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Full text of "Regards historiques et littéraires"

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REGARDS 


HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 


DU  MÊME  AUTEUR 


Spectacles  contemporains  :  l.  Affaires  de  Rome.  —  II.  La 
mort  de  Guillaume  Ior.  —  III.  Lettres  d'Asie;  l'inaugu- 
ration du  chemin  de  fer  de  Samarcande.  —  IV.  Le  géné- 
ral Loris  Mélikoff;  les  derniers  mois  du  règne  d'Ale- 
xandre II.  —  V.  Les  Indes  noires  ;  le  partage  de  l'Afrique. 
1  vol.  in-18  Jésus,  broché.  3  fr.  50 


11  a  été  tiré  à  part,  sur  papier  de  Hollande,  dix  exemplaires 
numérotés  des  Regards  historiques  et  littéraires. 

Ces  exemplaires  sont  mis  en  vente  au  prix  de  8  francs. 


CoulommierB.  —  Imp.  Paul  BHODARD. 


Ôôôv 


VTE    E.-M.    DE   VOGUE 

DE    L'ACADÉMIE     FRANÇAISE 


REGARDS 


HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 


p 


PARIS 
ARMAND  COLIN  ET  C'%  ÉDITEURS 

5,    RUE    DE    MÉZIÈRES,    5 
Tout  droil*  rê'ertS". 


'  REGARDS 

HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 


A  CEUX  QUI  ONT  VINGT  ANS 


POUR  LE  1"  JANVIER  1890  » 


Ainsi,  demain,  quand  le  journal  vous  arrivera 
avec  deux  chiffres  changés  au  millésime,  il  y 
aura  vingt  ans.  Vingt  ans  révolus,  depuis  la  date 
marquée  sur  notre  épaule  avec  le  fer  et  le  feu. 
C'est  beaucoup  de  vie  renouvelée.  C'est  la  pres- 
cription naturelle  des  plus  longues   souffrances, 

1.  Il  m'a  paru  que  ces  pages,  écrites  il  y  a  deux  ans,  étalent 
Pavant-propos  le  plm  eonreoabk  ans  étadee  d'histoire  et  de 
littérature  qu'on  trouver.!  plus  loin.  Quelques-unes  de  ces 
étude*  sont  antérieures,  d'autres  plus  récentes;  mais,  si  Je  ne 
me  trompe,  elles  témoignent  toutes  par  quelque  endroit  des 
pensées  et  des  préoccupations  que  j'eatayail  d'exprimer  au 
premier  jour  de  1800.  —  (Janvier  1892.) 

IU.i.AIIDS    HI8TOR.    ET    LITTÉH.  1 


2  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

dans  ce  pauvre  cœur  de  l'homme  qui  a  reçu  le 
remède  humiliant  de  l'oubli,  afin  que  le  monde 
ne  désapprît  pas  de  sourire.  Et  pourtant,  nous  qui 
l'avons  vécue,  cette  année  1870,  nous  ne  croirons 
jamais  qu'elle  s'est  éloignée  de  la  même  fuite  que 
les  autres  ;  elle  est  toujours  d'hier,  elle  nous 
tient,  nous  sommes  encore  pris  dans  ses  dé- 
combres. 11  y  a  dans  nos  âmes  des  places  stéri- 
lisées; tout  ce  que  la  vie  a  replanté  depuis  lors  y 
pousse  mal,  avec  des  fleurs  trop  pâles.  Pour  un 
peu,  nous  répéterions  ce  que  disait  Montaigne, 
longtemps  après  qu'on  lui  avait  changé  son  calen- 
drier Julien  :  «  Mon  monde  est  failly,  ma  forme 
est  vuidée  ;  je  suis  des  années  auxquelles  nous 
comptions  autrement.  »  Et  nous  ajouterions  vo- 
lontiers, quand  on  nous  parle  des  nouvelles 
façons  de  vivre  et  de  penser  :  «  Cette  règle 
touche  ceulx  qui  ont  à  estre.  » 

Mais  ceux-là,  quels  sont-ils?  L'année  où  nous 
entrons  va  apporter  sa  classe.  Chose  étrange  à 
penser,  ils  ont  vingt  ans;  ce  sont  déjà  des 
hommes,  avec  du  poil  au  menton,  et  ils  n'ont  pas 
vu.  On  les  mettait  dans  leurs  berceaux,  tandis 
que  leurs  pères  combattaient,  on  emportait  ces 
berceaux  devant  l'invasion  ;  leurs  mères  les  veil- 
laient en  effilant  de  la  charpie,  ils  dormaient 
leur  premier  sommeil  au  bruit  du  canon.  Par 
cela  seul  que  leurs  yeux  n'ont  pas  vu  certaines 


QUI   ONT  VINGT  ANS  3 

images,  restées  dans  nos  yeux  derrière  toutes  les 
visions  ultérieures ,  tout  le  spectacle  du  monde 
doit  affecter  différemment  leurs  regards.  Ce  qui 
fut  pour  nous,  ce  qui  demeure  la  réalité  poi- 
gnante, devient  pour  eux  une  tradition  écrite,  la 
chose  grise  et  froide,  presque  douteuse,  qu'on 
apprend  par  le  livre;  ce  n'est  plus  de  la  vie,  c'est 
de  l'histoire. 

Il  nous  est  très  difficile  de  deviner  comment  ces 
jeunes  hommes  forment  leurs  idées;  cependant, 
rien  n'est  plus  intéressant,  rien  n'est  plus  néces- 
saire. Une  vague  nouvelle  monte  de  l'Océan  de 
l'être  et  vient  sur  nous;  elle  peut  submerger 
notre  pays  ou  le  remettre  à  flot;  nous  avons  hâte 
de  reconnaître  le  murmure  particulier  de  cette 
vague.  Nous  interrogeons  tous  ceux  qui  ont  mis- 
sion de  l'étudier,  nous  leur  crions,  comme  les 
gens  de  Seïr  au  veilleur  d'Isaïe  :  Cuslos,  quid  de 
nocte?  Custos,  quid  de  nocte? 

Le  hasard  m'a  donné  des  occasions  de  causer 
librement  avec  quelques-uns  de  ceux  qui  vont 
descendre  de  la  montagne  Sainte-Geneviève  : 
jeunes  gens  ayant  pris  ou  achevant  de  prendre 
leurs  degrés  dans  les  études  supérieures,  solli- 
ciV-s  vers  les  lettres,  les  recherches  d'idées,  et 
tout  occupés  de  faire  leur  établissement  intellec- 
tuel. Il  en  est  qui  ont  bien  voulu  me  confier 
leurs  essais,  es  vers,  en  prose.  Ces  petits  cahiers 


4;  REGARDS  HISTORIQUES    ET  LITTÉRAIRES 

montrent  les  esprits  en  quête,  indécis,  avec  le 
tremblement  inquiet  d'une  aiguille  de  boussole, 
quand  elle  cherche  son  orientation.  Je  voudrais 
résumer  l'impression  qu'ils  me  laissent,  à  la 
façon  d'un  greffier  exact,  sans  y  rien  mettre  du 
mien.  Oh  !  je  ne  prétends  point  tracer  un  dessin 
complet  et  arrêté  :  qui  le  pourrait?  Quelques  traits 
seulement,  les  plus  saillants,  les  mieux  dégagés. 
Il  n'y  a  pas  grand  intérêt  à  entreprendre  ces 
nouveaux  citoyens  sur  les  sujets  de  politique 
pure;  l'entretien  est  vite  clos.  Cette  matière  ne 
les  passionne  pas.  Sans  doute,  ils  ont  un  vif 
besoin  d'indépendance,  ils  tiennent  à  leur  liberté 
d'action  et  de  pensée  :  si  une  main  imprudente 
touchait  à  ces  conditions  essentielles  de  leur  vie, 
l'étonnement  se  changerait  aussitôt  en  révolte. 
Mais  ces  biens  leur  paraissant  acquis  en  tout  état 
de  cause,  indiscutés  comme  l'air  qu'ils  respirent, 
ils  se  soucient  médiocrement  du  reste  des  théo- 
ries politiques,  des  formules,  des  enseignes.  Si 
Ton  professait  demain  un  cours  sur  le  moyen  de 
se  procurer  le  meilleur  gouvernement,  il  ne  fau- 
drait pas  compter  sur  eux  pour  remplir  l'amphi- 
théâtre. Us  acceptent  leur  pays  tel  qu'ils  l'ont 
trouvé  en  y  prenant  place,  sans  enthousiasme, 
sans  impatience,  comme  on  habite  tout  naturelle- 
ment la  ville  où  le  sort  nous  a  donné  un  gîte; 
l'idée  de  la  raser  pour  la  reconstruire  sur  un  nou- 


A   CEUX   QUI   ONT  VINGT   ANS  5 

veau  plan,  cette  idée  qui  faisait  jadis  les  délices 
de  chaque  Français  intelligent,  perd  infiniment 
de  terrain  dans  les  générations  montantes. 

C'est  un  phénomène  surprenant,  en  France, 
une  jeunesse  qui  n'éprouve  pas  le  besoin  de 
changer  le  gouvernement.  Autrefois,  dès  l'âge  le 
plus  tendre,  chacun  avait  sa  cocarde  à  son  cha- 
peau. Je  me  rappelle  l'entrée  au  collège;  le  petit 
naufragé  était  lâché  dans  la  grande  cour,  le  cer- 
cle se  formait  autour  du  nouveau;  après  qu'on 
lui  avait  demandé  son  nom  et  son  âge,  les  pre- 
mières questions  étaient  celles-ci  :  «  Qu'est-ce 
que  tu  es?  bonapartiste,  républicain  ou  henriquin- 
quiste?  »  C'était  la  nomenclature  d'alors,  en  lan- 
gage d'écolier.  Bien  rarement,  un  enfant  obtus  ou 
méfiant  répondait  :  «  Je  ne  sais  pas,  je  ne  suis 
rien.  »  Celui-là,  son  compte  était  réglé  :  coups 
de  pied  et  coups  de  poing  tombaient  sur  lui 
drus  comme  grêle.  Au  sortir  du  collège,  en  avan- 
çant dans  la  vie,  j'ai  vu  la  nomenclature  varier  et 
s'enrichir;  mais  tous  les  partis  continuaient  de 
s'accorder  sur  un  point,  la  juste  distribution  de 
coups  à  «  celui  qui  n'était  rien  ».  Aussi,  je  ne 
reviens  pas  de  ce  changement  capital  :  aujour- 
d'hui, beaucoup  de  jeunes  gens  «  ne  sont  rien  ». 
Je  sais  qu'il  y  a  des  groupes  turbulents,  et 
qu'avec  un  peu  d'industrie  on  réunit  sans  peine 
les  éléments  d'un  monôme,  pour  manifester  dans 

i. 


6  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

les  grandes  circonstances,  pour  applaudir  les 
périodes  d'un  tribun.  Je  suppose  qu'on  en  trou- 
verait d'autres,  élevés  dans  de  fermes  principes, 
encore  prêts  à  se  battre  pour  une  substitution 
d'étiquette.  Mais  je  ne  parviens  pas  à  les  rencon- 
trer dans  le  monde  des  jeunes  travailleurs.  C'est 
même  un  des  griefs  que  les  gens  d'âge  et  d'ex- 
périence allèguent  le  plus  souvent  contre  cette 
génération  sceptique.  Il  en  dut  être  ainsi  à  d'au- 
tres époques,  à  la  fin  des  guerres  de  religion  ou 
après  la  Fronde;  quand  de  nouveaux  venus,  las 
de  continuer  les  querelles  paternelles,  s'occupè- 
rent d'autre  chose  que  de  bouleverser  l'État.  Les 
vieux  ligueurs  et  les  vieux  frondeurs  devaient 
traiter  ces  pacifiques  de  propres  à  rien. 

A  défaut  d'  «  opinions  politiques  »,  on  voit 
poindre  chez  les  plus  réfléchis  une  autre  préoccu- 
pation :  ils  commencent  à  s'inquiéter  des  pro- 
blèmes sociaux.  Souci  bien  nouveau  pour  la  pre- 
mière jeunesse;  nous,  à  vingt  ans,  nous  étions 
absorbés  par  nos  souffrances  d'imagination  ou 
de  cœur;  nous  n'avions  pas  de  sensibilité  dispo- 
nible pour  les  souffrances  populaires,  en  tant 
qu'elles  n'étaient  pas  littéraires.  C'est  le  trait 
caractéristique  du  moment,  cette  métamorphose 
universelle  des  vieilles  passions  politiques  en 
aspirations  vers  les  réformes  sociales.  Elle  fait 
penser  à  l'évolution  qui   se   produisit  dans  les. 


A   CEUX   QUI   ONT  VINGT   ANS  7 

sciences,  quand  l'alchimie  devint  la  chimie.  On 
renonce  à  chercher  la  formule  cabalistique,  la 
pierre  philosophale,  le  gouvernement  idéal;  on 
se  rabat  sur  la  chimie  organique,  médicinale. 
Nos  jeunes  lettrés  y  sont  bien  neufs;  on  leur  a 
tout  enseigné,  excepté  cela.  Mais  ils  sentent  con- 
fusément qu'ils  ne  peuvent  plus  s'isoler  dans 
leur  mandarinat.  Quand  ils  rêvent  d'avenir,  sur 
la  montagne  des  Écoles,  quand  ils  choisissent  de 
là-haut  le  point  du  ciel  où  tendra  leur  essor, 
ils  ne  convoitent  plus  uniquement,  comme  leurs 
aînés,  le  Paris  bruyant  et  frivole  des  journaux, 
des  théâtres,  des  assemblées;  ils  regardent  par 
delà,  vers  les  grands  faubourgs  énigmatiques  et 
silencieux,  vers  le  monde  des  peines  qu'ils  igno- 
rent et  qu'ils  soupçonnent.  Le  sentiment  de  la 
solidarité  humaine  grandit  en  eux;  ils  compren- 
nent que  savoir  oblige,  comme  noblesse;  que  la 
science  et  le  talent  ne  sont  pas  des  dons  gratuits, 
mais  des  charges,  des  parts  d'usufruit  dans  l'héri- 
tage commun  sur  lequel  les  déshérités  ont  des 
reprises. 

Les  inclinations  de  leurs  esprits  et  de  leurs 
cœurs  se  déclarent  surtout  dans  leurs  tentatives 
littéraires.  Là,  je  trouve  des  points  de  repère 
certains,  des  documents  précis  à  l'appui  de  ces 
assertions.  Je  ne  parle  point  ici  des  cénacles  de 
hasard    où   l'on   s'improvise    écrivain,    mais   de 


8  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

jeunes  gens  arrivés  au  terme  des  hautes  études. 
Naguère  encore,  quelques-uns  d'entre  eux  m'ex- 
posaient leurs  théories  et  leurs  préférences,  qu'ils 
disent  partagées  par  bon  nombre  de  leurs  cama- 
rades. Voici,  en  substance,  le  langage  qu'ils 
tenaient  : 

«  Qu'on  ne  nous  parle  plus  de  l'art  pour  l'art. 
Sans  doute,  nous  admirons  Flaubert  et  ses  suc- 
cesseurs, les  habiles  ouvriers  qui  s'enferment 
dans  une  tour  d'ivoire  pour  la  sculpter  à  loisir. 
Mais  comme  nous  n'avons  jamais  surpris  la  trace 
de  leur  travail  dans  une  âme,  cela  ne  nous  inté- 
resse pas,  et  nous  ne  sommes  point  tentés  de  les 
imiter.  Le  dilettantisme  est  le  grand  mal  de  l'heure 
présente.  Mon  Dieu!  il  en  faut  un  peu  pour  garder 
la  vie  aimable,  c'est  une  des  grâces  de  notre  pays 
de  France.  Mais  quand  il  dévore  tout  l'esprit, 
c'est  un  vol  de  forces  morales  et  intellectuelles, 
fait  à  la  patrie,  à  l'humanité.  Nous  devons  à  la 
patrie  le  service  de  l'intelligence,  ceux  qui  en 
sont  capables,  plus  impérieusement  encore  que  le 
service  militaire.  Si  le  goût  de  l'abstraction  litté- 
raire nous  en  détourne,  nous  devons  lui  sacrifier 
ce  goût,  comme  nous  lui  sacrifierions  au  besoin 
d'autres  passions  plus  violentes.  Au  moment 
grave  où  nous  sommes,  nous  ne  concevons  plus 
une  pensée  qui  ne  se  traduit  pas  en  action,  en 
action  sur  le  plus  grand  nombre  d'hommes  pos- 


A   CEUX   QUI   ONT  VINGT  ANS  9 

sible.  L'art  doit  se  proposer  une  fin  sociale  :  il  ne 
s'agit  pas  d'en  faire  un  prêche;  mais  au  lieu  de 
se  replier  sur  lui-même,  il  doit  s'élargir,  exprimer 
toute  la  vie  moderne,  ramasser  les  foules  qui  lui 
échappent,  atteindre  ce  peuple  par  la  simplicité  et 
la  sympathie.  Dans  notre  état  de  société,  il  est 
inadmissible  que  le  divorce  continue  entre  ces 
multitudes  obscures  et  de  petites  églises  de  let- 
trés. Le  problème  est  de  concilier  l'action  popu- 
laire avec  les  exigences  délicates  de  l'esthétique. 
On  l'a  résolu  en  d'autres  temps,  on  a  dit  à  tous 
les  hommes,  dans  une  belle  langue,  des  choses 
fortes  et  dignes  de  durer.  Yoilà  ce  que  nous  vou- 
drions essayer.  Nous  comprenons  que  la  première 
condition,  c'est  d'oublier  qu'il  existe  un  métier 
littéraire,  des  gens  de  lettres,  des  ateliers  de 
mots;  c'est  de  ne  chercher  qu'en  nous-mêmes  nos 
pensées  et  leur  forme.  Croyez  bien  que  toutes  les 
écoles  nous  sont  également  suspectes.  Le  natu- 
ralisme impassible  a  fait  son  temps  dans  nos 
milieux.  Très  usé  aussi,  le  pessimisme.  Le  réa- 
lisme n'est  plus  en  discussion;  il  faut  garder  et 
étendre  ses  conquêtes,  mais  en  les  replaçant  dans 
le  vaste  monde,  qui  ne  tient  pas  tout  entier  dans 
un  jupon,  ni  dans  une  culotte.  De  même  en 
poésie;  nous  ne  sommes  plus  sensibles  à  la  tech- 
nique impeccable  des  praticiens;  nous  voulons  des 
sentiments   et  des  idées.  Le  dilettantisme,  l'art 


40  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

pour  l'art,  c'est  comme  la  politique  pure;  litté- 
rateurs ou  politiciens,  ceux  qui  n'ont  pas  autre 
chose  à  nous  proposer  peuvent  remiser  leur  bicy- 
clette. » 

En  effet,  leurs  vers  ont  ceci  de  particulier 
qu'ils  sont  en  réaction  marquée  contre  les  par- 
nassiens. On  y  retrouve  la  filiation  lamartinienne, 
avec,  chez  quelques-uns,  des  résonances  d'àme 
fines  et  pensives  qui  font  songer  à  Shelley.  Chez 
d'autres,  l'inspiration  naît  de  ce  besoin  de  rap- 
prochement avec  le  peuple,  de  cette  effusion  de 
fraternité  que  je  signalais  plus  haut.  Je  viens 
de  lire  un  poème  qui  roule  tout  entier  sur  ce 
thème  : 

Je  crois  au  siècle  comme  un  fils  croit  à  sa  mère, 
Je  ne  sépare  pas  mon  sort  des  autres  sorts; 
Je  ne  méprise  pas  le  peuple  dont  je  sors, 
Et  j'ai  le  vaste  espoir  d'être  un  jour  son  Homère. 

En  philosophie,  quand  on  leur  demande  quels 
maîtres  ils  acceptent,  ils  répondent  :  personne. 
«  Les  Anglais,  disent-ils,  et  leurs  disciples  français 
nous  décrivent  les  phénomènes  qui  tombent  sous 
notre  connaissance  comme  un  tout  distinct,  isolé, 
comme  un  îlot  où  l'observateur  doit  s'enfermer. 
Au  delà,  c'est  la  mer  de  ténèbres,  la  nuit  du 
mystère,  interdite  à  nos  investigations.  Nous  vou- 
lons rentrer  en  communication  avec  le  mystère 
ambiant.  Nous  le   sentons  sous  les  choses  for- 


A  CEUX   QUI   ONT  VINGT   ANS  11 

melles.  Tous  les  êtres  nous  apparaissent  comme 
l'objet  placé  entre  deux  miroirs,  prolongé  par  des 
séries  d'images  qui  vont  se  continuer  dans  l'in- 
fini. »  —  Est-ce  donc  un  retour  au  spiritualisme 
classique?  Ils  s'en  défendent  aussi.  «  Le  spiritua- 
lisme d'antan,  quand  il  tente  d'explorer  les  régions 
de  l'inconnaissable,  nous  représente  une  Compa- 
gnie de  navigation  bien  administrée,  fidèle  au 
cahier  des  charges  officiel,  avec  son  invariable 
circuit  d'itinéraires  et  d'escales  fixes.  Vieux  et 
timides  bateaux,  qui  font  le  cabotage  sur  une 
mer  fermée.  Nous  savons  d'avance  où  ils  nous 
porteront.  Nous  voudrions  voir  d'autres  pays.  »  — 
Cette  belle  confiance  est  de  leur  âge.  Ils  ne  veulent 
pas  admettre  que  toutes  les  routes  de  la  pensée  sont 
frayées  depuis  longtemps,  et  qu'elles  ne  mènent 
jamais  bien  loin;  ils  se  donneront  le  plaisir  de  les 
réinventer  et  de  leur  imposer  de  nouveaux  noms. 
C'est  de  leur  âge.  Nul  enseignement  positif  ne  les 
satisfait.  Ils  ont  entendu  des  voix,  ils  ne  savent 
pas  où,  ils  partent  à  l'aventure  vers  ces  vagues 
appels,  ils  rôdent  anxieux  autour  de  l'autel  du 
dieu  inconnu. 

En  somme,  ce  qui  maîtrise  le  plus  fortement 
ces  jeunes  intelligences,  c'est  l'instinct  de  la 
relation  entre  les  choses  et  des  racines  profondes 
qu'elles  ont  dans  l'invisible;  c'est  le  sentiment  de 
la  solidarité  entre  les  hommes,  le  besoin  de  s 'as- 


12  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTERAIRES 

socier  à  cette  universelle  vibration  humaine  qui 
est  l'électricité  latente  du  monde  moral.  Nous 
voyons  reparaître  dans  les  générations  neuves  un 
des  éléments  essentiels  de  notre  race  :  l'âme  col- 
lective et  fraternelle  —  on  dit  aujourd'hui  la  démo- 
cratie —  du  vieux  fonds  celte,  gaulois.  Ame  des 
forêts  et  des  brumes,  opprimée  de  bonne  heure 
par  la  dure  discipline  romaine,  par  l'esprit  limi- 
tatif et  hiérarchique  de  ces  Italiotes,  venus  d'un 
pays  de  roches  et  de  ciel  clair.  Le  génie  local 
reprit  courage  à  l'arrivée  des  Germains,  et  il 
trouva  un  aliment  approprié  à  sa  complexion  dans 
l'évangile  des  pêcheurs  de  Galilée.  Depuis  lors, 
notre  sol  est  le  champ  d'une  lutte  perpétuelle 
entre  les  deux  tendances.  L'esprit  romain  a 
triomphé  dans  l'organisation  extérieure  de  notre 
société;  il  a  façonné  notre  administration  civile, 
nos  cadres  ecclésiastiques,  il  a  inspiré  les  grands 
constructeurs  de  la  France,  un  Philippe  le  Bel, 
un  Louis  XI,  un  Richelieu,  un  Louis  XIV,  un 
Napoléon.  Mais,  au-dessous  d'eux,  l'âme  anté- 
rieure révélait  sa  persistance  par  les  manifesta- 
tions les  plus  opposées;  les  communes,  les  croi- 
sades, les  ordres  monastiques,  les  Jacques,  les 
révolutionnaires  de  toute  foi;  elle  suscitait  indif- 
féremment un  Pierre  l'Ermite,  un  saint  Vincent 
de  Paul,  un  Mirabeau,  un  Saint-Simon  et  ses  dis- 
ciples. 


A   CEUX   QUI  ONT  VINGT  ANS  13 

Elle  affleure  une  fois  de  plus.  Tout  annonce  une 
montée  de  la  vieille  sève.  Tout  change.  Politi- 
ques, philosophes,  écrivains,  poètes,  toutes  les 
dominations  acceptées  depuis  un  quart  de  siècle 
sont  ébranlées;  elles  sentent  les  nouveaux  venus 
se  dérober  à  leurs  prises.  On  passe  la  ligne,  les 
étoiles  accoutumées  descendent  sous  le  ciel  d'hier, 
les  voyageurs  cherchent  en  avant  les  étoiles  nou- 
velles. Un  regard  distrait  peut  s'y  tromper  et 
croire  que  tout  dort  comme  d'habitude,  derrière 
ces  feux  ternes  et  rares  qui  languissent  à  l'ho- 
rizon. Je  me  souviens  d'une  méprise  pareille,  en 
ces  mauvais  jours  d'il  y  a  vingt  ans  que  j'évo- 
quais tout  à  l'heure.  C'était  un  soir  d'août,  mon 
détachement  rejoignait  le  corps,  campé  sur  un 
revers  de  l'Argonne,  au  sommet  des  coteaux  qui 
entourent  Vouziers.  Nous  approchions,  persuadés 
qu'il  y  avait  peu  de  troupes,  et  endormies,  sous 
les  quelques  feux  de  bivouac  mourants  au  flanc 
de  la  colline.  A  peine  l'avions-nous  gravie  que 
notre  erreur  nous  fut  révélée.  L'armée  entière 
était  là,  debout,  silencieuse,  en  lignes  profondes 
sur  les  sillons;  elle  attendait  dans  la  nuit,  l'arme 
au  pied,  pressentant  l'action  prochaine,  ignorant 
d'où  viendrait  l'alerte,  prête  à  faire  front  aux  bois 
ou  à  la  plaine,  aux  premières  lueurs  de  l'aube; 
nous  venions  dormir,  il  fallait  combattre. 

C'est  ainsi,  je  crois,  que  nous   sommes   mal 


14  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

informés  du  nombre  et  de  la  disposition  de  ces 
recrues,  dont  nous  ne  voyons  que  les  grand'- 
gardes.  Une  armée  se  lève  au-dessous  de  nous, 
prête  à  l'action. 

Quelle  action?  Dieu  le  sait.  Je  ne  me  flatte  pas 
d'en  préjuger  la  direction  et  la  valeur,  avec  les 
quelques  indications  que  je  rassemble.  Elles  sont 
presque  toutes  négatives,  et  bien  indéterminées. 
Une  seule  constatation  est  certaine  et  rassurante  : 
ces  arrivants  ont  la  religion  de  l'humanité,  ils 
croient  sur  toutes  choses  qu'il  faut  resserrer  le 
lien  social  et  en  adoucir  le  frottement  pour  les 
plus  faibles. 

Tandis  que  je  pense,  en  finissant  l'année,  à  ce 
qu'il  faut  souhaiter  pour  eux,  un  beau  miracle 
me  revient  à  la  mémoire.  Le  grand  pèlerin  boud- 
dhiste, Hiouen-Thsang,  nous  en  a  transmis  le 
pieux  récit  dans  la  relation  de  son  voyage  aux 
Indes.  Le  fils  d'un  roi  de  ce  pays  avait  perdu  la 
vue;  de  méchants  conspirateurs  lui  avaient  arraché 
les  yeux.  Il  errait  le  long  des  routes  et  demandait 
l'aumône  en  chantant  ses  plaintes  sur  le  luth.  Son 
père,  ayant  reconnu  sa  voix,  fit  venir  un  arhat, 
un  saint  renommé  qui  demeurait  dans  le  cou- 
vent de  l'Intelligence;  le  roi  demanda  au  céno- 
bite de  prendre  en  pitié  l'aveugle.  L'arhat  ordonna 
de  convoquer  les  hommes  du  royaume.  «  Demain, 
dit-il,  je  veux  expliquer  les  principes  sublimes  de 


A  CEUX  QUI  ONT  VINGT  ANS         15 

la  Loi.  Que  chaque  homme,  en  venant  ici  m'en- 
tendre,  apporte  un  vase  pour  recevoir  ses  larmes.  » 
On  accourut  de  tous  côtés;  les  hommes  et  les 
femmes  se  rassemblèrent  en  foule.  L'arhat  com- 
mença d'expliquer  les  douze  causes  de  l'existence  ; 
et  comme  elles  sont  tristes,  il  n'y  eut  pas  un  seul 
des  auditeurs  qui  ne  s'abandonnât  à  la  douleur  et 
ne  fît  éclater  ses  sanglots.  Chacun  recueillit  ses 
larmes  dans  le  vase  qu'il  tenait  à  la  main.  Après 
avoir  fini  d'exposer  la  Loi,  le  cénobite  réunit  ces 
larmes  du  peuple  et  les  versa  dans  un  bassin  d'or. 
Puis,  il  prononça  cette  adjuration  :  «  J'ai  exposé 
les  principes  sublimes.  Maintenant,  je  désire  que 
les  yeux  de  cet  aveugle,  après  avoir  été  lavés  avec 
les  larmes  de  la  multitude,  recouvrent  la  lumière  et 
voient  clairement  comme  par  le  passé.  »  En  ache- 
vant ces  mots,  il  lava  les  yeux  du  prince  royal 
avec  les  larmes  de  la  multitude,  et,  sur-le-champ, 
ces  yeux  s'ouvrirent  à  la  lumière. 

Que  la  clarté  nous  revienne  par  ce  remède,  et 
qu'il  nous  rende  toutes  les  forces  perdues.  A 
l'heure  où  l'on  forme  les  souhaits,  c'est  celui  qu'il 
faut  adresser  à  ceux  qui  ont  vingt  ans. 

31  décembre  1889. 


LES  VOYAGEURS 

J.-J.   WEISS.   —  COMTE   DE   MOUY.    —    GABRIEL  BONVALOT 
ANATOLE   LEROY-BEAULIEU.   —  ANDRÉ   CHEVRILLON 


AU  PAYS  DU  RHIN 


J.-J.    WEISS1 

Les  Allemands  qui  liront  ce  livre  vont  être 
contents  et  fâchés.  Il  leur  sera  doux  d'y  rencon- 
trer tant  d'estime  et  de  louange;  ils  auront 
quelque  chagrin  à  avouer  ce  qu'ils  nient  volon- 
tiers, qu'on  peut  les  bien  voir  et  les  bien  com- 
prendre avec  l'esprit  de  France  le  plus  français, 
le  plus  réfractaire  au  germanisme,  un  esprit  où 
les  idées  sont  toujours  étoiles,  jamais  nébuleuses. 
Et  nous  aussi,  cette  lecture  nous  laisse  contents 
et  fâchés.  Les  notes  de  voyage  de  M.  Weiss  nous 
donnent    des    sensations    douloureuses,    compa- 


1.  Comme  on  le  verra  par  la  date,  cette  étude  fut  écrite 
avant  la  mort  de  l'exquis  et  regrettable  écrivain,  avant  que 
l'Allemagne  devînt  chez  nous  l'objet  de  travaux  sérieux  et  im- 
partiaux, avant  les  années  où  se  sont  produits  les  symptômes 
consolants  de  notre  relèvement  national. 


20  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

rables  à  celle  du  stoïcien  qui  suit  avec  intérêt 
l'amputation  qu'on  pratique  sur  lui.  Ce  chirur- 
gien nous  opère  de  beaucoup  d'idées  fausses, 
mais  si  commodes  et  si  flatteuses  î  II  doit  s'at- 
tendre à  des  jugements  divers  comme  les  intelli- 
gences de  ses  lecteurs.  Les  gens  heureux,  ceux 
dont  le  regard  ramène  toute  vision  à  un  type 
préconçu,  n'iront  pas  par  quatre  chemins;  ils 
qualifieront  l'auteur  de  «  Prussien  »,  et  retour- 
neront se  consoler  aux  pamphlets  qu'on  leur  sert 
depuis  quinze  ans.  Les  esprits  plus  traitables 
sentiront  la  mélancolie  qui  se  cache  sous  le 
sang -froid  apparent  de  l'opérateur;  elle  les 
gagnera,  ils  en  souffriront  trop  pour  applaudir. 
Restent  ceux  qui  préfèrent  à  toutes  choses  la 
vérité;  ils  sont  peu,  ils  sont  tièdes,  étant  des 
sages. 

M.  Weiss,  qui  n'est  pas  un  ingénu,  n'a  point  dû. 
se  promettre  un  succès  de  popularité;  nous  les 
gardons  pour  les  charlatans.  On  voit  des  médecins 
estimés,  on  n'en  voit  pas  de  populaires.  Le  mieux 
que  puisse  espérer  ce  petit-neveu  de  Voltaire, 
c'est  qu'on  lui  dise  en  quittant  son  livre  ce  que 
l'homme  aux  quarante  écus  disait  au  géomètre  : 
«  Adieu,  Monsieur,  vous  m'avez  instruit;  mais 
«  j'ai  le  cœur  navré.  C'est  souvent  le  fruit  de  la 
«  science.  » 


AU   PAYS  DU  RHIN 


21 


Il  est  du  moins  un  plaisir  qu'on  prendra  sans 
mélange  dans  ce  volume  :  le  plaisir  littéraire. 
Voilà  une  prose  qui  se  fait  rare;  elle  est  facile, 
jamais  plate,  on  peut  la  lire  sans  lexique  ni  sueur. 
Nous  avons  le  tympan  un  peu  blasé  par  de  grands 
vacarmes  de  cuivres,  aujourd'hui  que  la  plus 
petite  chanson  s'enfle  dans  un  ophicléide  ;  d'au- 
cuns trouveront  cette  langue  maigre  et  sèche. 
Elle  est  musclée  pour  marcher  loin  et  longtemps, 
comme  ces  voltigeurs  de  jadis  que  M.  Weiss 
affectionne.  Avec  cette  langue  trotte  menu,  armée 
au  dix-huitième  siècle  pour  la  course  et  pour  la 
guerre,  nous  avons  soumis  le  monde  à  notre 
génie.  L'étranger  qui  a  pris  vingt  leçons  de  fran- 
çais l'entend  sans  effort;  il  en  est  tout  aise  et 
reconnaissant.  Par  contre,  elle  désespère  le  lettré 
qui  la  soumet  à  l'analyse;  nul  procédé,  et  pour- 
tant mille  secrets  industrieux  qu'on  soupçonne,  la 
trace  bien  recouverte  d'un  travail  acharné.  Emer- 
veiller les  habiles  sans  qu'il  y  paraisse  pour  les  sim- 
ples, c'est  le  signe  de  l'excellence  dans  tous  les  arts. 

Que  j'aime  à  le  rencontrer,  ce  français  de  vieille 
race,  approprié  aux  exigences  les  plus  compli- 
quées des  temps  nouveaux!  Que  j'aime  cette 
pensée  discrètement  habillée,  qui  passe  au  milieu 


22  REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

des  brocarts,  des  falbalas,  des  étoffes  chatoyantes, 
comme  une  jeune  femme  revenue  d'autrefois, 
vêtue  d'une  ancienne  perse  aux  fleurs  pâles; 
fleurs  éteintes,  semble-t-il,  tant  elles  sont  harmo- 
nieuses, joie  et  repos  de  l'œil  fatigué  par  les  tons 
criards.  On  en  cueillerait  des  brassées,  de  ces 
pervenches,  tout  le  long  des  pages  du  livre.  En 
Alsace,  l'auteur  parle  de  nos  espérances  :  «  C'est 
un  bleu  qui  nous  flatte  et  sourit.  »  —  Il  décrit  le 
Rhin  :  «  La  rive  à  Kehl  est  plane  et  morne  des 
deux  côtés.  »  D'autres  auraient  épuisé  leur  palette 
pour  peindre  ce  paysage,  et  la  peinture  ne  serait 
pas  plus  vive.  —  Sur  la  cathédrale  de  Strasbourg, 
«  la  flèche  a  l'air  de  jaillir  du  fond  du  Rhin;  le 
Rhin  a  l'air  de  la  porter  flottante,  au-dessus  de 
son  lit,  comme  une  fleur  des  eaux  ».  —  Le  petit 
cadet  entre  à  l'école  militaire  allemande  :  «  Si 
jeune,  entre  huit  et  dix  ans,  il  a  quitté  papa  et 
maman,  le  cœur  bien  gros,  pour  venir  à  Ora- 
nienstein  revêtir  l'uniforme  de  l'empereur  et  roi. 
C'est  pour  la  vie!  C'est  comme  une  prise  de 
voile!  »  —  Tout  ce  morceau  est  exquis,  et  de 
même  tant  d'autres  légers  crayons  :  le  capitaine 
qui  dirige  l'école,  les  notables  alsaciens,  le  vieil 
homme  de  Dannemarie  qui  sciait  des  troncs  d'ar- 
bres à  l'ombre  d'un  platane  :  des  épisodes  ou  des 
portraits  ramassés  en  vingt  lignes,  présentés  sans 
malice  apparente,  comme  ferait  un  enfant.  Oh! 


AU   PAYS   DU  RHIN  23 

qu'il  faut  d'astuce  pour  conter  comme  les  enfants 
et  n'y  pas  mettre  de  gaucherie!  Et  quand  l'émo- 
tion vient,  rapide  et  contenue,  ce  n'est  rien,  ce 
petit  frisson  sous  l'épidémie,  et  cela  secoue  de  la 
tête  aux  pieds. 

On  a  pu  alléguer  plus  d'un  grief  contre  l'Ecole 
normale  ;  mais  on  doit  lui  savoir  gré  de  nous 
garder  la  tradition  de  ce  style,  îlot  qui  résiste  à 
la  fantaisie  débordée.  Il  ne  faut  pas  demander  à 
tous  de  s'y  resserrer,  ce  serait  un  mal  pour  notre 
langue  :  elle  y  perdrait  de  sa  sève  et  de  son  éclat. 
Ce  ne  serait  pas  un  moindre  mal  si  elle  venait  à 
disparaître,  cette  tradition  maintenue  si  haut  par 
Prévost-Paradol,  About,  M.  Weiss...  Paradol 
avait  parfois  de  l'apprêt,  About  de  la  paillette;  il 
me  semble  que,  par  la  pureté  de  la  forme, 
M.  Weiss  est  l'exemplaire  le  plus  achevé  de  cette 
forte  discipline  classique.  Comme  tous  les  Fran- 
çais libéraux,  j'ai  souvent  fait  le  rêve  d'être  un 
tyran;  je  me  disais  que  mon  premier  ukase  serait 
libellé  ainsi  :  «  N'auront  licence  d'imprimer  tous 
les  jeunes  déliquescents,  impressionnistes,  divaga- 
tionnistes,  etc.,  qu'alors  qu'ils  justifieront  avoir 
copié  de  leur  main  cent  pages  de  M.  Weiss.  » 
Mais  il  ne  faut  jamais  souhaiter  la  tyrannie;  un 
autre  n'aurait  qu'à  y  parvenir,  avec  des  goûts 
différents,  qui  me  condamnerait  à  expliquer  cent 
vers  de  M.  Stéphane  Mallarmé. 


24  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 


II 


Tout  le  monde  sera  d'accord  sur  la  forme;  dis- 
cutons sur  le  fond.  Voilà  le  voyageur  parti  pour 
l'Allemagne.  C'est  un  promeneur  de  la  famille  de 
Commines  et  de  Montaigne,  qui  muse  à  sa  fan- 
taisie, ouvre  l'œil  et  l'oreille,  recueillant  de  pré- 
férence les  petits  indices  pour  savoir  comment  les 
peuples  se  gouvernent.  «  Je  parle  en  courant  », 
nous  dit-il,  et  il  y  paraît  quelquefois.  Dans  la 
cathédrale  de  Metz,  il  entend  un  prêche  pour  les 
soldats.  «  Quel  sermon  positif,  objectif,  adapté!  » 
M.  Weiss  en  fait  un  grand  éloge,  et  pourtant  il 
confesse  que  son  oreille,  mal  habituée  à  la  langue 
allemande,  saisit  à  peine  «  quelques  mots  signa- 
létiques  »  avec  lesquels  son  imagination  recon- 
struit la  suite  probable  de  l'oraison.  «  Le  prêtre, 
sans  doute,  leur  enseigne...  »  Voilà  une  seconde 
vue  qui  nous  met  en  garde,  comme  celle  de  cer- 
tains archéologues,  habiles  à  restituer  l'histoire 
d'un  empire  avec  quatre  ou  cinq  mots  déchiffrés 
sur  une  inscription. 

Et  maintenant  que  ma  conscience  est  libérée 
de  cette  légère  critique,  je  souscris  bien  volon- 
tiers à  ce  que  l'auteur  dit  de  son  livre  :  «  On 
pourra  relever  plus  d'une  inexactitude  dans  ces 
chapitres  épars  sur  les  choses  d'Allemagne;  on 


AU  PAYS  DU  RHIN  25 

n'y  relèvera  pas,  j'ose  le  croire,  d'impression 
fausse  ni  d'erreur  capitale  d'appréciation.  »  Non, 
vraiment;  l'écrivain  n'est  que  juste,  là  où  il 
exalte  les  beaux  et  bons  côtés  de  ce  pays;  sa 
vision  est  exacte,  mais  elle  paraît  exagérée  parce 
qu'elle  est  partielle  ;  il  néglige  les  côtés  faibles  ou 
déplaisants.  Pour  juger  de  la  qualité  de  cette 
vision,  il  faut  d'abord  se  demander  à  travers  quoi 
M.  Weiss  regarde  l'Allemagne. 

J'ai  remarqué  qu'un  Français  regarde  toujours 
l'Allemagne  à  travers  quelque  objet  de  haine  plus 
proche.  Il  croit  que  sa  colère  vole  là-bas;  c'est 
une  illusion;  elle  se  perd  en  route  et  demeure 
attachée  à  un  ennemi  domestique.  Pour  les  uns, 
c'est  le  second  empire;  pour  les  autres,  la  répu- 
blique. L'Allemagne  n'est  qu'un  repoussoir,  où  le 
regard  cherche  d'instinct  les  mérites  les  plus 
propres  à  faire  ressortir  les  défauts  de  la  bête 
noire.  On  a  coutume  de  dire,  dans  le  langage 
convenu  des  Chambres  et  des  journaux,  «  que 
toutes  les  divisions  s'effacent  devant  l'adversaire 
commun  ».  Des  mots,  des  mots!  Je  veux  bien 
que  ce  soit  vrai  au  moment  de  l'action,  et  c'est 
alors  trop  tard;  dans  l'habitude  de  la  pensée, 
jamais.  Voilà  quinze  ans  que  ce  malheureux 
peuple  profane  les  ossements  qu'il  a  semés  dans 
la  terre  perdue  :  armes  de  fossoyeurs  aux  mains 
de  partis  débiles,  qui  se  les  jettent  mutuellement 

3 


26  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

à  la  tête  en  ergotant  sur  de  vaines  querelles. 
M.  Weiss  l'a  trop  bien  dit  dans  sa  Préface  : 
«  Nous  avons  toujours  des  pensées  et  des  néces- 
sités de  revanche  ;  mais  c'est  désormais  les  uns 
contre  les  autres.  »  Certes,  il  est  fort  au-dessus 
de  ces  petitesses;  et,  néanmoins,  lui  aussi,  il 
regarde  l'Allemagne  sinon  à  travers  une  haine, 
du  moins  à  travers  une  déception.  Cette  même 
Préface  et  bon  nombre  des  pages  qui  la  suivent 
nous  livrent  le  secret  de  sa  pensée.  Il  a  vu  d'an- 
ciens rêves  se  réaliser  et  s'évanouir.  Cet  esprit 
délicat  est  accablé  par  la  lourdeur  inhérente 
à  toute  démocratie  ;  sa  clairvoyance  s'attriste  de 
toutes  les  causes  de  dissolution  qu'il  aperçoit. 
Juge  sévère  de  nos  folies  et  de  nos  faiblesses,  il 
reporte  sur  d'autres  la  capacité  d'enchantement 
de  sa  riche  imagination,  il  fait  crédit  à  l'Alle- 
magne de  toute  la  sagesse  qu'il  nous  refuse.  On 
pourrait,  sans  verser  dans  la  caricature  habituelle, 
esquisser  la  contre-partie  du  tableau  qu'il  nous 
présente;  ce  n'est  point  le  lieu.  Contentons-nous 
d'admirer  avec  notre  guide  ce  qu'il  convient  en 
effet  d'admirer. 

Deux  objets  retiennent  de  préférence  son  atten- 
tion, l'école  et  l'armée.  Il  y  trouve  matière  aux 
réflexions  les  plus  justes.  —  «  Je  n'ai  pas  vu  en 
Allemagne,  je  n'ai  pas  vu  en  particulier  dans 
l'école  allemande  et  dans  l'armée  allemande  beau- 


AU  PAYS  DU  RHIN  27 

coup  des  choses  que  paraissent  y  avoir  décou- 
vertes ceux  de  mes  compatriotes  qui  se  sont 
trouvés  en  possession,  de  1870  à  1873,  d'inspirer 
la  réforme  de  nos  études  et  la  réforme  de  notre 
armée.  A  imiter  une  Allemagne  que  je  ne  connais 
pas  et  qui  n'existe  pas,  on  n'a  point  réparé  la 
France,  on  a  continué  de  l'abîmer.  »  —  M.  Weiss 
développe  en  maint  endroit  cette  idée;  il  montre 
comment  notre  illusion  s'acharne  après  un  fan- 
tôme, comment  nous  empruntons  à  nos  voisins 
des  formes  sans  leur  prendre  le  fond,  l'esprit  de 
force.  Ce  n'est  pas  lui  qu'on  dupera  avec  la 
légende  de  l'instituteur  qui  a  vaincu  à  Sadowa  et 
à  Sedan.  Ce  Français  étonnant  n'a  pas  le  féti- 
chisme des  mots;  il  ne  s'extasie  pas  devant  un 
levier  avant  de  savoir  si  on  l'emploie  pour  édifier 
ou  pour  démolir.  «  L'instituteur  »,  «  l'instruc- 
tion »,  il  sait  que  ce  sont  là  des  moyens  en  vue 
d'une  fin,  bonne  ou  mauvaise,  et  que,  tant  vaut 
la  fin,  tant  vaut  le  moyen.  Il  ne  craint  pas  de 
comparer  l'instruction  obligatoire  à  l'arsenic, 
poison  ou  remède,  suivant  l'usage  qu'on  en  fait. 
En  Allemagne,  cet  usage  est  judicieux.  «  Les 
deux  fondements  communs  de  l'éducation  de  la 
jeunesse  dans  toutes  les  écoles,  c'est,  pour  l'édu- 
cation physique,  la  gymnastique;  pour  l'éduca- 
tion morale,  la  religion  et  la  doctrine  chrétienne. 
La   place   que   tient   la    religion   en    pays   aile- 


28  REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

mand  dans  l'école  en  tant  qu'objet  d'étude  et 
instrument  de  culture  est  considérable.  »  L'écri- 
vain —  il  n'est  pas  suspect  d'obscurantisme 
—  développe  ces  observations,  et  il  conclut  ainsi  : 
«  Je  ramasse  tous  ces  traits  divers...  la  sobriété 
de  certains  enseignements,  géographie,  chimie, 
physique;  la  prépondérance  du  Lesebuch;  la 
gymnastique  et  la  religion  bases  de  la  vie  sco- 
laire, et  je  demande  si  c'est  bien  l'école  allemande 
telle  qu'elle  est  qu'on  nous  a  peinte  si  souvent 
depuis  un  quart  de  siècle,  si  c'est  bien  elle  que 
nous  avons  prise  pour  modèle  dans  une  série  de 
réformes  aussi  inconsidérées  que  bruyantes!  » 

De  même  pour  l'armée.  Nous  avons  voulu 
implanter  dans  une  démocratie  des  méthodes  et 
des  règlements  faits  pour  une  société  encore 
féodale  à  certains  égards.  Le  service  universel  et 
à  court  terme  est  sans  danger  dans  un  pays  où  la 
discipline  militaire  ne  fait  que  continuer  la  disci- 
pline sociale.  Avant  comme  après  son  passage 
sous  les  drapeaux,  le  soldat  reste  encadré  dans  une 
hiérarchie  respectée;  il  ne  faut  pas  un  long  dres- 
sage pour  l'instruire  à  obéir  aux  chefs  naturels 
qu'il  retrouve  sous  l'uniforme.  Chez  nous,  ces 
mœurs  ont  disparu  sans  retour,  la  hiérarchie 
militaire  est  un  phénomène  artificiel,  contradic- 
toire à  tout  ce  qui  l'entoure;  pour  y  plier 
l'homme,  ce  n'est  pas  trop  de  longues    années 


AU   PAYS  DU  RHIN  29 


et  d'une  sélection  rigoureuse.  Avec  le  système 
qui  réussit  aux  Allemands,  notre  démocratie 
armée  risque  d'aboutir  à  une  immense  garde 
nationale. 

En  regardant  de  près  l'Allemagne,  M.  Weiss  a 
senti  combien  sont  inutiles,  quand  ils  ne  sont  pas 
dangereux,  ces  emprunts  superficiels  que  nous 
croyons  lui  faire  et  qui  ne  vont  pas  au  delà  de 
l'habit.  Je  regrette  que  le  maître  peintre  n'ait 
pas  assisté  à  quelqu'une  de  ces  grandes  manifes- 
tations patriotiques,  comme  fut  l'inauguration  de 
la  statue  du  Niederwald;  il  aurait  encore  mieux 
compris  où  réside  l'énergie  qui  fait  de  ce  peuple 
le  dominateur  du  temps  présent.  Méthodes  d'en- 
seignement et  de  guerre,  canons  Krupp  et  fusils 
Mauser,  accidents  que  tout  cela!  Accident  aussi, 
la  sagacité  d'un  Moltke  et  de  ses  lieutenants! 
Ce  qui  a  rendu  ces  instruments  terribles,  c'est 
l'âme  sérieuse  et  soumise  du  peuple  qui  s'en 
servait. 

Voilà  quinze  ans  déjà  que  cette  vérité  s'est  fait 
connaître,  en  un  instant,  à  celui  qui  écrit  ici 
comme  à  bien  d'autres,  à  tous  ceux  qu'on  emme- 
nait sur  la  route  d'Allemagne,  dans  la  nuit  du 
1er  au  2  septembre  4870.  Le  misérable  convoi 
descendait  les  coteaux  qui  vont  de  Bazeilles  à 
Douzy;  au-dessous,  les  bivouacs  des  vainqueurs 
étoilaient  de  leurs  feux  la  vallée  de  la  Meuse.  Du 

3. 


30  REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTERAIRES 

champ  des  œuvres  sanglantes  où  campaient  ces 
cent  mille  hommes,  alors  qu'on  les  croyait  endor- 
mis, harassés  de  leur  victoire,  une  voix  puissante 
monta,  une  seule  voix  sortie  de  ces  cent  mille 
poitrines.  Ils  chantaient  le  Choral  de  Luther.  La 
grave  prière  gagna  tout  l'horizon  et  emplit  tout 
le  ciel,  aussi  loin  qu'il  y  avait  des  feux,  des 
hommes  allemands.  On  l'entendit  bien  avant  dans 
la  nuit;  c'était  si  beau  et  d'une  telle  majesté  que 
nul  ne  put  s'empêcher  de  tressaillir;  ceux-là 
mêmes  qu'on  poussait,  abîmés  de  fatigue  et  de 
douleur,  hors  de  ce  qui  avait  été  la  France,  ceux- 
là  oublièrent  un  instant  leur  peine  pour  subir 
l'émotion  maudite.  Plus  d'un,  qui  était  bien 
jeune  alors  et  peu  mûri  à  la  réflexion,  vit  claire- 
ment dans  cette  minute  quelle  force  nous  avait 
domptés  :  ce  n'était  pas  la  ceinture  des  bouches 
d'acier  et  le  poids  des  régiments;  c'était  l'âme 
supérieure  faite  de  toutes  ces  âmes,  trempée  dans 
la  foi  divine  et  nationale,  fermement  persuadée 
que,  derrière  ses  canons,  son  Dieu  marchait 
pour  elle  près  de  son  vieux  roi;  l'âme  résignée  et 
obstinée  vers  un  seul  but,  qui  depuis  trois  géné- 
rations, depuis  cinquante  ans,  depuis  Iéna,  l'avait 
lentement  et  patiemment  préparé,  le  mets  déli- 
cieux qui  ne  se  mange  que  froid. 


AU  PAYS  DU  RHIN  31 


III 


Le  voyageur  des  Alpes  tourne  autour  de  quel- 
ques hautes  cimes  blanches,  elles  reviennent  à 
chaque  échappée  de  vue  solliciter  son  regard. 
Ainsi  M.  Weiss,  au  cours  de  sa  promenade  à  tra- 
vers les  choses  d'Allemagne  ,  est  sans  cesse 
ramené  aux  deux  figures  extraordinaires  qui 
dominent  ce  pays,  le  chancelier  et  l'empereur.  Il 
leur  consacre  ses  chapitres  les  mieux  enlevés, 
celui  entre  autres  où  il  recherche  les  origines  de 
M.  de  Bismarck  dans  la  lignée  morale  de  ses 
ascendants.  C'est  un  aimable  jeu  de  physiologiste, 
à  condition  qu'on  n'y  attache  pas  trop  d'impor- 
tance. Comme  le  poète  des  Destinées,  le  prince 
Othon  pourra  toujours  dire  des  hobereaux  ses 
ancêtres  : 

C'est  en  vain  que  d'eux  tous  le  sort  m'a  fait  descendre  : 
Si  j'écris  leur  histoire,  ils  descendront  de  moi. 

Quand  le  nom  du  chancelier  revient  sous  sa 
plume,  l'écrivain  a  de-çi  de-là  des  touches  heu- 
reuses qui,  réunies,  feraient  un  excellent  por- 
trait. —  «  Il  est,  avec  une  précision  terrible,  cal- 
culateur de  moyens,  et  en  même  temps  il  est 
visionnaire.  »  —  Voilà  bien,  je  crois,  les  deux 
traits    caractéristiques.    Dans    tous    les    grands 


32  REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

esprits  qui  ont  remué  le  monde  de  la  pensée  ou 
le  monde  de  l'action,  Colomb,  Pascal,  Napoléon, 
Bismarck,  vous  retrouvez  un  géomètre  doublé  d'un 
voyant.  Ils  savent  que  l'homme  doit  pousser  le 
plus  loin  possible  son  calcul,  que  ce  n'est  jamais 
fort  loin,  et  qu'après  il  doit  sauter  délibérément 
dans  l'inconnu,  voire  dans  le  fantastique.  — 
«  Vous  allez  me  trouver  fantastique...  »  écrivait 
un  jour  Bismarck  à  Bluntschli.  Ces  esprits  règlent 
d'instinct  leur  œuvre  sur  le  plan  de  l'univers,  qui 
est  un  prodige  incompréhensible,  continué  par 
des  lois  rationnelles,  mathématiques.  Ils  font 
d'abord  un  rêve  chimérique ,  dérision  pour  tous 
les  gens  de  bon  sens  ;  ils  avisent  ensuite  à  le  réa- 
liser avec  plus  de  bon  sens  et  de  précaution  qu'un 
négociant  n'en  apporte  dans  la  conduite  de  l'affaire 
la  plus  sage.  C'est  ainsi  que  procèdent  les  fous 
dans  leurs  manies,  et  l'on  ne  m'ôtera  pas  de 
l'idée  que  les  fous  sont  les  maquettes  des  hommes 
de  génie,  essayées,  puis  rejetées  par  le  Créateur. 
M.  Weiss  signale  des  extravagants  parmi  les  aïeux 
du  chancelier;  il  ajoute,  avec  son  bonheur  habi- 
tuel d'expression  :  «  La  folie  des  Bismarck  est 
une  audace  rectiligne,  extrêmement  tendue,  qui 
va  jusqu'au  bout  d'elle-même  et  qui  est  généra- 
lement heureuse.  » 

Cette   «  audace  rectiligne   »    est  venue  à  son 
heure.  Comme  Disraeli,  comme  Gladstone,  M.  de 


AU  PAYS  DU  RHIN  33 

Bismarck  a  compris  qu'il  est  passé,  le  temps  des 
roueries  et  des  boîtes  à  surprises  qui  ne  trom- 
pent plus  personne.  Les  nations  modernes  ren- 
ferment trop  de  gens  avisés  et  vite  informés; 
l'homme  d'Etat  ne  peut  les  mener  qu'en  leur 
jetant  de  prime  abord  à  la  face  une  idée  très 
simple,  très  claire.  Peu  importe  si  l'idée  est  un 
objet  de  scandale,  si  elle  heurte  de  front  beau- 
coup de  préjugés,  de  passions  et  d'intérêts; 
l'homme  qui  s'y  acharne  avec  opiniâtreté  a  de 
grandes  chances  d'y  rallier  la  masse;  on  ne 
mesurera  jamais  le  pouvoir  d'aimantation  que  le 
caractère  d'un  seul  exerce  sur  l'irrésolution  de 
tous.  Le  jeu  est  périlleux  sans  doute;  beaucoup 
moins  pourtant  que  cet  autre  jeu  qui  se  borne  à 
suivre  le  flottement  du  caprice  populaire,  avec 
l'espoir  de  dissimuler  ses  timides  secrets.  A  tous 
les  exemples  connus  de  la  franchise  de  M.  de  Bis- 
marck, j'en  puis  ajouter  un  :  je  tiens  d'un  témoin 
certain  qu'il  y  a  vingt  ans,  à  l'entrevue  de  Gas- 
tein,  en  1865,  le  ministre  de  Prusse  disait  déjà 
au  comte  Prokesch-Osten  :  «  Je  veux  la  guerre 
pour  faire  mon  roi  empereur  et  pour  le  faire 
couronner  à  Rome  empereur  de  l'Allemagne  pro- 
testante. » 

Un  autre  trait  particulier  à  cet  homme  étrange, 
c'est  l'ironie  perpétuelle  pour  sa  propre  action, 
le  sentiment  de  l'insignifiance  des  grands  événe- 


34  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

ments  qu'il  brasse.  On  l'imagine,  avec  plus  de 
loisir,  écrivant  YEcclésiaste,  ou  mieux  encore  la 
partie  de  Méphistophélès  dans  Faust.  Par  ce  côté 
il  est  bien  de  son  temps;  il  y  a  du  nihiliste  en  lui; 
dans  les  plus  graves  conjonctures,  il  sourit  à  son 
anneau  de  fer  rapporté  de  Russie,  où  est  gravé 
le  mot  nitchévo.  Nous  devons  toujours  aller 
reprendre  sa  pensée  dans  les  lettres  de  Franc- 
fort; dès  cette  époque,  il  a  pesé  le  monde  et  ses 
comédies  solennelles  à  leur  juste  poids.  «  Je 
fais  des  progrès  très  rapides  dans  l'art  de  ne  dire 
rien  du  tout  avec  beaucoup  de  paroles.  Personne, 
pas  même  le  plus  méchant  des  démocrates,  ne 
peut  se  faire  une  idée  de  ce  que  la  diplomatie 
cache  de  nullité  et  de  charlatanisme.  »  —  «  Le 
libéralisme  n'est  qu'une  niaiserie  qu'il  est  facile 
de  mettre  à  la  raison,  mais  la  révolution  est  une 
force  et  il  faut  savoir  s'en  servir.  »  —  Et  de  tout 
ainsi.  Cet  acteur  nous  invite  à  rire  discrètement 
de  son  grand  rôle.  Nous  aimons  cela.  Ce  calcu- 
lateur merveilleux  fait  volontiers  aveu  d'ignorance 
et  de  soumission  au  hasard.  Cela  nous  repose  des 
petits  hommes  d'Etat,  à  la  raison  sèche  et  con- 
tente d'elle-même,  qui  montent  à  la  tribune  avec 
des  solutions  sur  toutes  choses,  depuis  le  péché 
originel  jusqu'à  la  question  sociale.  Nos  généra- 
tions sont  trop  subtiles  et  trop  douteuses  pour 
prendre  longtemps  ces  fantoches  au  sérieux. 


AU  PAYS  DU  RHIN 

M.  de  Bismarck  doit  peut-être  à  ce  détache- 
ment sceptique  le  plus  grand  miracle  de  sa  car- 
rière ,  la  modération  dans  une  fortune  invrai- 
semblable. Les  circonstances,  il  est  vrai,  lui 
ont  facilité  cette  vertu  .  Le  sabre  tentateur  qui 
fait  et  défait  les  empires  n'est  pas  dans  ses 
mains;  quand  il  le  laisse  sortir  du  fourreau,  il 
s'efface  par  cela  même,  une  autre  figure  glorieuse 
masque  la  sienne  ;  le  sentiment  de  la  personnalité 
se  ligue  avec  l'esprit  de  sagesse  pour  lui  con- 
seiller d'employer  sobrement  une  arme  qui 
éclipse  sa  plume.  Ce  n'est  pas  le  moindre  bon- 
heur de  l'Allemagne,  cet  équilibre  des  forces  qui 
l'ont  édifiée.  Néanmoins,  il  ne  suffit  pas  à  expli- 
quer un  phénomène  unique  dans  l'histoire,  l'arrêt 
volontaire  d'un  astre  au  point  culminant  de  son 
ascension  droite.  M.  de  Bismarck  passe  souvent 
à  Magdebourg.  Je  revois  d'ici,  sur  le  Breite-Weg, 
sur  le  boulevard  qui  coupe  parallèlement  à  l'Elbe 
la  triste  ville  saxonne,  une  vieille  maison  du  temps 
de  Wallenstein;  le  fronton  est  décoré  d'un  car- 
touche qui  porte  cette  devise  :  Intràque  fortunam 
ipsius  fortunes  memor  esto.  Dans  l'hiver  de  1870- 
71,  de  nombreux  Français  arpentaient  tout  le 
jour  le  Breite-Weg;  à  mesure  que  la  fortune  nous 
accablait  de  nouveaux  coups,  nos  regards  s'atta- 
chaient par  habitude  sur  l'inscription  gothique; 
ils  aimaient  à  y  lire  je  ne  sais  quelle  consolation 


36  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

mystérieuse,  la  promesse  fatidique  des  revire- 
ments espérés.  Mais  le  malheur  veut  que  M.  de 
Bismarck  passe  souvent  à  Magdebourg ;  il  a  vu 
la  maison  conseillère,  et  c'est  lui  qui  a  le  mieux 
médité  la  devise. 

Après  le  chancelier,  M.  Weiss  nous  montre 
l'empereur;  non  pas  celui  de  la  légende  stupide, 
trop  longtemps  acceptée  chez  nous,  qui  faisait  de 
Guillaume  Ier  un  soudard  hypocrite,  couvrant  la 
violence  par  le  piélisme.  Notre  auteur  voit  ce 
souverain  tel  qu'il  est  :  un  homme  profondément 
convaincu  de  sa  mission  divine,  comme  ont  pu 
l'être  Louis  XIV  ou  Nicolas  de  Russie,  et  puisant 
sa  force  dans  cette  conviction;  avec  cela  le  plus 
laborieux  et  le  plus  exact  des  ouvriers  d'Europe, 
un  ouvrier  qui  accomplit  chaque  jour,  depuis  un 
demi-siècle,  sans  se  relâcher  un  instant,  la  plus 
pénible  des  tâches  professionnelles.  Je  sais  peu 
de  Français  qui  voulussent,  au  prix  d'un  empire, 
de  cette  discipline  et  de  cette  sujétion.  Guil- 
laume Ier  domine  de  si  haut  l'Allemagne  parce 
qu'il  est  la  plus  parfaite  incarnation  de  l'esprit 
de  méthode  qui  régit  ce  pays.  L'écrivain  nous 
parle  de  ce  petit  uniforme  donné  au  jeune  cor- 
nette le  lendemain  d'Iéna,  et  qui  a  reçu  depuis 
tant  de  galons;  pour  lui,  comme  pour  le  cadet 
d'Oranienstein,  ce  fut  «  une  prise  de  voile  ».  Il 
a  vécu  la  vie  d'un  moine  porte-glaive;  si  peu  de 


AU  PAYS  DU  RHIN  37 


faveur  qu'il  puisse  attendre  de  nous,  il  faut  du 
moins  lui  savoir  gré  d'avoir  prouvé  par  son  exem- 
ple ce  qu'il  est  si  nécessaire  d'enseigner  aux 
hommes  de  ce  temps,  la  supériorité  du  caractère 
sur  l'intelligence.  On  peut  le  dire,  sans  manquer 
de  respect  au  moderne  Barberousse  :  l'empereur 
Napoléon  III  avait  un  esprit  infiniment  plus 
ouvert  et  plus  fertile;  si  le  sort  a  comblé  l'empe- 
reur allemand,  c'est  que  ce  dernier  justifiait  un 
des  mots  les  plus  profonds  qu'un  homme  ait 
écrits  :  La  patience,  c'est  le  g-énie. 


IV 


M.  Weiss  termine  son  livre  par  des  considéra- 
tions sur  l'état  de  l'Alsace.  Elle  est  bien  ingé- 
nieuse et  doit  être  exacte,  cette  observation  qui 
nous  dépeint  l'Alsacien  gagné  par  la  bonne  ges- 
tion de  ses  affaires  et  prévenu  d'instinct  contre 
ceux  qui  les  gèrent.  Je  ne  m'étendrai  pas  sur  ces 
derniers  chapitres,  n'aimant  guère  à  parler  de  ce 
que  j'ignore.  Je  suis  passé  une  seule  fois  à  Stras- 
bourg, depuis  la  guerre,  il  y  a  quelque  dix  ans. 
C'était  trop  tôt  pour  regarder  avec  la  liberté 
d'esprit  qui  a  permis  à  M.  Weiss  de  si  bien  obser- 
ver. Je   n'ai  pas    même    vu  le  panorama    de  la 

REGARDS    HISTOR.    ET    LITTÉR.  4 


38  REGARDS  HISTORIQUES  ET   LITTÉRAIRES 

vallée  du  Rhin.  Comme  j'arrivais  sur  la  plaie- 
forme  du  clocher  d'où  l'on  contemple  le  pays, 
j'entendis  une  aigre  musique  de  fifres  et  de 
tambours  ;  un  régiment  de  la  garnison  défilait  en 
bas,  tout  petit  sur  le  pavé;  mes  yeux  devinrent 
mauvais,  ils  ne  purent  rien  voir  alentour.  Je  me 
souviens  seulement  qu'un  peu  après  le  vieux 
Jacquemart  sonna  midi  ,  et  que  la  Mort  passa 
devant  l'horloge,  secouant  dans  l'espace  les  heures 
qu'elle  arrache  au  Temps. 

M.  Weiss  a  dû  écrire  sous  cette  funèbre  hor- 
loge les  pages  découragées  sur  lesquelles  il  con- 
clut. On  les  comprend  trop  bien.  Il  pense  comme 
tous  les  gens  clairvoyants  et  sincères  de  sa  géné- 
ration. A  quoi  bon  dissimuler  ce  que  chacun 
d'eux  dit  tout  bas?  Ils  désespèrent  de  l'avenir, 
parce  qu'ils  avaient  fait  tout  leur  établissement 
de  pensée  sur  certaines  idées,  parce  qu'ils  avaient 
mis  toute  leur  confiance  sur  certains  hommes; 
l'expérience  a  condamné  ces  idées  et  ces  hommes, 
il  semble  aux  contemporains  que  tout  s'affaisse 
du  même  coup.  Ils  répètent  avec  le  vieil  Atting- 
hausen  les  beaux  vers  de  Schiller  :  «  Mon  siècle 
gît  déjà  sous  terre...  »  Ce  pays  est  pourtant 
capable  d'enfanter  d'autres  idées  et  d'autres  hom- 
mes ,  des  forces  nouvelles ,  dussent-elles  aller 
directement  à  l'encontre  de  plusieurs  des  dogmes 
régnants.  Que  l'on  regarde  à  droite,  à  gauche  ou 


AU   PAYS   DU   RHIN 


39 


au  milieu,  on  est  étonné  de  voir,  après  quinze  ans 
de  pénible  convalescence,  avec  quelle  docilité 
nous  vivons  sur  les  ordonnances  et  les  médecins 
du  passé.  Avant  de  désespérer  de  notre  santé,  on 
pourrait  peut-être  essayer  d'un  autre  traitement 
et  de  mains  moins  obstinément  malheureuses. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  un  livre  utile  à  lire, 
avec  sa  saveur  amère,  même  et  surtout  pour 
cette  jeunesse  qui  est  notre  réserve  d'espoir.  On 
voudrait  qu'elle  oubliât  beaucoup  de  choses  du 
passé,  mais  pas  celle-là,  jamais  celle-là!  Et 
cependant,  comme  la  crue  de  l'oubli  monte!  Nos 
cœurs  semblent  déjà  fatigués  par  une  trop  lon- 
gue demeurance  sur  la  même  douleur.  Oui,  ce 
sont  de  bons  livres,  ceux  qui  ramènent  la  vue 
vers  ce  point  de  l'horizon  d'où  il  ne  faudrait 
jamais  détourner  les  yeux. 


Août  1886. 


LETTRES  ATHÉNIENNES 


COMTE  DE  MOUY 


I 


J'admire  le  courage  de  M.  de  Moùy,  qui  nous 
rapporte  de  Grèce,  où  il  fut  ministre,  un  livre  sur 
ce  pays.  11  est  écrivain  et  diplomate,  il  a  depuis 
longtemps  fait  ses  preuves  in  utroque.  Oh  !  le 
déplorable  ménage  que  celui  de  ces  deux  voca- 
tions! C'est  une  brouille  de  toutes  les  minutes, 
tant  que  la  plus  forte  des  deux  n'a  pas  réclamé  le 
divorce  à  son  profit.  Le  diplomate  digne  de  ce 
nom  est  par  conformation  un  muet  du  sérail  ; 
l'écrivain  qui  le  double  doit  se  résigner  à  en  être 
aussi,  du  sérail,  à  un  autre  titre.  Le  premier,  si 
bien  placé  pour  tout  voir  et  tout  entendre,  amasse 
des  trésors  d'observations;  le  second,  affriandé 
par  ces  choses  délectables,  est  condamné  à  n'y 


LETTRES   ATHENIENNES 


41 


jamais  toucher.  A  chaque  fait,  à  chaque  nom  qui 
arrive  sous  sa  plume,  le  diplomate  intervient, 
comme  le  médecin  de  Barataria  au  dîner  de 
Sancho  :  Ne  touchez  pas  à  ce  plat,  ni  à  celui-ci, 
ni  à  cet  autre  :  ils  sont  dangereux;  la  diète  est 
plus  sûre.  L'écrivain  se  voit  rationné  à  la  littéra- 
ture souterraine  des  dépêches  confidentielles  ; 
jusque  dans  ces  cryptes,  il  doit  parlera  mots  cou- 
verts, il  doit  se  rappeler  ce  que  M.  de  Rémusat 
disait  spirituellement  à  un  journaliste  qui  lui 
demandait  cette  même  légation  d'Athènes  : 
«  Dans  votre  ancien  métier,  Monsieur,  vous  affir- 
miez ce  dont  vous  n'étiez  pas  sûr;  dans  le  nou- 
veau, il  ne  faudra  même  plus  affirmer  ce  dont 
vous  serez  parfaitement  certain.  » 

En  écrivant  son  livre,  M.  de  Moùy  a  dû  songer 
plus  d'une  fois  aux  douze  travaux  d'Hercule,  au 
supplice  de  Tantale,  réminiscences  naturelles  au 
pays  d'où  il  revient.  En  ce  pays,  la  gageure  de 
l'écrivain  diplomate  était  particulièrement  ardue  : 
les  Grecs  sont  chatouilleux  à  l'endroit  de  l'im- 
primé, depuis  qu'Edmond  Àbout  les  a  accommo- 
dés de  la  façon  que  l'on  sait.  L'auteur  des  Lettres 
athéniennes  s'est  tiré  de  ces  difficultés  avec  sim- 
plicité et  bonne  grâce.  Il  n'a  pas  tenté  de  refaire 
la  Grèce  contemporaine,  tout  le  lui  défendait  ;  dans 
les  pages  rapides  où  il  traite  de  l'Athènes 
moderne,  aucune  réserve  ne  vient  attrister  les 

4. 


42  REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

compliments  de  courtoisie  qu'il  adresse  à  d'anciens 
amis.  Les  abeilles  de  l'Hymète  avaient  laissé  tous 
leurs  aiguillons  dans  le  pamphlet  d'About.  M.  de 
Moùy  n'a  recueilli  que  leur  miel.  D'ailleurs  il  ne 
s'attarde  guère  sur  ce  terrain  malaisé  ;  il  se  réfugie 
sur  l'Acropole,  dans  la  Grèce  antique;  la  plupart 
des  lettres  pourraient  être  datées  du  siècle  de 
Périclès.  Ce  périégète  consciencieux  nous  invite  à 
parcourir  une  fois  de  plus  les  nobles  ruines,  et  il 
y  a  plaisir  à  les  parcourir  sur  ses  pas;  il  y  est 
chez  lui,  il  en  parle  avec  un  épanchement  de 
pieuse  tendresse,  avec  abondance  et  sensibilité. 
Il  se  pique  d'archéologie,  c'est  la  coquetterie  d'un 
ministre  de  France  en  Grèce;  mais  cette  archéo- 
logie de  promenade  n'est  pas  accablante,  elle  jase 
sans  prétention,  professe  rarement,  et  notre  ama- 
teur en  fait  lui-même  bon  marché  ;  il  est  assez 
ferré  pour  se  défendre  contre  les  antiquaires  de 
la  rue  du  Stade,  cela  suffit  à  son  ambition.  Après 
six  années  d'initiation ,  cet  Athénien  connaît 
chaque  pierre,  chaque  statue  de  sa  ville;  il  ressus- 
cite avec  les  yeux  de  la  foi  celles  que  le  temps 
nous  a  dérobées.  Quand  il  parle  avec  admiration 
de  la  Minerve  chryséléphantine,  on  jurerait  qu'il 
a  vu  le  chef-d'œuvre  conjectural  de  Phidias;  la 
déesse  l'a  regardé  de  ses  prunelles  d'agate,  et 
dans  ce  regard  elle  lui  a  versé  la  sagesse  qui  fait 
l'agrément  de  ce  livre.  Chaque  page  porte  l'em- 


LETTRES   ATHÉNIENNES  43 

preinte  d'un  esprit  tempéré,  bienveillant,  clarifié 
par  un  commerce  assidu  avec  le  génie  grec.  Cet 
esprit  hellénisé  ne  prend  que  la  fleur  des  choses; 
vous  ne  le  verrez  pas  se  dévorer  devant  l'autel  du 
dieu  inconnu;  il  se  plaît  mieux  au  Parthénon,  il 
s'y  retrouve  un  peu  païen,  dans  sa  sympathie 
respectueuse  pour  les  dieux  aimables  auprès  des- 
quels il  est  accrédité.  Au  Pnyx,  les  grands  ora- 
teurs réchauffent  sans  l'égarer  son  sage  libéra- 
lisme. 

«  Je  revois  Périclès  sur  cette  tribune  auguste, 
en  même  temps  que  j'y  revois  Démosthènes.  Sans 
doute,  du  haut  de  ce  bloc  de  pierre,  bien  des  déma- 
gogues et  des  sophistes  ont  fait  entendre  des  décla- 
mations stériles  et  souvent  funestes;  mais  je  salue 
avec  respect  en  ce  lieu  les  immortelles  ombres 
des  grands  hommes  qui  ont  célébré  là  les  guer- 
riers tombés  pour  la  patrie,  qui  ont  inspiré  à 
leurs  concitoyens  le  mépris  de  la  mort,  l'enthou- 
siasme qui  donne  parfois  la  victoire,  l'espérance 
qui  console  toujours  dans  les  revers.  Je  ne  suis 
pas  de  ceux  qui  condamnent  la  liberté  parce  que 
souvent  elle  dégénère  en  licence,  et  qui  dédai- 
gnent l'éloquence  parce  que  des  misérables  l'ont 
dégradée.  Les  rhéteurs  sont  oubliés;  Périclès  et 
Démosthènes  subsistent;  la  licence  disparaît,  mais 
le  droit  reste  vivant;  les  fautes  et  leurs  consé- 
quences s'effacent,  et  l'Acropole  est  debout.  »  — 


44  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

D'un  bout  à  l'autre  du  livre,  c'est  le  même  accent 
noble  et  raisonnable,  le  même  style  soutenu  :  des 
extraits  d'Adolphe  Thiers  colligés  par  Flaubert, 
M.  de  Moûy  nous  conte  un  trait  qui  explique  et 
résume  le  caractère  de  ses  lettres.  Il  avait  beau- 
coup admiré  deux  sirènes  ailées  au  Musée  de 
Patissia. 

«  Ces  jeunes  ligures  sont  séduisantes  et  per- 
fides comme  l'onde  ;  on  est  entraîné  vers  elles 
toutefois,  si  l'on  ne  regarde  que  la  tête  et  la  poi- 
trine; mais,  en  dessous,  elles  ont  un  corps 
d'oiseau  de  proie...  C'est  le  mythe  des  voluptés 
fallacieuses  et  l'éternelle  histoire  humaine  :  les 
doux  visages  qui  nous  appellent,  les  griffes  qui 
nous  déchirent.  Combien  de  fois  ai-je  médité 
l'avertissement  du  vieux  statuaire!  mais  il  est  si 
triste  qu'on  n'y  veut  pas  croire,  et,  sans  être 
devenu  plus  sage,  n'ai-je  pas  fait  mouler  pour 
moi,  comme  un  cher  souvenir,  seulement  le  buste 
des  sirènes?  Quant  au  corps,  j'ai  préféré  l'ou- 
blier. »  —  Yoilà  un  moulage  auquel  Minerve  a 
présidé.  Heureux  ceux  qui  des  sirènes  ne  pren- 
nent que  le  buste! 

II 

J'espère  qu'on  ne  me  trouvera  pas  trop  partial 
pour  ce  livre.  A  dire  vrai,  je  suis  incapable  d'en 


LETTRES   ATHÉNIENNES  45 

juger  le  mérite.  C'est  un  transparent  ;  j'aperçois, 
au  travers,  des  images  enchantées.  Entre  ces 
lignes  d'imprimerie,  sous  ces  mots  qui  éveillent 
les  souvenirs  comme  les  touches  d'un  clavier 
éveillent  des  sons  connus,  je  vois  blanchir  des 
statues  et  des  colonnes,  trembler  des  vagues  aux 
feux  du  midi,  ces  vagues  vermeilles  des  mers 
d'Orient  où  j'ai  laissé  tomber  tant  de  jours.  La 
mémoire  traîne  derrière  nous  un  monde  mort, 
comme  cette  pâle  lune  que  la  terre  emmène  à  sa 
suite;  monde  invisible,  oublié,  tant  qu'une  clarté 
de  reflet  ne  vient  pas  l'illuminer.  Alors  il  s'éclaire 
un  instant,  nous  nous  retournons  vers  lui ,  nos 
regards  s'y  attachent;  là-bas,  sur  le  miroir  d'or 
au  fond  de  la  nuit,  surgissent  de  grands  pays 
familiers,  jadis  pleins  de  vie,  de  bruit,  de  couleur, 
maintenant  ramassés  par  la  distance  en  une  tache 
grise,  dans  ce  petit  orbe  ;  et  l'imagination  voyage 
avec  délices  sur  cette  planète  morte  que  nous 
avons  en  nous.  Je  tourne  les  pages  du  volume 
dont  je  vous  parlais,  mais  je  ne  lis  plus,  je 
regarde.  Les  visions  se  lèvent,  chacune  à  son 
plan,  les  unes  nettes  et  lumineuses,  les  autres 
indistinctes,  plus  lointaines,  noyées  dans  la 
brume  :  îles  et  montagnes  qui  sortaient  de  l'eau 
devant  nous,  quand  le  bateau  courait  le  soir  dans 
l'archipel;  celles  dont  on  rangeait  de  près  les 
falaises  de  marbre  rose  ;   celles  qu'on  laissait  au 


46  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

large  et  qui  fuyaient  décroissantes  à  l'horizon, 
tour  à  tour  masses  d'ombres  prochaines  sur  le 
bleu  des  flots,  nuages  violets  dans  le  ciel  du  cou- 
chant, brins  de  lilas  égrenés  sur  les  bords  de 
cette  coupe  de  turquoise. 

