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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LVi-     AN.NÉE    —    TROISIEME    PÉRIODE 


TOMB   LXIIII.    —    1*'   JANVIEI»   1886. 


Paris.  —  Typ.  A.  Quanlin,  1,  rue  Saiut-Beaoît. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


-•«♦- 


LVI"    ANNÉE    —    TROISIÈME   PÉRIODE 


TOME    SOIXANTE-TREIZIÈME 


PARIS 

BUREAU    DE  LA   REVUE^  DES    DEUX    MONDES 

RUE      DE      l'université,     45 

1886 


AP 
t. 75 


35^ 


LA       MORTE 


DEUXIEME     PARTIE    (1{. 


RECIT. 


Le  journal  du  vicomte  Bernard  n'était  pas  ternniné,  comme  il  le 
supposait.  Il  n'était  que  suspendu.  M.  de  Vaudricourt  devait  le  re- 
prendre un  jour  sous  l'impression  d'une  crise  au  moins  égale  à 
celle  qui  lui  avait  mis  pour  la  première  fois  la  plume  à  la  main. 

Un  intervalle  de  plusieurs  années  sépare  ces  deux  parties,  ou, 
pour  mieux  dire,  ces  deux  fragmens  du  journal  de  Bernard.  Nous 
rempliDns  de  notre  mieux  cet  intervalle  à  l'aide  de  quelques  docu- 
mens  de  famille  et  de  nos  souvenirs  personnels. 

Ce  serait  faire  tort  au  vicomte  de  Vaudricourt  que  de  prendre  au 
pied  de  la  lettre  le  portrait  qu'il  traçait  de  lui-môme  dans  les  pages 
qu'on  vient  de  lire.  Mais  à  travers  les  exagérations  voulues  et  l'affec- 
tation visible  du  peintre,  le  lecteur  aura  suffisamment  démêlé  la 
ressemblance.  Il  aura  entrevu  que  le  vicomte  de  Vaudricourt,  à 
l'époque  où  il  entra  en  relations  avec  la  famille  de  Courteheuse, 
n'était  pas  uniquement  l'espèce  de  fat  et  de  gouailleur  à  peine  sup- 
portable pour  lequel  il  se  donne  trop  volontiers.  Il  fallait  d'autres 
mérites  pour  expliquer  le  prestige  qu'il  exerça  sur  une  personne 

(1)  Voyer  la  Revut  du  15  décembre. 


6  RETUE   DES    DEUX    MONDES. 

du  caractère  de  M""  de  Courteheuse.  Nul  doute  assurément  que 
]\P  Miette,  en  sa  qualité  de  femme,  et  bien  qu'appartenant  à  la 
plus  pure  élite  de  son  sexe,  n'eût  été  frappée  des  dehors  brillans 
du  vicomte,  et  attirée  comme  une  autre  par  l'éclat  et  l'élégance  de 
sa  personnalité  mondaine.  Mais  nul  doute  également  que,  si  ces  qua- 
lités extérieures  n'eussent  été  soutenues  chez  ce  jeune  homme  par 
quelque  fonds  sérieux  et  rare,  la  curiosité  première  de  la  femme 
ne  se  fût  vite  tournée,  chez  M""  de  Courteheuse,  en  indifférence  et 
en  dédain.  Elle  avait  d'abord  été  étonnée  et  intéressée  par  une  sim- 
pHcité  de  façons  assez  inattendue  chez  un  pareil  vainqueur.  Car  ce 
jeune  et  dangereux  Bernard,  plus  que  passablement  impertinent  en 
son  particulier,  portait  dans  le  monde,  par  une  sorte  de  coquette- 
rie inconsciente,  des  allures  et  un  langage  très  courtois  et  même 
modestes,  avec  cette  souplesse  aisée  qui  se  plie  à  l'humeur  de  cha- 
cun, et  cette  dou  eur  caressante  qui  plaît  tant  chez  les  forts.  C'était 
de  plus  une  intelligence  cultivée  qui  n'était  étrangère  à  rien,  et 
dont  toutes  les  facettes  miroitaient  très  agréablement,  quand  cela 
lui  convenait.  Enfin  on  sentait  en  lui  une  âme  fière,  généreuse  et 
loyale,  ennemie  jusqu'au  scrupule  de  toutes  choses  obliques,  une 
âme  vraiment  d'une  qualité  supérieure.  Sauver  une  telle  âme,  la 
ramener  à  Dieu,  c'était  une  tentation  qui  devait  être  très  puissante 
sur  l'esprit  d'une  jeune  chrétienne  passionnément  croyante.  Ce  fut 
l'excuse  que  M"^  de  Courteheuse  donna  à  un  attachement  que  son  cœur 
approuvait  peut-être  plus  que  sa  raison.  Ce  fut  aussi,  comme  l'avait 
bien  compris  M.  de  Vaudricourt,  l'excuse  que  le  digne  prêtre,  oncle 
d'Aliette,  se  donna  à  lui-même  pour  justifier  sa  faiblesse  envers  une 
nièce  qu'il  adorait.  Ils  étaient  tous  deux,  comme  le  disait  le  bon 
évêque,  deux  exaltés,  deux  enthousiastes,  —  et  qui  de  nous  n'a 
connu  parmi  les  prélats  de  notre  temps,  —  et  parmi  les  meilleurs, 
—  quelqu'un  de  ces  cœurs  chauds,  quelques-unes  de  ces  âmes 
ardentes  et  saintement  romanesques?  —  Les  blâme  qui  voudra. 
Pour   nous,  nous  aimons  et  nous  saluons  l'enthousiasme,   même 
quand  il  paraît  s'égarer.  Ce  n'est  pas  de  ce  côté  que  le  monde 
penche. 

I. 

Le  mariage  de  M.  de  Vaudricourt  et  de  M"*  de  Courteheuse  eut 
lieu  dans  les  premiers  jours  du  mois  de  janvier  de  l'année  suivante. 
Quelques  semaines  furent  consacrées  à  l'installation  du  jeune  mé- 
nage dans  un  joli  hôtel  du  quartier  Monceaux,  après  quoi  M.  et 
jjme  (Je  Vaudricourt  partirent  pour  l'Italie.  Une  circonstance  parti- 
culière, qui  n'avait  rien  d'imprévu,  abrégea  un  peu  leur  voyage  et 


LA.    MORTE.  / 

les  ramena  à  Paris  vers  la  fin  d'avril.  Alors  seulement,  à  proprement 
parler,  commençait  pour  eux  l'épreuve  de  la  vie  commune. 

A  moins  de  tomber  sur  un  monstre,  —  ce  qui  est  toujours  une 
exception,  —  il  est  rare  qu'une  femme  ne  soit  pas  à  peu  près  heu- 
reuse pendant  la  première  année  de  son  mariage.  Quand  elle  a, 
comme  M**®  de  Yaudricourt,  le  précieux  avantage  de  se  trouver 
grosse  au  bout  de  quelques  mois,  les  difficultés  n'en  sont  que 
mieux  ajournées  ;  ce  lien  tout  nouveau,  que  l'accoutumance  relâ- 
chera plus  tard,  mais  qui  est  alors  dans  toute  sa  force,  engage  la 
délicatesse  du  mari  et  l'oblige  à  une  certaine  assiduité.  C'est  de 
plus,  entre  le  père  et  la  mère,  un  sujet  de  conversation  toujours 
prêt,  facile,  abondant  et  d'un  intérêt  à  peu  près  égal  pour  tous 
deux.  Enfin  si  le  mari,  comme  il  arrive  quelquefois,  conserve  dans 
son  nouvel  état  quelques  regrets  de  sa  vie  antérieure,  s'il  a  laissé 
dans  son  cercle,  dans  les  boudoirs  ou  ailleurs,  quelques  habitudes 
vers  lesquelles  il  commence  à  retourner  la  tête  avec  mélancolie,  il 
prend  patience,  il  se  dit  que  la  situation  présente  n'est  qu'un  acci- 
dent, que  c'est  un  temps  à  j)asser,  et  que  ce  qui  est  dilTéré  n'est 
pas  perdu.  De  cette  façon,  tout  va  bien  dans  le  ménage,  et  tout  le 
monde  est  satisfait  :  la  femme,  parce  qu'elle  se  persuade  que  les 
choses  iront  toujours  ainsi,  et  le  mari,  parce  qu'il  est  persuadé  du 
contraire. 

Toutefois  cette  première  et  heureuse  période  de  la  vie  conjugale 
ne  devait  pas  être  elle-même  sans  amertume  pour  M'"*  de  Yaudri- 
court. La  pauvre  Aliette,  qui  n'ignorait  pas  que  Bernard  et  son  oncle 
faisaient  fond  sur  elle  j)our  la  perpétuité  de  leur  nom  de  famille,  eut 
le  gros  chagrin  de  mettre  au  monde  une  petite  fille,  extrêmemeot 
jolie  à  la  vérité,  mais  enfin  une  fille.  Elle  en  demanda  pardon  en 
pleurant  à  M.  de  Yaudricourt,  qui  la  consola  avec  ses  grâces  habi- 
tuelles, en  lui  disant  gaîment  que  cela  se  retrouverait  et  que  cette 
petite  erreur  s'expliquait  assez  par  l'émotion  inséparable  d'un 
début. 

M"""  de  Yaudricourt  eut  par  surcroit  le  regret  de  ne  j)()uvoir  nour- 
rir sa  fille.  Mais  elle  lui  consacra  du  reste  son  temps  et  ses  soins  avec 
ce  profond  sentiment  du  devoir  et  cette  ardeur  de  tendresse  qui  lui 
étaient  propres.  Sa  fille  lui  servit  aussi  d'honnête  prétexte  dans  les 
premiers  temps  pour  se  refuser  aux  empressemens  des  salons  pa- 
risiens où  son  mariage  avec  le  très  brillant  et  très  recherché  vicomte 
de  Yaudricourt  lui  assurait  un  succès  non  pas  peut-être  de  vive 
sympathie,  mais  de  vive  curiosité.  Cette  circonstance  se  trouvait 
d'ailleurs  à  propos  pour  lui  faciliter  l'exécution  du  plan  d'existence 
qu'elle  s'était  tracé  d'après  les  conseils  de  son  oncle,  et  dans  lequel 
les  plaisirs  courans  du  monde  devaient  tenir  peu  de  place.  M»"^  de 


8  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Coiirteheuse  et  sa  nièce,  sans  avoir  jamais  vécu  à  Paris,  si  ce  n'est 
à  de  rares  intervalles  et  pendant  de  courts  séjours,  avaient  l'un  et 
l'autre  l'esprit  trop  ouvert  et  trop  attentif  pour  ne  pas  apprécier 
assez  exactement  le  caractère  de  la  vie  mondaine  à  Paris.  Ils  n'ap- 
portaient dans  cette  appréciation  ni  les  préventions  ombrageuses  de 
l'esprit  dévot,  ni  la  pruderie  effarouchée  de  l'esprit  provincial  :  ils 
y  apportaient  plutôt  un  peu  d'innocence,  comprenant  seulement  que 
la  variété  et  la  multiplicité  des  occasions  devaient  mettre  dans  les 
existences  parisiennes  une  dissipation  excessive  qui  ne  se  conciliait 
pas  avec  l'idée  qu'ils  se  faisaient  l'un  et  l'autre  du  sérieux  de  la 
vie.  M'"®  de  Vaudricourt,  qui  était  un  esprit  fort  avisé,  n'avait  pas 
tardé  à  entrevoir  à  mesure  qu'elle  pénétrait  avec  plus  de  suite  dans 
le  milieu  parisien,  que  ce  n'était  pas  seulement  la  multiplicité  des 
distractions,  mais  aussi  leur  qualité,  qui  s'accordait  mal  avec  son 
éducation  et  ses  sentimens  personnels.  Ce  ne  fut  encore  dans  cette 
phase  de  sa  vie  qu'une  vision  vague  et  une  perception  indécise  de 
choses  inconnues  et  déplaisantes.  Mais  c'en  fut  assez  pour  la  ren- 
fermer plus  strictement  dans  le  programme  d'existence  qu'elle  avait 
résolu  d'adopter,  non  seulement  parce  qu'il  était  conforme  à  ses 
goûts,  mais  parce  qu'il  lui  paraissait  le  plus  propre  à  l'objet  qui 
passionnait  sa  pensée,  c'est-à-dire  à  la  conversion  de  son  mari. 

Les  instructions  de  son  oncle,  d'accord  avec  ses  propres  inspira- 
tions, lui  avaient  lait  reconnaître  le  danger  de  toute  tentative  de  prosé- 
lytisme direct  sur  l'esprit  de  Bernard.  —  a  Ne  prêche  que  d'exemple, 
lui  avait  dit  le  sage  prélat.  N'attaque  jamais  la  question  religieuse 
avec  ton  mari,  ni  par  des  reproches,  ni  par  des  exhortations,  ni 
même  par  des  allusions.  Tu  le  fatiguerais  et  tu  le  rebuterais. 
Monlre-Iui  seulement  la  douceur  d'un  foyer  chrétien  au  milieu  des 
désordres  du  monde.  Fais-toi  connaître,  aimer  et  bénir,  afin  qu'il 
connaisse,  qu'il  aime  et  qu'il  bénisse  un  jour  le  Dieu  qui  t'a  faite  ce 
que  tu  es.  » 

Après  avcir  accompli  la  fatigante  tournée  des  visites  obligatoires, 
]yjme  (jg  Vaudricourt  prit  donc  prétexte  de  ses  devoirs  maternels  pour 
limiter  ses  relations  dans  le  cercle  restreint  des  parens  et  des  amis 
particuliers  de  son  mari.  Du  reste,  elle  se  tenait  chez  elle  le  plus 
qu'elle  pouvait,  déployant  pour  orner  sa  maison  toutes  ses  vertus 
de  bonne  petite  ménagère  de  province  et  tout  son  goût  ingénieux 
de  femme  élégante.  Son  salon  et  son  boudoir,  pleins  de  verdure  et 
de  fleurs,  offraient  dans  leurs  mystérieux  arrangemens  un  attrait 
pénétrant  d'aimable  retraite  et  de  gracieuse  intimité.  Dans  ces  com- 
binaisons douces  et  savantes  qu'elle  passait  des  heures  chaque  jour 
à  perfectionner,  elle  s'était,  il  faut  l'avouer,  cruellement  écartée 
de  la  sévérité  du  style  Louis  XIV  :  mais  il  fallait  avant  tout  plaire  à 


LA   MORTE.  9 

son  seigneur  et  maître  et  s'accommoder  à  ses  faiblesses.  Comme 
correctif  à  ces  délicatesses  un  peu  molles,  Aliette  avait  transforme 
en  bibliothèque  un  de  ses  salons,  et  y  avait  rangé  avec  respect, 
entre  des  bustes  romains,  les  livres  de  son  père,  qu'elle  avait  ap- 
portés de  Vara ville.  Son  rêve  était  de  relire  souvent  ces  vieux  livres 
aimés,  avec  son  jeune  mari  également  très  aimé. 

Il  est  à  peine  utile  d'ajouter  que  l'appartement  particulier  de 
M.  de  Vaudricourt  réservait  à  ce  gentilhomme  des  surprises  et  des 
attentions  qui  ne  lui  étaient  certainement  pas  ménagées  par  ses  do- 
mestiques. Fort  soigneux  de  sa  personne,  mais  du  reste  entière- 
ment dépourvu  d'ordre,  comme  la  plupart  des  hommes  dignes  de  ce 
nom,  il  aimait  l'ordre  cependant,  pourvu  qu'il  n'eût  pas  à  s'en  occu- 
per. C'était  donc  pour  lui  une  satisfaction  vive  et  nouvelle  que  de 
le  voir  régner  dans  son  domaine  privé  avec  une  perfection  raffinée 
et  de  ne  pouvoir  prendre  un  mouchoir  ou  une  paire  de  gants  sans 
respirer  la  bonne  odeur  fraîche  des  petits  sachets  que  les  fées  glis- 
saient secrètement  dans  ses  armoires. 

Parmi  toutes  les  séductions  que  la  jeune  vicomtesse  mettait  en 
œuvre  pour  attacher  son  mari  à  son  intérieur,  celle  sur  laquelle 
elle  comptait  le  moins,  et  sur  la(juelle  elle  aurait  dû  compter  le 
plus,  c'était  elle-même.  Non-seulement  elle  était  jolie,  mais  sa  beauté 
d'enfant  grave,  sa  démarche  souple,  son  front  d'une  pureté  lumi- 
neuse, son  regard  profond,  qui  avait  des  clartés  d'émeraude,  lui 
composaient  une  sorte  de  charme  très  original  et  très  particulier. 
Quelques  mois  d'existence  parisienne  avaient  poussé  à  la  perfection 
son  goût  naturel,  et  ses  toilettes  avaient  cette  élégance  pure,  tran- 
quille et  correcte  qui  peut  apprendre  aux  gens  qui  l'ignorent  ce 
que  veut  dire  le  mot  distinction.  C'était  d'ailleurs,  comme  on  le 
sait,  un  esprit  sérieusement  nourri  et  orné,  d'une  façon  un  peu 
exclusive  peut-être,  mais  du  moins  en  dehors  de  toute  banalité. 

Le  vicomte  Bernard  n'était  pas  insensible  à  toutes  ces  délicates 
attractions  :  mais  ce  qui  lui  en  gâtait  un  peu  l'agrément,  c'est  qu'il 
en  devinait  parfaitement  la  secrète  politique.  Il  trouvait  sa  femme 
infiniment  honnête,  gracieuse  et  spirituelle  :  mais  il  n'en  sentait 
pas  moins  qu'elle  complotait  de  le  mettre  en  cage  j)our  l'ajjprivoiser 
peu  à  peu,  et  lui  apprendre  à  chanter  les  airs  qu'elle  aimait.  Il  en 
souriait  doucement  à  part  lui,  et,  tout  en  se  prêtant  à  la  diplomatie 
de  sa  jeune  femme  avec  la  bonne  grâce  d'un  homme  encore  épris 
et  naiurellement  généreux,  il  n'entendiiit  pourtant  pas  jiousser  la 
complaisance  jusqu'à  l'abandon  de  sa  liberté  d'action  et  de  pensée. 
Malgré  la  justice  qu'il  rendait  aux  mérites  d'Aliette,  ce  n'était  pas 
sans  un  ennui  secret  qu'il  la  voyait  se  cloîtrer  indéfiniment  dans 
ses  devoirs  maternels,  se  dérober  presque  com])lètement  au  cou- 


10  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rant  de  la  vie  parisienne,  et  s'isoler  enfin  dans  une  sorte  de  thé- 
baïde.  Il  appréciait,  sans  doute,  l'intimité  de  sa  femme,  les  res- 
sources de  son  esprit  et  de  son  entretien.  Mais  il  n'en  était  pas 
moins  toujours  un  peu  mal  à  l'aise  en  sa  compagnie  pour  une  raison 
facile  à  concevoir.  Il  y  a  bien  peu  de  sujets  de  conversation,  s'il  y 
en  a,  qui,  par  un  côté  ou  par  un  autre,  ne  touchent  à  la  question 
religieuse,  laquelle  en  réalité  est  au  fond  de  tout.  On  ne  s'en  ap.er- 
çoit  guère  dans  une  société  comme  la  nôtre,  composée  générale- 
ment d'indifférens  et  de  sceptiques  ;  mais  si  l'on  se  trouve  par  ha- 
sard en  présence  d'un  croyant  fervent,  —  que  l'on  parle  d'art, 
de  science,  de  littérature  ou  de  politique,  —  on  sent  la  gêne  :  on 
sent  à  tout  instant  qu'on  va  se  heurter  à  la  question  de  foi  et 
choquer  des  sentimens  qu'on  veut  respecter.  C'est  ainsi  que  M.  de 
Vaudricourt  et  sa  femme,  soit  dans  leurs  causeries  d'intimité,  soit 
dans  leurs  lectures  en  commun,  soit  dans  l'échange  de  leurs  im- 
pressions au  théâtre  et  dans  les  musées,  sentaient  toujours  entre 
eux  l'embarras  de  ce  sujet  interdit. 

Le  vicomte  Bernard,  si  l'on  veut  bien  s'en  souvenir,  du  temps  qu'il 
faisait  la  cour  à  M"®  de  Courteheuse,  s'était  flatté  que  le  séjour  de 
Paris  aurait  vite  raison  des  excès  de  piété  de  sa  fiancée,  et  qu'il  lui 
ôterait  ce  qu'on  pouvait  appeler  le  trop  plein  de  ses  vertus,  tout  en 
lui  laissant  le  nécessaire.  Mais  si  elle  s'obstinait  à  vivre  à  Paris  dans 
son  originalité  sauvage,  uniquement  occupée  de  Dieu,  de  son  mari, 
et  de  sa  fille,  c'était  à  désespérer.  M.  de  Vaudricourt  comprenait  en 
homme  d'honneur  tout  ce  qu'il  y  aurait  de  délicat  à  paraître  pousser 
sa  femme  à  la  dissipation  :  et,  cependant,  s'il  pouvait  honnêtement 
la  dégager  un  peu  de  son  excessive  austérité,  il  lui  semblait  qu'elle 
y  gagnerait  beaucoup,  et  lui  aussi.  —  Un  soir,  comme  il  fumait  après 
dîner  dans  sa  bibliothèque,  il  crut  pouvoir,  sans  être  suspect  de 
débaucher  sa  femme,  lui  proposer  d'aller  voir  dans  un  petit  théâtre 
du  boulevard  une  pièce  intitulée  :  ^^.s  Six  Femmes  de  Mollenchart, 
qui  obtenait  alors  un  succès  de  vogue  et  dont  on  répétait  les  mots 
dans  tous  les  salons.  —  Car  enfin,  ma  chère  Aliette,  disait  Bernard, 
vous  êtes  réellement  trop  étrangère  aux  choses  de  ce  monde...  La 
plupart  des  jeunes  filles  se  marient  aujourd'hui  principalement  dans 
le  dessein  d'aller  aux  Folies-Bergère  :  c'est  un  excès,  je  le  veux  bien, 
mais  ne  tombez-vous  pas  vous-même  dans  un  autre  excès  quand 
vous  vous  figurez  que  tout  théâtre  qui  n'est  pas  le  Théâtre-Français 
ou  l'Opéra  est  un  lieu  de  perdition  ? 

—  Les  Six  Femmes  de  Mollenchart,  mon  ami?  dit  Aliette  d'un 
air  rêveur. 

—  Parfaitement,  reprit  Bernard.  —  Ce  n'est  pas  le  Cid,  ni  Bri- 
tannicus,  bien  certainement,  —  c'est  une  farce,.,  mais  quoi?..  Gon- 


LA   MORTE.  11 

sultons  vos  oracles!  Soyez  assez  bonne,  je  vous  prie,  pour  me 
passer  le  deuxième  volume  de  Molière,  celui  où  se  trouve  la  Cri- 
tique de  V École  des  fe-nmes...  Je  lis  dans  l'épître  dèdicatoire,  à 
Anne  d'Autriche,  ces  propres  paroles  qu'on  croirait  adressées  à  la 
vicomtesse  de  Vaudricourt  elle-même  :  —  «Je  me  réjouis  de  pouvoir 
encore  obtenir  l'honneur  de  divertir  Votre  Majesté  :  Elle,  Madame, 
qui  ])rouve  si  bien  que  la  véritable  dévotion  n'est  point  contraire 
aux  honnêtes  divertissemens...  et  qui  ne  dédaigne  pas  rire  de  cette 
môme  bouche  dont  elle  prie  si  bien  Dieu  !..  »  —  Eh  bien  !  ma  chère, 
qu'en  dites-vous? 

—  Je  n'ai  rien  à  refuser  à  Molière  ni  à  vous,  dit  gaîment  la  jeune 
femme.  —  Allons  voir  les  Six  Femmes  de  Mollenchurtl 

Chaque  siècle  a  sa  faron  de  plaisanter.  Le  xvii"  avait  une  ma- 
nière un  peu  grosse,  à  la  gauloise,  mais  franche,  saine  et  inoflen- 
sive,  celle  de  Molière.  Noire  siècle,  plus  raffiné,  aime  à  respirer, 
dans  les  plaisanteries  du  théâtre  et  même  du  livre,  un  certain 
fumet  de  libertinage  avancé.  M""*  de  Sévigné,  qui  cependant  aimait 
à  rire,  serait  probablement  restée  assez  froide  devant  les  Six  Femmes 
de  MolleiKhurt.  M"'*"  de  Vaudricourt,  élevée  à  |)eu  près  dans  le 
même  milieu  que  l'illustre  marquise,  éprouva  cette  impression  de 
glace,  et  comme  une  enfant  bien  née  qu'on  transporterait  soudain 
dans  queUpie  monde  inférieur  et  équivoque,  elle  eut  envie  de 
pleurer.  Elle  essaya  cependant  de  sourire  pour  faire  plaisir  à  son 
mari  ;  mais  elle  y  réussit  mal,  et  il  comprit  que  cette  première  ten- 
tative d'émancipation  était  manquée. 

Dans  le  courant  de  cette  môme  année,  M.  de  Vaudricourt  crut 
avoir  découvert  une  occasion  plus  heureuse  d'arracher  sa  femme 
à  son  rigorisme  excessif  et  de  lui  inspirer  enfin  quelque  goût  pour 
cette  vie  mondaine  à  laquelle  elle  se  montrait  si  rebelle.  Il  y  eut, 
comme  toujours,  vers  la  fin  de  l'hiver,  dans  la  haute  société  pari- 
sienne,plusieurs  fêtes  organisées  avec  éclat  dans  undesseindecharité, 
et  en  })articulier  un  grand  bal  au  Trocadéro  avec  accompagnement 
d'une  de  ces  kermesses  où  de  jolies  boutiques  sont  tenues  et  acha- 
landées par  de  jolies  vendeuses.  Le  vicomte  de  Vaudricourt,  très 
charitable  de  sa  nature,  avait  coutume  de  prendre  une  part  active 
à  ces  sortes  de  fêtes  où  il  trouvait  à  la  fois  l'occasion  d'être  agréable 
aux  pauvres,  aux  dames  et  à  lui-même.  Il  lui  sembla  que  l'objet 
éminemment  louable  et  presque  religieux  de  ces  solermiiés  mon- 
daines devait  éveiller  la  syrn[)athie  de  son  austère  jeune  femme 
et  faire  taire  ses  scrupu'es.  Il  la  pressa,  en  conséquence,  d'accepter 
les  fonctions  de  dame  patronnesse  et  de  vendeuse  qui  lui  étaient 
offertes  avec  emj)ressement  en  vertu  de  son  nom,  de  sa  siiuatio[j 
et  de  sa  beauté.  Mais,  à  la  vive  surprise  de  Uernard,  M""**  de  Vaudri- 


12  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

court  repoussa  cet  honneur.  —  «  Elle  était  trop  timide.  Elle  était 
trop  jeune.  Elle  ne  connaissait  pas  assez  de  monde.  »  —  Gomme  son 
mari,  un  peu  scandalisé,  lui  reprochait  assez  vivement  de  manquer 
à  ses  principes  et  même  à  sa  foi  en  refusant  son  concours  à  une 
bonne  œuvre,  à  une  œuvre  pieuse,  elle  finit  par  lui  dire  en  riant  : 
—  «  Vous  m'avez  lu  l'autre  jour,  mon  ami,  un  passage  de  Molière... 
J'ai  bien  envie  de  vous  rendre  la  monnaie  de  votre  pièce  et  de  vous 
lire  à  mon  tour  une  page  de  Pascal  !..  —  c'est  la  lettre  sur  la  Dé- 
votion aisée...  du  père  Lemoyne!  » 

M.  de  Vaudricourt  se  mit  à  rire  et  n'insista  pas  davantage.  Néan- 
moins il  se  décourageait,  et  après  avoir  fait,  avec  le  même  insuccès, 
quelques  autres  tentatives  du  même  genre  pour  humaniser  Aliette 
et  la  mettre  dans  le  mouvement  de  la  civilisation,  il  y  renonça. 
Aliette  était  décidément  une  personne  remplie  de  mérite,  mais  une 
petite  puritaine  insociable.  Il  fallait  en  prendre  son  parti,  et  lui  par- 
donner ses  bizarreries  en  considération  de  ses  vertus  en  la  laissant 
vivre  à  sa  mode  farouche  et  se  retirer  du  bal  comme  Gendrillon  à 
l'heure  où  le  cotillon  commençait. 

M.  de  Vaudricourt,  toutefois,  se  crut  autorisé,  dès  ce  moment, 
à  suivre  de  son  côté  ses  goûts  personnels,  et  se  laissa  aller  tout 
doucement  à  reprendre  à  peu  de  chose  près  sa  vie  de  garçon,  en  y 
apportant  cependant,  autant  que  possible,  la  discrétion  d'un  galant 
homme  qui  entend  ménager  le  repos  et  la  dignité  de  sa  femme. 

Aliette  se  vit  donc  de  plus  en  plus  abandonnée  dans  cet  intérieur 
charmant  préparé  avec  tant  de  soins,  d'espérance  et  d'amour  pour 
y  attirer  et  y  fixer  son  mari...  Que  d'heures  tristes  passées  dans 
des  attentes  de  plus  en  plus  longues!  que  de  baisers  douloureux 
donnés  à  sa  chère  petite  fille,  inutilement  parée  comme  sa  mère 
pour  faire  fête  à  un  oublieux  et  à  un  ingrat  !  Que  de  larmes  brû- 
lantes tombées  sur  l'enfant  endormie  ! 

Bernard  la  surprenait  souvent  les  yeux  rouges  et  encore  humides, 
et  il  s'en  irritait  de  plus  en  plus.  Que  voulait-elle  enfin  ?  Il  croyait 
ou  il  affectait  de  croire  qu'elle  avait  la  prétention  de  l'enlever  à  la 
vie  de  Paris  et  à  ses  plaisirs  pour  lui  faire  mener  à  côté  d'elle  une 
sorte  d'existence  claustrale.  Aliette  était  trop  sensée  pour  s'être 
jamais  livrée  à  de  pareilles  imaginations.  Mais  elle  n'aimait  pas  pour 
son  mari  plus  que  pour  elle-même  la  violente  dissipation  mondaine  : 
elle  la  jugeait  inconciliable  avec  une  certaine  gravité  de  pensée. 
Elle,  avait  donc  souhaité  ardemment  de  l'en  retirer  pour  se  créer 
avec  lui  un  de  ces  foyers  exceptionnels  qui  sont  rares  sans  doute  à 
Paris,  mais  qu'on  y  rencontre  pourtant,  qui  y  forment  une  élite 
presque  inconnue,  et  qui  présentent  réellement  le  modèle  d'une 
vie  digne,  intelligente  et  heureuse.  Elle  appréciait  vivement  elle- 


LA   MORTE.  13 

même  les  jouissances  élevées  et  délicates  qu'une  grande  capitale 
intellectuelle  comme  Paris  offre  sans  cesse  à  l'esprit  sous  des  formes 
variées  à  l'infini.  Mais  elle  aurait  voulu  les  goûter  dans  une  intimité 
choisie,  sérieuse  et  paisible,  à  l'écart  du  tourbillon  désordonné,  de 
l'ivresse  mondaine,  et  de  la  fièvre  boulevardière  qui  étaient  pour 
elle  comme  l'écume  de  Paris. 

Quand  elle  laissait  entrevoir  à  son  mari  l'espèce  d'existence  qu'elle 
rêvait,  il  se  contentait  de  hausser  les  épaules  et  de  murmurer  les 
mots  :  «  Chimérique  !..  Hôtel  de  Rambouillet  1  » 

Cependant,  le  malentendu  grandissait  entre  eux,  et  ces  deux 
honnêtes  gens  commençaient  à  soufirir  profondément  l'un  par 
l'autre. 

Il  se  trouva  qu'en  cette  phase  troublée  du  jeune  ménage,  la 
même  personne  recevait  à  la  fois  les  confidences  éplorées  de 
M'"*  de  Vaudricourt  et  celles  de  son  mari.  C'était  la  duchesse  de 
Castel-Moret,  vieille  amie  des  Vaudricourt,  et  la  seule  femme  avec 
laquelle  Aliette,  depuis  son  arrivée  à  Paris,  eût  contracté  une  sorte 
d'intimité.  La  duchesse  était  loin  d'avoir  en  matière  de  morale,  et 
surtout  de  religion,  l'orthodoxie  sévère  et  passionnée  de  sa  jeune 
amie.  Elle  avait  mené,  il  est  vrai,  une  vie  irréprochable,  mais 
moins  par  suite  de  ses  principes  que  par  instinct  et  par  goût  na- 
turel :  elle  convenait  elle-même  qu'elle  était  honnête  de  naissance, 
sans  autre  mérite.  C'était  une  vieille  femme  très  soignée,  et  qui 
sentait  bon  sous  ses  cheveux  blancs.  On  l'aimait  pour  sa  grâce  d'un 
autre  temps,  j)our  son  esprit  et  pour  sa  sagesse  mondaine,  qu'elle 
mettait  volontiers  à  la  disposition  du  public.  Elle  faisait  çà  et  là 
quelques  mariages;  mais  sa  spécialité  était  plutôt  de  venir  en  aide 
à  ceux  qui  tournaient  mal,  ce  qui  n'était  pas  une  sinécure.  Elle 
passait  ainsi  le  meilleur  de  son  temps  à  raccommoder  les  ménages 
ïêlés  :  «  Ça  durait,  disait-elle,  ce  que  ça  pouvait;  mais  on  sait  que 
es  bons  raccommodages  valent  quelquefois  mieux  que  le  neuf.  » 

La  bonne  duchesse,  instruite  peu  à  peu  par  les  demi-confidences 
de  Bernard  et  d'Aliette  du  malaise  de  leur  situation  conjugale,  ne 
fut  nullement  étonnée  d'entendre  un  jour  M.  de  Vaudricourt  faire 
appel  à  sa  compétence  générale  sur  la  matière  et  lui  demander  une 
consultation  sur  son  cas  particulier. 

—  Ma  chère  duchesse,  lui  dit-il,  vous  savez  ce  qui  s'est  passé, 
et  vous  voyez  ce  qui  se  passe.  J'ai  fait  absolument  tout  ce  qui 
m'était  possible  pour  arracher  ma  femme  à  cette  espèce  d'existence 
monacale  où  elle  se  complaît.  Elle  y  a  persisté...  Soit  I  Je  respecte 
sa  manie...  Mais  je  ne  puis  pourtant  pas  m'enfermer  avec  elle  dans 
sa  cellule  pour  passer  ma  vie  à  prier  son  Dieu,  auquel  je  ne  crois 
pas,  —  et  à  moucher  ma  fille  ! 


14  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Mon  cher  monsieur,  dit  la  duchesse,  vous  êtes  en  colère. 

—  Parfaitement.  Je  suis  en  colère,  car  je  n'ai  vraiment  rien  à 
me  reprocher...  Si  je  vais  seul  dans  le  monde  les  trois  quarts  du 
temps,  si  j'ai  repris  mes  habitudes  de  cercle,  n'est-ce  pas  sa  faute? 
Et  maintenant  elle  pleure  dans  son  coin  jour  et  nuit,.,  et  comme  j'ai 
la  bêtise  d'avoir  bon  cœur,  cela  empoisonne  ma  vie...  sans  compter 
les  commérages  que  ses  singularités  provoquent  :  les  uns  disent 
que  je  suis  jaloux,  les  autres  qu'elle  est  timbrée  !..  Eh  bien!  est-ce 
agréable,  je  vous  le  demande? 

—  Vous  êtes  réellement,  dit  la  duchesse,  un  être  extraordinaire. 
Vous  avez,  par  hasard  en  ce  temps-ci  et  en  plein  Paris,  une  femme 
qui  n'est  pas  une  folle,  et  vous  vous  plaignez!..  Mon  Dieu!  que  je 
voudrais  donc  vous  voir  seulement  pendant  quinze  jours  attelé  de 
front  avec  une  aimable  personne  qui  a  fait  mon  bonheur  à  Dieppe 
l'été  dernier,  —  une  vraie  et  pure  Parisienne,  celle-là,  une  essence... 
Elle  logeait  dans  mon  hôtel  et  je  ne  me  lassais  pas  de  l'admirer.  — 
Dès  le  point  du  jour,  j'entendais  sa  canne  taper  dans  les  corri- 
dors,., je  la  voyais  partir  avec  sa  cour,  c'est-à-dire  avec  quatre  ou 
cinq  gaillards  dans  votre  genre,  —  et  avec  son  mari  par-dessus  le 
marché...  —  Je  la  voyais  donc  partir,  la  jupe  retroussée,  pour  la 
plage,  pour  la  pêche  à  marée  basse,  pour  le  bain.  Elle  rentrait  pour 
déjeuner,  suivie,  bien  entendu,  de  ces  messieurs,  et  je  la  voyais 
manger,  pour  se  refaire,  une  salade  de  concombres,  des  rôties  à  la 
moutarde  et  une  jatte  de  fraises.  Après  quoi,  elle  allait  tuer  quel- 
ques pigeons  au  sJiooting;  puis,  au  casino,  où  elle  avalait  deux 
glaces  et  où  elle  perdait  cinquante  louis  aux  petits  chevaux  ;  de  là, 
chez  le  photographe...  Puis  elle  partait  en  break  avec  des  grelots, 
et  toujours  avec  ces  messieurs,  s'arrêtait  au  Pollet  pour  y  manger 
trois  livres  de  crevettes  et  allait  dîner  ensuite  au  cabaret  à  Arques... 
Puis,  retour  au  casino,  où  elle  regagnait  ses  cinquante  louis  au 
baccarat.  Après  quoi,  elle  soupait,  prenait  un  bock,  se  plantait  une 
fleur  dans  les  cheveux,  faisait  un  tour  de  valse  et  rentrait  triom- 
phalement à  l'hôtel  sur  les  trois  heures  du  matin,  —  toujours  avec 
ces  messieurs,  pâles  et  haletans,  mais  sans  son  mari,  qui  sans  doute 
était  mort  !  —  Eh  bien  !  mon  cher  vicomte,  malgré  ça,  on  dit  que 
c'est  une  femme  très  honnête...  Mais  enfin,  voudriez-vous  qu'elle 
fût  la  vôtre? 

—  Ça  me  changerait ,  dit  Bernard  en  riant. 

—  Voilà  donc  les  jeunes  femmes  d'à  présent,  poursuivit  la  du- 
chesse, car  vous  savez  bien  que  celle-là  n'est  nullement  une  excep- 
tion, et  vous  venez  vous  lamenter  quand  vous  avez  une  perle  de 
petite  femme  qui  est  sage,  spirituelle,  instruite,  sérieuse,  et  qui 
n'a  d'autre  inconvénient  que  d'être  une  sainte!  De  ce  côté,  il  y  a 


LA    MORTE.  15 

un  peu  d'excès,  c'est  possible...  Mais  elle  vous  aime  tant  que  vous 
lui  feriez  facilement  entendre  raison  si  vous  vouliez  vous  en  donner 
la  peine...  Non,  cela  vous  ennuie?..  Eh  bien  !  soit,  je  m'en  charge! 

M.  de  Vaudricourt  baisa,  à  deux  reprises,  la  main  de  la  duchesse 
et  se  retira.  —  Dès  le  lendemain.  M"®  de  Castel-Moret,  poursuivant 
avec  zèle  son  rôle  de  maître  Jacques,  arrivait  chez  M™"  de  Vau- 
dricourt. Elle  trouva  la  jeune  femme  profondément  découragée, 
abattue,  doutant  d'elle-même,  bref,  dans  les  meilleures  disposi- 
tions du  monde  pour  écouter  des  conseils  et  même  des  remon- 
trances. La  duchesse  lui  représenta  doucement  que  l'œuvre  de  la 
transformation  morale  de  son  mari  était  sans  doute  une  œuvre  fort 
méritoire,  mais  fort  délicate,  qu'elle  avait  eu  le  tort  de  vouloir 
brusquer.  Elle  n'y  avait  pas  apporté  assez  de  patience,  de  sou- 
plesse :  elle  n'avait  pas  su  rendre  et  reprendre  à  propos,  si  bien 
que  son  mari  s'était  cabré  et  lui  échappait.  Un  dilettante  jwrisien 
et  mondain  aussi  invétéré,  aussi  gâté,  aussi  sceptique  jusque  dans 
les  moelles,  aussi  épris  du  boulevard,  ne  pouvait  être  ramené  aux 
goûts  sérieux  du  foyer,  et  encore  moins  aux  princi|)es  de  la  reli- 
gion, par  un  simple  coup  de  baguette.  Il  ne  fallait  pas  se  dissi- 
muler que  c'était  un  vrai  miracle  à  opérer  :  Miette  en  était  assuré- 
ment plus  capable  (pie  personne.  Mais,  pour  y  réussir,  la  première 
condition  était  évidemment  de  vivre  le  plus  possible  auprès  de  son 
mari  et  la  main  dans  la  main,  afîn  de  lui  faire  sentir  toujours  tout 
à  la  fois  le  charme  et  le  frein...  Il  falKait  en  un  mot,  pour  lui  inspi- 
rer peu  à  peu  d'autres  goûts,  commencer  par  se  prêter  aux  siens 
avec  quelque  complaisance  afin  de  ne  point  l'effaroucher. 

^(me  jg  Vaudricourt,  accablée  par  ses  longs  mécomptes,  énervée 
par  ses  luttes  secrètes,  presque  affolée  par  la  pensée  de  perdre  tout 
à  fait  le  cœur  de  son  mari,  se  jeta  avec  une  sorte  de  désespoir  dans 
la  voie  nouvelle  que  lui  avait  tracée  la  vieille  duchesse.  Le  pre- 
mier pas  qu'elle  y  fit  lui  coûta  beaucoup.  Elle  se  rappelait  qu'après 
ses  couches,  quand  il  s'était  agi  de  régler  leur  train  de  vie  quoti- 
dien, son  mari  avait  paru  vivement  contrarié  qu'elle  se  refusât  à 
l'accompagner  le  matin  au  Bois  dans  ses  promenades  à  cheval.  Mais 
elle  avait  cru  devoir  renoncer  à  un  plaisir  qu'elle, aimait  avec  pas- 
sion, parce  qu'il  ne  pouvait  se  concilier  aisément  avec  une  habitude 
de  son  enfance  à  laquelle  elle  était  encore  plus  attachée.  Elle  dési- 
rait entendre  la  messe  tous  les  matins  à  Saint-Augustin,  comme  elle 
avait  coutume  de  l'entendre  autrefois  dans  la  petite  église  de  Vara- 
ville.  Cette  observance  n'était  pas  seulement  pour  elle  la  satisfac- 
tion d'un  devoir  religieux  :  c'était  un  souvenir  particulièrement 
doux  à  son  imagination  et  à  son  cœur.  C'était  l'heure  où,  proster- 
née sur  sa  chaise,  la  tête  dans  ses  mains,  elle  ressentait  à  travers 


16  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  prières  toutes  les  impressions  des  années  lointaines,  des  années 
sans  trouble,  c'était  le  moment  où  elle  revoyait  les  sentiers  qui 
menaient  par  les  champs  du  château  à  l'église  ;  où  elle  croyait  res- 
pirer l'odeur  des  épines  roses  des  haies,  et  entendre  craquer  au 
soleil  le  vieil  if  du  cimetière. —  Cependant  elle  avait  eu  tort  et  elle 
le  reconnut.  Dès  le  lendemain  du  jour  où  elle  avait  reçu  la  visite 
et  les  admonestations  de  la  duchesse,  elle  dit  simplement  à  son 
mari  qu'elle  était  tourmentée  du  désir  de  remonter  à  cheval,  et 
surtout  d'y  monter  avec  lui  le  matin. 

Bernard  étonné  la  regarda  fixement  ;  puis  lui  prenant  la  main  : 

—  Vous  me  faites  plaisir,  Miette  :  car  je  suis  fier  de  vous,  et 
j'aime  à  vous  montrer. 

De  telles  parole's,  si  rares  dans  la  bouche  d'un  mari,  et  surtout 
d'un  mari  réservé  et  railleur  comme  l'était  M.  de  Vaudricourt,  ne 
pouvaient  que  remuer  délicieusement  le  cœur  de  la  jeune  femme 
et  la  mettre  en  goût  pour  d'autres  sacrifices. 

Elle  sortit  donc  dès  ce  moment  de  sa  retraite,  accepta  des  invi- 
tations, se  montra  plus  fréquemment  dans  les  théâtres  l'hiver,  sur 
les  champs  de  courses  l'été,  et  n'opposa  plus  enfin  la  même  résis- 
tance au  courant.  Bernard,  pour  l'encourager,  fit  lui-même  des  efforts 
généreux  :  il  modifia  un  peu  ses  habitudes,  il  négligea  quelques 
distractions  personnelles  et  délaissa  souvent  son  cercle  pour  accom- 
pagner sa  femme  dans  le  monde.  Leurs  deux  existences  se  rappro- 
chèrent, et  il  y  eut  à  cet  instant  dans  leur  union  une  sorte  de  renou- 
veau, dans  leurs  relations  une  sorte  de  reconnaissance  mutuelle  et 
de  gaîté  tendre  qui  donnèrent  sans  doute  à  M""®  de  Vaudricourt 
quelques-uns  des  jours  les  plus  heureux  de  sa  vie. 


II. 


Cependant  la  vie  mondaine  à  Paris  est  un  terrible  engrenage,  où 
il  est  bien  difficile  de  ne  pas  passer  tout  entier  quand  un  jour  on  s'y 
est  laissé  prendre  :  M"""  de  Vaudricourt  ne  tarda  pas  à  subir  la  fa- 
talité de  cet  entraînement  où  les  invitations  s'engendrent  l'une 
l'autre,  où  les  relations  se  multiplient  à  l'infini,  où  les  obligations 
s'enchaînent  comme  les  plaisirs,  où  les  occasions  pullulent.  Elle  ne 
tarda  pas  à  sentir  d'abord  avec  ennui,  et  bientôt  avec  effroi,  que  sa 
liberté,  son  temps,  sa  personnalité  même  lui  échappaient,  qu'elle 
appartenait  au  monde  et  qu'elle  ne  s'appartenait  plus. 

Mais  ce  ne  fut  pas  là,  au  milieu  de  son  existence  nouvelle,  sa 
seule  appréhension  ni  sa  seule  tristesse.  Elle  était  entrée  pleine- 
ment alors  dans  cette  société  bruyante  qui  s'appelle  elle-même  com- 


LA   MORTE.  17 

plaisamment  tout-Paris,  et  qui  se  croit  une  élite  parce  qu'on  ne  voit 
qu'elle,  qu'on  n'entend  qu'elle,  qu'on  ne  parle  que  d'elle,  et  qu'on 
en  parle  trop. 

Ce  qui  devait  choquera  première  vue  cette  jeune  femme,  qui  était 
par  le  sang,  par  le  cœur,  et  par  l'éducation,  une  si  pure  Française, 
c'était  le  caractère  cosmopolite  qui  semble  envahir  de  plus  en 
plus  la  société  parisienne.  On  sait,  en  effet,  quel  rôle  actif  y  joue 
l'élément  étranger.  Assurément  il  y  a  bon  nombre  d'étrangers,  et 
pareillement  d'étrangères  qui  sont  aussi  parfaitement  aimables  que 
respectables,  même  en  France.  Mais  de  même  qu'on  voit  des  An- 
glais se  présenter  sans  façon  dans  nos  théâtres  avec  des  costumes 
qui  les  feraient  mettre  à  la  porte  des  leurs,  de  même  on  voit  trop 
d'étrangers  traiter  Paris  comme  un  lieu  équivoque  où  l'on  peut  se 
permettre  des  libertés  qu'on  ne  se  permettrait  pas  chez  soi,  et 
s'amuser  en  déshabillé.  Ce  sans -gêne,  cette  excentricité  insou- 
ciante, cette  mauvaise  tenue,  ce  dédain  de  l'opinion,  sont  des  dé- 
fauts qui  ne  sont  pas  français,  mais  qui  tendent  à  le  devenir  par  la 
continuelle  importation. 

Cette  tendance,  si  caractérisée  à  notre  époque,  et  qui  altère  de 
plus  en  plus  nos  qualités  nationales  (l'Angleterre,  par  parenthèse, 
sait  mieux  se  garder),  cette  tendance  n'était  pas  le  seul  côté  du 
monde  parisien  qui  blessât  les  instincts,  les  idées  et  les  sentimens 
d'Aliette.  A  mesure  qu'elle  y  entrait  plus  avant  et  qu'elle  le  con- 
naissait de  plus  près,  elle  se  sentait  lasse  parfois  jusqu'à  l'é- 
cœurement, du  bavardage  superficiel  qui  est  si  facilement  alimenté 
à  Paris  par  les  actualités  de  chaque  jour,  et  qui  semble  abaisser 
tous  les  esprits  sous  le  même  niveau  de  banale  médiocrité.  Elle 
entendait  dix  fois  par  jour  dans  dix  salons  différons  le  même  jar- 
gon, le  môme  commérage  fiévreux  et  vide,  la  même  insupportable 
gouailleiio  boulevardière,  les  mômes  jugemens  en  l'air,  les  mêmes 
mots,  les  mêmes  plaisanteries  empruntées  à  la  pièce  nouvelle,  et 
parfois  à  l'argot  inepte  des  cafés-concerts.  Jamais  rien  de  neuf,  de 
spontané,  do  personnel  dans  ce  fatigant  verbiage. 

Elle  voyait  avec  une  secrète  stupeur  cette  foule  mondaine  unique- 
ment occupée  de  mouvement  et  de  plaisir  et  comme  en  proie  à  une 
sorte  de  danse  de  Saint-(Juy  qui  l'entraînait  du  berceau  à  la  tombe 
dans  un  tourbillon  épileptique.  Gela  lui  rappelait  cette  ronde  mau- 
dite du  moyen  âge,  ces  gens  condamnés  à  danser  jusqu'à  la  mort 
dans  le  cimetière  de  l'église  qu'ils  avaient  profanée.  Elle  se  deman- 
dait ce  qui  pouvait  rester,  dans  un  affolement  pareil,  pour  la  vie 
de  famille,  pour  l'intérieur,  pour  l'étude  et  pour  la  culture  de  l'es- 
prit, les  retraites  de  la  pensée  dans  les  régions  supérieures,  enfin 
pour  l'intervalle  entre  la  vie  et  la  mort.  Elle  s'effrayait  de  se  sentir 

TOME   LXXIII,    —  1886.  2 


18  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

emportée  elle-même  dans  ce  mouvement,  comme  par  un  flot  irré- 
sistible, et  de  ne  pouvoir  reprendre  pied. 

Des  dégoûts  pins  profonds  lui  montaient  aux  lèvres  quand  elle 
assistait  par  hasard  à  certains  entretiens  que  le  relâchement  du 
goût  et  du  sens  moral,  favorisé  par  d'étranges  lectures,  a  mis  à 
la  mode  jusque  dans  les  salons,  quand  elle  entendait,  par  exemple, 
des  femmes  bien  nées  parler  couramment  entre  elles  ou  même  avec 
les  hommes  de  curiosités  physiologiques,  de  dépravations  latentes, 
de  désordres  monstrueux, 

Et  de  vices  peut-êirc  inconnus  aux  enfers! 

Ses  tristesses  et  ses  révoltes  s'exaltaient  encore  quand  elle  se 
disait  qu'en  France  et  au  dehors,  on  jugeait  du  ton  et  des  mœurs 
de  la  société  française  sur  l'échantillon  de  cette  élite  artificielle,  mé- 
langée et  tapageuse,  dont  les  fêtes,  les  aventures,  les  scandales,  les 
toilettes  faisaient  chaque  matin  la  joie  des  reporters  et  la  jubilation 
railleuse  du  public.  —  A  l'heure  du  siècle  où  nous  sommes,  et  dans 
l'état  des  esprits  en  France,  au  moment  où  une  sorte  de  jacquerie 
morale,  en  attendant  mieux,  déchaîne  dans  les  foules  populaires 
des  appétits  et  des  convoitises  désormais  sans  frein,  M"""  de  Vau- 
dricourt,  sans  s'occuper  autrement  de  politique,  était  atterrée  de 
voir  chez  la  partie  la  plus  apparente  des  classes  supérieures  une  si 
belle  insouciance  et  une  préoccupation  si  exclusive  de  se  divertir. 
Il  lui  semblait  *Hre  sur  un  bâtiment  en  perdition  où  les  officiers,  au 
lieu  de  faire  leur  devoir,  s'enivraient  avec  l'équipage. 

Ce  qu'il  y  avait  de  pis,  c'est  que  peu  à  peu  elle  sentait  sa  pauvre 
âme  se  troubler.  Cette  vie  d'une  frivolité,  d'une  vanité,  et  d'une 
sensualité  à  outrance  n'est  saine  pour  personne,  et,  même  pour 
une  créature  aussi  noble  et  aussi  pure  qu'Aliette,  elle  ne  valait 
rien.  Dans  ce  monde  si  dilïérent  d'elle-même,  si  étranger  et  si 
fermé  aux  pensées  de  l'ordre  idéal,  elle  en  arrivait  par  momens 
à  se  croire  une  personne  singulière,  excentrique,  qu'une  éducation 
exceptionnelle  avait  peut-être  jetée  hors  du  vrai.  Sa  foi  sans  doute 
n'était  pas  sérieusement  atteinte.  Mais  il  lui  paraissait  quelquefois 
extraordinaire  d'être,  dans  cette  grande  foule,  seule  de  son  espèce. 
Il  était  évident,  par  exemple,  que  la  religion,  qui  était  potu*  elle 
si  essentielle  et  si  principale,  n'était  plus  pour  la  très  grande  ma- 
jorité des  gens  de  son  monde  qu'une  sorte  de  tradition  de  bon  goût 
et  un  usage  de  bienséance,  qu'en  sortant  de  l'église  le  dimanche, 
on  la  laissait  sur  les  marches  jusqu'au  dimanche  suivant,  et  que 
dans  l'intervalle  personne  n'y  pensait.  Au  milieu  d'une  société  de 
fous,  la  raison  la  plus  solide  se  sent  ébranlée,  et  c'était  avec  un 
sentiment   d'épouvante  qu'Aliette  se  demandait  si  le  scej)ticisme 


LA    MORTE.  19 

et  l'indifférence  de  son  entourage  ne  la  gagneraient  pas  quelque 
jour. 

Cependant  sa  fille  grandissait,  et  M'"''  de  Vaudricourt  commençait 
à  se  tourmenter  pour  sa  petite  Jeanne  en  même  temps  que  pour 
elle-même.  Comment  pourrait-elle  l'élever  suivant  son  cœur  dans 
un  milieu  où  l'air  était  comme  chargé  non-seulement  d'incrédulité, 
mais  d'impudeur?  Dans  une  ville  où  elle  voyait  étalés,  jusque  de- 
vant la  porte  des  collèges  et  même  des  lycées  de  jeunes  filles,  des 
livres  à  gravures  qui  se  cachaient  autrefois  dans  les  librairies  bor- 
gnes de  Bruxelles  et  de  Genève?..  Comment  [)réserver  la  chère 
petite  de  tant  d'odieux  contacts,  d'enseigneraens  funestes,  des  pro- 
pos équivoques  du  salon  et  de  l'antichambre,  de  la  perversité  des 
uns,  de  l'insouciance  morale  de  tous?  —  Afin  d'éviter  au  moins 
un  de  ces  dangers,  Aliette  avait  confié  sa  fille  aux  soins  exclusifs 
d'une  vieille  bonne  nommée  Victoire  Cenest,  qui  l'avait  élevée  elie- 
mènie,  et  qu'elle  avait  amenée  de  Varaville.  Celte  vieille  Victoire, 
qui  était  de  la  race  à  peu  près  éteinte  aujourd'hui  des  domestiques 
honnêtes,  dévoués  et  «rondeurs,  allait  presque  chaque  après-midi 
|)romener  Jeanne  au  parc  Monceaux  ou  aux  Champs-Elysées.  Elle 
revinl  un  jour  d'une  de  ces  promenades  plus  exaspérée  qu'à  l'ordi- 
naire contre  les  choses  de  ce  monde,  et  ce  n'était  pas  tout  à  fait  sans 
raison.  Elle  conta  à  sa  maîtresse  qu'une  des  |>eliles  demoiselles 
qui  jouaient  avec  Jeanne  avait  dit  tout  à  coup  devant  celle-ci,  en 
s'adressant  à  une  amie  un  peu  plus  grande  et  en  lui  montrant  une 
dame  (jui  passait  en  \oiture  :  —  Ça,  c'est  une  cocotte  ! 

—  Connnent  le  sais-lu?  avait  dit  l'amie.  —  Je  le  suis,  avait  re- 
pris l'autre,  |.><irce  que  c'est  la  maltresse  de  mon  pèrel 

Des  incidens  de  ce  genre  qui,  comme  chacun  le  sait,  se  répè- 
tent fréquemment  à  Paris,  sous  des  foinies  diverses,  n'étaient 
point  faits  pour  calmer  les  inquiétudes  maternelles  de  M"-*  de  Vau- 
dricourt. 

Si  encore,  au  milieu  de  tant  d'amers  soucis,  elle  avait  eu  la  con- 
solation de  gagiier  quelque  chostî  sur  l'esprit  de  son  mari,  d'y  re- 
connaître la  moindre  variation,  la  plus  légère  évolution  dans  le  sens 
qu'elle  désirait  1  —  Mais  rien  de  p.ireil  :  ses  sacrifices  étaient  |)er- 
dus  ;  elle  le  sentait  toujours  aussi  ferme,  aussi  résolu  dans  ses  né- 
gations désolantes  et  dans  sa  tranquille  philosophie  sceptique.  Ce 
n'était  pas  qu'il  fermât  les  yeux  sur  le  relâchement  social  dont 
Aliette  était  si  vivement  frappée,  qu'il  en  a[)prouvàt  les  désordres, 
qu'il  en  méconnut  les  dangers.  Mais  s'il  voyait  le  mal,  il  n'y  voyait 
l)as  de  remède  ;  on  était  dans  une  période  de  décadence  ou  de 
transformation,  et  dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  n'y  avait  pas  à  lutter 
contre  la  fatalité  des  choses.  —  Ce  n'était  pas  naturellement  l'avis 


20  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'Aliette,  et  profitant  de  la  familiarité  plus  grande  qui  s'était  établie 
entre  elle  et  son  mari,  elle  ne  craignait  plus  au  même  degré  de 
soutenir  quelques  controverses  avec  lui  sur  ces  matières  déli- 
cates. Mais  il  s'y  prêtait  mal  et  se  montrait  même  parfois  dans  ces 
occasions  aigre  et  irritable,  comme  un  homme  qui  redoute  le  pro- 
sélytisme dans  sa  maison  et  qui  est  très  décidé  à  ne  pas  l'encou- 
rager. 

Ce  fut  ainsi  qu'un  jour,  leur  conversation  étant  tombée  sur  l'état 
moral  des  classes  populaires,  avec  lesquelles  les  habitudes  charita- 
bles d'Aliette  la  mettaient  fréquemment  en  rapport,  la  jeune  femme 
se  permit  de  dire  que  malheureusement  les  leçons  de  matéria- 
lisme leur  venaient  souvent  d'en  haut. 

—  Vous  avez  parfaitement  raison,  dit  Bernard,  et  je  ne  sais 
vraiment  pas  où  nous  allons  tous  de  ce  train-là,  et  quelles  terri- 
bles choses  se  préparent  :  mais  comme  on  n'y  peut  rien,  le  mieux 
est  de  n'y  pas  penser. 

—  Gomme  Louis  XV,  alors?  reprit  Aliette  ;  —  mais,  mon  ami,  êtes- 
vous  bien  sûr  qu'on  n'y  puisse  rien?  Ne  croyez-vous  pas  que  l'abo- 
lition de  toute  croyance  religieuse,  de  toute  espérance  au-delà  de 
la  vie,  de  tout  recours  en  Dieu,  est  pour  beaucoup  dans  cette  avi- 
dité furieuse  et  exclusive  de  jouissances  matérielles  et  de  jouissances 
immédiates  dont  vous  vous  alarmez  vous-même? 

—  J'en  suis  persuadé,  au  contraire,  dit  Bernard.  Mais  ensuite? 
Oii  voulez-vous  en  venir?  Est-ce  ma  faute  si  la  terre  tourne?  Est-ce 
ma  faute  si  l'incrédulité  règne  du  haut  en  bas  et  envahit  tout?  Pré- 
tendez-vous m'insinuer  que  je  devrais  donner  l'exemple  au  peuple?.. 
Mais  l'exemple  de  quoi,  puisque  je  ne  crois  à  rien?..  L'exemple  de 
l'hypocrisie  et  du  sacrilège  ? 

Aliette  devint  très  pâle  et  ne  répondit  pas. 

—  Ma  chère,  poursuivit-il  durement,  vous  vous  débattez  dans 
l'impossible...  Vous  êtes  une  chrétienne  de  fait  dans  une  société  qui 
ne  l'est  plus  que  de  nom...  Vous  ne  pouvez  pourtant  pas  réformer 
votre  siècle...  Vous  ne  pouvez  pas  faire  du  Paris  du  xix®  siècle  un 
Port-Royal-des-Gliamps,  dont  vous  seriez  la  mère  Angélique...  Be- 
noncez-y  donc,  de  grâce!.,  et  surtout,  je  vous  en  supplie,  renoncez 
à  me  ramener,  moi,  personnellement,  à  vos  croyances...  Cette  ma- 
nie de  me  convenir  vous  obsède,  et  franchement  elle  m'agace  un 
peu...  car  je  la  sens  pointer  sous  vos  moindres  paroles  comme  sous 
vos  moindres  actions...  Je  croyais  pourtant  m'ôtre  expliqué  assez  ca- 
tégoriquement sur  ce  sujet  avant  notre  mariage,  et  votre  oncle  le 
sait  mieux  que  personne...  J'ai  fait  en  conscience  tout  ce  que  pouvait 
faire  un  honnête  homme  pour  ne  vous  laisser  à  cet  égard  aucune 
espérance  chimérique,  pour  vous  épargner  cette  déception  qui  est 


LA    MORTE.  21 

au  fond  de  toutes  vos  douleurs,  et  qui  est  même,  si  vous  voulez  être 
uste,  votre  unique  douleur...  Renoncez  une  bonne  fois  à  ce  rêve... 
n'y  pensez  plus...  et  vous  verrez  quel  soulagement  pour  nos  deux 
misérables  existences  ! 

Aliette  sans  parole  le  re.^ardait  avec  l'œil  humide  et  suppliant 
d'un  pauvre  animal  aux  abois.  —  Sa  bonté  native  le  reprit,  et  s'as- 
seyant  près  d'elle  :  —  Voyons,  ma  chère,  dit-il  d'un  ton  plus  doux, 
j'ai  tort...  en  fait  de  conversion  il  ne  faut  jamais  désespérer  de  rien 
ni  de  personne...  ainsi  rappelez-vous  M.  de  Rancé?..  C'est  de  votre 
temps,  M.  de  Rancé?..  Eh  bien!  avant  d'être  le  réformateur  de  la 
Trappe,  il  avait  été  comme  moi  un  grand  mondain  et  un  grand 
sceptique,.,  ce  qu'on  appelait  alors  un  libertin...  Cependant  il 
est  devenu  un  saint!..  Il  est  vrai  qu'il  eut  pour  cela  de  terri- 
bles raisons...  Vous  savez,  en  effet,  à  quelle  occasion  il  s'est  con- 
verti? 

Aliette  fit  signe  qu'elle  ne  le  savait  pas. 

—  Eh  bien  !  il  revenait  à  Paris  après  une  absence  de  quehjues 
jours...  il  court  chez  une  dame  qu'il  aimait,  —  M"'  de  Montbazon, 
je  crois,  —  il  monte  un  petit  escalier  dont  il  avait  la  clé,  et  la  pre- 
mière chose  qu'il  aperçoit,  —  sur  une  table,  —  au  milieu  de  la 
chambre,  c'est  la  tète  de  sa  maîtresse,  dont  les  médecins  étaient 
en  train  de  faire  l'autopsie. 

—  Si  j'étais  sûre,  dit  Aliette,  que  ma  tête  eût  la  même  vertu, 
j'aimerais  la  mort.  —  EUe'jirononça  cette  phrase  d'une  voix  basse, 
mais  avec  un  tel  accent  d'ardente  sincérité,  que  son  mari  en  res- 
sentit une  sorte  de  malaise  douloureux.  —  Il  sourit  pourtant,  et  lui 
frappant  doucement  sur  la  joue  :  —  Quelle  folie  !  dit-il.  —  Une 
charmante  tête  comme  la  vôtre  n'a  pas  besoin  d'être  morte  pour 
faire  des  miracles. 

III. 

C'était  en  ces  termes  qu'ils  vivaient  alors,  six  ans  environ 
après  leur  mariage,  Aliette  continuant  machinalement  de  traîner, 
dans  un  monde  qu'elle  détestait  et  qui  ne  l'aimait  pas,  sa  tristesse 
hautaine  et  sa  santé  fatiguée;  Bernard,  toujours  partagé  entre 
une  secrète  colère  et  une  secrète  pitié,  tous  deux  presque  également 
malheureux. 

Chaque  année,  au  printemps,  en  attendant  la  date  fatidique  du 
grand  prix,  le  monde  parisien  aime  assez  à  se  donner  un  avant- 
goût  de  la  vie  libre  des  champs  en  poussant  quelques  pointes  au- 
delà  des  fortifications.  Ce  fut  ainsi  qu'au  mois  de  mai  1880  le 
groupe  selected,  dont  M.  et  M'"^  de  Vaudricourt  faisaient  partie,  eut 


22  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

un  jour  la  fantaisie  d'organiser  une  espèce  de  pique-nique  à  Saint- 
Germain-en-Laye.  En  conséquence,  deux  grands  mail-coach,  atte- 
lés en  poste,  entraient,  vers  six  heures  du  soir,  dans  la  cour  du 
Pavillon  Henri  IV,  et  l'on  en  vit  descendre  une  brillante  société  de 
trente  à  trente-cinq  personnes.  On  dîna  joyeusement,  puis  on  alla 
faire  un  tour  en  forêt,  pendant  qu'on  débarrassait  la  salle  à  manger 
pour  la  transformer  en  salon.  On  rentra  à  l'hôtel  et  on  se  mit  à 
danser  au  piano  avec  cette  gaîté  familière  que  la  campagne  auto- 
rise. Sur  ces  entrefaites,  quelques  vieux  routiers  de  la  bande 
avaient  découvert  dans  l'hôtel  la  présence  de  deux  ou  trois  actrices 
de  leur  connaissance,  célébrités  des  petits  théâtres  chantans  du 
boulevard  :  l'une  d'elles  était  même  une  simple  chanteuse  de  café- 
concert,  mais  également  en  réputation.  Sur  le  rapport  de  ces 
rabatteurs,  la  société,  emportée  par  l'eilervescence  du  moment,  et 
aussi  par  l'avide  curiosité  des  femmes  du  monde  à  l'égard  des 
femmes  de  théâtre,  décréta  par  acclamation,  moins  une  ou  deux  voix, 
que  ces  dames  seraient  invitées  à  concourir  à  la  léte.  Des  délégués 
furent  mis  en  campagne  et  ne  tardèrent  pas  à  faire  leur  entrée 
triomphale  en  compagnie  des  trois  actrices,  qui  furent  saluées  d'une 
double  salve  d'applaudissemens.  On  sut  qu'elles  avaient  repoussé 
toute  idée  de  rétribution,  et  cela  parut  d'abord  un  peu  gênant, 
mais  on  en  prit  son  parti  :  on  les  entoura,  on  les  interrogea,  on 
les  complimenta  ;  charmées  de  la  qualité  et  de  la  bonne  grâce  de 
leurs  hôtes,  elles  se  mirent  d'elles-mêmes  au  piano,  et  chacune 
chanta  à  son  tour  quelques  couplets  choisis  avec  assez  de  discré- 
tion. Il  parut  difficile  de  les  mettre  à  la  porte  pour  les  remercier. 
Les  hommes,  d'ailleurs.' et  même  les  femmes,  étaient  bien  aises  de 
faire  avec  elles  plus  ample  connaissance.  Bref,  on  les  invita  à  figu- 
rer dans  le  cotillon  qu'on  avait  interrompu  à  leur  arrivée  et  qu'on 
reprit  en  leur  honneur.  Elles  y  apportèrent  une  animation  nouvelle 
qui  se  traduisit  par  un  certain  dévergondage  chorégraphique  mêlé 
de  chants.  Après  quoi  vint  le  souper,  auquel  elles  furent  natu- 
rellement conviées.  Excitées  par  le  mouvement,  par  le  Champagne, 
et  provoquées,  en  outre,  par  quelques-uns  des  convives,  elles 
chantèrent  cette  fois  sans  vergogne  la  fleur  môme  de  leur  ré])ertoire 
public  et  secret...  Le  souper  se  prolongeait  ainsi  indéfinimentau  mi- 
lieu des  refrains  grivois,  des  clameurs  joviales  des  hommes,  des 
petits  cris  effarouchés  des  femmes  et  des  épanchemens  de  voisi- 
nage, 

M"^''  de  Vaudricourt,  profitant  du  bruit  et  du  désordre,  avait  quitté 
sa  place  en  murmurant  quelques  mots  sur  la  chaleur  excessive,  et 
s'était  approchée  d'une  fenêtre  ouverte.  —  Le  jour  naissait  :  l'im- 
mense vallée  de  la  Seine  étendait  sous  les  yeux  d'Aliette  ses  profon- 


LA    MORTE.  23 

deurs  où  flottaient  des  brumes  blanchâtres.  —  Il  lui  sembla  tout 
à  coup  qu'elle  perdait  pied,  qu'elle  plongeait  dans  ces  grands  es- 
paces vides,  et  qu'elle  s'y  sentait  disparaître.  Elle  poussa  un  faible 
cri ,  étendit  les  deux  bras  comme  pour  prendre  son  vol  et  tomba 
toute  raide  sur  le  parquet. 

Le  bruit  de  sa  chute  fit  taire  les  chansons  et  les  rires.  M.  de 
Vaudricourt  accourut.  On  l'aida  à  relever  la  jeune  femme  inanimée 
et  à  la  porter  dans  un  des  appartemens  de  l'hôtel.  Pendant  qu'on 
allait  à  la  hâte  chercher  un  médecin,  on  employait  vainement  les 
sels,  l'éther  et  les  autres  petits  remèdes  usuels  pour  faire  revenir 
Aliette  de  son  évanouissement.  Le  médecin,  en  arrivant,  la  trouva 
toujours  raide  et  inerte,  les  joues  creuses  et  blanches.  On  le  laissa 
seul  dans  la  chambre  avec  M.  de  Vaudricourt.  Pendant  qu'il  touchait 
longuement  le  pouls  de  la  malade  en  adressant  à  son  mari  quelques 
brèves  questions,  les  paupières  d'Aliette  s'entr'ouvrirent  pénible- 
ment et  la  conscience  parut  lui  revenir;  mais  ce  ne  fut  que  pour 
une  minute,  car  aussitôt  son  œil  s'égara,  son  visage,  si  pâle,  se  co- 
lora subitement  et  son  front  devint  d'un  rouge  pourpre.  —  Voilà  un 
changement,  dit  le  médecin  d'un  ton  sérieux.  —  Il  ordonna  une  ap- 
plication continue  de  glace  sur  la  tète  et  fit  |)oser  sur  les  jambes  un 
violent  révulsif.  Il  surveilla  même  l'effet  de  ces  remèdes  pendant 
deux  ou  trois  heures.  Aliette,  quoiqu'elle  ne  fiH  p'ns  en  syncope, 
avait  de  nouveau  perdu  connaissance  :  elle  s'agitait  fiévreusement, 
murmurait  des  {)aroles  confuses  et  portait  souvent,  avec  une  sorte 
d'impatience,  sa  main  sbr  son  front.  Vers  le  milieu  du  jour,  la  voyant 
un  peu  1)1  us  calme,  le  médecin  se  retira  en  promettant  de  revenir 
dans  la  soirée  : 

—  Monsieur,  dit-il  à  Bernard  en  partant,  s'il  y  a  ici  quelque  cause 
d'ordre  moral,  je  l'ignore;.,  mais  enfin,  si  j'osais  me  permettre  un 
conseil,  tâchez  que  madame  pleure. 

M.  de  Vaudricourt  passa  toute  cette  longue  journée  au  chevet  de 
sa  femme,  presque  toujours  debout,  renouvelant  lui-môme  les  ap- 
plications de  glace;  il  lui  prodiguait  vainement  les  appels  les  plus 
tendres  ;  il  voyait  qu'elle  ne  le  comprenait  pas.  Ce  fut  seulement  vers 
le  soir  que  le  regard  d'Aliette  s'arrêta  sur  le  sien  avec  une  lueur  d'in- 
telligence; en  même  temps,  la  poitrine  de  la  jeune  femme  parut  se 
déchirer  et  elle  se  mit  à  i)leurer  convulsivement. 

Le  médecin  revenait  un  peu  j^lus  tard  et  la  trouvait  dans  cette  crise. 
Il  ne  fit  qu'adresser  deux  mots  à  voix  basse  à  Bernard  et  se  retirer.  Sui- 
vant sa  prédiction,  la  crise  s'apaisa  peu  à  pen  et  se  termina  par 
l'assoupissement  de  la  malade.  Bernard ,  soulagé  de  ses  angoisses 
extrêmes  et  excédé  de  fatigue,  s'endormit  lui-même  au  pied  du  lit. 

Il  fut  réveillé  par  la  voix  d'Aliette,  qui  l'appelait  doucement  : 


24  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Bernard  ! 

—  Ma  chère  mignonne  !  dit-il  en  se  dressant  brusquement  et  en  se 
penchant  sur  le  lit. 

Elle  le  saisit  avec  ses  deux  bras  et,  l'attirant  violemment  sur  son 
sein  secoué  par  les  sanglots  : 

—  0  Bernard  !  dit-elle,  ayez  pitié  de  moi,  je  vous  en  prie  ! 

—  Quoi!  mon  enfant?  que  voulez-vous? 

—  Je  ne  peux  plus  !  je  ne  peux  plus  !  je  vous  assure  !..  Je  ne  vous 
sauve  pas...  et  je  me  perds  !..  Et  puis  ma  fille!  ma  pauvre  petite 
fille!.. 

Suffoquée  par  les  larmes,  elle  cessa  de  parler  pendant  quelques 
minutes  ;  puis  elle  reprit  d'un  air  égaré  : 

—  Je  veux  partir,.,  je  veux  l'emmener  ! 

—  Vous  voulez  me  quitter,  Aliette  ?  dit  Bernard. 
Elle  lui  jeta  de  nouveau  ses  bras  autour  du  cour  : 

—  Jamais  !..  Je  ne  pourrais  pas  !..  Laissez-moi  seulement  envoyer 
ma  fille  chez  ma  mère,  qui  me  la  gardera...  Elle,  du  moins,  ne  sera 
pas  perdue  ! 

—  Aliette ,  je  ne  peux  pas  vous  séparer  de  votre  enfant. . .  Bien 
que,  suivant  moi,  vous  vous  exagériez  les  dangers  du  séjour  de  Pa- 
ris, tant  pour  vous  que  pour  votre  fille,  si  vous  désirez  quitter  Paris 
avec  elle,  j'y  consens. 

Alliette  murmura,  en  secouant  douloureusement  la  tête,  quelques 
paroles  qui  se  perdirent  dans  ses  sanglots. 

—  Je  vous  suivrai  !  ajouta  Bernard  avec  une  gravité  émue. 

—  Vous  !  s'écria-t-elle  en  l'interrogeant  avidement  du  regard. 
Ah!  comment  vous  demander  un  pareil  sacrifice? 

—  J'y  suis  prêt.  Je  vous  le  dois...  II  s'est  passé,  cette  nuit,  en 
votre  présence, des  choses  qui  vous  ont  justement  oifensée,  des  choses 
auxquelles  je  n'aurais  pas  dû  vous  exposer...  Je  ne  pouvais  prévoir 
de  pareilles  folies...  Je  vous  en  demande  pardon...  J'aurais  dû  vous 
emmener  de  là  ;  mais  c'eût  été  donner  une  leçon  aux  autres,  et  c'était 
bien  délicat...  Enfin,  j'ai  eu  tort  et  je  vous  dois  une  réparation;  de 
plus,  quand  je  vous  ai  épousée,  je  me  suis  promis,  j'ai  promis  à  vos 
parens  et  à  vous-même,  de  faire  tout,  —  excepté  l'impossible,  — 
pour  que  vous  fussiez  heureuse.  Je  tiendrai  ma  promesse...  Peut- 
être  Paris  eût-il  été  plus  habitable  pour  vous  si  j'y  avais  mieux  choisi 
vos  relations.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  trop  tard  ;  à  tort  ou  à  raison 
Paris  vous  est  devenu  odieux,  nous  le  quitterons.  J'y  ai  beaucoup 
pensé  pendant  cette  triste  journée;  ma  résolution  est  prise...  J'ai 
bien  peur,  ma  pauvre  enfant,  que  les  difficultés  que  crée  entre 
nous  la  différence  des  croyances  ne  nous  suivent  partout;  mais 
j'avoue  que  le  milieu  spécial  de  Paris  pouvait  y  ajouter...  Je  vous 


LA   MORTE.  25 

demanderai  seulement  de  ne  pas  fixer  notre  résidence  à  Varaville... 
A  part  tout  autre  inconvénient,  ce  serait  vraiment  bien  loin,  même 
pour  vous,  qui  voudrez  peut-être  de  temps  en  temps  prendre  l'air 
de  ce  malheureux  Paris,  quand  vous  n'y  serez  plus  condamnée... 
Au  reste,  nous  causerons  de  cela  demain  à  loisir  ;  mais,  soyez  tran- 
quille,., vous  avez  ma  parole...  Dormez  en  paix. 

Elle  le  regardait  profondément  dans  les  yeux,  avec  une  expression 
de  stupeur  et  de  ravissement;  puis  elle  saisit  une  de  ses  mains, 
qu'elle  porta  à  ses  lèvres  : 

—  Je  vous  aime  bien  !  dit-elle. 

—  Dormez  !  répéta  doucement  Bernard  e»  l'embrassant. 
Et  elle  s'endormit  d'un  sommeil  d'enfant. 

IV. 

Le  sacrifice,  si  pénible  et  si  méritoire,  auquel  M.  de  Yaudricourt 
s'était  brusquement  déterminé  en  s'engageant  à  transporter  sa  ré- 
sidence hors  de  Paris  avait  à  peine  été  un  acte  de  sa  volonté  réflé- 
chie. 11  lui  avait  pour  ainsi  dire  jailli  du  cœur  non-seulement  de- 
vant les  souffrances  de  sa  femme,  mais  aussi  sous  l'impression 
poignante  des  torts  qu'il  s'était  donnés  envers  elle.  Ces  torts  avaient 
revêtu  tout  à  coup  à  ses  propres  yeux  un  caractère  presque  hon- 
teux qui  avait  remué  violemment  tous  ses  sentimens  de  délicatesse 
et  de  générosité.  Quand  Aliette,  dans  son  demi-délire,  avait  laissé 
échapper  ces  paroles  désespérées  :  —  «  Je  ne  vous  sauve  pas...  et  je 
me  j)erdsl  »  —  il  avait  compris  qu'elle  le  ménageait  et  qu'elle  aurait 
pu  dire  :  —  «  Vous  me  perdez  !»  —  Il  se  rappelait  avec  confusion  ce 
bal  et  ce  souper  du  pavillon  Henri  IV,  ces  scènes  de  véritable  orgie 
que  l'entraînement  des  circonstances  avait  amenées  et  auxquelles 
il  avait  en  quelque  sorte  forcé  sa  femme  d'assister.  Pour  un  homme 
comme  Bernard  de  Vaudricourt,  moraliste  très  tolérant,  mais  ferme 
jusqu'au  scrupule  sur  certains  princi])es  d'honneur,  s'il  y  avait 
quelque  chose  au  monde  d'absolument  et  de  particulièrement  in- 
famant, c'était  le  fait  d'un  mari  qui  déprave  et  débauche  sa  femme, 
et  ce  qui  exaspérait  sa  fierté,  c'était  la  pensée  d'être  soupçonné 
d'une  si  basse  infamie  par  une  créature  aussi  noble  qu'Aliette.  Ce 
fut  donc  à  la  fois  par  un  élan  de  pitié  généreuse  et  par  un  mou- 
vement d'honneur  révolté  qu'il  se  décida,  presque  sans  réflexion,  à 
sécher  les  larmes  et  à  racheter  l'estime  de  sa  jeune  femme  en  lui 
sacrifiant  tous  ses  goûts  personnels  et  les  habitudes  de  toute  sa  vie. 

Qu'une  si  grave  et  si  subite  résolution  dût  être  plus  ou  moins 
sujette  au  repentir,  rien  de  plus  vraisemblable.  Mais  elle  n'en  fai- 
sait pas  moins  très  grand  honneur  à  celui  qui  était  capable  do  la 


26  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

prendre  et  de  la  tenir  sous  l'inspiration  de  sentimens  si  élevés.  Elle 
prouvait  une  fois  de  plus  combien,  à  beaucoup  d'égards,  Aliette  et 
son  mari  étaient  dignes  l'un  de  l'autre ,  quoique  malheureux  l'un 
par  l'autre.  Nous  ferons  observer  à  cette  occasion  que,  si  l'histoire 
de  M.  et  M""®  de  Vaudricourt  n'eût  été  que  l'histoire  banale  d'un 
mariage  mal  assorti ,  entre  une  femme  intelligente  et  pieuse  et 
quelque  vulgaire  malhonnête  homme ,  elle  n'eut  pas  attiré  notre 
attention  et  ne  nous  eût  point  paru  mériter  celle  du  public...  Mais 
l'union  de  deux  êtres  d'élite,  parfaitement  associés  d'ailleurs,  que 
toutes  leurs  qualités  rapprochent  et  que  sépare  seulement  la  ques- 
tion de  foi,  nous  a  semblé  offrir  dans  le  développement  de  ses  con- 
séquences une  étude  de  quelque  intérêt,  sinon  de  quelque  utilité. 

Bernard,  environ  deux  ans  après  son  mariage,  était  devenu,  par  la 
mort  de  son  oncle,  comte  de  Vaudricourt,  et  il  avait  en  même  temps 
recueilli  de  ce  chef  un  héritage  considérable.  11  était  donc,  à  l'époque 
où  nous  sommes  parvenus,  maître  d'une  grande  fortune, -qui  lui  eût 
permis,  tout  en  hxant  sa  demeure  principale  hors  de  Paris,  de  con- 
server son  hôtel  du  parc  Monceau.  Mais  cette  sorte  de  demi-me- 
sure, en  paraissant  réserver  l'avenir,  pouvait  inquiéter  sa  femme  : 
elle  n'eût  pas  été  non  plus  sans  difficultés  incommodes  dans  la  pra- 
tique. Il  voulut  donc  faire  le  sacrifice  complet  et  trancher  dans  le 
vif.  L'hôtel  fut  mis  en  vente,  et  il  ne  devait  pas  tarder  dans  ce  quar- 
tier en  vogue  à  trouver  un  acquéieur.  Bernard  s'était,  du  reste,  par- 
faitement entendu  avec  Aliette  pour  préférer  à  la  résidence  dans 
quelque  ville  de  province  une  franche  installation  à  la  campagne. 
Avec  le  môme  parlait  accord  (on  peut  croire  qu'Aliette  ne  marchan- 
dait pas  sur  les  conditions),  il  fut  convenu  que  Bernard,  quand  il 
viendrait  seul  passer  un  jour  ou  deux  à  Paris ,  descendrait  à  son 
cercle  :  quand  il  y  viendrait  avec  sa  femme,  ils  descendraient  à 
l'hôtel,  afin  de  pouvoir  goûter  les  agrémens  de  Paris  sans  en  re- 
prendre le  irain  et  les  sujétions. 

Il  ne  pouvait  être  question  d'aller  s'établir  à  La  Savinière,  que 
Bernard  avait  louée  à  des  étrangers  après  la  mort  de  son  oncle,  et 
qui,  de  plus,  se  fût  trouvée,  à  cause  de  réloignement,dans  le  même 
cas  d'exclusion  que  Vara ville.  Après  d'assez  longues  recherches  dans 
un  rayon  de  vingt  à  trente  lieues  autour  de  Paris,  le  notaire  de  M.  de 
Vaudricourt  lui  découvrit  au-delà  de  Fontainebleau,  dans  la  région 
de  Nemours  et  de  Gien,  une  belle  propriété  qui  portait  le  nom  d'un 
bourg  voisin,  Valmoutiers,  et  qui  parut  réunir  assez  d'avantages 
pour  fixer  définitivement  le  choix  de  Bernard  et  d'Aliette.  La  dis- 
tance de  Paris  était  suffisante  pour  n'en  être  pas  envahi  et  pas  assez 
grande  pour  y  devenir  tout  à  fait  étranger.  Il  y  avait  de  belles 
chasses  dans  le  pays  environnant,  et  le  château  avait,  dans  ses  dé- 


LA   MORTE.  2/ 

pendances  immédiates,  des  bois  étendus.  Ce  château  lui-même  était 
une  assez  noble  construction  dans  le  goût  de  Louis  XIII  avec  une 
cour  d'honneur  d'une  grande  apparence,  et  de  superbes  communs. 
Le  dernier  propriétaire,  très  amateur  de  chevaux  comme  M.  de  Vau- 
dricourt,  avait  tenu  les  écuries  sur  un  pied  exceptionnel  de  con- 
fortable et  même  de  luxe.  En  même  temps,  il  avait  ménagé  dans 
ses  alentours  quelques  prairies  propres  à  l'élevage.  Bernard  fut  sen- 
sible à  ces  particularités,  qui  lui  promettaient  quelques  distractions 
à  son  gré  sur  cette  terre  d'exil. 

Pendant  qu'on  faisait  à  Valmoutiers  les  réparations  et  les  appro- 
priations nécessaires,  M'""  de  Vaudricourt  allait  passer  quelques 
semaines  dans  sa  famille  à  Varaville,  comme  elle  avait  coutume  de 
le  faire  chaque  été,  et  son  mari,  suivant  son  usage,  y  apparaissait 
lui-même  j)endant  quelques  jours.  Il  y  était  toujours  le  très  bienvenu. 
Dès  longtemps  ses  grâces  charmantes,  malgré  le  profond  dissenti- 
ment de  la  religion,  avaient  vaincu  toutes  les  préventions  et  con- 
quis tous  les  cœurs, —  même  celui  de  M""  de  Varaville,  cette  vieille 
tante  d'Aliette  que  Bernard  jadis  avait  si  cruellement  traitée  dans 
son  Journal.  Nos  lecteurs  connaissent  trop  bien,  à  l'heure  qu'il  est, 
le  caractère  d'Aliette  pour  s'étonner  qu'une  |>ersonne  d'une  telle 
hauteur  de  senlimens  eût  gardé  pour  elle  et  caché  soigneusement 
à  sa  famille  le  secret  des  épreuves  douloureuses  qu'elle  avait  tra- 
versées dei)uis  son  mariage.  Elle  n'avait  dit,  du  reste,  que  la  vérité 
en  répétant  que  son  mari  était  pour  elle  parfaitement  bon,  atten- 
tionné, respectueux,  libéral  :  il  se  pouvait  qu'il  n'eiH  pas  été  aussi 
parfaitement  fidèle,  mais  elle  l'ignorait.  Quant  à  la  diflTérence  de 
leurs  croyances  religieuses,  cause  véritable  de  tous  leurs  chagrins 
intérieurs,  elle  avait  trop  de  raison  et  trop  de  fierté  pour  s'en 
plaindre  après  l'avoir  acceptée  presque  contre  le  gré  de  sa  famille. 
M»""  de  Courteheuse  avait  seul  reçu  quelques-unes  de  ses  confi- 
dences à  cet  égard  :  elle  ne  lui  avait  pas  dissimulé  le  malaise  pro- 
fond qu'elle  ressentait  à  Paris  dans  un  milieu  moral  si  troublant  et 
si  inférieur  à  celui  où  elle  av.ait  été  élevée;  en  ce  qui  regardait  la 
conversion  de  son  mari,  elle  lui  avait  laissé  entrevoir  ses  déceptions 
et  ses  découragemens.  Mais  l'excellent  prélat,  qui  se  rencontrait 
chaque  année  à  Varaville  avec  Bernard,  n'en  conservait  pas  moins 
pour  l'enfant  prodigue  un  fond  de  prédilection  et  se  contentait  de 
le  traiter  de  parpaillot.  Il  ne  désespérait  point  de  l'avenir  et  il  en 
désespéra  moins  encore  quand  il  connut  le  sacrifice  que  M.  de  Vau- 
dricourt faisait  à  sa  lémme  en  renonçant  au  séjour  de  Paris  ;  il  y 
vit,  comme  toute  la  famille  d'Aliette,  non-seulement  un  trait 
de  dévoûment  conjugal,  mais  en  même  temps,  dans  un  ordre 
d'idées  supérieur,  un  symptôme  précieux  et  un  signe  précurseur» 


28  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Quels  effets  ne  pouvait-on  pas  attendre  désormais  de  l'influence 
d' Ailette,  qui  semblait  prendre  sur  l'esprit  de  son  mari  un  empire 
si  prédominant? 

Ce  fut  vers  la  fin  de  septembre  de  cette  même  année  que  M.  et 
]yjme  ^Q  Vaudricourt  firent  leur  installation  définitive  dans  leur  châ- 
teau de  Valmoutiers.  On  était  dans  la  saison  de  la  chasse,  et  c'était 
une  circonstance  heureuse,  parce  qu'elle  devait  adoucir  à  M.  de 
Vaudricourt  les  premiers  temps  de  la  transition  entre  sa  vie  an- 
cienne et  son  existence  nouvelle.  Quant  à  Aliette,  ces  premiers 
temps  furent  naturellement  pour  elle  des  jours  d'une  pure  félicité. 
Elle  respirait.  Il  lui  semblait  qu'elle  était  entrée  dans  le  port,  après 
une  longue  traversée  pleine  de  dangers,  de  dégoûts  et  de  désespé- 
rances. Elle  se  sentait,  avec  un  soulagement  délicieux,  redevenue 
maîtresse  d'elle-même  et  de  sa  fille,  et  en  même  temps  en  posses- 
sion de  son  mari.  Elle  ne  l'avait  jamais  tant  aimé,  et  elle  s'appliqua 
plus  que  jamais  à  lui  plaire.  Elle  montait  à  cheval  avec  lui  à  peu 
près  chaque  jour,  et  ils  poussaient  ensemble  de  gaies  reconnais- 
sances à  travers  ce  pays  nouveau.  Elle  apprit  à  manier  un  fusil,  afin 
de  pouvoir  le  suivre  à  la  chasse.  Mais  elle  y  resta  toujours  mala- 
droite, étant  trop  nerveuse  et  aussi  trop  sensible  devant  le  gibier. 
Elle  lui  invita,  par  séries,  quelques  compagnons  de  chasse  choisis 
parmi  leurs  amis  de  Paris  et  parmi  quelques  connaissances  du  voi- 
sinage. Elle  s'efforça  de  l'acclimater  ainsi  tout  doucement  à  l'air  de 
la  campagne  et  de  ne  pas  trop  lui  laisser  sentir  d'abord  le  poids  de 
la  solitude,  se  réservant,  avec  de  secrètes  palpitations  de  plaisir,  le 
tête-à-tête  des  longues  soirées  d'hiver  quand  la  neige  tomberait  sur 
les  bois. 

M.  de  Vaudricourt,  à  qui  les  longues  soirées  d'hiver  présentaient 
peut-être  une  perspective  moins  souriante,  jouissait,  en  attendant, 
de  sa  vie  présente,  qui  ne  différait  guère,  après  tout,  de  celle  qu'il 
avait  menée  jusque-là  à  cette  même  époque  de  l'année.  Seule- 
ment, jusqu'alors,  il  avait  chassé  chez  les  autres  :  c'était  la  pre- 
mière fois  qu'il  chassait  chez  lui;  et,  pour  la  première  fois  aussi, 
les  plaisirs  du  chasseur  lui  étaient  tempérés  par  les  ennuis  du  pro- 
priétaire. Il  vivait  dans  la  crainte  et  l'horreur  des  braconniers  qui 
assiégeaient  ses  bois.  Il  stimulait,  matin  et  soir,  le  zèle  de  ses  deux 
gardes,  et  il  apportait  dans  ses  fureurs  contre  cette  race  impie  un 
sérieux  et  une  sincérité  qui  contrastaient  avec  ses  habitudes  d'in- 
souciance railleuse  et  qui  amusaient  franchement  Aliette. 

Un  matin,  comme  il  se  promenait  avec  son  fusil  et  son  chien  sur 
la  lisière  de  ses  bois,  un  coup  de  feu  partit  dans  la  plaine,  à  très 
peu  de  distance,  et  un  lièvre,  débuchant  à  travers  les  feuilles  mortes, 
vint  presque  aussitôt  rouler  à  ses  pieds.  En  même  temps,  un  per- 


LA    MORTE.  29 

sonnage  d'une  physionomie  tout  à  fait  particulière  franchissait  d'un 
saut  la  banquette  gazonnée  qui  séparait  les  bois  de  la  plaine  et  se 
trouvait  brusquement  à  deux  pas  du  lièvre  et  de  M.  de  Vaudri- 
court. 

—  Pardon,  monsieur,  dit  le  nouveau -venu  avec  beaucoup  de 
calme,  ce  lièvre  est  venu  mourir  dans  vos  taillis;  mais  je  l'ai  tiré  en 
plaine,  et  je  crois  qu'il  m'appartient. 

Le  comte  de  Vaudricourt  ne  répondit  pas  sur-le-champ  à  cette 
sommation,  étant  partagé  entre  l'indignation  et  la  surprise  :  le  per- 
sonnage qu'il  avait  sous  les  yeux  était  une  femme  d'une  vingtaine 
d'années  et  d'une  grande  beauté  ;  elle  portait  un  costume  de  chasse 
fort  simple,  une  sorte  de  blouse  courte  en  étoffe  de  laine  brune, 
avec  de  larges  braies  pareilles,  des  jambières  en  cuir  fauve  et  un 
léger  chapeau  tyrolien. 

—  Mon  Dieu  !  madame,  dit  enfin  Bernard,  en  principe,  la  ques- 
tion pourrait  être  douteuse  ;  mais,  dès  qu'elle  est  posée  par  vous, 
elle  est  tranchée...  Voici  votre  lièvre. 

Elle  prit  le  lièvre  des  mains  du  comte,  le  remercia  d'un  signe  de 
tète  assez  sec  et  se  disposa  à  sortir  du  bois. 

Au  même  instant,  le  chien  de  Bernard,  que  l'incident  du  lièvre 
avait  un  peu  affolé,  faisait  lever  maladroitement  dans  le  taillis  une 
compagnie  d'une  vingtaine  de  perdreaux.  M.  de  Vaudricourt  arma 
son  fusil  à  la  hâte  et  déchargea  ses  deux  coups.  Mais  il  était  dis- 
trait, et,  quoique  les  perdreaux  fussent  à  bonne  portée,  aucun  ne 
fut  touché. 

La  jeune  femme,  qui  s'était  arrêtée  sur  le  talus  pour  juger  du 
coup,  dit  simplement,  de  sa  voix  grave  et  musicale:  —  «  Raté!  » 

—  Puis  elle  enjamba  légèrement  le  fossé  et  s'éloigna. 

Le  comte  de  Vaudricourt  la  suivit  d'un  œil  farouche  jusqu'à  ce 
qu'elle  eût  disparu  dans  le  chemin,  murmura  entre  ses  dents  : 

—  «  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  farceuse-là?  »  —  et  se  mita  rechar- 
ger son  fusil,  après  quoi  il  continua  sa  tournée,  le  front  pensif.  Au 
bout  de  quelques  minutes,  il  rencontrait  un  de  ses  gardes  et  enga- 
geait avec  lui  ce  dialogue  : 

—  Couvrez- vous  donc,  Lebuteux  ;  couvrez- vous...  Dites-moi  donc, 
Lebuteux,  qu'est-ce  que  c'est  qu'une  dame,  habillée  en  garçon, 
qui  chasse  là  dans  les  environs,  qui  vient  de  me  tuer  tranquille- 
ment un  de  mes  lièvres  entre  les  jambes  et  qui  a  eu  l'aplomb  de 
venir  me  le  réclamer  par-dessus  le  marché? 

—  Ah  !  monsieur  le  comte,  dit  Lebuteux  avec  ce  sourire  triste 
qu'ont  les  vieux  soldats,  ça  doit  être  la  demoiselle  de  La  Saulaye... 
Mamselle  Sabine,  quoi  ! 

—  Ah!  c'est  une  demoiselle?  reprit  le  comte.  —  Excusez!  — 


30  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Alors,  c'est  la  personne  qui  habite  La  Saulaye  avec  ce  vieux  savant, 
ce  vieux  médecin  ? 

—  Il  n'est  pas  si  vieux!  dit  le  garde...  Mais  il  est  toujours  dans 
ses  livres,  lui,.,  il  n'est  pas  chasseur...  Quant  à  la  demoiselle,  ah! 
dame,  quand  elle  s'y  met,  elle  ne  connaît  plus  ni  tien  ni  mien... 
C'est  comme  toutes  les  femmes,  ra  ne  raisonne  pas...  Elle  est  tou- 
jours à  rôder  sur  vos  limites,.,  et  elle  ne  se  gêne  pas  pour  suivre 
son  gibier,  poil  ou  plume,  mort  ou  vif,  sur  votre  propriété! 

—  Et  vous  me  dites  ça  tranquillement,  Lebuleux!..  Mais  c'est 
intolérable!..  Il  faut  lui  dresser  procès-verbal  quand  vous  la  pincez! 

—  Dame!  si  M.  le  comte  le  commande,  on  le  fera,  naturelle- 
ment!.. Seulement,  ces  gens  de  La  Saulaye,  M.  le  comte  sait  bien 
que  ce  sont  des  gens  qu'on  n'aimerait  pas  à  molester. 

—  Pourquoi  ça?  Est-ce  que  ce  sont  des  sorciers? 

—  Non,  monsieur  le  comte,  et  si  ce  n'était  cette  malice  de  bra- 
connage qui  tient  Mamselle  Sabine,  on  pourrait  dire  que  c'est  des 
bonnes  gens  qui  font  du  bien  dans  le  pays. 

—  Oui,  oui,  c'est  possible  !  Mais,  avec  tout  cela,  qu'elle  n'y  re- 
vienne pas,  Mamselle  Sabine!..  Bonjour,  Buteux,  bonjour!..  Et  pas 
de  faiblesse,  Buteux  I 

Et  M.  de  Vaudricourt  poursuivit  sa  route  en  hochant  la  tête  d'un 
air  menaçant.  Mais,  au  bout  de  quelques  pas,  sa  colère  avait  fait 
place  à  des  pensées  plus  douces,  comme  le  prouvait  cette  observa- 
tion qu'il  s'adressait  à  lui-même  :  —  «  Elle  est  superbe,  du  reste, 
cette  fille...  Rudement  insolente,  mais  rudement  bien  bâtie  !  » 

Pendant  le  déjeuner,  il  raconta  gaîment  à  sa  femme  et  à  ses 
hôtes  son  aventure  peu  glorieuse  avec  la  demoiselle  de  La  Saulaye. 

—  La  Saulaye!  dit  Aliette.  N'est-ce  pas  cette  habitation  triste 
qu'on  voit  à  gauche,  sur  le  chemin  des  Cormiers,  avec  de  grands 
saules  qui  retombent  sur  une  pièce  d'eau  toute  noire? 

—  Parfaitement,  dit  Bernard.  Nous  l'avons  remarquée  ensem- 
ble... C'est  une  espèce  de  maison  anglaise  qui  a  l'air  un  peu  si- 
nistre, en  effet,  à  cause  de  ces  grands  saules...  Et  qui  est-ce  qui 
demeure  là,  décidément? 

Il  y  avait  parmi  les  convives  deux  ou  trois  habitans  du  pays  qui 
répondirent  à  cette  question  en  termes  assez  équivoques.  Il  sem- 
blait que  les  hôtes  de  La  Saulaye  fussent  généralement  assez  mal 
vus  par  l'aristocratie  des  environs.  Le  propriétaire  de  La  Saulaye 
était  un  médecin  nommé  Tallevaut,  qui,  depuis  longtemps,  avait 
recueilli  chez  lui  une  parente  pauvre,  une  vieille  tante  mfirme,  avec 
sa  fille,  dont  il  était  le  tuteur.  Il  avait  d'abord  pratiqué  la  médecine 
à  Paris;  puis,  ayant  hérité  d'une  assez  belle  fortune,  il  avait  re- 
noncé à  sa  clientèle,  déjà  nombreuse,  et  s'était  retiré  à  la  campagne 


LA   MORTE.  31 

pour  y  suivre  ses  goûts  et  se  consacrer  à  la  science  pure.  Absorbé 
dans  ses  études,  et  avare  de  son  temps,  il  ne  donnait  ses  consulta- 
tions et  ses  soins  qu'aux  plus  pauvres  de  la  contrée  et  les  refusait 
inflexiblement  à  tous  ceux  qui  étaient  capables  de  payer  un  méde- 
cin. Il  avait  mécontenté  ainsi  bon  nombre  de  gens  que  sa  réputation 
de  science  et  d'habileté  pratique  attirait  quelquefois  de  très  loin, 
et  qui  subissaient  ses  refus  impitoyables.  En  retour,  on  ne  lui  mé- 
nageait pas  les  médisances.  On  ne  pouvait  contester  son  mérite, 
l'Institut  ayant  tout  récemment  récompensé  ses  travaux  scienti- 
fiques par  un  titre  de  membre  correspondant.  Mais  ses  doctrines 
avouées  de  philosophe  libre  penseur,  sa  vie  privée  un  peu  mysté- 
rieuse, la  beauté  de  sa  pupille,  l'éducation  excentrique  qu'il  lui 
donnait,  tout  cela  faisait  l'objet  de  commentaires  peu  bienveillans, 
principalement  dans  les  châteaux  du  voisinage. 

Quoique,  dans  les  jours  qui  suivirent,  le  comte  de  Vaudricourt 
multi[)liàt  ses  patrouilles  sur  la  frontière  de  ses  propriétés,  il  n'eut 
pas  l'avantage  de  voir  de  nouveau  briller  dans  la  feuillée  l'œil  noir 
énergique  et  froid  de  M''°  Tallevaut.  Peut-éire  l'audacieuse  chasse- 
resse avait-elle  reçu  du  garde  Lebuteux  quelque  secret  avis  des 
dispositions  rigoureuses  manifestées  par  le  comte  et  reculait-elle 
devant  la  menace  prosaïque  d'un  procès-verbal  :  peut-être,  comme 
il  arrivait  souvent,  avait-elle  été  mise  en  réquisition  par  son  savant 
tuteur,  qui  l'avait  élevée  à  lui  servir  tour  à  tour  de  secrétaire  dans 
son  cabinet  et  de  préparateur  dans  son  laboratoire.  Car  les  expé- 
riences de  chimie  et  de  physique  tenaient  naturellement  une  grande 
place  daïis  ses  travaux  comme  dans  ses  distractions.  Quoi  qu'il  en 
soit,  [)en  Jant  le  reste  de  la  saison.  M"*  Tallevaut  dovint  invisible  pour 
son  voisin.  Une  seule  fois,  en  passant  le  soir  à  cheval  avec  sa  femme 
devant  La  Saulaye,  Bernard  crut  ai)ercevoir  sa  belle  ennemie  traver- 
sant connne  une  ombre  le  jardin  du  cottage.  Aliette,  au  reste,  ne 
laissait  jjas  de  partager  à  l'égard  des  habiuuis  de  La  Saulaye  la  curio- 
sité de  son  mari.  L'espèce  de  mystère  qui  planait  sur  cette  maison 
solitaire  et  silencieuse  parlait  à  son  imagination  romanesque. 
Elle  rai)i)elait  la  maison  de  l'alchimiste.  C'était  un  grand  pavillon 
en  briques  précédé  et  entouré  de  bouquets  d'arbres,  de  pelouses 
et  de  [)arterres  assez  mal  tenus  et  évidemment  abandoimés  au  goût 
d'un  jardinier  de  campagne.  Depuis  que  les  grands  saules  de  l'étang 
avaient  perdu  leurs  feuilles,  l'habitation  paraissait  moins  sombre, 
mais  elle  n'en  conservait  pas  moins  sa  physionomie  dure,  et  la  pièce 
d'eau,  sur  laquelle  pourrissaient  les  feuilles  tombées,  présentait  tou- 
jours la  même  surface  morne. 

Cependant,  après  s'être  fait  un  peu  attendre,  l'hiver  était  venu 
âpre  et  rude.  Les  visiteurs  les  plus  complaisans  avaient  regagné 


32  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Paris  et  laissé  M.  et  W^^  de  Vaudricoiirt  au  coin  de  leur  feu.  Les 
chemins  encombrés  par  la  neige  ou  défoncés  par  les  pluies  avaient 
interrompu  les  rares  relations  de  voisinage.  Les  intempéries  de  la 
saison  rendaient  la  chasse  le  plus  souvent  rebutante  ou  même  im- 
possible. Les  distractions  étaient  donc  très  restreintes,  et  il  fallait 
beaucoup  compter  sur  soi.  Bernard,  qui  s'était  à  l'avance  fortifié 
le  cœur  contre  cette  épreuve  très  prévue,  faisait  de  son  mieux  pour 
la  supporter  avec  héroïsme.  Il  allait  le  matin  au-devant  du  facteur, 
dans  son  avenue,  ce  qui  était  toujours  un  moment  de  gagné  :  il  lisait 
longuement  ses  journaux.  Il  s'occupait  avec  une  louable  activité  de 
ses  chevaux,  de  ses  écuries,  de  sa  magnifique  sellerie.  Il  déchillhiit 
des  partitions  au  piano  avec  sa  femme  :  il  s'était  remis  à  l'aquarelle, 
qu'il  avait  cultivée  autrefois,  et  il  en  donnait  des  leçons  à  Aliette.  Le 
soir,  ils  lisaient  ensemble  quelques  vieux  auteurs  favoris,  des  Mé- 
moires, quelques  poètes  modernes,  les  grands  critiques  de  ce  temps, 
des  romans  anglais.  C'était  une  douce  vie  pour  Aliette,  à  qui  sa  cor- 
respondance, les  soins  de  son  intérieur,  l'éducation  de  sa  fille,  et, 
enfin,  ses  pratiques  pieuses  ne  laissaient  pas  une  minute  d'ennui. 
Elle  avait  en  outre  le  goût  de  la  campagne,  et  les  scènes  de  la  na- 
ture avaient  pour  elle,  même  pendant  l'hiver,  une  sorte  d'intérêt 
poétique.  Son  bonheur  pourtant  était  troublé  par  une  préoccupa- 
tion constante  :  —  Son  mari  était-il  heureux  comme  elle  était  heu- 
reuse? —  Malgré  la  bonne  attitude  qu'il  s'efforçait  de  garder,  elle 
surprenait  trop  souvent  sur  ses  traits  et  môme  dans  son  langage 
des  signes  de  rêverie  sombre,  d'impatience,  d'amertume. 

La  vérité  est  qu'il  s'ennuyait  mortellement.  Il  se  contenait  autant 
qu'il  le  pouvait  devant  sa  femme  :  mais  quand  il  était  rentré  chez 
lui,  le  soir,  il  y  fumait  vainement  cigares  sur  cigares  pour  essayer 
de  tuer  la  mélancolie  noire  qui  le  rongeait.  Il  s'arrêtait  devant 
ses  fenêtres ,  regardant  l'obscurité  profonde  des  champs  et  des 
bois,  écoutant  la  bise  d'hiver  qui  passait  dans  la  cime  des  arbres 
avec  un  bruit  de  houle  lointaine, —  et  sa  pensée  se  reportait  tout  à 
coup  sur  son  cher  boulevard,  qui  resplendissait  à  cette  même  heure 
comme  une  voie  lactée  :  il  voyait  les  péristyles  flamboyans  des 
théâtres,  la  foule  animée  qui  se  pressait  devant  les  gais  magasins, 
la  vie  partout  fourmillante  ;  il  croyait  respirer  les  odeurs  spéciales  du 
boulevard  le  soir,  le  mélange  de  gaz,  de  tabac,  de  cuisine  souter- 
raine, et  les  bouffées  parfumées  sortant  par  intervalles  des  bouti- 
ques de  fleurs  ;  il  respirait  l'atmosphère  particulière  des  salons  du 
cercle,  des  intérieurs  de  coulisses,  des  loges  d'actrices,  les  elUuves 
des  escaliers  et  des  vestibules  des  théâtres  à  la  sortie  des  spectacles, 
les  fortes  senteurs  des  fourrures  précieuses ,  des  pelisses  brodées 
d'or  et  des  épaules  nues.  Toutes  ces  sensualités  plus  ou  moins 


LA   MORTE.  33 

pures  où  se  délecte  le  dilettantisme  parisien,  prenaient  dans  l'ima- 
gination de  Bernard,  au  milieu  de  la  solitude  et  du  silence  de  la  cam- 
pagne, une  terrible  puissance  d'attrait  et  de  regret. 

11  tombait  à  cet  égard  dans  une  erreur  singulière  et  fort  com- 
mune :  il  se  figurait  que  Paris  manquait  à  son  intelligence,  quand 
il  ne  manquait,  en  réalité,  qu'à  ses  sens.  Il  était  homme  d'esprit  : 
il  avait  même  été  homme  d'étude  jusqu'au  jour  où  le  scepticisme 
absolu  ne  lui  avait  plus  laissé  que  le  goût  du  plaisir.  Malgré  tout, 
comme  la  plupart  des  Parisiens  exilés  en  province,  il  se  flattait  lors- 
qu'il croyait  regretter  la  grande  vie  intellectuelle  de  Paris  :  il  n'en 
regrettait  que  la  distraction  facile,  les  voluptés  ambiantes,  l'étour- 
dissement  mondain,  et,  par-dessus  tout,  la  haute  odeur  féminine. 

Aliette,  qui  devinait  assez  exactement  ce  qui  se  passait  dans  l'âme 
de  son  mari,  prit  un  certain  soir  son  grand  courage  :  —  Mon  ami, 
lui  dit-elle,  en  lui  posant  gracieusement  ses  deux  mains  sur  les 
épaules,  savez- vous  ce  qu'il  faut  faire?..  Il  faut  vous  en  aller  passer 
huit  ou  dix  jours  à  Paris  ! 

—  Mais,  dit  Bernard,  avec  un  peu  de  confusion,  je  me  trouve 
très  bien  ici  ! 

—  C'est  à  cause  de  cela,  reprit  en  riant  l'aimable  femme.  —  Je 
ne  veux  pas  vous  laisser  vous  blaser  sur  votre  bonheur...  De  plus, 
j'ai  une  masse  de  commissions  à  vous  donner...  Je  voudrais  pre- 
mièrement un  grand  écran  pour  la  cheminée  du  salon  rouge, —  une 
suspension  pour  la  salle  à  manger,  —  un  paravent  Louis  XIV... 
Louis  XIV,  vous  entendez?  c'est-à-dire  en  grande  vieille  tapisserie, 
pour  la  bibliothèque...  et  plusieurs  autres  choses  encore  dont  je 
vous  remettrai  la  liste  demain  matin. 

—  Vous  feriez  mieux,  ma  chère,  dit  Bernard,  de  venir  choisir 
tout  cela  vous-même... 

—  Non,  non!  votre  goût  vaut  mieux  que  le  mien...  Moi,  j'irai 
passer  six  semaines  à  Paris  après  Pâques,.,  mais,  jusque-là,  vous 
irez  tous  les  mois  me  faire  mes  commissions...  Voilà  le  programme 
qui  est  arrêté  dans  ma  tête,.,  dans  cette  tête-là I  ajouta-t-elle  en  se 
frappant  le  front  de  ses  doigts  charmans. 

M.  de  Vaudricourt  baisa  le  front  et  les  doigts  de  sa  jolie  femme 
et  tout  en  aflectant  la  mine  d'un  homme  qu'on  dérange,  mais  qui  se 
soumet,  il  ne  fit  pas  d'autre  objection. 

Le  lendemain,  par  une  belle  gelée  de  janvier,  il  se  mettait  en 
route  avec  une  secrète  allégresse,  et,  trois  ou  quatre  heures  plus 
tard  son  pied  foulait  l'asphalte  sacré  qui  s'étend  de  la  rue  Vivienne 
au  boulevard  de  la  Madeleine. 

Deux  jours  après,  il  était  en  train  de  déjeuner  à  son  cercle,  près 
de  sa  fenêtre  favorite,  et,  tout  en  parcourant  les  journaux  du  matin  : 

TOMB  LXXIIt.  —   1886,  3 


Zh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Ma  foi!  se  disait-il  gaîment  à  part  lui,  cette  sorte  d'existence 
après  tout  peut  devenir  supportable.,,  huit  ou  dix  jours  de  Paris 
chaque  mois,  ça  suffit  pour  empêcher  un  homme  de  retourner  tout 
à  fait  à  l'état  lacustre...  et  de  porter  des  sabots...  Qu'est-ce  qu'il 
y  a,  Charles?  Cne  dépêche? 

—  Oui,  répondit  le  domestique,  qui  s'approchait  un  plateau  à  la 
main  :  —  C'est  un  télégramme  pour  M.  le  comte. 

Le  comte  prit  le  télégramme  et  l'ouvrit.  Il  y  lut  cette  ligne  :  — 
«  Jeanne  très  sérieusement  souffrante.  —  Aliette.  » 

—  Allons!  bien!  murmura-t-il.  —  Naturellement!..  Et  après  un 
geste  de  colère:  —  Charles!..  Donnez-moi  un  Indicateur! 

Le  domestique  apporta  l'Indicateur,  que  Bernard  consulta  fiévreu- 
sement. 

—  Veuillez  dire  à  Pierre,  je  vous  prie,  que  nous  repartons  par 
le  train  de  trois  heures...  Qu'il  prépare  tout. 

—  Bien,  monsieur  le  comte. 

A  trois  heures, M.  de  Yaudricourt  rejoignait  son  valet  de  chambre 
à  la  gare  de  Lyon.  —  M.  le  comte  n'a  pas  reçu  de  mauvaises  nou- 
velles ?  demanda  Pierre  respectueusement. 

—  Ma  fille  est  malade  ! 

Ainsi,  se  disait-il,  en  s'installant  dans  son  wagon,  c'est  entendu  ! 
Toutes  les  fois  que  je  serai  deux  jours  absent,  Jeanne  sera  souf- 
frante,., ou  quelque  autre...  J'aurai  toujours  le  fil  du  télégraphe 
autour  de  ma  manche,.,  c'est  délicieux!.. 

Il  rumina  sur  ce  texte  pendant  la  plus  grande  partie  de  son 
voyage  avec  la  même  irritation  et  la  même  justice...  Ce  ne  fut 
qu'en  approchant  de  Valmoutiers  que  sa  colère  se  calma  et  fit  place 
peu  à  peu  à  l'inquiétude.  Il  se  rappelait,  un  peu  tard,  qu' Aliette 
n'était  pas  femme  à  changer  capricieusement  de  volonté  d'un  jour 
à  l'autre,  qu'elle  était  encore  moins  femme  à  mettre  la  ruse  et  le 
mensonge  au  service  de  ses  caprices.  Il  se  souvint  aussi  qu'il  ai- 
mait tendrement  sa  fille. 

Un  coupé  l'attendait  à  la  gare  de  Valmoutiers,  le  château  en  étant 
éloigné  de  quelques  kilomètres.  Il  remarqua  tout  de  suite  que  les 
traits  de  son  vieux  cocher  n'avaient  pas  leur  impassibilité  ordinaire. 

—  Eh  bien  !  lui  dit-il  vivement,  comment  va  ma  fille  ? 

—  Mademoiselle  Jeanne  n'est  pas  bien,  monsieur. 

—  Allez  vite  ! 

Y. 

Dans  la  soirée  même  du  jour  où  son  père  était  parti  pour  Paris, 
la  petite  Jeanne,  qui  était  alors  une  très  jolie  et  très  intelligente 


LA   MORTE.  35 

fillette  de  six  à  sept  ans,  avait  été  prise  d'un  naal  de  gorge  accom- 
pagné d'abattement  et  de  quelques  frissons.  On  crut  d'abord  à  un 
simple  rhume  et  à  une  légère  inflammation  des  amygdales.  Mais 
une  fièvre  violente  se  déclara  pendant  la  nuit,  et  l'enfant,  qui  ne 
dormait  pas,  se  plaignit  de  grandes  douleurs  de  tête.jLe  vieux  mé- 
decin de  Valmoutiers,  le  docteur  Raymond,  fut  appelé  au  point  du 
jour,  et  dès  le  premier  moment  il  parut  inquiet.  Il  ne  la  quitta  plus. 
Les  symptômes  s'accusèrent  pendant  la  journée,  et  prirent  la  nuit 
suivante  une  extrême  gravité  :  l'apparition  des  fausses  membranes 
dans  le  larynx,  la  respiration  embarrassée  et  sifllante,  les  accès  ré- 
pétés de  suHocation,  enfm  la  toux  rauque  et  comme  bestiale,  ne 
purent  laisser  de  doute  sur  le  caractère  véritable  du  mal.  C'était 
le  croup  au  nom  sinistre,  juste  effroi  des  mères. 

Ainsi  qu'il  arrive  souvent,  le  mal,  après  avoir  paru  hésitant  au 
début,  procéda  bientôt  avec  une  rapidité  foudroyante.  Le  docteur 
Raymond,  qui  n'était  pas  sans  mérite  dans  sa  profession  et  qui  avait 
(le  plus  la  sagesse  et  l'expérience  d'un  vieillard,  employa  active- 
ment, pendant  les  deux  premiers  jours,  tous  les  moyens  consacrés 
par  la  science  pour  combattre  rera{>oisonnementdiphlhcritique.  Tous 
les  remèdes  avaient  échoué,  et  la  maladie  poursuivait  sa  marche 
effrayante.  —  C'était  alors  qu'Aliette  avait  envoyé  un  télégramme 
à  son  mari. 

Quand  M.  de  Vaudricourt  arriva  devant  le  lit  de  sa  fille,  l'enfant, 
le  visaj^e  pâle,  les  lèvres  violettes,  la  gorge  tuméfiée,  se  débattait 
convulsivement,  en  proie  à  un  de  ces  accès  de  suffocation  prolon- 
gée qui  offrent  déjà  le  simulacre  de  l'agonie.  C'était  une  scène  d'une 
cruauté  poignante  sur  laquelle  nous  n'insisterons  pas. 

Cependant  cette  crise  s'apaisa.  La  petite  Jeanne,  quoique  plon- 
gée dans  une  sorte  d'hébétude,  reconnut  son  père  et  lui  adressa  un 
regard  d'une  angoisse  suppliante  qui  lui  déchira  le  cœur.  —  Il 
l'embrassa,  lui  ))arla  en  souriant,  puis  emmena  le  vieux  médecin 
dans  un  petit  salon  voisin  qui  faisait  partie  de  l'appartement  de 
Jeanne.  Aliette  les  suivit. 

—  Monsieur,  dit  le  comte,  veuillez  me  dire  toute  la  vérité. 

—  Je  vous  la  dois,  monsieur.  —  L'enfant  est  en  grand  danger. 
Ces  terribles  suffocations  vont  se  renouveler  de  plus  en  plus  fré- 
quentes jusqu'à  la  complète  asphyxie.  J'ai  épuisé,  quant  à  moi, 
toutes  les  ressources  de  ma  science  :  il  n'y  a  plus  à  l'heure  qu'il  est 
que  le  traitement  chirurgical  qui  pût  sauver  l'enlant  ;  mais  je  dois 
vous  l'avouer  humblement,  l'opération  dorit  il  s'agit  demanderait 
une  main  plus  jeune  et  plus  habile  que  la  mienne. 

—  Ai-je  le  temps  de  télégraphier  à  Paris?  demanda  Bernard. 

—  Évidemment  non. 


36  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Ne  pouvez-vous  m'indiquer  dans  une  des  villes  les  plus  pro- 
ches, à  Gien,  à  Nemours,  quelqu'un  de  vos  confrères  qui  soit  capable 
d'entreprendre  cette  opération  ? 

—  Monsieur...  je  n'oserais  me  charger  d'une  pareille  responsa- 
bilité... Je  ne  connais  au  reste  dans  nos  environs  et  à  notre  portée 
qu'un  seul  homme  qui  pût,  s'il  le  voulait,  tenter  avec  quelque  chance 
de  succès  une  opération  si  délicate  et  si  dangereuse...  C'est  le  doc- 
teur Tal  levant. 

—  Le  docteur  Tallevaut  ! 

—  M.  Tallevaut  !  s'écria  Aliette  douloureusement.  —  Mais  il  ne 
voudra  pas  I  II  nous  refusera,  comme  il  refuse  tout  le  monde,.,  vous 
savez  bien  1 

—  C'est  bien  à  craindre  ! 

—  J'y  vais,  dit  le  comte.  —  Courage,  Aliette  ! 

Il  sortit  aussitôt,  courut  aux  écuries,  et  sella  lui-même  un  de  ses 
chevaux  :  en  même  temps  il  donnait  l'ordre  à  son  cocher  d'atteler 
à  la  hâte  un  coupé,  et  d'aller  l'attendre  devant  la  grille  du  jardin 
de  La  Saulaye. 

Quelques  minutes  plus  tard,  M.  de  Vaudricourt  galopait  à  la 
lueur  des  étoiles,  le  long  des  bois  obscurs,  sur  une  route  durcie 
par  la  gelée  et  blanchie  par  le  givre.  Il  était  environ  neuf  heures 
quand  il  arriva  à  La  Saulaye  :  il  sauta  à  bas  de  cheval,  franchit  la 
grille  qui  se  trouva  ouverte,  et  sonna  à  la  porte  de  la  maison.  Il 
remit  sa  carte  au  domestique  qui  se  présenta  et  attendit  sur  le 
seuil  avec  un  profond  sentiment  d'anxiété.  —  Le  domestique  re- 
parut presque  immédiatement  : 

—  Veuillez  entrer,  monsieur. 

Le  comte  le  pria  de  tenir  son  cheval,  et  suivit  une  femme  de 
chambre  que  la  curiosité  avait  attirée  et  qui  lui  servit  de  guide. 

Elle  l'introduisit  dans  un  grand  salon-bibliothèque  qui  attenait 
au  laboratoire  du  docteur,  et  où  régnait  une  forte  odeur  de  phar- 
macie. Le  premier  regard  de  M.  de  Vaudricourt  tomba  sur  une 
jeune  femme  qui  était  accoudée  sur  une  table  devant  la  porte,  et 
qui  tenait  un  li\Te.  La  clarté  d'une  lampe  se  répandait  sur  ses  beaux 
traits,  et  malgré  sa  contenance  tranquille  et  pensive,  sa  toilette  sé- 
vère de  faille  noire,  et  ses  modestes  bandeaux  à  la  vierge,  le  comte 
reconnut  tout  de  suite  la  chasseresse  hardie  qu'il  avait  rencontrée  un 
jour  dans  ses  bois.  —  A  quelque  distance  de  la  jeune  femme,  de- 
vant une  table  plus  grande  chargée  de  livres  et  de  papiers,  se  tenait 
un  homme  d'une  quarantaine  d'années,  à  qui  sa  redingote  noire, 
ornée  d'une  rosette  rouge  prêtait  l'apparence  soignée  et  correcte  d'un 
officier  en  costume  civil.  Ses  traits  étaient  un  peu  gros  et  marqués,  et  sa 
tête  un  peu  lourde  avait  un  développement  presque  disproportionné 


LA    MORTE.  37 

qui  étonnait  :  mais  ses  yeux  avaient  une  expression  admirable  de 
vie,  d'intelligence  et  de  douceur.  —  Il  s'était  levé  à  l'entrée  de  Ber- 
nard, et  il  lui  rendit  son  salut  avec  une  grâce  souriante  et  préve- 
nante. Cette  physionomie  et  cette  attitude  étaient  si  différentes  de 
la  dureté  maussade  à  laquelle  M.  de  Vaudricourt  s'était  attendu 
qu'il  en  prit  confiance. 

—  Docteur,  dit-il,  en  refusant  le  siège  qu'on  lui  offrait,  je  viens 
chez  vous  en  suppliant...  Ma  fille  est  mourante,.,  mourante  du 
croup...  Le  docteur  Raymond,  qui  l'a  soignée,  la  regarde  comme 
perdue...  11  n'y  a  plus  qu'une  opération  qui  puisse  la  sauver...  je 
n'ai  pas  le  temps  de  télégraphier  à  Paris  ni  ailleurs...  Enfin,  doc- 
teur, vous  seul  pouvez  rendre  la  vie  à  notre  enfant  1 

Dès  les  premiers  mots  prononcés  par  le  comte,  le  visage  souriant 
du  docteur  Tallevaut  était  devenu  très  sérieux  : 

—  Monsieur,  dit-il,  j'en  éprouve  le  plus  vif  regret,  mais  vous 
savez  que  j'ai  dû  me  faire  une  loi  de  ne  plus  exercer  la  médecine... 
Si  je  cédais  une  seule  fois,  je  serais  forcé  de  quitter  le  pays,  car 
je  n'aurais  plus  un  jour  de  paix,  et  il  faudrait  renoncer  à  mes  tra- 
vaux... 

—  Monsieur,  reprit  Bernard,  tout  le  monde  dit  que  vous  êtes 
humain,.,  que  vous  êtes  charitable,.,  et  vous  me  chargez  de  porter 
à  une  mère  l'arrêt  de  mort  de  sa  fille! 

Et  il  essuya  vivement  deux  larmes  qui  s'étaient  détachées  malgré 
lui  de  ses  yeux,  et  qui  avaient  glissé  sur  ses  joues  pâles. 

Le  docteur  Tallevaut  le  regarda  un  moment  avec  gravite  ;  puis, 
se  tournant  tout  à  coup  vers  la  jeune  femme,  qui  suivait  cette  scène 
d'un  œil  curieux,  mais  calme  :  —  Sabine,  dit-il,  prépare  tout  !  — 
Tu  vois  de  quoi  il  s'agit...  Tu  vas  m'accompagner.  —  Vite,  mon  en- 
fant 1 

M"*  Sabine,  qui  s'était  levée,  sortit  aussitôt  du  salon. 

Le  comte  de  Vaudricourt,  sans  dire  un  mot,  saisit  la  main  de 
M.  Tallevaut  et  la  lui  serra  avec  une  énergie  convulsive. 

—  Monsieur,  reprit  le  docteur,  il  m'est  impossible  de  résister  à 
votre  appel,.,  mais  je  dois  vous  prévenir  que  cette  opération  est 
par  elle-même  fort  dangereuse  et  que  de  plus,  même  quand  elle 
réussit,  elle  peut  avoir  des  conséquences  fatales...  Il  n'y  faut  donc 
recourir  qu'à  la  dernière  extrémité...  Au  surplus,  nous  allons  voir 
si  elle  est  réellement  nécessaire...  Vous  avez  là  une  voiture? 

—  Oui,   docteur. 

—  Pardon  !  dit  M.  Tallevaut,  mais  il  me  faut'  au  moins  trois 
aides...  Voyons.  J'aurai  d'abord  Sabine,  ma  nièce  .<  nous  aurons 
ensuite  le  docteur  Raymond,.,  mais  le  troisième? 

—  Moi,  docteur. 


33  REVUE   DES   DEUX   MO>DES. 

—  Vous'  le  père!  Oh!  non,  monsieur,.,  impossible...  N'avez-Yous 
pas  quelque  domestique  de  confiance,.. un  homme  dévoué  et  ferme? 

—  Un  de  mes  gardes?..  Je  le  préviendrai  en  passant. 

—  Un  de  vos  gardes  ?  Oui,  très  bien. 

M"^  Tallevaut  reparut  en  ce  moment,  toujours  grave  et  calme,  et 
marchant  sans  bruit;  elle  portait  d'une  main  une  grande  boite  en 
maroquin,  et  de  l'autre  un  sac  en  toile  gommée,  -  sur  un  bras  deux 
tabliers  en  toile  grossière.  -  Ledocteur  ouvrit  vivement  la  boite  et 
passa  en  revue  d'un  rapide  coup  d'œil  les  brillans  instrumens  d  acier 
dont  elle  était  garnie,  puis  il  ouvrit  le  sac,  où  se  trouvait  une  provi- 
sion de  petites  éponges,  de  fils  cirés  et  d'autres  objets  usités  dans 
les  opérations  chirurgicales. 

—  C'est  bon  î  dit-il.  —  Partons. 

Il  revêtit  à  la  hâte  un  pardessus;  la  jeune  femme  jeta  sur  ses 
épaules  une  mante  à  capuchon,  et  tous  deux  montèrent  dans  le 
coupé,  pendant  que  M.  de  Vaudricourt  prenait  les  devans  au  galop 
de  son  cheval.  -  Il  prévint  en  passant  son  garde  Lebuteux,  dont  la 
maisonnette  était  très  rapprochée  du  château,  et  qui  s  y  trouva  déjà 
rendu  au  moment  où  le  docteur  Tallevaut  et  W^  Sabine  y  arrivaient. 

Le  docteur,  conduit  par  Âliette,  qui  était  accourue  au  bruit  de  la 
voiture,  fut  bientôt  dans  la  chambre  de  Jeanne.  11  commença  par 
adresser  quelques  questions  rapides  au  docteur  Raymond.  Puis  il 
se  pencha  sur  le  lit  de  l'enfant,  lui  prit  le  bras  et  la  regarda  longue- 

^^-  il  est  temps,  dit-il  à  demi-voix.  -  Se  tournant  alors  vers 
Aliette  et  vers  Bernard:  -  Madame,  dit-il,  ma  chère  dame,  -  et 
vous  aussi,  monsieur,  je  vous  demanderai  de  vouloir  bien  rester 
tous  deux  dans  cette  chambre...  Nous  allons  transporter  l  entant 
dans  le  petit  salon  à  côté.  J'y  ai  vu  des  candélabres,  un  lustre... gu  on 
allume  tout  cela  et  qu'on  ajoute  encore  deux  ou  trois  lampes...  La 
table  au  milieu.  Otez  le  tapis. 

M.  Tallevaut,  allant  d'une  pièce  à  l'autre,  continua  de  donner  ses 
instructions  en  termes  très  clairs  et,  une  demi-heure  à  peine  après 
son  arrrivée,  la  pauvre  Jeanne,  enveloppée  dans  une  couverture, 
était  couchée  sur  la  table  de  son  petit  salon,  qui  était  illumine  comme 
pour  une  fête.  -  Son  père  se  tenait  dans  l'ouverture  de  la  porte, 
qui  communiquait  d'une  pièce  à  l'autre,  et  sa  mère,  à  genoux  dans  la 
chambre,  près  du  lit  vide,  le  front  dans  ses  mains,  priait. 

L'enfant,  à  demi  asphyxiée,  paraissait  inconsciente.  —  Le  docteur 
Raymond  lui  m'aintenait  fortement  la  tête  de  ses  deux  mains,  a 
l'autre  bout  de  la  table,  le  vieux  garde,  à  genoux,  pesait  sur  les 
jambes  de  la  malade  et  les  assujettissait.  A  droite,  près  de  la  tête, 
se  tenait  debout  M"^  Sabine;  à  gauche,  le  docteur  Tallevaut,  ayant 


LA    MORTE.  39 

SOUS  la  main  tout  son  appareil  chirurgical.  Tous  deux  avaient  revêtu 
le  sarrau  en  toile  bise  des  infirmiers.  —  La  vieille  bonne  Victoire, 
dont  le  docteur  avait  remarqué  le  sang-froid  et  l'intelligence  pendant 
les  derniers  préparatifs,  projetait  de  très  près  la  lueur  d'une  bougie 
sur  le  cou  dénudé  de  la  petite  Jeanne. 

On  sait  que  l'opération  de  la  trachéotomie,  un  des  miracles  de 
la  chirurgie  moderne,  a  pour  objet  de  prévenir,  dans  certains  cas 
de  croup,  l'asphyxie  imminente  en  rétablissant  d'une  manière  arti- 
ficielle la  respiration  du  malade  obstruée  par  les  fausses  membranes 
qui  ont  envahi  le  larynx.  L'opération  consiste  à  ouvrir  la  gorge  au- 
dessous  du  larynx  oblitéré  et  à  faire  pénétrer  dans  la  trachée  une 
sonde  creuse,  qui  rend  la  liberté  aux  fonctions  respiratoires  et  qui, 
en  même  temps,  aide  le  patient  à  éliminer  les  fausses  membranes 
qui  rétoulfent. 

On  conçoit  assez  quelles  qualités  de  science  précise,  de  dextérité 
manuelle  et  de  fermeté  d'àme  doit  réunir  l'homme  qui  entreprend 
pareille  besogne.  Sans  entrer  ici  dans  des  détails  répugnans,on  peut 
dire  du  moins  que,  dans  le  cours  de  cette  redoutable  opération  pra- 
tiquée sur  une  partie  si  délicate,  si  complexe  et  si  vitale  de  l'orga- 
nisme ,  le  tranchant  du  bistouri  ne  doit  ni  hésiter  ni  s'égarer,  et 
que,  cependant,  il  ne  fait  jamais  son  œuvre  sans  provoquer  des  effu- 
sions de  sang  qui  ne  laissent  guère  à  l'homme  de  science  que  le  tact 
du  doigt  pour  guide. 

M.  de  Vaudricourt,  n'ayant  point,  comme  sa  femme,  le  soutien  de 
la  prière  dans  ce  moment  affreux, en  '  '    '"  dans  toute 

son  intensité.  Sans  contrevenir  forni-  1:1  du  doc- 

teur Tallevaut,  et  sans  pénétrer  dans  le  salon  où  la  petite  Jeanne 
avait  été  transportée,  il  s'était  fait  un  devoir  viril  de  ne  |)as  jKîrdre 
de  vue  sa  fille  pendant  les  minutes  supnimes  où  la  question  de  sa 
vie  ou  de  sa  mort  allait  être  tranchée.  Debout  dans  le  cadre  de  la 
porte,  immobile  et  pâle  lui-même  comme  un  mort,  il  contemplait 
avec  une  sorte  de  stupeur,  comme  dans  un  rêve  horrible,  ce  drame 
étrange  où  son  enfant,  maîtrisée  et  garrottée  par  des  mains  impi- 
toyables, semblait  subir  sous  l'acier  quelque  odieux  martyre.  Malgré 
son  trouble  profond,  aucun  détail  de  cette  scène  ne  lui  échappait; 
il  entendait  nettement  chacune  des  paroles,  rares  et  brèves,  échan- 
gées entre  le  docteur  Tallevaut  et  sa  jeune  pupille,  qui  lui  servait 
d'aide  principal  ;  le  plus  souvent,  c'était  par  un  simple  geste,  par  un 
signe  qu'il  lui  donnait  ses  ordres,  et  même,  la  jeune  femme  ne  les 
attendait  pas  toujours  pour  agir.  Elle  surveillait  d'un  œil  profondé- 
ment attentif  le  travail  sanglant  du  bistouri,  sa  main  adroite  et  dé- 
licate employant  tour  à  tour,  pour  seconder  l'opérateur,  les  éponges, 
les  fils  à  ligatures,  les  crochets  à  écarter  la  plaie;  cette  belle  créa- 


flO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ture,  dans  sa  grâce  impassible,  semblait  accomplir  doucement,  avec 
ses  mains  rouges  de  sang,  les  rites  de  quelque  farouche  religion. 

L'incision  profonde  étant  faite,  M"®  Sabine  présenta  à  son  tu- 
teur la  sonde  creuse;  il  l'engagea  de  suite  dans  l'ouverture  de  la 
trachée  avec  son  admirable  sûreté  de  main.  Aussitôt  un  bruit  sem- 
blable à  un  sifflement  sonore  se  fit  entendre  dans  le  salon.  Sabine 
noua  vivement  les  rubans  qui  fixaient  la  sonde  et  entoura  d'une  cra- 
vate légère  le  cou  de  la  malade.  Puis  le  docteur  enleva  l'enfant  dans 
ses  bras,  traversa  rapidement  le  salon  et  la  chambre,  et  vint  dépo- 
ser Jeanne  sur  son  lit. 

Le  père  et  la  mère,  incertains,  égarés,  se  pressaient  autour  du 
lit  ;  ils  pouvaient  à  peine  en  croire  leurs  yeux  :  le  visage  de  Jeanne 
avait  perdu  subitement  sa  poignante  expression  d'anxiété  mortelle  ; 
il  n'exprimait  plus  qu'un  soulagement  profond  et  une  paix  souriante. 
—  Aliette  et  Bernard  se  retournèrent  vivement  vers  le  docteur  Tal- 
levaut.  Lui-même  souriait  : 

—  Ça  va  bien!  leur  dit-il. 

Ils  lui  saisirent  tous  deux  les  mains  avec  effusion ,  essayant  de 
lui  parler,  mais  ne  le  pouvant  pas  ;  leur  cœur  débordait,  et  ils  éclatè- 
rent en  sanglots. 

Après  une  crise  si  cruelle,  le  docteur  Tallevaut  voulut  laisser  une 
pleine  nuit  de  repos  et  de  joie  sans  trouble  au  père  et  à  la  mère 
de  la  petite  Jeanne.  Mais  le  lendemain  (il  avait  passé  la  nuit  au 
château  avec  Sabine),  il  ne  leur  cacha  pas  que  le  succès  de  l'opéra- 
tion n'était  pas  la  fin  de  la  maladie,  qu'il  restait  à  guérir  l'affec- 
tion morbide,  bien  qu'on  lui  eût  enlevé  son  symptôme  le  plus 
grave  et  son  danger  le  plus  imminent,  et  qu'en  outre  l'opération 
en  elle-même  pouvait  ouvrir  le  champ  à  des  accidens  consécutifs 
très  sérieux.  Bref,  il  était  nécessaire  de  continuer  à  soigner  et  à 
surveiller  l'enfant  avec  une  extrême  attention.  Du  reste,  on  pou- 
vait avoir  toute  confiance,  à  cet  égard,  en  son  excellent  confrère,  le 
docteur  Raymond,  qui  voudrait  bien,  d'ailleurs,  le  prévenir  s'il  sur- 
venait quelque  complication. 

M.  Tallevaut  achevait  de  donner,  à  M.  et  M'"*  de  Vaudricourt, 
cet  avertissement  un  peu  alarmant,  quand  on  vint  lui  dire  que  la 
voiture  l'attendait  dans  la  cour.  Il  était  à  peine  huit  heures  du 
matin. 

—  Comment  !  s'écria  Aliette,  vous  partez  déjà,  mon  cher  bon 
monsieur?  Vous  ne  restez  même  pas  à  déjeuner  avec  nous? 

—  Ma  chère  dame,  dit  M.  Tallevaut,  vous  savez  que  je  suis 
un  homme  sauvage,  et  que  j'ai  fait  un  terrible  extra  en  venant 
chez  vous  hier  soir...  Maintenant,  vous  voulez  bien  me  permettre, 
n'est-ce  pas,  de  retourner  à  mes  travaux,  qui  sont  assez  urgens? 


LA    MORTE.  h\ 

Aliette  joignit  les  mains,  en  signe  de  détresse,  et  son  charmant 
visage  prit  un  air  de  si  profonde  désolation,  que  M.  Tallevaut  en 
fut  touché. 

—  Voyons  1  dit-il...  Vous  êtes  une  de  ces  personnes  à  qui  il  est 
difficile  de  rien  refuser...  Qu'est-ce  que  vous  voudriez? 

—  Je  voudrais  vous  garder  quelques  jours  auprès  de  ma  pauvre 
petite  ressuscitée  ! 

—  Diable!..  Mais  voyons,  chère  madame,  si  je  vous  laissais  ma 
nièce  Sabine,  ici  présente,.,  je  l'appelle  ma  nièce,  quoiqu'elle  ne 
soit  que  ma  cousine?.,  si  je  vous  la  laissais?..  Je  vous  assure  que 
ce  serait  comme  si  j'étais  là  moi-même,.,  c'est  une  infirmière  de 
premier  ordre,  ma  nièce,  et  même  mieux  que  cela...  au  premier 
symptôme  suspect  elle  m'appellerait...  De  plus,  je  vous  promets 
de  venir  voir  l'enfant  tous  les  soirs  jusqu'à  sa  parfaite  guérison... 
Est-ce  entendu? 

Aliette  s'éUiit  tournée  timidement  vers  M"'  Tallevaut,  qui  assis- 
tait à  cet  entretien  avec  sa  tranquillité  habituelle,  prête  à  partir  et 
drapée  dans  sa  mante  à  capuchon. 

—  Mademoiselle,  ce  serait  mettre  le  comble  à  votre  admirable 
dévoûment! 

—  Si  vous  le  désirez,  madame,  et  si  mon  oncle  le  permet,.,  dit 
la  jeune  fille,  en  inclinant  légèrement  son  buste  magnifique. 

—  Ah  1  que  je  vous  remercie,  mademoiselle  !  s'écria  Aliette,  qui 
pressa  sur  son  cœur  les  deux  mains  de  Sabine. 

Il  y  eut  ensuite  une  brève  conférence  en  a  parte  entre  le  docteur 
et  sa  nièce  et  pupille;  après  quoi  M.  Tallevaut  prit  congé  de  ses 
hôtes.  M.  de  Vaudricourt,  en  le  mettant  en  voiture,  lui  dit  avec 
émotion  : 

—  Je  n'ai  pas  de  paroles,  monsieur,  pour  vous  dire  combien  nous 
vous  sommes  reconnaissans  I 

—  N'y  pensez  pas,  monsieur;  vous  êtes,  M°**  votre  femme  et 
vous,  de  ceux  qu'on  a  grand  plaisir  à  obliger.  —  A  ce  soir! 


Octave  Feuillet. 


(La  dernière  partie  au  prochain  n°.) 


LES    RELATIONS 


LA  FRANCE  ET  DE  LA  PRUSSE 


DE    1867    A   1870 


L 

LES    POURPARLERS    DIPLOMATIQUES    A    L'EXPOSITION    UNIVERSELLE 

DE    1867. 


Les  fêtes  se  succédèrent  à  Paris  sans  relâche,  du  printemps  à 
l'automne,  pendant  rexposition  universelle  de  1867.  Paris  était 
alors  en  réalité  le  centre  du  monde,  la  cité  rayonnante  et  glorieuse 
du  poète.  Les  empereurs  et  les  rois  accouraient  de  toutes  parts  ; 
ils  arrivaient  même  du  fond  de  l'Orient,  attirés  moins  par  le  désir 
d'étudier  nos  mœurs  et  d'implanter  notre  civilisation  dans  leurs 
états,  que  par  le  démon  de  la  curiosité.  C'était  la  contre-partie  du 
souper  de  Candide,  ce  n'étaient  pas  les  princes  dépossédés  par  la 
guerre  de  1866  et  par  la  révolution  italienne  qui  se  réunissaient  aux 
banquets  des  Tuileries  et  de  l'Hôtel  de  Ville,  c'étaient  des  potentats 
florissans,  triomphans,  ravis  de  se  distraire  de  l'étiquette  monotone 
et  formaliste  de  leurs  cours  dans  des  plaisirs  faciles  et  dans  le  four- 
millement des  multitudes  empressées.  L'empereur  et  l'impératrice, 
à  peine  remis  des  anxiétés  que  leur  avait  values  l'affaire  du  Luxem- 
bourg, si  imprévue  et  si  menaçante,  semblaient  présider  à  une  apo- 
théose. Ils  s'appliquaient  à  séduire  leurs  hôtes  par  la  bonne  grâce 
de  leur  accueil,  par  le  charme  de  leurs  personnes.  Ils  les  comblaient 
de  prévenances,  ils  se  donnaient  pour  tâche  de  leur  faire  aimer  la 
France,  de  vaincre  leurs  préventions  et  de  les  associer  aux  intérêts 


LA   FRANCE   ET   LA    PRLSSE   DE   1867    A   1870.  A3 

de  notre  politique.  Tous  protestaient  de  leurs  sympathies,  de  leur 
amour  de  la  paix,  et  leurs  protestations  étaient  justifiées  par  le  suc- 
cès que  la  diplomatie,  après  de  chaudes  alarmes,  venait  de  remporter. 
La  conférence  de  Londres  n'avait-elle  pas  victorieusement  affirmé  le 
principe  de  l'arbitrage  des  puissances  et  su  conjurer  un  conflit  im- 
minent, redoutable,  en  proclamant  la  neutralité  du  Luxembourg? 

Il  semblait  après  un  tel  résultat,  couronné  par  les  splendeurs  et 
les  démonstrations  fraternelles  d'une  exjjosition  universelle,  que 
les  idées  chères  à  Napoléon  III,  la  fédération  des  nations  et  la  poli- 
tique des  congrès,  allaient  se  réaliser,  que  le  désarmement  s'impo- 
serait aux  gouvernemens,  à  la  satisfaction  des  peuples,  que  les  pré- 
jugés internationaux  disparaîtraient  et  que,  dominée  par  de  nouvelles 
tendances,  l'Europe  ne  songerait  plus  qu'au  développement  de  sa 
prospérité  et  de  son  expansion  commerciale.  Des  chefs  d'empire, 
croyait-on,  ne  pouvaient  se  déplacer  et  se  réunir,  escortés  de  leurs 
ministres,  que  pour  se  mettre  d'accord  sur  la  politique  générale  et 
concilier  leurs  intérêts  respectifs.  On  attachait  à  juste  litre  une 
importance  exceptionnelle  au  renouvellement  des  bons  rapports 
entre  la  France  et  la  Prusse.  On  se  flattait  que  le  séjour  du  roi  Guil- 
laume et  du  comte  de  Bismarck  à  la  cour  des  Tuileries  provoque- 
rait de  franches,  de  cordiales  explications.  Leur  présence  à  Paris, 
quelque  peu  étrange,  après  l'incident  du  Luxembourg,  qui  avait 
tourné  à  la  confusion  de  perfides  calculs,  grâce  au  sang-froid  et  à  la 
clairvoyance  de  notre  diplomatie,  autorisait  à  croire  que  le  cabinet 
de  Berlin  s'était  sincèrement  ravisé  et  qu'en  face  de  la  réprobation 
générale  soulevée  par  ses  procédés,  il  en  était  arrivé  à  poser  de 
sages  limites  à  son  ambition. 

Les  rapports  de  nos  agens  consultaient,  en  eflist,  que  la  Prusse 
prenait  philosophiquement  son  parti  du  sjicrifice  auquel  elle  s'était 
soumise,  en  consentant  à  l'évacuation  d'une  place  forte  qu'elle 
avait  prétendue  indispensable  à  la  sécurité  de  l'Allemagne.  Dans  ses 
communications  officielles  sous  forme  de  circulaires  et  dans  les  ar- 
ticles inspirés  de  sa  presse,  elle  accentuait,  du  jour  au  lendemain, 
sans  transition,  la  modération  de  la  France,  que  la  veille  encore  elle 
poursuivait  de  ses  outrages.  Elle  faisait  j)ressentir  une  ère  nou- 
velle dans  les  relations  entre  les  deux  pays,  fondée  sur  des  sentimens 
réciproques  d'estime  et  de  conciliation  (1).  Cette  volte-face  si  brus- 
que était  un  sujet  d'étonnement  et  même  de  rcandale  en  Allemagne 
pour  ceux  qui  avaient  pris  au   tragique   les   scènes  patriotiques 

(1)  Extrait,  de  la  Gaxelie  de  l'AlUinuyiiê  du  Sord  :  «  La  pré<-<  i><-it  >iiiiultanée  das 
monarques  de  Prusse  et  de  Russie  à  Piiris,  les  entretiens  intimes,  aflectueux  qu'ils 
ont  avec  l'empereur  des  Français,  les  conférences  de  leurs  ministres  sur  la  situatiOQ 
politique  de  l'Europe  offrent  plus  qu'un  intérêt  de  curiosité,  ils  assurent  de  sérieuse* 
garanties  de  durée  à  la  paix.  » 


hh  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

du  parlement  du  Nord  et  les  déclarations  solennelles  qui,  jus- 
qu'à la  signature  du  traité  de  Londres,  étaient  parties  de  Berlin. 
Mais  c'était  un  compte  que  M.  de  Bismarck  était  homme  à  régler 
avec  l'opinion  publique  allemande,  et  particulièrement  avec  les  libé- 
raux, qui  se  voyaient  mystifiés,  après  avoir  voté,  au  mépris  de  leurs 
principes,  une  constitution  autoritaire  pour  permettre  au  gouverne- 
ment de  défendre  l'honneur  et  les  intérêts  de  l'Allemagne  qu'on 
leur  disait  engagés  dans  la  question  du  Luxembourg. 

«  J'enregistre  avec  satisfaction,  écrivait-on  à  notre  ministre  des 
affaires  étrangères,  que  tous  les  actes  du  cabinet  de  Berlin  témoi- 
gnent pour  l'heure  d'un  désir  manifeste  de  renouer  avec  le  gou- 
vernement de  l'empereur  les  relations  les  plus  confiantes.  Ces 
dispositions  paraissent  d'autant  plus  sincères  qu'on  nous  sait  ma- 
tériellement et  moralement  plus  forts,  et  que  la  politique  qu'on 
poursuivait  dans  le  Midi  rencontre  dans  le  sentiment  populaire  une 
résistance  de  plus  en  plus  sérieuse.  Tout  semble  donc  convier  le 
cabinet  de  Berlin  à  calmer  nos  méfiances,  à  effacer  des  impressions 
fâcheuses  et  aussi  à  gagner  du  temps.  C'est  vers  ce  but  que  vont 
converger  les  efforts  de  sa  diplomatie  et  c'est  le  résultat  que  le  roi 
attend  de  son  voyage  à  Paris.  —  Malheureusement,  il  ne  nous  est 
plus  possible  aujourd'hui  de  céder  à  des  illusions.  La  Prusse  a 
éveillé  nos  défiances,  elle  nous  condamne  à  donner  à  nos  arméniens 
une  impulsion  que  rien  ne  saurait  plus  ralentir  désormais.  Elle  ne 
retrouvera  plus  jamais,  il  est  permis  de  l'admettre,  une  France  sans 
alliés,  uniquement  préoccupée  des  œuvres  de  la  paix.  Les  procédés 
courtois  vont  succéder  maintenant  aux  menaces.  Mais  les  visites 
royales  et  les  propos  du  comte  de  Bismarck  ne  sauraient  plus  nous 
faire  oublier,  après  de  récentes  épreuves,  le  danger  permanent  dont 
nous  sommes  menacés,  depuis  que  le  roi  Guillaume  peut,  en  vertu 
de  sa  réorganisation  militaire,  avec  des  approvisionnemens  toujours 
au  grand  complet  et  ses  nombreux  moyens  de  transport,  combinés 
dans  une  pensée  stratégique,  jeter  sur  nos  frontières,  en  neuf 
jours  de  temps,  montre  en  main,  à  l'heure  voulue,  250,000  hommes 
effectifs,  sans  devoir  attendre  tous  les  effets  de  la  mobilisation, 
qui,  quelques  jours  après,  ajoutera  à  cette  avant-garde  formidable 
pour  le  moins  600,000  combattans.  » 

Ces  réflexions  étaient  chagrines  après  le  succès  de  la  conférence 
de  Londres,  à  une  heure  d'allégresse  générale,  mais  elles  s'impo- 
saient d'autant  plus  à  notre  politique  que  le  parti  militaire  prus- 
sien ne  cachait  pas  le  mécontentement  que  lui  causaient  les  conces- 
sions faites  par  le  roi  à  la  paix.  11  voulait  la  guerre,  il  la  tenait  pour 
inévitable,  et  il  regrettait  amèrement  que  la  lutte  qu'il  avait  pour- 
suivie au  mois  d'avril  dans  des  conditions  exceptionnelles  de  succès 
eût  été  ajournée  et  abandonnée  aux  convenances  de  la  France.  Une 


LA    FRANCE   ET   LA    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  45 

guerre  rapide  et  heureuse,  comme  il  était  permis  de  l'espérer  alors, 
aurait  eu  le  double  avantage  de  réconcilier  avec  leur  sort  les  po- 
pulations récemment  annexées  et  de  réhabiliter  par  des  succès  les 
armées  méridionales,  si  profondément  humiliées  du  triste  rôle 
qu'elles  avaient  joué  pendant  la  campagne  de  1866.  En  associant 
l'Allemagne  entière  à  ses  victoires,  la  Prusse  eût  été  certaine  d'ob- 
tenir le  pardon  pour  le  sang  allemand  qu'elle  n'avait  pas  craint  de 
verser.  Aussi  ses  états-majors  avaient-ils  peine  à  comprendre  le  re- 
virement si  soudain  qui  s'était  opéré  dans  les  conseils  du  roi.  Ce 
n'était  pas  un  amour  platonique  de  la  paix  qui  l'avait  inspiré.  Si 
M.  de  Bismarck  avait  reculé,  c'est  qu'il  s'était  heurté  contre  la  con- 
science de  l'Europe,  dont  l'Angleterre  et  l'Autriche  s'étaient  consti- 
tuées les  interprètes  résolues,  que  les  cours  du  Midi  s'étaient  re- 
tranchées derrière  le  rasus  fœdcris  pour  lui  refuser  leur  concours, 
et  que  les  alliances  sur  lesquelles  il  comptait,  à  la  dernière  heure 
s'étaient  montrées  hésitantes. 

Mais  les  concessions  faites  à  d'implacables  exigences  n'impli- 
quaient nullement  la  renonciation  à  l'idée  nationale.  M.  de  Bismarck 
était  le  premier  à  reconnaître  que  l'occasion  qu'on  avait  dû  laisser 
échapper  ne  se  présenterait  plus  jamais  aussi  favorable  ;  mais' tou- 
jours prompt  à  régler  sa  conduite  d'après  les  événemens,  il  avait 
modifié  sa  stratégie  et  passé  de  la  politique  violente  à  celle  des  sub- 
terfuges. C'est  par  des  voies  détournées  qu'il  entendait,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  poursuivre  l'œuvre  de  l'unification,  c'est  par  des 
moyens  artificiels  qu'il  maintiendrait  les  populations  dans  le  cou- 
rant national,  c'est  par  des  protestations  incessantes  contre  les  ingé- 
rences étrangères  qu'il  étoufferait  les  sentimens  particularistes  tou- 
jours prêts  à  reprendre  le  dessus  dès  que  s'atténuaient  les  craintes 
d'une  invasion.  Cette  tactique  n'était  pas  exempte  de  dangers;  elle 
pouvait  s'user  à  la  longue  çt  être  déjouée  par  la  sagesse  et  la  pru- 
dence de  ses  adversaires,  elle  exigeait  en  tout  cas  une  absence 
complète  de  scrupules  et  une  force  d'impulsion  véhémente,  dont  le 
ministre  prussien  se  flattait  de  posséder  le  secret  et  dont  il  enten- 
dait faire  usage  suivant  les  circonstances. 

La  veille  même  de  son  départ  pour  Paris,  où  il  allait  proclamer 
ses  tendances  pacifiques  et  se  défendre  d'ambitieux  desseins,  il 
signait  la  convention  qui  créait  un  parlement  douanier.  Les  délé- 
gués et  les  députés  de  la  Confédération  du  Nord  et  des  états  du  Midi 
allaient  dorénavant  siéger  dans  un  même  conseil  et  dans  une  môme 
assemblée.  C'était  une  nouvelle  et  audacieuse  atteinte  au  traité  de 
Prague,  dont  nous  avions  arrêté  les  bases  à  Nikolsbourg  (1). 

(1)  Extrait  d'une  dépêche  d'Allemagne  (.9  juin  1867).  —  «  La  Prusse  aurait  reconnu 
aux  états  du  Midi,  après  de  laborieuses  négociations,  le  droit  de  participer  au  même 


46  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

A  l'heure  où  le  roi  Guillaume  et  son  ministre  apparaissaient  à  la 
cour  des  Tuileries,  l'horizon  ne  s'était  pas  moins  complètement 
rasséréné.  Les  nuages,  un  instant  si  menaçans,  s'étaient  dissipés. 
Enclins,  comme  nous  le  sommes,  aux  illusions,  il  nous  était  permis 
de  croire,  malgré  de  troublans  symptômes,  au  rétablissement  sincère 
et  durable  de  nos  bons  rapports  avec  la  Prusse  (1).  Et  cependant 
les  questions  sorties  de  la  guerre  de  Bohême  n'avaient  rien  perdu 
de  leur  acuité.  En  apparence,  rien  n'était  plus  aisé  que  de  les 
résoudre,  mais  en  réalité  rien  n'était  plus  compliqué.  La  Prusse, 
m  alg  l'atteinte  portée  à  son  prestige  par  l'évacuation  du  Luxem- 
bourg, se  considérait  déjà  comme  maîtresse  de  l'Allemagne,  elle 
croyait  n'avoir  plus  aucun  intérêt  à  s'expliquer  avec  nous  sur  le 
problème  germanique  ;  elle  entendait  le  résoudre  à  l'heure  qu'elle 
jugerait  opportune,  au  gré  de  son  ambition.  On  ne  compte  qu'avec 
les  forts,  et  elle  nous  savait  militairement  impuissans.  Le  désarroi 
qui  régnait  dans  nos  cercles  officiels,  le  réveil  de  l'opposition,  les 
récriminations  de  la  presse  contre  le  gouvernement,  la  santé  pré- 
caire de  l'empereur,  tout  l'autorisait  à  prévoir  qu'avant  peu  la 
France,  défaillante  et  livrée  à  la  révolution,  serait  condamnée  à 

titre  que  les  états  de  la  confédération  du  Nord  aux  votes  sur  la  législation  douanière 
et  sur  l'impôt  des  sucres,  des  sels  et  du  tabac,  au  moyen  de  délégués  nommés  pur  les 
gouvernemens  et  d'une  représentation  populaire  élue  à  l'instar  du  parlement  du  Nord, 
d'après  la  loi  électorale  de  1848,  c'est-à-dire  par  le  suffrage  vmivorsel.  Il  y  aurait,  d'après 
cela,  un  conseil  fédéral  douanier  entièrement  distinct  du  parlement  et  du  conseil  fédé- 
ral du  Nord  avec  une  distribution  de  votes  analogue  à  celle  de  l'ancien  plénum  de  la 
diète,  pouvant  siéger,  à  la  rigueur,  en  dehors  des  sessions  constitutionnelles.  Si  cette 
combinaison,  qui  ne  brille  pas  par  la  simplicité,  mais  qui,  pour  ce  motif,  n'en  sera  peut- 
être  que  mieux  accueillie  en  Allemagne,  devait  être  définitivement  adoptée,  les  parti- 
sans du  régime  représentatif  auraient  tout  lieu  d'ôtre  satisfaits,  car  au  lieu  d'un  seul 
parlement,  ils  en  compteraient  trois  parfaitement  distincts,  et  rien  ne  les  empoche- 
rait d'être  à  la  fois  membres  de  ces  trois  assemblées.  » 

(1)  Dépêche  d'AUemagne.  —  «Il  ne  m'appartient  pas,  bien  que  je  les  pressente,  de 
m'arrêter  aux  justifications  et  aux  assurances  que  le  comte  de  Bismarck  fournira  au 
gouvernement  de  l'empereur  en  se  décidant,  après  de  longues  hésitations,  à  accom- 
pagner le  roi  à  Paris.  Fidèle  à  mon  rôle  d'observateur,  je  me  borne  à  relever  dans  les 
actes  du  gouvernement  prussien  tout  ce  qui  pourrait  nous  éclairer  sur  la  sincérité  des 
assurances  qu'il  a  aujourd'hui  un  véritable  intérêt  à  nous  donner. 

«Les  instructions  transmises  à  la  presse  et  aux  agens  accrédités  en  Allemagne,  la  pré- 
sence du  roi  et  de  son  premier  ministre  à  Paris,  l'initiative  prise  à  Copenhague  en 
vue  de  la  rétrocession  des  districts  danois,  tels  sont,  si  je  ne  me  trompe,  les  actes  les 
plus  récens  de  la  cour  de  Berlin,  indiquant  le  retour  à  une  politique  moins  exclusive- 
ment prussienne.  J'ajouterai  que  sa  presse,  naguère  si  hostile,  se  montre  aujourd'hui, 
en  parlant  de  la  France,  exempte  de  passion.  En  exécutant  de  la  façon  la  plus  scru- 
puleuse les  ordres  qu'on  lui  transmet,  elle  témoigne  de  sa  discipline  et  de  l'action 
que  le  gouvernement  prussien  sait  en  tirer  au  profit  de  sa  politique.  Sous  le  rapportdes 
démonstrations  sympathiques,  je  le  signale  avec  plaisir,  il  ne  nous  reste  rien  à  désirer. 
Tout  ce  que  M.  de  Bismarck  pourra  vous  dire  des  vœux  de  la  Prusse  de  vivre  en 
paix  avec  la  France,  est  fidèlement  reflété  par  les  organes  dont  il  dispose.  » 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         47 

laisser  s'accomplir  à  ses  frontières  les  plus  audacieuses  entre- 
prises. 

Le  gouvernement  de  l'empereur,  de  son  côté,  ne  croyait  ni  de  son 
intérêt,  ni  de  sa  dignité  de  faciliter  la  tâche  à  la  Prusse,  qui  avait  si 
brutalement  méconnu  les  services  rendus.  Il  se  flattait  que  son  ar- 
mée serait  réorganisée  et  ses  alliances  assurées,  en  temps  oppor- 
tun pour  entraver  les  projets  du  cabinet  de  Berlin  et  le  forcer  à 
transiger  avec  nos  intérêts.  D'ailleurs  le  passage  de  la  ligne  du 
Main  n'avait  rien  d'imminent  en  présence  des  haines  et  des  ran- 
cunes que  les  violences  de  la  Prusse  après  Sadowa  avaient  soule- 
vées au  Nord  et  au  Midi  de  l'Allemagne.  Quel  que  fût  son  déplaisir 
et  son  ressentiment,  l'empereur  sentait  que  l'offensive  lui  était 
pour  l'heure  interdite  et  qu'il  ne  lui  restait  qu'à  accepter  provisoi- 
rement les  faits  accomplis.  11  estimait  dès  lors  que  le  parti  le  plus 
sage  était  de  prendre  pour  base  de  sa  politique  allemande  la  paix 
de  Prague,  et  d'empêcher  qu'elle  ne  fût  violée  ou  éludée  à  nos  dé- 
pens. Maintenir  un  provisoire  périlleux,  sujet  à  d'incessantes  ré- 
criminations, tel  était  le  dernier  mot  d'une  politique  qui,  en  op- 
position avec  le  sentiment  du  pays,  avait  rompu  avec  les  sages 
routines  traditionnelles  que  le  passé  nous  avait  léguées. 

Jamais  cependant  aucune  occasion  ne  s'était  offerte  plus  favorable 
à  l'action  de  la  diplomatie  pour  préserver  l'Europe  d'un  choc  su- 
prême. Le  sentiment  dominant  dans  tous  les  pays  était  celui  de  la 
paix  ;  l'opinion  n'admettait  plus  d'autre  rivalité  que  celle  du  travail  ; 
elle  rêvait  l'union  des  peuples  par  l'émulation  des  productions  utiles, 
des  inventions  scientifiques  et  des  œuvres  d'art.  On  se  demandait 
si  l'empereur  ne  prendrait  pas  la  direction  du  courant  qui  entraînait 
le  monde  dans  des  voies  nouvelles,  et  si,  par  une  initiative  à  la  fois 
hardie  et  habile,  comme  il  avait  su  le  faire  dans  d'autres  temps,  il 
ne  réclamerait  pas  le  désarmement,  en  reconnaissant,  en  échange, 
à  l'Allemagne,  conformément  aux  principes  de  la  politique  des  na- 
tionalités, consacrée  par  la  circulaire  La  Valette,  le  droit  de  se  con- 
stituer à  l'intérieur  au  gré  de  ses  aspirations. 

Bien  avant  l'arrivée  du  roi  de  Prusse  à  Paris,  notre  diplomatie 
appelait  l'attention  du  gouvernement  impérial  sur  la  nécessité  de 
conjurer  par  des  résolutions  viriles  un  conflit  éventuel  avec  l'Alle- 
magne. «  11  appartient  au  gouvernement  de  l'empereur,  écrivait-on 
à  la  date  du  21  mai,  d'examiner  si  le  moment  de  sortir  des  équi- 
voques et  d'aborder  résolument  la  question  allemande  n'est  pas 
venu,  et  s'il  ne  conviendrait  pas  de  profiter  de  la  réunion  des  sou- 
verains à  Paris  pour  la  régler  dès  à  présent,  à  l'amiable,  dans  l'es- 
prit le  plus  large,  soit  directement  avec  la  Prusse,  soit  avec  le  con- 
cours des  puissances.  Ce  serait  le  moyen   de  n'être  pas  exposé  à 


48  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

devoir  s'opposer  un  jour,  les  armes  à  la  main,  dans  un  moment 
inopportun  peut-être,  à  une  solution  désormais  inévitable. 

«  La  Prusse  s'est  engagée,  en  effet,  dans  une  situation  qui  ne  lui 
permet  plus  de  s'arrêter.  Elle  devra  franchir  la  ligne  du  Main  et 
étendre  sa  domination  militaire,  politique  et  commerciale  de  la  Bal- 
tique jusqu'aux  Alpes.  Cela  est  dans  la  force  des  choses.  L'Alle- 
magne sera  agitée  tant  qu'une  satisfaction  plus  complète  ne  sera 
pas  donnée  à  ses  aspirations  ;  c'est  ce  que  comprend  le  comte  de 
Bismarck  et  c'est  vers  ce  but  que  convergent  tous  ses  actes  et 
toutes  ses  pensées.  Mais  il  se  rend  compte  aussi  des  froissemens 
que  l'accomplissement  d'une  œuvre  pareille  est  de  nature  à  causer 
à  ses  voisins  dans  leurs  plus  légitimes  intérêts,  et  il  peut  craindre 
qu'après  avoir  méconnu  ses  engagemens,  une  coaUtion  ne  soit  ten- 
tée un  jour  de  le  ramener  violemment  au  respect  des  traités.  C'est 
cette  crainte  qui  a  fait  que  des  négociations,  engagées  dans  un 
sentiment  réciproque  de  rapprochement,  au  lieu  d'être  un  gage  de 
réconciliation,  ont  failli  compromettre  la  paix.  Le  parti  militaire  te- 
nait un  prétexte  ;  il  aurait  voulu  nous  surprendre,  alors  qu'il  nous 
savait  sans  défense.  C'est  là,  nous  n'en  saurions  douter,  la  cause 
secrète  et  véritable  des  velléités  belliqueuses  qui  se  sont  si  inopi- 
nément manifestées  à  Berlin,  à  l'heure  où  le  roi  des  Pays-Bas  nous 
cédait  le  Luxembourg. 

«  Il  me  paraît  donc  urgent  d'aviser  et  de  nous  demander  si, 
pour  éviter  une  guerre  de  surprise,  inégale,  et  peut-être  luneste, 
il  ne  conviendrait  pas  de  laisser  l'Allemagne  se  constituer  au  gré  de 
ses  désirs,  dussions-nous  l'abandonner  à  la  Prusse,  même  sans  com- 
pensations territoriales.  Ce  serait,  à  coup  sûr,  une  solution  radi- 
cale, audacieuse,  mais  elle  aurait  du  moins  l'avantage  d'être  con- 
forme à  nos  principes,  d'éviter  des  débats  irritans,  haineux,  et 
d'enlever  à  M.  de  Bismarck  une  arme  précieuse,  le  prétexte  des 
ingérences  étrangères  dont  il  se  sert  si  utilement  pour  exciter  les 
passions  germaniques  et  les  retourner  contre  nous.  Si  le  gouver- 
nement de  l'Empereur  devait  s'arrêter  aux  idées  que  je  me  per- 
mets de  lui  soumettre,  il  aurait  à  se  demander  si  cette  concession, 
dont  je  reconnais  l'énormité,  nous  exposerait  à  un  danger  plus  grand 
qu'à  celui  qui  de  fait  existe  déjà.  Je  ne  le  pense  pas.  Les  états  du 
Midi  ne  sont-ils  pas  rivés  à  la  Confédération  du  Nord  par  l'associa- 
tion douanière  ?  La  Prusse  n'occupe-t-elle  pas  Mayence  ?  Ne  s'est- 
elle  pas  réservé  le  droit  de  garnison  à  Rastadt,  Ulm  et  Landau  ?  Ne 
dispose-t-elle  pas  de  tous  les  contingens  militaires,  en  vertu  de  ses 
traités  d'alliance  et  de  ses  conventions?  Lui  est-il  permis  de  reve- 
nir sur  ses  pas,  de  s'en  tenir  aux  engagemens  de  Prague,  de  re- 
noncer en  un  mot  au  programme  qu'elle  a  posé  dans  toutes  ses 


LA   FRANCE   ET    LA    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  A9 

manifestations  officielles  et  qui  se  trouve  reproduit  dans  le  dernier 
discours  du  roi  ?  On  ne  saurait  l'admettre  après  tout  ce  que  nous 
avons  vu  s'accomplir  dans  ces  derniers  mois.  11  est  des  tendances 
qu'un  gouvernement  ne  peut  ouvertement  contrarier. 

«  Si  tel  est  l'état  des  choses,  il  convient  d'examiner,  je  crois, 
ce  que  serait  l'Allemagne  constituée  librement  au  gré  de  ses  gou- 
vernemens  et  de  ses  populations,  sous  le  contrôle  de  l'Europe,  et 
ce  que  serait  l'Allemagne  à  la  suite  d'une  guerre  heureuse.  Dans  la 
première  hypothèse,  la  France  n'aurait  en  face  d'elle  qu'une  con- 
fédération plus  centralisée,  il  est  vrai,  politiquement  et  militairement 
et  par  conséquent  plus  dangereuse  que  l'ancienne  Confédération 
germanique.  Mais  cette  Confédération  serait  en  somme  composée 
des  mêmes  élémens,  c'est-à-dire  de  princes  et  d'états  jaloux  de  leur 
autonomie  et  qui,  bien  que  maintenus  par  la  loi  du  plus  fort,  ne 
continueraient  pas  moins  d'être  un  embarras  et  une  cause  d'affai- 
blissement pour  le  pouvoir  central.  Ce  serait  d'ailleurs  rendre  à  la 
Prusse  un  mauvais  service  que  de  la  mettre  dans  la  nécessité  d'ad- 
mettre dans  son  parlement,  qui  déjà  lui  cause  tant  de  tracas,  les 
ultramontains  bavarois  et  les  radic^uix  wurtembergeois.  J'ajouterai, 
que  la  répugnance  des  provinces  annexées  pour  le  régime  prussien, 
l'hostilité  secrète  du  Midi  pour  le  Nord,  habilement  entretenues  par 
la  diplomatie  autrichienne,  seraient  un  obstacle  pendant  de  longues 
années  à  une  assimilation  compacte  et  homogène  des  élémens 
germaniques. 

<(  Bien  différente  serait  une  Allemagne  sortie  d'une  guerre  heu- 
reuse sans  notre  assentiment,  à  la  suite  de  nos  défaites.  Les  résis- 
tances autonomes  et  les  agitations  libérales,  dont  nous  aurions  pu 
avec  des  alliances  efficaces  et  avec  une  situation  militaire  irrépro- 
chable tirer  parti,  seraient  brisées  sans  retour.  Ce  serait  l'unifica- 
tion  et  la  centralisation  appuyées  sur  un  million  de  baïonnettes,  ce 
serait  l'avènement  définitif  de  l'empire  germanique. 

«  Poser  les  questions  ainsi,  et  elles  ne  sauraient  l'être  différem- 
ment, c'est  reconnaître  le  péril  de  la  situation  et  c'est  reconnaître 
aussi  la  nécessité  d'y  parer  résohiment,  soit  par  une  initiative  con- 
forme aux  principes  de  notre  politique,  soit  par  la  guerre,  avec  de 
solides  alliances  toutefois,  et  une  armée  assez  nombreuse  pour 
pouvoir  engager  la  lutte  contre  toutes  les  forces  réunies  de  l'Alle- 
magne. » 

11  n'est  pas  téméraire  d'affirmer  que  si  ce  programme,  contraire 
assurément  à  nos  vieilles  traditions,  mais  conforme  à  la  politique 
impériale,  avait  prévalu,  les  événemens  qui  nous  ont  été  si  funestes 
eussent  suivi  un  cours  bien  différent.  Déjà,  au  mois  de  novembre 
1866,  après  la  révélation  si  inopinée  des  traités  d'alliance  secrets 

TOME  LXXIII.  —  1886.  4 


50  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  M.  de  Bismarck  avait  imposés  aux  états  du  Midi  (1),  Tempo 
reur,  bien  inspiré,  aurait  dû  comprendre,  en  voyant  le  traité  de 
Prague  violé  et  la  ligne  du  Main  politiquement  et  militairement 
franchie,  que  le  seul  moyen  d'atténuer,  sinon  de  conjurer  le  danger 
d'une  centralisation  militaire  à  nos  frontières,  c'était  de  mettre  la 
Prusse  aux  prises  avec  le  particularisme  germanique,  en  affectant 
vis-à-vis  de  l'Allemagne  et  de  sa  transformation  intérieure  un  appa- 
rent désintéressement. 

Mais  l'idée  de  la  triade  allemande,  la  théorie  des  trois  tronçons 
lui  était  chère.  Elle  avait  présidé  à  sa  politique  danoise  et  elle  con- 
stituait le  bénéfice  le  plus  clair  de  sa  médiation.  L'Allemagne  divi- 
sée en  trois  groupes  distincts,  devait  être  un  gage  certain  pour  notre 
sécurité  et  un  moyen  précieux  pour  nous  faciliter  le  jeu  des  alliances. 
Aussi  était-il  dur  pour  l'empereur  de  renoncer  à  un  résultat  chère- 
ment acheté,  au  prix  du  démembrement  de  la  monarchie  danoise, 
de  la  dissolution  de  la  Confédération  germanique  et  de  la  création 
du  royaume  d'Italie.  11  se  plaisait  à  espérer  que  les  cours  méridio- 
nales, placées  entre  la  France  et  l'Autriche,  qui  avaient  un  intérêt 
égal  à  ne  pas  laisser  transgresser  les  stipulations  de  Prague,  cher- 
cheraient par  la  force  des  choses,  une  fois  dégagées  de  l'étreinte 
du  vainqueur,  à  réagir  contre  l'absorption  de  la  Prusse  et  à  défendre 
leur  autonomie. 

i:;,^. D'ailleurs,  à  cette  heure  avancée  du  règne,  il  répugnait  à  l'em- 
pereur, affaibli  par  la  maladie  et  rongé  par  les  soucis,  de  s'arrêter, 
après  ses  déconvenues,  à  de  nouvelles  conceptions  politiques.  Il 
n'avait  plus  cette  hardiesse,  cette  confiance  en  lui-même  que  don- 
nent les  longues  complaisances  de  la  fortune.  Toutes  ses  entre- 
prises avaient  mal  tourné  ;  il  sentait  qu'il  n'avait  plus  le  vent  en 
poupe,  il  appréhendait  la  haute  mer  et  ses  tempêtes.  Il  préférait 
s'en  tenir  au  provisoire,  et  sans  se  refuser  aux  occasions  que  l'ave- 
nir pouvait  encore  lui  réserver,  il  renonçait  à  les  faire  naître. 

Dans  les  dispositions  morales  où  se  trouvait  Napoléon  III,  le  roi 
Guillaume  et  son  ministre  ne  risquaient  pas,  en  arrivant  aux  Tuile- 
ries, d'être  interpellés  sur  les  équivoques  de  leur  politique,  sur 
l'oubli  des  engagemens  qu'ils  avaient  pris  avant  les  événemens  de 
1866.  L'empereur  était  trop  courtois  et  aussi  trop  timide  pour  em- 
barrasser ses  hôtes  et  leur  causer  le  plus  léger  déplaisir;  il  tenait 
au  contraire  à  les  mettre  à  leur  aise,  à  les  séduire  par  les  grâces  de 
son  accueil  et  à  reprendre  avec  eux  les  causeries  si  cordiales  qui 
présidaient  à  leurs  rapports  avant  le  coup  de  foudre  de  Sadowa. 

Mais,  en  politique,  le  roi  Guillaume  ne  sacrifiait  guère  au  sentiment, 
il  ne  connaissait  que  la  raison  d'état,  qui  lui  prescrivait,  après  ses 

(1)  L'Affaire  du  Luxembourg,  p.  74. 


LA    FRANCE  ET    LA   PRUSSE    DE    1867    A    1870.  51 

éclatantes  victoires,  une  noire  ingratitude.  Il  ne  se  préoccupait  que 
du  présent  pour  s'assurer  l'avenir.  Il  avait  du  reste  un  don  précieux, 
celui  d'éluder  les  entretiens  qui  auraient  pu  engager  son  gouverne- 
ment. Ses  réponses  étaient  empreintes  d'une  bonhomie  fine  et  rusée; 
il  savait  donner  de  la  grâce  h  ses  refus  et  un  air  d'abandon  cordial  à 
ses  partis-pris.  Son  thème  à  Paris  était  bien  simple  :  il  n'avait  en 
vue  que  la  paix,  il  ne  poursuivait  en  Allemagne  que  des  conquêtes 
morales  et  le  développement  naturel  de  l'influence  prussienne. 

Le  comte  de  Bismarck  était  l'opposé  de  son  souverain  ;  il  ne  crai- 
gnait pas  les  interrogations,  il  les  provoquait  au  besoin  ;  il  était 
agressif  de  tempérament.  Son  langage  était  exubérant,  ses  paroles 
à  l'emporte-pièce  se  succédaient  rapides,  saisissantes,  et  lorsqu'il 
se  heurtait  à  des  objections,  il  ripostait  par  d'ironiques  et  spiri- 
tuelles reparties.  Il  aurait  pu  dire  comme  Luther  :  «  Je  sens  dans 
ma  tète  des  tourbillonnemens  de  vent,  »  tant  sa  verve  étiiit  tumul- 
tueuse. 

Il  maugréait  et  pestait  contre  les  embarras  qu'on  lui  susci- 
tait; s'il  n'avait  dépendu  que  de  lui,  toutes  les  difficultés  entre  la 
Prusse  et  la  France  eussent  été  conjurées  ;  mais  n'avait-il  pas  à 
compter  avec  les  scrupules  de  son  maître,  avec  les  passions  du 
parti  militaire?  A  l'entendre,  l'incident  du  Luxembourg  n'était  que 
le  résultat  d'une  surprise  et  surtout  des  fautes  de  notre  diplomatie. 
Sa  politique  en  Allemagne,  disaitril,  n'avait  rien  qui  pût  inquiéter  la 
France,  il  se  souciait  i>eu  de  faire  entrer  les  élémens  turbulens  du 
Midi  dans  sa  confédération  du  Nord,  et  s'il  avait  signé  des  traités 
d'alliance  avec  le  Wurtemberg,  Bade  et  la  Bavière,  c'était  moins 
pour  les  absorber  que  pour  les  protéger  contre  la  révolution.  D'après 
lui,  l'armée  prussienne  était  ramenée  au  pied  de  paix  absolu,  malgré 
les  exigences  des  provinces  annexées  qu'il  s'agissait  de  contenir  et 
de  réorganiser  militairement.  Il  avait  beau  chercher,  il  ne  voyait  rien 
qui  pût  nous  préoccuper. 

•  Ce  n'était  pas  le  langage  qu'il  tenait  dans  ses  causeries  avec 
les  diplomates  étrangers;  il  leur  parlait  avec  dédain  de  nos 
mœurs,  de  notre  politique  et  de  notre  armée.  Il  leur  disait  que  la 
destruction  de  Babylone  était  proche,  qu(?  la  cavalerie  prussienne 
ne  tarderait  pas  à  sabrer  ce  monde  frivole  et  dissolu.  Frédéric  II 
ne  procédait  pas  différemment.  Tandis  qu'il  prodiguait  au  cardinal 
ï'ieury  les  flatteries  les  plus  épaisses  et  qu'il  lui  écrivait  qu'il  ne 
mourrait  content  que  lorsqu'il  aurait  vu  de  près  le  plus  grand  poli- 
tique de  l'Europe,  il  se  moquait  de  son  incomparable  ignorance 
et  de  son  incommensurable  fatuité. 

Mais  les  propos  que  le  ministre  prussien  faisait  entendre  dans  les 
embrasures  des  fenêtres  des  Tuileries  à  des  étrangers  n'arrivaient 
pas  jusqu'aux  oreilles  du  souverain  et  de  ses  ministres.  On  s'en  tenait 


52  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  ses  protestations  officielles  et  on  lui  savait  gré  des  assurances  et 
des  explications  qu'il  donnait  spontanément,  avec  l'accent  d'une  par- 
faite sincérité.  On  en  arrivait  à  reconnaître  en  l'écoutant  qu'on  avait 
tort  de  s'alarmer,  que  rien  n'était  compromis,  que  nos  agens  se  mé- 
prenaient lorsqu'ils  affirmaient  que  la  Prusse  ne  renonçait  à  rien, 
qu'elle  spéculait  sur  nos  défaillances  et  qu'elle  armait  sans  relâche. 
On  était  convaincu,  après  des  relations  amicales  si  heureusement 
rétablies,  qu'avec  de  la  bonne  volonté  de  part  et  d'autre,  toutes  les 
difficultés  s'aplaniraient.  L'empereur  étant  décidé  à  ne  pas  se  mon- 
trer pointilleux,  et,  M.  de  Bismarck  affirmant  qu'il  ne  pousserait  pas 
ses  avantages  à  outrance  et  qu'il  éviterait  de  fournir  des  prétextes 
légitimes  à  nos  susceptibilités,  rien  ne  devait  empêcher  les  deux 
gouvernemens  de  vivre  en  paix  et  de  se  seconder  mutuellement. 
On  oubliait  déjà  que  les  portes  de  l'exposition  universelle,  à  peine 
ouvertes,  avaient  failli  brusquement  se  refermer  sous  les  menaces 
d'une  agression  imprévue,  alors  que  la  cession  du  Luxembourg  de- 
vait être  un  gage  de  réconciliation.  On  avait  beau  vouloir  se  le  dis- 
simuler, les  protestations  pacifiques,  quelle  que  fût  leur  sincérité, 
ne  suffisaient  pas  pour  résoudre  les  questions  sorties  des  événemens 
de  1866.  Tout  développement  donné  aux  tendances  germaniques 
prenait  fatalement  au  point  de  vue  des  rapports  internationaux  un 
caractère  fâcheux,  irritant.  Ce  que  la  Prusse  croyait  naturel  et  légi- 
time, en  ne  tenant  compte  que  de  ses  convenances,  froissait  et  com- 
promettait les  intérêts  de  ses  voisins.  C'était  là  ce  qu'il  y  avait  de 
dramatique  dans  cette  situation,  gouvernée  par  une  triste  et  vio- 
lente logique. 

L'heure  du  départ  approchait.  La  cordialité  la  plus  vive  avait  pré- 
sidé aux  rapports  personnels  des  souverains.  Le  roi  rendait  hom- 
mage aux  sentimens  pacifiques  de  l'empereur,  il  parlait  avec  admi- 
ration de  la  beauté  de  l'impératrice.  Mais  aucune  des  difficultés  qui 
nous  touchaient  particulièrement  n'avait  été  serrée  de  près.  La  vie 
de  Paris,  si  fiévreuse  à  ce  moment,  ne  se  prêtait  guère  aux  entre- 
tiens d'affaires,  qui  étaient  rares,  hâtifs,  contrariés  par  les  fêtes  que 
la  cour  des  Tuileries  prodiguait  à  ses  hôtes.  Il  était  urgent  cepen- 
dant de  sortir  des  généralités,  des  protestations  banales,  et  de  don- 
ner corps  aux  idées  qu'on  avait  fugitivement  échangées.  Il  importait 
de  ne  pas  laisser  échapper  une  occasion  qui  jamais  peut-être  ne  se 
présenterait  plus,  et  de  préciser,  avant  de  se  séparer,  sous  une 
forme  quelconque,  protocole  ou  pro  memoria,  les  bases  d'une  en- 
tente. 

Les  relations  de  notre  ministre  des  affaires  étrangères  et  du  mi- 
nistre prussien,  malheureusement,  étaient  tendues.  La  timidité  un 
peu  hautaine  du  marquis  de  Moustier  et  l'orgueil  parfois  agressif 
du  comte  de  Bismarck  enlevaient  à  leurs  rapports  le  liant  qu'exigent 


LA  FRANCE  ET  LA  PRDSSE  DE  1867  A  1870.         53 

la  discussion  et  le  règlement  des  affaires.  Ils  n'avaient  oublié  ni 
l'un  ni  l'autre  une  altercation  qu'ils  avaient  eue  à  Berlin,  au  début 
de  la  guerre  de  Crimée.  L'envoyé  de  France  s'était  plaint  dans  le 
cours  d'une  visite  que  lui  faisait  le  représentant  du  roi  à  la  diète 
de  Francfort,  des  équivoques  de  la  politique  prussienne  à  l'égard 
des  puissances  occidentales.  Il  avait  fait  une  allusion  discrète,  me- 
surée aux  fautes  de  M.  d'Haugwitz,  en  1806,  et  M.  de  Bismarck, 
avide  de  bruil,  imj)atient  d'affirmer  sa  réputation  naissante,  avait 
saisi  la  balle  au  bond,  sans  se  soucier  du  lieu  où  il  se  trouvait,  pour 
évoquer  les  souvenirs  de  1815.  «  Waterloo,  disait-il,  avait  racheté 
léna(l).  »  Ce  n'était  pas  une  épigramme,  c'était  un  coup  de  bou- 
toir. Le  mot  fut  aussitôt  colporté,  grossi,  dénaturé  dans  les  cercles 
russes  de  Berlin.  Le  gouvernement  de  l'empereur  eut  connaissance 
de  l'incident,  qui  révélait  un  adversaire  passionné,  dangereux  ;  il 
aurait  dû  s'en  souvenir  en  toute  rencontre,  et  il  ne  se  serait  pas 
prêté  aux  combinaisons  hasardeuses  qui  ont  amené  sa  perte. 

C'est  avec  le  ministre  d'état  que  le  comte  de  Bismarck  s'épanchait 
de  préférence.  Il  apju'éciait  la  rondeur  de  ses  manières,  la  lucidité 
de  son  esprit;  il  savait  que  M.  Rouher  possédait  la  confiance  de 
remi)ereur  et  que  sa  parole  était  écoutée.  Aussi  s'était-il  appliqué  à 
faire  sa  conquête,  aux  dépens  du  ministre  des  affaires  étrangères 
et  de  nos  diplomates,  auxquels  il  reprochait  leur  frivolité  et  leur  mé- 
connaissance absolue  des  affaires  allemandes.  M.  Rouher  possédait 
toutes  les  aj)titudes,  sauf  le  sens  et  l'expérience  diplomatiques. 
M.  de  Bismarck  se  plaisait  d'autant  plus  à  dire  que  de  tous  les  con- 
seillers de  l'empereur  il  était  le  seul  capable  de  comprendre  et  de 
diriger  les  affaires  extérieures.  Provoquer  des  rivalités  au  sein 
des  ministères  par  des  préférences  calculées,  est  un  moyen  infail- 
lible de  troubler  et  d'affaiblir  les  gouvernemens.  Machiavel  n'a  pas 
tout  prévu  ;  il  est  des  maximes  pratiquées  de  nos  jours  qu'il  n'eût 
pas  désavouées. 

Il  n'était  pas  aisé  d'obtenir  de  la  Prusse  un  renouvellement  for- 
mel de  ses  engagemens  et  de  l'amoner  à  déclarer  qu'elle  n'enfrein- 
drait pas  un  traité  que  déjà  elle  avait  violé  dans  ses  clauses  essen- 
tielles. Il  aurait  fallu  pouvoir  s'appuyer  sur  un  titre  contractuel, 
et  notre  diplomatie  avait  cru  habile,  à  Nikolsbourg,  de  refuser, 
malgré  les  instances  du  comte  de  Bismarck,  de  participer  aux  né- 
gociations ouvertes  avec  les  plénipotentiaires  autrichiens  et  de  si- 
gner les  préliminaires  dont  nous  avions  arrêté  les  bases.  C'était 
une  faute  d'avoir,  pour  satisfaire  une  vaine  gloriole,  hâtivement 
revendiqué  une  médiation  qui  ne  nous  permettait  pas  d'affirmer 

(I)  D'après  le  comte  de  Bismarck,  M.  de  Moustiur  aurait  dit  :  «  Vous  aboutirez  à 
léna,  K  et  il  aurait  répliqué  :  «  Pourquoi  pas  à  Waterloo?  * 


5Ù  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'intérêt  français  et  nous  condamnait  à  attendre  la  conclusion  de  la 
paix  pour  formuler  des  demandes  de  compensation,  c'en  était  une 
plus  grande  encore  d'y  avoir  renoncé  après  l'avoir  exercée.  Le 
ministre  prussien,  à  coup  sûr,  malgré  sa  perspicacité,  ne  prévoyait 
pas  alors,  lorsqu'il  s'efforçait  de  nous  maintenir  dans  le  rôle  de 
médiateur  et  de  nous  en  laisser  la  responsabilité,  le  parti  qu'il 
pourrait  tirer  de  notre  abstention,  et  le  gouvernement  de  l'empe- 
reur ne  se  doutait  pas  qu'en  refusant  de  signer  à  l'acte  qui  consa- 
crait nos  préliminaires,  il  s'interdirait  le  moyen  d'en  surveiller  et 
d'en  réclamer  officiellement  l'exécution. 

jSotre  ministre  des  affaires  étrangères  se  plaisait  à  considérer 
comme  précaire  la  paix  entre  la  Prusse  et  l'Autriche,  et  il  voulait 
se  réserver  la  faculté  de  réagir  contre  les  conséquences  du  traité. 
«  Votre  rôle,  écrivait-il  à  M.  Benedetti,  devra  être  celui  d'un  inter- 
médiaire, se  bornant  à  user  de  toute  son  influence  pour  amener  les 
belligérans  sur  un  terrain  commun.  Vous  n'aurez  donc  pas  à  signer 
les  préliminaires  et  vous  devrez  éviter,  dans  vos  communications 
avec  les  plénipotentiaires,  l'usage  des  notes,  des  pièces  écrites  et 
des  notifications  officielles.  » 

Au  lieu  de  virer  de  bord,  en  face  de  la  puissance  d'action  si  brus- 
quement révélée  par  la  campagne  de  Bohême  et  d'adapter  ses  re- 
vendications aux  exigences  d'une  situation  nouvelle,  menaçante, 
M.  Drouyn  de  Lhuys  persistait,  quand  le  moment  était  passé, 
sans  avoir  300,000  hommes  sous  la  main,  à  maintenir  le  système 
des  a  arrangemens  gradués.  »  Loin  de  réduire  ses  prétentions,  il 
songeait  à  réclamer  Mayence  et  le  Palatinat,  et  pour  n'être  pas  en- 
travé dans  ses  revendications,  il  répudiait  le  rôle  de  médiateur  qui 
impliquait  le  désintéressement  (1).  L'empereur  ne  s'y  résigna  qu'à 

(1)  Un  ministre  avisé,  surpris  par  les  événemcns  et  n'ayant  à  Bon  service  qu'une 
armée  insuffisante,  n'eût  pas  revendiqué  après  la  signature  des  préliminaires  de  la 
pai.\,  alors  que  l'ambition  de  la  Prusse  élait  amplement  saiisfaite,  des  cessions  terri- 
toriales qui  répugrnaient  à  la  cour  de  Berlin  avant  la  guerre  et  que,  mémo  au  lende- 
main d'une  défaite,  elle  n'eût  subies  qu'à  son  corps  défendant.  Il  se  serait  borné  à 
préserver  Mayence  contre  une  occupation  prussienne,  à  réclamer  la  cession  du  Luxem- 
bourg, et,  au  besoin,  une  union  douanière  et  militaire  avec  la  Belgique.  Ce  n'était 
plus  alors  une  question  de  conquête  en  contradiction  avec  le  principe  des  nationali- 
tés, mais  une  question  de  sécurité,  de  défense  nationale.  Ces  conditions,  formulées 
amicalement,  bien  qu'en  portant  la  main  à  la  garde  de  notre  épée,  eussent  certaine- 
ment été  acceptées  ;  elles  auraient  maintenu  à  notre  politique  son  caractère  de  modé- 
ration et  de  désintéressement,  et,  selon  toute  vraisemblance,  la  guerre  de  1870  eût 
été  conjurée. 

M.  Drouyn  de  Lhuys,  si  bien  inspiré,  le  3  juillet,  lorsqu'il  réclamait,  dans  les 
conseils  de  Saint-Cloud,  où  se  débattait  le  sort  de  la  France,  la  convocation  immé- 
diate du  corps  législatif,  un  emprunt  d'un  milliard  et  une  démonstration  militaire 
sur  le  Rhin,  eut  le  tort  de  ne  pas  abandonner  la  conduite  des  affaires  à  ceux  qui 
avaient  combattu  et  fait  échouer  son  programme.  11  resta  au  pouvoir  avec  la  secrète 


LA    FRANCE    ET   LA   PRUSSE  DE    1867   A    1870.  55 

regret,  la  médiation  répondait  à  ses  tendances;  elle  lui  avait  per- 
mis, sous  l'émotion  de  Sadowa,  de  donner  le  change  à  l'opinion  et 
de  pallier  ses  mécomptes. 

Il  était  nécessaire  d'insister  sur  cette  faute  et  de  la  mettre  en 
relief.  Elle  a  été  la  cause,  —  on  le  verra  dans  le  cours  de  ce  récit,  — 
d'incessans  et  d'imtans  débats  entre  le  gouvernement  français  et 
le  gouvernement  prussien  ;  elle  a  permis  à  M.  de  Bismarck  d'ex- 
citer les  passions  germaniques  et  de  s'en  prévaloir  pour  nous 
éconduire  lorsque  notre  diplomatie  lui  reprochait  ses  infractions  à 
un  traité  que  l'Autriche  seule  avait  signé. 

Mais,  à  ce  moment,  le  chancelier  était  l'hôte  des  Tuileries,  et  il  au- 
rait eu  mauvaise  grâce  de  s'indigner  de  notre  sollicitude  pour  le 
Danemark  et  la  ligne  du  Main.  Il  se  plaisait,  au  contraire,  à  la  tenir 
pour  légitime  ;  il  était  venu  à  Paris  pour  aflirmer  des  dispositions 
amicales,  pour  nous  réconcilier  avec  ses  procédés  et  non  pour  nous 
laisser  des  inquiétudes  sur  ses  projets  et  des  doutes  sur  la  fidèle 
exécution  de  ses  promesses.  11  ne  niait  pas  que  les  articles  Â  et  5  du 
traité  de  Prague  ne  fussent  notre  œuvre  ;  c'est  sous  notre  pression 
qu'il  s'était  engagé  à  rétrocéder  à  la  cour  de  Copenhague  les  dis- 
tricts danois  du  Schleswig  septentrional  et  à  laisser  les  états  du 
Midi  former  entre  eux  une  confédération  indépendante.  Aussi  nous 
annonçait-il  que  déjà  des  instructions  conçues  dans  un  esprit  con- 
ciliant étaient  parties  pour  Copenhague,  et  que  bientôt  la  (jiiestion 
danoise  serait  réglée  au  gré  de  nos  vœux;  mais  la  création  d'un  par- 
lement douanier,  bien  qu'il  dépensât  beaucoup  d'éloquence  pour  en 
atténuer  la  j)ortée  politique,  révélait  un  parti-pris  de  s'opposer  à 
une  confédération  des  états  du  Midi. 

En  ajoutant  un  nouveau  rouage  à  son  système  représentatif  dé>jà  si 
comj)Iiqué,  la  Prusse  entendaitévidemment  lui  f.i:  runrôledans 

l'œu  vre  de  l'unification  al  lemande(l).li  ne  assen  II  ledu  suffrage 

universel,  composée  de  députt's  du  Nord  et  du  Midi,  quelque  res- 
treintes et  spéciales  que  fussent  ses  attributions,  pouvait  aisément 
prendre  au  moindre  incident,  fortuit  ou  provoqué,  un  caractère  po- 

espéranco  de  réparer,  par  son  habileté,  l'échoc  qu'il  avait  subi.  La  violence  qu'il  fit  L 
ses  convictions  ne  devait  qu'irriter  ses  adversaires,  auifoicnter  les  irrésolutions  du 
souverain  et  enlever  à  notre  nolitique  sa  dernière  chance  de  salut  :  l'unité  de  vues  et 
de  direction. 

(1)  Le  pouvoir  lég^isUtif  était  au  Nord  de  l'Allomapne  composé  de  cinq  corps  :  !•  dans 
cbaque  état,  dcH  chambres  constitutionnelles  élues  au  suffrai^e  restreint;  i*  un  parle- 
ment national,  élu  au  suffrage  universel,  privé  du  vole  et  du  contrôle  des  priucipau.\ 
impôts  et  des  irrandes  dépenses  de  la  Confédération;  3*  un  conseil  fédéral  composé 
des  p!éni|)ot<'uii.iires  des  différcnn  états,  placé  comme  une  chambre  haute,  au-dessus 
du  parlement,  armé  du  dhoit  de  rejeter  les  voeux  de  la  représentition  populaire; 
4*  un  parlement  national  douanier,  votant  les  tarifs  et  les  impôts  indirects;  5*  un 
conseil  fédéral  douanier. 


56  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

litique.  Il  aurait  fallu  au  gouvernement  prussien  une  forte  volonté 
que  tout  son  passé  ne  permettait  pas  de  lui  prêter,  pour  opposer 
son  veto  à  la  fusion  du  Reichstag  et  du  parlement  douanier  écono- 
mique, si  un  jour,  sous  l'influence  irrésistible  des  passions  natio- 
nales, ils  se  laissaient  entraîner  à  briser  la  barrière  qui  les  séparait. 
Ce  n'était  certes  pas  sur  M.  de  Bismarck  qu'il  était  permis  de  com- 
pter pour  y  mettre  obstacle.  iN'avait-il  pas  dit  que,  si  la  volonté 
souveraine  du  peuple  allemand  protestait  jamais  contre  les  restric- 
tions imposées  à  ses  aspirations,  il  ne  réagirait  pas  contre  les 
vœux  de  l'Allemagne,  il  ne  subordonnerait  pas  à  des  craintes  mes- 
quines, à  des  considérations  extérieures  la  grandeur  de  la  Prusse, 
le  but  constant  de  sa  vie  ? 

Notre  diplomatie  s'efforçait  de  concilier  le  langage  officiel  du  mi- 
nistre prussien  avec  ses  actes  et  ses  propos  sans  y  réussir;  elle 
ne  se  bornait  pas  à  suivre,  au  jour  le  jour,  les  manifestations  de  sa 
politique,  elle  s'appliquait  aussi  à  en  dégager  la  moralité  et  à  dé- 
montrer au  gouvernement  de  l'empereur  l'urgence  de  sortir  des 
équivoques.  Elle  lui  exposait  librement  les  craintes  que  lui  suggé- 
rait l'avenir.  Elle  s'arrêtait  à  toutes  les  combinaisons  pour  lui  per- 
mettre de  mûrir  ses  résolutions  et  de  remettre  à  flot  sa  politique 
désemparée.  C'est  ainsi  qu'elle  appelait  l'attention  du  ministre  des 
affaires  étrangères  sur  l'éventualité  d'un  changement  de  règne  en 
Prusse  qu'on  escomptait  alors  prématurément.  Elle  pensait  que 
l'avènement  au  trône  du  prince  royal,  qu'on  savait  en  désaccord 
avec  le  comte  de  Bismarck  et  dont  on  connaissait  les  attaches  avec 
les  chefs  du  parti  constitutionnel,  pourrait  bien  exercer  sur  les 
destinées  de  l'Allemagne  une  influence  pacifique.  Elle  recomman- 
dait au  gouvernement  de  ne  pas  contrarier  les  tendances  parle- 
mentaires qui  s'accentuaient  au-delà  du  Rhin,  par  des  ingérences 
intempestives  dans  les  affaires  allemandes  ;  elle  estimait  que  l'inau- 
guration d'une  politique  libérale  en  France  exercerait  une  influence 
considérable  sur  la  transformation  de  l'Allemagne;  elle  était  con- 
vaincue que,  si  les  réformes  annoncées  par  l'empereur,  dans  son  pro- 
gramme du  19  janvier,  avaient  pu  être  appliquées  plus  rapidement, 
M.  de  Bismarck  n'eût  pas  réuni  un  parlement  aussi  docile  et  obtenu 
une  constitution  aussi  autoritaire  (1). 

Si  le  gouvernement  impérial,  absorbé  de  f)lus  en  plus  par  les  dif- 
ficultés intérieures,  ne  tenait  pas  toujours  compte  des  avis  qui  lui 
parvenaient  de  l'étranger,  du  moins,  c'est  une  justice  à  lui  rendre, 

(1)  Le  Comte  de  Paris,  préoccupé  des  rapports  de  la  France  et  de  la  Prusse,  déve- 
loppait, au  mois  d'août  1867,  des  considérations  analogues  dans  une  étude  qui  parut 
ici  même.  L'article  eut  du  retentissement  en  Europe,  et  nos  a^ens  ne  manquèrent  pas 
d'appeler  l'attention  du  gouvernement  de  l'empereur  sur  les  appréciations  qu'il  sou- 
levait dans  la  diplomatie  et  dans  la  presse  étrangère. 


LA   FRANCE  ET   LA   PRUSSE   DE   1867    A    1870.  57 

il  ne  s'en  formalisait  pas.  La  dépêche  autorisait  toutes  les  vérités, 
bien  que  souvent  elles  ne  fussent  agréables  ni  à  émettre  ni  à  en- 
tendre. Elle  était  pour  nos  diplomates  un  confessionnal.  Ils  s'y  épan- 
chaient librement  suivant  leur  clairvoyance  et  leur  tempérament. 
Le  ministère  des  affaires  étrangères,  fidèle  à  ses  paternelles  tradi- 
tions, ne  tenait  pas  rigueur  à  ceux  qui  assumaient  la  tâche  ingrate 
de  troubler  son  repos  par  des  appréciations  inquiétantes.  Il  savait 
que  ses  agens,  dégagés  de  tout  esprit  de  parti,  ne  s'inspiraient  que 
de  l'intérêt  du  service  et  du  bien  du  pays.  Mais  les  ministres  qui 
présidaient  à  notre  politique  extérieure  avaient  à  peine  le  temps  de 
se  recueillir,  de  méditer  les  dépêches,  d'arrêter  un  plan,  de  le 
poursuivre  avec  le  sang-froid  et  la  persévérance  nécessaires  au  suc- 
cès. Us  étaient  partagés  entre  mille  exigences,  sollicités  de  tous  cô- 
tés, dominés  par  les  questions  de  personnes.  Incomplètement  initiés 
à  hi  pensée  du  souverain, qui  avait,  comme  Louis  XV  (1),  un  pen- 
chant malheureux  pour  la  dii)Iomalie  occulte,  ils  ne  pouvaient  ni 
instruire,  ni  diriger,  avec  la  netteté  voulue,  leurs  agens,  sans 
s'exj)oser  à  de  pénibles  contradictions.  Ils  se  préoccupaient  plus 
des  incidens  de  chaque  jour  et  de  leurs  rapports  avec  les  Tuileries, 
que  de  l'enchaînement  et  de  la  philosophie  des  événeraens.  Mal- 
gré l'expérience  de  M.  Drouyn  de  Lhuys,  l'application  de  M.  Thou- 
venel,  la  sagacité  du  marquis  de  La  Valette  et  le  sens  politique  du 
marquis  de  Moustier,  tout  se  décidait  sans  esprit  de  suite  et  de 
solidarité  dans  les  discussions  hâtives,  improvisées  du  conseil,  sous 
l'émotion  du  moment  et  sous  la  pression  d'une  opinion  mobile  et 
capricieuse.  A  Paris,  les  impressions  sont  vives,  mais  elles  sont  aussi 
fugitives;  on  s'alarme  le  matin  et  l'on  reprend  confiance  le  soir; 
tant  que  le  danger  n'est  pas  imminent  et  qu'on  n'est  pas  maté- 
riellement troublé  dans  ses  affaires  et  ses  plaisirs,  on  se  complaît 
dans  une  égoïste  quiétude. 

Les  représentans  de  la  France  à  l'étranger,  quand  ils  se  re- 
trouvaient à  Paris,  n'échappaient  pas  à  l'action  contagieuse,  éner- 
vante que,  dans  un  grand  centre,  les  distractions  frivoles  exercent 
sur  les  âmes  les  plus  vaillantes.  Leurs  idées  se  rassérénaient  insen- 
siblement dans  le  tourbillon  d'une  vie  mondaine,  dissipée;  ils  en 
arrivaient  à  croire  que  la  Prusse,  dont  ils  signalaient  les  redoutables 
armemens,  loin  décéder  à  des  pensées  agressives,  ne  se  préoccupait 
que  de  sa  propre  sécurité.  Ils  ne  recouvraient  le  sentiment  de  la 
réalité  qu'en  reprenant  possession  de  leurs  postes  ;  il  leur  semblait 
alors  qu'ils  sortaient  d'un  rêve  étrange,  qu'ils  avaient  vécu,  halluci- 
nés, dans  une  société  inconsciente,  frappée  de  vertige,  indifférente 
au  danger,  insensible  à  tout  ce  qui  ne  caressait  pas  ses  passions 

(1)  M.  le  duc  de  Broglie  :  U  Secret  du  Roi. 


58  REVUE   DES    DEUX    MO^DES. 

du  moment.  Souvent  ils  cédaient  au  découragement,  ils  s'aperce- 
vaient que  leurs  alarmes  restaient  sans  écho,  ils  sentaient  que 
nous  marchions  aux  abîmes,  poussés  par  un  inexorable  destin;  ils 
entrevoyaient  alors  la  patrie  mutilée  par  l'étranger,  déchirée  par  les 
partis,  ils  se  préparaient  aux  catastrophes  en  relisant  Tacite  et  Mon- 
tesquieu. 

La  philosophie  de  l'histoire  est  parfois  troublante,  elle  désarme, 
elle  impose  l'indulgence.  Gomment  ne  pas  être  indulgent  pour  les 
gouvernemens  tombés,  lorsque  les  plus  cruelles  épreuves  restent 
sans  enseignement?  Les  défaillances  de  l'heure  présente  n'expli- 
quent que  trop,  hélas!  sans  les  justifier, les  égaremens  et  les  incon- 
séquences des  temps  passés.  Dans  un  milieu  fiévreux,  cosmopo- 
lite, où  dominent  l'intérêt  personnel,  l'esprit  de  coterie  et  l'amour 
du  plaisir,  tout  s'altère  :  le  sentiment  du  devoir  et  le  culte  du 
pays.  Les  gouvernemens  les  mieux  intentionnés  subissent  des 
influences  égoïstes  et  contradictoires;  ils  se  laissent  entraîner,  à 
leur  insu,  sur  des  données  superficielles,  par  des  conseillers  per- 
nicieux, irresponsables,  aux  déterminations  qui  préparent  la  chute 
des  empires. 

Dans  l'été  1867,  l'existence  du  souverain  et  de  ses  minis- 
tres était  plus  agitée ,  plus  dissipée  que  jamais.  Comment  l'em- 
pereur aurait-il  trouvé  le  temps  de  lire,  de  méditer  des  corres- 
pondances qui  lui  rappelaient  qu'on  armait  aux  portes  de  la 
France,  qu'on  y  poursuivait  une  transformation  menaçante  pour 
notre  sécurité?  Il  était  en  scène  du  matin  au  soir,  présidant 
des  revues,  des  bals,  des  représentations  de  gala,  donnant  des 
audiences  aux  personnages  de  marque  qui  accouraient  de  tous 
les  points  du  globe,  combinant  avec  ses  chambellans  et  ses  écuyers 
les  distractions  que  chaque  jour  il  ménageait  à  ses  hôtes.  Il  ren- 
voyait à  l'automne,  à  la  fermeture  de  l'exposition,  qui,  croyait-il, 
avait  rendu  à  la  France  son  prestige  et  à  son  gouvernement  l'es- 
time du  monde,  les  soucis  de  la  politique.  Pourquoi  altérer  les  joies 
présentes  par  la  crainte  des  complications  futures?  L'opposition 
avait  momentanément  désarmé  et  les  deux  chefs  d'état  les  plus 
puissans,  qui  tenaient  en  main  les  fils  de  la  politique  européenne, 
nous  donnaient  les  témoignages  les  moins  équivoques  de  leur  sym- 
pathie et  de  leurs  sentimens  pacifiques.  Il  était  permis  de  ne  pas 
désespérer  du  lendemain. 

M.  de  Moustier  ne  se  payait  pas  d'illusions;  loyal  et  confiant 
dans  ses  rapports  privés,  il  était  méticuleux  et  défiant  en  afliiires. 
Il  n'était  pas  de  ceux  qui  s'imaginent  que,  lorsque  Paris  illumine, 
l'Europe  applaudit.  Il  connaissait  la  valeur  des  protestations  pour 
en  avoir  constaté  l'inanité  dans  les  missions  qu'il  avait  remplies  à 
Constantinople,  à  Vienne  et  surtout  à  Berlin.  11  s'efforçait  de  péné- 


LA    FRANCE   ET    LA    PRDSSE   DE   1867    A    1870.  59 

trer  le  secret  du  ministre  prussien  et  du  chancelier  russe.  Persévé- 
rant jusqu'à  l'obstination,  il  aurait  voulu  avoir  le  mot  de  l'énigme 
que  notre  ambassadeur  à  Pétersbourg  n'était  pas  parvenu  à  ré- 
soudre. «  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire,  avait-ii  écrit  au  baron  de 
Talleyrand,  combien  l'empereur  désirerait  approfondir  les  mobiles 
de  l'entente  du  roi  de  Prusse  et  de  l'empereur  de  Russie,  sur  leur 
voyage  simultané  à  Paris.  Il  serait  curieux  de  deviner  qui  en  a  pris 
l'initiative,  qui  des  deux  compte  en  profiter  le  plus  et  ce  qu'ils  peu- 
vent méditer  de  nous  proposer  ou  de  nous  demander.  Je  m'en  re- 
mets à  votre  tact  pour  y  réussir,  sans  sortir  de  la  prudence  néces- 
saire. » 

M.  de  Moustier  s'apercevait  avec  tristesse  que  ses  suppositions 
premières  au  sujet  du  voyage  combiné  des  deux  souverains  n'étaient 
pas  fondées ,  qu'en  venant  simultanément  à  Paris  ils  ne  s'inspi- 
raient pas  de  la  pensée  qu'il  leur  prêtait,  qu'ils  n'avaient  rien  de 
sérieux  à  nous  demander  ni  à  nous  oflrir  et  qu'ils  ne  songeaient  pas 
à  nous  faire  entrer  dans  de  vastes  combinaisons  qui  nous  eussent 
permis  de  nous  relever  de  nos  échecs.  M.  de  Bismarck  ne  tarissait 
pas  sur  sa  sincérité  passée  et  sur  sa  loyauté  présente.  niJiis  il  ne 
manifestait  aucune  envie  de  nous  garantir,  par  l'échange  d'une  note, 
sa  correction  future.  Il  n'était  pas  venu  cette  fois,  comme  en  1865 
à  Biarritz,  pour  nous  tenter  et  nous  promettre  tout  ce  qui  ne  lui  ap- 
partenait pas.  Sa  réserve  donnait  à  réfléchir.  Qui  pouvait  dire  s'il  ne 
cherchait  pas  à  nous  endormir  pour  nous  préparer  plus  sûrement  un 
cruel  réveil? 

Quant  au  prince  Gortchakof,  il  se  préoccupait  médiocrement  de 
la  transformation  de  l'Allemagne.  Il  en  parlait  avec  un  remarquable 
dégageniLMit  d'esprit.  Il  faisait  l'éloge  du  comte  de  Bismarck,  il  exal- 
tait sa  rondeur,  sa  loyauté,  il  se  targuait  de  raflTection  et  de  l'es- 
time qu'ils  avaient  l'un  pour  l'autre.  La  Russie,  elle  aussi,  rompait, 
à^nolre  exempte,  avec  les  traditions  de  son  histoire  ;  elle  faisait  bon 
marché  de  l'action  prépondérante  qu'elle  exerçait  jadis  sur  la  Confé- 
dération germanique  par  l'influence  que  ses  alliances  de  famille  lui 
assuraient  dans  les  cours  allemandes  et  que  l'empereur  Nicolas  et 
le  comte  de  Nesselrode  recherchaient  avec  tant  de  sollicitude.  Elle 
ne  tirait  aucun  enseignement  de  nos  mécomptes;  elle  se  laissait 
prendre,  comme  Napoléon  Ili,  aux  «  paroles  veloutées  »  qu'on  lui 
prodiguait  à  Berlin;  comme  la  France,  elle  escomptait  la  reconnais- 
smnce  fallacieuse  des  nationalités  affranchies.  Le  prince  Gortchakof 
ne  pressentait  pas  alors  les  désenchantemens  que  lui  réservait  le 
congrès  de  Berlin.  Sil  avait  pu  évoquer  l'avenir  et  voir  à  travers 
un  prisme  magique  le  chancelier  allemand  devant  le  tapis  vert  en 
présence  des  plénipotentiaires  des  grandes  puissances,  haussant 
dédaigneusement  les  épaules  dès  qu'il  présentait  une  observation, 


60  REVUE   DES   DEUX   JVIONDES. 

et  réservait  toute  son  attention  et  toutes  ses  grâces  au  comte  Schou- 
valof,  il  se  serait  épargné  de  cuisans  regrets  et  il  n'eût  pas  com- 
promis les  intérêts  traditionnels  de  son  pays. 

La  Russie  est  dégrisée  aujourd'hui  ;  les  rêves  qu'elle  caressait  se 
sont  évanouis.  Les  populations  qu'elle  a  délivrées,  au  lieu  de  se  ran- 
ger sous  son  protectorat,  échappent  à  son  influence  et  la  paient  d'in- 
gratitude. Elle  voit  où  l'a  conduite  la  politique  des  rancunes  dont 
s'inspiraient  Alexandre  II  et  son  ministre  en  1870  et  ce  qu'il  lui  en 
coûte  d'avoir  laissé  écraser  impassiblement  la  France.  L'Autriche  lui 
barre  le  chemin  des  Balkans,  et  c'est  l'Allemagne,  qu'elle  félicitait 
à  chaque  victoire,  sans  égards  pour  nos  infortunes,  qui  est  prépon- 
dérante à  Gonstantinople.  Elle  a  pu  entrevoir,  en  1878,  au  prix  d'im- 
menses sacrifices  et  de  son  influence  en  Europe,  la  coupole  de 
Sainte -Sophie  ;  —  la  reverra-t-elle  jamais?.. 

Mais,  en  1867,  elle  avait  encore  toutes  ses  illusions,  tous  leselTorts 
de  sa  politique  se  concentraient  sur  l'Orient  ;  elle  réclamait  des  ré- 
formes, elle  se  préoccupait  du  sort  des  Bulgares,  de  l'indépendance 
des  Serbes,  de  l'ambition  des  Monténégrins  et  des  Grecs,  elle  s'in- 
dignait de  l'oppression  des  Candiotes.  En  réalité,  elle  n'avait  qu'une 
idée  :  déchirer  le  traité  de  Paris,  et  elle  se  flattait  d'y  arriver  à 
force  d'habileté  et  de  persévérance,  avec  l'appui  de  la  Prusse,  qui 
caressait  secrètement  ses  convoitises,  avec  la  complicité  inconsciente 
de  la  France,  en  exploitant  son  influence  à  Gonstantinople.  Détacher 
la  France  de  l'Angleterre,  paralyser  l'Autriche  par  la  Prusse  et  profiter 
d'une  grande  commotion  européenne  pour  soulever  les  Balkans,  mi- 
nés par  la  propagande  panslaviste,  telle  était  sa  stratégie.  Elle  es- 
pérait nous  engager  avec  elle  en  Turquie  en  affectant  de  nous  rendre 
service  à  Berlin.  Au  fond,  elle  savait  fort  bien  que  la  cour  des  Tui- 
leries ne  romprait  pas  aisément  avec  l'Angleterre  et  que  la  politique 
française-  ne  lierait  pas  partie  avec  elle  pour  détruire  l'empire  otto- 
man. Mais  il  lui  importait  d'exagérer  son  intimité  avec  nous,  de  nous 
entraîner  dans  des  démarches  compromettantes  pour  s'ingérer  sous 
notre  pavillon  plus  aisément  dans  les  aflaires  de  la  Porte. 

M.  de  Moustier  n'était  pas  dupe  des  protestations  du  prince 
Gortchakof,  il  en  avait  mesuré  la  sincérité  lors  de  l'affaire  du  Luxem- 
bourg. Après  six  années  passées  sur  le  Bosphore ,  il  avait  percé 
à  jour  le  jeu  de  la  politique  moscovite.  Mais  il  avait  intérêt  à  ne 
pas  décourager  la  diplomatie  russe ,  il  se  flattait  de  détendre  les 
liens  qui,  depuis  la  mission  du  général  de  Manteuffel,au  mois  d'août 
1866,  après  nos  demandes  de  compensations,  s'étaient  noués  entre 
Berlin  et  Pétersbourg;. 

