie parmi nous. Heureuses les nations chez lesquelles
cette contagion se répandrait, chez lesquelles se produi-
raient beaucoup de ces grands penseurs, dussent les Socrate
et les Pascal de l'avenir être hallucinés comme l'un et
visionnaires comme l'autre !
ANNÉE 1877. 773
L'Académie iVaiK-aisc a été bien cruclIciuciiL ipruuvée.
Aujourd'hui en deuil de son cher et glorieux doyen, elle
avait perdu, depuis près d un an, l'auteur célèbre de liiF>//e
d'Eschyle et de poèmes d'une haute inspiration, M. Autiaii,
mort au moment où il revoyait ses vers, avec un soin jaloux
de la perfection, pour une édition définitive qu'il préparait
comme son poétique monument. 11 ne lui aura pas été donné
de l'achever. « La mort, disait récemment un de nos con-
frères (i), la mort vient à son heure, pas à celle que nous
croyons. » Déjà depuis quelques années M. Autran était
obligé, pour la révision de son œuvre, de demander aux
affections qui l'entouraient une aide que ses yeux à demi
éteints rendaient nécessaire.
Oui, la nuit désormais, la nuit du vieil Homère
Ravit tout à mes yeux, tout, jusqu'à mon chemin ;
Le ciel me réservait cette infortune araère
De ne plus voir l'ami qui me serre la main (2).
Depuis que M. Autran exprimait cette plainte touchante,
le mal implacable faisait des progrès d'année en année, et
maintenant ce sont d'autres mains que les siennes, d'autres
yeux bien dévoués, bien attentifs, qui achèveront l'œuvre
commencée. Nous verrons alors apparaître au sommet,
comme pour la couronner, une noble figure, celle d'un
vrai poète, gardien incorruptible du vrai et du beau, « d'un
chevalier de l'idéal (3) », d'un homme qui a cru à la poésie
(1) M. Meissonier, sur la tombe de M. Perraud.
(2) La Lyre à sept cordes, épilogue.
(3) Voir la belle pièce intitulé l'Idéal.
nr^ PIÈCES DIVERSES.
au point de lui donner sa vie entière, sans distraction et
sans réserve, et qui a puisé dans cette foi assez de force
pour préférer à toute autre gloire humaine celle de n'être
qu'un poète.
A côté du poète, le savant; la mort aime ces con-
trastes. Il y a un mois à peine, après une longue ma-
ladie, M. Le Verrier s'éteignait laissant après lui un
nom que connaît la science, aussi loin qu'elle est allée,
aux extrémités du monde. « Il appartenait, comme on
« l'a si bien dit sur sa tombe (i), à cette grande
« famille des Copernic, des Kepler, des Laplace, qui,
« depuis plus de trois siècles, s'appliquent à décou-
« vrir les lois du système du monde et à nous en faire
« comprendre la beauté. » — En vérité, quand un tel
homme disparaît d'au miUeu de nous, on peut dire sans
exagération que l'œuvre de Dieu perd un grand té-
moin. Il ne m'appartient pas, et je n'essayerai pas d'ana-
lyser cette puissance d'abstraction extraordinaire, cette
faculté unique pour les calculs de la mécanique céleste,
cette supériorité d'intelligence spéciale qui avait marqué
dès longtemps la place de M. Le Verrier à ce poste d'ob-
servation des phénomènes célestes, où ses qualités étaient
de telle nature qu'elles effaçaient tout le reste, même ses
défauts, et réduisaient au silence les oppositions les plus
légitimes, soulevées contre cette dictature du ciel, aussi
ombrageuse que celle de la terre. — D'autres ont raconté
déjà, comme il convient, cette vie scientifique et les ré-
(1) M. Dumas, membre de l'Académie française, secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences.
ANNÉE 1877. 775
sultats qu'elle a donnés : les bornes du monde solaire
reculées pour notre esprit, les labiés des grandes pla-
nètes construites, l'orf^anisalion puissante qui a doté la
France d'un système d'avertissement des tempêtes. Je
ne veux, à ce propos, rappeler qu'un trait, parce qu'il
appartient à nos annales académiques. C'est le i" jan-
vier 1847, o'^ "^ ^'" souvient, que la planète qui portait
la fortune scientifique de M. Le Verrier, apparut au
point précis du ciel que le calcul lui avait assigné long-
temps avant qu'elle ne fut découverte, quand elle n'était
encore qu'un objet idéal, conçu par l'analyse, invisible à
l'oeil humain. Quelques jours après, le 7 janvier, l'Acadé-
mie française recevait le successeur de M. Royer-Collard,
et ce qu'on a oublié, c'est que ce triomphe magnifique de
la théorie et du calcul trouva ce jour-là un interprète
inattendu, digne d'un tel sujet. Le nouvel académicien
modifia hardiment son discours en l'honneur de ce grand
événement astronomique, et il ajouta de verve à l'œuvre
déjà imprimée ces dernières paroles qui enlevèrent l'audi-
toire : « Je rends hommage à la sagacité patiente qui,
s'armant des instruments admirables que l'art prête à nos
organes, aperçoit laborieusement des phénomènes cachés
au vulgaire... mais j'admire davantage encore celui qui,
seulement appuyé de cpiclques observations variables,
projette sur lu nuit de l'inconnu la lumière d'une induc-
tion hardie, et sans autre instrument que cette analyse
merveilleuse, œuvre directe et abstraite de la raison, devine
au sein de l'invisible un monde nouveau, le constate sans
l'observer, le démontre sans le connaître, le prédit en quel-
que sorte, dédaignant de le découvrir, retrouve la créa-
^-6 PIÈCES DIVERSES.
lion dans sa pensée et semble à la fois agrandir le ciel et
l'esprit humain. » — Celui qui louait ainsi M. Le Verrier
était M. Charles de Rémusat.
Ces deux noms, Rémusat, Le Verrier, vous rappellent
celui qu'il me reste à prononcer devant vous, et qui est
suspendu sur vos lèvres depuis le commencement de cette
séance : M. Thiers. Ce grand nom appartenait à deux
classes de l'Institut qu'il a illustrées depuis près d'un
demi-siècle; je dirais mieux en disant qu'il appartenait à
l'Institut tout entier comme à la France. Il restera, en
effet, le symbole le plus éclatant que nous ayons vu de
l'universalité, la seule à laquelle puisse atteindre de nos
jours l'esprit humain, celle des aptitudes et des facultés,
qui, en un sens, sont plus que les sciences spéciales,
parce qu'elles sont l'instrument avec lequel chaque science
se construit. Par ses goûts, par son ardeur à tout savoir,
par son aptitude à tout comprendre, M. Thiers aurait pu
être un juge compétent des plus savants débats à l'Aca-
démie des sciences (i), comme il eût été une autorité
irrécusable aux beaux-arts, comme ill'était aux sciences
morales et politiques , à l'Académie française , partout
enfin.
La louange s'est épuisée sur ce nom. Que trouver qui
ne vous paraisse languir au prix de ce qui a été dit déjà par
d'éminents confrères (2) sur cet illustre témoin de notre
(1) Rappelons ce fait peu connu, qu';\ vingt ans M. Thiers avait composé
un traité de trigonométrie sphérique, où se trouvent, nous dit-on, des dé-
monstrations entièrement nouvelles.
(2) M. S. de Sacy, dans le discours qu'il a prononcé, au nom de l'Aca-
ANNÉE 1877. 777
histoire nationale . (|iii, pour corlaincs parties tic celle his-
toire, en est devenu le j)eintre immortel, jusqu'au jour où
entrant directement et de plain-pied dans l'action, au ser-
vice de la France, il a fait lui-même cette histoire que
d'autres raconteront et jugeront à leur lour, j(iui>siiiit de
cette joie bien supérieure à celle de l'artiste (jui c\|)iime
sa pensée dans le marbre ou sur la toile, la joie de l'acti-
vité vraiment créatrice qui réalise son idée dans les faits,
marque son empreinte dans un siècle et dans un pays, fait
en quelque façon de l'humunilé même la matière vivante
de son œuvre et lui imprime pour un temps la ressem-
blance avec sa pensée.
L'action comme but, l'intelligence comme moyen, ce fut
là M. Tliiers. « Je ne me pique pas, disait-il à un ami, à
propos de ces livres, d'être un habile écrivain, mais je
serais honteux si l'on me démontrait qu'il y a dans les
sujets dont je parle quelque chose que je n'aie pas com-
pris. » Ainsi s'explique cette curiosité universelle, ({ui le
posséda jusqu'à son dernier jour et que personne ne porta
jamais au même degré que lui, sauf peut-être Voltaire.
C'était la pensée toujours en acte, toujours en éveil dans
tous les domaines de l'espiit humain, armée, finances, po-
litique, beaux-arts, philosophie, physique, astronomie, ne
voulant rien laisser derrière elle ou devant elle d'inex-
ploré ou d'inconnu. De là le goût vif de M. Thiers pour
ces écrivains dominateurs qui expriment le mieux l'i'ner-
démie française, aux funérailles de M. Thiers, et M. Cuvillier-Fleury, dans
l'étude publiée par le Journal des Débats sur M. Thiers historien, orateur,
homme d'État (*29 et 30 septembre).
ACAD. v\\. g8
yyS PIÈCES DIVERSES.
gie d'une pensée maîtresse d'elle-même et des autres :
Tacite, Pascal et Bossuet. De là son admiration, dans
l'histoire, pour le génie de l'action, Napoléon; dans les
arts, ses préférences pour Michel-Ange, le génie de la
force. De là ce genre d'éloquence très-personnel, ce goût
de la simplicité, cette passion pour le naturel, qui est la
vertu agissante et communicative du style, cette vivacité
lumineuse qui donnait aux ignorants mêmes l'illusion de
tout comprendre, cette dialectique infatigable à poursui-
vre l'évidence pour l'imposer. De là aussi des sacrifices
au\(|uels l'orateur se résignait, une certaine défiance du
style sublime et de l'éloquence continue, l'insistance et les
retours sur la vérité démontrée, des négligences même qui
ne lui déplaisaient pas si elles servaient à ses fins; en toute
chose la ténacité souple et déliée d'un esprit résolu à vain-
cre, épuisant la résistance par la vérité des attaques et con-
sidérant la parole humaine non pas tant comme un art qui
doit charmer les hommes que comme le moyen d'impri-
mer en eux sa pensée ou sa volonté, c'est-à-dire encore et
toujours un moyen d'agir.
Je ne prétends pas tracer un portrait dans le cadre
restreint qui m'est fixé; ce portrait vous sera fait plus
tard, ici même, dans les larges proportions qui con-
viennent à un pareil modèle. J'aurais voulu seulement
mesurer d'un regard, si cela eût été possible, l'étendue
de cette intelligence, une des plus vastes que la nature
ait produites. Permettez-moi d'exprimer un regret que
vous partagerez tous, je n'en doute pas : c'est que
dans cette vie, si pleine d'œuvres et d'actes, il reste
une lacune que M. Thiers avait l'ambition de remplir.
