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REGARDS
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
DU MÊME AUTEUR
Spectacles contemporains : l. Affaires de Rome. — II. La
mort de Guillaume Ior. — III. Lettres d'Asie; l'inaugu-
ration du chemin de fer de Samarcande. — IV. Le géné-
ral Loris Mélikoff; les derniers mois du règne d'Ale-
xandre II. — V. Les Indes noires ; le partage de l'Afrique.
1 vol. in-18 Jésus, broché. 3 fr. 50
11 a été tiré à part, sur papier de Hollande, dix exemplaires
numérotés des Regards historiques et littéraires.
Ces exemplaires sont mis en vente au prix de 8 francs.
CoulommierB. — Imp. Paul BHODARD.
Ôôôv
VTE E.-M. DE VOGUE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
REGARDS
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
p
PARIS
ARMAND COLIN ET C'% ÉDITEURS
5, RUE DE MÉZIÈRES, 5
Tout droil* rê'ertS".
' REGARDS
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
A CEUX QUI ONT VINGT ANS
POUR LE 1" JANVIER 1890 »
Ainsi, demain, quand le journal vous arrivera
avec deux chiffres changés au millésime, il y
aura vingt ans. Vingt ans révolus, depuis la date
marquée sur notre épaule avec le fer et le feu.
C'est beaucoup de vie renouvelée. C'est la pres-
cription naturelle des plus longues souffrances,
1. Il m'a paru que ces pages, écrites il y a deux ans, étalent
Pavant-propos le plm eonreoabk ans étadee d'histoire et de
littérature qu'on trouver.! plus loin. Quelques-unes de ces
étude* sont antérieures, d'autres plus récentes; mais, si Je ne
me trompe, elles témoignent toutes par quelque endroit des
pensées et des préoccupations que j'eatayail d'exprimer au
premier jour de 1800. — (Janvier 1892.)
IU.i.AIIDS HI8TOR. ET LITTÉH. 1
2 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
dans ce pauvre cœur de l'homme qui a reçu le
remède humiliant de l'oubli, afin que le monde
ne désapprît pas de sourire. Et pourtant, nous qui
l'avons vécue, cette année 1870, nous ne croirons
jamais qu'elle s'est éloignée de la même fuite que
les autres ; elle est toujours d'hier, elle nous
tient, nous sommes encore pris dans ses dé-
combres. 11 y a dans nos âmes des places stéri-
lisées; tout ce que la vie a replanté depuis lors y
pousse mal, avec des fleurs trop pâles. Pour un
peu, nous répéterions ce que disait Montaigne,
longtemps après qu'on lui avait changé son calen-
drier Julien : « Mon monde est failly, ma forme
est vuidée ; je suis des années auxquelles nous
comptions autrement. » Et nous ajouterions vo-
lontiers, quand on nous parle des nouvelles
façons de vivre et de penser : « Cette règle
touche ceulx qui ont à estre. »
Mais ceux-là, quels sont-ils? L'année où nous
entrons va apporter sa classe. Chose étrange à
penser, ils ont vingt ans; ce sont déjà des
hommes, avec du poil au menton, et ils n'ont pas
vu. On les mettait dans leurs berceaux, tandis
que leurs pères combattaient, on emportait ces
berceaux devant l'invasion ; leurs mères les veil-
laient en effilant de la charpie, ils dormaient
leur premier sommeil au bruit du canon. Par
cela seul que leurs yeux n'ont pas vu certaines
QUI ONT VINGT ANS 3
images, restées dans nos yeux derrière toutes les
visions ultérieures , tout le spectacle du monde
doit affecter différemment leurs regards. Ce qui
fut pour nous, ce qui demeure la réalité poi-
gnante, devient pour eux une tradition écrite, la
chose grise et froide, presque douteuse, qu'on
apprend par le livre; ce n'est plus de la vie, c'est
de l'histoire.
Il nous est très difficile de deviner comment ces
jeunes hommes forment leurs idées; cependant,
rien n'est plus intéressant, rien n'est plus néces-
saire. Une vague nouvelle monte de l'Océan de
l'être et vient sur nous; elle peut submerger
notre pays ou le remettre à flot; nous avons hâte
de reconnaître le murmure particulier de cette
vague. Nous interrogeons tous ceux qui ont mis-
sion de l'étudier, nous leur crions, comme les
gens de Seïr au veilleur d'Isaïe : Cuslos, quid de
nocte? Custos, quid de nocte?
Le hasard m'a donné des occasions de causer
librement avec quelques-uns de ceux qui vont
descendre de la montagne Sainte-Geneviève :
jeunes gens ayant pris ou achevant de prendre
leurs degrés dans les études supérieures, solli-
ciV-s vers les lettres, les recherches d'idées, et
tout occupés de faire leur établissement intellec-
tuel. Il en est qui ont bien voulu me confier
leurs essais, es vers, en prose. Ces petits cahiers
4; REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
montrent les esprits en quête, indécis, avec le
tremblement inquiet d'une aiguille de boussole,
quand elle cherche son orientation. Je voudrais
résumer l'impression qu'ils me laissent, à la
façon d'un greffier exact, sans y rien mettre du
mien. Oh ! je ne prétends point tracer un dessin
complet et arrêté : qui le pourrait? Quelques traits
seulement, les plus saillants, les mieux dégagés.
Il n'y a pas grand intérêt à entreprendre ces
nouveaux citoyens sur les sujets de politique
pure; l'entretien est vite clos. Cette matière ne
les passionne pas. Sans doute, ils ont un vif
besoin d'indépendance, ils tiennent à leur liberté
d'action et de pensée : si une main imprudente
touchait à ces conditions essentielles de leur vie,
l'étonnement se changerait aussitôt en révolte.
Mais ces biens leur paraissant acquis en tout état
de cause, indiscutés comme l'air qu'ils respirent,
ils se soucient médiocrement du reste des théo-
ries politiques, des formules, des enseignes. Si
Ton professait demain un cours sur le moyen de
se procurer le meilleur gouvernement, il ne fau-
drait pas compter sur eux pour remplir l'amphi-
théâtre. Us acceptent leur pays tel qu'ils l'ont
trouvé en y prenant place, sans enthousiasme,
sans impatience, comme on habite tout naturelle-
ment la ville où le sort nous a donné un gîte;
l'idée de la raser pour la reconstruire sur un nou-
A CEUX QUI ONT VINGT ANS 5
veau plan, cette idée qui faisait jadis les délices
de chaque Français intelligent, perd infiniment
de terrain dans les générations montantes.
C'est un phénomène surprenant, en France,
une jeunesse qui n'éprouve pas le besoin de
changer le gouvernement. Autrefois, dès l'âge le
plus tendre, chacun avait sa cocarde à son cha-
peau. Je me rappelle l'entrée au collège; le petit
naufragé était lâché dans la grande cour, le cer-
cle se formait autour du nouveau; après qu'on
lui avait demandé son nom et son âge, les pre-
mières questions étaient celles-ci : « Qu'est-ce
que tu es? bonapartiste, républicain ou henriquin-
quiste? » C'était la nomenclature d'alors, en lan-
gage d'écolier. Bien rarement, un enfant obtus ou
méfiant répondait : « Je ne sais pas, je ne suis
rien. » Celui-là, son compte était réglé : coups
de pied et coups de poing tombaient sur lui
drus comme grêle. Au sortir du collège, en avan-
çant dans la vie, j'ai vu la nomenclature varier et
s'enrichir; mais tous les partis continuaient de
s'accorder sur un point, la juste distribution de
coups à « celui qui n'était rien ». Aussi, je ne
reviens pas de ce changement capital : aujour-
d'hui, beaucoup de jeunes gens « ne sont rien ».
Je sais qu'il y a des groupes turbulents, et
qu'avec un peu d'industrie on réunit sans peine
les éléments d'un monôme, pour manifester dans
i.
6 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
les grandes circonstances, pour applaudir les
périodes d'un tribun. Je suppose qu'on en trou-
verait d'autres, élevés dans de fermes principes,
encore prêts à se battre pour une substitution
d'étiquette. Mais je ne parviens pas à les rencon-
trer dans le monde des jeunes travailleurs. C'est
même un des griefs que les gens d'âge et d'ex-
périence allèguent le plus souvent contre cette
génération sceptique. Il en dut être ainsi à d'au-
tres époques, à la fin des guerres de religion ou
après la Fronde; quand de nouveaux venus, las
de continuer les querelles paternelles, s'occupè-
rent d'autre chose que de bouleverser l'État. Les
vieux ligueurs et les vieux frondeurs devaient
traiter ces pacifiques de propres à rien.
A défaut d' « opinions politiques », on voit
poindre chez les plus réfléchis une autre préoccu-
pation : ils commencent à s'inquiéter des pro-
blèmes sociaux. Souci bien nouveau pour la pre-
mière jeunesse; nous, à vingt ans, nous étions
absorbés par nos souffrances d'imagination ou
de cœur; nous n'avions pas de sensibilité dispo-
nible pour les souffrances populaires, en tant
qu'elles n'étaient pas littéraires. C'est le trait
caractéristique du moment, cette métamorphose
universelle des vieilles passions politiques en
aspirations vers les réformes sociales. Elle fait
penser à l'évolution qui se produisit dans les.
A CEUX QUI ONT VINGT ANS 7
sciences, quand l'alchimie devint la chimie. On
renonce à chercher la formule cabalistique, la
pierre philosophale, le gouvernement idéal; on
se rabat sur la chimie organique, médicinale.
Nos jeunes lettrés y sont bien neufs; on leur a
tout enseigné, excepté cela. Mais ils sentent con-
fusément qu'ils ne peuvent plus s'isoler dans
leur mandarinat. Quand ils rêvent d'avenir, sur
la montagne des Écoles, quand ils choisissent de
là-haut le point du ciel où tendra leur essor,
ils ne convoitent plus uniquement, comme leurs
aînés, le Paris bruyant et frivole des journaux,
des théâtres, des assemblées; ils regardent par
delà, vers les grands faubourgs énigmatiques et
silencieux, vers le monde des peines qu'ils igno-
rent et qu'ils soupçonnent. Le sentiment de la
solidarité humaine grandit en eux; ils compren-
nent que savoir oblige, comme noblesse; que la
science et le talent ne sont pas des dons gratuits,
mais des charges, des parts d'usufruit dans l'héri-
tage commun sur lequel les déshérités ont des
reprises.
Les inclinations de leurs esprits et de leurs
cœurs se déclarent surtout dans leurs tentatives
littéraires. Là, je trouve des points de repère
certains, des documents précis à l'appui de ces
assertions. Je ne parle point ici des cénacles de
hasard où l'on s'improvise écrivain, mais de
8 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
jeunes gens arrivés au terme des hautes études.
Naguère encore, quelques-uns d'entre eux m'ex-
posaient leurs théories et leurs préférences, qu'ils
disent partagées par bon nombre de leurs cama-
rades. Voici, en substance, le langage qu'ils
tenaient :
« Qu'on ne nous parle plus de l'art pour l'art.
Sans doute, nous admirons Flaubert et ses suc-
cesseurs, les habiles ouvriers qui s'enferment
dans une tour d'ivoire pour la sculpter à loisir.
Mais comme nous n'avons jamais surpris la trace
de leur travail dans une âme, cela ne nous inté-
resse pas, et nous ne sommes point tentés de les
imiter. Le dilettantisme est le grand mal de l'heure
présente. Mon Dieu! il en faut un peu pour garder
la vie aimable, c'est une des grâces de notre pays
de France. Mais quand il dévore tout l'esprit,
c'est un vol de forces morales et intellectuelles,
fait à la patrie, à l'humanité. Nous devons à la
patrie le service de l'intelligence, ceux qui en
sont capables, plus impérieusement encore que le
service militaire. Si le goût de l'abstraction litté-
raire nous en détourne, nous devons lui sacrifier
ce goût, comme nous lui sacrifierions au besoin
d'autres passions plus violentes. Au moment
grave où nous sommes, nous ne concevons plus
une pensée qui ne se traduit pas en action, en
action sur le plus grand nombre d'hommes pos-
A CEUX QUI ONT VINGT ANS 9
sible. L'art doit se proposer une fin sociale : il ne
s'agit pas d'en faire un prêche; mais au lieu de
se replier sur lui-même, il doit s'élargir, exprimer
toute la vie moderne, ramasser les foules qui lui
échappent, atteindre ce peuple par la simplicité et
la sympathie. Dans notre état de société, il est
inadmissible que le divorce continue entre ces
multitudes obscures et de petites églises de let-
trés. Le problème est de concilier l'action popu-
laire avec les exigences délicates de l'esthétique.
On l'a résolu en d'autres temps, on a dit à tous
les hommes, dans une belle langue, des choses
fortes et dignes de durer. Yoilà ce que nous vou-
drions essayer. Nous comprenons que la première
condition, c'est d'oublier qu'il existe un métier
littéraire, des gens de lettres, des ateliers de
mots; c'est de ne chercher qu'en nous-mêmes nos
pensées et leur forme. Croyez bien que toutes les
écoles nous sont également suspectes. Le natu-
ralisme impassible a fait son temps dans nos
milieux. Très usé aussi, le pessimisme. Le réa-
lisme n'est plus en discussion; il faut garder et
étendre ses conquêtes, mais en les replaçant dans
le vaste monde, qui ne tient pas tout entier dans
un jupon, ni dans une culotte. De même en
poésie; nous ne sommes plus sensibles à la tech-
nique impeccable des praticiens; nous voulons des
sentiments et des idées. Le dilettantisme, l'art
40 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
pour l'art, c'est comme la politique pure; litté-
rateurs ou politiciens, ceux qui n'ont pas autre
chose à nous proposer peuvent remiser leur bicy-
clette. »
En effet, leurs vers ont ceci de particulier
qu'ils sont en réaction marquée contre les par-
nassiens. On y retrouve la filiation lamartinienne,
avec, chez quelques-uns, des résonances d'àme
fines et pensives qui font songer à Shelley. Chez
d'autres, l'inspiration naît de ce besoin de rap-
prochement avec le peuple, de cette effusion de
fraternité que je signalais plus haut. Je viens
de lire un poème qui roule tout entier sur ce
thème :
Je crois au siècle comme un fils croit à sa mère,
Je ne sépare pas mon sort des autres sorts;
Je ne méprise pas le peuple dont je sors,
Et j'ai le vaste espoir d'être un jour son Homère.
En philosophie, quand on leur demande quels
maîtres ils acceptent, ils répondent : personne.
« Les Anglais, disent-ils, et leurs disciples français
nous décrivent les phénomènes qui tombent sous
notre connaissance comme un tout distinct, isolé,
comme un îlot où l'observateur doit s'enfermer.
Au delà, c'est la mer de ténèbres, la nuit du
mystère, interdite à nos investigations. Nous vou-
lons rentrer en communication avec le mystère
ambiant. Nous le sentons sous les choses for-
A CEUX QUI ONT VINGT ANS 11
melles. Tous les êtres nous apparaissent comme
l'objet placé entre deux miroirs, prolongé par des
séries d'images qui vont se continuer dans l'in-
fini. » — Est-ce donc un retour au spiritualisme
classique? Ils s'en défendent aussi. « Le spiritua-
lisme d'antan, quand il tente d'explorer les régions
de l'inconnaissable, nous représente une Compa-
gnie de navigation bien administrée, fidèle au
cahier des charges officiel, avec son invariable
circuit d'itinéraires et d'escales fixes. Vieux et
timides bateaux, qui font le cabotage sur une
mer fermée. Nous savons d'avance où ils nous
porteront. Nous voudrions voir d'autres pays. » —
Cette belle confiance est de leur âge. Ils ne veulent
pas admettre que toutes les routes de la pensée sont
frayées depuis longtemps, et qu'elles ne mènent
jamais bien loin; ils se donneront le plaisir de les
réinventer et de leur imposer de nouveaux noms.
C'est de leur âge. Nul enseignement positif ne les
satisfait. Ils ont entendu des voix, ils ne savent
pas où, ils partent à l'aventure vers ces vagues
appels, ils rôdent anxieux autour de l'autel du
dieu inconnu.
En somme, ce qui maîtrise le plus fortement
ces jeunes intelligences, c'est l'instinct de la
relation entre les choses et des racines profondes
qu'elles ont dans l'invisible; c'est le sentiment de
la solidarité entre les hommes, le besoin de s 'as-
12 REGARDS HISTORIQUES ET LITTERAIRES
socier à cette universelle vibration humaine qui
est l'électricité latente du monde moral. Nous
voyons reparaître dans les générations neuves un
des éléments essentiels de notre race : l'âme col-
lective et fraternelle — on dit aujourd'hui la démo-
cratie — du vieux fonds celte, gaulois. Ame des
forêts et des brumes, opprimée de bonne heure
par la dure discipline romaine, par l'esprit limi-
tatif et hiérarchique de ces Italiotes, venus d'un
pays de roches et de ciel clair. Le génie local
reprit courage à l'arrivée des Germains, et il
trouva un aliment approprié à sa complexion dans
l'évangile des pêcheurs de Galilée. Depuis lors,
notre sol est le champ d'une lutte perpétuelle
entre les deux tendances. L'esprit romain a
triomphé dans l'organisation extérieure de notre
société; il a façonné notre administration civile,
nos cadres ecclésiastiques, il a inspiré les grands
constructeurs de la France, un Philippe le Bel,
un Louis XI, un Richelieu, un Louis XIV, un
Napoléon. Mais, au-dessous d'eux, l'âme anté-
rieure révélait sa persistance par les manifesta-
tions les plus opposées; les communes, les croi-
sades, les ordres monastiques, les Jacques, les
révolutionnaires de toute foi; elle suscitait indif-
féremment un Pierre l'Ermite, un saint Vincent
de Paul, un Mirabeau, un Saint-Simon et ses dis-
ciples.
A CEUX QUI ONT VINGT ANS 13
Elle affleure une fois de plus. Tout annonce une
montée de la vieille sève. Tout change. Politi-
ques, philosophes, écrivains, poètes, toutes les
dominations acceptées depuis un quart de siècle
sont ébranlées; elles sentent les nouveaux venus
se dérober à leurs prises. On passe la ligne, les
étoiles accoutumées descendent sous le ciel d'hier,
les voyageurs cherchent en avant les étoiles nou-
velles. Un regard distrait peut s'y tromper et
croire que tout dort comme d'habitude, derrière
ces feux ternes et rares qui languissent à l'ho-
rizon. Je me souviens d'une méprise pareille, en
ces mauvais jours d'il y a vingt ans que j'évo-
quais tout à l'heure. C'était un soir d'août, mon
détachement rejoignait le corps, campé sur un
revers de l'Argonne, au sommet des coteaux qui
entourent Vouziers. Nous approchions, persuadés
qu'il y avait peu de troupes, et endormies, sous
les quelques feux de bivouac mourants au flanc
de la colline. A peine l'avions-nous gravie que
notre erreur nous fut révélée. L'armée entière
était là, debout, silencieuse, en lignes profondes
sur les sillons; elle attendait dans la nuit, l'arme
au pied, pressentant l'action prochaine, ignorant
d'où viendrait l'alerte, prête à faire front aux bois
ou à la plaine, aux premières lueurs de l'aube;
nous venions dormir, il fallait combattre.
C'est ainsi, je crois, que nous sommes mal
14 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
informés du nombre et de la disposition de ces
recrues, dont nous ne voyons que les grand'-
gardes. Une armée se lève au-dessous de nous,
prête à l'action.
Quelle action? Dieu le sait. Je ne me flatte pas
d'en préjuger la direction et la valeur, avec les
quelques indications que je rassemble. Elles sont
presque toutes négatives, et bien indéterminées.
Une seule constatation est certaine et rassurante :
ces arrivants ont la religion de l'humanité, ils
croient sur toutes choses qu'il faut resserrer le
lien social et en adoucir le frottement pour les
plus faibles.
Tandis que je pense, en finissant l'année, à ce
qu'il faut souhaiter pour eux, un beau miracle
me revient à la mémoire. Le grand pèlerin boud-
dhiste, Hiouen-Thsang, nous en a transmis le
pieux récit dans la relation de son voyage aux
Indes. Le fils d'un roi de ce pays avait perdu la
vue; de méchants conspirateurs lui avaient arraché
les yeux. Il errait le long des routes et demandait
l'aumône en chantant ses plaintes sur le luth. Son
père, ayant reconnu sa voix, fit venir un arhat,
un saint renommé qui demeurait dans le cou-
vent de l'Intelligence; le roi demanda au céno-
bite de prendre en pitié l'aveugle. L'arhat ordonna
de convoquer les hommes du royaume. « Demain,
dit-il, je veux expliquer les principes sublimes de
A CEUX QUI ONT VINGT ANS 15
la Loi. Que chaque homme, en venant ici m'en-
tendre, apporte un vase pour recevoir ses larmes. »
On accourut de tous côtés; les hommes et les
femmes se rassemblèrent en foule. L'arhat com-
mença d'expliquer les douze causes de l'existence ;
et comme elles sont tristes, il n'y eut pas un seul
des auditeurs qui ne s'abandonnât à la douleur et
ne fît éclater ses sanglots. Chacun recueillit ses
larmes dans le vase qu'il tenait à la main. Après
avoir fini d'exposer la Loi, le cénobite réunit ces
larmes du peuple et les versa dans un bassin d'or.
Puis, il prononça cette adjuration : « J'ai exposé
les principes sublimes. Maintenant, je désire que
les yeux de cet aveugle, après avoir été lavés avec
les larmes de la multitude, recouvrent la lumière et
voient clairement comme par le passé. » En ache-
vant ces mots, il lava les yeux du prince royal
avec les larmes de la multitude, et, sur-le-champ,
ces yeux s'ouvrirent à la lumière.
Que la clarté nous revienne par ce remède, et
qu'il nous rende toutes les forces perdues. A
l'heure où l'on forme les souhaits, c'est celui qu'il
faut adresser à ceux qui ont vingt ans.
31 décembre 1889.
LES VOYAGEURS
J.-J. WEISS. — COMTE DE MOUY. — GABRIEL BONVALOT
ANATOLE LEROY-BEAULIEU. — ANDRÉ CHEVRILLON
AU PAYS DU RHIN
J.-J. WEISS1
Les Allemands qui liront ce livre vont être
contents et fâchés. Il leur sera doux d'y rencon-
trer tant d'estime et de louange; ils auront
quelque chagrin à avouer ce qu'ils nient volon-
tiers, qu'on peut les bien voir et les bien com-
prendre avec l'esprit de France le plus français,
le plus réfractaire au germanisme, un esprit où
les idées sont toujours étoiles, jamais nébuleuses.
Et nous aussi, cette lecture nous laisse contents
et fâchés. Les notes de voyage de M. Weiss nous
donnent des sensations douloureuses, compa-
1. Comme on le verra par la date, cette étude fut écrite
avant la mort de l'exquis et regrettable écrivain, avant que
l'Allemagne devînt chez nous l'objet de travaux sérieux et im-
partiaux, avant les années où se sont produits les symptômes
consolants de notre relèvement national.
20 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
rables à celle du stoïcien qui suit avec intérêt
l'amputation qu'on pratique sur lui. Ce chirur-
gien nous opère de beaucoup d'idées fausses,
mais si commodes et si flatteuses î II doit s'at-
tendre à des jugements divers comme les intelli-
gences de ses lecteurs. Les gens heureux, ceux
dont le regard ramène toute vision à un type
préconçu, n'iront pas par quatre chemins; ils
qualifieront l'auteur de « Prussien », et retour-
neront se consoler aux pamphlets qu'on leur sert
depuis quinze ans. Les esprits plus traitables
sentiront la mélancolie qui se cache sous le
sang -froid apparent de l'opérateur; elle les
gagnera, ils en souffriront trop pour applaudir.
Restent ceux qui préfèrent à toutes choses la
vérité; ils sont peu, ils sont tièdes, étant des
sages.
M. Weiss, qui n'est pas un ingénu, n'a point dû.
se promettre un succès de popularité; nous les
gardons pour les charlatans. On voit des médecins
estimés, on n'en voit pas de populaires. Le mieux
que puisse espérer ce petit-neveu de Voltaire,
c'est qu'on lui dise en quittant son livre ce que
l'homme aux quarante écus disait au géomètre :
« Adieu, Monsieur, vous m'avez instruit; mais
« j'ai le cœur navré. C'est souvent le fruit de la
« science. »
AU PAYS DU RHIN
21
Il est du moins un plaisir qu'on prendra sans
mélange dans ce volume : le plaisir littéraire.
Voilà une prose qui se fait rare; elle est facile,
jamais plate, on peut la lire sans lexique ni sueur.
Nous avons le tympan un peu blasé par de grands
vacarmes de cuivres, aujourd'hui que la plus
petite chanson s'enfle dans un ophicléide ; d'au-
cuns trouveront cette langue maigre et sèche.
Elle est musclée pour marcher loin et longtemps,
comme ces voltigeurs de jadis que M. Weiss
affectionne. Avec cette langue trotte menu, armée
au dix-huitième siècle pour la course et pour la
guerre, nous avons soumis le monde à notre
génie. L'étranger qui a pris vingt leçons de fran-
çais l'entend sans effort; il en est tout aise et
reconnaissant. Par contre, elle désespère le lettré
qui la soumet à l'analyse; nul procédé, et pour-
tant mille secrets industrieux qu'on soupçonne, la
trace bien recouverte d'un travail acharné. Emer-
veiller les habiles sans qu'il y paraisse pour les sim-
ples, c'est le signe de l'excellence dans tous les arts.
Que j'aime à le rencontrer, ce français de vieille
race, approprié aux exigences les plus compli-
quées des temps nouveaux! Que j'aime cette
pensée discrètement habillée, qui passe au milieu
22 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
des brocarts, des falbalas, des étoffes chatoyantes,
comme une jeune femme revenue d'autrefois,
vêtue d'une ancienne perse aux fleurs pâles;
fleurs éteintes, semble-t-il, tant elles sont harmo-
nieuses, joie et repos de l'œil fatigué par les tons
criards. On en cueillerait des brassées, de ces
pervenches, tout le long des pages du livre. En
Alsace, l'auteur parle de nos espérances : « C'est
un bleu qui nous flatte et sourit. » — Il décrit le
Rhin : « La rive à Kehl est plane et morne des
deux côtés. » D'autres auraient épuisé leur palette
pour peindre ce paysage, et la peinture ne serait
pas plus vive. — Sur la cathédrale de Strasbourg,
« la flèche a l'air de jaillir du fond du Rhin; le
Rhin a l'air de la porter flottante, au-dessus de
son lit, comme une fleur des eaux ». — Le petit
cadet entre à l'école militaire allemande : « Si
jeune, entre huit et dix ans, il a quitté papa et
maman, le cœur bien gros, pour venir à Ora-
nienstein revêtir l'uniforme de l'empereur et roi.
C'est pour la vie! C'est comme une prise de
voile! » — Tout ce morceau est exquis, et de
même tant d'autres légers crayons : le capitaine
qui dirige l'école, les notables alsaciens, le vieil
homme de Dannemarie qui sciait des troncs d'ar-
bres à l'ombre d'un platane : des épisodes ou des
portraits ramassés en vingt lignes, présentés sans
malice apparente, comme ferait un enfant. Oh!
AU PAYS DU RHIN 23
qu'il faut d'astuce pour conter comme les enfants
et n'y pas mettre de gaucherie! Et quand l'émo-
tion vient, rapide et contenue, ce n'est rien, ce
petit frisson sous l'épidémie, et cela secoue de la
tête aux pieds.
On a pu alléguer plus d'un grief contre l'Ecole
normale ; mais on doit lui savoir gré de nous
garder la tradition de ce style, îlot qui résiste à
la fantaisie débordée. Il ne faut pas demander à
tous de s'y resserrer, ce serait un mal pour notre
langue : elle y perdrait de sa sève et de son éclat.
Ce ne serait pas un moindre mal si elle venait à
disparaître, cette tradition maintenue si haut par
Prévost-Paradol, About, M. Weiss... Paradol
avait parfois de l'apprêt, About de la paillette; il
me semble que, par la pureté de la forme,
M. Weiss est l'exemplaire le plus achevé de cette
forte discipline classique. Comme tous les Fran-
çais libéraux, j'ai souvent fait le rêve d'être un
tyran; je me disais que mon premier ukase serait
libellé ainsi : « N'auront licence d'imprimer tous
les jeunes déliquescents, impressionnistes, divaga-
tionnistes, etc., qu'alors qu'ils justifieront avoir
copié de leur main cent pages de M. Weiss. »
Mais il ne faut jamais souhaiter la tyrannie; un
autre n'aurait qu'à y parvenir, avec des goûts
différents, qui me condamnerait à expliquer cent
vers de M. Stéphane Mallarmé.
24 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
II
Tout le monde sera d'accord sur la forme; dis-
cutons sur le fond. Voilà le voyageur parti pour
l'Allemagne. C'est un promeneur de la famille de
Commines et de Montaigne, qui muse à sa fan-
taisie, ouvre l'œil et l'oreille, recueillant de pré-
férence les petits indices pour savoir comment les
peuples se gouvernent. « Je parle en courant »,
nous dit-il, et il y paraît quelquefois. Dans la
cathédrale de Metz, il entend un prêche pour les
soldats. « Quel sermon positif, objectif, adapté! »
M. Weiss en fait un grand éloge, et pourtant il
confesse que son oreille, mal habituée à la langue
allemande, saisit à peine « quelques mots signa-
létiques » avec lesquels son imagination recon-
struit la suite probable de l'oraison. « Le prêtre,
sans doute, leur enseigne... » Voilà une seconde
vue qui nous met en garde, comme celle de cer-
tains archéologues, habiles à restituer l'histoire
d'un empire avec quatre ou cinq mots déchiffrés
sur une inscription.
Et maintenant que ma conscience est libérée
de cette légère critique, je souscris bien volon-
tiers à ce que l'auteur dit de son livre : « On
pourra relever plus d'une inexactitude dans ces
chapitres épars sur les choses d'Allemagne; on
AU PAYS DU RHIN 25
n'y relèvera pas, j'ose le croire, d'impression
fausse ni d'erreur capitale d'appréciation. » Non,
vraiment; l'écrivain n'est que juste, là où il
exalte les beaux et bons côtés de ce pays; sa
vision est exacte, mais elle paraît exagérée parce
qu'elle est partielle ; il néglige les côtés faibles ou
déplaisants. Pour juger de la qualité de cette
vision, il faut d'abord se demander à travers quoi
M. Weiss regarde l'Allemagne.
J'ai remarqué qu'un Français regarde toujours
l'Allemagne à travers quelque objet de haine plus
proche. Il croit que sa colère vole là-bas; c'est
une illusion; elle se perd en route et demeure
attachée à un ennemi domestique. Pour les uns,
c'est le second empire; pour les autres, la répu-
blique. L'Allemagne n'est qu'un repoussoir, où le
regard cherche d'instinct les mérites les plus
propres à faire ressortir les défauts de la bête
noire. On a coutume de dire, dans le langage
convenu des Chambres et des journaux, « que
toutes les divisions s'effacent devant l'adversaire
commun ». Des mots, des mots! Je veux bien
que ce soit vrai au moment de l'action, et c'est
alors trop tard; dans l'habitude de la pensée,
jamais. Voilà quinze ans que ce malheureux
peuple profane les ossements qu'il a semés dans
la terre perdue : armes de fossoyeurs aux mains
de partis débiles, qui se les jettent mutuellement
3
26 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
à la tête en ergotant sur de vaines querelles.
M. Weiss l'a trop bien dit dans sa Préface :
« Nous avons toujours des pensées et des néces-
sités de revanche ; mais c'est désormais les uns
contre les autres. » Certes, il est fort au-dessus
de ces petitesses; et, néanmoins, lui aussi, il
regarde l'Allemagne sinon à travers une haine,
du moins à travers une déception. Cette même
Préface et bon nombre des pages qui la suivent
nous livrent le secret de sa pensée. Il a vu d'an-
ciens rêves se réaliser et s'évanouir. Cet esprit
délicat est accablé par la lourdeur inhérente
à toute démocratie ; sa clairvoyance s'attriste de
toutes les causes de dissolution qu'il aperçoit.
Juge sévère de nos folies et de nos faiblesses, il
reporte sur d'autres la capacité d'enchantement
de sa riche imagination, il fait crédit à l'Alle-
magne de toute la sagesse qu'il nous refuse. On
pourrait, sans verser dans la caricature habituelle,
esquisser la contre-partie du tableau qu'il nous
présente; ce n'est point le lieu. Contentons-nous
d'admirer avec notre guide ce qu'il convient en
effet d'admirer.
Deux objets retiennent de préférence son atten-
tion, l'école et l'armée. Il y trouve matière aux
réflexions les plus justes. — « Je n'ai pas vu en
Allemagne, je n'ai pas vu en particulier dans
l'école allemande et dans l'armée allemande beau-
AU PAYS DU RHIN 27
coup des choses que paraissent y avoir décou-
vertes ceux de mes compatriotes qui se sont
trouvés en possession, de 1870 à 1873, d'inspirer
la réforme de nos études et la réforme de notre
armée. A imiter une Allemagne que je ne connais
pas et qui n'existe pas, on n'a point réparé la
France, on a continué de l'abîmer. » — M. Weiss
développe en maint endroit cette idée; il montre
comment notre illusion s'acharne après un fan-
tôme, comment nous empruntons à nos voisins
des formes sans leur prendre le fond, l'esprit de
force. Ce n'est pas lui qu'on dupera avec la
légende de l'instituteur qui a vaincu à Sadowa et
à Sedan. Ce Français étonnant n'a pas le féti-
chisme des mots; il ne s'extasie pas devant un
levier avant de savoir si on l'emploie pour édifier
ou pour démolir. « L'instituteur », « l'instruc-
tion », il sait que ce sont là des moyens en vue
d'une fin, bonne ou mauvaise, et que, tant vaut
la fin, tant vaut le moyen. Il ne craint pas de
comparer l'instruction obligatoire à l'arsenic,
poison ou remède, suivant l'usage qu'on en fait.
En Allemagne, cet usage est judicieux. « Les
deux fondements communs de l'éducation de la
jeunesse dans toutes les écoles, c'est, pour l'édu-
cation physique, la gymnastique; pour l'éduca-
tion morale, la religion et la doctrine chrétienne.
La place que tient la religion en pays aile-
28 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
mand dans l'école en tant qu'objet d'étude et
instrument de culture est considérable. » L'écri-
vain — il n'est pas suspect d'obscurantisme
— développe ces observations, et il conclut ainsi :
« Je ramasse tous ces traits divers... la sobriété
de certains enseignements, géographie, chimie,
physique; la prépondérance du Lesebuch; la
gymnastique et la religion bases de la vie sco-
laire, et je demande si c'est bien l'école allemande
telle qu'elle est qu'on nous a peinte si souvent
depuis un quart de siècle, si c'est bien elle que
nous avons prise pour modèle dans une série de
réformes aussi inconsidérées que bruyantes! »
De même pour l'armée. Nous avons voulu
implanter dans une démocratie des méthodes et
des règlements faits pour une société encore
féodale à certains égards. Le service universel et
à court terme est sans danger dans un pays où la
discipline militaire ne fait que continuer la disci-
pline sociale. Avant comme après son passage
sous les drapeaux, le soldat reste encadré dans une
hiérarchie respectée; il ne faut pas un long dres-
sage pour l'instruire à obéir aux chefs naturels
qu'il retrouve sous l'uniforme. Chez nous, ces
mœurs ont disparu sans retour, la hiérarchie
militaire est un phénomène artificiel, contradic-
toire à tout ce qui l'entoure; pour y plier
l'homme, ce n'est pas trop de longues années
AU PAYS DU RHIN 29
et d'une sélection rigoureuse. Avec le système
qui réussit aux Allemands, notre démocratie
armée risque d'aboutir à une immense garde
nationale.
En regardant de près l'Allemagne, M. Weiss a
senti combien sont inutiles, quand ils ne sont pas
dangereux, ces emprunts superficiels que nous
croyons lui faire et qui ne vont pas au delà de
l'habit. Je regrette que le maître peintre n'ait
pas assisté à quelqu'une de ces grandes manifes-
tations patriotiques, comme fut l'inauguration de
la statue du Niederwald; il aurait encore mieux
compris où réside l'énergie qui fait de ce peuple
le dominateur du temps présent. Méthodes d'en-
seignement et de guerre, canons Krupp et fusils
Mauser, accidents que tout cela! Accident aussi,
la sagacité d'un Moltke et de ses lieutenants!
Ce qui a rendu ces instruments terribles, c'est
l'âme sérieuse et soumise du peuple qui s'en
servait.
Voilà quinze ans déjà que cette vérité s'est fait
connaître, en un instant, à celui qui écrit ici
comme à bien d'autres, à tous ceux qu'on emme-
nait sur la route d'Allemagne, dans la nuit du
1er au 2 septembre 4870. Le misérable convoi
descendait les coteaux qui vont de Bazeilles à
Douzy; au-dessous, les bivouacs des vainqueurs
étoilaient de leurs feux la vallée de la Meuse. Du
3.
30 REGARDS HISTORIQUES ET LITTERAIRES
champ des œuvres sanglantes où campaient ces
cent mille hommes, alors qu'on les croyait endor-
mis, harassés de leur victoire, une voix puissante
monta, une seule voix sortie de ces cent mille
poitrines. Ils chantaient le Choral de Luther. La
grave prière gagna tout l'horizon et emplit tout
le ciel, aussi loin qu'il y avait des feux, des
hommes allemands. On l'entendit bien avant dans
la nuit; c'était si beau et d'une telle majesté que
nul ne put s'empêcher de tressaillir; ceux-là
mêmes qu'on poussait, abîmés de fatigue et de
douleur, hors de ce qui avait été la France, ceux-
là oublièrent un instant leur peine pour subir
l'émotion maudite. Plus d'un, qui était bien
jeune alors et peu mûri à la réflexion, vit claire-
ment dans cette minute quelle force nous avait
domptés : ce n'était pas la ceinture des bouches
d'acier et le poids des régiments; c'était l'âme
supérieure faite de toutes ces âmes, trempée dans
la foi divine et nationale, fermement persuadée
que, derrière ses canons, son Dieu marchait
pour elle près de son vieux roi; l'âme résignée et
obstinée vers un seul but, qui depuis trois géné-
rations, depuis cinquante ans, depuis Iéna, l'avait
lentement et patiemment préparé, le mets déli-
cieux qui ne se mange que froid.
AU PAYS DU RHIN 31
III
Le voyageur des Alpes tourne autour de quel-
ques hautes cimes blanches, elles reviennent à
chaque échappée de vue solliciter son regard.
Ainsi M. Weiss, au cours de sa promenade à tra-
vers les choses d'Allemagne , est sans cesse
ramené aux deux figures extraordinaires qui
dominent ce pays, le chancelier et l'empereur. Il
leur consacre ses chapitres les mieux enlevés,
celui entre autres où il recherche les origines de
M. de Bismarck dans la lignée morale de ses
ascendants. C'est un aimable jeu de physiologiste,
à condition qu'on n'y attache pas trop d'impor-
tance. Comme le poète des Destinées, le prince
Othon pourra toujours dire des hobereaux ses
ancêtres :
C'est en vain que d'eux tous le sort m'a fait descendre :
Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi.
Quand le nom du chancelier revient sous sa
plume, l'écrivain a de-çi de-là des touches heu-
reuses qui, réunies, feraient un excellent por-
trait. — « Il est, avec une précision terrible, cal-
culateur de moyens, et en même temps il est
visionnaire. » — Voilà bien, je crois, les deux
traits caractéristiques. Dans tous les grands
32 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
esprits qui ont remué le monde de la pensée ou
le monde de l'action, Colomb, Pascal, Napoléon,
Bismarck, vous retrouvez un géomètre doublé d'un
voyant. Ils savent que l'homme doit pousser le
plus loin possible son calcul, que ce n'est jamais
fort loin, et qu'après il doit sauter délibérément
dans l'inconnu, voire dans le fantastique. —
« Vous allez me trouver fantastique... » écrivait
un jour Bismarck à Bluntschli. Ces esprits règlent
d'instinct leur œuvre sur le plan de l'univers, qui
est un prodige incompréhensible, continué par
des lois rationnelles, mathématiques. Ils font
d'abord un rêve chimérique , dérision pour tous
les gens de bon sens ; ils avisent ensuite à le réa-
liser avec plus de bon sens et de précaution qu'un
négociant n'en apporte dans la conduite de l'affaire
la plus sage. C'est ainsi que procèdent les fous
dans leurs manies, et l'on ne m'ôtera pas de
l'idée que les fous sont les maquettes des hommes
de génie, essayées, puis rejetées par le Créateur.
M. Weiss signale des extravagants parmi les aïeux
du chancelier; il ajoute, avec son bonheur habi-
tuel d'expression : « La folie des Bismarck est
une audace rectiligne, extrêmement tendue, qui
va jusqu'au bout d'elle-même et qui est généra-
lement heureuse. »
Cette « audace rectiligne » est venue à son
heure. Comme Disraeli, comme Gladstone, M. de
AU PAYS DU RHIN 33
Bismarck a compris qu'il est passé, le temps des
roueries et des boîtes à surprises qui ne trom-
pent plus personne. Les nations modernes ren-
ferment trop de gens avisés et vite informés;
l'homme d'Etat ne peut les mener qu'en leur
jetant de prime abord à la face une idée très
simple, très claire. Peu importe si l'idée est un
objet de scandale, si elle heurte de front beau-
coup de préjugés, de passions et d'intérêts;
l'homme qui s'y acharne avec opiniâtreté a de
grandes chances d'y rallier la masse; on ne
mesurera jamais le pouvoir d'aimantation que le
caractère d'un seul exerce sur l'irrésolution de
tous. Le jeu est périlleux sans doute; beaucoup
moins pourtant que cet autre jeu qui se borne à
suivre le flottement du caprice populaire, avec
l'espoir de dissimuler ses timides secrets. A tous
les exemples connus de la franchise de M. de Bis-
marck, j'en puis ajouter un : je tiens d'un témoin
certain qu'il y a vingt ans, à l'entrevue de Gas-
tein, en 1865, le ministre de Prusse disait déjà
au comte Prokesch-Osten : « Je veux la guerre
pour faire mon roi empereur et pour le faire
couronner à Rome empereur de l'Allemagne pro-
testante. »
Un autre trait particulier à cet homme étrange,
c'est l'ironie perpétuelle pour sa propre action,
le sentiment de l'insignifiance des grands événe-
34 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
ments qu'il brasse. On l'imagine, avec plus de
loisir, écrivant YEcclésiaste, ou mieux encore la
partie de Méphistophélès dans Faust. Par ce côté
il est bien de son temps; il y a du nihiliste en lui;
dans les plus graves conjonctures, il sourit à son
anneau de fer rapporté de Russie, où est gravé
le mot nitchévo. Nous devons toujours aller
reprendre sa pensée dans les lettres de Franc-
fort; dès cette époque, il a pesé le monde et ses
comédies solennelles à leur juste poids. « Je
fais des progrès très rapides dans l'art de ne dire
rien du tout avec beaucoup de paroles. Personne,
pas même le plus méchant des démocrates, ne
peut se faire une idée de ce que la diplomatie
cache de nullité et de charlatanisme. » — « Le
libéralisme n'est qu'une niaiserie qu'il est facile
de mettre à la raison, mais la révolution est une
force et il faut savoir s'en servir. » — Et de tout
ainsi. Cet acteur nous invite à rire discrètement
de son grand rôle. Nous aimons cela. Ce calcu-
lateur merveilleux fait volontiers aveu d'ignorance
et de soumission au hasard. Cela nous repose des
petits hommes d'Etat, à la raison sèche et con-
tente d'elle-même, qui montent à la tribune avec
des solutions sur toutes choses, depuis le péché
originel jusqu'à la question sociale. Nos généra-
tions sont trop subtiles et trop douteuses pour
prendre longtemps ces fantoches au sérieux.
AU PAYS DU RHIN
M. de Bismarck doit peut-être à ce détache-
ment sceptique le plus grand miracle de sa car-
rière , la modération dans une fortune invrai-
semblable. Les circonstances, il est vrai, lui
ont facilité cette vertu . Le sabre tentateur qui
fait et défait les empires n'est pas dans ses
mains; quand il le laisse sortir du fourreau, il
s'efface par cela même, une autre figure glorieuse
masque la sienne ; le sentiment de la personnalité
se ligue avec l'esprit de sagesse pour lui con-
seiller d'employer sobrement une arme qui
éclipse sa plume. Ce n'est pas le moindre bon-
heur de l'Allemagne, cet équilibre des forces qui
l'ont édifiée. Néanmoins, il ne suffit pas à expli-
quer un phénomène unique dans l'histoire, l'arrêt
volontaire d'un astre au point culminant de son
ascension droite. M. de Bismarck passe souvent
à Magdebourg. Je revois d'ici, sur le Breite-Weg,
sur le boulevard qui coupe parallèlement à l'Elbe
la triste ville saxonne, une vieille maison du temps
de Wallenstein; le fronton est décoré d'un car-
touche qui porte cette devise : Intràque fortunam
ipsius fortunes memor esto. Dans l'hiver de 1870-
71, de nombreux Français arpentaient tout le
jour le Breite-Weg; à mesure que la fortune nous
accablait de nouveaux coups, nos regards s'atta-
chaient par habitude sur l'inscription gothique;
ils aimaient à y lire je ne sais quelle consolation
36 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
mystérieuse, la promesse fatidique des revire-
ments espérés. Mais le malheur veut que M. de
Bismarck passe souvent à Magdebourg ; il a vu
la maison conseillère, et c'est lui qui a le mieux
médité la devise.
Après le chancelier, M. Weiss nous montre
l'empereur; non pas celui de la légende stupide,
trop longtemps acceptée chez nous, qui faisait de
Guillaume Ier un soudard hypocrite, couvrant la
violence par le piélisme. Notre auteur voit ce
souverain tel qu'il est : un homme profondément
convaincu de sa mission divine, comme ont pu
l'être Louis XIV ou Nicolas de Russie, et puisant
sa force dans cette conviction; avec cela le plus
laborieux et le plus exact des ouvriers d'Europe,
un ouvrier qui accomplit chaque jour, depuis un
demi-siècle, sans se relâcher un instant, la plus
pénible des tâches professionnelles. Je sais peu
de Français qui voulussent, au prix d'un empire,
de cette discipline et de cette sujétion. Guil-
laume Ier domine de si haut l'Allemagne parce
qu'il est la plus parfaite incarnation de l'esprit
de méthode qui régit ce pays. L'écrivain nous
parle de ce petit uniforme donné au jeune cor-
nette le lendemain d'Iéna, et qui a reçu depuis
tant de galons; pour lui, comme pour le cadet
d'Oranienstein, ce fut « une prise de voile ». Il
a vécu la vie d'un moine porte-glaive; si peu de
AU PAYS DU RHIN 37
faveur qu'il puisse attendre de nous, il faut du
moins lui savoir gré d'avoir prouvé par son exem-
ple ce qu'il est si nécessaire d'enseigner aux
hommes de ce temps, la supériorité du caractère
sur l'intelligence. On peut le dire, sans manquer
de respect au moderne Barberousse : l'empereur
Napoléon III avait un esprit infiniment plus
ouvert et plus fertile; si le sort a comblé l'empe-
reur allemand, c'est que ce dernier justifiait un
des mots les plus profonds qu'un homme ait
écrits : La patience, c'est le g-énie.
IV
M. Weiss termine son livre par des considéra-
tions sur l'état de l'Alsace. Elle est bien ingé-
nieuse et doit être exacte, cette observation qui
nous dépeint l'Alsacien gagné par la bonne ges-
tion de ses affaires et prévenu d'instinct contre
ceux qui les gèrent. Je ne m'étendrai pas sur ces
derniers chapitres, n'aimant guère à parler de ce
que j'ignore. Je suis passé une seule fois à Stras-
bourg, depuis la guerre, il y a quelque dix ans.
C'était trop tôt pour regarder avec la liberté
d'esprit qui a permis à M. Weiss de si bien obser-
ver. Je n'ai pas même vu le panorama de la
REGARDS HISTOR. ET LITTÉR. 4
38 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
vallée du Rhin. Comme j'arrivais sur la plaie-
forme du clocher d'où l'on contemple le pays,
j'entendis une aigre musique de fifres et de
tambours ; un régiment de la garnison défilait en
bas, tout petit sur le pavé; mes yeux devinrent
mauvais, ils ne purent rien voir alentour. Je me
souviens seulement qu'un peu après le vieux
Jacquemart sonna midi , et que la Mort passa
devant l'horloge, secouant dans l'espace les heures
qu'elle arrache au Temps.
M. Weiss a dû écrire sous cette funèbre hor-
loge les pages découragées sur lesquelles il con-
clut. On les comprend trop bien. Il pense comme
tous les gens clairvoyants et sincères de sa géné-
ration. A quoi bon dissimuler ce que chacun
d'eux dit tout bas? Ils désespèrent de l'avenir,
parce qu'ils avaient fait tout leur établissement
de pensée sur certaines idées, parce qu'ils avaient
mis toute leur confiance sur certains hommes;
l'expérience a condamné ces idées et ces hommes,
il semble aux contemporains que tout s'affaisse
du même coup. Ils répètent avec le vieil Atting-
hausen les beaux vers de Schiller : « Mon siècle
gît déjà sous terre... » Ce pays est pourtant
capable d'enfanter d'autres idées et d'autres hom-
mes , des forces nouvelles , dussent-elles aller
directement à l'encontre de plusieurs des dogmes
régnants. Que l'on regarde à droite, à gauche ou
AU PAYS DU RHIN
39
au milieu, on est étonné de voir, après quinze ans
de pénible convalescence, avec quelle docilité
nous vivons sur les ordonnances et les médecins
du passé. Avant de désespérer de notre santé, on
pourrait peut-être essayer d'un autre traitement
et de mains moins obstinément malheureuses.
Quoi qu'il en soit, voilà un livre utile à lire,
avec sa saveur amère, même et surtout pour
cette jeunesse qui est notre réserve d'espoir. On
voudrait qu'elle oubliât beaucoup de choses du
passé, mais pas celle-là, jamais celle-là! Et
cependant, comme la crue de l'oubli monte! Nos
cœurs semblent déjà fatigués par une trop lon-
gue demeurance sur la même douleur. Oui, ce
sont de bons livres, ceux qui ramènent la vue
vers ce point de l'horizon d'où il ne faudrait
jamais détourner les yeux.
Août 1886.
LETTRES ATHÉNIENNES
COMTE DE MOUY
I
J'admire le courage de M. de Moùy, qui nous
rapporte de Grèce, où il fut ministre, un livre sur
ce pays. 11 est écrivain et diplomate, il a depuis
longtemps fait ses preuves in utroque. Oh ! le
déplorable ménage que celui de ces deux voca-
tions! C'est une brouille de toutes les minutes,
tant que la plus forte des deux n'a pas réclamé le
divorce à son profit. Le diplomate digne de ce
nom est par conformation un muet du sérail ;
l'écrivain qui le double doit se résigner à en être
aussi, du sérail, à un autre titre. Le premier, si
bien placé pour tout voir et tout entendre, amasse
des trésors d'observations; le second, affriandé
par ces choses délectables, est condamné à n'y
LETTRES ATHENIENNES
41
jamais toucher. A chaque fait, à chaque nom qui
arrive sous sa plume, le diplomate intervient,
comme le médecin de Barataria au dîner de
Sancho : Ne touchez pas à ce plat, ni à celui-ci,
ni à cet autre : ils sont dangereux; la diète est
plus sûre. L'écrivain se voit rationné à la littéra-
ture souterraine des dépêches confidentielles ;
jusque dans ces cryptes, il doit parlera mots cou-
verts, il doit se rappeler ce que M. de Rémusat
disait spirituellement à un journaliste qui lui
demandait cette même légation d'Athènes :
« Dans votre ancien métier, Monsieur, vous affir-
miez ce dont vous n'étiez pas sûr; dans le nou-
veau, il ne faudra même plus affirmer ce dont
vous serez parfaitement certain. »
En écrivant son livre, M. de Moùy a dû songer
plus d'une fois aux douze travaux d'Hercule, au
supplice de Tantale, réminiscences naturelles au
pays d'où il revient. En ce pays, la gageure de
l'écrivain diplomate était particulièrement ardue :
les Grecs sont chatouilleux à l'endroit de l'im-
primé, depuis qu'Edmond Àbout les a accommo-
dés de la façon que l'on sait. L'auteur des Lettres
athéniennes s'est tiré de ces difficultés avec sim-
plicité et bonne grâce. Il n'a pas tenté de refaire
la Grèce contemporaine, tout le lui défendait ; dans
les pages rapides où il traite de l'Athènes
moderne, aucune réserve ne vient attrister les
4.
42 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
compliments de courtoisie qu'il adresse à d'anciens
amis. Les abeilles de l'Hymète avaient laissé tous
leurs aiguillons dans le pamphlet d'About. M. de
Moùy n'a recueilli que leur miel. D'ailleurs il ne
s'attarde guère sur ce terrain malaisé ; il se réfugie
sur l'Acropole, dans la Grèce antique; la plupart
des lettres pourraient être datées du siècle de
Périclès. Ce périégète consciencieux nous invite à
parcourir une fois de plus les nobles ruines, et il
y a plaisir à les parcourir sur ses pas; il y est
chez lui, il en parle avec un épanchement de
pieuse tendresse, avec abondance et sensibilité.
Il se pique d'archéologie, c'est la coquetterie d'un
ministre de France en Grèce; mais cette archéo-
logie de promenade n'est pas accablante, elle jase
sans prétention, professe rarement, et notre ama-
teur en fait lui-même bon marché ; il est assez
ferré pour se défendre contre les antiquaires de
la rue du Stade, cela suffit à son ambition. Après
six années d'initiation , cet Athénien connaît
chaque pierre, chaque statue de sa ville; il ressus-
cite avec les yeux de la foi celles que le temps
nous a dérobées. Quand il parle avec admiration
de la Minerve chryséléphantine, on jurerait qu'il
a vu le chef-d'œuvre conjectural de Phidias; la
déesse l'a regardé de ses prunelles d'agate, et
dans ce regard elle lui a versé la sagesse qui fait
l'agrément de ce livre. Chaque page porte l'em-
LETTRES ATHÉNIENNES 43
preinte d'un esprit tempéré, bienveillant, clarifié
par un commerce assidu avec le génie grec. Cet
esprit hellénisé ne prend que la fleur des choses;
vous ne le verrez pas se dévorer devant l'autel du
dieu inconnu; il se plaît mieux au Parthénon, il
s'y retrouve un peu païen, dans sa sympathie
respectueuse pour les dieux aimables auprès des-
quels il est accrédité. Au Pnyx, les grands ora-
teurs réchauffent sans l'égarer son sage libéra-
lisme.
« Je revois Périclès sur cette tribune auguste,
en même temps que j'y revois Démosthènes. Sans
doute, du haut de ce bloc de pierre, bien des déma-
gogues et des sophistes ont fait entendre des décla-
mations stériles et souvent funestes; mais je salue
avec respect en ce lieu les immortelles ombres
des grands hommes qui ont célébré là les guer-
riers tombés pour la patrie, qui ont inspiré à
leurs concitoyens le mépris de la mort, l'enthou-
siasme qui donne parfois la victoire, l'espérance
qui console toujours dans les revers. Je ne suis
pas de ceux qui condamnent la liberté parce que
souvent elle dégénère en licence, et qui dédai-
gnent l'éloquence parce que des misérables l'ont
dégradée. Les rhéteurs sont oubliés; Périclès et
Démosthènes subsistent; la licence disparaît, mais
le droit reste vivant; les fautes et leurs consé-
quences s'effacent, et l'Acropole est debout. » —
44 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
D'un bout à l'autre du livre, c'est le même accent
noble et raisonnable, le même style soutenu : des
extraits d'Adolphe Thiers colligés par Flaubert,
M. de Moûy nous conte un trait qui explique et
résume le caractère de ses lettres. Il avait beau-
coup admiré deux sirènes ailées au Musée de
Patissia.
« Ces jeunes ligures sont séduisantes et per-
fides comme l'onde ; on est entraîné vers elles
toutefois, si l'on ne regarde que la tête et la poi-
trine; mais, en dessous, elles ont un corps
d'oiseau de proie... C'est le mythe des voluptés
fallacieuses et l'éternelle histoire humaine : les
doux visages qui nous appellent, les griffes qui
nous déchirent. Combien de fois ai-je médité
l'avertissement du vieux statuaire! mais il est si
triste qu'on n'y veut pas croire, et, sans être
devenu plus sage, n'ai-je pas fait mouler pour
moi, comme un cher souvenir, seulement le buste
des sirènes? Quant au corps, j'ai préféré l'ou-
blier. » — Yoilà un moulage auquel Minerve a
présidé. Heureux ceux qui des sirènes ne pren-
nent que le buste!
II
J'espère qu'on ne me trouvera pas trop partial
pour ce livre. A dire vrai, je suis incapable d'en
LETTRES ATHÉNIENNES 45
juger le mérite. C'est un transparent ; j'aperçois,
au travers, des images enchantées. Entre ces
lignes d'imprimerie, sous ces mots qui éveillent
les souvenirs comme les touches d'un clavier
éveillent des sons connus, je vois blanchir des
statues et des colonnes, trembler des vagues aux
feux du midi, ces vagues vermeilles des mers
d'Orient où j'ai laissé tomber tant de jours. La
mémoire traîne derrière nous un monde mort,
comme cette pâle lune que la terre emmène à sa
suite; monde invisible, oublié, tant qu'une clarté
de reflet ne vient pas l'illuminer. Alors il s'éclaire
un instant, nous nous retournons vers lui , nos
regards s'y attachent; là-bas, sur le miroir d'or
au fond de la nuit, surgissent de grands pays
familiers, jadis pleins de vie, de bruit, de couleur,
maintenant ramassés par la distance en une tache
grise, dans ce petit orbe ; et l'imagination voyage
avec délices sur cette planète morte que nous
avons en nous. Je tourne les pages du volume
dont je vous parlais, mais je ne lis plus, je
regarde. Les visions se lèvent, chacune à son
plan, les unes nettes et lumineuses, les autres
indistinctes, plus lointaines, noyées dans la
brume : îles et montagnes qui sortaient de l'eau
devant nous, quand le bateau courait le soir dans
l'archipel; celles dont on rangeait de près les
falaises de marbre rose ; celles qu'on laissait au
46 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
large et qui fuyaient décroissantes à l'horizon,
tour à tour masses d'ombres prochaines sur le
bleu des flots, nuages violets dans le ciel du cou-
chant, brins de lilas égrenés sur les bords de
cette coupe de turquoise.