Mais  la  meilleure  joie  de  ces  passages,  c'étaient 
les  relâches  au  Pirée.  D'habitude,  le  paquebot  y 
touchait  de  nuit;  on  attendait  impatiemment  la 
première  lueur  de  l'aube,  on  courait  à  Athènes, 
on  montait  à  l'Acropole.  Matinées  exquises,  sur- 
tout au  printemps,  quand  l'Acropole  se  couvre 
d'herbes  et  de  fleurs.  Il  y  avait  alors  sur  le  pla- 
teau une  floraison  intense  de  petites  margue- 
rites; leurs  têtes  sortaient  de  partout  entre  les 
pierres  amoncelées,  les  marbres  fendus;  elles 
escaladaient  les  degrés  des  temples ,  faisant  un 
doux  linceul  blanc  aux  stèles  renversées,  aux 
membres  épars  des  statues.  Çà  et  là,  des  plants 
de  sauge  ou  de  thym  parfumaient  comme  des 
grains  d'encens  le  rocher  attiédi.  On  s'étendait 
paresseusement  sur  ce  tapis,  à  l'ombre  de 
l'Erechthéion  ou  sous  le  péristyle  du  Parthénon. 
Ce  qu'on  éprouvait  là,  ce  n'était  pas  précisément 
la  sensation  accablante  de  force  terrestre  qui  se 
dégage  ailleurs  de  la  nature  printanière;  c'était 
plutôt  comme  une  attraction  bienfaisante  et  légère 
de  la  clarté  d'en  haut  :  clarté  également  répandue 
partout,  sur  les  lignes  du  paysage,  sur  les  lignes 


LETTRES  ATHÉNIENNES  47 

des  temples.  Celles-ci  semblent  ordonnées  par  la 
même  raison  souveraine  qui  a  tracé  celles-là;  ce 
sont  moins  des  assemblages  de  pierres  que  des 
développements  d'une  vérité,  les  notations  d'une 
harmonie  spirituelle.  Les  heures  passaient  vite  à 
respirer  les  brises  qui  font  les  voiles  joyeuses 
entre  Corinthe  et  Salamine,  à  suivre  du  regard  ces 
voiles,  rasant  l'île  d'Egine,  évanouies  au  tournant 
du  cap  Sunium.  Et  sans  cesse  les  yeux  revenaient 
de  la  mer  aux  profils  des  colonnades,  aux  Vic- 
toires aptères,  aux  Erréphores  de  la  Tribune,  à 
toutes  ces  vierges  divines  qui  prenaient  librement 
leur  éternel  bain  de  lumière.  Quand  le  sifflet  du 
steamer  rappelait  à  bord,  quelle  peine  de  s'arra- 
cher à  cette  contemplation  sereine,  à  cette  pléni- 
tude de  vie  olympienne!  On  s'y  sentait  heureux 
comme  des  dieux  antiques,  pendant  une  heure  ou 
deux,  comme  peuvent  l'être  des  hommes. 

Oui,  c'était  toujours  une  fête,  quand  en  venant 
du  large  on  voyait  poindre  la  tour  vénitienne  qui 
annonçait  les  Propylées.  Nous  ne  la  saluerons 
plus.  M.  de  Mouy  nous  apprend  qu'on  l'a  abattue; 
il  félicite  le  gouvernement  grec  de  cette  exécu- 
tion :  «  Nul  n'a  pleuré  cette  bâtisse  indiscrète  », 
dit-il.  Je  lui  en  demande  pardon.  Le  gouverne- 
ment grec  a  bien  assez  d'affaires  pour  laisser 
l'Acropole  tranquille,  telle  que  nous  l'aimions. 
Quand  un  gouvernement  se  met  à    ratisser    un 


45  REGARDS  HISTORIQUES   ET   LITTERAIRES 

endroit  où  l'histoire  travaille  à  sa  fantaisie  depuis 
trois  mille  ans,  il  faut  trembler.  La  tour  véni- 
tienne avait  sa  raison  d'être  dans  la  physionomie 
du  lieu.  D'abord,  ce  n'était  plus  une  étrangère; 
les  siècles  lui  avaient  fait  sa  place,  ils  l'avaient 
fondue  avec  les  pierres  grecques  dans  la  couleur 
ambiante;  ils  lui  avaient  donné  la  belle  carnation 
rousse  d'une  femme  du  Titien.  Et  puis  elle  repré- 
sentait là  ce  curieux  désordre  d'épopées  barbares 
qui  rattache  l'Athènes  de  Périclès  à  celle  de  Kolo- 
kotroni;  histoire  chimérique  et  paradoxale,  où 
les  personnages  de  Shakespeare  coudoient  ceux 
de  Sophocle,  où  passent  dans  un  cauchemar 
fumeux,  pendant  le  long  sommeil  d'Hellas,  les 
ducs  français  et  florentins,  les  princes  d'Achaïe 
et  leurs  stradiots,  les  aghas  turcs  et  leurs  janis- 
saires: chanson  de  geste  intercalée  dans  Y  Iliade, 
vision  de  Callot  crayonnée  sur  une  fresque  de 
Polygnote.  La  tour  des  doges  racontait  cette 
chronique;  elle  nous  parlait  du  duc  Timon  et  de 
l'amiral  Othello;  à  ce  titre,  elle  était  légitime  sur 
l'Acropole,  au  moins  autant  que  le  roi  Othon  de 
Bavière.  Qui  décidera  l'heure  où  commence  la 
légitimité  d'un  usurpateur,  homme  ou  monu- 
ment? L'intrus  est  légitime  quand  une  longue 
accoutumance  ne  permet  plus  de  concevoir  l'en- 
semble sans  lui,  quand  l'habitude  nous  l'a  fait 
aimer. 


LETTRES  ATHÉNIENNES  49 

On  a  changé  bien  d'autres  choses  en  Grèce. 
M.  de  Moùy  nous  assure  qu'il  n'y  a  plus  de  bri- 
gands; il  défend  avec  chaleur  ses  amis  contre  les 
méchantes  calomnies  qui  les  poursuivent.  Allons, 
tant  mieux.  Mais  les  voyages  auront  moins  de 
piquant.  On  s'entendait  assez  facilement  avec  ces 
premiers  inspecteurs  des  routes  grecques,  c'était 
l'affaire  de  quelques  prévenances;  ils  n'étaient  ni 
beaucoup  plus  gênants  ni  beaucoup  plus  avides 
que  les  douaniers  ou  les  autorités  administratives 
d'autres  pays.  La  catastrophe  de  Marathon  fut  le 
résultat  d'un  malentendu  et  de  l'obstination  des 
diplomates  anglais,  c'est  la  version  des  Grecs.  En 
tout  cas,  il  est  heureux  que  la  guerre  de  l'Indé- 
pendance ait  été  terminée  avant  ce  progrès  des 
mœurs  ;  ceux  qui  l'ont  faite  n'eussent  pas  com- 
pris ces  scrupules  raffinés.  L'idée  de  guerre  et 
celle  de  brigandage  sont  devenues  pour  nous  — 
au  moins  en  théorie  —  deux  notions  distinctes. 
Pour  le  bas  peuple  hellène  tel  que  je  l'ai  connu, 
ce  n'était  qu'une  seule  et  même  idée,  et  il  se 
montrait  en  cela  le  véritable  héritier  de  l'antiquité. 
Tout  étranger  était  pour  ce  peuple  un  barbare, 
l'envoyé  perse  il  y  a  deux  mille  ans,  le  voyageur 
anglais  hier  encore;  et  tous  les  barbares  sont  de 
trop  sur  le  sol  national.  Il  n'y  a  pas  là  matière  à 
raillerie,  et  celle  d'About  manquait  du  sens  histo- 
rique. C'est  un  caractère  ethnique;  notre  morale 


50  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

est  non  avenue  pour  ceux  qui  le  conservent;  les 
condamner  au  nom  de  cette  morale,  c'est  repro- 
cher aux  peuples  des  antipodes  de  ne  pas  voir 
clair  alors  que  le  soleil  est  déjà  levé  pour 
nous. 

Je  lisais  naguère  le  voyage  d'un  honnête 
Allemand,  Christian  Muller,  qui  raconte  ses  tri- 
bulations chez  les  Grecs  de  1822.  Il  venait 
s'enrôler  dans  leurs  rangs;  ses  premières  lettres, 
avant  de  débarquer,  ne  sont  qu'un  dithyrambe  en 
l'honneur  de  cette  nation  généreuse  qui  combat 
pour  la  liberté.  A  peine  a-t-il  mis  le  pied  en 
Morée,  il  tombe  dans  un  parti  de  klephtes  du 
Magne,  qui  le  dépouillent  jusqu'à  la  chemise  et 
le  laissent  à  demi  mort,  attaché  à  un  olivier.  Son 
muletier  le  délie  ;  il  rejoint  à  Calamata  le  gros  de 
l'armée,  commandée  par  un  lancier  polonais  de 
Napoléon.  On  le  reçoit  comme  un  fâcheux,  on 
sourit  quand  il  réclame  la  punition  de  ses  agres- 
seurs et  la  restitution  de  ses  effets,  on  le  renvoie 
brutalement  à  ses  affaires.  Grâce  à  une  dernière 
pistole  qu'il  avait  cousue  dans  son  bonnet,  Muller 
put  fuir  dans  une  barque  et  rejoindre  Corfou, 
d'où  il  écrit  d'un  style  désabusé,  en  pleurant  ses 
illusions  sur  la  Grèce  héroïque.  Cet  Allemand 
candide  était  trop  absolu.  Il  aurait  dû  se  dire  que 
lorsque  les  Maniotes  prennent  leurs  fusils,  c'est 
pour   nettoyer  le  pays  de  tous   les  gens  qui  ne 


LETTRES   ATHENIENNES 


51 


sont  pas  du  Magne,  et  pour  subsister  aux  dépens 
de  ces  gens-là.  Les  klephtes  de  nos  jours  pen- 
saient ainsi,  ils  étaient  généralement  inoffensifs 
pour  leurs  concitoyens.  Quand  ils  opéraient  sur 
la  frontière  turque,  l'opinion  leur  donnait  des 
noms  différents  :  héros  au  delà  du  Pinde,  crimi- 
nels en  deçà.  En  me  parlant  du  fameux  Tako 
Arvanitaki,  l'évêque  de  Tricala  me  disait  un  jour  : 
«  C'était  un  gentilhomme  :  kalos  anthropos. 
Quand  je  le  rencontrais  dans  la  campagne,  il 
m'offrait  les  confitures  et  le  café.  »  On  sentait 
que  le  prélat  avait  des  trésors  d'absolution  pour 
ce  compatriote,  qui  faisait  la  chasse  aux  étrangers 
et  aux  Turcs.  Pris  par  ces  derniers,  il  tomba  bra- 
vement sous  leurs  balles.  L'officier  ottoman  vou- 
lait le  faire  jaser,  relativement  à  certaines  hautes 
amitiés  qu'on  lui  supposait  en  Grèce.  Arvanitaki 
mourut  la  bouche  close,  sans  trahir  ses  frères. 
Cinquante  ans  plus  tôt,  il  eût  pris  Coron  ou 
Tripolitza,  tout  en  rançonnant  les  Muller  qui 
venaient  délivrer  la  Grèce;  et  Victor  Hugo  l'eût 
chanté. 

Mais  j'allais  conter  des  histoires  de  brigands,  et 
l'auteur  des  Lettres  athéniennes  se  porte  garant 
qu'il  n'y  en  a  plus.  C'est  bien  assez  d'avoir  conté 
des  histoires  de  revenants,  en  me  laissant  aller  à 
la  dérive  d'anciens  rêves.  Qui  se  soucie  de  mes 
revenants?  Et  le  livre  de  M.  de  Moùy  que  j'ou- 


52  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

blie?  Le  meilleur  moyen  de  le  louer,  c'était  peut- 
être  de  l'oublier  ainsi.  S'abandonner  aux  sou- 
venirs qu'il  évoque,  n'est-ce  pas  remercier  la 
plume  exacte  qui  les  a  fait  repasser  sous  nos 
yeux? 

Août  1887. 


LES  FRANÇAIS  AU  PAMIR 


GABRIEL  BONVALOT  » 


En  fermant  le  livre  de  M.  Bonvalot,  je  pense 
au  récit  qui  ouvre  le  voyage  de  Chardin,  l'un  de 
ses  prédécesseurs  sur  les  routes  de  Perse.  L'hon- 
nête marchand  raconte  ses  transes  en  traversant 
l'Archipel,  «  où  il  y  a  d'ordinaire  quarante  vais- 
seaux de  corsaires  chrétiens  »  ;  il  dépeint  l'exis- 
tence et  le  caractère  de  ces  gentilshommes  qui 
«  faisaient  le  cours  »  entre  les  Cyclades,  vers 
4670.  Ce  caractère  apparaît  tout  entier  dans  les 
étranges  propos  que  tenait  l'un  d'eux,  le  cheva- 
lier de  Témericourt,  un  soir  que  le  marquis  de 
Pruilly,  officier  du  roi,  l'avait  prié  à  dîner  sur 


1.  Du  Caucase  aux  Indes  à  travers  le  Pamir. 


5. 


54  REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

sa  galère.  Chardin,  qui  portait  des  valeurs  et  des 
bijoux,  n'apprécie  guère  ces  irréguliers  de  l'hé- 
roïsme. Je  ne  sais  si  Témericourt  finit  au  haut 
d'une  vergue  ou  sur  la  roue;  mais  je  sais  bien 
que  lui  et  ses  pareils  continuaient  comme  ils 
pouvaient  une  race  nécessaire,  précieuse  :  celle 
des  aventuriers  qui  ont  promené  dans  le  monde 
les  fleurs  de  lis,  tantôt  sur  de  glorieuses  bannières, 
tantôt  sur  leurs  épaules,  suivant  que  leur  siècle 
donnait  ou  refusait  à  leurs  instincts  un  emploi 
légal.  De  cette  race  furent  tour  à  tour  les  Nor- 
mands de  Sicile,  les  croisés  féodaux,  grands  pil- 
lards au  fond  du  cœur,  qui  allaient  se  tailler  des 
fiefs  en  pays  grec  ou  sarrasin,  les  corsaires  avec 
ou  sans  lettres  de  marque,  les  premiers  colons 
du  Canada  et  de  la  Louisiane;  plus  tard,  on 
retrouve  les  gens  de  cette  humeur  dans  les  esca- 
dres de  Bougainville  et  de  La  Pérouse,  on  en 
compte  beaucoup  dans  les  armées  de  Napoléon; 
de  nos  jours,  enfin,  ce  sont  eux  encore,  les  aven- 
turiers dans  le  bon,  dans  le  meilleur  sens  du  mot, 
qui  allongent  la  liste  et  trop  souvent  le  marty- 
rologe des  grands  explorateurs.  Ce  sont  les 
mêmes  âmes,  mues  par  les  mêmes  impulsions, 
mais  épurées  et  transformées  par  la  civilisation  ; 
l'amour  de  la  science  a  remplacé  l'esprit  de  rapine, 
l'instinct  cruel  de  la  lutte  s'est  changé  en  vertus 
d'abnégation,  d'intrépidité  raisonnée.  Et  c'est  un 


LES   FRANÇAIS   AU  PAMIR  55 

grand  argument  en  faveur  du  progrès  humain 
que  l'âme  d'un  Témericourt  soit  devenue  l'âme 
d'un  Bonvalot. 

Ce  dernier  nous  offre,  en  outre,  l'un  des  plus 
beaux  cas  d'une  passion  qui  a  transporté  l'Europe, 
à  la  fin  du  xve  siècle  et  au  commencement  du 
xvie,  qui  reparaît  à  la  fin  du  xixe  avec  le  même 
caractère  violent  et  contagieux.  On  pourrait  l'ap- 
peler la  passion  de  la  planète.  Sur  ceux  qui  en 
sont  férus,  la  mappemonde  agit  comme  la  per- 
sonne d'une  maîtresse  ardemment  désirée.  Ils  ne 
peuvent  la  regarder  sans  trouble,  sans  une  fu- 
rieuse envie  de  l'étreindre  tout  entière,  de  la 
posséder  dans  ses  mystères  les  plus  secrets.  Tant 
qu'un  voile  cache  encore  quelques-unes  de  ces 
beautés  que  leur  imagination  soupçonne,  leur 
curiosité  s'irrite  et  souffre  :  pour  se  satisfaire, 
elle  ne  reculera  devant  aucune  peine,  aucun  dan- 
ger. Souvent  ils  partent  sans  avoir  un  but  scien- 
tifique déterminé,  un  intérêt  spécial;  c'est  pure- 
ment le  désir  de  la  possession  qui  les  pousse  sur 
la  sphère,  je  ne  sais  quel  mélange  des  com- 
plexions  de  Don  Quichotte   et  de  Don  Juan. 

Je  crois  bien  que  M.  Bonvalot  a  dû  voyager 
depuis  que  ses  jambes  ont  commencé  de  le  porter. 
J'imagine  qu'il  conçoit  le  ciel  sous  la  forme  d'une 
tente  imperméable,  avec  des  chevaux  toujours 
frais  entravés  devant  la  porte,  avec  une  bonne 


56  REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

carte  de  l'infini  et  la  liberté  d'y  faire  des  étapes 
éternelles.  Plusieurs  fois  déjà  il  avait  arpenté 
l'Asie  centrale  ;  mais  il  ne  la  tenait  pas  pour  sienne 
et  pour  conquise,  tant  qu'il  ne  l'aurait  point  tra- 
versée d'outre  en  outre,  par  les  routes  les  plus 
ardues  et  les  plus  ignorées,  par-dessus  «  le  Toit 
du  monde  »,  le  Pamir.  Il  repartit,  au  printemps 
de  1886,  bien  décidé  à  passer  du  Turkestan  aux 
Indes;  il  emmenait  deux  compagnons,  M.  Capus, 
M.  Pépin,  le  dessinateur  de  la  troupe.  Ce  dernier 
n'avait  jamais  quitté  Paris;  à  défaut  de  vocation, 
une  amitié  fraternelle  l'entraînait  dans  la  carrière 
d'excursionniste;  il  y  débuta  en  allant  planter 
son  chevalet  entre  l'Hindou-Kouch  et  l'Himalaya. 
Nos  voyageurs  prirent  par  le  chemin  des  éco- 
liers. Du  Caucase,  ils  gagnèrent  la  Perse  en  sui- 
vant la  côte  occidentale  de  la  Caspienne,  par  les 
forêts  magnifiques  et  peu  fréquentées  du  Len- 
koran.  A  Téhéran,  ils  se  joignirent  aux  convois 
de  pèlerins  pour  faire  la  longue  route  qui  mène 
à  la  sainte  Méched,  encore  peu  abordable  aux 
infidèles.  De  là,  ils  comptaient  pénétrer  par  Hérat 
en  Afghanistan;  cette  première  tentative  échoua; 
les  indigènes,  dociles  aux  ordres  de  l'Angleterre, 
ferment  les  portes  de  l'Inde  de  ce  côté.  La  cara- 
vane dut  remonter  dans  la  Tourkménie  russe, 
elle  se  dirigea  de  Merv  sur  Samarcande.  A  l'au- 
tomne, M.  Bonvalot  essaya  de  tâter  l'Afghanistan 


LES   FRANÇAIS   AU   PAMIR  57 

sur  sa  frontière  septentrionale,  espérant  arriver 
au  moins  jusqu'à  Balkh.  A  peine  eut-il  mis  le 
pied  sur  la  rive  gauche  del'Oxus  que  les  Afghans 
l'arrêtèrent;  ils  le  gardèrent  à  vue  durant  trois 
semaines  et  finirent  par  le  renvoyer  à  Samar- 
cande,  avec  le  conseil  de  ne  plus  revenir  se  frotter 
à  eux,  s'il  tenait  à  sa  tête.  Il  n'y  avait  rien  à 
faire  avec  ce  peuple  intraitable  ;  ayant  reconnu 
l'impossibilité  de  passer  dans  l'Inde  par  les  routes 
naturelles,  les  voyageurs  résolurent  d'en  essayer 
une  troisième,  beaucoup  plus  à  l'Est.  La  nature, 
leur  disait-on,  la  rendait  presque  infranchissable  ; 
mais  là,  du  moins,  ils  ne  seraient  pas  arrêtés  par 
les  hommes,  presque  entièrement  absents  de  ces 
régions  désertes.  On  le  leur  faisait  espérer;  l'évé- 
nement ne  justifia  qu'en  partie  cette  espérance. 

M.  Bonvalot  et  ses  compagnons  fixèrent  leur 
itinéraire  d'après  les  indications  vagues  de  quel- 
ques pâtres  kirghiz  des  montagnes.  Ils  remon- 
tèrent la  vallée  du  Syr-Daria  jusqu'à  Marghilan, 
la  dernière  ville  russe.  Là,  ils  formèrent  leur 
convoi,  réunirent  des  provisions,  s'équipèrent 
comme  pour  une  exploration  au  pôle  Nord,  en 
prévision  des  basses  températures  qu'ils  allaient 
affronter.  Puis  ils  s'engagèrent  dans  les  passes 
du  Pamir  et  commencèrent  l'ascension  du  «  Toit 
du  monde  ». 

C'est  la  partie  nouvelle  et  vraiment  épique  de 


58  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

leur  voyage.  Je  ne  tenterai  pas  de  l'analyser.  Il 
faut  lire  dans  leur  relation  le  journal  de  ces  trois 
mois  de  souffrances;  marches  et  couchées  dans 
l'air  raréfié,  à  des  altitudes  qui  varient  entre  3  000 
et  5  000  mètres,  sous  la  double  morsure  d'un 
froid  qui  tombe  la  nuit  à —  28  degrés,  d'un  soleil 
qui  fait  rebondir  le  thermomètre,  le  jour  suivant, 
à  -j-  40  degrés.  Tous  les  abandonnent,  tout  leur 
manque,  les  bêtes  de  somme,  les  convoyeurs,  les 
guides,  les  vivres,  l'argent. 

A  la  fin,  leur  escorte  est  réduite  à  deux  ser- 
viteurs fidèles.  Exténués  par  la  fatigue,  le  jeûne, 
la  maladie,  n'ayant  plus  figure  humaine  sous  leurs 
haillons  et  leurs  masques  tuméfiés,  ces  cinq 
hommes  passent  la  tête  haute  à  travers  les  tribus 
hostiles  des  Kirghiz,  des  Kafirs,  des  Wakis.  Ils 
réquisitionnent,  le  revolver  au  poing,  quelques 
livres  de  farine,  quelques  quartiers  de  mouton. 
Chaque  fois  qu'ils  rencontrent  des  hommes,  ces 
sauvages  leur  conseillent  d'abord,  puis  leur  inti- 
ment l'ordre  de  rétrograder.  Ils  payent  d'audace 
et  avancent  au  hasard.  Ils  ont  dit  leur  nationalité, 
inconnue  dans  ces  parages,  ils  se  sont  juré  qu'on 
n'y  verrait  pas  reculer  ce  bout  de  drapeau  qu'ils 
y  montrent  pour  la  première  fois.  Quand  ils  se 
croient  au  terme  de  leurs  peines,  en  arrivant  chez 
l'émir  du  Tchitral  qui  garde  les  débouchés  de 
l'Inde,    ce   principicule   les    retient   prisonniers 


LES   FRANÇAIS   AU   PAMIR  59 

durant  quarante-neuf  jours.  Ils  traitent  avec  lui 
de  puissance  à  puissance,  ils  bâtonnent  ses 
envoyés;  leur  fière  contenance  intimide  ce  petit 
peuple;  des  hommes  qui  parlent  et  agissent  ainsi 
doivent  avoir  une  armée  derrière  leurs  talons. 
On  remet  chaque  jour  le  mauvais  parti  qu'on 
voudrait  leur  faire;  enfin  ils  reçoivent  la  lettre  du 
vice-roi  de  l'Inde  qui  leur  ouvre  le  territoire  bri- 
tannique. Les  feudataires  de  l'Angleterre  n'avaient 
pas  su  exécuter  ses  instructions,  qui  prescrivent 
de  renfoncer  dans  la  montagne  tous  les  voyageurs 
arrivant  du  côté  russe.  Nos  gens  avaient  rompu  les 
mailles  du  filet;  il  ne  restait  plus  qu'à  leur  faire 
bonne  mine  et  bon  accueil.  C'est  ce  que  firent 
galamment  les  Anglo-Indiens,  dans  ces  plaines 
du  Kachemyr  où  les  explorateurs  descendirent 
comme  en  un  paradis,  retrouvant  tout  ensemble 
le  printemps,  l'abondance,  la  civilisation,  le  salut. 
Quelques  semaines  plus  tard,  un  paquebot  les 
ramenait  à  Marseille,  après  dix-huit  mois  de 
voyage,  dont  les  trois  mois  du  Pamir  avaient  été 
une  gageure  de  chaque  instant  contre  la  mort. 


II 

Cette    odyssée    mémorable,    M.    Bonvalot   la 
raconte  et  M.  Pépin  la  dessine  dans  le  beau  volume 


60  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

que  j'ai  sous  les  yeux.  Oh!  je  ne  viens  pas  vous 
parler  à  ce  propos  de  littérature.  M.  Bonvalot 
serait  justement  surpris,  si  je  lui  cherchais  des 
chicanes  de  rhétorique;  il  le  serait  encore  plus,  si 
je  le  louais  d'un  art  auquel  il  ne  prétend  pas, 
car  on  l'apprend  dans  un  fauteuil,  devant  un 
bureau,  meubles  dont  ce  voyageur  doit  faire  peu 
d'usage.  Son  livre,  c'est  de  l'action  écrite,  avec 
des  saillies  originales  du  tempérament,  plus  cu- 
rieuses que  les  effets  de  mots,  avec  des  qualités 
d'observation  exacte,  sincère,  que  l'imagination 
littéraire  n'égare  jamais.  Je  connais  quelques-unes 
des  régions  qu'il  a  parcourues,  je  puis  certifier 
la  bonne  foi  de  ses  récits  et  la  parfaite  justesse 
de  sa  vision.  Les  personnes  peu  familières  avec 
la  carte  d'Asie  reprocheront  peut-être  à  l'auteur 
de  les  jeter  trop  vivement  in  médias  res.  M.  Bon- 
valot, qui  est  chez  lui  dans  le  labyrinthe  des 
monts  Alaï,  manque  un  peu  de  condescendance 
pour  ceux  qui  n'en  ont  jamais  approché;  faute  de 
préparations,  d'explications  suffisantes,  par  suite 
aussi  de  certains  sauts  brusques  d'un  ordre  d'idées 
à  un  autre,  quelques  parties  de  sa  relation  lais- 
sent dans  l'esprit  du  profane  une  impression 
confuse,  mal  coordonnée.  Elles  donnent  la  sensa- 
tion d'un  de  ces  voyages  faits  en  rêve,  où  le  sou- 
venir s'attache  à  quelques  points  lumineux,  et 
plonge  brusquement  dans  les  ténèbres  quand  on 


LES  FRANÇAIS   AU  PAMIR  61 

veut  les  raccorder  entre  eux.  Avouerai-je  que 
ce  flottement  de  rêve  ne  me  déplaît  pas,  dans 
la  narration  d'une  aventure  qui  est,  en  effet,  un 
rêve  fantastique?  Un  artiste  subtil  eût  cherché 
peut-être  à  communiquer  cette  sensation;  mérite 
ou  défaut,  M.  Bonvalot  la  fait  naître  tout  natu- 
rellement. 

Il  faut  lire  son  livre  comme  nous  lisions  le 
Robinson,  à  douze  ans,  comme  nous  avons  lu 
plus  tard  Fenimore  Gooper  et  Jules  Verne;  avec 
cette  différence  que  le  roman  est  ici  de  l'histoire. 
Il  faut  le  lire  comme  nous  lisions  naguère  ce 
merveilleux  Bernai  Diaz,  le  chroniqueur  de 
Cortez.  Les  similitudes  sont  frappantes  entre 
quelques-uns  des  faits  racontés,  entre  les  âmes 
des  héros,  entre  les  réflexions  des  deux  narra- 
teurs. Cortez,  débarquant  à  Champoton  avec  sa 
poignée  d'hommes,  pénétrant  dans  Cempoala, 
conférant  par  signes  avec  les  Caciques,  Cortez 
n'est  pas  plus  prodigieux  que  nos  trois  compa- 
gnons, quand  ils  tombent  dans  le  Kandjout, 
comme  des  gens  d'une  autre  planète,  quand  ils 
négocient  en  baragouin  persan  avec  les  anciens 
des  villages  et  font  obéir  leurs  volontés.  On  se  dit, 
et  il  m'est  revenu  qu'ils  se  disaient  à  eux-mêmes  : 
«  Avec  quelques  partisans  et  une  douzaine  de 
remingtons,  nous  fonderions  ici  un  empire  en  un 
tour   de  main.   »   Et  dans  l'exposition  des  faits, 

6 


62  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

dans  la  présentation  des  personnages,  je  retrouve 
le  tour  rapide  et  légendaire  de  Bernai  Diaz;  c'est 
la  même  façon  de  caractériser  les  acteurs  de 
l'épopée  par  de  menus  attributs  :  «  Pépin  n'aime 
pas  les  punaises,  les  punaises  n'aiment  pas  Capus  ; 
quant  à  moi,  je  n'en  suis  pas  fou.  » 

Ce  style  est  sans  prétentions  ;  pourtant  je  ne 
serais  pas  embarrassé  d'y  montrer  à  l'état  latent, 
pour  ainsi  dire,  indiquée  en  quelques  traits  brefs, 
une  philosophie  de  l'histoire  et  de  l'homme,  avec 
beaucoup  de  poésie.  La  philosophie  de  l'histoire! 
Pour  l'Asie,  elle  tient  tout  entière  dans  cette 
observation  profonde,  faite  en  Perse  sur  les  ruines 
de  Miandecht  :  «  Il  semblerait  que  les  hommes  de 
ce  pays  aiment  à  changer  de  place,  mais  la  nature 
despote  ne  leur  laisse  pas  le  choix  des  séjours,  et 
ils  bâtissent;  une  circonstance  les  contraint  à  s'en 
aller,  une  autre  circonstance  les  pousse  à  revenir, 
et  ils  sèment  des  ruines  près  de  Ceau,  d'où  ils  ne 
peuvent  s  éloigner.  Ce  sont  des  prisonniers  attachés 
à  une  chaîne  longue,  mais  solide;  le  milieu  en  a 
soudé  les  anneaux.  »  Ailleurs,  c'est  un  trait  de 
mœurs  qui  nous  apprend  comment  on  mobilise  le 
corps  et  l'âme  d'un  Oriental.  A  Saraks,  où  il 
passe,  M.  Bonvalot  s'attache  un  boutiquier  armé- 
nien qui  suivra  l'expédition  au  Pamir,  aux  Indes, 
Dieu  sait  où  et  jusques  à  quand.  «  Menas  a  l'es- 
prit aventurier;  il  part  avec  nous  sans  savoir  au 


LES  FRANÇAIS  AU   PAMIR  63 

juste  où  il  va,  il  promet  de  nous  accompagner 
jusqu'au  bout.  Il  paraît  que  nous  lui  plaisons.  A 
midi,  il  se  décide;  à  une  heure,  il  vend  sa  bou- 
tique à  un  ami  et  remet  l'acte  de  vente  au  gou- 
verneur, le  priant  de  recevoir  la  somme  qu'on 
versera  plus  tard.  Une  heure  après,  il  nous  arrive 
avec  son  grand  cheval  turcoman  et  s'occupe  immé- 
diatement des  préparatifs  du  départ.  »  Cet  homme 
fut  un  des  deux  seuls  qui  ne  lâchèrent  pas  pied. 
Enfin,  dans  l'inquiétant  épisode  de  la  captivité 
chez  les  Afghans,  ne  voilà-t-il  pas  toute  une  his- 
toire de  France  en  quatre  lignes? —  «  Les  Afghans 
n'ont  pas  tardé  à  acquérir  la  conviction  que  nous 
n'étions  ni  Russes  ni  Anglais,  grâce  à  notre  gaieté, 
chose  nouvelle  pour  eux...  A  force  de  gaieté  nous 
avons  gagné  des  sympathies.  Les  gens  vous  savent 
toujours  gré  de  ce  qu'on  les  désennuie,  et  les 
Afghans  avouaient  n'avoir  jamais  tant  ri.  »  Cette 
gaieté  imperturbable,  elle  respire  dans  toutes  les 
pages  du  livre;  au  milieu  de  misères  inouïes,  les 
ois  amis  ont  traversé  déserts  et  montagnes  en 
pprenant  aux  échos  la  chanson  de  France;  elle  a 
utenu  le  moral  de  ces  hommes,  elle  a  imposé 
eur  domination  aux  barbares  stupéfaits. 

M.  Bonvalot  a  sa  philosophie  de  l'homme;  j'en 
ramasse  çà  et  là  les  axiomes  épars.  Elle  est  moins 
complexe  que  la  platonicienne  ou  la  hégélienne. 
Pour  cet  agissant,  l'homme  ne  compte  qu'en  tant 


64  REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

qu'instrument  d'action,  comme  le  fusil  et  la  selle. 
Tant  vaut  le  muscle,  tant  vaut  le  paroissien;  et  le 
bon  muscle  fait  le  cœur  gai.  Il  faut  tenir  cet  in- 
strument en  état,  le  préserver  comme  le  reste  du 
fourniment  des  influences  atmosphériques,  qui 
règlent  son  humeur,  augmentent  ou  diminuent  sa 
valeur  active.  —  «  Nous  attendons  le  soleil,  qui 
rendra  souples  les  cordes  et  les  membres  des 
hommes.  »  Et  ailleurs  :  «  J'éprouve  une  sensation 
de  détente,  je  mollis  comme  une  amarre  au  soleil. 
Tout  ici  me  semble  très  bien.  A  mes  pieds,  de 
l'herbe  à  profusion  pour  les  bêtes  et  du  lait  caillé 
en  perspective;  de  l'eau  fraîche,  pas  salée;  la 
forteresse  tombe  en  ruines  :  plus  de  guerres,  par 
conséquent,  et  le  bonheur  du  genre  humain 
ensuite;  il  fait  très  bon  vivre.  »  Sur  toutes  choses, 
il  faut  bien  nourrir  cet  instrument,  puisqu'il 
mange.  —  «  Le  succès  de  l'expédition  dépend 
essentiellement  de  l'état  des  estomacs...  Les  vivres 
sont  l'affaire  capitale;  c'est,  au  commencement  de 
l'œuvre,  l'enthousiasme  qui  persiste;  à  la  fin,  le 
moral  abattu  relevé  par  la  digestion...  Les  idéa- 
listes m'accuseront  d'ériger  un  autel  à  l'estomac  : 
j'en  érige  un  à  la  source  de  l'action.  » 

J'ai  parlé  de  poésie.  Nulle  part  elle  n'est  solli- 
citée par  l'écrivain,  mise  en  relief  par  l'artifice  des 
mots;  elle  gît  dans  la  simple  indication  des  spec- 
tacles incomparables  qu'il  voit,  dans  la  dispropor- 


LES   FRANÇAIS   AU   PAMIR  65 

tion  tragique  entre  ses  efforts  et  la  nature  déme- 
surée qu'il  doit  vaincre.  Chaque  soir,  en  fermant 
sa  tente,  il  nous  montre  d'un  geste  rapide  le  ciel 
illimité  sur  le  Pamir,  les  étoiles  plus  ardentes, 
plus  proches,  dans  l'air  rare  et  glacé;  au-dessous, 
sur  l'océan  de  neige  vierge,  ce  petit  feu  de  fiente, 
ces  misérables  insectes  qui  ont  l'audace  de  remuer 
et  de  parler,  dans  ce  quartier  de  l'univers  voué 
au  silence  et  à  la  solitude,  superposé  aux  autres 
comme  la  flèche  du  temple;  quartier  par  où  notre 
globe  semble  avoir  commencé  de  mourir.  La  poé- 
sie, elle  est  encore  dans  les  réponses  laconiques 
du  Kirghiz  qu'on  rencontre,  dans  chaque  mot 
tombé  de  ces  lèvres  antiques.  —  J'en  trouve  même 
un  échantillon  d'autre  sorte;  mais  M.  Bonvalot, 
étant  accoutumé  à  la  véritable,  n'a  peut-être  pas 
savouré  toute  la  douceur  de  celle-ci.  Dans  le  palais 
du  gouverneur,  à  Recht,  il  relève  une  inscription 
mélancolique,  crayonnée  sur  un  mur  : 

Moi,  pouvre  Abdullah  Khan  que  je  suis, 
Tombé  ici  malouréjement, 
Suis  élève  du  governement... 
Sortons  de  cette  pays. 

Savez-vous  bien  que,  si  cette  «  prose  rimée  »  était 
signée  de  M.  Jules  Laforgue  ou  d'un  de  ses 
émules,  nous  la  proclamerions  délicieusement 
déliquescente,   infiniment   suggestive,  très  bleu- 

6. 


66  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

pâle?  Par  malheur,  elle  est  d'un  major  persan  qui 
avait  recueilli  dans  ses  pérégrinations  quelques 
bribes  de  français.  Ceci  tendrait  à  prouver  ce  dont 
nous  nous  doutions  bien  un  peu,  à  savoir  que  la 
décadence  finale  d'une  langue  ressemble  fort  à  ses 
premiers  balbutiements,  dans  la  bouche  d'un  bar- 
bare ignorant.  Quand  Musset  apostrophait  les 
nègres  de  Saint-Domingue,  il  ne  savait  pas,  ce 
bourgeois,  qu'un  jour  viendrait  où  le  vrai  poète 
français,  le  poète  de  la  jeunesse,  ce  ne  serait  plus 
lui;  ce  serait  un  de  ces  dépiqueurs  de  cannes  à 
sucre,  qui  rythment  des  substantifs  vagues  sur 
l'air  de  la  bamboula. 

Je  me  suis  laissé  dire  que  le  monde  savant  fai- 
sait quelques  réserves  sur  la  mission  de  M.  Bon- 
valot;  on  se  demandait  si  les  résultats  scientifi- 
ques étaient  en  proportion  des  périls  affrontés. 
Hélas!  je  me  plaindrais  plutôt  que  la  science  ait 
fait  de  trop  bonne  besogne  sur  les  pas  de  l'explo- 
rateur. On  supposait  jusqu'ici,  et  cette  opinion 
trouvait  crédit  en  très  bon  lieu,  qu'il  devait  y 
avoir  dans  les  replis  du  Pamir  des  débris  d'an- 
ciennes races,  perpétuant  le  sang  et  les  dialectes 
des  aînés  de  la  famille  humaine,  des  plus  vieux 
Aryas.  On  espérait  découvrir  là  les  cheveux 
blonds,  les  yeux  bleus,  le  type  aimable  de  l'Eve 
originelle  et  le  Verbe  générateur  de  tous  les 
autres.  M.  Bonvalot  a  sabré  ces  suppositions.  Il  a 


LES  FRANÇAIS  AU  PAMIR  67 

suivi  la  limite  idéale  qui  sépare  la  Chine  du 
Wakhan  et  du  Kafiristan  ;  entre  ces  derniers  Ira- 
niens et  les  Chinois,  il  n'a  rencontré  que  des 
Kirghiz  nomades,  les  plus  hideux  de  nos  frères, 
si  l'on  en  juge  par  les  croquis  de  M.  Pépin.  Et 
voilà  comment  un  homme,  en  réalisant  son  propre 
rêve,  fait  s'écrouler  les  rêves  d'autrui. 

Les  voyageurs  n'ont  pas  rapporté  des  collec- 
tions méthodiques,  des  herbiers  très  fournis.  Ils 
ont  traversé  la  crête  asiatique  sur  un  champ  de 
neige,  en  plein  hiver,  afin  de  pouvoir  franchir  les 
fleuves  glacés,  qui  leur  eussent  opposé  une  bar- 
rière insurmontable  en  toute  autre  saison.  Dans 
ces  conditions,  la  cueillette  du  naturaliste  devait 
être  maigre  ;  les  observations  mathématiques 
étaient  restreintes,  avec  une  ophtalmie  chronique, 
par  des  froids  qui  solidifiaient  le  mercure  et 
gelaient  les  couleurs  sous  la  main  de  l'aquarelliste. 
Qu'importe  !  Ils  ont  ouvert  la  route.  D'autres  vien- 
dront après  ces  pionniers  et  récolteront  une  plus 
ample  moisson.  Ils  ont  passé,  c'était  le  principal  ; 
et  quelque  chose  a  passé  avec  eux.  Partout  on  les 
interrogeait  :  Qui  êtes-vous?  des  «  Orousses  »  ou 
des  «  Inglis  »?  Ces  peuplades  séparées  du  monde 
ne  connaissent  de  l'Europe  que  les  deux  grands 
empires  qui  se  défient  par-dessus  leurs  têtes.  Les 
voyageurs  répondaient  :  Nous  sommes  des  Faran- 
guiz.  On  sait  maintenant,  de  Yarkand  au  Tchitral, 


68  REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

parmi  ces  gens  simples  qui  concluent  du  particu- 
lier au  général,  ce  que  ce  mot  nouveau  signifie. 
Les  Faranguiz,  —  les  Français,  —  ce  sont  les 
hommes  qui  passent  ainsi,  inébranlables,  invin- 
cibles, applaudis  par  les  Russes,  qui  les  regar- 
daient partir  en  hochant  la  tête,  par  les  Anglais, 
qui  les  entendaient  venir  avec  incrédulité.  Ceux 
qui  connaissent  par  expérience  combien  est  rapide 
la  transmission  de  chaque  nouvelle,  en  pays 
d'Orient,  combien  est  tenace  chaque  notion  qu'on 
introduit  dans  le  cerveau  peu  meublé  de  l'Orien- 
tal, ceux-là  estimeront  que  la  mission  reçue  de  la 
France  a  été  bien  remplie  par  ces  missionnaires. 
La  patrie  ne  doit  leur  marchander  ni  l'éloge  ni 
les  récompenses.  Certains  services  changent  de 
prix  suivant  les  phases  que  traverse  une  nation. 
Aux  époques  de  vitalité  intense,  quand  la  race 
subit  une  poussée  de  sève  physique,  parfois  trop 
brutale,  il  faut  honorer  par-dessus  tout  le  scribe, 
le  moine  penché  sur  son  livre,  tous  ceux  qui 
entretiennent  patiemment  la  flamme  obscurcie  de 
la  pensée.  A  notre  époque  d'anémie  et  de  contem- 
plation intérieure,  quand  la  fonction  cérébrale  est 
évidemment  en  excès,  on  ne  risque  rien  d'encou- 
rager l'action  pure.  Aussi  bien,  nous  avons  peut- 
être  des  jours  noirs  devant  nous.  Quand  ils  se 
lèveront,  le  génie  le  plus  nécessaire,  ce  sera  celui 
des   hommes  qui  auront  trempé  leurs  âmes  et 


LES  FRANÇAIS  AU   PAMIR  69 

leurs  corps  à  de  si  dures  épreuves.  On  les  recher- 
chera comme  des  pierres  précieuses,  celles  qu'on 
enchâsse  à  la  poignée  de  l'épée. 

En  attendant,  faisons  lire  leur  livre  à  nos 
enfants.  Qu'ils  y  puisent  le  goût  de  l'action, 
l'amour  de  l'entreprise,  et  cette  passion  de  la  pla- 
nète qui  dilatera  leur  intelligence  ;  s'ils  ne  devaient 
pas  la  ressentir,  s'ils  n'éprouvaient  pas  le  besoin 
de  parcourir  le  monde,  ce  monde  agrandi  par 
d'incessantes  découvertes  et  tout  ramassé  sous  la 
main  de  l'homme  par  d'incessants  progrès,  qui 
donc  continuerait  toujours  plus  loin  la  vieille 
mission  des  «  Faranguiz  »?  En  dehors  même  de 
toute  considération  scientifique  ou  patriotique , 
montrons-leur  dans  le  récit  du  voyageur  ce  qu'ils 
doivent  admirer  et  ambitionner  avant  tout  :  la 
vertu  royale  par  excellence,  l'énergie  cultivée  pour 
elle-même,  grandissant  avec  l'obstacle,  trouvant 
sa  volupté  dans  la  détresse,  affirmant  la  maîtrise 
possible  de  l'homme  sur  toute  chose  que  son  cœur 
a  désirée.  Nulle  part  ils  ne  verront  cette  leçon  plus 
vivante,  plus  gaie,  plus  séduisante,  que  dans  le 
brave  livre  de  ces  braves  gens. 

Décembre  1888. 


L'EMPIRE  DES  TSARS 
ET  LES  RUSSES 


ANATOLE  LEROY-BEAULIEU 

M.  A.  Leroy-Beaulieu  vient  de  nous  donner  le 
troisième  volume  de  son  grand  ouvrage  sur  la 
Russie.  J'ai  hâte  de  m'acquitter  d'un  devoir 
commun  à  tous  ceux  qui  travaillent  ce  champ,  en 
remerciant  celui  qui  fut  notre  précurseur  et  qui 
reste  notre  guide.  Avant  d'examiner  l'œuvre  en 
elle-même,  il  est  juste  de  rappeler  ce  qui  fit  la 
singularité  et  la  difficulté  de  l'entreprise,  à 
l'heure  où  elle  fut  tentée  ;  on  verra  mieux 
ensuite  quel  service  elle  a  rendu  à  notre  pays. 

I 

En  4872,  le  1er  ou  le  15  du  mois,  M.  François 
Buloz  eut  une  de  ces  inspirations  de  génie  qui  lui 


l'empire  des  tsars  et  les  russes  71 

venaient  fréquemment,  depuis  quarante  ans, 
quand  il  regardait  le  vaste  monde  à  travers  le 
numéro.  Il  s'avisa  qu'il  y  avait  une  grosse, 
une  très  grosse  Russie,  qui  n'existait  point 
encore,  puisqu'elle  ne  payait  pas  tribut  à  la 
Revue;  il  comprit  qu'elle  allait  devenir  «  ac- 
tuelle » ,  et  qu'il  fallait  Y  exprimer  dans  son 
Recueil.  Ce  qui  le  conduisit  à  chercher  le  tra- 
vailleur capable  d'avaler  et  de  digérer  un  pareil 
morceau.  M.  A.  Leroy-Beaulieu  s'offrit;  il  partit 
à  la  découverte,  résolu  à  rapporter  l'encyclo- 
pédie demandée. 

Partout  ailleurs,  l'homme  qui  entreprend  une 
tâche  semblable  n'a  qu'à  consulter  les  travaux  de 
ses  devanciers  et  à  les  mettre  au  point;  pour  être 
neuf,  il  lui  suffit  d'y  ajouter  ses  propres  observa- 
tions et  des  idées  personnelles,  quand  il  en  a;  il 
ne  lui  reste  qu'à  se  pourvoir  d'un  système,  pour 
être  éminent.  Sur  le  terrain  qu'il  explorait, 
M.  Leroy-Beaulieu  n'avait  pas  de  devanciers  et 
presque  point  de  documents;  ou,  pis  encore,  il 
n'avait  que  des  documents  erronés  en  France, 
tronqués  par  la  censure  en  Russie.  A  Paris,  les 
libraires  durent  lui  offrir  tout  ce  qu'ils  m'offrirent 
quatre  ans  plus  tard,  en  1876,  quand  je  voulus 
me  renseigner  par  quelques  lectures  sur  le  pays 
où  le  sort  m'appelait.  C'était  :  YHistoire  de  Russie, 
de  Lamartine,  un  pensum  de  cette  illustre  et  mal- 


72  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

heureuse  vieillesse  *;  les  joyeuses  Impressions  de 
voyage  d'Alexandre  Dumas;  le  livre  de  Custine, 
ce  réservoir  intarissable  où  les  Russes  puisent 
leurs  plaisanteries  classiques  contre  la  légèreté 
française.  —  Mais  là-bas,  à  Saint-Pétersbourg  et 
à  Moscou,  le  voyageur  allait  trouver  sans  doute, 
dans  les  publications  nationales,  toutes  les  lu- 
mières désirables? 

Voici  ce  qu'on  trouvait  :  deux  Traités  alle- 
mands, ceux  de  Schnitzler  et  de  Haxthausen,  hon- 
nêtes compilations  germaniques,  bourrées  de  sta- 
tistiques déjà  anciennes;  trois  volumes  français 
de  Nicolas  Tourguénef,  la  Russie  et  les  Russes, 
œuvre  de  rancune  politique,  imprimée  à  Paris  et 
introduite  sous  le  manleau  par  les  amis  de  l'in- 
surgé de  décembre.  Car  la  Russie  a  aussi  des 
insurgés  de  décembre;  seulement  ils  datent  de 
4825.  De  publications  nationales,  il  n'en  existait 
pas  ;  j'entends  d'étude  complète  et  objective, 
comme  ils  disent,  sur  l'état  social,  politique,  reli- 
gieux de  l'empire.  Sous  le  règne  de  Nicolas,  l'idée 
folle  d'une  pareille  étude  ne  fût  venue  à  personne. 


1.  L'excellente  Histoire  de  Russie  de  M.  Rambaud  ne  fut 
publiée  qu'en  1818.  —  La  littérature  russe  avait  seule  été 
l'objet  d'études  sérieuses;  il  n'était  plus  permis  de  l'ignorer 
après  les  travaux  de  Mérimée  et  de  M.  X.  Marmier;  mais  ces 
études  ne  se  rattachaient  pas  à  l'ensemble  de  questions  que 
M.  Leroy-Beaulieu  se  proposait  de  traiter  et  sur  lesquelles 
notre  information  était  nulle. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes  73 

Depuis  la  détente  d'Alexandre  II,  dans  les  limites 
tolérées  par  la  censure,  d'innombrables  matériaux 
avaient  été  déversés  pêle-mêle  en  des  articles  de 
revues  et  de  journaux.  Mais  ils  n'étaient  réunis 
nulle  part;  faute  d'une  bibliographie,  il  fallait 
chercher  à  tâtons  dans  les  périodiques  tout  ce  qui 
avait  trait  à  un  sujet  déterminé.  Je  ne  sais  si 
M.  Leroy-Beaulieu  a  usé  de  la  méthode  de  travail 
qui  me  fut  conseillée  comme  la  plus  pratique.  On 
se  faisait  présenter  à  M.  Méjof  ;  ce  savant  homme 
possédait  une  prodigieuse  mémoire  et  un  vaste 
galetas;  dans  le  galetas,  il  y  avait  des  ficelles 
tendues  d'un  mur  à  l'autre;  à  ces  ficelles  pen- 
daient quelques  milliers  de  fiches;  chacune  se 
référait  à  un  sujet  ou  à  un  auteur.  Avec  un  peu 
de  bonheur,  on  trouvait  là  des  indications  qui 
mettaient  sur  la  voie  de  découvertes  précieuses, 
pourvu  qu'on  réussît  ensuite  à  se  procurer  le 
numéro  de  journal  visé  par  la  fiche  l. 

L'explorateur  ne  se  rebuta  pas.  A  l'exemple 
d'Hérodote,  le  doyen  et  le  modèle  des  encyclo- 
pédistes, il  parcourut  le  pays  en  interrogeant  les 
personnes  de  sens,  à  défaut  de  textes  imprimés. 
Il  revint  à  plusieurs  reprises  en  Russie.  Son 
enquête  se  poursuit  depuis  dix-sept  ans.  Membre 
à  membre,  l'organisme  colossal  et  embryonnaire 

1.  M.  Méjof  a  fait  paraître,  en  1882,  deux  forts  volumes  de 
fiches  pour  la  période  1863-1876. 

REGARDS    HISTOR.    ET    LITTÉR.  7 


74  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

a  passé  devant  l'objectif  de   la  Revue  des  Deux 
Mondes;    nous    en     avons    aujourd'hui    l'image 
totale  dans  une  véritable  Somme  de  la  Russie  con- 
temporaine;   ouvrage  qui   serait    unique,    si   un 
Ecossais,   M.   Mackenzie-Wallace,    n'avait   eu   la 
même  idée  vers  le  même  temps.  Je  ne  veux  pas 
comparer  le  livre  anglais  et  le  livre  français;  ils 
se    complètent  l'un  l'autre  par  des   façons  très 
différentes  de  recevoir  et  de  rendre  les  mêmes 
impressions.  Après  avoir  lu  les  deux,  un  honnête 
homme    connaît  présentement   tout  ce  qu'igno- 
raient nos  pères,  tout  ce  qu'il  importe  de  savoir 
sur  le  grand  empire  du  Nord.  Le  répertoire  que 
M.  Leroy-Beaulieu  nous  a  donné,  pour  la  Russie, 
nous  ne   l'avons   pas   encore,  sous    cette  forme 
ramassée  et  commode,  pour   l'Allemagne,   pour 
l'Angleterre.  Les  Russes  ne  l'ont  pas  pour  leur 
propre  pays.  Quand  parut  la  première  série  de  ces 
études,  je  questionnai  sur  leur  valeur  un  homme 
d'État  réputé  pour  ses  lumières,  M.  le  comte  Va- 
louïef.  Il  me  répondit  :  «  Lorsque  nous  voulons 
nous  renseigner  sur  un  détail  de  notre  organisa- 
tion, il  nous  arrive  souvent  d'avoir  recours   à 
l'œuvre   de    M.   Leroy-Beaulieu,   en  toute    con- 
fiance. »  Vingt  autres  m'ont  fait,  depuis,  la  même 
réponse.  Durant   mes  séjours  dans  la  province 
russe,  j'ai  pu  contrôler  sur  place  quelques-unes 
des  assertions  de  l'écrivain;  je  regardais  autour 


l'empire  des  tsars  et  les  russes  75 

de  moi,  avec  la  malignité  satanique  qui  nous  fait 
chercher  à  surprendre  un  confrère  en  défaut  :  je 
n'ai  jamais  eu  cette  joie.  Toujours  la  déposition 
écrite  reflétait  exactement  la  réalité  vivante. 


II 


Le  premier  volume,  le  Pays  et  les  Habitants, 
est  consacré,  comme  il  convenait,  à  la  description 
de  la  scène  et  des  acteurs.  M.  Leroy-Beaulieu  y 
retrace  la  physionomie  de  cette  terre  invertébrée 
et  immaîtrisable;  il  en  montre  les  deux  figures  : 
la  morte  blanche  des  longs  hivers,  endormie  sous 
ses  neiges,  et  la  ressuscitée  d'un  moment,  encore 
pâle  et  triste,  humide  sous  les  forêts,  desséchée 
et  pourtant  féconde  dans  les  steppes.  Il  essaye 
de  démêler  les  origines  obscures  des  races;  il 
caractérise  celle  qui  a  absorbé  les  autres;  race 
uniforme  avec  de  légères  différences,  suivant  que 
les  hommes  naissent  au  Sud,  dans  les  blés;  au 
Nord,  dans  les  roseaux  et  sous  les  trembles.  II 
nous  fait  connaître  les  réactions  de  l'histoire  sur 
ces  hommes  et  comment  se  formèrent  les  classes 
sociales;  il  nous  explique  la  grande  crise  de 
l'émancipation,  le  paysan  tel  qu'il  on  est  sorti;  il 
étudie  avec  soin  la  seule  base  solide  de  l'énorme 


76  REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

pyramide  russe,  la  famille  paysanne  organisée 
dans  le  mîr.  On  achève  ce  premier  volume,  et 
déjà  les  préjugés  tombent  de  l'esprit  du  lecteur, 
comme  les  feuilles  mortes  quand  passe  un  libre 
coup  de  vent.  J'en  prends  un  au  hasard,  Terreur 
encore  si  répandue  qui  représente  la  Russie 
comme  une  mosaïque  de  nationalités  hétérogènes. 
M.  Leroy-Beaulieu  rétablit  la  vérité  :  l'empire 
slave  s'est  entouré  d'une  ceinture  à'ukraines,  de 
populations  conquises  et  non  assimilées  ;  mais, 
quand  même  on  lui  retrancherait  cet  appoint,  il 
resterait,  de  la  mer  Glaciale  à  la  mer  Noire,  un 
État  plus  compact  et  plus  indivisible  que  tous  ses 
voisins  d'Europe.  L'auteur  le  dit  avec  raison  : 
«  Ce  n'est  point  à  la  Turquie  ou  à  l'Autriche, 
c'est  plutôt  à  la  France  qu'il  ressemble  pour 
l'unité  nationale.  » 

Dans  le  tome  second,  les  Institutions,  l'observa- 
teur démonte  le  mécanisme  politique,  adminis- 
tratif et  judiciaire.  Ce  n'était  pas  une  petite 
besogne,  faire  une  exposition  nette  et  ordonnée 
du  chaos.  Comme  on  avait  droit  de  l'attendre,  une 
large  part  est  accordée  dans  ce  livre  à  l'étude  du 
phénomène  appelé  nihilisme.  Il  est  impossible 
d'en  marquer  les  causes  avec  plus  de  discerne- 
ment. Dirai-je  que  M.  Leroy-Beaulieu  en  a  saisi 
toutes  les  causes?  Qui  les  saisira  toutes?  Ici 
encore,  il  fait  justice  de  beaucoup  de  sottises  très 


Il 


l'empire  des  tsars  et  les  russes  77 

ccréditées;  il  dissipe  le  fantôme  romanesque 
d'une  société  secrète  aux  vastes  ramifications, 
aux  puissants  moyens  d'action,  dans  un  peuple  en 
rébellion  ouverte  ou  sourde.  Il  constate  ce  dont 

n  ne  peut  douter  quand  on  a  suivi  les  grands 
procès  d'il  y  a  dix  ans  :  les  nihilistes  n'étaient 
qu'une  poignée  d'hommes,  insignifiante  par  le 
nombre  et  par  les  ressources  dont  elle  disposait, 
redoutable  par  l'audace  dans  le  sacrifice  de  soi- 
même^  par  la  transposition  à  un  idéal  politique 
de  la  foi  absolue  qui  fait  vaincre  les  martyrs. 
Avec  une  sagacité  où  se  décèle  l'historien  de  race, 
l'écrivain  affirme  qu'ils  ont  tenu  tant  de  place  et 
gagné  de  si  terribles  gageures,  précisément  parce 
qu'ils  étaient  très  peu  nombreux.  Regardons  la 
nature;  ses  lois  invariables  s'appliquent  aux  so- 
ciétés humaines  comme  aux  moindres  corpus- 
cules. Pour  désorganiser  un  monde,  il  suffit  de 
quelques  microbes,  pourvu  qu'ils  rencontrent  un 
bon  bouillon  de  culture.  En  Russie,  le  bouillon 
était  excellent. 

Ce  deuxième  livre  nous  donnait  l'anatomie  du 
squelette  :  le  troisième  y  met  Fâme,  la  Religion. 
En  commençant,  l'auteur  s'excuse  presque  de 
publier  un  volume  d'environ  sept  cents  pages 
sur  les  choses  religieuses.  La  précaution  est 
superflue.  Avec  les  meilleurs  esprits  de  ce  temps, 
M.  Leroy-Beaulieu  pense  qu'aujourd'hui,  comme 

7. 


78  REGARDS   HISTORIQUES    ET   LITTÉRAIRES 

toujours  et  plus  que  jamais,  en  Occident  comme 
en  Orient,  sous  le  fatras  d'intérêts  où  les  vues 
infirmes  n'aperçoivent  que  des  questions  politi- 
ques, il  n'y  a  qu'une  question  fondamentale,  la 
question  religieuse.  On  peut  encore  contester  chez 
nous  sur  une  évidence  voilée;  mais  tout  le  monde 
est  d'accord  pour  la  Russie.  La  religion,  au  sens 
originel  du  mot,  y  demeure  le  lien  de  l'Etat,  la 
raison  de  sa  grandeur,  la  préoccupation  pre- 
mière des  consciences  individuelles,  soit  qu'elles 
acceptent  l'antique  tradition,  soit  qu'elles  cher- 
chent à  la  transformer.  Je  ne  puis  assez  admirer 
l'ampleur  d'informations,  la  sûreté  de  regard,  la 
pondération  de  jugement  avec  lesquelles  M.  Leroy- 
Beaulieu  traite  ces  problèmes  délicats  :  les  ori- 
gines de  l'Église  gréco-russe,  les  besoins  qui  la 
travaillent,  l'état  des  âmes  qu'elle  gouverne, 
gagne  ou  perd,  l'importance  exacte  et  les  variétés 
infinies  du  raskol,  soit  dans  l'ancien  schisme  des 
vieux  croyants,  soit  dans  les  nouvelles  sectes 
rationalistes.  Je  ne  tenterai  pas  de  résumer  en 
quelques  lignes  un  pareil  travail,  encore  moins 
de  le  discuter.  D'ailleurs,  la  matière  me  manque 
pour  discuter. 

J'en  cherche  pourtant  l'occasion  de  bonne  foi; 
je  ne  voudrais  pas  que  mon  éloge  parût  banal  à 
force  d'être  continu;  mais  je  ne  trouve  pas.  Les 
critiques  russes,  acharnés  à  dénicher  les  vétilles, 


l'empire  des  tsars  et  les  russes  79 

reprendront  M.  Leroy-Beaulieu  sur  quelques 
lapsus  minuscules,  à  propos  d'un  mot,  d'un  nom, 
d'une  date.  On  ne  me  pardonnerait  pas  ces  chi- 
canes puériles  et  injustes,  devant  un  monument 
de  cette  importance.  Il  y  a  bien  un  point  sur 
lequel  une  petite  querelle  nous  divise;  il  est  relatif 
aux  origines  premières  du  peuple  russe.  M.  Leroy- 
Beaulieu  estime  que  l'élément  finnois  est  prépon- 
dérant dans  la  race;  j'imagine  que  le  sang  aryen 
est  en  plus  grande  proportion,  et  que  l'ineffable 
Bouddha  a  l'un  de  ses  yeux  indulgents  tournés  de 
ce  côté.  Mais,  si  j'insistais,  les  gens  sensés  nous 
mettraient  d'accord  en  nous  disant  que  nous  ne 
savons  rien  ni  l'un  ni  l'autre  de  l'énigme  la  plus 
embrouillée  qui  soit  au  monde;  et  ces  gens-là 
auraient  raison.  Je  cherche  mieux,  et  toujours 
en  vain.  Partout,  je  le  répète,  les  faits  me  sont 
apparus  tels  que  cet  observateur  les  avait  vus; 
partout  la  réflexion  et  l'étude  m'ont  conduit  aux 
conclusions  que  je  retrouve  dans  ces  volumes, 
quand  il  s'agit  d'assigner  aux  faits  leurs  causes. 
Ce  témoignage  n'a  que  sa  valeur  individuelle; 
mais  il  était  nécessaire  pour  faire  comprendre 
l'absence. de  toute  contradiction  dans  ce  compte 
rendu. 


80  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 


III 


Heureusement,  il  y  a  un  terrain  où  l'on  est 
sûr  de  ne  jamais  s'entendre,  celui  des  conjec- 
tures. Après  avoir  inventorié  la  Russie  passée, 
M.  Leroy-Beaulieu  avertit  la  Russie  future.  Ici, 
j'admire  son  courage,  et  ma  timidité  se  refuse  à 
le  suivre.  En  terminant  l'exposé  des  institutions 
politiques  et  de  leurs  lacunes,  il  exhorte  le  peuple 
slave  à  se  rapprocher  du  grand  bercail  libéral. 
Certes,  l'auteur  connaît  trop  bien  le  pays  dont  il 
parle  pour  proposer  à  ses  amis  ce  qui  ne  serait 
qu'une  comédie  dangereuse  :  l'installation  chez 
eux  de  l'appareil  classique,  représentation  natio- 
nale, organisation  des  trois  pouvoirs  selon  la  for- 
mule, bref  tout  ce  que  l'Europe  envie...  à  l'An- 
gleterre, avec  les  accessoires,  les  acteurs  et  les 
comparses  obligés.  M.  Leroy-Beaulieu  refuse 
même  les  consultations  dans  cet  ordre  d'idées. 
«  Plusieurs  Russes,  dit-il,  m'ont  fait  l'honneur  de 
m'engager  à  leur  envoyer  un  projet  de  Constitu- 
tion. »  —  Oh!  les  dignes  frères,  que  je  les  recon- 
nais bien!  Ils  demandent  cet  article,  là  où  on  le 
tient,  comme  leurs  femmes  commandent  une  toi- 
lette à  M.  Worlh.  —  «  Je  m'en  suis  toujours  bien 
gardé  »,  ajoute  le  sage  écrivain. 


l'empire  des  tsars  et  les  russes 

Comme  il  le  dit  en  fort  bons  termes,  dans  un 
pays  aussi  différent  des  nôtres  qu'est  la  Russie, 
c'est  au  besoin  à  créer  l'organe,  et  l'organe  à  son 
tour  réagira  sur  la  fonction.  Oui,  mais  quel  sera 
cet  organe?  Au  conseil  d'entrer  «  dans  la  voie 
des  libertés  modernes  »,  des  Russes  du  premier 
mérite,  comme  Aksakof  et  Katkof,  répondaient 
qu'ils  possédaient  une  garantie  de  contrôle  effi- 
cace, la  correction  intermittente  de  l'autocratie 
par  un  procédé  assez  semblable  au  propliétisme 
hébreu.  Un  voyant  investi  de  la  confiance  popu- 
laire —  quelque  chose  comme  un  député  spontané 
avec  mandat  impératif  —  vient  à  Pétersbourg, 
généralement  de  Moscou,  et  rappelle  au  tsar, 
parfois  en  termes  fort  libres,  qu'il  ne  doit  pas 
méconnaître  le  vœu  du  peuple.  —  Mais,  si  le  tsar 
ne  cède  pas?  demandai-je  un  jour  aux  partisans 
de  ce  système.  —  Alors,  c'est  comme  chez  vous, 
lorsqu'il  y  a  conflit  sur  une  loi  entre  la  Chambre 
basse  et  le  Sénat  :  on  ne  sait  pas  bien  ce  qu'on 
doit  faire,  nulle  part.  Nous  sommes  encore  plus 
loin  du  catéchisme  libéral  avec  un  fonctionnaire, 
très  distingué,  qui  m'engageait  à  ne  pas  écarter 
a  priori  et  sans  un  instant  d'examen  la  théorie 
du  pouvoir  absolu  tempéré  par  l'assassinat.  Je 
veux  croire  qu'il  plaisantait,  mais  on  ne  sait 
jamais,  avec  eux.  Depuis  que  l'on  commence  à 
rire  des  recettes  consacrées  naguère  par  les  plus 


82  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

subtils  conducteurs  de  peuples,  nous  sommes  dans 
un  doute  affreux;  et  nous  ferions  peut-être  sage- 
ment de  ne  rire  d'aucune,  même  de  celles  qui  nous 
paraissent  d'abord  saugrenues.  Il  y  eut,  tout  le 
long  des  temps,  bien  des  façons  d'être  un  grand 
peuple,  et  de  trouver  la  vie  douce  sous  des  lois 
qui  contristaient  la  logique  rectiligne  du  voisin. 
De  même,  dans  ce  dernier  volume  où  il  traite 
de  la  Religion,  M.  Leroy-Beaulieu  constate  que 
les  cultes  dissidents  sont  limités  étroitement,  et 
quelquefois  très  durement,  dans  leur  sphère  d'ac- 
tion; il  conclut  par  un  éloquent  appel  à  la  liberté 
religieuse  pour  tous.  J'applaudis,  vous  le  pensez 
bien,  et  je  dis  comme  lui,  parce  que  j'ai  le  bonheur 
d'être  Français;  parce  que  je  ne  conçois  plus  les 
choses  de  la  conscience  autrement  que  dans  cette 
atmosphère  de  large  liberté,  où  un  prêtre  en  sur- 
plis a  droit  de  faire  le  tour  de  la  Madeleine  sous 
le  péristyle,  pourvu  qu'il  ne  franchisse  pas  la 
grille;  où  ce  prêtre  peut  porter  les  sacrements  à 
un  mourant,  pourvu  qu'il  se  cache  dans  une  voi- 
ture fermée.  —  Mais,  si  j'étais  Russe,  je  deman- 
derais à  M.  Leroy-Beaulieu  la  permission  de  réflé- 
chir un  moment.  La  Russie  est  un  islam,  dans 
l'acception  étymologique  du  mot;  c'est-à-dire  un 
peuple  en  mouvement  vers  un  but  où  son  Dieu 
national  le  guide,  une  race  qui  marche  à  la  con- 
quête de  l'Asie,  et  d'un  bon  bout   de  l'Europe, 


l'empire  des  tsars  et  les  russes 

avec  une  épée  emmanchée  à  la  croix  grecque. 
Ainsi  marchait  le  musulman,  en  sens  inverse,  avec 
son  yatagan  sommé  d'un  croissant.  Je  sais  que 
ce  rapprochement  afflige  les  Russes,  mais  je  n'y 
puis  rien;  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  fait  l'histoire, 
et  elle  crie  ces  choses-là.  D'ailleurs,  s'ils  préfè- 
rent une  autre  comparaison,  nous  avons  été  aussi 
un  islam,  —  et  nous  nous  en  faisons  gloire,  — 
quand  l'Occident  catholique,  à  l'époque  des  Croi- 
sades, accomplissait  le  service  européen  qu'il  a 
abandonné  depuis  quelques  siècles  à  l'Orient 
gréco-russe.  C'est  même  grâce  à  cette  parité  d'im- 
pulsion que  nous  avons  pu,  les  uns  après  les 
autres,  arrêter  d'abord,  refouler  ensuite  l'islam 
adverse  qui  menaçait  de  nous  engloutir.  Remar- 
quons, en  passant,  que  ce  jeu  de  forces  histori- 
ques est  d'une  belle  ordonnance,  et  qu'il  n'a  pas 
dû  être  combiné  par  le  premier  venu. 

Seulement,  je  crains  bien  que  ces  grandes  mis- 
sions nationales  n'aient  pour  condition  première 
l'exclusivisme  religieux,  chez  le  Calife,  chez  le 
roi  franc  de  la  Croisade,  et  chez  le  tsar  ortho- 
doxe. Quand  un  écrivain  de  nos  jours  reproche  à 
saint  Louis  son  peu  de  tolérance,  les  gens  qui 
font  leur  métier  de  l'histoire  sourient  volontiers; 
ils  regrettent  qu'on  n'ajoute  pas  à  ce  reproche 
celui  de  n'avoir  point  éclairé  Paris  au  gaz.  Cer- 
tainement, le  reproche  est  plus  plausible  quand 


84  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

on  l'adresse  au  tsar.  Pourtant,  s'il  a  très  fort  le 
sentiment  de  la  mission  historique...  Je  me  hâte 
d'affirmer  que  de  bons  esprits  devraient  renoncer 
à  la  mission  historique  et  se  pénétrer  des  droits 

de  la  conscience.  Cependant,  si  j'étais  Russe 

Mais  que  tout  cela  est  donc  épineux! 

C'est  beaucoup  plus  simple,  quand  on  se  per- 
suade que  nous  vivons  tous,  partout,  en  1889 
(calendrier  français),  et  qu'en  partant  d'ici  nous 
serons  dans  trois  jours  à  Moscou,  ce  qui  a  l'air 
vrai.  Mais  si  notre  synchronisme  était  tout  d'ap- 
parence? Faites  tourner  sous  le  pouce  une  map- 
pemonde; ce  ne  sont  pas  uniquement  des  paral- 
lèles du  méridien  qui  passent  sous  vos  yeux;  c'est 
aussi  la  longue  révolution  des  siècles  qui  se  fait 
sur  ce  pivot.  On  voit  de  grands  morceaux  de 
chacun  d'eux  oubliés  en  désordre  sur  tout  le 
pourtour  de  la  sphère.  Sans  nul  doute,  le  bon 
siècle,  le  siècle  juste,  est  celui  du  méridien  de 
Paris.  Mais  ils  sont  capables  de  se  faire  le  même 
compliment,  à  Pékin  où  le  temps  retarde,  à  Chi- 
cago où  il  avance. 

Voilà  des  spéculations  pénibles.  Je  ne  m'y 
engage  point  pour  plaire  aux  Russes;  on  ne  les 
contente  jamais.  M.  Leroy-Beaulieu  leur  suggère 
qu'il  serait  temps  de  penser  aux  libertés  modernes  ; 
des  voix  hautaines  lui  répondent  de  Moscou  : 
«    Vous    ne    pouvez    pas    comprendre    un   autre 


L  EMPIRE   DES  TSARS   ET  LES   RUSSES 

monde,  une  autre  civilisation,  qui  évoluent  sui- 
vant leurs  propres  lois,  à  égalité  de  droits  avec 
les  vôtres.  »  Je  me  dis  que  c'est  bien  possible, 
j'essaye  de  comprendre,  je  cherche  des  analogies 
à  des  moments  de  l'histoire  qui  ne  sont  pas  à 
dédaigner;  des  voix  fâchées  me  crient  de  Saint- 
Pétersbourg  :  «  Quelle  injure!  il  n'y  a  pas  plus 
modernes  que  nous,  plus  Parisiens  !  »  Ils  voudraient 
que  leur  montre  marquât  deux  heures  simul- 
tanées, celle  de  la  grandeur  nationale  et  celle  de  la 
mode  étrangère.  Enfin,  tout  cela  se  débrouillera. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  vrai  mérite  de  M.  Leroy- 
Beaulieu  est  d'avoir  donné  aux  discussions  un 
terrain  résistant,  en  nous  faisant  connaître  la 
Russie  actuelle  sous  toutes  ses  faces.  Quand  nos 
successeurs  jugeront  nos  misères,  ils  accorderont 
du  moins  que  depuis  quinze  ans  l'esprit  français 
a  subi  des  transformations  utiles  et  réalisé  des 
gains  incontestables,  par  son  application  à  l'étude 
des  choses  du  dehors;  ils  diront  certainement, 
comme  on  le  dit  à  Berlin,  à  Vienne,  à  Rome, 
partout  où  ce  livre  sert  de  manuel  aux  hommes 
que  la  Russie  préoccupe,  ils  diront  qu'il  faut  faire 
dans  le  mouvement  de  notre  génération  une  place 
hors  de  pair  à  Fauteur  de  cette  œuvre  capitale, 
V Empire  des  Tsars  et  les  Russes. 

Mai  1889. 


DANS  L'INDE 


ANDRÉ    CHEVRILLON 


M.  Chevrillon  nous  rapporte  de  l'Inde  un  livre 
rare,  et  qui  manquait  en  France.  Il  est  allé  puiser 
des  idées  dans  le  plus  profond  réservoir  d'idées  de 
l'humanité.  La  haute  science  l'avait  descellé  pour 
les  initiés,  avec  notre  grand  Burnouf;  mais  la 
prévention  publique  est  trop  forte  contre  les 
ouvrages  de  science;  à  peine  si  quelques  lecteurs 
fréquentent  ce  glorieux  génie  dans  son  sanctuaire 
fermé.  Le  livre  facile  et  vivant,  fait  sur  place,  où 
les  idées  prennent  corps  dans  l'observation  directe 
des  hommes  et  des  choses,  aucun  de  nos  voya- 
geurs n'avait  eu  pouvoir  ou  souci  de  l'écrire, 
depuis  les  lettres  de  Victor  Jacquemont;  et  elles 
sont   vieilles  d'un    demi-siècle,   antérieures   aux 


DANS  L'INDE 

travaux  de  Burnouf,  belles  d'une  très  belle 
pensée  1830,  qui  ne  nous  suffit  plus.  Depuis  lors, 
on  nous  a  donné  sur  l'Inde  de  riches  publications 
d'art,  d'aimables  récits  de  touristes,  tout  ce  que 
peuvent  collectionner  les  photographes;  disons 
les  paysagistes,  pour  ne  désobliger  personne. 
L'homme  ne  s'était  pas  trouvé  qui  va  devant  lui 
avec  la  petite  lanterne  où  s'éclairent  les  nouveaux 
mondes  intellectuels.  Quand  M.  James  Darmes- 
teter  partit  pour  Bombay,  il  y  a  quatre  ans,  nous 
attendions  ce  livre  de  sa  science  et  de  son  élo- 
quence; trop  scrupuleux  à  notre  gré,  M.  Darmes- 
teter  s'est  renfermé  dans  l'objet  de  sa  mission, 
il  ne  nous  a  fait  connaître  que  les  pays  afghans 
limitrophes  de  l'Inde.  M.  Ghevrillon  trouvait  la 
place  vide  :  il  s'y  est  installé  en  maître. 

Son  premier  ouvrage  dénote  une  préparation 
surprenante  chez  un  tout  jeune  homme  :  large 
culture  historique  et  philosophique,  connaissance 
minutieuse  et  approfondie  de  l'Angleterre,  et, 
par-dessous  ces  acquisitions  utiles,  le  don  inné 
de  l'écrivain,  une  énergie  de  vision  et  d'expression 
qui  met  ce  débutant  hors  de  pair.  On  a  peine  à 
décider  —  et  c'est  le  meilleur  éloge  qu'on  puisse 
faire  de  son  livre  —  si  M.  Chevrillon  est  plus 
poète  que  philosophe.  On  croit  avoir  saisi  sa 
faculté  dominante  dans  la  sensibilité,  quand  il 
regarde  les  aspects  pittoresques  et  rend  les  impres- 


88  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

sions  qu'il  en  reçoit;  on  balance,  on  croit  trouver 
cette  faculté  dans  l 'intelligence,  quand  il  scrute 
les  cerveaux  et  les  doctrines  qui  s'y  forment. 

Le  jeune  voyageur  a  subi  deux  empreintes  très 
reconnaissantes,  parfois  trop.  Descripteur  et  sen- 
sitif,  il  s'efforce  de  lutter  avec  M.  Pierre  Loti;  il 
s'est  assimilé  le  tour  et  l'éclat  de  son  modèle  de 
façon  à  faire  illusion;  par  exemple,  lorsqu'il  nous 
dépeint  les  forêts  de  Ceylan,  les  montagnes  de 
Darjeeling,  la  traversée  de  la  mer  Rouge.  Ses 
sensations  sur  la  «  nappe  de  verre  en  fusion  » 
sont  les  seules  que  je  puisse  contrôler  par  une 
expérience  personnelle;  elles  me  garantissent 
l'exactitude  des  autres.  On  y  est,  on  y  étouffe,  la 
morne  lumière  brûle  les  yeux,  à  lire  ces  pages 
étincelantes  et  accablées. 

Analyste  et  historien,  M.  Chevrillon  est  le  dis- 
ciple docile  de  M.  Taine;  jusqu'à  lui  prendre  ses 
coupes  de  phrase  pour  rendre  des  nuances  de 
pensée  identiques.  On  sent  que  cet  esprit  a  été 
coulé  dans  le  moule,  pétri  et  repétri  par  la  main 
tenace  du  maitre  fondeur  auquel  nous  devons 
tous  une  bonne  part  de  nos  formes  intellectuelles. 
Telle  feuille  de  ce  volume  semble  arrachée  du 
Voyage  aux  Pyrénées  ou  du  Voyage  en  Italie. 

C'est  l'inévitable  phase  de  reflets  que  l'on  ren- 
contre au  début  de  toutes  les  carrières  littéraires. 
Mais  ici  la  complexion  apparaît  si  robuste  et  si 


DANS  l'inde  89 

riche  qu'elle  permet  de  prédire  l'éclosion  d'une 
personnalité  distincte.  Puisque  M.  Chevrillon  est 
encore  à  l'époque  où  l'on  se  cherche,  à  l'heu- 
reuse époque  où  l'on  a  toujours  de  trop,  — 
sans  quoi  l'on  n'aurait  pas  assez,  —  je  le  supplie 
de  s'examiner  sur  les  sacrifices  nécessaires.  Il 
obtient  des  effets  intenses  par  le  procédé  actuel- 
lement en  honneur,  —  ce  qu'on  appelle  Vimpres- 
sionnisme,  par  la  répétition  acharnée  et  les  retou- 
ches successives  de  l'impression  dominante. 
Décrit-il  la  ville  de  Jeypore,  où  tout  lui  a  donné 
la  sensation  du  rose?  ce  mot  de  rose  revient  sous 
sa  plume  neuf  fois  en  onze  lignes.  Ainsi  pour 
la  plupart  de  ses  tableaux  :  il  y  accumule  les 
variations  sur  le  thème  principal  qui  l'a  frappé, 
il  le  cloue  dans  notre  imagination  par  le  retour 
d'un  qualificatif  de  couleur,  de  son  ou  de  mou- 
vement. 