ANNÉE 1877. 77g
qu'il avait déjà remplie pour une grandi' pail ci que notre
orgueil, notre joie eût été de voir comblée pai- lui. Dans
les intervalles du pouvoir, ce puissant esprit (]ui avait
gouverné l'Etat méditait une œuvre suprême à laquelle
venaient aboutir toutes ses études scicntiliqucs. Imilc son
expérience de la vie, où devait se manifester dans le plus
grand des sujets cette raison qui était le bon sens même à
sa plus haute puissance, cette raison où tout était lumière
et lorce. Quelle œuvre c'eût été, Messieurs, que ce der-
nier livre où M. Thiers devait passer en revue l'Homme,
ses origines et son histoire, la Nature et les méthodes à
l'aide desquelles la science l'étudié, la Terre enfin où
l'homme développe sa vie laborieuse et devient l'ouvrier
de sa destinée ! Tout cela pour nous conduire au pro-
blème fondamental, à la grande énigme qu'il abordait
avec la double autorité d'un esprit qui s'est exercé dans
toutes les sciences et d'un homme d'action que nul ne
pourrait accuser d'être un rêveur. Ses conclusions, il
les laissait pressentir dans tous ses entretiens. Il osait
croire aux causes finales et il le disait, il se déclarait
hautement spiritualiste ; il avait les convictions les plus
fermes, les mieux raisonnées sur le principe du monde
et le gouvernement de l'Univers. Il admettait un ordre
providentiel où il n'y a pas de place pour l'inutile, où
tout a sa raison et son but, où chaque être conspire à
une fin divine par l'action des lois nécessaires dans le
monde physique, par un libre concours dans le monde
moral, et transportant d'une façon piquante dans cet
ordre d'idées le langage de la vie parlementaire : « Je
suis, disait-il, je serai toujours le ministériel de la Pro-
^8o PIÈCES DIVERSES.
« vidence (i) » ; c'était un pouvoir auquel il s'engageait à
ne jamais faire d'opposition.
Pendant qu'il était livré à la préparation de cette œuvre,
je l'entendis un jour raconter ses voyages d'exploration
dans les régions nouvelles de la science. Avec quel feu,
je m'en souviens, il décrivait ses découvertes et peignait à
notre imagination ses joies scientifiques! Ce jour-là,
M. Pasteur l'avait initié à ces admirables expériences par
lesquelles le savant chimiste analyse les germes de vie
flottant dans l'atmosphère et en suit l'évolution à travers
la multitude des organismes inférieurs. La veille, dans une
de ces nuits laborieuses qu'ils passaient ensemble à l'Ob-
servatoire, M. Le Verrier avait expliqué à son illustre ami
le mécanisme du grand télescope dont il avait à cœur de
doter l'astronomie de son pays. En nous racontant les spec-
tacles dont il avait été le témoin et les choses les plus gran-
des encore qu'il pressentait, M. Thiers s'animait; il se
représentait lui-même allant de l'Observatoire, d'où son
regard et sa pensée plongeaient dans les profondeurs du
ciel, à ce laboratoire célèbre de l'École Normale où le
microscope pénètre si loin dans les mystères de la vie
naissante : « En vérité, nous disait-il, avec de tels instru-
« ments, si puissants et si délicats, avec le génie de l'ob-
« servation pour guide, chaque jour la science fait un
« grand pas dans l'inconnu. Il semble que le savant soit
« placé comme sur un double promontoire qui s'avance
« vers les deux infinis. »
M. Thiers, avant de mourir, a pu faire son testament
(1) Conversation avec M. Barthélémy Saint-Hilaire.
ANNÉE 1877. 781
politique. Déplorons que le temps lui ait manqué pour
faire ce testament philosophique, dont il reste du moins,
avec de nombreux fragments, un fidèle souvenir dans la
mémoire de ses amis. Par là il aurait porté un grand témoi-
gnage devant l'esprit humain; il aurait rendu à la France,
qui croyait en lui, un service suprême en l'éclairant sur
ces hautes questions, qu'il avait méditées avec ardeur;
c'eût été en même temps un dernier hommage à la Vé-
rité (i), qui a été le culte de sa vie et dont il a voulu que
le nom lut inscrit sur son tombeau.
(1) « Patriam dilexit, Veritatem coluit. »
Épitaphe choisie par M. Thiers.
i
LES ENFANTS
KT
LES DOMESTIQUES
PAR M. LEGOUVÉ
DE l'académie française
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1878.
Mesdames et Messieurs,
Le morceau que je vais avoir l'honneur de vous lire fait
partie d'un ensemble d'études sur la famille, qui auront
pour titre : Nos Filles et nos Fils. Une des questions les
plus complexes que j'y aborde, est certainement celle-ci :
les enfants et les domestiques. Cette question a, en effet,
bien des aspects différents. Elle n'est plus aujourd'hui ce
qu'elle était il y a cent ans. Elle n'est pas en province ce
qu'elle est à Paris. L'âge des enfants, leur sexe, la posi-
tion des parents, leur fortune, leur caractère, sont autant
de circonstances qui la modifient. Je n'ai pas la préten-
yS^ PIÈCES DIVERSES.
tion de la traiter tout entière : je ne parlerai que du pré-
sent; je ne considérerai qu'une moitié des enfants, les
filles ; je tâcherai de résumer les idées générales du
sujet dans un fait particulier; ce fait, je l'emprunterai
au journal d'une mère. C'est une scène tout intime, et ma
seule ambition est que vous puissiez y trouver quelque
vérité.
FRAGMENT DU JOURNAL D'UNE MÈRE
10 mars 1869.
Hier ma fille arriva chez moi tout en pleurs. Son petit
cœur de neuf ans était gonflé de sanglots. « Qu'as-tu,
mon enfant, au nom du ciel, qu'as-tu? » Là-dessus, récit
entrecoupé de larmes. Depuis près de deux ans, j'ai pris
à mon service une femme de chambre appelée Julie, qui,
malgré un caractère un peu difficile, me satisfait beau-
coup. Intelligente, propre, courageuse, active, son mari
en mourant, lui a laissé tout le soin d'une petite fille, un
peu plus jeune que la mienne, et qu'elle a placée chez sa
mère à la campagne. L'enfant est tombée malade d'une
fièvre muqueuse. On l'a écrit ce matin à Julie ; de là sa
douleur, et de là aussi le chagrin de ma fille. Elle a vu sa
bonne pleurer, elle a pleuré comme elle ; elle a entendu
sa bonne se désespérer, et elle s'est désespérée autant
qu'elle! Enfin, sa bonne s'est écriée, avec sanglots : « Et
penser que je ne suis qu'à dix heures de mon enfant, et
ANNÉE 1878. -:85
qiieje no peux pas alKr la ii'jdindii' ! ([u file >otillr<' et (pic
je ne peux jjas la soignei' ! ([u rllr \a |(i'ul-r(rc iiKimir. cl
que je ne lui dirai pas adieu. » Là-dessus, ma du rc pclilc
Madeleine, tout eouranl, est arrivée à moi. « Laisse-la par-
tir! Laisse-la partir !.. l'Ile ne demande que quatre jours!
le tenij^s de la voir... de l'embrasser... — Oui, ma |)elite
fille! Oui! Je lui doum^ liuil jours, dix s'il le l'aul, \a It»
lui annoncer! » Madeleine partit toute joyeuse, et rcsiut
au bout d'un instant, toute triste. « Julie te remercie bien,
maman! mais elle ne peut pas s'en aller. Le voyage, aller
et retour, lui coûterait quatre-vingts francs, et quatre-vingts
francs, c'est trop pour clic, clic ne les a j)as. » Ma fille,
fort eontristée, reprit sa coulure ; moi, je rcjjris ma
tapisserie, et, tout eu travaillant, j'entrai dans mille ré-
flexions sur le sort des domestiques ; puis mon aiguille com-
mença à prendre le train de ma pensée, c'est-à-dire à aller
très-vite et fiévreusement. Ainsi en arrivc-t-il souvent:
quand un homme marche à grands pas dans la rue, ce ne
sont pas toujours ses jambes qui courent, c'est sa tète.
Je réfléchissais donc combien ce nom de mère, si cher
pour nous, est douloureux pour les femmes en service.
Tout pour elles est privations, sacrifice, peine dans la ma-
ternité. A peine l'enfant regardé, embrassé, sans avoir pu
lui donner une goutte de leur lait, car cette sainte commu-
nion de l'enfant avec la mère leur est défendue, elles
remettent le pauvre petit aux mains d'une étrangère qu'el-
les n'ont peut-être vue qu'une fois, dont elles ne connais-
sent ni le caractère ni le cœur, et qui l'emportera au loin,
le plus loin possible pour que cela coûte moins cher, cl
voilà que commencent les angoisses de la séparation, l're-
4c.j^D. m. 99
j86 PIÈCES DIVERSES.
micr objet de terreur! l'enfant supportera-t-il ce voyage?
Un redoublement de froid suffirait pour le tuer. 11 arrive,
il est installé... où? comment? Elle ne peut pas même le
suivre par la pensée dans ce lieu inconnu où il vit, et
bientôt, pour tout lien entre lui et elle, de temps en
temps, une lettre, qui se résume en une demande. « Je
dirai à Madame que je n'ai plus de sucre. Madame veut-elle
m'envoyer du savon, du linge, des hubillements? » La
confection de ces petits habillements est la seule joie
de la mère. On la voit le soir, après son travail fini,
penchée jusqu'à minuit sur un petit jupon de futaine,
sur quelques débris de la garde-robe de ses maîtres
qu'elle rajuste, qu'elle répare, et qu'elle envoie là-bas;
non sans les avoir baisés plus d'une fois, comme s'ils de-
vaient porter ses baisers à l'absent. Pai^fois, grand événe-
ment, quelque photographe ambulant a passé dans le vil-
lage, et elle reçoit au jour de l'an le portrait de celui...
qu'elle ne reconnaît pas... à peine l'a-t-elle entrevu! et il
est si changé depuis ce temps-là ! Rien de plus doux,
pour nous, mères riches, que d'assister à toutes les méta-
morphoses de visage, à toutes les conquêtes d'intelligence,
à toute l'éclosion physique et morale de nos enfants : les
yeux qui s'ouvrent, le regard qui naît, la bouche qui sou-
rit, les cheveux qui poussent, les dents qui pointent, la
langue qui bégaye, sont autant de sujets de joie et d'es-
pérance. Eh bien, ces bonheurs, qui sont de simples
bonheurs naturels, qui devraient être le lot de toutes les
mères, la femme en service les ignore. L'enfant, au sortir
de nourrice, ne revient pas chez elle... Elle n'a pas de chez
elle; il lui faut trouver, comme Julie, quelque parente
ANNÉE 1878. 787
retirée à la campagne, en piovinee, qui élève renl'anl à sa
place. Elle ne peut ni sur\ ciller sa santc ni eoinballi-e ses
délauts... ni se faire aimer dr lui. <l «iilin,... si conune
Julie elle apprend qu'il est malade, mourant... elle ne peut
j)as... Oh! je n'y liens plus! ce serait liop • iiicl ! (pialre-
vingts francs sont quelque chose dans mon petit budget
personnel ; et puis, il faut bien l'avouer, je me rêvais, pour
l'anniversaire de mes trente ans, une jolie toilette... que je
comptais charger de défendre ma ligure ! Bah ! luie jolie
toilette de moins... une petite bonne action de plus...
j'y gagne ! Et, me levant vivement, je cours à mon secré-
taire... j'y prends quatre-vingts francs; et je dis à Made-
leine : « Va donner cela à .Iulie et qu'elle parte ! » Le saut
de joie de ma fdle, son avalanche de baisers, elles rcmer-
cîments de la mère m'ont bien payée de mon sacrifice.
18 mars.
Julie est revenue. Son enfant est sauvée. La mère est
bien heureuse!... Quand je dis bien heureuse... je dis trop.
Est-ce un reste d'inquiétude? est-ce une crainte pour
l'avenir? Je ne sais, mais il reste un nuage sur son Iront.
Qu'a- t-e Ile?
25 mars.
Je sais le mot de l'énigme. Nos enfants sont les grands
intermédiaires entre nos domestiques et nous. On nous fait
dire par eux ce qu'on désire, pensant que les messagers
j88 PIÈCES DIVERSES.
aideront à la réussite du message. Ils sont très-diploma-
tes, les domestiques ! et comme les enfants, de leur côté,
n'aiment rien tant que d'être de moitié dans un petit
secret, dans un petit manège, ils jouent le jeu des autres
pour leur compte, ce qui fait qu'ils le jouent très-bien.