Mais la meilleure joie de ces passages, c'étaient
les relâches au Pirée. D'habitude, le paquebot y
touchait de nuit; on attendait impatiemment la
première lueur de l'aube, on courait à Athènes,
on montait à l'Acropole. Matinées exquises, sur-
tout au printemps, quand l'Acropole se couvre
d'herbes et de fleurs. Il y avait alors sur le pla-
teau une floraison intense de petites margue-
rites; leurs têtes sortaient de partout entre les
pierres amoncelées, les marbres fendus; elles
escaladaient les degrés des temples , faisant un
doux linceul blanc aux stèles renversées, aux
membres épars des statues. Çà et là, des plants
de sauge ou de thym parfumaient comme des
grains d'encens le rocher attiédi. On s'étendait
paresseusement sur ce tapis, à l'ombre de
l'Erechthéion ou sous le péristyle du Parthénon.
Ce qu'on éprouvait là, ce n'était pas précisément
la sensation accablante de force terrestre qui se
dégage ailleurs de la nature printanière; c'était
plutôt comme une attraction bienfaisante et légère
de la clarté d'en haut : clarté également répandue
partout, sur les lignes du paysage, sur les lignes
LETTRES ATHÉNIENNES 47
des temples. Celles-ci semblent ordonnées par la
même raison souveraine qui a tracé celles-là; ce
sont moins des assemblages de pierres que des
développements d'une vérité, les notations d'une
harmonie spirituelle. Les heures passaient vite à
respirer les brises qui font les voiles joyeuses
entre Corinthe et Salamine, à suivre du regard ces
voiles, rasant l'île d'Egine, évanouies au tournant
du cap Sunium. Et sans cesse les yeux revenaient
de la mer aux profils des colonnades, aux Vic-
toires aptères, aux Erréphores de la Tribune, à
toutes ces vierges divines qui prenaient librement
leur éternel bain de lumière. Quand le sifflet du
steamer rappelait à bord, quelle peine de s'arra-
cher à cette contemplation sereine, à cette pléni-
tude de vie olympienne! On s'y sentait heureux
comme des dieux antiques, pendant une heure ou
deux, comme peuvent l'être des hommes.
Oui, c'était toujours une fête, quand en venant
du large on voyait poindre la tour vénitienne qui
annonçait les Propylées. Nous ne la saluerons
plus. M. de Mouy nous apprend qu'on l'a abattue;
il félicite le gouvernement grec de cette exécu-
tion : « Nul n'a pleuré cette bâtisse indiscrète »,
dit-il. Je lui en demande pardon. Le gouverne-
ment grec a bien assez d'affaires pour laisser
l'Acropole tranquille, telle que nous l'aimions.
Quand un gouvernement se met à ratisser un
45 REGARDS HISTORIQUES ET LITTERAIRES
endroit où l'histoire travaille à sa fantaisie depuis
trois mille ans, il faut trembler. La tour véni-
tienne avait sa raison d'être dans la physionomie
du lieu. D'abord, ce n'était plus une étrangère;
les siècles lui avaient fait sa place, ils l'avaient
fondue avec les pierres grecques dans la couleur
ambiante; ils lui avaient donné la belle carnation
rousse d'une femme du Titien. Et puis elle repré-
sentait là ce curieux désordre d'épopées barbares
qui rattache l'Athènes de Périclès à celle de Kolo-
kotroni; histoire chimérique et paradoxale, où
les personnages de Shakespeare coudoient ceux
de Sophocle, où passent dans un cauchemar
fumeux, pendant le long sommeil d'Hellas, les
ducs français et florentins, les princes d'Achaïe
et leurs stradiots, les aghas turcs et leurs janis-
saires: chanson de geste intercalée dans Y Iliade,
vision de Callot crayonnée sur une fresque de
Polygnote. La tour des doges racontait cette
chronique; elle nous parlait du duc Timon et de
l'amiral Othello; à ce titre, elle était légitime sur
l'Acropole, au moins autant que le roi Othon de
Bavière. Qui décidera l'heure où commence la
légitimité d'un usurpateur, homme ou monu-
ment? L'intrus est légitime quand une longue
accoutumance ne permet plus de concevoir l'en-
semble sans lui, quand l'habitude nous l'a fait
aimer.
LETTRES ATHÉNIENNES 49
On a changé bien d'autres choses en Grèce.
M. de Moùy nous assure qu'il n'y a plus de bri-
gands; il défend avec chaleur ses amis contre les
méchantes calomnies qui les poursuivent. Allons,
tant mieux. Mais les voyages auront moins de
piquant. On s'entendait assez facilement avec ces
premiers inspecteurs des routes grecques, c'était
l'affaire de quelques prévenances; ils n'étaient ni
beaucoup plus gênants ni beaucoup plus avides
que les douaniers ou les autorités administratives
d'autres pays. La catastrophe de Marathon fut le
résultat d'un malentendu et de l'obstination des
diplomates anglais, c'est la version des Grecs. En
tout cas, il est heureux que la guerre de l'Indé-
pendance ait été terminée avant ce progrès des
mœurs ; ceux qui l'ont faite n'eussent pas com-
pris ces scrupules raffinés. L'idée de guerre et
celle de brigandage sont devenues pour nous —
au moins en théorie — deux notions distinctes.
Pour le bas peuple hellène tel que je l'ai connu,
ce n'était qu'une seule et même idée, et il se
montrait en cela le véritable héritier de l'antiquité.
Tout étranger était pour ce peuple un barbare,
l'envoyé perse il y a deux mille ans, le voyageur
anglais hier encore; et tous les barbares sont de
trop sur le sol national. Il n'y a pas là matière à
raillerie, et celle d'About manquait du sens histo-
rique. C'est un caractère ethnique; notre morale
50 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
est non avenue pour ceux qui le conservent; les
condamner au nom de cette morale, c'est repro-
cher aux peuples des antipodes de ne pas voir
clair alors que le soleil est déjà levé pour
nous.
Je lisais naguère le voyage d'un honnête
Allemand, Christian Muller, qui raconte ses tri-
bulations chez les Grecs de 1822. Il venait
s'enrôler dans leurs rangs; ses premières lettres,
avant de débarquer, ne sont qu'un dithyrambe en
l'honneur de cette nation généreuse qui combat
pour la liberté. A peine a-t-il mis le pied en
Morée, il tombe dans un parti de klephtes du
Magne, qui le dépouillent jusqu'à la chemise et
le laissent à demi mort, attaché à un olivier. Son
muletier le délie ; il rejoint à Calamata le gros de
l'armée, commandée par un lancier polonais de
Napoléon. On le reçoit comme un fâcheux, on
sourit quand il réclame la punition de ses agres-
seurs et la restitution de ses effets, on le renvoie
brutalement à ses affaires. Grâce à une dernière
pistole qu'il avait cousue dans son bonnet, Muller
put fuir dans une barque et rejoindre Corfou,
d'où il écrit d'un style désabusé, en pleurant ses
illusions sur la Grèce héroïque. Cet Allemand
candide était trop absolu. Il aurait dû se dire que
lorsque les Maniotes prennent leurs fusils, c'est
pour nettoyer le pays de tous les gens qui ne
LETTRES ATHENIENNES
51
sont pas du Magne, et pour subsister aux dépens
de ces gens-là. Les klephtes de nos jours pen-
saient ainsi, ils étaient généralement inoffensifs
pour leurs concitoyens. Quand ils opéraient sur
la frontière turque, l'opinion leur donnait des
noms différents : héros au delà du Pinde, crimi-
nels en deçà. En me parlant du fameux Tako
Arvanitaki, l'évêque de Tricala me disait un jour :
« C'était un gentilhomme : kalos anthropos.
Quand je le rencontrais dans la campagne, il
m'offrait les confitures et le café. » On sentait
que le prélat avait des trésors d'absolution pour
ce compatriote, qui faisait la chasse aux étrangers
et aux Turcs. Pris par ces derniers, il tomba bra-
vement sous leurs balles. L'officier ottoman vou-
lait le faire jaser, relativement à certaines hautes
amitiés qu'on lui supposait en Grèce. Arvanitaki
mourut la bouche close, sans trahir ses frères.
Cinquante ans plus tôt, il eût pris Coron ou
Tripolitza, tout en rançonnant les Muller qui
venaient délivrer la Grèce; et Victor Hugo l'eût
chanté.
Mais j'allais conter des histoires de brigands, et
l'auteur des Lettres athéniennes se porte garant
qu'il n'y en a plus. C'est bien assez d'avoir conté
des histoires de revenants, en me laissant aller à
la dérive d'anciens rêves. Qui se soucie de mes
revenants? Et le livre de M. de Moùy que j'ou-
52 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
blie? Le meilleur moyen de le louer, c'était peut-
être de l'oublier ainsi. S'abandonner aux sou-
venirs qu'il évoque, n'est-ce pas remercier la
plume exacte qui les a fait repasser sous nos
yeux?
Août 1887.
LES FRANÇAIS AU PAMIR
GABRIEL BONVALOT »
En fermant le livre de M. Bonvalot, je pense
au récit qui ouvre le voyage de Chardin, l'un de
ses prédécesseurs sur les routes de Perse. L'hon-
nête marchand raconte ses transes en traversant
l'Archipel, « où il y a d'ordinaire quarante vais-
seaux de corsaires chrétiens » ; il dépeint l'exis-
tence et le caractère de ces gentilshommes qui
« faisaient le cours » entre les Cyclades, vers
4670. Ce caractère apparaît tout entier dans les
étranges propos que tenait l'un d'eux, le cheva-
lier de Témericourt, un soir que le marquis de
Pruilly, officier du roi, l'avait prié à dîner sur
1. Du Caucase aux Indes à travers le Pamir.
5.
54 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
sa galère. Chardin, qui portait des valeurs et des
bijoux, n'apprécie guère ces irréguliers de l'hé-
roïsme. Je ne sais si Témericourt finit au haut
d'une vergue ou sur la roue; mais je sais bien
que lui et ses pareils continuaient comme ils
pouvaient une race nécessaire, précieuse : celle
des aventuriers qui ont promené dans le monde
les fleurs de lis, tantôt sur de glorieuses bannières,
tantôt sur leurs épaules, suivant que leur siècle
donnait ou refusait à leurs instincts un emploi
légal. De cette race furent tour à tour les Nor-
mands de Sicile, les croisés féodaux, grands pil-
lards au fond du cœur, qui allaient se tailler des
fiefs en pays grec ou sarrasin, les corsaires avec
ou sans lettres de marque, les premiers colons
du Canada et de la Louisiane; plus tard, on
retrouve les gens de cette humeur dans les esca-
dres de Bougainville et de La Pérouse, on en
compte beaucoup dans les armées de Napoléon;
de nos jours, enfin, ce sont eux encore, les aven-
turiers dans le bon, dans le meilleur sens du mot,
qui allongent la liste et trop souvent le marty-
rologe des grands explorateurs. Ce sont les
mêmes âmes, mues par les mêmes impulsions,
mais épurées et transformées par la civilisation ;
l'amour de la science a remplacé l'esprit de rapine,
l'instinct cruel de la lutte s'est changé en vertus
d'abnégation, d'intrépidité raisonnée. Et c'est un
LES FRANÇAIS AU PAMIR 55
grand argument en faveur du progrès humain
que l'âme d'un Témericourt soit devenue l'âme
d'un Bonvalot.
Ce dernier nous offre, en outre, l'un des plus
beaux cas d'une passion qui a transporté l'Europe,
à la fin du xve siècle et au commencement du
xvie, qui reparaît à la fin du xixe avec le même
caractère violent et contagieux. On pourrait l'ap-
peler la passion de la planète. Sur ceux qui en
sont férus, la mappemonde agit comme la per-
sonne d'une maîtresse ardemment désirée. Ils ne
peuvent la regarder sans trouble, sans une fu-
rieuse envie de l'étreindre tout entière, de la
posséder dans ses mystères les plus secrets. Tant
qu'un voile cache encore quelques-unes de ces
beautés que leur imagination soupçonne, leur
curiosité s'irrite et souffre : pour se satisfaire,
elle ne reculera devant aucune peine, aucun dan-
ger. Souvent ils partent sans avoir un but scien-
tifique déterminé, un intérêt spécial; c'est pure-
ment le désir de la possession qui les pousse sur
la sphère, je ne sais quel mélange des com-
plexions de Don Quichotte et de Don Juan.
Je crois bien que M. Bonvalot a dû voyager
depuis que ses jambes ont commencé de le porter.
J'imagine qu'il conçoit le ciel sous la forme d'une
tente imperméable, avec des chevaux toujours
frais entravés devant la porte, avec une bonne
56 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
carte de l'infini et la liberté d'y faire des étapes
éternelles. Plusieurs fois déjà il avait arpenté
l'Asie centrale ; mais il ne la tenait pas pour sienne
et pour conquise, tant qu'il ne l'aurait point tra-
versée d'outre en outre, par les routes les plus
ardues et les plus ignorées, par-dessus « le Toit
du monde », le Pamir. Il repartit, au printemps
de 1886, bien décidé à passer du Turkestan aux
Indes; il emmenait deux compagnons, M. Capus,
M. Pépin, le dessinateur de la troupe. Ce dernier
n'avait jamais quitté Paris; à défaut de vocation,
une amitié fraternelle l'entraînait dans la carrière
d'excursionniste; il y débuta en allant planter
son chevalet entre l'Hindou-Kouch et l'Himalaya.
Nos voyageurs prirent par le chemin des éco-
liers. Du Caucase, ils gagnèrent la Perse en sui-
vant la côte occidentale de la Caspienne, par les
forêts magnifiques et peu fréquentées du Len-
koran. A Téhéran, ils se joignirent aux convois
de pèlerins pour faire la longue route qui mène
à la sainte Méched, encore peu abordable aux
infidèles. De là, ils comptaient pénétrer par Hérat
en Afghanistan; cette première tentative échoua;
les indigènes, dociles aux ordres de l'Angleterre,
ferment les portes de l'Inde de ce côté. La cara-
vane dut remonter dans la Tourkménie russe,
elle se dirigea de Merv sur Samarcande. A l'au-
tomne, M. Bonvalot essaya de tâter l'Afghanistan
LES FRANÇAIS AU PAMIR 57
sur sa frontière septentrionale, espérant arriver
au moins jusqu'à Balkh. A peine eut-il mis le
pied sur la rive gauche del'Oxus que les Afghans
l'arrêtèrent; ils le gardèrent à vue durant trois
semaines et finirent par le renvoyer à Samar-
cande, avec le conseil de ne plus revenir se frotter
à eux, s'il tenait à sa tête. Il n'y avait rien à
faire avec ce peuple intraitable ; ayant reconnu
l'impossibilité de passer dans l'Inde par les routes
naturelles, les voyageurs résolurent d'en essayer
une troisième, beaucoup plus à l'Est. La nature,
leur disait-on, la rendait presque infranchissable ;
mais là, du moins, ils ne seraient pas arrêtés par
les hommes, presque entièrement absents de ces
régions désertes. On le leur faisait espérer; l'évé-
nement ne justifia qu'en partie cette espérance.
M. Bonvalot et ses compagnons fixèrent leur
itinéraire d'après les indications vagues de quel-
ques pâtres kirghiz des montagnes. Ils remon-
tèrent la vallée du Syr-Daria jusqu'à Marghilan,
la dernière ville russe. Là, ils formèrent leur
convoi, réunirent des provisions, s'équipèrent
comme pour une exploration au pôle Nord, en
prévision des basses températures qu'ils allaient
affronter. Puis ils s'engagèrent dans les passes
du Pamir et commencèrent l'ascension du « Toit
du monde ».
C'est la partie nouvelle et vraiment épique de
58 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
leur voyage. Je ne tenterai pas de l'analyser. Il
faut lire dans leur relation le journal de ces trois
mois de souffrances; marches et couchées dans
l'air raréfié, à des altitudes qui varient entre 3 000
et 5 000 mètres, sous la double morsure d'un
froid qui tombe la nuit à — 28 degrés, d'un soleil
qui fait rebondir le thermomètre, le jour suivant,
à -j- 40 degrés. Tous les abandonnent, tout leur
manque, les bêtes de somme, les convoyeurs, les
guides, les vivres, l'argent.
A la fin, leur escorte est réduite à deux ser-
viteurs fidèles. Exténués par la fatigue, le jeûne,
la maladie, n'ayant plus figure humaine sous leurs
haillons et leurs masques tuméfiés, ces cinq
hommes passent la tête haute à travers les tribus
hostiles des Kirghiz, des Kafirs, des Wakis. Ils
réquisitionnent, le revolver au poing, quelques
livres de farine, quelques quartiers de mouton.
Chaque fois qu'ils rencontrent des hommes, ces
sauvages leur conseillent d'abord, puis leur inti-
ment l'ordre de rétrograder. Ils payent d'audace
et avancent au hasard. Ils ont dit leur nationalité,
inconnue dans ces parages, ils se sont juré qu'on
n'y verrait pas reculer ce bout de drapeau qu'ils
y montrent pour la première fois. Quand ils se
croient au terme de leurs peines, en arrivant chez
l'émir du Tchitral qui garde les débouchés de
l'Inde, ce principicule les retient prisonniers
LES FRANÇAIS AU PAMIR 59
durant quarante-neuf jours. Ils traitent avec lui
de puissance à puissance, ils bâtonnent ses
envoyés; leur fière contenance intimide ce petit
peuple; des hommes qui parlent et agissent ainsi
doivent avoir une armée derrière leurs talons.
On remet chaque jour le mauvais parti qu'on
voudrait leur faire; enfin ils reçoivent la lettre du
vice-roi de l'Inde qui leur ouvre le territoire bri-
tannique. Les feudataires de l'Angleterre n'avaient
pas su exécuter ses instructions, qui prescrivent
de renfoncer dans la montagne tous les voyageurs
arrivant du côté russe. Nos gens avaient rompu les
mailles du filet; il ne restait plus qu'à leur faire
bonne mine et bon accueil. C'est ce que firent
galamment les Anglo-Indiens, dans ces plaines
du Kachemyr où les explorateurs descendirent
comme en un paradis, retrouvant tout ensemble
le printemps, l'abondance, la civilisation, le salut.
Quelques semaines plus tard, un paquebot les
ramenait à Marseille, après dix-huit mois de
voyage, dont les trois mois du Pamir avaient été
une gageure de chaque instant contre la mort.
II
Cette odyssée mémorable, M. Bonvalot la
raconte et M. Pépin la dessine dans le beau volume
60 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
que j'ai sous les yeux. Oh! je ne viens pas vous
parler à ce propos de littérature. M. Bonvalot
serait justement surpris, si je lui cherchais des
chicanes de rhétorique; il le serait encore plus, si
je le louais d'un art auquel il ne prétend pas,
car on l'apprend dans un fauteuil, devant un
bureau, meubles dont ce voyageur doit faire peu
d'usage. Son livre, c'est de l'action écrite, avec
des saillies originales du tempérament, plus cu-
rieuses que les effets de mots, avec des qualités
d'observation exacte, sincère, que l'imagination
littéraire n'égare jamais. Je connais quelques-unes
des régions qu'il a parcourues, je puis certifier
la bonne foi de ses récits et la parfaite justesse
de sa vision. Les personnes peu familières avec
la carte d'Asie reprocheront peut-être à l'auteur
de les jeter trop vivement in médias res. M. Bon-
valot, qui est chez lui dans le labyrinthe des
monts Alaï, manque un peu de condescendance
pour ceux qui n'en ont jamais approché; faute de
préparations, d'explications suffisantes, par suite
aussi de certains sauts brusques d'un ordre d'idées
à un autre, quelques parties de sa relation lais-
sent dans l'esprit du profane une impression
confuse, mal coordonnée. Elles donnent la sensa-
tion d'un de ces voyages faits en rêve, où le sou-
venir s'attache à quelques points lumineux, et
plonge brusquement dans les ténèbres quand on
LES FRANÇAIS AU PAMIR 61
veut les raccorder entre eux. Avouerai-je que
ce flottement de rêve ne me déplaît pas, dans
la narration d'une aventure qui est, en effet, un
rêve fantastique? Un artiste subtil eût cherché
peut-être à communiquer cette sensation; mérite
ou défaut, M. Bonvalot la fait naître tout natu-
rellement.
Il faut lire son livre comme nous lisions le
Robinson, à douze ans, comme nous avons lu
plus tard Fenimore Gooper et Jules Verne; avec
cette différence que le roman est ici de l'histoire.
Il faut le lire comme nous lisions naguère ce
merveilleux Bernai Diaz, le chroniqueur de
Cortez. Les similitudes sont frappantes entre
quelques-uns des faits racontés, entre les âmes
des héros, entre les réflexions des deux narra-
teurs. Cortez, débarquant à Champoton avec sa
poignée d'hommes, pénétrant dans Cempoala,
conférant par signes avec les Caciques, Cortez
n'est pas plus prodigieux que nos trois compa-
gnons, quand ils tombent dans le Kandjout,
comme des gens d'une autre planète, quand ils
négocient en baragouin persan avec les anciens
des villages et font obéir leurs volontés. On se dit,
et il m'est revenu qu'ils se disaient à eux-mêmes :
« Avec quelques partisans et une douzaine de
remingtons, nous fonderions ici un empire en un
tour de main. » Et dans l'exposition des faits,
6
62 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
dans la présentation des personnages, je retrouve
le tour rapide et légendaire de Bernai Diaz; c'est
la même façon de caractériser les acteurs de
l'épopée par de menus attributs : « Pépin n'aime
pas les punaises, les punaises n'aiment pas Capus ;
quant à moi, je n'en suis pas fou. »
Ce style est sans prétentions ; pourtant je ne
serais pas embarrassé d'y montrer à l'état latent,
pour ainsi dire, indiquée en quelques traits brefs,
une philosophie de l'histoire et de l'homme, avec
beaucoup de poésie. La philosophie de l'histoire!
Pour l'Asie, elle tient tout entière dans cette
observation profonde, faite en Perse sur les ruines
de Miandecht : « Il semblerait que les hommes de
ce pays aiment à changer de place, mais la nature
despote ne leur laisse pas le choix des séjours, et
ils bâtissent; une circonstance les contraint à s'en
aller, une autre circonstance les pousse à revenir,
et ils sèment des ruines près de Ceau, d'où ils ne
peuvent s éloigner. Ce sont des prisonniers attachés
à une chaîne longue, mais solide; le milieu en a
soudé les anneaux. » Ailleurs, c'est un trait de
mœurs qui nous apprend comment on mobilise le
corps et l'âme d'un Oriental. A Saraks, où il
passe, M. Bonvalot s'attache un boutiquier armé-
nien qui suivra l'expédition au Pamir, aux Indes,
Dieu sait où et jusques à quand. « Menas a l'es-
prit aventurier; il part avec nous sans savoir au
LES FRANÇAIS AU PAMIR 63
juste où il va, il promet de nous accompagner
jusqu'au bout. Il paraît que nous lui plaisons. A
midi, il se décide; à une heure, il vend sa bou-
tique à un ami et remet l'acte de vente au gou-
verneur, le priant de recevoir la somme qu'on
versera plus tard. Une heure après, il nous arrive
avec son grand cheval turcoman et s'occupe immé-
diatement des préparatifs du départ. » Cet homme
fut un des deux seuls qui ne lâchèrent pas pied.
Enfin, dans l'inquiétant épisode de la captivité
chez les Afghans, ne voilà-t-il pas toute une his-
toire de France en quatre lignes? — « Les Afghans
n'ont pas tardé à acquérir la conviction que nous
n'étions ni Russes ni Anglais, grâce à notre gaieté,
chose nouvelle pour eux... A force de gaieté nous
avons gagné des sympathies. Les gens vous savent
toujours gré de ce qu'on les désennuie, et les
Afghans avouaient n'avoir jamais tant ri. » Cette
gaieté imperturbable, elle respire dans toutes les
pages du livre; au milieu de misères inouïes, les
ois amis ont traversé déserts et montagnes en
pprenant aux échos la chanson de France; elle a
utenu le moral de ces hommes, elle a imposé
eur domination aux barbares stupéfaits.
M. Bonvalot a sa philosophie de l'homme; j'en
ramasse çà et là les axiomes épars. Elle est moins
complexe que la platonicienne ou la hégélienne.
Pour cet agissant, l'homme ne compte qu'en tant
64 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
qu'instrument d'action, comme le fusil et la selle.
Tant vaut le muscle, tant vaut le paroissien; et le
bon muscle fait le cœur gai. Il faut tenir cet in-
strument en état, le préserver comme le reste du
fourniment des influences atmosphériques, qui
règlent son humeur, augmentent ou diminuent sa
valeur active. — « Nous attendons le soleil, qui
rendra souples les cordes et les membres des
hommes. » Et ailleurs : « J'éprouve une sensation
de détente, je mollis comme une amarre au soleil.
Tout ici me semble très bien. A mes pieds, de
l'herbe à profusion pour les bêtes et du lait caillé
en perspective; de l'eau fraîche, pas salée; la
forteresse tombe en ruines : plus de guerres, par
conséquent, et le bonheur du genre humain
ensuite; il fait très bon vivre. » Sur toutes choses,
il faut bien nourrir cet instrument, puisqu'il
mange. — « Le succès de l'expédition dépend
essentiellement de l'état des estomacs... Les vivres
sont l'affaire capitale; c'est, au commencement de
l'œuvre, l'enthousiasme qui persiste; à la fin, le
moral abattu relevé par la digestion... Les idéa-
listes m'accuseront d'ériger un autel à l'estomac :
j'en érige un à la source de l'action. »
J'ai parlé de poésie. Nulle part elle n'est solli-
citée par l'écrivain, mise en relief par l'artifice des
mots; elle gît dans la simple indication des spec-
tacles incomparables qu'il voit, dans la dispropor-
LES FRANÇAIS AU PAMIR 65
tion tragique entre ses efforts et la nature déme-
surée qu'il doit vaincre. Chaque soir, en fermant
sa tente, il nous montre d'un geste rapide le ciel
illimité sur le Pamir, les étoiles plus ardentes,
plus proches, dans l'air rare et glacé; au-dessous,
sur l'océan de neige vierge, ce petit feu de fiente,
ces misérables insectes qui ont l'audace de remuer
et de parler, dans ce quartier de l'univers voué
au silence et à la solitude, superposé aux autres
comme la flèche du temple; quartier par où notre
globe semble avoir commencé de mourir. La poé-
sie, elle est encore dans les réponses laconiques
du Kirghiz qu'on rencontre, dans chaque mot
tombé de ces lèvres antiques. — J'en trouve même
un échantillon d'autre sorte; mais M. Bonvalot,
étant accoutumé à la véritable, n'a peut-être pas
savouré toute la douceur de celle-ci. Dans le palais
du gouverneur, à Recht, il relève une inscription
mélancolique, crayonnée sur un mur :
Moi, pouvre Abdullah Khan que je suis,
Tombé ici malouréjement,
Suis élève du governement...
Sortons de cette pays.
Savez-vous bien que, si cette « prose rimée » était
signée de M. Jules Laforgue ou d'un de ses
émules, nous la proclamerions délicieusement
déliquescente, infiniment suggestive, très bleu-
6.
66 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
pâle? Par malheur, elle est d'un major persan qui
avait recueilli dans ses pérégrinations quelques
bribes de français. Ceci tendrait à prouver ce dont
nous nous doutions bien un peu, à savoir que la
décadence finale d'une langue ressemble fort à ses
premiers balbutiements, dans la bouche d'un bar-
bare ignorant. Quand Musset apostrophait les
nègres de Saint-Domingue, il ne savait pas, ce
bourgeois, qu'un jour viendrait où le vrai poète
français, le poète de la jeunesse, ce ne serait plus
lui; ce serait un de ces dépiqueurs de cannes à
sucre, qui rythment des substantifs vagues sur
l'air de la bamboula.
Je me suis laissé dire que le monde savant fai-
sait quelques réserves sur la mission de M. Bon-
valot; on se demandait si les résultats scientifi-
ques étaient en proportion des périls affrontés.
Hélas! je me plaindrais plutôt que la science ait
fait de trop bonne besogne sur les pas de l'explo-
rateur. On supposait jusqu'ici, et cette opinion
trouvait crédit en très bon lieu, qu'il devait y
avoir dans les replis du Pamir des débris d'an-
ciennes races, perpétuant le sang et les dialectes
des aînés de la famille humaine, des plus vieux
Aryas. On espérait découvrir là les cheveux
blonds, les yeux bleus, le type aimable de l'Eve
originelle et le Verbe générateur de tous les
autres. M. Bonvalot a sabré ces suppositions. Il a
LES FRANÇAIS AU PAMIR 67
suivi la limite idéale qui sépare la Chine du
Wakhan et du Kafiristan ; entre ces derniers Ira-
niens et les Chinois, il n'a rencontré que des
Kirghiz nomades, les plus hideux de nos frères,
si l'on en juge par les croquis de M. Pépin. Et
voilà comment un homme, en réalisant son propre
rêve, fait s'écrouler les rêves d'autrui.
Les voyageurs n'ont pas rapporté des collec-
tions méthodiques, des herbiers très fournis. Ils
ont traversé la crête asiatique sur un champ de
neige, en plein hiver, afin de pouvoir franchir les
fleuves glacés, qui leur eussent opposé une bar-
rière insurmontable en toute autre saison. Dans
ces conditions, la cueillette du naturaliste devait
être maigre ; les observations mathématiques
étaient restreintes, avec une ophtalmie chronique,
par des froids qui solidifiaient le mercure et
gelaient les couleurs sous la main de l'aquarelliste.
Qu'importe ! Ils ont ouvert la route. D'autres vien-
dront après ces pionniers et récolteront une plus
ample moisson. Ils ont passé, c'était le principal ;
et quelque chose a passé avec eux. Partout on les
interrogeait : Qui êtes-vous? des « Orousses » ou
des « Inglis »? Ces peuplades séparées du monde
ne connaissent de l'Europe que les deux grands
empires qui se défient par-dessus leurs têtes. Les
voyageurs répondaient : Nous sommes des Faran-
guiz. On sait maintenant, de Yarkand au Tchitral,
68 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
parmi ces gens simples qui concluent du particu-
lier au général, ce que ce mot nouveau signifie.
Les Faranguiz, — les Français, — ce sont les
hommes qui passent ainsi, inébranlables, invin-
cibles, applaudis par les Russes, qui les regar-
daient partir en hochant la tête, par les Anglais,
qui les entendaient venir avec incrédulité. Ceux
qui connaissent par expérience combien est rapide
la transmission de chaque nouvelle, en pays
d'Orient, combien est tenace chaque notion qu'on
introduit dans le cerveau peu meublé de l'Orien-
tal, ceux-là estimeront que la mission reçue de la
France a été bien remplie par ces missionnaires.
La patrie ne doit leur marchander ni l'éloge ni
les récompenses. Certains services changent de
prix suivant les phases que traverse une nation.
Aux époques de vitalité intense, quand la race
subit une poussée de sève physique, parfois trop
brutale, il faut honorer par-dessus tout le scribe,
le moine penché sur son livre, tous ceux qui
entretiennent patiemment la flamme obscurcie de
la pensée. A notre époque d'anémie et de contem-
plation intérieure, quand la fonction cérébrale est
évidemment en excès, on ne risque rien d'encou-
rager l'action pure. Aussi bien, nous avons peut-
être des jours noirs devant nous. Quand ils se
lèveront, le génie le plus nécessaire, ce sera celui
des hommes qui auront trempé leurs âmes et
LES FRANÇAIS AU PAMIR 69
leurs corps à de si dures épreuves. On les recher-
chera comme des pierres précieuses, celles qu'on
enchâsse à la poignée de l'épée.
En attendant, faisons lire leur livre à nos
enfants. Qu'ils y puisent le goût de l'action,
l'amour de l'entreprise, et cette passion de la pla-
nète qui dilatera leur intelligence ; s'ils ne devaient
pas la ressentir, s'ils n'éprouvaient pas le besoin
de parcourir le monde, ce monde agrandi par
d'incessantes découvertes et tout ramassé sous la
main de l'homme par d'incessants progrès, qui
donc continuerait toujours plus loin la vieille
mission des « Faranguiz »? En dehors même de
toute considération scientifique ou patriotique ,
montrons-leur dans le récit du voyageur ce qu'ils
doivent admirer et ambitionner avant tout : la
vertu royale par excellence, l'énergie cultivée pour
elle-même, grandissant avec l'obstacle, trouvant
sa volupté dans la détresse, affirmant la maîtrise
possible de l'homme sur toute chose que son cœur
a désirée. Nulle part ils ne verront cette leçon plus
vivante, plus gaie, plus séduisante, que dans le
brave livre de ces braves gens.
Décembre 1888.
L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES
ANATOLE LEROY-BEAULIEU
M. A. Leroy-Beaulieu vient de nous donner le
troisième volume de son grand ouvrage sur la
Russie. J'ai hâte de m'acquitter d'un devoir
commun à tous ceux qui travaillent ce champ, en
remerciant celui qui fut notre précurseur et qui
reste notre guide. Avant d'examiner l'œuvre en
elle-même, il est juste de rappeler ce qui fit la
singularité et la difficulté de l'entreprise, à
l'heure où elle fut tentée ; on verra mieux
ensuite quel service elle a rendu à notre pays.
I
En 4872, le 1er ou le 15 du mois, M. François
Buloz eut une de ces inspirations de génie qui lui
l'empire des tsars et les russes 71
venaient fréquemment, depuis quarante ans,
quand il regardait le vaste monde à travers le
numéro. Il s'avisa qu'il y avait une grosse,
une très grosse Russie, qui n'existait point
encore, puisqu'elle ne payait pas tribut à la
Revue; il comprit qu'elle allait devenir « ac-
tuelle » , et qu'il fallait Y exprimer dans son
Recueil. Ce qui le conduisit à chercher le tra-
vailleur capable d'avaler et de digérer un pareil
morceau. M. A. Leroy-Beaulieu s'offrit; il partit
à la découverte, résolu à rapporter l'encyclo-
pédie demandée.
Partout ailleurs, l'homme qui entreprend une
tâche semblable n'a qu'à consulter les travaux de
ses devanciers et à les mettre au point; pour être
neuf, il lui suffit d'y ajouter ses propres observa-
tions et des idées personnelles, quand il en a; il
ne lui reste qu'à se pourvoir d'un système, pour
être éminent. Sur le terrain qu'il explorait,
M. Leroy-Beaulieu n'avait pas de devanciers et
presque point de documents; ou, pis encore, il
n'avait que des documents erronés en France,
tronqués par la censure en Russie. A Paris, les
libraires durent lui offrir tout ce qu'ils m'offrirent
quatre ans plus tard, en 1876, quand je voulus
me renseigner par quelques lectures sur le pays
où le sort m'appelait. C'était : YHistoire de Russie,
de Lamartine, un pensum de cette illustre et mal-
72 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
heureuse vieillesse *; les joyeuses Impressions de
voyage d'Alexandre Dumas; le livre de Custine,
ce réservoir intarissable où les Russes puisent
leurs plaisanteries classiques contre la légèreté
française. — Mais là-bas, à Saint-Pétersbourg et
à Moscou, le voyageur allait trouver sans doute,
dans les publications nationales, toutes les lu-
mières désirables?
Voici ce qu'on trouvait : deux Traités alle-
mands, ceux de Schnitzler et de Haxthausen, hon-
nêtes compilations germaniques, bourrées de sta-
tistiques déjà anciennes; trois volumes français
de Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes,
œuvre de rancune politique, imprimée à Paris et
introduite sous le manleau par les amis de l'in-
surgé de décembre. Car la Russie a aussi des
insurgés de décembre; seulement ils datent de
4825. De publications nationales, il n'en existait
pas ; j'entends d'étude complète et objective,
comme ils disent, sur l'état social, politique, reli-
gieux de l'empire. Sous le règne de Nicolas, l'idée
folle d'une pareille étude ne fût venue à personne.
1. L'excellente Histoire de Russie de M. Rambaud ne fut
publiée qu'en 1818. — La littérature russe avait seule été
l'objet d'études sérieuses; il n'était plus permis de l'ignorer
après les travaux de Mérimée et de M. X. Marmier; mais ces
études ne se rattachaient pas à l'ensemble de questions que
M. Leroy-Beaulieu se proposait de traiter et sur lesquelles
notre information était nulle.
l'empire des tsars et les russes 73
Depuis la détente d'Alexandre II, dans les limites
tolérées par la censure, d'innombrables matériaux
avaient été déversés pêle-mêle en des articles de
revues et de journaux. Mais ils n'étaient réunis
nulle part; faute d'une bibliographie, il fallait
chercher à tâtons dans les périodiques tout ce qui
avait trait à un sujet déterminé. Je ne sais si
M. Leroy-Beaulieu a usé de la méthode de travail
qui me fut conseillée comme la plus pratique. On
se faisait présenter à M. Méjof ; ce savant homme
possédait une prodigieuse mémoire et un vaste
galetas; dans le galetas, il y avait des ficelles
tendues d'un mur à l'autre; à ces ficelles pen-
daient quelques milliers de fiches; chacune se
référait à un sujet ou à un auteur. Avec un peu
de bonheur, on trouvait là des indications qui
mettaient sur la voie de découvertes précieuses,
pourvu qu'on réussît ensuite à se procurer le
numéro de journal visé par la fiche l.
L'explorateur ne se rebuta pas. A l'exemple
d'Hérodote, le doyen et le modèle des encyclo-
pédistes, il parcourut le pays en interrogeant les
personnes de sens, à défaut de textes imprimés.
Il revint à plusieurs reprises en Russie. Son
enquête se poursuit depuis dix-sept ans. Membre
à membre, l'organisme colossal et embryonnaire
1. M. Méjof a fait paraître, en 1882, deux forts volumes de
fiches pour la période 1863-1876.
REGARDS HISTOR. ET LITTÉR. 7
74 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
a passé devant l'objectif de la Revue des Deux
Mondes; nous en avons aujourd'hui l'image
totale dans une véritable Somme de la Russie con-
temporaine; ouvrage qui serait unique, si un
Ecossais, M. Mackenzie-Wallace, n'avait eu la
même idée vers le même temps. Je ne veux pas
comparer le livre anglais et le livre français; ils
se complètent l'un l'autre par des façons très
différentes de recevoir et de rendre les mêmes
impressions. Après avoir lu les deux, un honnête
homme connaît présentement tout ce qu'igno-
raient nos pères, tout ce qu'il importe de savoir
sur le grand empire du Nord. Le répertoire que
M. Leroy-Beaulieu nous a donné, pour la Russie,
nous ne l'avons pas encore, sous cette forme
ramassée et commode, pour l'Allemagne, pour
l'Angleterre. Les Russes ne l'ont pas pour leur
propre pays. Quand parut la première série de ces
études, je questionnai sur leur valeur un homme
d'État réputé pour ses lumières, M. le comte Va-
louïef. Il me répondit : « Lorsque nous voulons
nous renseigner sur un détail de notre organisa-
tion, il nous arrive souvent d'avoir recours à
l'œuvre de M. Leroy-Beaulieu, en toute con-
fiance. » Vingt autres m'ont fait, depuis, la même
réponse. Durant mes séjours dans la province
russe, j'ai pu contrôler sur place quelques-unes
des assertions de l'écrivain; je regardais autour
l'empire des tsars et les russes 75
de moi, avec la malignité satanique qui nous fait
chercher à surprendre un confrère en défaut : je
n'ai jamais eu cette joie. Toujours la déposition
écrite reflétait exactement la réalité vivante.
II
Le premier volume, le Pays et les Habitants,
est consacré, comme il convenait, à la description
de la scène et des acteurs. M. Leroy-Beaulieu y
retrace la physionomie de cette terre invertébrée
et immaîtrisable; il en montre les deux figures :
la morte blanche des longs hivers, endormie sous
ses neiges, et la ressuscitée d'un moment, encore
pâle et triste, humide sous les forêts, desséchée
et pourtant féconde dans les steppes. Il essaye
de démêler les origines obscures des races; il
caractérise celle qui a absorbé les autres; race
uniforme avec de légères différences, suivant que
les hommes naissent au Sud, dans les blés; au
Nord, dans les roseaux et sous les trembles. II
nous fait connaître les réactions de l'histoire sur
ces hommes et comment se formèrent les classes
sociales; il nous explique la grande crise de
l'émancipation, le paysan tel qu'il on est sorti; il
étudie avec soin la seule base solide de l'énorme
76 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
pyramide russe, la famille paysanne organisée
dans le mîr. On achève ce premier volume, et
déjà les préjugés tombent de l'esprit du lecteur,
comme les feuilles mortes quand passe un libre
coup de vent. J'en prends un au hasard, Terreur
encore si répandue qui représente la Russie
comme une mosaïque de nationalités hétérogènes.
M. Leroy-Beaulieu rétablit la vérité : l'empire
slave s'est entouré d'une ceinture à'ukraines, de
populations conquises et non assimilées ; mais,
quand même on lui retrancherait cet appoint, il
resterait, de la mer Glaciale à la mer Noire, un
État plus compact et plus indivisible que tous ses
voisins d'Europe. L'auteur le dit avec raison :
« Ce n'est point à la Turquie ou à l'Autriche,
c'est plutôt à la France qu'il ressemble pour
l'unité nationale. »
Dans le tome second, les Institutions, l'observa-
teur démonte le mécanisme politique, adminis-
tratif et judiciaire. Ce n'était pas une petite
besogne, faire une exposition nette et ordonnée
du chaos. Comme on avait droit de l'attendre, une
large part est accordée dans ce livre à l'étude du
phénomène appelé nihilisme. Il est impossible
d'en marquer les causes avec plus de discerne-
ment. Dirai-je que M. Leroy-Beaulieu en a saisi
toutes les causes? Qui les saisira toutes? Ici
encore, il fait justice de beaucoup de sottises très
Il
l'empire des tsars et les russes 77
ccréditées; il dissipe le fantôme romanesque
d'une société secrète aux vastes ramifications,
aux puissants moyens d'action, dans un peuple en
rébellion ouverte ou sourde. Il constate ce dont
n ne peut douter quand on a suivi les grands
procès d'il y a dix ans : les nihilistes n'étaient
qu'une poignée d'hommes, insignifiante par le
nombre et par les ressources dont elle disposait,
redoutable par l'audace dans le sacrifice de soi-
même^ par la transposition à un idéal politique
de la foi absolue qui fait vaincre les martyrs.
Avec une sagacité où se décèle l'historien de race,
l'écrivain affirme qu'ils ont tenu tant de place et
gagné de si terribles gageures, précisément parce
qu'ils étaient très peu nombreux. Regardons la
nature; ses lois invariables s'appliquent aux so-
ciétés humaines comme aux moindres corpus-
cules. Pour désorganiser un monde, il suffit de
quelques microbes, pourvu qu'ils rencontrent un
bon bouillon de culture. En Russie, le bouillon
était excellent.
Ce deuxième livre nous donnait l'anatomie du
squelette : le troisième y met Fâme, la Religion.
En commençant, l'auteur s'excuse presque de
publier un volume d'environ sept cents pages
sur les choses religieuses. La précaution est
superflue. Avec les meilleurs esprits de ce temps,
M. Leroy-Beaulieu pense qu'aujourd'hui, comme
7.
78 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
toujours et plus que jamais, en Occident comme
en Orient, sous le fatras d'intérêts où les vues
infirmes n'aperçoivent que des questions politi-
ques, il n'y a qu'une question fondamentale, la
question religieuse. On peut encore contester chez
nous sur une évidence voilée; mais tout le monde
est d'accord pour la Russie. La religion, au sens
originel du mot, y demeure le lien de l'Etat, la
raison de sa grandeur, la préoccupation pre-
mière des consciences individuelles, soit qu'elles
acceptent l'antique tradition, soit qu'elles cher-
chent à la transformer. Je ne puis assez admirer
l'ampleur d'informations, la sûreté de regard, la
pondération de jugement avec lesquelles M. Leroy-
Beaulieu traite ces problèmes délicats : les ori-
gines de l'Église gréco-russe, les besoins qui la
travaillent, l'état des âmes qu'elle gouverne,
gagne ou perd, l'importance exacte et les variétés
infinies du raskol, soit dans l'ancien schisme des
vieux croyants, soit dans les nouvelles sectes
rationalistes. Je ne tenterai pas de résumer en
quelques lignes un pareil travail, encore moins
de le discuter. D'ailleurs, la matière me manque
pour discuter.
J'en cherche pourtant l'occasion de bonne foi;
je ne voudrais pas que mon éloge parût banal à
force d'être continu; mais je ne trouve pas. Les
critiques russes, acharnés à dénicher les vétilles,
l'empire des tsars et les russes 79
reprendront M. Leroy-Beaulieu sur quelques
lapsus minuscules, à propos d'un mot, d'un nom,
d'une date. On ne me pardonnerait pas ces chi-
canes puériles et injustes, devant un monument
de cette importance. Il y a bien un point sur
lequel une petite querelle nous divise; il est relatif
aux origines premières du peuple russe. M. Leroy-
Beaulieu estime que l'élément finnois est prépon-
dérant dans la race; j'imagine que le sang aryen
est en plus grande proportion, et que l'ineffable
Bouddha a l'un de ses yeux indulgents tournés de
ce côté. Mais, si j'insistais, les gens sensés nous
mettraient d'accord en nous disant que nous ne
savons rien ni l'un ni l'autre de l'énigme la plus
embrouillée qui soit au monde; et ces gens-là
auraient raison. Je cherche mieux, et toujours
en vain. Partout, je le répète, les faits me sont
apparus tels que cet observateur les avait vus;
partout la réflexion et l'étude m'ont conduit aux
conclusions que je retrouve dans ces volumes,
quand il s'agit d'assigner aux faits leurs causes.
Ce témoignage n'a que sa valeur individuelle;
mais il était nécessaire pour faire comprendre
l'absence. de toute contradiction dans ce compte
rendu.
80 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
III
Heureusement, il y a un terrain où l'on est
sûr de ne jamais s'entendre, celui des conjec-
tures. Après avoir inventorié la Russie passée,
M. Leroy-Beaulieu avertit la Russie future. Ici,
j'admire son courage, et ma timidité se refuse à
le suivre. En terminant l'exposé des institutions
politiques et de leurs lacunes, il exhorte le peuple
slave à se rapprocher du grand bercail libéral.
Certes, l'auteur connaît trop bien le pays dont il
parle pour proposer à ses amis ce qui ne serait
qu'une comédie dangereuse : l'installation chez
eux de l'appareil classique, représentation natio-
nale, organisation des trois pouvoirs selon la for-
mule, bref tout ce que l'Europe envie... à l'An-
gleterre, avec les accessoires, les acteurs et les
comparses obligés. M. Leroy-Beaulieu refuse
même les consultations dans cet ordre d'idées.
« Plusieurs Russes, dit-il, m'ont fait l'honneur de
m'engager à leur envoyer un projet de Constitu-
tion. » — Oh! les dignes frères, que je les recon-
nais bien! Ils demandent cet article, là où on le
tient, comme leurs femmes commandent une toi-
lette à M. Worlh. — « Je m'en suis toujours bien
gardé », ajoute le sage écrivain.
l'empire des tsars et les russes
Comme il le dit en fort bons termes, dans un
pays aussi différent des nôtres qu'est la Russie,
c'est au besoin à créer l'organe, et l'organe à son
tour réagira sur la fonction. Oui, mais quel sera
cet organe? Au conseil d'entrer « dans la voie
des libertés modernes », des Russes du premier
mérite, comme Aksakof et Katkof, répondaient
qu'ils possédaient une garantie de contrôle effi-
cace, la correction intermittente de l'autocratie
par un procédé assez semblable au propliétisme
hébreu. Un voyant investi de la confiance popu-
laire — quelque chose comme un député spontané
avec mandat impératif — vient à Pétersbourg,
généralement de Moscou, et rappelle au tsar,
parfois en termes fort libres, qu'il ne doit pas
méconnaître le vœu du peuple. — Mais, si le tsar
ne cède pas? demandai-je un jour aux partisans
de ce système. — Alors, c'est comme chez vous,
lorsqu'il y a conflit sur une loi entre la Chambre
basse et le Sénat : on ne sait pas bien ce qu'on
doit faire, nulle part. Nous sommes encore plus
loin du catéchisme libéral avec un fonctionnaire,
très distingué, qui m'engageait à ne pas écarter
a priori et sans un instant d'examen la théorie
du pouvoir absolu tempéré par l'assassinat. Je
veux croire qu'il plaisantait, mais on ne sait
jamais, avec eux. Depuis que l'on commence à
rire des recettes consacrées naguère par les plus
82 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
subtils conducteurs de peuples, nous sommes dans
un doute affreux; et nous ferions peut-être sage-
ment de ne rire d'aucune, même de celles qui nous
paraissent d'abord saugrenues. Il y eut, tout le
long des temps, bien des façons d'être un grand
peuple, et de trouver la vie douce sous des lois
qui contristaient la logique rectiligne du voisin.
De même, dans ce dernier volume où il traite
de la Religion, M. Leroy-Beaulieu constate que
les cultes dissidents sont limités étroitement, et
quelquefois très durement, dans leur sphère d'ac-
tion; il conclut par un éloquent appel à la liberté
religieuse pour tous. J'applaudis, vous le pensez
bien, et je dis comme lui, parce que j'ai le bonheur
d'être Français; parce que je ne conçois plus les
choses de la conscience autrement que dans cette
atmosphère de large liberté, où un prêtre en sur-
plis a droit de faire le tour de la Madeleine sous
le péristyle, pourvu qu'il ne franchisse pas la
grille; où ce prêtre peut porter les sacrements à
un mourant, pourvu qu'il se cache dans une voi-
ture fermée. — Mais, si j'étais Russe, je deman-
derais à M. Leroy-Beaulieu la permission de réflé-
chir un moment. La Russie est un islam, dans
l'acception étymologique du mot; c'est-à-dire un
peuple en mouvement vers un but où son Dieu
national le guide, une race qui marche à la con-
quête de l'Asie, et d'un bon bout de l'Europe,
l'empire des tsars et les russes
avec une épée emmanchée à la croix grecque.
Ainsi marchait le musulman, en sens inverse, avec
son yatagan sommé d'un croissant. Je sais que
ce rapprochement afflige les Russes, mais je n'y
puis rien; ce n'est pas moi qui ai fait l'histoire,
et elle crie ces choses-là. D'ailleurs, s'ils préfè-
rent une autre comparaison, nous avons été aussi
un islam, — et nous nous en faisons gloire, —
quand l'Occident catholique, à l'époque des Croi-
sades, accomplissait le service européen qu'il a
abandonné depuis quelques siècles à l'Orient
gréco-russe. C'est même grâce à cette parité d'im-
pulsion que nous avons pu, les uns après les
autres, arrêter d'abord, refouler ensuite l'islam
adverse qui menaçait de nous engloutir. Remar-
quons, en passant, que ce jeu de forces histori-
ques est d'une belle ordonnance, et qu'il n'a pas
dû être combiné par le premier venu.
Seulement, je crains bien que ces grandes mis-
sions nationales n'aient pour condition première
l'exclusivisme religieux, chez le Calife, chez le
roi franc de la Croisade, et chez le tsar ortho-
doxe. Quand un écrivain de nos jours reproche à
saint Louis son peu de tolérance, les gens qui
font leur métier de l'histoire sourient volontiers;
ils regrettent qu'on n'ajoute pas à ce reproche
celui de n'avoir point éclairé Paris au gaz. Cer-
tainement, le reproche est plus plausible quand
84 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
on l'adresse au tsar. Pourtant, s'il a très fort le
sentiment de la mission historique... Je me hâte
d'affirmer que de bons esprits devraient renoncer
à la mission historique et se pénétrer des droits
de la conscience. Cependant, si j'étais Russe
Mais que tout cela est donc épineux!
C'est beaucoup plus simple, quand on se per-
suade que nous vivons tous, partout, en 1889
(calendrier français), et qu'en partant d'ici nous
serons dans trois jours à Moscou, ce qui a l'air
vrai. Mais si notre synchronisme était tout d'ap-
parence? Faites tourner sous le pouce une map-
pemonde; ce ne sont pas uniquement des paral-
lèles du méridien qui passent sous vos yeux; c'est
aussi la longue révolution des siècles qui se fait
sur ce pivot. On voit de grands morceaux de
chacun d'eux oubliés en désordre sur tout le
pourtour de la sphère. Sans nul doute, le bon
siècle, le siècle juste, est celui du méridien de
Paris. Mais ils sont capables de se faire le même
compliment, à Pékin où le temps retarde, à Chi-
cago où il avance.
Voilà des spéculations pénibles. Je ne m'y
engage point pour plaire aux Russes; on ne les
contente jamais. M. Leroy-Beaulieu leur suggère
qu'il serait temps de penser aux libertés modernes ;
des voix hautaines lui répondent de Moscou :
« Vous ne pouvez pas comprendre un autre
L EMPIRE DES TSARS ET LES RUSSES
monde, une autre civilisation, qui évoluent sui-
vant leurs propres lois, à égalité de droits avec
les vôtres. » Je me dis que c'est bien possible,
j'essaye de comprendre, je cherche des analogies
à des moments de l'histoire qui ne sont pas à
dédaigner; des voix fâchées me crient de Saint-
Pétersbourg : « Quelle injure! il n'y a pas plus
modernes que nous, plus Parisiens ! » Ils voudraient
que leur montre marquât deux heures simul-
tanées, celle de la grandeur nationale et celle de la
mode étrangère. Enfin, tout cela se débrouillera.
Quoi qu'il en soit, le vrai mérite de M. Leroy-
Beaulieu est d'avoir donné aux discussions un
terrain résistant, en nous faisant connaître la
Russie actuelle sous toutes ses faces. Quand nos
successeurs jugeront nos misères, ils accorderont
du moins que depuis quinze ans l'esprit français
a subi des transformations utiles et réalisé des
gains incontestables, par son application à l'étude
des choses du dehors; ils diront certainement,
comme on le dit à Berlin, à Vienne, à Rome,
partout où ce livre sert de manuel aux hommes
que la Russie préoccupe, ils diront qu'il faut faire
dans le mouvement de notre génération une place
hors de pair à Fauteur de cette œuvre capitale,
V Empire des Tsars et les Russes.
Mai 1889.
DANS L'INDE
ANDRÉ CHEVRILLON
M. Chevrillon nous rapporte de l'Inde un livre
rare, et qui manquait en France. Il est allé puiser
des idées dans le plus profond réservoir d'idées de
l'humanité. La haute science l'avait descellé pour
les initiés, avec notre grand Burnouf; mais la
prévention publique est trop forte contre les
ouvrages de science; à peine si quelques lecteurs
fréquentent ce glorieux génie dans son sanctuaire
fermé. Le livre facile et vivant, fait sur place, où
les idées prennent corps dans l'observation directe
des hommes et des choses, aucun de nos voya-
geurs n'avait eu pouvoir ou souci de l'écrire,
depuis les lettres de Victor Jacquemont; et elles
sont vieilles d'un demi-siècle, antérieures aux
DANS L'INDE
travaux de Burnouf, belles d'une très belle
pensée 1830, qui ne nous suffit plus. Depuis lors,
on nous a donné sur l'Inde de riches publications
d'art, d'aimables récits de touristes, tout ce que
peuvent collectionner les photographes; disons
les paysagistes, pour ne désobliger personne.
L'homme ne s'était pas trouvé qui va devant lui
avec la petite lanterne où s'éclairent les nouveaux
mondes intellectuels. Quand M. James Darmes-
teter partit pour Bombay, il y a quatre ans, nous
attendions ce livre de sa science et de son élo-
quence; trop scrupuleux à notre gré, M. Darmes-
teter s'est renfermé dans l'objet de sa mission,
il ne nous a fait connaître que les pays afghans
limitrophes de l'Inde. M. Ghevrillon trouvait la
place vide : il s'y est installé en maître.
Son premier ouvrage dénote une préparation
surprenante chez un tout jeune homme : large
culture historique et philosophique, connaissance
minutieuse et approfondie de l'Angleterre, et,
par-dessous ces acquisitions utiles, le don inné
de l'écrivain, une énergie de vision et d'expression
qui met ce débutant hors de pair. On a peine à
décider — et c'est le meilleur éloge qu'on puisse
faire de son livre — si M. Chevrillon est plus
poète que philosophe. On croit avoir saisi sa
faculté dominante dans la sensibilité, quand il
regarde les aspects pittoresques et rend les impres-
88 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
sions qu'il en reçoit; on balance, on croit trouver
cette faculté dans l 'intelligence, quand il scrute
les cerveaux et les doctrines qui s'y forment.
Le jeune voyageur a subi deux empreintes très
reconnaissantes, parfois trop. Descripteur et sen-
sitif, il s'efforce de lutter avec M. Pierre Loti; il
s'est assimilé le tour et l'éclat de son modèle de
façon à faire illusion; par exemple, lorsqu'il nous
dépeint les forêts de Ceylan, les montagnes de
Darjeeling, la traversée de la mer Rouge. Ses
sensations sur la « nappe de verre en fusion »
sont les seules que je puisse contrôler par une
expérience personnelle; elles me garantissent
l'exactitude des autres. On y est, on y étouffe, la
morne lumière brûle les yeux, à lire ces pages
étincelantes et accablées.
Analyste et historien, M. Chevrillon est le dis-
ciple docile de M. Taine; jusqu'à lui prendre ses
coupes de phrase pour rendre des nuances de
pensée identiques. On sent que cet esprit a été
coulé dans le moule, pétri et repétri par la main
tenace du maitre fondeur auquel nous devons
tous une bonne part de nos formes intellectuelles.
Telle feuille de ce volume semble arrachée du
Voyage aux Pyrénées ou du Voyage en Italie.
C'est l'inévitable phase de reflets que l'on ren-
contre au début de toutes les carrières littéraires.
Mais ici la complexion apparaît si robuste et si
DANS l'inde 89
riche qu'elle permet de prédire l'éclosion d'une
personnalité distincte. Puisque M. Chevrillon est
encore à l'époque où l'on se cherche, à l'heu-
reuse époque où l'on a toujours de trop, —
sans quoi l'on n'aurait pas assez, — je le supplie
de s'examiner sur les sacrifices nécessaires. Il
obtient des effets intenses par le procédé actuel-
lement en honneur, — ce qu'on appelle Vimpres-
sionnisme, par la répétition acharnée et les retou-
ches successives de l'impression dominante.
Décrit-il la ville de Jeypore, où tout lui a donné
la sensation du rose? ce mot de rose revient sous
sa plume neuf fois en onze lignes. Ainsi pour
la plupart de ses tableaux : il y accumule les
variations sur le thème principal qui l'a frappé,
il le cloue dans notre imagination par le retour
d'un qualificatif de couleur, de son ou de mou-
vement.