Je  ne  relève  pas  ces  vétilles  pour  chercher  à 
notre  auteur  une  misérable  querelle  de  pédant  :  j'y 
vois  le  signe  d'une  transformation  radicale  dans 
la  façon  de  sentir  comme  dans  l'art  d'écrire.  Ce 
qui  était  pour  l'ancienne  rhétorique  négligence 
impardonnable  devient  chez  nos  écrivains  un  acte 
réfléchi  de  la  volonté  et  le  secret  même  de  leur 
art.  J'accorde  qu'ils  ont  trouvé  le  seul  procédé 
efficace  pour  communiquer  leur  vibration  person- 
nelle à  leurs  contemporains;  nos  épidermes  sont 


90  REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

si  blasés  qu'il  faut  les  gratter  longtemps,  jusqu'à 
les  écorcher,  pour  nous  faire  sentir  quelque 
chose.  N'importe;  je  persiste  à  croire  qu'il  est 
moins  méritoire  et  moins  sûr  de  gratter  long- 
temps que  de  bien  asséner  un  seul  coup.  Ce  qui 
peint  le  mieux,  ce  qui  reste,  c'est  l'image  brève, 
totale  en  un  seul  trait,  ramassée  dans  un  vers  de 
Virgile,  dans  une  phrase  de  Bossuet  ou  de  Cha- 
teaubriand. Il  y  a  courage  à  s'y  restreindre;  elle 
passe  inaperçue  de  la  foule  dans  le  brouhaha 
contemporain;  dix  ans,  vingt  ans  plus  tard,  elle  se 
relève  sur  l'horizon  déblayé,  par  derrière  les 
décombres  littéraires  qui  obstruaient  le  regard; 
on  la  voit  de  loin  et  de  partout,  elle  dure.  Durer! 
Voilà,  dira-t-on,  une  prétention  bien  archaïque  : 
le  tout  est  d'accaparer  la  vitrine  durant  les  quel- 
ques jours  de  vente.  Le  jeune  homme  qui  a  écrit 
Dans  l'Inde  s'est  enlevé  d'un  vol  trop  puissant 
pour  ne  point  prétendre  à  la  durée  ;  s'il  n'avait 
pas  cette  ambition,  je  me  serais  trompé  dans  ce 
que  j'ai  avancé  de  son  mérite. 


II 


Allons  droit  à  l'essentiel,  dans  ce  livre  touffu 
comme  le  sujet  qu'il  embrasse.  Tout  ce  que  le 
voyageur  a  vu  de  l'Inde  et  des  Hindous  se  résout 


DANS  L'INDE  91 

pour  lui  en  deux  sensations  obsédantes  :  le  grouil- 
lement de  la  vie,  l'éloignement  intellectuel  par 
rapport  à  nous.  Sur  ce  dernier  point,  je  ferai  plus 
loin  mes  réserves. 

La  terre  et  ses  produits,  les  hommes  et  leurs 
pensées,  les  trois  cent  trente  millions  de  dieux  et 
leurs  rites,  tout  écrase  notre  Européen  par  l'illi- 
mité, la  complexité,  la  luxuriance  de  l'Etre.  L'écri- 
vain trouve  à  chaque  page  de  nouvelles  ressources 
de  langage  pour  nous  dire  sa  surprise,  son  effroi, 
à  mesure  qu'il  enfonce  dans  cet  océan  de  vie.  Le 
meilleur  chapitre  de  son  livre  est  daté  de  Bénarès, 
où  l'Inde  s'est  révélée  à  lui  avec  sa  prodigalité 
créatrice  dans  l'ordre  matériel  et  dans  l'ordre 
mental. 

«  Pendant  quatre  heures  je  monte  et  je  redes- 
cends le  Gange.  Comment  décrire  cette  inépui- 
sable variété,  cet  ondoiement  des  formes  et  des 
attitudes?...  De  toute  cette  multitude  mouvante, 
priante,  chantante,  monte  une  rumeur  immense, 
un  bruissement  confus  d'humanité.  Partout,  au 
bord  de  la  grande  eau  indifférente,  c'est  la  même 
vie  qui  pullule,  le  même  flot  de  foule  qui  coule 
et  s'amasse...  Devant  le  vaste  Gange,  entre  les 
pyramides,  sous  les  colonnades  des  chapelles,  au 
pied  des  architectures  démesurées,  étranges 
comme  les  végétations  de  l'Inde,  comme  les  reli- 
gions de  l'Inde,  fourmille  la  vie  innombrable  de 


f)2  REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

l'Inde.  Pendant  un  instant  on  croit  retrouver  la 
sensation  accablante  qui,  répétée  sur  des  généra- 
tions, modifiant  la  structure  des  cerveaux  aryens, 
se  traduit  dans  leurs  poèmes  et  leurs  philoso- 
phies.  Derrière  les  êtres  particuliers  et  périssa- 
bles, on  aperçoit  une  force  qui  se  déploie  pour 
produire  toutes  les  choses  et  toutes  les  vies,  impé- 
rissable, éternellement  présente,  la  même  à  tra- 
vers les  millions  de  morts  et  de  naissances  qui  la 
manifestent  sans  la  diminuer.  C'est  cette  force 
qu'ils  adorent,  c'est  le  culte  de  cette  force  qui  fait 
le  fond  de  leur  religion...  Le  nombre,  le  nombre 
accumulé,  sans  ordre  et  sans  mesure,  voilà  le 
trait  que  l'on  retrouve  à  chaque  instant  ici...  Ils 
ne  se  sentent  pas  séparés  de  la  création,  mais 
frères  de  tous  les  vivants,  plongés  dans  la  nature, 
nés  d'elle  et  pourtant  opprimés,  étreints  par  sa 
grandeur  et  sa  multiplicité.  Regardez  ces  poèmes 
gigantesques,  ces  énumérations  sans  fin ,  ces 
entassements  prodigieux  de  chiffres,  ces  myriades 
<le  millions  de  siècles,  ces  métaphores  insensées, 
prolongées  au  delà  de  toute  attention,  par  lesquelles 
ils  tentent  de  figurer  l'immensité  de  l'univers, 
l'infini  de  l'espace  et  du  temps,  et  vous  reconnaî- 
trez qu'ils  ont  eu,  poussée  jusqu'au  vertige,  la 
sensation  de  l'illimité...  » 

On  conçoit  qu'il  y  ait  des  différences  entre  le 
mécanisme  mental  de  ce  peuple  et  le  nôtre;  per- 


I 

u 

d 


* 


DANS  l'inde  93 

sonne    ne    les    avait    comprises    et    démontrées 
comme  M.  Chevrillon. 

«  Leur  âme  est  un  composé  d'espèce  mysté- 
rieuse, situé  non  pas  seulement  au  delà,  mais  au 
dehors  de  ce  que  nous  pouvons  imaginer...  Des- 
cartes a  dit  :  «  Je  pense,  donc  je  suis.  »  Volon- 

iers  le  Bouddha  aurait  dit  :  «  Je  pense,  donc  je 

e  suis  pas.  »  Car  qu'est-ce  que  la  pensée,  sinon 
une  série  de  changements,  une  suite  d'événements 
différents?...  Toutes  nos  habitudes  d'esprit  sont 

enversées.  Imaginez  que  vous  débarquez  dans  un 
pays  où  les  hommes  marcheraient  sur  la  tête. 
Cette  race  pense,  sent,  vit  d'une  façon  contraire  à 
la  nôtre,  et  la  première  idée,  quand  on  arrive  à 
Bénarès,  c'est  que  le  délire  y  est  normal.  » 

Cet  étonnement  n'avait  jamais  été  si  fortement 
exprimé,  mais  il  n'est  pas  nouveau  :  ce  qui  est 

lus  nouveau,  c'est  l'acceptation  par  laquelle  le 
penseur  européen  corrige  sa  première  impression. 
«  Quand  on  voit  un  homme  faire  des  gestes 
désordonnés,  tenir  des  discours  incohérents,  vivre 
à  rebours  des  autres,  on  dit  qu'il  extravague. 
Quand  on  s'est  promené  seul  au  milieu  d'un 
peuple  qui  se  conduit  ainsi,  il  faut  être  bien  fort 
et  bien  sûr  de  soi  pour  porter  un  tel  jugement. 
Si  quelqu'un  vit  en  dehors  des  règles,  c'est 
moi,  c'est  mon  compagnon  de  table  d'hôte.  A 
tout  le  moins,  on  sent  qu'il  n'y  a  pas  de  règle, 


94  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

on  reste  déconcerté,  on  a  perdu  l'instrument  de 
mesure  avec  lequel  on  évaluait  et  on  avait  vu 
évaluer  toute  chose.  On  éprouve  très  violemment 
que  nos  idées  et  nos  coutumes  européennes  ne 
sont  que  des  coutumes  et  des  idées  locales,  que 
notre  point  de  vue  n'est  que  différent  du  point 
de  vue  hindou,  qu'au  fond  l'un  et  l'autre  se  valent, 
et  que  toutes  les  façons  d'être  sont  légitimes  par 
cela  même  qu'elles  sont.  De  quel  droit  disais-je 
tout  à  l'heure  que  l'état  normal  chez  ce  peuple  est 
la  folie  ?  » 

Le  sentiment  d'une  autre  planète  dérobée  aux 
prises  de  notre  raisonnement,  tel  que  ce  livre 
nous  le  donne,  un  hasard  de  la  vie  me  l'avait 
déjà  procuré.  C'était  un  soir,  à  Pétersbourg,  dans 
un  salon  où  l'on  causait  philosophie.  La  discus- 
sion s'engagea  entre  un  jeune  pandit,  qui  complé- 
tait ses  études  à  l'Université  russe,  et  un  vieux 
diplomate  grec,  docteur  de  notre  Sorbonne.  Ce 
dernier  était  un  savant  homme,  lié  avec  tous  nos 
maîtres,  associé  à  leurs  travaux,  et  qui  a  laissé 
des  Traités.  Par  ses  origines  hellènes  et  par  son 
éducation  française,  il  personnifiait  à  souhait  l'es- 
prit gréco-latin  de  notre  Occident.  Echauffé  par 
la  dispute,  l'Athénien  poussait  à  l'Hindou  des 
syllogismes  irréprochables  devant  lesquels  nous 
aurions  tous  désarmé.  Le  pandit  ne  reculait  pas 
d'une   semelle;   tranquillement,   sincèrement,    il 


DANS   L'INDE 

répondait  :  «  Cette  argumentation  ne  fait  pas 
preuve  pour  moi.  »  Le  sorbonniste  avait  la  mine 
effarée  d'un  homme  qui  déchargerait  à  bout  por- 
tant ses  pistolets  sur  un  adversaire  enchanté,  sur 
un  corps  lluide  au  travers  duquel  les  balles  passe- 
raient sans  rien  léser.  Il  se  consola  probablement 
en  pensant  que  l'adversaire  était  de  mauvaise  foi  : 
c'est  la  conclusion  dernière  de  tout  bon  logicien. 
Quelques  auditeurs  russes,  gens  qui  trempent 
encore  par  leurs  plus  secrètes  racines  dans  l'es- 
prit hindou,  trahissaient  une  joie  sauvage  à  voir 
rater  nos  formules.  Suis-je  bien  certain  que  cette 
joie  condamnable  ne  m'a  pas  effleuré?  On  éprouve 
toujours  une  humble  impatience  devant  le  philo- 
sophe si  parfaitement  sur  de  sa  petite  vérité  par- 
ticulière, quand  il  ne  s'agit  pas  des  vérités  infail- 
libles, celles  que  nous  recevons  directement  de 
Dieu  par  la  conscience  morale  et  par  les  sciences 
mathématiques,  qui  rangent  tout  l'univers  sous 
leurs  lois. 

Regardons-y  de  près.  Nous  n'avons  point  affaire 
à  quelque  tribu  cafre,  en  retard  sur  nous  par  le 
développement  historique  et  cérébral.  Voilà  un 
peuple  considérable  entre  tous  dans  le  temps  et 
dans  l'espace.  Ses  enfants  occupent  une  grosse 
portion  du  globe;  plus  d'un  tiers  de  l'humanité 
vit  de  leur  civilisation,  de  leur  pensée,  de  leurs 
symboles.  Depuis  les  premiers  jours  dont  on  se 


96  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

souvienne  jusqu'aux  nôtres,  cette  race  a  cherché 
des  explications  du  monde,  elle  a  mis  en  circula- 
tion des  torrents  d'idées,  elle  a  créé  des  mythes 
où  sont  encloses  toutes  nos  théories  théologiques 
et  scientifiques  sur  la  nature  et  sur  l'homme.  Cinq 
cents  ans  avant  le  Christ,  elle  a  reçu  une  religion 
où  s'épanouissent  déjà  toute  la  beauté  et  toute  la 
bonté  du  christianisme,  moins  le  principe  de  lutte 
qui  fait  de  ce  dernier  un  agent  plus  complet  de 
vie  morale.  —  Parce  que  ses  conceptions  philo- 
sophiques, troubles  et  vastes,  diffèrent  des  nôtres, 
claires  et  resserrées,  qui  nous  autorise  à  taxer 
celles-là  d'infériorité  ou  de  folie?  Pascal,  lorsqu'il 
distingue  les  deux  sortes  d'esprits,  l'un  «  fort  et 
étroit  »,  l'autre  «  ample  et  faible  »,  l'un  «  qui  tire 
bien  les  conséquences  de  peu  de  principes  »,  l'au- 
tre «  qui  tire  bien  les  conséquences  des  choses 
où  il  y  a  beaucoup  de  principes  »,  —  Pascal  ne 
se  prononce  pas;  il  dit  :  «  Diverses  sortes  de  sens 
droit.  »  Dans  la  longue-vue  que  l'on  développe,  il 
y  a  un  point  de  vision  indiqué  par  l'expérience;  à 
ce  point,  l'objet  considéré  apparaît  suffisamment 
agrandi  sans  être  trop  trouble,  suffisamment  net 
sans  être  trop  rapetissé.  Qui  indiquera  ce  point  de 
vision  pour  l'optique  intellectuelle?  Chacun  dit  : 
C'est  le  mien.  Pas  d'accord  possible. 

Je  viens  de  relire,  dans  Y  Introduction  à  l'his- 
toire du  bouddhisme,  le  chapitre  où  Burnouf  traite 


DANS  l'inde  97 

de  la  métaphysique.  La  philosophie  des  Svâbhâ- 
vikas  me  paraît  tout  aussi  soutenable  et  non  moins 
puissante  que  celle  de  Spinoza.  En  quoi  leurs  pro- 
cédés de  raisonnement  sont-ils  moins  légitimes 
que  ceux  de  M.  Lerminier  ou  de  M.  Damiron? 
(Qu'on  ne  me  fasse  pas  dire  M.  Cousin  :  j'ai 
encore  le  respect  des  bustes.)  C'est  une  partie 
autrement  conduite,  au  noble  jeu  de  la  métaphy- 
sique. Nous  avons  sur  notre  échiquier  certaines 
pièces,  certaines  règles  pour  la  marche  de  ces 
pièces;  nous  acceptons  l'échec  et  mat  quand  la 
raison  a  joué  le  jeu  convenu.  On  peut  concevoir 
un  autre  échiquier,  d'autres  pièces,  d'autres  règles. 
Décréter  les  conceptions  hindoues  d'infériorité, 
cela  revient  à  l'affirmation  usuelle  :  les  gens  des 
antipodes  sont  sous  nos  pieds.  "Vérité,  sans  doute, 
mais  qui  se  retourne  contre  nous  pour  les  gens 
des  antipodes.  L'observateur  prudent  dira  :  la 
terre  est  ronde,  il  y  a  des  hommes  autour,  per- 
sonne n'est  dessous.  S'il  y  a  aujourd'hui  un  grand 
et  radical  changement  sur  ce  globe,  où  si  peu  de 
choses  changent,  c'est  qu'un  nombre  toujours 
croissant  d'observateurs  disent  ainsi  :  la  terre  est 
ronde,  il  y  a  des  hommes  autour,  —  et  rien  de  plus. 
Le  malheur  est  que  ces  observateurs  sont 
réservés  à  de  grandes  afflictions;  tant  qu'une 
masse  d'esprits  excellents  et  rudimentaires,  con- 
fondant deux  états  de  pensée  très  dissemblables, 


98  REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

tiendra  pour  une  même  chose  le  scepticisme  et  la 
notion  de  la  relativité  des  phénomènes  autour 
d'un  point  fixe. 


III 


Le  livre  de  M.  Chevrillon  ne  nous  donne  pas 
seulement  de  vives  clartés  sur  l'Inde;  il  ramène 
nos  réflexions  sur  notre  Europe. 

L'écrivain  nous  montre  le  génie  hindou  essen- 
tiellement naturaliste,  fuyant  et  multiforme,  pas- 
sivement ouvert  à  toutes  les  conceptions,  à  celles 
mêmes  qui  nous  semblent  s'exclure.  Il  nous  le 
montre,  vis-à-vis  de  la  roche  latine  et  anglo- 
saxonne,  comme  une  eau  sans  limites,  sans  fond, 
où  tout  pénètre,  qui  reflète  indifféremment  toutes 
les  images,  qui  s'écoule  perpétuellement.  Sa  ten- 
dance morale  et  doctrinale,  c'est  le  renoncement, 
l'évanouissement  dans  l'être  universel,  l'aspira- 
tion au  néant,  au  Nirvana.  Et,  pour  expliquer  la 
structure  de  ces  cerveaux,  notre  guide  a  recours 
à  la  nature  ambiante;  il  les  voit  tour  à  tour  dilatés 
et  comprimés,  excités  et  accablés  par  cette  nature 
trop  forte,  dont  les  terribles  énergies  annihilent 
l'homme.  L'Inde  monstrueuse  a  fait  à  son  image 
l'Hindou  qui  lui  demande  grâce. 


'     DANS  L'INDE 

Ils  voient  lo  monde  solide  chanceler  et  s'ef- 
fondrer dans  le  néant  calme  d'où  montent  éter- 
nellement les  apparences...  Plus  je  regarde  ce 
pays  et  ces  hommes,  plus  je  crois  comprendre 
cette  morale  et  cette  religion.  Le  point  de  départ 
est,  dans  l'homme,  la  fatigue,  l'accablement,  un 
immense  besoin  de  repos  et  de  quiétude,  en  face 
d'une  nature  disproportionnée,  violente  et  fluide, 
où  toutes  les  choses  visibles,  incessamment  renou- 
velées, sont  toujours  en  train  de  naître  et  de 
mourir.  Ce  que  disent  aujourd'hui  nos  grands 
penseurs  européens,  les  sages  bouddhistes  l'ensei- 
gnent depuis  vingt-trois  siècles.  » 

Rentrons  en  Europe,  chez  les  «  grands  pen- 
seurs ».  L'examen  attentif  de  l'esprit  contempo- 
rain nous  révèle  mille  symptômes  d'une  régres- 
sion lente  vers  le  génie  hindou.  Je  parlais  à 
l'instant  de  la  roche  latine  et  anglo-saxonne  :  c'était 
une  constatation  historique;  aujourd'hui,  cette 
roche  se  désagrège  par  en  haut,  elle  tend  à  revenir 
à  l'état  liquide.  Il  ne  s'agit  pas  ici,  bien  entendu, 
de  quelques  altitudes  littéraires,  de  quelques  dilet- 
tanti  qui  se  disent  ou  se  croient  bouddhistes.  Sous 
ces  plaisanteries,  on  discerne  des  courants  pro- 
fonds, sortis  d'Allemagne  depuis  un  demi-siècle 
avec  les  pensées  de  Hegel  et  de  Schopenhauer. 
Qu'est-ce  que  l'identité  des  contradictoires,  sinon 
le  dogme  fondamental  des  philosophies  hindoues? 


100  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

Ces  courants  ont  pénétré  par  infiltration  tous  les 
esprits  cultivés.  Je  viens  de  citer  à  dessein  l'un 
des  passages  où  notre  auteur  s'efforce  de  caracté- 
riser l'hindouisme  :  ce  sont  les  termes  usuels  des 
jugements  que  nous  portons  sur  nous-mêmes.  Il 
n'est  pas  un  écolier  de  lettres  qui  ne  les  emploie 
complaisamment  pour  définir  sa  psychologie  et  sa 
théorie  du  monde.  Interrogez  la  pensée  dans  les 
livres,  les  actions  dans  les  statistiques  :  beaucoup 
d'âmes  affinées  glissent  sur  la  pente  que  nous 
venons  de  mesurer  là-bas,  vers  le  pessimisme 
résigné,  l'accablement,  l'abdication  de  la  vie. 
Nous  avons  rejoint  et  dépassé  l'Hindou  pour  la 
compréhension  indifférente  de  toutes  les  idées,  de 
toutes  les  doctrines,  pour  la  facilité  à  les  caser 
côte  à  côte  dans  notre  entendement.  Quand  j'in- 
sistais tout  à  l'heure  sur  l'éloignement  intellec- 
tuel de  l'Inde,  c'était  par  rapport  à  l'esprit  tradi- 
tionnel de  l'Européen;  pour  son  esprit  actuel,  la 
distance  diminue  chaque  jour.  Le  livre  même  que 
j'étudie  en  témoigne;  ces  lignes  que  j'écris  en 
témoignent  peut-être.  On  peut  juger  son  temps, 
on  n'y  échappe  pas;  il  vous  façonne  et  vous  trans- 
forme, cependant  qu'on  le  juge.  Et  si  l'on  me  dit 
que  tout  ceci  est  banal,  que  je  ne  signale  rien 
que  tout  le  monde  ne  sache,  je  m'empare  de  cette 
critique  pour  ma  démonstration;  je  ne  veux  pas 
un  meilleur  indice  des  étapes  déjà  parcourues, 


DANS  L'INDE  101 

sur  cette  voie  de  régression  vers  l'Inde.  11  avait 
peut-être  raison,  le  prieur  du  couvent  de  Ceylan, 
quand  il  tenait  à  M.  Paul  Bourde  les  curieux 
propos  rapportés  par  ce  voyageur  :  «  Je  lis  vos 
écrivains,  je  vous  regarde  vivre,  et  je  vous  attends  : 
vous  nous  revenez  sûrement1.  » 

A  mêmes  effets  mêmes  causes.  —  Eh!  quoi,  la 
nature  aimable  et  modérée  de  la  Souabe  ou  de  la 
Beaucc  aurait-elle  changé?  Nous  ne  vivons  point 
sous  un  ciel  torride,  sous  une  lumière  implacable, 
dans  une  végétation  qui  nous  enivre  et  nous  op- 
prime de  sa  sève,  de  ses  parfums,  de  ses  miasmes, 
de  ses  magnificences  et  de  ses  fléaux!  Non  certes. 
Mais  à  la  nature  qui  avait  fait  nos  races,  nous 
avons  superposé  une  seconde  nature,  la  civili- 
sation, qui  les  défait  ou  les  refait,  comme  l'on 
voudra.  Et  cette  civilisation  a  tous  les  caractères 
excessifs  de  la  nature  hindoue. 

Qu'un  sage  de  Bénarès  traverse  Paris,  aux 
heures  où  le  volcan  est  en  pleine  fièvre;  qu'il 
observe  cette  intensité  de  plaisir  et  de  travail,  de 
luxe  et  de  misère,  le  bruit,  le  mouvement,  la  com- 
plication et  l'universalité   de  l'effort  vital;  il  en 


\.  Le  souci  de  l'exactitude  m'oblige  à  dire  que  M.  de  Bon- 
nières  conteste  la  réalité  et  la  possibilité  de  ces  propos,  dans 
ses  Notes  sur  l'Inde.  Selon  lui,  le  Sumangala  de  M.  Bourde  ne 
serait  pas  le  vrai  Sumangala,  le  sien.  On  en  montre  peut-être 
plusieurs.  Je  laisse  les  deux  voyageurs  s'accorder  sur  ce  cas 
difficile. 

9. 


102         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

recevra  l'impression  d'énormité  et  de  violence 
que  M.  Chevrillon  recevait  à  Bénarès.  Que  notre 
Hindou  monte  dans  l'un  de  ces  trains  qui  vont  le 
soir  vers  les  Flandres;  qu'il  écoute  et  regarde  ce 
pays  de  nuit  sans  sommeil,  cette  étendue  incen- 
diée par  les  lueurs  d'usines,  assourdie  par  le  sif- 
flement des  machines  et  les  coups  des  marteaux  ; 
qu'il  entende  monter  sous  terre  et  sur  terre  ce 
formidable  ahan  de  peine,  de  production,  de  lutte 
gigantesque  entre  la  créature  humaine  et  la 
matière  ;  le  voyageur  étranger  retrouvera  là  les 
sensations  écrasantes  que  le  nôtre  trouvait  dans 
la  forêt  de  Ceylan,  dans  la  jungle  des  plaines  gan- 
gétiques.  Qu'il  lise  seulement,  cet  homme,  une 
douzaine  de  journaux  pendant  quelques  jours;  en 
recevant  à  chaque  minute  cet  afflux  électrique  de 
faits  et  d'idées,  ce  torrent  de  menues  notions 
divergentes  qui  pulvérise  la  pensée,  qui  surexcite 
et  abat  l'attention,  il  aura  le  cauchemar  d'un  kaléi- 
doscope agité  par  un  fou,  ce  que  M.  Chevrillon 
éprouvait  devant  les  architectures,  les  rites,  les 
contorsions  des  peuples  brahmaniques.  —  On 
pourrait  poursuivre  cette  transposition  à  l'infini. 
Par  quelque  côté  que  l'on  reçoive  le  choc  de  noire 
civilisation,  on  le  sent  disproportionné  à  la  résis- 
tance moyenne  de  l'organisme  humain,  tout  pareil 
dans  ses  effets  à  la  pression  que  la  nature  hin- 
doue exerce  sur  ses  enfants.  Ainsi  s'explique,  par 


DANS  L'INDE  103 

des  causes  semblables,  sinon  identiques,  l'acca- 
blement qui  s'empare  de  l'homme  d'Europe  et  le 
rapproche  de  l'homme  de  l'Inde;  notre  seconde 
nature,  la  civilisation,  pesant  toujours  plus  lour- 
dement sur  les  générations  successives,  aidée 
peut-être  par  des  retours  d'atavisme,  incline 
insensiblement  nos  races  vers  les  modes  de  pensée 
que  les  conditions  du  sol  ont  déterminés  dans 
l'Inde. 

On  comprendra  que  j'aie  qualifié  de  rare  le 
livre  qui  soulève  tant  de  problèmes.  Rare  et 
inquiétant,  comme  ces  fleurs  trop  capiteuses  dont 
le  voyageur  a  respiré  les  parfums.  L'auteur  de 
Dans  Vlnde  est  représentatif  d'une  jeune  élite  qui 
déconcerte  toutes  nos  prévisions.  Ils  ont  déjà 
tout  compris  et  ne  se  sont  fixés  nulle  part;  ils 
sont  intelligents  à  faire  frémir;  et  je  prends  ce 
verbe  dans  son  acception  propre.  La  vie,  cette 
dure  besogne,  réclame-t-elle  tant  d'intelligence? 
Elle  réclame  avant  tout  une  soumission  bien  dif- 
ficile à  concilier  avec  cette  acuité  d'analyse.  On 
pense  involontairement  à  ces  lueurs  errantes  qui 
brillent  la  nuit  sur  les  cimetières;  c'est  du  phos- 
phore, brûlant  à  l'état  libre;  naguère  emprisonné 
dans  un  corps  vivant,  il  y  avait  sa  place  subor- 
donnée, sa  fonction  utile  dans  l'organisme;  le 
corps  s'est  dissous,  l'élément  subtil  reste  seul  et 
se  consume  sans  objet  :  flammes  folles,  désincar- 


104         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

nées,  délicieux  feu  d'artifice  tiré   sur  des   tom- 
beaux. 

Que  M.  Chevrillon  pardonne  cette  épouvante 
du  vieil  homme.  Il  se  vengera  en  souriant  de  mes 
contradictions.  N'ai-je  pas  dit  tout  d'abord  la 
jouissance  qu'on  goûte  à  le  lire,  à  s'instruire  avec 
lui?  Puisque  malgré  tout  nous  voulons  savoir  et 
comprendre,  jusqu'à  en  mourir. 

Octobre  1891. 


LES  HISTORIENS 

ALBERT   SOREL 

DUC   D'HARCOURT.   —    ERNEST    LAVISSE.   —  JAMES    BRYCE 

GUSTAVE   SCHLUMBERGER.  —  THÉODORE  REINACH 

ALBERT     VANDAL.     —     LE     PRINCE     DE     TALLEYRAND 


L'EUROPE 


ET 


LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 


ALBERT    SOREL 


Le  grand  travail  de  M.  Taine  sur  les  origines 
de  la  France  contemporaine  aura  fait  naître  dans 
quelques  esprits  l'émulation  d'une  entreprise  plus 
vaste  encore  :  les  origines  de  l'Europe  contem- 
poraine. Le  titre  ne  peut  plus  servir,  mais  la 
pensée  qu'il  résume  a  dû  hanter  plus  d'un  histo- 
rien, parmi  ceux  qui  étudient  la  crise  des  nations 
d'Occident,  à  la  fin  du  dernier  siècle  et  au  début 
de  celui-ci.  Ils  sont  nombreux  :  des  publications 
identiques  par  le  sujet,  inégales  par  le  mérite, 
ont  témoigné  de  leur  application  durant  l'année 
qui  vient  de  finir. 

Il  faut  placer  en  première  ligne  l'ouvrage  que 


1.  Tome  I,  Les  mœurs  politiques  et  les  traditions. 


108         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

nous  pourrons  sans  doute  opposer  avec  fierté  à 
l'histoire  de  M.  de  Sybel,  quand  les  volumes  sub- 
séquents auront  éclairé,  par  le  récit  des  faits, 
l'exposition  philosophique  de  la  première  partie. 
On  devine  que  je  veux  parler  du  livre  de  M.  Sorel. 
Par  sa  matière  et  par  son  ampleur,  ce  livre  mérite 
et  supporte  les  efforts  répétés  de  la  critique;  il 
rouvre  un  débat  toujours  pendant,  où  chacun  peut 
spéculer  à  sa  guise.  La  suite  de  la  politique  fran- 
çaise sous  nos  rois,  le  conflit  de  la  Révolution  et 
du  vieux  monde,  la  tradition  et  les  desseins  de  tous 
les  États  de  l'Europe,  tels  sont  les  grands  objets 
que  M.  Sorel  s'est  proposé;  il  s'en  empare  avec 
une  œuvre  établie  sur  une  vaste  lecture,  rajeunie 
par  des  documents  de  première  main,  vivifiée  par 
un  courant  continu  d'idées  personnelles;  s'il  fallait 
lui  reprocher  quelque  chose,  ce  serait  l'excès  de 
l'ambition  et  la  trop  grande  richesse  delà  pensée. 
Grief  rare,  et  qui  ressemble  fort  à  un  éloge.  Si 
l'on  avait  du  loisir  à  la  mesure  des  rêves,  j'eusse 
voulu  suivre  l'historien  dans  sa  minutieuse  ana- 
tomie  de  l'ancienne  France,  de  l'ancienne  Europe, 
et  m'attarder  avec  lui  à  toutes  les  idées  qu'il  fait 
lever  au  cours  de  sa  démonstration.  Ce  serait 
trop  entreprendre.  Contentons-nous  de  rechercher 
l'idée  maîtresse  de  l'écrivain;  voyons  ce  qu'il  en 
faut  retenir  de  solide  et  de  constant.  M.  Sorel 
me  permettra  ensuite  d'élargir  l'enquête,  et  de 


L'EUROPE  ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE      109 

demander  à  son  livre  en  quoi  il  trahit  les  inclina- 
tions de  l'esprit  contemporain,  telles  que  je  crois 
les  démêler. 


n 


! 


i 


Nous  avions  été  instruits  à  voir  dans  la  Révo- 
lution une  rupture  violente  avec  tout  le  passé  de 
notre  pays,  la  date  d'une  ère  nouvelle.  Par  voie 
e  conséquence,  le  long-  et  inutile  effort  de  l'Eu- 
rope contre  cette  révolution  nous  apparaissait 
comme  la  résistance  du  passé  au  principe  abstrait 
qui  le  condamnait  à  mourir.  Favorables  ou  hos- 
tiles, nos  jugements  étaient  basés  sur  ces  deux 
axiomes,  et  jusqu'à  une  époque  très  récente, 
presque  personne  ne  songeait  à  les  discuter.  Voici 
u'on  change  tout  cela.  M.  Taine  a  pris  corps  à 
orps  la  première  de  ces  propositions;  il  nous 
montre  dans  la  Révolution,  sous  les  contradictions 
apparentes  et  superficielles,  le  produit  naturel  de 
«  l'esprit  classique  »,  dans  le  despotisme  jacobin 
la  continuation  de  l'absolutisme  royal.  M.  Sorel 
vient  à  son  tour  ;  il  trouve  des  raisons  ingénieuses 
pour  corroborer  la  doctrine  nouvelle  sur  le  carac- 
tère épisodique  et  traditionnel  de  la  Révolution. 
Constituants  et  conventionnels,  législateurs  des 
Cinq-Cents  et  des    Conseils    impériaux,   Robes- 


REGAHDS    HISTOR.    ET   LITTER. 


10 


110         REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

pierre  ou  Bonaparte,  tous  ces  novateurs  n'ont  fait 
que  consommer  la  réaction  de  la  Gaule  latine 
contre  la  féodalité  franque,  accomplir  le  dessein 
de  Philippe  le  Bel,  de  Louis  XI  et  de  Louis  XIV; 
ils  ont  parachevé  le  travail  de  centralisation  égali- 
taire  vers  lequel  converge  toute  notre  histoire; 
avec  eux  triomphe  la  vieille  notion  romaine  de 
l'État-dieu,  ressuscitée  sous  les  Valois  et  les 
Bourbons.  Mais  le  récent  historien  s'attaque  sur- 
tout à  la  seconde  des  propositions  que  j'énonçais 
plus  haut.  Pour  lui,  le  duel  de  la  France  révolu- 
tionnaire et  de  l'Europe  n'est  que  la  suite  d'un 
ancien  combat;  le  principe  abstrait,  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  principe  de  scandale,  y  est  de 
peu  de  conséquence;  la  perpétuité  des  intérêts 
aux  prises,  l'ensemble  des  mœurs  et  des  tradi- 
tions politiques  suffisent  à  expliquer  l'acharne- 
ment de  la  lutte.  Résumons  à  grands  traits  l'argu- 
ment. 

Acculée  à  des  mers,  couverte  au  sud  par  les 
Pyrénées  et  les  Alpes,  la  France  subit  sur  un  seul 
point  les  foulées  profondes  de  l'Europe;  elle  est 
élastique  et  vulnérable  sur  sa  frontière  du  Nord- 
Est;  c'est  là  que  tour  à  tour  elle  plie  sous 
l'expansion  des  autres  races  ou  pousse  ses  pointes 
d'ambition.  La  grande  affaire  de  notre  histoire  a 
été  la  garde  ou  la  reprise  des  pays  du  Rhin  ;  ces 
pays  furent  le  théâtre  de  nos  guerres  les  plus  fré- 


L'EUROPE  ET  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE      111 

quentes,  guerres  de  subsistance  et  do  nécessité, 
soutenues  pour  défendre  ou  reconquérir  les 
limites  que  nous  assignait  Strabon,  pour  main- 
tenir dans  l'Europe  centrale  une  influence  qui  est 
la  garantie  de  ces  limites.  C'est  ce  que  M.  Sorel 
appelle  les  guerres  communes,  par  opposition  aux 
guerres  de  magnificence,  celles  qui  nous  entraî- 
naient vers  l'Italie,  quelquefois  plus  loin,  vers 
l'Orient,  et  qui  n'avaient  d'autre  raison  d'être  que 
l'ardeur  de  notre  tempérament  ou  les  rêves  dan- 
gereux de  nos  princes.  Tandis  que  les  capitaines 
de  la  monarchie  poursuivaient  la  revendication 
séculaire,  ses  légistes  en  formulaient  le  Code  de 
droit  diplomatique;  droit  réaliste,  qui  tombe  sous 
le  jugement  de  Pascal  :  «  Ne  pouvant  fortifier  la 
justice,  ils  ont  justifié  la  force.  »  On  peut  le 
ramener  à  ces  maximes  :  il  faut  profiter  de  l'oc- 
casion, et  ce  qui  est  bon  à  prendre  est  bon  à 
garder. 

La  Révolution  recueille  tout  le  legs  royal.  Avo- 
cats ou  procureurs,  les  membres  des  comités 
sortent  de  la  classe  où  l'ancien  régime  recrutait 
ses  légistes;  les  doctrines,  l'esprit  d'un  Pierre  du 
Bois  se  sont  fidèlement  transmis  dans  cette  classe 
jusqu'à  Barère  et  à  Danton;  ces  mêmes  hommes 
qui  ont  applaudi  la  Déclaration  des  droits  ne  seront 
pas  embarrassés  pour  plaider  la  légitimité  de  la 
conquête,   au  nom   de  la  raison  d'Etat.  Dans  la 


112         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

conduite  du  militaire,  Carnot  reprend  les  projets 
de  Louvois  ;  il  n'a  ni  d'autres  vues  ni  plus  de  scru- 
pules; car  l'idéal  de  la  Convention,  dès  que  la 
fortune  penche  de  notre  côté,  c'est  l'idéal  de 
Louis  XIV.  Joseph  de  Maistre  avait  déjà  cette 
intuition,  quand  il  écrivait  dans  les  Considéra- 
tions :  «  Qu'on  y  réfléchisse  bien,  on  verra  que  le 
mouvement  révolutionnaire  une  fois  établi,  la 
France  et  la  monarchie  ne  pouvaient  être  sauvées 
que  par  le  jacobinisme.  »  —  Guerres  communes, 
celles  qu'on  soutient  au  début  contre  la  coali- 
tion; guerres  de  magnificence,  celles  que  Napo- 
léon promène  ensuite  par  le  monde.  Ainsi,  après 
le  premier  instant  d'enthousiasme  humanitaire, 
les  mœurs  et  les  traditions  ressaisissent,  par  la 
force  de  l'habitude,  l'instrument  passé  en  d'autres 
mains,  et  le  tournent  à  l'accomplissement  d'un 
dessein  de  quinze  siècles. 

De  même  pour  l'Europe.  Chacun  des  Etats  qui 
la  composent  a,  lui  aussi,  son  projet  national, 
dont  il  poursuit  la  réalisation  à  la  faveur  de  tous 
les  troubles  qui  affaiblissent  les  voisins.  Quand 
l'Europe  se  précipite  sur  nous,  ce  n'est  point, 
comme  on  l'a  tant  dit,  que  l'indignation  et  l'effroi 
la  mettent  en  branle;  ou  du  moins  sa  courte  indi- 
gnation fait  bien  vite  place  aux  anciennes  convoi- 
tises. Dans  la  dissolution  de  la  monarchie  fran- 
çaise, les  coalisés  ne  voient  qu'une  occasion  de 


l/l'Ilinl-K    KT    l.\    KKVOLUTION    FRANÇAISE       113 

gros  bénéfices,  comme  jadis  dans  un  écroulement 
de  la  Maison  d'Autriche  ou  une  succession  d'Es- 
pagne. L'affaire  il»1  Pologne  est  là  pour  témoi- 
gner de  la  moralité  générale.  Dans  l'Europe  du 
xvin0  siècle,  il  n'y  a  pas  de  droit  public;  au 
siècle  suivant  seulement,  elle  essayera  de  se 
régler  sur  des  principes  métaphysiques,  celui  de 
la  légitimité  d'abord,  puis  celui  des  nationalités. 
La  crainte  commune  du  péril  social  n'existe  pas 
davantage.  —  «  Personne  n'imaginait  qu'on  put 
abstraire  l'idée  de  révolution  des  circonstances 
particulières  dans  lesquelles  ces  différentes  révo- 
lutions s'étaient  produites.  La  Révolution  en  soi, 
considérée  comme  le  bouleversement  normal  et 
continu  des  sociétés,  était  une  notion  aussi  étran- 
gère aux  hommes  d'Etat  de  l'ancien  régime 
que  celle  d'une  légitimité  dynastique,  considérée 
comme  le  principe  immuable  et  absolu  de  la  sou- 
veraineté. »  —  La  curée,  voilà  le  vrai  principe  et 
le  dernier  mot  de  la  politique  contre-révolution- 
naire. 

L'historien  établit  par  de  nombreux  exemples 
cette  indifférence  morale  de  la  raison  d'Etat  sous 
l'ancien  régime;  il  rappelle  comment  le  fils  aîné 
de  l'Eglise  soutint  à  toutes  les  époques  les  réfor- 
més d'Allemagne  contre  l'empereur  apostolique; 
il  invoque  surtout  la  conduite  de  Louis  XIV  vis- 
à-vis  de  Cromwell.  Si  le  prince   le  plus  intrai- 

10. 


114         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

table  sur  son  droit  divin  n'a  vu  dans  la  révolution 
d'Angleterre  et  dans  l'assassinat  juridique  du  roi 
son  parent  qu'une  heureuse  conjoncture  pour  sa 
politique,  comment  attendre  des  sentiments  plus 
scrupuleux  d'un  Kaunitz,  d'une  Catherine,  des 
héritiers  de  Frédéric?  Pour  ces  calculateurs  scep- 
tiques, la  France  affaiblie  va  accroître  les  com- 
munaux de  l'Europe,  les  terrains  de  vaine  pâture, 
Italie,  Turquie,  Pologne,  dont  les  dépouilles  sont 
aux  enchères  du  plus  fort.  En  poussant  leurs 
peuples  contre  le  nôtre,  princes  et  ministres  ne 
se  doutent  pas  qu'ils  les  exposent  à  la  contagion 
de  nos  idées.  Mais  ici  encore  M.  Sorel  redresse 
une  opinion  commune  ;  ces  peuples  ne  reçoivent 
nos  idées  que  pour  les  transformer,  ils  leur  enlè- 
vent le  caractère  général  et  abstrait;  de  notre 
catéchisme  d'émancipation  humaine,  ils  font  une 
charte  d'indépendance  nationale  à  l'usage  de 
chacun.  Sous  cette  forme,  les  armes  que  nous 
avons  fournies  se  retournent  contre  nous,  surtout 
en  Allemagne.  —  «  C'est  ainsi  qu'une  révolution, 
qui  se  réclamait  de  l'humanité  et  ne  conviait  à  sa 
cité  idéale  que  des  citoyens  du  monde ,  sub- 
stitua à  l'Europe  relativement  cosmopolite  du 
xvme  siècle  l'Europe  si  ardemment  nationale, 
mais  si  profondément  divisée,  du  xixe.  » 

En  résumé,  dans  ce  litige  mémorable,   notre 
auteur  voit  l'antagonisme  des  anciennes  traditions 


L'EUROPE  ET  LA  RÉVOLUTION    FRANÇAISE      115 

politiques  plus  que  celui  des  principes,  et  pres- 
que partout  il  écarte  les  mobiles  moraux  pour 
retenir  les  mobiles  d'intérêt. 


II 


On  ne  risque  guère  de  se  tromper  en  ramenant 
la  conduite  des  affaires  humaines  à  un  empi- 
risme instinctif.  Celui  qui  a  regardé  d'un  peu 
près  dans  les  laboratoires  où  l'on  manipule  la 
politique,  celui-là  sait  que,  en  dehors  de  quelques 
rares  génies,  nous  faisons  toujours  honneur  de 
trop  d'idées  aux  gouvernants;  d'ordinaire,  l'évé- 
nement les  mène,  l'intérêt  le  plus  prochain  les 
décide,  ils  jouent  de  routine  et  au  petit  bonheur. 
Mais  cette  règle  générale  souffre  des  exceptions. 
A  certaines  heures,  crises  d'âge  qui  reviennent 
de  loin  en  loin,  un  transport  désintéressé  saisit 
le  monde,  soulève  les  hommes,  même  les  plus 
médiocres,  et  les  entraîne  à  des  fins  mystérieuses; 
c'est  le  vent  qui  s'empare  du  caboteur  de  com- 
merce et  le  jette  hors  de  sa  route  timide,  à  l'in- 
connu de  la  haute  mer.  Un  temps,  l'idée  pure  agit 
seule,  désordonnée  et  irrésistible;  mais  à  mesure 
qu'elle  se  réalise  dans  les  faits,  elle  perd  de  sa 
vigueur  et  de  son  originalité;  bientôt  elle  com- 


110  REGARDS   HISTORIQUES    ET   LITTÉRAIRES 

pose  avec  les  passions,  les  habitudes;  tout  la 
réduit  et  l'énervé;  le  monde  lui  fait  une  petite 
place,  à  condition  qu'elle  le  laisse  vivre  de  ses 
vieux  soucis.  Elle  est  vraie  dans  l'ordre  moral 
comme  dans  l'ordre  physique,  la  loi  de  l'extinc- 
tion des  forces  par  les  résistances  ambiantes,  par 
le  frottement.  Dans  l'un  et  l'autre  ordre  ,  elle 
atteste  une  prévoyance  admirable  ;  se  figure-t-on 
l'univers  livré  sans  défense  à  tous  ces  excès  d'im- 
pulsion, chocs  d'éléments  ou  idées  d'apôtres?  Il 
en  a  besoin  pour  alimenter  la  vie  générale;  mais 
il  se  les  assimile  en  les  transformant;  il  les  neu- 
tralise par  son  principe  plastique,  qui  tend  sans 
cesse  à  l'unifier,  à  le  maintenir  semblable  à  lui- 
même,  en  équilibre. 

Pour  bien  pénétrer  le  fonctionnement  de  cette 
loi,  il  la  faut  observer  dans  les  quatre  grands 
mouvements  religieux  qui  ont  agité  les  hommes, 
depuis  la  date  d'où  nous  comptons  notre  ère  : 
l'Islamisme,  les  Croisades,  la  Réforme,  la  Révo- 
lution. —  Qu'on  ne  s'étonne  pas  si  j'appelle  cette 
dernière,  en  un  certain  sens,  un  mouvement 
religieux.  L'homme  du  xvmc  siècle  s'était  déifié; 
comme  dit  fort  bien  M.  Sorel,  «  il  s'était  ébloui  de 
sa  propre  lumière  et  enivré  de  son  orgueil  ».  La 
Révolution  fut  pour  lui  un  islam,  l'avènement 
messianique  de  la  raison  humaine;  dans  les 
paroles  et  les  actes  qu'elle  inspire,  on  retrouve 


L'EUROPE  ET   LA   RÉVOLUTION   ERANÇAISE      117 

tous  les  caractères  significatifs  des  grandes  explo- 
sions de  l'esprit  de  foi.  Le  culte  de  la  déesse 
liaison  ne  fut  pas  un  accident  et  une  puéri- 
lité; ceux  qui  l'instituèrent  ne  comprirent  pas 
eux-mêmes  toute  la  profondeur  du  symbole.  — 
Que  voyons-nous  en  comparant  ces  quatre  épo- 
ques? Le  déchaînement  d'une  idée  pure,  bientôt 
exploitée  par  les  appétits  grossiers,  ramenée  à 
servir  des  établissements  terrestres.  On  pourrait 
pousser  fort  loin  le  parallèle,  en  le  restreignant 
aux  Croisades  et  à  la  Révolution.  Au  moyen 
âge  sous  la  loi  mystique,  au  xvme  siècle  sous  la 
loi  de  raison,  nous  avons  lancé  sur  le  monde  des 
apôtres;  il  nous  est  revenu  des  seigneurs  et  des 
rois  possessionnés  en  terres,  accommodés  par  de 
bons  traités  avec  l'infidèle  :  là  un  Godefroy,  un 
Baudouin,  un  Lusignan;  ici  un  Murât,  un  Berna- 
dotte,  un  Masséna,  tous  ceux  que  l'on  sait.  Dans 
les  deux  cas,  les  instincts  permanents  de  l'homme 

»ont  agi  de  même,  déviant  et  matérialisant  l'idée. 
Il  est  impossible  de  déterminer  exactement  la 
part  respective  des  deux  facteurs  dans  la  poli- 
tique révolutionnaire.  Jusqu'ici,  on  avait  fait 
peut-être  une  trop  grande  place  à  l'idée;  je  crains 
que  M.  Sorel  ne  la  fasse  trop  petite.  Tout  au 
moins  il  faudrait  reprendre  scrupuleusement  les 

I dates,  dans  ces  années  si  remplies,  pour  marquer 
la  substitution  croissante  des  vues   d'intérêt  au 


118  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

principe  initial.  De  même  pour  l'action  en  sens 
inverse  de  l'Europe,  et  mes  plus  fortes  objections 
porteraient  sur  cette  seconde  partie  du  livre. 
L'auteur  tient  pour  assuré  que  l'Europe  ne  vit 
pas  d'abord  toutes  les  menaces  de  la  doctrine  révo- 
lutionnaire, et  qu'elle  ouvrit  les  yeux  à  la  longue, 
quand  se  développèrent  les  conséquences.  Pour- 
tant que  de  témoignages  du  contraire  clans  les 
paroles  et  les  écrits  des  contemporains  !  Presque 
tous  s'expriment  comme  Rostopcbinc,  dans  une 
lettre  où  il  prophétise  «  la  propagation  du  désordre 
universel  ».  L'argument  tiré  de  la  quiétude  avec 
laquelle  on  envisageait  jusque-là  les  révolutions 
d'Angleterre,  de  Suède  et  de  Russie,  me  paraît 
contestable  pour  deux  raisons.  D'abord  ces  pays 
n'exerçaient  pas  sur  le  monde  la  magistrature 
intellectuelle  qui  rendait  contagieux  tout  exemple 
parti  de  France;  ils  faisaient  leurs  affaires  chez 
eux,  nous  faisions  celles  de  l'univers.  M.  Sorel 
reconnaît  cette  influence  de  notre  esprit,  il  cite  le 
mot  de  Guizot  :  «  Au  xvne  siècle,  c'est  le  gouver- 
nement français  qui  agit  sur  l'Europe;  au  xvm°, 
c'est  la  société  française.  »  En  second  lieu,  les 
révolutions  des  autres  royaumes  changeaient  un 
gouvernement,  elles  ne  détruisaient  pas  la  notion 
même  du  gouvernement.  Cromwell  brise  une 
statue  de  marbre  dans  l'assemblée  des  rois;  il  la 
remplace  aussitôt  par  une  statue  de  bronze,  moins 


a 


L'EUROPE  ET  LA  RÉVOLUTION    FRANÇAISE      119 

majestueuse,  mais  non  moins  solide  et  sûre  pour 
qui  voudra  s'appuyer  sur  elle.  En  France,  même 
ayant  le  meurtre  de  Louis  XVI,  ce  qui  effraye 

l'Europe,  c'est  la  ruine  du  pouvoir. 

J'insiste  sur  ce  point,  parce  qu'il  s'en  dégage 
une  leçon  permanente;  je  ne  demanderai  qu'à 
M.  Sorel  lui-môme  des  preuves  pour  le  persuader. 
Il  nous  a  donné  naguère  une  étude  sur  Dumou- 
riez  qui  sera  sans  doute  l'un  des  plus  brillants 
chapitres  de  son  prochain  volume.  J'y  relève  des 
témoignages    instructifs  ,    les    lamentations    des 

gents  chargés  par  ce  ministre  de  nouer  des 
alliances  pour  rompre  la  coalition.  —  Tallevrand 
écrit  de  Londres  :  «  La  France  a  plus  besoin  que 
jamais  d'avoir  un  gouvernement  ferme  et  actif 
pour  conserver  Je  langage  et  l'attitude  d'une  puis- 

ance.JNousen  avons  besoin  aussi  pour  continuer 
à  la  représenter  avec  courage.  »  L'ambassadeur 
demande    qu'on  s'abstienne  de   célébrer  comme 

ne  victoire  de  la  liberté  toute  agitation  séditieuse 
en  Angleterre  ;  il  supplie  qu'on  ne  lise  pas  ses 
dépêches  à  la  tribune  et  qu'on  ne  les  commu- 
nique point  aux  journaux.  —  De  Berlin,  Custinc 
rapporte  les  paroles  du  ministre  Schulenbourg  : 
«  Qui  garantit  vos  déclarations  rassurantes?  Sur 
quoi  peut-on  compter  aujourd'hui  chez  vous,  où 
deux  ou  trois  partis  se  disputent  la  victoire  et  la 
domination?  —  Rien,  ajoute  Custine,  n'a  plus  con- 


120         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

tribué  à  nous  ôter  des  amis,  à  nous  perdre  dans 
l'opinion,  que  l'amnistie  (des  assassins  d'Avi- 
gnon)... Il  n'y  a  plus  rien  à  faire  à  Berlin.  »  Les 
ministres  prussiens  répondent  à  d'autres  ouver- 
tures :  «  Il  est  impossible  d'entrer  en  négociations 
avant  que  le  pouvoir  légal  soit  rétabli  en  France 
avec  l'autorité  nécessaire  pour  que  l'on  puisse 
négocier  avec  lui.  »  —  Le  secrétaire  du  roi  de 
Sardaigne  oppose  la  même  fin  de  non-recevoir  à 
Audibert  Caille  :  «  Il  est  impossible  d'entrer  en 
négociations  avec  un  gouvernement  fondé  sur  le 
sable.  » 

Voilà  ce  qui  achève  d'expliquer  la  coalition. 
Notre  crise  intérieure  offrit  à  nos  ennemis  une 
occasion  de  nous  attaquer;  mais,  parmi  les  coa- 
lisés, plusieurs  n'étaient  pas  nos  ennemis  naturels 
et  n'avaient  aucunes  reprises  à  exercer  sur  notre 
territoire;  ceux-là  auraient  dû,  comme  dans  tou- 
tes les  combinaisons  de  guerre  précédentes  , 
s'unir  à  nous  pour  chercher  ailleurs  leur  avan- 
tage. Pourquoi  nous  abandonnèrent-ils?  L'aver- 
sion pour  nos  principes  fut  une  des  causes  de  cet 
abandon  ;  pourtant,  elle  ne  dura  que  ce  que  durent 
les  étonnements  et  les  pudeurs  des  politiques, 
bien  peu.  Le  scepticisme  des  cabinets  a  des  tré- 
sors d'indulgence  pour  tout  ce  qui  s'établit  forte- 
ment; sous  la  réserve  de  quelques  protestations 
platoniques ,  il  s'habitue  vite   à  tout  et  accepte 


L'EUROPE  ET  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE      121 

ous  les  genres  d'usurpation,  sauf  l'anarchie;  il 
pardonne  le  régicide,  mais  non  pas  le  suicide.  Le 
néant  de  notre  gouvernement,  telle  fut  la  raison 
dominante  de  l'unanimité  et  de  la  persistance  des 
ligues  formées  contre  lui.  C'est  que  les  Etats, 
collections  d'hommes,  agissent  d'instinct  comme 
un  homme  pris  en  particulier;  quand  celui-ci 
traite  une  affaire  sérieuse  avec  un  de  ses  sembla- 
bles, il  ne  s'enquiert  pas  de  la  provenance  ou  des 
opinions  du  contractant,  mais  de  son  crédit  et 
de  son  caractère;  de  même  les  gouvernements 
demandent  à  leurs  pareils  la  sûreté  plus  que  la 
légitimité;  ils  ne  se  rapprochent  qu'alors  qu'ils 
rencontrent  la  force,  la  suite,  le  secret.  Comme 
la  nature,  les  hommes  ont  sur  toute  chose  l'hor- 
reur du  vide;  ils  ont  de  plus  la  défiance  du  mou. 
Aussi,  dès  que  Bonaparte  apparaît,  l'Europe 
s'apprivoise,  les  négociations  deviennent  faciles; 
et  ce  n'est  pas  uniquement  l'effet  des  victoires. 
Alors  tout  justifie  le  parallèle  avec  Cromwell,  si 
ingénieusement  développé  par  M.  Sorel. 

Nos  légers  dissentiments  portent  donc  sur  la 
valeur  qu'il  convient  d'attribuer  aux  trois  motifs 
de  la  prise  d'armes  européenne  :  intérêt,  scan- 
dale, défiance.  Il  est  plus  touché  par  le  premier; 
je  ne  puis  oublier  les  deux  autres. 


il 


122  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 


III 


J'ai  analysé  la  thèse  de  M.  Sorcl  et  proposé 
mes  doutes  sur  des  assertions  qui  me  semblent 
trop  exclusives.  Je  voulais  aussi  chercher  en  quoi 
son  livre,  venant  après  celui  de  M.  Taine,  atteste 
la  marche  intellectuelle  de  notre  temps.  Sans 
intention  préconçue,  par  le  fait  seul  qu'il  rattache 
la  période  révolutionnaire  à  des  séries  antérieures, 
l'écrivain  diminue  le  prodigieux  du  phénomène, 
et  par  conséquent  son  importance  dans  l'histoire 
générale.  M.  Lavisse  arrive  au  même  résultat 
par  d'autres  voies,  quand  il  développe  cette  ré- 
flexion profonde  :  «  L'organisation  de  l'Orient  est 
en  somme  le  fait  capital  de  la  période  moderne.  » 
Si  l'avenir  étend  et  justifie  cette  vue,  les  convul- 
sions qui  ont  troublé  nos  races  vieillissantes  recu- 
leront dans  la  pénombre,  alors  qu'on  les  regar- 
dera à  distance  de  postérité. 

Ces  enseignements  paraissent  trouver  faveur 
auprès  des  générations  nouvelles.  Quand  nos 
devanciers  leur  parlent  du  caractère  satanique 
ou  providentiel  de  la  Révolution,  ils  sont  de 
moins  en  moins  compris  ;  ce  terrain  de  discus- 
sions passionnées  s'est  refroidi;  on  y  apporte 
enfin,  du  monde  de  la  pensée,  une  curiosité  tran- 


L'EUROPE   ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE      123 

quille,  inconciliable  avec  la  politique,  inséparable 
de  l'élude  de  l'histoire.  Et  la  Révolution  com- 
mence seulement  à  passer  du  domaine  de  la  poli- 
tique dans  celui  de  l'histoire.  N'en  jugez  point  par 
les  discours  de  tribune;  interrogez  les  jeunes 
savants  qui  sortent  de  nos  Universités  :  ceux-ci 
sèment  autre  chose  que  le  vent.  La  plupart,  je  le 
crois,  sont  tout  aussi  jaloux  que  leurs  pères  des  con- 
quêtes sociales  désormais  entrées  dans  nos  mœurs  ; 
ils  ne  répudient  rien  de  l'héritage,  mais  ils  l'ac- 
ceptent au  même  titre  que  les  autres  legs  utiles 
du  passé,  ceux  qui  proviennent  de  l'Eglise,  de 
la  monarchie,  des  institutions  impériales.  Leur 
attachement  pratique  aux  résultats  n'influence 
plus  la  sérénité  philosophique  de  leurs  investiga- 
tions sur  les  causes.  Quand  les  critiques  à  venir 
mettront  en  regard  les  récits  de  Michelet,  de 
Lamartine  d'une  part,  et  les  Origines  de  la  France 
contemporaine  de  l'autre,  quand  ils  mesureront 
l'évolution  accomplie  entre  ces  épopées  et  cette 
histoire  naturelle,  ils  auront  peine  à  croire  qu'il 
ait  suffi  de  si  peu  d'années  pour  fournir  une  si 
longue  étape.  Je  ne  suis  point  suspect,  je  trouve 
plus  de  charme  à  ces  histoires  lyriques,  déjà  si 
vieilles;  mais  il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  goût  indi- 
viduel; comptez  les  jeunes  gens  qui  se  guident 
encore  sur  elles  dans  les  milieux  de  hautes 
études;   comptez   ceux  qui   sont  plus   ou  moins 


124  REGARDS    HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

ralliés  aux  points  de  vue  récents.  J'écoute  les  pas 
du  temps;  je  les  entends  très  rapides,  hâtés  vers 
de  nouvelles  régions  de  l'intelligence. 

On  pourrait  expliquer  ce  décroissement  de  la 
Révolution  par  uue  raison  toute  simple  :  le  pas- 
sage d'un  siècle  entier.  La  correction  d'optique 
s'est  faite  pour  nous  comme  pour  les  voyageurs 
qui  s'éloignent  d'un  sommet;  tant  qu'on  marche 
dans  l'ombre  de  la  montagne,  elle  masque  seule 
le  ciel,  écrasante  et  disproportionnée;  à  mesure 
qu'on  avance,  les  arrière-plans  de  la  chaîne 
reparaissent,  reprennent  leurs  hauteurs  respec- 
tives, et  abaissent  d'autant  la  dernière  crête 
qu'on  vient  de  franchir.  Néanmoins,  on  n'a  pas 
tout  dit  en  constatant  que  nous  regardons  de  plus 
loin;  il  faut  ajouter  que  nous  regardons  autre- 
ment. La  Révolution  fut  un  des  plus  grands 
efforts  de  la  raison  humaine  dans  le  champ  de 
l'absolu;  or,  si  l'on  avait  à  définir  l'esprit  du  temps 
présent,  on  pourrait  l'appeler  un  esprit  de  rela- 
tion. Quelques  mots  éclairciront  ma  pensée. 

Deux  façons  de  concevoir  le  monde  se  dispu- 
tent l'intelligence  des  hommes  :  le  sens  de  l'ab- 
solu et  le  sens  du  relatif.  Le  premier  a  triomphé 
dans  notre  race,  au  cours  des  derniers  siècles, 
par  les  influences  combinées  du  droit  romain  et 
de  la  scolaslique;  le  dogme  révolutionnaire  en  a 
marqué  l'apogée.  Le  second  n'a  jamais  manqué 


L'EUROPE  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE      125 

do  représentants  dans  notre  tradition  intellec- 
tuelle ;  il  peut  se  réclamer  de  Montaigne,  de  Pascal, 
de  Voltaire.  On  l'a  dit  il  y  a  longtemps,  Vol- 
taire n'aurait  rien  compris  à  la  Révolution.  De 
nos  jours,  sous  l'action  des  philosophies  étran- 
gères et  des  découvertes  scientifiques,  le  sens 
du  relatif  semble  l'emporter  sur  son  vieil  anta- 
goniste. Il  domine  la  pensée  contemporaine.  Un 
des  signes  les  plus  certains  de  l'immense  change- 
ment qui  s'accomplit  dans  l'esprit  français  est 
celui-ci  :  jadis,  quand  nous  écoutions  un  raison- 
nement, nous  nous  demandions  d'abord  si  le 
point  de  départ  était  vrai  ou  faux;  si  vrai,  tous 
les  développements  extrêmes  de  la  logique  se 
justifiaient  à  nos  yeux;  si  faux,  toute  la  suite  était 
condamnée.  Aujourd'hui,  nous  nous  inquiétons 
moins  du  point  de  départ;  même  si  nous  le  tenons 
pour  assuré,  nous  défendons  qu'on  en  déduise 
des  conséquences  trop  rigoureuses;  un  instinct 
confus  nous  avertit  que  cette  logique  scolastique 
d'une  vérité  cesse  bientôt  d'être  vraie,  parce  qu'elle 
heurte  d'autres  vérités  ambiantes.  Les  syllogismes 
et  les  théorèmes  de  la  raison  mécanique  ne  forcent 
plus  notre  conviction;  une  raison  de  dessous, 
toute  intuitive,  nous  crie  que  les  opérations  de 
notre  intellect  sont  ruinées  sans  relâche  par  un 
principe  supérieur,  celui  de  l'identité  des  contra- 
dictoires. On  a  renoncé   à  construire   de   vastes 

11. 


126         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

édifices  sur  la  base  étroite  d'une  seule  idée  ;  à 
combien  de  gens  le  Discours  de  la  Méthode  semble 
chancelant!  Aussi,  le  Contrat  social  et  la  Déclara- 
tion des  droits,  qui  en  est  issue,  paraissent  à  beau- 
coup d'esprits  des  curiosités  du  même  ordre  que 
les  joutes  métaphysiques  des  anciens  sorbonnistes. 
Parmi  ceux  qui  défendent  avec  le  plus  d'énergie 
l'œuvre  de  la  Révolution,  combien  font  bon  marché 
de  la  valeur  dogmatique  de  ses  principes! 

M.  Sorel  remarque  finement  que  les  souverains 
du  xvnie  siècle  avaient  à  leur  cour  des  philoso- 
phes comme  leurs  prédécesseurs  entretenaient  des 
alchimistes;  mais  les  plus  perspicaces  de  ces  sou- 
verains, instruits  par  le  maniement  des  hommes, 
savaient  qu'on  ne  fait  pas  de  la  politique  avec  des 
formules  cabalistiques.  Catherine  adressait  à  Di- 
derot ces  lignes  d'une  ironie  judicieuse  :  «  Avec 
tous  vos  grands  principes,  on  ferait  de  bons  livres 
et  de  mauvaise  besogne.  Vous  oubliez  la  différence 
de  nos  deux  positions.  Vous  ne  travaillez  que  sur  le 
papier,  qui  souffre  tout;  tandis  que  moi,  pauvre  im- 
pératrice, je  travaille  sur  la  peau  humaine,  qui  est 
bien  autrement  irritable  et  chatouilleuse.  »  Cette 
femme  extraordinaire  était  presque  seule  alors  à 
penser  ainsi;  à  cette  heure,  il  n'est  pas  un  bour- 
geois de  bon  sens  qui  ne  raisonne  comme  l'impé- 
ratrice. On  ne  croit  plus  aux  alchimistes  d'aucune 
sorte. 


L'EUROPE   ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE      127 


IV 


L'ouvrage  qui  nous  occupe  marque  sa  date  par 
un  autre  indice  de  l'état  d'esprit  contemporain. 
C'est  un  livre  de  philosophie  historique,  mais 
de  la  seule  qu'on  supporte  aujourd'hui  sans  impa- 
tience :  celle  qui  se  horne  à  expliquer  les  faits 
par  l'action  des  lois  générales  auxquelles  nous 
pouvons  atteindre,  sans  se  prononcer  sur  l'uti- 
lité finale  des  événements,  sans  leur  substituer 
des  combinaisons  hypothétiques  qui  auraient  pu 
changer  le  cours  des  choses.  Naguère  encore, 
les  maîtres  les  plus  éminents  ne  s'interdisaient 
pas  ces  deux  sortes  de  spéculations  et  arrivaient 
à  persuader.  Ils  sont  bien  rares  actuellement  les 
lecteurs  qui  voient  dans  les  systèmes  de  philoso- 
phie autre  chose  que  des  romans  métaphysiques; 
on  peut  y  trouver  le  plaisir  de  penser,  on 
n'y  cherche  plus  une  certitude.  Le  moindre 
jugement  sur  l'utilité  finale  du  moindre  fait  his- 
torique pose  du  coup  le  grand  problème  des  fins 
dernières  de  l'humanité;  or,  les  deux  solutions 
de  ce  problème,  l'optimiste  et  la  pessimiste,  révè- 
lent uniquement  chez  ceux  qui  les  adoptent  une 
disposition  de  nature.  Quand  un  auteur  affirme 
que  la  Révolution,  rapportée  à  l'ensemble  de  nos 


128         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

destinées,  est  en  soi  un  bien  ou  un  mal,  nous 
soupçonnons  d'abord  que  cet  auteur  appartient  à 
un  parti  politique;  son  indépendance  de  pensée 
est-elle  prouvée,  nous  concluons  qu'il  est  de  tem- 
pérament optimiste  ou  pessimiste,  et  nous  passons 
outre;  nous  n'avons  rien  appris. 

Mais  où  nous  regimbons  tout  à  fait,  c'est  quand 
arrive  le  terrible  si,  avec  une  des  hypothèses 
rétrospectives  que  cette  conjonction  annonce;  par 
exemple  :  si  la  Révolution  avait  su  se  limiter  aux 
sages  revendications  des  Cahiers,  le  règne  de  la 
liberté  eût  été  assuré  sans  que  la  France  fût  cou- 
verte de  ruines.  —  Pendant  un  demi-siècle,  cet 
aphorisme  a  fait  le  fond  de  la  philosophie  his- 
torique. Qu'en  savait-elle?  Le  plus  petit  fait 
dérangé  dans  le  passé  implique  le  déplacement 
de  milliards  d'autres  faits;  le  champ  du  possible 
une  fois  ouvert,  le  regard  le  plus  ferme  ne  peut 
y  suivre  qu'un  instant  la  liaison  des  conséquences  ; 
il  parcourt  à  peine  les  premières  lignes  du  roman 
ainsi  imaginé.  En  vain  les  plus  habiles  appli- 
quent à  ce  jeu  leur  dextérité  et  leur  pénétration; 
nous  pensons  aussitôt  à  la  phrase  célèbre  :  «  Si 
Napoléon  était  resté  lieutenant  d'artillerie....  » 
Vous  savez  le  reste;  ne  souriez  pas  trop  vite; 
vous  oubliez  peut-être  que  le  prototype  de  cette 
phrase  appartient  à  Bossuet.  Je  lis  dans  le  Dis- 
cours sur  l  Histoire  universelle  :  «  S'il  (Alexandre) 


L'EUROPE  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE      129 

fût  demeuré  paisible  dans  la  Macédoine,  la  gran- 
deur de  son  empire  n'aurait  pas  tenté  ses  capi- 
taines, et  il  aurait  pu  laisser  à  ses  enfants  le 
royaume  de  ses  pères.  »  Voilà  où  les  supposi- 
tions historiques  ont  longtemps  conduit  les  plus 
grands  esprits. 

Les  jugements  ne  leur  réussissent  pas  mieux. 
M.  Thiers  en  offre  quantité  de  beaux  exemples. 
Lorsqu'il  nous  dit  :  «  Le  18  et  le  19  brumaire 
étaient  donc  nécessaires;  on  pourrait  seulement 
dire  que  le  20  fut  condamnable  »,  j'admire  un 
courage  qui  distingue  si  nettement.  J'admire  aussi, 
quand  je  rencontre,  à  la  dernière  page  du  livre 
de  M.  de  Barrai,  cette  conclusion  sur  la  paix  de 
Campo-Formio  :  «  La  France  n'avait  jamais  fait 
une  paix  aussi  belle,  écrit  M.  Thiers;  jamais,  dit 
M.  Lanfrey,  la  France  n'avait  conclu  un  pacte 
aussi  honteux.  Assertions  bien  opposées  en 
apparence  (?)  et  pourtant  vraies  toutes  deux  selon 
le  point  de  vue  auquel  on  se  place.  »  Voilà  de 
grandes  difficultés  et  qui  «  renfoncent  l'orgueil  », 
comme  disaient  certains  historiens  que  Flaubert 
nous  montre  occupés  à  écrire  la  vie  du  duc  d'An- 
goulême. 

JVI.  Sorel  est  plus  timide  ;  il  n'essaye  ni  de  chan- 
ger ni  de  juger  ce  qu'il  raconte;  il  se  contente 
d'expliquer,  sachant  qu'il  répond  ainsi  aux  mo- 
destes exigences  de  son  siècle.  Ce  siècle  est  las 


130  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

de  remuer  des  questions  qui  aboutissent  toutes 
aux  problèmes  insolubles  du  libre  arbitre  et  du 
déterminisme.  Il  les  laisse  reposer.  On  y  reviendra, 
sans  doute;  tant  qu'il  y  aura  des  hommes,  ils 
heurteront  du  front  les  murs  de  leur  prison 
intellectuelle.  Ceux  d'aujourd'hui  se  résignent 
pour  la  plupart  à  ignorer  ou  à  pressentir.  La 
famille  des  métaphysiciens  de  race  pure  va  dimi- 
nuant chaque  jour;  elle  demeure  isolée  entre 
l'école  positiviste,  qui  écarte  l'inconnaissable,  et 
l'école  religieuse,  qui  s'en  remet  à  la  sagesse 
éternelle  du  soin  de  démêler  tant  de  contradic- 
tions. Avec  un  peu  d'effort,  ces  deux  écoles  s'en- 
tendraient plus  facilement  qu'elles  ne  le  suppo- 
sent; elles  ont  en  commun  le  grand  secret,  qui 
est  de  savoir  limiter  aux  tâches  possibles  la 
superbe  de  notre  raison. 

Cette  abdication  des  recherches  vaines  a  ses 
dangers,  l'indifférence  morale  et  le  fatalisme 
pratique.  Quand  on  est  si  respectueux  des  faits 
de  la  veille,  on  est  bien  près  de  l'être  des  faits  du 
jour,  de  ceux  que  demain  contient  en  puissance. 
On  est  tenté  de  se  croiser  les  bras,  tant  il  est 
improbable  que  le  bras  d'un  homme  puisse  accé- 
lérer ou  ralentir  l'incompréhensible  galère  aux 
millions  de  rameurs.  Heureusement,  il  est  d'autres 
analogies  plus  exactes  et  qui  font  mieux  deviner 
la  part  de  l'homme  dans  l'histoire. 


L'EUROPE   ET  LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE      131 

J'en  propose  une  qui  m'a  souvent  frappé; 
autant  qu'une  analogie  peut  apaiser  les  angoisses 
de  l'esprit,  celle-ci  me  semble  avoir  cette  vertu. 
Qui  n'a  visité  un  de  ces  ateliers  de  tissage  où  fonc- 
tionne le  métier  à  la  Jacquard?  Les  ouvriers  sont 
penchés  sur  la  trame  où  se  développent  les  belles 
broderies;  ils  ne  peuvent  rien  changer  au  dessin 
qui  naît  sous  leurs  mains;  là-haut,  au-dessus  de 
leurs  têtes,  invisible  et  médité  d'avance  par  une 
intelligence  supérieure  à  la  leur,  ce  dessin  est 
engendré  dans  des  patrons  infaillibles  ;  il  en  des- 
cend, transmis  et  créé  sur  l'étoffe  par  une  multi- 
tude de  fils  enchevêtrés;  une  force  aveugle  fait 
battre  le  métier.  Qu'est-il  besoin  de  ces  pauvres 
artisans?  —  Pourtant  ils  travaillent;  s'ils  se  relâ- 
chent, l'ouvrage  languit  et  se  gâte;  s'ils  jettent 
leur  navette,  les  fils  s'embrouillent  et  se  rompent  : 
tout  est  arrêté.  Les  plus  laborieux,  les  plus  avisés 
font  de  meilleure  besogne  et  la  font  plus  vite; 
cette  pièce  de  soie  qu'ils  n'ont  pas  le  pouvoir  de 
modifier,  ils  ont  le  droit  de  dire  qu'elle  est  leur 
œuvre. 

Nous  sommes  tous  ces  ouvriers,  si,  comme  je 
le  crois,  le  monde  n'est  qu'un  grand  métier  à  la 
Jacquard. 

Janvier  1886. 


UN  REGARD  SUR  NOTRE  TEMPS 


DUC    D'HARCOURT' 


I 


Je  viens  de  lire  un  livre  qui  m'a  ravi.  Avant  de 
dire  pourquoi,  je  chercherai  une  mauvaise  que- 
relle à  l'auteur;  je  la  pousserai  d'autant  plus  vive- 
ment que  je  voudrais  voir  son  ouvrage  dans 
toutes  les  mains.  C'est  un  si  bon  livre,  d'une 
action  si  bienfaisante  et  si  certaine!  Oui;  mais  en 
lisant  ce  titre  rébarbatif,  Quelques  réflexions  sur 
les  lois  sociales,  sur  un  volume  d'assez  grand 
format,  bien  des  personnes  en  ont  pris  un  senti- 
ment désavantageux.  Je  prône  ma  découverte,  je 
m'étonne,  je  m'indigne;  j'en  suis  encore  à  m'in- 
digner,  quand  je  vois  qu'un  bon  livre  n'est  pas  lu 

1.  Quelques  réflexions  sur  les  lois  sociales,  par  le  duc  d'Har- 
court,  ancien  député. 


RD   SUR  NOTRE  TEMPS  133 

par  lout  ce  que  je  connais  de  braves  gens.  On  me 
répond  :  «  Le  titre  nous  a  glacés.  Nous  nous 
sommes  garés  d'instinct,  comme  au  passage  d'un 
camion  qui  arrive  au  trot  pesant  de  ses  gros  «lit- 
vaux.  Nous  avons  craint  quelque  métaphysique 
vague  et  profonde,  dans  le  goût  des  physiocrates 
du  dernier  siècle  ou  des  doctrinaires  de  celui-ci. 
Nous  payons  —  fort  cher  —  300  spécialistes 
d'une  part  et  584  de  l'autre  pour  nous  faire  des 
lois  sociales;  nous  entendons  être  quittes  à  ce 
prix  envers  les  sciences  fâcheuses  ;  il  y  en  a  tant 
d'autres  plus  attrayantes  ou  plus  exactes,  et  la  vie 
est  si  courte  pour  les  étudier!  » 

Voilà  ce  que  disent,  dans  cette  ville,  des  gens 
un  peu  découragés  sur  les  lois  sociales,  distraits 
par  des  idées  plus  légères  ou  des  affaires  plus 
pratiques,  suivant  qu'ils  sont  d'Athènes  ou  de 
Carthage,  ces  deux  grands  arrondissements  de 
Paris.  D'autres  ont  décidé,  sur  la  simple  inspec- 
tion du  frontispice,  que  l'auteur  devait  être  un 
réactionnaire  et  un  clérical.  C'est  leur  idée,  et  ils 
se  défendent  de  passer  outre.  Les  hommes  aux 
convictions  un  peu  branlantes  lisent  de  tout  et  ne 
s'en  trouvent  pas  plus  mal.  Ceux  qui  ont  le  bon- 
heur d'avoir  des  opinions  très  arrêtées,  dans  un 
sens  ou  dans  l'autre,  se  refusent  à  lire  tout  ce 
qu'ils  supposent  en  désaccord  avec  leur  pensée. 
Il  semble  pourtant  qu'ils  pourraient  être  curieux 

12 


134         REGARDS  HISTORIQUES  ET   LITTÉRAIRES 

impunément,  puisque  rien  ne  saurait  entamer  le 
granit  de  leurs  opinions.  Je  constate  leur  cou- 
tume, sans  pouvoir  l'expliquer;  à  moins  d'ad- 
mettre, et  je  ne  le  veux  point,  l'existence  d'un 
troisième  arrondissement,  celui  de  Béotie. 

Pour  en  finir  avec  ce  malheureux  titre,  j'ima- 
gine M.  d'Harcourt  cent  cinquante  ans  plus  tôt, 
quittant  les  camps  ou  les  Parlements,  ayant  bien 
fait  dans  les  uns  comme  dans  les  autres,  et  se  reti- 
rant dans  sa  terre  pour  y  dicter  à  ses  enfants  les 
leçons  de  son  expérience.  Il  eût  mis  sans  doute  à 
la  première  page  :  Ceci  est  mon  livre  de  raison. 
Aujourd'hui  encore,  voilà  le  titre  qu'il  fallait.  En 
forçant  un  peu  le  sens  particulier  de  ce  terme 
pour  le  ramener  à  l'acception  usuelle  des  mots, 
on  fait  du  même  coup  le  résumé  et  l'éloge  du 
livre;  c'est  un  livre  de  raison,  né  d'un  rare  bon 
sens  fécondé  par  l'expérience  pratique. 

Mais  je  sais  pourquoi  M.  d'Harcourt  eût  reculé 
devant  ce  titre  et  pourquoi  le  sien  est  insuffisant  : 
il  n'a  pris  conseil  que  de  sa  modestie.  Cette 
extrême  modestie  est  le  trait  le  plus  original  et  le 
plus  attachant  de  l'ouvrage.  De  cette  qualité  pre- 
mière découlent  tout  naturellement  les  autres,  la 
sincérité,  la  simplicité,  la  prudence.  Je  cite,  en 
abrégeant  à  regret,  les  explications  que  l'auteur 
nous  donne  sur  son  dessein. 