Mademoiselle ma fille est donc arrivée hier près de moi,
avec une mine mystérieuse, et de petits mots adroits jetés
comme par hasard dans la conversation. Oh ! Julie l'a bien
dressée ! « Imagine-toi, maman, que le médecin a dit que
la pauvre petite fille de Julie ne guérirait jamais, si elle
restait là-bas. Il paraît que l'air est très-mauvais! qu'il
donne la fièvre !... Enfin, tout le contraire d'ici... où l'air
est si bon ! où l'on se porte si bien ! — Autrement dit, ré-
pondis-je en riant, Julie voudrait faire venir sa fille ici.
— C'est ça, maman ! — Et elle t'a chargée de la commis-
sion? — C'est ça, maman ! — Mais où mettra-t-elle cette
enfant? — Elle a trouvé une petite pension, tenue par
les soeurs, une très-bonne petite pension, très-bon mar-
ché, où l'on apprend très-bien, où l'on est très-bon pour
les enfants. — Eh bien, c'est parfait. — Oui! seule-
ment... — Ah! il y a un seulement. — Oui; seulement,
les soeurs ne peuvent pas coucher sa fille, et alors... —
Alors Julie ne peut pas la faire venir. — C'est ça, maman !
Et alors tu comprends comme elle a du chagrin ! — Je le
comprends. — Il paraît pourtant qu'il y aurait un moyen.
— Lequel? pourquoi Julie ne l'a-t-elle pas dit? — Elle
n'ose pas. — Mais elle te l'a dit à toi. — Oh ! oui ! — Eh
bien! alors, dis-le-moi. — Oh! non! Julie me l'a bien
défendu ! — Pourquoi? — Parce qu'elle a peur que tu ne
veuilles pas. — Parle toujours, nous verrons après. — Eh
a>m';k i8j8. ^89
bien, voilai Oli ! et* sorail un lit-s bon ino}iii. La |H'lilc
Tliôièsc viendrait tou^ les suirs coiiciu r ici. — Ici? — Oui !
avec sa maman ! dans le lit de sa maman ! Kllc 11 ai livcrait
que pour se coucher! Et elle s'en irail toul de siiilc en >c
levant! cela ne déranj^erait personne... Tu ne I fii a|)(ice-
vrais même pas! el la pauvre Julie serait si eoiil» nie !...
Veux-tu? » Je ne répondis licii. » Est-ce que tu ne veux
pas?... C'est qu'il paraît fjue cette pauvre petite lille... elle
mourra... si elle reste là-bas. O maman!... je t'en prie!...
je t'en prie !... » Ace... Je t'en prie!... si bien sorti ilu l'onil
du cœur, je n'eus pas la force de répondre par un non, et
la fdle de Julie cntriia en pension chez les sœurs dans Imit
jours, et, tout le temps de notre séjour à la canq)a}^ne, elle
couchera avec sa mère... Oui ! mais après? quand nous re-
tournerons à Paris? comment ferons-nous? Oli ! je m'en
fie à Julie pour souffler encore à .Madeleine quelque très-
bon petit moyen, que Madeleine me soufflera à son lonr,
et... je serais bien étonnée si je résistais !
15 octobre.
Plus de six mois se sont écoulés depuis ce jour-là. Les
sœurs parlent avec grand éloge de rinlelllgence el du
caractère de l'enfant. Seulement, les choses n'ont pas tout
à fait marché comme on me l'avait annoncé. La petite
Thérèse, c'est le nom de l'enfanl. ne passe pas tout à fait
inaperçue dans la maison. Elle re\ient souvent avant l'heure
du coucher, je l'ai trouvée plus d'une fois à table avec les
domestiques; le dimanche et les jours de fètc, la mère la
rc)0 PIECES DIVERSES.
garde à côté d'elle dans la lingerie, mes prévisions et nos
conventions sont un peu dépassées... Mais Madeleine aime
tant cette enfant... à cause du bien qu'elle lui a fait!... La
reconnaissance du bienfaiteur est souvent plus sûre que
celle de l'obligé ! Puis, à cet àge-là, c'est chose si douce
qu'une compagne qui est une contemporaine ! Jouer tout
seul, ce n'est pas jouer, et quand j'entends dans le jardin
ces deux éclats de rire qui se répondent, quand je les vois
toutes deux, adroitement et ardemment attachées toute une
journée à la confection de quelque robe de poupée, ou
que ma fille me revient d'une course dans notre petit bois,
le teint empourpré, les yeux brillants, le visage étincelant
de gaieté et de santé, je me dis que Dieu me récompense
en elle de ce que je fais pour l'autre.
10 juin 1871.
Un lien nouveau s'est formé entre moi et Julie. Elle m'a
montré, à l'époque de la guerre, un dévouement véritable.
Elle a sauvé notre petite maison de campagne du pillage,
et m'a apporté en Bretagne, où j'étais réfugiée avec ma fille,
tous les petits meubles qui étaient pour moi un souvenir.
Une fois là, elle m'a profondément touchée par sa délica-
tesse et son cœur. Mon mari m'avait donné comme viati-
que la moitié de ses fonds de réserve; Julie se montrait
plus économe de mon petit pécule que moi-même ; elle se
refusait presque tout pour moins dépenser. Nos malheurs
publics me déchiraient l'âme; elle était aussi patriote que
moi, et elle l'était à cause de moi. Que de fois la vis-je
ANNÉE 1878. -,.|
entrei- éperdue, hors d'Iialeine, épuisée p;ii- une eourse
à loule vitesse, pour nrapporter un peu plus tùl nru-
nouvelle un peu moins mauvaise ! Notre lo}i;ement se eoin-
posail (le (leu\ petites pièces, qui servaient de cliainhres à
coueher, de salon et de salle à manger. De là un rajjpro-
cheinent matériel de tous les instants. Plus grand encore
était le rapprochement moral. Nous mettions en commun
nos pensées... comme nos rohes; tout cela ne Taisait cpi'un.
Quant au.\ deux enfants, elles vivaient comme deux sœurs ;
ce qui nous était un sujet d'angoisse leur était un sujet de
jeux : elles jouaieni à la guerre. Enfin ces quelques mois
passés dans ce petit port de Bretagne, si près les uns des
autres et si loin de ce que nous aimions, avaient l'ait de
notre égalité d'existence une sorte d'égalité de condition.
Revenus après l'armistice, rentrés dans notre maison de
campagne, cette intimité de passage ne s'efCaça qu'à demi
de nos habitudes. Julie continua à intervenir dans tout ce
qui louche Madeleine; elle se mêle de sa toilette, de ses
plaisirs, elle la gronde même quelquefois; je prétends en
riant que, depuis notre séjour dans le Morbihan, Made-
leine est devenue pour elle une sorte de nièce à la mode
de Bretagne.
30 juin.
Un entretien, que j'ai eu hier avec une de mes amies, m'a
fort troublée. Elle est beaucou[) plus du monde que moi;
mais, au milieu du loui'billon de la vie élégante, elle a
gardé un vif souvenir de uoliv affection de jeunesse, et
702 PIÈCES DIVERSES.
elle vient de temps en temps jeter, par bouffées, dans le
calme de ma vie , les saillies de son bon sens mon-
dain et positif. Elle arrive donc hier, et avec sa sou-
daineté habituelle : « Qu'est donc cette petite fille qui
joue avec Madeleine? — C'est la fille de Julie. —
Qu'esl-ce que Julie? — Ma femme de chambre. — Tu
laisses ta fille jouer avec la fille de ta femme de cham-
bre? — Sans doute. — Tu as tort. — Écoute d'abord
l'histoire, car il y a une histoire... » Et je lui conte ce
qui s'est passé. « Eh bien, sais-tu ce qu'elle prouve, ton
histoire? C'est que tu as eu trois fois tort : tort de faire
venir cet enfant, tort de la laisser coucher chez toi,
tort d'en faire la compagne de jeu de ta fille. » A ce
moment, les deux petites filles passaient près de nous.
« Prends donc garde, dit Thérèse à Madeleine. — Ah !
bon Dieu! s'écria mon amie, voilà bien autre chose!
Cette petite fille tutoie ta fille? — Oui, quel incon-
vénient y vois-tu entre deux enfants de douze ans ? —
Quel inconvénient? C'est que cela n'a pas le sens commun.
— Mais... — Écoute-moi bien : je me crois une bonne
femme et j'espère être une bonne maîtresse. Quand mes
domestiques sont malades, je les soigne; quand ils sont
dans la peine, je les aide; quand ils sont dans l'embarras,
je les conseille; mais de l'intimité entre moi et eux, de la
familiarité entre eux et mes enfants, jamais ! jamais ! Mes
sentiments à leur égard ressemblent aux figurants dans
les tragédies... ce sont des personnages muets! pleins de
sincérité, de cordialité, toujours prêts à agir, mais ne par-
lant pas. — Rappelle-toi donc que Julie m'a rendu un
véritable service! — Tant pis, te voilà à l'état d'obligée
ANNÉK 1878. jgS
vis-à-vis crdlc ! oi', nous m- pouvons plu> rli'c li> obli^'t-s
de nos domestiques. — Julie a[)parlionl à la race d'élile
des vieux domestiques. — Oh! |,s \ieu\ domestiques!
s'écria mon amie en lianl, lu tumh(> hicii 1 moi (|ui jiré-
tends qu'il faudrait les changer tous les si\ mois! — Ah !
par exemple î —C'est évident! As-tu remarqué (pi. , .piand
on prend un domestique nouveau, on elierche pendant le
premier mois quels sont ses défauts, et (pra[)rès, on cher-
che bien souvent quelles sont ses qualités? C'est tout sim-
ple ! au début, il cache tout ce qu'il a de mauvais et met
en montre tout ce qu'il a de bon; c'est comme les nou-
veaux mariés; d'où il suit qu'une succession de domesti-
ques constituerait une succession de lunes de miel. —
Quelle folle ! — Du tout 1 je parle très-sérieusement. —
Voyons, peux-tu nier que mille exemples prouvent qu'au-
trefois...?— Autrefois était autrefois; et aujourd'hui est
aujourd'hui. Autrefois les domestiques faisaicnl partie de
la famille, ils y naissaient, ils y mouraient. Aujourd'hui ils
ne font que traverser nos maisons; ce sont des étrangers,
des nomades. Autrefois un serviteur qui se sacrifiait pour
son maître pensait ne faire que son devoir, et se trouvait
payé par son sacrifice même; aujourd'hui... — Mais c'est
aujourd'hui, repris-je vivement, c'est chaque année qu'une
illustre compagnie... — Ah! réplicjua mon amie, je devine
ce que tu vas me citer!... les prix de vertu, les prix de l'Aca-
démie... — Précisément! L'Académie qui donne un quart
de ces prix à de vieux serviteurs... — Mai-, je ne le parle
pas de ceux qui les obtiennent, je te parle de ceux qui ne
les obtiennent pas!... Et lu conviendras bien que c'est la
majorité. — Sans doute. — Et que, dans cette majorité, il
AC.\D. FK. 100
^g4 PIÈCES DIVERSES.
y a plus d'un dévouement un peu grognon, un peu acariâ-
tre, voiic même un peu paresseux, ce qui fait que je suis
toujours tentée de leur dire :
Aimez-nous un peu moins ! servez-nous un peu plus !
Je t'indigne!... C'est que j'ai eu aussi, moi, une vieille
bonne qui m'affectionnait. . . Ah ! . . . seulement, son affection
avait loujouis la quittance à la main, et rappelle-toi que
tu entendras sortir de la bouche de Julie... et probable-
ment à propos de sa fille, la phrase sacramentelle : Après ce
que j'ai fait pour Monsieur et i¥ada?ne! — Ah! tais-toi !
m'écriai-je avec vivacité, tu désenchantes tout avec ton
prétendu bon sens. — Ce n'est pas mon bon sens qui
parle, ma chère amie, c'est celui d'un homme que tu aimes
et honores, mon mari ! — Que t'a-t-il dit? — Un mot qui
m'a convaincue et me sert de i^ègle : « I,ies filles autrefois
n'appartenaient pas aux mères, m'a-t-il dit, elles apparte-
naient aux nourrices d'abord, puis aux bonnes, puis aux
gouvernantes, puis aux couvents, puis aux filles suivantes,
comme parle Molière. Quelles sont, en effet, dans ses
comédies, les confidentes, les conseillères des Marianne et
des Isabelle? Les Dorine et les Lisette. Aujourd'hui, grâce
à Dieu, les mères ont reconquis leurs enfants. (Qu'elles les
gardent! » Voilà ce que m'a dit mon mari, on ne peut pas
mieux dire... Et pour en revenir à toi, parlons nettement.