Je ne relève pas ces vétilles pour chercher à
notre auteur une misérable querelle de pédant : j'y
vois le signe d'une transformation radicale dans
la façon de sentir comme dans l'art d'écrire. Ce
qui était pour l'ancienne rhétorique négligence
impardonnable devient chez nos écrivains un acte
réfléchi de la volonté et le secret même de leur
art. J'accorde qu'ils ont trouvé le seul procédé
efficace pour communiquer leur vibration person-
nelle à leurs contemporains; nos épidermes sont
90 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
si blasés qu'il faut les gratter longtemps, jusqu'à
les écorcher, pour nous faire sentir quelque
chose. N'importe; je persiste à croire qu'il est
moins méritoire et moins sûr de gratter long-
temps que de bien asséner un seul coup. Ce qui
peint le mieux, ce qui reste, c'est l'image brève,
totale en un seul trait, ramassée dans un vers de
Virgile, dans une phrase de Bossuet ou de Cha-
teaubriand. Il y a courage à s'y restreindre; elle
passe inaperçue de la foule dans le brouhaha
contemporain; dix ans, vingt ans plus tard, elle se
relève sur l'horizon déblayé, par derrière les
décombres littéraires qui obstruaient le regard;
on la voit de loin et de partout, elle dure. Durer!
Voilà, dira-t-on, une prétention bien archaïque :
le tout est d'accaparer la vitrine durant les quel-
ques jours de vente. Le jeune homme qui a écrit
Dans l'Inde s'est enlevé d'un vol trop puissant
pour ne point prétendre à la durée ; s'il n'avait
pas cette ambition, je me serais trompé dans ce
que j'ai avancé de son mérite.
II
Allons droit à l'essentiel, dans ce livre touffu
comme le sujet qu'il embrasse. Tout ce que le
voyageur a vu de l'Inde et des Hindous se résout
DANS L'INDE 91
pour lui en deux sensations obsédantes : le grouil-
lement de la vie, l'éloignement intellectuel par
rapport à nous. Sur ce dernier point, je ferai plus
loin mes réserves.
La terre et ses produits, les hommes et leurs
pensées, les trois cent trente millions de dieux et
leurs rites, tout écrase notre Européen par l'illi-
mité, la complexité, la luxuriance de l'Etre. L'écri-
vain trouve à chaque page de nouvelles ressources
de langage pour nous dire sa surprise, son effroi,
à mesure qu'il enfonce dans cet océan de vie. Le
meilleur chapitre de son livre est daté de Bénarès,
où l'Inde s'est révélée à lui avec sa prodigalité
créatrice dans l'ordre matériel et dans l'ordre
mental.
« Pendant quatre heures je monte et je redes-
cends le Gange. Comment décrire cette inépui-
sable variété, cet ondoiement des formes et des
attitudes?... De toute cette multitude mouvante,
priante, chantante, monte une rumeur immense,
un bruissement confus d'humanité. Partout, au
bord de la grande eau indifférente, c'est la même
vie qui pullule, le même flot de foule qui coule
et s'amasse... Devant le vaste Gange, entre les
pyramides, sous les colonnades des chapelles, au
pied des architectures démesurées, étranges
comme les végétations de l'Inde, comme les reli-
gions de l'Inde, fourmille la vie innombrable de
f)2 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
l'Inde. Pendant un instant on croit retrouver la
sensation accablante qui, répétée sur des généra-
tions, modifiant la structure des cerveaux aryens,
se traduit dans leurs poèmes et leurs philoso-
phies. Derrière les êtres particuliers et périssa-
bles, on aperçoit une force qui se déploie pour
produire toutes les choses et toutes les vies, impé-
rissable, éternellement présente, la même à tra-
vers les millions de morts et de naissances qui la
manifestent sans la diminuer. C'est cette force
qu'ils adorent, c'est le culte de cette force qui fait
le fond de leur religion... Le nombre, le nombre
accumulé, sans ordre et sans mesure, voilà le
trait que l'on retrouve à chaque instant ici... Ils
ne se sentent pas séparés de la création, mais
frères de tous les vivants, plongés dans la nature,
nés d'elle et pourtant opprimés, étreints par sa
grandeur et sa multiplicité. Regardez ces poèmes
gigantesques, ces énumérations sans fin , ces
entassements prodigieux de chiffres, ces myriades
<le millions de siècles, ces métaphores insensées,
prolongées au delà de toute attention, par lesquelles
ils tentent de figurer l'immensité de l'univers,
l'infini de l'espace et du temps, et vous reconnaî-
trez qu'ils ont eu, poussée jusqu'au vertige, la
sensation de l'illimité... »
On conçoit qu'il y ait des différences entre le
mécanisme mental de ce peuple et le nôtre; per-
I
u
d
*
DANS l'inde 93
sonne ne les avait comprises et démontrées
comme M. Chevrillon.
« Leur âme est un composé d'espèce mysté-
rieuse, situé non pas seulement au delà, mais au
dehors de ce que nous pouvons imaginer... Des-
cartes a dit : « Je pense, donc je suis. » Volon-
iers le Bouddha aurait dit : « Je pense, donc je
e suis pas. » Car qu'est-ce que la pensée, sinon
une série de changements, une suite d'événements
différents?... Toutes nos habitudes d'esprit sont
enversées. Imaginez que vous débarquez dans un
pays où les hommes marcheraient sur la tête.
Cette race pense, sent, vit d'une façon contraire à
la nôtre, et la première idée, quand on arrive à
Bénarès, c'est que le délire y est normal. »
Cet étonnement n'avait jamais été si fortement
exprimé, mais il n'est pas nouveau : ce qui est
lus nouveau, c'est l'acceptation par laquelle le
penseur européen corrige sa première impression.
« Quand on voit un homme faire des gestes
désordonnés, tenir des discours incohérents, vivre
à rebours des autres, on dit qu'il extravague.
Quand on s'est promené seul au milieu d'un
peuple qui se conduit ainsi, il faut être bien fort
et bien sûr de soi pour porter un tel jugement.
Si quelqu'un vit en dehors des règles, c'est
moi, c'est mon compagnon de table d'hôte. A
tout le moins, on sent qu'il n'y a pas de règle,
94 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
on reste déconcerté, on a perdu l'instrument de
mesure avec lequel on évaluait et on avait vu
évaluer toute chose. On éprouve très violemment
que nos idées et nos coutumes européennes ne
sont que des coutumes et des idées locales, que
notre point de vue n'est que différent du point
de vue hindou, qu'au fond l'un et l'autre se valent,
et que toutes les façons d'être sont légitimes par
cela même qu'elles sont. De quel droit disais-je
tout à l'heure que l'état normal chez ce peuple est
la folie ? »
Le sentiment d'une autre planète dérobée aux
prises de notre raisonnement, tel que ce livre
nous le donne, un hasard de la vie me l'avait
déjà procuré. C'était un soir, à Pétersbourg, dans
un salon où l'on causait philosophie. La discus-
sion s'engagea entre un jeune pandit, qui complé-
tait ses études à l'Université russe, et un vieux
diplomate grec, docteur de notre Sorbonne. Ce
dernier était un savant homme, lié avec tous nos
maîtres, associé à leurs travaux, et qui a laissé
des Traités. Par ses origines hellènes et par son
éducation française, il personnifiait à souhait l'es-
prit gréco-latin de notre Occident. Echauffé par
la dispute, l'Athénien poussait à l'Hindou des
syllogismes irréprochables devant lesquels nous
aurions tous désarmé. Le pandit ne reculait pas
d'une semelle; tranquillement, sincèrement, il
DANS L'INDE
répondait : « Cette argumentation ne fait pas
preuve pour moi. » Le sorbonniste avait la mine
effarée d'un homme qui déchargerait à bout por-
tant ses pistolets sur un adversaire enchanté, sur
un corps lluide au travers duquel les balles passe-
raient sans rien léser. Il se consola probablement
en pensant que l'adversaire était de mauvaise foi :
c'est la conclusion dernière de tout bon logicien.
Quelques auditeurs russes, gens qui trempent
encore par leurs plus secrètes racines dans l'es-
prit hindou, trahissaient une joie sauvage à voir
rater nos formules. Suis-je bien certain que cette
joie condamnable ne m'a pas effleuré? On éprouve
toujours une humble impatience devant le philo-
sophe si parfaitement sur de sa petite vérité par-
ticulière, quand il ne s'agit pas des vérités infail-
libles, celles que nous recevons directement de
Dieu par la conscience morale et par les sciences
mathématiques, qui rangent tout l'univers sous
leurs lois.
Regardons-y de près. Nous n'avons point affaire
à quelque tribu cafre, en retard sur nous par le
développement historique et cérébral. Voilà un
peuple considérable entre tous dans le temps et
dans l'espace. Ses enfants occupent une grosse
portion du globe; plus d'un tiers de l'humanité
vit de leur civilisation, de leur pensée, de leurs
symboles. Depuis les premiers jours dont on se
96 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
souvienne jusqu'aux nôtres, cette race a cherché
des explications du monde, elle a mis en circula-
tion des torrents d'idées, elle a créé des mythes
où sont encloses toutes nos théories théologiques
et scientifiques sur la nature et sur l'homme. Cinq
cents ans avant le Christ, elle a reçu une religion
où s'épanouissent déjà toute la beauté et toute la
bonté du christianisme, moins le principe de lutte
qui fait de ce dernier un agent plus complet de
vie morale. — Parce que ses conceptions philo-
sophiques, troubles et vastes, diffèrent des nôtres,
claires et resserrées, qui nous autorise à taxer
celles-là d'infériorité ou de folie? Pascal, lorsqu'il
distingue les deux sortes d'esprits, l'un « fort et
étroit », l'autre « ample et faible », l'un « qui tire
bien les conséquences de peu de principes », l'au-
tre « qui tire bien les conséquences des choses
où il y a beaucoup de principes », — Pascal ne
se prononce pas; il dit : « Diverses sortes de sens
droit. » Dans la longue-vue que l'on développe, il
y a un point de vision indiqué par l'expérience; à
ce point, l'objet considéré apparaît suffisamment
agrandi sans être trop trouble, suffisamment net
sans être trop rapetissé. Qui indiquera ce point de
vision pour l'optique intellectuelle? Chacun dit :
C'est le mien. Pas d'accord possible.
Je viens de relire, dans Y Introduction à l'his-
toire du bouddhisme, le chapitre où Burnouf traite
DANS l'inde 97
de la métaphysique. La philosophie des Svâbhâ-
vikas me paraît tout aussi soutenable et non moins
puissante que celle de Spinoza. En quoi leurs pro-
cédés de raisonnement sont-ils moins légitimes
que ceux de M. Lerminier ou de M. Damiron?
(Qu'on ne me fasse pas dire M. Cousin : j'ai
encore le respect des bustes.) C'est une partie
autrement conduite, au noble jeu de la métaphy-
sique. Nous avons sur notre échiquier certaines
pièces, certaines règles pour la marche de ces
pièces; nous acceptons l'échec et mat quand la
raison a joué le jeu convenu. On peut concevoir
un autre échiquier, d'autres pièces, d'autres règles.
Décréter les conceptions hindoues d'infériorité,
cela revient à l'affirmation usuelle : les gens des
antipodes sont sous nos pieds. "Vérité, sans doute,
mais qui se retourne contre nous pour les gens
des antipodes. L'observateur prudent dira : la
terre est ronde, il y a des hommes autour, per-
sonne n'est dessous. S'il y a aujourd'hui un grand
et radical changement sur ce globe, où si peu de
choses changent, c'est qu'un nombre toujours
croissant d'observateurs disent ainsi : la terre est
ronde, il y a des hommes autour, — et rien de plus.
Le malheur est que ces observateurs sont
réservés à de grandes afflictions; tant qu'une
masse d'esprits excellents et rudimentaires, con-
fondant deux états de pensée très dissemblables,
98 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
tiendra pour une même chose le scepticisme et la
notion de la relativité des phénomènes autour
d'un point fixe.
III
Le livre de M. Chevrillon ne nous donne pas
seulement de vives clartés sur l'Inde; il ramène
nos réflexions sur notre Europe.
L'écrivain nous montre le génie hindou essen-
tiellement naturaliste, fuyant et multiforme, pas-
sivement ouvert à toutes les conceptions, à celles
mêmes qui nous semblent s'exclure. Il nous le
montre, vis-à-vis de la roche latine et anglo-
saxonne, comme une eau sans limites, sans fond,
où tout pénètre, qui reflète indifféremment toutes
les images, qui s'écoule perpétuellement. Sa ten-
dance morale et doctrinale, c'est le renoncement,
l'évanouissement dans l'être universel, l'aspira-
tion au néant, au Nirvana. Et, pour expliquer la
structure de ces cerveaux, notre guide a recours
à la nature ambiante; il les voit tour à tour dilatés
et comprimés, excités et accablés par cette nature
trop forte, dont les terribles énergies annihilent
l'homme. L'Inde monstrueuse a fait à son image
l'Hindou qui lui demande grâce.
' DANS L'INDE
Ils voient lo monde solide chanceler et s'ef-
fondrer dans le néant calme d'où montent éter-
nellement les apparences... Plus je regarde ce
pays et ces hommes, plus je crois comprendre
cette morale et cette religion. Le point de départ
est, dans l'homme, la fatigue, l'accablement, un
immense besoin de repos et de quiétude, en face
d'une nature disproportionnée, violente et fluide,
où toutes les choses visibles, incessamment renou-
velées, sont toujours en train de naître et de
mourir. Ce que disent aujourd'hui nos grands
penseurs européens, les sages bouddhistes l'ensei-
gnent depuis vingt-trois siècles. »
Rentrons en Europe, chez les « grands pen-
seurs ». L'examen attentif de l'esprit contempo-
rain nous révèle mille symptômes d'une régres-
sion lente vers le génie hindou. Je parlais à
l'instant de la roche latine et anglo-saxonne : c'était
une constatation historique; aujourd'hui, cette
roche se désagrège par en haut, elle tend à revenir
à l'état liquide. Il ne s'agit pas ici, bien entendu,
de quelques altitudes littéraires, de quelques dilet-
tanti qui se disent ou se croient bouddhistes. Sous
ces plaisanteries, on discerne des courants pro-
fonds, sortis d'Allemagne depuis un demi-siècle
avec les pensées de Hegel et de Schopenhauer.
Qu'est-ce que l'identité des contradictoires, sinon
le dogme fondamental des philosophies hindoues?
100 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Ces courants ont pénétré par infiltration tous les
esprits cultivés. Je viens de citer à dessein l'un
des passages où notre auteur s'efforce de caracté-
riser l'hindouisme : ce sont les termes usuels des
jugements que nous portons sur nous-mêmes. Il
n'est pas un écolier de lettres qui ne les emploie
complaisamment pour définir sa psychologie et sa
théorie du monde. Interrogez la pensée dans les
livres, les actions dans les statistiques : beaucoup
d'âmes affinées glissent sur la pente que nous
venons de mesurer là-bas, vers le pessimisme
résigné, l'accablement, l'abdication de la vie.
Nous avons rejoint et dépassé l'Hindou pour la
compréhension indifférente de toutes les idées, de
toutes les doctrines, pour la facilité à les caser
côte à côte dans notre entendement. Quand j'in-
sistais tout à l'heure sur l'éloignement intellec-
tuel de l'Inde, c'était par rapport à l'esprit tradi-
tionnel de l'Européen; pour son esprit actuel, la
distance diminue chaque jour. Le livre même que
j'étudie en témoigne; ces lignes que j'écris en
témoignent peut-être. On peut juger son temps,
on n'y échappe pas; il vous façonne et vous trans-
forme, cependant qu'on le juge. Et si l'on me dit
que tout ceci est banal, que je ne signale rien
que tout le monde ne sache, je m'empare de cette
critique pour ma démonstration; je ne veux pas
un meilleur indice des étapes déjà parcourues,
DANS L'INDE 101
sur cette voie de régression vers l'Inde. 11 avait
peut-être raison, le prieur du couvent de Ceylan,
quand il tenait à M. Paul Bourde les curieux
propos rapportés par ce voyageur : « Je lis vos
écrivains, je vous regarde vivre, et je vous attends :
vous nous revenez sûrement1. »
A mêmes effets mêmes causes. — Eh! quoi, la
nature aimable et modérée de la Souabe ou de la
Beaucc aurait-elle changé? Nous ne vivons point
sous un ciel torride, sous une lumière implacable,
dans une végétation qui nous enivre et nous op-
prime de sa sève, de ses parfums, de ses miasmes,
de ses magnificences et de ses fléaux! Non certes.
Mais à la nature qui avait fait nos races, nous
avons superposé une seconde nature, la civili-
sation, qui les défait ou les refait, comme l'on
voudra. Et cette civilisation a tous les caractères
excessifs de la nature hindoue.
Qu'un sage de Bénarès traverse Paris, aux
heures où le volcan est en pleine fièvre; qu'il
observe cette intensité de plaisir et de travail, de
luxe et de misère, le bruit, le mouvement, la com-
plication et l'universalité de l'effort vital; il en
\. Le souci de l'exactitude m'oblige à dire que M. de Bon-
nières conteste la réalité et la possibilité de ces propos, dans
ses Notes sur l'Inde. Selon lui, le Sumangala de M. Bourde ne
serait pas le vrai Sumangala, le sien. On en montre peut-être
plusieurs. Je laisse les deux voyageurs s'accorder sur ce cas
difficile.
9.
102 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
recevra l'impression d'énormité et de violence
que M. Chevrillon recevait à Bénarès. Que notre
Hindou monte dans l'un de ces trains qui vont le
soir vers les Flandres; qu'il écoute et regarde ce
pays de nuit sans sommeil, cette étendue incen-
diée par les lueurs d'usines, assourdie par le sif-
flement des machines et les coups des marteaux ;
qu'il entende monter sous terre et sur terre ce
formidable ahan de peine, de production, de lutte
gigantesque entre la créature humaine et la
matière ; le voyageur étranger retrouvera là les
sensations écrasantes que le nôtre trouvait dans
la forêt de Ceylan, dans la jungle des plaines gan-
gétiques. Qu'il lise seulement, cet homme, une
douzaine de journaux pendant quelques jours; en
recevant à chaque minute cet afflux électrique de
faits et d'idées, ce torrent de menues notions
divergentes qui pulvérise la pensée, qui surexcite
et abat l'attention, il aura le cauchemar d'un kaléi-
doscope agité par un fou, ce que M. Chevrillon
éprouvait devant les architectures, les rites, les
contorsions des peuples brahmaniques. — On
pourrait poursuivre cette transposition à l'infini.
Par quelque côté que l'on reçoive le choc de noire
civilisation, on le sent disproportionné à la résis-
tance moyenne de l'organisme humain, tout pareil
dans ses effets à la pression que la nature hin-
doue exerce sur ses enfants. Ainsi s'explique, par
DANS L'INDE 103
des causes semblables, sinon identiques, l'acca-
blement qui s'empare de l'homme d'Europe et le
rapproche de l'homme de l'Inde; notre seconde
nature, la civilisation, pesant toujours plus lour-
dement sur les générations successives, aidée
peut-être par des retours d'atavisme, incline
insensiblement nos races vers les modes de pensée
que les conditions du sol ont déterminés dans
l'Inde.
On comprendra que j'aie qualifié de rare le
livre qui soulève tant de problèmes. Rare et
inquiétant, comme ces fleurs trop capiteuses dont
le voyageur a respiré les parfums. L'auteur de
Dans Vlnde est représentatif d'une jeune élite qui
déconcerte toutes nos prévisions. Ils ont déjà
tout compris et ne se sont fixés nulle part; ils
sont intelligents à faire frémir; et je prends ce
verbe dans son acception propre. La vie, cette
dure besogne, réclame-t-elle tant d'intelligence?
Elle réclame avant tout une soumission bien dif-
ficile à concilier avec cette acuité d'analyse. On
pense involontairement à ces lueurs errantes qui
brillent la nuit sur les cimetières; c'est du phos-
phore, brûlant à l'état libre; naguère emprisonné
dans un corps vivant, il y avait sa place subor-
donnée, sa fonction utile dans l'organisme; le
corps s'est dissous, l'élément subtil reste seul et
se consume sans objet : flammes folles, désincar-
104 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
nées, délicieux feu d'artifice tiré sur des tom-
beaux.
Que M. Chevrillon pardonne cette épouvante
du vieil homme. Il se vengera en souriant de mes
contradictions. N'ai-je pas dit tout d'abord la
jouissance qu'on goûte à le lire, à s'instruire avec
lui? Puisque malgré tout nous voulons savoir et
comprendre, jusqu'à en mourir.
Octobre 1891.
LES HISTORIENS
ALBERT SOREL
DUC D'HARCOURT. — ERNEST LAVISSE. — JAMES BRYCE
GUSTAVE SCHLUMBERGER. — THÉODORE REINACH
ALBERT VANDAL. — LE PRINCE DE TALLEYRAND
L'EUROPE
ET
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
ALBERT SOREL
Le grand travail de M. Taine sur les origines
de la France contemporaine aura fait naître dans
quelques esprits l'émulation d'une entreprise plus
vaste encore : les origines de l'Europe contem-
poraine. Le titre ne peut plus servir, mais la
pensée qu'il résume a dû hanter plus d'un histo-
rien, parmi ceux qui étudient la crise des nations
d'Occident, à la fin du dernier siècle et au début
de celui-ci. Ils sont nombreux : des publications
identiques par le sujet, inégales par le mérite,
ont témoigné de leur application durant l'année
qui vient de finir.
Il faut placer en première ligne l'ouvrage que
1. Tome I, Les mœurs politiques et les traditions.
108 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
nous pourrons sans doute opposer avec fierté à
l'histoire de M. de Sybel, quand les volumes sub-
séquents auront éclairé, par le récit des faits,
l'exposition philosophique de la première partie.
On devine que je veux parler du livre de M. Sorel.
Par sa matière et par son ampleur, ce livre mérite
et supporte les efforts répétés de la critique; il
rouvre un débat toujours pendant, où chacun peut
spéculer à sa guise. La suite de la politique fran-
çaise sous nos rois, le conflit de la Révolution et
du vieux monde, la tradition et les desseins de tous
les États de l'Europe, tels sont les grands objets
que M. Sorel s'est proposé; il s'en empare avec
une œuvre établie sur une vaste lecture, rajeunie
par des documents de première main, vivifiée par
un courant continu d'idées personnelles; s'il fallait
lui reprocher quelque chose, ce serait l'excès de
l'ambition et la trop grande richesse delà pensée.
Grief rare, et qui ressemble fort à un éloge. Si
l'on avait du loisir à la mesure des rêves, j'eusse
voulu suivre l'historien dans sa minutieuse ana-
tomie de l'ancienne France, de l'ancienne Europe,
et m'attarder avec lui à toutes les idées qu'il fait
lever au cours de sa démonstration. Ce serait
trop entreprendre. Contentons-nous de rechercher
l'idée maîtresse de l'écrivain; voyons ce qu'il en
faut retenir de solide et de constant. M. Sorel
me permettra ensuite d'élargir l'enquête, et de
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 109
demander à son livre en quoi il trahit les inclina-
tions de l'esprit contemporain, telles que je crois
les démêler.
n
!
i
Nous avions été instruits à voir dans la Révo-
lution une rupture violente avec tout le passé de
notre pays, la date d'une ère nouvelle. Par voie
e conséquence, le long- et inutile effort de l'Eu-
rope contre cette révolution nous apparaissait
comme la résistance du passé au principe abstrait
qui le condamnait à mourir. Favorables ou hos-
tiles, nos jugements étaient basés sur ces deux
axiomes, et jusqu'à une époque très récente,
presque personne ne songeait à les discuter. Voici
u'on change tout cela. M. Taine a pris corps à
orps la première de ces propositions; il nous
montre dans la Révolution, sous les contradictions
apparentes et superficielles, le produit naturel de
« l'esprit classique », dans le despotisme jacobin
la continuation de l'absolutisme royal. M. Sorel
vient à son tour ; il trouve des raisons ingénieuses
pour corroborer la doctrine nouvelle sur le carac-
tère épisodique et traditionnel de la Révolution.
Constituants et conventionnels, législateurs des
Cinq-Cents et des Conseils impériaux, Robes-
REGAHDS HISTOR. ET LITTER.
10
110 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
pierre ou Bonaparte, tous ces novateurs n'ont fait
que consommer la réaction de la Gaule latine
contre la féodalité franque, accomplir le dessein
de Philippe le Bel, de Louis XI et de Louis XIV;
ils ont parachevé le travail de centralisation égali-
taire vers lequel converge toute notre histoire;
avec eux triomphe la vieille notion romaine de
l'État-dieu, ressuscitée sous les Valois et les
Bourbons. Mais le récent historien s'attaque sur-
tout à la seconde des propositions que j'énonçais
plus haut. Pour lui, le duel de la France révolu-
tionnaire et de l'Europe n'est que la suite d'un
ancien combat; le principe abstrait, ce qu'on
pourrait appeler le principe de scandale, y est de
peu de conséquence; la perpétuité des intérêts
aux prises, l'ensemble des mœurs et des tradi-
tions politiques suffisent à expliquer l'acharne-
ment de la lutte. Résumons à grands traits l'argu-
ment.
Acculée à des mers, couverte au sud par les
Pyrénées et les Alpes, la France subit sur un seul
point les foulées profondes de l'Europe; elle est
élastique et vulnérable sur sa frontière du Nord-
Est; c'est là que tour à tour elle plie sous
l'expansion des autres races ou pousse ses pointes
d'ambition. La grande affaire de notre histoire a
été la garde ou la reprise des pays du Rhin ; ces
pays furent le théâtre de nos guerres les plus fré-
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 111
quentes, guerres de subsistance et do nécessité,
soutenues pour défendre ou reconquérir les
limites que nous assignait Strabon, pour main-
tenir dans l'Europe centrale une influence qui est
la garantie de ces limites. C'est ce que M. Sorel
appelle les guerres communes, par opposition aux
guerres de magnificence, celles qui nous entraî-
naient vers l'Italie, quelquefois plus loin, vers
l'Orient, et qui n'avaient d'autre raison d'être que
l'ardeur de notre tempérament ou les rêves dan-
gereux de nos princes. Tandis que les capitaines
de la monarchie poursuivaient la revendication
séculaire, ses légistes en formulaient le Code de
droit diplomatique; droit réaliste, qui tombe sous
le jugement de Pascal : « Ne pouvant fortifier la
justice, ils ont justifié la force. » On peut le
ramener à ces maximes : il faut profiter de l'oc-
casion, et ce qui est bon à prendre est bon à
garder.
La Révolution recueille tout le legs royal. Avo-
cats ou procureurs, les membres des comités
sortent de la classe où l'ancien régime recrutait
ses légistes; les doctrines, l'esprit d'un Pierre du
Bois se sont fidèlement transmis dans cette classe
jusqu'à Barère et à Danton; ces mêmes hommes
qui ont applaudi la Déclaration des droits ne seront
pas embarrassés pour plaider la légitimité de la
conquête, au nom de la raison d'Etat. Dans la
112 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
conduite du militaire, Carnot reprend les projets
de Louvois ; il n'a ni d'autres vues ni plus de scru-
pules; car l'idéal de la Convention, dès que la
fortune penche de notre côté, c'est l'idéal de
Louis XIV. Joseph de Maistre avait déjà cette
intuition, quand il écrivait dans les Considéra-
tions : « Qu'on y réfléchisse bien, on verra que le
mouvement révolutionnaire une fois établi, la
France et la monarchie ne pouvaient être sauvées
que par le jacobinisme. » — Guerres communes,
celles qu'on soutient au début contre la coali-
tion; guerres de magnificence, celles que Napo-
léon promène ensuite par le monde. Ainsi, après
le premier instant d'enthousiasme humanitaire,
les mœurs et les traditions ressaisissent, par la
force de l'habitude, l'instrument passé en d'autres
mains, et le tournent à l'accomplissement d'un
dessein de quinze siècles.
De même pour l'Europe. Chacun des Etats qui
la composent a, lui aussi, son projet national,
dont il poursuit la réalisation à la faveur de tous
les troubles qui affaiblissent les voisins. Quand
l'Europe se précipite sur nous, ce n'est point,
comme on l'a tant dit, que l'indignation et l'effroi
la mettent en branle; ou du moins sa courte indi-
gnation fait bien vite place aux anciennes convoi-
tises. Dans la dissolution de la monarchie fran-
çaise, les coalisés ne voient qu'une occasion de
l/l'Ilinl-K KT l.\ KKVOLUTION FRANÇAISE 113
gros bénéfices, comme jadis dans un écroulement
de la Maison d'Autriche ou une succession d'Es-
pagne. L'affaire il»1 Pologne est là pour témoi-
gner de la moralité générale. Dans l'Europe du
xvin0 siècle, il n'y a pas de droit public; au
siècle suivant seulement, elle essayera de se
régler sur des principes métaphysiques, celui de
la légitimité d'abord, puis celui des nationalités.
La crainte commune du péril social n'existe pas
davantage. — « Personne n'imaginait qu'on put
abstraire l'idée de révolution des circonstances
particulières dans lesquelles ces différentes révo-
lutions s'étaient produites. La Révolution en soi,
considérée comme le bouleversement normal et
continu des sociétés, était une notion aussi étran-
gère aux hommes d'Etat de l'ancien régime
que celle d'une légitimité dynastique, considérée
comme le principe immuable et absolu de la sou-
veraineté. » — La curée, voilà le vrai principe et
le dernier mot de la politique contre-révolution-
naire.
L'historien établit par de nombreux exemples
cette indifférence morale de la raison d'Etat sous
l'ancien régime; il rappelle comment le fils aîné
de l'Eglise soutint à toutes les époques les réfor-
més d'Allemagne contre l'empereur apostolique;
il invoque surtout la conduite de Louis XIV vis-
à-vis de Cromwell. Si le prince le plus intrai-
10.
114 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
table sur son droit divin n'a vu dans la révolution
d'Angleterre et dans l'assassinat juridique du roi
son parent qu'une heureuse conjoncture pour sa
politique, comment attendre des sentiments plus
scrupuleux d'un Kaunitz, d'une Catherine, des
héritiers de Frédéric? Pour ces calculateurs scep-
tiques, la France affaiblie va accroître les com-
munaux de l'Europe, les terrains de vaine pâture,
Italie, Turquie, Pologne, dont les dépouilles sont
aux enchères du plus fort. En poussant leurs
peuples contre le nôtre, princes et ministres ne
se doutent pas qu'ils les exposent à la contagion
de nos idées. Mais ici encore M. Sorel redresse
une opinion commune ; ces peuples ne reçoivent
nos idées que pour les transformer, ils leur enlè-
vent le caractère général et abstrait; de notre
catéchisme d'émancipation humaine, ils font une
charte d'indépendance nationale à l'usage de
chacun. Sous cette forme, les armes que nous
avons fournies se retournent contre nous, surtout
en Allemagne. — « C'est ainsi qu'une révolution,
qui se réclamait de l'humanité et ne conviait à sa
cité idéale que des citoyens du monde , sub-
stitua à l'Europe relativement cosmopolite du
xvme siècle l'Europe si ardemment nationale,
mais si profondément divisée, du xixe. »
En résumé, dans ce litige mémorable, notre
auteur voit l'antagonisme des anciennes traditions
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 115
politiques plus que celui des principes, et pres-
que partout il écarte les mobiles moraux pour
retenir les mobiles d'intérêt.
II
On ne risque guère de se tromper en ramenant
la conduite des affaires humaines à un empi-
risme instinctif. Celui qui a regardé d'un peu
près dans les laboratoires où l'on manipule la
politique, celui-là sait que, en dehors de quelques
rares génies, nous faisons toujours honneur de
trop d'idées aux gouvernants; d'ordinaire, l'évé-
nement les mène, l'intérêt le plus prochain les
décide, ils jouent de routine et au petit bonheur.
Mais cette règle générale souffre des exceptions.
A certaines heures, crises d'âge qui reviennent
de loin en loin, un transport désintéressé saisit
le monde, soulève les hommes, même les plus
médiocres, et les entraîne à des fins mystérieuses;
c'est le vent qui s'empare du caboteur de com-
merce et le jette hors de sa route timide, à l'in-
connu de la haute mer. Un temps, l'idée pure agit
seule, désordonnée et irrésistible; mais à mesure
qu'elle se réalise dans les faits, elle perd de sa
vigueur et de son originalité; bientôt elle com-
110 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
pose avec les passions, les habitudes; tout la
réduit et l'énervé; le monde lui fait une petite
place, à condition qu'elle le laisse vivre de ses
vieux soucis. Elle est vraie dans l'ordre moral
comme dans l'ordre physique, la loi de l'extinc-
tion des forces par les résistances ambiantes, par
le frottement. Dans l'un et l'autre ordre , elle
atteste une prévoyance admirable ; se figure-t-on
l'univers livré sans défense à tous ces excès d'im-
pulsion, chocs d'éléments ou idées d'apôtres? Il
en a besoin pour alimenter la vie générale; mais
il se les assimile en les transformant; il les neu-
tralise par son principe plastique, qui tend sans
cesse à l'unifier, à le maintenir semblable à lui-
même, en équilibre.
Pour bien pénétrer le fonctionnement de cette
loi, il la faut observer dans les quatre grands
mouvements religieux qui ont agité les hommes,
depuis la date d'où nous comptons notre ère :
l'Islamisme, les Croisades, la Réforme, la Révo-
lution. — Qu'on ne s'étonne pas si j'appelle cette
dernière, en un certain sens, un mouvement
religieux. L'homme du xvmc siècle s'était déifié;
comme dit fort bien M. Sorel, « il s'était ébloui de
sa propre lumière et enivré de son orgueil ». La
Révolution fut pour lui un islam, l'avènement
messianique de la raison humaine; dans les
paroles et les actes qu'elle inspire, on retrouve
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION ERANÇAISE 117
tous les caractères significatifs des grandes explo-
sions de l'esprit de foi. Le culte de la déesse
liaison ne fut pas un accident et une puéri-
lité; ceux qui l'instituèrent ne comprirent pas
eux-mêmes toute la profondeur du symbole. —
Que voyons-nous en comparant ces quatre épo-
ques? Le déchaînement d'une idée pure, bientôt
exploitée par les appétits grossiers, ramenée à
servir des établissements terrestres. On pourrait
pousser fort loin le parallèle, en le restreignant
aux Croisades et à la Révolution. Au moyen
âge sous la loi mystique, au xvme siècle sous la
loi de raison, nous avons lancé sur le monde des
apôtres; il nous est revenu des seigneurs et des
rois possessionnés en terres, accommodés par de
bons traités avec l'infidèle : là un Godefroy, un
Baudouin, un Lusignan; ici un Murât, un Berna-
dotte, un Masséna, tous ceux que l'on sait. Dans
les deux cas, les instincts permanents de l'homme
»ont agi de même, déviant et matérialisant l'idée.
Il est impossible de déterminer exactement la
part respective des deux facteurs dans la poli-
tique révolutionnaire. Jusqu'ici, on avait fait
peut-être une trop grande place à l'idée; je crains
que M. Sorel ne la fasse trop petite. Tout au
moins il faudrait reprendre scrupuleusement les
I dates, dans ces années si remplies, pour marquer
la substitution croissante des vues d'intérêt au
118 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
principe initial. De même pour l'action en sens
inverse de l'Europe, et mes plus fortes objections
porteraient sur cette seconde partie du livre.
L'auteur tient pour assuré que l'Europe ne vit
pas d'abord toutes les menaces de la doctrine révo-
lutionnaire, et qu'elle ouvrit les yeux à la longue,
quand se développèrent les conséquences. Pour-
tant que de témoignages du contraire clans les
paroles et les écrits des contemporains ! Presque
tous s'expriment comme Rostopcbinc, dans une
lettre où il prophétise « la propagation du désordre
universel ». L'argument tiré de la quiétude avec
laquelle on envisageait jusque-là les révolutions
d'Angleterre, de Suède et de Russie, me paraît
contestable pour deux raisons. D'abord ces pays
n'exerçaient pas sur le monde la magistrature
intellectuelle qui rendait contagieux tout exemple
parti de France; ils faisaient leurs affaires chez
eux, nous faisions celles de l'univers. M. Sorel
reconnaît cette influence de notre esprit, il cite le
mot de Guizot : « Au xvne siècle, c'est le gouver-
nement français qui agit sur l'Europe; au xvm°,
c'est la société française. » En second lieu, les
révolutions des autres royaumes changeaient un
gouvernement, elles ne détruisaient pas la notion
même du gouvernement. Cromwell brise une
statue de marbre dans l'assemblée des rois; il la
remplace aussitôt par une statue de bronze, moins
a
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 119
majestueuse, mais non moins solide et sûre pour
qui voudra s'appuyer sur elle. En France, même
ayant le meurtre de Louis XVI, ce qui effraye
l'Europe, c'est la ruine du pouvoir.
J'insiste sur ce point, parce qu'il s'en dégage
une leçon permanente; je ne demanderai qu'à
M. Sorel lui-môme des preuves pour le persuader.
Il nous a donné naguère une étude sur Dumou-
riez qui sera sans doute l'un des plus brillants
chapitres de son prochain volume. J'y relève des
témoignages instructifs , les lamentations des
gents chargés par ce ministre de nouer des
alliances pour rompre la coalition. — Tallevrand
écrit de Londres : « La France a plus besoin que
jamais d'avoir un gouvernement ferme et actif
pour conserver Je langage et l'attitude d'une puis-
ance.JNousen avons besoin aussi pour continuer
à la représenter avec courage. » L'ambassadeur
demande qu'on s'abstienne de célébrer comme
ne victoire de la liberté toute agitation séditieuse
en Angleterre ; il supplie qu'on ne lise pas ses
dépêches à la tribune et qu'on ne les commu-
nique point aux journaux. — De Berlin, Custinc
rapporte les paroles du ministre Schulenbourg :
« Qui garantit vos déclarations rassurantes? Sur
quoi peut-on compter aujourd'hui chez vous, où
deux ou trois partis se disputent la victoire et la
domination? — Rien, ajoute Custine, n'a plus con-
120 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
tribué à nous ôter des amis, à nous perdre dans
l'opinion, que l'amnistie (des assassins d'Avi-
gnon)... Il n'y a plus rien à faire à Berlin. » Les
ministres prussiens répondent à d'autres ouver-
tures : « Il est impossible d'entrer en négociations
avant que le pouvoir légal soit rétabli en France
avec l'autorité nécessaire pour que l'on puisse
négocier avec lui. » — Le secrétaire du roi de
Sardaigne oppose la même fin de non-recevoir à
Audibert Caille : « Il est impossible d'entrer en
négociations avec un gouvernement fondé sur le
sable. »
Voilà ce qui achève d'expliquer la coalition.
Notre crise intérieure offrit à nos ennemis une
occasion de nous attaquer; mais, parmi les coa-
lisés, plusieurs n'étaient pas nos ennemis naturels
et n'avaient aucunes reprises à exercer sur notre
territoire; ceux-là auraient dû, comme dans tou-
tes les combinaisons de guerre précédentes ,
s'unir à nous pour chercher ailleurs leur avan-
tage. Pourquoi nous abandonnèrent-ils? L'aver-
sion pour nos principes fut une des causes de cet
abandon ; pourtant, elle ne dura que ce que durent
les étonnements et les pudeurs des politiques,
bien peu. Le scepticisme des cabinets a des tré-
sors d'indulgence pour tout ce qui s'établit forte-
ment; sous la réserve de quelques protestations
platoniques , il s'habitue vite à tout et accepte
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 121
ous les genres d'usurpation, sauf l'anarchie; il
pardonne le régicide, mais non pas le suicide. Le
néant de notre gouvernement, telle fut la raison
dominante de l'unanimité et de la persistance des
ligues formées contre lui. C'est que les Etats,
collections d'hommes, agissent d'instinct comme
un homme pris en particulier; quand celui-ci
traite une affaire sérieuse avec un de ses sembla-
bles, il ne s'enquiert pas de la provenance ou des
opinions du contractant, mais de son crédit et
de son caractère; de même les gouvernements
demandent à leurs pareils la sûreté plus que la
légitimité; ils ne se rapprochent qu'alors qu'ils
rencontrent la force, la suite, le secret. Comme
la nature, les hommes ont sur toute chose l'hor-
reur du vide; ils ont de plus la défiance du mou.
Aussi, dès que Bonaparte apparaît, l'Europe
s'apprivoise, les négociations deviennent faciles;
et ce n'est pas uniquement l'effet des victoires.
Alors tout justifie le parallèle avec Cromwell, si
ingénieusement développé par M. Sorel.
Nos légers dissentiments portent donc sur la
valeur qu'il convient d'attribuer aux trois motifs
de la prise d'armes européenne : intérêt, scan-
dale, défiance. Il est plus touché par le premier;
je ne puis oublier les deux autres.
il
122 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
III
J'ai analysé la thèse de M. Sorcl et proposé
mes doutes sur des assertions qui me semblent
trop exclusives. Je voulais aussi chercher en quoi
son livre, venant après celui de M. Taine, atteste
la marche intellectuelle de notre temps. Sans
intention préconçue, par le fait seul qu'il rattache
la période révolutionnaire à des séries antérieures,
l'écrivain diminue le prodigieux du phénomène,
et par conséquent son importance dans l'histoire
générale. M. Lavisse arrive au même résultat
par d'autres voies, quand il développe cette ré-
flexion profonde : « L'organisation de l'Orient est
en somme le fait capital de la période moderne. »
Si l'avenir étend et justifie cette vue, les convul-
sions qui ont troublé nos races vieillissantes recu-
leront dans la pénombre, alors qu'on les regar-
dera à distance de postérité.
Ces enseignements paraissent trouver faveur
auprès des générations nouvelles. Quand nos
devanciers leur parlent du caractère satanique
ou providentiel de la Révolution, ils sont de
moins en moins compris ; ce terrain de discus-
sions passionnées s'est refroidi; on y apporte
enfin, du monde de la pensée, une curiosité tran-
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 123
quille, inconciliable avec la politique, inséparable
de l'élude de l'histoire. Et la Révolution com-
mence seulement à passer du domaine de la poli-
tique dans celui de l'histoire. N'en jugez point par
les discours de tribune; interrogez les jeunes
savants qui sortent de nos Universités : ceux-ci
sèment autre chose que le vent. La plupart, je le
crois, sont tout aussi jaloux que leurs pères des con-
quêtes sociales désormais entrées dans nos mœurs ;
ils ne répudient rien de l'héritage, mais ils l'ac-
ceptent au même titre que les autres legs utiles
du passé, ceux qui proviennent de l'Eglise, de
la monarchie, des institutions impériales. Leur
attachement pratique aux résultats n'influence
plus la sérénité philosophique de leurs investiga-
tions sur les causes. Quand les critiques à venir
mettront en regard les récits de Michelet, de
Lamartine d'une part, et les Origines de la France
contemporaine de l'autre, quand ils mesureront
l'évolution accomplie entre ces épopées et cette
histoire naturelle, ils auront peine à croire qu'il
ait suffi de si peu d'années pour fournir une si
longue étape. Je ne suis point suspect, je trouve
plus de charme à ces histoires lyriques, déjà si
vieilles; mais il ne s'agit pas ici d'un goût indi-
viduel; comptez les jeunes gens qui se guident
encore sur elles dans les milieux de hautes
études; comptez ceux qui sont plus ou moins
124 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
ralliés aux points de vue récents. J'écoute les pas
du temps; je les entends très rapides, hâtés vers
de nouvelles régions de l'intelligence.
On pourrait expliquer ce décroissement de la
Révolution par uue raison toute simple : le pas-
sage d'un siècle entier. La correction d'optique
s'est faite pour nous comme pour les voyageurs
qui s'éloignent d'un sommet; tant qu'on marche
dans l'ombre de la montagne, elle masque seule
le ciel, écrasante et disproportionnée; à mesure
qu'on avance, les arrière-plans de la chaîne
reparaissent, reprennent leurs hauteurs respec-
tives, et abaissent d'autant la dernière crête
qu'on vient de franchir. Néanmoins, on n'a pas
tout dit en constatant que nous regardons de plus
loin; il faut ajouter que nous regardons autre-
ment. La Révolution fut un des plus grands
efforts de la raison humaine dans le champ de
l'absolu; or, si l'on avait à définir l'esprit du temps
présent, on pourrait l'appeler un esprit de rela-
tion. Quelques mots éclairciront ma pensée.
Deux façons de concevoir le monde se dispu-
tent l'intelligence des hommes : le sens de l'ab-
solu et le sens du relatif. Le premier a triomphé
dans notre race, au cours des derniers siècles,
par les influences combinées du droit romain et
de la scolaslique; le dogme révolutionnaire en a
marqué l'apogée. Le second n'a jamais manqué
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 125
do représentants dans notre tradition intellec-
tuelle ; il peut se réclamer de Montaigne, de Pascal,
de Voltaire. On l'a dit il y a longtemps, Vol-
taire n'aurait rien compris à la Révolution. De
nos jours, sous l'action des philosophies étran-
gères et des découvertes scientifiques, le sens
du relatif semble l'emporter sur son vieil anta-
goniste. Il domine la pensée contemporaine. Un
des signes les plus certains de l'immense change-
ment qui s'accomplit dans l'esprit français est
celui-ci : jadis, quand nous écoutions un raison-
nement, nous nous demandions d'abord si le
point de départ était vrai ou faux; si vrai, tous
les développements extrêmes de la logique se
justifiaient à nos yeux; si faux, toute la suite était
condamnée. Aujourd'hui, nous nous inquiétons
moins du point de départ; même si nous le tenons
pour assuré, nous défendons qu'on en déduise
des conséquences trop rigoureuses; un instinct
confus nous avertit que cette logique scolastique
d'une vérité cesse bientôt d'être vraie, parce qu'elle
heurte d'autres vérités ambiantes. Les syllogismes
et les théorèmes de la raison mécanique ne forcent
plus notre conviction; une raison de dessous,
toute intuitive, nous crie que les opérations de
notre intellect sont ruinées sans relâche par un
principe supérieur, celui de l'identité des contra-
dictoires. On a renoncé à construire de vastes
11.
126 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
édifices sur la base étroite d'une seule idée ; à
combien de gens le Discours de la Méthode semble
chancelant! Aussi, le Contrat social et la Déclara-
tion des droits, qui en est issue, paraissent à beau-
coup d'esprits des curiosités du même ordre que
les joutes métaphysiques des anciens sorbonnistes.
Parmi ceux qui défendent avec le plus d'énergie
l'œuvre de la Révolution, combien font bon marché
de la valeur dogmatique de ses principes!
M. Sorel remarque finement que les souverains
du xvnie siècle avaient à leur cour des philoso-
phes comme leurs prédécesseurs entretenaient des
alchimistes; mais les plus perspicaces de ces sou-
verains, instruits par le maniement des hommes,
savaient qu'on ne fait pas de la politique avec des
formules cabalistiques. Catherine adressait à Di-
derot ces lignes d'une ironie judicieuse : « Avec
tous vos grands principes, on ferait de bons livres
et de mauvaise besogne. Vous oubliez la différence
de nos deux positions. Vous ne travaillez que sur le
papier, qui souffre tout; tandis que moi, pauvre im-
pératrice, je travaille sur la peau humaine, qui est
bien autrement irritable et chatouilleuse. » Cette
femme extraordinaire était presque seule alors à
penser ainsi; à cette heure, il n'est pas un bour-
geois de bon sens qui ne raisonne comme l'impé-
ratrice. On ne croit plus aux alchimistes d'aucune
sorte.
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 127
IV
L'ouvrage qui nous occupe marque sa date par
un autre indice de l'état d'esprit contemporain.
C'est un livre de philosophie historique, mais
de la seule qu'on supporte aujourd'hui sans impa-
tience : celle qui se horne à expliquer les faits
par l'action des lois générales auxquelles nous
pouvons atteindre, sans se prononcer sur l'uti-
lité finale des événements, sans leur substituer
des combinaisons hypothétiques qui auraient pu
changer le cours des choses. Naguère encore,
les maîtres les plus éminents ne s'interdisaient
pas ces deux sortes de spéculations et arrivaient
à persuader. Ils sont bien rares actuellement les
lecteurs qui voient dans les systèmes de philoso-
phie autre chose que des romans métaphysiques;
on peut y trouver le plaisir de penser, on
n'y cherche plus une certitude. Le moindre
jugement sur l'utilité finale du moindre fait his-
torique pose du coup le grand problème des fins
dernières de l'humanité; or, les deux solutions
de ce problème, l'optimiste et la pessimiste, révè-
lent uniquement chez ceux qui les adoptent une
disposition de nature. Quand un auteur affirme
que la Révolution, rapportée à l'ensemble de nos
128 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
destinées, est en soi un bien ou un mal, nous
soupçonnons d'abord que cet auteur appartient à
un parti politique; son indépendance de pensée
est-elle prouvée, nous concluons qu'il est de tem-
pérament optimiste ou pessimiste, et nous passons
outre; nous n'avons rien appris.
Mais où nous regimbons tout à fait, c'est quand
arrive le terrible si, avec une des hypothèses
rétrospectives que cette conjonction annonce; par
exemple : si la Révolution avait su se limiter aux
sages revendications des Cahiers, le règne de la
liberté eût été assuré sans que la France fût cou-
verte de ruines. — Pendant un demi-siècle, cet
aphorisme a fait le fond de la philosophie his-
torique. Qu'en savait-elle? Le plus petit fait
dérangé dans le passé implique le déplacement
de milliards d'autres faits; le champ du possible
une fois ouvert, le regard le plus ferme ne peut
y suivre qu'un instant la liaison des conséquences ;
il parcourt à peine les premières lignes du roman
ainsi imaginé. En vain les plus habiles appli-
quent à ce jeu leur dextérité et leur pénétration;
nous pensons aussitôt à la phrase célèbre : « Si
Napoléon était resté lieutenant d'artillerie.... »
Vous savez le reste; ne souriez pas trop vite;
vous oubliez peut-être que le prototype de cette
phrase appartient à Bossuet. Je lis dans le Dis-
cours sur l Histoire universelle : « S'il (Alexandre)
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 129
fût demeuré paisible dans la Macédoine, la gran-
deur de son empire n'aurait pas tenté ses capi-
taines, et il aurait pu laisser à ses enfants le
royaume de ses pères. » Voilà où les supposi-
tions historiques ont longtemps conduit les plus
grands esprits.
Les jugements ne leur réussissent pas mieux.
M. Thiers en offre quantité de beaux exemples.
Lorsqu'il nous dit : « Le 18 et le 19 brumaire
étaient donc nécessaires; on pourrait seulement
dire que le 20 fut condamnable », j'admire un
courage qui distingue si nettement. J'admire aussi,
quand je rencontre, à la dernière page du livre
de M. de Barrai, cette conclusion sur la paix de
Campo-Formio : « La France n'avait jamais fait
une paix aussi belle, écrit M. Thiers; jamais, dit
M. Lanfrey, la France n'avait conclu un pacte
aussi honteux. Assertions bien opposées en
apparence (?) et pourtant vraies toutes deux selon
le point de vue auquel on se place. » Voilà de
grandes difficultés et qui « renfoncent l'orgueil »,
comme disaient certains historiens que Flaubert
nous montre occupés à écrire la vie du duc d'An-
goulême.
JVI. Sorel est plus timide ; il n'essaye ni de chan-
ger ni de juger ce qu'il raconte; il se contente
d'expliquer, sachant qu'il répond ainsi aux mo-
destes exigences de son siècle. Ce siècle est las
130 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
de remuer des questions qui aboutissent toutes
aux problèmes insolubles du libre arbitre et du
déterminisme. Il les laisse reposer. On y reviendra,
sans doute; tant qu'il y aura des hommes, ils
heurteront du front les murs de leur prison
intellectuelle. Ceux d'aujourd'hui se résignent
pour la plupart à ignorer ou à pressentir. La
famille des métaphysiciens de race pure va dimi-
nuant chaque jour; elle demeure isolée entre
l'école positiviste, qui écarte l'inconnaissable, et
l'école religieuse, qui s'en remet à la sagesse
éternelle du soin de démêler tant de contradic-
tions. Avec un peu d'effort, ces deux écoles s'en-
tendraient plus facilement qu'elles ne le suppo-
sent; elles ont en commun le grand secret, qui
est de savoir limiter aux tâches possibles la
superbe de notre raison.
Cette abdication des recherches vaines a ses
dangers, l'indifférence morale et le fatalisme
pratique. Quand on est si respectueux des faits
de la veille, on est bien près de l'être des faits du
jour, de ceux que demain contient en puissance.
On est tenté de se croiser les bras, tant il est
improbable que le bras d'un homme puisse accé-
lérer ou ralentir l'incompréhensible galère aux
millions de rameurs. Heureusement, il est d'autres
analogies plus exactes et qui font mieux deviner
la part de l'homme dans l'histoire.
L'EUROPE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 131
J'en propose une qui m'a souvent frappé;
autant qu'une analogie peut apaiser les angoisses
de l'esprit, celle-ci me semble avoir cette vertu.
Qui n'a visité un de ces ateliers de tissage où fonc-
tionne le métier à la Jacquard? Les ouvriers sont
penchés sur la trame où se développent les belles
broderies; ils ne peuvent rien changer au dessin
qui naît sous leurs mains; là-haut, au-dessus de
leurs têtes, invisible et médité d'avance par une
intelligence supérieure à la leur, ce dessin est
engendré dans des patrons infaillibles ; il en des-
cend, transmis et créé sur l'étoffe par une multi-
tude de fils enchevêtrés; une force aveugle fait
battre le métier. Qu'est-il besoin de ces pauvres
artisans? — Pourtant ils travaillent; s'ils se relâ-
chent, l'ouvrage languit et se gâte; s'ils jettent
leur navette, les fils s'embrouillent et se rompent :
tout est arrêté. Les plus laborieux, les plus avisés
font de meilleure besogne et la font plus vite;
cette pièce de soie qu'ils n'ont pas le pouvoir de
modifier, ils ont le droit de dire qu'elle est leur
œuvre.
Nous sommes tous ces ouvriers, si, comme je
le crois, le monde n'est qu'un grand métier à la
Jacquard.
Janvier 1886.
UN REGARD SUR NOTRE TEMPS
DUC D'HARCOURT'
I
Je viens de lire un livre qui m'a ravi. Avant de
dire pourquoi, je chercherai une mauvaise que-
relle à l'auteur; je la pousserai d'autant plus vive-
ment que je voudrais voir son ouvrage dans
toutes les mains. C'est un si bon livre, d'une
action si bienfaisante et si certaine! Oui; mais en
lisant ce titre rébarbatif, Quelques réflexions sur
les lois sociales, sur un volume d'assez grand
format, bien des personnes en ont pris un senti-
ment désavantageux. Je prône ma découverte, je
m'étonne, je m'indigne; j'en suis encore à m'in-
digner, quand je vois qu'un bon livre n'est pas lu
1. Quelques réflexions sur les lois sociales, par le duc d'Har-
court, ancien député.
RD SUR NOTRE TEMPS 133
par lout ce que je connais de braves gens. On me
répond : « Le titre nous a glacés. Nous nous
sommes garés d'instinct, comme au passage d'un
camion qui arrive au trot pesant de ses gros «lit-
vaux. Nous avons craint quelque métaphysique
vague et profonde, dans le goût des physiocrates
du dernier siècle ou des doctrinaires de celui-ci.
Nous payons — fort cher — 300 spécialistes
d'une part et 584 de l'autre pour nous faire des
lois sociales; nous entendons être quittes à ce
prix envers les sciences fâcheuses ; il y en a tant
d'autres plus attrayantes ou plus exactes, et la vie
est si courte pour les étudier! »
Voilà ce que disent, dans cette ville, des gens
un peu découragés sur les lois sociales, distraits
par des idées plus légères ou des affaires plus
pratiques, suivant qu'ils sont d'Athènes ou de
Carthage, ces deux grands arrondissements de
Paris. D'autres ont décidé, sur la simple inspec-
tion du frontispice, que l'auteur devait être un
réactionnaire et un clérical. C'est leur idée, et ils
se défendent de passer outre. Les hommes aux
convictions un peu branlantes lisent de tout et ne
s'en trouvent pas plus mal. Ceux qui ont le bon-
heur d'avoir des opinions très arrêtées, dans un
sens ou dans l'autre, se refusent à lire tout ce
qu'ils supposent en désaccord avec leur pensée.
Il semble pourtant qu'ils pourraient être curieux
12
134 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
impunément, puisque rien ne saurait entamer le
granit de leurs opinions. Je constate leur cou-
tume, sans pouvoir l'expliquer; à moins d'ad-
mettre, et je ne le veux point, l'existence d'un
troisième arrondissement, celui de Béotie.
Pour en finir avec ce malheureux titre, j'ima-
gine M. d'Harcourt cent cinquante ans plus tôt,
quittant les camps ou les Parlements, ayant bien
fait dans les uns comme dans les autres, et se reti-
rant dans sa terre pour y dicter à ses enfants les
leçons de son expérience. Il eût mis sans doute à
la première page : Ceci est mon livre de raison.
Aujourd'hui encore, voilà le titre qu'il fallait. En
forçant un peu le sens particulier de ce terme
pour le ramener à l'acception usuelle des mots,
on fait du même coup le résumé et l'éloge du
livre; c'est un livre de raison, né d'un rare bon
sens fécondé par l'expérience pratique.
Mais je sais pourquoi M. d'Harcourt eût reculé
devant ce titre et pourquoi le sien est insuffisant :
il n'a pris conseil que de sa modestie. Cette
extrême modestie est le trait le plus original et le
plus attachant de l'ouvrage. De cette qualité pre-
mière découlent tout naturellement les autres, la
sincérité, la simplicité, la prudence. Je cite, en
abrégeant à regret, les explications que l'auteur
nous donne sur son dessein.