Le  prince  Gortchakof  se  posait  volontiers  en  arbitre  de  la  paix;  ses 
journaux  insinuaient  que,  sous  son  influence,  les  souverains  réunis 
aux  Tuileries  échangeraient  leurs  idées  sur  la  situation  générale 


LA    FRANCE    ET    LA    PRUSSE   DE    1867    A   1870.  61 

et  que  l'entente  qu'ils  concerteraient  aurait  pour  le  maintien  de  la 
paix  les  bases  les  plus  solides.  Leur  programme ,  comportant  à  la 
fois  le  règlement  de  la  question  allemande  et  de  la  question  d'Orient, 
répondrait,  disaient-ils,  aux  vœux  de  l'Europe  et  serait  le  digne 
couronnement  de  l'exposition  universelle.  Peu  de  temps  avant  son 
départ  de  Pétersbourg,  le  vice-chancelier  avait  dit  à  notre  ambassa- 
deur :  «  Que  ne  suis-je  à  Gonstantinople  avec  M.  de  Moustier!  la 
question  d'Orient  serait  vite  réglée.  »  Il  comptait  que  le  propos  irait 
à  son  adresse  et  qu'il  trouverait  notre  ministre  des  affaires  étran- 
gères tout  disposé  à  entrer  dans  ses  vues.  Mais  il  s'aperçut  bien 
vite,  en  causant  avec  l'empereur  et  en  conférant  avec  M.  de  Mous- 
tier, qu'on  ne  prêtait  qu'une  oreille  distraite  à  ses  insinua'tions  au 
sujet  de  la  revision  du  traité  de  Paris,  qu'il  avait  la  manie  d'appe- 
ler sa  robe  de  Nessus.  Qu'avait-il  à  nous  offrir?  Ce  n'était  pas  une 
alliance  qui  nous  eût  permis  de  réagir  contre  les  événemens  de 
1866.  Son  intimité  avec  la  cour  de  Berlin,  dont  il  se  targuait  à  tout 
propos,  pouvait  nous  être  utile  dans  une  certaine  mesure;  elle  l'auto- 
risait à  faire  entendre  les  conseils  de  la  modération  ;  mais  elle  nous 
prouvait  aussi  que  la  Russie ,  pour  satisfaire  d'autres  ambitions, 
avait  fait  son  deuil  de  l'Allemagne  et  ne  tenterait  aucun  effort  sé- 
rieux pour  la  défendre  avec  nous  contre  soji  absorption  par  la  Prusse. 
Et  cependant,  le  ministre  russe  avait  emmené  à  Paris,  avec  osten- 
tation, toute  une  chancellerie  diplomatique;  elle  n'était  pas  appe- 
lée, à  coup  sûr,  à  libeller  des  protocoleis  et  des  traités,  mais  peut- 
être  devait-elle  servir  à  la  fois  à  nous  compromettre,  à  stimuler  la 
Prusse,  à  éveiller  les  défiances  de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche,  et 
à  donner  à  réfléchir  à  la  Turquie. 

Toutefois,  pour  donner  au  vice-chancelier  une  marque  de  sa  con- 
descendance et  sauvegarder  son  amour-propre,  M.  de  Moustier 
consentit  à  résumer  dans  un  pro  mcmoria  les  idées  qu'ils  avaient 
échangées,  tant  sur  l'Allemagne  que  sur  l'Orient.  C'était  un  simple 
procès- verbal  qui  faisait  honneur  à  la  pureté  et  à  l'élévation  des 
sentimens  dont  s'inspiraient  les  deux  ministres;  il  révélait  d'une 
façon  édifiante  que  la  diplomatie  sait,  dans  son  langage,  se  plier  à 
toutes  les  nécessités  et  dissimuler  de  noirs  desseins  sous  de  ver- 
tueuses protestations.  Le  prince  n'hésitait  pas  à  se  porter  garant 
des  sentimens  pacifiques  de  la  cour  de  Prusse  ;  d'après  lui,  la  France 
tenait  dans  ses  mains  la  guerre  et  la  paix;  d'elle  dépendait  la  marche 
des  événemens.  «  Si  nous  avions  réellement  le  pouvoir  de  régler 
l'avenir,  disait  M.  de  Moustier,  nous  ne  l'emploierions  certaine- 
ment que  pour  affermir  la  tranquillité  générale.  Mais  elle  dépend 
plus  encore  de  la  Prusse  que  de  nous.  Mous  ne  lui  contestons  pas 
le  droit  de  s'organiser  et  de  se  consolider  dans  les  délimitations 


62  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

que  nous  avons  admises  à  Nikolsbourg.  Mais  il  nous  serait  difficile 
de  rester  indifférens  aux  eflbrts  du  comte  d;e  Bismarck  pour  étendre 
son  action  au-delà  de  ces  limites,  soit  en  cherchant  à  annexer  à  la 
Confédération  du  Nord  de  nouveaux  territoires,  soit  en  faisant  va- 
loir ses  prétentions  à  l'occupation  des  anciennes  places  fédérales.  » 
—  «  Vous  avez  tort,  répliquait  le  vice-chancelier,  de  vous  mettre 
martel  en  tête.  La  Prusse  ne  songe  à  aucune  extension  de  territoire, 
ni  à  réclamer  l'occupation  des  anciennes  places  fédérales.  Bismarck, 
je  vous  le  garantis,  est  sincère  lorsqu'il  proteste  de  sa  fidélité  à 
observer  les  stipulations  de  Prague;  il  est  désireux  d'éviter  tout  ce 
qui  pourrait  vous  froisser.  Sa  position  est  difficile;  à  moins  de  com- 
promettre son  ascendant  en  Allemagne,  il  ne  peut  pas  se  prononcer 
publiquement  contre  l'unité,  mais  f  affirme  qu'il  est  loin  de  la  dé- 
sirer.'EUe  lui  créerait  plus  d'embarras  que  de  profits.  Le  parlement 
douanier  n'est  qu'un  dérivatif  à  la  pression  que  le  parti  national 
exerce  sur  les  gouvernemens,  il  établit  un  lien  sans  amener  de 
fusion,  au  moins  immédiate.  Il  importe  de  gagner  du  temps,  de 
l'utiliser  pour  calmer  les  passions  et  les  défiances  réciproques. 
Bismarck  vous  donnera  en  attendant  satisfaction  sur  la  question 
danoise,  et  je  vous  le  répète,  lorsqu'il  vous  a  dit  qu'il  se  maintien- 
drait sur  le  terrain  du  traité  de  Prague,  il  était  sincère.  » 

Le  prince  Gortchakof  se  disant  dans  le  secret  des  dieux ^  il  n'eût 
pas  été  séant  de  mettre  en  doute  ses  affirmations.  «  Vos  assurances 
nous  sont  précieuses,  lui  dit  M.  de  Moustier,  j'en  prends  acte.  » 

Passant  à  la  question  d'Orient,  le  vice-chancelier,  qui  était  en 
veine  de  désintéressement,  certifiait  que  la  Russie  n'était  guidée 
dans  sa  politique  en  Turquie  par  aucune  pensée  d'ambition  terri- 
toriale, qu'elle  ne  poursuivait  aucun  projet  d'agrandissement.  Il 
disait  qu'elle  était  uniquement  préoccupée  de  faire  servir  son  in- 
fluence à  l'amélioration  du  sort  des  chrétiens  et  que,  loin  d'avoir 
pour  but  d'affaiblir  le  pouvoir  du  sultan,  ses  efforts  tendaient  à  l'af- 
lermir.  Il  souhaitait  sans  doute  la  réunion  de  la  Crète  à  la  Grèce, 
mais  il  ne  l'admettait  qu'à  la  condition  d'obtenir  du  gouvernement 
hellénique  les  plus  sérieuses  garanties.  —  <(  Ces  explications,  disait 
le  pro  jnemoria  à  titre  de  conclusion,  échangées  avec  l'entière 
confiance  qu'appelaient  des  deux  parts  les  rapports  personnels  entre 
les  souverains,  ont  eu  pour  résultat  de  constater  l'accord  des  cabi- 
nets sur  tous  les  points  essentiels.  Les  deux  gouvernemens  sont 
donc  convenus  de  suivre  de  concert  sur  les  bases  indiquées  une 
politique  pacifique  et  progressive,  aussi  bien  dans  l'affaire  de  Crète 
que  dans  la  question  des  réformes,  et  c'est  à  ce  but  commun  qu'ils 
se  proposent  de  faire  concourir  leur  influence  en  Orient.  » 

Le  prince  Gortchakof  s'était  flatté  dans  un  de  ses  accès  de  va- 


LA   FRANCE   ET   LA   PRUSSE   DE    1867    A    1870.  63 

nité  qiii,  parfois,  oblitéraient  son  jugement  et  son  remarquable 
esprit,  qu'il  suffirait  d'un  instant  de  causerie  avec  M.  de  Moustier 
pour  résoudre  le  problème  oriental  ;  l'exposition  les  avait  mis  en 
présence  et  c'était  pour  aboutir  à  de  vagues  «  constatations  d'entente 
et  de  politique  progressive,  »  résumées  dans  un  document  anodin, 
qu'il  avait  emmené  à  Paris  tout  un  personnel  diplomatique. 

Peu  de  jours  après  l'échange  de  ces  déclarations,  qui  en  1871  et 
1878  devaient,  au  détriment  de  nos  intérêts  en  Orient,  être  si  perfi- 
dement démenties,  le  ministre  du  tsar  quittait  Paris  fort  satisfait 
des  attentions  dont  il  avait  été  l'objet  à  la  cour  et  de  ses  succès 
dans  nos  salons.  Le  prince  Gortchakof  affectait  d'être  un  lettré,  un 
délicat,  épris  de  notre  littérature;  il  alTichait  la  passion  de  nos  clas- 
siques et  mettait  son  amour-propre  à  montrer  que  nul  mieux  que 
lui  ne  savait,  avec  plus  d'à-propos,  en  faire  ressortir  l'esprit  et  la 
morale. 

L'empereur  Alexandre,  avant  de  regagner  ses  états,  s'arrêta  à 
Darmstadt.  Il  éprouvait  le  besoin  de  se  reposer  dans  cette  cour  pai- 
sible, auprès  de  son  beau-frère,  des  fatigues  et  des  émotions  de 
tout  genre  qu'il  avait  ressenties  à  Paris,  partagé  entre  les  exigences 
oiricielles  et  les  distractions  qui  s'offrent  aux  souverains  comme  à 
de  simples  mortels,  lorsqu'ils  dissimulent  leurs  couronnes  sous  le 
voile  de  l'incognito.  Il  était  las,  taciturne,  il  daignait  à  j)eine  adresser 
la  parole  aux  personnes  (jui  lui  étaient  présentées  et  se  montrait 
peu  communicatif,  môme  avec  les  chefs  des  maisons  princières.  11 
congédia  froidement  le  duc  de  Nassau,  qui  comptait  sur  son  inter- 
vention pour  le  règlement  de  ses  intérêts  avec  la  Prusse.  «  Je  ne 
puis  rien  pour  tous,  lui  dit-il  laconiquement  ;  arrangez-vous  avec  te 
roi.  » 

L'attentat  du  bois  de  Boulogne  et  l'agression  déplacée  du  Palais 
de  justice  n'étaient  pas  de  nature  à  lui  laisser  de  notre  hospitalité 
un  reconnaissant  souvenir.  $levé  dans  l'aversion  de  la  France  pai' 
sa  mère,  la  fille  de  la  reine  Louise  de  Prusse,  et  sous  la  coupe  de 
son  oncle  le  roi  Guillaume,  qui  avait  su  prendre  un  véritable  ascen- 
dant sur  son  cœur  et  sa  volonté,  il  ne  cédait  plus  qu'aux  ressenti- 
mens  que  lui  laissaient  la  guerre  de  Crimée  et  l'insurrection  de  la 
Pologne.  Si  Napoléon  III  avait  eu  le  don  de  scruter  les  cœurs,  il  eût 
compris  au  mois  de  juillet  1870,  à  une  heure  décisive  pour  ses  des- 
tinées, malgré  les  protestations  que  lui  transmettait  le  général  Fleury, 
qu'il  n'avait  rien  à  espérer  et  tout  à  craindre  du  souverain  de  toutes 
les  Russies. 


G,    ROTHAN. 


SIX  SEMAINES  EN   OCÉANIE 


11^ 

SAMOA. 


Samoa.  —  Du  il  au  29  Juin.  —  Le  là,  k  midi,  départ  de 
Loma-Loma.  Suivent  trois  jours  de  calme  ou  de  vents  contraires,  et 
nous  voilà  en  panne  à  quelques  milles  de  Nina-Tobutava  (Reppel- 
Island)  et  de  îafari  (Boscowen-Island).  Tâchons  d'atterrir.  La  balei- 
nière du  capitaine  s'engage  dans  un  dédale  de  récifs  à  fleur  d'eau. 
Heureusement,  un  indigène,  accompagné  d'un  petit  garçon,  tous 
deux  blottis  dans  un  morceau  de  bois  creux,  vient  à  notre  ren- 
contre et  sert  de  pilote. 

L'air  est  brumeux,  et  le  soleil ,  légèrement  voilé,  jette  un  tissu 
de  fil  d'or  sur  le  bassin  intérieur,  qui  ressemble  à  une  immense 
vasque  de  vermeil  incrustée  de  pierres  précieuses.  Au  dehors,  la 
haute  mer,  vert  foncé,  inquiète,  courroucée,  moutonnante,  con- 
traste, par  son  agitation  fébrile,  avec  l'immobilité  métallique  de  la 
lagune.  Nous  approchons  de  basses  collines  toutes  boisées  (2).  C'est 
l'île  de  Nina-Tobutava,  qu'un  chenal  étroit  sépare  d'un  de  ces  îlots, 
souvent  annulaires,  toujours  couverts  de  cocotiers,  qui  dépassent 
à  peine  le  niveau  de  la  mer  et  forment  un  des  traits  caractéris- 
tiques des  archipels  océaniens. 

A  quelques  milles  au  nord,  Tafari  s'élève  tout  d'une  pièce,  lais- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre  1885. 

(2)  Hautes  de  350  pie-Js. 


SIX   SEMAINES   EN   OCÉANIE.  65 

sant  à  ses  pieds  à  peine  de  la  place  pour  les  huttes  d'une  trentaine 
d'habitans.  Malgré  la  proximité  de  ce  cône  colossal,  à  cause  de 
l'état  de  l'atmosphère  et  de  la  position  du  soleil ,  nous  n'en  distin- 
guons que  la  sombre  silhouette,  qui  offre  une  ressemblance  frap- 
pante avec  Stromboli. 

Tout  près  de  l'endroit  où  nous  débarquâmes,  on  trouve  sur  la 
plage  même  la  cabane  de  l'un  des  trois  blancs  qui  résident  dans 
cette  île.  Ce  sont  des  traders.  On  appelle  ainsi  des  commerçans 
commandités  par  des  maisons  australiennes,  anglaises,  allemandes 
qui  leur  cèdent,  au  prix  double  des  marchés  d'Europe,  des  canifs, 
des  couteaux,  des  cotonnades,  du  tabac  et  d'autres  objets  recher- 
chés par  le  sauvage,  et  aucun  ne  l'est  plus  que  les  armes  à  feu.  Le 
trader  qui  exploite  tel  ou  tel  archipel  les  échange,  parfois  avec  un 
bénéfice  de  700  à  800  pour  100,  contre  du  copre  et  du  coton.  Il 
envoie  ces  produits  à  Apia,  à  Suva,  à  Levuka,  à  Tonga,  là  où 
est  la  maison  qui  l'a  commandité  et  qui  se  charge  de  l'exporta- 
tion en  Europe,  le  plus  souvent  en  faisant  des  profits  énormes. 
Si  le  trader  est  sobre,  intelligent,  énergique,  et  s'il  n'est  pas  tué, 
ce  à  quoi  il  s'expose  surtout  dans  les  archipels  mélanésiens,  il  fait 
en  peu  d'années  une  fortune  relativement  considérable.  La  vie  qu'il 
mène  ne  lui  coûte  presque  rien.  Il  a  apporté  dans  son  île  de  petites 
provisions  de  conserves  qu'il  renouvelle  à  l'occasion.  Sa  nourriture 
se  compose  principalement  de  yam,  de  bananes  et  de  volaille.  Il  a 
pour  costume  un  gilet  et  un  pantalon  de  flanelle  qui  tiennent  lieu 
de  linge;  un  chapeau  de  paille  pour  le  beau  temps  et  un  sudouest 
qui,  dans  la  saison  des  pluies,  protège  la  tête,  le  front  et  la  nuque. 

Mais,  hélas  1  beaucoup  de  ces  hommes  ne  sont  ni  sobres,  ni 
actifs,  ni  énergiques.  Le  climat  les  énerve.  Ils  ne  travaillent  que 
juste  pour  vivre,  et  ils  vivent  au  jour  le  jour.  Il  y  en  a  qui,  étendus 
dans  leur  hutte  sur  une  natte,  ou  à  l'ombre  d'un  cocotier  dans  un 
hamac,  seuls  ou  avec  une  compagne  indigène,  passent  leur  temps 
à  ne  rien  faire  et  finissent  par  disparaître.  Il  y  a  aussi  des  hommes 
énergiques;  mais  ceux-là  ont  ordinairement,  à  un  trop  haut  degré, 
les  défauts  de  leurs  qualités.  Ce  sont  les  derniers  épigones  des 
grands  spadassins,  des  rowdies  d'autrefois,  dont  les  hauts  faits, 
accomplis  surtout  en  Mélanésie,  ont  épouvanté  le  public  australien 
et  trouvé  un  écho  jusque  dans  les  journaux  d'Europe.  11  s'en  accom- 
plit encore,  mais  plus  rarement.  Seulement,  si  la  moitié  de  ce 
qu'on  m'a  raconté  est  vrai,  c'en  est  encore  trop.  Une  personne 
réellement  digne  de  foi  dit  avoir  vu  un  trader,  pour  essayer  un 
fusil  de  chasse  qu'il  venait  d'acheter,  ajuster  et  toucher  un  indi- 
gène qui  cueillait  des  noix  sur  le  haut  d'un  cocotier.  D'autres,., 
mais  trêve  d'atrocités  1  La  revanche  ne  se  fait  pas  attendre  et  cela 

TOUE  LXXIII.  —  1886.  5 


66  REYUE   DES    DEUX    MONDES. 

finit  par  devenir  une  suite  de  représailles  entre  blancs  et  indi- 
gènes. 

Mais  il  y  a  aussi,  parmi  les  traders,  de  fort  braves  gens,  et,  ce 
qui  vaut  la  peine  d'être  noté,  le  métier,  naguère  assez  mal  famé,  se 
moralise  à  vue  d'oeil  depuis  que  les  communications  avec  le  monde 
civilisé  se  multiplient,  que  l'acheteur  indigène  apprend  peu  à  peu 
la  valeur  réelle  de  la  marchandise  qu'on  lui  offre,  et  que  le  jour 
commence  à  se  faire  dans  des  régions  jusqu'ici  enveloppées  de 
ténèbres. 

Les  armes  à  feu,  je  l'ai  dit,  sont  l'article  le  plus  recherché  par 
les  indigènes.  C'est  surtout  le  cas  quand  on  fait  la  guerre  ou  quand 
on  s'y  prépare.  Quoique  le  temple  de  Janus  ne  se  ferme  jamais 
dans  les  îles  de  l'Océanie,  les  habitans  de  race  mélanésienne  sont 
des  poltrons.  Chez  eux,  la  guerre  n'est  qu'une  suite  de  guet-apens, 
de  massacres  de  femmes  et  d'enfans  qu'on  dévore  après  les  avoir 
surpris  et  tués  dans  quelque  chemin  creux.  Mais  des  batailles  I 
jamais.  Tout  au  plus,  quand,  par  un  hasard  malencontreux,  les  deux 
armées  se  rencontrent  malgré  elles,  le  plus  brave  de  la  bande 
s'avance  vers  l'ennemi  pour  lui  décocher  des  invectives,  après 
quoi  il  se  sauve  à  toutes  jambes.  Les  hommes  de  Samoa,  des  Poly- 
nésiens, au  contraire,  sont  nés  guerriers  ;  ils  aiment  à  se  livrer  ba- 
taille en  rase  campagne. 

Mais  guerrier  ou  non,  bravement  ou  lâchement,  sauf  pendant  de 
courts  intervalles,  on  se  fait  la  guerre.  La  guerre  est  dans  les  habi- 
tudes des  insulaires,  et  ces  habitudes  servent  les  intérêts  du  trader. 
Dernièrement,  le  capitaine  d'une  des  croisières  anglaises  avait  réussi 
à  opérer  une  réconciliation  entre  deux  grands  chefs.  Ils  étaient 
venus  à  son  bord,  s'étaient  embrassés  devant  lui  et  «avaient  juré 
de  vivre  en  paix.  Malheureusement,  le  trader  de  la  localité  avait 
encore  une  provision  de  fusils  à  vendre.  La  croisière  n'eut  pas 
plus  tôt  pris  la  mer,  que  les  hostilités  recommencèrent.  11  est  vrai 
qu'on  n'a  pas  pu  constater  la  complicité  du  trafiquant. 

Le  trader  qui  nous  reçoit  au  seuil  de  sa  cabane  semble  un 
homme  de  bonne  composition;  c'est  un  peu  le  type  de  Robinson 
Grusoé.  Sa  femme,  une  Maori  d'une  des  réserves  de  l'île  du  nord 
de  la  Nouvelle-Zélande,  nous  frappe  par  des  restes  de  beauté,  par 
la  noblesse  de  ses  traits,  sa  haute  taille  et  la  dignité  naturelle  avec 
laquelle  elle  nous  souhaite  la  bienvenue.  Elle  parle  l'anglais  plus 
correctement  que  son  mari,  bien  qu'il  soit  fils  d'Albion.  Pendant 
que  nous  visitons  ses  magasins,  les  deux  autres  traders,  l'un  Anglais 
et  l'autre  Danois,  arrivent,  et  tous  ensemble  nous  nous  mettons 
en  route  pour  Hihipu,  la  capitale  de  l'île. 

Quel  magnifique  tapis  vert  !  quelle  abondance  de  feuillages  exo- 
tiques !  Tous  ces  géans  aux  feuilles  colossales  incisées,  veloutées, 


SIX   SEMAINES  EN   OCÉANIE.  67 

luisantes,  étendent  leurs  bras  et  prodiguent  leur  ombre  aux  jolies 
cabanes-paniers  éparpillées  sur  le  gazon.  Pour  faire  circuler  l'air 
dans  les  habitations,  on  a  soulevé  les  nattes  des  piliers  qui  servent 
de  parois  et  de  rideaux.  Ces  intérieurs  n'ont  donc  pas  de  secrets 
pour  nous.  Mais  toute  la  population  est  dehors.  Fort  peu  d'hommes, 
parmi  eux  quelques  beaux  garçons.  En  revanche,  un  grand  nombre 
de  jeunes  filles  ;  elles  se  sauvent  avec  un  air  effaré  qui  ne  me  paraît 
pas  naturel  ;  les  jeunes  femmes,  loin  de  s'enfuir,  viennent  à  nous  en 
riant.  Il  y  a  aussi  des  matrones  entre  deux  âges  d'une  corpulence 
considérable  et  des  vieilles  femmes  aux  contours  impossibles.  Mais 
tout  ce  monde  rit  et  semble  enchanté  de  nous  voir.  Ce  qui  me 
frappe  dans  cette  foule  de  femmes  et  d'enfans  qui  s'attachent  à  nos 
pas,  c'est  le  grand  nombre  de  chevelures  blondes  tirant  sur  le 
roux. 

Les  deux  édifices  principaux  sont  l'église  et  le  palais  du  gouver- 
neur. L'église  se  distingue  par  une  toiture  colossale,  et  le  gorcrn- 
ment  housse  par  les  carreaux  de  ses  fenêtres.  Car,  sachez-le  bien, 
ces  îles,  que  sa  majesté  George  I*',  il  y  a  environ  trente  ans,  s'est 
pacifiquement  annexées,  possèdent  un  gouverneur,  un  magistrat,  un 
juge  et  des  agens  de  police.  Ces  derniers  se  font  une  fête  de  rap- 
porter régulièrement  aux  traders  leurs  cochons  de  lait,  régulière- 
ment volés  par  des  chevaliers  d'industrie,  qui  abondent  dans  cette 
capitale. 

Dans  une  hutte,  une  femme,  accroupie  devant  un  tronc  d'arbre 
qui  lui  sert  de  métier,  frappe  avec  un  marteau  sur  l'écorce  d'un 
certain  arbre.  C'est  leur  manière  de  faire  l'étoffe  de  leurs  pagnes. 
Une  jeune  fille,  blottie  à  côté  d'elle,  applique  des  taches  noires  sur 
l'écorce  et  produit  ainsi  un  dessin  fort  original.  Elle  déroule  devant 
nous  sur  le  gazon  un  tapis  de  ce  genre,  do  14  pieds  de  large  sur 
120  de  long. 

Mais  le  soleil  baisse,  et  il  est  temps  de  quitter  ces  îles  ench.ante- 
resses  jetées  au  milieu  de  l'océan.  Les  navigateurs  les  évitent,  parce 
que  l'accès  en  est  difficile,  et  par  conséquent  elles  sont  très  rare- 
ment visitées.  Depuis  quatre  ans,  aucun  bâtiment  de  guerre  anglais 
n'y  a  montré  son  pavillon.  Nous  avions  eu  bien  de  la  peine  pour  y 
arriver;  mais,  guidés  par  le  même  pilote,  nous  glissons  sans  inci- 
dent sur  les  haut-fonds  de  la  lagune  et  arrivons  à  bord  de  X Espiègle 
avant  la  nuit. 


i9  juin.  —  Devant  nous  se  dressent  les  hautes  montagnes  arides 
de  Savaï  (1).  A  notre  droite,  vers  l'est,  une  chaîne  de  collines  d'un 

(1)  S'élevant  Jusqu'à  6,000  pieds. 


68  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

vert  bleuâtre  s'enfuit  à  perte  de  vue  :  c'est  Upolu.  TJpolu,  Savaï  et 
Tutuila  sont  les  trois  grandes  îles  du  groupe  des  Navigateurs,  au- 
jourd'hui mieux  connu  sous  son  nom  indigène  de  Samoa.  Les  popu- 
lations ont  bâti  leurs  villages  sur  la  plage.  L'intérieur  n'est  pas 
habité. 

La  corvette,  laissant  à  bâbord  l'île  de  Savaï,  longe  la  côte  sep- 
tentrionale d'Epolu,  et,  vers  quatre  heures  du  soir,  après  avoir 
passé  près  des  carcasses  de  deux  grands  navires  naufragés,  jette 
l'ancre  devant  la  ville  d'Apia. 


20  Juin.  —  Apia  se  présente  fort  bien,  avec  ses  maisonnettes 
blanches  entremêlées  d'arbres ,  avec  les  pavillons  des  trois  consuls 
d'Allemagne,  d'Angleterre  et  des  États-Unis,  avec  l'église  de  la  mis- 
sion catholique,  au  bord  de  l'eau,  et  des  montagnes,  couvertes  d'une 
infmité  de  cocotiers,  qui  forment  l'arrière-plàn. 

Quatre  grands  trois-mâts  {bark-s/iips)  et  une  goélette,  tous  alle- 
mands, un  navire  anglais  et  un  bâtiment  américain,  outre  un  grand 
nombre  de  canots  qui  vont  et  viennent,  donnent  au  port  une  cer- 
taine animation. 

Notre  Espiègle  est  entouré  de  nacelles  surchargées  d'indigènes, 
hommes  et  femmes.  Les  premiers  se  distinguent  par  le  tatouage 
magnifique  de  leurs  cuisses  :  on  dirait  des  culottes  noires  brodées 
de  blanc.  La  couleur  naturelle  de  leur  peau  rappelle  le  bronze  flo- 
rentin. Les  femmes  ont  le  teint  brun  clair.  C'est  la  bonne  et  belle 
race  polynésienne  pur  sang. 

Enfin  on  nous  donne  la  pratique.  MM.  les  consuls  sont  très 
sévères  en  matière  de  police  sanitaire,  et  ils  ont  bien  raison.  Les 
récifs  du  corail  qui  traversent  en  tous  sens  la  lagune  d'Apia  obligent 
la  baleinière  à  faire  de  grands  détours  avant  d'arriver  au  débar- 
cadère. 


Le  docteur  Canisius,  consul  des  Etats-Unis,  Westphalien  de 
naissance,  naturalisé  Américain,  le  docteur  Stiibel,  consul  d'Alle- 
magne, Saxon,  appartenant  au  service  diplomatique  allemand,  et  le 
consul  anglais,  M.  Ghurchward,  ancien  officier  de  cavalerie,  forment 
le  triumvirat  qui  gouverne  à  Apia. 

La  municipalité  semble  constituée  d'après  le  modèle  des  factore- 
ries européennes  en  Chine.  Le  roi  n'a  pas  aliéné  le  terrain  qu'occupe 
cet  établissement,  mais,  moyennant  une  rente  viagère  de  20  dollars 
par  mois,  il  en  a  abandonné  l'usufruit  et  l'administration  à  ce  qu'on 
appelle  la  municipalité.  C'est,  en  réalité,  une  sorte  de  condominium 


SIX   SEMAINES   EX   OCÉANIE.  69 

exercé  par  les  consuls  des  trois  puissances  signataires  d'une  con- 
vention (1879)  :  l'Angleterre,  l'Allemagne  et  les  États-Unis.  Par  un 
autre  traité  conclu  la  même  année,  le  roi  reconnaît  la  juridiction 
exclusive  du  haut  commissaire  britannique  relativement  aux  sujets 
anglais  qui  résident  dans  cet  Archipel.  Ce  qui  distingue  la  munici- 
palité d'Apia  des  seulement  de  Chine,  c'est  qu'ici  l'administration, 
on  peut  dire  le  gouvernement,  est  exercé  en  commun  par  les  con- 
suls des  trois  puissances,  tandis  que,  en  Chine,  par  exemple  à 
Shanghaï,  les  établissemens  des  Anglais,  des  Français,  et  des  Amé- 
ricains sont  complètement  séparés.  Notons  tout  de  suite  que  le  règne  ^ 
des  triumvirs  d'Apia  est  un  succès.  C'est  peut-être,  dans  des  pro- 
portions fort  restreintes,  il  est  vrai,  le  premier  exemple  d'une  so- 
lution du  problème  difficile  et  délicat  d'une  administration  gérée 
en  commun  par  les  représentans  de  dilTérens  états.  Reste  à  savoir 
si  ce  résultat  est  dû  à  la  vertu  intrinsèque  de  la  constitution  muni- 
cipale ou  au  bon  sens  et  à  l'esprit  de  conciliation  des  consuls.  Le 
mécanisme  est  des  plus  simples  et  des  plus  économes  :  un  magistrat 
et  six  hommes  de  police  sont  placés  sous  la  direction  et  sous  la 
surveillance  directe  du  magistrat.  Lui  et  les  agens  de  police  sont 
des  hommes  de  couleur.  Cependant  ils  ne  rencontrent  aucune  dilli- 
culté  à  faire  respecter  leur  autorité  par  les  blancs  (1). 

Dès  qu'on  franchit  les  très  étroites  limites  do  la  municipalité,  on 
se  trouve  dans  le  royaume  de  Melietoa.  La  constitution  de  ses  états 
est  purement  patriarcale.  Les  chefs  de  famille  seuls  exercent  des 
droits  politiques.  Ils  sont  ou  chefs,  alii,  ou  gens  du  commun,  tula- 
fale.  Il  y  a  parmi  eux  un  petit  nombre  de  personnages  qui,  grâce 
à  leur  richesse  relative  et  à  un  prestige  traditionnel,  sont  appelés 

(t)  Le  magistrat  touche  15  li\TC8  sterling  par  an,  les  policcmcn  20,  25  et  35  dollars 
par  mois.  Le  revenu  annuel  de  la  munici[>alité  monte  à  5,000  dollars  et  se  compose  du 
rendement  de  l'impôt  foncier,  des  licences,  des  frais  de  pilotage,  des  amender,  etc. 
La  municipalité,  comme  il  a  été  dit,  sert  au  roi  sa  rente  viagère  do  20  dollars  men- 
suels et  paie,  à  raison  de  lO  dollars  par  mois,  le  traitement  d'un  magistrat  chargé 
d'assister,  sans  pouvoir  Judiciaire  et  plutôt  comme  témoin,  aux  procès  entre  indigènes 
et  blancs.  Là  population  de  la  municipalité  forme  un  total  de  383  âmes  dont  165  blancs 
et  218  demi-sang.  La  population  blanche,  hommes,  femmes  et  enfans  se  décompose 
ainsi  qu'il  suit  :  Allemands,  75;  Anglais,  41;  Américains,  23;  Suisses  et  Hollandais, 
13;  Français,  11  ;  Scandinaves,  2.  La  population  non-samoSnne  en  dehors  de  la  muni- 
cipalité se  monte  à  environ  200  personnes  dont  75  blancs.  Les  autres  sont  des  half- 
caste,  ou  des  gens  de  couleur.  La  population  blanche  se  compose  de  23  Allemands, 
39  Anglais,  4  Américains,  4  Scandinaves  et  5  Français.  Les  Allemands  sont  inspecteurs 
et  employés  dans  les  plantations  allemandes  ou  traders.  Parmi  les  Anglais,  il  y  a 
13  missionnaires  avec  lours  familles.  Le  reste  se  compose  presque  uniquement  de  tra- 
ders ;  c'est  à  cette  dernière  profession  qu'appartiennent  les  4  Américnins.  Les  ô  Fran- 
çais sont  des  missionnaires.  Tous  les  traders  anglais,  américains,  Scandinaves  trafi- 
quent pour  les  deux  maisons  allemandes.  Ces  informations  ont  été  prises  sur  les 
lieux. 


70  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

hauts  alii  et  hauts  tulafale.  Ce  sont  eux  qui  sont,  ou  plutôt,  qui 
étaient  les  grands  propriétaires  fonciers  du  pays.  Les  droits  politi- 
ques s'exercent  par  les  chefs  et  les  tulafale  réunis  en  assemblée  de 
village  quand  il  s'agit  d'intérêts  de  village,  et  en  assemblée  de  dis- 
tricts quand  on  discute  des  intérêts  de  district.  L'autorité  de  ces 
assemblées,  investies  de  pouvoirs  législatifs  et  judiciaires,  n'est  ja- 
mais contestée  dans  le  village  ou  dans  le  district,  tandis  que  les 
réunions  des  chefs  et  des  tuhfale  à  Mulinuu,  résidence  du  roi,  sont 
considérées  comme  de  pure  forme.  On  y  fait  des  discours,  mais 
sans  prendre  de  résolutions  ;  et,  si  on  en  prenait,  elles  n'auraient 
pas  de  sanction.  Melietoa  n'est  roi  que  pour  les  trois  puissances 
qui  l'ont  reconnu  comme  tel,  il  ne  l'est  guère,  ou  dans  un  sens 
très  restreint,  pour  ses  soi-disant  sujets.  Sauf  un  vice-roi  titulaire 
et  un  juge  suprême,  tous  deux  résidant  à  Mulinuu,  il  n'y  a  pas 
l'ombre  de  gouvernement  organisé,  pas  d'autorité,  pas  de  prestige, 
pas  d'impôts,  pas  un  sou  dans  les  coflres  du  roi,  excepté  les  20  dol- 
lars que  lui  paie  mensuellement  la  municipalité. 

En  ce  qui  concerne  la  population  indigène  de  l'Archipel,  à  dé- 
faut de  recensement,  on  est  réduit  à  se  contenter  des  calculs  ap- 
proximatifs des  missionnaires.  Les  instructeurs  indigènes,  wesleyens 
et  congrégationalistes  donnent  le  chiffre  de  34,000  âmes.  Les  mis- 
sionnaires catholiques  le  portent  seulement  à  30,000.  Selon  eux,  la 
population  aurait  diminué  de  6,000  âmes  dans  les  trente  dernières 
années. 


Le  commerce  de  ces  îles  est  principalement  entre  les  mains  de 
deux  grandes  maisons  a\\ema.ndes,  deulsrhe  H undels  und  Plantagen- 
Gesellsrhaft,  représentée  par  M.  Weber,  et  liuge  et  C'",  toutes 
deux  de  Hambourg  (1).  Elles  ont  acquis  des  terrains  d'une  très 
grande  étendue  (2)  et  mènent  de  front  les  transactions  commer- 
ciales et  l'exploitation  du  sol.  C'est  par  bàtimens  allemands  qu'elles 
expédient  en  Europe  les  produits  de  leurs  plantations  et  qu'elles  en 
importent  les  articles  destinés  à  être  répandus  parmi  les  insulaires. 
La  plupart  des  marchandises  importées  sont  d'origine  étrangère. 
Les  cotonnades  et  les  armes  à  feu  viennent  d'Angleterre,  les  usten- 
siles et  les  provisions  d'Amérique  ou  d'Australie,  le  reste  d'Alle- 

(1)  Les  échanges  commerciaux  des  deux  grandes  maisons  d'Apia  et  de  quatre  petits 
négocians  allemands  sont  de  112,500  dollars,  ceux  des  commerçans  de  toutes  les  autres 
nations  de  107,500  dollars.  {Rapport  du  Z)""  Stilbel,  consul  d'Allemagne  à  Apia,  18  dé- 
cembre 1883.) 

(2)  En  tout,  aux  îles  Samoa,  C,3U  acres.  Elles  y  emploient  1,152  travailleurs 
recrutés  principalement  dans  l'Arcliipcl  de  la  JNouvelle-Bretagnc  et  de  la  Nouvelle- 
Irlande. 


SIX   SEMAINES   EN   OCÉA.NIE.  71 

magne.  Presque  tous  les  Européens  qui  résident  dans  ces  îles  sont 
aux  gages  de  la  compagnie  allemande  et  de  la  maison  Ruge,  ou 
trafiquent  pour  elles.  En  ce  qui  concerne  les  relations  commer- 
ciales, l'exploitation  du  sol  et  le  mouvement  maritime,  ces  deux 
établissemens  dominent  la  situation,  grâce  à  l'importance  des  ca- 
pitaux engagés,  à  l'activité  éclairée  des  directeurs,  à  la  réputation 
de  solidité  dont  ils  jouissent,  mais  il  faut  bien  le  dire  aussi,  grâce 
à  l'absence  d'une  concurrence  sérieuse. 

J'ai  vu  et  observé  l'Allemand  sur  différens  points  du  globe.  Je 
l'ai  rencontré  partout  et  je  l'ai  trouvé  partout  le  même.  11  a  peut- 
être  oublié  sa  langue,  ce  qui  lui  arrive  parfois,  surtout  à  la  seconde 
génération  ;  il  a  adopté  quelques-uns  des  usages  du  milieu  où  il  vit, 
quelques  conforts  qu'il  ne  connaissait  pas  dans  le  Vtitcrland,  mais, 
en  tout  ce  qui  touche  à  la  tournure  d'esprit  et  au  caractère,  il  reste 
allemand.  Il  est  d'ordinaire  intelligent,  toujours  frugal,  sobre,  éco- 
nome, patient,  persévérant,  courageux,  mais  pas  jusqu'à  la  témé- 
rité. Il  ne  vise  pas  aux  gains  rapides  et  n'aime  pas  à  se  risquer. 
A  ce  sujet  il  se  distingue  de  l'Anglo-Saxon  qui,  plus  entreprenant 
que  lui,  cherche  les  aventures  hasardées  et,  très  souvent,  en 
sort  avec  succès.  L'Allemand  avance  un  peu  plus  lentement,  mais 
plus  sûrement  ;  il  reste  où  il  a  pris  racine  et  ne  se  laisse  pas  évin- 
cer. Enfin,  l'Allemand,  si  l'on  parle  en  particulier  des  classes  popu- 
laires, est  plus  instruit  et  mieux  préparé  que  ne  l'est  d'ordinaire 
l'Anglo-Saxon  de  la  môme  couche  sociale,  à  s'adapter  aux  exigences 
d'une  situation  nouvelle  ;  comme  cultivateur,  il  partage  avec  l'É- 
cossais la  réputation  d'être  le  premier  colon  du  monde. 

Tout  ce  qu'on  voit  i  Samoa  lorsqu'il  s'agit  de  l'élément  blanc, 
porte  l'empreinte  allemande.  Il  n'y  a  ici,  comme  il  a  été  dit,  que 
deux  maisons,  qui  monopolisent  de  fait  l'exploitation  de  ces  îles,  et 
qui  cumulent  le  négoce  avec  la  culture.  Ce  système  offre  de  grands 
avantages  ;  il  peut  aussi,  dans  certaines  circonsUinces,  avoir  de 
grands  inconvéniens.  Jusqu'ici  les  plantations  d'Uj)olu  ne  donnent 
aucun  profit.  Si  les  Allemands  de  Samoa  ont  à  craindre  la  concur- 
rence étrangère,  ils  jouissent  ici,  de  toute  façon,  des  bénéfices  du 
bcjtus  posxidens.  Jusqu'à  présent,  l'esprit  d'entreprise  du  cîipitaliste 
anglais  et  australien  trouve  dans  d'autres  archipels  du  Pacifique  un 
champ  d'activité  trop  vaste,  pour  avoir  besoin  de  s'attaquer  aux 
iorles  positions  occupées  dans  ces  îles  par  les  deux  maisons  ham- 
bourgeoises. 

Somme  toute,  en  comparant  les  Anglais  et  les  Allemands,  tels 
que  je  les  ai  vus  à  l'œuvre,  je  trouve  entre  eux  une  grande  affinité, 
et  je  ne  constate  ni  chez  les  uns  ni  chez  les  autres  aucune  trace  de 
décadence.  Ils  n'ont  qu'à  vouloir  pour  réussir.  Ce  sont  des  pairs 
entre  les  nations.  Seulement  l'Angleterre  est  plus  riche  que  l'Aile- 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

magne,  plus  riche  en  capitaux  qu'elle  est  obligée,  pressée  et  sou- 
vent fort  embarrassée,  de  faire  valoir.  Sur  ce  terrain,  la  lutte  ne  se- 
rait pas  égale  (1). 

Nous  avons  visité  la  plantation  dite  Utumapu  de  la  Hmidels  Ge~ 
sellschaft.  On  voit  d'abord  la  mer  en  passant  près  de  quelques  ha- 
meaux habités  par  des  pêcheurs  dont  plusieurs  étaient  atteints  de 
la  terrible  maladie  appelée  éléphantiasis,  ensuite  nous  nous  diri- 
geâmes, toujours  en  montant,  vers  l'intérieur  de  l'île.  Au  bout  d'une 
heure  et  demie,  nous  arrivâmes  près  de  la  crête  des  montagnes 
qui  forment  l'épine  dorsale  d'Upolu.  C'est  là,  au  centre  de  la  plan- 
tation qui  s'étend  d'une  mer  à  l'autre,  de  la  côte  nord  à  la  côte 
sud,  que  se  trouve  sur  un  point  culminant  une  jolie  maisonnette, 


(1)  On  a  bien  voulu  me  donner  les  renseignemens  suivans  sur  l'état  des  plantations 
allemandes  à  Samoa  en  novembre  1883. 

Cocotiers  donnant  des  fruits 1.101  acre?. 

Cocotiers  qui  ne  donnent  pas  encore  do  fruits 1.7'28    — 

Jeunes  cocotiers  et  coton , 1.932    — 

Coton  seul 702    — 

Café 135    — 

Bananes,  yam,  taro 303    — 

Pâturage 402    — 


Total C. 321  acres. 

Depuis  novembre  1883,  3C0  acres  ont  été  défrichés  et  plantés.  On  essaie  maintenant 
de  planter  du  tabac.  Les  expériences  sont  faites  sur  une  large  échelle.  Les  plantations 
de  cocotiers  servent  de  pâturage  dès  que  les  arbres  ont  atteint  une  certaine  hauteur. 
On  entretient  dans  ces  plantations  environ  mille  têtes  de  bétail. 

Jusqu'ici  le  copre  (amande  de  coco  prête  à  être  mise  dans  le  moulin  pour  l'extrac- 
tion de  l'huile)  est  le  principal  produit.  Le  coton  est  une  qualité  supérieure  de  ce 
qu'on  appelle  le  sea-island  cotton.  Le  caféier  n'a  qu'un  ou  deux  ans.  Le  ciiiffre  annuel 
de  ces  productions  est  :  300  tonnes  de  copre  et  1,600  balles  de  coton,  la  balle  pesant 
environ  260  livres.  Les  indigènes  des  îles  Samoa  produisent  de  2,000  à  3,000  tonnes 
de  copre.  Les  Samoëns  sont  en  général  peu  aptes  au  travail.  Les  maisons  allemandes 
d'Apia  recrutent  leurs  laboureurs  principalement  aux  archipels  de  la  Nouvelle-Bre- 
tagne et  de  la  Nouvelle-Irlande.  Les  Chinois,  les  meilleurs  de  tous,  sont  devenus  trop 
chers,  et  les  coolies  de  l'Inde  ne  peuvent  être  exportés  qu'aux  colonies  anglaises. 
A  Apia,  les  gages  des  laboureurs  des  îles  ont  beaucoup  hausse  :  de  25  dollars  à  60; 
à  Fiji  et  à  Queensland,  ils  ont  atteint  le  double  de  ce  qu'on  paie  à  Samoa.  Dans  les 
dernières  années,  presque  tous  les  produits  ont  été  exportés  par  les  deux  maisons  alle- 
mandes. 

Voici  le  tableau  du  mouvement  maritime  en  1883: 

BATIVIENS    ARRIVÉS.  TOISNES.  IMPORTATION.  EXPORTATIOiV. 

Livres  sterling.  Livres  sterling. 

Allemands    ....       92  19  396  58.358  50.894 

Anglais 35  3.799  9.103  1.180 

Américains.   ...       18  2.776  26.146  pas  d'exportation. 


SIX   SEMAINES   EN   OCÉANIE.  73 

bien  tenue,  habitée  par  un  jeune  Allemand,  un  des  inspecteurs  de 
l'établissement.  Et  quel  panorama  !  On  ne  voit  qu'une  mer  de  coco- 
tiers, et,  par-dessus  les  arbres,  l'immense  horizon  de  l'océan.  La 
petite  langue  de  terre  qui  avance  dans  la  mer  estMulinuu,  rési- 
dence du  roi.  Les  cocotiers  qui,  vus  d'en  haut,  ressemblent  à  une 
forêt  épaisse,  présentpnt,  quand  on  les  approche,  l'aspect  d'un  échi- 
quier tracé  avec  une  exactitude  géométrique.  Chaque  arbre  est  sé- 
paré de  ses  voisins  par  la  distance  scrupuleusement  mesurée  de 
huit  pieds.  Une  route  carrossable,  sans  cesse  envahie,  il  est  vrai, 
par  la  végétation,  facilite  l'exploitation  de  ces  terrains,  qui,  dans 
l'ensemble,  font  l'effet  d'une  immense  pépinière.  On  plante  aussi  le 
caféier  avec  l'intention,  si  l'expérience  réussit,  de  faire  du  café  le 
principal  produit  de  cette  grande  plantation.  On  en  est  encore  aux 
tâtonnemens,  mais  partout  on  reconnaît  la  main  du  cultivateur  in- 
telligent, méthodique,  consciencieux,  le  génie  de  la  nation  alle- 
mande à  l'œuvre  aux  antipodes. 


J'ai  passé  des  heures  fort  agréables  à  la  mission  catholique  en 
compagnie  de  M*^  Lamaze,  évoque  d'Olympe  et  vicaire  apostoh'que 
de  rOcéanie  centrale,  et  des  quatre  prêtres,  jeunes  et  vieux,  tous 
Français,  qui  partagent  avec  lui  les  labeurs  de  l'apostolat.  Il  a  acquis 
un  vaste  terrain  derrière  l'église  pour  y  construire  un  village,  où.  il  a 
réuni  une  partie  de  ses  convertis  en  leur  abandonnant  gratis  l'usufruit 
des  terres  qu'ils  cultivent.  Ils  quittent  rarement  ces  lieux  et  forment 
une  communauté  séparée,  une  sorte  de  rediicrion,  comme  on  disait 
autrefois  dans  l'Amérique  du  sud.  Les  hommes  sont  tous  mariés, 
et  chaque  famille  a  sa  cabane  à  elle.  Les  résultats  obtenus,  me  dit-on, 
sont  des  plus  satisfaisans.  L'important  est  de  préserver  les  nouveaux 
chrétiens  du  contact  des  indigènes  qui  vivent  exlr/i-muroa  et  sur- 
tout de  celui  des  blancs.  En  traversant  cette  pépinière  du  christia- 
nisme, nous  n'avons  vu  que  de  joyeuses  figures;  les  champs  étaient 
bien  cultivés  et  les  huttes  proprement  tenues.  Quelques-uns  des 
liommes  sont  destinés  à  servir  de  catéchistes. 

A  mi-côte  d'un  mamelon  de  la  propriété  s'élève  une  petite  église 
en  pierre  que  le  navi^'ateur  aperçoit  longtemps  avant  d'arriver  au 
port.  Complètement  détruite  par  un  ouragan,  l'année  dernière,  elle 
est  déjà  rebâtie  grâce  aux  dons  de  quelques  bienfaiteurs  et  à  la  coo- 
pération d'hommes  de  bonne  volonté  fournis  par  la  communauté. 
Cet  endroit  s'appelle  Vaca,  et  c'est  là  que  les  futurs  catéchistes  re- 
çoivent leur  instruction  et  commencent  à  être  initiés  aux  études 
classiques. 

Dimanche,  nous  avons  assisté  à  la  grand'messe  dans  l'église  de 


74  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

la  Mission.  Les  jeunes  indigènes  (surtout  les  femmes),  chantaient 
avec  des  voix  mélodieuses.  Quelle  différence,  au  point  de  vue  musi- 
cal, toute  à  l'avantage  de  ces  insulaires,  avec  les  chrétientés  de  la 
Chine  et  les  couvens  des  Koptes  catholiques  de  l'Egypte! 

Dans  l'après-midi,  l'évêque,  ses  pères  et  ses  hôtes,  les  membres 
de  la  communauté  et  quelques  notabilités  catholiques,  le  grand  juge 
du  roi  en  tête,  se  réunirent  sur  la  pelouse,  moitié  cour,  moitié  jar- 
din, qui  sépare  l'église  du  presbytère.  La  fille  du  juge  eut  l'hon- 
neur de  préparer  le  kava. 

Le  kava  est  un  breuvage  que  l'on  prépare  avec  une  racine  qui 
est  nettoyée,  raclée  et  mâchée  par  des  jeunes  filles,  ensuite  lavée 
de  nouveau  et  versée  dans  une  grande  cuvette  de  bois.  Le  résul- 
tat final  de  cette  série  d'opérations  peu  appétissantes  est  une  bois- 
son qui  a  le  goût  de  la  rhubarbe.  Les  résidens  blancs  l'apprécient 
autant  que  les  indigènes.  Dans  toutes  les  réunions  d'amis,  dans  les 
réjouissances  publiques  et  réceptions  de  personnages,  on  sert  le 
kava.  Ce  sont  des  jeunes  filles  de  qualité,  d'une  conduite  régu- 
lière, qui  le  préparent  en  présence  de  l'assemblée.  Dans  ces  réu- 
nions, les  hôtes  sont  assis  en  cercle.  Les  deux  ou  trois  jeunes  filles 
se  tiennent  au  centre,  devant  la  cuvette  destinée  à  recevoir  le  pro- 
duit de  la  mastication.  A  en  juger  par  les  grimaces  involontaires  des 
jeunes  Hébés  aux  joues  enflées,  c'est  un  rude  travail  qui  exige  de 
puissantes  mâchoires.  Dès  que  le  breuvage  est  prêt,  le  maître  de 
la  maison  bat  des  mains.  Ce  signal  est  répété  par  toute  la  compa- 
gnie. Les  conversations  cessent,  et,  au  milieu  d'un  profond  silence, 
le  chef  prononce  le  nom  de  l'hôte  qui  occupe  la  place  d'honneur. 
Une  jeune  fille  s'avance  vers  lui  gravement,  s'incline  avec  grâce  et 
lui  sert  le  liquide  dans  une  moitié  de  noix  de  coco.  Vidée  ou  tou- 
chée seulement  des  lèvres,  la  tasse  est  remplie  de  nouveau  et  pré- 
sentée par  la  même  jeune  fille  aux  autres  invités  toujours  par  ordre 
de  préséance. 

Les  missionnaires  me  disent  que,  dans  leurs  voyages,  ils  accep- 
tent volontiers  d'assister  à  ces  réunions,  qui  disposent  favorable- 
ment les  esprits  et  préparent  le  terrain  aux  discussions  sérieuses. 

Après  le  kava,  de  jeunes  catéchumènes  vêtus  de  leur  pagne 
d'écorce  avec  des  fleurs  dans  les  cheveux  et  une  épée  de  bois  à 
la  main,  exécutèrent  avec  beaucoup  d'entrain  plusieurs  danses  de 
guerre.  Les  femmes  n'y  prenaient  aucune  part  :  a  Elles  ne  fréq  uen 
tent^pas  les  bals,  »  me  dit  un  des  missionnaires  d'un  air  significati 
dont  je  ne  compris  le  sens  qu'après  avoir  assisté  à  un  sava. 

Cependant,  la  brise  du  soir  commençait  à  apporter  un  peu  de 
fraîcheur.  C'était  bien  une  des  journées  les  plus  étouffantes  dont 
j'aie  mémoire.  Dans  ce  groupe,  quand  l'atmosphère  est  tranquille, 


SIX  SEMAINES   EN   OCÉANIE.  75 

le  thermomètre  marque  pendant  toute  l'année  de  25"  à  27°  Réau- 
mur.  Néanmoins,  les  Européens  y  vivent  jusqu'à  un  âge  avancé, 
tandis  que  les  indigènes  atteignent  rarement  la  vieillesse. 

Au  départ,  les  missionnaires  me  disent  que,  dans  dix  ans  d'ici,  les 
habitans  de  Samoa  se  rappelleraient  le  nom  de  VKapiêgle,  celui  du 
capitaine  Bridge  et  le  mien.  Us  sont  doués  d'une  mémoire  et  d'une 
faculté  d'observation  remarquables.  Ils  donnent  des  noms  aux  moin- 
dres mouvemens  de  terrain,  à  toutes  les  falaises,  aux  plus  petites 
criques.  Ils  connaissent  exactement  les  habitudes  des  différens  ani- 
maux. En  général,  ils  sont  éveillés  à  un  certain  degré  et  intelligens 
jusqu'à  une  certaine  limite  qu'ils  ne  dépassent  jamais. 

Le  couvent  des  sœurs,  dont  deux  sont  Françaises  et  cinq  indi- 
gènes, se  trouve  à  quelques  pas  de  la  mission.  Depuis  vingt-six  ans, 
la  supérieure  n'a  quitté  cette  maison  qu'une  seule  fois  par  raison 
de  santé  et  encore  pour  quelques  semaines  seulement.  C'est  elle 
qui  a  tout  créé,  tout  organisé,  qui  a  bâti  la  petite  chapelle,  vrai 
bijou  d'architecture  monacale,  et  qui  a  répandu  dans  beaucoup  de 
familles  européennes  et  indigènes  les  bienfaits  d'une  bonne  et  so- 
lide éducation.  Dans  l'école  des  blanches,  j'ai  vu  deux  petites  filles 
allemandes  du  type  teutoniquo  le  plus  prononcé.  Mais  elles  ne  sa- 
vaient pas  un  mot  d'allemand,  elles  ne  parlaient  qu'anglais  et 
samoën. 


Le  soleil  est  impitoyable,  la  chaleur  indescriptible,  et  cependant 
nous  voilà  au  milieu  du  jour  en  route  pour  Mulinuu.  Des  devoirs 
de  cour  nous  y  appellent.  M"'  Lamaze,  qui  aura  la  bonté  de  nous 
servir  d'interprète,  les  consuls  d'Allemagne  et  d'Angleterre,  veulent 
bien  nous  tenir  comp.ignie. 

La  capitale  du  roi  des  Samoëns,  située  à  un  \)eu  plus  de  2  milles 
à  l'est  d'Apia,  occupe  une  langue  de  terre  entre  deux  sinuosités  de 
la  baie.  C'est,  à  proprement  parler,  une  forêt  de  cocotiers,  mais  je 
suppose  qu'il  y  a  aussi  des  maisons  plus  ou  moins  cachées  dans  le 
bosquet.  iNous  n'en  avons  entrevu  que  fort  peu.  Il  y  a  cependant 
une  sorte  de  place  publique  où  l'on  a  dressé  la  potence,  qui  a  un  air 
monumental.  A  quelques  pas  de  là  se  trouve  une  jolie  ciibane  habi- 
tée par.  le  grand-juge  du  roi.  Ce  personnage  et  sa  fille,  qui  sont 
catholiques,  en  sortaient  pour  baiser  l'anneau  de  l'évêque,  et,  à 
l'ombre  des  bois  de  justice,  nous  engageâmes  avec  eux  une  con- 
versation qui  ne  manquait  pas  d'intérêt,  lorsque  nous  entendîmes, 
derrière  nous,  les  pas  précipités  d'un  homme  essoufilé  qui  avait 
apparemment  hâte  de  nous  dépasser.  On  l'arrêta  et  nous  fîmes 
route  ensemble.  Cet  individu  portait  une  chemise  qui  ne  sortait 
pas  des  mains  de  la  blanchisseuse  et  un  pantalon  de  toile  qui  s'en 


76  •  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

allait  en  loques.  Ses  traits  manquaient  de  distinction  et  l'expres- 
sion de  sa  physionomie  était  à  l'avenant.  Nous  perdîmes  notre  peine 
à  vouloir  lui  arracher  un  seul  mot.  A  tout  ce  qu'on  lui  disait  il  ré- 
pondait par  de  gros  rires.  Ce  ne  fut  qu'aux  approches  de  la  maison 
des  réunions  publiques,  vers  laquelle  il  dirigeait  ses  pas,  que  j'ap- 
pris son  nom.  C'était  tout  simplement  le  roi.  J'éprouvai  alors  quel- 
ques scrupules  en  songeant  au  sans-gêne  avec  lequel  j'avais  apo- 
strophé sa  majesté. 

Ghssons  sur  Taudience.  Une  grande  cabane  couverte  de  nattes 
sales,  tous  les  rideaux  levés  pour  laisser  entrer  l'air,  qui  était  em- 
brasé ;  le  roi  et  les  Européens  assis  sur  des  chaises  de  Vienne  ache- 
tées pour  les  occasions  solennelles  où  les  consuls  viennent  non  ad 
audiendum  verbum  regium,  mais  pour  faire  entendre  leur  voix  au 
roi.  Quelques  chefs  réunis  à  la  hâte  étaient  blottis  sur  les  nattes, 
les  genoux  près  de  la  bouche  et  le  dos  contre  les  piliers  de  l'en- 
ceinte. Il  y  eut  un  discours  qui  n'en  finissait  pas  et  dont  le  sujet 
était  mon  éloge.  L'orateur,  un  des  grands  chefs,  en  le  prononçant, 
semblait  s'endormir.  C'était  aussi  notre  cas.  A  la  fin,  n'en  pouvant 
plus,  je  me  levai  brusquement  ;  autre  infraction  à  l'étiquette.  Mes 
amis  en  firent  autant.  Le  roi ,  qui ,  pendant  toute  la  cérémonie, 
n'avait  fait  que  sommeiller  ou  rire  d'un  gros  rire  faux,  sourit  cette 
fois-ci  franchement.  Tout  le  monde,  sauvages  et  policés,  étaient 
enchantés  de  se  séparer,  et  nous  nous  sauvâmes  à  toutes  jambes, 
non  sans  avoir  rendu  visite,  dans  sa  hutte,  au  vice-roi,  qui  a  l'air 
de  quelqu'un. 

Melietoa  n'est  pas,  me  dit-on,  un  idiot.  C'est  un  homme  ordi- 
naire, qui,  si  on  l'avait  laissé  à  sa  place,  serait  aujourd'hui,  ou  ne 
serait  plus  un  des  grands  chefs  de  tribu  samoëns.  Mais  on  l'a  fait 
roi  ;  or  il  est  roi,  comme  je  l'ai  dit,  vis-à-vis  des  puissances  signa- 
taires, il  ne  l'est  pas  aux  yeux  des  autres  chefs,  qui  ne  l'ont  jamais 
franchement  reconnu  comme  souverain.  Les  trois  consuls  lui  de- 
mandent, c'est  leur  devoir,  sûreté  pour  les  blancs  nombreux  épar- 
pillés en  dehors  de  la  municipalité  sur  différons  points  des  îles,  et, 
à  cet  effet,  ils  réclament  de  lui  le  rétablissement  de  la  paix,  con- 
stamment rompue  de  tribu  à  tribu.  Ils  n'ont  ni  la  mission,  ni  les 
moyens  d'intervenir  eux-mêmes  directement  pour  atteindre  ce 
double  but  :  ils  "s'adressent  donc  au  roi,  qui  est  impuissa,nt.  C'est 
une  situation  fausse  et  à  la  longue  intenable. 

On  sait  ce  qui  s'est  passé  à  Tonga  et  à  Fiji.  L'Angleterre  a  reconnu 
roi  le  grand-chef  George,  dont  le  père  déjà  avait  été  le  maître  de 
cet  archipel  et  qui,  d'ailleurs,  se  trouve  doublé  d'un  aller  ego  blanc, 
le  missionnaire  Baker.  La  reconnaissance  de  l'Angleterre  consoli- 
dait, elle  ne  créait  pas  son  pouvoir.  A  Fiji,  un  chef  ambitieux,  en- 
couragé et  poussé  par  des  résidons  blancs,  entreprit  de  se  sou- 


SIX   SEMAINES   EN   OCEANIE.  77 

mettre  les  autres  chefs.  Il  échoua  et  n'eut  à  choisir  qu'entre  la  ruine 
ou  l'abdication  ;  l'Angleterre  n'avait  pas  d'autre  alternative  que  d'an- 
nexer ou  d'abandonner  aux  chances  du  hasard  ses  sujets  établis  dans 
les  îles. 

L'analogie  saute  aux  yeux.  Il  y  a  à  Samoa  des  intérêts  considéra- 
bles à  sauvegarder.  Les  quelques  croisières  anglaises  et  allemandes 
qui  arrivent  de  temps  à  autre  peuvent  bien  redresser  des  torts  indi- 
viduels, elles  ne  peuvent  pas  garantir  d'une  manière  permanente  le 
maintien  de  l'ordre  public;  et  les  intérêts  en  cause  peuvent  être 
compromis  d'un  moment  à  l'autre  aussi  longtemps  qu'une  paix 
stable  n'aura  pas  succédé  aux  guerres  intestines  de  tribu  qui  se 
reproduisent  comme  les  fièvres  intermittentes.  Cette  paix  suj)pose 
un  gouvernement  régulier  et  fort  qui  est  impossible  en  l'absence 
d'un  chef  assez  puissant  à  qui  le  confier.  Un  simulacre  de  roi  ne 
suffit  pas.  Melietoa  n'est  i)as  à  la  hauteur  de  la  situation.  C'est,  à 
tous  égards,  un  pauvre  sire. 


Nous  menons  joyeuse  vie  à  Apia.  La  présence  d'un  bâtiment  de 
guerre  est  un  petit  événement.  Il  met  un  peu  de  variété  dans  l'exis- 
tence, assez  terne,  des  résidens.  Dîners  à  bord,  dîners  à  terre, 
excursions  à  cheval  et  en  bateau.  Quel  contraste  avec  la  douce  mo- 
notonie de  la  vie  à  bord  !  Mais  c'est  pour  la  bonne  bouche,  pour  la 
veille  de  notre  départ,  qu'on  nous  a  réservé  un  sava,  une  soirée 
dansante  arrangée  par  MM.  StUbel  et  Churchward  dans  la  maison 
d'un  grand  chef  du  voisinage. 

La  nuit  était  noire  et  la  pluie,  fouettée  par  une  forte  brise,  tom- 
bait par  intervalles.  La  baleinière,  dirigée  par  le  capitaine  Bridge, 
j)irouettant  sur  les  petites  vagues  saccadées  de  la  lagune,  échoua 
])lus  d'une  fois  sur  des  bancs  de  corail,  mais  finit  par  |)énétrer  dans 
la  crique  près  de  laquelle  se  trouve  la  résidence  du  chef.  Après  que 
nous  y  eûmes  pris  le  kava  en  compagnie  des  notables  de  la  tribu, 
avec  les  cérémonies  voulues,  on  nous  mena  à  la  hutte  destinée  aux 
réunions  publiques. 

Là,  un  étrange  spectacle  s'oITrit  à  nos  regards.  La  salle  était  rem[)Iie 
de  monde.  Au  milieu,  près  des  trois  arbres  qui  supportent  le  faîte  du 
toit  et  qu'on  avaitornés  de  guirlandes  defleurset  de  feuilles,  brûlait 
un  grand  feu.  C'était  le  seul  éclairage.  Les  consuls  d'Angleterre  et 
d'Allemagne,  les  officiers  et  quelques  matelots  de  VKspi(^(/le,  deux 
ou  trois  résidons  d'Aj)ia  formaient  le  public  européen.  Les  specta- 
teurs de  couleur,  hommes  et  femmes,  appartenaient  aux  couches 
supérieures  du  monde  indigène.  Ce  ne  fut  qu'à  force  de  coups  de 
coude  que  le  corps  de  ballet  put  se  frayer  passage  à  travers  la  mul- 
titude. 


78  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Un  morceau  de  calicot  aux  couleurs  voyantes,  orné  de  festons  de 
feuilles  de  cocotiers  ou  d'écorce  d'arbre  autour  des  reins,  un  col- 
lier de  fleurs  dans  les  cheveux,  constituaient  la  toilette  des  balle- 
rines. La  jeune  première  se  distinguait  de  ses  compagnes  par  une 
grande  perruque  de  cheveux  blonds  en  forme  de  bonnet  phrygien, 
ornée  d'un  panache  de  plumes  écarlates  qui  faisaient  valoir  le  ton 
caramel  des  épaules,  du  buste  et  des  bras.  Toute  sa  personne  ruis- 
selait d'huile  de  coco.  Arrivées  au  nombre  de  seize  en  face  du  feu, 
les  danseuses,  la  première  au  centre,  se  rangèrent  en  ligne,  s'ac- 
croupirent sur  les  nattes  et  attendirent,  immobiles  comme  des  sta- 
tues, le  signal  de  se  mettre  en  mouvement.  Ce  fut  la  prima  hallc- 
rina  qui  le  donna  en  entonnant  une  sorte  de  mélodie  qui  fut  ensuite 
chantée  en  chœur  pendant  toute  la  durée  du  pas.  Les  mouvemens, 
dont  la  précision  excitait  l'admiration  des  Européens,  étaient  d'abord 
contenus,  graves,  lents,  solennels,  puis  accélérés,  à  la  fin  vertigi- 
neux. Ces  dames  dansaient  avec  les  yeux,  la  tête,  les  épaules,  avec 
les  bras,  les  mains  et  le  buste  ;  les  jambes  seules  restaient  immo- 
biles. Le  texte,  non  la  musique  des  chansons,  était  composé  pour 
l'occasion  en  l'honneur  du  capitaine  Bridge  et  de  ma  personne  ;  en 
effet,  des  sons  ressemblant  à  nos  noms  se  reproduisaient  inces- 
samment. A  la  fin  du  ballet,  de  vifs  applaudissemens  partirent  des 
banquettes  des  blancs.  Le  public  indigène  resta  impassible. 

Mais  il  n'en  fut  pas  ainsi  lorsque  la  fille  du  grand  chef,  maître 
de  la  maison,  parut  dans  la  salle.  C'est  une  beauté  et  une  vertu. 
Hélas  !  beaucoup  des  jeunes  filles  de  ces  îles  ne  sont  ni  l'un  ni 
l'autre.  Celles  d'entre  elles  dont  la  sagesse  est  notoire,  ne  sortent 
jamais  qu'en  compagnie  d'une  ou  de  plusieurs  duègnes.  Elles  sont 
admises  de  préférence  à  l'honneur  de  préparer  le  kava  dans  les 
occasions  solennelles,  et  elles  peuvent  espérer  d'être  épousées  par 
des  hommes  de  qualité,  des  guerriers  de  haut  rang  d'une  tribu 
amie.  (On  ne  se  marie  jamais  dans  sa  propre  tribu.)  Mais,  à  part 
cet  hommage  rendu  à  la  vertu,  les  jeunes  filles  qui  n'y  prétendent 
pas  n'en  jouissent  pas  moins  de  la  considération  publique. 

C'était  donc  une  grande  dame  et  une  vertu,  et  de  plus  une  beauté 
hors  ligne.  Aussi  tous  les  regards  se  fixèrent  sur  elle,  et  les  hôtes 
de  couleur  la  saluèrent  de  murmures  approbatifs.  Je  lui  aurais 
donné  dix-huit  ans,  mais  elle  n'en  a  que  treize.  Très  peu  vêtue,  et 
la  tête  couverte  d'une  perruque  colossale,  qu'elle  eut  le  bon  esprit 
de  perdre  au  début  du  ballet,  ce  qui  dévoila  les  contours  classiques 
de  sa  tète  et  de  sa  nuque,  elle  prit  place  devant  le  feu  entre  quatre 
hommes.  Un  de  ces  coryphées  entonnait  la  chanson  au  commence- 
ment de  chaque  danse.  C'étaient  les  mêmes  contorsions  du  haut  du 
corps,  les  mêmes  mouvemens  des  bras  et  des  mains.  Cette  enfant 
vertueuse,  qui  a  le  feu  sacré  de  la  ballerine,  se  démenait,  comme 


SIX   SEMAINES   EN  OCÉAKIE.  79 

une  petite  diablesse,  et  cependant  ses  gestes  et  ses  mouvemens 
n'avaient  rien  qui  rappelât  les  ignominies  du  balMabilIe.  A  la  fin, 
les  cinq  danseurs  se  levèrent.  Cétait  le  moment  critique.  Ici,  me 
dit-on  à  l'oreille,  les  notions  de  la  décence  commencent  à  se  trou- 
bler. En  eiïet,  les  jambes,  si  longtemps  condamnées  à  l'immobilité, 
semblaient  vouloir  prendre  leur  revanche.  C'étaient  des  sauts 
de  carpe,  des  bousculades,  une  ronde  infernale  indescriptible. 
Terpsichore,  voile  ta  face  ! 

Le  capitaine  et  moi,  nous  pensions  que  c'était  le  moment  de  nous 
retirer  et  de  donner  ainsi  aux  jeunes  officiers  du  bord  le  bon  exemple 
qu'ils  n'eurentgarde  de  suivre.  J'avoue  que  je  partis  avec  regret,  tant 
ce  spectacle,  attrayant  et  repoussant  à  la  fois,  me  semblait  étrange, 
bizarre,  original  et  bien  au-dessus  de  ce  que,  dans  ce  genre,  peu- 
vent produire  nos  scènes  d'Europe.  Regardez  ces  effets  changeans 
de  lumière.  Tantôt  les  flammes  du  foyer  inondent  les  danseurs  de 
vives  clartés,  tantôt  les  ténèbres  les  enveloppent  ;  alors  on  ne  de- 
vine leur  présence  qu'à  l'éclat  de  leurs  yeux,  qui  percent  l'obscurité. 
Plus  loin  tout  serait  pénombre,  sinon  nuit  profonde,  n'étaient  des 
rellets  mystérieux  qui,  venant  on  ne  sait  d'où,  errent  dans  la  salle, 
sautillent  de  lète  en  tête,  Iai.ssent  entrevoir  des  chevelures  noires 
ornées  de  plumes  et  de  fleurs,  des  figures  sauvages,  des  regards 
fixés  sur  la  scène.  Ajoutez  le  bruit  du  tam-tam  et  du  feuillage  de  la 
haute  futaie  du  dehors,  le  hurlement  des  rafales,  la  chaleur  étouf- 
fante, les  j)arfimis  du  fou  nourri  avec  du  bois  odoriférant.  Quelle 
scène,  bizarre,  étrange,  enivrante  !  Le  sublime  et  le  grotesque,  un 
cauchemar,  un  conte  d'Hoflmann,  une  vision  de  Dante!  Au  sortir  de 
ce  lieu,  j'aper(;ois  Ghecco,  comme  toujours  en  pareille  occasion 
flanqué  de  deux  matelots.  II  est  indigné  et  me  dit  :  Questo  è  fin- 
fenio.  lo  l'/io  vcduto  dipiuto.  Era  taie  quale  (1). 

Et  dire  que  les  mêmes  femmes  qui  se  livrent,  à  peine  vêtues,  à 
ce  genre  de  plaisirs,  s'en  vont  le  dimanche  à  leur  église,  envelop- 
pées de  la  chemise  réglementaire  et  portant  à  la  main  un  gros 
livre  d'hymnes!  Je  comprends  le  découragement  qui  doit  parfois 
assombrir  la  vie  des.  missionnaires,  condamnés  au  supplice  des 
Danaïdes. 


TutiiHa,  25  au  29  juin. —  Éole  ne  nous  gâte  pas.  Pendant  vingt- 
quatre  heures  des  torrens  de  pluie,  le  vent  debout,  la  mer  hou- 
leuse. Mais  ce  matin  tout  nous  sourit,  le  ciel ,  la  mer,  la  terre. 
VEs^pièglc  rase  la  haute  île  de  Tutuila,  double  quelques  promon- 
toires à  pic  lavés  par  les  vagues,  entre  par  une  passe  étroite  dans 

(1)  C'est  l'enfer,  jo  l'ai  vu  en  peinture.  C'ctail  absolument  cela. 


80  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  bassin  qui  serpente  entre  des  coteaux  abrupts  et  jette  enfin 
l'ancre  dans  la  baie  de  Dango-Dango.  Je  me  croirais  dans  quelque 
fjord  de  Norvège,  n'était  1  épaisse  forêt  de  cocotiers,  surmontée 
d'innombrables  panaches,  qui  couvre  les  terres  depuis  la  plage  et 
des  bords  mêmes  de  l'eau  jusqu'au  sommet  des  montagnes  (1). 

Ici  la  baie  est  un  lac.  Pas  d'horizon  de  mer,  pas  de  requins.  Libre 
à  chacun  de  se  baigner  ;  aussi  les  indigènes,  hommes  et  femmes, 
autant  des  tritons  et  de  naïades,  s'en  donnent  à  cœur-joie.  Dès 
qu'ils  aperçoivent  le  navire,  ils  arrivent  en  foule.  Tout  le  monde 
rit,  crie,  gesticule,  saute  du  canot  dans  l'eau,  passe  par-dessous 
en  plongeant  et  essaie  d'escalader  V Espiègle.  Mais  l'abordage  ne 
leur  réussit  guère.  Le  capitaine,  très  rigide  en  pareille  matière, 
trouve  le  costume  des  dames  trop  incomplet.  On  leur  crie  du  pont  : 
CaptainRridge  not  ai  hot?ie,  et  elles  s'éloignent  en  riant  pour  reve- 
nir aussitôt  sans  plus  de  succès,  mais  aussi  sans  trahir  le  moindre 
dépit.  Plus  tard,  dans  la  journée,  le  ciel  nous  envoie  quelques  on- 
dées, et  alors  les  hommes,  toujours  préoccupés  de  leur  chevelure, 
se  coiffent  d'une  immense  feuille  de  taro  pliée  et  nouée  en  forme 
de  casque  antique.  Les  voilà  transformés  en  dieux  de  l'Olympe.  Les 
femmes  s'enveloppent  le  haut  du  corps  d'une  seule  feuille  colos- 
sale. Rien  de  plus  étrange  :  c'est  de  la  mythologie  pure.  Ajoutons 
que  ces  insulaires  sont  peu  colorés,  tout  au  plus  un  peu  olivâtres. 
Si  les  dieux  de  l'Olympe  étaient  grecs,  comme  c'est  à  présumer,  il 
n'est  guère  probable  qu'ils  aient  eu  le  teint  plus  clair. 

Mais  d'où  vient  tout  ce  monde?  Ce  sont  des  gens  du  village  de 
Dango-Dango  situé  à  un  peu  plus  d'un  mille  à  l'est.  C'est  à  peine 
si  on  entrevoit  à  travers  le  feuillage  quelques  pauvres  huttes.  Sou- 
dain tous  ces  visiteurs,  comme  saisis  de  frayeur,  les  uns  en  bateau, 
d'autres  à  la  nage,  s'enfuient  dans  la  direction  de  leur  village.  En 
même  temps  des  canots  chargés  d'hommes  et  de  femmes  se  déga- 
gent d'un  groupe  de  cabanes  situées  sur  la  plage,  au  nord,  à  égale 
distance  de  Dango-Dango  et  de  notre  mouillage.  C'est  le  village  de 
Fango-Tongo.  Cette  fois-ci,  les  hommes  sont  admis  à  bord.  Ils  nous 
offrent  des  massues  en  bois  sculpté,  des  tissus  de  fil  d'écorce  et 
d'autres  curiosités  en  criant  :  Shot,  shot,  c'est-à-dire  shù^t.  Ils  veu- 
lent échanger  leurs  marchandises  contre  des  chemises  ;  les  che- 
mises sont  évidemment  iort  rares,  puisque  je  n'ai  pas  vu  un  seul 
homme  porter  du  linge.  Quant  à  l'argent  qu'on  leur  offrait,  ils  le 
refusèrent  avec  dédain. 

En  novembre  dernier,  les  habitans  de  Pango-Pango  et  de  Fango- 
Tongo  étaient  en  guerre.  Le  grand  chef  de  Pango-Pango,  nommé 
Maunga,  étant  mort,  deux  candidats,  l'un  Maunga-Mauuma,  du  parti 

(1)  La  plus  haute  s'élève  à  2,503  pieds  au-dessus  de  la  mer. 


SIX    SEMAINES    EX    OCÉAME.  81 

du  chef  défunt,  l'autre  Maunga-Lei,  de  l'opposition,  prétendaient  au 
titre  de  Maunga  tout  court  et  au  pouvoir  suprême  dans  la  tribu 
de  Pango-Pango.  Quant  à  la  question  de  droit,  je  ferai  comme  l'of- 
ficier anglais,  qui,  envoyé  pour  mettre  fin  aux  troubles,  déclara  dans 
son  rapport  qu'il  lui  semblait  difficile  de  se  former  une  opinion  sur 
la  validité  des  titres  de  chacun  des  candidats.  Les  événemens,  plus 
simples  que  la  question  de  droit,  donnent  une  idée  de  l'origine  de 
ces  guerres  et  de  la  manière  dont  elles  sont  conduites.  Maunga- 
Mauuma  attaqua  et  brûla  une  partie  de  Pango-Pango,  tua  quelques 
guerriers  et  coupa  un  certain  nombre  de  cocotiers ,  après  quoi 
Maunga-Lei  se  rendit  avec  les  siens  au  village  de  Fango-Tongo,  où 
il  fit  absolument  la  même  chose.  Une  douzaine  de  guerriers  restè- 
rent sur  le  carreau.  Ln  trader  norvégien  et  sa  femme,  une  indigène, 
qui  y  habitent,  n'échappèrent  à  la  mort  qu'en  se  sauvant  à  la  nage. 
Ils  trouvèrent  asile  auprès  d'un  trader  anglais,  marié  à  une  Tahi- 
lienne  et  occupant  une  hutte  au  bout  d'une  petite  langue  de  terre. 
A  l'exception  d'un  missionnaire  catholique,  qui  réside  à  Leone  sur 
la  côte  méridionale,  ces  deux  hommes  sont  probablement  les  seuls 
blancs  établis  dans  l'Ile.  Ils  trafiquent  tous  deux  pour  la  Compagnie 
hanibourgeoise. 

Dans  l'archipel  de  Samoa,  répidémie  la  plus  contagieuse  est  la 
guerre.  Le  roi  Melietoa,dont  nous  avons  fait  la  connaissance  dans  sa 
résidence  près  d'Apia,  prit  peur  et,  sur  sa  demande  et,  je  pense,  sur 
la  demande  de  trois  consuls,  le  capitaine  Aukland,  du  bâtiment  de 
guerre  britannique  Mirandti,  se  rendit  ici,  embarqua,  pour  les  re- 
mettre au  roi,  qui  les  retient  encore  prisonniers,  les  deux  chefs  en- 
nemis et  rétablit  ainsi  une  paix  »  boiteuse  et  mal  assise.  » 

Tout  ceci  me  parait  peu  émouvant.  Je  ne  forme  de  vœux  pour  au- 
cun des  deux  rivaux  et  leur  captivité  me  laisse  froid.  Je  n'ai  pas 
même  une  larme  à  donner  aux  dix  ou  douze  braves  tombés  sur  le 
champ  d'honneur.  Ce  qui  m'intéresse,  c'est  l'origine  de  la  querelle 
et  l'appel  fait  à  Tinlervention  étrangère. 

Les  questions  de  succession  entre  chefs  de  tribu  se  reproduisent 
dans  l'ordre  naturel  des  choses.  Aucun  chef  n'étant  assez  fort  pour 
imposer  aux  deux  parties  contendantes  une  solution  à  l'amiable,  ces 
querelles  sont  nécessairement  \  idées  par  les  armes.  Dans  ces  cas, 
les  résidons  européens,  s'il  s'en  trouve  dans  la  localité,  courent  lea 
plus  grands  risques.  Y  a-t-il  dans  le  voisinage  un  bâtiment  de  guerre 
de  n'importe  quel  pavillon,  anglais  ordinairement,  quelquefois  fran- 
çais ou  allemand,  très  rarement  américain,  il  est  appelé  ou  il  doit 
venir  sur  l'initiative  de  l'oiïicier  qui  le  commande  et  qui  ne  peut  as- 
sister les  bras  croisés  à  des  scènes  de  pillage  et  de  massacres.  11  ar- 
rive donc  et  rien  de  plus  facile  que  de  rétablir  la  paix  pour  le  quart 

TOME  LWIII.  —  1886.  6 


82  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

d'heure.  La  question  de  droit  qui  a  produit  ces  troubles,  l'of- 
ficier n'en  sait  pas  le  premier  mot.  Supposons  qu'il  connaisse  les 
us  et  coutumes  de  la  peuplade  (ce  qui  n'est  pas),  il  n'aurait  aucune 
mission,  aucun  pouvoir  de  juge  entre  indigènes  indépendans.  Un  ar- 
rêt par  lui  rendu  ne  serait  valable  ni  aux  yeux  des  parties  intéres- 
sées ni,  faute  de  compétence,  devant  aucun  tribunal  européen.  Il 
oblige  donc  les  combattans  à  déposer  les  armes,  et  ils  les  déposent, 
sauf  à  les  reprendre  quand  le  navire  sera  parti.  C'était,  avant  l'an- 
nexion, l'histoire  des  quatorze  tribus  de  Fiji  ;  c'est  ce  qui  se  passe 
constamment  à  Samoa  et  dans  d'autres  groupes,  en  exceptant  tou- 
jours les  Tonga,  dont  le  vrai  roi  est  un  blanc,  le  révérend  Baker. 

Si  la  trêve  continue,  c'est  qu'avant  de  recommencer  les  hostilités 
on  veut  attendre  le  retour  des  deux  chefs,  encore  prisonniers  d'état 
du  roi  Melietoa,  qui,  je  suppose,  dans  cette  affaire  sert  de  prête-nom 
aux  triumvirs  d'Apia. 


Nous  flânons  dans  les  rues  de  Pango-Pango  ou,  pour  mieux  dire, 
entre  les  cabanes  disséminées  sur  le  gazon  et  ombragées  d'arbres 
de  toute  espèce.  La  chaleur  est  écrasante.  Aussi  les  parois  des  huttes, 
c'est-à-dire  les  nattes,  sont  toutes  relevées.  Nous  apercevons  des 
femmes  et  des  enfans  étendus  sur  le  sol.  D'hommes,  peu  ou  point. 
J'ignore  ce  qu'ils  font,  je  sais  seulement  qu'ils  ne  travaillent  pas. 
Pourquoi  travailleraient-ils?  N'ont-ils  pas  leurs  noix  de  coco,  leurs 
yams,  leurs  tares,  leurs  bananes?  Cela  suffit.  Nous  entrons  dans  la 
maison  des  réunions  publiques,  qui  est  vide,  puis  dans  l'église  mé- 
thodiste. Elle  est  vide  aussi,  sauf  quelques  enfans  qui  y  jouent.  Un 
matelot  photographe,  que  le  capitaine  a  amené,  prend  des  vues.  Nous 
groupons  les  femmes,  cela  les  amuse.  Mais  les  jeunes  filles  s'en- 
fuient, je  ne  sais  trop  pourquoi;  ce  ne  peut  être  par  timidité. 


Aujourd'hui,  le  capitaine  a  reçu  une  illustre  visite.  La  sœur  de 
Maungo-Lei,  qui  en  son  absence  tient  les  rênes  du  gouvernement 
à  Pango-Pango,  est  venue  à  bord.  C'est  une  femme  entre  deux  âges, 
excessivement  corpulente,  traits  grossiers,  yeux  luisans  et  expres- 
sifs, maintien  d'une  personne  qni  a  conscience  de  sa  haute  position. 
A  bord,  on  l'appelle  la  duchesse  de  Gerolstein.  Ses  trois  dames  d'hon- 
neur, toutes  filles  de  chefs,  nous  frappaient  moins  par  leur  beauté 
que  par  la  grâce  de  leurs  mouvemens  et  par  la  familiarité  respec- 
tueuse de  leurs  manières  envers  leur  maîtresse.  Les  hommes  de  sa 
suite  restèrent  sur  le  pont,  mais  la  noble  visiteuse  et  ses  compagnes 
furent  admises  au  salon.  Elles  s'assirent  d'abord  à  l'européenne, 


l 

SIX  SEMAINES    EN   OGÉANIE.  83 

mais,  sur  l'invitation  du  capitaine,  s'empressèrent  d'échanger  cette 
pose  incommode  contre  l'attitude  habituelle  dans  ces  îles.  Le  grand 
style  est  d'être  assis  sur  les  deux  jambes  en  donnant  à  l'une  d'elles 
un  mouvement  de  vibration.  On  leur  servit  des  rafraichissemens 
qu'elles  semblèrent  apprécier.  La  duchesse,  qui  sait  deux  ou  trois 
mots  d'anglais,  était  fort  en  train  ;  les  rires  et  les  chuchotemens  se 
succédaient  sans  interruption  lorsque,  soudain,  des  exclamations, 
des  cris  confus  mêlés  au  bruit  du  tam-tam,  parvinrent  à  nos  oreilles. 
C'étaient  les  gens  de  Fanga-Tongo,  les  amis  de  Maunga-Mauuma  et 
les  chefs  secondaires  de  sa  tribu,  qui  arrivaient.  Eux  aussi  venaient 
rendre  visite  à  l'Espiègle.  La  duchesse  et  ses  dames  pâlirent,  mais 
c'était  la  pâleur  de  la  colère  plutôt  que  celle  de  la  peur.  Il  était  trop 
tard  pour  empêcher  les  visiteurs  importuns  de  venir  à  bord,  et  voilà 
les  deux  factions  hostiles  en  présence.  Un  des  nouveaux  arriyans, 
un  jeune  homme  d'une  vilaine  physionomie,  profita  de  la  confusion 
pour  soustraire  la  massue  d'un  guerrier  de  Pango-Pango.  Pour  la 
cacher,  il  s'assit  sur  l'objet  volé.  Mais  la  duchesse,  de  son  regard 
d'aigle,  s'en  aperçut  et  dénonça  le  coupable  au  capitaine,  qui  lui 
fit  évacuer  le  navire  avec  une  promptitude  merveilleuse.  Un  coup 
de  pied  appliqué  au  fuyard  par  un  matelot  le  fit  disparaître  comme 
par  une  trappe. 

Le  pont  étaitalors  rempli  d'hommes  à  moitié  nus,  fleurs  et  plumes 
dans  les  cheveux,  massues  et  gourdins  à  la  main  ;  du  reste,  parfaite- 
ment tranquilles.  Les  matelots  firent  la  haie,  et  la  sœur  du  grand 
chef  Maunga-Lei,  suivie  de  ses  dames  et  de  ses  adhérens,  put  se 
retirer  avec  tous  les  honneurs  dus  à  sa  position  sociale  ;  pendant 
ce  temps-là,  les  hommes  des  deux  factions  échangeaient  des  re- 
gards courroucés  et  des  paroles  qui  évidemment  n'étaient  pas  des 
complimens.  Quelques  momens  après,  ceux  de  Fango-Tongo  se  re- 
tirèrent également.  C'était  un  beau  spectacle  que  ces  deux  grands 
canots  d'état,  chacun  suivi  d'une  nuée  de  petites  nacelles  et  se  diri- 
geant lentement  vers  son  village.  La  duchesse,  entourée  de  ses 
dames,  se  tenait  debout  sur  une  sorte  de  dunette.  Un  grand  nombre 
de  guerriers  dont  les  corps  fortement  huilés  luisaient  au  soleil, 
remj)lissaient  le  bateau  de  la  poupe  à  la  proue.  Sur  le  devant,  un 
homme  armé  d'une  immense  massue,  occupait  une  estrade  élevée. 
Il  poussait  des  hurlemens  et  exécutait  des  pas  grotesques,  sem- 
blant à  chaque  instant  près  de  tomber  à  l'eau.  Tous  chantaient  en 
chœur,  avec  des  voix  mâles  et  presque  harmonieuses,  une  mélodie 
grave  et  mélancolique. 

Les  hommes  de  la  faction  adverse  avaient  aussi  leur  loustic  sur 
le  devant  du  grand  canot  d'honneur.  Mais  ils  ne  chantaient  pas. 
L'incident  qui  s'était  passé  à  bord,  non  pas  le  vol,  mais  la  décou- 


S!l  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

verte  du  vol  et  le  prompt  châtiment  d'un  des  leurs,  semblait  avoir 
troublé  leur  égalité  d'humeur. 

Dans  l'après-midi  nous  nous  rendîmes  à  Fango-Tongo.  Nous  trou- 
vâmes les  notables  réunis  dans  l'édifice  public  où  deux  jeunes  filles 
préparaient  le  kava  à  grand  renfort  de  mâchoires.  Nous  ne  fûmes 
pas  invités  à  prendre  part  au  festin.  J'aperçus  dans  cette  noble  com- 
pagnie le  voleur  de  ce  matin.  Il  tenait  une  courte  pipe  entre  ses 
dents  et  nous  lança  des  regards  insolens.  Mais  les  choses  en  restè- 
rent là. 

Ni  ici  ni  à  Fango-Tango,  il  n'y  a  des  missionnaires  à  poste  fixe, 
wesleyens  ou  autres.  Des  instructeurs  indigènes  sont  chargés  de  la 
cure  des  âmes.  Celui  du  village,  un  homme  d'à  peine  cinquante  ans, 
mais  qui  avait  déjà  l'air  d'un  vieillard,  nous  mena  dans  sa  maison- 
nette. C'était  une  hutte  comme  toutes  les  autres.  Une  fenêtre  à  car- 
reaux et  quelques  livres  d'hymnes  rappelaient  cependant  l'Europe. 
Sur  la  natte  étaient  étendues  deux  jeunes  filles.  On  nous  servit  du 
lait  de  coco  ;  ce  breuvage  fut  fort  apprécié  par  les  deux  blancs,  exté- 
nués de  fatigue  et  de  chaleur. 

En  continuant  notre  promenade,  nous  aperçûmes  assis  sous  la 
porte  de  sa  cabane  un  Européen  qui  nous  fit  signe  d'entrer.  C'était 
le  Norvégien,  ancien  matelot  et  maintenant  trader,  le  même  dont 
j'ai  parlé  plus  haut.  Il  nous  raconta  les  péripéties  de  la  dernière 
guerre,  et  nous  avoua  que  les  deux  factions  lui  avaient  fait  de  fortes 
commandes  de  fusils  à  aiguille,  preuve  certaine  que  la  guerre  re- 
commencerait dès  le  retour  des  chefs  ennemis.  Les  ruines  de  huttes 
incendiées,  de  cocotiers  coupés  et  les  troncs  d'arbres  calcinés  qui 
entouraient  son  habitation  fournissaient  un  triste  commentaire  à 
son  récit. 

La  population  mâle,  réunie  sur  une  place  ouverte  près  de  la  mer, 
se  livrait  aux  plaisirs  du  lawntennis  !  C'est  leur  manière  de  se 
civiliser.  Tout  chemin  mène  à  Rome. 


2S  juin.  —  L'heure  du  départ  a  sonné.  Hier  matin,  V Espiègle, 
entouré  d'un  grand  nombre  de  canots,  tous  remplis  de  tritons  et  de 
naïades,  leva  l'ancre.  Au  dernier  moment,  la  duchesse  vint  à  bord. 
Elle  était  1res  simplement  mise  et  semblait  triste  et  préoccupée. 
Comme  le  capitaine  l'exhortait  à  conserver  la  paix,  elle  répondit  en 
secouant  la  télé  :  «  Impossible,  mauvaises  gens,  pas  bons,  mau- 
vais se  mi  nie  us,  bad  feelings.  » 

Noti-o  navire  glissa  doucement  entre  les  coulisses  des  rochers 
cachés  sous  le  ieuillage  qui  forment  les  différons  petits  promon- 
toires du  Ijord,  et  après  avoir  gagné  la  haute  mer,  mouilla  l'après- 


SIX   SEMAINES    EN   OCÉANIE.  85 

midi  dans  une  baie  de  la  côte  occidentale  de  Tutuila,  tout  près  d'une 
falaise  constamment  balayée  par  des  vagues  gigantesques.  On  ap- 
pelle ce  point  West-Cape,  et  on  a  bien  voulu  donner  mon  nom  à  la 
baie  examinée,  sondée,  dessinée  hier  et  aujourd'hui,  pour  la  pre- 
mière fois,  par  les  officiers  de  V Espiègle.  Cette  baie,  d'un  accès  plus 
facile  pour  les  bâtimens  de  haut  bord  que  ne  le  sont  généralement 
les  côtes  de  ces  îles,  est  destinée  à  devenir  le  point  central  des 
futures  communications,  par  des  paquebots  à  vapeur,  de  Sydney  et 
de  San-Francisco  avec  Apia,  Fiji  et  différons  autres  groupes  du 
Pacifique  occidental. 

Le  petit  village,  visible  sur  la  plage,  appelé  par  les  indigènes  Poloa, 
ne  contient,  à  côté  d'une  église  desservie  par  un  instructeur  indi- 
gène, qu'un  petit  nombre  de  huttes  sales  et  pauvres.  Les  indigènes 
qui  sont  venus  hier  dans  leurs  canots  offrir  des  fruits  et  quelques 
gourdins  grossièrement  sculptés,  nous  ont  sembléd'un  aspect  particu- 
lièrement sauvage.  Ils  n'ont  pas  paru  aujourd'hui,  le  repos  domini- 
cal étant  très  strictement  observé  dans  les  communautés  ■weslyennes 
ou  congrégationalistes. 


Pendant  que  le  lieutenant  Ommaney  et  d'autres  officiers,  sous  la 
direction  du  capitaine,  se  livrent  à  leurs  travaux  de  sondage,  je  pro- 
fite de  ces  deux  jours  de  repos,  probablement  les  derniers  qui  me 
restent  à  passer  à  bord  de  VEspiùgle,  pour  jeter  un  regard  rétro- 
spectif sur  les  six  semaines  employées  à  croiser  parmi  les  archipels, 
et  pour  résumer  les  informations  que  j'ai  pu  puiser  à  de  bonnes 
sources,  sur  l'ensemble  de  la  situation  de  cette  partie  si  peu  con- 
nue du  globe  (1). 

Le  terme  de  Pacifique  occidental,  constamment  employé  dans  les 
correspondances  officielles  anglaises,  n'a  jamais  été  défini  d'une 
manière  précise  et  authentique,  mais  il  est  entendu  que  l'on  com- 
prend sous  ce  nom  tous  les  groupes  de  l'Océanie  situés  entre  les 
deux  tropiques  et  entre  le  lÀO'  méridien  est  et  le  lyO*"  méridien 
ouest  de  Greenwich.  Trois  races  diverses  se  partagent  cette  vaste 
région  :  la  papouenne,  la  mélanésienne  et  la  polynésienne. 

Au  point  de  vue  de  la  civilisation,  on  y  distingue,  en  dehors  de 
Fiji,  devenu  colonie  anglaise,  trois  catégories  différentes  :  les  Nou- 
velles-Hébrides, Santa-Cruz,  les  îles  Sulomon,  la  Nouvelle-Calédonie, 

(1)  Mes  sources  sont  d'abord  les  informations  prises  par  moi  pendant  mon  voyage, 
ensuite  des  correspondances  oflicielles  anglaises  et  allemandes  communiquées  au  par- 
lement anglais  et  au  ReichsUg  allemand.  La  pièce  la  plus  importante  est  le  lieport  of 
a  Commission  appoinled  to  inquire  into  the  working  of  the  Western  Pacific  orders  m 
council,  daté  Londres  16  octobre  1883,  signé  Arthur  Gordon,  A.-H.  iioskins,  et  J.-G. 
Milson,  et  communiqué  au  parlcmcut  eu  1884. 


86  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  Nouvelle-Bretagne,  la  Nouvelle-Irlande,  etc.,  dont  les  habitans 
appartiennent  à  la  race  mélanésienne.  Ce  sont  des  sauvages  pour 
la  plupart  païens  et  anthropophages. 

Dans  d'autres  groupes,  principalement  dans  ceux  de  Tonga  et  de 
Samoa,  les  populations  sont  chrétiennes  de  nom  et  à  demi  civilisées. 
A  Tonga,  il  y  a  un  roi  nominalement  constitutionnel,  le  pouvoir  su- 
prême et  absolu  étant  exercé  par  un  missionnaire  wesleyen.  L'île  de 
Wallis  est  habitée,  comme  celle  de  Futuna,  par  une  population 
exclusivement  catholique,  et  gouvernée  par  une  reine  qui  considère 
un  bref  de  Pie  IX  comme  le  plus  précieux  joyau  de  sa  couronne. 
Des  missionnaires  catholiques  sont  les  directeurs  de  sa  conscience 
et  de  ses  états.  A  Samoa,  un  roi  impuissant  se  trouve  en  présence 
d'une  communauté  européenne  et  indirectement  sous  l'influence 
imparfaite  et  limitée  des  consuls  anglais,  allemand  et  américain. 

Enfin,  il  y  a  une  troisième  classe  d'îles  dont  les  populations  ont 
fait  quelques  pas  dans  la  voie  de  la  civilisation,  respectent  l'auto- 
rité de  leurs  chefs  et  restent  attachées  à  leurs  us  et  coutumes,  mais 
ne  possèdent  aucun  gouvernement  organisé. 

La  Nouvelle-Guinée  est  une  terre  encore  presque  inconnue.  On 
sait  cependant  que  les  habitant,  quoique  divisés  en  plusieurs  peu- 
plades d'apparence  et  de  .mœurs  différentes,  forment  des  commu- 
nautés agricoles,  vivent  dans  de  grands  villages  bien  construits, 
cultivent  leurs  terres  et  sont  très  jaloux  de  leurs  droits  de  proprié- 
taires fonciers  (1). 

Depuis  la  fin  du  siècle  dernier,  après  que  les  capitaines  Cook  et 
Bligh  eurent  ouvert  ces  mers  aux  navigateurs,  des  aventuriers 
affluèrent  en  grand  nombre,  et  bientôt  le  gouvernement  britannique 
se  vit  obligé  d'intervenir  pour  empêcher  et  réprimer,  autant  que 
possible,  les  délits  et  crimes  commis  par  ses  sujets.  Plusieurs 
actes  (le  premier  de  George  IV,  182/i)  furent  publiés  à  cet  effet. 
Le  plus  récent,  aujourd'hui  en  vigueur,  est  le  Pacific  Islanders 
Aî?îend?7ient  Act  (1875),  qui  investit  un  haut-commissaire  de  la 
juridiction  sur  tous  les  sujets  britanniques  qui  naviguent,  trafiquent 
ou  résident  dans  les  parages  et  îles  du  Pacifique  occidental.  Il  est 
établi  que  tout  Anglais  qui  enlève  des  insulaires  par  la  force  ou  par 
la  ruse  sera  traduit  devant  la  cour  du  haut-commissaire.  L'ordre 
en  conseil,  conforme  à  cet  acte  publié  en  1877,  est  donc  en  vigueur 
depuis  sept  ans  (2). 

(1)  D'après  le  rapport  de  M.  Chester,  magistrat,  résidant  du  gouvernement  de 
Queensland  à  Thursday-lsland  du  30  août  1878,  cité  dans  le  Report  of  the  Western 
Pacific  royal  commission,  et  d'après  les  informations  verbales  que  le  magistrat  m'a 
données  lors  de  mon  pansage  à  Thursday-lsland. 

(2)  La  région  à  laquelle  s'applique  cette  législation  est  définie  vaguement.  L'ordre 
en  conseil  nomme,  il  est  vrai,  les  îles  JFriendly,  Navigator,  Union,  Phoenix,  EUis,  Gil- 


SIX    SEMAINES   EN   OCÉANIE.  87 

On  s'est  demandé  quels  étaient  les  résultats  obtenus  grâce  à 
cette  nouvelle  organisation.  Hélas  !  les  espérances  qu'elle  avait  fait 
concevoir  ne  se  sont  pas  réalisées  complètement.  La  raison  du 
fait  saute  aux  yeux.  Le  haut-commissaire  et  sa  cour  ne  sont  com- 
pétens  qu'à  connaître  des  délits  et  crimes  commis  par  des  An- 
glais entre  eux  ou  au  détriment  des  indigènes.  Leur  juridiction  ne 
s'étend  pas  aux  actes  coupables  de  ceux,  indigènes  et  blancs,  qui 
ne  sont  pas  sujets  britanniques.  A  toutes  les  réclamations  du  haut- 
commissaire  le  gouvernement  impérial,  se  faisant  fort  de  l'avis 
des  avocats  de  la  couronne,  répondit  et  dut  répondre  par  une  fin 
de  non-recevoir. 

De  là  une  grande  irritation  parmi  les  trafiquans  et  planteurs  an- 
glais et  australiens  établis  dans  ces  îles.  Ils  avaient  de  la  peine  à 
comprendre  une  juridiction  à  laquelle  ils  étaient  soumis,  mais  qui 
assurait  l'impunité  à  leurs  confrères,  amis  et  rivaux,  allemands, 
américains,  Scandinaves.  En  Australie,  il  y  eut  des  conférences  in- 
ternationales et  des  réunions  publiques  pour  condamner  la  politique 
nouvelle  de  la  mère  patrie. 

Avant  la  création  des  fonctions  et  de  la  cour  du  haut-commis- 
saire, la  tâche  de  faire  la  police  dans  ces  parages,  d'y  maintenir 
un  peu  d'ordre,  de  contenir  les  sujets  anglais  et  les  indigènes,  et 
de  redresser  à  l'occasion  les  torts  des  uns  et  des  autres,  était  con- 
fiée aux  commandans  des  croisières  anglaises  qui,  au  dire  de  tout 
le  monde,  s'en  acquittaient  ordinairement  avec  tact  et  circonspec- 
tion. Pour  infliger  une  punition  aux  gens  de  couleur,  il  leur  fallait 
des  cas  de  guerre,  actx.  ofirar,  mais,  en  donnant  à  ce  terme  élas- 
tique plus  ou  moins  d'étendue,  ils  parvenaient  à  faire  du  bien  et 
à  empêcher  du  mal.  L'apparition  d'un  navire  de  guerre  ne  man- 
quait jamais  d'imposer  aussi  bien  aux  résidons  blancs  qu'aux  indi- 
gènes de  la  localité.  Quand  un  sujet  anglais  blanc  avait  commis 
quelque  crime  ou  acquis  la  triste  réputation  d'un  perturbateur  ha- 
bituel de  l'ordre  public,  l'officier  commandant  la  croisière  le  trans- 
portait en  Australie  pour  y  être  jugé,  ou  dans  une  autre  île  éloignée 
du  théâtre  de  ses  méfaits.  Ces  procédés  étaient  un  peu  sommaires 
et,  quoique  autorisés  par  les  règleraens,  un  peu  arbitraires,  mais 
du  moins  efficaces  dans  une  certaine  mesure,  d'autant  plus  que 
les  traders  n'y  faisaient  guère  de  résistance.  Il  est  vrai  que  des 
sujets  britanniques  inculpés  échappaient  souvent  à  l'action  du  cora- 

bert,  Marshall,  Caroline,  S&lomon,  Santa-Cruz,  Rotumah,  la  Nouvelle-Guinée  à  l'est 
du  143"  miridion  est,  la  Nouvelle-Bretagne  et  la  Nouvelle-Irlande,  enfin  les  Louisiade?, 
en  tout  une  région  de  3,500  milles  de  l'est  à  l'ouest,  et  de  2,500  milles  du  nord  au  sud. 
Mais  il  ajoute  aussi  toutes  les  autres  îles  du  Pacifique  occidental  qui  ne  se  trouvent 
pas  dans  les  limites  des  colonies  de  Fiji,  de  Queensland  et  de  la  Nouvelle-Galles. 


88  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

mandant  de  la  croisière  en  affirmant  qu'ils  étaient  citoyens  améri- 
cains. 

L'installation  du  haut-commissaire,  muni  de  pouvoirs  législatifs 
et  exécutifs  et  assisté  d'une  cour,  mettait  virtuellement  fin  à  l'in- 
tervention judiciaire  des  officiers  de  marine,  ou  pour  mieux  dire 
rendait  cette  intervention,  encore  que  l'on  continuât  à  la  trouver 
nécessaire,  épineuse,  délicate  et  compromettante  au  point  de  vue 
des  relations  personnelles  et  officielles  entre  le  commodore  de  la 
station  navale  d'Australie  et  le  haut-commissaire.  Ce  grand  fonc- 
tionnaire est  d'ailleurs  plus  puissant  en  apparence  qu'en  réalité. 
Ses  règlemens  et  ordonnances  ont,  il  est  vrai,  force  de  loi,  mais  le 
maximum  des  peines  qu'il  lui  soit  permis  d'infliger  aux  contreve- 
nans  n'est  que  de  dix  livres  sterling  ou  de  trois  mois  de  prison  ! 
Depuis  la  création  des  fonctions  de  haut-commissaire,  aucun  sujet 
britannique,  quelque  crime  qu'il  ait  commis  et  si  urgent  qu'il  soit 
de  le  punir  dans  l'intérêt  du  maintien  ou  du  rétablissement  de 
l'ordre  public  dans  la  localité,  ne  peut  être  atteint  sans  avoir  passé 
par  les  formes  d'un  procès  régulier.  Vu  les  distances,  la  rareté  et 
la  difficu'té  des  communications,  cette  procédure  rend  souvent  illu- 
soires les  poursuites  dirigées  contre  lui.  En  somme,  en  ce  qui  con- 
cerne les  sujets  anglais,  les  pouvoirs  du  haut-commissaire,  faute 
de  moyens  exécutifs,  restent  partout  et  surtout  dans  les  archipels 
peu  visités,  plus  ou  moins  à  l'état  de  lettre  morte;  et,  d'un  autre 
côté,  à  la  suite  de  l'installation  de  ce  haut  fonctionnaire,  l'interven- 
tion judiciaire  de  la  marine  a  été,  comme  je  l'ai  dit,  dans  une  cer- 
taine mesure,  virtuellement  annihilée. 

En  ce  qui  concerne  les  indigènes  non  sujets  britanniques,  la  cour 
du  haut-commissaire  n'a  pas  le  droit  de  s'occuper  d'eux,  mais  elle 
peut  empêcher  les  officiers  de  la  marine  royale,  comme  sujets  bri- 
tanniques, d'agir  en  dehors  de  leurs  pouvoirs  strictement  légaux. 
Par  conséquent,  les  commandans  des  bâtimens  de  la  reine  ne  peu- 
vent agir  qu'en  cas  de  guerre.  En  d'autres  termes,  le  haut-com- 
missaire, impuissant  lui-même  à  intervenir  efficacement,  paralyse 
le  concours  de  la  flotte  au  double  point  de  vue  des  blancs  et  des 
indigènes  (1). 

La  commission  d'enquête  nommée  par  le  gouvernement  et  dont 
sir  Arthur  Gordon  était  le  principal  membre,  en  arrive  à  cette  con- 
clusion :  les  dispositions  actuellement  en  vigueur  à  l'effet  de  con- 
trôler les  sujets  anglais,  d'exercer  la  justice  à  leur  égard  dans  les 
îles  du  Pacifique  occidental,  et  d'empêcher  les  indigènes  de  com- 

(1)  J'ai  cilé  ici  presque  textuellement  le  rapport  de  la  commission  concernant  les 
ordres  en  conseil. 


SIX    SEMAINES   EN   OCÉANIE.  89 

mettre  des  yiolences,  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  moins  satisfaisant  (1). 
Elle  propose  ensuite  plusieurs  modifications  dont  tout  le  monde 
admettra  la  valeur  pratique,  mais  dont  il  sera  permis  de  révoquer 
en  doute  la  parfaite  efficacité.  Ce  qui  me  frappe  dans  son  rapport, 
c'est  que  cette  pièce  ne  touche  que  légèrement  et  avec  une  répu- 
gnance évidente,  au  contrôle  international  de  la  question.  Je  revien- 
drai à  ce  point,  selon  moi  capital. 

J'ai  déjà  parlé  du  trafic  des  travailleurs,  du  labour-trade,  et  on 
sait  qu'à  bord  de  tout  bâtiment  qui  se  livre  au  recrutement  des 
travailleurs,  doit  se  trouver  un  agent  du  gouvernement  de  Queens- 
land  ou  du  haut-commissaire  chargé  de  veiller  à  la  stricte  obser- 
vation des  règlemens  en  vigueur.  Queensland  (2),  ce  territoire  im- 
mense à  peine  entamé  par  les  pionniers  de  la  culture,  et  Fiji,  dans 
des  proportions  moindres,  ont  besoin  de  bras  et,  pour  des  raisons  de 
climat,  ils  ne  peuvent  employer  que  des  hommes  de  couleur.  On 
va  donc  aux  îles  pour  y  recruter  ces  travailleurs.  Aux  termes  de  la 
loi,  le  libre  assentiment  de  l'individu  qui  s'engage  est  de  rigueur, 
mais  en  réalité,  à  l'exception  de  quelques  tribus  dans  certaines 
îles,  le  travailleiir  est  simplement  acheté  pour  une  durée  de  trois 
ou  cinq  ans.  L'acquéreur  s'engage  à  le  rapatrier  au  terme  de  son 
engagement,  mais  il  ne  remplit  pas  toujours  cette  obligation.  C'est 
sous  des  déguisemens  divers  que  la  vente  se  fait.  On  offre  des 
cadeaux  aux  chefs,  aux  parens,  aux  amis  des  jeunes  gens  qu'on 
veut  enrôler.  Il  est  entendu  que  ceux  qui  reçoivent  ces  présens 
obligeront,  persuaderont,  enfin,  amèneront  la  recrue  de  gré  ou  de 
force.  Un  autre  moyen,  très  souvent  employé,  consiste  à  faire  des 
promesses  fallacieuses  que  celui  qui  les  fait  n'a  ni  l'intention,  ni 
les  moyens  de  remplir.  Il  arrive  ainsi  que  des  jeunes  gens,  attirés 
par  des  offres  brillantes,  quittent  leur  domicile  en  dépit  de  la  dé- 
fense du  chef  de  leur  tribu,  ou  de  leur  commune,  ou  de  leur  fa- 
mille. Or,  comme  en  Océanie  l'individu,  pour  ainsi  dire,  n'existe 
pas,  mais  qu'il  se  confond  avec  la  communauté  à  laquelle  il  ap- 
partient ,  un  acte  d'insubordination  semblable  constitue  un  des 
crimes  les  plus  odieux  qu'un  homme  puisse  commettre.  On  sait  (car 
on  ne  peut  l'ignorer)  que  le  recruteur  est  le  vrai  coupable.  De  là 
des  actes  de  vengeance  accomplis,  non  sur  la  personne  du  coupa- 
ble qui  s'est  soustrait  aux  représailles  en  partant  précipitamment 
avec  ses  recrues,  mais  sur  celle  du  premier  blanc  venu.  A  leur 
point  de  vue,  la  conduite  des  insulaires  est  logique,  précisément 
parce  que  l'individu  n'est  rien  à  leurs  yeux  et  qu'ils  ne  reconnais- 

(1)  Mighly  unsntisfactory. 

(2)  Le  nombre  des  travailleurs  occupés  à  Queensland  est  de  6,000,  à  Fiji  de  4Û0. 
Rapport  de  M.  d'Orlzen,  secrétaire  du  consulat  allemand  à  Apia.  Février  1883. 


90  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

sent  que  des  communautés.  Ils  s'en  prennent  donc  à  la  commu- 
nauté des  blancs,  c'est-à-dire  à  ceux  qui  ont  en  commun  le  teint 
blanc  de  leur  peau.  Mais  les  recruteurs,  en  enlevant  des  jeunes 
gens  malgré  l'opposition  du  chef  de  tribu  ou  de  la  communauté,  ne 
commettent  aucune  infraction  aux  actes  de  1872  et  1875;  car  ces 
actes  ne  demandent  que  le  consentement  individuel  de  l'indigène, 
his  oivn  consentment.  Ils  sont  donc  restés  dans  les  limites  de  la 
loi  anglaise,  mais  ils  ont  violé  une  des  lois  ou,  si  on  veut,  une  des 
coutumes  les  plus  sacrées  des  insulaires,  et  ont  donné  lieu  le  plus 
souvent,  à  titre  de  représailles,  au  meurtre  d'un  ou  de  plusieurs 
blancs. 

Ce  qui  précède  est  officiellement  constaté  par  le  rapport  de  la 
commission  d'enquête  plusieurs  fois  citée.  Je  dois  ajouter  que  tous 
les  blancs  que  j'ai  rencontrés  dans  mon  voyage  ont  confirmé,  les 
uns  (fort  peu  à  la  vérité)  avec  indignation,  d'autres  en  riant,  le  fait 
que  la  plupart  des  travailleurs  sont  livrés  aux  recruteurs  par  les 
chefs,  moyennant  un  prix  convenu  d'avance.  Dans  les  îles  Salo- 
mon,  on  a  lieu  de  croire  que  les  chefs,  en  reconnaissance  d'un  beau 
cadeau,  envoient  leurs  esclaves  ou  les  membres  de  leur  tribu  à  la 
plage,  où  le  recruteur  s'en  empare  pour  les  transporter  à  bord. 

Il  a  été  dit  que  ceux  qui  se  procurent  des  travailleurs  sont  tenus 
par  la  loi  de  rapatrier  ces  hommes  à  la  fin  de  leur  engagement.  Or 
il  arrive  constamment  que  l'on  met  une  coupable  négligence  à  rem- 
plir cet  engagement.  Si  on  les  débarque  dans  une  localité  -qui  n'est 
pas  la  leur,  ils  sont  souvent,  et  même  habituellement,  mis  à  mort 
par  les  sauvages  ;  c'est  le  rapport  de  sir  Arthur  Gordon  et  consorts 
qui  le  dit. 

En  Australie,  on  a  l'habitude  de  passer  légèrement  sur  toutes  ces 
irrégularités.  On  aimerait  encore  mieux  ne  pas  s'en  apercevoir.  Il 
n'en  est  pas  moins  certain  que  pendant  la  «  saison  de  travail,  »  qui 
va  de  mai  à  septembre,  où  les  recruteurs  arrivent  pour  faire  leurs 
opérations,  ces  îles  sont  fréquemment  le  théâtre  d'actes  de  violence 
que  l'on  dérobe  autant  que  possible  à  la  connaissance  du  public.  Au 
Queensland,  le  besoin  de  travailleurs  est  si  impérieux  que  les  auto- 
rités semblent  obligées,  et  dans  tous  les  cas  sont  accusées,  peut- 
être  à  tort,  de  fermer  les  yeux  sur  les  infractions  à  la  loi  commises 
par  les  capitaines  recruteurs  et  sur  les  complaisances  des  agens  du 
gouvernement  chargés  de  la  surveillance  du  patron.  De  leur  côté, 
les  indigènes  de  la  Mélanésie  s'embusquent,  attaquent  et  tuent  toutes 
les  fois  qu'ils  le  peuvent  les  équipages  des  bateaux  que  le  patron 
envoie  à  terre. 

«  Tuer  un  blanc,  dit  le  capitaine  Moor  (1),  est  un  haut  fait  aux 

(1)  Rapport  du  capitaine  Moor  du  Dart  de  sa  majesté  Britannique  au  commodore 
Erskine  Sydney,  7  novembre  1883. 


SIX    SEMAINES    EN    OCÉANIE.  91 

Nouvelles-Hébrides  et  aux  îles  Salomon.  Après  le  crime,  ceux  qui 
l'ont  commis  se  rendent  à  leur  village  en  battant  du  tam-tam,  et 
annoncent  qu'ils  ont  tué  un  homme  blanc.  La  nouvelle  est  aussitôt 
répandue  dans  le  pays.  » 

Tous  les  capitaines  de  bâtimens  recruteurs  et  tous  les  agens  du 
gouvernement  (de  Queensland)  sont  munis  d'une  lettre  imprimée 
qui  définit  leurs  droits  et  leurs  obligations.  «  Ces  instructions,  con- 
tinue le  capitaine  Moor,  restent  évidemment  à  l'état  de  lettre  morte. 
Quand  l'officier  d'une  croisière  en  exige  la  production,  les  capi- 
taines sourient  de  cette  demande  comme  d'une  plaisanterie  de  bu- 
reaucrate, ou  bien  ils  montrent  un  exemplaire  usé,  dont  ils  ont  eu 
soin  d'effacer  les  clauses  principales,  à  savoir  :  1"  que  le  travail- 
leur s'engagera  de  sa  propre  volonté  ;  2"  qu'aucun  cadeau,  trade,  ne 
sera  fait  à  ceux  qui  fournissent  les  recrues.  Quand  on  leur  demande 
des  explications,  ils  répondent  :  «  Si  je  me  conformais  à  cet  ordre, 
je  rentrerais  avec  mon  bâtiment  vide.  »  Et  c'est  la  vérité.  «  Mais 
j'ose  soutenir,  continue  le  capitaine  Moor,  que  si  les  travailleurs  ne 
peuvent  être  engagés  d'une  manière  conforme  à  la  loi,  le  recrute- 
ment se  foit  dans  des  conditions  incompatibles  avec  l'honneur  du 
pavillon  anglais.  » 

La  situation  des  agens  du  gouvernement,  si  ce  sont  d'honnêtes 
gens,  est  des  plus  pénibles.  D'une  part ,  l'agent  est  lié  par  des 
ordres  du  ministère  de  Brisbane,  qu'il  lui  est  impossible  d'exécu- 
ter; il  est  vrai  que  le  gouvernement  n'examine  pas  sa  conduite  très 
rigoureusement,  pourvu  que  les  travailleurs  arrivent  en  proportion 
du  besoin.  D'autre  part,  l'agent  est  cà  la  merci  du  capitaine  du  bâti- 
ment auquel  il  est  attiiché.  «  Ce  n'est  pas  lui,  dit  le  capitaine  Moor, 
c'est  le  patron  du  bâtiment  qui  choisit  le  théâtre  de  ses  opérations. 
L'agent  sait  peut-être  que  la  localité  est  dangereuse ,  qu'on  sera 
obligé  d'y  faire  le  coup  de  feu.  Cependant,  comme  ses  instructions 
lui  prescrivent  de  favoriser  les  opérations  du  capitaine,  il  se  borne 
à  empêcher  des  irrégularités.  S'il  y  a  des  incidens  fâcheux,  on  tâche 
de  les  passer  sous  silence,  la  prétention  des  capitaines  étant  d'avoir 
retiré  de  la  plage  leurs  embarcations  gaillardement,  et  d'avoir  ac- 
compli une  tâche  difficile.  Mais  peu  d'entre  eux  peuvent  nier  qu'ils 
ne  se  trouvent  au  moins  deux  fois  par  voyage  dans  le  cas  d'inscrire 
sur  leur  journal  :  «  Indigènes  derrière  arbres,  tiré  sur  embarcation. 
Répondu  feu.  Résultat  de  notre  feu  inconnu.  Joe  ou  Jim  ou  quelque 
autre  indigène  de  l'équipage  tué.  Enterré  en  eau  profonde.  »  Je  me 
contente  de  citer  quelques  cas  où  l'on  a  fait  le  coup  de  feu.  J'en 
connais  beaucoup  d'autres.  Les  indigènes  tirent  sur  tout  bateau  en- 
voyé à  terre ,  principalement  pour  s'emparer  des  fusils  et  autres 
articles  destinés  au  paiement  des  recrues.  » 

Le  fusil  joue  un  grand  rôle  dans  ces  transactions.  Il  commence 


92  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  changer  la  face  des  choses  dans  l' Ouest-Pacifique.  Le  capitaine 
Bridge  rapporte  (1)  que  dans  les  Nouvelles-Hébrides,  les  habitans 
sont  en  possession  d'armes  à  feu  de  toute  espèce  et  que  les  armes 
ont  été  importées  par  des  bâtimens  de  la  traite.  Le  cadeau  usuel 
((  offert  »  aux  a  amis  »  d'une  recrue  se  compose  ordinairement  de 
fusils.  Les  travailleurs  rapatriés  de  Queensland  rapportent  presque 
toujours  d'excellens  fusils  de  chasse.  La  poudre  est  devenue  un 
moyen  d'échange  et  sert  de  monnaie  courante.  L'habitude  prise 
par  les  sauvages  de  se  servir  d'armes  à  feu  et  l'importation  en 
grandes  quantités  de  fusils  de  précision  parmi  eux  produit  des  ré- 
sultats funestes.  Il  est  devenu  plus  difficile  que  par  le  passé  de 
punir  les  crimes  commis  par  les  sauvages  ;  chaque  entreprise  de 
cette  nature,  toujours  sur  des  terrains  difficiles  et  inconnus,  oblige 
à  des  préparatifs  sérieux  et  expose  à  des  pertes  graves.  Désormais 
pour  châtier  quelques  sauvages  qui  ont  tiré  sur  des  blancs,  il  faut 
organiser  une  petite  campagne.  Gomme  les  guerres  entre  tribus 
n'ont  guère  cessé,  l'arme  de  précision  est  aujourd'hui  l'article  le 
plus  recherché.  Pour  s'en  procurer,  les  chefs  offrent  au  recruteur  les 
hommes  et  les  femmes  de  leur  tribu.  Enfin  les  guerres  entre  insu- 
laires sont  devenues  plus  meurtrières.  Le  capitaine  propose  de 
prohiber  absolument  l'importation  d'armes  à  feu  à  bord  de  bâtimens 
anglais,  de  donner  aux  commandans  des  croisières  de  la  reine  le 
droit  de  visiter  les  bâtimens  de  traite  anglais  et  de  saisir  les  fusils 
qu'ils  y  trouveraient,  et  il  tâche  de  combattre  d'avance  l'objection 
qui  consisterait  à  prétendre  que  cette  mesure  n'aurait  pour  consé- 
quence que  de  faire  passer  aux  pavillons  étrangers  le  trafic  des 
armes  à  feu. 

Écoutons  aussi  des  témoins  qui  ne  sont  pas  anglais,  mais  dont 
les  dépositions  ne  font  que  confirmer  ce  qu'on  vient  de  lire. 

Le  capitaine  Karcher,  commandant  d'un  bâtiment  de  guerre  al- 
lemand, écrit  dans  un  rapport  adressé  au  chef  de  l'amirauté  à  Ber- 
lin (2)  :  «  Une  cause  perpétuelle  de  danger,  c'est  que  les  insulaires 
ne  savent  pas  distinguer  entre  les  différentes  nationalités  et  cher- 
chent à  se  venger  des  dommages  causés  par  un  blanc  sur  le  pre- 
mier blanc  venu.  Au  dire  de  tout  le  monde,  la  faute  en  est  à  la  con- 
duite des  recruteurs.  Certes,  on  ne  peut  attacher  une  foi  absolue 
aux  récits  des  planteurs,  mais  si  une  partie  seulement  de  ce  que 
le  consul  m'a  dit  et  de  ce  que  d'autres  affirment  est  vrai,  le  re- 
crutement des  travailleurs  est  simplement  une  traite  d'esclaves. 
S'il  faut  en  croire  ces  assertions,  non-seulement  les  capitaines  achè- 


(1)  A  bord  de  l'Espiègle,  Hanover-harbour  (New-Hebrides),  27  avril  1843,  BlueBooks. 

(2)  En  date  de  Batavia,  6  juillet  1883.  Annexe  au  Report  ofthe  Western  Pacific  royal 
Commission. 


\ 


SIX    SEMAINES   EN  OCÉANIE.  93 

tent  des  jeunes  gens  en  échange  d'armes  à  feu,  même  de  fusils 
à  culasse  et  de  munitions  ;  mais  encore,  sous  prétexte  de  trafiquer 
avec  eux,  les  attirent  à  bord  et  ensuite  les  y  retiennent  malgré 
eux.  D'autres,  qu'ils  rencontrent  en  mer  dans  leurs  canots,  sont 
simplement  enlevés.  »  Le  capitaine  allemand,  en  des  termes 
presque  identiques  à  ceux  du  rapport  du  capitaine  Moor,  ajoute  : 
«  Si  les  agens  du  gouvernement  suivaient  leurs  instructions,  la 
plupart  des  bâtimens  recruteurs  rentreraient  sans  recrues.  Ils  1er- 
ment  donc  les  yeux,  laissent  faire  le  capitaine  et  se  contentent 
de  l'assurance  qu'il  leur  donne  que  rien  d'irrégulier  n'a  été  fait. 
Les  interprètes  servent  d'appeau.  Il  s'ensuit  des  rencontres  san- 
glantes. » 

Tel  est,  selon  les  témoignages  les  plus  authentiques  et  les  plus 
autorisées,  tous  conformes  aux  observations  que  j'ai  pu  faire  per- 
sonnellement, l'état  des  choses  dans  ce  qu'on  est  convenu  d'appe- 
ler le  Pacifique  occidental. 

Quelles  sont  les  nations  européennes  les  plus  intéressées  au  main- 
tien de  l'ordre  public  dans  ces  parages  lointains,  et  par  conséquent 
les  plus  rigoureusement  tenues  d'y  pourvoir? 

C'est  avant  tout  l'Angleterre,  en  y  comprenant  aussi  les  colonies 
australiennes  :  Queensland,  obligé  par  des  intérêts  vitaux  à  se  pro- 
curer des  bras  et  n'en  trouvant  pas  parmi  les  aborigènes  du  conti- 
nent australien,  les  représentans  du  type  le  plus  bas  de  toutes  les 
races  sauvages  du  globe;  la  Nouvelle-Galles,  qui  avance  le^  fonds 
aux  traders  des  archipels;  Victoria,  qui  donne  les  hommes  :  les  plan- 
teurs et  surtout  les  négocians. 

En  second  lieu,  l'Allemagne;  les  Etats-Unis  dans  une  bien  moindre 
proportion  ;  enfin  la  France.  Les  relations  avec  le  Mexique  et  les 
républiques  sud-américaines  sont  nulles.  Ces  états  restent  donc  en 
dehors  de  la  question. 

L'Angleterre.  Le  nombre  des  Anglais  qui  exploitent  les  îles  est 
peut-être  moindre  que  celui  des  Australiens,  mais  c'est  de  l'Angle- 
terre que  viennent  les  Ciipitaux,  ou  directement,  ou  par  l'intermé- 
diaire des  banques  australiennes;  elle  possède  le  grand  archipel 
des  Fiji;  et  c'est  aussi  elle  qui,  par  l'intermédiaire  de  son  haut-com- 
missaire assisté  de  deux  sous-commissaires  [de put  y  rommisdo- 
ncrs)  et  avec  la  coopération  des  bâtimens  de  guerre  de  la  station 
d'Australie,  s'efibrce  de  maintenir  l'ordre  dans  les  eaux  et  les  îles 
des  archipels.  Et,  ici,  je  me  permettrai  de  constater  ce  que  per- 
sonne de  ceux  qui  ont  étudié  la  question  sur  les  lieux  n'oserait 
contester,  à  savoir  que  le  gouvernement  britannique,  servi  avec 
zèle  et  intelligence,  s'acquitte  de  cette  lâche  fort  dispendieuse  avec 
une  assiduité,  une  énergie  et  une  patience  dignes  de  meilleurs  ré- 
sultats. 


M  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

L'élément  le  plus  important,  mais  un  élément  inquiet,  remuant, 
envahissant,  est  fourni  par  les  colonies  australasiennes.  Poussé  par 
le  besoin  de  se  procurer  des  travailleurs,  le  gouvernement  de  Queens- 
land  s'est,  il  y  a  deux  ans,  de  sa  propre  autorité,  annexé  la  Nouvelle- 
Guinée.  Lorsque  le  gouvernement  anglais,  pour  de  graves  motifs, 
déclara  cet  acte  nul  et  non  avenu ,  l'opinion  publique  des  colonies 
s'enflamma  en  faveur  d'une  politique  d'annexion  qui,  à  l'heure  qu'il 
est,  passionne  encore  les  esprits.  L'opinion  la  plus  exaltée  ne  tend 
à  rien  moins  qu'à  faire  du  Pacifique  un  lac  australien  (1).  Le  premier 
motif,  peu  sérieux  il  me  semble,  et  que  j'appellerais  plutôt  le  pré- 
texte de  cette  agitation,  a  été  fourni  par  le  projet,  depuis  aban- 
donné, du  gouvernement  français  de  donner  une  plus  grande  éten- 
due à  son  établissement  pénitentiaire  de  la  Nouvelle-Calédonie. 

Les  intérêts  allemands  sont  principalement  représentés  par  trois 
maisons  hambourgeoises  ;  la  plus  importante  est  celle  que  l'on  ap- 
pelle deutarhe  Handrls  und  Plantagen  Gesellsrhaft.  Leurs  transac- 
tions embrassent  les  groupes  de  Samoa,  Tonga,  Gilbert,  Marshall,  les 
Carolines,  presque  toutes  les  îles  de  la  Mélanésie,  comme  les  Nou- 
velles-Hébrides, les  Salomon,  la  Nouvelle-Bretagne  et  la  Nouvelle- 
Irlande  avec  l'île  de  York.  A  Upolu  et  Savaï  (Samoa)  et  sur  d'autres 
îles  elles  possèdent  de  grandes  plantations.  Elles  seules  entretien- 
nent des  communications  directes  avec  l'Europe  (Hambourg)  par 
des  bâtimens  fins  voiliers  qui  sont  leur  propriété  ou  qu'elles  noli- 
sent  et  qui  naviguent  sous  pavillon  allemand.  Elles  occupent  plus 
de  cent  agens  [traders),  la  plupart  Allemands.  Mais  les  marchan- 
dises et  provisions  importées  sont,  en  général,  d'origine  anglaise 
ou  américaine.  L'importance  des  maisons  allemandes  qui  priment 
à  Samoa,  dans  l'archipel  de  la  Nouvelle-Bretagne,  à  l'île  de  York, 
aux  Carolines,  est  généralement  reconnue,  témoin  les  correspon- 
dances officielles  communiquées  au  parlement  anglais. 

Aux  États-Unis,  l'opinion  publique  a  depuis  longtemps  cessé  de 

(1)  Le  tableau  ^-a'w&niiTieportofWestern  Pacific  royal  Commission),  qn'i  montre  le 
nombre  des  bâtimens  britanniques  dans  les  parages  de  ces  îles,  mérite  d'être  pris  en 
considération  : 

COLONIES.  ANNÉES. 

Queensland 1865 

Idem 1875 

La  Nouvelle-Galles 1880 

La  Nouvelle  -Zélande 1 865 

Idem.  1875 

L'exportation  de  la  Nouvelle-Galles  seule,  aux  îles  du  Pacifique  occidental,  pendant 
les  années  1875-1880,  monte  au  chiffre  de  1,603,589  livres  sterling;  l'importation  de 
ces  îles,  pendant  la  même  époque,  à  celui  de  1,158,613  livres  sterling-. 


[OMBRE   DES   BATIMENS. 

TONNAGES. 

2- 

123 

51 

8.803 

138 

48.965 

21 

2.886 

132 

50.444 

SIX   SEMAINES   EN   OCÉANIE.  95 

favoriser  les  entreprises  à  l'étranger.  Jalouse  de  sa  prépondérance 
exclusive  sur  le  continent  américain,  cette  république  se  montre 
peu  favorable  aux  expéditions  lointaines,  à  l'acquisition  de  nou- 
veaux territoires,  à  tout  ce  qui  pourrait  entraver  le  développement 
des  ressources  de  son  sol  qui  fait  l'essence  de  sa  prospérité  natio- 
nale. Les  bâtimens  sous  pavillon  américain,  et  surtout  les  baleiniers, 
ceux-ci  à  cause  de  la  récente  concurrence  des  huiles  minérales, 
deviennent  de  plus  en  plus  rares  dans  les  mers  australes. 

La  France  y  est  à  titre  de  puissance  maritime  de  premier  ordre. 
La  grande  île  de  la  Nouvelle-Calédonie,  sa  seule  possession  dans 
rOuest-Pacifique,  est  un  grand  pénitencier.  Elle  est  représentée  dans 
rOuest-Pacifique  par  des  missionnaires,  des  officiers,  des  marins,  des 
employés  et  des  déportés,  mais  peu  ou  point  par  des  colons.  Les 
archipels  de  la  partie  orientale  du  Pacifique  placés  sous  sa  domination 
directe  ou  sous  son  protectorat  ont  plus  d'importance,  et  le  pavillon 
de  guerre  français  se  montre  dans  toutes  les  eaux  de  ce  vaste 
océan. 

En  embrassant  d'un  seul  regard  l'état  de  choses  que  je  viens 
d'analyser,  on  ne  tardera  pas  à  reconnaître,  dans  le  besoin  de 
trouver  des  bras,  l'élément  principal  de  ce  qui,  dans  un  avenir 
fort  rapproché,  deviendra  la  question  du  Pacifique. 

Oui,  des  bras  !  On  ne  peut  s'en  passer.  On  les  prend  où  on  les 
trouve,  et  comme  on  est  peu  scrupuleux  sur  les  moyens,  on  en 
prend  tant  que  bientôt  l'on  n'en  trouvera  plus.  Ce  n'est  pas  les  îles 
que  l'on  convoite,  ce  sont  plutôt  les  insulaires.  On  m'a  donné  à 
l'égard  de  la  mortalité  des  travailleurs  de  couleur  au  Queensland 
des  chiiïres  énormes.  Je  m'abstiens  de  les  inscrire  dans  ces  notes, 
parce  que  j'aime  à  croire  qu'ils  sont  exagérés.  Mais  le  ftiit  est  qu'il 
devient  de  plus  en  plus  difficile  de  se  procurer  des  hommes  ;  que 
les  Nouvelles-Hébrides,  à  la  suite  de  ce  drainage  constant,  n'en 
fournissent  presque  plus;  que  les  îles  Salomon  aussi  commen- 
cent à  se  dépeupler;  que  partout,  avec  des  exceptions  insignifiantes, 
la  population  décroît  à  vue  d'oeil.  Et,  pourtant,  dans  bien  des  ar- 
chipels, depuis  l'arrivée  des  missionnaires  et  l'apparition  fréquente 
des  croisières  anglaises,  les  mœurs  se  sont  adoucies,  des  guerres 
intestines  sont  quelquefois  arrêtées,  abrégées,  ou  empêchées,  le  can- 
nibalisme a  disparu  à  Fiji  et  dans  d'autres  îles  ;  mais,  malgré  ces 
améliorations  incontestables,  le  nombre  des  hubitans  diminue  con- 
stamment. Une  des  causes  principales  de  cette  décroissance,  tout 
le  monde  en  convient  ici,  c'est  le  recrutement  des  travailleurs.  Les 
jeunes  gens  s'en  vont,  et  peu  d'entre  eux  rentrent  dans  leurs  foyers. 
On  est  en  train  de  tuer  la  poule  aux  œufs  d'or. 

Je  fais  ici  abstraction  du  côté  philanthropique  de  la  question,  ou 
plutôt  des  considérations  de  charité  chi'étienne,  qui  cependant  mé- 


96  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

riteraient  qu'on  en  tînt  compte  et  qui,  j'aime  à  le  constater,  entrent 
pour  beaucoup  dans  l'intervention  du  gouvernement  anglais.  Je  me 
place  explicitement  au  point  de  vue  des  intérêts  matériels,  européens 
et  australiens  engagés  dans  cette  partie  de  l'Océanie. 

Ces  intérêts  sont  très  considérables.  On  y  fait  le  commerce  et  on 
cultive  le  sol.  La  culture  est  encore  à  l'état  d'expérience.  Les  mai- 
sons allemandes,  qui  ont  acquis  de  très  grands  terrains,  n'en  reti- 
rent jusqu'ici  aucun  profit.  Les  petits  farmers  anglais  et  australiens 
se  plaignent  du  peu  de  rendement  de  leurs  terres.  Il  y  a  quelques 
grands  propriétaires  qui  prospèrent.  Je  n'ai  pas  vu  de  nouveaux  ri- 
ches en  Océanie.  Mais,  que  l'on  prospère  ou  que  l'on  en  soit  seule- 
ment à  l'espérance,  on  a  besoin  de  bras,  et  la  difficulté  de  s'en  pro- 
curer augmente  de  jour  en  jour.  Les  maisons  allemandes  se  plaignent 
de  la  concurrence  anglaise  et  australienne  sur  le  terrain  du  labour 
trade,  et  vice  versa.  Le  fait  est  que,  si  le  travailleur  de  couleur  ve- 
nait à  manquer,  les  plantations  devraient  être  abandonnées(l).  A  dé- 
faut d'insulaires,  on  aura  la*  ressource  du  Chinois,  mais  le  Chinois 
coûte  plus  cher  et  finit  par  évincer  le  blanc.  Mille  exemples  dans  dif- 
férentes parties  du  globe  le  prouvent  (2).  La  conservation  de  la  race 
mélanésienne  est  donc  une  question  de  vie  ou  de  mort  pour  le  cul- 
tivateur blanc  en  Océanie. 

Pour  le  commerce,  il  est  clair  que  les  jours  des  grands  profits  de 
700  à  800  pour  100  du  capital  engagé  seront  bientôt  une  chose  du 
passé.  Les  insulaires  apprennent  rapidement  à  apprécier  à  leur  juste 
valeur  les  articles  qu'on  leur  offre  en  échange  de  leurs  produits  na- 
turels. Et  ce  qu'ils  demandent  surtout,  ce  sont  des  fusils  et  des  mu- 
nitions; ce  qu'ils  donnent  de  leur  côté,  ce  sont  des  hommes.  Double 
manière  de  se  détruire.  Mais,  je  l'ai  dit,  la  destruction  des  noirs  est 
la  ruine  des  blancs. 

Il  me  semble  qu'on  tourne  dans  un  cercle  vicieux,  d'où  il  ne  sera 
possible  de  sortir  qu'à  la  condition  de  trouver  les  moyens  de  protéger 
l'homme  de  couleur  contre  le  blanc  et  contre  lui-même.  L'Angleterre 
l'a  essayé,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  avec  des  résultats  incomplets. 

La  commission  d'enquête,  que  j'ai  citée  plusieurs  fois,  constate  l'in- 
suffisance des  mesures  décrétées  à  cet  effet  par  Yorder  in  rouncil. 
C'est  qu'à  moins  de  sortir  des  limites  tracées  par  le  droit  des  gens, 
l'action  du  haut-commissaire  et  de  ses  organes  ne  peut  s'étendre 
qu'aux  sujets  britanniques  blancs  et  noirs  et  ne  peut  s'exercer  à 

(1)  Les  maisons  allemandes,  prévoyant  la  difficulté  de  se  procurer  des  travailleurs 
par  les  moyens  habituels  et  pour  le  terme  de  quelques  années,  ont  l'intention  de  fon- 
der des  colonies  de  travailleurs. 

(2)  Comme  cultivateur  et  comme  négociant,  le  Chinois  envahit  le  monde.  Il  a  déjà 
pénétré  dans  les  archipels  du  Pacifique.  Aux  îles  Gilbert,  l'ensemble  des  transactions 
comraei'ciales  se  concentre  dans  une  maison  chinoise  (Ong-Chong) . 


SIX    SEMAINES   EN    OCÉANIE.  97 

l'égard  d'autres  nationaux,  et,  en  ce  qui  concerne  les  indigènes 
non  sujets  anglais^  seulement  dans  des  cas  qualifiables  d'actes  de 
guerre.  C'est  contre  cette  restriction  qu'échouent  les  efforts  tentés 
par  le  gouvernement  anglais.  Je  doute  fort  que  les  amendemens 
qu'on  propose  d'apporter  à  Yorder  in  council  suffisent  pour  amé- 
liorer l'état  de  choses  actuel.  Le  seul  remède,  je  le  vois  dans  un 
arrangement  international ,  dont  les  dispositions  seraient  applica- 
bles à  tous  les  êtres  humains,  vivant  ou  voyageant  dans  les  archi- 
pels ou  parages  du  Pacifique  occidental.  Cette  convention,  reconnue 
par  l'Europe  et  les  états  du  continent  américain,  devrait  être  con- 
clue entre  les  puissances  les  plus  intéressées  au  maintien  de  la  tran- 
quillité publique  et  à  la  protection  des  indigènes.  Ce  serait  à  elles 
d'en  surveiller  la  stricte  observation.  Ces  puissances  me  semblent 
être,  dans  l'ordre  des  intérêts  engagés,  l'empire  britannique,  l'Alle- 
magne, les  États-Unis  et  la  France  (1). 

Le  Pacifique  a  cessé  d'être  une  mer  fabuleuse,  visitée,  à  de  longs 
intervalles ,  par  de  hardis  navigateurs.  L'âge  des  découvertes  est 
près  de  se  fermer  à  jamais.  Aujourd'hui,  cet  océan  est  devenu  un 
champ  d'activité  ouvert  à  l'esprit  d'entreprise  de  toutes  les  nations. 
Le  temps  est  venu  de  le  faire  participer  aux  bienfaits  et  aux  restric- 
tions des  lois  qui  régissent  le  monde  civilisé. 


Dans  l'histoire  des  îles  de  l'Océanie,  qui  est  encore  à  écrire,  les 
missionnaires  remplissent  une  page  importante. 

C'est  aux  wesleyens  ou  méthodistes  qu'appartient  l'honneur  d'être 
arrivés  les  premiers  sur  le  terrain.  Tenus  aux  constitutions  de  leur 
éghse,  qui  n'admet  ni  centre,  ni  chef,  ni  hiérarchie,  les  mission- 
naires de  la  secte  fondée  par  Wesley  se  trouvent  placés,  dans  une 
certaine  mesure,  sous  l'influence  de  la  Société  wesleyenne  métho- 
diste d'Australie,  à  Sydney,  dont  l'œuvre  embrasse  la  Nouvelle- 
Zélande,  Fiji,  Rotiima,  les  îles  de  Tonga,  une  partie  de  Samoa,  la 
Nouvelle-Bretagne  et  la  Nouvelle-Irlande  (2).  C'est  elle  qui  fournit 
les  fonds,  exerce  sur  les  missionnaires  une  sorte  de  contrôle,  leur 
demande  et  reçoit  d'eux  des  rapports  réguliers  qui,  publiés  par 

(1)  Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  au  lecteur  que,  lorsque  j'écrivais  ce  journal,  c'est- 
à-dire  pendant  mon  voyage,  l'Allemagne  n'avait  pas  encore  inauguré  sa  politique  colo- 
niale. Les  négociations,  entamées  depuis  entre  les  cabinets  de  Berlin  et  de  Londres, 
tendent  au  but  que  j'indique. 

(2)  En  dehors  de  YAustralian  wesleyan  (methodist)  Society  à  Sydney,  il  y  a  la  Wesleyan 
Mission  Society  à  Londres  pour  le  continent  européen,  l'Inde  et  la  Chine,  et  \&  Metho- 
dist episcopal  Missionaries  Society  aux  États-Unis,  où  les  wesleyens,  au  point  de  vue 
du  nombre,  occupent  la  première  place  parmi  les  différentes  confessions  chrétiennes. 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  7 


9S  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ses  soins,  tiennent  les  associés  au  courant  des  vicissitudes  de 
l'œuvre  (1). 

A  Fiji ,  en  dehors  des  catholiques,  il  n'y  a  que  des  missionnaires 
wesleyens.  Il  n'en  est  pas  ainsi  dans  les  autres  archipels  de  TGcéa- 
nie,  où  l'apostolat  est  exercé  par  des  missionnaires  des  différentes 
confessions  protestantes,  surtout  par  des  congrégationalistes  et  des 
ministres  presbytériens.  A  l'île  de  Norfolk,  l'évêque  anglican  dirige 
une  œuvre  importante  qui  embrasse  aussi  certaines  portions  des 
îles  mélanésiennes. 

Dans  mes  pérégrinations  en  pays  païens,  j'ai  souvent  entendu 
émettre  par  des  résidons  protestans  des  doutes  sur  l'efficacité  des 
efforts  de  leurs  missionnaires.  «  Ont-ils  réellement,  demande-t-on, 
planté  au  sein  de  ces  peuples,  avec  les  germes  d'une  certaine  civi- 
lisation, ceux  de  la  foi  chrétienne?  En  feront-ils  jamais  de  vrais 
chrétiens?  »  Ace  sujet,  les  avis  se  partagent.  Mais,  hâtons-nous 
d'ajouter  que  les  mêmes  incertitudes  planent  sur  l'œuvre  des  pères 
catholiques,  qui,  avec  certaines  réserves  auxquelles  je  reviendrai, 
sont  les  premiers  à  en  convenir. 

Pour  arriver  au  même  but,  les  organes  de  l'église  catholique  et 
les  disciples  de  Wesley,  comme  en  général  les  missionnaires  pro- 
testans, suivent  des  routes  diverses,  je  dirai  même  opposées. 

Le  missionnaire  protestant  enseigne  au  sauvage  les  dogmes  et 
préceptes  de  la  religion  chrétienne,  le  place  sous  la  surveillance 
d'un  instructeur  indigène,  lui  fait  apprendre  un  métier  qui  lui 
fournira  les  moyens  de  satisfaire  aux  besoins,  nouveaux  pour  lui, 
du  monde  civilisé  et  chrétien  dont  il  fera  désormais  partie. 

Le  missionnaire  catholique  commence  par  agir  sur  les  cœurs  ; 
et,  s'il  le  peut,  par  retourner  les  volontés.  Il  tâche  de  faire  entrer 
d'abord  le  païen  dans  le  giron  de  l'église,  et  ensuite  dans  le  giron 
de  la  civilisation.  A  cet  effet,  si  les  circonstances  le  permettent ,  il 
isole  ses  ouailles.  Il  considère  le  contact  avec  les  païens  et  avec  les 

(1)  Dans  l'archipel  des  Fiji,  les  wesleyens  ou  méthodistes  comptent  906  églises, 
11  ministres  européens  ou  australiens,  51  ministres  indigènes,  placés  par  groupes  de 
8  à  12,  sous  la  direction  d'un  ministre  blanc;  63  catéchistes,  1,080  instructeurs  {tea- 
chers),  2,254  maîtres  d'école.  Les  catéchistes,  les  teachers  et  les  maîtres  d'école  sont 
tous  des  indigènes.  De  tous  les  wesleyens  blancs,  anglais  et  australiens  qui  résident 
dans  les  îles  de  Fiji,  29  seulement  approchent  de  la  table  du  Seigneur.  Le  nombre  des 
communions  indigènes  est  de  26,000.  Dans  ce  chififre  ne  sont  pas  compris  les  catéchu- 
mènes, dont  je  ne  trouve  pas  le  chififre  noté,  mais  qui  est  très  considérable.  Les  mis- 
sionnaires, protestans  et  catholiques,  ne  conférant  le  baptême  qu'au  bout  d'un  certain 
temps  et  après  avoir  acquis  certaines  garanties  morales  au  sujet  des  dispositions  du 
nouveau  converti. 

A  Fiji ,  le  révérend  Langham,  de  Mbao,  non  comme  chef  (il  n'y  en  a  pas),  mais 
grâce  à  son  autorité  personnelle  et  ses  longs  services,  occupe  la  première  place  parmi 
les  missionnaires.  Le  missionnaire  méthodiste  doit  être  marié,  et  s'il  a  perdu  sa  pre- 
mière épouse,  se  remarier  à  bref  délai. 


SIX    SEMAINES    EN   OCÉANIE.  99 

blancs  comme  un  danger  auquel  il  ne  compte  exposer  son  converti 
qu'après  l'avoir  muni  des  armes  de  défense  nécessaires.  Or  ces 
armes  sont  la  foi  entrée  dans  ses  convictions,  et  la  pratique  de  la 
religion  chrétienne  entrée  dans  ses  habitudes.  C'est  là,  si  je  ne  me 
trompe,  la  différence  fondamentale  entre  les  deux  méthodes. 

Les  missionnaires  catholiques  ne  pensent  pas  que  le  raffinement 
graduel  des  mœurs,  la  culture  progressive  de  l'esprit,  le  travail  et 
les  jouissances  légitimes  qui  peuvent  en  résulter,  que  le  commerce 
continu  avec  l'homme  policé  doivent  nécessairement  amener  le  néo- 
phyte à  la  foi  chrétienne,  et  ils  sont  convaincus  que,  pour  arracher 
le  sauvage  à  la  barbarie,  il  faut  d'abord  remplacer  ses  superstitions 
par  des  croyances  positives,  fortement  enracinées  dans  son  âme. 
Pour  y  arriver,  ils  croient  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de  former  des 
communautés  chrétiennes,  des  chrétientés,  comme  on  les  appelle 
en  Chine,  des  reducciones,  d'après  l'ancienne  expression  espa- 
gnole, et  de  faire  entrer  les  élèves  dans  une  de  ces  chrétientés  au 
fur  et  à  mesure  qu'ils  quittent  l'école  de  la  mission.  Il  est  indis- 
pensable que  ces  communautés  soient  fermées  à  tout  intrus  blanc 
ou  homme  de  couleur.  Les  raillions  d'Indiens  chrétiens  des  deux 
Amériques,  les  centaines  de  milliers  de  l'Inde  méridionale,  qui, 
tout  en  restant  Indieas,  sont  devenus  et  restés,  à  travers  trois 
siècles,  de  vrais  chrétiens,  et,  au  point  de  vue  moral,  de  vrais  civi- 
lisés, sont  redevables  de  ce  bienfait  à  ce  système.  «  Pour  que  la 
morale  chrétienne  pénètre  dans  le  sang,  disent  les  pères,  il  faut 
des  générations.  Le  grain  qui  commence  à  germer,  les  jeunes 
plantes,  doivent  être  protégés  contre  l'ivraie  et  les  intempéries  des 
saisons.  » 

Dans  les  grands  instituts  protestans,  comme  celui  de  Lovedale 
dans  la  colonie  du  Cap  et  l'excellent  établissement  dirigé  par 
l'évêque  anglican  de  l'île  de  Norfolk,  les  élèves  sont  soigneuse- 
ment préservés  de  tout  contact  avec  le  dehors.  Mais,  l'éducation 
achevée,  ils  rentrent  dans  leur  pays  et  dans  leurs  familles  ;  il  en 
résulte  de  nombreuses  défaillances  qui  affligent  les  missionnaires. 
II  n'est  pas  rare  de  voir  retomber  dans  la  barbarie  des  jeunes  gens, 
qui,  à  l'école,  avaient  donné  les  meilleures  espérances,  et  on  a  re- 
marqué que  les  récidivistes  descendent  ordinairement  au-dessous 
du  niveau  où  ils  se  trouvaient  à  l'état  de  sauvages.  Je  pourrais  citer 
à  l'appui  de  ce  que  je  viens  de  dire  des  faits  nombreux  d'une  auto- 
rité incontestable.  Je  me  bornerai  comme  exemple  à  laisser  parler 
le  capitaine  Moor  de  la  marine  royale  britannique  (1)  :  «  Quelques-uns 
des  jeunes  gens  élevés  à  la  mission  mélanésienne  de  l'île  de  Nor- 


(1)  Son  rapport  au  Commodore  Ërskine  est  daté  de  Sydney,  7  novembre  1883.  {Blue- 
Book.) 


100  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

folk,  où  on  leur  donne  une  excellente  éducation,  revenus  dans  leurs 
îles,  ont  commis  des  actes  d'une  affreuse  atrocité.  Par  exemple,  le 
fils  du  chef  qui  vit  sur  la  côte  orientale  de  San-Cristoval,  pendant 
dix  ans  élève  à  l'île  de  Norfolk,  où  il  avait  appris  à  lire  et  écrire,  à 
faire  de  l'aquarelle  et  à  toucher  un  peu  du  piano,  commença  par 
quitter  ses  vêtemens.  Considéré  dans  le  pays  comme  une  a  vieille 
femme,  »  parce  qu'il  n'avait  encore  tué  personne,  il  chercha  une 
occasion  de  faire  preuve  de  courage.  Voici  comment  elle  se  pré- 
senta. La  mère  ougrand'mère  d'un  ami,  Bo,  le  chef  de  Hiara,  venait 
de  mourir.  Il  fallait  une  compensation.  Par  conséquent,  le  village 
de  Kahua  fut  attaqué  et  beaucoup  de  ses  habitans  furent  tués.  Une 
femme  chercha  à  se  sauver  avec  son  enfant.  Gela  faisait  l'affaire  du 
jeune  Rahanomai  :  «  Ne  la  tue  pas  !  lui  cria  son  père,  elle  travail- 
lera dans  nos  champs  de  yam.  »  Mais  le  jeune  homme  l'abattit  et 
lui  brisa  le  crâne  avec  une  pierre.  Il  tua  l'enfant  de  la  même  ma- 
nière. L'année  suivante,  heureusement,  il  fut  dévoré  par  un  requin 
et  son  père  est  maintenant  à  la  recherche  d'une  compensation.  » 

Les  missionnaires  catholiques  sont  exposés  aux  mêmes  mécomptes, 
quand  il  leur  est  impossible  de  former  des  communautés  composées 
exclusivement  de  familles  de  leur  confession.  Un  prêtre  mariste  m'a 
dit  :  «  Je  ne  puis  isoler  mes  indigènes,  je  n'arrive  qu'à  des  résultats 
imparfaits.  »  L'exemple  le  plus  frappant  des  avantages  du  système 
des  chrétientés  est  offert  par  l'état,  à  tout  point  florissant,  de  l'île 
de  Wallis,  perdue  au  milieu  de  l'océan,  à  quelques  centaines  de 
milles  de  Fiji  et  de  Samoa,  et  de  la  petite  île  de  Futuma,  dont  les 
habitans  sont  tous  catholiques.  Ici,  c'est  la  nature  qui  a  créé  l'iso- 
lement. Ce  sont  aussi  les  deux  seuls  points  de  l'Océanie  où  la  popu- 
lation augmente.  La  communauté  de  M8'"Lamaze,près  d'Apia,  quoique 
moins  complètement  fermée  aux  influences  du  dehors,  donne,  parce 
qu'elle  se  trouve  sous  la  surveillance  directe  et  constante  de  l'évêque 
et  des  pères ,  les  résultats  les  plus  satisfaisans. 

L'apostolat  catholique  embrasse  les  Fiji ,  YOcéanie  centrale  (les 
îles  de  Tonga,  Wallis  et  Rotuma) ,  et  le  Vicariat  apostolique  de 
Samoa  (1). 

Les  missions  catholiques  datent  de  1837.  Elles  sont  très  pauvres 

(1)  A  Fiji,  il  y  a  11  prêtres  maristes  et  5  sœurs  du  tiers-ordre,  les  uns  et  les  autres 
Français.  Le  nombre  des  catholiques  indigènes,  baptisés  et  catéchumènes,  est  de  9,000. 

Les  deux  vicariats  de  l'Océanie  centrale  (Tonga)  et  de  Samoa  se  trouvent  sous  la 
direction  de  l'évêque  d'Olympe,  Ms""  Lamaze,  qui  est  assisté  de  32  prêtres  et  de 
6  sœurs  dites  de  l'Océanie  du  tiers  ordre,  tous  Français.  Le  nombre  des  catholiques 
et  catéchumènes  serait,  dans  les  îles  de  Tonga,  de  2,000  ;  à  Wallis,  de  4,000  ;  à  Fu- 
tuma, de  1,600;  à  Samoa,  de  5,000. 

La  population  de  l'île  de  Rotuma  se  compose  de  catholiques  et  de  protestans.  Des 
hostilités  entre  eux,  pour  des  causes  qui  ne  touchaient  pas  à  la  religion,  ont  déterminé 
le  gouvernement  anglais  à  annexer  cette  île  à  la  couronne  d'Angleterre. 


SIX    SEMAINES   EN    OCÉANIE.  101 

et  ne  jouissent  d'autres  subventions  que  celles  fournies  par  la  Pro~ 
paganda  fide  de  Rome  et  par  la  Propagation  de  la  foi  de  Lyon. 
Aucune  contribution  n'est  imposée  aux  convertis. 

Les  missionnaires  catholiques  ne  comptent,  comme  il  a  été  dit, 
sur  des  résultats  tout  à  fait  satisfaisans  que  lorsqu'ils  peuvent  iso- 
ler leurs  ouailles  du  contact  du  blanc  et  du  païen,  et  ils  pensent 
que  les  deux  œuvres,  protestante  et  catholique,  souffrent  égale- 
ment quand  elles  se  trouvent  en  présence  l'une  de  l'autre.  Ils  en- 
tretiennent les  meilleurs  rapports  personnels  avec  les  missionnaires 
wesleyens  et  autres,  mais  ils  se  plaignent  des  instn.cteurs  indi- 
gènes, souvent  disposés  à  user  de  force  pour  soumettre  à  leur  auto- 
rité les  membres  de  la  communauté  catholique.  Ils  se  louent  de 
l'impartialité  des  autorités  anglaises  là  où  il  y  en  a,  mais  ils  regret- 
tent que  la  nationalité  française  de  la  plupart  des  pères  donne  par- 
fois lieu  à  des  suppositions  erronées  :  «  Nous  sommes,  disent-ils, 
tout  en  restant  bons  Français,  les  serviteurs  de  l'église  et  non  les 
agens  de  telle  ou  telle  nation.  »  J'ai  entendu  énoncer  les  mêmes 
doléances  en  Chine  et  ailleurs. 

A  Fiji,  les  missionnaires  wesleyens,  grâce  à  la  position  dominante 
qu'ils  y  ont  occupée  du  temps  du  dernier  roi  et  à  l'influence,  un  peu 
réduite,  mais  toujours  considérable,  que  l'annexion  leur  a  laissée,  sont 
des  hommes  publics,  des  public  rhanirters,  fort  en  évidence.  Quoique 
généralement  respectés,  on  conçoit  qu'ils  ne  manquent  pas  de  détrac- 
teurs. On  les  accuse  de  faire  le  commerce,  d'être  des  trafiquans,  des 
traders.  On  m'assure  que  cette  assertion  est  mal  fondée.  Ils  aug 
mentent,  il  est  vrai,  leur  revenu  au  moyen  d'une  taxe  que  les  indi- 
gènes acquittent  en  produits  naturels  et  qui  sont  vendus  publique- 
ment ;  mais  les  sommes  ainsi  réalisées,  ils  les  emploient ,  en  très 
grande  partie,  au  bénéfice  de  leurs  convertis. 

On  leur  reproche  aussi  de  trop  étendre  leur  œuvre,  de  s'en  dé- 
charger trop  sur  des  instructeurs  indigènes,  souvent  peu  dignes  de 
leur  confiance,  de  visiter  rarement  les  différentes  communautés  et 
de  donner  trop  peu  de  temps  à  ces  visites. 

En  résumé,  les  missionnaires  des  deux  confessions  visent  le 
même  but,  mais  leurs  points  de  départ  sont  différens  comme  le 
sont  aussi  les  voies  qu'ils  suivent.  Le  missionnaire  protestant, 
lorsqu'il  pénètre  en  pays  sauvage,  amène  sa  famille,  dans  une 
certaine  mesure  les  conforts  de  la  vie,  et  une  portion  de  l'air  natal 
qu'il  a  res[)iré  dans  sa  jeunesse.  Le  plus  souvent  il  quitte  un  mo- 
deste milieu  qu'il  échange  d'emblée  contre  une  existence  plus  ou 
moins  en  évidence,  contre  une  place  marquante  parmi  les  rési- 
dens  européens,  s'il  y  en  a  dans  l'endroit  où  il  exerce  son  minis- 
tère, et  ce  sont  ceux-là  qu'il  choisit  de  préférence.  En  fort  peu  de 


102  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

temps  il  devient  un  personnage  important  avec  lequel  doivent 
compter  les  représentans  de  la  couronne.  C'est  une  belle  carrière 
humanitaire  et  civilisatrice. 

Le  prêtre  catholique  qui  se  dévoue  à  l'apostolat  suit  une  voca- 
tion. En  quittant  l'Europe,  il  sait  que  probablement  il  ne  la  reverra 
plus.  Il  se  sépare  à  jamais  de  sa  famille  et  de  ses  amis.  Il  réunit 
dans  son  âme  deux  élémens.  C'est  un  ascète  qui  répudie  les  jouis- 
sances de  ce  monde,  et  c'est  un  explorateur  qui  a  soif  des  vastes 
horizons  de  l'inconnu.  Il  arrive  seul  et  pauvre.  Il  cherche  les  âmes 
qu'il  espère  gagner  à  la  foi  dans  l'intérieur  du  pays  qui  lui  est  as- 
signé comme  sphère  d'activité.  Il  s'adapte  aux  idées,  autant  que 
possible  aux  usages,  à  la  nourriture  des  indigènes,  s'habille  quel- 
quefois (en  Chine)  à  la  manière  du  pays,  ne  revient  que  passagère- 
ment, et  quand  il  le  faut  absolument,  dans  les  contrées  civilisées. 
Il  y  trouve  l'atmosphère  anglaise  et  protestante  qui  règne  dans 
une  grande  partie  du  globe.  Né  Français,  ou  Italien,  ou  Allemand, 
ou  Belge,  rarement  Anglais  (1),  il  est  et  il  reste  étranger  dans  ce 
milieu.  II  n'a  rien  à  attendre  des  hommes  et  il  n'en  attend  rien,  si 
ce  n'est  la  considération  de  ceux  qui  le  voient  à  l'œuvre. 

Mais,  faisant  ici  abstraction  du  côté  purement  religieux  de  leur 
activité,  l'un  et  l'autre,  le  missionnaire  catholique  comme  le  mis- 
sionnaire protestant,  sont  des  philanthropes  dans  la  meilleure  ac- 
ception du  mot.  Ils  servent,  chacun  à  sa  manière,  la  plus  noble 
des  causes.  S'ils  remplissent  la  tâche  qu'ils  se  sont  librement  im- 
posée, ils  auront  bien  mérité  de  l'humanité. 


28  (29)  Juin.  —  Nous  étions,  le  capitaine  Bridge  et  moi,  à  notre 
dernier  dîner,  lorsqu'on  vint  annoncer  la  Cité  de  Sydney.  La  voilà 
en  vue,  montrant  des  signaux  concertés  à  Sydney  ;  elle  double  West- 
Cape  et  s'arrête  à  un  demi-mille  de  l'Espiègle.  C'est  la  crise  de  ma 
navigation  dans  le  Pacifique.  Au  carré  des  officiers,  on  avait  souvent 
discuté  la  question  de  savoir  si  on  réussirait  à  rencontrer  le  stea- 
mer américain,  ce  qui  dépendait  de  l'état  de  l'atmosphère  ;  si  on 
pourrait  me  transporter  à  son  bord,  ce  qui  dépendait  de  l'état  de  la 
mer.  L'atmosphère  était  claire,  mais  la  mer  houleuse.  Après  de 
rapides  adieux  qui  me  furent  pénibles,  on  nous  mit  dans  la  balei- 
nière du  capitaine,  qui  fut  affalée  avec  les  précautions  voulues. 
C'était  encore  le  premier  Ueutenant,  M.  Lowry,  qui  tenait  le  gou- 
vernail. 

(i)  Je  parle  ici  des  missions  et  non  du  clergé  diocésain,  qui,  dans  les  colonies  an- 
glafses,  se  compose  presque  exclusivement  de  prêtres  irlandais. 


SIX   SEMAINES   EN   OCiA-NIE.  103 

Il  fait  nuit  close  et  la  nouvelle  lune  se  dérobe  derrière  d'épais 
nuages.  Devant  nous,  noir  sur  noir,  roulant  lourdement  sur  la 
houle,  le  Léviathan  américain,  de  ses  yeux  de  feu  rouge  et  bleu 
(les  signaux  suspendus  au  mât  de  misaine)  nous  lance  des  regards 
courroucés.  La  pâle  et  fauve  lumière  que  projettent  les  lampes  des 
cabines  à  travers  les  écoutilles  ne  fait  qu'augmenter  l'obscurité 
du  dehors.  Ce  n'est  pas  sans  une  terreur  secrète  que  j'approche 
du  monstre  marin.  Arrivés  près  de  lui,  nous  apprîmes  que  l'état 
de  la  mer  ne  permettait  pas  de  baisser  l'escalier,  et  qu'il  fallait 
monter  par  une  échelle  de  corde,  ce  qui  dépassait  mes  forces  autant 
que  mes  talens  de  gymnastique.  Après  quelques  pourparlers 
entre  M.  Lowry  et  un  officier  du  steamer  américain,  on  nous  jeta 
une  petite  planche  attachée  des  deux  bouts  à  une  corde.  Ce  fut  sur 
ce  siège  de  fragile  apparence  que  je  fus  lancé  dans  l'espace  et  hissé 
à  bord.  La  houle  de  la  mer  et  le  roulis  du  bâtiment  donnaient  à 
ma  planchette  les  mouvemens  oscillatoires  d'un  pendule.  J'aperce- 
vais sous  mes  pieds,  tantôt  les  vagues  écumantes,  tantôt  l'embar- 
cation de  V Espiègle.  Deux  ou  trois  fois  je  fus  jeté  assez  violemment 
contre  les  flancs  du  steamer.  Et  le  bon  M.  Lowry,  debout  dans  la 
baleinière  et  faisant  un  porte-voix  de  ses  deux  mains,  criait  de  toute 
la  force  de  ses  poumons  :  «  Surtout  ne  lâchez  pas  la  corde.  —  Je 
m'en  garderai  bien.  »  A  la  fm  j'arrivai  à  la  hauteur  du  bastingage. 
Deux  bras  robustes  m'enlacèrent  et  me  déposèrent  sain  et  sauf  sur 
le  pont.  Les  passagers  s'y  étaient  réunis  pour  assister  à  ce  spec- 
tacle de  haute  acrobatie.  De  tous  côtés,  on  m'adresse  des  félicita- 
tions et  des  questions  bienveillantes.  «  Baron,  comment  allez-vous? 
—  Je  devine  (/  gucss)  pas  blessé,  baron?  —  Je  soupçonne  (/  mapect) 
tout  va  bien,  baron?  —  Pas  de  contusions,  baron,  je  calcule?  (/  cal- 
culau).  »  Évidemment,  et  sans  erreur  possible,  j'ai  sauté  d'un  bond 
du  fond  de  l'Océanie  en  pleine  Amérique. 

Un  gros  colis  blanc  me  suivit  de  près,  faisant  la  même  ascension 
aérienne  et  décrivant  les  mêmes  courbes.  Dans  l'obscurité,  je  le 
pris  pour  une  balle  de  coton.  De  gros  soupirs  qui  en  sortaient  me 
détrompèrent.  Mon  fidèle  et  dévoué  serviteur  et  ma  dernière  malle 
n'eurent  pas  plus  tôt  été  hissés  à  bord,  que  les  deux  navires  amenè- 
rent leurs  signaux.  Ce  cher  lieutenant  Lowrj'.  pressé  de  rejoindre 
son  bâtiment,  me  serra  la  main  à  la  hâte.  La  Cité  de  Sydney  mit  le 
cap  au  nord,  et  VEspii^gle  qui  se  dirigeait  au  sud,  disparut  aussi- 
tôt dans  les  ténèbres,  emportant  mes  regrets  et  mes  remercîmens, 
mais  non  mes  souvenirs,  qui  resteront  gravés  dans  ma  mémoire. 


HiJBNER. 


MELCHIOR     GRIMM 


IV'. 

GRIMM  ET    CATHERINE.    —    LA   RÉVOLUTION   ET   L'ÉMIGRATION.    —    LA   FIN. 


1. 

Grimm  fit  deux  séjours  à  Pétersbourg.  Le  premier,  en  1773, 
lorsqu'il  y  conduisit  le  jeune  prince  héréditaire  de  Hesse  et  assista 
au  mariage  de  la  princesse  Wilhelmine  avec  le  tsarowitz  Paul.  Il  y 
retrouva  Diderot,  avec  lequel  il  avait  quitté  Paris,  mais  qui  avait 
pris  par  la  Hollande  et  y  avait  passé  plusieurs  mois.  L'impératrice 
les  accueillit  l'un  et  l'autre  de  la  manière  la  plus  flatteuse,  mais  non 
pas  to-ut  à  fait  de  la  même  manière.  Diderot  l'étonnait  par  son  élo- 
quence et  l'amusait  par  sa  familiarité  et  ses  distractions  ;  Grimm 
l'intéressait,  la  chariiiait  (2).  «  Sa  conversation  est  un  délice  pour 
moi,  écrivait-elle  à  Voltaire,  mais  nous  avons  encore  tant  de  choses 
à  nous  dire  que  jusqu'ici  nos  entretiens  ont  eu  plus  de  cha- 
leur que  d'ordre  et  de  suite.  »  Grimm,  dans  une  lettre  adressée  à 
M™®  Geoffrin,  rend  également  compte  de  ses  premières  impressions 
à  la  cour  de  Russie.  «  Le  lendemain  de  mon  arrivée,  à  midi,  j'ai 

(1)  Voyez  la  Hevue  du  15  octobre,  du  15  novembre  et  du  l'"^  décembre  1885. 

(2)  Grimm,  écrivant  au  comte  de  Nesselrode,  dit  et  répète  que  l'impératrice  a  été 
enchantée  de  Diderot,  mais  que  celui-ci  n'a  pas  fait  à  Pétersbourg  d'autres  con- 
quêtes ;  loin  de  là,  il  a  été  en  butte  à  de  sourdes  persécutions. 


MELCHIOR    GRIMM.  105 

fait  la  révérence  à  Sa  Majesté,  et  je  lui  ai  baisé  la  main  avec  le  res- 
pect qu'on  doit  à  la  main  auguste  qui  tient  les  rênes  d'un  grand 
empire,  et  avec  le  plaisir  qu'on  a  d'approcher  ses  lèvres  d'une 
belle  main  de  femme...  L'impératrice  me  combla  de  bontés  dès  le 
premier  jour.  Après  s'être  entretenue  quelque  temps  avec  moi,  elle 
me  fit  ordonner  de  rester  à  dîner.  Après  dîner,  elle  me  dit  en  me 
souriant  :  «  J'ai  été  bien  loin  de  vous,  mais  j'espère  qu'il  n'en  sera 
pas  toujours  de  même...  »  J'ai  eu  l'honneur  de  la  voir  presque  tous 
les  jours,  de  dîner  deux  ou  trois  fois  avec  elle,  et,  ce  qui  vaut  au- 
dessus  de  tout,  de  causer  encore  quelquefois  le  soir  une  heure  et 
demie,  deux  heures  de  suite,  tête  à  tête  dans  son  cabinet.  Là,  il 
faut  se  camper  dans  un  bon  fauteuil,  en  face  du  canapé  impérial  et 
de  la  souveraine  de  toutes  les  Russies;  on  cause,  on  babille  de 
choses  sérieuses,  gaies,  graves,  frivoles,  souvent  très  gaîment  de 
choses  graves,  très  gravement  de  choses  gaies  ;  et  puis  Sa  Majesté 
dit  bonsoir.  Nous  avons  jasé  ce  soir  comme  des  pies  borgnes.  C'est 
je  vous  assure,  une  charmante  femme  et  dont  la  maison  manque  à 
Paris.  Une  ou  deux  fois  la  semaine,  l'impératrice  dîne  dans  son 
Ermitage  attenant  le  palais  et  communiquant  à  son  appartement. 
C'est  là  que  sont  ses  immenses  trésors  en  peinture  ;  c'est  là  qu'on 
trouve  un  jardin  d'été  et  un  jardin  d'hiver  de  plain-pied  avec  l'ap- 
partement, au  premier  étage.  L'entrée  de  l'Ermitage  rend  tout  le 
monde  égal  :  on  quitte  son  rang,  son  épée,  son  chapeau  à  la  porte. 
11  n'y  a  pas  là  un  soupçon  d'impératrice.  Dans  la  salle  à  manger  il 
y  a  deux  tables,  l'une  à  côté  de  l'autre,  chacune  de  dix  couverts. 
Le  service  se  fait  par  machines  ;  ainsi  point  de  valets  derrière  les 
chaises,  et  le  lieutenant  de  police  est  fort  attrapé,  car  il  ne  peut 
pas  faire  un  seul  rapport  à  Sa  Majesté  de  ce  qui  se  dit  pendant  ces 
dîners-là.  Les  places  se  tirent  au  sort,  et  l'impératrice  est  souvent 
placée  au  coin  de  la  table,  tandis  que  M.  Grimm  ou  un  autre  homme 
de  son  importance  occupe  la  place  du  milieu.  » 

L'intimité  qui,  du  premier  abord,  s'était  ainsi  établie,  entre 
l'impératrice  et  l'écrivain,  s'accrut  encore  après  les  fêtes  du  ma- 
riage et  le  départ  de  la  landgrave.  «  Sa  Majesté  me  faisait  fréquem- 
ment appeler,  après  souper,  dans  son  appartement.  Elle  travaillait  à 
quelque  ouvrage  de  main  à  sa  table,  me  faisait  asseoir  vis-à-vis 
d'elle  et  me  gardait  jusqu'à  dix  heures  et  demie,  onze  heures,  sui- 
vant le  degré  d'intérêt  que  la  conversation  avait  pris.  Bientôt  ces 
séances  devinrent  journalières  et  étaient  précédées  tantôt  d'une 
tantôt  de  deux  dans  la  journée,  l'une  avant,  l'autre  après  le  dîner 
de  Sa  Majesté.  Je  passais  ainsi  régulièrement  depuis  onze  heures 
du  matin  jusqu'à  onze  heures  du  soir  à  la  cour  et  en  })résence  de 
l'impératrice,  soit  en  public,  soit  en  particulier;  je  n'étais  retiré 
chez  moi  que  l'après-dîner,  depuis  quatre  jusqu'à  six  heures.  L'hi- 


106  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

ver  de  1773  à  1774  s'écoula  ainsi  pour  moi  dans  une  ivresse  con- 
tinuelle. Les  bontés  de  l'impératrice  semblaient  s'accroître  de  jour 
en  jour,  et  avec  elles  sa  confiance.  La  mienne  était  telle  que  j'en- 
trais dans  son  appartement  avec  la  même  sécurité  que  chez  l'ami 
le  plus  intime,  sûr  de  trouver  dans  son  entretien  un  fonds  inépui- 
sable du  plus  grand  intérêt  sous  la  forme  la  plus  piquante.  » 

Catherine,  qui  n'ignorait  point  que  Grimm  était  à  la  recherche 
d'une  position,  eut  l'idée  de  l'attacher  à  son  service,  et,  le  lendemain 
même  de  la  première  entrevue,  elle  lui  fit  faire  des  ouvertures  à 
ce  sujet.  A  la  grande  surprise  de  l'impératrice,  Grimm  se  montra 
hésitant.  Quelque  séduisantes  que  parussent  les  propositions  qui 
lui  étaient  faites,  il  se  défiait  d'une  fortune  qui  reposait  sur  la  base 
précaire  de  la  faveur.  Il  lui  en  coûtait  sans  doute  aussi  de  renon- 
cer à  ses  habitudes  et  à  sa  société  de  Paris.  Il  dut,  enfin,  com- 
prendre l'impossibilité  soit  de  se  séparer  de  M""^  d'Epinay,  soit  de 
la  faire  venir  en  Russie.  «  Les  bontés  de  l'impératrice  m'ont  rendu 
fou,  écrivait-il  au  comte  de  Nesseirode  ;  si  je  la  quitte,  j'en  mourrai 
de  douleur,  mais  comment  rester?  »  La  maladie  vint  à  son  secours. 
Il  fut  attaqué  d'une  fièvre  d'accès  qui  le  retint  quelques  semaines 
chez  lui,  et  que  les  médecins  ne  crurent  pouvoir  couper  sans  un 
changement  d'air.  Grimm  se  sépara  donc  de  Catherine,  au  mois 
d'avril  1774,  en  promettant  toutefois  de  revenir  et  en  s'engageant 
jusque-là  à  donner  fréquemment  de  ses  nouvelles.  Telle  fut  l'ori- 
gine de  la  précieuse  correspondance  dont  nous  devons  la  publica- 
tion à  la  Société  impériale  de  l'histoire  de  Russie.  Les  lettres  de  la 
tsarine,  qui  n'offrent  que  peu  de  lacunes,  commencent  au  lende- 
main du  départ  de  Grimm,  en  1774,  et  vont  jusqu'au  20  octobre 
1796,  un  mois  avant  la  mort  de  Catherine.  Nous  étions  moins  fa- 
vorisés en  ce  qui  concerne  les  lettres  de  son  correspondant, 
dont  une  petite  partie  seulement  avait  pu  être  recouvrée  dans  les 
archives  de  la  couronne  et  entre  les  mains  du  prince  Woronzof  ; 
une  trouvaille,  récemment  faite  dans  un  château  de  Pologne,  vient 
heureusement  d'y  ajouter  un  grand  nombre  de  pièces  nouvelles 
et  relatives  aux  dernières  années  du  règne,  par  conséquent  à  la 
politique  de  Catherine  pendant  la  Révolution.  La  collection  n'en 
reste  pas  moins  encore  fort  incomplète.  La  suite  de  ces  lettres  ne 
devient  régulière  qu'en  1779  ;  elle  souffre  plusieurs  interruptions 
entre  1783  et  1790,  et  elle  fait  entièrement  défaut  entre  mai  1791 
et  août  1793. 

Grimm  fat  fidèle  à  sa  parole.  Il  revint  à  Pétersbourg,  en  1776, 
après  un  voyage  de  quelques  mois,  dans  lequel  il  servit  de  mentor 
aux  jeunes  comtes  Romanzof ,  et  qui  le  conduisit  successivement 
à  Naples,  où  il  embrassa  Galiani  ;  à  Rome,  qu'il  aspirait  de- 
puis longtemps  à  visiter  ;  à  Ferney,  où  il  fut  reçu  par  Voltaire,  et  à 


MELCHIOR   GRIMM.  107 

Berlin,  où  il  put  causer  avec  Frédéric  du  nouveau  règne  qui  com- 
mençait en  France.  Grimm  arriva  en  Russie  au  mois  de  septembre, 
juste  à  temps  pour  assister  aux  secondes  noces  du  tsarowitz,  dont 
il  avait,  deux  ans  auparavant,  vu  célébrer  le  premier  mariage.  Il 
n'y  trouva  pas  un  accueil  moins  empressé  que  lors  de  sa  précé- 
dente visite.  «  Je  passai  une  année  presque  entière,  raconte-t-il, 
auprès  de  mon  auguste  protectrice,  la  voyant  tous  les  jours,  du 
matin  au  soir  en  public,  et  en  particulier  au  moins  une  fois  par 
jour  ;  passant,  pour  l'ordinaire,  deux,  trois,  quelquefois  quatre,  et 
une  fois  jusqu'à  sept  heures  de  suite,  tête  à  tête  avec  elle,  sans 
que  la  conversation  tarît  un  instant.  C'était  un  commerce  d'épan- 
chemens  entre  deux  amis,  qui  se  rendaient  compte  réciproque- 
ment de  ce  qui  les  avait  occupés,  intéressés  dans  la  journée,  de  ce 
qui  les  occuperait  le  lendemain...  Il  faut  avoir  vu  dans  ces  momens 
cette  tête  singulière,  ce  composé  de  génie  et  de  grâce,  pour  avoir 
une  idée  de  la  vene  qui  l'entraînait,' des  traits  qui  lui  échappaient, 
des  saillies  qui  se  pressaient  et  se  heurtaient,  pour  ainsi  dire,  en 
se  précipitant  les  unes  sur  les  autres  comme  les  eaux  limpides 
d'une  cascade  naturelle.  Que  n'a-t-il  été  en  mon  pouvoir  de  cou- 
cher par  écrit  ces  causeries  !  Je  quittais  Sa  Majesté  pour  l'ordinaire 
tellement  ému,  tellement  électrisé,  que  je  passais  la  moitié  de  la 
nuit  à  me  promener  à  grands  pas  dans  ma  chambre,  obsédé,  pour- 
suivi par  tout  ce  qui  avait  été  dit,  et  me  désolant  que  tout  cela  ne 
lût  que  pour  moi  et  dût  rester  perdu  pour  tout  le  monde.  L'impé- 
ratrice, à  la  vérité,  ne  fut  jamais  un  seul  instant  absente  dans  ces 
tête-à-tête,  mais  elle  n'y  fut  pas  non  plus  jamais  de  trop.  L'art  de 
conserver  la  dignité  qui  lui  était  naturelle,  au  milieu  de  l'aisance, 
de  la  familiarité  même,  était  un  de  ses  secrets  et  des  charmes  ma- 
giques de  sa  société.  » 

Si  la  correspondance  de  Catherine  avec  Grimm  ne  reproduit  pas, 
sans  doute,  d'une  manière  complète  l'agrément  et  la  puissance  de 
sa  conversation,  elle  atteste  du  moins  que  son  correspondant  n'a 
point  exagéré  l'étrange  familiarité  qui  s'était  établie  entre  eux. 

Grimm  était  ^à  peine  arrivé  pour  la  seconde  fois  à  Pétersbourg, 
qu'en  homme  avisé  et  qui  ne  perd  jamais  de  vue  l'essentiel,  il  se 
demanda  de  nouveau  à  quoi  le  mènerait  la  faveur  dont  il  jouissait, 
quel  parti  il  en  pourrait  bien  tirer  pour  son  avenir.  Le  problème  se 
posait  toujours  dans  les  mêmes  termes  :  par  quoi  remplacer  la  Cor- 
respondance littéraire,  dont  il  était  fatigué,  et  qu'il  avait,  du  reste, 
depuis  trois  ans  déjà,  abandonnée  à  Meister?  Quelle  occupation  in- 
venter qui  lui  permit  de  toucher  des  honoraires  tout  en  résidant  à 
Paris?  Grimm,  dans  cette  perplexité,  eut  recours  au  style  moitié 
sérieux,  moitié  bouffon,  qui  caractérise  du  reste  toute  sa  corres- 
pondance avec  l'impératrice,  et  il  y  joignit  l'empbi  des  procédés 


108  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

littéraires  qui  avaient  jadis  fait  la  fortune  du  Petit  Prophète.  La 
requête  qu'il  adressa  à  Catherine  débutait  par  une  parodie  du  Credo, 
dans  laquelle  cette  souveraine  prenait  la  place  des  trois  personnes 
de  latrinité  ;  l'écrivain  lamentait  ensuite,  dans  le  style  de  Jérémie,Ia 
destinée  qui  l'avait  ramené  en  Russie  sans  lui  permettre  d'y  rester 
définitivement.  Arrivant  enfin  à  l'exposé  de  ses  difficultés  et  de  ses 
vœux,  notre  courtisan  racontait  en  langage  moins  fleuri  qu'il  était 
venu  au  monde  sans  fortune  et  qu'il  n'avait  pas  encore  réussi  à  s'en 
faire  une.  «  N'ayant  jamais  ni  volé,  ni  su  tirer  parti  de  mes  occu- 
pations, j'ai  perdu  ma  vie  à  faire  un  mauvais  travail  à  qui  je  dois 
cependant  tout  mon  bonheur,  qui  n'est  pas  commun.  L'état  de  ma 
santé  m'obligeant  d'y  renoncer,  j'ai  trouvé,  en  faisant  mon  dé- 
compte, qu'après  en  avoir  vécu  honnêtement  pendant  vingt  ans,  je 
m'en  étais  encore  ménagé  un  revenu  annuel  d'environ  sept  à  huit 
cents  roubles.  »  Ce  revenu,  suffisant  pour  donner  du  pain  à  un  phi- 
losophe, ne  l'est  pas  pour  permettre  à  Grimm  de  vivre  en  grand 
seigneur  et  à  la  cour  de  Russie.  Le  rôle  d'hôte  et  de  commensal  de 
Catherine  ne  saurait,  d'ailleurs,  lui  aller  ;  il  craint  qu'on  ne  se  lasse 
de  lui,  il  redoute  les  envieux,  et  il  tient  à  rendre  quelques  services 
en  retour  des  faveurs  dont  il  est  comblé.  La  pièce  se  termine  par 
une  nouvelle  plaisanterie  :  l'embarras  de  prendre  une  décision  a 
déterminé  chez  Grimm  un  état  si  critique  qu'il  a  fallu  faire  appeler 
MM.  Rogerson  et  Kelchen,  les  médecins  ordinaires  de  l'impéra- 
trice ;  or,  il  appert  de  leur  consultation  que  le  malade  doit  être 
renvoyé  à  Paris,  parce  qu'il  n'est  bon  qu'à  écrire  et  ne  peut  écrire 
que  là  ;  d'un  autre  côté,  comme  il  ne  veut  pas  renoncer  à  servir  sa 
majesté,  c'est  à  celle-ci  en  définitive  qu'il  appartient  de  trouver 
le  remède. 

Nous  avons  la  réponse  de  l'impératrice  à  cette  requête.  Cathe- 
rine ne  comprit  pas  tout  de  suite  où  Grimm  voulait  en  venir  ;  regar- 
dant comme  sincères  les  raisons  qu'il  donnait  pour  ne  pas  rester 
en  Russie,  elle  s'appliqua  de  bonne  foi  à  les  lever.  Il  ne  voyait  pas, 
avait-il  dit,  en  quoi  il  pourrait  la  servir  à  Pétersbourg  :  elle  lui 
proposait  de  l'aider  dans  ses  projets  d'instruction  publique.  Il  re- 
doutait les  difficultés  :  elle  promettait  «  d'arranger  si  joliment  les 
choses  que  tout  viendrait  tout  naturellement  se  ranger  sous  ses 
pattes.  »  Il  n'avait  pas  le  courage  de  dire  pour  toujours  adieu  à 
Paris  :  eh  bien  !  qu'il  ne  s'engage  que  pour  un  temps  limité.  Quant 
à  un  traitement,  la  chose,  s'il  consentait,  serait  bientôt  réglée. 
Catherine,  au  surplus,  le  laissait  libre  et  ne  demandait  qu'un  oui 
ou  un  non.  La  suite  de  la  négociation  nous  manque,  mais  nous  en 
connaissons  le  dénoûment.  Grimm  finit  par  faire  comprendre  qu'il 
lui  répugnait  de  se  fixer  en  Russie,  et  l'impératrice  réussit  à  lui 
trouver  des  fonctions  qu'il  pût  remplir  à  Paris.  Il  y  devint  son  agent 


I      ^ 

MELCHIOR    GRIMM.  109 

pour  les  achats  d'objets  d'art,  et,  en  général,  pour  les  missions  et 
commissions  confidentielles.  Ses  appointemens  étaient  de  2,000  rou- 
bles, ce  qu'il  évalue  lui-même  à  10,000  livres  de  France.  Il  rece- 
vait, en  outre,  ce  rang  et  ce  titre  de  colonel  qui  amusaient  tant 
Frédéric.  Grimm,  ainsi  comblé,  quitta  Pétersbourg,  passa  par 
Stockholm,  où  le  roi  de  Suède  l'avait  invité  à  venir,  et  arriva  à 
Paris,  au  mois  de  novembre  1777,  après  une  absence  de  près  de 
deux  ans.  C'est  à  cette  époque  qu'il  alla  demeurer  rue  de  la 
Chaussée-d'Antin,  dans  un  appartement  qu'il  occupa  jusqu'au  jour 
de  l'émigration. 

II. 

La  correspondance  entre  la  souveraine  et  le  philosophe  courtisan 
recommença  dès  le  lendemain  de  cette  seconde  séparation.  Elle 
était  presque  journalière.  Catherine,  en  effet,  au  bout  de  quelques 
années,  renonça  à  l'usage  de  la  poste;  elle  envoyait  tous  les  trois 
mois  un  courrier  qui  apportait  à  Grimm  un  paquet  et  remportait  sa 
réponse,  et  ces  paquets  renfermaient  une  sorte  de  journal,  quo- 
tidien ou  peu  s'en  faut,  dans  lequel  on  consignait,  de  part  et  d'autre, 
les  affaires,  les  nouvelles,  les  réflexions,  les  saillies,  les  choses 
folles  ou  sages,  tout  ce  qui  passait,  en  un  mot,  par  la  tète  de  ces 
étranges  épistolaires.  Ce  qui  y  tenait  le  moins  de  place,  c'étaient 
les  événemens  du  jour,  sauf  plus  tard  quand  la  révolution  eut  éclaté 
et  que  Grimm  eut  quitté  la  France.  Le  souffre-douleur  se  montrait 
d'une  grande  réserve  à  cet  égard  ;  le  public  ne  s'en  imaginait  pas 
moins  qu'un  commerce  de  lettres  de  cette  espèce  devait  avoir  pour 
principal  objet  les  questions  qui  s'agitaient  entre  les  cabinets  de 
l'Europe.  Les  voyageurs  russes  qui  passaient  à  Paris  se  deman- 
daient de  leur  côté,  et  non  sans  appréhension,  si  le  correspondant  de 
Catherine  n'était  pas  chargé  d'envoyer  des  rapports  sur  leurs  liaisons 
et  sur  leur  conduite.  Le  gouvernement  français  paraît  avoir  été 
mieux  renseigné.  «  Je  dois  aux  ministres  de  Louis  XVI,  a  déclaré 
Grimm,  la  justice  de  dire  que  jamais  ils  n'ont  conçu  le  moindre 
ombrage  de  cette  allée  continuelle  des  courriers.  Jamais  ils  n'en 
ont  marqué  la  plus  légère  inquiétude.  Leur  confiance,  au  contraire, 
dans  ma  discrétion  était  telle  qu'ils  me  tenaient  constamment  au 
courant  de  ce  qui  se  passait  entre  eux  et  les  ministres  de  l'impé- 
ratrice et  des  instructions  qu'ils  donnaient  au  ministre  de  France  à 
Pétersbourg;  mais  je  gardais  ces  notions  pour  moi,  et  ne  me  per- 
mettais pas  d'en  dire  un  mot  dans  ma  correspondance,  tant  il  me 
paraissait  important  de  ne  jamais  croiser  la  marche  ministérielle 
d'une  affaire  quelconque.  Quoique  rarement,  il  arrivait  cependant  à 
l'impératrice  de  me  charger  parfois  d'une  insinuation  à  faire  au 


110  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ministère  de  France,  qu'elle  ne  jugeait  pas  à  propos  de  faire  passer 
par  le  canal  [ministériel  ;  mais,  dans  ces  occasions,  jamais  le  nom 
de  Sa  Majesté  ne  fut  compromis,  et  je  prêchais  mon  texte  comme 
le  fruit  de  mes  propres  réflexions,  fondées  sur  la  connaissance  que 
je  pouvais  avoir  des  principes  et  de  la  façon  de  penser  de  l'impé- 
ratrice. Les  ministres  de  Louis  XYI,  de  leur  côté,  me  pressaient 
assez  souvent  de  me  charger  de  choses  qu'eux  aussi  ne  voulaient 
pas  faire  arriver  par  le  canal  ordinaire.  Je  leur  observais  prélimi- 
nairement  qu'avant  tout  j'étais  Russe  ;  que  s'ils  ne  voulaient  pas 
parler  vrai  ni  agir  conformément  à  ce  qu'ils  annonçaient,  ils 
avaient  grand  tort  de  s'adresser  à  moi  ;  qu'en  m'inspirant  une  fausse 
confiance  en  eux,  ils  ne  donneraient  pas  une  minute  le  change  à 
l'impératrice  sur  leurs  véritables  dispositions...  Je  dois  rendre  la 
justice  au  ministère  de  France  que  jamais  il  ne  m'en  a  imposé  sur 
rien,  et  je  me  rappelle  que,  nommgnent  dans  les  négociations  avec 
la  Porte  pour  la  déterminer  à  la  cession  de  la  Tauride,  il  remplit 
exactement  ce  qu'il  avait  annoncé,  et,  ce  qui  dans  ce  temps-là 
n'était  pas  si  aisé  à  croire,  prévint  alors  par  son  influence  à  Gon- 
stantinople  la  rupture  entre  les  deux  empires.  » 

Le  lecteur  aura  remarqué  ces  mots  :  «  avant  tout  j'étais  Russe.  » 
Grimm  était  Russe  en  etfet,  ayant  été  attaché  au  senice  de  Cathe- 
rine par  le  titre  de  conseiller  d'état.  Gela  ne  l'empêchait  pas  d'être 
en  même  temps  Allemand  en  sa  qualité  de  ministre  plénipotentiaire 
du  duc  de  Saxe-Gotha  à  Paris,  désignation  sous  laquelle  il  figure, 
dans  VAlmanach  royal,  de  1776  à  1792.  Français,  s'il  ne  l'était 
pas  au  sens  légal  ou  officiel  du  mot,  Grimm  l'avait  été  comme  fai- 
sant partie  de  la  maison  du  duc  d'Orléans,  et  il  l'était  resté  par  une 
adoption  évidente,  par  bien  des  habitudes  et  des  préférences.  Nous 
avons  donc  là  le  parfait  cosmopolite,  prêt  à  épouser  tous  les  inté- 
rêts, à  entrer  dans  tous  les  services,  à  chercher  la  fortune  de  quel- 
que côté  qu'elle  lui  fît  signe.  Mieux  que  cela,  nous  voyons  Grimm, 
pour  ainsi  dire,  en  fonction  internationale,  servant  d'intermédiaire 
entre  les  cours,  et  méritant,  du  reste,  la  confiance  qu'on  mettait 
en  lui  par  sa  raison,  par  son  tact  et  par  une  discrétion  à  toute 
épreuve. 

Le  fond  de  la  correspondance  entre  Grimm  et  Gatherine  en  ferait 
quelque  chose  d'assez  fastidieux  si  l'étrangeté  de  leur  relation  n'en 
faisait,  au  contraire,  l'un  des  documens  les  plus  curieux  de  l'histoire. 
Les  deux  personnages  s'écrivent  la  plupart  du  temps  pour  des  com- 
missions à  donner  et  des  comptes  à  rendre,  mais  à  ces  détails  d'af- 
faires, nous  l'avons  dit,  se  mêlent  mille  sujets  divers  d'entretien, 
de  sorte  qu'il  finit  par  se  dégager  de  tout  cela  deux  physionomies 
inoubliables.  Catherine  s'y  livre  avec  tant  d'abandon,  elle  s'y  montre 
sous  tant  de  jours  diff'érens,  elle  est  si  homme  et  si  femme,  si 


MELCHIOR   GRIM3I.  111 

transparente  et  si  énigmatique,  que  le  lecteur  est  entraîné  par  l'in- 
térêt de  cette  révélation.  Grimm,  de  son  côté,  est  ici  tout  autre  que 
nous  ne  le  connaissions  encore,  infiniment  plus  libre,  plus  débou- 
tonné, plus  bavard,  plus  plaisant,  plus  souple,  plus  familier,  plus 
important.  Les  deux  correspondans  ont,  dès  le  premier  jour,  mis 
leurs  lettres  sur  un  ton  qui  permettait  à  la  souveraine  de  tout  dire 
au  hasard  de  la  plume,  sans  souci  de  la  langue  ou  de  la  dignité,  et 
qui  autorisait  le  sujet  à  se  permettre  beaucoup  aussi  sans  paraître 
oublier  la  distance  des  rangs,  ni  se  départir  du  respect  dû  à  une 
tête  couronnée.  Ce  ton  est  celui  d'une  plaisanterie,  disons  mieux, 
d'une  cocasserie  qui  ne  se  dément  pas.  Il  faut  avoir  feuilleté  ces 
volumes  pour  s'en  faire  une  idée.  Rien  n'y  est  dit  simplement.  On 
mêle  l'allemand  et  le  français.  On  désigne  les  individus  par  des  so- 
briquets ;  Marie-Thérèse  est  «  Maman,  »  Frédéric  est  Hérode,  Gus- 
tave III,  Falstaff,  etc.  Tout  passe  à  la  faveur  de  ce  style.  Grimm 
s'en  sert,  au  besoin,  pour  contredire  ou  redresser.  Catherine,  par 
exemple,  ayant  fait  je  ne  sais  quelle  confusion  de  noms,  son  cor- 
respondant se  dit  «  payé  par  son  auguste  souveraine  pour  se  dé- 
fier de  la  tête  impériale,  dont  peu  de  mortels  ont  été  à  portée 
comme  lui  de  considérer  et  d'étudier  la  marche,  c'est-à-dire  les 
sauts  et  les  bonds,  et  dont  il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  de 
mesurer  les  gambades,  encore  moins  de  les  suivre.  »  Mais  c'est  sur- 
tout à  varier  le  vocabulaire  de  l'adulation  que  Grimm  fait  servir  ce 
ton  de  charge  et  de  parade.  Il  y  trouve  des  ressources  que  les  fa- 
çons ordinaires  de  parler  ne  lui  auraient  jamais  fournies,  et  il  évite 
les  pires  difficultés  du  genre,  laissant  incertain  ce  qu'il  faut  mettre 
au  compte  d'une  admiration  sincère  ou  au  compte  d'un  jeu  convenu. 
L'humilité,  par  ce  moyen,  devient  impunément  bassesse  et  la  flat- 
terie extravagance.  Grimm  demandera  à  être  compté  au  nombre  des 
chiens  de  l'impératrice.  Il  n'est  qu'un  ver  de  terre  et  il  s'en  féli- 
cite :  «  J'en  suis  plus  fait,  dit-il,  pour  ramper  à  ses  pieds.  »  Il  est 
deux  formes  que  la  flagornerie  aflecte  surtout  dans  les  lettres  de 
Grimm,  la  description  du  culte  qu'il  rend  à  Cathenne  et  le  récit 
des  émotions  que  ses  faveurs  lui  font  éprouver.  L'impératrice  a  une 
chapelle  dans  l'hôtel  de  la  Chaussée  d'Antin,  et  elle  y  reçoit  de 
toute  la  famille  des   hommages  religieux.  Les  principales  dates 
de  sa  vie,  sa  naissance,  son  avènement  au  trône,  son  coui'onne- 
ment,y  sont  célébrés  par  des  fêtes.  Tout  ce  qui  émane  d'elle  excite 
des  transports  de   reconnaissance,  des  cris  d'admiration.  Grimm 
vient  d'obtenir  le  portrait  de  la  souveraine.   «  L'image   révérée, 
écrit-il,  a  été  reçue  avec  les  mêmes  cérémonies  et  la  même  dévotion 
avec  lesquelles  le  comte  Souvarof  reçut  son  cordon  de  Saint-André 
à  Kinburn  ;  excepté  de  n'avoir  pas  communié,  je  puis  me  vanter 
d'avoir  ri,  pleuré  et  eu,  autant  que  lui,  l'air  d'un  possédé.  Il  est 


112  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

cependant  impossible  que  ce  cordon  lui  ait  causé  le  même  mouve- 
ment de  joie  et  de  reconnaissance  qu'à  moi  l'image  vénérée,  parce 
que  j'en  suis  épuisé,  anéanti...  Que  n'ai-je  communié  comme  lui, 
et  sous  les  deux  espèces,  avant  de  toucher  à  l'image  révérée  !  Cet 
acte  de  piété  m'aurait  peut-être  donné  la  force  de  supporter  ma 
joie  et  de  ne  pas  succomber  sous  le  poids  de  ma  reconnaissance. 
Bénie  soit  celle  qui,  pleine  de  grâce,  a  daigné  accorder  à  son  souffre- 
douleur  cette  image  sans  prix  de  l'immortelle  I  »  II  n'est  lettre  de 
l'impératrice,  du  reste,  qui  ne  donne  lieu  à  de  semblables  dithy- 
rambes. Grimm  ne  peut  les  relire  sans  y  trouver  de  nouvelles  ri- 
chesses. «  C'est  comme  les  beaux  tableaux  de  Raphaël,  dit-il  :  plus  on 
les  regarde,  plus  on  en  est  enivré,  extasié.»  Et  l'attendrissement  dé- 
passe encore  l'admiration.  Notre  homme,  quand  il  a  reçu  l'une  de  ces 
épîtres,  pleure  «  comme  un  veau.  »  Le  tremblement  de  terre  de  Lis- 
bonne, à  ce  qu'il  prétend,  n'est  qu'un  jeu  de  marionnettes  en  compa- 
raison des  transports  qui  l'agitent.  Il  a  été  plus  longtemps  que  d'ha- 
bitude sans  nouvelles,  il  lui  arrive  enfin  un  gros  paquet,  et  voici 
là-dessus  à  quelles  pantalonnades  il  se  livre  :  «  Après  une  séche- 
resse et  une  aridité  totales  de  près  de  six  mois,  ce  messager  de 
notre  divinité  tutélaire  a  lâché  les  écluses  de  la  bienveillance  impé- 
riale avec  si  peu  de  précaution  qu'un  engloutissement  universel  a 
pensé  en  être  la  suite  immédiate.  Que  Votre  Majesté  se  figure  le 
désordre  de  ces  premiers  instans  ;  le  déluge  de  Moïse  n'est  qu'une 
pauvreté  auprès,  et  il  ne  reste  point  de  termes  pour  en  donner  une 
idée.  Jamais  il  n'y  eut  une  preuve  plus  forte  et  plus  démonstrative 
à  quel  point  les  extrêmes  se  touchent.  Ce  fut  une  douce  mort  à  la 
vérité  que  d'être  inondé  du  nectar  de  la  joie,  mais  ce  fut  cependant 
la  mort,  et  un  souffre-douleur  tenant  dans  ses  mains  tremblantes 
une  pancarte  impériale  de  quarante  et  une  pages,  se  trouva  dans 
les  premiers  instans  dans  un  état  plus  critique  que  ne  l'était  un 
moment  aupavarant  le  souffre- disette  avec  tous  ses  symptômes  de 
consomption.  Mais  lorsqu'au  torrent  de  la  bonté  et  de  la  bienveil- 
lance impériale,  il  se  sentit  la  force  d'opposer  un  torrent  de  larmes, 
alors  il  se  crut  la  vie  sauve.  En  effet,  depuis  six  jours  (mais  il  ne  lui 
en  a  pas  fallu  moins),  depuis  six  jours  qu'il  est  en  possession  de  ce 
trésor  inappréciable  de  quarante  et  une  pages,  il  a  peu  à  peu  perdu 
l'immobilité  effrayante  du  premier  moment,  l'usage  des  jambes  est 
revenu,  il  a  recouvré  la  respiration,  et  les  cris  de  la  reconnaissance 
qui  l'étouffaient  ont  été  si  continuels  et  si  aigus  que  je  crains  que 
Votre  Majesté  n'en  ait  été  étourdie  à  ne  savoir  où  se  mettre,  malgré 
la  distance  immense  qui  sépare  de  son  auguste  bienfaitrice  celui 
qu'elle  fait  mourir  de  reconnaissance  et  d'attachement.  Il  en  est 
résulté  un  petit  soliloque  avec  lui-même.  Depuis  dix  ans,  dit-il,  mon 
étoile  la  plus  étrange,  la  plus  glorieuse,  m'a  transformé  en  ballon. 


MELCHIOh   GRIMM.  113 

Questa  mano  possente  e  candida  tient  ma  destinée  entre  ses  doigts  ; 
le  plus  léger  mouvement  de  cette  main  auguste  m'élève  jusqu'aux 
nues,  agrandit  la  sphère  de  mes  forces,  me  fait  planer  dans  les 
cieux,  et  je  n'aperçois  plus  rien  au-dessus  de  moi  que  la  puissance 
du  génie  de  celle  qui  dispose  de  moi.  Mais  aussi,  un  moment  d'oubli 
lui  fait-il  échapper  le  ballon  d'entre  les  doigts,  aussitôt  il  roule  à 
terre,  tout  son  orgueil  l'abandonne,  le  découragement  et  le  déses- 
poir prennent  la  place  de  la  confiance,  et  à  toutes  les  pensées  hautes 
succède  un  anéantissement  total.  Cependant,  qu'es-tu,  ô  misérable 
ballon,  pour  vouloir  toujours  occuper  cette  main  qui  tient  les  rênes 
du  plus  vaste  empire  et  dont  les  mouvemens  décident  les  mouve- 
mens  du  monde?  Si  par  un  miracle  inexplicable  elle  a  daigné  te 
soutenir  depuis  dix  ans,  comment  espérer  que  ce  miracle  se  re- 
nouvelle et  se  perpétue?  De  tout  cela,  madame,  il  résulte  que 
c'est  une  triste  condition  que  celle  d'un  ballon  qui  renferme  un 
cœur.  » 

Catherine,  dans  ses  réponses,  adopte  le  même  genre  de  sério- 
comique;  seulement,  tandis  que  la  bouffonnerie  aidait  Grimm  à 
déguiser  l'adulation  sous  l'hyperbole,  l'impératrice  s'en  sert  pour 
dissimuler  la  faveur  sous  des  façons  de  brusquerie.  Comme  son 
correspondant,  elle  bariole  son  français  d'allemand,  et  quel  français 
que  le  sien!  Ce  n'est  pas  qu'elle  ne  l'ait  appris  dans  son  enfance,  de 
M"*  Gardel,  son  institutrice;  elle  en  possède  l'usage  courant,  mais 
elle  le  parle  avec  un  mélange  bizarre  de  tours  idiomatiques  et  d'in- 
corrections, allant  toujours  son  chemin,  se  plaisant  à  l'incohérence 
des  images.  Elle  a  «  un  mal  de  tête  qui  ne  se  mouche  pas  du  pied.  » 
Elle  énonce  hardiment  que  «  cinquième  roue  au  carrosse  ne  sau- 
rait rien  gâter  à  l'omelette.  »  Çà  et  là,  des  mots  grossiers,  de  ceux 
qu'on  n'écrit  pas  ententes  lettres.  Un  naturel,  pour  tout  dire,  qui 
va  jusqu'à  l'abandon.  Catherine  a  dans  son  correspondant  une 
confiance  absolue,  et  elle  éprouve  le  besoin  de  causer  avec  lui 
en  tout  lieu  et  en  toute  circonstance.  Elle  lui  rend  compte  de 
ses  fêtes, de  ses  constructions,  de  ses  voyages,  de  ses  affaires  d'état, 
de  ses  triomphes,  de  ses  chagrins.  Elle  ne  le  lui  cache  pas  :  «  Je 
n'ai  jamais  écrit  à  personne  comme  à  vous.  »  Et  une  autre  fois  : 
«  Je  vous  écris  tout  ce  qui  me  passe  par  la  tête,  sans  ordre  ni  règle, 
sans  style  ni  orthographe  ;  vous  avez  nommé  cela  admirablement 
bien  :  olla  podrida  impériale,  car  vraiment  mes  lettres  ressemblent 
au  plat  espagnol.  »  Et  encore,  vers  la  fin  :  «  Je  sais  et  n'en  doute 
pas  que  vous  m'êtes  profondément  attaché  :  entendez-vous,  souffre- 
douleur  ?  Et  voilà  pourquoi  je  vous  dis  tout  ce  qui  se  trouve  au 
bout  de  ma  plume.  » 

Grimm  est  l'homme  d'affaires  de  Catherine,  un  factotum  dans  le 

TOMB   LXUII.   —  18S6.  8 


114  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sens  le  plus  étendu  du  mot.  Les  commissions  qu'il  reçoit  sont  de  toute 
espèce,  des  bonbons,  des  pots  de  rouge,  des  toilettes,  des  livres,  de  la 
musique,  des  estampes,  des  camées,  des  tableaux.  L'impératrice  a  le 
goût  des  arts  et  la  manie  des  musées.  Il  lui  prend,  selon  le  mot 
de  son  correspondant,  des  accès  de  gloutonnerie.  Elle  achète  des 
collections  entières,  les  cabinets  de  pierres  gravées  du  bailli  de 
Breteuil  et  du  duc  d'Orléans,  les  galeries  de  tableaux  de  Baudoin 
et  de  Tronchin,  les  portefeuilles  de  Glérisseau,  la  bibliothèque  de 
Voltaire  après  celle  de  Diderot.  Tout  n'est  pas  toujours  de  premier 
mérite  dans  les  marchés  qu'on  fait  pour  elle,  et  elle  s'^en  fâche. 
«  Ah  I  morbleu  !  il  est  incroyable  comment  le  divin  s'est  laissé 
tromper  cette  fois  (le  «  divin,  »  c'est  Reiffenstein,  son  agent  de 
Rome)  ;  j'ai  ordonné  de  faire  choix  et  d'envoyer  les  croûtes  à  l'encan 
pour  le  bien  de  l'hôpital  de  la  ville.  »  Elle  a,  d'autres  fois,  des 
crises  d'économie  ;  elle  se  dit  ruinée,  jure  ses  grands  dieux  qu'elle 
n'achètera  plus  rien.  Grimm,  il  faut  le  dire,  l'encourage  tant  qu'il 
peut  dans  ces  idées  de  sagesse,  mais  les  bonnes  résolutions  durent 
peu,-  ou  bien  c'est  le  favori  du  moment  qui  a,  lui  aussi,  le  goût 
des  gemmes  et  dont  il  faut  satisfaire  les  caprices.  Catherine  n'a- 
chète pas  seulement,  elle  bâtit,  et  c'est  Grimm  qui  lui  fournit  des 
architectes,  des  plans,  les  dessins  pour  une  porte  monumentale, 
pour  une  galerie  copiée  sur  les  Loges  du  Vatican.  Catherine  a  un 
théâtre,  et  Grimm  lui  envoie  des  comédiens  et  des  comédies,  des 
pièces  que  Sedaine  écrit  exprès  pour  elle,  un  Carmen  sœmlare  de 
Philidor,  destiné  à  quelque  anniversaire  solennel.  Grimm,  enfin,  est 
le  canal  des  bienfaits  de  l'impératrice,  et,  malheureusement  pour  lui, 
on  le  sait  et  on  en  abuse  ;  il  est  assiégé  d'importuns  qui  font  des  offres, 
apportent  des  projets,  implorent  des  secours.  Il  résiste,  cela  est  évi- 
dent, et  il  a  dû  éconduire  bien  des  quémandeurs,  mais  s'il  n'abuse 
pas  de  son  crédit,  il  en  use,  et  très  souvent  pour  recommander  des 
infortunes.  Catherine  a  ainsi  fait  beaucoup  de  bien.  Elle  se  fiait  au 
jugement  de  son  agent,  et  plus  encore  à  son  intégrité,  et  cette  con- 
fiance était  méritée. Des  sommes  considérables  ont  passé  par  les  mains 
de  Grimm  pendant  les  vingt  années  qu'il  fut  au  service  de  la  tsarine, 
et  jamais  sa  réputation  de  probité  ne  souffrit  la  moindre  atteinte. 
Un  passage  d'une  de  ses  lettres  nous  montre  avec  quelle  hauteur 
il  refusait  les  pots-de-vin  qu'on  lui  offrait  quelquefois  sur  les  mar- 
chés dont  il  était  l'intermédiaire.  Lorsqu'il  demandait  quelque  chose 
pour  lui-même,  c'est  le  plus  souvent  un  portrait  de  l'impératrice  ; 
la  sollicitation  devenait  un  raffinement  de  la  flatterie.  Le  jour  vien- 
dra, il  est  vrai,  où,  ayant  perdu  tout  ce  qu'il  avait,  et  chargé  du 
soin  d'une  famille  qu'il  regarde  comme  la  sienne,  il  en  appellera  à 
la  générosité  de  la  souveraine  qu'il  a  si  bien  servie;  mais  il  le  fera 
alors  avec  le  sentiment  des  droits  qu'il  s'est  acquis.  Grimm  est 


MELCHIOR   GRIMM.  lia 

courtisan,  Grimm  poursuit  la  fortune,  il  se  met  sur  le  chemin  des 
générosités,  mais  il  n'est  pas  proprement  mercenaire. 

Parmi  les  commissions  dont  l'impératrice  chargeait  son  factotum, 
il  en  était  de  confidentielles,  de  délicates.  Un  jeune  Lanskoï,  âgé  de 
dix-sept  ou  dix-huit  ans  et  frère  d'un  favori  de  Catherine,  avait  eu 
d'assez  fâcheuses  aventures  de  voyage.  Parti  sous  la  conduite  d'un 
personnage,  nommé  La  Fontaine,  qu'on  lui  avait  donné  pour  gou- 
verneur, il  tomba  à  Dresde  dans  les  filets  d'une  jeune  femme  que 
la  correspondance  désigne  sous  le  diminutif  de  Lehnchen.  La  Fon- 
taine, empressé  de  favoriser  des  désordres  dont  il  espérait  profiter, 
se  prêta  à  tout  et  conduisit  en  secret  les  amoureux  à  Paris.  Grand 
émoi  des  Lanskoï,  qui  envoyèrent  l'un  des  leurs  à  la  recherche 
des  fugitifs,  et  interminables  ennuis  pour  Grimm,  sur  qui  retomba 
le  soin  d'aider  ces  recherches,  de  séparer  les  coupables,  et  en 
même  temps  d'éviter  un  éclat.  La  tâche  n'était  pas  facile  ;  le  jeune 
homme  voulait  absolument  épouser  la  belle,  et  la  belle,  de  son  côté, 
menaçait,  si  son  amant  quittait  Paris,  de  lui  courir  après.  On  ne  fut 
tout  à  fait  rassuré  que  quand  le  Lanskoï  fut  de  retour  à  Pétersbourg. 
Lehnchen  ne  tarda  pas  à  trouver  un  a  consolateur,  »  et  fut  désinté- 
ressée moyennant  une  rente  viagère  de  2,000  livres,  que  lui 
constitua  Catherine.  Toute  cette  affaire  donna  énormément  de 
peine  à  Grimm,  qui  dut  agir  secrètement,  faire  surveiller  «  ce  lutin  » 
de  Lehnchen  par  la  police  et  obtenir  une  lettre  de  cachet  contre 
La  Fontaine.  Celui-ci,  pour  éviter  l'emprisonnement,  s'était  réfugié 
au  Temple,  comme  lieu  de  franchise,  et  il  y  vécut  dans  la  misère 
jusqu'à  ce  que  Grimm  le  fit  libérer.  «  M.  de  Vergennes,  écrit  le 
soull're-douleur,  s'est  prêté  dans  toute  cette  affaire,  avec  le  plus 
grand  empressement,  à  tout  ce  que  j'ai  été  dans  le  cas  d'exiger  de 
lui,  et  s'en  est  rapporté  à  moi  pour  tous  les  ordres  dont  j'avais  be- 
soin, sans  la  moindre  défiance.  »  Catherine  avait  en  général  à  se 
louer  des  dispositions  de  ce  ministre  à  son  égard  ;  elle  le  recon- 
nut par  un  cadeau  de  fourrures  à  M™"  de  Vergennes. 