Ta fille peut-elle rester l'amie de Thérèse? Non. Thérèse
pourra-l-elle toujours tutoyer Madeleine? Non. Made-
leine doit-elle regarder toujours Julie comme une sorte
de tante? Non. Tu as donc eu tort d'établir des rapports
AN.NÉE 1878. 795
(jui ne peuvent pas durer, d'autant plus que la .liilie doit
avoir un mauvais caractère. Est-ce \iai? — L n peu. — Hd
bien 1 lu seras forcée de briser péniblement ce (pu- lu as
noué imprudemment. \ oilà nia prédiction ! » Là-dessus,
elle parlil, me laissant fort songeuse.
12 août.
Deux petits incidents, arrivés il y a quelques jours,
m'ont donné à réfléchir.
Une fort aimable femme, ([ui vient de s'installer dans
notre voisinage, m'a amené ses deux lilles. Mon imagination
maternellerèvaaussitôtenellesdegenlillescompagnespour
Madeleine. La sympathie, du reste, s'était déclarée entre
elles du premier coup. Un quart d'heure après l'arrivée,
je les voyais toutes trois rire et jaser sur la petite terrasse.
C'était un dimanche. La fille de Julie arrive selon son ha-
bitude, traverse le salon, et va se joindre au petit groupe.
« Quelle est donc cette enfant? » me demande ma nouvelle
voisine. Je le lui dis : ma réponse amema sur sa ligure une
expression de surprise et de mécontentement. Même effet
parmi les trois amies. L'arrivée de Thérèse coupa court à
la gaieté, à l'expansion. Les deux petites étrangères sem-
blaient choquées, Madeleine embarrassée, Thérèse elle-
même gênée. La mère, en me quittant, ne me parla plus
du désir de réunir encore nos enfants. Avait-elle fait le
même projet que moi, et l'intimité de Madeleine et de
Thérèse l'en a-t-elle détournée? Je le crains. Qui a tort,
elle ou moi? Voilà ma conscience en éveil. Si ce rêve d'in-
^96 PIÈCES DIVERSES.
limité ne se réalise pas, je regretterai boaucoup les filles
pour Madeleine, et la mère pour moi.
Le dimanche suivant, Madeleine jouait une partie de
crocket avec Thérèse. Un coup douteux produit une
altercation; les mots aigres s'échangent, et Thérèse, qui a
quelque chose du caractère ardent de sa mère, lance à
Madeleine une repartie qui ressemblait à une malhonnê-
teté. J'en fus Irès-choquée. Plus j'oublie que Thérèse est
la nile de ma femme de chambre, plus elle devrait s'en
souvenir; il y a là un manque de tact qu'on pourrait pres-
que appeler une ingratitude. De plus, faut-il tout dire?
Je vois poindre en moi, depuis quelque temps, un senti-
ment nouveau et dont je ne puis me défendre. Je commence
à m'impatienter que Thérèse fasse plus de progrès avec les
sœurs que Madeleine avec moi; qu'elle soit plus adroite
que Madeleine, plus vive d'esprit que Madeleine, plus gra-
cieuse que Madeleine. Mon Dieu!... qu'on préfère à Made-
leine... une de ses compagnes... je ne m'en blesserai en
rien... mais que la fille de ma femme de chambre soit plus
jolie que ma fille... cela m'agace , cela m'irrite... Il me
semble qu'elle n'en a pas le droit, et une petite mésaven-
ture, qui m'est arrivée récemment, a très-fort mortifié mon
amour-propre maternel. Une dame, que je connais à peine,
m'aborde avec les compliments les plus sympathiques, les
mieux sentis sur ma fille : « Quelle jolie taille ! quelle figure
spirituelle! quelle aimable physionomie! » Je triomphais,
quand je m'aperçois qu'elle s'était trompée ; elle avait pris
Thérèse pour Madeleine. Enfin, inconvénient beaucoup
plus grave, Madeleine trouve trop souvent dans Thérèse
une obéissance docile à sa volonté, à ses caprices; de là
A^^ÉE i8-8. -r)j
des habitiulos de despolismo , d'égoïsmo (jiii entravent
toute bonne édiieation... Décidément mon amie pourrait
bien avoir eu raison.
13 avril 187-2.
La prédiction .s'est accomplie. Avant-hier, à table, une
expression plus que vulgaire, presque p;rossière, est sortie
de la bouche de Madeleine. Mon mari a bondi sur sa
chaise. « Qui t'a appris un mot pareil? — Je lai eiiltiidu
dire à Thérèse, répond l'enfant tremblante. — C'est l)i<Mi,
laisse-nous. » Elle sort, nous restons seuls. « Ma chère
amie, me dit mon mari, voilà un mot qui doit vous éclairer.
C'est un symptôme. Madeleine n'a répété que celui-là,
mais Thérèse lui en a appris probablement plus d'un autre.
J'hésite depuis quelque temps à vous dire mon senlinicnl
et ma résolution, mais il ne m'est plus permis d'hésitei-. Il
faut couper court aux rapports de Madeleine avec la fille
de Julie. La fréquentation des domestiques est mauvaise
pour nos enfants, surtout pour nos filles. Elles n'y appren-
nent pas seulement des paroles qu'elles doivent ignorer,
elles s'y initient à des pensées, à des actions dont la con-
naissance seule est déjà un mal. Vous ne vous doutez pas,
avec votre naturelle élévation de sentiments, de ce qui se
raconte souvent autour d'une table de cuisine. Or, la lille
de Julie, confinant à la fois à la cuisine et au salon, est
comme l'intermédiaire, le fil conducteur qui porte aujour-
d'hui à l'oreille de Madeleine, et porterait demain jusqu'à
son àme, ce qui pourrait la troubler, plus que la troubler!
nqS PIÈCES DIVERSES.
Il faut éloigner la fille de Julie. Il Tant la mellre en ap-
prentissage. — La séparer de sa mère ! — Il le faut. » Sur
ce mot, Julie entre, elle était pâle, ses lèvres tremblaient.
Elle venait d'apprendre ce que nous reprochions à Thérèse.
« Je viens parler à Monsieur, dit-elle en entrant. Monsieur
accuse ma fille d'avoir appris une vilaine parole à M"'= Ma-
deleine. — Oui ! je l'en accuse. Qui serait-ce si ce n'était
pas elle? — Ce n'est pas elle ! — C'est elle. Elle l'a dit
innocemment, je le crois, mais elle l'a dit. — Elle ne l'a
pas dit ! Elle en est incapable ! Ce n'est pas elle !... » et,
comme, dès qu'il s'agit de sa fille, Julie n'est pas plus
maîtresse de ses paroles que de ses sentiments, la voilà
qui s'irrite, qui s'emporte !... « On en veut à ma fille !
On déteste ma fille ! Il me semble pourtant qu'après ce
que j'ai fait pour Monsieur et Madame ! » Alors les repro-
ches, les récriminations contre Madeleine, le tout se ter-
minant par ce mot : Tout cela, c'est des menteries !... » A
peine cette parole prononcée, elle s'arrête court, pâle de
confusion, et puis sort précipitamment. « Hé bien, ma
chère amie, me dit mon mari, voilà qui est clair : ce
n'est plus seulement de Thérèse, c'est de Julie qu'il faut
nous séparer. — Pour un mot ! m'écriai-je vivement, mot
inexcusable, j'en conviens, mais dont elle a déjà, soyez-en
sûr, regrets et remords, dont elle vous demandera par-
don à genoux, t— Le mot n'est rien, le fait est tout. Or, le
fait, c'est que, par vos bontés pour Julie, vous l'avez gâ-
tée. Tenue à distance, elle serait restée un excellent
serviteur; traitée comme une amie, elle a pris dans la
maison une place qui n'est pas la sienne. Elle se croit
sur Madeleine les mêmes droits que vous, et elle en use
ANMÎE 1878. y^q
beaucoup tro[): \c prtit ;iiiK)iii-j)ropi'e de volir lilli' com-
mence à s'en iiiilti'. (Iciiiaiii cllo eu souffrirai I ; cl(in;(iii,
nous serions obligés d'accompHr duicmctil une séparation
qui peul s'effectuer aujourd'hui oncorc avec d'affectueux
regrets. Employez donc les ménagements, concilie/, votre
gratitude légitime avec mon désir; acquittez largcmciil le
Après ce que J'ai fait pour Madame, mais sépai-cz-vou-, de
Julie. »
Me voilcà en face du dénouement prévu. Cela m'est
très-dur. J'ai [)our .iiilit- une affection véritable : je sens
en elle un grand cauir. lùilin, mon mari le veut, et il a
raison ; à mon devoir.
Le lendemain.
J'ai rélléchi toute la luiil ; ce matin j'ai (ail pari (!<■ iiioii
projet à mon mari, il la approuvé. A peine me quitlail-il,
que Julie est entrée dans ma chambre jtoni- me coiffer.
Mous ne nous disions rien, mais je voyais, dans la glace
devantlaquelle j'étais assise, se réfléchir cette figure placée
derrière moi ; et ses yeux gonflés me disaient assez à (pioi
elle avait employé la nuit. La vue de cette tristesse m'ùtait
un peu de courage, i'ourtant, après quelques hésitations :
« Julie, lui dis-je, vous savez quelle affection j'ai poui-
vous... » Le peigne lui tomba des mains, et, sans me
laisser achever, elle s'écria : « Madame va me renvoyer! —
Vous renvoyer, non ! Julie ! — Je le sens ! j'en suis sûre !
Madame va me renvoyer! Oh! j'ai eu Ijien tori hiei-! mais
ce n'est pas ce malheureux mot ! Il y a autre chose ! INlon-
8oO PIÈCES DIVERSES.
sieur ne m'aime pas ! — Vous êtes injuste, Julie, Monsieur
sait ce que vous valez; vous allez en juger vous-même; écou-
tez-moi donc. — Oui, Madame ! et elle tomba assise sur un
petit tabouret. — Ma pauvre Julie, vous êtes partagée entre
deux affections dont l'une doit nécessairement être sacri-
fiée à l'autre. Vous m'aimez profondément? — Oh ! oui!