«  S'il  est  des  hommes  à  qui  leur  science  per- 


UN  REGARD  SUR  NOTRE  TEMPS       135 

mette  de  voir  avec  clarté  l'humanité,  dans  le 
temps  et  dans  l'espace,  l'humanité  d'il  y  a  vingt 
siècles  et  celle  d'aujourd'hui,  la  société  thibétaine 
et  la  société  française,  j'envie  cette  science  sans 
y  prétendre.  Mon  ambition,  grande  déjà,  serait 
de  considérer  l'humanité  dans  le  cercle  fort  res- 
treint où  peuvent  porter  mes  regards,  j'ai  passé 
la  cinquantaine;  les  conditions  diverses  où  je  me 
suis  trouvé,  tantôt  officier,  tantôt  propriétaire 
rural,  tantôt  homme  politique,  m'ont  mis  en 
relation  avec  des  hommes  occupant  les  plus 
hautes  positions  comme  les  plus  infimes,  avec  des 
étrangers  comme  avec  des  Français;  je  ne  suis  pas 
juge  sur  le  fait  de  savoir  si  j'ai  bien  vu,  mais  les 
circonstances  ont  voulu  que  j'aie  eu  plus  d'occa- 
sions que  la  plupart  des  hommes  de  voir  la 
société  sous  divers  aspects.  Ainsi  se  sont  formées 
mes  connaissances  sur  la  très  petite  partie  de 
l'humanité  que  peut  connaître  un  homme  par  lui- 
même.  Quant  au  passé,  j'ai  eu  par  mes  études, 
par  mes  lectures,  quelques  échappées  de  vue  sur 
l'histoire  de  France,  sur  les  sociétés  latine  et 
grecque.  Tel  est  l'étroit  terrain  où  je  suis  confiné, 
et  où  je  voudrais  trouver  la  connaissance  de  tout 
le  reste.  C'est  bien  peu  de  chose,  je  l'avoue,  si  on 
songe  surtout,  en  ce  qui  regarde  les  connaissances 
dues  à  l'expérience  personnelle,  combien  les 
idées  changent  entre  vingt   et  quarante  ans,   et 


136  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

combien  elles  se  modifient  chaque  jour...  Autre 
chose  que  de  l'expérience  me  manque.  Je  ne  suis 
docte  en  aucune  science,  et  je  le  sens  à  chacun 
de  mes  pas.  J'ignore  des  choses  que  savent  d'au- 
tres personnes  et  que  j'aurais  intérêt  à  savoir.  Je 
voudrais  connaître  les  Romains  comme  M.  Duruy, 
les  Grecs  comme  M.  Wallon;  j'aurais  besoin  de 
connaître  l'histoire,  la  statistique,  les  langues 
vivantes;  de  tout  côté  mon  horizon  est  borné.  Je 
crois  cependant  avoir  le  droit  de  me  dire  que,  si 
j'avais  eu  la  vie  d'un  érudit,  je  n'eusse  pas  vu  de 
près  la  guerre  comme  on  la  voit  quand  on  y  a 
pris  part...  Je  sens  bien  que  le  genre  de  savoir 
dû  à  l'expérience  de  la  vie  n'est  guère  prisé  de 
nos  jours.  Toute  l'estime  est  réservée  pour  ceux 
qui  ont  été  au  plus  profond  d'une  science.  Hélas! 
quant  à  moi,  si  j'avais  à  passer  un  examen,  je 
sens  avec  regret  qu'il  n'en  est  d'aucune  espèce 
où  je  ne  pusse  être  convaincu  d'ignorance  gros- 
sière; mais  je  me  dis,  pour  consoler  mon  amour- 
propre,  qu'il  n'est  pas  d'examinateur  que  je  ne 
me  ferais  fort  de  convaincre  d'une  égale  igno- 
rance, si,  les  rôles  étant  changés,  je  pouvais  faire 
des  questions  au  mathématicien  sur  les  usages 
de  la  guerre,  au  chimiste  sur  les  mœurs  des 
Grecs,  à  l'historien  sur  l'agriculture.  Dans  l'ordre 
d'études  que  j'entreprends,  il  faudrait  posséder 
des  connaissances  sur  des  sujets  très  divers;  je 


UN  REGARD  SUR  NOTRE  TEMPS       137 

cherche  à  me  persuader  qu'il  devient  impossible 
d'en  avoir  d'approfondies  sur  rien,  et,  enhardi 
par  cette  réflexion,  je  me  hasarde  dans  la  car- 
rière. » 

Voilà  un  début  qui  promet,  beaucoup  plus  que 
l'auteur  ne  croit.  Il  y  a  là  comme  une  goutte  du 
sang  de  Montaigne.  On  continue,  et  les  pages  se 
déroulent  sur  le  même  ton,  celui  d'un  déposant 
consciencieux  dans  une  enquête;  pas  la  moindre 
trace  de  professorat;  jamais  de  rengorgement  ni 
d'obstination  au  sens  propre.  Le  livre  est  bien  fait 
pour  notre  temps,  sans  un  préjugé  ni  un  regret 
stérile;  la  forme  en  est  toute  moderne,  très  simple 
dans  sa  correction;  pourtant,  dans  la  forme 
comme  dans  le  fond,  un  je  ne  sais  quoi  que  je  ne 
puis  dire  nous  ramène  sans  cesse  aux  honnêtes 
gens  d'autrefois;  toutes  les  comparaisons  que 
cette  manière  de  penser  suggère  nous  reportent 
aux  meilleurs  esprits  de  la  vieille  France,  à 
leur  raison  tranquille  et  droite.  Après  avoir  lu 
M.  d'Harcourt,  je  ne  le  vois  pas  du  tout  dans  une 
des  Assemblées  contemporaines  dont  il  a  fait 
partie;  je  le  vois  très  bien  assis  aux  Etats  géné- 
raux entre  un  Mathieu  de  Montmorency  et  un 
Lally-Tollendal,  associé  aux  efforts  de  ces  hommes 
de  bonne  volonté. 

Plus  volontiers  encore,  je  me  figure  l'auteur  des 
Réflexions    dans   un   plus    grand  recul,   écrivant 

12. 


138         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

quelque  Mémoire  sur  l'état  des  provinces,  pour  le 
lire  à  un  auditoire  choisi,  chez  M.  de  Montausier; 
je  veux  que  La  Bruyère  assiste  à  la  lecture,  et 
j'entends  la  louange  discrète  de  cet  homme  de 
goût,  charmé  de  rencontrer  dans  quelqu'un  de  la 
Cour  tant  de  liberté,  de  mesure  et  de  bonne  foi  ; 
il  rentre  aussitôt  chez  lui  pour  ajouter  un  nouveau 
trait  à  son  chapitre  du  Mérite  personnel.  Mais  celui 
de  M.  d'IIarcourt  est  si  modeste,  que  je  crains  de 
l'alarmer;  je  voulais  seulement,  en  évoquant  ces 
noms,  faire  sentir  Farrière-parfum  d'autrefois 
qui  se  dégage  de  son  livre,  et  marquer  ce  qui  eût 
particulièrement  séduit,  toutes  nuances  d'opinions 
réservées,  un  Sainte-Beuve  ou  un  Sacy. 


II 


L'observateur  s'est  proposé  d'étudier  les  trois 
agents  dont  l'influence  lui  paraît  prépondérante 
dans  les  sociétés  :  1°  l'intérêt  personnel;  2°  le 
sentiment  religieux;  3°  l'instinct  d'imitation.  Il 
les  étudie  dans  les  milieux  qu'il  connaît  par 
expérience  :  le  corps  électoral,  les  Assemblées, 
l'armée. 

La  première  partie  de  l'ouvrage  en  est  la  moins 
neuve  et  peut-être  la  moins  forte.  L'auteur  con- 


UN  REGARD  SUR  NOTRE  TEMPS       139 

clut  que  l'intérêt  personnel  est  un  mobile  insufli- 
sant  et  souvent  nuisible  pour  le  bon  fonctionne- 
ment d'une  société.  C'est  incontestable,  si  on 
lui  accorde  sa  définition.  «  J'appellerai,  dit-il, 
recherclie  de  l'intérêt  personnel,  la  recherche  des 
satisfactions  pour  la  personne  matérielle;  j'y 
comprends  la  recherche  des  richesses  et  des  gran- 
deurs, qui  sont  les  principaux  moyens  de  se  pro- 
curer ces  satisfactions.  »  Je  crains  que  les  philo- 
sophes n'attaquent  vigoureusement  cette  base  un 
peu  étroite.  La  plupart  d'entre  eux  définissent 
autrement  l'intérêt  personnel;  ils  y  rapportent  un 
beaucoup  plus  grand  nombre  des  actions  et  même 
des  vertus  humaines.  Je  laisse  M.  d'Harcourt  se 
défendre  contre  eux;  la  discussion  nous  mènerait 
loin,  elle  est  pendante  depuis  qu'on  spécule  sur 
la  morale  et  ne  sera  pas  résolue  dans  le  journal 
d'aujourd'hui. 

Le  deuxième  livre  nous  présente  le  sentiment 
religieux  comme  le  correctif  nécessaire  de  l'in- 
térêt personnel.  Cette  partie  non  plus  ne  pouvait 
être  très  neuve;  en  est-elle  moins  vraie?  L'écri- 
vain n'a  pas  de  peine  à  prouver  qu'aucun  Etat 
n'est  assez  riche  pour  payer  la  somme  de  dévoue- 
ments dont  il  a  besoin,  dans  les  services  publics 
et  dans  les  mœurs  privées,  sur  le  champ  de 
bataille  et  à  l'hôpital;  pour  se  la  procurer,  l'Etat 
devra  toujours  tirer  une  lettre  de  change  sur  le 


140  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

ciel.  On  ne  trouvera  aucun  esprit  de  secte  dans 
cette  argumentation;  elle  plaide  la  prééminence 
du  christianisme  comme  instrument  de  civilisa- 
tion; mais,  dans  le  vaste  diocèse  dont  M.  d'Har- 
court  trace  les  limites,  on  peut  se  mouvoir  à 
Taise;  il  y  a  place  pour  M.  Guizot,  comme  pour 
Joseph  de  Maistre,  pour  M.  de  Pressensé  comme 
pour  Balmès;  et  M.  Jules  Simon  n'y  serait  pas 
excommunié. 

La  troisième  partie  est  de  Beaucoup  la  plus  origi- 
nale, la  plus  fertile  en  aperçus  ingénieux.  L'auteur 
nous  montre  l'influence  considérable  de  l'instinct 
d'imitation  dans  une  compagnie  d'électeurs,  de 
parlementaires,  de  soldats.  Avec  de  nombreux 
exemples  à  l'appui,  il  analyse  ce  phénomène  :  la 
force  de  l'impression  individuelle  centuplée  pour 
chacun,  quand  elle  se  communique  à  cent  indi- 
vidus. Il  explique  comment  tel  mot,  rencontré  sur 
une  page,  laisse  parfaitement  calme  un  couteau  à 
papier  isolé  et  met  en  délire  cinq  cents  couteaux 
à  papier.  Pour  affermir  sa  thèse,  il  fait  quelques 
politesses  à  la  théorie  darwinienne  et  à  nos  ancê- 
tres anthropomorphes.  On  dirait  qu'il  a  pris  en 
sérieuse  considération  les  idées  de  Darwin,  depuis 
qu'il  s'est  assis  sur  les  bancs  du  Parlement. 

Je  me  borne  à  ces  indications  rapides  sur  le 
plan  théorique  des  Réflexions.  Aussi  bien,  l'ou- 
vrage  me    paraît    rare  moins  par  sa  charpente 


UN  REGARD  SUR  NOTRE  TEMPS       141 

-Vin  raie  que  par  la  richesse  et  l'agrément  du 
mobilier,  par  cette  multitude  d'observations  pra- 
tiques où  le  bon  sens  alterne  avec  l'esprit.  On  en 
retirerait  l'essai  de  philosophie  sociale  qu'il  res- 
terait encore  quelques  chapitres  de  Mémoires, 
d'un  prix  inestimable  pour  la  connaissance  de 
notre  temps.  Je  parlais  d'esprit;  il  se  cache,  il 
n'est  ni  dans  les  mots,  ni  dans  le  tour,  il  jaillit  du 
spectacle  des  choses  exactement  présentées.  Je  ne 
sais  si  la  vérité  nous  fait  sourire  uniquement  par 
l'étrangeté  do  voir  une  personne  toute  nue;  mais, 
quand  elle  apparaît  ainsi,  on  sourit  mieux  qu'à 
la  meilleure  plaisanterie.  Les  lecteurs  de  Tolstoï 
comprendront  ce  que  je  veux  dire.  N'est-ce  pas  un 
épisode  détaché  de  la  Guerre  et  la  Paix,  l'histoire 
du  rapport  sur  la  bataille  de  Solférino?  Les  géné- 
raux transmettent  leurs  rapports  particuliers;  les 
officiers  chargés  de  porter  les  ordres  modifient 
ces  documents  et  rédigent  le  projet  définitif;  le 
chef  d'état-major  le  conteste  et  le  refait  sur  nou- 
veaux frais.  On  le  porte  au  maréchal,  il  s'écrie  : 
«  Vous  vous  trompez  absolument!  »  et  il  substitue 
une  nouvelle  rédaction.  «  Il  ne  resta  presque 
rien  du  rapport  primitif.  »  M.  d'Harcourt,  qui 
était  acteur  et  témoin  dans  la  suite  du  maréchal, 
relate  ce  fait  comme  une  preuve  de  l'impossibilité 
où  l'on  est  d'établir  la  vérité  sur  l'événement  le 
plus  saisissant,  le  mieux  observé. 


142         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

Mais  la  perle  du  volume,  c'est  l'historique  de 
la  loi  sur  l'administration  de  l'armée  entre  1877 
et  1881.  L'auteur  fut  membre  de  la  commission; 
il  nous  donne  le  procès-verbal  de  plusieurs 
séances  et  suit  toutes  les  vicissitudes  du  projet 
de  loi.  Voilà  peut-être  le  seul  document  où  les 
historiens  de  l'avenir  pourront  trouver  la  photo- 
graphie authentique  de  ce  qui  se  passe  «  au  sein 
d'une  commission  ».  Je  me  reprocherais  de  déflo- 
rer, en  les  résumant,  ces  pages  à  la  fois  lamen- 
tables et  comiques.  Qu'il  suffise  de  dire  qu'après 
plus  de  deux  années,  en  janvier  1880,  on  discu- 
tait encore  l'article  1er.  Il  y  en  avait  299.  Un  beau 
jour,  prise  de  désespoir,  la  commission  vota  en 
bloc  le  contre-projet  d'un  de  ses  membres,  auquel 
les  onze  autres  étaient  opposés;  elle  le  vota 
«  parce  qu'il  n'avait  pas  le  sens  commun  et  qu'il 
ne  passerait  pas  au  Sénat  ».  Mais,  quand  l'auteur 
de  ce  contre-projet  déposa  son  rapport  à  la  tri- 
bune, les  onze  se  ravisèrent  et  repoussèrent  à 
l'unanimité  la  loi  présentée  par  leur  rapporteur. 
Elle  retomba  dans  la  commission.  Elle  y  mûrit 
une  année  encore.  La  Chambre  se  sépara  sans 
l'avoir  vu  reparaître. 

En  lisant  ce  récit  et  d'autres  du  même  genre, 
les  esprits  empressés  ou  prévenus  attendent  de 
l'auteur  une  conclusion  sévère  contre  le  régime 
parlementaire.  Je  crois  bien  que  je  l'ai  attendue. 


143 

M.  d'Harcourt  est  d'humeur  plus  accommodante. 
11  veut  seuleinenl  nous  prémunir  contre  le  danger 
de  remettre  le  gouvernement  à  une  Assemblée 
unique.  11  constate  que  toutes  les  institutions 
humaines  sont  infirmes ,  mais  que  plusieurs 
infirmes  peuvent  se  faire  la  vie  supportable  en 
s'entr'aidant,  comme  dans  la  fable  :  C  Aveugle  et  le 
Paralytique. 

De  même,  il  n'entend  pas  battre  en  brèche 
la  souveraineté  nationale,  quand  il  décompose 
son  mécanisme.  «  Les  électeurs  représentent  la 
nation  dont  ils  ne  sont  pas  le  tiers.  Les  votants 
représentent  les  électeurs,  dont  ils  ne  sont  quel- 
quefois pas  la  moitié.  La  majorité  des  votants 
représente  les  votants.  Les  députés  représentent 
la  majorité  des  votants.  La  majorité  des  députés 
représente  la  Chambre  des  députés.  Une  commis- 
sion représente  la  Chambre.  La  majorité  de  cette 
commission  représente  la  commission...  Et  ainsi 
arrive-t-on  à  cette  conclusion  mathématique,  que 
la  volonté  de  trois  ou  quatre  députés,  dont  la 
Chambre  a  accepté  le  projet  de  loi  sans  y  regarder, 
—  fait  très  ordinaire,  —  est  l'expression  même 
de  la  volonté  nationale.  Chacune  de  ces  proposi- 
tions étant  d'une  fausseté  évidente,  mais  leur 
ensemble  étant  ce  que  nous  avons  jusqu'ici  trouvé 
de  mieux  pour  assurer  la  stabilité  de  notre  état 
politique,  il  ne  faut  marchander  ni  notre  admi- 


144         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

ration  ni  notre  respect;  nous  dirons  solennelle- 
ment :  —  C'est  le  gouvernement  du  pays  par  le 
pays.  »  J'ai  cité  ce  passage,  parce  qu'il  favorise 
une  théorie  facile  à  démontrer  dans  toute  la 
suite  de  l'histoire;  c'est  que  le  gouvernement, 
quelle  que  soit  son  étiquette,  est  toujours  dans 
les  mains  d'une  infime  minorité;  et  cela  par  la 
seule  et  bonne  raison  qu'il  y  a  tout  au  plus,  dans 
chaque  siècle,  quatre  ou  cinq  journées  où  la 
masse  du  pays  s'émeut  pour  les  choses  politiques 
et  trouve  le  moyen  de  prononcer  son  sentiment, 
sous  le  coup  de  quelque  intolérable  calamité. 
L'axiome  est  désolant,  il  va  contre  toutes  les  for- 
mules et  tous  les  principes,  mais  il  est  évident 
comme  la  lumière  du  soleil;  et  il  ne  peut  irriter 
personne,  puisqu'il  s'applique  également  à  tous 
les  partis  qui  se  succèdent  au  pouvoir,  à  toutes 
les  formes  de  gouvernement.  Reste,  il  est  vrai, 
le  plébiscite  continu,  seul  moyen  de  faire  rentrer 
dans  un  État  démocratique  la  part  d'absurdité 
que  le  jeu  naturel  des  lois  sociales  en  élimine 
naturellement. 

Que  de  choses  je  voudrais  encore  citer,  pour 
faire  comprendre  la  marche  habituelle  de  cet 
esprit  attentif,  toujours  en  garde  contre  les  appa- 
rences; mélange  original  de  l'ancienne  sagesse 
avec  quelques  grains  de  réalisme  et  de  nihilisme, 
s'il  veut  bien  me  permettre  ces  mots  à  la  mode! 


UN  REGARD  SUR  NOTRE  TEMPS 

lu  peut  prendre  à  chaque  page.  J'ouvre  le  volume 
au  hasard.  L'auteur  réfléchit  à  L'infinité  de  petits 
faits  qui  échappent  aux  écrivains,  quand  ceux-ci 
déterminent  les  grandes  influences  historiques. 
—  «  Je  vois  à  la  tribune  du  Luxembourg  d'élo- 
quents sénateurs,  vieillis  dans  la  politique, 
renommés  dans  la  littérature;  ils  sont  écoutés 
avec  attention,  la  foule  se  presse  pour  les  entendre 
ou  seulement  pour  les  voir,  et  leurs  paroles  à 
peine  tombées  de  leurs  lèvres  sont  portées  par 
les  journaux  aux  quatre  coins  de  la  France.  Ce 
sont  bien  là  des  hommes  influents  !  Dans  le  jardin, 
sous  leurs  fenêtres,  d'obscures  mères  de  famille, 
en  ravaudant  des  bas,  de  pauvres  bonnes  d'en- 
fants, adressent  aussi  des  discours  aux  bambins 
qui  autour  d'elles  jouent  à  la  balle.  L'histoire 
n'en  a  cure,  et  cependant,  avec  toute  la  révérence 
due  à  nos  hommes  d'État,  ces  femmes,  par  leur 
vulgaire  parole,  exercent  plus  de  persuasion 
qu'eux.  On  les  aime  et  on  les  croit;  nos  grands 
orateurs  peuvent-ils  porter  sur  eux-mêmes  un 
tel  jugement?  Aussi  contribuent-ils  bien  moins 
à  former  les  idées  de  la  France  que  -ces  obscures 
personnes.  »  —  Voilà  des  réflexions  toutes  ba- 
nales, toutes  simples;  si  simples  que  personne 
ne  les  trouve  et  ne  les  écrit. 


REGARDS   HISTOR.    ET   LITTER. 


13 


146         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 


III 


Et  la  conclusion  du  livre,  demandera-t-on?  Si 
l'on  entend  par  là  une  de  ces  recettes  empiriques 
dont  nous  attendons  toujours  notre  santé,  il  n'y 
en  a  pas.  M.  d'Harcourt  n'a  point  prétendu  faire 
un  Traité  de  médecine,  mais  un  Manuel  d'hygiène, 
ce  qui  est  bien  différent.  Il  possède  vraisembla- 
blement ce  qu'on  appelle  dans  le  langage  courant 
«  une  opinion  politique  ».  Rien  ne  la  trahit  dans 
son  ouvrage,  qui  s'applique  à  toutes  les  formes 
de  société  et  de  gouvernement.  Et  ce  n'est  point 
là  l'artifice  percé  à  jour  du  polémiste,  qui  essaye 
de  nous  insinuer  son  spécifique  sous  Je  couvert 
d'une  feinte  impartialité.  Rien  de  tel  dans  ce  livre 
de  bonne  foi;  seulement  la  recherche  philoso- 
phique du  mieux  social,  sans  parti  ni  cabale.  Le 
pyrrhonisme  de  l'auteur  espère  peu  des  nouvelles 
Constitutions,  des  nouvelles  lois  politiques.  Il 
termine  ainsi  son  épilogue  :  «  Le  grand  nombre 
des  lois  de  cette  nature  essayées  depuis  cinquante 
ans,  et  qui  n'ont  aucunement  réussi  à  nous  donner 
une  tranquillité  durable,  ne  doit-il  pas  nous 
inspirer  de  la  défiance  sur  l'efficacité  du  remède? 
Notre  défiance,  bien  légitime  après  avoir  vu  suc- 
cessivement tomber  tous  les  partis,  car  tous  ont  eu 


UN  REGARD  SUR  NOTRE  TEMPS       1-47 

leur  tour,  notre  défiance,  dis-je,  doit  nous  portera 
laisser  de  côté  l'étude  des  Constitutions  et  des 
lois  organiques,  et  à  reprendre  le  problème  de 
plus  loin.  Avant  de  choisir  le  remède,  il  convien- 
drait d'étudier  le  mal,  de  voir  comment  il  atteint 
la  société.  »  —  Les  Réflexions  se  contentent  de 
signaler  quelques-unes  des  causes  du  mal;  elles 
démolissent  certains  fétichismes,  en  mettant  à  nu 
la  faiblesse  des  rouages  sur  lesquels  nous  aimons 
à  nous  reposer,  pour  nous  dispenser  de  nous 
réformer  nous-mêmes.  Elles  opposent  aux  doc- 
trines abstraites  les  leçons  de  l'expérience  quoti- 
dienne, et  nous  disent  :  Jugez. 

M.  d'IIarcourt  se  tromperait-il  quand  il  avance 
«  que  le  genre  de  savoir  dû  à  l'expérience  de  la 
vie  n'est  guère  prisé  de  nos  jours,  et  que  toute 
l'estime  est  réservée  pour  ceux  qui  ont  été  au 
plus  profond  d'une  science  »?  Je  crois  remarquer 
un  courant  contraire  qui  agit  sur  beaucoup  de  nos 
contemporains.  Est-ce  qu'ils  sont  horriblement 
défiants  ou  horriblement  blasés?  Je  ne  sais,  mais 
ils  apportent  volontiers,  dans  l'appréciation  des 
choses  de  l'esprit,  une  légère  indiscipline  contre 
les  réputations  toutes  faites,  un  peu  de  prévention 
contre  le  métier  et  la  patente.  Ils  se  persuadent 
qu'il  y  a  autant  de  talents  et  de  vérités  dans 
l'ombre  qu'au  plein  soleil.  C'est  surtout  dans  le 
domaine  ténébreux  de  la  politique  et  de  l'économie 


148         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

sociale,  où,  d'ailleurs,  ils  ne  s'aventurent  pas 
volontiers,  c'est  là  surtout  qu'ils  se  tiennent  en 
garde  contre  les  professeurs  diplômés  ou  les  gens 
trop  engagés  dans  l'action;  ils  réservent  leur 
créance  au  brave  homme  qui  vient  leur  dire  tout 
simplement  :  «  J'étais  là;  telles  choses  m'advin- 
rent;  voici  les  effets  immédiats  qu'elles  ont  pro- 
duits dans  mon  petit  champ.  »  Ceux  qui  pensent 
de  la  sorte  ne  font  qu'appliquer  à  l'histoire  du  pré- 
sent les  principes  qui  guident  nos  maîtres  dans 
l'histoire  du  passé.  Je  me  représente  la  joie  de 
M.  Taine  s'il  trouvait,  sur  l'une  des  époques  qu'il 
étudie,  une  déposition  semblable  à  celle  de 
M.  d'Harcourt.  Après  en  avoir  vérifié  l'accent  de 
sincérité,  il  écouterait  ce  témoin  de  préférence 
aux  plus  grands  orateurs,  aux  plus  habiles  écri- 
vains; et  je  gage  qu'il  lui  donnerait  la  première 
place  dans  ses  matériaux.  Si  la  méthode  est 
bonne,  elle  vaut  pour  l'étude  des  vivants  autant 
que  pour  celle  des  morts. 

Les  Réflexions  s'adressent  aux  esprits  de  cette 
famille.  Ils  y  aimeront  ce  petit  bruit  délicieux 
qu'on  entend  tout  le  temps,  le  bruit  de  vieux 
clichés  qui  éclatent  sous  le  pilon.  Ils  y  trouveront 
ce  dont  ils  sont  le  plus  épris,  des  images  exactes 
de  la  vie  réelle.  Il  y  a  quelques  pessimistes  dans 
cette  famille;  ils  reprendront  courage,  en  consta- 
tant   que    notre    pays    renferme    des    hommes 


UN  REGARD  SUR  NOTRE  TEMPS       149 

capables  de  réfléchir  avec  tant  d'honnêteté  et  de 
justesse.  De  ceux-là,  Abraham  n'en  cherchait 
que  dix  pour  sauver  celle  autre  ville;  il  y  en  a 
certainement  plus  de  dix  dans  Paris.  Tout  en 
approuvant,  des  personnes  timorées  se  demande- 
ront peut-être  ce  qu'eût  pensé  de  cet  ouvrage 
M.  Royer-Collard.  Qu'elles  se  tranquillisent;  il 
est  très  loin,  M.  Royer-Collard.  D'autres,  d'accord 
sur  le  fond,  se  gendarmeront  aux  passages  qui 
choqueront  leurs  derniers  préjugés;  qui  n'en  a 
pas?  Les  miens  se  sont  raidis  en  maint  endroit; 
et  puis  j'ai  écouté,  sous  le  tumulte  que  font  les 
préjugés  à  la  surface  de  l'intelligence,  cette  petite 
voix  très  basse,  très  sûre,  qu'on  discerne  pour- 
tant à  travers  leur  tapage,  qui  murmure  tout  au 
fond  de  nous-mêmes,  conspire  avec  l'auteur  et 
nous  crie  sans  relâche  :  «  Il  a  raison  contre  tes 
raisonnements.  » 

Je  l'ai  entendue,  et  j'en  suis  reconnaissant  à  ce 
livre.  Je  sens  qu'il  pourrait  être  profitable  à  beau- 
coup d'autres.  Ah  !  comme  je  comprends  le  bon- 
homme qui  allait  vantant  son  Baruch  !  Quoique 
pauvre  juge  en  ces  matières  et  peu  enclin  à 
sortir  de  mon  champ  littéraire,  j'ai  voulu  com- 
muniquer mon  plaisir.  Si  l'esprit  a  ses  bonnes 
actions  comme  le  cœur,  ce  livre  en  est  une,  et 
des  meilleures. 

Mars  1887. 

t3. 


UN  HISTORIEN  FRANÇAIS 
EN  ALLEMAGNE 


ERNEST  LAVISSE  « 

I 

Après  notre  malheur,  pendant  quelques  années, 
ceux  qui  écrivaient  sur  l'Allemagne  réussissaient 
facilement  par  le  pamphlet  et  la  caricature.  Le 
ressentiment  trop  neuf  n'acceptait  volontiers  que 
ces  consolations  malsaines.  Elle  achevait  de 
couler,  la  lie  du  mauvais  vin  d'ignorance  et  de 
suffisance  qui  nous  avait  enivrés  pour  notre  perte. 
Les  âmes  blessées  au  bon  endroit  se  taisaient, 
humiliées  par  cette  forme  de  vengeance  presque 
autant  que  par  la  défaite.  Le  temps  eut  raison  des 
opinions  furieuses  et  des  jugements  extrêmes; 
une  autre  période  commença,  celle  du  décourage- 

1.  Essais  sur  l'Allemagne  impériale. 


UN    HISTORIEN   FRANÇAIS   EN   ALLEMAGNE      151 

îiiriil.  Voyant  que  tous  les  accidents  de  l'histoire 
contemporaine  conspiraient  à  la  grandeur  du 
jeune  empire,  l'esprit  public  s'affaissa  chez  nous 
dans  un  pessimisme  résigné;  on  échangeait  tout 
bas  des  ;i\ciix  d'impuissance,  on  s'habituait  à 
vivre  avec  la  blessure  d'hier  et  le  péril  de  demain, 
en  s'efforçant  d'y  moins  penser;  on  écrivait  moins 
sur  l'Allemagne  :  à  quoi  bon? 

Nous  pouvons  parler  aujourd'hui  de  cet  instant 
de  défaillance;  notre  humeur  a  changé  encore 
une  fois,  et  pour  le  mieux.  Des  générations 
nouvelles  entrent  en  scène,  elles  apportent  dans 
l'élude  des  choses  allemandes  les  sentiments 
qu'on  devait  le  plus  leur  souhaiter  :  une  patience 
attentive,  une  confiance  en  soi  sans  forfanterie, 
un  esprit  de  justice  qui  n'implique  aucun  oubli. 
Sans  doute,  il  ne  faut  pas  trop  généraliser;  on 
trouve  encore,  tout  au  bas  de  la  rue,  un  public 
pour  les  déclamations  passionnées  et  les  défis 
puérils;  il  fait  beaucoup  de  bruit  et  peu  de 
compte.  H  y  a  d'autre  part  des  témoins  de  nos 
mauvais  jours,  qui  furent  atteints  par  le  coup  à 
un  âge  où  l'espérance  ne  refleurit  plus  :  ceux-là 
s'en  vont  vers  la  tombe  avec  leur  foi  morte; 
tout  leur  est  triste  présage,  ils  voient  la  suite  de 
notre  histoire  caduque  et  sombre  comme  leur 
propre  déclin.  Comment  leur  en  vouloir?  C'est  si 
humain.  Chacun  regarde  le  spectacle  du  monde 


152         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

dans  le  petit  miroir  où  il  contemple  sa  chère  des- 
tinée individuelle.  Mais  entre  les  énergumènes  et 
les  pessimistes,  beaucoup  d'esprits  ont  redressé 
leurs  ressorts.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  les 
livres  sur  l'Allemagne  publiés  dans  ces  dernières 
années,  que  le  succès  de  ces  livres.  On  peut  les 
discuter  dans  le  détail;  l'accent  général  en  est 
irréprochable.  Si  nos  voisins  les  lisent,  ils  ne 
pourront  plus  nous  accuser  de  légèreté,  d'em- 
portement et  de  faiblesse.  Rappelons-nous  au 
hasard  le  Voyage  au  pays  du  Rhin,  de  M.  Weiss; 
V Allemagne  actuelle,  d'un  judicieux  inconnu; 
YHistoire  du  prince  de  Bismarck,  par  Edouard 
Simon,  œuvre  impartiale  et  consciencieuse,  sinon 
très  neuve  et  très  vivante;  les  travaux  considéra- 
bles qui  ont  mis  en  si  bonne  place  le  nom  de 
M.  Rothan.  Voici  enfin  le  volume  où  M.  Lavisse  a 
réuni  ses  Essais  sur  l'Allemagne  impériale\  nulle 
part  on  ne  verra  mieux  ce  que  l'esprit  français  a 
g-agné  de  pénétration,  d'équité,  de  possession  de 
lui-même. 

M.  Lavisse  est  un  ouvrier  de  la  première  heure. 
Chargé  par  l'Université  de  ce  ministère  sacré, 
l'enseignement  des  générations  qui  referont  la 
France,  il  a  clairement  aperçu  l'école  où  les  maî- 
tres doivent  étudier  d'abord  ce  qu'ils  apprendront 
ensuite  à  nos  fils.  Il  a  compris  que  le  Français  le 
plus  instruit  ne  saura  désormais  rien  d'utile,  s'il 


UN   HISTORIEN  FRANÇAIS  EN   ALLEMAGNE       153 

ne  connaît  pas  l'esprit  de  l'Allemagne;  et,  depuis 
quinze  ans,  il  a  ouvert  une  enquête  étendue  sur  le 
passé  et  le  présent  de  ce  pays.  De  cette  enqmHc 
est  sortie  déjà  Y  Histoire  des  origines  de  la  Prusse. 
C'est,  je  crois,  la  première  fois  qu'on  allait  cher- 
cher avec  précision,  jusque  dans  la  nuit  du  moyen 
âge,  la  source  et  l'accroissement  de  ce  fleuve 
obscur;  qu'on  nous  le  montrait  fécondant  à  la 
longue  ses  maigres  sablonnières,  pour  leur  faire 
porter  des  seigles  et  des  épées.  Ce  qu'il  avait 
tenté  pour  la  Prusse,  l'écrivain  semble  vouloir 
l'entreprendre  pour  le  monde  germanique  tout 
entier;  autant  qu'on  en  peut  juger  par  des  frag- 
ments parus  dans  les  Revues,  il  se  propose  de 
coordonner,  autour  de  quelques  idées  directrices, 
ses  études  sur  les  origines  de  la  civilisation  alle- 
mande et  du  pouvoir  impérial;  il  prend  la  concep- 
tion romaine  du  César  œcuménique,  au  moment 
où  elle  s'échappe  du  monde  latin,  il  la  suivra  dans 
ses  migrations  et  ses  métamorphoses,  de  Rome  à 
Aix-la-Chapelle,  à  Ratisbonne,  à  Francfort.  Quand 
l'historien  se  repose,  c'est  encore  l'Allemagne  qui 
l'occupe,  celle  d'aujourd'hui;  il  va  la  visiter  en 
touriste;  il  en  rapporte  les  croquis  rassemblés 
dans  ce  volume  d'Essais. 


154  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 


II 


Le  Parlement,  les  partis  socialistes,  l'émigra- 
tion, la  crise  économique,  l'état  politique  de  l'Al- 
lemagne, tels  sont  les  principaux  objets  qui  ont 
retenu  l'attention  de  M.  Lavisse.  Il  a  sur  chacun 
de  ces  objets  une  information  abondante,  des 
réflexions  amassées,  des  chiffres  quand  il  en  faut, 
et  surtout  des  observations  directes.  S'il  nous 
parle  du  Reichstag  ou  des  réunions  socialistes, 
c'est  au  sortir  de  la  séance,  avec  les  paroles  des 
orateurs  encore  vibrantes  dans  son  oreille.  Voilà, 
ce  me  semble,  l'indéniable  supériorité  des  voya- 
geurs actuels  sur  ceux  d'autrefois.  Jadis,  le 
Français  à  l'étranger  vivait  sur  de  vagues  on- 
dit;  ignorant  de  la  langue,  réduit  à  la  société  de 
quelques  intermédiaires  toujours  les  mêmes,  pris 
dans  la  plus  haute  et  dans  la  plus  basse  classe, 
il  partait  avec  ses  préjugés  dans  sa  malle,  reve- 
nait avec  d'ingénieuses  inductions  ou  des  ampli- 
fications brillantes,  mais  il  avait  traversé  le 
monde  sans  que  sa  pensée  fût  sortie  de  France. 
Voyez  les  plus  fameux,  un  Chateaubriand,  un 
Lamartine,  un  Gautier;  leurs  esprits  et  leurs 
curiosités  diffèrent,  mais  tous  ont  passé  dans  la 
nue,  regardant  les  monuments,  les  aspects  pitto- 


UN   HISTORIEN   FRANÇAIS  EN  ALLEMAGNE       155 

resques  du  pays  et  do  l'homme,  feuilletant  quel- 
ques livres,  fréquentant  quelques  salons;  de  la 
masse  impénétrable  qui  murmure  au-dessous 
d'eux  des  choses  inintelligibles,  ils  ont  recueilli 
tout  au  plus  une  anecdote  instructive,  un  mot 
typique  de  lazzarone.  Stendhal  est  peut-être  une 
exception  unique  par  sa  façon  de  regarder.  Voyez 
les  pires,  ce  hâbleur  de  Custine,  par  exemple;  ils 
ont  suivi  la  grande  route,  écouté  les  propos  de 
table  d'hôte,  et  tout  pris  pour  argent  comptant. 

Aujourd'hui,  le  plus  modeste  voyageur  est 
mieux  armé;  presque  toutes  les  nations  font 
leurs  affaires  dans  des  assemblées,  il  ne  tient  qu'à 
lui  d'aller  entendre  comment  elles  se  jugent  elles- 
mêmes;  et  son  champ  d'expériences  lui  est 
indiqué  par  l'inclination  commune  de  ce  temps, 
qui  nous  sollicite  à  nous  pencher  vers  le  peuple. 
Si  ce  voyageur  est  un  historien,  sa  discipline 
intellectuelle  l'a  merveilleusement  préparé;  ce 
souci  du  document  exact,  qui  l'empêche  parfois 
de  bien  voir  les  grands  ensembles  de  l'histoire 
morte,  le  sert  à  souhait  quand  il  regarde  l'histoire 
vivante  se  faire  sous  nos  yeux. 

C'est  avec  cette  préparation  que  M.  Lavisse 
fouille  la  vie  allemande.  La  place  me  manquerait 
pour  le  suivre  dans  le  détail  de  ses  recherches, 
pour  discuter  avec  lui  quelques  points  où  nous 
différerions  de  sentiment.  Je  préfère  insister  sur 


156         REGARDS  HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

l'esprit  général  de  son  enquête.  Mais  quoi,  diront 
les  dédaigneux,  un  recueil  d'articles  ne  donne 
jamais  qu'un  livre  fort  mince.  Je  ne  suis  point  de 
leur  avis.  Ce  qui  fait  l'unité  et  la  vraie  substance 
d'un  livre,  mieux  que  tous  les  cadres  artificiels, 
c'est  le  développement  d'une  intelligence  attachée 
pendant  de  longues  années  au  même  sujet,  y 
revenant  avec  des  retouches  successives,  livrant 
ainsi  le  secret  de  ses  évolutions  intimes. 

Le  premier  de  ces  Essais  a  dix-sept  ans  de 
date;  il  fut  écrit  pendant  l'invasion;  on  y  sent  de 
l'amertume  et  du  découragement.  Dans  les  autres, 
échelonnés  depuis  cette  époque  jusqu'au  moment 
présent,  la  vue  se  raffermit,  s'étend,  se  rassérène; 
comme  l'estuaire  d'un  fleuve  alimenté  par  des 
eaux  nourricières,  cet  esprit  s'exhausse  avec  les 
années;  la  justice  s'accroît,  la  confiance  revient. 
L'avouerai-je?  Les  habiletés  secondaires  de  la 
•composition  me  laissent  si  indifférent,  que  je 
préfère  aux  articles  mieux  soignés  ces  simples 
Notes  d'une  excursion  en  Allemagne,  où  les  idées 
de  l'auteur  jaillissent  plus  touffues  dans  leur 
désordre.  Il  y  en  a  de  si  pénétrantes!  Par  exemple 
ce  passage  où  l'observateur  réfute  le  reproche 
d'hypocrisie  que  nous  faisons  volontiers  à  nos 
voisins.  —  «  Hypocrisie,  c'est  bientôt  dit;  mais 
étudiez  une  phrase  allemande.  Voyez  comme  elle 
•se  meut,  par  quelles  traverses,  après  quels  heurts 


UN   HISTORIEN   FRANÇAIS  EN  ALLEMAGNE       157 

et  quelle  stagnation  elle  arrive  au  but,  à  moins 
qu'elle  ae  veuille  arriver  à  rien.  Voyez  comme 
elle  se  modèle  sur  la  réalité  des  choses  et  sur  la 
complexité  dos  idées,  ne  faisant  violence  ni  aux 
unes  ni  aux  autres,  les  recouvrant  de  la  forme  qui 
leur  convient,  analysant  toujours...  La  phrase  alle- 
mande est  un  moulage,  la  nôtre  une  sculpture.  » 
Toujours  revient  la  note  virile,  où  je  crois  entendre 
la  dominante  de  cet  esprit.  Dans  un  des  musées 
qui  font  la  gloire  de  Berlin  par  leur  organisation 
intelligente,  M.  Lavisse  rencontre  deux  de  ses 
élèves  :  on  cause.  «  Nos  sensations  sont  d'autant 
plus  vives  qu'elles  font  frissonner  nos  blessures. 
De  découragement,  il  n'est  pas  même  question. 
Nous  sentons  la  nécessité  de  l'effort,  et  com- 
bien il  doit  être  grand;  mais  nous  y  sommes 
stimulés  à  grands  coups  d'éperon.  »  Voilà  une 
façon  de  sentir  qui  confère  à  un  maître  brevet 
pour  enseigner  la  jeunesse.  Nous  lui  devons 
d'abord  la  vérité;  mais,  étant  la  jeunesse,  elle  ne 
nous  écoutera  que  si  nous  lui  donnons  aussi  l'es- 
pérance. 

Le  volume  est  précédé,  je  devrais  dire  cou- 
ronné, par  une  courte  préface.  C'est  un  morceau 
exquis.  Nulle  part,  —  sauf  peut-être  dans  son 
introduction  à  la  Géographie  de  Freeman,  — 
M.  Lavisse  n'a  mieux  montré  le  don  qui  fait  de 
lui  un  historien  pratique.  Il  ne  cultive  pas  l'his- 

14 


158         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

toire  comme  un  jardin  d'agrément  ou  comme  une 
collection  de  botaniste,  mais  comme  une  terre  de 
plein  rapport  pour  les  besoins  du  présent.  Il  a  la 
vue  totale  et  rapide  du  passé,  l'habitude  de  le  par- 
courir à  grandes  foulées,  d'y  ouvrir  en  quelques 
mots  de  longues  perspectives;  il  en  revient  les 
mains  pleines  de  leçons  d'une  application  immé- 
diate. Ils  en  savent  quelque  chose,  ceux-là  qui  ont 
lu  les  pages  suggestives  de  M.  Lavisse  sur  l'an- 
cien système  de  nos  alliances,  sur  l'œuvre  des  rois 
de  France,  composant  leur  domaine  pièce  à  pièce, 
comme  le  paysan  son  champ;  ceux-là  n'ont  pas 
oublié  le  mouvement  d'éloquence  qui  conclut  sur 
ce  beau  rêve,  l'église  de  Potsdam  s'ouvrant  pour 
une  déclaration  solennelle...  et  impossible.  Ce 
n'est  qu'un  rêve,  l'auteur  le  sait  bien,  mais  un  de 
ceux  que  l'on  fait  quand  on  s'endort  sur  le  côté 
du  cœur. 

De  même  qu'on  suit  l'épanouissement  de  la 
pensée,  dans  ces  écrits  échelonnés  sur  une  longue 
période,  on  y  surprend  la  formation  d'un  style  per- 
sonnel. Il  arrive,  dans  cette  même  préface,  aune 
langue  excellente,  où  chaque  phrase  a  sa  vie  propre 
et  son  effet  original,  avec  des  traits  qui  se  gra- 
vent, de  grands  rassemblements  d'idées  dans  une 
image.  La  prose  légère,  transparente,  est  portée 
par  ces  idées,  c'est  un  rideau  de  soie  claire,  sou- 
levé par  des  vents  qui  viennent  de  loin  et  de  haut. 


UN   HISTORIEN   FRANÇAIS   EN   ALLEMAGNE      159 

J'ai  plaisir  à  insister  sur  ces  qualités.  Au  milieu 
de  nos  abaissements  littéraires,  les  grandes  tradi- 
tions intellectuelles  de  ce  pays  ont  trouvé  un  de 
leurs  meilleurs  refuges  dans  notre  école  historique. 
M.  Lavisse  n'y  est  pas  le  seul,  mais  il  y  prend  une 
des  premières  places.  Après  l'avoir  lu,  je  ne  puis 
m'empôchcr  de  penser  que  M.  Guizot  se  reconnaî- 
trait dans  ses  petits-fils,  qu'il  retrouverait  chez 
eux  ses  vues  larges  sur  la  philosophie  de  l'his- 
toire, avec  quelque  chose  de  plus  jeune  et  de  plus 
ému  dans  l'expression,  des  cordes  qui  ont  souf- 
fert et  frémi. 

Il  verrait  le  développement  de  théories  nou- 
velles appuyées  sur  une  étude  plus  exacte  de 
l'homme.  Hélas!  il  verrait  aussi  les  plaies  nou- 
velles que  la  raison  se  fait  à  elle-même,  quand 
sa  logique  rigoureuse  déchire  les  replis  secrets 
de  la  conscience.  Ici,  je  voudrais  indiquer  une 
réserve.  —  «  La  paix  est  la  condition  normale 
de  l'humanité...  »,  nous  dit  l'auteur  de  la  pré- 
face. En  est-il  bien  sûr,  lui  qui  a  lu  l'histoire!  Si 
l'on  creusait  ce  passage  et  quelques  autres,  on 
pourrait  se  donner  le  triste  plaisir  de  mettre  à 
nu  une  contradiction  irrémédiable,  le  point  dou- 
loureux qu'on  retrouve  au  fond  de  beaucoup 
d'âmes  contemporaines;  ce  point  où  l'intelli- 
gence critique,  habituée  à  expliquer  les  phéno- 
mènes avec  les  données  de  la  science  positive, 


160         REGARDS  HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

se  heurte  à  des  devoirs  sacrés,  à  cette  religion 
dernière  de  la  patrie  qui  ne  souffre  pas  de  dis- 
cussion. 

Il  faut  refouler  en  nous  ce  conflit  terrible; 
dès  qu'il  apparaît,  il  faut  admettre  que  nous 
touchons  la  limite  de  notre  pouvoir  de  concilia- 
tion entre  des  vérités  d'ordre  différent.  Dans 
ses  souvenirs  de  l'invasion,  M.  Lavissc  raconte 
comment  le  garde  du  génie  Henriot  fit  sauter 
la  citadelle  de  Laon;  c'était,  dit-il,  «  un  vieux 
soldat  auquel  les  malheurs  de  la  patrie  avaient 
troublé  la  tête  ».  Où  va  la  pensée,  une  fois  partie 
sur  ce  mot?  L'action  d'Henriot  vint  trop  tard, 
je  l'accorde  ;  mais  légitime  et  superbe  une  heure 
plus  tôt,  elle  eût  procédé  du  même  état  mental. 
Alors,  l'officier  qui  fait  sauter  son  navire?  Cela 
s'appelait  héroïsme.  — Tête  troublée...  C'est  vrai 
peut-être  pour  le  médecin;  mais  il  n'est  pas 
moins  vrai  que  le  jour  où  chacun  raisonnerait  ces 
choses,  il  n'y  aurait  plus  personne  pour  les  faire, 
et  nous  serions  marqués  pour  la  mort  en  tant 
que  nation.  Admirons  sans  expliquer  ni  juger. 
Je  suis  certain  qu'aujourd'hui,  plus  maître  de  sa 
plume,  M.  Lavisse  n'écrirait  pas  cette  ligne. 


UN   HISTORIEN   FRANÇAIS   EN   ALLEMAGNE       161 


III 


En  revanche,  il  récrirait  avec  la  même  mélan- 
colie celte  page  qu'il  datai I  <lc  Berlin,  Tan  passé  : 
«  Je  lis  ici  les  journaux  français  :  que  de  haines 
parmi  nous!  Ce  que  les  uns  honorent,  les  autres 
l'exècrent;  les  arguments  partent  des  principes 
les  plus  opposés.  On  dirait  que  des  nations  irré- 
conciliables campent  sur  le  même  sol,  prêtes  à 
en  venir  aux  mains.  N'allons  pas  à  l'ennemi 
avec  des  plaies  si  profondes.  Nous  avons  avant 
la  bataille  une  paix  à  faire,  la  paix  avec  nous- 
mêmes...  »  Ainsi  le  voyageur  traduisait  cette 
souffrance  bien  connue  de  tous  ceux  d'entre 
nous  qui  ont  vécu  à  l'étranger.  Si  je  parle  de  ce 
bon  livre  avec  tant  de  gratitude,  c'est  peut-être 
que  je  l'ai  trouvé  sous  ma  main  à  un  moment 
où  il  me  réconforta  contre  une  impression  de 
cette  nature. 

Je  rentrais  en  France,  il  y  a  de  cela  quelques 
semaines,  par  la  route  de  Mayence  et  de  Metz, 
cette  route  qui  s'attarde  si  longtemps  en  Alle- 
magne. J'achetais  aux  gares  des  journaux,  ces 
feuilles  qu'on  déplie  avec  tant  d'impatience 
quand  on  revient  de  loin,  parce  qu'elles  appor- 
tent   d'avance    le   bruit  familier  de    la   maison. 

14. 


162  REGARDS   HISTORIQUES   ET    LITTÉRAIRES 

Elles  étaient  pleines  d'un  vacarme  de  honle, 
elles  racontaient  le  début  de  ces  histoires  qu'on 
s'étonnait  de  ne  pas  voir  finir  avec  le  bruit  sourd 
et  rapide  d'une  balle  '.  Ceux  qui  m'entouraient 
les  lisaient  avec  satisfaction. 

A  Bingen,  un  arrêt  du  train  interrompit  ma  lec- 
ture. Je  levai  les  yeux  :  une  apparition  était  dans 
le  ciel,  le  moment  la  faisait  poignante.  Au-dessus 
du  Rhin,  qui  roulait  tranquillement  ses  flots  gris 
au  pied  des  montagnes,  au-dessus  des  coteaux  du 
Johannisberg,  où  l'or  pâle  des  vignobles  mon- 
tait rejoindre  les  noirs  sapins  du  Niederwald, 
au-dessus  des  brumes  qui  s'élevaient  du  fleuve 
par  ce  matin  d'octobre,  la  statue  de  la  Germania, 
dominant  l'horizon  du  Palatinat,  dressait  son 
diadème  dans  la  nue.  Colossale,  établie  là-haut 
dans  sa  force,  comme  une  puissance  maîtresse  de 
l'éternité,  on  la  sentait  peser  sur  toute  cette 
terre,  inébranlable  sur  son  socle  de  rochers, 
invulnérable  dans  sa  robe  de  fer,  pétrie  avec  des 
canons  broyés.  C'était  bien  l'Allemagne  symbo- 
lique, telle  que  ce  peuple  l'avait  rêvée,  la  pensée 
unique  de  quarante  millions  d'hommes,  fondue 
dans  le  bronze  et  cimentée  sur  le  granit.  J'admi- 
rais sa  beauté.  Je  ne  lui  ai   pas  jeté  l'anathème. 

Soyons  justes,  plus  justes  même  que  ne  l'est 

i.  Voir  la  date  de  cette  étude  et  se  rappeler  le  scandale  qui 
venait  d'éclater  au  ministère  de  la  Guerre. 


L'N  HISTOHIKN    l'HANr.Als   i:n    ALLEMAGNE       168 

parfois  le  premier  serviteur  <l<-  la  pensée  alle- 
mande, quand  il  attribue  sa  fortune  à  la  force 
<|ui  prime  le  «Iroit.  Si  cette  femme  victorieuse 
lient  là-haut  le  sceptre  du  monde,  c'est  qu'elle  a 
derrière  elle  un  siècle  de  patience,  d'abnégation, 
de  vertus  civiques.  Cela  crée  le  droit  à  la  gran- 
deur. Et  les  chefs  de  ce  peuple  n'avaient  pas 
tort,  il  y  a  dix-sept  ans,  quand  ils  invoquaient 
l'aide  de  Dieu  :  c'est-à-dire  la  justice  délinitive, 
voilée  à  nos  regards  pendant  de  longues  périodes, 
mais  qui  finit  toujours  par  tourner  la  fortune  du 
côté  où  des  efforts  soutenus  l'ont  méritée.  Il  fau- 
drait plaindre  le  Français  qui  ne  comprendrait 
pas  cette  vérité,  et  celui  qui,  la  comprenant, 
hésiterait  à  la  dire  bien  haut. 

Tandis  que  la  Germania  s'évanouissait  dans  le 
brouillard,  je  cherchais  quelle  statue  symbolique 
nous  pourrions  dresser  en  face  d'elle,  et  le  sol  où 
nous  devrions  l'asseoir.  L'heure  était  mal  choisie 
pour  cette  recherche.  En  rentrant  au  pays,  je  n'y 
trouvais  à  la  surface  que  boue  remuée  et  sables 
mouvants  :  la  dérive  d'une  politique  tour  à  tour 
violente  et  apeurée,  et  là  où  l'on  se  console  d'elle, 
dans  les  livres,  une  enchère  de  scandale  ou  de 
futilité.  Il  faut  croire  que  je  ne  fus  pas  heureux 
dans  le  choix  des  premiers  que  je  lus;  c'étaient 
les  mieux  achalandés  du  moment,  ceux  que  nous 
envoyons    de    préférence    aux   gares    frontières. 


164  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

Enfin,  celui  de  M.  Lavisse  vint  m'éclairer  :  il  me 
rappela  qu'on  ne  doit  pas  juger  la  France  là  où 
les  étrangers  la  jugent  d'habitude,  dans  un  cer- 
tain Paris  de  gros  bruits  et  de  petits  hommes.  Il 
en  est  une  autre,  cachée  un  peu  partout,  mais 
qui  a  sa  métropole  au  vrai  cœur  de  notre  Paris  et 
de  notre  pays,  sur  celte  montagne  Sainte-Gene- 
viève, le  Sinaï  où  furent  élaborées  quelques-unes 
des  plus  belles  lois  de  l'esprit  humain.  C'est  là 
qu'il  faut  aller  chercher  du  réconfort  et  de  l'or- 
gueil, entre  les  retraites  modestes  où  travaillent 
nos  maîtres  et  les  grandes  écoles  où  la  jeunesse 
vient  les  entendre,  où  bouillonne  le  sang  de  rachat 
de  la  France. 

Là,  cette  jeunesse  peut  voir  sa  statue,  son  sym- 
bole, dans  le  Musée  voisin;  on  sait  comment  le 
sculpteur  y  a  représenté  noire  Jeanne  :  affaissée 
sur  les  genoux,  la  tête  au  ciel,  écoutant  les  voix. 
D'autres  ont  mis  leur  génie  dans  le  colosse  de 
bronze  du  Niederwald;  nous  reconnaissons  le 
nôtre  dans  cette  frêle  enfant  de  marbre.  Ce  génie 
ne  se  ploiera  peut-être  pas  aux  lentes  prépara- 
tions, aux  vertus  patientes;  il  est  nerveux  et  sou- 
dain, fait  de  sursauts  et  d'illuminations;  il  s'abat 
vite,  comme  cette  fille  prosternée  dans  son  cha- 
grin ;  comme  elle,  il  se  relève  d'un  bond,  quand 
une  voix  le  suscite.  Et  il  y  a  toujours  des  voix. 
La    communication   du    secours  divin  ne    cesse 


s 


UN   IIISTOIUKN    l ■•|!.\M.:.\is    l.\    ALLEMAGNE       165 

jamais.  iïlle  s'accommode  aux  lit-soins  changeants 
des  siècles,  aux  tours  nouveaux  de  lVsprit.  Les 
temps  Q6  son!  plus  des  cominaudeinenls  miracu- 
leux, qui  transportaient  la  foi  naïve  d'une  bergère. 
Celui  (]ui  appelle,  appelle  autrement.  Tout  moyen 
ui  est  bon,  et  le  plus  naturel  en  apparence  est 
uvent  le  plus  mystérieux.  A  certains  moments, 
le  poète,  l'écrivain,  le  professeur  sont  aussi  des 
voix,  parfois  inconscientes  de  la  mission  qu'elles 
ont  reçue.  Comme  Jeanne,  la  jeunesse  écoute  ces 
voix,  attendant  celle  qui  trouvera  le  chemin  de 
son  âme.  Tout  l'avenir  est  là. 

Souhaitons  à  nos  enfants  beaucoup  de  maîtres 
tels  que  M.  Lavisse.  Sa  parole  ne  fera  pas  de 
prodiges,  qui  en  fait  aujourd'hui?  Elle  préparera 
simplement  ces  enfants  à  faire  leur  devoir,  et  ce 
n'est  déjà  pas  si  facile.  Cette  parole  n'est  pas  in- 
faillible, elle  trahit  sa  part  de  nos  doutes  et  de 
nos  contradictions;  mais  elle  est  juste,  virile,  elle 
a  le  son  argentin  de  l'espérance. 

Janvier  1888. 


LE  SAINT-EMPIRE  ROMAIN 


JAMES  BRYCE  J 


1 


Un  Anglais,  qui  fait  maintenant  de  sages  études 
sur  la  démocratie  américaine,  M.  James  Bryce,  a 
reçu  une  grande  grâce;  il  y  eut  une  heure,  aux 
jours  de  sa  jeunesse,  où  il  vit  passer  devant  lui  le 
plus  beau  sujet  de  livre  que  le  monde  ait  fourni  à 
un  écrivain,  durant  les  dix-huit  siècles  écoulés  de 
ce  côté-ci  de  la  Croix.  C'est  l'histoire  du  gouver- 
nement idéal  de  l'Univers,  tel  que  l'Occident  l'a 
conçu  depuis  Aclium  jusqu'à  Waterloo.  Comme 
un  homme  qui  fait  son  rêve  de  nuit  avec  les  plus 
fortes  impressions  des  jours  antérieurs,  l'imagi- 

1.  Le  Saint-Empire  romain  germanique  et  l'Empire  actuel 
d'Allemagne,  par  James  Bryce.  Traduit  de  l'anglais  par  Em. 
Domergue,  avec  une  préface  de  M.  E.  Lavisse. 


LE  SAINT-EMPIRE   ROMAIN  167 

nation  populaire,  durant  le  sommeil  agité  du 
moyeu  âge,  a  créé  le  lype  de  la  souveraineté  uni- 
verselle; elle  y  a  mêlé  tous  les  grands  souvenirs 
du  passé,  les  prophéties  de  la  Bible,  la  majesté  de 
Rome,  l'épopée  du  cycle  carlovingien;  elle  a 
reculé  ce  type  jusqu'au  fond  de  l'histoire,  elle  y 
a  fait  rentrer  les  chefs  légendaires  de  l'humanité, 
David  et  Salomon,  Cyrus  et  Alexandre.  De  celte 
collaboration  continue  des  peuples  et  des  siècles, 
de  cet  effort  pour  créer  un  dieu  terrestre,  la  figure 
de  l'Empereur  est  sortie,  décalque  de  la  figure 
divine.  Elle  grandit  sans  cesse,  avec  la  légende 
accumulée  de  tous  les  acteurs  qui  ont  élargi  ce 
premier  rôle  du  drame  humain.  Le  masque  de 
César  n'est  jamais  rempli  par  les  hommes  qui 
l'essayent,  et  pourtant  ces  hommes  s'appellent 
Auguste,  Constantin,  Charlemagne,  Barberousse, 
Charles-Quint,  Napoléon.  L'Empire,  pouvoir 
mystique,  n'est  en  aucun  lieu,  il  n'appartient  à 
aucune  famille,  à  aucune  race;  c'est  de  lui  qu'il  a 
été  dit  :  ubi  erit  corpus,  hic  congregabuntur  et 
aquilœ.  Il  tombe  à  chaque  époque  dans  la  main 
assez  puissante  pour  soulever  le  globe  étoile,  pour 
capter  l'aigle.  L'aigle  doit  prendre  son  essor  de 
Rome;  mais  elle  se  pose  indifféremment  sur 
Aix-la-Chapelle  ou  sur  Francfort,  sur  Madrid  ou 
sur  Vienne  ;  de  son  dernier  vol,  elle  vient  s'abat- 
tre sur  Notre-Dame  de  Paris. 


168         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

C'est  par  excellence  le  thème  épique  des  âges 
nouveaux.  Dante  l'avait  pressenti,  et  il  doit  à 
celte  intuition  une  part  de  sa  gloire.  Le  Florentin 
fut  un  des  grands  ouvriers  de  l'idée  impériale  ;  il 
y  revint  sans  relâche;  il  lui  donna  un  corps  dans 
son  traité  De  Monarchia.  Il  lui  donnait  une  âme 
à  chaque  page  de  son  poème.  Dès  qu'on  pénètre 
dans  la  «  forêt  obscure  »,  on  aperçoit  au  bout  de 
toutes  les  avenues  l'aigle  symbolique,  telle  que 
les  esprits  lumineux  en  dessinent  naturellement 
la  figure,  quand  ils  se  groupent  dans  le  paradis 
pour  signifier  la  justice  de  l'Empire  :  «  0  douce 
étoile,  combien  de  gemmes  et  combien  belles  me 
montraient  la  source  de  notre  justice  dans  le  ciel 
qui  s'illumine  par  toi.  »  (Paradis,  ch.  XVIII.)  Mais 
aux  jours  de  Dante,  l'image  était  encore  en  for- 
mation; le  poète  qui  la  créait  en  combattant 
pour  elle  n'avait  pas  les  éléments  définitifs  de 
l'épopée. 

Ils  étaient  prêts,  avec  le  recul  nécessaire,  quand 
Victor  Hugo  les  ramassa.  Rendons-lui  cette  jus- 
tice, il  en  a  connu  la  valeur;  seul,  depuis  Dante, 
il  s'est  penché  sur  cette  mine  inépuisable,  qui 
avait  échappé  à  la  divination  historique  de  Sha- 
kespeare, à  la  contemplation  savante  de  Goethe. 
Perpétuellement  hanté  par  les  deux  cariatides 
colossales  qui  soutiennent  l'édifice  gothique,  le 
Pape  et  l'Empereur,  il  en  a  scellé  des  fragments 


; 


LE  SAINT-EMPIRE   110MAIN  10!) 

lans  ses  drames,  dans  sa  Lrf/ende  des  Siècles;  et 
pourtant  Hugo  n'a  pas  écrit  L'épopée  du  Saint- 
Empire,  parce  que  là  comme  partout  il  ne  voyait 
bien  que  l'extérieur  du  phénomène.  Pour  le  faire 
revivre  toul  entier  dans  une  œuvre  plastique,  il 
ùt  fallu  en  discerner  le  sens  intime;  les  médita- 
ions  de  cet  ordre  glissaient  sur  le  prodigieux 
miroir  qui  a  reflété  tous  les  aspects  du  monde. 

A  défaut  de  poète,  on  s'étonne  que  l'institution 
impériale  n'ait  pas  trouvé  un  historien  parmi  les 
modernes.  Bossuet  a  manqué  cette  vision;  ses 
yeux  étaient  offusqués  par  le  soleil  de  Louis  XIV; 
il  a  vu  les  empires,  il  n'a  pas  vu  l'Empire.  Mon- 
tesquieu ne  l'a  pas  même  soupçonné;  tout  occupé 
à  démêler  les  ressorts  rationnels  de  la  politique, 
cet  esprit  précis  n'a  point  aperçu  la  survivance  du 
César  romain  dans  l'imagination  des  peuples 
européens.  Suivant  l'erreur  commune  des  histo- 
riens, il  continuait  de  chercher  l'Empire  agoni- 
sant dans  Byzance,  au  lieu  d'étudier  ses  transfor- 
mations en  Occident.  Ce  fait  capital  reste  caché 
aux  hommes  qui  ont  renouvelé  dans  notre  siècle 
l'histoire  du  moyen  âge.  Guizot  découvre  avec 
sagacité  la  plupart  des  grandes  causes  qui  cons- 
pirent à  façonner  la  société  chrétienne;  mais 
celle-là  se  dérobe  à  son  regard.  A  peine  s'il  men- 
tionne en  passant  quelques  ressouvenirs  de  l'ambi- 
tion  romaine   chez   Charlemagne;  il  ne   voit  là 

15 


170         REGARDS   HISTORIQUES  ET   LITTÉRAIRES 

qu'un  accident  et  le  propre  d'un  seul  génie;  il 
néglige  la  suite  du  dessein,  chez  les  successeurs 
de  toute  race  qui  vont  désormais  se  régler  sur 
l'idéal  de  Charles,  héritier  total  d'Auguste. 

Oui,  je  crois  bien  que  l'auteur  anglais  a  indiqué 
le  premier  la  continuité  de  la  fiction  impériale;  il 
l'a  isolée,  il  en  a  fait  un  de  ces  grands  universaux 
qui  vivaient  de  leur  vie  abstraite  dans  le  senti- 
ment de  nos  pères;  il  a  montré  par  quelle  illusion 
obstinée,  commune  aux  sujets  et  aux  chefs  du 
Saint-Empire,  tous  les  détenteurs  de  ce  simu- 
lacre croyaient  tenir  le  monde  à  fief  de  Dieu  et  de 
César.  Avec  une  juste  audace,  il  a  conduit  l'idée 
jusqu'à  Napoléon,  le  plus  exact  et  le  plus  con- 
vaincu de  ces  plagiaires  du  principat  romain. 

Il  semblerait  que,  d'un  si  beau  sujet,  l'esprit 
qui  le  rencontra  dût  tirer  tout  d'abord  un  vaste 
poème.  A  la  malheure,  nos  froides  imaginations 
n'ont  plus  le  vertige  sacré,  quand  le  passé  leur 
entr'ouvre  de  pareilles  perspectives.  M.  Bryce  est 
de  son  temps;  il  s'est  contenté  de  nous  donner  un 
traité  de  philosophie  historique.  C'est  néanmoins 
un  riche  présent  qu'il  nous  a  fait.  Je  ne  viens  pas 
analyser  son  livre;  M.  Lavisse  s'est  acquitté  de  ce 
soin,  dans  les  pages  ardentes  et  savantes  de  la 
préface  où  il  a  condensé  la  substance  de  l'ouvrage. 
Je  limiterai  mes  réflexions  aux  deux  points  qui 
m'en  ont  le  plus  suggéré. 


i.i:  sain  i  -i:\niiti  :  iiomain 


II 


Il  est  banal  de  rappeler  que  l'histoire  de  l'Em- 
pire est  inséparable  de  l'histoire  de  la  Papauté;  il 
l'est  peut-être  inoins  de  rechercher  la  véritable 
nature  des  rapports  entre  les  deux  souverai- 
netés. M.  Bryce  a  refait  celte  étude;  une  conclu- 
sion s'en  dégage  et  s'impose  à  tout  lecteur  non 
prévenu  :  la  notion  du  pouvoir  temporel  des 
Papes,  au  sens  que  ce  mot  a  pris  dans  nos  discus- 
sions contemporaines,  date  d'une  époque  relati- 
vement récente;  sur  le  terrain  étroit  où  nous 
l'avons  circonscrite,  cette  notion  n'eût  été  ni  com- 
prise ni  acceptée  par  les  grands  Papes  d'autrefois. 

Qu'est-ce  que  la  ville  de  Rome,  dans  l'idée  de 
tout  le  moyen  âge?  Le  Saint-Siège  :  une  posses- 
sion mystique,  à  la  fois  source  et  appoint  du  pou- 
voir universel.  Il  y  a  deux  pouvoirs  universels,  le 
temporel  et  le  spirituel,  par  conséquent  deux 
maîtres  de  Rome,  César  et  Pierre.  Le  pontife 
exerce  là  sa  suprématie,  mais  surtout  il  l'exerce 
de  là  sur  le  inonde.  De  même  pour  l'Empereur, 
roi  des  Romains;  où  qu'il  réside,  dans  sa  ville  ou 
dans  son  burg  d'Allemagne,  sa  vraie  capitale  est 
sur  le  Palatin.  Nul  ne  songe  à  lui  contester  la  juri- 
diction qui  découle  de  son  titre  de  patrice.  Dans 


172  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

les  deux  récits  du  couronnement  de  Charte  magne, 
cette  conséquence  de  la  translation  de  L'Empire 
est  nettement  exprimée.  Les  Annales  de  Lau- 
resheim  disent  :  «  Il  sembla  au  Pape  Léon  et  à 
tous  les  saints  Pères  qui  assistaient  au  présent 
concile,  de  même  qu'au  reste  du  peuple  chrétien, 
qu'ils  devaient  prendre  pour  empereur  Charles,  le 
roi  des  Franks,  qui  tenait  Rome  elle-même,  où  les 
Césars  avaient  toujours  accoutumé  de  demeurer, 
et  toutes  les  autres  régions  qu'ils  gouvernaient, 
en  Italie,  en  Gaule,  en  Germanie.  »  Mêmes  termes 
dans  la  Chronique  de  Moissac  :  «  Voyant  qu'il 
tenait  Rome,  la  mère  de  l'Empire,  où  les  Césars 
avaient  toujours  accoutumé  de  demeurer...  »  — 
Pendant  deux  cents  ans,  la  souveraineté  impé- 
riale s'exerce  à  Rome  d'une  façon  intermittente 
en  fait,  continue  en  droit.  Otton  le  Grand  reçoit 
du  Pape  et  des  Romains  le  serment  de  fidélité 
à  sa  couronne.  Otton  III  s'établit  à  demeure 
dans  sa  capitale,  il  construit  un  palais  sur 
l'Aventin  ;  en  remettant  le  code  de  Justinien  à  ses 
juges,  il  leur  commande  «  de  juger,  avec  ce 
code,  Rome,  la  cité  léonine  et  le  monde  entier  ». 
Et  cela  de  plein  accord  avec  son  ami,  le  pieux 
Gerbert,  devenu  Sylvestre  II. 

M.  Bryce  nous  dit  que  les  papes  gouvernaient 
Rome  en  qualité  de  lieutenants  de  Charlemagne  et 
d'Otton;  il  assimile  les  donations  de  Pépin  et  de 


LE  SAINT-EMPIRE   ROMAIN  173 

son  fils  à  la  collation  d'un  Ix-nélice  ecclésiastique, 
cornue-  relui  de  tout  autre  prince-évêque.  Ces 
assertions  sont-elles  absolument  exactes?  Je  ne  le 
crois  pas.  Les  rapports  des  deux  pouvoirs  sont 
plus  complexes;  il  y  a  entre  eux  une  subordina- 
tion réciproque,  une  indistinction  dont  l'esprit  du 
moyen  âge  s'accommodait  sans  peine.  Il  est  diflicile 
de  préciser  leurs  limites  respectives,  changeantes 
avec  le  moment,  les  circonstances,  la  force  et 
l'humeur  des  deux  coparlageants.  Cette  détermi- 
nation est  surtout  difficile  parce  qu'elle  n'avait 
pas  alors  l'importance  que  nous  lui  donnons 
aujourd'hui.  A  cette  époque,  la  question  est  posée 
autrement  :  la  possession  de  Rome  n'a  qu'une 
valeur  représentative  de  la  possession  du  monde  ; 
elle  aurait  peu  de  prix  par  elle-même,  si  elle 
n'était  le  signe  et  l'instrument  d'une  double  juri- 
diction, étendue  à  tout  l'univers.  Cela  est  si  vrai 
que  les  rêves  républicains  d'un  Arnaud  de  Brescia 
n'ont  rien  do  commun  avec  les  ambitions  plus  pra- 
tiques d'un  Mazzini;  quand  Arnaud  rétablit  le 
régime  consulaire,  sa  pensée  va  beaucoup  plus 
loin  que  les  rives  du  Tibre;  il  prétend  faire  rétro- 
grader l'histoire  par  delà  César  et  Pierre,  ramener 
le  monde  sous  l'obédience  du  peuple-roi. 

Lorsque  la  lutte  s'engage  entre  l'Empire  et  la 
Papauté,  les  revendications  sur  la  capitale  indivise 
n'y  jouent  d'abord  aucun  rôle;  on  combat  des 

15. 


174         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

deux  parts  pour  do  plus  grands  intérêts,  pour  le 
droit  à  disposer  du  globe,  pour  la  prééminence 
universelle  d'un  des  deux  vicaires  de  Dieu.  Les 
compétitions  territoriales  sur  le  fief  de  la  com- 
tesse Mathilde  ne  sont  qu'un  accident,  une  consé- 
quence secondaire  dans  ce  duel  d'idées.  Durant 
les  trêves,  quand  Barberousse  vient  se  faire  cou- 
ronner à  Rome,  il  y  est  à  la  fois  chez  le  Pape  et 
chez  soi.  L'autorité  locale  du  Saint-Siège  ne 
devient  un  fait  reconnu  qu'à  l'époque  où  l'Empire 
affaibli  se  concentre  en  Allemagne  ;  il  faut  arriver 
jusqu'à  Albert  de  Hapsbourg  pour  trouver  un 
acte  formel,  par  lequel  l'empereur  abandonne  aux 
Papes  la  juridiction  sur  Rome.  Mais  ils  doivent 
alors  la  disputer  à  d'autres  adversaires,  aux 
Colonna,  à  la  municipalité  ;  l'exode  à  Avignon  et 
le  grand  schisme  retardent  encore  de  cent  cin- 
quante ans  l'affermissement  de  leur  pouvoir 
régalien;  c'est  à  dessein  que  je  ne  dis  pas  :  de 
leur  pouvoir  temporel,  car  jusqu'à  ce  moment  le 
mot  a  gardé  un  tout  autre  sens,  il  a  signifié  la 
part  d'intervention  que  le  vicaire  spirituel  récla- 
mait dans  le  gouvernement  universel  des  affaires 
humaines. 

Enfin,  aux  approches  de  la  Renaissance,  l'Etat 
pontifical  se  constitue  sous  la  forme  que  nous  lui 
avons  connue.  Il  subit  la  transformation  com- 
mune à  tous  les  Etats  de  l'Europe;  durant  cette 


il.  SAINT-EMPIRE   ROMAIN  176 

période,  <l«'  nouvelles  conditions  politiques  limi 
icni  el   fortifient   <1  n   même  coup   les  anciennes 
suzerainetés   féodales,  en    Les  restreignant  à  an 

doinaii fTrriif  où  elles  deviennent   maîtresses 

absolues.  Le  génie  |»rat i<|ii«>  des  Médias  et  des 
Parnèse  achève  rapidement  celle  mt'laux uplios*' 
d'un  pouvoir  idéal  ru  pouvoir  matériel.  Mais  c'est 

un  phénomène  bien  digne  d'attention  qu'aux  xvn° 
el  xvinc  siècles,  alors  que  la  Papauté  possède  pour 
la  première  fois  la  plénitude  des  droit  territoriaux 
et  de  l'indépendance  politique,  tout  ce  qu'elle 
gagne  de  ce  côté,  elle  le  perd  en  éclat  et  en  puis- 
sance universelle;  on  voit  diminuer  le  rôle  qu'elle 
jouait  dans  le  monde  en  des  jours  plus  précaires. 
Un  Hildebrand,  un  Innocent,  s'ils  fussent  revenus 
dans  la  Rome  de  Ganganelli,  auraient  fait  peu 
de  cas  d'une  sécurité  achetée  au  prix  de  tant 
d'effacement;  insensibles  aux  avantages  du  nou- 
veau pouvoir  temporel,  ils  auraient  réclamé  l'an- 
cien, au  sens  où  ils  l'entendaient.  On  peut  ajouter, 
sans  paradoxe,  qu'ils  eussent  plus  facilement 
reconnu  leur  Rome  et  leur  monde  au  siècle  sui- 
vant, quand  M.  de  ïournon  administrait  la  pré- 
fecture du  Tibre.  Entre  eux  et  le  nouveau  Charle- 
magne,  le  débat  eût  porté  sur  l'investiture  du 
conquérant,  sur  le  partage  des  consciences  ;  quant 
à  la  spoliation  dont  se  plaignait  Pie  VII,  elle 
n'eût  été  à   leurs  yeux  qu'un   grief  accessoire, 


176  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

sujet  à  accommodement;  car  Napoléon  ne  faisait 
que  relever  le  vieux  droit  carlovingien  et  saxon, 
lorsqu'il  envoyait  son  préfet  siéger  en  son  lieu 
au  tribunal  du  patrice. 

De  nos  jours,  la  condition  du  souverain  ponti- 
ficat change  encore  une  fois  avec  les  conditions 
générales  de  l'Europe.  Depuis  trois  siècles,  un 
mouvement  historique  avait  mis  hors  de  tutelle 
les  petits  Etats;  une  loi  contraire,  tout  aussi 
irrésistible,  les  emporte  aujourd'hui.  Nous  n'aper- 
cevons pas  encore  le  mode  d'existence  que  les 
temps  nouveaux  feront  à  la  Papauté  ;  cet  inconnu 
reste  un  des  problèmes  les  plus  ardus  de  l'heure 
présente;  mais  nous  voyons  déjà  que  le  rôle  des 
Papes  redevient  incomparablement  supérieur  à 
celui  dont  se  contentaient  leurs  prédécesseurs  au 
siècle  dernier.  Dans  toute  l'histoire  du  Saint- 
Siège,  une  disposition  mystérieuse  semble  accroî- 
tre sa  puissance  morale  et  politique  en  raison 
inverse  de  la  solidité  de  ses  fondements  matériels. 

Ces  remarques  n'ont  point  pour  objet  de  con- 
tester la  validité  d'un  établissement  affermi  depuis 
plusieurs  siècles  et  remis  en  question  aujourd'hui. 
Elles  se  proposent  uniquement  de  faire  réfléchir 
les  personnes,  toujours  nombreuses,  qui  ne  peu- 
vent se  déshabituer  d'identifier  une  institution 
permanente  avec  ses  formes  transitoires.  Les 
leçons  du  passé  nous  montrent  la  souveraineté 


LE   SAIN  I  -IMIIIli:   ROMAIN  177 

pontificale  changeant  de  nature,  dans  la  sphère 
des  intérêts  temporels,  au  far   H  ;ï  mesure   «I»' 

l'évolution  européenne.  11  y  ;i  dans  cette  souve- 
raineté des  ressources  d'autorité  inépuisables,  qui 
u'eiiivnl  jamais  besoin  d'une  gestion  domaniale 
pour  se  manifester.  Aux  pins  brillantes  époques 
de  la  Papauté,  la  possession  tranquille  et  l'indé- 
pendance complète  ne  furent  que  de  courtes  excep- 
tions. Sa  garantie  est  ailleurs,  dans  ce  quelque 
chose  d'éperdu  que  les  peuples  ressentent,  quand 
ils  attachent  leurs  regards  sur  cette  cime  aux 
frôles  assises. 


III 


M.  Bryce,  et  M.  Lavisse  après  lui,  estiment 
que  le  Saint-Empire  prit  fin  légalement  en  1806, 
avec  l'abdication  de  François  II;  virtuellement 
en  1815,  avec  la  chute  du  véritable  Empereur 
romain,  Napoléon.  Ils  dénient  au  nouvel  empire 
germanique  toute  attache  avec  l'ancienne  tradi- 
tion. Je  demande  à  leur  soumettre  quelques  objec- 
tions. 

Une  idée  qui  a  vécu  dix-huit  siècles  ne  se  rési- 
gne pas  si  facilement  à  mourir;  elle  s'insinue 
dans  tout  organisme  où  elle  a  chance  de  revivre. 


178         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

La  jeune  Allemagne  est  une  nation  très  éprise 
d'archéologie.  Si  on  lui  demandait  une  renoncia- 
tion formelle  à  la  succession  du  Saint-Empire, 
c'est  le  contraire  que  l'on  trouverait  dans  le  cœur 
de  ses  souverains,  de  ses  hommes  d'État,  de  ses 
étudiants  et  de  ses  soldats.  Le  Hohenzollern  doit 
laisser  tomber  les  prétentions  et  les  titres  des 
Hohenstaufen,  pour  ménager  les  regrets  du  Ilaps- 
bourg  son  allié;  mais  il  ne  saurait  oublier  que, 
par  la  force  des  choses,  tout  ce  qu'on  peut  sauver 
de  l'idéal  historique  lui  revient  naturellement 
aujourd'hui.  J'ai  déjà  cité  le  mot  de  M.  de  Bismarck, 
qu'on  prit  pour  une  simple  boutade,  quand  il  le 
dit  en  1865,  à  Gastein,  à  un  interlocuteur  de  qui 
je  le  tiens  :  «  Je  veux  la  guerre  pour  faire  mon  roi 
empereur  d'Allemagne,  pour  le  faire  couronner  un 
jour  à  Rome  empereur  de  l'Allemagne  protes- 
tante. »En  1871,  quand  les  héritiers  des  Électeurs 
apportèrent  à  Versailles  la  couronne  de  l'empereur 
allemand,  toute  cette  Germanie  avait  le  sentiment 
qu'elle  restaurait  le  passé  en  instituant  l'avenir; 
les  fantômes  du  Rœmer  étaient  certainement  con- 
voqués dans  le  palais  de  Louis  XIV. 