« S'il est des hommes à qui leur science per-
UN REGARD SUR NOTRE TEMPS 135
mette de voir avec clarté l'humanité, dans le
temps et dans l'espace, l'humanité d'il y a vingt
siècles et celle d'aujourd'hui, la société thibétaine
et la société française, j'envie cette science sans
y prétendre. Mon ambition, grande déjà, serait
de considérer l'humanité dans le cercle fort res-
treint où peuvent porter mes regards, j'ai passé
la cinquantaine; les conditions diverses où je me
suis trouvé, tantôt officier, tantôt propriétaire
rural, tantôt homme politique, m'ont mis en
relation avec des hommes occupant les plus
hautes positions comme les plus infimes, avec des
étrangers comme avec des Français; je ne suis pas
juge sur le fait de savoir si j'ai bien vu, mais les
circonstances ont voulu que j'aie eu plus d'occa-
sions que la plupart des hommes de voir la
société sous divers aspects. Ainsi se sont formées
mes connaissances sur la très petite partie de
l'humanité que peut connaître un homme par lui-
même. Quant au passé, j'ai eu par mes études,
par mes lectures, quelques échappées de vue sur
l'histoire de France, sur les sociétés latine et
grecque. Tel est l'étroit terrain où je suis confiné,
et où je voudrais trouver la connaissance de tout
le reste. C'est bien peu de chose, je l'avoue, si on
songe surtout, en ce qui regarde les connaissances
dues à l'expérience personnelle, combien les
idées changent entre vingt et quarante ans, et
136 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
combien elles se modifient chaque jour... Autre
chose que de l'expérience me manque. Je ne suis
docte en aucune science, et je le sens à chacun
de mes pas. J'ignore des choses que savent d'au-
tres personnes et que j'aurais intérêt à savoir. Je
voudrais connaître les Romains comme M. Duruy,
les Grecs comme M. Wallon; j'aurais besoin de
connaître l'histoire, la statistique, les langues
vivantes; de tout côté mon horizon est borné. Je
crois cependant avoir le droit de me dire que, si
j'avais eu la vie d'un érudit, je n'eusse pas vu de
près la guerre comme on la voit quand on y a
pris part... Je sens bien que le genre de savoir
dû à l'expérience de la vie n'est guère prisé de
nos jours. Toute l'estime est réservée pour ceux
qui ont été au plus profond d'une science. Hélas!
quant à moi, si j'avais à passer un examen, je
sens avec regret qu'il n'en est d'aucune espèce
où je ne pusse être convaincu d'ignorance gros-
sière; mais je me dis, pour consoler mon amour-
propre, qu'il n'est pas d'examinateur que je ne
me ferais fort de convaincre d'une égale igno-
rance, si, les rôles étant changés, je pouvais faire
des questions au mathématicien sur les usages
de la guerre, au chimiste sur les mœurs des
Grecs, à l'historien sur l'agriculture. Dans l'ordre
d'études que j'entreprends, il faudrait posséder
des connaissances sur des sujets très divers; je
UN REGARD SUR NOTRE TEMPS 137
cherche à me persuader qu'il devient impossible
d'en avoir d'approfondies sur rien, et, enhardi
par cette réflexion, je me hasarde dans la car-
rière. »
Voilà un début qui promet, beaucoup plus que
l'auteur ne croit. Il y a là comme une goutte du
sang de Montaigne. On continue, et les pages se
déroulent sur le même ton, celui d'un déposant
consciencieux dans une enquête; pas la moindre
trace de professorat; jamais de rengorgement ni
d'obstination au sens propre. Le livre est bien fait
pour notre temps, sans un préjugé ni un regret
stérile; la forme en est toute moderne, très simple
dans sa correction; pourtant, dans la forme
comme dans le fond, un je ne sais quoi que je ne
puis dire nous ramène sans cesse aux honnêtes
gens d'autrefois; toutes les comparaisons que
cette manière de penser suggère nous reportent
aux meilleurs esprits de la vieille France, à
leur raison tranquille et droite. Après avoir lu
M. d'Harcourt, je ne le vois pas du tout dans une
des Assemblées contemporaines dont il a fait
partie; je le vois très bien assis aux Etats géné-
raux entre un Mathieu de Montmorency et un
Lally-Tollendal, associé aux efforts de ces hommes
de bonne volonté.
Plus volontiers encore, je me figure l'auteur des
Réflexions dans un plus grand recul, écrivant
12.
138 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
quelque Mémoire sur l'état des provinces, pour le
lire à un auditoire choisi, chez M. de Montausier;
je veux que La Bruyère assiste à la lecture, et
j'entends la louange discrète de cet homme de
goût, charmé de rencontrer dans quelqu'un de la
Cour tant de liberté, de mesure et de bonne foi ;
il rentre aussitôt chez lui pour ajouter un nouveau
trait à son chapitre du Mérite personnel. Mais celui
de M. d'IIarcourt est si modeste, que je crains de
l'alarmer; je voulais seulement, en évoquant ces
noms, faire sentir Farrière-parfum d'autrefois
qui se dégage de son livre, et marquer ce qui eût
particulièrement séduit, toutes nuances d'opinions
réservées, un Sainte-Beuve ou un Sacy.
II
L'observateur s'est proposé d'étudier les trois
agents dont l'influence lui paraît prépondérante
dans les sociétés : 1° l'intérêt personnel; 2° le
sentiment religieux; 3° l'instinct d'imitation. Il
les étudie dans les milieux qu'il connaît par
expérience : le corps électoral, les Assemblées,
l'armée.
La première partie de l'ouvrage en est la moins
neuve et peut-être la moins forte. L'auteur con-
UN REGARD SUR NOTRE TEMPS 139
clut que l'intérêt personnel est un mobile insufli-
sant et souvent nuisible pour le bon fonctionne-
ment d'une société. C'est incontestable, si on
lui accorde sa définition. « J'appellerai, dit-il,
recherclie de l'intérêt personnel, la recherche des
satisfactions pour la personne matérielle; j'y
comprends la recherche des richesses et des gran-
deurs, qui sont les principaux moyens de se pro-
curer ces satisfactions. » Je crains que les philo-
sophes n'attaquent vigoureusement cette base un
peu étroite. La plupart d'entre eux définissent
autrement l'intérêt personnel; ils y rapportent un
beaucoup plus grand nombre des actions et même
des vertus humaines. Je laisse M. d'Harcourt se
défendre contre eux; la discussion nous mènerait
loin, elle est pendante depuis qu'on spécule sur
la morale et ne sera pas résolue dans le journal
d'aujourd'hui.
Le deuxième livre nous présente le sentiment
religieux comme le correctif nécessaire de l'in-
térêt personnel. Cette partie non plus ne pouvait
être très neuve; en est-elle moins vraie? L'écri-
vain n'a pas de peine à prouver qu'aucun Etat
n'est assez riche pour payer la somme de dévoue-
ments dont il a besoin, dans les services publics
et dans les mœurs privées, sur le champ de
bataille et à l'hôpital; pour se la procurer, l'Etat
devra toujours tirer une lettre de change sur le
140 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
ciel. On ne trouvera aucun esprit de secte dans
cette argumentation; elle plaide la prééminence
du christianisme comme instrument de civilisa-
tion; mais, dans le vaste diocèse dont M. d'Har-
court trace les limites, on peut se mouvoir à
Taise; il y a place pour M. Guizot, comme pour
Joseph de Maistre, pour M. de Pressensé comme
pour Balmès; et M. Jules Simon n'y serait pas
excommunié.
La troisième partie est de Beaucoup la plus origi-
nale, la plus fertile en aperçus ingénieux. L'auteur
nous montre l'influence considérable de l'instinct
d'imitation dans une compagnie d'électeurs, de
parlementaires, de soldats. Avec de nombreux
exemples à l'appui, il analyse ce phénomène : la
force de l'impression individuelle centuplée pour
chacun, quand elle se communique à cent indi-
vidus. Il explique comment tel mot, rencontré sur
une page, laisse parfaitement calme un couteau à
papier isolé et met en délire cinq cents couteaux
à papier. Pour affermir sa thèse, il fait quelques
politesses à la théorie darwinienne et à nos ancê-
tres anthropomorphes. On dirait qu'il a pris en
sérieuse considération les idées de Darwin, depuis
qu'il s'est assis sur les bancs du Parlement.
Je me borne à ces indications rapides sur le
plan théorique des Réflexions. Aussi bien, l'ou-
vrage me paraît rare moins par sa charpente
UN REGARD SUR NOTRE TEMPS 141
-Vin raie que par la richesse et l'agrément du
mobilier, par cette multitude d'observations pra-
tiques où le bon sens alterne avec l'esprit. On en
retirerait l'essai de philosophie sociale qu'il res-
terait encore quelques chapitres de Mémoires,
d'un prix inestimable pour la connaissance de
notre temps. Je parlais d'esprit; il se cache, il
n'est ni dans les mots, ni dans le tour, il jaillit du
spectacle des choses exactement présentées. Je ne
sais si la vérité nous fait sourire uniquement par
l'étrangeté do voir une personne toute nue; mais,
quand elle apparaît ainsi, on sourit mieux qu'à
la meilleure plaisanterie. Les lecteurs de Tolstoï
comprendront ce que je veux dire. N'est-ce pas un
épisode détaché de la Guerre et la Paix, l'histoire
du rapport sur la bataille de Solférino? Les géné-
raux transmettent leurs rapports particuliers; les
officiers chargés de porter les ordres modifient
ces documents et rédigent le projet définitif; le
chef d'état-major le conteste et le refait sur nou-
veaux frais. On le porte au maréchal, il s'écrie :
« Vous vous trompez absolument! » et il substitue
une nouvelle rédaction. « Il ne resta presque
rien du rapport primitif. » M. d'Harcourt, qui
était acteur et témoin dans la suite du maréchal,
relate ce fait comme une preuve de l'impossibilité
où l'on est d'établir la vérité sur l'événement le
plus saisissant, le mieux observé.
142 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Mais la perle du volume, c'est l'historique de
la loi sur l'administration de l'armée entre 1877
et 1881. L'auteur fut membre de la commission;
il nous donne le procès-verbal de plusieurs
séances et suit toutes les vicissitudes du projet
de loi. Voilà peut-être le seul document où les
historiens de l'avenir pourront trouver la photo-
graphie authentique de ce qui se passe « au sein
d'une commission ». Je me reprocherais de déflo-
rer, en les résumant, ces pages à la fois lamen-
tables et comiques. Qu'il suffise de dire qu'après
plus de deux années, en janvier 1880, on discu-
tait encore l'article 1er. Il y en avait 299. Un beau
jour, prise de désespoir, la commission vota en
bloc le contre-projet d'un de ses membres, auquel
les onze autres étaient opposés; elle le vota
« parce qu'il n'avait pas le sens commun et qu'il
ne passerait pas au Sénat ». Mais, quand l'auteur
de ce contre-projet déposa son rapport à la tri-
bune, les onze se ravisèrent et repoussèrent à
l'unanimité la loi présentée par leur rapporteur.
Elle retomba dans la commission. Elle y mûrit
une année encore. La Chambre se sépara sans
l'avoir vu reparaître.
En lisant ce récit et d'autres du même genre,
les esprits empressés ou prévenus attendent de
l'auteur une conclusion sévère contre le régime
parlementaire. Je crois bien que je l'ai attendue.
143
M. d'Harcourt est d'humeur plus accommodante.
11 veut seuleinenl nous prémunir contre le danger
de remettre le gouvernement à une Assemblée
unique. 11 constate que toutes les institutions
humaines sont infirmes , mais que plusieurs
infirmes peuvent se faire la vie supportable en
s'entr'aidant, comme dans la fable : C Aveugle et le
Paralytique.
De même, il n'entend pas battre en brèche
la souveraineté nationale, quand il décompose
son mécanisme. « Les électeurs représentent la
nation dont ils ne sont pas le tiers. Les votants
représentent les électeurs, dont ils ne sont quel-
quefois pas la moitié. La majorité des votants
représente les votants. Les députés représentent
la majorité des votants. La majorité des députés
représente la Chambre des députés. Une commis-
sion représente la Chambre. La majorité de cette
commission représente la commission... Et ainsi
arrive-t-on à cette conclusion mathématique, que
la volonté de trois ou quatre députés, dont la
Chambre a accepté le projet de loi sans y regarder,
— fait très ordinaire, — est l'expression même
de la volonté nationale. Chacune de ces proposi-
tions étant d'une fausseté évidente, mais leur
ensemble étant ce que nous avons jusqu'ici trouvé
de mieux pour assurer la stabilité de notre état
politique, il ne faut marchander ni notre admi-
144 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
ration ni notre respect; nous dirons solennelle-
ment : — C'est le gouvernement du pays par le
pays. » J'ai cité ce passage, parce qu'il favorise
une théorie facile à démontrer dans toute la
suite de l'histoire; c'est que le gouvernement,
quelle que soit son étiquette, est toujours dans
les mains d'une infime minorité; et cela par la
seule et bonne raison qu'il y a tout au plus, dans
chaque siècle, quatre ou cinq journées où la
masse du pays s'émeut pour les choses politiques
et trouve le moyen de prononcer son sentiment,
sous le coup de quelque intolérable calamité.
L'axiome est désolant, il va contre toutes les for-
mules et tous les principes, mais il est évident
comme la lumière du soleil; et il ne peut irriter
personne, puisqu'il s'applique également à tous
les partis qui se succèdent au pouvoir, à toutes
les formes de gouvernement. Reste, il est vrai,
le plébiscite continu, seul moyen de faire rentrer
dans un État démocratique la part d'absurdité
que le jeu naturel des lois sociales en élimine
naturellement.
Que de choses je voudrais encore citer, pour
faire comprendre la marche habituelle de cet
esprit attentif, toujours en garde contre les appa-
rences; mélange original de l'ancienne sagesse
avec quelques grains de réalisme et de nihilisme,
s'il veut bien me permettre ces mots à la mode!
UN REGARD SUR NOTRE TEMPS
lu peut prendre à chaque page. J'ouvre le volume
au hasard. L'auteur réfléchit à L'infinité de petits
faits qui échappent aux écrivains, quand ceux-ci
déterminent les grandes influences historiques.
— « Je vois à la tribune du Luxembourg d'élo-
quents sénateurs, vieillis dans la politique,
renommés dans la littérature; ils sont écoutés
avec attention, la foule se presse pour les entendre
ou seulement pour les voir, et leurs paroles à
peine tombées de leurs lèvres sont portées par
les journaux aux quatre coins de la France. Ce
sont bien là des hommes influents ! Dans le jardin,
sous leurs fenêtres, d'obscures mères de famille,
en ravaudant des bas, de pauvres bonnes d'en-
fants, adressent aussi des discours aux bambins
qui autour d'elles jouent à la balle. L'histoire
n'en a cure, et cependant, avec toute la révérence
due à nos hommes d'État, ces femmes, par leur
vulgaire parole, exercent plus de persuasion
qu'eux. On les aime et on les croit; nos grands
orateurs peuvent-ils porter sur eux-mêmes un
tel jugement? Aussi contribuent-ils bien moins
à former les idées de la France que -ces obscures
personnes. » — Voilà des réflexions toutes ba-
nales, toutes simples; si simples que personne
ne les trouve et ne les écrit.
REGARDS HISTOR. ET LITTER.
13
146 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
III
Et la conclusion du livre, demandera-t-on? Si
l'on entend par là une de ces recettes empiriques
dont nous attendons toujours notre santé, il n'y
en a pas. M. d'Harcourt n'a point prétendu faire
un Traité de médecine, mais un Manuel d'hygiène,
ce qui est bien différent. Il possède vraisembla-
blement ce qu'on appelle dans le langage courant
« une opinion politique ». Rien ne la trahit dans
son ouvrage, qui s'applique à toutes les formes
de société et de gouvernement. Et ce n'est point
là l'artifice percé à jour du polémiste, qui essaye
de nous insinuer son spécifique sous Je couvert
d'une feinte impartialité. Rien de tel dans ce livre
de bonne foi; seulement la recherche philoso-
phique du mieux social, sans parti ni cabale. Le
pyrrhonisme de l'auteur espère peu des nouvelles
Constitutions, des nouvelles lois politiques. Il
termine ainsi son épilogue : « Le grand nombre
des lois de cette nature essayées depuis cinquante
ans, et qui n'ont aucunement réussi à nous donner
une tranquillité durable, ne doit-il pas nous
inspirer de la défiance sur l'efficacité du remède?
Notre défiance, bien légitime après avoir vu suc-
cessivement tomber tous les partis, car tous ont eu
UN REGARD SUR NOTRE TEMPS 1-47
leur tour, notre défiance, dis-je, doit nous portera
laisser de côté l'étude des Constitutions et des
lois organiques, et à reprendre le problème de
plus loin. Avant de choisir le remède, il convien-
drait d'étudier le mal, de voir comment il atteint
la société. » — Les Réflexions se contentent de
signaler quelques-unes des causes du mal; elles
démolissent certains fétichismes, en mettant à nu
la faiblesse des rouages sur lesquels nous aimons
à nous reposer, pour nous dispenser de nous
réformer nous-mêmes. Elles opposent aux doc-
trines abstraites les leçons de l'expérience quoti-
dienne, et nous disent : Jugez.
M. d'IIarcourt se tromperait-il quand il avance
« que le genre de savoir dû à l'expérience de la
vie n'est guère prisé de nos jours, et que toute
l'estime est réservée pour ceux qui ont été au
plus profond d'une science »? Je crois remarquer
un courant contraire qui agit sur beaucoup de nos
contemporains. Est-ce qu'ils sont horriblement
défiants ou horriblement blasés? Je ne sais, mais
ils apportent volontiers, dans l'appréciation des
choses de l'esprit, une légère indiscipline contre
les réputations toutes faites, un peu de prévention
contre le métier et la patente. Ils se persuadent
qu'il y a autant de talents et de vérités dans
l'ombre qu'au plein soleil. C'est surtout dans le
domaine ténébreux de la politique et de l'économie
148 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
sociale, où, d'ailleurs, ils ne s'aventurent pas
volontiers, c'est là surtout qu'ils se tiennent en
garde contre les professeurs diplômés ou les gens
trop engagés dans l'action; ils réservent leur
créance au brave homme qui vient leur dire tout
simplement : « J'étais là; telles choses m'advin-
rent; voici les effets immédiats qu'elles ont pro-
duits dans mon petit champ. » Ceux qui pensent
de la sorte ne font qu'appliquer à l'histoire du pré-
sent les principes qui guident nos maîtres dans
l'histoire du passé. Je me représente la joie de
M. Taine s'il trouvait, sur l'une des époques qu'il
étudie, une déposition semblable à celle de
M. d'Harcourt. Après en avoir vérifié l'accent de
sincérité, il écouterait ce témoin de préférence
aux plus grands orateurs, aux plus habiles écri-
vains; et je gage qu'il lui donnerait la première
place dans ses matériaux. Si la méthode est
bonne, elle vaut pour l'étude des vivants autant
que pour celle des morts.
Les Réflexions s'adressent aux esprits de cette
famille. Ils y aimeront ce petit bruit délicieux
qu'on entend tout le temps, le bruit de vieux
clichés qui éclatent sous le pilon. Ils y trouveront
ce dont ils sont le plus épris, des images exactes
de la vie réelle. Il y a quelques pessimistes dans
cette famille; ils reprendront courage, en consta-
tant que notre pays renferme des hommes
UN REGARD SUR NOTRE TEMPS 149
capables de réfléchir avec tant d'honnêteté et de
justesse. De ceux-là, Abraham n'en cherchait
que dix pour sauver celle autre ville; il y en a
certainement plus de dix dans Paris. Tout en
approuvant, des personnes timorées se demande-
ront peut-être ce qu'eût pensé de cet ouvrage
M. Royer-Collard. Qu'elles se tranquillisent; il
est très loin, M. Royer-Collard. D'autres, d'accord
sur le fond, se gendarmeront aux passages qui
choqueront leurs derniers préjugés; qui n'en a
pas? Les miens se sont raidis en maint endroit;
et puis j'ai écouté, sous le tumulte que font les
préjugés à la surface de l'intelligence, cette petite
voix très basse, très sûre, qu'on discerne pour-
tant à travers leur tapage, qui murmure tout au
fond de nous-mêmes, conspire avec l'auteur et
nous crie sans relâche : « Il a raison contre tes
raisonnements. »
Je l'ai entendue, et j'en suis reconnaissant à ce
livre. Je sens qu'il pourrait être profitable à beau-
coup d'autres. Ah ! comme je comprends le bon-
homme qui allait vantant son Baruch ! Quoique
pauvre juge en ces matières et peu enclin à
sortir de mon champ littéraire, j'ai voulu com-
muniquer mon plaisir. Si l'esprit a ses bonnes
actions comme le cœur, ce livre en est une, et
des meilleures.
Mars 1887.
t3.
UN HISTORIEN FRANÇAIS
EN ALLEMAGNE
ERNEST LAVISSE «
I
Après notre malheur, pendant quelques années,
ceux qui écrivaient sur l'Allemagne réussissaient
facilement par le pamphlet et la caricature. Le
ressentiment trop neuf n'acceptait volontiers que
ces consolations malsaines. Elle achevait de
couler, la lie du mauvais vin d'ignorance et de
suffisance qui nous avait enivrés pour notre perte.
Les âmes blessées au bon endroit se taisaient,
humiliées par cette forme de vengeance presque
autant que par la défaite. Le temps eut raison des
opinions furieuses et des jugements extrêmes;
une autre période commença, celle du décourage-
1. Essais sur l'Allemagne impériale.
UN HISTORIEN FRANÇAIS EN ALLEMAGNE 151
îiiriil. Voyant que tous les accidents de l'histoire
contemporaine conspiraient à la grandeur du
jeune empire, l'esprit public s'affaissa chez nous
dans un pessimisme résigné; on échangeait tout
bas des ;i\ciix d'impuissance, on s'habituait à
vivre avec la blessure d'hier et le péril de demain,
en s'efforçant d'y moins penser; on écrivait moins
sur l'Allemagne : à quoi bon?
Nous pouvons parler aujourd'hui de cet instant
de défaillance; notre humeur a changé encore
une fois, et pour le mieux. Des générations
nouvelles entrent en scène, elles apportent dans
l'élude des choses allemandes les sentiments
qu'on devait le plus leur souhaiter : une patience
attentive, une confiance en soi sans forfanterie,
un esprit de justice qui n'implique aucun oubli.
Sans doute, il ne faut pas trop généraliser; on
trouve encore, tout au bas de la rue, un public
pour les déclamations passionnées et les défis
puérils; il fait beaucoup de bruit et peu de
compte. H y a d'autre part des témoins de nos
mauvais jours, qui furent atteints par le coup à
un âge où l'espérance ne refleurit plus : ceux-là
s'en vont vers la tombe avec leur foi morte;
tout leur est triste présage, ils voient la suite de
notre histoire caduque et sombre comme leur
propre déclin. Comment leur en vouloir? C'est si
humain. Chacun regarde le spectacle du monde
152 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
dans le petit miroir où il contemple sa chère des-
tinée individuelle. Mais entre les énergumènes et
les pessimistes, beaucoup d'esprits ont redressé
leurs ressorts. Je n'en veux pour preuve que les
livres sur l'Allemagne publiés dans ces dernières
années, que le succès de ces livres. On peut les
discuter dans le détail; l'accent général en est
irréprochable. Si nos voisins les lisent, ils ne
pourront plus nous accuser de légèreté, d'em-
portement et de faiblesse. Rappelons-nous au
hasard le Voyage au pays du Rhin, de M. Weiss;
V Allemagne actuelle, d'un judicieux inconnu;
YHistoire du prince de Bismarck, par Edouard
Simon, œuvre impartiale et consciencieuse, sinon
très neuve et très vivante; les travaux considéra-
bles qui ont mis en si bonne place le nom de
M. Rothan. Voici enfin le volume où M. Lavisse a
réuni ses Essais sur l'Allemagne impériale\ nulle
part on ne verra mieux ce que l'esprit français a
g-agné de pénétration, d'équité, de possession de
lui-même.
M. Lavisse est un ouvrier de la première heure.
Chargé par l'Université de ce ministère sacré,
l'enseignement des générations qui referont la
France, il a clairement aperçu l'école où les maî-
tres doivent étudier d'abord ce qu'ils apprendront
ensuite à nos fils. Il a compris que le Français le
plus instruit ne saura désormais rien d'utile, s'il
UN HISTORIEN FRANÇAIS EN ALLEMAGNE 153
ne connaît pas l'esprit de l'Allemagne; et, depuis
quinze ans, il a ouvert une enquête étendue sur le
passé et le présent de ce pays. De cette enqmHc
est sortie déjà Y Histoire des origines de la Prusse.
C'est, je crois, la première fois qu'on allait cher-
cher avec précision, jusque dans la nuit du moyen
âge, la source et l'accroissement de ce fleuve
obscur; qu'on nous le montrait fécondant à la
longue ses maigres sablonnières, pour leur faire
porter des seigles et des épées. Ce qu'il avait
tenté pour la Prusse, l'écrivain semble vouloir
l'entreprendre pour le monde germanique tout
entier; autant qu'on en peut juger par des frag-
ments parus dans les Revues, il se propose de
coordonner, autour de quelques idées directrices,
ses études sur les origines de la civilisation alle-
mande et du pouvoir impérial; il prend la concep-
tion romaine du César œcuménique, au moment
où elle s'échappe du monde latin, il la suivra dans
ses migrations et ses métamorphoses, de Rome à
Aix-la-Chapelle, à Ratisbonne, à Francfort. Quand
l'historien se repose, c'est encore l'Allemagne qui
l'occupe, celle d'aujourd'hui; il va la visiter en
touriste; il en rapporte les croquis rassemblés
dans ce volume d'Essais.
154 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
II
Le Parlement, les partis socialistes, l'émigra-
tion, la crise économique, l'état politique de l'Al-
lemagne, tels sont les principaux objets qui ont
retenu l'attention de M. Lavisse. Il a sur chacun
de ces objets une information abondante, des
réflexions amassées, des chiffres quand il en faut,
et surtout des observations directes. S'il nous
parle du Reichstag ou des réunions socialistes,
c'est au sortir de la séance, avec les paroles des
orateurs encore vibrantes dans son oreille. Voilà,
ce me semble, l'indéniable supériorité des voya-
geurs actuels sur ceux d'autrefois. Jadis, le
Français à l'étranger vivait sur de vagues on-
dit; ignorant de la langue, réduit à la société de
quelques intermédiaires toujours les mêmes, pris
dans la plus haute et dans la plus basse classe,
il partait avec ses préjugés dans sa malle, reve-
nait avec d'ingénieuses inductions ou des ampli-
fications brillantes, mais il avait traversé le
monde sans que sa pensée fût sortie de France.
Voyez les plus fameux, un Chateaubriand, un
Lamartine, un Gautier; leurs esprits et leurs
curiosités diffèrent, mais tous ont passé dans la
nue, regardant les monuments, les aspects pitto-
UN HISTORIEN FRANÇAIS EN ALLEMAGNE 155
resques du pays et do l'homme, feuilletant quel-
ques livres, fréquentant quelques salons; de la
masse impénétrable qui murmure au-dessous
d'eux des choses inintelligibles, ils ont recueilli
tout au plus une anecdote instructive, un mot
typique de lazzarone. Stendhal est peut-être une
exception unique par sa façon de regarder. Voyez
les pires, ce hâbleur de Custine, par exemple; ils
ont suivi la grande route, écouté les propos de
table d'hôte, et tout pris pour argent comptant.
Aujourd'hui, le plus modeste voyageur est
mieux armé; presque toutes les nations font
leurs affaires dans des assemblées, il ne tient qu'à
lui d'aller entendre comment elles se jugent elles-
mêmes; et son champ d'expériences lui est
indiqué par l'inclination commune de ce temps,
qui nous sollicite à nous pencher vers le peuple.
Si ce voyageur est un historien, sa discipline
intellectuelle l'a merveilleusement préparé; ce
souci du document exact, qui l'empêche parfois
de bien voir les grands ensembles de l'histoire
morte, le sert à souhait quand il regarde l'histoire
vivante se faire sous nos yeux.
C'est avec cette préparation que M. Lavisse
fouille la vie allemande. La place me manquerait
pour le suivre dans le détail de ses recherches,
pour discuter avec lui quelques points où nous
différerions de sentiment. Je préfère insister sur
156 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
l'esprit général de son enquête. Mais quoi, diront
les dédaigneux, un recueil d'articles ne donne
jamais qu'un livre fort mince. Je ne suis point de
leur avis. Ce qui fait l'unité et la vraie substance
d'un livre, mieux que tous les cadres artificiels,
c'est le développement d'une intelligence attachée
pendant de longues années au même sujet, y
revenant avec des retouches successives, livrant
ainsi le secret de ses évolutions intimes.
Le premier de ces Essais a dix-sept ans de
date; il fut écrit pendant l'invasion; on y sent de
l'amertume et du découragement. Dans les autres,
échelonnés depuis cette époque jusqu'au moment
présent, la vue se raffermit, s'étend, se rassérène;
comme l'estuaire d'un fleuve alimenté par des
eaux nourricières, cet esprit s'exhausse avec les
années; la justice s'accroît, la confiance revient.
L'avouerai-je? Les habiletés secondaires de la
•composition me laissent si indifférent, que je
préfère aux articles mieux soignés ces simples
Notes d'une excursion en Allemagne, où les idées
de l'auteur jaillissent plus touffues dans leur
désordre. Il y en a de si pénétrantes! Par exemple
ce passage où l'observateur réfute le reproche
d'hypocrisie que nous faisons volontiers à nos
voisins. — « Hypocrisie, c'est bientôt dit; mais
étudiez une phrase allemande. Voyez comme elle
•se meut, par quelles traverses, après quels heurts
UN HISTORIEN FRANÇAIS EN ALLEMAGNE 157
et quelle stagnation elle arrive au but, à moins
qu'elle ae veuille arriver à rien. Voyez comme
elle se modèle sur la réalité des choses et sur la
complexité dos idées, ne faisant violence ni aux
unes ni aux autres, les recouvrant de la forme qui
leur convient, analysant toujours... La phrase alle-
mande est un moulage, la nôtre une sculpture. »
Toujours revient la note virile, où je crois entendre
la dominante de cet esprit. Dans un des musées
qui font la gloire de Berlin par leur organisation
intelligente, M. Lavisse rencontre deux de ses
élèves : on cause. « Nos sensations sont d'autant
plus vives qu'elles font frissonner nos blessures.
De découragement, il n'est pas même question.
Nous sentons la nécessité de l'effort, et com-
bien il doit être grand; mais nous y sommes
stimulés à grands coups d'éperon. » Voilà une
façon de sentir qui confère à un maître brevet
pour enseigner la jeunesse. Nous lui devons
d'abord la vérité; mais, étant la jeunesse, elle ne
nous écoutera que si nous lui donnons aussi l'es-
pérance.
Le volume est précédé, je devrais dire cou-
ronné, par une courte préface. C'est un morceau
exquis. Nulle part, — sauf peut-être dans son
introduction à la Géographie de Freeman, —
M. Lavisse n'a mieux montré le don qui fait de
lui un historien pratique. Il ne cultive pas l'his-
14
158 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
toire comme un jardin d'agrément ou comme une
collection de botaniste, mais comme une terre de
plein rapport pour les besoins du présent. Il a la
vue totale et rapide du passé, l'habitude de le par-
courir à grandes foulées, d'y ouvrir en quelques
mots de longues perspectives; il en revient les
mains pleines de leçons d'une application immé-
diate. Ils en savent quelque chose, ceux-là qui ont
lu les pages suggestives de M. Lavisse sur l'an-
cien système de nos alliances, sur l'œuvre des rois
de France, composant leur domaine pièce à pièce,
comme le paysan son champ; ceux-là n'ont pas
oublié le mouvement d'éloquence qui conclut sur
ce beau rêve, l'église de Potsdam s'ouvrant pour
une déclaration solennelle... et impossible. Ce
n'est qu'un rêve, l'auteur le sait bien, mais un de
ceux que l'on fait quand on s'endort sur le côté
du cœur.
De même qu'on suit l'épanouissement de la
pensée, dans ces écrits échelonnés sur une longue
période, on y surprend la formation d'un style per-
sonnel. Il arrive, dans cette même préface, aune
langue excellente, où chaque phrase a sa vie propre
et son effet original, avec des traits qui se gra-
vent, de grands rassemblements d'idées dans une
image. La prose légère, transparente, est portée
par ces idées, c'est un rideau de soie claire, sou-
levé par des vents qui viennent de loin et de haut.
UN HISTORIEN FRANÇAIS EN ALLEMAGNE 159
J'ai plaisir à insister sur ces qualités. Au milieu
de nos abaissements littéraires, les grandes tradi-
tions intellectuelles de ce pays ont trouvé un de
leurs meilleurs refuges dans notre école historique.
M. Lavisse n'y est pas le seul, mais il y prend une
des premières places. Après l'avoir lu, je ne puis
m'empôchcr de penser que M. Guizot se reconnaî-
trait dans ses petits-fils, qu'il retrouverait chez
eux ses vues larges sur la philosophie de l'his-
toire, avec quelque chose de plus jeune et de plus
ému dans l'expression, des cordes qui ont souf-
fert et frémi.
Il verrait le développement de théories nou-
velles appuyées sur une étude plus exacte de
l'homme. Hélas! il verrait aussi les plaies nou-
velles que la raison se fait à elle-même, quand
sa logique rigoureuse déchire les replis secrets
de la conscience. Ici, je voudrais indiquer une
réserve. — « La paix est la condition normale
de l'humanité... », nous dit l'auteur de la pré-
face. En est-il bien sûr, lui qui a lu l'histoire! Si
l'on creusait ce passage et quelques autres, on
pourrait se donner le triste plaisir de mettre à
nu une contradiction irrémédiable, le point dou-
loureux qu'on retrouve au fond de beaucoup
d'âmes contemporaines; ce point où l'intelli-
gence critique, habituée à expliquer les phéno-
mènes avec les données de la science positive,
160 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
se heurte à des devoirs sacrés, à cette religion
dernière de la patrie qui ne souffre pas de dis-
cussion.
Il faut refouler en nous ce conflit terrible;
dès qu'il apparaît, il faut admettre que nous
touchons la limite de notre pouvoir de concilia-
tion entre des vérités d'ordre différent. Dans
ses souvenirs de l'invasion, M. Lavissc raconte
comment le garde du génie Henriot fit sauter
la citadelle de Laon; c'était, dit-il, « un vieux
soldat auquel les malheurs de la patrie avaient
troublé la tête ». Où va la pensée, une fois partie
sur ce mot? L'action d'Henriot vint trop tard,
je l'accorde ; mais légitime et superbe une heure
plus tôt, elle eût procédé du même état mental.
Alors, l'officier qui fait sauter son navire? Cela
s'appelait héroïsme. — Tête troublée... C'est vrai
peut-être pour le médecin; mais il n'est pas
moins vrai que le jour où chacun raisonnerait ces
choses, il n'y aurait plus personne pour les faire,
et nous serions marqués pour la mort en tant
que nation. Admirons sans expliquer ni juger.
Je suis certain qu'aujourd'hui, plus maître de sa
plume, M. Lavisse n'écrirait pas cette ligne.
UN HISTORIEN FRANÇAIS EN ALLEMAGNE 161
III
En revanche, il récrirait avec la même mélan-
colie celte page qu'il datai I <lc Berlin, Tan passé :
« Je lis ici les journaux français : que de haines
parmi nous! Ce que les uns honorent, les autres
l'exècrent; les arguments partent des principes
les plus opposés. On dirait que des nations irré-
conciliables campent sur le même sol, prêtes à
en venir aux mains. N'allons pas à l'ennemi
avec des plaies si profondes. Nous avons avant
la bataille une paix à faire, la paix avec nous-
mêmes... » Ainsi le voyageur traduisait cette
souffrance bien connue de tous ceux d'entre
nous qui ont vécu à l'étranger. Si je parle de ce
bon livre avec tant de gratitude, c'est peut-être
que je l'ai trouvé sous ma main à un moment
où il me réconforta contre une impression de
cette nature.
Je rentrais en France, il y a de cela quelques
semaines, par la route de Mayence et de Metz,
cette route qui s'attarde si longtemps en Alle-
magne. J'achetais aux gares des journaux, ces
feuilles qu'on déplie avec tant d'impatience
quand on revient de loin, parce qu'elles appor-
tent d'avance le bruit familier de la maison.
14.
162 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Elles étaient pleines d'un vacarme de honle,
elles racontaient le début de ces histoires qu'on
s'étonnait de ne pas voir finir avec le bruit sourd
et rapide d'une balle '. Ceux qui m'entouraient
les lisaient avec satisfaction.
A Bingen, un arrêt du train interrompit ma lec-
ture. Je levai les yeux : une apparition était dans
le ciel, le moment la faisait poignante. Au-dessus
du Rhin, qui roulait tranquillement ses flots gris
au pied des montagnes, au-dessus des coteaux du
Johannisberg, où l'or pâle des vignobles mon-
tait rejoindre les noirs sapins du Niederwald,
au-dessus des brumes qui s'élevaient du fleuve
par ce matin d'octobre, la statue de la Germania,
dominant l'horizon du Palatinat, dressait son
diadème dans la nue. Colossale, établie là-haut
dans sa force, comme une puissance maîtresse de
l'éternité, on la sentait peser sur toute cette
terre, inébranlable sur son socle de rochers,
invulnérable dans sa robe de fer, pétrie avec des
canons broyés. C'était bien l'Allemagne symbo-
lique, telle que ce peuple l'avait rêvée, la pensée
unique de quarante millions d'hommes, fondue
dans le bronze et cimentée sur le granit. J'admi-
rais sa beauté. Je ne lui ai pas jeté l'anathème.
Soyons justes, plus justes même que ne l'est
i. Voir la date de cette étude et se rappeler le scandale qui
venait d'éclater au ministère de la Guerre.
L'N HISTOHIKN l'HANr.Als i:n ALLEMAGNE 168
parfois le premier serviteur <l<- la pensée alle-
mande, quand il attribue sa fortune à la force
<|ui prime le «Iroit. Si cette femme victorieuse
lient là-haut le sceptre du monde, c'est qu'elle a
derrière elle un siècle de patience, d'abnégation,
de vertus civiques. Cela crée le droit à la gran-
deur. Et les chefs de ce peuple n'avaient pas
tort, il y a dix-sept ans, quand ils invoquaient
l'aide de Dieu : c'est-à-dire la justice délinitive,
voilée à nos regards pendant de longues périodes,
mais qui finit toujours par tourner la fortune du
côté où des efforts soutenus l'ont méritée. Il fau-
drait plaindre le Français qui ne comprendrait
pas cette vérité, et celui qui, la comprenant,
hésiterait à la dire bien haut.
Tandis que la Germania s'évanouissait dans le
brouillard, je cherchais quelle statue symbolique
nous pourrions dresser en face d'elle, et le sol où
nous devrions l'asseoir. L'heure était mal choisie
pour cette recherche. En rentrant au pays, je n'y
trouvais à la surface que boue remuée et sables
mouvants : la dérive d'une politique tour à tour
violente et apeurée, et là où l'on se console d'elle,
dans les livres, une enchère de scandale ou de
futilité. Il faut croire que je ne fus pas heureux
dans le choix des premiers que je lus; c'étaient
les mieux achalandés du moment, ceux que nous
envoyons de préférence aux gares frontières.
164 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Enfin, celui de M. Lavisse vint m'éclairer : il me
rappela qu'on ne doit pas juger la France là où
les étrangers la jugent d'habitude, dans un cer-
tain Paris de gros bruits et de petits hommes. Il
en est une autre, cachée un peu partout, mais
qui a sa métropole au vrai cœur de notre Paris et
de notre pays, sur celte montagne Sainte-Gene-
viève, le Sinaï où furent élaborées quelques-unes
des plus belles lois de l'esprit humain. C'est là
qu'il faut aller chercher du réconfort et de l'or-
gueil, entre les retraites modestes où travaillent
nos maîtres et les grandes écoles où la jeunesse
vient les entendre, où bouillonne le sang de rachat
de la France.
Là, cette jeunesse peut voir sa statue, son sym-
bole, dans le Musée voisin; on sait comment le
sculpteur y a représenté noire Jeanne : affaissée
sur les genoux, la tête au ciel, écoutant les voix.
D'autres ont mis leur génie dans le colosse de
bronze du Niederwald; nous reconnaissons le
nôtre dans cette frêle enfant de marbre. Ce génie
ne se ploiera peut-être pas aux lentes prépara-
tions, aux vertus patientes; il est nerveux et sou-
dain, fait de sursauts et d'illuminations; il s'abat
vite, comme cette fille prosternée dans son cha-
grin ; comme elle, il se relève d'un bond, quand
une voix le suscite. Et il y a toujours des voix.
La communication du secours divin ne cesse
s
UN IIISTOIUKN l ■•|!.\M.:.\is l.\ ALLEMAGNE 165
jamais. iïlle s'accommode aux lit-soins changeants
des siècles, aux tours nouveaux de lVsprit. Les
temps Q6 son! plus des cominaudeinenls miracu-
leux, qui transportaient la foi naïve d'une bergère.
Celui (]ui appelle, appelle autrement. Tout moyen
ui est bon, et le plus naturel en apparence est
uvent le plus mystérieux. A certains moments,
le poète, l'écrivain, le professeur sont aussi des
voix, parfois inconscientes de la mission qu'elles
ont reçue. Comme Jeanne, la jeunesse écoute ces
voix, attendant celle qui trouvera le chemin de
son âme. Tout l'avenir est là.
Souhaitons à nos enfants beaucoup de maîtres
tels que M. Lavisse. Sa parole ne fera pas de
prodiges, qui en fait aujourd'hui? Elle préparera
simplement ces enfants à faire leur devoir, et ce
n'est déjà pas si facile. Cette parole n'est pas in-
faillible, elle trahit sa part de nos doutes et de
nos contradictions; mais elle est juste, virile, elle
a le son argentin de l'espérance.
Janvier 1888.
LE SAINT-EMPIRE ROMAIN
JAMES BRYCE J
1
Un Anglais, qui fait maintenant de sages études
sur la démocratie américaine, M. James Bryce, a
reçu une grande grâce; il y eut une heure, aux
jours de sa jeunesse, où il vit passer devant lui le
plus beau sujet de livre que le monde ait fourni à
un écrivain, durant les dix-huit siècles écoulés de
ce côté-ci de la Croix. C'est l'histoire du gouver-
nement idéal de l'Univers, tel que l'Occident l'a
conçu depuis Aclium jusqu'à Waterloo. Comme
un homme qui fait son rêve de nuit avec les plus
fortes impressions des jours antérieurs, l'imagi-
1. Le Saint-Empire romain germanique et l'Empire actuel
d'Allemagne, par James Bryce. Traduit de l'anglais par Em.
Domergue, avec une préface de M. E. Lavisse.
LE SAINT-EMPIRE ROMAIN 167
nation populaire, durant le sommeil agité du
moyeu âge, a créé le lype de la souveraineté uni-
verselle; elle y a mêlé tous les grands souvenirs
du passé, les prophéties de la Bible, la majesté de
Rome, l'épopée du cycle carlovingien; elle a
reculé ce type jusqu'au fond de l'histoire, elle y
a fait rentrer les chefs légendaires de l'humanité,
David et Salomon, Cyrus et Alexandre. De celte
collaboration continue des peuples et des siècles,
de cet effort pour créer un dieu terrestre, la figure
de l'Empereur est sortie, décalque de la figure
divine. Elle grandit sans cesse, avec la légende
accumulée de tous les acteurs qui ont élargi ce
premier rôle du drame humain. Le masque de
César n'est jamais rempli par les hommes qui
l'essayent, et pourtant ces hommes s'appellent
Auguste, Constantin, Charlemagne, Barberousse,
Charles-Quint, Napoléon. L'Empire, pouvoir
mystique, n'est en aucun lieu, il n'appartient à
aucune famille, à aucune race; c'est de lui qu'il a
été dit : ubi erit corpus, hic congregabuntur et
aquilœ. Il tombe à chaque époque dans la main
assez puissante pour soulever le globe étoile, pour
capter l'aigle. L'aigle doit prendre son essor de
Rome; mais elle se pose indifféremment sur
Aix-la-Chapelle ou sur Francfort, sur Madrid ou
sur Vienne ; de son dernier vol, elle vient s'abat-
tre sur Notre-Dame de Paris.
168 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
C'est par excellence le thème épique des âges
nouveaux. Dante l'avait pressenti, et il doit à
celte intuition une part de sa gloire. Le Florentin
fut un des grands ouvriers de l'idée impériale ; il
y revint sans relâche; il lui donna un corps dans
son traité De Monarchia. Il lui donnait une âme
à chaque page de son poème. Dès qu'on pénètre
dans la « forêt obscure », on aperçoit au bout de
toutes les avenues l'aigle symbolique, telle que
les esprits lumineux en dessinent naturellement
la figure, quand ils se groupent dans le paradis
pour signifier la justice de l'Empire : « 0 douce
étoile, combien de gemmes et combien belles me
montraient la source de notre justice dans le ciel
qui s'illumine par toi. » (Paradis, ch. XVIII.) Mais
aux jours de Dante, l'image était encore en for-
mation; le poète qui la créait en combattant
pour elle n'avait pas les éléments définitifs de
l'épopée.
Ils étaient prêts, avec le recul nécessaire, quand
Victor Hugo les ramassa. Rendons-lui cette jus-
tice, il en a connu la valeur; seul, depuis Dante,
il s'est penché sur cette mine inépuisable, qui
avait échappé à la divination historique de Sha-
kespeare, à la contemplation savante de Goethe.
Perpétuellement hanté par les deux cariatides
colossales qui soutiennent l'édifice gothique, le
Pape et l'Empereur, il en a scellé des fragments
;
LE SAINT-EMPIRE 110MAIN 10!)
lans ses drames, dans sa Lrf/ende des Siècles; et
pourtant Hugo n'a pas écrit L'épopée du Saint-
Empire, parce que là comme partout il ne voyait
bien que l'extérieur du phénomène. Pour le faire
revivre toul entier dans une œuvre plastique, il
ùt fallu en discerner le sens intime; les médita-
ions de cet ordre glissaient sur le prodigieux
miroir qui a reflété tous les aspects du monde.
A défaut de poète, on s'étonne que l'institution
impériale n'ait pas trouvé un historien parmi les
modernes. Bossuet a manqué cette vision; ses
yeux étaient offusqués par le soleil de Louis XIV;
il a vu les empires, il n'a pas vu l'Empire. Mon-
tesquieu ne l'a pas même soupçonné; tout occupé
à démêler les ressorts rationnels de la politique,
cet esprit précis n'a point aperçu la survivance du
César romain dans l'imagination des peuples
européens. Suivant l'erreur commune des histo-
riens, il continuait de chercher l'Empire agoni-
sant dans Byzance, au lieu d'étudier ses transfor-
mations en Occident. Ce fait capital reste caché
aux hommes qui ont renouvelé dans notre siècle
l'histoire du moyen âge. Guizot découvre avec
sagacité la plupart des grandes causes qui cons-
pirent à façonner la société chrétienne; mais
celle-là se dérobe à son regard. A peine s'il men-
tionne en passant quelques ressouvenirs de l'ambi-
tion romaine chez Charlemagne; il ne voit là
15
170 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
qu'un accident et le propre d'un seul génie; il
néglige la suite du dessein, chez les successeurs
de toute race qui vont désormais se régler sur
l'idéal de Charles, héritier total d'Auguste.
Oui, je crois bien que l'auteur anglais a indiqué
le premier la continuité de la fiction impériale; il
l'a isolée, il en a fait un de ces grands universaux
qui vivaient de leur vie abstraite dans le senti-
ment de nos pères; il a montré par quelle illusion
obstinée, commune aux sujets et aux chefs du
Saint-Empire, tous les détenteurs de ce simu-
lacre croyaient tenir le monde à fief de Dieu et de
César. Avec une juste audace, il a conduit l'idée
jusqu'à Napoléon, le plus exact et le plus con-
vaincu de ces plagiaires du principat romain.
Il semblerait que, d'un si beau sujet, l'esprit
qui le rencontra dût tirer tout d'abord un vaste
poème. A la malheure, nos froides imaginations
n'ont plus le vertige sacré, quand le passé leur
entr'ouvre de pareilles perspectives. M. Bryce est
de son temps; il s'est contenté de nous donner un
traité de philosophie historique. C'est néanmoins
un riche présent qu'il nous a fait. Je ne viens pas
analyser son livre; M. Lavisse s'est acquitté de ce
soin, dans les pages ardentes et savantes de la
préface où il a condensé la substance de l'ouvrage.
Je limiterai mes réflexions aux deux points qui
m'en ont le plus suggéré.
i.i: sain i -i:\niiti : iiomain
II
Il est banal de rappeler que l'histoire de l'Em-
pire est inséparable de l'histoire de la Papauté; il
l'est peut-être inoins de rechercher la véritable
nature des rapports entre les deux souverai-
netés. M. Bryce a refait celte étude; une conclu-
sion s'en dégage et s'impose à tout lecteur non
prévenu : la notion du pouvoir temporel des
Papes, au sens que ce mot a pris dans nos discus-
sions contemporaines, date d'une époque relati-
vement récente; sur le terrain étroit où nous
l'avons circonscrite, cette notion n'eût été ni com-
prise ni acceptée par les grands Papes d'autrefois.
Qu'est-ce que la ville de Rome, dans l'idée de
tout le moyen âge? Le Saint-Siège : une posses-
sion mystique, à la fois source et appoint du pou-
voir universel. Il y a deux pouvoirs universels, le
temporel et le spirituel, par conséquent deux
maîtres de Rome, César et Pierre. Le pontife
exerce là sa suprématie, mais surtout il l'exerce
de là sur le inonde. De même pour l'Empereur,
roi des Romains; où qu'il réside, dans sa ville ou
dans son burg d'Allemagne, sa vraie capitale est
sur le Palatin. Nul ne songe à lui contester la juri-
diction qui découle de son titre de patrice. Dans
172 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
les deux récits du couronnement de Charte magne,
cette conséquence de la translation de L'Empire
est nettement exprimée. Les Annales de Lau-
resheim disent : « Il sembla au Pape Léon et à
tous les saints Pères qui assistaient au présent
concile, de même qu'au reste du peuple chrétien,
qu'ils devaient prendre pour empereur Charles, le
roi des Franks, qui tenait Rome elle-même, où les
Césars avaient toujours accoutumé de demeurer,
et toutes les autres régions qu'ils gouvernaient,
en Italie, en Gaule, en Germanie. » Mêmes termes
dans la Chronique de Moissac : « Voyant qu'il
tenait Rome, la mère de l'Empire, où les Césars
avaient toujours accoutumé de demeurer... » —
Pendant deux cents ans, la souveraineté impé-
riale s'exerce à Rome d'une façon intermittente
en fait, continue en droit. Otton le Grand reçoit
du Pape et des Romains le serment de fidélité
à sa couronne. Otton III s'établit à demeure
dans sa capitale, il construit un palais sur
l'Aventin ; en remettant le code de Justinien à ses
juges, il leur commande « de juger, avec ce
code, Rome, la cité léonine et le monde entier ».
Et cela de plein accord avec son ami, le pieux
Gerbert, devenu Sylvestre II.
M. Bryce nous dit que les papes gouvernaient
Rome en qualité de lieutenants de Charlemagne et
d'Otton; il assimile les donations de Pépin et de
LE SAINT-EMPIRE ROMAIN 173
son fils à la collation d'un Ix-nélice ecclésiastique,
cornue- relui de tout autre prince-évêque. Ces
assertions sont-elles absolument exactes? Je ne le
crois pas. Les rapports des deux pouvoirs sont
plus complexes; il y a entre eux une subordina-
tion réciproque, une indistinction dont l'esprit du
moyen âge s'accommodait sans peine. Il est diflicile
de préciser leurs limites respectives, changeantes
avec le moment, les circonstances, la force et
l'humeur des deux coparlageants. Cette détermi-
nation est surtout difficile parce qu'elle n'avait
pas alors l'importance que nous lui donnons
aujourd'hui. A cette époque, la question est posée
autrement : la possession de Rome n'a qu'une
valeur représentative de la possession du monde ;
elle aurait peu de prix par elle-même, si elle
n'était le signe et l'instrument d'une double juri-
diction, étendue à tout l'univers. Cela est si vrai
que les rêves républicains d'un Arnaud de Brescia
n'ont rien do commun avec les ambitions plus pra-
tiques d'un Mazzini; quand Arnaud rétablit le
régime consulaire, sa pensée va beaucoup plus
loin que les rives du Tibre; il prétend faire rétro-
grader l'histoire par delà César et Pierre, ramener
le monde sous l'obédience du peuple-roi.
Lorsque la lutte s'engage entre l'Empire et la
Papauté, les revendications sur la capitale indivise
n'y jouent d'abord aucun rôle; on combat des
15.
174 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
deux parts pour do plus grands intérêts, pour le
droit à disposer du globe, pour la prééminence
universelle d'un des deux vicaires de Dieu. Les
compétitions territoriales sur le fief de la com-
tesse Mathilde ne sont qu'un accident, une consé-
quence secondaire dans ce duel d'idées. Durant
les trêves, quand Barberousse vient se faire cou-
ronner à Rome, il y est à la fois chez le Pape et
chez soi. L'autorité locale du Saint-Siège ne
devient un fait reconnu qu'à l'époque où l'Empire
affaibli se concentre en Allemagne ; il faut arriver
jusqu'à Albert de Hapsbourg pour trouver un
acte formel, par lequel l'empereur abandonne aux
Papes la juridiction sur Rome. Mais ils doivent
alors la disputer à d'autres adversaires, aux
Colonna, à la municipalité ; l'exode à Avignon et
le grand schisme retardent encore de cent cin-
quante ans l'affermissement de leur pouvoir
régalien; c'est à dessein que je ne dis pas : de
leur pouvoir temporel, car jusqu'à ce moment le
mot a gardé un tout autre sens, il a signifié la
part d'intervention que le vicaire spirituel récla-
mait dans le gouvernement universel des affaires
humaines.
Enfin, aux approches de la Renaissance, l'Etat
pontifical se constitue sous la forme que nous lui
avons connue. Il subit la transformation com-
mune à tous les Etats de l'Europe; durant cette
il. SAINT-EMPIRE ROMAIN 176
période, <l«' nouvelles conditions politiques limi
icni el fortifient <1 n même coup les anciennes
suzerainetés féodales, en Les restreignant à an
doinaii fTrriif où elles deviennent maîtresses
absolues. Le génie |»rat i<|ii«> des Médias et des
Parnèse achève rapidement celle mt'laux uplios*'
d'un pouvoir idéal ru pouvoir matériel. Mais c'est
un phénomène bien digne d'attention qu'aux xvn°
el xvinc siècles, alors que la Papauté possède pour
la première fois la plénitude des droit territoriaux
et de l'indépendance politique, tout ce qu'elle
gagne de ce côté, elle le perd en éclat et en puis-
sance universelle; on voit diminuer le rôle qu'elle
jouait dans le monde en des jours plus précaires.
Un Hildebrand, un Innocent, s'ils fussent revenus
dans la Rome de Ganganelli, auraient fait peu
de cas d'une sécurité achetée au prix de tant
d'effacement; insensibles aux avantages du nou-
veau pouvoir temporel, ils auraient réclamé l'an-
cien, au sens où ils l'entendaient. On peut ajouter,
sans paradoxe, qu'ils eussent plus facilement
reconnu leur Rome et leur monde au siècle sui-
vant, quand M. de ïournon administrait la pré-
fecture du Tibre. Entre eux et le nouveau Charle-
magne, le débat eût porté sur l'investiture du
conquérant, sur le partage des consciences ; quant
à la spoliation dont se plaignait Pie VII, elle
n'eût été à leurs yeux qu'un grief accessoire,
176 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
sujet à accommodement; car Napoléon ne faisait
que relever le vieux droit carlovingien et saxon,
lorsqu'il envoyait son préfet siéger en son lieu
au tribunal du patrice.
De nos jours, la condition du souverain ponti-
ficat change encore une fois avec les conditions
générales de l'Europe. Depuis trois siècles, un
mouvement historique avait mis hors de tutelle
les petits Etats; une loi contraire, tout aussi
irrésistible, les emporte aujourd'hui. Nous n'aper-
cevons pas encore le mode d'existence que les
temps nouveaux feront à la Papauté ; cet inconnu
reste un des problèmes les plus ardus de l'heure
présente; mais nous voyons déjà que le rôle des
Papes redevient incomparablement supérieur à
celui dont se contentaient leurs prédécesseurs au
siècle dernier. Dans toute l'histoire du Saint-
Siège, une disposition mystérieuse semble accroî-
tre sa puissance morale et politique en raison
inverse de la solidité de ses fondements matériels.
Ces remarques n'ont point pour objet de con-
tester la validité d'un établissement affermi depuis
plusieurs siècles et remis en question aujourd'hui.
Elles se proposent uniquement de faire réfléchir
les personnes, toujours nombreuses, qui ne peu-
vent se déshabituer d'identifier une institution
permanente avec ses formes transitoires. Les
leçons du passé nous montrent la souveraineté
LE SAIN I -IMIIIli: ROMAIN 177
pontificale changeant de nature, dans la sphère
des intérêts temporels, au far H ;ï mesure «I»'
l'évolution européenne. 11 y ;i dans cette souve-
raineté des ressources d'autorité inépuisables, qui
u'eiiivnl jamais besoin d'une gestion domaniale
pour se manifester. Aux pins brillantes époques
de la Papauté, la possession tranquille et l'indé-
pendance complète ne furent que de courtes excep-
tions. Sa garantie est ailleurs, dans ce quelque
chose d'éperdu que les peuples ressentent, quand
ils attachent leurs regards sur cette cime aux
frôles assises.
III
M. Bryce, et M. Lavisse après lui, estiment
que le Saint-Empire prit fin légalement en 1806,
avec l'abdication de François II; virtuellement
en 1815, avec la chute du véritable Empereur
romain, Napoléon. Ils dénient au nouvel empire
germanique toute attache avec l'ancienne tradi-
tion. Je demande à leur soumettre quelques objec-
tions.
Une idée qui a vécu dix-huit siècles ne se rési-
gne pas si facilement à mourir; elle s'insinue
dans tout organisme où elle a chance de revivre.
178 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
La jeune Allemagne est une nation très éprise
d'archéologie. Si on lui demandait une renoncia-
tion formelle à la succession du Saint-Empire,
c'est le contraire que l'on trouverait dans le cœur
de ses souverains, de ses hommes d'État, de ses
étudiants et de ses soldats. Le Hohenzollern doit
laisser tomber les prétentions et les titres des
Hohenstaufen, pour ménager les regrets du Ilaps-
bourg son allié; mais il ne saurait oublier que,
par la force des choses, tout ce qu'on peut sauver
de l'idéal historique lui revient naturellement
aujourd'hui. J'ai déjà cité le mot de M. de Bismarck,
qu'on prit pour une simple boutade, quand il le
dit en 1865, à Gastein, à un interlocuteur de qui
je le tiens : « Je veux la guerre pour faire mon roi
empereur d'Allemagne, pour le faire couronner un
jour à Rome empereur de l'Allemagne protes-
tante. »En 1871, quand les héritiers des Électeurs
apportèrent à Versailles la couronne de l'empereur
allemand, toute cette Germanie avait le sentiment
qu'elle restaurait le passé en instituant l'avenir;
les fantômes du Rœmer étaient certainement con-
voqués dans le palais de Louis XIV.