Une  autre  affaire  confiée  à  la  prudence  de  Grimm,  et  qui  inté- 
ressait plus  directement  Catherine,  concernait  un  fils  qu'elle  avait 
eu  en  1762  de  Grégoire  Orlof,  et  qui  portait  le  nom  de  Bobrinski. 
L'impératrice  avait  fait  élever  ce  garçon  en  Allemagne  et  lui  avait 
assuré  une  fortune  indépendante  de  30  ou  A0,000  roubles  par 
an.  Bobrinski,  en  1785,  vivait  à  Paris  et  dans  d'assez  mauvaises 
comjwgnies.  Il  avait  fait  des  dettes  et  paraît  même  s'être  laissé 
entraîner  à  des  intrigues  politiques.  Catherine  accuse  Frédéric  de 
l'avoir  incité  contre  elle,  et  assure  qu'elle  en  a  les  preuves  en  main. 
Elle  n'en  restait  pas  moins  disposée  à  venir  au  secours  du  mauvais 
sujet,  pour  qui  elle  se  sentait  évidemment  un  faible.  11  était  non- 
chalant, mais  elle  ne  le  croyait  ni  méchant  ni  malhonnête  ;  une  tête 


116  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  l'envers,  pensait-elle,  mais  de  l'esprit,  des  connaissances  et  même 
des  talens.   Un  peu  de  bizarrerie  de  sa  part  n'était  pas  fait  pour 
étonner  Catherine,  «  car,  dit-elle,  il  appartient  à  des  gens  fort  sin- 
guliers dont  il  tient  beaucoup.  »  Que  s'il  a  besoin  d'argent,  elle  veut 
qu'on  lui  en  donne.  Quand  l'impératrice  s'exprimait  ainsi,  elle  ne  se 
doutait  pas  encore  de  l'étendue  des  extravagances  de  Bobrinski, 
qui  avait  fait  des  billets  pour  des  sommes  considérables,  un  entre 
autres  de  plus  d'un  million  de  livres,  sur  lequel  le  détenteur  con- 
sentait à  perdre  la  moitié  si  on  le  payait  sur-le-champ.  «  Il  est  sin- 
gulier, écrit  la  tsarine  à  Grimm,  que  cet  avare  se  soit  laissé  entraîner 
à  gaspiller  ainsi  sa  recette.  J'enverrais  bien  quelqu'un  pour  retirer 
ce  monsieur-là,  mais  il  est  si  farouche  et  si  caché  qu'il  est  capable 
de  n'y  prendre  aucune  confiance  :  il  se  dira  malade  et  s'échappera. 
Je  crois  que  le  mieux  serait  de  le  faire  venir  chez  vous  et  de  lui 
dire  que  je  vous  ai  chargé  de  lui  conseiller  de  mettre  de  l'ordre 
dans  ses  affaires,  de  ne  plus  jouer  ni  parier  des  sommes  qui  excè- 
dent son  revenu,  et  de  payer  ses  dettes  de  la  façon  indiquée.  Vous 
entendrez  alors  ce  qu'il  dira  ;  demandez-lui  un  aveu  sincère,  et,  s'il 
le  fait,  faites-lui  mettre  par  écrit  comment  il  veut  s'arranger.  S'il 
fait  le  renfermé  et  cherche  à  esquiver,  ayez  la  bonté  de  lui  repré- 
senter les  conséquences.   Dites-lui  qu'ayant  prévu  ses  écarts,  on 
l'avait  confié  à  M.  Bouchouyef,  qu'il  a  voulu  avoir  les  coudées  fran- 
ches, qu'on  les  lui  a  données,  qu'il  en  voit  les  suites,  qu'une  somme 
énorme  n'a  pas  suffi  entre  ses  mains,  qu'il  fera  bien  à  l'avenir  d'em- 
ployer son  argent  avec  plus  d'utilité,  et  qu'au  reste,  s'il  a  envie  de 
se  ruiner,  il  en  est  le  maître.  Pour  le  tirer  de  Paris,  je  crois  qu'il 
faudrait  lui  conseiller  d'aller  en  Angleterre.  »  Mais  Catherine  n'était 
pas  femme  à  tenir  rigueur  au  fils  d'Orlof.  u  Je  m'attache  unique- 
ment,   dit-elle  deux  mois   après,  à   la  détresse   dans  laquelle  se 
trouve  le  jeune  homme  à  la  suite  des  sottises  qu'il  a  faites,  et  j'ai 
ordonné  de  vous  envoyer  les  23,000  roubles  dont  il  a  un  besoin 
si  urgent.  II  est  pris  d'un  fonds  qui  est  en  réserve  pour  lui,  mais 
c'est  ce  qu'il  ignore  et  doit  ignorer;  ainsi  vous  pouvez  donner  à 
cela  telle  tournure  qu'il  vous  plaira,   pourvu  que  vous  payiez  ce, 
qu'il  est  indispensablement  nécessaire  de  payer.  »  Finalement  tout 
est  arrangé.   «  Dieu  merci  qu'il  ait  payé   ses  dettes  et  que  vous 
en  soyez    quitte  !    Je   crois  que   vous    feriez   bien   de  payer  les 
15,000  livres  qui  restent,  et  de  me  renvoyer  les  billets  comme 
vous  me  le  proposez.  Ce  qu'il  y  a  d'étrange  à  tout  cela,  c'est  que 
le  jeune  homme  est  foncièrement  très  avare.  Vous  aurez  sur  cette 
affaire  une  décharge  particulière.  Mais  comment  voulez-vous  qu'on 
mette  un  panier  percé  comme  cela  à  la  tête  d'un  régiment?  Cela 
n'a  ni  expérience  ni  sens  commun  encore.  »  Bobrinski  avait  été 
trop  heureux  de  quitter  Paris  pour  l'Angleterre  afin  d'échapper  à 


MELCHIOR   GRIMM.  H7 

ses  créanciers,  mais  Londres,  aux  yeux  de  ses  protecteurs,  offrait 
encore  plus  de  danger  que  la  France,  «  parce  que  là  aucun  éclat  ne 
peut  être  prévenu  par  voie  d'administration,  que  la  constitution 
anglaise  n'admet  pas.  »  L'impératrice  fit  donc  revenir  le  jeune 
écervelé  en  Russie,  en  lui  donnant  un  tuteur  pour  contenir  ses  dé- 
penses et  sauver  les  restes  de  sa  fortune.  Elle  avait  fini  par  recon- 
naître qu'il  n'y  avait  rien  à  attendre  d'une  tête  sourde  à  tous  les 
conseils. 

L'agent  confidentiel  qui  recevait  les  missions  secrètes  de  Cathe- 
rine avait  quelquefois  aussi  à  lui  transmettre  des  propositions  qui 
exigeaient  également  la  discrétion.  C'est  à   Grimm  que   Bouille 
s'adressa ,  vers  la  fin  d'avril  1791 ,  deux  mois  avant  la  fuite  de 
Varennes,  pour  faire  des  offres  de  service  à  l'impératrice.  Grimm 
connaissait  Bouille  ;  il  s'était  arrêté  à  Metz  l'année  précédente  tout 
exprès  pour  le  voir,  et  ils  avaient  échangé  les  sentimens  communs 
que  leur  inspirait  la  révolution,  a  C'est  l'homme  le  plus  selon  mon 
cœur,  écrivait  Grimm  à  cette  occasion,  mais  à  moins  de  quelque  com- 
binaison extraordinaire  et  imprévue,  il  sera  aussi  inutile  au  rétablis- 
sement de  l'ordre  que  les  autres,  parce  que  la  désorganisation  de  ce 
royaume  est  telle  qu'il  me  paraît  impossible  de  le  garantir  de  sa 
dissolution.  »  Bouille  en  jugeait  de  même  et  cherchait  à  prendre 
du  service  à  l'étranger.  Effrayé  des  progrès  que  faisait  l'indisci- 
pline dans  l'armée ,  il   avait   promis  au  roi  a   de  tenir  bon  dans 
son  commandement  le  plus  longtemps  qu'il  lui  serait  possible,  » 
mais  il  avait  «  exigé  et  obtenu  pour  condition  qu'il  serait  le  maître 
de  quitter  son  commandement  d'un  moment  à  l'autre,  dans  les 
vingt -quatre  heures,  de  le  remettre  au  plus  ancien  de  ses  offi- 
ciers,et  de  quitter  même  la  France  s'il  jugeait  ne  pouvoir  plus  rem- 
plir ses  devoirs  dans  le  poste  où  il  tenait  depuis  près  de  deux  ans 
comme  par  miracle.  »  La  position  de  Bouille  était  si  bien  comprise 
au  dehors  qu'il  avait  reçu  des  offres  de  commandement  de  l'Es- 
pagne et  de  l'Angleterre  :   il  préférait  le  service  de  la  Russie  et 
s'imaginait  trouver  de  ce  côté  un  accueil  d'autant  plus  empressé 
que  cette  puissance  semblait  alors  sur  le  point  de  rompre  avec 
l'Angleterre  et  la  Prusse,  et  devait  éprouver  le  besoin  de  s'attacher 
un  homme  distingué  par  ses  services  de  terre  et  de  mer.  Bouille 
dépêcha  donc  de  Metz  à  Paris,  sous  un  prétexte  quelconque,  le 
général  de  Heymann,  brillant  officier  de  cavalerie  qui  servait  sous 
lui,  partageait  ses  opinions  et  désirait  également  mettre  son  épée 
au  service  de  l'étranger.  Heymann  remit  à  Grimm  la  lettre  par  la- 
quelle Bouille  l'accréditait,  et  lui  fit  connaître  les  conditions  que  les 
deux   militaires    mettaient  à  leur  entrée  au  service  de  Russie. 
Bouille  stipulait  pour  lui-même  la  q.ialité  de  général  en  chef;  le 
grade  de  lieutenant-général  devait  satisfaire  Heymann,  mais  le  pre- 


118  REVUE  DES   DEUX  MONDES* 

mier  ne  s'engageait  que  pour  une  campagne  et  le  second  pour  la 
vie.  L'un  et  l'autre  demandaient,  en  outre,  à  être  mis  en  état  de 
payer  leurs  dettes  :  une  affaire  de  150,000  livres  pour  Bouille  et 
de  80,000  pour  son  compagnon.  Le  marquis  devait  amener  avec 
lui  son  fils  et  plusieurs  officiers  de  toutes  armes. 

Grimm  en  écrivit  sur-le-champ  à  Catherine  ;  Heymann  se  chargea 
de  la  lettre  et  la  fit  parvenir  à  Pétersbourg  par  un  officier  de  hus 
sards  qui  sortit  de  France  sous  couleur  d'un  achat  de  chevaux. 
L'impératrice  ne  montra  pas  autant  d'empressement  à  conclure  le 
marché  que  son  correspondant  en  avait  mis  à  le  lui  proposer.  Elle 
insinua  que  ses  généraux  russes  valaient  bien  les  «  grands  faiseurs  » 
français,  sans  compter  qu'elle  en  voulait  terriblement  à  des  mili- 
taires qui  ne  savaient  pas  mieux  défendre  le  trône.  Elle  ne  refusa 
point  pourtant  les  offres  de  Bouille,  mais  lui  envoya  des  contre-pro- 
positions :  son  grade  et  son  ancienneté  dans  ce  grade,  un  traite- 
ment de  22,000  roubles  et  3,000  ducats  pour  le  voyage.  Pas  un 
mot  du  paiement  des  dettes.  Ce  dessein,  d'ailleurs,  n'eut  pas  de 
suite.  Les  projets  de  fuite  de  Louis  XVI,  auxquels  Bouille  prit  la 
part  que  l'on  sait,  tournèrent  pour  le  moment  ses  idées  d'un  autre 
côté,  et,  une  fois  entré  dans  l'émigration,  il  n'eut  plus  qu'une  pen- 
sée :  combattre  la  France  révolutionnaire. 

Bouille  ne  fut  pas  le  seul  officier  français  qui  recourut  à  l'inter- 
médiaire de  Grimm  pour  cherchera  entrer  au  service  de  Catherine. 
La  faveur  de  l'agent  officieux  était  si  connue  qu'on  s'adressait  tout 
naturellement  à  lui  pour  arriver  à  l'impératrice.  C'étaient  le  cadet  des 
Vioménil  et  le  comte  de  Vauban  qui  «  voulaient  se  vouer  au  service 
qui  avait  pris  la  victoire  à  sa  solde,  »  le  jeune  prince  de  Craon  qui 
allait  faire  ses  premières  dévotions  au  temple  de  la  gloire,  »  le  marquis 
de  Juigné,  qui,  chef  d'une  nombreuse  famille  et  dépouillé  d'une 
fortune  considérable,  désirait  endosser  l'uniforme  de  sa  majesté  im- 
périale. Outre  les  requêtes  dont  il  était  le  canal,  Grimm  était  chargé 
des  fonds  nécessaires  pour  tout  ce  mouvement  d'émigration,  ainsi 
que  des  secours  que  Catherine  accordait  aux  exilés  politiques  sans 
ressources.  Le  maréchal  de  Castries,  l'ami  de  Grimm,  lui  accuse 
réception  d'une  lettre  de  crédit  de  15,000  livres  destinées  à  des 
avances  aux  officiers  qui  passaient  en  Russie  pour  faire  la  guerre 
contre  les  Turcs. 

Catherine,  qui  se  plaît  à  donner  des  noms,  en  a  donné  un  aux 
affaires  d'état  ;  elle  les  appelle  «  la  soupe  aux  pois,  »  comme  qui 
dirait  une  bouillie  épaisse  où  l'on  ne  voit  guère  ce  qu'il  y  a  au  fond. 
Elle  n'aime  point,  dans  tous  les  cas,  qu'on  y  regarde,  n'admet  pas 
qu'on  essaie  de  lui  en  remontrer  ou  même  de  faire  l'entendu.  Aussi 
est-il  curieux  de  voir  son  correspondant,  si  friand  qu'il  soit  de  poli- 
tique, s'en  tenir  aux  généralités,  se  borner  à  des  considérations  sur 


MELCHIOR   GRIMM.  119 

l'industrie  ou  sur  le  change,  se  contenter  de  vanter  les  hauts  faits 
de  sa  souveraine»  ou,  ce  qui  ne  pouvait  être  désagréable  à  celle-ci, 
de  dénigrer  ses  ennemis,  l'Angleterre,  la  Pologne,  la  Suède.  Cathe- 
rine, au  contraire,  sur  ces  sujets,  ne  se  pique  d'aucun  égard  pour 
les  sympathies  de  son  souffre-douleur,  traite  rudement  les  princes 
dont  elle  le  sait  le  plus  coiffé.  Et  le  souffre-douleur,  je  dois  le  dire, 
n'est  pas  héroïque  et  ne  défend  guère  ses  amis.  La  révolution  vint 
à  son  aide;  en  bouleversant  les  relations  politiques,  elle  modifia  en 
bien  des  points  les  sentimens  de  Grimm  et  le  dispensa  des  précau- 
tions qu'il  avait  dû  prendre  quelquefois  auparavant  pour  les  expri- 
mer. 

On  rencontre  dans  les  lettres  de  Grimm  quelques  informations 
sur  sa  personne  et  son  genre  de  vie.  Il  est  «  devenu  un  homme 
opulent  par  les  bienfaits  de  Sa  Majesté,  »  et,  un  jour,  par  scrupule 
de  délicatesse  et  pour  prévenir  les  calomnies,  il  éprouve  le  besoin 
de  rendre  à  l'impératrice  un  compte  exact  et  de  sa  fortune  et  de 
la  manière  dont  il  Ta  acquise  : 

«  Au  moment  où  je  suis  arrivé  en  Russie,  j'étais  parvenu  à  me 
faire,  par  mon  travail  et  mes  épargnes,  environ  1,000  roubles 
de  rente  viagère;  c'était  tout  mon  avoir.  Entre  mes  deux  voyages 
de  Russie,  j'ai  eu  le  malheur  d'hériter  d'un  de  mes  frères  20,000  li- 
vres de  France.  Après  avoir  prodigieusement  dépensé  en  voyages  pen- 
dant près  de  cinq  ans,  je  me  suis  trouvé  à  mon  retour  de  Pétersbourg, 
vers  la  fm  de  1777,  encore  une  somme  de  30,000  livres  de  reste, 
d'où  il  s'ensuit  que  les  dons  de  Votre  Majesté  ont  été  très  consi- 
dérables pendant  mes  deux  séjours.  Me  trouvant  donc  un  capital 
de  50,000  livres  par  la  réunion  de  ces  deux  sommes,  je  l'ai  placé, 
au  commencement  de  1788,  chez  M.  le  duc  d'Orléans,  qui  m'en 
paie  5  pour  100  d'intérêt  en  retenant  les  impositions  royales,  c'est- 
à-dire  trois  vingtièmes  à  cause  de  la  guerre  maudite.  C'est  en  quoi 
consiste  mon  bien;  il  n'a  été  ni  diminué,  ni  augmenté  d'une  obole 
depuis  cette  époque,  c'est-à-dire  pendant  tout  le  temps  de  ma  ges- 
tion des  deniers  de  Votre  Majesté  impériale.  Je  vis  sur  mon  courant 
formé  par  mon  petit  revenu  combiné  avec  mes  appointemens  de 
Gotha.  Cela  ne  fait  pas  une  forte  masse,  mais  j'ai  compris  de  bonne 
heure  qu'on  n'était  riche  que  des  besoins  qu'on  n'avait  pas,  et  sans 
les  dépenses  que  la  décence  de  ma  place  de  ministre  exige,  je 
ne  saurais  vraisemblablement  que  faire  de  mon  argent.  11  a  plu  à 
Votre  Majesté  d'ajouter  à  cela,  sans  me  consulter,  2,000  roubles 
de  pension  ;  ce  n'est  pas  au  vermisseau  à  demander  :  Rosée  bien- 
faisante du  ciel,  pourquoi  me  viens-tu?  Mais  j'ai  senti  que  ce  bien- 
fait si  peu  mérité  ne  devait  pas  être  regardé  et  dépensé  comme  un 
revenu.  Je  le  mets  en  réserve  tous  les  ans,  et  comme  la  guerre  a 
obligé  le  roi  de  France  de  créer  beaucoup  de  rentes  viagères  et 


120  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  la  dignité  de  ma  représentation  exige  une  dépense  proportion- 
née à  son  importance,  j'ai  eu  l'ambition  d'augmenter  mon  revenu 
par  mes  épargnes.  J'ai  emprunté,  à  diverses  reprises,  de  l'argent 
pour  me  faire  des  rentes  viagères  et  suis  parvenu  à  me  faire  en  - 
core  près  de  2,000  roubles  de  rente.  Ces  rentes,  je  les  emploie, 
avec  la  pension  de  Votre  Majesté,  à  rembourser  successivement 
l'argent  qu'on  m'a  prêté  à  intérêt.  Si  je  vis  assez  pour  rembourser 
tout  cet  argent,  je  me  trouverai  fort  au-dessus  de  mes  affaires  ;  si 
je  meurs  avant,  les  50,000  livres  placées  chez  M.  le  duc  d'Orléans 
répondront  suffisamment  de  ce  qui  restera  encore  à  acquitter  au 
moment  de  ma  mort  ;  et  voilà  la  simplicité  et  la  clarté  qui  convien- 
nent à  l'administration  des  finances  d'un  grand  empire  ;  je  suis  une 
espèce  de  petit  Necker  dans  la  précision  de  mes  combinaisons.  Mais 
comme  à  mon  âge  il  m'a  trop  répugné  de  constituer  ces  rentes  sur 
ma  tête  et  de  les  laisser  éteindre  avec  moi,  j'ai  associé,  moyennant 
quelque  dépense  ou  quelques  privations  de  plus,  la  tête  de  la  petite 
Emilie  (i),sans  qu'elle  s'en  doute,  à  la  mienne,  et  j'ai  la  satisfaction 
dès  à  présent  de  penser  qu'elle  jouira  de  ces  rentes  après  moi  pen- 
dant sa  vie  et  que  le  bienfait  de  Votre  Majesté  non  mérité  de  ma 
part  aura  servi  à  son  profit  comme  au  mien. 

«  Somme  totale  :  je  dois,  comme  tant  d'autres,  toute  ma  fortune 
aux  bienfaits  de  Votre  Majesté  impériale,  et,  par  ricochet,  Emilie  de 
Befsunce  en  bénira  un  jour  mon  auguste  bienfaitrice  ;  mais  ma  for- 
tune est  bornée  et  ses  sources  sont  connues,  et  j'ai  l'orgueil  de  me 
croire  si  fort  au-dessus  des  atteintes  de  la  calomnie  qu'à  tout  hasard 
je  brave  ses  flèches  empoisonnées  avec  une  confiance  entière  dans 
la  justice  du  génie  tutélaire  et  protecteur  de  l'empire  de  Russie  et 
des  gens  de  Grimma  (2).  La  dernière  grâce  que  j'espère  d'en  obtenir 
après  toutes  celles  dont  j'ai  été  comblé,  c'est  qu'immédiatement 
après  mon  décès  il  plaise  à  Votre  Majesté  de  se  faire  rendre 
compte  de  l'état  de  ma  succession;  et  si  le  compte  de  mes  exé- 
cuteurs testamentaires  n'est  pas  conforme  à  celui  que  je  viens  de 
rendre,  je  consens  que  ma  mémoire  soit  flétrie.  » 

Thésaurisant  en  vue  de  la  famille  dont  il  avait  fait  la  sienne, 
Grimm,  ainsi  qu'il  l'écrit  vers  la  même  époque,  n'avait  jamais  un 
écu  et  ne  devait  jamais  une  obole.  A  la  modicité  de  ses  besoins  et 
à  l'ordre  qu'il  mettait  à  ses  affaires,  on  reconnaît  l'esprit  éminem- 
ment rangé  et  raisonnable  que  nous  avons  rencontré  en  toutes  cir- 
constances. On  retrouve  également,  dans  des  fonctions  différentes, 
l'opiniâtreté  de  labeur  dont  il  avait  fait  preuve  dans  la  rédaction 

(1)  La  fille  des  Belsunce,  celle  que  Grimm  avait  en  quelque  sorte  adoptée  et  qui 
devii  t  M"*  de  Bueil. 

(2  L'un  de  ces  mots  de  convention  dont  abonde  la  correspondance;  il  désigne  Grimm 
et  sa  famille  adoptive. 


MELCHIOR    GRIMM.  121 

de  la  Correspondance  littéraire.  Sa  vie,  telle  qu'il  nous  la  laisse 
voir,  était  celle  d'un  esclave,  dirons-nous ^  ou  d'un  ministre  d'état. 
Le  service  de  Catherine  entraînait  une  foule  d'affaires  petites  et 
grandes,  et  la  réputation  de  la  faveur  dont  Grimm  jouissait  àPèters- 
bourg  lui  attirait,  nous  l'avons  dit,  des  nuées  de  solliciteurs.  Il  ne 
laissait  pas  d'en  gémir  quelquefois  : 

«  Depuis  que  les  bontés  de  Votre  Majesté  impériale  m'ont  rendu 
un  homme  illustre,  Dieu  seul  sait  tout  ce  que  j'ai  à  souffrir  pour 
l'amour  d'elle.  C'est-à-dire  que  tous  les  oisifs  et  tous  les  importuns 
de  l'Europe  se  croient  en  droit  de  m'assaillir  et  de  me  voler  mon 
temps,  le  plus  précieux  de  mes  biens,  toujours  pour  me  parler  d'elle. 
C'est  bien  me  prendre  par  mon  faible,  mais  que  je  regrette  cette 
époque  de  ma  vie  où,  jouissant  des  mêmes  bontés  de  Votre  Majesté 
impériale  dans  mon  heureuse  obscurité,  je  lui  disais  son  fait  toutes 
les  fois  que  la  fantaisie  m'en  prenait  !  Je  n'avais  pas  encore  le  pu- 
blic pour  confident  de  mon  bonheur.  » 

Et  une  autre  fois  :  «  Je  suis  un  des  hommes  les  plus  tourmentés 
qu'il  y  ait  sur  la  terre.  11  ne  se  passe  pas  un  jour  qu'on  vienne 
m'accabler  de  visites,  de  lettres,  de  propositions  de  toute  espèce. 
Je  passe  ma  vie  en  audiences  inutiles,  à  écouter,  à  lire  des  lettres, 
à  y  répondre,  à  refuser,  au  lieu  de  me  recueillir,  de  vivre  au  pied 
de  l'autel  où  l'immortalité  réside,  à  côté  de  l'objet  de  mon  culie, 
d'y  vivre  jour  et  nuit.  » 

Le  culte  de  Catherine,  c'est  la  part  de  l'adulation.  Ce  qui  est  vrai, 
et  il  y  revient  souvent,  c'est  qu'il  n'a  pas  le  temps  de  lire,  «  pas 
une  heure  dans  toute  une  semaine,  en  mettant  une  minute  à  la 
queue  de  l'autre  ;  à  peine  celui  de  lire  les  gazettes  pour  savoir  ce 
que  fait  l'impératrice.  »  Le  jour  se  passe  à  exécuter  des  commis- 
sions et  la  nuit  à  griffonner.  Grimm  a  besoin  de  recueillement  pour 
écrire  à  Catherine  et  il  attend,  pour  le  faire,  que  tout  le  monde  soit 
couché.  Il  est  trois  heures  du  matin,  il  tombe  de  sommeil,  mais  le 
messager  va  partir  à  huit  heures  et  il  faut  que  le  paquet  soit  prêt. 
L'aurore  le  surprend  quelquefois  à  son  bureau. 

Pas  un  moment  à  donner  à  la  lecture  !  Et  cela  pour  un  homme 
dont  la  vie  autrefois  se  passait  à  rendre  compte  de  toutes  les  pu- 
blications du  jour.  La  transformation  est  complète.  Le  diplomate, 
l'agent  officieux  a  rompu  avec  la  littérature.  S;ms  regrets,  d'ailleurs, 
si  nous  l'en  croyons.  Grimm  n'a-t-il  pas  le  bonheur  «  de  lire  dans  de 
certaines  têtes,  »  ce  qui  gâte  pour  les  autres  lectures?  Les  déclama- 
tions philosophiques  du  jour  ne  lui  paraissent  plus  que  «  fasti- 
dieuses capucinades.  »  Depuis  la  mort  de  Voltaire,  il  est  pris  de 
dégoût  pour  tout  ce  qui  paraît. 

A  mesure  que  l'homme  de  cour  prenait  le  dessus  sur  l'homme 
de  lettres,  l'Allemand  perçiiit  davantage  sous  le  Français  d'emprunt. 


122  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

Soit  humeur  croissante  contre  les  platitudes  de  la  presse  parisienne, 
soit  certitude  de  se  rencontrer  avec  les  inclinations  de  sa  corres- 
pondante, Grimm  s'abandonne  maintenant  avec  plus  de  liberté  qu'il 
n'avait  encore  fait  à  sa  prédilection  pour  la  langue  et  la  littérature  ger- 
maniques. Frédéric  lui  avait  envoyé  son  écrit  de  la  Littérature  alle- 
mande; Grimm  a  beau  admirer  le  souverain,  une  critique  aussi  su- 
perficielle le  révolte.  «  On  ne  peut  nier,  écrit-il  à  Catherine,  que 
l'auguste  écrivain  ne  parle  de  l'allemand  comme  un  aveugle  des 
couleurs.  Cela  est  bien  moral,  pour  ceux  qui  réfléchissent,  de  voir 
un  grand  prince  et,  qui  pis  est,  une  grande  tête,  qui  donne  tous 
les  jours  un  temps  considérable  à  la  lecture,  vivre  au  milieu  de  sa 
patrie,  dont  la  capitale  possède  plusieurs  écrivains  de  la  première 
force,  sans  en  rien  savoir,  sans  se  douter  que  sa  langue  mater- 
nelle n'est  plus  celle  qu'on  parlait  et  écrivait  il  y  a  soixante  ou 
quatre-vingts  ans  ;  et  qui,  de  la  meilleure  foi  du  monde,  ignore  tout 
ce  qu'on  a  écrit  depuis  quarante  ans  tout  autour  de  lui,  et  la  révo- 
lution qui  en  est  arrivée  dans  la  langue  et  dans  les  têtes  alle- 
mandes, et  qui,  par  conséquent,  ne  peut  entrevoir  que  la  plupart  des 
écrits  de  sa  patrie  valent  mieux  que  toutes  ces  brochures  insipides 
qu'on  voit  paraître  à  Paris,  et  où  les  idées  de  quelques  grandes 
têtes  sont  répétées,  délayées  et  défigurées  en  mille  manières  di- 
verses.» (1781.) 

Catherine  abonde  dans  le  sens  de  Grimm,  un  peu  aveuglément, 
il  faut  le  reconnaître,  à  tort  et  à  travers,  prenant  déjà  les  Thum- 
mel  et  les  Schummel  pour  des  Voltaire,  ce  «  dieu  de  l'agrément.  » 
«  Dieu  me  pardonne  !  dit-elle  dans  son  désir  de  rattacher  le  nou- 
veau culte  à  l'ancien,  je  crois  que  c'est  lui  qui  leur  a  appris  à  écrire.  » 
V Allgemeine  deutsche  Bibliothek  lui  paraît  «  une  archive  de  gé- 
nie, de  raison,  d'ironie,  et  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  égayant  pour 
l'esprit  et  la  raison...  Cette  littérature  tudesque,  ajoute-t-elle,  laisse 
tout  le  reste  du  monde  grandement  derrière  elle,  et  va  à  pas  de 
géant  (1).  »  Grimm,  là-dessus,  de  renchérir  à  son  tour  et  sur  lui- 
même.  «  Ce  qu'il  y  a  de  sûr  et  de  vrai,  c'est  que  la  langue  alle- 
mande, sous  les  plumes  qui  l'ont  maniée  depuis  une  trentaine  d'an- 
nées, est  devenue  l'une  des  plus  belles  langues  d'entre  les  modernes, 
comme  elle  est  par  son  propre  fonds  l'une  des  plus  riches.  »  La 
flatterie  aidant  et  lui  ordonnant  de  faire  une  place  à  l'empire  que 

(1)  La  Bibliothèque  universelle  allemande  (1765-1791),  ainsi  que  les  autres  revues 
littéraires  fondées  par  le  libraire  Nicolaï,  représentait  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'es- 
prit et  le  talent  de  Leasing  par  opposition  à  ce  qui  allait  être  l'inspiration  de  génies 
supérieurs.  Et  l'on  comprend,  en  effet,  que  Catherine  y  ait  pris  plaisir.  Pour  ce  qui 
est  de  Grimm,  s'il  ne  nomme  dans  ses  lettres  aucun  des  grands  écrivains  de  l'Alle- 
magne contemporaine,  il  ne  les  aurait  pas  moins,  au  dire  de  son  biographe,  connus 
et  admirés.  «  Personne,  écrit  Meister,  ne  fut  plus  frappé  de  l'originalité  des  pre- 
mières productions  de  Goethe,  de  Herder  et  de  Schiller.  » 


MELCHIOR    GRIMM.  123 

régit  Catherine,  notre  courtisan  voit  déjà  le  temps  où  le  russe  et 
l'allemand  auront  pris  la  place  des  langues  classiques,  et  seront 
enseignées  dans  les  universités  d'Amérique  au  lieu  du  grec  et  du 
latin.  Ce  qui  est  singulier,  ce  sont  les  ouvrages  qui  excitent  cet 
enthousiasme.  Grimm  porte  aux  nues  une  comédie  de  Lenz,  der 
IJofmeister ;  il  l'a  lue  trois  lois  :  «  C'est  un  ouvrage  d'une  verve 
incroyable;  »  et  ni  lui,  ni  sa  souveraine  n'ont  l'air  de  se  douter 
qu'à  l'heure  où  ils  écrivaient  avaient  déjà  paru  Gœtz  de  Berlichin- 
gen,  Werther  et  les  Brigands. 

On  ne  s'étonnera  pas  si  la  vie  que  menait  Grimm  mina  peu  à  peu 
une  santé  déjà  fort  ébranlée,  nous  l'avons  vu,  par  l'ancien  travail 
de  la  Correspondance.  Il  a  le  sang  à  la  tête,  la  fièvre  le  tient  au  lit 
tout  un  mois  ;  il  souffre  des  yeux,  un  mal  qui  le  poursuivra  jusqu'à 
la  fin.  Il  s'est,  pour  le  moment,  guéri  par  l'usage  de  l'eau  fraîche. 
((  Il  faut  se  plonger  le  visage  et  le  répéter  souvent,  suivant  le  be- 
soin ;  »  c'est  un  remède  qu'il  doit  à  Tronchin,  et  qu'il  aurait  bien 
envie  de  faire  parvenir  à  l'empereur,  affligé  de  la  même  infirmité 
que  lui.  «  Je  supplie  Votre  Majesté  Impériale  de  dire  cela  à  Joseph 
de  ma  part,  puisque  je  n'ai  pas  osé  me  donner  les  airs  de  lui 
écrire.  »  Un  mal  plus  grave  se  déclare  :  ce  sont  des  étouffemens  ; 
il  ne  peut  plus  écrire,  ou  n'y  parvient  qu'en  se  levant  à  chaque 
instant  pour  faire  un  tour  de  chambre,  o  II  est  aisé  de  comprendre 
le  supplice  d'un  homme  dont  le  devoir  et  l'état  demandent  l'usage 
continuel  de  la  plume.  » 

Les  médecins  envoyèrent  Grimm  aux  eaux,  à  Bourbonne,  à  Spa, 
à  Aix-la-Chapelle,  sans  grand  succès  à  ce  qu'il  semble.  Mais  l'un  de 
ces  voyages  devint  l'occasion  d'une  singulière  satisfaction  d'amour- 
propre  pour  un  homme  épris  des  distinctions  flatteuses.  Le  prince 
Henri  de  Prusse,  le  frère  de  Frédéric,  étant  à  Spa  en  1781,  invita 
Grimm  à  venir  l'y  trouver,  et  lui  offrit  un  appartement  dans  la 
maison  même  qu'il  occupait.  Grimm  accepta  avec  d'autant  plus  d'em- 
pressement que  Tronchin  lui  recommandait  les  eaux  du  lieu  pour 
ses  migraines.  Pensez  donc,  «  passer  six  semaines  ^vec  un  des 
plus  illustres  personnages  du  siècle,  de  la  manière  la  plus  intéres- 
sante et  la  plus  agréable  !  »  On  sent  bien  au  récit  suivant  que  la 
tête  en  a  tourné  au  narrateur.  Il  arriva  à  Spa  le  13  juillet  : 

«  Dans  le  premier  moment  il  y  eut  un  peu  de  vacarme,  de  confu- 
sion et  de  désordre  dans  nos  discours  ;  c'était  bien  naturel  après 
quatre  années  d'absence  et  de  grands  événemens.  Les  idées  se 
pressaient,  se  heurtaient  un  peu  les  unes  à  côté  des  autres,  et  je  ne 
réponds  pas  des  contusions  qu'il  y  eut  par-ci  par-là,  car  l'art  de 
parler  de  dix  choses  à  la  fois  n'est  pas  encore  perfectionné,  et  le 
crible  par  lequel  il  faut  passer  est  si  étroit  que  je  ne  sais  ce  qui  en 
serait  arrivé  si  le  nom  de  Catherine  ne  nous  eût  mis  subitement  à 


124  REYUE   DES  DEUX   MONDES. 

l'unisson  après  le  premier  choc.  »  Grimm,  malgré  l'unisson,  ne 
tarda  pas  à  s'apercevoir  que  le  prince  croyait  avoir  à  se  plaindre  de 
la  tsarine  et  n'était  plus  en  correspondance  avec  elle.  Il  excusa 
sa  souveraine  de  son  mieux.  «  Cinq  ou  six  jours  après  mon  arrivée 
est  survenu  un  autre  pèlerin  qui  se  nomme  Joseph  et  qui,  ni  plus 
ni  moins  que  Catherine,  se  prétend  aussi  second  de  son  nom.  Joseph 
entra  dans  Spa  à  pied,  suivant  en  cela  la  coutume  de  Notre  Sei- 
gneur et  Sauveur,  mais  non  pour  la  même  raison,  car  un  de  ses 
chevaux  de  poste  s'était  abattu.  Bientôt  il  se  mit  dans  un  fiacre,  afin 
de  ne  pas  copier  notre  divin  Sauveur,  qui,  dans  ces  occasions,  ne 
montait  tout  au  plus  qu'un  âne,  et  vint  tomber  chez  Henri  comme 
une  bombe.  Je  puis  assurer  à  Votre  Majesté  qu'à  ma  montre,  qui 
ne  court  pas  plus  vite  qu'une  autre,  ils  restèrent  deux  heures  et 
demie  enfermés  tête-à-tête.  Joseph  ne  cacha  pas  même  qu'il  avait 
retardé  son  voyage  de  Spa  exprès  pour  être  sûr  d'y  rencontrer 
Henri.  Il  dîna  ce  jour  chez  le  prince  de  Lichtenstein.  Dès  qu'il  fut 
rentré  dans  son  auberge,  Henri  y  tomba  comme  une  bombe  à  son 
tour,  mais  pour  le  coup  je  me  trouvai  à  sa  suite,  et  ce  que  je  sais 
c'est  que  ce  n'est  pas  par  ma  faute  ni  par  mon  fait  qu'en  un  clin 
d'œil  l'impératrice  se  trouva  encore  mêlée  à  nos  caquets.  Joseph 
•me  demanda  s'il  y  avait  longtemps  que  je  n'avais  eu  de  ses  nou- 
velles; c'était  me  dire  de  la  manière  la  plus  délicate  qu'il  connais- 
sait l'excès  des  bontés  de  mon  auguste  souveraine  pour  un  vase 
d'argile  de  sa  création.  Sur  quoi  nous  nous  mîmes  à  éplucher  l'im- 
pératrice grecque  de  la  tête  aux  pieds,  et  Dieu  sait  comment  elle 
fut  accommodée  entre  Joseph,  Henri  et  moi  !  Après  l'avoir  tenue 
ainsi  sur  les  fonts  à  peu  près  une  heure  et  demie,  Henri  me  dit  : 
«  Allons-nous-en  à  la  comédie.  »  Joseph  vint  bientôt  après  dans  la 
loge  du  prince  se  placer  entre  Henri  et  moi.  Il  se  pria  pour  le  lende- 
main, en  sa  qualité  de  comte  de  Falkenstein  (le  nom  sous  lequel 
l'empereur  voyageait),  à  dîner  chez  Henri,  qui  s'appelle  à  Spa  le 
comte  d'Oels,  et  il  choisit  pour  convives,  indépendamment  de  son 
compagnon,  le  général  Terzy,  et  des  personnes  attachées  au  prince, 
le  souffre-douleur  gréco-impérial  et  Raynal,  le  proscrit  par  Séguier, 
à  qui  Henri  a  rendu  auprès  de  Joseph  les  services  les  plus  essen- 
tiels, en  lui  procurant  un  asile  à  Bruxelles  avec  tous  les  agrémens 
possibles...  On  resta  à  cette  table  près  de  deux  heures  et  demie, 
Joseph  à  la  droite  de  Henri,  et  moi  à  la  droite  de  Joseph  ;  et  le  soir, 
à  la  Comédie,  dans  la  loge  du  prince,  même  répétition  ;  et  la  pièce 
était  ce  que  l'on  écoutait  le  moins,  et  l'on  jasait  de  plus  d'une 
chose,  et  Mohilev,  Smolensk,  Moscou,  Pétersbourg,  Tsarskœ-Sélo 
s'y  mêlaient  à  tort  et  à  travers.  Et  les  badauds  de  Spa,  en  regar- 
dant à  cette  loge,  disaient  à  leur  bonnet  :  a  Oui,  vrai  Dieu,  il  faut 
qu'un  souffre-douleur  gréco-impérial  soit  pourtant  quelque  chose  de 


MELCHIOR  GRIMM.  125 

bien  distingué  !  »  Le  surlendemain  matin,  Joseph  se  trouva  à  toutes  les 
fontaines  ;  on  dansait  à  la  principale  ;  il  fut  très  aimable  avec  tout 
le  monde,  mais,  enfin,  après  avoir  salué  la  compagnie  et  embrassé 
Henri,  il  partit  à  dix  heures  du  matin  pour  Bruxelles,  d'où  il  s'est 
rendu  depuis  pour  huit  jours  à  Versailles.  » 

Grimm,qui  avait  assisté,  en  lllib,  au  couronnement  de  l'empe- 
reur François  I",  trouva  le  moyen  d'être  présent  à  celui  de  Léopold, 
en  1790.  Il  se  rendit  de  Bourbonne  à  Francfort  et  y  passa  deux 
mois  près  du  comte  Nicolas  Romanzof,  l'un  de  ses  meilleurs  amis, 
et,  de  plus,  au  milieu  des  honneurs  auxquels  il  était  si  sensible.  Le 
duc  de  Saxe-Gotha  avait  profité  de  la  présence  de  Grimm  à  Franc- 
fort pour  l'accréditer,  à  titre  extraordinaire,  auprès  de  l'empe- 
reur, ce  qui  procura  à  notre  courtisan  une  audience  particulière 
d'une  demi-heure.  Il  fut,  en  outre,  présenté  au  roi  de  Naples, 
((  grand  chasseur  devant  le  Seigneur,  dit-il,  et  qui  s'occupe  aussi, 
dans  ses  courses,  de  la  multiplication  de  l'espèce.  »  Ayant  un  nom- 
bre considérable  d'enfans  naturels,  il  avait  marié  les  mères  et  avait 
fondé  pour  ces  ménages,  près  de  Caserte,  une  colonie  appelée 
Santo  Leucio.  Il  s'intéressait  beaucoup  à  cet  établissement,  pour 
lequel  il  avait  lui-même  composé  et  publié  «  l'institution,  la  législa- 
tion et  même  le  catéchisme  politique.  »  Grimm  s'empressa  d'en- 
voyer à  Catherine  un  exemplaire  de  cette  remarquable  produc- 
tion. 

Avec  toute  son  affection  pour  son  correspondant,  Catherine  con- 
naissait ses  faibles  et  ne  se  faisait  aucun  scrupule  d'en  rire.  Elle 
lui  donnait  fréquemment  du  «  Monsieur  le  baron,  »  non  sans  quel- 
que envie  d'ajouter  :  «  baron  de  Thunder-Ten-Tronck  !  »  Elle  raillait 
ses  engouemens  :  «  Je  suis  bien  aise  desavoir  la  cause  de  votre  si- 
lence, car  bonnement  je  croyais  que  mon  crédit  chez  vous  cligno- 
tait, et  que  quelque  prince  d'Allemagne  m'avait  expulsée  de  votre 
souvenir.  Vu  la  passion  que  je  vous  connais  pour  eux,  je  me  disais 
en  moi-môme  :  Il  est  à  la  piste  de  quelque  génie  rare  comme  nous 
lui  en  avons  vu.  »  Et  dans  une  autre  occasion  :  «  Il  y  avait  longtemps 
que  je  savais  que  vous  n'étiez  jamais  plus  heureux  que  quand 
vous  étiez  auprès,  proche,  à  côté,  par  devant  ou  par  derrière  quelque 
altesse  d'Allemagne,  et  Dieu  sait  où  vous  savez  les  déterrer  et 
d'où  vous  en  vient  continuellement  des  pluies  fécondes.  »  Beau- 
coup plus  tard  encore  et  en  pleine  révolution  :  «  0  cher  souffre- 
douleur,  tu  es  toujours  engoué  de  tous  les  princes  d'Allemagne!  » 
Catherine,  elle,  ne  partageait  pas  du  tout  cette  inclination. 

Le  nom  deiM™'  d'Epinay  ne  revientpastrès  souvent  dans  la  corres- 
pondance qui  nous  occupe.  Grimm  envoie  cependant  à  la  tsarine 
et  lui  vante  les  Conversations  d'Emilie,  ce  livre  dont  Galiani  disait 
qu'il  y  a  bien  des  choses  et  qu'il  faut  y  lire  aussi  le  blanc.  La  santé 


126  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  son  amie  devenait  toujours  plus  déplorable,  et  il  excuse  quel- 
quefois son  silence  par  le  rôle  de  garde-malade  qu'il  a  dû  remplir 
à  côté  d'un  lit  de  souffrances.  «  J'ai  été  depuis  trois  mois,  écrit-il 
en  1779,  malheureux  au-delà  de  tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  Con- 
damné à  voir  souffrir  jour  et  nuit,  et  à  conserver,  au  milieu  de  ce 
spectacle  horrible,  un  air  calme  et  serein,  à  donner  même  à  la 
malheureuse  victime  de  ce  long  et  cruel  supplice  des  espérances 
qui  sont  loin  de  mon  cœur,  je  suis  devenu  une  espèce  de  machine 
que  la  douleur  et  l'effort  continuel  de  la  cacher  ont  comme  en- 
durcie et  rendue  insensible.  Je  n'ai  pas  même  la  ressource,  assez 
ordinaire  aux  malheureux,  de  voir  le  malheur  qu'ils  redoutent  s'a- 
cheminer pas  à  pas,  d'en  pouvoir  marquer  le  terme  et,  par  consé- 
quent, ramasser  ses  forces  pour  en  soutenir  le  dénoûment.  Ballotté 
continuellement  entre  la  crainte  et  l'espérance,  je  passe  vingt  fois 
par  jour  de  l'une  à  l'autre,  et  la  convulsion  qui  en  résulte  est  sans 
contredit  le  sentiment  le  plus  douloureux  que  l'âme  puisse  éprou- 
ver. J'y  devrais  être  accoutumé  depuis  six  ou  sept  ans  que  cela 
dure,  car  le  dérangement  de  la  santé  de  cette  malheureuse  femme 
a  commencé  quelques  mois  avant  mon  premier  départ  pour  la 
Russie ,  et ,  depuis  cet  instant ,  toujours  souffrante ,  plus  d'une 
fois  à  l'agonie,  et  puis  revenant  à  la  vie,  sans  que  M.  Tronchin  ait 
su  la  guérir  ni  la  tuer  ;  opposant  à  ses  maux,  malgré  le  tempéra- 
ment le  plus  frêle,  une  force  et  un  courage  sans  exemple,  on  peut 
d^re  qu'elle  n'a  su  ni  vivre  ni  mourir  (1).  » 

Les  pertes  de  fortune  et  les  chagrins  domestiques  aggravaient 
encore  ces  maux.  Après  avoir  été  ruinée  par  les  extravagances  d'un 
mari  auxquelles  étaient  venues  se  joindre  celles  de  son  fils,  après 
avoir,  en  outre,  été  victime  des  opérations  de  l'abbé  Terray, 
M™®  d'Épinay  était  maintenant  frappée,  dans  le  peu  qui  lui  restait, 
par  les  réformes  financières  de  Necker.  Grimm,  en  de  telles  cir- 
constances, crut  pouvoir  recourir  à  l'impératrice,  et  lui  proposa 
d'acheter,  pour  10,000  livres,  deux  beaux  diamans  qu'avait  con- 
servés son  amie.  Catherine  n'acheta  pas  seulement  les  bijoux,  elle  fit 
intercéder  près  du  gouvernement  français  en  faveur  de  M"^"  d'Épinay, 
puis,  voyant  que  les  réclamations  ne  produisaient  rien,  elle  paya  de 
sa  poche.  «  Vous  qui  me  dépensez  de  l'argent  tous  les  jours  de  l'an- 
née pour  des  inutilités,  écrivait-elle  à  Grimm  avec  une  délicatesse 
admirable,  prenez  de  cet  argent  jusqu'à  deux  fois  huit  mille  livres, 
donnez-les  à  l'auteur  des  Conversations  d'Emilie',  en  cas  qu'elle 
ne  voulût  pas  les  accepter,  prêtez-les-lui  pour  cinquante  ans,  et 
surtout  ne  m'en  parlez  plus,  ni  à  personne,  mais  dites-moi  tout 

(1)  M™«  d'Épinay,  nous  allons  le  voir,  ne  mourut  que  trois  ans  et  demi  après  la  date 
de  cette  lettre.  Elle  souffrait  d'une  maladie  d'estomac  qui  dégénéra  en  cancer. 


MELCHIOR   GRIÎDI.  tl7 

simplement  :  J'ai  donné  ou  j'ai  prêté  les  deux  fois  huit  mille  livres.» 
(1782.) 

Grimm  perdit  en  quinze  mois  la  compagne  de  sa  vie  et  le  plus 
cher  de  ses  amis.  M"*®  d'Épinay  mourut  le  15  a\Til  1783  et  Di- 
derot le  31  juillet  1784.  Ces  douloureuses  séparations  sont  la 
cause,  sans  aucun  doute,  de  l'interruption  que  présente  ici  sa  cor- 
respondance avec  Catherine.  Le  chagrin  qu'il  ressentit  de  la  mort 
de  M"'*  d'Épinay  fut  profond  et  durable  ;  il  parle  de  sa  cruelle  et 
déplorable  situation,  des  épaisses  ténèbres  dont  il  a  été  environné. 
Quant  à  la  mort  de  Diderot,  Grimm  était  à  Lyon  pour  l'exécution 
d'une  commission  de  l'impératrice,  lorsqu'il  reçut  «  ce  coup  si  mor- 
tel et  si  imprévu.  » 

Pauline,  la  fille  de  M"**  d'Épinay,  était  mariée  depuis  neuf  ans  lors- 
qu'elle perdit  sa  mère.  Son  fils  aîné  fut  cet  Armand  de  Belsunce  qui 
péritàCaen  dans  l'une  des  scènes  les  plus  hideuses  de  la  révolution. 
Sa  fille,  l'Emilie  des  Conversations,  fut  comme  adoptée  par  Grimm, 
qui  se  chargea  de  son  éducation,  la  fit  élever  au  couvent,  lui  conci- 
lia de  bonne  heure  la  protection  de  Catherine  et  réussit  à  la  ma- 
rier convenablement.  Emilie  épousa,  en  1786,  à  l'âge  de  dix-huit 
ans,  le  comte  de  Bueil,  officier  aux  gardes  françaises.  Elle  recevait 
de  sa  famille  100,000  livres  de  dot,  et  de  la  tsarine,  qui  l'avait 
nommée  de  ses  demoiselles  d'honneur,  un  cadeau  de  douze  mille 
roubles.  M.  de  Bueil  était  propriétaire  de  la  terre  patrimoniale  de 
Varennes,  près  de  Château-Thierry.  C'est  là  que  Grimm  allait  passer 
de  huit  à  quinze  jours,  toutes  les  fois  qu'il  pouvait  échapper  pour  si 
longtemps  à  ses  occupations.  Il  s'était  ainsi,  pour  la  seconde  fois, 
créé  une  famille  ;  la  révolution,  nous  le  verrons,  en  troublant  pro- 
fondément ces  existences,  ne  fit  que  resserrer  les  liens  qui  les 
unissaient. 

in. 

Il  est  incontestable  que,  dans  la  correspondance  de  Grimm  avec 
l'impératrice,  la  figure  la  plus  intéressante  est  celle  de  Catherine 
elle-même.  Cette  femme  énigmatique  s'y  montre  dans  toute  l'ori- 
ginalité de  son  caractère  et  toute  la  puissance  de  sa  nature.  Elle  s'y 
peint,  non  pas  tout  entière,  cela  va  de  soi,  mais  en  buste,  comme 
disait  M'""  de  Staal,  et  j'ajoute  en  buste  passablement  décolleté,  en 
traits  accusés  avec  une  verdeur  de  franchise  moitié  naïve,  moitié 
cynique. 

Catherine  prétend  n'avoir  jamais  été  fort  belle,  ce  qui  laisse 
deviner  qu'elle  se  reconnaissait  pourtant  quelques  charmes.  «  Je 
plaisais,  écrit-elle  dans  ses  Mémoires,  et  en  parlant  il  est  vrai  de 
sa  jeunesse,  et  je  pense  que  cela  était  mon  fort.  »  Un  admirable 


128  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fond  de  santé ,  malgré  une  disposition  aux  maux  de  tête.  Elle  se 
baignait  à  l'eau  froide.  A  soixante  ans,  trois  mois  avant  sa  mort,  elle 
était  encore  «  leste  comme  un  oiseau.  »  Partant,  fort  à  son  aise  pour 
se  moquer  des  médecins,  dont  pas  un,  à  l'en  croire,  ne  sait  guérir 
la  piqûre  d'une  punaise.  Elle  est  une  fois  menacée  d'une  fièvre 
chaude,  reste  sept  jours  au  lit  :  «  Mais,  dit-elle,  pas  un  esculape  n'a 
passé  le  seuil  de  ma  porte.  »  En  revanche,  et  comme  il  arrive  à  ces 
esprits  forts,  elle  possède  un  orviétan,  des  gouttes  de  Bestoujef,  qui 
la  guérissent  subitement  quand  besoin  en  est,  et  qu'elle  fait  prendre 
à  tort  et  à  travers  dans  la  maison.  Donc,  robuste  tempérament.  Par 
suite,  l'entrain.  «  La  gaîté,  c'est  mon  fort,  »  lisons-nous,  et  la  gaîté 
avec  elle  va  jusqu'à  la  farce,  jusqu'à  la  folie,  en  voyage  de  préfé- 
rence, lorsqu'elle  est  libre  des  soins  du  gouvernement.  En  1775, 
en  route  pour  Moscou  :  «  Nous  courons,  écrit-elle,  comme  des  dia- 
bles et  nous  rions  comme  des  fous.  »  On  connaît  par  Ségur  et  l'on 
retrouve  ici  les  inépuisables  badinages  du  voyage  de  Crimée  de 
1785,  les  bouts-rimés,  les  chansons,  les  mystifications.  Cette  im- 
pératrice de  toutes  les  Russies  et  les  «  trois  ministres  de  poche  » 
qu'elle  a  emmenés  avec  elle  font  l'effet  d'une  troupes  d'écoliers  en 
vacances. 

Comme  contre-partie  à  cette  exubérance  de  vie  et  de  bonne  hu- 
meur, des  mouvemens,  des  ébranlemens  de  passion.  «  Les  grandes 
joies  sont  difficiles  à  contenir,  dit-elle;  on  raffole.  »  A  la  nouvelle 
de  la  victoire  de  Tchesmé,  elle  s'imposa  un  silence  de  huit  jours 
pour  se  donner  le  temps  de  revenir  à  la  raison.  Non  moins  facile  à 
attendrir  et  non  moins  extrême  dans  l'attendrissement,  la  lecture 
d'un  roman,  la  représentation  d'une  tragédie  la  font  pleurer,  et, 
quand  elle  pleure,  elle  hurle.  Nous  la  verrons  profondément  émue 
à  la  mort  d'Orlof  et  de  Potemkin ,  abîmée  de  douleur  en  perdant 
Lanskoï. 

Catherine,  disons-nous,  est  énigmatique,  elle  est  compliquée,  mais 
elle  ne  joue  pas  de  rôle,  elle  ne  pose  pas  :  «  Je  hais  toute  affiche,  » 
dit-elle.  Et,  par  aversion  pour  les  airs  à  prendre,  elle  fuit  la  con- 
trainte. Elle  redoute  la  visite  des  princes  :  il  faut,  avec  eux,  se  tenir 
droite  et  raide  de  corps.  Les  célébrités  l'intimident  également  parce 
qu'elle  voudrait  devant  elles  avoir  de  l'esprit  comme  quatre.  Heureuse 
quand  le  naturel,  dans  ces  occasions,  ne  reprend  pas  le  dessus.  «  Il 
faut  que  je  vous  conte  l'étonnement  dans  lequel  je  vis  un  jour  le  prince 
Henri  lorsque  le  prince  Potemkin  lâcha  un  singe  dans  la  chambre, 
avec  lequel  je  me  suis  mise  à  jouer  au  lieu  de  continuer  une  belle 
conversation  que  nous  avions  entamée;  il  ouvrait  de  grands  yeux, 
mais  il  avait  beau  faire,  les  tours  du  singe  l'emportèrent.  »  Au 
fond,  mélange  de  fermeté  et  de  bonté  :  «  Je  suis  peut-être  bonne, 
ordinairement  douce,  mais,  par  état,  je  suis  obligée  de  vouloir  ter- 


MELCHIOR    GRDIM.  129 

riblement  ce  que  je  veux.  »  La  décision  n'est  pas  seulement  forte, 
elle  est  nette  et  prompte  :  «  Quand  on  a  dit  A,  il  faut  dire  B.  »  — 
«  Les  incertitudes  sont,  de  toutes  les  choses  du  monde,  celle  qui 
fait  pâtir  le  plus  les  gens  conformés  comme  moi.  »  Toutefois,  et 
malgré  cette  trempe  de  volonté,  Catherine  est  ouverte  à  la  raison, 
souple  aux  avis  :  «  Je  me  suis  toujours  senti  beaucoup  de  penchant 
à  me  laisser  mener  par  les  gens  qui  en  savent  plus  que  moi,  pourvu 
seulement  qu'ils  ne  me  fassent  pas  sentir  qu'ils  en  ont  l'envie  ou  la 
prétention,  car  alors  je  m'enfuis  à  toutes  jambes.  »  Elle  se  reconnaît 
des  qualités,  mais  elle  ne  se  surfait  pas  et  ne  veut  pas  être  prônée 
comme  un  modèle  :  «  Je  ne  suis,  moi,  écrit-elle  à  Grimm,  qu'un 
composé  de  bâtons  rompus.  »  Dans  une  lettre  à  M"^  de  Bielke,  elle 
se  dit  «  un  aussi  franc  original  que  l'Anglais  le  plus  déterminé.  » 

On  a  l'épitaphe  de  Catherine  rédigée  par  elle-même;  plusieurs  des 
traits  que  je  viens  de  marquer  s'y  retrouvent.  «  Elle  pardonnait 
aisément,  y  lisons-nous,  et  ne  haïssait  personne;  indulgente,  aisée 
à  vivre,  d'un  naturel  gai,  l'âme  républicaine  et  le  cœur  bon,  elle 
eut  des  amis;  le  travail  lui  était  facile, la  société  et  les  arts  lui  plai- 
saient. » 

Si  du  caractère  de  Catherine  nous  passons  à  son  esprit ,  nous 
le  reconnaissons  fait  essentiellement  de  bon  sens ,  avec  des  vues 
toutefois  dont  elle  ne  se  rend  compte  elle-même  qu'à  demi,  et 
ces  intuitions  qui  distinguent  l'homme  d'état.  Ce  n'est  pas  elle 
qu'égarera  le  besoin  exagéré  de  logique.  Elle  s'est  convaincue  que 
plus  on  raisonne,  plus  on  déraisonne.  Elle  est  d'avis  qu'il  n'y  a  rien 
de  tel  que  les  têtes  sages,  mais  qu'il  ne  faut  pas  tout  leur  dire. 
Elle  est  enchantée  un  jour  parce  qu'elle  a  lu  dans  les  Dialogues  de 
Galiani  «  que  c'est  un  grand  assemblage  de  contradictions  qui  fait 
les  grandes  caboches.  »  Elle  en  sait,  enfin,  assez  long  sur  le  compte 
de  l'humanité  pour  ne  s'étonner  de  rien  :  ni  les  écoles,  ni  les  prê- 
ches de  morale,  pense-t-elle,  ne  rendent  les  hommes  plus  sages;  la 
belle  nature  reparaît  tout  partout. 

Derrière  l'homme  d'état,  on  le  voit,  il  y  a  chez  Catherine  le  phi- 
losophe. Elle  a  étudié.  «  Dix-huit  années  d'ennui  et  de  solitude,  dit- 
elle  dans  l'épitaphe  que  je  citais  tout  à  l'heure,  lui  firent  lire  bien  des 
livres.»  Et  nous  savons  par  ses  JMnoirr.s  quelles  étaient  ces  lectures 
de  sa  jeunesse  :  de  toutes  sortes,  mais,  dans  le  nombre,  Tacite,  le  Dic- 
tionnaire de  Bayle  tout  entier,  l'^.<{/?n7  rff. s  lois.  Elle  a  la  curiosité  de 
l'intelligence.  Nous  la  trouvons,  dans  les  lettres  à  Grimm,  toute  préoc- 
cupée des  idées  de  Bufibn  sur  l'origine  du  globe,  avalant  les  neuf 
volumes  de  Court  de  Gébelin  sur  le  monde  primitif.  «  Le  pourquoi 
du  pourquoi  serait  fort  agréable  à  savoir.  »  Philosophe ,  ai-je  dit, 
par  conséquent  sceptique  et  surtout  peu  portée  à  l'optimisme  :  «  Si 

TOMK  LXXIII.  —  188G.  9 


130  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

VOUS  vouliez  bien  un  jour  me  dire  ce  que  c'est  que  ce  monde,  je 
vous  en  aurais  [beaucoup  d'obligation.  »  Aussi  lâche-t-elle  de  se 
faire  l'œil  sec.  «  Savez-vous  ce  que  je  fais,  écrit-elle,  dans  les  oc- 
casions attendrissantes?  Je  n'y  pense  pas,  et  comme  de  mon  natu- 
rel je  suis  mouton,  je  rêve  à  la  moutonne  et  cela  me  lire  d'affaire.  » 
Elle  possède  un  autre  secret  :  ne  compter  ni  sur  la  gratitude,  ni  sur 
la  réputation.  «  Il  y  a  très  longtemps  que,  dans  mes  actions,  je  ne 
prends  plus  garde  à  deux  choses,  et  qu'elles  n'entrent  en  rien  en 
ligne  de  compte  dans  tout  ce  que  je  fais  :  la  première,  c'est  la  re- 
connaissance des  hommes,  la  seconde  l'histoire.  Je  fais  le  bien  pour 
faire  le  bien,  et  puis  c'est  tout.  » 

Catherine,  en  littérature,  aime  le  nerf,  le  grand.  Elle  lit  Corneille 
et  goûte  Shakspeare  (1).  Cependant  elle  préfère  la  gaîté  au  tragique 
et  le  bon  sens  à  tout.  Aussi  est-elle  éprise  de  Voltaire.  Elle  ne  tarit 
pas  sur  son  compte.  «  Depuis  qu'il  est  mort,  il  me  semble  qu'il 
n'y  a  plus  d'honneur  attaché  à  la  belle  humeur;  c'était  lui  qui  était 
la  divinité  de  la  gaîté.  »  Elle  parle  du  découragement  et  de  l'indif- 
férence pour  toutes  choses  où  l'a  jetée  la  nouvelle  de  la  mort  du 
grand  écrivain.  «  Au  reste,  ajoute-t-elle,  c'est  mon  maître,  c'est  lui 
ou  plutôt  ses  œuvres  qui  ont  formé  mon  esprit  et  ma  tête.  Je  vous 
l'ai  dit  plus  d'une  fois,  je  pense,  je  suis  son  écolière  ;  plus  jeune, 
j'aimais  à  lui  plaire  ;  une  action  faite,  il  fallait  pour  qu'elle  me 
plût  qu'elle  fût  digne  de  lui  être  dite,  et  tout  de  suite  il  en  était 
informé.  Il  y  était  si  bien  accoutumé  qu'il  me  grondait  lorsque  je 
le  laissais  manquer  de  nouvelles  et  qu'il  les  apprenait  d'autre  part. 
Mon  exactitude  sur  ce  point  s'est  ralentie  les  dernières  années  par 
la  rapidité  des  événemens  qui  précédèrent  et  succédèrent  à  la  paix, 
et  par  le  travail  immense  que  j'ai  entrepris  j'ai  perdu  la  coutume 
d'écrire  des  lettres,  et  je  me  sens  moins  de  disposition  et  de  facilité 
à  en  écrire.  »  (1778.) 

Grimm  avait  fait  cadeau  à  Catherine  d'une  tabatière  avec  l'image 
du  tombeau  de  Voltaire  sur  le  couvercle  ;  elle  s'en  défit,  ne  pouvant 
voir  cette  boîte  sans  émotion.  L'édition  de  Kehl  se  prépare,  l'impé- 
ratrice en  réclame  sur-le-champ  cent  exemplaires  afin  d'en  déposer 
partout.  Elle  veut  que  les  œuvres  de  son  maître  servent  d'exemple, 
«  qu'on  les  étudie,  qu'on  les  apprenne  par  cœur,  que  les  esprits 
s'en  nourrissent  :  cela  formera  des  citoyens,  des  génies,  des  héros 
et  des  auteurs.  »  Elle  aurait  désiré  que  l'édition  eût  suivi  l'ordre 
chronologique,  pensant  que  le  pêle-mêle  des  sujets  eût  été  plus 
piquant,  et  qu'on  aurait  alors  mieux  jugé  «  cette  tête  unique,  une 
tête  à  tintamarre,  une  tête  utile  au  genre  humain  par  plus  d'un 
côté,  une  tête  dont  on  n'aurait  pu  lire  les  œuvres  sans  que  cela  eût 

(1)  «  Racine  n'était  pas  son  homme,  excepté  dans  Mithridate.»  (Le  prince  de  Ligne.) 


MELCHIOR    GRIMM.  d  31 

renouvelé  la  circulation  du  sang  dans  vos  veines,  fortifié  corps, 
cœur,  âme  et  tète,  épanoui  la  rate  ;  au  moment  où  vous  en  auriez 
eu  besoin,  vous  auriez  respiré  avec  une  facilité  étonnante,  et  vous 
vous  seriez  trouvé  d'un  pied  plus  haut  à  la  fin  de  vos  lectures.  »  Ce 
qu'il  y  a  d'arausant,  c'est  l'embarras  de  la  pauvre  tsarine  lorsque 
la  révolution  étant  venue  avec  toutes  ses  terreurs  et  toutes  ses  hor- 
reurs, l'opinion  s'établit  peu  à  peu  que  la  faute  en  était  aux  philo- 
sophes. Voilà  Catherine  singulièrement  troublée.  Elle  se  demande 
ce  qu'elle  en  doit  penser  ;  elle  est  partagée  entre  son  aversion  pour 
les  renverseurs  de  trônes  et  son  culte  pour  le  patriarche  de  la  phi- 
losophie ;  elle  voudrait  que  Grimm  la  rassurât  sur  les  responsabi- 
lités du  maître  si  longtemps  vénéré. 

Catherine  n'avait  point  d'oreille  :  «  Je  meurs  d'envie  d'écouter  et 
d'aimer  la  musique,  mais  j'ai  beau  faire,  c'est  du  bruit  et  puis  c'est 
tout.»  Elle  avait  en  revanche  la  passion  des  arts  du  dessin  :  peinture, 
sculpture,  architecture;  ses  emplettes  et  ses  constructions  en  font 
foi.  Sa  grande  admiration  en  peinture  est  Raphaël  :  le  bon  sens  encore, 
sous  la  forme  delà  vérité,  de  la  mesure,  de  la  justesse.  Elle  avait  fait 
construire  à  l'Ermitage  un  portique  pour  y  placer  les  copies  des 
Loges  de  Raphad  :  «  Là  je  me  promène  au  milieu  de  quantité  de 
choses  que  j'aime  et  dont  je  jouis.  »  A  Tsarskoé-Sélo,  autre  genre 
de  magnificence  :  une  colonnade  vitrée  d'où  elle  voit  une  centaine 
de  verstes  à  la  ronde  ;  au  bas  et  à  côté  un  jardin  ;  le  dessous  de  la 
colonnade  occupé  par  ses  femmes,  qui  sont  là  comme  des  nymphes 
au  milieu  des  fleurs.  Sur  deux  rangs,  les  bustes  des  plus  grands 
hommes  de  l'antiquité,  Homère,  Démosthène,  Platon.  Là,  sur  un  ca- 
naj)é,  devant  son  jardin,  elle  est  comme  un  khan  de  Crimée,  ou 
comme  un  perroquet  dans  sa  cage.  «  Vous  n'avez  pas  d'idée  de  ce 
que  c'est  que  Tzarsko-Sélo,  quand  il  fait  chaud  et  beau  !  » 

Outre  ses  goûts  de  lecture,  de  collections  et  de  bâtisse,  et  outre 
le  temps  que  lui  coûtait  une  vaste  correspondance,  Catherine  aimait 
à  tenir  la  plume.  Elle  avait  composé  des  «  b  c  et  des  «  cahiers  » 
pour  l'éducation  de  ses  petits-fils  ;  elle  faisait  des  extraits  des  livres 
qu'elle  lisait,  ce  qu'elle  appelait  sou  Salmigondis -^  elle  travaillait 
à  une  histoire  de  Russie  qu'elle  conduisit  jusqu'au  xiv*  siècle  ;  elle 
fabriquait  des  comédies  que  l'on  jouait  et  auxquelles  le  saint 
synode  assistait  en  corps,  «  riant  comme  des  lous  et  claquant  des 
mains  à  tout  rompre.  »  Elle  s'occupait  d'étymologies  et  en  proposait 
qui  n'étaient  ni  plus  ni  moins  extravagantes  que  toutes  celles  de 
son  temps.  «  J'ai  gagné,  il  y  a  trois  ans,  la  toux  à  force  d'écrire, 
dit-elle  en  1786;  à  présent  je  n'écris  plus;  j'ai  fait  dix  comédies, 
j'en  suis  à  l'onzième,  mais  cela  n'est  pas  XraMsiWeTMon  Salmigondis 
est  à  la  cent  soixante-dix-huitième  feuille  in-folio,  mais  tout  cela 
n'est  rien  ;  c'est  l'histoire  de  la  Russie  qui  me  faisait  tousser.  »  Dans 


132  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  dernière  année  de  sa  vie,  l'impératrice  avait  entrepris  un  nou- 
veau travail  sur  la  nature  duquel  elle  ne  s'explique  pas,  mais  qui 
devait  «  être  singulièrement  salutaire  au  pays  et  remédier  à  cent 
mille  choses.  »  —  «  Je  fais  le  plus  sot  des  ouvrages,  confie-t-elle  à 
Grimm  sur  son  ton  habituel  de  demi-plaisanterie  :  il  est  immense; 
les  six  chapitres  achevés  sont  des  merveilles  dans  leur  espèce  chacun; 
j'y  mets  un  travail,  une  exactitude,  un  esprit  et  un  génie  même 
dont  je  ne  me  croyais  nullement  capable,  et  je  suis  tout  étonnée  de 
ce  que  je  fais  quand  un  chapitre  est  achevé.  Que  Dieu  bénisse  ceux 
qui  auront  cela  à  mettre  en  exécution  !  La  méthode  en  doit  être  au 
moins  fort  bonne,  car  tout  vient  se  ranger  en  foule  et  avec  empres- 
sement, chaque  chose  à  sa  place.  C'est  vraiment  une  drôle  de  chose. 
Il  me  faut  encore  un  an  environ  pour  l'achever.  J'y  travaille  à 
force,  et  j'en  suis  si  occupée  que  tout  en  dormant  j'en  compose 
dans  ma  tête  des  chapitres  entiers  (1).  » 

Je  note  que  l'impératrice  se  défend  d'avoir  rédigé  ses  Mémoires. 
«  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  lisons-nous  à  ce  sujet  à  la  date  de  1790, 
c'est  que  je  n'en  ai  pas  écrit,  et  que  si  c'est  un  péché  de  ne  l'avoir 
pas  fait,  je  dois  m'en  accuser.  »  D'où  il  n'y  a  pourtant  rien  à  con- 
clure contre  l'authenticité  du  fragment  qui  a  été  publié  en  1859 
par  M.  Herzen.  Catherine  pouvait  se  refuser  à  regarder  comme  des 
mémoires  de  sa  vie  un  récit  qui  n'allait  pas  même  jusqu'à  son  avè- 
nement à  l'empire  ;  elle  pourrait  aussi,  à  la  rigueur,  n'avoir  fixé 
que  plus  tard  sur  le  papier  ces  souvenirs  de  sa  jeunesse. 

Nous  avons,  dans  la  correspondance  avec  Grimm,  plusieurs  des- 
criptions de  la  manière  dont  se  passaient  les  journées  de  Catherine, 
les  unes  gaies,  les  autres  graves,  et  laissant  apercevoir  combien  les 
soins  du  gouvernement  s'appesantissaient  dans  les  dernières  an- 
nées. Les  distractions,  les  jeux  avec  les  petits  enfans  ont  leur  place 
dans  ce  tableau  des  occupations  impériales.  «  Nous  législatons  de- 
puis six  heures  du  matin  jusqu'à  neuf,  puis  vient  le  courant  jusqu'à 
onze  qu'arrivent  mons  Alexandre  et  le  sieur  Constantin  ;  puis,  demi- 
heure  avant  et  heure  après  dîner,  pour  les  dits  seigneurs  nous  fai- 
sons «  b  c,  contes,  mémoires,  puis  deux  heures  de  repos  parfait, 
et  puis  une  heure  et  demie  pour  griffonner  lettres,  etc.,  après  quoi 
les  dits  seigneurs  reviennent  reprendre  tapage  jusqu'à  huit;  puis 
vient  qui  veut  jusqu'à  dix.  Or,  moi,  je  soutiens  que  voilà  une  jour- 
née très  remplie  et  que  sera  bien  habile  qui  trouvera  moyen  de 
faire  des  commentaires  encore.  »  En  automne,  quelques  heures  de 
plus  laissées  aux  passe-temps,  deux  ou  trois  fois  par  jour  fuites 
à  l'Ermitage,  les  noisettes  qu'on  donne  à  l'écureuil,  la  visite  qu'on 
fait  au  singe,  les  parties  de  billard,  les  pierres  gravées,  les  estampes. 

(1)  Le  passage  ici  donné  en  italique  est  en  allemand  dans  l'original. 


MELCHIOR   GRIMM.  i33 

Mais  les  années  passent,  et  l'on  a  affaire  à  la  Pologne,  à  la  Suède, 
à  la  Turquie.  La  guerre  avec  la  Suède  en  1789  exigea  de  grands 
efforts.  «  J'étais  seule,  raconte  l'impératrice,  sans  presque  d'aide, 
et,  craignant  de  manquer  à  quelque  chose  par  ignorance  ou  par  oubli, 
j'étais  devenue  d'une  activité  dont  je  ne  me  croyais  pas  capable,  et 
je  donnais  dans  des  détails  inouïs,  jusque-là  que  je  devins  pour- 
voyeur de  l'armée  et  que,  de  l'aveu  de  tous,  jamais  armée  n'a  été 
mieux  nourrie  dans  un  pays  qui  sans  cela  ne  fournissait  aucune  res- 
source. »  En  1794,  c'est  la  Pologne  et  Kosciuszko  ;  il  arrive  auatre 
postes  à  la  fois  qu'avaient  retenues  les  vents  contraires,  trois  ou 
quatre  courriers  de  tous  les  coins  et  recoins  du  monde,  «  de  façon 
que  neuf  tables  assez  grandes  suffisent  à  peine  pour  contenir  tout 
ce  fatras,  et  que  quatre  personnes  tour  à  tour  me  lisent  depuis 
six  heures  du  matin  jusqu'à  six  heures  du  soir  pendant  trois  jours.» 
Aussi  Catherine  se  sent-elle  fort  endurcie  aux  simples  contrariétés. 
«  Vous  pouvez  me  tourmenter  tout  à  votre  aise,  ne  vous  gênez  pas 
là-dessus;  je  suis  si  accoutumée  à  être  tourmentée  dans  toutes  les 
directions  qu'il  y  a  longtemps  que  je  ne  m'aperçois  plus  que  je  le 
suis.  A  ma  place,  on  vous  fait  lire  quand  vous  voulez  écrire,  et 
parler  quand  vous  désireriez  de  lire;  il  faut  rire  quand  on  voudrait 
pleurer  ;  vingt  choses  empêchent  vingt  autres,  et  vous  n'avez  jamais 
le  temps  de  penser  un  moment,  et  malgré  cela  vous  devez  agir  à 
tout  instant,  sans  sentir  de  la  lassitude  jamais,  ni  de  corps  ni  d'esprit; 
malade  ou  en  santé,  cela  est  indifférent;  toutes  choses  à  la  fois  de- 
mandent que  vous  y  soyez  à  la  minute.  » 

L'un  des  extraits  qui  précèdent  nous  a  montré  la  place  que  tenait 
dans  la  vie  de  l'impératrice  «  la  cohorte  des  petits-fils  et  filles.  » 
Elle  éprouvait  peu  de  tendresse  pour  son  fils,  à  ce  qu'il  semble,  et 
de  moins  en  moins  à  mesure  qu'il  se  sentait  davantage  héritier 
présomptif;  homme,  d'ailleurs,  difforme  de  corps  et  d'esprit,  et 
qu'on  a  peine  à  ne  pas  tenir  pour  le  fils  authentique  de  Pierre, 
malgré  les  Afànioires  qui  insinuent  si  visiblement  le  contraire. 
Catherine,  avec  ses  brus,  était  bien,  mais  apparemment  sans  inti- 
mité. Toute  son  affection  s'était  portée  sur  ses  petits-enfans,  en 
particulier  sur  l'aîné,  Alexandre.  C'est  là  son  faible.  Elle  ne  se  lasse 
pas  de  l'admirer,  de  le  vanter,  de  raconter  ses  exploits,  de  dire 
ses  perfections.  Il  est  beau  comme  le  jour;  à  dix-huit  mois,  il  com- 
prend tout,  et,  bien  entendu,  fait  tout  ce  qu'il  veut  de  la  grand'- 
maman.  Elle  lui  a  inventé  un  costume  qui  se  met  tout  d'une  pièce, 
et  dont  elle  envoie  un  dessin  à  la  plume  dans  sa  lettre,  oubliant 
que  ces  détails  pouvaient  n'être  pas  aussi  intéressans  pour  Grimm 
que  pour  elle.  C'est  elle  qui  apprend  à  lire  à  l'enfant  ;  puis,  à  me- 
sure qu'il  avance,  elle  lui  compose  des  livres  de  lecture.  Elle  tire 
son  horoscope,  et  le  pronostic  est  notable,  annonçant,  comme  il 


134  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fait,  l'autocrate  romanesque  et  philanthrope,  a  II  me  paraît  être, 
dit-elle,  constitué  de  nature  à  mettre  suite  et  intrépidité  dans  les 
choses  qu'il  entreprendra;  or,  je  crois  que  ce  qu'il  entreprendra  ne 
seront  point  choses  nuisibles  au  prochain,  parce  qu'il  a  la  larme  à 
l'œil  du  mal  qu'il  voit  ou  croit  arriver  à  ce  prochain.  (1782.)  »  Que 
de  gaîté,  en  attendant,  et  quels  jeux  et  quel  bruit  !  «  J'ai  la  main 
tremblante  à  force  de  rire,  écrit  la  bonne-maman  ;  je  suis  venue  ce 
matin  de  Tsarskoé-Sélo  avec  mes  deux  petits-fils  ;  il  n'y  a  qu'une 
chambre  entre  la  leur  et  la  mienne,  par  conséquent  ils  se  sont  éta- 
blis chez  moi  et  font  un  train  terrible.  Il  a  fallu  les  chasser  pour 
avoir  un  moment  de  repos  ;  encore  sont-ils  sortis  en  chantant  une 
marche  d'opéra,  chacun  tenant  son  chien  par  la  patte  en  guise  de 
princesse.  Vous  pouvez  juger  par  là  du  ton  que  nous  prenons;  ces 
morveux  sont  charmans.  »  Il  y  a  aussi  les  petites-filles,  qu'on  aime 
bien,  mais  qui  intéressent  moins,  en  tout  cinq  ou  six  marmots  qui 
voudraient  ne  jamais  quitter  la  grand'mère.  «  Ils  tiennent  à  moi 
comme  des  chardons,  et  il  faut  que  je  me  secoue  pour  les  faire  en 
aller.  » 

Les  enfans  grandissent  :  Alexandre  a  quinze  ans  et  Constantin  en 
a  treize.  Alexandre  va  ^e  marier  ;  sa  grand'mère  en  fait  un  dernier 
portrait  :  «  Vous  seriez  enchanté  et  étonné  de  voir  ce  grand  et 
superbement  beau  et  bon  jeune  homme.  Oh!  comme  cela  s'an- 
nonce! comme  cela  est  la  candeur  et  la  profondeur  personnifiée! 
comme  cela  a  de  la  suite  et  des  principes  avec  un  désir  sans  égal 
de  bien  faire!  Oh!  qu'il  sera  heureux  et  qu'on  sera  heureux  avec 
lui!  Outre  cela,  il  est  d'une  modestie  extrême,  et  rien  n'est  affecté, 
tout  est  naturel.  Oh!  l'excellent  sujet,  dont  tout  le  monde  raflble 
et  dont  vraiment  on  peut  raffoler!  C'est  mon  bien-aimé,  il  le  sait, 
mais  il  ?ie  s'en  fait  pas  accroire  pour  cela.  La  tête  est  belle,  u?i 
peu  inclinée  en  avant  ;  mais  quand  on  le  regarde  on  oublie  ce  dé- 
faut^ et  quand  il  danse,  monte  à  cheval  et  se  redresse,  on  ne  peut 
s  empêcher  de  penser  à  l'Apollon  du  Belvédère.  Jl  en  a  tout  à  fait 
la  majesté.  En  vérité,  c'est  trop  pour  quatorze  ans  (1).  »  Constantin 
est  tout  autre  chose,  «  une  machine  à  bâtons  rompus,  pétillant 
d'esprit.  »  —  «  Vous  n'avez  pas  d'idée  de  ce  drôle  de  corps; 
d'abord  il  n'est  pas  beau,  extrêmement  vif,  rempli  d'esprit  et  de 
saillies,  étourdi  comme  un  hanneton,  convenant  avec  franchise  de 
ses  fautes,  ayant  le  cœur  excellent  et  désirant  de  bien  faire.  C'est 
selon  moi  un  sujet  charmant  et  assurément  distingué  dans  son 
espèce.  Le  public  aime  mieux  sans  comparaison  son  frère  ;  malgré 
cela,  je  prédis  un  rôle  brillant  à  cet  original,  qui,  pendant  son  en- 
fance, était  un  ours  mal  léché  et  présentement  n'est  rien  moins  que 

(1)  En  allemand  dans  l'original. 


MEl.CHIOR    GRIMM.  135 

cela.  (1793.)  »  Il  y  a  toujours  quelque  chose  de  piquant  à  comparer 
l'enfant  à  l'homme  fait,  et  la  prophétie  à  l'accomplissement. 

On  ne  peut  malheureusement  parler  de  Catherine  et  passer  sous 
silence  le  chapitre  des  favoris.  Sans  décliner  précisément  leur  titre 
ni  énoncer  leurs  fonctions,  la  correspondance  avec  Grimm  les  met 
suffisamment  en  scène.  Nous  ne  sommes  plus,  à  l'époque  où  com- 
mencent ces  lettres,  au  temps  des  Orlof  et  des  Potemkin  ;   ils  n'y 
figurent  que  pour  leurs  services  publics  et  par  l'oraison  funèbre 
que  prononce  sur  eux  leur  auguste  maîtresse.  Grégoire  Orlof  mou- 
rut en  1783.  «  Quoique  très  préparée  à  cet  événement,  douloureux 
pour  moi,  écrit  l'impératrice  peu  de  jours  après  l'avoir  appris,  je 
vous  avoue  que  j'en  ressens  l'aflliction  la  plus  vive.  Je  perds  en  lui 
un  ami  et  l'homme  du  monde  auquel  j'ai  les  plus  grandes  obliga- 
tions et  qui  m'a  rendu  les  services  les  plus  essentiels.  On  a  beau 
me  dire  et  je  me  dis  à-  moi-même  tout  ce  qu'on  peut  dire  en  pa- 
reille occasion  :  des  boulfées  de  sanglots  sont  ma  ré|)onse,  et  je 
souffre  terriblement  depuis  l'instant  que  j'ai  reçu  cette  fatale  nou- 
velle; le  travail  seul  me  distrait,  et  comme  je  n'ai  point  mes  pa- 
piers, je  vous  écris  pour  me  soulager.  »  Suit  un  parallèle  entre 
Orlof  et  Panine  qui  était  mort  quinze  jours  auparavant,  curieuse 
page  d'histoire  anecdotique,  et  que  je  citerais  s'il  ne  fallait  pas 
absolument  faire  choix  au  milieu  de  tant  de  richesses.  Le  portrait 
de  Potemkin  n'est  pas  moins  remarquable.  La  perte  du  héros  d'Oc- 
zakof  lut  doublement  sensible  pour  Catherine,  qui  se  trouvait  de 
nouveau  alors  en  guerre  avec  les  Turcs.  «  Un  terrible  coup  de 
massue,  hier,  a  frappé  ma  tête.  Vers  les  six  heures  de  l'après- 
dîner,  un  courrier  m'a  apporté  la  bien  triste  nouvelle  que  mon 
élève,  mon  ami  et  presque  mon  idole,  le  prince  Potemkin  le  Tau- 
rique,  est  mort,  après  un  mois  de  maladie,  en  Moldavie!  Je  suis 
dans  une  allliction  dont  vous  n'avez  pas  d'idée.  A  un  cœur  excel- 
lent il  joignait  un  entendement  rare  et  une  étendue  d'esprit  peu 
ordinaire  ;  ses  vues  étaient  toujours  grandes  et  magnanimes  ;  il  était 
fort  humain,  rempli  de  connaissances,  singulièrement  aimable,  et 
ses  idées  étaient  toujours  nouvelles.  Jamais  homme  n'eut  le  don 
des  bons  mots  et  de  l'à-propos  comme  lui.  Ses  qualités  militaires, 
pendant  cette  guerre,  ont  dû  frapper,  car  il  ne  manqua  jamais,  ni 
sur  terre  ni  sur  mer,  un  seul  coup.  Personne  au  monde  n'a  été  . 
moins  mené  que  lui.  Il  avait  encore  un  don  particulier  à  employer 
son  monde.  lùi  un  mot  c'était  un  homme  d'état  pour  le  conseil  et 
l'exécution.  Il  m'était  attaché  avec  passion  et  zèle,  grondant  et  se 
fâchant  quand  il  croyait  qu'on  pouvait  faire  mieux...  Mais  la  qua- 
lité la  plus  rare  en  lui  était  un  courage  de  cœur,  d'esprit  et  d'âme, 
qui  le  distinguait  parfaitement  du  reste  des  humains,  et  ceci  faisait 


136  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  nous  nous  entendions  parfaitement  bien  et  laissions  babiller  les 
moins  entendus  à  leur  aise.  Je  regarde  le  prince  Potemkin  comme 
un  très  grand  homme,  qui  n'a  pas  rempli  la  moitié  de  ce  qui  était 
à  sa  portée.  » 

Ainsi  regrets,  regrets  sincères  et  éloquens  des  hommes  pour 
lesquels  Catherine  avait  eu  un  goût  passager,  et  qu'elle  avait  con- 
servés ensuite  à  titre  d'amis  et  de  serviteurs.  Mais  combien  la  dou- 
leur ne  sera-t-elle  pas  plus  vive  lorsque  la  mort  saisira  l'amant  en 
pleine  faveur!  Ce  fut  le  cas  pour  le  général  Lanskoï,  dont  le  nom, 
à  partir  de  1781,  revient  souvent  dans  les  lettres  à  Grimm.  L'impé- 
ratrice parle  de  ce  jeune  homme  avec  un  abandon  qui  ne  pouvait 
laisser  aucun  doute  à  son  correspondant  sur  la  place  que  Lanskoï 
occupait  dans  le  palais.  Elle  s'est  chargée  de  son  éducation,  ce  qui 
lui  est  facile,  l'élève  étant  aussi  intelligent  que  docile.  «  Ohl  avait 
dit  Orlof  au  commencement  de  cette  liaison,  vous  verrez  quel 
homme  elle  en  fera  !  Cela  gloutonne  tout.  »  Et ,  en  effet,  voilà  les 
amoureux  gloutonnant  ensemble  poètes,  historiens,  beaux- arts. 
«  Outre  cela,  nous  bâtissons  et  nous  plantons,  nous  sommes  bien- 
faisant ,  gai ,  honnête  et  rempli  de  douceur.  »  Des  plaisanteries 
comme  toujours,  des  farces.  Catherine  fait  semblant  d'être  le  secré- 
taire de  Lanskoï ,  et  c'est  lui  qui  est  censé  dicter  et  signer.  Tout  ce 
travestissement  est  assez  drôle,  mais  on  tourne  la  page  et  l'on 
rencontre  les  sanglots;  la  lettre  avait  débuté  sur  le  ton  du 
badinage  habituel,  et  elle  se  termine  par  le  désespoir.  «  Lorsque 
je  commençais  cette  lettre,  j'étais  dans  le  bonheur  et  la  joie,  et  mes 
journées  se  passaient  si  rapidement  que  je  ne  savais  ce  qu'elles  de- 
venaient. Il  n'en  est  plus  de  même  :  je  suis  plongée  dans  la  dou- 
leur la  plus  vive  et  mon  bonheur  n'est  plus.  J'ai  pensé  moi-même 
mourir  de  la  perte  irréparable  que  je  viens  de  faire,  il  y  a  huit 
jours,  de  mon  meilleur  ami.  J'espérais  qu'il  deviendrait  l'appui  de 
ma  vieillesse;  il  s'appliquait,  il  profitait,  il  avait  pris  tous  mes 
goûts  ;  c'était  un  jeune  homme  que  j'élevais,  qui  était  reconnais- 
sant, doux  et  honnête,  qui  partageait  mes  peines  quand  j'en  avais, 
et  qui  se  réjouissait  de  mes  joies  ;  en  un  mot,  en  sanglotant,  j'ai  le 
malheur  de  vous  dire  que  le  général  Lanskoï  n'est  plus.  Une  fièvre 
maligne,  accompagnée  d'esquinancie,  l'a  emporté  en  cinq  jours  au 
tombeau,  et  ma  chambre,  si  agréable  pour  moi  ci-devant ,  est  de- 
venue un  antre  vide  dans  lequel  je  me  traîne  à  peine  comme  une 
ombre.  Je  ne  puis  voir  face  humaine  sans  que  les  sanglots  ne 
m'ôtent  la  parole;  je  ne  puis  ni  dormir,  ni  manger;  la  lecture 
m'ennuie  et  l'écriture  excède  mes  forces.  Je  ne  sais  ce  qu'il  de- 
viendra de  moi  ;  mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  de  ma  vie  je  n'ai  été 
si  malheureuse  que  depuis  que  mon  meilleur  et  aimable  ami  m'a 


MELCHIOR    GRIMM.  137 

ainsi  abandonnée.  »  Les  semaines  se  succèdent  et  Catherine  s'étonne 
d'être  encore  en  vie.  «  Si  vous  voulez  savoir  au  juste  mon  état, 
écrit-elle,  je  vous  dirai  que  l'unique  mieux  qu'il  y  a,  c'est  que  je 
me  suis  raccoutumée  aux  faces  humaines,  que  d'ailleurs  le  cœur 
me  saigne  comme  au  premier  moment,  que  je  fais  mon  devoir  et 
tâche  de  le  faire  bien,  mais  que  ma  douleur  est  extrême  et  comme 
je  n'en  ai  senti  de  ma  vie,  et  voilà  trois  mois  que  je  suis  dans  cette 
cruelle  situation,  souffrant  comme  un  damné.  »  (1784.) 

N'allons  pas  croire  cependant  que  Catherine  ait  été  inconsolable. 
Deux  ans  ne  se  sont  pas  écoulés  depuis  la  mort  de  Lanskoï  que 
nous  rencontrons,  dans  ses  lettres,  un  nouveau  familier  du  palais, 
qu'elle  désigne  sous  le  nom  de  l'Habit  rouge.  L'Habit  rouge  par-ci, 
l'Habit  rouge  par-là.  L'Habit  rouge  aime  les  pierres  gravées  et  les 
médailles,  on  lui  achètera  celles  du  duc  d'Orléans  qu'on  avait  trou- 
vées d'abord  trop  chères.  L'Habit  rouge  a  envie  d'avoir  un  Buffon  : 
Grimm  est  prié  d'envoyer  les  œuvres  complètes  du  naturaliste,  la 
plus  belle  édition  possible  et  a  bien  illuminée.  »  L'Habit  rouge  est 
du  voyage  de  Tau  ride,  et  il  fait  un  beau  train  avec  le  comte  de 
Ségiir  et  le  prince  de  Ligne.  L'Habit  rouge  a  tous  les  talens  comme 
tous  les  agrômens  :  il  dessine,  il  est  passionné  pour  la  musique, 
il  taille  des  camées.  L'Habit  rouge  est  fait,  dans  les  quinze  jours, 
comte  du  saint-empire  par  Joseph  et  aide-de-camp  général  par 
Catherine.  Catherine  le  recommande  à  son  correspondant  sur  tous 
les  tons  :  «  Il  est  si  aimable,  si  spirituel,  si  gai,  si  beau,  si  complai- 
sant, de  si  bonne  compagnie  que  vous  ferez  bien  de  l'aimer  sans 
le  connaître.  »  L'extérieur  répond  à  la  distinction  et  aux  charmes 
de  l'esprit  :  «  Nos  traits  sont  très  réguliers  ;  nous  avons  deux 
superbes  yeux  noirs  avec  des  sourcils  tracés  comme  on  n'en  voit 
guère  ;  taille  au-dessus  de  la  médiocre,  l'air  noble,  démarche  aisée.  » 
Toutes  ces  perfections  n'empêchèrent  pas  que  Momonof,  —  c'était 
le  nom  du  favori,  —  ne  finît  par  une  disgrâce.  Une  lacune  dans 
notre  correspondance  nous  laisserait  incertains  sur  les  causes  de 
cette  chute,  si  nous  n'avions  le  récit  de  Ségur.  Momonof  s'était  épris 
d'une  des  demoiselles  d'honneur  de  l'impératrice,  la  princesse 
Scherebatof;  mis  en  demeure  de  s'expliquer,  il  avoua  sa  passion 
en  implorant  la  clémence  de  sa  souveraine.  L'irritation  fut  d'abord 
des  plus  vives,  mais  Catherine  surmonta  bientôt  son  ressentiment, 
et  après  avoir  marié  les  coupables  et  les  avoir  même  richement 
dotés,  elle  se  contenta  de  les  éloigner  de  la  cour.  Elle  parle  seule- 
ment, dans  une  lettre  à  Grimm,  d'ingratitude  et  de  «  la  plus  bête 
des  passions  ;  »  le  favori  lui  paraît  plus  digne  de  pitié  que  de  co- 
lère ;  et,  pour  elle-même,  elle  se  déclare  «  excessivement  punie 
pour  la  vie.  »  Cela  voulait-il  dire  qu'elle  renonçait  désormais  à  ce 


138  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

genre  de  liaison,  un  conseil  que  l'âge  eût  suffi  à  lui  donner,  puis- 
qu'elle avait  alors  plus  de  soixante  ans?  Serment  d'ivrogne  dans  ce 
cas  !  Six  mois  après  sa  disgrâce,  Momonof  est  remplacé,  a  Voulez- 
vous  savoir,  écrit  l'impératrice,  ce  que  le  général  Zoubof  et  moi 
faisions  cet  été  au  bruit  des  canons  à  Tsarskoé-Sélo,  dans  les  heures 
de  loisir  (1)  ?  Eh  bien  !  voici  notre  secret  livré  ;  nous  traduisions  un 
tome  de  Plutarque  en  russe.  Gela  nous  a  rendus  heureux  et  tran- 
quilles au  milieu  du  brouhaha.  »  Officier  dans  un  des  régimens  de 
la  garde  avant  de  passer  général,  Platon  Zoubof  n'avait  que  vingt- 
quatre  ans.  Catherine  ne  le  porte  pas  aux  nues  comme  ses  prédé- 
cesseurs ;  elle  se  contente  de  lui  reconnaître  des  connaissances,  une 
excellente  tournure  d'esprit  et  de  la  bonne  volonté.  La  suite  de  la 
correspondance  nous  montre  le  général  devenu  comte,  puis  prince. 
Il  était  encore  en  faveur  quand  la  souveraine  mourut,  et  l'on  sait 
la  part  qu'il  prit  au  complot  contre  la  vie  du  fils  et  successeur  de 
Catherine. 

Femme  et  très  femme,  comme  elle  l'est,  ce  qui  domine  tou- 
tefois chez  Catherine  c'est  manifestement  l'homme  d'état.  Elle 
est,  de  par  la  nature,  et  des  pieds  à  la  tête,  conducteur  d'em- 
pire. Elle  l'est  autant  que  Frédéric  et  de  la  même  façon  :  vue 
nette  et  précise  des  choses,  le  jugement  dans  l'audace,  et 
cette  moralité  particulière  des  souverains  qui  consiste  à  tenir  la 
morale  vulgaire  pour  absolument  étrangère  aux  intérêts  publics. 
Elle  est  faite  pour  l'action,  et  dès  qu'elle  agit,  regarde  le  succès 
comme  le  seul  devoir.  Confiance  exclusive  dans  la  force.  Son  principe 
est  que  les  grandes  affaires  se  régissent  par  quatre  ou  cinq  axiomes 
d'une  extrême  simplicité;  ceux-ci,  par  exemple  :  pour  venir  à  bout 
de  ses  ennemis,  le  plus  sûr  moyen,  ce  sont  les  coups  ;  —  quand  on 
ne  bat  pas,  on  est  battu  ;  —  les  états  ne  sont  pas  comme  les  fossés, 
qui  deviennent  plus  grands  à  mesure  qu'on  leur  ôte  plus  de  terre.  Il 
faut  voir  le  dédain  de  Catherine  pour  Marie-Thérèse,  son  prétendu 
désintéressement  et  sa  crainte  d'aller  au  diable  ;  il  faut  voir  son 
mépris  pour  «  frère  George,  »  le  roi  d'Angleterre,  quia  perdu  quinze 
provinces  (2).  «  Je  regarde  cela,  dit-elle,  comme  un  crime  de  lèse- 
état.  »  Son  héros,  celui  que,  dans  le  secret  de  son  cœur,  elle  s'est 
proposé  pour  modèle,  c'est  ce  Pierre  le  Grand,  à  qui  elle  éleva  une 
statue  et  dont  elle  se  sentait  la  mission  de  continuer  l'œuvre.  Il  y 
a,  dans  seslettresàGrimm,à  l'occasion  de  l'inauguration  du  monu- 
ment de  Falconet,  un  fier  passage  et  que  je  cite,  celui-là,   sans 


(1)  Les  canons  dont  il  s'agit  sont  ceux  de  la  bataille  de  Swenska-Sund  dans  le  cours 
de  la  guerre  avec  la  Suède, 

(2)  Les  colonies  d'Amérique. 


MELGHIOR   GRIMM.  139 

éprouver  le  besoin  de  m'en  excuser  près  du  lecteur.  «  Pierre  P', 
écrit-elle,  quand  il  s'est  vu  en  plein  air,  nous  a  paru  avoir  un  air 
aussi  leste  que  grand  ;  on  l'aurait  dit  assez  content  de  sa  créa- 
tion. Longtemps  je  n'ai  pu  le  fixer,  je  sentais  un  mouvement  d'at- 
tendrissement, et  quand  j'ai  regardé  autour  de  moi,  j'ai  vu  tout  le 
monde  avec  les  larmes  aux  yeux.  Son  visage  était  tourné  du  côté 
opposé  à  la  Mer-Noire,  mais  son  air  de  tête  disait  qu'il  n'avait  eu 
la  berlue  pour  aucun  côté.  Il  était  trop  loin  pour  me  parler,  mais 
il  m'a  paru  avoir  un  air  de  contentement  qui  m'en  a  donné,  et  qui 
m'a  encouragée  à  tâcher  de  faire  mieux  à  l'avenir  si  je  puis.»  (1782.) 

La  politique,  comme  il  est  naturel,  détermine  les  antipathies  et  les 
affections  de  Catherine,  toutefois  sans  exclure  entièrement  l'équité. 
Le  mélange  de  l'estime  et  de  la  rancune  est  visible,  en  particu- 
lier, en  ce  qui  concerne  les  jugemens  sur  Frédéric.  L'impératrice 
avait,  au  début  de  son  règne,  éprouvé  de  l'attrait  pour  le  guerrier 
homme  d'état,  dont  les  qualités  étaient  de  celles  précisément  (qu'elle 
prisait  le  plus.  Elle  avait  une  autre  raison  pour  lui  vouloir  du  bien, 
la  conscience  de  lui  avoir  rendu  un  service  éminent,  en  1762,  lors- 
qu'elle retira  ses  troupes  des  provinces  de  Prusse  et  de  Poméranie. 
La  bonne  intelligence,  plus  tard,  avait  fait  place  à  la  rivalité,  à 
l'animosité  même,  lorsque  Catherine  avait  trouvé  la  Prusse  sur  son 
chemin  dans  ses  revendications  polonaises  et  avait  été  obligée  de 
partager  avec  elle.  De  là,  je  le  répète,  une  humeur  contenue  par 
un  reste  d'admiration,  mais  qui  perce  dans  les  lettres  à  Grimm. 
«  Ce  qu'il  y  a  de  singulier  dans  le  sort  d'Hérode,  écrit-elle  au  len- 
demain de  sa  mort,  c'est  que  sur  la  place  il  n'a  été  regretté  que  de 
sa  seule  femme,  qu'il  n'aimait  pas  ;  celle-là  l'a  pleuré  véritablement; 
mais  c'était  une  grande  paire  de  manches  lorsqu'il  n'était  ni  pe- 
tit ni  mesquin.  »  Et  quelques  jours  plus  tard,  comparant  Frédéric 
à  son  successeur  :  «  J'ai  vu  les  commencemens  de  cet  autre  ;  sti-là 
évitait  flatterie  et  forfanterie;  sais-tu  pourquoi?  Parce  que  nous 
étions  pétris  de  jugement  (1).  »  Une  assez  belle  oraison  funèbre, 
en  somme,  dans  sa  froideur  ! 

Catherine  n'a  pas  ou  ne  croit  pas  avoir  les  mêmes  raisons  peur 
ménager  le  prince  Henri.  Elle  n'ignore  point,  il  est  vrai,  que  Grimm 
est  l'ami  du  prince,  et  qu'il  est  joliment  fier  de  ses  relations  avec 
un  si  grand  personnage,  mais  Catherine  n'a  pas  l'habitude  de  ca- 
resser les  faiblesses  de  son  correspondant,  et  le  prince  Henri  a 
deux  gros  torts  à  ses  yeux.  H  a  exprimé  sur  la  Russie,  sur  les 

(1)  Sti-là  pour  celui-là  fuit  partie  du  français  populaire  et  vulgaire  de  Catherine. 
Elle  a  toutes  sortes  de  particularités  de  ce  genre,  et,  par  exemple,  emploie  constam- 
ment l'italien  ma  au  lieu  de  mais. 


lÙO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dangers  qu'elle  court  et  le  rôle  qu'elle  aurait  à  jouer,  des  vues 
qu'il  a  communiquées  à  Grimm,  et  que  Grimm,  assez  maladroitement, 
s'est  hâté  de  soumettre  à  l'impératrice.  Pis  encore,  le  prince  Henri 
tourne  au  libéralisme  ;  il  n'est  pas  absolument  contraire  à  la  révo- 
lution'française,  et,  une  fois  la  guerre  engagée,  il  a  fait  des  plans 
de  pacification.  Or,  Catherine  n'aime  pas  les  affairés,  et  elle  n'ad- 
met surtout  pas  qu'on  traite  avec  les  jacobins.  Savez-vous  pour- 
quoi le  prince  Henri  veut  toujours  parler  des  affaires  de  la  France? 
G'est^  que  c'est  une  tête  inquiète  ;  c'est  un  alambiqué  toujours 
monté  sur  des  échasses;  c'est  un  important,  ma  commère  l'em- 
pressée, —  un  petit-maître  qui,  pour  faire  croire  qu'il  a  des  ren- 
dez-vous, quitte  la  compagnie  et  va  s'enfermer  chez  lui.  Henri  passe 
pour  avoir  conseillé  la  paix  de  Bâie  :  Catherine,  de  ce  moment,  le 
tient  pour  capable  de  tout;  il  n'en  a  agi  ainsi  que  pour  devenir 
tuteur  de  Louis  XVII,  et,  après  sa  mort,  roi  de  France  ;  elle  le 
compare  à  Philippe-Egalité.  Je  regrette  d'avoir  à  ajouter  que  Grimm 
ne  défend  que  faiblement  son  ancien  protecteur  et  ami;  le  culte 
des  nouvelles  divinités  l'emporte,  et  il  finit  par  traiter  lui-même 
de  jacobin  le  prince  dont  il  avait  été  si  heureux  et  si  fier  jadis  de  re- 
cevoir l'hospitalité  à  Spa. 

Si  Catherine  n'épargne  pas  l'oncle,  que  sera-ce  du  neveu?  L'in- 
jure, pour  le  successeur  de  Frédéric,  va  tout  de  suite  aux  gros 
mots  :  «  Sa  Majesté  prussienne  s'occupe  présentement  à  faire  re- 
naître les  cochonneries  polonaises.  Morgue!  si  cela  arrive,  je  vous 
promets  qu'il  le  paiera  cher.»  a  Avec  frère  Gu  (c'est  ainsi  que  l'im- 
pératrice désigne  Frédéric-Guillaume),  on  ne  sait  jamais  où  on  en 
est,  si  un  moment  on  cesse  de  se  souvenir  qu'il  est  et  les  siens  ca- 
pables de  toutes  les  fourberies  possibles  pourvu  qu'il  en  reçoive 
un  écu.  » 

L'influence  des  intérêts  sur  les  jugemens  et  sur  les  affections 
n'a  jamais  été  si  évidente  que  dans  l'inclination  de  Catherine  pour 
Joseph  n.  La  tsarine  avait  besoin  de  la  complicité  de  l'Autriche 
pour  accomplir  ses  desseins  sur  Constantinople,  et  dans  une  al- 
liance avec  l'empire  contre  la  Turquie  elle  trouvait  cet  autre 
avantage  de  détourner  l'empereur  de  la  Pologne.  Joseph  était  entré 
avec  empressement  dans  des  vues  où  il  ne  soupçonnait  pas  d'ar- 
rière-pensée ;  il  avait  recherché  Catherine,  lui  avait  rendu  hom- 
mage à  Mohilef,  à  Pétersbourg,  en  Crimée  ;  il  alla  jusqu'à  prendre 
part  personnellement  à  la  campagne  de  1788  contre  l'Ottoman. 
C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  que  Catherine  le  jugeât  un  homme 
supérieur.  Il  est  vrai  de  dire  pourtant  qu'elle  avait  été  séduite  à 
première  vue.  «  Quand  il  a  appris,  écrivait-elle  de  Mohilef,  que 
j'ai  retranché  quatre  jours  de  mon  voyage  pour  le  devancer,  il  s'est 


MELCHIOR    GRIMM,  lAl 

mis  à  courir  nuit  et  jour  et  m'a  devancée  de  deux  jours.  Nous  avons 
passé  la  journée  d'hier  ensemble  ;  il  a  paru  qu'il  ne  s'ennuyait  pas. 
Je  l'ai  trouvé  très  instruit  ;  il  aime  à  parler  et  parle  très  bien.  »  La 
conversation  de  Joseph  avait  frappé  Catherine  ;  elle  y  revient  l'an- 
née suivante  et  se  montre  tout  à  fait  séduite  :  «  Si  jamais  vous  lui 
parlez,  écrivait-elle  à  Grimm,  sachez  qu'il  vous  prendra  par  vos 
deux  oreilles,  et  que  vous  n'en  pouvez  avoir  trop  pour  l'écouter  ;  il 
est  d'une  éloquence  et  a  la  pensée  et  la  parole  à  sa  disposition. 
C'est  un  homme  qui  veut  singulièrement  le  bien  faire  et  qui  le 
cherche  partout,  et  morgue  !  quand  il  l'a  trouvé,  habile  celui  qui 
l'en  fera  démordre.  »  Et  quelques   lignes  plus  loin,   s'échauffant 
toujours,  le  plus  malencontreux  horoscope  qui  ait  jamais  été  tiré  : 
<(  Je  connais  un  homme  dans  ce  monde  auquel  le  ciel  a  destiné  la 
première  place  en  Europe,  sans  contredit  la  première,  dis-je,  pour 
la  gloire.  Il  faut  qu'il  vive,  il  faut  qu'il  survive  une  couple  de  ses 
contemporains,  et  alors  cet  astre  sera  à  nul  autre  comparable, 
et  ses  contemporains  resteront  loin  derrière  lui.  «  (1781.)  On  com- 
prend quelles  durent  être  à  la  fois  la  déception  et  la  douleur  de 
Catherine  lorsque  Joseph  mourut  à  cinquante  ans,  battuàLugosch, 
laissant  les  Pays-Bas  soulevés,  la  Hongrie  et  la  Bohême  sur  le  point 
de    s'insurger,  rongé  d'humiliation  et  de  chagrin,  et  résumant 
l'histoire  de  son  règne  dans  l'épitaphe  qu'il  se  composa  lui-même  : 
«Ci-gît  Joseph  II, qui  fut  malheureux  dans  toutes  ses  entreprises.  » 
L'émotion  de  Catherine  fut  profonde  ;  elle  perdait,  disait-elle,  son 
meilleur  ami.  Elle  resta  longtemps  sans  revoir  l'ambassadeur  d'Au- 
triche parce  qu'elle  ne  pouvait  retenir  ses  sanglots.  Elle  avait  peine 
en  même  temps  à  reconnaître  combien  elle  s'était  trompée  sur  le 
compte  de  l'infortuné  :  «  Je  ne  puis  revenir  encore  de  mon  éton- 
nement  :   fait,    né  et  élevé  pour  sa  dignité,    rempli  d'esprit,  de 
talent  et  de  connaissances,  comment  il  a  fait  pour  régner  mal,  et 
non-seulement  sans  succès,  mais  même  à  être  réduit  au  malheur 
dans  lequel  il  est  qiort.  » 

Dans  les  affaires  intérieures  de  son  empire, Catherine  montre  à  la 
fois  de  la  hardiesse  et  de  la  timidité.  Il  est  des  découvertes  qu'elle 
ado{)te  du  premier  coup,  a  Vous  vous  êtes  fait  inoculer,  lui  écrivait 
Voltaire,  avec  moins  d'appareil  qu'une  religieuse  ne  prend  un  lave- 
ment. »  Elle  a  une  certaine  intelligence  de  la  liberté,  se  refuse  à 
régler,  à  gêner,  ne  veut  pas  entendre  parler  de  monopoles.  D'un 
autre  côté,  son  principe  étant  que  tout  aille  comme  il  peut, 
elle  craint  les  théoriciens  et  ne  peut  souffrir  les  économistes. 
Elle  brûle  leurs  livres  :  u  Tout  cela,  dit  elle,  nous  va  comme 
une  selle  à  une  vache.  »  Même  impatience  de  l'agronomie 
et  de  ces  cultivateurs  qui  n'ont  jamais  eu  une  charrue  en  main. 


1A2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Confier  à  l'un  d'eux  une  terre  de  la  couronne  !  «  Les  paysans  le  tue- 
raient avec  sa  fichue  agriculture.  »  Elle  tient  pour  le  bon  vieux  ca- 
lendrier, qu'elle  aime  à  la  folie  parce  que  c'est  celui  de  l'église 
grecque,  qui  est  celle  des  apôtres,  et  que  plus  que  jamais  elle  hait 
les  nouveautés.  Elle  en  veut,  comme  M.  de  Bismarck,  à  ceux  qui 
écrivent  ou  impriment  l'allemand  avec  des  lettres  françaises  :  «  Je 
vous  déclare  que  j'ai  une  antipathie  très  marquée  pour  cette  nou- 
velle mode,  et  que  je  ne  saurais  lire  ni  écrire  l'allemand  de  cette 
manière  que  je  trouve  ridicule.  » 

Il  faut  dire  que  cette  aversion  pour  les  nouveautés  fut  surexcitée 
par  la  révolution  française  ;  la  révolution  fit  une  coupure  profonde 
dans  la  vie  de  Catherine,  dans  celle  de  Grimm,  dans  celle  du  monde 
contemporain  tout  entier. 

IV. 

Grimm  était  tout  préparé  à  détester  la  révolution,  et  à  la  détester 
tout  d'abord,  sans  passer,  comme  firent  tant  d'autres,  par  une  pé- 
riode d'illusion.  Conservateur  par  tempérament,  il  était  de  plus  ami 
des  grandeurs,  voué  aux  arts  diplomatiques  et  au  service  des  cours, 
attaché,  enfin,  et  avec  passion,  à  une  souveraine  autocrate.  Avant 
l'ouverture  même  des  états  généraux,  et  lorsque  tout  le  monde  se 
livrait  à  des  espérances  sans  bornes  :  «  Je  vois  bien,  disait-il  à  ses 
amis,  que  vous  voulez  inventer  la  liberté  et  dépasser  les  Anglais  et 
les  Américains  ;  tâchez  seulement  de  ne  pas  rester  derrière  les  Po- 
lonais. »  Au  lendemain  de  la  prise  de  la  Bastille,  il  voyait  déjà  la 
banqueroute  mûrir,  ce  sont  ses  expressions,  le  mouvement  passer 
aux  mains  des  bandits  et  des  polissons,  et  il  s'offrait  à  prouver  géo- 
métriquement que  la  France  était  perdue  sans  ressource.  Il  ne  fai- 
sait d'autre  grâce  aux  Necker,  aux  La  Fayette,  que  de  les  tenir  pour 
une  cause  innocente  du  mal.  «Il  n'y  arien  déplus  coupable,  pensait-il, 
que  des  innocens  qui  se  mêlent  de  grandes  affaires,  et,  pour  la  pre- 
mière fois  peut-être,  la  nécessité  n'a  pas  créé  les  hommes  qu'il 
fallait  ou  bien  l'homme  nécessaire  pour  sauver  son  pays.  Tandis  que 
les  révolutions  et  les  dissensions  produisent  naturellement  une 
foule  de  caractères,  il  ne  s'en  est  pas  trouvé  un  seul  dans  ces  temps 
calamiteux.  »  Sans  se  donner  d'ailleurs  des  airs  de  devin,  Grimm,  en 
1790,  prévoyait  le  despotisme  et  la  réaction  comme  les  consé- 
quences de  l'anarchie.  «  Ce  qu'il  y  a  d'indubitable,  c'est  que  les 
Welches  sont  toujours  Welches,  que  Voltaire  les  retrouverait  comme 
il  les  a  laissés,  comme  ils  sont  depuis  deux  mille  ans,  que  par  l'usage 
qu'ils  ont  fait  de  la  liberté,  ils  ont  prouvé  qu'ils  y  étaient  propres 
comme  la  vache  à  danser  sur  la  corde,  et  qu'à  leur  extravagance 


MELCHIOR   GRIMM.  143 

actuelle  ne  peut  succéder  que  le  despotisme  le  plus  rigoureux.  Mon 
bon  nonce  Gaprara,  qui  est  un  homme  d'esprit,  me  disait  à  l'occa- 
sion de  la  sagesse  de  l'assemblée  nationale  :  «  Je  n'ai  pas  peur  pour 
l'autorité  de  l'église;  nous  sommes  peut-être  trop  vieux,  vous  et 
moi,  }X)ur  la  voir  renaître  de  sa  cendre,  mais  elle  renaîtra  :  vos 
jacobins  ont  rendu  ce  miracle  immanquable.  Mais  convenez  aussi 
qu'ils  ont  fait  perdre  un  beau  procès  au  genre  humain,  et  que  s'ils 
eussent  été  capables  de  conduire  cette  révolution  avec  modération 
et  sagesse,  ils  auraient  pu  la  rendre  bien  heureuse  pour  l'huma- 
nité entière.  » 

On  ne  s'étonnera  pas  que  Grimm,  avec  ses  opinions,  soit  vite, 
devenu  suspect.  Il  était  connu  povu*  être  le  correspondant  confiden- 
tiel de  Catherine;  or,  on  se  doutait,  aux  Jacobins,  que  l'impératrice 
«  n'avait  pas  pour  la  régénération  gauloise  tout  le  respect  qu'elle 
méritait,  »  et  cette  impression  avait  été  confirmée  par  la  légèreté 
du  prince  de  Ligne,  qui  avait  laissé  prendre  copie  d'une  lettre  où 
Catherine  traçait  un  tableau  peu  flatté  de  l'état  de  l'Europe.  Les 
écrits  du  temps  ne  sont  pas  sans  avoir  conservé  quelques  traces  de 
ia  notoriété  qu'avaient  acquise  les  relations  de  Grimm  avec  la  cour 
de  Russie,  et  du  parti  que  la  polémique  en  tirait.  Les  Actes  des 
apôtres,  en  reproduisant  la  circulaire  du  23  avril  1791,  dans  laquelle 
Montmorin  avait  cherché  à  établir  la  liberté  constitutionnelle  dont 
jouissait  le  roi,  l'accompagnèrent  d'une  réfutation  sous  forme  de 
«  fragment  de  la  corres|)ondance  secrète  du  baron  de  Grimm  avec 
la  première  fonctionnaire  politique  de  toutes  les  Russies.  »  Grimm, 
sous  la  plume  d'un  autre  pamphlétaire,  devenait  «  le  chargé  des 
affaires  de  sa  majesté  l'impératrice  des  Russies  à  Paris.  »  11  s'agis- 
sait cette  fois  d'attaquer  tout  ensemble  Volney  et  la  révolution.  En 
apprenant  que  Catherine  avait  des  faveurs  pour  les  émigrés,  Volney, 
qui  avait  reçu  d'elle  une  médaille  d'or  à  l'occasion  de  son  Voyage 
en  Syrie  et  en  Egypte,  avait  renvoyé  ce  cadeau  à  Grimm,  par  l'in- 
termédiaire duquel  il  lui  était  parvenu.  Cette  démarche  avait  été 
accompagnée  d'une  lettre  à  laquelle  la  brochure  dont  nous  parlons 
était  une  réponse  violente  et  injurieuse. 

Après  avoir  passé  deux  mois  à  Francfort,  oij,  comme  nous  l'avons 
vu,  il  avait  assisté  à  l'élection  et  au  couronnement  de  l'empereur 
Léopold,  Grimm,  à  la  fin  de  l'automne  de  1790,  revint  se  plonger 
dans  «  ce  gouffre  de  Paris,  »  bien  qu'il  en  eût  «  pour  cet  hiver  plus 
mauvaise  opinion  que  jamais.  »  11  voulait  se  rapprocher  des  Bueil, 
qui,  déjà  à  moitié  ruinés,  vivaient  tant  bien  que  mal  dans  lein-  terre 
de  Varennes.  On  n'émigrait  pas  faute  de  ressources,  crainte  aussi 
d'encourir  la  confiscation,  mais  le  moment  de  prendre  un  parti  ap- 
prodiait  à  grands  pas.  En  1791,  Grimm  passa   derechef  l'été  en 


Hlll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Allemagne,  partie  à  Francfort,  où  l'attirait  son  amitié  pour  Nicolas 
Romanzof,  partie  à  Aix-la-Chapelle  pour  les  eaux.  Il  trouvait  à  ces 
séjours  hors  de  France  l'avantage  de  correspondre  plus  librement 
avec  l'impératrice,  qui  ne  se  souciait  pas  de  lui  envoyer  des  cour- 
riers à  Paris.  Grimm  y  retourna  cependant  une  dernière  fois.  Cathe- 
rine, qui  lui  avait  souvent  demandé,  et  toujours  en  vain,  de  détruire 
ses  lettres,  éprouvait  à  cet  égard  un  redoublement  d'inquiétude,  et 
exigeait  qu'elles  fussent  brûlées.  Grimm  ne  put  consentir  à  ce  sacri- 
fice. «  Je  revins  à  Paris  en  octobre  1791,  a-t-il  raconté,  non  pour 
les  brûler,  mais  pour  les  faire  sortir  de  France.  J'étais  sans  doute 
tenté  de  sauver  en  même  temps  bien  des  choses  précieuses  pour 
moi,  mais  les  temps  étaient  déjà  tellement  difficiles  qu'il  était  aisé 
de  prévoir  qu'au  moindre  déplacement  d'effets,  le  premier  ballot 
qui  sortirait  de  ma  maison  serait  arrêté,  fouillé,  et  peut-être  pillé 
dans  la  rue,  sous  prétexte  d'une  conspiration  contre  la  liberté. 
J'étais  déjà  dénoncé  dans  les  sections  et  dans  les  comités  comme 
entretenant  une  correspondance  très  étroite  avec  l'impératrice, 
qu'on  supposait  très  peu  favorable  aux  principes  de  la  révolution  ; 
je  ne  pouvais  me  flatter  d'échapper  aux  effets  de  cette  malveillance 
que  par  une  extrême  circonspection,  une  immobilité  parfaite.  J'aban- 
donnai donc  toute  idée  de  remuement  chez  moi,  et,  à  force  de  pré- 
cautions, je  réussis  à  faire  sortir  ce  précieux  dépôt  clandestinement 
de  chez  moi,  à  lui  faire  dépasser  la  frontière  de  la  France,  et  à  le 
mettre,  à  l'insu  de  tout  le  monde,  en  sûreté  en  Allemagne.  » 

Grimm  et  les  siens  ne  tardèrent  pas  à  suivre  les  lettres.  Les  Bueil 
sortirent  de  France  à  la  fin  de  l'année,  M.  de  Bueil  pour  se  rendre 
à  Coblentz,  à  l'armée  de  Condé,  M"^^  de  Bueil  et  ses  enfans  pour 
aller  en  Belgique,  d'où  elle  passa  plus  tard  en  Allemagne.  Grimm 
attendait  pour  en  faire  autant  que  le  départ  du  ministre  de  l'im- 
pératrice lui  donnât  le  signal  ;  il  quitta  définitivement  Paris  au  mois 
de  février  1792.  Nous  le  trouvons,  à  quelques  mois  de  là,  à  Carls- 
bad  pour  les  eaux,  à  Francfort  encore  une  fois  pour  le  couronnement 
d'un  empereur,  la  troisième  cérémonie  de  ce  genre  à  laquelle  il 
assistait,  et  enfin,  à  Aix-la-Chapelle,  où  il  rejoignit  sa  fille  adoptive. 

Telle  avait  été  la  crainte  de  Grimm  d'attirer  l'attention  par  des 
préparatifs  de  départ,  et  peut-être  aussi  l'assurance  qu'il  conservait 
de  l'inviolabilité  de  son  domicile,  en  sa  qualité  de  ministre  d'une 
puissance  étrangère,  qu'il  laissa  tout  derrière  lui,  papiers,  livres, 
mobilier,  sous  la  garde  d'une  domestique  de  confiance.  Il  avait 
compté  sans  la  violence  révolutionnaire.  Le  département  de  Paris 
commença  par  faire  mettre  les  scellés  dans  la  maison,  puis,  une 
fois  qu'il  eut  été  déclaré  émigré,  ses  biens  furent  placés  sous  sé- 
questre. «  On  saisit  mes  capitaux,  mes  rentes,  tous  mes  revenus 


MELCHIOR   GRIMM.  145 

au  profit  de  la  république,  On  enjoignit,  sous  peine  de  la  vie,  à 
tous  ceux  qui  pouvaient  avoir  quelque  chose  à  moi,  de  le  décla- 
rer sans  délai  et  de  le  livrer  aux  autorités  établies  pour  me  dé- 
pouiller... Mon  mobilier  en  entier,  habits,  linge  de  corps  et  de  mé- 
nage, meubles  en  bois  d'acajou,  provisions  de  toute  espèce,  vaisselle, 
tableaux,  bustes,  bijoux  et  effets  précieux,  parmi  lesquels  un  grand 
nombre  de  médaillons  en  or  successivement  reçus  de  l'impératrice; 
une  bibliothèque  amassée  pendant  toute  ma  vie,  car  j'avais,  en  ar- 
rivant en  France,  porté  avec  moi  mes  livres  d'université  et  d'étude; 
toutes  mes  correspondances,  mes  manuscrits,  beaucoup  de  papiers 
que  des  amis  avaient  mis  en  dépôt  chez  moi  et  qui  ne  m'apparte- 
naient pas,  tout  fut  enlevé  et  transporté  je  ne  sais  où,  ou  vendu  à 
l'enchère,  ou  soustrait  par  ceux  qui  étaient  préposés  à  ce  pillage 
déloyal.  C'est  ainsi  qu'en  peu  de  jours  je  perdis  le  fruit,  j'ose  dire, 
de  la  sagesse  de  toute  ma  vie,  ma  fortune  entière,  et  me  trouvai  dé- 
troussé, nu  comme  j'étais  venu  au  monde.  » 

Grimm  se  trompait  ;  ses  biens  n'avaient  pas  été  précisé- 
ment mis  au  pillage ,  mais  séquestrés ,  et  sa  qualité  d'étranger, 
quelques  années  après,  ayant  été  enfin  reconnue,  le  Directoire  lui 
fit  restitution.  Une  restitution  incomplète,  il  est  vrai;  ses  livres,  ses 
papiers,  ses  tableaux,  sa  musique  restèrent  dans  les  dépôts,  d'où 
quelques  épaves  en  sont  arrivées  à  nos  collections  publiques.  La  ré- 
paration ne  s'appliqua  qu'aux  valeurs,  et  c'est  ici  que  prend  place 
la  fameuse  histoire  des  manchettes.  Les  banquiers  de  Grimm,  chez 
qui  on  avait  saisi  ses  titres  et  à  qui  les  sommes  représentées  par 
ces  titres  furent  remboursées  en  assignats,  crurent  devoir,dans  l'in- 
térêt de  leur  client,  faire  un  remploi  immédiat  de  rentrées  qui  me- 
naçaient de  leur  fondre  entre  les  doigts.  C'était  l'usage  à  ce  moment; 
pour  échapper  à  la  dépréciation  croissante  du  papier  de  la  république, 
on  se  hâtait  d'investir  en  marchandises  ce  que  l'on  en  possédait.  De 
cette  manière,  il  vous  en  restait  au  moins  quelque  chose.  Ainsi  firent 
les  représentans  de  Grimm  en  lui  achetant,  pour  90,000  livres,  trois 
paires  de  manchettes  de  dentelle  et  quelques  pièces  de  mousseline. 
Le  tout  tenait  dans  une  caisse  de  six  jwuces  de  hauteur.  Pour  le 
coup,  ainsi  qu'il  le  dit  lui-même,  notre  philosophe  pouvait  s'appli- 
quer à  la  lettre  le  Omnia  mea  mecum  porto. 

Grimm  et  ses  protégés,  qui,  comme  tant  d'autres,  s'attendaient 
à  rentrer  en  France  à  la  suite  de  l'invasion ,  étaient  destinés  à  de 
cruels  mécomptes.  L'armée  de  la  coalition  fut  arrêtée  à  Valmy,  et 
ses  communications  coupées  ou  inquiétées  la  forcèrent  bientôt  de 
battre  en  retraite  ;  les  forces  républicaines  prirent  alors  l'offensive, 
Custine  pénétra  jusqu'à  Francfort,  Dumouriez  jusqu'à  Liège,  la  Bel- 
gique fut  conquise  et  l'ennemi  fut  rejeté  au-delà  du  Rhin  ;  les  espé- 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  10 


146  REVDE    DES   DEUX   MONDES. 

rances  de  l'émigration  étaient  écrasées.  «  Dans  la  plus  mauvaise 
saison  de  l'année,  il  fallut  se  sauver  avec  précipitation  d'Aix-la-Cha- 
pelle, où  le  comte  de  Bueil  était  venu  nous  rejoindre,  précédé  et 
suivi  d'une  nuée  d'émigrés  renvoyés  des  armées.  Le  grand  che- 
min d'Aix-la-Chapelle  à  Dusseldorf  était  couvert  de  fugitifs,  et  les 
frais  pour  s'y  transporter,  pour  y  subsister  à  peine  à  l'abri  des  in- 
jures de  l'air  et  des  besoins  physiques,  s'élevaient  à  des  sommes 
hors  de  toute  proportion  et  de  toute  croyance.  En  peu  de  semaines, 
il  m'en  coûta  10,000  livres  de  France  pour  être  à  peine  logé,  chauffé 
et  nourri  avec  ma  petite  famille.  »  Goethe,  qui  avait  suivi  Charles- 
Auguste  dans  la  campagne  de  France,  et  à  qui  nous  devons  un  récit 
de  cette  lamentable  équipée,  rencontra  Grimm  et  M"^®  de  Bueil  à  Dus- 
seldorf. Ils  avaient  trouvé  asile  chez  un  pharmacien  et  couchaient 
dans  un  cabinet  d'histoire  naturelle,  au  milieu  des  animaux  empaillés. 
Les  désastres  de  la  coalition  avaient  rejailli  sur  les  émigrés 
comme  s'ils  en  eussent  été  cause  ;  on  n'en  voulait  plus  nulle  part 
en  Allemagne,  si  bien  que  le  comte  de  Bueir  était  obligé  de  se 
réclamer  de  l'uniforme  russe,  que  Catherine  l'avait  autorisé  à 
prendre.  Où  aller  cependant?  Grimm  se  ressouvint  de  la  petite 
cour  qu'il  venait  de  représenter  pendant  quinze  ans  à  Paris  et  des 
protections  dont  il  y  était  assuré.  Il  dirigea  ses  compagnons  sur 
Gotha,  au  mois  de  décembre,  par  un  temps  et  des  chemins  effroya- 
bles, et  les  y  rejoignit  en  février.  Ils  y  furent  tous  parfaitement 
accueillis  par  le  duc,  et  c'est  là  que  nous  voyons  végéter,  puis 
s'éteindre,  celui  qui  avait  vécu  dans  les  plus  spirituelles  sociétés  de 
Paris  et  avait  connu  toutes  les  têtes  couronnées  de  l'Europe.  Les 
premiers  temps,  surtout,  furent  pénibles,  et  de  toutes  les  ma- 
nières. Bueil  avait  repris  du  service  dans  le  régiment  de  Castries, 
à  la  solde  de  l'Angleterre,  et  ne  revint  vers  les  siens  qu'en  1796  ; 
il  les  avait  laissés  aux  soins  de  Grimm,  qui  n'avait,  pour  soutenir 
tout  ce  monde,  que  son  traitement  de  2,000  roubles  que  lui  conti- 
nuait Catherine,  et  les  générosités  qu'elle  y  ajoutait  souvent ,  il  est 
vrai  :  une  fois,  6,000  roubles,  une  autre  fois,  jusqu'à  20,000.  Aux 
difTicultés  du  présent  s'ajoutaient  les  soucis  pour  l'avenir.  Il  fallait 
penser  au  jour  où  les  amis  de  Grimm  ne  l'auraient  plus  avec  eux, 
et  l'on  ne  peut  en  vouloir  à  notre  exilé  de  l'insistance  discrète,  sou- 
mise, mais  persévérante,  avec  laquelle  il  cherchait  à  obtenir  de  sa 
souveraine  qu'elle  assurât  le  sort  de  M"^"  de  Bueil.  Il  finit  par  lui 
léguer  solennellement  toute  cette  famille,  y  compris  sa  domes- 
tique, la  fidèle  Antoinette  Marchais,  qui  avait  si  courageusement 
défendu  le  domicile  de  la  Chaussée  d'Antin,  et  qui  avait  réussi  à 
rejoindre  son  maître  à  l'étranger.  Outre  les  soucis  matériels,  il  y 
avait  les  loisirs  forcés,  l'ennui,  pire  quelquefois  que  la  souf- 
france. On  n'était  plus  au  temps  où  Voltaire  appelait  les  petites 


MELCHIOR   GRIMM.  147 

cours  d'Allemagne  de  vieux  châteaux  où  l'on  s'amuse.  «  Quand 
d'ailleurs,  ainsi  que  le  dit  Grimm  lui-même,  on  a  passé  sa  vie  dans 
les  grandes  capitales,  il  est  presque  impossible  de  se  faire  au  séjour 
des  petites  villes;  celui  de  la  campagne  absolue  serait  mille  fois  pré- 
férable. »  Aussi  voudrait-il  changer  ;  il  songe  à  Vienne,  à  la  Suisse,  à 
Pétersbourg  même,  où  il  aimerait  conduire  les  siens,  certain  qu'une 
fois  mis  sous  la  main  et  la  protection  de  Catherine,  il  n'aurait  plus 
à  craindre  pour  eux.  Ces  désirs  de  changement  devinrent  encore 
plus  vifs  lorsque  les  armées  de  la  république  envahirent  l'Allemagne 
et  firent  craindre  à  Grimm  de  ne  plus  être  en  sûreté  à  Gotha.  Cathe- 
rine, toutefois,  n'encouragea  que  faiblement  ces  projets,  et  son  cor- 
respondant fut  obligé  de  rester  dans  la  petite  capitale,  n'ayant  d'autre 
occupation  que  d'écrire  à  la  tsarine  et  de  servir  d'intermédiaire  à 
ses  libéralités  en  faveur  des  émigrés,  consumé  de  douleur  à  la  vue 
des  progrès  d'une  révolution  qu'il  abhorrait,  tout  près,  en  un  mot, 
«  de  mourir  d'ennui  et  de  désespoir.  »  Et  encore  Catherine  vivait- 
elle  quand  Grimm  exhalait  cette  plainte;  six  mois  après,  il  perdait 
celle  qui  n'avait  pas  été  pour  lui  une  protectrice  seulement ,  mais 
une  amie. 

(Irimm  n'a  pas  compris  la  révolution.  Il  ne  l'a  jugée  ni  en  phi- 
losophe ni  en  politique.  Il  n'a  j)as  su,  comme  de  Maistre  et  même 
comme  Mallet  du  Pan,  y  démêler  la  puissance  de  certaines  idées 
destinées  à  changer  la  fac^  de  la  société.  Et  il  n'a  pas  su  davantage 
reconnaître,  dans  la  situation  des  cours,  le^  divergences  d'intérêts 
qui  devaient  rendre  vains  leurs  efforts  contre  la  France.  Il  avait 
cru,  comme  tous  les  émigrés,  que  l'armée  des  coalisés  n'avait  qu'à 
se  montrer  pour  en  finir  avec  un  gouvernement  anarchique,  et 
quand  il  vit,  au  contraire,  l'avorteraent  de  tout  ce  grand  effort,  ses 
tentatives  pour  l'expliquer  devinrent  presque  comiques.  Il  ne  savait 
à  qui  s'en  prendre  des  succès  militaires  du  jacobinisme;  il  en  accu- 
sait tour  à  tour  la  pédanterie  des  manœuvres  scientifiques,  la  mé- 
diocrité des  généraux  de  la  coalition,  «  la  pauvreté  d'esj)rit  si  uni- 
versellement répandue  dans  ces  jours  de  misère  et  d'humiliation.  » 
Et  cela  contre  des  poltrons  et  des  fous,  commandés  par  des  bras- 
seurs et  des  cordonniers!  S'il  était  dévot,  il  demanderait  à  la  Pro- 
vidence quels  sont  ses  desseins  en  faisant  ainsi  triompher  le  crime 
et  la  bassesse  ;  «  mais,  ajoute-t-il ,  il  y  a  longtemps  que  je  l'ai  ab- 
soute. »  Grimm,  on  le  devine,  n'admet  pas  un  moment  qu'on  traite 
avec  la  France.  Cette  seule  pensée  le  révolte,  et,  quand  on  en  vient 
là  pourtant,  il  reporte  toutes  ses  espérances  sur  Catherine.  Oh! 
pour  celle-là,  il  ne  craint  pas  qu'elle  entre  en  compromis  avec  la 
révolution!  Habitué,  toutefois,  comme  il  l'est,  à  user  d'une  extrême 
réserve  en  tout  ce  qui  concerne  la  conduite  politique  de  l'impéra- 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trice,  Grimm  se  garde  bien  de  la  pousser  ouvertement  à  cette  inter- 
vention qu'il  désire  si  passionnément.  Il  use  d'insinuation.  Il  a 
reçu  des  lettres  anonymes  qui  invoquent  le  secours  de  la  Russie,  et 
il  en  cite  des  passages.  Il  a  eu  une  conversation  avec  le  ministre 
d'Angleterre  à  Dresde,  qui  lui  a  dit  que  son  gouvernement  allait 
prendre  les  mesures  les  plus  vigoureuses,  mais  que  le  concours  de 
l'impératrice  était  indispensable  au  succès  de  ces  mesures  (no- 
vembre 1793).  Vain  espoir!  les  lettres  de  Catherine  font  sentir  à 
Grimm  qu'il  fait  fausse  route,  et  il  consent  alors  que  «  l'aigle  de 
Russie  prenne  à  Gonstantinople  la  place  du  croissant,  »  pourvu 
qu'il  soit  entendu  ensuite  «  qu'il  n'y  a  de  salut,  de  paix  ni  de  sécu- 
rité en  Europe  tant  que  la  horde  des  sauvages  subsistera  en 
France.  »  (Janvier  1794.) 

Catherine,  il  est  à  peine  besoin  de  le  dire,  ne  le  cédait  pas  à 
Grimm  en  horreur,  en  mépris  de  la  révolution  française,  et  grâce 
au  sans-gêne  d'une  langue  primesautière,  elle  exprimait  ses  senti- 
mens  d'une  manière  plus  énergique  encore.  Dès  1790,  elle  décla- 
rait notre  pays  en  mal  d'enfant,  en  couche  d'un  avorton,  ou,  pis 
encore,  d'un  «  monstre  pourri  et  puant.  »  L'assemblée  nationale, 
tas  de  chicaneurs  ;  et  de  ces  roquets-là  on  a  fait  des  législateurs  ! 
Si  on  en  pendait  quelques-uns  et  si  on  leur  était  à  tous  leurs  dix- 
huit  livres  d'indemnité,  le  reste  se  raviserait  peut-être.  Catherine 
n'en  voulait  pas,  du  reste,  à  l'hydre  à  douze  cents  têtes  seulement, 
mais  aux  Tuileries  tout  aussi  bien,  aux  divisions,  aux  hésitations 
qui  paralysaient  la  défense  de  l'autorité  contre  l'anarchie.  Quand 
Louis  XVI  signe  la  constitution  de  91,  elle  ne  peut  plus  contenir 
son  indignation.  «  Je  suis  d'une  colère  horrible,  écrit-elle;  j'ai  tapé 
du  pied  en  lisant  ces...  ces...  ces  horreurs-là.  Fi  des  vilains!  » 
D'autres  fois,  c'est  la  tristesse  qui  l'emporte  :  «  Adieu  la  France  !  et 
voilà  qui  n'est  pas  plaisant.  » 

La  conséquence  de  ce  dédain,  c'est  que  Catherine  tenait  la  ré- 
pression pour  plus  facile  qu'elle  ne  l'était.  «  J'ai  de  ma  nature, 
écrivait-elle  en  août  1791,  un  très  grand  mépris  pour  tous  les  mou- 
vemens  populaires,  et  je  parie  comme  deux  et  deux  font  quatre  que 
deux  bicoques  emportées  par  la  force  ouverte  de  qui  il  vous  plaira 
feront  sauter  tous  ces  moutons  par-dessus  le  bâton  qu'on  leur  pré- 
sentera de  quel  côté  qu'on  le  voudra.  »  L'impératrice  faisait  preuve 
de  plus  de  pénétration  lorsqu'elle  annonçait  que  la  révolution  se 
casserait  le  cou,  lorsque,  dès  1791,  elle  prédisait  la  venue  d'un 
César  («Oh!  il  viendra,  gardez-vous  d'en  douter!  ))),ou  lorsque, 
généralisant  seulement  un  peu  trop,  elle  soutenait  que  la  répu- 
blique finit  toujours  en  royauté.  Au  commencement  de  1795,  à  la 
veille  de  la  paix  de  Bâle,  les  pronostics  de  Catherine  deviennent  des 
inquiétudes.  La  révolution  n'était  plus  seulement  un  gouffre  où  dis- 


MELCHIOR   GRIMM.  1Ù9 

paraissait  la  France,  c'était  un  péril  qui  menaçait  l'Europe  entière. 
((  Si  on  ne  fait  pas  main  basse  sur  toutes  ces  chimériques  et  imbé- 
ciles négociations  de  paix,  écrit-elle,  qui  doivent  couvrir  d'opprobre 
leurs  auteurs,  fauteurs  et  négociateurs,  et  si,  sans  perte  d'une  mi- 
nute, on  ne  saisit  pas  les  moyens  les  plus  vigoureux  pour  pousser 
la  guerre  contre  les  Français  avec  une  vigueur  loyale  et  franche, 
je  prophétise  que  tous  les  états,  sans  exclusion  aucune,  seront  en- 
gloutis par  la  colère  céleste,  qui  se  servira  du  bras  des  scélérats 
les  plus  abominables  pour  les  écraser.  Ce  ne  sont  pas  là  des  mots, 
il  y  va  de  la  destruction  générale,  c'est  moi  qui  vous  le  dis;  or  je 
suis  un  prophète  abominable  et  qui  malheureusement  ne  s'est  ja- 
mais trompé.  »  On  le  voit,  le  ton  a  changé;  l'impératrice  craint 
maintenant  pour  tous  les  trônes,  elle  craint  pour  elle-même,  et  l'on 
sent,  dans  ce  passage,  que  sa  politique  est  sur  le  point  d'entrer 
dans  des  voies  nouvelles. 

La  conduite  de  Catherine,  en  effet,  à  l'égard  de  la  révolution 
française,  était  restée  jusque-là  singulièrement  équivoque.  Autant 
l'impératrice  s'était  montrée  ardente  dans  son  indignation,  bruyante 
dans  ses  déclarations,  prodigue  d'encouragemens  à  ceux  qui  vou- 
laient intervenir  et  de  reproches  à  ceux  qui  intervenaient  maladroi- 
tement, autant  elle  s'était  montrée  peu  disposée  à  agir  elle-même. 
La  cause  de  Louis  XVI,  à  son  sens,  était  celle  de  toutes  les  têtes 
couronnées  et  même  de  tous  les  gouvernemens  établis  ;elle  n'avait 
pas  refusé  un  seul  instant,  disait-elle,  de  secourir  le  roi  très  chré- 
tien dans  sa  détresse  ;  que  les  puissances  fassent  un  manifeste,  et 
elle  sera  de  la  partie  ;  elle  demande  seulement  que  ce  manifeste 
soit  api)uyé.  Appuyé  par  qui  ?  C'est  précisément  quand  la  question 
en  vient  là  que  Catherine  se  dérobe. 

Le  spectacle  qu'elle  donne  est  vraiment  curieux.  Il  faut  l'enten- 
dre dire  ce  qu'elle  aurait  fait  si  elle  eût  été  le  roi  de  France,  et  ce 
qu'il  aurait  fallu  que  les  autres  couronnes  fissent  pour  lui.  La  con- 
duite de  la  Prusse  n'a  pas  trouvé  de  censeur  plus  rigoureux;  la 
politique  de  cette  puissance  est  abominable,  la  paix  qu'elle  va  si- 
gner est  une  paix  infâme,  celle  que  souscrit  la  Sardaigne  ne  l'est 
pas  moins;  «  il  n'est  infamie  qui  ne  se  fasse.  »  A  la  bonne  heure  ! 
mais,  en  attendant,  Catherine  se  contente  d'exhorter  et  de  maudire; 
sa  colère  s'exhale  en  paroles,  tout  au  plus  en  manifestations  plato- 
niques. Elle  a  accrédité  un  ministre  près  des  princes  émigrés,  elle 
leur  a  donné  de  l'argent,  un  million  et  demi  de  roubles  en  un  an  ; 
aussitôt  après  la  mort  de  Louis  XVI,  elle  a  reconnu  Louis  XVII,  et 
après  la  mort  de  Louis  XVII,  Louis  XVIII;  voilà  à  quoi  se  borne 
la  part  de  Catherine  dans  la  croisade  contre  la  démagogie  fran- 
çaise. 


150  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Ce  n'est  pas  assez  dire  ;  Catherine  n'a  pas  seulement  poussé  les 
autres  à  l'action  sans  agir  elle-même,  elle  a  paralysé  les  efforts 
qu'elle  encourageait  de  la  voix  et  du  geste  ;  elle  a  plus  fait  pour 
l'avortement  de  la  coalition  que  les  armes  de  Dumouriez  et  de  Kel- 
lermann,  de  Hoche  et  de  Pichegru.  C'est  que  les  passions  anti- 
révolutionnaires, chez  elle,  étaient  subordonnées  à  une  passion  plus 
forte  encore,  celle  des  agrandissemens  territoriaux.  Émule  de  Pierre 
le  Grand,  Catherine  n'eut  rien  tant  à  cœur  que  de  rompre  les  liens 
qui  enchaînaient  la  Russie  dans  ses  steppes,  que  de  la  mettre  en 
contact  vivant  avec  l'Europe,  que  de  l'étendre  jusqu'à  la  Vistule  et 
au  Bosphore.  Elle  avait  rêvé  la  conquête  de  la  Pologne  et  le  réta- 
blissement d'un  empire  chrétien  à  Constantinople.  Le  devoir  de 
combattre  la  révolution  française  pouvait-il  entrer  en  comparaison 
avec  les  exigences  d'une  mis'sion  sacrée?  Que  dis-je?  la  révolution 
française  n'offrait-elle  pas  à  l'impératrice  l'occasion  d'atteindre  plus 
sûrement  le  but  de  son  ambition  ? 

La  politique  continentale  de  la  seconde  moitié  du  xviii®  siècle 
tourne  presque  tout  entière  sur  ces  deux  pivots,  la  Pologne  et  la 
Turquie;  son  histoire  est  celle  des  complications  qu'amenèrent, 
entre  la  France,  l'Autriche  et  la  Russie,  les  intérêts  opposés  de  ces 
puissances  dans  les  deux  pays  que  nous  venons  de  nommer.  La 
Prusse  éprouvait  le  besoin  de  s'établir  plus  complètement  sur  la 
Baltique  et  poussait,  par  conséquent,  au  partage  de  la  Pologne, 
mais  en  même  temps  elle  voulait  le  maintien  de  la  Turquie,  qui 
servait  à  tenir  l'Autriche  en  respect,  et  dont  la  conquête  aurait 
rendu  la  Russie  trop  puissante  et  lui  aurait  laissé  les  mains  trop 
libres.  L'Autriche,  au  contraire,  était  prête  à  s'entendre  avec  la 
Russie  pour  le  partage  de  la  Turquie,  mais  elle  répugnait  au  par- 
tage de  la  Pologne,  qu'elle  aurait  voulu  conserver  forte  et  tenir 
sous  sa  protection.  Quant  à  Catherine,  elle  avait  àù  consentir  à 
partager  avec  ses  rivaux  le  premier  démembrement  de  la  Pologne, 
et  elle  avait  dû  se  contenter  de  la  Crimée  comme  résultat  d'une 
première  guerre  centre  les  Turcs,  mais  elle  n'avait  renoncé  à  s'é- 
tendre ni  d'un  côté  ni  de  l'autre,  et  c'est  justement  le  soin  de  ces 
agrandissemens  qui  l'empêcha  de  pariiciper  à  la  coalition,  ou,  si  l'on 
aime  mieux,  c'est  parce  que  les  deux  puissances  allemandes  étaient 
occupées  à  lutter  contre  la  France  révolutionnaire,  qu'elle  fut  ten- 
tée d'en  profiter  pour  consommer  les  conquêtes  qu'elle  avait  ébau- 
chées. Ajoutons  que  son  ambition  n'eut  pas  pour  seul  effet  de  dé- 
tourner ses  coups  de  la  France  ;  la  préoccupation  des  armées  russes 
en  Pologne  empêcha  la  Prusse  d'entrer  plus  franchement  dans 
l'entreprise  des  coalisés  H  contribua  à  la  lui  faire  plus  facilement 
abandonner,  et  il  se  trouva  que  la  politique  de  Catherine  servit 


MELCHIOR   GRIMM.  151 

doublement  la  révolution,  en  empêchant  l'impératrice  d'agir  et 
en  affaiblissant  l'effort  de  ceux  qui  agissaient. 

Catherine,  dans  ses  lettres  à  Grimm,  n'entre  pas  dans  de  longues 
explications  sur  la  cause  de  sa  lenteur  à  intervenir  contre  la  déma- 
gogie française.  Envoyer  des  troupes  sur  1p  Rhin?  Mais  comment? 
Si  elle  en  envoie  peu  et  s'associe  à  l'entreprise  des  brouillons,  ses 
troupes  seront  battues  comme  les  autres  ;  et  quant  à  en  envoyer  un 
grand  nombre,  elle  ne  le  peut,  car  elle  s'attend  à  tout  moment  à 
être  aux  prises  avec  les  Turcs.  Il  faut  finir  ce  qu'on  a  commencé 
avant  de  se  mêler  des  affaires  d'autrui.  «  Monsieur  le  souffre-dou- 
leur, s'écrie -t-el le,  dites-moi,  s'il  vous  plaît,  d'où  vient  que  vous 
croyez  que  les  affaires  de  la  Pologne  ne  sauraient  aller  en  même 
ligne  et  de  front  que  celles  de  France  ?..  Vous  voulez  que  je  plante  là 
mes  intérêts  et  ceux  de  mon  alliée  la  république  (la  Pologne),  et 
mes  amis  républicains,  pour  ne  m'occuper  que  de  la  jacobinière 
de  Paris?  Non,  souffre-douleur,  je  la  battrai  et  combattrai  en  Po- 
logne, mais  pour  cela  je  ne  m'en  occuperai  pas  moins  des  affaires 
de  France,  et  j'aiderai  à  battre  le  ramas  de  sans-culottes  tout  comme 
le  feront  les  autres.  »  (Mai  1792.) 

Le  moment  vint,  cependant,  où  Catherine  se  rendit  aux  vœux  de 
son  correspondant  et  à  ceux  de  la  nouvelle  coalition.  Non  que  la 
haine  de  la  révolution  l'emportât  enfin  dans  son  esprit  sur  les  in- 
térêts politi(iues  positifs,  mais  l'intérêt  se  trouvait  maintenant  d'ac- 
cord avec  les  antipathies.  Catherine,  à  la  fin  de  1795,  s'était  con- 
vaincue qu'elle  n'avait  plus  rien  à  redouter  de  la  Prusse  en  Pologne, 
et  elle  avait  besoin  de  l'alliance  de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche  pour 
s'assurer  leur  neutralité  dans  la  tentative  suprême  qu'elle  allait 
essayer  contre  la  Turquie.  Klle  ne  méditait  rien  de  moins,  en  effet, 
que  de  s'emparer  de  Constantinople  au  moyen  de  sa  flotte  de  la 
Mer-Noire;  une  fois  frappé  au  cœur,  l'empire  ottoman  ne  devait 
plus  faire  grande  résistance,  et  l'impératrice  pourrait  mourir  avec 
la  joie  d'avoir  réalisé  le  rêve  de  son  règne.  C'est  dans  ces  vues 
qu'elle  signa,  avec  les  deux  puissances  dont  nous  parlons,  le  traité 
du  28  septembre  1795,  et  c'est  en  exécution  de  cet  engagement 
qu'elle  annonçait  à  Grimm,  au  mois  d'août  suivant,  le  départ  de 
00,000  hommes  pour  les  bords  de  l'Elbe,  sous  les  ordres  du  maré- 
chal Souvarof.  «  Attendez-vous  à  des  tours  dégriffé,  ajoutait-elle; 
le  temps  est  venu.  »  Et  le  A  septembre  1796  :  «  Je  demanderai 
que  le  corps  de  Condé  soit  joint  au  nôtre,  mais  taisez-vous  de  cela 
avant  le  temps;  mes  courriers  sont  allés  à  Berlin,  Vienne  et  Lon- 
dres, et  les  60,000  hommes  ont  ordre  de  se  tenir  prêts.  Au  premier 
ordre,  je  m'en  vais  faire  une  levée  du  double  pour  les  remplacer; 
ainsi  rien  au  monde  ne  se  dérangera,  et  j'aurai  de  quoi  fouetter  les 


152  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

malveillans.  Voilà  ce  qui  s'appelle  parler,  n'est-il  pas  vrai?  »  Le 
20  octobre,  enfin,  sur  le  bruit  que  la  Prusse  armait  contre  elle  : 
«  Si  par  ces  arméniens  on  croit  me  détourner  de  la  marche  de 
mes  troupes  aux  ordres  du  maréchal  Souvarof,  on  se  trompe  très 
fort,  car  malgré  cela  je  resterai  ferrée  de  tous  les  côtés  possibles, 
sans  exception  aucune.  Je  prêche  et  prêcherai  cause  commune  à 
tous  les  rois  contre  les  destructeurs  des  trônes  et  de  la  société, 
malgré  tous  les  adhérons  du  misérable  système  contraire,  et  nous 
verrons  qui  prendra  le  dessus,  la  raison  ou  le  déraisonnement  des 
perfides  partisans  d'un  système  exécrable,  qui  par  lui-même  exclut 
et  foule  aux  pieds  tout  sentiment  de  religion,  d'honneur  et  de  gloire. 
Adieu,  portez-vous  bien  ;  je  vous  ai  dit  ce  qui  est  venu  se  placer  au 
bout  de  ma  plume.  II  est  bon  que  vous  sachiez  ma  manière  de 
penser  et  d'envisager  les  choses.  » 

Cette  lettre  est  la  dernière  que  Grimm  reçut  de  Catherine.  Elle 
ne  laisse  aucun  doute  sur  la  sincérité  des  résolutions  que  l'impéra- 
trice avait  enfin  prises.  Son  correspondant  y  répondait  par  un  cri  de 
triomphe  :  «  L'approche  de  soixante  mille  enfans  de  la  victoire,  écri- 
vait-il, avec  leur  invincible  conducteur,  me  ravit  au  troisième  ciel.  » 
Quinze  jours  plus  tard  Catherine  tombait  frappée  d'une  attaque 
d'apoplexie,  emportant  avec  elle  l'espoir  de  la  seconde  coalition. 

On  a  peine  à  discerner  les  infortunes  individuelles  dans  les  ca- 
tastrophes publiques  ;  les  souffrances  des  particuliers  se  perdent 
dans  le  sort  des  empires  ;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  coup 
qui,  le  16  novembre  1796,  étendit  Catherine  sans  sentiment  sur  le 
parquet  de  sa  garde-robe,  tomba  plus  cruellement  encore  sur  notre 
pauvre  Grimm  que  sur  Pitt  ou  sur  Thugut.  C'était  comme  un  raf- 
finement de  persécution  de  la  fortune  contre  lui.  Dépouillé  de  tout 
par  la  révolution,  il  ne  vivait,  nous  l'avons  vu,  lui  et  les  êtres 
chéris  qui  partageaient  son  exil,  que  de  la  munificence  de  l'impé- 
ratrice :  qu'allaient-ils  devenir  maintenant  ? 

L'un  des  derniers  actes  de  Catherine  avait  été  de  nommer  Grimm 
à  un  poste  dont  le  titulaire  venait  de  mourir,  celui  de  ministre  de 
Russie  à  Hambourg.  L'intention  qui  avait  dicté  cette  faveur  valait 
mieux  que  la  faveur  elle-même,  car  Hambourg,  grâce  aux  événe- 
mens  qui  y  faisaient  refluer  un  nombre  prodigieux  d'étrangers,  était 
devenu  l'un  des  séjours  les  plus  chers  de  l'Europe,  et  la  position 
que  Grimm  allait  y  occuper  devait  l'obliger  à  des  dépenses  hors  de 
proportion  avec  ses  ressources.  Il  se  demandait  peu  de  jours 
auparavant  quelle  figure  feraient  à  Pétersbourg  «  ses  haillons  et  sa 
misère;  »  comment  donc  allait-il  supporter  les  frais  d'une  repré- 
sentation diplomatique  ?  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Grimm  dut 
s'estimer  heureux  lorsqu'il  apprit  que  le  successeur  de  Catherine 


MELCHIOR    GRIMM.  153 

l'avait,  dès  les  premiers  jours  de  son  avènement,  confirmé  dans  ce 
poste  de  Hambourg  ;  c'était,  une  preuve  de  bienveillance  qui  per- 
mettait d'en  espérer  d'autres  marques.  Toujours  préoccupé  du  sort 
de  ses  protégés,  Grimm,  au  mois  de  février  1797,  adressa  donc 
à  l'empereur  Paul  un  mémoire  destiné  à  lui  recommander  la  fa- 
mille de  Bueil  comme  un  héritage  que  lui  léguait  la  bienfaisance  de 
sa  mère.  Ce  document  forme  une  sorte  d'autobiographie.  L'écrivain 
y  retraçait  la  manière  dont  s'étaient  établies  et  poursuivies  ses  re- 
lations si  particulières  avec  Catherine;  il  y  rappelait  les  faveurs  succes- 
sives dont  il  avait  été  l'objet  lui  et  les  siens,  les  malheurs  dont  ils 
avaient  été  frappés  par  la  révolution,  les  dons  considérables  par  les- 
quels l'impératrice  était  venue  au  secours  de  leur  misère,  et  il  ter- 
minait en  renouvelant  une  requête  qu'il  avait  déjà  adressée  à  sa 
bienfaitrice  :  tout  son  désir  était  que  le  tsar  accordât  au  comte  de 
Bueil,  dans  une  partie  quelconque  de  la  Russie,  une  terre  que  le 
noble  émigré  lerait  valoir,  et  sur  laquelle  il  pourrait  subsister  avec 
sa  femme  et  ses  enfans.  Ce  projet  n'eut  pas  de  suite;  Paul  se  con- 
tenta de  conserver  à  M™*  de  Bueil  la  pension  qu'elle  recevait  de 
Catherine. 

Les  détails  nous  manquent  complètement  sur  le  séjour  de  Grimm 
à  Hambourg.  H  paraît  n'y  être  resté  que  peu  de  temps;  la  perte 
d'un  œil ,  qui  l'obligea  de  renoncer  à  l'usage  de  la  i)lume,  l'engagea 
sans  doute  aussi  à  se  démettre  de  ses  fonctions  diplomatique^.  Les 
tsars  Paul  et  Alexandre  ne  lui  en  maintinrent  pas  moins  les  ap- 
pointemens.  C'est  à  Gotha  que  Grimm  passa,  dans  la  retraite,  le 
reste  de  sa  vie.  Il  y  occupait,  avec  sa  famille  adoptive,  une  maison 
que  le  duc  avait  mise  à  sa  disposition.  Une  de  ses  anciennes  con- 
naissances, Reichard,  longtemps  directeur  du  théâtre  de  la  ville  et 
l'auteur  de  nombreux  ouvrages  en  tout  genre,  vécut  avec  Grimm, 
pendant  ces  dernières  années,  sur  un  pied  d'assez  grande  intimité, 
et  nous  a  laissé  sur  lui  quelques  renseignemens.  \\  raconte  avec 
quel  intérêt  on  écoutait  le  spirituel  vieillard  parler  du  passé,  de 
ses  entretiens  avec  Frédéric,  le  prince  Henri  et  Catherine.  Goethe, 
dans  le  voyage  qu'il  fit  à  Gotha,  en  1801,  y  vit  Grimm  et 
dîna  même  avec  lui  dans  la  maison  d'été  du  prince  Auguste. 
«  Homme  du  monde,  dit-il,  riche  d'expérience  et  convive  agréable, 
il  ne  |)ouvait  cependant  toujours  dissimuler  sa  profonde  amertume 
au  souvenir  des  pertes  qu'il  avait  faites.  »  Notre  exilé  n'allait  plus 
guère  à  la  cour  ducale  que  dans  de  semblables  occasions  pour  faire 
honneur  à  quelque  personnage  ;  il  endossait  alors  son  vieil  uniforme 
vert,  sortait  son  Saint-Wladimir  de  l'écrin,  et  trouvait  pour  un 
moment,  dans  les  récits  qu'on  lui  demandait,  le  plaisir  d'être  en- 
core quelque  chose  en  les  faisant,  ou  seulement  même  le  plaisir  de 
se  plaindre. 


15il  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Grimm  végéta  pendant  les  deux  dernières  années  de  sa  vie, 
et  mourut  le  19  décembre  1807,  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre 
ans.  Conformément  à  un  vœu  qu'il  avait  exprimé,  il  fut  enterré, 
non  pas  à  Gotha  même,  mais  dans  le  cimetière  de  Siebleben,  un 
village  voisin.  L'inscription  gravée  sur  sa  tombe  est  en  alle- 
mand, et  fut  composée  par  l'aînée  des  filles  du  comte  de  Bueil  : 
«  Ici  repose  un  sage,  un  ami  dévoué;  bien  que  mort  dans  un  âge 
très  avancé,  il  est  mort  trop  tôt  pour  nous  et  pour  le  monde.  »  On 
est  heureux  de  savoir  que  cette  tombe  de  Grimm,  à  Siebleben,  a 
été  restaurée  en  1867  par  le  romancier  Gustave  Freytag. 

Grimm  fut  entouré  et  soigné  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours  par  sa 
famille  d'adoption  et  par  la  fidèle  Marchais,  qui  héritèrent  de  ce 
qu'il  laissa.  Le  comte  de  Bueil ,  sous  Napoléon,  avait  été  rayé  de 
la  liste  des  émigrés  ;  après  la  mort  de  Grimm,  il  rentra  en  France 
avec  les  siens.  Ses  filles,  du  reste,  élevées  en  Allemagne,  étaient 
plus  Allemandes  que  Françaises  ;  l'aînée,  Katinka,  avait  épousé  un 
comte  de  Bechtolsheim. 

Grimm  nous  a  laissé  son  propre  jugement  sur  sa  vie  :  «  Les  trois 
quarts,  écrivait-il  au  lendemain  de  la  mort  de  Catherine,  en  avaient 
été  tellement  heureux  que,  si  j'avais  fini  à  propos,  il  aurait  fallu  me 
compter  au  nombre  des  hommes  les  plus  fortunés,  mais  le  dernier 
quart,  si  cruellement  pénible ,  devait  se  terminer  par  un  coup  mor- 
tel et  qui  m'a  trouvé  sans  défense.  »  Qu'ajouter  à  ces  lignes  qui 
ne  risque  d'en  affaiblir  le  pathétique?  Qu'il  est  poignant,  en  effet, 
le  contraste  entre  la  fortune  et  la  ruine  dont  nous  avons  fait  le 
récit  !  Et  comme  on  sent  de  quel  flot  d'amertume  devait  s'emplir 
le  cœur  du  vieillard  lorsqu'il  jetait  un  regard  en  arrière  sur  les 
vicissitudes  de  ses  quatre-vingts  années  !  Il  est  là,  dans  le  fauteuil 
où  le  clouent  les  loisirs  forcés ,  évoquant  l'un  après  l'autre  les 
souvenirs  de  sa  carrière.  C'est  l'humble  et  pieuse  maison  pater- 
nelle; c'est  Gottsched,  et  les  enthousiasmes  littéraires  de  l'ado- 
lescence ;  c'est  Banise ,  la  tragédie  de  la  vingtième  année  ;  puis 
Leipzig  et  les  leçons  d'Ernesti,  la  diète  de  Francfort  et  le  premier 
coup  d'œil  jeté  sur  le  vaste  monde.  A  vingt-cinq  ans,  le  coup  de 
tête  :  Grimm  part  pour  Paris.  Il  y  entre  d'emblée  et  comme  parmi 
ses  pairs  dans  la  plus  brillante  société  intellectuelle  ;  cet  étranger 
arrivé  d'hier  fait  tous  les  éclats,  remporte  tous  les  succès  à  la  fois  : 
la  brochure  qui  est  un  événement,  le  duel  chevaleresque,  la  maî- 
tresse disputée  et  conquise.  Peu  à  peu,  cependant,  après  ces  effer- 
vescences de  jeunesse,  la  raison  et  le  travail  s'emparent  de  sa  vie. 
La  Correspondance  littéraire,  qui  assurera  plus  tard  une  place  à 
Grimm  dans  notre  littérature,  rend  son  nom  familier  à  la  moitié 
des  cours  de  l'Europe,  tandis  qu'une  liaison,  désormais  consacrée 
par  la  fidélité ,  lui  prête  quelque  chose  du  bonheur  domestique. 


MELCHIOR   GRIMM.  155 

Mais  le  propre  des  ambitions  est  de  s'élever  à  mesure  qu'elles  sont 
satisfaites  et  de  se  déplacer  en  s'élevant.  Grimm,  qui  se  sent  la 
vocation  des  affaires  publiques,  profite  des  relations  que  lui  a 
créées  la  Correspondance  pour  s'introduire  personnellement  dans 
les  cours;  il  s'y  fait  connaître  et  apprécier  par  des  voyages 
répétés,  devient  le  factotum  et  le  confident  des  princesses.  Le  fils 
du  pasteur  de  Ratisbonne  avait  fini  par  être  une  sorte  de  diplo- 
mate officieux  et  de  chargé  d'affaires  cosmopolite;  il  avait  visité 
toutes  les  capitales  de  l'Europe;  il  avait  assisté  à  l'élection  et  au 
couronnement  de  trois  empereurs  d'Allemagne;  il  était  ministre 
plénipotentiaire,  avait  été  baronisé,  portait  un  ordre  sur  sa  poi- 
trine; il  avait  ses  entrées  à  Versailles,  était  reçu  avec  distinc- 
tion par  Frédéric  et  jouissait  près  de  Catherine  d'une  faveur 
extraordinaire.  Grimm,  enfin,  possédait  maintenant  plus  que  l'ai- 
sance, la  fortune,  et,  ayant  su  se  refaire  un  intérieur  après  la  mort 
de  M™''  d'Epinay,  il  pouvait  déjà  se  voir  écoulant  tranquillement 
ses  dernières  années  dans  la  retraite  rurale  du  château  de  Varennes. 
C'est  sur  ces  entrefaites  que  deux  catastrophes,  coup  sur  coup, 
jetèrent  bas  l'édifice  de  bonheur  que  Grimm  avait  mis  quarante  ans 
à  élever.  La  révolution  le  chassa  de  Paris,  sa  patrie  d'élection, 
et  le  dépouilla  de  tout  ce  qu'il  possédait.  Une  chose  lui  res- 
tait néanmoins  dans  ce  désastre,  Catherine  et  les  bienHiits  de 
Catherine,  des  générosités  qui  le  mettaient  au-dessus  du  besoin  et 
un  intérêt  qui  le  rattachait  à  la  vie.  Mais  non,  un  second  coup,  en- 
core plus  fatal  que  le  premier,  lui  enlève  subitement  sa  protec- 
trice. C'est  alors,  pendant  les  dix  années  qu'il  lui  reste  à  vivre, 
que  l'infortuné  vide  véritablement  jusqu'à  la  lie  la  coupe  de  l'adver- 
sité. II  a  conservé  sa  pension,  mais  le  toit  qui  l'abrite,  les  meu- 
bles dont  il  se  sert,  la  vaisselle  dans  laquelle  il  mange,  lui  sont 
prêtés.  Les  infirmités  vont  naturellement  en  s'aggravant  :  sa  vue 
affaiblie  ne  lui  permet  plus  d'écrire,  et  ses  doigts  ankylosés  ne  \^e\l- 
vent  plus  se  promener  sur  le  clavier.  L'ennui  de  la  petite  ville  le 
consume.  Enfin,  et  pour  surcroît  d'amertume,  la  révolution  triomphe. 
L'ordre  de  choses  que  Grimm  avait  connu  et  goûté  achève  de  dispa- 
raître sous  l'épée  de  Napoléon  après  s'être  écroulé  dans  les  con- 
vulsions du  jacobinisme,  et,  quand  l'octogénaire  sort  de  la  léthargie 
de  ses  derniers  jours,  c'est  pour  entendre  tonner  le  canon  d'Aus- 
terlitz  ou  d'iéna,  ou  pour  apprendre  la  paix  de  Tilsitt.  Véritable- 
ment, la  mesure  était  comble  et  la  tragédie  de  cette  existence  con- 
sommée. 


Edmond  Scherer. 


LA     GRÈCE 


DEPUIS 


LE   CONGRÈS  DE  BERLIN 


La  Grèce  arme,  s'écrient  les  diplomates  avec  un  feint  étonne- 
ment  et  une  irritation  mal  dissimulée.  Au  moins  la  diplomatie  euro- 
péenne ne  peut  reprocher  à  la  Grèce  d'avoir  été  la  première  en 
Orient  à  mobiliser  ses  contingens  ;  et  si,  un  certain  jour,  les 
troupes  grecques  entrent  en  Epire  ou  en  Macédoine ,  il  faudra 
cependant  reconnaître  que  ce  n'est  pas  la  Grèce  qui  aura  donné 
à  la  Bulgarie  et  à  la  Serbie  l'exemple  de  la  turbulence.  Mais 
qui  n'aurait  un  faible  pour  les  Serbes  et  un  tendre  pour  les  Bul- 
gares? A  l'égard  des  Hellènes,  tout  autre  est  le  sentiment.  On  ne 
saurait  passer  pour  un  diplomate  sérieux  qu'en  se  montrant  sévère 
aux  Grecs.  Depuis  le  congrès  de  Vienne,  c'est  de  tradition  dans  la 
carrière.  La  révolution  de  Philippopoli  semble  aujourd'hui  absolu- 
ment justifiée  par  l'issue  des  batailles  de  Slivnitza  et  de  Pirot,  et 
après  avoir  applaudi  aux  premières  victoires  des  Serbes,  qui  se 
faisaient,  disait-on,  les  gendarmes  de  l'Orient  et  facilitaient  l'œuvre 
de  la  conférence,  on  est  tout  disposé  aujourd'hui  à  leur  tenir  compte 
de  leurs  défaites.  Aux  Serbes  vainqueurs  on  eût  très  certainement 
laissé  le  district  de  Trune  ;  les  Serbes  vaincus,  il  est  impossible  que 
l'Autriche  permette  à  la  Bulgarie  de  s'annexer  le  district  de  Nisch. 
—  De  là,  l'armistice  imposé  au  prince  Alexandre,  et  la  prochaine 
conférence  européenne.  —  Heureux  Bulgares!  qui,  réunis  aux  Rou- 


LA  GRÈCE  DEPUIS  LE  CONGRÈS  DE  BERLIN.  157' 

méliotes,  auront  pour  prince  souverain  sinon  pour  roi  a  ce  bon 
reître  allemand,  »  comme  les  bourgeois  de  Berlin  appellent  sympa- 
thiquement  Alexandre  de  Battenberg.  Heureux  Serbes  !  qui  après 
avoir  été  battus  à  plate  couture,  n'auront  à  donner  ni  un  pouce  de 
leur  territoire  ni  un  écu  de  leur  trésor,  et,  peut-être  même,  rece- 
vront une  parcelle  du  district  de  Trune  en  compensation  de  leurs 
défaites  ! 

Si,  en  effet,  il  y  a  rectification  de  frontière  entre  les  deux  états, 
cette  rectification  sera,  —  le  cas  est  unique,  —  au  profit  des  vaincus. 
Mais  que  les  Grecs  s'avisent  d'entrer  en  campagne,  on  oubliera 
vite  la  révolution  rouméliote,  l'agression  serbe,  de  façon  à  accuser 
la  Grèce  de  troubler  la  paix  de  l'Europe,  et  si  l'armée  grecque 
est  vaincue,  il  se  trouvera  des  gens  pour  se  réjouir  des  victoires  des 
bachi-bozouks  !  On  ne  peut  faire,  cependant,  que  la  Grèce  ne  re- 
présente pas  une  nationalité,  comme  la  Serbie  et  la  Bulgarie  en  re- 
présentent chacune  une  autre,  on  ne  peut  faire  qu'il  n'y  ait  point  en 
Turquie  trois  millions  de  Grecs  (1)  ;  on  ne  peut  faire  enfin  que  les 
Grecs  ne  se  considèrent  pas,  au  même  titre  que  les  Bulgares, 
comme  les  héritiers  désignés  de  «  l'homme  malade.  »  En  s'an- 
nexant  la  Roumélie  orientale,  les  Bulgares  prennent,  si  l'on  peut 
dire,  un  avancement  d'hoirie.  Non-seulement  ils  convoitent  la  peau 
de  l'ours  musulman,  ils  la  découpent  toute  vive  sur  les  flancs.  C'est 
donc  très  légitimement  que  les  Grecs,  se  sentant  lésés,  deman- 
dent leur  part  de  l'héritage,  puisque  l'héritage  est  ouvert,  leur  part 
de  la  bête,  puisque  la  chasse  a  commencé. 

Autre  chose  est  susciter  les  événemens,  comme  l'ont  fait  les  Bul- 
gares, autre  chose  est  y  obéir,  comme  les  Grecs  se  disposent  à  le 
faire.  Quoi  qu'il  puisse  advenir  de  toutes  ces  aventures,  la  Grèce 
ne  saurait  en  porter  la  responsabilité.  La  question  d'Orient  a  été 
rouverte  non  par  les  Grecs,  mais  par  les  Bulgares.  Loin  que  la  Grèce 
ait  créé  la  situation  présente,  c'est  cette  situation  qui  soudaine- 
ment est  venue  s'imposer  à  elle.  Il  en  sera  de  même  chaque  fois 
que  le  canon  tonnera  dans  la  péninsule  balkanique  ;  il  en  a  été 
ainsi,  il  y  a  peu  d'années,  pendant  la  guerre  turco-russe.  Peut-être, 
en  1878,  n'a-t-on  pas  assez  tenu  compte  à  la  Grèce  de  sa  modéra- 
tion et  de  sa  patience  pour  qu'on  soit  bien  fondé,  en  1886,  à  lui 
marquer  la  même  conduite  ?  Peut-être  aussi  oublie-t-on  trop  que  la 
Grèce,  qui  a  un  demi-siècle  d'existence  comme  état  libre  et  qui,  de- 
puis dix  ans,  s'est  transformée  par  des  progrès  continus,  n'est  plus 
une  nation  en  tutelle  ? 


(1)  Par  Grecs  nous  entendons  les  populations  de  race  hellénique.  A  compter  les  raïas 
qui  pratiquent  le  culte  grec,  on  arriverait  à  près  de  six  millions. 


158  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


I. 

Pendant  l'été  de  1877,  la  Turquie  envahie  en  Europe  et  en  Asie 
avait  à  faire  face  aux  Russes,  aux  Serbes,  aux  Roumains,  aux  Bul- 
gares. Toutes  ses  troupes  combattaient  dans  les  Balkans  et  au  Caucase. 
A  peine  s'il  restait  dans  les  provinces  limitrophes  de  la  Grèce  quel- 
ques détachemens  de  zaptiés  et  quelques  bandes  de  bachi-bozouks, 
—  ces  derniers  occupés  à  massacrer  à  Salonique  et  ailleurs.  Les 
événemens  engageaient  les  Grecs  à  entrer  en  campagne,  la  Russie 
les  y  invitait.  Jamais  occasion  si  propice  ne  s'était  offerte.  Les  Grecs 
avaient  18,000  hommes  sous  les  armes,  et,  en  moins  d'un  mois,  le 
premier  ban  de  la  réserve,  comptant  pareil  nombre  de  fusils,  serait 
venu  doubler  cet  effectif.  Enfin  les  Hellènes  d'Épire  et  de  Thessalie 
n'attendaient  pour  se  soulever  en  masse  que  le  passage  de  la  fron- 
tière par  un  bataillon  portant  le  drapeau  bleu  à  croix  blanche.  La 
Crète  était  presque  sans  garnison  ;  là  aussi,  il  suffisait  du  débar- 
quement de  quelques  troupes  grecques  sur  un  point  du  litto- 
ral pour  qu'éclatât  insurrection.  L'entrée  en  ligne  de  plus  de 
60,000  combattans,  tant  soldats  grecs  qu'insurgés  épirotes,  thes- 
saliens  et  crétois,  eût  constitué  une  importante  diversion.  Les  Turcs 
n'auraient  pas  laissé  d'en  être  fort  gênés,  qui  n'avaient  pas  trop  de 
toutes  leurs  troupes  pour  résister  à  l'invasion  russe.  Quelques  en- 
gagemens  heureux  pour  les  soldats  du  roi  George,  —  l'hypothèse 
n'était  pas  improbable,  en  raison  de  la  dispersion  des  forces  de 
la  Turquie,  —  et  l'armistice  de  1878  eût  trouvé  les  Grecs  maîtres 
d'une  grande  partie  de  l'Epire  et  de  la  Thessalie,  et  peut-être  de  la 
Crète  tout  entière.  Les  Russes  n'auraient  pu  oublier  le  concours  de 
la  Grèce;  ils  eussent  stipulé  pour  elle,  dans  le  traité  de  San  Stefano, 
la  possession  des  territoires  que  ses  troupes  occupaient  au  moment 
de  l'armistice.  Ces  préliminaires  ne  pouvaient  manquer  d'être  ra- 
tifiés par  le  congrès  de  Berlin,  en  vertu  du  principe  du  fait  accompli. 
A  tout  le  moins,  le  congrès  eût-il  assigné  une  part  importante  de  ces 
territoires  au  royaume  de  Grèce,  et,  comme  il  l'a  fait  pour  la  Rou- 
mélie  orientale,  constitué  la  Crète,  la  Haute-Thessalie  et  la  Haute- 
Epire  en  gouvernemens  autonomes  relevant  de  la  Porte. 

Cette  prise  d'armes  sollicitée  par  la  Russie,  attendue  par  tous  les 
Grecs  des  provinces  turques,  réclamée  par  la  population  entière 
du  royaume,  le  gouvernement  hellénique  s'y  refusa,  cédant  aux  con- 
seils itératifs  de  l'Angleterre  et  de  la  France.  Ces  puissances  enga- 
geaient la  Grèce  à  ne  se  point  mêler  au  conflit,  et  pour  prix  de  sa 
neutralité  elles  lui  garantissaient  une  extension  de  territoire  au  jour 


LA   GRÈCE    DEPUIS   LE    CONGRÈS    DE    BERLIN.  159 

OÙ,  les  hostilités  terminées,  la  diplomatie  aurait  à  régler  la  ques- 
tion des  Provinces-Danubiennes.  L'Europe,  assurait-on  au  cabinet 
d'Athènes,  considère  l'hellénisme  comme  le  facteur  de  l'Occident 
contre  les  ambitions  slaves  ;  elle  entend  donc  obtenir  en  faveur 
de  l'hellénisme  autant  que  la  Russie  obtiendra  en  faveur  du  sla- 
visme.  Confiante  en  ces  promesses  et  répugnant  d'ailleurs  à  passer 
pour  l'instrument  de  la  Russie,  la  Grèce  s'abstint  de  toute  agression. 
La  guerre  resta  localisée  dans  le  nord  de  la  Turquie. 

Cependant  les  Russes  arrivèrent  aux  portes  de  Gonstantinople. 
Un  armistice  fut  conclu,  bientôt  suivi  d'un  traité  de  paix  par  lequel 
les  plus  grands  avantages  étaient  laits  aux  populations  slaves.  La 
Russie  n'avait  point  naturellement  à  invoquer  les  droits  des  Grecs, 
à  qui  elle  était  même  en  droit  de  garder  rancune  pour  leur  refus 
de  concours.  Moins  que  jamais,  la  Russie  pouvait  envisager  avec 
faveur  les  progrès  de  l'hellénisme.  A  Athènes,  d'autre  part,  la  pré- 
vision d'un  armistice  prochain  avait  paru  modifier  le  langage  des 
représentans  des  puissances  occidentales.  La  guerre  allait  prendre 
fin  sans  que  les  Grecs  s'y  fussent  mêlés.  Satisfaite  de  ce  résultat, 
qui  était  un  succès  pour  elle,  la  diplomatie  ne  demandait  rien  da- 
vantage. Elle  ne  semblait  plus  disposée  à  appuyer  les  revendi- 
cations helléniques.  Les  questions  à  débattre  dans  un  congrès 
n'étaient-elles  pas  déjà  assez  graves  et  assez  compliquées?  Puisque 
«  l'hellénisme  s'était  oublié,  »  —  le  mot  fut  prononcé,  —  était-ce 
aux  puissances  de  se  substituer  aux  Grecs  jx)ur  faire  valoir  ses 
droits  ? 

Dans  ces  conjonctures,  les  très  légitimes  protestations  de  la 
Grèce  seraient  sans  doute  restées  sans  effet.  Il  fallait  un  acte 
d'énergie.  Le  gouvernement  hellénique  ne  balança  pas.  Dès  les 
premiers  jours  de  février  1878,  au  moment  même  où  l'on  signait  à 
San-Stefano  les  préliminaires  de  la  paix,  un  petit  corps  grec  fran- 
chit la  frontière  do  Thessalie,  se  dirigeant  sur  la  place  de  Domoco, 
occupée  par  une  garnison  ottomane.  Mais  à  peine  la  nouvelle  fut- 
elle  télégraphiée  au  quai  d'Orsay  et  au  forcign  office  que  la  France  et 
l'Angleterre  intervinrent.  Elles  exigèrent  le  rappel  immédiat  de  l'ar- 
mée grecque.  Par  compensation,  elles  promirent  que  la  Thessalie 
et  l'Épire  seraient  considérées  par  le  congrès  qui  allait  se  réunir 
comme  en  état  d'insurrection.  Les  plénipotentiaires  auraient  donc 
à  s'occuper  des  j)opulations  gi*ecques  de  la  Turquie,  qui  seraient 
traitées  sur  le  pied  des  populations  slaves.  La  Grèce  ne  lit  pas  dilïi- 
culté  de  rappeler  ses  troupes.  Elle  avait  voulu  seulement  rappeler 
la  France  et  l'Angleterre  à  leurs  engagemens  ;  elle  y  avait  réussi. 

Le  1"  avril  1878,  le  marquis  de  Salisbury  adressait  aux  re- 
présentans de  la  Grande-Bretagne  à  l'étranger  une  circulaire  par 


160  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

laquelle  il  reconnaissait  les  droits  de  l'hellénisme  et  témoignait  de 
la  volonté  de  l'Angleterre  de  les  défendre  ;  et  le  17  juin,  à  Berlin,  il 
proposa  que  la  Grèce  fût  admise  à  prendre  part  aux  délibérations 
du  congrès  comme  mandataire  d'une  des  deux  grandes  races  sou- 
mises à  la  Turquie.  Sa  proposition  ne  fut  point  adoptée  ;  du  moins, 
le  rôle  analogue  à  celui  de  la  Russie,  que  lord  Salisbury  voulait 
qu'on  assignât  à  la  Grèce,  fut  sensiblement  diminué.  On  le  restrei- 
gnit au  droit,  pour  les  plénipotentiaires  grecs,  d'assister  à  cer- 
taines séances,  de  présenter  des  observations  et  de  faire  entendre 
des  vœux.  En  outre,  au  lieu  d'avoir  à  défendre  les  intérêts  de 
toutes  les  populations  grecques  de  l'empire  ottoman,  MM.  Delyan- 
nis  et  Rhangabé  durent  se  borner  à  s'occuper  seulement  de  celles 
des  provinces  limitrophes.  Sur  ce  point,  le  congrès  donna  satisfac- 
tion à  la  Grèce.  Dans  la  séance  du  5  juillet,  il  fut  décidé,  sur  la 
motion  de  M.  Waddington,  qu'une  rectification  de  frontières  s'im- 
posait au  profit  du  royaume  hellénique.  La  vallée  du  Salamvrias, 
sur  le  versant  de  la  mer  Egée,  et  celle  du  Kakmas,  sur  le  versant 
de  la  mer  Ionienne,  formeraient  la  nouvelle  limite  des  deux  états. 
Consignée  dans  le  protocole  xiii  et  ratifiée  par  l'article  24  du  traité 
de  Berlin,  cette  décision  restituait  à  la  Grèce  un  territoire  d'au 
moins  22,000  kilomètres  carrés  et  une  population  de  plus  de  cinq 
cent  mille  âmes. 

En  signant  le  traité  de  Berlin,  la  Turquie  avait  formellement 
acquiescé  à  l'article  24,  et,  par  le  fait  de  sa  signature,  elle  avait 
ôté  toute  valeur  aux  réserves  que  ses  plénipotentiaires  avaient  pu 
émettre  à  l'égard  de  cet  article.  Il  le  semblait  du  moins  ;  mais  ce  n'est 
pas  à  tort  que  l'on  renomme  la  diplomatie  de  la  Sublime-Porte.  Les 
Turcs  commencèrent  par  se  refuser  absolument  à  entrer  en  pour- 
parlers, sur  la  question  des  frontières,  avec  les  plénipotentiaires 
grecs.  Au  lieu  de  donner  des  raisons  pour  expliquer  l'inexécution 
des  décisions  du  congrès,  la  Porte  dressa  dans  une  circulaire  un 
véritable  acte  d'accusation  contre  la  Grèce.  Safvet-Pacha,  qui  avait 
signé  le  factum,  s'attira  cette  réponse  du  ministre  des  afïaires  étran- 
gères de  France  :  «  La  circulaire  du  8  août  ne  se  borne  pas  à  repous- 
ser le  programme  développé  par  M.  Delyannis  ;  elle  écarte  avec  aussi 
peu  de  ménagemens  les  vœux  beaucoup  plus  modestes  exprimés  par 
l'Europe  dans  un  sentiment  de  conciliation.  »  Sous  la  pression  des 
puissances,  la  Turquie  se  décida,  vers  la  fin  de  1878,  à  désigner  des 
commissaires  chargés,  de  concert  avec  des  commissaires  grecs,  de 
délimiter  sur  les  lieux  la  nouvelle  ligne  frontière.  Le  6  février,  une 
première  conférence  eut  lieu  à  Prévéza,  à  l'entrée  du  golfe  d'Arta  ; 
le  19  mars,  les  commissaires  grecs  rompirent  les  pourparlers.  Ils 
avaient  mis  une  extrême  patience  à  discuter  pendant  si  longtemps 


LA   GRÈCE   DEPUIS   LE  CONGRÈS   DE   BERLIN.  £61 

avec  des  négociateurs  décidés  à  ne  pas  négocier.  «  Le  territoire  of- 
fert par  la  Turquie,  écrivait  M.  Waddington  à  cette  époque,  diffère 
si  peu  de  la  Irontière  actuelle  et  implique  de  la  part  de  la  Porte 
des  concessions  si  insignifiantes,  qu'il  est  impossible  non-seu- 
lement de  le  considérer  comme  répondant  à  la  pensée  du  con- 
grès, mais  même  de  le  prendre  comme  base  d'une  discussion 
utile.  »  Les  puissances  intervinrent  une  seconde  fois  auprès  de 
la  Porte.  De  nouvelles  conférences  s'ouvrirent  à  Gonstantinople 
le  22  août  1879  et  s'achevèrent  au  milieu  de  févTier  1880. 
Miracle  si  l'entente  se  fût  faite,  alors  que  les  plénipoten- 
tiaires turcs  mettaient  en  avant  des  argumens  de  la  valeur  de 
celui-ci  :  «  Il  est  fait  mention,  dans  l'article  24  du  traité  de  Berlin, 
d'une  rectification  de  frontières,  la  Turquie  est  disposée  à  y  con- 
sentir ;  mais  la  Grèce  réclame  une  cession  de  territoire  :  la  préten- 
tion est  inadmissible.  »  En  vain,  les  commissaires  grecs  objectaient 
qu'une  rectification  de  frontières  entre  deux  états  implique  nécessai- 
rement une  cession  de  territoire  de  la  part  de  l'un  de  ces  états,  les 
Turcs  affectaient  de  ne  point  comprendre.  Entre  temps,  la  Turquie 
imagina  de  susciter  en  Épire  un  mouvement  antiannexionniste. 
Une  adresse  qui  émettait,  avec  d'autres  vœux  non  moins  difficiles  à 
réaliser,  «  la  création  par  décret  d'une  langue  et  d'une  littérature 
albanaise,  »  fut  envoyée  aux  différens  gouvernemens.  La  pièce  por- 
tait le  chiffre  vraiment  imposant  de  cinquante  signatures!  Cette 
protestation  d'un  demi-cent  d'individus  ne  pouvait  éclairer  l'Eu- 
rope sur  les  sentiraens  des  350,000  habitans  de  l'Épire  grecque  (1). 
On  n'eût  pas  dû  s'en  inquiéter.  Néanmoins  la  Grèce,  puis  la  France, 
celle-ci  par  une  longue  note  annexée  à  une  circulaire  diplomatique, 
prirent  la  peine  de  la  réfuter,  démontrant  que  les  populations  de 
la  Basse  -  Albanie ,  qui  sont  ou  grecques  ou  absolument  helléni- 
sées, demandaient  leur  réunion  à  la  Grèce. 

En  bernant  ainsi  la  Grèce,  la  Turquie  se  jouait  de  l'Europe.  La 
France  et  l'Angleterre,  qui,  ayant  été  les  premières  à  faire  valoir  au 
congrès  les  droits  des  Grecs,  étaient  particulièrement  atteintes  par 
l'attitude  de  la  Turquie,  ne  pouvaient  laisser  les  choses  en  l'état. 
D'autre  part,  les  Grecs  se  préparaient  à  la  guerre,  grave  menace  pour 
la  tranquillité  de  tout  l'Orient,  à  peine  pacifié.  Lord  Salisbury  et  le 
comte  de  Beaconsfield  prirent  l'initiative  d'une  nouvelle  conférence 
internationale,  «  chargée  de  déterminer,  à  la  majorité  des  voix,  la 

(1)  Ces  sortes  d'adresses  font  partie  do  l'arsenal  diplomatique  de  la  Porto.  Le  pro- 
cédé est  bien  usé,  mais  les  Turcs  n'y  renoncent  pas  pour  cela.  Il  y  a  trois  semaines 
encore,  les  journaux  parlaient  d'une  protestation  des  Rouméliotes  contre  l'annexion  à 
la  Bulgarie;  et,  huit  jours  après,  les  délégués  ottomans  recevaient  à  Philippopoli 
l'accueil  que  l'on  sait. 

TOME  LXXIII.  —  188G.  11 


162  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ligne  des  frontières  gréco-turques  qu'il  conviendrait  d'adopter.  » 
Cette  proposition,  vivement  appuyée  par  M.  de  Freycinet,  reçut  l'ap- 
probation des  cabinets  européens.  La  conférence  se  réunit  à  Berlin , 
dans  le  courant  de  juin  1880.  Les  plénipotentiaires  s'étaient  adjoint 
une  commission  militaire  de  dix  membres  qui  avait  mission  de 
préciser,  en  tenant  compte  des  conditions  oro-hydrographiques  et 
des  exigences  stratégiques,  la  ligne  frontière  indiquée  d'une  façon 
générale  dans  l'article  24  du  traité  de  Berlin.  La  commission  proposa 
un  nouveau  tracé  par  lequel  la  frontière  suivrait,  de  l'ouest  à  l'est  : 
d'abord,  le  thalweg  du  Kalamas  depuis  son  embouchure  jusqu'à  sa 
source;  ensuite  les  crêtes  formant  la  ligne  de  séparation  entre  les 
bassins  de  la  Vonitza,  de  l'Haliacmon  et  du  Mavroneri,  au  nord,  et 
du  Kalamas,  de  l'Arta,  du  Salamvrias  au  sud  ;  enfin  les  crêtes  de 
l'Olympe  jusqu'à  son  extrémité  orientale  sur  la  mer  Egée.  Cette  dé- 
limitation fut  adoptée  à  l'unanimité  par  la  conférence,  qui,  les  dis- 
cussions étant  closes,  rédigea  en  ce  sens  son  Acte  final. 

Devant  «  cette  manifestation  solennelle  de  la  volonté  de  l'Eu- 
rope, »  selon  les  paroles  du  prince  de  Hohenlohe,  président  de  la 
conférence;  devant  ce  «  verdict  européen,  »  selon  celles  de  M.  de 
Freycinet;   devant   «cette  décision,   obligatoire  pour  la  Turquie 
comme  pour  la  Grèce ,  »  selon  celles  de  lord  Salisbury,  les  Turcs 
ne  furent  pas  autrement  troublés.  Ils  afléctèrent  de  considérer 
comme  nulle  l'œuvre  de  la  conférence,  qui,  à  les  entendre,  n'avait 
en  rien  avancé  la  solution  de  la  question.  Ils  multiplièrent  les  notes 
et  les  circulaires,  protestant  à  la  fois  et  de  leur  ardent  désir  de  dé- 
férer aux  vœux  des  puissances  et  de  leur  ferme  volonté  de  n'y  point 
accéder.  En  vertu  de  l'axiome  cher  aux  mauvais  débiteurs,  «  qui  a 
terme  ne  doit  rien,  »  laTurquie  cherchait  surtout  à  temporiser.  Elle 
y  réussit.  Or,  gagner  du  temps,  c'est  souvent  tout  gagner.  Les  mi- 
nistres changent  quelquefois  en  France,  et  il  arrive  que,  même  en 
ce  qui  regarde  la  politique  extérieure,  les  nouveaux  ministres  s'em- 
pressent de  défaire  ce  qu'ont  fait  leurs  prédécesseurs.  A  son  en- 
trée aux  affaires  étrangères  en  octobre  1880,  M.  Barthélémy  Saint- 
Hilaire  sembla,  il  est  vrai,  vouloir  poursuivre  l'œuvre  de  M.  de 
Freycinet.  Ses  premières  lettres  à  MM.  Tissot  et  de  Moûy  témoignent 
de  l'importance  qu'il  attachait  primitivement  à  l'Acte  final  de  la 
conférence  de  Berlin.  Mais  on  s'aperçut  bientôt  que  M.  Barthélémy 
Saint-Hilaire  ne  reportait  pas  sur  les  Grecs  la  profonde  et  légitime 
affection  qu'il  a  vouée  à  Aristote.  «  Le  titre  irréfragable  de  la  Grèce  » 
n'est   plus  que  «  la  prétention  de  la  Grèce  ;  »  le  «  verdict  euro- 
péen »  devient  «  un  simple  conseil  de  l'Europe  »  et  la  (c  décision 
obligatoire  »  une  «  délibération  doctrinale.  »  Alors  que  les  six  am- 
bassadeurs près  la  Sublime-Porte  avaient  déclaré,  le  31  août,  par 


LA    GRÈGE    DEPUIS    LE    CONGRÈS    DE   BERLIN.  163 

une  note  collective,  que  «  l'Europe  ne  pouvait  accepter  aucune  dis- 
cussion sur  le  tracé  de  la  frontière,  »  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire 
assurait,  le  2à  décembre,  que  «  la  délimitation  fixée  par  la  confé- 
rence de  Berlin  était  faite  afin  de  servir  de  base  à  la  reprise  des  pour- 
parlers. »  Pour  contraindre  la  Turquie  à  se  soumettre  aux  décisions 
de  la  conférence,  dont  la  France  et  l'Angleterre  avaient  pris  l'initia- 
tive, il  fallait  l'entente  complète  de  ces  deux  puissances.  Le  cabinet 
de  Paris,  abandonnant  soudain  toute'politique  d'intimidation  à  l'égard 
de  la  Turquie,  le  Foreign-offire  se  trouva  en  partie  désarmé.  II  ne 
pouvait  plus  songer  à  une  démonstration  analogue  à  celle  de  Dulci- 
gno,  projet  dont  il  avait  été  question  au  mois  de  juillet.  L'Angleterre 
toutefois  ne  se  prêta  qu'à  contre-cœur  à  la  transaction  intervenue 
plus  tard.  «  Le  gouvernement  de  la  reine,  écrivait,  le  30  mars  1881, 
lord  Granville  à  M.  Goschen,  ne  peut  pas  dire  que  l'arrangement 
concerté  entre  les  représentans  des  puissances  soit  tel  qu'il  l'eût 
accepté  s'il  eût  agit  seul.  » 

Les  Grecs  cependant,  se  voyant  abandonnés,  allaient  désespéré- 
ment engager  la  guerre.  Cette  guerre,  qui  devenait  imminente,  peut- 
être  la  Turquie  la  désirait-elle,  certaine  d'écraser  les  Grecs.  Mais  les 
puissances,  qui  redoutaient  les  dangers  d'un  conflit  en  Orient,  vou- 
laient un  arrangement,  si  mauvais  qu'il  fût,  si  précaire  qu'il  pût  être. 
Encore  une  fois  elles  arrêtèrent  les  Grecs  par  des  conseils  et  des 
promesses.  Une  proposition  d'arbitrage  ayant  éch»ué  (la  Turquie  ne 
voulut  l'accepter  que  sous  la  garantie  qu'il  déciderait  en  sa  faveur  1) 
l'Allemagne  mit  en  avant  l'idée  de  pourparlers  à  engager  à  Gon- 
stantinople  entre  les  représentans  des  six  puissances  et  des  délégués 
ottomans.  Ces  négociations,  qui  furent  des  plus  laborieuses,  car  les 
Turcs  prétendaient  d'abord  ne  céder  qu'une  bande  de  territoire  de 
k  kilomètres  de  largeur,  aboutirent  à  un  compromis.  La  Turquie 
gardait  l'Épire  grecque  presque  tout  entière  et  la  fertile  contrée  qui 
s'étend  entre  le  Salamvrias  et  l'Olympe.  Cette  convention,  acceptée 
par  la  Grèce,  dont  une  si  longue  attente,  tant  de  vaines  promesses 
et  d'espoirs  déçus  avaient  énervé  la  volonté,  la  Turquie  mit  encore 
bien  des  retards  à  la  remplir.  Ce  fut  seulement  pendant  les  mois 
de  juillet  à  novembre  1881  que  les  Grecs  purent  prendre  possession 
de  la  moitié  des  pays  dont  la  totalité  leur  avait  été  assignée  au  mois 
de  juillet  1878.  La  Grèce  avait  attendu  trois  ans,  dans  une  paix  ar- 
mée ruineuse,  l'accomplissement  des  promesses  de  la  France  et  de 
l'Angleterre,  que  dis-je?  l'exécution  des  décisions  de  l'Europe!  Et, 
au  lieu  de  recevoir  un  territoire  de  22,000  kilomètres  carrés  et  une 
population  de  plus  de  500,000  individus,  la  Grèce  voyait  sa  fron- 
tière s'étendre  de  13,000  kilomètres  à  peine,  et  son  peuple  s'aug- 
menter de  300,000  Thessaliens.  Janina,  foyer  de  l'hellénisme,  res- 
tait aux  Turcs. 


164  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  note  collective  des  plénipotentiaires,  remise  le  9  avril  1881,  à 
M.  Coumoundoiiros  pour  l'engager  à  accepter  les  clauses  de  la  con- 
vention de  Gonstantinople,  commençait  ainsi  :  «  Les  conclusions 
consignées  dans  l'Acte  final  de  la  conférence  de  Berlin  n'ayant  pu, 
par  la  force  des  choses,  recevoir  l'exécution  que  les  puissances 
avaient  en  vue...  »  Cette  «  force  des  choses,  »  c'était  la  force 
de  la  Turquie  ;  c'était  sa  résistance  à  la  volonté  des  puissances  ; 
c'était  son  refus  de  remplir  les  stipulations  d'un  traité  qu'elle- 
même  avait  signé.  —  Pour  les  Grecs,  ils  étaient  bien  fondés  à  parler 
alors,  ils  sont  bien  fondés  à  reparler  aujourd'hui,  citant  les  termes 
mêmes  d'une  lettre  de  lord  Granville,  «  des  conditions  non  exécu- 
tées du  traité  de  Berlin.  » 

II, 

Ce  n'était  pas  seulement  au  nom  du  principe  des  nationalités 
que  les  Grecs  revendiquaient,  en  1878,  l'Épire  et  la  Thessalie.  La 
Grèce  faisait  valoir  une  raison  plus  décisive  :  l'intérêt  des  popula- 
tions épirotes  et  thessaliennes.  A  entendre  les  Grecs,  la  réunion  de 
ces  deux  provinces  ne  serait  pas  seulement  le  retour  à  la  mère  pa- 
trie de  sept  ou  huit  cent  mille  Hellènes,  ce  serait  aussi  leur  retour 
au  droit  commun  de  tous  les  peuples  de  l'Europe  :  la  liberté,  l'état 
social,  l'ordre  dans  l'administration,  la  sécurité  dans  la  justice. 
En  pénétrant  en  ces  pays,  la  civilisation  développerait  l'indus- 
trie et  le  commerce,  accroîtrait  les  produits  de  l'agriculture, 
augmenterait  la  fortune  publique.  Ëtaient-ce  là  des  sophismes?  Les 
ïhessaliens,  —  l'Ëpire  est  demeurée  à  la  Turquie,  —  ont-il  profité 
autant  que  le  prétendaient  les  Grecs,  à  cette  annexion  au  royaume 
qu'ils  réclamaient  depuis  cinquante  années?  Leshabitans  deLarisse 
regrettent-ils  d'avoir  accueilli  avec  tant  d'enthousiasme,  en  1881, 
les  premières  troupes  grecques?  Il  n'y  a  pas  apparence.  Les  quatre 
années  que  viennent  de  passer  les  Thessaliens  sous  le  gouverne- 
ment du  roi  George,  auraient  réalisé  toutes  leurs  espérances,  si  toutes 
les  espérances  d'un  individu,  et  surtout  toutes  les  espérances  d'une 
population,  pouvaient  jamais  être  réalisées.  De  nouvelles  routes, 
de  nouvelles  écoles,  une  administration  régulière,  une  justice  équi- 
table, une  bonne  gendarmerie,  la  suppression  de  la  dîme,  ce  mode 
barbare  et  ruineux  de  perception,  sont  les  premiers  bienfaits  de 
l'annexion.  L'établissement  du  chemin  de  fer  de  ïhessalie,  dont  trois 
tronçons  d'une  longueur  totale  de  120  kilomètres  sont  déjà  ouverts 
au  trafic,  et  qui,  dans  quelques  années,  reliera  la  Grèce  à  l'Europe 
centrale  par  Salonique,  Sofia,  Nisch  et  Vienne,  est  aussi  une  bonne 
fortune  inappréciable  pour  le  pays.  En  Thessalie,  où  les  récoltes  dé- 
passent de  beaucoup  la  consommation  et  où,  d'autre  part,  les  ma- 


LA  GRÈGE  DEPUIS  LE  CONGRÈS  DE  BERLIN,  165 

tières  premières  manquent,  et  l'industrie  est  encore  presque  nulle, 
il  y  a  nécessairement  un  grand  mouvement  d'importation  et 
d'exportation.  Pour  un  pays  dans  ces  conditions,  un  chemin  de 
fer  est  un  sérieux  élément  de  prospérité.  Non-seulement  les 
transports  sont  devenus  plus  prompts  et  plus  faciles,  mais  en- 
core le  prix  en  a  été  abaissé  de  75  pour  100.  (Les  transports 
effectués  à  dos  de  mulet  revenaient  à  50  ou  60  lepta  par  tonne  et 
par  kilomètre;  avec  la  voie  ferrée  on  arrive  à  15  lepta.)  Les  Thes- 
saliens,  paraît-il,  se  sont  piqués  au  travail  ;  l'industrie  commence  à 
naître,  et  malgré  une  récolte  particulièrement  mauvaise,  la  pro- 
duction agricole,  à  laquelle  s'ouvre  aujourd'hui  le  débouché  com- 
mode des  anciennes  provinces  du  royaume,  a  augmenté  depuis  trois 
ans  dans  de  notables  proportions. 

Les  Thessaliens  de  religion  grecque  ne  sont  pas  seuls  à  se  féli- 
citer de  l'annexion  au  point  de  vue  administratif  et  économique; 
les  populations  musulmanes  ne  méconnaissent  pas  les  avantages 
du  nouvel  ordre  de  choses  qu'ils  ont  accepté  sans  diflicullé.  L'exode 
qui  s'annonçait  en  1881  s'est  vite  arrêté.  Souvent  même  des  Turcs 
d'Albanie  et  de  Macédoine  viennent  sur  le  territoire  grec,  afin 
de  travailler  aux  routes  et  aux  chemins  de  fer  en  construction. 
«  Il  y  a  de  l'argent  à  gagner  ici,  »  disent-ils  en  passant  la  frontière. 
Le  gouvernement  hellénique  rend  en  travaux  publics  ce  qu'il  per- 
çoit en  impôts.  Les  Turcs,  si  Turcs  qu'ils  soient,  ne  sont  pas  in- 
sensibles à  cette  façon  d'agir.  Ils  apprécient  aussi  l'équité  de  la  con- 
stitution grecque,  qui  proclame  l'égalifé  civique  et  politique  de  tous 
les  citoyens  sans  distinction  de  culte,  et  qui  permet  aux  provinces 
d'élire  des  députés  chrétiens  ou  musulmans.  A  la  chambre,  le  19 
mars  188A,  Chérif-Bey,  député  musulman  de  Larisse,  a  rendu  pu- 
bliquement justice  aux  procédés  de  l'administration  grecque.  — 
Quelle  anomalie!  les  Turcs  soumis  à  la  Grèce  nomment  des  députés 
pour  défendre  leurs  intérêts  et  participer  au  gouvernement  du  pays, 
et  les  Turcs  libres  sont  privés  de  tout  droit  de  représentation  ! 

Cette  annexion  si  profitable  aux  provinces  a-t-elle  été  aussi  un 
élément  de  prospérité  et  de  force  réelle  pour  le  royaume  ?  Les  Grecs 
ne  cherchaient-ils  pas  à  abuser  l'Europe  quand,  en  1878,  ils  préten- 
daient que  la  possession  de  TÉpire  et  de  la  Thessalie  était  néces- 
saire à  l'existence  même  de  la  Grèce,  qui,  du  fait  des  puissances 
signataires  du  traité  de  1830,  avait  les  obligations  d'un  état  avec 
les  revenus  d'une  province?  Ne  s'abusaient-ils  pas  eux-mêmes 
quand  ils  s'imaginaient  que  l'accroissement  du  territoire  serait 
aussi  l'accroissement  des  ressources?  Si  les  Grecs  pensaient  et  par- 
laient de  la  sorte,  c'est  qu'ils  se  rappelaient  ce  qui  s'était  passé  en 
Grèce  depuis  186A,  date  de  la  réunion  des  îles  Ioniennes  au 
royaume.  Cet  agrandissement  territorial  marque  le  début  d'une  ère 


166  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nouvelle.  Encore  que  les  événemens  de  Crète  soient  venus,  pen- 
dant deux  ans,  détourner  les  Grecs  de  la  tâche  laborieuse  qu'ils 
avaient  entreprise,  la  Grèce  a  fait  plus  de  progrès  de  1864  à  1877 
qu'elle  n'en  avait  fait  de  1830  à  186/i.  Comme  l'a  très  bien  dit 
M.  Antoine  Vlasto  :  «  Les  Grecs  avaient  enfin  compris  que  l'ère 
héroïque  de  leur  indépendance  était  close,  et  qu'il  fallait  désormais 
demander  au  travail  d'achever  ce  que  la  guerre  avait  commencé.  » 
Sous  l'action  de  cette  idée,  la  Grèce  progressa  rapidement.  L'in- 
struction s'étendit  partout,  l'agriculture  s'accrut,  l'industrie  fut 
créée,  le  commerce  se  développa,  des  routes  sillonnèrent  le  pays, 
des  villes  nouvelles  se  construisirent,  le  banditisme  disparut.  En 
1865,  les  recettes  de  l'état  étaient,  en  chiffre  rond,  de  27,000,000  de 
drachmes;  en  1877,  elles  montaient  à  38,000,000.  En  1860,  l'éten- 
due de  la  terre  cultivée  était  évaluée  à  700,000  hectares.  En 
1875,  la  statistique  la  portait  à  1,100,000  hectares.  Les  vignes 
qui,  en  1865,  couvraient  à  peine  6A,000  hectares,  s'étendaient, 
en  1877,  sur  103,000  hectares.  Durant  ces  douze  années,  enfin, 
on  établit  un  grand  nombre  de  fabriques  et  de  manufactures,  et  le 
commerce  intérieur  et  extérieur  augmente  dans  des  proportions 
énormes.  Les  recettes  de  l'octroi  montent  de  843,000  drachmes 
à  3,340,000  drachmes;  le  mouvement  d'importation  et  d'exporta- 
tion s'élève  de  141,000,000  à  195,000,000  (1).  En  1878,  les  Grecs 
pouvaient  dire  que  leur  récent  passé  répondait  de  leur  avenir.  Ils 
peuvent  dire  aujourd'hui  que  le  présent  l'emporte  sur  ce  passé. 
Depuis  l'annexion  de  la  Thessalie,  l'accroissement  du  commerce, 
de  l'industrie,  de  la  fortune  publique  a  été  plus  marqué  encore. 
Autant  la  Grèce  avait  fait  en  trente  ans,  autant  ensuite  elle  avait 
fait  en  dix  ans,  autant  elle  vient  de  faire  en  quatre  ans.  Voilà  de 
quoi  étonner  les  voyageurs  de  cabinet  qui  ne  connaissent  de  la 
Grèce  que  la  Grèce  contemporaine. 

Les  progrès  accomplis  pendant  la  période  précédente  étaient 
dus  principalement  à  l'initiative  privée,  au  travail  de  la  popula- 
tion. En  1882,  l'état  s'est  mis  sérieusement  à  l'œuvre,  réformant 
l'assiette  de  l'impôt,  relevant  le  crédit  de  la  Grèce,  ouvrant  par 
des  traités  des  débouchés  importans  aux  productions  du  pays,  favo- 
risant les  industries  nouvelles,  réorganisant  l'armée  et  la  marine 
avec  l'aide  des  deux  missions  françaises  du  général  Vosseur  et 
de  l'amiral  Lejeune,  entreprenant  partout  des  travaux  considé- 
rables. A  Syra,  on  a  élargi  le  port;  à  Andros,  à  Calamata,  à  Patras, 
on  a  creusé  de  nouveaux  bassins;  à  Catacolon,  on  a  élevé  une  digu« 

(1)  Je  me  borne  aujourd'hui  à  rappeler  d'une  façon  sommaire  les  progrès  de  la 
Grèce,  de  1865  à  1877,  car  je  les  ai  exposés  en  détail,  ici  même,  il  y  a  quelques  an- 
nées. Voir  dans  la  Revue  du  15  février  1879  la  Grèce  et  les  Provinces  grecques  de  la 
Turquie. 


LA  GRÈCE  DEPUIS  LE  CONGRÈS  DE  BERLIN.  167 

de  700  mètres  de  longueur.  Sous  la  direction  d'une  mission  d'in- 
génieurs français,  on  a  construit  600  kilomètres  de  routes  carros- 
sables; 540  kilomètres  sont  envoie  d'achèvement,  et  l'on  fait  des 
études  pour  la  construction  de  3,000  autres  kilomètres.  La  Grèce 
qui,  en  1882,  n'avait  que  800  kilomètres  de  routes,  en  a  aujour- 
d'hui plus  de  1,400,  sans  compter  le  réseau  des  îles  ioniennes,  et 
dans  dix  ans,  au  train  dont  on  va,  elle  en  aura  près  de  5,000.  Les 
réformes  fiscales,  qui  s'imposaient  depuis  longtemps,  ont  été  étu- 
diées et  adoptées.  On  a  supprimé  la  perception  en  nature  qui  coû- 
tait fort  cher  à  l'état  et  ruinait  le  contribuable  ;  des  impôts  sur  le 
tabac,  sur  les  alcools  ont  été  établis;  on  a  opéré  la  conversion  de 
la  drachme  en  francs.  Partout  est  assuré  le  service  postal  et  télé- 
graphique. Il  y  a  en  Grèce  211  bureaux  de  poste  et  118  bureaux 
télégraphiques  ;  un  câble  sous-marin  relie  les  îles  à  la  terre  ferme. 
Le  gouvernement  enfin  a  restauré  le  crédit  de  la  Grèce  par  la  re- 
connaissance de  la  dette  différée  (emprunt  de  1824-25),  et  par  le 
service  régulier  des  intérêts  des  différons  emprunts. 

L'exemple  d'activité  productive  donné  par  Tétat  a  été  suivi.  L'agri- 
culture, l'industrie,  le  commerce  se  sont  singulièrement  développés, 
de  grandes  entreprises  dues  à  l'initiative  privée  vont  transformer  le 
pays.  Tandis  que  le  général  Turr  perce  l'isthme  de  Corinthe,  les 
voies  ferrées  commencent  à  sillonner  la  Grèce.  Depuis  1882,  époque 
oîi  le  chemin  du  Pirée  à  Athènes  existait  seul,  cinq  lignes  ont  été 
ouvertes  (de  Katakolon  à  Pyrgos;  du  Pirée  au  Laurium;  du  Pirée  à 
Kiato,  par  Athènes,  Mégares  et  Corinthe;  de  Volo  à  Larisse  et  à 
Kalabak  ;  de  Larisse  à  Trikkala)  représentant  un  parcours  de  350  ki- 
lomètres ;  et  l'on  travaille  à  d'autres  lignes  qui  s'étendront  sur  une 
longueur  totale  de  600  kilomètres.  La  ligne  de  Corinthe  à  Nauplie 
(70  kilomètres)  sera  mise  en  exploitation  le  15  janvier  de  cette  année. 
De  nombreux  établisseraens  industriels  :  minoteries,  tanneries,  fila- 
tures, distilleries,  se  sont  créés  sur  différons  points  du  territoire.  On 
comptait  une  centaine  de  moteurs  à  sapeur  en  1877,  il  y  en  a  au- 
jourd'hui plus  du  triple.  Les  mines  et  les  carrières  em})loient  vingt 
mille  ouvriers.  Les  chantiers  du  Pirée,  de  Syra,  de  Galaxidi,  d'Hy- 
dra,  construisent  annuellement  cent  bateaux  à  voiles,  quelques-uns 
de  600  tonnes.  On  n'ignore  pas,  en  effet,  que  lu  marine  marchande 
hellénique,  qui  va  se  développant  chaque  année  (en  1874,  elle  était 
de  5,202  bâtimens,  jaugeant  250,277  tonnes,  et,  en  1883,  de 
7,609  navires  au  long  cours  ou  caboteurs,  jaugeant  388,000  tonnes) 
tient  sa  place  avec  honneur  parmi  les  marines  du  globe.  Le  Bulletin 
du  ministère  des  travaux  publics  de  France,  publié  en  1884, 
assigne  à  la  Grèce  le  onzième  rang  comme  puissance  maritime.  La 
Grèce  vient  immédiatement  après  la  Hollande  et  précède  l'Autriche 


168  REVUE    DES    DELX    MONDES. 

et  le  Danemark,  qu'elle  dépasse  de  près  de  moitié  pour  le  nombre  et 
le  tonnage  total  des  navires.  —  Les  industries  du  bâtiment  ont  été 
aussi  très  actives  ces  dernières  années,  car  Athènes,  dont  la  popu- 
lation est  montée  en  cinq  ans  de  67,000  âmes  à  85,000,  couvre  de 
maisons  la  plaine  qui  s'étend  du  côté  de  Patissia.  D'autres  villes 
s'accroissent  dans  des  proportions  analogues,  Syra,  Patras,  Volo,  Pyr- 
gos,  qui  a  plus  de  30,000  âmes;  d'autres  sortent  de  terre,  comme 
Laurium,  où  il  y  a  maintenant  16,000  habitans. 

Les  campagnes  ont  marché  du  même  pas  que  les  villes.  Gomme 
l'industrie,  l'agriculture  est  en  progrès.  De  grandes  propriétés  ont 
été  reconstituées,  où  l'on  applique  les  méthodes  usitées  en  France 
et  en  Amérique.  Sur  plusieurs  points  on  a  reboisé.  L'étendue  de  la 
terre  cultivée  atteint  aujourd'hui  2  millions  d'hectares.  La  vigne,  qui 
n'avait  donné,  en  1877,  que  pour  37,000,000  de  francs  de  raisins, 
en  a  donné,  en  1883,  pour  60,000,000.  Dans  le  même  laps  de  temps, 
la  production  totale  s'est  élevée,  de  3,500,000  oques  à /i,100,000. 
Cette  culture  s'étendra  encore,  maintenant  qu'une  convention  doua- 
nière a  ouvert  l'Egypte  aux  tabacs  grecs,  qui  naguère  n'y  pou- 
vaient pas  pénétrer.  —  Du  développement  de  l'industrie,  du  ren- 
dement plus  grand  de  la  terre,  du  bien-être  croissant  des  individus, 
comme  aussi  de  l'augmentation  de  la  population,  il  est  résulté  que 
le  mouvement  des  importations  et  exportations,  qui,  en  1877,  était 
de  152,000,000  de  francs,  a  atteint  le  chiffre  de  246,000,000.  Depuis 
vingt-cinq  ans,  il  a  presque  quadruplé. 

Athènes,  pendant  l'année  1883,  a  présenté  un  spectacle  féerique. 
Les  capitaux  y  affluaient.  Affaires  de  banque,  affaires  de  chemins 
de  fer,  affaires  de  mines,  affaires  d'immeubles,  tout  ce  que  l'on 
touchait  devenait  or.  En  quelques  jours,  les  actions  de  la  banque 
nationale  montaient  de  1,000  à  5,000  francs,  celles  de  la  banque 
hellénique  de  300  à  425  francs,  celles  du  chemin  de  fer  du  Pirée  de 
100  à  600  francs,  celles  des  mines  de  Laurium  de  70  à  225  francs. 
Des  terrains  du  Lycabète,  acquis  la  veille  0  fr.  90  le  mètre,  se  re- 
vendaient le  lendemain  8  francs.  Sur  les  maisons  on  faisait  de 
pareils  bénéfices.  Il  régnait  une  fièvre  de  spéculation  analogue  à 
celle  qui  prit  Paris  en  1881.  Tout  doublait  de  valeur;  on  dépensait 
aussi  facilement  que  l'on  gagnait.  C'était  à  croire  que  le  Pactole 
coulait  dans  le  Ht  de  l'ilissus. 