Madame ! très-profondément ! personne ne saura jamais à
quel point j'aime Madame. — Oui, répliquai-je en sou-
riant, mais vous aimez encore plus votre fille, n'est-ce pas?
et c'est bien juste. Or, sans que vous le vouliez, tout ce
qui la touche, vous rend irritable, vous aigrit... — Je fais
pourtant tout ce que je peux pour me contenir. Madame ! —
Je le crois, mais vous n'y réussissez pas toujours, et vos
regrets, votre tendresse, se traduisent en paroles dont vous
vous repentez... sans doute, mais... qui n'en sont pas moins
blessantes... — Vous voyez bien. Madame, que Monsieur
me chasse! — Non! vous dis-je. Oh! quelle tête! écoutez-
moi donc ! — Oui !... vous avez raison. Madame, j'écoute,
j'écoute..., d'ailleurs ce que j'ai dit hier est très-mal, et je
mérite d'être punie. — Hé bien, savez-vous de quelle
façon je vais vous punir?... Je vous réunis pour toujours
à votre fille. — Comment, Madame! dit-elle en se levant
à moitié. — Vous connaissez M"' Vauthier ! — La
blanchisseuse de dentelles? — Oui. Sa maison est une
bonne maison; on peut y réaliser des bénéfices modestes,
mais certains. Elle désire vendre son fonds, je l'achète et
vous le donne. — Oh ! Madame ! — Il est juste, après ce
que vous avez fait pour nous, que nous assurions l'avenir
de votre fille. Je vous connais; avec votre intelligence,
vous doublerez la valeur de la maison, et quand Thérèse
AWKF 1878. 801
/
sera en àj^i' ilc si- inarii-r... ■■ l-;i paiiNrc liiiinir m- |i(ui\;(il
parler, les sanglots la siiHo(|iiai(iil . (^)u( l(|ius [i.iroles eon-
fuses s'échappèrent seniiiiicnl de sa huiulie ! " Oh! .Ma-
dame ! Madame !... Ah ! (|ue jai raison de vous aimei-!... »
l*iiis tout à eoup, se levant : « C'est égal! cela me leiid le
cœur ! moi ijui eom plais taid mourir ici !... ^loi (iiii chvais
Thérèse avec tant de soin, pour ("Ire la lemnic de eliandjrt^
de Aladenioiselle, |)onr ('lexcr à >on loin- les enfaiiU de
Mademoiselle, et il va lalloir \ t)iis (piiller... — l*oiir \i\re
près de votre (illc ! — Oui! oui! Madame!... vous avez
raison... toujours i-aison !... \(>us êtes à la lois raisoiiiiaMi-
et bonne, vous... oli 1 Ikuimc, surtout! \ mis (>((ii|ii'i ilr
votre pauvre femme de cliainhrc au nHinicul uiruic mi illc
a eu des torts avec \ous!... pailager son regn-l de vous
quitter, pleurer avec elle !... car vous pleurez aussi ! Ah !
ma maîtresse! ma chère maîtresse!... permettez-moi de
vous embrasser ! » Deux amies ne s'embrassent pas |)lus sin-
cèrement. A ce moment, mon mari entra. Notre physiono-
mie lui dit tout. Julie avait pâli en le voyant entrer, mais
avec sa nature toute d'élan, elle alla à lui. et lui dit : « Merci,
Monsieur, de ce qnc vous faites pour moi. — Nous ne fai-
sons (pie notre devoir, Julie, et crove/ liim (|uc ee dénoue-
ment est le meilleur. Autrefois le rêve des doiiicslifjues
pouvait être de rester toujours dans la maison de leurs
maîtres; aujourd'hui, leur ambition doit être d'en sortir.
Les temps sont changés ; chacun doit viser à s'appartenir à
lui-même. La domesticité ne doit [jIus être (pi un passage,
une étape ; vous traversez nos maisons pour y amasser un
petit pécule, |)our y faire j)i( ii\c de piobité, de dévoue-
ment, pour y recevoir de bons enseignements ; mais le but,
ACAD. FR. lOI
8o2 PIÈCES DIVERSES.
c'est l'indépendance. Trav.iiller pour vous, chez vous, voilà
votre lot, Julie, et un bon serviteur n'en peut pas rêver un
plus désirable. » Ces paroles fjraves et élevées séchèrent
les larmes de Julie. Elle n'en sentit peut-être pas toute la
portée, mais ce qu'elle en comprit la rehaussa à ses pro-
pres yeux. Elle reprit alors d'une voix émue : « Monsieur
me permettra-t-il de venir quelquefois voir Madame ? —
Gomment, Julie! mais Madame ira vous voir aussi, avec
Madeleine, avec moi; je ne veux pas que ces bons souve-
nirs d'enfance soient brisés entre nos deux filles, et rap-
pelez-vous que, le jour où votre fille se mariera, c'est moi
qui serai son témoin et Madeleine sa demoiselle d'hon-
neur. » Ainsi ce petit drame domestique se dénoua sans
déchirement, grâce à la fermeté, au bon sens et à la géné-
rosité de mon seigneur et maître ; car enfin plus d'un main
aurait trouvé ma gratitude un peu chère, et il y a beaucoup
de très-honnêtes gens qui ne pourraient pas être reconnais-
sants à ce prix-là. Mais tout le monde peut et doit l'être
dans la mesure de sa fortune. Il est juste que de longues
années de bons services aient leur récompense. Quant à
cette question : quels rapports nos filles doivent-elles avoir
avec les domestiques? je réponds : le moins de rapports
possible. En réalité, tout ce qu'elles leur disent, elles nous
le taisent; tout ce qu'elles leur donnent, elles nous le
prennent. Mon amie a dit le mot qui dit tout : Nous avons
conquis nos enfants, gardons-les.
ÉTUDES
BT
SOUVENIRS DK TIILVTUE
UN CONSEILLER DRAMATIQUE
PAR M. E. LEGOUVE
DE l'académie française
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du '25 octobre 1879.
1
Au mois de juin dernier mourait à Paris un vieillard
de quatre-vingt-quatre ans, (jui avait été à lui seul trois
hommes distingués.
Sous -secrétaire d'État éniiucnl au ininistéri' de la
guerre, amateur et collectionnciu- émérite d'estampes et
de dessins, M. Mahérault l'ut un conseiller dramatique de
premier ordre.
8o4 PIÈCES DIVERSES.
Le conseil joue un grand rôle dans l'art dramatique.
Pourtant certains esprits absolus répètent volontiers
aux jeunes auteurs : « Ne consultez pas trop. Restez vous-
mêmes ! Craignez qu'on ne porte atteinte à votre origina-
lité ! » A quoi je réponds par l'exemple de Molière, consul-
tant avec fruit non-seulement sa servante, mais le prince
de Condé. Quand les trois premiers actes de Tartuffe
furent achevés, Molière les lut au prince. « Il manque une
scène dans votre pièce, Molière. — Laquelle, Prince?
— On va vous accuser d'impiété, répondez d'avance à la
critique en marquant la différence entre les faux et les
vrais dévots. » De là naquit l'admirable tirade :
// est de faux dénots ainsi que de faux braves...
11 me semble que ce qui a été utile à Molière n'est
inutile à personne. Seulement, le difficile, c'est de trouver
des princes de Condé pour confidents.
En effet , rien de plus commun que les donneurs de
conseils, rien de plus rare que les véritables conseillers.
Sans parler des perfides qui taisent la vérité, des faibles
qui n'osent pas la dire, et des aveugles qui ne la voient
pas, il y a, pour les plus sincères et les plus habiles,
une difficulté d'optique toute spéciale dans l'audition
d'une pièce de théâtre. Il ne s'agit pas de l'apprécier
telle qu'elle est, mais telle qu'elle sera. La scène la
transformera : il faut donc, en l'écoutant, la voir d'avance
sur la scène, il faut deviner ce que lui ôtera ou lui ajou-
tera la perspective. Il faut, par une sorte de prescience,
entrer dans les préventions, dans les susceptibilités de
ANNÉE 1879. 8o5
ci'l t'irc ncrvcu.v cl imilli[)lt.' tju'oii aj)|)i-llc : le public.
Parlois le succès est une aflalir do latihulo ; ce qui n'-us-
sil clans un (juarlier loniberait dans un autic il laul
en tenir coniple ! Kl l'iiileipivlalion 1 \'A lo «iicon-
stances ! Et la mobilité des juf^einniil-< ! llolTnianii. l'an-
cien et très-spirituel rédaeteur du .liiinjKtl îles lii'hals, ren-
contre un de ses amis, à (|n;ilic heures, le jour de la
première représentation de sa pièce : les Hendfz-Vons
boiar/eois. « ^'iens donc avec moi, ee soir, lui dit -il,
voir une pièce qui sera silïlée... trois cents fois de suite!...
Eh bien, un vrai conseiller dramatique prévoit nièinc les
succès qui sont des lendemains d(> i hulc <)i\ h- hasard
avait prédestiné M. Mahérault à ce rôle diiiicile, en lui
donnant pour père l'homme le plus propre à I y piépa-
rer, et pour ami intime l'écrivain le plus fait pour l'y
exercer.
Parlons d'abord du père.
M. Mahérault père a une histoire dramatique très-
curieuse. Il a rendu à l'art théâtral un immense service,
dont tout le public bénéficie, dont un de nos grands
théâtres profite, et dont personne ne se doute.
Employé supérieur au ministère de l'intérieur, sous le Di-
rectoire, M. Mahérault père y avait pour office l'or^^anisa-
tion des écoles communales. Son ministre était un auteur
dramatique, membre de l'Académie française, M. François
de Neufchàleau. M. François de Neufchàteau était passion-
nément attaché au Théâtre-Français, par reconnaissance
et par remords. La représentation de son drame de J'a-
méla avait été pour lui l'occasion d'un grand succès, et
pour le théâtre l'occasion d'un grand désastre.
8o6 PIÈCES DIVERSES.
C'était en septembre lygS. A la huitième représentation,
ces deux vers :
Ah ! les persécuteurs sont les seuls condamnables,
Et les plus tolérants sont les plus raisonnables.
furent applaudis à outrance... (j'espère que ce n'est pas
comme bons). Mais un patriote en uniforme, dit la
feuille du Salut public, se leva du balcon et s'écria
indi<mé : « Pas de tolérance politique ! C'est un crime !...»
Là- dessus le public redouble de bravos; on chasse le
patriote en uniforme, et le lendemain, ordre du Comité de
Salut publie de fermer le théâtre et d'enfermer les comé-
diens. M"' Roland raconte, dans ses Mémoires, qu'un soir
elle entendit dans les corridors de la prison un grand bruit
de rires et de chants, c'étaient les comédiens du Théâtre-
Français qui arrivaient ; ils étaient accusés de modéran-
tisme, d'incivisme, voire même de conspiration royaliste,
pour avoir joué la réactionnaire Paméla. Ils prenaient leur
prison si gaiement que l'un d'eux disait : « Comme nous
avons bien joué hier soir ! Cette menace d'incarcération
nous avait mis en verve !... Nous faisions la nargue à nos
brutes de dénonciateurs! Nous serons peut-être guillo-
tinés, mais c'est égal, c'était une belle représentation ! »
11 n'y a que les artistes français pour se mettre en verve
sous ce prétexte-là.
Une fois le régime de la Terreur fini, le Directoire
établi, et François de Neufchâteau ministre, il n'eut qu'une
idée : reconstituer le Théâtre-Français. Mais qu'était alors
le Théâtre-Français? Plus rien qu'un nom. Brisé par la
Révolution, il s'était fragmenté en trois théâtres inférieurs:
ANNKE 1879. 807
trois troupes! trois entrepreneurs! (rois ruines! Les r;iil-
lites se succédaient. En apparence, rien «ionc de plus simple
que (le rapprocher ces nu'nihres lonf^lemps unis, aujour-
d'hui séparés et soulTranl d'être séparés. En réalité,
rien de pUis malaisé qu(> cette réunion. Des dinicultés
de toutes sortes y faisaient obstacle, nil'liciillés maté-
rielles : plusieurs des anciens acfeni>;. cl t|uil(pics-inis
des plus éminenls, étaient partis |)our la pro\iiiec et
njènie pour l'étranger. DiKicuItés [)olitiques ; les passions
les plus ardentes les divisaient : les uns étaient républi-
cains, les autres royalistes, tous enraf^és. I.a charmante
M"° Contât, que les souvenirs les plus chers rattachaicnl à
la monarchie, disait : «J'aimerais mieux être guillotinée de
la tête aux pieds que de paraître sur la scène avec ce jaco-
bin de Uugazon. » Puis venait la grosse question des vani-
tés. Plus d'un, en entrant dans un théâtre secondaire, était
devenu premier rôle : les sous-officiers étaient passés ca-
pitaines et les capitaines colonels. Or, nous avons bien \u
de notre temps un futur maréchal de France consent ii- à
redescendre au rang de simple divisionnaire dans l'armée
dont il était, la veille, le général en clicf: mais l'armée des
comédiens ne connaît guère ces abnégations-là. Une dou-
blure qui est devenue chef d'emploi, accepter de redevenir
doublure! une étoile rentrer volontairement dans le pâle
groupe des nébuleuses, jamais ! lùilin. l'intérêt aussi fai-
sait difliculté, les appointements étaient plus aléatoires,
mais beaucoup plus considérables. Quoique \ ollaire ait
dit : a Les comédiens sont les gens qui s'occupeni le phis de
leurs intérêts et qui les entendeni le moins », on cite des
hommes d'affaires, et même des femmes d'affaires très-
8o8 PIÈCES DIVERSES.
habiles, parmi les plus grands artistes. Tel premier rôle ne
signait avec un entrepreneur qu'avec une garantie solide
pouila totalité de ses appointements, de façon que le théâtre
se ruinait peut-être, mais que l'acteur ne se ruinait pas.