Il est permis de croire que ces fantômes han-
tent plus que jamais l'intéressant souverain qui
signe ses moindres billets : ImperatorRex. Autant
qu'on peut deviner cette âme, elle offre de singu-
lières ressemblances avec celle d'un lointain pré-
LE SAINT-EMPIRE ROMAIN 179
déresseur, Ollon III, surnommé par ses contem-
porains « la merveille du monde ». Ollon, nous
«lit M. Bryoe, e avail une foi religieuse profonde
dans les devoirs de l'Empereur vis-à-vis du monde,
ci (Mi même temps qu'une ambition d'antiquaire,
une imagination bouillante, <i\nt<v par les sou-
venirs de la glorieuse puissance don f il riait le
représentant ». 11 lit graver sur ses sceaux la
légende : Renovatio Imperii Romanorum; il établit
sa résidence à Rome. — A peine monté sur le
trône, Guillaume II s'est senti atliré vers Rome
par un aimant irrésistible. Des calculs d'alliance
politique suffisaient à expliquer ce voyage, soit;
qui pourrait dire si l'obsession du mirage hérédi-
taire n'y fut point pour quelque chose? Elle est
peut-être pour quelque chose dans l'impatience
qui pousse l'empereur sur toutes les routes de
l'Europe, dans toutes les capitales; comme pour
mieux affirmer par sa présence cette hégémonie
morale, qui fut l'essence môme de l'Empire,
en dehors de ses territoires propres. L'ancien
empereur était le représentant et le chef, caput%
de ce qu'on appelait jadis la chrétienté; le nouveau
aspire visiblement à être le chef de ce qu'on
appelle aujourd'hui le monde civilisé.
Il semble qu'une connivence constante de la for-
tune encourage partout ce rêve. Un fait récent,
entre mille autres, est bien significatif. Stanley, que
180 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
l'on croyait disparu dans les ténèbres de l'Afrique
intérieure, surgit soudain à la lumière; il apporte
des morceaux inconnus du globe. La fortune veut
qu'il reparaisse à nos yeux sur une terre où l'on
a planté la veille le drapeau de l'Empire; le pre-
mier salut qu'il reçoit du monde civilisé, — de la
chrétienté, — c'est la dépêche de Ylmperator Rex.
Et cet homme qui travaille pour une autre race,
pour des projets antagonistes, sa réponse est
conçue de telle sorte qu'on croirait d'abord à un
hommage de ces nouvelles terres, fait à celui qui
tient le globe dans sa main par délégation supé-
rieure. Violente ou discrète, l'intervention de César
se manifeste partout, sous la forme la plus propre
à faire reconnaître l'arbitre de tous les intérêts
humains.
Si M. Bryce et M. Lavisse ont raison, malgré
tout, ce n'est pas qu'il y ait prescription de l'idée
impériale ou faiblesse de volonté à renouer le lien
séculaire ; c'est que le César traditionnel n'a plus
de sens, quand on l'isole de Pierre. L'Empereur et
le Pape pouvaient se quereller, guerroyer, peu
importait; ils étaient les deux éléments indisso-
lubles de l'unité de puissance. Or, aujourd'hui,
l'ombre de Luther les sépare irrévocablement.
C'est là un des plus beaux jeux de l'Histoire.
Quoi que puissent alléguer les écrivains catholi-
ques, il est certain que la Réforme a servi d'abord
LE SAINT- EMPIRE lt< »M.\IN 181
le monde germanique; elle lui a donné une phy-
sionomie et une conscience particulières, une
place mieux définie dans L'humanité, une bonne
|iarl «le sa récente grandeur. Mais le jour où le
monde germanique s'est trouvé en mesure d'ache-
ver cette grandeur, de l'égaler à celle des anciens
temps, Luther s'est dressé entre lui et l'ambition
suprême; le moine avait décapité d'avance le
dessein du prince de Bismarck. Sa voix a dit :
« Tu ne remonteras pas si haut. »
Supprimez la Réforme; rien n'aurait pu empê-
cher les deux pouvoirs de se ressouder sur nos
tètes, pour imposer à l'Occident l'accord de leur
domination morale et matérielle. Nous avons vu
les deux tronçons tendre l'un vers l'autre à grand
effort, malgré l'abîme qui les sépare, comme s'ils
avaient l'instinct qu'ils doivent faire un seul corps.
Tout ce que nous savons de la politique et des
sentiments qui régnent depuis quelques années
à Berlin et à Rome, tout nous montre les deux
pouvoirs merveilleusement enclins à relever le
vieil édifice impérial et pontifical. L'objection tirée
du changement des temps, il faut la laisser à ceux
qui n'ont jamais lu l'Histoire : que fait-elle autre
chose, sinon de recoudre des habits nouveaux
sur quelques mannequins indestructibles? Tout
conspirait à faciliter le rétablissement du couple
historique, sinon tel que l'avait connu le xie siècle,
REGARDS HISTOR. ET LITTÉR. 16
182 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
du moins aussi puissant sous un autre aspect :
nul ne pouvait y faire obstacle, nul, sauf Luther.
Il a coupé la racine du Saint-Empire romain.
Est-elle donc irrémissiblement condamnée,
l'idée qui fut l'axe de l'Histoire durant tant de
siècles, l'alliance dans Rome des deux forces, la
spirituelle et la temporelle? Qui sait? De pareilles
idées, nous l'observions plus haut, ont la vie
tenace; comme les sources détournées de leur
vieux lit, elles sont ingénieuses à se frayer des
voies cachées, elles vont jaillir sur un point où
l'on a peine à les reconnaître, tant elles parais-
sent transformées. Tandis que l'ancien chef de
l'Europe essaye de la reprendre, partout, autour
de lui et jusque sous ses pieds, d'un mou-
vement incoercible, la puissance suprême se
déplace; plus ou moins vite suivant les lieux, elle
descend d'un homme aux peuples. Si l'on refai-
sait aujourd'hui la fresque symbolique de Santa
Maria Novella, le peintre placerait-il encore l'Em-
pereur au sommet de la pyramide humaine? Il y
mettrait peut-être la princesse dont parlait le col-
porteur allemand, celui que l'auteur de l'Alle-
magne actuelle rencontra dans le Harz et qui
disait aux petits enfants des mineurs : « On bri-
sera les couronnes qui sont en bon métal et on
les refondra, afin d'en faire des écus d'or à l'effigie
d'une princesse nouvelle, mes petits, que vous
LE SAINT-EMPIRE HUMAIN 183
connaître/, et qui s'appelle Drmocratia. Retenez
bien ce nom ; vous l'entendrez proclamer au brnil
des fanfares '. »
11 y a quelques semaines, les vieux Romains
regardaient avec élonnement les portes de bronze
de Saint-Pierre toutes grandes ouvertes, comme
aux jours des couronnements impériaux. De lon-
gues files d'hommes entraient là, conduits par
des princes de l'Église et reçus par son chef;
c'étaient des gens du peuple et des métiers, venus
d'un pays où règne seule la princesse du colpor-
teur. Un cortège de pèlerins, ce n'est pas pour
étonner les vieux Romains, qui en ont tant vu.
Mais les spectateurs sentaient confusément que
ceux-ci n'étaient point des pèlerins comme les
autres. Ce qu'on introduisait solennellement dans
Saint-Pierre, c'était le nouveau pouvoir social, les
nouveaux prétendants à l'Empire. Ces ouvriers
venaient là comme y vinrent Gharlemagne, Otton
et Barberousse, pour chercher le sacre et l'inves-
titure.
Nous nous demandions tout à l'heure ce qu'un
Hildebrand aurait pensé des évolutions antérieures
de la Papauté. On peut conjecturer sans peine ce
qu'il eût pensé dans cette occasion. « Il avait, dit
fort bien M. Bryce, le plus rare et le plus grand
i. L'Allemagne actuelle, p. 216.
184 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
de tous les dons, le courage intellectuel, et cette
puissante foi de l'imagination qui accepte sans
réserves toutes les conséquences des convictions
auxquelles elle s'est arrêtée, et n'hésite pas à
agir immédiatement sous leur inspiration. » —
Hildebrand aurait pensé que si l'Empire descend
dans le peuple, il faut aller prendre son point
d'appui là où se reforme l'Empire; et qu'avec des
moyens toujours divers, toujours nouveaux, on
peut ressaisir le monde par la force d'une idée
ancienne.
Janvier 1890.
P. S. Cette étude était composée avant la publi-
cation des rescrits impériaux du 4 février, qui
convoquent à Berlin un congrès international
pour l'étude des questions ouvrières. Ai-je besoin
de faire observer comment cet acte considérable
modifie mes dernières remarques, tout en forti-
fiant les assertions qui les précèdent? Jamais
l'empereur allemand n'avait mieux montré son
désir d'entraîner l'Europe dans les voies de l'Em-
pire, en prenant la direction des grands mouve-
ments contemporains. Quel que soit le succès de
la tentative, pour le souverain qu'une presse favo-
rable appelle déjà « l'Empereur des ouvriers », il
LE SAINT-EMPIRE ROMAIN 185
agit sous l'impulsion de l'esprit qui guidait ses
pinlôcesseurs au moyen âge. Cette « justice de
l'Empire », que haute implorait comme le seul
recours international de son temps, l'empereur
actuel en réclame le monopole, il invite les peu-
ples à la chercher en se tournant vers lui. Par ce
coup hardi, il essaye de retenir dans ses mains la
puissance qui s'échappait, descendait et commen-
çait, en certains milieux, de regarder vers Rome.
Dans cette lutte de vitesse pour absorber une
idée, Rome est distancée, momentanément. Les
péripéties ultérieures de la lutte nous réservent,
sans doute, le plus grand spectacle historique de
ce temps; c'est un mérite de plus, pour le livre
de M. Bryce, de nous préparer à mieux comprendre
ce spectacle.
Note de février 1890.
16.
L'EMPIRE RYZANTIN
tiUSTWK sc.iu.i Mi;i;ii(ii:u
I
Nous avons parlé tlu Saint-Empire romain, à
propos du livre do M. Bryco; nous avons suivi
dans l'histoire d'Occident la figure idéale de
César, persistante à travers ses métamorphoses :
médaille sans cesse refondue avec des alliages
nouveaux, mais toujours frappée au vieux coin.
La belle publication de M. Schlumherger nous
invite à regarder l'autre face de la médaille,
la molle efligie du basileus oriental. M. Sohlum-
berger est un savant heureux. Médiéviste by/an
lin, il vit dans un monde magniiiipie et rare, dont
nous ne savons presque rien. Partout ailleurs,
i. Un Empereur byzantin au Xe siècle : Nicéphore Phocus.
i.'i.Mi'iiti: Bl 187
l'imagination n'a plut guère d'emploi dans le vaste
champ <lf L'histoire; lei document! la réfrènent,
ils encombrent la rouie, ils alourdissent la marche
qu'ils assurent. Cette Byiance reste un domaine
de féerie, un paya rierge et inconnaissable; !>«-■*
«le documents, et inexacte; on suit seulement <|u<*
s'il y en avait, ils sciaient prodigieux. L'historien
qui travaille dans cette partie est à ses confrères
Comme le squatter du Far-Wost an laboureur
do la lleaure. Il serait bien coupable s'il nous
ennuyait, lui qui n'a pas charge de nous démon-
trer une vérité, mais de peupler avec ses intui-
I ions dix siècles vides.
A ce point <lc vue, l'honnôlc Lcbeau fut souvent
coupable, (libbon ne l'était certes pas : sa forte
pensée intéresse toujours. Mais, si peu qu'on ait
creusé le sol byzantin depuis un siècle, on y a
découvert des filons assez, importants pour que
L'histoire du bas-empire soit à refaire. Cependant,
la concurrence est languissante «le ce côté. En
dehors <le quelques thèses d'érudition pure, les
profanes ont entre les mains l'excellent livre de
M. Rambaud, f Empire byzantin au Xe siècle,
et une plaquette très suggestive de M. Marrast,
h'st/H/ssrs /n/zantines. Ils ont aussi la Thèodora de
M. Sardou et celle de M. Henry lloussaye. C'est
à peu près tout, je crois. M. Schlumberger apporte
à ces études une contribution capitale, un fort
188 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
volume de 800 pages, copieusement illustré de
chromolithographies et de gravures Les planches
reproduisent les maigres reliques de l'art byzan-
tin, éparses dans les musées et les collections par-
ticulières; les fac-similé de miniatures, d'émaux,
d'armes et de monnaies alternent avec les paysages
historiques. « J'ai voulu faire de ce livre comme
un résumé de l'existence militaire, sociale et poli-
tique à Constantinople vers l'an 960 », nous dit
l'auteur.
Il a judicieusement choisi l'épisode central
autour duquel il ramasse le tableau du monde
grec et asiatique : c'est le règne de Nicéphore
Phocas, un acte pris entre mille dans la cruelle
et monotone tragédie qui se déroule tout au long-
dès annales impériales, avec les mêmes intrigues
d'amour, d'ambition, de meurtre, nouées dans le
gynécée, dans les camps et les monastères. L'épi-
sode est général et caractéristique par sa ressem-
blance avec tant d'autres; il est singulier par
le relief qu'il emprunte à la figure d'un vaillant
homme de guerre, par la grandeur momentanée
de l'empire durant les courtes années où cet
homme en relève les ruines.
En 959, la pourpre était tombée sur les épaules
de Romain II, petit-fils de Romain Lécapène.
C'était une âme chétive . Le vieil eunuque
Bringas gouvernait l'Etat, le jeune autocrator
l'empire BYZ \MI\ 180
chassai! L'onagre dans les villas «lu Bosphore, ei
il aimail Théophano. Fille d*on cabaretier <le
Laronie, tirée de l;i taverne paternelle par un
oaprioe <lu maître, Théophano fut la Théodora
• lu \" sii'ele. iïlle régna aux côtés de trois empe-
reurs, car il fallait passer j)ar son lit pour
occuper le trône. L'histoire moderne est sortie
des flancs de Théophano; une de ses lilles a
transféré les droits de l'empire en Occident, une
autre a porté le christianisme en Russie et pré-
paré ainsi l'héritière de Byzance. M. Schlum-
berger s'est efforcé de faire revivre la figure de
cette femme, qui a remué le monde autant et plus
qu'Hélène. « C'était une grande pécheresse »,
nous dit-il, et il le prouve surabondamment. Elle
était belle à ravir, suivant Léon Diacre; pour l'at-
tester, il y a mieux que le témoignage d'un chro-
niqueur, et nous pouvons en croire des témoins
qui se sont fait égorger; nous pouvons mesurer la
toute-puissance de cette beauté au sang qu'elle a
fait répandre.
Tandis que Romain II prenait obscurément son
temps de bonheur, un glorieux général gagnait
pour lui des batailles. En Syrie, en Crète, sur
toutes les frontières, Nicéphore Phocas tenait
tête aux ennemis de l'Empire. Il avait restauré la
discipline dans les troupes; il leur communiquait
son activité, ses rudes vertus. Son prestige gran-
190 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
dissait après chacune des campagnes où l'Islam
reculait devant lui. Le peuple vénérait cet ascète
militaire, car Nicéphore était une sorte de moine-
soldat; il méditait d'ensevelir sa gloire dans un
monastère. En 963, il avait cinquante ans; d'ac-
cord avec lui, saint Athanase venait de fonder la
Laure du mont Athos; et l'on achevait de bâtir,
dans cette retraite, une cellule expressément des-
tinée au généralissime de l'armée d'Asie. Atha-
nase attendait son disciple à la Montagne-Sainte,
quand il reçut des nouvelles surprenantes pour
un pieux solitaire.
Un appel de Théophano avait changé la voca-
tion de Phocas. Comme le vainqueur des émirs
syriens ramenait son armée sur le Bosphore,
l'empereur Romain II rendit l'âme tout à point.
Nicéphore, acclamé par le peuple, fut porté en
triomphe au Palais-Sacré; Bringas essaya de lui
disputer le pouvoir; « cet eunuque ridé avait
une âme de fer », c'est M. Schlumberger qui le
dit. Débordé par la sédition, accablé d'outrages,
il disparut dans un couvent. Le patriarche Po-
lyeucte fut jeté en prison parce qu'il refusait de
bénir l'union du nouvel empereur avec Théo-
phano. Elle avait tout conduit. "Voulant disposer
de l'empire au mieux de ses propres intérêts,
elle ne craignit pas de le donner à un général
quinquagénaire, réputé jusqu'alors pour l'austé-
L'EMPIRE BYZANTIN 191
rite de ses mœurs, (détail mie personne «l'un <lis-
eernemenl très sûr.
Cependant, Nicéphore ne perdit pas le goût de
la guerre cl des grandes aetions. Chacune des six
années de son règne fut marquée par des cam-
pagnes heureuses. Le récit des expéditions diri-
gées contre Séii' Kddauleli, le chevaleresque émir
d'Alep, semble un épisode détaché à l'avance de
L'histoire des croisades. Dans ces tableaux de la
vie militaire, le savant narrateur passe en revue
les armées byzantines, si curieusement composites
avec leurs contingents arméniens, russes, hon-
grois, albanais. Nous parlons beaucoup aujour-
d'hui du cosmopolitisme, dû au progrès moderne
des communications; c'est peu de chose en regard
du prodigieux mélange des races et des individus
dans la Byzance du moyen âge. Du Danube à la
mer de Syrie, de la Sicile à la Perse, la guerre
entretenait un mouvement perpétuel parmi ces
multitudes d'hommes si divers, roulés par les
armées comme les galets par la marée. M. Schlum-
berger nous mène à leur suite des camps du Taurus
à ceux de l'Apennin, sur les flottes impériales
munies de feu grégeois.
Il rentre à Constantinople pour y trouver d'au-
tres tableaux, avec les triomphes, les couronne-
ments, les cérémonies du jour pascal. Au centre
de ces cortèges de féerie, qui se déroulent des
192 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Blachernes à Sainte-Sophie, l'autocrator divinisé
apparaît dans un nuage d'encens, « avec des
bandelettes dorées autour du corps, représentant
celles du Christ dans le sépulcre, les cuisses
enveloppées dans un linceul, les sandales dorées
aux pieds, le sceptre crucigère dans une main et
dans l'autre Yakakia, sachet d'étoffe de pourpre
plein de la poussière des tombeaux, symbole de
résurrection. » Chacune des scènes est patiem-
ment recomposée, avec les menues indications
glanées dans les chroniqueurs et dans le cérémo-
nial byzantin; grâce à ce procédé, les chapitres
du livre ont un air de parenté avec les pâles
mosaïques qui montrent encore quelques frag-
ments des mêmes scènes, sur les murailles des
églises. La nomenclature des innombrables charges
de cour, avec leurs titres grecs ou barbares, em-
plit les pages d'un bruit de mots sonores et fas-
tueux. Pour les gens sensibles à la griserie de
l'oreille par les vocables rares, il y a là une mine
inépuisable de jouissances, de quoi défrayer à
nouveau dix Légendes des siècles et mille sonnets
hérédiens.
Cette apothéose d'un homme adoré par l'univers
ne dura que six ans pour l'empereur Phocas. Une
nuit du mois de décembre 969, Théophano appela
un autre général, l'Arménien Zimiscès, campé
avec les troupes sur la rive asiatique du Bosphore.
l'empire byzantin 193
Il traversa le détroit, seul dans une petite barque,
il pénétra dans le cubiculum du palais. Théopliano
le conduisit vers la peau do tigre où sommeillait
Nicéphore, elle ^uidadans l'ombre l'épée de son
nouvel amant. De la fenêtre du Boucoléon, un
eunuque montra à la foule la tète du Basileus,
sanglante entre les torches. Au bruit du complot,
les vieux soldats et le peuple étaient accourus
pour défendre leur prince; en voyant sa tôle
rouler dans la neige, la foule fut aussi femme que
l'impératrice : elle acclama Zimiscès, empereur
auguste et saint, l'égal des apôtres.
II
Ce règne si court avait raffermi l'empire
d'Orient; mais, à cette même date, sous la re-
prise de force apparente, cet empire se vide de son
droit traditionnel, qui s'écoule dans deux direc-
tions différentes.
Nicéphore avait tenté de reconquérir les thèmes
d'Italie, réduits à une bande maritime dans l'Apulie
et la Calabre. C'était le dernier lambeau du vrai
patrimoine romain, celui qui permettait aux gens
de Constantinople de se dire les héritiers légitimes
de César. Les troupes grecques rencontrèrent
17
194 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
devant elles les Germains d'Otton le Grand; il
venait de son côté revendiquer la succession de
Rome. L'avantage demeura à l'empereur d'Occi-
dent. Il obtint par surcroit, pour son fils Otton II,
la fille aînée de ïhéophano et de Romain; elle
apporta la consécration du droit ancien à ces
Saxons qui tenaient déjà Rome par la force.
Sur un autre terrain, Nicéphore commit la faute
d'appeler les Russes à son secours, pour contenir
les Bulgares. Les hordes du Dnièpre descendirent
pour la première fois dans les vallées au sud du
Danube. Leur chef, Vladimir de Kief, exigea la
main de la princesse Anne, la seconde porphyro-
génète. On sait comment la Grecque baptisa son
époux et son peuple.
Ces deux femmes, qui devaient le jour à la fille
du cabaretier de Laconie, emportaient le principe
de vie de l'empire, l'une à l'Occident, l'autre au
Nord. Elles déplaçaient Byzance dans l'avenir.
Le second de ces germes historiques a couvé
longtemps. Il est éclos depuis un siècle. Si
nous devons jamais voir un éclat entre Berlin et
Pétersbourg, ce sera la vieille querelle d'Otton
et de Nicéphore, poursuivie par leurs héritiers
substitués.
Ainsi, malgré sa splendeur extérieure et sa
longue durée, l'empire byzantin n'est, dans le
plan de l'histoire, qu'un foyer de décomposition,
l'empire byzantin ",:>
un de oei corps en putréfaction <>ù Lei germes se
préparant et d'où ils B'envolenl pour (aire <l<' La
vie ailleurs. An centre même de ce loyer, tous 1rs
éléments utilisables se transformenl <!<• bonne
heure pourservir à un empire plus robuste, l'em-
pire ottoman. Contrairement aux idées reçues, la
prise de (iOiistantinople par les Turcs a très peu
changé la physionomie des pays d'Orient. Le
nouvel Etat s'est adapté avec une docilité remar-
quable à la forme de l'ancien'. Le regretté Albert
Dumont a clairement montré, dans ses études sur
l'administration ottomane en Roumélie, combien
Le vilayet turc diffère peu du thème byzantin. A
Constantinople, au palais du Sultan et dans les
bureaux de la Porte, la survivance des traditions
grecques est attestée par les moindres détails d'éti-
quette, par les procédés de gouvernement et les
conditions de la vie sociale. Les renseignements
qui nous manquent sur l'ancienne Byzance, on
peut les chercher hardiment dans les premiers
volumes de Hammer : les descriptions accumulées
dans son Histoire de l'Empire ottoman s'appliquent
souvent à un passé plus reculé; ce passé reparaît
sous le vêtement musulman, comme les vieilles
peintures sous le lait de chaux du conquérant,
dans les basiliques converties en mosquées .
L'Islam n'a mis qu'une âme nouvelle dans ce corps
fossile qu'il s'appropriait; elle dépérit à son tour;
196 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
mais elle rendit la vie pour un temps au cadavre
qui la recevait. Quand on considère ce qu'était
devenu le christianisme à Byzance, à l'époque où
il dégénérait en un paganisme formaliste et subtil,
on se demande si l'Islam ne fut pas à certains
égards une rénovation morale; il apportait une
doctrine plus vitale, mieux sauvegardée dans sa
pureté première.
C'est l'originalité peu enviable du bas-empire
de n'avoir joué aucun rôle dans l'histoire géné-
rale. On pourrait l'en retirer, ou du moins rac-
courcir de beaucoup sa lente agonie, sans déformer
la chaîne apparente des grands faits humains. Il
occupa une place vide, comme l'herbe vaine sur
la jachère, pendant que la terre reconstitue son
énergie pour d'autres moissons. Ceci explique le
naufrage total d'une civilisation insensiblement
absorbée par ses héritiers ; et l'on s'étonne moins
qu'une si longue existence ait laissé si peu de
documents, de témoignages matériels. A Rome,
le monde antique reparaît sous chaque coup de
pioche, après quinze siècles de bouleversements.
On a beau fouiller Stamboul, elle ne rend rien de
la splendide Byzance; tout s'est évanoui ou trans-
formé.
Pour retrouver chez les vivants un dernier ves-
tige du peuple évoqué par M. Schlumberger, il
faut suivre les ruelles turques et juives qui ser-
L'EMIMHK IIYZANTIN 107
penlent jusqu'au fond tic la (lorne-d'Or. On arrive
par là au Phanar, le quartier <>ù se sont échouée
les petite-fils «les maîtres de l'Orient. I ne porte de
pierre Irapue cl snmlu-e \ donnait accès; les pans
de mur déjetés qui servaient de linteaux à cette
porte subsistent seuls. Au delà, les premières mai-
sons gardent encore, sous leurs murailles mas-
sives festonnées de barhacanes, un air guerrier et
provocant; elles cèdent promptement la place à
de minables constructions, masures en planches
peintes. Les restes de l'ancienne clôture, la pau-
vreté et le délabrement des habitations, tout
donne au quartier grec l'aspect d'un ghetto.
Au milieu de ces baraques, une église en bois
reproduit fidèlement le type consacré des basili-
ques. Là ressuscite, durant la nuit de Pâques, une
pâle vision de la Byzance des grands jours. Les
portes de l'iconostase s'ouvrent devant le patriar-
che, escorté des dix archevêques synodaux; re-
vêtus d'ornements magnifiques, coiffés du kali-
mafkon, le long voile de deuil qui descend sur
leurs barbes blanches , ces vieillards ont la
majesté hiératique des saintes images qu'ils
encensent. Le patriarche porte la tunique de bro-
cart à fleurs d'or, rattachée par des grelots en
souvenir de la robe d'Aaron, et le pallium où
sont enchâssées de précieuses reliques. On place
sur sa tête la tiare d'émail, avec les portraits des
17.
198 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
douze apôtres; par une suprême et poignante déri-
sion, cette tiare est sommée d'une aigle en dia-
mants, l'aigle impériale, l'aigle de Constantin,
étreignant le globe dans ses serres; souvenir
jaloux et signe inoflensif d'un empire confiné
aujourd'hui entre les quatre murs de la pauvre
basilique. Des diacres montent dans les ambons,
dans les tribunes; ils lisent simultanément l'Evan-
gile dans tous les idiomes de l'Orient, comme au
temps où toutes les familles du peuple chrétien
se donnaient rendez-vous à Sainte-Sophie. Le
patriarche bénit la foule, et l'on cherche invo-
lontairement dans l'assistance les patrices, les
comités, les curopalatcs. Mais le successeur de
€hrysostome et de Photius ne trouve sous ses
bénédictions que la plèbe de l'hippodrome, des
bateliers ou des pêcheurs du port, humbles et
piteuses gens affublés de haillons; leurs têtes
s'inclinent sous le fez, symbole de la sujétion
musulmane; des cawass déguenillés contiennent
à grand'peine ces ouailles , qui se précipitent
bruyamment vers l'autel pour baiser les mains
de leur pasteur.
C'est la répétition diminuée, mais immuable
dans ses rites, des scènes pompeuses décrites par
l'historien de Byzance. L'empire de Nicéphore
vient finir là, comme finissent, sous ces murs du
Phanar, les vagues du large venues des trois
L'EMPIRE BYZANTIN 1!)!)
mers, do Marmara, du Bosphore et de ITlnxin;
elles meurent dans ces fonds marérageiix de l.i
Corne-d'Or, sur les prairies des Kaux-Douces
d'Europe; elles sont en parfaite harmonie; avec
la psalmodie grecque, ces eaux stagnantes qui
apportent sur la rive d'Eyoub le faible ressac et
le bruit lointain d'une grande vie épuisée.
Juillet 1890.
LE ROI MITHRIDATE
THÉODORE REINACH
Le bateau qui me portait du Caucase en
Crimée avait fait relâche à Kertch, l'ancienne
Panticapée. J'étais monté sur le plateau de
rochers qui domine la ville ; de la chapelle bâtie
au sommet, sur l'emplacement où fut l'acropole,
le regard embrasse un vaste horizon de terres
tristes et d'eaux lumineuses. Entre la mer Noire
et la mer d'Azof, reliées par le cordon du Bos-
phore cimmérien, la presqu'île de Kertch déroule
ses maigres champs tout hérissés de tumuli; à
chaque labour nouveau, ces champs rendent en
grand nombre des monnaies antiques. Un petit
1. Mithridate Eupator, roi de Pont.
LE ROI MininiDATE 201
berger tartare m'en offrit une poignée; sur l'une
de ces médailles, l'usure du temps laissait voir
encore un beau profil déjeune barbarr hellénisé;
on v pouvait déchiffrer le nom do Mithridate.
L'ombre qui se levait de ce morceau d'argent
reprit une vie singulière, dans le lieu où elle
m'apparaissait. A la place môme où j'étais assis,
une tragédie historique s'était dénouée; à cette
place, dernière retraite où le malheur l'avait
acculé, le roi de la mer Noire avait entendu les
cris de mort des soldats qui gravissaient ces
pentes, derrière son fils rebelle; là il avait bu le
poison et demandé le coup d'épée de l'esclave.
Mithridate! J'essayai de ressusciter une figure
et une histoire sous ce nom; je dus m'avouer que
j'en connaissais trop peu de chose. Quelques
vagues souvenirs de collège , la proverbiale
accoutumance aux poisons, la Monime de notre
bien-aimé poète, c'était tout. Aussi, en visitant ce
jour-là les tertres é ventres par les fouilles des
archéologues russes, en voyant tout ce qu'ils
livrent du passé sous la forme de menus frag-
ments, monnaies, bijoux, inscriptions, bas-reliefs,
je m'étonnais qu'un savant n'eût pas l'idée
d'assembler ces matériaux, de reconstruire avec
leur secours le grand drame de ces temps obscurs.
C'est fait aujourd'hui. M. Théodore Reinach a
eu cette idée, elle a pris corps dans un livre très
202 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
substantiel. Il y a un certain courage, et qui me
plaît fort, à jeter dans Paris un gros volume sur
Mithridate Eupator, roi de Pont. Le sujet est très
vieux et en même temps très neuf, puisque per-
sonne ne l'a traité chez les modernes; or, le com-
mun des lecteurs recule avec la même paresse
devant les sujets très vieux et les sujets très neufs.
Quand on voit sur un frontispice un titre aussi
rébarbatif, avec au-dessus la mention : « Biblio-
thèque d'archéologie, d'art et d'histoire ancienne »,
et, au-dessous, le dôme de l'Institut en vignette,
tous les braves ne chargent pas. J'ai chargé. Je
venais de laisser à mi-chemin deux ou trois romans
nouveaux, semblables par l'ennui qu'ils déga-
geaient; de désespoir, j'avais pris le Mithridate;
ah! qu'il me parut léger en comparaison! Je
tenais enfin un vrai roman. L'imprévu, la couleur,
les passions, les frémissements contraires d'une
âme aux prises avec de grands rêves, je trouvais
dans la chronique de l'aventurier royal tout ce
que ne m'avaient pas donné les œuvres dites
d'imagination. Cependant il est convenu que par
définition, et indépendamment de l'habileté des
auteurs, les romans que je n'ai pas eu la patience
d'achever sont des livres « amusants » , et le
gros volume d'histoire un livre « sérieux ».
Encore ce dernier mot est-il un euphémisme poli.
Il y a dans cette convention un mystère bien irri-
LE ROI Miini;ih\ i i. 906
i.uii. A moins «| 11' il iT\ ail aucun mystère, <■!
Simplemenl une dépravation <!<■ mon JOUI parti-
culier, (l'est encore possible
II
Cette histoire de Mitliridate, nous la savions si
mal et si confusément qu'on peut bien en rappeler
le canevas, comme on ferait d'une vie inconnue.
Ses ancêtres étaient venus de Perse dans l'Asie
grecque, où ils s'étaient taillé une satrapie indé-
pendante près de Cyzique, sur la côte de la Pro-
pontide. Pendant les troubles qui suivirent la
mort d'Alexandre, ces petits dynastes furent
chassés; l'un d'eux alla se reformer un Etat
plus au Nord , sur le littoral de l'Euxin , entre
l'embouchure de l'Halys et la Grande-Arménie ;
cette bande maritime devint le royaume de Pont.
Mitliridate y naquit l'an 132 avant Jésus-Christ.
Il n'avait que douze ans quand son père mou-
rut; une mère ambitieuse confisqua ses droits
et tenta de le faire périr. L'enfant s'enfuit aux
forêts du Paryadrès, sur la limite du Caucase ; il
disparut dans les gorges sauvages d'où le Tcho-
rok descend sur Batoum. Ces lieux n'ont guère
changé; tout y est farouche, la nature et les
204 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
hommes; les Lazes des montagnes, tels que je
les ai vus guidant leurs longues barques sur les
rapides du Tchorok, ne doivent pas différer beau-
coup des éducateurs de Mithridate. Comme les
héros des vieux mythes grecs, le proscrit vécut
sept ans parmi les barbares et les fauves, passionné
de chasse, gîtant sous le ciel dans le hallier, lut-
tant avec les sangliers et les ours qu'il étouffait
dans ses bras, s'endurcissant à la fatigue, à la
misère. Quand il sortit de cette rude école, il
était déjà l'athlète dont l'armure abandonnée
devait plus tard épouvanter les Romains; agile
et beau , d'une stature surhumaine , avec un
air de visage où éclataient le feu des passions et
l'audace des grands desseins; les médailles nous
ont conservé cette noble tête, sillonnée au front
par la cicatrice d'un coup de foudre. Il reparut
dans Sinope, on reconnut le maître; le peuple
l'acclama roi sous le nom de Mithridate Eupator.
A peine eut-il rétabli l'ordre dans ce petit
royaume que son ambition s'y trouva à l'étroit.
Il commença de s'agrandir sur tout le pourtour de
l'Euxin ; il soumit ou rendit tributaires les popu-
lations de la Colchide, de la Grimée, des bouches
danubiennes. La mer Noire devint ainsi un lac
Pontique, l'arsenal où Mithridate préparait ses
flottes, la place d'armes où il recrutait les auxi-
liaires du littoral pour former son armée de terre.
i.k nui mii i nui » \ r i : 205
De là, il guettail I<- moment ou l'Asie sérail mûre.
l)\\v éohappait aux empires en décomposition des
Sélt'uciilcs ci il<-s Ptolémées; les Romains en
tenaient l;i |»lus grande partie; mais d'une main
rapace <|ni exaspérait le pays, et qu'on sentait
déjà moins ferme par Suite des dissensions de la
République. Quand il jugea le moment venu,
Bfithridate gravit les plateaux montagneux der-
rière lesquels il était confiné sur la grève de
ITaixin; en quelques mois, l'orage accumulé sur
la mer Noire inonda toute l'Asie Mineure. Le roi
de Poni la conquit de l'archipel jusqu'à L'Ëuphrate,
tandis que ses lieutenants entraient dans Athènes
et réduisaient la Grèce. Sauf les Balkans, où
Bfithridate ne pénétra point, son empire réunit un
instant la plupart des territoires qui devaient
former un jour l'empire ottoman. Ce ne fut qu'un
instant : Rome envoya des légions, Sylla reprit
la Grèce après les journées de Chéronée et
d'Orchomènc; il vint disputer l'Asie au nouvel
Alexandre.
Je passe sur le détail de vingt-cinq années de
luttes, avec leurs alternatives de succès et de
revers; c'est la période que nous connaissions le
mieux, par les narrations de Plutarque. Plusieurs
fois rejeté dans son nid héréditaire, Mithridate
en ressortait toujours , avec des armées qui
venaient se briser sur les retranchements de
18
206 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Sylla et de Lucullus. Pompée eut enfin raison de
lui; refoulé en Arménie, trahi par son gendre
Tigrane, le vaincu entama, le long des côtes de
la mer Noire, cette dernière retraite qui ressemble
à la chasse d'une bête forcée. Il se réfugia dans
les fourrés de montagne où son enfance avait
trouvé un asile; les Romains l'en débusquèrent
et le poursuivirent plus loin, dans la vallée du
Phase, dans les marais de l'Ingour. Le fugitif,
entouré de quelques fidèles, s'évada par des sen-
tiers impraticables, sur le versant occidental du
Caucase qui tombe à pic dans la mer; repoussé
par des tribus inhospitalières, recueilli par des
barques de pêcheurs , Mithridate arriva ainsi
dans son dernier fort, en Crimée.
Il y assembla encore une armée et conçut
alors ce dessein digne d'un Annibal ou d'un
Bonaparte : fondre sur l'Italie par la vallée du
Danube et les passes du Balkan, frapper son
ennemi au cœur, dans Rome même. Ce plan
n'était pas irréalisable; comme le remarque l'his-
torien de Mithridate, « qui peut dire si Rome
n'aurait pas éprouvé le sort que lui firent subir,
cinq siècles plus tard, Alaric, Genséric et Totila? »
Mais il faut à de telles entreprises l'allié fantasque
delà jeunesse, le bonheur; le héros septuagénaire
avait atteint l'âge où la faculté du bonheur est
usée. Pharnace, son dernier fils, débaucha les
le roi MiTiinm.vi i 207
troupes mécontentes; elles lignifièrent au vieux
roi que sdii rolc était fini. Il ne loi restai! plus
qu'à u tir; il y parvint ;'i l'imimI peine, son corps
robuste résista longtemps. I>«' Bl« rebelle envoya
la dépouille de son père aux lUmains; ils l'ense-
velirent dans la nécropole royale, à Sinope.
111
Une vie si agitée intéresserait par elle-même :
elle attache davantage quand on pénètre l'homme
extraordinaire qui la vécut. Barbare civilisé,
Perse instruit aux écoles grecques, Mithridate
mêla deux mondes dans son âme complexe : il y
a du Pierre le Grand dans ce génie de soubresauts,
hâtif et inachevé. Le décor extérieur de sa puis-
sance traduit bien la dualité de son esprit; dans
l'équipement de ses armées, dans ses villes, dans
ses trésors, dans toute la mise en scène de sa vie,
il unit la magnificence écrasante de l'Oriental aux
raffinements ingénieux de l'Hellène. Les arts de la
Grèce trouvèrent en lui un protecteur entendu;
Rome fut éblouie, quand elle vit passer sur les
brancards des triomphateurs les statues , les
bijoux, la vaisselle d'or du monarque asiatique.
Il accueillait les rhéteurs, les poètes; il s'adonnait
208 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
aux sciences, surtout à la médecine qu'il prati-
quait. La légende des poisons repose sur un fon-
dement réel. Mithridate en cherchait sans cesse de
nouveaux dans son laboratoire; il y passait des
jours à broyer les herbes vénéneuses du Pont et de
la Colchide dans le sang des animaux maléticiés;
il avait manipulé lui-même le poison caché dans
le pommeau de son cimeterre, et qui ne réussit
pas à le tuer. Il composait ensuite des antidotes
qu'il absorbait prudemment chaque matin; ses
archives regorgeaient de formules thérapeutiques,
écrites de sa main, et dont quelques-unes ont sur-
vécu sous son nom. Le roi parlait tous les idiomes
des peuples qui bigarraient ses Etats. Il présidait
aux cérémonies des trois cultes rivaux, le maz-
déisme perse, la religion cappadociennc, le-
polythéisme grec. Nécessité politique, sans doute;
mais, avec l'accoutumance et la réflexion, elle
avait dû créer chez cet homme un état de cons-
cience supérieur , la clairvoyance anticipée du
savant de nos jours, qui retrouve sous tant de
symboles différents l'identité originelle de ces
cultes.
II séduit par ces côtés humains; et, d'autre part,
sa férocité monstrueuse le met en dehors de
l'humanité. L'action de verser le sang, même son
propre sang, est aussi naturelle à ce despote
d'Asie qu'aux grands animaux carnassiers. Après
LE ROI MITIIItll».\i l 209
la première nmqiièlr do l'Ionie, il ordonne le
massacre de tous les résidents romains; cent
mille Latins furent égorgés le jour des « Vêpres
éphésiennes ». Ceci, c'esl encore i\c la guerre.
Mais il semble que Milhridale ait érigé en système
l'extermination de tous ses proches, par le fer ou
par le poison. Je relève sur la liste de ses vic-
times une mère, quatre lils, autant de sœurs, dont
l'une, Laodice, fut sa première épouse. Les femmes
et concubines qui succédèrent à Laodice périrent
de même, à divers intervalles. Tantôt il sévissait
contre la trahison, toujours tapie à son foyer;
tantôt c'était le malheur et l'orgueil qui lui com-
mandaient ces meurtres. Quand le roi entrait en
campagne, il mettait en sûreté dans un de ses
châteaux son harem, ses archives, ses trésors.
Chacune de ces gazophylacies renfermait une
réserve de poisons rares. L'expédition tournait-
elle mal, l'armée romaine menaçait-elle le dépôt
royal, Mithridate envoyait aux eunuques l'ordre
de détruire le harem, avant qu'il tombât aux
mains de l'ennemi. On a peine à se représenter
les sentiments de ce terrible joueur qui mettait
au jeu toutes ses affections, qui levait une nou-
velle famille comme il levait une nouvelle armée,
liquidant après chaque catastrophe sa vie domes-
tique, parents, femmes, enfants, pour s'en refaire
une autre de toutes pièces.
18.
210 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Ainsi succomba Monime, et pourtant il l'aimait.
Il aimait aussi Stratonice, qui échappa au sort
commun en livrant à Pompée la forteresse et le
trésor commis à sa garde. Pour se venger, le roi
tua le fils qu'il avait d'elle. L'histoire de la fille du
citharède, telle que notre maître Amyot Ta trans-
latée de Plutarque, rappelle l'aventure d'Esther et
de Mardochée. « Stratonice, celle qui avoit plus
de crédit autour de luy et à qui il avoit baillé en
garde le chasteau où estoit la plus grande quan-
tité de son or et de son argent, estoit tille d'un
musicien chantre, lequel n'estoit, au demourant,
guères riche, sinon d'ans, dont il estoit fort chargé.
Mais ayant un soir en un festin chanté devant
Milhridates, elle le ravit si fort de son amour
qu'il voulut la nuict mesmes l'avoir à luy, et son-
vieillard de père s'en alla en sa maison tout fas-
ché. » Le lendemain, Stratonice était sultane
favorite ; le pauvre musicien s'éveilla dans la
pourpre, en une maison toute pleine d'or et
d'argent; des esclaves lui présentaient des vête-
ments somptueux, des pages attendaient à sa
porte avec un cheval richement harnaché. La
joie tourna la tête au vieillard ; il courait la ville
sur ce cheval en criant : « Tout ceci est à moi,
tout ceci est à moi! »
De toutes ces tilles grecques arrachées à leur
patrie parle conquérant, une seule trouva grâce
LK 1UH MITHHIDATK 211
jusqu'à li lin i't lui ni;ir(jua un véritable attache-
ment. La vaillante amazone Hypsicratée, vêtue en
homme, lea cheveux coupés, suivit le fugitif dans
ses marches forcées à travers le Caucase; après
le désastre de JNicnpolis, le vieux roi , abandonné
de tous, ne retrouva près de lui que cette main
dévouée pour rattacher sa cuirasse.
IV
La partie la plus neuve dans le travail de
M. Théodore Reinach, celle qui a dû lui coûter le
plus de peine et dont je lui sais pour ma part
beaucoup de gré, c'est l'étude détaillée qu'il fait
des populations riveraines de l'Euxin. L'empire
de Mithridate, comme le dit fort justement son
historien, n'était pas un morceau de continent
plus ou moins entouré de mers, mais un morceau
de mer entouré de territoires. Ce bassin de la mer
Noire a été de tout temps la cuve où sont venues
s'amalgamer les races, pour en ressortir avec des
combinaisons nouvelles. Aujourd'hui encore, le
voyageur qui parcourt ce littoral y observe des
échantillons de tous les peuples de l'Europe et de
l'Asie; les uns, immuables; les autres, incessam-
ment modifiés. Il en était de même il y a deux
212 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
mille ans ; si Ton avait une carte exacte des trans-
formations ethnographiques accomplies durant ce
temps dans ce coin du globe, les plus curieux
problèmes de l'histoire générale seraient à moitié
résolus.
C'est malheureusement impossible, au moins
pour la partie du bassin qui s'ouvre sur les grands
fleuves et les grandes plaines : les flots obscurs
des migrations ont passé là, comme les vagues
roulent la nuit sur cette mer, pressées, pareilles,
bientôt mélangées, laissant les mêmes indices ou
n'en laissant aucun. A peine si l'historien retrouve
quelques points fixes dans cet écoulement con-
tinu. Il en est autrement de la partie orientale, où
les montagnes ont retenu dans leurs plis quelques
résidus de ces migrations successives; ils se sont
cristallisés dans les vallées du Caucase. Là vivent
encore des sujets de Mithridate. Les Svanes de la
Haute-Mingrélie , par exemple : quand Chardin
les décrivait, il n'avait presque rien à changer
aux récits de Strabon; et il y aurait aujourd'hui
bien peu de retouches à faire aux peintures de
Chardin. Tel contingent du Caucase, qui porte la
cotte de mailles et le bouclier dans l'escorte du
tsar, nous représente au vif une des phalanges du
roi de Pont : même type, mêmes armes, mêmes
mœurs. D'où vient le contentement que l'on
éprouve devant ces résurrections partielles du
LE ROI WTHRIDA1 1
passé? Serai! ce qu'en rencontrai!! un débrif
immobile, qui nous donne L'illusion d'un peu d<-
stabilité, nous nous rassurons un instanl contre
la grande misère, la fuite universelle des choses?
Une idée oourl à travers ce livre et lui donne
une liante tenue. La tentative de Mitliridate, nous
dit M. Théodore Reinach, fut le premier effort de
l'Orient pour se séparer de l'< M-cidont. Ce Perse
eut le sentiment de l'avenir; il comprit que l'heure
était venue d'accoupler deux forces ennemies
jusqu'alors, le pcrsisme et l'hellénisme, la puis-
sance barbare et l'esprit grec, pour les opposer de
concert à la domination de l'Occident. Aux beaux
temps de la Grèce et jusqu'aux expéditions
d'Alexandre, il n'y avait eu qu'un foyer de civili-
sation supérieure dans le monde. Le Macédonien
rattacha l'Asie à ce foyer; Rome le reporta plus
à l'Ouest; c'était désormais trop peu d'un seul
centre de civilisation pour tant d'espace et pour
des génies si différents. Le monde n'était plus le
petit cercle développé autour du centre helléni-
que; il prenait insensiblement la figure d'une
ellippe à deux foyers. Tout le travail de l'histoire
allait tendre à les détacher l'un de l'autre. Eupa-
tor mit l'épée barbare au service de la Grèce
réfugiée en Asie, opprimée par les Latins; il
vint trop tôt; mais cette épée frappa juste, au
point faible où devait se faire l'inévitable rup-
214 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
ture. — « Que demandait-il, après tout, sinon ce
qui devait s'accomplir pacifiquement, par la force
des choses, cinq siècles plus tard, lorsque, après
la mort de Théodose, l'empire romain, s'effon-
drant sous son propre poids, se divisa en deux
moitiés destinées à se tourner le dos de plus en
plus : l'empire latin, à Rome; l'empire grec, à
Constantinople. » — Le biographe qui a su
agrandir son sujet en le subordonnant à cette vue
générale est un historien.
Aussi faut-il souhaiter qu'il préfère de plus en
plus les larges procédés de la fresque au travail
patient de la mosaïque. Si ce travail est parfois
trop apparent dans son Mithridate, je voudrais
croire que la faute en revient aux seuls maté-
riaux dont l'écrivain disposait ; il a dû construire
ce livre avec les menues indications de l'archéo-
logie, avec des lignes brèves, souvent contradic-
toires, glanées dans les récits des anciens. Mais
je crains bien que M. Théodore Reinach ne voie
dans mon souhait une funeste hérésie; il appar-
tient à la nouvelle école d'histoire analytique : on
s'y engage d'honneur à ne jamais donner « le
coup de pouce ». Il nous dit dans sa préface, et il
a mille fois raison de le dire, que la destinée tra-
gique de Mithridate « offre à l'historien comme
au poète une ample matière de narrations pathé-
tiques et de tableaux brillants ». Il se reprend
LE ROI MITHRIDATE J T>
aussitôt : « Mais de pareilles considération! oui
peu de poids auprès du lecteur il"' nos jours, qui
demande s L'histoire moins des émotions que des
enseignements. » — « Des renseignements », me
«lisait en corrigeant la formule un savant plus
rigide encore. Ah! que messieurs les savants me
persuadent mal! Renseignements et enseigne-
ments ont du hon; mais le lecteur de nos jours,
s'il est un homme, demande avant tout à l'histoire
ce que lui ont demandé les hommes de tous les
temps : l'émotion, la vie supérieure. Puisque me
voici dans l'hérésie, j'irai jusqu'au blasphème :
la science change, les savants se trompent et pas-
sent; seule, l'émotion demeure; seule, elle pré-
serve à jamais le nom de celui qui l'a donnée.
Mithridate nous en administrera la preuve.
Quand on vient de lire un ouvrage sur Mithri-
date, la main va d'elle-même rechercher la tragédie
de Racine. On la compare à l'enchaînement des
faits véritables, on en voit mieux les imperfec-
tions. Les caractères des principaux personnages
sont faibles et ils faussent l'histoire. Xipharès est
un bon jeune homme, élevé dans d'excellents prin-
216 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
cipes, incapable d'ailleurs de nous inspirer le
moindre intérêt. Pharnace, le fils rebelle, occupe
convenablement son emploi de traître, sans qu'un
seul trait individuel le distingue dans cet emploi.
Mithridate est un don Ruy-Gomez moins héroïque
et moins touchant : malgré ses fureurs oratoires,
nous ne sentons très vivement ni l'amour ni
l'ambition du vieillard; il a recours à des pièges
puérils et assez bas, pour démêler des secrets que
les Agnès ne livrent pas aussi ingénument aux
Arnolphe; il ne retrouve une vraie grandeur qu'en
débitant les beaux vers où il déclare son dessein
de marcher sur Rome. Oui, mais il y a Monime.
Elle non plus, la douce princesse de Racine,
elle n'a rien de commun avec la sultane de l'his-
toire. Le poète, obéissant aux convenances
théâtrales de son temps, substitue aux faits réels
une intrigue assez pauvre. Monime « accordée
avec Mithridate », qui est alors septuagénaire,
aimant un fils du roi, jeune coquefredouille très
insignifiant, sacrifiant son amour à un devoir très
problématique, toute cette fable est banale, il
faut bien l'avouer, et visiblement inventée pour
la symétrie classique des sentiments de théâtre.
Dans la réalité historique, telle qu'un Shakespeare
l'eût mise à la scène, les situations sont bien
autrement naturelles, fortes et pathétiques.
Ce fut au plus beau moment de sa gloire, dans
LE ROI MITIIHIDATK 217
Stratonioée prise d'assaut, «| m- tfithridate rencon-
ir.i Ifonime. il avait alors quarante-detu ans. La
(ircr<|iK> résista au vainqueur de l'Asie. — « Ces-
lc( y étoit fort rcnomnn'r cuire les Grecs, pource
que, quelques snlirilalimis que luy sceust faire le
roy en estant amoureux, et qu'il luy eust envoyé
quinze mille escus comptants pour un coup, jamais
ne voulut entendre à toutes ses poursuites, jus-
que* à ce qu'il y eust accord de mariage passé
entre eulx, qu'il luy eust envoyé le bandeau royal
et qu'il l'eust appelée royne. La pauvre dame,
tout le temps auparavant depuis que ce roy
barbare l'eust épousée avoit vescu en grande
desplaisance , ne foisant continuellement autre
chose que de plorer la malheureuse beaulté de
son corps... loing du doulx païs de la Grèce, en
lieu où elle n'avoit qu'un songe et une umbre des
biens qu'elle avoit espérez. » — Toute cette fin
du récit de Plutarque est fort suspecte. Comment
accorde-t-il ces doléances avec ce qu'il rapporte
ailleurs, dans la Vie de Pompée? Quand le
Romain s'empara du Château-Neuf, il y trouva
les archives du roi de Pont. — « Il y avoit aussi
des interprétations de songes, que Mithridates et
ses femmes avoient songez, et des lettres lascives
d'amour, de Monime à luy et de luy à elle. »
Autant qu'on peut voir clair dans ce roman
historique, Mithridate aima avec emportement la
REGARDS HISTOR. ET LITTÉR. 19
218 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
femme qui lui avait dicté ses conditions; aux
premiers jours de leur union, il donna dans Per-
game des fêtes magnifiques, dignes de la reine
d'Asie; sa passion persista longtemps; il oubliait
les soucis de guerre et d'ambition pour écrire à
Monime les lettres galantes dont parle Plutarque.
La fière Milésienne connut les alternatives des
favorites d'Orient; heureuse et toute-puissante
quand le maître était près d'elle, languissante
dans l'ennui du harem quand le maître était
absent. Une bataille perdue la mit à la merci des
ennemis de .son seigneur : plutôt que de la voir
traînée au triomphe romain, Mithridate lui com-
manda de mourir. Elle voulut s'étrangler avec le
bandeau royal, qui avait été le prix de sa per-
sonne. On connaît son apostrophe à ce diadème
de gaze, trop frêle pour lui rendre ce dernier ser-
vice. Etait-ce souvenir, amour, déception, colère?
Ces sentiments violents , ceux de Mithridate
vaincu, partagé entre sa tendresse et son orgueil,
tel était le thème dramatique offert par l'histoire
au poète. Racine en fit un arrangement factice,
accommodé au goût de son époque.
Il n'a retenu de la réalité qu'un nom, une image
vaine; mais sous ce nom et dans cette image, il
a mis un cœur éternel. Elle le dit bien à Phar-
nace :
Je n'ai qu'un cœur.
I.i: Roi Mil ïllilhATE -l'»
Qu'importent les circonstance! plus ou moins
heureusement choisies, les mannequins de théâtre
qui donnent prétexte sus mouvements de ce
cœur? Les déguisements sonj faux, le cri d<- souf-
france esl vrai, L accënl en cs| si profond et SJ
juste, si indépendant de toute application ;i une
intrigue particulière, que nous oublions le
moment de l'histoire défiguré par le caprice du
poète ; Monime est la passion abstraite , c'est
l'humanité tout entière qui parle par sa bouche.
Racine q's que de mauvais « renseignements »,
mais il a le secret de l'émotion. Et il en résulte
ceci. La grande majorité des honnêtes gens ne
sait plus rien du roi Mithridate; vous qui venez
de lire quelques traits de sa vie, vous les aurez
oubliés demain; moi, qui viens de la rapprendre
avec un bon guide, je n'en garderai qu'un sou-
venir confus dans quelques années; mais tous,
tant que nous sommes, nous aurons toujours
devant les yeux Monime présente et vivante.
L'histoire de Mithridate, c'est elle. Et si les per-
sonnes entêtées des causes finales demandaient
pourquoi le roi de Pont a remué le monde, si
elles nous pressaient sur les conséquences de ses
grandes actions, conséquences invisibles aujour-
d'hui sous la masse des faits ultérieurs qui déter-
minèrent la suite de l'histoire, on ne risquerait
rien à leur répondre : l'Asie fut bouleversée
220 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
durant quarante ans, à la seule fin d'attirer, dix-
huit siècles plus tard, l'attention du poète qui a
ramassé dans toutes ces révolutions un nom
obscur, qui a suscité de toute cette cendre un
être impérissable, qui a refait une vie unique et
supérieure avec toute cette mort indifférente.
Je donne cette philosophie de l'histoire pour ce
qu'elle vaut. Bossuet a peut-être des explications
meilleures. Il y en a aussi de plus saugrenues.
Novembre 1890.
NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ie
ALBERT VANDAL '
I
J'ai sous les yeux une eau-forte gravée par
Bertaux, dans le goût solennel des élèves de
David : un triste paysage de sables et d'eaux
lentes, sous un ciel chargé d'orage; le Niémen
roule ses flots entre les berges basses des plaines
lithuaniennes; sur les deux rives, un fourmille-
ment d'uniformes, français à gauche, russes à
droite. Au milieu du fleuve, un pavillon rustique
s'élève sur un radeau ; deux barques se dirigent
vers ce point; à l'avant de l'une, on reconnaît
1. Napoléon et Alexandre 1", l'Alliance russe sous le premier
empire, I. De Tilsit à Erfurt, par Albert Vandal. — Alexandre Ier
et Napoléon, d'après leur correspondance inédile, 1801-1812,
par Serge Tatitschelî.
19.
222 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Napoléon; à l'avant de l'autre, Alexandre. C'est
le premier moment de l'entrevue de Tilsit.
Quand les barques eurent accosté le radeau, les
deux empereurs se jetèrent dans les bras l'un de
l'autre. Ils s'abordèrent avec ces mots : « Sire,
dit le Russe, je hais les Anglais autant que vous.
— En ce cas, répondit le Français, la paix est
faite. »
Ainsi naquit d'une haine commune, sur le
radeau du Niémen, la fragile et flottante alliance
qui rapprocha pour la première fois la France et
la Russie. On la vit durant quelques mois ardente
comme une passion, puis languissante pendant
trois années; elle aboutit à l'incendie de Moscou,
à la prise de Paris; elle nous rapporta, tout
compte fait, des colonnes de porphyre sibérien
et des vases massifs de malachite, présents
d'Alexandre à Napoléon. Ils sont d'ailleurs fort
beaux. On peut les voir encore dans les salles
désertes du Grand-Trianon.
Cette période de notre histoire diplomatique
était mal connue, les correspondances qui l'éclai-
rent ayant échappé aux recherches de Thiers. Des
travaux simultanés viennent de la remettre en
pleine lumière; les archives russes et françaises
ont rendu tous leurs secrets. L'inclination du
jour recommandait aux travailleurs le choix de
ce sujet. MM. les directeurs des casinos parisiens
NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier 223
ne pouvaient retenir pour eux seuls tous les
bénéfices de « l'alliance russe »; il appartenait
aux historiens d'étudier les précédents de la
liaison instinctive si arbitrairement appelée de ce
nom. Gardons-nous d'ailleurs de nous laisser
égarer par une similitude apparente. L'esprit
commun de précaution qui règle aujourd'hui
l'entente de la nation russe et de la nation fran-
çaise, cet esprit défcnsif n'a que de lointains rap-
ports avec l'association de 1807, entre deux
hommes qui voulaient dominer et partager le
monde. On est en droit d'espérer de la politique
actuelle qu'étant plus modeste elle sera moins
décevante.