Cette  prospérité  soudaine,  cet  accroissement  véritablement  mira- 
culeux de  la  fortune  publique  dans  un  pays  où  l'or  avait  toujours 
été  denrée  rare  entre  tant  d'autres,  tenait  à  l'heureuse  commotion 
qu'avait  donnée  l'annexion  de  la  Thessalie,  à  la  politique  pacifique 
et  aux  réformes  productives  du  ministère  Trikoupis,  enfin  aux  nou- 
velles ressources  qui  s'étaient  développées  sous  cette  double  in- 


LA   GRÈCE   DEPUIS    LE   GO.NGRÈS    DE   BERLIN.  169 

fluence.  La  transformation  qu'on  voyait  s'accomplir  avait  encore 
une  autre  cause.  En  ces  dernières  années,  un  grand  fait  écono- 
mique, qui  peut  avoir  les  conséquences  d'un  grand  fait  politique, 
s'est  accompli  dans  l'histoire  de  la  Grèce  moderne.  C'est  le  retour  des 
homogènes.  Les  homogènes  (de  même  race)  sont  des  Hellènes  dont 
les  familles  ont  quitté  Constantinople  après  la  conquête  ottomane 
pour  se  réfugier,  quelques-unes  à  Venise  ou  en  Crète,  la  plupart 
dans  les  îles  de  la  mer  Egée,  comme  Chio  et  Psara,  où  les  Turcs 
exerçaient  une  autorité  plus  nominale  qu'effective.  Quand  éclata  la 
révolution  de  1821,  les  descendans  de  ces  familles,  ne  se  sentant 
plus  en  sûreté,  émigrèrent  de  nouveau  et  ^^n^ent  se  fixer  à  Odessa, 
à  Alexandrie,  àTrieste,  à  Livourne,  à  Marseille,  à  Londres,  à  Vienne. 
Partout  ils  fondèrent  des  comptoirs  ou  des  maisons  de  banque;  par- 
tout ils  s'enrichirent,  —  certains  d'entre  eux  comptent  aujourd'hui 
leur  fortune  par  dizaines  de  millions.  —  Les  homogènes  avaient 
soutenu  de  leur  argent  ou  de  leur  personne  l'insurrection  grecque. 
Au  nouveau  royaume  ils  firent  des  dons  magnifiques;  des  monu- 
mens,  de  grandes  écoles,  des  hôpitaux  furent  édifiés  à  leurs  frais. 
Néanmoins,  ils  restèrent  à  l'étranger.  Leur  argent  profitait  au  pays, 
il  n'y  multipliait  point.  Il  ne  contribuait  pas  au  développement  éco- 
nomique. Or,  depuis  une  dizaine  d'années,  les  homogènes  sont  en 
grand  nombre  revenus  en  Grèce.  Est-ce  nosUilgie  de  la  patrie 
refaite  ?  Est-ce  parce  que  ces  Grecs  cosmopolites,  toujours  si  avi- 
sés, se  portent  instinctivement  où  il  y  a  de  l'argent  à  gagner?  La 
chose  reste  mystérieuse.  11  n'en  est  pas  moins  certain  que  le  re- 
tour des  homogènes  était  pour  la  Grèce  un  des  plus  grands  biens 
qu'elle  pût  espérer  et  que,  pour  ceux  qui  s'intéressent  à  cette  na- 
tion, ce  rapatriement  est  du  meilleur  augure.  Deux  élémens  de  vie 
économique  manquaient  à  la  Grèce,  les  capitaux  et  cette  initiative 
des  grandes  entreprises  industrielles  par  quoi  un  pays  reçoit  l'im- 
pulsion qui  le  transforme.  Ces  capitaux  et  cet  esprit  d'initiative,  les 
homogènes  les  ont  apportés.  C'est  aux  homogènes  que  l'on  doit  les 
chemins  de  fer,  la  grande  culture,  les  reboisemens.  C'est  grâce  aux 
homogènes  et  à  leurs  relations  dans  la  haute  finance  de  l'Europe  que 
l'emprunt  de  1870  (60  millions),  l'emprunt  de  1881  (130  millions, 
souscrits  une  fois  et  demi),  et  l'emprunt  de  1884  (170  millions)  ont 
été  couverts.  Le  fait  est  significatif  :  sur  les  28  millions  de  rentes 
que  paie  annuellement  la  Grèce,  il  n'y  en  a  point  le  quart  qui  soit 
servi  à  des  étrangers. 

La  dette  n'en  est  pas  moins  fort  lourde.  Les  emprunts  émis  de- 
puis six  ans  et  qui  ont  été  nécessités  par  la  paix  armée  de  1878  à 
1881,  par  l'organisation  de  la  Thessalie,  où  tout  était  à  faire,  parles 
travaux  publics  et  la  levée  du  cours  lorcé,  ont  considérablement  aug- 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mente  le  passif  de  la  Grèce.  Si  le  développement  agricole,  industriel 
et  commercial  a  enrichi  le  pays,  l'état  se  trouve  néanmoins  dans  une 
situation  économique  difficile.  Il  s'en  faut  que  les  recettes  suffisent 
aux  dépenses  et  que  les  budgets  s'équilibrent.  Le  grand  mouve- 
ment d'affaires  s'est  arrêté  en  Grèce  comme  il  s'est  arrêté  en  France 
et  presque  partout  en  Europe.  Action  et  réaction,  vaches  grasses  et 
vaches  maigres,  c'est  la  loi  fatale.  Aujourd'hui,  où  la  crise  écono- 
mique ne  sévit-elle  pas?  En  Grèce,  la  crise  s'est  compliquée  de  ceci, 
que  le  pays  est  dans  une  période  de  transition.  11  se  transforme,  et 
cette  transformation,  trop  brusque  peut-être,  ne  peut  s'opérer  sans 
embarras.  Les  dépenses  que  fait  le  gouvernement  pour  les  routes 
et  les  autres  travaux  sont  nécessaires,  et  comme  elles  servent  à  fon- 
der la  fortune  publique,  elles  rendront  un  jour  à  l'état  le  double  de 
ce  qu'elles  lui   auront  coûté.  En  attendant,  l'état  n'en  doit  pas 
moins  faire  face  aux  dépenses,  qui  ont  doublé,  avec  des  recettes 
qui,  si  accrues  qu'elles  soient,  n'ont  pas  cependant  augmenté  dans 
les  mêmes  proportions.  Les  impôts  existans  ont  donné  une  énorme 
plus-value,  mais  les  impôts  nouvellement  établis  n'ont  pas  rendu 
tout  ce  qu'on  en  attendait.  Sur  ce  point,  le  ministère  Trikoupis  a 
éprouvé  bien  des  mécomptes.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  étonner,  car 
relativement  à  la  contribution  foncière,  M.  Trikoupis  avait  entrepris 
une  refonte  totale  de  l'impôt.  Il  frappait  d'un  côté  et  il  dégrevait 
de  l'autre.  Or,  s'il  pouvait  calculer  à  une  drachme  près  le  déficit 
que  produiraient  les  dégrèvemens,  il  ne  pouvait  évaluer  que  très 
approximativement  les  sommes  que  donneraient  les  taxes  nou- 
velles. Pour  les  droits  mis  sur  le  tabac,  les  alcools,  'es  allumettes, 
ces  sortes  d'impôts  ne  rendent  jamais,  les  premières  années,  au- 
tant qu'ils  le  devraient  normalement.  Avant  que  les  taxes  soient 
votées,  les  marchands  et  même  les  particuliers  font  des  provisions 
qui  leur  permettent  d'y  échapper  pendant  un  certain   temps.  Au 
début,  l'organisation  même  de  la  perception  présente  mille  diffi- 
cultés. Il  en  a  été  de  la  Thessalie  comme  de  l'ancien  royaume.  On 
comptait  sur  de  grandes  recettes,  on  les  a  faites;  mais  les  frais 
nécessités  par  la  réorganisation  administrative  et  fiscale  du  pays  et 
par  des  travaux  publics  se  sont  élevés  plus  haut  qu'on  ne  s'y  atten- 
dait, d'autant  que  les  Turcs  avaient  à  demi  ruiné  la  contrée,  brû- 
lant les  forêts,  cessant  d'entretenir  les  routes,  vendant  à  vil  prix  les 
domaines  de  l'état,  laissant  renaître  le  banditisme  (1). 

Par  suite  des  difficultés  économiques,  le  ministère  Trikoupis  est 
tcmbé  sous  un  vote  de  la  chambre.  Sans  doute,  en  effet,  le  prési- 

(1)  Aujourd'hui  les  Turcs  agissent  de  même  en  Macédoine.  C'est  fort  malJicureux 
pour  les  populations,  mais  c'est  peut-être  de  bon  augure  pour  les  Grecs. 


LA    GRÈCE    DEPUIS    LE    CONGRÈS    DE    BERLIN.  171 

dent  du  conseil  n'avait  pas  mis  assez  de  retenue  dans  les  dépenses 
publiques,  présumant  trop  des  ressources  immédiates  de  la  Grèce. 
A  y  réfléchir,  cependant,  on  reconnaît  que  M.  Trikoupis  obéis- 
sait aux  exigences  de  la  situation.  Était-il  d'une  bonne  politique 
d'arrêter  le  pays  dans  le  mouvement  de  progrès  qui  se  manifestait 
si  vivement  ?  Alors  que  l'initiative  privée  construisait  des  chemins 
de  fer,  l'état  pouvait-il  ne  pas  construire  des  routes  ?  La  substitu- 
tion de  la  perception  en  argent  à  la  dîme  n'était-elle  pas  une  me- 
sure qui  s'imposait  depuis  longtemps  ?  II  en  était  de  même  de  la 
levée  du  cours  forcé,  suppression  qui  a  nécessité  le  dernier  em- 
prunt. Le  cours  forcé  coûtait  à  la  Grèce  un  agio  de  10  à  15  pour 
100  sur  ses  importations;  c'est  une  perte  nette  de  15  à  16  millions 
par  an,  sans  compter  l'intérêt  de  1  pour  100  payé  par  l'état  aux 
banques  nationales  et  l'agio  qu'il  devait  subir  dans  le  service  de 
la  dette  à  l'étranger.  Or  la  somme  à  verser  aux  banques  pour 
l'abolition  du  cours  forcé  n'était  que  de  72  millions.  A  les  rem- 
bourser par  un  emprunt,  l'état,  il  est  vrai,  se  grevait  d'une  gi'osse 
dette  nouvelle,  mais  il  enrichissait  le  pays  en  le  libérant  de  ce  cours 
forcé  qui  coûtait  16  millions  chaque  année  aux  transactions  in- 
ternationales. On  a  surtout  reproché  à  M.  Trikoupis,  qui,  tout 
en  voulant  la  paix  voulait  être  prêt  pour  la  guerre,  les  dépenses 
miUtaires  et  maritimes.  Il  semblait  qu'on  eût  raison,  mais  les 
événemens  sont  venus  donner  raison  à  M.  Trikoupis.  Si,  au 
mois  de  septembre,  l'armée  avait  eu  son  effectif  normal,  dix  jours 
après  la  révolution  de  Philippopoli,  les  Grecs  seraient  entrés  presque 
sans  coup  férir  à  Janina,  dont  la  garnisou  ne  se  montait  pas  à 
trois  cent  cinquante  hommes.  Combien  les  choses  seraient  aujour- 
d'hui simplifiées  ! 

Pour  conclure,  si  l'état  se  trouvait  cette  année  dans  une  situation 
financière  critique,  cette  crise  n'arrêtait  pas  les  progrès  du  pays. 
Or,  dans  un  pays  qui  s'eru'ichit,  par  la  force  des  choses  les  finances 
doivent  devenir  bonnes.  Dans  l'étude  du  budget  pour  1886,  le 
nouveau  ministère  avait  réduit  les  dépenses,  fké  à  8,000  hommes 
l'effectif  de  l'armée,  arrêté  certains  travaux  ;  il  avait,  d'autre  part, 
évalué  moins  haut  le  chiffre  des  recettes.  Grâce  à  l'administration 
sage  et  avisée  de  M.  Delyannis,  qui  a  rendu  déjà  tant  de  services 
à  la  Grèce,  on  pouvait  espérer  arriver,  sinon  cette  année,  du 
moins  dans  deux  ou  trois  ans,  à  l'équilibre  réel  du  budget,  lorsque 
la  révolution  du  18  septembre  a  tout  bouleversé.  Quoi  qu'il  puisse 
advenir  pour  les  Grecs  des  événemens  d'Orient,  quelque  bénéfice 
ou  quelque  dommage  que  leur  apporte  la  guerre,  il  est  manifeste 
que  la  paix  a  été  féconde  en  Grèce.  Depuis  vingt-cinq  ans  et  surtout 
depuis  cinq  ans  le  pays  s'est  transformé.  Les  moins  pliilhellènes 


172  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

parmi  ceux  que  leur  plaisir,  leurs  études  ou  leurs  intérêts  amènent 
là-bas  sont  frappés  des  progrès  de  ce  peuple  né  d'hier,  quoique 
vieux  de  trente  siècles,  et  ils  regardent  avec  autant  de  sympathie 
que  de  curiosité  cette  nouvelle  civilisation  qui  s'établit  sur  des 
ruines  glorieuses. 


III. 


«  D'ici  à  longtemps,  avait  dit  M.  Trikoupis  dans  un  de  ses  premiers 
discours,  la  Grèce  doit  songer  à  exploiter  son  territoire  plutôt  qu'à 
l'agrandir,  à  préparer  des  cantonniers  plutôt  que  des  soldats,  et  à 
construire  plus  de  chemins  de  fer  que  de  cuirassés.  »  M.  Trikoupis 
montrait  par  ces  paroles  qu'il  comprenait  les  intérêts  immédiats  du 
royaume  et  les  véritables  intérêts  de  l'hellénisme.  Toute  la  chambre, 
tout  le  pays  se  rallia  à  ces  idées.  Aussi,  quoique  la  Turquie  eût  tout 
mis  en  œuvre  pour  paralyser  l'effet  du  traité  de  Berlin,  le  gouverne- 
ment hellénique,  depuis  le  règlement  de  la  question  des  frontières, 
a  entretenu  les  meilleures  relations  avec  la  Porte.  Plus  d'un  homme 
politique  grec,  même,  a  pu  rêver  cette  anomalie  qui  semble  mon- 
strueuse :  l'alliance  de  la  Grèce  avec  la  Turquie.  Si  la  Turquie,  en 
effet,  reste  toujours  l'ennemie  de  la  Grèce,  la  Grèce  ne  voit  plus 
une  ennemie  dans  la  Turquie.  Les  seuls  vrais,  les  seuls  redoutables 
ennemis  des  Grecs,  ce  sont  les  Slaves.  Le  danger  est  chez  ceux  qui 
menacent  Constantinople  et  Salonique,  et  non^chez  ceux  qui  les  dé- 
tiennent. De  la  part  de  la  Turquie,  où  est  le  péril  pour  les  Grecs  ? 
La  Turquie  ne  peut  faire  rétrograder  les  événemens.  Elle  ne  peut 
reprendre  la  Grèce  aux  Grecs,  pas  plus  qu'elle  ne  peut  repren- 
dre la  Bulgarie  aux  Bulgares  et  la  Serbie  aux  Serbes.  Son  seul 
espoir,  que  chaque  année  affaibUt,  c'est  le  maintien  du  statu  quo  en 
Orient.  Pour  la  Grèce  son  rôle  est  tout  tracé.  Attendre  avec  patience 
les  derniers  jours  de  l'empire  ottoman,  en  se  recueillant  dans  la 
paix  de  façon  à  être  forte  pour  la  guerre.  Plus  la  Grèce  sera  riche 
à  l'heure  du  partage  final  de  la  Turquie,  et  plus,  soit  par  les  armes 
soit  par  la  diplomatie,  elle  aura  des  dépouilles  de  l'empire.  «  Money 
is  a  good  soldier:  L'argent  est  un  bon  soldat,  »  a  dit  Shakspeare. 
Par  le  développement  de  son  agriculture,  de  son  industrie,  de  son 
commerce,  la  Grèce  cherchait  depuis  quelques  années  à  se  consti- 
tuer ce  «  bon  soldat.  »  Mais  la  Grèce  désirait  une  longue  paix,  car 
il  lui  fallait  une  longue  paix  pour  achever  sa  transformation.  Il  lui 
fallait  une  longue  paix  pour  montrer  son  relèvement  à  l'Europe  et 
pour  lui  prouver  qu'elle  peut  remplir   la  mission  que  l'histoire, 


LA  GRÈCE  DEPUIS  LE  CONGRES  DE  BERLIN.  173 

l'ethnographie  et  les  intérêts  politiques  de  rOccidcnt  lui  assignen 
en  Orient. 

Les  événemens  viennent  traverser  les  plus  sages  desseins.  La 
révolution  de  Philippopoli  a  surpris  les  Grecs  en  flagrant  délit 
d'opérations  pacifiques.  A  cette  menace  d'un  nouveau  démem- 
brement de  la  Turquie  au  profit  des  Slaves,  les  "Grecs  se  sont 
émus  et  enflammés.  De  bonne  foi,  peut-on  s'en  étonner?  Les  puis- 
sances s'efforcent  d'imposer  le  retour  au  statu  quo  ante  bellum-, 
et  la  Grèce,  plus  directement  intéressée,  cependant,  que  n'importe 
quelle  puissance  dans  la  question  d'Orient,  n'aurait  pas  le  droit,  elle 
aussi,  de  demander  le  rétablissement  du  statu  quo  !  Or  la  Grèce  ne 
réclame  pas  autre  chose.  A  la  vérité,  si,  comme  il  est  probable,  l'Eu- 
rope renonce  à  son  premier  desideratum,  si  elle  soufli-e  qu'il  se 
forme  aux  frontières  de  la  Thrace  et  de  la  Macédoine  un  état  de 
trois  millions  de  Bulgares,  ce  qui  sera  un  préjudice  pour  les  Hellènes 
de  la  Roumélie  orientale  et  une  menace  pour  les  Hellènes  des  con- 
trées limitrophes  (1),  si  enfin  l'Europe  en  sanctionnant  l'union  bul- 
gare, récompense  les  perturbateurs  et  donne  une  prime  à  l'insurrec- 
tion ,  les  Grecs  auront  d'autres  demandes.  A  repousser  les  réclamations 
helléniques,  les  puissances  prouveraient  qu'il  existe  deux  justices: 
la  justice  pour  les  Bulgares  et  la  justice  pour  les  Grecs.  En  effet,  les 
Bulgares  peuvent  impunément  violer  le  traité  de  Berlin,  alors  que 
ce  traité  a  créé  l'autonomie  de  la  Bulgarie  proprement  dite  et  donné 
à  la  Roumélie  orientale  une  administration  indépendante  ;  et  les 
Grecs  ne  seraient  pas  admis  à  revendiquer  les  clauses  de  ce  traité 
qui  n'ont  pas  été  exécutées.  Si  les  Bulgares  ont  été  bien  avisés  de 
se  réunir  aux  Rouméliotes,  les  Grecs  ne  sauraient  être  moins  bien 
avisés  de  se  réunir  aux  Epirotes.  D'une  part,  ils  agiraient  au  nom 
de  l'hellénisme,  comme  les  Bulgares  ont  agi  au  nom  du  slavisme  ; 
d'autre  part,  ils  se  conformeraient  aux  décisions  du  traité  de  Berlin 
autant  que  les  Bulgares  s'en  sont  écartés. 

Le  gouvernement  grec  n'a  ofliciellement  demandé  jusqu'à  pré- 
sent que  le  rétablissement  du  statu  quo  ante  bellum,  et,  comme 

tl)  Rien  n'explique  et  ne  jusiifie  mieux  l'émotion  qui  a  saisi  les  Grecs  à  la  nouvelle 
(le  lu  révolution  do  Philippopoli  que  cette  page  d'un  petit  livre  distribué  gratuitement 
dans  tous  les  pays  où  il  y  a  des  Bulgares.  «  L'avenir  de  la  Bulgarie  est  dans  la  Ma- 
cédoine, dans  le  relèvement  des  Bulgares  macédoniens;  c'est  à  cela  que  nous  devons 
travailler,  car  notre  grandeur,  notre  unité  future,  notre  intégrité  nationale,  notre 
existence  comme  état,  ne  sont  que  là.  Sins  la  Macédoine,  un  état  bulgare  dans  la 
péninsule  des  Balkans,  serait  sans  importance,  sans  valeur.  Salonique  doit  être  la  porte 
principale  de  cet  état.  Si  la  Macédoine  ne  devient  pas  bulgare,  la  Bulgarie  ne  scia  pas 
constituée.  »  —  Or  sur  les  690,000  chrétiens  habitant  la  Macédoine,  il  y  a  90,000  Bul- 
gares et  600,000  Hellènes.  On  voit  que  les  ambitions  bulgares  passent  les  ambitions 
helléniques,  et  l'on  conçoit  que  les  Grecs  aient  des  raisons  pour  s  inquié'.er. 


174  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

garanties  contre  le  retour  de  pareils  faits,  l'occupation  permanente 
par  les  Turcs  des  passes  des  Balkans,  en  exécution  du  traité  de 
Berlin.  La  Grèce  n'a  pas  dit  quelles  seraient  ses  prétentions  au  cas 
011  l'Europe  laisserait  s'accomplir  l'union  bulgare.  Encore  aujour- 
d'hui, d'ailleurs,  les  Grecs  ne  s'entendent  pas  absolument  sur  la 
question  des  territoires  à  réclamer  et  au  besoin  à  envahir.  Il  y  a 
les  exaltés,  —  les  irrédentistes,  comme  on  dit  en  Italie,  —  il  y  a 
les  modérés.  Il  y  a  ceux  qui  ont  renversé  le  ministère  Coumoun- 
douros,  pour  avoir  accepté  la  rectification  de  frontières  proposée 
par  la  conférence  de  Constantinople  ;  il  y  a  ceux  qui  lui  font  un 
honneur  d'y  avoir  consenti.  M.  Bikélas,  par  exemple,  a  écrit  que 
plus  tard  on  élèvera  une  statue  à  Goumoundouros  en  mémoire  de 
ce  grand  acte.  Pour  les  uns  donc,  il  faut  avoir  la  Crète,  toutes  les 
îles  du  littoral  asiatique,  l'Epire  entière,  la  presqu'île  de  Salonique 
et  une  partie  de  la  Macédoine.  Selon  de  moins  impatiens,  la  Grèce 
doit  borner  ses  ambitions  présentes  à  la  vallée  de  l'Haliakmon  pour 
laThessalie,  à  la  vallée  du  Kalamas  pour  l'Épire  et  à  l'île  de  Crète.  A 
entendre  de  phis  modestes  encore,  il  faut  seulement  réclamer  le 
tracé  même  indiqué  dans  l'acte  final  de  la  conférence  de  Berlin, 
c'est-à-dire  l'Épire  jusqu'au  thalweg  du  Kalamas  et  laThessalie  jus- 
qu'à la  crête  méridionale  de  l'Olympe. 

Si  la  majorité  du  peuple  grec  n'a  pas  renoncé  à  la  ((  grande  idée,  »> 
si  le  rétablissement  de  l'ancien  empire  byzantin  avec  Constantinople 
pour  capitale  est  encore  l'ambition  générale,  un  grand  nombre  d'Hel- 
lènes, sans  pour  cela  être  moins  patriotes,  s'arrêtent  à  une  autre 
pensée.  Depuis  une  dizaine  d'années,  Thellénisme  antique  lutte 
chez  les  Grecs  contre  le  byzantinisme.  Ce  ne  serait  pas  sans  regrets 
que  plus  d'un  Grec  verrait  Constantinople  remplacer  Athènes  comme 
capitale.  Pour  toute  une  nouvelle  génération  d'hommes  politiques,  il 
faut  laisser  Constantinople  à  qui  la  possède  ou  à  qui  la  voudra  prendre, 
et  il  faut  refaire  l'antique  Hellade  avec  le  royaume  actuel,  l'Épire 
grecque,  la  Thessalie  entière,  la  presqu'île  de  Salonique,  une 
partie  de  la  Macédoine  et  la  Crète.  Un  jour  peut-être,  la  réunion  à 
la  Grèce  des  îles  de  la  mer  Egée  et  des  villes  d'Ionie,  premier  ber- 
ceau de  l'hellénisme,  viendra  achever  cette  résurrection  de  la 
grande  patrie  grecque.  Si  c'est  là  un  rêve,  au  moins  semble-t-il 
moins  irréalisable  que  celui  du  rétablissement  de  l'empire  byzantin; 
au  moins  est-il  de  tous  les  rêves  le  plus  noble  et  le  plus  enchan- 
teur. 

Tout  arrive.  Il  y  a  près  de  vingt  ans,  le  9  février  1867,  M.  le 
général  Tûrr,  qui,  soldat,  ingénieur,  diplomate,  écrivain,  a  tous 
les  dons,  même  celui  de  prophétie,  proposait  dans  le  Journal  des 
Débats  cette  solution  de  la  question  d'Orient  :  «  Les  trois  groupes 


LA    GRÈCE    DEPUIS    LE    CONGRÈS   DE   BERLIN.  175 

■de  la  Turquie  d'Europe  sont  les  Slaves,  les  Grecs  et  les  Albanais, 
Les  Slaves,  composés  des  Serbes,  des  Herzégoviniens  et  des  Bul- 
gares, formeront  une  confédération  indépendante.  Les  Albanais, 
consultés  par  le  suffrage  universel,  se  réuniront  aux  Slaves  ou  aux 
Grecs.  Les  Grecs,  étouffant  dans  le  cercle  où  les  a  resserrés  la  di- 
plomatie, auront  l'Épire  et  la  Thessalie  jusqu'à  Salonique.  A  partir 
de  Salonique,  en  suivant  une  ligne  diagonale  coupant  les  Balkans 
et  descendant  à  travers  la  Dobroutcha  jusqu'au  Danube,  on  a  un 
territoire  habité  en  majeure  partie  par  les  Osmanlis.  Ce  territoire 
restera  à  la  Turquie  et  formera  autour  de  Constantinople  une 
large  province  ayant  comme  les  autres  un  caractère  d'homogénéité. 
Cette  confédération  greco-slavo-turque  prendra  le  nom  de  confé- 
dération des  Balkans.  »  Que  pense  a.ujourd'hui  la  Turquie  de  cette 
solution  qu'il  y  a  vingt  ans  elle  devait  tenir  pour  chimérique  et 
singulièrement  impertinente  ?  A  la  fin  de  1886,  après  la  conférence 
et  après  la  guerre,  celle-là  certaine  et  celle-ci  possible,  —  on  sait 
que  les  conférences  et  les  guerres  sont  également  dangereuses 
pour  la  Porte,  —  la  Turquie  amputée  de  la  Roumélie,  peut-être  de 
l'Épire,  de  la  Basse-Macédoine  et  de  la  Crète,  aura-t-elle  beaucoup 
plus  de  territoire  que  ne  lui  en  concédait  la  solution  orientale  pro- 
posée en  1807? 

La  prochaine  conférence  sera  appelée  à  entendre  les  rôcla- 
•mations  des  Grecs.  Les  plénipotentiaires  les  rejetteront-ils?  L'Eu- 
rope voudra-t-elle  se  déjuger  en  repoussant  cette  demande  d'une 
ligne  frontière  qu'elle-même,  au  congrès  de  Berlin,  a  assignée 
à  la  Grèce?  La  Turquie  se  prêtera-t-elle  à  une  nouvelle  cession 
de  territoire?  S'il  en  est  autrement,  la  guerre  paraît  inévitable; 
et  les  premiers  coups  de  feu  tirés,  jusqu'où  iront  les  revendications 
helléniques  ?  Dès  ce  moment  tout  détiendra  du  fait  accompli.  Or, 
ie  fait  acconijjli,  cette  nouvelle  loi  de  politique  internationale  qui 
s'impose  désormais  à  tous  les  congrès,  qui  hier  encore  a  fait  échouer 
la  conférence  de  Constantinople,  peut-on  dire  ce  qu'il  sera  dans  un 
-mois,  dans  six  semaines,  au  printemps  prochain?  Si  les  troupes 
grecques,  aidées  par  la  levée  de  boucliers  de  l'Epire,  de  la  Thes- 
salie et  de  la  Macédoine ,  occupent  Janina  ou  Salonique ,  si  une 
révolution  a  éclaté  en  Crète  et  a  réduit  les  Turcs  à  se  réfugier  dans 
la  citadelle  de  la  Canée,  si  une  escadre  grecque  a  abordé  à  Chio,  si 
quelque  autre  île  de  la  mer  Egée  s'est  soulevée,  —  avec  l'état  de 
guerre  toutes  les  éventualités  sont  possibles,  —  les  puissances  mé- 
diatrices pourront-elles  y  laisser  rentrer  les  Turcs,  encore  que  sur 
d'autres  points  ils  aient  été  victorieux?  L'axiome  Beati  possidentes 
s'impose  d'autant  plus  contre  les  Ottomans,  que  si  où  sont  les 
Turcs,  c'est  l'incurie  et  la  misère,  où  rentrent  les  Turcs,  c'est  la 


176  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ruine  et  le  carnage.  Ils  ne  savent  pacifier  qu'à  coups  de  sabre.  Les 
massacres  de  Bulgarie  en  1876,  les  massacres  de  Thessalie  en 
1877,  témoignent  que  les  Ottomans  n'ont  point  renoncé  aux  pro- 
cédés de  1821. 

Entre  la  Grèce  et  la  Turquie,  la  lutte  sans  doute  serait  iné- 
gale. Mais ,  outre  que  le  feu  de  la  guerre  peut  s'étendre  dans 
tout  l'Orient,  la  Grèce  n'est  pas  précisément  une  «  quantité  né- 
gligeable.  »  80,000  hommes  sont  prêts  à  entrer  en  campagne , 
et  dès  aujourd'hui  le  gouvernement  possède  l'argent  nécessaire 
à  l'entretien  de  ces  troupes  pendant  toute  l'année  1886.  Gomme 
armée  de  deuxième  ligne ,  la  Grèce  mobilisera  le  second  ban  de 
la  réserve,  soit  A0,000  hommes,  et  il  lui  restera  à  appeler  la  ter- 
ritoriale entière,   qui  compte  100,000    hommes.  L'argent,  l'état 
je  trouvera  dans  l'emprunt  de  100  millions  voté  à  la  chambre  le 
15  décembre  dernier.  Quant  aux  troupes  turques  qui  sont  actuel- 
lement en  Europe,  on  les  peut  évaluer  à  200,000  hommes.  La  Tur- 
quie manque   d'argent  pour  mobiliser  ses  réserves.  Les  soldats 
turcs  ont  la  merveilleuse  faculté  de  marcher  et  de  combattre  sans 
solde  et  sans  vivres;  mais  encore  faut-il  leur  donner  de  bonnes 
armes  et  des  munitions.  Au  reste,   comme  la  Turquie  s'imagine 
avoir  facilement  raison  des  Grecs,  elle  n'appellera  pas  les  rédifs  au 
début  des  hostilités.  La  flotte  grecque,  qui  compte  seulement  trois 
cuirassés,  une  douzaine  de  navires  de  divers  rangs  en  bois  et  en 
fer,  et  une  escadrille  de  canonnières  nouvellement  construites,  est 
inférieure  par  le  nombre  à  la  flotte  ottomane ,  encore  que  celle-ci 
soit  fort  affaiblie;  mais  les  grandes  qualités  nautiques  des  mate- 
lots grecs  et  l'instruction   de   leurs  officiers  compenseraient,  et 
au-delà,  la  supériorité  numérique.  De  plus,  il  existe  aujourd'hui 
un   terrible   engin   de    destruction    qui    semble   avoir    été    créé 
tout  exprès   pour   les  neveux  des   inventeurs   du    feu   grégeois, 
pour  les  fils  des  hardis  brûlotiers  de  1821.   C'est  le  torpilleur. 
I^a  Grèce  a  près  de  soixante  torpilleurs  qui  porteront  le  ravage 
au  milieu  de  la  flotte  ottomane.  Les  officiers  de  la  marine  hellé- 
nique n'appréhendent  qu'une  seule  chose,  c'est  que  les  gros  cui- 
rassés turcs  n'osent  pas  s'aventurer  en  pleine  mer.  Mais,  à  l'exemple 
des  barques  de  Canaris,  ces  brûlots  singulièrement  perfectionnés, 
qui  s'appellent  les  torpilleurs,  iront  les  surprendre  en  rade.  Sur 
terre ,  au  contraire ,  les  Grecs  trouveront  dans  les  Turcs  les  plus 
redoutables  adversaires  :  indifférons  à  la  mort,  solides  au  feu  etmer- 
'^  eilleux  remueurs  de  terres.  Les  Grecs  le  savent.  Ils  savent  aussi 
qu'en  Épire  comme  dans  la  Haute-Thessalie,  en  Phocide  comme 
en  Etolie,  il  est  facile  d'éviter  les  grandes  batailles  rangées,  de 
multiplier  les  combats  partiels,  les  coups  de  main,  les  embuscades. 


LA   GRECE    DEPUIS    LE    CONGRÈS    DE   BERLIN.  177 

de  traîner  la  guerre  en  longueur.  Ils  n'ignorent  pas  non  plus  qu'il 
n'est  pas  nécessaire  de  prendre  les  redoutes  à  la  baïonnette  quand 
on  peut  pénétrer  dans  le  pays  par  d'autres  passages.  En  1870,  les 
Allemands  n'ont  pas  enlevé  un  seul  ouvrage,  et,  à  entendre  de 
bons  stratégistes,  les  trente  mille  soldats  tombés  sur  les  glacis  de 
Plevna  ont  été  sacrifiés  pour  la  plus  grande  gloire  de  l'armée  russe. 
Au  demeurant,  toute  guerre  a  sa  part  d'imprévu,  et  il  n'est  point 
d'ennemi  que  l'on  puisse  mépriser.  Sous  Abdul-Azis,  il  a  fallu  à  la 
Turquie  80,000  hommes,  commandés  par  Omer-Pacha,  et  deux 
longues  années,  pour  soumettre  la  Crète.  Après  la  révolution  de 
1821,  les  Grecs  ont  soutenu  contre  les  Turcs  une  guerre  de  six  ans 
avec  des  alternatives  de  défaite  et  de  succès.  Souvent  luttant  un 
contre  six,  ils  ont  pris  d'assaut  la  formidable  citadelle  de  Nauplie, 
Athènes,  Tripolitza  ;  ils  ont  défendu  Missolonghi  une  année  entière  ; 
ils  ont  été  victorieux  dans  vingt  combats.  Partout  sur  mer,  ils  ont 

eu  l'avantage. 

• 

Et  le  bon  Canaris,  dont  un  ardent  sillon 

Suit  la  barque  hardie, 
Sur  les  vaisseaux  qu'il  prend,  comme  son  pavillon, 

Arbore  l'incendie. 

Or,  les  Turcs  étaient  en  ce  temps-là  au  faîte  de  la  puissance.  Ils 
croyaient  à  la  pérennité  de  l'empire,  leur  trésor  était  inépuisable, 
leur  armée  était  innombrable.  Les  Grecs  n'avaient  point  de  canons. 
L'argent  leur  manquait.  Ils  étaient  sans  organisation  et  sans  disci- 
pline, fatalement  divisés  par  les  rivalités  des  chefs.  Il  en  va  autre- 
ment aujourd'hui.  Les  soldats  turcs  n'ont  pas  perdu  leur  valeur 
guerrière,  mais  où  est  leur  espoir  dans  les  combats  ?  Sans  qu'ils 
s'en  doutent  peut-être,  les  Turcs  subissent  la  fatalité  des  événe- 
mens.  Ils  sentent  que  leur  règne  s'achève.  Leurs  finances  sont  per- 
dues, leur  armée  se  désorganise,  leur  diplomatie  désespère,  leurs 
protecteurs  se  dérobent,  le  principe  des  nationalités  se  substitue  à 
celui  de  l'intégrité  de  l'empire  ottoman.  Seules  les  compétitions 
latentes  ou  avouées  maintiennent  l'islam  en  Europe.  Si  la  situation 
s'est  modifiée  en  Turquie  depuis  1821,  elle  n'a  pas  moins  changé 
en  Grèce.  Les  Grecs  sont  disciplinés,  bien  armés,  bien  équipés, 
munis  de  tous  les  services  auxiliaires,  exercés  aux  nouvelles  ma- 
nœuvres tactiques  sous  la  direction  d'officiers  français.  Ils  sont 
confians  dans  l'avenir,  pénétrés  de  la  justesse  de  leurs  droits, 
unis  dans  une  môme  pensée  patriotique. 

Le  mouvement  qu'a  provoqué  en  Grèce  la  révolution  rouméliote 
a  été  spontané  et  unanime.  En  décrétant  la  mobilisation,  le  gou- 
vernement a  obéi  à  la  chambre,  qui  elle-même  s'inspirait  de  la  vo- 

TOME    LXXIII.    —    1880.  12 


178  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lonté  de  tout  le  peuple  grec.  A  s'y  opposer,  le  ministère  eût  été 
renversé  et  le  roi  détrôné.  L'élan  vers  la  guerre  est  immense. 
C'est  aux  cris  de  :  «  Z'/irco  6  izak^^oç.  Vive  la  guerre  !  »  que  les  troupes 
partent  pour  la  frontière,  que  les  réservistes  rejoignent  leur  corps, 
que  s'embarquent  les  matelots;  c'est  sans  aucune  plainte  que  la 
population  accepte  les  impôts  extraordinaires  nouvellement  votés. 
Lorsque  la  poudre  aura  commencé  de  parler,  ce  grand  élan  na- 
tional gagnera  tout  le  monde  hellénique.  Quel  retentissement  les 
premiers  coups  de  canon  des  Grecs  auront  en  Crète,  en  Epire,  en 
Theâsalie,  en  Macédoine,  dans  les  îles!  Partout  où  il  y  a  des  Hel- 
lènes, des  révoltes  éclateront  quand  les  raïas  seront  certains  d'être 
secondés  ;  les  souscriptions,  les  dons,  les  secours  de  toute  sorte 
qui  déjà  arrivent  de  la  part  des  riches  Grecs  d'Odessa,  de  Lon- 
dres, de  Marseille,  de  Constantinople,  d'Egypte,  décupleront  quand 
on  saura  que  l'argent  est  nécessaire,  indispensable,  qu'il  faut  des 
cartouches  pour  les  combattans,  de  la  charpie  pour  les  blessés. 

Les  hostilités,  peut-être,  ne  commenceront  pas  avant  le  printemps. 
Mais  l'idée  de  la  guerre  se  maintient  aussi  impérieuse,  aussi  ardente 
qu'aux  premiers  jours.  Les  Grecs  en  prenant  les  armes  ont  com- 
promis pour  longtemps  leur  relèvement  économique;  ils  veulent 
que  ce  sacrifice  ne  reste  pas  inutile.  Ils  sentent  qu'on  a  exploité 
contre  la  Grèce  sa  soumission,  hélas  !  bien  naturelle,  aux  volontés 
des  puissances  protectrices,  et  que,  oubliant  les  grands  holocaustes 
de  la  guerre  de  l'indépendance,  les  railleurs  ont  trop  dit  :  Les 
Grecs  crient  beaucoup  et  n'agissent  pas.  Pour  arrêter  leurs  préten- 
dus élans,  il  a  suffi,  en  185/i,  d'une  frégate  française  à  l'ancre 
au  Pirée;  en  1867,  des  représentations  du  corps  diplomatique; 
en  1878,  d'un  conseil  de  l'Angleterre;  en  1881,  de  la  volonté  de 
M.  Barthélémy  Saint-Hilaire.  Si,  par  impossible,  ils  faisaient  sem- 
blant d'entrer  en  campagne,  les  Turcs  auraient  raison  d'eux  avec 
un  détachement  de  zaptiés  et  une  section  d'artillerie.  Les  Grecs 
veulent  être  au  gain,  ils  ne  veulent  pas  être  à  la  peine.  —  En  1886, 
les  Grecs  veulent  être  à  la  peine,  comme  ils  y  ont  été  en  1821. 
Ils  sont  résolus  aux  suprêmes  sacrifices.  Ils  savent  qu'il  ne  leur  est 
pas  nécessaire  d'être  victorieux  ;  il  suffit  qu'ils  soient  héroïques. 
Une  défaite  comme  les  Thermopyles  fera  autant  pour  leur  cause 
qu'une  victoire  comme  Marathon.  L'Europe  est  intervenue  en  faveur 
des  Serbes  après  une  campagne  de  huit  jours.  Après  une  année  de 
luttes  sanglantes  et  acharnées,  l'Europe  ne  pourra  point  ne  pas  in- 
tervenir en  faveur  des  Grecs.  —  Mais,  puisque  aussi  bien  en  Orient 
toutes  les  guerres  finissent  par  une  médiation,  il  serait  peut-être 
plus  simple  de  commencer  par  là. 

Henry  Houssaye. 


CULTIVATEURS    ET   VIGNEROIS 


EN    ALGERIE 


Que  le  lecteur  n'attende  ni  ne  redoute  l'utile  fatigue  de  déchif- 
frer ici  un  traité  systématique.  Nous  n'essaierons  pas  même  de 
résumer  les  statistiques  algériennes,  ni  les  comptes  rendus  admi- 
nistratifs. La  littérature  du  sujet  est  déjà  trop  riche  pour  ne  pas 
effrayer  les  gens  pressés.  Nos  prétentions  sont  à  la  fois  plus  mo- 
destes et  plus  téméraires.  Nous  ne  voulons  relater  que  ce  que  nous 
avons  vu  de  nos  yeux,  en  deux  hivers  successifs  passés  à  parcourir 
l'Algérie  presque  entière,  et  à  l'étudier  consciencieusement  dans 
son  avenir  comme  colonie.  Nos  renseignemens  serviront  de  base 
exclusive  à  nos  opinions. 

Nos  observations  toutes  personnelles,  puisées  plus  souvent  au- 
près des  gens  et  sur  les  lieux  que  dans  les  livres,  touchent  de  trop 
près  aux  questions  récemment  débattues,  dans  nos  chambres  et 
dans  nos  commissions  parlementaires,  pour  ne  point  offrir  quelque 
intérêt.  Nous  sortirons  d'ailleurs  des  généralités  et  nous  placerons 
résolument  en  face  des  applications  pratiques,  des  projets  réa- 
lisables. 

11  est  évident  que  tout  homme  qui  songe  à  planter  sa  tonte  en 
Algérie,  à  moins  de  s'y  faire  négociant  ou  de  s'associer  aux  compa- 


180  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

gnies  financières  qui  travaillent  dans  notre  colonie,  devra  se  heurter 
tout  d'abord  à  l'état  de  la  propriété  et  aux  procédés  de  culture  du 
sol.  Nul  ne  pensera  assurément  que  les  choses  rurales  se  passent 
exactement  au-delà  comme  en-deçà  des  mers.  En  tout  cas,  il  est 
bon  de  signaler  les  dissemblances  comme  les  analogies.  Ce  sera 
peut-être  faire  tomber  quelques  préjugés  chez  certains  lecteurs, 
prévenir  des  mécomptes  et  préparer  des  entreprises  plus  d'accord 
avec  les  conditions  du  possible  que  celles  qu'on  rêve  souvent  et  qu'on 
tente  quelquefois.  Si  ces  lignes  deviennent  utiles  aux  intéressés  ou 
éclairent  les  curieux,  nous  ne  regretterons  pas  nos  pérégrinations 
et  n'aurons  point  perdu  le  fruit  de  nos  recherches. 

Plusieurs  sortes  de  gens  se  mettent  martel  en  tête  à  propos  de 
l'Algérie  :  ceux  qui  songent  à  y  devenir  colons  et  à  cultiver  de  leurs 
mains  ;  ceux  qui  veulent  y  faire  exploiter  des  fermes,  sous  leurs 
yeux  et  à  leurs  frais  ;  ceux  qui  désirent  simplement  y  placer  des 
capitaux  en  biens-fonds  et  pourtant  habiter  au  loin,  dans  la  mère 
patrie.  Mettons-nous  pour  aujourd'hui  au  point  de  vue  des  pre- 
miers. 


I. 

Les  personnes  qui  forment  le  projet  d'apporter  leurs  bras  à  l'Al- 
gérie nourrissent  assurément  en  cela  un  désir  profitable  à  la  patrie, 
dont  on  ne  saurait  que  les  louer,  quels  que  soient  d'ailleurs  les 
motifs  qui  les  poussent  à  quitter  la  France.  Plût  à  Dieu  qu'un  plus 
grand  nombre  de  nos  compatriotes  fussent  allés  au  dehors  étendre 
notre  influence,  assurer  notre  ascendant  national  et  fixer  les  résul- 
tats de  nos  conquêtes!  Quand  il  y  a  trop  plein  dans  une  contrée,  ou 
que  le  travail  n'y  est  plus  rémunérateur,  que  l'avenir  n'offre  plus 
de  perspectives  encourageantes,  il  est  naturel  et  sage  de  songer, 
non  précisément  à  s'expatrier,  mais  à  changer  de  province.  L'Al- 
gérie n'est  qu'une  province  de  la  France.  Mais  encore  faut-il  être 
apte  à  ce  déplacement,  capable  de  réussir  ailleurs  que  chez  soi,  et 
remplir  certaines  conditions  sans  lesquelles  on  ne  saurait  faire  un 
véritable  colon. 

Et  d'abord,  quel  est  le  propriétaire  d'entre  nous  à  qui  viendrait 
la  pensée  d'aller  trouver  un  ouvrier  de  ville,  ou  un  petit  marchand, 
commis,  bonnetier,  coiffeur,  épicier  et  de  lui  dire  :  Viens-t'en  dans 
ma  ferme,  là-bas,  au  fond  de  la  province,  en  pays  de  loups  et  de 
solitaires,  et  sois-y  mon  fermier,  mon  métayer,  mon  domestique 
rural  ;  plantes-y  mes  choux,  sème  mes  blés,  taille  mes  bois,  laboure 
mes  champs,  soigne  mes  vignes,  engraisse  mes  bœufs?  Cette  simple 


CULTIVATEURS    ET    VIGNERONS    EN    ALGÉRIE.  181 

supposition  est  d'un  grotesque  parfait.  C'est  pourtant  là  ce  qu'ont 
fait  jusqu'ici  nos  administrations  coloniales,  c'est  ce  qu'elles  feraient 
encore  peut-être,  si  elles  avaient  assez  de  terres  à  distribuer  aux 
vingt-cinq  raille  pétitionnaires  qu'on  dit  être  en  instance  auprès 
d'elles. 

Ces  petits  marchands,  ces  artisans  sans  métier  nécessaire  à  une 
colonie,  ces  non-ruraux  de  toutes  provenances  sociales,  ou  plutôt 
ces  déclassés  qui  pétitionnent  et  réclament  à  grands  cris  des  terres 
en  Algérie,  sont  précisément  les  mêmes  qui  accueilleraient  par  un 
éclat  de  rire  le  jjropriétaire  qui  aurait  eu  la  naïve  philanthropie  de 
leur  proposer  d'aller  se  faire  paysans  au  fond  de  la  Bretagne  ou  du 
Poitou!  Telle  est  pourtant  l'inconséquence  humaine.  On  s'imagine 
savoir  faire  et  avoir  le  goût  de  pratiquer,  en  régions  inconnues,  ce 
qu'on  ne  saurait  faire  et  n'aimerait  pas  tenter  même  dans  la  ban- 
lieue de  sa  ville  natale!  Est-ce  l'effet  du  mirage  des  pays  lointains? 
Est-ce  l'indication  d'une  erreur  naïve?  Croit-on  donc  qu'il  suffise 
d'être  installé  colon  pour  savoir  produire  céréales,  vignobles  et 
bestiaux  ? 

Aux  yeux  de  bien  des  citadins,  le  paysan  n'est  qu'un  rustre,  igno- 
rant et  sans  intelligence,  dont  le  travail  ne  nécessite  pas  grand 
savoir-faire.  Il  n'est  tailleur  ou  cafetier  qui  ne  se  juge  beaucoup 
plus  capable  qu'un  cultivateur.  N'abordons  pas  de  scabreuses  com- 
paraisons. Mais  il  serait  bien  temps  qu'on  se  persuadât  que  tout  ap- 
prentissage est  laborieux  et  que,  à  trente  ou  quarante  ans,  il  faut 
payer  son  métier  plus  cher  qu'à  quinze  ou  vingt.  II  serait  temps 
surtout  que  nos  administrateurs  se  convainquissent  qu'il  ne  suffit 
pas,  pour  faire  un  bon  colon,  d'avoir  échoué  comme  avocat  ou  sur- 
numéraire dans  son  pays,  d'avoir  gratté  longtemps  du  papier  dans 
un  bureau  ou  servi  utilement  d'agent  électoral.  C'est  ainsi  que,  à 
bonne  intention  du  reste  et  sous  couleur  de  peupler  l'Algérie,  on 
prépare  des  échecs  à  la  colonisation,  des  dénigremens  au  pays  qu'on 
prétend  peupler  et  des  faillites  nouvelles  à  ceux  qu'on  espère  re- 
lever. S'il  y  avait  un  cas  dans  lequel  il  fût  permis  de  dire  :  «  La 
terre  au  paysan!  »  ce  serait  bien  celui  qui  nous  occupe. 

C'est  un  des  inconvéniens  du  système  des  concessions  gratuites 
à  des  gens  sans  ressources  et  sans  aptitudes  aux  travaux  des  champs, 
que  ceux  qui  ne  hasarderaient  pas  une  semaine  de  leur  vie  pour  de- 
venir agriculteurs  en  Beauce,  risquent  leur  existence  et  celle  de  leurs 
familles  pour  devenir  propriétaires  en  Algérie.  Propriétaires!  ce  mot 
exerce  une  étrange  magie  sur  les  imaginations  de  milliers  d'aspi- 
rans  à  la  colonisation  ;  souvent  il  ne  cache  qu'un  malentendu.  Pos- 
session n'est  pas  toujours  richesse.  On  méconnaît  trop  que  la  terre 
n'est  rien  en  dehors  de  sa  mise  en  valeur  par  le  capital  et  le  tra- 


182  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vail.  Beaucoup  se  voient  d'avance  heureux  surveillans  de  leurs  pro- 
pres domaines  ou  rentiers  jouissant  de  revenus  plus  ou  moins  fantas- 
tiques. Fort  peu  se  font  une  idée  nette  des  labeurs  qui  les  attendent, 
des  privations  qui  précèdent  le  succès  et  des  apports  qui  le  rendent 
possible. 

Ce  rêve  enfanté  par  l'ignorance  a  pour  première  conséquence  de 
paralyser  les  songeurs  avant  même  qu'ils  se  soient  mis  à  l'œuvre. 
Celui  qui  espère  une  concession  reste  comme  en  suspens  en  atten- 
dant de  la  recevoir.  Pourquoi  s'ingénierait-il  à  raffermir  sa  position 
en  France?  Il  va  partir  !  L'appel  se  fait-il  trop  attendre,  il  s'embarque 
«  pour  aller  voir.  »  Le  voici  à  Alger,  à  Bône  ou  à  Oran.  Va-t-il  y  cher- 
cher du  travail,  s'y  créer  un  gagne-pain?  Mais  à  quoi  bon?  «  Cela  ne 
peut  tarder  ;  il  va  recevoir  ce  qu'il  demande,  il  va  être  envoyé  dans 
sa  concession!  »  Ce  n'est  pas  lui  qui  ferait  comme  ces  rudes  Espa- 
gnols accourus  de  tous  les  coins  de  leur  sèche  péninsule,  qui  n'hési- 
tent pas  à  s'engager  comme  simples  manouvriers  à  3  francs  par  jour 
ou  à  se  faire  maraîchers  laborieux  autour  des  villes,  ou  à  défricher 
des  landes  et  planter  des  vignes  de  compte  à  demi  avec  les  colons 
français.  Ceux-là  n'espèrent  pas  devenir  propriétaires  gratuitement. 
Aussi  le  deviennent-ils  quelquefois  à  force  de  courage  et  d'écono- 
mie. Ils  se  font  un  gourbi  avec  quelques  planches,  des  branchages 
et  de  la  terre  détrempée;  ils  s'y  installent  humblement  et  déjà  se 
mettent  à  l'œuvre.  Qu'ils  aient  leurs  défauts  comme  bien  d'autres, 
il  ne  faut  pas  en  disconvenir  ;  mais,  la  sobriété  aidant,  ils  font  œuvre 
de  colons  utiles  sans  avoir  reçu  aucune  faveur,  n'en  déplaise  à  notre 
amour-propre  national. 

Assurément,  quelques  Français  se  montrent  aussi  méritans  et 
aussi  industrieux.  Ce  sont  ceux  qui  savaient  d'avance  leur  métier, 
petits  cultivateurs  persévérans,  vignerons  que  le  phylloxéra  a  rui- 
nés et  qui  ne  se  découragent  pas.  Mais  la  masse  !  La  masse  de  nos 
émigrans  se  croit  née  pour  être  propriétaire.  ISe  l'accusons  ni  de 
paresse,  ni  d'aucun  des  vices  qu'on  lui  a  plus  ou  mohis  justement 
reprochés  ;  son  plus  grand  tort  est  d'être  déclassée  sur  le  sol  même 
où  on  l'établit. 

On  ne  fait  plus  de  concessions  gratuites  de  terres  africaines  (jus- 
qu'à nouvel  ordre)  ;  mais  reportons-nous  aux  jours  récens  où.  on 
en  accordait  :  Voici  un  horloger  ou  un  ouvrier  d'usine  qui  a  reçu 
enfin  sa  feuille  de  route,  c'est-à-dire  son  diplôme  de  colon  et  l'in- 
dication du  lieu  où  il  a  obtenu  sa  concession  provisoire.  Il  s'ache- 
mine impatiemment  ;  muni  de  ses  dernières  ressources,  au  milieu 
de  beaucoup  d'étonnemens ,  il  arrive.  S'il  n'a  pas  eu  le  privilège 
d'être  Alsacien  -  Lorrain ,  et,  à  ce  titre,  installé  dans  une  maison 
qu'il  n'a  pas  bâtie  et  dans  des  meubles  qu'il  n'a  pas  achetés,  il  se 


CULTIVATEURS    ET    VIGNERONS   EN    ALGERIE.  183 

trouve  en  face  d'une  terre  nue,  dans  une  contrée  vide,  devant  quel- 
ques lignes  entre-croisées  qui  lui  désignent  l'emplacement  et  les 
rues  de  son  futur  village.  A  lui  de  bâtir,  s'il  veut  un  abri  exigé, 
d'ailleurs,  par  l'administration  ;  à  lui  de  se  pourvoir  de  chevaux  ou 
de  bœufs  s'il  veut  labourer  et  d'acheter  un  matériel  agricole  s'il 
veut  un  jour  récolter.  Saura-t-il  par  quels  moyens  on  dresse  un 
attelage  et  dans  quelles  conditions  on  doit  faire  les  semailles  ?  Avant 
ces  questions  essentielles,  il  faut  pourtant  qu'il  s'en  pose  une  autre  ; 
car,  pour  se  procurer  ces  premiers  élémens  de  vie  matérielle  et  de 
travail,  on  a  besoin  d'avances,  et  il  n'en  apporte  probablement  pas 
assez. 

Propriétaire,  mais  sans  rentes;  la  dépense  au  lieu  du  produit! 
Que  fera-t-il?  Ce  que  vous  feriez  à  sa  place  ;  il  cherchera  à  emprun- 
ter. Mais,  pour  emprunter,  il  faut  donner  des  gages,  et,  ces  gages, 
il  ne  peut  les  fournir.  Sa  terre?  Sa  chère  concession?  Il  la  risque- 
rait peut-être  ;  mais  elle  ne  lui  est  accordée  qu'à  titre  provisoire. 
Elle  ne  sera  définitivement  à  lui  que  dans  quelques  années.  A  moins 
d'obtenir  de  son  préfet  une  autorisation  spéciale,  il  ne  peut  l'hypo- 
théquer ;  or,  cette  autorisation  ne  lui  sera  accordée  qu'à  la  condi- 
tion de  bâtir  avant  tout;  car  on  tient  à  le  fixer  sur  place. 

Puis  il  faut  trouver  un  prêteur.  Ah  !  le  prêteur  sur  gages,  cette 
proN  idence  et  cette  malédiction  du  colon  !  Sans  doute,  depuis  quel- 
ques années,  un  crédit  foncier  a  surgi,  des  sociétés  financières  se 
sont  offertes,  qui  prêtent  (à  7  pour  100  environ)  des  sommes  équi- 
valentes à  peu  près  à  la  moitié  de  la  valeur  de  la  propriété.  Mais 
elles  sont  très  exigeantes  sur  les  garanties.  Elles  ne  prêtent  guère 
que  sur  des  concessions  définitives.  Elles  ont  pour  cela  de  bonnes 
raisons  ;  car,  si  le  colon  obéré  abandonne  sa  concession  provisoire, 
le  prêteur  perd  le  plus  solide  de  ses  gages,  puisque  le  sol  retourne 
à  l'état.  Que  pourrait  valoir  une  hypothèque  sur  des  constructions 
devenues  inutiles  dans  une  terre  délaissée  ?  Le  concessionnaire  qui 
arrive  est  ordinairement  réduit  à  recourir  à  l'usurier.  L'usurier 
n'est  qu'un  banquier  comme  un  autre  en  un  pays  où,  bien  que  l'in- 
térêt légal  soit  à  6  pour  100,  il  est  parfaitement  licite  et  tout  à  fait 
ordinaire  de  prêter  à  10  pour  100.  La  déconsidération  s'attache  à 
peine  à  ceux  qui  i)rêtent  à  20  ou  à  25. 

Supposons  pourtant  notre  colon  tombé  en  bonnes  mains.  Ses  30 
ou  40  hectares  ont  été  estimés  à  A  ou  5,000  francs.  On  lui  a  prêté 
la  moitié  de  cette  somme.  Le  voilà  bien  avancé  vraiment  avec  2  ou 
3,000  francs,  pour  bâtir  une  maison,  acheter  son  matériel  de  ferme, 
mettre  ses  terres  en  état  et  vivre  un  an  jusqu'à  la  récolte  !  A  moins 
d'un  miracle,  le  pauvre  homme  est  condamné  d'avance.  N'eût-il, 
par  un  excès  de  circonspection ,  bâti  qu'un  gourbi  au  lieu  d'une 


ISA  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

maison,  s'il  n'a  pas  su  ou  pu  labourer  à  temps,  si  sa  première  an- 
née n'a  pas  été  exempte  de  sécheresse  ou  de  sauterelles,  c'est  un 
homme  perdu.  Sa  dette  le  tuera.  Aussi  songe-t-il  déjà  à  vendre  pour 
s'acquitter  ;  s'il  pouvait  le  faire  légalement  et  emporter  avec  soi  un 
bénéfice,  il  n'hésiterait  peut-être  pas.  Mais  il  faut  attendre  les  cinq 
ans  après  lesquels  son  titre  de  concession  provisoire  deviendra  dé- 
finitif. Dès  la  troisième  année  de  résidence,  s'il  a  pu  effectuer  les 
améliorations  voulues  (1),  il  réclame  le  droit  d'entière  propriété. 
Qu'il  l'obtienne,  il  n'y  aura  guère  de  doute  à  son  départ,  et  déjà 
les  spéculateurs  sont  aux  aguets.  Autour  des  nouveaux  centres,  on 
dit  couramment  :  a  Dans  six  mois  ou  dans  un  an,  tel  village  sera  à 
vendre.  »  Celui-ci,  puis  cet  autre  sont  déjà  vendus;  on  cite  les  bons 
coups  de  main  faits  par  les  capitalistes  qui  se  trouvaient  sur  place. 
Beaucoup  de  colons  ont  été  expropriés  par  leurs  créanciers ,  per- 
dant à  la  fois  leurs  terres  et  les  améliorations  réalisées  ;  d'autres, 
dégoûtés  avant  épreuve  suffisante,  ont  vendu  leurs  concessions  pour 
des  sommes  dérisoires ,  pour  un  simple  viatique,  et  sont  rentrés  en 
France  aussi  nus  qu'ils  en  étaient  sortis. 

Quelques-uns,  plus  habiles  ou  plus  heureux,  se  sont  faits  spécu- 
lateurs au  petit  pied;  ils  l'avaient  bien  toujours  entendu  ainsi;  en 
se  faisant  donner  des  terres  par  l'état,  ils  espéraient  les  revendre 
et  se  retirer  avec  un  petit  capital  adroitement  acquis.  Ces  calculs 
s'avouent  sans  vergogne  et  sont  entrés  dans  le  courant  des  affaires. 
On  peut  dire  que  presque  toute  l'Algérie  colonisée  est,  a  été  ou  sera 
à  vendre  et  à  revendre.  Il  est  des  colons  qui  réussissent  dans  ces 
marchés.  Ceux  qui  ont  pu  payer  les  intérêts  de  leur  dette,  attendre 
une  plus-value,  saisir  une  occasion  favorable,  rencontrer  un  vrai 
cultivateur  non  concessionnaire  ou  un  spéculateur  bien  fourni  de 
capitaux,  ont  en  effet  pu  se  défaire  de  leur  concession  à  un  prix  dé- 
passant parfois  la  valeur  qu'elle  avait  quand  ils  l'ont  reçue;  ils  ont 
alors  payé  leur  dette  et  sont  rentrés  en  France,  enrichis  par  l'état, 
sans  profit  pour  la  colonie. 

Mieux  eût  valu  persévérer,  sans  doute  ;  mais  ils  n'étaient  point 
agriculteurs  de  profession,  et  leurs  familles  étaient  habituées  à 
d'autres  mœurs.  La  famille!  on  ne  peut  s'en  passer  dans  une  ferme 
aux  avant-postes  de  la  civilisation.  Qui  garderait  la  maison,  panse- 
rait les  bestiaux,  préparerait  les  alimens,  pendant  que  le  colon  tra- 
vaille au  dehors,  souvent  fort  loin?  Or  la  femme  n'existe  en  Algé- 
rie qu'à  l'état  d'importation.  L'indigène  séquestre  la  sienne.  On  ne 
trouve  de  servantes  que  dans  les  grands  centres,  toute  personne  à 

(\)  Pour  une  valeur  de  lOO  francs  par  hectare,  bâtisse  comprise  (décret  du  15  juil- 
let 1874). 


CULTIVATEURS    ET    VIGNERONS    EN    ALGERIE.  185 

peu  près  convenable  étant  volontiers  épousée.  D'autre  part,  le  colon 
qui  amène  une  étrangère  se  heurte  à  d'autres  difficultés.  Celle  qui 
n'a  pas  été  élevée  à  la  campagne  se  fait  rarement  à  l'existence  sé- 
vère qu'il  faut  mener,  dans  une  exploitation  rurale,  aux  confins  du 
désert.  L'ennui  la  prend,  quand  la  peur  n'est  pas  venue  à  bout  de  sa 
persévérance.  Sa  famille,  ses  amis  la  rappellent.  Puis  il  y  a  les  en- 
fans  à  élever,  à  faire  instruire,  et  auxquels  la  modeste  école  du 
village  ne  suffit  pas  toujours,  à  supposer  qu'elle  soit  à  portée.  Si,  à 
ces  raisons  plus  ou  moins  valables,  s'ajoute  l'abattement  produit 
par  les  maladies,  les  fièvres  locales  (fruit  du  défrichement),  les  dé- 
cès peut-être,  on  n'hésite  plus.  On  vend  d'autant  plus  aisément  ce 
que  l'on  a  reçu  en  don  qu'il  semble  que  tout  soit  bénéfice  à  en  réa- 
liser la  valeur  en  beaux  écus  sonnans.  On  ne  tient  bien  d'ailleurs 
qu'à  ce  qu'on  a  payé  de  son  argent  ou  de  ses  peines. 

Or,  des  peines,  ce  colon  de  rencontre  s'en  est  donné  ;  il  le  fal- 
lait bien,  ne  fût-ce  que  pour  attendre  le  terme  légal  où  il  pourrait 
recouvrer  sa  liberté.  Mais  il  n'en  a  pris  que  l'indispensable,  comme 
on  fait  lorsqu'on  n'entreprend  qu'un  travail  qui  doit  cesser  et  dont 
un  autre  recueillera  les  fruits.  Il  a  défriché  peut-être  un  peu,  s'il 
n'a  pu  s'en  dispenser,  mais  le  moins  possible.  Il  eût  fallu  trop  em- 
prunter pour  cela.  Ce  qu'il  a  mis  en  valeur,  c'est  son  lot  de  jardin, 
son  lot  de  vigne  ;  peut-être  quelques  hectares  de  labour  à  portée  de 
sa  maisonnette.  Mais  le  gros  lot,  celui  que  l'administration,  à  tort 
ou  à  raison,  lui  a  assigné  à  plusieurs  kilomètres  du  village,  il  l'a 
laissé  en  friche,  le  plus  souvent  faute  de  goût,  de  force  ou  de  capi- 
taux ;  à  moins  qu'il  n'ait  trouvé  des  indigènes  disposés  à  lui  en 
payer  un  loyer.  Cette  dernière  éventualité  est  en  effet  la  plus  dési- 
rée et  la  plus  favorable.  Alors  vraiment  il  se  sent  propriétaire,  puis- 
qu'il reçoit  une  rente  pour  un  bien  qu'il  n'exploite  pas.  Elle  lui  sert 
ordinairement  tout  au  plus  à  payer  les  intérêts  de  sa  propre  dette  ; 
mais  enfin  il  peut  attendre,  et  c'est  le  grand  point  pour  lui. 

Un  petit  nombre  de  colons  ont  même  eu  la  chance  exceptionnelle 
de  se  procurer,  par  ces  locations,  des  revenus  presque  suffîsans 
pour  vivre.  Les  plus  actifs  en  profitent  pour  améliorer  leur  posi- 
tion, préi)arer  l'avenir,  mettre  en  valeur  un  bout  de  champ.  Ce 
sont  les  bons.  Mais  combien  d'autres  vivent  dans  une  demi-oisiveté, 
au  jour  le  jour  !  N'espèrent-ils  pas  se  défaire,  tôt  ou  tard,  de  ce 
beau  bien,  et  aller  tenter  de  nouveau  la  fortune,  par  d'autres  voies, 
en  ville  de  préférence?  Brocanter  est  la  passion  de  ces  esprits  in- 
quiets. 

Dans  la  moitié  des  cas,  il  y  a  abandon,  dans  le  quart  seulement 
les  intentions  du  législateur  sont  strictement  remplies.  De  tels  pro- 
cédés ne  font  guère  avancer  la  colonisation  ;  la  culture  progresse 


186  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

trop  lentement,  et  c'est  l'œuvre  de  Pénélope  que  bien  souvent  pour- 
suit l'administration,  avec  une  persévérance  digne  d'être  mieux 
secondée.  La  tâche  de  celle-ci  n'a  pas  été  facile  dans  le  passé.  Les 
erreurs  qu'on  lui  reproche  n'étaient  pas  le  fruit  de  l'incurie.  Preuve 
en  soient  les  tâtonnemens  incessans  et  les  changemens  de  systèmes 
employés.  Ces  essais  si  multiples  témoignent  de  perplexités  grandes, 
chez  les  hommes  responsables  de  l'avenir  de  la  colonie.  Militaires 
et  civils  se  sont  succédé  au  pouvoir,  sans  parvenir  à  tourner 
toutes  les  difficultés.  Et,  malgré  tout,  ils  sont  arrivés  à  des  résul- 
tats qui  étonnent  le  voyageur  non  prévenu.  Tout  le  long  des  voies 
stratégiques,  on  voit  se  dérouler  les  œuvres  de  la  civilisation  im- 
portée par  eux.  La  carte  des  nombreux  villages  créés,  entretenus, 
enrichis  sous  ces  divers  régimes,  est  faite  pour  surprendre,  si  l'on 
se  rend  bien  compte  des  obstacles  qu'on  a  dû  surmonter. 

On  a  bientôt  fait  de  dire  :  «  Opérons  à  l'anglaise  ou  à  l'améri- 
caine. »  Mais  ni  les  Anglais  ni  les  Américains  n'ont  eu  juqu'ici  beau- 
coup d'occasions  de  spéculer  sur  les  terrains  de  l'Australie  ou  du 
Far- West  ;  l'état  a  donc  pu  y  vendre  aux  pionniers  des  domaines  à 
bas  prix,  sans  leur  imposer  de  conditions.  De  plus  ils  n'ont  pas  eu 
affaire  à  des  populations  indigènes  avec  lesquelles  il  fallût  compter. 
Ils  ont  taillé  librement,  en  plein  désert  illimité,  chassant  devant 
eux  à  peine  quelques  misérables  sauvages.  Nos  soldats  ont  battu 
Arabes  et  Kabyles  sans  pouvoir  expulser  les  vaincus.  On  ne  saurait 
faire  abstraction  de  trois  millions  d'indigènes  qui  sont  loin  d'être 
tous  des  nomades,  et  qu'on  ne  prétendra  pas  absorber  par  la  trop 
lente  introduction  de  quatre  ou  cinq  cent  mille  Européens,  dont  à 
peine  la  moitié  sont  Français. 

II  n'est  pouce  de  terre,  en  Algérie,  qui  n'appartienne  à  quelqu'un. 
Pour  être  rarement  tout  à  fait  individuelle,  la  propriété  y  est  pour- 
tant constituée  par  l'usage  ou  par  la  loi.  Pour  donner  aux  colons,  il 
a  fallu  dessaisir  les  indigènes.  Les  biens  conquis  sur  les  gouverne- 
mens  turcs  et  arabes  ont,  dans  le  principe,  formé  la  base  des  terres 
du  domaine,  mais  ils  ont  été  vite  absorbés.  Ceux  qu'on  s'est  pro- 
curés par  confiscations,  à  la  suite  de  révoltes  rigoureusement  châ- 
tiées, ou  d'incendies  volontaires  punis  sur  les  tribus,  ont  passé  à 
leur  tour  dans  la  circulation  coloniale.  Tout  cela  ne  s'est  pas  fait 
sans  oppositions  violentes,  rancunes  amassées,  tentatives  d'éviction, 
intimidations  exercées,  qui  rendent  encore  parfois  la  position  du 
colon  dangereuse  ou  décourageante. 

Un  voyageur  peut,  comme  nous  l'avons  fait,  parcourir  les  recoins 
les  plus  reculés  de  la  plaine  et  de  la  montagne  avec  presque  autant 
de  sécurité  qu'il  en  rencontrerait  en  France  ;  mais  le  colon  doit  se 
défendre,  dans  les  postes  avancés,  contre  les  rancunes  des  tribus 


CULTIVATEURS    ET   VIGNERONS   EN    ALGERIE.  187 

dépossédées,  et  garder  tout  particulièrement  ses  bestiaux  contre  les 
vols  nocturnes  des  anciens  maîtres  du  pays.  L'isolement  est  rare- 
ment chose  pratique;  le  groupement  n'est  pas  toujours  facile. 
Quand  on  a  créé  une  gendarmerie,  des  fontaines,  des  lavoirs  pu- 
blics, des  écoles,  une  église,  on  n'a  pas  tout  fait  pour  rendre 
la^colonisation  commode  à  des  gens  qu'étonnent  les  nudités  de  la 
vie  primitive.  L'admirable  réseau  de  chemins  de  1er  et  de  grand'- 
routes,  qui  relie  déjà  nos  villages  entre  eux,  témoigne  assez  de  la 
sollicitude  d'une  administration  trop  calomniée  de  ceux  qu'elle  a 
comblés  de  ses  attentions.  Mais  il  est  impossible  de  faire  surgir,  en 
quelques  années,  en  pays  presque  ennemi,  l'état  de  choses  qui  a 
demandé  des  siècles  d'efforts  et  de  persévérance  en  terre  euro- 
péenne. Par  exemple,  les  chemins  vicinaux  ou  ruraux  n'existent 
guère.  En  beaucoup  de  lieux,  il  faut  se  contenter  de  pistes,  comme 
en  pays  sauvage.  L'Arabe  porte  encore  ses  récoltes  à  dos  d'âne  ou 
de  cheval  sur  des  sentiers  bons  au  plus  pour  des  mulets.  Le  colon 
a  plus  de  peine  à  transporter  les  siennes  de  son  champ  à  son  vil- 
lage qu'il  n'en  aurait  à  les  envoyer  de  ce  village  au  chef-lieu  de  la 
province.  La  ténacité  du  paysan  peut  seule  triompher  de  tels  ob- 
stacles. 


H. 

Est-ce  à  dire  que  la  colonisation  offre  des  difficultés  insurmon- 
tables et  que  les  gens  prudens  doivent  s'en  détourner?  Telle  n'est 
pas  notre  pensée.  Sans  doute,  il  faut  être  préparé  par  son  éduca- 
tion antérieure  et  muni  de  ressources  suffisantes  pouf  oser  se 
lancer  dans  une  carrière  dont  les  commencemens  sont  toujours 
durs  ;  mais  tout  homme  énergique,  entreprenant,  persévérant,  de 
bonne  santé,  habitué  à  exécuter  lui-même  les  travaux  des  champs, 
ou  tout  au  moins  à  les  diriger,  peut  avoir  chance  de  succès,  pourvu 
qu'il  apporte  avec  lui  un  petit  pécule.  Dix  à  vingt  mille  francs  sont 
presque  indispensables  pour  qui  n'a  pas  obtenu  de  concession  gra- 
tuite et  ne  peut  compter  que  sur  lui-même. 

Ce  n'est  pas  que,  sans  capital,  et  en  se  résignant  d'avance  à 
travailler  pour  le  compte  des  autres,  on  ne  puisse  gagner  sa  vie  en 
Algérie.  Il  ne  manque  pas  de  colons  enrichis  qui  demandent  à  être 
secondés  par  de  solides  contremaîtres,  chefs  de  chantier,  ouvriers 
habitués  aux  méthodes  européennes.  Quoique  la  main-d'œuvre  indi- 
gène y  soit  à  bon  marché,  pourtant  le  travail  de  l'Européen  sobre 
et  honnête  y  est  toujours  recherché.  Bon  nombre  de  gros  proprié- 
taires français,  qui  ont  besoin  d'aides  ou  qui  sont  absens,  s'esti- 


188  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nieraient  heureux  de  pouvoir  confier  leurs  exploitations  et  leurs 
intérêts  à  des  travailleurs  compétens  et  dignes  de  confiance.  Il  en 
est  qui  commanditeraient  volontiers  de  tels  agens,  notamment  pour 
la  plantation  des  vignes.  D'autres  les  emploieraient  comme  mé- 
tayers, avec  part  dans  les  profits,  pour  peu  qu'ils  pussent  compter 
sur  eux.  On  n'est  pas  habitué  là-bas  à  se  montrer  trop  exigeant  sur 
le  choix  du  personnel.  Un  Français  qui  offre  moralement  quelque 
surface  a  plus  de  chances  de  bien  se  placer  chez  les  autres,  que  ne 
peuvent  espérer  de  réussir  sur  leurs  propres  terres  les  déclassés 
de  la  bande  roulante,  prétentieux,  incapables  et  paresseux,  qui  vont 
à  la  recherche  non  d'une  position  modeste  et  suffisante,  mais  d'on 
ne  sait  quelles  utopies  grossières  et  décevantes.  Avec  de  l'éco- 
nomie, un  bon  contremaître  ou  métayer  peut  avoir  l'espoir  d'amas- 
ser, à  la  longue,  un  pécule  qui  lui  permette  d'entreprendre  à  son 
compte  une  exploitation  rurale  sur  les  terres  d'autrui. 

La  classe  des  fermiers  à  prix  d'argent  n'existe  pour  ainsi  dire 
pas  en  Algérie.  Elle  a  pourtant  lieu  de  surgir,  en  des  contrées  où 
le  loyer  du  sol  est  insignifiant,  et  où  des  propriétaires  absens  ont 
déjà  acheté  beaucoup  de  terres  qu'ils  ne  peuvent  faire  valoir  eux- 
mêmes.  C'est  par  là  que  devraient  débuter  les  colons  munis  de  trop 
maigres  ressources  pour  pouvoir  sans  témérité  acheter  des  terres, 
les  défricher,  bâtir  des  maisons  et  créer  un  immeuble  exploitable. 
Ce  qu'il  ne  peut  apporter  avec  lui,  le  sol,  l'habitation,  les  planta- 
tions permanentes,  un  fermier  offrant  quelques  garanties  peut  l'at- 
tendre d'un  propriétaire  embarrassé  de  domaines  vides  et  impro- 
ductifs. C'est  bien  assez,  pour  le  cultivateur  débutant,  d'avoir  à  se 
pourvoir  de  bestiaux,  d'instrumens  agricoles,  de  semences.  N'a-t-il 
pas  encore  à  payer  la  partie  de  main-d'œuvre  à  laquelle  ne  suffisent 
pas  ses  bras  et  à  attendre  un  an  ou  deux  une  récolte  qui  le  mette 
bien  à  flot?  Si,  de  plus,  il  a  l'ambition  de  planter  vigne  de  compte 
à  demi  avec  le  maître  du  sol ,  n'a-t-il  pas  assez  de  déboursés  à  faire 
et  n'est-ce  pas  suffisamment  risquer,  sur  la  foi  de  saisons  incertaines 
et  d'un  climat  extrême  dans  ses  parcimonies  comme  dans  ses  prodi- 
galités ? 

Mais  puisque  ce  n'est  point  ainsi  que  la  plupart  des  colons  fran- 
çais entendent  se  lancer  dans  les  entreprises  agricoles,  puisque 
presque  tous  prétendent  être  dès  le  premier  jour  propriétaires, 
il  faut  bien  qu'ils  se  rendent  compte  du  capital  qu'ils  doivent  ap- 
porter avec  eux  pour  avoir  quelque  certitude  de  succès.  JNous  nous 
plaçons  au  point  de  vue  des  plus  modestes,  de  ceux  qui  voudront 
mettre  eux-mêmes  la  main  à  l'œuvre  et  labourer  de  leurs  bras. 

L'achat  de  20  hectares  de  terrain,  au  prix  moyen  de  250  francs, 
exigera  bien  5,000  francs,  pour  peu  qu'on  ne  s'établisse  pas  trop 


CULTIVATEURS    ET    VIGNERONS    EN    ALGÉRIE.  189 

à  l'écart  des  centres  colonisés.  Sur  un  sol  à  peine  gratté  par  l'araire 
des  Arabes,  le  complément  de  défrichement,  à  bref  délai,  d'une 
moitié  de  l'exploitation,  est  presque  partout  indispensable.  Or  il 
oblige  à  l'emploi  de  nombreux  indigènes.  Pour  10  hectares,  au  prix 
ordinaire  de  200  francs,  ce  travail  préliminaire  emportera  2,000  fr. 
de  capital.  La  bâtisse  la  plus  modeste,  pour  abriter  gens  et  bêtes, 
ne  pourra  être  obtenue  à  moins  de  3,000  francs  en  un  pays  où  la 
main-d'œuvre  industrielle,  quoique  fort  défectueuse,  est  à  des  prix 
vraiment  exagérés.  Se  procurera-t-on  le  mobilier  personnel,  le  ma- 
tériel rural,  les  bestiaux,  les  semences,  la  première  mise  en  œuvre 
à  moins  de  3,000  francs?  Enfin,  ne  faudra-t-il  pas  prudemment  se 
réserver  deux  ans  de  vivres  pour  attendre  la  récolte,  qui  n'est  suffi- 
samment rémunératrice  qu'une  année  sur  deux?  En  ne  comptant 
que  2,000  francs  de  ce  chef,  nous  voici  arrivés  à  un  total  de 
15,000  francs  pour  une  entreprise  assurément  bien  timide,  une 
exploitation  bien  rudimentaire  oii  n'existe  pas  encore  un  pied  de 
vigne.  En  certains  cas,  on  peut  faire  à  moins,  mais  en  combien 
d'autres  on  sera  entraîné  à  plus  !  Avec  une  telle  mise  de  fonds,  en 
se  résignant  à  être  fermier  d'autrui,  on  eût  pu  cultiver  100  hec- 
tares et  mener  une  vie  plus  large,  tout  en  engageant  moins  l'avenir. 
Dans  une  petite  ferme  de  20  hectares,  la  partie  non  défrichée 
fournit  le  pâturage  aux  bestiaux  et  le  combustible  à  la  ménagère. 
On  diminue  l'étendue  de  ces  terrains  incultes,  à  mesure  que  les 
ressources  arrivent.  Un  enfant  de  la  famille  ou  un  petit  pâtre  indi- 
gène sufTit  à  garder,  pendant  le  jour,  le  troupeau  qui  doit  être  ren- 
tré prudemment  pendant  la  nuit.  Dans  la  partie  arable,  3  hectares 
sont  emblavés  en  blé  ;  autant  en  avoine  et  en  orge  ;  le  reste  est 
partagé  entre  les  plantes  industrielles,  si  on  a  assez  de  fumier  et  de 
main-d'œuvre  pour  en  essayer,  et  les  fèves,  vesces,  autres  plantes 
fourragères,  quand  l'humidité  permet  d'en  produire;  le  dernier  tiers 
est  laissé  en  jachère  reposante  quand  le  ciel  et  la  terre  sont  à  la 
fois  trop  secs  ;  si  entre  ces  divers  travaux  on  parvient  à  planter 
1  hectare  de  vigne,  voilà  tout  ce  à  quoi  on  peut  prétendre  pour 
commencer,  juste  de  quoi  vivre  quand  aucun  fléau  ne  survient. 
Mais  si  l'on  augmente  graduellement  l'étendue  de  sa  vigne,  si  on 
parvient  à  entretenir  une  ou  deux  laitières,  à  engraisser  un  ou  deux 
bœufs,  quelques  moutons,  à  élever  des  porcs  ;  si  l'on  ne  visite  ni 
le  cabaret  ni  les  cafés  (si  nombreux  qu'on  en  compte  un  sur  moins 
de  dix  maisons),  on  a  chance  de  se  voir  en  peu  d'années  à  la  tête 
d'une  valeur  appréciable,  toujours  croissante.  Progressivement  on 
arrive  à  se  donner  plus  de  bien-être.  Dès  le  principe,  d'ailleurs, 
on  a  pu  se  faire  aider.  Il  n'en  est  pas  de  l'Algérie  comme  des  steppes 
américaines,  où  il  faut  absolument  que  le  pionnier  se  suffise  à  lui- 


190  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

même,  faute  de  population.  Nous  avons  entendu  des  colons  avouer 
qu'il  faudrait  inventer  l'Arabe  s'il  n'était  tout  trouvé.  En  général, 
on  peut  s'assurer  son  travail  pour  un  prix  moyen  de  2  francs  par 
jour.  Il  est  intelligent  et  peut,  avec  de  l'attention,  être  dressé  aux 
méthodes  européennes.  S'il  n'est  pas  toujours  très  actif  ni  très  fi- 
dèle, on  peut  pourtant  se  l'attacher  partout  où  il  n'est  pas  absolu- 
ment nomade.  Or  il  ne  change  guère  la  place  de  sa  tente  au-delà 
d'un  certain  rayon.  Les  douars  et  même  les  gourbis  déménagent, 
mais  pour  se  transporter  à  quelques  pas,  au  flanc  d'un  vallon  voi- 
sin du  même  canton.  A  plus  forte  raison  le  Kabyle,  ce  reste  des 
populations  autochtones,  sédentaires  et  laborieuses,  se  présente-t-il 
comme  travailleur  précieux,  partout  où  la  terre  lui  manque,  où  la 
conquête  l'a  réduit  à  un  patrimoine  insuffisant.  En  certains  coins 
de  la  province  de  Gonstantine,  heureusement  peu  nombreux,  il 
offre  ses  bras  industrieux  pour  un  salaire  dérisoire.  Il  est  des  Ka- 
byles qui,  par  un  miracle  d'économie,  arrivent  à  se  nourrir,  ainsi 
que  leurs  familles,  pour  1  fr.  25  de  gain  journalier  obtenu  des  colons. 
Ceux-ci  ne  se  trouvent  donc  que  rarement  en  face  de  l'impossible  ;  car^ 
fussent-ils  loin  des  centres  de  population  indigène,  ils  verraient 
accourir  par  bandes  les  montagnards  kabyles  marocains,  pour  faire 
leurs  moissons  et  piocher  leurs  vignes. 

Le  petit  colon  qui  consomme  lui-même  le  blé  qu'il  produit,  n'a 
guère  à  se  soucier  de  sa  valeur  vénale  sur  le  marché.  Néanmoins 
la  médiocrité  du  prix  des  céréales  l'encourage  peu  à  étendre  ses 
semailles.  La  crise  agricole  que  subit  l'Europe  réagit  aussi  sur 
l'Afrique  et  donne  à  penser  au  laboureur  qu'il  fait  un  pauvre  mé- 
tier, qu'il  lui  vaudrait  mieux  devenir  bouvier  ou  vigneron.  L'indi- 
gène n'est-il  pas  là  pour  le  pourvoir  de  blé  et  d'orge  à  bon  compte  ? 
Maigrement  outillé,  celui-ci  pousse  devant  lui  son  araire  au  soc  de 
bois,  sans  versoir,  traîné  par  deux  maigres  haridelles,  parfois  par 
un  petit  bœuf  et  un  âne  ;  il  sème  à  fleur  de  terre,  sans  fumure  et 
avant  labour;  il  produit  peu,  mais  presque  sans  frais.  Il  nourrit  ses 
bêtes  de  trait  tant  bien  que  mal,  dans  les  landes  et  les  bois;  il 
compte  son  temps  pour  rien  et  sa  peine  pour  peu  de  chose.  Il  n'en- 
semence guère  que  la  portion  de  jachère  qu'il  juge  nécessaire  à 
l'alimentation  de  sa  famille  pour  une  année  ;  mais  parfois  le  ciel  lui 
est  propice  et  lui  envoie  une  récolte  qui  dépasse  ce  qu'il  serait  en 
droit  d'attendre.  Alors  il  peut  vendre  et  tout  prix  lui  semble  bon. 
C'est  lui,  somme  toute,  et  non  le  colon,  qui  alimente  la  majorité 
des  marchés  de  l'Algérie,  qui  fournit  à  l'exportation  et  donne  lieu 
de  penser  que  l'Afrique  pourrait  redevenir  le  grenier  de  Rome  : 
mais  les  Romes  modernes  attendent  avec  plus  de  confiance  les 
steamers  d'Amérique  que  les  galères  de  Carthage.  Aussi  le  colon 


CULTIVATEURS    ET    VIGNERONS    EN    ALGÉRIE.  l9l 

européen  qui  fait  la  balance  de  ses  déboursés  et  de  ses  rentrées 
arrive-t-il  à  cette  conclusion  inattendue  que  sa  culture  perfection- 
née, améliorante,  mais  coûteuse,  soutient  mal  la  concurrence,  non- 
seulement  du  producteur  américain,  mais  même  du  Cincinnatus 
arabe. 

Il  se  fait  donc  bouvier.  Il  le  peut  assez  aisément,  malgré  la  sé- 
cheresse proverbiale  du  pays,  pourvu  qu'il  ait  quelques  avances 
d'argent  et  dispose  de  vaines  pâtures  assez  étendues.  Il  lui  suffit 
pour  cela  d'acheter  aux  indigènes  des  bestiaux  jeunes  ou  amaigris 
pour  les  élever  ou  les  engraisser.  11  se  les  procure  souvent  à  des 
prix  très  bas,  dans  les  momens  de  pénurie.  L'Arabe  est  impré- 
voyant ;  il  ne  fauche  pas  ses  blés,  se  contentant  d'en  couper  l'épi, 
à  la  faucille.  Toute  sa  paille  se  perd  sur  place.  Il  ne  fait  presque 
nulle  part  la  fenaison  des  foins  naturels  que  le  printemps  fait  croître 
dans  les  jachères.  Comme  la  cigale  de  la  fable,  il  se  trouve  donc 
au  dépourvu,  non  tant  quand  la  bise  survient  que  lorsque  l'été  des- 
sèche les  dernières  broussailles  sur  cette  terre  rôtie.  C'est  le  mo- 
ment psychologique  où  le  cultivateur  européen,  spéculateur  d'in- 
stinct, attend  sa  pauvre  victime.  Pour  peu  qu'il  ait  mis  ses  pailles 
en  meules,  fauché  une  partie  de  ses  foins,  réservé  un  peu  d'orge 
dans  ses  greniers,  il  peut  s'approprier  avantageusement  les  che- 
vaux, les  bœufs  affamés  de  l'Arabe;  il  les  empêche  de  mourir  jus- 
qu'aux prochaines  herbes,  et  les  remet  en  état  quand  les  premières 
pluies  font  reverdir  le  sol. 

Ce  métier  serait  plus  régulièrement  productif  si  le  colon  pouvait, 
comme  en  France,  s'assurer  une  récolte  de  fourrages  artificiels.  Mal- 
heureusement, partout  où  l'on  ne  dispose  pas  d'eaux  pour  les  irriga- 
tions d'été,  la  luzerne  môme  se  dessèche  ou  ne  donne  plus  que  des 
coupes  insignifiantes.  Le  problème  des  assolemens  indispensables 
à  la  culture  intensive  se  pose  dès  lors  d'une  façon  presque  inso- 
luble. Les  maïs  non  plus  ne  poussent  pas  sans  humidité;  les  fèves  et 
surtout  les  vesces,  par  la  rapidité  de  leur  croissance  et  la  possibilité 
de  les  récolter  avant  la  sécheresse,  peuvent  fournir  quelques  provi- 
sions de  fourrages  artificiels,  plus  ou  moins  régulières.  Quoiqu'on 
ne  puisse  pas  compter,  en  Afrique,  sur  les  mêmes  probabilités  de 
développement  végétal  que  dans  nos  climats  tempérés,  pourtant  on 
peut  y  obtenir  des  résultats  fructueux,  même  dans  cet  ordre  d'en- 
treprises. Les  bœufs  et  les  moutons  d'Algérie  ne  fournissent-ils  pas 
déjà,  en  partie,  les  marchés  de  la  Provence?  C'est  donc  qu'on  est 
parvenu  à  les  engraisser  sans  trop  de  frais  ni  de  diflTicultés. 


192  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


III. 

Le  plus  grand  espoir  des  Algériens,  en  ce  moment,  est  fondé  sur  la 
vigne.  Le  phylloxéra  n'a  franchi  la  Méditerranée  que  sur  un  seul  point, 
Tlemcen.  On  croit  volontiers  ce  qu'on  désire  ;  aussi  les  colons  s'imagi- 
nent que  ce  fléau  ne  saurait  s'acclimater  sur  leur  sol  vierge.  La  virgi- 
nité du  sol  de  l'Algérie  nous  paraît  étrangement  illusoire.  Après  les 
défrichemens,  quelques  années  de  culture  sans  fumure  y  amènent 
l'épuisement,  tout  aussi  bien  qu'en  Europe.  Nous  en  avons  constaté  de 
trop  nombreux  exemples.  L'Arabe  épuise  peu  parce  qu'il  produit  peu 
et  qu'il  laisse  la  plus  grande  partie  de  ses  terres  en  jachère,  soit  par 
indolence,  soit  pour  entretenir  ses  bestiaux.  Le  Kabyle,  dans  la  pé- 
nurie où  l'ont  réduit  les  confiscations  de  ses  terres,  en  est  venu  à 
les  appauvrir,  parce  qu'il  est  obligé  de  les  cultiver  sans  relâche  et 
aussi  sans  fumures,  faute  de  chemins  et  de  véhicules  pour  le  trans- 
port des  engrais.  Sa  femme  n'est-elle  pas  d'ailleurs  habituée  à  sé- 
cher la  bouse  de  ses  vaches  pour  s'en  faire  un  combustible,  chauffer 
ses  enfans  dans  son  gourbi  et  cuire  ses  alimens?  Misérable  expé- 
dient qui  supprime  tout  espoir  d'amélioration  du  sol.  Aussi  la  pro- 
duction, déjà  si  maigre,  des  montagnes  se  réduit-elle  de  plus  en 
plus.  On  affirme  que  les  pauvres  indigènes  doivent  se  résigner  par- 
fois à  ne  récolter  que  deux  grains  ou  trois  pour  un  de  semence.  Sur 
les  collines  du  Sahel  même,  comme  en  bien  d'autres  lieux  cultivés 
depuis  longtemps,  les  semailles  faites  après  jachères  triennales  sans 
fumure  ne  produisent  guère  plus  de  sept  ou  huit  grains  pour  un. 
Certes,  on  obtient  beaucoup  plus,  douze  ou  quinze  pour  un,  dans  la 
Mitidja  et  dans  les  terrains  humides,  d'alluvion  profonde.  Mais  ces 
terrains  sont  rares  en  Algérie  comme  partout.  Le  sol  du  Tell,  mon- 
tueux  et  bosselé  au-delà  de  toute  expression,  trop  souvent  dépouillé 
d'arbres  depuis  des  siècles,  raviné  par  les  eaux,  s'appauvrit  tout 
comme  un  autre  quand  il  n'est  pas  soumis  aux  lois  communes  du 
roulement  des  plantes,  de  la  fumure  ou  de  la  jachère  reposante. 

Quoique  la  nature  du  fonds  ne  soit  pas  une  garantie  contre  le  phyl- 
loxéra, les  pentes  multiples  de  la  plupart  des  provinces  algériennes 
semblent  pourtant  être  prédestinées  à  la  plantation  de  la  vigne.  L'ex- 
périence a  prouvé  qu'elle  pouvait  y  croître  presque  partout.  Les 
Kabyles,  depuis  les  temps  antiques,  la  suspendent  à  leurs  arbres. 
Elle  y  atteint  de  grandes  proportions  :  les  pousses  d'une  année  y 
donnent  souvent  des  sarmens  de  l'^jôO  à  2  mètres  de  long.  La  sé- 
cheresse, qui  tue  tant  d'autres  plantes,  gêne  à  peine  le  pampre  cher 
à  Bacchus.  Aussi  les  colons  le  plantent-ils  avec  un  entraînement 


CULTIVATEURS    ET    VIGNERONS    EN    ALGERIE.  193 

qui  touche  à  la  furie.  Ils  font  bien,  car  ils  ne  risquent  guère  d'échouer 
complètement  et  peuvent,  avec  probabilité,  faire  par  là  rapide  for- 
tune. Ils  calculent  que,  s'ils  ont  seulement  dix  ans  devant  eux,  avant 
l'apparition  du  phylloxéra,  ils  ont  chance  d'avoir  réalisé  de  beaux 
bénéfices.  Il  se  disent  avec  raison  que  l'ennemi  ne  saurait  les  frap- 
per tous  à  la  fois  ;  que  l'Algérie,  sans  la  Tunisie,  compte  environ 
250  lieues  de  longueur;  que  les  vignobles,  quelque  activité  qu'on 
mette  à  les  multiplier,  ne  se  toucheront  pas  de  longtemps  ;  que  la 
propagation  du  mal  y  sera,  par  conséquent,  bien  plus  lente  et  bien 
plus  difficile  que  dans  la  mère  patrie.  Enfin  ils  comptent  sur  la  vigi- 
lance de  tous  pour  empêcher  l'importation  de  l'insecte  maudit. 

Le  développement  et  l'avenir  de  la  colonisation  sont  désormais 
attachés  à  cette  entreprise.  Nous  ne  voyons  à  ces  espérances  eni- 
vrantes qu'un  seul  inconvénient:  c'est  qu'elles  détournent  des  voies 
modestes  de  la  culture  ordinaire  et  font  considérer  comme  misérables 
tous  les  autres  procédés  d'exploitation.  Parlez  de  labour  à  beaucoup 
de  colons,  ils  font  une  moue  dédaigneuse  ;  entretenez-les  de  beu- 
verie, ils  vous  répondent  vignobles.  De  sorte  que,  si  par  malheur 
la  vigne  ne  donnait  pas  en  Algérie  les  résultats  espérés,  on  pourrait 
prévoir  une  débâcle  générale,  un  abandon  presque  absolu.  Ces  gens, 
grisés  par  des  perspectives  de  rapide  enrichissement,  ne  se  résigne- 
ront jamais  plus  aux  lents  et  humbles  labeurs  du  paysan,  qui  vit 
au  jour  le  jour  et  se  contente  de  ce  que  les  saisons  lui  apportent. 
On  peut ,  en  tout  cas ,  prédire  que  ceux  d'entre  eux  qui  échoue- 
ront ,  —  et  ils  ne  sauraient  réussir  tous ,  —  jetteront  le  manche 
après  la  cognée  et  déclareroirt  une  fois  do  plus  l'Algérie  «  bonne 
pour  des  Arabes.  » 

Heureusement  les  perspectives  sont  encourageantes.  Aussi  peut-on 
se  prêter  à  la  monomanie  du  jour,  et  tracer  au  petit  colon  qui  entre 
dans  cette  voie  les  linéaraens  d'un  projet  exécutable.  Supposons 
qu'il  soit  en  possession  d'une  vingtaine  d'hectares,  et  qu'il  ne  les 
ait  pas  choisis  trop  éloignés  de  la  côte,  afin  d'échapper  aux  séche- 
resses excessives,  d'éviter  les  gelées  tardives  et  de  rester  à  portée 
des  voies  d'écoulement  pour  ses  futurs  produits.  Admettons,  ce 
qui  est  la  chance  la  plus  favorable,  qu'il  ait  pu  s'assurer  ce  petit 
bien  pour  5,000  francs.  Il  doit  avoir  choisi  un  terrain  dont  un  quart 
au  moins  soit  à  peu  près  défriché,  sans  quoi  sa  plantation  se  .trou- 
verait retardée  d'un  ou  deux  ans.  Le  reste,  ne  devant  servir  qu'au 
pâturage  des  bestiaux,  n'obligera  à  aucuns  frais  de  nettoyage.  Il  a 
bâti  sa  demeure  et  son  étable  pour  3,000  francs.  Son  mobilier,  son 
matériel  professionnel,  sa  charrette,  sa  charrue,  ses  bœufs  pour  la- 
bourer ses  vignes,  son  cheval,  lui  prendront  encore  2,000  francs.  Il 
entretiendra  ces  animaux  et  en  engraissera  peut-être  quelques  autres 

TOMB  LXUil.   —   188C.  13 


i9â  REVUE   DE&  DEUX  MONDES. 

sur  ses  15  hectares  de  pacages,  pourvu  qu'il  ait  soin  de  faner  une 
partie  de  ses  herbes.  11  doit  se  réserver  des  subsistances  pour  au 
moins  quatre  ans,  puisqu'il  ne  se  propose  pas  d'ensemencer  ses 
terres,  mais  d'en  planter  une  partie  et  d'attendre  les  premières 
vendanges  productives^  Soit  de  ce  chef  encore  4,000  francs.  Il  n'a 
pourtant  pas  jusqu'ici  mis  en  terre  un  seul  pied  de  vigne. 

¥oici  maintenant,  d'après  renseignemens  pris  surplace,  en  diverSf 
coins  de  la  colonie,  auprès  de  praticiens  compétens,  quel  est  k 
devis  le  plus  rationnel  qu'on  puisse  établir  pour  une  plantation  faite; 
eu  conditions  économiques,  mais  avec  chances  de  réussite.. 

On  commence  par  un  complément  de  défrichement  et  un  labour 
dâ  0™,25,  qui  prennent  aisément  100  francs  par  hectai-e.  On  creuse 
ensuite  trois  ou  quatre  mille  trous  de  O^^GO  en  tous  sens,  indispen- 
sables dans  ces  terres  durcies  par  le  soleil,  qui  a  ont  pas  été  remuées 
depuis  l'oGcupatioû  romaine  et  où  l'emploi  de  la  baramine  serait 
très  insuffisant  ;  cela  s'obtient  généralement  pour  150  francs.  L'achat 
des  sai'mens,  leur  alignement,  leur  enfouissement  emportent  la 
même  somme.  On  écarte  oi'dinairement  les  plants  de  2  mètres  en 
tous  sens  dans  la  plaine,  de  2  mètres  sur  l'",50,  dans  les  pentes 
moins  fertiles.  La  culture  soignée,  en  partie  à  la  charrue,,  en  partie 
à  la  pioche,  et  la  taille,  pendant  les  trois  années  d'enfance  de  la 
vigne,  doivent  être  calculées  à  450  francs;  car  laisser  envahir  sa 
plantation  par  le  chiendent,  les  fougèroS'  et  les  repousses  de  palmier 
nain,  ce  serait  la  sacrifier  d'avance.  Il  est  vrai  que,  dès  la  troisième 
feuille,  la  vigne  africaine  couvre  souvent  ses  frais.  Mais  il  est  pru- 
dent de  ne  compter  que  sur  la  quatrième.  Enfin,  l'intérêt  des  dé- 
boursés faits  pendant  les  trois  années  improductives  doit  être  compté 
à,  150  francs.  Le  prix  de  revient  total  d'un  hectare  de  vigne,  au 
moment  de  la  vendange  espérée,  ne  peut  donc  guère  être  moindre 
de  1,000  francs,  en  dehors  de  l'estimation  si  variable  du  ter- 
rain. 

Encore  ne  faut-il  pas  avoir  procédé  largement  ni  défoncé  le  sol 
entier,  soit  à  la  pioche,  soit  à  la  charrue  à  vapeur,  comme  le  font 
volontiers  les  grandes  compagnies  et  les  grosvpropriétaires,  qui  ar- 
rivent vite  ainsi  à  des  déboursés  deux  fois  plus  forts. 

Le  travail  si  compliqué  de  la  plantation  exige  du  temps.  Une 
famille  de  vignerons  qui  débarque  de  Marseille  ou  de  Port-Vendres 
ne  peut  l'exécuter  au  débotté  que  sur  une  faible  échelle.  Elle  plan- 
tera difficilement  plus  de  5  hectares  dans  les  deux  premières  an- 
nées de  son  établissement.  Car  un  an  se  passe  vite  en  installationss, 
bâtisses,  tâtonnemens  de  toutes  sortes..  Ce  sont,  en  tout  cas, 
5i,000  fr.  qu'elle  devra  débom*ser  presque  en  arrivant.  Elle  n'aura 
pa^  la  témérité  d'entreprendre  plus,  avec  des  ressources  limitées, 


CULTIVATEURS    ET    VIGNERONS    EN    ALGERIE.  195 

avant  d'avoir  fait  ses  essais,  ses  expériences  et  goûté  les  .premiers 
verres  du  vin  de  son  cru. 

Malheureusement,  cette  dépense  n'est  pas  la  seule  qu'on  dîoive 
.prévoir.  Dès  la  troifiième  année  de, plantation,  sinon  dès  la  seconde, 
.il  faudra  bâtir  une  cave,  acheter  des  foudres,  des  tonneaux,  etc. 
Toute  cette  «  vaisselle  vinaire,  »  jointe  à  la  ûonstruclion  du  chai, 
double  largement  les  frais  d'établissement  d'un  vignoble,  tSiurtout 
quand  on  opère  sur  de  modestes  quantités.  Muids  et  futailles  «oô- 
tent  environ  10  francs  par  kectoKtre,  soit  2,500  fraiiics  pour  loger 
les  250  hectolitres  que  notre  colon  sera  en  droit  d'atteiadre  dès  la  qua- 
trième année.  Un  chai  de  2,500  francs  n'est  pas  une  merveille  et  suf- 
fira difficilement  si,  au  lieu  de  50  hectolitres  par  hectare,  lu  Provi- 
dence en  envoie  80  ou  100  ;  quand  on  a  eu  la  précaution  de  bâtir 
sa  maison  <sur  cave,  on  peut  y  placer  ce  surcroit  de  biens.  En  ^reil 
cas,  les  petites  gens  font  comme  ils  peuvent.  11  -est  déjà  si  difficile 
d'ajouter  ces  5,000  Irancs  de  matériel  aux  5,000  de  plantation  ! 

Faute  de  se  rendre  compte  de  l'élévation  de  cette  nouvelle  .dé- 
pense, nous  savons  que  bien  des  colons  sont  tombés  dans  rombarnte. 
Ils  ont  eu  du  raisin  sur  souche,  du  vin  prêt  à  faire  et  rien  pour  le 
loger  1  11  en  est  qui  demandent  à  vendre  leurs  vignes  à  peiae  créées; 
les  ayant  déjà  hypothéquées  au  maximum,  ils  ne  parviennent  pas  à 
em|jrunter  aux  usuriers  les  moyens  d'en  recueillir  les  fruits  ! 

Si  nous  nous  souvenons  que  notre  colon  a  déboursé  1A,000  fr. 
|iour  se  procurer  une  terre,  une  noaison,  un  mobilier  et  vivre  pen- 
dant quatre  ans,  nous  devrons  conclure  qu'il  lui  faut  24,000  francs 
d'avances  pour  fiiire  sii  première  vendange  productive  en  Algérie. 

Los  résultats  probables  ré|K)ndront-ils  à  rétendue  de  ces  sacri- 
fices? On  l'assure.  Les  produits  du  misin,  d'après  les  nombreux 
essais  déjà  tentés,  sont  de  AO  à  100  hectolitres  de  vin  par  hecXaro. 
•Adoptons  le  chiffre  modeste  de  50  hectolitres  en  moyenne.  Les  prix 
de  vente  ont  varié  entre  20  francs  et  50  francs  l'heotolitre,  suivant 
les  qualités.  Supposons  une  moyenne  basse  de  26  francs,  on  aura 
encore  un  produit  brut  de  1,250  francs  à  l'hectare.  Le  j)etit  cuiti- 
-valeur,  qui  lal)oure,  taille  et  vendange  en  partie  sa  vigne  lui-môme, 
la  maintiendra  en  bon  état  par  un  travail  dont  la  valeur  ne  dépas- 
sera probablement  pas  250  franos  par  hectare.  On  voit  qu'il  devrait 
lUii  rester  1,000  francs  de  bénéfice  net  pour  un  déboursé  total  de 
2,000  franos,  matériel  compris.  C'est  un  taux  de  50  pour  100.  Ils 
ne  sont  donc  pas  en  dehors  du  possible,  ces  propriétaires  d'Algénie 
qui  affirment  avoir  encaissé  dès  leur  première  année  de  récoke'(la 
quatrième  après  plantation),  tout  le  coût  de  leur  vigne;  et,  dès  la 
seconde,  tout  le  prix  de  leur  matériel.  A  partir  de  la  sixième  an- 
née de  plantation,  le  produit  devient  gain  pur,  le  capital  étant  rem- 
boursé intégralement,  sauf  peut-être  la  valeur  du  sol. 


496  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Ne  nous  abusons  pas  néanmoins.  D'autres  colons,  moins  heu- 
reux ou  plus  clairvoyans,  nous  ont  rappelé  qu'il  faut  compter  avec 
l'imprévu,  surtout  avec  les  particularités  atmosphériques  de  la  con- 
trée. Sans  parler  des  sauterelles,  qui  reviennent  rarement,  mais 
qui  peuvent  dévorer  jusqu'à  la  plante,  il  faut  prévoir  le  sirocco,  le 
simoun  du  désert,  ce  vent  sec  et  dévorant  qui  arrive  chargé  d'une 
poussière  de  sable  impalpable,  comme  une  atmosphère  de  vapeur 
sans  humidité,  et  qui,  en  quelques  heures,  dessèche  fourrages, 
moissons,  vendanges  sur  pied.  A  la  veille  de  la  récolte,  on  peut  être 
absolument  dépouillé. 

A  cause  de  ce  fléau  trop  fréquent  et  des  accidens  ordinaires  aux- 
quels la  vigne  peut  être  soumise,  en  Algérie  comme  partout  :  mau- 
vaises floraisons,  gelées  tardives,  grêle,  insectes,  oïdium,  etc.,  des 
colons,  moins  favorisés  que  ceux  de  qui  nous  avons  parlé,  et  ren- 
dus prudens  par  l'expérience,  assurent  ne  pouvoir  compter,  en 
moyenne,  que  sur  500  francs  bien  nets  par  hectare.  De  l'avis  des 
moins  enivrés  par  le  jus  de  la  treille,  c'est  donc  encore  25  pour  100 
du  capital  engagé. 

Notre  petit  colon,  propriétaire  de  20  hectares,  dont  il  a  planté  5, 
peut  ainsi  compter  sur  au  moins  2,500  francs  de  bénéfice  net  sur 
sa  vigne  seule.  Si  les  15  autres  hectares,  qu'il  utilise  pour  pâtu- 
rages ou  pour  labours,  lui  assurent  en  logement,  jardinage,  laitage, 
bestiaux,  grains,  etc.,  un  revenu  correspondant  aux  l/i,000  francs 
qu'il  a  dû  débourser  d'autre  part,  on  voit  qu'il  n'est  pas  à  plaindre, 
qu'il  peut  aisément  agrandir  sa  demeure  et  sa  cave,  augmenter 
l'étendue  de  son  vignoble  et  porter  celui-ci  peu  à  peu  jusqu'à 
10  hectares,  ce  qui  fera  presque  sûrement  de  lui  un  homme  fort  à 
l'aise.  De  tels  résultats  ne  s'obtiennent  nulle  part  sans  risques, 
travail,  patience...  et  une  première  mise  de  fonds. 

Sans  doute,  il  est  des  colons  qui  ont  réussi  sans  capital  à  eux 
appartenant.  On  en  cite  qui  sont  partis  de  rien  et  qui  sont  devenus 
de  très  gros  personnages.  Nous  ne  nions  point  ces  exceptions.  Mais, 
en  cherchant  bien,  nous  trouverions  qu'ils  ont  bénéficié  de  conces- 
sions avantageuses  faites  par  l'état,  qu'ils  ont  peut-être  reçu  d'as- 
sociations généreuses,  comme  la  société  protectrice  des  Alsaciens- 
Lorrains,  maisons,  bestiaux,  matériel  de  première  installation. 
Peut-être  ont-ils  saisi  l'occasion  de  spéculer  avantageusement? 
Enfin,  il  est  de  bonnes  chances  comme  il  en  est  de  mauvaises.  On 
ne  saurait,  sans  témérité,  compter  que  sur  le  mélange  de  biens  et 
de  maux  dont ,  au  dire  d'Homère,  Jupiter  compose  le  breuvage 
des  humains. 


CULTIVATEURS    ET    VIGNERONS    EN    ALGÉRIE.  197 


IV. 

Demandons-nous,  avant  de  terminer,  à  quelle  population  con- 
vient notre  colonie,  et  quels  sont  les  moyens  de  l'y  attirer. 

L'Algérie  nous  paraît  être  surtout  l'affaire  de  ces  trop  nombreux 
vignerons  du  Midi,  de  qui  le  phylloxéra  a  détruit  les  espérances, 
mais  qui  gardent  encore  quelques  débris  de  leur  bien-être  passé. 
Trop  pauvres  pour  entreprendre  rien  de  profitable  dans  leur  pays 
ruiné,  au  lieu  d'épuiser  dans  l'attente  leurs  dernières  ressources, 
ils  feraient  mieux  de  porter  dans  notre  belle  colonie  le  peu  d'argent 
qui  leur  reste,  leur  expérience  et  leur  activité.  Déjà  bronzés  au 
soleil ,  ils  supporteront  plus  aisément  le  climat  africain  que  les 
émigrans  venus  du  Nord.  Ceux  de  Provence  se  sentiront  à  peine 
loin  de  chez  eux.  Les  côtes  sud  de  la  Méditerranée  nous  sont  appa- 
rues parfois  moins  sèches  et  plus  fertiles  que  les  côtes  nord.  Ils  ne 
peuvent  guère  perdre  au  change. 

II  leur  sera  certainement  plus  facile  et  plus  profitable  de  trans- 
former en  vignoble  un  bon  terrain  d'Afrique  que  de  changer  les 
maigres  coteaux  de  leur  patrimoine  ruiné  en  guérets  labourables 
ou  en  prés  verdoyans.  Par  un  simple  déplacement,  ils  sont  à  peu 
près  sûrs  de  pouvoir  refaire  leur  carrière  et  retrouver  leur  profes- 
sion si  avantageuse. 

L'Algérie,  au  point  de  vue  qui  nous  occupe,  n'en  est  plus  à  faire 
ses  preuves.  Quelques-uns  de  ses  crus  sont  déjà  très  appréciés.  La 
province  d'Oran  produit  des  vins  capiteux  et  forts  en  couleur  qui 
rappellent  ceux  d'Espagne.  Mascara  est  connue  depuis  longtemps 
pour  ses  vins  blancs;  les  rouges  s'y  dépouillent  en  vieillissant  et 
ressemblent  alors,  pour  le  goût  comme  pour  la  couleur,  à  d'excel- 
lent bourgogne.  La  province  d'Alger  donne  des  produits  plus  légers, 
mais  dignes  d'estime.  Médéa  prétend  remplacer  nos  meilleurs  vins 
blancs  ;  nous  en  avons  goûté  de  très  fins  à  Koubba,  près  d'Alger. 
Les  trappistes  de  Staouéli,  sur  le  Sahel,  livrent  au  commerce  des 
vins  dont  le  mérite  n'est  pas  seulement  d'avoir  mûri  sur  un  em- 
placement historique,  tout  près  des  lieux  où  se  livra  la  première 
bataille  de  1830.  Dans  la  province  de  Constantine,  on  a  fait  de  bons 
essais  près  de  Rouffach  et  de  Milah;  aux  Béni-Mélek,  près  de  Philip- 
peville,  on  a  imité  les  crus  du  Médoc  et  ceux  des  côtes  du  Rhône. 
Les  crus  de  La  Galle  se  rapprochent  du  bordeaux.  Souk-Ahrras  vend 
déjà  assez  cher  des  vins  blancs  qu'on  compare  au  sauterne.  Dans 
les  plaines  de  Bône,  près  de  Mondovi,  un  cultivateur  fort  entendu, 
qui  môme  n'est  pas  propriétaire,  mais  simple  locataire  de  sa  ferme. 


198  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

a  réalisé,  en  1883,  des  bénéfices  tellement  énormes  que  nous  n'osons 
en  citer  le  chiffre.  Pourtant  ses  vignes  sont  plantées  dans  les  terres 
basses  des  bords  de  la  Seïbouse,  qui  semblent  plutôt  faites  pour 
produire  des  céréales. 

En  général,  les  Algériens  ont  couru  au  plus  pressé,  visant  à  la 
quantité  plutôt  qu'à  la  qualité,  plantant  les  terres  les  plus  riches, 
les  plus  plates,  les  plus  anciennement  défrichées,  les  plus  facile- 
ment labourables.  Quelques-uns  ont  choisi  des  sols  tellement  )m- 
mides  qu'ils  conviendraient  mieux  à  des  maraîchers  qu'à  des  vigne- 
rons. Ce  n'était  pas  le  moyen  le  plus  sûr  de  fonder  la  réputation 
des  vins  de  la  colonie.  D'autres  ont  manqué  de  matériel  et  de  soins 
dans  la  vinification.  L'expérience  instruira  chacun.  Quand  on  aura 
rectifié  les  erreurs  inévitables ,  on  prouvera  aisément  à  l'Europe 
que  l'Afrique  est  une  terre  de  promesses,  faite  pour  abreuver  le 
naonde  septentrional  si  elle  n'arrive  plus  à  le  nourrir. 

Nos  colons  sont  encore  loin  d'atteindre  ce  but  de  leurs  ambi- 
tions. L'Algérie  ne  produit  pas  assez  de  vin  pour  sa  propre  con- 
sommation. Elle  importe  des  liquides  frelatés  ou  coupés  de  vins 
d'Espagne.  Jusqu'à  présent,  ell-e  n'a  guère  exporté  que  des  échan- 
tillons de  ce  qu'elle  pourra  faire.  Mais  l'élan  des  dernières  années 
vers  la  plantation  conduit  à  un  avenir  très  prochain  et  qui  semble 
brillant. 

La  diversité  des  terrains,  des  sites  et  des  climats  sur  ce  sol  mou- 
vementé donne  à  penser  qu'on  obtiendra  des  produits  très  variés 
et  propres  à  contenter  tous  les  goàts.  Quand  on  saura  bien  quelles 
contrées  peuvent  remplacer  du  plus  au  moins  nos  grands  crus,  on 
travaillera  avec  plus  de  sécurité  et  plus  de  succès. 

On  ne  saurait  assez  ^  le  répéter  :  ce  qui  a  le  plus  manqué  à  l'Algé- 
rie pour  répondre  aux  espérances  fondées  sur  elle,  ce  n'est  ni  la 
terre,  ni  le  ciel,  ni  même  toujours  l'eau  :  c'est  surtout  l'homme, 
l'homme  du  métier  et  muni  de  capitaux.  Ge  tort,  nos  méridionnaux, 
atteints  par  le  fléau  qui  ies  désespère,  semblent  appelés  à  le  répa- 
rer, ïl  serait  désirable  de  pouvoir  compter  sur  eux  pour  augmen- 
ter là-bas  le  chiffre  de  la  population  européenne,  trop  clairsemée 
et  trop  peu  fixée  jusqu'ici. 

11  faut  convenir  que  beaucoup  de  prétendus  vignerons  n'étaient, 
dans  notre  Midi ,  que  des  propriétaires  vivant  en  rentiers  et  béné- 
ficiant du  trav"ail  de  leurs  «  bordiers,  »  de  leurs  métayers.  Mais, 
outre  que  tout  homme  qui  s'appauvrit  ferait  bien  de  se  résigner 
au  labeur  même  manuel,  il  ne  serait  peut-être  pas  impossible  à  un 
propriétaire  à  qui  restent  quelques  débris  de  son  ancienne  aisance 
d^emmener  avec  lui,  au-delà  d'une  mer  qu'on  franchit  en  trente 
heures,  un  de  ses  métayers  restés  sans  emploi.  C'est  affaire  d'or- 


CULTIVATEURS   ET    VIGNEROiNS    EN    ALGERIE,  199 

ganisation  et  d'association.  Il  en  fera  son  chef  de  chantier,  quitta 
à  lui  faire  partager  son  toit  et  sa  table.  N'oublions  pas  que  la  main- 
d'œuvre  grossière  se  trouve  sur  place. 

Mais  l'Algérie  ne  convient  pas  aux  vignerons  seuls.  Ses  plaines 
et  ses  montagnes  se  prêtent  à  bien  des  modes  d'exploitation.  En 
face  des  vides,  dès  besoins,  des  richesses  latentes,  et  en  vue  de  la 
sécurité  future  de  notre  belle  colonie,  il  est  impossible  de  ne  pas 
se  demander  dune  façon  générale  :  (c  Que  faire  pour  y  attirer  un 
pl-us  grand  nombre  d'haàntans  et  surtout  pour  les  y  retenir?  »  L'ex- 
périence prouve  que  ni  l'initiative  privée  ni  celle  des  associations, 
ne  suflisent  à  cette  tâche.  La  colonisation  administrative  n'a  pas 
échoué,  comme  le  prétendent  des  gens  qui  ne  savent  comparer  le 
présent  au  passé,  mais  elle  a  imposé  à  la  mère  patrie  des  sacrifices 
dont  l'importance  dépasse  peut-être  encore  la  grandeur  des  résul- 
tats obtenus.  A  tort  ou  à  raison,  on  s'est  lassé  de  renouveler  ces 
largesses  en  faveur  de  quémandeurs  qui  n'en  profitent  pas  tous  bien 
régulièrement  pour  eux-mêmes,  qui  à  plus  forte  raison  ne  secon- 
dent pa&  l'intérêt  public. 

Il  est  notoire  pourtant  que,  parmi  les  gens  décidés  à  émigrer, 
fort  peu  disposent  des  15>000  francs  presque  indispensables  pour 
devenir,  sans  trop  de  risques  et  de  souffrances,  propriôtaires-labou* 
reurs  en  Algérie  ;  encore  moins  possèdent  les  20  ou  25,000  néces- 
saires pour  y  |)lanter  un  vignoble  qui  puisse  les  faire  vivre.  Il  est 
donc  désirable  de  venir  en  aide  aux  émigrans  qui  ont  des  avances, 
mAÏs  en  quantité  iasufiiisante.  Il  est  trop  ceitain  aussi  que  nos  Fran- 
çais^, habitués  à  être  comme  portés  sur  les  avantages  multiples 
d'une  civilisation  perfectionnée,  ne  savent  guère  se  défendre  du 
découragement,  quand  ils  sont  jetés  brusquement  en  face  des  nu- 
dités de  la  vie  primitive.  Us  ont  besoin  de  trouver  tout  au  moins 
uu  toit  pour  s'abriter  à  leur  arrivée  dans  la  colonie. 

Sans  prétendre  donner  de»  conseils  aux  hommes  spéciaux  et  com- 
pétenSj  nous  osons  dire  que  tout  système  par  lequel  on  voudra 
éviter  les  écueils  du  passé  et  pourtant  pousser  au  développement 
de  la  colonisation,  devra  être  conçu  à  peu.  près  dans  les  données 
suivantes  dont  une  partie  seulement  a  été  essayée,  et  qui  n'ont 
jamais  été  appliquées  dans  leur  ensemble  : 

Choix  déterres  domaniales  vraiment  propres  à  la  colonisation  ; 
leur  partage  on  lots  de  20  à  100  hectares,  suivant  la  valeur  du  sol 
et  sa  situation  ;  construction  au  préalable  de  maisonnettes' avec  éta-r 
blesicontiguës^  par  l'administration  ;  aux  emplacemens  faits  pour  des 
villftgesv  tracé  de  routes,  inst.illations  de  fontaines  et  de  services 
publics  correspontlant  à  l'imiportance  du  lieu. 

Plus  de  concessions  gratuites,  puisque,  faites  aux  gens  trop  pau- 


200  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

vres,  elles  ne  leur  profitent  guère,  ni  à  la  colonie  ;  faites  aux  riches, 
elles  sont  une  injustice  évidente. 

Vente  conditionnelle  des  lots  bâtis  et  des  terres  y  attachées,  les 
ventes  inconditionnelles  ne  favorisant  ordinairement  que  les  spécu- 
lateurs, lesquels  ne  résident  point. 

Adjudication  d'un  lot  unique  à  une  même  famille  et  seulement 
en  faveur  de  celles  qui,  prouvant  avoir  vécu  de  la  vie  agricole  et 
posséder  un  minimum  de  capital  déterminé,  s'engagent  de  plus  à 
mettre  ce  lot  en  valeur,  ou  par  leur  propre  travail  ou  par  celui 
d'autres  Européens. 

Paiement  en  huit  ou  dix  annuités  du  prix  d'adjudication,  ainsi 
que  de  l'intérêt  des  sommes  restées  dues. 

Droit  de  cession,  au  bout  de  cinq  ans,  mais  seulement  à  des 
Européens  remplissant  les  mêmes  conditions  que  l'adjudicataire,  à 
l'exclusion  des  indigènes  jusqu'à  un  délai  de  quinze  ans  et  des  pos- 
sesseurs d'autres  terres  domaniales,  trop  disposés  à  arrondir  leurs 
propriétés  aux  dépens  du  peuplement. 

Prohibition  de  location  aux  indigènes  de  plus  de  la  moitié  du  ter- 
rain qu'on  aura  acheté  du  domaine,  le  colon  ne  devant  pas  devenir 
un  simple  rentier,  du  moins  avant  quinze  ans  de  résidence  et  de 
travail. 

Droit  d'emprunter  immédiatement  sur  l'immeuble,  à  charge  par 
l'état,  en  cas  de  déchéance  de  l'adjudicataire,  de  rembourser,  si  pos- 
sible, le  prêteur  sur  le  prix  de  revente. 

En  cas  d'éviction  pour  non-observation  du  cahier  de  charges, 
perte  d'une  partie  des  annuités  versées ,  mais  estimation  des  amé- 
liorations effectuées  et  leur  remboursement  sur  le  produit  d'une 
nouvelle  adjudication. 

De  telles  conditions,  unies  à  tant  d'avantages,  ne  devraient  pas 
écarter  les  adjudicataires  intelligens  et  honnêtes  ;  ceux-ci  compren- 
draient probablement  que,  si  l'état  leur  vend  des  terrains  plus  spa- 
cieux ou  à  plus  bas  prix  qu'ils  ne  pourraient  les  acheter  à  l'amiable; 
s'il  leur  accorde  des  facilités  de  paiement  à  si  longues  échéances  ; 
s'il  leur  bâtit  des  demeures,  une  gendarmerie,  des  lavoirs,  des 
écoles  et  peut-être  des  églises  ;  s'il  leur  construit  des  routes  coû- 
teuses, en  pleine  solitude,  il  est  bien  en  droit  de  veiller  un  peu  à  ce 
que  devient  tout  cela.  Des  adjudicataires  munis  de  quelque  avoir  et 
sachant,  par  leurs  expériences  antérieures,  ce  que  coûtent  les 
choses,  seraient  sans  doute  moins  récalcitrans  devant  des  exigences 
légitimes  que  ne  l'ont  été,  dans  le  passé,  les  concessionnaires  à  titre 
gratuit,  sans  ressources  personnelles  et  habitués  à  tout  attendre 
d'autrui.  D'ailleurs,  on  n'imposerait  aux  acquéreurs  aucune  des 
gênes  plus  ou  moins  inutiles  qui,  précédemment,  ont  servi  de  pré- 


CULTIVATEURS  ET    VIGNERONS   EN    ALGERIE.  201 

textes  aux  réclamations.  Ils  ne  seraient  pas  astreints  à  bâtir,  puis- 
qu'ils trouveraient  une  maison  toute  faite,  ni  à  planter  un  nombre 
d'arbres  déterminé,  en  des  lieux  qui  peut-être  ne  se  prêteraient  pas 
à  la  croissance,  ni  à  se  clore  d'une  haie  ou  d'un  fossé,  s'ils  croyaient 
pouvoir  s'en  passer.  Avec  la  liberté  presque  absolue  dans  le  mode 
d'exploitation,  on  ne  pourrait  plus  guère  crier  sus  à  la  colonisation 
administrative. 

D'autre  part,  si  les  conditions  que  nous  venons  de  signaler  étaient 
rigoureusement  observées  et  qu'on  y  tînt  la  main,  il  semble  que  la 
France  répugnerait  moins  à  intervenir  de  nouveau  en  faveur  de  ses 
colons.  Ce  qu'elle  craint,  bien  plus  que  les  frais,  c'est  que  spécu- 
lateurs et  déclassés  ne  continuent  à  abuser  de  sa  générosité. 

D'ailleurs  son  intervention,  comme  bailleur  de  fonds,  ne  serait 
peut-être  plus  aussi  nécessaire.  On  a  dit,  avec  raison  (1),  qu'une 
«  caisse  de  colonisation  »  commencée  par  la  vente  inconditionnelle 
des  terres  domaniales  inutilisables  par  de  simples  colons,  puis  ali- 
mentée par  la  vente  conditionnelle  des  lots  les  plus  propres  à  être 
habités  et  cultivés  par  des  Européens,  pourrait  pourvoir  à  la  con- 
struction de  villages,  sans  que  la  mère  patrie  eût  de  nouveaux  sa- 
crifices à  s'imposer.  Peu  à  peu  et  dans  la  mesure  où  cette  caisse  se 
garnirait,  elle  achèterait  de  nouvelles  terres  aux  indigènes  et  éten- 
drait les  limites  de  son  action.  Il  semble  qu'une  tentative  puisse 
être  faite  dans  ces  données. 

Il  n'y  a  guère  d'espoir  qu'en  des  mesures  qui  tiendraient  compte 
à  la  fois  de  l'initiative  individuelle  avec  ses  ressources  et  ses  droits, 
et  de  ce  que  l'expérience  a  démontré  être  fructueux  dans  les  pré- 
cautions, comme  dans  les  largesses  de  la  colonisation  officielle. 
Puissent  nos  hommes  d'état,  nos  administrateurs,  ne  pas  se  désin- 
téresser de  l'Algérie  1  puissent  aussi  nos  agriculteurs  et  surtout  nos 
vignerons,  si  découragés  en  France,  porter  leurs  efforts  vers  la  se- 
conde patrie  qui  leur  a  été  conquise  au  prix  de  tant  de  sang  et  de 
persévérance  ! 


Théophile  Roller. 


I 


(1)  Voir  la  brochure,  la  Colonisation  en  Algérie,  par  un  sous-chef  de  bureau  de  la 
prérccture  de  Con«tantine,  188i. 


L'ENSEIGNEMENT  DES  JEUNES  FILLES 


EN    FRANCE 


A    PROPOS    D'UN    LIVRE  ALLEMAND 


11  est  rare  que  le  Français  garde  une  juste  mesure  dans  le  bien  et 
dans  le  mal  qu'il  dit  de  son  pays,  de  ses  institutions,  de  bou  gouver- 
nement et  de  l'état  de  ses  affaires.  Selon  que  la  fortune  indulgente  ou 
sévère  nous  enfle  ou  nous  déprime  le  cœur,  nous  aimons  à  nous 
louer  avec  excès  ou  à  nous  rabaisser  sans  pitié,  et  tour  à  tour  nous 
sommes  trop  contens  ou  trop  mécontens  de  nous-mêmes.  Aussi  nous 
est-il  bon  de  savoir  ce  que  l'étranger  pense  de  nous;  son  jugement 
peut  nous  servir  à  rectifier  le  nôtre.  Jamais  nous  n'avons  été  moins 
disposés  à  nous  voir  tels  que  nous  sommes.  Nous  sommes  en  proie  à 
toutes  les  déraisons  de  l'esprit  de  parti,  à  ce  que  Voltaire  appelait  la 
rage  de  la  faction  :  «  0  gens  de  parti,  gens  attaqués  de  la  jaunisse, 
disait-il,  vous  verrez  toujours  tout  jaune  !  »  Nos  opinions  politiques 
étendent  de  grosses  taies  sur  nos  yeux,  et  les  uns  admirent  de  confiance 
tout  ce  qui  s'est  fait  en  France  depuis  1871  ;  ils  sont  fermement  con- 
vaincus que  la  justice  et  le  sens  commun  sont  des  inventions  très  ré- 
centes, que  le  passé  nous  avait  laissé  tout  à  faire,  que  notre  seul  tort 
est  de  n'avoir  pas  tout  démoli  pour  nous  procurer  le  plaisir  de  tout 
reconstruire.  Les  autres  pensent  au  contraire  que  jadis  tout  allait  à 
merveille,  que  les  plus  sages  réformes  sont  des  attentats  sacrilèges, 
qu'en  touchant  à  l'arche  sainte,  on  a  tout  mis  en  péril,  qu'il  ne  nous 
reste  plus  qu'à  nous  repentir  et  à  prier  Dieu  dans  la  cendre  et  dans  le 
sac  du  pénitent  :  comme  Jonas,  ces  prophètes  de  malheur  font  le  tour 


l'enseignement   des   jeunes   filles   en   FRANCE.  203 

des  murailles,  en  s'écriant  :  «  Encore  quarante  jours,  et  Ninive  aura 
vécu  t  » 

Un  professeur  allemand,  M.  Wychgram,  homme  d'expérience  et  de 
sens  ra^ssis,  a  éprouvé  le  désir  de  voir,  de  juger  par  ses  propres  yeux 
ce  qui  s'est  fait  en  France  dans  ces  dernières  années  pour  Téducalion 
et  l'instruction  des  jeunes  filles.  Il  a  visité  quelques-unes  de  nos  écoles 
primaires  et  de  nos  écoles  normales,  nos  établiseemens  d'enseigne- 
ment secondaire  tels  que  le  collège  Sévigné  et  le  l^cée  Fénelon  ;  il 
s^e&tirendu  à  Sèvres  et  à  Pontenay-aux-Roses  ;  il  a  assisté  à  des  le- 
çons, à  des  conférencesy  il  a  causé  avec  les  directrices  et  avec  les  pro- 
fesseur»,  il  a  examiné  Tes  devoirs,  les  livres  et  les  cahiers,  et  il  vient 
de  résumer  ses  observations  dans  un  volume  in-octavo,  destiné  à  rea-^ 
seigner  ses  compatriotes,  à  leur  signaler  celles  de  nos  réformes»  qui 
lui  paraissent  dignes  d'être  imitées,  ceux  de  nos  travers  dont  il  est 
bon  de  se  garder.  11  a  pris  pour  épigraphe  ce  mot  d'un  maître  dans  les 
choses  d«  l'esprit,  M.  Iules  SimoH  :  «  Le  peuple  qui  a  les  meilleares 
écoles  est  le  premier  peuple;  s'il  ne  l'est  pa»  aujourd'hui,  il  le  sera 
demain  (1).  » 

M*.  Wychgram  a  apperté  dan»  son  enquête  une  curiosité  très  atten* 
tive  et  cette  ooiiscieace  germanique  qui  ne  se  contente  pas  à  d«ni, 
qui  ne  s'arrôtc  pas  aux  surfaces,  qui  cireuse,  qui  fouille  pcrar  s'assurer 
si  le  fond  des  choses  répond  aux  apparences  et  à  la  beauté  souvent 
décevante  de»  dehors  et  des  promesses^  Noss'  avons  trouvé  en  lui  un 
juge  aussi  compétent  qu'impartial  et  libre  de  toute  prévention.  Il  res- 
pecte notre  passé,  il  croit  à  notre  avenir,  il  nous  rend  justice  sans 
lions  ilatter.  11  n'admire  pas  sans  réserve  toal  ce  que  nou»  faisons^  il 
critique  surplus  d'un  point  nos  coutumes  scolaires  et  nos  programmes; 
mais  somme  toute  il  a  été  frappé  de  ce  qu'il  a  vu,  et  il  lui  en  coûte 
peu  de  le  dire.  11  estime  a  que  depuis  1871  les  Français  ont  fait  un 
pénible  et  courageux  retour  sur  eux-mêmes,  qu'ils  ont  recherché  sans 
ménagement  leurs  défauts  et  les  moyens  de  les  corriger,  que  l'ensei- 
gnement sévère  et  viril  que  nous  donnons  aujourd'hui  à  la  jeunesse 
de  nos  écoles  primaires  est  propre  à  modifier  heureusement  l'esprit 
de  la  nation,  à  la  guérir  de  ses  préjugés  et  des  dangereuses  fatuités 
qui  ont  causé  ses  malheurs.  »  Il  déclare  aussi  qu'en  ce  qui  concerne 
l'enseignement  secondaire  ou  supérieur  des  jeunes  filles,  la  France, 
qui  s'était  laissé  devancer  par  plus  d'un  peuple,  a  fait  un  vigoureux 
effort  pour  rattraper  le  temps  perdu,  et  que  ses  voisins  peuvent  lui 
envier  quelques-unes  de  ses  récentes  fondations,  dont  la  prospérité 
semble  désormais  assurée. 

(1)  Dos  weibliche  Unterrichtswesen  in  Frankreich,  von  Dr.  Jl  Wychgram,  Ober- 
Ichrcr  an  der  Bt&dtischen  hOhBren  MSdchenschulc  zu  Leipzig.  Leipzig-,  1886;  Gcorg 
Reicbardl. 


204  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

La  question  de  l'éducation  des  femmes  est  vieille  comme  le  monde. 
Ceux  qui  veulent  savoir  de  combien  de  façons  diverses  on  a  raisonné 
et  déraisonné  sur  ce  sujet  n'ont  qu'à  lire  le  beau  mémoire  qu'a  publié 
sur  V Enseignement  secondaire  des  filles  le  vice-recteur  de  l'Académie 
de  Paris,  M.  Gréard,  l'un  de  ces  hommes  peu  communs  qui  joignent 
le  goût  de  la  statistique  aux  idées  générales,  les  vues  élevées  à  l'étude 
scrupuleuse  du  détail,  l'amour  du  bien  à  la  défiance  des  systèmes  et 
des  utopies.  «  Explique-moi  ce  que  tu  penses  des  femmes  et  du  rôle 
qu'elles  doivent  jouer  dans  la  société,  pourrait-on  dire  à  tout  législa- 
teur, et  je  te  dirai  ce  que  tu  leur  enseigaes.  »  Lycurgue,  qui  ne  leur  de- 
mandait que  de  donner  à  Sparte  des  fils  vigoureux  et  vaillans,  s'occupait 
avant  tout  de  fortifier  leurs  corps  en  les  exerçant  à  la  course,  à  la  lutte, 
à  lancer  le  disque  et  le  javelot,  «  afin,  disait-il,  que  les  enfans  qu'elles 
concevraient  prissent  de  fortes  racines  dans  de  robustes  entrailles.  » 
Il  voulait  aussi  qu'elles  se  connussent  en  vertus  civiques,  afin  que  les 
brocards  qu'elles  décocheraient  aux  lâches,  les  louanges  qu'elles  dé- 
cerneraient aux  vaillans  excitassent  dans  l'âme  des  jeunes  gens  l'ému- 
lation du  bien  et  une  folie  de  courage  et  d'audace.  S'il  les  accoutumait 
à  paraître  nues  en  public,  c'était  dans  le  dessein  d'élever  leur  cœur 
au-dessus  des  sentimens  de  leur  sexe  et  de  leur  enseigner  que  la 
vraie  chasteté  est  dans  l'âme,  que  la  vraie  pudeur  est  de  rougir  du 
mal. 

Ce  sont  là  des  principes  fort  différens  des  nôtres;  mais  nous  nous 
accordons  tout  aussi  peu  avec  Rousseau,  qui,  jugeant  que  l'homme  et 
la  femme  doivent  différer  en  tout,  se  gardait  bien  de  leur  donner  la 
même  éducation  et  entendait  réduire  Sophie  aux  exercices  agréables 
et  au  talent  de  plaire.  «  Les  filles  n'ont  pas  de  collèges  !  disait-il.  Le 
grand  malheur  I  Eh  !  plût  à  Dieu  qu'il  n'y  en  eût  point  pour  les  gar- 
çons; ils  seraient  plus  sensément  et  plus  honnêtement  élevés.  »  Après 
Rousseau  viendra  Proudhon,  qui,  décrétant  que,  de  par  la  nature  et  de- 
vant la  justice,  la  femme  ne  pèse  pas  le  tiers  de  l'homme,  ne  se  sou- 
ciera guère  de  l'instruire.  Schopenhauer  la  traite  plus  durement 
encore.  Il  lui  déclare  tout  net  qu'elle  ne  sera  jamais  qu'un  grand  en- 
fant, qu'elle  est  faite  pour  le  second  plan,  pour  le  travail  du  ménage 
et  pour  la  plus  étroite  sujétion.  Il  a  décidé  «  qu'il  faut  remettre  à  sa 
place  ce  numéro  deux  de  l'espèce  humaine  et  supprimer  la  dame,  ce 
produit  malsain  de  la  civihsation  européenne.  »  Mais  comment  la  re- 
mettre à  sa  place?  On  n'y  réussira,  selon  lui,  qu'en  rétabhssant 
la  polygamie,  à  quoi  il  ajoute  que  la  polygamie  existant  de  fait  à 
peu  près  partout,  il  suffit  de  la  faire  passer  dans  la  loi  et  de  l'organi- 
ser dans  les  règles.  Que  les  femmes  ne  se  plaignent  pas  trop  des 
sévérités  de  certains  philosophes  modernes  !  Les  docteurs  des  âges 
mérovingiens  ne  leur  ont  pas  été  plus  indulgens.  Grégoire  de  Tours  rap- 


l'enseignement    des   jeunes   filles   en   FRANCE.  205 

porte  qu'en  525,  au  concile  de  Mâcon,  un  évêque  se  prit  à  dire  que  les 
filles  d'Eve  ne  pouvaient  être  considérées  comme  faisant  partie  de 
l'espèce  humaine,  que  toutefois  il  finit  par  se  rendre  aux  raisons  des 
autres  évêques.  Législateurs,  évêques  ou  philosophes,  dans  tous  les 
temps,  les  hommes  se  sont  occupés  de  trouver  des  expédions  pour  se 
délivrer  de  ce  qui  les  inquiétait,  et,  dans  tous  les  temps,  il  s'esi  mêlé 
une  secrète  inquiétude  au  charme  que  la  femme  exerçait  sur  l'homme. 
Il  y  a  toujours  en  elle  quelque  chose  qu'on  adore  et  quelque  chose  qui 
fait  peur. 

M.  Wychgram  remarque  que  la  France  est  le  pays  du  monde  où  l'on 
a  le  plus  souvent  agité  et  débattu  la  question  de  savoir  ce  qu'il  con- 
vient d'enseigner  aux  femmes,  et  il  en  donne  pour  raison  que  la  France 
est  le  pays  où  elles  ont  le  plus  d'empire.  Au  moyen  âge,  le  grand  souci 
était  le  salut  des  âmes,  et  toute  l'éducation  se  rapportait  aux  meil- 
leures précautions  à  prendre  pour  échapper  aux  embûches  du  diable,  ce 
lion  dévorant  qui  rôdait  sans  cesse  autour  du  bercail.  Or  le  diable  pas- 
sait pour  avoir  des  entrées  plus  promptes,  plus  faciles,  dans  le  cœur 
de  la  femme  ;  elle  entretenait  avec  lui  de  vieilles  intelligences,  une 
antique  amitié;  ne  s'était-il  pas  passé  quelque  chose  entre  eux  dans 
le  jardin  d'Éden,  au  pied  de  l'arbre  de  la  connaissance?  On  en  concluait 
que  l'instruction  ne  convenait  qu'aux  religieuses,  à  qui  elle  pouvait 
servir  à  écarter  les  distractions  et  les  rêveries  dangereuses  pendant 
leurs  longues  heures  d'oisiveté  :  «  Prie,  écris,  lis,  fais  des  vers  et  tu 
chasseras  les  mauvaises  pensées,  »  écrivait  un  saint  abbé  aune  nonne 
d'un  couvent  voisin.  En  revanche,  il  paraissait  à  peu  près  certain  que 
l'ignorance  était  pour  les  mondaines  d'alors,  pour  les  gentilles  dames 
«  aux  yeux  vairs  et  aux  crins  d'or,  »  une  garantie  d'innocence,  une 
véritable  ceinture  de  chasteté.  «  Toutes  femmes,  disait  Pierre  de  Na- 
varre, doivent  savoir  filer  et  coudre.  »  Mais  il  leur  défendait  d'apprendre 
«  lettres  ni  écrire,  sinon  pour  être  nonnain.  » 

Chaque  siècle  a  ses  novateurs  heureux  ou  malheureux,  et  nous  nous 
étonnons  comme  M.  Wychgram  de  la  hardiesse  d'un  Pierre  Dubois, 
conseiller  de  Philippe  le  Bel,  qui,  désespérant  du  succès  des  croisades 
à  main  armée,  regardait  la  femme  comme  l'instrument  choisi  de 
Dieu  pour  la  délivrance  du  saint  sépulcre.  Il  avait  imaginé  que  les 
prêtres  du  rite  oriental,  à  qui  le  mariage  n'était  point  interdit,  et  les 
Sarrasins  eux-mêmes  se  décideraient  facilement  à  épouser  de  bonnes 
catholiques,  pourvu  qu'elles  leur  apportassent  en  dot  non-seulement 
leurs  vertus,  mais  toutes  les  connaissances  utiles,  et  il  proposait  de 
consacrer  les  revenus  de  plus  d'une  abbaye  à  fonder  des  écoles  de 
jeunes  filles,  à  qui  on  enseignerait  le  latin,  le  grec,  l'hébreu,  l'arabe, 
les  sciences  naturelles,  la  médecine  et  la  chirurgie.  Ces  femmes  sa- 
vantes, ces  femmes  médecins  ne  pouvaient  manquer  de  ramener  à  la 


206^  REVCE'  DES    DEUX   MONDES* 

vraie' fui  et  le»  mécréans  et  les  schismatiquesi  Si  Plerr©  Dubois. reve^- 
naît  aip  monde,  nous  aurions  plus  d'une  doctoresse'  à  lui'  présenter'; 
rarads  les  temps  sont  changés^  et  elles  ne  s'occupent  guère  de  convertir 
lesméeréans. 

Quand  la  renaissance  eut  accompli  son  œuvre  et  renouvelé  l'Europe, 
on  songea  beaucoup  moins  au  diable,  eton  se  persuada  que,  sans;  of-' 
fenser  Dieu,  l'homme  pouvait  se  permettre  d'embellir  sa  vie  et  sa' 
maison,  d'orner  son  esprit  et  sa  vertu.  Oh  vit,  selon  l'expression  de< 
Kabelais,  des  femmes  et  des  filles  «  aspirer  à  la  louange  et  manne  ce-- 
leste  de  bonne  doctrine  ;  ))  Erasme-  et  Vives  lesi  y  encourageaient.  La 
pédagogie  fut  sécularisée  comme  toutes  les  autres  sciences;  on  la  défi- 
nissait l'art  de  former  de  bons  esprits.  Au  xwi«  siècle,  la. femme  d'un 
roiifut,  comme  on  l'a  dit,  la  première  institutrice  laïque^  et  ses  maximes-, 
les  règles  qu'elle  a  posées  sont  encore  bonnes  à  méditer.  Elle  ne  s'esti 
pas  contentée  de  discourir  et  de  prêcher,  elle  a  mis  la  main  à  la  pâte*, 
et  personne  ne. s'entendait  coiM'iaaie  elle  à  pétrir lesânues  (1).  On' sait' 
qu'.il  y  eut  deux  Sàànt-Cyr.  Le  premier  dura  jusqu'en  1692.  On  enten- 
dait que  rien  n'ysentît;le  monastère,  ni  par  les' pratiques  extérieures, 
ni  ;  par  l'habit;  ni  pac  les  oflicesi  ni  par  la  vie.  C'était  l'agrément  qui 
dominait,  on  ne  ménageait  ni  les  choux  ni  les  rubans.  On  exerçaitces^ 
demoiselles  à  causer,  à  écrire;  ou  désirait  «  qu'elles  ne  fussent  pas  si: 
neuves  quand  elles  s'en  iraient  que  \&  sorat  la  plupart  des  fille»  qui 
sortent  des  couvens  et  qu'elles  sussent  des  choses  dont  elles  ne  fus- 
sent; pas  honteuses  dans  le  monde.  »  On  leur  apprenait  l'histoire,  la 
mythologie,  la  musique,  réloquence,  la  raillerie;  on  leur' enseignait 
aussi  à  déclamer.  Elles  jouèrent  Andromaqwe,  Esther,  Athalie,  et  elles 
les  jouèrent  si  bien  que  M'"*  de  Maintenon  s'en  alarma. 

Elle  passa  condamnation.  Elle  se  plaignit  que  son  orgueil  s'était 
répandu  par  toute  la  maison.  Elle  avaitvoulu,  disait-elle,  que  ces  fdles 
nobles,  sans  fortune,  eussent  de  l'esprit,  qu'on  leur  élevât  le  cœur  : 
«  Elles  ont  de  l'esprit  et  s'en  servent  contre  nous;  elles  ont  le  cœur 
élevé  et  sont  plus  hautaines  qu'il  ne  conviendrait  aux  plus  grandes 
princesses.  Nous  avons  fait  des  discoureuses,  présomptueuses,  cu- 
rieuses, hardies;  c'est  ainsi  qu'on  réussit  quand  le  désir  d'exceller 
nous  fait  agir.  »  Comme  l'a  remarqué  M.  Gréard,  la  réforme  fut  éner- 
gique et  décisive.  On  résolut  de  faire  passer  l'éducation  avant  tout  et; 
de  préparer  de  loin  ces  demoiselles  à  toutes  les  dépendances,  à  toutes 
lôsi  duretés  de  la  vie,  de  plier  ces  genoux  raides  et  ces  fronts  superbes. 
«  Elle®  comptaient  sur  la  dot  du  roi;  même  avec  cette  dot,  que  pou- 


(1)  itr™""  de  Maintenon.  Extraits  de  ses  lettres,  avis,  entretiens,  conversations  et 
proverbes  sur  l'éducation,  précédés  d'une  introduction,  par  Octave  Gréard,  3"'  édition  ; 
Paris,  188.5.  Hachette. 


l'enseignement  des  jeunes  filles  en  frange.  207 

Taient-elles  espérer?  Un  établissement  au  fond  de  quelque  province, 
dans  un  petit  domaine,  avec  quelques  poules,  une  vache,  des  din- 
dons, et  des  dindons  pas  pour  toutes  encore.  Heureuses  les  diffl<ten- 
nières!  »  Pouvait-on  les  accoutumer  trop  tôt  aux  obéissances  qui  coû- 
tent, à  ne  rien  dédaigner,  à  ne  rien  mépriser?  Adieu  les  rubans  et  les 
vers!  Les  grandes  habillaient,  coiffaient  et  lavaient  les  petites;  on  tes 
occupait  à  l'inOrmerie,  à  la  lingerie,  au  dortoir;  on  leur  apprenait  à 
faire  les  lits,  à  frotter,  à  épousseter,  à  éplucher  ks  légumes.  M"*  de 
Maintenon  n'était  jamais  si  contente  que  lorsqu'elle  voyait  tout  Saint- 
Cyr  le  balai  à  ta  main  :  «  On  leur  dit  de  porter  du  bois  et  de  t>alayeT, 
elles  répondent  qu'elles  ne  sont  pas  des  servantes.  Non,  certainem^rtî, 
vous  ne  l'êtes  pas;  mais  je  souhaite  qu'au  sortir  d'ici  vous  trouviez  une 
chambre  à  balayer,  tous  serez  trop  henreuses  et  vous  saurez  atorsqwî 
d'autres  que  des  servantes  balaient.  » 

A  vrai  dire,  comme  l'a  encore  remarqué  M.  Gréard,  aucune  des  ma- 
tières enseignées  avant  1G92  ne  fut  entièrement  supprimée  des  pro- 
grammes; on  se  contenta  d'émonder  les  branches  gourmandes.  «  H  'y 
eut,  à  Saint-Cyr,  comme  une  période  de  pénitence,  après  quoi  on  ren- 
tra dans  la  mesure.  »  M"'*  de  Maintenon  ne  parlait  pas  sérieusement 
quand  elle  disait  que  ces  demoiselles  devaient  savoir  juste  assez 
d'histoire  pour  ne  pas  confondre  un  empereur  romain  avec  un  empe- 
reur du  Japon  et  un  roi  d'Espagne  avec  un  roi  de  Siam.  On  ne  voulait 
pas  en  faire  des  savantes  et  des  héroïnes,  mais  on  désirait  «  qu'elles 
en  sussent  autant  que  le  commun  des  honn^^tes  gens.  »  Au  surplus, 
si  on  les  obligeait  à  faire  des  lits  et  à  balayer,  ce  n'était  point  pour 
mortifier  leur  chair  et  leurs  sens  et  pour  offrir  au  Seigneur  leurs  las- 
situdes en  sacrifice  agréable.  On  voulait  les  accoutumer  à  la  saine 
discipline  du  travail  et  leur  apprendre  à  mater  les  vains  orgueils,  à 
ne  plus  honorer  leur  paresse  et  ses  langueurs.  M™»  de  Maintenon  ne 
craignait  pas  de  plaisanter  sur  les  colifichets  et  les  agnus;  elle  inter- 
disait les  abstinences,  les  austérités  et  les  retraites  :  «  Quand  une  flUe 
instruite  dira  et  pratiquera  de  perdre  vêpres  pour  tenir  compagnie  à 
son  mari  malade,  tout  le  monde  l'approuvera  ;  quand  elle  dira  qu'une 
femme  fait  mieux  d'élever  ses  enfans  et  d'instruire  ses  domestiques 
que  de  passer  la  matinée  à  l'oratoire,  on  s'accommodera  très  bien  de 
cette  religion,  et  elle  la  fera  aimer  et  respecter.  »  Ce  n'était  pas  l'as- 
cétisme des  cloîtres  qui  régnait  à  Saint-Cyr,  c'était  l'ascétisme  de  la 
raison,  qui  fait  passer  le  solide  avant  l'agréable,  mais  qui  nous  ap- 
prend aussi  à  tout  régler,  même  le  bien,  à  éviter  tous  les  extrêmes,  ù 
modérer  «  jusqu'aux  désirs  de  la  ferveur;  car  la  piété  peut  prendre 
le  change,  la  raison  ne  le  peut  pas;  la  piété  peut  être  indiscrète,  la 
raison  ne  l'est  jamais,  et  elle  vient  de  Dieu  qui  veut  bien  être  appelé 
la  souveraine  raison.  »  Ainsi  s'exprimait  cette  femme  que  Louis  XIV 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aimait  à  consulter  sur  les  cas  difficiles  et  à  qui  il  disait  :  «  Qu'en  pense 
votre  solidité?  »  Saint-Simon  lui  reprochait  amèrement  sa  fureur  de 
régenter  l'univers;  mais,  à  Saint-Cyr  comme  ailleurs,  elle  sut  faire 
aimer  sa  férule. 

Les  femmes  distinguées  qui,  au  xvui*  siècle  et  depuis,  ont  écrit  sur 
l'éducation  n'ont  guère  fait  que  suivre  ses  traces  ;  tout  au  plus  ont- 
elles  élargi  la  voie  qu'elle  avait  ouverte.  Un  éloquent  penseur  disait, 
il  n'y  a  pas  longtemps,  «  qu'au  fond  de  toute  femme,  il  y  a  une  douce 
folie,  qu'il  faut  ramener  par  des  caresses  et  de  suaves  paroles.  »  Il 
n'est  pas  prouvé  que  la  suavité  des  paroles  soit  le  meilleur  moyen  de 
guérir  la  folie,  et  il  arrive  quelquefois  que  les  caresses  l'exaspèrent. 
M™*  Necker  de  Saussure,  qui  avait  remarqué  que  tout  ce  qui  tient  au 
sentiment  répond  chez  les  jeunes  filles  à  des  idées  personnelles,  qu'il 
y  a  toujours  des  images  et  des  noms  propres  dans  leur  esprit,  en  con- 
cluait qu'il  faut  leur  faire  étudier  non-seulement  la  géographie  et 
l'histoire,  mais  le  calcul,  les  élémens  des  sciences  naturelles, 
même  un  peu  de  géométrie,  afin  de  les  habituer  à  voir  dans  ce  vaste 
univers  autre  chose  que  des  noms  propres  et  des  images.  Elle  ne  pen- 
sait pas  comme  Kant,  qu'elles  n'ont  besoin  de  savoir  du  système  du 
monde  que  ce  qu'il  leur  en  faut  pour  être  touchées  du  spectacle  du 
ciel  dans  une  belle  soirée,  a  c'est-à-dire  pour  comprendre  de  quelque 
manière  qu'il  existe  encore  d'autres  mondes  et  d'autres  belles  créa- 
tures. ))  Hélas  !  les  belles  créatures  ont  souvent  une  triste  destinée. 
La  vie  est  pleine  de  déceptions,  on  la  traverse  sans  avoir  rencontré 
l'être  idéal  dont  on  berçait  l'image  dans  son  cœur  et  dont  on  croyait 
savoir  le  nom,  et  pendant  que  les  illusions  s'évanouissent,  il  n'en 
demeure  pas  moins  vrai  que  les  trois  angles  d'un  triangle  sont  égaux 
à  deux  droits.  C'est  une  vérité  qui  n'a  rien  de  réjouissant,  mais  il  est 
bon  de  s'accoutumer  à  connaître  et  à  respecter  des  vérités  éternelles 
qui  ne  peuvent  contribuer  en  rien  à  notre  bonheur.  On  découvre  ainsi 
que  le  monde  n'a  pas  été  fait  pour  notre  petite  félicité  particulière, 
que  ses  lois  r>'ont  rien  de  commun  avec  nos  désirs  et  nos  espérances, 
et  à  la  longue  la  discipline  de  l'esprit  s'impose  au  cœur.  On  n'entre 
pas  en  religion  ;  mais  comme  le  disait  la  fondatrice  de  Saint-Cyr,  «  on 
entre  en  raison,  »  et  on  finit  par  s'en  bien  trouver. 

Jadis,  c'était  uniquement  dans  l'intérêt  de  leur  bonheur  et  de  leur 
dignité  qu'on  s'occupait  d'instruire  les  femmes.  Aujourd'hui  c'est  un 
intérêt  social  qu'on  allègue,  et  pn  confie  à  l'état  le  soin  d'ouvrir  des 
écoles  où  les  jeunes  filles  apprennent  à  connaître,  à  comprendre  leur 
siècle,  à  concilier  en  quelque  mesure  le  respect  des  vieilles  habitudes 
avec  l'intelligence  des  idées  nouvelles,  à  ne  plus  condamner  les  dieux 
du  jour  sans  les  avoir  entendus,  à  dire  comme  la  prêtresse  antique  de 
qui  on  attendait  des  anathèmes  :  «  Je  suis  née  pour  bénir,  non  pour 


l'enseignement    des   jeunes    filles   en   FRANCE.  209 

maudire.  »  Les  réformes  inaugurées  par  M.  Duruy  et  les  fondations 
auxquelles  M.  Jules  Ferry  a  attaché  son  nom  répondaient  à  un  besoin 
nouveau.  C'est  un  composé  bizarre  et  fort  hétérogène  qu'un  pays  où 
l'homme  et  la  femme  représentent  deux  âges  différens  de  l'humanité, 
et  où  l'enfant  ne  sait  à  qui  entendre  de  son  père  ou  de  sa  mère. 

A  l'époque  de  la  renaissance,  Érasme  et  Vives  demandaient  déjà  que 
les  femmes  fussent  initiées  à  certains  genres  d'études  afin  qu'elles  ne 
vécussent  pas  dans  une  société  transformée,  comme  des  étrangères 
qui,  n'entendant  point  la  langue  du  pays,  regardent,  s'étonnent  et  ne 
comprennent  rien  à  ce  qui  se  passe  autour  d'elles.  Après  la  renais- 
sance est  venue  la  révolution,  et  la  révolution,  la  philosophie,  les 
sciences  naturelles,  ont  profondément  modifié  toutes  les  habitudes  de 
notre  esprit.  La  société  civile  n'a  plus  rien  de  commun  avec  la  société 
religieuse,  et  la  foi  au  surnaturel,  aux  livres  à  prodiges,  n'exerce 
qu'une  très  faible  influence  sur  nos  actions  et  point  du  tout  sur  nos 
lois.  Les  supranaturalistes  du  temps  présent  font  de  grandes  con- 
cessions à  leurs  adversaires;  ils  se  replient  sur  leurs  forteresses 
comme  une  armée  qui  n'est  plus  en  état  de  tenir  la  campagne.  Ils 
cantonnent  le  miracle  dans  un  coin  de  l'espace  et  du  temps,  ils  ad- 
mettent qu'il  y  eut  autrefois  un  petit  pays  montagneux  que  Dieu 
s'était  réservé  pour  le  gouverner  directement,  qu'il  s'y  est  passé  beau- 
coup de  choses  extraordinaires,  que  le  soleil  s'est  arrêté  sur  Gabaon 
et  la  lune  sur  Ajalon;  mais  ils  croient  aussi  que  depuis  lors  la  lune 
a  toujours  tourné  consciencieusement  autour  de  la  terre  en  27  jours 
7  heures  /j3  minutes,  que  tout  est  rentré  dans  l'ordre,  que  désormais 
tout  relève  du  sens  commun. 

On  assure  que  l'éducation  qui  se  donne  dans  les  couvens  s'est  fort 
perfectionnée.  Mais  les  couvens  sont  toujours  des  couvens.  Le  père 
La  Chaise,  qui  n'était  pas  suspect  dans  ces  matières,  disait  qu'il  im- 
portait «  de  donnera  l'état  des  femmes  bien  élevées,  et  que  les  jeunes 
filles  sont  mieux  élevées  par  des  personnes  tenant  au  monde.  »  Les 
religieuses  sont  malhabiles  à  enseigner  certaines  choses,  et  il  en  est 
d'autres  qu'elles  enseignent  trop  volontiers.  Il  est  écrit,  dans  un  caté- 
chisme de  persévérance,  que  le  protestantisme  a  pour  principe  la 
convoitise  du  bien  d'autrui  et  l'amour  des  plaisirs  de  la  chair,  qu'il 
autorise  ses  adeptes  à  faire  tout  ce  qui  leur  plaît,  et  que  Jean  Calvin 
est  mort  d'une  maladie  honteuse.  Si  la  jeune  fille  a  compris,  plai- 
gnons-la; si  elle  n'a  pas  compris,  il  faut  plaindre  ceux  qui  sont  char- 
gés de  répondre  à  ses  questions  et  de  lui  fournir  des  éclaircissemens. 
«  Rien  n'est  fait  dans  le  monde,  a  dit  M.  Renan,  que  quand  l'homme 
et  la  femme  mettent  en  commun  l'un  sa  raison,  l'autre  son  obstina- 
tion et  sa  fidélité.  »  L'église  voudrait  se  servir  de  la  fidélité  obstinée 
de  la  femme  pour  s'assujettir  l'indocile  et  superbe  raison  de  l'homme, 

TOME  LHIII.  —  1886.  14 


210  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

comme  les  Philistins  se  servirent  des  ciseaux  de  Dalila  pour  tOTixire 
Samson  et  détruire  sa  force.  L'église  entend  mal  ses  intérêts.  La 
femme  ne  peut  agir  sur  l'homme  qu'à  la  condition  de  savoir  la  langue 
qu'il  parle  et  d'être  elle-même  capable  de  la  parler.  Celle  qui  peut 
dire  :  «  Je  sais  et  pourtant  je  crois,  »  a  plus  de  chances  d'être  écoutée 
que  celle  qui  méprise  ce  qu'elle  ne  sait  pas  et  qui  adore  ses  igno- 
rances comme  des  reliques. 

Nous  avons  eu  peu  de  ministres  de  l'instruction  publique  qui  aient 
su  comme  M.  Duruy  faire  beaucoup  de  choses  avec  de  médiocres  res- 
sources, accomplir  d'importantes  réformes  sans  charger  le  budget, 
laisser  mûrir  les  fruits  avant  de  les  cueillir  et  obtenir  de  la  persuasion 
ce  qu'on  refuse  souvent  à  l'autorité.  Quand  il  créa  les  cours  d'ensei- 
gnement secondaire  pour  les  jeunes  filles,  il  s'adressa  d'une  part  aux 
municipalités,  de  l'autre  aux  professeurs  de  lycées  et  de  collèges  ;  on 
se  concerta,  on  s'entendit  à  l'amiable,  et  en  peu  de  mois  les  cours 
étaient  ouverts  dans  quarante  villes.  Ses  successeurs  ont  poursuivi  et 
achevé  son  œuvre,  sans  imiter  toujours  sa  judicieuse  réserve  et  sans 
compter  avec  la  fortune  publique.  Les  démocraties  veulent  tout  faire 
à  la  fois,  elles  ont  l'humeur  brusque  et  intempérante.  M"'«  de  Mainte- 
non  composa  jadis  un  dialogue,  où  elle  mettait  en  scène  les  vertus 
cardinales.  Chacune  prononçait  son  propre  éloge  ;  la  tempérance,  dont 
elles  pensaient  pouvoir  se  passer,  parla  à  son  tour  et  leur  dit  :  «  Vous, 
justice,  vous  êtes  souvent  amère  et  désagréable  ;  je  vous  empêcherai 
de  trop  peser  sut  la  faiblesse  des  hommes.  Vous,  force,  vous  les  met- 
tez au  désespoir;  je  vous  modérerai,  et  vous  ne  pousserez  plus  tout  le 
monde  à  bout.  Vous,  prudence,  je  m'opposerai  à  vos  incertitudes,  à 
votre  timidité  qui  va  souvent  trop  loin.  Vous  penchez  toutes  aux  extré- 
mités; c'est  moi  qui  mets  des  bornes  à  tout,  qui  prends  ce  milieu  si 
nécessaire  et  si  difficile  à  trouver.  On  ne  peut  rien  faire  de  bon  sans 
mon  secours,  et  la  sagesse  même  ne  peut  se  passer  de  moi,  car  il  faut 
être  sobre  même  dans  la  sagesse.  » 

On  a  mis  du  luxe  où  il  n'en  fallait  point  mettre,  on  s'est  hâté,  on  a 
fait  grand;  l'offre  n'a  pas  toujours  attendu  la  demande,  la  production 
a  excédé  la  consommation.il  semblait  qu'on  n'aurait  jamais  assez  d'in- 
stituteurs et  d'institutrices,  et  si  nous  sommes  bien  informés,  il  y  a 
aujourd'hui  plus  de  dix  mille  brevetés  et  brevetées  qui  demandent  une 
place  et  qu'on  ne  peut  placer,  de  même  qu'il  y  a,  dit-on,  à  la  Sor- 
bonne  quarante-cinq  licenciés  dont  on  ne  sait  que  faire.  Quant  aux  col- 
lèges et  aux  lycées  de  jeunes  filles,  on  les  a  multipliés  avec  trop  d'em- 
pressement, on  n'a  pas  assez  compté  sur  la  contagion  lente  du  succès. 
Quelques-uns  végètent  ou  sont  mal  dirigés,  et  leur  prospérité  a  été 
compromise  par  l'intervention  indiscrète  d'un  conseil  municipal  et  par 
des  querelles  de  clocher.  Cela  dit,  quiconque  a  vu  de  près  les  choses 


l'eNSEIGxNEMENT    des   jeunes   filles    en   FRANCE.  211 

conviendra  avec  M.  Wychgram  que  notre  enseignement  primaire  a  été 
fort  amélioré  d'ans  ces  dernières  années  et  que  plusieurs  de  nos  lycées 
féminins  sont  des  établisseraens  aussi  utiles  que  bien  gouvernés,  vrai- 
ment dignes  d'être  proposés  pour  modèles,  et  qui  n'ont  rien  à  envier 
à  ce  qui  s*est  fait  de  mieux  hors  dé  chez  nous; 

M.  Wychgram  loue  nos  méthodes,  la  direction  que  nous  donnons 
aux  études  et  les  efforts  résolus  que  nous  avons  faits  pour  nous  dé- 
gager de  certaines  routines  qu'on  nous  a  longtemps  reprochées.  N"in- 
siston»  pas  sur  les  bons  témoignages  qu'il  nous  rend  et  auTcquels  il 
mêle  de  bienveillantes  critiques,  dont  plusieurs  nous  semblent  fbn- 
dées.  11  trouve  en  général  nos  programmes  trop  chargés,  et  il  faut 
qu'il  ait  raison  puisqu'on  s'occupe  de  les  simplifier.  On  ne  saurait  trop 
se  convaincre  qu'en  matière  d'enseignement  la  qualité  est  tout,  que  la 
quantité  n'est  rien,  que  celui  qui  sait  bien  quelque  chose  est  mieux 
armé  pour  le  combat  de  la  vie  que  celui  qui  sait  l'alplta  et  l'oméga, 
mais  qui  lès  sait  mal,  que  la  tête  de  l'enfant  n'est  pas  une  boîte  qu'il 
fatit  remplir  en  y  entassant  pêle-mêle  tout  ce  qu'on  peut,  dût-on  forcer 
le  couvercle,  que  les  connaissances  ou  superficielles  ou  indigestes 
n'ont  Jamais  profité  à  qui  que  ce  fût,  et  que  la  pire  des  sottises  est 
de  s'imaginer  qu'on  sait  ce  qu'on  ne  sait  pas.  M.  Wychgram  se  plaint 
aussi  que  nous  enseignons  à  nos  jeunes  filles  trop  de  physique  et  de 
chimie,  qu'elles  en  prennent  à  trop  haute  dose.  II  est  permis  de  croire 
comme  lui  rpie  ces  sciences  devraient  surtout  servir  à  développer  chez 
elles  le  goût  et  Tari  d'observer.  Rousseau  l'a  dit,  la  vue  est  d'e  tous  les 
sens  celui  dbnt  on  peut  le  moins  séparer  les  jugemens  dé  l'esprit; 
apprendre  à  bien  voir,  c'est  apprendre  à  bien  raisonner,  et  n'est-ce 
pas  de  cela  qu'il  s'agit? 

La  loi  du  2t  décembre  1880  porte  que  les  établissemens  destinés  à 
renseignement  secondaire  des  jeunes  filles  sont  placés  sdus  l'autorité 
d'une  directrice,  et  que  l'enseignement  y  est  donné  par  des  profes- 
seurs hommes  ou  femmes  munis  de  diplômes  réguliers;  mais  on  se 
propose,  paraît-il,  de  recruter  au  fVir  et  à  mesure  tout  le  personnel 
enseignant  panni  les  femmes,  et  de  congédier  les  hommes,  et  M.  Wych- 
gram proteste.  11  affirme,  il  soutient  avec  chaleur  qu'à  égalité  de  mé^ 
rite  ou  de  savoir,  un  homme  adtaiinistre  et  enseigne  mieux  qu'une 
femme,  à  quoi  ces  dames  répondront  peut-être  qu'il  est  juge  et  par- 
tie dans  la  question.  Ha  visité  tour  à  tour  le  collège  Sévigné,  fonda- 
tion privée,  et  le  lycée  Fénelon ,  création  de  Tétat;  il  a  comparé  les 
résultats  obtenus,  et  il  décerne  le  prix  d'excellence  au  collège  Sévi- 
gné, où  tous  lès  cours  sont  faits  par  des  hommes.  Il  a  assisté  à  des 
leçons  de  grammaire  historique,  à  des  lectures  tirées  des  plus  beaux 
dialogues-  de  Platon  et  du  Discours  sur  la  méthode  de  Descartes.  Ces 
demoiselles  de  la  classe  supérieure  étaient  tout  oreilles,  et  non-seu- 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  elles  écoutaient,  elles  avaient  tout  compris  ou  tout  deviné.  Dieu 
nous  garde  de  prendre  parti  entre  deux  maisons  rivales  dont  on  nous 
dit  beaucoup  de  bien  et  qui  rendent  l'une  et  l'autre  de  grands  ser- 
vices !  Nous  croyons  savoir  toutefois  que  le  lycée  Fénelon  était  encore 
en  voie  de  création  quand  M.  Wychgram  le  visita ,  qu'il  compte  au- 
jourd'hui plus  de  300  élèves  et  que  tout  y  marche  à  souhait.  Et 
pourtant  nous  inclinons  à  croire  que  M.  Wychgram  n'a  pas  tort,  que 
la  théorie  comme  l'expérience  sont  favorables  à  sa  thèse.  Vous  aurez 
beau  éveiller  dans  une  jeune  fille  toutes  les  ambitions  de  l'esprit,  le 
ferment  qui  fera  lever  la  pâte  sera  toujours  le  désir  de  plaire,  et  il  y 
a  une  honnête  coquetterie  dont  il  est  bien  permis  de  se  servir  pour 
graver  plus  profondément  dans  sa  mémoire  le  grand  nom  de  Des- 
cartes ou  la  théorie  des  équivalens. 

M.  "Wychgram  s'étonne  du  goût  excessif  que  nous  avons  pour  les 
concours  et  pour  les  prix.  «  Les  mauvais  naturels,  disait  M™*  de  Main- 
tenon,  se  rendent  aux  châtimens,  les  médiocres  aux  récompenses,  les 
excellens  à  l'envie  d'exceller  dans  ce  qu'on  leur  demande.  »  On  ne 
punit  pas  trop  chez  nous,  mais  on  récompense  avec  trop  de  zèle  et 
trop  de  profusion  ;  il  arrive  même  quelquefois  que,  méritans  ou  immé- 
ritans,  on  récompense  tout  le  monde;  c'est  une  façon  comme  une  autre 
de  ne  distinguer  personne.  «  Pourquoi  donnez-vous  des  prix  à  tous 
vos  élèves,  même  aux  cancres?  disions-nous  un  jour  au  maire  d'une 
commune  rurale.  —  Pour  ne  pas  nous  faire  des  ennemis  mortels,  » 
répondit-il.  Mieux  vaudrait,  en  pareil  cas,  transformer  la  distribu- 
tion en  loterie.  Les  moins  favorisés  ne  pourraient  s'en  prendre  qu'au 
hasard,  qui  joue  un  grand  rôle  dans  les  affaires  humaines  et  qui  s'in- 
quiète peu  de  se  faire  des  ennemis.  M.  Wychgram  nous  reproche 
encore  de  multiplier  comme  à  plaisir  nos  diplômes,  nos  brevets,  nos 
certiûcats  d'aptitude.  Il  a  cru  trouver  quelque  confusion  dans  cette 
diversité,  il  a  eu  peine  à  s'y  reconnaître.  Il  approuve  les  examens, 
pourvu  que  l'examinateur  ne  soit  ni  pédant  ni  pointilleux.  11  remarque 
à  ce  propos  qu'en  Allemagne  on  tient  compte  des  études  particulières 
des  candidats,  qu'on  vise  moins  à  constater  qu'ils  savent  beaucoup 
qu'à  s'assurer  qu'ils  savent  bien  ce  qu'ils  ont  appris  ;  qu'en  France, 
au  contraire,  on  les  condamne  à  être  également  ferrés  sur  toutes  les 
parties  du  programme.  Il  en  résulte  que  les  esprits  médiocres,  qui 
n'ont. de  goût  déterminé  pour  rien,  ont  souvent  l'avantage  sur  les 
bons  esprits,  qui  ont  fait  leur  choix  de  bonne  heure.  Les  programmes, 
comme  les  examens,  sont  fort  nécessaires  ;  mais,  quelqu'un  l'a  dit,  on 
commence  par  la  nécessité,  on  finit  par  l'abus.  Quelques  qualités 
qu'aient  les  Chinois,  laissons-leur  les  chinoiseries. 

M.  Wychgram  fait  grand  cas  de  l'École  normale  d'enseignement 
secondaire  dirigée  par  M"'«  Jules  Favre  ;  mais  il  estime  que  cet  éta- 


L  EiVSEIGXEMENT    DES    JEUNES    FILLES    EN    FRANCE.  213 

blissement,  si  excellent  qu'il  soit,  ne  portera  tous  ses  fruits  que  lors- 
qu'on aura  fondé  à  Sèvres  un  lycée  annexe  de  jeunes  filles,  oii  les 
élèves  de  la  maison  mère  pourront  s'exercer  à  l'enseignement.  Quant 
à  l'école  de  Fontenay-aux-Roses,  destinée  à  fournir  des  professeurs 
femmes  et  des  directrices  aux  écoles  normales  primaires,  il  déclare 
qu'elle  n'a  nulle  part  sa  pareille.  Cette  remarquable  institution  a  pour 
directeur  un  de  ces  hommes  qui  se  donnent  tout  entiers  à  ce  qu'ils 
font,  un  de  ces  débonnaires  qui  joignent  la  force  à  la  douceur  et  qui 
ont  toutes  les  qualités  des  violens.  La  femme  distinguée  qui  admi- 
nistre la  maison  a  su  donner  à  cet  internat  le  caractère  d'une  grande 
famille.  Elle  réunit  chaque  matin  ses  élèves  pour  méditer  avec  elle 
quelque  passage  d'un  grand  moraliste  ;  le  soir  est  employé  à  des  cau- 
series familières,  les  langues  se  dénouent  et  la  liberté  s'accorde  avec 
le  respect.  A  Fontenay-aux-Roses,  le  nombre  des  heures  consacré  à 
l'enseignement  est  fort  restreint.  On  ne  s'occupe  pas  tant  d'ajouter  aux 
connaissances  acquises  que  d'en  assurer  la  pleine  possession,  le 
maniement  aisé  et  prompt.  On  donne  moins  de  temps  à  l'instruction 
qu'aux  exercices,  on  agite  des  questions,  on  travaille  les  consciences, 
on  remue  les  esprits,  on  cherche  à  en  tirer  tout  ce  qu'ils  peu- 
vent donner;  c'est  la  méthode  des  labours  profonds  appliquée  aux 
intelligences.  M.  Wychgram  a  assisté  à  quelques-unes  de  ces  confé- 
rences où  chacun  met  du  sien  ;  il  a  été  surpris  et  charmé  ;  il  est  parti 
convaincu  que  M.  Pécaut  a  découvert  le  meilleur  procédé  pour  déve- 
lopper dans  ces  jeunes  personnes  le  goût  des  idées  générales,  la  ré- 
flexion, l'activité  de  la  pensée  et  du  jugement  personnel.  C'est  quelque 
chose  qu'une  méthode;  mais,  pour  en  tirer  tout  le  parti  possible,  il 
faut  un  homme  qui  se  dévoue  à  son  œuvre  et  qui  y  trouve  le  bonheur 
sans  l'y  chercher.  11  y  a  tant  de  gens  qui  le  cherchent  sans  le  trouver! 
<(  Plus  nous  sommes  enclins,  nous  autres  Allemands,  dit  M.  Wych- 
gram, par  forme  de  conclusion,  à  ravaler  la  France  en  rendant  toute 
la  nation  responsable  du  discrédit  que  lui  ont  attiré  les  fautes  de  po- 
litiques à  courte  vue,  plus  il  convient  de  montrer,  par  des  faits,  avec 
quelle  énergie  persévérante  et  silencieuse  nos  voisins  travaillent  à  ré- 
parer leurs  brèches.  Ce  n'est  pas  sur  les  élucubrations  d'une  presse 
dévergondée  ou  tripotiôre  que  nous  devons  juger  de  leur  situation  pré- 
sente et  de  leurs  vrais  sentimens.  Nous  ne  trouvons  plus  guère  à 
reprendre  aux  manœuvres  de  leur  armée  et  nous  trouvons  beaucoup  à 
louer  en  visitant  leurs  écoles.  Puissent  leurs  progrès  n'exciter  jamais 
nos  jalousies!  Gardons-nous  des  préjugés,  qui  sont  nos  pires  enne- 
mis. »  En  homme  éclairé  et  avisé,  M.  Wychgram  a  su  reconnaître  que 
la  France  est  le  pays  du  monde  dont  il  est  le  plus  vrai  de  dire  que  le 
bruit  n'y  fait  pas  de  bien  et  que  le  bien  n'y  fait  pas  de  bruit. 

G.  Valbert. 


REVUE     LITTÉRAIRE 


HENRI-FBEDERIC     AMIEL. 


Hanri-Frédéric  Amiel.  —  Étvd&  biographique,  par  M"«  Berthe.  Vadier.  Paris,  4886; 

Fischbacher. 

On  a  tant  et  si  élaquemment  parlé,  depuis  deux  ou  trois  ans,  d'Henri- 
Frédéric  Amiel  et  de  son  Journal  intime,  qu'ayant  aussi,  nous,  quelque 
chose  à  en  dire,  et  d'assez  différent  de  ce  que  Ton  en  a  dit,  nous  ne 
l'eussions  pourtant  jamais  osé  si  l'occasion  ne  s'en  représentait 
aujourd'hui  d'elle-même.  «  Pour  obéir  à  un  vœu  d&  celui  qui  n'est 
plus,  »  c'est-à-dire,  si  j'entends  bien,  pour  nous  le  montrer  sous 
le  jour,  dans  l'attitude  ou  dans  la  pose  qu'il  avait  lui  même  indiquée, 
M'^^  Berthe  Vadier,  avec  ses  souvenirs  personnels,  et  a  de  nombreux 
renseignemens  recueillis  auprès  des  amis  d'enfance  et  de  jeunesse  du 
poète  penseur,  »  vient  d'écrire  une  très  amusante  biographie  d'Amiel. 
Un  peu  fâchée,  cela  se  sent,  de  n'avoir  pas  été  chargée  de  publier  le 
Journal  du  grand  homme,  il  a  paru  à  M'^"  Vadier  que  les  éditeurs,  et, 
après  eux,  la  plupart  des  critiques,  avaient  laissé  dans  l'ombre  bien  des 
traits  de  leur  commun  modèle.  Celui-ci  n'avait  point  assez,  parlé  de  la 
beauté  d'Amiel,  «  de  ses  grands  yeux  bruns,  »  de  ses  «  mains  fines,  »  de 
ses  «  petits  pieds;  »  celui-là  n'avait  presque  rien  dit  de  la  santé  du  pro- 
fesseur, de  ses  rhumes,  de  sa  toux,  de  son  «  eau  de  goudron,  »  de  son 
a  sirop  de  bourgeons  de  sapin  ;  »  mais  un  troisième  n'avait-il  pas 
omis  de  nous  apprendre  qu'ayant  hérité  des  siens  une  soixantaine 
de  mille  francs,  ce  «  rêveur  »  économe  et  serré  en  avait  laissé  deux 


REVUE   LITTÉRAIRE.  215 

cent  mille?  Ces  renseignemens  sont  pourtant  précieux,  et  nous  ne  sau- 
rions trop  en  remercier  M'^  Vadier;  si  ses  indiscrétions  font  peut- 
être  faire  la  grimace  à  quelques  admirateurs  d'Amiel,  ceuic  qui  l'ad- 
mirent moins  seront  bien  aises  de  les  connaître;  et  il  nous  semble, 
comme  à  elle,  qu'en  égayant  fort  à  propos  la  biographie  d'un  philo- 
sophe, ce  genre  de  détails  jette  en  même  temps  une  vive  lumière 
sur  quelques  aspects  obscurs  de  sa  philosophie.  Il  y  avait  plusieurs 
Amie)  avant  la  publication  de  cette  Étude  biographique  :  celui  de 
M.  Scherer,  celui  de  M.  Caro,  celui  de  M.  Renan,  celui  de  'M.  Bourget, 
quelques  autres  encore;  il  n'y  eo  a  plus  qu'un  désormais  :  c'est  celui 
de  W^  Vadier;  —  et  le  nôtre. 

H  ne  ressemble  guère  à  l'Hamlet  suisse,  au  martyr  de  soi- même,  à 
la  victime  de  l'idéal  que  l'on  nous  avait  présenté,  mais  plutôt  à  un  bon 
jeune  homme,  heureux  et  médiocre  en  tout.  Qui  donc  avait  essayé  de 
nous  apitoyer  sur  les  douleurs  de  son  enfance  et  de  sa  première  jeu- 
nesse? Mais,  s'il  perdit  ses  parens  de  bonne  heure,  «  ni  l'intimité  du 
foyer,  ni  les  amitiés  de  son  âge  ne  manquèrent  à  l'orphelin,  »  nous  dit  • 
M"*  Vadier,  et,  sous  la  tutelle  d'un  oncle,  «  peu  d'enfans  furent  aussi 
aimés,  aussi  entourés,  aussi  gâtés»  par  une  meilleure  tante, — et  au- 
tant de  cousines.  Livré  à  lui-même,  dans  l'âge  où  les  jeunes  gens  ven- 
draient leur  part  d'héritage  pour  un  peu  d'indépendance,  et  maître 
d'une  petite  fortune,  il  parcourut  la  Suisse  et  fit  en  Italie  un  séjour 
de  neuf  mois.  Quand  il  revint  à  Genève,  «  la  faveur  des  femmes  com- 
mença pour  lui,  et  bien  dos  cœurs  se  mirent  à  battre  sous  son  regard 
doux  et  profond.  »  Mais  l'ingrat  ne  brûla  lui-même  d'aucun  des  feux 
qu'il  allumait,  et  sans  souci  de  ses  victimes  d'amour,  il  reprit,  au 
printemps  de  48û3,  le  cours  de  ses  années  d'apprentissage  et  de 
voyage.  Il  vit  alors  une  partie  de  la  France,  la  Belgique,  l'Allemagne, 
Heidelberg  où  il  passa  dix  mois,  Berlin  où  il  vécut  quatre  ans,  le  Da- 
nemark, la  Suède,  la  Hollande.  Enfin,  rappelé  par  les  siens,  qui  lui 
préparaient  ses  voies,  tandis  qu'il  s'enivrait  là-bas  de  métaphysique 
hégélienne,  on  le  nommait,  avant  trente  ans,  professeur  d'esthétique 
à  l'Académie  de  Genève  :  c'était  beaucoup  plus  qu'il  ne  pouvait  sou- 
haiter, mwis  surtout  beaucoup  plus  qu'il  ne  devait  jamais  mériter,  et  la 
suite  allait  le  prouver.  Je  ne  vois  rien  dans  tout  cela  qui  puisse  nous 
tirer  tant  de  larmes,  si  même  quelques  lecteurs  ne  sont  plutôt  tentés 
de  l'envier  que  de  le  plaindre.  Beaucoup  de  gens,  après  tout,  n'ont 
jamais  pris  de  bains  de  mer  à  Héringsdorf  ou  à  Norderney,  par 
exemple,  ce  qui  est  sans  doute,  pendant  les  jours  caniculaires,  une 
des  formes  du  bonheur;  et,  en  admettant  que  ce  n'en  soit  pas  une 
autre  que  d'enseigner  l'esthétique  à  Genève,  on  ne  prétendra  pas  qu'il 
y  ait  là  de  quoi  gémir  sur  les  rigueurs  de  la  destinée. 

Une   seule  chose  n'était  pas  médiocre  en  ce   jeune   professeur: 


216  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'orgueil  ;  un  orgueil  timide  et  caché,  mais  d'autant  plus  superbe,  et 
dont  je  ne  voudrais  d'autre  preuve  au  besoin  que  l'existence  de  son 
Journal  intime.  «  Le  sot  projet  qu'il  a  eu  de  se  peindre  !  disait  Pascal 
à  propos  de  Montaigne,  et  cela  par  un  dessein  premier  et  principal,  » 
et,  en  effet,  il  faut  avoir  de  soi-même  une  bien  haute  opinion  pour 
tenir  son  Journal  intime;  à  tel  point  que  la  seule  pensée  m'en  étonne- 
rait chez  un  homme  de  sens.  Passe  pour  des  ^l/émoires,  si  l'on  a  jadis  été 
mêlé  dans  de  grandes  affaires  ou  de  petites  intrigues,  bien  piquantes, 
bien  scandaleuses,  et  encore  pourvu  que  l'on  ait  le  bon  goût  d'y  parler 
moins  de  soi-même  que  des  autres.  Passe  même  pour  des  Confessions, 
que  l'on  arrange  d'ordinaire  sur  la  fin  de  sa  vie,  et  plutôt,  d'ailleurs, 
pour  s'y  complaire  au  remuement  de  ses  vieux  péchés  que  pour  s'en 
disculper.  On  peut  pardonner  à  Rousseau  d'avoir  cru  que  la  prodigieuse 
popularité  de  son  nom  le  rendît  comptable  à  la  postérité  des  intentions 
de  ses  œuvres  et  des  raisons  de  ses  actes.  Mais  un  Journal  intime,  un  gros 
cahier,  un  livre  à  serrure,  où  l'on  se  mire  chaque  soir  dans  son  Moi,  que 
l'on  emporte  en  voyage,  à  la  campagne,  dans  sa  malle,  entre  sa  boîte  à 
rasoirs  et  son  bonnet  de  coton,  y  a-t-il  rien  de  plus  ridicule,  mais  sur- 
tout de  plus  impertinent?  Trente  ans  durant,  le  professeur  Amie)  a  tenu 
le  sien,  et  non  pas  pour  lui,  ni  pour  quelques  amis,  mais  pour  le  public, 
pour  l'hypothéquer  au  monde,  comme  disait  Montaigne,  puisqu'il  a 
'chargé  ses  amis  de  le  publier,  et  non  de  le  brûler.  Reconnaissez  une 
victime  à  ce  trait,  si  vous  le  voulez,  et  un  martyr,  mais  un  martyr  de 
l'orgueil,  ou  mieux  encore  de  cette  maladie  moderne  qui  depuis  plus 
d'un  siècle  a  perdu  tant  d'illustres,  plus  illustres  et  plus  grands 
qu'Amiel,  plus  dignes  de  pitié  surtout:  le  gonflement,  la  dilatation,  et, 
du  seul  nom  qui  lui  convienne,  l'hypertrophie  du  moi. 

A  chaque  page  du  Journal,  les  symptômes  déplaisans  en  éclatent,  si 
clairs,  et  si  bien  définis  que  l'on  se  demande  comment  les  critiques  onf 
pu  s'y  tromper.  «  11  regardait  sa  nature  d'esprit  comme  un  privilège,» 
nous  dit  M"*  Vadier,  et  nous  n'avions  pas  besoin  qu'elle  nous  l'apprît, 
mais  elle  a  bien  fait  de  le  dire,  puisqu'on  ne  nous  l'avait  pas  dit. 
Visiblement,  Amiel  se  croit  à  part  du  commun  des  hommes,  unique 
en  son  espèce,  aussi  supérieur  à  ses  «  amis  les  plus  subtils,  »  qu'ils 
peuvent  l'être  eux-mêmes  aux  «  gens  de  négoce,  »  dont  ils  sont  en- 
tourés, et  vraiment  extraordinaire.  D'autres  sont  Genevois,  sont  Fran- 
çais, sont  Allemands,  ont  une  famille,  exercent  un  métier,  sont  ci- 
toyens d'une  république  ou  sujets  d'une  monarchie;  lui,  ne  peut  réus- 
sir à  {(  s'individualiser  pour  son  compte,  »  et  comme  il  dit  en  son  jar- 
gon, «  à  sortir  de  la  déterminabilité  et  de  la  formabilité  pures.  »  Gela 
veut  dire,  en  bon  français,  que  l'étendue  de  son  vaste  esprit  n'est 
limitée  par  aucun  des  préjugés  vulgaires  ou  mesquins  qui  bornent 
celle  des  autres.  Si  puissante  que  soit  la  pénétration  d'une  rare  et 


REVUE   LITTÉRAIRE.  217 

grande  intelligence,  quelque  chose  pourtant  lui  demeure  toujours 
obscur,  mystérieux,  incompréhensible;  mais  Amiel,  non;  son  univer- 
selle sympathie  comprend  tout,  ressent  tout,  l'égale  à  tout  lui-même. 
«  Toute  individualité  caractérisée  se  moule  idéalement  en  moi  ou 
plutôt  me  forme  momentanément  à  son  image...  C'est  ainsi  que  j'ai 
été  mathématicien,  musicien,  érudit,  moine,  enfant,  mère...  Dans  ces 
états  de  sympathie  universelle  j'ai  même  été  animal  et  plante,  tel 
animal  donné,  tel  arbre  présent.  »  C'est  ici  comme  s'il  disait  qu'il  fait 
naturellement  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  au  monde,  ce  qu'il  n'a  été 
donné  de  faire  qu'aux  grands  poètes;  et  le  plus  curieux,  ou  le  plus 
amusant,  c'est  que  ses  amis  et  ses  critiques,  sans  lui  demander 
d'autre  preuve,  l'en  ont  cru  sur  sa  seule  parole.  Quand  on  prétend 
avoir  pour  «  spécialité  distinctive  de  pouvoir  se  mettre  à  tous  les 
points  de  vue,  et  de  ne  s'enfermer  dans  aucune  prison  individuelle,  » 
il  faudrait  pourtant  le  prouver  par  des  œuvres.  Car,  pour  nous, 
ce  qui  nous  frappe,  et  dans  ce  Journal  même,  c'est  la  quantité  de 
choses  où  Amiel  n'a  rien  compris  :  le  génie  de  la  France,  entre  au- 
tres, et  l'esprit  du  catholicisme,  dont  il  n'a  jamais  su  parler  qu'avec 
l'injurieuse  hostilité  d'un  piéliste  et  les  rancunes  d'un  réfugié.  L'hon- 
nête M"*  Vadier  n'a  pu  s'empêcher  d'en  faire  elle-même  la  remarque. 
Lorsque  Amiel  sortait  de  la  formabilité  pure,  c'était  pour  se  manifes- 
ter sous  l'espèce  d'un  pasteur  protestant. 

«  Si  c'est  une  vanité  indiscrète  et  ridicule  que  de  parler  avantageu- 
sement de  soi-même  à  tous  inomens,  »  dit  quelque  part  un  excellent 
homme,  «c'est  un  orgueil  insupportable  que  de  tirer  vanité  de  ses  dé- 
fauts au  lieu  de  s'en  humilier.  »  Amiel  n'y  pouvait  pas  manquer.  Quand 
on  lui  reprochait  de  mal  écrire  et  de  parler  allemand  en  français,  ce 
n'était  pas  le  vide,  ou  le  vague,  ou  l'obscurité  de  ses  idées  qu'il  en 
accusait,  mais  la  langue,  trop  précise  et  trop  nette  ;  il  disait  :  trop  su- 
perficielle. 11  eût  mieux  fait  de  l'étudier,  dit  là-dessus  M.  Renan.  Trou- 
vait-on que  son  cours  ne  répondait  pas  à  ce  que  l'on  avait  jadis  attendu 
de  l'enfant  de  génie,  comme  l'appelle  M""  Vadier,  s'il  ne  disait  pas 
lui-même  que  probablement  la  matière  en  était  trop  riche  pour  son 
auditoire,  il  le  laissait  entendre,  ou,  au  besoin,  le  faisait  dire.  Et 
quand  on  s'étonnait  qu'après  vingt  ans  de  vie  publique  il  n'en  fût 
encore  et  toujours  qu'à  donner  des  espérances,  il  répondait  que,  pour 
«  prendre  sa  place  au  soleil,  »  il  lui  avait  manqué  la  dose  «  d'ambi- 
tion, »  de  «  matière,  »  et  de  «  brutalité  »  nécessaires.  «  Pour  navi- 
guer ici-bas,  il  te  faudrait  un  peu  plus  de  matière  pesante,  plus  de 
cohésion  égoïste  entre  les  parties.  //  te  manque  deux  grains  de  brutalité 
virile  et  de  satisfaction  de  toi-même.»  C'est  ainsi  que  l'on  tourne,  quand 
on  sait  s'y  prendre,  ses  défauts  mêmes  en  qualités,  et  que  de  sa  fai- 
blesse on  réussit  à  se  faire  une  supériorité.  Amiel  a  excellé  dans  cet 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

art  délicat.  C'est  «  l'amour  du  mieux  »  qui  lui  a  interdit  «  le  bien  ;  » 
il  aurait  enfanté  des  chefs-d'œuvre  s'il  s'était  fait  de  la  perfection  un 
idéal  moins  inaccessible  ;  et  son  rêve  enfin  aurait  pris  forme  s'il  n'a- 
vait craint,  en  voulant  le  fixer,  d'en  faire  évanouir  le  charme.  »  11  faut 
brutaliser  son  sujet,  si  l'on  veut  lui  donner  une  forme,  et  non  trembler 
de  lui  faire  tort...  Cette  espèce  dl effronterie  me  manque...  Toute  ma  nu Lutù 
tend  à  l'impersonnalité  qui  respecte  l'objet  et,  se  subordonne  à  lui... 
J'ai  toujours  ajourné  l'étude  de  l'art  d'écrire,  par  tremblement  demnt 
lai  et  par  amour  secret  de  sa  beauté.  »  Subtilités  que  tout  cela,  fausse 
délicatesse,  affectation  pure  !  mensonges  d'un  amour-pro-pfe  habile  à 
se  tromper  lui-même  !  illusions  tenaces  de  l'orgueil,  qui,  dans  sa  so- 
litu.de,  s'exerce  à  mépriser  ce  qu'il  ne  peut  atteindre  !  et  d'un  seul 
mot  enfin  :  impuissance.  Le  professeur  Amiel  fut  un  impuissant  qui 
consuma  son  existence  à  tâcher  de  se  persuader,  —  son  esxistence  et 
16,900  pages  de  papier,  —  qu'il  était  bien  comme  il  était,  ou  même 
mieux  qu'un  autre;  et  sa  bonne  fortune  a  voulu  qu'heureux,  jusqu'au 
bout,  son  impuissance  fût  nommée,  par  ses  amis  comme  par  lui- 
même,  du  nom  trompeur  et.  prétentieux  de  nostalgie  de  l'idéal. 

Nous  paierons-nous  donc  toujours^  de  ces  vaines  équivoques?  Eh 
oui!  comme  ses  amis,  je  pourrais  croire  à  ce  respect,  à  cet  amour, 
à  cette  religion  de  l'idéal,,  si  cet  idéaliste,  se  renferanant  en  lui- 
même  ou  seulement  dans  son  Jommal,  n'avait  rien*  écrit,  rien  publié, 
ni  jamais  essayé  de  conquérir,  à  défaut  d'un  peu  de  gloire,  cette  no- 
toriété qui  fuyait  devant  lui.  Mais  il  écrivait,  mais  il  imprimait,  mais 
iL  était  comme  à  l'affût  de  toutes  les  occasions  de  faire  bruire  le  nom 
d'Amiel.  «  Je  crains  d'être  grand,  disait-il,  je  ne  crains  pas  d'être  in- 
génieux... Sûr  de  mon  attrait  pour  les  choses  vastes  et  profondes, 
je  m'attarde  dans  leur  contraire...  Amant  de  la  pensée,  j'ai  l'air  de 
courtiser  l'expression.  »  Mais,  en  réalité,  il  mettait  dans  ses  Grains  de 
mil  des  fragmens  de  ce  journal,  lissé,  comme  on  nous  dit,  de  sa  propre 
"substance.  Plus  tard,  il  essayait,  dans  son  Penseroso,  de  traduire  en 
grands  vers  le  plus  pur  de  ce  Journal  même,  toute  son  expérience 
de.  lui-même,  de  l'homme  et  de  la  vie.  Et  plus  tard  encore,  dans  sest 
Étrangères,  le  bruit  qu'il  n'avait  pu  faire  avec  ses  Grains  de  mil  et  son 
Penseroso,  ses  articles  et  ses  notices,  il  essayait  de  le  faire  en  inno- 
vant dans  notre  poésie  le  vers  de  quatorze  et  de  seize  syllabes  : 

Quand  le  lion,  roi  des  déserts,  pense  à  revoir  son  vaste  empire, 
Vers  la  lagune,  allant  tout  droit,  dans  les  roseaux  il  se  retire; 


ou  encore 


Les  chênes  de  la  .forêt,  à  l'ombre  épaisse  et  tranquille, 
Aujourd'hui  comme  autrefois  m'ont  chanté  leur  grave  idylle. 


RETUE   LITTÉRAIRE.  219 

Rien  de  tout  cela  n'indique  un  homme  «  qui  tremble  devant  l'art 
d'écrire;  »  et  puisque  l'amour  du  «  mieux  »  n'a  pas  interdit  le  «  mé- 
diocre »  à  Henri-Frédéric  Amiel,  on  ne  voit  pas  qu'il  lui  eût  interdit 
davantage  le  «  bien,  «  s'il  eût  été  capable  de  te  réaliser.  Geux-là 
seuls  ont  le  droit  d'excuser  leur  silence  ou  leur  infécondité  sur  leur 
amour  de  l'idéal,  qui  n'ont  jamais  rien  produit,  ni  surtout  rien  publié; 
et  encore  y  voudrais-je  regarder  de  bien  près.  Nous  vivons  dans  un 
siècle,  en  effet,  où  les  Goethe  et  les  Schiller,  les  BjTon  et  les  Shelley, 
les  Lamartine  et  les  Hugo,  sans  parler  de  bien  d'autres,  se  sont  éle- 
vés assez  haut  pour  que  quiconque  dédaignerait  de  les  égaler  soit 
suspect  à  bon  droit  de  ne  pas  le  pouvoir.  Commencez  donc  par  les 
égaler,  et  alors,  mais  seulement  alors,  nous  vous  permettrons  de  par- 
ler de  votre  idéal,  qui  n'est  et  ne  saurait-être  jusque-là  que  le  prête- 
nom  de  votre  impuissance. 

Comme  on  s'était  entendu  pour  ne  pas  voir  dans  le  Journal  les  frag- 
mens  caractéristiques  de  l'orgueil  impuissant  d'Amiel,  il  semble  que 
l'on  se  soit  entendu  pour  passer  outre,  sans  y  prendre  garde,  aux  aveux 
de  son  égoïsme.  «  Tu  ne  t'es  jamais  vu  grand,  célèbre,  ou  seulement 
époux,  père,  citoyen  influent,  »  écrivait-il  au  lendemain  de  son  retour 
d'Allemagne  ;  et  comme  on  avait  pris  au  sérieux  le  détachement  de  la 
gloire,  on  y  a  pris  aussi  ce  détachement  de  l'amour  et  de  la  famille. 
Quelques  passages  du  journal  avaient  pourtant  leur  éloquence,  et  elle 
était  assez  claire.  Celui-ci  par  exemple  :  «  [1856]  C'est  par  l'amour  seul 
qu'on  86  cramponne  à  la  réalité,  qu'on  rentre  dans  «on  moi,  qu'on  re- 
devient force...  L'amour  pourrait  tout  faire  de  moi;  »  ou  cet  autre  : 
«  [1863]  C'est  peut-être  par  l'amour  que  je  reviendrai  à  la  foi,  à  l'éner- 
gie, à  la  religion...  Il  me  semble  du  moins  que, si  je  trouvais  ma  pa- 
reille et  ma  compagne  unique,  tout  le  reste  me  viendrait  par  surcroît.  » 
Un  autre  encore,  plus  amusant,  est  aussi  plus  significatif  :  «  [18<)9]  Ah  ! 
que  le  printemps  est  redoutable  pour  les  solitaires!..  Faisant  frissonner 
et  bouillonner  toutes  les  sèves,  il  produit  des  envies  impétueuses,  des 
inclinations  foudroyantes,  et  comme  des  fureurs  de  vie  imprévues  et 
inextinguibles.  H  fait  éclater  l'écorce  rigide  des  arbres  et  le  masque 
de  bronze  de  toutes  les  austérités.  Il  fait  tressaillir  le  moine  dans 
l'ombre  de  son  couvent,  la  vierge  derrière  les  rideaux  de  sa  chambrette, 
l'enfant  sur  les  bancs  du  collège,  le  vieillard  sous  le  réseau  de  ses 
rhumatismes. 

O  Hjmeo,  Hymencee!  • 

Mais,  ces  confidences  ne  laissant  pas  de  déranger  un  peu  la  gravité 
du  philosophe,  on  a  décidé  d'y  voir  des  aspirations  vers  «  l'idéal,» 
et  de  nous  le  montrer  au  fond  de  sa  retraite  aimant  «  l'amour  »  comme 


220  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

t(la  beauté,  »  timidement  et  respectueusement.  Sur  cette  matière  dé- 
licate, il  était  réservé  à  M"*  Vadier  de  rétablir  la  vérité. 

Ce  philosophe  aimait  le  monde,  en  réalité,  et  sous  le  prétexte  méta- 
physique de  chercher  l'idéal,  il  aimait  surtout  dans  le  monde  la  société 
des  femmes.  Rien  de  plus  naturel.  «  Il  était  incliné  vers  la  société  fémi- 
nine; sa  première  jeunesse,  passée  au  milieu  de  ses  jeunes  parentes, 
lui  avait  donné  le  besoin  de  ces  intimités.  Il  voyait  dans  chaque  femme 
une  sœur  à  qui  il  était  heureux  de  consacrer  une  partie  du  trésor  de  ten- 
dresse qu'il  avait  dans  le  cœur,  et  ne  pouvant  le  donner  en  bloc,  puisque 
Vidèal  était  introuvable,  il  aimait  à  le  dépenser  en  petite  monnaie.  »  On  con- 
çoit aisément  que  ce  genre  de  martyre  eût  ses  charmes,  et  Amiel  n'eût 
pas  mieux  demandé  que  de  prolonger  son  supplice.  Mais,  moins  im- 
matérielles, sans  doute,  que  leur  vainqueur,  ce  n'était  pas  ainsi  que 
l'entendaient  ses  victimes.  Souvent  donc  «l'affection  qu'il  donnait 
sans  arrière-pensée  inspirait  des  espérances  qu'il  ne  voulait  point  réa- 
liser. Il  arriva  que  la  question  lui  fût  directement  posée  :  a  L'ami  ten- 
dre, le  frère  dévoué  deviendrait-il  le  compagnon  sur  qui  l'on  pût  s'ap- 
puyer pour  suivre  le  sentier  de  la  vie?  »  La  réponse  alors  était  nette 
et  précise  autant  qu'elle  pouvait  l'être  sans  brutalité.  Tels  étaient 
cependant  le  prestige  de  ses  «  agrémens  extérieurs  »  et  de  la  «  pureté 
de  son  âme,  »  que  ses  innocentes  Arianes  ne  continuaient  pas  moins 
de  l'aimer  en  silence.  «  Ce  furent  précisément  les  âmes  les  plus  sin- 
cères et  les  plus  éprises  qui  perdirent  ainsi  leur  vie  dans  une  vaine 
attente,  si  l'on  peut  dire  qu'une  vie  consacrée  à  un  noble  amour,  même 
malheureux,  soit  une  vie  perdue...  »  Et  le  professeur,  tandis  qu'on  l'at- 
tendait, reprenait  le  cours  de  ses  conquêtes,  et  se  sauvait  de  l'odieux 
en  enfonçant  dans  le  ridicule.  «  Il  souriait  quand  par  badinage  on 
l'appelait  un  don  Juan  vertueux.  En  effet,  sa  séduction  quasi  involon- 
taire était  d'autant  plus  grande  qu'elle  était  toute  morale  et  que  l'on 
pouvait  s'y  abandonner  sans  crainte  et  sans  remords.  » 

Au  fond,  ce  qu'il  craignait  de  l'amour  et  du  mariage,  du  ménage  et 
de  la  famille,  c'en  étaient  les  obligations.  Sur  la  fin  de  sa  vie,  comme  il 
le  dit  lui-même,  en  dépit  de  son  idéal,  il  se  fût  fort  accommodé  d'une 
«  belle  âme  dans  un  corps  bien  portant,  »  en  se  passant  de  «  cette 
ravissante  gourmandise  qui  s'appelle  la  beauté,  »  et  même  «  de  cet 
assaisonnement  délicieux  qui  se  nomme  la  grâce.  »  Mais  quoi  !  sa 
chère  santé  n'en  serait-elle  pas  peut-être  compromise  ;  et  ses  habi- 
tudes, et  son  indépendance,  et  sa  tranquillité!  «  Époux!  j'aurais  mille 
manières  de  souffrir,  parce  qu'il  y  a  mille  conditions  à  mon  bonheur... 
J'ai  l'épiderme  du  cœur  trop  mince,  l'imagination  inquiète,  le  déses- 
poir facile,  les  sensations  à  contre-coups  prolongés.  »  Qui  sait?  Une 
femme  l'eût  peut-être  empêché  de  tenir  son  Journal  intime  !  Et,  dans 
l'âge  où  il  commençait  à  s'avouer  qu'il  lui  fallait  renoncer  à  entendre 


REVUE   LITTÉRAIRE.  221 

son  nom  voler  dans  les  bouches  des  hommes,  elle  eût  peut-être  exigé 
de  lui  le  sacrifice  de  sa  gloire  posthume  !  Cette  pensée  le  rendait  fou. 
Je  n'ai  point  remarqué  d'ailleurs  qu'en  aucun  des  endroits  de  ce 
Journal  où  il  appelle  celle  «  qui  s'emparera  de  son  âme ,  »  il  se  soit 
demandé  ce  qu'il  lui  offrirait  en  échange  de  tant  de  vertus  !  Gâté  par 
ses  succès  mondains,  content  de  lui,  quoi  qu'il  en  dise,  et  fat  jusqu'au 
point  de  noter,  à  quarante-cinq  ans,  «  qu'il  a  mesuré,  essayé  le 
plaid  gris  de  perle  par  lequel  on  désire  remplacer  son  châle  monta- 
gnard; »  il  ne  doute  pas  que  toute  femme  ne  soit  trop  heureuse,  à  Ge- 
nève, d'accepter  le  cœur  et  la  main  d'Henri-Frédéric  Amiel,  professeur 
à  l'Académie,  auteur  des  Grains  de  mil  et  du  Penseroso. 

On  n'est  que  ce  qu'on  croit.  A  chacun  dans  ce  monde, 
Comme  dans  l'évangile  est  fait  selon  la  foi. 
L'audace  qui  s'affirme  est  prudence  profonde, 
Et  nul  n'a  confiance  en  qui  doute  de  soi... 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  ces  vers  sont  de  lui;  et  je  comprends 
cette  fatuité,  et  ce  naïf  égoïsme  m'amuse;  mais,  pas  plus  qu'un  autre, 
je  n'aime  à  être  dupe,  et  c'est  pourquoi  je  refuse  d'y  voir  l'amour  de 
l'idéal. 

11  est  un  dernier  point  sur  lequel  je  regrette  vivement  que  M"®  Va- 
dier  ne  m'ait  pas  suffisamment  éclairé.  Parce  qu'il  y  a  dans  le  Journal 
intime  quelques  phrases  sur  le  devoir,  on  s'en  est  emparé  pour  louer 
Amiel  de  ne  pas  «  s'être  absorbé  dans  les  joies  solitaires  de  l'intelli- 
gence, »  ou  d'avoir  toujours  su  «  se  retenir  et  s'arrêter  sur  le  bord 
de  l'abîme.  »  Je  le  veux  bien.  Mais,  lorsque  l'on  a  perdu  ses  parens 
dans  sa  douzième  année,  lorsque  ni  frères  ni  sœurs  n'ont  besoin  de 
votre  aide  ou  de  vos  conseils,  lorsque  l'on  n'est  ni  mari,  ni  père,  à 
peine  oncle  ou  cousin,  lorsque  l'on  se  pique  de  n'être  nullement  ou 
si  peu  citoyen,  lorsque  l'on  n'est  enfin  a  ni  hérétique,  ni  orthodoxe, 
ni  croyant,  ni  incrédule  »  et  que  l'on  habite,  ou  plutôt  que  l'on  plane 
dans  une  sphère  supérieure  à  celle  où  s'agite  la  totalité  des  intérêts 
humains,  je  serais  curieux  d'apprendre  ce  que  c'est  que  le  devoir,  où 
en  est  la  matière,  le  support,  et  en  quoi  il  consiste.  Je  ne  vois  pas  du 
moins  qu'il  ait  consisté  pour  Amiel  en  autre  chose  qu'à  faire  con- 
sciencieusement son  cours  et  soigner  ses  bronchites,  pour  se  conser- 
ver à  ses  contemporains.  Cependant,  si  le  devoir  ne  suppose  pas  de  soi 
le  sacrifice,  il  en  implique  toujours  la  possibilité.  Qui  pouvait  réclamer 
d'Amiel  un  sacrifice  ?  Quel  genre  de  sacrifice  ?  Et  qui  l'a  en  effet  ré- 
clamé? C'est  ce  que  M""  Vadier  a  oublié  de  nous  dire  et  c'est  préci- 
sément ce  que  j'aimerais  savoir.  Il  est  trop  facile,  en  effet,  de  célébrer 
pompeusement  les  joies  austères  du  devoir,  quand  on  a  d'abord  eu  le 


222  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

soin  de  prémunir  sa  vie  contre  leur  irruption.  C'était  un  épicurien 
qu'Amiel,  un  épicurien  de  bonne  compagnie,  j'y  consens,  fidèle  à  ses 
amitiés,  d'ailleurs  serviable,  affectueux,  mais  enfin  et  somme  toute 
un  épicurien. 

Tous  ces  traits,  il  faut  l'avouer,  ne  composent  pas  ensemble  un  per- 
sonnage bien  «sympathique,»  ni  surtout  bien  tragique.  D'où  vient  donc 
l'espèce  d'intérêt  douloureux  que  la  publication  de  ce  Journal  intime  a 
naguère  excité  ?  C'est  que  les  deux  minces  volumes  que  l'on  nous  a 
donnés  ne  représentent  môme  pas  la  dixième  partie  du  manuscrit  au- 
thentique, et  la  critique  s'est  laissé  prendre  à  la  très  naturelle,  mais 
aussi  très  artificieuse  habileté  des  éditeurs  d'Amiel.  Si  cependant,  des 
mois  durant  ou  des  années  entières,  Amiel  n'a  rien  écrit  dans  son 
Journal  que  d'insignifiant  pour  lui-même  et  pour  nous,  c'est  un  tout 
autre  Amiel,  et  qui  n'a  plus  de  commun  avec  celui  du  Journal  que  les 
traits  qui  s'accordent  avec  l'Amiel  de  M""  Vadier.  La  fréquence  de  ses 
crises  lui  a  valu  notre  sympathie,  la  continuité  de  sa  souffrance  a 
remué  notre  compassion,  l'intensité  de  son  pessimisme  a  conquis  notre 
pitié.  Mais  s'il  n'a  d'accès  de  découragement  qu'une  fois  par  trimestre, 
si  le  passé  ne  se  décolore,  si  l'avenir  ne  s'assombrit  pour  lui,  s'il 
ne  ressent  enfin  que  quatre  fois  par  an  «  le  mal  de  l'existence  » 
et  ((  la  douleur  du  monde,  »  ce  pessimiste  est  un  homme  heu- 
reux. Par  suite,  son  cas  pathologique  perd  aussitôt  de  sa  valeur, 
son  Journal  de  son  intérêt  et  de  sa  signification,  sa  personne  même 
de  son  prix  et  de  sa  singularité.  Pour  m'émouvoir,  il  me  faut  de 
pires  malheurs,  quelque  chose  de  plus  tragique,  mais  surtout  de 
moins  intermittent,  et,  si  peu  qu'il  ait  pu  m'émouvoir,  c'est  tou- 
jours par  surprise,  abusivement  et  presque  traîtreusement.  Car 
enfin,  qui  de  nous  ne  maudit  l'existence  plus  de  quatre  fois  par  an,  et 
qui  de  nous  peut  compter  dans  la  vie  sur  trois  m.ois  de  bonheur  ? 
Quelque  lépicurien ,  peut-être ,  comme  Amiel ,  .bien  net  et  bien 
dégagé  comme  lui  de  loute  obligation  positive.  Je  ne  sais  point  ce 
que  contiennent  les  parties  inédites  du  Journal,  et,  s'il  faut  être 
franc,  je  ne  suis  pas  curieux  de  le  savoir,  mais  quel  qu'en  soit  le 
caractère,  pour  m'assurer  qu'il  y  a  mécompte,  il  me  suffit  qu'il  y  ait 
tant  de  lacunes  dans  son  découragement  et  d'intervalles  dans  sa 
désespérance.  La  critique  a  traité  ce  Journal  comme  s'il  était  celui 
d'une  vie  tout  entière,  ce  que  l'auteur,  dans  son  langage,  en  ap- 
pelait Vintégrale  totale;  il  n'est  que  le  Jourtial  de  ses  heures  de  tris- 
tesse, et  le  fond  de  sa  nature,  nous  disent  ses  amis,  était  plutôt  l'en- 
jouement que  la  mélancolie.  Je  crains,  en  vérité,  que  nous  n'ayons 
pleuré  sur  une  fausse  infortune,  et,  en  m'aidant  du  livre  de  M^'»  Va- 
dier, c'est  ce  que  je  me  suis  efforcé  de  montrer. 

Je  crains  encore,  et,  pour  la  même  raison,  parce  que  l'on  ne  l'a  jugé 


REVUE   LITTÉRAIRE.  22â 

que  sur  extraits,  que,  comme  les  malheurs,  on  n'ait  singulièrement 
surfait  la  valeur  d'Amiel.  Il  y  a  déjà  bien  du  fatras  dans  ces  deux 
volumes,  il  y  a  bien  de  la  métaphysique,  de  la  mauvaise  métaphy- 
sique, et  bien  du  galimatias.  Que  serait-ce  donc,  au  lieu  de  deux,  s'ils 
étaient  quinze  ou  vingt  peutrêtre?  Écoutez-le  nous  exposer  sa  théorie 
d'homme  intérieur  :  «  J'ai  biea  fait,  dans  ma  théorie  de  l'homme  inté- 
rieur, de  mettre  au  fond  du  moi,  après  le  dégagement  successif  des 
sept  sphères:  qu'il  contienti^  un  fond  ténébreux,  l'abîme  de  l'irrévélé, 
du  virtuel,  le  gage  d'un  avenir  infini,  le  moi  obscur,  la  subjectivité 
pure,  incapable  de  s'objectiver  en  esprit,  canscieoce,  raison,  âme, 
cœur,  imagination  ou  vie  des  sens,  et  qui  fait  de  toutes  œ&  formes 
d'elle-même  des  attributs  et  des  momens.  »  0  bon  sens!  ô  clarté!  ô 
lumière!  On  dira,  je  le  sais,  que  de  telles  pages  sont  rares  dans  le 
Journal  d'Amiel,  que,  s'il  y  en  a  de  belles,  elles  n'en  obscurcissent  pas 
la  beauté,  qu'il  faut  juger  un  écrivain  par  ses  meilleurs  endroits... 
Mais,  premièrement,  je  n'en  suiS'  pas  si  sûr,  et,  en  second  lieu,  j'ima- 
gine qu'un  beau  vers  ou  môme,  une  belle  tirade  ne  font  pas  une  belle 
tragédie.  Lorsqu'il  s'agit,  comme  ici,  de  classer  un  homme  et  de  lui 
faire  sa  place,  puisqu'on  l'a  voulu,  dans  la  littérature  moderne,  ce 
n'est  point  assez  de  ne  connaître  de  lui  que  des  fragmens  et  des 
«  morceaux  choisis.  »  Nous  avons  lieu  de  croire  que  les  habiles  édi- 
teurs du  Joiunial  d'Amiel  en  ont  tiré  tout  ce  qu'ils  ont  estimé  le  plus 
propre  à  nous  donner  de  leur  ami  la  plus  haute  idée.  Nous  avons  lieu 
de  croire  qu'ils  n'y  ont  rien  laiss^  qui  ne  fût  fort  au-dessous  de  ce 
qu'ils  ont  imprimé.  Nous  avons  lieu  de  croire,  en  un  mot,  que  ces 
deux  volumes  contiennent  le  meilleur  d'Amiel.  Et  quand  on  y  trou- 
verait de  quoi  justifier  l'éloge  excessif  que  l'on  en  a  fait,  nous  dirions 
encore  qu'il  en  faut  beaucoup  rabattre,  eu  égard  à  la  médiocrité  de 
tout  ce  qu'Amiel  a  lui-môme  publié,  mais  surtout,  à  l'énormité  du 
fatras  inédit  que  doivent  receler  les  seize  mille  neuf  cents  pages  où 
des  amis  ont  fait  pour  l'auteur  un  triage  et  un  choix  qu'il  était  inca- 
pable de  faire.  Sur  quelques  pages,  quoi  que  l'on  en  dise,  on  ne  juge 
pas  de  la  totalité  d'une  œuvre,  et  bien  moins  encore,  sur  une  œuvre, 
de  la  valeur  d'un  homme.  C'est  plus  facile,  sans  doute,  étant  plus  vite 
fait,  mais  c'est  injuste,  attendu  que  les  médiocres  profitent  seuls,  et 
au  dommage  des  meilleurs,  de  cette  critique  expéditive,  sommaire 
et  arbitraire. 

Qu'était-ce  donc  qu'Amiel,  et  où  le  mettrons-nous?  Poète,  c'est  à 
peine  si  ses  vers  sont  des  vers,  et  je  ne  ferai  pas  à  ses  amis  le  chagrin 
d'en  citer  davantage.  M"«  Vadier  admire  pourtant  beaucoup  ceux-ci  : 


Ua  atome  dans  l'œil,  et  l'être  est  misérable! 

Un  seul  point  noir  au  cœur,  et  l'homme  est  tourmenté! 


224  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Plus  un  sens  est  exquis,  plus  il  est  vulnérable, 
Car  la  perfection  fait  la  fragilité. 