Il  est  permis  de  croire  que  ces  fantômes  han- 
tent plus  que  jamais  l'intéressant  souverain  qui 
signe  ses  moindres  billets  :  ImperatorRex.  Autant 
qu'on  peut  deviner  cette  âme,  elle  offre  de  singu- 
lières ressemblances  avec  celle  d'un  lointain  pré- 


LE  SAINT-EMPIRE  ROMAIN  179 

déresseur,  Ollon  III,  surnommé  par  ses  contem- 
porains «  la  merveille  du  monde  ».  Ollon,  nous 
«lit  M.  Bryoe,  e  avail  une  foi  religieuse  profonde 

dans  les  devoirs  de  l'Empereur  vis-à-vis  du  monde, 
ci  (Mi  même  temps  qu'une  ambition  d'antiquaire, 
une  imagination  bouillante,  <i\nt<v  par  les  sou- 
venirs de  la  glorieuse  puissance  don f  il  riait  le 
représentant  ».  11  lit  graver  sur  ses  sceaux  la 
légende  :  Renovatio  Imperii  Romanorum;  il  établit 
sa  résidence  à  Rome.  —  A  peine  monté  sur  le 
trône,  Guillaume  II  s'est  senti  atliré  vers  Rome 
par  un  aimant  irrésistible.  Des  calculs  d'alliance 
politique  suffisaient  à  expliquer  ce  voyage,  soit; 
qui  pourrait  dire  si  l'obsession  du  mirage  hérédi- 
taire n'y  fut  point  pour  quelque  chose?  Elle  est 
peut-être  pour  quelque  chose  dans  l'impatience 
qui  pousse  l'empereur  sur  toutes  les  routes  de 
l'Europe,  dans  toutes  les  capitales;  comme  pour 
mieux  affirmer  par  sa  présence  cette  hégémonie 
morale,  qui  fut  l'essence  môme  de  l'Empire, 
en  dehors  de  ses  territoires  propres.  L'ancien 
empereur  était  le  représentant  et  le  chef,  caput% 
de  ce  qu'on  appelait  jadis  la  chrétienté;  le  nouveau 
aspire  visiblement  à  être  le  chef  de  ce  qu'on 
appelle  aujourd'hui  le  monde  civilisé. 

Il  semble  qu'une  connivence  constante  de  la  for- 
tune encourage  partout  ce  rêve.  Un  fait  récent, 
entre  mille  autres,  est  bien  significatif.  Stanley,  que 


180  REGARDS    HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

l'on  croyait  disparu  dans  les  ténèbres  de  l'Afrique 
intérieure,  surgit  soudain  à  la  lumière;  il  apporte 
des  morceaux  inconnus  du  globe.  La  fortune  veut 
qu'il  reparaisse  à  nos  yeux  sur  une  terre  où  l'on 
a  planté  la  veille  le  drapeau  de  l'Empire;  le  pre- 
mier salut  qu'il  reçoit  du  monde  civilisé,  —  de  la 
chrétienté,  —  c'est  la  dépêche  de  Ylmperator  Rex. 
Et  cet  homme  qui  travaille  pour  une  autre  race, 
pour  des  projets  antagonistes,  sa  réponse  est 
conçue  de  telle  sorte  qu'on  croirait  d'abord  à  un 
hommage  de  ces  nouvelles  terres,  fait  à  celui  qui 
tient  le  globe  dans  sa  main  par  délégation  supé- 
rieure. Violente  ou  discrète,  l'intervention  de  César 
se  manifeste  partout,  sous  la  forme  la  plus  propre 
à  faire  reconnaître  l'arbitre  de  tous  les  intérêts 
humains. 

Si  M.  Bryce  et  M.  Lavisse  ont  raison,  malgré 
tout,  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  prescription  de  l'idée 
impériale  ou  faiblesse  de  volonté  à  renouer  le  lien 
séculaire  ;  c'est  que  le  César  traditionnel  n'a  plus 
de  sens,  quand  on  l'isole  de  Pierre.  L'Empereur  et 
le  Pape  pouvaient  se  quereller,  guerroyer,  peu 
importait;  ils  étaient  les  deux  éléments  indisso- 
lubles de  l'unité  de  puissance.  Or,  aujourd'hui, 
l'ombre  de  Luther  les  sépare  irrévocablement. 

C'est  là  un  des  plus  beaux  jeux  de  l'Histoire. 
Quoi  que  puissent  alléguer  les  écrivains  catholi- 
ques, il  est  certain  que  la  Réforme  a  servi  d'abord 


LE  SAINT-  EMPIRE    lt<  »M.\IN  181 

le  monde  germanique;  elle  lui  a  donné  une  phy- 
sionomie et  une  conscience  particulières,  une 
place  mieux  définie  dans  L'humanité,  une  bonne 
|iarl  «le  sa  récente  grandeur.  Mais  le  jour  où  le 
monde  germanique  s'est  trouvé  en  mesure  d'ache- 
ver cette  grandeur,  de  l'égaler  à  celle  des  anciens 
temps,  Luther  s'est  dressé  entre  lui  et  l'ambition 
suprême;  le  moine  avait  décapité  d'avance  le 
dessein  du  prince  de  Bismarck.  Sa  voix  a  dit  : 
«  Tu  ne  remonteras  pas  si  haut.  » 

Supprimez  la  Réforme;  rien  n'aurait  pu  empê- 
cher les  deux  pouvoirs  de  se  ressouder  sur  nos 
tètes,  pour  imposer  à  l'Occident  l'accord  de  leur 
domination  morale  et  matérielle.  Nous  avons  vu 
les  deux  tronçons  tendre  l'un  vers  l'autre  à  grand 
effort,  malgré  l'abîme  qui  les  sépare,  comme  s'ils 
avaient  l'instinct  qu'ils  doivent  faire  un  seul  corps. 
Tout  ce  que  nous  savons  de  la  politique  et  des 
sentiments  qui  régnent  depuis  quelques  années 
à  Berlin  et  à  Rome,  tout  nous  montre  les  deux 
pouvoirs  merveilleusement  enclins  à  relever  le 
vieil  édifice  impérial  et  pontifical.  L'objection  tirée 
du  changement  des  temps,  il  faut  la  laisser  à  ceux 
qui  n'ont  jamais  lu  l'Histoire  :  que  fait-elle  autre 
chose,  sinon  de  recoudre  des  habits  nouveaux 
sur  quelques  mannequins  indestructibles?  Tout 
conspirait  à  faciliter  le  rétablissement  du  couple 
historique,  sinon  tel  que  l'avait  connu  le  xie  siècle, 

REGARDS  HISTOR.  ET  LITTÉR.  16 


182         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

du  moins  aussi  puissant  sous  un  autre  aspect  : 
nul  ne  pouvait  y  faire  obstacle,  nul,  sauf  Luther. 
Il  a  coupé  la  racine  du  Saint-Empire  romain. 

Est-elle    donc    irrémissiblement    condamnée, 
l'idée  qui  fut  l'axe  de  l'Histoire  durant  tant  de 
siècles,  l'alliance  dans  Rome  des  deux  forces,  la 
spirituelle  et  la  temporelle?  Qui  sait?  De  pareilles 
idées,  nous   l'observions   plus    haut,   ont  la  vie 
tenace;  comme  les   sources   détournées   de  leur 
vieux  lit,  elles  sont  ingénieuses  à  se  frayer  des 
voies  cachées,  elles  vont  jaillir   sur  un  point  où 
l'on  a  peine  à  les  reconnaître,  tant  elles  parais- 
sent transformées.  Tandis  que   l'ancien  chef  de 
l'Europe  essaye  de  la  reprendre,  partout,  autour 
de   lui    et   jusque    sous    ses    pieds,   d'un   mou- 
vement  incoercible,    la    puissance    suprême    se 
déplace;  plus  ou  moins  vite  suivant  les  lieux,  elle 
descend  d'un  homme  aux  peuples.  Si  l'on  refai- 
sait aujourd'hui  la  fresque  symbolique  de  Santa 
Maria  Novella,  le  peintre  placerait-il  encore  l'Em- 
pereur au  sommet  de  la  pyramide  humaine?  Il  y 
mettrait  peut-être  la  princesse  dont  parlait  le  col- 
porteur allemand,  celui  que  l'auteur   de   l'Alle- 
magne actuelle   rencontra    dans    le  Harz    et  qui 
disait  aux  petits  enfants  des  mineurs  :  «  On  bri- 
sera les  couronnes  qui  sont  en  bon  métal  et  on 
les  refondra,  afin  d'en  faire  des  écus  d'or  à  l'effigie 
d'une  princesse   nouvelle,  mes  petits,  que  vous 


LE   SAINT-EMPIRE    HUMAIN  183 

connaître/,  et  qui  s'appelle  Drmocratia.  Retenez 
bien  ce  nom  ;  vous  l'entendrez  proclamer  au  brnil 
des  fanfares  '.  » 

11  y  a  quelques  semaines,  les  vieux  Romains 
regardaient  avec  élonnement  les  portes  de  bronze 
de  Saint-Pierre  toutes  grandes  ouvertes,  comme 
aux  jours  des  couronnements  impériaux.  De  lon- 
gues files  d'hommes  entraient  là,  conduits  par 
des  princes  de  l'Église  et  reçus  par  son  chef; 
c'étaient  des  gens  du  peuple  et  des  métiers,  venus 
d'un  pays  où  règne  seule  la  princesse  du  colpor- 
teur. Un  cortège  de  pèlerins,  ce  n'est  pas  pour 
étonner  les  vieux  Romains,  qui  en  ont  tant  vu. 
Mais  les  spectateurs  sentaient  confusément  que 
ceux-ci  n'étaient  point  des  pèlerins  comme  les 
autres.  Ce  qu'on  introduisait  solennellement  dans 
Saint-Pierre,  c'était  le  nouveau  pouvoir  social,  les 
nouveaux  prétendants  à  l'Empire.  Ces  ouvriers 
venaient  là  comme  y  vinrent  Gharlemagne,  Otton 
et  Barberousse,  pour  chercher  le  sacre  et  l'inves- 
titure. 

Nous  nous  demandions  tout  à  l'heure  ce  qu'un 
Hildebrand  aurait  pensé  des  évolutions  antérieures 
de  la  Papauté.  On  peut  conjecturer  sans  peine  ce 
qu'il  eût  pensé  dans  cette  occasion.  «  Il  avait,  dit 
fort  bien  M.  Bryce,  le  plus  rare  et  le  plus  grand 

i.  L'Allemagne  actuelle,  p.  216. 


184         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

de  tous  les  dons,  le  courage  intellectuel,  et  cette 
puissante  foi  de  l'imagination  qui  accepte  sans 
réserves  toutes  les  conséquences  des  convictions 
auxquelles  elle  s'est  arrêtée,  et  n'hésite  pas  à 
agir  immédiatement  sous  leur  inspiration.  »  — 
Hildebrand  aurait  pensé  que  si  l'Empire  descend 
dans  le  peuple,  il  faut  aller  prendre  son  point 
d'appui  là  où  se  reforme  l'Empire;  et  qu'avec  des 
moyens  toujours  divers,  toujours  nouveaux,  on 
peut  ressaisir  le  monde  par  la  force  d'une  idée 
ancienne. 


Janvier  1890. 


P.  S.  Cette  étude  était  composée  avant  la  publi- 
cation des  rescrits  impériaux  du  4  février,  qui 
convoquent  à  Berlin  un  congrès  international 
pour  l'étude  des  questions  ouvrières.  Ai-je  besoin 
de  faire  observer  comment  cet  acte  considérable 
modifie  mes  dernières  remarques,  tout  en  forti- 
fiant les  assertions  qui  les  précèdent?  Jamais 
l'empereur  allemand  n'avait  mieux  montré  son 
désir  d'entraîner  l'Europe  dans  les  voies  de  l'Em- 
pire, en  prenant  la  direction  des  grands  mouve- 
ments contemporains.  Quel  que  soit  le  succès  de 
la  tentative,  pour  le  souverain  qu'une  presse  favo- 
rable appelle  déjà  «  l'Empereur  des  ouvriers  »,  il 


LE  SAINT-EMPIRE  ROMAIN  185 

agit  sous  l'impulsion  de  l'esprit  qui  guidait  ses 
pinlôcesseurs  au  moyen  âge.  Cette  «  justice  de 
l'Empire  »,  que  haute  implorait  comme  le  seul 
recours  international  de  son  temps,  l'empereur 
actuel  en  réclame  le  monopole,  il  invite  les  peu- 
ples à  la  chercher  en  se  tournant  vers  lui.  Par  ce 
coup  hardi,  il  essaye  de  retenir  dans  ses  mains  la 
puissance  qui  s'échappait,  descendait  et  commen- 
çait, en  certains  milieux,  de  regarder  vers  Rome. 
Dans  cette  lutte  de  vitesse  pour  absorber  une 
idée,  Rome  est  distancée,  momentanément.  Les 
péripéties  ultérieures  de  la  lutte  nous  réservent, 
sans  doute,  le  plus  grand  spectacle  historique  de 
ce  temps;  c'est  un  mérite  de  plus,  pour  le  livre 
de  M.  Bryce,  de  nous  préparer  à  mieux  comprendre 
ce  spectacle. 

Note  de  février  1890. 


16. 


L'EMPIRE  RYZANTIN 


tiUSTWK  sc.iu.i  Mi;i;ii(ii:u 


I 

Nous  avons  parlé  tlu  Saint-Empire  romain,  à 
propos  du  livre  do  M.  Bryco;  nous  avons  suivi 
dans    l'histoire    d'Occident   la   figure   idéale   de 

César,  persistante  à  travers  ses  métamorphoses  : 
médaille  sans  cesse  refondue  avec  des  alliages 
nouveaux,  mais  toujours  frappée  au  vieux  coin. 
La  belle  publication  de  M.  Schlumherger  nous 
invite  à  regarder  l'autre  face  de  la  médaille, 
la  molle  efligie  du  basileus  oriental.  M.  Sohlum- 
berger  est  un  savant  heureux.  Médiéviste  by/an 
lin,  il  vit  dans  un  monde  magniiiipie  et  rare,  dont 
nous   ne  savons    presque  rien.    Partout  ailleurs, 

i.  Un  Empereur  byzantin  au  Xe  siècle  :  Nicéphore  Phocus. 


i.'i.Mi'iiti:  Bl  187 

l'imagination  n'a  plut  guère  d'emploi  dans  le  vaste 
champ  <lf  L'histoire;  lei  document!  la  réfrènent, 
ils  encombrent  la  rouie,  ils  alourdissent  la  marche 
qu'ils  assurent.  Cette  Byiance  reste  un  domaine 
de  féerie,  un  paya  rierge  et  inconnaissable;  !>«-■* 
«le  documents,  et  inexacte;  on  suit  seulement  <|u<* 
s'il  y  en  avait,  ils  sciaient  prodigieux.  L'historien 
qui  travaille  dans  cette  partie  est  à  ses  confrères 

Comme  le  squatter  du  Far-Wost  an  laboureur 
do  la  lleaure.  Il  serait  bien  coupable  s'il  nous 
ennuyait,  lui  qui  n'a  pas  charge  de  nous  démon- 
trer une  vérité,  mais  de  peupler  avec  ses  intui- 
I ions  dix   siècles  vides. 

A  ce  point  <lc  vue,  l'honnôlc  Lcbeau  fut  souvent 
coupable,  (libbon  ne  l'était  certes  pas  :  sa  forte 
pensée  intéresse  toujours.  Mais,  si  peu  qu'on  ait 
creusé  le  sol  byzantin  depuis  un  siècle,  on  y  a 
découvert  des  filons  assez,  importants  pour  que 
L'histoire  du  bas-empire  soit  à  refaire.  Cependant, 
la  concurrence  est  languissante  «le  ce  côté.  En 
dehors  <le  quelques  thèses  d'érudition  pure,  les 
profanes  ont  entre  les  mains  l'excellent  livre  de 
M.  Rambaud,  f  Empire  byzantin  au  Xe  siècle, 
et  une  plaquette  très  suggestive  de  M.  Marrast, 
h'st/H/ssrs  /n/zantines.  Ils  ont  aussi  la  Thèodora  de 
M.  Sardou  et  celle  de  M.  Henry  lloussaye.  C'est 
à  peu  près  tout,  je  crois.  M.  Schlumberger  apporte 
à  ces   études   une  contribution  capitale,  un  fort 


188         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

volume  de  800  pages,  copieusement  illustré  de 
chromolithographies  et  de  gravures  Les  planches 
reproduisent  les  maigres  reliques  de  l'art  byzan- 
tin, éparses  dans  les  musées  et  les  collections  par- 
ticulières; les  fac-similé  de  miniatures,  d'émaux, 
d'armes  et  de  monnaies  alternent  avec  les  paysages 
historiques.  «  J'ai  voulu  faire  de  ce  livre  comme 
un  résumé  de  l'existence  militaire,  sociale  et  poli- 
tique à  Constantinople  vers  l'an  960  »,  nous  dit 
l'auteur. 

Il  a  judicieusement  choisi  l'épisode  central 
autour  duquel  il  ramasse  le  tableau  du  monde 
grec  et  asiatique  :  c'est  le  règne  de  Nicéphore 
Phocas,  un  acte  pris  entre  mille  dans  la  cruelle 
et  monotone  tragédie  qui  se  déroule  tout  au  long- 
dès  annales  impériales,  avec  les  mêmes  intrigues 
d'amour,  d'ambition,  de  meurtre,  nouées  dans  le 
gynécée,  dans  les  camps  et  les  monastères.  L'épi- 
sode est  général  et  caractéristique  par  sa  ressem- 
blance avec  tant  d'autres;  il  est  singulier  par 
le  relief  qu'il  emprunte  à  la  figure  d'un  vaillant 
homme  de  guerre,  par  la  grandeur  momentanée 
de  l'empire  durant  les  courtes  années  où  cet 
homme  en  relève  les  ruines. 

En  959,  la  pourpre  était  tombée  sur  les  épaules 
de  Romain  II,  petit-fils  de  Romain  Lécapène. 
C'était  une  âme  chétive .  Le  vieil  eunuque 
Bringas   gouvernait   l'Etat,  le   jeune   autocrator 


l'empire  BYZ  \MI\  180 

chassai!  L'onagre  dans  les  villas  «lu  Bosphore,  ei 
il  aimail   Théophano.   Fille  d*on   cabaretier  <le 

Laronie,  tirée  de  l;i  taverne  paternelle  par  un 
oaprioe  <lu  maître,  Théophano  fut  la  Théodora 
•  lu  \"  sii'ele.  iïlle  régna  aux  côtés  de  trois  empe- 
reurs, car  il  fallait  passer  j)ar  son  lit  pour 
occuper  le  trône.  L'histoire  moderne  est  sortie 
des  flancs  de  Théophano;  une  de  ses  lilles  a 
transféré  les  droits  de  l'empire  en  Occident,  une 
autre  a  porté  le  christianisme  en  Russie  et  pré- 
paré ainsi  l'héritière  de  Byzance.  M.  Schlum- 
berger  s'est  efforcé  de  faire  revivre  la  figure  de 
cette  femme,  qui  a  remué  le  monde  autant  et  plus 
qu'Hélène.  «  C'était  une  grande  pécheresse  », 
nous  dit-il,  et  il  le  prouve  surabondamment.  Elle 
était  belle  à  ravir,  suivant  Léon  Diacre;  pour  l'at- 
tester, il  y  a  mieux  que  le  témoignage  d'un  chro- 
niqueur, et  nous  pouvons  en  croire  des  témoins 
qui  se  sont  fait  égorger;  nous  pouvons  mesurer  la 
toute-puissance  de  cette  beauté  au  sang  qu'elle  a 
fait  répandre. 

Tandis  que  Romain  II  prenait  obscurément  son 
temps  de  bonheur,  un  glorieux  général  gagnait 
pour  lui  des  batailles.  En  Syrie,  en  Crète,  sur 
toutes  les  frontières,  Nicéphore  Phocas  tenait 
tête  aux  ennemis  de  l'Empire.  Il  avait  restauré  la 
discipline  dans  les  troupes;  il  leur  communiquait 
son  activité,  ses  rudes  vertus.  Son  prestige  gran- 


190         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

dissait  après  chacune  des  campagnes  où  l'Islam 
reculait  devant  lui.  Le  peuple  vénérait  cet  ascète 
militaire,  car  Nicéphore  était  une  sorte  de  moine- 
soldat;  il  méditait  d'ensevelir  sa  gloire  dans  un 
monastère.  En  963,  il  avait  cinquante  ans;  d'ac- 
cord avec  lui,  saint  Athanase  venait  de  fonder  la 
Laure  du  mont  Athos;  et  l'on  achevait  de  bâtir, 
dans  cette  retraite,  une  cellule  expressément  des- 
tinée au  généralissime  de  l'armée  d'Asie.  Atha- 
nase attendait  son  disciple  à  la  Montagne-Sainte, 
quand  il  reçut  des  nouvelles  surprenantes  pour 
un  pieux  solitaire. 

Un  appel  de  Théophano  avait  changé  la  voca- 
tion de  Phocas.  Comme  le  vainqueur  des  émirs 
syriens  ramenait  son  armée  sur  le  Bosphore, 
l'empereur  Romain  II  rendit  l'âme  tout  à  point. 
Nicéphore,  acclamé  par  le  peuple,  fut  porté  en 
triomphe  au  Palais-Sacré;  Bringas  essaya  de  lui 
disputer  le  pouvoir;  «  cet  eunuque  ridé  avait 
une  âme  de  fer  »,  c'est  M.  Schlumberger  qui  le 
dit.  Débordé  par  la  sédition,  accablé  d'outrages, 
il  disparut  dans  un  couvent.  Le  patriarche  Po- 
lyeucte  fut  jeté  en  prison  parce  qu'il  refusait  de 
bénir  l'union  du  nouvel  empereur  avec  Théo- 
phano. Elle  avait  tout  conduit.  "Voulant  disposer 
de  l'empire  au  mieux  de  ses  propres  intérêts, 
elle  ne  craignit  pas  de  le  donner  à  un  général 
quinquagénaire,  réputé  jusqu'alors  pour  l'austé- 


L'EMPIRE   BYZANTIN  191 

rite  de  ses  mœurs,  (détail   mie  personne  «l'un  <lis- 
eernemenl  très  sûr. 

Cependant,  Nicéphore  ne  perdit  pas  le  goût  de 
la  guerre  cl  des  grandes  aetions.  Chacune  des  six 
années  de  son  règne  fut  marquée  par  des  cam- 
pagnes heureuses.  Le  récit  des  expéditions  diri- 
gées contre  Séii'  Kddauleli,  le  chevaleresque  émir 
d'Alep,  semble  un  épisode  détaché  à  l'avance  de 
L'histoire  des  croisades.  Dans  ces  tableaux  de  la 
vie  militaire,  le  savant  narrateur  passe  en  revue 
les  armées  byzantines,  si  curieusement  composites 
avec  leurs  contingents   arméniens,  russes,  hon- 
grois, albanais.  Nous  parlons  beaucoup  aujour- 
d'hui du  cosmopolitisme,  dû  au  progrès  moderne 
des  communications;  c'est  peu  de  chose  en  regard 
du  prodigieux  mélange  des  races  et  des  individus 
dans  la  Byzance  du  moyen  âge.  Du  Danube  à  la 
mer  de  Syrie,  de  la  Sicile  à  la  Perse,  la  guerre 
entretenait  un  mouvement  perpétuel  parmi   ces 
multitudes  d'hommes   si   divers,  roulés    par  les 
armées  comme  les  galets  par  la  marée.  M.  Schlum- 
berger  nous  mène  à  leur  suite  des  camps  du  Taurus 
à  ceux  de  l'Apennin,   sur  les  flottes  impériales 
munies  de  feu  grégeois. 

Il  rentre  à  Constantinople  pour  y  trouver  d'au- 
tres tableaux,  avec  les  triomphes,  les  couronne- 
ments, les  cérémonies  du  jour  pascal.  Au  centre 
de  ces  cortèges  de  féerie,   qui  se  déroulent  des 


192         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

Blachernes  à  Sainte-Sophie,  l'autocrator  divinisé 
apparaît  dans  un  nuage  d'encens,  «  avec  des 
bandelettes  dorées  autour  du  corps,  représentant 
celles  du  Christ  dans  le  sépulcre,  les  cuisses 
enveloppées  dans  un  linceul,  les  sandales  dorées 
aux  pieds,  le  sceptre  crucigère  dans  une  main  et 
dans  l'autre  Yakakia,  sachet  d'étoffe  de  pourpre 
plein  de  la  poussière  des  tombeaux,  symbole  de 
résurrection.  »  Chacune  des  scènes  est  patiem- 
ment recomposée,  avec  les  menues  indications 
glanées  dans  les  chroniqueurs  et  dans  le  cérémo- 
nial byzantin;  grâce  à  ce  procédé,  les  chapitres 
du  livre  ont  un  air  de  parenté  avec  les  pâles 
mosaïques  qui  montrent  encore  quelques  frag- 
ments des  mêmes  scènes,  sur  les  murailles  des 
églises. La  nomenclature  des  innombrables  charges 
de  cour,  avec  leurs  titres  grecs  ou  barbares,  em- 
plit les  pages  d'un  bruit  de  mots  sonores  et  fas- 
tueux. Pour  les  gens  sensibles  à  la  griserie  de 
l'oreille  par  les  vocables  rares,  il  y  a  là  une  mine 
inépuisable  de  jouissances,  de  quoi  défrayer  à 
nouveau  dix  Légendes  des  siècles  et  mille  sonnets 
hérédiens. 

Cette  apothéose  d'un  homme  adoré  par  l'univers 
ne  dura  que  six  ans  pour  l'empereur  Phocas.  Une 
nuit  du  mois  de  décembre  969,  Théophano  appela 
un  autre  général,  l'Arménien  Zimiscès,  campé 
avec  les  troupes  sur  la  rive  asiatique  du  Bosphore. 


l'empire  byzantin  193 

Il  traversa  le  détroit,  seul  dans  une  petite  barque, 
il  pénétra  dans  le  cubiculum  du  palais.  Théopliano 
le  conduisit  vers  la  peau  do  tigre  où  sommeillait 
Nicéphore,  elle  ^uidadans  l'ombre  l'épée  de  son 
nouvel  amant.  De  la  fenêtre  du  Boucoléon,  un 
eunuque  montra  à  la  foule  la  tète  du  Basileus, 
sanglante  entre  les  torches.  Au  bruit  du  complot, 
les  vieux  soldats  et  le  peuple  étaient  accourus 
pour  défendre  leur  prince;  en  voyant  sa  tôle 
rouler  dans  la  neige,  la  foule  fut  aussi  femme  que 
l'impératrice  :  elle  acclama  Zimiscès,  empereur 
auguste  et  saint,  l'égal  des  apôtres. 


II 


Ce  règne  si  court  avait  raffermi  l'empire 
d'Orient;  mais,  à  cette  même  date,  sous  la  re- 
prise de  force  apparente,  cet  empire  se  vide  de  son 
droit  traditionnel,  qui  s'écoule  dans  deux  direc- 
tions différentes. 

Nicéphore  avait  tenté  de  reconquérir  les  thèmes 
d'Italie,  réduits  à  une  bande  maritime  dans  l'Apulie 
et  la  Calabre.  C'était  le  dernier  lambeau  du  vrai 
patrimoine  romain,  celui  qui  permettait  aux  gens 
de  Constantinople  de  se  dire  les  héritiers  légitimes 
de    César.    Les   troupes    grecques    rencontrèrent 

17 


194  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

devant  elles  les  Germains  d'Otton  le  Grand;  il 
venait  de  son  côté  revendiquer  la  succession  de 
Rome.  L'avantage  demeura  à  l'empereur  d'Occi- 
dent. Il  obtint  par  surcroit,  pour  son  fils  Otton  II, 
la  fille  aînée  de  ïhéophano  et  de  Romain;  elle 
apporta  la  consécration  du  droit  ancien  à  ces 
Saxons  qui  tenaient  déjà  Rome  par  la  force. 

Sur  un  autre  terrain,  Nicéphore  commit  la  faute 
d'appeler  les  Russes  à  son  secours,  pour  contenir 
les  Bulgares.  Les  hordes  du  Dnièpre  descendirent 
pour  la  première  fois  dans  les  vallées  au  sud  du 
Danube.  Leur  chef,  Vladimir  de  Kief,  exigea  la 
main  de  la  princesse  Anne,  la  seconde  porphyro- 
génète.  On  sait  comment  la  Grecque  baptisa  son 
époux  et  son  peuple. 

Ces  deux  femmes,  qui  devaient  le  jour  à  la  fille 
du  cabaretier  de  Laconie,  emportaient  le  principe 
de  vie  de  l'empire,  l'une  à  l'Occident,  l'autre  au 
Nord.  Elles  déplaçaient  Byzance  dans  l'avenir. 
Le  second  de  ces  germes  historiques  a  couvé 
longtemps.  Il  est  éclos  depuis  un  siècle.  Si 
nous  devons  jamais  voir  un  éclat  entre  Berlin  et 
Pétersbourg,  ce  sera  la  vieille  querelle  d'Otton 
et  de  Nicéphore,  poursuivie  par  leurs  héritiers 
substitués. 

Ainsi,  malgré  sa  splendeur  extérieure  et  sa 
longue  durée,  l'empire  byzantin  n'est,  dans  le 
plan  de  l'histoire,  qu'un  foyer  de  décomposition, 


l'empire  byzantin  ",:> 

un  de  oei  corps  en  putréfaction  <>ù  Lei  germes  se 
préparant  et  d'où  ils  B'envolenl  pour  (aire  <l<'  La 
vie  ailleurs.  An  centre  même  de  ce  loyer,  tous  1rs 
éléments  utilisables  se  transformenl  <!<•  bonne 
heure  pourservir  à  un  empire  plus  robuste,  l'em- 
pire ottoman.  Contrairement  aux  idées  reçues,  la 
prise  de  (iOiistantinople  par  les  Turcs  a  très  peu 
changé  la  physionomie  des  pays  d'Orient.  Le 
nouvel  Etat  s'est  adapté  avec  une  docilité  remar- 
quable à  la  forme  de  l'ancien'.  Le  regretté  Albert 
Dumont  a  clairement  montré,  dans  ses  études  sur 
l'administration  ottomane  en  Roumélie,  combien 
Le  vilayet  turc  diffère  peu  du  thème  byzantin.  A 
Constantinople,  au  palais  du  Sultan  et  dans  les 
bureaux  de  la  Porte,  la  survivance  des  traditions 
grecques  est  attestée  par  les  moindres  détails  d'éti- 
quette, par  les  procédés  de  gouvernement  et  les 
conditions  de  la  vie  sociale.  Les  renseignements 
qui  nous  manquent  sur  l'ancienne  Byzance,  on 
peut  les  chercher  hardiment  dans  les  premiers 
volumes  de  Hammer  :  les  descriptions  accumulées 
dans  son  Histoire  de  l'Empire  ottoman  s'appliquent 
souvent  à  un  passé  plus  reculé;  ce  passé  reparaît 
sous  le  vêtement  musulman,  comme  les  vieilles 
peintures  sous  le  lait  de  chaux  du  conquérant, 
dans  les  basiliques  converties  en  mosquées . 
L'Islam  n'a  mis  qu'une  âme  nouvelle  dans  ce  corps 
fossile  qu'il  s'appropriait;  elle  dépérit  à  son  tour; 


196  REGARDS    HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

mais  elle  rendit  la  vie  pour  un  temps  au  cadavre 
qui  la  recevait.  Quand  on  considère  ce  qu'était 
devenu  le  christianisme  à  Byzance,  à  l'époque  où 
il  dégénérait  en  un  paganisme  formaliste  et  subtil, 
on  se  demande  si  l'Islam  ne  fut  pas  à  certains 
égards  une  rénovation  morale;  il  apportait  une 
doctrine  plus  vitale,  mieux  sauvegardée  dans  sa 
pureté  première. 

C'est  l'originalité  peu  enviable  du  bas-empire 
de  n'avoir  joué  aucun  rôle  dans  l'histoire  géné- 
rale. On  pourrait  l'en  retirer,  ou  du  moins  rac- 
courcir de  beaucoup  sa  lente  agonie,  sans  déformer 
la  chaîne  apparente  des  grands  faits  humains.  Il 
occupa  une  place  vide,  comme  l'herbe  vaine  sur 
la  jachère,  pendant  que  la  terre  reconstitue  son 
énergie  pour  d'autres  moissons.  Ceci  explique  le 
naufrage  total  d'une  civilisation  insensiblement 
absorbée  par  ses  héritiers  ;  et  l'on  s'étonne  moins 
qu'une  si  longue  existence  ait  laissé  si  peu  de 
documents,  de  témoignages  matériels.  A  Rome, 
le  monde  antique  reparaît  sous  chaque  coup  de 
pioche,  après  quinze  siècles  de  bouleversements. 
On  a  beau  fouiller  Stamboul,  elle  ne  rend  rien  de 
la  splendide  Byzance;  tout  s'est  évanoui  ou  trans- 
formé. 

Pour  retrouver  chez  les  vivants  un  dernier  ves- 
tige du  peuple  évoqué  par  M.  Schlumberger,  il 
faut  suivre  les  ruelles  turques  et  juives  qui  ser- 


L'EMIMHK    IIYZANTIN  107 

penlent  jusqu'au  fond  tic  la  (lorne-d'Or.  On  arrive 
par  là  au  Phanar,  le  quartier  <>ù  se  sont  échouée 
les  petite-fils  «les  maîtres  de  l'Orient.  I  ne  porte  de 
pierre  Irapue  cl  snmlu-e  \  donnait  accès;  les  pans 
de  mur  déjetés  qui  servaient  de  linteaux  à  cette 
porte  subsistent  seuls.  Au  delà,  les  premières  mai- 
sons gardent  encore,  sous  leurs  murailles  mas- 
sives festonnées  de  barhacanes,  un  air  guerrier  et 
provocant;  elles  cèdent  promptement  la  place  à 
de  minables  constructions,  masures  en  planches 
peintes.  Les  restes  de  l'ancienne  clôture,  la  pau- 
vreté et  le  délabrement  des  habitations,  tout 
donne  au  quartier  grec  l'aspect  d'un  ghetto. 

Au  milieu  de  ces  baraques,  une  église  en  bois 
reproduit  fidèlement  le  type  consacré  des  basili- 
ques. Là  ressuscite,  durant  la  nuit  de  Pâques,  une 
pâle  vision  de  la  Byzance  des  grands  jours.  Les 
portes  de  l'iconostase  s'ouvrent  devant  le  patriar- 
che, escorté  des  dix  archevêques  synodaux;  re- 
vêtus d'ornements  magnifiques,  coiffés  du  kali- 
mafkon,  le  long  voile  de  deuil  qui  descend  sur 
leurs  barbes  blanches ,  ces  vieillards  ont  la 
majesté  hiératique  des  saintes  images  qu'ils 
encensent.  Le  patriarche  porte  la  tunique  de  bro- 
cart à  fleurs  d'or,  rattachée  par  des  grelots  en 
souvenir  de  la  robe  d'Aaron,  et  le  pallium  où 
sont  enchâssées  de  précieuses  reliques.  On  place 
sur  sa  tête  la  tiare  d'émail,  avec  les  portraits  des 

17. 


198         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

douze  apôtres;  par  une  suprême  et  poignante  déri- 
sion, cette  tiare  est  sommée  d'une  aigle  en  dia- 
mants, l'aigle  impériale,  l'aigle  de  Constantin, 
étreignant  le  globe  dans  ses  serres;  souvenir 
jaloux  et  signe  inoflensif  d'un  empire  confiné 
aujourd'hui  entre  les  quatre  murs  de  la  pauvre 
basilique.  Des  diacres  montent  dans  les  ambons, 
dans  les  tribunes;  ils  lisent  simultanément  l'Evan- 
gile dans  tous  les  idiomes  de  l'Orient,  comme  au 
temps  où  toutes  les  familles  du  peuple  chrétien 
se  donnaient  rendez-vous  à  Sainte-Sophie.  Le 
patriarche  bénit  la  foule,  et  l'on  cherche  invo- 
lontairement dans  l'assistance  les  patrices,  les 
comités,  les  curopalatcs.  Mais  le  successeur  de 
€hrysostome  et  de  Photius  ne  trouve  sous  ses 
bénédictions  que  la  plèbe  de  l'hippodrome,  des 
bateliers  ou  des  pêcheurs  du  port,  humbles  et 
piteuses  gens  affublés  de  haillons;  leurs  têtes 
s'inclinent  sous  le  fez,  symbole  de  la  sujétion 
musulmane;  des  cawass  déguenillés  contiennent 
à  grand'peine  ces  ouailles ,  qui  se  précipitent 
bruyamment  vers  l'autel  pour  baiser  les  mains 
de  leur  pasteur. 

C'est  la  répétition  diminuée,  mais  immuable 
dans  ses  rites,  des  scènes  pompeuses  décrites  par 
l'historien  de  Byzance.  L'empire  de  Nicéphore 
vient  finir  là,  comme  finissent,  sous  ces  murs  du 
Phanar,   les  vagues   du  large  venues   des    trois 


L'EMPIRE  BYZANTIN  1!)!) 

mers,  do  Marmara,  du  Bosphore  et  de  ITlnxin; 
elles  meurent  dans  ces  fonds  marérageiix  de  l.i 
Corne-d'Or,  sur  les  prairies  des  Kaux-Douces 
d'Europe;  elles  sont  en  parfaite  harmonie;  avec 
la  psalmodie  grecque,  ces  eaux  stagnantes  qui 
apportent  sur  la  rive  d'Eyoub  le  faible  ressac  et 
le  bruit  lointain  d'une  grande  vie  épuisée. 

Juillet  1890. 


LE  ROI  MITHRIDATE 


THÉODORE  REINACH 


Le  bateau  qui  me  portait  du  Caucase  en 
Crimée  avait  fait  relâche  à  Kertch,  l'ancienne 
Panticapée.  J'étais  monté  sur  le  plateau  de 
rochers  qui  domine  la  ville  ;  de  la  chapelle  bâtie 
au  sommet,  sur  l'emplacement  où  fut  l'acropole, 
le  regard  embrasse  un  vaste  horizon  de  terres 
tristes  et  d'eaux  lumineuses.  Entre  la  mer  Noire 
et  la  mer  d'Azof,  reliées  par  le  cordon  du  Bos- 
phore cimmérien,  la  presqu'île  de  Kertch  déroule 
ses  maigres  champs  tout  hérissés  de  tumuli;  à 
chaque  labour  nouveau,  ces  champs  rendent  en 
grand  nombre  des  monnaies  antiques.  Un  petit 

1.  Mithridate  Eupator,  roi  de  Pont. 


LE  ROI  MininiDATE  201 

berger  tartare  m'en  offrit  une  poignée;  sur  l'une 
de  ces  médailles,  l'usure  du  temps  laissait  voir 
encore  un  beau  profil  déjeune  barbarr  hellénisé; 
on  v  pouvait  déchiffrer  le  nom  do  Mithridate. 
L'ombre  qui  se  levait  de  ce  morceau  d'argent 
reprit  une  vie  singulière,  dans  le  lieu  où  elle 
m'apparaissait.  A  la  place  môme  où  j'étais  assis, 
une  tragédie  historique  s'était  dénouée;  à  cette 
place,  dernière  retraite  où  le  malheur  l'avait 
acculé,  le  roi  de  la  mer  Noire  avait  entendu  les 
cris  de  mort  des  soldats  qui  gravissaient  ces 
pentes,  derrière  son  fils  rebelle;  là  il  avait  bu  le 
poison  et  demandé  le  coup  d'épée  de  l'esclave. 

Mithridate!  J'essayai  de  ressusciter  une  figure 
et  une  histoire  sous  ce  nom;  je  dus  m'avouer  que 
j'en  connaissais  trop  peu  de  chose.  Quelques 
vagues  souvenirs  de  collège  ,  la  proverbiale 
accoutumance  aux  poisons,  la  Monime  de  notre 
bien-aimé  poète,  c'était  tout.  Aussi,  en  visitant  ce 
jour-là  les  tertres  é ventres  par  les  fouilles  des 
archéologues  russes,  en  voyant  tout  ce  qu'ils 
livrent  du  passé  sous  la  forme  de  menus  frag- 
ments, monnaies,  bijoux,  inscriptions,  bas-reliefs, 
je  m'étonnais  qu'un  savant  n'eût  pas  l'idée 
d'assembler  ces  matériaux,  de  reconstruire  avec 
leur  secours  le  grand  drame  de  ces  temps  obscurs. 

C'est  fait  aujourd'hui.  M.  Théodore  Reinach  a 
eu  cette  idée,  elle  a  pris  corps  dans  un  livre  très 


202         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

substantiel.  Il  y  a  un  certain  courage,  et  qui  me 
plaît  fort,  à  jeter  dans  Paris  un  gros  volume  sur 
Mithridate  Eupator,  roi  de  Pont.  Le  sujet  est  très 
vieux  et  en  même  temps  très  neuf,  puisque  per- 
sonne ne  l'a  traité  chez  les  modernes;  or,  le  com- 
mun des  lecteurs  recule  avec  la  même  paresse 
devant  les  sujets  très  vieux  et  les  sujets  très  neufs. 
Quand  on  voit  sur  un  frontispice  un  titre  aussi 
rébarbatif,  avec  au-dessus  la  mention  :  «  Biblio- 
thèque d'archéologie,  d'art  et  d'histoire  ancienne  », 
et,  au-dessous,  le  dôme  de  l'Institut  en  vignette, 
tous  les  braves  ne  chargent  pas.  J'ai  chargé.  Je 
venais  de  laisser  à  mi-chemin  deux  ou  trois  romans 
nouveaux,  semblables  par  l'ennui  qu'ils  déga- 
geaient; de  désespoir,  j'avais  pris  le  Mithridate; 
ah!  qu'il  me  parut  léger  en  comparaison!  Je 
tenais  enfin  un  vrai  roman.  L'imprévu,  la  couleur, 
les  passions,  les  frémissements  contraires  d'une 
âme  aux  prises  avec  de  grands  rêves,  je  trouvais 
dans  la  chronique  de  l'aventurier  royal  tout  ce 
que  ne  m'avaient  pas  donné  les  œuvres  dites 
d'imagination.  Cependant  il  est  convenu  que  par 
définition,  et  indépendamment  de  l'habileté  des 
auteurs,  les  romans  que  je  n'ai  pas  eu  la  patience 
d'achever  sont  des  livres  «  amusants  »  ,  et  le 
gros  volume  d'histoire  un  livre  «  sérieux  ». 
Encore  ce  dernier  mot  est-il  un  euphémisme  poli. 
Il  y  a  dans  cette  convention  un  mystère  bien  irri- 


LE   ROI    Miini;ih\  i  i.  906 

i.uii.   A  moins  «|  11' il   iT\  ail    aucun  mystère,  <■! 

Simplemenl    une  dépravation  <!<■  mon  JOUI    parti- 
culier, (l'est  encore   possible 


II 


Cette  histoire  de  Mitliridate,  nous  la  savions  si 
mal  et  si  confusément  qu'on  peut  bien  en  rappeler 
le  canevas,  comme  on  ferait  d'une  vie  inconnue. 
Ses  ancêtres  étaient  venus  de  Perse  dans  l'Asie 
grecque,  où  ils  s'étaient  taillé  une  satrapie  indé- 
pendante près  de  Cyzique,  sur  la  côte  de  la  Pro- 
pontide.  Pendant  les  troubles  qui  suivirent  la 
mort  d'Alexandre,  ces  petits  dynastes  furent 
chassés;  l'un  d'eux  alla  se  reformer  un  Etat 
plus  au  Nord ,  sur  le  littoral  de  l'Euxin  ,  entre 
l'embouchure  de  l'Halys  et  la  Grande-Arménie  ; 
cette  bande  maritime  devint  le  royaume  de  Pont. 
Mitliridate  y  naquit  l'an  132  avant  Jésus-Christ. 
Il  n'avait  que  douze  ans  quand  son  père  mou- 
rut; une  mère  ambitieuse  confisqua  ses  droits 
et  tenta  de  le  faire  périr.  L'enfant  s'enfuit  aux 
forêts  du  Paryadrès,  sur  la  limite  du  Caucase  ;  il 
disparut  dans  les  gorges  sauvages  d'où  le  Tcho- 
rok  descend  sur  Batoum.  Ces  lieux  n'ont  guère 
changé;  tout  y  est  farouche,   la  nature  et  les 


204         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

hommes;  les  Lazes  des  montagnes,  tels  que  je 
les  ai  vus  guidant  leurs  longues  barques  sur  les 
rapides  du  Tchorok,  ne  doivent  pas  différer  beau- 
coup des  éducateurs  de  Mithridate.  Comme  les 
héros  des  vieux  mythes  grecs,  le  proscrit  vécut 
sept  ans  parmi  les  barbares  et  les  fauves,  passionné 
de  chasse,  gîtant  sous  le  ciel  dans  le  hallier,  lut- 
tant avec  les  sangliers  et  les  ours  qu'il  étouffait 
dans  ses  bras,  s'endurcissant  à  la  fatigue,  à  la 
misère.  Quand  il  sortit  de  cette  rude  école,  il 
était  déjà  l'athlète  dont  l'armure  abandonnée 
devait  plus  tard  épouvanter  les  Romains;  agile 
et  beau ,  d'une  stature  surhumaine  ,  avec  un 
air  de  visage  où  éclataient  le  feu  des  passions  et 
l'audace  des  grands  desseins;  les  médailles  nous 
ont  conservé  cette  noble  tête,  sillonnée  au  front 
par  la  cicatrice  d'un  coup  de  foudre.  Il  reparut 
dans  Sinope,  on  reconnut  le  maître;  le  peuple 
l'acclama  roi  sous  le  nom  de  Mithridate  Eupator. 
A  peine  eut-il  rétabli  l'ordre  dans  ce  petit 
royaume  que  son  ambition  s'y  trouva  à  l'étroit. 
Il  commença  de  s'agrandir  sur  tout  le  pourtour  de 
l'Euxin  ;  il  soumit  ou  rendit  tributaires  les  popu- 
lations de  la  Colchide,  de  la  Grimée,  des  bouches 
danubiennes.  La  mer  Noire  devint  ainsi  un  lac 
Pontique,  l'arsenal  où  Mithridate  préparait  ses 
flottes,  la  place  d'armes  où  il  recrutait  les  auxi- 
liaires du  littoral  pour  former  son  armée  de  terre. 


i.k  nui   mii  i  nui  »  \  r  i  :  205 

De  là,  il  guettail  I<-  moment  ou  l'Asie  sérail  mûre. 

l)\\v  éohappait  aux  empires  en  décomposition  des 

Sélt'uciilcs  ci  il<-s  Ptolémées;    les  Romains  en 

tenaient   l;i  |»lus  grande   partie;  mais  d'une    main 

rapace  <|ni  exaspérait   le  pays,  et  qu'on  sentait 

déjà  moins  ferme  par  Suite  des  dissensions  de  la 
République.  Quand  il  jugea  le  moment  venu, 
Bfithridate  gravit  les  plateaux  montagneux  der- 
rière lesquels  il  était  confiné  sur  la  grève  de 
ITaixin;  en  quelques  mois,  l'orage  accumulé  sur 
la  mer  Noire  inonda  toute  l'Asie  Mineure.  Le  roi 
de  Poni  la  conquit  de  l'archipel  jusqu'à  L'Ëuphrate, 
tandis  que  ses  lieutenants  entraient  dans  Athènes 
et  réduisaient  la  Grèce.  Sauf  les  Balkans,  où 
Bfithridate  ne  pénétra  point,  son  empire  réunit  un 
instant  la  plupart  des  territoires  qui  devaient 
former  un  jour  l'empire  ottoman.  Ce  ne  fut  qu'un 
instant  :  Rome  envoya  des  légions,  Sylla  reprit 
la  Grèce  après  les  journées  de  Chéronée  et 
d'Orchomènc;  il  vint  disputer  l'Asie  au  nouvel 
Alexandre. 

Je  passe  sur  le  détail  de  vingt-cinq  années  de 
luttes,  avec  leurs  alternatives  de  succès  et  de 
revers;  c'est  la  période  que  nous  connaissions  le 
mieux,  par  les  narrations  de  Plutarque.  Plusieurs 
fois  rejeté  dans  son  nid  héréditaire,  Mithridate 
en  ressortait  toujours  ,  avec  des  armées  qui 
venaient   se   briser   sur    les  retranchements    de 

18 


206  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

Sylla  et  de  Lucullus.  Pompée  eut  enfin  raison  de 
lui;  refoulé  en  Arménie,  trahi  par  son  gendre 
Tigrane,  le  vaincu  entama,  le  long  des  côtes  de 
la  mer  Noire,  cette  dernière  retraite  qui  ressemble 
à  la  chasse  d'une  bête  forcée.  Il  se  réfugia  dans 
les  fourrés  de  montagne  où  son  enfance  avait 
trouvé  un  asile;  les  Romains  l'en  débusquèrent 
et  le  poursuivirent  plus  loin,  dans  la  vallée  du 
Phase,  dans  les  marais  de  l'Ingour.  Le  fugitif, 
entouré  de  quelques  fidèles,  s'évada  par  des  sen- 
tiers impraticables,  sur  le  versant  occidental  du 
Caucase  qui  tombe  à  pic  dans  la  mer;  repoussé 
par  des  tribus  inhospitalières,  recueilli  par  des 
barques  de  pêcheurs ,  Mithridate  arriva  ainsi 
dans  son  dernier  fort,  en  Crimée. 

Il  y  assembla  encore  une  armée  et  conçut 
alors  ce  dessein  digne  d'un  Annibal  ou  d'un 
Bonaparte  :  fondre  sur  l'Italie  par  la  vallée  du 
Danube  et  les  passes  du  Balkan,  frapper  son 
ennemi  au  cœur,  dans  Rome  même.  Ce  plan 
n'était  pas  irréalisable;  comme  le  remarque  l'his- 
torien de  Mithridate,  «  qui  peut  dire  si  Rome 
n'aurait  pas  éprouvé  le  sort  que  lui  firent  subir, 
cinq  siècles  plus  tard,  Alaric,  Genséric  et  Totila?  » 
Mais  il  faut  à  de  telles  entreprises  l'allié  fantasque 
delà  jeunesse,  le  bonheur;  le  héros  septuagénaire 
avait  atteint  l'âge  où  la  faculté  du  bonheur  est 
usée.    Pharnace,  son  dernier  fils,    débaucha  les 


le  roi  MiTiinm.vi  i  207 

troupes  mécontentes;  elles  lignifièrent  au  vieux 
roi  que  sdii  rolc  était  fini.  Il  ne  loi  restai!  plus 

qu'à  u tir;  il  y  parvint  ;'i  l'imimI  peine,  son  corps 

robuste  résista  longtemps.  I>«'  Bl«  rebelle  envoya 
la  dépouille  de  son  père  aux  lUmains;  ils  l'ense- 
velirent dans  la  nécropole  royale,  à  Sinope. 


111 


Une  vie  si  agitée  intéresserait  par  elle-même  : 
elle  attache  davantage  quand  on  pénètre  l'homme 
extraordinaire  qui  la  vécut.  Barbare  civilisé, 
Perse  instruit  aux  écoles  grecques,  Mithridate 
mêla  deux  mondes  dans  son  âme  complexe  :  il  y 
a  du  Pierre  le  Grand  dans  ce  génie  de  soubresauts, 
hâtif  et  inachevé.  Le  décor  extérieur  de  sa  puis- 
sance traduit  bien  la  dualité  de  son  esprit;  dans 
l'équipement  de  ses  armées,  dans  ses  villes,  dans 
ses  trésors,  dans  toute  la  mise  en  scène  de  sa  vie, 
il  unit  la  magnificence  écrasante  de  l'Oriental  aux 
raffinements  ingénieux  de  l'Hellène.  Les  arts  de  la 
Grèce  trouvèrent  en  lui  un  protecteur  entendu; 
Rome  fut  éblouie,  quand  elle  vit  passer  sur  les 
brancards  des  triomphateurs  les  statues ,  les 
bijoux,  la  vaisselle  d'or  du  monarque  asiatique. 
Il  accueillait  les  rhéteurs,  les  poètes;  il  s'adonnait 


208         REGARDS    HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

aux  sciences,  surtout  à  la  médecine  qu'il  prati- 
quait. La  légende  des  poisons  repose  sur  un  fon- 
dement réel.  Mithridate  en  cherchait  sans  cesse  de 
nouveaux  dans  son  laboratoire;  il  y  passait  des 
jours  à  broyer  les  herbes  vénéneuses  du  Pont  et  de 
la  Colchide  dans  le  sang  des  animaux  maléticiés; 
il  avait  manipulé  lui-même  le  poison  caché  dans 
le  pommeau  de  son  cimeterre,  et  qui  ne  réussit 
pas  à  le  tuer.  Il  composait  ensuite  des  antidotes 
qu'il  absorbait  prudemment  chaque  matin;  ses 
archives  regorgeaient  de  formules  thérapeutiques, 
écrites  de  sa  main,  et  dont  quelques-unes  ont  sur- 
vécu sous  son  nom.  Le  roi  parlait  tous  les  idiomes 
des  peuples  qui  bigarraient  ses  Etats.  Il  présidait 
aux  cérémonies  des  trois  cultes  rivaux,  le  maz- 
déisme perse,  la  religion  cappadociennc,  le- 
polythéisme  grec.  Nécessité  politique,  sans  doute; 
mais,  avec  l'accoutumance  et  la  réflexion,  elle 
avait  dû  créer  chez  cet  homme  un  état  de  cons- 
cience supérieur ,  la  clairvoyance  anticipée  du 
savant  de  nos  jours,  qui  retrouve  sous  tant  de 
symboles  différents  l'identité  originelle  de  ces 
cultes. 

II  séduit  par  ces  côtés  humains;  et,  d'autre  part, 
sa  férocité  monstrueuse  le  met  en  dehors  de 
l'humanité.  L'action  de  verser  le  sang,  même  son 
propre  sang,  est  aussi  naturelle  à  ce  despote 
d'Asie  qu'aux  grands  animaux  carnassiers.  Après 


LE   ROI    MITIIItll».\i  l  209 

la  première  nmqiièlr  do  l'Ionie,  il  ordonne  le 
massacre  de  tous  les  résidents  romains;  cent 
mille  Latins  furent  égorgés  le  jour  des  «  Vêpres 
éphésiennes  ».  Ceci,  c'esl  encore  i\c  la  guerre. 
Mais  il  semble  que  Milhridale  ait  érigé  en  système 
l'extermination  de  tous  ses  proches,  par  le  fer  ou 
par  le  poison.  Je  relève  sur  la  liste  de  ses  vic- 
times une  mère,  quatre  lils,  autant  de  sœurs,  dont 
l'une,  Laodice,  fut  sa  première  épouse.  Les  femmes 
et  concubines  qui  succédèrent  à  Laodice  périrent 
de  même,  à  divers  intervalles.  Tantôt  il  sévissait 
contre  la  trahison,  toujours  tapie  à  son  foyer; 
tantôt  c'était  le  malheur  et  l'orgueil  qui  lui  com- 
mandaient ces  meurtres.  Quand  le  roi  entrait  en 
campagne,  il  mettait  en  sûreté  dans  un  de  ses 
châteaux  son  harem,  ses  archives,  ses  trésors. 
Chacune  de  ces  gazophylacies  renfermait  une 
réserve  de  poisons  rares.  L'expédition  tournait- 
elle  mal,  l'armée  romaine  menaçait-elle  le  dépôt 
royal,  Mithridate  envoyait  aux  eunuques  l'ordre 
de  détruire  le  harem,  avant  qu'il  tombât  aux 
mains  de  l'ennemi.  On  a  peine  à  se  représenter 
les  sentiments  de  ce  terrible  joueur  qui  mettait 
au  jeu  toutes  ses  affections,  qui  levait  une  nou- 
velle famille  comme  il  levait  une  nouvelle  armée, 
liquidant  après  chaque  catastrophe  sa  vie  domes- 
tique, parents,  femmes,  enfants,  pour  s'en  refaire 
une  autre  de  toutes  pièces. 

18. 


210  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

Ainsi  succomba  Monime,  et  pourtant  il  l'aimait. 
Il  aimait  aussi  Stratonice,  qui  échappa  au  sort 
commun  en  livrant  à  Pompée  la  forteresse  et  le 
trésor  commis  à  sa  garde.  Pour  se  venger,  le  roi 
tua  le  fils  qu'il  avait  d'elle.  L'histoire  de  la  fille  du 
citharède,  telle  que  notre  maître  Amyot  Ta  trans- 
latée de  Plutarque,  rappelle  l'aventure  d'Esther  et 
de  Mardochée.  «  Stratonice,  celle  qui  avoit  plus 
de  crédit  autour  de  luy  et  à  qui  il  avoit  baillé  en 
garde  le  chasteau  où  estoit  la  plus  grande  quan- 
tité de  son  or  et  de  son  argent,  estoit  tille  d'un 
musicien  chantre,  lequel  n'estoit,  au  demourant, 
guères  riche,  sinon  d'ans,  dont  il  estoit  fort  chargé. 
Mais  ayant  un  soir  en  un  festin  chanté  devant 
Milhridates,  elle  le  ravit  si  fort  de  son  amour 
qu'il  voulut  la  nuict  mesmes  l'avoir  à  luy,  et  son- 
vieillard  de  père  s'en  alla  en  sa  maison  tout  fas- 
ché.  »  Le  lendemain,  Stratonice  était  sultane 
favorite  ;  le  pauvre  musicien  s'éveilla  dans  la 
pourpre,  en  une  maison  toute  pleine  d'or  et 
d'argent;  des  esclaves  lui  présentaient  des  vête- 
ments somptueux,  des  pages  attendaient  à  sa 
porte  avec  un  cheval  richement  harnaché.  La 
joie  tourna  la  tête  au  vieillard  ;  il  courait  la  ville 
sur  ce  cheval  en  criant  :  «  Tout  ceci  est  à  moi, 
tout  ceci  est  à  moi!  » 

De  toutes  ces  tilles  grecques  arrachées  à  leur 
patrie  parle  conquérant,  une  seule  trouva  grâce 


LK    1UH    MITHHIDATK  211 

jusqu'à  li  lin  i't  lui  ni;ir(jua  un  véritable  attache- 
ment. La  vaillante  amazone  Hypsicratée,  vêtue  en 
homme,  lea  cheveux  coupés,  suivit  le  fugitif  dans 
ses  marches  forcées  à  travers  le  Caucase;  après 

le  désastre  de  JNicnpolis,  le  vieux  roi ,  abandonné 
de  tous,  ne  retrouva  près  de  lui  que  cette  main 
dévouée  pour  rattacher  sa  cuirasse. 


IV 


La  partie  la  plus  neuve  dans  le  travail  de 
M.  Théodore  Reinach,  celle  qui  a  dû  lui  coûter  le 
plus  de  peine  et  dont  je  lui  sais  pour  ma  part 
beaucoup  de  gré,  c'est  l'étude  détaillée  qu'il  fait 
des  populations  riveraines  de  l'Euxin.  L'empire 
de  Mithridate,  comme  le  dit  fort  justement  son 
historien,  n'était  pas  un  morceau  de  continent 
plus  ou  moins  entouré  de  mers,  mais  un  morceau 
de  mer  entouré  de  territoires.  Ce  bassin  de  la  mer 
Noire  a  été  de  tout  temps  la  cuve  où  sont  venues 
s'amalgamer  les  races,  pour  en  ressortir  avec  des 
combinaisons  nouvelles.  Aujourd'hui  encore,  le 
voyageur  qui  parcourt  ce  littoral  y  observe  des 
échantillons  de  tous  les  peuples  de  l'Europe  et  de 
l'Asie;  les  uns,  immuables;  les  autres,  incessam- 
ment modifiés.  Il  en  était  de  même  il  y  a   deux 


212         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

mille  ans  ;  si  Ton  avait  une  carte  exacte  des  trans- 
formations ethnographiques  accomplies  durant  ce 
temps  dans  ce  coin  du  globe,  les  plus  curieux 
problèmes  de  l'histoire  générale  seraient  à  moitié 
résolus. 

C'est  malheureusement  impossible,  au  moins 
pour  la  partie  du  bassin  qui  s'ouvre  sur  les  grands 
fleuves  et  les  grandes  plaines  :  les  flots  obscurs 
des  migrations  ont  passé  là,  comme  les  vagues 
roulent  la  nuit  sur  cette  mer,  pressées,  pareilles, 
bientôt  mélangées,  laissant  les  mêmes  indices  ou 
n'en  laissant  aucun.  A  peine  si  l'historien  retrouve 
quelques  points  fixes  dans  cet  écoulement  con- 
tinu. Il  en  est  autrement  de  la  partie  orientale,  où 
les  montagnes  ont  retenu  dans  leurs  plis  quelques 
résidus  de  ces  migrations  successives;  ils  se  sont 
cristallisés  dans  les  vallées  du  Caucase.  Là  vivent 
encore  des  sujets  de  Mithridate.  Les  Svanes  de  la 
Haute-Mingrélie ,  par  exemple  :  quand  Chardin 
les  décrivait,  il  n'avait  presque  rien  à  changer 
aux  récits  de  Strabon;  et  il  y  aurait  aujourd'hui 
bien  peu  de  retouches  à  faire  aux  peintures  de 
Chardin.  Tel  contingent  du  Caucase,  qui  porte  la 
cotte  de  mailles  et  le  bouclier  dans  l'escorte  du 
tsar,  nous  représente  au  vif  une  des  phalanges  du 
roi  de  Pont  :  même  type,  mêmes  armes,  mêmes 
mœurs.  D'où  vient  le  contentement  que  l'on 
éprouve  devant  ces   résurrections  partielles    du 


LE   ROI    WTHRIDA1 1 

passé?  Serai!  ce  qu'en  rencontrai!!  un  débrif 
immobile,  qui  nous  donne  L'illusion  d'un  peu  d<- 
stabilité,  nous  nous  rassurons  un  instanl  contre 

la  grande  misère,  la  fuite  universelle  des  choses? 
Une  idée  oourl  à  travers  ce  livre  et  lui  donne 

une  liante  tenue.  La  tentative  de  Mitliridate,  nous 
dit  M.  Théodore  Reinach,  fut  le  premier  effort  de 
l'Orient  pour  se  séparer  de  l'<  M-cidont.  Ce  Perse 
eut  le  sentiment  de  l'avenir;  il  comprit  que  l'heure 
était  venue  d'accoupler  deux  forces  ennemies 
jusqu'alors,  le  pcrsisme  et  l'hellénisme,  la  puis- 
sance barbare  et  l'esprit  grec,  pour  les  opposer  de 
concert  à  la  domination  de  l'Occident.  Aux  beaux 
temps  de  la  Grèce  et  jusqu'aux  expéditions 
d'Alexandre,  il  n'y  avait  eu  qu'un  foyer  de  civili- 
sation supérieure  dans  le  monde.  Le  Macédonien 
rattacha  l'Asie  à  ce  foyer;  Rome  le  reporta  plus 
à  l'Ouest;  c'était  désormais  trop  peu  d'un  seul 
centre  de  civilisation  pour  tant  d'espace  et  pour 
des  génies  si  différents.  Le  monde  n'était  plus  le 
petit  cercle  développé  autour  du  centre  helléni- 
que; il  prenait  insensiblement  la  figure  d'une 
ellippe  à  deux  foyers.  Tout  le  travail  de  l'histoire 
allait  tendre  à  les  détacher  l'un  de  l'autre.  Eupa- 
tor  mit  l'épée  barbare  au  service  de  la  Grèce 
réfugiée  en  Asie,  opprimée  par  les  Latins;  il 
vint  trop  tôt;  mais  cette  épée  frappa  juste,  au 
point  faible  où  devait  se   faire   l'inévitable  rup- 


214         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

ture.  —  «  Que  demandait-il,  après  tout,  sinon  ce 
qui  devait  s'accomplir  pacifiquement,  par  la  force 
des  choses,  cinq  siècles  plus  tard,  lorsque,  après 
la  mort  de  Théodose,  l'empire  romain,  s'effon- 
drant  sous  son  propre  poids,  se  divisa  en  deux 
moitiés  destinées  à  se  tourner  le  dos  de  plus  en 
plus  :  l'empire  latin,  à  Rome;  l'empire  grec,  à 
Constantinople.  »  —  Le  biographe  qui  a  su 
agrandir  son  sujet  en  le  subordonnant  à  cette  vue 
générale  est  un  historien. 

Aussi  faut-il  souhaiter  qu'il  préfère  de  plus  en 
plus  les  larges  procédés  de  la  fresque  au  travail 
patient  de  la  mosaïque.  Si  ce  travail  est  parfois 
trop  apparent  dans  son  Mithridate,  je  voudrais 
croire  que  la  faute  en  revient  aux  seuls  maté- 
riaux dont  l'écrivain  disposait  ;  il  a  dû  construire 
ce  livre  avec  les  menues  indications  de  l'archéo- 
logie, avec  des  lignes  brèves,  souvent  contradic- 
toires, glanées  dans  les  récits  des  anciens.  Mais 
je  crains  bien  que  M.  Théodore  Reinach  ne  voie 
dans  mon  souhait  une  funeste  hérésie;  il  appar- 
tient à  la  nouvelle  école  d'histoire  analytique  :  on 
s'y  engage  d'honneur  à  ne  jamais  donner  «  le 
coup  de  pouce  ».  Il  nous  dit  dans  sa  préface,  et  il 
a  mille  fois  raison  de  le  dire,  que  la  destinée  tra- 
gique de  Mithridate  «  offre  à  l'historien  comme 
au  poète  une  ample  matière  de  narrations  pathé- 
tiques et  de  tableaux  brillants  ».  Il  se  reprend 


LE  ROI  MITHRIDATE  J  T> 

aussitôt  :  «  Mais  de  pareilles  considération!  oui 
peu  de   poids  auprès  du  lecteur  il"'  nos  jours,  qui 

demande  s  L'histoire  moins  des  émotions  que  des 
enseignements.  »  —  «  Des  renseignements  »,  me 
«lisait  en  corrigeant  la  formule  un  savant  plus 
rigide  encore.  Ah!  que  messieurs  les  savants  me 
persuadent  mal!  Renseignements  et  enseigne- 
ments ont  du  hon;  mais  le  lecteur  de  nos  jours, 
s'il  est  un  homme,  demande  avant  tout  à  l'histoire 
ce  que  lui  ont  demandé  les  hommes  de  tous  les 
temps  :  l'émotion,  la  vie  supérieure.  Puisque  me 
voici  dans  l'hérésie,  j'irai  jusqu'au  blasphème  : 
la  science  change,  les  savants  se  trompent  et  pas- 
sent; seule,  l'émotion  demeure;  seule,  elle  pré- 
serve à  jamais  le  nom  de  celui  qui  l'a  donnée. 
Mithridate  nous  en  administrera  la  preuve. 


Quand  on  vient  de  lire  un  ouvrage  sur  Mithri- 
date, la  main  va  d'elle-même  rechercher  la  tragédie 
de  Racine.  On  la  compare  à  l'enchaînement  des 
faits  véritables,  on  en  voit  mieux  les  imperfec- 
tions. Les  caractères  des  principaux  personnages 
sont  faibles  et  ils  faussent  l'histoire.  Xipharès  est 
un  bon  jeune  homme,  élevé  dans  d'excellents  prin- 


216         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

cipes,  incapable  d'ailleurs  de  nous  inspirer  le 
moindre  intérêt.  Pharnace,  le  fils  rebelle,  occupe 
convenablement  son  emploi  de  traître,  sans  qu'un 
seul  trait  individuel  le  distingue  dans  cet  emploi. 
Mithridate  est  un  don  Ruy-Gomez  moins  héroïque 
et  moins  touchant  :  malgré  ses  fureurs  oratoires, 
nous  ne  sentons  très  vivement  ni  l'amour  ni 
l'ambition  du  vieillard;  il  a  recours  à  des  pièges 
puérils  et  assez  bas,  pour  démêler  des  secrets  que 
les  Agnès  ne  livrent  pas  aussi  ingénument  aux 
Arnolphe;  il  ne  retrouve  une  vraie  grandeur  qu'en 
débitant  les  beaux  vers  où  il  déclare  son  dessein 
de  marcher  sur  Rome.  Oui,  mais  il  y  a  Monime. 

Elle  non  plus,  la  douce  princesse  de  Racine, 
elle  n'a  rien  de  commun  avec  la  sultane  de  l'his- 
toire. Le  poète,  obéissant  aux  convenances 
théâtrales  de  son  temps,  substitue  aux  faits  réels 
une  intrigue  assez  pauvre.  Monime  «  accordée 
avec  Mithridate  »,  qui  est  alors  septuagénaire, 
aimant  un  fils  du  roi,  jeune  coquefredouille  très 
insignifiant,  sacrifiant  son  amour  à  un  devoir  très 
problématique,  toute  cette  fable  est  banale,  il 
faut  bien  l'avouer,  et  visiblement  inventée  pour 
la  symétrie  classique  des  sentiments  de  théâtre. 
Dans  la  réalité  historique,  telle  qu'un  Shakespeare 
l'eût  mise  à  la  scène,  les  situations  sont  bien 
autrement  naturelles,  fortes  et  pathétiques. 

Ce  fut  au  plus  beau  moment  de  sa  gloire,  dans 


LE   ROI    MITIIHIDATK  217 

Stratonioée  prise  d'assaut,  «| m-  tfithridate  rencon- 
ir.i  Ifonime.  il  avait  alors  quarante-detu  ans.  La 

(ircr<|iK>  résista  au  vainqueur  de  l'Asie.  —  «  Ces- 
lc(  y  étoit  fort  rcnomnn'r  cuire  les  Grecs,  pource 
que,  quelques  snlirilalimis  que  luy  sceust  faire  le 
roy  en  estant  amoureux,  et  qu'il  luy  eust  envoyé 
quinze  mille  escus  comptants  pour  un  coup,  jamais 
ne  voulut  entendre  à  toutes  ses  poursuites,  jus- 
que* à  ce  qu'il  y  eust  accord  de  mariage  passé 
entre  eulx,  qu'il  luy  eust  envoyé  le  bandeau  royal 
et  qu'il  l'eust  appelée  royne.  La  pauvre  dame, 
tout  le  temps  auparavant  depuis  que  ce  roy 
barbare  l'eust  épousée  avoit  vescu  en  grande 
desplaisance ,  ne  foisant  continuellement  autre 
chose  que  de  plorer  la  malheureuse  beaulté  de 
son  corps...  loing  du  doulx  païs  de  la  Grèce,  en 
lieu  où  elle  n'avoit  qu'un  songe  et  une  umbre  des 
biens  qu'elle  avoit  espérez.  »  —  Toute  cette  fin 
du  récit  de  Plutarque  est  fort  suspecte.  Comment 
accorde-t-il  ces  doléances  avec  ce  qu'il  rapporte 
ailleurs,  dans  la  Vie  de  Pompée?  Quand  le 
Romain  s'empara  du  Château-Neuf,  il  y  trouva 
les  archives  du  roi  de  Pont.  —  «  Il  y  avoit  aussi 
des  interprétations  de  songes,  que  Mithridates  et 
ses  femmes  avoient  songez,  et  des  lettres  lascives 
d'amour,  de  Monime  à  luy  et  de  luy  à  elle.  » 

Autant   qu'on   peut  voir  clair  dans  ce  roman 
historique,  Mithridate  aima  avec  emportement  la 

REGARDS    HISTOR.    ET  LITTÉR.  19 


218         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

femme  qui  lui  avait  dicté  ses  conditions;  aux 
premiers  jours  de  leur  union,  il  donna  dans  Per- 
game  des  fêtes  magnifiques,  dignes  de  la  reine 
d'Asie;  sa  passion  persista  longtemps;  il  oubliait 
les  soucis  de  guerre  et  d'ambition  pour  écrire  à 
Monime  les  lettres  galantes  dont  parle  Plutarque. 
La  fière  Milésienne  connut  les  alternatives  des 
favorites  d'Orient;  heureuse  et  toute-puissante 
quand  le  maître  était  près  d'elle,  languissante 
dans  l'ennui  du  harem  quand  le  maître  était 
absent.  Une  bataille  perdue  la  mit  à  la  merci  des 
ennemis  de  .son  seigneur  :  plutôt  que  de  la  voir 
traînée  au  triomphe  romain,  Mithridate  lui  com- 
manda de  mourir.  Elle  voulut  s'étrangler  avec  le 
bandeau  royal,  qui  avait  été  le  prix  de  sa  per- 
sonne. On  connaît  son  apostrophe  à  ce  diadème 
de  gaze,  trop  frêle  pour  lui  rendre  ce  dernier  ser- 
vice. Etait-ce  souvenir,  amour,  déception,  colère? 
Ces  sentiments  violents ,  ceux  de  Mithridate 
vaincu,  partagé  entre  sa  tendresse  et  son  orgueil, 
tel  était  le  thème  dramatique  offert  par  l'histoire 
au  poète.  Racine  en  fit  un  arrangement  factice, 
accommodé  au  goût  de  son  époque. 

Il  n'a  retenu  de  la  réalité  qu'un  nom,  une  image 
vaine;  mais  sous  ce  nom  et  dans  cette  image,  il 
a  mis  un  cœur  éternel.  Elle  le  dit  bien  à  Phar- 
nace  : 

Je  n'ai  qu'un  cœur. 


I.i:    Roi    Mil ïllilhATE  -l'» 

Qu'importent  les  circonstance!  plus  ou  moins 
heureusement  choisies,  les  mannequins  de  théâtre 
qui  donnent  prétexte  sus  mouvements  de  ce 
cœur?  Les  déguisements  sonj  faux,  le  cri  d<-  souf- 
france esl  vrai,  L  accënl  en  cs|  si  profond  et  SJ 
juste,  si  indépendant  de  toute  application  ;i  une 
intrigue  particulière,  que  nous  oublions  le 
moment  de  l'histoire  défiguré  par  le  caprice  du 
poète  ;  Monime  est  la  passion  abstraite ,  c'est 
l'humanité  tout  entière  qui  parle  par  sa  bouche. 

Racine  q's  que  de  mauvais  «  renseignements  », 
mais  il  a  le  secret  de  l'émotion.  Et  il  en  résulte 
ceci.  La  grande  majorité  des  honnêtes  gens  ne 
sait  plus  rien  du  roi  Mithridate;  vous  qui  venez 
de  lire  quelques  traits  de  sa  vie,  vous  les  aurez 
oubliés  demain;  moi,  qui  viens  de  la  rapprendre 
avec  un  bon  guide,  je  n'en  garderai  qu'un  sou- 
venir confus  dans  quelques  années;  mais  tous, 
tant  que  nous  sommes,  nous  aurons  toujours 
devant  les  yeux  Monime  présente  et  vivante. 
L'histoire  de  Mithridate,  c'est  elle.  Et  si  les  per- 
sonnes entêtées  des  causes  finales  demandaient 
pourquoi  le  roi  de  Pont  a  remué  le  monde,  si 
elles  nous  pressaient  sur  les  conséquences  de  ses 
grandes  actions,  conséquences  invisibles  aujour- 
d'hui sous  la  masse  des  faits  ultérieurs  qui  déter- 
minèrent la  suite  de  l'histoire,  on  ne  risquerait 
rien   à    leur  répondre    :   l'Asie    fut  bouleversée 


220         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

durant  quarante  ans,  à  la  seule  fin  d'attirer,  dix- 
huit  siècles  plus  tard,  l'attention  du  poète  qui  a 
ramassé  dans  toutes  ces  révolutions  un  nom 
obscur,  qui  a  suscité  de  toute  cette  cendre  un 
être  impérissable,  qui  a  refait  une  vie  unique  et 
supérieure  avec  toute  cette  mort  indifférente. 

Je  donne  cette  philosophie  de  l'histoire  pour  ce 
qu'elle  vaut.  Bossuet  a  peut-être  des  explications 
meilleures.  Il  y  en  a  aussi  de  plus  saugrenues. 

Novembre  1890. 


NAPOLÉON  ET  ALEXANDRE  Ie 


ALBERT   VANDAL  ' 

I 

J'ai  sous  les  yeux  une  eau-forte  gravée  par 
Bertaux,  dans  le  goût  solennel  des  élèves  de 
David  :  un  triste  paysage  de  sables  et  d'eaux 
lentes,  sous  un  ciel  chargé  d'orage;  le  Niémen 
roule  ses  flots  entre  les  berges  basses  des  plaines 
lithuaniennes;  sur  les  deux  rives,  un  fourmille- 
ment d'uniformes,  français  à  gauche,  russes  à 
droite.  Au  milieu  du  fleuve,  un  pavillon  rustique 
s'élève  sur  un  radeau  ;  deux  barques  se  dirigent 
vers  ce  point;   à  l'avant  de  l'une,  on  reconnaît 

1.  Napoléon  et  Alexandre  1",  l'Alliance  russe  sous  le  premier 
empire,  I.  De  Tilsit  à  Erfurt,  par  Albert  Vandal.  — Alexandre  Ier 
et  Napoléon,  d'après  leur  correspondance  inédile,  1801-1812, 
par  Serge  Tatitschelî. 

19. 


222         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

Napoléon;  à  l'avant  de  l'autre,  Alexandre.  C'est 
le  premier  moment  de  l'entrevue  de  Tilsit. 

Quand  les  barques  eurent  accosté  le  radeau,  les 
deux  empereurs  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre.  Ils  s'abordèrent  avec  ces  mots  :  «  Sire, 
dit  le  Russe,  je  hais  les  Anglais  autant  que  vous. 
—  En  ce  cas,  répondit  le  Français,  la  paix  est 
faite.  » 

Ainsi  naquit  d'une  haine  commune,  sur  le 
radeau  du  Niémen,  la  fragile  et  flottante  alliance 
qui  rapprocha  pour  la  première  fois  la  France  et 
la  Russie.  On  la  vit  durant  quelques  mois  ardente 
comme  une  passion,  puis  languissante  pendant 
trois  années;  elle  aboutit  à  l'incendie  de  Moscou, 
à  la  prise  de  Paris;  elle  nous  rapporta,  tout 
compte  fait,  des  colonnes  de  porphyre  sibérien 
et  des  vases  massifs  de  malachite,  présents 
d'Alexandre  à  Napoléon.  Ils  sont  d'ailleurs  fort 
beaux.  On  peut  les  voir  encore  dans  les  salles 
désertes  du  Grand-Trianon. 

Cette  période  de  notre  histoire  diplomatique 
était  mal  connue,  les  correspondances  qui  l'éclai- 
rent  ayant  échappé  aux  recherches  de  Thiers.  Des 
travaux  simultanés  viennent  de  la  remettre  en 
pleine  lumière;  les  archives  russes  et  françaises 
ont  rendu  tous  leurs  secrets.  L'inclination  du 
jour  recommandait  aux  travailleurs  le  choix  de 
ce  sujet.  MM.  les  directeurs  des  casinos  parisiens 


NAPOLÉON  ET  ALEXANDRE  Ier  223 

ne  pouvaient  retenir  pour  eux  seuls  tous  les 
bénéfices  de  «  l'alliance  russe  »;  il  appartenait 
aux    historiens   d'étudier    les    précédents   de    la 

liaison  instinctive  si  arbitrairement  appelée  de  ce 
nom.  Gardons-nous  d'ailleurs  de  nous  laisser 
égarer  par  une  similitude  apparente.  L'esprit 
commun  de  précaution  qui  règle  aujourd'hui 
l'entente  de  la  nation  russe  et  de  la  nation  fran- 
çaise, cet  esprit  défcnsif  n'a  que  de  lointains  rap- 
ports avec  l'association  de  1807,  entre  deux 
hommes  qui  voulaient  dominer  et  partager  le 
monde.  On  est  en  droit  d'espérer  de  la  politique 
actuelle  qu'étant  plus  modeste  elle  sera  moins 
décevante. 

Rappelons  ce  que  fut  l'ancienne,  d'après  les 
publications  récentes  de  MM.  Serge  TatitschefF  et 
Albert  Vandal.  Nous  sommes  redevables  au  pre- 
mier de  nombreux  documents,  inédits  jusqu'à  ce 
jour  :  projets  de  traités,  conventions  secrètes,  cor- 
respondances. Depuis  plusieurs  années,  M.  Tatit- 
schefF faisait  connaître  les  pièces  principales  au  fur 
et  à  mesure  de  ses  découvertes,  il  les  commentait 
dans  les  Revues  russes  et  françaises.  Il  vient  de 
les  réunir  dans  un  volume  où  l'on  trouvera  la 
suite  complète  des  négociations  entre  les  Cabinets 
de  Paris  et  de  Pétersbourg,  de  1801  à  1812.  C'est 
un  répertoire  définitif,  chaque  allégation  y  est  con- 
trôlée par  sa  preuve  ;  il  fait  honneur  à  la  patience 


224         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

et  à  la  sagacité  du  diplomate  étranger  qui  a 
enrichi  notre  histoire  nationale  de  cette  impor- 
tante contribution. 