Rappelons ce que fut l'ancienne, d'après les
publications récentes de MM. Serge TatitschefF et
Albert Vandal. Nous sommes redevables au pre-
mier de nombreux documents, inédits jusqu'à ce
jour : projets de traités, conventions secrètes, cor-
respondances. Depuis plusieurs années, M. Tatit-
schefF faisait connaître les pièces principales au fur
et à mesure de ses découvertes, il les commentait
dans les Revues russes et françaises. Il vient de
les réunir dans un volume où l'on trouvera la
suite complète des négociations entre les Cabinets
de Paris et de Pétersbourg, de 1801 à 1812. C'est
un répertoire définitif, chaque allégation y est con-
trôlée par sa preuve ; il fait honneur à la patience
224 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
et à la sagacité du diplomate étranger qui a
enrichi notre histoire nationale de cette impor-
tante contribution.
M. Vandal a exhumé, de son côté, quelques
documents décisifs ; il a interrogé toutes les
sources connues, et les notes particulières de
Caulaincourt lui ont permis de reconstituer la
mission de cet envoyé. Mais surtout il a mis dans
sa narration ce qu'on ne ramasse pas dans la
poussière des archives, l'ensemble des dons qui
font l'historien. Certes, il n'est plus besoin de
présenter au public l'auteur d'Elisabeth de Russie
et du Marquis de Villeneuve; j'espère néanmoins
qu'il ne me saura pas mauvais gré, si j'ajoute
que ces agréables récits faisaient attendre, sans
l'annoncer expressément, le maître livre qu'il
apporte aujourd'hui. Je viens d'y trouver une de
ces joies rares où il y a plus qu'un plaisir de lec-
ture : la manifestation d'une force vivante, intacte,
qui surgit dans le haut pays des lettres fran-
çaises.
II
La grosse entreprise de M. Vandal exigera plu-
sieurs volumes : le premier nous conduit de
Tilsit à Erfurt. Il n'embrasse guère qu'une
NAPOLÉON ET ALEXANDRE i" 225
année : mais c'est L'année culminante de l'épopée
impériale, l'iiislaiil où les plus vaslcs projets
bouillonnent dans le cerveau de Napoléon. L'Eu-
rope asservie renonce à la lutte, les régiments
français pèsent sur elle du Niémen jusqu'à l'Ebre.
Maître de l'Occident, le conquérant songe à
l'Orient; ses anciens rêves d'Egypte et du Thabor
se relèvent devant lui; l'Asie l'appelle, il refait
en pensée Les ('lapes du Macédonien, il médite de
frapper l'Angleterre aux Indes. C'est aussi l'heure
des deux fautes irréparables, qui l'arrêtent sur le
chemin de l'Orient, qui vont ruiner sa puissance
en Occident : le viol d'une nation, l'Espagne; la
suppression d'une autre, la Prusse. Le génie de
l'empereur ne fut jamais plus lucide que dans
cette ivresse commençante; sa fantaisie pétrit le
monde comme une boule d'argile; et ce travail
d'une pensée folle est accompli d'une main merveil-
leusement sûre; de juillet 1887 à octobre 1808, il
conduit avec un art irréprochable les opérations
qui épuisent sa fortune et préparent sa perte.
Toutes les combinaisons nouvelles se rattachent
à une idée qui a levé dans l'esprit de Napoléon au
lendemain 'de Friedland : l'alliance russe sera
désormais le pivot de la politique impériale, le
point d'appui contre l'éternelle ennemie, l'Angle-
terre. Les péripéties de cette alliance, tel est pro-
prement le sujet choisi par M. Vandal. Mais elle
226 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
n'est que le rouage principal dans la formidable
machine mise en travail par la volonté de Napo-
léon; pour comprendre le jeu de cette pièce, il
faut embrasser d'une vue simultanée celui de tous
les autres ressorts. On devine combien était déli-
cate la tâche de notre historien : il devait prendre
dans les affaires de l'empire ce qui réagit sur son
objet, sans noyer cet objet dans l'ensemble de
l'époque; toutes les grandes scènes qui tentaient
sa plume et qu'il ne pouvait pas négliger, il ne
devait nous les montrer que dans leur réflexion
sur une négociation particulière.
Cette négociation se déroule à travers le livre
de M. Vandal comme une fine arabesque qui relie-
rait deux grands tableaux : la scène initiale de
Tilsit, la scène finale d'Erfurt. Toutes les qualités
que l'on peut demander à un peintre d'histoire,
on les trouvera dans ces deux chapitres : science
de la composition, choix judicieux des détails,
exactitude, éclat, mouvement. En retraçant l'en-
trevue d'Erfurt, l'écrivain avait à lutter contre le
redoutable concurrent qui sort de la tombe pour
lui disputer ce sujet; le récit de Talleyrand nous
est déjà connu. Allez donc rivaliser avec un
témoin, le plus autorisé de tous, qui apporte une
vision directe, habituée à plonger dans les cœurs,
qui marque tout ce qu'il touche de sa griffe de
diable ! Je viens de comparer les deux morceaux ;
NAI'OLKON l'.T Al. lAAN'DHE Ior 227
Talleyrand ne Fa.i1 aucun torl à notre contempo-
rain, tanl son! justes el précis les traits choisis
par ce dernier, quand il nous montre L'entrée des
souverains à Erfurt, Le parterre de rois, Le ban-
quèl de Weimar, maint autre épisode de ces jour-
nées prodigieuses.
Pourtant, je préfère encore l'entrevue de Tilsit;
avec des éléments moins nombreux et moins
riches, l'auteur nous en donne des images singu-
lièrement vivantes. C'est le triomphe de Fart,
obtenu sans un effet de phrase ni de mot, par
l'exacte gradation des personnages à leur plan,
par le seul relief de leurs actions. Nous voyons le
vaincu de Friedland subissant de loin la fascina-
tion de Napoléon, attiré sur l'autre rive du
Niémen par un magnétisme plus fort que sa
volonté, venant se jeter dans les bras de son
vainqueur, recevant le coup de foudre d'une
véritable passion. Derrière ces deux figures cen-
trales qui retiennent toute la lumière, de déplora-
bles fantômes passent dans l'ombre : Frédéric-
Guillaume, roi sans royaume, et la triste reine
Louise. L'historien s'interdit tout appel direct à
notre sensibilité : il expose; nous n'en sentons
que plus vivement l'excès de misère de ces Prus-
siens, et combien leur malheur crie vengeance.
Oui, il faut le dire bien haut, il faut le dire deux fois
quand on est Français, pareil écrasement d'un
228 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
peuple appelait des retours terribles. Là, comme
sur d'autres points, des enseignements fortifiants
se dégagent de ce livre; il nous montre la loi de
justice immanente fonctionnant à coup sur dans
l'histoire, punissant les abus de la force, faisant de
chaque spoliation une plaie inguérissable pour le
spoliateur. Au moment de réaliser leurs grandes
vues sur l'Orient, Napoléon et Alexandre sont arrê-
tés, le premier par la victime espagnole, le second
par la victime polonaise. Cette loi de justice, il ne
nous déplaît pas de reconnaître l'application qui
nous en fut faite; c'est une garantie de ses applica-
tions futures; elle est pour nous source de remords
dans le passé, source de châtiments dans le pré-
sent; elle est aussi, dès qu'on médite sur le renver-
sement des rôles, source d'espérance dans l'avenir.
Entre les deux rencontres mémorables, l'intérêt
anecdotique se soutient avec les ambassades de
Savary et de Gaulaincourt, avec la stratégie mon-
daine déployée par les envoyés français pour
réduire l'hostilité de la société pétersbourgeoise.
Des entretiens et des épisodes piquants rendent
au vif l'esprit de cette société, tel que Tolstoï
nous l'a conservé dans quelques chapitres de la
Guerre et la Paix. Mais ce qui fait la vie intime
et l'unité dramatique du livre, c'est avant tout le
duel de pensée entre Napoléon et Alexandre. Dès
les premières pages de l'avant-propos, M. Vandal
N UP0L1 ON II m.i a \ndiii-; l"r
a posé en raccourci les deux personnages dans
ces médaillons fort ressemblants :
« A Tilsit, il scmltlc que le génie de deux races
se rencontre ci s'oppose. Napoléon personnifie le
génie Latin dans sa pins forte expression, dans sa
rayonnante clarté, dans son alerle vigueur, dans
son goût pour les conceptions harmoniques et
précises, et, cheslui, L'imagination, quelque exu-
bérante qu'elle soit, se subordonne toujours aui
règles de la logique. Alexandre lient des races du
Nord le goût des aspirations hautes, indétermi-
nées el brumeuses, développé en lui par une édu-
cation toute spéculative. Attrayant, mystérieux et
décevant, il découvre de généreuses intentions et
trop souvent l'impuissance d'agir, s'égare dans
l'irréel, passe sa vie à changer d'idéal, combattu
entre des sentiments divers qui tiennent ses déci-
sions en suspens, nuisent à la netteté, à la fran-
chise de son caractère, et laissent toujours au
travail de sa pensée quelque chose de flottant et
d'inachevé. Napoléon, c'est l'action; Alexandre,
c'est le rêve. »
Les caractères ainsi indiqués se développent
par la suite, des retouches successives les pré-
cisent. Sous les dehors d'une tendre amitié, la
fourbe italienne et la fourbe grecque sont aux
prises; on joue serré de part et d'autre, mais
Napoléon dirige la partie. Il obtient d'emblée et
20
230 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
sans rien mettre au jeu le grand point, la- rup-
ture entre la Russie et l'Angleterre. Tantôt il
modère, tantôt il enflamme les vagues ambitions
d'Alexandre. Lorsqu'il croit l'Angleterre matée,
dès qu'il se sent le plus fort et libre d'embarras
sur le continent, il ramène les conditions de
l'alliance au programme étroit, la Silésie pour lui,
les provinces moldo-valaques pour la Russie.
Alexandre ne veut point entendre à ce marché,
car la Silésie occupée par nos troupes, c'est
l'empire français continué jusqu'à la Pologne;
d'ailleurs, il regarde toujours par delà le Danube,
jusqu'au Bosphore où se mire Sainte-Sophie. Il
tient pour le programme large, dont il fut un ins-
tant question à Tilsit, pour le partage du monde.
Au fond, Napoléon y répugne, il ne revient à ce
projet qu'aux jours de ses grandes fureurs contre
l'Angleterre, quand ilmédite d'aller l'atteindre aux
Indes. 11 met alors sa diplomatie en branle :
Sébastiani et Marmont ont ordre de tout préparer
dans la péninsule des Balkans, Gardanne fournit
des indications minutieuses sur les routes mili-
taires de la Perse, les lieux d'étape, les subsis-
tances. L'entrée en campagne semble imminente.
Mais est-ce résolution sincère chez l'empereur,
quelque chose de plus qu'une chimère un moment
caressée, une menace qu'il veut faire prendre au
sérieux?
NAI'OLKON II AI I AAMUIK l'r S'A
Sincère ou non, quand Napoléon romel le
grand partage sur le tapis, c'est qu'il seul qu'A-
lexandre lui échappe ; c'est que l'allié se lasse de
promesses perpétuelleinenl éludées et profile pour
se refroidir d'embarras nouveaux qui ont surgi
sous les pas de l'empereur. Alors Caulaincourt et
Roumanlzof déploient les cartes de Turquie,
d'Asie Mineure, de Perse; ils disputent pied à
pied sur l'attribution delà Roumélie, de l'Archipel,
des Echelles, sur la composition du corps d'armée
qui marchera en Mésopotamie. Ils bataillent durant
plusieurs semaines sur les Dardanelles; l'empe-
reur français veut garder un des châteaux, l'em-
pereur russe réclame les deux. Le grandiose et
le risible se mêlent dans les procès-verbaux de
ces longues séances, véritable tragi-comédie;
avec des grâces légères de langage, avec le ton
dégagé de l'ancienne cour, les deux diplomates
assignent à leurs maîtres des empires, des royau-
mes, des mers; les convoitises sont âpres, les dis-
sentiments inconciliables, les paroles souriantes
et volontairement disproportionnées à la gravité
des objets; c'est la dissonance d'un air de flûte
qui réglerait les apprêts d'une exécution capitale.
Seules, les lettres de Napoléon relèvent le débat
h sa hauteur; elles sont d'un tour cornélien. Par
moments, on y devine toute son âme impétueuse
qui vole à Pétersbourg, presse les négociateurs,
232 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
tourmente Alexandre, violente les événements. Il
ne néglige aucun moyen d'action, il s'occupe lui-
même des toilettes commandées à Paris par les
dames en faveur à la cour de Russie. Voyez dans
le livre la fugue de M,lc Georges et les espérances
que l'empereur a fondées sur cette auxiliaire.
Il veut comme on n'a jamais voulu, vite et fort.
Rappelez-vous le document qui fait le mieux saisir
ces ouragans de volonté, la correspondance relative
au mariage russe, déjà publiée par M. Pierre Ber-
trand : ce n'est pas une demande en mariage, c'est
la chasse d'une proie qui doit être forcée avant
le soir.
Je ne puis résumer ici les phases changeantes
de la négociation. Dans l'exposé de M. Yandal,
on les suit sans que l'attention languisse un ins-
tant. On sait que les pourparlers se rompront, et
que les adversaires ne retiendront pas un seul
lambeau de ces terres, si ardemment désirées, si
cavalièrement dépecées en effigie, sur la carte;
n'importe, la passe d'escrime est attachante, et
si les mêmes coups reviennent sans cesse, ils sont
parés chaque fois avec des feintes et des dégage-
ments nouveaux. Admirable sujet pour un Goethe,
le Goethe à'Egmont, qui rassemblerait en un drame
vivant les péripéties de ce combat de pensées, livré
pour les plus grands intérêts du monde, entre deux
âmes si différentes, mais également passionnées.
NAPOLÉON ET NDRB 1er 298
III
M. Vandal doit s'attendre à de fortes objections
contre sa thèse fondamentale : rétablissement
de la paix universelle, tel aurait été le but unique
de Napoléon. On reprochera aussi à l'historien
la séduction visible qu'exerce sur lui la figure de
son héros, et, sinon l'excuse, du moins l'accepta-
tion tacite du grand désordre que ce héros faisait
dans le monde.
Plus d'un lecteur se rebiffera devant cette pre-
mière phrase, en tête de l'Avant-Propos : « Pen-
dant toute la durée de son règne, Napoléon pour-
suivit au dehors un but invariable : assurer par
une paix sérieuse avec l'Angleterre la fixité de
son œuvre, la grandeur française et le repos du
monde. » La phrase gagnerait à être expliquée.
Le cerveau du conquérant est fait sans doute
comme le cerveau du joueur. Un joueur se dit
presque toujours, et de très bonne foi : Encore
ce coup de gain, et je me lève, et je liquide ma
situation. Le coup est souvent irréalisable; même
s'il est réalisé, le vrai joueur ne se lève pas, il ne
peut pas se lever. Ainsi de Napoléon. Je consens
qu'on lui prête un vif désir de la paix; pourvu
qu'on ajoute : Il la subordonnait à des gains
20.
234 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
impossibles, et, même après ces gains, la passion
dominante ne lui eût jamais permis de s'arrêter.
Les circonstances non plus; qu'on le veuille ou
non, Napoléon fait partie du bloc, lui aussi. Aus-
terlitz et Iéna sont la suite logique, organique
d'Arcolc et de Rivoli, qui sont la suite de Jem-
mapeset deValmy; et toutes ces journées sont en
germe dans la Déclaration des Droits. Il ne suffi-
sait pas d'une victoire défensive sur le sol national,
il en fallait vingt autres, cent autres, longtemps
et partout, pour porter jusqu'à Moscou le nouvel
évangile de l'humanité. Le légataire universel de
la Révolution doit pousser à bout la gageure
démesurée de l'esprit nouveau contre l'ancien
monde; ce monde ne sera irrévocablement détruit
que si l'explosif le bouleverse de fond en comble,
jusqu'à la dernière motte de terre; s'il n'y a pas
trop, il n'y aura pas assez. Les guerres de la Révo-
lution doivent être comprises dans le jugement
que M. Vandat porte plus loin sur les guerres de
l'Empire. « Ce sont les parties indissolublement
unies d'un seul tout, d'une guerre unique, où
notre nation finit par tomber aux pieds de l'Eu-
rope après l'avoir pénétrée et transformée, où la
France a succombé, où l'idée française a vaincu. »
Ici encore, l'assertion n'est acceptable que si
on la complète. Oui, l'idée française a vaincu,
mais elle s'est transformée à l'usage de l'Europe;
NAPOLÉON ET ALEXANDRE I 336
suivanl l;i lliéorie do M. Alberl Sorel, théorie si
jlisle cl si lumineuse qu'elle esl déjà cl.issiq Ile
pour tous I''* historiens, notre idée libérale et
humanitaire s'est métamorphosée dans la con-
science nationale de la plupart des nations euro-
péennes; elle y est devenue l'idée de nationalité,
ce ferment politique d'où est sortie l'organisation
actuelle de l'Europe.
L'écrivain termine son Avant-Propos par une
page dont personne ne contestera le sagesse.
« En face de ces triomphants spectacles, l'incer-
titude du lendemain, l'angoisse du péril imminent
laisse à notre satisfaction, à notre orgueil, quelque
chose d'inquiet et de haletant; à ces splendeurs,
si éblouissantes qu'elles soient, nous préférons
encore le tableau qu'offrit la France à d'autres
périodes de son histoire, alors qu'elle joignait la
sérénité à la force, la foi dans l'avenir à la pleine
possession du présent, à l'avantage des mâles
vertus celui des longues traditions, alors qu'elle
n'avait pas éprouvé le malheur le plus difiicile-
ment réparable qui puisse frapper un peuple, la
perte d'une dynastie tutélaire et consacrée par les
siècles. »
Ayant ainsi payé tribut à la raison, M. Vandal
ajoute : « Mais comment ne point tressaillir aux
souvenirs de l'époque héroïque, de celle qui serait
incomparable entre toutes, si la grandeur de
236 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
l'homme pouvait suppléer à la majesté des an-
tiques institutions! » Et il tressaille, vivement.
Si c'est un crime, il faut bien se persuader que
c'est un crime inséparable de la nature du talent
qui éclate dans ce livre. Un esprit plus enclin à la
critique, plus exact à compter les erreurs, plus
soucieux de mesurer les actions de Napoléon à
l'aune bourgeoise, un pareil esprit nous eût
donné un autre livre : quelque ouvrage érudit,
pondéré, d'une digestion un peu lourde pour le
lecteur. Si nous préférons une œuvre d'art, il faut
bien nous résoudre à la recevoir d'un artiste; et
pour cette famille d'esprits, Napoléon ne peut
être qu'un objet d'amour ou un objet de haine.
L'empereur écrivait à Alexandre, dans une de
ses plus belles lettres : « Il faut être plus grands,
malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique
de faire ce que le destin ordonne et d'aller où la
marche irrésistible des événements nous conduit.
Alors cette nuée de pygmées, qui ne veulent pas
voir que les événements actuels sont tels quil faut
en chercher la comparaison dans l'histoire et non
dans les Gazettes du siècle dernier, fléchiront et
suivront le mouvement... » — M. Vandal com-
mente finement cette phrase, en étudiant les
Mémoires rédigés par les agents de carrière
pour le partage de l'Orient; il indique le perpétuel
malentendu entre un d'Hauterive, l'honnête et
n LPOLÉON il ai.ia LNDR] i 237
clairvuyaiii commis des affaires étrangères, entre
Talleyrand lui-même el Napoléon* Ces bommei
de tradition foui des efforts désespérés pour se
hausser jusqu'aux coneeptioni du maître, pour
1rs rattacher aux principes habituels, et, comme
on dit dans leur Langue, à la doctrine du Dépar-
tement. Napoléon n'a point ce souci; il travaille
hors cadres, dans le fabuleux, avec César et
Charlemagne. On peut être un très bon, un 1res
sur historien en pensant comme d'IIauterive,
en essayant comme lui et après coup de, brider la
politique du monstre. Mais il n'est pas interdit à
d'autres de partir délibérément avec César et
Charlemagne, d'abdiquer le jugement coulumier
en abordant ces crises inexplicables de l'histoire,
où un génie déchaîné fait l'intérim de la raison
quotidienne.
Il y a mieux à dire pour défendre notre auteur.
Si je ne me trompe, il a grandi depuis 1870, durant
ces aimées d'hôpital où la France pansait timide-
ment ses blessures. Il est de la génération sacrifiée,
associée à des œuvres médiocres, et qui n'a vrai-
ment pas eu sa ration d'idéal, de contentement
patriotique. Ne parlons même pas de gloire et
d'orgueil. Voici que le hasard de ses études tire
cet homme des jours moroses et le ramène à la
grande féerie française; le mirage lui emplit les
yeux. De sa chambre close de convalescent, il passe
238 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
brusquement sur les sommets où l'on se grisait
d'air vif. Et l'on voudrait qu'il réprimât un frisson
de complaisance! A chaque instant, il rencontre
dans son sujet des traits comme celui-ci : au
banquet de Weimar, les Allemands complimen-
tent Napoléon sur son érudition : « Il rappela que
jadis, en France, les loisirs de la vie de garnison
lui avaient permis de lire beaucoup et d'étudier;
ce fut alors qu'il commença une de ses phrases
par ces mots : Quand j'étais lieutenant d'artil-
lerie... A l'instant où il évoquait ce souvenir, il
avait à sa droite l'empereur de toutes les Russies,
puis les souverains de Westphalie et de Wurtem-
berg; à sa gauche, la duchesse de Weimar, les
rois de Bavière et de Saxe ; il était servi par ses
pages, et, derrière lui, debout contre la muraille,
des seigneurs haut titrés, portant les plus beaux
noms d'Allemagne, remplissaient les fonctions de
la domesticité féodale. »
La folle aventure, diront les gens sages, qui ne
pouvait durer et devait finir épouvantablement!
Sans doute, sans doute; mais d'autres, moins
sages, penseront d'abord qu'il a suffi d'un caprice
de la France pour faire cette destinée au lieute-
nant d'artillerie, et qu'il n'appartient qu'à cette
chère folle de courber ainsi tous les rois devant
les amants à qui elle se donne. Plaignons les âmes
que cette pensée laisserait très calmes.
NAPOLÉON ET Ail \ \\l>l;i
Si maintenant mm s «Varions les questions de lii
térature et de méthodes historiques, clins» -s secon-
daires, après tout; si nous cherchons parmi ceux
que le lalenl signale les meilleurs ouvriers des
besognes futures, — et cela seul importe, — je
sais bien le tour d'esprit et de cœur qui nous les
désignera, qui fixera notre espoir; je doute que
ce soit l'excès de la raison critique. Oh! soyez
tranquilles, il en restera toujours assez des autres,
des pleure-froid, pour empêcher ceux qui vibrent
de refaire une France trop hardie, trop grande,
trop semblable ace qu'elle fut.
Je terminerai par un vœu indiscret. M. Vandal
en fera ce qui lui plaira. Nous allons attendre
avec impatience l'achèvement de son ouvrage.
Quand il l'aura mené à bonne fin, l'historien ne
voudra peut-être pas abandonner une époque qui
lui est devenue si familière. Des préoccupations
actuelles l'y avaient conduit; la même pente
d'idées pourrait l'y ramener. Je me permets en
ce cas de lui proposer un sujet : la découverte par
Bonaparte de la vraie France et de ses besoins,
durant ces années du Consulat qui seraient irré-
prochables, si l'on en pouvait effacer le sang de
Vincennes. C'est la partie la plus solide et la plus
lumineuse dans l'œuvre de Thiers; mais depuis
qu'il écrivait, le temps a marché. Un autre grand
historien vient de reprendre ce thème; il n'en-
240 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
trait pas dans son plan philosophique do s'as-
treindre à la narration continue des faits. D'ail-
leurs, il y a plaisir et profit à voir de pareils sujets
traités par des esprits différents, qui nous rensei-
gnent sur l'humeur de chaque génération.
Avec cet art de la composition que j'ai loué dans
Napoléon et Alexandre, l'écrivain pourrait rame-
ner tous les actes de Bonaparte, durant la fin du
Directoire et les commencements du Consulat, à
une idée centrale : la découverte de la France,
derrière les groupes d'acteurs usés qui la cachaient.
Débris de provenances diverses et de môme inca-
pacité; restes de la Convention, sectaires étroits,
jacobins féroces ou piteux, agitant encore leurs
carmagnoles sanglantes ou quêtant déjà la muse-
lière d'un maître ; intrigants de la Plaine, abritant
leurs intérêts sous le couvert de toutes les lâchetés ;
revenants aveugles de l'ancien régime, réacteurs,
muscadins, clichyens, rêveurs impuissants de
monarchies impossibles et oubliées, cervelles vides
et vaines de conspirateurs de salon. Pour les obser-
vateurs superficiels, pour tout le monde en 1 799, ces
acteurs bruyants paraissaient remplir la scène,
ils personnifiaient la France, toutes ses espérances,
toutes ses ressources de gouvernement; jusqu'à
l'heure où un clair regard la reconnut derrière
eux, cette France, avec ses besoins moraux et
matériels, sa soif d'ordre, d'équité supérieure,
NAl'OLKoN II AI. i:\.\MUil. I 241
d'union | » ; n ■ ï 1 i « 1 1 1 < - .111 dedans cl île grandeur au
dehors, sa vol on lé <1«- se donner à l'architecte qui
saurail la reconstruire sur le nouveau type social
commandé par lanl <!»■ changements.
Le sujet nVsi pas neuf. Je croit qu'on y peut
trouver encore, après lanl. d'antres, la matière
d'un livre utile, le plus utile peut-être aux jeunes
gens du présent. La tache serait lourde; elle
n'excéderait pas, nous le savons maintenant, le
pouvoir de l'écrivain qui vient de nous donner
un des beaux ouvrages historiques de ce temps.
Février 1891.
21
LE PRINCE DE TALLEYRAND 4
M. de Talleyrand s'est laissé dire chez les
morts que les affaires de France étaient dans
l'embarras et que l'on pensait à lui. Après cin-
quante-trois ans de retraite, il revient, il s'offre.
Mais fut-il jamais chez les morts? La suprême
habileté de cet homme, c'est de n'avoir jamais
souffert que l'oubli l'approchât un instant, dans le
pays des oublis rapides. Depuis un demi-siècle,
la maigre main sort de terre, elle écarte patiem-
ment le lierre et la ronce. Le prince n'a pas cessé
un jour d'occuper les esprits ; il rentre aujour-
d'hui, comme on revient d'une absence. Il a fait
sa toilette, méthodiquement, ainsi qu'il faisait le
matin où les alliés entrèreut dans Paris ; il a mis
1. Mémoires, tomes I et II, avec une p-réface de M. le duc:
de Broglie.
LE PRINCE DE TALLEYRANf) 243
s;i poudre, composé son allilude, préparé ses mots;
il s'est pourvu d'une solide dnclrinepour défendre
]<>s principes du gouvernemenl existant Demain,
toute la ville se précipitera dans le salon qu'il
rouvre, comme elle courait jadis rue Saint-Flo-
rentin. Après-demain, vous verrez qu'on le fera,
qu'il se fera ministre. Il nous étonnera tous, il ne
s'étonnera de rien ni de personne, il reconnaîtra
gracieusement ses collègues.
Je n'ai pas à raconter les aventures de ces
fameux Mémoires; chacun en est instruit. On
comprendra en les lisant pourquoi M. de Bacourt
a reculé l'échéance trentenaire; ce réquisitoire
posthume ne pouvait guère paraître sous le règne
d'un Napoléon. Les Mémoires y ont gagné de
tomber entre les mains d'un dernier dépositaire,
le mieux qualifié pour les faire valoir ; ils bénéfi-
cient de son autorité dans les questions histo-
riques, et surtout de la garantie de sa parole. Ne
crovez pas que ce soit un hasard : c'est encore
une habileté de Talleyrand. L'homme d'Etat qui
eut toutes les réussites, tous les bonheurs, n'est
pas allé chercher un répondant parmi ses pareils;
inquiet sur un seul point, craignant l'accueil un
peu froid des âmes hautes, il a su se procurer un
parrain qui forçât leur respect.
Une obligeante communication m'a permis de
lire les Mémoires à la veille de leur apparition :
244 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
je dirai brièvement ce qu'on y trouvera et ce
qu'on n'y trouvera pas. Ceci n'est qu'un premier
levé de la carte, une reconnaissance à travers
ces volumes décousus, énigmatiques et décevants.
Ils font passer sous les yeux des pages d'un
charme indicible, de graves dissertations histo-
riques, des morceaux franchement ennuyeux. On
attendait la suite d'une vie si agitée, la révélation
des secrets d'Etat, une pluie de malices sur les
contemporains. Rien de pareil; à peine quelques
éclaircies sur des instants de cette vie, puis des
vues générales sur trois ou quatre épisodes diplo-
matiques, des documents, des mémoires, au sens
que ce mot comporte dans les chancelleries. Sou-
dain, l'attention lassée se réveille ; c'est une
réflexion d'un tour inimitable ; c'est, entre deux
lignes, une flèche empoisonnée, décochée négli-
gemment; c'est trente lignes qui gravent une
scène inoubliable, prise au hasard dans une
période où tout le reste nous est celé. Parcourons
cet étrange livre à vue de pays, en nous aban-
donnant au fil des impressions contradictoires
qu'il suscite.
I
Un premier chapitre éblouissant : l'enfance,
l'éducation, les débuts dans le monde de l'abbé de
LE PRINCE DE TALLEYRAND J ï>
lYrigord. J'allais ajouter : sa vocation; coi I
il protesterai! contre le mot! Ce chapitre rappelle
les |uucs semblables des Mrwoirrs (ïoutre-lomlir.
4 '/est la même trempe sévère donnée à deux
Ames différentes. Avec de tout autres qualités, Le
récit de Talleyrand ne le cède eu rien à celui de
Cbateaubriand pour la beauté, pour l'émotion.
Oui, pour l'émotion contenue, mais profonde,
quand il raconte son enfance isolée. Il n'a pas
encore mis le masque du lutteur. Dans la suite, il
ne le déposera qu'un instant, en d814, quand il
retrouvera Mme de Brionne, sa première protec-
trice. — « Oh ! il faut que la politique attende!
En arrivant à Presbourg, je courus me jeter à ses
pieds... Les larmes m'étouffaient. L'impression
que je ressentis était si vive que je dus la quitter
pendant quelques instants; je me sentais défaillir,
j'allai prendre l'air sur les bords du Danube. » —
Vous ne voyez pas Talleyrand défaillant et sanglo-
tant : mais de quel cœur voyez-vous les recoins et
les dessous? Talleyrand eut un cœur, pour très
peu de gens; ses proches ont gardé le souvenir
attendri de sa bonté. Revenons à l'enfant.
Sa nourrice le laissa tomber; cette chute décida
de sa vie. Boiteux, l'état militaire se fermait
devant lui; il ne restait que l'Eglise. Sa famille
se désintéressa du petit infirme, qui ne promettait
plus rien pour l'accroissement de la maison. Il
21.
246 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
grandit seul, sans une caresse. On le conduisit
chez Mmc de Chalais, en Périgord ; ce séjour nous
a valu des tableaux achevés de l'ancienne vie
provinciale. De là, le coche le ramena au col-
lège d'Harcourt, où il fit de médiocres études;
durant ce temps, « il n'eut pas, une semaine de
sa vie, la douceur de se trouver sous le toit pater-
nel ». Du collège, il passa chez son oncle, le coad-
juteur de Reims, où l'on espérait qu'il prendrait
goût à l'état ecclésiastique. Puis ce furent des
années de révolte silencieuse, à l'ombre froide de
Saint-Sulpice, et enfin la prêtrise, reçue par une
âme en défense contre ses devoirs.
Le jeune abbé se lance dans le monde avec le
clergé dissipé; il chemine, il conquiert les salons,,
il s'y plaît et nous les dépeint avec enchantement ;.
tout ce qu'il rapporte de cette société justifie son
dire, sur ceux qui ne l'ayant pas vue n'ont pas
connu le bonheur de vivre. Il s'y fait cette
maxime, imprégnée de l'esprit du temps : « Un
peu de bien saisi rapidement, et dont la jouissance
est toujours de courte durée, est tout ce dont on
peut flatter la nature humaine. » Le succès lui
vient vite, la malice aussi; pour cette époque,
pour cette époque seulement, il nous a laissé une
galerie de portraits dessinés d'une main impi-
toyable. Celui de Choiseul-Gouffier, son meilleur
ami, n'est déjà point flatté; celui de Narbonne
LK I'HINCK l)K I VI 1 .1 M. \M» 247
est rruel, injuste. On ri*- parle ainsi d'un ami de
jeunesse que s'il fui le (tins heureux dans les
rivalités de cœur; nous MYODI que Narbnnne
eut ce tort vis-à-vis de Talleyrand. De La Fayette,
il ne reste rien, une silhouette caricaturale. Quant
à Necker, c'est la bète noire; l'abbé nous pré-
vient d'ailleurs sans détours : « J'avais remarqué
qu'il y avait quelque avantage à montrer de
leloignement, de l'opposition même pour quelque
personne marquante dans l'opinion; j'avais choisi
pour cela M. Necker. »
Toute cette première partie est écrite dans une
langue merveilleuse, la langue des honnêtes gens
d'autrefois, affinée par un causeur qui unit l'es-
prit de Voltaire à l'impertinence de l'homme de
qualité. Rien qui sente la recherche, et ce que
nous appelons la littérature, avec son insuppor-
table odeur de métier ; des grâces qu'un seul
terme définit, l'aisance. Les mots tombent de
haut, avec négligence, ils sont légers, ils courent.
Talleyrand nous dit, en parlant de la conversation
de sa mère : « Elle ne voulait que plaire et perdre
ce qu'elle disait. » C'est le secret de son style, de
cette prodigalité indifférente qui ne s'embarrasse
pas de choisir, sûre de ne donner jamais que de
l'or au bon titre. Je ne sais rien de supérieur,
pour la décence dans le genre osé, à l'indication
de sa première aventure, au séminaire de Saint-
248 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Sulpice, avec la petite comédienne de la rue
Férou. « Ses parents l'avaient fait entrer malgré
elle à la comédie; j'étais malgré moi au sémi-
naire; cet empire, exercé par l'intérêt sur elle
et par l'ambition sur moi, établit entre nous une
confiance sans réserve. » — Mettez cette anec-
dote sous une plume d'aujourd'hui, elle choquera
le moins délicat. Lui, il laisse tout entendre, il ne
dit rien, nous n'avons rien vu; le surplis n'est
même pas chiffonné.
Pourtant ne vous trompez pas à ce laisser aller
du jeune homme; dès les premiers récils qu'il
nous donne sur son berceau, il marque son trait
distinctif, son souci permanent. Comme il faisait
en causant son établissement dans le monde, il
le fait en écrivant dans la postérité. Les siens
vivaient en province plus qu'à Versailles. « Les
descendants des anciens grands vassaux de la cou-
ronne ont eu moins d'occasions de se faire con-
naître que les descendants de quelques barons
particuliers du duché de France, portés naturelle-
ment à des places plus élevées auprès du monar-
que. » Nous voici édifiés sur le rang de sa maison.
Ainsi pour tout ce qui le touche, dans la suite; à
mesure qu'il avance dans les affaires et les hon-
neurs, il se grandit nonchalamment, en abaissant
les autres. S'il n'est pas toujours le premier, il est
dans une place à part, au-dessus; du moins il ne
m; rniNCK ni: tai.i.i.m; \m» 810
sr montre ;i nous que lorsqu'il la tient. On i
parlé de sa souplesse; le mol m- lui convient pas,
il monte sans plier. Il a une faculté de rebondis-
sement qui le reporte naturellement BU liaul, tout
en haut, après 1rs renverses et les orales, comme
l'huile revient sur l'eau. Il ne se voit et on ne le
voit que sur les sommets; s'il n'y fut pas toujours,
il s'y replace par chaque ligne qu'il écrit. C'est
à peine insinué, mais si patiemment, par un
calcul de toutes les pages !
Je m'attarde à ces années de l'ancien régime;
c'est le joyau des Mémoires, et il va falloir
déchanter. De ce chapitre exquis, on passe brus-
quement à des considérations financières sur les
projets de Calonne, de Brienne, de Necker. La
plume alerte s'appesantit sur les discussions fasti-
dieuses des physiocrates. Vient ensuite un grand
morceau sur le duc d'Orléans, Philippe-Égalité,
sévèrement jugé. Talleyrand nous le propose
comme un exemplaire achevé de « ce système
connu parmi les sectateurs sous le nom de désa-
busement, qui, jusqu'au xvme siècle, renfermé
dans le cœur de quelques hommes pervers,
attendait cette époque pour oser éclater comme
une opinion que l'on pouvait professer, comme
un système de philosophie... Les sentiments
furent remplacés par des idées philosophiques;
les passions, par l'analyse du cœur humain:
250 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
l'envie de plaire, par des opinions... » — Allons,
tant mieux, si c'était déjà ainsi au siècle dernier;
o'est donc que l'on en guérit... avec des remèdes
violents, il est vrai.
Le lecteur se hâte, il est curieux d'arriver à la
Révolution. Là, il n'y a pas d'autre mot, une
solennelle mystification l'attend : de 1789 à 1796,
un grand trou; quelques pages sur la mission
de 1792 en Angleterre, des digressions studieuses
sur le commerce et l'agriculture de l'Amérique,
où Talleyrand passa trente mois. Mais les Etats
généraux, la constitution civile du clergé, la
messe de la Fédération? — Eh! qui pense encore
à cela? « Il me serait impossible de raconter les
événements de cette époque; je ne les sais pas;
le fil en est perdu pour moi... Les faits d'hier
deviennent problématiques pour les hommes
mêmes qui y ont eu quelque part; par leur rapi-
dité successive, ils se sont presque détruits les
uns les autres... J'avoue que c'est sans aucune
peine que je verrais se perdre les détails de cette
grande calamité; ils n'ont aucune importance
historique. » — C'est tout. Lazare est ressuscité,
vous attendiez ses secrets, bonnes gens : Lazare
est muet, il ne se rappelle rien des trois jours.
1.1 PRINCE DE TALLEYRANI) 251
II
L'émigré revient de Hambourg à Paris en sep-
tembre 1790. Je me trompe, il n'avait pas préci-
sément émigré, il était en mission; cet homme est
toujours gardé à carreau. Il remord aux affaires,
Narras le prend en gré. Ici encore, il faut être
Talleyrand pour conter avec tant de convenance
et de dignité comment il gagna l'amitié de Barras,
en prodiguant des consolations au directeur dans
un malheur très particulier. A peine une mention
distraite de Mme de Staël, qui s'employa si vive-
ment pour lui refaire une fortune politique. Tal-
leyrand a, plus loin, un joli mot sur le manque
de reconnaissance des princes : « Leur par la
grâce de Dieu est un protocole d'ingratitude. »
Son protocole, à lui, c'est : par la grâce de l'es-
prit.
Ministre des relations extérieures de juillet 1 797
à juillet 1799, il se réserve dans les Mémoires
comme il se réservait alors dans le cabinet. Quel-
ques indications sommaires et impersonnelles
sur les événements de guerre, ce qu'on trouve
dans les manuels d'écolier, voilà tout ce qu'il
daigne nous donner. Six jours après sa nomina-
tion, il est entré en correspondance avec Bona-
252 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
parte. Il suit de l'œil le vol de l'aigle, il l'at-
tend. Démissionnaire quatre mois avant le 18
brumaire, il néglige de dire s'il a appliqué cette
fois la règle de conduite qu'il exposera plus
tard : « Je n'ai conspiré dans ma vie qu'aux épo-
ques où j'avais la majorité de la France pour
complice, et où je cherchais avec elle le salut de
la patrie. »
Le Consulat ouvre enfin au diplomate la carrière
où il va s'illustrer. Sur ce long ministère, con-
tinué jusqu'en 1807, Talleyrand est infiniment
discret. Il touche quelques mots des négociations
qui suivirent Austerlitz, sans faire même une
allusion à ce qu'il appelait son roman, le projet
d'agrandissement oriental pour l'Autriche. Si l'on
en croyait les Mémoires, il n'aurait bien connu de
toute cette période si fertile en événements que
les affaires d'Espagne. Il y arrive rapidement et
s'y arrête; elles forment l'objet d'un travail
détaillé, fort intéressant d'ailleurs, où il a beau
jeu pour stigmatiser l'aveuglement et la fourberie
de Napoléon. Après qu'il nous a dit comment les
princes espagnols tombèrent dans le piège de
Bayonne, Talleyrand se complaît à nous les mon-
trer à Valençay, respirant enfin sous sa haute
protection. Il n'épargne rien pour adoucir leur
captivité. « La journée finissait par une prière
publique à laquelle je faisais assister tout ce
i.i rniN \i u s i; and 253
qui venait dans !<■ château, lei officiers do la
-unir départementale et même quelques hommes
de la gendarmerie, l'ont le monde sortait de ces
réunions avec «les dispositions douces; les pri-
sonniers et leurs gardes priant à genoux, 1rs uns
près des autres, le même Dieu, paraissaient se
moins regarder comme ennemis... » Le tableau
est tirs touchant; on est tenté de répondre :
. imenl
Le ministre de Napoléon Lilissr sur la brouille de
cette époque, sur les terribles algarades du maître;
mais il a une de ces trouvailles d'expression qui
[l'appartiennent qu'à lui, pour expliquer comment
l'empereur le rappela, un an plus tard, afin de
l'emmener à Erfurt. « Ces motifs firent surmonter
à l'empereur Yembarras dans lequel il s'était mis
à mon égard, en me reprochant violemment le
blâme que j'avais exprimé, à l'occasion de son
entreprise sur l'Espagne. » Quand ïalleyrand
enregistre, en 4802, le bref de sécularisation à
lui délivré par le Saint-Siège, on devine que,
pour un peu, il se servirait du même tour, en
déplorant « l'embarras » dans lequel la Provi-
dence s'était mise à son égard.
Heureusement, Napoléon surmonta le sien, et
nous avons cet admirable chapitre de l'entrevue
d'Erfurt, où chaque trait fait image. Ces pages,
jointes à celles qui peignent les premières années
REGARDS HISTOR. ET LITTÉR. 22
254 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
de l'auteur, suffiraient pour immortaliser un écri-
vain. Au retour d'Erfurt, le prince de Bénévent
se retire dans sa grasse sinécure de vice-grand
électeur. Son regard attentif et charmé compte les
fautes qui amoncellent l'orage sur la tête de l'em-
pereur. Mais il n'en fait pas le récit, il n'y revient
que par boutades et par brèves réflexions. A partir
de 1809, les Mémoires sont presque exclusivement
remplis par un long exposé des affaires du Saint-
Siège, du Concile national et de la captivité de
Pie VII. Tallcyrand s'étend avec une onction péné-
trante sur les malheurs du Pape, il discute les
conclusions du cardinal Maury et de M. Emery.
Il ne rentre en scène (dans son autobiographie,
s'entend) que pour remédier aux désastres de
1814. Son rôle fut prépondérant, nul ne l'ignore; il
en fait un rôle unique ; à l'en croire, il aurait relevé
seul le trône des Bourbons. Son récit, qui con-
corde d'ailleurs assez bien avec celui de Vitrolles,
ne nous apporte guère de particularités nouvelles.
Ce second volume conduit ïalleyrand à Vienne
et contient la correspondance du Congrès ; elle ne
diffère que par de légères variantes des textes
déjà publiés par M. Pallain. On sait que ce monu-
ment, sans diminuer les mérites de notre pléni-
potentiaire, fait rejaillir en partie sur le roi
Louis XVIII l'honneur d'une victoire diploma-
tique où il y eut assez de gloire pour deux.
LE PRINCE D1 i \ii i m; \m> 958
En résumé, les liénuriret n'ont tiré de In période
napoléonienne qne déni grande! scènes et quel-
ques petits croquis détachés. Hors de là, leurs
dépositions Fragmentaires n> »ns apprennenl peu
de chose; elles resteraient Inintelligibles sans l<*
secours des autres historiens. Les jugements
témoignent d'une animosité chaque jour plus
vive contre l'empereur. Talleyrand ne nous cache
pas qu'il a desservi son maître el contrecarré
plus d'une fois les plans dont on lui confiait
l'exécution. A Erfurt, il avoue ses contre-mines
avec le baron de Vinrent, avec Alexandre; il ne
nous en dit pas toute l'étendue; surtout il ne
nous dit pas qu'en rentrant à Paris, il s'ouvrit à
Al< llernich et donna des armes contre Napoléon.
On hésitera à le condamner sur ce chef. En temps
ordinaire, il n'y aurait qu'un qualificatif pour
l'agent qui se conduirait ainsi; pendant la crise
inouïe qui dura de 1789 à 1815, le mot de Beu-
gnot fut vrai pour tout le monde; le difficile
n'était pas de faire son devoir, mais de le con-
naître. N'oublions pas que Talleyrand se considé-
rait comme un régulateur, placé sur la machine
dont un furieux abusait, et qu'il se donnait la
mission d'y ménager les intérêts de la France et
de l'Europe. C'est un point de vue très soutenable.
On lui passera moins facilement les petites
satisfactions de rancune, la tendance constante à
256 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
rabaisser le génie de Napoléon. Dans les entre-
tiens d'Erfurt, par exemple, il prêle à l'empereur
le personnage d'un sot, il lui fait débiter des bali-
vernes qui auraient scandalisé Jean de Millier,
Wieland et Goethe. Or, les confidences de Goethe
à Muller et à Eckermann trahissent une impres-
sion toute différente. Nous avons d'ailleurs le
Mémorial; il atteste que le génie de Napoléon
ne s'élevait jamais si haut que dans ses juge-
ments sur l'histoire et les littératures classiques.
Talleyrandse vengeait du maître qu'il avait servi;
on voudrait trouver chez lui des sentiments moins
ordinaires.
III
Le parti pris adopté dans cette mise au point
des Mémoires est trop visible. Us furent rédigés
sous la Restauration. Avec son inépuisable fécon-
dité à inventer des doctrines pour toutes les cir-
constances, l'auteur présente la monarchie napo-
léonienne comme un pont nécessaire dont il avait
dû se servir, ainsi que toute la France, pour
ramener les esprits à la monarchie légitime. Il se
compose alors pour la postérité une attitude de
dévouement raisonné à la branche aînée des Bour-
LE PRINCE DE tm.i.i vr.ANn 257
lions, avec <lc grands égards pour la branche
cadette; car il rejeta sans doute quelques coupa
d 'mil sur le manuscrit, après is.'io. Désireux d'être
toujours au mieux avec le pouvoir du moment,
même quand sou ombre seule se représenterait a
la cour, il estimait que, trente ans après sa mort.
la France serait forcément gouvernée par l'une
des deux branches. Il ne prévoyait pas qu'elle
put l'être par un rejeton des Bonaparte. Il pré-
voyait encore moins la possibilité d'une répu-
blique, parce qu'il n'avait jamais compris l'am-
plitude du mouvement révolutionnaire et la
formation de la démocratie. Sous ce rapport, le
piètre diplomate qu'était Chateaubriand avait des
regards autrement pénétrants, autrement loin-
tains. En outre, Talleyrand calculait mal le déve-
loppement probable de la légende, pendant un
demi-siècle; peut-être imaginait-il qu'il pourrait
balancer Napoléon, et nous apparaître sinon au-
dessus, du moins en face du colosse et à force
égale, laissant notre jugement indécis entre les
deux adversaires.
Oublions ces petits côtés d'un rare esprit,
puisque aussi bien nous le quittons en 4814, à
Vienne, où sa diplomatie nous valut une armée.
Il faut bien que quelque chose lui manque, car
nous honorons ses immenses services avec notre
raison, sans jamais lui en savoir gré avec notre
22.
258 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
cœur. C'est un fait; il nous inspire l'admiration T
sans rien de la tendresse que nous ressentons
pour le plus humble serviteur du pays.
En terminant cette analyse, je ne prétends pas
juger l'ensemble de la grande figure fuyante .
L'éditeur de ses Mémoires nous a donné un sage
exemple; il avait toute autorité pour porter ce
jugement, il s'y est refusé. Dans les temps trou-
blés où il vécut, Talleyrand fut en politique ce
que fut dans la poésie Victor Hugo : un puissant
miroir, sensible à toutes les images, et qui avait
pour fonction de refléter chaque jour la physio-
nomie mobile de la France.
Je ne ferai qu'une réserve : Talleyrand apparaît
d'ordinaire aux jeunes gens comme un person-
nage de Balzac, comme Rastignac ou Rubempré;;
il exerce sur leurs imaginations une séduction du
même ordre, plus irrésistible encore, puisqu'elle
émane d'une vie réelle et non d'une vie simulée.
On se dit : faisons-nous cette existence enviable
et copieuse; les grands services rendus à la patrie
masqueront toujours les fêlures morales. Oui,
mais il faut une rencontre unique du génie et de
l'occasion pour qu'on rende de pareils services;
on ne les rend pas, on ne prend au modèle que
les fêlures, avec beaucoup moins d'élégance et
de grandeur.
Ne cherchons donc pas un exemple dans ces
LE PRINCE DE TALLEYRAND ii">ï>
Mrmoircs; prenons-y un plaisir d«* curiosité. Ils
augmentent notre Panthéon littéraire «l'un écri-
vain «pli cousine parfois avec Saint Simon, par-
lois avec Voltaire. Cela vaut liim qu'on leur
pardonna quelques déceptions, quelque* arran-
gements de la vérité, quelques partis juis injustes.
VA puis, il ne faut jaunis se brouiller avec
l'évêque d'Autun; soyez sûrs que partout où il est,
dans l'autre monde comme dans celui-ci, il tient
les plus grands emplois; il se fait écouter mieux
que les saints, c'est chose certaine. Qui sait si
nous n'aurons pas besoin de lui quelque jour,
pour passer une note aux puissances célestes,
afin qu'il leur plaise veiller sur les intérêts de la
France?
Mars 1891.
LES POÈTES
N.-A. NÉKRASSOF. — F.-J. TUTCHEF. — ALFRED DE VIGNY
LA POÉSIE SOCIALISTE
EN RUSSIE
N.-A. NÉKRASSOF1
I
On va, par les grandes plaines uniformes, à
l'automne; la terre est nue, grise et vide; plus de
moissons; pas encore de neige; comme il l'a dit,
ce poète, la terre russe ressemble à un mort qu'on
n'a pas encore vêtu de son linceul. Du ciel bas,
des myriades de corbeaux s'abattent sur ces landes
et ces labours ; les tristes oiseaux couvrent la
plaine,, tous pareils, croassant, cherchant leur vie
dans la boue. Parfois les bandes effrayées s'élè-
vent en tourbillons, remontent dans leur nid de
brouillard; leur vol est gauche et sans grâce, leur
1. Recueil complet des poésies de Nékrassof, 2 vol. in-8°. Saint-
Pétersbourg, 1886. Nouvelle édition russe. — Poèmes de Nékras-
sof, traduits par MM. Halpérine et Ch. Morice. Paris, 1888.
264 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
voix est rauque, ce n'est pas la fauvette, ce n'est
pas l'hirondelle ; mais il y a une beauté lugubre
•dans le vol de ces grandes masses sombres; il y
a un frisson mystérieux, comme un souffle d'es-
prits, dans le vent qu'elles font en fendant l'air.
Un coup d'aile emmène l'un d'eux dans les hautes
régions; on doute, tandis qu'il plane, si c'est un
corbeau ou un aigle. Cependant la neige est
venue, ils se posent de nouveau, longues traînées
noires sur l'immensité blanche; et ce qu'ils
apportent de vie dans ce paysage désolé ne fait
qu'en accroître le deuil et l'horreur.
Ces oiseaux livides sur l'horizon russe, ce sont
les vers de Nékrassof. Chaque fois que j'ai ren-
contré ce volume dans les maisons isolées des
campagnes, chaque fois que j'ai revu ces milliers
de lignes noires emplissant de leur tristesse les
grandes feuilles blanches de l'in-octavo, l'image
obstinée m'est revenue à l'esprit. Plus de trente
mille vers, d'un seul jet de fiel! Tous, l'indigna-
tion les a faits, comme ceux du satirique latin; le
poète avoue en maint endroit qu'il ne connaît pas
d'autre inspiration. — « Je ne me souviens pas
d'une Muse aimable et caressante, chantant de
douces chansons au-dessus de moi... Celle qui
m'a opprimé de bonne heure, c'est la Muse des
sanglots, du deuil et de la douleur, la Muse des
.affamés et des mendiants... Ses chants simples ne
LA POÉSli. B0GIAL1 i r. EN RUSSIE ^o">
respirent que Le chagrin el une plainte éternelle.
Gel homme B «'iih-nni- dans ses cadences loutei
les larmes, foules les malrilictions de la Itussie.
Kl connue son imagination esl aussi riche qu'elle
esl sombre, sa poésie embrasse l<»us les aspects
de la vie nationale, foules les conditions de
riiomme russe, les villes et les champs, les réa-
litésel les rêves. Mais ces compositions si variées
sont uniformément gravées à la manière noire,
avec le même corrosif.
Quelle est la place de Nékrassof dans la poésie
russe? I ne place secondaire. Ses compatriotes le
mettent au-dessous des grande lyriques de la
période romantique, de Pouchkine et de Ler-
montof. Il n'a ni la sérénité du premier, ni la
passion du second; surtout, il n'a pas leur don
d'expression musicale, le quid divinum, et il le
sait bien : — « Je ne me flatte pas que, dans la
mémoire du peuple, quelque chose de mes vers
se conserve... Il n'y a pas en toi de libre poésie,
mon vers farouche et gauche, il n'y a pas d'art
créateur! » — Ce vers manque de spontanéité et
d'harmonie; il est vigoureux, il dit bien ce qu'il
veut dire, mais il est acquis, il ne tombe pas du
ciel, comme chez les poètes de la vraie race
divine. Par contre, Nékrassof ne doit rien aux
maîtres étrangers, il doit fort peu à ses devan-
ciers, bien moins que ceux-ci ne devaient à
23
266 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Schiller et à Byron. Venu avec la génération
d'après 1840, qui inventa le réalisme, il mit dans
la poésie ce que ses contemporains mettaient
dans le roman : la description des misères et le
sentiment des souffrances du peuple.
Dans la pièce intitulée : Pensées devant un
perron d'honneur, il y a une belle invocation à ce
gémissement du peuple russe qu'on entend par-
tout, dans les champs et sur les routes, dans les
tavernes et dans les mines, sous la meule et sous
le chariot, au bivouac des bergers de la steppe et
sur les eaux du Volga, « qui submerge notre
terre comme ces eaux du grand fleuve, débor-
dées au printemps ». Ainsi ce gémissement est
répandu dans l'œuvre du poète. Réaliste par le
choix de ses sujets, par la manière de les voir et
de les peindre, il est idéaliste par sa façon de les
achever brusquement en légende ou en rêve, par
ses élans de fantaisie désordonnée. S'il fallait le
définir d'un mot, on pourrait dire de lui, comme
de beaucoup de ses contemporains, qu'il est un
réaliste exalté. Aussi bien, plus on se promène à
travers la foule des esprits, plus on reconnaît
1'insuflisance et le trompe-l'œil de nos classifica-
tions d'école; nous en avons deux ou trois, et
nous prétendons ranger sous ces pauvres éti-
quettes toute la merveilleuse diversité de ces
esprits, faits de mille contradictions.
LA l'OKSIK SOCIALISTK EN lUISSIK 207
Entre Nékrassof cl les romanciers russes
d'après IS'ill, il y a une différence fondamentale,
un point par où ce poêle reste singulier et infé-
rieur < 1 . i n s son pays; vous ne trouverez pas chez
lui leur fond commun de mysticisme, de résigna-
tion, d'amour pour la souffrance qu'ils dénoncent.
Celui qu'on a appelé le poète nihiliste n'a rien
gardé de ce christianisme parfois hien vague,
mais toujours reconnaissable, que j'ai souvent
signalé comme le trait distinctif du réalisme, du
pessimisme slaves. Intelligence athée et positive,
cœur aigri, Nékrassof est un révolutionnaire à la
mode d'Occident, non à la mode russe. Il doit à
cette disposition le défaut de l'Occident dont ses
compatriotes se sont le mieux préservés, dont on
n'aperçoit pas de traces dans toute l'œuvre d'un
Tolstoï ou d'un Dostoïevski : la déclamation. Elle
est sensible dans la pièce que je citais tout à
l'heure, dans maints passages de l'épopée frag-
mentaire qu'il a intitulée : Pour qui fait-il bon
vivre en Russie? dans vingt autres poèmes. Par
l'exagération du sentiment, l'enflure de la tirade,
la généralisation du cas particulier, ces poèmes
rappellent les Châtiments bien plus que la Maison
des morts. Nékrassof se persuade qu'il aime le
peuple, il dit sans cesse que sa haine n'est qu'un
amour rentré. Je crois qu'il se trompe; son âme
est naturellement haïssante, elle jouit plus à
268 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
détester la tyrannie qu'elle ne jouirait de ses
rêves d'émancipation, s'ils étaient réalisés. On le
vit bien après 1861 : l'abolition du servage aurait
dû briser une des cordes de sa lyre, celle dont il
s'était le plus servi ; elle aurait dû lui inspirer
des hymnes d'allégresse. Il n'en fut rien : je
relève à celte date un petit fragment, — huit dis-
tiques, — où il salue l'ère nouvelle; n'était ce
morceau, on pourrait croire que la grande révolu-
tion sociale fut non avenue pour lui. Il ne put se
résoudre à sacrifier le moyen poétique dont il
tirait ses plus sûrs effets, il continua pendant
quinze ans encore de pleurer sur le mal guéri. Je
lui cherche des analogues dans notre littérature :
pour faire comprendre son tempérament, un nom
me vient en aide, celui de Vallès. Un Vallès qui
crachait des vers au lieu de prose, tel était sou-
vent le réfractaire russe.
Il n'est pas le plus grand poète de son pays; il
est le plus original, et, en un certain sens du
mot, le plus populaire, celui qui a pénétré dans
les couches les plus profondes des nouvelles géné-
rations. Si vous rencontrez par hasard un volume
de vers dans les endroits où on ne lit guère, au
relai de poste, chez le petit employé ou l'officier
de santé de la bourgade, sur l'encoignure d'une
arrière-boutique ou sur un bureau d'auberge; si le
jeune homme ou la jeune fille de la maison, à leur
LA POÉSIE SOCIALISTE EN RUSSIE '2*i!>
retour <lu « pro^ymnase •. s'.i hs< mIx-ii I dans la
lecture «Ii' ce volume, n'ayez pas de doutes,
Nékrassof. étrange pavs! La crnsiiri' biffe des
pages de nos livres, qui vont chercher dans les
liantes classes quelques lecteurs iniliés à notre
langue; on s'imagine qu'à plus forte raison toute
hardiesse doit être proscrite «les Livres russes; et,
jusque dans les mains des enfants «lu peuple, on.
trouve l'œuvre de ce forgeron d'enfer, qui souffle
la haine et attise la révolte!