Philosophe ,  il  est  tout  Allemand ,  et  presque  toutes  ses  idées 
sont  d'emprunt  :  tantôt  c'est  Fichte  et  tantôt  c'est  Schelling,  tantôt  c'est 
Hegel  et  tantôt  c'est  Schleiermacher  ;  mais  il  traduit,  imite  ou  para- 
phrase toujours.  S'il  a  d'ailleurs  parfois  de  jolies  descriptions  de  la 
montagne  ou  du  lac,  on  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  un  grand  peintre 
ou  même  un  peintre  bien  habile  de. la  nature.  Restent  le  psycho- 
logue et  le  moraliste.  Le  psychologue  a  bien  analysé  l'impuissance  : 
l'impuissance  de  produire  et  celle  de  vouloir.  11  se  trompe  seulement 
quand  il  se  croit  victime  d'une  constitution  particulière,  ou  d'une  espèce 
de  mal  sacré,  qui  le  mettrait  à  part  et  au-dessus  du  commun.  Son  cas, 
plus  fréquent  qu'il  ne  pense,  est  le  cas  de  tous  ceux  qui  ont  attendu 
de  la  vie  plus  qu'elle  ne  peut  donner  et  surtout  plus  qu'ils  n'ont  su  lui 
prendre,  et  c'est  même  uniquement  pour  cela  qu'il  est  instructif.  Enfin, 
le  moraliste  a  des  observations  fines,  il  en  a  de  subtiles,  et,  si  je  puis 
ainsi  dire,  il  en  a  même  d'aiguës.  C'est  dommage  qu'il  mérite  si  sou- 
vent le  reproche  qu'il  adresse  quelque  part  à  Schopenhauer.  «  Beau- 
coup de  ses  originalités  s'évaporent,  dit-il,  quand  on  les  traduit  dans 
une  terminologie  plus  exacte  et  plus  précise.  »  Sans  cela,  dans  la  col- 
lection de  nos  petits  moralistes,  à  quelque  distance  de  Doudan  et  de 
Joubert,  dont  il  a  bien  parlé,  mais  qu'il  n'égale  pas  toujours  et  qu'il 
ne  dépasse  jamais,  Amiel  tiendrait^  bien  sa  place.  Mais  c'est  tout 
ce  qu'il  vaut,  et  c'est  tout  ce  qu'il  vaudra,  je  l'espère,  quand  les  amis 
de  sa  jeunesse,  et  Genève  elle-même,  dont  il  a  déçu  l'espoir  pendant 
sa  vie,  n'auront  plus  besoin  de  le  déguiser  en  grand  homme,  —  pour 
qu'il  justifie  du  moins  après  sa  mort  le  pronostic  trop  favorable  qu'ils 
en  avaient  jadis  porté. 


F.  Brunetière, 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  décembre. 


Un  des  attraits  mystérieux  et  saisissans  de  cette  dernière  heure  de 
décembre  qui  va  sonner  encore  une  fois,  qui  va  séparer  deux  années 
en  s'envolant  à  son  tour,  c'est  qu'on  ne  sait  pas  ce  que  réserve  cette 
année  nouvelle  où  nous  entrons,  où  nous  glissons,  pour  ainsi  dire, 
sans  y  prendre  garde.  Elle  passera  sans  doute,  comme  bien  d'autres, 
comme  toutes  celles  qui  l'ont  précédée  et  dont  quelques-unes  auraient 
fait  reculer  d'effroi  si  on  avait  pu  prévoir  d'avance  ce  qu'elles  cachaient, 
si  on  n'avait  eu  le  bienfait,  à  la  fois  cruel  et  doux,  de  l'ignorance  des 
choses  futures;  elle  tombera  à  son  tour  à  l'heure  voulue  dans  le  grand 
abîme  où  tout  disparaît  et  se  confond.  Pour  le  moment,  elle  est  l'in- 
connu, elle  peut  ôlre  un  objet  de  crainte,  elle  peut  être  aussi  un  objet 
d'espérance.  On  n'en  sait  rien,  l'avenir  le  plus  rapproché  reste  sous 
le  voile  ;  mais,  si  l'on  ignore  ce  que  produira  l'année  nouvelle,  même 
ce  que  sera  l'avenir  de  demain,  ce  qu'on  sait  bien,  c'est  ce  qu'a  pro- 
duit l'année  qui  finit,  ce  qu'a  été  ce  passé  d'hier,  qui  fuit  déjà  derrière 
nous  avec  son  cortège  d'erreurs,  de  faux  calculs,  de  débats  stériles, 
d'incidens  médiocres  dont  on  est  réduit,  bon  gré  mal  gré,  à  porter  le 
poids  en  entrant  dans  une  période  nouvelle.  Cette  année  1885,  dont 
l'histoire  se  clôt  aujourd'hui  et  qui  n'a  plus  rien  à  nous  apprendre, 
elle  n'aura  pas  été,  d'une  certaine  façon,  si  l'on  veut,  une  ère  excep- 
tionnelle de  grandes  crises  publiques;  elle  n'a  vu  ni  la  guerre  étran- 
TOMB  nxiii.  —  1886.  15 


â26  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

gère,  ni  les  révolutions  intérieures.  Elle  a  été  l'année  d'une  politique 
poussée  à  bout,  des  confusions  de  partis,  des  abus  de  domination  éri- 
gés en  système,  des  violences  de  majorité,  des  expéditions  lointaines 
compromises  par  les  fausses  directions,  des  désordres  financiers  per- 
pétués et  aggravés  ;  elle  a  été  aussi  l'année  des  élections,  où  le  pays, 
excédé  et  fatigué  d'une  politique  à  la  fois  irritante  et  vaine,  a  fini  par 
se  réveiller,  par  se  servir  du  scrutin  pour  demander  compte,  autant 
qu'il  le  pouvait,  de  ses  intérêts  mis  en  péril,  de  la  paix  intérieure  al- 
térée par  les  passions  de  secte,  de  la  considération  de  la  France  dimi- 
nuée dans  le  monde. 

C'est  là  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair.  Si  la  nouvelle  année  où  nous 
allons  entrer  a  pour  elle  encore  le  bénéfice  et  l'attrait  de  l'inconnu, 
l'année  1885,  qui  finit  aujourd'hui,  est  trop  connue;  elle  laisse  un 
embarrassant  héritage  de  fautes  à  réparer  dans  les  affaires  exté- 
rieures comme  dans  les  affaires  intérieures  de  la  -France,  et  le  plus 
dangereux  de  tous  les  calculs  serait  de  méconnaître  de  parti-pris  cette 
situation,  de  prétendre  continuer  la  politique  qui  a  fait  tout  le  mal, 
d'interpréter  infidèlement  les  vœux  du  pays.  Assurément,  les  affaires 
du  Tonkin,  qui  sont  un  des  legs  de  l'année  expirante  et  des  derniers 
ministères,  ont  été  un  des  griefs  du  pays  dans  les  élections;  elles 
n'ont  pas  été  le  seul,  elles  ont  eu,  dans  tous  les  cas,  leur  rôle,  leur 
influence,  et  c'était  le  devoir  d'un  parlement  nouveau  d'avoir,  dès  sa 
réunion,  des  explications  sérieuses  avec  le  gouvernement.  C'était  iné- 
vitable et  nécessaire,  ne  fût-ce  que  pour  éclairer  l'opinion,  pour  réta- 
blir dans  sa  précision  et  dans  sa  vérité  une  question  obscurcie  par 
tous  les  subterfuges.  Croit-on  cependant  avoir  servi  fidèlement  et  uti- 
lement les  intérêts  de  la  France  avec  cette  représentation  qui  vient 
d'être  donnée,  avec  ces  divulgations  malheureuses  d'une  commission 
qui  a  passé  trois  semaines  à  jouer  avec  tous  les  secrets,  enfin,  avec 
cette  discussion,  qui  a  fini  par  le  plus  médiocre  des  votes?  Est-on  cer- 
tain de  n'avoir  pas  offert,  pendant  quelques  jours,  un  assez  triste,  un 
assez  décourageant  spectacle  en  représentant  la  France  dans  cette 
attitude  d'une  nation  ne  sachant  ce  qu'elle  veut,  prompte  aux  défail- 
lances comme  aux  témérités,  toute  prête  à  changer  de  système  d'un 
ministère  à  l'autre  et  à  quitter,  avec  une  sorte  d'effarement,  une  terre 
qu'elle  a  arrosée  de  son  sang?  Ah!  sans  doute,  on  le  redira  tant  qu'on 
voudra,  si  la  question  était  entière,  s'il  s'agissait  de  partir  pour  le 
Tonkin,  le  plus  simple  serait  peut-être  de  n'y  pas  aller;  mais  on  y  est, 
on  est  à  Hanoï,  sur  le  Fleuve-Rouge,  comme  on  est  à  Hué,  dans  l'An- 
nam,  comme  on  était  déjà  dans  la  Cochinchine.  Le  drapeau  est  engagé, 
il  couvre  tous  ceux  qui  se  sont  compromis  à  sa  suite,  ceux  qui  ont  cru 
à  notre  parole.  Depuis  trois  ans,  nos  soldats  combattent  pour  l'honneur 
et  les  intérêts  de  la  France.  Nos  diplomates  ont  négocié  pour  faire 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  227 

reconnaître  nos  droits,  notre  suprématie.  11  y  a  toute  une  situation 
créée  e'c  acquise  au  prix  du  sang  versé  et  de  centaines  de  millions 
dépensés.  N'y  aurait-il  pas  comme  un  aveu  d'impuissance  et  une 
étrange  versatilité  à  se  retirer  aujourd'hui,  lorsque  les  plus  grands 
sacrifices  sont  faits,  quand  les  plus  sérieuses  difficultés  sont  vaincues? 

Si  on  s'était  borné  encore  à  démontrer  la  nécessité  de  s'en  tenir  à 
une  occupation  prudemment  organisée,  sans  se  jeter  dans  des  entre- 
prises nouvelles  et  indéOnies,  à  exiger  du  gouvernement  des  idées 
nettes,  des  comptes  précis,  un  système  de  conduite  réfléchi  et  coor- 
donné, rien  n'eût  été  plus  naturel  et  plus  juste  ;  mais  non,  ce  qui  a  été  en 
discussion  pendant  quelques  jours,  ce  que  la  commission  désormais  fa- 
meuse des  33  a  proposé  et  soutenu  jusqu'au  bout,  c'est  la  nécessité  de 
s'en  aller,  de  liquider  au  plus  vite,  d'abandonner  le  Tonkin.  M  occupa- 
tion, ni  protectorat,  la  retraite  pure  et  simple  :  voilà  qui  est  clair  et 
net  I  Liquider,  se  retirer,  c'est  bientôt  dit,  c'est  bon  à  mettre  dans  un 
rapport  parlementaire  ou  dans  un  discours.  Malheureusement,  il  n'est 
pas  douteux  que  le  jour  où  la  France  se  retirerait  ainsi,  elle  déclare- 
rait une  sorte  de  faillite.  Elle  laisserait,  en  quittant  ces  rivages,  son 
honneur  et  ses  intérêts  compromis  pour  longtemps,  ses  clientèles  ex- 
posées aux  représailles  sanglantes,  le  pays  livré  aux  massacres  et  à 
l'incendie  ;  elle  perdrait  d'un  seul  coup  son  crédit  dans  le  monde  et 
elle  pourrait  à  peine  reparaître  dans  l'extrême  Orient.  On  aurait  pu, 
dit-on,  négocier,  négocier  encore  pour  couvrir  une  retraite  devenue  néces- 
saire, désirée  ou  acceptée  par  l'opinion  ;  mais  il  y  a  déjà  des  traités  avec 
la  Chine,  avec  l'Annam,  des  traités  reconnus,  ratifiés.  Pense-t-on  qu'il 
serait  bien  aisé  et  surtout  bien  digne  pour  la  France  de  jouer  avec  sa 
signature,  de  passer  la  première  partie  de  l'année  à  négocier  pour 
faire  reconnaître  ses  droits  et  la  seconde  partie  de  l'année  à  négocier 
encore  pour  défaire  tout  ce  qui  a  été  fait,  pour  préparer  un  assez  mi- 
sérable départ?  Si  nous  biffons  d'un  trait  de  plume  nos  traités  d'hier, 
quelle  valeur  auraient  les  traités  que  nous  offririons  aujourd'hui?  Si 
nous  renonçons  d'avance  aux  gagea  que  nous  possédons,  quels  moyens 
aurions-nous  de  faire  respecter  tous  ces  eugagemens  successifs  et  con- 
tradictoires? 

Ce  n'est  là,  en  réalité,  qu'une  politique  d'équivoques  et  de  subter- 
fuges cachant  à  peine  une  défaillance  proposée  par  les  partis  dans  un 
intérêt  de  fausse  popularité.  Les  partisans  de  l'évacuation  n'ont  pas 
triomphé,  il  est  vrai,  on  n'est  pas  allé  jusque-là  au  scrutin,  —  et  on  n'a 
pas  beaucoup  mieux  fait.  Les  crédits  demandés  par  le  gouvernement, 
énergiquement  défendus  par  M.  le  président  du  conseil,  par  M.  le 
ministre  des  alïaires  étrangères,  par  M.  le  ministre  de  la  guerre,  n'ont 
pas  été  précisément  refusés,  ---  ils  n'ont  été  accordés  qu'à  quelques  voix 
de  majorité,  par  un  vote  presque  douteux  peu  fait  pour  réconforter 


228  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

nos  soldats  au  loin,  pour  maintenir  le  renom  et  l'ascendant  moral  de 
la  France.  Cette  triste  affaire  du  Tonkin,  elle  est  décidément  destinée 
à  se  traîner  à  travers  tous  les  contretemps;  elle  a  mal  commencé, 
elle  continue  mal,  et  au  fond  la  première  cause  de  ces  défaillances, 
de  ces  contradictions  qui  affaiblissent  l'influence  française  dans  le 
monde,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  gouvernement.  C'est  là  la  vraie  ques- 
tion. Si,  depuis  l'origine,  cette  malheureuse  entreprise  a  été  conduite 
d'une  façon  si  décousue,  avec  tant  de  légèreté  et  d'imprévoyance,  c'est 
qu'il  n'y  a  pas  eu  un  gouvernement  sachant  se  fixer  un  but,  osant 
avouer  ses  desseins  et  proposer  les  moyens  nécessaires  pour  en  assu- 
rer le  succès.  Si  on  est  arrivé  à  ce  point  où  il  n'y  a  plus  que  le  choix 
entre  les  fautes,  où  l'on  n'échappe  à  une  évacuation  humiliante  que 
par  une  occupation  due  à  un  vote  de  miséricorde,  c'est  que  la  confiance 
manque,  c'est  que  depuis  longtemps  on  ne  voit  nulle  part  ni  direction 
ni  volonté.  M.  le  président  du  conseil,  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères,  M.  le  ministre  de  la  guerre  ont  pu  au  dernier  moment 
parler  avec  habileté  ou  avec  feu  :  ils  n'ont  réussi  qu'à  conquérir  quatre 
voix  de  majorité,  parce  qu'ils  ne  représentent  plus  qu'une  autorité 
diminuée.  Ils  ne  sont  pas  un  vrai  gouvernement,  et  il  n'y  a  pas  de 
gouvernement  parce  que  depuis  des  années  tous  les  ministères  se  sont 
étudiés  à  s'effacer  pour  vivre,  à  se  subordonner  aux  passions  et  aux 
calculs  de  parti,  à  laisser  fausser  tous  les  ressorts  de  l'état,  à  épui- 
ser les  complaisances  et  les  concessions  à  l'égard  des  radicaux,  —  de 
ces  radicaux  qui  ont  été  les  premiers  à  proposer  l'évacuation  du  Ton- 
kin. Maintenant  le  mal  est  fait  et  on  en  subit  les  conséquences. 

Les  radicaux,  il  est  vrai,  ont  trouvé  pour  cette  dernière  campagne 
des  alliés  imprévus  parmi  les  conservateurs,  qui  tous,  sauf  un  coura- 
geux dissident,  M.  l'évêque  d'Angers,  se  sont  déclarés  pour  l'abandon 
plus  ou  moins  déguisé  du  Tonkin.  Les  conservateurs  se  sont  crus  sans 
doute  d'habiles  tacticiens  en  aidant  les  radicaux  à  infliger  à  la  répu- 
blique l'humiliation  d'une  retraite  compromettante.  Avec  un  peu  plus 
de  clairvoyance,  ils  auraient  compris  que  leur  rôle  à  eux  était  de  mettre 
l'honneur,  la  dignité  du  pays  au-dessus  de  tout,  et  en  montrant  ce 
désintéressement,  cette  générosité  de  sentiment  national,  ils  auraient 
eu  d'autant  plus  d'autorité  pour  combattre  les  républicains  de  toutes 
les  nuances  dans  les  affaires  intérieures  où  ils  les  rencontrent  à  chaque 
pas  ;  ils  auraient  eu  d'autant  plus  de  force  pour  défendre  contre  eux 
les  garanties  publiques,  la  paix  religieuse,  l'ordre  financier,  les  droits 
du  pays,  tout  ce  qui  est  en  péril  aujourd'hui. 

Radicaux  et  opportunistes,  puisqu'ainsi  on  les  nomme,  peuvent  bien 
se  diviser  en  effet  sur  une  question  de  politique  extérieure  ;  ils  sont  tou' 
jours  sûrs  de  se  retrouver  d'accord  dans  un  intérêt  commun  de  parti, 
toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  casser  des  élections  conservatrices  ou  d'en- 


REVUE.    —    CUROMQUE.  229 

courager  M.  le  minisire  des  cultes  dans  ses  campagnes  contre  de  malheu- 
reux desservans  de  village.  C'est  tout  ce  qu'ils  ont  fait  depuis  quelques 
semaines  en  dehors  de  la  discussion  sur  le  Tonkin;  c'est  la  grande  oc- 
cupation à  laquelle  ils  se  sont  livrés,  et  ils  ont  poursuivi  cette  œuvre 
avec  la  passion  aveugle  d'hommes  qui  ne  s'arrêtent  ni  devant  les  plus 
simples  garanties  ni  devant  la  légalité  la  plus  évidente  ni  même  de- 
vant l'indépendance  du  suffrage  universel.  Ils  ont  déjà  invalidé  les  dé- 
putations  de  cinq  ou  six  départemens,  le  Tarn-et-Garonne,  la  Lozère, 
l'Ardèche,  les  Landes,  la  Corse.  Pourquoi  n'ont-ils  pas  invalidé  toutes 
les  autres  députations  conservatrices?  C'eût  été  tout  aussi  simple  et 
tout  aussi  inique.  Les  républicains  qui  se  livrent  à  ces  fantaisies  d'om- 
nipotence oublient  que  les  pouvoirs  de  vérification  laissés  aux  cham- 
bres ne  sont  pas  sans  limites  et  qu'ils  ne  doivent  surtout  être  exercés 
qu'avec  une  prudente  réserve.  Une  élection  où  il  y  a  eu  des  irrégula- 
rités, des  violations  de  la  loi,  des  fraudes  ou  des  corruptions  avérées, 
cette  élection  peut  être  cassée  sans  nul  doute  ;  c'est  le  droit  de  la 
chambre,  c'est  quelquefois  son  devoir.  Quand  une  majorité,  abusant 
de  sa  force,  va  au-delà,  poursuit  des  adversaires,  met  un  département 
en  suspicion  pour  son  vote,  cherche  dans  des  invalidations  des  revan- 
ches pour  ses  amis  vaincus  et  charge  au  besoin  le  gouvernement  de 
préparer  le  terrain  d'une  nouvelle  lutte  électorale,  elle  ne  fait  plus 
qu'une  œuvre  violente  et  arbitraire  de  parti.  Elle  donne  l'exemple  d'un 
mépris  frivole  du  suffrage  universel,  elle  envenime  toutes  les  luttes  en 
remettant  gratuitement,  par  caprice,  en  mouvement  toutes  les  passions 
d'une  contrée,  et  de  plus  elle  s'expose  à  d'étranges  désaveux  de  la  part 
des  populations  offensées  dans  leur  droit,  dans  leurs  scntimens  et 
dans  leur  sincérité.  La  majorité  du  Palais-Bourbon,  par  un  abus  d'om- 
nipotence, casse  le  verdict  du  suffrage  universel,  —  le  suffrage  uni- 
versel casse  à  son  tour  l'arrêt  d'une  majorité  vindicative. 

Qu'arrive-t-il  dans  le  déparlement  de  Tarn-et-Garonne,  qui  a  com- 
mencé le  défilé  des  invalidations?  Les  populations  ont  renvoyé  à  la 
chambre  leurs  députés  du  k  octobre,  —  trois  conservateurs  au  moins  sur 
quatre  élus  ou  proclamés.  Tout  ce  qu'ont  pu  gagner  les  républicains  a 
été  de  reconquérir  péniblement,  non  sans  contestation,  un  de  leurs 
amis,  qui  n'a  même  été  admis  provisoirement  qu'à  la  faveur  d'une 
annulation  de  suffrages  assez  extraordinaire.  Et,  pour  arriver  à  ce  ré- 
sultat, quels  moyens  n'a-t-on  pas  employés?  Menaces,  révocations, 
abus  d'autorité,  petits  fonctionnaires  mandés  à  la  préfecture,  suppres- 
sion du  irailement  des  desservans  suspects,  tout  a  été  mis  en  usage. 
Toutes  les  ressources  de  la  candidature  olficielle  ont  été  déployées.  On 
a  vu  sous  la  république  l'administration  imileret  dépasser  tout  ce  qu'a 
pu  imaginer  Tempire,  qui,  lui  du  moins,  ne  prétendait  pas  au  libé- 
ralisme. Les  républicains,  en  vérité,  donnent  de  beaux  exemples  et 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

créent  d'étranges  précédens.  Ils  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils  justifient 
d'avance  tous  les  procédés  dont  ils  pourront  à  leur  tour  être  les  vic- 
times. Ils  ont  perfectionné  le  système  des  invalidations,  et,  le  jour  où 
ils  n'auraient  plus  la  majorité,  ils  ne  pourraient  plus  se  plaindre  si  on 
leur  appliquait  la  loi  qu'ils  ont  faite.  Ils  donnent  des  formes  nouvelles 
à  la  candidature  officielle  en  se  servant  de  toutes  les  forces  de  l'état, 
au  risque  de  compromettre  le  gouvernement  lui-même  dans  l'inlérêt 
de  leurs  prétentions  ou  de  leurs  vengeances. 

Le  grand  grief  des  républicains  au  sujet  des  dernières  élections, 
celui  qui  les  unit  toujours,  c'est  l'intervention  du  clergé,  et  M.  le  mi- 
nistre des  cultes,  il  faut  l'avouer,  met  consciencieusement  au  service 
de  ces  passions  tous  les  moyens  répressifs  et  discrétionnaires  dont  il 
dispose  ou  dont  il  croit  pouvoir  disposer.  M.  le  ministre  des  cultes 
continue  sa  campagne  de  suppression  des  traitemens  ecclésiastiques 
sans  pouvoir  invoquer  un  droit  qui  n'existe  réellement  pas  et  sans 
s'apercevoir  que,  dans  les  départemens  où  il  y  a  des  invalidations,  ces 
sévérités  deviennent  tout  simplement  un  mode  d'intimidation  électo- 
rale, une  forme  de  la  pression  administrative.  Qu'en  est-il  cependant? 
Quel  est  le  caractère  de  cette  intervention  du  clergé  qu'on  croit  devoir 
frapper  de  peines  pécuniaires?  Sans  doute,  il  est  possible  que  des 
prêtres  aient  exprimé  avec  plus  ou  moins  de  vivacité  leurs  opinions, 
et  il  est  certain  que  les  sentimens  religieux  froissés  ont  eu  autant  de 
part  que  les  affaires  du  Tonkin  dans  le  vote  des  populations;  mais, 
après  tout,  c'est  la  conséquence  d'une  situation  qu'on  a  créée.  Depuis 
près  de  dix  ans,  on  a  cru  devoir  inaugurer  une  politique  d'agression 
perpétuelle  contre  les  catholiques  et  leur  église,  tantôt  à  propos  de 
l'enseignement  ou  du  budget  des  cultes,  tantôt  à  propos  de  la  loi  mi- 
litaire ou  des  institutions  de  bienfaisance.  Les  populations  ont  exprimé 
leurs  sentimens  par  leurs  votes,  et  il  se  peut  aussi  que  les  prêtres  n'aient 
pas  gardé  le  silence  sur  une  politique  par  laquelle  ils  se  croient  mena- 
cés. Ils  défendent  leur  foi,  leur  culte,  leurs  croyances,  qui  sont  les 
croyances  d'une  partie  de  la  nation  française:  c'est  leur  droit.  Ont-ils 
dépassé  la  mesure?  S'ils  ont  commis  des  délits,  s'ils  ont  manqué  aux 
lois,  il  y  a  un  moyen  bien  simple,  on  n'a  qu'à  les  traduire  devant  les 
tribunaux  dont  ils  sont  justiciables,  comme  tous  les  autres  Français; 
s'il  n'y  a  ni  délits,  ni  fautes  saisissables  contre  les  lois,  c'est  donc 
une  guerre  d'opinion  et  de  tendance  qu'on  poursuit  par  des  amendes 
de  bon  plaisir!  Et  pour  soutenir  cette  guerre,  à  quels  moyens  M.  le 
ministre  des  cultes  est-il  obligé  de  recourir?  11  est  réduit  à  écouter 
toute  sorte  de  délations,  d'histoires  démenties  aussitôt  qu'elles  sont 
connues.  Il  frappe  aveuglément,  —  il  s'expose  à  s'entendre  dire  ce  que 
lui  disait  hier  encore  M.  l'évêque  de  Nîmes  :  «  Accusés  sans  le  savoir, 
nous  sommes  condamnés  sans  débat  et  exécutés  sans  délai.  »  C'est  le 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

pouvoir  discrétionnaire  dans  toute  sa  simplicité  ou  dans  toute  sa  cru- 
dité !  Et  quand  on  dit  à  M.  le  ministre  des  cultes  que  c'est  là  le  point 
délicat,  qu'il  y  a  réellement  un  abus  d'autorité  dans  ces  exécutions 
sommaires,  il  répond  lestement  que  tous  Ips  gouvernemens  l'ont  fait. 
C'est  bien  la  peine  alors  de  parler  du  progrès,  des  garanties  publiques, 
de  l'éducation  libérale  de  la  France,  puisque  le  dernier  mot  de  la  po- 
litique consiste  à  emprunter  aux  anciens  gouvernemens  tous  leurs 
abus  sans  accepter  leurs  traditions  généreuses!  Voilà  donc  où  nous  en 
sommes  pour  le  moment!  Des  représailles  discrétionnaires  contre  le 
clergé,  des  invalidations  de  députés  tout  aussi  arbitraires,  une  solu* 
tion  douteuse  des  affaires  du  Tonkin  :  c'est  une  pauvre  fin  d'année, 
c'est  un  médiocre  héritage  légué  à  l'année  nouvelle. 

Elle  va  pourtant  commencer  cette  année  1880  qui  est  encore  le 
mystère,  et  elle  va  s'ouvrir  sinon  dans  des  conditions  nouvelles,  du 
moins  avec  un  gouvernement  à  demi  renouvelé.  Versailles  a  revu  pour 
un  jour,  pour  quelques  heures,  un  congrès  d'élection  présidentielle  qui 
a  passé  dans  la  paisible  ville  comme  une  trombe.  M.  Jules  Grévy,  dont 
les  pouvoirs  allaient  expirer,  a  été  réélu  président  de  la  république 
pour  une  période  de  sept  ans,  et,  de  son  côté,  le  chef  du  cabinet, 
M.  Henri  Brisson,  soit  pour  suivre  une  tradition,  soit  par  un  sentiment 
intime  de  l'instabilité  des  choses  parlementaires,  a  cru  devoir  remettre 
sa  démission  avec  la  démission  du  cabinet  tout  entier.  M.  Henri  Bris- 
son  serait  resté  persuadé,  dit-on,  que  les  quatre  modestes  voix  de  ma- 
jorité qu'il  a  obtenues  dans  la  discussion  des  affaires  du  Tonkin 
n'étaient  pas  de  nature  à  promettre  un  long  avenir  à  son  ministère.  Ce 
que  sera  le  ministère  nouveau,  on  ne  le  sait  pas  encore;  il  se  com- 
posera, sans  doute,  d'un  peu  d'opportunisme  et  d'un  peu  de  radica- 
lisme, que  M.  de  Freycinet  ou  tout  autre  se  chargera  de  combiner 
avec  plus  ou  moins  de  peine,  avec  plus  ou  moins  d'artifice,  — jusqu'à 
la  prochaine  occasion.  M.  Jules  Grévy,  quant  à  lui,  n'a  pas  eu  même 
l'émotion  d'une  crise  :  président  il  était,  président  il  reste.  11  repré- 
sente la  stabilité  dans  la  république  par  ce  règne  qui  dure  depuis 
sept  ans  déjà  et  qui  peut  durer  sept  années  encore  :  c'est  presque  la 
durée  du  règne  des  rois  et  des  empereurs  en  France  depuis  un  siècle. 
M.  Jules  Grévy  n'a  pas  reçu  légalement  des  pouvoirs  nouveaux  ou  plus 
étendus  ;  mais  par  cela  môme  qu'il  est  prorogé  dans  sa  magistrature, 
dans  cette  dignité  éminente  de  chef  d'un  état  comme  la  France,  il  a 
une  autorité  mieux  affermie,  plus  librement  impartiale,  plus  respectée, 
qu'il  a  plus  que  jamais  le  droit  de  faire  sentir  dans  les  affaires  du 
pays.  M.  Grévy  a,  par  réflexion  autant  que  par  instinct,  le  désir  de  la 
paix  et  le  goût  de  la  modération.  11  ne  peut  pas  imposer  ses  opinions 
et  ses  jugemens  ;  il  a  aujourd'hui  plus  encore  qu'hier  le  droit  d'exer- 
cer son  influence  et  d'arrêter  au  passage  les  fausses  politiques  qui  ont 


232  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

déjà  fait  trop  de  mal.  Tout  ce  que  le  pays  lui  souhaite  et  lui  demande, 
c'est  d'être  le  président  honoré  d'une  république  qui  cherche  sa  propre 
sécurité  dans  le  respect  des  sentimens,  des  traditions  et  des  intérêts 
de  la  France. 

Au  moment  où  l'année  finit  et  où  va  commencer  une  année  nou- 
velle, que  peut  à  son  tour  se  promettre  l'Europe?  Qu'a-t-elle  à  craindre 
ou  à  espérer  pour  ses  destinées  prochaines,  pour  sa  sécurité,  pour  la 
paix  qui  est  dans  ses  vœux  et  dans  ses  intérêts?  Pour  elle  aussi,  sans 
doute,  l'avenir,  même  l'avenir  de  demain,  est  l'inconnu.  Avant 
d'arriver  au  bout  de  celte  carrière  nouvelle  qui  s'ouvre,  l'Eu- 
rope a  le  temps  de  rencontrer  bien  des  événemens  sur  son  chemin, 
de  voir  l'imprévu  éclater  sous  bien  des  formes.  Les  surprises  font  par- 
tie de  la  politique,  surtout  dans  la  situation  si  singulièrement  compli- 
quée du  vieux  continent,  et  nous  vivons  dans  un  temps  où,  plus  que 
jamais,  on  peut  dire  qu'il  faut  s'attendre  à  de  l'imprévu.  Qui  donc,  dans 
notre  monde  européen,  est  à  l'abri  des  crises,  des  agitations,  de  tout 
ce  qui  peut  résulter  de  la  disparition  d'un  prince,  d'un  incident  dé- 
jouant tous  les  calculs,  d'un  conflit  éclatant  tout  à  coup  sans  consulter 
les  convenances  des  cabinets?  11  y  a  cinq  mois  tout  au  plus,  l'Espagne 
ne  se  croyait  certainement  pas  à  la  veille  d'une  querelle,  même  d'une 
querelle  un  instant  sérieuse  avec  la  puissante  Allemagne  pour  des 
îles  lointaines,  et  elle  se  doutait  encore  moins  que  son  ordre  intérieur 
allait  être  mis  en  péril  par  la  fin  prématurée  de  son  jeune  roi.  La 
querelle  des  Carolines  s'est  apaisée,  il  est  vrai,  sous  la  main  d'un 
pape,  médiateur  à  l'esprit  juste  et  habile  ;  mais  la  crise  d'une  mino- 
rité, d'une  régence  reste  ouverte,  et,  à  en  juger  par  l'état  des  partis 
dans  les  cortùs,  tout  récemment  réunies  pour  l'inauguration  de  la  ré- 
gence nouvelle,  l'avenir  n'est  peut-être  rien  moins  qu'assuré  au-delà 
des  Pyrénées.  En  peu  de  temps  tout  a  changé,  tout  s'est  assombri,  et 
les  affaires  d'Espagne,  à  peine  dégagées  d'un  conflit  d'orgueil  natio- 
nal, sont  redevenues  plus  que  jamais  une  énigme  dans  l'ordre  inté- 
rieur. 

Il  y  a  quatre  mois,  l'Europe  ne  soupçonnait  pas  que  la  lutte  des  races 
et  des  nationalités  allait  se  réveiller  brusquement,  du  jour  au  lende- 
main, dans  les  Balkans,  et  raviver  presque  la  question  d'Orient  tout  en- 
tière. L'entrevue  de  Kremsier,  qui  a  été  un  des  événemens  diploma- 
tiques de  l'année,  venait  de  sceller  une  fois  de  plus  cette  alliance  des 
trois  empires  toujours  représentée  comme  la  garantie  souveraine  de 
la  paix  de  l'Orient  et  de  l'Occident.  A  peine  les  empereurs  étaient-ils 
séparés,  cependant,  la  lutte  a  éclaté  dans  les  Balkans.  Le  signal  a  été 
donné,  le  18  septembre,  par  cette  révolution  de  Philippopoli,  qui,  en 
proclamant  l'union  de  la  Roumélie  et  de  la  Bulgarie,  remettait  en 
doute  l'ordre  créé  par  le  traité  de  Berlin.  L'insurrection  bulgare  a 


REVUE.    —    CHROMQUE.  233 

enflammé  les  ambitions,  les  convoitises  des  Serbes,  des  Grecs,  qui  se 
sont  mis  aussitôt  sous  les  armes,  qui  se  sont  préparés  à  profiter  de 
cette  nouvelle  crise  orientale,  et  la  mêlée  des  prétentions  a  été  com- 
plète. Ils  ont  voulu  tous  s'agrandir  sous  prétexte  de  sauvegarder  l'équi- 
libre des  Balkans  et  le  traité  de  Berlin  violé  par  les  Bulgares  !  Vaine- 
ment la  diplomatie,  un  peu  surprise,  a  témoigné  quelque  velléité  de 
s'interposer  :  elle  a  pris  le  meilleur  moyen  pour  n'être  pas  écoutée; 
elle  ne  s'est  réunie  à  Gonstantinople  que  pour  se  diviser,  pour  attes- 
ter son  impuissance  en  immobilisant  la  Turquie,  qui  était  la  première 
intéressée,  sans  trouver  elle-même  une  solution.  Pendant  ce  temps, 
les  événemens  se  sont  précipités,  la  guerre  s'est  ouverte  entre  ces 
peuples  des  Balkans  dévorés  de  tristes  jalousies.  Le  roi  Milan  de  Ser- 
bie, plus  présomptueux  que  clairvoyant,  s'est  jeté  avec  son  armée  en 
Bulgarie,  croyant  ni  plus  ni  moins  aller  droit  sur  Soûa.  Le  jeune  chef 
de  la  révolution  bulgare,  le  prince  Alexandre  de  Battenberg,  opposant 
une  défense  sur  laquelle  on  ne  comptait  peut-être  pas,  a  tenu  vaillam- 
ment et  victorieusement  tête  au  danger;  il  a  répondu  à  l'invasion  de 
la  Bulgarie  par  l'invasion  de  la  Serbie  avec  ses  propres  forces,  et, 
animé  par  le  succès,  il  a  suivi  son  ennemi,  l'épée  dans  les  reins, 
jusqu'à  la  petite  ville  de  Pirot,  où  il  est  entré  en  vainqueur.  Cette 
courte  campagne,  en  irritant  les  Serbes  vaincus,  en  gonflant  un  peu 
l'orgueil  bulgare,  a  compliqué  tout  à  coup  la  situation,  et,  un  instant, 
on  a  pu  croire  que  cette  guerre  allait  se  prolonger,  peut-être  s'étendre 
et  s'aggraver  par  des  interventions  inattendues,  par  les  rivalités  iné- 
vitables des  grands  états  intéressés  à  tout  ce  qui  se  passe  en  Orient. 
Heureusement,  depuis  quelques  jours,  une  éclaircie  semble  être  sur- 
venue fort  à  propos.  La  diplomatie,  qui  avait  jusqu'ici  laissé  passer  les 
événemens,  s'est  remise  à  l'œuvre,  et  une  commission  des  attachés 
militaires  des  grandes  puissances  a  réussi  à  négocier  entre  Serbes  et 
Bulgares  un  armistice  dont  la  condition  essentielle  est  la  retraite  des 
deux  armées  sur  leur  territoire  respectif.  Les  Bulgares,  comme  sanc- 
tion de  leurs  succès,  ont  seulement  obtenu  d'opérer  les  derniers  leur 
mouvement;  ils  ont  dû  se  retirer  de  Pirot  deux  jours  après  que  les 
Serbes  ont  dû,  de  leur  côté,  quitter  les  environs  de  Widdin ,  qu'ils 
occupaient  encore.  C'est  une  trêve  de  trois  mois  qui  ne  peut  évidem- 
ment dépendre  de  quelques  incidens  dans  l'exécution  de  l'armistice 
et  pendant  laquelle  la  paix  définitive  pourra  être  négociée.  Quelle  sera 
maintenant  cette  paix  que  les  puissances  médiatrices  se  chargent  de 
rétablir  dans  les  Balkans?  Voilà  la  question  qui  reste  à  résoudre  pour 
ce  commencement  d'année  !  elle  n'est  sûrement  pas  sans  offrir  de  sé- 
rieuses dillicultés  et  il  y  aurait  peut-être  quelque  optimisme  à  croire 
que  tous  les  dangers  sont  passés. 
De  quelque  façon  qu'on  voie  cette  situation  nouvelle,  il  est  bien  clair 


23iSi  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

désormais  que  les  conditions  de  la  paix  ne  peuvent  pas  être  ce  qu'elles 
auraient  été  avant  la  guerre,  alors  que  la  plupart  des  puissances,  sauf 
l'Angleterre,  entendaient  maintenir  le  traité  de  Berlin  à  Philippopoli 
comme  ailleurs.  Cette  union  des  deux  Bulgaries  qu'on  refusait  de  re- 
connaître, elle  a  subi  l'épreuve  du  feu,  elle  a  été  cimentée  sur  les 
champs  de  bataille,  et  pour  elle  les  Rouméliotes  ont  versé  leur  sang 
aussi  bien  que  les  Bulgares  de  la  principauté.  Le  prince  Alexandre  a 
eu  le  privilège  d'être  un  chef  militaire  heureux,  d'avoir  pour  lui  la  for- 
tune des  armes  sans  avoir  été  l'agresseur,  et  il  a  fait  ces  jours  der- 
niers à  Soûa  la  rentrée  d'un  victorieux,  d'un  prince  popularisé  par  ses 
succès.  Le  prince  Alexandre  n'a  pas  été  seulement  un  soldat  vaillant 
et  heureux,  il  a  été  aussi  un  fin  diplomate  dans  ses  relations  avec  la 
Porte  comme  avec  les  autres  puissances.  Il  a  montré  autant  de  pru- 
dence que  de  souplesse  dans  une  situation  difficile  et  hasardeuse, 
mettant  tous  ses  soins  à  éviter  tout  ce  qui  aurait  pu  provoquer  des 
ruptures  irréparables  et  compromettre  sans  retour  son  entreprise.  Il 
s'est  surtout  conduit  habilement  avec  la  Russie,  qui  avait  commencé 
par  lui  témoigner  la  sévérité  d'une  ancienne  protectrice  mécontente 
et  qui,  après  l'avoir  rayé  des  cadres  de  l'armée  russe,  semblait  résolue 
à  l'exclure  de  sa  principauté.  11  n'a  rien  négligé  pour  désarmer  la 
grande  colère  du  tsar,  et  récemment  encore  à  sa  rentrée  à  Sofia,  dans 
un  ordre  du  jour,  il  faisait  adroitement  honneur  aux  officiers  instruc-^ 
teurs  russes  de  l'organisation  première  de  l'armée  bulgare,  d'une  ar- 
mée qui  vient  de  faire  ses  preuves.  Le  prince  Alexandre  a  décidément 
conquis  ses  titres  de  diplomate  aussi  bien  que  de  soldat,  et  la  paix 
qui  va  être  négociée  ne  peut  manquer  de  lui  tenir  compte  de  ses  suc- 
cès, de  sa  position  nouvelle,  en  reconnaissant  sous  une  forme  ou  sous 
l'autre  cette  union  bulgare  dont  il  reste  la  vivante  et  brillante  expression. 
Soit,  les  Bulgares  auront  plus  ou  moins  le  prix  de  leurs  victoires; 
mais  les  Serbes,  tout  vaincus  qu'ils  soient,  ne  subiront  pas  sans  peine 
et  sans  résistance  une  paix  qui  sera  pour  eux,  dans  tous  les  cas,  une 
cruelle  déception,  qui  peut  coûter  la  couronne  au  roi  Milan.  Les  Grecs, 
qui  depuis  trois  mois  multiplient  leurs  armemens,  ne  semblent  pas 
renoncer  à  leurs  revendications,  aux  conquêtes  qu'ils  rêvent,  et  ne 
veulent  pas  avoir  épuisé  leurs  finances  pour  rien.  L'Europe  a  certes 
un  rôle  assez  compliqué  et  assez  délicat  à  jouer  au  milieu  de  toutes 
ces  prétentions.  Si  elle  reste  unie,  elle  peut  contenir  tous  ces  élémens 
incandescens  et  imposer  encore  la  paix.  Si  elle  se  divise  comme  elle 
l'a  déjà  fait  à  la  dernière  conférence,  elle  est  impuissante  à  dénouer 
ou  à  maîtriser  ces  conflits  inquiétans  pour  sa  propre  sécurité.  La 
guerre  peut  recommencer  au  printemps,  et  c'est  ainsi  qu'avec  l'année 
nouvelle,  en  dépit  de  la  trêve  qui  vient  d'être  signée,  tout  reste  encore 
assez  obscur  à  l'orient  de  l'Europe. 


REVtE.    —    CHRONIQUE.  235 

L'Angleterre  sort  à  peine  de  ses  élections  récentes,  qui  ont  été  pour 
elle,  comme  les  élections  d'octobre  l'ont  été  pour  la  France,  le  plus  sé- 
rieux événement  intérieur  de  l'année  expirante.  Tous  les  votes  sont 
maintenant  connus,  et  la  situation  créée  parce  dernier  scrutin  ne  laisse 
pas  d'être  curieuse,  difficile  pour  tous  les  partis,  pour  les  libéraux 
comme  pour  les  conservateurs,  pour  l'opposition  comme  pour  le  mi- 
nistère. Matériellement,  au  premier  aspect,  le  résultat  des  élections 
n'a  sans  doute  rien  d'incertain.  Les  libéraux  ont  un  peu  plus  de  330  voix, 
les  conservateurs  ne  comptent  que  250  élus.  S'il  n'y  avait  que  les  deux 
grandes  opinions  anglaises  en  présence,  la  difficulté  serait  déjà  ré- 
solue; mais  entre  les  deux  camps  il  y  a  M.  Parnell,  qui,  avec  son  ba- 
taillon de  86  Irlandais,  reste  le  maître  de  déplacer,  de  faire  ou  de  dé- 
faire les  majorités  dans  le  parlement  britannique.  Les  Irlandais  doivent 
aujourd'hui  au  scrutin  cet  étrange  pouvoir  de  décider  jusqu'à  un  cer- 
tain point  de  la  politique  de  l'Angleterre,  de  l'existence  des  ministères 
en  donnant  ou  en  refusant  leur  appui"  aux  uns  ou  aux  autres,  et  c'est 
là  justement  la  question  qui  émeut,  qui  divise  les  partis  à  la  veille  de 
la  session  prochaine  du  nouveau  parlement.  Le  ministère,  qui  n'a  pas 
cru  devoir  donner  sa  démission,  comptant  sans  doute  sur  les  difficultés 
mêmes  de  la  situation  pour  se  maintenir  au  pouvoir,  le  ministère  de 
lord  Salisbury  ne  semble  pas  jusqu'ici  disposé  à  subir  les  conditions 
des  Irlandais,  à  acheter  trop  cher  leur  appui.  Il  sent  qu'à  ce  jeu  il  ris- 
querait de  s'aliéner  le  sentiment  anglais  pour  n'avoir  d'ailleurs  qu'une 
majorité  insuffisante  et  précaire.  En  revanche,  c'est  M.  Gladstone,  qui, 
changeant  tout  à  coup  d'attitude  et  de  conduite  depuis  les  élections, 
serait,  dit-on,  occupé  à  négocier  une  alliance  avec  M.  Parnell  et  aurait 
môme,  à  ce  qu'on  assure  toujours,  soumis  ses  projets  à  la  reine. 

Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  donner  une  large  satisfaction 
à  la  politique  du  Home-nulr,  d'accorder  à  l'Irlande  un  parlement  sié- 
geant à  Dublin,  le  droit  de  législation  et  de  police  chez  elle,  une  auto- 
nomie à  peu  près  complète,  sous  l'unique  réserve  des  droits  dfe  la  cou- 
ronne et  de  l'intégrité  de  l'empire  britannique.  M.  Gladstone  n'a 
démenti  que  vaguement  le  bruit  de  ces  négociations  :  ce  grand  vieil- 
lard est  capable  de  toutes  les  hardiesses  !  S'il  poussait  cependant  jus- 
qu'au bout  cette  tentative,  certes  plus  hasardeuse  que  toutes  les  autres 
il  risquerait  fort  de  n'être  pas  suivi  cette  fois  par  tout  son  parti,  par 
des  hommes  comme  lord  Hartington,  M.  Goschen,  M.  Forster,  qui 
désavouent  déjà  toute  participation  à  ces  négociations.  Ce  serait  une 
scission  du  parti  libéral  qui  conduirait  peut-être  à  des  combinaisons 
nouvelles,  à  une  alliance  de  libéraux  et  de  conservateurs  unis  contre 
des  projets  qui  ne  seraient  rien  moins  qu'une  révolution.  C'est  pour- 
tant un  étrange  retour,  une  loi  vengeresse  de  l'histoire,  qu'aujourd'hui 
en  1885,  en  1886,1a  malheureuse  Irlande,  si  souvent  victime,  pèse  en- 


23(5  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

core  de  ce  poids  sur  l'Angleterre,  sur  ses  partis,  sur  ses  ministères,  sur 
toute  la  politique  de  l'empire  britannique  ! 

CH.  DE   MAZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Malgré  les  incidens  si  graves  qui  ont  marqué  cette  dernière  quin- 
zaine de  1885  au  point  de  vue  de  la  marche  de  nos  affaires  politiques 
intérieures,  la  spéculation  à  la  hausse  sur  les  fonds  publics  et  sur  un 
certain  nombre  d'autres  valeurs,  n'a  pas  un  seul  instant  lâché  prise. 
A  peine,  à  la  veille  du  scrutin  sur  les  crédits  du  Tonkin,  le  3  pour  100 
a-t-il  fléchi  de  quelques  centimes  au-dessous  de  80.  Pendant  que  le 
congrès  de  Versailles  élisait  M.Grévy,  la  rente  se  relevait  à  80.25. 

Nos  trois  fonds  ont  ainsi  monté  de  0  fr.  10  à  G  fr.  15  depuis  le  mi- 
lieu du  mois,  conservant  toute  la  plus-value  acquise  sur  les  cours  de 
liquidation  de  fin  novembre.  Le  mouvement  de  reprise  a  été  extrême- 
ment vif  sur  l'action  Suez,  qui  ne  gagne  pas  moins  de  70  francs,  sur 
le  Crédit* foncier,  à  l,3Zi7  après  1,335,  sur  le  Nord,  qui  de  1,520  s'est 
élevé  à  1,555,  sur  le  Gaz,  en  progression  de  35  francs,  sur  l'Italien, 
qui  s'est  avancé  de  0  fr.  75.  Les  valeurs  étrangères  et  surtout  le  Hon- 
grois ont  profité  de  l'heureuse  impression  produite  sur  toutes  les 
places  par  la  signature  de  l'armistice  entre  les  Serbes  et  les  Bul- 
gares. 

Si  l'on  jette  un  coup  d'œil  rétrospectif  sur  la  cote  des  valeurs,  pen- 
dant l'exercice  1885,  on  constate  aisément  que,  si  l'année  a  été  bonne 
pour  certaines  valeurs,  elle  a  été  en  revanche  bien  dure  pour  d'autres, 
et  avant  tout,  pour  les  affaires  qui  ne  peuvent  attendre  leur  prospérité 
que  de  la  spéculation.  Les  capitaux  de  placement  ont  persisté  à  s'éloi- 
gner systématiquement  des  valeurs  qui,  à  l'époque  du  krach  de  1882, 
avaient  causé  à  l'épargne  tant  d'amères  déceptions.  Aussi  rien  n'est-il 


RETUE.    —   CHRONIQUE.  237 

plus  lamentable,  au  point  de  vue  spécial  des  cours,  que  la  compa- 
raison des  prix  auxquels  se  cotaient  encore,  il  y  a  un  an,  les  titres 
d'un  grand  nombre  d'établissemens  de  crédit,  avec  ceux  où  nous  les 
voyons  se  traîner  aujourd'hui.  Cette  catégorie  de  valeurs  a  été  la  plus 
maltraitée,  ce  qui  est  logique,  puisque  les  établissemens  dont  il  s'agit 
ne  peuvent  se  procurer  des  bénéfices  que  par  le  lancement  d'affaires 
nouvelles,  et  que  jamais  les  affaires  nouvelles  n'ont  été  aussi  rares 
que  pendant  l'exercice  qui  vient  de  s'écouler. 

La  Banque  de  Paris  valait  encore  7/j2  francs  au  31  décembre  188Zi. 
L'impossibilité  de  tirer  parti  des  affaires  conclues  en  commun  avec  des 
maisons  de  Londres  et  ayant  pour  objet  le  placement  d'emprunts  de 
la  République  argentine,  l'immobilisation  forcée  de  capitaux  impor- 
tans,  ont  paralysé  l'activité  de  cette  Banque  et  réduit  la  source  de  ses 
dividendes.  Aussi  les  actions  ont-elles  reculé  de  120  francs;  elles  res- 
tent à  615  après  avoir  perdu  pendant  quelque  temps  le  cours  de  600. 
La  Banque  d'escompte  est  en  réaction  de  113  francs  d'une  année  à 
l'autre,  malgré  la  bonne  tenue  de  l'Italien  et  des  Chemins  méridionaux, 
deux  valeurs  dont  cette  maison  s'est  occupée  spécialement.  Le  public 
est  méfiant,  et  les  réalisations  qui  se  produisent  de  temps  à  autre  n'ont 
pas  de  contre-partie. 

La  Société  générale,  qui,  l'an  dernier,  était  déjà  au-dessous  du  pair, 
a  reculé  encore  de  25  francs  à  H7.  La  Banque  franco-égyptienne  a 
perdu  ^3  francs  et  végète,  complètement  négligée,  à  Zi65.  Môme  le 
Crédit  industriel  et  la  Société  de  dépôts,  dont  la  principale  industrie 
est  la  banque  proprement  dite,  ont  participé  à  la  défaveur  générale. 
Le  premier  a  baissé  de  20  francs,  la  seconde  de  10  francs. 

La  Banque  russe  et  française  perd  55  francs,  la  Banque  parisienne 
00  francs;  le  Crédit  mobilier,  après  avoir  reculé  lentement  de  270  à 
200,  ne  s'est  relevé  que  tout  récemment  à  2^5.  Les  banques  étran- 
gères n'ont  pas  été  plus  favorisées;  le  Mobilier  espagnol  ne  vaut  plus 
que  85  francs,  perdant  55  francs,  la  Banque  des  Pays-Hongrois  a  re- 
culé de  37  francs,  la  Banque  nationale  du  Mexique  de  /jO  francs.  Les 
événemens  d'Orient  et  les  résultats  défavorables  du  premier  exercice 
de  la  Régie  des  tabacs  en  Turquie  ont  fait  perdre  environ  100  francs  à 
la  Banque  ottomane  en  la  ramenant  au  pair;  on  l'a  même  vue  quelque 
temps  à  /|80.  La  Banque  des  Pays-Autrichiens,  seule  de  ce  groupe,  a 
monté  de  /|58  à  ^75. 

Le  Crédit  foncier  a  dû  à  sa  situation  hors  de  pair,  à  la  nature,  à 
l'étendue  et  à  la  sûreté  de  ses  opérations,  de  conserver  toute  la  faveur 
du  public.  Le  titre,  après  des  fluctuations  diverses  autour  du  cours  de 
1,300,  a  fini  par  se  relever  au-dessus  des  prix  de  fin  188/j,  les  dépas- 
sant d'une  vingtaine  de  francs.  Le  Comptoir  d'escompte  a  eu  la  même 
bonne  fortune,  gagnant  15  francs  à  995. 


•238  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  stagnation  commerciale  a,  au  contraire,  pesé  sur  le  cours  de  la 
Banque  de  France.  L'infériorité  du  dividende  de  1885  sur  celui  du  divi- 
dende précédent  a  pour  corollaire  une  baisse  de  430  francs  sur  l'action. 

Les  sociétés  qui  s'occupent  d'exploitations  immobilières  ou  de  prêts 
immobiliers,  exception  faite  pour  le  Crédit  foncier,  ne  sont  point  sor- 
ties de  l'état  plus  ou  moins  précaire  où  les  avait  laissées  l'année  1884. 
Si  les  Immeubles  ont  monté  de  400  à  425,  la  Compagnie  foncière  de 
France  a  baissé  de  90  francs,  le  Crédit  foncier  et  agricole  d'Algérie 
de  7  francs,  la  Foncière  lyonnaise  est  toujours  à  185  francs  au-des- 
sous du  pair. 

Parmi  les  actions  des  valeurs  industrielles,  il  en  est  peu  qui  aient 
à  se  féliciter  de  l'année  qui  finit.  Les  docks  de  Marseille  sont  en  baisse 
de  70  francs,  les  Magasins  généraux  de  15,  la  Compagnie  transatlan- 
tique de  20,  les  Messageries  de  42,  les  Omnibus  de  175,  le  Télégraphe 
de  Paris  à  JNew-York  de  45.  Le  Cariai  de  Corinthe  et  le  Canal  de  Pa- 
nama ont  vu  leurs  cours  décliner  dans  une  proportion  considérable, 
l'un  de  ces  titres  reculant  de  375  à  312,  l'autre  de  486  à  413.  La  Com- 
pagnie parisienne  du  Gaz  s'est  relevée  dans  ces  derniers  temps  jus- 
qu'à 1,490,  mais  elle  valait  il  y  a  un  an  1,530.  L'action  nouvelle  des 
Allumettes  a  dépassé  le  cours  de  700  francs.  Cette  exception  n'est  ni 
la  seule  ni  la  plus  brillante.  L'événement  financier  de  ces  derniers 
mois  est,  en  effet,  le  retour  des  titres  de  la  Compagnie  de  Suez  aux 
cours  élevés  dont  ils  s'étaient  fort  éloignes  à  la  fin  de  l'année  dernière. 
L'action,  d'une  année  à  l'autre,  grâce  à  la  progression  si  remarquable 
des  recettes  obtenue  malgré  l'abaissement  des  tarifs,  est  en  reprise 
de  près  de  400  francs.  Les  Parts  civiles,  les  Parts  de  fondateur,  les 
Délégations  ont  monté  proportionnellement. 

Sur  le  groupe  des  actions  de  chemins  de  fer,  nous  n'avons  guère  à 
signaler  que  des  plus-values  de  cours,  assez  modestes,  il  est  vrai,  ce 
qu'expliquent  sans  peine  les  diminutions  constantes  de  recettes  en 
1885.  Le  Nord  seul  a  baissé,  perdant  près  de  110  francs  à  1,555.  Mais 
le  Lyon  a  monté  de  10  francs  à  1,242,  le  Midi  de  7  à  1,185,  l'Orléans 
de  12  à  1,340,  l'Est  de  12  à  782,  l'Ouest  de  20  à  860,  l'Ouest-Algérien 
de  20  à  525,  le  Bône-Guelma  de  25  à  620,  l'Est-Algérien  de  45  à  605. 

Tout  autre  est  l'aspect  que  présente  le  marché  des  Chemins  étran- 
gers. Sauf  sur  les  Méridionaux,  dont  la  fermeté  ne  s'est  pas  démentie 
et  qui  ont  monté  de  20  francs  à  690,  la  baisse  a  été  la  règle.  Les  Che- 
mins autrichiens  ont  perdu  80  francs  à  560  et  les  Lombards  32  à  282. 
En  Espagne,  le  choléra,  l'arrêt  des  affaires,  les  craintes  politiques  ont 
fait  reculer  le  Nord  de  l'Espagne  de  155  francs  et  le  Saragosse  de 
92  francs.  Les  actions  des  Chemins  portugais  n'ont  pas  été  mieux  par- 
tagées et  perdent  105  francs. 

On  voit  que  les  titres  que  nous  venons  d'énumérer  et  qui  tous,  en 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

leur  qualité  d'actions,  ont  un  caractère  plus  ou  moins  aléatoire,  ne 
donnant  que  des  revenus  variables,  ont  eu  par  cela  même  des  for- 
tunes très  diverses.  Ici  la  stagnation  dans  des  cours  très  bas,  l'aban- 
don complet,  l'indifférence  du  public;  là  des  chutes  profondes,  comme 
pour  le  Panama  et  les  Chemins  espagnols.  Exceptionnellement  un  re- 
tour aux  grands  cours  perdus  de  vue  depuis  longtemps.  Sur  les  Che- 
mins français,  le  Crédit  foncier,  le  Comptoir  d'escompte,  fermeté  re- 
marquable, ces  valeurs  ayant  réussi  à  conserver  la  faveur  de  l'épargne, 
alors  même  que  celle-ci  s'adonnait  de  plus  en  plus  exclusivement  au 
placement  en  valeurs  à  revenu  fixe,  c'est-à-dire  en  rentes  et  surtout 
en  obligations. 

De  ce  côté,  en  effet,  point  d'hésitation,  point  de  déception,  du  moins 
en  ce  qui  concerne  les  obligations  de  nos  grandes  compagnies  de  che- 
mins de  fer,  car  les  titres  similaires  des  compagnies  espagnoles  ont 
pâti  de  la  défaveur  qui  frappait  les  actions.  L'amélioration  s'est  pro- 
duite lentement,  sans  interruption  pendant  toute  l'année.  L'Obligation 
Bône-Guelraa  a  monté  de  10  francs;  celle  de  l'Est  algérien  de  27  francs  ; 
celle  de  l'Ouest  algérien  de  16  francs.  Ces  trois  titres,  jouissant  de  la 
garantie  de  l'état,  valent  maintenant  de  350  à  357.  Les  titres  des  An- 
ciennes Compagnies  ont  passé  uniformément  de  375  ou  de  380  à  385 
ou  387  ;  l'Obligation  du  ISord  n'a  pu  encore  atteindre  /jOO  francs,  mais 
elle  en  est  bien  près.  Même  progression  sur  toutes  les  catégories 
d'obligations  du  Crédit  foncier. 

De  toutes  les  obligations  de  chemins  de  fer  du  Portugal  et  de  l'Es- 
pagne, deux  seulement  ont  échappé  à  la  baisse,  la  Beira-Alta,  en 
hausse  de  15  francs,  et  la  Caceres,  qui  a  gagné  12  francs.  Les  plus 
atteintes  sont  les  diverses  catégories  des  titres  du  Mord  de  l'Espagne. 

Comme  l'Action  du  Panama,  les  Obligations  sont  tombées  à  des  cours 
bien  bas;  les  5  pour  100  ont  perdu  50  francs,  les  k  pour  100  et  les 
3  pour  100,  30.  Les  Obligations  Autrichiennes  et  Lombardes  ont  tou- 
jours été  très  recherchées,  les  premières  au-dessus  de  390,  les  autres 
entre  309  et  318. 

Les  rentes  françaises  ont  subi  d'assez  violentes  fluctuations.  Le 
3  pour  100,  que  la  spéculation  a  fini  par  adopter  presque  à  l'exclusion 
des  deux  autres  types,  était  à  79.12  fin  188/j.  Un  mouvement  continu 
de  hausse  l'a  porté  au-dessus  de  82  francs  jusqu'au  jour  où  la  fameuse 
dépêche  du  général  Briôre  de  l'Isle,  annonçant  l'évacuation  de  Lang- 
Son,  est  venue  défaire  brutalement  cette  œuvre  de  longue  patience 
en  précipitant  d'un  seul  coup  la  rente  au-dessous  de  78  francs. 
Après  la  constitution  du  ministère  Brisson  et  la  signature  de  la  paix 
avec  la  Chine,  la  spéculation  à  la  hausse  est  revenue  à  la  charge,  lut- 
tant vaillamment,  avec  le  concours  de  capitaux  défians,  mais  abon- 
dans,  et  avec  l'arme  du  déport  et  de  la  raréfaction  des  titres,  contre 


240  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

un  découvert  qui  est  allé  toujours  se  reformant  après  chacune  de  ses 
défaites,  parce  que  les  événemens  politiques  semblaient  sans  cesse 
sur  le  point  de  donner  raison  à  son  opiniâtreté.  Malgré  la  longue  sé- 
rie et  la  gravité  de  ces  événemens,  conflit  anglo-russe,  affaires  de 
Penjdeh,  élections  générales  en  France  et  en  Angleterre,  question  des 
Carolines,  question  rouméliote,  guerre  serbo-bulgare,  mort  du  roi 
d'Espagne,  les  haussiers  se  sont  toujours  tenus  sur  la  brèche,  et,  après 
bien  des  oscillations  entre  79  et  81  francs,  ils  ont  réussi  enfin  à  clore 
une  année  si  stérile  en  affaires  et  si  riche  en  incidens  politiques  par 
l'établissement  du  3  pour  100  au-dessus  de  80  francs. 

Après  tant  d'efforts,  la  progression  est,  il  est  vrai,  bien  faible.  Elle 
ne  dépasse  pas  1  franc  sur  les  deux  3  pour  100  et  n'atteint  que 
0  fr.  25  sur  le  k  1/2. 

Les  plus  favorisés  des  fonds  étrangers  sont  le  h  pour  100  or  hon- 
grois, qui  de  80.50  est  passé  à  82  1/2,  après  avoir  touché  77  au  moment 
de  la  guerre  serbe,  et  le  k  pour  100  d'Autriche,  qui  a  monté  de  86.50 
à  89.  L'Italien,  malgré  la  tranquillité  qui  a  régné  dans  la  péninsule, 
et  la  bonne  situation  des  finances  du  pays,  n'a  pu  reprendre  que  le 
cours  de  98  ;  parti  de  99  à  la  fin  de  188^,  il  était  retombé  très  vive- 
ment, cette  première  hausse  ayant  été  trop  rapide  pour  être  bien  so- 
lide. Celle  de  1885  paraît  mieux  assise.  Les  fonds  russes  sont  aux 
mêmes  cours  qu'il  y  a  un  an,  à  102  le  5  pour  100  1877.  L'Unifiée  était 
à  321  ;  elle  est  aujourd'hui  à  323. 

Ont  baissé,  en  1885,  l'Extérieure,  de  60  à  bk  1/2  à  cause  du  choléra, 
de  la  détresse  financière  et  de  la  mort  du  roi  ;  le  Turc  de  2  points,  une 
fois  la  conversion  effectuée;  le  3  pour  100  portugais  de  49  à  /i5;  le 
6  pour  100  hellénique  de  /»15  à  330;  et  le  5  pour  100  serbe  de  /i28  à 
/t05,  par  suite  des  événemens  qui  ont  agité  et  agitent  encore  l'Europe 
orientale. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


LA       MORTE 


DBRNlàEB     PARTIS    (1). 


Vï. 

Dès  ce  jour,  M"®  Tallevant  fut  installée  au  château,  où  elle  reçut, 
comme  on  peut  le  croire,  l'hospitalité  la  plus  confortable  et  la  plus 
cordiale.  Introduite  ainsi  brusquement  dans  l'intimité  de  deux  per- 
sonnes d'une  distinction  supérieure,  et  dans  un  intérieur  où  ré- 
gnaient de  grandes  recherches  de  somptuosité  et  d'élégance,  cette 
jeune  fille  n'y  parut  ni  gênée  ni  déplacée.  A  la  souplesse  d'esprit 
habituelle  chez  les  femmes  elle  joignait  une  réserve  et  même  une 
sorte  de  dignité  naturelle  qui  la  mettaient  de  plain-pied  au  niveau 
de  la  meilleure  compagnie;  son  orgueil,  qui  n'était  pas  petit,  la 
tenait  d'ailleurs  sévèrement  en  garde  contre  des  étonnemens  ou 
des  gaucheries  de  provinciale.  C'était  seulement  au  jeu  rapide  de 
ses  paupières  ou  à  l'intensité  curieuse  de  son  regard  que  se  devi- 
naient parfois  ses  surprises  devant  des  raffînemens  de  luxe  évidem- 
ment nouveaux  pour  elle.  Elle  usait,  du  reste,  avec  une  extrême 
discrétion,  surtout  au  commencement  de  son  séjour,  de  la  société 
de  ses  hôtes.  Elle  passait,  à  différons  intervalles,  plusieurs  hewes 
dans  la  journée  auprès  du  lit  de  Jeanne,  la  soignant,  la  pansant, 

(I)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre  1885  et  du  4"  janyier. 

TOMB   LXXIII.   —  15  JANVIER  1886.  W 


2i2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

après  quoi  elle  se  retirait  dans  sa  chambre  avec  quelques  livres 
empruntés  à  la  bibliothèque  du  château.  Après  les  repas  seulement, 
suivant  la  couleur  du  temps,  elle  se  promenait  un  moment  dans  le 
parc  entre  Aliette  et  son  mari,  ou  demeurait  avec  eux  au  salon.  Elle 
parlait  peu  et  bien,  dans  une  langue  remarquablement  précise  et 
ferme,  laissant  voir,  sans  affectation,  un  fonds  de  connaissances 
très  nourri,  mais  en  même  temps,  sur  toutes  les  matières,  une  sorte 
d'indifférence  souveraine  et  un  peu  ironique  qui  avait  quelque  chose 
d'inquiétant.  M.  de  Vaudricourt  retrouvait  dans  ces  occasions  cette 
nymphe  des  bois  hautaine  et  railleuse  qui  l'avait  bravé  un  matin 
dans  l'exercice  de  ses  droits  de  propriétaire.  —  En  d'autres  circon- 
stances, Aliette  aurait  pu  se  dire  qu'une  personne  d'une  aussi  rare 
beauté  et  d'une  originalité  aussi  intéressante  n'était  pas  de  celles 
qu'il  peut  être  sage  de  mêler  à  sa  vie  de  famille.  Mais  uniquement 
préoccupée  alors  de  la  santé  de  sa  fille,  et  à  peine  rassurée  sur  sa 
vie,  elle  ne  pouvait  avoir,  à  l'égard  de  Sabine,  que  des  sentimens 
de  reconnaissance  ;  elle  ne  se  lassait  pas  d'admirer  l'adresse  gra- 
cieuse de  ses  mains  dans  les  soins  qu'elle  rendait  à  sa  petite  con- 
valescente. —  Un  peu  plus  tard,  quand  elle  eut  l'esprit  plus  tran- 
quille, elle  parlait  gaîment  à  son  mari  de  l'impression  particulière 
que  lui  causait  M"*"  Tallevaut  :  —  Je  ne  peux  pas  dire  qu'elle  me 
plaise,  disait-elle;  plaire  n'est  pas  le  mot  :  elle  me  charme,.,  elle 
me  représente  une  magicienne...  Remarquez-vous  qu'elle  marche 
sans  bruit?  Ses  pieds  n'appuient  pas...  elle  marche  comme  une 
somnambule...  comme  lady  Macbeth,  je  suppose!  Mais  c'est  une 
magicienne  bienfaisante  et  une  lady  Macbeth  sœur  de  chanté. 

—  Voilà  bien  ma  femme,  répondait  Bernard  :  —  Une  magicienne  !.. 
une  lady  Macbeth  !..  Mon  Dieu!  c'est  une  belle  institutrice,  voilà 
tout. 

Cependant,  grâce  aux  dévoûmens  réunis  de  Sabine  et  du  docteur 
Raymond,  grâce  surtout  à  l'intervention  assidue  du  docteur  Talle- 
vaut, la  convalescence  de  Jeanne  fut  préservée  des  accidens  redou- 
tables qui  suivent  trop  souvent  les  opérations  du  genre  de  celle 
qu'elle  avait  subie.  Au  bout  de  trois  semaines,  M.  Tallevaut  déclara 
que  toute  ombre  de  danger  avait  disparu,  et  qu'il  n'y  avait  plus  au- 
cune raison  pour  que  sa  nièce  prolongeât  son  séjour  à  Valmou- 
tiers.  Ce  fut  en  vain  que  Bernard,  en  renouvelant  toutes  ses  cha- 
leureuses protestations  de  gratitude,  essaya  de  lui  faire  accepter 
des  honoraires.  —  Non!  dit-il,  pour  rien  au  monde!..  Je  ne  peux 
même  pas,.,  je  ne  suis  plus  de  la  profession,.,  je  n'exerce  plus  que 
par  charité  ou  par  amitié. 

—  Soit  !  je  retiens  le  mot,  docteur,  dit  Bernard,  et  c'est  entre 
nous  deux  à  la  vie  et  à  la  mort. 


LA   MORTE.  243 > 

—  Pourtant,  reprit  M.  Tallevaut,  comme  Aliette  entrait  dans  le 
salon,  en  fait  d'honoraires,  si  M"^  de  Vaudricourt  me  proposait  de 
m'embrasser,  j'avoue  que  j'accepterais,.,  attendu  que  je  l'aime 
beaucoup. 

—  Oh  !  de  tout  mon  cœur,  monsieur,  s'écria  la  jeune  femme  en 
accourant  et  en  lui  présentant  ses  deux  joues  l'une  après  l'autre. 

On  conçoit  aisément  que  deux  natures  aussi  généreuses  que  celles 
de  Bernard  et  d'Aliette  ne  devaient  pas  laisser  tomber  en  oubli  un 
pareil  service  rendu  avec  un  pareil  désintéressement.  Ils  ne  pou- 
vaient manquer  dès  ce  moment  de  s'ingénier  l'un  et  l'autre  pour 
donner  à  M.  Tallevaut  et  à  sa  nièce  des  preuves  petites  ou  grandes 
de  la  fidélité  de  leurs  sentimens.  Quant  à  M.  Tallevaut  personnelle- 
ment, il  était  très  difficile  d'imaginer  quelque  moyen  de  lui  être 
agréable  :  tous  ses  goûts  et  tous  ses  plaisirs  se  concentrant  dans 
l'étude,  les  politesses  en  usage  entre  gens  du  monde  ne  pouvaient 
guère  que  le  déranger  et  le  désobliger.  C'était  donc  surtout  et  h 
peu  près  uniquement  à  sa  nièce  qu'ils  pouvaient  adresser  des  témoi- 
gnages directs  de  leur  reconnaissance.  M"®  Tallevaut,  quoique  peu  ex- 
pansive,  avait  été  naturellement  amenée  à  parler  avec  quelque  détail 
à  Aliette  et  à  Bernard  de  sa  famille,  de  sa  mère  depuis  longtemps 
frappée  de  paralysie,  et  de  sa  situation  personnelle  dans  la  maison 
de  M.  Tallevaut.  Elle  avait  même  confirmé  par  quelques  allusions 
le  bruit  qui  courait  dans  le  public  de  son  union  projetée  avec  son 
tuteur.  Ce  mariage,  qui  paraissait  fixé  à  l'automne  suivant,  époque 
de  la  majorité  de  Sabine,  devait  fournir  aux  Vaudricourt  une  heu- 
reuse occasion  de  faire  accepter  à  la  jeune  fille  quelque  riche  sou- 
venir. En  attendant,  elle  fut,  dès  ce  moment,  comblée  d'égards 
particuliers,  d'attentions  quotidiennes  et  des  plus  gracieux  procédés 
de  voisinage. 

Aliette  faisait  de  fréquentes  visites  à  La  Saulaye,  et  il  lui  arrivait 
souvent  d'emmener  sa  belle  voisine  à  Valmoutiers  pour  un  jour 
ou  deux.  M.  Tallevaut  se  prêtait  volontiers  à  ces  enlèvemens,  bien 
qu'ils  le  privassent  par  intervalles  de  son  utile  collaboratrice.  Mais 
il  était  heureux  et  flatté  de  l'intimité  de  sa  fiancée  avec  une  jeune 
femme  dont  il  avait  vite  apprécié  la  valeur  morale.  Il  était  heureux, 
en  même  temps,  de  voir  sa  pupille  sortir  ainsi  par  échappées  de 
l'existence  un  peu  austère  dans  laquelle  il  se  reprochait  quelquefois 
de  la  confiner. 

Parmi  les  distractions  que  M.  et  M™*  de  Vaudricourt  s'empressè- 
rent d'offrir  à  M"®  Tallevaut,  on  pense  bien  que  la  chasse  ne  fut 
pas  oubliée.  En  lui  annonçant  qu'elle  pouvait  désormais  chasser  sur 
ses  terres  et  dans  ses  bois  au  fusil,  au  furet  et  même  au  collet 
sans  avoir  à  craindre  le  moindre  procès-verbal,  Bernard  se  plut  à 


2â4  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lui  rappeler  leur  piemière  rencontre,  insistant  plaisamment  sur 
les  sentimens  de  fureur  vengeresse  dont  elle  l'avait  pénétré.  Ce 
souvenir  la  mit  fort  en  gaîté  :  deux  fossettes  se  creusèrent  dans  ses 
joues  brunes,  pendant  que  ses  lèvres  s'ouvraient  comme  le  calice 
d'une  belle  fleur  rouge  en  laissant  voir  la  rangée  fine  et  l'émail  pur 
de  ses  dents.  —  «  C'est  dommage,  se  dit  à  part  lui  M.  de  Vaudri- 
court,  qu'elle  rie  si  rarement  :  car  elle  est  étourdissante  quand  elle 
rit!  »  —  Malheureusement  elle  l'était  aussi  quand  elle  ne  riait 
pas. 

M'^^  Tallevaut  prit  donc  l'habitude  de  chasser  assez  souvent  en 
compagnie  des  châtelains  de  Valmoutiers,  et  elle  essaya,  sans 
grand  succès,  de  communiquer  à  Miette  le  secret  de  son  sang-froid 
et  de  son  calme  devant  le  gibier;  en  revanche,  Aliette  lui  donnait, 
avec  le  concours  assidu  de  son  mari,  des  leçons  d'équitation  dont 
la  jeune  fi!le  profitait  merveilleusement.  Bien  faite,  adroite  et 
hardie,  elle  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  réussir  et  même  pour 
briller  dans  ce  genre  de  sport,  le  costume  de  cheval  mettant  en  relief 
la  pleine  et  svelte  harmonie  de  ses  formes.  Une  des  plus  belles  bêtes 
des  écuries  de  Valmoutiers  fut  spécialement  dressée  pour  elle 
par  le  comte  lui-même,  et  fut  réservée  pour  son  usage  particulier, 
en  attendant  que  les  circonstances  permissent  de  la  mettre  dans  sa 
corbeille. 

Ces  rapports  presque  quotidiens,  les  incidens  de  chasse,  les  le- 
çons d'équitation  auxquelles  se  joignaient  quelques  leçons  de  valse 
après  le  dîner,  ne  pouvaient  manquer  de  faire  naître  pou  à  peu  entre 
M"^  Tallevaut  et  ses  hôtes  de  Valmoutiers  une  certaine  familiarité 
enjouée.  M.  de  Vaudricourt,  surtout,  sans  s'écarter  des  formes  les 
plus  respectueuses,  n'avait  pas  tardé  à  prendre  avec  Sabine  sa  ma- 
nière favorite  de  légère  et  perpétuelle  raillerie.  Mais,  à  cet  égard,  il 
trouvait  à  qui  parler,  M"^  Tallevaut  lui  tenant  parfaitement  tête  et 
lui  disputant  la  palme  en  fait  de  doux  persiflages  et  de  sous-entendus 
ironiques  ;  sa  voix  grave  et  bien  timbrée  était  très  propre  à  mar- 
quer la  note  sarcastique,  qu'elle  employait  assez  volontiers  avec  son 
professeur  de  danse  et  d'équitation.  —  Il  arrivait  quelquefois 
qu'Aliette  étant  retenue  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  Bernard 
et  Sabine  partaient  tous  deux  seuls  pour  la  chasse  ou  pour  une  pro- 
menade à  cheval  :  quoiqu'ils  fussent  suivis  d'un  garde  ou  d'un  do- 
mestique, c'étaient  là  de  véritables  tête-à-tête,  mais  qui  n'avaient 
rien  de  choquant  pour  ceux  qui  savaient  que  M"®  Tallevaut  avait  été 
élevée  dans  la  liberté  d'allures  des  jeunes  Américaines.  Au  surplus, 
ce  qui  se  passait  dans  ces  tête-à-tête  défiait  la  médisance  :  il  n'était 
guère  question  entre  M.  de  Vaudricourt  et  M  ^'^  Tallevaut  que  de  dé- 
tails hippiques  ou  cynégétiques,  ou,  quand  ils  quittaient  ces  sujets 


LA    MORTE.  245 

spéciaux,  c'était  pour  reprendre  leur  petite  guerre  d'escarmouches 
inoffensives.  Ainsi,  Bernard  remarquant  la  complète  impassibilité 
de  Sabine  devant  l'agonie  d'un  chevreuil  : 

—  J'ai  peur,  décidément,  ma  voisine,  disait-il,  d'après  mille  et 
un  symptômes,  que  vous  n'ayez  pas  de  cœur! 

Elle  lui  jetait  un  regard  rapide,  et  répondait  tranquillement  : 

—  Moi,  d'après  mille  et  un  symptômes,  j'ai  peur  que  vous  n'en 
ayez  trop  ! 

Un  autre  jour  :  —  Savez-vous,  mademoiselle  et  chère  voisine,  ce 
qui  me  plaît  en  vous?..  C'est  que  vous  n'avez  aucune  des  qualités 
de  la  femme  ! 

—  Oui,.,  dit-elle,   et  vous  espérez  que  j'en  ai  tous  les  défauts. 

—  C'est  possible  ! 

—  C'est  sûr  ! 

Tel  était  le  ton  général  de  leurs  innocens  entretiens. 
Cependant,  deux  ou  trois  mois  s'étaient  écoulés  depuis  la  com- 
plète guérison  de  la  petite  Jeanne  sans  que  le  comte  de  Vaudri 
court  eût  manifesté  à  aucun  degré  le  désir  d'aller  se  refaire  à  Paris 
des  tristesses  de  la  campagne.  C'était  en  vain  qu'Aliette  l'y  pous- 
sait de  temps  en  temps  et  lui  rappelait  le  programme  arrêté  entre 
eux  à  ce  sujet.  —  Du  moment  que  je  ne  m'ennuie  pas,  répondait 
Bernard,  il  est  inutile  de  me  déplacer...  Je  m'acclimate,.,  je  m'en- 
croûte,., il  faut  me  laisser  faire,.,  il  faut  laisser  opérer  la  cristal- 
lisation... D'ailleurs,  ma  chère,  puisque  vous  comptez  vous-même 
aller  à  Paris  après  Pâques,  en  avril,  je  puis  très  bien  attendre 
jusque-là. 

Avril  vint,  et  le  voyage  à  Paris  n'eut  pas  lieu.  Il  se  trouva  que, 
vers  cette  époque,  la  santé  d'Aliette,  qui  s'était  longtemps  ressentie 
de  la  secousse  de  Saint-Germain,  et  que  la  maladie  de  sa  fille  avait 
de  nouveau  ébranlée,  donna  quelques  inquiétudes.  La  jeune  femme 
était  devenue  sujette  à  d'assez  fréquentes  défaillances,  qui  quelque- 
fois tournaient  à  la  syncope.  Toutefois  l'avis  de  M.  Tallevaut,  entiè- 
rement conforme  à  celui  du  docteur  Raymond,  fut  que  le  mal 
n'avait  aucune  gravité,  qu'il  n'atteignait  aucun  organe  vital,  et  qu'il 
s'agissait  seulement  d'un  état  anémique,  conséquence  des  anxiétés 
épuisantes  que  M"*°  de  Vaudricourt  avait  récemment  traversées. 
Aliette  insista  pour  ne  rien  changer  à  ses  projets  et  pour  aller  à 
Paris.  Mais  Bernard  s'y  refusa.  —  «  Vous  n'y  alliez  en  réalité,  lui  dit-il, 
que  pour  m'être  agréable,  et  il  ne  me  serait  nullement  agréable  de 
vous  y  traîner  souffrante  comme  vous  êtes...  Soignez-vous,  fortifiez- 
vous,  calmez  vos  pauvres  nerfs,  et  nous  ferons  notre  petit  séjour  à 
Paris  cet  automne  quand  vous  reviendrez  de  chez  votre  mère.  » 
M'""^  de  Vaudricourt  s'appliquait  de  son  mieux  à  calmer  ses  pau- 


2^6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vres  nerfs,  comme  son  mari  avait  la  bonté  de  le  lui  conseiller, 
mais  il  eût  été  très  nécessaire  qu'il  lui  aidât,  et  malheureusement, 
—  comme  on  l'a  certainement  deviné,  —  c'était  tout  le  contraire. 

Délivrée  de  toute  alarme  du  côté  de  sa  fille,  et  redevenue  maî- 
tresse de  toute  sa  fine  et  sagace  intelligence,  il  n'était  pas  possible 
qu'Aliette  tardât  beaucoup  à  comprendre  les  inconvéniens  et  même 
les  dangers  de  l'intimité  presque  forcée  qui  s'était  établie  entre  les 
habitans  de  La  Saulaye-  et  ceux  de  Valmoutiers.  L'attachement 
tout  nouveau  de  son  mari  pour  la  vie  de  la  campagne,  sa  répu- 
gnance à  s'en  écarter,  même  pour  quelques  jours,  avaient  achevé 
de  lui  ouvrir  les  yeux.  Il  était  trop  évident  qu'il  y  était  retenu  par 
quelque  intérêt  secret  qui  occupait  désormais  et  amusait  sa  pensée. 
]^me  ^Q  Vaudricourt  se  rendait  compte  avec  clairvoyance  de  la  sé- 
duction particulière  que  devait  exercer  sur  un  esprit  blasé  comme 
celui  de  Bernard,  et  surtout  dans  le  désœuvrement  de  la  cam- 
pagne, la  personnalité  étrange  de  M"*"  Tallevaut,  —  sa  beauté  ori- 
ginale, sa  force  d'âme,  son  mystère.  Elle  ne  la  redoutait  pas  seule- 
ment comme  une  femme  qui  pouvait  lui  enlever  le  cœur  de  son 
mari;  elle  la  redoutait  comme  un  esprit  ennemi,  comme  un  être 
ironique  et  malfaisant,  une  sorte  de  mauvais  ange  qui  venait  dé- 
truire sa  propre  influence  sur  l'âme  de  son  mari  et  mettre  à  néant 
pour  jamais  tous  ses  rêves  et  toutes  ses  espérances  d'épouse  chré- 
tienne. Elle  n'ignorait  pas  que  Sabine  avait  été  élevée  par  son  tuteur 
dans  la  négation  des  croyances  qui  lui  étaient  chères,  et,  sans  qu'elle 
sût  pourquoi,  cette  incrédulité  affichée,  qui  la  choquait  à  peine  chez 
le  docteur  Tallevaut,  lui  semblait  odieuse  et  repoussante  chez  la 
jeune  fille. 

Et  pourtant  que  faire?  M.  Tallevaut  avait  sauvé  sa  fille  d'une  mort 
certaine.  M"*'  Tallevaut  avait  pris  elle-même  une  part  active  et  dé- 
vouée à  cette  œuvre  de  salut,  —  et  ce  n'était  pas  un  des  moindres 
tourmens  d'Aliette  que  cette  lourde  obligation  de  reconnaissance  et 
de  bon  accueil  envers  celle  qu'elle  regardait  alors  comme  un  génie 
funeste  introduit  dans  sa  maison. 

Tous  ces  sentimens  contradictoires  se  mêlant  et  se  confondant 
dans  l'âme  d'Aliette  la  troublaient  jusqu'au  fond,  et  la  condamnaient 
à  une  contrainte  si  pénible  et  si  continuelle  que  sa  santé  même  en 
était  atteinte. 

Pendant  ce  temps-là,  M.  de  Vaudricourt,  sans  être  aussi  doulou- 
reusement affecté,  n'était  guère  plus  tranquille.  Les  souffrances 
jalouses  et  les  appréhensions  morales  de  sa  femme  n'entraient  pour 
rien  dans  ses  agitations,  car  il  ne  les  soupçonnait  même  pas.  Abso- 
lument dupe  de  la  profondeur  de  dissimulation  dont  Aliette  parta- 
geait le  privilège  avec  tout  son  sexe,  il  était  de  plus  trop  occupé 


LA    MORTE.  247 

de  M""  Tallevaut  pour  accorder  quelque  attention  à  tout  ce  qui 
n'était  pas  elle.  Gomme  tous  ceux  qu'une  passion  de  ce  genre  ab- 
sorbe, il  n'avait  plus  pour  tout  le  reste  qu'une  indifférence  distraite  : 
il  ne  voyait  plus  que  sa  passion,  et  il  se  persuadait,  suivant  l'usage, 
qu'il  était  seul  à  la  voir  ;  sa  conduite  et  sa  tenue  envers  sa  dange- 
reuse voisine  étaient  d'ailleurs,  à  ce  qu'il  lui  semblait,  irréprocha- 
bles ;  s'il  profitait  aussi  souvent  qu'il  le  pouvait  des  relations  de  voi- 
sinage et  d'intimité  que  le  hasard  des  événemens  leur  avait  imposées, 
s'il  recherchait  avec  un  empressement  soucieux  toutes  les  occasions 
de  se  rajiprocher  d'elle,  de  sentir  son  contact,  de  boire  ses  rares 
paroles,  de  respirer  son  souffle,  —  jamais  un  acte  imprudent  ni 
même  un  seul  mot  inconsidéré  n'avaient  trahi  son  secret  :  il  croyait 
donc  fermement  en  être  seul  maître,  et  véritablement,  à  l'exception 
des  deux  personnes  que  ce  secret  intéressait  le  plus,  —  à  savoir  :  sa 
femme  et  M""  Tallevaut,  —  il  était  seul  à  le  connaître.  M.  de  Vau- 
dricourt  n'était,  nous  le  savons,  ni  un  enfant,  ni  un  sot,  ni  un  fou  : 
c'était  même  un  esprit  des  plus  ouverts  et  des  plus  avisés,  mais  il 
était  amoureux,  il  l'était  passionnément,  peut-être  pour  la  première 
fois  de  sa  vie,  et,  en  conséquence,  la  plus  grande  partie  de  ses  facul- 
tés intellectuelles  subissait  pour  le  moment  une  éclipse  à  peu  près 
totale. 

Heureusement  ses  qualités  morales  demeuraient  plus  entières,  et 
il  était  loin  de  s'abandonner  sans  combat,  sans  luttes  viriles,  à  sa 
fatale  passion.  11  ne  se  dissimulait  nullement  que  l'amour  de  M""  Tal- 
levaut lui  était  interdit  par  les  lois  les  plus  élémentaires,  non-seu- 
lement de  la  morale,  mais  de  l'honneur  :  elle  était  la  parente,  la 
pupille,  la  fiancée  de  l'homme  dont  la  science  et  le  dévoûment 
avaient  ressuscité  sa  fille.  Il  ne  pouvait  la  détourner  de  ses  devoirs 
qu'en  se  rendant  coupable  envers  cet  homme  de  la  plus  vile  ingrati- 
tude et  de  la  pins  basse  trahison.  Il  le  savait,  et  il  faisait  en  réalité 
tout  ce  qui  lui  était  possible  pour  échapper  à  ces  abîmes  de  honte, 
excepté  la  seule  chose  qu'il  eût  dû  faire,  et  qui  était  de  fuir! 

Ne  trouvant  pas  la  force  de  se  soustraire  au  charme  dont  la  pré- 
sence de  cette  belle  et  singulière  fille  l'enveloppait,  il  rassurait  sa 
conscience  en  se  représentant  précisément  la  puissance  des  obsta- 
cles qui  les  séparaient.  —  Il  aurait  eu  dans  sa  vie  les  émotions  d'une 
passion  malheureuse,  d'un  désir  inassouvi.  S'il  en  souffrait  plus  ou 
moins,  cela  le  regardait.  Du  reste,  il  se  ferait  sauter  la  cervelle 
plutôt  que  de  manquer  grossièrement,  odieusement  à  celui  qui  avait 
sauvé  la  vie  de  son  enfant. 

Comme  pour  redoubler  et  fortifier  encore  les  impossibilités  qui 
se  dressaient  entre  Sabine  et  lui,  il  se  liait  chaque  jour  plus  intime- 
ment avec  M.  Tallevaut,  pour  lequel  il  se  prenait,  en  toute  sincé- 


24s  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rité,  d'une  estime  et  d'une  sympathie  croissantes.  Il  savait,  par  ses 
gardes  et  par  ses  fermiers,  que  non-seulement  M.  Tallevaut  répan- 
dait chez  les  pauvres  gens  du  pays  des  secours  et  des  aumônes  très 
considérables  relativement  à  sa  modeste  fortune,  mais  qu'il  leur 
faisait  des  sacrifices  encore  plus  méritoires  en  leur  donnant  presque 
chaque  matin,  en  visites  et  en  consultations,  un  temps  précieux 
dérobé  à  ses  travaux.  Il  admirait  d'autant  plus  chez  son  voisin  cette 
charité  si  discrète,  si  prodigue  et  si  désintéressée,  qu'il  n'ignorait 
pas  avec  quel  attachement  passionné  il  se  consacrait  à  ses  études 
scientifiques  et  à  l'œuvre  capitale  dans  laquelle  il  devait  les  résu- 
mer. Cette  œuvre,  qui  se  publiait  depuis  deux  ou  trois  ans  par 
livraisons  semestrielles,  et  dont  les  premiers  fascicules  lui  avaient 
déjà  valu  la  plus  haute  sanction  de  l'Institut,  était  une  sorte  de 
précis  historique  du  progrès  des  sciences  naturelles  depuis  le  com- 
mencement jusqu'à  la  fin  de  ce  siècle,  et  avait  pour  titre  :  Inven- 
taire scientifique  du  A'IX^  siècle.  L'idée  seule  d'une  pareille  entre- 
prise, réalisée  dans  ses  conditions  nécessaires  de  développement 
et  de  méthode,  a  quelque  chose  d'écrasant  pour  la  pensée.  M.  Talle- 
vaut s'y  était  voué  dès  sa  première  jeunesse  avec  l'enthousiasme 
d'un  apôtre,  car  il  n'aimait  pas  seulement  la  science  pour  les  pro- 
fondes joies  intellectuelles  qu'elle  lui  procurait  :  il  l'aimait  d'un 
amour  presque  pieux  en  raison  des  grands  résultats  qu'il  en  atten- 
dait pour  l'avenir  moral  et  religieux  de  l'humanité. 

Chose  étrange!  quoique  ce  missionnaire  de  la  science  et  de  la 
libre  pensée  ne  pût  être  pour  M*"''  de  Vaudricourt  qu'une  sorte  de 
nihiliste  dangereux,  elle  n'en  sentait  pas  moins  pour  lui  un  faible 
de  cœur  ;  et  de  même  le  docteur  Tallevaut,  malgré  ses  hautaines 
préventions  laïques,  ne  se  défendait  pas  d'une  prédilection  affec- 
tueuse pour  sa  très  catholique  voisine.  Il  semblait  que  ces  deux 
êtres  excellens  fussent  tous  deux  rapprochés  par  leurs  vertus. con- 
tradictoires, mais  également  supérieures.  A  la  vérité,  M.  Tallevaut 
s'abstenait  sévèrement,  devant  Miette,  de  tout  propos  qui  eût  pu 
blesser  ses  croyances.  Il  ne  gardait  pas,  naturellement,  la  même 
réserve  avec  Bernard,  dont  il  avait  vite  deviné  l'entière  liberté 
d'esprit. 

Quand  Sabine  était  installée  momentanément  au  château ,  son 
tuteur  y  venait  quelquefois  dîner  ;  il  s'en  retournait  le  plus  souvent 
à  pied,  et  il  n'était  pas  rare  que  M.  de  Vaudricourt  l'accompagnât 
pendant  une  partie  de  la  route.  Dans  ces  tête-à-tête  assez  fréquens 
et  assez  prolongés,  leurs  entretiens  prenaient  de  plus  en  plus  le 
ton  de  l'intimité  et  de  la  confidence  amicale.  Ils  tombèrent  plus 
d'une  fois  sur  la  question  religieuse,  et  ce  fut  un  étonnement  pour 
Bernard  de  trouver  le  langage  de  M.  Tallevaut  sur  ces  matières 


LA.    MORTE.  249 

aussi  différent  de  la  raillerie  voltairienne  que  de  la  grossière  fureur 
anticléricale.  Il  y  apportait  la  gravité,  le  respect  et  la  douceur  d'un 
grand  esprit  qui  est  au-dessus  de  toute  passion  haineuse.  Il  y  appor- 
tait même  un  accent  profondément  religieux  :  car  il  avait  sa  foi, 
et  comme  elle  était  chez  lui  sincère  et  enthousiaste,  il  se  laissait 
entraîner  à  une  certaine  ardeur  de  prosélytisme.  Ce  qu'il  admet- 
tait le  moins,  en  fait  de  religion,  c'était  l'indifférence,  et  il  essayait 
de  faire  entendre  à  Bernard  sur  ce  sujet  des  vérités  assez  déli- 
cates, que  celui-ci  acceptait  toutefois  cordialement,  la  bonté  affec- 
tueuse de  la  forme  tempérant  suffisamment  l'austérité  du  fond.  —  a  II 
était  donc,  suivant  M.  Tallevaut,  indigne  d'un  homme  de  renoncer 
à  toute  croyance  idéale  parce  qu'il  avait  perdu  l'idéal  chrétien  :  il 
fallait,  de  toute  nécessité,  s'attacher  à  une  croyance  idéale,  si  Ton 
ne  voulait  pas  se  rapprocher  peu  à  peu  de  l'animalité...  Un  homme 
bien  né,  qui  ne  croit  plus  à  rien  et  qui  s'y  résigne,  se  trouve  en- 
core soutenu  quelque  temps  par  l'impulsion  première  de  son  édu- 
cation, par  les  convenances  extérieures  de  sa  classe  sociale;  mais, 
en  réalité,  le  sentiment  du  devoir  et  de  la  dignité  morale,  ne  repo- 
sant plus  sur  rien,  s'efface  chez  lui  de  plus  en  plus  :  il  n'a  plus 
qu'un  objectif  dans  la  vie,  celui  des  faciles  et  basses  jouissances;  il 
descend  ainsi  peu  à  peu,  sous  son  vernis  civilisé,  à  l'échelle  mo- 
rale du  nègre,  et  dans  cette  chute,  à  mesure  qu'il  vieillit,  il  tombe 
plus  bas...  Son  intelligence  même  se  déprime  et  s'abaisse:  il  ne 
prend  plus  des  choses  de  l'esprit  que  ce  qu'elles  ont  de  plus  futile, 
de  superficiel,  et  en  quelque  sorte  de  matériel...  En  fait  de  lec- 
ture, il  ne  lit  plus  que  des  romans  ou  des  journaux;  en  fait  de 
théâtre,  il  n'a  plus  de  goût  que  pour  les  œuvres  d'un  ordre  infé- 
rieur, pour  les  spectacles  qui  s'adressent  presque  uniquement  aux 
sens...  N'est-ce  pas  l'histoire  des  hommes  ou  des  peuples  qui  ont 
perdu  tout  idéal  ? 

«  Le  sentiment  religieux,  la  croyance  à  un  idéal,  pouvaient  seuls 
donner  à  l'homme  la  volonté,  la  force  et  le  goût  de  remplir  noble- 
ment sa  destinée  en  consacrant  sa  vie  au  culte  du  bien,  du  vrai,  du 
beau,  —  et  il  dépendait  de  tout  homme  intelligent  d'arriver  à  cette 
croyance  idéale  par  la  contemplation  et  l'étude  de  la  nature,  c'est- 
à-dire  par  la  science.  —  C'était  donc  par  la  science  qu'on  devait 
parvenir  à  combler  le  vide  effrayant  que  laissaient  dans  le  monde 
moral  les  anciennes  religions  épuisées.  C'était  par  la  science  que 
M.  Tallevaut  s'était  élevé  lui-même  à  cette  foi  qui  le  soutenait  dans 
son  rude  labeur  scientifique,  lequel  était  en  même  temps  une 
œuvre  de  propagande  :  le  bien  qu'il  faisait  autour  de  lui,  c'était 
la  science  qui  le  lui  inspirait.  » 

Quelle  était,  en  réalité,  cette  religion  philosophique  oîi  il  puisait 


250  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

son  courage  et  ses  vertus?  Il  l'expliquait  à  Bernard  avec  une  élo- 
quence et  une  élévation  de  langage  dont  nous  ne  disposons  pas  ; 
aussi  devons-nous  nous  borner  à  en  résumer  brièvement  la  théorie. 
M.  Tallevaut  avait  été  amené,  par  le  cours  de  ses  études,  à  cette 
conviction  que  l'œuvre  divine  de  la  création  se  poursuit  indéfini- 
ment dans  l'univers  ;  que  tout  être  intelligent  peut  contribuer  et 
collaborer  en  quelque  sorte  pour  sa  part  à  cette  œuvre  de  perfec- 
tion et  d'harmonie  progressives  ;  que  c'est  son  devoir  de  le  faire,  et 
qu'il  doit  trouver  dans  le  pur  accomplissement  de  ce  devoir  et  dans 
la  conscience  de  servir  à  un  but  supérieur  la  récompense  et  là  joie 
de  sa  vie. 

—  Mais,  disait  Bernard,  puisqu'il  s'agit  de  suppléer  aux  reli- 
gions qui  s'éteignent,  espérez-vous  donc,  docteur,  convertir  jamais 
la  masse  humaine,  le  peuple,  en  un  mot,  à  votre  religion  philoso- 
phique, dont  je  ne  nie  pas  la  grandeur,  mais  qui  exige  une  si  forte 
initiation  intellectuelle? 

—  Je  n'ai  pas  cette  illusion,  répondait  le  docteur  Tallevaut  ;  mais 
cela  est  inutile  :  il  suffira  de  convertir  une  élite,  une  élite  qui  de- 
viendra un  jour  assez  importante  pour  dominer  la  foule  et  la  con- 
traindre au  devoir  par  l'autorité  morale  ou  par  la  force. 

— r  Mais,  docteur,  reprenait  Bernard  en  riant,  savez-vous  que 
vous  êtes  un  terrible  aristocrate? 

—  Assurément.  M'avez-vous  donc  pris  pour  un  démagogue  j)arce 
que  je  suis  un  homme  de  science?  C'est  une  idée  singulière, 
quoique  fort  répandue.  Elle  est  le  contraire  de  la  vérité.  La  science 
est  l'ennemie  naturelle  de  la  démocratie,  parce  qu'elle  est  l'en- 
nemie naturelle  de  l'ignorance,  —  et  encore  plus  de  la  médiocrité... 
Or,  que  peut  laire  la  démocratie  si  ce  n'est  d'élever  les  ignorans 
au  rang  de  médiocres?  C'est  un  affreux  progrès  !  —  Pour  moi,  j'ai 
pitié  des  ignorans,  des  faibles,  des  misérables  ;  mais,  quant  à  flat- 
ter leurs  passions  ou  à  subir  leur  domination,  jamais  ! 

Puis,  revenant  à  ses  sentimens  religieux  : 

—  Croyez-moi,  mon  ami,  disait-il,  il  y  a  une  douceur  infinie  à 
sentir  qu'on  est  dans  la  vérité  et  qu'on  marche  pour  ainsi  dire  la 
main  dans  la  main  de  l'Éternel,  parce  qu'on  fait  son  œuvre  avec 
lui...  C'est  ainsi  que  je  vis,  pour  mon  compte,  dans  une  sérénité 
qui  a,  je  puis  le  dire,  quelque  chose  de  paradisiaque...  Si  elle  est 
quelquefois  troublée,  c'est  uniquement  par  la  crainte  de  ne  pouvoir 
mener  jusqu'au  bout  l'œuvre  à  laquelle  j'ai  voué  mon  existence. 

—  Pourquoi  de  pareilles  craintes,  mon  cher  docteur?  Vous  êtes 
dans  toute  la  force  de  l'âge. 

—  Sans  doute.  Mais...  Ars  longa,  vita  brevis...  Et  puis,  j'ai 
la  tête  un  peu  grosse  et  le  cœur  aussi,.,  de  sorte  que  je  suis  forcé 


LA    AIORJ'E.  251 

de  limiter  mes  heures  de  travail...   C'est  ma  seule  tristesse  au 
monde  ! 


VII. 


Dans  la  soirée  même  où  le  docteur  Tallevaut  et  Bernard  avaient 
ensemble,  sur  le  chemin  de  La  Saulaye,  l'entretien  dont  nous  ve- 
nons de  rapporter  les  derniers  traits,  M™^  de  Vaudricourt,  après 
avoir  fait  un  peu  de  musique  à  la  prière  de  Sabine,  se  trouva  fati- 
guée, s'excusa  auprès  de  la  jeune  fille  en  l'embrassant  comme  elle 
avait  coutume  de  le  faire  chaque  soir,  et  monta  chez  elle.  On  était 
alors  au  milieu  du  mois  de  mai  :  la  journée  avait  été  particulière- 
ment douce  et  belle,  et  la  soirée  ne  l'était  pas  moins.  Aliette,  avant 
de  se  défaire  pour  la  nuit,  s'était  accoudée  sur  une  des  fenêtres  de 
sa  chambre  pour  respirer  les  vagues  senteurs  que  répandaient  dans 
l'air  les  verdures  nouvelles,  les  premières  violettes  et  les  muguets 
des  bois,  bur  le  feuillage  naissant  des  futaies  et  sur  l'étendue  des 
campagnes,  le  ciel,  étincelant  d'étoiles,  versait  une  blanche  lueur 
sidérale.  Au  milieu  de  la  contemplation  rêveuse  où  elle  s'absor- 
bait, la  jeune  châtelaine  de  Valmoutiers  eut  tout  à  coup  un  léger 
tressaillement  :  elle  venait  d'apercevoir  l'ombre  élégante  de  M"®  Tal- 
levaut, traversant  une  allée  du  parc,  et  se  dirigeant  vers  une  ave- 
nue qui  aboutissait,  en  Jibrégeant  la  route,  à  une  petite  distance 
de  La  Saulaye. 

...  Il  était  environ  onze  heures  du  soir  quand  M.  de  Vaudricourt, 
ayant  quitté  le  docteur  Tallevaut,  et  revenant  à  Valmoutiers  à  tra- 
vers ses  bois,  entrevit  dans  la  pénombre  pâle  de  l'avenue  une  femme 
qui  s'avançait  vers  lui,  marchant  d'un  pas  souple  et  silencieux,  les 
coudes  au  corps,  la  tête  et  le  buste  drapés  dans  une  mantille  à 
l'esjKignole.  —  Il  la  reconnut  aussitôt,  c'était  celle  dont,  en  ce  mo- 
ment môme,  il  évoquait  l'image  troublante  dans  le  cadre  enchanté 
de  cette  nuit  de  printem|)s.  L'émotion  fut  si  violente  que  son  cœur 
s'arrêta  brusquemerit,  comme  cabré  ;  puis  il  bondit  avec  une  forte 
secousse  et  reprit  son  cours. 

Us  furent  bientôt  à  quelques  pas  l'un  de  l'autre  :  —  Comment! 
mademoiselle,  dit  Bernard  du  ton  le  plus  tranquille,  c'est  vous?.. 
J'ai  cru  que  c'était  votre  fantôme! 

—  Non,  répondit  Ut  jeune  fille  avec  le  même  calme,  ce  n'est  pas 
mon  fantôme!  c'est  moi-même...  La  beauté  de  la  soirée  m'a  ten- 
tée, —  et  j'ai  pris  cette  avenue  avec  le  vague  espoir  de  vous  ren- 
contrer. 


252  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Je  ne  crois  pas  ça...  Je  crois  que  vous  êtes  sortie  pour  cueillir 
des  herbes  magiques  dans  la  forêt  à  la  clarté  des  étoiles. 

—  Comme  une  sorcière  ? 

—  Comme  une  jeune  et  belle  sorcière. 

—  Trop  de  bonté!  —  Nous  retournons,  n'est-ce  pas? 

—  Si  vous  voulez  ! 

—  Mais,  naturellement,  je  le  veux. 

Elle  reprit  alors  le  chemin  du  château  en  compagnie  de  M.  de 
Vaudricourt.  Elle  paraissait,  contre  son  ordinaire,  éprouver  un  léger 
embarras,  étant  et  remettant  un  de  ses  gants  avec  distraction  : 

—  C'est  incroyable  ,  dit-elle,  tout  ce  qu'on  entend  de  bruits 
étranges  dans  les  bois,  la  nuit. 

—  Est-ce  que  vous  avez  eu  peur  ? 

—  Quelle  plaisanterie? —  Non,.,  mais  il  m'a  semblé  une  ou  deux 
fois  entendre  marcher  dans  le  taillis. 

—  Très  possible.  Nous  ne  manquons  pas  ici  de  braconniers. 

—  Ni  de  braconnières,  dit-elle  en  riant. 

—  Les  braconnières,  je  m'en  console!  dit  Bernard  du  même  ton... 
Voulez-vous  mon  bras,  mademoiselle? 

—  Non  ;  merci  ! 

Il  y  eut  une  minute  de  silence,  puis  elle  reprit  : 

—  De  quoi  avez-vous  parlé  avec  mon  tuteur  ? 

—  Mais  de  choses  fort  sérieuses  ;  —  de  science,  de  philosophie, 
de  religion. 

—  Ça  ne  peut,  dit-elle,  que  vous  faire  du  bien. 

—  Je  l'espère,  dit  Bernard  :  mais,  jusqu'à  présent,  je  ne  fais  que 
sentir  plus  amèrement  la  distance  qui  me  sépare  d'un  homme  comme 
votre  tuteur...  Si  j'avais  comme  lui  consacré  ma  vie  à  l'étude,  à  la 
science,  au  lieu  de  la  dissiper  dans  de  stupides  plaisirs,  j'en  serais 
meilleur  et  plus  heureux. 

—  Croyez-vous,  monsieur  de  Vaudricourt?..  Meilleur,  c'est  pro- 
bable,., car  ce  ne  serait  pas  difficile,.,  mais  plus  heureux,  j'en  doute 
un  peu...  Moi,  j'ai  beaucoup  étudié,  vous  savez,.,  il  n'y  a  pas  une  de 
ces  constellations  là-haut  dont  je  ne  connaisse  le  nom,  l'ordre  et  la 
marche,  —  il  n'y  a  pas  un  insecte  endormi  dans  ces  taillis  dont  je  ne 
connaisse  le  mystérieux  organisme,  et  le  genre,  et  l'espèce,  et  les 
mœurs ,  —  pas  une  pierre  dans  ce  chemin  dont  je  ne  puisse  vous 
dire  l'âge  géologique,.,  pas  une  mousse,  ni  une  goutte  de  rosée 
que  je  ne  puisse  vous  analyser  avec  la  dernière  exactitude...  et  je 
ne  suis  pas  du  tout  convaincue  que  j'en  sois  plus  heureuse,  ni  même 
meilleure  ! 

—  Vous  seule  sous  le  ciel,  je  crois,  savez  ce  qui  se  passe  dans 
votre  tête  et  dans  votre  cœur. 


LA    MORTE.  253 

—  Peut-être  bien. 

—  Mademoiselle  Tallevaut? 

—  Monsieur  de  Vaudricourt? 

—  Puis-je  me  permettre  de  vous  demander,  au  milieu  de  cette 
solitude,  quelle  est  votre  religion? 

—  Mais  celle  de  mon  tuteur,  naturellement. 

—  Et  vous  pensez  qu'elle  vous  suffirait  pour  résister  à  toutes 
les  tentations  de  ce  monde,  même  aux  plus  puissantes,  même  aux 
plus  terribles? 

—  Jusqu'ici  elle  m'a  suffi. 

—  Vous  devriez  bien  alors,  mademoiselle,  me  la  faire  partager,., 
car  votre  oncle,  malgré  sa  conviction  et  son  éloquence,  n'y  est  pas 
encore  parvenu,.,  et  jamais  cependant  je  n'aurais  eu  plus  grand 
besoin  de  la  sûreté  et  de  la  fermeté  de  conscience  que  peut  seule 
donner  une  croyance  supérieure. 

—  Vous  voulez  sérieusement,  monsieur  de  Vaudricourt,  que  je 
vous  prêche  ma  religion? 

—  Tout  à  fait  sérieusement. 

—  Cela  ferait  trop  de  peine  à  votre  aimable  femme. 

—  Ma  femme,  dit  gravement  Bernard,  sait  que  je  suis  éloigné  de 
ses  croyances  et  que  je  n'y  reviendrai  jamais. 

—  Non  !  répéta  M''*"  Tallevaut,  cela  lui  ferait  trop  de  peine,.,  et 
je  l'aime  beaucoup,  votre  femme,.,  beaucoup!  —  De  plus,  j'aper- 
çois les  lumières  du  château,  et  le  temps  nous  manquerait,.,  car  ça 
ne  doit  pas  être  une  petite  affaire  que  de  vous  convertir...  Et  puis... 

—  Et  puis,.,  quoi! 

—  Vous  n'êtes  pas  initié...  Vous  ne  comprendriez  pas. 

—  Merci  bien,.,  mais  essayez  toujours,.,  j'aime  tant  votre  voix!.. 
Quand  je  n'entendrais  pas  les  paroles,  la  musique  suffirait  ! 

—  Monsieur  de  Vaudricourt,  ne  me  dites  pas  de  douceurs,  vou- 
lez-vous? J'aime  mieux  vos  impertinences,.,  et  j'aime  à  vous  les 
rendre,.,  parce  qu'en  réalité  c'est  le  seul  ton  possible  et  conve- 
nable entre  nous  deux,.,  vous  me  comprenez,  n'est-ce  pas? 

Elle  avait  relevé  la  tête  vers  lui,  et,  la  bouche  entrouverte  par 
son  sourire  de  sphinx ,  elle  lui  montrait  son  beau  visage,  que  les 
clartés  du  ciel  pâlissaient. 

Il  s'arrêta,  se  pencha  un  peu  sur  elle,  et  la  couvrant  d'un  regard 
passionné  : 

—  Sabine!  dit-il  d'une  voix  sourde,  pourquoi  faut-il  qu'il  y  ait 
des  abîmes  entre  nous  ? 

Comme  pour  le  gronder  et  le  calmer,  elle  posa  sa  main  nue  sur 
celle  de  Bernard  :  —  Voyons,  monsieur  !  dit-elle  doucement. 

Il  retint  sa  main,  qui  était  un  peu  grande,  mais  d'une  forme 


254  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

admirable  :  —  Bien  heureux,  murmura- t-il,  celui  qui  s'appuiera  à 
jamais  sur  cette  main  si  belle,  si  douce,  si  brave!  —  Et,  dans  un 
mouvement  soudain,  il  y  attacha  ses  lèvres  ardemment. 
Elle  la  retira  vivement,  et,  se  jetant  en  arrière  : 

—  Ah!  dit-elle  d'une  voix  étouffée,  une  fille  sans  défense!.,  qui 
se  fie  à  vous  ! 

—  Pardon! 

—  Me  suis-je  donc  trompée?  N'êtes-vous  pas  homme  d'honneur? 

—  Vous  y  pouvez  compter. 

—  JNous  verrons  ! 

Ils  reprirent  leur  marche  en  silence  et  rentrèrent  au  château  sans 
avoir  échangé  une  parole  de  plus. 

...  Un  peu  plus  tard.  M"*®  de  Vaudricourt  y  rentrait  elle-même 
par  la  porte  de  son  escalier  particulier,  qu'elle  avait  laissée  ouverte 
en  sortant. 

Le  petit  séjour  que  Sabine  venait  de  faire  à  Valmoutiers  se  ter- 
minait le  lendemain.  Le  docteur  Tallevaut,  étant  venu  chercher  sa 
nièce  dans  la  soirée,  trouva  M™®  de  Vaudricourt  plus  souffrante  que 
de  coutume.  Elle  avait  eu ,  depuis  la  veille,  plusieurs  défaillances. 
Elle  n'avait  pu  dîner.  Le  docteur  l'interrogea,  l'examina  et  l'ausculta 
avec  un  redoublement  d'attention.  11  confirma  de  nouveau  le  dia- 
gnostic du  docteur  Raymond  en  assurant  que  le  mal  n'avait  point 
de  gravité  et  qu'il  s'agissait  de  simples  désordres  nerveux.  Il  ordonna 
de  continuer  le  régime  des  toniques,  de  l'exercice  modéré  et  de  l'ali- 
mentation substantielle. 

Toutefois,  avant  de  partir  avec  Sabine,  il  entraîna  M.  dé  Vaudri- 
court dans  une  allée  retirée  du  parc  :  —  Mon  cher  voisin,  lui  dit-il, 
il  faut  que  vous  m'excusiez  :  je  vais  aborder  des  questions  fort 
délicates,  mais  je  crois  que  c'est  mon  devoir  de  médecin  et  d'ami. 

—  Grand  Dieu!  s'écria  Bernard  !  Est-ce  que  ma  femme?.. 

—  Non  !  il  n'y  a  rien  ! . .  mais  cet  état  d'anémie  se  prolonge  au-delà 
de  mes  prévisions...  M""®  de  Vaudricourt  a  eu  tout  le  temps  de  se 
remettre  des  émotions  qui  l'ont  éprouvée  pendant  la  maladie  de 
Jeanne...  Il  semble  donc  qu'il  y  ait  ici  une  autre  cause...  Je  ne  vois 
dans  la  vie  de  M"'^  de  Vaudricourt  que  des  élémens  de  bonheur... 
Sans  parler  des  agrémens  et  des  jouissances  d'une  grande  fortune, 
elle  a  un  mari  excellent,  une  fille  charmante,  une  famille  et  des 
amis  qui  l'adorent  et  avec  tout  cela  elle  a  la  maladie  d'une  femme 
malheureuse,.,  d'une  femme  qui  souffre  moralement,.,  qui  a  quelque 
grand  chagrin...  Voyons,.,  soupçonnez-vous  quelque  chose...  dont 
elle  pourrait  se  tourmenter  ? 

—  Ah!  mon  Dieu!  oui!  dit  Bernard,  avec  l'accent  d'une  sincère 


LA    MORTE.  255 

tristesse,  ce  qui  la  tourmente,  c'est  ce  qui  a  fait,  depuis  notre  ma- 
riage, le  trouble  et  l'amertume  de  nos  deux  existences...  Vous  con- 
naissez aussi  bien  que  moi  la  piété,  la  foi  ardente  de  ma  femme, 
vous  avez  assez  compris  que  je  ne  la  partage  pas...  Or  le  rêve  de  ma 
femme,  depuis  le  premier  jour,  aétéde  me  ramener  à  sa  croyance... 
cette  idée  fixe  l'obsède...  Elle  s'est  figuré  que  c'étaient  les  distrac- 
tions, les  dépravations  de  Paris  qui  m'empêchaient  de  revenir  à  la 
religion...  J'ai  quitté  Paris  pour  lui  ôter  ce  souci,  et  Dieu  sait  ce 
qu'il  m'en  a  coûté  !..  Elle  s'aperçoit  que  je  ne  suis  pas  plus  croyant 
à  la  campagne  qu'à  la  ville,.,  et,  sans  doute,  le  désespoir  la  prend,., 
car  je  ne  puis  vraiment  imaginer  d'autre  explication  à  la  souffrance 
morale  dont  vous  la  croyez  atteinte...  Mais  enfin,  physiquement,., 
aucun  danger,  n'est-ce  pas  ? 

—  Je  n'en  vois  aucun. 

—  Ah!  docteur!  savez-vous  qu'il  devient  bien  difficile,  quelque 
bonne  volonté  qu'on  y  mette,  d'être  heureux  en  ménage?..  Gom- 
ment faire?..  Généralement,  aujourd'hui,  un  homme  qui  se  marie 
n'a  plus  la  foi...  S'il  épouse  une  jeune  fille  élevée  à  la  moderne, 
c'est-à-dire  à  la  diable,  il  risque  fort  d'épouser  une  petite  courti- 
sane ;..  s'il  épouse  une  personne  élevée  dans  les  traditions  anciennes, 
il  n'a  intellectuellement  rien  do  commun  avec  elle,.,  le  mariage 
n'est  plus  qu'un  divorce  moral!  —  L'institution  serait-elle  donc 
périmée  et  le  mieux  ne  serait-il  pas  d'y  renoncer? 

—  Le  mieux,  mon  cher  ami,  dit  le  docteur  Tallevaut,  serait  de 
donner  aux  femmes  une  éducation  plus  conforme  au  temps  où  nous 
vivons  et  plus  en  harmonie  avec  l'état  de  nos  connaissances,.,  ce 
serait  de  substituer  dans  leur  esprit  un  idéal  nouveau  à  l'idéal  chré- 
tien... C'est  ce  que  fera  l'avenir,.,  c'est  ce  qu'on , fait  même  dès  à 
présent,.,  et,  si  vous  me  permettez  de  le  dire,  c'est  ce  que  j'ai  fait 
moi-même  dans  ma  maison...  Il  est  vrai  que  le  hasard  des  circon- 
stances m'a  favorisé  :  il  m'a  remis  entre  les  mains  cette  enfant  que 
vous  connaissez...  Son  père  était  mort  ruiné,.,  sa  mère,  peu  de 
temps  après,  était  frappée  de  j)aralysie,..  l'enfant  n'avait  plus  que 
.moi,.,  elle  était  confiée  à  ma  direction  exclusive,.,  elle  était  heu- 
reusement douée,.,  j'ai  donc  pu  l'élever  à  mon  gré,  dans  mes  prin- 
cipes, et  la  former  peu  à  peu  pour  être  un  jour  la  comf)agne  de  ma 
vie  et  de  ma  pensée...  Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  j'ai  attendu 
avant  de  l'épouser  qu'elle  fût  en  âge  d'agir  en  pleine  liberté,  et  que, 
pour  le  cas  où  ses  sentimens  n'auraient  pas  été  d'accord  avec  les 
miens,  j'avais  assuré  son  avenir. 

—  Cela  est  digne  de  vous,  dit  Bernard...  Mais  je  vous  ferai  ob- 
server que  M""  Sabine  est  une  intelligence  d'élite...  Les  femmes 
comme  elle  ne  pourront  jamais  être  qu'une  exception. 


256  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

—  Je  crois  le  contraire,.,  je  crois  que,  dans  un  avenir  assez  pro- 
chain, le  type  intellectuel  et  moral  de  Sabine,  certainement  excep- 
tionnel aujourd'hui,  deviendra  le  type  à  peu  près  général  de  la  jeune 
fille...  Il  faut  admettre  cette  espérance,  si  l'on  ne  veut  pas  admettre 
l'hypothèse  invraisemblable  du  retour  à  une  religion  révélée  ;  car 
hors  de  ces  deux  conditions,  le  mariage,  qui  est  une  nécessité  so- 
ciale, cesserait  d'être  viable. 

M.  Tallevaut  et  Bernard  rejoignirent  Sabine,  qui,  ayant  fait  ses 
adieux  à  Aliette,  les  attendait  devant  le  perron.  Le  temps  continuant 
d'être  magnifique,  elle  avait  préféré  retourner  à  pied.  On  se  mit 
donc  en  marche  dans  la  direction  de  La  Saulaye,  et  M.  de  Vaudricourt 
accompagna  ses  hôtes  jusqu'à  moitié  route.  Quand  il  les  eut  quittés, 
Sabine  suivit  quelque  temps  son  chemin  en  silence  à  côté  de  son 
tuteur  ;  puis  tout  à  coup  le  timbre  grave  et  harmonieux  de  sa  voix 
résonna  doucement  dans  la  nuit. 

—  Mon  oncle,  dit-elle,  je  crains  que  M™^  de  Vaudricourt  ne  soit 
sérieusement  malade...  INe  le  pensez-vous  pas? 

—  Mais  non,  mon  enfant,  Dieu  merci!..  On  ne  meurt  pas  de 
rien. 

—  Elle  a  eu  tantôt  une  syncope  si  complète  et  si  prolongée  que 
j'ai  eu  peur. 

—  Oui,.,  rien  d'effrayant  comme  une  syncope,.,  et,  cependant, 
quand  il  n'y  a  pas  d'affection  organique,  c'est  un  accident  sans  gra- 
vité. —  M°^®  de  Vaudricourt  n'a  rien  au  cœur,.,  c'est  de  l'anémie, 
simplement. 

—  Mais,  mon  oncle,  n'ai-je  pas  lu,  —  je  ne  sais  où,  —  que  cer- 
tains cas  d'anémie  ont  eu  des  terminaisons  fatales? 

—  Sans  doute, . .  on  a  vu  des  anémiques  épuisés  périr  brusquement 
dans  une  syncope,.,  mais  ce  sont  des  cas  infiniment  rares, — et  avec 
une  constitution  à  peine  atteinte  comme  celle  de  M""^  de  Vaudri- 
court, —  presque  impossibles... 

—  C'est  qu'elle  dit  qu'elle  est  sujette  à  ces  accidens  depuis  long- 
temps déjà... 

—  Oui,.,  pauvre  petite  femme!.,  c'est  un  esprit  tourmenté,., 
elle  se  fait  des  chimères. 

—  Alors  vous  n'êtes  pas  inquiet? 

—  Pas  du  tout,  —  jusqu'à  présent. 

—  Tant  mieux,  mon  oncle. 

Ils  étaient  alors  arrivés  devant  la  grille  de  La  Saulaye,  et  leurs 
ombres  se  perdirent  dans  l'épaisse  obscurité  projetée  par  les  grands 
saules. 

A  la  fin  de  la  même  semaine,  quelques  amis  de  Paris,  attirés 
par  la  beauté  de  la  saison,  venaient  passer  trois  ou  quatre  jours  à 


LA   MORTE.  257 

Valmoutiers.  C'était  la  vieille  amie  de  Bernard  et  d'Aliette,  la  du- 
chesse de  Gastel-Moret,  qui  s'était  mise  à  la  tête  de  cette  caravane. 
Les  lettres  d'Aliette  et  de  son  mari  l'avaient  naturellement  tenue 
au  courant  de  la  m:dadie  de  la  petite  Jeanne  et  des  incidens  de  sa 
miraculeuse  guérison.  A  peine  arrivée,  elle  manifesta  la  curiosité  de 
connaître  cette  jeune  voisine  dont  on  lui  avait  dépeint  l'étrange 
personnalité  :  —  Et  votre  belle  juive,  dit-elle  à  Bernard,  est-ce  que 
nous  ne  la  verrons  pas  ? 

—  Quelle  juive,  ma  chère  duchesse? 

—  Mais  celle  rjui  a  soigné  Jeanne  ? 

—  M'^"  Tallevaut?..  Mais  elle  n'est  pas  juive? 

—  Vraiment?..  Moi,  je  la  croyais  juive,.,  probablement  à  cause 
de  ces  belles  juives  à  turban,  qui  faisaient  de  la  médecine  au  moyen 
âge...  et  qui  pansaient  les  chevaliers  blessés,  comme  Hébecca  dans 
Ivanhoe...  Enfin,  juive  ou  non,  elle  m'intéresse...  Est-ce  qu'on  ne 
peut  pas  la  voir  ? 

Pour  complaire  à  la  duchesse,  une  voiture  fut  envoyée  à  La  Sau- 
laye  avec  un  billet  rédigé  par  Aliette,  et  adressé  au  docteur  Talle- 
vaut. Elle  s'excusait  de  lui  enlever  encore  une  fois  sa  nièce  pour  la 
faire  profiter  d'une  aimable  visite  qu'elle  venait  de  recevoir. 

Sabine  arriva  dans  l'après-midi  et  obtint  auprès  des  hôtes  pas- 
sagers de  Valmoutiers  le  succès  de  beauté  et  de  distinction  originale 
qu'elle  méritait.  —  C'était,  dit  la  duchesse,  la  Vénus  sévère. 

Cependant,  M""*  de  Vaudricourt,  que  ses  empressemens  de  maî- 
tresse de  maison  avaient  apparemment  fatiguée,  éprouva  dans  la 
matinée  du  lendemain,  à  l'heure  de  son  lever,  une  crise  de  faiblesse, 
et  dut  se  résigner,  sur  l'avis  du  docteur  Raymond,  à  garder  sa 
chambre.  Elle  n'y  reçut  dans  la  journée  que  son  mari,  M"^  Talle- 
vaut et  la  duchesse,  laquelle,  n'aimant  pas  à  s'ennuyer,  repartit  le 
soir  même  pour  Paris  avec  ceux  qu'elle  avait  amenés. 

M  '"  Tallevaut  se  disposait  elle-même  à  retourner  chez  son  oncle 
quand,  au  moment  de  son  départ,  Aliette  fut  prise  d'une  nouvelle 
syncope  qui  se  prolongea  pendant  plusieurs  minutes  et  qui  effraya 
beaucoup  son  mari.  Il  pria  instamment  Sabine  de  rester  au  château 
et,  n'osant  envoyer  chercher  M.  Tallevaut,  dont  il  craignait  de  fatiguer 
la  complaisance,  il  appela  le  docteur  Baymond.  Celui-ci  constata  que 
cette  dernière  syncope  si  rebelle  avait  laissé  le  pouls  un  peu  plus  faible 
et  moins  régulier  que  de  coutume.  Il  ne  vit  d'ailleurs  aucun  sym- 
ptôme inquiétant  dans  l'état  de  la  malade  ;  il  prescrivit  simplement 
de  continuer,  en  augmentant  un  peu  les  doses,  la  médication  tour 
à  tour  tonifiante  et  calmante  à  laquelle  M"®  de  Vaudricourt  était 
soumise,  et  dont  le  vin  de  quinquina,  l'éther,  et  la  valériane  for- 
maient les  principaux  élémens. 

TOME  LXUII.  —  1886.  17 


258  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

.  Le  lendemain,  quoique  M'"*^  de  Vaudricourt  eût  encore  pu  se  lever, 
les  demi-défaillances  se  répétèrent  dans  la  journée,  avec  des  inter- 
mittences d'agitation  et  de  profond  malaise.  —  Vers  le  soir,  elle 
tomba  de  nouveau  dans  un  complet  évanouissement  dont  on  eut 
peine  à  la  faire  revenir.  —  Quand  elle  eut  repris  connaissance,  elle 
demanda  sa  fille,  qu'elle  n'avait  pas  vue  depuis  la  veille;  elle  lui 
sourit  en  secouant  doucement  sa  tête  affaiblie,  l'embrassa  longue- 
ment, et  dit  à  l'enfânt  tout  étonnée  de  voir  des  larmes  sur  les  joues 
de  sa  mère  :  —  Va  jouer,  ma  chère  petite  ! 

M.  de  Vaudricourt  et  Sabine,  secondés  activement  par  la  vieille 
bonne  Victoire,  toujours  présente,  se  relayaient  jour  et  nuit  dans 
la  chambre  d'Aliette,  et  la  soignaient  avec  un  égal  dévoûment,  en 
affectant  de  lui  laisser  voir  une  entière  sécurité  d'esprit.  —  M.  de 
Vaudricourt,  cependant,  commençait  au  fond  du  cœur  à  se  troubler 
profondément,  et,  s'étant  ménagé  quelques  minutes  de  tête-à-tête 
avec  Sabine  :  — Mais  enfin,  mademoiselle,  lui  dit-il,  êtes-vous  sûre 
qu'on  ne  se  trompe  pas  ?  Je  ne  puis  avoir  que  la  plus  absolue  con- 
fiance dans  le  diagnostic  du  docteur  Tallevaut,..  et,  cependant,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  voir  de  grands  changemens,..  une  grande  alté- 
ration du  visage...  Est-ce  que  cela  ne  vous  frappe  pas? 

—  Mon  Dieu  1  monsieur,  dit  M'^^  Tallevaut,  je  ne  puis  que  me 
rappeler,.,  et  que  vous  répéter  ce  que  mon  oncle  me  disait  il  y  a 
deux  jours  :  elle  n'a  aucun  organe  atteint,  et  on  ne  meurt  pas  de 
rien. 

Elle  le  laissa  dans  la  cour  du  château,  où  il  marcha  quelque 
temps  à  grands  pas  autour  de  la  pelouse.  —  Tout  à  coup  il  vit  pa- 
raître à  l'entrée  de  la  grille  le  curé  de  Valmoutiers,  qui  arrivait 
avec  une  hâte  évidente;  en  même  temps  il  aperçut  la  vieille  Victoire, 
qui,  du  haut  du  perron,  semblait  surveiller  son  arrivée. 

—  C'est  vous,  malheureuse,  s'écria-t-il  violemment,  qui  avez  fait 
venir  le  prêtre  ? 

—  Oui,  monsieur,  répondit-elle  en  le  regardant  avec  fermeté. 

—  Est-ce  que  madame  l'a  demandé  ? 

—  Non,  monsieur,  mais,  quoi  qu'on  dise,  je  trouve  madame  très 
mal... 

—  Mais  c'est  vous,  misérable,  qui  allez  la  tuer  en  lui  donnant 
une^émotion  pareille  ! 

Avant  que  Victoire  eût  pu  répondre,  l'apparition  soudaine  de 
M'^"  Tallevaut  sur  le  seuil  du  vestibule  mit  fin  brusquement  à  cette 
discussion. 

—  Monsieur,  dit  Sabine  avec  une  gravité  un  peu  émue,  je  crois 
devoir  vous  prier  d'envoyor  chercher  mon  oncle  sans  retard. 

M.  de  Vaudricourt  l'interrogea  d'un  coup  d'œil  rapide  et  poussa 


LA,    MORTE.  259 

une  douloureuse  exclamation,  en  joignant  les  mains  avec  éclat;  un 
domestique  prit  aussitôt  ses  ordres  et  courut  aux  écuries. 
Se  tournant  alors  vers  le  curé  de  Valmoutiers  : 

—  Monsieur  le  curé,  dit  Bernard,  veuillez  me  suivre,.,  mais 
permettez-moi,  je  vous  prie,  de  prévenir  ma  femme. 

Le  prêtre  s'inclina. 

Bernard  monta  chez  Aliette.  —  Elle  était  couchée  sur  sa  chaise 
longue,  et  elle  paraissait  sommeiller  :  elle  entr' ouvrit  les  yeux 
quand  son  mari  entra. 

—  Ma  chère  enfant,  dit-il  en  lui  prenant  une  main  qu'elle  lui 
abandonna,  je  viens  de  gronder  votre  vieille  Victoire,.,  elle  perd 
vraiment  la  tète...  Malgré  les  assurances  répétées  des  médecins, 
elle  s'est  effrayée  de  vous  voir  un  peu  plus  souffrante  aujourd'hui, 
et  elle  a  fait  appeler  notre  curé:. .  est-ce  que  vous  voulez  le  recevoir  ? 

—  Je  vous  en  prie.  —  Elle  soupira  péniblement  et  attacha  sur 
son  mari  ses  grands  yeux,  remplis  d'une  détresse  si  poignante  et 
si  étrange  qu'il  sentit  la  moelle  de  ses  os  se  glacer. 

Il  ne  put  s'empêcher  de  lui  dire  avec  une  profonde  émotion  : 

—  Est-ce  que  vous  ne  m'aimez  plus,  Aliette? 

—  Toujours  !  murmura  la  pauvre  enfant. 

Il  se  pencha  sur  elle  et  lui  mit  au  front  un  long  baiser.  —  Elle 
vit  des  larmes  s'échapper  des  yeux  de  son  mari  et  parut  comme 
surprise. 

Il  retourna  aussitôt  à  la  porte,  fit  signe  au  prêti*e  qui  l'attendait 
sur  l'escalier,  et  se  retira. 

Fendant  une  demi-heure  mortelle,  M.  de  Vaudricourt  se  promena 
dans  le  grand  salon  de  son  château,  s'arrêtant  à  toute  minute  de- 
vant les  fenêtres  qui  donnaient  sur  la  cour.  M"*  Tullevaut,  silen- 
cieuse et  très  pâle,  était  assise  près  d'un  guéridon  et  s'y  tenait 
accoudée,  dans  sa  pose  femilière,  la  tête  dans  sa  main. —  De  temps 
à  autre,  Bernard  laissait  échapper  dans  son  agitation  des  paroles 
entrecoupées  et  confuses  : 

—  Mais  ce  n'est  pas  possible  !..  De  quoi  mourrait-elle  ?..  C'est  la 
foudre!..  Non  !  ce  n'est  pas  possible  ! 

—  Attendons  mon  oncle,  répondait  simplement  Sabine. 

On  vint  avertir  M.  de  Vaudricourt,  comme  il  en  avait  donné 
l'ordre,  que  le  curé  avait  quitté  la  chambre  de  sa  femme.  —  Il  y 
remonta  aussitôt  et  Sabine  l'y  suivit.  Mais  Aliette,  qui  paraissait 
très  absorbée,  ne  sembla  pas  les  voir.  Elle  prit  cependant  de  la  main 
de  son  mari  la  potion  qu'il  lui  présentait.  Victoire  dit  à  Bernard 
que  le  curé,  sur  la  prière  de  la  malade,  devait  revenir  un  peu  plus 
tard  dans  la  soirée  avec  les  sacremens. 

Vers  sept  heures,  le  docteur  Tallevaut  arriva  ;  dès  qu'il  se  trouva 


260  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

en  face  d'Aliette,  une  expression  de  stupeur  passa  sur  son  visage, 
comme  un  nuage  rapide.  Puis  reprenant  subitement  l'impassibilité 
professionnelle,  il  souleva  le  bras  glacé  de  la  jeune  femme,  toucha 
son  pouls  à  peine  sensible,  contempla  un  moment  ses  traits  déco- 
lorés, ses  yeux  à  demi  voilés,  et  lui  murmura  en  s'inclinant  sur 
elle  quelques  paroles  d'encouragement  très  douces  et  très  tendres, 
comme  s'il  eût  parlé  à  un  enfant. 

11  emmena  alors  Bernard  dans  un  boudoir  contigu  à  la  chambre 
et  lui  serrant  la  main  avec  force  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  je  vous  demande  pardon!..  C'est  une 
chose  affreuse  à  vous  dire,.,  mais  ma  misérable  science  a  été  en 
défaut,.,  et  maintenant  elle  est  impuissante,.,  votre  femme  va 
mourir  ! . . 

Un  cri  retentit  dans  la  chambre,  puis  un  bruit  de  sanglots!  — 
M.  de  Vaudricourt  s'élança  éperdu... 
Aliette  était  morte  ! 

Après  la  première  heure  de  désordre  et  d'affolement,  M.  de  Vau- 
dricourt sortit  de  la  torpeur  et  de  l'espèce  d'égarement  où  l'avait 
plongé  une  catastro})he  si  inattendue  et  si  soudaine  pour  poser  brus- 
quement au  docteur  celte  question  : 

—  Mais,  enfin,  de  quoi  est-elle  morte? 

—  Elle  est  morte  d'un  arrêt  du  cœur...  —  et  M.  Talievaut  lui  ex- 
pliqua brièvement  que  les  affections  anémiques  avaient  quelquefois 
ce  dénoûment  fatal,  mais  dans  des  cas  si  rares,  si  exceptionnels 
qu'ils  déjouaient  toutes  les  prévisions  de  la  science.  —  11  ajouta 
qu'il  se  reprocherait  cependant  éternellement  de  n'avoir  pas  tenu 
compte  même  de  l'invraisemblable,  même  de  l'impossible,  quand 
il  s'agissait  d'une  santé  et  d'une  vie  si  précieuses. 

11  était  onze  heures  du  soir  quand  le  docteur  Talievaut  et  sa  nièce 
prirent  congé  de  leur  hôte.  Un  coupé  les  attendait  au  bas  du  per- 
ron. Sabine  y  prit  place  à  côté  de  son  oncle  :  absorbés  tous  deux 
dans  leurs  pensées,  ils  arrivèrent  à  La  Saulaye  sans  avoir  échangé 
un  seul  mot.  Le  coupé  roula  sourdement  autour  de  la  sombre  pièce 
d'eau  et  les  déposa  devant  le  seuil  du  cottage. 


VIIL 


Suivant  son  usage  quotidien,  M.  Talievaut  conduisit  sa  pupille  jus- 
qu'à la  porte  de  sa  chambre,  l'embrassa  sur  le  front  en  lui  serrant 
la  main  et  entra  chez  lui. 


LA    MORTE.  261 

Environ  une  heure  et  demie  plus  tard,  quand  il  put  croire  Sa- 
bine endormie,  le  docteur  Tallevaut,  qui  ne  s'était  point  couché, 
sortit  de  sa  chambre  avec  une  extrême  précaution,  traversa  le  long 
couloir  et  descendit  l'escalier.  Le  bougeoir  qu'il  tenait  à  la  main 
éclairait  la  pâleur  et  la  contraction  de  son  visage.  —  Il  entra  dans 
la  grande  pièce  du  rez-de-chaussée  qui  lui  servait  de  salon  et  de 
bibliothèque,  et  de  là,  soulevant  une  lourde  portière  en  tapisserie, 
il  passa  dans  son  laboratoire.  Il  alla  droit  à  une  sorte  de  buffet  en 
vieux  chêne,  formant  encoignure  dans  un  des  angles  du  mur,  et 
où  étaient  enfermées  les  substances  dangereuses  qu'il  employait  dans 
sa  médication  ou  dans  ses  expériences.  Ce  buffet  se  fermait  par 
une  de  ces  serrures  qui  n'ont  pas  de  clé  et  dont  il  faut  connaître 
l'appareil  secret.  Après  qu'il  eut  fait  jouer  la  plaque  tournante 
de  la  serrure,  le  docteur  Tallevaut  parut  hésiter  quelques  secondes 
avant  d'ouvrir  le  panneau  du  meuble,  —  puis,  d'un  geste  violent,  il 
ouvrit  le  panneau.  Aussitôt  son  front  pâte  se  couvrit  d'une  teinte 
livide;  dans  une  série  de  flacons  qui  étaient  rangés  sur  la  plus 
haute  tablette  du  buffet ,  son  premier  coup  d'œil  avait  reconnu 
une  place  vide.  En  môme  temps,  de  ses  lèvres  agitées  par  une 
légère  convulsion,  un  mot  séchappait  faible  comme  un  souffle  : 

—  Aconit! 

Tout  à  coup,  il  lui  sembla  entendre  quelque  bruit  dans  l'inté- 
rieur de  la  maison.  —  Il  éteignit  son  flambeau  et  prêta  l'oreille. 
—  Quelques  minutes  après,  il  distingua  nettement  le  glissement 
d'un  |);is  furtif  et  un  froissement  de  soie  dans  la  pièce  voisine.  Il  se 
rapprocha  vivement  de  la  porte  et  attendit.  La  nuit,  très  pure,  était 
éclairée  par  un  croissant  de  lune  qui  jetait  dans  le  laboratoire,  à 
travers  les  fenêtres  du  jardin,  quelques  rayons  blanchâtres.  —  La 
portière  se  souleva  et  Sabine  parut  :  dans  cette  même  seconde,  le 
bras  du  docteur  Tallevaut  s'abattit  sur  le  bras  de  sa  pupille. 

La  jeune  fille  poussa  un  cri  étouffé  et,  laissant  échapper  dans  sa 
première  surprise  un  flacon  qui  sonna  sur  les  dalles,  elle  se  rejeta 
en  courant  dans  la  pièce  voisine.  —  Près  de  la  grande  table  qui  en 
occupait  le  milieu,  elle  s'arrêta  brusquement,  s'y  appuya  d'une 
main  et  Ht  face  à  son  tuteur  qui  marchait  vers  elle. 

Dans  la  bibliothèque  comme  dans  le  laboratoire,  les  fenêtres, 
ouvrant  sur  le  jardin,  n'avaient  point  de  volets,  et  la  clarté  polaire 
du  ciel  y  répandait,  par  place,  un  vague  demi-jour.  —  M.  Tallevaut 
put  voir  dans  les  yeux  et  sur  le  visage  de  Sabine  un  air  de  bra- 
vade farouche. 

—  Mais,  malheureuse!  lui  dit-il,  d'une  voix  sourde,  défends-toi 
donc!..  Dis-moi  que  tu  t'es  trompée...  l'aconitine  est  aussi  un  mé- 
dicament... tu  m'as  vu  moi-même  l'employer  quelquefois...  Tu  as 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pu  être  imprudente...  étourdie...  et  tu  as  eu  peur  de  mes  repro- 
ches... Voilà  pourquoi  tu  te  cachais?  Voyons,.,  parle!.. 

—  A  quoi  bon?  répondit-elle,  avec  un  geste  dédaigneux  de  la 
main,  vous  ne  me  croiriez  pas,.,  vous  ne  vous  croyez  pas  vous- 
même! 

Le  malheureux  honime  s'afFaissa  sur  son  fauteuil  de  travail,  en 
se  parlant  haut  à  lui-même  dans  son  trouble  profond  :  —  Non!... 
murmura-t-il,  —  c'est  vrai...  c'est  impossible...  elle  est  incapable 
d'une  erreur  si  grossière!..  Hélas!  elle  n'a  que  trop  bien  su  ce 
qu'elle  faisait!..  Avec  quelle  habileté  infernale  elle  a  choisi  ce  poi- 
son... dont  les  effets  devaient  imiter  les  symptômes  de  la  maladie 
elle-même...  se  confondre  avec  eux...  et  les  aggraver  tout  dou- 
cement jusqu'à  la  mort!..  Oui,.,  c'est  un  crime,.,  un  crime  odieu- 
sement prémédité  contre  cette  aimable  et  douce  créature!  — Et 
après  un  silence  :  —  Oh!  quelle  misérable  dupe  j'ai  été!..  —  Puis 
dressant  la  tête  vers  Sabine  :  —  Dis-moi,  au  moins,  que  son 
mari  est  ton  complice,,,  que  c'est  lui  qui  t'a  poussée  à  cette  infâme 
action  ! 

—  Non,  dit  Sabine,  il  l'ignore...  Je  l'aime  et  je  sais  que  j'en  suis 
aimée...  Rien  de  plus. 

Le  docteur  Tallevaut,  après  quelques  minutes  de  muet  accable- 
ment, reprit  avec  fermeté,  quoique  d'une  voix  sensiblement  al- 
térée : 

—  Sabine,  si  vous  avez  compté  sur  quelque  faiblesse  criminelle 
de  ma  part,  vous  m'avez  méconnu  ;  mon  devoir,  dès  ce  moment, 
est  de  vous  livrer  à  la  justice  et,  si  horrible  que  soit  ce  devoir,  je 
vais  le  remplir. 

—  Vous  y  réfléchirez  auparavant,  mon  oncle,  dit  froidement  la 
jeune  fille  qui  se  tenait  debout  en  face  de  son  tuteur  de  l'autre  côté 
de  la  table  :  —  car  si  vous  me  livrez  à  la  justice,  si  vous  donnez 
au  monde  la  joie  d'un  pareil  procès,  vous  devez  prévoir  ce  que 
dira  le  monde  :  il  dira  que  je  suis  votre  élève,  et  il  ne  dira  que  la 
vérité  ! 

—  Mon  élève,  misérable  !  Vous  ai-je  donc  jamais  enseigné  d'au- 
tres principes  que  ceux  que  je  pratiquais  moi-même?  Vous  ai-je 
jamais  donné,  par  ma  parole  ou  par  mon  exemple,  d'autres  leçons 
que  des  leçons  de  droiture,  de  justice,  d'humanité,  d'honneur? 

—  Vous  me  surprenez,  mon  oncle.  Gomment  un  esprit  tel  que  le 
vôtre  ne  s'est-il  jamais  douté  que  je  pouvais  tirer  de  vos  doctrines 
et  de  nos  communes  études  des  conséquences,  des  enseignemens 
difierens  de  ceux  que  vous  en  tiriez  vous-même?..  L'arbre  de  la 
science,  mon  oncle,  ne  produit  pas  les  mêmes  fruits  sur  tous  les 
terrains...  Vous  me  parlez   de  droiture,    de  justice,   d'humanité, 


LA    MORTE.  263 

d'honneur?..  Vous  vous  étonnez  que  les  mêmes  théories  qui  vous 
ont  inspiré  ces  vertus  ne  me  les  aient  pas  inspirées  à  moi-même?.. 
La  raison  en  est  pourtant  bien  simple...  Vous  savez  comme  moi 
que  ces  prétendues  vertus  sont  en  réalité  facultatives,.,  puisqu'elles 
ne  sont  que  des  instincts,.,  de  véritables  préjugés  que  la  nature 
nous  impose...  parce  qu'elle  en  a  besoin  pour  la  conservation  et  le 
progrès  de  son  œuvre...  Il  vous  plaît  de  vous  soumettre  à  ces  in- 
stincts... et  à  moi  il  ne  me  plaît  pas...  voilà  tout? 

—  Mais  ne  t'ai-je  pas  dit  et  répété  mille  fois,  malheureuse,  que  le 
devoir,  l'honneur,  le  bonheur  même,  étaient  dans  la  soumission  à 
ces  lois  naturelles,  à  ces  lois  divines? 

—  Vous  me  l'avez  dit,  vous  le  croyez...  Moi,  je  crois  le  contraire. 
Je  crois  que  le  devoir,  que  l'honneur  d'une  créature  humaine  est  de 
se  révolter  contre  ces  servitudes,  de  secouer  ces  entraves  dont  la 
nature,.,  ou  Dieu,  comme  vous  voudrez,  nous  charge  et  nous  op- 
prime, pour  nous  faire  travailler,  malgré  nous,  à  un  but  inconnu,., 
à  une  œuvre  qui  ne  nous  regarde  pas...  Ah  !  certes,  oui,vous  m'avez 
dit  et  répété  que  c'était  pour  vous  non-seulement  un  devoir,  mais 
une  joie  de  contribuer  humblement,  par  vos  travaux  et  vos  vertus, 
à  je  ne  sais  quelle  œuvre  divine,  à  je  ne  sais  quel  but  suj^érieur  et 
mystérieux  vers  lequel  l'univers  est  en  marche...  Mais  vraiment, 
ce  sont  là  des  plaisirs  qui  me  laissent  parfaitement  insensible;  je 
me  soucie  peu,  je  vous  jure,  de  me  priver,  de  me  contraindre,  de 
souffrir  toute  ma  vie  pour  préparer  à  je  ne  sais  quelle  humanité 
future  un  état  de  bonheur  et  de  perfection  dont  je  ne  jouirai 
pas,  des  fêtes  dont  je  ne  serai  pas,  et  des  paradis  où  je  n'entrerai 
pas!.. 

Sous  l'empire  des  émotions  qui  l'agitaient  en  ce  moment  terrible, 
sa  parole ,  d'abord  calme  et  glaciale ,  s'était  animée  })eu  à  peu  et 
prenait,  par  degrés,  un  caractère  de  violente  exaltation.  Elle  avait 
quitté  sa  première  attitude  et  elle  s'était  mise  à  marcher  à  pas  lents 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  bibliothèque,  —  s'arrêtant  par  intervalles 
pour  accentuer  son  langage  d'un  geste  énergique.  —  M.  Tallevaut, 
toujours  immobile  dans  son  fauteuil,  ne  lui  répondait  plus  que  par 
de  vagues  exclamations  d'indignation  et  paraissait  suivre  de  l'œil, 
avec  stupeur,  cette  ombre  spectrale  qui  parfois  se  perdait  dans  les 
ténèbres,  tantôt  s'éclairait  des  lueurs  pâles  du  dehors. 

—  Faut-il  tout  vous  dire?  poursuivit-elle.  Je  m'ennuyais  mortelle- 
ment; je  m'ennuyais  dans  le  présent,  dans  le  passé,  dans  l'avenir... 
L'idée  de  passer  ici  ma  vie,  penchée  sur  vos  livres  ou  sur  vos  four- 
neaux,., avec  la  perspective  de  la  perfection  finale  de  l'univers  pour 
toute  distraction  et  pour  tout  réconfort,.,  cette  idée  m'était  insup- 
portable 1  Une  telle  vie  peut  suffire  à  un  être  qui  est  tout  cerveau 


264  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

comme  vous;  mais  à  ceux  qui  ont  des  nerfs  sous  la  peau,  du  sang 
dans  les  veines  et  des  passions  dans  le  cœur,.,  jamais  !.  Je  suis  une 
femme,  et  j'ai  toutes  les  aspirations,  toutes  les  passions  d'une  femme; 
elles  sont  même  chez  moi  plus  puissantes  que  chez  d'autres,  parce 
que  je  n'ai  ni  les  superstitions  ni  les  préjugés  qui,  chez  d'autres, 
peuvent  les  amortir...  Je  rêvais  de  grandes  amours,  je  rêvais  une 
existence  de  luxe,  de  plaisirs,  d'élégance  au  milieu  des  fêtes  mon- 
daines. Je  sentais  que  j'avais  reçu  du  hasard  tous  les  dons  qui  pou- 
vaient me  faire  jouir  de  tout  cela  avec  plénitude,.,  et  il  fallait  y  re- 
noncer à  jamais  !..  A  quoi  m'eût  servi  alors  cette  indépendance 
d'esprit  que  j'avais  conquise?.,  à  quoi  me  servait  toute  ma  science 
si  je  n'en  tirais  aucun  profit  pour  mes  ambitions,  aucune  arme  pour 
mes  passions?..  Une  occasion  s'est  présentée...  J'ai  aimé  cet  homme 
et  j'ai  compris  qu'il  m'aimait;  j'ai  compris  que,  s'il  était  libre,  il 
m'épouserait,.,  et  alors...  j'ai  fait  ce  que  j'ai  fait!..  Un  crime!  mais 
c'est  un  mot!..  Qu'est-ce  qui  est  bien  et  qu'est-ce  qui  est  mal?... 
qu'est-ce  qui  est  vrai,  ou  qu'est-ce  qui  est  faux?..  En  réalité,  vous 
le  savez  bien,  le  code  de  la  morale  humaine  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'une  page  blanche  où  chacun  écrit  ce  qu'il  veut,  suivant  son  in- 
telligence et  son  tempérament.  Il  n'y  a  plus  que  des  catéchismes 
individuels...  Le  mien  est  celui-là  même  que  la  nature  me  prêche 
par  son  exemple  :  elle  élimine  avec  un  égoïsme  impassible  tout  ce 
qui  la  gêne;  elle  supprime  tout  ce  qui  fait  obstacle  à  son  but;  elle 
écrase  le  faible  pour  faire  place  au  fort...  et  ce  n'est  pas  d'aujour- 
d'hui, soyez  sûr,  que  cette  doctrine  est  celle  des  esprits  vraiment 
libres  et  supérieurs...  On  a  dit  de  tout  temps  :  Les  bons  s'en  vont  ! 
Non!  ce  sont  les  faibles  qui  s'en  vont,.,  et  ils  ne  font  que  leur, de- 
voir, et  quand  on  les  y  aide  un  peu,  on  ne  fait,  après  tout,  que  ce 
que  fait  Dieu!..  Relisez  votre  Darwin,  mon  oncle!.. 

Mais  celui  à  qui  elle  parlait  avait  cessé  de  l'entendre.  En  se  re- 
tournant vers  lui  pour  lui  adresser  sa  sauvage  apostrophe,  elle  vit  que 
son  corps  s'était  incliné  lourdement  en  avant  et  que  sa  tête  gisait 
inerte  sur  la  table.  —  Il  n'avait  pu  soutenir  i'elfroyable  choc  qui  l'avait 
frappé  en  même  temps  au  cerveau  et  au  cœur.  Suus  ce  coup  ter- 
rible, ses  sentimens,  ses  idées,  sa  foi,  son  courage,  —  toute  sa  vie 
intellectuelle  et  morale  s'écroulait.  —  Sa  jeune  pupille  n'était  pas 
seulement  pour  lui  une  compagne ,  une  fiancée  bien-aimée  :  elle 
était,  dans  son  étrange  beauté,  comme  l'image  même  de  sa  religion 
philosophique;  c'était  en  elle  que  celte  religion  resplendissait,  lui 
souriait,  l'enchantait.  En  voyant  tout  à  coup  apparaître  le  monstre 
sous  ce  masque  charmant  et  adoré,  sa  pensée  s'éteignit,  puis  sa  vie. 
—  Une  congestion  l'avait  foudroyé. 

Que  se  passa-t-il  en  ce  moment  dans  Tesprit  et  dans  l'âme  de  cette 


LA    MORTE.  265 

jeune  créature  qu'une  philosophie  trouble  avait  jetée  hors  de  l'huma- 
nité? On  ne  sait.  Mais,  après  un  premier  saisissement  silencieux, 
quand  elle  tint  sous  sa  main  le  cœur  à  jamais  glacé  de  celui  qui, 
depuis  tant  d'années,  l'avait  comblée  de  bienfaits  et  de  tendresse, 
elle  s'afTaissa  sur  ses  genoux  et  sanglota  convulsivement. 

Puis  elle  se  releva  d'un  mouvement  soudain  et  parut  réfléchir 
quelques  minutes  en  s'essuyant  les  yeux.  Se  dirigeant  alors  vers  le 
laboratoire,  elle  ramassa  le  flacon  qui  était  resté  sur  les  dalles,  et 
le  remit  à  sa  place  dans  le  buffet  de  chêne.  —  Elle  remonta  ensuite 
l'escalier  avec  précaution  et  se  retira  chez  elle. 

Aux  premières  lueurs  du  matin,  un  bruit  de  pas  désordonnés, 
de  cris  et  d'appels  confus  dans  la  maison  l'avertit  que  la  lugubre 
découverte  était  faite  ;  sa  femme  de  chambre  affolée  vint  la  chercher 
en  toute  hâte.  Elle  courut  et  versa  encore  quelques  larmes,  peut-être 
sincères,  devant  le  corps  inanimé  de  son  tuteur. 

Au  docteur  Raymond,  qui  ne  put  que  constater  la  mort  par  con- 
gestion, Sabine  dit  simplement  qu'elle  avait  laissé  la  veille  au  soir 
son  oncle  dans  la  bibliothèque  sous  l'impression  très  profonde  et 
très  douloureuse  que  lui  avait  causée  la  mort  de  M"'®  de  Yaudri- 
court,  pour  laquelle  il  avait  une  vive  affection.  Elle  l'avait  entendu, 
ajoutait-elle,  se  reprocher  avec  une  sorte  de  colère  d'avoir  été,  par 
son  imprévoyance,  en  partie  cause  de  ce  malheureux  événement. 
Elle  s'était  étonnée  et  même  inquiétée  de  le  voir  affecté  par  cette 
pensée  à  un  degré  extraordinaire.  Le  docteur  Raymond  admit  que 
M.  Tallevaut,  fatigué  et  usé  par  des  excès  de  travail,  avait  pu  suc- 
comber subitement  à  l'émotion  d'un  violent  chagrin.  Cette  version 
se  répandit  et  s'accrédita  dans  le  pays,  et  il  s'établit  ainsi  entre  ces 
deux  catastrophes  également  soudaines  une  espèce  de  lien  qui  les 
expliquait  l'une  par  l'autre. 

L'idée  que  la  mort  de  M™"  de  Vaudricourt  pût  être  le  résultat 
d'un  crime  n'était  venue  et  ne  pouvait  véritablement  venir  à  per- 
sonne ;  on  avait  vu  depuis  plusieurs  mois  la  santé  de  cette  jeune 
femme  affaiblie  et  languissante  :  l'affection  bien  connue  dont  elle 
souff'rait  avait  paru  suivre  son  cours  normal,  et  les  derniers  acci- 
dens  qui  avaient  brusquement  emporté  la  malade  ne  différaient  pas 
sensiblement  de  ceux  auxquels  elle  était  sujette  depuis  longtemps. 
Une  perversité  savante  avait  su  choisir  et  doser  la  substance  toxique 
de  façon  à  en  dissimuler  les  effets  sous  les  symptômes  réguliers  de 
la  maladie,  tout  en  les  accentuant  jusqu'à  les  rendre  mortels.  Quant 
aux  indices  qui  auraient  pu  trahir  le  poison,  la  science  et  la  saga- 
cité supérieures  du  docteur  Tallevaut  avaient  seules  pu  les  soup- 
çonner ;  on  sait  du  reste  que  l'aconit,  entre  tous  les  poisons  végé- 
taux généralement  si  rebelles  à  l'analyse  scientifique,  est  celui  qui 


266  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

laisse  le  moins  de  traces,  soit  extérieures,  soit  intérieures,  dans 
l'organisme. 

Pendant  que  M^^®  Tallevaut,  héritière  de  son  oncle,  continuait 
d'habiter  La  Saulaye  avec  sa  mère  infirme,  le  comte  de  Vaudricourt, 
après  avoir  rendu  à  sa  femme  les  devoirs  suprêmes,  partait  avec  la 
petite  Jeanne  pour  Varaville.  Il  y  resta  plusieurs  semaines,  mêlant 
son  deuil  à  celui  de  la  mère  et  des  parens  d'Aliette.  Ce  deuil  était 
sincère.  Si  M.  de  Vaudricourt  avait  souffert  de  son  mariage  mat 
assorti,  s'il  avait  maudit  plus  d'une  fois  le  jour  où  il  s'était  uni  à 
une  femme  dont  tous  les  sentimens  et  tous  les  goûts  étaient  con- 
traires aux  siens,  s'il  avait  enfin  conçu  à  côté  d'elle  une  passion 
violente  pour  une  autre  femme,  il  n'en  éprouvait  pas  moins,  surtout 
dans  ces  premiers  temps,  à  la  pensée  de  celle  qui  n'était  plus,  une 
douleur  profonde  et  confuse,  où  dominait  une  pitié  poignante. 

Vers  l'automne,  Bernard  se  rendit  en  Angleterre  chez  les  parens 
des  Gourteheuse,  et  il  y  demeura  une  partie  de  l'hiver,  chassant  et 
voyageant.  Revenu  en  France,  et  après  un  nouveau  séjour  à  Vara- 
ville près  de  sa  fille,  il  retourna  à  Valmoutiers  pour  la  première  fois 
depuis  son  veuvage.  Il  en  était  parti  sans  avoir  revu  Sabine  ;  mais 
aussitôt  arrivé  à  Varaville,  il  lui  avait  écrit  pour  lui  exprimer  à  l'oc- 
casion de  la  mort  de  M.  Tallevaut  sa  douloureuse  sympathie  et  ses 
regrets  personnels.  Elle  lui  avait  répondu  sur  le  même  ton  de  poli- 
tesse brève  et  réservée.  Plus  tard,  étant  en  Angleterre,  il  lui  avait 
écrit  de  nouveau  à  deux  ou  trois  reprises  avec  plus  d'abandon,  en 
revenant  peu  à  peu  au  ton  amical  et  enjoué  qui  marquait  autrefois 
leurs  relations,  mais  sans  jamais  faire  allusion  à  la  scène  d'intimité 
tendre  qui  avait  précédé  de  si  peu  de  jours  la  mort  d'Aliette. 

Quand  il  la  revit,  elle  était  encore  en  grand  deuil,  et  sa  toilette 
sévère  relevait  encore  le  caractère  de  sa  beauté,  de  cette  beauté 
sombre  et  passionnée  qui  l'avait  suivi  au-delà  du  détroit,  et  qui 
avait  effacé  peu  à  peu  dans  son  souvenir  l'image  de  la  pauvre 
morte. 

Toutefois  il  hésita  quelque  temps  avant  de  prendre  la  résolution 
qui  semblait  lui  être  fatalement  imposée.  Quelque  chose  en  lui  se 
débattait  sourdement  contre  l'idée  de  son  union  avec  M'""  Tallevaut, 
et  pourtant  il  finit  par  se  persuader  qu'après  ce  qui  s'était  passé 
entre  eux,  après  la  véritable  déclaration  qu'il  lui  avait  adres- 
sée, la  délicatesse  même  et  l'honneur  lui  commandaient  de  l'épou- 
ser dès  qu'il  était  libre  et  qu'elle  l'était  aussi.  Il  était  d'ail- 
leurs trop  jeune  pour  ne  pas  se  remarier,  et  après  la  douloureuse 
expérience  de  son  premier  mariage,  comment  ne  pas  choisir  entre 
toutes  cette  jeune  fille  d'une  éducation  exceptionnelle,  chez  laquelle 


L4    MORTE.  *267 

il  ne  trouverait  ni  les  vices  d'une  précoce  dépravation  mondaine,  ni 
Tétroitesse  du  préjugé  religieux,  mais  simplement,  avec  une  haute 
culture  d'esprit,  les  sentimens  et  les  principes  d'un  honnête 
homme? 

Par-dessus  tout,  il  savait  qu'il  ne  pouvait  la  posséder  qu'en 
l'épousant  ;  et  la  possession  de  cette  créature  superbe,  vaillante  et 
farouche,  était  devenue  la  pensée  maîtresse,  la  pensée  unique,  la 
pensée  brûlante  de  ses  jours  et  de  ses  nuits. 

Il  voulut  laisser  passer  l'anniversaire  de  la  mort  d'Aliette,  et  ce 
fut  seulement  au  mois  de  juin  qu'il  retourna  à  Varaville  pour  faire 
part  à  M""'  de  Courteheuse  de  sa  détermination.  Il  lui  représenta 
que,  n'ayant  pas  de  fils,  il  croyait  devoir  à  son  nom  et  à  la  mémoire 
de  son  oncle  de  se  remarier  :  il  épousait  M""  TalJevaut,  qui  était 
une  personne  d'élite  et  qui  en  outre  se  recommandait  à  lui  par  le 
dévoûment  qu'elle  avait  autrefois  montré  à  sa  fille  et  à  sa  femme. 
Pour  adoucir  à  la  mère  d'Aliette  le  coup  qu'il  lui  portait,  il  lui  dé- 
clara qu'il  comptait  lui  laisser  la  petite  Jeanne,  tout  en  lui  deman- 
dant la  permission  de  venir  la  voir  souvent  à  Varaville.  Ce  ne  fut 
pas  sans  une  véritable  amertume  de  cœur  qu'il  se  décida  à  se  sé- 
parer ainsi  de  sa  fille,  qu'il  aimait  tendrement.  Mais  c'était  un  secret 
hommage  qu'il  rendait  encore,  malgré  lui,  à  celle  qui  n'était  plus 
là  pour  veiller  sur  son  enfant. 

Trois  mois  après,  Sabine  Tallevaut  était  la  femme  de  Bernard,  et 
dans  l'hiver  de  la  même  année,  après  un  voyage  dans  différentes 
contrées  de  l'Europe,  le  comte  et  la  comtesse  de  Vaudricourt  s'in- 
stallaient à  Paris  dans  un  somptueux  appartement  de  l'avenue  des 
Champs-Elysées. 

.  Ce  fut  environ  deux  ans  après  son  mariage  avec  Sabine  que  M.  de 
Vaudricourt  crut  devoir  reprendre  la  plume,  et  ajouta  à  son  jour- 
nal secret,  depuis  si  longtemps  interrompu,  les  pages  suivantes  : 


JOURNAL   DE   BERNARD  [suité). 


Paris,  février  188.. 

Ma  vie  aura  été  incontestablement  une  des  plus  extraordinaires 
de  ce  temps!..  Si  j'en  étais  le  simple  spectateur,  elle  m'intéresse- 
rait déjà  vivement  :  en  étant  le  principal  acteur,  elle  m'intéresse 
encore  davantage.  Aujourd'hui,  comme  il  y  a  dix  ans,  ma  destinée 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traverse  une  crise  :  cette  crise  est  piquante,  et  je  cède  au  désir  de 
me  formuler  à  moi-même  les  impressions  qu'elle  me  suggère  : 
peut-être,  mûri  par  l'âge,  pourrai-je  en  outre  enrichir  ces  pages 
de  quelques  réflexions  philosophiques  d'une  certaine  valeur. 

Deux  mots  seulement  du  triste  passé,  dont  je  ne  parlerai  jamais 
qu'avec  respect.  Je  n'ai  pas  été  heureux  avec  ma  première  femme, 
et  elle  n'a  pas  été  heureuse  avec  moi  :  j'ai  même  le  regret  profond 
de  pouvoir  supposer  que  sa  jeune  existence  a  été  brisée  p:ir  le  cha- 
grin. Cependant  que  pourrais-je  me  reprocher?  Elle  avait  la  foi,  et 
je  ne  l'avais  pas.  Rien  de  plus.  Mon  tort  véritable  avait  été  de  ne 
pas  prévoir  ce  qui  devait  fatalement  arriver  de  l'union  de  deux 
êtres  qui  jugeaient  la  vie  à  un  point  de  vue  opposé,  l'un  la  regar- 
dant comme  un  don  de  Dieu,  l'autre  comme  un  don  du  hasard  ; 
l'un  comme  une  épreuve  et  une  préface,  l'autre  comme  une  jouis- 
sance viagère  et  une  aventure  sans  lendemain.  Il  est  évident  que 
l'usage  que  l'on  fait  de  la  vie,  suivant  l'un  ou  l'autre  de  ces  points 
de  vue,  doit  être  fort  diflerent. 

N'en  parlons  plus. 

Si  ma  première  femme  m'affligeait,  la  seconde  m'amuse  prodi- 
gieusement. Je  me  permettrai  de  dire,  —  pour  me  servir  en  pas- 
sant d'une  locution  populaire,  —  que  ce  n'est  pas  la  religion  qui 
l'étoufTe.  Ce  serait  plutôt  la  science.  Elle  sait  infiniment  de  choses  : 
mais  j'ai  peur  qu'elle  ne  les  ait  insuffisamment  digérées.  Je  suis 
assez  de  mon  temps,  et  j'ai  assez  lu  ou  du  moins  parcouru  mes  au- 
teurs pour  la  suivre  dans  ses  théories  philosophiques.  Mais  il  me 
semble  qu'elle  en  abuse  et  qu'elle  en  pousse  la  logique  un  peu 
loin.  Elle  a  toujours  un  argument  scientifique  à  l'appui  de  ses  ac- 
tions, de  ses  goûls  et  de  ses  dégoûts.  —  Je  rirai,  je  crois,  jusque 
dans  ma  tombe  de  la  réponse  qu'elle  me  fit  très  peu  de  temps 
après  notre  mariage,  quand  je  lui  exprimais  mon  désir  d'avoir  un 
fils  :  —  car  quelques-unes  de  ses  façons  m'avaient,  je  l'avoue,  un 
peu  étonné.  —  «  Mon  ami,  me  dit-elle,  ne  comptez  pas  sur  moi  pour 
cela.  La  maternité  est  une  de  ces  servitudes  que  la  nature  nous 
impose  pour  sa  satisfaction  particulière,  et  dans  l'intérêt  de  son 
œuvre.  Or  vous  savez  que  je  suis  à  l'égard  des  lois  naturelles  une 
révoltée.  Mes  principes,  —  qui  du  reste  ressemblent  beaucoup  aux 
vôtres,  je  pense,  — consistent  à  ne  prendre  autant  que  possible  que 
les  joies  de  la  vie  et  à  en  repousser  les  souffrances.  La  nature  a 
généralement  attaché  un  appât  quelconque  à  chacune  de  ses  lois 
oppressives  afin  de  nous  les  faire  accepter.  C'est  ainsi  qu'elle  a  in- 
venté la  volupté  comme  un  appât  à  la  maternité.  Le  fait  d'un  esprit 
émancipé  est  de  saisir  l'appât  et  de  laisser  le  reste.  Vous  me  direz 
que,  si  chacun  pensait  comme  moi,  le  monde  finirait.  Je  vous  répon- 


LA   MORTE.  269 

drai  que  cela  m'est  tout  à  fait  égal.  La  nature  n"a,  vous  le  savez, 
qu'un  souci,  c'est  de  conserver  l'espèce  :  elle  a  du  reste  le  mépris 
de  l'individu...  Eh  bien!  j'ai  comme  elle  le  mépris  de  l'individu, 
mais  de  plus  qu'elle,  j'ai  le  mépris  de  l'espèce  !  » 

Elle  ajouta,  il  est  vrai,  avec  sa  grâce  féminine  et  son  admirable 
sourire  à  fossettes  :  —  Et  puis,  mon  ami,  maternité  est  ruine  de 
beauté,  et  puisque  vous  me  trouvez  belle,  je  veux  le  rester  ! 

Et  elle  est  restée,  en  effet,  fort  belle  ;  mais  j'ai  tout  lieu  de 
craindre  que  ce  ne  soit  plus  uniquement  en  mon  honneur  et  gloire. 
Déterminé  plus  que  jamais  à  voir  toutes  les  choses  de  ce  monde 
sous  un  jour  plaisant,  j'aborderai  avec  enjoûment  cette  matière,  si 
délicate  qu'elle  puisse  être. 

A  la  suite  de  notre  voyage  de  noces,  pendant  lequel  je  dois  con- 
fesser que  l'intelligence  rare  et  très  ouverte  de  Sabine  m'avait 
donné  de  vives  satisfactions,  nous  vînmes  nous  installer  à  Paris,  où 
j'étais  personnellement  très  heureux  de  faire  ma  rentrée.  Mais  je 
craignais  que  ma  femme  ne  m'y  suivît  par  pure  complaisance,  et 
qu'elle  ne  s'habituât  difficilement  à  ce  train  de  la  vie  parisienne 
auquel  son  existence  sérieuse  et  retirée  semblait  l'avoir  mal  pré- 
parée. A  cet  égard,  j'éprouvai  une  surprise  qui  me  fut  d'abord  plei- 
nement agréable.  Sabine  était  entrée  dans  le  milieu  parisien  comme 
dans  son  élément  naturel.  Je  trouvai  même  bientôt  qu'elle  y  appor- 
tait une  fougue  un  peu  excessive,  que  je  ne  pus  m'empôcher  de 
comparer  mentalement  à  l'ardeur  d'une  nonne  échappée  de  son 
couvent,  et  qui  dévore  à  belles  dents  un  fruit  longtemps  rêvé  et 
longtemps  défendu.  Je  me  rappelai  alors,  —  peut-être  un  peu  tard, 
—  avec  quelle  singulière  curiosité  M""  Tallevaut  m'interrogeait  ja- 
dis, au  milieu  de  nos  promenades  dans  les  bois,  sur  les  plaisirs  et 
les  distractions  des  heureux  habitans  de  Paris.  Elle  goûtait  mainte- 
nant pour  son  compte  ces  plaisirs  et  ces  distractions,  et  s'en  gor- 
geait  comme  si  elle  eût  voulu  les  épuiser.  Dîners,  bals,  théâtres, 
courses,  comédies  de  salon,  fêtes  mondaines  de  toute  sorte, — toutes 
les  circonstances  enfin  de  la  vie  parisienne  qui  peuvent  intéresser 
l'esprit,  les  sens  ou  la  vanité,  elle  les  recherchait  avec  la  même 
passion  infatigable,  et  elle  y  suffisait  et  elle  y  suffit  encore.  Ce 
n'est  pas  l'affolement  stupide  de  la  Parisienne  vulgaire:  c'est  une 
résolution  systématique  de  connaître  et  de  savourer,  dans  son  pas- 
sage sur  cette  planète,  toutes  les  sensations  agréables  ou  curieuses 
qu'on  y  peut  rencontrer,  résolution  soutenue  par  des  nerfs  d'acier  et 
une  volonté  de  fer.  Ma  femme  est  un  sphinx.  Elle  est  aussi  un  docu- 
ment, et  ce  document,  je  l'étudiai  dès  le  premier  jour  avec  un  intérêt 
qui,  —  osons-en  convenir,  —  n'était  pas  toujours  exempt  d'inquié- 
tude. Car  je  n'étais  pas  sans  avoir  remarqué  que  cette  étonnante  per- 


270  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sonne,  au  lieu  de  puiser  dans  l'étude  et  dans  la  science,  comme  son 
excellent  et  malheureux  tuteur,  une  sorte  de  foi  supérieure  et  de  haut 
mysticisme,  n'y  avait  puisé  que  d'amères  négations,  avec  un  profond 
sentiment  de  dédain  et  de  révolte  contre  toute  espèce  d'entrave 
naturelle  ou  surnaturelle,  contre  toute  espèce  de  loi  divine  ou  hu- 
maine. Je  me  demandais  ce  que  deviendrait,  dans  sa  logique  effré- 
née, cette  passion  féminine  lâchée  en  liberté  à  travers  le  monde.  Je 
me  demandais  où  s'arrêterait  cette  curiosité  insatiable...  Je  me 
demandais  surtout  si,  en  fait  d'amour,  elle  s'arrêterait  à  moi. 

Ce  fut  ma  femme  elle-même  qui,  allant  au-devant  de  mes  vœux, 
voulut  bien  répondre  à  cette  question. 

La  chose  arriva  à  propos  d'un  incident  insignifiant.  On  donnait 
une  première  représentation  avec  Sarah  Bernhardt,  et  ma  femme, 
qui  ne  manque  aucune  des  solennités  de  ce  genre,  m'avait  chargé, 
suivant  son  usage,  de  lui  avoir  une  loge  à  tout  prix.  Je  ne  pus  avoir 
la  loge.  J'avoue  que  je  n'y  avais  pas  mis  de  zèle  :  ma  femme  mène 
un  tel  train  de  jour  et  de  nuit  que  je  commençais  à  éprouver,  tout 
vieux  mondain  et  noctambule  que  je  suis,  une  vague  lassitude.  Mon 
médecin  me  conseillait  même  d'enrayer  un  peu.  Je  n'étais  donc  pas 
fâché  de  passer  une  soirée  chez  moi,  et  surtout  de  la  passer  avec 
ma  femme,  dont  la  terrible  beauté,  malgré  ses  mélanges,  —  peut- 
être,  hélas  !  à  cause  de  ses  mélanges  !  —  n'avait  pas  cessé  de  par- 
ler fortement  à  mon  imagination. 

Après  le  dîner,  où  elle  s'était  montrée  mécontente  et  silencieuse, 
je  la  suivis  dans  le  boudoir,  où  pétillait  un  joli  feu  d'amoureux,  et, 
tout  en  lui  offrant  gracieusement  une  cigarette  :  —  Vous  n'allez 
nulle  part  ce  soir,  ma  chère  amie  ? 

—  Où  voulez-vous  que  j'aille?  Tout  Paris  est  à  cette  représen- 
tation, excepté  nous  !.. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je,  je  n'envie  pas  tout  Paris,  et  tout  Paris  doit 
m'envier  puisque  je  suis  près  de  vous. 

Elle  s'était  jetée  sur  sa  chaise  longue  ;  elle  se  redressa  à  demi, 
et,  me  mesurant  de  son  regard  le  plus  froid  et  le  plus  haut  : 

—  Pardon!  mon  ami,  me  dit-elle,  est-ce  que  vous  m'aimez  encore? 

Et  comme  j'ouvrais  de  grands  yeux  pour  toute  réponse  :  —  Vrai- 
ment? reprit-elle.  Vous  m'étonnez  beaucoup...  Moi,  je  ne  vous 
aime  plus  du  tout.  —  Et  se  recouchant  tranquillement  sur  sa  chaise 
longue,  elle  ajouta  :  —  Je  vous  dis  cela ,  mon  ami ,  parce  que  je 
m'aperçois  depuis  quelque  temps  que  vous  devenez  jaloux,  et  je 
veux  vous  épargner  ce  ridicule. . .  De  plus,  je  remarque  que  vous 
vous  fatiguez  à  m'accompagner  partout  comme  mon  ombre,.,  il  me 
semble  même  que  votre  santé  en  souffre.  Maintenant,  après  cette 
franche  déclaration,  vous  allez  pouvoir  vous  reposer  un  peu. 


LA    MORTE.  271 

—  Je  vous  remercie  de  votre  bonté  !  lui  dis-je.  Mais  ayez  l'obli- 
geance de  vous  expliquer  plus  nettement  encore...  Voulez-vous  dire 
que  je  doive  renoncer,  dès  ce  moment,  à  l'honneur  de  vos  bonnes 
grâces  ? 

—  Je  vous  en  prie  ! 

—  Et  que  vous  ayez  l'intention  de  manquer  à  la  fidélité  que  vous 
me  devez? 

—  La  fidélité  que  je  vous  dois?..  En  vertu  de  quoi,  mon  ami? 
Est-ce  en  vertu  du  serment  que  nous  avons  prêté  l'un  et  l'autre 
devant  l'autel  d'un  Dieu  auquel  nous  ne  croyons  ni  l'un  ni  l'autre?.. 
Allons  donc  !  vous  n'êtes  pas  un  enûmt,  et  vous  savez  très  bien  que 
nous  n'avons  fait  que  remplir,  ce  jour-là,  une  formalité  de  conven- 
tion et  de  convenance  !..  La  société,  jusqu'à  nouvel  ordre,  n'admet 
aux  bénéfices  du  mariage  que  ceux  qui  ont  passé  par  cette  forma- 
lité... C'est  à  cette  condition  seulement  qu'elle  leur  fait  accueil, 
qu'elle  leur  accorde  une  place  dans  ses  salons  et  un  rang  dans  le 
monde...  Il  fallait  donc  nous  y  soumettre,.,  mais,  du  reste,  voyons, 
mon  ami,  qu'est-ce  que  le  mariage  entre  gens  comme  vous  et  moi? 
Vous  savez  bien  que  c'est  une  simple  association  en  vue  d'avantages 
communs  et  généraux,.,  qui  débute  sans  doute  quelquefois  par  un 
certain  attrait  réciproque,  mais  qui  ne  saurait  être  fondée  sur  l'ab- 
surdité contre  nature  de  l'amour  éternel  du  même  homme  pour  la 
même  femme  et  de  la  même  femme  pour  le  même  homme  ! 

—  Ma  chère  Sabine,  lui  dis-je,  il  n'y  a  vraiment  pas  moyen  de 
s'ennuyer  avec  vous.  Quand  on  avance  en  âge  comme  moi,  on  s'en- 
dort quelquefois  le  soir  au  coin  du  feu...  C'est  un  inconvénient  au- 
quel j'échapperai  certainement  tant  que  vous  m'honorerez  de  vos 
réjouissantes  communications. 

—  Je  vous  sais  gré,  mon  cher  Bernard,  me  répondit-elle,  de 
prendre  gaîment  celle  que  je  viens  de  vous  faire...  Un  sot  se  se- 
rait fâché...  J'avoue,  au  surplus,  que  j'ai  été  un  peu  dure  dans  la 
forme,.,  mais  j'étais  furieuse  d'avoir  manqué  ce  spectacle...  Pour- 
quoi m'avez-vous  gâtée  ! 

—  Ainsi,  ma  chère,  je  dois  considérer  comme  une  plaisanterie 
tout  ce  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  me  dire  et  de  me  pré- 
dire ce  soir? 

—  Mais,  non,  mon  ami,  pas  du  tout...  Je  n'ai  rien  à  en  retirer,., 
que  la  mauvaise  humeur  qui  était  de  trop...  Autrement,  vous  sen- 
tez bien  que  je  vous  ai  dit  la  vérité  et  que  le  mariage  doit  être  pour 
nous  ce  qu'il  était  pour  les  libres  esprits  du  siècle  dernier,  un  pa- 
villon respectable  sous  lequel  chacun  garde  son  indépendance!.. 
Nous  sommes  amis,  et  j'espère  bien  que  nous  le  resterons,.,  mais 
amans?.,  toujours?..  Est-ce  naturel?..  Est-ce  possible?..  Vous  savez 


272  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

bien  que  non...  Eh  bien  !  quoi,  alors?..  Nous  tromper  réciproque- 
ment avec  des  cachotteries  misérables?..  ]Non,..il  n'y  a  vraiment 
qu'une  conduite  qui  soit  raisonnable  et  digne  de  nous  deux,  c'est 
de  continuer  à  jouir  des  privilèges  que  le  mariage  nous  assure  dans 
le  monde,  et  de  profiter  en  même  temps  des  agrémens  d'une  mu- 
tuelle liberté...  Voyez-vous,  mon  ami,  la  vraie  théorie  de  la  vie, 
c'est  d'en  user  avec  la  société  comme  avec  la  nature,  c'est-à-dire 
de  prendre  les  avantages  qu'elle  nous  offre,  tout  en  répudiant  les 
servitudes  qu'elle  prétend  nous  imposer. 

—  Ma  chère  enfant,  lui  répondis-je,  vous  présumez  un  peu  trop 
de  mon  estomac  quand  vous  le  croyez  capable  de  digérer  toutes  les 
vingt-quatre  heures  vos  théories  sur  la  nature  et  ses  servitudes... 
Je  suis  un  homme  trop  simple  pour  essayer  de  combattre  des  doc- 
trines qui  s'appuient  sur  de  si  fortes  éludes...  C'est  pourquoi  je 
vous  demande  la  permission  de  vous  baiser  les  mains  et  de  vous 
souhaiter  le  bonsoir. 

Sur  quoi,  je  me  retirai.  —  Je  crois  pouvoir  dire  que  ma  retraite, 
dans  une  situation  embarrassante,  ne  manquait  ni  d'à-propos  ni 
de  dignité.  Mais  je  n'en  suis  pas  plus  fier. 

Tel  a  été  le  ton  de  nos  relations  dans  le  cours  de  cette  char- 
mante soirée,  et  tel  il  est  demeuré  depuis.  Il  y  a  de  part  et  d'autre 
une  hostilité  sourde,  et  comme  qui  dirait  une  haine  naissante  qui 
se  dérobe  plus  ou  moins  sous  les  formes  d'une  aimable  iionie. 
L'existence  commune  n'en  reste  pas  moins  possible,  jusqu'ici, 
grâce  à  la  diversion  mondaine,  qui  en  abrège  beaucoup  les  instans. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  dès  ce  moment  une  vérité  qui  s'impose, 
c'est  que  mon  second  mariage  menace  d'être  aussi  malheureux  que 
le  premier,  peut-être  davantage...  Mais  cette  fois  j'ai  l'heureuse 
consolation  d'avoir  en  face  de  moi  un  adversaire  qui  a  de  la  dé- 
fense :  je  n'ai  pas  affaire,  comme  autrefois,  à  une  créature  si  sen- 
sible et  si  délicate  qu'on  se  sentait  cruel  rien  qu'en  la  froissant. 
Puisqu'il  est  dit  que  le  mariage  est  fatalement  un  combat,  encore 
doit-on  se  croire  favorisé  quand  on  le  livre  à  armes  égales.  Gela 
soutient,  cela  excite...  Ce  n'est  pas  du  bonheur,  je  le  veux  bien, 
mais  c'est  de  la  vie  ! 

30  mars. 

Je  me  suis  bien  amusé  hier  soir...  Mais  procédons  par  ordre. 

A  la  suite  des  déclarations  si  nettes  de  ma  femme,  j'ai  dû  m'at- 
tendre  que  j'aurais  un  jour  ou  l'autre  à  soutenir  la  lutte,  non  pour 
la  vie,  mais  pour  l'honneur.  J'ai  bien  essayé  de  me  convaincre, 
comme  ma  femme  m'y  avait  engagé,  que  nos  charmans  ancêtres  du 


LA    MORTE.  273 

siècle  dernier  étaient  dans  le  vrai  quand  ils  se  passaient  mutuelle- 
ment et  même  quand  ils  se  confiaient  leurs  fredaines  conjugales. 
Bien  que  soulagé  de  beaucoup  de  préjugés,  je  ne  puis  me  hausser 
à  ce  degré  de  philosophie.  J'avoue  qu'en  bonne  logique  ma  femme 
a  raison  dans  ses  théories  sur  le  mariage.  Elle  a  raison  de  dire 
que  l'amour  unique  et  perpétuel  du  même  homme  pour  la  même 
femme,  et  réciproquement,  est  une  absurdité  contre  nature.  Il  est 
certain  que  les  croyances  spiritualistes  ont  seules  qualité  pour  éter- 
niser la  fidélité  conjugale,  par  la  raison  qu'elles  ne  consacrent  pas 
seulement  dans  le  mariage  l'attrait  passager  de  deux  corps  et  de 
deux  esprits,  mais  qu'elles  prétendent  unir  deux  âmes  immortelles. 
Il  est  encore  certain  qu'entre  deux  francs  matérialistes  comme  ma 
femme  et  moi,  le  mariage,  perdant  sa  base  religieuse,  n'est  plus 
qu'une  convention  sociale,  et  qu'il  paraît  raisonnable  de  s'entendre 
amicalement  entre  époux  pour  jouir  de  ses  avantages  et  pour  en 
répudier  les  sujétions.  Oui,  tout  cela  est  parfaitement  scientifique. 
Mais  il  faut  croire  que  les  procédés  de  la  science  ne  sont  pas  ap- 
plicables à  toutes  les  choses  de  ce  monde,  et  en  particulier  aux 
choses  de  l'ordre  moral...  Quant  à  moi,  je  conviens  que  j'en  étais 
arrivé,  il  y  a  une  quinzaine  de  jours,  à  force  de  logique,  à  me  per- 
suader que  les  théories  de  ma  femme  étaient  légitimes,  et  que  je 
ferais  preuve,  comme  elle,  d'une  conception  supérieure  de  la  vie 
en  acceptant  le  pacte  d'indépendance  réciproque  qu'elle  m'avait 
proposé.  Mais,  comme  j'ouvrais  la  bouche  pour  lui  communiquer 
ma  résolution,  les  paroles  me  restèrent  dans  la  gorge,  parce  que, 
malgré  toute  la  logique  du  monde,  je  sentis  que  j'allais  commettre 
une  lâche  infamie.  Il  y  a  décidément  quelques  préjugés  dont  je  ne 
me  déferai  jamais,  et  je  demeurerai  toujours  à  quelques  égards  un 
esprit  faible. 

Il  y  avait  donc  hier  soir  chez  la  vieille  duchesse  une  représenta- 
tion théâtrale  qui  se  composait  de  tableaux  vivans  où  ma  femme 
devait  jouer  plusieurs  rôles.  Sa  beauté  sculpturale  se  prête  mer- 
veilleusement à  ces  sortes  d'exhibitions.  Je  ne  l'accompagne  plus 
dans  le  monde  aussi  assidûment  qu'autrefois  ;  mais,  je  l'y  suis  en- 
core cependant  assez  souvent  pour  ménager  les  bienséances,  et 
aussi  pour  me  tenir  au  courant.  Depuis  l'avertissement  qu'elle  avait 
eu  l'obligeance  de  me  donner,  je  ne  pouvais  guère  douter  qu'elle 
n'eût  un  amour  en  tête,  et  je  me  préoccupais  avec  un  intérêt  facile 
à  comprendre  d'en  connaître  l'objet.  Gela  ne  me  fut  pas  difficile. 
Ma  femme,  qui  m'a  vu  fort  amoureux  d'elle  et  qui,  en  conséquence, 
me  méprise  passablement,  n'a  pas  cru  qu'elle  eût  à  se  gêner  beau- 
coup avec  moi.  —  Il  y  a,  dans  une  des  grandes  ambassades  en  ré- 
sidence à  Paris,  un  jeune  prince  d'une  remarquable  beauté  dont 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  18 


27Ù  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  attentions  auprès  de  M"^®  de  Vaiidricourt  ne  sont,  depuis  quel- 
que temps,  un  mystère  pour  personne.  Les  rencontres  au  bois,  au 
théâtre,  au  bal  et  même  à  ma  propre  table,  étaient  trop  fréquentes 
pour  échapper  même  à  l'œil  d'un  mari.  Toutefois,  autant  que  je  puis 
avoir  de  compétence  en  ces  matières,  les  choses  se  maintenaient 
dans  les  limites  de  la  coquetterie.  Je  dois  dire  que  je  n'aime  pas  le 
prince.  Tout  sentiment  de  jalousie  à  part,  il  me  déplaît;  c'est  un 
grand  homme  brun  avec  de  gros  yeux  de  scarabée,  et  de  longues 
moustaches  retombantes,  dont  il  semble  particulièrement  fier  :  il 
montre  ses  dents,  à  la  façon  des  danseuses  de  ballet,  dans  un  sou- 
rire perpétuel.  Sa  satisfaction  de  lui-même  est  indiscutable. 

Le  prince  figura  dans  plusieurs  tableaux  où  sa  belle  prestance, 
ses  costumes  superbes,  et  ses  dents  éblouissantes  sous  ses  mous- 
taches noires  recueillirent  tous  les  suffrages.  —  Enfin,  il  parut  avec 
ma  femme  dans  un  groupe  à  deux  personnages  représentant  Ju- 
dith et  Holopherne.  Au  moment  où  le  rideau  se  levait,  Judith,  sai- 
sissant son  sabre  d'une  main,  s'appuyait  de  l'autre  sur  la  couche 
d'Holopherne,  et  se  penchait  sur  lui  pour  s'assurer,  avant  de  frap- 
per, qu'il  était  endormi.  —  Ils  étaient  vraiment  fort  beaux  à  voir 
tous  deux  dans  cette  situation  :  ma  femme  étalant  sa  main  blanche 
sur  la  peau  d'ours  qui  couvrait  la  couche,  et  attachant  ses  grands 
yeux  sauvages  sur  le  visage  de  sa  victime;  —  le  prince,  les  lèvres 
entr'ouvertes  par  le  sourire  d'un  doux  rêve,  avec  ses  disques  d'or 
aux  oreilles,  et  sa  barbe  tressée  à  la  mode  assyrienne.  —  On  re- 
,  demanda  le  tableau. 

J'étais  dans  les  coulisses,  où  je  faisais  les  fonctions  de  régisseur 
et  de  metteur  en  scène.  De  cette  place  privilégiée,  je  crus  m'aper- 
cevoir,  à  tort  ou  à  raison,  qu'à  l'instant  où  le  rideau  se  baissait,  le 
visage  de  Judith  et  celui  d'Holopherne,  déjà  fort  rapprochés  dans  le 
cours  du  tableau,  se  rapprochaient  encore  davantage. 

J'eus  le  bonheur,  la  minute  d'après,  de  pouvoir  rendre  un  petit 
service  au  prince.  Il  s'agissait  dé  l'aider  à  se  défaire  de  sa  barbe 
assyrienne,  qu'il  avait  dû  fixer  avec  un  appareil  de  cordons  très  com- 
pliqué. Je  saisis  avec  empressement  une  paire  de  ciseaux,  et  je 
coupai  les  cordons  :  mais  en  même  temps,  par  je  ne  sais  quelle 
distraction,  j'eus  la  maladresse  de  couper  une  des  longues  mous- 
taches du  prince.  Je  lui  en  fis  aussitôt  toutes  mes  excuses.  Mais  il 
avait  une  mine  si  plaisante  avec  l'unique  moustache  qui  lui  restait 
que  je  ne  pus  m'empêcher  de  mêler  un  éclat  de  rire  à  mes  excuses. 
Il  ne  les  accepta  pas.  —  Nous  nous  sommes  battus  ce  matin  à 
Meudon,  et  je  lui  ai  donné  un  coup  d'épée  qui  lui  a  traversé  l'épaule. 
—  L'aventure  divertit  beaucoup  le  public,  et  paraît  mortifier  un 
peu  ma  femme. 


LA   MORTE.  275 


10  avril. 


Rien  de  nouveau.  Toujours  le  même  délicieux  intérieur,  em- 
belli par  une  mutuelle  confiance.  Ma  femme  médite  sa  revanche 
avec  S' m  calme  inquiétant.  Elle  me  lance,  pendant  nos  repas  en 
tête-à-tête,  des  regards  qui  ne  sont  pas  tendres.  Mais  je  m'en  sou- 
cie peu,  et  je  n'en  conserve  pas  moins,  surtout  devant  elle,  mon 
impassible  enjoûment.  Car,  à  mon  tour,  je  ne  l'aime  plus  du  tout. 
Son  cynisme  pédantesque,  son  immoralité  par  raison  démonstra- 
tive, ont  pour  moi  quelque  chose  de  répugnant  qui  lui  enlève  tout 
charme  féminin.  Du  reste,  avec  ses  passions  sans  frein,  ses  curio- 
sités sans  loi  et  son  dilettantisme  à  outrance,  elle  me  prépare, 
j'en  suis  sûr,  mille  surprises  intéressantes  contre  lesquelles  une 
épée  ne  suffira  peut-être  pas  toujours  à  me  défendre.  Je  la  vois  se 
lier  beaucoup  avec  une  Russe  dont  on  ne  me  dit  pas  de  bien.  Il  faut 
avouer  que  j'ai  eu  une  heureuse  idée  quand  j'ai  confié  à  cette  créa- 
ture mon  repos,  mon  nom  et  mon  honneur  ! 

Valmoutiers,  20  avril. 

Sous  prétexte  de  quelques  réparations  urgentes,  je  suis  venu 
passer  une  semaine  à  Valmoutiers  pour  y  respirer  un  peu  d'air 
pur. 

Par  mes  ordres,  on  a  tenu  la  chambre  d'Aliette  fermée  et  scellée 
depuis  le  jour  oii  elle  en  est  sortie  dans  son  cercueil.  J'y  suis  ren- 
tré aujourd'hui  pour  la  première  fois...  J'y  ai  retrouvé  une  vague 
odeur  de  ses  parfums  favoris...  Pauvre  Miette!  que  n'ai-je  pu, 
comme  tu  le  désirais  si  ardemment,  ma  pauvre  chère  enfant,  par- 
tager tes  douces  croyances  et  m'associer  à  la  vie  de  paix  et  d'hon- 
nêteté que  tu  rêvais  !  —  Auprès  de  celle  qui  m'est  faite  aujourd'hui, 
elle  me  semble  un  paradis. 

—  Quelle  scène  affreuse  dans  cette  chambre!.,  quel  souvenir!.. 
Je  vois  encore  le  dernier  regard  qu'elle  attachait  sur  moi...  presque 
un  regard  de  terreur!..  Comme  elle  est  morte  vite!..  Et  la  stupeur 
de  ce  malheureux  Tallevautl.. 

J'ai  pris  cette  chambre  pour  la  mienne.  Mais  je  resterai  peu 
de  temps  ici.  Je  compte  aller  passer  quelques  jours  à  Varaville. 
J'ai  besoin  de  voir  ma  fille.  J'ai  besoin  de  voir  son  cher  visage 
d'ange. 

Valmoutiers,  22  avril. 

Quel  changement  dans  le  monde  depuis  mon  enfance,  —  et 
même  depuis  ma  jeunesse  !  —  Quel  étonnant  changement,  en  si  peu 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  temps,  dans  le  milieu  moral  que  nous  respirons  !..  Nous  étions 
alors  comme  imprégnés  de  la  pensée  de  Dieu,  d'un  Dieu  juste,  mais 
bienveillant  et  paternel...  jNous  vivions  vraiment  sous  ses  yeux 
comme  sous  les  yeux  d'un  père,  avec  crainte  et  respect,  mais  avec 
confiance...  Nous  nous  sentions  soutenus  par  sa  présence  invisible, 
mais  certaine...  Nous  lui  parlions  et  il  nous  semblait  qu'il  nous 
répondait...  Maintenant,  nous  nous  sentons  seuls  et  comme  aban- 
donnés dans  l'immense  univers...  Nous  vivons  dans  un  monde  dur, 
farouche,  haineux,  où  la  lutte  pour  l'existence  est  la  loi  unique  et 
cruelle,  où  nous  ne  sommes  plus  que  des  élémens  déchaînés  qui  se 
combattent  entre  eux  avec  un  égoïsme  féroce,  sans  pitié,  sans 
appel,  sans  espoir  d'une  justice  finale...  Et,  au-dessus  de  nous, 
plus  rien,.,  ou  pis  que  rien,  —  une  divinité  insouciante,  ironique 
et  barbare...  à  la  place  du  Dieu  très  bon  de  notre  heureuse  jeu- 
nesse I 

Valmoutiers,  23  avril. 

La  mère  d'Aliette,  M'"^  de  Courteheuse,  était  depuis  longtemps 
souffrante;  une  dépêche  qu'on  me  renvoie  tardivement  de  Paris 
m'annonce  sa  mort.  Je  pars  pour  Varaville.  Je  ne  puis  désormais  y 
laisser  ma  fille.  La  seule  personne  de  sa  famille  qui  reste  là-bas 
est  sa  vieille  grand'tante.  M""  de  Varaville,  qui  est  en  enfance.  Ma 
fille  va  avoir  dix  ans,  je  ne  puis  l'abandonner  aux  soins  des  subal- 
ternes. Je  suis  décidé  à  l'emmener,  soit  pour  la  garder  et  l'élever 
près  de  moi,  soit  pour  la  mettre  dans  un  pensionnat  ou  dans  un 
couvent  de  Paris.  Je  m'entendrai  à  cet  égard  avec  l'évêque  son 
grand-oncle.  La  présence  de  celte  enfant  m'aidera  à  supporter  bien 
des  choses. 

Varaville,  27  avril. 

...  Un  instant,  —  une  minute,  —  dans  cette  chambre  où  je  m'en- 
fermais il  y  a  trois  jours  avec  l'ombre  de  la  pauvre  morte,  —  une 
pensée  horrible  m'était  venue...  mais  je  l'avais  chassée  comme  un 
rêve  de  folie...  et  voilà  que  ce  rêve  de  folie  devient  une  réalité  ! 

—  Écrirai-je  cela?..  Oui!  je  l'écrirai...  Je  le  dois,  car  dès  ce  mo- 
ment, ce  journal,  si  gaîment  commencé,  n'est  plus  qu'un  testa- 
ment ;  si  je  venais  à  disparaître,  il  ne  faut  pas  que  ce  secret  meure 
avec  moi.  Il  faut  qu'il  soit  légué  aux  protecteurs  naturels  de  ma 
fille.  Il  y  va  de  ses  intérêts,  sinon  de  sa  vie. 

Voici  ce  qui  s'est  passé  :  —  Prévenu  trop  tard,  je  n'étais  pas  arrivé 
à  temps  pour  rendre  les  derniers  devoirs  à  M™"  de  Courteheuse. 
La  famille  était  déjà  dispersée.  Je  n'ai  plus  trouvé  ici  que  le  frère 


LA    MORTE.  277 

d'Aliette,  Gérard  de  Gourteheuse,  aujourd'hui  capitaine  de  frégate. 
Je  lui  ai  communiqué  mes  projets  relatifs  à  ma  fille.  Il  n'a  pu  que 
les  approuver.  Mon  intention  était  d'emmener  avec  Jeanne  sa  vieille 
bonne  Victoire  Genest,  qui  l'a  élevée  après  avoir  élevé  sa  mère. 
Mais  cette  fille  est  très  âgée,  assez  mal  portante,  et  j'appréhendais 
de  sa  part  quelque  difficultés,  d'autant  plus  que  son  attitude  à  mon 
égard  depuis  la  mort  de  ma  femme  avait  toujours  été  marquée  d'une 
mauvaise  grâce  touchant  à  l'hostilité.  C'était  même  uniquement  par 
respect  pour  la  mémoire  d'Aliette  que  j'avais  supporté  patiemment 
son  humeur  maussade. 

Je  l'ai  prise  à  part  dans  la  chambre  de  Jeanne,  pendant  que  l'en- 
fant jouait  dans  le  jardin  :  —  Ma  chère  Victoire,  lui  ai-je  dit,  tant 
que  M™*  de  Gourteheuse  a  vécu,  je  me  suis  fait  un  devoir  de  lais- 
ser sa  petite-fille  entre  ses  mains.  Personne  d'ailleurs  n'était  plus 
capable  qu'elle  de  veiller  à  son  éducation.  Mon  devoir  maintenant 
est  d'y  veiller  moi-même.  Je  compte  donc  emmener  Jeanne  à  Paris. 
J'espère  que  vous  voudrez  bien  l'y  accompagner  et  rester  à  son 
service. 

Dès  qu'elle  avait  pu  comprendre  mes  intentions,  la  vieille  femme 
était  devenue  subitement  très  pâle,  et  j'avais  vu  ses  mains  agi- 
tées d'un  léger  tremblement  ;  elle  me  regarda  fixement  de  son  œil 
gris  et  ferme,  et  me  dit  : 

—  M.  le  comte  ne  fera  pas  cela! 

—  Pardon,  ma  chère  madame  Genest,  je  ferai  cela...  J'apprécie 
vos  qualités  de  fidélité  et  de  dévoùment...  Je  vous  serai  1res  recon- 
naissant de  continuer  vos  bons  soins  à  ma  fille...  Mais,  du  reste, 
j'entends  être  seul  maître  chez  moi,  et  seul  maître  de  ma  fille. 

Elle  a  posé  une  main  sur  mon  bras  : 

—  Je  vous  en  prie,  monsieur,  ne  faites  pas  cela  ! 

—  Victoire,.,  est-ce  que  vous  devenez  folle? 

—  Oh!  non,  monsieur,  si  j'avais  pu  le  devenir,  ça  serait  fait  1. . 
Son  regard  fixe  et  rigide  ne  quittait  pas  le  mien  et  semblait  m'in- 
terroger  jusqu'au  fond  de  l'âme  :  —  Je  ne  l'ai  jamais  cru,  mur- 
muru-t-elle  :  non,  jamais  je  n'ai  pu  le  croire...  Mais  si  vous  emme- 
niez la  petite,  je  le  croirais! 

—  Mais  quoi,  malheureuse?.,  quoi  donc? 

Elle  baissa  encore  la  voix  :  —  Je  croirais  que  vous  savez  com- 
ment est  morte  la  mère...  et  que  vous  voulez  que  la  fille  meure 
comme  la  mère! 

—  Meure  comme  la  mère! 

—  Oui,.,  de  la  même  main! 

Mon  Iront  s'est  baigné  de  sueur  et  j'ai  senti  comme  un  souffle 
de  mort...  Cependant,  je  repoussais  encore  l'effrayante  lumière  : 


278  BIVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Victoire,  ai-je  dit,  prenez  garde,.,  vous  n'êtes  pas  foIle>  en 
effet...  vous  êtes  pis  que  cela,.,  votre  haine  contre  celle  qui  a 
remplacé  ma  première  femme,  votre  haine  aveugle  vous  inspire 
des  paroles  odieuses,.,  criminelles? 

—  Eh  bien!  monsieur,  s'est-elle  écriée  avec  une  sauvage  éner- 
gie, —  après  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  emmenez  votre  fille 
auprès  de  cette  femme,  si  vous  l'osez! 

J'ai  fait  quelques  pas  à  travers  la  chambre  pour  recueillir  ma 
raison,  puis,  revenant  à  la  vieille  femme:  —  Mais  comment  puis-je 
vous  croire?  Si  vous  aviez  eu  l'ombre  d'une  preuve  de  ce  que 
vous  me  laissez  entendre,  comment  auriez-vous  gardé  le  silence  si 
longtemps?..  Gomment  m'auriez-vous  laissé  contracter  ce  mariage 
exécrable  ? 

Elle  a  paru  plus  confiante  et  sa  voix  s'est  attendrie  :  —  Monsieur, 
c'est  que  madame,  avant  de  retourner  à  Dieu,  m'a  fait  jurer  sur  le 
crucifix  de  garder  ce  secret  à  jamais. 

—  Mais  pas  avec  moi,  enfin,.,  pas  avec  moi! 

Et  je  l'interrogeais  à  mon  tour,  les  yeux  dans  les  yeux.  Elle  a 
hésité,  puis  elle  a  balbutié  :  —  C'est  vrai,.,  pas  avec  vous,.,  puis- 
qu'elle croyait,  la  pauvre  petite... 

—  Quoi!  que  croyait-elle?..  Que  je  le  savais?..  Que  j'étais  com- 
plice, alors...  Dis? 

Elle  a  baissé  les  yeux  et  n'a  pas  répondu. 

—  Ah!  mon  Dieu!.,  est-ce  possible, mon  Dieu!.. Voyons,  mets-toi 
là,  ma  chère  fille,.,  assois-toi  près  de  moi...  et  parle,.,  dis-moi 
tout...  tout  ce  que  tu  sais,.,  tout  ce  que  tQ  as  vu...  Quand  t'es-tu 
aperçue  de  quelque  chose?..  A  quel  moment?.,  car  elle  était  réelle- 
ment malade  depuis  quelque  temps... 

—  Oui,  monsieur,  mais  ce  n'était  rien,  ce  n'était  pas  dange- 
reux,., les  médecins  le  disaient,  vous  savez,  —  et  moi  j'avais  trop 
l'habitude  de  la  soigner  pour  m'y  tromper  !..  Ah  !  je  sais  bien  quand 
le  danger  est  venu...  M.  le  comte  doit  se  rappeler  le  jour  oti 
M"^  la  duchesse  arriva  à  Valmoutiers,  et  où  on  envoya  chercher 
M"®  Sabine...  C'est  ce  jour-là,  monsieur,  j'en  suis  sûre,  qu'elle  a 
commencé  à  mal  faire,.,  c'est  à  partir  de  ce  jour-là  que  les  souf- 
frances de  madame  ont  brusquement  augmenté...  et  qu'il  y  a  eu 
de  grands  changemens...  Je  me  doutais,  et  je  me  suis  mise  à  la  sur- 
veiller, cette  fille...  Un  soir,  cachée  derrière  un  rideau  du  petit  bou- 
doir où  on  préparait  les  potions...  à  côté  de  la  chambre,.,  je  la  vis 
tirer  de  sa  poche  un  flacon  et  en  verser  une  goutte  ou  deux  dans 
la  potion  de  madame  ;  je  me  montrai  tout  subitement  :  —  Qu'est-ce 
que  c'est  que  ça,  mademoiselle?  —  Elle  avait  beaucoup  rougi,  mais 
ellerae  répondit  pourtant  avec  son  grand  sang-lroid  :  —  Ce  sont  des 


LA    MORTE.  279 

gouttes  que  mon  oncle  m'a  recommandé  de  mêler  à  la  valériane... 
Voilà  ce  qu'elle  me  dit,  et  vous  saurez  tout  à  l'heure,  monsieur, 
qu'elle  mentait...  —  Quand  je  la  surpris  comme  cela,  il  était  trop 
tard  déjà  peut-être,.,  car  ce  n'était  pas  la  première  fois,  bien  sûr, 
qu'elle  faisait  mal,.,  ma  première  idée  fut  de  vous  prévenir,.,  mais 
je  n'osai  pas...  Alors  je  prévins  madame...  Ah!  je  crus  bien  voir  que 
je  n'apprenais  rien  à  la  pauvre  petite,.,  et  pourtant  elle  me  gronda 
presque  durement  :  —  Tu  sais  bien,  me  dit-elle,  que  mon  mari  est 
toujours  là  quand  elle  prépare  les  potions,.,  il  serait  donc  coupable 
aussi,.,  plutôt  que  de  croire  cela,  j'aimerais  mieux  cent  fois  prendre 
la  mort  de  sa  main!..  Et,  je  me  souviens,  monsieur,  qu'au  moment 
même  où  elle  me  disait  cela,  vous  sortiez  du  petit  boudoir,  et  vous 
veniez  lui  présenter  une  tasse  de  valériane...  Elle  me  jeta  un  coup 
d'oeil  terrible,  —  et  but...  Quelques  minutes  après,  elle  se  trouva  si 
mal  qu'elle  crut  que  c'était  déjà  la  fin...  Elle  me  dit  de  lui  donner 
son  crucifix,  et  elle  me  fit  jurer  que  je  ne  dirais  jamais  un  mot  de 
ce  que  nous  soupçonnions...  Ce  fut  alors  que  j'envoyai  chercher  le 
prêtre...  Quand  tout  fut  fini,  M.  Tallevaut,..  qui  avait  été  si  frappé 
en  arrivant,  vous  vous  rappelez,  monsieur?..  M.  Tallevaut  m'inter- 
rogea ;  je  lui  dis  que  les  gouttes  qu'il  avait  données  à  M""  Sabine 
pour  mêler  aux  potions  de  madame  m'avaient  paru  lui  faire  beau- 
coup de  mal... 

—  Quelles  gouttes?  me  dit-il,  comme  quelqu'un  qui  ne  com- 
prend pas...  —  Ces  gouttes  que  M"*  Sabine  a  apportées  dans  un  petit 
flacon  brun...  —  11  devint  tout  pâle,  me  regarda  un  moment  d'un  air 
égaré,  secoua  la  tête  comme  un  homme  qui  ne  sait  que  dire  et  me 
quitta  subitement,.,  et  quand  j'appris  le  lendemain  matin  qu'il  était 
mort,  je  me  dis  :  —  Ce  malheureux  homme-là  s'est  tué!..  Voilà, 
monsieur,  ce  que  je  sais,  ce  que  j'ai  vu  de  mes  yeux,.,  et  je  vous 
jure,  sur  mon  Dieu,  que  je  ne  vous  ai  pas  dit  un  mot  qui  ne  soit  la 
pure  vérité!.. 

Elle  a  cessé  déparier...  Je  n'ai  pu  lui  répondre,.,  j'ai  saisi  ses 
vieilles  mains  ridées  et  tremblantes,  j'y  ai  appuyé  mon  front,  et  j'ai 
pleuré  comme  un  enfant 

Que  je  vive  ou  que  je  meure,  il  faut  que  ma  fille  soit  préservée  à 
jamais  du  contact  de  cette  misérable.  Si  ma  vie  se  prolonge,  je  m'en 
charge  ;  si  je  mourais,  il  faut  que  quelqu'un  s'en  charge  après  moi. 
Je  prends  les  précautions  les  plus  sûres  pour  que  ces  pages  soient 
remises,  quand  je  ne  serai  plus,  entre  les  mains  de  W""  de  Gour- 
teheuse,  grand-oncle  de  ma  fille,  ou,  à  son  défaut,  dans  celles  du 
commandant  de  Gourteheuse,  frère  de  sa  mère.  Ges  lignes  et  celles 
qui  précèdent  les  instruiront  assez  de  ce  que  j'attends  d'eux. 

Par  mon  contrat  de  mariage  avec  Sabine  Tallevaut,  j'ai  pourvu  lar- 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

gement  à  son  aisance  sa  vie  durant,  lui  assurant  la  jouissance  via- 
gère d'une  moitié  de  ma  fortune  personnelle,  dont  j'ai  laissé ,  d'ail- 
leurs, la  nue  propriété  à  ma  fille  déjà  très  riche  du  chef  de  sa  mère. 
Je  n'avais  donc  pas  cru  léser  sensiblement  les  intérêts  de  ma  fille. 
Cependant,  cédant  à  ma  fatale  passion ,  j'ai  ajouté  dans  le  contrat 
une  clause  par  laquelle  ma  fortune  reviendrait  en  toute  propriété  à 
Sabine  Tallevaut  si  ma  fille  décédait  sans  s'être  mariée.  Ce  n'est  donc 
pas  seulement  contre  la  contagion  morale  d'une  femme  perverse 
qu'il  s'agit  de  garder  ma  fille ,  c'est  aussi  contre  la  main  d'une 
femme  criminelle... 

Quant  au  premier  crime  qu'elle  a  commis,  je  dois  expliquer  pour- 
quoi je  n'en  poursuis  pas  le  juste  châtiment  par  la  loi.  Mes  souve- 
nirs personnels,  le  témoignage  si  précis  de  la  vieille  Victoire,  la  mort 
soudaine  et  mystérieuse  du  docteur  Tallevaut,  et,  enfin,  la  connais- 
sance que  j'ai  acquise  des  instincts  et  des  principes  de  Sabine  Talle- 
vaut ne  me  permettent  plus  de  garder  le  moindre  doute  sur  la  réa- 
lité du  crime.  Si  cependant  je  le  laisse  impuni,  ce  n'est  pas  que  je 
recule  (quelque  affreuse  que  soit  cette  pensée)  devant  l'accusation 
de  complicité  que  la  coupable  ne  manquerait  pas  de  faire  peser  sur 
moi,  c'est  qu'en  mon  âme  et  conscience  je  suis  persuadé  que  les 
preuves  du  crime  sont,  au  point  de  vue  légal,  insuffisantes.  Le  poi- 
son, —  puisqu'il  faut  prononcer  ce  mot  sinistre,  —  a  été  assez  sa- 
vamment choisi  pour  ne  laisser  aucune  trace.  Le  témoignage  de  Vic- 
toire, si  attachée  à  ma  première  femme,  et,  naturellement,  si  hostile 
à  l'autre,  serait  suspect.  Quant  aux  motifs  particuliers  de  ma  con- 
viction personnelle,  si  puissans  qu'ils  soient,  ils  ne  sauraient  servir 
de  base  à  une  accusation  criminelle.  Le  procès,  si  on  l'intentait,  ne 
ferait  que  provoquer  un  effroyable  scandale  sans  autre  résultat  que 
de  déshonorer  mon  nom,  —  le  nom  de  ma  fille. 

Ce  qu'il  faut  obtenir,  —  et  je  dirai  :  à  tout  prix  !  —  c'est  que 
cette  femme  s'éloigne  pour  toujours  de  Paris  et  de  la  France.  Il 
ne  faut  pas  craindre  de  faire  pour  atteindre  ce  but  quelque  sacri- 
fice d'argent  considérable.  Elle  aime  l'argent.  En  y  joignant  la 
menace,  je  pense  qu'on  la  décidera.  Je  compte,  au  reste,  tenter 
l'épreuve  moi-même  dès  que  j'aurai  repris  assez  de  force  et  de 
sang -froid  pour  affronter  sa  présence. 

...  Cette  infâme  échappera  à  tout  châtiment,.,  et  bien  d'autres 
qu'elle,  sans  doute,  y  échappent...  Bien  d'autres  surtout  y  échap- 
peront dans  l'avenir...  A  mesure  que  les  passions  humaines,  —  et 
entre  toutes,  les  passions  terribles  de  la  femme,  —  rompent  leurs 
digues  anciennes  et  ne  reconnaissent  plus  d'autre  loi  ni  d'autre 
frein  que  le  code,  —  les  progrès  de  la  science  multiplient  à  l'infini 
les  moyens  de  tromper  le  code  et  d'aveugler  la  justice  ! 


LA    MORTE.  281 


10  mai. 


Elle  est  morte  en  me  croyant  coupable!..  C'est  une  idée  épou- 
vantable... Je  ne  peux  pas  m'y  faire  !..  Un  être  si  faible,  si  doux,  si 
délicat  !..  Oui.  elle  s'est  dit  :  «  Mon  mari  est  un  meurtrier,.,  ce  qu'il 
me  donne  là,  c'est  du  poison,  et  il  le  sait!..  »  Et  elle  est  morte  sur 
cette  pensée,.,  sa  dernière  pensée!..  Et  jamais,  jamais  elle  ne 
saura  que  ce  n'est  pas  vrai,.,  que  je  suis  innocent...  que  cette 
idée  me  torture!.,  que  je  suis  le  dernier  des  misérables!..  Ah! 
seigneur  Dieu  tout-puissant,  —  si  vous  existez,  —  vous  voyez  ce 
que  je  souffre...  Ayez  pitié  de  moi  ! 

...  Ah!  que  je  voudrais  croiie  que  tout  n'est  pas  fini  entre  elle 
et  moi,.,  qu'elle  me  voit,.,  qu'elle  m'entend,.,  qu'elle  sait  la 
vérité!.. 

Mais  je  ne  peux  pas  !  je  ne  peux  pas  ! 


l*'  juin. 

Je  sais  ce  qu'on  dit  de  la  prière,  —  qu'elle  est  inutile,  —  qu'elle 
est  toujours  et  nécessairement  inefficace;  parce  que  Dieu,  —  s'il 
est  et  quel  qu'il  soit,  —  n'intervient  jamais  dans  les  faits  de  ce 
monde  par  une  action  particulière,  qu'il  ne  gouverne  pas  par  des 
miracles,  qu'il  ne  dérange  jamais  l'ordre  général  pour  un  intérêt 
individuel...  Sans  doute,  mais  cela  me  paraît  bien  rigide  et  bien 
absolu.  D'abord,  celui  qui  croit  en  Dieu  et  qui  le  prie,  doit  se  sentir 
en  communication  plus  directe  avec  lui,  et  doit  trouver  dans  ce  sen- 
timent même  un  soutien  et  des  consolations  incomparables...  Mais 
ensuite,  est-il  donc  si  certain  que  la  prière  soit  toujours  inefficace? 
Qu'en  sait-on?  S'il  y  a  des  prières  vraiment  folles,  parce  qu'elles  ne 
pourraient  être  exaucées  sans  troubler  l'ordre  divin  de  l'univers. 
Dieu  ne  peut-il  réserver,  entre  ses  lois  immuables,  un  champ  libre 
à  la  prière?  Sans  contrevenir  à  ses  propres  lois,  et  sans  faire  de 
miracles,  ne  peut-il  agir  sur, la  pensée  et  sur  la  volonté  de  celui 
qui  l'implore?..  Une  mère  qui  prie  pour  son  enfant  malade  ne  peut- 
elle  donc  espérer  que  son  enfant  sera  sauvé,  non  par  un  miracle, 
mais  par  ses  propres  soins,  providentiellement  inspirés  et  dirigés?.. 
Un  homme  qui  demande  à  Dieu  de  lui  donner  la  foi,  de  l'éclairer  de 
sa  grâce,  lui  demande-t-il  de  troubler  l'ordre  de  la  nature,  et  ne 
peut-il  espérer  de  recevoir  la  lumière  qu'il  invoque?.. 