Comment donc lever tant d'obstacles, satisfaire tant de épr-
tentions opposées, faire taire tant de passions rivales, con-
cilier tant d'intérêts contraires? Il n'y fallait pas moins
qu'un miracle. Eh bien, ce miracle, c'est M. Mahérault
père qui l'accomplit. François de Neufchâteau lui remit
pleins pouvoirs et se déchargea sur lui de tout le travail ;
Mahérault se mit à l'œuvre avec passion. L'acteur Saint-
Prix lui dit : « Vous entreprenez une tâche impossible.
Vous ne connaissez pas la race des comédiens, ils vous
feront mourir à coups d'épingle. — C'est moi qui les ferai
revivre », répondit M. Mahérault. Rien ne le rebute. Il
séduit les uns par le titre de sociétaire du Théàtre-F'ran-
çais, il tente les autres par l'espoir d'une pension de re-
traite, il fait vibrer chez le plus grand nombre le sentiment
de l'honneur professionnel, il éveille chez tous le désir
de contribuer à une œuvre nationale : il \euv montre le
Théâtre-Français se i^elevant, grâce à eux, avec son nom,
avec tous les anciens artistes, avec tous les nouveaux, avec
tous les souvenirs qui faisaient sa gloire, et enfin, après
plus de deux ans de négociations, la compagnie était
formée en société ; un tableau, signé de tous les artistes,
établissait le partage des rôles, la distribution des parts, et
le II prairial an VII (3o mai 1799), M. Mahérault père
eut la joie de voir afficher dans tout Paris : Réouverture
du Théâtre-Français : le Cid et l'Ecole des Maris. La seule
vue de cette affiche le paya de toutes ses peines ; ajou-
ANM-i: iHjt). 8nç)
tons qu'elle l'en paya seule. Le ministre lui iivant oiTert
une somme assez forte au déljul de son iiiimc. il refusa
en disant (ju il ne vouhiil lirii [muh mik' rhosc n j'ai ri' :
pendant le eours des négociations, les liois iiilr([)ic-
ncurs étant venus lui offrir \in<;t niillf lianes pour les
placer tous trois à la tète du lli(';Ure leconstiliH-. il liiir
répondit : « Mon seul but est de luetli-e tous les cnlrcpre-
neurs passés, présents et futurs à la porte du 'riii'iMi'e-
Franeais ; je veux que les artistes soient chez eux, rt que
la maison s'appelle la maison de IMolière, de Corneille el
de Racine. » Voilà ce qu'il a dit. el voilà ce ([u'il ;i l.iil !
Ainsi tombe cette légende qu'on trou\e j)arloul, il ({ui
nous montre le Théâtre -Français comme foiulé par
Louis XIV et relevé par Napoléon. Je ne suis pas icono-
claste; j'ai plus de goût pour saluer les statues qui s'élè-
vent que pour jeter la piei're à celles qui sont debout ;
Napoléon aimait troj) l'art élevé, et admirait trop Cor-
neille, pour que je songe à nier tout ce que lui doit la
Comédie-Française , mais les faits sont les faits, cl les
dates ici sont des preuves. La réouvcrtuic du Tliéàlic-
Français est de mai 179g, et ce n'est que plusieurs mois
plus tard, le 18 brumaire, que commence le pouNolr poli-
tique do Bonaparte. Le décret consulaire el le décret
impérial de Moscou sont des actes confirmatifs, explica-
tifs, mais nullement constitutifs. Le véritable créatcin- de
la Comédie-Française actuelle, c'est M. Mahéraull {)ère.
J'enlève là une bien faible gloire à l'empereui-, mais
j'en donne une bien grande à riionnète homme (pii l'a
méritée. Pour l'un, .ce titre n'était (ju'unc toute j)ctite
feuille de laurier déplus; pour l'autre, c'est une couronne;
ACAD. I-n. J02
8lO PIÈCES DIVERSES.
et il me semble que la Comédie-Française aurait une belle
occasion d'acquitter une dette de cœur en plaçant dans
son foyer un nouveau buste , avec cette inscription :
« A M. Mahérault, le Théâtre-Français reconnaissant. »
C'est parmi toute cette reconstitution théâtrale, tous les
triomphes de cette renaissance, que naquit et grandit le
jeune Mahérault. Il fut présenté à l'état civil par Marie-
Joseph Chénier et M""" Vestris : un auteur tragique et une
tragédienne. Il avait deux ans quand on le conduisit au
spectacle pour la première fois. On peut dire qu'il fit ses
classes à la fois au Collège de Navarre et dans les coulisses
de la Comédie. Son père étant resté douze ans commis-
saire du gouvernement près du Théâtre-Français, il ne
se produisit pas, pendant ce temps, un seul grand succès,
sur la scène française, qui ne fît écho dans cette tête d'en-
fant. Avais-je tort de dire qu'il était prédestiné, par son
père, au rôle de conseiller dramatique? Le nom de son
ami vous fera comprendre que ce rôle ne fut pas une siné-
cure. Cet ami était Scribe. Pendant quarante ans. Scribe
n'a pas écrit une comédie, un vaudeville, un opéra comi-
que, un roman, sans le montrer, avant toute publicité, à
Mahérault et à Germain Delavigne. Ils furent ses deux
conseillers dramatiques... ordinaires.
Mahérault m'en voudrait de ne pas parler de Germain
Delavigne avant lui.
Quelle aimable et originale figure que celle de Germain !
Un grand nombre de comédies charmantes sont signées de
son nom; pas une, de son nom seul. Il était incapable
de faire une pièce sans collaborateur ; non par stérilité
d'esprit, je n'en ai pas connu de plus fin, de plus fécond,
A.WKK 1879. 811
mais sa chère paresse l'empêchait d'accoinplii- ;i lui loul
seul la rude besoj^ne de reiiranlemeiiL diaïualiqiir. Per-
sonne qui ressemblai moins à l'alouette de La Fontaine :
Elle b;\lil un nid, pond, couve et fait éclorc
A lu bàle, le tout all.i du mieux qu'il put.
Bàlir un nid? soil, mais à la condition (in'iiii ;nili-e y
mettra son œuf. Pondre? soit, pourvu qu'un autre couve.
Couver? soit, si un autre fait éclore ! Et surtout... rien de-
fait à la hâte ! Se presser! oh! cela lui était impossible! Son
frère Casimir et lui avaient connu Scribe au collèf,^e. Une
fois libre, les trois amis se réunissaient chaque jeudi, el,
au dessert, on se communiquait les plans de travail. Casimir
apportait un canevas de tragédie. Scribe une idée de vau-
deville, Germain apportait, lui, son goût exquis et sa part
d'invention dans les pièces des deux autres. Avec .sa bonne
figure rouge et placide, son sourire spirituel, il jouait le
rôle de Chapelle dans les Soupers d'Auteuil, ou plutôt entre
ses deux ardents amis toujours en gestation, il était à
l'état de père suppléant, donnant une idée à celui (jui avait
besoin d'une idée, un mot spirituel à celui qui avait besoin
d'un mot spirituel, un conseil quand il fallait un conseil,
et mettant à leur disposition son immense lecture. Je vais
feuilleter Germain, disait Casimir quand il cherchait un
renseignement historique, anecdoliqu(\.ou artistique, et
aussitôt le livre vivant répondait, s'ouvrant de lui-même à
la page demandée. Le contraste de caractère des trois amis
était écrit dans leurs habitudes de travail; Casimir travaillait
toujours en marchant. Scribe toujours assis, et Germain
toujours couché. A peine sorti de son lit, il s'installait sur
8l2 PIÈCES DIVERSES.
un canapé . Il vivait sur le dos comme un 0 riental ; seulement,
au lieu de fumer, il prisait, et au lieu de rêver, il lisait.
Les dîners du jeudi n'étaient pas seulement des séances
de consultation; on échangeait des sujets, on se prétait
des dénouements. Un jour Casimir arrive consterné, il
ne pouvait venir à bout de son cinquième acte de V Ecole
des Vieillards, la situation finale lui manquait. « Attends!
lui dit Scribe, j'achève en ce moment un vaudeville inti-
tulé Michel et Christijie; et je me tire d'affaire à la fin par
un moyen fort ingénieux ; ce moyen va parfaitement à ta
pièce, prends-le! — Et toi? — Moi, je le garderai. —
Mais le public ? — Le public? Il n'y verra rien. Personne
n'ira s'imaginer que le dénouement d'un petit vaudeville
en un acte soit celui d'une grande comédie en cinq actes
et en vers. Prends sans inquiétude, et je garde sans re-
mords. » Scribe avait deviné juste, aucun critique ne
s'aperçut de la ressemblance ; seulement le dénouement
du vaudeville parut charmant, tandis que celui de la comé-
die parut faible. Un fil suffit pour nouer un petit acte et il
faut le délier d'une main légère ; mais une grande œuvre
demande plus de force dans le nœud, et plus de vigueur
dans la solution.
Ces aimables échanges donnèi'cnt lieu à vm autre fait
dramatique assez curieux. Casimir avait en tête une comé-
die en deux acteSj vive, gaie, amusante, et fondée sur un
malentendu diplomatique : un jeune homme, envoyé dans
un petit État d'Allemagne pour y chercher un costume de
bal, est pris pour un grave messager politique. Le même
jour arrivent Scribe et Germain, apportant au menu
dramatique du jeudi un projet qui les enchantait; c'était
ANNÉE l!^79. Si 3
l'hisloiro d'uiu- jounc jjiiiiLcssc de <Ji\-liuil aii.> . (|iii .
jetée avec sa grâce, sa coquetterie, sa finesse, son ij^iio-
rance, et une tendre passion dans le cœur, au inilicu de
toutes les intrigues jioliliques d'une petite coui-, iia\ii;iif
parmi tous les aspirants à sa royale main, avoe autant
d'adresse et plus de gaieté que Pénélope. Les deux plans
ont un même succès, et les trois amis se séparent, enten-
dant déjà les bravos qui devaient accueillir les deux pièces.
Quelques jours s'écoulent. Lettre de Casimir à Scribe.
« -Mon cher ami, je ne fais que rêver à ta princesse. J'en
suis amoureux : donne-la-moi. .Mon diplomate a paru te
plaire, prends-le. Changeons. » Soit, dit Scribe, changeons.
Mais qu'arriva-t-il ? Que l'idée de Casimir devint le Diplo-
mate, et que l'idée de Scribe et de Germain devint la Prin-
cesse Aurélie, c'est-à-dire (|ue Casimir avait échangé un
succès poiu- une chute. A quoi Scribe disait : »< ISous au-
rions eu, Germain et moi, le même succès avec la Princesse
Aurélie qu'avec le Diplomate, parce que nous l'aurions faite
en deux actes et non en cinq, et que nous l'aurions écrite
en prose, et non en vers. Ce sont les vers qui ont ]km(Iu
Casimir. Il les fait trop bien, il en a trouvé trop de jolis
et de trop jolis, l'étoffe était trop mince pour la brode-
rie, l'habit a craqué; voilà ce que c'est que d'être poète! »
Puis il ajoutait gaiement : « Ce raalheur-là ne m'arriverait
jamais à moi!... » Les dîners du jeudi cessèrent le jour où
les deux Delavigne se marièrent. Ils allèrent annoncei-
leur changement d'état au roi Louis-Philippe. « .Nous
nous marions tous deux, jeudi, sire. — Ah ! — A la même
heure. — Ah! — Dans la même église. — Ah ! Et avec la
même femme ? »
3l^ PIÈCES DIVERSES.