L'originalité est sa qualité maîtresse. Aucune
littérature européenne n'a donné depuis cinquante
ans un poète plus personnel, plus inattendu dans
ses visions, mieux affranchi de toute imitation.
Qui ne l'a pas approché ignore une des faces
caractéristiques du génie russe. Puisqu'on paraît
désireux aujourd'hui de bien connaître ce génie,
il était indispensable d'introduire les poésies de
Nékrassof dans notre bibliothèque de traductions.
Je ne conseillerais pas de tenter cette épreuve
avec ses illustres prédécesseurs; leurs grâces
romantiques paraîtraient un peu fanées pour le
goût actuel; en passant dans une prose étrangère,
ils perdraient le meilleur d'eux-mêmes, l'enchan-
tement de la forme. On nous donnerait les paroles
d'une partition sans la musique. Nékrassof résis-
tera mieux; ce n'est pas un musicien, il vaut par
le sens et les images ; et il flatte les tendances du
23.
270 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
jour, il a cette saveur amère que demandent les
palais blasés. La traduction que M. Halpérine
nous annonce trouvera faveur auprès de nos
lettrés. J'appellerai leur attention sur ceux de ces
poèmes qu'on admire le plus en Russie; mais il
faut dire, auparavant, quelques mots de l'homme,
il faut montrer comment se forma et s'accrut la
source de bile qui s'épanche dans toute son
œuvre.
II
Cette œuvre elle-même est le meilleur guide
pour la biographie intime de Nékrassof. Il y
raconte les diverses phases de sa vie morale, et,
tout d'abord, comment elle fut assombrie dès
l'aube. Ces souvenirs d'enfance, qui prolongent
leur doux reflet sur la plupart des existences, ne
sont pour lui que des souvenirs d'exécration. Né
en 1821, fils d'un officier retraité qui menait dans
son domaine la vie oisive et grossière des pro-
priétaires d'autrefois, Nicolas Alexeiévitch grandit
avec de tristes exemples sous les yeux. A l'en
croire, tout n'était autour de lui que dépravation
et cruauté. L'humanité lui apparut divisée en
deux classes, les bourreaux et les martyrs : des
chasseurs, ivres tous les soirs, qui fouaillaient
LA l oCIALISTE EN RUSSIE 271
indistinctement leurs meutes, leurs serfs, |.
femmes.
(Iliaque fois i|u'il revint plus lard dans ce
domaine de Yaroslaf, des visions détestée!
levaient devant lui de son berceau : sa mère,
morte de consomption à force de mauvais traite-
ments; son père, tyran domestique sous lequel
tout tremblait ; et sa malédiction poursuit la
mémoire de ce père avec une énergie farouche.
Voyez en particulier ces pièces, la Tente natale,
les Malheureux. — « Les voilà, ces lieux fami-
liers où j'ai appris à souffrir et à haïr... » — C'est
tout ce que le foyer lui rappelle. En retraçant les
orgies des hobereaux, à la table où on l'asseyait
entre les ivrognes et leurs chiens, il peint d'un
mot bien juste l'humeur que ces premières années
lui ont faite.
« — Les convives raillent l'enfant, une voix
dit : N'est-il pas vrai qu'il a le regard d'un lou-
veteau forcé? Eh! viens ici! — La mère pâlit, le
louveteau regarde et ne bouge pas. Il faut châ-
tier son entêtement : Viens ici! — Le louveteau
s'enfuit. » — Loup il restera, et il dira dans d'au-
tres vers : « Marqué comme un forçat par le cha-
grin, rien n'eut le pouvoir d'effacer ce stigmate
dans mon âme ensauvagée. »
A seize ans, il quitte la maison paternelle; on
l'envoie à l'une des écoles militaires de Péters-
272 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
bourg. A peine arrivé dans cette ville, il se lie
avec un étudiant qui le dissuade du métier des
armes et l'entraîne à l'Université. En apprenant
cette désobéissance, son père entre en fureur,
coupe les vivres au révolté et rompt pour la vie
toutes relations avec lui. Alors commence pour
l'enfant abandonné l'éternelle histoire de presque
tous ces écrivains russes, les années de misère
noire, à l'Université d'abord, puis dans les rédac-
tions de journaux, les boutiques de libraires.
Nékrassof raconte qu'il souffrit chaque jour de la
faim, durant trois années, et qu'il conlracta à ce
moment le germe de la maladie qui le mina pen-
dant tout le reste de sa vie. Un soir, on le jeta à
la porte du logement qu'il occupait, le proprié-
taire retint en payement les livres et les hardes
de ce locataire insolvable; la nuit d'hiver, de
l'hiver de Pétersbourg, le surprit dans la rue,
engourdi sur un banc. Il y serait mort, si un vieux
mendiant ne l'avait ramassé et conduit dans une
maison d'asile; là, il gagna quelque menue mon-
naie en recopiant les suppliques des vagabonds
qui dormaient près de lui; il put manger les jours
suivants.
Le louveteau tint bon. Vers 1840, la situation
s'améliora un peu ; des amis tirèrent le débutant
du ruisseau, les journaux littéraires lui fourni-
rent du travail. Mais il connut encore plus d'une
i \ I'mÏ il nci • | \ RUSSIE
heure d'an^nisse. Il fuul rapporter sans doute à
(Mille époque l'épisode 'l'un OynitflM cruel qu'il
rappelle dans une de ses poésies. Je lui laii
parole pour ce singulier a\eu.
« Te sou\ iciis-tu de ce jour où, malade el
affamé, je in'.i I >.i n il« »n n a i s, à houl de force
Dans la chambre glaciale, ton lils pleurait, el ta
réchauffais de t<>n souffle ses petites mains refroi-
dies. La nuit tomba..* l'enfanl poussa un cri per-
çant cl cessa de respirer... Malheureuse, ne verse
pas ces larmes stupides ! Demain, le chagrin ci la
faim nous procureronl de même un sommeil pro-
fond et doux: le propriétaire achètera, en nous
maudissant, trois cercueils où on nous rangera
côte à côte, et on nous emportera tous ensemble...
Accablés, nous étions assis aux deux bouts de la
chambre. Je m'en souviens, tu étais pâle et faible;
une pensée secrète mûrissait dans ton cœur, un
combat s'y livrait. Je m'assoupis. Tu sortis silen-
cieusement, après t'ètre parée comme si tu allais
à ta noce; une heure plus tard, tu rapportais
précipitamment un petit cercueil pour l'enfant et
un souper pour le père. Nous apaisâmes la faim
qui nous torturait, une petite lumière s'alluma
dans l'obscurité de la pièce, nous fîmes la toilette
de notre enfant et nous le plaçâmes dans sa bière...
Était-ce le hasard qui nous avait sauvés? Dieu
nous avait-il secourus? Tu ne te hâtas pas de faire
274 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
le triste aveu. Moi, je ne demandais rien, j'étais
morne et courroucé, tandis que nous nous regar-
dions tous deux avec des sanglots. »
Telles furent ces années d'apprentissage litté-
raire. Aux détresses matérielles et morales qui
aigrissaient le cœur, ajoutez les révoltes de l'es-
prit. Comme la plupart de ses contemporains,
Nékrassof tomba promptement sous l'influence de
Biélinski. Le critique hégélien discerna le talent
du jeune poète et lui prodigua les encourage-
ments; mais il lui souffla ses principes, sa philoso-
phie désolée et sa politique acrimonieuse. Là-des-
sus, vinrent l'ébranlement de 1848 et la période
de compression qui suivit , si dure aux lettres
russes. Les publications qui faisaient vivre Né-
krassof agonisaient, sa poésie n'était pas de celles
qu'on eût alors tolérées; il ne voyait dans le don
sacré qu'une arme de combat. Il écrivit peu durant
ces jours d'épreuve, nourrissant en secret les res-
sentiments qui emplissaient son âme. Quand le
réveil littéraire de 1835 rendit aux écrivains
l'emploi de leurs talents, après la mort de Nicolas,
cette âme était irrévocablement formée, endurcie
dans ses haines. La fortune, qui lui sourit alors,
ne réussit pas à l'adoucir. Nékrassof rentra en
lice, collaborant à plusieurs journaux, bientôt
directeur et possesseur de quelques-uns. Il avait
l'esprit d'entreprise, l'aisance lui vint rapidement;
LA POÉSIE SOCIALISTE EN RUSSIE 875
mais il ne la dut |»as uniquement a son travail.
Ici 1rs biographes les plus s> mpathiques s'arrêtent
avec des réticences, des blàmei discrets. Us
avouent que le jM.rtr se lama dans des atïaires
d'une nature douteuse ; cette fortune gagnée ainsi,
tandis qu'il chantait un idéal de justice intlexible,
mit peut-être un mécontenleinenl de pins an fond
do sa conscience. D'ailleurs, une santé chance-
lante ne lui permettait pas d'en jouir. Condamné
une première fois par les médecins, nous le
voyons déplorer sa lin prochaine, dans les élë
écrites à cette époque. C'était une fausse alerte;
il vécut encore vingt ans, et ces vingt années
furent remplies par une production poétique inin-
terrompue.
C'est un phénomène curieux et rare dans l'his-
toire littéraire, cette continuité d'une inspiration
qui ne renouvelait jamais ses sources. On cher-
cherait vainement, dans les nombreuses poésies
de cette période, ce qu'on trouve chez tous les
contemporains de Nékrassof : le reflet des divers
courants d'idées qui se succédèrent alors en Rus-
sie, les illusions et les espérances à la veille de
l'émancipation des serfs, la joie qui suivit cet
acte, la réaction d'abattement d'où sortit le nihi-
lisme. Le poète reste sourd à ces mouvements de
l'humeur nationale ; il continue, sur le même ton
qu'en 1848, ses diatribes contre le passé, ses
276 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
railleries sur le présent. Il vivait fort retiré, pas-
sant ses étés à la chasse dans les forêts du Nord.
Cependant sa verve est toujours aussi puissante,
on ne voit pas qu'elle faiblisse dans les poèmes
du déclin de sa vie. Il les écrivait sur le lit de
souffrance où son mal le tint cloué, pendant les
deux dernières années; c'est ainsi que Kramskoï
l'a représenté, dans le beau portrait de la galerie
Trétiakof, à Moscou. Ce mal l'emporta à cinquante-
six ans, le 8 janvier 1878. « Il est bon de mourir
en hiver », avait-il dit dans une de ses pièces,
les Gelées de la Chandeleur; et il ajoutait, avec son
amertume accoutumée, que les riches meurent
généralement dans cette saison, — « pour que le ver
rampe moins vite sur eux, pour conserver plus
longtemps dans la glace leur air d'importance ».
La jeunesse nihiliste conduisit son poète au cime-
tière du couvent des Vierges, près de Saint-Péters-
bourg; je vis là pour la première fois un de ces
cortèges farouches, silencieux sous l'œil de la
police, dont la Russie prenait dès lors l'habitude.
On jeta sur ce mort dangereux d'énormes blocs
de granit rouge, tristes et rudes d'aspect comme
son œuvre; sous ces pesants monolithes, il semble
qu'on ait voulu mieux river dans la terre l'esprit
révolté qui avait habité ce corps.
i.a P0É8H: stici.M.i 1 1 3XB 277
III
Je n'ai pas marqué un Irait (jui complète! la
physionomie de Nékrassof. Pour comprendre
combien il disait vrai, quanti il parlait de son
« âme ensauvagée », il faut rassembler dans ce
recueil la part du cœur, les pièces assez nom-
breuses où il rappelle ses amours. Le mot ne con-
vient guère; il n'y a rien là de ce que nous sommes
habitués à trouver dans les poésies amoureuses :
ni langueur de tendresse, ni chaleur de passion.
Le sentiment qui habite dans ce cœur bourrelé
est farouche, défiant, toujours cabré et prêt à
verser dans la haine, toujours cruel pour celle
qui l'inspire, cruel pour celui qui le subit. Par
une rencontre fatale, la personne qui semble
avoir agi le plus fortement sur l'imagination du
poète sentait comme lui; elle avait aussi l'amour
noir ; à moins pourtant qu'il ne l'ait vue et faite
telle, à travers cette imagination assombrie. Dans
les Malheureux, le poème auquel il faut tou-
jours revenir pour retrouver le fil de la vie de
Nékrassof, il analyse d'une façon un peu confuse,
mais avec une grande force d'expression, le poison
fait de regrets et de colères que ces souvenirs
ont laissé dans son âme. Je cite le passage : il
24
278 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
peindra l'homme mieux que tous les commen-
taires :
« J'ai aimé comme un sauvage jaloux... 0 toi
que je fuyais avec épouvante, pour revenir me
jeter dans tes bras avec amour, toi à qui je pro-
diguais du fond de mon cœur les bénédictions et
les anathèmes, tu n'es plus! Dans le sentier de
ma vie, tu as laissé une trace équivoque et mys-
térieuse; tu m'es apparue comme un ange dans
une nuée d'orage, comme un démon dans le port
souhaité. Tu as péri! Tu n'as pu t'accorder ni
avec ce cœur plein de tempêtes, ni avec sa des-
tinée; après avoir creusé un abîme sous mes pas,
tu t'y es couchée la première! Je pourrais injurier
l'idole qui me fut chère en d'autres temps; je
pourrais, devant le monde entier, te marquer
d'un stigmate indélébile. Mais ma haine n'a pas
franchi les barrières du tombeau. J'ai compris :
nous étions coupables tous les deux... C'est moi
le plus cruellement puni! Les années marchent,
déroulant leur cours; mais le temps s'est arrêté
sur ma tête; sentinelle qu'on oublie de relever,
je reste immobile dans cette nuit funeste... Le
soupçon me tourmente, et soudain des pas... c'est
ta voix, c'est ton sanglot et ton cri : « Je ne par-
donne pas! » Je me souviens de tout avec tant
de précision! Il me semble que, chaque jour, je
commets un meurtre... »
LA POÉSIE SOCIAI i n i l;i SSIE 871
iïlles nv suni |i,'i . les piècél on revient <<•
repentir, traversé de fareuri mal aesoupies. Bn
voici une autre dans là même nota :
« frappée par une perle irréparable, mOD àme
esl faible et s'ahandonne; en elle, plus de lit-il.-,
plus de foi féconde : le lâche énervement de l'es-
clave.
« Tout lui est indifférent : — la froide obscu-
i a le de La tombe, la honte ou la gloire, la haine
ou l'amour. — Eteinte aussi, la colère rédemp-
trice qui si longtemps réchauffa mon sang.
« J'attends... mais la nuit continue sans aube :
les ténèbres de mort m'environnent... Et celle qui
aurait pu me ressusciter à la lumière, on dirait
que la mort lui a scellé les lèvres.
« Son visage est sans pensée, dur et agité;
ses yeux sont fixés au loin ; il semble qu'on n'y
verra jamais plus briller la larme qui annonce
le renouveau de l'aurore. »
Aux heures plus apaisées, quand l'amertume du
poète se fondait en mélancolie, il a écrit quelques
vers d'un sentiment pénible encore, mais assez
touchant pour le mettre en bon rang parmi les
élégiaques. Tel le petit poème, J'ai visité ta sépul-
ture..., et cet autre où il a su rajeunir avec bon-
heur un sujet banal par lui-même :
« Lettres de la femme aimée! Ils sont sans
bornes, les transports que vous causez; mais ils
280 REGARDS HISTORIQUES ET LITTERAIRES
sont plus grands encore, les maux que vous pré-
parez à l'âme veuve dans un prochain avenir.
Quand la flamme de la passion s'éteindra au com-
mandement sévère de la raison, rendez-lui ses
lettres, ou du moins ne les lisez plus jamais! Il
n'y a pas de pire tourment que celui de pleurer
sur ces dates lointaines. Vous commencerez à
relire avec ironie, comme une rêverie innocente
et vaine; vous achèverez avec des fureurs jalouses
ou avec un chagrin cuisant.
» 0 toi, de qui je garde tant et tant de lettres !
Il vient des jours où mes yeux les cherchent avec
colère, mais je ne sais pas les jeter dans le foyer.
Qu'importe si le temps m'a démontré qu'il y avait
en elles peu de vérité et peu de sérieux, guère
plus que dans l'inutile bégayement d'un enfant!
Elles me sont chères, maintenant, ces fleurs
séchées d'une tombe, ces fleurs de ma jeunesse
abîmée. »
Partaient-ils de blessures réelles et profondes,
ces cris de souffrance intime qu'on entend si sou-
vent dans les élans lyriques de Nékrassof ? N'était-
ce qu'une des formes de la maladie de cet esprit,
acharné à travailler contre son repos? S'est-il
peint lui-même à son insu, avec la plupart de ses
frères en poésie, dans ce héros que nous présente
un de ses poèmes, Sachal — « On dit que chez
lui l'amour trouble surtout la tête, et non le sang.
I \ POÉSIE SOCIAI i i i i 281
Il prend dans le dernier lirre qu'il .1 lu ce qui
Botte à la surface de son àme. Croire 00 oe pai
oroire, peu Lui importe, pourvu que 1« s choses
soient dites élégamment
Voilà »lrs questions bien oiseuses, comme le
débat qu'on soulèye volontiers sur [a sincérité des
impressions chez l'écrivain. Sans doute, le poète
subit la tyrannie de son instrument; tout senti-
ment qui frappe son Ame rebondit, aussitôt pro-
jele au dehors. Donc, il n'en souffre pas, conclut
l'âme silencieuse de l'épicier; rien ne lui pèse,
puisqu'il s'allège de tout en chantant. — Et s'il est
lui-même la dupe de son chant? Si l'impression
lui revient d'une façon réflexe, d'autant plus aiguë
dans le cœur qu'elle a passé par un cerveau plus
sonore, aux illusions plus grossissantes? La force
de l'illusion individuelle, n'est-ce pas là l'unique
substance et l'unique mesure des sentiments, joies
ou douleurs, chez ce négociant comme chez ce
poêle?
Sincère ou non, JNékrassof a un grand tort, et
les lectrices ne le lui pardonneront pas. 11 n'a
pas su créer un de ces types féminins qui planent
sur toute l'œuvre d'un écrivain, et sans lesquels
sa mémoire ne va jamais bien loin. Dans ce vaste
monument, je rencontre partout la figure confuse
et symbolique de la paysanne, de l'épouse et de
la mère serves, dont il célèbre le courage et
24.
282 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
lamente la misère en ses plus beaux chants. Je
ne vois nulle part, se détachant sur le faîte, la
figure idéale qui captive les imaginations.
Peut-être faudrait-il faire exception pour les
deux héroïnes de Femmes russes, la princesse
Troubetzkoï et la princesse Volkonsky. Le sujet
est celui qu'a traité Alfred de Vigny dans un de ses
poèmes posthumes, Vanda ; c'est la glorification
des exilées volontaires qui suivirent leurs maris
déportés en Sibérie, après la tentative révolution-
naire de 1825. Mais, quand Nékrassof peint avec
amour les deux martyres, quand il leur prodigue
les traits les plus touchants, son dessein est trop
visible; il ne nous attendrit sur elles que pour
mieux servir ses haines politiques; toute la poésie
qu'il leur prête fait balle contre l'empereur Nicolas.
Aiguillonné par ce stimulant, l'écrivain déploie
toutes les ressources de son art; on lira avec admi-
ration ces histoires émouvantes, la seconde sur-
tout, le douloureux voyage de la princesse Vol-
konsky, sa descente dans la mine, sa rencontre
avec son mari, autant de tableaux qu'on ne peut
oublier. Et le lecteur m'en voudra, si je l'avertis
que ces belles fictions n'ont rien de commun avec
la froide vérité. Celle-ci, telle que je la tiens des
survivants de cette époque, laisse peu de matière
au mélodrame. Liprandi, le délégué du tsar auprès
des proscrits de Décembre, avait ordre de ne rien
LA POÉSIE SOCIAI i n EN RI 988
épargner pour adoucir leur peine. Leurs femmei
oe puifiii les rejoindre dani la mine, par cette
bonne raison qu'ils n\ descendirent Jamais. I
dames retrouvèrent sur les bords de ls Lena le luxe
de vie élégante et les agréments de société auxquels
elles étaient habituées. Les bannis revinrent de
cette épreuve sans mauvais souvenirs; on rencon-
trait naguère quelques-uns d'entre eux, parvenus
à un grand Age, et les récits qu'ils faisaient de
leur exil uc s'accordaient guère avec les épisodes
imaginés par Nékrassof.
C'est péché de Souffler sur la chimère d'un
poète, mais alors seulement qu'elle est désinté-
ressée et sans intention cauteleuse. D'ailleurs, je
ne pouvais trouver une meilleure occasion pour
surprendre ce réaliste en flagrant délit de décla-
mation. Lisez attentivement femmes russes, lisez
ensuite un passage de la Maison des morts ou de la
Guerre et la Paix; vous distinguerez nettement en
quoi Nékrassof s'écarte de la vue qui fait la nou-
veauté et le mérite des écrits russes, une vue
émue de la stricte vérité; en quoi il se rapproche
de la vision pathétique aussi, mais factice et trom-
peuse, qui a longtemps charmé nos pères, qui
a enchanté notre enfance, et dont nous commen-
çons à nous lasser, puisque nous cherchons autre
chose, — sans trouver.
284 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Et maintenant, pour ne pas être injuste envers
notre poète, il me reste à nommer celles de ses
compositions qui forcent l'admiration, ces petites
épopées de la vie populaire dont il agrandit le
cadre, en y jetant des trésors d'observation et
d'imagination. Le procédé est habituellement
celui-ci : il prend un coin de cette nature russe,
qu'il connaît et sent à merveille, il y place quel-
ques pauvres êtres, il les décrit exactement, il
les fait vivre d'une vie très intense : peu à peu,
sous la main qui les pétrit, ces figurines grandis-
sent et s'enflent, comme la boule d'argile sous la
main du potier; ces pauvres hommes deviennent
allégoriques, mythiques, ils sont le peuple entier;
autour d'eux, la nature s'élargit en même temps, la
vaste Russie se déroule, ses tableaux variés pas-
sent sous nos yeux selon le caprice du magicien.
Insensiblement et sans secousse, l'image réelle se
métamorphose en fiction légendaire; l'humble
procès-verbal, commencé dans la chaumière d'un
moujik, finit comme une byline des vieux âges,
promenée dans les pays fabuleux par une fan-
taisie romantique. Vous ne sauriez dire d'où nais-
sent et pourquoi surgissent ces épisodes, ces sou-
LA POÉSIE SOCIALISTE EN RUSSIE 886
VenirS, ers figures i mil li'inhics qui erèvenl luus-
quemenl la trame légère du récit; ils déboucle ni
de Ions les chemins de hasard ri narguent la
logique, comme les dieux paient "ii les nègres de
Saint-Domingue (|iii inlervicnnenl dans l'histoire
de Rolla ; mais un souille puissant les porte
el les mêle, on ne s'étonne plus de rien, on s'at-
tend à voir tout le speclaele du inonde rassemblé
dans un regard du poète.
On trouvera le plus frappant exemple de cette
souplesse et de ce don d'accumulation dans le
poème fameux : Pour qui fait-il bon vivre en
Russie? Poème inachevé, peut-être parce qu'il n'y
avait pas de raison pour qu'il finît jamais. Quel-
ques paysans devisent après le travail et plai-
gnent leur peine; ils se demandent à qui la vie
est douce et libre, en Russie. Pour éclaircir ce
cas embarrassant, nos philosophes en haillons tirent
au large et battent la terre natale par monts et
par vaux, interrogeant tour à tour le fonction-
naire, le seigneur, le pope, le 'marchand, leurs
frères de la glèbe. Toutes les réponses, on le
devine, sont tristes et négatives. Il semble que
le poète ait choisi ce cadre élastique, sur la fin de
sa vie, pour y vider les tiroirs de sa mémoire,
toutes les histoires particulières et toutes les
esquisses recueillies durant ses courses de chas-
seur. Quand les compagnons arrivent sur les bords
286 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
du Volga, parmi le peuple occupé aux travaux
des champs, les esquisses deviennent des tableaux
d'une incomparable grandeur. L'impression géné-
rale est accablante; si l'écrivain s'est proposé le
mauvais dessein de représenter sa patrie comme
l'empire du mal et de la douleur, il y a pleine-
ment réussi. La morale du poème est contenue
tout entière, avec la rancune révolutionnaire
de Nékrassof, dans la légende du grand pécheur
Koudéïar. Ce Koudéïar, un bandit chargé de tous
les crimes, va trouver un pieux solitaire pour
laver sa conscience avant de mourir. L'ermite
lui donne pour pénitence de scier un chêne gigan-
tesque avec le couteau qui a servi à tant de meur-
tres. — « Quand l'arbre tombera, tes péchés te
seront remis. » Koudéïar se met à la besogne,
les années fuient, il n'avance guère. Enfin passe
un seigneur qui questionne le pénitent et rit de
sa crédulité; saisi d'une inspiration soudaine,
Koudéïar se jette sur lui et le perce de son cou-
teau; l'arbre tombe au même instant. Le grand
pécheur est absous, car il a accompli l'œuvre
pie entre toutes, il a tué un propriétaire.
Je préfère à cette composition touffue quelques
pièces d'une moins large envergure, d'une perfec-
tion plus achevée : entre autres, les Malheureux,
le poème que j'ai cité plus d'une fois au cours de
cette étude et où l'auteur a mis tant de lui-même.
LA I oc.l.M.lsTi: l \ Kl il 287
II y a là une description de Péterslmiirg, <| u'« «n
sera curieux de rom piLt't^r ;iu\ morceaux sembla-
bles dans le poème il»' Pouchkine, Eugène Onié~
ghine. Le contraste des deux visions marque bien
les différences entre les deux écrivains, entre
leurs deux époques. Le poêle élé^anl de 1820 ne
voit que les aspects brillants et fastueux, la lièvre
de vie qui se dépense, parmi les heureux de cette
terre, dans les enchantements de la « Palinyre du
Nord ». Nékrassof n'aperçoit que le petit monde,
courbé dès l'aube sur la tâche quotidienne, les
côtés sales et tristes d'une capitale qui se réveille,
qui fait sa toilette du matin sur le bord de ses
égouts. Je dois avouer qu'il l'emporte sur son
grand rival par la force du dessin et la puissance
de représentation. C'est prodigieux de vérité, la
peinture du Pétersbourg matinal, « ce jour
malade, cette aube lente et embrumée », et tout
ce qu'ils éclairent : les boutiques moroses, qui
entr'ouvrent leurs volets de fer comme des portes
de prison, les figures souffreteuses, les « figures
de capitale », qui se risquent les premières dans
la rue, le corbillard vide qui revient gaiement de
sa besogne au trot des chevaux... D'autres passent
qui ne sont pas vides, à cette heure où la ville
charrie ses morts de la veille, et vous pensez bien
qu'un poète d'une imagination aussi souriante se
«complaît à décrire ces enterrements de dernière
288 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
classe. La journée avance, le brouillard se lève,
la vie propre recommence à couler sur ces bas-
fonds boueux qu'elle recouvre, « comme si,
durant la pleine puissance du jour, il était fâclieux
de se montrer pour tout ce q'ui est vert et pâle,
pour tout ce qui est mallieureux, pauvre et affamé,
pour tout ce qui marclie en baissant la tête ».
De Pétersbourg et des souvenirs personnels,
le poème saute par un brusque coup d'imagina-
tion en Sibérie, chez les « malheureux... » Tou-
jours la Sibérie, les forçats... Je suis presque
tenté de m'excuser pour ce refrain monotone, le
lecteur va croire que je le ramène à plaisir. Eh!
non, j'en sens aussi la fatigue, je voudrais l'évi-
ter; mais il me poursuit tout le long des pages
que je feuillette. Pour nous qui voulons connaître
l'esprit de ces écrivains, cette fatigue est instruc-
tive; nous nous expliquons ces hommes, le tour
de leur talent et bien des choses de leur temps,
en retrouvant au premier plan, dans leurs œuvres
comme dans leur pensée de chaque jour, l'image
désolée qui les hante.
S'il fallait décider quel est le chef-d'œuvre de
Nékrassof, j'opterais pour le poème qui porte un
titre difficilement traduisible en français, le Gel
au nez rouge. C'est tout ensemble la plus tou-
chante complainte de la souffrance des pauvres
et l'hymne le plus magnifique à l'hiver russe, au
LA POÉSIE BOr.lAUSTK KX UIJSSIK Mt
terrible Seigneur qui ri'ginï sur celte sou Ifrance.
C'esl ailSti lo morceau Le plus épique, au sens
eoinplel «lu mot, qui se soit rencontré sous la
plume d'un poète moderne. Rien de si lugubre,
do si simplement vrai dans le détail, que la mort
du paysan l'rocle. L'apostrophe au petit cheval
qui porte son maître à la dernière demeure, après
avoir longtemps travaillé avec lui, est une mer-
veille d'émotion et de grâce délicate. Daria, la
femme du défunt, va couper du bois pour ses
enfants dans la forêt hivernale; l'engourdisse-
ment du froid la saisit, sous le sapin où elle est
tombée de lassitude. Quel art consommé dans la
liaison des souvenirs et des rêveries qui envahis-
sent cet humble cerveau, délirant sous la griffe
glacée! Son mari regretté, son fils pour qui elle
craint la conscription, sa course au couvent où elle
alla chercher l'image sainte qui devait guérir
Procle; enfin, son dernier cauchemar, la lutte
héroïque contre le seigle, au temps de la moisson,
contre ces épis changés en armée vivante, innom-
brable, avec lesquels elle a combattu, sa vie durant,
avant de s'affaisser, vaincue par cette lutte inégale.
La gelée raidit la pauvre créature abandonnée,
et la gelée, c'est le Seigneur Moroz, le « Gel au
nez rouge », le vieil enchanteur qui personnifie
sur cette terre la suprême puissance de la nature.
Moroz n'est pas un roi de féerie, c'est un dieu
nEGARDS H1STOR. ET LITTÉR. 25
290 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
d'Homère : l'invocation du poète nous le montre,
seul dans son empire de glace, au milieu de son
luxe cruel, acharné sur cette misérable sujette qui
symbolise toutes les autres. Mais j'essayerais en
vain d'analyser cette conception grandiose, qui ne
ressemble à rien de connu ; elle saisira, je crois,
toutes les imaginations. Je me borne à la signaler,
et il me plaît de pouvoir terminer cette critique
par un hommage de franche admiration.
Quand on lit ces pages éblouissantes, on se
demande si ce n'est pas là du génie, et de quoi
donc est fait le génie. Dieu le sait! Nous savons
seulement que le génie n'est pas fait en entier,
tant qu'on n'aperçoit pas au fondées eaux sereines
et lumineuses, qui reflètent la vie sans la défor-
mer, sans se laisser troubler par elle ; on peut les
simuler, on ne les remplace pas avec des larmes
amères, violentes et voulues, comme furent trop
souvent celles du malheureux Nékrassof.
Mai 1888.
LA POÉSIE IDÉALISTE
EN RUSSIE
F.-J. TUTCHEF'
Voilà un nom bien inconnu chez nous. De tous
les poètes du Nord, c'est celui qui flatte le mieux
un tour d'imagination aujourd'hui commun à
toute l'Europe lettrée; la Russie n'y échappe pas,
et la faveur qu'elle rend à ïutchef marque bien
ce que l'on appelait jadis « les révolutions du
goût ». On vient de publier à Pétersbourg une
édition complète et définitive de ses poésies; on
a réimprimé du môme coup le volume d'Aksakof
consacré à sa biographie.
Né en 1803, mort en 1873, Tutchef a traversé
deux courants littéraires bien distincts ; on ne s'en
douterait pas à le lire. Ses premiers vers sont de
1. Œuvres complètes de F.-J. Tutchef. — Poèmes et articles
politiques. Saint-Pétersbourg, 1886. Nouvelle édition russe.
292 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
1820; il appartient donc au cycle de Pouchkine.
Mais le romantisme resta pour lui la religion
rêveuse de ses premiers maîtres allemands; il
semble avoir ignoré tout ce que ses contempo-
rains y ajoutaient, le fracas de passion, le luxe
de la forme, l'exotisme, révocation dramatique
de l'histoire. Cette génération rapide et tragique
passa. Le mouvement naturaliste d'après 1840
emporta les esprits. Celui de Tutchef résista à ce
second courant comme il avait résisté au premier;
bien qu'il fût beaucoup plus mêlé aux hommes et
aux choses durant cette dernière moitié de sa vie,
il continua de se développer suivant sa loi inté-
rieure. Insensiblement transformé, son roman-
tisme allemand devint un accent très personnel,
une émotion mystique et philosophique devant
la nature, et surtout devant les choses innommées
qui peuvent être dans la nuit; il rencontra par
avance la note discrète, profonde, que deman-
dent à la poésie beaucoup d'âmes lasses des
panaches et des feux d'artifice; la note qui nous
fait revenir à certains poètes anglais et rester
fidèles à Alfred de Vigny. Au temps des grands
éclats lyriques de 1830, Tutchef avait à peine
marqué. Les feux des diamants empêchaient de
voir l'orient de la perle. Mais la mode chan-
geante ramène le goût des perles après celui des
diamants. Il y en a de mortes, dans ce gros
LA POl ii mi i i
volume <| ti i ent gagne .1 une révision pllll ri^'oii-
reuse, il j en ade bien virantes* B1 voici qu'on
relit ces vers, dans le pays de Pouehkinè, avec
le même sentiment de réaction qui fait mettre
en Angleterre les œuvres de Shellei sur la
table d'où Bj ron a disparu'.
De son vivant, Tulchef avail acquis >ur le lard
la notoriété par ses opinions cl ses poésies slavo-
philes. Il était, an même titre que Chomiakof, le
chantre du parti; il en était de plus le beau-père,
une de ses tilles ayant épousé Aksakof. Je ne
compte pas beaucoup pour sa gloire littéraire sur
les pièces patriotiques qui la soutenaient jusqu'ici.
Pourtant, cet homme distingué et charmant, au
dire de tous ceux qui l'ont connu, avait conserve
une physionomie originale dans sa politique
comme dans sa poésie. Il ne fut point un slavo-
phile rugueux, cantonné dans le passé moscovite,
dans un acte d'adoration perpétuelle entre une
icône et un moujik. Sa naissance et ses inclina-
tions avaient fait de lui un habitué des meilleures
compagnies; sa vaste culture et sa délicatesse
naturelle lui gardèrent un esprit ouvert à toutes
les idées, amoureux de toutes les élégances de
pensée , alors même qu'elles venaient de cet
affreux Occident. On trouve à la suite du présent
volume des Mémoires sur diverses questions
politiques , écrits pour le public du dehors.
25.
294 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Ce sont les jugements d'un Bonald russe, rédi-
gés en français. Quel français! Aisé, plein de
grâce et de ressources; une langue de chez nous
et du meilleur temps; elle pourrait servir de
modèle à bien des publicistes qui ne sont pas
Moscovites. Je recommande aux curieux d'idées
le Mémoire sur la Russie et la Révolution i. C'est
une exposition doctrinale de la politique de
Nicolas. Tutchef y développe, parmi des thèses
discutables, une vue que je crois fort juste. « Le
peuple russe est chrétien, non seulement par
l'orthodoxie de ses croyances, mais par quelque
chose de plus intime encore que la croyance. Il
l'est par cette faculté de renoncement et de sacri-
fice qui fait comme le fond de sa nature morale. »
Mais, dans cette figure complexe, je ne veux
retenir que le poète. Lui seul survivra par quel-
ques traits distinctifs. Marquons le plus sédui-
sant : Tutchef n'est pas un « auteur », pas même
un « écrivain », dans le sens que donnent à ce
mot les dames instruites qui se réunissent pour
causer littérature. C'est simplement un galant
homme, qui vit, pense, aime et souffre, comme
les autres; et, comme les autres, il a ses larmes
intérieures de joie ou de souffrance; seulement,
1. 11 avait frappé le baron de Bourgoing, qui le fit imprimer
en France, et Eugène Forcade, qui l'analysa dans la Revue des
Deux Mondes du 1" juin 1849.
i..\ im.ksii: ii.i.ai.imi; i:\ m -su: 206
les siennes «Mil le don de se cristalliser en quel
quea vers. Vussi rllcs siini fli-mi'iii « < : roilà tout.
Il n'a pas mis la moiiitlro préoccupation de
métier à les coordonner. Ce n'est pas sa bote
s'il 60 esi résulté on volume; nous le devons à la
piété de sa veuve, une lille d'Alsace, descendante
de Conrad Pfeffel, le poète de Colmar. En tour-
nant les pages de ce volume on sent qu'il ne
s'est jamais ;issis devant une d<- ces feuilles de
papier en se disant : « Je vais faire un poème. »
Oh! le brave homme! il ne nous a pas laissé
une seule ode, une seule composition dramatique
ou descriptive sur un Blljet, un seul « morceau ».
Rien que de courtes strophes, des impressions sai-
sies toutes vives, au passade dans l'àme. Et cepen-
dant le volume est un livre, puisqu'il contient
toute une vie en raccourci. C'est le charme triste
de ce recueil; il nous raconte l'histoire d'une àme
rare pendant cinquante ans, à tous les moments
qui valent seuls la peine qu'on a prise à vivre ; il
ne nous en donne que le parfum. En le respirant,
on pense à ces petits flacons d'essence de roses
que vendent les marchands de Constantinople; le
voyageur qui a passé l'année d'avant dans la
plaine du Rhodope se rappelle les grands champs
de fleurs autour de Philippopoli; il y en avait
trop, beaucoup étaient fanées, et des mauvaises
herbes, et des ronces; avec le petit flacon, on
296 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
emporte tout ce qu'il y avait de délicieux dans le
vaste champ de roses mortes. Gomme elle s'ap-
plique bien au livre du poète, la définition qu'il
donnait de la vie :
« Une colonne de fumée qui brille dans l'air, —
une ombre insaisissable qui rampe sur la terre,
— voilà notre vie, disais-tu. — Non, ce n'est pas
même la fumée brillante que la lune éclaire, —
c'est l'ombre tremblante de cette fumée. »
Hélas! cette comparaison s'applique encore
mieux aux traductions qu'on veut essayer; com-
ment rendre en prose étrangère ces légers frémis-
sements de quelques vers ailés? Voilà bien
« l'ombre tremblante d'une fumée ». Je dois pour-
tant donner un aperçu de la manière de Tutchef,
et surtout de la disposition maîtresse qui alla tou-
jours grandissant chez lui. Il aime et sent très
finement la nature, mais comme un instrument
sur lequel l'homme se joue à lui-môme les airs
qui le hantent. En passant par ses yeux, les phé-
nomènes sensibles perdent quelque chose de leur
réalité, ils s'incorporent au moi humain et ne
gardent qu'une valeur de reflets. Nul n'a mieux
justifié le mot d'Ampère : « Le monde a été créé
pour nous être une occasion de penser. » De
penser ou de sentir : je ne sais en vérité lequel
des deux termes conviendrait; tous deux ensem-
ble, tant la réflexion abstraite est émue, tant
I.A H.KSIK IDKALISTi: EN IU SSIK 2!»7
le sentiment frôle l.i métaphysique chez Tnl-
ohef.
Axant tout, il esl l«' poète de la mut : elle
l'attire cl L'épouvante; l'ombre dilate sa pi-ini«>lle
et lui arrache des cris plaintifs, comme aux
oiseaux des lieures noires; exilé il'un pays chi-
mérique, il rôde sans cesse entre la porte de
corne et la porte d'ivoire, avec l'instinct que sa
vraie patrie est là derrière, dans un monde de
réminiscences ou d'illusions. Mais nos mots sont
trop lourds, trop nets, pour exprimer cette inquié-
tude nocturne, murmurée dans une langue où
les mots ont de longues fuites...
« Comme le globe terrestre est entouré par
l'océan, — ainsi la vie terrestre est enveloppée
de songes; — vienne la nuit, et de ses vagues
sonores — l'élément obscur bat son rivage.
« Sa voix nous presse et nous sollicite; — déjà
dans le port la voile enchantée frissonne; — le
tlot grandit et, rapide, il nous emporte — dans
l'immensité des eaux sombres.
« La voûte céleste, illuminée par la gloire des
étoiles, — nous regarde mystérieusement de ses
profondeurs; — et nous voguons, entourés de
tous côtés — par l'abîme étincelant de feux. »
298 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Le Vent de la Nuit.
« Qu'est-ce que tu lamentes, Vent de la nuit? —
Sur quoi t'affliges-tu follement? — Que signifie
ta voix étrange — tantôt plainte sourde, tantôt
rugissement? — Dans ton langage que le cœur
comprend — tu affirmes une peine incompréhen-
sible; — tu fouilles le cœur et tu lui arraches —
des gémissements sauvages.
« Oh! ne chante pas ces effrayantes chansons,
— qui parlent du chaos primordial , du chaos
paternel! — Avec quelle avidité le monde ouvre
son âme, — son âme nocturne à cette musique
aimée! — Il se précipite hors de son enveloppe
mortelle, — il a soif de s'abîmer dans l'illimité.
— Oh! ne réveille pas les tempêtes assoupies;
— car au-dessous d'elles , c'est le chaos qui
s'agite. »
Jour et Nuit.
« Sur le monde mystérieux des Esprits, — sur
cet abîme innommé, — un voile tissé d'or est jeté
— par la haute volonté des dieux. — Ce voile
brillant, c'est le jour, — le jour qui ranime les
fils de la terre, — qui guérit les âmes malades,
— lui, l'ami des hommes et des dieux.
« Mais le jour agonise, la nuit renaît; — elle
arrive, et, sur ce monde funeste, — le tissu du
LA POÉsn: inï:\i kJ!K>
voile bienfaisant — se relève, il «-si rejeté bien
Loin. El L'abîme noua apparaît — avec ses
angoisses cl ses Irnrhres; — il n'y ;i plus de Imr
rière entre lui ri août; n « » ï J ; » pourquoi La nui!
est terrifiante. »
Telle es! la vibration dominante sur cette harpe.
Mais il y en a d'autres. Le livre de Tutchef, ai-je
dit, est la résonance de toute sa vie, des pas-
sions de son cœur H <l«- son esprit, 1/rnlhousiasmc
slavophile prime ces dernières. On n'a pas impu-
nément UU prophète pourfendre; on s'en i < ssent.
De quelles exagérations candides le poète se gri-
sait, on en jugera par les vers suivants, qui firent
une fortune facile :
Géographie russe.
« Moscou, la ville de Pierre et la ville de Con-
stantin, — voilà les capitales sacrées de l'empire
russe. — Mais où sont ses limites et ses frontiè-
res, — au nord, à l'orient, au midi, au couchant?
— Dans les temps à venir, le destin les révélera.
« Sept mers intérieures et sept grands fleuves...
— Du Nil à la Neva, de l'Elbe à la Chine, — du
Volga à l'Euphrate, du Gange au Danube... —
Voilà l'empire russe; et il demeurera tout le long
des siècles. — L'Esprit Fa prédit et Daniel l'a pro-
phétisé. »
300 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Prophétie.
« Ce n'est pas une rumeur vague sortie du peu-
ple, — ce n'est pas dans notre race que la pré-
diction naquit; — c'est une voix ancienne, une
voix d en haut qui l'a dit : — Le quatrième siècle
est déjà sur son déclin, — qu'il s'accomplisse et
l'heure sonnera! — Et dans Byzance régénérée —
îes voûtes antiques de Sainte-Sophie — abriteront
de nouveau l'autel du Christ. — Tombe devant cet
autel, ô tsar russe, — et relève-toi, tsar de tous
les Slaves! »
Ces deux derniers vers, très fortement frappés
dans l'original , sont devenus proverbiaux à
Moscou; et encore plus les suivants, que toute
l'école slavophile a pris pour devise :
« On ne comprend pas la Russie avec la raison;
— on ne la mesure pas avec le mètre commun. —
Elle a pour soi seule un mètre à sa taille; — on
ne peut que croire à la Russie. »
Néanmoins, ces airs de fanfare sont la partie
caduque du répertoire de Tutchef. J'en aime mieux
le murmure du cœur, qui parle à tous les hom-
mes. Il parait avoir beaucoup travaillé, ce pauvre
cœur; quand on rapproche les poésies qui le tra-
hissent, tout ensemble ardentes et voilées, on
devine qu'il fut toujours en alerte. Comme le dit
avec raison le biographe de Tutchef, cet homme
LA P0ÉSIK ll-l \l l II I \ RUSSIE 801
i ienti él rendu mieux crac tout antre la K>uf
l'ranre d'une existence double; chez lui, le rieur
poursuivail sou rêve dans la vie, | .;» i.i I h • 1 * • 1 1 1 » • 1 1 1
à l'espril (|iii méditai! le sien au-detfOI de la viô.
Jusque sur le lard, ces cris lui échapperont :
(. Encore accablée dea langueurs du désir, —
encore vers toi, mon aine s'élance; — et, dans le
crépuscule du souvenir, — encore fétreina Un
image, — ta chère image inoubliable..; — Elle
est devant moi, toujours, partout, — immuable,
insaisissable, — comme dans le ciel de nuit une
étoile. »
Ses yeux.
« Je savais des yeux... oh! ces yeux! — Com-
bien je les ai aimés, Dieu seul l'a vu! — De leurs
ténèbres enchantées — je ne pouvais retirer mon
àme.
« Dans ce regard insaisissable — qui dévoilait
la vie jusqu'au fond, — on sentait une telle dé-
tresse, — un tel abîme de passion!
« Sous l'ombre épaisse de ces paupières — res-
pirait quelque chose de triste et de profond, —
comme la volupté, lassé; — comme la souffrance,
funeste.
« Et dans ces moments étranges — il ne m'est
pas arrivé une seule fois — de les rencontrer sans
trouble — et de les admirer sans larmes. »
26
302 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Mais plus habituellement, devant la femme
comme devant la nature, nous retrouvons la ten-
dance du poète à retirer en lui-même les choses
du monde extérieur, pour les transformer en chi-
mères ou en angoisses. Voyez déjà, dans une des
plus gracieuses inspirations de sa première jeu-
nesse :
« Ne crois pas, ne crois pas le poète, enfant, —
et ne dis jamais qu'il t'appartient. — Plus que la
colère enflammée, — redoute l'amour du poète.
« Tu ne t'approprieras point son cœur — avec ta
jeune âme; — tu n'étoufferas pas le feu dévorant
— avec ta légère écharpe de jeune fille.
« Le poète est tout-puissant, comme les élé-
ments; — mais sur lui-même, sur lui seul, il n'a
pas puissance; — sans le vouloir, tes boucles blon-
des, — il les brûlera en les touchant de son dia-
dème.
« Elle juge mal, la foule frivole, — qui dénigre
ou exalte le poète. — Il ne pique pas le cœur
comme un serpent, — mais il le suce comme une
abeille.
« La main pure du poète — ne profanera pas ta
candeur. — Mais, par mégarde, elle étranglera ta
vie — ou l'emportera au delà des nuages. »
Le mal de cette nature trop fine se déclare dans
les aveux de l'âge mûr. Les recueils de vers datés
sont de grands indiscrets. On voit dans celui-ci
LA POÉSIE IDÉALISTI i \ u SSIE 808
qil'upiTS 18:12, Tlllclief Mil. Il II II.- ilr ers |. tlolll.i
Mes |i;issions qui pn-mient l'homme hnil enli.r
au déclin de sa force, qui lY'Inaulenl jusqu'aux
racines les plus profondes. Dans les poésies île
cette époque, tout dénonce L'irréparable malen-
tendu de deux cœurs qui ne parlent pas la môme
langue :
« Oh! ne me trouble pas par un reproche mérité.
— Crois-moi; de nous deux, c'est loi qui as le
sort désirable; — tu aimes sincèrement el passion-
nément, et moi, — moi je te regarde avec une
histesse envieuse.
« Misérable magicien devant le monde fan las-
tique — que j'ai créé moi-même, je demeure
sans foi; — et, la honte au front, je reconnais
en moi-même — l'idole inanimée de ton âme
vivante.
« Ne dis pas : il m'aime comme autrefois, —
comme autrefois il me chérit. — Oh! non! il
meurtrit ma vie sans miséricorde. — Je vois tou-
jours un couteau qui tremble dans sa main.
« La colère, les larmes, la tristesse, la révolte,
— emportent tour à tour mon âme empoisonnée.
— Je souffre, je ne vis pas... je ne vis que par lui,
par lui seul; — mais cette vie, oh! qu'elle est
amere !
304 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
« Il me mesure l'air respirable d'une main si
avare... — On ne le mesure pas ainsi à son plus
cruel ennemi. — Ah! je respire encore, c'est un
râle pénible de malade, — je peux respirer, mais
vivre, je ne le puis plus.
« Oh! comme nos amours sont meurtrières! —
Dans l'orage aveugle des passions, — comme
nous tuons plus sûrement que tout — ce qui est
le plus cher à notre cœur!
« Larmes humaines, ô larmes humaines, —
vous coulez le matin et vous coulez le soir; —
vous coulez ignorées, inaperçues, — innombra-
bles, inépuisées; — vous coulez comme coulent
les torrents de pluie, — dans les sourdes ténèbres
d'une nuit d'automne. »
Enfin, voici l'épilogue de ce drame intime :
« Elle était assise sur le plancher, — elle pui-
sait dans un monceau de lettres; — et comme une
cendre refroidie, — elle les prenait dans sa main
et les jetait.
« Elle prenait les feuilles accoutumées — et les
regardait d'un regard étrange, — comme les âmes
reg-ardent d'en haut — les corps qu'elles ont
dépouillés.
« Combien de vie il v avait là, — de vie vécue
LA l't.KSIK lliKAUSÏI. I \ l;i SSIK 806
sans retour. — Combien de douloureuses minutes
d'amour, — combien de j« >i<*s mnrtes!
Debout près d'elle, je me taisais, — et j'étais
prèl à tomber ;ï i;ci \, — envalii (l\'|n ni vanh* e!
de chagrin, — comme à l'apparition d'une ombre
chérie. »
On croira sans peine que cette àme apeurée et
visionnaire alla toujours se concentrant. De plus
en plus, elle se replie sur elle-même avec une
fierté dédaigneuse; elle absorbe dans son enve-
loppe de nacre tout ce qu'elle reçoit de clartés,
d'impressions du dehors, et n'en laisse transpa-
raître qu'un frisson diffus.
« Mon âme est l'Elysée des ombres, — des
ombres muettes, lumineuses et belles. — Elles
demeurent étrangères aux soucis, — aux joies et
aux douleurs du temps bruyant où je vis.
« Mon àme est l'Elysée des ombres. — Qu'y
a-t-il de commun entre la vie et toi, — entre vousr
fantômes de mes meilleurs jours passés, — et
cette foule incapable de sentir?
Silentium.
<■<■ Tais-toi, cache-toi et dérobe — tes pensées, tes
sentiments. — C'est assez que dans le fond de ton
âme — ils se lèvent et se couchent — comme les.
26.
306 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
claires étoiles dans les profondeurs delà nuit. —
Admire-les et tais-toi.
« Le cœur peut-il s'expliquer? — Un autre peut-
il te comprendre? — Comprendra-t-il de quoi tu
vis? — La pensée exprimée est déjà un men-
songe. — En faisant jaillir la source, tu la trou-
bles; — bois-y longuement et tais-toi.
« Sache vivre en toi-même ; — il y a dans ton
àme tout un monde — de pensées mystérieuses,
enchantées; — le bruit du dehors les étoufferai I,
— les rayons du jour les aveugleraient. — Prête
l'oreille à leur musique et tais-toi. »
Quand Tutchef n'aurait écrit que ce vers : « La
pensée exprimée est déjà un mensonge », il méri-
terait, ce me semble, une place parmi les poètes
philosophiques les plus subtils. L'avenir la lui
fera. Son mètre, tout d'une venue , est harmo-
nieux, négligé quelquefois; il n'y faut pas cher-
cher les coupes savantes, la maîtrise du joaillier;
ce n'est pas un artiste impeccable, comme on dit
-aujourd'hui. Mais, en poésie et ailleurs, si l'hu-
manité admire avec respect les impeccables, elle
aime plus facilement ceux ou celles qui ont péché.
Elle les sent plus près. On se retournera quelque-
fois vers cet esprit énigmatique; on le verra de
loin plus mystérieux encore dans le crépus-
cule où il se plait, chassé par le vent du soir au
bord des grandes ombres et des grandes eaux;
LA POÉSIE IDÉALISTE KM RUSSIE 307
irréel, insaisissable, homme pourtant par les san-
glota de passion qui décèlent le vol muet de cette
larve. Quand l'anthologie russe sera fixée, elle
gardera en bon rang quinze ou vingt de ces petites
pièces, pâles et pénéi rentes comme un bouquel
de violettes de novembre.
Décembre 1888.
LA POÉSIE IDÉALISTE
EN FRANGE
ALFRED DE VIGNY
I
« Je me suis dit souvent que les portraits
devaient être faits selon le ton et l'esprit du
modèle. Si l'on appliquait ce procédé à l'étude
de M. de Vigny, son portrait serait bien simple
et tout idéal... » C'est Sainte-Beuve qui donnait
cette règle; et le grand félin la donnait au début
de l'article empoisonné où il l'a si complètement
méconnue. Elle n'en garde pas moins sa valeur;
il faut louer M. Paléologue de s'y être conformé,
dans son Vigny comme dans son Vauvenargues.
Mais peut-être n'a-t-il pas grand mérite à observer
cette exacte convenance entre les portraits et les
1. Alfred de Vigny, par M. Maurice Paléologue, dans la Col-
lection des Grands Écrivains français.
I.\ l'OKSIK IDKAMSTK IN I i:.\NCE 809
modèles; tant elle semble nécessitée ehei le
peintre par !<■ tour d'esprit qui lui ■ fait choisir
deux ancêtres d<- se famille intellectuelle. Tels
<|u*il nous les représenle, le moraliste el le
porte exprimeiil différemment uur même qualité
d'âme, mie même tenue de vie; et l'on sent que
cette façon de penser et de vivre réalise l'idéal
de leur biographe. Voici deux officiers, gens de
naissance et de bonne compagnie, rebutés par
l'état militaire dont ils gardent les vertus, l'amour
et l'orgueil, adonnés aux lettres sans en faire
métier, à la philosophie pour en ressentir les
angoisses et non pour en tirer des thèses, retirés
dans leur gravité mélancolique, souffrant au plus
haut degré de cette contradiction qui fait désirer la
gloire en dédaignant les hommes qui la donnent.
Un jeune écrivain se plaît à nous parler d'eux,
parce qu'il a leurs inclinations ; il ne se pose pas
en homme de lettres, en professeur, en cri-
tique; il ne prétend pas épuiser le sujet; il se
borne à nous offrir le résultat de ses lectures, de
ses méditations sur ses auteurs favoris, avec le
ton de la causerie dans un salon difficile, avec une
discrétion élégante, en glissant légèrement sur
les déformations de la vérité inhérentes au génie
poétique, sur les ridicules, — ceux de Vigny sont
vraiment trop faciles à relever, — sur ce qu'il y
a de trop intime dans le détail du privé.
310 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
J'avoue mon faible pour cette méthode instinc-
tive ; je l'avoue d'autant plus librement qu'elle ne
risque pas de faire des ravages, dans la vaste
classe de critique scientifique où nos bacheliers
viennent user leurs manches de lustrine. Il n'y a
pourtant pas dans le Décalogue un onzième com-
mandement qui dise à tout écrivain :
Plume et papier tu ne prendras
Que pour critiquer seulement.
Mais tout homme entend une voix qui lui crie :
« Regarde parmi les êtres et les choses, tâche
de comprendre ce que tu aimes et de le faire
aimer aux autres. » C'est le cas de rappeler un
mot de Vauvenargues, puisque M. Paléologue est
de sa paroisse : « Connaître par le sentiment est
le plus haut degré de connaissance. » Pascal
l'avait dit avant Vauvenargues, avec plus d'au-
torité.
Les petits volumes composés dans cet esprit
de liberté ne satisferont pas les grands érudits.
On aura beau jeu pour y reprendre des lacunes,
des indications inachevées, l'oubli ou la répéti-
tion inconsciente de ce qui avait été déjà dit par
d'autres commentateurs. Et après? Avec notre
passion des curiosités littéraires, nous sommes
sujets à perdre de vue les véritables exigences
du public; il s'inquiète peu de nos dossiers, de
i \ POÉSIE inru FRANCE :5I I
nos sources, do nos recherches ot do nos lr<>u-
vailles; il veut qu*on loi fournisse une image
nott© et agréable dos objets qu'il connatl OOnfa-
sément. Le public jugera toujours comme
Dorante, dans lu Critique de l'h'cole îles femmes;
il trouvera étranges tous les raflinemenls m\>-
térieux, et, sans le congé de MM. les experts, il
«lira que le grand art est de plaire, et qu'on doit
peu se soucier du reste. Or, ils ont beaucoup plu,
ces deux pastels sobres et pâles, qui reposent les
yeux dans le cabinet d'anatomie où tant d'ha-
biles préparateurs dissèquent nos grands morts.
En în'anètant devant celui de Vigny, je ne
rechercherai pas si M. Paléologue a exprimé
toutes les particularités de la figure; je ne pré-
tends pas la compléter; je voudrais seulement
appuyer sur quelques traits, puisque cet Essai
m'a fait relire une fois de plus le noble poète
qui fut l'un des compagnons assidus de ma vie.
II
Alfred de Vigny est, de tous nos poètes, celui
qui donne le plus de peine à qui veut prendre sa
mesure; parce qu'il est unique dans son ordre,
prodigieusement inégal et infiniment secret.
312 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
L'auteur des Destinées est peut-être le seul de
nos lyriques qui nous permette de réfuter victo-
rieusement cette assertion, passée en axiome chez
les Allemands, les Anglais, les Russes : « Les
Français n'ont pas de poésie. » Assertion très
spécieuse, au sens particulier que les étrangers
donnent à ce mot de poésie. Ils nous accordent
l'éloquence, la passion, le pittoresque, tous les
dons qui saisissent fortement l'esprit et le cœur;
ils nous refusent l'épanchement intérieur du rêve,
la fantaisie naïve et sincère qui ne chante que
pour elle-même, sans aucun alliage de rhéto-
rique, et qui s'insinue insensiblement dans les
âmes. Cette note sourde à laquelle ils réservent
le nom de poésie, par opposition à nos fanfares
éclatantes, ce murmure du passage d'une ombre,
solitaire et recueillie dans la nature, tel qu'on l'en-
tend sous les vers d'un Goethe, d'un Novalis,
d'un Shelley, d'un Keats, d'un Tutchef, nous
devons avouer qu'on ne les retrouve ni dans les
magnificences de Victor Hugo, ni dans les décla-
mations brûlantes de Musset. Je crois qu'il est
très injuste de la dénier aux élévations mélan-
coliques de Lamartine; mais je rapporte ici l'opi-
nion des étrangers; ils ne savent pas découvrir
dans Lamartine ces fonds d'ombre où ils veulent
que la poésie se cache.