282  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 


Juin. 

...  Sa  dernière  pensée  a  été  que  j'étais  un  criminel!.,  et  jamais 
elle  ne  sera  désabusée  ! . . 

...  Tout  a  l'air  si  bien  fini  quand  on  meurt!.. — Tout  retourne  aux 
élémens... Gomment  croire  à  ce  miracle  de  la  résurrection  person- 
nelle?., et  pourtant,  en  réalité,  tout  est  miracle  et  mystère  autour  de 
nous,  au-dessus  de  nous,  en  nous-mêmes!..  L'univers  tout  entier 
n'est  qu'un  miracle  qui  dure. 

...  La  renaissance  de  l'homme  du  sein  de  la  mort  serait-elle  donc 
un  mystère  plus  étrange»  plus  incompréhensible  que  sa  naissance 
du  sein  de  la  femme? 


Ces  lignes  sont  les  dernières  qu'ait  écrites  Bernard  de  Vaudri- 
court.  Sa  santé,  dès  longtemps  altérée  par  le  chagrin,  ne  résista  pas 
aux  émotions  de  la  terrible  et  suprême  épreuve  qui  lui  avait  été 
imposée.  Un  mal  à  peine  déterminé ,  dont  le  symptôme  extérieur 
fut  un  anthrax  à  la  gorge,  prit  en  quelques  jours  un  caractère  mor- 
tel. 

M.  de  Vaudricourt,  se  sentant  perdu,  fit  appeler  M^'  de  Cour- 
teheuse.  —  Il  voulut  mourir  dans  la  religion  d'Aliette. 


Vivante,  la  pauvre  enfant  avait  été  vaincue  :  morte,  elle  triom- 
phait. 

Octave  Feuillet. 

P.  S,  —  Il  est  inutile  de  dire  que  ce  récit,  composé  d'après  des 
documens  authentiques  dont  on  a  conservé  avec  soin  les  lignes 
principales,  a  dû  cependant,  à  cause  de  la  gravité  de  certains  faits, 
subir  des  modifications  de  noms,  de  dates  et  de  lieux.  On  compren- 
dra même  qu'il  n'eût  jamais  été  publié  si  la  personne  qui  figure 
dans  la  seconde  partie  sous  le  nom  de  M™®  de  Vaudricourt  n'avait 
depuis  assez  longtemps  disparu  de  la  scène  parisienne  pour  aller 
terminer  loin  de  la  France  sa  carrière  aventureuse. 

0.  F. 


LES 


RIVALITÉS    COLONIALES 


L'ANGLETERRE    ET    LA    RUSSIE. 


Il  y  a  longtemps  qu'on  l'a  dit,  l'Europe  est  devenue  trop  petite  ; 
à  l'étroit  chez  elle,  elle  déborde  de  plus  en  plus  sur  les  quatre 
parties  du  monde.  Aujourd'hui,  c'est  la  terre  elle-même,  dont 
nous  faisons  si  facilement  le  tour,  qui  semble  trop  bornée  pour 
nos  voyageurs  et  nos  savans,  pour  nos  ambitions  commer- 
ciales ou  politiques.  A  la  façon  dont  les  peuples  civilisés  s'a[)pro- 
prient  le  globe,  se  répandant  à  l'envi  sur  les  deux  hémisphères, 
s'assujettissant  les  peuples  barbares  et  les  terres  encore  vacantes, 
nous  serons  bientôt  contraints  de  regretter  de  n'avoir  pas  à  notre 
portée  d'autres  planètes  où  transporter  nos  produits  et  nos  compé- 
titions. 

Une  force  d'expansion  sans  pareille,  depuis  le  siècle  de  Colomb 
et  de  Gama,  pousse  l'Europe  à  étendre  son  empire  dans  toutes  les 
directions  à  la  fois,  sur  le  vieux  continent  et  l'Océanie  notamment, 
le  nouveau  monde  étant  déjà  aux  mains  de  fils  de  l'Europe,  qui 
bientôt  s'y  trouveront  eux-mêmes  à  l'étroit.  Jeunes  ou  vieux,  con- 
tinentaux ou  maritimes,  les  états  civilisés  rivalisent  de  zèle  et  de 
hâte  dans  cette  conquête  de  notre  humble  univers  par  l'homme 
blanc.  En  dépit  de  la  nature  et  du  climat  qui  semblent  le  repousser 
des  régions  tropicales,  malgré  de  trop  nombreuses  déceptions  mi- 


28A  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

litaires  et  financières,  c'est  à  qui  occupera  le  plus  de  contrées  de- 
meurées libres  de  maître,  si  ce  n'est  d'habitans,  de  même  que 
dans  nos  villes  et  autour  de  nos  capitales  on  se  dispute  les  terrains 
vides,  certain  que  l'avenir  ne  saurait  manquer  de  leur  donner  du 
prix.  Et  l'on  ne  se  contente  plus,  comme  aux  trois  derniers  siècles, 
d'occuper  des  points  maritimes,  des  stations  commerciales  sur  les 
côtes  du  Pacifique  ou  de  l'Atlantique,  on  convoite  les  oasis  et  jus- 
qu'aux sables  du  désert,  comme  autrefois  les  archipels  des  mers. 
On  pénètre  les  continens  de  même  que  les  océans  ;  on  se  les  dis- 
tribue d'avance  dans  des  congrès.  Les  diplomates  rédigent  des 
protocoles  sur  le  centre  de  l'Afrique,  hier  encore  inconnu,  et,  pen- 
dant qu'ils  négocient  touchant  les  plateaux  du  centre  de  l'Asie,  les 
officiers  en  dressent  des  cartes  stratégiques. 

Faut-il  se  plaindre  ou  se  féliciter  de  cette  fièvre  coloniale  qui  a 
saisi  la  plupart  des  états,  grands  et  petits?  C'est  là,  en  réalité,  une 
question  oiseuse  que  les  peuples  et  les  gouvernemens  ne  se  posent 
d'habitude  qu'après  coup,  et  que  chacun  résout  suivant  son  tempé- 
rament et  ses  intérêts  du  moment.  Quand,  pour  les  peuples  qui 
s'y  laissent  prendre,  la  politique  coloniale  ne  serait  qu'un  mirage 
décevant,  il  en  est  ainsi  de  la  plupart  des  ambitions  individuelles 
ou  nationales.  Le  désir  de  croître,  de  grandir,  d'acquérir  n'cst-il 
pas  le  plus  souvent,  pour  les  peuples  comme  pour  les  individus, 
une  sorte  de  duperie  de  la  nature?  Ce  qui,  en  tout  cas,  profitera  le 
plus  de  ce  grand  mouvement  d'expansion  contemporaine,  ce  sont 
peut-être  les  intérêts  moraux,  car,  au  point  de  vue  matériel,  au 
point  de  vue  économique,  le  gain  est  parfois  douteux  et  le  plus 
souvent  fort  lent,  tandis  qu'au  point  de  vue  intellectuel,  il  y  a  tou- 
jours avantage,  pour  une  nation  comme  pour  un  homme,  à  élargir 
ses  horizons.  En  agrandissant  le  cercle  de  ses  intérêts,  elle  agrandit 
le  cercle  de  ses  idées.  Quant  au  point  de  vue  politique  et  social, 
s'il  est  vrai  qu'un  accroissement  de  territoire  n'est  pas  toujours  un 
accroissement  de  force,  s'il  est  évident  que  l'extension  même  du 
territoire,  dans  les  pays  d'outre-mer  surtout,  impose  des  charges 
nouvelles,  on  ne  saurait  nier  qu'elle  stimule  l'énergie  des  peuples 
et  réveille  des  sociétés  disposées  à  l'engourdissement. 

Un  des  mérites  qu'on  peut  attribuer  au  récent  engouement  pour 
la  politique  coloniale,  c'est  d'avoir  servi  de  diversion  aux  ambi- 
tions et  aux  rancunes  des  peuples  de  l'Europe.  Si  mal  combinées,  si 
grossièrement  conduites  qu'aient  été  chez  nous,  par  exemple, 
ces  récentes  entreprises  d'outre-mer,  elles  ont  conti'ibué,  durant 
les  dernières  années,  au  maintien  de  la  paix  européenne.  A  cet 
égard,  les  peuples  de  l'Europe  avaient  tout  avantage  à  détour- 
ner leurs  yeux  et  leurs  convoitises  de  notre  étroit  continent,  où 
leurs   revendications   nationales  sont  condamnées  à  se   heurter, 


LES  RIVALITÉS  COLONIALES.  285 

pour  les  reporter  en  Asie,  en  Afrique,  en  Océanie,  sur  les  vastes 
espaces  où  il  semble  encore  y  avoir  place  pour  l'activité  politique 
ou  commerciale  des  différentes  nations.  Les  embarras  mêmes  sus- 
cités aux  uns  et  aux  autres  par  la  politique  coloniale  sont,  en  un 
sens,  un  gage  de  paix,  car  ils  laissent  les  mains  moins  libres  pour 
des  aventures  autrement  périlleuses. 

Par  malheur,  il  n'en  sera  peut-être  pas  longtemps  ainsi.  A  force 
de  s'étendre  en  tout  sens,  à  force  d'arrondir  leurs  possessions 
exotiques,  les  peuples  européens v se  trouveront  de  plus  en  plus 
en  contact  les  uns  avec  les  autres,  et  le  contact  mène  au  con- 
flit. Les  nations  européennes  seront  exposées  à  s'entre-choquer 
aux  extrémités  du  globe.  Témoin  aujourd'hui  l'Allemagne  et  l'Es- 
pagne. Comme  au  moyen  âge  en  Europe  même,  elles  auront, 
dans  l'autre  hémisphère,  des  possessions  mutuellement  enchevê- 
trées, des  enclaves  réciproques,  qui  pourront  mettre  leur  esprit 
pacifique  à  de  redoutables  épreuves.  L'aire  de  la  politique  euro- 
péenne embrassera  le  monde  entier  et,  maintenir  la  paix,  dans 
ce  champ  agrandi,  sera  pour  la  diplomatie  une  laborieuse  besogne. 

L'exemple  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie  le  montre  déjà.  L'ex- 
périence nous  a  dès  longtemps  appris  qu'en  matière  coloniale  le 
plus  sûr  est  d'opérer  isolément  dans  les  contrées  écartées,  sans 
voisin,  c'est-à-dire  sans  rival  civilisé.  Cela  est  l'incontestable  avan- 
tage des  îles.  Mais  voici  que  chacun  étendant  sa  sphère  d'ac-' 
tion,  on  finit  par  se  joindre,  par  se  toucher  partout.  Les  déserts 
même  ne  mettent  plus  à  l'abri  des  voisinages  incommodes.  C'est 
ce  qu'éprouve  en  ce  moment  l'Angleterre.  Lorsque  Clive  et  War- 
ren  Hastings  jetaient  dans  l'Inde  les  fondemens  d'un  empire  plus 
vaste  que  celui  du  (irand-Mogol,  ils  ne  prévoyaient  pas  qu'en 
remontant  le  Gange  et  l'Indus,  leurs  successeurs  risqueraient  de  se 
heurter  aux  Moscovites,  partis  des  bords  du  Don  et  du  Volga.  Voici 
déjà  près  d'un  demi-siècle  qu'est  annoncée  cette  merveilleuse  ren- 
contre des  hommes  du  nord  de  l'Europe  au  centre  de  l'Asie,  et 
ceux  qui  l'ont  signalée  les  premiers  ont  été  traités  de  rêveurs. 
Aujourd'hui  la  rencontre,  pacifique  ou  guerrière,  est  devenue  inévi- 
table. S'ils  ne  se  touchent  pas  encore  matériellement,  les  deiLX 
empires  rivaux  se  touchent  moralement.  Leurs  sphères  d'action 
confinent  l'une  à  l'autre.  C'est  là  un  fait  d'autant  plus  digne  d'at- 
tention que  ce  qui  entre  aujourd'hui  en  contact,  ce  ne  sont  pas 
seulement  les  deux  plus  grands  empires  du  globe,  mais  deux  sys- 
tèmes de  colonisation,  aussi  bien  que  de  gouvernement.  Comme 
colonisateur,  le  Russe  rappelle  les  anciens  Romains,  et  ne  le  cède 
point  à  l'Anglais.  Ce  sont,  sous  ce  rapport,  les  deux  premiers 
peuples  du  monde,  ayant  chacun  sa  méthode;  l'un,  procé- 
dant   par   la   colonisation  maritime,  le  long    des  côtes,  à  l'aide 


286  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

de  ses  vaisseaux  et  de  ses  marchands  ;  l'autre,  par  la  colonisation 
terrestre,  agricole  ou  militaire,  à  l'aide  de  ses  moujiks  ou  de  ses  co- 
saques. Toute  rhistoire  de  la  Russie  n'est  que  l'histoire  du  peuple- 
ment et  de  la  colonisation  du  vague  domaine  des  Sarmates  et  des 
Scythes.  Le  flot  moscovite,  le  flot  slave,  grossi  de  ruisseaux 
turco-fmnois ,  qui  menace  de  battre  la  haute  ceinture  monta- 
gneuse de  rinde,  est  en  réalité  descendu  des  sources  du  Volga  et 
du  Dnieper,  il  y  a  déjà  sept  ou  huit  cents  ans,  se  déversant  lente- 
ment sur  les  basses  plaines  de  l'Europe  orientale  avant  de  débor- 
der sur  tout  le  nord  et  le  centre  de  l'Asie. 

I. 

Depuis  que  les  cipayes  anglo-indiens  et  les  cosaques  marchent 
inconsciemment  à  la  rencontre  les  uns  des  autres,  jamais  peut-être 
un  conflit  entre  les  deux  états  rivaux  n'avait  semblé  moins  probable 
et  moins  prochain.  Des  deux  côtés  on  était  pacifique,  les  deux  pays 
aimaient  et  désiraient  presque  également  la  paix,  et,  chose  rare 
parmi  les  hommes  appelés  au  gouvernement  de  grands  empires, 
dans  les  deux  états,  les  hommes  au  pouvoir  se  seraient  fait  scrupule 
de  recourir  à  la  guerre  sans  avoir  épuisé  tous  les  moyens  de  la  con- 
jurer. Si  la  guerre  a  été  évitée,  on  le  doit  autant  à  leur  conscience 
qu'à  leur  sagesse.  Avec  d'autressouverains,avec  d'autres  ministres, 
il  n'en  eût  peut-être  pas  fallu  autant  pour  faire  éclater  un  conflit. 

A  Pétersbourg  régnait  un  tsar  honnête  homme ,  de  goûts  bour- 
geois, d'humeur  paisible,  n'ayant  peut-être  ni  la  hauteur  de  vues,  ni 
la  décision  de  caractère  nécessaires  à  la  direction  d'un  grand  em- 
pire à  une  époque  de  transition  comme  celle  que  traverse  la  Rus- 
sie, mais  exempt  de  toute  infatuation,  de  toute  présomption;  un 
prince,  naturellement  frappé  des  mécomptes  du  dernier  règne  et  as- 
sombri par  l'horrible  fin  de  son  père,  en  ayant  conservé  une  répul- 
sion pour  tout  changement,  une  méfiance  de  toute  liberté,  qui  neu- 
tralisent ses  meilleures  intentions  ;  paralysé  par  des  appréhensions 
habilement  entretenues  autour  de  lui,  et  trop  sincère  pour  se  dé- 
fendre des  pièges  tendus  à  sa  droiture  par  les  influences  intéressées 
au  maintien  des  abus  ;  reculant  par  timidité,  par  modestie,  par  défiance 
de  lui-même  et  des  autres,  par  lassitude  enfin,  devant  les  réformes 
administratives  et  politiques  dont  la  Russie  ne  saurait  indéfiniment 
se  passer  ;  mais,  en  même  temps,  un  prince  consciencieusement  et 
ardemment  dévoué  à  la  Russie  et  au  bien  public,  loyalement  soucieux 
du  bonheur  du  peuple  et,  avant  tout,  du  pauvre  peuple,  sur  lequel, 
en  Russie  plus  qu'ailleurs,  retombent  toutes  les  charges  de  l'état; 
autocrate  sentant  le  poids   de  sa  toute  -  puissance   et  en  portant 
sérieusement  la  responsabilité,  condamné  par  sa  politique  inté- 


LES   RIVALITÉS   COLONIALES.  IZl 

rieure  à  renouveler  le  règne  de  Nicolas,  mais  ayant  le  large  caur 
d'Alexandre  II,  incapable,  en  tout  cas,  de  chercher  aux  difficultés 
du  dedans  le  dangereux  dérivatif  d'une  guerre  au  dehors.  Au-des- 
sous de  l'empereur  Alexandre  III ,  le  ministère  des  affaires  étran- 
gères était  conduit  par  un  diplomate  prudent,  simple  et  modeste 
commeson  maître, une  intelligence  pondérée, un  esprit  vraiment  euro- 
péen et  moderne,  ayant  pleinement  conscience  de  ses  devoirs  envers 
la  Russie  et  envers  la  civilisation,  sentant  ce  que  coûterait  à  l'une 
et  à  l'autre  une  nouvelle  grande  guerre,  si  peu  d'années  après  la 
dernière,  comprenant  que,  pour  le  vaste  empire,  aujourd'hui  non 
moins  qu'après  le  traité  de  Paris,  le  repos  et  le  recueillement  sont 
encore  la  plus  féconde  des  politiques.  En  dehors  des  ministres,  des 
hommes  qui  ont  officiellement  la  direction  des  affaires,  on  pouvait 
bien  signaler,  dans  l'armée  ou  ailleurs,  des  influences  belliqueuses; 
mais  le  plus  populaire  des  généraux  russes,  Skobelef,  est  mort,  et 
s'il  s'est  laissé  parfois  entraîner  par  le  sentiment  national,  comme 
en  1878,  le  gouvernement  impérial  est  assez  maître  chez  lui  pour 
savoir  refréner  les  ardeurs  guerrières  de  ses  officiers. 

Était-ce  des  bords  de  la  Tamise  que  pouvait  venir  la  provocation 
à  un  conflit?  Personne  assurément  n'eût  eu  pareille  idée  sous  un 
ministère  Gladstone.  Jamais  l'Angleterre  n'avait  possédé  de  gouver- 
nement plus  désireux  d'éviter  toute  complication  extérieure.  Bien 
plus,  jamais  le  royaume-uni  n'avait  connu  de  cabinet  mieux  disposé 
pour  la  Russie.  Ce  n'était  pas  seulement  M.  Gladstone,  le  ministre 
qui  avait  érigé  la  paix  en  système  et  l'avait  prêchée  en  apôtre, 
c'étaient  lord  Granville  et  lord  Hartington ,  tous  deux  implacables 
adversaires  de  la  politique  impériale  de  Disraeli;  c'était  lord  Derby, 
qui  avait  abandonné  le  ministère  Beaconsfield  et  le  parti  tory  par 
répulsion  pour  leurs  procédés  hautains  et  leurs  tendances  agres- 
sives; c'étaient  M.  Chamberlain  et  sir  Charles  Dilke,  les  représen- 
tans  des  nouvelles  couches  de  la  démocratie  grandissante,  l'un  et 
l'autre  plus  préoccupés  de  remodeler  à  neuf  la  vieille  Angleterre 
que  d'agrandir  ou  de  fortifier  ses  dépendances  lointaines.  Qui  e«t 
osé  prédire,  lors  de  l'avènement  du  dernier  cabinet  libéral,  que 
ce  ministère,  élu  avant  tout  au  nom  de  la  paix  et  des  intérêts  paci- 
fiques, se  trouverait,  en  moins  de  cinq  ans,  à  la  veille  d'une 
grande  guerre  avec  la  Russie?  De  toutes  les  épreuves  traversées  par 
M.  Gladstone,  tant  de  fois  condamné  à  se  démentir,  celle-là  fut  sans 
doute  l'une  des  plus  pénibles,  comme  des  moins  prévues.  Qu'on  se 
rappelle  la  politique  anglaise  et  la  lutte  des  partis  durant  les  dix 
dernières  années.  Quel  était  l'enjeu  du  long  duel  de  feu  Disraeli, 
devenu  lord  Beaconsfield,  et  de  M.  Gladstone?  C'était,  avant  tout,  la 
direction  à  donner  à  la  politique  extérieure  et  à  la  politique  coloniale 
de  la  Grande-Bretagne.  Ce  qui  l'avait  emporté  avec  M.  Gladstone,  en 


238  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

1880,  c'était  la  politique  de  paix,  la  politique  de  recueillement  inté- 
rieur. A  quoi  les  libéraux  devaient-ils  leur  triomphe?  A  une  réaction 
de  l'esprit  public  contre  «  l'impérialisme  »  de  lord  Beaconsfield, 
aux  défiances  de  la  nation  pour  les  fastueuses  audaces  et  les  soudains 
coups  de  théâtre  de  l'homme  qui  avait,  en  1878,  fait  passer  les  Dar- 
danelles aux  cuirassiers  anglais  et  qui  avait  simultanément  guerroyé 
dans  les  gorges  de  l'Afghanistan  et  dans  les  jungles  des  Zoulous. 

A  une  politique  avant  tout  préoccupée  du  dehors,  du  prestige  du 
nom  anglais  et  de  la  grandeur  de  l'empire  britannique;  à  la  poli- 
tique vraiment  impériale,  toute  d'éclat  et  de  hardiesse  du  petit  juif, 
drapé  en  lord  anglais,  qui  semblait  avoir  hérité  de  l'âme  hautaine 
de  lord  Ghatham,  succédait,  avec  M.  Gladstone,  une  politique  mi- 
bourgeoise,  mi-démocratique,  toute  pratique  et  positive,  moins  sou- 
cieuse de  la  puissance  et  du  renom  du  peuple  anglais  que  de  ses  inté- 
rêts, de  sa  tortune,  de  son  bien-être,  ayant  moins  de  sollicitude  pour 
l'immense  empire,  dispersé  dans  les  quatre  parties  du  monde,  que 
pour  les  trois  petits  royaumes  abrités  par  la  mer  à  une  extrémité  de 
l'Europe.  Le  suffrage  populaire,  déjà  grossi  dans  les  bourgs  par 
l'avant-dernière  réforme  électorale,  avait  déclaré  que  l'Angleterre 
n'était  pas  assez  riche  pour  payer  les  conquêtes  exotiques  de  lord 
Beaconsfield.  Sans  bien  s'en  rendre  compte,  le  homehold  suffrage re- 
prochait  à  Disraeli  et  aux  tories,  rajeunis  par  l'ingénieux  Sémite, 
d'avoir  trop  négligé  la  brumeuse  île  natale  pour  le  radieux  héritage 
du  Grand  Mogol.  Il  ne  lui  pardonnait  point  d'avoir  paru  sacrifier  le 
positif  à  l'idéal,  le  solide  au  brillant,  la  vieille  Angleterre  à  ses  dé- 
pendances extra-européennes,  le  royaume-uni  à  l'empire,  la  Grande- 
Bretagne  à  la  Greater-Bi'itain.  Aussi,  l'ambition  avérée  de  M.  Glad- 
stone et  de  ses  amis  était-elle  de  «  liquider  »  dans  les  deux  hémi- 
sphères les  entreprises  de  leurs  prédécesseurs,  de  se  débarrasser 
au  plus  vite  des  multiples  affaires  entamées  par  eux  en  Europe,  en 
Asie,  en  Afrique,  pour  se  consacrer  tout  entiers  au  vieux  sol  britan- 
nique, à  la  pacification  de  l'île  sœur,  au  land-bill  irlandais  et,  par- 
dessus tout,  à  la  réforme  électorale. 

Tel  était  manifestement  l'intime  désir  de  M.  Gladstone  et  de  tous 
ses  collègues,  whigs  ou  radicaux.  Par  malheur,  l'événement  a  mon- 
tré que,  en  pareille  matière,  la  volonté  et  la  persévérance  étaient  in- 
suffisantes. Le  cabinet  libéral  n'a  pu  tenir  toutes  ses  promesses.  En 
dépit  des  efforts  de  M.  Gladstone  et  de  lord  Granville,  l'Angleterre 
n'a  pas  réussi  à  se  dégager  de  la  politique  coloniale.  Ils  ont  eu  beau 
carguer  les  voiles  de  l'orgueilleux  vaisseau  britannique ,  ils  n'ont 
pu  jeter  l'ancre  dans  les  eaux  tranquilles  où  ils  s'étaient  flattés  de 
le  maintenir.  S'il  est  demeuré  fidèle  à  ses  principes,  M.  Gladstone 
n'a  pas  toujours  été  maître  de  les  appliquer.  Sur  plus  d'un  point, 
en  plus  d'une  contrée,  il  n'a  pu  se  dérober  aux  annexions,  aux  oc- 


LES    RIVALITÉS    COLONIALES.  289 

cupations,  aux  expéditions  militaires  qu'il  avait  si  hautement  con- 
damnées sur  les  bancs  de  l'opposition.  Le  plus  souvent,  ses  répu- 
gnances intimes  n'ont  servi  qu'à  multiplier  ses  hésitations;  ses 
scrupules  n'ont  fait  que  l'incliner  à  des  demi-mesures  qui  lui  ont 
valu  de  durs  échecs. 

La  raison  de  ces  contradictions  entre  le  programme  et  la  con- 
duite du  cabinet  libéral  n'était  pas  seulement  dans  le  caractère  du 
premier  ministre,  esprit  complexe,  essentiellement  anglais,  préoccupé 
à  la  fois  des  intérêts  positifs  et  des  droits  abstraits,  mêlant  les 
aspirations  du  philanthrope  aux  calculs  du  financier  et  du  chef  de 
parti.  La  raison  de  ces  contradictions  était  non  moins  dans  les  faits 
qui  dominent  la  politique  anglaise.  L'Angleterre,  quoi  qu'en  aient 
dit  libéraux  ou  radicaux,  n'est  pas  maîtresse  de  s'émanciper  à  son 
gré  de  la  politique  impériale.  Elle  est  en  quelque  sorte  captive  de 
ses  immenses  colonies  ;  elle  est  en  particulier  la  prisonnière  de 
l'Inde.  On  peut,  dans  un  autre  sens,  appliquer  à  cette  dernière  le 
Grœria  capta  du  poète.  L'Angleterre  est,  d'une  certaine  façon,  pos- 
sédée par  ses  multiples  possessions;  elle  est  tenue  par  elles  autant 
qu'elle  les  tient.  Elle  est,  dans  une  certaine  mesure,  l'esclave  de  ses 
conquêtes,  la  sujette  de  ses  sujets.  Gela,  encore  une  fois,  est  sur- 
tout vrai  de  l'Inde,  qui  ne  peut  ni  se  gouverner  ni  se  défendre  seule. 
Si  robuste,  si  vigoureusement  constitué  qu'il  soit,  un  état  n'est  pas 
im[)unément  le  maître  d'un  pays  vingt  fois  plus  vaste  et  dix  fois 
plus  [)euplé.  Vingt-cinq  millions  d'Européens,  relégués  dans  une  île 
lointaine,  ne  sauraient,  sans  trouble  ni  soucis,  régir  deux  cent  cin- 
quante millions  d'Asiatiques,  comme  un  berger  mène  son  troupeau. 
De  pareils  empires  se  paient.  Une  telle  domination  devient  une  ser- 
vitude. L'Angleterre  a  beau  s'en  défendre,  l'Inde,  tant  qu'elle  de- 
meurera une  vice-royauté  britaunique,  sera  sa  principale  préoccu- 
pation. L'Inde  dominera  toute  sa  politique  ;  et,  bien  que  plus  d'un 
insulaire  commence  à  en  faire  fi,  quoique  beaucoup  se  demandent 
quels  sont  les  bénéfices  réels  d'un  tel  empire  asiatique,  et  qu'en 
réalité  l'Indoustan  puisse  n'être  nécessaire  ni  à  la  grandeur  ni  à 
la  richesse  de  la  métropole,  l'Angleterre  ne  saurait  abandonner  le 
somptueux  empire  de  lord  Clive  et  de  Warren  Hastings,  comme 
elle  a  spontanément  évacué  les  îles  Ioniennes. 

Une  des  grandes  divergences  entre  M.  Gladstone  et  lord  Bea- 
consfield,  deux  des  hommes  d'état  les  plus  difiërens  que  West- 
minster ait  jamais  vus  se  disputer  le  pouvoir,  c'est  que  l'un  recon- 
naissait hautement  cette  dépendance  et  que  l'autre  s'efforçait  de  la 
nier,  tous  deux,  du  reste,  comme  il  arrive  d'habitude  dans  les  luttes 
de  partis,  outrant  leur  opinion  en  sens  inverse.  Lorsqu'au  grand 
scandale  des  libéraux,  en  apparence  effarouchés  par  le  fantôme  du 

TOME   LXXIII.   —  1880.  11» 


290  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

césarisme,  le  vieux  Beaconsfield  faisait  ceindre  à  la  reine  Victoria, 
déjà  presque  sexagénaire,  la  couronne  d'Aureng-Zeb,  ce  n'était 
pas  seulement  pour  rehausser  aux  yeux  des  Indous  le  prestige  de 
la  domination  britannique  ou  pour  flatter  l'amour-propre  de  la  fa- 
mille royale  en  la  mettant,  quant  aux  titres,  de  niveau  avec  les  grandes 
cours  du  continent.  En  faisant  proclamer  sa  très  gracieuse  majesté 
impératrice  des  Indes,  Beaconsfield  sanctionnait  un  fait,  l'impor- 
tance capitale  de  l'Indoustan  dans  les  états  britanniques. 

On  sait  que,  dans  sa  jeunesse,  cet  israélite  baptisé,  qui  tenait  de 
ses  origines  juives  le  goût  inné  de  l'Orient  et  des  pompes  orientales, 
s'était  un  jour  amusé  à  représenter  la  reine,  les  ministres  et  le 
parlement,  faisant  du  haut  de  leurs  trois-ponts  de  solennels  adieux 
à  l'Angleterre  pour  aller  porter  sur  le  Gange  le  centre  de  la  domi- 
nation britannique.  Le  voyage  rêvé  par  le  romancier  politique  était 
un  symbole  des  destinées  ou  de  la  situation  de  l'Angleterre  mo- 
derne. La  cour  n'a  point  abandonné  les  tours  massives  de  Windsor, 
le  parlement  n'a  pas  quitté  le  hall  gothique  de  Westminster  pour 
les  féeriques  palais  arabes  d'Agra  ou  de  Delhi;  mais  l'image  loin- 
taine de  l'Inde  flotte,  malgré  tout,  au  ciel  anglais.  Les  épais  brouil- 
lards de  la  Tamise  ne  sauraient  longtemps  la  cacher.  Les  hommes 
d'état  britanniques  sont  contraints  d'habiter  en  pensée  les  vallées 
du  Pendjab  et  de  gravir  les  vertes  croupes  de  l'Himalaya,  pour  sur- 
veiller les  orages  qui  s'amassent  derrière  les  monts.  L'Inde  et  la 
route  de  l'Inde,  tel  est,  qu'ils  le  veuillent  ou  non,  le  constant  souci  de 
leur  politique.  C'est  lui  qui  les  a  naguère  fait  camper  en  Egypte  et 
remonter  au-delà  des  cataractes,  comme  autrefois  il  les  avait  con- 
duits au  Gap  et  à  Maurice.  C'est  lui  qui  a  longtemps  fait  de  l'Angle- 
terre le  défenseur  attitré  de  la  Turquie,  et  qui,  tout  récemment,  a 
failli  lui  faire  jouer  l'existence  de  cet  empire  qu'elle  a  tant  contribué 
à  faire  durer. 

Cette  importance  capitale  de  l'Inde  dans  la  politique  anglaise, 
cette  dépendance  où  l'Indoustan  tient  son  altière  souveraine, 
M.  Gladstone  a  eu  le  tort  de  se  refuser  à  la  reconnaître.  Non  con- 
tent de  la  nier,  il  traitait  «  d'humiliante  »  et  de  «  honteuse  »  la  doc- 
trine qui  proclamait  l'Angleterre  solidaire  de  sa  grande  conquête. 
«  Je  n'admets  en  aucune  façon  aucune  dépendance  de  ce  genre,  dé- 
clarait-il emphatiquement,  non  dans  l'entraînement  d'un  discours 
public,  mais  dans  une  étude  écrite  à  loisir,  dans  le  recueillement  du 
cabinet  (1).  Je  prétends  que  nous  avons,  à  la  vérité,  un  grand  de- 
voir vis-à-vis  des  Indes,  mais  que  nous  n'y  avons  aucun  intérêt, 
sauf  celui  du  bien-être  de  l'Inde  elle-même  et  de  ce  que  ce  bien- 
être  entraîne  avec  lui...  L'Inde,  continuait-il,  n'ajoute  pas,  mais 

(1)  The  Nineteenth  Century,  août  1877. 


LES   RIVALITÉS    COLONIALES.  291 

enlève  à  notre  force  militaire.  La  racine,  la  vigueur,  la  substance  de 
notre  nation  résident  dans  le  territoire  strictement  limité  des  îles 
britanniques,  et  sont,  sauf  dans  des  détails  presque  insignifians,  in- 
dépendantes de  toute  sorte  de  domination  politique  en  dehors  de 
ces  îles.  Cette  domination  ajoute  à  notre-  renommée,  en  partie,  par 
suite  de  sa  grandeur  morale  et  sociale,  en  partie  parce  que  les 
étrangers  partagent  les  superstitions  qui  régnent  encore  parmi  nous 
et  pensent  que  le  principal  secret  de  notre  force  réside  dans  la 
vaste  étendue  et  le  grand  nombre  de  nos  territoires  éparpillés.  » 
Il  y  a,  sans  doute,  une  part  de  vérité  dans  ces  assertions  de  l'adver- 
saii'e  de  Beaconsfield,  mais  il  y  a  aussi,  pour  l'Inde  notamment,  une 
exagération  si  manifeste,  que,  dans  la  même  étude,  M.  Gladstone 
en  venait  à  confesser  lui-même  ce  dont  il  s'indignait  dans  la  bouche 
des  tories  (1). 

Tout  en  se  révoltant  avec  une  sorte  de  fierté  insulaire  contre  la 
superstition  des  Anglais  ou  des  étrangers  qui  font  dépendre  de  l'Inde 
la  grandeur  de  l'Angleterre,  M.  Gladstone  était  contraint  d'admettre 
que  l'Angleterre  n'était  pas  libre  de  rompre  son  mariage  avec  son 
«  partner  »  oriental.  Ainsi  concluent,  du  reste,  la  plupart  des  Anglais 
les  plus  disposés  à  faire  fi  de  la  grande  péninsule  asiatique.  Lorsque, 
dans  l'opposition,  M.  Gladstone  avouait  l'impossibilité  actuelle  pour 
l'Angleterre  d'abandonner  l'Inde,  il  était  en  désaccord  avec  les  con- 
servateurs sur  les  moyens  de  la  conserver.  A  ses  yeux,  —  et  sur  ce 
point,  le  grand  libéral  philanthrope  nous  semble  avoir  raison  pour 
l'avenir,  si  ce  n'est  encore  pour  le  présent  ;  —  à  ses  yeux,  le  maintien 
de  la  domination  anglaise  aux  Indes  n'est  pas  une  simple  question 
militaire  que  la  force  seule  puisse  trancher,  mais  une  question  mo- 
rale dont  la  solution  définitive  dépend,  avant  tout,  du  consentement 
des  deux  cent  cinquante  millions  d'Indous  et  des  sentimens  que 
l'Angleterre  leur  saura  inspirer.  Quant  aux  périls  du  dehors,  quant 
à  la  crainte  d'une  invasion  russe  dans  les  plaines  de  l'Inde, 
M.  Gladstone,  dans  ses  écrits  ou  ses  discours,  la  traitait  d'absurde 
et  de  ridicule.  En  vain  les  alarmistes  lui  montraient-ils  les  soldats 
du  tsar  s'avançant  pas  à  pas  dans  les  steppes  du  Turkestan.  «  Je  ne 
redoute  point  l'extension  de  la  Russie  en  Asie,  répondait  l'impé- 
tueux orateur  du  Midlothian  ;  ce  sont  là  pour  moi  des  craintes  de 

(1)  <(  Cette  domination  nous  impose  les  devoirs  les  plus  pesans  et  les  plus  solennels, 
devoirs  qui  no  sont  nulle  part  plus  posans  et  plus  solennels  qu'aux  Indes.  Nous  avons 
librement  épousé  la  fortune  de  ce  pays  et  nous  sommes  tenus  par  l'honneur  de  ne 
jamais  demander  le  divorce.  Tout  en  protestant  donc  contre  ce  qu'il  y  a  de  désho- 
norant dans  la  doctrine  qui  s'attache  à  faire  dépendre  l'Angleterre  des  Indes,  je  suis 
cependant  d'accord  avec  ceux  qui  partagent  cette  idée,  en  ce  sens  que  je  reconnais 
pleinement  que  nous  sommes  tenus  de  considérer  le  maintien  de  notre  puissance  aux 
Indes,  dans  les  circonstanccH  actuelles,  comme  une  nécessité  capitale  de  l'honneur 
national.  »  {The  Nineteenth  Century,  août  1877.) 


292  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vieilles  femmes.  —  Je  ne  crois  pas  l'empereur  de  Russie  capable 
d'une  politique  agressive  (1).   » 

A  part  l'optimisme  qui,  chose  rare  chez  les  vieillards,  est  demeuré 
l'un  des  traits  de  sa  riche  nature,  M.  Gladstone  a,  depuis  des  an- 
nées, rejeté  les  préventions  et  les  antipathies  de  la  plupart  de  ses 
concitoyens  contre  le  colosse  du  Nord.  Moitié  par  sentiment  reli- 
gieux et  par  conscience  chrétienne,  moitié  par  philanthropie,  par 
amour  des  faibles  et  sincère  intérêt  pour  les  nationalités  opprimées, 
l'ancien  collègue  de  Palmerston  a  cru  à  la  sincérité  des  Russes  dans 
la  dernière  guerre  d'Orient.  Sans  craindre  de  passer  pour  naïf,  il 
a  vu  en  eux  des  vengeurs  de  la  foi  chrétienne  et  des  champions  de 
l'humanité  ;  il  a  salué,  dans  les  cosaques  de  Skobelef,  les  émanci- 
pateurs  des  Slaves  asservis.  Il  était  devenu  philoslave,  comme  il 
avait  été  philhellène.  Rien  mieux,  alors  que  toutes  les  sympathies 
de  son  gouvernement  étaient  pour  les  Turcs,  M.  Gladstone  s'était 
fait  l'auxiliaire  des  armées  du  tsar.  Il  leur  avait  apporté  le  secours 
d'une  parole  qui  valait  bien  un  des  petits  corps  d'armée  que  l'An- 
gleterre a  tant  de  peine  à  mettre  sur  pied.  Non-seulement,  il  dénon- 
çait à  l'Europe  civilisée  les  assassins  des  Rulgares  du  Transbalkan, 
mais  il  se  faisait,  dans  la  presse  anglaise,  le  collaborateur  des  slavo- 
philes,  d'autres  diraient  des  panslavistes  de  Moscou.  Il  entrepre- 
nait de  faire  comprendre  au  public  anglais  les  idées  russes,  le  point 
de  vue  russe,  dans  la  question  d'Orient,  et,  pour  les  éclairer,  il  se 
chargeait  de  présenter  à  ses  compatriotes  les  études  orientales 
des  dames  moscovites  en  séjour  à  Londres  (2).  On  comprend  après 
cela  qu'un  pair  d'Angleterre  et,  qui  pis  est  un  pair  libéral,  le  duc  de 
Sutherland,  si  je  ne  me  trompe,  ait  été  jusqu'à  dire  à  Saint-James's 
Hall  :  «  La  Russie  est  habile  dans  le  choix  de  ses  agens  ;  le  princi- 
pal en  Angleterre  est  M.  Gladstone.  » 

On  comprend  mieux  encore  la  joie  de  la  Gazette  de  Moscou 
lors  du  triomphe  des  libéraux  et  de  l'avènement  au  pouvoir  de  cet 
ami  désintéressé.  Ce  qui,  jusqu'alors,  avait  toujours  semblé  la  plus 
irréalisable  des  chimères,  l'alliance  anglo-russe,  cessait  de  paraître 
une  utopie.  S'il  n'y  eut  pas  alliance  (les  principes  mêmes  de  M.  Glad- 
stone, son  désir  de  se  renfermer  dans  les  affaires  intérieures  de 
l'Angleterre,  sa  prédilection  bien  connue  pour  la  politique  de  non- 
intervention,  le  disposaient  mal  à  n'importe  quelle  alliance),  il  y  eut 
au  moins  entente,  dans  la  question  orientale  notamment.  Le  Mon- 
ténégro, par  exemple,  s'étonna  de  trouver  un  appui  aussi  ferme 

(1)  «I  hâve  no  fear  mysclf  of  the  territorial  extension  of  Russia  in  Asia.  I  think 
this  fear  no  betler  than  old  women's.  —  I  do  not  believe  that  the  Emperor  of  Russia 
is  a  man  of  aggressive  policy.  »  (Troisième  discours  du  Midlothian.) 

(2)  C'est  ce  qu'il  a  fait  notamment  pour  O.  K..,  l'ingénieux  auteur  de  Russia  and 
England,  M™"'  Olga  de  Novikof,  née  Kiréef. 


LES  RIVALITÉS  COLONIALES.  293 

dans  la  main  anglaise  que  dans  la  main  russe.  Personne  en  ces 
beaux  jours  n'eût  imaginé  que  M.  Gladstone  dût,  trois  ou  quatre 
ans  plus  tard,  menacer  les  libérateurs  de  la  Bulgarie  de  leur  faire 
éprouver  la  portée  des  canons  Armstrong  et  la  valeur  des  cipayes 
de  l'Inde.  Personne  non  plus  ne  saurait  se  figurer  qu'un  homme 
aussi  droit,  aussi  habitué  à  s'incliner  pour  écouter  sa  conscience, 
ait  pu  s'abandonner  à  un  langage  belliqueux  pour  relever  le  crédit 
ébranlé  du  cabinet  libéral  et  faire  oublier  aux  Anglais  ou  à  l'étran- 
ger ses  récens  échecs  et  ses  prochaines  faiblesses.  Quand  il  parlait 
le  langage  de  la  guerre,  M.  Gladstone  était  prêt  à  la  l\iire.  Ses  dis- 
cours mêmes  portaient  la  marque  de  sa  résolution  intérieure; 
mais,  en  même  temps,  il  était  décidé  à  ne  faire  la  guerre  que  s'il  y 
était  moralement  contraint.  Or,  à  Saint-Pétersbourg  non  moins 
peut-être  qu'à  Londres,  le  souverain,  les  ministres  étaient  sincère- 
ment désireux  de  conserver  la  paix.  Avec  de  pareilles  dispositions 
de  part  et  d'autre,  il  eût  été  triste  d'en  venir  aux  armes,  et 
pourtant  il  n'a  fallu  rien  de  moins  que  cette  bonne  volonté  réci- 
proque pour  prévenir  un  conflit. 

Les  ennemis  de  M.  Gladstone  accusent  son  imprévoyance,  sa 
pusillanimité,  sa  naïve  confiance  dans  les  assurances  moscovites. 
Ils  disaient  déjà  que,  si  les  troupes  du  tsar  n'avaient  pas  craint  d'au- 
tant s'avancer  vers  les  frontières  de  l'Inde,  c'était  grâce  aux  encou- 
ragemens  du  tribun  du  Midiothian  (1).  Nous  ne  savons  ce  qu'en 
pense  M.  Gladstone;  mais,  s'il  a  eu,  pour  la  Russie,  des  complai- 
sances et  des  crédulités,  peut-être  peut-il  s'en  féliciter  pour  son 
pays,  car  ses  sympathies  slaves  n'ont  pas  été  entièrement  payées 
d'ingratitude.  Elles  lui  ont  certainement  valu  des  concessions  de 
forme,  sinon  de  fond,  qu'un  gouvernement  aussi  altier  que  la  Rus- 
sie n'eût  probablement  pas  faites  à  des  adversaires  déclarés.  Si 
l'arrangement  négocié  par  le  cabinet  libéral  est  ratifié  par  ses  suc- 
cesseurs, les  tories,  tout  en  se  plaignant  d'avoir  les  mains  liées 
par  les  engagemens  du  cabinet  précédent,  seront  bien  obligés  d'en 
trouver  les  conditions  acceptables  ;  sauf  à  chercher,  en  Bulgarie  ou 
ailleurs,  une  revanche  pour  l'orgueil  britannique.  Ln  mérite,  en  tout 
cas,  que  peut  revendiquer  M.  Gladstone,  c'est  d'avoir  maintenu  la 
paix.  11  peut  se  dire  qu'avec  un  autre  ministère  le  conflit  aurait 
probablement  éclaté  ;  et,  s'il  est  une  chose  dont  le  vieil  homme 
d'état  soit  disposé  à  se  faire  gloire,  c'est  assurément  d'avoir  épar- 
gné à  l'Europe  et  à  l'Asie  une  guerre  dont  nul,  en  somme,  ne 
pouvait  ])révoir  les  proportions.  Lorsque,  suivant  une  intention 
maintes  fois  annoncée,  il  quittera  les  affaires  publiques  pour  con- 
sacrer ses  derniers  jours  à  la  grande  affaire  du  chrétien,  le  vieil 

(1)  Voyeï,  par  exemple,  la  National  Bevieiv,  organe  des  conservateurs  (mai  1885). 


Wll  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

homme  d'état,  en  examinant  devant  Dieu  sa  carrière  politique  de 
plus  de  cinquante  années,  se  réjouira  peut-être  non  moins  de  cette 
guerre  évitée,  fût-ce  au  prix  d'un  sacrifice  d'amour-propre,  que  du 
disestablishment  de  l'église  d'Irlande  ou  de  la  récente  réforme 
électorale. 

II. 

Ce  qui  a  conduit  l'Angleterre  de  M.  Gladstone  au  bord  d'une 
rupture  avec  la  Russie,  c'est,  on  le  sait,  la  marche  des  Russes 
vers  Hérat  et  les  frontières  de  l'Afghanistan,  c'est-à-dire  vers  les 
rontières  de  l'Inde.  L'avance  des  Russes  en  Asie  n'était  pas  un 
fait  nouveau.  iNous  ne  voulons  pas  faù'e  ici  l'histoire  de  la  con- 
quête du  Turkestan,  il  nous  suffira  d'en  marquer  les  principales 
étapes.  Ce  qui  nous  intéresse  surtout,  ce  sont  les  causes,  ce  sont 
les  procédés  et  le  but  final  de  cette  longue  marche  des  Russes  à 
travers  les  steppes,  tour  à  tour  brûlantes  et  glacées,  de  l'Aral  et  de 
la  Caspienne.  En  s'enfonçant  dans  ces  déserts  inhospitaliers,  les 
Russes  cédaient  avant  tout  à  la  secrète  impulsion  qui  pousse  un 
état  civilisé,  en  contact  avec  des  pays  sauvages  ou  à  demi  barbares, 
à  les  faire  entrer  dans  sa  sphère  d'action,  à  se  les  subordonner,  à 
se  les  assujettir  sous  une  forme  ou  sous  une  autre.  C'est  là  une 
sorte  de  loi  historique,  une  sorte  de  loi  physique,  pour  ne  pas  dire, 
en  empruntant  le  jargon  à  la  mode,  de  loi  biologique.  Dans  la 
sphère  politique,  comme  dans  toute  la  nature  vivante,  quoi  de  plus 
fréquent  que  l'absorption  des  fîiibles  par  les  forts?  Les  organismes 
inférieurs  sont  voués  à  être  la  proie  des  organismes  supérieurs. 

Est-ce  à  dire  qu'en  annexant  successivement  à  leurs  vastes  pos- 
sessions les  steppes  de  l'ancien  laxarte  et  de  l'ancien  Oxus,  les 
Russes  aient  cédé  en  aveugles  à  une  sorte  de  fatalité?  Non,  assuré- 
ment, on  est  trop  éclairé,  on  est  trop  réfléchi  à  Pétersbourg  et  à 
Moscou  pour  être  longtemps  l'agent  inconscient  des  nécessités  phy- 
siques ou  des  lois  historiques.  Dans  leur  lente  descente  vers  le 
cœur  de  l'Asie,  ces  hommes  du  Nord  n'obéissaient  pas  seulement 
à  une  sorte  d'attraction  géographique.  La  preuve  en  est  la  patience, 
l'habileté,  la  persévérance  qu'ils  ont  apportées  dans  leur  conquête. 
A  l'impulsion  première  de  la  nature  s'ajoutaient  chez  eux  des  vues 
politiques,  des  desseins  combinés,  qui,  petit  à  petit,  ont  pris  plus 
de  netteté  et  de  consistance. 

La  conquête  du  Turkestan  n'a  guère  demandé  aux  Russes  qu'un 
tiers  de  siècle.  Durant  la  première  moitié  de  cette  période,  ils  ont, 
semble-t-il,  été  surtout  conduits  par  les  impulsions  instinctives, 
tant  il  y  a  eu  d'imprévu  et  de  décousu  dans  leur  marche  en  avant. 
C'est  ainsi  que,  des  steppes  kirghizes,  les  soldats  du  tsar  se  sont 


LES  RIVALITÉS  COLONIALES.  295 

ouvert  une  voie  jusqu'au  Sir-Daria,  l'ancien  laxarte,  puis  jusqu'à 
l'Amou-Daria,  l'ancien  Oxus.  C'est  ainsi,  en  s'abandonnant  aux 
hasards  de  l'inspiration  et  aux  caprices  de  leurs  officiers,  qu'ils 
sont  entrés  à  Tachkent  et  ont  planté  à  Samarkand  l'aigle  impé- 
riale sur  le  tombeau  de  Tamerlan.  Depuis  douze  ou  quinze  ans,  au 
contraire,  leurs  expéditions  ont  été  manifestement  menées  par  une 
politique  consciente  d'elle-même,  suivant  des  vues  arrêtées  et  un 
plan  concerté,  repris  et  perfectionné  à  chaque  échec,  comme  à 
chaque  pas  en  avant. 

Quel  était  le  but  de  cette  politique,  ou  mieux  quel  en  était  le 
principal  objet ,  car  les  états ,  plus  encore  que  les  individus ,  ont 
souvent  dans  leur  conduite  plusieurs  mobiles  à  la  fois?  Était-ce 
uniquement  de  pacifier  les  steppes  de  l'Asie  et  d'assurer  le  libre 
transit  des  caravanes,  de  mettre  fin  aux  alirmanes  ou  incursions 
des  rôdeurs  du  désert,  d'affranchir  les  Iraniens,  captifs  des  bandits 
turkmènes  ?  Tout  cela,  les  Russes  l'ont  fait,  et  la  civilisation  et  l'hu- 
manité leur  en  doivent  une  gratitude  que  notre  Europe  leur  me- 
sure peut-être  avec  trop  de  parcimonie.  Aucun  peuple  ,  pas  même 
les  Anglais  dans  l'Inde ,  n'a  mieux  justifié  "son  droit  à  gouver- 
ner les  Asiatiques.  Personne  ne  dira  cei)endant  que  cette  œuvre 
de  i)aix  et  de  philanthropie  ait  été  l'unique  raison  de  la  labo- 
rieuse conquête  de  Khiva  et  de  Merv.  Était-ce  d'étendre  le  com- 
merce national,  de  procurer  aux  nouvelles  manufactures  de  Moscou 
des  délwuchés  au-delà  dessables,  comme  d'autres  peuples  indus- 
triels en  cherchent  au-delà  des  mers?  Était-ce  encore  d'acquérir 
des  terres  pour  de  nouveaux  colons  et  de  nouvelles  cultures? 
D'ouvrir  au  moujik  les  fertiles  oasis  des  anciens  khanats  et  les 
riches  vallées  des  contreforts  du  Pamir?  Si  peu  dense  que  nous 
semble  sa  population  européenne ,  si  riche  de  champs  labourables 
que  nous  a[)paraisse  de  loin  l'empire  autocratique,  ses  communes 
de  paysans  se  sentent  déjà  à  l'étroit  sur  le  sol  à  demi  épuisé  du 
mir  (1)  ;  il  leur  faut  sans  cesse  des  terres  nouvelles  pour  leurs 
essaims  d'émigrans.  Aujourd'hui ,  comme  sous  la  dynastie  de  Ru- 
rik,  le  Grand-Russe  poursuit  en  silence,  à  travers  les  steppes  des 
nomades  finno-turcs,  sa  colonisation  essentiellement  continentale 
et  paysanne.  Si  jalouse  que  soit  la  Russie  d'assurer  de  nouvelles 
terres  à  son  [)rolifique  moujik,  si  pressée  qu'ellese  montre  d'étendre 
ses  relations  commerciales  en  Asie,  le  désir  de  vendre  les  coton- 
nades moscovites  aux  Uzbeks  et  aux  Turkmènes  ou  de  faire  culti- 
ver le  coton  par  des  mains  orthodoxes  au  pied  des  monts  histori- 
ques de  la  Sogdiane  et  de  la  Ractriane,  l'envie  même  îort  légitime 

(1)  Voyez  l'Empire  des  tsars  et  les  Russes,  t.  i,  liv.  vi,  chap.  v  et  vi. 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'attirer  un  jour  chez  elle  une  partie  du  transit  de  l'Inde,  ne  sont 
pas  les  seuls  aimans  qui  l'aient  attirée  peu  à  peu  vers  les  loin- 
tains sommets  du  Paropamise  et  de  l'Indou-Kouch. 

L'époque  à  laquelle  les  troupes  impériales  se  sont  le  plus  réso- 
lument lancées  dans  l'Asie  centrale,  la  date  même  des  différentes 
étapes  de  leur  conquête,  indiqueraient  seules  à  quelle  pensée  pa- 
tiente, à  quelles  visées  politiques  obéissait  le  cabinet  de  Saint-Pé- 
tersbourg. C'est  après  la  guerre  de  Crimée  et  la  pacification  du 
Caucase  que  les  Russes  se  sont  mis  en  route  vers  les  rives  clas- 
siques de  riaxarte  et  de  l'Oxus.  C'est  après  la  guerre  de  Bulga- 
rie et  le  congrès  de  Berlin  qu'ils  ont  repris  leur  marche  en  avant 
vers  le  Paropamise,  avec  une  décision  et  un  esprit  de  suite  dont  leurs 
expéditions  avaient  souvent  manqué  jusque  -  là.  Repoussé  de 
l'Europe  et  de  l'Asie-Mineure,  le  vaste  empire  moscovite,  toujours 
en  quête  d'expansion,  semblait  se  rejeter  de  l'occident  vers  l'orient, 
des  rivages  européens,  prohibés  à  ses  troupes,  vers  les  mystérieuses 
contrées  de  l'Asie  centrale ,  où  ni  flotte  ni  armée  européenne  ne 
pouvait  suivre  ses  soldats.  Il  semblait,  au  premier  abord,  que  la  poli- 
tique russe  fût  heureuse  de  trouver,  dans  ces  régions  écartées,  un 
champ  libre  où  les  généraux  et  les  diplomates  de  l'Occident  ne  pus- 
sent la  contre-carrer.  Peut-être  fut-ce  là  au  début  une  des  perspec- 
tives qui  attirèrent  les  armes  du  tsar  vers  le  Tarkestan  ;  mais,  en 
s'enfonçant  dans  ce  Touran  inhospitalier,  la  politique  russe  y  dé- 
couvrit bientôt  un  tout  autre  objectif.  Elle  se  réjouit  de  s'y  pou- 
voir frayer  un  chemin  jusqu'à  ses  vieux  rivaux  d'Europe,  jusqu'à 
la  jalouse  puissance  qu'elle  avait  plus  d'une  fois  rencontrée  sur  sa 
route,  dans  les  défilés  du  Balkan  et  sur  les  méandres  du  Bosphore. 

La  guerre  de  Crimée,  et  plus  encore  le  traité  de  Berlin,  avaient 
laissé  en  Russie  de  vivaces  rancunes  contre  les  Anglais.  Moscou 
s'irritait  de  toujours  retrouver  devant  elle  la  main  de  l'Angle- 
terre sans  pouvoir  elle-même  l'atteindre  nulle  part.  Ne  sachant 
comment  troubler  la  patrie  de  Palmerston  et  de  Beaconslield  dans 
sa  quiétude  insulaire,  les  Russes  se  sont  ingéniés  à  découvrir  une 
prise  sur  leur  insaisissable  rivale.  Le  plus  grand  ennemi  de  l'Angle- 
terre, Napoléon,  leur  avait  dès  longtemps  signalé  par  quelles  routes 
on  pouvait  atteindre  les  Anglais  dans  les  vallées  de  l'Inde.  Ces 
leçons,  prématurées  au  temps  de  Paul  I",  revinrent  à  la  mémoire 
d'Alexandre  II  et  du  prince  Gortchakof.  Ne  pouvant  joindre  l'An- 
gleterre en  Europe  dans  son  île  brumeuse,  ils  cherchèrent  à  s'en 
rapprocher  en  Asie.  Les  Russes  ont  traversé  des  déserts,  en 
apparence  infranchissables,  et  toute  l'épaisseur  d'un  continent  pour 
devenir  les  voisins  des  Anglais,  non  qu'ils  aspirent  à  les  supplan- 
ter dans  l'Inde,  mais  pour  les  obliger,  par  leur  voisinage,  à  compter 


LES  RIVALITÉS  COLONIALES.  297 

avec  eux,  pour  leur  faire  sentir  que  la  Russie  savait  où  leur  rendre 
les  coups  qu'ils  pourraient  être  tentés  de  lui  porter  en  Europe  (1). 
Que,  dans  les  salons  ou  dans  les  casernes,  quelques  exaltés 
s'amusent  à  discuter  des  plans  d'invasion  de  l'Indoustan,  c'est, 
au  dire  même  de  cet  enfant  terrible  de  Skobélef,  moins  pour  con- 
quérir l'Inde  que  pour  frapper  la  souveraine  de  l'Inde.  Les  Anglais 
avaient  souvent  répété  que  c'était  leur  empire  d'Asie  qu'ils  défen- 
daient à  Constantinople.  Les  diplomates  et  les  officiers  russes  n'ont 
eu  qu'à  retourner  à  leur  profit  cette  maxime  de  la  politique  an- 
glaise. C'est  l'Europe  et  le  Bosphore  que  la  plupart  avaient  en  vue 
en  marchant  vers  l'Indou-Kouch.  Les  clés  des  détroits  sont  dans 
les  steppes  de  l'Asie,  disait  Skobélef;  c'est  dans  l'Afghanistan  et  au 
besoin  dans  la  vallée  de  l'Indus  qu'il  faut  les  aller  chercher. 

En  d'autres  termes,  les  états-majors  de  Tiflis  et  de  Tachkent 
ont,  tout  comme  la  chancellerie  de  Pétersbourg,  découvert  que  le 
chemin  du  Bosphore  passait  par  l'Afghanistan.  N'est-ce  point  par 
l'Asie,  en  tout  cas,  que  la  Russie  a  le  plus  de  chances  d'arriver  à 
la  mer  libre? 

Les  idées  des  Russes  n'avaient  pas  encore  pris  corps  que  les 
convoitises  moscovites  étaient  bruyamment  dénoncées  par  les  offi- 
ciers de  l'armée  anglo-indienne.  Les  soldats  du  tsar  avaient  à  peine 
construit  leurs  premiers  forts  sur  les  rives  du  Syr-Daria  que  déjà 
les  alarmistes  de  Londres  et  de  Calcutta  conjuraient  l'Angleterre  de 
mettre  une  barrièi'e  aux  envahissemens  des  cosaques.  Le  foreign 
olfire,  stimulé  par  les  Rawlinson,  les  Frère,  les  llimley,  les  Mac- 
Gregor,  interrogeait  de  temps  en  temps  le  prince  Gortchakof  sur  la 
marche  et  les  progrès  des  troupes  russes  vers  les  Indes.  Aux  indis- 
prètes  questions  des  Anglais,  le  chancelier  de  l'empire  répondait 
iavec  d'autant  plus  de  désinvolture  que  les  plans  de  la  chancellerie 
étaient  moins  arrêtés,  que  le  gouvernement  impérial  s'en  remettait 
davantage  à  l'initiative  de  ses  généraux,  prêt  à  désavouer  leurs  en- 
treprises devant  l'étranger,  sauf  à  se  retrancher  derrière  le  fait 
accompli  pour  garder  leurs   conquêtes.  L'avance  des  Russes  se 

(1)  L'intention  du  gouvernement  russe  est  exprimée  avec  autant  de  clarté  que  de 
discrétion  dans  une  biographie  anonyme  du  prince  Gortchakof,  sortie  du  ministère 
des  aftjiircs  étrangères,  et  publiée  par  le  Journal  de  Saint-Pétersbourg  (13  mars 
1883).  <(  La  guerre  do  Crimée,  lit-on  dans  ce  document  d'origine  officieuse,  avait 
malheureusement  prouvé,  d'abord,  que  la  l'.ussie  ne  pouvait  plus  compter  sur  les  bons 
rapports  qu'elle  avait  entretenus  depuis  un  siècle  avec  l'Angleterre,  et,  ensuite 
qu'elle  était  absolument  désarmée  vis-à-vis  de  cette  puissance,  dont  les  flottes  pou- 
vaient la  menacer  partout,  Undis  que  sa  politique  pouvait  lui  procurer  des  alliances 
militaires  sur  le  continent.  Une  grande  nation  ne  pouvait  pas  rester  indéfiniment 
dans  une  pareille  position.  Il  était  indiipensable  d'intéresser  matériellement  VAngle- 
terre  à  apprécier  et  â  ménager  l'amitié  de  la  Russie.  Une  forte  position  en  Asie  cen- 
trale pouvait  seule  atteindre  ce  résultat.  » 


298  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

fit  longtemps  ainsi,  sous  le  couvert  des  protestations  pacifiques  et 
des  déclarations  rassurantes  de  la  diplomatie  impériale,  qui,  à  chaque 
nouveau  pas,  exprimait  ses  regrets  de  voir  la  Russie  contrainte  à 
de  nouvelles  annexions... 

Cette  tactique  devenait  de  plus  en  plus  difficile,  à  mesure  que  les 
troupes  du  tsar  blanc  pénétraient  plus  avant  dans  les  steppes  turco- 
maneset  que  les  vagues  desseins  du  gouvernement  de  Pétersbourg  se 
précisaient  davantage.  Une  chose  surtout  ne  pouvait  manquer  d'ai- 
guillonner les  appréhensions  des  Anglo-Indiens  en  accusant  les  vues 
des  Russes,  c'est  le  changement  de  base  d'opérations  des  troupes 
impériales. 

La  conquête  du  Turkestan  avait  commencé  par  le  nord,  par  la 
steppe  des  Kirghiz,  les  envahisseurs  partant  d'Orenbourg  et  du 
pied  de  l'Oural  pour  descendre,  à  travers  le  désert,  au-delà  des  rives 
orientales  du  lac  d'Aral,  sur  les  vallées  de  l'Iaxarte  et  de  l'Oxus. 
Une  fois  établis  à  Tachkent  et  à  Samarkand,  maîtres  du  Khokand  et 
suzerains  de  Bokhara,  les  Russes,  ainsi  parvenus  aux  frontières 
de  l'Afghanistan,  cherchèrent  à  l'ouest  une  route  plus  facile  et 
plus  ouverte.  Cette  route  nouvelle,  ils  la  trouvèrent  dans  les  steppes 
transcaspiennes,  le  long  de  l'Atrek  et  de  la  frontière  persane.  De  ce 
côté,  le  Caucase  leur  offrait  une  base  d'opérations  à  la  fois  plus  rap- 
prochée et  plus  commode,  qui  leur  permettait  de  substituer,  pour 
une  bonne  partie  du  trajet,  la  voie  de  mer  à  la  voie  du  désert. 

La  Caspienne,  bien  que  les  rives  méridionales  en  relèvent  de  la 
Perse,  est  depuis  longtemps  déjà  un  véritable  lac  russe,  auquel  on 
accède  directement  de  l'intérieur  de  l'empire,  au  nord,  par  le  Volga, 
à  l'ouest,  par  le  Caucase,  aujourd'hui  entièrement  pacifié  et  relié 
à  Moscou  par  un  chemin  de  fer  qu'interrompt  à  peine  le  défilé  du 
Dariel.  De  la  Transcaucasie,  où  séjourne  en  tout  temps  une  nom- 
breuse armée,  à  la  Transcaspie,  le  passage  est  aisé  et  rapide.  De 
TifliSjOu  mieux  de  Poti  ou  de  Baloum,sur  la  Mer-Noire,  à  Bakou,  sur 
la  Caspienne,  il  n'y  a  guère  que  vingt-quatre  heures  de  chemin  de 
fer.  De  Bakou  à  la  baie  de  Krasnovodsk,  la  vapeur  ne  demande 
pas  beaucoup  plus  pour  la  traversée  de  la  Caspienne.  De  la 
baie  de  Krasnovodsk,  enfin,  d'un  point  appelé  Mikhailovsk,  les 
Russes  ont  eu  soin  de  jeter,  à  travers  les  sables  jusque-là  déserts,  un 
chemin  de  fer  qui  a  permis  à  leurs  troupes  de  pénétrer  au  cœur 
de  solitudes  réputées  inaccessibles.  Ce  chemin  de  fer,  dont 
ils  prolongent  les  rails  à  mesure  qu'avancent  leurs  soldats,  fait,  on 
ne  saurait  le  nier,  le  plus  grand  honneur  à  la  prévoyante  hardiesse 
de  leurs  chefs.  Sous  l'active  direction  d'un  officier  d'initiative,  le 
général  Annenkof,  ils  ont  su  iaire  en  Asie  ce  que  jusqu'ici  nous 
avons  inutilement  rêvé  en  Afrique.  Grâce  à  ce  railway  impro- 
visé et  à  leur  changement  de  base  d'opérations,  les  Russes  ont  mis 


LES    RIVALITÉS   COLONIALES.  299 

les  frontières  de  l'Afghanistan  à  quelques  jours  de  leurs  arsenaux 
du  midi.  Ils  pourront  bientôt  se  vanter  d'avoir  supprimé  le  désert, 
comme  ils  peuvent  déjà  dire  que,  pour  eux,  il  n'y  a  plus  de 
Caucase. 

Avec  cette  nouvelle  route ,  la  Russie  a,  pour  ainsi  dire,  pris  le  Turkes- 
tan  à  revers,  et,  de  la  Caspienne,  ses  troupes  cheminent  tout  droit 
dans  la  direction  de  Hérat  et  de  la  vallée  de  l'Indus. 

L'occupation  de  Krasnovodsk  remonte  à  1869.  Quelques  années 
plus  tard, en  1873,  après  une  campagne  où  eussent  échoué  des  troupes 
moins  endurantes,  les  Russes  atteignaient  Khiva,  l'île  verdoyante, 
qui  se  croyait  inexpugnable  dans  sa  mer  de  sables.  L'orgueil  de 
Khiva  brisé  et  leur  flanc  gauche  ainsi  assuré,  les  soldats  du  tsar, 
appuyés,  sur  leur  flanc  droit,  à  la  Perse  qui  les  fournissait  de  vivres 
et  de  mulets,  étaient  libres  de  pousser  vers  l'est.  Entre  le  sud  de  la 
Caspienne  et  l'Afghanistan,  régnaient  les  Tekkés,  les  plus  turbulens 
comme  les  plus  guerriers  des  Turkomans.Pour  soumettre  ces  écu- 
meurs  de  la  steppe,  terreur  de  leurs  voisins  de  Khiva  et  de  Perse,  il 
fallut,  de  1877  à  1881,  plusieurs  campagnes.  Les  Russes  ne  se  lais- 
sèrent décourager  ni  par  les  diflicultés  ni  par  les  insuccès  inhérens 
à  cette  sorte  d'entreprises.  Contre  ces  Tekkés,  il  fallut  envoyer 
l'élite  des  troupes  du  Caucase  de  retour  de  la  conquête  de  Kars, 
avec  le  chef  le  plus  populaire  des  armées  russes,  Skobélef.  On  sait 
au  prix  de  quels  elforts  le  héros  de  Plevna  battit,  en  1880,  la  prin- 
cipale tribu  des  Tekkés,  les  Akhals,  prenant  d'assaut,  en  janvier 
1881,  leur  repaire,  la  forteresse  de  Chéok-Tépé  (1).  La  chute  de 
Chéok-Tepé,  dont  les  grossières  murailles  avaient,  trois  ans  plus 
tôt,  arrêté  le  général  Lazaref,  fut  décisive. 

Par  un  de  ces  reviremens  propres  aux  populations  primitives,  les 
Tekkés  qui,  la  veille  encore,  opposaient  aux  envahisseurs  une  ré- 
sistance acharnée,  vinrent,  leurs  chefs  en  tête,  jurer  fidélité  au 
souverain  de  leurs  vainqueurs.  Habitués  à  triompher  de  leurs  voi- 
sins, ils  reconnaissaient  qu'ils  avaient  trouvé  leurs  maîtres.  La  gé- 
nérosité des  Russes  acheva  ce  qu'avait  commencé  l'épée  de  Sko- 
bélef. Au  prestige  de  leurs  armes  les  nouveaux  seigneurs  de  l'Akhal 
eurent  soin  d'ajouter,  selon  leur  coutume,  les  séductions  de  la 
civilisation  et  la  fascination  des  pompes  de  la  cour  impériale.  Des 
Tekkés,  appelés  au  couronnement  du  tsar  Alexandre  III,  revinrent 
<;élébrer  dans  leurs  oasis  les  splendeurs  du  sacre  du  tsar  blanc  et 
les  merveilles  de  la  puissance  russe.  Les  Tekkés  de  l'Est,  profitant 
de  la  leçon  infligée  à  leurs  frères  de  l'Ouest,  vinrent  d'eux-mêmes 
se  soumettre  à  un  maître  réputé  aussi  généreux  qu'invincible. 

(1)  Voyez,  dans  la  Uevue  du  15  mai  dernier,  l'étude  de  M.  H.  Moser:  le  Pays  des 
Turkomans. 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ghéok-Tépé  n'est  guère  qu'à  moitié  route  de  la  Caspienne  à  Merv 
et  aux  frontière  de  l'Afghanistan.  On  eût  cru  d'avance  que,  pour 
entrer  dans  Merv,  il  aurait  fallu  aux  Russes  de  nouveaux  combats  et 
une  campagne  laborieuse.  Il  n'en  fut  rien.  Merv,  la  grande  oasis  des 
Tekkés  de  l'Ouest,  l'Alger  de  ces  pirates  du  désert,  n'attendit  pas 
l'approche  des  canons  russes.  En  dépit  des  efforts  d'un  certain  Siakh- 
Pousch  et  des  agens  anglo-indiens,  la  majorité  des  habitans,  renon- 
çant aux  ahimanes  et  au  pillage  des  vallées  du  Khorassan,  résolut  de 
se  soumettre  aux  Russes.  L'oasis  turkmène  renouvela,  à  dix  siècles 
de  distance,  la  légende  de  la  vieille  Novgorod  appelant  Rurik  et 
les  Varègues  à  rétablir  la  paix  dans  ses  murs.  Pour  complaire  au 
général  Komarof  et  se  rendre  dignes  de  devenir  les  sujets  du 
tsar,  les  khans  et  les  notables  de  Merv  mirent  d'eux-mêmes  en 
liberté  leurs  esclaves  persans.  Les  Russes  eurent  ainsi  le  rare  hon- 
neur d'abolir  l'esclavage  à  Merv  avant  d'y  être  entrés. 

L'occupation  de  l'oasis  eut  lieu  presque  sans  coup  férir;  quelques 
pillards,  quelques  alamanntchiks  incorrigibles  avaient  seuls  osé 
tenter  de  s'opposer  à  la  marche  des  soldats  du  tsar  blanc  (1).  C'est 
ainsi  qu'est,  presque  spontanément,  tombée  aux  mains  des  Russes, 
en  188-4,  cette  Merv,  tant  de  fois  signalée  chez  nos  voisins  d'outre- 
Manche  comme  la  première  clé  de  la  route  des  Indes,  Merv,  dont 
le  nom  avait  tant  irrité  les  nerfs  des  Anglo-Indiens  qu'en  Angleterre 
on  avait  fmi^par  railler  \em'c<imeTvosité{men:>02isness).»Et  les  Russes 
ne  s'arrêtaient  même  pas  à  une  oasis  dont  ils  semblaient  si  loin  en- 
core, à  l'avènement  d'Alexandre  III.  La  même  année  188/j,  les  Tur- 
komans  Sarykhs  ayant  imité  l'exemple  des  Tekkés  de  Merv,  le  gé- 
néral Komarof  s'emparait  de  l'Atrek,  et  ses  soldats  s'établissaient  dans 
le  vieux  Sarakhs,  aux  limites  de  la  Perse  et  de  l'Afghanistan. 

Merv  prise,  les  Tekkés  et  les  Saryks  soumis,  les  khans  de  Khiva 
et  de  Rokhara  devenus  vassaux  de  l'ancien  vassal  du  khan  de  la 
Horde  d'or,  la  conquête  du  Turkestan  était  achevée.  Un  nouvel  em- 
pire, grand  comme  trois  ou  quatre  fois  l'Allemagne,  était  réuni  aux 
Russies  d'Europe  et  d'Asie.  Et  cet  empire,  personne,  en  dehors  des 
khans  indigènes  et  des  nomades  de  la  steppe,  ne  l'avait  disputé  aux 
héritiers  de  Pierre  le  Grand.  La  Perse,  heureuse  d'être  déli- 
vrée des  ruineuses  incursions  du  Turkmène,  leur  avait  aplani  le 
chemin  de  la  conquête  de  son  éternel  ennemi,  le  Touran.  L'Angle- 
terre elle-même  n'avait  opposé  à  la  marche  des  Russes  que  des  né- 
gociations destinées  à  marquer  une  limite  au  flot  montant  de  la  puis- 
sance moscovite.  Le  jour  semblait  venu  où  la  souveraine  de  l'Inde 
se  sentirait  obligée  de  dire  à  l'empire  du  Nord  :  «  Tu  n'iras  pas  plus 
loin.  » 

(1)  Sur  la  prise  de  Merv  et  sur  les  Turkomans  du  sud-ouest,  voyez,  dans  le  Bulletin 
de  la  Société  russe  de  géographie  (1885,  t.  xxi),  l'étude  du  savant  voyageur,  P.  Lessar. 


LES    RIVALITÉS   COLONIALES.  301 


III. 


Durant  quelques  années,  on  s'était  bercé  à  Londres  de  l'espoir 
de  maintenir,  entre  l'empire  indien  et  les  possessions  russes,  une 
double  barrière,  une  zone  neutre,  composée  de  l'Afghanistan  au  sud 
et  du  Turkestan  indépendant  au  nord.  Les  annexions  incessantes  des 
Russes  démontrèrent  bien  vite  que,  s'il  devait  rester  entre  les  deux 
empires  une  zone  neutre ,  «  un  tampon ,  »  cette  zone  ne  pouvait 
avoir  d'autre  épaisseur  que  l'Afghanistan.  Quelques  Anglais,  voyant 
le  Turkestan  tomber  morceau  par  morceau  aux  mains  des  Russes, 
eussent  voulu  imiter  les  procédés  de  leurs  rivaux.  Au  lieu  de  les 
attendre  aux  portes  de  l'Inde,  ils  eussent  préféré  marcher  hardiment 
à  leur  rencontre  en  faisant  eux-mêmes,  dans  l'Afghanistan,  ce  que 
les  Russes  faisaient  dans  le  Turkestan.  Bien  des  raisons  politiques 
et  militaires  s'opposaient  à  l'adoption  d'une  pareille  tactique.  In- 
staller la  domination  anglaise  dans  l'Afghanistan,  c'était  stimuler 
le  zèle  des  Russes,  les  pousser  à  hâter  leur  marche,  s'exposer  peut- 
être  à  voir  les  cosaques  devancer  les  Anglais  à  llérat.  Reporter  les 
lignes  de  défense  de  l'Inde  à  Caboul  et  surtout  à  Ilérat,  c'était  s'éloi- 
gner témérairement  des  vallées  de  l'Indoustan  et  de  la  mer,  la 
double  base  d'opérations  des  Anglais.  Puis,  si  divisées,  si  incohérentes 
que  soient,  à  bien  des  égards,  les  tribus  afghanes,  elles  ont  au- 
trement de  cohésion  et  de  force  de  résistance  que  les  Uzbeks  et  les 
Turkmènes  du  Turkestan,  pareils,  dans  leur  éparpillement  national, 
aux  sables  de  leurs  déserts.  Les  Anglais  ont,  depuis  un  demi-siècle, 
eu  plusieurs  occasions  d'apprécier  les  diiricultés  de  la  conquête  d'un 
pays  où,  selon  un  mot  de  lord  Wellington,  les  petites  armées  sont 
anéanties  et  les  grandes  meurent  de  faim.  Les  deux  dernières  cam- 
pagnes, menées  jusqu'à  Caboul,  sous  le  ministère  Reaconsfield, 
n'étaient  pas  faites  pour  engager  le  forcign  office  à  se  charger  du 
gouvernement  de  cette  tin-bulente  féodalité  afghane. 

Lord  Reaconsfield  lui-même  s'était,  par  le  traité  de  Gandamak 
(mai  1879),  contenté  d'assurer  à  l'Inde  ce  qu'il  appelait  ses  fron- 
tières scientifiques,  la  possession  des  passes  de  khodjah,  de  Païvar 
et  de  Khaïber,  d'où  les  Anglais  dominaient  la  route  de  Caboul.  En 
même  temps,  les  Anglo-Indiens  occupaient  Quettah,  au  nord  du  Re- 
loutchistan,  entièrement  soumis  à  leur  influence,  et  ils  projetaient 
jusqu'à  Quettah  un  chemin  de  fer  qui  devait  placer  la  seconde  des 
capitales  de  l'Afghanistan,  Kandahar,  dans  leur  dépendance.  Par  le 
même  traité,  lord  Reaconsfield  avait,  il  est  vrai,  imposé  à  l'émir  de 
Caboul  la  présence  d'un  agent  anglais  qui  devait  lui  servir  de  con- 
seiller et  de  mentor  pour  les  relations  de  l'Afghanistan  avec  les 


302  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pays  voisins.  A  cet  égard,  le  traité  de  Gandamak  plaçait  les  Afghans 
sous  une  sorte  de  protectorat  britannique.  Les  événemens  devaient 
bientôt  montrer  combien,  même  sous  cette  forme  adoucie,  les  Afghans 
répugnaient  à  toute  domination  étrangère.  Quelques  mois  à  peine 
après  la  signature  du  traité  de  Gandamak,  en  septembre  1879,  alors 
que  lord  Beaconsfield  et  lord  Salisbury  se  glorifiaient  d'avoir  défini- 
tivement établi  à  Caboul  la  suprématie  britannique,  le  résident  an- 
glais, sir  Louis  Cavagnari,  était  massacré  avec  toute  sa  suite.  L'émir 
qui  avait  traité  avec  le  vice-roi  de  l'Inde,  Yakoub-Khan,  était  ren- 
versé par  une  insurrection.  Le  général  Roberts  se  voyait  contraint 
de  recommencer  une  nouvelle  campagne.  Rentré  à  Caboul,  il  était 
bientôt  menacé  d'y  être  cerné.  Durant  quelques  jours,  on  redouta  à 
Westminster  un  désastre  analogue  à  celui  de  iShO.  On  était  réduit 
à  se  féliciter  que,  en  évacuant  Caboul,  le  commandant  britannique 
eût  pu  échapper  à  une  capitulation.  Si,  quelques  semaines  plus  tard 
le  général  Roberts  rentrait  dans  la  capitale  de  l'Afghanistan,  c'était 
pour  l'abandonner  bientôt,  après  avoir  reconnu  comme  émir  l'élu 
des  chefs  afghans,  Abd-ur-Rahman,  l'ancien  pensionné  des  Russes  à 
Samarkand. 

On  n'a  pas  oublié  quelle  part  ces  sanglans  mécomptes  eurent  à  la 
chute  du  cabinet  anglais,  en  avril  1880.  L'Afghanistan  avait  été  le  Ton- 
kin  des  tories.  M.  Gladstone  et  lord  Gran ville  se  gardèrent  de  rétablir 
à  Caboul  le  résident  britannique  installé  par  Beaconsfield.  Ils  jugèrent 
qu'avec  une  population  aussi  belliqueuse,  dans  un  pays  aussi  difficile  à 
gouverner,  le  plus  prudent  était  de  mettre  le  drapeau  anglais  à  l'abri 
des  émeutes  de  Caboul  et  de  l'humeur  variable  des  feudataires 
afghans.  Au  lieu  de  chercher  à  faire  de  l'Afghanistan  un  vassal  de 
l'empire  indien,  ils  s'attachèrent  à  s'en  faire  un  ami,  ce  qui  était 
peut-être  plus  habile,  quoique  ce  ne  fût  pas  beaucoup  plus  sûr. 
En  retirant  les  troupes  anglaises  de  Caboul  et  même  de  Kandahar, 
malgré  les  protestations  de  Beaconsfield,  ils  eurent  soin  d'assurer  à 
l'émir  aujourd'hui  encore  régnant,  Abd-ur-Rhaman,  une  subvention 
régulière  de  roupies  indiennes.  Avec  les  princes  orientaux,  c'est  là, 
on  le  sait,  le  procédé  le  plus  simple  comme  le  plus  économique,  et, 
sur  ce  terrain,  l'empereur  de  toutes  les  Russies  ne  saurait  lutter 
avec  la  riche  Albion. 

En  même  temps,  M.  Gladstone  abandonnait  Quettah  ou  renonçait 
à  la  construction  d'une  voie  fen-ée  de  l'Inde  à  cette  ville.  C'était 
peut-être  là  montrer  moins  de  prévoyance.  Aux  yeux  des  Asia- 
tiques, l'Angleterre  paraissait  bien  pressée  de  sortir  de  l'Afghanis- 
tan et  de  toutes  les  places  si  chèrement  conquises.  On  ne  pouvait 
manquer,  dans  les  bazars  de  Caboul  et  de  Hérat,  comme  dans 
les  mosquées  de  Lahore  et  de  Delhi,  de  mettre  en  parallèle 
la  conduite  des  Russes  dans  le  Turkestan    avec   celle  des   An- 


LES  RIVALITÉS  COLONIALES.  303 

glais  dans  l'Afghanistan.  L'évacuation  de  Caboul  et  de  Kandahar 
par  les  troupes  du  général  Roberts  concordait  presque  avec  la 
prise  de  Ghéok-Tépé  par  Skobélef  et  l'installation  de  la  domination 
russe  dans  l'Akhal.  Il  est  vrai  qu'en  abandonnant  les  capitales 
afghanes  le  cabinet  anglais  pouvait  se  flatter  d'enlever  aux  Russes 
un  prétexte  de  pousser  jusqu'à  Merv. 

Pour  retirer  leurs  troupes  des  états  de  l'émir  de  Caboul,  les  An- 
glais ne  renonçaient  pas  du  reste  à  exercer  dans  l'Afghanistan  une 
action  prépondérante.  Sur  ce  point,  l'opinion  n'aurait  pas  permis  à 
M.  Gladstone  et  à  lord  Granville  de  professer  d'autres  sentimens 
que  lord  Beaconsfield  et  lord  Salisbury.  Moins  ils  conser\^aient  d'es- 
poir d'arrêter  la  marche  des  Russes  dans  le  Turkestan  et  plus  les 
ministres  de  la  reine  Victoria  devaient  se  montrer  jaloux  de  main- 
tenir les  plateaux  afghans  en  dehors  de  la  sphère  d'action  de  la 
Russie.  L'envoi  d'une  ambassade  russe  à  Caboul  avait  été  l'occasion 
de  la  guerre  anglo-afghane  de  1878.  Aux  yeux  des  Anglo- Indiens, 
l'Afghanistan  est,  pour  les  frontières  de  l'Inde,  une  sorte  de  zone  mi- 
litaire où  ils  ne  peuvent  laisser  prendre  pied  à  aucun  rival.  Aussi, 
quels  que  soient  leurs  rap}X)rts  avec  l'émir  de  Caboul,  se  regardent- 
ils  comme  chargés  de  veiller  à  la  sécurité  et  à  l'intégrité  de  ses 
frontières.  Ils  en  sont  devenus  les  gardiens  intéressés,  et  cela  était 
si  naturel  que  le  gouvernement  russe  ne  s'en  est  jamais  offusqué  ; 
jamais  sur  ce  point  il  n'a  fermé  l'oreille  aux  propositions  du  fo- 
reign  office. 

Les  Anglais  n'ont  eu  garde  d'attendre  l'arrivée  des  patrouilles 
russes  sur  les  pentes  du  Paropiimise,  pour  négocier  avec  les  nou- 
veaux voisins  de  l'émir.  Les  libéraux,  alors  déjà  partisans  déclarés 
de  la  politique  de  paix,  ont  dès  longtemps  cherché  des  garanties 
de  sécurité  dans  une  entente  directe  de  Londres  et  de  Péters- 
bourg.  Voici  déjà  plus  d'une  douzaine  d'années,  en  1872,  le  cabinet 
anglais,  étant  comme  récemment  encore  présidé  par  M.  Gladstone, 
et  lord  Granville  dirigeant  le  forciyn  office^  les  deux  gouvernemens 
étaient  tombés  d'accord  pour  fixer  d'une  manière  plus  précise  les  fron- 
tières de  l'Afghanistan,  ce  qui  visiblement  revenait,  pour  tous  deux, 
à  délimiter  la  sphère  d'action  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie.  De  cet 
accord  sortit  le  mémorandum  de  1873,  demeuré  le  point  de  départ  des 
négociations  de  1885.  Dans  ce  document,  le  prince  Gortchakofet 
lord  Granville  s'entendaient  pour  reconnaître  le  haut  Oxus  comme 
limite  des  domaines  du  khan  de  Bokhara  et  de  l'émir  de  Caboul. 
Vers  l'ouest,  malheureusement,  entre  la  Boukharie  et  la  Perse,  n 
fleuve  ni  chaîne  de  montagnes  ne  s'offrait  à  marquer,  aux  Afghans, 
une  frontière  naturelle.  H  se  rencontrait  bien  encore  des  cours 
d'eau  tels  que  le  Murghab  et  le  Héri-Roud;  mais  ces  rivières,  des- 
cendant des  collines  de  l'Afghanistan,  coulent  presque  tout  droit 


304  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

au  nord  vers  les  plaines  sablonneuses  du  Turkestan.  Elles  ne  pou- 
vaient, par  suite,  servir  de  limites  entre  les  deux  pays.  L'arrange- 
ment Gortchakof-Granvilie  devait  fatalement  se  ressentir  de  cette 
difficulté.  Il  fut  rédigé  avec  un  certain  vague,  expliqué  par  l'insuffi- 
sance des  cartes,  par  l'inexactitude  des  connaissances  européennes 
sur  ces  régions  de  l'Asie,  et  peut-être  aussi  par  les  secrets  calculs 
des  deux  parties,  la  Russie  redoutant  de  trop  se  lier  les  mains  pour 
l'avenir  et  le  cabinet  anglais  craignant,  par  des  arrangemens  trop 
précis,  de  prêter  le  flanc  aux  attaques  de  l'opposition. 

L'accord  de  février  1873  reconnaissait  à  l'Afghanistan  ses  fron- 
tières antérieures  et  spécialement  la  possession  des  «  dépendances 
de  Hérat,  »  mais  sans  définir  explicitement  ce  qu'on  entendait  par 
ces  dépendances.  De  ce  manque  de  précision  devaient,  tôt  ou  tard, 
surgir  des  difficultés  assez  graves  pour  exposer  les  deux  empires 
à  une  rupture. 

Si  défectueux  que  fût  l'arrangement  anglo-russe  de  1873,  la  fron- 
tière afghane,  entre  le  haut  Oxus,  à  l'est,  et  la  vallée  de  l'Héri-Roud, 
à  l'ouest,  n'a,  durant  une  douzaine  d'années,  soulevé  aucune  contes- 
tation. Il  en  eût  sans  doute  été  longtemps  de  même  sans  la  con- 
quête de  l'Akhal  par  Skobélef  et  l'entrée  des  Russes  à  Merv.  A  me- 
sure qu'ils  avançaient  vers  le  sud,  à  mesure  qu'ils  annexaient  les 
oasis  des  derniers  Turcomans  demeurés  indépendans,  les  généraux 
russes  et  la  diplomatie  pétersbourgeoise  se  sentaient  plus 
intéressés  à  définir  nettement  les  frontières  de  l'état  à  demi 
barbare  dont  ils  allaient  faire  le  voisin  immédiat  de  l'empereur 
Alexandre  III.  Naturellement  aussi,  plus  ils  se  rapprochaient  de  ces 
régions,  hier  encore  imparfaitement  connues,  et  plus  les  Russes  de- 
vaient tendre  à  repousser  les  Afghans  vers  le  sud,  au  profit  des 
tribus  turcomanes,  devenues  sujettes  ou  vassales  du  tsar. 

La  tâche  entreprise  d'un  commun  accord  par  les  deux  empires 
rivaux  était  en  réalité  mal  aisée;  elle  avait,  depuis  des  siècles, 
donné  lieu  à  bien  des  querelles  armées.  Au  fond,  on  pourrait  dire 
qu'il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  délimiter  les  deux  vieux 
ennemis  légendaires,  Iran  et  Touran,la  région  des  plateaux  ou  des 
collines  et  la  région  des  steppes  qui,  depuis  la  plus  haute  anti- 
quité, dès  l'âge  des  anciens  Perses  et  des  Scythes,  ont  tant  de  fois 
cherché  à  empiéter  l'une  sur  l'autre.  Les  Russes  sont  de  grands 
géographes,  comme  il  sied  à  un  peuple  qui  couvre  une  si  notable 
partie  de  notre  petit  globe,  et  partout  l'amour  de  la  géographie  fo- 
mente les  ambitions  coloniales.  Les  Russes  s'entendent  à  merveille 
à  tirer  parti  des  études  des  voyageurs,  nationaux  ou  étrangers.  Le 
gouvernement  impérial,  dédaignant  les  ingrates  toundras  de  la  Si- 
bérie, a,  depuis  une  quinzaine  d'années,  réservé  tous  ses  encoura- 
gemens  aux  expéditions  scientifiques  de  l'Asie  centrale  et  du  ter- 


LES   RIVALITÉS    COLONIALES.  305 

ritoire  transcaspien.  Pétersbourg  et  Moscou  ont  ainsi  appris  de 
leurs  savans  explorateurs  que  la  nature  avait  marqué  les  limites 
du  Turkestan  bien  plus  au  sud  qu'on  ne  l'imaginait  naguère.  On 
découvrit  que  les  pentes  septentrionales  des  plateaux  de  l'Iran, 
entre  la  Boukharie  et  la  Perse,  jusqu'à  la  rive  afghane  du  haut 
Oxus  et  aux  petits  khanats  vassaux  de  Caboul,  appartenaient  géo- 
graphiquement  à  la  région  aralo-caspienne  et  n'en  pouvaient 
demeurer  isolés  ;  on  s'aperçut  qu'en  dépit  de  la  variété  et  de 
l'hostilité  de  ses  diverses  populations,  toute  la  vaste  steppe  con- 
stituait «  un  organisme  »  qu'il  était  aussi  périlleux  que  cruel  de  mu- 
tiler. 

Aces  raisons  physiques, fournies  par  les  découvertes  des  géogra- 
phes,vinrent  s'ajouter  des  argumens  économiques,  politiques,  ethno- 
graphiques. Pour  assurer  la  paix  des  vallées  et  la  sécurité  des 
oasis  du  Turkestan  méridional,  ne  faut-il  pas  être  maître  des  col- 
lines qui  les  dominent  et  des  cours  d'eau  qui  en  descendent?  Pour 
que  les  nomades  de  la  steppe,  rendus  par  la  domination  russe  à  la 
vie  paisible  et  pastorale,  puissent  vivre  sans  recourir,  comme  par  le 
passé,  au  pillage  de  leurs  voisins,  ne  faut-il  pas  leur  donner  des 
pâturages  pour  leurs  troupeaux  ?  Non  contens  de  réclamer,  pour 
leur  nouvel  empire,  une  frontière  naturelle,  et,  pour  leurs  nouveaux 
sujets,  une  frontière  équitable,  les  géographes  russes  mettaient 
en  avant  des  considérations  de  sentiment  et  d'ordre  moral  qui  éton- 
neraient chez  des  adeptes  moins  convaincus  de  toutes  les  idées 
occidentales. 

S'il  est  une  chose  qu'on  ne  se  serait  pas  attendu  à  rencontrer 
au  cœur  de  l'Asie,  dans  ces  pays  à  populations  si  hétérogènes,  c'est, 
semble-t-il ,  le  principe  de  nationalité ,  employé  au  profit  des 
prétentions  d'un  empire  qui  règne  sur  vingt  races  et  cent  peuples 
divers.  Et  pourtant  ce  principe  national  auquel  l'Europe  doit  tant 
de  remaniemens,  les  Russes,  en  hommes  au  courant  de  toutes  les 
théories  et  de  tous  les  besoins  modernes,  n'ont  pas  manqué  de  le 
faire  valoir  en  faveur  des  Turcomans,  Tekkés  ou  Saryks,  les  der- 
nières des  innombrables  tribus  rassemblées  sous  les  larges  ailes  de 
l'aigle  moscovite.  Les  Turkmènes  de  la  rive  droite  du  Ilaut-Oxus 
étant  passés,  avec  Bokhara,sous  le  protectorat  de  la  Russie,  il  a 
semblé  à  leurs  protecteurs  que  les  Turcomans  de  la  rive  gauche 
devaient  avoir  droit  aux  mêmes  avantages.  Les  Saryks  de  Merv 
étant  volontairement  entrés  dans  la  grande  communauté  slavo-tatare, 
ne  semblait-il  pas  juste  que  les  Saryks  de  Penjdeh  fussent  admis 
à  rejoindre  leurs  frères  de  Merv? 

La  science  contemporaine  a  ainsi  reconnu  au  tsar,  dans  l'Asie  cen- 
trale, une  mission  que  la  Russie  ne  soupçonnait  pas  elle-même,  il  y 

TOME  LXXIII.  —  1886.  20 


30(5  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

a  quelques,  années  :  la  mission  d'effectuer  l'unité  politique  de  la 
région  aralo-caspienne  en  général  et  de  la  steppe  turcomane  en 
particulier,  à  la  grande  satisfaction  du  sentiment  national  des  Usbeks 
et  des  Tekkés. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  si  singulière,  si  naïve  ou  cynique  que 
puisse  nous  paraître  une  semblable  prétention,  la  domination  russe 
en  peut  un  jour  tirer  une  force  réelle  avec  une  impulsion  nouvelle. 
Ces  considérations  ethnographiques  et  géographiques  ont,  en  tous 
cas,  convaincu  des  Russes,de  tendances  bien  diverses,  de  l'inéluctable 
nécessité  d'étendre  vers  le  sud  les  nouvelles  froiitières  asiatiques  de 
l'empire.  Sur  ce  point,  le  prince  Kropotkine,  le  géographe  nihiliste, 
se  trouve  d'accord  avec  M.  Katkof,  le  principal  instigateur  de  la 
politique  rétrograde.  Tous  deux,  à  cet  égard,  font  valoir  des  argu- 
mens  analogues.  «  Le  Turkestan  afghan  doit  rejoindre  le  Turkestan 
russe,  »  écrivait  récemment,  non  sans  une  patriotique  tristesse  pour 
les  monstrueux  accroissemens  de  son  énorme  patrie,  le  prisonnier 
de  Glairvaux.  Grâce  au  général  Komarof,  cette  prédiction  est  déjà 
en  voie  de  s'accomplir  et  il  est  permis  de  douter  que  des  mémo- 
randums et  des  accords  diplomatiques  du  genre  de  celui  de  1875 
en  arrêtent  longtemps  la  réalisation  (1). 

Si  différens  que  soient  les  deux  pays,  on  se  demande,  en  présence 
dételles  tendances,  si  l'Afghanistan,  dont  certains  Anglais  rêvaient  de 
faire  une  Belgique  ou  une  Suisse  asiatique,  ne  finira  point  par  avoir  le 
sort  de  la  Pologne,  par  être  rogné  et  découpé  par  ses  puissans  voisins, 
sous  prétexte  de  troubles  intérieurs,  de  rectifications  de  frontières  et 
de  revendications  nationales;  avec  cette  diftërence  qu'au  lieu  de  trois 
copartageans,  il  n'^y  en  aura  que  deux,  si  encore  les  hésitations  ou 
les  scrupules  de  l'un  ne  laissent  toute  la  proie  à  l'autre.  L'exemple 
même  de  la  Pologne  et  de  l'Autriche  de  Marie-Thérèse  prouve,  il 
est  vrai,  qu'en  matière  de  partage,  un  gouvernement  peut  à  contre- 
cœur se  résigner  à  des  nécessités  politiques  qu'il  est  le  premier  à 
déplorer.  Il  est  vrai,  d'autre  part,  que  l'Angleterre  n'a  cessé  de  pro- 
clamer, vis-à-vis  de  la  Russie,  le  double  principe  de  l'indépendance 
et  de  l'intégrité  de  l'Afghanistan  ;  mais  on  connaît  d'autres  états 
musulmans,  dont  la  diplomatie  avait  en  des  traités  solennels  main- 
tes fois  consacré  l'indépendance  et  l'intégrité,  et  qui  n'en  ont  pas 

(1)  Voyez,  dans  le  Nineteenth  Century,  de  mai  1885,  l'étude  du  prince  Kropotkine 
intitulée  the  Corning  War.  Dans  sa  Géographie  universelle,  Elisée  Reclus,  qui,  on  le 
sait,  a  eu  pour  auxiliaires  Kropotkine  et  d'autres  savans  russes,  n'a  pas  attendu  l'oc- 
cupation de  toute  cette  zone  par  les  troupes  du  tsar  pour  l'annexer  au  grand  em- 
pire boréal.  C'est  ainsi  qu'il  a  fait  figurer  dans  VAsie  russe  la  plupart  des  points 
contestés  entre  les  Afghans  et  le  Turkestan,  et  jusqu'aux  petits  khanats  du  Haut- 
Oxus  que  le  mémorandum  de  1873  reconnaît  explicitement  comme  parties  intégrantes 
des  "états  de  l'émir  de  Caboul.  Parmi  les  écrivains  russes  je  citerai,  entre  autres 
M.  Vénioukof ,  Rossia  i  Vostok,  p.  223-229. 


LES    RIVALITÉS    COLONIALES.  307 

moins  été  démembrés  à  plusieurs  reprises,  parfois  par  leurs  pro- 
tecteurs mêmes.  Un  fait  déjà  évident,  c'est  que,  malgré  la  vaillance 
indisciplinée  de  ses  habitans,  l'Afghanistan,  tout  comme  la  Tur- 
quie, n'a  pas  de  meilleures  garanties  que  les  jalousies  de  ses 
grands  voisins. 

Bien  que  le  gouvernement  de  Pétersbourg  n'ait  pas  pris  à  son 
compte  les  savantes  théories  des  explorateurs  russes  sur  les  fatalités 
géographiques  ou  les  convenances  ethnographiques,  ses  vues  à  ce 
sujet  semblaient  assez  peu  rassurantes  pour  que  le  cabinet  anglais 
fût  peu  pressé  de  revenir  sur  une  question  en  apparence  vidée 
en  1873,  afin  de  préciser  l'entente  Gortchakof-Granville.  Aussi, 
lorsqu'on  1882  M.  de  Giers  exprima  le  désir  que  la  frontière 
septentrionale  de  l'Afghanistan,  de  Khoja-Saleh  aux  limites  de  la 
Perse,  fût  «  formellement  et  définitivement  fixée  (1),  »  l'Angleterre, 
qui  semblait  la  plus  intéressée  à  cette  délimitation,  montra  peu 
d'empressement.  Peut-être  le  cabinet  libéral,  alors  de  même  qu'en 
1872  à  la  tête  des  affaires,  redoutait-il  de  compromettre  sa  situa- 
tion parlementaire  en  souscrivant  officiellement  à  d'inévitables 
concessions.  Il  préféra  s'en  tenir  à  la  méthode  de  procrastination 
habituelle  à  tous  ceux  qui  redoutent  des  embarras  ou  des  périls 
sans  avoir  le  courage  de  les  affronter.  Or,  en  politique  tout  comme 
dans  la  vie  privée,  c'est  là  le  plus  souvent  un  sûr  moyen  d'accroître 
les  difTicuItés  devant  lesquelles  on  recule.  L'entrée  des  Russes  à 
Merv  ne  pouvait  permettre  à  M.  Gladstone  et  à  lord  Granville  de 
toujours  différer  ;  ils  se  fussent  exposés  à  laisser  le  tracé  de  la  fron- 
tière à  l'épée  des  généraux  du  tsar. 

Les  négociations  sur  cette  délicate  question  furent  reprises  au 
printemps  de  1884.  Les  deux  gouverneraens  tombèrent  d'accord 
de  faire  étudier  et  délimiter  la  frontière  afghane  sur  le  terrain. 
Pour  cette  mission,  à  laquelle  il  désirait  donner  un  grand  appa- 
rat, le  cabinet  britannique  fit  choix  du  général  sir  Peter  Lumsden. 
Le  gouvernement  russe,  qui  avait  d'abord  désigné  un  simple  colo- 
nel, dut,  pour  ne  pas  froisser  les  Anglais,  lui  substituer  le  général 
Zélénoï.  Les  deux  missions  avaient  rendez-vous,  pour  le  mois  d'oc- 
tobre 1884,  à  Sarakhs,  sur  le  point  de  rencontre  des  frontières  de 
la  Perse,  du  Turkestan  et  de  l'Afghanistan.  Pendant  que  les  man- 
dataires du  tsar  et  de  l'impératrice  des  Indes  se  mettaient  en  route, 
la  presse  des  deux  états  entamait  une  polémique  sur  la  conven- 
tion de  1873  et  sur  les  limites  assignées  à  l'Afghanistan  par  la  na- 
ture et  l'histoire.  II  devenait  chaque  jour  plus  manifeste  que,  entre 
les  deux  pays  et  les  deux  gouvernemens,  il  y  avait  des  divergences 


(1)  Dép/'cho  de  sir  Ed.  Thornton,  ambassadeur  de  la  reine  en  Russie,  à  lord  Gran- 
ville, 2'.t  avril  1882. 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  points  de  vue  que  l'étude  du  terrain  par  les  hommes  du  mé- 
tier ne  pouvait  trancher.  Avant  d'en  venir  à  la  délimitation  sur 
place,  il  semblait  naturel  de  résoudre  les  questions  de  principe,  et 
de  réserver  aux  deux .  cabinets  le  soin  d'arrêter  les  grandes  lignes 
du  tracé  de  la  frontière,  sauf  à  laisser  les  commissions  techniques 
en  fixer  les  détails. 

Tel  est  le  point  de  vue  auquel  revint  bientôt  le  gouvernement  de 
Saint-Pétersbourg  :  au  lieu  de  se  hâter  d'envoyer  le  général  Zélé- 
noi  à  Sarakhs,  comme  on  en  était  d'abord  convenu,  pour  le  mois 
d'octobre,  il  suspendit  le  voyage  de  cet  officier,  lui  enjoignant 
d'attendre  des  ordres  à  Tiflis,  pendant  que  la  mission  anglaise  se 
mettait  en  route  pour  l'Afghanistan.  Le  général  Lumsden  se  trouva 
ainsi  arriver  seul  sur  la  frontière  afghane,  à  l'époque  fixée.  Si  la 
Russie  avait  raison  pour  le  fond,  lorsqu'elle  voulait  régler  d'abord 
par  voie  diplomatique  les  questions  de  principe,  elle  se  donnait 
tort  dans  la  forme.  L'absence  du  général  Zélénoï  à  un  rendez-vous, 
accepté  plusieurs  mois  d'avance,  semblait  un  procédé  peu  fait  pour 
faciliter  les  rapports  des  deux  pays  et  des  deux  missions.  Si  elle 
avait  retardé  l'arrivée  de  son  commissaire  à  Sarahks,  la  Russie,  il 
est  vrai,  envoyait  à  Londres  un  des  rares  voyageurs  connais- 
sant le  territoire  en  litige,  M.  P.  Lessar,  qui,  mieux  que  per- 
sonne, était  capable  d'éclairer  le  foreign  office  sur  la  nécessité 
d'une  entente  préalable  entre  les  deux  cabinets. 

L'Angleterre,  du  reste,  malgré  la  ponctualité  de  son  représen- 
tant à  Sarakhs,  n'était  pas,  de  son  côté,  exempte  de  tout  reproche. 
Le  général  Lumsden,  venu  par  la  Perse,  avait,  à  son  arrivée  au  ren- 
dez-vous, rejoint  une  escorte  de  plus  d'un  millier  de  soldats  anglo- 
indiens,  et,  à  la  façon  orientale,  cette  escorte  était  elle-même  accom- 
pagnée d'une  suite  non  moins  nombreuse.  C'était  toute  une  petite 
armée  dont  le  général  britannique  venait  prendre  le  commandement 
en  Afghanistan.  Les  hommes  d'état  de  Londres  et  de  Calcutta  avaient 
sans  doute  vu  là  un  moyen  de  rehausser,  aux  yeux  des  Afghans  et 
des  Turcomans,  le  prestige  du  nom  anglais.  En  réalité,  c'était  plutôt 
un  moyen  de  le  compromettre,  de  l'exposer  dans  des  complications 
dont  il  lui  devait  être  malaisé  de  sortir  intact.  Cet  appareil  guerrier, 
trop  considérable  pour  une  simple  escorte ,  trop  réduit  pour  une 
démonstration  militaire,  révélait  une  politique  hésitante,  dési- 
reuse d'en  imposer  aux  autres  comme  à  elle-même.  Il  y  avait  là, 
nous  semble-l^il,  en  dépit  de  l'opposition  des  apparences,  quelque 
chose  d'analogue  à  la  mission  de  l'héroïque  Gordon  au  Soudan.  En 
Afghanistan  comme  à  Khartoum,  l'honneur  de  l'Angleterre  risquait 
d'être  subitement  engagé  dans  une  guerre  qu'elle  désirait  éviter. 
L'arrivée  de  cette  fastueuse  expédition  anglaise  devait  avoir  pour  pre- 
mier effet  de  surexciter  les  espérances  et  les  prétentions  des  Afghans  : 


•  LES    RIVALITÉS    COLOMALES,  309 

elle  devait  les  pousser  à  des  résolutions  dont  le  gouvernement  britan- 
nique aurait  peine  à  décliner  la  [responsabilité.  Le  général  Lumsden 
était  exposé  à  se  trouver  entraîné  dans  des  conflits,  toujours  possi- 
bles entre  des  avant-gardes  campées  à  peu  de  distance.  Ses  instruc- 
tions lui  défendaient-elles  d'y  prendre  part,  il  risquait  d'être,  avec 
ses  cavaliers,  le  témoin  inutile  et  impuissant  de  la  défaite  des  pro- 
tégés du  vice-roi  des  Indes. 

C'est  un  peu,  on  ne  l'a  pas  oublié,  ce  qui  est  arrivé,  et  il  n'en 
pouvait  guère  être  autrement.  Si  le  gouvernement  de  Saint-Péters- 
bourg s'était  décidé  à  envoyer  son  représentant,  le  général  Zélénoï, 
en  villégiature  à  Tiflis,  la  Russie  avait,  sur  la  frontière  afghane,  d'au- 
tres généraux  venus, non  en  négociateurs,  mais  en  chefs  de  troupes 
chargés  de  veiller  à  la  sûreté  de  leurs  hommes  et  de  leur  pays.  A  la 
tête  des  soldats  du  tsar,  était  un  officier  renommé  pour  sa  prudence, 
n'ayant  rien,  assure-t-on,  de  la  téméraire  initiative  des  Tchernaïef 
et  des  Skobélef.  En  dépit  de  son  tempérament  et  de  ses  instructions, 
le  général  Komarof  ne  pouvait  entièrement  échapper  aux  vieilles  ten- 
tations et  aux  constantes  fatalités  des  commandans  russes  dans  l'Asie 
centrale.  De  tous  les  pays  du  globe,  c'est  peut-être  celui  où  les  troupes 
ont  le  plus  de  peine  à  rester  immobiles  l'arme  au  bras.  Pendant 
que  sir  Peter  Lumsden  attendait  son  collègue  russe,  les  patrouilles 
du  général  Komarof  occupaient  Poul-i-Katoun,  à  50  milles  environ 
au  sud  de  Sarakhs,  et  de  là  elles  poussaient  jusqu'aux  défilés  de 
Zulficar,  sur  la  route  d'IIérat.  Les  Afghans,  on  ne  doit  pas  le  perdre 
de  vue ,  n'étaient  pas  en  reste  avec  eux  ;  les  Russes  pouvaient  se 
défendre  en  disant  qu'ils  ne  faisaient  que  les  imiter.  L'émir  de 
Caboul  n'avait  pas  attendu  les  mouvemens  en  avant  du  général 
Komarof  pour  envoyer  une  garnison  chez  les  Saryks  de  Penjdeh, 
craignant,  s'il  ne  prenait  les  devans,  d'y  trouver  les  Russes  instal- 
lés avant  lui.  En  attendant  les  travaux  des  commissions  de  délimi- 
tation, les  deux  parties  occupaient  ainsi  les  principaux  points  stra- 
tégiques du  territoire  contesté,  chacune  s'eflbrçant  de  faire  valoir  à 
son  profit  le  plus  puissant  argument  de  nos  jours,  les  faits  accom- 
plis. 

Cette  manière  de  procéder  semblait  aux  Anglais  fort  naturelle  de 
la  part  de  l'émir  Abd-ur-Rahman,  regardé  par  eux  comme  le  légi- 
time souverain  de  l'oasis  de  Penjdeh  et  des  points  occupés  par  ses 
troupes.  11  en  était  tout  autrement  à  leurs  yeux  de  la  marche  des 
Russes  sur  Zulficar.  Ils  y  voyaient  une  provocation  qu'ils  ne  pou- 
vaient tolérer  en  silence.  Lord  Granville  s'en  plaignit  vivement  à 
Saint-Pétersbourg.  Le  cabinet  russe  répondit  que  les  officiers  avaient 
obéi  à  des  nécessités  militaires  ;  mais  que  dorénavant  ils  auraient 
l'ordre  de  ne  pas  pousser  en  avant,  à  la  condition  que  les  Afghans  se 


310  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

renfermassent  également  dans  les  positions  qu'ils  occupaient.  C'est 
ce  qu'on  appela  l'arrangement  du  16  mars. 

Le  gouvernement  russe,  en  s'engageant  pour  l'avenir,  avait  eu 
soin  de  réserver  le  cas  de  circonstance  imprévue  et  de  force  ma- 
jeure. Ce  cas,  comme  il  était  facile  de  le  prévoir,  n'a  pas  tardé  de 
se  présenter.  Le  général  Komarof ,  se  sentant  gêné  par  le  voisinage 
des  patrouilles  afghanes,  les  somma  d'évacuer  Penjdeh.  Les  Afghans 
n'ayant  pas  obéi,  il  les  en  délogea  par  la  force.  Le  général  russe 
eut  beau  rentrer  bientôt  après  dans  ses  cantonnemens,  en  arrière 
de  Penjdeh,  les  Anglais  virent  dans  cet  incident  une  provocation  en 
même  temps  qu'un  manque  de  foi.  Durant  une  ou  deux  semaines, 
la  guerre  sembla  inévitable,  d'autant  que  les  explications  du  géné- 
ral Lumsden,  témoin  de  la  collision,  étaient  en  flagrante  contra- 
diction avec  celles  du  général  Komarof.  Pour  sortir  de  cette 
épineuse  difficulté,  il  fallait  aux  deux  gouvernemens  beaucoup  de 
sang-froid  et  beaucoup  de  bonne  volonté.  On  sait  comment  ils  s'en- 
tendirent pour  accepter  un  arbitrage  qui  n'eut  pas  lieu  de  s'exercer. 
Entre  temps,  on  finit  par  comprendre,  à  Londres  comme  à  Pé- 
tersbourg,  qu'au  lieu  de  se  borner  à  négocier  sur  les  causes  de 
l'incident  de  Penjdeh,  il  valait  mieux  examiner  d'abord  le  fond 
de  la  question  et  le  tracé  même  de  la  frontière.  L'Angleterre 
se  décidait  ainsi  à  adopter  la  marche  proposée  par  M.  de  Giers, 
laquelle  était  la  seule  naturelle  et  la  seule  efficace.  On  se  mit 
à  débattre,  de  cabinet  à  cabinet,  le  tracé  général  de  la  fron- 
tière; et,  comme  les  deux  gouvernemens  étaient  sincères  dans 
leur  désir  d'éviter  une  collision ,  ils  étaient  près  de  s'entendre 
lorsque  la  chute  du  cabinet  Gladstone  interrompit  les  négocia- 
tions. Ni  de  Londres,  ni  de  Pétersbourg,  il  n'était  survenu  aucun 
de  ces  incidens  irritans,  aucune  de  ces  provocations  calculées,  qui, 
à  certaines  heures,  on  l'a  bien  vu  en  1870,  suffisent  à  précipiter 
un  conflit. 

IV. 

Des  deux  côtés,  tout  en  désirant  vivement  conserver  la  paix,  on 
s'était  activement  préparé  à  la  guerre,  du  côté  de  l'Angleterre  sur- 
tout, la  Russie  étant  dès  longtemps  prête  aux  rencontres  asiatiques. 
Des  deux  côtés,  on  avait  pesé  ses  forces  et  celles  de  l'adversaire, 
les  chances  de  succès,  les  complications  possibles,  les  alliances  à 
espérer,  les  hostilités  à  redouter.  Les  esprits  à  vue  quelque  peu 
étendue  s'étaient  aperçus,  à  Pétersbourg  comme  à  Londres,  que 
les  perspectives  ouvertes  par  une  pareille  guerre  étaient  aussi 
vastes  que  confuses,  et  que,  si  les  belligérans  étaient  certains  d'en 


LES   RIVALITÉS    COLONIALES.  311 

supporter  toutes  les  charges,  ils  n'étaient  nullement  sûrs  d'en 
recueillir  les  bénéfices. 

La  première  difficulté  était  de  s'atteindre,  et  cette  difficulté,  qui 
calmait  l'impatience  des  prudens,  était  une  des  choses  qui  exci- 
taient l'ardeur  belliqueuse  des  chauvins  de  Moscou  et  des  jingoes 
britanniques.  La  Russie  continentale  et  l'Angleterre  insulaire  se 
croyaient  presque  également  inaccessibles  à  l'ennemi.  Chacune,  se 
sentant  maîtresse  de  son  élément,  se  flattait  d'échapper  aux  coups 
de  l'autre.  Gomment  «  la  baleine»  pouvait-elle  descendre  à  terre,  ou 
«  l'éléphant  »  la  joindre  à  la  nage  ?  Gomme  le  cams  belli  était 
soulevé  par  l'Angleterre,  comme  c'était  elle  qui  se  prétendait  obli- 
gée d'en  appeler  à  Vultwia  ratio  pour  arrêter  les  envahissemens 
des  Russes,  c'était  à  elle,  en  réalité,  de  chercher  où  frapper  la 
Russie.  L'Asie  centrale  avait  beau  être  la  cause  ou  l'enjeu  de  la 
lutte,  les  Anglais  ne  pouvaient  songer  à  vider  le  conflit  dans  les 
montagnes  afghanes  ou  les  steppes  turcomanes.  De  ce  côté,  une 
victoire  des  Russes  risquait  d'ébranler  l'empire  anglo-indien,  sans 
que  les  succès  de  l'armée  anglo-indienne  pussent  jamais  affecter 
assez  la  Russie  pour  la  contraindre  à  la  paix. 

En  Europe,  les  flottes  anglaises  pouvaient  faire  des  démonstra- 
tions sur  la  Baltique,  mais  presque  rien  de  plus.  Les  canons  des 
cuirassés  britanniques  pouvaient  à  peine  entamer  l'épais  épi- 
derme  du  colosse  russe.  Gronstadt,  avec  ses  forts  blindés,  mettait, 
mieux  encore  qu'au  temps  de  la  guerre  de  Crimée,  Pétersbourg 
hors  d'atteinte.  Quant  aux  côtes  livoniennes  ou  finlandaises,  le 
bombardement  de  ports  habités  par  des  Allemands,  des  Suédois, 
des  Lottes,  des  Finnois,  ne  saurait  être  très  sensible  aux  Russes 
de  l'intérieur.  La  vieille  Russie  slave  ne  touche  pas  la  mer;  les 
coups  portés  à  des  provinces  sujettes,  pour  lesquelles  Moscou 
montre  moins  d'afl'ection  que  de  défiance,  ne  sont  pas  faits  pour  la 
réduire.  Ses  intérêts  matériels  n'en  souffriraient  même  pas  beau- 
coup plus  que  son  cœur  russe.  Le  blocus  de  ses  côtes,  déjà  blo- 
quées la  moitié  de  l'année  par  les  glaces,  ne  saurait  détruire  son 
commerce."  Ses  blés  et  ses  lins  trouveraient  toujours  des  débou- 
chés dans  les  ports  de  la  Prusse  orientale.  Nous  ne  nous  arrêterons 
pas  aux  projets  de  neutralisation  de  la  Baltique,  mis  en  avant  par 
quelques  Allemands  ou  Scandinaves.  Aujourd'hui,  comme  en  1800, 
l'Angleterre  se  laisserait  difficilement  fermer  le  Sund. 

Hors  d'état  de  frapper  la  Russie  au  nord,  la  Grande-Bretagne 
pouvait-elle  l'atteindre  au  sud?  On  s'en  était  flatté  à  Westminster, 
sur  les  bancs  des  conservateurs  comme  sur  ceux  des  libéraux.  On 
avait  rêvé  de  recommencer  sur  les  rives  de  la  Mer-Noire  une  nou- 
velle guerre  d'Orient.  Si,  pour  une  pareille  entreprise,  l'armée 
anglaise  était  numériquement  trop  faible  et  trop  dispersée,  ne  pou- 


312  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vait-on,  comme  en  1855,  lui  découvrir  des  alliés?  Depuis  deux  ou 
trois  siècles,  en  effet,  l'Angleterre  n'a  pas  fait  une  guerre  continen- 
tale sans  alliances;  à  défaut  de  ses  anciens  auxiliaires,  à  défaut 
de  l'Autriche  de  Wagram  ou  de  la  France  de  Sébastopol,  n'avait-on 
pas  la  Turquie,  bien  diminuée,  il  est  vrai ,  depuis  les  beaux  jours 
d'Omer-Pacha,  mais  possédant  toujours  une  nombreuse  et  belli- 
queuse armée?  Alors  que  la  Porte,  réduite  à  ses  propres  forces, 
avait  seule  tenu  en  échec,  durant  deux  campagnes,  toutes  les  Rus- 
sies,  que  n'eût  point  fait  la  Turquie  avec  un  contingent  anglais, 
avec  les  flottes  et  l'argent  de  la  Grande-Bretagne,  sans  compter  les 
cipayes  de  l'Inde,  qu'à  l'instar  de  Beaconsfield  le  ivar  office  était 
libre  de  faire  débarquer  sur  les  classiques  rivages  de  la  Méditer- 
ranée? Et,  en  effet,  avec  les  cinq  cent  mille  hommes  qu'eût  pu 
encore  lever  le  séraskiérat,  l'Angleterre  aurait  contraint  la  Russie, 
à  peine  remise  de  Plevna,  à  une  nouvelle  grande  guerre. 

Il  n'y  a  donc  pas  à  s'étonner  des  négociations  entamées  entre 
Londres  et  Gonstantinople  pour  une  alliance  éventuelle.  Cruelle 
ironie  de  la  politique,  surtout  vis-à-vis  des  philanthropes  tels  que 
M.  Gladstone,  —  l'orateur  du  Midlothian,  l'auteur  des  Bulgariau 
Atrocities,  l'homme  qui,  dans  une  langue  bizarre,  avait  publiquement 
qualifié  les  Turcs  de  «  spécimen  antihumain  de  l'humanité,  »  cour- 
tisait, à  cinq  ou  six  ans  de  distance,  les  pachas  de  la  Porte  et  le  sul- 
tan-calife, leur  rappelant  la  vieille  amitié  de  l'Angleterre.  Ileureu- 
çement,  pour  la  paix  de  l'Europe,  que  ces  propositions  d'alliance 
étaient  faites  par  un  ministre  connu  pour  son  antipathie  contre  les 
vrais  croyans,  par  un  homme  dont  le  nom  avait  été  maudit  dans  les 
mosquées  de  Stamboul  comme  celui  de  l'ennemi  de  l'islam!  Si,  au 
lieu  de  l'avocat  des  Bulgares  et  du  promoteur  de  la  démonstra- 
tion de  Dulcigno,  le  tentateur  eût  été  l'insinuant  Beaconsfield  ou 
son  élève  Salisbury,  l'hôte  indolent  d'Ildiz-Kiosk  eût  peut-être  plus 
facilement  prêté  l'oreille  au  serpent  britannique. 

L'Angleterre  ne  manquait  pas  de  moyens  de  séduction  vis-à-vis 
de  la  Porte.  Nous  ne  parlons  pas  ici  des  vulgaires  argumens  son- 
nans,  si  longtemps  d'usage  sur  la  Corne  d'or.  L'agent  britannique 
avait  une  prise  facile  sur  l'orgueil  ottoman  et  sur  le  zèle  mu- 
sulman. Il  n'avait  pas  seulement  à  faire  vibrer  les  rancunes  des 
défenseurs  de  Plevna  contre  le  Moskal,  à  leur  rappeler  le  peu  de 
souci  des  vainqueurs  pour  les  obligations  de  Berlin,  à  leur  montrer 
les  forteresses  de  la  Bulgarie  encore  debout  et  Batoum  transformé 
en  place  de  guerre,  malgré  tous  les  engagemens  de  1878.  Les  négo- 
ciateurs anglais  pouvaient  offrir  à  la  Porte  autre  chose  que  de 
vagues  mirages  de  revanche.  Grâce  aux  colonels  égyptiens  et  à  la 
folie  d'Arabi,  ils  pouvaient  lui  offrir  un  pays  qui  a  toujours  été  l'ob- 
jet des  ambitions  de  Byzance,  l'Egypte.  On  sait  quelle  a  été  la  po- 


LES    RIVALITÉS    COLONIALES.  313 

litiqiie  favorite  du  sultan  Hamid;  c'est  ce  qu'on  a  nommé  le  panis- 
lamisme. A  travers  les  démembremens  de  la  monarchie  ottomane, 
le  sultan  a  entrevu  un  moyen  de  rétablir  la  puissance  de  la  famille 
d'Olhman,en  relevant  le  prestige  du  kalifat,  usurpé  par  ses  prédé- 
cesseurs. Si  l'empire  des  Turcs  est  en  décadence,  on  n'en  saurait 
dire  autant  de  l'islamisme,  partout  plus  fervent  et  plus  vivant  que 
jamais.  Aussi  comprend-on  la  tendance  de  Hamid  à  faire  prédo- 
miner de  nouveau  dans  sa  propre  personne,  le  chef  des  croyans  sur 
le  prince  temporel.  C'était  à  ses  yeux  le  meilleur  moyen  de  forti- 
fier le  dernier.  Avec  de  pareilles  vues,  l'Afrique,  le  massif  continent 
que  l'islam  est  en  train  de  conquérir,  et  en  Afrique,  l'Egypte  qui 
en  est  la  clé,  devait  particulièrement  attirer  l'attention  et  l'ambition 
du  sultan.  Les  Anglais,  campés  au  Caire,  pouvaient  offrir  à  Hamid 
de  lui  céder  la  place  en  Egypte  et  au  Soudan.  Flattant  les  anciens 
rêves  du  patron  des  Senoussi,  des  Kouans  et  des  marabouts,  ils 
pouvaient  même  lui  représenter  qu'en  combattant  le  tsar  orthodoxe 
à  côté  de  l'impératrice  des  Indes  et  de  l'émir  de  Caboul,  le  calife 
agirait  en  digne  chef  des  croyans  et  en  défenseur  de  l'islam  contre 
les  ennemis  ti-aditionnels  du  prophète. 

Sous  M.  Gladstone  comme  sous  lord  Salisbury,  l'Egypte  et  le 
Soudan  ont  fait  les  principaux  frais  des  négociatious  entre  l'Anglais  et 
le  Turc.  Le  sultan  voudrait  rentrer  en  Egypte  en  souverain,  ce  qu'il  ne 
dépend  pas  de  l'Angleterre  seule  de  lui  accorder.  L'Europe,  il  est  vrai, 
ne  ferait  pas  au  débarquement  de  troupes  ottomanes,  à  Damiette  ou 
à  Alexandrie,  les  mêmes  objections  qu'il  y  a  dix  ou  vingt  ans.  Dès 
lors  que  les  bords  du  Nil  semblent  hors  d'état  de  se  passer  d'un 
gendarme  étranger,  le  Turc  serait  encore  le  meilleur,  celui  qui,  au 
dehors,  inspirerait  le  moins  de  défiance,  celui  qui,  au  dedans,  aurait 
le  plus  d'autorité  morale.  Le  gardien  des  détroits  pourrait  aussi  bien 
garder  l'isthme  et  le  canal,  pourvu  qu'il  se  contentât  d'y  monter  la 
g.irde;  car  l'Europe  ne  saurait  ni  lui  abandonner  l'administration  de 
ri^gypte,  ni  lui  en  sacrifier  les  institutions  internationales.  La  ren- 
trée des  Turcs  au  Caire  séduirait  assez  la  Porte  pour  qu'elle  se  ré- 
signât à  de  pareilles  conditions;  mais, alors  même  que  l'Angleterre 
lui  en  eût  fait  l'offre,  le  sultan  pouvait-il  acheter  le  droit  d'occuper 
l'Egypte  au  prix  d'une  grande  guerre  dont  l'issue  finale  n'était  que 
trop  facile  à  prévoir? 

Quel  serait,  dans  une  nouvelle  guerre  d'Orient,  l'enjeu  de  la  Porte 
devenue  la  «partner»  de  l'Angleterre?  Une  défaite  pour  elle  serait, 
après  l'entier  épuisement  du  pays,  l'anéantissement  de  la  domi- 
nation ottomane  en  Europe,  sans  préjudice  d'un  nouveau  recul  du 
croissant  en  Asie-Mineure.  Une  victoire  serait  tout  au  p!us  la  reprise 
de  Kars  ou  de  Batoum;  car,  en  Europe,  la  Turquie  se  trouve  dans 
cette  situation ,  que  toute  délaite  menace  de  détruire  les  restes  de 


314  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sa  domination,  et  qu'aucun  succès  militaire  ne  lui  saurait  rendre  les 
provinces  qu'elle  a  perdues.  Par  cela  seul,  toute  guerre  est  deve- 
nue, pour  la  Porte,  une  partie  inégale  où,  les  chances  de  gain  étant 
pour  ses  adversaires,  elle  n'a  guère  que  des  chances  de  perte.  Le 
sultan  lui-même  semble  le  comprendre  :  de  là  sa  réserve  en  face 
de  la  révolte  de  la  Roumélie  orientale. 

Pour  affronter  un  conflit  avec  la  Russie,  il  eût  fallu  que  la  Tur- 
quie fût,  comme  au  milieu  du  siècle,  assurée  de  la  bonne  volonté 
des  puissances  continentales  :  de  l'Allemagne,  de  l'Autriche-Hon- 
grie,  de  l'Italie.  Or,  la  Porte  ne  se  sentait  sûre  ni  de  Berlin,  ni  de 
Vienne,  ni  de  Rome.  Si,  de  tous  côtés,  on  lui  donnait  des  assu- 
rances d'intérêt,  voire  des  conseils  pacifiques,  la  Turquie  n'avait  pas 
oublié  que,  aux  bords  de  la  Sprée,  habitait  un  courtier  politique,  qui 
avait  déjà  conclu  de  savans  marchés  à  ses  dépens.  Elle  n'ignorait 
pas  que  grands  et  petits  surveillaient  sa  succession,  et,  qu'en  cas 
de  guerre,  elle  pourrait  voir  tel  de  ses  voisins  marcher  inopiné- 
ment sur  Salonique,et  tel  autre  débarquer  à  Tripoli. 

Tout  compte  fait,  la  Porte  a  été  bien  inspirée  pour  elle-même, 
comme  pour  l'Europe,  en  repoussant  les  avances  britanniques. 
L'Angleterre,  la  première,  lui  en  devrait  savoir  gré  ;  car,  oubliant 
l'axiome  classique  :  Quieta  non  movere,  le  cabinet  de  Saint-James 
allait,  en  poussant  la  Turquie,  rouvrir  toute  la  question  d'Orient  et 
précipiter,  au  profit  de  puissances  rivales,  la  dissolution  de  l'em- 
pire turc.  C'eût  été  un  singulier  spectacle  que  de  voir  des  mains 
anglaises  sacrifier  ce  qui  reste  de  l'empire  ottoman  à  l'intégrité  des 
frontières  afghanes.  Une  alliance  anglo-turque  eût  fort  ressemblé  à 
l'immolation  de  la  Turquie  sur  l'autel  des  intérêts  anglo-indiens. 

La  coopération  de  la  Porte  écartée,  était-il  impossible  à  l'Angle- 
terre, réduite  à  ses  propres  forces,  d'atteindre  la  Russie  par  la 
Mer-Noire?  S'il  ne  lui  était  plus  permis  de  renouveler  les  stériles 
exploits  de  Sébastopol,  lui  était-il  interdit  de  bombarder  Odessa  et 
Batoum,  ou  d'essayer  de  couper  les  lignes  de  communication  des 
Russes  au  sud  du  Caucase  ?  A  cela,  il  est  vrai ,  il  y  a  un  obstacle 
connu  de  tous,  la  neutralité  des  détroits;  mais  cette  neutralité, 
sanctionnée  par  les  traités,  cette  interdiction  du  passage  aux  na- 
vires de  guerre,  beaucoup  d'Anglais  affectent  de  croire  qu'elle  a 
été  uniquement  établie  contre  les  ambitions  russes.  A  les  entendre, 
la  Porte,  a  le  sublime  portier  des  détroits,  »  ainsi  que  disait  Metter- 
nich,  reste  libre  d'ouvrir  le  passage  à  qui  lui  plaît.  D'autres,  moins 
préoccupés  du  droit  des  gens  et  dés  conventions  diplomatiques, 
déclarent  cyniquement  que,  en  cas  de  guerre  avec  la  Russie,  l'An- 
gleterre, n'ayant  pas  le  choix  des  routes  et  ne  prenant  conseil  que 
de  ses  intérêts,  forcerait  les  Dardanelles,  et  que  les  canons  des 
cuirassés  anglais,  braqués  sur  les  pavillons  de  marbre  de  Ildiz- 


LES    RIVALITÉS   COLONIALES.  315 

Kiosk,  sauraient  bien  décider  le  sultan  à  leur  ouvrir  le  Bosphore. 
C'est  ainsi  que,  avant  même  d'être  déclarée,  une  guerre  entre  la 
Russie  et  l'Angleterre  eut  soulevé  de  nouveau  la  question  d'Orient 
et  mis  en  cause  les  décisions  les  plus  essentielles  des  grands  con- 
grès internationaux. 

A  s'en  tenir  au  droit,  les  traités  nous  semblent  formels.  Les 
détroits  sont  fermés  aux  vaisseaux  de  guerre  de  toutes  les  puis- 
sances ;  la  Porte  n'est  pas  libre  de  les  ouvrir  à  l'un  ou  à  l'autre 
des  belligérans.  Le  traité  de  Paris,  renouvelé  à  cet  égard  à 
Londres  en  1871,  à  Berlin  en  1878,  stipule  purement  et  sim- 
plement la  clôture  des  détroits.  Il  est  vrai  qu'au  congrès  de 
Berlin,  en  1878,  lord  Salisbury  avait,  en  homme  prévoyant,  essayé 
d'insinuer  l'opinion  que  la  Porte  demeurait  maîtresse  d'ouvrir  les 
Dardanelles  et  le  Bosphore  à  ses  amis.  Le  second  plénipotentiaire 
anglais  avait  demandé  l'insertion,  aux  protocoles  du  congrès,  d'une 
déclaration  portant  «  que  les  obligations  de  Sa  Majesté  britannique, 
concernant  les  détroits,  se  bornaient  à  un  engagement  envers  le 
sultan  de  respecter,  à  cet  égard,  les  déterminations  indépendantes 
de  Sa  Majesté,  conformes  à  l'esprit  des  traités  existans  (1).  »  Une 
pareille  prétention  était  trop  en  désaccord  avec  l'esprit  et  la  lettre 
des  traités  précédens  pour  être  sanctionnée  de  l'aréopage  euro- 
péen. Si ,  afm  de  ne  pas  soulever  de  difficultés  sur  un  point  où  le 
congrès  de  Berlin  ne  faisait  que  confirmer  les  traités  existans,  les 
plénipotentiaires  des  autres  puissances  ne  protestèrent  pas  contre 
la  subtile  interprétation  britannique,  l'un  des  représentans  de  la 
Russie,  le  comte  Schouvalof,  eut  soin,  à  la  séance  suivante,  de 
faire  insérer  une  contre- déclaration,  affirmant  le  caractère  euro- 
péen des  stipulations  relatives  à  la  clôture  des  détroits  et  l'obliga- 
tion, pour  toutes  les  parties  contractantes,  de  s'y  soumettre  en 
toutes  circonstances  (2).  En  dépit  des  affirmations  de  la  presse  an 
glaise,  il  est  manifeste  que  tel  est  le  sens  des  conventions  euro- 
péennes. Entendue  autrement,  la  clôture  des  détroits  aurait,  pour 
la  Russie,  un  caractère  d'hostilité  qu'aucun  gouvernement  ne  sau- 
rait admettre.  Il  n'y  aurait  plus  à  son  égard  de  réciprocité  :  la 
sortie  de  la  Mer-Noire  serait  interdite  à  ses  vaisseaux  de  guerre, 
tandis  que  l'entrée  en  demeurerait  ouverte  aux  vaisseaux  de  ses 
ennemis.  Cela  est  d'autant  moins  admissible  que  le  traité  de  Paris 

(1)  Déclaration  insérée  dans  le  dix-huitième  protocole.  Lord  Salisbury,  le  7  mai 
1885,  à  la  chambre  des  lords,  a  eu  soin  de  rappeler  et  de  renouveler  cette  réserve. 

(2)  dette  contre-déc'aration,  présentée  le  12  juillet,  portait  «  que  le  principe  de  la 
clôture  de»  détroits  est  un  principe  européen  et  que  les  stipulations  conclues  à  cet 
égard  en  18il,  1856  et  1871,  confirmées  actuellement  par  le  traité  de  Berlin,  soni 
obligatoires  de  la  part  de  toutes  les  puissances,  conformément  k  l'esprit  et  à  la  lettre 
des  traités  existans,  non-seulement  vis-à-vis  du  sultan,  mais  encore  via-à-vis  de  toutes 
les  puissances  signataires  de  ces  transactions.  » 


316  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

avait  neutralisé  la  Mer-Noire  elle-même;  si  la  convention  de  Lon- 
dres a,  en  1871,  abrogé  la  neutralité  de  la  Mer-Noire,  elle  a  main- 
tenu les  anciennes  conventions  pour  les  détroits  qui  y  donnent 
accès.  Ce  n'est  pas  assurément  pour  servir  la  Russie  que  la  clôture 
des  détroits  a  été  érigée  en  principe  européen;  mais,  comme  il 
arrive  souvent  en  politique,  les  événemens  devaient  démontrer  aux 
Russes  qu'ils  n'étaient  pas  les  moins  intéressés  au  respect  des  sti- 
pulations suggérées  à  la  diplomatie  par  ses  défiances  contre  leur 
gouvernement.  C'est  encore  là  une  application  du  Sic  vos  nonvobh, 
dont  l'histoire  fournit  tant  d'exemples. 

A-t-elle  jamais  conçu  des  doutes  sur  ses  obligations,  la  Porte  a 
bien  vite  compris  qu'il  était  de  son  intérêt,  comme  de  son  devoir, 
d'observer  scrupuleusement  les  stipulations  de  Paris  et  de  Berlin, 
sans  s'arroger  la  périlleuse  faculté  de  tenir  à  volonté  les  détroits 
ouverts  ou  fermés.  Les  ambassadeurs  d'Allemagne ,  d'Autriche- 
Hongrie,  de  France  même,  n'ont  pas  négligé  de  rappeler  au  sultan 
et  à  ses  ministres  que  la  Turquie  était  tenue  d'assurer,  vis-à-vis 
de  tous,  la  neutralité  des  Dardanelles,  aussi  bien  que  celle  du  Bos- 
phore ;  et  cette  attitude  des  puissances  n'avait,  de  notre  part  du 
moins,  rien  d'hostile  à  la  Grande-Bretagne.  Quant  au  chancelier  de 
l'empire  allemand,  quelques  visées  qu'on  soit  d'ailleurs  tenté  de 
lui  prêter,  on  ne  saurait  nier  qu'en  donnant  à  M.  de  Radowitz 
l'ordre  d'agir  dans  ce  sens  auprès  d'Abd-ul-Hamid,  M.  de  Bismarck 
n'ait  réellement  servi  la  cause  de  la  paix,  dont  il  aime  à  se  donner 
comme  le  défenseur  attitré. 

Les  traités  ont  beau  lui  fermer  l'entrée  de  la  Mer-Noire,  l'An- 
gleterre restait,  il  est  vrai,  maîtresse  de  passer  par-dessus  les 
traités.  L'amirauté  pouvait  forcer  le  passage  que  la  Turquie,  d'ac- 
cord avec  l'Europe,  prétendait  lui  interdire.  La  guerre  eût  éclaté  et 
elle  eût  duré,  que  le  cabinet  britannique  eût  pu  recourir  à  cette 
mesure  extrême.  En  face  de  certaines  éventualités,  les  clauses  les 
plus  claires  des  actes  les  plus  solennels  pèsent  peu.  Le  droit  des 
gens  est  encore  de  mince  autorité  devant  la  raison  d'état.  La  polé- 
mique anglo-russe  nous  a  déjà  donné  un  avant-goût  de  la  facilité 
avec  laquelle  les  états  prétendus  civilisés  s'affranchissent,  en  cas 
de  besoin,  des  engagemens  les  plus  formels.  Nous  avons  entendu, 
sans  même  que  l'Europe  s'en  montrât  surprise  ni  scandalisée,  la 
presse  russe,  et  aussi  la  presse  anglaise,  pousser  simultanément  au 
rétablissement  de  la  course,  en  dépit  de  la  signature  apposée  au 
bas  du  traité  de  Paris  par  les  plénipotentiaires  du  tsar  et  de  la  reine 
Victoria.  C'est  ce  que,'par  un  euphémisme  diplomatique,  on  appelle 
dénoncer  un  traité. 

Pour  ce  qui  concerne  les  détroits,  c'eût  été,  en  vérité,  un  singu- 
lier spectacle  que  de  voir  l'Angleterre  faire  violence  à  la  Porte,  et. 


LES    RIVALITÉS    COLONIALES.  317 

au  besoin,  bombarder  Stamboul  et  Galata,  comme  autrefois  Copen- 
hague et  naguère  Alexandrie,  au  risque  d'ameuter  contre  elle  toute 
l'Europe  et  de  hâter,  de  ses  propres  mains,  la  chute  de  cet  empire 
turc  dont  le  maintien  a  été,  depuis  un  siècle,  l'un  des  points  cardinaux 
de  sa  politique.  Pauvre  Turquie,  ainsi  exposée  à  pâtir  du  duel  des 
deux  empires  chrétiens  pour  la  suprématie  de  l'Asie  centrale  !  Fidèle  à 
ses  engagemens  envers  l'Europe,  elle  était  menacée  par  les  Anglais 
d'être  traitée  comme  l'alliée  de  leurs  ennemis.  Ouvrait-elle  les  ports 
de  la  Mer-Noire  aux  flottes  britanniques,  elle  était  sûre  d'être  traitée 
par  les  Russes  en  complice  des  Anglais.  Si  elle  se  contentait  d'op- 
poser aux  vaisseaux  anglais  une  résistance  apparente,  elle  risquait 
de  voir  les  Russes  la  déclarer  responsable  de  l'entrée  des  Anglais 
dans  la  Mer-Noire  et  diriger  sur  elle,  en  Asie  ou  en  Europe,  les  coups 
qu'ils  ne  pouvaient  rendre  directement  à  l'Angleterre.  Aussi  n'est-on 
pas  obligé  d'être  absolument  sceptique  sur  les  préparatifs  de  dé- 
fense des  Dardanelles,  faits  ostensiblement  par  la  Porte.  Son  intérêt 
manifeste  était  de  les  tenir  fermées;  et,  avec  les  canons  à  longue 
portée,  avec  les  torpilles  surtout,  c'est  là  une  tâche  qui  n'est  pas 
au-dessus  de  ses  forces,  d'autant  que,  en  résistant  aux  violences 
britanniques,  elle  serait  en  droit  de  compter  sur  l'appui  des  puis- 
sances signataires  du  traité  de  Paris. 

La  question  du  passage  des  détroits  n'est  pas  la  seule  qu'aient 
soulevée  les  menaces  de  guerre.  Il  en  est  une  autre  qui  s'y  rattache 
de  près  et  en  forme  comme  le  pendant.  Nous  voulons  parler  de  la 
traversée  de  l'isthme  de  Suez.  Entre  le  double  canal  naturel  qui,  à 
travers  les  plus  rians  payages  du  vieil  Orient,  réunit  l'Euxin  à  la 
mer  Egée,  et  l'aride  détroit  artificiel,  creusé  pour  l'ingrate  Angle- 
terre par  nos  ingénieurs  et  nos  petits  capitalistes  dans  les  sables 
du  désert,  il  y  a  bien  des  analogies  et  aussi  bien  des  dissemblances. 
La  principale  analogie,  c'est  que  tous  deux  ont  une  importance  in- 
ternationale, et  qu'à  ce  titre  l'un  et  l'autre  doivent  relever  des 
conventions  diplomatiques.  Là,  au  point  de  vue  politique,  s'arrêtent 
les  similitudes.  On  emploie  souvent,  à  propos  du  canal  de  M.  de 
Lesseps,  les  mêmes  termes  que  pour  les  détroits  dont  la  Porte  a  la 
garde.  On  dit  que  le  canal,  comme  les  Dardanelles  ou  le  Bosphore, 
doit  être  neutralisé.  Gela  est  vrai  en  un  sens,  mais  encore  faut-il 
s'entendre  sur  la  portée  des  mots.  La  neutralité  que  notre  diplo- 
matie réclame  pour  le  canal  de  Suez  est  fort  différente  de  la  neu- 
tralité des  détroits,  telle  qu'elle  a  été  établie  par  les  traités.  L'une 
est  en  quelque  sorte  au  rebours  de  l'autre.  Tandis  que  le  passage 
de  la  Méditerranée  à  la  Mer-Noire,  et  vice  nei'sa,  doit  demeurer 
fermé  à  toutes  les  flottes  des  belligérans,  le  passage  de  Port-Saïd  à 
Suez  doit,  même  en  temps  de  guerre,  rester  ouvert  aux  vaisseaux  de 
toutes  les  puissances.  La  situation  de  ces  deux  grandes  voies  navi- 


318  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

gables  est  ainsi  absolument  inverse.  L'une  est  interdite  aux  flottes 
de  guerre,  l'autre  doit  leur  demeurer  accessible  en  tout  temps. 
Cette  opposition  s'explique  par  la  différence  des  intérêts  engagés. 
Les  Russes  et  les  Anglais  sont  les  seuls  qui,  pour  des  vues  par- 
ticulières, aient  parfois  manifesté  le  désir  d'appliquer  aux  détroits 
et  au  canal  le  même  régime.  C'est  là  encore  un  trait  digne  de  re- 
marque. Tandis  que  la  presse  anglaise  soutenait  que  l'ouverture 
des  Dardanelles  et  du  Bosphore  dépendait  des  caprices  du  sultan, 
certains  Russes,  le  grand  meneur  de  l'opinion  moscovite,  M.  Kalkoi 
à  leur  tête,  prétendaient  que  le  canal  de  Suez  devait  être  assimilé 
aux  détroits  et,  comme  ces  derniers,  demeurer,  en  cas  de  guerre, 
fermé  aux  navires  armés  des  belligérans.  Une  seule  puissance,  la 
Russie,  pourrait  trouver  son  compte  à  cette  clôture  du  canal.  Cela 
seul  suffirait  pour  que,  de  Suez  à  Port-Saïd,  les  autres  états  enten- 
dissent la  neutralisation  d'une  tout  autre  manière.  Les  prétentions 
de  la  Gazette  de  Moscou,  justifiées  pour  les  détroits,  sont  manifes- 
tement insoutenables  pour  l'œuvre  de  M.  de  Lesseps.  L'isthme  de 
Suez  est  la  grande  route  de  l'Europe  aux  Indes  et  dans  l'extrême 
Orient;  il  importe  à  toutes  les  puissances  qui  ont  des  possessions 
dans  rOcéan-Indien  que  cette  voie  leur  reste  ouverte  en  tout  temps. 
Renoncer  à  y  faire  passer  leurs  flottes  et  leurs  troupes,  ce  serait 
presque  renoncer  à  leurs  colonies.  C'est  ce  que  tout  le  monde  a 
compris,  et  le  gouvernement  de  Pétersbourg  comme  les  autres.  La 
commission  internationale,  récemment  réunie  à  Paris,  a  été  unanime 
pour  proclamer  en  principe  le  libre  passage  du  canal  maritime  par 
tous  et  en  tous  temps.  Si  le  canal  doit  être  neutralisé,  c'est  en  ce 
sens  que  les  hostilités  doivent  être  suspendues  entre  ses  berges, 
comme  à  son  entrée  et  à  sa  sortie. 

Cette  neutralité  sui  generis  est  évidemment  plus  difficile  à  définir 
et,  surtout,  plus  difficile  à  faire  observer  que  la  neutralité  établie, 
par  les  traités,  pour  les  Dardanelles  et  le  Bosphore.  C'est  là  une  des 
raisons  du  demi-insuccès  de  la  dernière  conférence.  Quelques 
précautions  que  prenne  la  diplomatie,  il  sera  toujours  malaisé  à 
certains  états,  à  la  Russie  notamment,  de  profiter  du  canal  en  cas 
de  guerre  avec  l'Angleterre,  d'autant  que,  pour  être  effectif,  «  le 
libre  passage  »  devrait  être  étendu  à  tout  le  long  couloir  de  la  Mer- 
Rouge,  dont  les  maîtres  d'Aden  et  de  Périm  ^détiennent  la  clé. 
Aussi,  de  même  que  les  Anglais  n'auraient  pas  grand  scrupule^à 
violer  la  neutralité  des  détroits,  il  se  pourrait  qu'en  certaines  cir- 
constances la  Russie  cherchât  à  fermer  le  passage  du  canal  aux 
vaisseaux  anglais.  Si ,  ce  que  le  xx**  siècle  verra  peut-être  un 
jour,  les  maigres  chevaux  cosaques,  partis  de  Kars  et  du  Transcau- 
case,  venaient,  après  avoir  traversé  le  plateau  de  l'Arménie,  à  des- 
cendre par  les  défilés  du  Taurus  en  Syrie,  et  à  pousser,  sur  les- 


LES  RIVALITÉS  COLONIALES.  319 

traces  d'Alexandre  le  Grand,  jusqu'à  l'isthme,  les  navires  anglais 
risqueraient  fort  de  réclamer  en  vain  le  libre  passage  du  canal. 
L'Orient,  de  tout  temps  la  patrie  des  longues  incursions,  a  eu  de 
plus  grandes  surprises.  Qu'elle  s'établisse  à  demeure  en  Egypte, 
l'Angleterre  pourra,  en  cas  de  guerre,  donner  aux  Russes  la  tenta- 
tion de  l'y  aller  chercher. 

V. 

En  dehors  de  ces  perspectives  lointaines  et  de  ces  hypothèses 
prématurées,  une  guerre  entre  l'Angleterre  et  la  Russie  soulèverait 
bien  des  questions  du  Sund  au  Gange  et  de  Suez  à  la  mer  de  Corée. 
Elle  risquerait  fort  de  ne  pas  demeurer  cantonnée  sur  les  arides 
plateaux  de  l'Afghanistan,  et  d'ébranler  à  la  fois  l'Europe  et  l'ex- 
trême Orient.  Les  lettrés  du  Tsong-Li-Yamen  s'en  pourraient  autant 
préoccuper  que  les  chancelleries  occidentales;  car,  en  Asie  de  même 
qu'en  Europe,  il  serait  malaisé  à  la  diplomatie  de  limiter  l'arène  du 
combat.  Ce  n'est  point  qu'aucune  puissance  européenne  incline  à 
prendre  fait  et  cause  pour  l'un  ou  l'autre  des  belligérans.  L'Angle- 
terre s'est  fait  illusion  quand  elle  se  croyait  assurée  des  sympa- 
thies, si  ce  n'est  du  concours,  des  deux  empires  d'Allemagne  et 
d'Autriche.  Pour  ramener  à  sa  patrie  la  bonne  volonté  de  l'iras- 
cible chancelier  germanique,  lord  Granville  s'est  en  vain,  dans  la 
chambre  des  lords,  offert  en  victime  expiatoire,  sacrifiant  sa  répu- 
tation et  sa  dignité  aux  intérêts  d'une  entente  anglo-allemande. 
L'ermite  de  Varzin  a  refusé  de  s'employer  à  Saint-Pétersbourg  en 
faveur  de  la  politique  anglaise.  La  chute  de  M.  Gladstone,  de  ce 
leader  ûuVïhèralïsme,  pour  lequel  le  chancelier  semble  éprouver  une 
antipathie  de  tempérament,  ne  paraît  pas  avoir  beaucoup  modifié 
les  dispositions  de  Berlin  et  de  Vienne.  L'Allemagne,  aussi  bien 
que  l'Autriche,  redoute  peu  les  progrès  de  la  domination  russe  en 
Asie.  Depuis  qu'elle  aussi  s'est  accordé  le  luxe  d'une  politique  colo- 
niale, l'Allemagne  ne  craindrait  point  de  voir  diminuer  la  prépo- 
tence des  Anglais  sur  les  mers  du  Sud.  Quant  à  l'Europe,  le  res- 
taurateur de  l'empire  germanique  a,  le  premier  peut-être  dans 
l'histoire ,  su  mettre  à  profit  les  involontaires  leçons  de  ses  pré- 
décesseurs à  l'hégémonie  européenne.  A  l'inverse  de  Louis  XIV 
et  de  Napoléon,  au  lieu  de  pousser  toujours  sa  fortune,  il  a  su  y 
mettre  lui-même  une  borne,  et  ce  n'est  point  là  le  moindre  trait  de 
son  génie. 

S'il  ourdit  encore  de  vastes  plans,  une  guerre  entre  l'Angle- 
terre et  la  Russie  n'eût  pas  été  pour  lui  déplaire  :  jamais  il  n'aurait 
eu  les  mains  plus  libres;  et  l'usage  qu'il  eût  fait  de  cette  liberté,  ni 
la  Russie,  ni  l'Angleterre  n'auraient  peut-être  eu  à  s'en  féliciter. 


320  REVUE  DES  DEUX  MORDES. 

Il  n'est,  en  dehors  de  la  Porte,  qu'une  puissance  dont  l'Angle- 
terre ait  pu  un  moment  escompter  le  concours,  et  cette  puissance 
se  fût  bien  gardée  de  marcher  à  côté  de  ses  amis  de  la  Grande- 
Bretagne  contre  la  Russie.  On  sent  que  nous  voulons  parler  de  l'Ita- 
lie, qui,  n'ayant  pas  recueilli  de  l'alliance  austro-allemande  tous  les 
bénéfices  qu'elle  en  attendait,  s'était  décidée  à  faire  des  avances  à 
l'alliance  britannique.  L'Italie  a  jadis  trouvé  trop  d'avantage  à  se 
mêler  aux  querelles  d'autrui  pour  avoir  oublié  le  jeu  de  Gavour 
en  Grimée.  Il  est  vrai  que  le  rôle  de  modeste  satellite,  accepté 
par  le  Piémont  en  1854,  ne  saurait  convenir  à  la  péninsule  deve- 
nue grande  puissance; mais,  des  souvenirs  du  siège  de  Sébastopol, 
il  lui  est  resté  une  leçon  :  c'est  qu'en  politique  les  chemins  dé- 
tournés sont  parfois  les  meilleurs.  Gomme  l'Allemagne,  avant  l'Al- 
lemagne même,  la  nouvelle  Italie  s'est,  elle  aussi,  laissé  prendre 
par  la  fièvre  coloniale.  A  cela  rien  que  de  naturel  et  de  légitime, 
quoique  les  déboires  d'autrui  aient  pu  refroidir  les  premières  ar- 
deurs de  nos  voisins  d'outre-monts.  G'est  vers  l'Afrique,  on  le  sait, 
qu'ils  ont  jeté  leur  dévolu;  et,  ne  pouvant  débarquer  directement 
à  Tripoli  ou  en  Egypte,  les  diplomates  de  la  Gonsultaont  cru  un  mor 
ment  découvrir  les  clés  de  la  Méditerramée  dans  la  Mer-Rouge.  De 
là,  —  M.  Mancini  nous  en  a  naguère  avertis  du  haut  de  la  tri- 
bune,  —  l'expédition  de    Massouah.   En  agissant   d'accord  avec 
l'Angleterre,  en  lui  apportant,  sur  les  côtes  du  golfe  Arabique  ou 
sur  la  lisière  du  Soudan,  un  concours  matériel  ou  moral,  l'Italie 
pouvait   se  flatter  d'entrer  à  la  suite  des  Anglais  en  Egypte  et 
d'y  prendre,  à  côté  d'eux,  une  influence  dominante.  La  mort  de 
Gordon  et  la  chute  de  Khartoum  ont,  pour  un  temps  du  moins,  dé- 
couragé ces  espérances.  S'ils  étaient  enclins  à  l'alliance  anglaise,  les 
Italiens  n'entendaient  point  que,  selon  une  comparaison  célèbre, 
l'alliance  de  leur  pays  avec  la  Grande-Bretagne  ressemblât  à  celle 
du  cheval  et  de  l'homme.  Le  foreign  office  a-t-il  jamais  songé  à 
faire  monter  la  garde  par  les  bersaglieri  sur  la  Mer-Rouge  et  le 
Haut-Nil,  afin  de  laisser  aux  habits  rouges  les  mains  libres  ailleurs, 
le  foreign  office  a  fait  un  rêve.  Les  Italiens  semblent  déjà  moins 
portés  pour  ces  vagues  plans  d'action  commune  dont  le  mystère 
même  semblait  leur  sourire  six  mois  plus  tôt.  M.  Mancini  a  payé  de 
son  portefeuille  le  rapide  désenchantement  d'un  pays  qui  lui  eût 
reproché  de  n'avoir  rien  tenté  ;  il  est  tombé  victime  de  la  politique 
coloniale,  qui  semble  destinée  à  trancher  bien  des  existences  minis- 
térielles. Alors  même  que  la  Gonsulta  reprendrait  les  négociations 
avec  le  foreign  office  pour  une  action  commune  au  Soudan,  per- 
sonne, au  sud  des  Alpes,  ne  songerait  à  refaire  campagne  à  côté  des 
Anglais  contre  la  Russie.  On  s'en  peut  fier,  sur  ce  point,  à  M.  Depre- 
tis  et  à  la  prudence  italienne. 


LES  RIVALITÉS  COLONIALES.  321 

Tories  ou  libéraux,  les  ministres  qui  dirigent  la  politique  an- 
glaise n'auraient  pu  enrôler  contre  la  Russie,  ni  Berlin,  ni 
Vienne,  ni  Rome.  Nous  ne  parlons  pas  de  la  France,  dont,  durant 
les  dernières  années,  on  semble  avoir  fait  peu  de  cas  à  West- 
minster, de  la  France  qui,  dans  son  isolement,  ne  recherche  au- 
cune alliance  et  qui,  pour  s'être  laissé  entraîner  à  des  aventures 
coloniales,  est  fort  décidée  à  ne  se  compromettre  en  aucune  aventure 
continentale,  ni  au  profit  de  l'Angleterre,  ni  au  profit  de  la  Russie. 
Les  seuls  auxiliaires  eifectifs  que  l'Angleterre  eût  pu  recruter,  ce 
sont,  outre  ses  feudataires  de  l'Inde,  ses  grandes  colonies  des  deux 
hémisphères.  Les  volontaires  qu'elles  lui  avaient  spontanément 
offerts  pour  le  Soudan,  elles  les  lui  fourniraient  en  plus  grand 
nombre  pour  l'Indoustan.  Comme  l'Australie  est  relativement  voi- 
sine de  l'Inde,  il  se  peut  qu'au  xx*  siècle,  lorsque  la  population 
australienne  aura  doublé  ou  triplé,  un  pareil  concours  ne  soit  pas 
à  dédaigner.  Mais,  d'ici  là,  alors  même  que  les  Anglais  arrive- 
raient à  donner  plus  de  cohésion  aux  fragmens  épars  de  l'em- 
pire britannique,  si  loyaux  pour  la  vieille  patrie  que  se  montrent 
leurs  concitoyens  des  antipodes,  les  colonies  ne  sauraient  offrir  à  la 
métropole  de  secours  susceptibles  d'influer  sur  les  résultats  de  la 
lutte. 

La  guerre  eût  éclaté,  cet  été,  que  l'Angleterre  eût  été  réduite  à 
ses  i)ropres  forces.  Cela  seul  était  pour  elle  une  raison  d'être  pru- 
dente. Ce  n'est  pas  que  la  Grande-Bretagne  soit  aussi  impuissante, 
au  point  de  vue  militaire,  qu'on  l'imagine  parfois  sur  le  continent. 
Dans  l'Inde  même,  elle  a  une  armée  disciplinée,  numériquement 
supérieure  à  toutes  les  troupes  que  la  Russie  pourra  de  longtemps 
transporter  au-delà  des  sables  du  Turkestan.  Le  point  incertain, 
c'est  la  solidité  de  cette  armée  anglo-indienne,  en  majorité  compo- 
sée de  «  natifs,  »  en  face  de  troupes  aguerries  comme  celles  du  tsar. 
Une  guerre  seule  pourrait  montrer  ce  que  valent  ces  cipayes, 
dont  lord  Beaconsfield  n'avait  pas  craint,  en  1878,  de  menacer  les 
armées  russes.  L'épreuve  n'a  pas  été  faite,  et  l'incertitude  en  pa- 
reille matière  sulïirait  à  conseiller  d'éviter  tout  conflit,  à  moins  d'y 
être  moralement  contraint.  Une  autre  considération  milite  non 
moins  en  faveur  de  la  politique  de  paix,  c'est  que,  dans  un  conflit, 
la  balance  des  risques  et  des  chances  serait,  pour  les  Anglais,  fort 
inégale.  Les  Russes  et  eux  ne  mettraient  point  le  même  enjeu^^à 
cette  guerre.  Les  Anglais  joueraient  la  domination  des  Indes  ;  et,  en 
cas  de  victoire,  ils  n'auraient  d'autre  avantage  que  de  reculer  de 
quelques  milles  les  avant-postes  des  Russes  dans  l'Asie  centrale,  et 
de  retarder  de  quelques  années  leur  marche  sur  le  sud. 

La  partie  aurait-elle  été  beaucoup  plus  belle  pour  les  Russes?  Il  le 

TOME   LXXIII.   —   1886.  21 


322  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

semble  au  premier  abord;  en  réalité,  c'est  là  une  vue  superficielle. 
De  ce  que  l'Angleterre  aurait  beaucoup  à  risquer,  il  ne  s'ensuit 
nullement  que  la  Russie  aurait  beaucoup  à  gagner.  Pour  l'une 
comme  pour  l'autre,  les  chances  de  bénéfice  nous  semblent  mani- 
festement hors  de  proportion  avec  les  chances  de  perte.  L'enjeu 
de  la  Russie  ne  serait  assurément  pas  l'Asie  centrale,  d'où  les  An- 
glais auraient  bien  du  mal  à  la  chasser  et  qu'elle  serait  toujours 
sûre  de  reconquérir  ;  l'enjeu  de  la  Russie  serait  peut-être  moins 
militaire  et  politique  qu'économique.  Une  chose  chez  elle  souffri- 
rait assurément  de  la  guerre,  et  c'est  précisément  ce  qui  lui  im- 
porte le  plus,  la  fortune  publique  et  privée.  Si,  en  hommes,  elle  a 
des  ressources  inépuisables,  la  Russie  est  aussi  pauvre  d'argent 
que  riche  de  soldats  ;  et  une  guerre  avec  l'Angleterre,  en  Asie,  lui 
coûterait  plus  de  millions  de  roubles  que  de  régimens.  L'infériorité 
du  grand  empire  du  Nord,  vis-à-vis  des  états  de  l'Occident  et 
vis-à-vis  de  la  jeune  Amérique,  provient  de  l'infériorité  de  ses 
capitaux.  Une  guerre  fatalement  longue  et  dispendieuse,  avec  un 
état  aussi  opulent  et  aussi  opiniâtre  que  l'Angleterre,  accroîtrait 
encore  cette  infériorité.  Le  développement  normal  de  l'empire,  à 
peine  remis  de  la  guerre  de  Bulgarie,  pourrait  être  retardé  pour 
un  quart  de  siècle. 

Certains  esprits  mettent  en  doute  l'utilité  pratique  des  acquisi- 
tions lointaines,  convoitées  aujourd'hui  par  tant  de  pays.  S'il  est 
un  état  pour  lequel  on  puisse  se  poser  cette  question,  c'est  assu- 
rément l'empire  russe.  Ce  n'est  pas  de  territoires,  ce  n'est 
pas  de  provinces  nouvelles  qu'il  a  besoin,  c'est  bien  plutôt  de  nou- 
velles ressources,  de  nouveaux  capitaux.  Les  conquêtes  l'appau- 
vrissent au  lieu  de  l'enrichir.  Le  Turkestan,  qui  lui  a  beaucoup 
coûté  à  soumettre,  lui  coûte  non  moins  à  administer.  Toute  aug- 
mentation de  ses  vastes  domaines  asiatiques  sera  pour  la  Russie,  long- 
temps encore,  une  charge  sans  compensation.  Elle  n'est  pas  assez 
opulente  pour  se  permettre  raisonnablement  le  luxe  d'annexions 
dispendieuses.  Stuart  Mill  disait  que,  pour  un  pays  vieux  et  riche, 
il  n'y  a  pas  de  meilleur  placement  que  la  fondation  de  colonies.  Ce 
n'est  manifestement  pas  le  cas  delà  Russie.  Les  ressources  lui  man- 
quent déjà  pour  mettre  en  valeur  ses  immenses  possessions  asia- 
tiques; elle  ne  saurait  les  étendre  indéfiniment  sans  se  mettre  elle- 
même  hors  d'état  de  les  exploiter  ;  car  nous  ne  sommes  plus  au 
temps  où  les  états  et  les  peuples  se  leurraient  de  s'emparer  aux  Indes 
d'inépuisables  trésors. 

On  peut  juger  de  ce  que  la  guerre  coûterait  à  laRussie,  par  ce  qu'a 
déjà  coûté  à  son  crédit  la  seule  appréhension  de  la  guerre.  Une 
campagne  dans  l'Afghanistan  ne  suffirait  pointa  faire  plier  l'orgueil 
britannique,   et  des  années  d'hostilités  condamneraient  presque 


LES   RIVALITÉS   COLONIALES.  323^ 

certainement  le  tsar  à  l'humiliation  d'une  banqueroute.  On  dira 
qu'un  pays  encore  primitif  et  pour  ainsi  dire  barbare,  tel  que  la 
Russie,  a  une  tout  autre  capacité  d'endurance  que  nos  vieux  états 
d'Occident  à  civilisation  plus  raffinée.  Gela  est  vrai  ;  par  là  même 
qu'elle  est  plus  pauvre  et  qu'elle  est  arriérée,  la  Russie  peut  sup- 
porter un  degré  de  misère  et  de  souffrances  intolérable  pour  des 
états  plus  cultivés  et  plus  exigeans  en  bien-être.  Mais,  quand  elle 
y  résisterait,  quand  elle  s'immolerait  joyeusement  à  un  patriotisme 
aveugle,  sans  même  sentir  toute  l'étendue  de  son  sacrifice,  cela  ne 
l'empêcherait  pas  d'en  être  affectée  dans  son  développement  moral 
et  matériel.  Ce  qui  serait  victime  d'une  guerre,  ce  serait  tout  bon- 
nement la  civilisation,  inséparable  du  développement  économique. 
Si  patient,  si  résigné,  si  fait  à  la  souffrance  qu'on  se  représente 
l'homme  russe,  il  n'est  pas  sûr,  du  reste,  que  de  nouvelles  épreuves, 
qu'un  nouvel  appauvrissement  du  pays  par  une  nouvelle  guerre 
n'exciteraient  pas  des  murmures  dans  la  nation,  et  qu'à  ce  recul  de 
son  maigre  bien-être  ou  à  d'inévitables  déceptions  ne  correspon- 
drait pas,  clans  certaines  classes,  une  recrudescence  des  passions 
révolutionnaires. 

Supposons  ce  que  beaucoup  croient  tôt  ou  tard  inévitable, 
un  choc  entre  les  deux  rivaux;  au  point  de  vue  territorial 
même,  à  ce  point  de  vue  grossier  auquel  particuliers  et  hommes 
d'état  sont  trop  souvent  enclins  à  se  borner,  une  guerre  avec 
l'Angleterre,  même  en  cas  de  victoire,  saurait  difficilement 
rapporter  à  la  Russie  des  avantages  équivalons  à  ses  efforts.  Quel 
serait  pour  elle  le  résultat  du  triomphe  de  l'aigle  à  deux  têtes 
sur  le  léopard  britannique?  La  conquête  de  l'Afghanistan?  Mais 
cela  seul  serait  une  tâche  de  longue  haleine,  et,  les  Afghans 
une  fois  soumis  et  disciplinés,  quel  profit  en  tirerait  l'empire? 
Quant  à  la  conquête  de  l'Inde  par  les  troupes  du  tsar,  c'est 
là  une  hypothèse  trop  peu  sérieuse  pour  nous  y  arrêter.  Réussi- 
raient-ils à  franchir  les  monts  Soliman  et  à  passer  l'Indus,  quand  les 
Cosaques  et  les  Turkmènes,  devenus  les  soldats  du  tsar,  feraient 
boire  les  chevaux  des  steppes  dans  les  eaux  sacrées  du  Gange,  les 
Russes  ne  sauraient,  dans  ce  siècle  du  moins,  s'établir  à  demeure 
à  Galcutta  et  à  Rombay.  Tout  ce  qu'ils  pourraient  rêver,  c'est  d'ex- 
citer une  révolte  contre  les  Anglais  et  d'aider  à  les  chasser  ;  mais, 
d'ici  à  longtemps,  ils  ne  seront  en  état  de  prendre  leur  place.  La 
grande  péninsule  asiatique  est  un  pays  trop  maritime  pour  qu'une 
puissance  essentiellement  continentale,  comme  la  Russie,  y  puisse 
régner  en  paix  à  l'encontre  des  flottes  britanniques. 

Quand  un  peuple  fait  une  grande  guerre,  il  exige  que  le  prix  de 
sa  victoire  soit  en  proportion  de  ses  efforts  et  de  ses  sacrifices.  Or, 
ce  prix  qu'elle  ne  saurait  trouver  dans  l'Indoustan,  la  Russie  ris- 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

querait  d'être  tentée  de  le  chercher  ailleurs.  Ce  que  les  diplomates 
et  les  stratégistes  russes  convoitent  sur  le  Paropamise  et  l'Indou- 
Kouch,  c'est  moins,  nous  l'avons  dit,  les  clés  de  l'Inde  ou  de 
rOcéan-Indien  que  celles  de  la  Méditerranée.  Vainqueurs  dans  l'Af- 
ghanistan, ils  seraient  exposés  à  la  tentation  de  se  payer  de  leurs 
victoires  sur  la  Mer-Noire  ou  le  Bosphore.  Pour  beaucoup  d'entre 
eux,  l'Angleterre  ressemble  au  dragon  qui  garde  les  pommes  du 
jardin  des  Hespérides.  Le  dragon  réduit  à  l'impuissance,  ils  au- 
raient peine  à  ne  pas  étendre  la  main  sur  les  pommes  d'or,  au 
risque  de  se  heurter  à  des  gardiens  non  moins  vigilans.  Les  comités 
slaves,  exaltés  par  la  lutte  contre  l'ennemi  héréditaire,  presseraient 
le  tsar  d'exécuter  le  programme  national,  de  compléter  l'œuvre  ina- 
chevée de  San-Stefano.  Avec  tous  les  matériaux  inflammables  accu- 
mulés entre  le  Danube  et  la  mer  Egée,  il  serait  difficile  qu'une 
guerre  entre  la  Russie  et  l'Angleterre  demeurât  sans  contre-coup 
sur  les  Balkans.  L'Europe  risquerait  fort  de  voir,  dans  les  préoccu- 
pations de  la  diplomatie,  le  Rhodope  succéder  au  Paropamise  et 
le  Vardar  et  la  Maritza  à  l'IIéri-Roud  et  au  Murghab.  La  Russie  au- 
rait beau  triompher  des  Anglais  en  Afghanistan,  elle  ne  serait  pas 
plus  qu'en  1854  ou  1878,  maîtresse  de  disposer  à  son  gré  du  sort 
de  ses  protégés  d'Europe.  Ses  victoires  asiatiques  ne  feraient  qu'ex- 
citer les  prétentions  de  ses  sujets  ou  de  ses  cliens,  sans  lui  donner 
plus  de  moyens  de  les  satisfaire.  Son  gouvernement  serait  exposé 
à  être  débordé  par  les  aspirations  nationales,  ce  qui  n'est  pas  bon 
pour  un  autocrate.  La  leçon  de  San-Stefano  est  trop  récente  pour 
avoir  été  oubliée  à  Pétersbourg,  et  l'attitude  du  gouvernement  im- 
périal en  face  de  la  Bulgarie  et  de  la  Roumélie  orientale  semble 
prouver  qu'elle  ne  l'a  pas  été.  Le  congrès  de  Berlin  a  montré  qu'il 
est  des  questions  que,  même  victorieux,  le  tsar  ne  peut  prétendre 
régler  seul.  Si  elle  avait  eu  l'imprudence  de  s'engager,  en  Asie, 
dans  une  longue  guerre,  la  Russie  eût  couru  le  risque  de  voir 
les  problèmes  qui  lui  tiennent  le  plus  à  cœur  tranchés  par  d'au- 
tres, sans  elle  et  contre  elle. 

Pour  toutes  ces  considérations  et  pour  d'autres  encore,  la  Russie 
nous  semblait  non  moins  intéressée  à  la  paix  que  l'Angleterre,  et  c'est 
pour  cela  que,  en  dépit  des  lenteurs  et  des  difficultés  des  négocia- 
tions, nous  n'avons  cessé  d'espérer  une  solution  pacifique.  Malheu- 
reusement, si  la  guerre  est  évitée  aujourd'hui,  les  deux  empires  de- 
meureront longtemps  sous  la  menace  d'un  conflit.  Le  traité  signé,  la 
frontière  des  Afghans  délimitée  d'un  commun  accord,  ils  vont,  chacun 
de  leur  côté,  se  préparer  pour  la  lutte  devant  laquelle  ils  auront  reculé; 
ils  vont,  de  part  et  d'autre,  travailler  à  l'accroissement  de  leurs 
moyens  d'action,  fortifier  leur  base  d'opérations,  créer  des  chemins 
de  fer  qui  rapprochent  leurs  armées  du  futur  champ  de  bataille. 


LES    RIVALITES    COLONIALES.  325 

Est-ce  à  dire  que  le  conflit,  aujourd'hui  ajourné,  éclatera  fatale- 
ment plus  tard?  Si  l'on  ne  considérait  que  l'intérêt  bien  entendu 
des  deux  états,  nous  dirions  non  ;  car,  dans  quinze  ou  vingt  ans, 
comme  à  l'heure  actuelle,  les  risques  d'un  conflit  l'emporteront, 
pour  tous  les  deux,  sur  les  avantages  d'une  victoire.  De  ce  que  des 
états  ont  tout  profit  à  demeurer  en  paix,  il  ne  s'ensuit  pas,  hélas  ! 
nous  le  savons  par  expérience,  qu'ils  ne  recourront  pas  aux  armes. 
Il  faut  compter  en  pareil  cas,  avec  les  préjugés,  avec  les  passions, 
avec  les  entraînemens  nationaux,  non  moins  fréquens  et  plus  irré- 
fléchis encore  que  les  entraînemens  de  cabinets.  Autocratique  ou 
représentatif,  quel  que  soit  son  régime  gouvernemental,  demander 
à  un  peuple  ou  à  un  état  d'agir  toujours  conformément  à  ses  vrais 
intérêts,  ce  serait  montrer  une  exigence  singulière. 

Les  mots  ont  toujours  eu  une  prise  facile  sur  l'imagination  de 
cette  reine  évaporée,  partout  plus  ou  moins  souveraine  aujourd'hui, 
qu'on  appelle  l'opinion  publique.  Pour  faire  couler  des  torrens  de 
sang,  il  suflit  le  plus  souvent  d'une  banalité  aussi  creuse  que  so- 
nore. L'écho  politique  répète  ainsi,  d'un  continent  à  l'autre,  que  là 
Russie  et  l'Angleterre  se  disputent  la  domination  de  l'Asie.  A  force 
de  l'entendre  dire,  les  deux  pays  finiront  peut-être  par  se  le  per- 
suader. En  réalité,  c'est  là  une  conception  enfantine  ou  surannée, 
une  réminiscence  des  temps  classiques  pour  lesquels  l'Asie  finissait 
au  Pamir  et  à  l'indus.  L'Asie  moderne  est  trop  vaste,  elle  est  trop 
complexe,  trop  découpée  par  les  mers  et  les  déserts,  pour  obéir 
à  un  seul  maître  ;  son  sort,  en  tout  cas,  ne  se  déciderait  pas  aujour- 
d'hui, comme  au  temps  des  anciens  Perses,  sur  les  plateaux  de  l'Iran. 
Si  jamais  l'Asie  appartient  à  un  dominateur  unique,  la  Russie  et 
l'Angleterre  ne  seraient  pas  seules  à  s'en  disputerl'empire.  Elles  ris- 
queraient de  rencontrer  au  moins  un  concurrent,  la  Chine,  qui  sera 
peut-être,  avant  un  demi-siècle,  une  des  grandes  puissances  du 
globe.  Mais,  pas  plus  pour  l'Asie  que  pour  l'Europe,  elle  aussi  me- 
nacée par  certains  prophètes  de  la  conquête  moscovite,  l'ère  d'une 
domination  unique  n'est  proche.  La  plus  vieille  et  la  plus  vaste  des 
cinq  parties  du  monde  est  en  attendant  assez  grande  pour  que  Russes 
et  Anglais  puissent  y  tenir  ensemble,  et  d'autres  encore  à  côté  d'eux. 

L'Inde,  ou  mieux  l'Indoustan,  la  mystique  fleur  de  lotus  des  brah- 
manes, est  à  elle  seule  un  monde  dont,  en  dépit  des  invasions  mu- 
sulmanes ,  le  sort  ne  dépend  pas  nécessairement  de  la  possession 
des  arides  collines  de  l'Afghanistan.  Autant  vaudrait  dire  que  l'Italie 
ne  saurait  avoir  de  sécurité  que  dans  la  possession  de  la  Suisse  et 
du  Tyrol.  L'Inde  a,  dans  sa  ceinture  de  montagnes,  une  magnifique 
frontière  qu'il  est  aisé  à  la  science  moderne  de  rendre  inexpu- 
gnable. Du  côté  du  nord-ouest,  le  seul  exposé  aux  invasions,  elle  a 
pour  rempart  les  monts  Solimans,  dont  les  ingénieurs  britanniques 


326  REVUE    DES    DEDX   MONDES, 

pourront  fortifier  les  passes  ;  et,  derrière  cette  muraille  naturelle,  le- 
large  fossé  de  l'Indus  lui  assure  une  seconde  ligne  de  défense,  qu'une 
puissance  maritime,  telle  que  l'Angleterre,  peut  facilement  renfor- 
cer avec  une  flottille  à  vapeur  et  des  torpilles  (1). 

Pour  protéger  son  empire  indien ,  la  Grande-Bretagne  n'a  qu'à. 
se  retrancher  dans  ce  que  lord  Beaconsfield  appelait  ses  frontières 
scientifiques.  Dominant  le  Béloutchistan  et  maître  de  Quettah,  le 
gouvernement  anglo-indien  pourrait,  en  cas  de  besoin,  pousser  ses 
railvrays  jusqu'à  Gandahar  et  fermer  les  routes  qui  viennent  de  Hé- 
rat.  Appuyés  sur  une  Irontière  également  fortifiée  par  l'art  et  la  na- 
ture, avec  toutes  les  ressources  de  l'Inde  à  leur  portée,  les  Anglais 
auraient,  sur  les  Russes,  obligés  pour  les  atteindre  de  traverser  l'Af- 
ghanistan et  de  le  soumettre,  le  triple  avantage  des  positions,  des  dis- 
tances et  d'un  ravitaillement  aisé.  Lesym<70<'.svont  répétant  qu'un  choc 
étant  inévitable,  il  ne  faut  pas  laisser  les  Russes  arriver  aux  portes 
de  l'Inde.  Au  point  de  vue  stratégique,  le  contraire  serait  plus  vrai. 
Les  Russes  seraient  moins  difficiles  à  repousser  de  près  que  de  loin. 

Diplomates  et  militaires,  les  hommes  les  plus  sensés  commen- 
cent à  comprendre  à  Galculta,  de  même  qu'à  Londres,  l'inanité, 
pour  ne  pas  dire  les  périls,  de  l'ancienne  politique  de  zone  neutre 
et  d'état  tampon.  Ils  commencent  à  sentir  que  l'Afghanistan,  allié 
toujours  turbulent  et  incertain,  est  bien  moins  nécessaire  à  la  dé- 
fense de  l'Inde  que  la  protection  britannique  à  la  domination  de 
l'émir  de  Caboul.  Le  malheur  est  que  le  préjugé  opposé  a  si  long- 
temps prévalu  que  le  gouvernement  anglais  en  est  demeuré  en 
quelque  sorte  prisonnier  et  que  la  politique  anglaise  en  peut  devenir 
victime.  Les  Anglais  ont,  vis-à-vis  de  l'émir  de  Caboul,  des  engage- 
mens  dont  ils  ne  peuvent  s'alTranchir  à  volonté.  Telle  est  la  princi- 
pale difîiculté  de  la  situation  et  le  principal  péril  de  l'avenir. 
L'Angleterre  doit  obtenir  à  l'émir  Abd-ur-Rhaman  des  frontières 
équitables,  et  ces  frontières  une  fois  fixées,  on  lui  demandera,  au 
nom  de  son  honneur  et  de  son  prestige,  de  les  maintenir  envers 
et  contre  tous.  S'engager  à  une  pareille  tâche,  en  faveur  d'un  sem- 
blable pays,  serait  de  la  part  du  foreign  office  une  souveraine  impru- 
dence. Les  Russes  ne  sont  pas  seuls  à  menacer  l'intégrité  de  l'Af- 
ghanistan. L'émir  de  Caboul  a,  dans  ses  peuples  de  races  diverses, 
des  sujets  enclins  à  la  révolte  qui  peuvent  spontanément  appeler 
d'autres  maîtres.  Il  trouve  toujours,  dans  sa  propre  famille,  des  com- 
pétiteurs prêts  à  lui  disputer  le  trône  et  à  morceler  à  leur  profit 
ses  domaines.  L'Afghanistan,  dont  la  protection  anglaise  a  fait  une 
sorte  d'état  unitaire,  n'est  guère  en  somme  qu'une  expression  géo- 
graphique dont  les  frontières,  de  tout  temps  mobiles,  auront  peine  à 

(1)  Voyez,  dans  le  Nineteenth  Century  (mai  1885),  une  étude  du  major-général  sir 
Henry  Green,  intitulée  the  Grcat  Wall  of  India. 


LES    RIVALITÉS    COLONIALES.  327 

demeurer  longtemps  arrêtées.  Si  l'Angleterre  s'en  portait  garante, 
la  paix  de  l'Asie  et  l'Europe  dépendrait  des  émeutes  de  Hérat  et  de 
Caboul.  Mieux  vaudrait  pour  les  Anglais  laisser  les  Russes  et  l'émir 
s'entendre,  sauf,  au  cas  où  les  premiers  s'installeraient  à  Hérat  ou  à 
Balk,  à  occuper  de  leur  côté  les  positions  qui  leur  sembleraient  né- 
cessaires à  la  sécurité  de  leur  empire. 

Le  danger  pour  l'Inde  britannique,  ce  ne  sont  pas  seulement, 
dira-t-on,  les  armées  de  la  Russie,  ce  serait  le  voisinage  des  Russes.  Le 
contact  plus  ou  moins  immédiat  des  deux  empires  fomenterait  parmi 
les  musulmans  et  les  Indous  une  agitation  incessante.  Du  jour  où 
régnerait  à  ses  portes  une  grande  puissance  militaire,  l'Inde  pour- 
rait devenir  plus  exigeante  et  moins  facile  à  gouverner.  Ses  regards 
se  fixeraient  vers  l'Occident,  d'où  les  mécontens  attendraient  un  libé- 
rateur. Il  y  a  sans  doute  une  part  de  vérité  dans  ces  appréhensions; 
mais,  pour  que  la  puissance  des  Russes  constituât  un  péril  sé- 
rieux, il  faudrait  que  les  bases  de  la  domination  anglaise  fussent 
peu  solides.  C'est  aux  vice-rois  de  l'Inde  à  faire  que  la  comparaison 
entre  l'administration  russe  et  le  régime  britannique  ne  tourne  pas 
au  détriment  de  ce  dernier.  C'est  à  eux  de  rattacher  les  Indous  à  la 
métropole,  de  leur  prouver  que  leur  intérêt  national,  si  un  tel 
mot  n'était  prématuré  pour  un  pareil  pays,  est  de  ne  pas  rompre 
avec  l'Angleterre.  Que  les  Russes  en  deviennent  ou  non  les  voisins, 
la  durée  de  l'empire  anglo-indien  dépendra,  tôt  ou  tard,  des  senti- 
mens  et  de  la  loyauté  de  ses  habitans.  La  question  de  l'Inde,  a  dit 
un  jour  M.  Gladstone,  est  avant  tout  une  question  morale.  C'est  là 
une  vérité  que  les  Anglais  ne  doivent  pas  oublier.  La  force  et  l'in- 
telligence suffisent  à  créer  de  pareils  empires  ;  elles  ne  suffisent 
point  à  les  faire  durer.  Toute  conquête  est  caduque,  à  moins 
que  le  conquérant  ne  finisse  par  conquérir  le  cœur  et  l'esprit.  Là 
est,  pour  les  Anglais,  le  grand  problème  de  l'Inde. 

Quant  aux  Russes,  peut-être  précipiteraient-ils  leur  marche  en  avant 
si  l'Angleterre  semblait  renoncer  à  les  arrêter;  mais,  plus  ils  des- 
cendraient vers  le  sud,  plus  ils  s'éloigneraient  de  leur  base  d'opé- 
rations, plus  ils  auraient  de  chemin  à  faire  pour  attaquer  leurs 
rivaux.  Ce  qu'ils  chercheront  sans  doute  dans  ces  régions  asia- 
ti(]ues,  ce  seront  de  nouvelles  routes  maritimes  et  de  nouvelles 
voies  terrestres.  Tôt  ou  tard,  ils  voudront  reprendre  les  plans  préco- 
nisés par  iM.  de  Lesseps  et  rejoindre  leurs  chemins  de  fer,  encore 
incomplets,  au  réseau  de  l'Indoustan.  Les  déserts  et  les  montagnes 
de  l'Asie  centrale  leur  opposeront  peut-être  moins  de  difficultés  que 
les  incurables  défiances  de  l'Angleterre.  Les  Anglais  auront  beau  y 
sembler  les  premiers  intéressés,  ils  feront  probablement,  à  un  trans- 
continental asiatique  et  à  la  jonction  des  voies  ferrées  de  l'Europe  et 
de  l'Inde,  la  même  opposition  qu'au  percement  de  l'isthme  de  Suez 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  au  creusement  du  tunnel  sous-marin.  Dans  l'Inde,  comme  dans 
leur  île,  il  est  à  craindre  que  le  dernier  mot  de  leur  politique  ne 
soit  pour  longtemps  l'isolement,  et  que  ce  peuple,  si  jaloux  de  se 
répandre  chez  les  autres,  ne  cherche,  du  côté  de  la  terre,  à  entourer 
sa  grande  possession  asiatique  d'une  sorte  de  muraille  de  Chine. 

La  Russie  moderne,  dans  sa  marche  en  Asie,  de  même  que  l'an- 
cienne Moscovie,  dans  sa  double  poussée  séculaire  vers  la  Baltique 
et  la  Mer-Noire,  peut  instinctivement  poursuivre  un  objectif  incon- 
scient, la  mer,  la  mer  libre.  Quand  cela  serait,  ce  n'est  point  par  l'Inde 
avec  ses  Irontières  hérissées  de  montagnes,  ce  n'est  même  point 
par  l'Afghanistan  et  les  déserts  du  Béloutchistan,  que  le  grand  em- 
pire du  Nord  peut  atteindre  les  mers  du  Sud.  Quand  il  voudra  un 
débouché  sur  l'Océan-Indien,  il  devra  plutôt  le  chercher  au  midi  du 
Caucase  et  de  la  Caspienne,  sur  le  Golfe-Persique.  S'il  ne  peut 
attendre  que  l'alliance  de  la  Turquie  ou  la  dissolution  de  l'empire 
ottoman  lui  permette  d'y  accéder  par  la  vallée  de  l'Euphrate  ou  du 
Tigre,  il  peut  y  parvenir  par  la  Perse.  Il  n'aurait  pour  cela  qu'à 
s'entendre  avec  le  gouvernement  de  Téhéran,  qui  ne  s'opposerait 
pas  à  la  construction,  sur  son  territoire,  d'une  ligne  internatio- 
nale. Les  plateaux  de  l'Iran  ne  résisteraient  pas  plus  que  les  som- 
mets des  Alpes  à  l'art  des  ingénieurs,  et,  si  coûteuse  qu'elle  fût, 
une  semblable  entreprise  serait  encore  moins  dispendieuse  que  la 
conquête  de  l'Afghanistan  et  des  rives  de  l'Indus.  Par  cette  voie,  il 
est  vrai,  la  Russie  n'atteindrait  l'océan  que  dans  un  bassin  fermé 
et  sur  des  plages  soumises  à  l'ascendant  britannique.  Cela  est  cer- 
tain; mais,  dans  quelque  direction  qu'il  essaie  de  percer  jusqu'aux 
mers  du  Sud,  le  grand  empire  boréal  s'y  heurtera  longtemps  en- 
core à  la  prépondérance  anglaise.  De  la  Corée  aux  Dardanelles,  en 
Asie  comme  en  Europe,  sur  l'Océan-Indien  et  sur  le  Pacifique,  plus 
encore  que  sur  la  Méditerranée,  la  Russie,  dans  tous  les  ports 
qu'elle  peut  rêver  de  s'ouvrir,  retrouvera  en  face  d'elle  le  pa- 
villon anglais  et  les  stations  anglaises.  C'est  là  l'inévitable  consé- 
quence de  l'extension  simultanée  des  deux  empires  rivaux,  l'un 
sur  le  continent,  l'autre  sur  les  mers.  Leur  énorme  expansion 
même  les  condamne  à  de  gênantes  rencontres.  Ils  n'y  sont  pas,  du 
reste,  les  seuls  exposés.  A  mesure  que  l'Europe  s'empare  du  globe, 
les  puissances  européennes  multiplient  involontairement  entre  elles 
les  points  de  contact.  Maritime  ou  continental,  tout  état  qui  ambi- 
tionne des  possessions  lointaines  doit  se  résigner  aux  voisinages 
incommodes,  de  môme  qu'aux  rivalités  commerciales  ;  car  notre 
planète  est  à  la  fois  trop  petite  pour  que  les  colonies  des  diverses 
puissances  ne  s'y  touchent  pas,  et  trop  grande  pour  qu'une  seule 
nation  y  règne  en  souveraine. 

AiNATOLE   LeROY-BeAULIEU. 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE 


YV. 

LA    ROUMÉLIE    ORIENTALE      —    LA    MACÉDOINE. 
CONSTANTINOPLE. 


De  Sophia,  pour  atteindre  les  chemins  de  fer  ottomans  à  Tatar- 
Bazardjik,  j'ai  une  longue  étape  à  faire  :  130  kilomètres,  et  deux 
relèvemens  de  montagnes  à  franchir.  On  y  met  ordinairement  deux 
jours  en  couchant  à  Ichtiman  ;  mais,  au  prix  de  120  francs,  j'obtiens 
une  petite  Victoria  attelée  de  quatre  chevaux  de  front  qui  me  con- 
duira en  un  jour,  en  partant  à  la  pointe  du  jour.  J'ai  pour  compa- 
gnon un  jeune  avocat  qui  a  fait  ses  études  à  l'université  de  Liège, 
M.  Guérof  ;  il  connaît  parfaitement  le  pays  et  parle  le  turc  aussi  bien 
que  sa  langue  natale,  le  bulgare.  Il  vient  me  prendre  dès  quatre 
heures  du  matin.  Sur  l'immense  plaine  déserte  qui  s'étend  à  perte 
de  vue  autour  de  Sophia  traînent  des  brouillards  argentés;  mais 
bientôt  le  soleil  les  pompe  et  les  dis^pe.  Les  deux  rameaux  des 
Balkans,  qui  enserrent  cet  ancien  bassin  lacustre,  découpent  leurs 
profils  bleuâtres  sur  le  ciel  gris  perle.  Nous  traversons  sur  un  pont 
de  bois  l'Isker,  qui  venant  de  Samakof  et  du  Rilo-Dagh,  où  il  prend 
sa  source,  se  divise  ici  en  une  foule  de  canaux  qu'il  creuse  dans 
l'argile  jaunâtre. 

Le  pays  paraît  dépeuplé.   Nous  ne  rencontrons  que  quelques 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  juin,  l*"""  août,  15  septembre,  15  octobre  et  I'^'  novembre 
1885. 


330  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

chars  attelés  de  buffles  :  ils  transportent  à  Sophia  du  bois  de  con- 
struction et  de  chauffage  qui  vient  de  la  forêt  de  Bellova,  apparte- 
nant au  baron  de  Hirsch.  Il  faut  quatre  ou  cinq  jours  pour  faire  le 
trajet.  Les  buffles  se  nourrissent  en  pâturant  sur  les  terrains  va- 
gues, le  long  des  chemins,  et  les  conducteurs  emportent  leur  pâtée 
de  maïs  :  néanmoins  on  comprend  que  le  chauffage  soit  cher  dans 
la  capitale  bulgare.  Si  toutes  les  hauteurs  étaient  boisées,  comme 
en  Suisse,  quelle  richesse  pour  cette  contrée  ravagée  par  tant  d& 
siècles  de  luttes  et  d'oppression  !  Une  bonne  loi  forestière  et  le  re- 
boisement, voilà  de  quoi  le  gouvernement  devrait  s'occuper  tout 
d'abord.  Nous  laissons  à  droite  le  massif  du  Vitosch,  et  nous  gravis- 
sons le  contrefort  des  Balkans  qui  sépare  le  versant  du  Danube  de- 
celui  de  la  mer  Egée.  Il  est  peu  élevé  et  forme  des  collines  ar- 
rondies, couvertes  de  broussailles.  Nous  rencontrons  de  temps  en 
temps  les  traces  du  chemin  de  fer  commencé,  il  y  a  dix  ans,  pour 
relier  Sophia  à  la  ligne  Sarambey-Constantinople  :  dans  les  ravins, 
des  piles  de  pont  à  moitié  achevées  ou  des  pierres  de  taille  à  pied 
d'œuvre  ;  ailleurs  des  remblais  et  des  déblais  ravinés  par  les  pluies, 
même  quelques  rails  enfouis  sous  les  herbes  et  les  arbrisseaux. 
C'est  une  lamentable  histoire  qui  montre  à  nu  l'impuissance  du 
régime  turc  et  les  causes  qui  en  empêchent  la  réforme.  La  Porte 
s'étant  brouillée  avec  M.  de  Hirsch,  voulut  achever  son  réseau  en 
régie.  Un  pacha  fut  mis  à  la  tête  de  l'entreprise.  Il  trouva  le  poste, 
agréable  et  lucratif;  mais  les  travaux  n'avançant  pas,  il  fut  destitué 
et  remplacé  par  un  autre  pacha  qui  suivit  l'exemple  du  premier.  Le 
gouvernement  se  lassa  de  payer,  et  les  travaux  furent  abandonnés, 
après  qu'on  eut  dépensé  moitié  plus  qu'il  n'eût  fallu  pour  achever 
toute  la  ligne. 

A  Vaccarel,  village  formé  de  quelques  maisons  couvertes  en 
chaume,  nos  chevaux  s'arrêtent  pour  boire  à  une  fontaine,  dont 
l'inscription  en  langue  turque  est  écrite  en  caractères  grecs.  L'en- 
seigne d'un  commissionnaire  en  marchandises  est  rédigée  en  bul- 
gare, en  hébreu  et  en  français.  Mon  compagnon  de  voyage  inter- 
roge un  paysan  sur  les  conditions  agricoles  dans  cette  région. 
«  Nous  avons  tous,  nous  répond-il,  autant  de  terres  que  nous  en 
pouvons  cultiver.  Chaque  paysan  est  propriétaire  et  possède  une 
couple  de  bœufs,  1  cheval  et  hO  à  50  moutons.  Les  plus  riches  ont 
k  bœufs  et  300  à  AOO  moutons.  Le  village,  pour  ses  deux  cents  mai- 
sons, a  5,000  chèvres  et  moutons.  Il  n'y  a  point  de  pauvres  parmi 
nous,  car  chaque  famille  a  soin  de  ses  malades  et  de  ses  infirmes. 
Nous  produisons  de  quoi  satisfaire  largement  à  nos  besoins,  mais 
quand,  pour  payer  l'impôt,  il  faut  obtenir  des  écus  sonnans,  la  dif- 
ficulté est  grande.  Sur  place,  personne  n'achète,  et  les  marchés  où 
nous  pouvons  vendre  nos  denrées  sont  si  loin  !  Cependant,  tout  va 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  331 

mieux  qu'autrefois.  Du  temps  des  Turcs,  les  spahis  présidaient  à 
la  rentrée  de  la  dîme,  et  ils  prenaient  ce  qui  était  à  leur  convenance. 
Une  nuée  de  collecteurs  et  de  scribes  se  répandaient  sur  le  pays 
comme  des  sauterelles.  On  ne  pouvait  rentrer  la  moisson  avant 
qu'ils  eussent  prélevé  la  dixième  gerbe,  et  il  fallait  les  payer, 
sinon  ils  laissaient  pourrir  vos  récoltes  sur  place.  Maintenant  la 
dîme  a  été  fixée  une  fois  pour  toutes.  Chaque  village  connaît  la 
quote-part  qu'il  doit  payer  et  il  la  répartit  ensuite  entre  les  ha- 
bitans.  » 

En  descendant  vers  Ichtiman,  nous  suivons  une  belle  vallée  très 
fertile  et  où  la  culture  n'est  pas  mauvaise;  le  froment,  le  seigle  et 
le  maïs  sont  de  belle  venue.  A  l'entrée  de  la  bourgade,  nous  ren- 
controns un  cortège  de  noce  d'un  effet  ravissant.  C'est  une  mariée 
bulgare  qu'on  reconduit  dans  le  village  du  mari.  Les  hommes  à 
cheval  exécutent  une  fantasia,  en  tirant  des  coups  de  fusil  et  de 
pistolet.  Les  femmes  portent  des  costumes  charmans,  beaucoup  plus 
voyans  et  plus  gais  que  dans  la  Bulgarie  centrale.  Leurs  cheveux 
retombent  derrière  la  tête,  en  longues  tresses  garnies  de  fleurs  ;  sur 
lejfront  est  coquettement  posée  une  calotte  grecque  en  velours, 
toute  couverte  de  perles  et  de  plumes.  Une  petite  veste  bordée  de 
galons  d'or  et  fortement  échancrée  sur  la  poitrine,  laisse  apparaître 
une  chemise  fine,  brodée  aux  manches  et  au  col  de  laines  aux  cou- 
leurs vives.  Sur  le  jupon  brun,  aussi  garni  de  broderies,  est  noué  un 
tablier  en  soie  rouge.  La  soie!  c'est  déjà  le  midi.  Le  type  est  ici  très 
différent  de  celui  des  paysans  Chops  des  environs  de  Sophia.  Les 
femmes  ont  le  teint  clair,  et  les  cheveux  blonds,  et  les  hommes 
l'air  moins  sombre,  plus  ouvert.  Nous  sommes  ici  dans  la  Roumélie 
orientale.  L'agent  de  la  douane  s'excuse  très  poliment,  et  en  fran- 
çais, de  devoir  visiter  nos  malles.  Les  gendarmes,  avec  leurs  larges 
pantalons  bleus,  engagés  dans  des  bottes'  hautes,  leur  capote 
blanche  et  le  talpak  de  peau  d'astracan,  orné  d'une  croix  de  cuivre, 
ont  vraiment  très  bon  air.  Ils  portent  aussi  leur  sabre  à  la  façon 
russe. 

Nous  nous  arrêtons  chez  un  aubergiste  turc,  dont  la  maison  est 
nouvellement  construite.  L'aspect  en  est  pittoresque.  Elle  est  toute 
en  bois,  avec  un  grand  balcon  surplombant  sur  la  rue.  A  l'intérieur, 
sur  les  plafonnages,  blanchis  à  la  chaux,  s'enlèvent  crûment  des  des- 
sins, fleurs  et  arabesques,  d'un  bleu  vif;  c'est  le  goût  oriental.  On  ne 
peut  s'imaginer  avec  quel  peu  de  soin  cette  habitation  est  con- 
struite. Du  premier,  on  voit  ce  qui  se  passe  au  rez-de-chaussée  à 
travers  les  fentes  du  plancher.  Les  cloisons  des  chambres  sont  en 
planches  clouées  sur  des  poutrelles  qui  ont  conservé  leur  écorce. 
Les  tuiles  mal  posées  laisseront  filtrer  la  pluie.  Nul  souci  du  confort 
ou  de  la  durée.  Est-ce  manque  de  capital,  prévision  du  prochain 


332  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

incendie,  insouciance  de  l'avenir  ou  un  souvenir  inconscient  de  la 
vie  nomade  sous  la  tente?  Dans  le  café  du  rez-de-chaussée,  des  mu- 
sulmans en  turbans,  assis,  les  jambes  croisées,  sur  des  bancs  de 
bois,  fument  la  longue  pipe  ;  d'autres  se  partagent,  avec  les  mains, 
de  l'agneau  rôti,  servi  sur  un  grand  plat  de  riz.  Leur  dessert  se 
compose  d'un  peu  de  fromage  de  petit-lait.  Ils  ne  boivent  que  de 
l'eau  et  du  café.  Ce  sont  des  musulmans  de  la  vieille  roche;  l'Occi- 
dent ne  les  a  pas  encore  corrompus.  Ils  sont  graves  et  tristes.  Ils 
ne  sont  plus  les  maîtres  sans  contrôle  comme  naguère  ;  mais  ils 
vivent  en  bons  termes  avec  les  Bulgares.  Mahomet  a  eu  une  inspi- 
ration de  génie  quand  il  a  prescrit  les  ablutions  et  proscrit  vins  et 
liqueurs.  L'observation  de  ces  préceptes,  bien  mieux  que  nos  so- 
ciétés de  tempérance,  prévient  les  excès  de  l'alcoolisme,  cette  peste 
moderne  qui  fait  tant  de  victimes. 

Nous  parcourons  la  petite  bourgade.  La  rue  principale  est  bordée 
d'échoppes  ouvertes  et  basses,  à  la  turque.  A  l'entrée  de  la  cour 
qui  précède  les  maisons  de  ferme,  sur  des  pieux,  sont  fixés  des 
crânes  de  chevaux  destinés  à  éloigner  les  mauvais  esprits.  L'église 
bulgare  est  une  petite  construction  en  pisé,  très  basse  et  très  humble. 
Elle  tâchait  de  passer  inaperçue.  Les  cloches  sont  suspendues  dans 
un  campanile  rustique,  formé  de  quatre  perches  supportant  un 
petit  toit  de  chaume.  La  mosquée,  au  contraire,  élève  bien  haut  son 
minaret  pointu,  et  à  côté  se  trouve  l'école  turque;  elle  a  deux  salles 
de  classe,  mais,  ni  dans  l'une  ni  dans  l'autre,  ne  se  trouve  de  mo- 
bilier scolaire,  ni  bancs,  ni  pupitres.  Les  écoliers  sont  assis  à  terre 
et  écrivent  sur  des  ardoises.  L'enseignement  consiste  surtout  à  ap- 
prendre par  cœur  des  versets  du  Koran.  Voici  le  Hamam,  le  bain 
public,  avec  son  dôme  surbaissé,  tacheté  de  rondelles  de  verre 
épais,  en  cul  de  bouteille,  par  où  un  jour  verdâtre  tamise  dans  la 
salle  de  bains.  Les  ablutions  quotidiennes,  les  bains  fréquens  à  do- 
micile et  dans  le  hamam,  voilà  encore  une  excellente  pratique  qu'il 
faudrait  emprunter  aux  Turcs  ;  mais,  au  contraire,  là  où  les  Otto- 
mans sont  partis,  les  thermes  tombent  en  ruines.  Dans  le  faubourg, 
des  Tsiganes  qui  sont  musulmans,  habitent  des  chaumières  de  ro- 
seaux. Les  voilà,  toujours  les  mêmes,  avec  leur  teint  basané,  leurs 
cheveux  crépus,  leurs  vêtemens  de  couleur  voyante,  et  leurs  nom- 
breux enfans  grouillant  tout  nus  dans  la  poussière  :  de  vrais  sudras 
de  l'Inde. 

Quand  il  s'agit  de  régler  l'écot,  je  reconnais  cette  probité  turque 
dont  on  m'a  souvent  parlé.  Notre  hôtelier  se  gratte  la  tête  et  fait 
consciencieusement  des  additions  avec  le  doigt,  dans  le  creux  de  la 
main.  Je  m'attends  à  un  total  ruineux  :  Il  s'élève  à  0  fr.  82  !  Nous 
avions  apporté  des  provisions,  mais  il  nous  avait  fourni  du  fromage, 
des  fruits,  du  café  et  du  foin  pour  les  chevaux. 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  333 

A  la  sortie  d'Ichtiman  s'ouvre  une  grande  prairie  verte  bordée  de 
saules,  avec  quelques  bouquets  de  beaux  chênes.  C'est  le  terrain 
communal,  qu'on  trouve  partout  autour  des  villes  dans  la  péninsule 
balkanique.  Il  sert  de  pâturage  aux  attelages  et  aux  troupeaux  en 
voyage.  Bientôt  nous  recommençons  à  gravir  un  nouveau  contre- 
fort de  collines  qui  nous  sépare  du  bassin  de  la  Maritza.  Elles  sont 
revêtues  de  taillis  de  chênes  et  de  hêtres,  mais  sans  grands  arbres 
et  surtout  sans  un  seul  résineux.  La  route  est  excellente  et  bien 
mieux  entretenue  que  dans  la  principauté  que  nous  venons  de 
quitter;  au  sommet,  nous  trouvons  les  substructions  d'un  arc  de 
triomphe  romain,  la  Porta  Trajnna,  qui  était  encore  debout  en 
183.5.  Chosrev-pacha,  un  nom  que  les  antiquaires  ne  béniront  pas, 
l'a  fait  démolir.  Sur  un  fragment  de  marbre  je  discerne  quelques 
lettres  d'une  inscription  latine  peu  lisible.  Nous  nous  arrêtons  pour 
prendre  du  lait  dans  un  loghoii$e,  dont  le  soubassement  est 
construit  avec  les  fragmens  de  la  porte  romaine.  L'endroit  s'appelle 
Kapujuk  ;  ce  qui,  en  turc,  signifie  petite  porte,  Kapu  avec  le  diminutif; 
c'est  maintenant  un  poste  de  gendarmes  rouméliotes.  Le  sergent 
nous  parle  des  horreurs  commises  par  les  Bachi-Bouzouks  dans  la 
dernière  guerre. —  «  Dans  toute  cette  région,  le  sang  a  coulé  à  flots, 
dit-il  ;  mais  au  moins,  au  prix  de  tant  de  maux,  nous  sommes  af- 
franchis maintenant  des  Ottomans.  Pourvu  qu'ils  ne  reviennent  pas! 
Hélas!  nous  sommes  toujours  menacés,  car  ils  ont  le  droit  de  réoc- 
cuper les  Balkans.  »  J'ai  retrouvé  partout  ici  un  pénible  sentiment 
d'insécurité  jiroduit  par  ce  détestable  article  du  traité  de  Berlin  qui 
ne  peut  engendrer  que  des  conflits;  car  si  les  Turcs  voulaient  en 
profiter  pour  rentrer  en  Boumélie,  toutes  les  populations  bulgares 
de  la  péninsule  se  soulèveraient  contre  eux. 

Partis  d'Ichtiman  à  deux  heures,  nous  arrivons  vers  six  heures 
dans  un  gros  village,  Vetren,  situé  à  la  sortie  des  montagnes  ; 
il  est  composé  presque  uniquement  de  maisons  de  paysans,  en 
bois  ou  en  pisé  ;  elles  sont  grandes  et  entourées  d'étables  et  de 
granges  ;  le  toit  de  tuiles  est  un  signe  de  grande  aisance  ici.  De  pit- 
toresques costumes  donnent  aux  aspects  habituels  de  la  vie  cham- 
pêtre un  charme  particulier.  Dans  la  poussière  dorée  par  le  soleil 
couchant,  le  berger  communal  ramène  les  moutons.  Les  cultiva- 
teurs reviennent  avec  leurs  buffles,  traînant  sur  une  claie  la  lourde 
et  informe  charrue  de  .bois.  Les  femmes,  avec  leurs  robes  aux  cou- 
leurs éclatantes,  sont  réunies  autour  de  la  fontaine  surmontée  de  la 
dalle  habituelle  en  marbre  blanc  avec  inscription  du  Koran. 

Nous  pénétrons  dans  la  cour  d'une  petite  ferme;  elle  est  admi- 
rablement placée  au  bord  d'un  ravin  à  pic,  où  les  fougères  pla- 
quent leurs  frondes  vert  pâle  sur  les  rochers  d'ocre  rouge.  Elle  est 
entourée  d'une  clôture  en  clayonnage,  afin  que  le  bétail  puisse  y 


334  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vaguer  en  liberté.  Trois  petits  porcs,  d'humeur  folâtre,  y  jouent 
avec  les  enfans.  Nous  interrogeons  le  cultivateur  :  il  a  deux  bœufs 
de  travail,  mais  ni  cheval,  ni  moutons  ;  tout  son  bétail  lui  a  été 
enlevé  pendant  la  dernière  guerre  ;  il  doit  reconstituer  son  trou- 
peau à  force  d'économie.  Chacun  est  propriétaire  de  sa  maison, 
d'une  étendue  de  terre  suffisante  pour  l'entretien  de  la  famille  et 
d'une  vigne,  dont  il  boit  le  vin  à  suffisance  et  vend  l'excédent  pour 
acheter  ce  qu'il  ne  peut  fabriquer  lui-même.  Dans  les  villages  voi- 
sins, écartés  de  la  route,  et  qui  ont,  par  conséquent,  peu  souffert, 
les  paysans  ont  beaucoup  plus  de  bétail.  Les  plus  aisés  possèdent 
300  et  même  400  moutons.  J'examine  sous  un  hangar  les  instru- 
mens  aratoires  :  ils  sont  très  primitifs.  La  charrue  est  celle  de  Trip- 
tolème  ;  le  soc  est  en  fer,  mais  il  n'y  a  pas  de  versoir  ;  deux  bâtons 
attachés  de  chaque  côté  en  tiennent  lieu  ;  une  herse  très  légère,  une 
houe,  une  fourche  et  une  petite  baratte,  voilà  tout.  A  l'intérieur,  il 
y  a  deux  chambres  :  l'une  sert  de  cuisine  ;  sur  un  feu  ouvert,  dans 
une  marmite  suspendue  à  une  crémaillère,  mijote  la  polenta  de 
maïs.  La  chambre  à  coucher  possède  un  poêle  en  terre  cuite,  mais 
pas  de  lit;  un  tapis  étendu  à  terre  en  tient  lieu.  Il  n'y  a  ni  table, 
ni  chaises,  seulement  quelques  escabeaux.  Les  fenêtres,  très  pe- 
tites, sont  fermées,  non  par  des  carreaux  de  vitre,  qui  constituent 
ici  un  objet  de  luxe  très  rare,  mais  par  des  barreaux  de  bois  et,  la 
nuit,  par  des  volets.  L'hiver,  il  faut  choisir  entre  le  froid  et  l'obscurité. 
Les  murs  et  les  plafonds  sont  complètement  noircis  par  la  fumée. 
Quel  contraste  avec  les  intérieurs  rustiques  des  paysans  de  la  Hollande 
ou  du  Danemark!  Mais,  comme  partout  où  la  population  est  peu 
dense,  ces  paysans,  si  mal  meublés,  sont  bien  nourris.  Leurs  re- 
pas consistent,  le  matin,  en  pain  et  lait;  à  midi,  viande  avec  polenta 
de  maïs  ou  des  fèves,  le  soir  du  lait,  du  fromage  et  des  œufs.  De 
temps  à  autre  un  agneau  ou  une  poule  complète  le  menu. 

Dans  toute  cette  région,  comme  au  reste  en  tout  pays  musul- 
man, le  mouton,  l'animal  des  terres  incultes,  est  l'unique  viande 
de  boucherie.  Ce  qu'on  en  tue  est  inouï.  Devant  les  auberges, 
sous  les  vérandahs,  on  voit  pendues  des  carcasses  écorchées  ou  des 
peaux  fraîches,  et  l'on  vend  des  morceaux  d'agneaux  rôtis. 

De  Vetren  à  Tatar-Bazardjik,  nous  roulons  encore  trois  heures 
dans  une  plaine  fertile  et  bien  cultivée.  Des  vignobles  alternent  avec 
des  champs  d'orge,  d'avoine  et  de  maïs,  mais  on  voit  peu  de  fro- 
ment et  point  de  pommes  de  terre.  Il  faut  s'en  réjouir,  car  ce  tu- 
bercule qui  forme  l'une  des  bases  principales  de  l'alimentation  dans 
toute  la  plaine  baltique,  n'est,  en  somme,  qu'une  nourriture  gros- 
sière qui,  par  son  prix,  favorise  la  réduction  des  salaires.  A  notre 
droite  s'élèvent  les  croupes  imposantes  et  sombres  du  Rhodope, 
dont  quelques  sommets  sont  couverts  de  neige.  A  sa  base,  au-delà 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  335 

de  la  Maritza,  s'étend  la  forêt  de  Bellova.  Nous  arrivons  vers  neuf 
heures  du  soir  à  Tatar-Bazardjik,  au  grand  trot  de  nos  braves  che- 
vaux, qui  ont  fait  honneur  au  sang  hongrois,  car  ils  courent  depuis 
quatre  heures  du  matin  avec  deux  heures  de  repos  au  milieu  du  jour. 
Nous  trouvons  à  nous  loger  très  convenablement  dans  un  grand 
hôtel  tout  neuf,  que  l'église  orthodoxe  a  fait  construire  au  bord  de  la 
Maritza.  Du  balcon  qui  domine  le  fleuve,  on  voit  au  clair  de  lune 
arriver  son  flot  largement  épandu  sur  un  lit  de  cailloux  peu  pro- 
fond. Bazardjik  est  un  chef-lieu  de  préfecture,  avec  16,000  habi- 
tans  ;  il  n'a  pas  encore  perdu  son  cachet  de  ville  turque,  quoique 
les  troupes  ottomanes  en  se  retirant  en  aient  dévasté  et  brûlé  une 
partie.  Le  préfet,  qui  vient  causer  avec  nous,  après  le  souper,  nous 
dit  que  chrétiens  et  musulmans  vivent  en  paix  ;  seulement  ceux-ci 
s'imaginent  encore  que  l'état  actuel  est  provisoire  et  que  l'autorité 
du  sultan  sera  rétablie.  Si  elle  l'était,  même  momentanément, 
Dieu  sait  par  quels  excès  ils  se  vengeraient  d'avoir  à  subir  l'éga- 
lité devant  la  loi  ! 

«  Sans  le  voisinage  du  Rhodope,  nous  dit  le  préfet,  le  pays  ici  se- 
rait parfaitement  sûr,  comme  tout  le  reste  de  la  Roumélie.  Mais  des 
gorges  de  ces  montagnes  sauvages  sortent  des  brigands  qui  vien- 
nent opérer  des  razzias  dans  nos  plaines  fertiles,  et  nous  ne  pou- 
vons les  poursuivre  sur  le  sol  dé  la  Macédoine  où  ils  se  réfugient. 
Les  ouvriers  sont  bien  payés  relativement  au  prix  des  denrées. 
Un  manœuvre  obtient  2  francs  par  jour,  un  menuisier  4  à  5  francs, 
et  la  viande  de  mouton  ne  coûte  que  1  franc  Voku  (1  kil.  278),  un 
couple  de  poulets  1  fr.  50  et  une  paire  de  buflles  600  francs.  » 

En  partant  de  Bazardjik  à  sept  heures  du  matin,  je  suis  à  8  h.  30 
à  Philippopoli,  capitale  de  la  province  semi-indépendante  de  la 
Roumélie  orientale.  La  vallée  de  la  Marilza,  que  nous  suivons,  est 
d'une  fertilité  merveilleuse.  Les  vignes  basses,  comme  en  France, 
ont  une  frondaison  d'une  étonnante  vigueur,  et  les  nombreuses 
grappes  qui  mûrissent  ne  sont  atteintes  ni  par  le  phylloxéra  ni  par 
l'oïdium.  Le  vin  dans  toute  cette  région  est  d'excellente  qualité  ; 
très  corsé,  il  tient  le  milieu  entre  celui  de  la  Bourgogne  et  le  Val 
de  Penas  espagnol.  Il  ne  coûte  que  30  à  /iO  centimes  le  litre.  Les 
champs  sont  emblavés  de  froment,  de  maïs  et  de  beaucoup  d'orge. 
Comme  en  Asie,  on  en  nourrit  les  chevaux  plutôt  que  d'avoine.  A 
droite  se  prolonge,  parallèlement  à  la  Marilza,  la  chaîne  du  Rho- 
dope ou  du  Despoto-Dagh  ;  à  gauche,  se  profilent  les  sommets  plus 
éloignés  des  Balkans.  Au  milieu  de  la  plaine  surgissent  soudain 
sept  mamelons  abrupts  de  syénite.  Ils  sont  couronnés  par  les 
maisons  de  Philippopoli  et  de  ses  faubourgs.  Aussi  les  habitans  se 
vantent-ils  de  pouvoir  s'appeler,  comme  Rome,  la  ville  aux  sept 
collines.  Le  docteur  Stoyan  Tchomakof  Aient  nous  prendre  à  la 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gare,  pour  nous  conduire  dans  sa  magnifique  demeure,  où  il  nous 
offre  la  plus  cordiale  hospitalité. 