J'arrive à Mahcrault. La gloire de Scribe a été une
carrière pour Mahérault ; chaque matin, si pressée que fût
sa besogne administrative, Mahérault montait chez Scribe,
en aUant au ministère, et le trouvait toujours au travail.
La visite n'était le plus souvent que de quelques minutes;
le temps d'entrer, de lui dire bonjour, de porter les yeux
sur la page commencée, de respirer l'air de ce cabinet,
de dire à Scribe : « Cela vient-il bien?» puis, le voilà
parti. Assez souvent même Scribe ne se dérangeait pas
de son travail, et, les yeux toujours baissés sur son
papier : «Ah! c'est toi! Bonjour! ta femme va bien? »
Puis il continuait sa scène. Parfois pourtant : « Ah 1 lu
arrives à propos, disait-il, tu te rappelles la situation qui
m'embarrassait tant hier, je crois que je la tiens; écoute. »
La lecture finie : « Eh bien, que dis-tu de cela? C'est bon,
n'est-ce pas ? » Si Mahérault l'épondait : «... Pas encore ! Je
ne suis content qu'à demi, et voici pourquoi. — Ah ! ah!
répliquait Scribe avec beaucoup de calme, eh bien, va-t'en !
je vais examiner qui a raison, toi ou moi. et je te lirai ce
soir ce que j'aurai fait. » La réponse de Scribe nous
amène à passer, pour un moment, de l'ami qui conseille à
l'auteur qui consulte ; car, à côté de l'art de donner des
avis, il y a l'art, non moins difficile, d'en recevoir.
Les auteurs qui consultent se divisent en trois classes :
les humbles, qui doutent toujours d'eux; les vaniteux, qui
n'en doutent jamais, et les hommes vraiment forts, qui
écoutent tout et utilisent tout. A la première critique
partielle, les humbles s'écrient : «Oh! comme vous avez
raison ! Comme c'est mauvais ! » Et les voilà tout prêts à
condamner l'œuvre entière et à la jeter au feu ! il faut
ANNÉE 1879. 81 5
toujours leur sauver leur Enéide des mains ! Classe pt-u
nombreuse.
Les vaniteux s'étonnent, sourient dédaigneusement ou
s'irritent. Ce sont les pelits-llls d'Oronte; Aneelot étail un
tvpe du genre. A la lecture d'une de ses comédies, un audi-
teur, après l'avoir accablé de : Délicieux! e.rf/uis/ channant !
a l'audace de glisser timidement : u Le .second acte est
peut-être un peu long. » — « Je le trouve trop court ! »
répond Aneelot.
Viennent enfin les maîtres. Demander des conseils,
savoir tirer parti même d'un mauvais avis, se rendre
compte qu'un homme peut soutenir son opinion |i;ir de
mauvaises raisons et cependant avoir raison, entendre le
silence, lire sur les physionomies, faire la part du carac-
tère, du genre d'esprit de chacun de ses conseillei-s, enfin
j}iqer ses jtiges, telle est la marque des esprits supérieurs :
tel était Scribe. Sans vanité, sans entêtement, sans fai-
blesse, une observation juste se faisait-elle jour? Il sautait
dessus comme sur son bien, se l'assimilait, la développait,
en faisait sortir, séance tenante, mille aperçus dont s'éton-
nait celui même qui l'avait faite. Lui adressait-on une cri-
tique fausse ou puérile? 11 la repoussait avec une impa-
tience qui n'avait rien de blessant, tant on sentait que son
amour-propre n'était pour rien dans sa vivacité, et qu'il
n'était choqué que de ce qui choquait le bon sens, ou de
ce qu'il sentait en désaccord avec son œuvre ou sa nalui-e
d'esprit. « Il ne me suffit pas, disait-il souvent, qu'un avis
soit bon, il faut qu'il soit bon pour moi. » A ce pro[)os, il
citait volontiers le trait si caractéristique de Gouvion <lf
Saint-Cyr. C'était pendant la guerre d'Espagne; le gêné-
8lG PIÈCKS DIVERSES.
rai*** commandait en chef, Gouvion Saint-Cyr en
second. L'ennemi serrait de près notre corps d'armée.
Fallait-il livrer bataille ou battre en retraite? Le conseil
de guerre s'assemble; Gouvion Saint-Cyr opine vive-
ment pour la retraite : son avis l'emporte. Une heure
avant le moment fixé pour le départ, le général en chef,
dans une reconnaissance, est blessé d'un éclat d'obus.
Gouvion Saint-Cyr prend le commandement, et immédia-
tement il contremande tous les plans de retraite, engage
la Ijalaille et la gagne. — « Pourquoi donc, lui dit-on,
l'avez-vous déconseillée ce matin au général en chef? » —
« Parce qu'il l'aurait perdue !» — « Eh bien, disait Scribe,
ce mot profond s'applique au théâtre tout aussi bien qu'au
théâtre de la guerre. C'est un pinneipe de stratégie dra-
matique. Il ne faut conseiller aux autres que les batailles
qu'ils peuvent gagner, il ne faut accepter que les conseils
qu'on est capable de suivre. J'ai eu un ami, ajoutait-il,
dont les opinions m'inspiraient à la fois confiance et
défiance. » Personne de plus perspicace à découvrir les
défauts d'une pièce qu'on lui lisait; il avait un coup d'œil
impitoyable; il allait droit au vice caché et fondamental;
mais quand, une fois la critique achevée, il ajoutait :
« Maintenant voilà ce qu'il faudrait faire... » oh! alors,
je l'arrêtais court. « Halte-là, mon cher ami ; tu démolis à
merveille, mais pour reconstruire, c'est autre chose. La
pièce que tu proposes là est peut-être charmante ; faite par
toi, elle réussirait peut-être à merveille, parce qu'elle est
conforme à ta tournure d'esprit; faite par moi, elle tom-
berait, parce qu'elle m'est absolument opposée. Laisse-moi
rebâtir ma maison moi-même. »
\nm':i: 1879. 817
On comprend conimcnl, avec une lelli" perspicacité,
Scribe savait tirer parti des avis les plus opposés. Il com-
plétait ses deux conseillers l'uii pai- l'autre : Malu raiill par
Germain, et Germain par Mahéraull. Le propre ilc la
parole de Germain, c'était la brièveté; sa paresse s'accom-
modait delà concision, et un mol suHisail à sa finesse.
Eh bien, prenez raulithcsc de Germain, et vous avez
Mahérault. 11 ne se contentait ni d'une audition pour se
faire une opinion, ni d'un mot pour l'exprimer. La parole
même ne lui suHisait pas. Scribe le savait bien, et, sa pièce
finie, sa pièce lue, il la lui donnait. Alors commençait le
véritable conseil de son ami, le conseil la plume à la main.
J'ai là, sous les yeux, une liasse de papiers portant pour
titre : « Observations faites par moi à Scribe, sur ses pièces
avant la représentation. » 11 ne s'agit pas moins que d'ana-
lyses contenant chacune dix pages, douze pages; j'en ai
vu une de vingt-cinq pages. Pas une contradiction (pie
Mahérault ne relève, pas une faute qu'il ne signale... Sa
sincérité va parfois jusqu'à la dureté : « Ces couplets
sont d'une faiblesse désespérante, ni trait, ni pensée! La
mauvaise prose qu'ils remplacent valait encore mieux! »
Voilà bien la ludesse de commerce que réclamait Montai-
gne dans une amitié véritable ! J'honore beaucoup Mahé-
rault pour cette sincérité, mais j'avoue que je n'admire pas
moins Scribe. Lequel vaut le plus, celui qui dit la vérité
ou celui qui l'écoute? Or, comment Scribe l'écoulait-il?
C'est ce que diront ces deux lettres :
a Séricourt, 8 octobre 18i5.
« Mon cher ami, mon second volume (il s'agissait d'un
ACAD. FR. I03
8l8 PIÈCES DIVERSES.
« roman) sera achevé dans trois jours. Je te le porterai à
« Paris, pour qu'il reste quelque temps en pension chez toi.
« Le premier volume s'est trop bien trouvé de tes soins,
« pour que son frère ne les réclame pas.
« J'ai iu depuis ton départ toutes tes observations : tu as
<( fait là, mon pauvre ami, un travail prodigieux. Dans tout
« ce que j'ai vu, tu as parfaitement raison; toutes tes notes
« sont d'un goût excellent, mais je ne sais si je dois t'en
« remercier, car me voilà obligé d'y faille droit, ce qui
« sera encore un très-long travail. »
Songez qu'au moment où Scribe écrivait ces lignes, il
régnait sur quatre théâtres. Il me semble que, pour un
homme à qui on reproche de n'être pas original, cette
modestie ne manque pas d'originalité.
Le dernier paragraphe ajoute encore au charme de ce
billet :
« Il est cinq heures du matin, je me lève et je t'écris
« d'abord, pour bien commencer ma journée et pour que
« cela me porte bonheur. »
La seconde lettre est adressée à M"^ Mahérault, qui
avait recommandé à Scribe une jeune et nouvelle actrice,
M'" Rose Chéri : « Votre protégée est une personne char-
« mante ; elle a tout pour elle, le talent et la vertu, c'est-à-
« dire le nécessaire... et le superflu... au théâtre, s'entend.
« J'étais déjà charmé d'elle, mais grâce à votre protection
« toute-puissante et qui, celle-là, ne coûtera rien à son
« superflu, je vous réponds qu'elle deviendra notre pre-
« mière actrice. Je me mets à l'ouvrage pour elle; Mahé-
« rault jugera de la pièce, et, lui aidant, elle deviendra
« meilleure. »
ANNÉE 1879. 819
Deux souvenirs personnels me permettent de compléter
ce portrait.
IJn jour, aprO's uiio U-cture intime d'Adrienne Lecou-
vreur, Mahérault nous dit : >< II inaii(|iie un personnage
dans votre pièce. — Et où veux-tu, ié|)(»n(lil Scribe,
que nous le mettions, ton personnage de plus? — A la place
d'un autre. — Comment? — Nous avez un duc d'Aumont
qui joue un rôle assez insignifiant. Ce n'est rien qu'une
caillette de cour. Pourquoi ne pas le remplacer par un
petit abbé? Voilà une vraie figure du XVI II" .siècle. Une
actrice, une princesse, un héros et un abbé, le tableau
sera complet. » Voilà ce que j'appelle les conseillers inven-
tifs, c'est-à-dire, ces esprits à la fois sensés et féconds, qui,
sans se substituer jamais à vous, s'installent au cœur de
votre conception, vous poussent dans votre propre voie,
tirent de votre idée des conséquences qu'elle renl'ermait
sans que vous le sussiez, enfin vous ouvrent des horizons
nouveaux dans votre propre ciel.