M.  Vandal  a  exhumé,  de  son  côté,  quelques 
documents  décisifs  ;  il  a  interrogé  toutes  les 
sources  connues,  et  les  notes  particulières  de 
Caulaincourt  lui  ont  permis  de  reconstituer  la 
mission  de  cet  envoyé.  Mais  surtout  il  a  mis  dans 
sa  narration  ce  qu'on  ne  ramasse  pas  dans  la 
poussière  des  archives,  l'ensemble  des  dons  qui 
font  l'historien.  Certes,  il  n'est  plus  besoin  de 
présenter  au  public  l'auteur  d'Elisabeth  de  Russie 
et  du  Marquis  de  Villeneuve;  j'espère  néanmoins 
qu'il  ne  me  saura  pas  mauvais  gré,  si  j'ajoute 
que  ces  agréables  récits  faisaient  attendre,  sans 
l'annoncer  expressément,  le  maître  livre  qu'il 
apporte  aujourd'hui.  Je  viens  d'y  trouver  une  de 
ces  joies  rares  où  il  y  a  plus  qu'un  plaisir  de  lec- 
ture :  la  manifestation  d'une  force  vivante,  intacte, 
qui  surgit  dans  le  haut  pays  des  lettres  fran- 
çaises. 


II 


La  grosse  entreprise  de  M.  Vandal  exigera  plu- 
sieurs volumes  :  le  premier  nous  conduit  de 
Tilsit    à   Erfurt.    Il    n'embrasse    guère    qu'une 


NAPOLÉON  ET  ALEXANDRE  i"  225 

année  :  mais  c'est  L'année  culminante  de  l'épopée 

impériale,  l'iiislaiil  où  les  plus  vaslcs  projets 
bouillonnent  dans  le  cerveau  de  Napoléon.  L'Eu- 
rope  asservie  renonce  à  la  lutte,  les  régiments 
français  pèsent  sur  elle  du  Niémen  jusqu'à  l'Ebre. 
Maître  de  l'Occident,  le  conquérant  songe  à 
l'Orient;  ses  anciens  rêves  d'Egypte  et  du  Thabor 
se  relèvent  devant  lui;  l'Asie  l'appelle,  il  refait 
en  pensée  Les  ('lapes  du  Macédonien,  il  médite  de 
frapper  l'Angleterre  aux  Indes.  C'est  aussi  l'heure 
des  deux  fautes  irréparables,  qui  l'arrêtent  sur  le 
chemin  de  l'Orient,  qui  vont  ruiner  sa  puissance 
en  Occident  :  le  viol  d'une  nation,  l'Espagne;  la 
suppression  d'une  autre,  la  Prusse.  Le  génie  de 
l'empereur  ne  fut  jamais  plus  lucide  que  dans 
cette  ivresse  commençante;  sa  fantaisie  pétrit  le 
monde  comme  une  boule  d'argile;  et  ce  travail 
d'une  pensée  folle  est  accompli  d'une  main  merveil- 
leusement sûre;  de  juillet  1887  à  octobre  1808,  il 
conduit  avec  un  art  irréprochable  les  opérations 
qui  épuisent  sa  fortune  et  préparent  sa  perte. 

Toutes  les  combinaisons  nouvelles  se  rattachent 
à  une  idée  qui  a  levé  dans  l'esprit  de  Napoléon  au 
lendemain  'de  Friedland  :  l'alliance  russe  sera 
désormais  le  pivot  de  la  politique  impériale,  le 
point  d'appui  contre  l'éternelle  ennemie,  l'Angle- 
terre. Les  péripéties  de  cette  alliance,  tel  est  pro- 
prement le  sujet  choisi  par  M.  Vandal.  Mais  elle 


226         REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

n'est  que  le  rouage  principal  dans  la  formidable 
machine  mise  en  travail  par  la  volonté  de  Napo- 
léon; pour  comprendre  le  jeu  de  cette  pièce,  il 
faut  embrasser  d'une  vue  simultanée  celui  de  tous 
les  autres  ressorts.  On  devine  combien  était  déli- 
cate la  tâche  de  notre  historien  :  il  devait  prendre 
dans  les  affaires  de  l'empire  ce  qui  réagit  sur  son 
objet,  sans  noyer  cet  objet  dans  l'ensemble  de 
l'époque;  toutes  les  grandes  scènes  qui  tentaient 
sa  plume  et  qu'il  ne  pouvait  pas  négliger,  il  ne 
devait  nous  les  montrer  que  dans  leur  réflexion 
sur  une  négociation  particulière. 

Cette  négociation  se  déroule  à  travers  le  livre 
de  M.  Vandal  comme  une  fine  arabesque  qui  relie- 
rait deux  grands  tableaux  :  la  scène  initiale  de 
Tilsit,  la  scène  finale  d'Erfurt.  Toutes  les  qualités 
que  l'on  peut  demander  à  un  peintre  d'histoire, 
on  les  trouvera  dans  ces  deux  chapitres  :  science 
de  la  composition,  choix  judicieux  des  détails, 
exactitude,  éclat,  mouvement.  En  retraçant  l'en- 
trevue d'Erfurt,  l'écrivain  avait  à  lutter  contre  le 
redoutable  concurrent  qui  sort  de  la  tombe  pour 
lui  disputer  ce  sujet;  le  récit  de  Talleyrand  nous 
est  déjà  connu.  Allez  donc  rivaliser  avec  un 
témoin,  le  plus  autorisé  de  tous,  qui  apporte  une 
vision  directe,  habituée  à  plonger  dans  les  cœurs, 
qui  marque  tout  ce  qu'il  touche  de  sa  griffe  de 
diable  !  Je  viens  de  comparer  les  deux  morceaux  ; 


NAI'OLKON    l'.T    Al. lAAN'DHE    Ior  227 

Talleyrand  ne  Fa.i1  aucun  torl  à  notre  contempo- 
rain, tanl  son!  justes  el  précis  les  traits  choisis 
par  ce  dernier,  quand  il  nous  montre  L'entrée  des 
souverains  à  Erfurt,  Le  parterre  de  rois,  Le  ban- 
quèl  de  Weimar,  maint  autre  épisode  de  ces  jour- 
nées prodigieuses. 

Pourtant,  je  préfère  encore  l'entrevue  de  Tilsit; 
avec  des  éléments  moins  nombreux  et  moins 
riches,  l'auteur  nous  en  donne  des  images  singu- 
lièrement vivantes.  C'est  le  triomphe  de  Fart, 
obtenu  sans  un  effet  de  phrase  ni  de  mot,  par 
l'exacte  gradation  des  personnages  à  leur  plan, 
par  le  seul  relief  de  leurs  actions.  Nous  voyons  le 
vaincu  de  Friedland  subissant  de  loin  la  fascina- 
tion de  Napoléon,  attiré  sur  l'autre  rive  du 
Niémen  par  un  magnétisme  plus  fort  que  sa 
volonté,  venant  se  jeter  dans  les  bras  de  son 
vainqueur,  recevant  le  coup  de  foudre  d'une 
véritable  passion.  Derrière  ces  deux  figures  cen- 
trales qui  retiennent  toute  la  lumière,  de  déplora- 
bles fantômes  passent  dans  l'ombre  :  Frédéric- 
Guillaume,  roi  sans  royaume,  et  la  triste  reine 
Louise.  L'historien  s'interdit  tout  appel  direct  à 
notre  sensibilité  :  il  expose;  nous  n'en  sentons 
que  plus  vivement  l'excès  de  misère  de  ces  Prus- 
siens, et  combien  leur  malheur  crie  vengeance. 
Oui,  il  faut  le  dire  bien  haut,  il  faut  le  dire  deux  fois 
quand    on  est  Français,  pareil  écrasement  d'un 


228  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

peuple  appelait  des  retours  terribles.  Là,  comme 
sur  d'autres  points,  des  enseignements  fortifiants 
se  dégagent  de  ce  livre;  il  nous  montre  la  loi  de 
justice  immanente  fonctionnant  à  coup  sur  dans 
l'histoire,  punissant  les  abus  de  la  force,  faisant  de 
chaque  spoliation  une  plaie  inguérissable  pour  le 
spoliateur.  Au  moment  de  réaliser  leurs  grandes 
vues  sur  l'Orient,  Napoléon  et  Alexandre  sont  arrê- 
tés, le  premier  par  la  victime  espagnole,  le  second 
par  la  victime  polonaise.  Cette  loi  de  justice,  il  ne 
nous  déplaît  pas  de  reconnaître  l'application  qui 
nous  en  fut  faite;  c'est  une  garantie  de  ses  applica- 
tions futures;  elle  est  pour  nous  source  de  remords 
dans  le  passé,  source  de  châtiments  dans  le  pré- 
sent; elle  est  aussi,  dès  qu'on  médite  sur  le  renver- 
sement des  rôles,  source  d'espérance  dans  l'avenir. 
Entre  les  deux  rencontres  mémorables,  l'intérêt 
anecdotique  se  soutient  avec  les  ambassades  de 
Savary  et  de  Gaulaincourt,  avec  la  stratégie  mon- 
daine déployée  par  les  envoyés  français  pour 
réduire  l'hostilité  de  la  société  pétersbourgeoise. 
Des  entretiens  et  des  épisodes  piquants  rendent 
au  vif  l'esprit  de  cette  société,  tel  que  Tolstoï 
nous  l'a  conservé  dans  quelques  chapitres  de  la 
Guerre  et  la  Paix.  Mais  ce  qui  fait  la  vie  intime 
et  l'unité  dramatique  du  livre,  c'est  avant  tout  le 
duel  de  pensée  entre  Napoléon  et  Alexandre.  Dès 
les  premières  pages  de  l'avant-propos,  M.  Vandal 


N  UP0L1  ON    II     m.i  a  \ndiii-;   l"r 

a  posé  en   raccourci    les    deux   personnages    dans 
ces  médaillons  fort  ressemblants  : 

«  A  Tilsit,  il  scmltlc  que  le  génie  de  deux  races 
se  rencontre  ci  s'oppose.  Napoléon  personnifie  le 
génie  Latin  dans  sa  pins  forte  expression,  dans  sa 

rayonnante  clarté,  dans  son  alerle  vigueur,  dans 
son  goût  pour  les  conceptions  harmoniques  et 
précises,  et,  cheslui,  L'imagination,  quelque  exu- 
bérante qu'elle  soit,  se  subordonne  toujours  aui 
règles  de  la  logique.  Alexandre  lient  des  races  du 
Nord  le  goût  des  aspirations  hautes,  indétermi- 
nées el  brumeuses,  développé  en  lui  par  une  édu- 
cation toute  spéculative.  Attrayant,  mystérieux  et 
décevant,  il  découvre  de  généreuses  intentions  et 
trop  souvent  l'impuissance  d'agir,  s'égare  dans 
l'irréel,  passe  sa  vie  à  changer  d'idéal,  combattu 
entre  des  sentiments  divers  qui  tiennent  ses  déci- 
sions en  suspens,  nuisent  à  la  netteté,  à  la  fran- 
chise de  son  caractère,  et  laissent  toujours  au 
travail  de  sa  pensée  quelque  chose  de  flottant  et 
d'inachevé.  Napoléon,  c'est  l'action;  Alexandre, 
c'est  le  rêve.  » 

Les  caractères  ainsi  indiqués  se  développent 
par  la  suite,  des  retouches  successives  les  pré- 
cisent. Sous  les  dehors  d'une  tendre  amitié,  la 
fourbe  italienne  et  la  fourbe  grecque  sont  aux 
prises;  on  joue  serré  de  part  et  d'autre,  mais 
Napoléon  dirige  la  partie.  Il  obtient  d'emblée  et 

20 


230         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

sans  rien  mettre  au  jeu  le  grand  point,  la-  rup- 
ture entre  la  Russie  et  l'Angleterre.  Tantôt  il 
modère,  tantôt  il  enflamme  les  vagues  ambitions 
d'Alexandre.  Lorsqu'il  croit  l'Angleterre  matée, 
dès  qu'il  se  sent  le  plus  fort  et  libre  d'embarras 
sur  le  continent,  il  ramène  les  conditions  de 
l'alliance  au  programme  étroit,  la  Silésie  pour  lui, 
les  provinces  moldo-valaques  pour  la  Russie. 
Alexandre  ne  veut  point  entendre  à  ce  marché, 
car  la  Silésie  occupée  par  nos  troupes,  c'est 
l'empire  français  continué  jusqu'à  la  Pologne; 
d'ailleurs,  il  regarde  toujours  par  delà  le  Danube, 
jusqu'au  Bosphore  où  se  mire  Sainte-Sophie.  Il 
tient  pour  le  programme  large,  dont  il  fut  un  ins- 
tant question  à  Tilsit,  pour  le  partage  du  monde. 
Au  fond,  Napoléon  y  répugne,  il  ne  revient  à  ce 
projet  qu'aux  jours  de  ses  grandes  fureurs  contre 
l'Angleterre,  quand  ilmédite  d'aller  l'atteindre  aux 
Indes.  11  met  alors  sa  diplomatie  en  branle  : 
Sébastiani  et  Marmont  ont  ordre  de  tout  préparer 
dans  la  péninsule  des  Balkans,  Gardanne  fournit 
des  indications  minutieuses  sur  les  routes  mili- 
taires de  la  Perse,  les  lieux  d'étape,  les  subsis- 
tances. L'entrée  en  campagne  semble  imminente. 
Mais  est-ce  résolution  sincère  chez  l'empereur, 
quelque  chose  de  plus  qu'une  chimère  un  moment 
caressée,  une  menace  qu'il  veut  faire  prendre  au 
sérieux? 


NAI'OLKON    II     AI  I AAMUIK    l'r  S'A 

Sincère  ou  non,  quand  Napoléon  romel  le 
grand  partage  sur  le  tapis,  c'est  qu'il  seul  qu'A- 
lexandre lui  échappe ;  c'est  que  l'allié  se  lasse  de 
promesses  perpétuelleinenl  éludées  et  profile  pour 
se  refroidir  d'embarras  nouveaux  qui  ont  surgi 
sous  les  pas  de  l'empereur.  Alors  Caulaincourt  et 
Roumanlzof  déploient  les  cartes  de  Turquie, 
d'Asie  Mineure,  de  Perse;  ils  disputent  pied  à 
pied  sur  l'attribution  delà  Roumélie,  de  l'Archipel, 
des  Echelles,  sur  la  composition  du  corps  d'armée 
qui  marchera  en  Mésopotamie.  Ils  bataillent  durant 
plusieurs  semaines  sur  les  Dardanelles;  l'empe- 
reur français  veut  garder  un  des  châteaux,  l'em- 
pereur russe  réclame  les  deux.  Le  grandiose  et 
le  risible  se  mêlent  dans  les  procès-verbaux  de 
ces  longues  séances,  véritable  tragi-comédie; 
avec  des  grâces  légères  de  langage,  avec  le  ton 
dégagé  de  l'ancienne  cour,  les  deux  diplomates 
assignent  à  leurs  maîtres  des  empires,  des  royau- 
mes, des  mers;  les  convoitises  sont  âpres,  les  dis- 
sentiments inconciliables,  les  paroles  souriantes 
et  volontairement  disproportionnées  à  la  gravité 
des  objets;  c'est  la  dissonance  d'un  air  de  flûte 
qui  réglerait  les  apprêts  d'une  exécution  capitale. 

Seules,  les  lettres  de  Napoléon  relèvent  le  débat 
h  sa  hauteur;  elles  sont  d'un  tour  cornélien.  Par 
moments,  on  y  devine  toute  son  âme  impétueuse 
qui  vole  à  Pétersbourg,  presse  les  négociateurs, 


232  REGARDS    HISTORIQUES   ET    LITTÉRAIRES 

tourmente  Alexandre,  violente  les  événements.  Il 
ne  néglige  aucun  moyen  d'action,  il  s'occupe  lui- 
même  des  toilettes  commandées  à  Paris  par  les 
dames  en  faveur  à  la  cour  de  Russie.  Voyez  dans 
le  livre  la  fugue  de  M,lc  Georges  et  les  espérances 
que  l'empereur  a  fondées  sur  cette  auxiliaire. 
Il  veut  comme  on  n'a  jamais  voulu,  vite  et  fort. 
Rappelez-vous  le  document  qui  fait  le  mieux  saisir 
ces  ouragans  de  volonté,  la  correspondance  relative 
au  mariage  russe,  déjà  publiée  par  M.  Pierre  Ber- 
trand :  ce  n'est  pas  une  demande  en  mariage,  c'est 
la  chasse  d'une  proie  qui  doit  être  forcée  avant 
le  soir. 

Je  ne  puis  résumer  ici  les  phases  changeantes 
de  la  négociation.  Dans  l'exposé  de  M.  Yandal, 
on  les  suit  sans  que  l'attention  languisse  un  ins- 
tant. On  sait  que  les  pourparlers  se  rompront,  et 
que  les  adversaires  ne  retiendront  pas  un  seul 
lambeau  de  ces  terres,  si  ardemment  désirées,  si 
cavalièrement  dépecées  en  effigie,  sur  la  carte; 
n'importe,  la  passe  d'escrime  est  attachante,  et 
si  les  mêmes  coups  reviennent  sans  cesse,  ils  sont 
parés  chaque  fois  avec  des  feintes  et  des  dégage- 
ments nouveaux.  Admirable  sujet  pour  un  Goethe, 
le  Goethe  à'Egmont,  qui  rassemblerait  en  un  drame 
vivant  les  péripéties  de  ce  combat  de  pensées,  livré 
pour  les  plus  grands  intérêts  du  monde,  entre  deux 
âmes  si  différentes,  mais  également  passionnées. 


NAPOLÉON  ET  NDRB  1er  298 


III 


M.  Vandal  doit  s'attendre  à  de  fortes  objections 
contre  sa  thèse  fondamentale  :  rétablissement 

de  la  paix  universelle,  tel  aurait  été  le  but  unique 
de  Napoléon.  On  reprochera  aussi  à  l'historien 
la  séduction  visible  qu'exerce  sur  lui  la  figure  de 
son  héros,  et,  sinon  l'excuse,  du  moins  l'accepta- 
tion tacite  du  grand  désordre  que  ce  héros  faisait 
dans  le  monde. 

Plus  d'un  lecteur  se  rebiffera  devant  cette  pre- 
mière phrase,  en  tête  de  l'Avant-Propos  :  «  Pen- 
dant toute  la  durée  de  son  règne,  Napoléon  pour- 
suivit au  dehors  un  but  invariable  :  assurer  par 
une  paix  sérieuse  avec  l'Angleterre  la  fixité  de 
son  œuvre,  la  grandeur  française  et  le  repos  du 
monde.  »  La  phrase  gagnerait  à  être  expliquée. 
Le  cerveau  du  conquérant  est  fait  sans  doute 
comme  le  cerveau  du  joueur.  Un  joueur  se  dit 
presque  toujours,  et  de  très  bonne  foi  :  Encore 
ce  coup  de  gain,  et  je  me  lève,  et  je  liquide  ma 
situation.  Le  coup  est  souvent  irréalisable;  même 
s'il  est  réalisé,  le  vrai  joueur  ne  se  lève  pas,  il  ne 
peut  pas  se  lever.  Ainsi  de  Napoléon.  Je  consens 
qu'on  lui  prête  un  vif  désir  de  la  paix;  pourvu 
qu'on  ajoute    :    Il  la  subordonnait  à  des   gains 

20. 


234  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

impossibles,  et,  même  après  ces  gains,  la  passion 
dominante  ne  lui  eût  jamais  permis  de  s'arrêter. 

Les  circonstances  non  plus;  qu'on  le  veuille  ou 
non,  Napoléon  fait  partie  du  bloc,  lui  aussi.  Aus- 
terlitz  et  Iéna  sont  la  suite  logique,  organique 
d'Arcolc  et  de  Rivoli,  qui  sont  la  suite  de  Jem- 
mapeset  deValmy;  et  toutes  ces  journées  sont  en 
germe  dans  la  Déclaration  des  Droits.  Il  ne  suffi- 
sait pas  d'une  victoire  défensive  sur  le  sol  national, 
il  en  fallait  vingt  autres,  cent  autres,  longtemps 
et  partout,  pour  porter  jusqu'à  Moscou  le  nouvel 
évangile  de  l'humanité.  Le  légataire  universel  de 
la  Révolution  doit  pousser  à  bout  la  gageure 
démesurée  de  l'esprit  nouveau  contre  l'ancien 
monde;  ce  monde  ne  sera  irrévocablement  détruit 
que  si  l'explosif  le  bouleverse  de  fond  en  comble, 
jusqu'à  la  dernière  motte  de  terre;  s'il  n'y  a  pas 
trop,  il  n'y  aura  pas  assez.  Les  guerres  de  la  Révo- 
lution doivent  être  comprises  dans  le  jugement 
que  M.  Vandat  porte  plus  loin  sur  les  guerres  de 
l'Empire.  «  Ce  sont  les  parties  indissolublement 
unies  d'un  seul  tout,  d'une  guerre  unique,  où 
notre  nation  finit  par  tomber  aux  pieds  de  l'Eu- 
rope après  l'avoir  pénétrée  et  transformée,  où  la 
France  a  succombé,  où  l'idée  française  a  vaincu.  » 

Ici  encore,  l'assertion  n'est  acceptable  que  si 
on  la  complète.  Oui,  l'idée  française  a  vaincu, 
mais  elle  s'est  transformée  à  l'usage  de  l'Europe; 


NAPOLÉON  ET   ALEXANDRE   I  336 

suivanl  l;i  lliéorie  do  M.  Alberl  Sorel,  théorie  si 

jlisle     cl      si    lumineuse    qu'elle     esl    déjà    cl.issiq  Ile 

pour  tous  I''*  historiens,  notre  idée  libérale  et 
humanitaire  s'est  métamorphosée  dans  la  con- 
science nationale  de  la  plupart  des  nations  euro- 
péennes; elle  y  est  devenue  l'idée  de  nationalité, 
ce  ferment  politique  d'où  est  sortie  l'organisation 
actuelle  de  l'Europe. 

L'écrivain  termine  son  Avant-Propos  par  une 
page  dont  personne  ne  contestera  le  sagesse. 
«  En  face  de  ces  triomphants  spectacles,  l'incer- 
titude du  lendemain,  l'angoisse  du  péril  imminent 
laisse  à  notre  satisfaction,  à  notre  orgueil,  quelque 
chose  d'inquiet  et  de  haletant;  à  ces  splendeurs, 
si  éblouissantes  qu'elles  soient,  nous  préférons 
encore  le  tableau  qu'offrit  la  France  à  d'autres 
périodes  de  son  histoire,  alors  qu'elle  joignait  la 
sérénité  à  la  force,  la  foi  dans  l'avenir  à  la  pleine 
possession  du  présent,  à  l'avantage  des  mâles 
vertus  celui  des  longues  traditions,  alors  qu'elle 
n'avait  pas  éprouvé  le  malheur  le  plus  difiicile- 
ment  réparable  qui  puisse  frapper  un  peuple,  la 
perte  d'une  dynastie  tutélaire  et  consacrée  par  les 
siècles.  » 

Ayant  ainsi  payé  tribut  à  la  raison,  M.  Vandal 
ajoute  :  «  Mais  comment  ne  point  tressaillir  aux 
souvenirs  de  l'époque  héroïque,  de  celle  qui  serait 
incomparable    entre   toutes,    si    la   grandeur  de 


236         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

l'homme  pouvait  suppléer  à  la  majesté  des  an- 
tiques institutions!  »  Et  il  tressaille,  vivement. 

Si  c'est  un  crime,  il  faut  bien  se  persuader  que 
c'est  un  crime  inséparable  de  la  nature  du  talent 
qui  éclate  dans  ce  livre.  Un  esprit  plus  enclin  à  la 
critique,  plus  exact  à  compter  les  erreurs,  plus 
soucieux  de  mesurer  les  actions  de  Napoléon  à 
l'aune  bourgeoise,  un  pareil  esprit  nous  eût 
donné  un  autre  livre  :  quelque  ouvrage  érudit, 
pondéré,  d'une  digestion  un  peu  lourde  pour  le 
lecteur.  Si  nous  préférons  une  œuvre  d'art,  il  faut 
bien  nous  résoudre  à  la  recevoir  d'un  artiste;  et 
pour  cette  famille  d'esprits,  Napoléon  ne  peut 
être  qu'un  objet  d'amour  ou  un  objet  de  haine. 

L'empereur  écrivait  à  Alexandre,  dans  une  de 
ses  plus  belles  lettres  :  «  Il  faut  être  plus  grands, 
malgré  nous.  Il  est  de  la  sagesse  et  de  la  politique 
de  faire  ce  que  le  destin  ordonne  et  d'aller  où  la 
marche  irrésistible  des  événements  nous  conduit. 
Alors  cette  nuée  de  pygmées,  qui  ne  veulent  pas 
voir  que  les  événements  actuels  sont  tels  quil  faut 
en  chercher  la  comparaison  dans  l'histoire  et  non 
dans  les  Gazettes  du  siècle  dernier,  fléchiront  et 
suivront  le  mouvement...  »  —  M.  Vandal  com- 
mente finement  cette  phrase,  en  étudiant  les 
Mémoires  rédigés  par  les  agents  de  carrière 
pour  le  partage  de  l'Orient;  il  indique  le  perpétuel 
malentendu  entre  un  d'Hauterive,   l'honnête   et 


n  LPOLÉON   il    ai.ia  LNDR]    i  237 

clairvuyaiii  commis  des  affaires  étrangères,  entre 
Talleyrand  lui-même  el  Napoléon*  Ces  bommei 

de    tradition    foui    des  efforts   désespérés  pour  se 

hausser  jusqu'aux  coneeptioni  du  maître,  pour 
1rs  rattacher  aux  principes  habituels,  et,  comme 

on  dit  dans  leur  Langue,  à  la  doctrine  du  Dépar- 
tement. Napoléon  n'a  point  ce  souci;  il  travaille 
hors  cadres,  dans  le  fabuleux,  avec  César  et 
Charlemagne.  On  peut  être  un  très  bon,  un  1res 
sur  historien  en  pensant  comme  d'IIauterive, 
en  essayant  comme  lui  et  après  coup  de,  brider  la 
politique  du  monstre.  Mais  il  n'est  pas  interdit  à 
d'autres  de  partir  délibérément  avec  César  et 
Charlemagne,  d'abdiquer  le  jugement  coulumier 
en  abordant  ces  crises  inexplicables  de  l'histoire, 
où  un  génie  déchaîné  fait  l'intérim  de  la  raison 
quotidienne. 

Il  y  a  mieux  à  dire  pour  défendre  notre  auteur. 
Si  je  ne  me  trompe,  il  a  grandi  depuis  1870,  durant 
ces  aimées  d'hôpital  où  la  France  pansait  timide- 
ment ses  blessures.  Il  est  de  la  génération  sacrifiée, 
associée  à  des  œuvres  médiocres,  et  qui  n'a  vrai- 
ment pas  eu  sa  ration  d'idéal,  de  contentement 
patriotique.  Ne  parlons  même  pas  de  gloire  et 
d'orgueil.  Voici  que  le  hasard  de  ses  études  tire 
cet  homme  des  jours  moroses  et  le  ramène  à  la 
grande  féerie  française;  le  mirage  lui  emplit  les 
yeux.  De  sa  chambre  close  de  convalescent,  il  passe 


238         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

brusquement  sur  les  sommets  où  l'on  se  grisait 
d'air  vif.  Et  l'on  voudrait  qu'il  réprimât  un  frisson 
de  complaisance!  A  chaque  instant,  il  rencontre 
dans  son  sujet  des  traits  comme  celui-ci  :  au 
banquet  de  Weimar,  les  Allemands  complimen- 
tent Napoléon  sur  son  érudition  :  «  Il  rappela  que 
jadis,  en  France,  les  loisirs  de  la  vie  de  garnison 
lui  avaient  permis  de  lire  beaucoup  et  d'étudier; 
ce  fut  alors  qu'il  commença  une  de  ses  phrases 
par  ces  mots  :  Quand  j'étais  lieutenant  d'artil- 
lerie... A  l'instant  où  il  évoquait  ce  souvenir,  il 
avait  à  sa  droite  l'empereur  de  toutes  les  Russies, 
puis  les  souverains  de  Westphalie  et  de  Wurtem- 
berg; à  sa  gauche,  la  duchesse  de  Weimar,  les 
rois  de  Bavière  et  de  Saxe  ;  il  était  servi  par  ses 
pages,  et,  derrière  lui,  debout  contre  la  muraille, 
des  seigneurs  haut  titrés,  portant  les  plus  beaux 
noms  d'Allemagne,  remplissaient  les  fonctions  de 
la  domesticité  féodale.  » 

La  folle  aventure,  diront  les  gens  sages,  qui  ne 
pouvait  durer  et  devait  finir  épouvantablement! 
Sans  doute,  sans  doute;  mais  d'autres,  moins 
sages,  penseront  d'abord  qu'il  a  suffi  d'un  caprice 
de  la  France  pour  faire  cette  destinée  au  lieute- 
nant d'artillerie,  et  qu'il  n'appartient  qu'à  cette 
chère  folle  de  courber  ainsi  tous  les  rois  devant 
les  amants  à  qui  elle  se  donne.  Plaignons  les  âmes 
que  cette  pensée  laisserait  très  calmes. 


NAPOLÉON   ET    Ail  \  \\l>l;i 

Si  maintenant  mm  s  «Varions  les  questions  de  lii 
térature  et  de  méthodes  historiques,  clins» -s  secon- 
daires, après  tout;  si  nous  cherchons  parmi  ceux 
que  le  lalenl  signale  les  meilleurs  ouvriers  des 
besognes  futures,  —  et  cela  seul  importe,  —  je 
sais  bien  le  tour  d'esprit  et  de  cœur  qui  nous  les 
désignera,  qui  fixera  notre  espoir;  je  doute  que 
ce  soit  l'excès  de  la  raison  critique.  Oh!  soyez 
tranquilles,  il  en  restera  toujours  assez  des  autres, 
des  pleure-froid,  pour  empêcher  ceux  qui  vibrent 
de  refaire  une  France  trop  hardie,  trop  grande, 
trop  semblable  ace  qu'elle  fut. 

Je  terminerai  par  un  vœu  indiscret.  M.  Vandal 
en  fera  ce  qui  lui  plaira.  Nous  allons  attendre 
avec  impatience  l'achèvement  de  son  ouvrage. 
Quand  il  l'aura  mené  à  bonne  fin,  l'historien  ne 
voudra  peut-être  pas  abandonner  une  époque  qui 
lui  est  devenue  si  familière.  Des  préoccupations 
actuelles  l'y  avaient  conduit;  la  même  pente 
d'idées  pourrait  l'y  ramener.  Je  me  permets  en 
ce  cas  de  lui  proposer  un  sujet  :  la  découverte  par 
Bonaparte  de  la  vraie  France  et  de  ses  besoins, 
durant  ces  années  du  Consulat  qui  seraient  irré- 
prochables, si  l'on  en  pouvait  effacer  le  sang  de 
Vincennes.  C'est  la  partie  la  plus  solide  et  la  plus 
lumineuse  dans  l'œuvre  de  Thiers;  mais  depuis 
qu'il  écrivait,  le  temps  a  marché.  Un  autre  grand 
historien  vient  de  reprendre  ce  thème;  il  n'en- 


240         REGARDS   HISTORIQUES    ET  LITTÉRAIRES 

trait  pas  dans  son  plan  philosophique  do  s'as- 
treindre à  la  narration  continue  des  faits.  D'ail- 
leurs, il  y  a  plaisir  et  profit  à  voir  de  pareils  sujets 
traités  par  des  esprits  différents,  qui  nous  rensei- 
gnent sur  l'humeur  de  chaque  génération. 

Avec  cet  art  de  la  composition  que  j'ai  loué  dans 
Napoléon  et  Alexandre,  l'écrivain  pourrait  rame- 
ner tous  les  actes  de  Bonaparte,  durant  la  fin  du 
Directoire  et  les  commencements  du  Consulat,  à 
une  idée  centrale  :  la  découverte  de  la  France, 
derrière  les  groupes  d'acteurs  usés  qui  la  cachaient. 
Débris  de  provenances  diverses  et  de  môme  inca- 
pacité; restes  de  la  Convention,  sectaires  étroits, 
jacobins  féroces  ou  piteux,  agitant  encore  leurs 
carmagnoles  sanglantes  ou  quêtant  déjà  la  muse- 
lière d'un  maître  ;  intrigants  de  la  Plaine,  abritant 
leurs  intérêts  sous  le  couvert  de  toutes  les  lâchetés  ; 
revenants  aveugles  de  l'ancien  régime,  réacteurs, 
muscadins,  clichyens,  rêveurs  impuissants  de 
monarchies  impossibles  et  oubliées,  cervelles  vides 
et  vaines  de  conspirateurs  de  salon.  Pour  les  obser- 
vateurs superficiels,  pour  tout  le  monde  en  1  799,  ces 
acteurs  bruyants  paraissaient  remplir  la  scène, 
ils  personnifiaient  la  France,  toutes  ses  espérances, 
toutes  ses  ressources  de  gouvernement;  jusqu'à 
l'heure  où  un  clair  regard  la  reconnut  derrière 
eux,  cette  France,  avec  ses  besoins  moraux  et 
matériels,   sa   soif  d'ordre,  d'équité    supérieure, 


NAl'OLKoN    II     AI.  i:\.\MUil.    I  241 

d'union  |  »  ;  n  ■  ï  1  i  «  1 1 1  <  -  .111  dedans  cl  île  grandeur  au 
dehors,  sa  vol  on  lé  <1«-  se  donner  à  l'architecte  qui 
saurail  la  reconstruire  sur  le  nouveau  type  social 
commandé  par  lanl  <!»■  changements. 

Le  sujet  nVsi  pas  neuf.  Je  croit  qu'on  y  peut 
trouver  encore,  après  lanl.  d'antres,  la  matière 
d'un  livre  utile,  le  plus  utile  peut-être  aux  jeunes 
gens  du  présent.  La  tache  serait  lourde;  elle 
n'excéderait  pas,  nous  le  savons  maintenant,  le 
pouvoir  de  l'écrivain  qui  vient  de  nous  donner 
un  des  beaux  ouvrages  historiques  de  ce  temps. 

Février  1891. 


21 


LE  PRINCE  DE  TALLEYRAND  4 


M.  de  Talleyrand  s'est  laissé  dire  chez  les 
morts  que  les  affaires  de  France  étaient  dans 
l'embarras  et  que  l'on  pensait  à  lui.  Après  cin- 
quante-trois ans  de  retraite,  il  revient,  il  s'offre. 
Mais  fut-il  jamais  chez  les  morts?  La  suprême 
habileté  de  cet  homme,  c'est  de  n'avoir  jamais 
souffert  que  l'oubli  l'approchât  un  instant,  dans  le 
pays  des  oublis  rapides.  Depuis  un  demi-siècle, 
la  maigre  main  sort  de  terre,  elle  écarte  patiem- 
ment le  lierre  et  la  ronce.  Le  prince  n'a  pas  cessé 
un  jour  d'occuper  les  esprits  ;  il  rentre  aujour- 
d'hui, comme  on  revient  d'une  absence.  Il  a  fait 
sa  toilette,  méthodiquement,  ainsi  qu'il  faisait  le 
matin  où  les  alliés  entrèreut  dans  Paris  ;  il  a  mis 

1.  Mémoires,  tomes  I  et  II,  avec  une  p-réface  de  M.  le  duc: 
de  Broglie. 


LE  PRINCE  DE  TALLEYRANf)  243 

s;i  poudre,  composé  son  allilude,  préparé  ses  mots; 
il  s'est  pourvu  d'une  solide  dnclrinepour  défendre 

]<>s  principes  du  gouvernemenl  existant  Demain, 
toute  la  ville  se  précipitera  dans  le  salon  qu'il 
rouvre,  comme  elle  courait  jadis  rue  Saint-Flo- 
rentin. Après-demain,  vous  verrez  qu'on  le  fera, 
qu'il  se  fera  ministre.  Il  nous  étonnera  tous,  il  ne 
s'étonnera  de  rien  ni  de  personne,  il  reconnaîtra 
gracieusement  ses  collègues. 

Je  n'ai  pas  à  raconter  les  aventures  de  ces 
fameux  Mémoires;  chacun  en  est  instruit.  On 
comprendra  en  les  lisant  pourquoi  M.  de  Bacourt 
a  reculé  l'échéance  trentenaire;  ce  réquisitoire 
posthume  ne  pouvait  guère  paraître  sous  le  règne 
d'un  Napoléon.  Les  Mémoires  y  ont  gagné  de 
tomber  entre  les  mains  d'un  dernier  dépositaire, 
le  mieux  qualifié  pour  les  faire  valoir  ;  ils  bénéfi- 
cient de  son  autorité  dans  les  questions  histo- 
riques, et  surtout  de  la  garantie  de  sa  parole.  Ne 
crovez  pas  que  ce  soit  un  hasard  :  c'est  encore 
une  habileté  de  Talleyrand.  L'homme  d'Etat  qui 
eut  toutes  les  réussites,  tous  les  bonheurs,  n'est 
pas  allé  chercher  un  répondant  parmi  ses  pareils; 
inquiet  sur  un  seul  point,  craignant  l'accueil  un 
peu  froid  des  âmes  hautes,  il  a  su  se  procurer  un 
parrain  qui  forçât  leur  respect. 

Une  obligeante  communication  m'a  permis  de 
lire  les  Mémoires  à  la  veille  de  leur  apparition  : 


244         REGARDS   HISTORIQUES  ET   LITTÉRAIRES 

je  dirai  brièvement  ce  qu'on  y  trouvera  et  ce 
qu'on  n'y  trouvera  pas.  Ceci  n'est  qu'un  premier 
levé  de  la  carte,  une  reconnaissance  à  travers 
ces  volumes  décousus,  énigmatiques  et  décevants. 
Ils  font  passer  sous  les  yeux  des  pages  d'un 
charme  indicible,  de  graves  dissertations  histo- 
riques, des  morceaux  franchement  ennuyeux.  On 
attendait  la  suite  d'une  vie  si  agitée,  la  révélation 
des  secrets  d'Etat,  une  pluie  de  malices  sur  les 
contemporains.  Rien  de  pareil;  à  peine  quelques 
éclaircies  sur  des  instants  de  cette  vie,  puis  des 
vues  générales  sur  trois  ou  quatre  épisodes  diplo- 
matiques, des  documents,  des  mémoires,  au  sens 
que  ce  mot  comporte  dans  les  chancelleries.  Sou- 
dain, l'attention  lassée  se  réveille  ;  c'est  une 
réflexion  d'un  tour  inimitable  ;  c'est,  entre  deux 
lignes,  une  flèche  empoisonnée,  décochée  négli- 
gemment; c'est  trente  lignes  qui  gravent  une 
scène  inoubliable,  prise  au  hasard  dans  une 
période  où  tout  le  reste  nous  est  celé.  Parcourons 
cet  étrange  livre  à  vue  de  pays,  en  nous  aban- 
donnant au  fil  des  impressions  contradictoires 
qu'il  suscite. 

I 

Un  premier  chapitre   éblouissant  :   l'enfance, 
l'éducation,  les  débuts  dans  le  monde  de  l'abbé  de 


LE  PRINCE   DE   TALLEYRAND  J  ï> 

lYrigord.  J'allais  ajouter  :  sa  vocation;  coi I 

il  protesterai!  contre  le  mot!  Ce  chapitre  rappelle 

les  |uucs  semblables  des  Mrwoirrs  (ïoutre-lomlir. 
4 '/est  la  même  trempe  sévère  donnée  à  deux 
Ames  différentes.  Avec  de  tout  autres  qualités,  Le 
récit  de  Talleyrand  ne  le  cède  eu  rien  à  celui  de 
Cbateaubriand  pour  la  beauté,  pour  l'émotion. 
Oui,  pour  l'émotion  contenue,  mais  profonde, 
quand  il  raconte  son  enfance  isolée.  Il  n'a  pas 
encore  mis  le  masque  du  lutteur.  Dans  la  suite,  il 
ne  le  déposera  qu'un  instant,  en  d814,  quand  il 
retrouvera  Mme  de  Brionne,  sa  première  protec- 
trice. —  «  Oh  !  il  faut  que  la  politique  attende! 
En  arrivant  à  Presbourg,  je  courus  me  jeter  à  ses 
pieds...  Les  larmes  m'étouffaient.  L'impression 
que  je  ressentis  était  si  vive  que  je  dus  la  quitter 
pendant  quelques  instants;  je  me  sentais  défaillir, 
j'allai  prendre  l'air  sur  les  bords  du  Danube.  »  — 
Vous  ne  voyez  pas  Talleyrand  défaillant  et  sanglo- 
tant :  mais  de  quel  cœur  voyez-vous  les  recoins  et 
les  dessous?  Talleyrand  eut  un  cœur,  pour  très 
peu  de  gens;  ses  proches  ont  gardé  le  souvenir 
attendri  de  sa  bonté.  Revenons  à  l'enfant. 

Sa  nourrice  le  laissa  tomber;  cette  chute  décida 
de  sa  vie.  Boiteux,  l'état  militaire  se  fermait 
devant  lui;  il  ne  restait  que  l'Eglise.  Sa  famille 
se  désintéressa  du  petit  infirme,  qui  ne  promettait 
plus  rien  pour  l'accroissement  de  la  maison.  Il 

21. 


246         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

grandit  seul,  sans  une  caresse.  On  le  conduisit 
chez  Mmc  de  Chalais,  en  Périgord  ;  ce  séjour  nous 
a  valu  des  tableaux  achevés  de  l'ancienne  vie 
provinciale.  De  là,  le  coche  le  ramena  au  col- 
lège d'Harcourt,  où  il  fit  de  médiocres  études; 
durant  ce  temps,  «  il  n'eut  pas,  une  semaine  de 
sa  vie,  la  douceur  de  se  trouver  sous  le  toit  pater- 
nel ».  Du  collège,  il  passa  chez  son  oncle,  le  coad- 
juteur  de  Reims,  où  l'on  espérait  qu'il  prendrait 
goût  à  l'état  ecclésiastique.  Puis  ce  furent  des 
années  de  révolte  silencieuse,  à  l'ombre  froide  de 
Saint-Sulpice,  et  enfin  la  prêtrise,  reçue  par  une 
âme  en  défense  contre  ses  devoirs. 

Le  jeune  abbé  se  lance  dans  le  monde  avec  le 
clergé  dissipé;  il  chemine,  il  conquiert  les  salons,, 
il  s'y  plaît  et  nous  les  dépeint  avec  enchantement  ;. 
tout  ce  qu'il  rapporte  de  cette  société  justifie  son 
dire,  sur  ceux  qui  ne  l'ayant  pas  vue  n'ont  pas 
connu  le  bonheur  de  vivre.  Il  s'y  fait  cette 
maxime,  imprégnée  de  l'esprit  du  temps  :  «  Un 
peu  de  bien  saisi  rapidement,  et  dont  la  jouissance 
est  toujours  de  courte  durée,  est  tout  ce  dont  on 
peut  flatter  la  nature  humaine.  »  Le  succès  lui 
vient  vite,  la  malice  aussi;  pour  cette  époque, 
pour  cette  époque  seulement,  il  nous  a  laissé  une 
galerie  de  portraits  dessinés  d'une  main  impi- 
toyable. Celui  de  Choiseul-Gouffier,  son  meilleur 
ami,   n'est  déjà  point  flatté;  celui  de  Narbonne 


LK    I'HINCK    l)K     I   VI  1 .1   M.  \M»  247 

est  rruel,  injuste.  On  ri*-  parle  ainsi  d'un  ami  de 
jeunesse  que  s'il  fui  le  (tins  heureux  dans  les 
rivalités  de  cœur;  nous  MYODI  que  Narbnnne 
eut  ce  tort  vis-à-vis  de  Talleyrand.  De  La  Fayette, 
il  ne  reste  rien,  une  silhouette  caricaturale.  Quant 
à  Necker,  c'est  la  bète  noire;  l'abbé  nous  pré- 
vient d'ailleurs  sans  détours  :  «  J'avais  remarqué 
qu'il  y  avait  quelque  avantage  à  montrer  de 
leloignement,  de  l'opposition  même  pour  quelque 
personne  marquante  dans  l'opinion;  j'avais  choisi 
pour  cela  M.  Necker.  » 

Toute  cette  première  partie  est  écrite  dans  une 
langue  merveilleuse,  la  langue  des  honnêtes  gens 
d'autrefois,  affinée  par  un  causeur  qui  unit  l'es- 
prit de  Voltaire  à  l'impertinence  de  l'homme  de 
qualité.  Rien  qui  sente  la  recherche,  et  ce  que 
nous  appelons  la  littérature,  avec  son  insuppor- 
table odeur  de  métier  ;  des  grâces  qu'un  seul 
terme  définit,  l'aisance.  Les  mots  tombent  de 
haut,  avec  négligence,  ils  sont  légers,  ils  courent. 
Talleyrand  nous  dit,  en  parlant  de  la  conversation 
de  sa  mère  :  «  Elle  ne  voulait  que  plaire  et  perdre 
ce  qu'elle  disait.  »  C'est  le  secret  de  son  style,  de 
cette  prodigalité  indifférente  qui  ne  s'embarrasse 
pas  de  choisir,  sûre  de  ne  donner  jamais  que  de 
l'or  au  bon  titre.  Je  ne  sais  rien  de  supérieur, 
pour  la  décence  dans  le  genre  osé,  à  l'indication 
de  sa  première  aventure,  au  séminaire  de  Saint- 


248         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

Sulpice,  avec  la  petite  comédienne  de  la  rue 
Férou.  «  Ses  parents  l'avaient  fait  entrer  malgré 
elle  à  la  comédie;  j'étais  malgré  moi  au  sémi- 
naire; cet  empire,  exercé  par  l'intérêt  sur  elle 
et  par  l'ambition  sur  moi,  établit  entre  nous  une 
confiance  sans  réserve.  »  —  Mettez  cette  anec- 
dote sous  une  plume  d'aujourd'hui,  elle  choquera 
le  moins  délicat.  Lui,  il  laisse  tout  entendre,  il  ne 
dit  rien,  nous  n'avons  rien  vu;  le  surplis  n'est 
même  pas  chiffonné. 

Pourtant  ne  vous  trompez  pas  à  ce  laisser  aller 
du  jeune  homme;  dès  les  premiers  récils  qu'il 
nous  donne  sur  son  berceau,  il  marque  son  trait 
distinctif,  son  souci  permanent.  Comme  il  faisait 
en  causant  son  établissement  dans  le  monde,  il 
le  fait  en  écrivant  dans  la  postérité.  Les  siens 
vivaient  en  province  plus  qu'à  Versailles.  «  Les 
descendants  des  anciens  grands  vassaux  de  la  cou- 
ronne ont  eu  moins  d'occasions  de  se  faire  con- 
naître que  les  descendants  de  quelques  barons 
particuliers  du  duché  de  France,  portés  naturelle- 
ment à  des  places  plus  élevées  auprès  du  monar- 
que. »  Nous  voici  édifiés  sur  le  rang  de  sa  maison. 
Ainsi  pour  tout  ce  qui  le  touche,  dans  la  suite;  à 
mesure  qu'il  avance  dans  les  affaires  et  les  hon- 
neurs, il  se  grandit  nonchalamment,  en  abaissant 
les  autres.  S'il  n'est  pas  toujours  le  premier,  il  est 
dans  une  place  à  part,  au-dessus;  du  moins  il  ne 


m;  rniNCK   ni:  tai.i.i.m;  \m»  810 

sr  montre  ;i  nous  que  lorsqu'il  la  tient.  On  i 

parlé  de  sa  souplesse;  le  mol  m-  lui  convient  pas, 
il  monte  sans  plier.  Il  a  une  faculté  de  rebondis- 
sement qui  le  reporte  naturellement  BU  liaul,  tout 
en  haut,  après  1rs  renverses  et  les  orales,  comme 
l'huile  revient  sur  l'eau.  Il  ne  se  voit  et  on  ne  le 
voit  que  sur  les  sommets;  s'il  n'y  fut  pas  toujours, 
il  s'y  replace  par  chaque  ligne  qu'il  écrit.  C'est 
à  peine  insinué,  mais  si  patiemment,  par  un 
calcul  de  toutes  les  pages  ! 

Je  m'attarde  à  ces  années  de  l'ancien  régime; 
c'est  le  joyau  des  Mémoires,  et  il  va  falloir 
déchanter.  De  ce  chapitre  exquis,  on  passe  brus- 
quement à  des  considérations  financières  sur  les 
projets  de  Calonne,  de  Brienne,  de  Necker.  La 
plume  alerte  s'appesantit  sur  les  discussions  fasti- 
dieuses des  physiocrates.  Vient  ensuite  un  grand 
morceau  sur  le  duc  d'Orléans,  Philippe-Égalité, 
sévèrement  jugé.  Talleyrand  nous  le  propose 
comme  un  exemplaire  achevé  de  «  ce  système 
connu  parmi  les  sectateurs  sous  le  nom  de  désa- 
busement,  qui,  jusqu'au  xvme  siècle,  renfermé 
dans  le  cœur  de  quelques  hommes  pervers, 
attendait  cette  époque  pour  oser  éclater  comme 
une  opinion  que  l'on  pouvait  professer,  comme 
un  système  de  philosophie...  Les  sentiments 
furent  remplacés  par  des  idées  philosophiques; 
les   passions,    par  l'analyse  du    cœur    humain: 


250         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

l'envie  de  plaire,  par  des  opinions...  »  —  Allons, 
tant  mieux,  si  c'était  déjà  ainsi  au  siècle  dernier; 
o'est  donc  que  l'on  en  guérit...  avec  des  remèdes 
violents,  il  est  vrai. 

Le  lecteur  se  hâte,  il  est  curieux  d'arriver  à  la 
Révolution.  Là,  il  n'y  a  pas  d'autre  mot,  une 
solennelle  mystification  l'attend  :  de  1789  à  1796, 
un  grand  trou;  quelques  pages  sur  la  mission 
de  1792  en  Angleterre,  des  digressions  studieuses 
sur  le  commerce  et  l'agriculture  de  l'Amérique, 
où  Talleyrand  passa  trente  mois.  Mais  les  Etats 
généraux,  la  constitution  civile  du  clergé,  la 
messe  de  la  Fédération?  —  Eh!  qui  pense  encore 
à  cela?  «  Il  me  serait  impossible  de  raconter  les 
événements  de  cette  époque;  je  ne  les  sais  pas; 
le  fil  en  est  perdu  pour  moi...  Les  faits  d'hier 
deviennent  problématiques  pour  les  hommes 
mêmes  qui  y  ont  eu  quelque  part;  par  leur  rapi- 
dité successive,  ils  se  sont  presque  détruits  les 
uns  les  autres...  J'avoue  que  c'est  sans  aucune 
peine  que  je  verrais  se  perdre  les  détails  de  cette 
grande  calamité;  ils  n'ont  aucune  importance 
historique.  »  —  C'est  tout.  Lazare  est  ressuscité, 
vous  attendiez  ses  secrets,  bonnes  gens  :  Lazare 
est  muet,  il  ne  se  rappelle  rien  des  trois  jours. 


1.1     PRINCE    DE   TALLEYRANI)  251 


II 


L'émigré  revient  de  Hambourg  à  Paris  en  sep- 
tembre 1790.  Je  me  trompe,  il  n'avait  pas  préci- 
sément émigré,  il  était  en  mission;  cet  homme  est 
toujours  gardé  à  carreau.  Il  remord  aux  affaires, 
Narras  le  prend  en  gré.  Ici  encore,  il  faut  être 
Talleyrand  pour  conter  avec  tant  de  convenance 
et  de  dignité  comment  il  gagna  l'amitié  de  Barras, 
en  prodiguant  des  consolations  au  directeur  dans 
un  malheur  très  particulier.  A  peine  une  mention 
distraite  de  Mme  de  Staël,  qui  s'employa  si  vive- 
ment pour  lui  refaire  une  fortune  politique.  Tal- 
leyrand a,  plus  loin,  un  joli  mot  sur  le  manque 
de  reconnaissance  des  princes  :  «  Leur  par  la 
grâce  de  Dieu  est  un  protocole  d'ingratitude.  » 
Son  protocole,  à  lui,  c'est  :  par  la  grâce  de  l'es- 
prit. 

Ministre  des  relations  extérieures  de  juillet  1 797 
à  juillet  1799,  il  se  réserve  dans  les  Mémoires 
comme  il  se  réservait  alors  dans  le  cabinet.  Quel- 
ques indications  sommaires  et  impersonnelles 
sur  les  événements  de  guerre,  ce  qu'on  trouve 
dans  les  manuels  d'écolier,  voilà  tout  ce  qu'il 
daigne  nous  donner.  Six  jours  après  sa  nomina- 
tion, il  est  entré  en  correspondance  avec  Bona- 


252         REGARDS  HISTORIQUES    ET  LITTÉRAIRES 

parte.  Il  suit  de  l'œil  le  vol  de  l'aigle,  il  l'at- 
tend. Démissionnaire  quatre  mois  avant  le  18 
brumaire,  il  néglige  de  dire  s'il  a  appliqué  cette 
fois  la  règle  de  conduite  qu'il  exposera  plus 
tard  :  «  Je  n'ai  conspiré  dans  ma  vie  qu'aux  épo- 
ques où  j'avais  la  majorité  de  la  France  pour 
complice,  et  où  je  cherchais  avec  elle  le  salut  de 
la  patrie.  » 

Le  Consulat  ouvre  enfin  au  diplomate  la  carrière 
où  il  va  s'illustrer.  Sur  ce  long  ministère,  con- 
tinué jusqu'en  1807,  Talleyrand  est  infiniment 
discret.  Il  touche  quelques  mots  des  négociations 
qui  suivirent  Austerlitz,  sans  faire  même  une 
allusion  à  ce  qu'il  appelait  son  roman,  le  projet 
d'agrandissement  oriental  pour  l'Autriche.  Si  l'on 
en  croyait  les  Mémoires,  il  n'aurait  bien  connu  de 
toute  cette  période  si  fertile  en  événements  que 
les  affaires  d'Espagne.  Il  y  arrive  rapidement  et 
s'y  arrête;  elles  forment  l'objet  d'un  travail 
détaillé,  fort  intéressant  d'ailleurs,  où  il  a  beau 
jeu  pour  stigmatiser  l'aveuglement  et  la  fourberie 
de  Napoléon.  Après  qu'il  nous  a  dit  comment  les 
princes  espagnols  tombèrent  dans  le  piège  de 
Bayonne,  Talleyrand  se  complaît  à  nous  les  mon- 
trer à  Valençay,  respirant  enfin  sous  sa  haute 
protection.  Il  n'épargne  rien  pour  adoucir  leur 
captivité.  «  La  journée  finissait  par  une  prière 
publique   à  laquelle  je  faisais   assister   tout   ce 


i.i    rniN \i  u  s  i; and  253 

qui  venait  dans   !<■  château,  lei  officiers  do  la 

-unir  départementale  et  même  quelques  hommes 
de  la  gendarmerie,  l'ont  le  monde  sortait  de  ces 
réunions  avec  «les  dispositions  douces;  les  pri- 
sonniers et  leurs  gardes  priant  à  genoux,  1rs  uns 
près  des  autres,  le  même  Dieu,  paraissaient  se 
moins  regarder  comme  ennemis...  »  Le  tableau 
est  tirs  touchant;  on  est  tenté  de  répondre  : 
.  imenl 

Le  ministre  de  Napoléon  Lilissr  sur  la  brouille  de 
cette  époque,  sur  les  terribles  algarades  du  maître; 
mais  il  a  une  de  ces  trouvailles  d'expression  qui 
[l'appartiennent  qu'à  lui,  pour  expliquer  comment 
l'empereur  le  rappela,  un  an  plus  tard,  afin  de 
l'emmener  à  Erfurt.  «  Ces  motifs  firent  surmonter 
à  l'empereur  Yembarras  dans  lequel  il  s'était  mis 
à  mon  égard,  en  me  reprochant  violemment  le 
blâme  que  j'avais  exprimé,  à  l'occasion  de  son 
entreprise  sur  l'Espagne.  »  Quand  ïalleyrand 
enregistre,  en  4802,  le  bref  de  sécularisation  à 
lui  délivré  par  le  Saint-Siège,  on  devine  que, 
pour  un  peu,  il  se  servirait  du  même  tour,  en 
déplorant  «  l'embarras  »  dans  lequel  la  Provi- 
dence s'était  mise  à  son  égard. 

Heureusement,  Napoléon  surmonta  le  sien,  et 
nous  avons  cet  admirable  chapitre  de  l'entrevue 
d'Erfurt,  où  chaque  trait  fait  image.  Ces  pages, 
jointes  à  celles  qui  peignent  les  premières  années 

REGARDS    HISTOR.    ET    LITTÉR.  22 


254  REGARDS    HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

de  l'auteur,  suffiraient  pour  immortaliser  un  écri- 
vain. Au  retour  d'Erfurt,  le  prince  de  Bénévent 
se  retire  dans  sa  grasse  sinécure  de  vice-grand 
électeur.  Son  regard  attentif  et  charmé  compte  les 
fautes  qui  amoncellent  l'orage  sur  la  tête  de  l'em- 
pereur. Mais  il  n'en  fait  pas  le  récit,  il  n'y  revient 
que  par  boutades  et  par  brèves  réflexions.  A  partir 
de  1809,  les  Mémoires  sont  presque  exclusivement 
remplis  par  un  long  exposé  des  affaires  du  Saint- 
Siège,  du  Concile  national  et  de  la  captivité  de 
Pie  VII.  Tallcyrand  s'étend  avec  une  onction  péné- 
trante sur  les  malheurs  du  Pape,  il  discute  les 
conclusions  du  cardinal  Maury  et  de  M.  Emery. 
Il  ne  rentre  en  scène  (dans  son  autobiographie, 
s'entend)  que  pour  remédier  aux  désastres  de 
1814.  Son  rôle  fut  prépondérant,  nul  ne  l'ignore;  il 
en  fait  un  rôle  unique  ;  à  l'en  croire,  il  aurait  relevé 
seul  le  trône  des  Bourbons.  Son  récit,  qui  con- 
corde d'ailleurs  assez  bien  avec  celui  de  Vitrolles, 
ne  nous  apporte  guère  de  particularités  nouvelles. 
Ce  second  volume  conduit  ïalleyrand  à  Vienne 
et  contient  la  correspondance  du  Congrès  ;  elle  ne 
diffère  que  par  de  légères  variantes  des  textes 
déjà  publiés  par  M.  Pallain.  On  sait  que  ce  monu- 
ment, sans  diminuer  les  mérites  de  notre  pléni- 
potentiaire, fait  rejaillir  en  partie  sur  le  roi 
Louis  XVIII  l'honneur  d'une  victoire  diploma- 
tique où  il  y  eut  assez  de  gloire  pour  deux. 


LE   PRINCE   D1    i  \ii  i  m;  \m>  958 

En  résumé,  les  liénuriret  n'ont  tiré  de  In  période 
napoléonienne  qne  déni  grande!  scènes  et  quel- 
ques petits  croquis  détachés.  Hors  de  là,  leurs 
dépositions  Fragmentaires  n> »ns  apprennenl  peu 
de  chose;  elles  resteraient  Inintelligibles  sans  l<* 

secours  des  autres  historiens.  Les  jugements 
témoignent  d'une  animosité  chaque  jour  plus 
vive  contre  l'empereur.  Talleyrand  ne  nous  cache 

pas  qu'il  a  desservi  son  maître  el  contrecarré 
plus  d'une  fois  les  plans  dont  on  lui  confiait 
l'exécution.  A  Erfurt,  il  avoue  ses  contre-mines 
avec  le  baron  de  Vinrent,  avec  Alexandre;  il  ne 
nous  en  dit  pas  toute  l'étendue;  surtout  il  ne 
nous  dit  pas  qu'en  rentrant  à  Paris,  il  s'ouvrit  à 
Al<  llernich  et  donna  des  armes  contre  Napoléon. 
On  hésitera  à  le  condamner  sur  ce  chef.  En  temps 
ordinaire,  il  n'y  aurait  qu'un  qualificatif  pour 
l'agent  qui  se  conduirait  ainsi;  pendant  la  crise 
inouïe  qui  dura  de  1789  à  1815,  le  mot  de  Beu- 
gnot  fut  vrai  pour  tout  le  monde;  le  difficile 
n'était  pas  de  faire  son  devoir,  mais  de  le  con- 
naître. N'oublions  pas  que  Talleyrand  se  considé- 
rait comme  un  régulateur,  placé  sur  la  machine 
dont  un  furieux  abusait,  et  qu'il  se  donnait  la 
mission  d'y  ménager  les  intérêts  de  la  France  et 
de  l'Europe.  C'est  un  point  de  vue  très  soutenable. 
On  lui  passera  moins  facilement  les  petites 
satisfactions  de  rancune,  la  tendance  constante  à 


256         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

rabaisser  le  génie  de  Napoléon.  Dans  les  entre- 
tiens d'Erfurt,  par  exemple,  il  prêle  à  l'empereur 
le  personnage  d'un  sot,  il  lui  fait  débiter  des  bali- 
vernes qui  auraient  scandalisé  Jean  de  Millier, 
Wieland  et  Goethe.  Or,  les  confidences  de  Goethe 
à  Muller  et  à  Eckermann  trahissent  une  impres- 
sion toute  différente.  Nous  avons  d'ailleurs  le 
Mémorial;  il  atteste  que  le  génie  de  Napoléon 
ne  s'élevait  jamais  si  haut  que  dans  ses  juge- 
ments sur  l'histoire  et  les  littératures  classiques. 
Talleyrandse  vengeait  du  maître  qu'il  avait  servi; 
on  voudrait  trouver  chez  lui  des  sentiments  moins 
ordinaires. 


III 


Le  parti  pris  adopté  dans  cette  mise  au  point 
des  Mémoires  est  trop  visible.  Us  furent  rédigés 
sous  la  Restauration.  Avec  son  inépuisable  fécon- 
dité à  inventer  des  doctrines  pour  toutes  les  cir- 
constances, l'auteur  présente  la  monarchie  napo- 
léonienne comme  un  pont  nécessaire  dont  il  avait 
dû  se  servir,  ainsi  que  toute  la  France,  pour 
ramener  les  esprits  à  la  monarchie  légitime.  Il  se 
compose  alors  pour  la  postérité  une  attitude  de 
dévouement  raisonné  à  la  branche  aînée  des  Bour- 


LE   PRINCE   DE  tm.i.i  vr.ANn  257 

lions,    avec    <lc   grands  égards    pour    la    branche 

cadette;  car  il  rejeta  sans  doute  quelques  coupa 

d 'mil  sur  le  manuscrit,  après  is.'io.  Désireux  d'être 

toujours  au  mieux  avec  le  pouvoir  du  moment, 
même  quand  sou  ombre  seule  se  représenterait  a 
la  cour,  il  estimait  que,  trente  ans  après  sa  mort. 
la  France  serait  forcément  gouvernée  par  l'une 
des  deux  branches.  Il  ne  prévoyait  pas  qu'elle 
put  l'être  par  un  rejeton  des  Bonaparte.  Il  pré- 
voyait encore  moins  la  possibilité  d'une  répu- 
blique, parce  qu'il  n'avait  jamais  compris  l'am- 
plitude du  mouvement  révolutionnaire  et  la 
formation  de  la  démocratie.  Sous  ce  rapport,  le 
piètre  diplomate  qu'était  Chateaubriand  avait  des 
regards  autrement  pénétrants,  autrement  loin- 
tains. En  outre,  Talleyrand  calculait  mal  le  déve- 
loppement probable  de  la  légende,  pendant  un 
demi-siècle;  peut-être  imaginait-il  qu'il  pourrait 
balancer  Napoléon,  et  nous  apparaître  sinon  au- 
dessus,  du  moins  en  face  du  colosse  et  à  force 
égale,  laissant  notre  jugement  indécis  entre  les 
deux  adversaires. 

Oublions  ces  petits  côtés  d'un  rare  esprit, 
puisque  aussi  bien  nous  le  quittons  en  4814,  à 
Vienne,  où  sa  diplomatie  nous  valut  une  armée. 
Il  faut  bien  que  quelque  chose  lui  manque,  car 
nous  honorons  ses  immenses  services  avec  notre 
raison,  sans  jamais  lui  en  savoir  gré  avec  notre 

22. 


258         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

cœur.  C'est  un  fait;  il  nous  inspire  l'admiration T 
sans  rien  de  la  tendresse  que  nous  ressentons 
pour  le  plus  humble  serviteur  du  pays. 

En  terminant  cette  analyse,  je  ne  prétends  pas 
juger  l'ensemble  de  la  grande  figure  fuyante  . 
L'éditeur  de  ses  Mémoires  nous  a  donné  un  sage 
exemple;  il  avait  toute  autorité  pour  porter  ce 
jugement,  il  s'y  est  refusé.  Dans  les  temps  trou- 
blés où  il  vécut,  Talleyrand  fut  en  politique  ce 
que  fut  dans  la  poésie  Victor  Hugo  :  un  puissant 
miroir,  sensible  à  toutes  les  images,  et  qui  avait 
pour  fonction  de  refléter  chaque  jour  la  physio- 
nomie mobile  de  la  France. 

Je  ne  ferai  qu'une  réserve  :  Talleyrand  apparaît 
d'ordinaire  aux  jeunes  gens  comme  un  person- 
nage de  Balzac,  comme  Rastignac  ou  Rubempré;; 
il  exerce  sur  leurs  imaginations  une  séduction  du 
même  ordre,  plus  irrésistible  encore,  puisqu'elle 
émane  d'une  vie  réelle  et  non  d'une  vie  simulée. 
On  se  dit  :  faisons-nous  cette  existence  enviable 
et  copieuse;  les  grands  services  rendus  à  la  patrie 
masqueront  toujours  les  fêlures  morales.  Oui, 
mais  il  faut  une  rencontre  unique  du  génie  et  de 
l'occasion  pour  qu'on  rende  de  pareils  services; 
on  ne  les  rend  pas,  on  ne  prend  au  modèle  que 
les  fêlures,  avec  beaucoup  moins  d'élégance  et 
de  grandeur. 

Ne  cherchons  donc  pas  un  exemple  dans  ces 


LE  PRINCE   DE  TALLEYRAND  ii">ï> 

Mrmoircs;  prenons-y  un  plaisir  d«*  curiosité.  Ils 
augmentent  notre  Panthéon  littéraire  «l'un  écri- 
vain «pli  cousine  parfois  avec  Saint  Simon,  par- 
lois  avec  Voltaire.  Cela  vaut  liim  qu'on  leur 
pardonna  quelques  déceptions,  quelque*  arran- 
gements de  la  vérité,  quelques  partis  juis  injustes. 
VA  puis,  il  ne  faut  jaunis  se  brouiller  avec 
l'évêque  d'Autun;  soyez  sûrs  que  partout  où  il  est, 
dans  l'autre  monde  comme  dans  celui-ci,  il  tient 
les  plus  grands  emplois;  il  se  fait  écouter  mieux 
que  les  saints,  c'est  chose  certaine.  Qui  sait  si 
nous  n'aurons  pas  besoin  de  lui  quelque  jour, 
pour  passer  une  note  aux  puissances  célestes, 
afin  qu'il  leur  plaise  veiller  sur  les  intérêts  de  la 
France? 

Mars  1891. 


LES  POÈTES 


N.-A.  NÉKRASSOF.  —  F.-J.  TUTCHEF.  —  ALFRED  DE  VIGNY 


LA  POÉSIE  SOCIALISTE 
EN  RUSSIE 


N.-A.    NÉKRASSOF1 


I 


On  va,  par  les  grandes  plaines  uniformes,  à 
l'automne;  la  terre  est  nue,  grise  et  vide;  plus  de 
moissons;  pas  encore  de  neige;  comme  il  l'a  dit, 
ce  poète,  la  terre  russe  ressemble  à  un  mort  qu'on 
n'a  pas  encore  vêtu  de  son  linceul.  Du  ciel  bas, 
des  myriades  de  corbeaux  s'abattent  sur  ces  landes 
et  ces  labours  ;  les  tristes  oiseaux  couvrent  la 
plaine,,  tous  pareils,  croassant,  cherchant  leur  vie 
dans  la  boue.  Parfois  les  bandes  effrayées  s'élè- 
vent en  tourbillons,  remontent  dans  leur  nid  de 
brouillard;  leur  vol  est  gauche  et  sans  grâce,  leur 

1.  Recueil  complet  des  poésies  de  Nékrassof,  2  vol.  in-8°.  Saint- 
Pétersbourg,  1886.  Nouvelle  édition  russe.  —  Poèmes  de  Nékras- 
sof, traduits  par  MM.  Halpérine  et  Ch.  Morice.  Paris,  1888. 


264         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

voix  est  rauque,  ce  n'est  pas  la  fauvette,  ce  n'est 
pas  l'hirondelle  ;  mais  il  y  a  une  beauté  lugubre 
•dans  le  vol  de  ces  grandes  masses  sombres;  il  y 
a  un  frisson  mystérieux,  comme  un  souffle  d'es- 
prits, dans  le  vent  qu'elles  font  en  fendant  l'air. 
Un  coup  d'aile  emmène  l'un  d'eux  dans  les  hautes 
régions;  on  doute,  tandis  qu'il  plane,  si  c'est  un 
corbeau  ou  un  aigle.  Cependant  la  neige  est 
venue,  ils  se  posent  de  nouveau,  longues  traînées 
noires  sur  l'immensité  blanche;  et  ce  qu'ils 
apportent  de  vie  dans  ce  paysage  désolé  ne  fait 
qu'en  accroître  le  deuil  et  l'horreur. 

Ces  oiseaux  livides  sur  l'horizon  russe,  ce  sont 
les  vers  de  Nékrassof.  Chaque  fois  que  j'ai  ren- 
contré ce  volume  dans  les  maisons  isolées  des 
campagnes,  chaque  fois  que  j'ai  revu  ces  milliers 
de  lignes  noires  emplissant  de  leur  tristesse  les 
grandes  feuilles  blanches  de  l'in-octavo,  l'image 
obstinée  m'est  revenue  à  l'esprit.  Plus  de  trente 
mille  vers,  d'un  seul  jet  de  fiel!  Tous,  l'indigna- 
tion les  a  faits,  comme  ceux  du  satirique  latin;  le 
poète  avoue  en  maint  endroit  qu'il  ne  connaît  pas 
d'autre  inspiration.  —  «  Je  ne  me  souviens  pas 
d'une  Muse  aimable  et  caressante,  chantant  de 
douces  chansons  au-dessus  de  moi...  Celle  qui 
m'a  opprimé  de  bonne  heure,  c'est  la  Muse  des 
sanglots,  du  deuil  et  de  la  douleur,  la  Muse  des 
.affamés  et  des  mendiants...  Ses  chants  simples  ne 


LA  POÉSli.   B0GIAL1    i  r.    EN   RUSSIE  ^o"> 

respirent  que  Le  chagrin  el  une  plainte  éternelle. 

Gel  homme  B  «'iih-nni-  dans  ses  cadences  loutei 
les  larmes,  foules  les  malrilictions  de  la  Itussie. 
Kl  connue  son  imagination  esl  aussi  riche  qu'elle 
esl  sombre,  sa  poésie  embrasse  l<»us  les  aspects 
de  la  vie  nationale,  foules  les  conditions  de 
riiomme  russe,  les  villes  et  les  champs,  les  réa- 
litésel  les  rêves.  Mais  ces  compositions  si  variées 
sont  uniformément  gravées  à  la  manière  noire, 
avec  le  même  corrosif. 

Quelle  est  la  place  de  Nékrassof  dans  la  poésie 
russe?  I  ne  place  secondaire.  Ses  compatriotes  le 
mettent  au-dessous  des  grande  lyriques  de  la 
période  romantique,  de  Pouchkine  et  de  Ler- 
montof.  Il  n'a  ni  la  sérénité  du  premier,  ni  la 
passion  du  second;  surtout,  il  n'a  pas  leur  don 
d'expression  musicale,  le  quid  divinum,  et  il  le 
sait  bien  :  —  «  Je  ne  me  flatte  pas  que,  dans  la 
mémoire  du  peuple,  quelque  chose  de  mes  vers 
se  conserve...  Il  n'y  a  pas  en  toi  de  libre  poésie, 
mon  vers  farouche  et  gauche,  il  n'y  a  pas  d'art 
créateur!  »  —  Ce  vers  manque  de  spontanéité  et 
d'harmonie;  il  est  vigoureux,  il  dit  bien  ce  qu'il 
veut  dire,  mais  il  est  acquis,  il  ne  tombe  pas  du 
ciel,  comme  chez  les  poètes  de  la  vraie  race 
divine.  Par  contre,  Nékrassof  ne  doit  rien  aux 
maîtres  étrangers,  il  doit  fort  peu  à  ses  devan- 
ciers,   bien    moins   que    ceux-ci    ne   devaient  à 

23 


266         REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

Schiller  et  à  Byron.  Venu  avec  la  génération 
d'après  1840,  qui  inventa  le  réalisme,  il  mit  dans 
la  poésie  ce  que  ses  contemporains  mettaient 
dans  le  roman  :  la  description  des  misères  et  le 
sentiment  des  souffrances  du  peuple. 

Dans  la  pièce  intitulée  :  Pensées  devant  un 
perron  d'honneur,  il  y  a  une  belle  invocation  à  ce 
gémissement  du  peuple  russe  qu'on  entend  par- 
tout, dans  les  champs  et  sur  les  routes,  dans  les 
tavernes  et  dans  les  mines,  sous  la  meule  et  sous 
le  chariot,  au  bivouac  des  bergers  de  la  steppe  et 
sur  les  eaux  du  Volga,  «  qui  submerge  notre 
terre  comme  ces  eaux  du  grand  fleuve,  débor- 
dées au  printemps  ».  Ainsi  ce  gémissement  est 
répandu  dans  l'œuvre  du  poète.  Réaliste  par  le 
choix  de  ses  sujets,  par  la  manière  de  les  voir  et 
de  les  peindre,  il  est  idéaliste  par  sa  façon  de  les 
achever  brusquement  en  légende  ou  en  rêve,  par 
ses  élans  de  fantaisie  désordonnée.  S'il  fallait  le 
définir  d'un  mot,  on  pourrait  dire  de  lui,  comme 
de  beaucoup  de  ses  contemporains,  qu'il  est  un 
réaliste  exalté.  Aussi  bien,  plus  on  se  promène  à 
travers  la  foule  des  esprits,  plus  on  reconnaît 
1'insuflisance  et  le  trompe-l'œil  de  nos  classifica- 
tions d'école;  nous  en  avons  deux  ou  trois,  et 
nous  prétendons  ranger  sous  ces  pauvres  éti- 
quettes toute  la  merveilleuse  diversité  de  ces 
esprits,  faits  de  mille  contradictions. 


LA   l'OKSIK    SOCIALISTK    EN    lUISSIK  207 

Entre  Nékrassof  cl  les  romanciers  russes 
d'après  IS'ill,  il  y  a  une  différence  fondamentale, 
un  point  par  où  ce  poêle  reste  singulier  et  infé- 
rieur <  1 . i n s  son  pays;  vous  ne  trouverez  pas  chez 
lui  leur  fond  commun  de  mysticisme,  de  résigna- 
tion, d'amour  pour  la  souffrance  qu'ils  dénoncent. 
Celui  qu'on  a  appelé  le  poète  nihiliste  n'a  rien 
gardé  de  ce  christianisme  parfois  hien  vague, 
mais  toujours  reconnaissable,  que  j'ai  souvent 
signalé  comme  le  trait  distinctif  du  réalisme,  du 
pessimisme  slaves.  Intelligence  athée  et  positive, 
cœur  aigri,  Nékrassof  est  un  révolutionnaire  à  la 
mode  d'Occident,  non  à  la  mode  russe.  Il  doit  à 
cette  disposition  le  défaut  de  l'Occident  dont  ses 
compatriotes  se  sont  le  mieux  préservés,  dont  on 
n'aperçoit  pas  de  traces  dans  toute  l'œuvre  d'un 
Tolstoï  ou  d'un  Dostoïevski  :  la  déclamation.  Elle 
est  sensible  dans  la  pièce  que  je  citais  tout  à 
l'heure,  dans  maints  passages  de  l'épopée  frag- 
mentaire qu'il  a  intitulée  :  Pour  qui  fait-il  bon 
vivre  en  Russie?  dans  vingt  autres  poèmes.  Par 
l'exagération  du  sentiment,  l'enflure  de  la  tirade, 
la  généralisation  du  cas  particulier,  ces  poèmes 
rappellent  les  Châtiments  bien  plus  que  la  Maison 
des  morts.  Nékrassof  se  persuade  qu'il  aime  le 
peuple,  il  dit  sans  cesse  que  sa  haine  n'est  qu'un 
amour  rentré.  Je  crois  qu'il  se  trompe;  son  âme 
est   naturellement   haïssante,    elle   jouit   plus   à 


268         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

détester  la  tyrannie  qu'elle  ne  jouirait  de  ses 
rêves  d'émancipation,  s'ils  étaient  réalisés.  On  le 
vit  bien  après  1861  :  l'abolition  du  servage  aurait 
dû  briser  une  des  cordes  de  sa  lyre,  celle  dont  il 
s'était  le  plus  servi  ;  elle  aurait  dû  lui  inspirer 
des  hymnes  d'allégresse.  Il  n'en  fut  rien  :  je 
relève  à  celte  date  un  petit  fragment,  —  huit  dis- 
tiques, —  où  il  salue  l'ère  nouvelle;  n'était  ce 
morceau,  on  pourrait  croire  que  la  grande  révolu- 
tion sociale  fut  non  avenue  pour  lui.  Il  ne  put  se 
résoudre  à  sacrifier  le  moyen  poétique  dont  il 
tirait  ses  plus  sûrs  effets,  il  continua  pendant 
quinze  ans  encore  de  pleurer  sur  le  mal  guéri.  Je 
lui  cherche  des  analogues  dans  notre  littérature  : 
pour  faire  comprendre  son  tempérament,  un  nom 
me  vient  en  aide,  celui  de  Vallès.  Un  Vallès  qui 
crachait  des  vers  au  lieu  de  prose,  tel  était  sou- 
vent le  réfractaire  russe. 

Il  n'est  pas  le  plus  grand  poète  de  son  pays;  il 
est  le  plus  original,  et,  en  un  certain  sens  du 
mot,  le  plus  populaire,  celui  qui  a  pénétré  dans 
les  couches  les  plus  profondes  des  nouvelles  géné- 
rations. Si  vous  rencontrez  par  hasard  un  volume 
de  vers  dans  les  endroits  où  on  ne  lit  guère,  au 
relai  de  poste,  chez  le  petit  employé  ou  l'officier 
de  santé  de  la  bourgade,  sur  l'encoignure  d'une 
arrière-boutique  ou  sur  un  bureau  d'auberge;  si  le 
jeune  homme  ou  la  jeune  fille  de  la  maison,  à  leur 


LA  POÉSIE  SOCIALISTE  EN   RUSSIE  '2*i!> 

retour  <lu  «  pro^ymnase  •.  s'.i hs< mIx-ii I  dans  la 
lecture  «Ii'  ce  volume,  n'ayez  pas  de  doutes, 
Nékrassof.  étrange  pavs!  La  crnsiiri'  biffe  des 
pages  de  nos  livres,  qui  vont  chercher  dans  les 
liantes  classes  quelques  lecteurs  iniliés  à  notre 
langue;  on  s'imagine  qu'à  plus  forte  raison  toute 
hardiesse  doit  être  proscrite  «les  Livres  russes;  et, 
jusque  dans  les  mains  des  enfants  «lu  peuple,  on. 
trouve  l'œuvre  de  ce  forgeron  d'enfer,  qui  souffle 
la  haine  et  attise  la  révolte! 

L'originalité  est  sa  qualité  maîtresse.  Aucune 
littérature  européenne  n'a  donné  depuis  cinquante 
ans  un  poète  plus  personnel,  plus  inattendu  dans 
ses  visions,  mieux  affranchi  de  toute  imitation. 
Qui  ne  l'a  pas  approché  ignore  une  des  faces 
caractéristiques  du  génie  russe.  Puisqu'on  paraît 
désireux  aujourd'hui  de  bien  connaître  ce  génie, 
il  était  indispensable  d'introduire  les  poésies  de 
Nékrassof  dans  notre  bibliothèque  de  traductions. 
Je  ne  conseillerais  pas  de  tenter  cette  épreuve 
avec  ses  illustres  prédécesseurs;  leurs  grâces 
romantiques  paraîtraient  un  peu  fanées  pour  le 
goût  actuel;  en  passant  dans  une  prose  étrangère, 
ils  perdraient  le  meilleur  d'eux-mêmes,  l'enchan- 
tement de  la  forme.  On  nous  donnerait  les  paroles 
d'une  partition  sans  la  musique.  Nékrassof  résis- 
tera mieux;  ce  n'est  pas  un  musicien,  il  vaut  par 
le  sens  et  les  images  ;  et  il  flatte  les  tendances  du 

23. 