Né  à  Kopriuchtitza,  en  Roumélie  orientale,  M.Tchomakof  a  fait  ses 
études  à  Pise  et  àParis  ;  plus  tard  il  s'établit  à  Philippopoli  et  y  exerça 
la  médecine,  jusqu'à  l'époque  où  éclata  la  lutte  ecclésiastique  des  Bul- 
gares contre  le  clergé  grec.  Envoyé  en  1862  à  Constantinople  comme 
représentant  des  Bulgares,  il  fut  l'âme  du  mouvement  national  en 
faveur  d'une  église  indépendante.  Après  l'élection  du  premier  exarque, 
en  1872,  il  fut  nommé  membre  du  conseil  mixte  de  l'exarchat,  et 
resta  à  Constantinople  jusqu'à  la  conclusion  du  traité  de  Berlin. 
Il  est  président  du  conseil  sanitaire  et  membre  de  l'assemblée  lé- 
gislative. II  est  un  des  hommes  les  plus  considérés  du  pays.  Il  parle 
également  bien  le  turc,  le  grec,  le  bulgare,  le  français  et  l'italien.  De 
la  gare  à  la  ville  un  large  boulevard  a  été  ouvert.  Il  s'y  élève  de 
belles  constructions  :  des  villas  au  milieu  de  jardins  remplis  de 
fleurs,  de  grandes  maisons  où  habitent  les  consuls  des  puissances 
étrangères.  L'intérieur  de  la  ville  ne  rappelle  nullement  l'Orient  ; 
on  dirait  une  ancienne  bourgade  fortifiée  de  l'Italie  méridionale. 
Les  rues,  en  pentes  raides,  sont  fort  étroites  et  bordées  de  mai- 
sons très  hautes,  dont  les  étages  supérieurs,  souvent  en  bois,  s'a- 
vancent en  surplomb  sur  des  poutres  ou  sur  des  encorbellemens. 
Quelques  habitations  ressemblent  à  ces  villas  romaines  qu'on  voit 
sur  les  fresques  de  Pompéi.  Derrière  un  haut  mur  et  une  lourde 
porte  bardée  de  gros  clous  et  d'armatures  en  fer,  s'ouvre  une  cour 
dallée  en  marbre  blanc,  avec  le  puits  et  l'impluvium,  qu'ombragent 
des  acacias  et  des  cerisiers  aux  fruits  d'un  rouge  éclatant.  Vient 
ensuite  la  maison,  précédée  d'un  péristyle  à  frêles  colonnettes  et  à 
très  hauts  pilastres,  le  tout  peint  en  blanc  avec  des  filets  et  des  ara- 
besques bleu  vif.  Une  vigne  orne  la  façade  de  ses  pampres  char- 
gés de  grappes  bleuissantes.  Le  soleil,  perçant  par  place  le  feuil- 
lage, jette  des  découpures  d'or  sur  les  dalles  et  sur  les  fleurs.  Ces 
vives  couleurs  et  cette  délicieuse  fraîcheur  donnent  une  impression 
de  gaieté  et  de  vie  heureuse. 

Chacun  me  parle  ici  des  cruautés  commises  par  les  Turcs  durant 
la  dernière  guerre.  C'était  un  système  :  le  but  était  de  terrifier  les 
populations  afin  de  les  empêcher  de  se  soulever  à  l'approche  des 
Russes.  A  Philippopoli,  on  pendait  chaquejourvingt,  trente,  et  un  jour 
jusqu'à  soixante  Bulgares.  Quand,  sur  les  réclamations  des  ambas- 
sadeurs, on  envoya  Achmet-Vefik-Pacha  pour  mettre  fin  aux  exécu- 
tions, le  gouverneur  fit  pendre  six  rayas  devant  le  konak  pour 
saluer  son  arrivée  ;  il  avait,  disait-il,  ses  instructions  de  Constan- 
tinople. Ce  fut  la  région  d'ici  au  Balkan  qui  eut  le  plus  à  souffrir 
par  suite  des  mouvemens  alternatifs  d'avancement  et  de  recul  des 
armées  russes  et  ottomanes.  Plusieurs  villages  des  environs  furent 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  337 

détruits.  Après  la  retraite  de  Gourko,  Karlovo,  ville  commerçante 
et  aisée,  fut  livrée  au  pillage  et  1,500  de  ses  habitans  massacrés  de 
sang-froid.  Un  homme  très  distingué,  le  docteur  Popof,  qui  était 
paisiblement  chez  lui,  fut  conduit  à  Philippopoli  et  pendu  sans 
forme  de  procès.  Il  y  a,  m'affirme-t-on,  à  Karlovo  plus  de 
900  veuves  dont  les  maris  ont  été  massacrés  à  cette  époque.  Kalo- 
fer,  le  village  de  Chipka,  Eskizagra,  Kezanlik,  le  chef-lieu  de  la 
vallée  des  Roses,  ont  été  brûlés  et  saccagés  en  tout  ou  en  partie. 
Je  ne  rappelle  ces  atrocités,  dont  les  rapports  américains  ont  pu- 
blié dans  le  temps  tous  les  détails,  que  pour  expliquer  la  terreur 
que  les  habitans  éprouvent  à  l'idée  que  les  Turcs  pourraient 
réoccuper  le  pays.  Ils  savent  à  quelles  vengeances  ils  seraient  ex- 
posés. Il  n'est  pas  possible  que  l'Europe  le  permette. 

On  se  plaint  amèrement  ici  de  l'article  10  du  statut  organique, 
qui  donne  au  sultan  le  droit  d'apposer  son  veto  aux  lois  votées  par 
l'assemblée  provinciale.  Il  use  de  ce  droit  pour  mettre  obstacle  È^ 
un  grand  nombre  de  mesures  excellentes,  par  exemple,  les  sui- 
vantes :  loi  autorisant  le  gouvernement  d'avancer,  sur  hypothèque, 
2,500,000  francs  aux  cultivateurs  ruinés  durant  la  dernière  guerre  ; 
loi  introduisant  l'état  civil  ;  loi  sur  la  presse  ;  loi  pour  la  conserva- 
tion des  forêts  ;  loi  convertissant  les  vakoufs  en  biens  libres  ;  loi 
réglant  le  programme  des  écoles  ;  loi  sur  la  régularisation  des  titres 
de  propriété;  loi  exemptant  de  droits  les  vins  et  spiritueux  des- 
tinés à  l'exportation  ;  construction  du  chemin  de  fer  qui  réunirait 
le  réseau  en  exploitation  au  seul  port  de  la  Roumélie,  Bourgas, 
qui  est  maintenant  presque  inutile.  Quoi  de  plus  cruel,  pour  une 
population  avide  de  réformes,  que  d'être  à  la  merci  d'un  pouvoir 
étranger,  despotique,  capricieux,  qui  n'a  plus  aucun  intérêt  à  voir 
prospérer  le  pays,  qui  doit  même  s'effrayer  de  ses  progrès,  car  il 
n'ignore  pas  que  toutes  les  forces  nouvelles  seront  consacrées  à  la 
lutte  pour  l'affranchissement  définitif?  Cependant  certaines  amélio- 
rations importantes  ont  été  accomplies  dans  les  matières  suivantes  : 
création  d'un  cadastre,  chose  essentielle,  adoption  du  système  mé- 
trique, réorganisation  de  l'enseignement  primaire,  règlement  du 
service  sanitaire,  création  de  caisses  agricoles,  expropriation  pour 
cause  d'utilité  publique,  organisation  de  la  police  rurale  et  muni- 
cipale. 

La  constitution  de  la  Roumélie,  rédigée  par  sept  représentans 
des  grandes  puissances,  est  aussi  libérale  et  aussi  démocratique 
qu'on  peut  le  souhaiter.  Elle  est  copiée,  souvent  mot  pour  mot,  sur 
la  constitution  belge.  Toutes  les  libertés  y  sont  garanties.  Aucun 
impôt  ne  peut  être  établi  qu'en  vertu  d'une  loi.  L'assemblée  légis- 
lative est  composée  de  membres  de  droit  :  le  mufti ,  le  grand  rab- 

TOME  LXXIII.  —  1886.  22 


338  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

bin  de  la  province  et  les  chefs  de  cinq  communautés  religieuses  chré- 
tiennes, le  'président  de  la- cour  suprême,  celui  du  contentieux  admi- 
nistratif et  le  contrôleur  en  chef  des  finances  ;  de  10  membres  nom- 
més par  le  gouverneur  et  de  36  membres  élus  au  suffrage  direct 
et  secret  dans  36  collèges  électoraux.  Est  électeur  tout  Rouméliote 
âgé  de  vingt  et  un  ans  au  moins,  possédant  une  propriété,  un  éta- 
blissement de  commerce  ou  d'industrie,  ou  un  diplôme  de  capacité  : 
professeurs,  instituteurs,  avocats,  ministres  du  culte.  Sur  les  36  dé- 
putés élus,  29  sont  Bulgares  oriiiodoxes,  2  Turcs  et  2  Grecs;  cela 
prouve  manifestement  que  presque  dans  tous  les  districts  la  majo- 
rité appartient  aux  Bulgares.  Parmi  les  10  députés  nommés  par  le 
gouverneur  général,  7  sont  Bulgares  orthodoxes;  1  Bulgare  catho- 
lique; 1  Turc  et  i  Grec.  D'aprèsle  recensement  tout  récent  de  1885, 
la  population  se  répartit  de  la  façon  suivante  :  573^560  Bulgares; 
17Â,700  musulmans;  42,654  Grecs;  19,549  tziganes  ;  4,175  israé- 
lites;  1,306  Arméniens.  Total,  815,946. 

L'assemblée  nomme  une  espèce  de  conseil  d'état  appelé  comité 
permanent,  —  encore  un  emprunt  fait  à  la  loi  provinciale  belge. 
On  n'a  pas  oublié  de  garantir  le  droit  des  minorités.  Les  dix  mem- 
bres du  comité  sont  élus  au  scrutin  de  liste  par  l'assemblée,  mais 
nul  bulletin  ne  peut  contenir  plus  de  six  noms.  Ce  corps,  qui  siège 
toute  l'année,  prépare  les  affaires  et  donne  son  avis  sur  les  projets 
de  loi.  L'assemblée  nationale  se  réunit  dans  un  ancien  bain  turc 
transformé.  Il  y  fait  une  agréable  fraîcheur,  qui  peut  venir  à  point 
pour  calmer  l'ardeur  des  discussions  parlementaires. 

Parmi  les  hommes  politiques  que  je  rencontre,  la  plupart  font 
une  critique  très  vive  du  statut  organique  et  de  ses  annexes,  que 
j'admirais  parce  que  j'y  retrouvais  les  principes  généraux  de  la 
constitution  belge. — «  Tout  d'abord,  me  disent-ils,  ces  lois  fondamen- 
tales règlent  un  grand  nombre  de  matières  qui  ailleurs  sont  régies 
par  des  lois  ordinaires  ou  par  de  simples  arrêtés.  La  constitution 
dont  la  diplomatie  européenne  nous  a  gratifiés  forme  un  volume 
in-folio  contenant  quinze  chapitres  avec  495  articles,  plus  treize 
annexes  avec  639  articles,  et  aucun  de  ceux-ci  ne  peut  être  changé 
que  par  l'accord  unanime  des  grandes  puissances.  Voilà  ce  que  dé- 
cide l'article  495.  Les  nations  sont  des  organismes  vivans,dont  les 
besoins  changent  et  appellent  ainsi  des  modifications  constantes 
dans  le  régime  administratif,  judiciaire  et  financier.  En  Roumélie, 
tout  cela  est  immuable.  Ce  monument  de  science  politique,  que  la 
commission  diplomatique  a  commencé  à  édifier  en  janvier  1879, 
a  été  terminé  le  14  avril  de  la  même  année.  Il  est  vrai  qu'on  a 
appliqué  la  division  du  travail  à  sa  confection  :  le  délégué  anglais 
s'occupant  des  lois  électorales  ;  l'autrichien,  de  l'organisation  judi- 
ciaire ;  l'italien ,  du  système  financier,  et  le  français,  du  régime 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  339 

administratif.  Faut-il  s'étonner  que  l'œuvre  renferme  maintes  con- 
tradictions? Voici  quelques-uns  des  maux  pratiques  qui  résultent 
des  lois  organiques  qu'on  nous  a  données. 

«  Sous  le  régime  turc,  la  province  actuelle  de  la  Roumélie  orien- 
tale était  divisée  en  deux  sandjaks  (  départemens  ) ,  contenant  qua- 
torze casas  ou  cantons  :  nous  n'avions  donc  que  deux  préfets  et 
quatorze  baillis  à  entretenir.  Le  système  français  dont  on  nous  a 
dotés  a  divisé  la  province  en  six  départemens  et  vingt-huit  can- 
tons. Nous  avons  donc  6  préfets,  6  conseils  généraux,  6  secrétaires, 
de  préfecture,  28  baillis,  28  commandans  de  gendarmerie,  28  comr 
missaires  de  police,  etc.  Le  fonctionnarisme  nous  a  envahis.  Un 
village  qui  s'administrait  entièrement  lui-même,  sans  aucun  repré- 
sentant de  l'autorité,  est  devenu  un  chef-lieu  de  canton  où  résident 
une  escouade  de  fonctionnaires  de  tout  grade  et  de  tout  genre.  11 
suffisait  de  supprimer  les  employés  turcs, qui  nous  volaient:  nous 
aurions  eu  l'autonomie  locale,  comme  aux  États-Unis.  D'un  autre 
côté,  il  aurait  fallu  nous  donner  des  receveurs  des  contributions. 
L'article  212  du  statut  décide  que  «  les  maires  sont  chargés  et 
responsables  de  la  rentrée  exacte  des  impôts,  »  et  l'article  185, 
stipule  <(  que  les  maires  sont  réélus  chaque  année  par  les  habitans 
de  la  commune.  »  Ces  maires,  naturnllement,  cherchent  à  être 
réélus  et  ménagent  le  plus  possible  leurs  électeurs.  Ils  font  donc 
très  mal  rentrer  les  revenus  de  l'état.  Les  arriérés  sont  considé- 
rables :  chaque  année  environ  20  pour  100  des  recettas.  Ils  s'éle- 
vaient à  17  millions  de  piastres  au  31  juillet  1883.  Ces  mêmes 
maires  soDt  aussi  juges  de  paix,  de  par  l'article  248.  Gomme  ils 
sont  incapables  de  trancher  les  différends,  ceux-ci  sont  portés  direc- 
tement devant  les  juges  de  canton,  lesquels  se  trouvent  ainsi  acca- 
blés de  besogne;  on  n'arrive  pas  à  obtenir  justice,  ce  qui  cause 
beaucoup  de  mécontentement.  Tout  cela  devrait  pouvoir  être  réglé 
j)ar  notre  assemblée,  et  en  raison  de  notre  situation  iiarticulière. 
Le  statut  nous  a  enveloppés,  comme  une  momie  d'Egypte,  d'un 
réseau  de  bandelettes  très  agréables  à  l'œil ,  mais  qui  nous  con- 
damnent à  l'immobilité.  » 

—  On  me  donne  quelques  renseignemens  sur  les  partis.  Pendant 
les  deux  premières  années  du  régime  autonome,  il  y  a  eu  lutte  des 
nationalités,  mais  les  Bulgares  n'ont  pa»  eu  de  lieine  à.  l'emporter 
et  à  occuper  la  plupart  des  places.  Depuis  lors,  ils  se  sont  divisés 
en  deux  partis  :  les  «  libéraux  »  ou  gouvernementaux  modérés,  et 
les  «  nationaux  ou  unionistes,  »  partisans  d'une  politique  plus  dé- 
cidée. La  question  q^i  les  divise  est  la  politique  à  suivre  pour  obte- 
nir la  réunion  des  deux  fragmens  de  la  Bulgarie,  si  malheureuse- 
ment sé[)arés  par  le  traité  de  Berlin.  Les  deux  groupes  sont, d'accord 
pour  désirer  la  réunion,  de  même  que  tous  les  Bulgares.  Lors  du 


340  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

passage  récent,  à  Philippopoli ,  de  M.  Forster,  ancien  ministre  de 
l'instruction  publique  en  Angleterre,  l'un  des  chefs  des  modérés, 
M.  Kaltchof ,  lui  fit  connaître  que  la  reconstitution  de  la  patrie  bul- 
gare, morcelée  à  Berlin,  est  le  but  à  poursuivre  par  tous.  Seule- 
ment, les  libéraux  pensent  qu'il  faut  une  grande  prudence  dans 
l'action;  les  «  unionistes,  »  au  contraire,  croient  qu'il  faut  sans 
cesse  et  à  toute  occasion  exprimer  la  volonté  nationale,  la  procla- 
mer très  haut,  et  devant  l'Europe  et  devant  le  pays,  et  même  entre- 
tenir une  certaine  agitation  dans  ce  sens.  C'est  ce  parti  qui  a  orga- 
nisé, l'été  dernier  (188/i),  ce  pétitionnement  universel  en  faveur  de 
l'union,  qui  avait  entraîné  le  pays  tout  entier.  Ils  attendent  la  réa- 
lisation de  leurs  espérances  de  la  chute  inévitable  de  l'empire 
ottoman  et  des  complications  générales  en  Europe  plutôt  que  d'une 
insurrection  locale  contre  la  Turquie.  A  en  juger  par  le  nombre  des 
journaux  des  deux  nuances,  c'est  le  parti  national  qui  jouit  de  la 
plus  grande  influence.  Il  a  trois  organes  :  la  Marilza,  le  Narodni 
Glass  [Voix  dit  peuple),  et  le  Socdinenié  {l'Union).  Le  parti  libéral 
modéré  n'en  a  qu'un,  le  Jouzna  Bulgaria  [la  Bulgarie  du  sud). 
Tous  les  quatre  paraissent  dans  la  capitale. 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que  la  question  de  la  réunion  des 
deux  moitiés  de  la  Bulgarie,  violemment  séparées  par  le  traité  de 
Berlin,  préoccupe  et  passionne  ici  tous  les  esprits.  Depuis  leur 
arrivée  dans  la  péninsule,  au  vu®  siècle,  les  Bulgares  ont  toujours 
formé  une  unité  ethnique,  une  nation,  tant  à  l'époque  de  leur  gran- 
deur, sous  le  tsar  Siméon  et  ses  successeurs,  que  sous  la  domina- 
tion ottomane.  La  diplomatie  européenne  a  découpé  cette  nationalité 
vivante  en  trois  tronçons,  dont  l'un  forme  une  principauté  presque 
indépendante,  la  Bulgarie;  l'autre,  un  état  à  moitié  affranchi,  la 
Roumélie;  et  le  troisième,  une  province  complètement  asservie 
sous  le  joug  turc,  la  Macédoine.  Comment  les  Bulgares  se  résigne- 
raient-ils à  un  règlement  qui  blesse  si  cruellement  leurs  souvenirs 
historiques  et  leurs  intérêts  matériels,  surtout  après  que  San-Ste- 
fano  a  réalisé  pour  eux,  un  moment ,  un  idéal  désormais  inou- 
bliable ?  On  a  beau  leur  parler  du  respect  des  traités  ;  ils  répon- 
dent :  Ces  traités  ont  été  faits  contre  nous,  et  jamais  nous  ne  les 
avons  ni  signés,  ni  acceptés.  La  Bulgarie  méridionale  complétait  la 
Bulgarie  septentrionale,  moins  riche,  moins  pourvue  d'hommes 
capables.  Les  relations  commerciales  étaient  actives.  Le  midi  en- 
voyait au  nord  les  produits  d'une  zone  plus  chaude.  La  barrière  de 
douanes  tracée  arbitrairement  par  les  diplomates  est  venue  entra- 
ver ce  commerce,  qui  s'appuyait  sur  la  communauté  de  race  et 
d'origine.  On  a  créé  deux  moitiés  de  peuple  qui,  isolées,  ne  peu- 
vent se  suffire,  et  qui  sont  accablées  par  les  charges  d'un  double 
gouvernement.  Mais  on  peut  tout  espérer  de  l'avenir.  Une  com- 


EN  DEÇA.  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  3 H 

binaison  diplomatique,  qui  n'a  point  de  racine  dans  l'histoire  et  qui 
ne  tient  nul  compte  des  intérêts  et  des  vœux  des  populations,  n'a 
évidemment  aucune  chance  de  durée. 

—  La  question  des  langues  donne  lieu  ici,  comme  partout  où  di- 
verses nationalités  se  trouvent  réunies  dans  un  même  état,  à  des 
difficultés  réelles  et  à  des  réclamations  nombreuses.  L'article  22 
du  statut  organique  renferme  à  ce  sujet  des  dispositions  très  sages  : 
il  prescrit  que  la  langue  officielle  sera  celle  de  la  majorité,  mais 
que,  quand  il  existera  une  minorité  égale  à  la  moitié  de  la  majorité, 
la  langue  de  cette  minorité  sera  également  employée.  Toutes  les  lois 
et  les  règlemens  doivent  être  publiés  dans  les  trois  langues  prin- 
cipales :  bulgare,  turque  et  grecque,  et  devant  les  tribunaux,  les 
particuliers  ont  le  droit  de  se  servir,  à  leur  choix,  de  l'une  de  ces 
langues.  Le  discours  d'ouverture  du  gouverneur  général  est  lu  aussi 
en  bulgare,  en  turc  et  en  grec.  Mais,  au  sein  de  la  chambre  et  des 
conseils  départementaux  et  communaux,  les  propositions  et  les 
discussions  ont  lieu  en  bulgare.  Les  Grecs  et  les  Turcs  ont  le  droit 
de  parler  en  leur  langue;  seulement,  s'ils  veulent  se  faire  com- 
prendre, ils  doivent  bien  employer  le  bulgare,  qui  devient  ainsi,  en 
réalité,  la  langue  dominante.  Les  Turcs  et  les  Grecs  se  plaignent  ; 
mais  est-il  possible  de  régler  autrement  cette  difficile  question? 

—  ici,  comme  en  Bulgarie,  tous  les  cultivateurs  sont  propriétaires 
des  terres  qu'ils  occupent;  cela  est  vrai  surtout  depuis  la  dernière 
guerre.  Avant  cette  époque,  dans  les  villes  et  dans  quelques  vil- 
lages habitaient  de  riches  Turcs,  possédant  de  grands  tchifliks  ou 
fermes,  qu'ils  louaient  à  des  paysans  bulgares,  lesquels  payaient  en 
Mature,  suivant  la  qualité  du  sol,  de  1  à  4  rhiniks  (20  litres)  de  blé 
par  deunum  égal  à  1,600  mètres  carrés. 

—  Je  suis  présenté  à  M.  J.-E.  Guéchof,  l'un  des  hommes  les  plus 
distingués  et  les  plus  instruits  de  ce  pays-ci  :  il  parle  et  écrit  éga- 
lement bien  le  français  et  l'anglais.  Né  à  Philippopoli,  il  a  fait  ses 
études  à  la  Victoria  Universiiti/  de  Manchester.  Pendant  la  guerre 
turco-russe,  il  écrivit  quelques  lettres  au  Times  sur  les  atrocités 
commises  en  Bulgarie  en  1876,  ce  qui  lui  valut  d'être  jeté  en  pri- 
son, exilé  en  Asie-Mineure  et  presque  mis  à  mort.  En  1879,  il  fut 
envoyé  en  mission  pour  présenter  aux  grands  états  les  vœux  de  la 
Uoumélie  orientale,  qui,  hélas!  ne  furent  pas  écoutés.  A  son  retour, 
il  fut  nommé  président  de  l'assemblée  pendant  ses  trois  premières 
sessions.  Il  me  communique  quelques  chiffi*es  qui  font  connaître  la 
situation  financière  actuelle.  Le  budget  de  1883-1884  s'élève  à 
72,196,509  piastres  en  recette  et  en  dépense  (100  piastres  font  une 
livre  turque,  qui  vaut,  au  pair,  22  fr.  50.)  Quel  est  l'état  qui  peut 
se  vanter  d'arriver  à  un  pareil  équilibre  budgétaire?  Il  est  vrai  que 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Roumélie  n'a  encore  ni  dette,  ni  grande  armée  permanente,  ces 
deux  occasions  de  dépenses  sans  limites,  l'une  menant  à  l'autre. 

«  Nous  n'avons  pu  encore  modifier  l'ancien  système  d'impôt,  me 
dit  M.  Guéchof,  parce  que,  dans  notre  situation  précaire,  nous  évi- 
tons tout  ce  qui  peut  amener  une  perturbation  quelconque.  Cepen- 
dant, la  dîme  a  été  convertie  en  un  impôt  foncier  en  argent,  calculé 
par  commune,  d'après  le  produit  des  dix  dernières  années,  avec 
une  réduction  de  10  pour  100.  Malheureusement,  par  suite  de 
quatre  mauvaises  récoltes  successives  et  du  bas  prix  des  grains, 
cette  conversion  a  paru  très  dure  et  le  produit  sera,  croit-on,  infé- 
rieur d'un  quart  à  l'estimation,  qui  était  de  32  millions  de  piastres. 
En  Bulgarie,  où  l'on  a  adopté  le  même  système  de  conversion  de  la 
dîme  en  argent,  on  a  pris  la  moyenne  des  trois  années  après  la 
guerre,  ce  qui  a  eu  pour  effet  de  diminuer  notablement  le  montant 
de  l'impôt  foncier.  Les  autres  impôts  directs  sont  une  taxe  sur  leS' 
moutons  :  10,279,000  piastres  en  1883  ;  sur  les  porcs  :  322,000  pias- 
tres; l'impôt  sur  le  revenu:  3,580,284  piastres;  et  sur  les  pro- 
priétés bâties,  l,00â,AZi3  piastres.  Les  contributions  indirectes  : 
douanes,  sel,  tabac,  spiritueux,  timbres,  donnentl8,2iâ,992'piastres, 
chiffre  qui  étonne,  tant  il  est  minime.  Tous  les  bureaux  de  douane 
n'ont  produit  que  315, AlO  francs;  ce  n'est  pas  la  peine  d'en  avoir. 

L'accroissement  des  recettes  à  effectuer  est  très  satisfaisant  : 
elles  s'élevaient,  en  1879,  à  53,645,528  piastres,  et  en  1884,  à 
72,087,111  piastres.  La  Roumélie  doit  payer  à  la  Porte  un  tribut 
assez  considérable,  s'élevant  aux  trois  dixièmes  de  ses  revenus. 
La  commission  européenne  avait  fixé  ce  tribut  à  240,000  livres 
turques  à22fr.  50  ;  mais  l'assemblée  vient  de  le  réduire  à  180,000  li- 
vres, parce  que  le  revenu  net  ne  s'élève  qu'à  600,000  livres  tur- 
ques. Le  sultan  a  refusé  de  sanctionner  la  loi,  et  les  bondholders 
ont  protesté;  mais  la  Roumélie  a  invoqué  l'article  16  du  statut 
o:*ganique,  qui  lui  donne  raison.  Jusqu'à  présent,  il  n'y  avait  pas 
de  dette  dont  il  fallût  payer  les  intérêts  ;  aussi  le  total  de  ce  que 
touche  l'état  ne  s'élève  qu'à  20  francs  par  tête.  Un  Français  paie 
cinq  fois  plus.  Toutefois,  comme  par  suite  de  la  situation  précaire 
du  pays,  les  impôts  rentraient  mal,  il  a  fallu  emprunter  quelques 
millions  à  la  Banque  ottomane,  ce  qui  a  inquiété  les  esprits  et  con- 
tribué à  la  révolution  récente. 

■  —  La  Roumélie  publie  chaque  année  un  annuaire  de  statistique,  où 
je  note  quelques  chiffres  intéressans.  Il  y  a  dans  le  pays  160,555 
contribuables,  payant  directement  à  l'état  une  capitation  de  22  pias- 
tres, ou  environ  5  francs  par  tête.  Le  nombre  des  communes  est 
considérable:  il  est  de  1,343  pour  une  population  de  815,946  ha- 
bitans,  ce  qui  fait  environ  600  habitans  par  commune.   Les  cinq 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  343 

impôts  directs,  produisant  au  total  A?, 054,184  piastres,  sont  payés 
par  les  habitans  des  confessions  religieuses  dans  la  proportion  sui- 
vante; Bulgares:  35,418,456  ;  Turcs  :  8,948,242  ;  Grecs  :  2,202,513  : 
Bulgares  catholiques  :  378,439;  Arméniens:  66,304;  Israélites: 
i40,l40.  Les  Grecs  étant  généralement  plus  aisés  que  les  Bulgares, 
on  voit  qu'il  doit  y  en  avoir  seize  à  dix-huit  fois  moins. 

—  En  parcourant  la  Roumélie,  je  remarque  presque  dans  chaque 
village  un  beau  bâtiment  tout  neuf,  à  deux  étages,  dont  la  blancheur 
éclatante  contraste  avec  l'aspect  sombre  des  chaumières  qui  l'entou- 
rent: c'est  l'école  primaire,  bâtie  depuis  l'émancipation.  Les  com- 
munes prennent  l'initiative  pour  faire  ces  constructions,  et  l'état  leur 
accorde  un  subside.  La  dépense  pour  l'enseignement  figure  au  bud- 
get de  1883  pour  une  somme  de  4,728,922  piastres,  soit  environ 
1  fr.  30  par  tête.  C'est  beaucoup,  car  ainsi  l'instruction  publique 
figure  dans  le  budget  pour  le  onzième  de  la  dépense  totale.  Pour  la 
France,  cela  équivaudrait  à  300  millions  de  francs.  La  comparaison 
des  statistiques  scolaires  des  différons  cultes  offre  aussi  de  l'inté- 
rêt. Les  écoles  bulgares,  au  nombre  de  890,  avec  1,104  instituteurs 
et  196  institutrices,  comptent  50,184  élèves.  Comme  les  listes  des 
enfans  soumis  à  l'instruction  obligatoire  en  portent  pour  1883 
78,702,  il  s'ensuit  que  les  trois  cinquièmes  des  enfans  en  âge 
'd'école  reçoivent  l'instruction,  proportion  beaucoup  plus  favorable 
tjue  celle  constatée  en  Bosnie,  en  Serbie  et  en  Bulgarie.  Les  Turcs 
ont  763  écoles  avec  738  instituteurs,  30  institutrices  et  27,113 
élèves  des  deux  sexes  ;  on  ignore  le  nombre  des  enfans  en  âge  d'é- 
cole. Les  Grecs  n'ont  que  48  écoles  avec  3,471  élèves  ;  comme 
6,719  enfans  sont  en  âge  d'école,  il  s'ensuit  que  la  moitié  n'y  va  pas; 
les  Bulgares  catholiques  ont  10  écoles  et  980  élèves  ;  les  Arméniens 
6  écoles  avec  201  élèves  et  les  israéHtes  14  écoles  avec  918  élèves. 

Pour  l'enseignement  secondaire,  les  Bulgares  ont  19  écoles  avec 
2,554  élèves;  les  Turcs  2  écoles  avec  164  élèves  et  les  Grecjs 
"2  écoles  avec  282 élèves.  Ceux-ci,  quoique  quatre  fois  moins  nom- 
breux que  les  Turcs,  ont  beaucoup  plus  d'élèves,  preuve  nouvelle 
de  ce  fait  que  les  musulmans  cherchent  peu  à  s'instruire.  On  a  fondé 
deux  gymnases  où  l'on  enseigne  les  langues  anciennes  :  l'unà  Slivno, 
l'autre  à  Philippopoli  ;  ils  comptent  1,264  élèves.  Ce  qui  est  plus 
remarquable,  deux  gymnases  [reaUchulen)  pour  filles,  l'un  à  Philip- 
popoli, l'autre  à  Stara-Zagora,  ont  308  élèves.  L'école  supérieure 
pour  filles  est  le  plus  beau  monument  de  Philippopoli  :  c'est  une 
grande  construction  à  trois  étages  avec  colonnades  en  style  clas- 
sique. Elle  a  coûté  450,000  francs,  et  le  gymnase  200,000.  Les 
quatre  établissemens  d'instruction  moyenne  ont  62  professeurs  et 
coûtent,  par  an,  1  million  de  piastres  â  la  province,  qui,  en  outre, 
entretient  180  boursiers  dans  le  pays  et  50  à  l'étranger. 


Zàh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Près  dukonak  (palais  du  gouverneur),  on  a  créé,  sur  l'emplace- 
ment de  maisons  turques  abandonnées  et  ruinées,  un  jardin  public 
où  joue  la  musique  militaire  les  jours  de  fête.  Des  maisons  neuves 
ont  été  bâties  tout  autour  ;  la  plus  imposante  appartient  à  un  libraire  ; 
donc  encore  l'activité  intellectuelle  est  au  premier  rang.  A  Sophia  et  à 
Belgrade,  on  a  consacré  des  millions  à  construire  le  palais  du  prince. 
Ici  le  chef  de  l'état  se  contente  d'une  vieille  construction  qui  semble 
menacer  ruine,  et  les  deux  seuls  grands  édifices  que  l'on  ait  élevés 
sont  consacrés  à  l'enseignement  supérieur  des  jeunes  filles  et  des 
jeunes  gens.  On  se  croirait  vraiment  aux  États-Unis. 

Le  gouverneur  Aleko-Pacha  étant  absent,  M.  Tchomakof  me  pré- 
sente au  premier  ministre,  M.  Gabriel  Kristovitch,  qui  depuis  lors 
a  été  nommé  gouverneur-général,  sous  le  nom  de  Gavril-Pacha, 
C'est  un  jurisconsulte  distingué  qui  a  étudié  le  droit  à  Paris.  Il 
parle  le  français  à  merveille.  Après  avoir  occupé  une  haute  fonction 
dans  l'île  autonome  de  Samos,  il  fut  appelé  à  celle  de  président  du 
tribunal    de   commerce    de   Constantinople ,    puis   au   secrétariat 
général  en  Roumélie.  Il  avait  pris  aussi,  à  côté  de  mon  hôte  Tcho- 
makof, une  grande  part  à  la  lutte  contre  le  patriarcat  grec,  pour  la 
constitution  de  l'exarchat  bulgare,  et  il  contribua  au  succès  de  cette 
rude  campagne  par  son  tact  et  sa  connaissance  du  droit  canon.  Il 
nous  dit  que  la  population  est  morale,  pacifique  et  peu  portée  aux 
crimes  et  aux  délits.  Et,  en  effet,  je  trouve  dans  la  statistique  offi- 
cielle de  1884  que,  dans  les  six  prisons  de  district,  il  n'y  a  en  tout 
que  (576  détenus,  dont  seulement  6  femmes.  Un  détenu  sur  1,300  lia- 
bitans,  c'est  extrêmement  peu.  Pour  le  sexe  féminin:  1  sur  66,666! 
c'est  à  croire,  que  dans  ce  fortuné  pays,  les  femmes  ne  se  rendent 
jamais  coupables  d'aucun  méfait  méritant  la  prison.  J'attribue  ces 
chiffres  vraiment  extraordinaires  à  la  simplicité  de  la  façon  de  vivre 
et  à  l'égalité  des  conditions.  L'éminent  criminaliste-physiologiste, 
le  professeur  Lombroso,  de  Turin,  dans  un  livre  puissant  et  étrange, 
/'  Uomo  delinquente,  s'efforce  de  prouver  que  beaucoup  d'assassins 
tuent  par  instinct  et  en  raison  de  leur  conformation  physique,  comme 
les  tigres  et  les  hyènes  :  trouverait-il  dans  la  constitution  du  cer- 
veau bulgare  l'explication  de  cette  rareté  des  crimes? 

—  Le  gendre  de  M.  Tchomakot,  qui  est  un  officier  russe  naturalisé 
Rouméliote,me  parle  de  l'armée.  Le  service  militaire  est  obligatoire 
pour  tous  à  partir  de  l'âge  de  vingt  et  un  ans.  Mais  il  n'y  a  en 
temps  ordinaire,  sous  les  drapeaux  que  3,666  hommes  répartis  en 
13  bataillons,  y  compris  1  bataillon-école.  Cette  petite  armée  coûte 
2,650,000  francs,  c'est  très  peu  et  cependant  les  contribuables 
réclament.  La  gendarmerie,  dont  l'entretien  s'élève  à  1,500,000  Ir., 
est  parfaitement  organisée  et  c'est  l'essentiel  ;  car  c'est  à  ce  corps 
d'élite  que  l'on  doit  la  sécurité  dont  jouit  le  voyageur  dans  toute  la 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  345 

Roumélie.  Quelle  différence  avec  les  provinces  turques,  où  le  bri- 
gandage sévit  jusqu'aux  portes  de  Gonstantinople  et  de  Salonique  ! 
En  Espagne,  c'est  aussi  à  un  corps  admirable  de  discipline  et  de  dé- 
voûment,  Xagunrdia  civil,  que  l'on  doit  h  suppression  des  brigands. 

—  Les  Rouméliotes  ont  au  plus  haut  degré  le  désir  de  s'instruire. 
Les  magistrats,  les  hommes  d'état,  les  députés  que  je  rencontre 
parlent  très  bien,  outre  les  langues  orientales,  le  français,  l'anglais 
et  souvent  l'allemand.  La  fille  de  mon  hôte  a  le  pur  accent  parisien 
quoiqu'elle  n'ait  jamais  été  en  France,  et  elle  s'exprime  avec  une 
égale  facilité  en  bulgare,  en  russe,  en  grec,  en  turc  et  en  anglais. 
Un  grand  nombre  des  hommes  qui  sont  à  la  tête  des  affaires  dans 
les  deux  Bulgaries  ont  reçu  leur  instruction  au  Robert-Gollege, 
institution  admirable  que  les  Américains  ont  fondée,  aux  environs  de 
Gonstantinople,  sur  les  hauteurs  de  Rouméli-Hissar.  On  y  reçoit 
une  instruction  moyenne  et  supérieure  complète,  avec  l'anglais 
comme  langue  de  l'enseignement.  Sous  la  direction  d'un  homme 
éminent,  M.  George  Washburne,  et  de  maîtres  distingués  :  MM.  Long, 
Grosvenor,  Millingen,  Panaretof,  il  s'y  forme  des  jeunes  gens  ca- 
pables de  remplir  les  hautes  fonctions  administratives.  Ils  sont  éle- 
vés dans  un  milieu  moral  où,  chose  rare  dans  l'Orient  moderne, 
des  sentimens  de  délicatesse  et  de  probité  s'imprègnent  dans  les 
âmes.  L'air  vif  qui  souffle  de  la  Mer-Noire  fortifie  le  corps,  et  le 
magnifique  panorama  du  Bosphore  développe  l'instinct  esthétique. 
La  part  d'influence  du  Robert-Gollege  dans  la  régénération  de  la 
péninsule  est  considérable.  Je  ne  connais  pas  d'exemple  plus  con- 
cluant du  service  qu'un  bon  enseignement  supérieur  rend  au  pro- 
grès de  la  civilisation. 

— 11  est  difficile  d'estimer  exactement  la  production  agricole  de  la 
Roumélie.  La  statistique  officielle  ne  contient  de  chiffres  que  pour 
quelques  denrées  spéciales.  En  1883,  les  cocons  ont  donné  une 
valeur  de  1,451,952  piastres;  le  vin  290,367  hectolitres;  le  mki 
(eau-de-vie)  2,275,593  litres  et  le  tabac  A72, 137  kilogrammes  ou 
63  kilogrammes  par  deimum  de  16  ares.  Eu  égard  à  la  fertilité  de 
la  province,  ces  totaux  paraissent  peu  élevés  ;  ils  auront  été  réduits 
à  cause  de  la  crainte  traditionnelle  du  fisc,  qui,  sous  le  régime 
turc,  mettait  le  travail  intelligent  à  l'amende.  Le  commerce  exté- 
rieur constaté  par  la  douane  n'est  pas  non  plus  très  considérable  ; 
il  est  vrai  qu'il  n'existe  de  ligne  douanière  que  sur  une  partie  de 
la  frontière,  et  ainsi  les  chiffres  relevés  ne  représentent  pas  le 
montant  exact  des  échanges  avec  la  Turquie  ou  l'étranger.  Ce  qui 
est  très  satisfaisant,  c'est  le  développement  extraordinairement 
rapide  du  commerce.  Les  importations  se  sont  élevées  en  1882 
à  34,386,178  piastres  et  en  1883  à  54,749,868  piastres,  soit  en  pins 
20,363,690  piastres;  les  exportations  en  1882  à  40,549,707  pias- 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très,  et  en  1883  à  64,099,964  piastres  (14,422,491  francsc), 
soit  en  plus  23,550,257  piastres.  Le  mouvement  commercial  s'est 
donc  accru  d'un  tiers  en  une  année.  Presque  tous  les  échanges  se. 
font  avec  la  Bulgarie  et  la  Turquie.  Le  commerce  avec  les  autres 
pays  est  insignifiant.  LaFrance  n'y  a  importé  des  marchandises  que 
pour  50,000  francs,  l'Angleterre  pour  Â5,O0O  ;  la  Russie  et  l'Au- 
triche, chacune  pour  un  peu  plus  de  300,000.  Le  tout  réuni  équi- 
vaut à  la  charge  de  deux  steamers.  La  raison  en  est  simple.  Le 
seul  port  important  de  la  Roumélie,Bourgas,  n'est  pas  relié  à  l'inté- 
rieur du  pays  par  une  voie  ferrée.  L'Europe  commerciale  a  donc 
le  plus  grand  intérêt  à  obtenir  de  la  Porte  qu'elle  lève  le  veto  qu'elle 
oppose  à  la  construction  des  chemins  de  fer  décrétés  par  l'as- 
semblée rouméliote.  Voici  un  résumé  du  mouvement  dans  les  diiïé- 
rens  ports  de  la  province  :  Bourgas,  223  navires,  106,632  tonnes  ; 
Anchialo,  70  navires,  8,712  tonnes  ;  Mecemvria,  18  navires, 
1,181  tonnes;  Sizopoli,  63  navires,  7,173  tonnes.  La  navigation 
est  réduite  à  du  cabotage. 

Nous  avons  des  données  assez  exactes  sur  la  quantité  du  bétail, 
parce  que  chaque  espèce  est  frappée  d'un  impôt  spécial.  Voici  les 
chiffres  officiels:  espèce  bovine,  312,  058;  buffles,  58,754;  che- 
vaux, 53,590;  ânes  et  mulets,  33,415  ;  moutons,  1,858,839;  chè- 
vres, 425,569;  pores,  509,442,  Ce  qui,  réduit  en  têtes  de  gros 
bétail,  donne  un  total  de  687,000,  ou  84  têtes  par  100  habitans,  pro- 
portion un  peu  moins  favorable  qu'en  Serbie  et  en  Bosnie;  cela. 
provient  de  ce  que  l'étendue  des  pâturages  est  beaucoup  moindre. 
De  ce  côté,  il  y  aurait  des  progrès  à  faire.  Depuis  le  1°^  mars  1884, 
l'emploi  du  système  métrique  français  des  poids  et  mesures  est  de- 
venu obligatoire  ;  mais,  en  fait  de  monnaie,  on  doit  se  résigner  à  se 
servir  des  pièces  turques,  usées,  informes,  soumises  à  des  variations 
incessantes  de  valeur,  parce  que  les  sept  sages  représentant  l'Eu- 
rope qui  ont  élaboré  le  statut  organique  y  ont  inscrit  :  «  Article  18. 
La  monnaie  légale  de  la  province  est  la  monnaie  d'or  de  l'empire.  » 
Pourtant,  il  semble  que  cet  article  n'empêcherait  pas  de  mettre  en 
circulation,  à  côté  de  la  livre  d'or  turque,  tarifiée  à  sa  valeur  in- 
trinsèque, des  pièces  d'argent  correspondant  au  lejj  bulgare  ou  au 
franc  français. 

—  Je  comptais  visiter  la  Macédoine,  mais  on  me  dit  queje  ne  pour- 
rais y  voyager  qu'avec  une  escorte  souvent  aussi  dangereuse  que  les 
brigands  ;  je  renonce  donc  à  mon  projet,  mais,  à  ce  propos,  on  me 
donne  beaucoup  de  renseignemens  sur  cette  contrée  et  je  com- 
prends mieux  la  difficile  question  qui  s'y  agite.  JNulle  part  le  pro- 
blème ethnique,  —  la  lutte  des  nationalités  que  j'ai  rencontrée  partout 
depuis  mon  entrée  en  Autriche,  —  ne  se  présente  aussi  aigu,  aussi 
compliqué,  aussi  menaçant  pour  l'avenir.  Ce  n'est  point  seulement 


EN    DEÇA   ET    AU    DELA   DU    DANUBE.  3/l7 

parce  que  différentes  races  y  vivent  entremêlées;  c'est  surtout  à 
cause  des  revendications  des  populations  voisines.  Les  Bulgares 
réclament  la  Macédoine  parce  qu'elle  leur  a  donné  leur  culte,  leur 
langue  et  leur  littérature.  C'est  là  que  leurs  grands  apôtres  Méthode 
et  Cyrille  ont  traduit  les  évangiles  en  paléoslave.  C'est  aux  abords 
du  Rhodope  qu'on  parle  le  bulgare  le  plus  pur  et  que  se  conserve 
le  trésor  de  leurs  anciens  chants  populaires;  enfin,  un  traité  récent 
avait  reconnu  leurs  droits.  D'autre  part,  les  Grecs  sont  prêts  à  tout 
sacrifier  plutôt  que  de  renoncera  la  Macédoine,  où  ils  sont,  croient- 
ils,  les  plus  nombreux  et  où,  en  tout  cas,  ils  forment  l'élément  le 
plus  civilisé.  Cette  province  leur  est  indispensable  pour  réaliser  u  la 
grande  idée,  »  c'est-à-dire  pour  reconstituer  la  Grèce  byzantine.  Les 
Serbes ,  à  leur  tour,  veulent  annexer  tout  le  nord  de  la  province, 
parce  que  leurs  frères  y  habitent  et  parce  que  c'est  le  centre  révéré 
de  l'empire  de  Douchan,  et  ils  désirent  y  ajouter  le  sud,  parce  que 
c'est  par  là  qu'ils  déboucheront  sur  la  Méditerranée.  Enfin,  il  y  a 
l'Autriche,  qui,  dit-on,  espère  bien  un  jour  arriver  à  Salonique  et 
qui,  en  tout  cas,  n'entend  pas  que  le  débouché  futur  de  la  Bosaie 
tombe  aux  mains  d'un  client  de  la  Russie. 

La  première  question  à  élucider  est  celle  de  savoir  quel  est  le 
nombre  d'habitans  appartenant  à  chacune  des  races  qui  se  disputent 
la  Macédoine,  puisque  c'est  sur  ces  données  ethniques  que  s'appuient 
les  revendications  en  lutte.  Malgré  la  carte  ethnographique  deKiepert, 
les  diplomates  à  Berlin  ne  sont  point  parvenus  à  se  mettre  d'accord 
sur  ce  sujet,  où  il  est  bien  difficile,  en  effet ,  d'obtenir  des  chiffres 
précis  et  indiscutables.  Les  Grecs  sont  persuadés  qu'ils  forment  la 
majorité  de  la  population.  Il  y  a  quelques  années,  un  savant  pro- 
fesseur d'Athènes,  correspondant  de  l'Institut,  M.  Saripolos,  donnait 
comme  certains  les  chiffres  suivans  :  500,000  Grecs,  120,000  Slaves, 
100,000  Tiu^s  et  /iO,000  Juifs.  Récemment,  des  notables. de  Salo- 
nique envoyaient  une  adresse  au  patriarche  et  à  la  Porte  au  nom 
des  800,000  Grecs  habitant  la  province!  Le  gouvernement  roumé- 
liote  a  publié,  en  1881,  d'après  les  relevés  turcs  (1),  une  statistique 
détaillée,  commune  par  commune,  d'où  il  résulte  qu'il  y  aurait, 
en  Macédoine,  sur  une  population  totale  de  1,803,382  habitans, 
1,251,380  Slaves  et  Yalaques,  4(33,839  musulmans,  dont  un  certain 
nombre  Slaves  (Pomiiks)  et  seulement  57,A80  Grecs.  Un  hautfonction- 
naire  de  Philippopoli  a  publié  récemment,  sous  le  pseudonyme  de 

(1)  La  Turquie  n'a  pas  de  statislifiue  de  sa  population,  ^mais  pour  le  recniteraeul, 
ell«  porte,  d'une  part,  les  musulmans  astreints  au  service  militaire,  Noufouz,  et 
d'autre  part,  les  chrétiens  qui  en  sont  exemptés  et  qui  sont  inscrits  sur  la  liste ;de 
ceux  qui,  à  ce  titre,  paient  un  impôt  spécial,  Bedeli-Askerié.  Comme  la  statistique  rou- 
méliotc  donne  pour  chaque  village  le  nombre  des  maisons  et  des  habitans  de  chaque 
nationalité,  le  contrôle  serait  facile. 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ofeikof,  une  intéressante  étude,  où  je  trouve  les  chiffres  suivans 
fondés  sur  les  relevés  faits  par  les  dignitaires  de  l'église  orthodoxe 
et  ne  comprenant,  par  conséquent,  que  les  chrétiens  :  Slaves  du 
rite  oriental,  181,000  familles  ou  905,000  âmes;  Grecs  et  Vala- 
ques,  20,300  familles  ou  101,500  âmes.  Je  trouve  dans  le  journal 
croate  la  Sloboda,  point  hostile  aux  Serbes,  puisqu'il  est  de  même 
race,  la  statistique  suivante,  empruntée  à  l'ouvrage  du  géographe 
allemand  Ritter  :  1,124,288  Bulgares,  360,626  musulmans.  Turcs 
et  Pomaks,  ceux-ci  Bulgares,  422,359  Serbes,  Albanais  et  Vala- 
ques,  59,833  Grecs. 

Voici,  en  tout  cas,  comment  se  distribuent  les  différentes  natio- 
nalités. La  lisière  ouest  de  la  Macédoine  jusqu'au-delà  de  la  Drin 
et  de  Prisrend  est  occupée  par  les  Albanais.  Au-delà,  vers  l'est  et 
à  partir  d'Ochrida,  commencent  les  Bulgares,  mais  d'abord  entre- 
mêlés d' Amantes  et  de  Yalaques  Tzintzares,  jusque  vers  la  ligne  du 
chemin  de  fer  Salonique-Mitrovitza.  Vers  la  pointe  nord,  dans  la 
vieille  Serbie ,  dominent  les  Serbes ,  mais  aussi  avec  un  certain 
nombre  d'Arnautes.  Tout  le  centre  et  l'est  de  la  province  est  habité 
par  les  Bulgares,  qui  s'avancent  jusque  près  de  Salonique  et  au  delà 
de  Seres.  Les  Grecs  possèdent  les  côtes  de  la  mer  et  forment, 
dans  la  plupart  des  villes,  un  élément  important,  parce  qu'ils  ont 
plus  d'instruction  et  plus  de  relations  avec  l'étranger.  La  capitale, 
Salonique,  est  plutôt  une  ville  juive,  et  la  plupart  des  Grecs  qui  y 
sont  établis  sont  d'origine  tzintzare.  Les  Valaques  se  rencontrent 
en  masse  compacte  dans  les  montagnes  du  Pinde  et  dans  le  vilayet 
de  Monastir.  D'après  les  auteurs  les  mieux  renseignés  :  Reclus, 
Kiepert,  Ubicini,  Lejean,  Grousse,  la  grande  majorité  des  habitans 
de. la  Macédoine  sont  Bulgares.  Déjà,  au  xii®  siècle,  à  l'époque  de  la 
domination  byzantine,  Guillaume  de  Tyr  disait  :  «  La  nation  bul- 
gare occupe  tout  l'espace  allant  du  Danube  à  l'Adriatique  et  à  Con- 
stantinople,  en  sorte  que  tout  ce  pays,  sur  une  largeur  de  dix  jours 
démarche  et  une  longueur  de  trente  jours,  est  appelé  Bulgarie.»  Le- 
jean, dont  Y  Ethnographie  de  la  Turquie  d'Europe  fait  encore  auto- 
rité, s'exprime  presque  dans  le  même  sens  :  «  En  Macédoine,  les 
Bulgares  ont  à  peu  près  tout  pris,  et  leur  masse  a,  peu  à  peu,  refoulé 
les  Hellènes  vers  la  mer.  Du  Strymon  à  la  Maritza,  la  zone  hellé- 
nique n'est  qu'une  bande  très  étroite,  habitée  par  des  marins  et  des 
pêcheurs,  tandis  que  le  Bulgare,  essentiellement  agriculteur,  occupe 
les  hauteurs  qui  dominent  le  littoral.  »  Ce  qui  confirme  cette  appré- 
ciation, c'est  l'étymologie  des  noms  de  villages,  dont  les  sept  hui- 
tièmes dérivent  de  racines  bulgares.  En  Roumélie,  la  proportion 
des  noms  turcs  est  beaucoup  plus  considérable.  D'après  les  statis- 
tiques les  plus  favorables  aux  Grecs,  ceux-ci  ne  forment  pas  le 
dixième  de  la  population.  Gomment  peut-on  s'imaginer  à  Athènes 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  349 

qu'ils  y  sont  en  majorité?  L'illusion  provient  de  ce  que  les  relevés 
sont  fournis  par  les  autorités  ecclésiastiques,  qui  comptent  comme 
Grecs  tous  ceux  qui  appartiennent  à  l'église  grecque.  C'est  ainsi  que 
nous  disons  qu'en  Bosnie  il  y  a  parmi  les  chrétiens  plus  de  grecs 
que  de  catholiques.  Les  mots  roum-meleti  sont  employés  en  Ma- 
cédoine pour  désigner,  en  même  temps,  les  personnes  appartenant 
au  rite  grec  et  à  la  nationalité  grecque. 

J'ai  réuni  un  dossier  des  faits  circonstanciés  et  authentiques  qui 
montrent  les  souffrances  sans  nombre  et  sans  nom  des  Bulgares  en 
Macédoine.  C'est  un  martyrologe  qui  remplirait  un  volume.  Pour  qu'on 
ne  m'accuse  pas  de  préventions,  il  me  suffît  de  dire  que  leur  situation 
est  semblable  à  celle  de  la  Bulgarie  sous  le  régime  turc,  telle  qu'elle  a 
été  décrite  par  Blanqui,  il  y  a  quarante  ans  :  «  En  Turquie,  la  percep- 
tion s'exerce  chez  les  retardataires  par  voie  de  garnison  militaire  à 
domicile.  Les  soldats  s'installent  chez  le  contribuable  jour  et  nuit, 
boivent  et  mangent,  fouillent  partout,  disposent  de  tout  comme  de 
leur  propriété  personnelle  et  ne  laissent  ni  paix,  ni  trêve  aux  habi- 
tans.  La  Bulgarie  fut  bientôt  couverte  de  garnisaires ,  principale- 
ment dans  la  ville  de  Nissa  et  dans  les  villages  avoisinans.  Sur  quel- 
ques points,  ces  garnisaires  furent  tués.  Sabri-Pacha,  qui  commandait 
la  province,  fit  venir  des  Albanais.  Ces  Arnautes  se  répandirent  dans 
toute  cette  partie  de  la  Bulgarie,  et  ils  exécutèrent  militairement, 
comme  dans  une  ville  prise  d'assaut,  les  malheureux  habitans  de 
la  campagne.  L'Europe,  qui  porte  avec  raison  un  si  vif  intérêt  à  la 
cause  des  noirs,  ne  sait  pas  assez  qu'il  existe  à  ses  portes  7  mil- 
lions d'hommes,  chrétiens  comme  nous,  qui  sont  traités  comme  des 
chiens,  en  leur  qualité  de  chrétien...  Un  seul  mot  suffirait  pour 
mettre  un  terme  à  ce  scandale  :  quand  l'Europe  le  dira-t-elle?  On 
a  fait  tant  de  coalitions  dans  des  intérêts  politiques,  n'en  pour- 
rait-on faire  une  dans  l'intérêt  de  l'humanité?  » 

Quelle  différence  entre  cet  enfer  et  la  situation  de  la  Bulgarie  affran- 
chie !  Malheureusement,  le  sort  des  Bulgares  Macédoniens  est  bien 
plus  affreux  aujourd'hui  que  celui  des  rayas  décrit  par  Blanqui,  parce 
que  Turcs  et  Grecs,  craignant  de  voir  un  jour  se  réaliser  la  grande 
Bulgarie  constituée  à  San-Stefano,  unissent  leurs  haines  et  leurs 
moyens  de  nuire,  pour  restreindi'e  et  extirper,  s'il  se  peut,  l'élé- 
ment slave.  On  peut  diviser  les  maux  qui  accablent  les  infortunés 
Bulgares  en  trois  chapitres  :  le  brigandage,  les  extorsions  et  les 
violences  de  begs  turcs  et  la  persécution  religieuse  de  ia  part  des 
prêtres  phanariotes.  Des  bandes  de  brigands  infestent  toute  la  pro- 
vince jusqu'aux  abords  de  la  capitale.  Ainsi  un  consul,  un  capitaine 
de  la  marine  britannique  et  récemment  une  dame  anglaise  ont  été 
enlevés  dans  les  faubourgs  de  Salonique  et  relâchés  moyennant 
d'énormes  rançons.  Dans  l'intérieur,  presque  chaque  jour,  ur  voya- 


350  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

geur  ou  un  paysan  riche  est  emmené  dans  les  montagnes  et  obligé 
de  payer  de  grosses  sommes.  Les  bandits  se  font  livrer  par  les  vil- 
lages tout  ce  qu'il  leur,  faut  :  vivres,  vêtemens,  armes,  munitions. 
Malheur  à  ceux  qui  résistent  ou  les  dénoncent  !  Leurs  maisons  sont 
pillées,  brûlées  et  leurs  femmes  outragées.  On  arrête  quelques-uns 
4e  ces  brigands.  Ils  se  font  relâcher  à  prix  d'argent  et  aussitôt  conti- 
nuent leurs  déprédations.  La  police  est  inerte,  insuffisante  et  n'a 
nul  désir  de  livrer  bataille  :  qu'y. gagnerait-elle  sinon  des  coups  de 
fusil?  Le  brigandage  devient  ainsi  la  seule  industrie  lucrative.  Le 
commerce,  les  échanges  sont  soumis  à  tant  de  risques  et  de  frais 
qu'il  y  faut  renoncer.  Toute  activité  économique  est  paralysée. 

Les  exactions  et  les  violences  des  begs  ne  sont  pas  moins  funestes 
à  l'agriculture.  Ils  se  croient  libres  de  disposer  à  leur  gré  de  tout 
ce  qui  appartient  aux  cultivateurs  ;  ils  leur  imposent  des  corvées 
ruineuses,  angarias  ;  si  un  cheval  ou  un  bœuf  leur  plaisent,  ils  s'en 
emparent  de  force  ou  en  offrent  un  prix  dérisoire.  Le  Bulgare  ré- 
siste-t-il,  ils  le  tuent  comme  un  chien,  et  si,  par  hasard,  ils  sont 
traduits  en  justice,  ils  sont  toujours  acquittés,  car  ils  affirment  qu'ils 
n'ont  fait  ,qu'user  du  droit  de  légitime  défense.  Ces  faits  ne 
doivent  pas  nous  étonner.  Tout  homme  armé  d'un  pouvoir  absolu 
sur  des  êtres  sans  défense  en  abusera.  Que  ne  fera-t-il  pas  s'il  a 
intérêt  à  les  ruiner  ou  à  les  faire  disparaître? 

Les  persécutions  des  Grecs  sont  plus  cruelles  encore,  parce 
qu'elles-appellent  les  sévérités  de  l'administration  turque  sur  les 
chefs  naturels  de  la  nationalité  bulgare,  les  maîtres  d'école,  les 
,popes  et  tous  ceux  qui  ont  reçu  quelque  instruction.  Les  Grecs  ont 
cru  longtemps  que  la  Macédoine  devait  leur  appartenir.  Seuls 
ils  avaient. de  l'instruction,  seuls  ils  représentaient  la  civilisation 
chrétienne  en  face  de  l'islamisme.  Les  fidèles  obéissaient  passi- 
vement au  clergé  grec.  Les  Bulgares,  pauvres  brutes,  cultivant  hum- 
blement le  sol,  comme  les  Finnois  en  Finlande  et  les  Lettes  en  Cour- 
lande,  n'avaient  pas  plus  le  sentiment  d'une  nationalité  distincte  que 
les  bœufs  qui  tiraient  leur  charrue.  Mais  depuis  une  vingtaine  d'an- 
nées, surtout  depuis  le  traité  de  San-Stefano  et  la  constitution  d'une 
Bulgarie  indépendante,  l'idée  nationale  s'est  réveillée  avec  une 
force  désormais  irrépressible.  Ils  avaient  conservé  obscurément, 
dans  les  campagnes,  leurs  mœurs,  leur  langue,  leurs  chansons.  Ils 
savaient  quelques  mots  grecs  appris  à  l'église  ou  dans  les  rares 
écoles  ecclésiastiques;  mais  ils  n'étaient  nullement  hellénisés. Quoique 
la  Porte  refuse  l'investiture  aux  évêques  pour  les  districts  qui  leur 
sont  dévolus  par  le  firman  de  1872,  la  constitution  de  l'exarchat 
bulgare  permet  aux  habitans  de  sang  slave  de  se  soustraire  défi- 
nitivement à  l'action  du  clergé  phanariote,  en  se  rattachant  à  leur 
église.  Voilà  ce  qui  excite  chez  les  Grecs,  et  surtout  chez  leurs 


EN  DEÇA.  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  351 

prélats,  une  indignation,  une  lureur,  qui,  au  mépris  de  tout  senti- 
ment chrétien  et  humain,  les  pousse  à  recourir  aux  moyens  les 
plus  odieux.  Ils  dénoncent  aux  autorités  turques  les  écoles  bulr 
gares  comme  des  foyers  de  propagande  révolutionnaire  et  les  insti- 
tuteurs comme  des  comitas,  c'est-à-dire  comme  affiliés  à  des  comir- 
tés  insurrectionnels;  les  écoles  sont  fermées  et  les  maîtres  envoyés 
enchaînés  à  Salonique,  entassés  dans  la  forteresse  de  Kani-Koulé, 
((  la  Tour  du  sang,  »  et,  de  là,  exilés  en  Asie-Mineure,  c'est-à-dire 
voués  à  la  mort.  Lire  un  livre  bulgare,  se  rattacher  à  l'exarchat 
bulgare,  chanter  une  chanson  nationale,  est  un  crime  aux  yeu?i 
des  Grecs  et  des  Turcs,  car  manifestement  cela  trahit  l'espérance 
de  voir  renaître  «  la  grande  Bulgarie.  »  Le  mouvement  se  trouve 
ainsi  décapité  de  tous  ceux  qui  peuvent  le  soutenir  ou  le  guider. 

Quelques  faits  pris  au  hasard  feront  comprendre  ce  qu'a  do 
cruel  cette  persécution  systématique.  Le  village  de  Zélénitché, 
à  trois  lieues  de  Gastoria,  compte  1,500  habitans,  tous  Bulgares^ 
tous  rattachés  à  leur  église  nationale,  sauf  huit  familles  hellénisées. 
qui  continuent  à  reconnaître  l'autorité  de  l'évêque  grec.  Les  deux 
lieux  de  culte  bâtis  aux  frais  des  fidèles  sont  attribués  à  ces  huit 
familles;  les  autres  en  sont  exclus,  dépouillés.  Ils  se  plaignent  au, 
kaïraakan  turc;  au  lieu  d'avoir  égard  à  leur  juste  réclamation,  ce- 
lui-ci les  oblige  à  signer  une  pièce  où  ils  s'engagent  à  ne  pas  entrer 
dans  leurs  églises  tant  qu'ils  n'auront  pas  reconnu  comme  leur 
évoque  W  Kyrillos,  le  prélat  gcec.  Le  gouverneur -général,  Ali- 
Kemali-Pacha,  fuit  une  tournée  de  ce  côté.  On  en  appelle  à  sa  jus- 
tice. 11  répond  en  faisant  expédier,  sous  escorte,  à  Monastir  le  der- 
nier maître  d'école  de  la  région  de  Gastoria.  A  Negovan,  à  Krou- 
chevo,  à  Strouraitza,  à  Doiren,  à  Seres  et  dans. mainte  autre  localité, 
les  églises  bulgares  ont  été  occupées  par  le  clergé  grec  soutenu  par 
l'autorité  turque.  A  Salonique  môme,  elles  ont  été  confisquées  par 
l'archevêque  j)hanariote,  et  deux  d'entre  elles  restent  fermées,  mal- 
gré les  incessantes  réclamations  des  fidèles.  Voici  les  paroles  tex- 
tuelles du  moutasserif  de  Bitolia  adressées  à.  une  députation  bul- 
gare :  «  Je  permets  l'ouverture  de  votre  église,  mais  à  condition 
qu'elle  soit  soumise  au  patriîu*che  et  que  les  offices  se  fassent  eni 
langue  grecque  ;  car,  vous.  Bulgares,  avec  votre  espèce  de  langjuie 
russe,  vous  êtes  les  ennemis  déclarés  de  l'empire  ottoman.  »  Dans 
un  meeting  de  Grecs  tenu  à  Salonique  })our  protester  contre  cer- 
taines révélations  de  la  presse  anglaise,  l'ai'chevêque  phanariot© 
qui  présidait  s'écria  en  finissant  :  «  Tout  ce  qui  est  bulgare  est  paur 
slaviste,  agitateur,  révolutionnaire  ;  demandons  à  Galib-Pacha  qu'il 
ferme  les  écoles  de  ces  ennemis  de  notre  gouvernement.  » 

Le  gouvernement  interdit  aux  Bulgares  d'avoir  des  imprimeries. 
Tous  leurs  livres  classiques  doivent  venir  de  Boumélieet  ils  sont  sou- 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  à  la  censure  la  plus  sévère.  L'unique  collège  bulgare  de  Salonique 
est  soumis  à  des  visites  fréquentes,  et  la  possession  d'un  livre  suspect 
est  punie  avec  la  dernière  rigueur.  L'an  dernier,  un  élève  et  son 
père  ont  été  envoyés  en  exil,  en  Arabie,  parce  qu'il  avait  dans  son 
pupitre  l'image  d'un  cavalier  russe.  Mais  les  efforts  que  fait  le  clergé 
phanariote,  soutenu  par  l'argent  des  Grecs  d'Athènes  et  de  Constan- 
tinople,  pour  lielléniser  les  Bulgares  et  la  Macédoine,  ne  peuvent 
plus  aboutir.  Il  est  trop  tard  :  le  sentiment  national  s'est  éveillé 
en  ces  malheureux  si  longtemps  courbés  sous  un  double  joug;  ils 
voient  leurs  frères  de  la  Bulgarie  et  de  la  Roumélie  s'affranchir,  et 
ils  aspirent  à  devenir  libres  à  leur  tour.  Sans  doute,  il  est  dur  pour 
les  Hellènes,  qui,  depuis  des  siècles,  représentaient  tout  ce  qu'il  y 
avait  dans  ce  pays  de  culture  intellectuelle  et  religieuse,  de  devoir 
s'incliner  devant  les  vœux  de  masses  ignorantes  et  méprisées  ;  mais 
qu'ils  considèrent  ailleurs  le  réveil  de  la  nationalité  :  ils  verront  que 
le  mouvement  est  désormais  irrésistible.  Les  Allemands  en  Bohême, 
les  Hongrois  en  Croatie ,  les  Suédois  en  Finlande  prétendent  aussi 
qu'ils  sont  les  organes  de  la  civilisation,  et  pourtant  ils  ont  dû  re- 
connaître les  droits  trop  longtemps  méconnus  des  populations.  Chose 
plus  extraordinaire,  les  Koutzo-Valaques  ou  Tzintzares,  qui  jadis  se 
laissaient  helléniser  sans  résistance,  commencent  à  se  ressouvenir 
avec  orgueil  de  leur  origine  latine  et  à  se  mettre  en  relation  avec  la 
Roumanie,  d'où  ils  reçoivent  des  livres  et  des  journaux.  Puisque 
ces  îlots  de  colons  romains  se  sont  conservés  indestructibles  au 
milieu  des  Albanais,  des  Bulgares  et  des  Grecs  qui  les  enserrent 
de  toute  part,  il  faudra  bien  un  jour  reconnaître  aussi  leur  natio- 
nalité et  leur  donner  une  place  dans  la  future  fédération  balkanique. 
A  cette  situation  affreuse  de  la  Macédoine,  que  l'Europe  ne  tolére- 
rait pas  un  moment,  si  elle  la  connaissait  bien,  il  faut  un  remède; 
mais  lequel?  Il  a  été  indiqué  dans  la  note  du  13  février  1876, rédi- 
gée par  lord  Derby  au  nom  du  cabinet  tory,  et  par  les  propositions 
de  réforme  pour  les  provinces  turques  que  faisait  la  Russie  à  la 
même  époque.  Il  se  résume  dans  cette  phrase  de  la  note  anglaise  : 
((  Un  système  d'autonomie  administrative  locale,  c'est-à-dire  un  sys- 
tème d'institutions  locales  donnant  aux  populations  le  droit  de  régler 
leurs  affaires  locales  et  des  garanties  contre  l'arbitraire  de  l'autorité.  » 
C'est  cet  ordre  d'idées  qui  a  présidé  à  la  rédaction  de  l'article  23  du 
traité  de  Berlin,  qui  promet  aux  provinces  de  la  Turquie  d'Europe  un 
régime  autonome  semblable  à  celui  qui  est  en  vigueur  en  Crète. 
Seulement  il  conviendrait  de  prendre  pour  modèle  l'organisation,  non 
de  la  Crète,  qui  provoque  sans  cesse  des  réclamations  ou  des  révoltes, 
mais  celle  du  Liban,  qui  marche  à  la  satisfaction  générale,  depuis 
qu'elle  y  a  été  introduite  sous  les  auspices  de  la  France.  Chaque  vil- 
lage, chaque  canton  administre  ses  propres  affaires  par  le  moyen 


EN  DEÇA.  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  353 

d'un  conseil  élu.  Les  cantons  où  les  sectes  et  les  races  sont  entremê- 
lées ont  un  conseil  mixte,  où  les  différens  élémens,  maronite,  grec, 
catholique,  druse,  métuali,  sont  représentés  en  proportion  de  leur 
importance.  A  la  tête  de  la  province  se  trouve  un  gouverneur  chré- 
tien, nommé  avec  l'assentiment  des  puissances,  et  un  comité  où  les 
différens  groupes  envoient  leurs  délégués.  Les  anciennes  haines  ont 
désarmé.  Mahométans  et  chrétiens  des  différens  rites  s'occupent  en 
commun  du  bien  général.  Un  système  semblable,  établi  par  l'Autriche 
à  Serajewo,  y  donne,  comme  je  l'ai  montré,  le  meilleur  résultat. 

L'exécution  de  l'article  23  du  traité  de  Berlin,  ainsi  entendu,  don- 
nerait satisfaction  aux  revendications  rivales.  La  Macédoine  n'irait 
ni  à  la  Bulgarie,  ni  à  la  Serbie,  ni  à  la  Grèce  ;  elle  s'appartiendrait  et 
se  gouvernerait,  sous  la  suzeraineté  de  la  Porte.  Aucune  des  cinq 
races,  ni  les  Turcs,  ni  les  Albanais,  ni  les  Valaques,  ni  les  Grecs,  ni  les 
Bulgares  ne  seraient  sacrifiés  ;  chaque  commune  administrerait  ses 
propres  affaires  et,  dans  les  localités  mixtes,  chaque  groupe  serait  re- 
présenté en  raison  de  son  importance.  Mais  la  chose  essentielle,  ce 
n'est  pas  le  parlement  ou  le  conseil  central,  c'est  le  conseil  commu- 
nal; c'est  là  qu'il  importe  surtout  d'apaiser  les  hostilités  de  race,  et 
il  n'est  pas  difficile  d'y  arriver;  car  les  populations  les  plus  simples 
se  sont  montrées  partout  capables  de  gérer  leurs  intérêts  locaux. 
Seulement  l'élaboration  de  ce  règlement  et  sa  mise  à  exécution  sin- 
cère devraient  être  surveillées  par  une  commission  européenne, 
comme  on  a  fait  pour  la  Roumélie  et  ainsi  que  le  prévoit  l'article  23 
du  traité  de  Berlin,  sinon  la  mauvaise  volonté  des  autorités  turques 
et  de  la  hiérarchie  phanariote  rendrait  toute  réforme  illusoire. 

Il  est  singulier  que  rEuroj)e  et  la  Turquie  ne  voient  pas  combien  il 
serait  avantageux  pour  elles  que  la  Macédoine  fût  bien  administrée. 
Vaste  amphithéâtre,  préservé  des  vents  du  nord  par  le  cirque  de  mon- 
tagnes qui  l'entoure  de  tous  les  côtés,  sauf  vers  le  midi,  arrosé  par 
trois  belles  rivières,  le  Vardar,  la  Struma  et  le  Carasu,  possédant 
sur  les  hauteurs  de  beaux  pâturages,  où  les  troupeaux  trouvent,  en 
toute  saison ,  une  nourritu re  abondante ,  et  dans  ses  plaines  des  champs 
fertiles,  où  le  doux  climat  de  la  mer  Lgée  permet  à  la  fois  les  cultures 
de  la  zone  tempérée  et  celles  de  la  zone  méditerranéenne,  doté  de 
ports  excellens  et  de  golfes  merveilleux,  couvert  jadis,  au  temps  de 
la  Grèce,  de  Rome  et  de  Byzance,  de  villes  peuplées  et  riches,  dont 
on  retrouve  encore  les  traces,  habité  aujourd'hui,  à  l'intérieur,  par 
les  cultivateurs  les  plus  laborieux  et,  sur  le  littoral,  par  les  marins 
les  plus  sobres  de  notre  continent,  la  Macédoine,  sous  un  gouverne- 
ment qui  lui  apporterait  la  sécurité  et  le  respect  des  droits  indivi- 
duels, deviendrait  bientôt  pour  la  Porte  une  source  importante  de 
revenus  et,  pour  l'industrie  européenne,  un  débouché  bien  autre- 

TOME  LXXIII.  —  1886.  23 


354  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  sérieux  que  ces  colonies  et  ces  îles  éloignées  que  les  grands 
états  se  disputent  maintenant.  Permettez  aux  Bulgares  de  jouir  des 
fruits  de  leur  activité  et  ils  s'enrichiront,  car  ils  savent  à  la  fois  pro- 
duire et  épargner,  et  alors,  grâce  aux  chemins  de  fer,  l'Angleterre 
pourra  vendre  ici  ses  fers  et  ses  quincailleries,  l'Autriche  et  l'Alle- 
magne leurs  étoffes  à  bon  marché,  et  la  France  ses  objets  de  luxe. 
Puisque  tous,  y  compris  la  Grèce  et  la  Serbie,  invoquent  le  traité  de 
Berlin  au  profit  de  la  Turquie,  qu'on  lui  impose  au  moins  de  mettre 
à  exécution  la  meilleure  des  dispositions  que  ce  traité  contient. 

Qu'on  y  réfléchisse  à  Gonstantinople  :  par  la  bouche  d'un  allié  sin- 
cère, mais  clairvoyant,  lord  Salisbury,  l'Angleterre  a  fait  entendre 
un  avertissement  solennel.  Le  rapport  accompagnant  la  communica- 
tion du  traité  de  Berlin,  faite  à  la  chambre  des  communes,  le  13  juil- 
let 1878,  par  lord  Salisbui*y,  se  terminait  par  la  phrase  suivante  : 
«  La  question  de  savoir  si  la  Turquie  saisira  l'occasion, —  probable- 
ment la  dernière, —  qui  lui  est  fournie  par  l'intervention  des  puissances 
européennes,  et  de  l'Angleterre  en  particulier,  ou  si  elle  la  laissera, 
passer,  dépendra  de  la  sincérité  avec  laquelle  les  hommes  d'état  turcS; 
s'appliqueront  désormais  à  accomplir  les  devoirs  de  bons  gouvernans 
et  à  introduire  des  réformes.  »  Le  7  octobre  dernier,  lord  Salisbury 
s'exprimait  ainsi  dans  un  discours-programme  :  «  Notre  politique  doit 
être  de  soutenir  la  Turquie  partout  où  son  autorité  peut  être  avan- 
tageuse, mais  quand  il  est  prouvé  par  les  faits  que  son  gouvernement 
est  funeste  au  bien-être  des  populations,  dans  ce  cas,  nous  devons 
tâcher  de  faire  naître  et  d'appuyer  des  nationalités  indépendantes 
qui  apporteront  un  heureux  et  important  renfort  à  l'avenir  de  la 
liberté  en  Europe.  »  Si  la  Turquie  s'obstine  à  ne  pas;  écouter  ces 
sages  conseils,  deux  dangers  la  menacent.  D'abord  des  troubles  per- 
manens  achèveront  de  la  ruiner,  ainsi  qu'on  le  voit  en  ce  moment, 
et,  en  second  lieu,  pour  mettre  un  terme  à  une  situation  intolérable, 
une  intervention  étrangère  paraîtra  nécessaire.  Les  progrès  réalisés 
en  Bosnie,  depuis  qu'elle  est  soustraite  aux  autorités  ottomanes,  et 
la  proximité  des  troupes  autrichiennes  campées  à  trois  ou  quatre  jour- 
nées de  marche  du  chemin  de  fer  de  Mitrovitza-Salonique,  laissent  de- 
viner à  quelle  puissance  l'Europe  confierait  cette  mission  humani- 
taire. Gomme  l'a  dit  lord  Sahsbui'y,  et  en  1878  et  en  1885,  l'empire 
ottoman  ne  peut  continuer  à  subsister  qu'en  assurant  l'ordre  et  la 
sécurité  aux  populations  qu'il  tient  encore  sous  sa  loi ,  car  il  sera 
de  plus  en  plus  incapable  de  supprimer  leurs  révoltes,  et  il  trouvera 
de  moins  en  moins  l'opinion  européenne  disposée  à  tolérer  les  barba- 
ries que  toute  tentative  de  compression  amènerait  à  sa  suite. 

—  Pour  me  rendre  à  Gonstantinople,  je  pars  par  le  chemin  de  fer 
ottoman.  11  faut  deux  jours  pour  arriver  à  destination,  quoiqu'il 
n'y   ait   que  498  kilomètres.  Mais  il  n'y  a  qu'un  train  par  jour, 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  355 

•et  il    s'arrête    la  nuit  à    Andrinople.  Gela  rappelle    les   voyages 
ieïi  vetturino  dans  l'Italie  d'autrefois.  Excellente  façon  de  bien  voir 
lie  pays  pour  qui  n'est  pas  pressé,  et  personne  ne  l'est  en  Orient. 
Au  moment  du  départ,  je  vois  placer  avec  les  plus  grands  soins  et 
^mêrae  avec  respect,  dans  une  caisse ^de  la  berline  spéciale  ïjue 
ir;administration  avait  mise  à  ma  disposition,   deux  petites  caisses 
mystérieuses.   Leur  propriétaire  ne  les  quitte  pas  de  l'œil,   et  il 
reste  seul  dans  son  compartiment  pendant  tout  son  trajet.  Est-ce 
de  l'or?  Il  est  rare  en  ce  pays-ci';  non,  mieux  que  cela  :  c'est' de 
l'essence  de  rose,  et  il  y  en  a,  me  dit-on,  pour  12,000  livres  tur- 
,ques,  environ  265,000  francs.  Gela  vient  de  «  la  vallée  des  roses,  » 
de  Kezanlik.  G'est  une  culture  qui  demande  beaucoup  de  travail  et 
de  soin.  Les  rosiers  ne  viennent  bien  que  sur  le  penchant  des  col- 
lines où  règne  un  air  vif  :  il  faut  les  biner  et  leur  donner  un  labour 
deux  ou  trois  fois  par  an,  et  la  plante  ne  produit  qu'au  bout  de  cinq 
ou  dix  ans.  La  récolte  commence  en  juin  et  dure  de  vingt-cinq  à 
quarante  jours.  Pour  obtenir  un  mon^knle  (/i  grammes  81),  il  faut  au 
'moins  8  kilogrammes  de  fleurs,  et  jusqu'à  15,  si  le  printemps  a  été 
très  sec.  L'essence  vaut  de  5  à  8  francs  \e  mouskale,  ou  de'l,0/iO 
à  1,664  francs  le  kilogramme.  Je  vois  à  la  droite  de  la  ligne,  sur  les 
;  premiers  relèvemens  de  la  chaîne  du  Rhodope  qui  dessine  le  bassin 
>de  la  Maritza  vers  l'ouest,  des  champs  de  roses  nouvellement  plan- 
tés. Depuis  que  les  Turcs  sont  partis,   le  cultivateur  bulgare,  qui 
peut  jouir  maintenant  des  fruits  de  son  travail,  introduit  partout  les 
riches  produits  qui  jusqu'ici  restaient  coiifînés  dans  les  vallées  des 
}3alkans.  Sur  les  parties  basses  qui  longent  la  rivière,  je  remarque 
des  champs  carrés, couverts  d'herbe  et  entourés  de  petites  digues; 
ce  sont  d'anciennes  rizières  converties  en  prairies,  depuis  qu'on  a 
interdit  la  culture  du  riz,  qui  engendrait  là  fièvre  paludéenne.  Excel- 
lente mesure. 

■Station  de  Katanitza  :  Au  milieu  du  village,  composé  de  chau- 
mières ti-ès  pauvres,  faites  en  pisé  et  couvertes  de  chaume,  s'élève 
un  grand  bâtiment  tout  neuf  et  éblouissant  de  blancheur.  G'est 
l'école  primaire,  construite  avec  les  deniers  de  la  commune.  Une 
école  d'agriculture  a  été  aussi  établie  dans  ce  village,  aux  frais  du 
gouvernement.  Dès  la  première  année,  elle  comptait  soixante-dix 
élèves,  tant  le  désir  de  s'instruire  est  général. 

La  vallée  de  la  Maritza,  que  nous  descendons,  est  très  bien  cul- 
tivée. Le  seigle  est  magnifique  ainsi  que  les  haricots,  qui  fournissent 
la  nourriture  pour  les  nombreux  jours  «  maigres.  »  La  seradelle 
pour  fourrage  se  voit  souvent,  mais  peu  de  trèfle  et  de  pommes  de 
terre  ;  celles-ci  donneraient  cependant  du  profit,  car  elles  viennent 
bien  et  se  vendent  0  fr.  10  le  kilogramme.  Les  vignes  basses  sont 
chargées  de  grappes. 


356  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

A  Papasly,  une  jolie  mosquée  domine  des  huttes  en  roseaux,  qui 
paraissent  moins  confortables  que  celles  de  l'Afrique  centrale.  Yéni- 
Mahalé,  beau  village  enseveli  sous  les  arbres  :  encore  une  grande 
école  toute  neuve,  et  une  caserne,  neuve  aussi,  pour  la  gendarmerie. 
Partout  on  laboure  avec  des  bœufs  qui  sont  moins  gi'ands  que  dans 
la  Bulgarie  septentrionale,  mais  plus  charnus.  Les  chevaux  sont 
rares  ;  on  en  fait  venir  de  Hongrie,  et  ils  reviennent  à  700  ou 
800  francs,  ce  qui  paraît  énorme  en  ce  pays  de  bon  marché.  Pour- 
quoi ne  pas  en  élever  sur  place?  J'oublie  le  fisc.  Sur  le  pâturage 
communal  paît  le  troupeau  du  village.  Nous  sommes  le  20  juin  et 
on  coupe  déjà  le  seigle  avec  une  petite  faucille  à  la  main,  comme 
au  temps  de  Booz.  Hasskeui-Kajadyk  :  encore  un  beau  bâtiment 
d'école  qui  sert  en  même  temps  de  lieu  de  réunion  pour  le  conseil 
municipal.  Je  n'entrevois  aucune  église  chrétienne  ;  on  les  dissimu- 
lait autrefois,  et  depuis  l'émancipation,  on  s'occupe  surtout  de  ré- 
pandre l'instruction  ;  cela  me  confirme  dans  l'opinion  que  les  rivali- 
tés et  les  haines  existent  ici  entre  les  races,  plutôt  qu'entre  les 
cultes.  Il  n'y  a  ni  ferveur  de  la  part  des  Grecs  ou  des  Bulgares,  ni 
intolérance  de  la  part  des  Turcs.  La  question  religieuse  n'est  qu'une 
arme  de  guerre  dans  les  luttes  ethniques.  Je  ne  vois  nulle  part  de 
jachère  nue  ;  tout  le  terrain  est  en  culture.  On  bine  le  maïs  à  la 
charrue  ;  c'est  sans  doute  pour  un  grand  propriétaire  ;  car  déjà  on 
rencontre  ici  quelques  vastes  domaines  de  1,000  à  A, 000  deunums 
appartenant  à  des  Turcs  ;  ils  sont  exploités  en  faire-valoir  ou  à  mi- 
fruit.  Ces  latifundia  deviennent  plus  nombreux  à  mesure  qu'on  ap- 
proche de  la  capitale. 

Vers  Tirnova,  les  hauteurs  se  rapprochent  et  des  deux  côtés  resser- 
rent la  Maritza,  dont  le  courant  cependant  reste  lent,  car  pour  faire 
tourner  les  moulins  à  farine  placés  sur  la  rivière,  on  la  coupe  par 
des  barrages  obliques  en  clayonnage,  qui  amènent  plus  d'eau  dans 
les  roues.  A  Tirnova,  se  détache  un  tronçon  de  chemin  de  fer  de 
105  kilomètres,  qui  se  termine  à  Jamboli,  au  pied  des  Balkans. 

Hermanly  :  petit  village  dominé  par  une  belle  école  neuve  à  deux 
étages  et  par  une  mosquée  dont  le  minaret  effilé  recouvert  de  fer- 
blanc  étincelle  au  soleil.  A  Mustafa-Pacha,  nous  franchissons  la  Maritza 
sur  un  grand  pont  en  fer,  pour  entrer  dans  le  vilayet  d'Andrinople, 
c'est-à-dire  en  Turquie.  Andrinople  est  une  ville  tout  à  fait  orientale, 
avec  des  rues  pleines  de  passans  à  costume  pittoresque  et  des  ruelles 
bordées  de  boutiques  ouvertes,  où  s'exercent  tous  les  petits  mé- 
tiers à  la  vue  du  public.  Mosquée  splendide  à  quatre  minarets,  pré- 
cédée d'une  vaste  cour,  où  campent  des  soldats  en  guenilles.  La 
mosquée  est  tout  l'Orient,  parce  que  l'islamisme  repose  tout  entier 
sur  la  foi.  Devant  le  palais  du  gouverneur,  qui  semble  menacer 
ruine,  se  pavanent  quelques  officiers  supérieurs,  dont  l'uniforme 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  357 

est  couvert  d'or  ;  à  côté  d'eux,  les  sentinelles  ont  des  habits  troués  ; 
beaux  types  de  soldats,  forts,  maigres  et  bronzés.  La  promenade 
publique,  avec  ses  eaux  courantes,  ombragée  d'arbres  magnifiques, 
est  un  lieu  charmant,  mais  il  n'y  a  absolument  personne.  Les 
hommes  fument  la  pipe  dans  les  cafés  ;  les  femmes  sont  cloîtrées 
dans  le  harem.  Andrinople  est  la  seconde  ville  de  l'empire  ;  on  sup- 
pose qu'elle  a  de  60,000  à  100,000  habitans;  mais  personne  ne  le 
sait  exactement  ;  il  n'y  a  ni  état  civil  ni  statistique.  On  me  montre 
dans  la  rue  principale  les  maisons  où,  lors  de  la  dernière  guerre, 
on  voyait  chaque  matin  les  cadavres  de  trois  ou  quatre  Bulgares, 
pendus  pour  engager  les  autres  à  se  tenir  tranquilles.  Rien  ne  tra- 
hit ici  l'influence  du  chemin  de  fer  ou  de  l'activité  moderne.  Le 
long  du  boulevard  de  plus  d'un  kilomètre  qui  relie  la  ville  à  la  gare, 
trois  ou  quatre  maisons  neuves  seulement  se  sont  élevées.  Ce  sont 
des  cafés  et  un  assez  bon  hôtel,  où  je  soupe  à  l'ombre  des  orangers, 
mais  ils  sont  en  caisse,  car  il  faut  les  rentrer  l'hiver. 

Le  train,  qui  s'est  reposé  la  veille  depuis  h  heures  de  l'après- 
midi,  repart  ce  matin  à  6  heures.  On  épargne  le  charbon  qui,  ve- 
nant de  Gardifî,  rendu  ici  coûte  25  fr.  la  tonne.  A  Kouleli-Bourgas, 
belle  ruine  d'un  château-fort  en  pierres  de  taille  d'un  fier  appareil 
et  dorées  à  point  par  le  soleil.  Les  anciens  monumens  sont  extrê- 
mement rares.  Ce  qui  me  frappe,  c'est  l'absence  de  tout  grand  tra- 
vail humain  et  de  capital  accumulé.  Le  pays  est  vide  ;  il  est  vrai 
qu'on  y  a  tant  détruit,  brûlé  et  démoli  !  D'ici  un  embranchement  de 
112  kilomètres  conduit  à  Dédéagh,  qui  est  le  port  principal  de 
toute  la  Roumélie,  de  préférence  à  Gonstantinople.  11  exporte  beau- 
coup de  céréales  et  même  du  vin  pour  la  France  :  dans  plusieurs 
gares  j'ai  vu  des  barriques  vides  portant  la  marque  de  Bordeaux.  Le 
consommateur  n'a  pas  lieu  de  s'en  plaindre  ;  le  vin  rouméliote  est 
excellent.  Un  négociant  de  Gonstantinople  me  dit  que  la  dîme  se 
perçoit  encore  en  nature.  On  compte  les  gerbes,  l'agent  du  fisc  en 
prend  une  sur  dix,  et  le  cultivateur,  après  avoir  battu  le  grain,  doit 
le  conduire  aux  magasins,  où  il  est  vendu  au  marchand.  Que  d'occa- 
sions de  tourmenter  le  contribuable,  de  malverser,  de  percevoir  des 
bakchichs  I  Gomme  le  paysan  ne  peut  enlever  sa  récolte  avant  la 
visite  du  décimateur,  celui-ci  tarde  à  venir  jusqu'à  ce  qu'on  le  paie. 
Si  on  ne  le  satisfait  pas,  il  laisse  les  grains  se  perdre  sur  pied.  Ce 
procédé  barbare  de  taxation  a  été  la  cause  de  l'insurrection  de  l'Her- 
zégovine. On  me  dit  encore  qu'on  n'exige  pas  le  paiement  des  con- 
tributions sur  les  maisons  par  saisie-exécution,  comme  en  Occident; 
mais  aucune  réparation  n'est  autorisée  à  moins  qu'on  ne  paie  l'im- 
pôt arriéré.  Si  cet  arriéré  a  grossi  et  que  le  propriétaire  soit  gêné, 
il  ne  répare  pas  :  l'immeuble  se  dégrade  et  enfin  tombe  en  ruines. 
On  voit  ainsi,  à  Gonstantinople,  des  maisons  dont  le  grenier  ou  le 


358  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

premier  étage  sont  abandonnés  aux  atteintes  des  élémens.  Le  toit 
•  est  à  moitié  enlevé,  les  fenêtres  brisées,  les  parois  percées  à  jour; 
la  famille  alors  se  réfugie  au  rez-de-chaussée,  jusqu'à  ce  que  le  tout 
s'écroule,  ce  qui  ne  tarde  pas,  car  les  maisons  sont  en  bois  et 
fort  mal  construites.  11  est  aussi  très  difficile  d'obtenir  le  paiement 
du  loyer  d'un  locataire  récalcitrant.  Le  juge  musulman  est  bon,  il 
a  pitié  des  malheureux.  «  Vous,  propriétaire,  vous  êtes  riche,  pour- 
quoi expulser  ce  pauvre  homme  qui  ne  saura  où  aller?  »  Alors  le 
propriétaire  enlève  les  tuiles  et  les  portes,  afin  de  rendre  la  mai- 
son inhabitable.  Parfois  le  locataire  se  venge  en  y  mettant  le  feu. 
Les  sentimens  et  les  lois  sont  en  rapport  avec  une  société  patriar- 
cale, nullement  avec  notre  régime,  oii  règne  la  dure  loi  de  l'offre 
et  de  la  demande.  Du  choc  de  ces  deux  façons  différentes  d'agir' et 
de  penser  résulte  la  désorganisation  de  tout. 

Paolo-Keuy,  village  de  gourbis,  habités  par  quelques-malheureux 
privés  de  tout  ;  point  d'étables  pour  le  bétail,  qui  vague  sur  la  lande 
nue.  Chaque  demeure  a  son  nid  de  cigogne,  où  les  parens  apportent 
à  manger  aux  petits  qui  battent  joyeusement  de  l'aile;  ce  sotît  les 
seuls  êtres  heureux  ici.  A  Baba-^Eski,  commence  la  gi'ande  plaine 
déserte  qui  s'étend  jusqu'à  Gonstantinople.  La  terre  est  fertile,  car 
spontanément  elle  se  couvre  de  graminées,  de  papilionacées  et 
surtout  de  certains  lathyrus  splendides,  mais  l'homme  ne  la  fait  pas 
valoir.  Par-ci,  par-là,  on  aperçoit  des  carrés  jaunes;  ce  sont  des 
champs  emblavés  en  froment;  mais  où  sont  les  fermes  dont  ils  dé- 
pendent? On  ne  les  aperçoit  pas;  elles  se  cachent  dans  quelque  pli 
de  terrain,  loin  des  terres  ensemencées.  On  peut  cultiver  à  grande 
distance;  car  la  rotation  généralement  suivie  est  celle-ci  :  on  re- 
tourne le  sol  couvert  de  sa  végétation  spontanée,  tous  les  sept, 
huit  ou  dix  ans,  quand  les  genêts  deviennent  trop  abondans.  On  y 
sème  du  froment,  rarement  du  maïs  dans  cette  région-ci  ;  la  récolte 
faite,  la  terre  reste  en  jachère,  oflrant  un  maigre  pâturage  aux  mou- 
tons. Il  s'ensuit  que  sur  des  espaces  immenses,  on  n'aperçoit  ni  un 
arbre,  ni  une  maison,  ni  un  être  humain  :  solitude  absolue,  qui  de- 
vient plus  désolée  à  mesure  qu'on  approche  de  la  capitale.  Vers 
Tcherkess-Keuy,  la  ligne  traverse  des  massifs  boisés,  mais  sans  fu- 
taie, puis  des  bas-fonds  marécageux  où  paissent  des  buffles.  A  Ka- 
badzé,  ancien  village  de  ■Tcherkesses,des  Turcs  travaillent  la  terre, 
aidés  de  leurs  femmes.  Le  large  pantalon,  le  fez  et  la  ceinture 
rouge  leur  donnent  un  certain  cachet,  mais  leurs  compagnes  sont 
vêtues  de  coton  défraîchi  et  décoloré.  Les  musulmans  exploitant  la 
terre  de  leurs  mains  sont  partout  assez  nombreux  et  ils  ne  «e  dis- 
tinguent guère  des  paysans  bulgares.  Vers  Hadem-Keui,  le  terrain 
devient  crayeux,  marneux  et  sec  ;  la  végétation  est  plus  pauvre. 
Aux  alentours  d'une  caserne  récemment  construite  et  devant  la 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  359 

gare,  se  promènent  des  soldats,  qui  offrent  l'image  du  dénûment 
le  plus  complet  ;  leurs  uniformes  sont  déchirés,  tachés,  arrachés  et 
si  couverts  de  poussière  et  de  graisse  que  le  bleu  en  est  devenu 
gris  ou  noir  ;  les  pantalons  sont  effilochés  en  bas,  crevés  aux  ge- 
noux et  dans  les  fonds,  laissant  passer  la  chemise;  beaucoup  ont 
les  pieds  nus,  d'autres  portent  des  opankas.  Les  officiers  seuls  ont 
des  souliers  ;  mais  leur  uniforme  est  presque  aussi  délabré.  En  ce 
temps  de  militarisme,  l'armée  n'est  nulle  part  négligée,  pas  même 
dans  certains  pays  où  les  paysans  meurent  de  faim.  Que  la  misère 
doit  donc  être  terrible  ici!  Le  sultan,  qui  se  rend  chaque  vendredi, 
à  la  mosquée,  protégé  par  deux  files  de  soldats  d'élite  bien  vêtus, 
ne  se  doute  pas,  probablement,  dans  quel  pitoyable  état  sont  ses 
vaillantes  troupes. 

Près  de  Sparta-Koulé,  j'aperçois  au  loin  la  mer  de  Marmara.  Tha- 
lassa  !  thalassa  !  Après  avoir  eu  pendant  si  longtemps  sous  les  yeux 
des  plaines  jaunâtres  et  désolées,  quelle  joie  de  voir  ces  flots  d'un 
bleu  intense,  parsemés  dévoiles  blanches!  L'élément  liquide,  échap- 
pant à  l'occupation  de  l'homme,  ne  peut  être  privé  de  sa  beauté 
naturelle  par  les  mauvais  gouvernemens.  Au  fond  d'une  anse,  bordée 
de  roseaux,  chose  rare  dans  l'eau  salée,  un  village  riant,  des  toits 
en  tuiles  rouges,  une  mosquée  fraîchement  peinte  et  quelques  ar^ 
bres  forment  un  assemblage  de  couleurs  vives  qui  charment  le  re- 
gard. Depuis  la  Bosnie  je  n'ai  pas  vu  un  bel  arbre!  A  Kutchuk- 
Thekmedgé,  voici  bien  l'Orient  :  une  maison  turque,  avec  ses  balcons 
à  grillages  de  bois,  ombra:4ée  par  d'énormes  platanes  où  se  bercent 
au  soleil  couchant  des  familles  de  cigognes. 

Je  m'arrête  à  San-Stefano,  où  m'attend,  au  sein  d'une  famille 
amie,  la  plus  gracieuse  hospitalité  :  par  le  train  je  pourrai  en 
une  heure  me  rendre  chaque  jour  à  Constantinople.  San-Stefano 
n'a  rien  qui  rappelle  la  Turquie.  On  se  croirait  dans  un  village  du 
golfe  de  INapies.  Les  maisons  blanches  qui  longent  la  mer  sont  ha^ 
bitées  par  des  pêcheurs  grecs  et  par  des  étrangers.  Je  suis  logé 
dans  une  charmante  villa  qui  appartient  à  l'ambassadeur  de  Perse. 
Les  cerisiers  chargés  de  fruits  et  les  grenadiers  en  fleurs  ombrar 
gent  mes  fenêtres.  Le  fond  de  la  salle  à  manger  est  fermé  par  un 
balcon  vitré  :  on  voit,  sur  la  mer  azurée,  passer  tous  les  navires 
qui  cinglent  vers  la  Corne  d'or  ou  qui  en  reviennent,  et  dans  le 
fond,  les  profils  bleuâtres  des  montagnes  de  l'Asie.  En  présence  de 
ce  tableau  enchanteur  on  comprend  la  jouissance  du  kef  oriental. 
On  vient  prendre  ici  des  bains  de  mer  dans  une  eau  tiède,  si  lim- 
pide que,  quand  on  y  plonge  à  deux  mètres  de  profondeur,  on  dis- 
tingue les  nuances  charmantes  des  coquilles  et  des  algues  qui 
tapissent  le  fond.  A  droite  j'aperçois  la  maison  où  a  été  signé  le 
fameux  traité  de  San-Stefano  :  c'est  un  palazzo  italien,  avec  ua 


360  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

grand  jardin  qui  longe  la  mer.  II  est  vide,  on  cherche  aie  vendre, 
mais  on  ne  trouve  pas  d'acquéreur  même  à  30,000  francs,  parce  qu'il 
faudrait  réparer  le  mur  d'eau,  que  les  vagues  ont  miné.  En  France, 
en  Italie,  cette  belle  habitation  vaudrait  plus  de  100,000  francs; 
mais  la  gêne  est  générale  et  la  propriété  est  exposée  ici  à  tant  de 
hasards  et  de  vexations  !  La  Russie  devrait  conserver  cette  demeure 
où  s'est  signalée  sa  prévoyance. 

—  Je  n'ai  pas  à  décrire  après  tant  d'autres  les  merveilles  de 
Gonstantinople  et  de  ses  environs.  Ltais-je  en  mauvaise  disposi- 
tion? le  Bosphore  m'a  rappelé  le  lac  de  Gôme,  et  l'arrivée  par  la 
mer  de  Marmara  le  golfe  de  Naples,  mais  les  collines  et  le  profil  des 
hauteurs  m'ont  paru  plus  uniformes  et  la  végétation  est  moins  mé- 
ridionale. La  bise,  qui,  l'hiver,  vient  de  Russie,  par  la  Mer-Noire,  tue 
les  plantes  du  midi.  Ce  n'est  qu'aux  îles  des  Princes  qu'on  trouve 
des  oliviers. 

L'impression  que  m'a  laissée  tout  ce  que  j'ai  vu  et  entendu  à 
Gonstantinople  est  triste.  La  vue  du  mal  qu'a  fait  partout  la  détes- 
table administration  turque  m'avait  profondément  irrité  ;  ici  je  me 
sens  pris  d'une  vive  commisération.  Je  vois  une  nation  douée  de 
qualités  viriles  et  nobles  qui  se  meurt.  Dans  l'histoire  on  parle  de  la 
décadence  et  de  la  mort  des  empires.  Je  n'avais  jamais  bien  com- 
pris le  sens  exact  de  ces  grands  mots.  Dans  toute  l'Europe  nous 
apercevons  les  preuves  d'un  progrès  prodigieux  et  général,  et  il 
nous  semble  que  telle  est  l'évolution  de  croissance  naturelle  aux 
peuples.  A  Gologne,  le  long  du  Rhin,  à  Wurzbourg,  à  Vienne  sur- 
tout, j'avais  vu  s'élever  des  boulevards  splendides,  des  quartiers 
entiers  de  maisons  élégantes  et  confortables,  des  monumens  pu- 
blics de  toute  sorte,  créés  par  le  concours  des  millions  et  des  arts 
techniques  les  plus  perfectionnés  :  églises,  musées,  universités, 
théâtres,  instituts,  palais,  parlemens  ;  et  ici,  dans  cette  magnifique 
capitale,  que  l'on  prétend  devoir  devenir,  un  jour,  le  centre  du  monde 
civilisé,  je  trouve,  au  milieu  de  la  misère  de  tous,  particuliers  et 
gouvernans,  les  monumens  anciens  qui  tombent  en  ruines,  les  mai- 
sons qui  s'écroulent,  les  gens  qui  meurent  de  faim,  le  désert  qui  se 
fait  comme  dans  les  provinces.  La  question  essentielle  que  tout 
historien  devrait  se  poser  et  résoudre  est  celle-ci  :  Quelles  sont  les 
causes  qui  produisent  le  progrès  ou  la  chute  des  états  ? 

J'entre  dans  Gonstantinople  par  le  chemin  de  fer,  qui  depuis 
Yédi-Koulé  (les  Sept-Tours)  jusqu'à  la  gare  centrale,  au  fond  de 
la  Gorne  d'or,  traverse  la  ville  sur  un  espace  d'environ  8  kilomètres, 
en  longeant  les  anciens  murs  qui  plongent  dans  la  mer.  Des  deux 
côtés,  on  ne  voit  que  maisons  délabrées  ou  à  moitié  tombées.  La 
longue  trouée,  où  passe  la  voie,  a  abattu  des  centaines  d'habita- 
tions, la  compagnie  les  a  payées;  mais  l'état  qui  expropriait  n'a, 


EN    DEÇA   ET   AU   DELA    DU    DANUBE.  361 

dit-on,  rien  donné  aux  propriétaires;  le  sultan  ne  dispose-t-il  pas 
de  ce  qui  appartient  à  ses  sujets?  L'un  de  ces  expropriés,  avec  qui 
je  voyage,  envoie  depuis  dix  ans  des  réclamations  aux  ministres  qui 
se  succèdent  ;  malgré  de  hautes  protections,  il  n'obtient  rien  ;  il  y 
aurait  trop  à  payer  à  tant  de  monde  !  Tout  le  long  des  murs  d'en- 
ceinte et  surtout  dans  leurs  voûtes,  se  sont  logés,  sous  des  planches, 
sous  des  nattes,  sous  des  branchages,  des  milliers  de  malheureux 
sans  abri  :  on  dirait  des  nids  d'hirondelles.  On  aperçoit  les  enfans 
tout  nus  et  les  femmes  cachées  sous  des  guenilles  ;  car  ce  sont  des 
familles  turques  qui  sont  réduites  à  ce  dernier  degré  du  dénûment. 
Je  visite  cette  Pointe  du  sérail  et  ce  vieux  palais  des  sultans  dont 
M.  de  Amicis  a  décrit  les  splendeurs.  C'était  jadis  un  admirable  parc 
où,  sous  l'ombrage  de  cyprès  séculaires,  se  succédaient  les  kios- 
ques dorés,  les  bains  de  marbres,  les  retraites  du  harem,  les  pavil- 
lons de  style  mauresque,  des  édifices  somptueux  pour  les  différens 
services.  De  tous   ces  monumens,  ravagés  par  les  incendies   et 
successivement  abandonnés  aux  injures  du  temps,  il  ne  reste  pres- 
que plus  rien  :  une  belle  allée  de  platanes,  des  murs  nus  entou- 
rant des  jardins   remplis   de  choux  et  d'artichauts  ;  le  Tchinili- 
Kiosk,    ravissant   édifice    de  lliôQ,   qui  a  été  réparé  parce  que 
M.  Reinach  y  a  classé  et  catalogué  le  musée  des  antiques  ;  l'édifice 
où  se  conserve  le  trésor  impérial,  et  la  porte  auguste,  le  Bab-Hu- 
maioun.  L'un  de  ces  carrés  de  légumes  a  été  transformé  en  jardin 
botanique  à  l'usage  de  l'école  de  médecine.  J'y  vois  une  foule  d'éti- 
quettes, mais  presque  point  de  plantes;  elles  ont  été  pourtant  com- 
mandées et  payées  plus  d'une  fois.  Les  employés  n'ont  reçu  que 
deux  mois  de  leur  traitement  et  hélas!  payables  en  liavalh  (chèques) 
sur  la  dîme  des  moutons  en  Arménie  ;  ils  n'ont  pas  de  quoi  vivre. 
Près  de  la  Sublime-Porte,  la  ravissante  fontaine  du  sultan  Ahmed  n'a 
plus  d'eau  et  la  toiture,  percée  à  jour,  livre  passage  à  la  pluie  et  à 
la  neige,  qui  bientôt  pourriront  ce  bijou  de  l'architecture  orientale. 
Elles  n'ont  plus  de  sens  les  touchantes  paroles  qui  s'y  trouvent 
inscrites  en  mosaïques  d'or  et  d'azur  :  «  Ouvre  la  clé  de  cette  source 
limpide  et,  en  invoquant  le  nom  de  Dieu,  fais  couler  cette  eau  inta- 
rissable et  pure  et  prie  le  sultan  Ahmed.  » 

Sainte-Sophie  est  le  plus  bel  édifice  religieux  que  j'aie  vu.  Saint- 
Pierre  de  Rome  et  toutes  les  églises  qui  l'imitent  :  Saint-Paul,  à 
Londres;  Sainte-Geneviève,  à  Paris;  Saint-Isaac,  à  Pétersbourg, 
sont  issus  d'une  gageure  de  Michel-Ange,  qui  voulait  élever  le  Pan- 
théon dans  les  airs,  sur  la  nef  d'une  basilique  :  le  vaisseau  paraît 
plus  petit  qu'il  n'est  en  réalité,  et,  pour  contempler  la  coupole,  il 
faut  se  tordre  le  cou  en  regardant  en  l'air;  d'aucun  point  on 
n'embrasse  l'ensemble.  Ici,  au  contraire,  la  voûte  colossale  et  su- 
blime de  Sainte-Sophie  apparaît,  dès  l'entrée,  dans  sa  simplicité 


Î3G2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  daiîs  sa  lïicgesté.  Pourquoi  les  architectes  n'ont-ils  pas  plutôt 
copié  ce  chef-d'œuvre  de  l'architecture  ancienne  ?  Seulement  il  me- 
nace de  s'écrouler  :  les  contreforts  sont  ébranlés;  des  crevasses 
-se  forment;  les  mosaïques  tombent  en  débris,  que  l'on  vend  aux 
touristes.  Quelle  désolation!  Les  monumens  de  l'Egypte  et  de  la 
Grèce  peuvent  durer,  même  abandonnés  par  les  hommes,  parce 
que  les  matériaux  ont  une  assiette  rationnelle  et  immuable.  Ceux 
de  la  décadence  romaine,  comme  les  cathédrales  du  moyen  âge, 
sont  des  défis  à  l'équilibre  ;  ils  exigent  des  soins  constans  pour 
les  défendre  contre  les  élémens  et  contre  l'action  des  lois  de  la 
pesanteur.  Si  la  foi  continue  à  s'attiédir  et  les  revenus  des  mosquées 
à  s'amoindrir,  elles  s'écrouleront,  au  milieu  de  la  misère  et  de 
l'indifférence  générales.  Qui  donc,  en  Orient,  a  le  respect  des  an- 
ciens monumens? 

Contre  les  parois  extérieures  de  Sainte-Sophie  et  des  autres  édi- 
fices du  culte,  sont  disposées  des  auges  en  marbre  blanc  avec  une 
longue  file  de  robinets  en  bronze  pour  les  ablutions  :  l'eau  n'y  vient 
plus  ;les  aqueducs  sont  rompus,  les  conduites  coupées,  et  personne 
ne  songe  à  les  réparer.  Le  seul  aqueduc  qui  donne  maintenant  de 
l'eau  est  celui  de  Constantin.  Tout  autour  de  Sainte-Sophie  et  de 
rAtmeidan,la  place  publique  renommée  entre  toutes,  l'ancien  hippo- 
drome, où  s'élèvent  encore  l'obélisque  de  Théodose  et  l'antique  co- 
lonne Serpentine,  qui  provient  du  temple  de  Delphes,  —  c'est-à-dire 
en  plein  centre  de  Stamboul,  —  on  voit  de  nombreux  endroits  cou- 
verts des  débris  de  maisons  écroulées,  que  nul  ne  fait  rebâtir.  Cepen- 
dant, la  situation  est  excellente  et  le  terrain  devrait  être  très  recher- 
ché. iNon  loin  de  là  se  trouve  la  citerne  des  Mille  colonnes,  le 
Bin-biî'-berek. EWe esthien  plus  grande  que  lapisrina  mirabilis  de 
Misène.  Colossale,  soutenue  par  des  centaines  de  colonnes  antiques, 
elle  suffisait  pour  donner  de  l'eau  à  l'immense  population  de  By- 
zance.  On  y  pénètre  par  les  pierres  amoncelées  d'une  voûte  écrou- 
lée, et  quelque  pauvres  femmes  y  dévident  de  la  soie,  il  y  a  encore 
la  citerne  Basileia,  en  turc  Yêrè-batan-serai,  c'est-à-dire  u  le  palais 
sous  terre.  »  Les  empereurs  grecs  en  avaient  fait  construire  plus 
de  vingt  dans  les  différons  quartiers.  Toutes  sont  à  sec  ou  même 
remplies  de  terre,  et  la  ville  manque  d'eau  pour  boire,  pour  les 
rites  religieux  et  pour  éteindre  les  incendies.  Autour  des  mosquées 
se  groupent  ces  jolies  constructions  à  coupoles,  les  médressés,  où 
•vivent  les  étudians  en  théologie,  qui  apprennent  à  enseigner  le 
Coran.  Les  ais  des  fenêtres  sont  pourris,  les  carreaux  de  vitre 
manquent,  le  plomb  des  petites  coupoles  a  des  éraflures  ou  a  été 
volé;  le  vent  et  l'eau  entrent  de  toutes  parts,  beaucoup  sont  deve- 
nus inhabitables. 

•Je  visite  les  nouveaux  palais  construits  des  deux  côtés  du  Bos- 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  363. 

phore  :  à  Dolma-Bagtché,  à  Bechik-Tach,  à  Beyier-Bey.  Ils  font  un 
effet  ravissant,  reflétés  par  les  eaux  pures  du  Bosphore,  mais  ils- 
n'ont  point  de  style;  les  matériaux  sont  de  détestable  qualité  :  au. 
lieu  de  marbre  ou  de  pierre  de  taille,  on  a  employé  le  stuc  et  le 
plâtre;  il  faudrait  donc  beaucoup  d'entretien  et  il  fait  complètement 
défaut.  On  vient  d'y  préposer  le  chef  des  eunuques,  alors  qu'un 
architecte  et  un  bon  ingénieur  ne  seraient  point  de  trop;  aussi  on 
aperçoit  partout  des  traces  d'infiltration.  Au  jardin  d'hiver,  les- 
vitres  sont  brisées,  les  colonnes  ont  perdu  leur  aplomb  ;  la  décom- 
position commence.  La  décoration  intérieure  de  ces  palais  si  vantés 
a  coûté  un  total  inouï  de  millions;  elle  ressemble  à  celle  des  cafés 
genre  mauresque  de  Paris  ou  de  Vienne,  mais  d'un  goût  très  infé- 
rieur. Ces  résidences  sont  complètement  abandonnées..  Le  sultan' 
Abdul-Hamid  habite  Yildiz-Kiosk,  sur  les  hauteurs,  entre  deux  im- 
menseset  affreuses  casernes  jaune  safran,  qui  déshonorent  la  vue  si 
belle  de  Dolma-Bagtché.  Abdul-Hamid  a  peur  d'être  assassiné  ou  dé-. 
trôné  et  enfermé  comme  ses  prédécesseurs  ;  on  ne  sait  jamais  exacte- 
ment d'avance  à  quelle  mosquée  il  ira,  le  vendredi,  pour  le  sehimlik. 

Je  cause  avec  un  officier  turc  instruit,  qui  a. vécu  à  Paris  :  il  a 
reçu  deux  mois  de  solde  sur  huit.  Heureusement  qu'on  lui  donne 
des  rations  de  riz,  de  viande,  de  café,  de  pain  et  même  du  drap 
pour  ses  habits,  sinon  il  ne  lui  resterait  qu'à  mendier.  Mais  quelle 
occasion  de  malversations  et  de  vols  que  ces  fournitures  en  na- 
ture !  Si  Ton  veut  bien  saisir  ce  que  renferme  de  souffrances  pour 
tous  une  crise  économique,  c'est  ici  qu'il  faut  venir.  Les  employés, 
les  militaires  même  ne  sont  plus  payés;  l'argent  qui  arrive  des  pro- 
vinces va  aux  créanciers  étrangers;  les  marchands  ne  vendent  plus 
et  les  ministères  sont  assailUs  d'hommes,  de  femmes  surtout,  qui 
réclament  ce  qui  leur  est  dû  en  pleurant  et  en  gémissant;  on  dirait 
les  lamentations  au  lit  d'un  mourant.  C'est  navrant.  On  me  raconte 
un  apologue  qui  peint  la  misère  générale.  A  la  fête  du  baïram,  tout 
vrai  musulman  fuit  des  largesses  à  tous  ceux  qui  l'entourent  et 
ordonne  quelques  fins  repas.  On  félicite  un  eftendi,  qui  passe  pour 
riche,  sur  les  plaisirs  que  lui  procurera  le  baïram  qui  approche. 
«  Hélas!  répond-il,  j'ai  chez  moi  une  grande  armoire  qui,  la  veille 
de  la  fête,  était  naguère  remplie  d'objets  de  prix  pour  les  cadeaux 
et  de  fins  morceaux  pour  les  repas.  Hier,  je  l'ouvre,  elle  était  vide, 
et  une  souris  y  grignotait  une  vieille  croûte  de  pain.  J'appelle  mon 
chat  pour  que  lui,  au  moins^  ait  un  régal.  Il  regarde,  pousse  un  miau- 
lement attristé  et  refuse  de  prendre  la  souris»  Je  compris  pour- 
quoi :  elle  était  trop  maigre.» 

Dans  sa  dernière  course  à  Gonstantinople,  M.  de  Blowitz  a  eu  le 
rare  honneur  d'avoir  avec  le  sultan  une  conversation  intime,  et  il 
en  conclut  qu'Abdul-Hamid  est  intelligent,  et,  ce  qui  vaut  mieux 


36A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore,  très  disposé  à  entendre  la  vérité  et  à  faire  le  bien.  Toute- 
fois, malgré  son  dévouement  à  la  Turquie,  l'éminent  correspondant 
du  Times  avoue  que  la  situation  de  l'empire  est  mauvaise,  et  il 
l'attribue  à  sept  causes  différentes:  \e  bakchich,  le  havalé,  le  harem, 
les  vakoufs,  l'absence  de  routes,  la  dette  flottante  et  la  mauvaise 
foi  de  l'Europe.  Mais  à  côté  de  ces  plaies,  pires  que  celles  de  l'Egypte, 
parce  qu'elles  sont  plus  durables,  il  y  en  a  bien  d'autres,  et  tout  d'a- 
bord la  procrastination  et  l'indifférence  dégénérant  en  torpeur,  a  Si 
j'avais  à  composer  une  devise  pour  la  Turquie,  disait  M.  Baker,  je 
proposerais  celle-ci  :  «  Il  n'y  a  qu'un ]Dieu  et  le  bakchich  est  son 
prophète,  et  jarin  !  à  demain  !  »  Cette  lenteur  à  se  décider  et  à  agir 
est  sans  doute  une  force  pour  les  diplomates  et  les  ministres  de  la 
Porte  :  sir  Drummond  Wolff  vient  d'en  faire  l'expérience;  mais  dans 
certaines  maladies  l'inaction  conduit  à  la  mort.  Le  sultan  pourrait 
emprunter  à  M.  de  Bismarck  le  mot  russe  :  JSitchewo  (ce  n'est  rien) 
gravé  dans  une  bague  de  fer  que  le  chancelier  ne  quitte  jamais. 

En  1862,  M.  de  Bismarck,  ministre  à  Saint-Pétersbourg,  est  invité 
à  une  chasse  impériale.  Il  se  trompe  sur  le  lieu  du  rendez-vous, 
et  est  obligé  de  prendre  une  charrette  de  paysan.  «  Ces  chevaux  sont 
bien  faibles,  »  dit-il.  Le  cocher  répond  :  JSitchewo,  et  part.  «  Mais 
nous  n'avançons  pas.  —  ISiUhnvo.  »  —  «Allons  donc  plus  vite!  » 
L'attelage  part  au  galop,  mais  le  frêle  équipage  verse  et  se  brise. 
IVitchewo,  dit  le  paysan.  —  Bismarck  ramasse  un  morceau  du  fer 
de  l'essieu  et  s'en  fait  forger  une  bague,  où  est  gravé  le  mot  qui, 
d'après  lui,  résume  la  Russie.  Quand  il  raconte  l'incident,  il  ajoute  : 
«  Mes  bons  Allemands  me  reprochent  d'avoir  trop  de  patience  avec  les 
Russes;  ils  devraient  savoir  que  je  suis  seul  en  Allemagne, dans  les 
momens  critiques,  à  dire  :  Nitchewo,  tandis  qu'en  Russie  100  mil- 
lions d'individus  le  répètent  à  chaque  instant.  »  Combien  cela  est 
plus  vrai  en  Turquie  !  Voici,  par  exemple,  comment  se  passe,  m'as- 
sure-t-on,  une  séance  du  conseil  des  ministres.  Le  sultan  est  censé 
y  assister  ;  mais  sa  dignité  l'oblige  à  rester  dans  une  chambre  voi- 
sine, et  l'un  de  ses  secrétaires  vient,  à  chaque  instant,  lui  rendre 
compte  de  la  discussion.  Les  ministres  craignant  tous  d'être  dis- 
graciés par  le  maître  ou  trahis  par  leurs  collègues,  leur  seule 
préoccupation  est  de  ne  pas  se  compromettre.  «  La  question  est  très 
grave,  »  dit  le  président  du  conseil.  On  est  d'abord  tenté  d'adopter 
l'affirmative,  mais  que  d'objections  se  soulèvent  !  —  Chacun  à  son 
tour  prend  la  parole,  et  expose  avec  une  égale  éloquence  le  pour 
et  le  contre.  Le  débat  se  prolonge,  nul  ne  conclut  ;  le  conseil  finit 
par  décider  qu'il  s'en  remet  à  la  sagesse  de  sa  majesté.  Celle-ci, 
grâce  à  la  douce  influence  de  la  nicotine,  jouit  des  béatitudes  du  kef. 
Cette  discussion  sans  issue  l'ennuie  et  l'écœure.  «  Jariîi!  A  demain  !  » 
dit  le  sultan  ;  et  il  va  faire  une  visite  à  son  harem.  L'esquisse  qu'on 


EN  DEÇA.  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  365 

me  fait  est-elle  exacte  de  tout  point?  En  tout  cas,  un  maître 
absolu  devant  qui  tout  le  monde  tremble,  à  qui  nul  n'ose  dire  la 
vérité  et  qui,  par  conséquent,  ne  sait  rien  d'une  façon  précise,  doit 
être  si  peu  propre  à  conduire  une  barque  assaillie  de  toutes  parts, 
sur  une  mer  inconnue,  qu'il  n'a  point  tort  de  se  mouvoir  le  moins 
possible  et  de  répéter  avec  les  lymphatiques  :  Quieta  non  movere. 

Autre  fléau,  le  morbus  monetarius.  La  monnaie  est  rare  et  le 
système  monétaire  est  dans  un  état  de  confusion  pire  qu'au  moyen 
âge.  On  a  supprimé  à  la  fois  les  billets  de  banque,  les  caimés,  et  le 
billon  de  cuivre,  l'instrument  des  grands  et  des  menus  paiemens. 
De  livres  turques  en  or  de  22  fr.  50,  on  n'en  voit  guère  ;  ce  qui 
vous  passe  par  les  mains,  outre  quelques  medjidiés  de  20  pias- 
tres, ce  sont  de  grands  et  sales  disques  en  métal  blanc,  des  alti- 
liks,  des  bechliks,  et  des  piastres,  dont  la  valeur  relativement  à  la 
livre  varie  sans  cesse.  Aussi  voit-on,  dans  chaque  rue,  des  nuées 
de  changeurs,  auxquels  chacun,  et  les  gens  du  peuple  surtout,  doi- 
vent payer  tribut  pour  régler  les  petits  achats.  Le  remède  à  ce  mal 
intolérable  a  été  indiqué  par  un  économiste  spécialement  compé- 
tent, M.  Ottomar  Haupt.  11  consiste  à  faire  un  billon  de  nickel  et  de 
bronze,  comme  en  Suisse  ou  en  Belgique.  Qui  s'en  occupe  ? 
Nitchewo  :  Qu'importe  1  Jarinl  A  demain! 

Mais  voici  qui  est  plus  grave  encore.  La  Turquie  se  meurt  d'a- 
némie, parce  que  ses  créanciers  la  saignent  à  blanc  aux  quatre 
membres.  Le  revenu  total  est  estimé,  pour  1883,  à  15  millions  de 
livres  turques,  dont  beaucoup  de  rentrées  ne  se  font  pas,  et  la  dette 
prélève  plus  de  5  millions.  Le  conseil  d'administration  de  la  dette 
extérieure  a  mis  la  main  sur  les  recettes  du  tabac,  du  sel,  des  spi- 
ritueux, du  timbre,  des  pêcheries,  des  soies  et  sur  le  tribut  de  la 
Roumélie  et  de  Ciiypre.  D'autres  emprunts  emportent  le  tribut  de 
l'Egypte.  Chaque  année,  pour  se  procurer  un  peu  d'argent  comp- 
tant, la  Porte  abandonne  une  source  de  revenu.  Hier  encore,  afin 
d'obtenir  800,000  livres  destinées  à  entretenir  les  troupes  qu'elle 
réunit  en  ce  moment,  elle  a  donné  en  gage  à  la  Banque  ottomane 
les  recettes  du  chemin  de  fer  Smyrne-Gassaba.  Ce  n'est  plus  là  le 
gouvernement  d'un  état,  c'est  la  liquidation  permanente  d'une 
faillite.  Autrefois,  les  besoins  étant  moindres,  les  rentrées  étaient 
irrégulières,  et  la  perception  assez  indulgente.  Maintenant  les  exi- 
gences impitoyables  d'une  comptabilité  rigoureuse  à  l'européenne 
mettent  en  mouvement  là  dure  et  informe  machine  du  fisc  musul- 
man qui  écrase  le  contribuable.  La  Porte  se  trouve  dans  une  situa- 
tion intenable.  Elle  n'a  pas,  il  s'en  faut,  un  revenu  net  de  200  mil- 
lions de  francs,  et  elle  doit  soutenir  le  rang  d'une  grande  puissance, 
entretenir  une  forte  armée,  une  flotte  de  cuirassés,  une  légion  de 
grands  fonctionnaires,  un  souverain  qui  coûte  au  moins  20  millions 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'an,  et,  en  outre,  administrer  un  immense  empire,  soutenir  de 
temps  à  autre  la  guerre  contre  un  puissant  voisin,  sans  cesse  com- 
primer l'insurrection  de  ses  provinces  et  faire  face  aux  convoitises 
de  ses  bons  alliés.  Maintenir  une  énorme  masse,  toujours  agitée  de 
mouvemens  violons,  debout  sur  une  base  trop  étroite  qui  se  rétré- 
cit et  se  dérobe,  paraît  un  problème  insoluble. 

Ce  qui  empêche  tout  progrès,  c'est  le  défaut  de  sécurité  pour  la 
propriété  et  les  personnes.  Je  prends  au  hasard  quelques  faits  dans 
mon  carnet.  Le  directeur  de  la  forêt  de  Bellova  appartenant  aux 
chemins  orientaux  vient  d'être  enlevé  par  les  brigands;  il  faut  payer 
150,000  francs  de  rançon.  Une  bande  fouille  le  train  au  pied  de  la 
rampe  de  Dédéagh,  croyant  y  trouver  le  directeur  général  :  heu- 
reusement, il  a  retardé  son  voyage  d'un  jour  et  il  échappe.  Je  suis 
reçu  par  un  haut  dignitaire  de  la  cour  ;  le  sultan  vient  de  lui  faire 
cadeau  d'un  très  beau  domaine,  non  loin  d'une  voie  ferrée.  Je  de- 
mande quelques  renseignemens  sur  le  système  de  culture.  —  «  Je 
n'ai  pas  encore  visité  ma  propriété,  me  répond  le  personnage,  le 
pays  n'est  pas  très  sûr.  »  Le  département  de  l'agriculture  veut 
organiser  des  fermes  modèles  ;  mais  il  n'ose  faire  résider  les  élèves 
à  la  campagne.  Un  riche  propriétaire  me  dit  qu'il  avait  des  terres 
en  Thessalie  :  la  nouvelle  frontière  accordée  à  la  Grèce  en  a  laissé 
une  partie  sous  la  Turquie;  le  reste,  qui  est  devenu  territoire  grec, 
a  doublé  de  valeur.  Un  riche  banquier,  aux  portes  de  Gonstantinople, 
possède  une  magnifique  ferme  complètement  entourée  d'un  gros 
mur  comme  une  forteresse  ;  les  brigands  y  ont  fait  une  brèche  et 
ont  emmené  les  buffles.  Quelque  temps  auparavant,  les  habitans 
d'un  village  voisin  sont  venus  mettre  en  culture  une  partie  de  ses 
terres  ;  il  s'adresse  au  juge  pour  rentrer  en  possession.  Le  cadi  lui 
fait  entendre  que  ces  pauvres  gens  n'ont  pas  assez  de  terrain  ;  il 
est  forcé  de  transiger,  en  leur  cédant  le  quart  de  sa  propriété.  Il 
loue  une  partie  de  ce  qui  lui  reste  à  des  bergers,  qui,  la  seconde 
année,  ne  paient  plus  le  loyer  convenu.  Il  veut  les  citer  devant  le  cadi  ; 
ce^n'est  plus  le  même,  mais  lai  réponse  est  semblable.  Les  malheur 
reux  n'ont  que  leurs  moutons,  voulez-vous  les  ruiner?  C'est  du  so- 
cialisée agraire,  comme  on  le  réclame  pour  l'Irlande  :  rien  de 
mieux;;  seulement,,  c'est  à  dégoûter  de  la  propriété.  Le  Turc  est 
naturellement  très  humain;  il  a  grand'pitié  des  pauvres,  et  jamais 
il  ne  maltraite  ni  un  chien  ni  un  cheval.  Mais  le  système  n'est  pas 
fait  pour  encourager  Tagriculture.  Ajoutez  à  toutes  «  ces  plaies,  » 
la  justice  vénale,  la  succession  incertaine,  la  perception  inégale  et 
arbitraire  des  impôts  et  vous  ne  serez  pas  au  bout  de  la  litanie. 

A  tant  de  causes  de  décomposition  M.  de  Blovritz  a  trouvé  un  re- 
mède. Il  y  a  pour  2  milliards  de  vakoufs  ;  qu'on  les  vende  :  avec  le  pro- 
duit, on  remboursera  la  dette  flottante,  on  fera  des  routes,  on  paiera 


EN  DEÇA  ET  AU  DELA  DU  DANUBE.  367 

'bien  les  fonctionnaires,  qui  désormais  seront  tous  intègres,  et  le  pays 
refleurira  :  partout  coulera  le  lait  et  le  miel.  Quelle  étrange  illusion! 
L'Espagne  et  l'Italie  ont  vendu  les  biens  ecclésiastiques  :  l'opéra- 
tion a  duré  des  années  ;  elle  n'a  pas  préservé  la  première  du  déficit 
chronique  et  ce  n'est  pas  à  elle  que  la  feeconde  doit  \e  pareggio, 
l'équilibre  du  budget.  Et  qui  donc  achèterait  ici  tous  ces  biens,  au 
loin,  au  fond  de  provinces  que  le  brigandage  rend  inhabitables,  alors 
que  la  terre  reste  en  friche  aux  portes  de  la  capitale  et  que  se  dé- 
peuple peu  à  peu  la  iplus  belle  région  de  l'empire,  aux  abords  de  la 
'merde  Marmara  et  de  la  mer  Egée?  M.  de  Blowitz  suit  la  route  qui 
conduit  vers  la  forêt  de  Belligrade:  «  C'est  à  peine,  dit-il,  si  les  der- 
niers échos  de  Constantinople  viennent  de  s'éteindre,  et  l'on  avance 
'désormais,  kilomètre  par  kilomètre,  pendant  des  heures,  dans  une 
•solitude  nue,  sans  ombre,  sans  maison,  sans  chaumière,  sans 
arbre,  ni  fleur,  ni  fruit.  Un  désert  immense,  renfermant  des  cen- 
taines de  mille  hectares  déterre  inculte,  sauvage,  abandonnée  des 
hommes  et  presqpie  de  Dieu,  c'est  invraisemblable!  »  M.  AlbfrtDu- 
smont  visite  les  environs  de  Rodosto,  beau  f)ort  sur  la  mer  de  Mar- 
mara et  il  écrit  ici-môme  (15  juillet  4871)  :  «  Le  pays  que  nous  tra- 
versons est  désert,  ce  sont  d'immenses  plaines.  La  terre  est  grasse 
et  fertile,  mais  on  ne  la  cultive  pas.  De  tous  les  côtés,  les  villages 
abandonnés  indiquent  une  ancienne  prospérité  ;  les  habitans  sont 
partis,  les  ronces  ont  tout  envahi.  Beaucoup  de  ces  villages  étaient 
encore  peuplés,  il  y  a  un  demi- siècle,  d'autres  sont  déserts  depuis 
longtemps;  le  cimetière  seul  est  resté  intact.  »  Sans  l'obstination 
au  travail  du  paysan  bulgare,  qui  a  continué  à  labourer  malgré 
toutes  les  avanies  et  tous  les  pillages,  le  reste  de  la  Turquie  d'Eu- 
rope itérait  semblable  à  cette  région-ci  principalement  habitée  par 
les  Grecs.  Qui  donc  voudrait  acheter  des  biens  d'église  dans  un  pays 
que  la  population  abandonne  et  où  la  vie  est  sans  cesse  en  péril? 

On  a  d'ailleurs  essayé  de  vendre  des  vakoufs.  Favoris  et  ministres 
les  ont  achetés  au  cinquième,  au  dixième  de  leur  valeur,  c'est-à-dire 
pour  rien.  On  a  prélevé  sur  le  trésor  de  Sainte-Sophie  12  millions 
de  piastres  pour  commencer  un  chemin  de  fer  à  Trébizonde  :  rien 
n'a  été  fait,  et  Sainte-Sophie  se  lézarde.  Les  vakoufs  sont  la  seule 
partie  de  la  richesse  consacrée  à  des  œuvres  d'utilité  générale.  Sup- 
primez-les, vous  hâtez  la  décadence.  La  vente  faite,  on  leur  donnera, 
dit'on,  un  revenu  égal  ;  mais  le  prix  de  vente  n'arriverait  jamais  au 
trésor,  ni  les  revenus  aux  mosquées,  aux  écoles,  aux  fontaines;  il 
s'égarerait  dans  les  poches  sans  fond  des  intermédiaires. 

Il  y  a  une  objection  d'un  ordre  supérieur  et  qui  touche  au  fond 
même  du  problème.  En  vendant  les  vakoufs ,  le  sultan  chef  des 
croyans  achèverait  de  tuer  le  sentiment  religieux,  déjà  si  ébranlé. 


368  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

C'est  comme  si  le  pape  faisait  mettre  à  l'encan  les  biens  de  toutes 
les  églises  et  de  toutes  les  communautés  de  la  chrétienté.  Or  tout 
l'édifice  des  sociétés  musulmanes  reposait  sur  la  foi,  qui  donnait  aux 
fidèles  de  l'islam  l'honnêteté,  la  bravoure,  la  charité,  le  dévoûment 
sans  limites  qu'on  rencontre  encore  chez  les  humbles,  soustraits  au 
contact  démoralisant  de  l'Europe.  Dans  les  affaires  publiques  et  pri- 
vées, nous  avons  remplacé  la  vertu  par  des  règlemens,  des  lois  écrites 
et  des  mécanismes  de  contrôle,  si  parfaits  qu'ils  font  de  l'improbité 
un  mauvais  calcul.  Les  Turcs  ne  connaissent  pas  cette  organisation 
savante  qui  tuerait  le  bakchich,  et  ainsi,  l'antique  bonne  foi  dispa- 
raissant, naturellement  tout  se  détraque.  Un  fait  a  été  constaté  chez 
les  populations  du  Pacifique  :  on  leur  apporte  notre  civilisation,  elles 
en  meurent.  Nous  avons  introduit  en  Turquie  ces  fléaux  économi- 
ques, les  budgets  insatiables,  les  déficits  permanens,  la  dette  qui 
dévore  tout  et  les  impôts  sans  cesse  croissans,  et,  en  même  temps, 
les  Turcs  n'ont  pas  compris  cette  vérité  élémentaire  que  la  poule  ne 
peut  pondre  si  on  lui  ôte  sa  nourriture  et  si  on  la  moleste.  Ceci  me 
semble  indiquer  le  vrai  remède  aux  maux  qui  tuent  l'empire  ottoman 
et  tous  ceux  qui  lui  sont  soumis.  Donnez  aux  provinces  un  régime 
de  liberté  et  d'autonomie  qui  assure  aux  rayas  la  jouissance  paisible 
des  fruits  dé  leur  travail  ;  ils  cultivent  bien  ;  ils  enrichiront  le  pays, 
ils  rempliront  le  trésor,  et  la  Porte,  pour  les  comprimer,  n'aura 
plus  à  livrer  ses  dernières  ressources  aux  banquiers  de  Péra. 

Qu'on  y  prenne  garde  :  la  chute  de  l'empire  ottoman  doit  tenir  à 
des  causes  très  profondes.  Elle  a  commencé  à  la  défaite  sous  les 
murs  devienne  en  1683  et,  depuis,  elle  ne  s'est  plus  arrêtée.  LaTur- 
quie  a  perdu  successivement  la  Hongrie,  la  Transylvanie,  la  Croatie, 
la  Bessarabie,  la  Serbie,  la  Grèce,  la  Valachie,  la  Moldavie,  la  Bosnie, 
la  Bulgarie,  la  Roumélie,  la  Thessalie,  Alger,  Tunis,  Chypre,  Mas- 
souah,  et  aujourd'hui,  avec  le  système  «  de  l'occupation  temporaire 
sous  la  suzeraineté  du  sultan,  »  —  une  trouvaille  !  —  l'amputation 
se  fait  si  facilement  que  le  tronc  ne  semble  point  la  sentir.  Comme  le 
disait  jadis  Guizot  et  comme  le  répètent,  presque  dans  les  mêmes 
termes,  les  deux  chefs  du  seul  pays  qui  ose  s'exprimer  franchement 
en  cette  matière,  M.  Gladstone  et  lord  Salisbury,  la  Porte  doit  assu- 
rer à  ses  provinces  un  gouvernement  tolérable,  sinon  elle  les  per- 
dra une  à  une,  et  le  sultan  n'aura  plus  qu'à  se  transporter  en 
Asie.  Alors  se  réaliserait  cet  idéal  exposé  ici  même  par  Saint-Marc 
Girardin,  à  propos  d'un  livre  d'un  Grec  éclairé,  Dionis  Rattos,  ou- 
blié aujourd'hui,  mais  très  bien  accueilli  en  son  temps  :  la  confédé» 
ration  balkanique,  avec  Constantinople  ville  libre  et  port  franc. 


Emile  de  Laveleye. 


LES    RELATIONS 


LA  FRANCE  ET  DE  LA  PRUSSE 


DE    1867    A   1870 


II'. 


L'ALLEMAGNE,    AU   LENDEMAIN    DE    L'AFFAIRE    DU    LUXEMBOURG.  —  L'AR- 
TICLE    5    DU    TRAITÉ    DE    PRAGUE. 


I. 

Tandis  qu'à  Paris  on  célébrait  la  concorde  et  l'indépendance  des 
peuples,  à  Berlin  on  ne  s'inspirait  que  de  l'esprit  de  conquête  et 
d'asservissement.  Le  contraste  était  frappant,  on  ne  manquait  pas 
de  le  faire  ressortir  avec  amertume  en  Allemagne.  Les  passions 
s'agitaient  plus  véhémentes  que  jamais  au  nord  et  au  midi.  Les  op- 
primés et  les  violentés  relevaient  la  tête;  depuis  que  l'évacuation 
du  Luxembourg  avait  tourné  à  la  confusion  du  parti  militaire  en 
Prusse,  elle  servait  de  thème  à  leurs  attaques  et  de  prétexte  à 
leurs  ressentimens.  Ils  disaient  qu'on  avait  livré  une  place  alle- 
mande depuis  cinquante  ans,  que  l'Autriche  avec  son  armée  de 
700,000  hommes  n'était  plus  là  pour  défendre  le  territoire  d'une 
confédération  qui  n'existait  plus.  Ils  ajoutaient  que  Rastadt,  Ulm 
n'étaient  plus  protégés  et  que  l'occupation  de  Mayence  par  des  ré- 
gimens  prussiens,  sujette  à  contestation,  pouvait  fournir  des  pré- 
textes à  une  guerre  qui  trouverait  les  frontières  de  l'Ouest  les  plus 
menacées  entièrement  à  découvert. 

Il  était  temps  que  le  comte  de  Bismarck  revînt  pour  tenir  tête 
aux  mécontens  et  rendre  au  gouvernement  son  autorité  et  son  pres- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l»'  janvier. 

TOHB  LXXIII.  —  1886.  S4 


370  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tige.  II  était  attendu  impatiemment.  Ses  amis  sentaient  que  seul  il 
était  capable  de  mener  à  bonne  fin  l'œuvre  qu'il  avait  improvisée, 
et  ses  adversaires,  si  nombreux  alors  à  la  cour  et  dans  les  sphères 
officielles,  tenaient  à  lui  en  laisser  l'entière  responsabilité.  Gom- 
ment ne  pas  croire  à  la  sincérité  des  protestations  pacifiques  dont  il 
s'était  montré  si  prodigue  à  Paris  en  voyant  les  difficultés  avec  les- 
quelles il  allait  se  trouver  aux  prises  à  son  retour? 

Depuis  son  départ,  comme  dans  l'automne  1866,  lors  de  sa  longue 
retraite  à  Varzin,  les  rouages  du  gouvernement,  qui  se  compliquaient 
de  l'annexion  des  nouvelles  provinces  et  de  la  création  de  la  Con- 
fédération du  INord,  avaient  peine  à  Knctionner.  On  ne  savait 
quelle  direction  prendre  en  face  des  résistances  qui  se  manifes- 
taient de  toutes  parts.  Il  semblait  que  la  tâche  qu'on  avait  en- 
treprise eût  dépassé  le  but,  qu'on  eût  trop  auguré  de  la  force 
d'assimilation  de  la  Prusse.  On  constatait  qu'on  ne  faisait  aucun 
progrès  dans  les  états  violemment  incorporés  dans  la  monarchie, 
que  les  esprits  restaient  montés  au  même  diapason,  frondeurs,  mé- 
prisans  pour  les  avances  de  l'administration  (1).  Des  manifestations 
hostiles  se  produisaient  partout,  passives  ou  turbulentes,  suivant 
le  tempérament  des  populations.  Le  Hanovre  refusait  de  faire 
litière  de  son  passé  et  de  rompre  les  liens  séculaires  qui  l'attachaient 
à  sa  dynastie  ;  ses  officiers  et  ses  soldats  attendaient,  embrigadés 
par  milliers  à  l'étranger,  une  occasion  de  venger  Langensalza.  La 
Hesse  ressentait  l'injure  de  la  conquête,  au  point  de  regretter  l'élec- 
teur, le  plus  impopulaire  des  souverains;  dans  le  Nassau  et  à 
Francfort,  les  fonctionnaires  étaient  comme  des  parias,  voués  à  l'iso- 
lement. Partout  restait  vivant  le  souvenir  de  la  guerre  fratricide. 

En  face  de  ces  ressentimens,  les  esprits  éclairés  déploraient  que 
la  politique  de  conquête  eût  prévalu  dans  les  conseils  du  gouverne- 
ment. Ils  regrettaient  que  la  Prusse,  sous  le  coup  de  l'émotion  pro- 
duite par  ses  immenses  succès  militaires,  n'eût  pas  maintenu  la  Con- 
fédération germanique.  Entourée  comme  elle  l'était  du  prestige  de 
ses  victoires,  elle  aurait  pu  faire  accepter  cette  œuvre  d'enthousiasme 
par  l'Allemagne  tout  entière.  L'élan  eût  été  unanime,  la  prépon- 
dérance de  la  Prusse  reconnue,  et  l'union  accomplie  en  harmonie 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  —  «  Les  populations  des  nouvelles  provinces  sont  loin 
d'être  pénétrées  encore  de  cet  amour  filial  que  le  roi  Guillaume  a  l'ambition  d'in- 
spirer à  tous  ses  sujets  anciens  ou  nouveaux.  Ce  ne  sont  pas  les  procédés  de  sa 
bureaucratie,  les  mesures  vexatoires  qu'elle  leur  applique  et  les  lourdes  charges 
qu'elle  leur  impose  qui  les  réconcilieront  de  sitôt  avec  leur  sort.  Aussi  les  difïicultés 
que  la  Prusse  rencontre  dans  son  œuvre  d'assimilation  ne  font-elles  qu'augmenter  de 
jour  en  jour;  l'avantage  de  faire  partie  d'une  grande  agglomOralion,  qui  a  pu  séduire 
les  masses,  ne  les  émeut  plus.  Les  violences  qu'elles  endurent  ne  sont  pas  de  nature 
à  leur  faire  oublier  leur  histoire  et  le  bien-être  insouciant  dont  elles  jouissaient 
autrefois.  » 


LA    F.IANCE    ET   LA    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  371 

avec  le  sentiment  général.  On  aurait  pu  dire,  sans  soulever  d'in- 
quiétantes protestations  en  Europe,  que  rien  n'était  changé  dans  la 
Confédération  germanique,  si  ce  n'est  que  l'Autriche  y  était  en 
moins.  La  Prusse  pouvait  prétendre  à  venir  au  lieu  et  place  de  l'an- 
cienne diète  et  éviter  ainsi  les  discussions  irritantes  qui  s'étaient 
élevées  dès  le  lendemain  de  la  guerre  et  qui  pouvaient  s'élever 
encore  à  propos  des  places  fortes.  C'était  la  politique  poursuivie  en 
1849  par  le  général  de  Radowitz;  la  Prusse  formait  une  union  res- 
treinte avec  les  états  du  Nord  et,  sous  son  hégémonie,  une  confé- 
dération de  tous  les  états  allemands,  alliés  à  l'Autriche.  C'est  ce 
qu'on  appelait  la  grande  union  de  l'Allemagne. 

On  se  méprenait  étrangement  sur  la  pensée  qui  avait  présidé  à 
la  guerre  de  Bohême.  C'est  à  la  Prusse  seule  qu'on  songeait  alors 
pour  l'organiser  compacte,  centralisée;  le  gouvernement  et  les 
partis  n'étaient  soucieux  que  de  sa  grandeur  :  ils  exploitaient  l'idée 
allemande  au  profit  de  l'idée  prussienne.  «  Je  suis  plus  Prussien 
qu'Allemand,  »  disait  le  comte  de  Bismarck  au  général  de  Govone, 
à  la  veille  de  la  guerre.  Le  roi,  après  ses  victoires,  ne  pensait  plus 
qu'à  s'arrondir  aux  dépens  de  ses  anciens  confédérés,  certain  que 
personne  ne  serait  en  état  de  l'empêcher  «  de  faire  un  tout  de  ses 
possessions.  »  —  «  Je  ne  connais  pas  de  plaisir  plus  grand  pour  un 
mortel,  disait  Frédéric  11  après  la  campagne  de  Silésie,  que  de 
réunir  et  de  joindre  des  domaines  pour  faire  un  tout  de  ses  états.  » 
On  tenait  à  se  rembourser  des  frais  de  la  guerre  et  à  reconstituer 
le  trésor  militaire  qui  avait  permis  d'entrer  en  campagne  sans  de- 
mander de  crédits  aux  chambres.  Il  fallait  aussi  des  dotations  aux 
généraux,  des  places  à  la  bureaucratie,  et  le  parti  féodal  se  souciait 
peu  du  parlement  allemand,  que  M.  de  Bismarck,  avant  de  rompre 
avec  l'Autriche,  réclamait  à  la  diète  dans  son  projet  de  réformes. 
Les  conservateurs  ne  voyaient  pas  sans  appréhension  l'extension 
de  la  Prusse  au-delà  du  Main,  il  leur  répugnait  d'entrer  dans  une 
union  avec  le  Sud  dépassant  les  limites  d'une  alliance  militaire  et 
économique.  Ils  sentaient  qu'une  fusion  plus  intime  nécessiterait 
un  organe  central  dangereux  pour  leurs  prérogatives  ;  ils  prévoyaient 
qu'ils  seraient  débordés,  que  leur  influence  serait  paralysée  par 
l'appoint  considérable  que  les  députés  du  Midi  apporteraient  au 
parti  libéral  prussien.  Leur  programme  était  bien  moins  ambitieux 
que  celui  du  premier  ministre,  qui,  pour  accomplir  son  œuvre, 
n'hésitait  pas  à  rompre  avec  ses  principes  réactionnaires  et  à  pac- 
tiser avec  la  révolution. 

Du  reste,  dans  ce  fatal  mois  de  juillet  1866,  le  gouvernement  de 
l'empereur  avait  perdu  le  sang-froid  et  la  clairvoyance.  Il  ne  se 
serait  pas  prêté  à  la  reconstitution  de  la  Confédération  germanique, 
sous  l'hégémonie  de  la  Prusse  et  sous  le  contrôle  de  l'Europe j.  il 


372  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

songeait  à  réclamer,  aussitôt  la  paix  conclue,  Mayence  et  le  Pala- 
tinat,  sans  avoir  une  armée  au  service  de  ses  revendications.  N'avait- 
il  pas  refusé  de  s'associer  à  la  Russie,  qui,  dès  le  lendemain  de  Sa- 
dowa,  demandait  un  congrès  en  déclarant  qu'elle  ne  reconnaîtrait 
pas  les  transformations  territoriales  que  la  Prusse  poursuivait  en 
Allemagne  (1)  ? 

Le  cœur  saigne  au  souvenir  de  ces  temps  néfastes,  où  s'est 
écroulée,  en  un  clin  d'oeil,  la  fortune  de  la  France,  si  laborieuse- 
ment édifiée  par  son  génie  et  la  persévérance  de  son  patriotisme. 

Le  comte  de  Bismarck  était  un  politique  réaliste.  11  tenait  la 
guerre  pour  inévitable,  malgré  les  assurances  pacifiques  qu'il  rap- 
portait de  Paris  ;  il  entendait  avoir  tous  les  atouts  dans  son  jeu 
le  jour  où  se  résoudrait  sur  les  champs  de  bataille  la  question  de 
prépondérance  posée  entre  la  France  et  la  Prusse  depuis  1866.  Il 
se  remit  à  l'œuvre  sans  désemparer  avec  son  indomptable  énergie. 
Il  pouvait  s'en  rapporter  au  ministre  de  l'intérieur  pour  réorganiser 
et  apaiser  les  provinces  conquises,  c'était  affaire  de  patience,  de  tact 
et  de  procédés.  Mais  seul  il  était  capable  d'imposer  à  des  souve- 
rains alliés,  qui  s'étaient  fidèlement  et  vaillamment  comportés  dans 
les  rangs  de  l'armée  prussienne  en  face  de  l'ennemi,  une  consti- 
tution qui  limitait  leurs  droits  régaliens  et  les  réduisait  au  rang  de 
vassaux.  Il  savait  colorer  les  sacrifices  et  vaincre  les  résistances;  il 
avait  l'esprit  qui  persuade  et  la  volonté  qui  commande.  Il  se  mon- 
trait d'ailleurs  très  large  sur  les  questions  qui  touchent  à  l'amour- 
propre,  il  laissait  à  ses  confédérés  tout  ce  qui  est  apparent  dans 
l'exercice  de  la  souveraineté. 

Il  était  plus  malaisé  d'obtenir  des  cours  méridionales,  dont  l'exis- 
tence indépendante  était  solennellement  garantie  par  le  traité  de 
Prague,  de  renoncer  à  leurs  prérogatives  diplomatiques,  de  céder 
l'administration  de  leurs  postes  et  de  leurs  télégraphes,  de  placer  leurs 
armées  sous  les  ordres  de  la  Prusse  et  de  les  réorganiser  suivant 
ses  exigences.  Elles  pouvaient  motiver  leurs  fins  de  non-recevoir 
par  l'hostilité  du  sentiment  public  et  des  chambres.  Malheureuse- 
ment il  ne  leur  était  pas  permis  d'oublier  les  traités  d'alliance  offen- 
sive et  défensive  qu'elles  avaient  signés  dans  une  heure  d'affole- 
ment, au  mois  d'août  1866.  Elles  se  trouvaient  en  face  d'un  créancier 
intraitable  qui  avait  su  se  prémunir  contre  l'oubli  de  la  foi  jurée. 
En  imposant  au  grand  duché  de  Bade,  à  la  Hesse,  au  Wurtem- 
berg et  à  la  Bavière  des  contributions  de  guerre,  des  cessions 
de  territoires  et  des  traités  d'alliance  impliquant  des  conventions 
militaires,  M.  de  Bismarck  n'avait  pas  perdu  de  vue  les  intérêts  éco- 


(1)  La  Politique  française  en  1866,  ch.  v,  p.  239.  —  M.  Benedetti  au  quartier-gé^ 
néral  prussien. 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        373 

nomiques  qui  les  rattachaient  à  la  Prusse.  II  avait  déclaré  le  ZoIIve- 
rein  dissous  par  le  fait  de  la  guerre  et  s'était  réservé,  dans  une 
pensée  facile  à  saisir,  la  faculté  de  les  exclure  de  l'union  douanière, 
à  bref  délai,  suivant  son  bon  plaisir,  en  suite  d'une  simple  dénon- 
ciation semestrielle.  C'est  avec  cette  épée  de  Damoclès,  suspendue 
sur  la  tête  des  gouvernemens  du  Sud,  qu'il  comptait  avoir  raison 
de  leurs  dernières  résistances.  Le  Zollverein  était  pour  eux  une 
question  d'existence,  ils  en  retiraient  pour  l'alimentation  de  leur 
budget  les  ressources  les  plus  importantes.  Ce  n'était  pas  au  mo- 
ment où  ils  avaient  à  payer  des  contributions  de  guerre  et  à  re- 
courir à  des  emprunts  pour  satisfaire  aux  exigences  du  vainqueur 
qu'il  leur  était  permis  de  discuter  la  légalité  de  la  dénonciation 
que  le  cabinet  de  Berlin  s'était  réservée,  et  de  protester  contre  la 
violence  qui  leur  était  faite.  Ils  auraient  pu,  il  est  \Tai,  s'entendre, 
pour  constituer  entre  eux  une  association  douanière  séparée.  Mais, 
indépendamment  du  contre-coup  qu'une  résolution  aussi  grave  n'eût 
pas  manqué  d'exercer  sur  leurs  finances  et  leur  industrie,  ils  se 
seraient  trouvés  en  face  d'obstacles  géographiques  presque  insur- 
montables, depuis  que  la  Prusse  avait  refait  la  carte  de  l'Allemagne 
à  son  profit. 

Telle  était  la  situation  que  les  événemens  de  1866  avaient  faite 
aux  cours  du  Midi.  Le  Cyclope  consolait  Ulysse  en  lui  disant  qu'il 
serait  dévoré  le  dernier:  c'est  la  consolation  que  leur  laissait 
le  comte  de  Bismarck.  Leur  sort  n'était  pas  enviable.  Privées  par 
la  dissolution  de  la  Confédération  germanique  des  points  d'ap- 
pui qu'elles  étaient  habituées  à  trouver  à  Vienne  et  à  la  diète 
de  Francfort,  elles  étaient  entraînées  à  la  dérive  sans  direction, 
sans  plan  de  conduite,  se  méfiant  les  unes  des  autres,  en  proie  à 
leurs  jalousies  traditionnelles,  a'i  point  de  préférer  subir  la  tutelle 
de  la  Prusse  plutôt  que  de  constituer  nne  union  indépendante  qui 
aurait  pu  assurer  à  la  Bavière  une  situation  prépondérante.  D'ail- 
leurs le  grand-duc  de  Hesse  faisait  déjà  partie  pour  un  tiers  de  la 
Confédération  du  Nord,  et  le  grand-duc  de  Bade,  sous  l'influence 
du  roi  Guillaume,  son  beau-père,  était  le  dissolvant  naturel  pour 
faire  échouer  toutes  les  tentatives  d'une  confédération  séparée  avec 
un  parlement  fonctionnant  parallèlement  avec  celui  du  Nord.  Au 
lond  ces  cours  spéculaient  secrètement  sur  une  entente  entre  la 
France  et  l'Autriche  pour  les  relever  de  leur  abaissement.  C'est  avec 
leur  aide,  sans  oser  ouvertement  l'invoquer,  de  peur  d'ameuter  les 
passions  populaires,  qu'elles  espéraient  reconquérir  un  jour  leur 
indépendance  (1). 

(1)  Dépêche   d'Allcmafrno.  —   «  Depuis  la  conf.idôration   du   Rhin,   a  dil  M.  de 
Dalwigh,  les  petits  états  avaient  vu  dans  la  France  une  protectrice  intéressée  peut- 


374  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Voici,  du  reste,  le  tableau  qu'une  correspondance  d'Allemagne, 
adressée  au  ministère  des  affaires  étrangères,  traçait  au  lendemain 
de  la  guerre  :  «  Les  gouvernemens  du  Midi  présentent,  pour  l'heure, 
le  spectacle  le  plus  attristant.  On  pourrait  leur  appliquer  le  mot  de 
Tacite  :  Ruere  in  servi tutem.  Tout  les  porte  à  se  jeter  dans  les 
ûras  de  la  Prusse  :  leurs  intérêts  économiques  menacés,  la  peur  de 
la  révolution  et  la  crainte  que  leur  ont  laissée  nos  demandes  de 
compensations  territoriales. 

«  Le  Wurtemberg,  à  en  juger  par  les  débats  de  son  parlement, 
paraît  particulièrement  soucieux  de  son  autonomie.  Mais  le  parti 
démocratique  y  grandit  chaque  jour,  ses  idées  pénètrent  jusque 
dans  les  rangs  de  l'armée,  et  la  cour,  préoccupée  de  la  révolu- 
tion, au  lieu  de  s'associer  aux  sentimens  des  masses  et  de  lutter 
pour  le  maintien  de  ses  prérogatives,  se  montre  disposée,  pour 
l'heure,  à  resserrer  plutôt  qu'à  détendre  les  liens  qu'elle  a  contrac- 
tés à  Berlin.  C'est  d'ailleurs  à  Pétersbourg  que  le  roi  et  la  reine 
Olga  puisent  leurs  inspirations,  et  ce  n'est  pas  le  prince  Gort- 
chakof  (1)  qui  les  détournera  de  leurs  tendances  prussiennes,  au 
moment  où  les  relations  entre  l'empereur  Alexandre  et  le  roi 
Guillaume  paraissent  empreintes  de  tant  de  cordialité. 

M  La  situation  de  la  Bavière  ne  diffère  guère  de  celle  du  "Wurtem- 
berg. C'est  le  même  désarroi,  plus  marqué  encore  avec  un  souve- 
rain qui  sacrifie  au  culte  de  l'art  les  devoirs  de  sa  couronne.  Ce 
sont  les  mêmes  perplexités  chez  les  hommes  politiques,  les  mêmes 
tiraillemens,   avec  cette  différence,  toutefois,  que  le  mouvement 

être,  mais  sûre.  La  guerre  désastreuse  de  l'an  dernier  les  a  mis  à  la  merci  du  cabi- 
net de  Berlin.  Nous  savons  que  les  concessions  que  nous  avons  dû  faire  à  M.  de  Bis- 
marck sont  un  large  pont  jeté  sur  le  Mein,  un  acheminement  marqué  vers  l'unité. 
Nous  n'avons  aucune  confiance  dans  sa  bonne  foi,  la  situation  qu'il  nous  a  faite  n'est 
pas  tenable,  et,  à  moins  d'une  intervention  victorieuse  de  la  France  et  de  l'Autriche, 
nous  serons  forcés  d'entrer  dans  la  Confédération  du  Nord.  Bade  ne  demande  qu'à  être 
étranglé,  le  Wurtemberg  le  sera  malgré  lui  ;  il  n'y  a  que  la  Bavière  qui  conservera 
une  ombre  d'indépendance.  M.  de  Bismarck,  il  est  vrai,  a  déclaré  hautement  qu'il  ne 
nous  demanderait  pas  de  nouveaux  sacrifices;  mais,  lorsque  j'ai  voulu  prendre  acte 
de  ses  paroles,  les  considérant  comme  une  renonciation  à  l'idée  de  faire  entrer  Hesse- 
Darmstadt  dans  la  confédération  du  Nord,  il  m'a  fait  entendre  que  j'exagérais  la  portée 
de  ses  déclarations.  Il  a  ajouté  :  «  Quand  le  moment  viendra,  nous  saurons  ce  que 
nous  aurons  à  dire  à  l'Autriche;  quant  à  la  France,  nous  l'attendrons,  nous  sommes 
prêts.  »  Ce  langage,  a  dit  M.  de  Dalwigh,  M.  de  Bismarck  me  le  tenait  la  veille  du 
jour  où  il  partait  pour  Paris  avec  le  roi.  Il  ne  l'eût  pas  tenu,  sans  doute,  s'il  croyait  à 
votre  supériorité  militaire,  mais  ici  tout  le  monde  affirme  que  votre  armée  est  en 
mauvais  état  et  qu'on  aura  l'avantage  sur  vous.  » 

(1)  Le  prince  Gortchakof,  à  son  retour  de  Paris,  s'était  arrêté  à  Stuttgart.  Loin 
d'encourager  la  cour  dans  ses  résistances  aux  empiétemens  de  la  Prusse,  il  lui  donnait 
le  conseil  de  s'en  accommoder.  «  La  Prusse,  disait-il,  ne  nous  a  donné  que  des 
satisfactions,  elle  a  été  d'une  correction  irréprochable  dans  la  question  polonaise,  et 
jamais  elle  ne  suscitera  d'ennuis  à  notre  politique.  » 


LA   FRANCE    ET    LA    PRUSSE    DE  1867    A    187  0.  375 

antiprussien  part  d'en  haut,  au  lieu  de  se  manifester,  comme  en 
Wurtemberg,  dans  les  classes  inférieures,  mêlé  à  l'élément  répu- 
blicain. 

«  La  cour  de  Darmstadt  accepte  dans  la  forme,  avec  les  appa- 
rences de  la  résignation,  le  sort  que  les  événemens  lui  ont  im- 
posé ;  mais,  dans  ses  épanchemens  intimés,  le  grand-duc  se  plaindrait 
amèrement  des  blessures  faites  à  sa  dignité  et  des  atteintes  portées 
à  ses  prérogatives  ;  il  ne  se  ferait  d'ailleurs  aucune  illusion  sur  les 
épreuves  qui  l'attendent  encore  et  dont  les  gazettes  prussiennes  le 
menacent  journellement.  Son  premier  ministre,  plus  exubérant,  ne 
cache  pas  ses  ressentimens  et  ne  craint  pas  d'invoquer  «  les  pan- 
talons rouges  ;  »  il  prétend  qu'ils  ne  sauraient  tarder  longtemps. 

«  Quant  à  la  cour  de  Bade,  elle  est  entièrement  inféodée  à  la 
politique  prussienne  ;  s'il  ne  dépendait  que  du  grand-duc,  il  sacri- 
fierait sa  couronne  sans  hésitation  et  sans  scrupules  à  l'ambition  de 
son  beau-père.  On  peut  être  certain  qu'en  toute  circonstance  il 
jouera  le  jeu  du  cabinet  de  Berlin  et  qu'il  ne  négligera  aucun  effort 
pour  rendre  illusoires  les  stipulations  du  traité  de  Prague. 

«  En  résumé,  si,  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  on  procède  éner- 
giquement,  et  sans  perdre  une  seconde,  à  l'assimilation  politique  et 
surtout  militaire  des  nouvelles  provinces,  dans  le  Midi ,  au  con- 
traire, on  vit  au  jour  le  jour,  sans  boussole,  sans  initiative,  em- 
barrassé d'une  indépendance  à  laquelle  on  n'est  pas  habitué  et  dont 
on  ne  sait  pas  tirer  parti.  Il  importerait  de  trouver  une  formule 
qui  permettrait  de  se  grouper  et  d'agir  en  commun  contre  les  em- 
piètemens  de  la  Prusse,  mais  c'est  à  qui  ne  subordonnera  pas  ses 
intérêts  à  ceux  de  son  voisin.  » 

Les  plaintes  et  les  récriminations  qui  se  manifestaient  des  deux 
côtés  du  Main  n'avaient  pas  le  don  d'impressionner  le  comte  de 
Bismarck.  Il  ne  s'attendrissait  sur  le  sort  de  personne,  il  ne  sacri- 
fiait qu'à  la  raison  d'état;  il  avait  foi  en  son  œuvre  et  il  était 
convaincu  que,  le  jour  où  elle  serait  glorieusement  accomplie,  ceux 
qui,  aujourd'hui,  le  vouaient  aux  gémonies,  seraient  les  premiers 
à  lui  élever  des  statues.  Il  estimait  que  les  regrets  affichés  bruyam- 
ment pour  les  dynasties  dépossédées  n'étaient  pas  bien  profonds,  car 
ils  juraient,  disait-il,  avec  l'indifférence  que,  la  veille  encore,  les 
populations  manifestaient  à  leurs  princes.  Il  était  convaincu  que  les 
annexés  finiraient ,  tôt  ou  tard ,  par  reconnaître  l'avantage  de  faire 
partie  d'un  grand  état  de  même  nationalité,  et,  qu'après  une  tran- 
sition trop  brusque  pour  n'être  pas  douloureuse,  ils  s'habitueraient 
peu  à  peu  au  nouvel  état  de  choses  en  voyant  leurs  intérêts  locaux 
et  leurs  habitudes  plus  ou  moins  ménagés. 

Les  idées  du  roi  Guillaume  n'étaient  pas  aussi  rigides  :  il  était 
humain,  compatissant;  son  patriotisme  n'était  ni  étroit,  ni  tyran- 


376  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nique  ;  il  comprenait  les  regrets  de  ses  nouveaux  sujets,  il  adou- 
cissait leurs  amertumes  par  son  aménité.  Mais  ses  conseillers  et  sa 
bureaucratie  n'avaient  pas,  sur  les  devoirs  des  gouvernemens  en- 
vers les  populations  conquises,  les  sentimens  qu'en  France  on  pro- 
fessait déjà  au  XVI®  et  au  xvii^  siècles.  «  La  manière  d'entretenir 
et  retenir  pays  nouvellement  conquestés,  disait  Rabelais  dans  un 
naïf  et  touchant  langage,  n'est  comme  a  esté  l'opinion  erronée  de 
certains  esprits  tyranniques  à  leur  dam  et  déshonneur,  les  peuples 
pillant,  forçant,  tourmentant,  ruinant,  mal  vexant  et  régissant  avec 
verge  de  fer...  Gomme  enfant  nouvellement  né,  les  fault  aliaicter,- 
bercer,  esjouir,  les  choyer,  espargner,  restaurer.  Ce  sont  les  phil- 
tres, les  charmes,  les  attraicts  d'amour  moyennant  lesquels,  paci- 
fiquement, l'on  retient  ce  que  l'on  a  péniblement  conquesté  (1).  » 
Le  comte  de  Bismarck  se  souciait  peu  de  la  philosophie  de  Rabe- 
lais, des  préceptes  de  La  Bruyère,  de  Bossuet  et  de  Montesquieu. 
La  générosité  manquait  à  ce  merveilleux  esprit.  Il  ne  voyait  que  le 
but  :  l'unification  et  la  germanisation;  il  n'admettait  pas  les  rési- 
stances, il  réclamait  les  soumissions  aveugles,  immédiates;  il  pour- 
suivait l'assimilation  des  provinces  conquises  par  les  voies  rapides. 
Il  invoque  aujourd'hui  des  exigences  gouvernementales  (2)  pour 
recourir  aux  mesures  d'un  autre  âge,  il  procède  systématiquement 
à  de  véritables  exodes,  sans  s'arrêter  aux  plaintes  de  ceux  qu'il 
arrache  à  leur  sol  natal  : 

Nos  patriam  fugimus,  nos  dulcia  linquimus  arva. 

L'Europe,  jadis  si  prompte  à  s'émouvoir,  assiste  à  ces  exécutions 
sommaires,  attristée,  silencieuse.  Les  gouvernemens  évitent  de  pro- 
tester et  les  parlemens  restent  muets;  mais  l'histoire  manquerait 
à  ses  devoirs  si  elle  bornait  sa  tâche  à  la  glorification  du  succès. 
Elle  ne  saurait  sanctionner  des  théories  gouvernementales  incompa- 
tibles avec  l'esprit  et  les  mœurs  des  temps  modernes. 

Si  le  comte  de  Bismarck  restait  insensible  aux  plaintes  que  ses 
mesures  soulevaient  au  nord,  il  ne  compatissait  pas  davantage  aux 

(1)  Voir  le  remarquable  ouvrage  de  M.  Albert  Sorel,  l'Europe  et  la  Révolution  fran- 
çaise, livre  i"',  les  Mœurs  politiques. 

(2)  Le  prince  de  Bismarck  est  assez  sûr  de  sa  puissance  et  de  sa  volonté  pour  an- 
noncer longtemps  à  l'avance  à  qui  veut  l'entendre  les  projets  qu'il  médite  et  qu'à  un 
jour  donné  il  mettra  à  exécution.  11  disait,  il  y  a  quelques  années  déjà,  qu'aussitôt 
sorti  du  CuUurkampf,  il  procéderait  dans  les  nouvelles  provinces  à  l'expulsion  vio- 
lente des  élémens  étrangers,  qui,  par  leur  présence,  entretiennent  les  regrets  du  passé 
et  retardent  l'assimilation.  Le  chancelier  ne  se  préoccupe  pas  des  représailles;  il 
reconnaît  à  tout  état  le  droit  de  dénoncer  l'hospitalité  à  ceux  qui  lui  portent  om- 
brage; il  trouve  que  les  Allemands  qui  vivent  à  l'étranger  sans  remplir  leurs  devoirs 
envers  la  mère  patrie  ne  sont  pas  digues  de  la  sollicitude  de  leur  gouvernement. 


LA    FKANCl'    El    LA    PRUSSE    DK    1867    A    1870.  377 

mécontentemens  et  aux  inquiétudes  qui  se  manifestaient  au  midi. 
L'anarchie  morale  qui  régnait  au-delà  du  Main  n'avait  rien  qui  pût 
l'effrayer  ;  elle  ne  pouvait  que  faciliter  et  hâter  sa  tâche.  Le  senti- 
ment de  la  peur  était  son  plus  utile  auxiliaire  auprès  des  souve- 
rains, et  il  ne  doutait  pas  que,  s'ils  hésitaient  encore  à  se  plier 
sous  sa  volonté,  leur  parti  ne  fût  pris  bien  vite  entre  l'hégémonie 
de  la  Prusse,  qui  ne  leur  enlevait  qu'une  partie  de  leur  indépen- 
dance, et  la  révolution,  qui  les  renverserait  de  leurs  trônes.  Mais  il 
entendait  ne  rien  précipiter  ;  il  était  trop  avisé  pour  abuser  de  ses 
avantages,  il  préférait  temporiser,  négocier,  plutôt  que  de  provoquer 
des  situations  violentes  qui,  en  le  mettant  en  contradiction  avec  ses 
déclarations  officielles,  auraient  soulevé  peut-être  des  difficultés 
internationales.  Sa  politique  lui  commandait  de  se  montrer  conci- 
liant avec  les  gouvernemens  disposés  à  respecter  leurs  engage- 
mens.  Il  avait  trop  pratiqué  les  cours  allemandes  pour  ne  pas  con- 
naître leurs  susceptibilités  et  leurs  méfiances;  c'est  en  ménageant 
leur  amour-propre,  en  évitant  toute  pression  ostensible,  en  colorant 
ses  exigences  de  l'idée  nationale,  qu'il  comptait  les  amener  à  ajouter 
aux  sacrifices  que  leur  avait  coûtés  la  guerre  le  plus  grand  de 
tous  :  celui  de  leur  indépendance.  Imposer  aux  ministres  convertis 
à  sa  politique  des  conditions  trop  dures  ne  pouvait  servir  qu'à 
fournir  des  armes  à  leurs  adversaires  et  à  précipiter  leur  chute. 

Le  cabinet  de  Berlin  désirait  avant  tout  ménager  et  consolider 
le  ministère  bavarois,  violemment  battu  en  brèche  par  les  partis 
extrêmes.  Le  prince  de  Hohenlohe  était  alors  premier  ministre  en 
Bavière.  Il  avait  hérité  d'une  lourde  et  pénible  succession  ;  il  rem- 
plaçait le  baron  de  Pfordten,  dont  la  politique  ambiguë  avait  valu 
à  son  pays  d'humiliantes  défaites,  une  perte  de  territoire  et  une 
grosse  rançon.  Le  président  du  conseil  du  roi  Louis  offrait  à  M.  de 
Bismarck  toutes  les  sécurifés;  ses  attaches  prussiennes,  son  talent 
et  sa  loyauté  l'autorisaient  à  croire  que,  sans  manquer  de  fidélité  à 
son  souverain  et  à  son  pays,  il  ne  serait  pas  défaillant  le  jour  où  on 
lui  demanderait  d'exécuter  les  traités  d'alliance  souscrits  par  son 
prédécesseur. 

La  Bavière,  dominée  par  les  événemens,  en  était  réduite,  pour 
n'avoir  pas  su  pressentir  le  vainqueur  en  1866  et  roi)ondre  à  ses 
avances,  à  transiger  avec  d'implacables  nécessités.  Les  temj)s  étaient 
passés  où  un  ministre  ambitieux,  M.  de  Montgelas,  cherchait  ses 
points  d'appui  à  l'étranger.  On  ne  pouvait  plus  aspirer  à  être  la 
seconde  puissance  en  Allemagne,  l'arbitre  écouté  entre  l'Autriche  et 
la  Prusse  ;  il  ne  restait  plus  qu'à  se  précautionner  contre  de  dange- 
reux empiétemens  et  à  défendre  les  dernières  prérogatives  de  la 
couronne.  Il  fallait,  pour  s'acquitter  d'une  tâche  pareille,  de  l'ab- 
négation, une  rare  souplesse  d'esprit  et  surtout  l'autorité  que  donne 


378  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

une  grande  situation  personnelle.  Incliner  du  côté  de  la  Prusse, 
c'était  exaspérer  les  particularistes  ;  réagir  contre  sa  politique,  c'était 
provoquer  l'indignation  des  nationaux.  Plus  le  parti  patriotique, 
composé  de  catholiques  et  de  démocrates,  marquait  des  tendances 
exclusives,  plus  le  parti  libéral,  par  haine  de  l'ultramontanisme  et 
du  radicalisme,  affirmait  le  sentiment  de  l'unité. 

C'est  dans  ces  conditions  que  le  prince  de  Hohenlohe,  dès  son 
entrée  au  pouvoir,  traça  devant  les  chambres,  dans  un  long  dis- 
cours, le  programme  de  sa  politique.  Il  évita  toute  allusion  à  une 
confédération  séparée,  prévue  par  le  traité  de  Prague,  il  répudia 
tout  protectorat  étranger,  soit  autrichien,  soit  français,  il  proclama 
en  revanche  la  nécessité  d'une  intime  alliance  politique  et  mili- 
taire avec  la  Prusse,  fondée  à  la  fois  sur  le  sentiment  national  et 
sur  les  intérêts  économiques  de  l'Allemagne. 

Le  langage  que  nous  tenait  le  prince  de  Hohenlohe  n'avait  rien 
d'équivoque  ;  il  nous  disait,  dès  son  avènement  au  pouvoir,  qu'il 
considérait  l'alliance  de  la  Prusse  comme  une  nécessité.  Il  ne  se 
faisait  pas  d'illusions  sur  le  sort  de  la  Bavière,  il  ne  doutait  pas 
qu'elle  ne  fût  absorbée  un  jour,  mais  il  estimait  que  son  existence 
serait  maintenue  longtemps  encore  si,  au  lieu  de  rester  isolée,  elle 
prenait  résolument  son  point  d'appui  à  Berlin.  —  Il  en  coûtait  à 
notre  diplomatie  de  s'incliner  devant  des  idées  aussi  nettement  for- 
mulées; elle  faisait  observer  qu'un  pays  de  cinq  millions  d'âmes 
n'était  pas  si  faible  qu'il  ne  pût,  au  moyen  d'un  système  d'alliances 
virilement  conçu,  sauvegarder  son  autonomie  ;  elle  pensait  que  c'était 
chose  grave  de  s'engager  dans  une  voie  qui  conduirait  fatalement 
à  la  médiatisation  et  que,  vis-à-vis  d'un  roi  de  vingt  ans  et  d'une 
opinion  si  manifestement  hostile  à  ces  tendances,  une  telle  réso- 
lution prenait  une  gravité  exceptionnelle. 

Le  ministre  dirigeant  du  roi  Louis  n'en  maintenait  pas  moins  son 
programme.  Rester  fidèle  aux  traités  d'alliance  signés  avec  la 
Prusse  et  se  mettre  en  mesure  de  pouvoir  les  exécuter,  le  cas 
échéant;  —  chercher  à  créer  un  lien  national  entre  le  Nord 
et  le  Midi,  sans  aliéner  l'autonomie  du  pays,  —  reconstituer  l'as- 
sociation douanière  sans  s'exposer  à  une  médiation  économique, 
—  et  rattacher  l'Autriche  à  l'Allemagne,  —  telles  paraissaient  être 
les  lignes  principales  de  sa  politique.  C'est  tout  ce  qu'à  Berlin  on 
pouvait  demander  à  un  ministre,  miné  à  la  cour  par  des  influences 
occultes,  harcelé  dans  les  chambres  par  une  coalition  passionnée  et 
traîné  chaque  jour  sur  la  claie  par  la  presse  cléricale  et  démocra- 
tique. Mais  c'était  plus  que  ne  voulait  la  Bavière  ;  le  parti  ultra- 
montain  et  le  parti  avancé  protestaient  à  l'envi  contre  un  programme 
qui  plaçait,  disaient-ils,  les  destinées  du  pays  dans  le  cabinet  mili- 
taire du  roi  de  Prusse.   Le  président  du  conseil  dut  atténuer  ses 


LA    FRANGE   ET    LA   PRUSSE    DE    1867   A   1870.  379 

tendances,  tant  à  la  tribune  que  dans  ses  entretiens  avec  les  chefs 
parlementaires.  Il  avait  parlé  en  homme  d'état  qui  compte  avec  les 
réalités,  mais  son  langage  dépassait  la  sagesse  du  pays  et  ne  répon- 
dait pas  à  ses  instincts. 

Les  masses  en  Bavière  étaient  moins  passionnées  pour  le  senti- 
ment de  l'unité  que  pour  la  liberté.  Il  en  était  de  même  dans  tout 
le  Midi.  Dès  le  lendemain  de  1815,  des  tribunes  s'étaient  élevées  à 
Munich,  à  Stuttgart,  à  Garlsruhe,  malgré  les  réclamations  de  la 
Prusse  et  de  l'Autriche.  En  18A8,  on  avait  protesté  non-seulement 
contre  la  constitution  que  le  parlement  allemand  venait  de  décréter 
à  Francfort,  mais  une  partie  de  l'assemblée  constituante  s'était  re- 
tirée à  Stuttgart  pour  se  défendre  contre  l'hégémonie  prussienne,  et 
la  république  était  proclamée  dans  le  grand-duché  de  Bade. 

Ces  souvenirs,  auxquels  s'ajoutaient  les  ressentimens  de  1866, 
étaient  trop  récens  pour  ne  pas  imposer  au  ministre  dirigeant  du 
roi  Louis  une  grande  circonspection  dans  ses  négociations  avec  la 
Prusse.  Il  avait  à  se  justifier  du  reproche  d'être  l'exécuteur  com- 
plaisant des  volontés  du  cahinet  de  Berlin.  Et  cependant  ce  n'était 
pas  le  prince  de  Hohenlohe  qui  avait  signé  les  traités  d'alliance,  il 
les  avait  trouvés  dans  les  archives  de  son  ministère.  Il  avait  en  re- 
vanche sauvegardé,  dans  une  mesure  inespérée,  les  intérêts  écono- 
miques de  la  Bavière  lors  de  la  reconstitution  du  Zollverein  ;  il  avait 
refusé  obstinément  de  livrer  à  la  Prusse  les  postes  et  les  télégra- 
phes, et  dans  les  pourparlers  au  sujet  des  places  fortes  et  de  la 
réorganisation  de  l'armée,  il  avait  prouvé  qu'il  n'était  pas  homme 
à  sacrifier  l'autonomie  militaire  de  son  pays.  Au  lieu  d'être  secondé 
dans  ses  efforts  par  ses  collègues  du  Midi,  il  n'avait  rencontré  que 
du  mauvais  vouloir  ou  des  arrière-pensées  mesquines  à  Stuttgart 
et  à  Garlsruhe.  A  l'intérieur,  ses  difficultés  n'étaient  pas  moins 
grandes.  Les  affaires  les  plus  urgentes  restaient  pendant  des  mois 
accumulées  dans  le  cabinet  du  roi  ;  la  présidence  du  conseil  n'était 
qu'illusoire,  car  chaque  ministre  agissait  à  sa  guise,  la  solidarité 
n'existant  pas  dans  les  actes  du  gouvernement  (1).  Aussi  le  prince 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  —  «  Le  pont  en  pierre  construit  sur  le  Rhin,  entre  Man- 
beini  et  Ludwig<-bafen,  destiné  à  relier  les  lignes  ferrées  du  grand-duché  de  Bade  et 
de  la  Bavière  rhénane,  seri  inauguré  dans  le  courant  du  mois  d'août.  On  s'était 
flatté  que  le  roi  Louis  rehausserait  par  sa  présence  l'éclat  de  cette  fête.  On  y  comptait 
d'autant  plus  qu'il  s'est  refusé,  depuis  son  avènement  au  trône,  à  visiter  le  Palatioat, 
qu'on  a  aujourd'hui  un  véritable  intérêt  à  ménager,  car  les  populations  de  cette  pro- 
vince se  montrent  particulièrement  mécontentes  de  l'impôt  projeté  sur  le  tabac  et  de 
l'afigravation  des  charges  que  leur  vaut  le  nouvel  état  de  choses  en  Allemagne.  Le 
baron  Charles  de  Rothschild  s'était  rendu  à  Munich,  au  nom  de  la  compagnie  du  che- 
min de  fer  de  Ludwigi.hafen,  dont  il  est  le  président,  pour  inviter  Sa  Majesté  bava- 
roise. Mai«,  malgré  sa  grande  situation  financière  et  l'appui  qu'il  a  prêté  récemment 
au  crédit  de  la  Bavière,  il  n'a  pas  pu,  bien   qu'appuyé  par  le  président  du  conseil, 


380  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  Hohenlohe  offrait-il  souvent  sa  démission,  impatient  d'être  déli- 
vré d'un  fardeau  aussi  pénible  et  si  peu  digne  de  son  nom.  Sans  les 
instances  de  son  frère,  le  duc  de  Ratibor,  et  de  son  beau-frère,  le  duc 
d'Ujest,  et  sans  son  amour  pour  la  cause  publique,  il  eût  abandonné 
un  poste  ingrat,  pour  laisser  à  d'autres  le  soin  de  se  défendre  contre 
des  attaques  passionnées.  Mais  la  pénurie  des  hommes  d'état  était  si 
grande  en  Bavière,  qu'on  ne  savait  par  qui  le  remplacer  (1). 

Telle  était  la  situation  à  Munich,  et  c'est  parce  que  M.  de  Bis- 
marck s'en  rendait  compte,  qu'il  avait  pu  à  Paris,  sans  rien  con- 
céder, parler  de  son  désintéressement  à  l'endroit  du  Midi.  Il  n'en 
poursuivait  pas  moins,  sous  main,  avec  une  ardeur  infatigable,"  la 
réorganisation  des  armées  méridionales  et  leur  fusion  avec  les 
armées  du  Nord,  et  c'est  pour  permettre  aux  gouvernemens  de 
Bavière  et  de  Wurtemberg  d'arracher  aux  chambres  la  sanction  des 
traités  d'alliance  et  des  conventions  militaires,  qu'il  évitait  toute 
pression  ostensible. 

II. 

L'exposition  était  dans  son  plein,  lorsque  dans  les  premiers 
jours  de  juillet  la  reine  Augusta  parut  à  la  cour  des  Tuileries. 
Elle  était  venue  sans  apparat,  suivant  les  habitudes  de  la  maison 
de  Prusse,  avec  une  suite  peu  nombreuse,  sous  le  voile  de  l'in- 
cognito. Elle  s'effaçait  volontiers,  sans  oublier  son  rang  et  son 
origine.  Sa  démarche  révélait  d'ailleurs  sa  race,  elle  n'avait  pas 
besoin  d'un  trône  pour  mettre  en  relief  sa  royale  distinction.  Appli- 
quée dès  son  enfance  aux  études,  elle  avait  pris  dans  le  contact 
des  hommes  éminens  que  son  grand-père,  le  duc  Charles-Auguste, 
attirait  à  la  cour  de  Weimar,  un  goût  marqué  pour  les  belles- 
lettres.  Sa  conversation,  d'où  le  sérieux  n'excluait  point  l'agrément 
ni  parfois  un  peu   d'apprêt,  dénotait  des   arrière-pensées   litté- 

arri ver  jusqu'au  roi,  qui,  depuis  sa  brouille  avec  l'auteur  du  Tannhaiiser,  serait  moins 
accessible  que  jamais.  M.  de  Rothschild  est  revenu  de  Munich  assez  mortifié  de 
l'insuccès  de  sa  démarche.  Il  m'a  fait  de  la  cour  de  Bavière  un  tableau  peu  édifiant. 
Il  m'a  dit  que  le  roi  était  inaccessible  à  ses  ministres,  qu'il  fallait  la  croix  et  la  ban- 
nière pour  lui  enlever  une  signature,  qu'il  subordonnait  les  affaires  de  l'état  aux  rêves 
de  son  imagination.  Ces  détails,  et  d'autres  encore  que  m'a  donnés  M.  de  Rothschild, 
montrent  dans  quelles  conditions  difficiles  s'exerce  le  pouvoir  en  Bavière;  ils  expli- 
quent aussi  l'affaissement  politique  d'un  pays  jadis  ambitieux  et  qui  perd  insensible- 
ment le  souvenir  de  son  indépendance  passée  et  les  traditions  de  son  histoire.  » 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  —  «  Ce  qui  fait  la  force  du  prince  de  Hohenlohe  et  le 
maintiendra  au  pouvoir,  malgré  l'hostilité  des  partis,  les  dissentimens  au  sein  du  con- 
seil et  les  intrigues  de  la  cour,  c'est  la  difficulté  de  le  remplacer.  C'est  aussi,  indé- 
pendamment de  la  pénurie  d'hommes  politiques,  le  caractère  du  roi  qui,  bien  que 
volontaire  et  ombrageux,  est  flatté  d'avoir  un  grand  seigneur  à  la  tète  de  son  cabinet  ; 
il  attache  plus  d'importance  aux  dehors  de  la  royauté  qu'aux  devoirs  qu'elle  impose.» 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        381 

raires.  «  Les  princes,  a  dit  La  Bruyère,  sans  autre  science  ni  autre 
règle,  ont  un  goût  de  comparaison  ;  ils  sont  nés  et  élevés  dans  le 
centre  des  meilleures  choses,  à  qui  ils  rapportent  ce  qu'ils  lisent, 
ce  qu'ils  voient,  ce  qu'ils  entendent.  »  La  reine  Augusta  avait  vécu 
dans  l'intimité  du  plus  grand  génie  littéraire  du  siècle,  et  elle  n'ou- 
bliait pas  ce  qu'elle  avait  vu,  lu  et  entendu.  Goethe  l'avait  initiée  à 
la  poésie,  à  la  philosophie  ;  il  lui  avait  appris  que  la  force  brutale 
ne  primait  pas  la  puissance  intellectuelle.  Exempte  de  préjugés, 
sa  vie  vouée  aux  œuvres  de  l'esprit,  au  culte  de  la  charité,  mon- 
trait qu'elle  était  digne  d'un  si  grand  enseignement.  Elle  avait  les 
amitiés  longues,  sûres,  fidèles,  et  le  courage  de  ses  pensées.  Les 
ambitions  de  la  politique,  les  rivalités  et  les  haines  qu'elle  engendre 
n'avaient  pas  de  prise  sur  son  âme  ;  les  sympathies  qui  dès  sa  jeu- 
nesse l'attiraient  vers  la  France,  si  grande  alors  par  l'éclat  de  sa 
littérature,  de  son  éloquence,  de  sa  science  et  de  ses  œuvres  d'art, 
devaient  résister  à  toutes  nos  vicissitudes  (1).  La  reine  jouissait  des 
élégances  de  Paris,  elle  admirait  le  faste  que  déployait  la  cour,  sans 
toutefois  l'envier;  elle  n'eût  pas  échangé  la  vie  calme,  réglée  de 
son  modeste  palais  de  Coblentz  contre  les  agitations  et  les  splen- 
deurs des  Tuileries.  Elle  rendait  hommage  à  la  beauté  de  l'impéra- 
trice, en  qui  elle  trouvait  réunies  à  la  noblesse  d'une  Espagnole 
l'aisance  et  la  grâce  d'une  Française  ;  elle  plaignait  l'empereur,  dont 
le  front  lui  paraissait  voilé  de  noirs  soucis. 

«  Je  crois,  disait-elle,  que  Napoléon  III,  le  marquis  de  Moustier 
et  M.  Rouher  désirent  sincèrement  vivre  en  paix  avec  nous  et  tout 
le  monde,  mais  l'armée  et  les  partis  cachent  à  peine  leurs  ressen- 
timens  contre  la  Prusse  et  le  désir  de  se  mesurer  avec  elle.  Cepen- 
dant, ajoutait-elle,  pour  corriger  cette  impression,  on  s'efforce,  même 
dans  les  cercles  où  l'on  ne  nous  aime  pas,  à  ne  pas  me  le  faire  sen- 
tir, et  partout  on  mè  ménage  un  accueil  empressé  et  sympathique.» 
La  reine  pensait  que,  si  l'empereur  modifiait  sa  politique  intérieure 
et  inaugurait  le  régime  représentatif,  qu'elle  tenait  comme  le  meil- 
leur pour  les  gouvernemens  et  les  peuples,  il  pourrait  sans  guerre 
vaincre  les  difficultés  croissantes  qui  menaçaient  de  fondre  sur  la 
France  comme  un  orage.  Notre  armée  lui  laissait  une  bonne  impres- 
sion, bien  qu'elle  trouvât  que  l'armée  prussienne  ne  le  lui  cédait  en 
rien.  Elle  n'en  souhaitait  pas  moins  sincèrement  la  paix  pour  que  la 
Prusse  pût  terminer  en  sécurité  l'œuvre  si  glorieusement  commen- 
cée :  «  Je  tiens  pour  la  paix,  disait-elle;  le  dieu  d'airain  de  la  guerre 
n'a  jamais  eu  de  charme  pour  moi,  même  couronné  de  lauriers.  » 

Depuis  l'évacuation  du  Luxembourg,  la  diplomatie  prussienne 
avait  constaté  dans  l'attitude  des  ministres  dirigeans  des  états 

(1)  La  reine  Augusta  a  témoigné  pendant  la  guerre  à  nos  blessés  et  à  nos  pri- 
sonniers la  plus  touchante  sollicitude. 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

allemands  un  souci  plus  marqué  de  leur  indépendance.  Il  lui  re- 
venait qu'ils  se  plaignaient  de  ses  exigences  et  cherchaient  à  se 
soustraire  à  une  pression  parfois  humiliante.  C'étaient  d'inquié- 
tans  symptômes  pour  une  politique  ombrageuse,  bien  que  les  vel- 
léités d'émancipation  ne  se  fussent  traduites  encore  qu'en  paroles, 
et  fort  discrètement,  sous  le  manteau  de  la  cheminée.  M.  de  Bis- 
marck faisait  semblant  de  ne  rien  entendre,  il  laissait  aux  princes 
alliés  ou  confédérés  l'innocente  satisfaction  de  se  faire  illusion  sur 
leur  situation  et  de  paraître  à  la  cour  des  Tuileries  avec  le  pres- 
tige que  donne  la  souveraineté  lorsqu'elle  est  indépendante  (1). 

La  reine  cependant  ne  put  s'empêcher  de  remarquer  que  le  roi 
de  Wurtemberg,  qui  se  trouvait  à  Paris  en  même  temps  qu'elle, 
recevait  d'un  air  dégagé  et  triomphant  les  attentions  dont  on  le 
comblait  :  «  Vous  êtes  donc  venu  à  Paris,  lui  dit-elle  sur  un  ton 
plaisant,  pour  comploter  et  fomenter  des  coalitions  contre  nous?  » 
Le  roi  protesta,  tout  en  se  redressant,  heureux  sans  doute  qu'on 
pût  le  croire  encore  en  état  de  nouer  des  alliances.  »  C'est  égal, 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  Juillet  1867.  —  «  On  ne  saurait  être  trop  circonspect  en 
caractérisant  la  politique  des  cours  du  Midi,  si  tant  est  qu'elles  aient  une  ligne  de 
conduite  nettement  tracée.  Leurs  tendances  étaient  déjà  bien  difficiles  à  définir  du 
temps  de  la  diète,  elles  variaient  selon  le  cours  momentané  de  leurs  passions  et 
de  leurs  intérêts.  La  tâche  s'est  compliquée  encore  pour  notre  diplomatie  depuis 
qu'elles  ont  été  forcées  d'aliéner  malgré  elles,  entre  les  mains  de  la  Prusse,  leur 
liberté  d'action  et  de  se  rendre  solidaires  de  ses  résolutions.  Elles  n'ont  plus  en  effet 
les  points  d'appui  si  commodes  qu'elles  trouvaient  à  Vienne  et  à  Francfort  ;  elles  ne 
sont  plus  en  nombre  suffisant  pour  se  coaliser  utilement,  comme  elles  le  faisaient  si 
volontiers  sous  l'inspiration  de  M.  de  Beust  et  de  M.  de  Pfordtcn  ;  et  elles  ne  sont  pas 
encore  arrivées,  il  s'en  faut  de  beaucoup,  à  oser  publiquement  tourner  leurs  regards  vers 
la  France,  bien  qu'au  fond  du  cœur  elles  suivent  avec  une  certaine  satisfaction  le  dé- 
veloppement que  prennent  nos  arméniens. 

«  Toutefois,  on  ne  saurait  le  méconnaître,  leur  condition  s'est  sensiblement  amé- 
liorée dans  ces  derniers  mois.  Elles  se  sont  émancipées  quelque  pou  de  la  pression 
que  le  cabinet  de  Berlin  exerçait  sur  elles;  elles  commencent  à  discuter  au  lien 
d'obéir  aveuglément.  L'opinion  publique,  qui  s'est  manifestée  si  énergiqucment  dans 
tout  le  Midi,  devait  réagir  forcément  Kur  l'attitude  des  gouvernans.  M.  de  Varnbûhler 
et  le  prince  de  Hohenlohe  ont  compris,  en  temps  opportun,  qu'ils  compromettaient 
leur  popularité  et  leurs  portefeuilles  en  sacrifiant  trop  ouvertement  à  la  Prusse.  Ils 
ont  déclaré,  pour  tranquilliser  l'opinion,  qu'ils  n'avaient  nullement  l'intention  d'en- 
trer avec  armes  et  bagages  dans  la  Confédération  du  Nord,  et  ils  ont  cherché  une 
formule  qui  permît  au  Sud  de  se  grouper  et  de  s'organiser  militairement  pour  consti- 
tuer ensuite,  dans  des  conditions  plus  avantageuses,  le  lien  national  avec  le  Nord, 
prévu  par  le  traité  de  Prague.  Mais  la  Prusse  n'a  aucun  intérêt  à  laisser  le  Midi  sortir 
de  sa  situation  précaire  pour  former  une  union  militaire  distincte  qui  conduirait  fata- 
lement à  une  confédération  des  états  du  Midi,  avec  laquelle  on  aurait  à  compter 
plus  sérieusement  qu'avec  des  gouvernemens  isolés,  divisés.  Les  ministres  actuels 
peuvent  bien  être  personnellement  de  bonne  foi  et  offrir  toute  sécurité  au  cabinet  de 
Berlin;  mais,  au-dessus  d'eux,  se  trouvent  des  cours  jalouses,  et,  derrière  eux,  des 
partis  passionnés,  impatiens  de  secouer  le  joug  et  peu  soucieux  d'exécuter  des  en- 
gagemens  contractés  sous  l'empiie  de  la  nécessité.  » 


LA   FRANCE   ET   LA   PRUSSE   DE   1867    A   1870.  383 

disait  la  reine,  j'ai  peine  à  comprendre  que  les  princes  du  Midi  se 
montrent  si  prévénans  pour  la  France,  tandis  qu'ils  nous  dissimu- 
lent si  peu  leur  mauvais  vouloir.  Soyons  prêts,  ajoutait-elle  ;  que 
l'esprit  allemand  se  réveille  et  que  le  Midi,  malgré  ses  sentimens 
particularistes,  soit  au  jour  des  épreuves  notre  fidèle  auxiliaire.  » 
Être  prêt,  telle  était  en  effet  la  constante  préoccupation  de  la 
cour  de  Prusse  et  de  son  gouvernement.  Il  y  avait  à  peine  quinze 
jours  que  le  roi,  à  son  débotté  au  château  de  Babelsberg,  avait 
télégraphié  à  l'empereur  «  qu'il  ne  saurait  oublier  l'accueil  plus 
qu'aimable  et  amical  dont  il  avait  été  l'objet  à  Paris  pendant  son 
séjour  à  jamais  mémorable,  »  et  déjà,  à  Berlin,  on  était  redevenu 
nerveux.  On  s'était  flatté  que  des  démarches  de  courtoisie  et  des 
protestations  sympathiques  feraient  oublier  à  la  cour  des  Tuileries 
d'amers  déboires,  et  l'on  croyait  s'apercevoir  que  si  l'accueil  fait  au 
roi  avait  été  empreint  d'une  sincère  cordialité,  notre  politique,  en  re- 
vanche, n'avait  rien  sacrifié  de  ses  prétentions.  Aussi  la  crainte  com- 
mençait-elle à  succéder  à  la  sécurité  dans  laquelle  on  s'était  complu. 
On  redevenait  soupçonneux,  on  se  préoccupait  des  plus  petits  sym- 
ptômes pour  les  commenter  et  y  trouver  la  trace  de  nos  arrière-pen- 
sées. Les  esprits  chagrins  allaient  jusqu'à  prétendre  que  l'accueil 
fait  au  prince  royal  à  son  second  voyage  à  Paris  avait  été  marqué  de 
moins  d'abandon  et  de  cordialité  que  le  premier.  On  ne  s'arrêtait  pas 
en  si  bon  chemin,  on  attribuait  le  revirement  dans  nos  dispositions 
aux  difficultés  croissantes  de  notre  situation  intérieure.  On  voyait 
dans  les  attaques  dont  le  gouvernement  était  l'objet  dans  la  presse 
et  au  corps  législatif  le  réveil  irrésistible  de  passions  longtemps 
comprimées,  et  l'on  craignait  que  l'empereur,  malgré  ses  sentimens 
concilians,  ne  fût,  un  jour  ou  l'autre,  forcé  de  recourir  à  un  puis- 
sant dérivatif,  tout  indiqué  dans  une  guerre  contre  la  Prusse.  Les 
correspondances  du  comte  de  Goltz  n'étaient  pas  de  nature  à  atté- 
nuer ces  appréhensions.  Elles  rapportai  'nt  des  propos  inconsidé- 
rés tenus  dans  nos  salons  et  dans  nos  cercles  militaires  ;  elles  di- 
saient que  nos  armemens  se  poursuivaient  sans  relâche  ;  elles 
appelaient  surtout  l'attention  sur  le  développement  inquiétant  et 
mystérieux  de  notre  artillerie.  Il  était  revenu  aussi  à  l'ambassa- 
deur du  roi  que  le  cabinetdes  Tuileries  comptait  reprendre  en  main, 
avec  une  énergie  nouvelle,  la  question  du  Schleswig,  et  que  M.  Bôhic, 
—  voire  même  le  prince  Napoléon  (l), —  serait  envoyé  à  Copenhague 
pour  encourager  la  résistance  que  le  gouvernement  danois  opposait 
à  la  Prusse. 

(1)  «  On  parle  d'une  mission  du  prince  Napoléon  à  Copenhague,  écrivait  le  18  juillet 
la  Gazette  de  l'AUemagne  du  Nord.  De  quelle  nature  est  cette  miasion?  On  ne  le 
dit  pas.  La  presse  danoise  ne  manquera  pas  d'expluiier  cette  nouvelle  pour  éveiller 
des  espérances  qui  resteront  aussi  chimériques  que  celles  dont  on  se  berçait  en  1806.» 


384  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'empereur  attachait,  en  eflet,  une  importance  exceptionnelle 
à  l'article  5  du  traité  de  Prague,  lequel  consacrait  un  principe  qui  lui 
était  cher  :  celui  des  nationalités.  Il  y  voyait  comme  la  confirmation 
du  vœu  qu'il  avait  solennellement  émis  à  la  veille  de  la  guerre,  dans 
son  manifeste  du  il  juin  1866.  Il  avait  à  cœur  aussi  de  venir  en  aide 
au  Danemark  et  de  racheter  par  une  assistance,  malheureusement 
tardive,  les  erreurs  de  sa  politique  qui  avaient  eu  pour  notre  plus  an- 
cien et  plus  fidèle  allié  de  si  funestes  conséquences.  C'était  pour  lui 
un  cas  de  conscience  et  presque  de  remords.  Mais  les  démaîches 
qu'il  prescrivait  à  sa  diplomatie  n'avaient  rien  que  de  légitime  et  de 
pacifique  ;  c'était  par  la  persuasion  et  non  par  une  mise  en  demeure 
qu'il  espérait  amener  le  cabinet  de  Berlin  à  lui  prouver  que,  sur 
cette  question  du  moins,  après  l'oubli  de  tant  de  promesses,  on 
tenait  à  le  satisfaire  et  à  ne  pas  méconnaître  l'autorité  de 
sa  médiation.  Il  se  refusait  à  comprendre  que  le  gouvernement 
prussien  était  inaccessible  à  des  considérations  fondées  sur  les  ser- 
vices rendus,  que  la  reconnaissance  en  politique  était  pour  lui  un 
mot  dénué  de  sens. 

M.  de  Bismarck  ne  contestait  pas  la  validité  de  l'article  5  du  traité 
de  Prague,  mais  l'ayant  subi  sous  îa  pression  de  notre  intervention, 
il  entendait  l'interpréter  à  sa  guise,  dans  la  mesure  la  plus  restreinte. 
Il  trouvait  étrange  que  la  diplomatie  française  intervînt  ostensible- 
ment dans  ses  pourparlers  avec  la  cour  de  Copenhague  après  les 
assurances  qu'il  lui  avait  fournies.  Il  ne  se  l'expliquait  qu'en  nous 
prêtant  l'intention  d'exploiter  la  question  danoise  avec  l'arrière-pen- 
sée  de  nous  assurer  un  prétexte  pour  de  futures  agressions.  Aussi, 
pour  se  mettre  à  l'abri  des  surprises,  le  gouvernement  prussien  in- 
vitait-il ses  agens  diplomatiques  à  surveiller  plus  que  jamais  les 
manifestations  de  notre  politique  et  donnait-il  l'ordre  à  ses  états- 
majors  de  se  tenir  prêts  à  toutes  les  éventualités.  On  croyait  les 
passions  éteintes  après  les  franches  et  cordiales  explications  échan- 
gées à  Paris  entre  les  souverains  et  déjà  elles  se  ravivaient. 

A  Pétersbourg  aussi,  mais  pour  des  motifs  bien  différens,  les 
souvenirs  rapportés  de  France  commençaient  à  s'altérer.  Le  prince 
Gortchakof  était  redevenu  défiant  ;  la  présence  du  sultan  à  Paris 
lui  causait  des  insomnies,  et  lui  inspirait  des  réflexions  sarcastiques. 
Il  reprochait  à  M.  de  Moustier  son  faible  pour  les  Turcs,  déjà  il  le 
Yoyait  converti  à  l'islamisme.  Il  craignait  que  le  chef  des  croyans  ne 
jetât  sur  lui  quelque  charme  magique  et  ne  lui  fît  oublier  les  sermens 
qu'ils  avaient  échangés  dans  un  pro-rûemoria  solennel.  Il  avait  peur 
surtout  que  l'éclatant  accueil  fait  àAbdul-Azis  ne  rehaussât  son  pres- 
tige en  Orient,  au  détriment  de  l'influence  européenne  et  que,  par 
suite,  l'entente  de  la  France  et  de  la  Russie,  si  secourable  aux  chré- 
tiens, ne  perdît  de  son  autorité.  Il  nous  faisait  entendre  qu'il  considé- 


LA    FRANCE    ET   LA    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  385 

Ferait  notre  attitude  vis-à-vis  du  sultan  comme  une  pierre  de  touche 
pour  les  assurances  qu'il  avait  rapportées  de  Paris,  il  se  plaisait  à 
croire  que  nous  ne  négligerions  aucun  effort  pour  déterminer  la 
cession  de  la  Crète  à  la  Grèce.  Il  rappelait  aussi,  pour  nous  don- 
ner à  réfléchir,  qu'il  avait  été,  dès  son  entrée  aux  affaires,  le  pro- 
moteur, l'instigateur  de  l'alliance  si  confiante  qui  avait  uni  les  deux 
empereurs  jusqu'aux  événemens  de  Pologne.  Ses  goûts  politiques, 
disait-il,  n'avaient  pas  varié  et  son  voyage  en  France  n'avait  pu  que 
les  fortifier.  Toutefois,  il  ne  se  dissimulait  pas  que  la  tendance  seule 
d'un  rapprochement  de  la  France  et  de  la  Russie  avait  déjà  causé  des 
ombrages,  éveillé  des  susceptibilités,  et  que  des  influences  jalouses 
chercheraient  vraisemblablement  à  troubler  l'accord  qu'il  avait  su 
amener  péniblement  par  l'entrevue  des  deux  empereurs.  «  Il  serait 
donc  à  désirer,  ajoutait-il,  pour  nous  stimuler,  qu'il  ne  puisse  rester 
dans  l'âme  de  l'un  et  de  l'autre  des  souverains  aucun  doute  sur  le 
désir  de  traduire  en  faits  les  paroles  amicales  qu'ils  ont  échangées.  » 

M.  de  Moustier  s'étonnait  à  bon  droit  des  défiances  que  la  pré- 
sence du  sultan  en  France  et  les  honneurs  qu'on  lui  témoignait 
inspiraient  à  la  cour  de  Russie.  Il  avait  pensé  qu'à  Pétersbourg  on 
serait  frappé  comme  à  Paris  du  progrès  que  révélait  dans  le  monde 
oriental  un  acte  aussi  considérable  et  aussi  nouveau  que  le  voyage 
en  Europe  du  chef  de  l'islamisme.  «  Je  n'y  ai  rien  vu  quant  à  moi, 
disait-il  au  baron  de  Budberg,  qu'une  occasion  inespérée  de  faire 
prévaloir  avec  plus  d'autorité  et  de  succès  les  pensées  de  rénova- 
tion qui  sont  le  but  de  notre  commune  politique.  » 

Le  prince  Gortchakof  avait  du  goût  pour  M.  de  Moustier,  il  ap- 
j)réciait  la  distinction  de  ses  manières,  sa  nature  loyale,  son  esprit 
net  et  rapide  :  il  passa  du  doute  à  la  confiance.  «  Les  Turcs,  disait-il, 
entièrement  tranquillisé,  s'étaient  bercés  d'espérances,  ils  ont  dû 
en  rabattre  en  face  de  notre  entente  résolue  et  persistante.  Vous 
leur  avez  tenu  un  langage  excellent;  ils  ont  dû  se  convaincre  que  la 
Russie  ne  veut  ni  la  destruction  de  leur  empire,  ni  aucun  agran- 
dissement de  territoire.  J'espère  qu'ils  secoueront  leur  torpeur, 
qu'ils  reconnaîtront  que  le  moment  de  passer  à  l'action  est  venu  et 
que  nos  efforts  pour  calmer  et  retenir  les  populations  chrétiennes 
seraient  insuffisans  si  nous  n'arrivions  pas  à  leur  offrir  la  cession 
de  la  Crète  comme  un  gage  de  l'intérêt  que  l'Europe  porte  à  ses 
coreligionnaires  d'Orient.  » 

Le  vice-chancelier  nous  avait  promis  de  faire  entendre  les  con- 
seils de  la  sagesse  à  Berlin  en  échange  du  concours  que  nous  lui 
prêtions  sur  le  Bosphore.  M.  de  Moustier  lui  rappela  que  si  la 
Russie  était  préoccupée  de  l'Orient,  la  France  ne  l'était  pas  moins 
de  l'Occident  et  que  s'il  existait  une  question  de  Crète,  les  conquêtes 

TOME  Lxxni.  —  1886.  25 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  Prusse  avaient  soulevé  une  question  danoise,  tout  aussi  digne 
d'éveiller  la  sollicitude  du  cabinet  de  Pétersbourg.  Il  s'efforça  de 
lui  faire  comprendre  qu'une  démarche  pressante  de  sa  part  auprès 
du  comte  de  Bismarck,  qui  l'écoutait  si  volontiers,  ne  manquerait 
pas  de  l'impressionner  et  qu'il  rendrait  ainsi  à  la  paix,  et  à  la  France 
en  particulier,  un  signalé  service. 

Le  prince  Gortchakof  ne  se  fit  pas  prier  ;  il  adressa  une  dépêche 
officielle  au  gouvernement  prussien  et  écrivit  une  lettre  particu- 
lière à  M.  de  Bismarck,  qui  se  trouvait  alors  à  Varzin  (1).  Il  interve- 
nait volontiers  entre  Paris  et  Berlin  ;  il  lui  plaisait  de  recevoir  les 
confidences  de  deux  cours  rivales  et  de  leur  donner  des  conseils. 
Le  rôle  de  conciliateur  lui  offrait  plus  d'un  avantage,  flattait  son 
amour-propre  et  lui  permettait  de  régler  le  jeu  de  sa  politique. 

«  Je  tâcherai  d'être  bref,  mon  cher  comte,  écrivait-il  au  solitaire 
de  Varzin  dans  un  langage  qui  n'était  pas  exempt  d'emphase,  pour 
ne  pas  introduire  dans  votre  retraite  agreste  un  élément  qui  en 
troublerait  la  quiétude.  Toutefois,  ayant  aperçu  un  écueil  dans  les 
eaux  où  nous  naviguons  en  commun,  je  ne  peux  pas  me  dispenser 
de  le  signaler  au  pilote  habile  qui  en  a  tourné  tant  d'autres. 

«  J'aime  à  croire  que, comme  moi,  vous  avez  emporté  de  Paris  l'im- 
pression que  l'empereur  Napoléon  désire  sincèrement  la  paix,  mais 
qu'il  reconnaît  les  difficultés  de  la  maintenir  durablement  au  milieu 
des  passions  qui  s'agitent  autour  de  lui  et  qu'il  compte  sur  votre 
concours  pour  lui  faciliter  la  tâche. 

a  Nous  avons  épuisé  ce  thème  jusqu'à  satiété.  Vous  vous  rappelez 
que  d'autres  questions  vous  ont  été  signalées  comme  celles  que  les 
esprits  ardens  pourraient  exploiter  pour  surexciter  les  passions  :  la 
question  d'Allemagne  et  celle  du  Schleswig. 

«  Quant  à  la  première,  la  lettre  que  j'ai  adressée  d'ordre  de  l'em- 
pereur à  Budberg,  le  28  juin,  et  dont  la  copie  est  entre  vos  mains, 
vous  aura  rendu  compte  de  nos  efforts  pour  rassurer  la  cour  des 
Tuileries.  Ils  n'auront  pas  été  infructueux,  je  l'espère. 

«  Mais  la  question  danoise  reste  en  souffrance  et  je  ne  vois  pas 
d'issue  dans  la  voie  où  l'on  est  entré.  Je  suis  convaincu  de  l'équité 
et  même  de  la  générosité  des  sentimens  du  roi  Guillaume.  Je  suis 
également  pénétré  de  la  hauteur  de  vos  vues,  de  l'élévation  d'une 
pensée  qui  n'embrasse  que  de  vastes  horizons  et  du  jugement  su- 
périeur d'un  homme  d'état  qui  ne  confond  pas  les  petits  intérêts 
avec  les  grands.  Sous  ce  dernier  rapport  il  n'y  en  a  pas  qui  aient  aux 


(1)  Papiers  de  M.  de  Moustier.  —  Le  prince  Gortchakof  fit  remettre  à  M.  de  Mous- 
tier,  par  le  baron  de  Budberg,  une  copie  de  sa  lettre  au  comte  de  Bismarck  pour  lui 
administrer  une  preuve  manifeste  de  son  désir  de  nous  être  utile. 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        387 

yeux  de  mon  auguste  maître  plus  de  valeur  que  ceux  de  la  conser- 
vation de  la  paix. 

«  Et  certes,  cette  appréciation  de  Sa  Majesté  est  désintéressée,  au 
plus  haut  degré,  car  la  Russie  n'a  rien  à  redouter  d'un  conflit  entre 
vous  et  la  France  ;  bien  des  gens  croient  même  qu'elle  pourrait  en 
tirer  de  l'avantage. 

«  Si  je  suis  bien  informé,  la  cour  des  Tuileries  s'est  abstenue  jus- 
qu'à présent  de  toute  insistance  prématurée  auprès  de  vous  sur  la 
question  du  Schleswig,  pour  ne  pas  blesser  vos  susceptibilités  par 
une  pression.  Mais  je  sais  que  l'empereur  Napoléon  en  est  sérieuse- 
ment préoccupé,  surtout  en  vue  de  l'influence  que  la  solution  est 
appelée  à  exercer  sur  ses  rapports  avec  la  Prusse.  Il  désire  que  ces 
rapports  conservent  le  caractère  d'une  bonne  intelligence,  mais  il 
craint  que  si  le  statu  quo  d'incertitude  actuelle  se  prolongeait,  une 
surexcitation  de  l'opinion  en  France  ne  le  mette  dans  un  cruel  em- 
barras. Il  nous  l'a  franchement  confessé. 

«  Il  nous  semble  qu'il  serait  grandement  temps  de  venir  à  son  se- 
cours pour  l'aider  à  accomplir  la  noble  tâche  d'une  paix  durable. 

«  Vous  n'ignorez  pas  nos  sympathies  pour  le  Danemark,  rfiais 
nous  désirons  nous  tenir  à  l'écart  de  toute  immixtion  qui  aurait 
l'apparence  d'une  intervention  dans  une  question  qui  devrait  être 
résolue  à  l'amiable  par  les  partis  intéressés.  Mieux  que  personne, 
vous  pourrez  trouver  une  solution  acceptable. 

«  Laissez-moi  finir  en  disant  que  lorsque  vous  paraîtrez  personnel- 
lement sur  la  scène,  alors  je  serai  convaincu  que  de  bonnes  choses 
sont  en  train  de  s'accomplir.  » 

Il  était  difficile  de  mettre  plus  de  bonne  grâce  et  plus  de  chaleur 
à  nous  satisfaire.  Le  prince  Gortchakof  payait  comptant,  mais  sa 
monnaie  n'était  pas  sans  alliage.  Tout  en  se  constituant  notre  avocat, 
il  aj)prenait  à  M.  de  Bismarck  qu'il  n'avait  rien  à  redouter  de  la 
Russie,  qu'elle  était  décidée  à  ne  pas  entrer  personnellement  dans 
le  débat.  Il  insinuait  aussi,  par  une  phrase  équivoque  dont  le  sens 
ne  pouvait  échapper,  que,  si  un  conflit  devait  éclater,  «  la  Russie, 
au  dire  de  bien  des  gens,  ne  pourrait  qu'y  trouver  de  l'avantage.  » 
Sa  politique  était  celle  de  la  main  libre  et  du  plus  oITrant. 

M.  de  Bismarck  n'avait  pas  eu  le  dernier  mot  dans  l'aflaire  du 
Luxembourg;  ses  adversaires  ne  cessaient  de  lui  rappeler  que 
l'Allemagne,  vaincue  sans  combattre,  avait  été  contrainte  à  reculer 
sinon  ses  frontières,  du  moins  sa  ligne  de  défense.  Il  comptait  bien 
un  jour  ou  l'autre  prendre  sa  revanche  et  confondre  ses  détrac- 
teurs. Le  roi  venait  de  lui  conférer  le  titre  de  chancelier  de  la  Con- 
fédération du  Nord  avec  de  larges  attributions  (1).  Il  allait  tout  ab- 

0)  Il  fut  nommé  le  18  juillet  1867. 


388  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sorber  en  ses  mains,  devenir  le  grand  ressort  et  le  balancier  de  la 
machine  compliquée  qu'il  avait  imaginée,  dont  il  avait  le  secret  et 
qui  se  serait  détraquée  s'il  n'avait  été  là  pour  la  surveiller  et  la  faire 
aller  (1).  Il  n'attendait  qu'une  occasion  pour  affirmer  sa  toute-puis- 
sance et  prouver  à  l'Allemagne  que  les  intérêts  de  sa  dignité  et  de 
sa  grandeur  étaient  désormais  en  mains  sûres.  M.  de  Moustier,  dont 
le  jeu  serré  l'avait  déconcerté  au  mois  d'avril,  devait  lui  fournir 
le  prétexte  de  parler  haut  et  de  nous  faire  subir  une  défaite  diplo- 
matique. 

Les  négociations  entre  Berlin  et  Copenhague  traînaient  ;  elles  pa- 
raissaient sans  issue.  La  Prusse  réclamait  pour  les  populations  alle- 
mandes des  districts  du  Schleswig  septentrional,  qu'elle  se  mon- 
trait disposée  à  rétrocéder,  des  garanties  qui  lui  eussent  constitué 
un  véritable  droit  d'ingérence  dans  les  affaires  intérieures  de  la 
monarchie  danoise.  Au  lieu  de  s'en  remettre  aux  lois  du  pays,  qui 
étaient  fort  libérales,  pour  la  protection  de  ses  nationaux,  elle  ré- 
clamait des  clauses  spéciales,  leur  assurant  la  liberté  de  leur  langue, 
de  leur  culte  et  le  droit  de  réunion.  Les  exigences  émises  en  1853 
à  Gonstantinople  par  le  prince  Menchikof  n'étaient  rien  auprès  des 
prétentions  qu'inspirait  au  cabinet  de  Berlin  l'amour  de  la  nationa- 
lité allemande.  M.  de  Bismarck  déclarait,  en  outre,  que  le  roi  ne 
consentirait  jamais  à  rendre  ni  Duppel  ni  l'île  d'Alsen,  qu'il  consi- 
dérait comme  le  prix  du  sang  versé  par  son  armée. 