Les nôtres se sentent écoutés quand ils clian-
i.\ POÉSH n»i m i RANCI
Irnl ; ils crient, ils pleurent, ils prient, ils rèvenl
pour tous Les hommes, fidèles <'n cela an génie de
ootre France; et ce rôle de coryphée «lu chœur
humain est assez beau pour que nous lé préfé-
rions a tout autre; mais il exclul l<- repliemenl
intime sur soi-même, la simplicité h la sincérité
absolue «lu pleur versé au désert, sous le ciel de
nuit, pour Dieu seul. Une comparaison maté-
rielle fera peut-être soupçonner cette nuance
délicate, qui se sent bien et se définit mal. Les
étrangers disent : Vous avez l'écrin le plus riche
en diamants, en rubis, en saphirs, en gemmes
• le loute sorte; vous n'avez pas la perle, la perle
mystérieuse du fond de la mer. — Si. Elle est
rare chez nous, mais elle nous fut donnée par
Racine et par Vigny. Elle s'est déposée dans quel-
ques vers d' Aiulromaque et de Bérénice, dans quel-
ques strophes comme celle-ci :
Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé;
Nous nous parlerons d'eux h l'heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin elTacé,
A rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et toujours menacé.
Unique dans son pays, Vigny l'est également
dans son temps, au moins par tout ce qui sur-
vivra de son œuvre. Sans doute , une bonne
partie de cet œuvre le rattache au romantisme;
27
314 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
et tout d'abord cette thèse enfantine de la « fonc-
tion du poète », comme disait l'autre, du poète
martyr et créancier perpétuel de la société : thèse
poursuivie sous toutes les formes dans Stello,
dans Chatterton, dans Moïse, où du moins la pué-
rilité de la prétention est relevée par la gravité et
la beauté du sentiment poétique. Il se rattache au
romantisme par le tour de ses médiocres essais
dramatiques, par la fausseté de la vision histo-
rique qui nous gâte la belle prose de Cinq-
Mars, par quelques poèmes gothiques ou espa-
gnols. Ses premiers vers, imités ou non de Ché-
nier, — la question reste insoluble, malgré les
dates un peu suspectes qu'il leur a données, ■ —
le relient au xvni0 siècle. Mais si l'on abat ces
parties ruineuses, si l'on ne retient que le monu-
ment indestructible où figurent Eloa, la plupart
des Poèmes bibliques et certaines pièces comme
les Amants de Montmorency, trop dédaignés, ce
monument doit fort peu au romantisme; les Des-
tinées ne lui doivent plus rien. Cette poésie peut
être d'hier, elle pourrait être d'aujourd'hui, elle
pourra être de demain; rien ne la date, ni dans
le fond, ni dans la forme; elle n'est d'aucun
temps; à dire mieux, elle est de tous les temps.
De même pour le chef-d'œuvre en prose. Servi-
tude et Grandeur militaires. Laurette, cela pou-
vait être écrit à côté de l'abbé Prévost et de Vol-
I \ l'ui;- il ii.i m
taire, avant ou après Mérimée; cela pourrai! être
écril après M. Balévj al M. de Maupassant.
Lorsqu'il est pleinement lui-même, Vigny va
à rencontre du mouvement romantique. Le
romantisme français est essentiellement exté-
rieur, pittoresque, imaginatif; clirz |r-> poètes de
cette école, L'idée naît de L'image. Vigny a Le
génie abstrait : l'image, quand elle lui vient, et elle
ne lui vient pas toujours, n'est que le vêlement de
LHdée pure. Ses émules voient d'abord le monde;
ils y cherchent un sens, ils idéalisent les réalités
vivantes. Vigny donne péniblement un corps
et une vie aux idées, qui existent seules pour
lui; il aperçoit le monde comme une construction
secondaire et de peu d'intérêt, faite uniquement
pour loger les idées. Son idéalisme transcendant
se manifeste jusque dans son écriture, dans ces
majuscules qu'il prodigue à tous les termes
abstraits, le Bien, le Juste, le Savoir, l'Es-
prit, etc. Ce n'est pas affectation chez lui; c'est
qu'il voit vivre ces personnes spirituelles, comme
vous voyez un homme, un animal, une plante.
Le bagage philosophique du romantisme est
léger, chacun en conviendra : ses penseurs ont
de souffle tout juste ce qu'il en faut pour agiter
d'opulentes draperies. Leur philosophie religieuse
oscille du déisme biblique au déisme bon enfant
de Bérangcr, avec des étapes dans le doute poé-
316 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
tique; leur philosophie sociale va du loyalisme
jacobite au libéralisme révolutionnaire, à l'éman-
cipation des peuples et à la réhabilitation des
gueux. La philosophie de Vigny est autrement
profonde, beaucoup plus qu'on ne veut bien le
dire. Dans le Mont des Oliviers, dans la Mort du
loup, elle égale l'ampleur stoïque de Lucrèce.
Dans la première pièce des Destinées, celle qui a
donné son nom a tout le recueil , le poète
découvre et résout la question qui domine toutes
les discussions sur le libre arbitre et le détermi-
nisme : la permanence de la fatalité antique,
baptisée sous ce nom chrétien, la Grâce. Obser-
vateur de l'état social, Vigny a sur plusieurs
points de larges et lointaines, intuitions. Il est
véritablement le Vates, le prophète. Ce n'est pas
l'énorme et fidèle miroir d'Hugo, qui reflète
chaque frisson populaire, mais alors seulement
que le frisson de l'Océan se produit à la sur-
face et vient sur la rive; c'est la longue-vue au
champ étroit, qui discerne à l'horizon, sur les
eaux calmes, la vague en train de naître. Dans
les Oracles, il juge le régime du juste milieu,
comme devait le faire un idéaliste de sa trempe;
il jette l'anathème aux intrigues de la vie parle-
mentaire, il démêle le porte-à-faux du système.
La pièce est postérieure à 1848, je ne l'ignore pas;
mais le poète y parle pour le passé et pour l'avenir :
i.\ poésie ii'i.u i 1 1 ::I7
Toutt démœraUs Ml un déMrl de sal»ius;
Il y (allait bâtir, il vous l'eussies ' • >iti pris.
Ce D'étal l ps esses d'y dresser quelques tentes
P • ua tournoi d'intrigue et de nenosm
Que le sonfll.; île llamiiic un tn.it in a surpris.
En littérature, n'a-t-il point prévu L'orientation
nécessaire de ses successeurs, l'homme qui écri-
vait : << Ce «pli manque aux Lettres, c'est la rin*
cèritv Ses considérations sur l'armée, dans
Servitude et Grandeur, sont d'une clairvoyance
admirable : « (l'est une grande chose que l'on
ment et qui tue; mais aussi c'est une grande
chose qui souffre. » Au moment où il les étudie,
le soldat, l'officier ont perdu tous les anciens
privilèges de la force, sans avoir encore rien
gagné des droits nouveaux du citoyen. Vigny fait
ressortir la suprême beauté de ce servage sans
compensations, le miracle qui égale presque ce
renoncement à celui du prêtre, mais aussi l'im-
possibilité d'en prolonger la gageure. Après avoir
donné un regret esthétique à ce miracle, il dit :
« On ne peut trop hâter l'époque où les Armées
seront identifiées à la Nation. » Et il ne le dit
point dans l'esprit jaloux et aveugle de ces poli-
ticiens d'il y a vingt-cinq ans, qui démantelaient la
patrie avec le second empire; il le dit dans l'esprit
qui nous guide aujourd'hui, tandis que nous accom-
plissons cette grande transformation historique.
318 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
J'ai pris quelques exemples au hasard. Il serait
facile de les multiplier et de montrer combien,
sous une expression parfois trouble, les pressen-
timents de ce poète sont justes et étendus. Pont-
martin a dit de lui, avec beaucoup de finesse :
« 11 y avait du révolutionnaire chez Alfred de
Vigny, mais à la façon des Allemands, avec ce
mélange d 'audace métaphysique et de douceur séra-
phique qui démolirait un monde, une religion,
une société, une littérature, sans rien perdre de
son innocence et sans paraître se douter de la
portée de ses coups. »
Si j'ajoute que Vigny, après une longue éclipse,
reparait comme le maître préféré des générations
nouvelles, comme l'instituteur de leur idéalisme
et la source vive de leur poésie, si je constate
que le symbolisme, puisque symbolisme il y a,
sort directement de ces livres où chaque ligne
est un symbole spirituel, on ne s'étonnera point
que j'aie qualifié d'unique, au moment où il vint,
un poète qui échappait par tant de côtés aux caté-
gories de ce moment.
III
Il est prodigieusement inégal. Quand on suit
le développement de la pensée dans un de ses
i \ i .h h ii.i m 919
poèmes, od croil voir un cygne blesse qui l'en-
lève au ciel, t < >ml i m traîne lourdemenl à
terre, se relève encore, H retombe épuisé. Les
meilleures pif-ces languissent par quelque endroit,
même cette adorable Maieon dm berger^ qui dé-
raille, C'est le cas de le dire, a\ec l;i tirade sur
les chemina de fer. Si l'on excepte la Bouteille
à la mer, il n'esl peut-être pas une seule de
pièces qui satisfasse notre ^"ùi par une compo-
sition organique et suivie. Certaines sont d'un
bout à l'autre un affreux galimatias. Relise/., si
vous le pouvez, 1' « élévation » intitulée Parte.
L'idée première est belle, elle semble empruntée
au mouvement oratoire de Bossue! . dans son
Sermon sur le Jour des morts : « Paris, dont on
ne peut abaisser l'orgueil, dont la vanité se sou-
tient toujours, malgré tant de choses qui la
devraient déprimer, quand te verrai-je renver-
sée? » Mais quelle exécution! quand l'image
appelée ne vient pas illuminer l'idée, quand ce
verbe abstrait ne s'est pas fait chair, le grand
poète s'effondre au-dessous du dernier rimeur
d'estaminet, l'obscurité et l'impropriété de l'ex-
pression deviennent intolérables.
Soudain, le souffle se ranime, et cette harpe
rend alors des sons d'une parfaite beauté, d'une
variété que l'on ne vante pas assez chez Vigny.
Il a toutes les séductions, des pages d'un pitto-
320 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
resque éclatant, des strophes légères et douces
comme un murmure de brise, de brèves sentences
gravées sur un diamant, des hexamètres puissants
qui roulent comme un coup de foudre sur « les
grands pays muets ». Dans la pièce liminaire des
Destinées, dans ces tercets rivés entre eux ainsi
que les maillons d'une chaîne, je ne puis assez
admirer la sourde harmonie si convenable au
sujet, le rapport étroit entre l'idée et ces mots
froids, sombres, lourds. Les « femmes au voile
blanc », tirées du monde d'Eschyle et qui revien-
nent saisir leur proie humaine dans le monde du
Christ, le poète les a faites si plastiques, si mo-
dernes dans leur attitude immémoriale, qu'on
croit les avoir vues figurées quelque part; peut-
être dans la Calomnie d'Apelles repeinte par
Botticelli, sous les traits impassibles de ces mys-
térieuses Florentines qui enlacent l'innocent de
leurs longs bras maigres, qui le traînent par les
cheveux dans le cadre serein d'une architecture
antique.
Oui, des poèmes entiers disparaîtront de l'œuvre
de Vigny, s'ils n'ont déjà disparu; d'autres ne
survivront que par fragments; les meilleurs ver-
ront mourir quelques rangées de leur fil de
perles. Mais ne restât-il de cet œuvre que cinq
ou six cents vers, mettons un millier pour faire
bonne mesure, ceux-là compteront longtemps
i.\ i-,.r.>n: 1 1 .1 m i 1 1 i n ; i i; \n< i; 321
parmi les plus rares trésors '!<' ta poésie univer-
selle; et, dans ce Dombic il y a quelques vers
forgéfl d*UD marteau divin, flèches comme en l.ui-
eèrenl Virgile el Dante, empennées pour voler
à toute éternité.
Vigny est infiniment secret. Aussi, quand ils
ont voulu expliquer son ame, la vraie nature rie
son mysticisme et de son pessimisme, les causes
de sa stérilité précoce, les meilleurs critiques
ont tâtonné.
Et Vigny plus secret
Comme en sa tour d'ivoire avant midi rentrait,
(lisait Sainte-Beuve, à l'époque où il ne prévoyait
pas que sa main fêlerait un jour cette tour d'ivoire.
Il a été puni de sa méchante action, — en est-il
une plus méchante que de verser du fiel dans la
tombe entr'ouverte d'un ami qu'on a aimé et
encensé? Son étude définitive est inintelligente,
faute de sympathie; la figure est hachée trop
menue, et il commet une lourde bévue en appe-
lant « poésies de déclin » les Destinées, qui demeu-
rent pour nous tous le vrai titre de gloire du
poète. Au même moment, Ponlmartin dégageait
mieux tout ce qu'il y a de noble et de pur chez
Vigny; mais ce clair esprit du Midi ne goûtait
que l'artiste, il faisait bon marché du philosophe
abîmé dans une méditation trop morne. Le temps
322 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
a coulé, nous comprenons mieux des plaies qui
sont nôtres. M. Faguet a sondé le pessimisme de
Vigny avec sa dextérité habituelle; le signalement
qu'il en donne n'est-il pas un peu noir, vraiment
trop noir et désolé? M. Paléologue me paraît plus
près de la vérité, avec sa touche plus légère et
plus compatissante. Je crains seulement que, en
énumérant les causes probables de l'arrêt de
production chez le poète, il ne donne trop d'im-
portance à une blessure du cœur. Sans doute
l'homme fut mortifié, l'amant atterré par un genre
de trahison qui, pour n'avoir rien de banal, n'en
était pas moins fort cruel. Mais si la Colère de
Samson nous apprend que le coup fut rude, elle
nous prouve aussi qu'il stimula l'inspiration. Sous
les orages de l'amour, les braves gens qui se
croient des chênes plaignent charitablement ce
roseau, le poète : qu'ils se rassurent, le roseau
plie, chante, et ne rompt pas.
Je me persuade qu'il faut chercher plus loin la
cause essentielle de ce qu'on nomme avec quelque
exagération la stérilité de Vigny. Alors même
que nous n'aurions pas le Journal d'un poète, Ser-
vitude et Grandeur militaires nous renseignerait
pleinement sur la vraie crise de sa vie. Fils d'une
race de soldats, né pour l'action, il embrassa le
métier des armes avec passion , au lendemain
d'une période où ce métier avait été déifié; il y
i \ POÉSIK il il": \ l .1 il i • m;
engagea toutes ses espérances <l'.i\ «-nir. La désil
lusiou fui lente a se produire, el poignante, il
DOUi l€ dit, quand eiilin l'épée lui tomba dos
mains dans les dégoûts d'une longue paix. Il se
réfugia dans ses rêveries, et, durant quelques
années, il crul qu'elles lui tiendraienl lieu d<- toul
ce qu'il avait abdiqué. Mais pour certaines
natures, la rêverie n'est jamais que de l'action
qui se leurre. Il sentit le besoin impérieux de
revenir à l'action; c'était trop lard; les temps ne
S'] prêtaient plus.
Je ferai mieux comprendre son angoisse en la
généralisant. Considérez les trois grands idéalistes
de cette époque, Vigny, Lamartine, et leur aine
Cbateaubriand. Sortis tous trois de vieilles lignées
agissantes et militaires, ils furent un instant sol-
dats. Les circonstances interrompirent cet emploi
naturel et héréditaire de leur activité. L'art et la
rêverie leur donnèrent le change. Sitôt qu'ils
eurent jeté la première gourme de poésie, le goût
de l'action les reprit, elle les tenta sous d'autres
formes, à défaut du militaire. Chateaubriand put
donner carrière à ce goût, sous la Restauration;
moins heureux, ses cadets le ressentirent à l'heure
où 1830 venait de leur mettre des liens aux pieds,
les liens de l'honneur. Le régime nouveau ne
pouvait rallier ces grands idéalistes. Ils ne com-
prenaient la royauté qu'avec l'éclat que leur ima-
324 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
gination lui prêtait dans le passé; à leurs yeux,
la monarchie bourgeoise et parlementaire n'était
que la caricature de la royauté. L'intuition du
génie leur faisait voir l'ancien idéal irrévocable-
ment condamné ; elle leur faisait prévoir que
l'idéal nouveau sortirait du peuple, sous l'édifice
précaire où ils vivaient. Ils hésitaient entre les
deux, et chacun s'orientait suivant son tempéra-
ment. Tous trois pouvaient s'appliquer ce que
Vigny disait pour son compte : « En politique,
je n'ai plus de cœur. Je ne suis pas fâché qu'on
me l'ait ôté, il gênait ma tôte. » Chateaubriand
vieilli saluait l'aurore lointaine, en remâchant ses
regrets. Lamartine, débordant de sève et mieux
armé pour la lutte, poussa droit à la nouvelle
source d'idéal, avec la volonté de la faire jaillir
plus vite, et de ses mains.
Vigny, moins robuste et plus perplexe, se
réserva. Il professait que le poète doit jeter à la
foule les idées directrices en laissant à d'autres le
soin de les appliquer; mais de pareilles déclarations
ne sont jamais très sincères. La vérité, c'est qu'il
avait les mains trop délicates pour les grossières
besognes de la politique : le jour où il se laissa
porter à une élection, il le prit de si haut qu'il
récolta dix voix. Nouvelle blessure. Incapable de
l'action sous cette forme, il souffrait assez de
l'inaction pour n'être plus franchement capable de
I.\ POÉSIE ii> i n 11: I
rêverie, au moine de la rêverie féconde, celle qui
prodoil des Fruité abondante. S'il a «lit autre chose
dans son Journal inédit, j'estime que l'ancien
mousquetaire rouge s'est abusé lui -même sur une
des plaies secrètes qui le rongeaient.
N'oublions pas le froissement d'orgueil du
poète, pâle étoile offusquée «n i r< ■ dem soleils :
les gloires de Lamartine el d'Hugo écrasaient
la sienne comme dans un étau. Ajoutes ft
causes les lenteurs caractéristiques de smi talent,
la difliculté et la rareté des réalisations plastiques
dans cette pensée toujours active. Ajoutez-y ce que
M. Paléologue indique si bien, le bel excès de scru-
pule chez l'artiste, chez le penseur, qui eût mur-
muré volontiers l'aveu que nous avons recueilli
chez un poète de sa famille, le Russe Tutchef :
« Mon âme est l'Elysée des ombres... Toute pensée
exprimée en paroles est déjà un mensonge. »
Malgré tant de raisons plausibles, quand on
s'étonne de la stérilité de Vigny, je crois qu'on
est dupe d'une illusion d'optique, créée par nos
habitudes actuelles, par le métier de manœuvre
qu'est devenu l'art d'écrire. Vigny cesse de publier
à quarante ans, après Servitude et Grandeur. Con-
tinuons la comparaison de tout à l'heure. La
veine poétique de Lamartine, plus âgé que lui de
sept ans, tarit à la même époque, vers 1839. Les
Girondins ne seront qu'une arme de combat, et
REQARDS HISTOR. ET LITTÉR. 28
326 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
la navrante production des années de vieillesse,
nous savons trop qu'elle n'était point spontanée.
A quarante ans, Chateaubriand a clos son œuvre
poétique et créatrice; il ne prendra désormais la
plume que pour des brochures politiques, ou pour
s'épancher dans l'intimité des Mémoires, comme
Vigny s'épanchait dans son Journal et dans les
Poèmes posthumes. Tout bien considéré, en tant
que poète, il est le moins démissionnaire des
trois. S'il ne publia presque rien, durant ces
années de silence, n'a-t-il pas écrit les Destinées,
le legs souverain et durable de son talent?
Petit recueil, si l'on veut, mais grand livre,
puisqu'il y a enfermé toute sa conception de la vie.
On y trouve sa philosophie religieuse, sa philo-
sophie sociale; on y trouve ce que l'humanité
demande toujours à un poète, sa déposition per-
sonnelle sur la femme et sur l'amour. Dans la
Maison du berger et dans la Colère de Samson, il a
sculpté les deux faces du sphinx qui caresse et
ment, il a condensé tout ce qu'il en gardait
d'ivresses et de déceptions. Aussi longtemps que
la foule muette cherchera dans la poésie une tra-
duction sonore de ses joies et de ses souffrances,
les strophes de la Maison roulante resteront l'ac-
compagnement musical des heures enchantées;
et les cœurs meurtris iront verser, dans la
coupe d'or de la Colère, l'amertume qu'ils auront
LA POÉSli: EDÊAL1 il i • FRANCE 819
puisée aux liras de l'rnfaul malade cl douze fois
impur.
Ce recueil est suffisant, il esl définitif, parce que
le poêle \ a précisé la pensée maîtresse de toute
sa vie, la préeellence de l'idéo et l'insignifiance
des réalités appareilles. Depuis la préface de
Cinq-Mars OÙ il disait : ■ \jldr<> est tout, le nom
propre n'est que l'exemple et la preuve de l'idée »,
jusqu'à l'idéalisme enivré de Y Esprit pur, il n'a
jamais cessé d'exprimer sous toutes les formes sa
foi inébranlable :
Le vrai Dieu, le Dieu fort, est le Dieu des idées...
... les nations sont des femmes guidées
Par les étoiles d'or des divines idées.
Propos de rêveur, de poète, dira la sagesse pra-
tique. Et l'on ouvre l'Histoire, à n'importe quelle
page, et l'on y rencontre la confirmation perpé-
tuelle de cette vue de génie. L'Histoire et la vie
attestent qu'en pensant ainsi, il était le voyant, le
vrai sage, ce poète que son biographe rattache si
justement à la famille de Platon et de Goethe.
Tandis que je le relis, un bruit de clameurs folles
m'arrive, le bruit qu'il n'aimait pas, fait dans un
palais voisin par les hommes dont il se défiait le
plus :
Cependant le dédain de la chose immortelle
Tient jusqu'au fond du cœur quelque avocat d'un jour;
Lui qui doute de l'âme, il croit à ses paroles...
328 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Bruit de passions, d'intérêts, de faits passagers.
Ceux qui s'y complaisent ne se doutent pas qu'un
Pilote ironique souffle leurs paroles, pour faire
le vent dont ses voiles ont besoin; ils ne soupçon-
nent pas qu'ils sont étreints, poussés par les idées
méconnues, qu'ils en préparent l'avènement alors
qu'ils croient les combattre. C'est le commentaire
vivant de mon poète.
Parce qu'il a vu clairement la véritable figure
du monde, Vigny ressort aujourd'hui de sa tombe
plus puissant sur les intelligences que des artistes
mieux doués. Cette « jeune postérité », qu'il ap-
pelait timidement au rendez-vous de sa gloire
« de dix en dix années », ces « flots d'amis renais-
sants », lui arrivent plus nombreux, plus dociles
qu'il ne pouvait l'espérer. La jeunesse s'aban-
donne au poète idéaliste qui lui offre un symbole
conforme à ses aspirations. Elle en aime les vers.
Elle aime, elle respecte la belle et triste physio-
nomie de l'homme, appuyé sur « le rocher de
l'Honneur », oublieux des déboires de l'action
refoulée, de l'injustice des contemporains, de
toutes les duretés de la vie, ne gardant qu'un
unique souci, faire son âme de plus en plus
« studieuse et pensive » ; renonçant vers le soir
à ses ambitions, à ses fiertés, et jusqu'à l'orgueil
de sa race, pour n'attacher de prix qu'à la com-
munion de l'Esprit pur. Instruits par ses livres à
LA l'i.rsn: IDÉALISTE EN Fit ANGE MB
admirer ce qu'il a admiré, a dédaigner co qu'il
;i i|(mI;UL'II<\ ces jciinrs -j, h-, lui li-lc.lllliclll le
l(''iin)i^ii;i^c qu'il se renduil B lui même, dllli
ses derniers vers, qu*il dédiait à L'énigmatique
Era, Femme réelle, qui sait? <»u compas m- de rôve
à laquelle on rapporte, aani trop y croire, tout ce
que l'on a fait de meilleur; ilfl diaenl à la noble
cl chère mémoire du poète ce que lui redisaient
depuis longtemps quelques-uns d'entre nous :
Si l'orgueil prend ton cœur quand le peuple te nomme,
Que de tes livres seuls te vienne ta Berté.
Décembre 1891.
28.
PAYSAGES
RESNOÎÉ. — DEVANT L* « ÉTÉ »
AU COUVENT DE RESNOIÈ
i
Ce soir, on m'a mené visiter le couvent de
Resnoïè. C'est un monastère d'hommes, fondé il
n'y a pas plus de dix ans en Petite-Russie, dans
un centre de grande culture et de grande in-
dustrie; il s'est élevé entre les plantations de
betteraves et les fabriques de sucre, qui transfor-
maient ce pays au moment même où les céno-
bites s'y établissaient. La maison et les riches
domaines d'alentour sont dus aux libéralités (l'un
testateur original, vieux célibataire qui faisait
profession de haïr les femmes; il chercha en
mourant le moyen de leur causer quelque tort;
il ne trouva rien de mieux que d'affecter sa for-
tune à la fondation d'une communauté monas-
334 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
tique. En m'y rendant tout à l'heure, j'ai vu
simultanément les deux faces de ce sphinx qu'est
la Russie actuelle.
La route court à travers les vastes horizons des
terres noires. Des mots ne peuvent donner une
idée de cette nature calme et puissante. De quoi
est-il fait, le charme de ce sol nu? Dans ce que
l'œil peut saisir, d'une harmonie souveraine des
lignes planes et rases; d'espace, de solitude, de
silence et de lumière; mais surtout, je crois, de
l'absence d'obstacles pour le regard et la pensée.
De quelque côté qu'ils se tournent, regard et
pensée vont droit au plus lointain du ciel, en
glissant sur des courbes uniformément douces.
Sur cette beauté native de la terre, le travail de
l'homme a superposé sa beauté; mais comme
ses conditions sont réglées sur le caractère du
paysage, il n'en a ni déformé les contours, ni
amoindri la majesté. Imaginez la campagne
romaine ou le désert de Syrie, envahis soudain
par des moissons ajustées à leur taille, avec des
tribus primitives assemblées de loin en loin autour
d'un fourneau de vapeur qui dévore ces mois-
sons; force contre force, grandeur contre gran-
deur, lutte de puissances élémentaires. Sous la
brusque conquête de la charrue et de la machine,
le désert garde encore son âme tranquille et la
communique à ses vainqueurs; pour le peindre,
AU COUVENT DE RESV 886
il faudrail coudre une toile «le Millet a une toile
• le Decamps.
Le mot de culture éveille l'idée de nos pauvret
champs minuscules, «l'un manteau d'arlequin
rapiécé de lumbeaui multicolores. Rien de pareil
dans celle steppe. I ne immense draperie déroulée
à perte de vue par un géant, qui aurait semé Bans
compter le grain, mrissonné sans compter -a
peine. Trois zones, trois teintes invariables; ici,
le labour nouveau, du velours noir tendu sur les
plateaux jusqu'au liséré du ciel; là, le tapis d'un
vert glauque de la betterave, prolongé d'une
seule pièce sur une suite de collines; partout
ailleurs, l'or pâle d'un éternel guéret. Les blés
sont tombés, nous entrons en septembre; les tas
de gerbes, alignés par milliers sur la crête des
vallonnements, donnent de loin l'illusion de
camps innombrables, de carrés d'infanterie qui se
déploient en bon ordre un jour de bataille.
Durant des lieues de pays, rien ne décèlerait la
présence de l'homme, n'étaient ces fruits de son
travail : ni villages, ni habitations isolées, pas de
barrières, à peine des routes vagues, aucun signe
de la mainmise individuelle sur une fraction
particulière. Jamais on ne voit, comme chez nous,
un paysan cultivant solitairement son lopin. Tout
fait masse, la terre, le blé, les hommes. C'est
l'anonyme travaillant sur l'infini.
336 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Voici dans un repli de terrain un peuple venu
on ne sait d'où; trois à quatre cents paires de
bras arrachent la betterave. Hommes et femmes,
chevaux et bœufs fourmillent sur cette large
croupe; ils montent, et le tapis vert se replie sous
leurs pieds, le sol noir reparaît, on croit voir une
légion d'insectes qui ronge cette végétation. Nous
approchons. Je parlais tout à l'heure de Millet;
lui seul eût pu rendre ce qu'il y a d'auguste dans
ces tableaux, la grande paix dans le rude effort.
Ces gens-là n'ont pas l'usure de nos paysans;
comme leur terre, ils gardent sous leurs cos-
tumes pittoresques la noblesse originelle des
attitudes et des gestes. Alors même qu'on les
ploie au service de nos machines, vous diriez des
chevaux de Phidias attelés à un camion d'usine.
Le soleil se couche, ses rayons rasent les labours,
colorés d'une clarté violette. Les hommes et les
animaux qu'on voit entre lui et nous se profilent
sur le couchant avec des poses sculpturales. De
l'autre côté de la route, vers l'Orient assombri, le
gros des travailleurs décroît dans la perspective,
sous un jour de fresque pâlie. De tout le pourtour
de l'horizon, des charrettes basses, où un petit
enfant trône sur les monceaux de feuilles vertes,
s'acheminent vers un long tube de fer, qui semble
sortir du sol et se dresse sur l'étendue plane
comme un point d'interrogation. C'est la che-
M i <>| M. M l'I
minée de là fabrique, dérobée dans le creui d'un
vallon; là o»n\.t:.-.-nI . ■■- éln-s et > es pi. m
tonte la force «le cette terre, attirée par une I
Supérieure <[iii engouffre, broie et lamor
phose les lentes élaboration* de la nature el île
riioinine.
Plus loin, un spectacle semblable est fait '1
mente différents. Cette fois, ce s<mi des charretées
de gerbes, qui descendent des coteaux, en lib'^
interminables, vers la batteuse à vapeur installée
dans tin retranchement d'énormes meules. Sur
les toits «le cette cité de cliaume, un antre peuple
est debout dans la poussière empourprée que fait
la machine; elle souffle et gronde, absorbant la
paille qui sert de combustible, rendant le grain à
torrents. C'est la vie sous ses formes les plus
intenses, celles de la haute industrie; mais une
vie aux mouvements si mesurés, si graves, si har-
monieux dans leur ensemble, qu'elle ne trouble
point le calme de cette nature, pas plus qu'une
cérémonie liturgique ne trouble la paix d'une
église. Chose curieuse! Les procédés du labeur le
plus moderne, importés dans ce pays et appliqués
par cette race, donnent l'impression de scènes tris
primitives; on croit feuilleter les tailles-douces
d'une vieille Bible, représentant les travaux des
premiers hommes sur la terre neuve. Et si l'on
descend sous les apparences, on trouve que, en
29
338 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
effet, dans ce cercle où l'humanité tourne, nos der-
niers progrès nous ramènent aux tâches collec-
tives des tribus pastorales, des peuples nomades
qui ensemençaient en commun le champ de l'étape
annuelle. En noyant le travailleur dans nos
grandes unités industrielles, nous refaisons
l'Océan primordial avec ces gouttes d'eau que le
temps avait dissociées et singularisées. Jadis, le
signe du travail par excellence, du travail qui pré-
pare le pain, c'était le fléau; il symbolisait le
pauvre petit effort, le pauvre petit bruit de l'indi-
vidu, battant son grain sur son aire étroite; on
retrouvait cette image familière au fond de toute
langue et de toute poésie. Désormais, le symbole
du travail sera cette machine, qui rassemble dans
ses pistons toute la peine de ces milliers de bras,
dans son râle tous les gémissements de ces mil-
liers de poitrines. Han! Han! Han! on l'entend de
loin sur la plaine, voix unique de la terre en gésine
et de l'homme en sueur. Et nous qui cherchons des
expressions nouvelles pour les formes nouvelles
de la vie, nous devons abandonner les anciennes
figures, vides de sens; nous devons demander à
cette machine les images qui peindront la substi-
tution du travail collectif au travail individuel;
l'idiome du poète et de l'écrivain doit évoluer, mar-
cher à hauteur de la philosophie sociale qui modifie
toutes nos idées et toutes nos œuvres pratiques.
M C0UVEN1 m il DfÛlfi
La dernière loroinol»ile que nous rencnntron
liai le fromenl des religieux. Nous sommes sur
les terres abbatiales. Le coiivenl esl caché 'Luis
un pan il»- forêt, demeuré deboul an milieu des
vastes défrichements. Ces vieux arbres sont con-
damnés, ils périsseni tous par la pointe. Les
chênes des moines ressemblent à tours maîtres;
comme ceux-ci opulents et vénérables, connue
eux creux et déjà morls au sommet. Nous tour-
nons dans une clairière, nous franchissons une
enceinte de murailles; les bâtiments conventuels
se développent autour d'une large esplanade,
avec l'église isolée au milieu. Que nous voilà
loin des usines et des macbines agricoles! C'est
l'autre Russie, c'est l'autre monde.
II
Un beffroi domine le porche qui nous donne
accès. De là haut, la grosse cloche appelle les
religieux à l'office du soir. Dans l'air chaud et
immobile de ce crépuscule d'été, les vibrations
graves du bronze roulent lentement en nappes
sonores, elles mettent très longtemps à mourir,
portées par-dessus les bois jusqu'aux confins de
ces espaces silencieux. Des chants leur répon-
340 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
dent, ils sortent de l'église dont nous apercevons
les lumières ; les cierges s'allument dans le chœur ;
par les portes grandes ouvertes leurs petites
clartés piquent les ténèbres déjà épaissies dans la
cour. Tandis que nous la traversons, des moines
nous frôlent de leur robe. Ces basiliens ont une
majesté d'ombres, sous leur long vêtement traî-
nant qui continue les plis flottants du voile de
deuil ; ce dernier est rattaché sur le sommet de la
tête' au klobouque, le haut bonnet pyramidal. Ils
glissent sans bruit, enveloppés d'une gravité
pieuse, oiseaux de nuit appelés hors de leurs
retraites au foyer de prière. Nous les suivons au
chœur; ils se dispersent dans les stalles, dans la
pénombre des piliers; ils resteront là plusieurs
heures sans qu'un pli de leur visage ou un muscle
de leurs membres bougent, pétrifiés comme de
noires statues de basalte, confondus avec les
raides images de l'iconostase. L'esprit oriental,
qui est le leur, a mis la sainteté dans l'immobi-
lité.
Quelques-uns revêtent les habits sacerdotaux;
ils accomplissent les cérémonies du rite avec la
pompe habituelle. Les frères convers, groupés
sous la direction du maître de chapelle, psalmo-
dient ces litanies russes où la voix humaine s'ef-
force de lutter avec le bronze du clocher, en pro-
longeant comme lui à l'infini les vibrations
AU COUVl m M 1,1 NOll 'il
basses^ Nos orgues n'ont i grondements
plua lourds, des gémissements d'ngonie [tins
plaintifs. Au fond de If-lis»-, des pèlerins frap-
pent le pavé de leurs fronts, (le sonl des moujiks
venus, la besace au *\<>s, du village voisin, des
paysannes qui portenl an enfant dans nn pan de
leur pelisse. 11 n'en vient pas ici de forl loin; le
jeune couvent de Resnoïô n'a pas encore eu le
temps d'établir sa légende dans l'imagination
populaire.
Car c'est là ce qui manque à ce beau lien et fe
ces belles scènes religieuses : la consécration du
temps, indispensable aux maisons monastiques.
Faute de quelques siècles, il semble que celle-ci
ne soit pas bénie. Il y a pour notre esprit quelque
chose d'inquiétant et d'inacceptable dans ce phé-
nomène d'un autre âge qui a surgi hier au milieu
de nous, en même temps que cette usine d'où
nous sortons, à côté d'elle. Nous aimons ces reli-
ques du passé quand elles continuent, nous ne com-
prenons plus leur naissance, pas plus que nous
ne comprendrions celle du mammouth dont nous
admirons les restes au Muséum. Ce n'est pas,
grâce au ciel, l'apparition d'une maison de prière
qui nous étonne ; c'est la reconstruction factice d'un
organisme mort, d'un monastère d'autrefois avec
ses prébendes, ses tenanciers, ses richesses terri-
toriales qui ne correspondent plus à des services
29.
342 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
effectifs; bien pis, d'un monastère qui fait tra-
vailler des machines anglaises, qui place ses
revenus en obligations de chemins de fer. Je
demande si cette communauté a sa raison d'être
dans quelque labeur intellectuel, dans une tutelle
intelligente ou dans de grands bienfaits répandus
sur le pays d'alentour. On me répond que rien de
pareil ne justifie sa fortune. Les cénobites de Res-
noïè demeurent immobiles, psalmodient et thé-
saurisent. L'anachronisme est trop frappant : je
vois ici des personnes très pieuses qui le sentent
tout comme nous.
Voilà du moins ce que nous disions, entre rai-
sonneurs venus de France. Et nous oubliions ces
pauvres paysans russes extasiés à côté de nous.
Ils ne raisonnent pas si avant. Leur cœur a ses
besoins absolus, comme notre esprit a ses sciences
exactes. Leur instinct religieux ne veut pas abdi-
quer; on ne le contente pas en ouvrant des fabri-
ques. Le peuple russe va volontiers à celles-ci;
mais, quand il en sort, il revient encore adorer à
l'ancienne manière, derrière ces moines qui chan-
tent dans la lueur des cierges. Avons-nous le
droit de les dire inutiles, si leur chant berce un
moment les espérances obscures de ces déshé-
rités? Des moines ne valent pas des raisons, disait
l'autre. Oui, mais des raisons ne valent pas des
sentiments, des raisons n'endorment pas une souf-
AU COUVI m M RI '
Irance. .Noire sagesse niiuliiniiio ! ili lt<
noie, parce qu'elle connaît ini«u \ . parce qu'elle
vnii à leur plaoe une maison de bénédictins. Elle
oublie que ceux-là représeulent la quantité d'idéal
accessible et nécessaire à beaucoup île nos sem-
blables, (les instruments défectueux oui leur
emploi dans heuvre divine d'allégemenl qui se
poursuit au-dessus de nos taches positives. Pour
y comprendre quelque chose, il ne suflit pas
d'élever son entendement vers les vérités d'en
haut, il faut ensuite incliner son cœur vers les
gens d'en bas.
Nous ressortons. La pleine lune se lève sur les
coupoles brillantes de l'église, sur l'amas de mai-
sons blanches et leur ceinture de vieux chênes.
Vu ainsi, le couvent est féerique; la nuit masque
ce qu'il a de trop jeune, elle sème ses illusions
sur ce merveilleux décor. Nous revenons par les
grandes plaines. Sur notre gauche, la lune roule
au ras des guérets et des labours. Là aussi, la
pâle magicienne a tout transformé. Elle a élargi
encore cet océan, elle l'a enchanté en jetant sur
lui ses légères écharpes de brumes bleues. Sa
clarté noie ces lignes fuyantes; le vide est chaud,
doux, tranquille; il est beau, parce qu'on y met
tout ce qui devrait y être. Les meules et les gerbes,
seuls accidents qui fixent le regard, donnent plus
que jamais l'impression de tentes et de faisceaux,
344 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
d'une armée qui repose, attendant la bataille de
demain. Des feux lointains s'allument dans ces
bivouacs : une armée campe là, en effet : les tra-
vailleurs qui couchent autour de ces feux, pour
reprendre à l'aube leur combat contre la terre.
Maintenant, c'est l'heure de paix. La terre dort.
Comme un cerveau humain, on sent qu'elle
continue son labeur dans le sommeil. Elle a
retiré toute la vie dans ses flancs ; plus de rumeurs,
plus de mouvements, plus d'hommes. En voici
un pourtant qui croise notre route, un de ceux
que nous avons vus tantôt, courbés sur la glèbe;
il s'éloigne sur la ligne d'horizon, superbe, trans-
figuré; il semble marcher sur les eaux et se perdre
dans le ciel, au point indistinct où commence cet
autre champ noir étoile d'autres feux, tout pareil
sur nos tètes à celui qui s'étend sous nos pieds.
Une fois encore, deux bruits ont désenchanté le
silence : le sifflement enroué d'une fabrique, le
dernier tintement des cloches de Resnoïè. Voix
discordantes en apparence, voix fraternelles si l'on
écoute mieux; voix du travail et de la prière,
plainte des peines du corps, plainte des peines du
cœur. Elles se rencontrent là-haut, se confondent
et meurent à leur tour. Il n'y aura plus de peine,
cette nuit, sur la grande terre assoupie. La vie
l'a rendue au rêve.
Septembre 1887.
DKVANT i; « KTK »:
i
Ils disent qu'il y a des fautes de dessin, de la
mollesse et de l'indécision dans les contours.
C'est bien possible ; je n'en sais rien, ne m'étant
pas approché. Qu'avaient-ils besoin de s'appro-
cher, avec leur loupe, leur compas, leur trousse
d'instruments critiques à déchirer le rêve? Nous
nous sommes trop approchés de toute chose, c'est
pourquoi rien de rien ne subsiste.
Restons loin des objets dont la vue est charmée,
disait Victor Hugo; et parlant de Moïse, qui vil
d'en haut la terre de Chanaan sans y descendre,
Hugo l'estimait heureux. Chercher pendant qua-
1. Fresque de M. Puvis de Chavannes. au salon du Champ
de Mars de 1891.
346 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
rante ans un pays de mirage, l'entrevoir de loin,
et mourir avant d'y mettre ses juifs, c'est peut-
être tout le bonheur possible.
Il faut regarder ainsi, de loin, la terre promise
de M. Puvis de Ghavannes; il faut s'arrêter à
trente pas, mieux encore à quarante, oublier le
inonde ambiant, qui a la folle prétention d'être le
monde réel, et laisser lentement pénétrer dans les
yeux, descendre dans l'âme, s'insinuer dans tout
l'être l'indicible sérénité répandue sur ce tableau.
Un tableau, non; mais une large fenêtre percée
au fond de cette salle et ouverte sur la cam-
pagne. Ce n'est pas la petite terre apprêtée de la
banlieue parisienne, avec son trop-plein de choses
factices et bruyantes. C'est, bien loin de Paris,
une terre auguste et paisible, la vraie campagne
où l'on a grandi, quand on vivait comme il faut
vivre. On est d'abord stupéfait de la retrouver
ici, entre des paysages de style, des études d'ate-
lier; après quelques minutes, on ne voit plus
qu'elle, on s'y replonge avec amour, pour peu
qu'on n'ait pas dépouillé cet « esprit silvestre »
dont parlait Virgile.
Il est midi. Les feux de juin rayonnent d'un
ciel de France, tamisés par des nues légères.
C'est tout l'hymne du poète :
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu...
MA W II. "Il
Voila, sou* Ir.s |.rii|tlicis ci 1rs saules, I onrlel
des eaux lentes au 1 >< > i*< I des prairies; les eaux
assombries contre 1rs herges, on tremble la grêle
flore 1 1 1 1 ii i î< !«'. Voilà les vastes plans d'herbe
OÙ la faux .1 passé, et de minées lisérés d'or à
l'horizon, ces rubans de Mrs mûrs qui accaparent
inui le soleil. Voilà le bois, admirable de vérité,
avec tant de paii dans sa vie puissante, tant de
imil fraîche sous ses grands arbres lourds de
chaleur :
La lointaine Forêt, dont la lisière est sombre,
Dorl là-bas, immobile, en un pesant repos...
Et derrière ce bois central, à perle de vue
d'autres morceaux de futaie qui plaquent leurs
taches bleues au flanc des coteaux roux; el par
delà ces coteaux, du ciel encore, le ciel d*autres
pays cachés, de longues fuites de ciel à loger tout
ce qu'on cherche.
De cette terre maternelle, des homm.es sont
nés; des êtres anciens et simples, qui ont élevé
au degré humain, sans la dénaturer, la vie de ces
eaux, de ces champs et de ces bois. Us travaillent,
mais leur travail n'évoque ni l'idée de peine, ni
l'idée de gain; c'est un rite, une communion avec
la Mère. Ainsi travaillent les vieux Egyptiens,
dans les scènes peintes sur les parois des hypo-
gées. Je retrouve ici une sensation parfaitement
348 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
analogue à celle que donnent, dans le tombeau
de Ti, les représentations du labeur rural, avec
leur double caractère réaliste et hiératique. Les
archéologues y ont vu d'abord une figuration de
l'existence d'outre-tombe, telle que les gens de
l'Ancien-Empire l'auraient imaginée. Mariette,
qui avait fini par être de leur religion, expliquait
très bien la signification imprécise de ces peintures
exactes; le mort voulait emporter son passé,
dormir éternellement dans ses habitudes ; il sou-
haitait que la vie, sous l'aspect nécessaire et cou-
tumier, continuât de réjouir ses prunelles cristal-
lisées dans le natron. Les créatures de M. Puvis
de Chavannes accomplissent de même les fonc-
tions prescrites; et le peintre a judicieusement
choisi, comme sujet principal, la fonction primor-
diale et simple entre toutes : la levée des foins,
qui transmettront la vie de la terre à ces grands
bœufs somnolents, attelés au char où s'entassent
les meules.
C'est aussi , pour chacun de nous, le travail
le plus riche en souvenirs de joies enfantines.
L'avons-nous assez envié, cet homme qui reçoit
les dernières fourchées, debout sur la montagne
odorante, à l'instant où elle va s'ébranler? Que
d'efforts pour grimper jusqu'à ce lieu de rêve! Et
quand on y était parvenu, quel orgueil de revenir
à la ferme sur le sommet dangereux et triomphal !
dkv \\t i." « i.rfc » 848
Avec la dernière oharrette, celle qui rentrait aux
étoiles 1rs jours où l'orage menaçait, quand le
parfum «lu foindevenail plus fort, quand on ces-
sai! de crier, de rirr, paysans cl enfants, pensifs
sans lavoir | »< > 1 1 1-< j 1 1 * > i . El plus tard, adolescent,
que do songeries et de troubles laisses dans
ces meules, alors qu'OD s'y couchait accablé ; le
livre du poète tombait des mains, l'œil distrait
suivait les faneuses cambrées sous leur charge,
au temps où s'éveillaient 1rs obscurs désirs.
Après le travail, voici le repos, avoc ces femmes
qui sortent des eaux, dans leur chaste nudité, (le
ne sont point les allégories mythologiques du
Poussin, d'ailleurs si proche parent de notre
peintre; et moins encore les modèles dévolus que
les artistes ont coutume d'allonger dans les pay-
sages suburbains. Etranges visions, très réelles,
robustes même, et pourtant élémentaires, ani-
mées d'une vie à peine distincte de la vie des
saules, avec la paix infinie de ces forêts dans leur
sein. Elle devait avoir ces lignes et ces gestes
tranquilles, l'Hélène de l'Orestie, « âme sereine
comme le calme des mers ». On les aime, ces
filles anonymes de la Terre, parce qu'elles sont les
formes complaisantes, disponibles, où chacun de
nous incarne les idées, les sentiments, les souve-
nirs qui peuplent pour lui ces campagnes. Elles
sont les absentes et les mortes de chacun, celles
30
350 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
qui se lèvent des pays où Ton a passé, nous rap-
portant les parts de vie déjà perdues. Car chacun
de nous est par morceaux dans beaucoup de
tombes; il restera très peu de chose à mettre dans
celle qui portera notre nom, où l'on croira nous
enfermer tout entier. Et il y a de ces lombes
vivantes, qui marchent, qui existent pour d'au-
tres.
11 faudrait rester ici le soir. Comme ces figures
doivent gagner, comme Y Été doit être beau,
quand la lune monte derrière la forêt! Et la lune
y vient sûrement; elle y vient de quelque tableau
de M. Cazin, petit cadre d'un grand rêve. A sa
clarté, ces femmes doivent se mouvoir harmo-
nieusement. Durant le temps que la nuit libère
ces formes immobiles, le site vague deviendrait
peut-être le site ressouvenu, les images imper-
sonnelles deviendraient les images appelées. Pour-
quoi ferme-t-on sitôt?
Si j'étais roi en Bavière, je ferais enlever les
cadres inutiles qui dispersent l'attention, sur les
murailles de cette longue salle ; j'y ferais le
silence et les ténèbres, en couvrant les trois quarts
du plafond vitré : pour rassembler toute la lumière
au bout, dans cette fenêtre qui ouvre sur la cam-
pagne. Si j'étais roi en Bavière, je ferais graver
sur le panneau, autour de Y Été, des poésies har-
moniques avec l'œuvre du peintre : en belles let-
iiKv.wr i. >« i il » 3W
1res grecque* de pourpre, lei reri d'Homère qui
racontenl les travaux d'Eumée; ra lettrei d'asur,
h-s vers de Virgile «|ni < I i >- < • 1 1 1 I iln pa\ s
mantouan ; en lettrei d*or, lei grandi vers calmei
de Leoonte de Liele, qui traduisenl li exactement
en vibrations sonores 1rs vibrations lumineuses
de cette peinture. Si j'étais roi en Uavière, je pla-
cerais dans la salle voisine un orrbestre invisible,
qui jouerait la Symphonie patioràU\ et chaque
jour, après le conseil, je viendrais oublier i«i Lefl
sottises que m'auraient contées mes ministres,
j'\ viendrais oublier tout ce qu'un roi doit souf-
frir, quand il pense au mal qu'on fait sous lui. —
Si j'étais reine en Bavière, je crèverais cette
toile, pour voir les horizons qu'elle fait pres-
sentir par delà ceux qu'elle montre; je crèverais
l'illusion, et je trouverais le mur, le mur qu'on
trouve toujours, le mur qui est derrière tout.
À défaut de la solitude souhaitée, on voudrait
du moins ne rencontrer ici que des cœurs simples,
les fils du peuple qui admirent ingénument les
inventions ingénues. Cette œuvre est grande,
parce qu'elle parle de haut à la foule, comme les
créations des artistes d'autrefois. Voilà de la
peinture démocratique, si le mot a un sens.
Tous ces ouvriers , ces enfants des champs
engloutis par l'usine parisienne, si d'aventure ils
traversaient la salle, je crois bien qu'ils s'arrête-
352 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
raient devant YÉté, comme ils s'arrêtent pour
entendre une chanson du pays; leurs poumons
respireraient une bouffée d'air natal ; ils y retrou-
veraient ce qu'ils vont chercher le dimanche aux
portes de la ville, un peu de communication avec
la terre d'où ils furent arrachés. Pour eux aussi,
il y a de la paix et de la souvenance dans cette
évocation du berceau.
II
En revanche, quand le « tout Paris » défile sur
ce fond placide et majestueux, il semble qu'une
énorme ironie se dégage de la toile, l'ironie de
l'Océan sur les plages à la mode. Le premier jour
surtout, le jour rituel où l'on se montre aux
tableaux, quand le torrent roulait devant YÉté son
écume élégante et bruyante, ce miroir sincère
faisait plus sensible le mensonge universel qui
enveloppe Paris, comme le brouillard enveloppe
Londres. On en voyait avec plus de relief les innom-
brables aspects : mensonge dos figures et mensonge
des cœurs, mensonge des pensées et des paroles,
mensonge littéraire et politique, mensonge des
fausses gloires, du faux talent, du faux argent, des
faux noms , des fausses opinions , des fausses
di \ \ m- i." i in 808
amours; mensonge de Imites rlm^s ,i mm -m.- ■!>
meilleures, l'art, l'idée, le sentiment, l«- bien
public, parce que ers choses il plus ici Leur fin
en elles-mêmes, parco qu'elles s<>nl uniquement
des moyens de réclame ri do lucre.
Kilo paradail devant VÊté, l'élile de Il Yille-
Lumière, combien artificielle et misérable; son
mouvement sans luil paraissail plus factice contre
l'immobilité «le ces grandes lignes; ses papotages
détonaient, plus vides encore, dans le silence de
ces horizons; entre les groupes des belles créa-
tures songeuses, des tètes s'agitaient, caricatu-
rales; et le doux Été se faisait sévère comme un
paysage de Jugement dernier, alors qu'il encadrail
celle multitude falote, pressée de bruire et de jouir
quelques instants encore, sur le mince pavé qui la
porte et qu'elle sent tremblant, rongé du dessous
par la colère d'en bas, miné par l'esclave patient
qui creuse pour l'effondrement final.
Laissons passer. Restons devant la bonne terre
d'oubli. Éternelle, indifférente, elle verra se suc-
céder, comme les foins fauchés, ses maîtres d'un
jour; elle les nourrira avec la même indulgence,
parce qu'ils sont tous ses enfants, avec la même
justice, selon l'effort de travail qu'ils développe-
ront. Elle leur enseignera, par surcroit, la vérité,
la piété ; elle leur dira toujours qu'il fallut un Dieu
pour la faire si belle, pour présider à l'opération
30.
354 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
mystérieuse qui tira de son sol et de ses eaux la
chair des hommes, qui alluma la pensée dans
cette chair. — Grâce à M. Puvis de Chavannes,
le sauvage et le pauvre ont dans Paris des forêts,
des terres à eux, où ils peuvent aller respirer,
rêver, prier, reprendre contact avec la Nature, et
rapprendre à ce contact la juste mesure des
choses passagères. Une station devant l'Été, le
matin, c'est le meilleur cordial pour recharger la
vie avec soumission.
On fera ensuite ce qu'il faut faire, on fera sa
journée d'hypocrisie, en prenant sa petite part du
mensonge commun. On ira où il faut aller, on dira
ce qu'il faut dire, comme on parle par courtoisie la
langue des étrangers que l'on fréquente.
On ira chez les bonnes dames de jadis, on gémira
avec elles sur le malheur des temps, de ces temps
qui ont le tort de marcher; on émettra avec com-
ponction les aphorismes obligés, sur les Princes,
sur la religion selon les bons Pères, sur tout ce qui
constitue l'étroit formulaire substitué par le
malheur des temps, — un vrai malheur cette fois,
— à la liberté et à l'audace de l'ancienne conver-
sation française; formulaire si étroit qu'il res-
semble à une cage d'écureuil, où il faudrait
couper la queue de l'écureuil pour qu'il y puisse
tourner prudemment, sans rien casser.
On ira chez les belles dames d'à présent, et avec
m\ \m i. i m 955
elles on jugera l'événement, l'I mu-, le li\ i.
le bruit qu'ils font; comme si les clmsrs butes ,-\
profondes a^issaieni autrement qu'eu silence, par
l'infiltration et la durée; on colora lea gêna k leur
valeur en BoUTBO, on mesurera l'estime <jui leUT
est due au chiffre de leurs rentes supposées.
On ira dans les cénacles lit h 'raires, on pro-
noncera sur le naturalisme, l'idéalisme, le sym-
bolisme, étiquettes usées sur des earlona vides; on
discutera le mérite et les tendances des auteurs,
tandis que chacun pensera tout bas : combien
fait-il? Tant? — Il est le premier. — Si peu? —
Il est le dernier.
On ira dans les cercles politiques et dans
les bureaux de journaux; on y verra écrire, on
y écrira peut-être des phrases copieuses sur les
grands principes, la liberté, la République, le
peuple maître de ses destinées, « les dogmes
intangibles de la démocratie moderne;... » tain lis
que l'écrivain se demandera : Gomment diable
pourrais-je en tirer parti pour mes petites affaires?
et que, se reconnaissant trop timide ou trop faible
pour l'escamoter, cette démocratie, il avouera le
soir, dans l'intimité, après la besogne faite, qu'il
faudrait un pouvoir très fort, un homme, un
premier Consul « pour nous tirer de là »; après
quoi ils s'indigneront tous en chœur, le lende-
main, si quelqu'un ose imprimer ce qu'ils pensent
356 REGARDS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
tous, ce qu'ils disent volontiers dans les conli-
dences du fumoir, entre initiés à la comédie pari-
sienne.
Enfin on conservera, avec ceux qui n'ont plus
rien à conserver, on réformera, avec ceux que
toute réforme effraie, on applaudira tout ce qu'il
faut applaudir dans les différents quartiers de
Paris. Mon Dieu oui, on fera tout cela, comme
on remet chaque jour un habit qui est ridicule,
un chapeau qui est incommode. Qu'importe? On
aura eu son heure de pensée libre, face à face
avec l'admirable toile, perdu dans ce paysage que
le peintre a vu, semble-t-il, à travers tous les
yeux qui furent bons et vrais, les yeux qui nous
ont aimé. On aura promené dans la solitude, sous
le couvert de ces bois, les songeries anciennes
réfrénées par la vie, les idées nues qui ne seront
jamais ni dites ni imprimées.
— Et s'il y avait un reporter embusqué der-
rière ces meules? me suggère un ami.
— Ce serait très fâcheux. Dans un État bien
ordonné, il sied que chacun se plie aux conven-
tions admises; c'est la garantie mutuelle que se
doivent tous les participants du syndicat social;
et pas plus que les autres personnes, les idées n'ont
licence de flâner toutes nues. — Ce serait très
fâcheux; il n'y aurait à ce mal qu'une consolation,
le plaisir d'avoir témoigné sa gratitude au brave
DKVANT L* « ÉTÉ » '■'*'>'
grand peintre à qui nom devons n«> j
il(> la lui avoir Innoi^nrr A>- la honne K>rte, QOD
point |Kir des exercices critiques <-\ en pontifiant
sur l'art, mais m m< >n Ir.inl a cri bomme qu'il SSl
vraiment puissant, puisqu'il sait contraindre notre
Ame à sortir. On iloil hii>n cela au magicien qui
nous a communiqué la grande secousse de la
Nature. Symbolistes , mes amis, saluez votre
maître.
Mai 1891.
FIN
TABLK DES MATIÈKKS
\ Cl IX QUI 0XT VIKOT AXS f
LES VOYAGEURS
Au pays du Rhin, J.-J. Weiss 19
Lettres athéniennes, Comte de Moi y 40
Les Français au Pamir, G. Bonvalot 53
L'Empire des Tsars et les Russes, A. Lekoy-Beai i.ieu "0
Dans l'Inde, A. Chevrillon 86
LES HISTORIENS
L'Europe et la Révolution française, A. Sorel 107
Un regard sur notre temps, Duc d'Harcourt 132
Un historien français en Allemagne. E. La visse 150
Le Saint-Empire romain, J. Bryce 166
L'Empire byzantin, G. Sciilumbergek 186
Le roi Mithridate, Th. Reinach 200-
Napoléon et Alexandre Ier, A. Vandal 221
Le prince de Talleyraxd 242.
360 TABLE DES MATIÈRES
LES POÈTES
La poésie socialiste en Russie, N.-A. Nekrassok 209
La poésie idéaliste en Russie, F.-J. Tutchef 291
La poésie idéaliste en France, A. de Vigny 308
PAYSAGES
Au COUVENT de Resnoïé 333
Devant l' « Été » 345
Coulommiers. — lmp. P. BRODARD.
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