270         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

jour,  il  a  cette  saveur  amère  que  demandent  les 
palais  blasés.  La  traduction  que  M.  Halpérine 
nous  annonce  trouvera  faveur  auprès  de  nos 
lettrés.  J'appellerai  leur  attention  sur  ceux  de  ces 
poèmes  qu'on  admire  le  plus  en  Russie;  mais  il 
faut  dire,  auparavant,  quelques  mots  de  l'homme, 
il  faut  montrer  comment  se  forma  et  s'accrut  la 
source  de  bile  qui  s'épanche  dans  toute  son 
œuvre. 


II 


Cette  œuvre  elle-même  est  le  meilleur  guide 
pour  la  biographie  intime  de  Nékrassof.  Il  y 
raconte  les  diverses  phases  de  sa  vie  morale,  et, 
tout  d'abord,  comment  elle  fut  assombrie  dès 
l'aube.  Ces  souvenirs  d'enfance,  qui  prolongent 
leur  doux  reflet  sur  la  plupart  des  existences,  ne 
sont  pour  lui  que  des  souvenirs  d'exécration.  Né 
en  1821,  fils  d'un  officier  retraité  qui  menait  dans 
son  domaine  la  vie  oisive  et  grossière  des  pro- 
priétaires d'autrefois,  Nicolas  Alexeiévitch  grandit 
avec  de  tristes  exemples  sous  les  yeux.  A  l'en 
croire,  tout  n'était  autour  de  lui  que  dépravation 
et  cruauté.  L'humanité  lui  apparut  divisée  en 
deux  classes,  les  bourreaux  et  les  martyrs  :  des 
chasseurs,   ivres  tous  les  soirs,  qui  fouaillaient 


LA    l  oCIALISTE  EN   RUSSIE  271 

indistinctement    leurs  meutes,  leurs  serfs,    |. 

femmes. 

(Iliaque  fois  i|u'il  revint  plus  lard  dans  ce 
domaine  de  Yaroslaf,  des  visions  détestée! 
levaient  devant  lui  de  son  berceau  :  sa  mère, 
morte  de  consomption  à  force  de  mauvais  traite- 
ments; son  père,  tyran  domestique  sous  lequel 
tout  tremblait  ;  et  sa  malédiction  poursuit  la 
mémoire  de  ce  père  avec  une  énergie  farouche. 
Voyez  en  particulier  ces  pièces,  la  Tente  natale, 
les  Malheureux.  —  «  Les  voilà,  ces  lieux  fami- 
liers où  j'ai  appris  à  souffrir  et  à  haïr...  »  —  C'est 
tout  ce  que  le  foyer  lui  rappelle.  En  retraçant  les 
orgies  des  hobereaux,  à  la  table  où  on  l'asseyait 
entre  les  ivrognes  et  leurs  chiens,  il  peint  d'un 
mot  bien  juste  l'humeur  que  ces  premières  années 
lui  ont  faite. 

«  —  Les  convives  raillent  l'enfant,  une  voix 
dit  :  N'est-il  pas  vrai  qu'il  a  le  regard  d'un  lou- 
veteau forcé?  Eh!  viens  ici!  —  La  mère  pâlit,  le 
louveteau  regarde  et  ne  bouge  pas.  Il  faut  châ- 
tier son  entêtement  :  Viens  ici!  —  Le  louveteau 
s'enfuit.  »  —  Loup  il  restera,  et  il  dira  dans  d'au- 
tres vers  :  «  Marqué  comme  un  forçat  par  le  cha- 
grin, rien  n'eut  le  pouvoir  d'effacer  ce  stigmate 
dans  mon  âme  ensauvagée.  » 

A  seize  ans,  il  quitte  la  maison  paternelle;  on 
l'envoie  à  l'une  des  écoles  militaires  de  Péters- 


272         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

bourg.  A  peine  arrivé  dans  cette  ville,  il  se  lie 
avec  un  étudiant  qui  le  dissuade  du  métier  des 
armes  et  l'entraîne  à  l'Université.  En  apprenant 
cette  désobéissance,  son  père  entre  en  fureur, 
coupe  les  vivres  au  révolté  et  rompt  pour  la  vie 
toutes  relations  avec  lui.  Alors  commence  pour 
l'enfant  abandonné  l'éternelle  histoire  de  presque 
tous  ces  écrivains  russes,  les  années  de  misère 
noire,  à  l'Université  d'abord,  puis  dans  les  rédac- 
tions de  journaux,  les  boutiques  de  libraires. 
Nékrassof  raconte  qu'il  souffrit  chaque  jour  de  la 
faim,  durant  trois  années,  et  qu'il  conlracta  à  ce 
moment  le  germe  de  la  maladie  qui  le  mina  pen- 
dant tout  le  reste  de  sa  vie.  Un  soir,  on  le  jeta  à 
la  porte  du  logement  qu'il  occupait,  le  proprié- 
taire retint  en  payement  les  livres  et  les  hardes 
de  ce  locataire  insolvable;  la  nuit  d'hiver,  de 
l'hiver  de  Pétersbourg,  le  surprit  dans  la  rue, 
engourdi  sur  un  banc.  Il  y  serait  mort,  si  un  vieux 
mendiant  ne  l'avait  ramassé  et  conduit  dans  une 
maison  d'asile;  là,  il  gagna  quelque  menue  mon- 
naie en  recopiant  les  suppliques  des  vagabonds 
qui  dormaient  près  de  lui;  il  put  manger  les  jours 
suivants. 

Le  louveteau  tint  bon.  Vers  1840,  la  situation 
s'améliora  un  peu  ;  des  amis  tirèrent  le  débutant 
du  ruisseau,  les  journaux  littéraires  lui  fourni- 
rent du  travail.  Mais  il  connut  encore  plus  d'une 


i   \    I'mÏ    il       nci  •  |  \   RUSSIE 

heure  d'an^nisse.  Il  fuul  rapporter  sans  doute  à 
(Mille   époque    l'épisode    'l'un    OynitflM    cruel   qu'il 

rappelle  dans  une  de  ses  poésies.  Je  lui  laii 

parole  pour  ce  singulier  a\eu. 
«  Te  sou\  iciis-tu   de  ce   jour   où,  malade   el 

affamé,  je    in'.i I >.i n il« »n n a i s,  à    houl    de    force 

Dans  la  chambre  glaciale,  ton  lils  pleurait,  el  ta 
réchauffais  de  t<>n  souffle  ses  petites  mains  refroi- 
dies. La  nuit  tomba..*  l'enfanl  poussa  un  cri  per- 
çant cl  cessa  de  respirer...  Malheureuse,  ne  verse 
pas  ces  larmes  stupides !  Demain,  le  chagrin  ci  la 
faim  nous  procureronl  de  même  un  sommeil  pro- 
fond et  doux:  le  propriétaire  achètera,  en  nous 
maudissant,  trois  cercueils  où  on  nous  rangera 
côte  à  côte,  et  on  nous  emportera  tous  ensemble... 
Accablés,  nous  étions  assis  aux  deux  bouts  de  la 
chambre.  Je  m'en  souviens,  tu  étais  pâle  et  faible; 
une  pensée  secrète  mûrissait  dans  ton  cœur,  un 
combat  s'y  livrait.  Je  m'assoupis.  Tu  sortis  silen- 
cieusement, après  t'ètre  parée  comme  si  tu  allais 
à  ta  noce;  une  heure  plus  tard,  tu  rapportais 
précipitamment  un  petit  cercueil  pour  l'enfant  et 
un  souper  pour  le  père.  Nous  apaisâmes  la  faim 
qui  nous  torturait,  une  petite  lumière  s'alluma 
dans  l'obscurité  de  la  pièce,  nous  fîmes  la  toilette 
de  notre  enfant  et  nous  le  plaçâmes  dans  sa  bière... 
Était-ce  le  hasard  qui  nous  avait  sauvés?  Dieu 
nous  avait-il  secourus? Tu  ne  te  hâtas  pas  de  faire 


274         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

le  triste  aveu.  Moi,  je  ne  demandais  rien,  j'étais 
morne  et  courroucé,  tandis  que  nous  nous  regar- 
dions tous  deux  avec  des  sanglots.  » 

Telles  furent  ces  années  d'apprentissage  litté- 
raire. Aux  détresses  matérielles  et  morales  qui 
aigrissaient  le  cœur,  ajoutez  les  révoltes  de  l'es- 
prit. Comme  la  plupart  de  ses  contemporains, 
Nékrassof  tomba  promptement  sous  l'influence  de 
Biélinski.  Le  critique  hégélien  discerna  le  talent 
du  jeune  poète  et  lui  prodigua  les  encourage- 
ments; mais  il  lui  souffla  ses  principes,  sa  philoso- 
phie désolée  et  sa  politique  acrimonieuse.  Là-des- 
sus, vinrent  l'ébranlement  de  1848  et  la  période 
de  compression  qui  suivit ,  si  dure  aux  lettres 
russes.  Les  publications  qui  faisaient  vivre  Né- 
krassof agonisaient,  sa  poésie  n'était  pas  de  celles 
qu'on  eût  alors  tolérées;  il  ne  voyait  dans  le  don 
sacré  qu'une  arme  de  combat.  Il  écrivit  peu  durant 
ces  jours  d'épreuve,  nourrissant  en  secret  les  res- 
sentiments qui  emplissaient  son  âme.  Quand  le 
réveil  littéraire  de  1835  rendit  aux  écrivains 
l'emploi  de  leurs  talents,  après  la  mort  de  Nicolas, 
cette  âme  était  irrévocablement  formée,  endurcie 
dans  ses  haines.  La  fortune,  qui  lui  sourit  alors, 
ne  réussit  pas  à  l'adoucir.  Nékrassof  rentra  en 
lice,  collaborant  à  plusieurs  journaux,  bientôt 
directeur  et  possesseur  de  quelques-uns.  Il  avait 
l'esprit  d'entreprise,  l'aisance  lui  vint  rapidement; 


LA  POÉSIE  SOCIALISTE  EN   RUSSIE  875 

mais  il  ne  la  dut  |»as  uniquement  a  son  travail. 
Ici  1rs  biographes  les  plus  s>  mpathiques  s'arrêtent 
avec  des  réticences,  des  blàmei  discrets.  Us 
avouent  que  le  jM.rtr  se  lama  dans  des  atïaires 
d'une  nature  douteuse  ;  cette  fortune  gagnée  ainsi, 
tandis  qu'il  chantait  un  idéal  de  justice  intlexible, 
mit  peut-être  un  mécontenleinenl  de  pins  an  fond 
do  sa  conscience.  D'ailleurs,  une  santé  chance- 
lante ne  lui  permettait  pas  d'en  jouir.  Condamné 
une  première  fois  par  les  médecins,  nous  le 
voyons  déplorer  sa  lin  prochaine,  dans  les  élë 
écrites  à  cette  époque.  C'était  une  fausse  alerte; 
il  vécut  encore  vingt  ans,  et  ces  vingt  années 
furent  remplies  par  une  production  poétique  inin- 
terrompue. 

C'est  un  phénomène  curieux  et  rare  dans  l'his- 
toire littéraire,  cette  continuité  d'une  inspiration 
qui  ne  renouvelait  jamais  ses  sources.  On  cher- 
cherait vainement,  dans  les  nombreuses  poésies 
de  cette  période,  ce  qu'on  trouve  chez  tous  les 
contemporains  de  Nékrassof  :  le  reflet  des  divers 
courants  d'idées  qui  se  succédèrent  alors  en  Rus- 
sie, les  illusions  et  les  espérances  à  la  veille  de 
l'émancipation  des  serfs,  la  joie  qui  suivit  cet 
acte,  la  réaction  d'abattement  d'où  sortit  le  nihi- 
lisme. Le  poète  reste  sourd  à  ces  mouvements  de 
l'humeur  nationale  ;  il  continue,  sur  le  même  ton 
qu'en    1848,  ses  diatribes    contre    le  passé,   ses 


276         REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

railleries  sur  le  présent.  Il  vivait  fort  retiré,  pas- 
sant ses  étés  à  la  chasse  dans  les  forêts  du  Nord. 
Cependant  sa  verve  est  toujours  aussi  puissante, 
on  ne  voit  pas  qu'elle  faiblisse  dans  les  poèmes 
du  déclin  de  sa  vie.  Il  les  écrivait  sur  le  lit  de 
souffrance  où  son  mal  le  tint  cloué,  pendant  les 
deux  dernières  années;  c'est  ainsi  que  Kramskoï 
l'a  représenté,  dans  le  beau  portrait  de  la  galerie 
Trétiakof,  à  Moscou.  Ce  mal  l'emporta  à  cinquante- 
six  ans,  le  8  janvier  1878.  «  Il  est  bon  de  mourir 
en  hiver  »,  avait-il  dit  dans  une  de  ses  pièces, 
les  Gelées  de  la  Chandeleur;  et  il  ajoutait,  avec  son 
amertume  accoutumée,  que  les  riches  meurent 
généralement  dans  cette  saison,  —  «  pour  que  le  ver 
rampe  moins  vite  sur  eux,  pour  conserver  plus 
longtemps  dans  la  glace  leur  air  d'importance  ». 
La  jeunesse  nihiliste  conduisit  son  poète  au  cime- 
tière du  couvent  des  Vierges,  près  de  Saint-Péters- 
bourg; je  vis  là  pour  la  première  fois  un  de  ces 
cortèges  farouches,  silencieux  sous  l'œil  de  la 
police,  dont  la  Russie  prenait  dès  lors  l'habitude. 
On  jeta  sur  ce  mort  dangereux  d'énormes  blocs 
de  granit  rouge,  tristes  et  rudes  d'aspect  comme 
son  œuvre;  sous  ces  pesants  monolithes,  il  semble 
qu'on  ait  voulu  mieux  river  dans  la  terre  l'esprit 
révolté  qui  avait  habité  ce  corps. 


i.a   P0É8H:  stici.M.i    1 1  3XB  277 


III 


Je    n'ai    pas  marqué  un   Irait    (jui    complète!    la 

physionomie  de  Nékrassof.  Pour  comprendre 
combien  il  disait  vrai,  quanti  il  parlait  de  son 
«  âme  ensauvagée  »,  il  faut  rassembler  dans  ce 
recueil  la  part  du  cœur,  les  pièces  assez  nom- 
breuses où  il  rappelle  ses  amours.  Le  mot  ne  con- 
vient guère;  il  n'y  a  rien  là  de  ce  que  nous  sommes 
habitués  à  trouver  dans  les  poésies  amoureuses  : 
ni  langueur  de  tendresse,  ni  chaleur  de  passion. 
Le  sentiment  qui  habite  dans  ce  cœur  bourrelé 
est  farouche,  défiant,  toujours  cabré  et  prêt  à 
verser  dans  la  haine,  toujours  cruel  pour  celle 
qui  l'inspire,  cruel  pour  celui  qui  le  subit.  Par 
une  rencontre  fatale,  la  personne  qui  semble 
avoir  agi  le  plus  fortement  sur  l'imagination  du 
poète  sentait  comme  lui;  elle  avait  aussi  l'amour 
noir  ;  à  moins  pourtant  qu'il  ne  l'ait  vue  et  faite 
telle,  à  travers  cette  imagination  assombrie.  Dans 
les  Malheureux,  le  poème  auquel  il  faut  tou- 
jours revenir  pour  retrouver  le  fil  de  la  vie  de 
Nékrassof,  il  analyse  d'une  façon  un  peu  confuse, 
mais  avec  une  grande  force  d'expression,  le  poison 
fait  de  regrets  et  de  colères  que  ces  souvenirs 
ont  laissé  dans  son  âme.  Je  cite  le  passage  :  il 

24 


278         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

peindra  l'homme  mieux   que  tous  les  commen- 
taires : 

«  J'ai  aimé  comme  un  sauvage  jaloux...  0  toi 
que  je  fuyais  avec  épouvante,  pour  revenir  me 
jeter  dans  tes  bras  avec  amour,  toi  à  qui  je  pro- 
diguais du  fond  de  mon  cœur  les  bénédictions  et 
les  anathèmes,  tu  n'es  plus!  Dans  le  sentier  de 
ma  vie,  tu  as  laissé  une  trace  équivoque  et  mys- 
térieuse; tu  m'es  apparue  comme  un  ange  dans 
une  nuée  d'orage,  comme  un  démon  dans  le  port 
souhaité.  Tu  as  péri!  Tu  n'as  pu  t'accorder  ni 
avec  ce  cœur  plein  de  tempêtes,  ni  avec  sa  des- 
tinée; après  avoir  creusé  un  abîme  sous  mes  pas, 
tu  t'y  es  couchée  la  première!  Je  pourrais  injurier 
l'idole  qui  me  fut  chère  en  d'autres  temps;  je 
pourrais,  devant  le  monde  entier,  te  marquer 
d'un  stigmate  indélébile.  Mais  ma  haine  n'a  pas 
franchi  les  barrières  du  tombeau.  J'ai  compris  : 
nous  étions  coupables  tous  les  deux...  C'est  moi 
le  plus  cruellement  puni!  Les  années  marchent, 
déroulant  leur  cours;  mais  le  temps  s'est  arrêté 
sur  ma  tête;  sentinelle  qu'on  oublie  de  relever, 
je  reste  immobile  dans  cette  nuit  funeste...  Le 
soupçon  me  tourmente,  et  soudain  des  pas...  c'est 
ta  voix,  c'est  ton  sanglot  et  ton  cri  :  «  Je  ne  par- 
donne pas!  »  Je  me  souviens  de  tout  avec  tant 
de  précision!  Il  me  semble  que,  chaque  jour,  je 
commets  un  meurtre...  » 


LA   POÉSIE  SOCIAI  i    n     i        l;i  SSIE  871 

iïlles  nv  suni  |i,'i  .  les  piècél  on  revient  <<• 

repentir,  traversé  de  fareuri  mal  aesoupies.  Bn 
voici  une  autre  dans  là  même  nota  : 

«  frappée  par  une  perle  irréparable,  mOD  àme 
esl  faible  et  s'ahandonne;  en  elle,  plus  de  lit-il.-, 
plus  de  foi  féconde  :  le  lâche  énervement  de  l'es- 
clave. 

«  Tout  lui  est  indifférent  :  —  la  froide  obscu- 
i  a  le  de  La  tombe,  la  honte  ou  la  gloire,  la  haine 
ou  l'amour.  —  Eteinte  aussi,  la  colère  rédemp- 
trice qui  si  longtemps  réchauffa  mon  sang. 

«  J'attends...  mais  la  nuit  continue  sans  aube  : 
les  ténèbres  de  mort  m'environnent...  Et  celle  qui 
aurait  pu  me  ressusciter  à  la  lumière,  on  dirait 
que  la  mort  lui  a  scellé  les  lèvres. 

«  Son  visage  est  sans  pensée,  dur  et  agité; 
ses  yeux  sont  fixés  au  loin  ;  il  semble  qu'on  n'y 
verra  jamais  plus  briller  la  larme  qui  annonce 
le  renouveau  de  l'aurore.  » 

Aux  heures  plus  apaisées,  quand  l'amertume  du 
poète  se  fondait  en  mélancolie,  il  a  écrit  quelques 
vers  d'un  sentiment  pénible  encore,  mais  assez 
touchant  pour  le  mettre  en  bon  rang  parmi  les 
élégiaques.  Tel  le  petit  poème,  J'ai  visité  ta  sépul- 
ture..., et  cet  autre  où  il  a  su  rajeunir  avec  bon- 
heur un  sujet  banal  par  lui-même  : 

«  Lettres  de  la  femme  aimée!  Ils  sont  sans 
bornes,  les  transports  que  vous  causez;  mais  ils 


280         REGARDS  HISTORIQUES   ET   LITTERAIRES 

sont  plus  grands  encore,  les  maux  que  vous  pré- 
parez à  l'âme  veuve  dans  un  prochain  avenir. 
Quand  la  flamme  de  la  passion  s'éteindra  au  com- 
mandement sévère  de  la  raison,  rendez-lui  ses 
lettres,  ou  du  moins  ne  les  lisez  plus  jamais!  Il 
n'y  a  pas  de  pire  tourment  que  celui  de  pleurer 
sur  ces  dates  lointaines.  Vous  commencerez  à 
relire  avec  ironie,  comme  une  rêverie  innocente 
et  vaine;  vous  achèverez  avec  des  fureurs  jalouses 
ou  avec  un  chagrin  cuisant. 

»  0  toi,  de  qui  je  garde  tant  et  tant  de  lettres  ! 
Il  vient  des  jours  où  mes  yeux  les  cherchent  avec 
colère,  mais  je  ne  sais  pas  les  jeter  dans  le  foyer. 
Qu'importe  si  le  temps  m'a  démontré  qu'il  y  avait 
en  elles  peu  de  vérité  et  peu  de  sérieux,  guère 
plus  que  dans  l'inutile  bégayement  d'un  enfant! 
Elles  me  sont  chères,  maintenant,  ces  fleurs 
séchées  d'une  tombe,  ces  fleurs  de  ma  jeunesse 
abîmée.  » 

Partaient-ils  de  blessures  réelles  et  profondes, 
ces  cris  de  souffrance  intime  qu'on  entend  si  sou- 
vent dans  les  élans  lyriques  de  Nékrassof  ?  N'était- 
ce  qu'une  des  formes  de  la  maladie  de  cet  esprit, 
acharné  à  travailler  contre  son  repos?  S'est-il 
peint  lui-même  à  son  insu,  avec  la  plupart  de  ses 
frères  en  poésie,  dans  ce  héros  que  nous  présente 
un  de  ses  poèmes,  Sachal  —  «  On  dit  que  chez 
lui  l'amour  trouble  surtout  la  tête,  et  non  le  sang. 


I    \    POÉSIE  SOCIAI  i     i  i     i  281 

Il  prend  dans  le  dernier  lirre  qu'il  .1  lu  ce  qui 
Botte  à  la  surface  de  son  àme.  Croire  00  oe  pai 
oroire,  peu  Lui  importe,  pourvu  que  1«  s  choses 
soient  dites  élégamment 

Voilà  »lrs  questions  bien  oiseuses,  comme  le 
débat  qu'on  soulèye  volontiers  sur  [a  sincérité  des 

impressions  chez  l'écrivain.  Sans  doute,  le  poète 
subit  la  tyrannie  de  son  instrument;  tout  senti- 
ment qui  frappe  son  Ame  rebondit,  aussitôt  pro- 
jele  au  dehors.  Donc,  il  n'en  souffre  pas,  conclut 
l'âme  silencieuse  de  l'épicier;  rien  ne  lui  pèse, 
puisqu'il  s'allège  de  tout  en  chantant.  —  Et  s'il  est 
lui-même  la  dupe  de  son  chant?  Si  l'impression 
lui  revient  d'une  façon  réflexe,  d'autant  plus  aiguë 
dans  le  cœur  qu'elle  a  passé  par  un  cerveau  plus 
sonore,  aux  illusions  plus  grossissantes?  La  force 
de  l'illusion  individuelle,  n'est-ce  pas  là  l'unique 
substance  et  l'unique  mesure  des  sentiments,  joies 
ou  douleurs,  chez  ce  négociant  comme  chez  ce 
poêle? 

Sincère  ou  non,  JNékrassof  a  un  grand  tort,  et 
les  lectrices  ne  le  lui  pardonneront  pas.  11  n'a 
pas  su  créer  un  de  ces  types  féminins  qui  planent 
sur  toute  l'œuvre  d'un  écrivain,  et  sans  lesquels 
sa  mémoire  ne  va  jamais  bien  loin.  Dans  ce  vaste 
monument,  je  rencontre  partout  la  figure  confuse 
et  symbolique  de  la  paysanne,  de  l'épouse  et  de 
la   mère  serves,   dont  il  célèbre  le  courage   et 

24. 


282  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

lamente  la  misère  en  ses  plus  beaux  chants.  Je 
ne  vois  nulle  part,  se  détachant  sur  le  faîte,  la 
figure  idéale  qui  captive  les  imaginations. 

Peut-être  faudrait-il  faire  exception  pour  les 
deux  héroïnes  de  Femmes  russes,  la  princesse 
Troubetzkoï  et  la  princesse  Volkonsky.  Le  sujet 
est  celui  qu'a  traité  Alfred  de  Vigny  dans  un  de  ses 
poèmes  posthumes,  Vanda  ;  c'est  la  glorification 
des  exilées  volontaires  qui  suivirent  leurs  maris 
déportés  en  Sibérie,  après  la  tentative  révolution- 
naire de  1825.  Mais,  quand  Nékrassof  peint  avec 
amour  les  deux  martyres,  quand  il  leur  prodigue 
les  traits  les  plus  touchants,  son  dessein  est  trop 
visible;  il  ne  nous  attendrit  sur  elles  que  pour 
mieux  servir  ses  haines  politiques;  toute  la  poésie 
qu'il  leur  prête  fait  balle  contre  l'empereur  Nicolas. 
Aiguillonné  par  ce  stimulant,  l'écrivain  déploie 
toutes  les  ressources  de  son  art;  on  lira  avec  admi- 
ration ces  histoires  émouvantes,  la  seconde  sur- 
tout, le  douloureux  voyage  de  la  princesse  Vol- 
konsky, sa  descente  dans  la  mine,  sa  rencontre 
avec  son  mari,  autant  de  tableaux  qu'on  ne  peut 
oublier.  Et  le  lecteur  m'en  voudra,  si  je  l'avertis 
que  ces  belles  fictions  n'ont  rien  de  commun  avec 
la  froide  vérité.  Celle-ci,  telle  que  je  la  tiens  des 
survivants  de  cette  époque,  laisse  peu  de  matière 
au  mélodrame.  Liprandi,  le  délégué  du  tsar  auprès 
des  proscrits  de  Décembre,  avait  ordre  de  ne  rien 


LA  POÉSIE  SOCIAI  i    n     EN  RI  988 

épargner  pour  adoucir  leur  peine.  Leurs  femmei 
oe  puifiii  les  rejoindre  dani  la  mine,  par  cette 
bonne  raison  qu'ils  n\  descendirent  Jamais.  I 
dames  retrouvèrent  sur  les  bords  de  ls  Lena  le  luxe 

de  vie  élégante  et  les  agréments  de  société  auxquels 

elles  étaient  habituées.  Les  bannis  revinrent  de 

cette  épreuve  sans  mauvais  souvenirs;  on  rencon- 
trait naguère  quelques-uns  d'entre  eux,  parvenus 

à  un  grand  Age,  et  les  récits  qu'ils  faisaient  de 
leur  exil  uc  s'accordaient  guère  avec  les  épisodes 

imaginés  par  Nékrassof. 

C'est  péché  de  Souffler  sur  la  chimère  d'un 
poète,  mais  alors  seulement  qu'elle  est  désinté- 
ressée et  sans  intention  cauteleuse.  D'ailleurs,  je 
ne  pouvais  trouver  une  meilleure  occasion  pour 
surprendre  ce  réaliste  en  flagrant  délit  de  décla- 
mation. Lisez  attentivement  femmes  russes,  lisez 
ensuite  un  passage  de  la  Maison  des  morts  ou  de  la 
Guerre  et  la  Paix;  vous  distinguerez  nettement  en 
quoi  Nékrassof  s'écarte  de  la  vue  qui  fait  la  nou- 
veauté et  le  mérite  des  écrits  russes,  une  vue 
émue  de  la  stricte  vérité;  en  quoi  il  se  rapproche 
de  la  vision  pathétique  aussi,  mais  factice  et  trom- 
peuse, qui  a  longtemps  charmé  nos  pères,  qui 
a  enchanté  notre  enfance,  et  dont  nous  commen- 
çons à  nous  lasser,  puisque  nous  cherchons  autre 
chose,  —  sans  trouver. 


284         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 


Et  maintenant,  pour  ne  pas  être  injuste  envers 
notre  poète,  il  me  reste  à  nommer  celles  de  ses 
compositions  qui  forcent  l'admiration,  ces  petites 
épopées  de  la  vie  populaire  dont  il  agrandit  le 
cadre,  en  y  jetant  des  trésors  d'observation  et 
d'imagination.  Le  procédé  est  habituellement 
celui-ci  :  il  prend  un  coin  de  cette  nature  russe, 
qu'il  connaît  et  sent  à  merveille,  il  y  place  quel- 
ques pauvres  êtres,  il  les  décrit  exactement,  il 
les  fait  vivre  d'une  vie  très  intense  :  peu  à  peu, 
sous  la  main  qui  les  pétrit,  ces  figurines  grandis- 
sent et  s'enflent,  comme  la  boule  d'argile  sous  la 
main  du  potier;  ces  pauvres  hommes  deviennent 
allégoriques,  mythiques,  ils  sont  le  peuple  entier; 
autour  d'eux,  la  nature  s'élargit  en  même  temps,  la 
vaste  Russie  se  déroule,  ses  tableaux  variés  pas- 
sent sous  nos  yeux  selon  le  caprice  du  magicien. 
Insensiblement  et  sans  secousse,  l'image  réelle  se 
métamorphose  en  fiction  légendaire;  l'humble 
procès-verbal,  commencé  dans  la  chaumière  d'un 
moujik,  finit  comme  une  byline  des  vieux  âges, 
promenée  dans  les  pays  fabuleux  par  une  fan- 
taisie romantique.  Vous  ne  sauriez  dire  d'où  nais- 
sent et  pourquoi  surgissent  ces  épisodes,  ces  sou- 


LA   POÉSIE  SOCIALISTE  EN  RUSSIE  886 

VenirS,   ers  figures    i mil li'inhics  qui  erèvenl  luus- 

quemenl  la  trame  légère  du  récit;  ils  déboucle  ni 

de  Ions  les  chemins  de  hasard  ri  narguent  la 
logique,  comme  les  dieux  paient  "ii  les  nègres  de 
Saint-Domingue  (|iii  inlervicnnenl  dans  l'histoire 
de  Rolla  ;  mais  un  souille  puissant  les  porte 
el  les  mêle,  on  ne  s'étonne  plus  de  rien,  on  s'at- 
tend à  voir  tout  le  speclaele  du  inonde  rassemblé 
dans  un  regard  du  poète. 

On  trouvera  le  plus  frappant  exemple  de  cette 
souplesse  et  de  ce  don  d'accumulation  dans  le 
poème  fameux  :  Pour  qui  fait-il  bon  vivre  en 
Russie?  Poème  inachevé,  peut-être  parce  qu'il  n'y 
avait  pas  de  raison  pour  qu'il  finît  jamais.  Quel- 
ques paysans  devisent  après  le  travail  et  plai- 
gnent leur  peine;  ils  se  demandent  à  qui  la  vie 
est  douce  et  libre,  en  Russie.  Pour  éclaircir  ce 
cas  embarrassant,  nos  philosophes  en  haillons  tirent 
au  large  et  battent  la  terre  natale  par  monts  et 
par  vaux,  interrogeant  tour  à  tour  le  fonction- 
naire, le  seigneur,  le  pope,  le  'marchand,  leurs 
frères  de  la  glèbe.  Toutes  les  réponses,  on  le 
devine,  sont  tristes  et  négatives.  Il  semble  que 
le  poète  ait  choisi  ce  cadre  élastique,  sur  la  fin  de 
sa  vie,  pour  y  vider  les  tiroirs  de  sa  mémoire, 
toutes  les  histoires  particulières  et  toutes  les 
esquisses  recueillies  durant  ses  courses  de  chas- 
seur. Quand  les  compagnons  arrivent  sur  les  bords 


286         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

du  Volga,  parmi  le  peuple  occupé  aux  travaux 
des  champs,  les  esquisses  deviennent  des  tableaux 
d'une  incomparable  grandeur.  L'impression  géné- 
rale est  accablante;  si  l'écrivain  s'est  proposé  le 
mauvais  dessein  de  représenter  sa  patrie  comme 
l'empire  du  mal  et  de  la  douleur,  il  y  a  pleine- 
ment réussi.  La  morale  du  poème  est  contenue 
tout  entière,  avec  la  rancune  révolutionnaire 
de  Nékrassof,  dans  la  légende  du  grand  pécheur 
Koudéïar.  Ce  Koudéïar,  un  bandit  chargé  de  tous 
les  crimes,  va  trouver  un  pieux  solitaire  pour 
laver  sa  conscience  avant  de  mourir.  L'ermite 
lui  donne  pour  pénitence  de  scier  un  chêne  gigan- 
tesque avec  le  couteau  qui  a  servi  à  tant  de  meur- 
tres. —  «  Quand  l'arbre  tombera,  tes  péchés  te 
seront  remis.  »  Koudéïar  se  met  à  la  besogne, 
les  années  fuient,  il  n'avance  guère.  Enfin  passe 
un  seigneur  qui  questionne  le  pénitent  et  rit  de 
sa  crédulité;  saisi  d'une  inspiration  soudaine, 
Koudéïar  se  jette  sur  lui  et  le  perce  de  son  cou- 
teau; l'arbre  tombe  au  même  instant.  Le  grand 
pécheur  est  absous,  car  il  a  accompli  l'œuvre 
pie  entre  toutes,  il  a  tué  un  propriétaire. 

Je  préfère  à  cette  composition  touffue  quelques 
pièces  d'une  moins  large  envergure,  d'une  perfec- 
tion plus  achevée  :  entre  autres,  les  Malheureux, 
le  poème  que  j'ai  cité  plus  d'une  fois  au  cours  de 
cette  étude  et  où  l'auteur  a  mis  tant  de  lui-même. 


LA    I  oc.l.M.lsTi:    l  \    Kl        il  287 

II  y  a  là  une  description  de  Péterslmiirg,  <| u'« «n 
sera  curieux  de  rom piLt't^r  ;iu\  morceaux  sembla- 
bles  dans  le  poème  il»'  Pouchkine,  Eugène  Onié~ 

ghine.  Le  contraste  des  deux  visions  marque  bien 
les  différences  entre  les  deux  écrivains,  entre 
leurs  deux  époques.  Le  poêle  élé^anl  de  1820  ne 
voit  que  les  aspects  brillants  et  fastueux,  la  lièvre 
de  vie  qui  se  dépense,  parmi  les  heureux  de  cette 
terre,  dans  les  enchantements  de  la  «  Palinyre  du 
Nord  ».  Nékrassof  n'aperçoit  que  le  petit  monde, 
courbé  dès  l'aube  sur  la  tâche  quotidienne,  les 
côtés  sales  et  tristes  d'une  capitale  qui  se  réveille, 
qui  fait  sa  toilette  du  matin  sur  le  bord  de  ses 
égouts.  Je  dois  avouer  qu'il  l'emporte  sur  son 
grand  rival  par  la  force  du  dessin  et  la  puissance 
de  représentation.  C'est  prodigieux  de  vérité,  la 
peinture  du  Pétersbourg  matinal,  «  ce  jour 
malade,  cette  aube  lente  et  embrumée  »,  et  tout 
ce  qu'ils  éclairent  :  les  boutiques  moroses,  qui 
entr'ouvrent  leurs  volets  de  fer  comme  des  portes 
de  prison,  les  figures  souffreteuses,  les  «  figures 
de  capitale  »,  qui  se  risquent  les  premières  dans 
la  rue,  le  corbillard  vide  qui  revient  gaiement  de 
sa  besogne  au  trot  des  chevaux...  D'autres  passent 
qui  ne  sont  pas  vides,  à  cette  heure  où  la  ville 
charrie  ses  morts  de  la  veille,  et  vous  pensez  bien 
qu'un  poète  d'une  imagination  aussi  souriante  se 
«complaît  à  décrire  ces  enterrements  de   dernière 


288         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

classe.  La  journée  avance,  le  brouillard  se  lève, 
la  vie  propre  recommence  à  couler  sur  ces  bas- 
fonds  boueux  qu'elle  recouvre,  «  comme  si, 
durant  la  pleine  puissance  du  jour,  il  était  fâclieux 
de  se  montrer  pour  tout  ce  q'ui  est  vert  et  pâle, 
pour  tout  ce  qui  est  mallieureux,  pauvre  et  affamé, 
pour  tout  ce  qui  marclie  en  baissant  la  tête  ». 

De  Pétersbourg  et  des  souvenirs  personnels, 
le  poème  saute  par  un  brusque  coup  d'imagina- 
tion en  Sibérie,  chez  les  «  malheureux...  »  Tou- 
jours la  Sibérie,  les  forçats...  Je  suis  presque 
tenté  de  m'excuser  pour  ce  refrain  monotone,  le 
lecteur  va  croire  que  je  le  ramène  à  plaisir.  Eh! 
non,  j'en  sens  aussi  la  fatigue,  je  voudrais  l'évi- 
ter; mais  il  me  poursuit  tout  le  long  des  pages 
que  je  feuillette.  Pour  nous  qui  voulons  connaître 
l'esprit  de  ces  écrivains,  cette  fatigue  est  instruc- 
tive; nous  nous  expliquons  ces  hommes,  le  tour 
de  leur  talent  et  bien  des  choses  de  leur  temps, 
en  retrouvant  au  premier  plan,  dans  leurs  œuvres 
comme  dans  leur  pensée  de  chaque  jour,  l'image 
désolée  qui  les  hante. 

S'il  fallait  décider  quel  est  le  chef-d'œuvre  de 
Nékrassof,  j'opterais  pour  le  poème  qui  porte  un 
titre  difficilement  traduisible  en  français,  le  Gel 
au  nez  rouge.  C'est  tout  ensemble  la  plus  tou- 
chante complainte  de  la  souffrance  des  pauvres 
et  l'hymne  le  plus  magnifique  à  l'hiver  russe,  au 


LA   POÉSIE   BOr.lAUSTK   KX    UIJSSIK  Mt 

terrible  Seigneur  qui  ri'ginï  sur  celte  sou Ifrance. 
C'esl  ailSti  lo  morceau  Le  plus  épique,  au  sens 
eoinplel  «lu  mot,  qui  se  soit  rencontré  sous  la 
plume  d'un  poète  moderne.  Rien  de  si  lugubre, 
do  si  simplement  vrai  dans  le  détail,  que  la  mort 
du  paysan  l'rocle.  L'apostrophe  au  petit  cheval 
qui  porte  son  maître  à  la  dernière  demeure,  après 
avoir  longtemps  travaillé  avec  lui,  est  une  mer- 
veille d'émotion  et  de  grâce  délicate.  Daria,  la 
femme  du  défunt,  va  couper  du  bois  pour  ses 
enfants  dans  la  forêt  hivernale;  l'engourdisse- 
ment du  froid  la  saisit,  sous  le  sapin  où  elle  est 
tombée  de  lassitude.  Quel  art  consommé  dans  la 
liaison  des  souvenirs  et  des  rêveries  qui  envahis- 
sent cet  humble  cerveau,  délirant  sous  la  griffe 
glacée!  Son  mari  regretté,  son  fils  pour  qui  elle 
craint  la  conscription,  sa  course  au  couvent  où  elle 
alla  chercher  l'image  sainte  qui  devait  guérir 
Procle;  enfin,  son  dernier  cauchemar,  la  lutte 
héroïque  contre  le  seigle,  au  temps  de  la  moisson, 
contre  ces  épis  changés  en  armée  vivante,  innom- 
brable, avec  lesquels  elle  a  combattu,  sa  vie  durant, 
avant  de  s'affaisser,  vaincue  par  cette  lutte  inégale. 
La  gelée  raidit  la  pauvre  créature  abandonnée, 
et  la  gelée,  c'est  le  Seigneur  Moroz,  le  «  Gel  au 
nez  rouge  »,  le  vieil  enchanteur  qui  personnifie 
sur  cette  terre  la  suprême  puissance  de  la  nature. 
Moroz  n'est  pas  un  roi   de  féerie,  c'est  un  dieu 

nEGARDS    H1STOR.    ET   LITTÉR.  25 


290         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

d'Homère  :  l'invocation  du  poète  nous  le  montre, 
seul  dans  son  empire  de  glace,  au  milieu  de  son 
luxe  cruel,  acharné  sur  cette  misérable  sujette  qui 
symbolise  toutes  les  autres.  Mais  j'essayerais  en 
vain  d'analyser  cette  conception  grandiose,  qui  ne 
ressemble  à  rien  de  connu  ;  elle  saisira,  je  crois, 
toutes  les  imaginations.  Je  me  borne  à  la  signaler, 
et  il  me  plaît  de  pouvoir  terminer  cette  critique 
par  un  hommage  de  franche  admiration. 

Quand  on  lit  ces  pages  éblouissantes,  on  se 
demande  si  ce  n'est  pas  là  du  génie,  et  de  quoi 
donc  est  fait  le  génie.  Dieu  le  sait!  Nous  savons 
seulement  que  le  génie  n'est  pas  fait  en  entier, 
tant  qu'on  n'aperçoit  pas  au  fondées  eaux  sereines 
et  lumineuses,  qui  reflètent  la  vie  sans  la  défor- 
mer, sans  se  laisser  troubler  par  elle  ;  on  peut  les 
simuler,  on  ne  les  remplace  pas  avec  des  larmes 
amères,  violentes  et  voulues,  comme  furent  trop 
souvent  celles  du  malheureux  Nékrassof. 

Mai  1888. 


LA  POÉSIE  IDÉALISTE 
EN  RUSSIE 


F.-J.  TUTCHEF' 

Voilà  un  nom  bien  inconnu  chez  nous.  De  tous 
les  poètes  du  Nord,  c'est  celui  qui  flatte  le  mieux 
un  tour  d'imagination  aujourd'hui  commun  à 
toute  l'Europe  lettrée;  la  Russie  n'y  échappe  pas, 
et  la  faveur  qu'elle  rend  à  ïutchef  marque  bien 
ce  que  l'on  appelait  jadis  «  les  révolutions  du 
goût  ».  On  vient  de  publier  à  Pétersbourg  une 
édition  complète  et  définitive  de  ses  poésies;  on 
a  réimprimé  du  môme  coup  le  volume  d'Aksakof 
consacré  à  sa  biographie. 

Né  en  1803,  mort  en  1873,  Tutchef  a  traversé 
deux  courants  littéraires  bien  distincts  ;  on  ne  s'en 
douterait  pas  à  le  lire.  Ses  premiers  vers  sont  de 

1.  Œuvres  complètes  de  F.-J.  Tutchef.  —  Poèmes  et  articles 
politiques.  Saint-Pétersbourg,  1886.  Nouvelle  édition  russe. 


292         REGARDS   HISTORIQUES  ET   LITTÉRAIRES 

1820;  il  appartient  donc  au  cycle  de  Pouchkine. 
Mais  le  romantisme  resta  pour  lui  la  religion 
rêveuse  de  ses  premiers  maîtres  allemands;  il 
semble  avoir  ignoré  tout  ce  que  ses  contempo- 
rains y  ajoutaient,  le  fracas  de  passion,  le  luxe 
de  la  forme,  l'exotisme,  révocation  dramatique 
de  l'histoire.  Cette  génération  rapide  et  tragique 
passa.  Le  mouvement  naturaliste  d'après  1840 
emporta  les  esprits.  Celui  de  Tutchef  résista  à  ce 
second  courant  comme  il  avait  résisté  au  premier; 
bien  qu'il  fût  beaucoup  plus  mêlé  aux  hommes  et 
aux  choses  durant  cette  dernière  moitié  de  sa  vie, 
il  continua  de  se  développer  suivant  sa  loi  inté- 
rieure. Insensiblement  transformé,  son  roman- 
tisme allemand  devint  un  accent  très  personnel, 
une  émotion  mystique  et  philosophique  devant 
la  nature,  et  surtout  devant  les  choses  innommées 
qui  peuvent  être  dans  la  nuit;  il  rencontra  par 
avance  la  note  discrète,  profonde,  que  deman- 
dent à  la  poésie  beaucoup  d'âmes  lasses  des 
panaches  et  des  feux  d'artifice;  la  note  qui  nous 
fait  revenir  à  certains  poètes  anglais  et  rester 
fidèles  à  Alfred  de  Vigny.  Au  temps  des  grands 
éclats  lyriques  de  1830,  Tutchef  avait  à  peine 
marqué.  Les  feux  des  diamants  empêchaient  de 
voir  l'orient  de  la  perle.  Mais  la  mode  chan- 
geante ramène  le  goût  des  perles  après  celui  des 
diamants.    Il  y   en   a  de  mortes,    dans  ce  gros 


LA   POl    ii     mi     i      i 
volume  <| ti i  ent  gagne  .1   une  révision  pllll  ri^'oii- 

reuse,  il  j  en  ade  bien  virantes*  B1  voici  qu'on 

relit  ces   vers,   dans    le    pays   de    Pouehkinè,  avec 

le  même  sentiment  de  réaction  qui  fait  mettre 
en  Angleterre  les  œuvres  de  Shellei  sur  la 
table  d'où  Bj  ron  a  disparu'. 

De  son  vivant,  Tulchef  avail  acquis  >ur  le  lard 
la  notoriété  par  ses  opinions  cl  ses  poésies  slavo- 

philes.  Il  était,  an  même  titre  que  Chomiakof,  le 
chantre  du  parti;  il  en  était  de  plus  le  beau-père, 

une  de  ses  tilles  ayant  épousé  Aksakof.  Je  ne 
compte  pas  beaucoup  pour  sa  gloire  littéraire  sur 
les  pièces  patriotiques  qui  la  soutenaient  jusqu'ici. 
Pourtant,  cet  homme  distingué  et  charmant,  au 
dire  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu,  avait  conserve 
une  physionomie  originale  dans  sa  politique 
comme  dans  sa  poésie.  Il  ne  fut  point  un  slavo- 
phile  rugueux,  cantonné  dans  le  passé  moscovite, 
dans  un  acte  d'adoration  perpétuelle  entre  une 
icône  et  un  moujik.  Sa  naissance  et  ses  inclina- 
tions avaient  fait  de  lui  un  habitué  des  meilleures 
compagnies;  sa  vaste  culture  et  sa  délicatesse 
naturelle  lui  gardèrent  un  esprit  ouvert  à  toutes 
les  idées,  amoureux  de  toutes  les  élégances  de 
pensée ,  alors  même  qu'elles  venaient  de  cet 
affreux  Occident.  On  trouve  à  la  suite  du  présent 
volume  des  Mémoires  sur  diverses  questions 
politiques ,    écrits    pour  le    public     du    dehors. 

25. 


294         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

Ce  sont  les  jugements  d'un  Bonald  russe,  rédi- 
gés en  français.  Quel  français!  Aisé,  plein  de 
grâce  et  de  ressources;  une  langue  de  chez  nous 
et  du  meilleur  temps;  elle  pourrait  servir  de 
modèle  à  bien  des  publicistes  qui  ne  sont  pas 
Moscovites.  Je  recommande  aux  curieux  d'idées 
le  Mémoire  sur  la  Russie  et  la  Révolution  i.  C'est 
une  exposition  doctrinale  de  la  politique  de 
Nicolas.  Tutchef  y  développe,  parmi  des  thèses 
discutables,  une  vue  que  je  crois  fort  juste.  «  Le 
peuple  russe  est  chrétien,  non  seulement  par 
l'orthodoxie  de  ses  croyances,  mais  par  quelque 
chose  de  plus  intime  encore  que  la  croyance.  Il 
l'est  par  cette  faculté  de  renoncement  et  de  sacri- 
fice qui  fait  comme  le  fond  de  sa  nature  morale.  » 
Mais,  dans  cette  figure  complexe,  je  ne  veux 
retenir  que  le  poète.  Lui  seul  survivra  par  quel- 
ques traits  distinctifs.  Marquons  le  plus  sédui- 
sant :  Tutchef  n'est  pas  un  «  auteur  »,  pas  même 
un  «  écrivain  »,  dans  le  sens  que  donnent  à  ce 
mot  les  dames  instruites  qui  se  réunissent  pour 
causer  littérature.  C'est  simplement  un  galant 
homme,  qui  vit,  pense,  aime  et  souffre,  comme 
les  autres;  et,  comme  les  autres,  il  a  ses  larmes 
intérieures  de  joie  ou  de  souffrance;  seulement, 

1.  11  avait  frappé  le  baron  de  Bourgoing,  qui  le  fit  imprimer 
en  France,  et  Eugène  Forcade,  qui  l'analysa  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes  du  1"  juin  1849. 


i..\  im.ksii:   ii.i.ai.imi;  i:\  m  -su:  206 

les  siennes  «Mil    le  don   de  se  cristalliser  en  quel 

quea  vers.  Vussi  rllcs  siini  fli-mi'iii « <    :  roilà  tout. 

Il  n'a  pas  mis  la  moiiitlro  préoccupation  de 
métier  à  les  coordonner.  Ce  n'est  pas  sa  bote 
s'il  60  esi  résulté  on  volume;  nous  le  devons  à  la 
piété  de  sa  veuve,  une  lille  d'Alsace,  descendante 

de  Conrad  Pfeffel,  le  poète  de  Colmar.  En  tour- 
nant les  pages  de  ce  volume  on  sent  qu'il  ne 
s'est  jamais  ;issis  devant  une  d<-  ces  feuilles  de 
papier  en  se  disant  :  «  Je  vais  faire  un  poème.  » 
Oh!  le  brave  homme!  il  ne  nous  a  pas  laissé 
une  seule  ode,  une  seule  composition  dramatique 
ou  descriptive  sur  un  Blljet,  un  seul  «  morceau  ». 
Rien  que  de  courtes  strophes,  des  impressions  sai- 
sies toutes  vives,  au  passade  dans  l'àme.  Et  cepen- 
dant le  volume  est  un  livre,  puisqu'il  contient 
toute  une  vie  en  raccourci.  C'est  le  charme  triste 
de  ce  recueil;  il  nous  raconte  l'histoire  d'une  àme 
rare  pendant  cinquante  ans,  à  tous  les  moments 
qui  valent  seuls  la  peine  qu'on  a  prise  à  vivre  ;  il 
ne  nous  en  donne  que  le  parfum.  En  le  respirant, 
on  pense  à  ces  petits  flacons  d'essence  de  roses 
que  vendent  les  marchands  de  Constantinople;  le 
voyageur  qui  a  passé  l'année  d'avant  dans  la 
plaine  du  Rhodope  se  rappelle  les  grands  champs 
de  fleurs  autour  de  Philippopoli;  il  y  en  avait 
trop,  beaucoup  étaient  fanées,  et  des  mauvaises 
herbes,  et  des   ronces;  avec  le  petit  flacon,   on 


296         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

emporte  tout  ce  qu'il  y  avait  de  délicieux  dans  le 
vaste  champ  de  roses  mortes.  Gomme  elle  s'ap- 
plique bien  au  livre  du  poète,  la  définition  qu'il 
donnait  de  la  vie  : 

«  Une  colonne  de  fumée  qui  brille  dans  l'air,  — 
une  ombre  insaisissable  qui  rampe  sur  la  terre, 
—  voilà  notre  vie,  disais-tu.  — Non,  ce  n'est  pas 
même  la  fumée  brillante  que  la  lune  éclaire,  — 
c'est  l'ombre  tremblante  de  cette  fumée.  » 

Hélas!  cette  comparaison  s'applique  encore 
mieux  aux  traductions  qu'on  veut  essayer;  com- 
ment rendre  en  prose  étrangère  ces  légers  frémis- 
sements de  quelques  vers  ailés?  Voilà  bien 
«  l'ombre  tremblante  d'une  fumée  ».  Je  dois  pour- 
tant donner  un  aperçu  de  la  manière  de  Tutchef, 
et  surtout  de  la  disposition  maîtresse  qui  alla  tou- 
jours grandissant  chez  lui.  Il  aime  et  sent  très 
finement  la  nature,  mais  comme  un  instrument 
sur  lequel  l'homme  se  joue  à  lui-môme  les  airs 
qui  le  hantent.  En  passant  par  ses  yeux,  les  phé- 
nomènes sensibles  perdent  quelque  chose  de  leur 
réalité,  ils  s'incorporent  au  moi  humain  et  ne 
gardent  qu'une  valeur  de  reflets.  Nul  n'a  mieux 
justifié  le  mot  d'Ampère  :  «  Le  monde  a  été  créé 
pour  nous  être  une  occasion  de  penser.  »  De 
penser  ou  de  sentir  :  je  ne  sais  en  vérité  lequel 
des  deux  termes  conviendrait;  tous  deux  ensem- 
ble,  tant  la   réflexion   abstraite   est  émue,  tant 


I.A     H.KSIK    IDKALISTi:    EN    IU  SSIK  2!»7 

le    sentiment     frôle     l.i    métaphysique    chez    Tnl- 

ohef. 
Axant  tout,  il  esl  l«'  poète  de  la  mut  :  elle 

l'attire  cl  L'épouvante;  l'ombre  dilate  sa  pi-ini«>lle 
et  lui  arrache  des  cris  plaintifs,  comme  aux 
oiseaux  des  lieures  noires;  exilé  il'un  pays  chi- 
mérique,  il  rôde  sans  cesse  entre  la  porte  de 
corne  et  la  porte  d'ivoire,  avec  l'instinct  que  sa 
vraie  patrie  est  là  derrière,  dans  un  monde  de 
réminiscences  ou  d'illusions.  Mais  nos  mots  sont 
trop  lourds,  trop  nets,  pour  exprimer  cette  inquié- 
tude nocturne,  murmurée  dans  une  langue  où 
les  mots  ont  de  longues  fuites... 

«  Comme  le  globe  terrestre  est  entouré  par 
l'océan,  —  ainsi  la  vie  terrestre  est  enveloppée 
de  songes;  —  vienne  la  nuit,  et  de  ses  vagues 
sonores  — l'élément  obscur  bat  son  rivage. 

«  Sa  voix  nous  presse  et  nous  sollicite;  —  déjà 
dans  le  port  la  voile  enchantée  frissonne;  —  le 
tlot  grandit  et,  rapide,  il  nous  emporte  —  dans 
l'immensité  des  eaux  sombres. 

«  La  voûte  céleste,  illuminée  par  la  gloire  des 
étoiles,  —  nous  regarde  mystérieusement  de  ses 
profondeurs;  —  et  nous  voguons,  entourés  de 
tous  côtés  —  par  l'abîme  étincelant  de  feux.  » 


298         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

Le  Vent  de  la  Nuit. 

«  Qu'est-ce  que  tu  lamentes,  Vent  de  la  nuit?  — 
Sur  quoi  t'affliges-tu  follement?  —  Que  signifie 
ta  voix  étrange  —  tantôt  plainte  sourde,  tantôt 
rugissement?  —  Dans  ton  langage  que  le  cœur 
comprend  —  tu  affirmes  une  peine  incompréhen- 
sible; —  tu  fouilles  le  cœur  et  tu  lui  arraches  — 
des  gémissements  sauvages. 

«  Oh!  ne  chante  pas  ces  effrayantes  chansons, 

—  qui  parlent  du  chaos  primordial ,  du  chaos 
paternel!  —  Avec  quelle  avidité  le  monde  ouvre 
son  âme,  —  son  âme  nocturne  à  cette  musique 
aimée!  —  Il  se  précipite  hors  de  son  enveloppe 
mortelle,  —  il  a  soif  de  s'abîmer  dans  l'illimité. 

—  Oh!  ne  réveille  pas   les  tempêtes  assoupies; 

—  car  au-dessous  d'elles  ,  c'est  le  chaos  qui 
s'agite.  » 

Jour  et  Nuit. 

«  Sur  le  monde  mystérieux  des  Esprits,  —  sur 
cet  abîme  innommé,  —  un  voile  tissé  d'or  est  jeté 

—  par  la  haute  volonté  des  dieux.  —  Ce  voile 
brillant,  c'est  le  jour,  —  le  jour  qui  ranime  les 
fils  de  la  terre,  —  qui  guérit  les  âmes  malades, 

—  lui,  l'ami  des  hommes  et  des  dieux. 

«  Mais  le  jour  agonise,  la  nuit  renaît;  —  elle 
arrive,  et,  sur  ce  monde  funeste,  —  le  tissu  du 


LA  POÉsn:    inï:\i  kJ!K> 

voile  bienfaisant  —  se  relève,  il  «-si  rejeté  bien 
Loin.        El    L'abîme   noua  apparaît  —  avec  ses 

angoisses  cl  ses  Irnrhres;  —  il  n'y  ;i  plus  de  Imr 

rière  entre  lui  ri  août;       n  «  »  ï  J  ;  »  pourquoi  La  nui! 
est  terrifiante.  » 
Telle  es!  la  vibration  dominante  sur  cette  harpe. 

Mais  il  y  en  a  d'autres.  Le  livre  de  Tutchef,  ai-je 

dit,  est  la  résonance  de  toute  sa  vie,  des  pas- 
sions de  son  cœur  H  <l«-  son  esprit,  1/rnlhousiasmc 
slavophile  prime  ces  dernières.  On  n'a  pas  impu- 
nément UU  prophète  pourfendre;  on  s'en  i  <  ssent. 
De  quelles  exagérations  candides  le  poète  se  gri- 
sait, on  en  jugera  par  les  vers  suivants,  qui  firent 
une  fortune  facile  : 

Géographie  russe. 

«  Moscou,  la  ville  de  Pierre  et  la  ville  de  Con- 
stantin, —  voilà  les  capitales  sacrées  de  l'empire 
russe.  —  Mais  où  sont  ses  limites  et  ses  frontiè- 
res, —  au  nord,  à  l'orient,  au  midi,  au  couchant? 

—  Dans  les  temps  à  venir,  le  destin  les  révélera. 
«  Sept  mers  intérieures  et  sept  grands  fleuves... 

—  Du  Nil  à  la  Neva,  de  l'Elbe  à  la  Chine,  —  du 
Volga  à  l'Euphrate,  du  Gange  au  Danube...  — 
Voilà  l'empire  russe;  et  il  demeurera  tout  le  long 
des  siècles.  — L'Esprit  Fa  prédit  et  Daniel  l'a  pro- 
phétisé. » 


300         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

Prophétie. 

«  Ce  n'est  pas  une  rumeur  vague  sortie  du  peu- 
ple, —  ce  n'est  pas  dans  notre  race  que  la  pré- 
diction naquit;  —  c'est  une  voix  ancienne,  une 
voix  d  en  haut  qui  l'a  dit  :  —  Le  quatrième  siècle 
est  déjà  sur  son  déclin,  —  qu'il  s'accomplisse  et 
l'heure  sonnera!  —  Et  dans  Byzance  régénérée  — 
îes  voûtes  antiques  de  Sainte-Sophie  —  abriteront 
de  nouveau  l'autel  du  Christ.  — Tombe  devant  cet 
autel,  ô  tsar  russe,  —  et  relève-toi,  tsar  de  tous 
les  Slaves!  » 

Ces  deux  derniers  vers,  très  fortement  frappés 
dans  l'original ,  sont  devenus  proverbiaux  à 
Moscou;  et  encore  plus  les  suivants,  que  toute 
l'école  slavophile  a  pris  pour  devise  : 

«  On  ne  comprend  pas  la  Russie  avec  la  raison; 
—  on  ne  la  mesure  pas  avec  le  mètre  commun.  — 
Elle  a  pour  soi  seule  un  mètre  à  sa  taille;  —  on 
ne  peut  que  croire  à  la  Russie.  » 

Néanmoins,  ces  airs  de  fanfare  sont  la  partie 
caduque  du  répertoire  de  Tutchef.  J'en  aime  mieux 
le  murmure  du  cœur,  qui  parle  à  tous  les  hom- 
mes. Il  parait  avoir  beaucoup  travaillé,  ce  pauvre 
cœur;  quand  on  rapproche  les  poésies  qui  le  tra- 
hissent, tout  ensemble  ardentes  et  voilées,  on 
devine  qu'il  fut  toujours  en  alerte.  Comme  le  dit 
avec  raison  le  biographe  de  Tutchef,  cet  homme 


LA   P0ÉSIK    ll-l    \l  l    II     I  \    RUSSIE  801 

i  ienti  él  rendu  mieux  crac  tout  antre  la   K>uf 

l'ranre  d'une  existence  double;  chez  lui,  le  rieur 
poursuivail  sou  rêve  dans  la  vie,  | .;» i.i I h •  1  * •  1 1 1 » •  1 1 1 
à  l'espril  (|iii  méditai!  le  sien  au-detfOI  de  la  viô. 
Jusque  sur  le  lard,  ces  cris  lui  échapperont  : 

(.  Encore  accablée  dea  langueurs  du  désir,  — 
encore  vers  toi,  mon  aine  s'élance;  —  et,  dans  le 
crépuscule  du  souvenir,  —  encore  fétreina  Un 
image,  —  ta  chère  image  inoubliable..;  —  Elle 
est  devant  moi,  toujours,  partout,  —  immuable, 
insaisissable,  —  comme  dans  le  ciel  de  nuit  une 
étoile.  » 

Ses  yeux. 

«  Je  savais  des  yeux...  oh!  ces  yeux!  —  Com- 
bien je  les  ai  aimés,  Dieu  seul  l'a  vu!  —  De  leurs 
ténèbres  enchantées  —  je  ne  pouvais  retirer  mon 
àme. 

«  Dans  ce  regard  insaisissable  —  qui  dévoilait 
la  vie  jusqu'au  fond,  —  on  sentait  une  telle  dé- 
tresse, —  un  tel  abîme  de  passion! 

«  Sous  l'ombre  épaisse  de  ces  paupières  —  res- 
pirait quelque  chose  de  triste  et  de  profond,  — 
comme  la  volupté,  lassé;  —  comme  la  souffrance, 
funeste. 

«  Et  dans  ces  moments  étranges  —  il  ne  m'est 
pas  arrivé  une  seule  fois  —  de  les  rencontrer  sans 
trouble  —  et  de  les  admirer  sans  larmes.  » 

26 


302         REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

Mais  plus  habituellement,  devant  la  femme 
comme  devant  la  nature,  nous  retrouvons  la  ten- 
dance du  poète  à  retirer  en  lui-même  les  choses 
du  monde  extérieur,  pour  les  transformer  en  chi- 
mères ou  en  angoisses.  Voyez  déjà,  dans  une  des 
plus  gracieuses  inspirations  de  sa  première  jeu- 
nesse : 

«  Ne  crois  pas,  ne  crois  pas  le  poète,  enfant,  — 
et  ne  dis  jamais  qu'il  t'appartient.  —  Plus  que  la 
colère  enflammée,  —  redoute  l'amour  du  poète. 

«  Tu  ne  t'approprieras  point  son  cœur  —  avec  ta 
jeune  âme;  —  tu  n'étoufferas  pas  le  feu  dévorant 
—  avec  ta  légère  écharpe  de  jeune  fille. 

«  Le  poète  est  tout-puissant,  comme  les  élé- 
ments; —  mais  sur  lui-même,  sur  lui  seul,  il  n'a 
pas  puissance;  —  sans  le  vouloir,  tes  boucles  blon- 
des, —  il  les  brûlera  en  les  touchant  de  son  dia- 
dème. 

«  Elle  juge  mal,  la  foule  frivole,  —  qui  dénigre 
ou  exalte  le  poète.  —  Il  ne  pique  pas  le  cœur 
comme  un  serpent,  —  mais  il  le  suce  comme  une 
abeille. 

«  La  main  pure  du  poète  —  ne  profanera  pas  ta 
candeur.  —  Mais,  par  mégarde,  elle  étranglera  ta 
vie  —  ou  l'emportera  au  delà  des  nuages.  » 

Le  mal  de  cette  nature  trop  fine  se  déclare  dans 
les  aveux  de  l'âge  mûr.  Les  recueils  de  vers  datés 
sont  de  grands  indiscrets.  On  voit  dans  celui-ci 


LA  POÉSIE  IDÉALISTI     i  \    u  SSIE  808 

qil'upiTS     18:12,   Tlllclief    Mil. Il    II  II.-  ilr    ers    |.  tlolll.i 

Mes  |i;issions  qui  pn-mient  l'homme  hnil  enli.r 
au  déclin  de  sa  force,  qui  lY'Inaulenl  jusqu'aux 
racines  les   plus    profondes.  Dans  les   poésies    île 

cette  époque,  tout  dénonce  L'irréparable  malen- 
tendu de  deux  cœurs  qui  ne  parlent  pas  la  môme 
langue  : 
«  Oh!  ne  me  trouble  pas  par  un  reproche  mérité. 

—  Crois-moi;  de  nous  deux,  c'est  loi  qui  as  le 
sort  désirable;  —  tu  aimes  sincèrement  el  passion- 
nément, et  moi,  —  moi  je  te  regarde  avec  une 
histesse  envieuse. 

«  Misérable  magicien  devant  le  monde  fan  las- 
tique  —  que  j'ai  créé  moi-même,  je  demeure 
sans  foi;  —  et,  la  honte  au  front,  je  reconnais 
en  moi-même  —  l'idole  inanimée  de  ton  âme 
vivante. 

«  Ne  dis  pas  :  il  m'aime  comme  autrefois,  — 
comme  autrefois  il  me  chérit.  —  Oh!  non!  il 
meurtrit  ma  vie  sans  miséricorde.  — Je  vois  tou- 
jours un  couteau  qui  tremble  dans  sa  main. 

«  La  colère,  les  larmes,  la  tristesse,  la  révolte, 

—  emportent  tour  à  tour  mon  âme  empoisonnée. 

—  Je  souffre,  je  ne  vis  pas...  je  ne  vis  que  par  lui, 
par  lui  seul;  —  mais  cette  vie,  oh!  qu'elle  est 
amere  ! 


304         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

«  Il  me  mesure  l'air  respirable  d'une  main  si 
avare...  —  On  ne  le  mesure  pas  ainsi  à  son  plus 
cruel  ennemi.  —  Ah!  je  respire  encore,  c'est  un 
râle  pénible  de  malade,  —  je  peux  respirer,  mais 
vivre,  je  ne  le  puis  plus. 

«  Oh!  comme  nos  amours  sont  meurtrières!  — 
Dans  l'orage  aveugle  des  passions,  —  comme 
nous  tuons  plus  sûrement  que  tout  —  ce  qui  est 
le  plus  cher  à  notre  cœur! 

«  Larmes  humaines,  ô  larmes  humaines,  — 
vous  coulez  le  matin  et  vous  coulez  le  soir;  — 
vous  coulez  ignorées,  inaperçues,  —  innombra- 
bles, inépuisées;  —  vous  coulez  comme  coulent 
les  torrents  de  pluie,  —  dans  les  sourdes  ténèbres 
d'une  nuit  d'automne.  » 

Enfin,  voici  l'épilogue  de  ce  drame  intime  : 

«  Elle  était  assise  sur  le  plancher,  —  elle  pui- 
sait dans  un  monceau  de  lettres;  —  et  comme  une 
cendre  refroidie,  —  elle  les  prenait  dans  sa  main 
et  les  jetait. 

«  Elle  prenait  les  feuilles  accoutumées  —  et  les 
regardait  d'un  regard  étrange,  —  comme  les  âmes 
reg-ardent  d'en  haut  —  les  corps  qu'elles  ont 
dépouillés. 

«  Combien  de  vie  il  v  avait  là,  —  de  vie  vécue 


LA    l't.KSIK    lliKAUSÏI.    I  \    l;i  SSIK  806 

sans  retour.  —  Combien  de  douloureuses  minutes 
d'amour,  —  combien  de  j« >i<*s  mnrtes! 

Debout  près  d'elle,  je  me  taisais,  —  et  j'étais 

prèl  à  tomber  ;ï  i;ci \,  —  envalii  (l\'|n ni vanh*  e! 

de  chagrin,  —  comme  à  l'apparition  d'une  ombre 
chérie.  » 

On  croira  sans  peine  que  cette  àme  apeurée  et 
visionnaire  alla  toujours  se  concentrant.  De  plus 
en  plus,  elle  se  replie  sur  elle-même  avec  une 
fierté  dédaigneuse;  elle  absorbe  dans  son  enve- 
loppe de  nacre  tout  ce  qu'elle  reçoit  de  clartés, 
d'impressions  du  dehors,  et  n'en  laisse  transpa- 
raître qu'un  frisson  diffus. 

«  Mon  âme  est  l'Elysée  des  ombres,  —  des 
ombres  muettes,  lumineuses  et  belles.  —  Elles 
demeurent  étrangères  aux  soucis,  —  aux  joies  et 
aux  douleurs  du  temps  bruyant  où  je  vis. 

«  Mon  àme  est  l'Elysée  des  ombres.  —  Qu'y 
a-t-il  de  commun  entre  la  vie  et  toi, —  entre  vousr 
fantômes  de  mes  meilleurs  jours  passés,  —  et 
cette  foule  incapable  de  sentir? 


Silentium. 

<■<■  Tais-toi,  cache-toi  et  dérobe  — tes  pensées,  tes 
sentiments.  —  C'est  assez  que  dans  le  fond  de  ton 
âme  —  ils  se  lèvent  et  se  couchent  —  comme  les. 

26. 


306         REGARDS  HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

claires  étoiles  dans  les  profondeurs  delà  nuit.  — 
Admire-les  et  tais-toi. 

«  Le  cœur  peut-il  s'expliquer?  —  Un  autre  peut- 
il  te  comprendre?  —  Comprendra-t-il  de  quoi  tu 
vis?  —  La  pensée  exprimée  est  déjà  un  men- 
songe. —  En  faisant  jaillir  la  source,  tu  la  trou- 
bles; —  bois-y  longuement  et  tais-toi. 

«  Sache  vivre  en  toi-même  ;  —  il  y  a  dans  ton 
àme  tout  un  monde  —  de  pensées  mystérieuses, 
enchantées;  —  le  bruit  du  dehors  les  étoufferai I, 
—  les  rayons  du  jour  les  aveugleraient.  —  Prête 
l'oreille  à  leur  musique  et  tais-toi.  » 

Quand  Tutchef  n'aurait  écrit  que  ce  vers  :  «  La 
pensée  exprimée  est  déjà  un  mensonge  »,  il  méri- 
terait, ce  me  semble,  une  place  parmi  les  poètes 
philosophiques  les  plus  subtils.  L'avenir  la  lui 
fera.  Son  mètre,  tout  d'une  venue ,  est  harmo- 
nieux, négligé  quelquefois;  il  n'y  faut  pas  cher- 
cher les  coupes  savantes,  la  maîtrise  du  joaillier; 
ce  n'est  pas  un  artiste  impeccable,  comme  on  dit 
-aujourd'hui.  Mais,  en  poésie  et  ailleurs,  si  l'hu- 
manité admire  avec  respect  les  impeccables,  elle 
aime  plus  facilement  ceux  ou  celles  qui  ont  péché. 
Elle  les  sent  plus  près.  On  se  retournera  quelque- 
fois vers  cet  esprit  énigmatique;  on  le  verra  de 
loin  plus  mystérieux  encore  dans  le  crépus- 
cule où  il  se  plait,  chassé  par  le  vent  du  soir  au 
bord  des  grandes  ombres  et  des  grandes  eaux; 


LA  POÉSIE  IDÉALISTE  KM  RUSSIE  307 

irréel,  insaisissable,  homme  pourtant  par  les  san- 
glota de  passion  qui  décèlent  le  vol  muet  de  cette 
larve.  Quand  l'anthologie  russe  sera  fixée,  elle 
gardera  en  bon  rang  quinze  ou  vingt  de  ces  petites 
pièces,  pâles  et  pénéi rentes  comme  un  bouquel 
de  violettes  de  novembre. 

Décembre  1888. 


LA  POÉSIE  IDÉALISTE 
EN   FRANGE 


ALFRED  DE  VIGNY 


I 


«  Je  me  suis  dit  souvent  que  les  portraits 
devaient  être  faits  selon  le  ton  et  l'esprit  du 
modèle.  Si  l'on  appliquait  ce  procédé  à  l'étude 
de  M.  de  Vigny,  son  portrait  serait  bien  simple 
et  tout  idéal...  »  C'est  Sainte-Beuve  qui  donnait 
cette  règle;  et  le  grand  félin  la  donnait  au  début 
de  l'article  empoisonné  où  il  l'a  si  complètement 
méconnue.  Elle  n'en  garde  pas  moins  sa  valeur; 
il  faut  louer  M.  Paléologue  de  s'y  être  conformé, 
dans  son  Vigny  comme  dans  son  Vauvenargues. 
Mais  peut-être  n'a-t-il  pas  grand  mérite  à  observer 
cette  exacte  convenance  entre  les  portraits  et  les 

1.  Alfred  de  Vigny,  par  M.  Maurice  Paléologue,  dans  la  Col- 
lection des  Grands  Écrivains  français. 


I.\    l'OKSIK    IDKAMSTK    IN    I  i:.\NCE  809 

modèles;  tant  elle  semble  nécessitée  ehei  le 
peintre  par  !<■  tour  d'esprit  qui  lui  ■  fait  choisir 
deux  ancêtres  d<-  se  famille  intellectuelle.  Tels 

<|u*il  nous  les  représenle,  le  moraliste  el  le 
porte  exprimeiil  différemment    uur  même  qualité 

d'âme,  mie  même  tenue  de  vie;  et  l'on  sent  que 
cette  façon  de  penser  et  de  vivre  réalise  l'idéal 

de  leur  biographe.  Voici  deux  officiers,  gens  de 
naissance  et  de  bonne  compagnie,  rebutés  par 
l'état  militaire  dont  ils  gardent  les  vertus,  l'amour 
et  l'orgueil,  adonnés  aux  lettres  sans  en  faire 
métier,  à  la  philosophie  pour  en  ressentir  les 
angoisses  et  non  pour  en  tirer  des  thèses,  retirés 
dans  leur  gravité  mélancolique,  souffrant  au  plus 
haut  degré  de  cette  contradiction  qui  fait  désirer  la 
gloire  en  dédaignant  les  hommes  qui  la  donnent. 
Un  jeune  écrivain  se  plaît  à  nous  parler  d'eux, 
parce  qu'il  a  leurs  inclinations  ;  il  ne  se  pose  pas 
en  homme  de  lettres,  en  professeur,  en  cri- 
tique; il  ne  prétend  pas  épuiser  le  sujet;  il  se 
borne  à  nous  offrir  le  résultat  de  ses  lectures,  de 
ses  méditations  sur  ses  auteurs  favoris,  avec  le 
ton  de  la  causerie  dans  un  salon  difficile,  avec  une 
discrétion  élégante,  en  glissant  légèrement  sur 
les  déformations  de  la  vérité  inhérentes  au  génie 
poétique,  sur  les  ridicules,  —  ceux  de  Vigny  sont 
vraiment  trop  faciles  à  relever,  —  sur  ce  qu'il  y 
a  de  trop  intime  dans  le  détail  du  privé. 


310         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

J'avoue  mon  faible  pour  cette  méthode  instinc- 
tive ;  je  l'avoue  d'autant  plus  librement  qu'elle  ne 
risque  pas  de  faire  des  ravages,  dans  la  vaste 
classe  de  critique  scientifique  où  nos  bacheliers 
viennent  user  leurs  manches  de  lustrine.  Il  n'y  a 
pourtant  pas  dans  le  Décalogue  un  onzième  com- 
mandement qui  dise  à  tout  écrivain  : 

Plume  et  papier  tu  ne  prendras 
Que  pour  critiquer  seulement. 

Mais  tout  homme  entend  une  voix  qui  lui  crie  : 
«  Regarde  parmi  les  êtres  et  les  choses,  tâche 
de  comprendre  ce  que  tu  aimes  et  de  le  faire 
aimer  aux  autres.  »  C'est  le  cas  de  rappeler  un 
mot  de  Vauvenargues,  puisque  M.  Paléologue  est 
de  sa  paroisse  :  «  Connaître  par  le  sentiment  est 
le  plus  haut  degré  de  connaissance.  »  Pascal 
l'avait  dit  avant  Vauvenargues,  avec  plus  d'au- 
torité. 

Les  petits  volumes  composés  dans  cet  esprit 
de  liberté  ne  satisferont  pas  les  grands  érudits. 
On  aura  beau  jeu  pour  y  reprendre  des  lacunes, 
des  indications  inachevées,  l'oubli  ou  la  répéti- 
tion inconsciente  de  ce  qui  avait  été  déjà  dit  par 
d'autres  commentateurs.  Et  après?  Avec  notre 
passion  des  curiosités  littéraires,  nous  sommes 
sujets  à  perdre  de  vue  les  véritables  exigences 
du  public;  il  s'inquiète  peu  de  nos  dossiers,  de 


i  \   POÉSIE  inru  FRANCE  :5I  I 

nos  sources,  do  nos  recherches  ot  do  nos  lr<>u- 
vailles;  il  veut  qu*on   loi  fournisse  une  image 

nott©  et  agréable  dos  objets  qu'il  connatl  OOnfa- 
sément.  Le  public  jugera  toujours  comme 
Dorante,  dans  lu  Critique  de  l'h'cole  îles  femmes; 
il  trouvera  étranges  tous  les  raflinemenls  m\>- 
térieux,  et,  sans  le  congé  de  MM.  les  experts,  il 
«lira  que  le  grand  art  est  de  plaire,  et  qu'on  doit 
peu  se  soucier  du  reste.  Or,  ils  ont  beaucoup  plu, 
ces  deux  pastels  sobres  et  pâles,  qui  reposent  les 
yeux  dans  le  cabinet  d'anatomie  où  tant  d'ha- 
biles préparateurs  dissèquent  nos  grands  morts. 
En  în'anètant  devant  celui  de  Vigny,  je  ne 
rechercherai  pas  si  M.  Paléologue  a  exprimé 
toutes  les  particularités  de  la  figure;  je  ne  pré- 
tends pas  la  compléter;  je  voudrais  seulement 
appuyer  sur  quelques  traits,  puisque  cet  Essai 
m'a  fait  relire  une  fois  de  plus  le  noble  poète 
qui  fut  l'un  des  compagnons  assidus  de  ma  vie. 


II 


Alfred  de  Vigny  est,  de  tous  nos  poètes,  celui 
qui  donne  le  plus  de  peine  à  qui  veut  prendre  sa 
mesure;  parce  qu'il  est  unique  dans  son  ordre, 
prodigieusement  inégal  et  infiniment  secret. 


312         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

L'auteur  des  Destinées  est  peut-être  le  seul  de 
nos  lyriques  qui  nous  permette  de  réfuter  victo- 
rieusement cette  assertion,  passée  en  axiome  chez 
les  Allemands,  les  Anglais,  les  Russes  :  «  Les 
Français  n'ont  pas  de  poésie.  »  Assertion  très 
spécieuse,  au  sens  particulier  que  les  étrangers 
donnent  à  ce  mot  de  poésie.  Ils  nous  accordent 
l'éloquence,  la  passion,  le  pittoresque,  tous  les 
dons  qui  saisissent  fortement  l'esprit  et  le  cœur; 
ils  nous  refusent  l'épanchement  intérieur  du  rêve, 
la  fantaisie  naïve  et  sincère  qui  ne  chante  que 
pour  elle-même,  sans  aucun  alliage  de  rhéto- 
rique, et  qui  s'insinue  insensiblement  dans  les 
âmes.  Cette  note  sourde  à  laquelle  ils  réservent 
le  nom  de  poésie,  par  opposition  à  nos  fanfares 
éclatantes,  ce  murmure  du  passage  d'une  ombre, 
solitaire  et  recueillie  dans  la  nature,  tel  qu'on  l'en- 
tend sous  les  vers  d'un  Goethe,  d'un  Novalis, 
d'un  Shelley,  d'un  Keats,  d'un  Tutchef,  nous 
devons  avouer  qu'on  ne  les  retrouve  ni  dans  les 
magnificences  de  Victor  Hugo,  ni  dans  les  décla- 
mations brûlantes  de  Musset.  Je  crois  qu'il  est 
très  injuste  de  la  dénier  aux  élévations  mélan- 
coliques de  Lamartine;  mais  je  rapporte  ici  l'opi- 
nion des  étrangers;  ils  ne  savent  pas  découvrir 
dans  Lamartine  ces  fonds  d'ombre  où  ils  veulent 
que  la  poésie  se  cache. 