Voici un second fait que je n'ai pas le droit d'oublier :
« Mon ami, me dit un jour Scribe, en ce moment, il y
a au Conservatoire, dans la classe de M. Samson, une
élève qui promet une M"° Plessy. Elle a seize ans, une
figure charmante, une voix d'or; elle est de bonne race,
elle s'appelle Madeleine Brohan. Cherchez donc un rôle de
jeune Icmme qui soit un grand premier rôle... — Vous
tombez bien, lui dis-je. Le hasard de mes études m'a fait
rencontrer un personnage historique tout à fait charmant
et très propre à mettre en lumière les grâces éblouissantes
de votre jeune actrice : c'est Marguerite de Navarre, soeur
de François I". Marguerite, dans l'histoire, est justement
820 PIÈCES DIVERSES.
au point où héros et héroïnes font merveille dans les œuvres
d'imap^ination, c'est-à-dire à cet état crépusculaire où la
fif^fure est à la fois éclairée et voilée; ce qu'on en connaît
suffit pour appeler l'intérêt sur elles, ce qu'on en ignore
permet d'ajouter la curiosité à l'intérêt. En outre, ce
rôle sera une nouveauté sur notre théâtre. Toutes nos hé-
roïnes dramatiques sont des mères, des filles, des épouses,
des amantes, des maîtresses, mais aucune pièce n'a {)our
personnage principal une sœur, et Marguerite, partant
pour aller délivrer son frère, a quelque chose de ces poéti-
ques figures de l'antiquité, qui s'appellent Electre et
Anligone. » Mon idée saisit vivement Scribe, et le len-
demain le plan était commencé. Mais au milieu de
notre travail survint un obstacle qui est un des incon-
vénients de la collaboration. J'en ai dit assez de bien
pour pouvoir en dire un peu de mal. Un désaccord
fondamental s'éleva entre Scribe et moi. Il ne voulait
pas que François 1" parût dans la pièce. Le piquant du
sujet, me disait-il, consiste précisément à tourner tou-
jours autour de cette prison sans y jamais entrer, à faire
sortir ce captif sans qu'on l'ait vu. Il y a au théâtre des per-
sonnages d'autant plus intéressants qu'ils brillent par leur
absence, qu'on n'y parle que d'eux, qu'on ne s'occupe que
d'eux, et qu'ils ne paraissent pas. Dès que vous mettrez
le pied dans cette prison, vous entrez dans le commun.
Puis, ajoutait-il, que faire de François I"? C'est un per-
sonnage essentiellement déclamatoire. Avec son grand
nez, son fameux : Tout est perdu, fors ïhonneurl et ses airs
de Roi-chevalier, autrement dit de Roi-troubadour, il nous
jette dans l'opéra comique ou dans le mélodrame. Tandis
AN.NKK 1879. 821
qu'Ailcquin, oh! ("osl dilIVienl! Arlequin, l'rlail Charles-
Quint. Il ne l'appelait pas ainsi par moquerie, non; mais
un des traits caraetéristiqucs de Scribe, dans le feu de la
composition, c'était l'oubli absolu tle tout ce (jiii n'était
pas la situation mémo. Les mots, les noms n'existaient plus
pour lui. II les estropiait ! il les métamorphosait '. Il ne
voyait en eu.\ que le rùle cpi'ils jouaient dans l'œuvre ;
Et ce Charles-Quint, qu'il se représentait en lutte d'adresse
avec cette jeune femme, qu'il vovait rusé, fourbe, mo-
queur, se confondait plus ou moins dans sa pensée avec le
héros de la comédie italienne ; il lui aurait mis volontiers
une batte à la main! Mais moi, je résistais avec une énergie
invincible. Non ! lui disais-je, non ! Tout votre feu et toute
votre verve ne me convaincront pas ! C'est de l'esprit, mais
ce n'est que de l'esprit, et j'ai besoin d'autre chose, (^)uil
est notre personnage principal ? Une sœur. Quel est le sen-
timent fondamental de noti-e pièce? L'amour d'une sœur.
Et vous voulez en supprimer le frère ! Alors, adieu toute
émotion, tout pathétique ! J'ai besoin de les voir ensemble,
de les voir pleurer ensemble, espérer ensemble, craindre
ensemble! Il ne s'agit pas de jouer au jeu du loi eaiitif et
délivré. Ce n'est pas une partie d'échecs que notre pièce,
c'est une œuvre vivante, humaine, et il m'y faut des âmes
vivantes. C'est commun, dites-vous, je l'espère bien ! car
c'est commun à l'humanité tout entière, commun à tous
ceux qui aiment, qui souffrent, qui se dévouent, et voilà
pourquoi c'est bon ! » Scribe m'écouta attentivement, froi-
dement; puis, quand je m'arrêtai, il me dit avec cette sim-
plicité et cette bonne foi qui étaient vraiment admirables
chez lui : « C'est vous qui avez raison. A la besogne ! » Trois
822 PIÈCES DIVERSES.
mois après, à Séricourt, réunion du tribunal consultant :
Germain Delavigne, Mahérault, Laborie, Michel Masson,
trois autres invités et nos deux familles. La lecture com-
mença à quatre heures, avant le dîner, et à onze heures
et demie nous discutions encore.
Les premier, troisième, quatrième et cinquième actes
avaient été écoutés avec faveur ; mais quant au deuxième
acte, à mon acte , chute complète : on le trouva trop
monté de ton, trop dramatique, discordant avec le reste
de l'ouvrage. Une scène surtout choqua les auditeurs,
une scène de prières qui entouraient le lit du mourant.
« Oh ! dit alors Michel Masson, s'ils se mettent à chan-
ter la messe!... » Ce mot fut l'arrêt du second acte :
« Coupez-le ! supprimez-le ! » Tel fut le cri presque una-
nime ; je dis presque, car trois personnes protestèrent.
Scribe avait là une belle occasion de revanche contre
moi. Il fut un des trois réclamants. Il s'adjoignit à moi,
et Mahérault s'adjoignit à lui. Nous luttâmes énergique-
ment pendant une heure et demie. Les critiques et même
les moqueries pleuvaient contre mon malheureux acte,
que je défendais de mon mieux ! « C'est Legouvé qui a
raison, s'écriait Mahérault, avec la ténacité indomptable
qu'il apportait dans son rôle de conseiller, et c'est vous
qui avez tort ! Vos critiques sont justes, mais ce sont des
critiques de détail; le fond, le plan sont bons. Des lour-
deurs d'exécution? Soit ! Des disparates de ton? J'en con-
viens; mais supprimer l'acte, autant vaudrait se faire cou-
per une jambe parce qu'on a un cor au pied!... » Onze
heures et demie ayant sonné : « Mes enfants, dit Scribe tout
à coup, allons nous coucher ! Je meurs d'envie de dormir.
ANISÉK 187g. 823
nous verrons demain matin... » Le lendemain a midi, apivs
le déjeuner, Scribe nous lisait ce second acte, allégé,
égayé, un peu dépoétisé, mais plus vif, plus amusant, tel
enfin cpiil est resté, c'est-à-dire peut-être le meilleur de
l'ouvrage. Voilà ce qu'est le conseil dans l'ail dramati-
que, et je n'ai pas craint de m'attarder à ce récit, parce
qu'il vous peint ce génie si plein de ressources qui s'appe-
lait Scribe, et ce loyal ami, si plein de clairvoyance, qui
s'appelait Mahérault.
J'ai fini ; mais, en finissant, une réflexion me vient à
l'esprit : j'ai parlé, dans ces pages, de gens connus,
même célèbres, et je n'ai montré que de braves gens. J'ai
interrogé leurs secrets, j'ai fouillé leur correspondance, et
je n'ai pas révélé le plus léger scandale. Des amis qui s'ai-
ment, des confrères qui ne se déchirent pas; des lettres qui
font honneur à ceux qui les ont écrites, et, en fait d'Incon-
nues, pas autre chose que quelques bonnes actions tenues
secrètes par ceux qui les avaient faites... A quoi ai-je
pensé de choisir un pareil sujet? Ce n'est pas de notre
temps.
TABLE DES MATIÈRES.
1. — DISCOURS DE RECEPTION ( 1 S7fi-1879).
P«ROR.
Discours de M. John Leraoinne, prononcé dans la séance publique
du 2 mars 1876, en venant prendre séance à la place de M. Janin. 3
Réponse de M. Cuvillicr-Fleury, directeur de l'Académie française,
au discours de M. John Lcmoinne 25
Discours de M. Jean-Baptiste Dumas, prononcé dans la séance pu-
blique du 1" juin 1876, en venant prendre séance à la place
de M. Guizot -'9
Réponse de M. Saint-René Taillandier, directeur de l'Académie
n-ançaise, au discours de M. Jean-Baptiste Dumas 93
Discours de M. Jules Simon, prononcé dans la séance publiquf du
22 juin 1876, en venant prendre séance à la place de M. de
Rémusat 123
Réponse de M. le baron de Viel-Castel, directeur de l'Académie
française, au discours de M. Jules Simon 171
Discours de M. Charles Blanc, prononcé dans la séance publique
du 30 novembre 1876, en venant prendre séance à la place de
M. de Carné 193
Réponse d"e M. Camille Roussel, directeur de l'Académie française,
au discours de M. Charles Blanc 219
Discoui's de M. Gaston Boissier, prononcé dans la séance publique
du 21 décembre 1876, en venant prendre séance à la place de
M. Patin 237
Réponse de M. E. Legouvé, directeur de l'Académie française, au
discours de M. Gaston Boissier 267
ACAD. FR. I04
826 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Discours de M. Victorien Sardoii, prononcé dans la séance pu-
blique du -l'i mai 1878, en venant prendre séance à la place de
M. Autran '^9^
Réponse de M. Charles Blanc, directeur de l'Académie française,
au discours de M. Victorien Sardou 3'2S
Discours de M. Renan, prononcé dans la séance publique du 3 avril
1879, en venant prendre séance à la place de M. Claude Bernard. 3i9
Réponse de M. Mézières, directeur de l'Académie française, au dis-
cours de M. Renan 38-)
Discours de M. Henri Martin, prononcé dans la séance publique
du 13 novembre 1879, en venant prendre séance à la place de
M. Thiers i^'^
Réponse de M. Xavier Marmier, directeur de l'Académie française,
au discours de M. Henri Martin i''"
H. — DISCOURS SUR LES PRIX DE VERTU (1876-1879).
Discours de M. Saint-René Taillandier, directeur de l'Académie
française, 16 novembre 1876 ^79
Discours de M. Alexandre Dumas fils, directeur de l'Académie fran-
çaise, 2 août 1877 •'*'"
Discours de M. Jean-Baptiste Dumas, directeur do l'Académie fran-
çaise, 1" août 1878 ■■'37
Discours de M. Jules Simon, directeur de l'Académie française,
7 août 1879 a-'''^
III. — RAPPORTS DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL (1876-1879).
Rapport de M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel de l'Académie
française, sur les concours de l'année 1876 "85
Rapport de M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel de l'Académie
française, sur les concours de l'année 1877 613
Rapport de M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel de l'Académie
française, sur les concouf s de l'année 1878 fii-^
Rapport de M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel de l'Académie
française, sur les concours de l'année 1879 685
TABLE DES MATIÈRES. 827
Page».
IV. — DISCOURS ET PIÈCES DIVERSES
tOS DANS DES SÉANCES PUBLIOCES OU PARTICUUliRES DK l'iNSTITUT
ET DANS PLUSIEURS SOLENNITÉS
PAR LES MEÎIBRES DE l'aCADÉMIE (1876-1879).
Un libre penseur dans le grand monde, par M. Cuvillier-Fleurj',
membre de l'Académie française, lu dans la séance publique
annuelle des cinq Académies, le mercredi 23 octobre 1876 . . 72!'
Discours de M. Caro, directeur de l'Académie française, président
des cinq Académies, lu dans la séance publique annuelle des
cinq Académies, le mercredi 23 octobre 1877 76,S
Les Enfants et les Domestiques, par M. Legouvé, membre de l'Aca-
démie française, lu dans la séance publique annuelle des cinq
Académies, du 25 octobre 1878 783
Études et souvenirs de théâtre, un conseiller dramatique, par
M. E. Legouvé, de l'Académie française, lu dans la séance pu-
blique annuelle des cinq Académies, du 23 octobre 1879. . . 80:^
Paris. — Tj-pographie de Firmin-Didot et €'•, impr. de rinstitat, rue Jacob, 56. — 7048.
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