Les  nôtres  se  sentent  écoutés  quand  ils  clian- 


i.\   POÉSH  n»i  m  i  RANCI 

Irnl  ;  ils  crient,  ils  pleurent,  ils  prient,  ils  rèvenl 

pour  tous  Les  hommes,  fidèles  <'n  cela  an  génie  de 
ootre  France;  et  ce  rôle  de  coryphée  «lu  chœur 
humain  est  assez  beau  pour  que  nous  lé  préfé- 
rions a  tout  autre;  mais  il  exclul  l<-  repliemenl 
intime  sur  soi-même,  la  simplicité  h  la  sincérité 
absolue  «lu  pleur  versé  au  désert,  sous  le  ciel  de 
nuit,  pour  Dieu  seul.  Une  comparaison  maté- 
rielle fera  peut-être  soupçonner  cette  nuance 
délicate,  qui  se  sent  bien  et  se  définit  mal.  Les 
étrangers  disent  :  Vous  avez  l'écrin  le  plus  riche 
en  diamants,  en  rubis,  en  saphirs,  en  gemmes 
•  le  loute  sorte;  vous  n'avez  pas  la  perle,  la  perle 
mystérieuse  du  fond  de  la  mer.  —  Si.  Elle  est 
rare  chez  nous,  mais  elle  nous  fut  donnée  par 
Racine  et  par  Vigny.  Elle  s'est  déposée  dans  quel- 
ques vers  d' Aiulromaque  et  de  Bérénice,  dans  quel- 
ques strophes  comme  celle-ci  : 

Nous  marcherons  ainsi,  ne  laissant  que  notre  ombre 

Sur  cette  terre  ingrate  où  les  morts  ont  passé; 

Nous  nous  parlerons  d'eux  h  l'heure  où  tout  est  sombre, 

Où  tu  te  plais  à  suivre  un  chemin  elTacé, 

A  rêver,  appuyée  aux  branches  incertaines, 

Pleurant,  comme  Diane  au  bord  de  ses  fontaines, 

Ton  amour  taciturne  et  toujours  menacé. 

Unique  dans  son  pays,  Vigny  l'est  également 
dans  son  temps,  au  moins  par  tout  ce  qui  sur- 
vivra de  son  œuvre.  Sans  doute  ,  une  bonne 
partie  de  cet  œuvre  le  rattache  au  romantisme; 

27 


314         REGARDS   HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

et  tout  d'abord  cette  thèse  enfantine  de  la  «  fonc- 
tion du  poète  »,  comme  disait  l'autre,  du  poète 
martyr  et  créancier  perpétuel  de  la  société  :  thèse 
poursuivie  sous  toutes  les  formes  dans  Stello, 
dans  Chatterton,  dans  Moïse,  où  du  moins  la  pué- 
rilité de  la  prétention  est  relevée  par  la  gravité  et 
la  beauté  du  sentiment  poétique.  Il  se  rattache  au 
romantisme  par  le  tour  de  ses  médiocres  essais 
dramatiques,  par  la  fausseté  de  la  vision  histo- 
rique qui  nous  gâte  la  belle  prose  de  Cinq- 
Mars,  par  quelques  poèmes  gothiques  ou  espa- 
gnols. Ses  premiers  vers,  imités  ou  non  de  Ché- 
nier,  —  la  question  reste  insoluble,  malgré  les 
dates  un  peu  suspectes  qu'il  leur  a  données,  ■ — 
le  relient  au  xvni0  siècle.  Mais  si  l'on  abat  ces 
parties  ruineuses,  si  l'on  ne  retient  que  le  monu- 
ment indestructible  où  figurent  Eloa,  la  plupart 
des  Poèmes  bibliques  et  certaines  pièces  comme 
les  Amants  de  Montmorency,  trop  dédaignés,  ce 
monument  doit  fort  peu  au  romantisme;  les  Des- 
tinées ne  lui  doivent  plus  rien.  Cette  poésie  peut 
être  d'hier,  elle  pourrait  être  d'aujourd'hui,  elle 
pourra  être  de  demain;  rien  ne  la  date,  ni  dans 
le  fond,  ni  dans  la  forme;  elle  n'est  d'aucun 
temps;  à  dire  mieux,  elle  est  de  tous  les  temps. 
De  même  pour  le  chef-d'œuvre  en  prose.  Servi- 
tude et  Grandeur  militaires.  Laurette,  cela  pou- 
vait être  écrit  à  côté  de  l'abbé  Prévost  et  de  Vol- 


I    \    l'ui;-  il     ii.i    m 

taire,  avant  ou  après  Mérimée;  cela  pourrai!  être 
écril  après  M.  Balévj  al  M.  de  Maupassant. 

Lorsqu'il  est  pleinement  lui-même,  Vigny  va 
à  rencontre  du  mouvement  romantique.  Le 
romantisme  français  est  essentiellement  exté- 
rieur, pittoresque,  imaginatif;  clirz  |r->  poètes  de 
cette  école,  L'idée  naît  de  L'image.  Vigny  a  Le 
génie  abstrait  :  l'image,  quand  elle  lui  vient,  et  elle 
ne  lui  vient  pas  toujours,  n'est  que  le  vêlement  de 
LHdée  pure.  Ses  émules  voient  d'abord  le  monde; 
ils  y  cherchent  un  sens,  ils  idéalisent  les  réalités 
vivantes.  Vigny  donne  péniblement  un  corps 
et  une  vie  aux  idées,  qui  existent  seules  pour 
lui;  il  aperçoit  le  monde  comme  une  construction 
secondaire  et  de  peu  d'intérêt,  faite  uniquement 
pour  loger  les  idées.  Son  idéalisme  transcendant 
se  manifeste  jusque  dans  son  écriture,  dans  ces 
majuscules  qu'il  prodigue  à  tous  les  termes 
abstraits,  le  Bien,  le  Juste,  le  Savoir,  l'Es- 
prit, etc.  Ce  n'est  pas  affectation  chez  lui;  c'est 
qu'il  voit  vivre  ces  personnes  spirituelles,  comme 
vous  voyez  un  homme,  un  animal,  une  plante. 

Le  bagage  philosophique  du  romantisme  est 
léger,  chacun  en  conviendra  :  ses  penseurs  ont 
de  souffle  tout  juste  ce  qu'il  en  faut  pour  agiter 
d'opulentes  draperies.  Leur  philosophie  religieuse 
oscille  du  déisme  biblique  au  déisme  bon  enfant 
de  Bérangcr,  avec  des  étapes  dans  le  doute  poé- 


316         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

tique;  leur  philosophie  sociale  va  du  loyalisme 
jacobite  au  libéralisme  révolutionnaire,  à  l'éman- 
cipation des  peuples  et  à  la  réhabilitation  des 
gueux.  La  philosophie  de  Vigny  est  autrement 
profonde,  beaucoup  plus  qu'on  ne  veut  bien  le 
dire.  Dans  le  Mont  des  Oliviers,  dans  la  Mort  du 
loup,  elle  égale  l'ampleur  stoïque  de  Lucrèce. 
Dans  la  première  pièce  des  Destinées,  celle  qui  a 
donné  son  nom  a  tout  le  recueil ,  le  poète 
découvre  et  résout  la  question  qui  domine  toutes 
les  discussions  sur  le  libre  arbitre  et  le  détermi- 
nisme :  la  permanence  de  la  fatalité  antique, 
baptisée  sous  ce  nom  chrétien,  la  Grâce.  Obser- 
vateur de  l'état  social,  Vigny  a  sur  plusieurs 
points  de  larges  et  lointaines,  intuitions.  Il  est 
véritablement  le  Vates,  le  prophète.  Ce  n'est  pas 
l'énorme  et  fidèle  miroir  d'Hugo,  qui  reflète 
chaque  frisson  populaire,  mais  alors  seulement 
que  le  frisson  de  l'Océan  se  produit  à  la  sur- 
face et  vient  sur  la  rive;  c'est  la  longue-vue  au 
champ  étroit,  qui  discerne  à  l'horizon,  sur  les 
eaux  calmes,  la  vague  en  train  de  naître.  Dans 
les  Oracles,  il  juge  le  régime  du  juste  milieu, 
comme  devait  le  faire  un  idéaliste  de  sa  trempe; 
il  jette  l'anathème  aux  intrigues  de  la  vie  parle- 
mentaire, il  démêle  le  porte-à-faux  du  système. 
La  pièce  est  postérieure  à  1848,  je  ne  l'ignore  pas; 
mais  le  poète  y  parle  pour  le  passé  et  pour  l'avenir  : 


i.\  poésie  ii'i.u  i  1 1  ::I7 

Toutt  démœraUs  Ml  un  déMrl  de  sal»ius; 
Il  y  (allait  bâtir,  il  vous  l'eussies  '  •  >iti pris. 
Ce  D'étal l  ps    esses  d'y  dresser  quelques  tentes 
P •  ua  tournoi  d'intrigue  et  de  nenosm 

Que  le  sonfll.;  île  llamiiic  un  tn.it in  a  surpris. 


En  littérature,  n'a-t-il  point  prévu  L'orientation 

nécessaire  de  ses  successeurs,  l'homme  qui  écri- 
vait :  <<  Ce  «pli  manque  aux  Lettres,  c'est  la  rin* 
cèritv  Ses   considérations  sur   l'armée,   dans 

Servitude  et  Grandeur,  sont  d'une  clairvoyance 

admirable  :  «  (l'est  une  grande  chose  que  l'on 
ment  et  qui  tue;  mais  aussi  c'est  une  grande 
chose  qui  souffre.  »  Au  moment  où  il  les  étudie, 
le  soldat,  l'officier  ont  perdu  tous  les  anciens 
privilèges  de  la  force,  sans  avoir  encore  rien 
gagné  des  droits  nouveaux  du  citoyen.  Vigny  fait 
ressortir  la  suprême  beauté  de  ce  servage  sans 
compensations,  le  miracle  qui  égale  presque  ce 
renoncement  à  celui  du  prêtre,  mais  aussi  l'im- 
possibilité d'en  prolonger  la  gageure.  Après  avoir 
donné  un  regret  esthétique  à  ce  miracle,  il  dit  : 
«  On  ne  peut  trop  hâter  l'époque  où  les  Armées 
seront  identifiées  à  la  Nation.  »  Et  il  ne  le  dit 
point  dans  l'esprit  jaloux  et  aveugle  de  ces  poli- 
ticiens d'il  y  a  vingt-cinq  ans,  qui  démantelaient  la 
patrie  avec  le  second  empire;  il  le  dit  dans  l'esprit 
qui  nous  guide  aujourd'hui,  tandis  que  nous  accom- 
plissons cette  grande  transformation  historique. 


318         REGARDS   HISTORIQUES  ET   LITTÉRAIRES 

J'ai  pris  quelques  exemples  au  hasard.  Il  serait 
facile  de  les  multiplier  et  de  montrer  combien, 
sous  une  expression  parfois  trouble,  les  pressen- 
timents de  ce  poète  sont  justes  et  étendus.  Pont- 
martin  a  dit  de  lui,  avec  beaucoup  de  finesse  : 
«  11  y  avait  du  révolutionnaire  chez  Alfred  de 
Vigny,  mais  à  la  façon  des  Allemands,  avec  ce 
mélange  d 'audace  métaphysique  et  de  douceur  séra- 
phique  qui  démolirait  un  monde,  une  religion, 
une  société,  une  littérature,  sans  rien  perdre  de 
son  innocence  et  sans  paraître  se  douter  de  la 
portée  de  ses  coups.  » 

Si  j'ajoute  que  Vigny,  après  une  longue  éclipse, 
reparait  comme  le  maître  préféré  des  générations 
nouvelles,  comme  l'instituteur  de  leur  idéalisme 
et  la  source  vive  de  leur  poésie,  si  je  constate 
que  le  symbolisme,  puisque  symbolisme  il  y  a, 
sort  directement  de  ces  livres  où  chaque  ligne 
est  un  symbole  spirituel,  on  ne  s'étonnera  point 
que  j'aie  qualifié  d'unique,  au  moment  où  il  vint, 
un  poète  qui  échappait  par  tant  de  côtés  aux  caté- 
gories de  ce  moment. 


III 


Il  est  prodigieusement  inégal.  Quand  on  suit 
le  développement  de  la  pensée  dans  un  de  ses 


i  \  i  .h   h    ii.i  m  919 

poèmes,  od  croil  voir  un  cygne  blesse  qui  l'en- 

lève  au  ciel,  t < >ml i  m   traîne  lourdemenl  à 

terre,  se  relève  encore,  H  retombe  épuisé.  Les 
meilleures  pif-ces  languissent  par  quelque  endroit, 
même  cette  adorable  Maieon  dm  berger^  qui  dé- 
raille, C'est  le   cas  de   le  dire,  a\ec  l;i    tirade  sur 

les  chemina  de  fer.  Si  l'on  excepte  la  Bouteille 

à  la  mer,  il  n'esl  peut-être  pas  une  seule  de 
pièces  qui  satisfasse  notre  ^"ùi  par  une  compo- 
sition organique  et  suivie.  Certaines  sont  d'un 
bout  à  l'autre  un  affreux  galimatias.  Relise/.,  si 
vous  le  pouvez,  1'  «  élévation  »  intitulée  Parte. 
L'idée  première  est  belle,  elle  semble  empruntée 
au  mouvement  oratoire  de  Bossue! .  dans  son 
Sermon  sur  le  Jour  des  morts  :  «  Paris,  dont  on 
ne  peut  abaisser  l'orgueil,  dont  la  vanité  se  sou- 
tient toujours,  malgré  tant  de  choses  qui  la 
devraient  déprimer,  quand  te  verrai-je  renver- 
sée? »  Mais  quelle  exécution!  quand  l'image 
appelée  ne  vient  pas  illuminer  l'idée,  quand  ce 
verbe  abstrait  ne  s'est  pas  fait  chair,  le  grand 
poète  s'effondre  au-dessous  du  dernier  rimeur 
d'estaminet,  l'obscurité  et  l'impropriété  de  l'ex- 
pression deviennent  intolérables. 

Soudain,  le  souffle  se  ranime,  et  cette  harpe 
rend  alors  des  sons  d'une  parfaite  beauté,  d'une 
variété  que  l'on  ne  vante  pas  assez  chez  Vigny. 
Il  a  toutes  les  séductions,  des  pages  d'un  pitto- 


320  REGARDS   HISTORIQUES   ET    LITTÉRAIRES 

resque  éclatant,  des  strophes  légères  et  douces 
comme  un  murmure  de  brise,  de  brèves  sentences 
gravées  sur  un  diamant,  des  hexamètres  puissants 
qui  roulent  comme  un  coup  de  foudre  sur  «  les 
grands  pays  muets  ».  Dans  la  pièce  liminaire  des 
Destinées,  dans  ces  tercets  rivés  entre  eux  ainsi 
que  les  maillons  d'une  chaîne,  je  ne  puis  assez 
admirer  la  sourde  harmonie  si  convenable  au 
sujet,  le  rapport  étroit  entre  l'idée  et  ces  mots 
froids,  sombres,  lourds.  Les  «  femmes  au  voile 
blanc  »,  tirées  du  monde  d'Eschyle  et  qui  revien- 
nent saisir  leur  proie  humaine  dans  le  monde  du 
Christ,  le  poète  les  a  faites  si  plastiques,  si  mo- 
dernes dans  leur  attitude  immémoriale,  qu'on 
croit  les  avoir  vues  figurées  quelque  part;  peut- 
être  dans  la  Calomnie  d'Apelles  repeinte  par 
Botticelli,  sous  les  traits  impassibles  de  ces  mys- 
térieuses Florentines  qui  enlacent  l'innocent  de 
leurs  longs  bras  maigres,  qui  le  traînent  par  les 
cheveux  dans  le  cadre  serein  d'une  architecture 
antique. 

Oui,  des  poèmes  entiers  disparaîtront  de  l'œuvre 
de  Vigny,  s'ils  n'ont  déjà  disparu;  d'autres  ne 
survivront  que  par  fragments;  les  meilleurs  ver- 
ront mourir  quelques  rangées  de  leur  fil  de 
perles.  Mais  ne  restât-il  de  cet  œuvre  que  cinq 
ou  six  cents  vers,  mettons  un  millier  pour  faire 
bonne    mesure,    ceux-là    compteront  longtemps 


i.\    i-,.r.>n:   1 1 .1  m  i    1 1     i  n ;   i  i;  \n<  i;  321 

parmi  les  plus  rares  trésors  '!<'  ta  poésie  univer- 
selle; et,  dans  ce   Dombic  il  y  a  quelques  vers 

forgéfl  d*UD  marteau  divin,  flèches  comme  en  l.ui- 
eèrenl  Virgile  el  Dante,  empennées  pour  voler 
à  toute  éternité. 

Vigny  est  infiniment  secret.  Aussi,  quand  ils 
ont  voulu  expliquer  son  ame,  la  vraie  nature  rie 
son  mysticisme  et  de  son  pessimisme,  les  causes 
de  sa  stérilité  précoce,  les  meilleurs  critiques 
ont  tâtonné. 

Et  Vigny  plus  secret 
Comme  en  sa  tour  d'ivoire  avant  midi  rentrait, 

(lisait  Sainte-Beuve,  à  l'époque  où  il  ne  prévoyait 
pas  que  sa  main  fêlerait  un  jour  cette  tour  d'ivoire. 
Il  a  été  puni  de  sa  méchante  action,  —  en  est-il 
une  plus  méchante  que  de  verser  du  fiel  dans  la 
tombe  entr'ouverte  d'un  ami  qu'on  a  aimé  et 
encensé?  Son  étude  définitive  est  inintelligente, 
faute  de  sympathie;  la  figure  est  hachée  trop 
menue,  et  il  commet  une  lourde  bévue  en  appe- 
lant «  poésies  de  déclin  »  les  Destinées,  qui  demeu- 
rent pour  nous  tous  le  vrai  titre  de  gloire  du 
poète.  Au  même  moment,  Ponlmartin  dégageait 
mieux  tout  ce  qu'il  y  a  de  noble  et  de  pur  chez 
Vigny;  mais  ce  clair  esprit  du  Midi  ne  goûtait 
que  l'artiste,  il  faisait  bon  marché  du  philosophe 
abîmé  dans  une  méditation  trop  morne.  Le  temps 


322         REGARDS  HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

a  coulé,  nous  comprenons  mieux  des  plaies  qui 
sont  nôtres.  M.  Faguet  a  sondé  le  pessimisme  de 
Vigny  avec  sa  dextérité  habituelle;  le  signalement 
qu'il  en  donne  n'est-il  pas  un  peu  noir,  vraiment 
trop  noir  et  désolé?  M.  Paléologue  me  paraît  plus 
près  de  la  vérité,  avec  sa  touche  plus  légère  et 
plus  compatissante.  Je  crains  seulement  que,  en 
énumérant  les  causes  probables  de  l'arrêt  de 
production  chez  le  poète,  il  ne  donne  trop  d'im- 
portance à  une  blessure  du  cœur.  Sans  doute 
l'homme  fut  mortifié,  l'amant  atterré  par  un  genre 
de  trahison  qui,  pour  n'avoir  rien  de  banal,  n'en 
était  pas  moins  fort  cruel.  Mais  si  la  Colère  de 
Samson  nous  apprend  que  le  coup  fut  rude,  elle 
nous  prouve  aussi  qu'il  stimula  l'inspiration.  Sous 
les  orages  de  l'amour,  les  braves  gens  qui  se 
croient  des  chênes  plaignent  charitablement  ce 
roseau,  le  poète  :  qu'ils  se  rassurent,  le  roseau 
plie,  chante,  et  ne  rompt  pas. 

Je  me  persuade  qu'il  faut  chercher  plus  loin  la 
cause  essentielle  de  ce  qu'on  nomme  avec  quelque 
exagération  la  stérilité  de  Vigny.  Alors  même 
que  nous  n'aurions  pas  le  Journal  d'un  poète,  Ser- 
vitude et  Grandeur  militaires  nous  renseignerait 
pleinement  sur  la  vraie  crise  de  sa  vie.  Fils  d'une 
race  de  soldats,  né  pour  l'action,  il  embrassa  le 
métier  des  armes  avec  passion ,  au  lendemain 
d'une  période  où  ce  métier  avait  été  déifié;  il  y 


i   \    POÉSIK    il  il":  \  l  .1    il     i    •    m; 
engagea  toutes  ses  espérances   <l'.i\  «-nir.  La  désil 

lusiou  fui  lente  a  se  produire,  el   poignante,  il 

DOUi  l€  dit,  quand  eiilin  l'épée  lui  tomba  dos 
mains  dans  les  dégoûts  d'une  longue  paix.  Il  se 
réfugia   dans    ses    rêveries,    et,    durant    quelques 

années,  il  crul  qu'elles  lui  tiendraienl  lieu  d<-  toul 

ce  qu'il  avait  abdiqué.  Mais  pour  certaines 
natures,  la  rêverie  n'est  jamais  que  de  l'action 
qui  se  leurre.  Il  sentit  le  besoin  impérieux  de 
revenir  à  l'action;  c'était  trop  lard;  les  temps  ne 
S']   prêtaient  plus. 

Je  ferai  mieux  comprendre  son  angoisse  en  la 
généralisant.  Considérez  les  trois  grands  idéalistes 
de  cette  époque,  Vigny,  Lamartine,  et  leur  aine 
Cbateaubriand.  Sortis  tous  trois  de  vieilles  lignées 
agissantes  et  militaires,  ils  furent  un  instant  sol- 
dats. Les  circonstances  interrompirent  cet  emploi 
naturel  et  héréditaire  de  leur  activité.  L'art  et  la 
rêverie  leur  donnèrent  le  change.  Sitôt  qu'ils 
eurent  jeté  la  première  gourme  de  poésie,  le  goût 
de  l'action  les  reprit,  elle  les  tenta  sous  d'autres 
formes,  à  défaut  du  militaire.  Chateaubriand  put 
donner  carrière  à  ce  goût,  sous  la  Restauration; 
moins  heureux,  ses  cadets  le  ressentirent  à  l'heure 
où  1830  venait  de  leur  mettre  des  liens  aux  pieds, 
les  liens  de  l'honneur.  Le  régime  nouveau  ne 
pouvait  rallier  ces  grands  idéalistes.  Ils  ne  com- 
prenaient la  royauté  qu'avec  l'éclat  que  leur  ima- 


324         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

gination  lui  prêtait  dans  le  passé;  à  leurs  yeux, 
la  monarchie  bourgeoise  et  parlementaire  n'était 
que  la  caricature  de  la  royauté.  L'intuition  du 
génie  leur  faisait  voir  l'ancien  idéal  irrévocable- 
ment condamné  ;  elle  leur  faisait  prévoir  que 
l'idéal  nouveau  sortirait  du  peuple,  sous  l'édifice 
précaire  où  ils  vivaient.  Ils  hésitaient  entre  les 
deux,  et  chacun  s'orientait  suivant  son  tempéra- 
ment. Tous  trois  pouvaient  s'appliquer  ce  que 
Vigny  disait  pour  son  compte  :  «  En  politique, 
je  n'ai  plus  de  cœur.  Je  ne  suis  pas  fâché  qu'on 
me  l'ait  ôté,  il  gênait  ma  tôte.  »  Chateaubriand 
vieilli  saluait  l'aurore  lointaine,  en  remâchant  ses 
regrets.  Lamartine,  débordant  de  sève  et  mieux 
armé  pour  la  lutte,  poussa  droit  à  la  nouvelle 
source  d'idéal,  avec  la  volonté  de  la  faire  jaillir 
plus  vite,  et  de  ses  mains. 

Vigny,  moins  robuste  et  plus  perplexe,  se 
réserva.  Il  professait  que  le  poète  doit  jeter  à  la 
foule  les  idées  directrices  en  laissant  à  d'autres  le 
soin  de  les  appliquer;  mais  de  pareilles  déclarations 
ne  sont  jamais  très  sincères.  La  vérité,  c'est  qu'il 
avait  les  mains  trop  délicates  pour  les  grossières 
besognes  de  la  politique  :  le  jour  où  il  se  laissa 
porter  à  une  élection,  il  le  prit  de  si  haut  qu'il 
récolta  dix  voix.  Nouvelle  blessure.  Incapable  de 
l'action  sous  cette  forme,  il  souffrait  assez  de 
l'inaction  pour  n'être  plus  franchement  capable  de 


I.\    POÉSIE    ii>  i  n    11:  I 

rêverie,  au  moine  de  la  rêverie  féconde,  celle  qui 
prodoil  des  Fruité  abondante.  S'il  a  «lit  autre  chose 
dans  son   Journal  inédit,  j'estime  que  l'ancien 

mousquetaire  rouge  s'est  abusé  lui  -même  sur  une 
des  plaies  secrètes  qui  le  rongeaient. 

N'oublions    pas     le     froissement     d'orgueil    du 

poète,  pâle  étoile  offusquée  «n i r< ■  dem  soleils  : 
les  gloires  de  Lamartine  el    d'Hugo  écrasaient 
la  sienne  comme  dans   un  étau.  Ajoutes  ft 
causes  les  lenteurs  caractéristiques  de  smi  talent, 

la  difliculté  et  la  rareté  des  réalisations  plastiques 
dans  cette  pensée  toujours  active.  Ajoutez-y  ce  que 
M.  Paléologue  indique  si  bien,  le  bel  excès  de  scru- 
pule chez  l'artiste,  chez  le  penseur,  qui  eût  mur- 
muré volontiers  l'aveu  que  nous  avons  recueilli 
chez  un  poète  de  sa  famille,  le  Russe  Tutchef  : 
«  Mon  âme  est  l'Elysée  des  ombres...  Toute  pensée 
exprimée  en  paroles  est  déjà  un  mensonge.  » 

Malgré  tant  de  raisons  plausibles,  quand  on 
s'étonne  de  la  stérilité  de  Vigny,  je  crois  qu'on 
est  dupe  d'une  illusion  d'optique,  créée  par  nos 
habitudes  actuelles,  par  le  métier  de  manœuvre 
qu'est  devenu  l'art  d'écrire.  Vigny  cesse  de  publier 
à  quarante  ans,  après  Servitude  et  Grandeur.  Con- 
tinuons la  comparaison  de  tout  à  l'heure.  La 
veine  poétique  de  Lamartine,  plus  âgé  que  lui  de 
sept  ans,  tarit  à  la  même  époque,  vers  1839.  Les 
Girondins  ne  seront  qu'une  arme  de  combat,  et 

REQARDS   HISTOR.    ET    LITTÉR.  28 


326  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

la  navrante  production  des  années  de  vieillesse, 
nous  savons  trop  qu'elle  n'était  point  spontanée. 
A  quarante  ans,  Chateaubriand  a  clos  son  œuvre 
poétique  et  créatrice;  il  ne  prendra  désormais  la 
plume  que  pour  des  brochures  politiques,  ou  pour 
s'épancher  dans  l'intimité  des  Mémoires,  comme 
Vigny  s'épanchait  dans  son  Journal  et  dans  les 
Poèmes  posthumes.  Tout  bien  considéré,  en  tant 
que  poète,  il  est  le  moins  démissionnaire  des 
trois.  S'il  ne  publia  presque  rien,  durant  ces 
années  de  silence,  n'a-t-il  pas  écrit  les  Destinées, 
le  legs  souverain  et  durable  de  son  talent? 

Petit  recueil,  si  l'on  veut,  mais  grand  livre, 
puisqu'il  y  a  enfermé  toute  sa  conception  de  la  vie. 
On  y  trouve  sa  philosophie  religieuse,  sa  philo- 
sophie sociale;  on  y  trouve  ce  que  l'humanité 
demande  toujours  à  un  poète,  sa  déposition  per- 
sonnelle sur  la  femme  et  sur  l'amour.  Dans  la 
Maison  du  berger  et  dans  la  Colère  de  Samson,  il  a 
sculpté  les  deux  faces  du  sphinx  qui  caresse  et 
ment,  il  a  condensé  tout  ce  qu'il  en  gardait 
d'ivresses  et  de  déceptions.  Aussi  longtemps  que 
la  foule  muette  cherchera  dans  la  poésie  une  tra- 
duction sonore  de  ses  joies  et  de  ses  souffrances, 
les  strophes  de  la  Maison  roulante  resteront  l'ac- 
compagnement musical  des  heures  enchantées; 
et  les  cœurs  meurtris  iront  verser,  dans  la 
coupe  d'or  de  la  Colère,  l'amertume  qu'ils  auront 


LA  POÉSli:  EDÊAL1    il     i    •    FRANCE  819 

puisée  aux  liras  de  l'rnfaul    malade  cl   douze  fois 

impur. 
Ce  recueil  est  suffisant,  il  esl  définitif,  parce  que 

le  poêle  \  a  précisé  la  pensée  maîtresse  de  toute 
sa  vie,  la  préeellence  de  l'idéo  et  l'insignifiance 
des  réalités  appareilles.  Depuis  la  préface  de 
Cinq-Mars  OÙ  il  disait  :  ■  \jldr<>  est  tout,  le  nom 
propre  n'est  que  l'exemple  et  la  preuve  de  l'idée  », 
jusqu'à  l'idéalisme  enivré  de  Y  Esprit  pur,  il  n'a 
jamais  cessé  d'exprimer  sous  toutes  les  formes  sa 
foi  inébranlable  : 

Le  vrai  Dieu,  le  Dieu  fort,  est  le  Dieu  des  idées... 

...  les  nations  sont  des  femmes  guidées 
Par  les  étoiles  d'or  des  divines  idées. 

Propos  de  rêveur,  de  poète,  dira  la  sagesse  pra- 
tique. Et  l'on  ouvre  l'Histoire,  à  n'importe  quelle 
page,  et  l'on  y  rencontre  la  confirmation  perpé- 
tuelle de  cette  vue  de  génie.  L'Histoire  et  la  vie 
attestent  qu'en  pensant  ainsi,  il  était  le  voyant,  le 
vrai  sage,  ce  poète  que  son  biographe  rattache  si 
justement  à  la  famille  de  Platon  et  de  Goethe. 
Tandis  que  je  le  relis,  un  bruit  de  clameurs  folles 
m'arrive,  le  bruit  qu'il  n'aimait  pas,  fait  dans  un 
palais  voisin  par  les  hommes  dont  il  se  défiait  le 
plus  : 

Cependant  le  dédain  de  la  chose  immortelle 

Tient  jusqu'au  fond  du  cœur  quelque  avocat  d'un  jour; 

Lui  qui  doute  de  l'âme,  il  croit  à  ses  paroles... 


328         REGARDS   HISTORIQUES  ET   LITTÉRAIRES 

Bruit  de  passions,  d'intérêts,  de  faits  passagers. 
Ceux  qui  s'y  complaisent  ne  se  doutent  pas  qu'un 
Pilote  ironique  souffle  leurs  paroles,  pour  faire 
le  vent  dont  ses  voiles  ont  besoin;  ils  ne  soupçon- 
nent pas  qu'ils  sont  étreints,  poussés  par  les  idées 
méconnues,  qu'ils  en  préparent  l'avènement  alors 
qu'ils  croient  les  combattre.  C'est  le  commentaire 
vivant  de  mon  poète. 

Parce  qu'il  a  vu  clairement  la  véritable  figure 
du  monde,  Vigny  ressort  aujourd'hui  de  sa  tombe 
plus  puissant  sur  les  intelligences  que  des  artistes 
mieux  doués.  Cette  «  jeune  postérité  »,  qu'il  ap- 
pelait timidement  au  rendez-vous  de  sa  gloire 
«  de  dix  en  dix  années  »,  ces  «  flots  d'amis  renais- 
sants »,  lui  arrivent  plus  nombreux,  plus  dociles 
qu'il  ne  pouvait  l'espérer.  La  jeunesse  s'aban- 
donne au  poète  idéaliste  qui  lui  offre  un  symbole 
conforme  à  ses  aspirations.  Elle  en  aime  les  vers. 
Elle  aime,  elle  respecte  la  belle  et  triste  physio- 
nomie de  l'homme,  appuyé  sur  «  le  rocher  de 
l'Honneur  »,  oublieux  des  déboires  de  l'action 
refoulée,  de  l'injustice  des  contemporains,  de 
toutes  les  duretés  de  la  vie,  ne  gardant  qu'un 
unique  souci,  faire  son  âme  de  plus  en  plus 
«  studieuse  et  pensive  »  ;  renonçant  vers  le  soir 
à  ses  ambitions,  à  ses  fiertés,  et  jusqu'à  l'orgueil 
de  sa  race,  pour  n'attacher  de  prix  qu'à  la  com- 
munion de  l'Esprit  pur.  Instruits  par  ses  livres  à 


LA   l'i.rsn:    IDÉALISTE  EN  Fit  ANGE  MB 

admirer  ce  qu'il  a  admiré,  a  dédaigner  co  qu'il 

;i     i|(mI;UL'II<\     ces      jciinrs      -j,   h-,     lui      li-lc.lllliclll     le 

l(''iin)i^ii;i^c    qu'il    se    renduil    B    lui  même,    dllli 

ses  derniers  vers,  qu*il  dédiait  à  L'énigmatique 

Era,  Femme  réelle,  qui  sait?  <»u  compas  m-  de  rôve 
à  laquelle  on  rapporte,  aani  trop  y  croire,  tout  ce 
que  l'on  a  fait  de  meilleur;  ilfl  diaenl  à  la  noble 
cl  chère   mémoire  du  poète  ce  que  lui  redisaient 

depuis  longtemps  quelques-uns  d'entre  nous  : 


Si  l'orgueil  prend  ton  cœur  quand  le  peuple  te  nomme, 
Que  de  tes  livres  seuls  te  vienne  ta  Berté. 


Décembre  1891. 


28. 


PAYSAGES 


RESNOÎÉ.   —  DEVANT   L*    «  ÉTÉ  » 


AU  COUVENT  DE  RESNOIÈ 


i 


Ce  soir,  on  m'a  mené  visiter  le  couvent  de 
Resnoïè.  C'est  un  monastère  d'hommes,  fondé  il 
n'y  a  pas  plus  de  dix  ans  en  Petite-Russie,  dans 
un  centre  de  grande  culture  et  de  grande  in- 
dustrie; il  s'est  élevé  entre  les  plantations  de 
betteraves  et  les  fabriques  de  sucre,  qui  transfor- 
maient ce  pays  au  moment  même  où  les  céno- 
bites s'y  établissaient.  La  maison  et  les  riches 
domaines  d'alentour  sont  dus  aux  libéralités  (l'un 
testateur  original,  vieux  célibataire  qui  faisait 
profession  de  haïr  les  femmes;  il  chercha  en 
mourant  le  moyen  de  leur  causer  quelque  tort; 
il  ne  trouva  rien  de  mieux  que  d'affecter  sa  for- 
tune à  la  fondation  d'une  communauté  monas- 


334         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

tique.  En  m'y  rendant  tout  à  l'heure,  j'ai  vu 
simultanément  les  deux  faces  de  ce  sphinx  qu'est 
la  Russie  actuelle. 

La  route  court  à  travers  les  vastes  horizons  des 
terres  noires.  Des  mots  ne  peuvent  donner  une 
idée  de  cette  nature  calme  et  puissante.  De  quoi 
est-il  fait,  le  charme  de  ce  sol  nu?  Dans  ce  que 
l'œil  peut  saisir,  d'une  harmonie  souveraine  des 
lignes  planes  et  rases;  d'espace,  de  solitude,  de 
silence  et  de  lumière;  mais  surtout,  je  crois,  de 
l'absence  d'obstacles  pour  le  regard  et  la  pensée. 
De  quelque  côté  qu'ils  se  tournent,  regard  et 
pensée  vont  droit  au  plus  lointain  du  ciel,  en 
glissant  sur  des  courbes  uniformément  douces. 
Sur  cette  beauté  native  de  la  terre,  le  travail  de 
l'homme  a  superposé  sa  beauté;  mais  comme 
ses  conditions  sont  réglées  sur  le  caractère  du 
paysage,  il  n'en  a  ni  déformé  les  contours,  ni 
amoindri  la  majesté.  Imaginez  la  campagne 
romaine  ou  le  désert  de  Syrie,  envahis  soudain 
par  des  moissons  ajustées  à  leur  taille,  avec  des 
tribus  primitives  assemblées  de  loin  en  loin  autour 
d'un  fourneau  de  vapeur  qui  dévore  ces  mois- 
sons; force  contre  force,  grandeur  contre  gran- 
deur, lutte  de  puissances  élémentaires.  Sous  la 
brusque  conquête  de  la  charrue  et  de  la  machine, 
le  désert  garde  encore  son  âme  tranquille  et  la 
communique  à  ses  vainqueurs;  pour  le  peindre, 


AU   COUVENT  DE  RESV  886 

il  faudrail  coudre  une  toile  «le  Millet  a  une  toile 
•  le  Decamps. 

Le  mot  de  culture  éveille  l'idée  de  nos  pauvret 
champs  minuscules,  «l'un  manteau  d'arlequin 
rapiécé  de  lumbeaui  multicolores.  Rien  de  pareil 

dans  celle  steppe.  I  ne  immense  draperie  déroulée 
à  perte  de  vue  par  un  géant,  qui  aurait  semé  Bans 
compter  le  grain,  mrissonné  sans  compter  -a 
peine.  Trois  zones,  trois  teintes  invariables;  ici, 
le  labour  nouveau,  du  velours  noir  tendu  sur  les 
plateaux  jusqu'au  liséré  du  ciel;  là,  le  tapis  d'un 
vert  glauque  de  la  betterave,  prolongé  d'une 
seule  pièce  sur  une  suite  de  collines;  partout 
ailleurs,  l'or  pâle  d'un  éternel  guéret.  Les  blés 
sont  tombés,  nous  entrons  en  septembre;  les  tas 
de  gerbes,  alignés  par  milliers  sur  la  crête  des 
vallonnements,  donnent  de  loin  l'illusion  de 
camps  innombrables,  de  carrés  d'infanterie  qui  se 
déploient  en  bon  ordre  un  jour  de  bataille. 
Durant  des  lieues  de  pays,  rien  ne  décèlerait  la 
présence  de  l'homme,  n'étaient  ces  fruits  de  son 
travail  :  ni  villages,  ni  habitations  isolées,  pas  de 
barrières,  à  peine  des  routes  vagues,  aucun  signe 
de  la  mainmise  individuelle  sur  une  fraction 
particulière.  Jamais  on  ne  voit,  comme  chez  nous, 
un  paysan  cultivant  solitairement  son  lopin.  Tout 
fait  masse,  la  terre,  le  blé,  les  hommes.  C'est 
l'anonyme  travaillant  sur  l'infini. 


336         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

Voici  dans  un  repli  de  terrain  un  peuple  venu 
on  ne  sait  d'où;  trois  à  quatre  cents  paires  de 
bras  arrachent  la  betterave.  Hommes  et  femmes, 
chevaux  et  bœufs  fourmillent  sur  cette  large 
croupe;  ils  montent,  et  le  tapis  vert  se  replie  sous 
leurs  pieds,  le  sol  noir  reparaît,  on  croit  voir  une 
légion  d'insectes  qui  ronge  cette  végétation.  Nous 
approchons.  Je  parlais  tout  à  l'heure  de  Millet; 
lui  seul  eût  pu  rendre  ce  qu'il  y  a  d'auguste  dans 
ces  tableaux,  la  grande  paix  dans  le  rude  effort. 
Ces  gens-là  n'ont  pas  l'usure  de  nos  paysans; 
comme  leur  terre,  ils  gardent  sous  leurs  cos- 
tumes pittoresques  la  noblesse  originelle  des 
attitudes  et  des  gestes.  Alors  même  qu'on  les 
ploie  au  service  de  nos  machines,  vous  diriez  des 
chevaux  de  Phidias  attelés  à  un  camion  d'usine. 
Le  soleil  se  couche,  ses  rayons  rasent  les  labours, 
colorés  d'une  clarté  violette.  Les  hommes  et  les 
animaux  qu'on  voit  entre  lui  et  nous  se  profilent 
sur  le  couchant  avec  des  poses  sculpturales.  De 
l'autre  côté  de  la  route,  vers  l'Orient  assombri,  le 
gros  des  travailleurs  décroît  dans  la  perspective, 
sous  un  jour  de  fresque  pâlie.  De  tout  le  pourtour 
de  l'horizon,  des  charrettes  basses,  où  un  petit 
enfant  trône  sur  les  monceaux  de  feuilles  vertes, 
s'acheminent  vers  un  long  tube  de  fer,  qui  semble 
sortir  du  sol  et  se  dresse  sur  l'étendue  plane 
comme  un    point  d'interrogation.   C'est  la   che- 


M      i  <>|    M. M     l'I 

minée  de  là  fabrique,  dérobée  dans  le  creui  d'un 

vallon;    là    o»n\.t:.-.-nI    .  ■■-    éln-s   et    >  es    pi. m 
tonte  la  force  «le  cette  terre,  attirée  par  une  I 

Supérieure     <[iii     engouffre,    broie     et     lamor 

phose  les  lentes  élaboration*  de  la  nature  el  île 
riioinine. 

Plus  loin,  un  spectacle  semblable  est   fait  '1 

mente  différents.  Cette  fois,  ce  s<mi  des  charretées 
de  gerbes,  qui  descendent  des  coteaux,  en   lib'^ 

interminables,  vers  la  batteuse  à  vapeur  installée 

dans  tin  retranchement  d'énormes  meules.  Sur 
les  toits  «le  cette  cité  de  cliaume,  un  antre  peuple 
est  debout  dans  la  poussière  empourprée  que  fait 
la  machine;  elle  souffle  et  gronde,  absorbant  la 
paille  qui  sert  de  combustible,  rendant  le  grain  à 
torrents.  C'est  la  vie  sous  ses  formes  les  plus 
intenses,  celles  de  la  haute  industrie;  mais  une 
vie  aux  mouvements  si  mesurés,  si  graves,  si  har- 
monieux dans  leur  ensemble,  qu'elle  ne  trouble 
point  le  calme  de  cette  nature,  pas  plus  qu'une 
cérémonie  liturgique  ne  trouble  la  paix  d'une 
église.  Chose  curieuse!  Les  procédés  du  labeur  le 
plus  moderne,  importés  dans  ce  pays  et  appliqués 
par  cette  race,  donnent  l'impression  de  scènes  tris 
primitives;  on  croit  feuilleter  les  tailles-douces 
d'une  vieille  Bible,  représentant  les  travaux  des 
premiers  hommes  sur  la  terre  neuve.  Et  si  l'on 
descend  sous  les  apparences,  on  trouve  que,  en 

29 


338         REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

effet,  dans  ce  cercle  où  l'humanité  tourne,  nos  der- 
niers progrès  nous  ramènent  aux  tâches  collec- 
tives des  tribus  pastorales,  des  peuples  nomades 
qui  ensemençaient  en  commun  le  champ  de  l'étape 
annuelle.  En  noyant  le  travailleur  dans  nos 
grandes  unités  industrielles,  nous  refaisons 
l'Océan  primordial  avec  ces  gouttes  d'eau  que  le 
temps  avait  dissociées  et  singularisées.  Jadis,  le 
signe  du  travail  par  excellence,  du  travail  qui  pré- 
pare le  pain,  c'était  le  fléau;  il  symbolisait  le 
pauvre  petit  effort,  le  pauvre  petit  bruit  de  l'indi- 
vidu, battant  son  grain  sur  son  aire  étroite;  on 
retrouvait  cette  image  familière  au  fond  de  toute 
langue  et  de  toute  poésie.  Désormais,  le  symbole 
du  travail  sera  cette  machine,  qui  rassemble  dans 
ses  pistons  toute  la  peine  de  ces  milliers  de  bras, 
dans  son  râle  tous  les  gémissements  de  ces  mil- 
liers de  poitrines.  Han!  Han!  Han!  on  l'entend  de 
loin  sur  la  plaine,  voix  unique  de  la  terre  en  gésine 
et  de  l'homme  en  sueur.  Et  nous  qui  cherchons  des 
expressions  nouvelles  pour  les  formes  nouvelles 
de  la  vie,  nous  devons  abandonner  les  anciennes 
figures,  vides  de  sens;  nous  devons  demander  à 
cette  machine  les  images  qui  peindront  la  substi- 
tution du  travail  collectif  au  travail  individuel; 
l'idiome  du  poète  et  de  l'écrivain  doit  évoluer,  mar- 
cher à  hauteur  de  la  philosophie  sociale  qui  modifie 
toutes  nos  idées  et  toutes  nos  œuvres  pratiques. 


M     C0UVEN1    m     il  DfÛlfi 

La  dernière   loroinol»ile  que   nous   rencnntron 
liai    le  fromenl   des  religieux.    Nous   sommes  sur 
les  terres  abbatiales.  Le  coiivenl    esl   caché  'Luis 

un  pan  il»-  forêt,  demeuré  deboul  an  milieu  des 
vastes  défrichements.  Ces  vieux  arbres  sont  con- 
damnés, ils  périsseni  tous  par  la  pointe.  Les 
chênes  des  moines  ressemblent  à  tours  maîtres; 

comme  ceux-ci  opulents  et  vénérables,  connue 
eux  creux  et  déjà  morls  au  sommet.  Nous  tour- 
nons dans  une  clairière,  nous  franchissons  une 
enceinte  de  murailles;  les  bâtiments  conventuels 
se  développent  autour  d'une  large  esplanade, 
avec  l'église  isolée  au  milieu.  Que  nous  voilà 
loin  des  usines  et  des  macbines  agricoles!  C'est 
l'autre  Russie,  c'est  l'autre  monde. 


II 


Un  beffroi  domine  le  porche  qui  nous  donne 
accès.  De  là  haut,  la  grosse  cloche  appelle  les 
religieux  à  l'office  du  soir.  Dans  l'air  chaud  et 
immobile  de  ce  crépuscule  d'été,  les  vibrations 
graves  du  bronze  roulent  lentement  en  nappes 
sonores,  elles  mettent  très  longtemps  à  mourir, 
portées  par-dessus  les  bois  jusqu'aux  confins  de 
ces  espaces   silencieux.  Des    chants  leur  répon- 


340         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

dent,  ils  sortent  de  l'église  dont  nous  apercevons 
les  lumières  ;  les  cierges  s'allument  dans  le  chœur  ; 
par  les  portes  grandes  ouvertes  leurs  petites 
clartés  piquent  les  ténèbres  déjà  épaissies  dans  la 
cour.  Tandis  que  nous  la  traversons,  des  moines 
nous  frôlent  de  leur  robe.  Ces  basiliens  ont  une 
majesté  d'ombres,  sous  leur  long  vêtement  traî- 
nant qui  continue  les  plis  flottants  du  voile  de 
deuil  ;  ce  dernier  est  rattaché  sur  le  sommet  de  la 
tête'  au  klobouque,  le  haut  bonnet  pyramidal.  Ils 
glissent  sans  bruit,  enveloppés  d'une  gravité 
pieuse,  oiseaux  de  nuit  appelés  hors  de  leurs 
retraites  au  foyer  de  prière.  Nous  les  suivons  au 
chœur;  ils  se  dispersent  dans  les  stalles,  dans  la 
pénombre  des  piliers;  ils  resteront  là  plusieurs 
heures  sans  qu'un  pli  de  leur  visage  ou  un  muscle 
de  leurs  membres  bougent,  pétrifiés  comme  de 
noires  statues  de  basalte,  confondus  avec  les 
raides  images  de  l'iconostase.  L'esprit  oriental, 
qui  est  le  leur,  a  mis  la  sainteté  dans  l'immobi- 
lité. 

Quelques-uns  revêtent  les  habits  sacerdotaux; 
ils  accomplissent  les  cérémonies  du  rite  avec  la 
pompe  habituelle.  Les  frères  convers,  groupés 
sous  la  direction  du  maître  de  chapelle,  psalmo- 
dient ces  litanies  russes  où  la  voix  humaine  s'ef- 
force de  lutter  avec  le  bronze  du  clocher,  en  pro- 
longeant   comme    lui    à    l'infini    les    vibrations 


AU  COUVl  m    M     1,1     NOll  'il 

basses^  Nos  orgues  n'ont  i  grondements 

plua  lourds,  des  gémissements  d'ngonie  [tins 
plaintifs.  Au  fond  de  If-lis»-,  des  pèlerins  frap- 
pent  le  pavé  de  leurs  fronts,  (le  sonl  des  moujiks 
venus,  la  besace  au  *\<>s,  du  village  voisin,  des 
paysannes  qui  portenl  an  enfant  dans  nn  pan  de 
leur  pelisse.  11  n'en  vient  pas  ici  de  forl  loin;  le 
jeune  couvent  de  Resnoïô  n'a  pas  encore  eu  le 
temps  d'établir  sa  légende  dans  l'imagination 
populaire. 

Car  c'est  là  ce  qui  manque  à  ce  beau  lien  et  fe 
ces  belles  scènes  religieuses  :  la  consécration  du 
temps,  indispensable  aux  maisons  monastiques. 
Faute  de  quelques  siècles,  il  semble  que  celle-ci 
ne  soit  pas  bénie.  Il  y  a  pour  notre  esprit  quelque 
chose  d'inquiétant  et  d'inacceptable  dans  ce  phé- 
nomène d'un  autre  âge  qui  a  surgi  hier  au  milieu 
de  nous,  en  même  temps  que  cette  usine  d'où 
nous  sortons,  à  côté  d'elle.  Nous  aimons  ces  reli- 
ques du  passé  quand  elles  continuent,  nous  ne  com- 
prenons plus  leur  naissance,  pas  plus  que  nous 
ne  comprendrions  celle  du  mammouth  dont  nous 
admirons  les  restes  au  Muséum.  Ce  n'est  pas, 
grâce  au  ciel,  l'apparition  d'une  maison  de  prière 
qui  nous  étonne  ;  c'est  la  reconstruction  factice  d'un 
organisme  mort,  d'un  monastère  d'autrefois  avec 
ses  prébendes,  ses  tenanciers,  ses  richesses  terri- 
toriales qui  ne  correspondent  plus  à  des  services 

29. 


342         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

effectifs;  bien  pis,  d'un  monastère  qui  fait  tra- 
vailler des  machines  anglaises,  qui  place  ses 
revenus  en  obligations  de  chemins  de  fer.  Je 
demande  si  cette  communauté  a  sa  raison  d'être 
dans  quelque  labeur  intellectuel,  dans  une  tutelle 
intelligente  ou  dans  de  grands  bienfaits  répandus 
sur  le  pays  d'alentour.  On  me  répond  que  rien  de 
pareil  ne  justifie  sa  fortune.  Les  cénobites  de  Res- 
noïè  demeurent  immobiles,  psalmodient  et  thé- 
saurisent. L'anachronisme  est  trop  frappant  :  je 
vois  ici  des  personnes  très  pieuses  qui  le  sentent 
tout  comme  nous. 

Voilà  du  moins  ce  que  nous  disions,  entre  rai- 
sonneurs venus  de  France.  Et  nous  oubliions  ces 
pauvres  paysans  russes  extasiés  à  côté  de  nous. 
Ils  ne  raisonnent  pas  si  avant.  Leur  cœur  a  ses 
besoins  absolus,  comme  notre  esprit  a  ses  sciences 
exactes.  Leur  instinct  religieux  ne  veut  pas  abdi- 
quer; on  ne  le  contente  pas  en  ouvrant  des  fabri- 
ques. Le  peuple  russe  va  volontiers  à  celles-ci; 
mais,  quand  il  en  sort,  il  revient  encore  adorer  à 
l'ancienne  manière,  derrière  ces  moines  qui  chan- 
tent dans  la  lueur  des  cierges.  Avons-nous  le 
droit  de  les  dire  inutiles,  si  leur  chant  berce  un 
moment  les  espérances  obscures  de  ces  déshé- 
rités? Des  moines  ne  valent  pas  des  raisons,  disait 
l'autre.  Oui,  mais  des  raisons  ne  valent  pas  des 
sentiments,  des  raisons  n'endorment  pas  une  souf- 


AU  COUVI  m    M     RI     ' 

Irance.  .Noire  sagesse  niiuliiniiio  !  ili    lt< 

noie,  parce   qu'elle   connaît    ini«u \ .   parce   qu'elle 

vnii  à  leur  plaoe  une  maison  de  bénédictins.  Elle 

oublie  que  ceux-là  représeulent  la  quantité  d'idéal 
accessible  et  nécessaire  à  beaucoup  île  nos  sem- 
blables, (les  instruments  défectueux  oui  leur 
emploi  dans  heuvre  divine  d'allégemenl  qui  se 
poursuit  au-dessus  de  nos  taches  positives.  Pour 
y  comprendre  quelque  chose,  il  ne  suflit  pas 
d'élever  son  entendement  vers  les  vérités  d'en 
haut,  il  faut  ensuite  incliner  son  cœur  vers  les 
gens  d'en  bas. 

Nous  ressortons.  La  pleine  lune  se  lève  sur  les 
coupoles  brillantes  de  l'église,  sur  l'amas  de  mai- 
sons blanches  et  leur  ceinture  de  vieux  chênes. 
Vu  ainsi,  le  couvent  est  féerique;  la  nuit  masque 
ce  qu'il  a  de  trop  jeune,  elle  sème  ses  illusions 
sur  ce  merveilleux  décor.  Nous  revenons  par  les 
grandes  plaines.  Sur  notre  gauche,  la  lune  roule 
au  ras  des  guérets  et  des  labours.  Là  aussi,  la 
pâle  magicienne  a  tout  transformé.  Elle  a  élargi 
encore  cet  océan,  elle  l'a  enchanté  en  jetant  sur 
lui  ses  légères  écharpes  de  brumes  bleues.  Sa 
clarté  noie  ces  lignes  fuyantes;  le  vide  est  chaud, 
doux,  tranquille;  il  est  beau,  parce  qu'on  y  met 
tout  ce  qui  devrait  y  être.  Les  meules  et  les  gerbes, 
seuls  accidents  qui  fixent  le  regard,  donnent  plus 
que  jamais  l'impression  de  tentes  et  de  faisceaux, 


344         REGARDS  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

d'une  armée  qui  repose,  attendant  la  bataille  de 
demain.  Des  feux  lointains  s'allument  dans  ces 
bivouacs  :  une  armée  campe  là,  en  effet  :  les  tra- 
vailleurs qui  couchent  autour  de  ces  feux,  pour 
reprendre  à  l'aube  leur  combat  contre  la  terre. 
Maintenant,  c'est  l'heure  de  paix.  La  terre  dort. 
Comme  un  cerveau  humain,  on  sent  qu'elle 
continue  son  labeur  dans  le  sommeil.  Elle  a 
retiré  toute  la  vie  dans  ses  flancs  ;  plus  de  rumeurs, 
plus  de  mouvements,  plus  d'hommes.  En  voici 
un  pourtant  qui  croise  notre  route,  un  de  ceux 
que  nous  avons  vus  tantôt,  courbés  sur  la  glèbe; 
il  s'éloigne  sur  la  ligne  d'horizon,  superbe,  trans- 
figuré; il  semble  marcher  sur  les  eaux  et  se  perdre 
dans  le  ciel,  au  point  indistinct  où  commence  cet 
autre  champ  noir  étoile  d'autres  feux,  tout  pareil 
sur  nos  tètes  à  celui  qui  s'étend  sous  nos  pieds. 
Une  fois  encore,  deux  bruits  ont  désenchanté  le 
silence  :  le  sifflement  enroué  d'une  fabrique,  le 
dernier  tintement  des  cloches  de  Resnoïè.  Voix 
discordantes  en  apparence,  voix  fraternelles  si  l'on 
écoute  mieux;  voix  du  travail  et  de  la  prière, 
plainte  des  peines  du  corps,  plainte  des  peines  du 
cœur.  Elles  se  rencontrent  là-haut,  se  confondent 
et  meurent  à  leur  tour.  Il  n'y  aura  plus  de  peine, 
cette  nuit,  sur  la  grande  terre  assoupie.  La  vie 
l'a  rendue  au  rêve. 
Septembre  1887. 


DKVANT  i;  «  KTK  »: 


i 

Ils  disent  qu'il  y  a  des  fautes  de  dessin,  de  la 
mollesse  et  de  l'indécision  dans  les  contours. 
C'est  bien  possible  ;  je  n'en  sais  rien,  ne  m'étant 
pas  approché.  Qu'avaient-ils  besoin  de  s'appro- 
cher, avec  leur  loupe,  leur  compas,  leur  trousse 
d'instruments  critiques  à  déchirer  le  rêve?  Nous 
nous  sommes  trop  approchés  de  toute  chose,  c'est 
pourquoi  rien  de  rien  ne  subsiste. 

Restons  loin  des  objets  dont  la  vue  est  charmée, 

disait  Victor  Hugo;  et  parlant  de  Moïse,  qui  vil 
d'en  haut  la  terre  de  Chanaan  sans  y  descendre, 
Hugo  l'estimait  heureux.  Chercher  pendant  qua- 


1.  Fresque  de  M.  Puvis  de  Chavannes.  au  salon   du  Champ 
de  Mars  de  1891. 


346         REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

rante  ans  un  pays  de  mirage,  l'entrevoir  de  loin, 
et  mourir  avant  d'y  mettre  ses  juifs,  c'est  peut- 
être  tout  le  bonheur  possible. 

Il  faut  regarder  ainsi,  de  loin,  la  terre  promise 
de  M.  Puvis  de  Ghavannes;  il  faut  s'arrêter  à 
trente  pas,  mieux  encore  à  quarante,  oublier  le 
inonde  ambiant,  qui  a  la  folle  prétention  d'être  le 
monde  réel,  et  laisser  lentement  pénétrer  dans  les 
yeux,  descendre  dans  l'âme,  s'insinuer  dans  tout 
l'être  l'indicible  sérénité  répandue  sur  ce  tableau. 
Un  tableau,  non;  mais  une  large  fenêtre  percée 
au  fond  de  cette  salle  et  ouverte  sur  la  cam- 
pagne. Ce  n'est  pas  la  petite  terre  apprêtée  de  la 
banlieue  parisienne,  avec  son  trop-plein  de  choses 
factices  et  bruyantes.  C'est,  bien  loin  de  Paris, 
une  terre  auguste  et  paisible,  la  vraie  campagne 
où  l'on  a  grandi,  quand  on  vivait  comme  il  faut 
vivre.  On  est  d'abord  stupéfait  de  la  retrouver 
ici,  entre  des  paysages  de  style,  des  études  d'ate- 
lier; après  quelques  minutes,  on  ne  voit  plus 
qu'elle,  on  s'y  replonge  avec  amour,  pour  peu 
qu'on  n'ait  pas  dépouillé  cet  «  esprit  silvestre  » 
dont  parlait  Virgile. 

Il  est  midi.  Les  feux  de  juin  rayonnent  d'un 
ciel  de  France,  tamisés  par  des  nues  légères. 
C'est  tout  l'hymne  du  poète  : 

Midi,  roi  des  étés,  épandu  sur  la  plaine, 

Tombe  en  nappes  d'argent  des  hauteurs  du  ciel  bleu... 


MA    W  II.      "Il 

Voila,  sou*  Ir.s  |.rii|tlicis  ci  1rs  saules,  I  onrlel 
des  eaux  lentes  au  1  >< > i*< I  des  prairies;  les  eaux 

assombries  contre  1rs  herges,  on  tremble  la  grêle 

flore  1 1 1 1 ii i î< !«'.  Voilà  les  vastes  plans  d'herbe 

OÙ    la   faux   .1    passé,   et    de   minées   lisérés  d'or   à 

l'horizon,  ces  rubans  de  Mrs  mûrs  qui  accaparent 
inui  le  soleil.  Voilà  le  bois,  admirable  de  vérité, 
avec  tant  de  paii  dans  sa  vie  puissante,  tant  de 

imil    fraîche    sous    ses    grands    arbres    lourds   de 

chaleur  : 

La  lointaine  Forêt,  dont  la  lisière  est  sombre, 
Dorl  là-bas,  immobile,  en  un  pesant  repos... 

Et  derrière  ce  bois  central,  à  perle  de  vue 
d'autres  morceaux  de  futaie  qui  plaquent  leurs 
taches  bleues  au  flanc  des  coteaux  roux;  el  par 
delà  ces  coteaux,  du  ciel  encore,  le  ciel  d*autres 
pays  cachés,  de  longues  fuites  de  ciel  à  loger  tout 
ce  qu'on  cherche. 

De  cette  terre  maternelle,  des  homm.es  sont 
nés;  des  êtres  anciens  et  simples,  qui  ont  élevé 
au  degré  humain,  sans  la  dénaturer,  la  vie  de  ces 
eaux,  de  ces  champs  et  de  ces  bois.  Us  travaillent, 
mais  leur  travail  n'évoque  ni  l'idée  de  peine,  ni 
l'idée  de  gain;  c'est  un  rite,  une  communion  avec 
la  Mère.  Ainsi  travaillent  les  vieux  Egyptiens, 
dans  les  scènes  peintes  sur  les  parois  des  hypo- 
gées. Je  retrouve  ici  une  sensation  parfaitement 


348  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

analogue  à  celle  que  donnent,  dans  le  tombeau 
de  Ti,  les  représentations  du  labeur  rural,  avec 
leur  double  caractère  réaliste  et  hiératique.  Les 
archéologues  y  ont  vu  d'abord  une  figuration  de 
l'existence  d'outre-tombe,  telle  que  les  gens  de 
l'Ancien-Empire  l'auraient  imaginée.  Mariette, 
qui  avait  fini  par  être  de  leur  religion,  expliquait 
très  bien  la  signification  imprécise  de  ces  peintures 
exactes;  le  mort  voulait  emporter  son  passé, 
dormir  éternellement  dans  ses  habitudes  ;  il  sou- 
haitait que  la  vie,  sous  l'aspect  nécessaire  et  cou- 
tumier,  continuât  de  réjouir  ses  prunelles  cristal- 
lisées dans  le  natron.  Les  créatures  de  M.  Puvis 
de  Chavannes  accomplissent  de  même  les  fonc- 
tions prescrites;  et  le  peintre  a  judicieusement 
choisi,  comme  sujet  principal,  la  fonction  primor- 
diale et  simple  entre  toutes  :  la  levée  des  foins, 
qui  transmettront  la  vie  de  la  terre  à  ces  grands 
bœufs  somnolents,  attelés  au  char  où  s'entassent 
les  meules. 

C'est  aussi ,  pour  chacun  de  nous,  le  travail 
le  plus  riche  en  souvenirs  de  joies  enfantines. 
L'avons-nous  assez  envié,  cet  homme  qui  reçoit 
les  dernières  fourchées,  debout  sur  la  montagne 
odorante,  à  l'instant  où  elle  va  s'ébranler?  Que 
d'efforts  pour  grimper  jusqu'à  ce  lieu  de  rêve!  Et 
quand  on  y  était  parvenu,  quel  orgueil  de  revenir 
à  la  ferme  sur  le  sommet  dangereux  et  triomphal  ! 


dkv  \\t  i."  «    i.rfc  »  848 

Avec  la  dernière  oharrette,  celle  qui  rentrait  aux 
étoiles  1rs  jours  où  l'orage  menaçait,  quand  le 
parfum  «lu  foindevenail  plus  fort,  quand  on  ces- 
sai! de  crier,  de  rirr,  paysans  cl  enfants,  pensifs 
sans  lavoir  | »< > 1 1 1-< j 1 1 * > i .  El   plus  tard,  adolescent, 

que  do  songeries  et  de  troubles  laisses  dans 
ces  meules,  alors  qu'OD    s'y  couchait   accablé  ;  le 

livre  du  poète  tombait  des  mains,  l'œil  distrait 
suivait  les  faneuses  cambrées  sous  leur  charge, 
au  temps  où  s'éveillaient  1rs  obscurs  désirs. 

Après  le  travail,  voici  le  repos,  avoc  ces  femmes 
qui  sortent  des  eaux,  dans  leur  chaste  nudité,  (le 
ne  sont  point  les  allégories  mythologiques  du 
Poussin,  d'ailleurs  si  proche  parent  de  notre 
peintre;  et  moins  encore  les  modèles  dévolus  que 
les  artistes  ont  coutume  d'allonger  dans  les  pay- 
sages suburbains.  Etranges  visions,  très  réelles, 
robustes  même,  et  pourtant  élémentaires,  ani- 
mées d'une  vie  à  peine  distincte  de  la  vie  des 
saules,  avec  la  paix  infinie  de  ces  forêts  dans  leur 
sein.  Elle  devait  avoir  ces  lignes  et  ces  gestes 
tranquilles,  l'Hélène  de  l'Orestie,  «  âme  sereine 
comme  le  calme  des  mers  ».  On  les  aime,  ces 
filles  anonymes  de  la  Terre,  parce  qu'elles  sont  les 
formes  complaisantes,  disponibles,  où  chacun  de 
nous  incarne  les  idées,  les  sentiments,  les  souve- 
nirs qui  peuplent  pour  lui  ces  campagnes.  Elles 
sont  les  absentes  et  les  mortes  de  chacun,  celles 

30 


350  REGARDS   HISTORIQUES    ET   LITTÉRAIRES 

qui  se  lèvent  des  pays  où  Ton  a  passé,  nous  rap- 
portant les  parts  de  vie  déjà  perdues.  Car  chacun 
de  nous  est  par  morceaux  dans  beaucoup  de 
tombes;  il  restera  très  peu  de  chose  à  mettre  dans 
celle  qui  portera  notre  nom,  où  l'on  croira  nous 
enfermer  tout  entier.  Et  il  y  a  de  ces  lombes 
vivantes,  qui  marchent,  qui  existent  pour  d'au- 
tres. 

11  faudrait  rester  ici  le  soir.  Comme  ces  figures 
doivent  gagner,  comme  Y  Été  doit  être  beau, 
quand  la  lune  monte  derrière  la  forêt!  Et  la  lune 
y  vient  sûrement;  elle  y  vient  de  quelque  tableau 
de  M.  Cazin,  petit  cadre  d'un  grand  rêve.  A  sa 
clarté,  ces  femmes  doivent  se  mouvoir  harmo- 
nieusement. Durant  le  temps  que  la  nuit  libère 
ces  formes  immobiles,  le  site  vague  deviendrait 
peut-être  le  site  ressouvenu,  les  images  imper- 
sonnelles deviendraient  les  images  appelées.  Pour- 
quoi ferme-t-on  sitôt? 

Si  j'étais  roi  en  Bavière,  je  ferais  enlever  les 
cadres  inutiles  qui  dispersent  l'attention,  sur  les 
murailles  de  cette  longue  salle  ;  j'y  ferais  le 
silence  et  les  ténèbres,  en  couvrant  les  trois  quarts 
du  plafond  vitré  :  pour  rassembler  toute  la  lumière 
au  bout,  dans  cette  fenêtre  qui  ouvre  sur  la  cam- 
pagne. Si  j'étais  roi  en  Bavière,  je  ferais  graver 
sur  le  panneau,  autour  de  Y  Été,  des  poésies  har- 
moniques avec  l'œuvre  du  peintre  :  en  belles  let- 


iiKv.wr  i.    >«    i  il    »  3W 

1res  grecque*  de  pourpre,  lei  reri  d'Homère  qui 
racontenl  les  travaux  d'Eumée;  ra  lettrei  d'asur, 

h-s   vers   de    Virgile  «|ni   < I i >- < •  1 1 1   I  iln    pa\  s 

mantouan  ;  en  lettrei  d*or,  lei  grandi  vers  calmei 
de  Leoonte  de  Liele,  qui  traduisenl  li  exactement 

en  vibrations  sonores  1rs  vibrations  lumineuses 
de  cette  peinture.  Si  j'étais  roi  en  Uavière,  je  pla- 
cerais dans  la  salle  voisine  un  orrbestre  invisible, 
qui  jouerait  la  Symphonie  patioràU\  et  chaque 
jour,  après  le  conseil,  je  viendrais  oublier  i«i  Lefl 
sottises  que  m'auraient  contées  mes  ministres, 
j'\  viendrais  oublier  tout  ce  qu'un  roi  doit  souf- 
frir, quand  il  pense  au  mal  qu'on  fait  sous  lui.  — 
Si  j'étais  reine  en  Bavière,  je  crèverais  cette 
toile,  pour  voir  les  horizons  qu'elle  fait  pres- 
sentir par  delà  ceux  qu'elle  montre;  je  crèverais 
l'illusion,  et  je  trouverais  le  mur,  le  mur  qu'on 
trouve  toujours,  le  mur  qui  est  derrière  tout. 

À  défaut  de  la  solitude  souhaitée,  on  voudrait 
du  moins  ne  rencontrer  ici  que  des  cœurs  simples, 
les  fils  du  peuple  qui  admirent  ingénument  les 
inventions  ingénues.  Cette  œuvre  est  grande, 
parce  qu'elle  parle  de  haut  à  la  foule,  comme  les 
créations  des  artistes  d'autrefois.  Voilà  de  la 
peinture  démocratique,  si  le  mot  a  un  sens. 
Tous  ces  ouvriers  ,  ces  enfants  des  champs 
engloutis  par  l'usine  parisienne,  si  d'aventure  ils 
traversaient  la  salle,  je  crois  bien  qu'ils  s'arrête- 


352         REGARDS  HISTORIQUES   ET  LITTÉRAIRES 

raient  devant  YÉté,  comme  ils  s'arrêtent  pour 
entendre  une  chanson  du  pays;  leurs  poumons 
respireraient  une  bouffée  d'air  natal  ;  ils  y  retrou- 
veraient ce  qu'ils  vont  chercher  le  dimanche  aux 
portes  de  la  ville,  un  peu  de  communication  avec 
la  terre  d'où  ils  furent  arrachés.  Pour  eux  aussi, 
il  y  a  de  la  paix  et  de  la  souvenance  dans  cette 
évocation  du  berceau. 


II 


En  revanche,  quand  le  «  tout  Paris  »  défile  sur 
ce  fond  placide  et  majestueux,  il  semble  qu'une 
énorme  ironie  se  dégage  de  la  toile,  l'ironie  de 
l'Océan  sur  les  plages  à  la  mode.  Le  premier  jour 
surtout,  le  jour  rituel  où  l'on  se  montre  aux 
tableaux,  quand  le  torrent  roulait  devant  YÉté  son 
écume  élégante  et  bruyante,  ce  miroir  sincère 
faisait  plus  sensible  le  mensonge  universel  qui 
enveloppe  Paris,  comme  le  brouillard  enveloppe 
Londres.  On  en  voyait  avec  plus  de  relief  les  innom- 
brables aspects  :  mensonge  dos  figures  et  mensonge 
des  cœurs,  mensonge  des  pensées  et  des  paroles, 
mensonge  littéraire  et  politique,  mensonge  des 
fausses  gloires,  du  faux  talent,  du  faux  argent,  des 
faux  noms  ,  des  fausses    opinions  ,  des   fausses 


di  \  \  m-  i."  i  in  808 

amours;    mensonge  de  Imites  rlm^s  ,i  mm  -m.-  ■!> 

meilleures,  l'art,    l'idée,  le  sentiment,    l«-   bien 

public,  parce  que  ers  choses  il  plus  ici  Leur  fin 

en  elles-mêmes,  parco  qu'elles  s<>nl  uniquement 

des  moyens  de  réclame  ri  do   lucre. 

Kilo   paradail    devant    VÊté,  l'élile   de   Il    Yille- 

Lumière,  combien   artificielle  et  misérable;  son 

mouvement  sans  luil  paraissail  plus  factice  contre 
l'immobilité  «le  ces  grandes  lignes;  ses  papotages 
détonaient,  plus  vides  encore,  dans  le  silence  de 
ces  horizons;  entre  les  groupes  des  belles  créa- 
tures songeuses,  des  tètes  s'agitaient,  caricatu- 
rales; et  le  doux  Été  se  faisait  sévère  comme  un 
paysage  de  Jugement  dernier,  alors  qu'il  encadrail 
celle  multitude  falote,  pressée  de  bruire  et  de  jouir 
quelques  instants  encore,  sur  le  mince  pavé  qui  la 
porte  et  qu'elle  sent  tremblant,  rongé  du  dessous 
par  la  colère  d'en  bas,  miné  par  l'esclave  patient 
qui  creuse  pour  l'effondrement  final. 

Laissons  passer.  Restons  devant  la  bonne  terre 
d'oubli.  Éternelle,  indifférente,  elle  verra  se  suc- 
céder, comme  les  foins  fauchés,  ses  maîtres  d'un 
jour;  elle  les  nourrira  avec  la  même  indulgence, 
parce  qu'ils  sont  tous  ses  enfants,  avec  la  même 
justice,  selon  l'effort  de  travail  qu'ils  développe- 
ront. Elle  leur  enseignera,  par  surcroit,  la  vérité, 
la  piété  ;  elle  leur  dira  toujours  qu'il  fallut  un  Dieu 
pour  la  faire  si  belle,  pour  présider  à  l'opération 

30. 


354  REGARDS   HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 

mystérieuse  qui  tira  de  son  sol  et  de  ses  eaux  la 
chair  des  hommes,  qui  alluma  la  pensée  dans 
cette  chair.  —  Grâce  à  M.  Puvis  de  Chavannes, 
le  sauvage  et  le  pauvre  ont  dans  Paris  des  forêts, 
des  terres  à  eux,  où  ils  peuvent  aller  respirer, 
rêver,  prier,  reprendre  contact  avec  la  Nature,  et 
rapprendre  à  ce  contact  la  juste  mesure  des 
choses  passagères.  Une  station  devant  l'Été,  le 
matin,  c'est  le  meilleur  cordial  pour  recharger  la 
vie  avec  soumission. 

On  fera  ensuite  ce  qu'il  faut  faire,  on  fera  sa 
journée  d'hypocrisie,  en  prenant  sa  petite  part  du 
mensonge  commun.  On  ira  où  il  faut  aller,  on  dira 
ce  qu'il  faut  dire,  comme  on  parle  par  courtoisie  la 
langue  des  étrangers  que  l'on  fréquente. 

On  ira  chez  les  bonnes  dames  de  jadis,  on  gémira 
avec  elles  sur  le  malheur  des  temps,  de  ces  temps 
qui  ont  le  tort  de  marcher;  on  émettra  avec  com- 
ponction les  aphorismes  obligés,  sur  les  Princes, 
sur  la  religion  selon  les  bons  Pères,  sur  tout  ce  qui 
constitue  l'étroit  formulaire  substitué  par  le 
malheur  des  temps,  —  un  vrai  malheur  cette  fois, 
—  à  la  liberté  et  à  l'audace  de  l'ancienne  conver- 
sation française;  formulaire  si  étroit  qu'il  res- 
semble à  une  cage  d'écureuil,  où  il  faudrait 
couper  la  queue  de  l'écureuil  pour  qu'il  y  puisse 
tourner  prudemment,  sans  rien  casser. 

On  ira  chez  les  belles  dames  d'à  présent,  et  avec 


m\  \m  i.   i  m  955 

elles  on  jugera  l'événement,  l'I mu-,  le  li\  i. 

le  bruit  qu'ils  font;  comme  si  les  clmsrs  butes  ,-\ 

profondes  a^issaieni  autrement  qu'eu  silence,  par 
l'infiltration  et  la  durée;  on  colora  lea  gêna  k  leur 

valeur  en  BoUTBO,  on   mesurera  l'estime  <jui    leUT 
est  due  au   chiffre  de   leurs  rentes  supposées. 

On  ira  dans  les  cénacles  lit  h  'raires,  on  pro- 
noncera sur  le  naturalisme,  l'idéalisme,  le  sym- 
bolisme, étiquettes  usées  sur  des  earlona  vides;  on 
discutera  le  mérite  et  les  tendances  des  auteurs, 
tandis  que  chacun  pensera  tout  bas  :  combien 
fait-il?  Tant?  —  Il  est  le  premier.  —  Si  peu?  — 
Il  est  le  dernier. 

On  ira  dans  les  cercles  politiques  et  dans 
les  bureaux  de  journaux;  on  y  verra  écrire,  on 
y  écrira  peut-être  des  phrases  copieuses  sur  les 
grands  principes,  la  liberté,  la  République,  le 
peuple  maître  de  ses  destinées,  «  les  dogmes 
intangibles  de  la  démocratie  moderne;...  »  tain  lis 
que  l'écrivain  se  demandera  :  Gomment  diable 
pourrais-je  en  tirer  parti  pour  mes  petites  affaires? 
et  que,  se  reconnaissant  trop  timide  ou  trop  faible 
pour  l'escamoter,  cette  démocratie,  il  avouera  le 
soir,  dans  l'intimité,  après  la  besogne  faite,  qu'il 
faudrait  un  pouvoir  très  fort,  un  homme,  un 
premier  Consul  «  pour  nous  tirer  de  là  »;  après 
quoi  ils  s'indigneront  tous  en  chœur,  le  lende- 
main, si  quelqu'un  ose  imprimer  ce  qu'ils  pensent 


356         REGARDS   HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 

tous,  ce  qu'ils  disent  volontiers  dans  les  conli- 
dences  du  fumoir,  entre  initiés  à  la  comédie  pari- 
sienne. 

Enfin  on  conservera,  avec  ceux  qui  n'ont  plus 
rien  à  conserver,  on  réformera,  avec  ceux  que 
toute  réforme  effraie,  on  applaudira  tout  ce  qu'il 
faut  applaudir  dans  les  différents  quartiers  de 
Paris.  Mon  Dieu  oui,  on  fera  tout  cela,  comme 
on  remet  chaque  jour  un  habit  qui  est  ridicule, 
un  chapeau  qui  est  incommode.  Qu'importe?  On 
aura  eu  son  heure  de  pensée  libre,  face  à  face 
avec  l'admirable  toile,  perdu  dans  ce  paysage  que 
le  peintre  a  vu,  semble-t-il,  à  travers  tous  les 
yeux  qui  furent  bons  et  vrais,  les  yeux  qui  nous 
ont  aimé.  On  aura  promené  dans  la  solitude,  sous 
le  couvert  de  ces  bois,  les  songeries  anciennes 
réfrénées  par  la  vie,  les  idées  nues  qui  ne  seront 
jamais  ni  dites  ni  imprimées. 

—  Et  s'il  y  avait  un  reporter  embusqué  der- 
rière ces  meules?  me  suggère  un  ami. 

—  Ce  serait  très  fâcheux.  Dans  un  État  bien 
ordonné,  il  sied  que  chacun  se  plie  aux  conven- 
tions admises;  c'est  la  garantie  mutuelle  que  se 
doivent  tous  les  participants  du  syndicat  social; 
et  pas  plus  que  les  autres  personnes,  les  idées  n'ont 
licence  de  flâner  toutes  nues.  —  Ce  serait  très 
fâcheux;  il  n'y  aurait  à  ce  mal  qu'une  consolation, 
le  plaisir  d'avoir  témoigné  sa  gratitude  au  brave 


DKVANT  L*   «   ÉTÉ   »  '■'*'>' 

grand  peintre  à  qui  nom  devons  n«>  j 

il(>  la  lui  avoir  Innoi^nrr  A>-   la  honne  K>rte,  QOD 

point  |Kir  des  exercices  critiques  <-\  en  pontifiant 

sur  l'art,  mais  m  m< >n Ir.inl  a  cri  bomme  qu'il  SSl 

vraiment  puissant,  puisqu'il  sait  contraindre  notre 

Ame  à  sortir.  On  iloil  hii>n  cela  au  magicien  qui 
nous  a  communiqué  la  grande  secousse  de  la 
Nature.  Symbolistes ,  mes  amis,  saluez  votre 
maître. 

Mai  1891. 


FIN 


TABLK   DES  MATIÈKKS 


\    Cl  IX   QUI  0XT   VIKOT   AXS f 

LES  VOYAGEURS 

Au  pays  du  Rhin,  J.-J.   Weiss 19 

Lettres  athéniennes,  Comte  de  Moi  y 40 

Les  Français  au  Pamir,  G.  Bonvalot 53 

L'Empire  des  Tsars  et  les  Russes,  A.  Lekoy-Beai  i.ieu "0 

Dans  l'Inde,  A.  Chevrillon 86 

LES  HISTORIENS 

L'Europe  et  la  Révolution  française,  A.  Sorel 107 

Un  regard  sur  notre  temps,  Duc  d'Harcourt 132 

Un  historien  français  en  Allemagne.  E.  La  visse 150 

Le  Saint-Empire  romain,  J.  Bryce 166 

L'Empire  byzantin,  G.  Sciilumbergek 186 

Le  roi  Mithridate,  Th.  Reinach 200- 

Napoléon  et  Alexandre  Ier,  A.  Vandal 221 

Le  prince  de  Talleyraxd 242. 


360  TABLE   DES   MATIÈRES 

LES  POÈTES 

La  poésie  socialiste  en  Russie,  N.-A.  Nekrassok 209 

La  poésie  idéaliste  en  Russie,  F.-J.  Tutchef 291 

La  poésie  idéaliste  en  France,  A.  de  Vigny 308 

PAYSAGES 

Au  COUVENT  de  Resnoïé 333 

Devant  l'  «  Été  » 345 


Coulommiers.  —  lmp.  P.  BRODARD. 


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