L'empereur  attendait  une  solution  avec  impatience  ;  il  avait  foi 
dans  les  assurances  qu'il  avait  recueillies,  aux  Tuileries,  de  la 
bouche  de  M.  de  Bismarck  ;  il  s'en  prenait  aux  lenteurs  de  sa  di- 
plomatie. M.  de  Moustier  dut  rappeler  au  gouvernement  prussien 
les  engagemens  moraux  qu'il  avait  contractés  avec  nous.  Il  était 
convaincu  que  le  chancelier  ne  resterait  pas  insensible  au 
plaidoyer  que  le  prince  Gortchakof  avait  soumis  «  à  ses  mé- 
ditations agrestes  »  et  ferait  de  son  mieux  pour  nous  satisfaire.  Il 
jugea  donc  opportun  de  s'expliquer  avec  lui  sur  la  note  peu  conci- 
liante, adressée  au  cabinet  de  Copenhague.  «  Si  la  rétrocession,  di- 
sait-il, était  un  acte  de  pure  libéralité,   la  Prusse  aurait  le  droit 


(1)  «  Le  chancelier,  qui  tient  si  peu  de  place  dans  la  constitution,  en  tient  beau- 
coup dans  la  Confédération  du  Nord;  il  en  est  l'âme,  la  cheville  ouvrière;  tout  passe 
par  ses  mains  et  tout  y  revient;  c'est  par  lui  que  tous  les  rouages  de  la  machine  s'en- 
grènent; il  préside,  il  dirige,  il  parle,  il  agit,  il  propose  et  il  dispose.  11  y  a  dans  sa 
situation  quelque  chose  d'indéfinissable,  de  savantes  obscurités,  de  mystérieuses  com- 
plications. Il  répond  de  la  politique  étrangère,  des  finances,  de  l'administration  mili- 
taire et  des  affaires  intérieures;  en  réalité,  il  ne  répond  de  rien  parce  qu'il  répond  de 
tout,  il  n'est  responsable  qu'envers  son  roi,  auquel  il  a  donné  cinq  provinces.  La  con- 
stitution aurait  dû  stipuler  que  le  chancelier  fédéral  est  tenu  d'Otre  un  homme  uni- 
versel, un  génie.  »  (M.  Victor  Cherbuliez,  VAlUmagne  nouvelle.) 


LA  FRANCE  ET   LA   PKUSSE  DE  1867  A  1870.        389 

d'y  mettre  telle  condition  qui  lui  plairait,  mais  elle  reconnaît  que 
l'obligation  de  rétrocéder  dérive  d'un  article  du  traité  de  Prague  ; 
or  l'article  5  ne  stipule  aucune  réserve.  Les  conséquences  de  la 
demande  du  cabinet  de  Berlin  seraient  de  créer,  dans  les  districts 
rétrocédés,  des  communautés  allemandes,  spécialement  protégées 
par  la  Prusse  et  de  lui  conférer  un  droit  régalien  d'intervenir  dans 
les  affaires  intérieures  du  Danemark.  M.  de  Bismarck  sait,  ajou- 
tait la  dépêche,  de  quels  sentimens  de  conciliation  nous  nous 
sommes  toujours  montrés  animés  ;  il  ne  saurait  donc  se  méprendre 
sur  le  caractère  de  nos  observations.  » 

Notre  ministre  des  affaires  étrangères  transmettait  ces  instruc- 
tions à  M.  Lefèvre  de  Béhaine,  un  agent  expérimenté,  plus  enclin 
à  la  conciliation  qu'aux  témérités;  il  était  certain  qu'elles  seraient 
interprétées  avec  tact. 

Rien  n'autorisait  donc  à  prévoir  qu'une  démarche  faite  avec  me- 
sure par  un  diplomate  de  carrière,  d'une  prudence  calculée,  serait 
mal  interprétée  et  que  ses  paroles  et  ses  actes  seraient  travestis 
pour  servir  de  thème  à  des  attaques  passionnées  contre  la  France. 

A  peine  M.  Lefèvre  de  Béhaine  eut-il  manifesté  l'intention  de 
présenter  quelques  observations  au  sujet  des  communications  faites 
au  cabinet  de  Copenhague  que  M.  de  Thile,  en  proie  à  une  vive 
émotion,  réelle  ou  feinte,  lui  dit  en  l'interrompant  :  a  Ceci  est 
grave  ;  il  ne  m'est  pas  permis  de  vous  écouter  avant  d'avoir  pris 
les  ordres  du  roi.  » 

Notre  chargé  d'affaires  revit  le  sous-secrétaire  d'état  le  lende- 
main. M.  de  Thile  paraissait  remis  de  son  émotion,  il  était  l'esclave 
de  ses  consignes  ;  il  se  montra  cette  fois  disposé  à  écouter  avec  sé- 
rénité les  observations  que  les  affaires  du  Schleswig  suggéraient  au 
gouvernement  de  l'empereur,  mais  il  se  borna  au  rôle  d'auditeur 
attentif.  M.  Lefèvre  de  Béhaine,  pour  mieux  le  convaincre  de  nos 
sentimens,  ne  crut  pas  se  départir  de  ses  instructions  en  lui  lais- 
sant lire  sa  dépêche.  M.  de  Thile  prit  des  notes,  il  ne  discuta  pas, 
il  ne  contesta  pas  les  engagemens  moraux  de  la  Prusse,  mais  il  posa 
sèchement,  comme  un  fait,  sans  le  commenter,  que  le  traité  de 
Prague  avait  été  conclu  entre  la  Prusse  et  l'Autriche. 

Au  sortir  de  l'entretien,  le  sous-secrétaire  d'état  s'empressa  de 
demander  au  ministre  de  Danemark  si  le  chargé  d'affaires  de 
France  lui  avait  parlé  de  sa  démarche,  sans  doute  pour  s'assurer, 
s'il  y  avait  connivence  entre  les  deux  gouvernemens.  «  La  commu- 
nication qu'il  vient  de  me  faire  est  d'une  extrême  gravité,  lui  dit- 
il,  elle  est  de  nature  à  frapper  vivement  l'esprit  du  comte  de  Bis- 
marck ;  tout  ce  qui  aurait  l'air  d'une  menace,  ne  l'oubliez  pas,  le 
poussera  aux  déterminations  les  plus  contraires  aux  intérêts  du 
Danemark.  » 


â90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  lendemain,  les  journaux  allemands  parlaient  en  termes  acerbes 
d'ingérence  étrangère  ;  ils  affirmaient  que  la  France  s'était  permis 
de  passer  une  note  au  cabinet  de  Berlin  au  sujet  du  Schleswig,  qu'elle 
se  mêlait  de  ce  qui  ne  la  regardait  pas,  et  qu'on  ne  lui  permettrait 
pas  d'invoquer  un  traité  qu'elle  n'avait  pas  signé. 

On  répétait  sans  cesse  que  le  gouvernement  prussien  avait  le 
désir  le  plus  sincère  d'entretenir  avec  le  gouvernement  de  l'empe- 
reur les  rapports  les  plus  confians,  et  cependant,  il  suffisait  de 
l'appréciation  la  plus  modérée  de  notre  part  sur  des  questions  qui 
nous  touchaient  de  près  pour  qu'aussitôt  les  susceptibilités  prus- 
siennes s'affirmassent  avec  violence  et  que  la  presse  officieuse 
surexcitât  le  sentiment  national.  Il  semblait  qu'on  voulût  appliquer 
dans  le  centre  de  l'Europe  la  doctrine  de  Monroe  et  faire  de  l'Alle- 
magne une  espèce  d'arche  sainte,  placée  en  dehors  de  tout  contrôle. 
Cette  manière  de  procéder  était  pleine  de  dangers,  elle  avait  l'in- 
convénient d'ébranler  à  chaque  instant  la  confiance  publique.  Les 
esprits  modérés  en  Prusse  le  déploraient  vivement,  ils  craignaient 
que,  malgré  les  intentions  conciliantes  qui  se  manifestaient  à  la 
cour,  M.  de  Bismarck,  dont  ils  redoutaient  les  emportemens,  ne 
finît,  avec  de  tels  procédés,  par  lasser  notre  patience.  Il  pouvait 
lui  convenir  de  tenir  le  patriotisme  germanique  sans  cesse  en  ha- 
leine au  profit  de  sa  popularité  et  de  ses  exigences  intérieures, 
mais  cette  manière  d'agir,  peu  régulière,  n'était  pas  de  nature  à 
faciliter  les  rapports  internationaux. 

M.  de  Moustier  ne  s'expHquait  pas  les  violences  de  la  presse 
allemande  et  l'inquiétude  que  sa  démarche  si  mesurée  provoquait 
soudainement  en  Europe. 

((  Les  journaux,  télégraphiait-il  à  notre  chargé  d'affaires,  insis- 
tent sur  la  remise  d'une  note  française  au  sujet  du  Schleswig. 
Comme  vous  n'avez  donné  lecture  d'aucune  note  sur  cette  question 
ni  sur  aucune  autre,  je  regrette  que  le  gouvernement  prussien  n'ait 
pas  tenu  à  éclairer  ses  journaux  qui  affirment  des  faits  aussi  maté- 
tériellement  faux  et  qui  pourraient  donner  au  public  les  notions  les 
plus  erronées  sur  nos  rapports  avec  la  cour  de  Berlin.  Je  vous 
prie  de  ne  rien  négliger  pour  que  ces  assertions  soient  démenties.  » 
M.  Lefèvre  de  Béhaine  interpella  M.  de  Thile  sur  l'étrange  inter- 
prétation que  la  presse  prussienne  donnait  à  sa  communication. 
«  Il  n'y  a  pas  eu  de  note  passée,  je  le  reconnais,  lui  répondit  le 
sous-secrétaire  d'état,  mais  vous  m'avez  donné  à  lire  la  dépêche. 
—  C'est  vrai,  répliqua  notre  chargé  d'affaires,  je  vous  en  ai  laissé 
prendre  connaissance  à  titre  confidentiel,  pour  vous  permettre 
d'être  mieux  à  même  d'apprécier  l'esprit  conciliant  qui  nous  inspire, 
mais  je  ne  vous  en  ai  pas  donné  lecture  officielle  et  j'ai  eu  bien  soin 
de  l'établir.  » 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        391 

M.  de  Thile  avait  l'entendement  capricieux  et  l'ouïe  intermit- 
tente ;  il  prétendit  n'avoir  gardé  aucun  souvenir  de  cette  réserve. 
L'attitude  de  notre  chargé  d'affaires  ne  pouvait  cependant  laisser 
aucun  doute  sur  la  nature  amicale  de  nos  observations  verbales,  et 
sur  l'absence  absolue  de  tout  ce  qui  dans  le  langage  diplomatique 
s'appelle  une  communication  officielle.  Ce  n'est  point  en  faire  une 
que  de  laisser  jeter  confidentiellement  les  yeux  sur  des  instructions 
confidentielles  et  un  homme  de  l'importance  de  M.  de  Thile  ne 
pouvait  s'y  tromper.  De  pareilles  méprises  étaient  de  nature  à  rendre 
bien  difficiles  avec  le  cabinet  de  Berlin  des  rapports  qui  doivent 
reposer  avant  tout  sur  une  confiance  mutuelle  et  sur  des  usages 
établis.  «  Surtout,  tâchez  de  vous  procurer  quelque  chose  d'écrit,  » 
disait  Frédéric  II  à  Podewils.  A  défaut  de  pièces  écrites,  le  gouver- 
nement prussien  donnait  à  des  communications  officieuses,  faites 
sous  le  manteau  de  la  cheminée,  le  caractère  de  notifications  offi- 
cielles. II  faisait  faire  à  la  France,  malgré  elle,  une  communication 
qu'elle  n'avait  pas  faite  et  qu'elle  n'avait  pas  voulu  faire. 

La  diplomatie  russe  restait  spectatrice  impassible  de  cet  étrange 
incident.  Elle  aurait  pu  cependant,  sans  trop  se  compromettre,  inter- 
venir dans  le  débat  et  prier  le  chancelier  fédéral  de  faire  cesser 
une  équivoque  qui  mettait  derechef  l'Europe  en  émoi.  Mais  le  mi- 
nistre de  Russie  à  Berlin  penchait  plutôt  du  côté  de  la  Prusse.  Il  se 
demandait  s'il  était  sage  de  soulever  une  question  qui  pouvait  con- 
duire à  la  guerre.  «  C'est  sur  l'Eider,  disait-il  philosophiquement, 
que  M.  de  Bismarck  est  venu  pour  la  première  fois  affirmer  la  poli- 
tique aventureuse  qu'il  a  fait  triompher  ;  c'est  sur  l'Eider  que  pour- 
rait se  décider  cette  fois  la  question  s'il  passera  ou  ne  passera  pas 
le  Main.  » 

Il  est  vrai  qu'à  Pétersbourg,  dans  ses  épanchemens  avec  notre 
ambassadeur,  le  prince  Gortchakof  inclinait  plutôt  de  notre  côté. 
Il  se  posait  en  juge  du  camp.  Il  était  d'avis  que  le  droit  de  la  France 
n'était  pas  douteux,  que  la  négociation  de  Nikolsbourg  s'était  passée 
sous  les  yeux  de  notre  ambassadeur,  et  qu'on  n'avait  inséré  l'ar- 
ticle 5  dans  le  traité  de  Prague  que  pour  être  personnellement 
agréable  à  l'empereur  Napoléon.  Il  s'étonnait,  en  ravivant  l'amer- 
tume de  nos  regrets,  qu'à  Berlin  on  pût  oublier  si  vite  les  ser- 
vices que  nous  avions  rendus  à  la  Prusse,  en  1866,  en  lui  permet- 
tant de  dégarnir  les  provinces  rhénanes  et  de  jeter  toutes  ses  forces 
en  Bohême.  Il  voyait  avec  regret  germer  une  nouvelle  semence  de 
division  entre  la  France  et  la  Prusse.  Les  violons  écarts  auxquels 
se  laissait  aller  la  presse  des  deux  pays  lui  inspiraient  de  vives  in- 
quiétudes. Il  avait  déjà  fait  entendre  de  sages  avis  au  comte  de  Bis- 
marck, il  lui  avait  conseillé  de  se  montrer  moins  nerveux  et  d'en- 


392  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

trer  plutôt  dans  une  voie  systématique  de  bons  procédés  à  notre 
égard.  Mais  il  craignait  qu'une  nouvelle  pression  ne  produisît  un  ré- 
sultat tout  contraire. 

Plus,  en  effet,  on  s'expliquait,  plus  on  multipliait  les  efforts  de 
conciliation  et  plus  se  faisait  jour  l'antagonisme  sorti  des  événe- 
mens  de  1866.  Le  moindre  incident  suffisait  pour  faire  renaître 
les  anxiétés,  car  il  révélait  un  état  aigu  qui  semblait  ne  plus 
laisser  de  place  à  aucune  transaction.  A  Paris,  on  s'endormait  vo- 
lontiers dans  une  trompeuse  tranquillité  dès  que  les  points  noirs 
s'atténuaient;  mais,  en  Prusse,  on  ne  perdait  pas  de  vue  un  seul 
instant  la  réalité  des  choses.  L'éventualité  d'une  guerre  avec  la 
France  s'imposait  à  toute  heure  aux  préoccupations  de  la  cour  de 
Berlin. 

Au  moment  oii  notre  diplomatie  interrogeait  le  gouvernement 
prussien  sur  ses  intentions  au  sujet  de  l'article  5  du  traité  de  Prague, 
le  roi  Guillaume  se  trouvait  à  Ems.  Il  avait  l'habitude,  lorsqu'il  s'éloi- 
gnait de  sa  capitale,  d'emmener  avec  lui  une  partie  de  son  cabinet 
politique  et  de  son  cabinet  militaire.  Il  tenait  aussi  à  s'entretenir, 
dans  les  stations  thermales,  durant  les  séjours  qu'il  faisait  si  volon- 
tiers, avec  ses  représentans  à  l'élranger.  C'est  en  causant  avec  eux 
et  en  les  mettant  à  leur  aise  qu'il  cherchait  à  se  renseigner,  mieux 
encore  que  par  leurs  dépêches,  sur  l'opinion  des  pays  où  ils  rési- 
daient et  sur  les  sentimens  des  cours  auprès  desquelles  ils  étaient 
accrédités.  C'était,  chez  lui,  un  précepte  d'état  de  se  consacrer  en 
quelque  sorte  exclusivement,  sans  permettre  à  son  activité  de 
s'éparpiller,  aux  soins  de  l'organisation  de  son  armée  et  de  sa  poli- 
tique extérieure.  —  Ora  et  labora  était  sa  devise. 

Parmi  les  diplomates  accourus  dans  la  vallée  de  la  Lahn  se  trou- 
vait le  comte  de  Bernstorff,  ambassadeur  de  Prusse  à  Londres.  Le 
roi  tenait  à  être  exactement  renseigné  sur  les  dispositions  de  l'An- 
gleterre en  prévision  d'une  conflagration  générale,  qu'on  était  loin 
de  souhaiter,  mais  qu'on  semblait  toujours  considérer  comme  iné- 
vitable, sinon  comme  imminente. 

Voici  ce  qu'on  écrivait  d'Allemagne  sur  les  inquiétudes  qui  se 
manifestaient  alors  à  la  cour  de  Prusse  :  «  Vous  voudrez  bien  me 
permettre  de  vous  résumer  les  considérations  que  l'ambassadeur 
du  roi  à  Londres  a  émises,  à  son  retour  d'Ems,  dans  des  entretiens 
dénués  de  tout  caractère  officiel.  M.  de  Bernstorff  aurait  protesté 
contre  les  arrière-pensées  belliqueuses  que  l'on  prête  si  volontiers 
à  son  gouvernement.  «Pourquoi  la  Prusse,  aurait-il  dit,  poursuivrait- 
elle  la  guerre  ?N'a-t-elle  pas  à  s'assimiler  ses  conquêtes,  à  se  préoc- 
cuper de  son  développement  intérieur,  et  serait-il  sage  de  risquer 
les  avantages  que  lui  ont  valus  la  dernière  guerre?  Ses  intérêts 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        393 

économiques  et  militaires  sont  aujourd'hui  amplement  satisfaits,  elle 
peut  s'en  remettre  au  temps  pour  achever  sa  tâche.  Elle  a  donné, 
d'ailleurs,  et  donne  chaque  jour,  des  preuves  non  équivoques  de 
sa  modération.  Ne  résiste-t-elle  pas  aux  instances  des  états  du 
Midi,  qui  voudraient  forcer  la  barrière  du  Mein  et  entrer  dans  la 
confédération  du  Nord?  Le  voyage  du  roi  et  de  la  reine  à  Paris, 
l'initiative  prise  par  le  cabinet  de  Berlin  à  Copenhague,  et  l'appui 
qu'il  prête  à  la  France  en  Orient ,  ne  sont-ils  pas  autant  de  gages 
de  sa  sincérité  ?  Mais  ce  qu'elle  ne  saurait  admettre,  c'est  d'être  le 
bouc  émissaire  des  fautes  d'autrui.  Si  le  gouvernement  français, 
l'an  dernier,  a  été  mal  inspiré  dans  sa  politique  extérieure ,  mal 
servi  par  sa  diplomatie,  et  s'il  en  est  résulté  des  difficultés  pour 
ses  affaires  intérieures,  dont  la  Prusse  est  loin  de  méconnaître  la 
gravité,  est-il  permis  de  l'en  rendre  responsable? 

«  Le  gouvernement  prussien  n'en  est  pas  moins  disposé  à  faire  à  la 
paix  toutes  les  concessions  compatibles  avec  sa  dignité.  Reste  à  sa- 
voir si  elles  seraient  suffisantes  pour  réconcilier  la  France  avec  les 
transformations  sorties  des  événemens  de  1866  et  pour  la  rassurer 
sur  notre  action  en  Allemagne.  Il  est,  d'ailleurs,  des  exigences  aux- 
quelles nous  ne  saurions  satisfaire.  Le  roi  peut-il  céder  Diippel  et 
Alsen,  que  ses  troupes  ont  conquises  après  des  luttes  sanglantes? 
Et  cependant,  c'est  sur  la  question  du  Schleswig ,  depuis  que  la 
Belgique  et  le  Luxembourg  sont  hors  de  cause,  que  la  France  pa- 
raît vouloir,  en  encourageant  à  Copenhague  des  prétentions  exces- 
sives, engager  la  lutte.  Les  stratégistes  français  en  sont  déjà  à  parler 
d'une  campagne  d'hiver...  Ce  sont  là  de  tristes  perspectives. 

«  La  Prusse  ne  provoquera  certes  pas  la  guerre,  elle  la  su- 
bira à  son  corps  défendant,  mais  elle  la  fera  résolument,  et  l'on 
peut  être  certain  qu'elle  ne  la  prendra  pas  au  dépourvu,  ni  di- 
plomatiquement, ni  militairement.  Ses  mesures  sont  prises.  Elle 
peut  compter  sur  la  neutralité  de  l'Angleterre  et  peut-être  même 
sur  son  intervention  en  cas  de  revers;  la  Russie  est  son  alliée  na- 
turelle, et  le  voyage  de  l'empereur  Alexandre  à  Paris,  marqué  de 
tant  d'incidens  fâcheux,  n'a  fait  que  resserrer  d'une  manière  plus 
étroite  la  politique  des  deux  gouvernemens.  L'Autriche,  sous  la 
direction  remuante  de  M.  de  Beust,  ne  demanderait  pas  mieux 
que  de  prendre  une  revanche,  mais  la  Russie  sera  là,  à  l'heure 
voulue,  pour  tempérer  ses  velléités  belliqueuses.  La  révolution 
est  une  force  de  nos  jours,  et  nous  n'hésiterions  pas  à  la  retourner 
contre  l'Autriche  si  elle  s'alliait  à  la  France.  Le  terrain  est  tout  pré- 
paré. La  dépêche  de  M.  de  Werther  sur  le  couronnement  de  l'em- 
pereur François-Joseph  n'est  rien  moins  qu'apocryphe  ;  elle  est  un 
avertissement.  Qui  nous  empêcherait  de  nous  ménager  des  intelli- 


394  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

gences  dans  les  régimens  tchèques  et,  s'il  le  fallait,  de  proclamer  la 
république  en  Hongrie?  Qui  veut  la  fin  veut  les  moyens.  Nous  pacti- 
serions avec  la  révolution  partout  où  il  le  faudrait,  en  France  aussi 
bien  qu'en  Italie,  et  Garibaldi  saurait  bien  arrêter  Rattazzi  si,  comme 
on  se  l'imagine  à  Paris,  le  gouvernement  italien,  contrairement  aux 
assurances  qu'il  nous  a  données,  devait  réunir  un  corps  d'armée  sur 
les  frontières  de  la  Bavière  ou  relayer  les  garnisons  françaises  en  Al- 
gérie. 

«  Quant  à  l'armée  prussienne,  elle  fera,  comme  toujours,  brave- 
ment son  devoir,  et  les  contingens  du  Midi  combattront  vaillamment  à 
ses  côté?,  alors  même  que  certains  gouvernemens  seraient  disposés  à 
trahir  la  cause  allemande.  La  partie  sera  rude,  nous  n'en  disconve- 
nons pas.  Nos  généraux  connaissent  les  brillantes  qualités  de  l'armée 
française,  mais  ils  connaissent  aussi  ses  défectuosités.  Le  soin  con- 
stant des  états-majors  prussiens  a  été  de  les  étudier  et  de  les  si- 
gnaler aux  troupes  ;  ils  sauront,  sur  les  champs  de  bataille,  les  faire 
tourner  à  notre  avantage. 

«  Gela  n'empêche,  aurait  dit  le  comte  de  Bernstorff  à  la  per- 
sonne qui  m'a  répété  ses  paroles,  que  la  Prusse,  malgré  sa  con- 
fiance absolue  dans  l'invincibilité  de  son  armée,  fera  à  la  paix  du 
monde  tous  les  sacrifices  qui  ne  seraient  pas  incompatibles  avec 
son  honneur  et  sa  dignité.  » 

Ces  réflexions,  émises  avec  abandon  dans  des  conversations  fa- 
milières, reflétaient  fidèlement  les  idées  dont  s'inspirait  la  cour  de 
Prusse.  Elles  montraient  que  sa  diplomatie  avait  une  notion  claire, 
précise  de  la  situation,  que  ses  calculs  reposaient  sur  des  données 
certaines,  qu'elle  avait  le  sentiment  de  sa  force  et  la  connais- 
sance de  notre  faiblesse,  et  que,  soutenue  par  les  passions  natio- 
nales, elle  marchait  résolument,  pas  à  pas,  vers  le  but  qu'elle 
s'était  tracé.  Elle  ne  désirait  pas  la  guerre  assurément,  mais  elle  ne 
faisait  aucune  concession  pour  l'éviter.  Le  roi  et  son  ministre  étaient 
insensibles  aux  inquiétudes  que  des  crises,  sans  cesse  renouve- 
lées, provoquaient  en  Europe,  à  la  perturbation  qu'elles  jetaient 
dans  les  affaires,  et  qui  ne  pouvaient  qu'ajouter  aux  difficultés  dans 
lesquelles  se  débattait  l'empire,  décrié,  harcelé  par  l'opposition  vin- 
dicative des  partis. 

<(  Ce  n'est  pas  la  forme  de  vos  observations ,  disait  le  ministre 
d'Angleterre  à  M.  Lefèvre  de  Béhaine,  qui  a  froissé  le  comte  de  Bis- 
marck, mais  le  fait  d'une  intervention  qui  aurait  pu  rehausser  le 
prestige  de  votre  souverain,  servir  d'encouragement  aux  mécontens 
d'Allemagne  et  aux  résistances  qui  s'opposent  en  Europe  à  la  réali- 
sation de  ses  desseins.  »  Peut-être  aussi  le  gouvernement  prussien 
n'avait-il  provoqué  l'incident  que  pour  rejeter  au  second  plan  la 


LA    FRANCE    ET   LA    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  395 

question  principale.  Toujours  est-il  que,  par  le  fait  d'une  inter- 
vention inopportune  et  par  suite  d'un  acte  de  confiance,  perfide- 
ment interprété,  le  gouvernement  de  l'empereur  se  trouvait  encore 
une  fois  acculé  dans  une  impasse.  Relever  le  procédé  du  cabinet  de 
Berlin  et  maintenir  notre  droit  de  veiller  à  l'exécution  d'un  traité 
qui  ne  portait  pas  notre  signature,  c'était  fournir  des  argumens  au 
parti  militaire  en  Prusse  et  s'exposer  à  un  conflit.  Tout  semblait  in- 
diquer qu'on  cherchait,  de  propos  délibéré,  à  nous  pousser  à  des 
résolutions  inconsidérées.  «  Les  journaux  prussiens,  télégraphiait 
M.  de  Moustier, continuent  la  polémique  la  plus  insultante.  Je  viens 
de  lire  dans  la  Correspondance  de  Berlin  un  article  odieux.  Quand 
tout  cela  finira-t-il?  » 

La  sagesse  fort  heureusement  prévalut  dans  les  conseils  de  l'em- 
pereur. M.  de  Moustier,  qui  avait  procédé  à  une  évolution  diplo- 
matique si  habile  au  mois  d'avril,  dut  opérer  cette  fois  une  retraite 
peu  glorit^use.  «  Nous  n'avons  pas  voulu  mettre  la  Prusse  en  de- 
meure de  s'expliquer  sur  ses  intentions,  télégraphiait-il  à  notre 
chargé  d'affaires,  nous  avons  voulu  seulement  lui  faire  connaître 
notre  sentiment.  Nous  regretterions  vivement  que  le  comte  de 
Bismarck  pût  se  méprendre  sur  la  nature  de  nos  observations.  Il 
doit  être  parfaitement  rassuré  sur  nos  intentions  et  demeurer  con- 
vaincu qu'en  aucune  circonstance  nous  ne  nous  exposerions  au  re- 
proche de  blesser  les  susceptibilités  d'une  puissance  voisine.  »  Le 
comte  de  Bismarck  n'en  demandait  pas  davantage.  Le  lendemain, 
la  presse  ofïïcieust^  la  veille  encore  si  agressive,  s'indignait  des 
bruits  que  faisaient  courir  les  journaux  de  Paris  et  de  Vienne  sur 
un  prétendu  désaccord  entre  la  France  et  la  Prusse  à  propos  du 
traité  de  Prague, 

L'incident  était  clos,  mais  ce  n'était  qu'une  trêve.  L'entrevue  de 
Salzbourg  devait  fournir,  peu  de  jours  après,  au  chancelier  fédéral 
un  prétexte  nouveau  pour  raviver  avec  plus  de  violence  les  passions 
à  peine  assoupies. 

L'empire  était  sur  le  chemin  du  Calvaire  ;  il  était  condamné  à  le 
gravir  d'étape  en  étape  jusqu'au  jour  de  l'expiation  finale  des 
erreurs  qu'il  avait  commises  en  altérant  systématiquement  tous 
les  ôlémens  qui  avaient  assiu-é  à  la  France  sa  sécurité  et  son  pres- 
tige. 

G.  ROTHAN. 


LA 


BOURGEOISIE     FRANÇAISE 

PENDANT    LA    RÉVOLUTION 


I. 

Quand  on  ouvre  l'Almanach  royal  de  l'année  1788,  on  est  étonné 
de  voir  que  les  premiers  rangs  du  tiers  état  sont  en  possession  de 
toutes  les  fonctions  civiles,  en  dehors  des  charges  de  cour,  des 
gouvernemens  de  province  et  des  grades  militaires.  Offices  de  judi- 
cature  et  de  finance,  à  tous  les  degrés,  intendances,  conseil  d'état, 
bureaux  des  ministères  leur  appartiennent.  En  s'enrichissant  par 
le  négoce,  les  bourgeois  ont  créé  les  capitalistes  et  les  financiers. 
Par  l'importation  en  France  du  système  des  fermes  générales,  ils  ont 
été  chargés  du  recouvrement  des  impôts  ;  ils  font  des  avances  au 
Trésor  et  prennent  de  jour  en  jour,  dans  toutes  les  affaires  de  l'état, 
une  influence  prépondérante.  Depuis  Henri  IV,  l'élévation  de  la 
bourgeoisie  avait  été  constante.  De  plus  en  plus  confiante  dans  sa 
capacité,  dans  ses  lumières,  dans  sa  valeur  sociale,  elle  pénétrait 
tous  les  jours  dans  les  régions  désormais  ouvertes  du  pouvoir  et  du 
beau  monde.  Pendant  qu'en  politique  le  gouvernement  restait  sta- 
tionnaire  et  semblait  voué  à  l'immobilité  et  à  la  faiblesse,  la  haute 
bourgeoisie  développait  ses  richesses,  ses  forces,  son  activité 
intellectuelle.  Elle  était,  à  certains  égards,  beaucoup  plus  éclairée 
à  la  fin  du  dernier  siècle  que  de  notre  temps.  Le  règne  de  Louis  XVI 
avait  correspondu  au  développement  d'une  grande  prospérité  com- 
merciale et  industrielle.  Piajeunissant  le  vieux  Paris  par  ses  hôtels 
à  somptueuses  façades,  peuplant  les  environs  de  maisons  de  cam- 
pagne élégantes,  réhabilitant  par  l'encouragement  des  arts  une 
fortune  rapidement  acquise,  les  bourgeois   opulens  se  laissaient 


LA   BOURGEOISIK   FRANÇAISE   PENDANT   LA   REVOLUTION.  397 

même  aller  à  acquérir  des  droits  féodaux.  Près  de  quatre  mille 
charges,  dans  la  magistrature  et  dans  la  finance,  entraînaient  avec 
elles  l'anoblissement. 

L'intervalle  entre  la  noblesse  et  les  rangs  supérieurs  du  tiers 
état  était  encore  diminué,  à  Paris,  par  ce  frottement  quotidien  qui 
adoucissait  les  angles  trop  saillans  et  par  une  facilité  de  mœurs  qui 
ne  tenait  pas  seulement  à  l'esprit,  mais  aussi  aux  services  rendus. 
Cette  partie,  restreinte  d'ailleurs  de  la  bourgeoisie,  appartenant 
aux  parlemens  et  à  la  finance,  excitait  l'envie  en  s' anoblissant.  Il 
en  était  une  autre  plus  nombreuse,  plus  puissante,  non  moins 
prospère,  qui  résistait  à  la  tentation  des  titres.  C'était  celle  qui  en- 
combrait les  carrières  libérales  et  le  haut  négoce  :  les  avocats,  les 
notaires,  les  procureurs,  les  médecins,  les  artistes,  les  écrivains, 
les  armateurs  de  nos  grands  ports,  les  négocians  de  nos  villes  ma- 
nufacturières. Ceux-là  remuans,  actifs,  séparés  de  la  noblesse,  ne 
la  rencontraient  que  pour  être  froissés  par  elle,  et  pour  constater, 
surtout  en  province,  son  infériorité  intellectuelle,  sa  morgue  non 
justifiée  et  sa  fortune  obérée. 

Quelle  éducation  ces  bourgeois  avaient-ils  reçue?  L'ancien  bour- 
geois de  Paris,  celui  qui  était  né  avec  la  régence,  avait  façonné  son 
caractère  sous  une  étroite  discipline.  Sa  vie  était  simple,  fort  oc- 
cupée, mais  elle  était  égayée  par  une  verve  que  provoquait  sans 
cesse  le  goiit  de  l'observation.  Nul  ne  saisissait  d'un  regard  plus 
sûr  les  ridicules  et  les  faiblesses  que  ce  bourgeois  né  au  cœur  de 
la  Cité  ou  de  l'île  Saint-Louis,  à  la  fois  hardi  et  timide,  gardant  sa 
liberté  d'allures  vis-à-vis  du  clergé  et  ayant  reçu  la  forte  empreinte 
du  jansénisme.  Antérieurement  à  l'action  toute  littéraire  des  philo- 
sophes, l'esprit  janséniste  avait,  en  effet,  envahi  la  plupart  de  ces 
anciennes  familles,  leur  avait  apporté,  avec  l'austérité,  le  goût  de  l'in- 
dépendance. Les  parlemens,  jusqu'en  1780,  n'avaient  encore  rien 
perdu  de  leur  autorité  et  ils  répondaient  aux  humeurs  d'opposition. 
C'était  dans  le  vieux  monde  bourgeois  une  émotion  presque  révo- 
lutionnaire les  jours  où,  sur  une  question  d'impôt  ou  bien  de  théo- 
logie, les  légistes  faisaient  échec  aux  emportemens  ultramontains 
et  à  l'arbitraire  ministériel.  Avec  quel  respect  on  parlait  de  la 
grand'chambre!  Sur  quel  piédestal  étaient  placés  messieurs  les  gens 
du  roi  1  Comme  les  traditions  se  conservaient  de  L'Hôpital  et  de 
Mathieu  Mole!  Quel  retentissement  avaient  eu  les  harangues  de 
Daguesseau  et  les  plaidoyers  de  Gerbier! 

A  cette  génération,  qui  n'était  ni  sceptique,  ni  épicurienne  et  qui 
avait  eu  pour  maître  RoUin,  avait  succédé  une  autre  plus  impa- 
tiente, imprégnée  d'un  esprit  nouveau  et  dégagée  de  toute  dévo- 
tion. Les  collèges  où  elle  fut  élevée  n'étaient  plus  les  mêmes.  Les 
jésuites,  professeurs  de  la  jeunesse  bourgeoise,  pendant  deux  siècles, 


398  REVUE   DES   DEUX   MO?»D£;>. 

avaient  été  expulsés.  Après  avoir  ruiné  les  écoles  de  Port-Royal  et 
lutté  jusqu'à  la  dernière  heure  contre  leurs  méthodes  et  contre  leur 
ascendant  pédagogique,  ils  avaient  laissé  le  champ  libre  à  des 
rivaux.  L'Oratoire  avait  plus  particulièrement  essayé  de  combler  la 
profonde  lacune  laissée  dans  l'enseignement  par  la  compagnie  de 
Jésus.  Des  principes  différens  inspiraient  les  oratoriens.  Une  ré- 
forme importante  était  accomplie  par  eux.  Ils  exigeaient  qu'on  se 
servît  de  la  langue  française  pour  les  premières  études  grammati- 
cales. Le  progrès  général  des  idées  se  faisait  sentir  dans  leurs  pro- 
cédés d'éducation  ;  on  avait  enfin  renoncé,  dans  les  leçons  de  mo- 
rale>  à  défendre  les  casuistes  des  xvi®  et  xvii®  siècles. 

La  haute  bourgeoisie  envoyait  ses  fils  dans  les  collèges  en  renom, 
mais  les  oratoriens,  fort  à  la  mode,  n'avaient  pu  suffire  aux  besoins 
de  la  province.  Les  pères  de  la  doctrine  chrétienne,  les  bénédictins 
de  Saint-Maur,  partageaient  avec  eux  l'héritage  des  jésuites.  Royer- 
Collard  et  Joubert  avaient  été  élevés  par  les  doctrinaires  :  l'un  à 
Saint-Omer,  l'autre  à  Toulouse.  Le  premier,  plus  imbu  des  tradi- 
tions de  Port-Royal,  y  avait  puisé  la  puissante  méthode  qui  dirigea 
son  éloquence  et  cette  indépendance,  cette  force  de  jugement,  qui 
lui  firent  accepter  la  révolution  sans  se  laisser  dominer  par  elle. 
Joubert  devait  à  ses  maîtres  d'avoir  pénétré  les  secrets  de  l'anti- 
quité latine  et  grecque,  et  ce  sentiment  que  rien  n'était  plus  beau, 
après  les  armes^  que  l'étude  et  la  vertu. 

La  plupart  des  jeunes  gens  de  la  bourgeoisie  apprenaient  ensuite, 
dans  les  écoles  de  droit,  la  législation  compliquée  d'après  laquelle 
on  rendait  la  justice  et  s'administrait  la  monarchie.  Tous  s'attar- 
chaient,  en  ces  années  fécondes,  à  la  lecture  de  Locke,  de  Montes- 
quieu, de  Rousseau,  acceptant  leurs  opinions  sur  les  droits  et  les 
devoirs  de  l'homme  en  société,  en  attendant  le  moment  de  les 
mettre  en  pratique  I  Mais  le  fond  de  leurs  études  était,  avant  tout,  la 
science  juridique  :  non-seulement  le  droit  romain  qui,  dans  la  moitié 
de  la  France,  était  la  plus  solide  base  de  l'ordre  civil,  mais  le  droit 
canonique,  le  droit  féodal  qui  régissait  encore  certaines  conventions, 
le  droit  coutumier  dont  les  dispositions  aussi  variées  que  bizarres 
formaient  le  code  de  l'autre  moitié  du  pays,  enfin,  les  ordonnances 
royales  qui,  sur  des  points  importans,  avaient  constitué  un  droit 
nouveau.  Au  sortir  des  écoles,  les  uns  se  faisaient  recevoir  dans 
une  cour  souveraine,  d'autres  achetaient  une  charge;  les  plus 
riches  visaient  celle  de  maître  des  requêtes,  qui  coûtait  100,000  liv. 
C'était  la  plus  recherchée.  Dans  ce  corps  se  prenaient,  en  effet, 
les  intendans  des  provinces,  les  conseillers  d'état.  Les  fils  de  négo- 
cians  enrichis  recherchaient  de  préférence  une  place  dans  les  bu- 
reaux de  finances. 

A  Paris,  des  générations  se  succédaient  aux  fonctions  de  commis 


LA   EOURGEOISIi:   FRANÇAISE   PENDANT   LA   REVOLUTION.  399 

dans  les  ministères.  Gomme  Gandin,  le  futur  duc  de  Gaëte,  ils  de- 
vaient leur  succès  aux  principes  d'honneur  reçus  de  leurs  parens 
et  à  une  éducation  soignée.  Les  commis  des  divers  départemens 
ministériels  conservaient  les  traditions.  Ils  avaient  déjà,  sur  les  af- 
faires, une  influence  que  rendait  inévitable  et  nécessaire  la  mobilité 
de  ministres  souvent  étrangers  par  leurs  occupations  antérieures 
à  la  branche  d'administration  qu'ils  étaient  appelés  à  régir.  La  vie 
des  commis  s'écoulait  tout  entière  dans  les  bureaux,  sans  missions 
au  dehors,  sans  congés,  ignorée  et  droite  comme  le  devoir.  Ils 
s'alliaient  entre  eux  et  formaient  une  grande  famille  dont  les  direc- 
teurs étaient  les  chefs  naturels.  Ils  apportaient  dans  leurs  délicates 
fonctions  les  habitudes  de  respect,  de  discrétion,  de  rései*ve  pui- 
sées au  loyer  domestique.  Les  affaires  étrangères  étaient  entre  les 
mains  de  ces  honnêtes  gens,  les  Gérard,  les  Lesseps,  les  Hennin. 
Ils  bornaient  leurs  vœux  à  bien  servir  le  pays.  Très  gallicans  et 
même  quelque  peu  entachés  de  jansénisme,  comme  les  bourgeois 
des  parlemens  qui  avaient  à  défendre  les  droits  du  roi  contre  la 
cour  de  Rome,  ils  n'avaient  pas  comme  eux  des  prétentions  à  la 
noblesse  et  mettaient  leur  fierté  à  ne  pas  rechercher  de  litres. 

C'était  le  barreau  qui  attirait  surtout  les  jeunes  tîUens.  Le  palais 
était  à  la  mode.  Jamais  les  querelles  judiciaires  ne  Grent  autant  de 
bruit  que  dans  les  vingt  années  qui  précédèrent  la  révolution.  Les 
avocats  étaient  à  l'image  du  siècle,  lui  empruntant  la  passion,  la 
générosité,  l'audace  ;  et  comme  nous  étions  la  nation  qui  avait  fourni 
les  premiers  justiciers  du  monde,  les  avocats  étaient  les  représen- 
sentans  attitrés  du  tiers  état,  les  iX)rte-parole  des  paysans,  et  ceux 
qui  connaissaient  le  mieux,  dans  les  villes  et  les  campagnes,  la 
classe  infime,  triste  héritage  des  serfs  affranchis,  milieu  redoutable 
où  la  misère  recrutera,  pour  les  jours  de  révolte  sociale,  la  bande 
des  septembriseurs  et  des  tricoteuses.  Dans  toutes  les  villes  par- 
lementaires, dans  tous  les  chefs-lieux  de  présidiaux,  cette  corpo- 
ration entretenait,  contre  la  vieille  société  féodale,  les  animosités  et 
les  rancunes,  prête  toujours  à  soutenir  les  revendications  des  com- 
munautés d'habitans  quand  le  faisceau  des  intérêts  collectifs  pou- 
vait opposer  plus  de  résistance  ;  lisant  avec  passion  les  livres  qui 
faisaient  du  bruit,  semant  partout  et  en  toute  occasion  les  idées 
nouvelles.  L'ordre  des  avocats  était  arrivé,  comme  en  1830,  au  plus 
haut  point  de  sa  grandeur,  de  sa  puissance  et  de  son  influence. 

Des  trois  éducations  que  recevait  successivement  la  jeune  bour- 
geoisie :  l'éducation  de  la  famille,  l'éducation  du  collège  et  celle 
du  monde,  la  dernière  prenait,  vers  1780,  une  importance  de  plus 
en  plus  décisive.  Personne  n'en  avait  plus  profité,  ne  s'était  plus 
dégagé  de  sa  raideur  doctorale,  que  la  corporation  des  médecins. 
L'influence  qu'ils  exercèrent  en  ce  temps-là  dans  la  haute  société, 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  moment  où  l'allaitement  maternel  devint  à  la  mode,  étonne  les 
contemporains.  Les  sentimens  que  les  médecins  inspiraient  rap- 
pelaient ceux  des  directeurs  de  conscience  à  la  fin  du  règne  de 
Louis  XIV.  L'usage  des  salons  avait  donné  aux  médecins  un  esprit 
délié,  des  manières  douces,  en  même  temps  que  la  connaissance 
du  cœur  humain.  Ils  en  étaient  venus  à  montrer  une  âme  sensible, 
suivant  le  jargon  usité,  et  c'était  du  célèbre  Lorry  qu'une  dame  de 
qualité  disait  :  «  Il  est  si  au  fait  de  tous  nos  maux  que  l'on  dirait 
qu'il  a  lui-même  accouché.  » 

II. 

C'est  ainsi  que  la  haute  bourgeoisie  se  préparait  de  jour  en  jour 
au  rôle  qu'un  avenir  prochain  lui  destinait.  Elle  était  tout,  et  elle 
n'était  encore  rien  comme  pouvoir  public.  Les  femmes  le  sentaient 
autant  que  leurs  maris. 

Leur  éducation  les  avait  avant  tout  disposées  à  la  vie  de  famille. 
Elles  avaient,  en  province  plus  qu'à  Paris,  reçu  une  instruction 
sévèrement  religieuse,  mais  d'une  pratique  raisonnable.  Sans  doute, 
le  règlement  des  classes  de  Port-Royal  qu'avait  rédigé  Jacqueline 
Pascal,  sœur  Sainte-Euphémie,  n'était  plus  pratiqué  dans  les  cou- 
vons. L'esprit  janséniste  avait  cependant  survécu  dans  les  habi- 
tudes domestiques.  On  habituait  les  jeunes  filles  au  sérieux;  on  les 
façonnait  au  respect,  et  d'abord  au  respect  d'elles-mêmes  ;  les  actes 
de  dévotion  n'étaient  pas  multipliés;  ils  paraissaient  trop  graves 
pour  être  accomplis  sans  trouble  de  conscience.  Les  parons  n'aspi- 
raient pas  à  ce  qu'il  fût  donné  aux  filles  des  connaissances  éten- 
dues ;  un  fort  enseignement,  fondé  sur  la  morale  chrétienne,  sem- 
blait suffisant  pour  former  leur  bon  sens  et  leur  raison.  La  mère 
de  famille,  dans  la  haute  bourgeoisie,  était  préparée  à  avoir  l'auto- 
rité. Par  l'effet  du  caractère  et  de  la  dignité  de  la  vie,  l'ascendant 
se  maintenait  jusque  dans  la  vieillesse.  Les  femmes  étaient  les 
égales  de  leurs  maris,  quand  elles  ne  leur  étaient  pas  supérieures 
par  la  force  d'âme.  Elles  possédaient  donc  les  qualités  essentielles 
pour  bien  élever  les  enfans  et  elles  ne  les  abandonnaient  pas  aux 
mains  des  serviteurs,  comme  faisait  la  noblesse. 

Lorsque  les  lettres  de  cachet  du  29  décembre  1752  firent  fer- 
mer les  dernières  communautés  jansénistes  où  l'on  élevait  la  plu- 
part des  jeunes  filles  de  la  bourgeoisie,  déjà  le  souffle  mondain  du 
siècle  transformait  les  maisons  d'éducation.  Sans  ressembler  aux 
riches  couvons  des  Flandres  et  de  Normandie,  où  chaque  demoi- 
selle avait  son  appartement,  où  les  visites  d'hommes  étaient  ad- 
mises aux  grilles,  la  rigidité  de  la  tenue  s'était  détendue  sans  que 
les  principes  eussent  varié  ;  et  comme  les  couvons  donnaient  par- 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE  PENDANT  LA  REVOLUTION.     A 01 

fois  asile  aux  femmes  du  monde,  l'éducation  des  élèves  se  ressen- 
tait de  leur  rencontre.  C'était  du  reste  la  haute  bourgeoisie  qui 
fournissait  elle-même  le  plus  de  religieuses  aux  congrégations  da 
la  Visitation,  de  Sainte-Ursule  et  des  Sœurs  de  la  Charité;  elles  y 
portaient  en  général  l'esprit  de  mesure  et  de  discernement. 

Dans  les  quelques  années  qui  précèdent  la  révolution,  l'éducation 
par  la  famille  est  à  la  mode  :  la  jeune  fille  doit  se  former  par  les 
lectures,  par  les  conversations,  par  les  observations  dans  le  milieu 
social  qu'elle  fréquente.  Quand  on  voit  Meunier  lui-même,  Meunier, 
après  Mirabeau  la  tête  la  mieux  équilibrée  de  la  constituante, 
écrire  dans  l'exil  :  «  Lisez  Emile,  et  malheur  à  vous  si  vous  n'éprou- 
vez pas  le  besoin  de  devenir  meilleur!  »  quand  la  possession  de 
toutes  les  œuvres  de  Jean-Jacques  Rousseau  «  est  un  délice,  une 
félicité  qu'on  ne  peut  bien  goûter  qu'en  l'adorant;  »  quand  une 
jeune  fille,  la  plus  honnête,  la  plus  noble  de  cœur,  la  plus  intelli- 
gente, pense  ainsi,  il  est  bien  difficile  que  la  direction  des  femmes 
soit  la  même  qu'au  xvii*  siècle. 

A  Paris,  la  bourgeoisie  ne  met  plus  ses  filles  au  couvent  que 
pour  leur  première  communion.  Elles  passent  leur  vie  près  de 
leur  mère.  On  sort  deux  fois  par  semaine  en  toilette  :  le  dimanche, 
pour  les  offices  et  la  promenade  ;  un  autre  jour,  pour  les  visites 
entre  parens  ;  on  les  conduit  cependant  au  Salon  de  peinture,  mais 
elles  ne  vont  au  théâtre  que  lorsqu'elles  sont  mariées.  On  leur 
donne  des  maîtres  à  domicile  ;  au  sortir  des  deux  années  passées 
au  couvent,  elles  s'instruisent  presque  toutes  seules,  lisant  les 
mêmes  livres  que  leurs  Irères.  L'éducation  sentimentale  entre  enfin 
dans  la  bourgeoisie  féminine.  La  jeune  fille  devient  attentive  au 
mouvement  des  faits  et  des  idées  ;  elle  sent  et  elle  se  passionne. 
Dans  cet  intérieur  discret  où  elle  est  aimée,  où  sa  jeunesse  s'écoule 
austère,  elle  n'est  plus  aussi  pieuse  et  plus  du  tout  dévote. 

Si  vous  voulez  la  voir  vivre  et  marcher,  la  surprendre  dans  ses 
habitudes,  regardez-la  dans  les  tableaux  de  Chardin  avec  ses  man- 
ches relevées  à  la  saignée  du  bras,  son  tablier  à  bavette,  sa  guimpe 
noire,  sa  croix  à  la  Jeannette,  sa  jupe  de  calmande  rayée  !  Regar- 
dez-la encore  en  toilette  de  dimanche,  son  manchon  à  une  main  ! 
Elle  va  se  rendre  au  sermon  avec  sa  mère  en  coqueluchon  noir, 
la  jupe  à  retroussis.  Elle  arrange  le  nœud  de  sa  fanchon  ou  son 
ruban  au  parfait  contentement.  C'est  l'intérieur  du  ménage  avec 
l'activité,  l'ordre,  la  règle  des  heures,  les  joies  modestes  du  devoir. 
Il  y  passe  comme  un  parfum  léger  de  félicité  domestique. 

Suivez-la  dans  le  monde  quand  elle  est  mariée!  Elle  a  l'imagi- 
nation plus  souple  et  plus  vive  que  son  mari  ;  elle  a  mieux  que  lui 
le  talent  de  narrer;  les  liaisons  des  mots  sur  ses  lèvres  sont  imper- 

TOME  Lxxiir.  —  1886.  26 


k02  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ceptibles.  Rentrée  au  logis,  un  air  d'égalité  y  règne  :  la  coutume  de 
Paris  lui  donne,  dans  les  profils,  des  droits  étendus  ;  elle  est  con- 
sultée dans  toutes  les  affaires,  aucune  ne  se  conclut  sans  son 
assentiment.  Elle  gagne  en  bon  sens  ce  qu'elle  n'a  pas  toujours  en 
orthographe;  et,  si  ce  n'était  sa  fidélité  conjugale,  on  lui  applique- 
rait ce  mot  du  plus  fin  Parisien  d'alors  :  «  Une  femme  n'en  est  pas 
moins  adorable  pour  mettre  une  s  à  la  fin  de  :  Je  vous  aime.  » 

Une  exception  est  cependant  à  signaler.  La  société  des  financiers, 
par  son  opulence,  ses  goûts  de  luxe  et  de  plaisir,  par  ses  désirs 
d'arriver  à  la  noblesse,  faisait  contraste  avec  la  majeure  partie  de 
la  haute  bourgeoisie.  Les  fermiers  généraux  tenaient  une  place 
intermédiaire  à  peu  près  semblable  à  celle  des  magistrats  des  par- 
lemens.  Très  en  vue,  coudoyant  les  grands  seigneurs,  les  Beaujon, 
les  Boaret,  les  Grimod,  les  Godart,  les  Augeard,  tous  d'une  rare 
aptitude  administrative,  quelques-uns  même  écrivant  avec  une 
plume  de  véritable  gentilhomme,  à  force  de  bel  air  et  d'imperti- 
nente individualité,  avaient  emprunté  ces  vices  élégans  qui  substi- 
tuaient les  fantaisies  aux  passions  et  ce  scepticisme  que  donne  aux 
manieurs  d'argent  la  connaissance  intime  de  l'espèce  humaine. 
C'était  dans  le  milieu  des  financiers  que  se  trouvaient  en  plus 
grand  nombre  les  raffinés  à  qui  l'on  devait  la'  création  de  toute 
cette  artistique  industrie  du  rococo,  du  superflu,  de  l'inutile,  de  la 
récréation  des  yeux,  que  le  xviii®  siècle  a  emportée  avec  ses  pa- 
niers, ses  falbalas,  ses  élégances.  C'était  là  aussi  que  se  recrutaient 
ces  dégoiités  à  qui  rien  ne  faisait  plus  d'effet  comme  vrai,  mais 
comme  bien  trouvé  ;  ceux  qui  méprisaient  les  hommes  en  théorie 
par-delà  ce  qu'on  peut  imaginer  et  qui  cédaient,  à  chaque  instant, 
à  des  sentimens  de  bienveillance  et  d'indulgence  ;  le  siècle  le  vou- 
lait ainsi. 

Si  quelques  scandales,  dont  toutes  les  chroniques  parlèrent,  ont 
compromis  des  noms  de  femmes  appartenant  aux  degrés  supé- 
rieurs du  tiers  état,  il  faut  se  garder  de  généraliser.  Les  fortes 
assises  de  la  famille  bourgeoise  ne  furent  pas  atteintes,  même  au 
travers  des  dissipations  et  des  tentations  de  la  richesse  rapidement 
acquise.  La  mère  était  là  avec  ses  préoccupations  de  l'éducation  des 
enfans.  Le  collège  des  Grassins,  le  collège  du  Plessis  ou  les  orato- 
riens  de  Juilly  comptaient  au  premier  rang  de  leurs  élèves  studieux 
les  fils  de  ces  fastueuses  parvenues,  les  plus  empressées  à  fêter 
l'esprit  et  les  philosophes. 

Il  faudrait  se  garder  de  croire  que  la  province  fût  séparée  de 
Paris  par  les  idées  et  les  sentimens  ;  si  l'on  y  connaissait  moins  la 
douceur  de  vivre,  la  volupté  de  causer  librement  avec  les  hommes 
qui  vous  entendent  à  demi-mot  ou  qui  vous  devinent,  on  était  sou^- 
vent  mieux  informé  de  l'existence  des  livres.  Un  ouvrage  en  plu- 


LA    BOURGEOISIE   FRANÇAISE   PENDANT   LA   REVOLUTION.  A03 

«ieurs  tomes  n'était  jamais  lu  à  Paris  que  si  la  province  avait  décidé 
de  son  mérite.  Jamais  le  commerce  n'avait  autant  enrichi  Lyon, 
Bordeaux,  Marseille,  iSantes,  que  sous  le  règne  de  Louis  XVL  La 
vie  mondaine  de  la  bourgeoisie  était  brillante  ;  on  y  jouait  beaucoup 
la  comédie  de  société,  et  si  le  goût  établissait  des  différences  iné- 
vitables, l'honnêteté  et  le  bon  ton  n'en  créaient  pas.  La  probité 
légendaire  des  grandes  maisons  commerciales,  l'originalité  plus 
accusée  peut-être  des  caractères,  mettaient  plus  en  relief  la  vigueur 
morale  du  haut  monde  bourgeois.  Mais  aussi  il  se  trouvait  directe- 
ment face  à  face  avec  la  noblesse  provinciale,  qui  s'efforçait  de  plus 
en  plus  de  racheter  par  la  morgue  des  manières  une  importance 
effacée  et  qui  trouvait,  dans  des  privilèges  de  vanité,  des  compen- 
sations à  une  fortune  déchue. 

Maintenant  que  nous  connaissons  les  personnages,  écoutons-les 
parler  et  voyons-les  agir. 

III. 

La  révolution  sociale  de  1789  ne  fut  que  la  fin  logique  et  atten- 
due des  efforts  persistans  des  classes  moyennes  depuis  plusieurs 
siècles.  Quand  l'heure  eut  sonné,  la  haute  bourgeoisie  fut  unanime 
sur  ce  point  qu'il  fallait  résolument  substituer  aux  institutions  aris- 
tocratiques et  féodales  un  état  nouveau,  simple,  uniforme,  ayant 
pour  base  l'égalité  des  conditions.  Môme  ceux  qui,  sur  les  théories 
politiques,  étaient  en  désaccord,  parce  qu'ils  étaient  plus  instruits, 
comme  Meunier,  Malouet,  partageaient,  sur  les  théories  civiles,  les 
idées  communes.  Bien  avant  la  convocation  des  états-généraux, 
bien  avant  le  14  juillet  et  le  h  août,  la  révolution  était  faite  dans 
leur  esprit  et  dans  leurs  mœurs.  Tenant  aux  deux  extrémités  de  la 
société  française,  la  classe  moyenne  écoutait  et  jugeait  toutes  les 
critiques  et  toutes  les  plaintes ,  toutes  les  colères  et  toutes  les 
souffrances. 

Plus  d'une  cause  chez  elle  fit  éclater  la  révolte,  mais  aucune  de 
ces  causes  ne  fut  plus  puissante  que  les  souffrances  de  l'amour-propre 
à  chaque  instant  exaspéré.  Qui  le  croirait?  La  mauvaise  administra- 
tion des  finances,  les  lettres  de  cachet,  les  abus  de  l'autorité,  les 
lenteurs  ruineuses  de  la  justice  n'eussent  pas  fait  éclater  la  révolu- 
tion. L'inégalité  des  rangs  et  du  droit  n'était  plus  acceptée  par  la 
conscience.  La  bourgeoisie  ne  pardonnait  plus  à  l'ancien  régime  la 
place  inférieure  qu'elle  y  occupait.  En  province ,  les  froissemens 
étaient  quotidiens.  Les  femmes  les  ressentaient  encore  plus  vive- 
ment que  leurs  maris.  Qui  ne  se  souvient  de  l'affront  fait  à  la  mère 
de  Barnave  au  théâtre  de  Grenelle  par  le  duc  de  Clermont-Tonnerre, 
et  l'injure  lancée  par  le  comte  de  Chabannes  à  Lacroix,  qui  donnait 


ho  h  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  bras  à  une  jolie  femme,  au  sortir  de  la  Comédie?  II  en  était 
ainsi  partout  :  en  Auvergne ,  M"^®  Gouthon  avait  aussi  ressenti  les 
dédains  de  la  gentilhommerie  provinciale.  A  l'église,  les  préséances 
étaient  une  question  capitale.  Des  bourgeois  quittaient  la  campagne 
pour  venir  habiter  la  ville  afin  de  se  soustraire  aux  humiliations 
des  seigneurs  voisins.  Quand  l'opulence  et  l'esprit  avaient  réussi, 
en  apparence,  à  désarmer  cet  orgueil  nobiliaire,  la  pointe  aiguë  ef- 
fleurait toujours,  perçait  souvent  et  ne  permettait  qu'une  familiarité 
inquiète  et  sans  abandon. 

Les  anoblis  appartenant  aux  parlemens,  au  grand-conseil,  à  la 
chambre  des  comptes,  aux  cours  des  aides,  étaient,  à  leur  tour, 
frappés  de  dédain  par  l'ancienne  noblesse ,  celle  qui  montait  dans 
les  carrosses  du  roi  ou  qui  allait  à  la  chasse  avec  sa  majesté.  La  pré- 
sentation à  la  cour  était  le  point  essentiel.  Lorsque  Chateaubriand  fut 
invité  à  chasser  avec  Louis  XVI,  il  dut  établir  sa  noblesse,  de  géné- 
ration en  génération,  jusques  et  y  compris  l'année  1400.  C'était 
bien  autre  chose  pour  être  de  l'ordre  du  Saint-Esprit  ou  de  Saint- 
Lazare.  «  On  examinait  messieurs  les  morts  avec  une  somptueuse 
rigidité.  »  Pour  être  un  page  de  la  petite  écurie,  un  écuyer  de  la 
grande,  un  gentilhomme  do  la  chambre,  il  fallait  prouver  plus  de 
deux  cents  ans  de  parchemins.  Et  il  le  fallait  aussi  pour  servir  dans 
les  maisons  d'Orléans  et  de  Condé ,  et  même  chez  le  duc  de  Pen- 
thièvre.  C'est  la  passion  de  l'égalité,  chez  une  race  essentiellement 
vaniteuse,  qui  décida  donc  du  premier  éclat  de  la  révolution. 

Il  semble  que  toutes  les  circonstances  se  fussent  réunies  pour  ac- 
tiver la  marche  de  la  bourgeoisie  vers  la  démocratie.  La  noblese 
s'appauvrissait  pendant  que  les  richesses  et  les  lumières  du  tiers 
état  s'accroissaient;  la  propriété  foncière  passait  de  jour  en  jour  dans 
un  plus  grand  nombre  de  mains;  dans  certaines  provinces,  les  so- 
ciétés d'agriculture  en  venaient  déjà  à  redouter  le  morcellement 
pour  les  exploitations  agricoles.  A  tous  ces  faits  correspondaient 
partout  des  habitudes  nouvelles  de  bien-être  et  de  luxe  intérieur 
en  même  temps  que  le  plus  complet  épanouissement  des  esprits. 
Toutes  les  idées  étaient  soulevées  avec  une  hardiesse  sans  précé- 
dons; les  conversations  cessaient  d'être. légères  et  galantes  pour 
devenir  des  querelles  de  classe.  Pour  donner  plus  d'élan  à  cette 
lutte,  un  arrêt  du  conseil  ne  s'était-il  pas  avisé  de  charger  tous  les 
corps  constitués  de  faire  des  recherches  sur  la  tenue  des  anciens 
états-généraux?  Le  nombre  incalculable  de  brochures  et  de  mémoires 
était  la  preuve  de  l'agitation  sans  pareille  des  classes  moyennes. 

Plus  les  pouvoirs  politiques  de  la  seigneurie  avaient  diminué,  plus 
la  perception  des  redevances  seigneuriales  devenait  odieuse;  plus 
la  petite  propriété  augmentait,  plus  ce  qui  restait  de  la  féodalité  lui 
paraissait  inique  ;  plus  les  classes  laborieuses  économisaient,  s'in- 


LA    BOURGEOISIli;    FRANÇAISE    PENDANT    LA    REVOLUTION.  Û05 

struisaient  et  montaient  d'échelons ,  plus  l'abîme  se  creusait  entre 
elles  et  cette  noblesse,  qui  vivait  de  droits  féodaux.  C'étaient  comme 
deux  peuples  campés  sur  le  même  sol.  La  réconciliation  devenait 
impossible.  Le  paysan  sauvage,  ignorant  et  méfiant,  épargnait  de- 
nier par  denier,  afin  de  payer  les  procès  ruineux  qu'il  soutenait 
contre  le  suzerain.  Le  seul  homme  en  qui  il  eût  confiance,  à  qui  il 
racontât  ses  peines  et  ses  rancunes,  ce  n'était  pas  son  curé,  c'était 
l'avocat  qui  partageait  ses  haines,  l'avocat  qu'il  entendait  parler. 
C'est  ainsi  que  les  hommes  de  loi  étaient  désignés  d'avance  à  la 
rédaction  des  cahiers  dans  les  bailliages.  Qu'importaient,  pour  la 
plupart,  les  théories  politiques?  Les  habitans  des  villages  insistaient 
d'abord  pour  que  leurs  chiens  de  basse-cour  fussent  délivrés  du  pi- 
quet qu'on  suspendait,  par  ordre  du  seigneur,  au  col  de  ces  pau- 
vres bêtes  afin  de  les  empêcher  de  saisir  un  lièvre,  si  par  hasard  il 
s'offrait  à  leur  portée. 

Pendant  que ,  dans  les  campagnes ,  le  paysan  s'animait  de  plus 
en  plus  lorsqu'on  l'interrogeait  et  qu'on  iaisait  une  universelle  en- 
quête sur  ses  misères,  ailleurs,  dans  les  villes,  tout  travail,  toute 
industrie  qui  recevait  le  contre -coup  de  l'action  de  la  féodalité 
s'émancipait.  Cette  vieille  antipathie  des  bourgeois  pour  ce  qui 
subsistait  de  l'ancien  régime  n'avait  pas  peu  contribué  à  rendre  su- 
bitement impopulaire  même  le  parlement ,  pendant  tant  d'années 
leur  idole.  Il  venait  de  condamner  au  feu  le  courageux  livre  de  Bon- 
cerf  sur  V Inconvénient  des  droits  féodaux.  L'enthousiasme  pour  ce 
grand  monde  parlementaire,  anobli  et  acquéreur  de  cens,  s'éteignait, 
et  d'Espréménil,  revenant  en  1788  des  îles  Sainte-Marguerite,  où  il 
était  détenu,  ne  rencontrait  plus  sur  son  passage  que  l'indiflerence 
et  l'oubli. 

Affranchir  les  terres  et  les  personnes  de  toute  entrave  se  confond 
dans  ce  cri  général  :  Plus  d'inégalités  I  Personne  n'a  mieux  vu  que 
Rœderer  ce  motif  déterminant  des  événemens.  Il  appartenait  par  son 
origine,  par  son  éducation,  aux  plus  hautes  familles  du  tiers  état. 
Personne  n'avait  été  plus  nourri  que  lui  de  toutes  les  connaissances 
que  possédait  son  siècle  et  n'en  avait  plus  adopté  les  idées  géné- 
reuses. Il  avait  même  cette  supériorité  de  joindre  les  connaissances 
économiques  au  savoir  du  jurisconsulte.  C'est  Rœderer  qui ,  dans 
sa  brochure  sur  les  états-généraux,  écrivait  ces  mots  décisifs  :  «  De- 
puis quarante  ans,  cent  mille  Français  s'entretiennent  avec  Locke, 
avec  Rousseau,  avec  Montesquieu.  Chaque  jour,  ils  reçoivent  d'eux 
de  grandes  leçons  sur  les  droits  et  les  devoirs  de  l'homme  en  so- 
ciété ;  le  moment  de  les  mettre  en  pratique  est  arrivé.  » 


A 06  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV. 


Les  légistes,  après  avoir  été  les  patrons  dévoués  des  paysans  dans 
leurs  légitimes  revendications,  servirent  de  guide  à  la  constituante 
dans  la  refonte  de  la  société  civile.  Les  noms  de  ces  admirables  et 
vaillans  bourgeois  sont  gravés,  pour  la  plupart,  dans  le  martyrologe 
de  la  révolution.  Ceux  qui  survécurent,  apportèrent,  sous  le  consu- 
lat, la  même  volonté  que  le  premier  jour  à  l'achèvement  de  leur 
œuvre  sociale  et  la  firent  définitivement  consacrer.  Ils  n'avaient  pas 
tous  le  caractère  à  la  hauteur  du  talent;  mais,  par  leurs  défauts,  ils 
montrèrent  que  la  classe  dont  ils  étaient  sortis  était  plus  encore  ja- 
louse d'égalité  que  de  liberté.  Ils  avaient  voulu  l'une  surtout  pour 
assurer  l'autre. 

Au  milieu  de  cette  foule  d'hommes  d'un  sens  droit  et  d'une  intel- 
ligence vaste,  comment  ne  pas  nommer  Merlin?  Il  est  impossible 
de  ne  pas  admirer  ce  labeur  gigantesque  qui  lui  permit  de  suffire  à 
tout.  Presque  à  lui  seul  il  a,  dans  le  comité  féodal,  réalisé  en  dé- 
tail et  avec  précision  l'abolition  décrétée  en  principe  seulement 
dans  la  nuit  du  à  août.  Cette  œuvre  d'un  profond  savoir,  il  en  est 
le  commentateur  lumineux  dans  un  recueil  célèbre  ;  presque  seul 
il  verra  clair  dans  cette  confuse  législation  intermédiaire.  Investi  du 
ministère  de  la  justice,  non-seulement  il  sera  administrateur,  mais 
il  trouvera  le  temps  de  répondre  directement  aux  tribunaux,  aux 
officiers  du  ministère  pubHc,  même  aux  juges  de  paix  qui  le  con- 
sultent sur  des  questions  de  droit  embarrassantes.  Procureur-géné- 
ral à  la  cour  de  cassation,  il  consolidera  la  révolution  par  une  juris- 
prudence immuable  dans  ses  grandes  lignes.  Pourquoi  faut-il  que 
tant  de  talent,  une  raison  si  lumineuse,  un  esprit  si  audacieux  dans 
ses  conceptions  juridiques ,  une  volonté  si  persistante  dans  l'orga- 
nisation de  la  nouvelle  société  civile ,  aient  été  associés  souvent  à 
tant  de  faiblesse  de  caractère  et  à  des  mesures  qui  ont  dû  peser  sur 
sa  conscience? 

Ce  ne  sera  pas  le  seul  exemple  où,  dans  ce  monde  de  haute  bour- 
geoisie, nous  trouverons  des  taches  qui  feraient  presque  désespérer 
des  vertus  de  notre  race.  Saluons  du  moins,  à  cette  aube  éclatante 
et  pure  de  leur  vie  publique,  les  représentans  de  l'esprit  bourgeois 
qui  apportèrent  à  la  constituante  tant  d'amour  de  l'humanité,  tant  de 
vigueur  dans  le  dernier  assaut  livTé  à  l'ancien  régime,  tant  de  con- 
fiance dans  l'avenir  et  tant  d'enthousiasme  désintéressé  dans  une 
entreprise  grandiose  1 

Il  est  des  noms  parmi  eux  qu'on  répète  volontiers,  ceux  de  Lan- 
juinais ,  de  Le  Chapelier,  de  Thouret ,  d'Enjubault ,  de  Rœderer, 
celui  de  Tronchet,  si  vénéré  qu'un  décret  l'appelait  un  jour  à  la  tri- 


LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE    PENDANT   LA   RÉVOLDTION.  407 

bune  de  l'assemblée  pour  qu'il  donnât  son  avis  ;  Tronchet,  une  âme 
si  parfaite  que,  en  1807,  lorsque  la  mort  le  frappa,  les  juges  les  plus 
sévères  s'inclinèrent  devant  cette  renommée  sans  tache  et  cette 
sévère  probité.  Il  en  est  d'autres  encore  dont  nous  réveillerons  les 
ombres  respectées  :  Malouet,  en  qui  l'Auvergne  avait  mis  son  bon 
sens  politique  et  ses  facultés  équilibrées  ;  Mounier,  le  plus  passion- 
nément raisonnable  d'eux  tous,  le  mieux  préparé  à  un  rôle  impor- 
tant dans  les  jours  de  liberté  calme  ;  Barnave,  le  plus  éloquent  et  le 
plus  sincère  de  ces  jeunes  hommes  que  la  philosophie  et  le  droit 
avaient  formés  ;  Adrien  Duport,  qui  n'avait  pas  été  élu  par  le  tiers 
état,  mais  qui  lui  appartint,  dès  le  premier  jour,  par  sa  mâle  atti- 
tude, par  ses  sentimens  démocratiques;  Duport,  à  qui  nous  devons 
l'introduction  du  jury.  Tous,  pleins  d'illusions  et  épris  de  justice  ; 
tous,  il  est  vrai,  dominés  parles  abstractions;  mais  est-ce  que  les 
abstractions  sublimes  ne  gouvernent  pas  les  âmes,  ne  grandissent 
pas  les  caractères  en  élevant  les  pensées  ! 

Dès  les  premiers  jours  de  la  constituante,  le  vote  individuel  avait 
été  substitué  au  vote  par  ordre  ;  toute  distinction  de  rang  et  de  pré- 
séance entre  les  députés  avait  été  prohibée  ;  l'admissibilité ,  sans 
distinction  de  naissance,  aux  emplois  civils  et  militaires,  avait  été 
proclamée;  et,  comme  un  symbole  est  nécessaire  aux  yeux  pour 
constater  le  triomphe  d'une  idée,  la  destruction  de  la  Bastille  pre- 
nait ce  caractère  pour  la  bourgeoisie. 

Le  lendemain  du  14  juillet,  Etienne  Delècluze,  tout  enfant,  se 
promenait  sur  les  boulevards  avec  son  père  :  «  Qu'est-ce  donc  que 
la  révolution?  lui  demanda-t-il.  —  Il  est  bien  ditticile  de  te  ré- 
pondre... Si  tu  étais  plus  grand...  Tiens,  je  ne  puis  mieux  faire 
qu'en  te  disant  que  la  révolution  détruit  toutes  les  distinctions 
entre  les  hommes.  Désormais,  il  n'en  existera  plus  qu'une  :  celle 
que  la  science  et  l'instruction  mettront  entre  les  ignorans  et  les 
savans.  Aussi,  travaille  bien,  si  tu  veux  te  distinguer.  Il  n'y  a  plus 
d'autre  noblesse.  » 

La  bourgeoisie  avait  fondé  la  démocratie.  La  déclaration  des  droits 
ne  fut  que  le  frontispice  des  principes  nouveaux.  La  bourgeoisie  vou- 
lut établir  la  justice  à  tout  jamais,  dans  la  société  moderne,  lui  res- 
tituer son  ordre  naturel  :  elle  abolit  donc  la  féodalité,  et  avec  la  féo- 
dalité, tous  les  droits  qui  en  découlaient.  Non  pas  que  la  seigneurie 
fût  encore  celle  du  moyen  âge  et  même  celle  du  xvi®  siècle  1  Elle 
n'exerçait  plus,  à  proprement  parler,  d'influence  juridique  sur  le 
classement  des  personnes.  Le  roturier,  comme  les  nobles,  pouvait 
devenir  possesseur  de  droits  féodaux  ;  ces  droits  étaient  d'autant 
plus  faciles  à  posséder  que  la  plupart  n'étaient  que  fiscaux  et 
échappaient  aux  embarras  de  l'exploitation.  Mais  ils  paralysaient  si 
bien  la  culture  qu'Arthur  Young,  en  1787,  s'écriait  :  «  Ah  !  si  j'étais 


hOS  RE  VIE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  un  jour  le  législateur  de  la  France,  comme  je  ferais  bien  dan- 
ser tous  ces  grands  seigneurs  !  » 

Quant  aux  privilèges,  aux  préséances,  à  ces  vanités  extérieures 
auxquelles  leurs  possesseurs  attachaient  peut-être  plus  de  prix  qu'à 
des  revenus,  on  ne  les  discuta  même  pas.  Ils  furent  abandonnés 
sans  phrases.  En  tête  des  décrets  de  la  nuit  du  U  août,  la  consti- 
tuante traça  le  résumé  du  plan  qu'elle  concevait.  Il  fallait  quatre 
années  pour  l'accomplir  dans  la  législation.  Les  racines  du  vieil 
arbre  féodal  étaient  si  profondes  que  de  longs  efforts  étaient  néces- 
saires pour  les  extirper. 

Les  légistes  qui  dirigeaient  les  comités  et  les  délibérations  avaient 
fait  une  distinction  entre  la  féodalité  dominante  et  la  féodalité  con- 
tractante, entre  les  justices  seigneuriales  qui  étaient  des  portions 
détachées  de  l'autorité  publique,  entre  les  servitudes  personnelles 
ou  les  redevances  qui  en  représentaient  l'abolition,  et  les  contrats 
d'inféodation.  Les  premiers  de  ces  droits  féodaux  attentaient  à  la 
souveraineté  de  l'état,  les  seconds  violaient  la  liberté  du  citoyen, 
les  troisièmes  seuls  tiraient  leur  origine  de  conventions  véritables. 
Les  jurisconsultes  firent  décider  que  les  deux  premiers  étaient  abo- 
lis sans  indemnité,  le  rachat  pour  les  derniers  fut  admis. 

Les  censitaires,  on  ne  l'ignore  pas,  n'acceptèrent  pas  cette  déci- 
sion ;  ils  protestèrent ,  rédigèrent  de  nouveaux  cahiers  et  appelè- 
rent une  loi  plus  radicale  sur  les  droits  déclarés  rachetables. 

Le  sol  affranchi,. les  privilèges  détruits,  il  fallait,  par  la  division 
de  la  terre,  multiplier  le  nombre  des  propriétaires,  créer  plus  de 
citoyens  intéressés  au  nouvel  ordre  de  choses  ;  la  bourgeoisie 
n'hésita  pas  à  donner  les  biens  nationaux  comme  dot  à  la  consti- 
tution. Elle  fit  mettre  aux  enchères  la  dixième  partie  de  la  richesse 
foncière  du  pays. 

Elle  n'eût  pas  cependant  vulgarisé  la  propriété  si  elle  n'avait  pas 
d'abord  transporté  dans  la  famille  l'esprit  nouveau  d'égalité.  Depuis 
longtemps,  la  famille  bourgeoise,  réunie  dans  un  faisceau  serré  et 
indissoluble,  réalisait  dans  les  sentimens,  les  lois  de  la  nature  et 
de  la  raison.  Les  philosophes  et  les  légistes  s'étaient  mis  d'accord 
pour  appliquer  l'ancienne  formule  de  Marculfe  :  «  Comme  Dieu  a 
donné  au  père  tous  ses  enfans,  ils  doivent  avoir  une  part  égale  aux 
biens  de  leur  père.  »  Aussi  les  droits  d'aînesse  et  de  masculinité, 
représentant  le  principe  féodal,  furent-ils  supprimés  et  l'égalité  éta- 
blie dans  les  partages  de  toute  espèce  de  succession.  Mais  avec  sa 
noble  mission  de  faire  passer  dans  la  loi  le  spiritualisme  social,  la 
bourgeoisie  ne  voulut  pas  proscrire  la  liberté  de  tester  et  le  droit 
pour  [l'homme  de  disposer  d'une  partie  de  ses  biens.  Tronchet,  qui 
fut  l'organe  de  la  pensée  commune ,  dit  aux  applaudissemens  de 
tous  ceux  qui  l'écoutaient  :  «  Pourrait-on  refuser  au  père  de  récom- 


LA    «OURGKOISIK    FRAXÇATSK    PI'XDAXT    LV    RÉVOLUTION'.  /i()9 

penser  par  un  témoignage  d'affection  plus  particulière  l'enfant  qui 
se  sera  le  plus  distingué  par  son  respect  et  sa  tendresse  filiale,  qui 
se  sera  dévoué  à  secourir  la  vieillesse  infirme  de  ses  parens  ;  qui, 
par  son  travail,  aura  contribué  sans  intérêt  à  augmenter  le  patri- 
moine qui  devient  commun?  Les  fils  pourraient-ils  légitimement 
lui  envier  cet  acte  de  justice  ?  » 

L'abolition  du  retrait  lignager  que  pouvaient  exercer  en  cas  de 
vente  les  parens  du  vendeur  et  qui  était  enraciné  dans  les  habi- 
tudes des  pays  coutumiers ,  fut  la  conséquence  des  dispositions 
destructives  de  la  constitution  féodale  dans  la  famille.  Il  n'y  eut 
pas  de  résolution  plus  conforme  à  l'esprit  qui  animait  le  foyer  do- 
mestique du  xviii^  siècle  ;  et  le  cœur  des  mères ,  dans  ces  heures 
trop  rares  d'union  patriotique,  battit  du  même  mouvement  que  ce- 
lui des  enthousiastes  fondateurs  du  monde  moderne. 

On  ne  connaît  pas  vraiment  la  révolution  si  l'on  n'a  pas  lu  les 
travaux  des  comités  de  l'assemblée  et  surtout  les  admirables  rap- 
ports de  Merlin  sur  les  droits  féodaux,  sur  les  retraits  de  bourgeoi- 
sie, sur  le  retrait  lignager,  sur  les  successions,  sur  les  réserves 
coutumières  et  les  dévolutions.  C'est  dans  ces  résumés  de  la  science 
juridique,  dans  ces  pages  écrites  sous  l'inspiration  brûlante  de  l'opi- 
nion bien  plus  que  dans  les  discussions  de  l'assemblée,  discussions 
souvent  abrégées,  qu'il  faut  suivre  le  gigantesque  effort  de  nos  aïeux 
pour  constituer  la  société  civile  qui  nous  abrite.  Nous  n'avons  qu'à 
louer  dans  cette  première  partie.  Après  avoir  établi  dans  la  famille 
la  justice  et  l'égalité,  les  classes  moyennes  essayèrent  en  politique 
de  les  concilier  avec  la  vieille  monarchie ,  et,  tentative  plus  grave  I 
de  faire  entrer  la  démocratie  dans  les  nouveaux  rapports  de  l'église 
et  de  l'état. 

V. 

Sur  la  question  religieuse,  la  haute  bourgeoisie  de  la  fin  du 
xviii'*  siècle  avait  des  opinions  très  arrêtées.  La  bourgeoisie  pari- 
sienne, dans  la  réunion  préparatoire  des  élections,  avait  pris  une 
attitude  particulièrement  hostile  au  clergé.  Elle  ne  voulait  pas  de 
la  religion  sous  forme  d'institution  politique.  Le  souffle  du  xviii''  siè- 
cle, en  minant  les  croyances  positives,  avait  laissé  chez  la  plupart  de 
ceux  qui  l'avaient  respiré  un  déisme  qui  suffisait  à  leurs  aspirations. 
Le  cahier  rédigé  par  la  députation  de  Paris  manifeste  clairement  cet 
état  des  esprits.  Ils  furent  cependant  entraînés  à  commettre  une  des 
plus  sérieuses  atteintes  contre  la  liberté  de  conscience. 

Leur  éducation  juridique  obscurcit  sur  ce  point  leur  intelligence. 
Un  reste  de  levain  janséniste  fermenta  dans  un  groupe  ayant  pour 
chefs  Camus,  Martineau,  Treilhard.  L'idée  dominante  des  vieux  lé- 


lllQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ffistes  était  la  subordination  de  l'église  au  pouvoir  civil.  Leurs  luttes 
séculaires  avec  la  cour  de  Rome,  leurs  goûts  de  clergé  national  et 
soumis  au  roi,  avaient  constitué  un  tempérament  absolument  rebelle 
à  la  conception  d'une  église  libre  dans  l'état.  C'est  une  erreur  pro- 
fonde que  de  croire  qu'il  v  ait  eu  alors  un  moment  où  la  question 
de  la  séparation  de  l'état  et  de  l'église  pût  être  portée  avec  succès 
devant  l'opinion  publique.  Même  quand  la  révolution  avait  tout 
brisé,  quand  le  scepticisme  avait  tout  remis  en  question,  à  l'époque 
où  Bonaparte  négociait  le  concordat,  la  bourgeoisie,  en  majorité, 
n'eût  pas  compris  qu'on  laissât  l'église  libre.  C'était  une  de  ces 
idées  que  ses  vieux  jurisconsultes  lui  avaient  appris  à  dédai- 
gner. ,  .  ,  . 
Yis-à-vis  des  personnes  qui  formaient  l'ordre  du  cierge,  vis-a-vis 
de  la  propriété  ecclésiastique,  elle  ne  voulut  que  l'application  des 
principes  de  l'ancienne  monarchie.  Tout  en  reconnaissant  que  le 
catholicisme  était  la  religion  dominante,  elle  déclarait  que  chaque 
citoven  était  libre  dans  son  culte,  et  répudiait  une  religion  d'état. 
Tout  en  maintenant  les  prêtres,  elle  détruisait  l'ordre  du  clergé.  Le 
principe  de  l'individualité  qui  lui  faisait  briser  toute  corporation, 
elle  l'introduisait  dans  la  société  ecclésiastique;  et,  comme  pre- 
mière conséquence,  elle  sécularisait  le  mariage. 

Depuis  le  concile  de  Trente  et  l'ordonnance  de  Blois  de  1579, 
l'acte  civil  avait  été  absorbé  par  le  sacrement.  Sans  interdire  la  bé- 
nédiction nuptiale,  sans  même  nier  la  dignité  du  mariage  chrétien, 
les  bourgeois  de  la  constituante  ne  considérèrent  le  mariage  que 
comme  un  contrat  civil  et  renvoyèrent  au  pouvoir  législatif  la  créa- 
tion du  mode  de  constatation  des  naissances,  mariages  et  décès,  et 
la  désignation  des  officiers  publics  qui  en  recevraient  les  actes.  La 
société  française  fut  sécularisée. 

Les  témoignages  les  moins  suspects  indiquent  cependant  que  le 
clergé  paroissial,  particulièrement  les  curés  de  Paris  et  des  grandes 
villes,  sortis  en  grande  partie  de  familles  bourgeoises,  étaient  en- 
tourés de  considération  et  la  méritaient.  Les  antipathies  et  les  criti- 
ques étaient  réservées  contre  les  abbés  pourvus  de  bénéfices.  Le 
tempérament  ironique  delà  nation  s'adressait  surtout  aux  moines  et 
aux  femmes  appartenant  aux  communautés  religieuses.  Les  vocations 
pieuses  étaient  en  effet  devenues  rares.  La  verve  gauloise  ne  taris- 
sait pas  quand  il  s'agissait  des  couvons  et  de  la  mendicité  monacale. 
Un  ordre  de  femmes  était  pourtant  excepté,  celui  des  religieuses  hos- 
pitalières. Les  congrégations  enseignantes  d'hommes  étaient  même 
respectées,  parce  qu'elles  étaient  entrées  dans  le  mouvement  des 
idées.  La  bourgeoisie  permit  à  la  révolution  d'entrer  dans  le  cloître. 
Avec  son  esprit  logique  et  de  réaction  laïque,  elle  distingua  justement 
entre  les  liens  de  la  foi  et  ceux  de  la  loi  civile  ;  elle  refusa  de  mettre 


LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE   PEXDANT   LA    REVOLUTION.  Ml 

le  bras  séculier  au  service  des  vœux  prononcés;  elle  ne  les  sanc- 
tionna pas  et  interdit  leur  perpétuité. 

Cette  sécularisation  à  l'égard  des  personnes,  les  représentans 
des  classes  moyennes  la  poursuivirent  à  l'égard  des  biens  Ils  re 
prirent  les  idées  émises  par  Machault,  dès  1769,  lorsqu'il  nroDO- 
sait  1  aliénation  d'une  partie  des  biens  de  l'église.  Avec  les  distiîic- 
tions  deja  établies  entre  la  nature  des  biens  féodaux,  les  dîmes 
inféodées  avaient  été  déclarées  rachetables.  Ces  distinctions  l'ooi- 
mon  des  campagnes  ne  les  accepta  pas  davantage.  La  dime,  quelle 
quelle  fut  même  résultant  d'un  contrat,'  était  lieuse  au  paj"an 
lille  cessa  d  être  perçue,  ainsi  que  les  droits  casuels 

Ce  n'était  que  le  premier  pas.  Le  second  fut  rapidement  fait   Le 
cierge  sous  la  monarchie  féodale  étant  un  ordre  dans  l'état    avant 
une  personnalité  morale,  avait  pu  être  propriétaire.  La  propriété 
reposait  sur  les  rapports  entre  la  chose  et  la  personne    Les  lé! 
gistes  de  1789  détruisirent  ce  rapport  fondamental,  en   dissol- 
vant le  clergé  comme  ordre  et  en  ne  reconnaissant  plus  que  des 
individus,  des  prêtres,  des  citoyens.  Dès  lors  ils  ne  pourront  plus 
acquérir  ni  posséder  qu'individuellement.  L'état,  disaient  Chape! 
ler  et  Thouret,  par  droit  de  déshérence  ou  d'occupation,  recueHle 
la  succession  des  personnes  morales  qui  disparaissent.  «  Tant  que  le 
cierge  conservera  ses  biens,  l'ordre  du  clergé  ne  sera  pas  détruit.  >. 
Ce  ait  1  Idée  d  un  clergé  dépendant  du  pouvoir  civil  qui  hantait 
intelligence  de  ces  hommes  profondément  imbus  du  souvenir  des 
luttes  antmltramontaines  des  parlemens,  luttes  soutenues  au  nom 
du  roi,  eveque  du  dehors.  Ils  avaient  de  l'état  une  notion  qui  fait 
comprendre  leur  système  administratif  et  judiciaire.  Appliquée  au 
domaine  de  la  conscience,  cette  notion  ajoutée  à  de  vieilles  ran- 
cunes assoupies  aJlaJt  leur  faire  commettre  la  plus  redoutable  faute 
et  la  moins  justifiable  contre  la  liberté.  Us  voulurent,  on  le  sait 
toucher  aussi  à  la  discipline  et  aux  formes  organiques  de  l'église  dé 

IfTZ'r^'"  r^ç  "'  ^T"'^'''  ^'^^'  P^^  ^^'  ^«^^e  ^e  spirituel 
et  le  temporel,  ils  furent  les  premiers  à  les  renverser 

Les  quelques  jansénistes  de  l'assemblée  avaient  conçu  l'esnoir 
de  faire  prévaloir  leurs  doctrines,  et  cet  espoir  se  fortifiait  dans  leur 
espnt,  par  1  idée  qu'ils  se  rapprochaient  davantage  des  formes  de  la 
primitive  église.  Avec  l'âpreté  qui  caractérise  les  minorités  long, 
temps  opprimées,  ils  reconstituèrent  entièrement  le  clergé  sur  de 
nouvelles  lois,  conformèrent  les  circonscriptions  des  diocèses  à 
celles  établies  pour  les  départemens  et  essayèrent  de  soustraire 
1  eghse  de  France  a  la  domination  de  la  cour  de  Rome.  Comme  ils 
exerçaient  une  influence  prépondérante  dans  le  comité  ecclésias- 
tique, ils  firent  présenter  par  Martineau,  un  des  leurs,  le  projet 
de  constitution  civile  du  clergé. 


A12  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Transformer  à  ce  point  l'organisation  du  catholicisme,  asseoir  tout 
l'édifice  ecclésiastique  sur  l'élection  populaire,  créer  l'indépendance 
de  la  juridiction  des  évêques  à  l'égard  de  celle  du  pape,  qu'était-ce 
de  la  part  d'une  assemblée  politique,  sinon  placer  en  définitive 
l'église  sous  la  dépendance  du  pouvoir  civil  ?  Pour  que,  du  reste, 
aucun  doute  ne  soit  possible  sur  le  but,  pour  bien  attester  les 
tendances  de  cet  esprit  unitaire  qui  caractérisait  la  bourgeoisie,  on 
n'a  qu'à  se  souvenir  des  paroles  de  Treilhard,  dans  la  séance  du 
29  mai  1790.  «  Un  état  peut  admettre  ou  ne  pas  admettre  une  reli- 
gion ;  il  peut  à  plus  forte  raison  déclarer  qu'il  veut  que  tel  établis- 
sement existe  dans  tel  ou  tel  lieu,  de  telle  ou  telle  manière  ;  quand 
le  souverain  croit  une  réforme  nécessaire ,  rien  ne  peut  s'y  oppo- 
ser. » 

Pas  plus  qu'ils  ne  comprenaient  la  liberté  d'association  limitée  par 
la  loi,  ces  hommes  sincères  ne  purent  se  dégager  de  ce  faux  prin- 
cipe qui  prend  la  souveraineté  collective  pour  la  liberté.  On  n'a  pas 
oublié  comment  l'assemblée,  pour  donnera  cette  organisation  nou- 
velle un  point  d'appui  dans  la  conscience  des  ecclésiastiques, 
aggrava  sa  faute  en  exigeant  des  ministres  du  culte  le  serment  à 
la  constitution  civile.  On  n'a  pas  oublié  la  protestation  éloquente 
de  Montlosier  et  ce  mot  profond  de  Maury  :  «  Prenez  garde,  il  n'est 
pas  bon  de  faire  des  martyrs  !  »  Les  hommes  auxquels  ces  paroles 
s'adressaient  étaient  des  idéalistes  et  non  des  sceptiques.  Ils  se 
trompaient  de  bonne  foi.  Leur  œuvre  n'eut  d'autre  résultat  que  de 
retremper  dans  l'exil  et  dans  la  persécution  les  vertus  défaillantes 
du  clergé  du  xviii®  siècle.  Dans  certaines  provinces,  loin  des  voix 
tumultueuses  et  des  fièvres  de  Paris,  ils  troublèrent  dans  les  fa- 
milles religieuses  plus  d'une  de  ces  âmes  ardemment  éprises  de 
la  révolution,  mais  qui  n'avaient  pas  séparé  leurs  croyances  de 
leurs  aspirations  égalitaires.  La  guerre  civile  était  proche.  Elle  de- 
vait éclater  dès  que  l'arbitraire  démocratique  n'aurait  plus  en  face 
de  lui  les  talens  et  les  caractères  du  parti  constitutionnel. 

VI. 

Quels  furent  les  sentimens  politiques  de  la  haute  bourgeoisie? 
Les  institutions  ne  lui  avaient  pas  appris  à  devenir  libérale.  Les 
états-généraux  avaient  été  trop  rarement  assemblés  pour  exercer 
une  action  régulière  sur  les  mœurs  publiques  ;  protestation  inter- 
mittente des  souffrances  des  roturiers,  ils  n'avaient  pu  faire  leur 
éducation  politique.  Les  tentatives  d'intervention  directe  du  parle- 
ment de  Paris  dans  les  affaires  du  royaume  avaient  bien  créé  dans 
les  classes  moyennes  une  éHte  politique  ;  mais  l'esprit  de  caste 
avait  fini  par  surexciter  l'orgueil  de  messieurs  du  parlement  et  les 


LA    BOURGEOISIE   FRANÇAISE  PENDANT   LA   RÉVOLUTION.  /Il 3 

avait  mis  au  travers  de  la  marche  des  idées.  Ils  excitaient  de  temps 
à  autre  des  désirs  de  liberté  légale,  sans  les  satisfaire  par  aucune 
opposition  sérieuse  et  continue.  Cette  opposition  parlementaire  ser- 
vait d'aliment  à  l'esprit  de  discussion,  mais  elle  n'était  pas  une 
école  de  gouvernement  libre. 

Les  franchises  municipales  eussent  été  un  meilleur  apprentis- 
sage, mais  elles  n'avaient  pu  se  relever  des  coups  indirects  que 
Louis  XIV  leur  avait  portés.  Les  municipalités  dans  les  villes  avaient 
dégénéré  en  coteries;  et  dans  les  paroisses  rurales,  elles  n'exis- 
taient vraiment  plus.  Hormis  en  Bretagne,  la  vie  particulière  de 
chaque  province,  les  originalités  elles-mêmes,  s'affaiblissaient.  L'au- 
torité des  intendans  et  des  subdélôgués  était  toute-puissante  ;  et 
c'est  une  vérité  banale  aujourd'hui  que  la  France,  dès  avant  1789, 
était  déjà  la  nation  où  les  procédés  administratifs  étaient  les  plus 
perfectionnés.  Habituée  à  voir  dans  la  royauté  la  source  des  ré- 
formes, la  haute  bourgeoisie,  dans  sa  réaction  légitime  contre  ce 
qui  subsistait  de  la  léodalité,  ne  comprenait  qu'un  pouvoir  central 
lort  et  puissamment  organisé  ;  et  ce  serait  singulièrement  se  trom- 
per que  de  croire  que  la  révolution  modifia  sur  ce  point  les  idées 
reçues.  L'état  était  déjà  une  sorte  de  Providence. 

Au  fond,  l'esprit  de  nos  aïeux  ne  diffère  pas  beaucoup  du  nôtre. 
Leur  admiration  raisonnée  pour  des  maîtres  qui  se  sont  appelés 
Louis  XI,  Richelieu,  Louis  XIV,  avait  laissé  dans  leur  intelligence 
politique  des  traces  ineffaçables.  Le  spectacle  d'un  despote  réali- 
sant des  réformes  démocratiques  avait  été  leur  éducation  histo- 
rique ;  de  telle  sorte  que,  dans  la  pratique,  les  traditions  chez  eux 
étaient  serviles. 

Au  contraire,  en  théorie,  jamais  les  idées  n'avaient  été  plus  avan- 
cées 1  C'était  dans  les  livres  des  philosophes,  et  uniquement  par 
les  livres,  que  l'éducation  politique  avait  été  préparée  !  Et  ces  livres 
avaient  enseigné  l'absolu  mépris  du  passé,  le  dédain  des  transac- 
tions avec  les  intérêts  qui  pouvaient  être  dignes  de  respect.  A 
l'inexpérience  s'adjoignait  donc  une  audace  inouïe  dans  la  sphère 
de  la  spéculation  philosophique,  une  confiance  orgueilleuse  et  sans 
limites  dans  des  maximes.  Un  mouvement  tout  idéaliste  de  justice 
et  d'indépendance  était  associé  à  l'ignorance  des  faits  et  des  réali- 
tés extérieures,  à  l'amour  de  l'uniformité  sous  la  main  de  l'adriii- 
nistration. 

La  haute  bourgeoisie  avait  de  plus  les  procédés  révolution- 
naires. Elle  les  tenait  de  ce  qu'il  y  avait  d'abstrait  dans  ses  études 
théoriques  de  la  politique.  Elle  s'était  arrêtée  à  trois  ou  quatre  livres 
bien  connus,  sans  aller  au-delà.  Bien  peu,  comme  Mounier,  comme 
Malouet,  se  rendaient  exactement  compte  de  la  nécessité  de  sépa- 
rer le  pouvoir  exécutif  du  pouvoir  législatif.  Bien  peu  envisageaient 


414  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  danger  de  concentrer  dans  une  seule  assemblée  les  délibérations 
et  les  responsabilités  du  gouvernement.  Plus  les  sentimens  chez 
nos  pères  étaient  généreux  et  les  desseins  admirables,  plus  les  ma- 
ladresses, les  inexpériences  apparaissaient  à  chaque  pas,  créaient 
des  obstacles  et  étaient  autant  de  causes  d'irritation  et  de  colère. 
Avant  le  moment  où  elle  surgit,  la  révolution  était  faite  dans  ces 
intelligences  très  cultivées.  Le  publiciste  qui  a  le  mieux  connu  cette 
élite  et  qui  la  recevait  chez  lui  tous  les  soirs,  au  sortir  des  séances 
de  l'assemblée,  Mallet  du  Pan,  constatait  que  les  vœux  des  poli- 
tiques modérés  se  trouvèrent  dépassés  même  le  jour  où  ils  purent 
se  produire.  Un  événement  dont  l'influence  fut  profonde  et  long- 
temps méconnue,  l'indépendance  des  États-Unis  et  de  l'Amérique 
du  Nord,  donnait  à  leurs  passions  démocratiques  un  élan  démesuré. 

Le  goût  pour  la  liberté  était  plus  dégagé  de  toute  espèce  de 
liens  chez  les  quarante  grands  seigneurs  de  la  vieille  noblesse. 
Ils  avaient  lu  aussi,  mais  ils  avaient  passé  la  Manche.  Il  en  était 
autrement  de  la  petite  noblesse  provinciale  très  nombreuse  à  la 
constituante,  et  d'autant  plus  hostile  qu'elle  jalousait  le  monde 
de  la  cour.  Pom*  les  premiers,  le  mouvement  révolutionnaire,  au 
début,  n'était  que  combat  de  plume  et  de  paroles,  qui  ne  leur  pa- 
raissait faire  aucun  dommage  à  la  supériorité  d'existence  dont  ils 
jouissaient  et  qu'une  possession  de  plusieurs  siècles  leur  faisait 
croire  inébranlable.  Ils  étaient  prêts  dès  lors  à  accepter  une  mo- 
narchie parlementaire.  Mais  combien  étaient-ils  ?  Et  cependant, 
môme  vis-à-vis  de  ces  grands  seigneurs  éclairés  qui  avaient  vive- 
ment ressenti  l'agitation  de  l'esprit  du  siècle,  la  bourgeoisie  eut 
une  méfiance  incurable. 

Les  femmes  n'étaient  pas  les  moins  ardentes.  Les  abus  de  la  cour, 
la  coterie  de  la  malheureuse  reine  étaient  l'objet  de  leur  haine  ;  et 
les  meilleures  d'entre  elles  distribuaient  des  libelles  qui  descen- 
daient du  salon  à  la  rue.  Les  émotions  violentes  les  exposèrent  à 
bien  des  retours.  Que  la  révolution  se  fût  accomplie  sans  égarement 
et  sans  crime,  elles  l'eussent  suivie  jusqu'au  bout.  Dans  le  trouble 
inévitable  apporté  aux  intérêts  par  les  événemens,  elles  avaient 
sur-le-champ,  et  les  premières,  pris  leur  parti  de  la  gêne.  La  foi 
dans  les  idées  nouvelles  les  soutenait.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'à  l'en- 
rôlement de  leurs  maris  dans  les  gardes  nationales  qui  ne  leur 
plût!  Elles  n'avaient  pas  encore  ressenti  les  fatigues  du  malheur 
et  les  mécomptes  des  espérances  brisées.  C'était  dans  le  salon  de 
M™^  Panckouke  soit  à  Paris,  soit  à  Boulogne,  ou  dans  dans  le  salon 
de  M™^  Pourrat  à  Louveciennes,  qu'on  eût  le  mieux  noté,  à  l'au- 
rore de  la  révolution,  la  transformation  rapide  des  femmes  de  la 
haute  bourgeoisie. 

Il  était  à  la  mode  d'appartenir  à  la  réunion  qui  portait  le  titre 


LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE   PENDANT   LA   REVOLUTION.  Al 5 

<ie  Société  de  89  et  qui  avait  pris  une  importance  soudaine  depuis 
la  scission  entre  les  membres  du  premier  club  des  jacobins.  Le  but 
que  se  proposaient  les  adhérons  à  cette  société  était  de  développer, 
de  défendre  et  de  propager  les  principes  d'une  constitution  libre. 
On  y  trouvait  inscrits,  non-seulement  les  députés  du  tiers  état  les 
plus  célèbres,  mais  des  publicistes  éminens,  des  savans,  des  hommes 
de  lettres.  Il  y  avait  là  Bailly,  Beaumetz,  Monge,  Lavoisier,  Pasto- 
ret,  Récamier,  Siéyès,  Thouret,  Rœderer,  Ramond,  Garât,  Emmery, 
Barnave,  Duquesnay,  Dupont  (de  Nemours),  Suard,  Rulhière,  Pis- 
catory,  Lecoulteux,  Lacretelle,  A.  Chénier,  Chapelier,  Duport,  les 
Tioidaine.  La  rupture  avec  les  démagogues  étant  définitive,  les  con- 
stitutionnels fondèrent,  plus  tard,  dans  les  bâtimens  jadis  occupés 
par  les  feuillans,  sous  le  nom  d'Amis  de  la  constiUition,  une  réu- 
nion semblable  à  la  première.  Quelques  personnages  nouveaux  s'y 
adfoignirent  :  Beugnot,  Quatremère ,  Regnault,  Michaud ,  Boissy 
(d'Anglas),  Goupil  de  Préfeln,  Fulchiron,  Ginguené,  Gouy. 

Us  avaient  créé  un  organe  de  publicité  sous  le  nom  de  Journal 
de  la  société  de  80.  L'Avis  aux  Français  d'André  Chénier,  les 
pages  les  plus  éloquentes  de  ce  noble  esprit  y  parurent.  L'Ami  des 
patriotes  offrit  ensuite  l'exposé  fidèle  des  idées  politiques  de  la 
haute  bourgeoisie;  enfin,  lorsqu'un  groupe  d'hommes  de  cfpur  ré- 
solut de  lutter  dans  la  presse  contre  l'influence  grandissante  des 
jacobins,  ce  fut  le  Journal  de  Paris  qui  devint  le  dernier  organe 
des  opinions  modérées.  C'est  à  ces  feuilles  souvent  éloquentes, 
c'est  aux  rapports  de  l'Assemblée,  aux  souvenirs  recueillis  dans  la 
retraite,  encore  plus  qu'aux  harangues  de  la  tribune  qu'il  faut 
demander  les  projets,  les  pensées  politiques  des  chefs  de  la  bour- 
geoisie jusqu'au  10  août  1792.  A  partir  de  cette  date  mémorable, 
leur  parti  est  vaincu  et  dispersé  I  II  n'y  aura  plus  que  des  efforts 
isolés.  Les  jeunes  iront  encore  jusqu'aux  girondins.  L'abîme  après 
le  30  mai  fut  irrévocablement  creusé  !  Comme  disait  André  Chénier  : 
«  J'ai  goûté  quelque  joie  à  mériter  l'estime  des  gens  de  bien  en 
m'offrant  à  la  haine  et  aux  injures  de  cet  amas  de  brouillons  corrup- 
teurs que  j'ai  démasqués  ;  s'ils  triomphent,  ce  sont  gens  par  qui  il 
vaut  mieux  être  pendu  qu'être  regardé  comme  ami.  » 

Si  les  tendances,  dans  ce  milieu  constitutionnel,  étaient  entière- 
ment démocratiques,  les  opinions  n'étaient  pas  républicaines.  Per- 
sonne, dans  cette  génération .  enthousiaste  et  désintéressée,  ne 
songeait  en  89  à  renverser  la  monarchie  héréditaire  et  à  lui  substi- 
tuer une  autre  forme  de  gouvernement.  Comment  donc  ces  hon- 
nêtes gens  entendirent-ils  unir  la  royauté  à  la  démocratie,  consti- 
tuer une  société  politique  qui  réalisât  leurs  aspirations  libérales, 
répondît  à  leur  raison,  à  leur  besoin  de  justice,  à  leur  amour  du 
droit  commun  ?  Jamais  tâche  ne  fut  plus  difficile. 


416  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


VIL 

S'il  ne  se  fût  agi  que  de  rester  dans  la  sphère  supérieure  des 
principes  et  des  libertés  individuelles,  ces  hommes  illustres  n'au- 
raient éprouvé  ni  hésitation  ni  embarras.  Ce  sera  leur  éternel  hon- 
neur qu'après  avoir  proclamé  la  souveraineté  nationale  et  revendi- 
qué, pour  les  représentans  de  la  nation,  le  droit  de  faire  la  loi  et 
de  voter  l'impôt,  ils  voulurent  aussi  donner  au  monde  entier  une 
charte  modèle.  Les  libertés  du  citoyen  étant  le  but,  la  fin  de  toute 
organisation  politique,  ils  en  déduisirent  toutes  les  conséquences 
passées  aujourd'hui  dans  notre  sang.  Les  crimes  seront  personnels 
et  la  confiscation  est  abolie  ;  toute  entrave  mise  à  l'association  in- 
dustrielle est  supprimée  ;  le  secret  des  lettres  est  inviolable  ;  la 
presse  est  déclarée  libre  ;  quiconque  signe  ou  exécute  l'ordre  d'ar- 
rêter un  citoyen,  hors  des  cas  strictement  déterminés,  est  frappé 
des  peines  les  plus  sévères.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  proclamer  des 
libertés  et  des  droits  pour  qu'ils  aient  la  vie,  il  faut  les  placer  sous 
la  protection  d'institutions  assez  larges  pour  qu'ils  se  développent, 
assez  fortes  pour  qu'ils  soient  garantis  de  toute  atteinte.  Les  diver- 
gences, les  incohérences,  les  préventions  éclatèrent  alors;  mais 
jusqu'au  moment  où  l'on  se  heurta  aux  réalités,  on  eût  plu  croire, 
dans  ce  tournoi  d'opinions  métaphysiques,  que  l'assemblée  n'était 
qu'un  congrès  de  philosophes. 

Hormis  un  faible  groupe,  dont  Mounier,  Malouet,  Bergasse  étaient 
les  orateurs  et  qui  voulait  prendre  pour  type  la  constitution  an- 
glaise, la  chimère  que  la  haute  bourgeoisie  poursuivit,  était  une 
royauté  démocratique,  avec  une  assemblée  souveraine  et  unique. 
C'est  à  peine  si,  sur  les  bancs  supérieurs  de  la  gauche,  trois  ou 
quatre  députés,  alors  obscurs,  apercevaient  vaguement  la  répu- 
blique au  bout  de  leurs  théories.  Au  milieu  de  la  confusion  des 
idées,  les  conditions  fondamentales  du  gouvernement  représenta- 
tif se  posèrent  néanmoins,  mais  sans  méthode  et  sans  le  calme 
nécessaire  à  de  pareilles  délibérations.  Ce  calme  était  impossible, 
au  milieu  des  ruines  d'une  ancienne  société  détruite  et  sous  l'œil 
de  Paris  affamé,  inquiet,  méfiant,  irrité. 

Parmi  les  questions  constitutionnelles,  en  est-il  de  plus  impor- 
tantes que  les  rapports  du  pouvoir  législatif  et  du  pouvoir  exécutif, 
la  division  en  deux  chambres,  la  responsabilité  ministérielle  et  le 
point  de  savoir  auquel  des  deux  pouvoirs  reste  le  dernier  mot  s'il 
survient  entre  eux  un  dissentiment  grave?  Les  députés  les  plus 
influons  des  classes  moyennes  firent  successivement  partie  du 
comité  de  constitution,  comité  dont  les  membres  se  renouvelèrent 
fréquemment.  Nous  savons  bien  le  fond  de  leurs  doctrines.  Rien 


LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE   PENDANT   LA    REVOLUTION.  A 17 

qu'à  la  lecture  du  premier  programme  préparé  par  le  comité  (5  juil- 
let 1789),  on  s'aperçoit  du  peu  de  netteté  dans  les  vues  et  du  peu 
de  précision  de  la  langue  politique.  C'est  ainsi  qu'après  la  division 
consacrée  des  trois  pouvoirs  le  comité  propose,  on  ne  sait  pour- 
quoi, de  régler  les  devoirs  et  les  fonctions  du  pouvoir  militaire. 
Toutefois,  ce  n'est  que  sur  le  second  rapport  (28  août)  que  la 
bataille  des  idées  s'engage.  Meunier  avait  commencé  par  reconnaître 
hautement  que  la  souveraineté  résidait  dans  la  nation:  mais  que 
cette  souveraineté,  la  nation  ne  pouvait  l'exercer  directement  elle- 
même;  deux  chambres  délibérant  séparément  étaient  nécessaires 
pour  assurer  la  sagesse  des  délibérations  «  et  pour  rendre  au  corps 
législatif  la  marche  lente  et  majestueuse  dont  il  ne  doit  pas  s'écar- 
ter. »  La  majorité  du  comité  pensait,  en  outre,  que  l'autorité  royale 
ne  pouvait  être  réellement  protégée  si  l'on  refusait  au  roi  le  droit 
absolu  de  sanction.  L'assemblée  avait  été  avertie,  par  la  bouche  Me 
Meunier,  qu'elle  touchait  au  moment  suprême ,  et  elle  allait  décider 
si  la  France  aurait  une  constitution  viable  ou  si  elle  tomberait  dans 
une  longue  et  funeste  anarchie. 

Derrière  une  seconde  chambre,  la  bourgeoisie  s'obstinait  à  voir 
reparaître  le  spectre  de  l'aristocratie,  qu'elle  voulait  abaisser  pour 
toujours.  Elle  se  décida  pour  une  assemblée  unique.  Il  était  indis- 
pensable alors  que  la  chambre  des  représentans  eût  un  contre- 
poids qui  l'empêchât  d'arriver  à  la  tyrannie.  Thouret,  avec  la  forte 
trempe  de  son  esprit,  était  intervenu  dans  les  débats  pour  cher- 
cher une  conciliation.  Le  veto  absolu  fut  écarté  ;  le  veto  suspensif 
l'emporta,  avec  effet,  jusqu'à  la  seconde  législature  seulement. 
C'en  était  fini  des  idées  gouvernementales  de  Mounier  et^de  ses 
amis.  Tout  en  restant  dévoué  à  la  monarchie  constitutionnelle,  la 
majorité  des  députés  de  l'ancien  tiers  état  se  fermait  les  oreilles. 
Elle  tenait  pour  démontré  que  les  institutions  des  autres  peuples 
étaient  imparfaites,  et  que  jusqu'en  89  le  genre  humain  s'était 
égaré. 

Ce  fut  bien  pis  lorsqu'on  examina  le  rôle  des  ministres  et  la  por- 
tée qu'il  fallait  attribuer  à  la  responsabilité  ministérielle.  L'insou- 
ciance sur  ce  point  n'eut  d'égale  que  l'ignorance.  Qui  se  douta, 
excepté  Mirabeau,  que  le  ressort  principal  du  mécanisme  constitu- 
tionnel était  tout  entier  dans  ce  principe?  La  plus  lourde  faute,  en 
matière  d'organisation  politique,  fut  commise  lorsque  fut  votée  la 
proposition  de  Lanjuinais,  excluant  du  ministère  tout  membre  de 
l'assemblée  nationale  (7  septembre  1789).  Les  méfiances  envers 
Louis  XVI  avaient  grandi,  et  le  fossé  qui  séparait  les  deux  pouvoirs 
s'élargissait. 

Du  moins,  lorsqu'il  s'agit  de  réformer  les  institutions  judiciaires, 

TOME  LXXIII.  —  1880.  27 


AÏS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  jurisconsultes  furent  guidés  par  leurs  instincts.  De  l'organisa- 
tion de  la  France  telle  qu'elle  existait  avant  la  révolution  ils  avaient 
peu  à  conserver.  L'unité  nationale  reçut  d'eux  sa  sanction  défini- 
tive. La  question  d'attributions  des  corps  qu'ils  venaient  de  consti- 
tuer ne  les  divisa  pas.  Leur  esprit  démocratique  l'emporta  sur  l'es- 
prit libéral.  Le  vice  radical  de  leur  plan  fut  de  créer,  avec  les 
directoires  de  département  et  de  district,  des  administrations  col- 
lectives. L'idée  d'un  administrateur  unique,  contrôlé  par  un  con- 
seil élu,  ne  leur  était  pas  venue.  Leur  fausse  théorie  qui  plaçait  le 
pouvoir  exécutif  et  le  pouvoir  législatif  l'un  en  face  de.  l'autre, 
comme  deux  ennemis,  conduisait  à  faire  nommer  les  directoires 
par  les  assemblées  administratives,  sans  qu'ils  pussent  être  révo- 
qués, à  moins  de  forfaiture.  Les  procureurs-syndics,  bien  que  char- 
gés uniquement  de  l'expédition  des  affaires  courantes  sans  voix 
délibérative,  échappaient  ainsi  à  l'influence  royale  et  dépendaient 
des  conseils  élus. 

L'anarchie  éclata  bientôt  à  tous  les  yeux.  Au  lieu  de  revenir  sur 
leurs  pas,  les  plus  habiles  eux-mêmes,  comme  Target,  Thouret, 
Chapelier,  cherchèrent  alors  le  remède  dans  la  confusion  de  tous  les 
pouvoirs.  Ainsi,  ils  furent  bien  vite  amenés  à  attribuer  au  pouvoir 
exécutif  le  droit  de  suspendre  les  corps  administratifs  et  d'annuler 
leurs  actes  ;  mais  le  recours  fut  toujours  réservé  devant  le  corps  lé- 
gislatif. Que  devenaient  dès  lors  les  conditions  de  la  liberté  réglée? 

Les  légistes  furent  mieux  inspirés  lorsque,  après  avoir  renversé 
le  vieux  système  judiciaire,  ils  donnèrent  une  organisation  nouvelle 
à  la  magistrature.  Après  avoir  adopté  le  jury  au  criminel  et  l'avoir 
sagement  rejeté  au  (  ivil,  malgré  Adrien  Duport,  ils  établirent  l'é- 
galité devant  la  justice,  comme  devant  la  loi,  en  supprimant  toute 
juridiction  exceptionnelle  ou  privilégiée.  Ils  s'efforcèrent  de  réaliser 
ce  beau  rêve  :  avoii*  des  magistrats  indépendans  par  la  conscience, 
mais  dépendans  de  la  nation  par  leurs  fonctions,  et  ne  devant  leur 
place  qu'au  savoir  et  à  la  probité.  Au  lendemain  de  la  suppression 
des  parlemens,  dont  les  agitations  avaient  laissé  des  traces  dans 
leur  mémoire,  les  légistes  de  la  constituante  craignirent  la  recon- 
stitution d'une  aristocratie  parlementaire,  s'ils  laissaient  au  roi  la 
nomination  de  la  nouvelle  magistrature.  Au  milieu  des  méfiances, 
les  opinions  intermédiaires  s'eflacèrent  comme  toujours.  La  présen- 
tation de  trois  candidats,  parmi  lesquels  le  chef  du  pouvoir  exécutit 
choisirait,  paraissait  un  système  raisonnable.  Il  fut  écarté.  La  ques- 
tion se  posa,  encore  une  fois,  dans  le  domaine  de  l'absolu,  entre 
l'idée  monarchique  et  l'idée  démocratique  :  celle-ci  l'emporta.  On 
remit  au  peuple  seul  le  choix  des  juges  ;  le  roi  eut  uniquement  le 
droit  de  nommer  les  officiers  chargés  des  fonctions  du  ministère 
public. 


LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE   PENDANT   LA   REVOLUTION.  419 

Ccmime  elle  était  cuisante,  même  dans  les  meilleures  âmes,  la 
blessure  des  iniquités  de  l'ancien  régime  !  Gomme  était  illusoire, 
dans  les  intelligences  les  plus  fermes,  la  confiance  dans  la  race  hu- 
maine et  dans  la  pure  logique!  «  Ciontre  qui,  disait  Thouret,  se 
commettent  les  crimes  et  les  délits,  si  ce  n'est  contre  le  peuple  ? 
C'est  donc  au  nom  du  peuple  et  par  un  délégué  du  peuple  qu'ils 
doivent  être  poursuivis.  S'il  en  était  autrement,  les  ministres  mal 
intentionnés  pourraient  poursuivre  des  accusations  les  plus  injustes 
les  amis  de  la  liberté.  »  Le  droit  d'accusation  fut  enlevé  au  minis- 
tère public,  ou  plutôt  aux  commissaires  du  roi,  suivant  l'expression 
significative  de  Duport.  Le  droit  de  grâce  suivit  le  droit  d'accusa- 
tion; et  le  pouvoir  exécutif  au  nom  de  qui  se  rendait  la  justice  fut 
à  peu  près  étranger  à  son  administration.  Les  cadres  furent  du 
moins  habilement  conçus  :  à  la  base,  une  création  toute  du  xviii'' 
siècle,  la  justice  de  paix  ;  en  haut,  une  cour  supérieure  de  revision  ; 
comme  intermédiaires,  des  tribunaux  de  district  devenant  juges 
d'appel  les  uns  des  autres.  Sauf  sur  ce  point  que  l'expérience  corri- 
gea, les  grandes  lignes  ont  été  conservées.  Mais  l'expérience  fat 
prompte  à  prouver  les  vices  du  système  électif  dans  l'ordre  judi- 
ciaire. 

Vin. 

L'abus  des  principes  simples  avait  pour  efïet  de  détendre  tous 
les  ressorts  du  gouvernement  et  d'en  détruire  l'action  salutaire.  Au 
lieu  de  voir  dans  la  liberté  la  limite  des  droits  de  chacun,  limite 
posée  par  la  justice,  exprimée  par  la  loi,  défendue  par  la  force  publi- 
que, la  plupart,  par  défaut  d'éducation  politique,  ne  voyaient  dans 
la  liberté  que  l'expression  d'un  droit  personnel  et  absolu,  sans  rela- 
tion avec  le  droit  des  autres.  Ce  péril  n'échappait  pas  aux  yeux  des 
clairvoyans.  Dans  leurs  réunions  particulières,  les  réflexions  les 
plus  judicieuses  se  faisaient  jour;  mais  les  portes  ne  s'ouvraient 
pas  au  public,  et  les  opinions  modérées  exprimées  à  la  tiùbune  de 
l'assemblée  n'avaient  pas  un  assez  long  retentissement.  Le  terrain 
constitutionnel  était  de  plus  en  plus  étroit. 

Le  courage  de  la  haute  bourgeoisie  ne  faiblissait  cependant  pas  ; 
à  Paris,  elle  soutenait  hardiment  Lafayette  ;  elle  payait  de  sa  per- 
sonne pour  réprimer  l'émeute  ;  en  province,  elle  avait  encore  la  ma- 
jorité dans  les  municipalités,  dans  les  rangs  des  officiers  de  la  garde 
nationale.  Mais  une  révolution  ne  peut  pas  se  terminer  par  les 
moyens  qui  l'ont  fait  réussir;  et  Desmeuniers,  Chapelier,  Thouret, 
Barnave,  Beaumetz  et  leurs  amis  comprenaient  trop  tard  qu'il  fal- 
lait fortifier  l'action  du  gouvernement. 

Depuis  le  retour  de  Varennes,  les  constitutionnels  tentaient  osten- 


Zl20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

siblement  un  dernier  effort  pour  constituer  la  monarchie  représen- 
tative. Leurs  tentatives  infailliblement  échouaient  s'ils  n'osaient  pas 
reviser  la  constitution.  L'histoire  nous  a  appris  comment  le  comité, 
n'ayant  pas  la  certitude  d'être  soutenu  contre  les  attaques  de  la 
sur  droite  de  l'assemblée  et  contre  les  folies  des  démagogues,  se 
renferma  strictement  dans  son  programme  et,  hormis  deux  ou 
trois  points  insignifians,  ne  changea  rien  aux  vices  de  la  constitu- 
tion de  1791.  Malouet,  qui  essaya  de  porter  le  débat  sur  les  articles 
fondamentaux,  fut  rappelé  à  l'ordre,  a  Les  aristocrates,  avoue  le 
marquis  de  Ferrières,  ne  voulurent  prendre  aucune  part  à  la  revi- 
sion et  laissèrent,  en  se  frottant  les  mains,  les  jacobins  battre  les 
constitutionnels.  » 

Si  les  fautes  des  adversaires  n'excusent  pas  celles  qu'on  fait  soi- 
même,  elles  devraient  du  moins  atténuer  la  sévérité  du  jugement. 
Faire  rétrograder  la  révolution  jusqu'à  l'ancien  régime  à  l'aide  des 
armées  étrangères,  ou  la  précipiter  dans  l'anarchie  et  dans  le  sang, 
au  moyen  de  l'organisation  jacobine,  tel  fut  le  problème  qui  se  posa 
devant  les  députés  des  classes  moyennes,  le  30  septembre  1791, 
au  moment  où  la  constituante  se  séparait  et  où  une  assemblée  dont 
elle  avait  exclu  ses  membres  prenait  séance.  Quelque  bien  douée 
qu'elle  soit,  une  nation  n'a  pas  deux  fois,  dans  la  même  période, 
une  pléiade  de  penseurs,  de  jurisconsultes,  d'orateurs,  de  philo- 
sophes. Elle  n'a  pas  même  deux  fois,  lorsque  l'éducation  politi- 
que est  à  faire,  le  groupe  silencieux,  mais  pondérateur,  des  hom- 
mes de  bon  sens.  Aussi,  sauf  quelques  individualités  laissées  en 
dehors  par  les  élections  de  89,  sauf  quelques  jeunes  gens  éloquens 
et  héroïques,  qui  n'avaient  jamais  vu  de  près  les  difficultés  prati- 
ques, les  votes  s'étaient  portés  sur  les  représentans  de  la  petite 
bourgeoisie,  ou  sur  les  personnages  secondaires  appartenant  aux 
professions  libérales  et  aux  congrégations  dissoutes.  Les  projets 
libéraux  rêvés  par  la  haute  bourgeoisie  rencontraient  comme 
obstacle,  dans  l'assemblée  législative,  un  parti  nouveau,  confus, 
violent,  organisé  avec  les  clubs  et  déterminé  à  aller  jusqu'au 
bout. 

Les  mœurs  bourgeoises  subissent  le  contre-coup  des  événemens. 
L'influence  incroyable  des  tableaux  de  David  sur  le  goût  et  les 
modes  n'en  était  que  le  résultat.  Les  femmes  avaient  abandonné  le 
charmant  costume  du  xviii*  siècle  qui  leur  allait  si  bien.  La  poudre 
qui  adoucissait  leur  visage,  la  mouche  qui  en  relevait  la  pâleur,  les 
corsets  et  les  souliers  à  talon  étaient  proscrits.  En  substituant  aux 
robes  dites  de  cour,  des  vêtemens  légers,  simples,  unis,  étroits, 
l'étiquette  était  supprimée  peu  à  peu.  Les  habitudes  rigoureuses 
d'exquise  politesse  se  perdaient.  Les  hommes  avaient  adopté  le 
vêtement  noir  et  la  coiffure  flottante.  L'introduction  d'un  costume 


LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE    PENDANT   LA    RÉVOLUTION.  421 

nouveau  chez  un  peuple  n'est  jamais  un  événement  isolé,  un  fait 
insignifiant.  Il  annonce  une  modification  complète  dans  la  vie  ordi- 
naire. Une  lettre  d'un  officier  de  la  garde  nationale  de  Glermont- 
Ferrand  envoyé  en  mission,  à  Paris,  en  novembre  1791,  mentionne 
l'étonnement  que  lui  inspira  la  tenue  des  députés  de  l'assemblée 
législative.  En  moins  de  trois  ans,  le  bourgeois  parisien  avait  lui- 
même  perdu  le  caractère  qui  lui  était  propre.  Il  était  jadis  attaché 
à  son  roi ,  à  sa  parenté ,  aux  usages.  Le  cercle  de  ses  relations 
s'étendait  rarement  loin  de  son  voisinage.  Le  tumulte  et  les  cris 
troublaient  maintenant  les  rues  calmes  du  Marais  et  cette  île  Saint- 
Louis,  où  l'on  ne  connaissait  naguère  de  révolutions  que  celles  cau- 
sées dans  le  cours  de  la  Seine  par  les  hivers  rigoureux. 

Paris,  jusqu'en  1789,  avait  été  surtout  une  ville  de  plaisirs,  d'agio- 
tage et  de  commerce  de  détail.  Il  n'était  pas,  à  proprement  parler, 
un  centre  industriel,  pas  plus  qu'un  centre  agricole.  Les  marchands 
et  les  gens  de  finances  lui  donnaient  tout  son  cachet.  Quel  change- 
ment dès  octobre  1791  !  Jusqu'alors  les  grandes  familles  bourgeoises 
avaient  supporté  gaîment  les  sacrifices  de  fortune.  Mais  le  désordre 
commençait  à  pénétrer  dans  les  habitudes  de  chaque  jour.  Les 
écoles,  comme  les  études  sérieuses,  étaient  négligées;  une  sorte 
de  fièvre  troublait  le  repos  du  corps  et  de  l'esprit  :  «  Quel  espace 
franchi  dans  ces  trois  années,  écrivait  Barnave,  et  sans  que  nous 
puissions  nous  flatter  d'être  arrivés  au  terme  !  »  Les  conditions  du 
haut  en  bas  de  l'échelle  sociale  se  déplaçaient.  Toutes  les  âmes 
étaient  ébranlées  dans  ce  milieu  jadis  si  attaché  à  la  discipline,  à 
l'ordre,  au  respect. 

Pendant  que  la  bourgeoisie  parisienne  attendait  une  solution  du 
courage  et  du  bon  vouloir  de  ses  chefs,  elle  voyait  au-dessous 
d'elle  les  Jacobins  s'organiser  ;  elle  restait  inerte.  Et  cependant 
elle  était  la  plus  nombreuse  ;  elle  occupait  encore  partout  les 
grands  postes;  les  premières  élections  judiciaires  lui  avaient  pro- 
fité ;  elle  commandait  les  gardes  nationales  :  à  Paris,  des  bataillons 
entiers  (comme  celui  des  Filles-Saint-Thomas)  étaient  à  elle  et  eus- 
sent versé  leur  sang  pour  résister  à  l'émeute.  Elle  avait  vainement 
à  l'assemblée  nouvelle  quelques  hommes  jeunes,  résolus  :  les  Ra- 
mond,  les  Hecquet,  les  Beugnot,  les  Dumolard,  les  Mathieu-Dumas. 
Ils  s'étaient  fait  inscrire  aux  Feuillans  ;  mais,  menacés  par  la  foule, 
ils  avaient  fini  par  être  expulsés  de  la  salle  ordinaire  des  séances. 
Leurs  journalistes  :  Roucher,  Suard,  A.  Ghénier,  Lacretelle,  con- 
tinuaient de  combattre  à  la  fois  le  jacobinisme  et  l'émigration  à 
main  armée. 

Où  était  la  cohésion  qui  seule  fait  un  parti?  La  cour  elle-même 
était  hostile  à  l'établissement  d'une  monarchie  constitutionnelle. 
Elle  subissait,  mais  n'acceptait  pas  la  liberté.  Craignant  par-dessus 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  l'influence  des  constitutionnels,  le  roi  et  ses  amis  s'unissaient 
momentanément  aux  jacobins  et  faisaient  nommer  Pétion  maire  de 
Paris.  On  eût  été  découragé  plus  facilement.  Les  braves  gens,  avec 
soixante-quinze  directoires  de  département,  avaient  applaudi  à  la 
lettre  menaçante  de  La  Fayette,  l'avaient  soutenu  lorsqu'il  était 
accouru  de  son  armée  réclamer  à  la  barre  des  mesures  contre  les 
démagogues.  La  bourgeoisie  constitutionnelle,  par  une  contradic- 
tion que  les  faits  expliquent,  perdait  confiance  dans  les  paroles  du 
roi,  et  pourtant  elle  ne  voulait  pas  son  renversement.  Elle  croyait 
à  l'utilité  d'un  avertissement  donné  au  château,  mais  elle  avait  hor- 
reur d'un  attentat  sur  la  personne  royale.  Elle  souffrait  de  la  lan- 
gueur du  commerce,  de  la  dégradation  des  rentes,  de  la  déprécia- 
tion du  papier-monnaie,  maux  attribués  à  la  malveillance  de  la 
cour  ;  mais  elle  redoutait  encore  plus  les  atteintes  violentes  de  la 
part  des  jacobins.  Elle  était  inquiète  et  incertaine  de  ce  qu'elle  de- 
vait espérer  ou  craindre  de  Louis  XVI ,  objet  de  ses  préférences  et 
qui  n'y  répondait  pas. 

C'est  au  milieu  de  ses  angoisses  patriotiques  que  jaillit  de  son 
sein  ce  faisceau  de  jeunes  tribuns  idéalistes  et  inspirés  qui  s'appe- 
laient les  Girondins. 

Ils  furent  l'expression  du  dernier  élan  de  la  bourgeoisie  du 
xviii®  siècle  !  Et  encore  elle  ne  les  suivit  pas  tout  entière.  Dès  les 
premières  et  entraînantes  paroles  de  Vergniaud  et  de  Gensonné,  on 
pouvait  en  effet  constater  que  le  milieu  politique  solide  et  l'élite 
capable  de  prendre  en  main  le  progrès  de  la  nation  et  de  la  mettre 
en  possession  de  se  gouverner  elle-même,  n'avaient  pu  s'établir 
depuis  trois  ans.  Des  institutions  politiques  inapplicables  ou  impar- 
faites avaient  engendré  l'impuissance.  L'esprit  démagogique,  d'une 
part,  et  les  invincibles  préjugés  des  courtisans,  de  l'autre,  avaient 
rebuté  les  caractères  les  plus  résolus.  L'arrivée  des  Marseillais,  le 
manifeste  du  duc  de  Brunswick  et  le  10  août  firent  le  reste. 

La  haute  bourgeoisie  avait  échoué  dans  son  premier  essai  d'or- 
ganisation politique  de  la  nouvelle  société  française.  C'étaient  les 
masses  ignorantes,  les  clubs  permanens,  l'anarchie  des  sections, 
qui  prenaient  violemment  le  pouvoir.  Tandis  que  les  démagogues 
se  préparaient  à  commettre  tous  les  excès  et  tous  les  crimes,  le 
sentiment  de  ce  qu'il  y  avait  de  juste  et  de  légitime  dans  la  révolu- 
tion civile  accomplie  prenait  néanmoins  possession  du  cœur  de  la 
bourgeoisie,  et  elle  envoyait  courageusement  ses  fils  se  battre  aux 
frontières  contre  l'armée  de  Condé  unie  aux  étrangers. 


Bardoux. 


COMMENT 


S'IMPROVISE    UNE    CAPITALE 


ETUDES      SUD-AMÉRICAINES. 


C'est  un  des  spectacles  attachans  auxquels  il  m'ait  été  donné 
d'assister  que  la  fondation  de  la  nouvelle  capitale  de  la  province  de 
Buenos-Avres.  ïai  vu  en  trente  mois  sortir  de  terre  une  ville  de 
30,000  habitans.  La  pierre  fondamentale  a  été  posée  le  19  novembre 
1882,  et  cette  cérémonie  en  plein  champ,  avec  ses  fanfares,  ses 
banquets  sous  la  tente,  ses  discours,  ses  banderoles  aux  vives  cou- 
leurs s'alignant  le  long  de  rues  imaginaires,  dut  paraître  aussi  in- 
compréhensible qu'alarmante  aux  milliers  de  moutons  et  de  bœufs 
à  demi  sauvages,  uniques  hôtes  de  ce  plateau  agreste.  On  se  figure 
l'air  de  curiosité,  de  surprise  et  de  terreur  qui  dilatait  ce  jour-là 
les  expressifs  yeux  ronds  des  vaches  de  la  prairie,  rangées  en  cercle 
aux  confins  de  l'horizon,  vers  lesquels  elles  avaient  détalé  tout 
d'abord,  et  contemplant  tête  baissée,  dans  une  attitude  ambiguë 
entre  l'attaque  et  la  fuite,  cette  bruyante  invasion  de  leur  domame. 
Pour  le  premier  jour  d'une  ville,  c'est  là  un  groupe  de  spectateurs 
peu  ordinaire.  Si  l'instinct  qui  porte  les  animaux  des  estancias  à 
revenir  aux  lieux  où  ils  ont  grandi  ramenait  vers  son  ancien  pâtu- 
rage un  de  ces  honnêtes  ruminans,  quel  travail  s'opérerait  dans  sa 
cervelle  devant  les  transformations  accomplies,  et  comme  les  des- 
seins de  l'homme  lui  paraîtraient  aussi  étonnanset  mystérieux  que 
le  paraissent  à  l'homme  ceux  du  destin  ! 


A 24  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Sans  être  un  vil  bétail,  quand  on  parcourt  aujourd'hui  les  larges 
avenues  de  la  nouvelle  ville,  l'impression  est  saisissante.  Ce  qui 
frappe,  ce  n'est  pas  tant  la  pittoresque  silhouette  de  quelque  palais 
en  construction,  encore  emmailloté  d'échafaudages,  coiffé  d'un  en- 
chevêtrement de  charpentes  inachevées  ;  ce  n'est  pas  le  contraste 
entre  la  belle  ordonnance  d'édifices  flambant  neuf  et  les  cahutes  de 
bois  qu'ils  dominent  de  toute  la  hauteur  et  de  tout  l'orgueil  de  leurs 
colonnades.  On  n'est  point  seulement  en  face  d'un  spectacle  peu  banal 
et  par  conséquent  curieux,  d'un  grand  effort  accompli,  d'une  émou- 
vante quantité  de  travail  humain  accumulée  en  peu  de  temps  sur 
un  même  point.  On  sent  par-dessus  le  marché  qu'on  a  affaire  à  une 
œuvre  de  longue  haleine  et  de  haute  portée,  conçue  avec  ampleur, 
mûrie  avec  soin  et  appelée  à  des  développemens  bien  autrement 
surprenans  que  l'ébauche  vigoureuse  que  l'on  a  devant  les  yeux. 

Tout  d'abord  cette  ville  s'appelle  La  Plata,  et  ce  nom  n'a  en  soi 
rien  de  modeste.  Il  implique  la  prétention  d'en  faire  à  brève  échéance 
une  des  plus  importantes  places  commerciales,  et  comme  qui  dirait 
la  personnification,  au  point  de  vue  des  échanges  internationaux, 
des  vastes  états  que  l'on  englobe  sous  ce  nom  générique. 

Pour  une  cité  d'aussi  fraîche  date,  cette  ambition  peut  paraître 
singulière.  Elle  serait  outrecuidante  dans  de  vieux  états,  où  les 
courans  du  commerce  sont  depuis  longtemps  canalisés  et  ne  se 
laissent  pas  détourner  d'une  façon  arbitraire  de  la  direction  que  les 
siècles  leur  ont  tracée.  On  y  a  bien  vu  de  temps  en  temps  la  fan- 
taisie d'un  souverain  essayer  de  se  substituer  aux  lents  effets  des 
forces  économiques  qui  président  à  la  formation  des  grandes  villes. 
Presque  toujours  le  résultat  a  démontré  que  la  tentative  était  vaine, 
et  qu'en  pareille  matière  le  temps  ne  consacre  que  les  œuvres  aux- 
quelles il  a  collaboré.  Il  n'en  va  pas  de  même  dans  des  pays  neufs. 
En  Europe  même,  Saint-Pétersbourg  est  une  expérience  presque 
contemporaine  :  la  Russie  était  toute  neuve  quand  elle  y  a  réussi  ; 
mais  c'est  surtout  dans  des  contrées  dont  la  population  augmente 
par  des  alluvions  du  dehors,  et  qui  changent  d'aspect  à  vue  d'œil, 
que  la  création  de  centres  improvisés  et  rapidement  prospères 
n'est  pas  une  utopie,  une  entreprise  au-dessus  du  pouvoir  de 
l'homme.  Sans  doute  il  ne  lui  est  pas  permis  là  plus  qu'ailleurs  de 
faire  violence  aux  lois  naturelles  ;  mais  il  peut  en  aider  singulière- 
ment la  marche  et  en  accélérer  les  effets. 

Puisque  nous  voilà  en  présence  d'une  ville  au  berceau,  essayons 
donc  de  tirer  son  horoscope,  comme  dans  les  contes  de  fée,  dont 
le  souvenir  revient  à  l'esprit  par  une  involontaire  association  d'idées, 
en  présence  de  phénomènes  aussi  en  dehors  de  nos  habitudes.  Ici 
l'horoscope  n'est  point  fondé  sur  les  caprices  d'un  pouvoir  occulte. 
Il  s'appuie  sur  l'observation  de  causes  très  simples,  qui  acquièrent 


UNE    NOUVELLE   CAPITALE.  425 

simplement,  dans  une  république  en  mal  de  croissance,  un  instructif 
et  dramatique  caractère  d'intensité.  Il  n'est  pas  inopportun  d'expli- 
quer premièrement,  car,  à  distance,  la  chose  pourrait  ne  point 
paraître  absolument  naturelle,  comment  la  province  de  Buenos- 
Ayres  se  trouvait  obligée  de  résoudre  le  problème  de  la  création 
d'une  capitale,  et  dépossédée  de  la  ville  dont  précisément  elle  porte 
le  nom. 

I. 

C'est  en  1880  qu'elle  lui  fut  prise,  et  c'est  là  un  événement  qui, 
de  quelque  façon  qu'on  l'envisage,  marque  une  date  considérable 
dans  l'histoire  de  la  république  argentine.  Ce  fut  le  dénoûment 
d'un  long  antagonisme,  tantôt  latent,  tantôt  déclaré,  d'un  côté  entre 
la  ville  et  la  province  de  Buenos-Ayres,  ardentes  au  progrès,  ou- 
vertes aux  idées,  aux  hommes,  aux  inventions  des  pays  les  plus 
avancés,  et  de  l'autre,  le  bloc  compact  de  provinces  intérieures, 
fort  supérieures  en  étendue,  mais  sensiblement  plus  dépourvues 
d'élémens  décisifs  d'influence  et  de  prospérité.  Cette  incompatibilité 
d'humeur  avait  déjà  produit  une  scission.  En  1852,  Buenos-Ayres 
s'était  déclaré  indépendant,  et  avait  goûté  pendant  une  dizaine 
d'années  de  l'autonomie  absolue.  Cette  expérience  avait  prouvé 
deux  choses  qui  n'étaient  pas  faites  pour  rabattre  l'opinion  que  se 
formaient  ses  fils  de  leurs  droits  à  la  suprématie.  D'abord  les  forces 
du  reste  de  la  république  avaient  été  impuissantes  à  réduire  la 
province  chef  :  elle  rentra  dans  le  giron  de  la  famille  argentine  de 
son  plein  gré,  triomphalement,  après  une  bataille  gagnée,  et  im- 
posa les  conditions,  du  reste,  empreintes  d'une  patriotique  géné- 
rosité, auxquelles  elle  entendait  être  réintégrée  dans  la  confédéra- 
tion. La  seconde  vérité  que  la  sécession  avait  mise  en  évidence,  c'est 
que,  sans  parler  de  la  douane  et  du  commerce  d'outre-mer,  dont 
Buenos-Ayres  tenait  la  clé,  l'activité  des  échanges  et  l'accroisse- 
ment de  richesse  dus  à  l'esprit  industrieux  de  ses  habitans  fournis- 
saient à  la  nation  le  plus  clair  de  ses  revenus.  De  là  à  penser  et  à 
dire  que  c'était  pure  largesse  de  laisser  profiter  de  cette  aubaine 
le  groupe  besogneux  de  ses  sœurs,  qui,  réduites  à  la  portion  con- 
grue, avaient  fait  piètre  figure,  il  n'y  avait  vraiment  qu'un  pas. 
«  Buenos-Ayres  est  la  vache  à  lait  de  la  république:  »  cette  formule, 
qui  revenait  à  tout  bout  de  champ  dans  les  conversations  des  por- 
tefios  sur  la  politique  générale,  laisse  deviner  de  quel  air  de  pro- 
tection le  sacrifice  était  consenti. 

Ces  querelles  de  gros  sous  n'étaient,  du  reste,  que  le  petit  côté  de 
la  question.  Si  la  richesse  peut  être  une  condition  de  supériorité  pour 
un  état,  c'est  qu'elle  est  d'ordinaire  la  conséquence  et  la  manifestation 


426  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tangible  de  qualités  plus  dignes  d'estime.  Buenos-Âyres  était  riche 
parce  que  ses  habitans  étaient  plus  instruits,  ses  champs  mieux 
cultivés,  ses  races  d'élevages  mieux  choisies  et  mieux  soignées,  ses 
méthodes  de  travail  plus  parfaites  que  sur  le  reste  du  territoire. 
De  toutes  les  provinces  argentines,  aucune  n'exerce  une  attraction 
aussi  puissante  sur  les  émigrans  qui  affluent  dans  les  ports  de  La 
Plata.  A  peine  débarqués,  elle  les  accapare.  Ce  n'est  pas  là  un  sim- 
ple bénéfice  de  situation.  Elle  a  le  bon  esprit  de  comprendre  et 
d'avouer  ce  qu'elle  doit  aux  efforts  de  ces  déshérités  de  l'Europe 
qui  l'ont  initiée  à  une  foule  de  connaissances  nobles  et  utiles  dont 
la  vive  intelligence  créole  a  merveilleusement  profité;  elle  met  à 
les  recevoir  un  empressement  où  il  entre  un  peu  d'égoïsme  et 
beaucoup  d'engageante  cordialité.  Elle  en  a  tant  accueilli  et  mis 
en  bon  point  qu'elle  a  fini  par  former  une  population  cosmopolite 
au  milieu  de  laquelle  les  arrivans,  ceux  surtout  de  race  latine,  se 
trouvent  en  quelques  jours  comme  chez  eux.  Une  fois  assimilés  à 
cette  nationalité  indécise,  qui  n'est  ni  l'argentinisme  pur  ni  leur  na- 
tionalité d'origine,  ils  deviennent  eux-mêmes  des  agens  actifs  de 
propagande  et  d'assimilation  pour  les  nouveau-venus. 

En  tout  temps  et  en  tout  lieu,  la  densité  de  la  population  est  un 
facteur  important  de  progrès.  Les  perfectionnemens  de  l'industrie, 
de  l'instruction,  du  mécanisme  administratif,  de  la  police,  de  toutes 
les  fonctions  sociales,  en  dépendent  étroitement.  Dans  un  pays 
d'immigration,  il  se  présente,  en  outre,  ce  phénomène,  que  les 
améliorations  s'accélèrent,  pourrait-on  dire,  en  raison  directe  du 
carré  des  résultats  déjà  obtenus.  Aussi  l'avance  prise  par  cette  pro- 
vince allait-elle  s'accentuant  d'année  en  année  de  façon  à  inspirer 
aux  autres  non  plus  seulement  de  la  jalousie,  mais  de  l'inquiétude. 
Elle  présentait  avec  toutes  une  si  écrasante  disproportion  qu'on  en 
avait  peur.  Aux  abords  de  1880,  c'est  sur  elle,  outre  son  budget 
particulier,  qu'étaient  prélevées  les  trois  quarts  des  recettes  de  la 
nation,  et  elle  supportait  cette  charge  allègrement.  Sur  2  mil- 
lions 1/2  d'habitans  que  renfermaient  les  quatorze  états  autonomes 
qui  forment  la  Confédération  argentine,  elle  en  pouvait  revendiquer 
plus  de  800,000.  Quant  à  la  richesse  territoriale,  la  comparaison 
serait  plus  difficile  à  établir.  Le  gouvernement  national  fait  bien,  à 
intervalles  fixes,  et  avec  assez  de  soin,  un  recensement  général  de 
la  population  d'après  lequel  le  congrès  détermine  les  circonscrip- 
tions électorales;  mais  la  province  de  Buenos-Ayres  a  été  jusqu'à 
présent  la  seule  pourvue  d'administrations  assez  diligentes  pour 
dresser  des  comptes  en  règle,  comme  une  maison  de  commerce 
bien  tenue,  de  l'accroissement  de  son  capital  industriel  et  foncier  (1). 

(1)  Le  dernier  grand  travail  statistique  officiel  a  été  publié  en  1883  sous  ce  titre  : 
Censo  gênerai  de  la  provincia  de  Buenos-Ayres,  demogrdfico,  agricola,  industrial, 


UNE   NOUVELLE   CAPITALE.  4*27 

On  ne  peut  donc  apprécier  qu'au  juger  le  rapport  entre  sa 
richesse  absolue  et  celle  des  treize  autres  provinces  ;  mais  il  n'est 
pas  douteux  que,  sur  ce  chapitre,  le  manque  d'équilibre  entre  les 
états  confédérés  ne  fût  tout  aussi  accentué,  et  qu'en  matière  de  va- 
leurs déjà  créées,  Buenos-Ayres  n'eût  représenté,  comme  en  ma- 
tière d'impôts,  les  trois  quarts  de  l'inventaire  total  de  la  république. 
Un  détail  qui  a  son  éloquence,  c'est  qu'en  1880,  sur  6,865,000  let- 
tres manipulées  dans  les  bureaux  de  poste  argentins,  5  millions 
appartiennent  à  ceux  de  la  province.  C'est  toujours  la  même  pro- 
portion, 75  pour  100  ;  on  la  retrouve  dans  toutes  les  manifestations 
de  la  vie  économique.  Voici  un  autre  fait  concluant  :  tandis  que  la 
Banque  nationale,  qui  avait  pour  principal  actionnaire  et  pour  pro- 
tecteur décidé  le  gouvernement  central,  menait  depuis  plusieurs  an- 
nées, avant  1880,  une  existence  précaire,  la  Banque  de  la  province, 
devenue  un  des  établissemens  financiers  les  plus  considérables  de 
l'Amérique  du  sud,  pouvait  en  mainte  occasion  délicate  et  pressée 
mettre  ses  ressources  et  son  crédit  au  service  de  la  nation. 

Et  voilà  pourquoi  il  parut  utile  et  équitable  aux  autres  pro- 
Tinces,  qui  trouvèrent  leur  belle  en  1880,  à  la  suite  d'une  révolu- 
tion du  reste  aussi  mal  engagée  que  mal  conduite  par  le  gouver- 
nement local  de  Buenos-Ayres,  de  couper  en  deux  cet  état  trop 
peuplé,  trop  encombrant,  trop  prospère.  A  une  manière  plus  large 
d'entendre  la  politique  il  joignait  d'inquiétantes  ressources  pour 
faire  prévaloir  ses  vues.  Il  fallait  bien  vite  changer  tout  cela  avant 
qu'il  devînt  décidément  prépondérant.  La  ville,  avec  ses  300,000  ha- 
bitans,  son  port,  un  des  plus  fréquentés  des  côtes  hispano-améri- 
caines, et  le  prestige  attaché  au  berceau  de  l'indépendance  des  ré- 
publiques du  Sud,  tut  adjugée  au  gouvernement  national.  Jusque-là, 
il  n'y  était  toléré  que  comme  un  hôte;  il  y  fut  désormais  chez  lui. 
Tout  le  groupe  des  conquérans  de  Buenos-Ayres  en  conçut  un  tel 
orgueil  que,  durant  longtemps,  il  affectait  d'appeler  le  gouverne- 
ment de  la  province,  désormais  hôte  et  toléré  à  son  tour,  «  un  gou- 
vernement rural.  » 

Ce  n'est  pas  le  moment  de  juger  la  révolution  de  1880,  qui  ne 
touche  qu'indirectement  à  notre  sujet.  Elle  a  certainement  donné 
plus  de  cohésion  à  une  république  où  il  était  à  craindre  qu'on  n'en 
vînt  à  pousser  le  principe  de  l'autonomie  des  provinces  jusqu'à 
l'émiettement  et  l'anarchie.  En  ce  sens,  elle  représente  un  pro- 
grès. Chose  singulière,  et  qui  prouve  combien  les  destins  logiques 

comercial,  verificado  el  9  de  octubre  de  1881,  bajo  la  administracion  del  doctor  don 
Dardo  Hocha.  Il  donne  une  sorte  de  photographie  de  la  province  prise  le  9  octobre 
1881,  et  forme  un  volume  in-4"'  de  plus  do  600  pages.  C'est  un  modèle  de  méthode  et 
de  conscience.  Nous  y  avons  puisé  la  plupart  des  renseignemens  numériques  qu'on 
trouvera  dans  cette  étude.  Depuis  i881,  tous  ces  chiffres  se  sont  encore  améliorés. 


428  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  peuples  cherchent  et  trouvent  leur  voie  au  travers  et  en  dépit 
des  aveugles  luttes  des  partis,  c'est  la  politique  traditionnelle  de 
Buenos-Ayres,  ce  sont  ses  tendances  unitaires  qui  ont  prévalu  dans 
cette  campagne  menée  à  ses  dépens  au  nom  des  théories  fédéra- 
tives.  En  considérant  ce  résultat  et  en  présence  du  fait  accompli, 
il  est  oiseux  de  rechercher  s'il  eût  été  préférable  que  la  besogne 
eût  été  faite  par  la  province  la  plus  avancée,  au  lieu  de  l'être  contre 
elle.  Elle  est  faite,  c'est  l'essentiel.  Il  semble  que  l'erreur  du  gouver- 
nement national,  quand  il  a  épousé  les  rancunes  des  fédéralistes,  a 
été  de  croire  qu'il  lui  suffirait  de  se  déclarer  possesseur  d'une  ville 
pareille  pour  l'obliger  à  penser  suivant  sa  fantaisie  ;  en  réalité,  il  pour- 
rait se  faire,  malgré  la  garnison  assez  nombreuse  dont  il  l'a  gratifiée, 
qu'il  n'ait  jamais  été  plus  dominé  par  cette  cité  éclairée,  indépen- 
dante et  gouailleuse,  que  depuis  qu'elle  lui  appartient.  On  a  beau 
se  raidir  contre  les  manifestations  de  cet  esprit  public  exigeant  et 
éveillé  qui,  en  chaque  pays,  se  développe  dans  sa  plus  grande  ville 
et  donne  le  ton  aux  autres,  c'est  un  voisin  à  la  collaboration  duquel 
on  ne  se  soustrait  qu'imparfaitement.  Le  gouvernement  argentin, 
dont  le  but,  en  l'espèce,  était  de  le  mater,  n'avait  pas  assez  médité 
la  théorie  de  l'influence  des  milieux.  Il  s'est  placé  dans  la  gueule 
du  loup  au  lieu  de  mettre,  comme  il  le  croyait,  le  loup  dans  sa 
poche.  Il  faut  en  féliciter  tout  le  monde  et  surtout  lui-même;  mais 
revenons  à  la  province  de  Buenos-Ayres,  que  nous  avons  laissée 
amputée  de  sa  capitale  et  rêvant  aux  moyens  de  s'en  procurer  une 
nouvelle. 

Les  premiers  momens  qui  suivirent  la  secousse  furent  de  cruel 
désarroi.  La  solution  que  la  brusquerie  des  événemens  militaires 
avait  amenée  passait,  la  veille  même,  pour  tellement  invraisem- 
blable, que  personne  n'y  avait  arrêté  sa  pensée,  pas  même  ceux 
qui  l'imposèrent.  Que  devait-ce  être  de  ceux  qui  la  subissaient  !  La 
législature  provinciale  dissoute,  le  régime  de  l'état  de  siège  pro- 
clamé, le  pouvoir  confié  à  des  intérimaires  pressés  d'abandonner 
un  poste  ingrat,  telles  étaient  les  conditions  où  l'on  se  trouvait. 
Elles  n'étaient  rien  moins  que  favorables  pour  arrêter  un  plan  réflé- 
chi et  s'organiser  sur  nouveaux  frais.  On  faisait  semblant  de  s'en 
occuper.  Personne  qui  n'eût  son  mot  à  dire  sur  les  conditions  que 
devait  remplir  la  future  capitale  de  la  province.  Les  principales 
villes  et  même  des  villages  ambitieux  se  mettaient  à  l'envi  sur  les 
rangs,  énuméraient  leurs  titres  à  cet  honneur.  L'un  faisait  valoir  sa 
situation  ;  l'autre,  son  commerce  ;  un  troisième,  l'abondance  des 
matériaux  de  construction  ou  la  salubrité  du  climat  aux  environs. 
On  eût  pu  longtemps  discuter  de  la  sorte.  La  question  commença 
seulement  à  se  circonscrire  lorsque  le  docteur  don  Dardo  Rocha 
vint  prendre  possession  du  gouvernement  de  la  province.  11  fut 


UNE   NOUVELLE   CAPITALE.  429 

évident,  dès  les  premières  résolutions  qu'on  lui  vit  adopter,  qu'il 
avait  là-dessus  des  opinions  très  méditées  et  très  nettes,  et  qu'il 
arrivait  au  pouvoir  avec  son  siège  tout  fait.  Coup  sur  coup,  on  apprit 
que  la  capitale  se  bâtirait  en  plein  champ,  sur  des  terrains  à'estancia 
achetés  expressément  pour  cet  usage,  et  que  les  travaux  du  port  de 
la  Ensenada,  dont  les  marais  s'étendaient  jusqu'au  pied  de  la  nou- 
velle ville,  allaient  immédiatement  commencer. 

La  première  partie  de  ce  programme  était  de  nature  à  susciter, 
et  suscita  en  effet  les  plus  vives  contradictions.  Quelle  idée  d'aller 
s'installer  sur  un  plateau  nu  comme  la  main,  lorsque  tant  de  villes 
de  15  ou  20,000  âmes  offraient  un  noyau  tout  formé  et  le  moyen 
d'éviter  les  lenteurs,  les  désagrémens  et  les  frais  d'un  premier  éta- 
blissement !  D'un  autre  côté,  quelle  faute  d'établir  la  nouvelle  capi- 
tale à  60  kilomètres  seulement  de  l'ancienne,  où  tous  les  membres 
du  haut  personnel  administratif  étaient  fixés  de  longue  date  et  avaient 
comme  pris  racine  par  les  goûts,  les  habitudes,  les  relations  !  On  vou- 
lait donc  fonder  une  sorte  de  Versailles,  une  ville  déserte  en  dehors 
des  heures  de  bureau,  à  laquelle  certains  trains  de  chemins  de  fer 
apporteraient  et  d'autres  retireraient  une  animation  factice,  entre- 
coupée de  momens  de  solitude  et  de  tristesse  sépulcrales? 

Ces  objections  et  bien  d'autres,  à  ne  considérer  qu'une  moitié  du 
projet  qui  venait  d'être  présenté  aux  chambres  et  accepté  par  elles, 
ne  laissaient  pas  d'être  plausibles.  Pour  les  gens  attentifs,  elles 
étaient  victorieusement  réfutées  par  la  seconde  moitié.  Les  dispo- 
sitions relatives  à  l'établissement  du  port  donnaient  à  la  conception 
sa  signification  précise  et  permettaient  d'embrasser  les  proportions 
du  plan  vraiment  grandiose  conçu  par  le  docteur  Rocha.  Au  lende- 
main d'une  crise  dont  sa  province  sortait  battue  et  amoindrie,  au 
moment  même  où  les  vainqueurs  se  livraient  à  une  joie  où  il  en- 
trait plus  de  gloriole  que  de  sagacité,  les  vaincus  à  un  décourage- 
ment boudeur  qui  n'était  guère  plus  politique,  le  nouveau  gouver- 
neur prouvait  par  là  que  seul  il  concevait  l'espérance  et  combinait 
les  moyens  de  réparer  si  bien  la  perte  qu'on  venait  de  faire,  qu'en 
peu  de  temps  il  n'y  parût  plus.  Quelle  plus  éclatante  réponse  pou- 
vait-il faire  aux  reproches  adressés  à  son  attitude  durant  les  der- 
niers événemens  que  de  rendre  à  la  province  le  rang  qu'elle  avait 
perdu,  sans  marchander  à  la  nation  les  avantages  qu'elle  venait  de 
conquérir?  On  n'a  pas  besoin  de  dire,  en  effet,  puisqu'il  était  élu  à 
un  moment  où  le  pouvoir  exécutif  national,  maître  de  tout,  même 
des  urnes  du  scrutin,  s'attachait  à  consolider  un  ordre  de  choses 
établi  à  main  armée,  qu'il  avait  prêté  son  adhésion  à  ce  qui  venait 
de  se  passer.  Il  avait  voté  comme  sénateur  la  fédéralisation  de  sa 
ville  natale.  Ses  compatriotes  avaient  du  mal  à  le  lui  pardonner. 
Pour  employer  une  expression  fort  en  usage  dans  le  pays  et  qui 


/l30  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

donne  la  note  du  patriotisme  exubérant,  mais  compliqué,  qui  règne 
dans  le  plus  brillant  et  le  plus  impressionnable  des  états  confédé- 
rés, ils  prétendaient  que,  placé  entre  la  petite  patrie  et  la  grande, 
il  avait  assez  cavalièrement  fait  bon  marché  de  fa  première.  En  tout 
cas,  on  put  voir  dès  lors  que  personne  n'avait,  au  sujet  des  desti- 
nées et  des  ressources  de  cette  petite  patrie,  tout  étourdie  du  choc 
et  trop  disposée  à  s'abandonner  elle-même,  des  idées  plus  fermes, 
une  foi  plus  tenace  et  plus  agissante. 

Pendant  les  trois  ans  qu'a  duré  son  administration,  de  1881  à 
1884,  il  a  donné  au  travail  industriel  et  au  développement  de  la 
richesse  une  si  vive  impulsion  que  le  gouvernement  national  n'est  pas 
fort  éloigné  d'en  prendre  ombrage  et  de  trouver  qu'en  1880  il  n'a 
pas  assez  abusé  de  la  victoire.  Il  ne  manque  pas  de  maladroits  amis 
pour  lui  souffler  à  l'oreille  qu'il  faudrait  démembrer  de  nouveau 
cette  province  incorrigible,  qui  s'obstine  à  faire  plus  de  progrès  que 
toutes  les  autres  ensemble.  D'autres,  plus  radicaux,  ne  parlent  de 
rien  moins  que  de  la  fédéraliser  tout  entière,  comme  on  a  fédéralisé 
sa  principale  ville,  et  de  la  mettre  entre  les  mains  du  gouverne- 
ment national  comme  une  captive.  Voilà  un  rare  et  instructif 
exemple  du  degré  d'absurdité  auquel  peut  conduire  une  politique 
étroite  et  envieuse.  C'est  au  nom  du  principe  fédéral  que  l'on  se 
livre  à  ces  belles  imaginations,  dont  l'exécution  marquerait  invaria- 
blement la  fin  de  toute  organisation  fédérative. 

L'excès  même  de  ces  alarmes  montre  du  moins  quelle  force  de 
ressort  possède  l'état  qu'on  voulait  courber  et  quels  ont  été  pour 
lui  les  effets  d'une  administration  sachant  vouloir  et  sachant  agir. 
Pour  marquer  d'un  trait  la  part  du  gouvernement  du  docteur  Rocha 
dans  cette  œuvre  de  relèvement  rapide  de  la  province,  il  suffira  de 
dire  qu'on  y  a  construit  et  livré  à  la  circulation  depuis  1881  près  de 
1,000  kilomètres  de  chemin  de  fer.  Ce  vigoureux  coup  de  collier  y  a 
porté  à  2,400  kilomètres  l'extension  du  réseau  ferré.  Pour  un  état 
presque  aussi  grand,  il  est  vrai,  que  la  France,  mais  dont  la  densité 
de  population  dépasse  à  peine  en  moyenne  1  habitant  1/2  et  dans 
les  régions  les  plus  favorisées  n'atteint  pas  6  habitans  par  kilomètre 
carré,  c'est  une  belle  proportion.  Aussi  des  districts  entiers,  hier  en- 
core à  peu  près  déserts  et  où  la  terre  était  à  vil  prix,  ont-ils  vu  qua- 
drupler leur  importance  et  leur  production.  Un  nouveau  réseau  de 
1,500  kilomètres,  dont  le  tracé  est  arrêté  depuis  1883,  a  été  solli- 
cité par  une  compagnie  nord-américaine.  Divers  incidens  en  ont 
retardé  la  concession;  mais,  du  jour  où  elle  sera  accordée,  on  es- 
time qu'il  ne  faut,  pour  achever  les  travaux,  qu'un  délai  de  quatre 
ans.  Quand  ce  réseau  supplémentaire  sera  fait,  la  province  sera  ou- 
tillée, en  fait  de  rails,  d'un  façon  remarquable,  et  il  ne  restera  plus 
à  établir  que  les  lignes  d'intérêt  local,  les  affluens  des  grandes  lignes, 


DNE    NOUVELLE    CAPITALE.  431 

qui  leur  apportant  le  tribut  des  zones  intermédiaires.  On  ne  peut  re- 
procher à  l'administration  du  docteur  Rocha  d'avoir  méconnu  cette 
vérité  bien  moderne,  que  l'économie  politique  domine  la  politique, 
et  que  faciliter  la  circulation  des  produits  est  la  meilleure  manière 
d'encourager  les  gens  à  en  créer. 

Eh  bien  !  les  linéamens  généraux  du  plan  de  conduite  que  le  doc- 
teur Rocha  s'était  tracé,  et  dont  il  a  poursuivi  le  développement  avec 
une  grande  sûreté  de  conception  et  une  souple,  mais  infatigable 
volonté,  étaient  reconnaissables  dès  ses  premiers  pas.  Ils  se  lais- 
saient pressentir  dans  l'idée  caractéristique  d'aller  camper  sa  capi- 
tale aux  lieux  où,  peut-être,  si  les  premiers  occupans  se  fussent  donné 
le  temps  d'étudier  la  côte  avec  plus  de  soin,  où  s'ils  eussent  pu  avoir 
la  moindre  idée  des  futures  exigences  de  la  grande  navigation,  Bue- 
nos-Ayres  aurait  dû  être  bâti.  Dieu  me  garde  de  dire  du  mal  de  don 
Pedro  de  Mendoza  et  de  ses  hardis  compagnons  !  Pour  l'année  1535, 
les  fondateurs  de  Buenos-Ayres  étaient  d'habiles  gens  et  qui  savaient 
voir  les  choses  de  loin.  Ils  firent  preuve  de  coup  d'œil  en  plaçant 
la  ville  où  elle  est;  mais  on  ne  peut  tout  prévoir  et  ils  n'avaient, 
certes,  pas  prévu  les  dimensions  de  nos  paquebots.  Ils  sont  obligés 
de  mouiller  à  14  milles  de  la  ville,  et  cette  tfaversée  de  26  kilomè- 
tres dans  de  petites  embarcations,  si  elle  est  émouvante  pour  des 
passagers  sur  une  mer  ouverte,  où  les  vents  de  sud-est  et  de  sud- 
ouest  soufflent  fréquemment  en  tempête,  est  bien  autrement  acci- 
dentée ,  gênante  et  onéreuse  pour  les  marchandises.  Ce  ne  serait 
rien  encore  ;  mais  la  plage  est  tellement  plate  et  le  niveau  du  fleuve 
tellement  changeant  qu'il  faiit  parfois  les  transborder  d'une  allège 
dans  une'autre  plus  petite,  et  de  celle-ci  dans  un  char,  dont  les  che- 
vaux ont  de  l'eau  jusqu'au  cou,  pour  les  faire  arriver  à  terre.  Quand 
tout  va  bien,  cette  série  d'opérations  incommodes  n'a  pour  effet  que 
d'aggraver  de  12  à  15  pour  100  le  fret  payé  depuis  le  port  d'Eu- 
rope jusqu'à  la  grande  rade,  ce  qui  est  déjà  une  joli  denier;  mais 
ce  qu'il  est  impossible  de  calculer,  c'est  le  nombre  de  ballots  ava- 
riés ou  disparus,  de  fûts  et  caisses  de  liquide  ayant  éprouvé  des  mal- 
heurs, entre  les  mains  de  bateliers  irresponsables,  soustraits  à 
toute  surveillance,  et  dans  des  conditions  de  navigation  et  de  livrai- 
son aussi  anormales. 

Les  fondateurs  de  Buenos-Ayres  avaient  sans  doute  conscience 
qu'ils  jetaient  les  bases  d'une  fort  grande  ville.  Ils  ne  prirent  pas  garde 
qu'ils  la  dotaient  d'un  simi)le  port  de  cabotage,  qui  ne  deviendrait 
un  port  de  grand  commerce  qu'à  son  corps  défendant.  Cette  méprise 
avait  été  reconnue  du  temps  même  de  la  domination  espagnole.  Ce 
ne  fut  pas  à  propos  des  convenances  du  trafic  que  l'on  y  prit  garde. 
Les  bateaux  légers  qui  pouvaient  pénétrer  dans  la  petite  rade  ou 
dans  la  rivière  du  Riachuelo  suffisaient  amplement  à  l'insignifiance 


432  REVUE    DES    DEUX   MOiNDES. 

des  échanges  auxquels  une  législation  douanière  insensée  réduisait 
les  états  de  la  Plata.  L'occasion  qui  fit  remarquer  l'insuffisance  du 
port  donne  la  caractéristique  de  ce  genre  de  civilisation  dont  l'Es- 
pagne présentait  alors  un  parfait  modèle,  et  qu'Herbert  Spencer, 
sans  la  moindre  intention  de  leur  appliquer  un  nom  flatteur,  appelle 
des  civilisations  militaires. 

La  surveillance  et  la  garde  d'une  colonie  qui  travaillait  et  rappor- 
tait si  peu  exigèrent  l'envoi  dans  ces  parages  de  vaisseaux  de  guerre 
de  haut  bord,  et  il  fallut  bien  trouver  à  les  loger.  La  côte  orientale, 
granitique  et  descendant  en  pente  raide  vers  le  fleuve,  était  longée 
par  un  chenal  profond  et  offrait  un  certain  nombre  de  havres  mal 
abrités,  mais  capables  de  donner  accès  à  de  forts  navires.  C'étaient 
autant  d'emplacemens  de  villes  tout  indiqués,  Montevideo,  La  Ca- 
lonia.  En  face,  au  contraire,  entre  Buenos-Ayres  et  l'océan,  la  rive 
est  basse  et  s'enfonce  insensiblement  sous  les  flots.  Les  dépressions 
sinueuses  et  bordées  de  bancs  dangereux,  qui  forment  de  ce  côté  le 
thalweg  du  Parana  à  travers  l'estuaire  de  la  Plata,  y  sont  partout 
séparées  du  rivage  par  plusieurs  milles  de  couches  de  marne  à  fleur 
d'eau,  d'amas  de  sable  et  de  boue.  Le  seul  point  où  la  vallée  sous- 
marine  pousse  une  pointe  vers  la  terre  est  La  Ensefiada.  Les  fonds 
de  21  pieds  (6™,40)  en  basses  eaux  s'y  trouvent  à  seulement  5  ki- 
lomètres du  bord.  Cette  profondeur  est  celle  du  chenal  que  l'on  suit 
pour  venir  de  Montevideo  à  Buenos-Ayres.  Elle  marque  la  limite  du 
tirant  d'eau  des  plus  grands  bateaux  qui  puissent  être  affectés  à  cette 
navigation.  C'est  celle  qui  a  été  admise  par  les  compagnies  euro- 
péennes de  steamers  qui  font  le  service  de  la  Plata.  Les  frégates 
et  même  les  vaisseaux  à  trois  ponts  du  siècle  dernier  se  conten- 
taient de  moins,  et  La  Ensenada  leur  convenait  à  merveille.  Le  lit  du 
fleuve  étant  formé  en  cet  endroit  de  matières  d'alluvion  peu  consis- 
tantes, il  avait  suffi  d'une  toute  petite  rivière,  l'arroyo  Santiago,  qui 
déverse  dans  la  Plata  le  trop  plein  des  marécages  environnans,  pour 
creuser  dans  cette  masse  affbuillable  un  canal  où  la  flotte  de  guerre 
de  l'Espagne  pouvait  passer.  Elle  entrait  même  dans  l'arroyo  lorsque 
la  barre,  une  barre  assez  capricieuse,  voulait  bien  le  lui  permettre. 

Voilà  donc  la  Enseîiada  élevée  dès  ces  temps  reculés  à  la  dignité 
de  port  militaire.  Ce  titre  pompeux  ne  doit  pas  faire  illusion.  Quel- 
ques chaumières  couvertes  de  paille  abritaient  l'officier  chargé  de 
ce  coin  perdu  et  un  petit  nombre  d'agens  subalternes,  et  c'était  tout. 
Elles  étaient  exhaussées  sur  pilotis,  car  dans  la  saison  pluvieuse  ou 
lorsqu'un  vent  de  sud-est  faisait  sortir  la  Plata  de  son  lit,  la  plage 
se  transformait  en  lac  jusqu'à  4  ou  5  kilomètres  vers  l'intérieur. 
Encore  dans  ces  circonstances  pouvait-on  gagner  en  canot  le  demi- 
cercle  de  hautes  terres  qui  ferme  l'horizon.  Quand  les  eaux  se  reti- 
raient, il  fallait  une  parfaite  connaissance  des  lieux  pour  n'enfoncer 


UNE   NOUVELLE    CAPITALE.  /i33 

à  cheval  que  jusqu'à  la  sangle  dans  une  glaise  fétide.  Sans  guide, 
on  risquait  de  n'en  pas  sortir. 

Un  port  aussi  déshérité  de  communications  terrestres  devait  tom- 
ber à  l'état  de  pur  souvenir  historique  durant  la  guerre  de  l'indé- 
pendance et  la  période  agitée  qui  la  suivit  ;  mais  une  tradition  per- 
sistante empêchait  de  perdre  de  vue  les  services  qu'il  rendrait  un 
jour.  Vers  1826,  un  président  intrépide,  don  Bernardine  Rivadavia, 
faillit  y  commencer  des  travaux.  C'était  un  esprit  éminent  qui  a  mis 
en  circulation,  sinon  en  train,  presque  toutes  les  idées  décisives 
pour  la  grandeur  de  son  pays.  Il  ne  lui  manqua,  pour  devenir  un 
vrai  grand  homme,  que  d'être  un  peu  moins  en  avant  de  sa  géné- 
ration et  de  son  milieu.  Il  fut  renversé  après  un  an  de  gouverne- 
ment. Les  hautes  visées  des  politiques  de  son  groupe  et  de  son 
école  étaient  fort  au-dessus  du  niveau  intellectuel  du  parti  fédé- 
ral, qui  lui  succéda  au  pouvoir  et  y  inaintint  pendant  vingt-cinq 
ans  une  dictature  brutale  et  fantasque.  Il  faut  en  arriver  aux  prési- 
dences du  général  Mitre  et  de  M.  Sarmiento  pour  voir  remettre  sur 
le  tapis  les  grandes  questions  de  travaux  publics.  C'est  sous  l'ad- 
ministration de  ce  dernier,  en  1870,  qu'un  des  plus  infatigables 
représentans,  dans  l'Amérique  du  Sud,  des  tendances  et  de  l'éner- 
gie de  la  race  anglo-saxonne  en  ces  matières,  M.  Wheelwright,  ob- 
tint la  concession  du  chemin  de  fer  et  du  port  de  la  Ensenada. 

Voici  les  traits  essentiels  du  projet  de  M.  Wheelwright  :  il  dra- 
guait la  barre  de  l'arroyo  Santiago,  en  garnissait  les  bords  de  quais 
de  déchargement  et  reliait  le  port  ainsi  obtenu  avec  Buenos-Ayres 
par  un  chemin  de  fer  de  56  kilomètres,  destiné  dans  sa  pensée  à 
accaparer  le  transit  de  tout  le  commerce  de  la  république  avec  les 
pays  d'outre-mer.  Le  plan  était  judicieux,  bien  qu'étriqué.  La  diffi- 
culté d'établir  dans  des  terrains  submersibles  les  docks  et  les  en- 
trepôts nécessaires  pour  emmagasiner  les  denrées  avait  été  élimi- 
née. On  avait  implicitement  admis  qu'une  gare  maritime  suffirait 
à  tout  le  service  du  port.  C'était  là  une  hypothèse  tout  à  fait  en 
désaccord  avec  les  statistiques  du  tonnage  journalier,  même  en  1870. 
La  disposition  du  bassin  entre  quais  était  gênante.  Ressen'é  dans 
une  rivière  étroite,  il  aff'ectait  la  forme  d'un  corridor.  Toutefois 
une  solution  presque  identique  a  été  adoptée  à  Buenos-Ayres  même, 
au  port  du  Riachuclo,  pour  des  navires  calant  jusqu'à  1.5  pieds,  et 
il  faut  convenir  que  les  travaux  exécutés  suivant  ces  données  réa- 
lisent un  immense  progrès  sur  les  conditions  antérieures  et  sur  le 
prix  du  chargement  et  du  déchargement  des  marchandises. 

En  tout  cas,  il  n'y  eut  dans  tout  cela  d'exécuté  qu'une  chose,  le 
chemin  de  fer  de  la  Ensenada.  Des  difficultés  financières,  la  sourde 
hostilité  de  Buenos-Ayres,  qui  voyait  de  mauvais  œil  ce  déplace- 

TOME  LXXIII.  —  1886,  •  28 


434  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  du  mouvement  maritime,  la  mort  de  M.  Wheelwright,  qui 
était  l'âme  de  l'entreprise,  renvoyèrent  le  reste  aux  calendes  grec- 
ques. Aussi  rien  de  plus  mélancolique  durant  une  douzaine  d'an- 
nées que  les  comptes  d'exploitation  de  cette  pauvre  ligne,  appelée 
sans  transition,  il  y  a  trois  ans,  à  devenir  extrêmement  productive., 
Reste  lamentable  d'un  projet  tronqué,  ne  traversant  que  des  ter- 
rains bas  et  de  chétive  production,  aboutissant  à  un  trou,  c'est  tout 
au  plus  si  elle  parvenait  à  vivoter.  Quant  à  des  dividendes,  il  n'en 
était  pas  question. 

Les  affaires  du  bourg  de  la  Ensenada  ne  marchaient  pas  mieux. 
Le  guignon  semblait  le  poursuivre,  et  toutes  les  tentatives  pour  le 
relever  tournaient  mal.  Au  moment  où  il  devenait  tête  de  ligne,  il 
avait  eu  cette  chance  inespérée  qu'un  décret  du  gouvernement  pro- 
vincial avait  en  même  temps  forcé  à  abandonner  les  bords  du  Ria- 
chuelo  et  à  émigrer  vers  les  rives  de  l'arroyo  Santiago  plusiem's 
des  vastes  établissemens,  appelés  saladeros,  où  l'on,  abat  et  où  l'on 
prépare,  par  des  procédés  horriblement  primitifs,  des  milliers  de 
bœufs  par  jour.  Cela  amena  quelque  population.  Il  y  a  d'ailleurs 
toujours  des  audacieux  qui,  dès  qu'un  chemin  de  fer  s'installe, 
s'empressent  d'aller  s'établir  au  point  extrême,  où  se  développe 
d'ordinaire  un  mouvement  assez  actif.  Gela  leur  réussit  presque 
toujours;  mais  cette  ligne-ci  trompa  toute  attente.  Quant  aux  sala- 
deros,  la  décadence  progressive  de  cette  industrie,  qui  ne  peut 
prospérer  que  lorsque  le  prix  du  bétail  tombe  à  presque  rien,  et 
qui  recule  par  conséquent  à  mesure  que  la  république  avance, 
achevait  d'abattre  les  espérances  des  Ensenadiens  les  plus  entêtés. 
Une  furieuse  inondation  en  fit  partir  im  grand  nombre.  Ils  s'en,  allè- 
rent sur  la  hauteur,  emportant  de  leurs  maisons  ce  qui  pouvait  s'en- 
lever, les  portes  et  les  fenêtres,  et  laissant  le  reste  à  l'abandon.  Pau- 
vres débuts  pour  une  bourgade  devant  laquelle  se  sont  ouvertes  tout 
à  coup  des  perspectives  si  ))nllantesl 

Il  fallait  au  docteur  Rocha  une  certaine  intrépidité  d'esprit 
pour  ne  pas  se  laisser  émouvoir  par  des  précédens  aussi  fâ- 
cheux. Pour  lui,  la  capitale  politique  n'était  que  le  corollaire  de  la* 
capitale  commerciale  ;  mais  celle-ci  était  encore  plus  difficile  à  in- 
staller que  l'autre.  En  revanche,  si  on  la  réussissait  !  u  Eh  !  mon 
ami,  ne  pouvant  la  faii*e  belle,  tu  l'as  faite  riche  !  »  disait  Phidias  à, 
un  sculpteur  médiocre  qui  avait  sui'chargé  de  joyaux  une  Vénus. 
Le  docteur  Rocha.  serait  certainement  désolé  que  sa  ville  encourût 
la  première  partie  du  reproche  ;  mais  il  a  tenu  avant  tout  à  ce 
qu'elle  justifiât  le  second  point  de  la  remarque  de  l'artiste  grec. 
Il  la  voulait  riche,  persuadé  qu'en  tout  cas,  avec  la  richesse,  la. 
beauté  ne  tarderait  point  à  lui  venir  par  surcroît.  Pour  cela,  il  fal- 
lait tirer  parti  des  circonstances  favorables  qui  s'offrent  du  côté 


UNE   NOUVIXLE   CAPITALE.  Aâ5 

•de  l'eau  et  sauver  la  difficulté  des  abords  du  côté  de  la  terre,  de 
façon  à  réaliser  à  la  Ensenada  le  port  le  plus  pratique,  le  plus  com- 
mode, le  plus  attirant  du  pays  et  des  pays  circonvoisins.  Ici  tout 
dépendait  du  mérite  et  de  la  sagacité  du  constructeur. 

Le  docteur  Rocha  a  eu  la  main  heureuse  pour  le  choix  de  son 
collaborateur  technique  dans  cette  œuvre  considérable,  la  plus  con- 
sidérable qui  ait  été  encore  réalisée  dans  l'Amérique  du  sud.  Il 
engagea  en  Hollande,  pour  formuler  le  projet,  un  ingénieur  qu'ont 
rendu  célèbre  les  nouveaux  ports  d'Amsterdam  et  de  Batavia,  qui 
sont  tous  deux  de  sa  façon.  M.  Waldorp,  après  avoir  étudié  le  ter- 
rain avec  la  sûreté  de  coup  d'œil  que  donnent  un  talent  solide  et 
une  vieille  expérience,  eut  vite  pris  son  parti.  11  n'est  pas  de  meil- 
leure façon  de  faire  plaisir  à  un  ingénieur  hollandais  que  de  lui 
donner  des  marais  à  rendre  habitables.  À  l'instant,  mille  rt^ssources 
se  présentent  à  son  esprit.  Laissant  de  côté  l'arroyo  Santiago,  qui 
ne  lui  eût  fourni  qu'un  boyau  étranglé,  et  renonçant  à  établir  des 
constructions  à  la  mer,  dont  l'approche  eût  été  défendue  par  des 
fondrières,  M.  Waldorp  résolut  de  placer  son  bassin  principal  dans 
les  terres,  à  un  bon  kilomètre  du  rivage  et  au  beau  milieu  préci- 
sément des  mares  et  des  joncs  qui  rendaient  ce  parage  célèbre  par 
l'abondance  des  moustiques  et  des  canards  sauvages,  mais  avaient 
réduit  la  Ensenada  jusqu'alors  à  une  existence  si  languissante.  Cette 
idée  était  une  trouvaille.  Outre  que  les  travaux  de  fouille  (pour  les- 
quels on  n'avait  à  se  ])réserver  que  des  eaux  d'infiltration)  s'exécu- 
taient plus  économiquement,  les  terres  extraites  de  l'excavation  ve- 
naient à  point  jjour  remblayer  la  plaine.  Le  port,  en  se  creusant, 
fournissait  lui-môme  les  matériaux  de  la  plate-iorme  sur  laquelle 
devaient  s'installer  les  immenses  docks  et  les  nombreuses  voies  fer- 
rées nécessaires  à  son  service. 

Ce  bassin  aura  1,150  mètres  sur  lAO  au  plafond,  ce  qui  repré- 
sente 2,200  mètres  de  développement  de  quais.  C'est  tout  ce  qu'il 
faut  pour  le  quart  d'heure,  mais  on  a  eu  soin  de  se  réserver  assez 
d'esj)ace  pour  trijjler  cotte  capacité.  La  disposition  du  port  en  bas- 
sins creusés  en  pleine  terre  rend  aisés  \es  élargissemens  à  mesure 
qu'ils  deviendront  nécessaires.  Il  est  relié  à  la  mer  par  un  canal  en 
ligne  droite  en  partie  ouvert  à  sec,  à  l'excavateur,  en  partie  dragué. 
Par  un  hasard  heureux,  ou  plutôt  par  une  conséquence  prévue  des 
phénomènes  géologiques  qui  ont  présidé  à  la  formation  de  la  baie, 
ce  canal  traverse  des  terrains  argileux  assez  compacts  pour  qu'il 
ne  puisse  être  obstrué  par  les  éboulemens,  assez  faciles  à  tailler  pour 
que  soit  l'excavateur,  soit  la  drague,  y  donnent  de  beaux  rende- 
mens.  On  a  pu  sans  inconvéniens,  étant  données  ces  facilités  de  tra- 
vail ,  lui  faire  traverser  une  île  à  demi  submergée  qui  se  trouve 
■dans  sa  direction,  et  qui,  le  sol  en  étant  relevé  du  même  coup,  en- 


Zi36  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

clôt  pour  les  bateaux  moyens  un  avant-port  abrité  du  vent  et  du 
flot  du  large.  Du  reste,  le  canal  d'accès  tout  entier,  qui  a  150  mè- 
tres de  largeur  et  dont  les  bords  sont  protégés  par  des  jetées,  un 
canal  auxiliaire  qui  le  joint  à  l'arroyo  Santiago  en  arrière  de  la 
barre  et  l'arroyo  Santiago  lui-même  forment  autant  d'avant-ports 
très  sûrs  et  assez  vastes  pour  empêcher,  quelle  que  soit  l'aflluence 
des  navires,  tout  encombrement.  Ce  canal  d'accès  a  une  longueur 
de  5  kilomètres,  dont  3  où  il  y  a  peu  à  faire  pour  le  mettre  de 
niveau  avec  les  fonds  de  21  pieds  en  basses  eaux,  profondeur 
qu'il  présente  uniformément  ainsi  que  le  bassin.  Les  navires  du 
plus  fort  tonnage  qui  fréquentent  ces  mers  pourront  faire  leurs 
opérations  à  quai.  C'est  là,  pour  le  commerce  et  pour  la  plupart  des 
branches  de  production  de  la  province,  une  véritable  révolution. 

11  en  résultera  une  économie  de  5  francs  par  tonne,  au  bas  mot, 
pour  la  mise  à  bord  ou  la  mise  à  terre  des  denrées.  On  se  fera 
une  idée  de  l'allégement  que  cela  représente  sur  l'ensemble  des 
transactions  si  l'on  songe  que  le  mouvement  d'importation  et  d'ex- 
portation total  de  Buenos-Ayres  a  été,  en  1883,  de  6  millions  de 
tonnes.  Pourtant  ce  n'est  point  là  encore  la  considération  la  plus 
frappante.  Toute  suppression  de  frais  improductifs  est  favorable 
sans  doute  au  développement  des  affaires  ;  mais  ce  qui  est  plus  dé- 
cisif, c'est  que  le  port  rendra  possibles  une  foule  d'exploitations 
qui,  maintenant,  ne  le  sont  point.  Un  abaissement  de  5  francs  par 
tonne  dans  le  prix  du  charbon,  par  exemple,  permet  d'appliquer  la 
vapeur  à  des  usages  où  elle  serait  aujourd'hui  ruineuse,  et  donne 
un  coup  de  fouet  à  l'activité  des  usines  où  on  l'emploie.  11  n'en  faut 
pas  davantage  pour  que  les  environs  du  port  se  garnissent  promp- 
tement  de  ces  hautes  cheminées  qui  font  le  désespoir  des  peintres 
et  le  bonheur  des  économistes.  Cette  plaine  marécageuse  est,  d'ail- 
leurs, si  peu  avenante  que  les  peintres  seront  forcés  de  convenir 
que,  même  au  point  de  vue  plastique,  elle  n'a  rien  à  perdre  à  ce 
changement.  C'est  particulièrement  l'agriculture  dont  la  face  sera 
renouvelée  par  des  installations  qui  permettent  le  transbordement 
direct  des  céréales  du  wagon  qui  les  apporte  de  l'intérieur  à  la 
cale  du  navire  qui  doit  les  emporter  en  Europe.  On  ne  peut  esti- 
mer dans  ces  conditions  à  moins  de  10  francs  par  tonne  la  diminu- 
tion du  prix  de  transport  et  d'embarquement.  Gela  ouvre  aux  pro- 
duits argentins,  dans  toute  la  zone  desservie  par  les  chemins  de  fer, 
la  porte  des  marchés  étrangers.  Cette  surtaxe  était  comme  le  loquet 
qui  la  leur  tenait  fermée. 

M.  Waldorp  ne  s'en  est  pas  tenu  là.  Après  les  grands  transatlan- 
tiques, il  s'est  occupé  du  cabotage,  et  si  la  nécessité  de  remblayer 
son  marais  et  de  tirer  à  cet  effet  des  terres  d'où  il  pouvait  a  été  pour 
quelque  chose  dans  cette  sollicitude,  il  n'est  pas  moins  incontestable 


UNE    NOUVELLE    CAPITALE.  A 37 

que  l'ensemble  du  projet,  au  point  de  vue  de  la  commodité  du  ser- 
vice, s'en  est  trouvé  considérablement  amélioré.  Il  a  entouré  le 
port  proprement  dit  et  l'espace  laissé  en  réserve  pour  l'agrandir 
d'un  canal  en  forme  de  fer  à  cheval,  dont  les  branches  parallèles, 
qui  débouchent  dans  le  fleuve,  ont  5  kilomètres  de  long  et  peuvent 
donner  passage,  dans  les  plus  basses  eaux,  à  des  bateaux  calant 
2  mètres.  Le  troisième  côté  du  fer  à  cheval,  qui  longe  les  faubourgs 
de  la  nouvelle  capitale ,  communique  avec  quatre  bassins  dont  les 
quais  présentei'ont  2,500  mètres  de  développement.  On  a  donc  attri- 
bué au  cabotage  autant  d'espace  qu'à  la  grande  navigation.  Cela  n'a 
rien  qui  doive  surprendre  si  l'on  considère  l'immense  étendue  des 
pays  baignés  par  les  trois  grands  fleuves  qui  forment  l'estuaire  de 
La  Plata.  Les  innombrables  bàtimens  de  rivière  méritaient  qu'on 
leur  consacrât  un  port  de  cette  ampleur,  mais  plus  économique  de 
construction  que  le  grand  bassin.  Enfin,  ces  canaux  latéraux,  dont 
le  fond  est  placé  plus  haut  que  celui  du  port  des  transatlantiques 
et  qui  communiquent  avec  lui  par  des  saignées  obliques,  y  favori- 
sent la  production  de  courans  qui  en  renouvellent  et  en  rafraîchis- 
sent les  eaux. 

Voilà  un  projet  qui  a  certainement  grande  allure,  et  c**.  port,  dans 
sa  robuste  simplicité  de  lignes,  est  taillé  sur  un  patron  qui  n'a  rien 
de  mesquin.  Le  devis,  présenté  par  M.  Waldorp,  était  de  55  mil- 
lions de  francs.  Les  travaux,  mis  en  adjudication,  ont  été  soumis- 
sionnés à  forfait  pour  une  somme  ronde  de  50  millions.  Aujourd'hui 
qu'ils  sont  assez  avancés  pour  que  l'on  puisse  indiquer  presque  à 
jour  fixe  l'époque  où  ils  seront  terminés,  on  sait  qu'il  n'y  aura  pas  de 
mécomptes  sur  ce  chapitre.  Même  en  supposant  que  la  province  n'en- 
visageât l'opération  que  comme  un  simple  actionnair*',  c'était,  à  ce 
prix-là,  un  excellent  placement.  C'est,  du  reste,  à  peu  près  le  rôle 
que  la  provinc*^.  s'était  attribué,  et  elle  avait  sollicité  la  concession 
du  purl  comme  aurait  pu  le  faire  une  compagnie  financière.  Aussi 
les  chambres  provinciales  se  hâtèrent -elles  d'autoriser  l'emprunt 
qui  devait  procurer  les  fonds  nécessaires,  et  un  syndicat  anglo- 
français  mit-il  un  véritable  empressement  à  le  souscrire.  Le  gou- 
vernement national  lui-même,  dont  on  aurait  pu  redouter  l'opposition, 
ne  fit  aucune  difficulté  à  laisser  à  la  province  de  Buenos-Ayres  l'hon- 
neur et  la  charge  de  l'exécution.  Les  vastes  terrains  qu'on  lui  donne 
autour  du  port,  en  les  entourant  d'une  muraille  qui  fera  des  quais, 
des  docks  et  de  leurs  accessoires  un  îlot  de  territoire  fédéral,  lui 
promettent,  d'ailleurs,  de  beaux  profits,  car  il  est  opulent  ou  beso- 
gneux selon  que  l'importation,  qui  lui  paie  des  droits  élevés,  s'étend 
ou  se  resserre. 

Les  deux  gouvernemens  étaient  à  ce  moment  dans  les  meilleurs 
termes.  L'époque  de  l'élection  présidentielle  était  encore  éloignée, 


A^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  c'est  un  fait  digne  de  remarque  que  l'entente  cordiale  entre 
eux  s'affirme  lorsqu'on  s'écarte  et  décroît  à  mesure  qu'on  se  rap- 
proche de  cette  période  critique.  C'est  généralement  du  côté  du 
gouvernement  national  que  se  manifestent  les  premiers  symptômes 
de  refroidissement.  Rien  de  plus  naturel  :  il  se  considère  comme 
le  paladin  de  la  candidature  officielle,  à  laquelle  la  province  de 
Buenos-Ayres  peut  seule  laire  contre-poids.  Cette  fois- ci  encore,  ça 
n'a  pas  manqué.  Les  belles  proportions  du  port  de  La  Ensenada, 
déjà  visibles  sur  le  terrain,  la  vigueur  de  l'exécution,  qu'il  admi- 
rait au  début,  lui  inspirent  maintenant  de  la  mauvaise  humeur  : 
le  docteur  Rocha  est  candidat  à  la  présidence  de  la  république. 
Aussi  le  président  en  exercice  a-t-il  cru  nécessaire  de  dresser  port 
contre  port  et  a-t-il  fait  voter  en  toute  hâte  par  le  congrès  un  cré- 
dit de  100  millions  de  francs  pour  en  donner  un  à  la  capitale  de  la 
nation.  Les  études  n'en  sont  même  pas  commencées.  Malheureuse- 
ment ce  chiffi*e,  bien  qu'établi  sur  des  données  assez  vagues,  ne  pré- 
sente que  trop  de  vraisemblance.  La  distance  où  se  trouve  Bueiios- 
Ayresdu  mouillagedes  grands  navires,  la  dureté  des  bancs  de  marne 
où  devraient  être  creusés  les  bassins  et  une  partie  du  canal  d'accès, 
le  coûteux  entretien  de  ce  dernier,  sont  des  difficultés  dont  on  ne 
triomphera  qu'à  force  d'argent.  C'est  une  question  qu'il  serait  té- 
méraire de  préjuger  avant  qu'elle  ait  été  éciaircie  par  des  renseigne- 
mens  techniques  sérieux  et  par  l'expérience  que  va  fournir  l'inau- 
guration du  port  de  La  Ensenada,  que  celle  de  savoir  à  quel  moment 
le  développement  des  relations  maritimes  et  le  raffermissement  du 
crédit  de  la  Confédération  argentine  à  l'étranger  justifieront  une  aussi 
forte  dépense,  et  permettront  de  s'y  lancer. 

Quant  à  la  ville  même  de  Buenos-Ayres,  elle  ne  laisse  pas  d'a- 
voir là-dessus  des  idées  assez  égoïstes.  Elle  n'admet  pas  qu'il  puisse 
exister,  sur  tout  le  territoire,  un  autre  port  de  premier  ordre  que 
le  port  traditionnel,  le  port  par  excellence,  celui  qui  a  fait  donner 
à  ses  habitans  le  nom,  dont  ils  sont  fiers,  de  portenos.  Elle  com- 
mença par  accueillir  avec  une  incrédulité  dédaigneuse  l'annonce 
des  premiers  travaux.  Depuis  qu'ils  ont  pris  une  telle  tournure  que 
l'incrédulité  cesserait  d'être  avisée  et  spirituelle,  ils  lui  procurent  un 
malaise  qu'elle  ne  dissimule  qu'à  moitié.  Au  fond,  Buenos-Ayres,  toute 
susceptibilité  de  coterie  et  de  clocher  mise  à  part,  serait-elle  donc 
menacée  d'une  déchéance  parce  que  les  paquebots  d'Europe,  au 
Meu  de  mouiller  à  une  trentaine  de  kilomètres  de  la  place  Victoria, 
iraient  mouillera  soixante,  et  y  trouveraient  une  sécurité  et  des 
facilités  de  manœuvre  qui  ne  peuvent  qu'être  favorables  aux  pro- 
grès du  pays  entier?  M.  Waldorp,  ayant  à  se  prononcer  à  cet  égard 
au  cours  d'une  conversation  familière,  exprimait  une  opinion  qui 
mérite  d'être  citée,  car  elle  se  fonde  sur  une  abondance  d'obser- 


UNE    NOUVELLE   CAPITALE.  A39 

vations  personnelles,  comme  peu  d'ingénieurs  pourraient  en  invo- 
quer de  pareilles  à  l'appui  de  leurs  prévisions.  Il  a  construit,  ou  a 
dû  étudier  de  près,  plusieurs  ports  relégués  à  une  certaine  distance 
de  villes  très  commerçantes,  qui  cédaient  à  regret  à  la  nécessité  de 
remplacer,  par  des  installations  appropriées  aux  coques  des  vapeurs 
de  notre  époque,  le  vieux  port,  devenu  insuffisant,  autour  duquel  elles 
avaient  grandi  et  prospéré.  Ces  villes  avaient  été  chercher  les  eaux 
profondes  là  où  la  nature  les  avait  mises,  sans  essayer  de  faire  des 
miracles  pour  les  amener  jusqu'à  leurs  ports.  Brème  est  du  nombre, 
et,  pour  la  haute  situation  commerciale  aussi  bien  que  pour  la  solidité 
du  jugement,  cette  ancienne  ville  hanséatique  est  un  terme  de  com- 
paraison qui  n'a  rien  d'humiliant  pour  Buenos-Ayres.  Or  Brème  se 
trouva.-t-il  ruiné  ou  seulement  amoindri  par  la  substitution  à  son 
ancien  port  du  port  plus  parfait  de  Bremerhafen,  éloigné  d'une 
douzaine  de  lieues?  En  aucune  façon.  Les  grandes  maisons  et  les 
grandes  affaires  ne  se  déplacèrent  point.  Ge  qui  se  transporta  à 
proximité  des  nouveaux  docks,  ce  furent  des  commis,  des  portefaix 
et  des  douaniers.  Ce  furent  les  opérations  secondaires  et  mensuelles 
de  son  commerce,  ce  n'en  fut  ni  la  tête  ni  la  caisse.  Une  ville  ne 
perd  pas  son  rang  parce  qu'elle  ne  se  charge  pas  directement  de 
la  manipulation  des  ballots. 

Il  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  cette  appréciation  et  quelques  ré- 
serves à  y  faire.  Si  l'on  veut  se  borner  à  dire  qu'au  point  de  vue 
des  échanges  comme  au  point  de  vue  politique,  Buenos-Ayres  est 
assurée  de  rester  la  première  ville  de  la  confédération,  rien  n'est 
plus  évident.  Beaucoup  de  gens  pensent  même  qu'elle  est  appelée 
à  devenir  la  première  ville  du  continent  sud-américain.  Aller  plus 
loin  et  en  conclure  que  des  centres  d'activité,  doués  d'une  vie 
propre  et  d'un  mouvement  d'affaires  indépendant,  ne  peuvent  s'é- 
tablir près  de  ce  foyer  absorbant,  ce  serait  ne  pas  tenir  compte 
de  quelques-uns  des  élémens  les  plus  importans  de  la  question, 
ir  ne  faut  jamais  oublier  que  l'on  a  ici  affaire  à  un  organisme 
sociologique  à  peine  arrivé  à  l'âge  adulte,  et  qu'il  est  indispensable 
d'appliquer  aux  résultats  d'expériences  hollandaises  ou  allemandes 
ce  qu'un  géomètre  appellerait,  dans  une  langue  contestable,  mars 
expressive,  un  coefficient  d'exubérance.  La  province  de  Buenos- 
Ayres,  qui  a  310,000  kilomètres  carrés  de  superficie,  et  pourrait 
noun'ir  30  millions  d'habitans,  en  avait  526,000  en  1881  et  seu- 
lement 317,000  lors  du  recensement  de  1869.  La  population  y  a, 
par  conséquent,  augmenté  en  douze  ans  de  plus  de  66  pour  100, 
et  le  courant  d'immigration  grossit  chaque  année.  II  est  difficile  de 
ne  pas  convenir,  en  présence  de  ces  chiffres,  qu'il  n'est  que  temps 
que  la  cité  qui  avait  accaparé  jusqu'à  présent  le  monopole  des 
échanges  de  cette  région  et,  du  reste,  de  la  république  par-des- 


hhO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SUS  le  marché,  accepte  et  même  recherche  la  collaboration  de 
places  commerciales  secondaires.  L'importance  qu'elles  peuvent 
acquérir  élargit  son  rôle  au  lieu  de  le  diminuer.  Elle  doit  être  plus 
sensible  à  l'honneur  d'être,  au  milieu  d'un  groupe  de  villes  floris- 
santes, \e  primus  inter  pares,  qu'à  l'étroite  satisfaction  de  se  déta- 
cher seule  au-dessus  de  misérables  villages.  La  marche  des  événe- 
mens,  du  reste,  ne  dépend  pas  de  ses  préférences. 

11  n'est  pas  besoin  d'avoir  creusé  bien  à  fond  les  phénomènes 
que  présentent  les  contrées  vers  lesquelles  essaime  le  trop  plein 
des  vieilles  races  pour  s'apercevoir  qu'elles  se  développent  à  peu 
près  comme  grossit  la  boule  de  neige  que  roulent  des  enfans  dans 
la  cour  toute  blanche  du  collège.  Les  accroissemens  sont  longtemps 
minimes.  A  partir  d'une  certaine  masse,  ils  deviennent  tout  d'un 
coup  surprenans.  Les  États-Unis  étaient  une  puissance  fort  mo- 
deste au  moment  de  leur  indépendance.  Il  ne  semble  pas  que, 
durant  le  premier  empire  et  la  restauration,  l'Europe  y  ait  beaucoup 
pris  garde  !et  ait  supposé  qu'avant  peu  ils  auraient  dans  le  monde 
un  certain  poids.  Quand  elle  fut  amenée  à  tourner  les  yeux  de  ce 
côté,  elle  fut  étonnée  de  trouver  un  colosse  là  où  elle  avait  laissé 
un  nain.  La  république  argentine,  et  très  particulièrement  la  pro- 
vince de  Buenos-Ayres,  ne  datent  guère  que  de  1852,  car  la  lon- 
gue dictature  de  Rosas  forme  une  solution  de  continuité  dans  leurs 
traditions  de  développement  historique.  Elle  paraît  parvenue  au  mo- 
ment où  la  boule  de  neige  prépare  des  surprises  à  ceux  qui  pas- 
sent quelque  temps  sans  en  surveiller  les  progrès.  Durant  la  pé- 
riode que  nous  venons  de  considérer,  l'augmentation  annuelle  de 
la  population- a  été,  dans  la  province  de  Buenos-Ayres  (sans  parler 
de  la  ville,  où  elle  a  été  plus  considérable)  de  hh  pour  1,000.  Elle 
n'a  été  que  de  30  aux  Etats-Unis.  On  sait,  comme  terme  de  compa- 
raison, qu'elle  ne  dépasse  pas  en  France  5  pour  1,000.  Il  ne  fau- 
drait pas  que  cette  progression  se  maintînt  longtemps  pour  arriver 
à  des  résultats  qui  forceraient  l'attention  des  plus  distraits.  Or  rien 
n'indique  que  le  mouvement  soit  en  train  de  se  ralentir. 

II  est  manifeste  que  le  docteur  Rocha,  et  il  faut  l'en  louer,  a.  eu 
constamment  devant  les  yeux,  dans  l'élaboration  des  mesures  qu'il 
a  prises,  une  province  deux  ou  trois  fois  plus  peuplée  que  celle 
qu'il  avait  réellement  à  administrer.  Il  doit  aimer  et  cultiver  la 
statistique,  et  c'est  un  goût  qui  se  comprend  fort  bien  chez  le  chef 
d'un  état  où  les  chiffres  fournis  par  elle  sont  si  flatteurs.  Rien  n'est 
plus  significatif  que  les  chemins  de  fer  qu'il  a  tracés  et  qui  seront 
un  de  ses  principaux  titres  d'honneur.  Ceux  qui  existaient  rayon- 
naient^tous  de  Buenos-Ayres  vers  l'intérieur  des  terres.  Il  a  enté 
sur  ce]|_réseau  des  embranchemens  qui,  sous  couleur  de  le  complé- 
ter, en  changent  entièrement  l'esprit  et  la  physionomie.  Il  a  com- 


UNE   NOUVELLE    CAPITALE.  441 

pris  que  ce  qu'il  fallait  aux  produits  d'exportation,  c'étaient  des 
facilités  de  gagner  la  mer  par  le  plus  court,  aux  denrées  d'impor- 
tation, des  moyens  de  débarquer  le  plus  près  possible  des  lieux 
d'emploi;  car  c'est  le  transport  par  terre  qui  enraie  surtout  les 
échanges  avec  l'étranger.  Il  a  donc  recoupé  les  anciennes  voies  ou 
en  a  combiné  le  prolongement  de  façon  à  inscrire  dans  le  périmètre 
de  la  province  un  triangle  de  grandes  lignes  ferrées  dont  les  trois 
sommets  s'appuient  à  la  côte,  l'un  au  nord,  à  San-Nicolas,  l'autre 
au  sud,  à  Bahia  Blanca,  le  troisième  au  centre,  à  La  Plata. 

San-Nicolas  est  une  ville  sur  le  Parana,  à  laquelle  peuvent  arri- 
ver les  bateaux  de  15  pieds  de  tirant  d'eau.  Bahia  Blanca  est 
un  port  magnifique  sur  l'océan,  où  les  plus  grands  vaisseaux  et  les 
plus  belles  flottes  du  monde  peuvent  tenir.  J'ai  peut-être  quelque 
mérite  à  en  avoir  annoncé  ici  même  (1)  le  bel  avenir  lorsque  le 
village  et  le  district,  à  soixante  lieues  à  la  ronde,  n'avaient  pas  dix- 
huit  cents  habitans.  Tout  cela  est  bien  changé  !  Quant  à  La  Plata, 
il  est  superflu  de  dire  que,  sous  le  rapport  des  chemins  de  fer,  elle 
a  été  traitée  en  enfant  gâté.  Presque  toutes  les  lignes  qui  conver- 
geaient vers  Buenos-Ayres  n'ont  pas  demandé  mieux  que  de  s'in- 
fléchir pour  pousser  leurs  rails  jusqu'au  port  et  s'assurer  cette 
source  de  trafic.  Elle  présente  déjà  sur  les  cartes  de  voies  ferrées 
une  particularité  propre  aux  villes  importantes  et  qui  permet  de 
les  reconnaître  au  premier  coup  d'œil  ;  elle  rappelle  l'aspect  d'un 
carreau  qui  a  reçu  un  projectile  et  dont  les  fêlures  rayonnent  en 
tout  sens. 

Voilà  trois  villes  évidemment  destinées  à  opérer  ce  que  l'on  pour- 
rait appeler  la  décentralisation  commerciale  de  la  province  et  à 
devenir,  chacune  pour  son  compte,  un  centre  d'attraction  pour  les 
produits  importes  ou  exportés  par  la  zone  où  elles  se  trouvent  pla- 
cées. Que  Buenos-Ayres  le  veuille  ou  non,  ils  ne  seront  plus  dans 
l'ob'igation  de  passer  par  ses  entrepôts.  Elle  aurait  tort  de  faire 
grise  mine  à  cette  conséquence  inévitable  d'un  mouvement  ascen- 
dant dont  il  y  a  lieu  de  s'enorgueillir.  Les  temps  ne  sont  plus  où 
une  seule  porte  ouverte  sur  la  mer  suffisait  au  commerce  extérieur 
d'une  province  qui  lui  présente  en  façade  1,500  kilomètres  de 
côtes.  Il  y  en  a  maintenant  quatre,  et  on  ne  s'en  tiendra  pas  là.  On 
doit  voir  d'après  ce  qui  précède  que,  si  la  nouvelle  ville  de  La  Plata 
était  une  capitale  improvisée,  cette  improvisation-là,  comme  la  plu- 
part de  celles  qui  ont  du  succès,  avait  été  préparée  avec  le  plus 
grand  soin.  Il  est  temps  de  ne  plus  s'occuper  que  d'elle. 


(1)  Voir,  dans  la  Revue  du  lo  décembre  1877,  Cent  lieues  de  fossé. 


4A2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II. 


Autant  les  terres  basses  qui  bordent  le  fleuve  autour  de  La  Ense- 
nada  étaient  rebelles  à  la  conquête  industrielle  et  exigeaient  qu'on 
se  mît  en  frais  de  talent,  d'ingéniosité  et  d'argent  pour  y  installer 
les  dépendances  et  les  voies  d'accès  d'un  grand  port  de  commerce, 
autant  le  plateau  qui  les  domine  semblait  fait  à  souhait  pour  y  as- 
seoir une  ville  populeuse.  Le  terrain,  par  une  pente  assez  rapide, 
s'y  relève  d'une  vingtaine  de  mètres,  et  ses  points  culminans  se 
relient  aux  plaines  indéfinies  de  l'ouest  par  de  lentes  ondulations 
et  une  suite  de  vallons  en  miniature. 

Ce  n'est  pas  une  altitude  bien  importante  qu'une  vingtaine  de 
mètres.  Pourtant,  dans  une  contrée  où  si  peu  d'accidens  interrom- 
pent l'implacable  horizontalité  des  lignes,  elle  suffit  pour  donner 
bon  air  à  la  ville.  On  l'aperçoit  de  plusieurs  lieues  à  la  ronde.  Grâce 
aux  plis  de  terrain  qui  rident  le  sol,  tout  humbles  qu'ils  soient, 
chaque  quartier  a  une  physionomie  particulière  et  une  sorte  d'in- 
dividualité. Ils  assurent  le  facile  écoulement  des  eaux  pluviales,  et, 
comme  les  pentes  sont  faibles,  concilient  dans  un  heureux  terme 
moyen  les  convenances  du  pittoresque  et  celles  du  camionnage. 

Le  propriétaire  de  ce  domaine  s'en  était  amouraché  et  s'était 
plu  à  l'embellir.  Il  avait  planté,  autour  de  son  habitation  et  sur  lu 
hauteur,  un  parc  de  2,000  hectares.  Quand  une  terre  a  des  quatre 
et  cinq  lieues  carrées  d'étendue,  on  peut  tailler  en  plein  drap.  Ce 
parc  n'était  pas  bien  ancien.  Il  n'avait  guère  plus  de  dix  ou  douze 
ans.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  que  les  eucalyptus,  qui  se 
plaisent  dans  le  sol  et  sous  le  ciel  de  Buenos-Ayres,  deviennent  de 
grands  arbres.  Quelques  essences  européennes,  —  un  taillis  de 
chênes  malingres,  des  hêtres,  des  sapins,  —  faisaient  ressortir  plus 
vivement  la  belle  venue  de  leurs  voisins.  Dans  les  premiers  temps 
de  la  fondation  de  la  ville,  le  chemin  de  fer  pénétrait  au  faubourg  de 
Tolosa  par  une  allée  en  ligne  droite,  d'un  quart  de  lieue  de  long, 
formée  d'une  quadruple  rangée  d'eucalyptus  magnifiques.  On  les 
a  conservés  tant  qu'on  a  pu,  et  il  en  reste  encore  quelques-uns  ; 
mais  la  plupart  ont  dû  laisser  la  place  aux  innombrables  voies  de 
service,  aux  dépôts  et  aux  ateliers  d'une  gare  de  marchandises  qui 
sera  la  plus  importante  de  la  république.  Ainsi  le  veut  le  progrès, 
et  c'est  dommage. 

On  a  eu  soin  de  réserver  au  nord-est  de  la  ville,  et  dans  les  par- 
ties les  mieux  tracées  et  les  mieux  venues  de  l'ancien  parc,  un  bois 
de  300  hectares.  Il  interpose  entre  la  capitale  et  le  port,  sur  une 
longueur  de  3  kilomètres,  la  masse  vigoureuse  de  ses  feuillages 


UNE  NOUVELLE    CAPITALE.  Aà^ 

sombres  et  les  échappées  de  vue  des  larges  percées  qui  le  traver- 
sent. C'est  une  bonne  fortune  inestimable  pour  une  aussi  jeune 
cité  d'avoir  eu  à  ses  portes  la  seule  chose  impossible  à  improvi- 
ser, de  beaux  ombrages.  Ses  fondateurs  ont  bien  compris  ce  que 
valait  une  pareille  aubaine.  Ils  ont  assoupli  le  dessin  rectiligne  el 
géométrique  de  leur  ville  pour  lui  faire  enserrer  par  des  courbes 
avenantes  ce  petit  bois  de  Boulogne  tout  trouvé.  Il  offre  une  tran- 
sition de  solitude  et  de  verdure  entre  la  ville  haute,  réservée  à  la 
vie  ofTicielle,  au  commerce  de  luxe,  et  la  ville  du  bas,  qui  ne  tar- 
dera pas  à  présenter  l'aspect  animé,  exotique  et  plébéien  du  trafic 
maritime,  des  entrepôts  de  douane  et  des  fabriques.  On  y  a  logé 
tout  ce  qui  pouvait  animer  ses  pelouses  et  ses  massifs,  —  un  jar- 
din zoologique,  le  musée,  l'observatoire,  le  chalet  élégant,  mais 
tout  en  bois,  qui  a  servi  dès  le  début  et  sert  encore  de  résidence 
au  gouverneur  de  la  province,  enfin  le  champ  de  courses,  car  con- 
cevrait-on une  ville  sud-américaine  sans  un  champ  de  courses 
aménagé  avec  amour  ? 

On  a  vu  que  le  plan  de  la  ville,  à  part  quelques  exceptions  mo- 
tivées par  le  respect  qu'inspirait  le  parc,  est  crûment  rectiligne. 
Dans  l'Amérique  du  sud,  où  les  villes  se  font  d'un  seul  jet,  on  a 
pris  depuis  le  temps  de  la  conquête  l'habitude  de  les  tracer  en 
damier.  Les  premiers  conquérans,qui,  venus  par  mer,  avaient  des 
boussoles  et  ne  possédaient  guère  d'autre  instrument  de  précision, 
orientaient  simplement  leurs  rues  du  sud  au  nord  et  de  l'est  à 
l'ouest,  découpant  ainsi  sur  le  sol  des  carrés  réguliers.  On  a  fini 
par  remarquer  que  les  vents  dominans,  qui  sont  de  sud-est  et  sud- 
ouest,  formaient  un  angle  de  A5  degrés  avec  la  direction  des  rues. 
Celles-ci  étaient  dans  les  plus  mauvaises  conditions  pour  être  ven- 
tilées et  assainies  par  les  courans  atmosphériques.  Les  villes  nou- 
velles sont  donc  taillées  sur  un  patron  un  peu  différent.  Les  rues  y 
suivent  la  direction  des  vents,  et  à  La  Plata  on  a,  en  principe, 
adopté  cette  règle.  Seulement  le  projet  de  la  capitale  a  été  étudié 
avec  plus  de  soin  que  celui  d'un  simple  village,  et  on  y  a  évité  le 
grave  inconvénient  des  villes  rigidement  quadrangulaires,  où,  pour 
aller  d'un  point  à  un  autre,  il  faut  parcourir  les  deux  côtés  d'un 
triangle  rectangle  au  lieu  de  suivre  la  ligne  droite  qui  les  joint.  On 
a  recoupé  les  rues  à  angle  droit  par  des  avenues  obliques  réparties 
symétri/juement.  Elles  relient  les  quartiers  entre  lesquels  on  sup- 
pose que  la  distribution  des  places  principales  et  des  édifices  pu- 
blics déterminera  la  circulation  la  plus  active.  C'est  sans  doute  là 
un  procédé  artificiel,  et  le  développement  qu'est  appelé  à  prendre 
un  quaitier,  ainsi  décrété  d'avance  et  marqué  sur  une  épure,  peut 
donner  lieu  à.  bien  des  mécomptes.  Les  villes  ne  croissent  pas  sui- 
vant des  règles  géométriques  aussi  simples;  mais  là-bas,  c'est  une 


llkll  RKVUK    DES    DELX    MONDES. 

chose  entendue  qu'elles  se  tracent  d'abord  sur  le  papier  et  se 
rapportent  ensuite  sur  le  terrain,  comme  une  simple  maison.  Elles 
ne  sont  qu'une  maison  plus  grande. 

11  est  bon  d'entrer  dans  quelques  détails  sur  le  plan  de  celle-ci, 
qui;est  un  échantillon  perfectionné  de  ce  qui  s'exécute  couramment 
dans  le  pays  pour  les  créations  de  même  genre.  La  loi  provinciale 
du  1"  mai  1882  détermine  l'étendue  des  terrains  à  exproprier  pour 
la  former.  Elle  est  de  six  lieues  carrés  et  vingt-deux  centièmes. 
Comme  il  s'agit  ici  de  lieues  de  5  kilomètres,  cela  représente 
150  kilomètres  carrés  ou  15,000  hectares  environ. 

Sur  'cette  surface,  900  hectares,  ou  un  carré  de  3  kilomètres 
de  côté,  sont  réservées  à  la  ville  proprement  dite,  et  divisées  en 
moulons^éguliers  de  120  mètres  de  côté  en  général.  Dans  les  par- 
ties centrales  où  ce  sont  les  mètres  de  façade  qui  ont  de  la  valeur, 
les  rues  sont  plus  serrées.  Ces  carrés  sont  de  temps  en  temps  tra- 
versés en  écharpe  par  des  avenues  diagonales  dont  il  vient  d'être 
parlé,  et  cela  y  détermine  des  surfaces  triangulaires  dont  l'aména- 
gement en  appartemens  fait  pour  le  quart  d'heure  le  désespoir  des 
architectes  argentins,  habitués  de  temps  immémorial  à  construire 
en  rectangle.  Les  rues  ont  20  mètres,  les  avenues  et  les  boulevards 
40  et  50  mètres  de  large.  Dans  certaines  avenues  principales,  en 
ligne  droite  sur  les  4  kilomètres  de  long,  on  a  ménagé  au  centre 
une  voie  de  piétons  bordée  d'arbres.  Les  premières  qui  furent  tra- 
cées de  la  sorte  ont  été  ornées  de  palmiers.  C'est  un  arbre  tropi- 
cal bien  décoratif  sans  doute  que  le  palmier:  il  forme,  le  long  de 
certaines  allées  de  Rio-Janeiro,  des  colonnades  végétales  d'un  effet 
saisissant;  mais  dans  les  régions  tempérées  de  La  Plata  il  est  tout 
dépaysé.  Son  panache  de  feuilles  prend  un  air  minable  ;  la  belle 
perspective  de  ses  fûts  élancés  s'alignant  à  perte  de  vue  en  est  toute 
gâtée.  Les  rues,  à  l'instar  de  celles  des  États-Unis,  ont  pour 
nom  un  simple  numéro.  Cela  ne  laisse  pas  d'être  commode.  Il 
suffit  de  s'être  mis,  et  c'est  l'affaire  d'un  quart  d'heure,  le 
plan  de  la  ville  dans  la  tête,  pour  qu'une  adresse  qu'on  vous 
donne  :  —  rue  6  au  coin  de  73,  —  vous  indique  à  l'instant  la  di- 
rection à  suivre  et  la  distance  à  parcourir.  Les  Nord-Américains  goû- 
tent fort  cette  simplification  ;  mais  il  semble  que  le  génie  latin,  plus 
concret,  préférera  toujours,  même  pour  une  rue,  un  nom  indivi- 
duel à  un  chiffre  abstrait.  Déjà  ici,  les  grandes  avenues  cumulent, 
et,  en  plus  de  leur  numéro  d'ordre,  ont  un  nom  propre  :  avenue- 
Indépendance,  avenue  de  la  Liberté.  C'est  une  résistance  instinc- 
tive contre  la  glaciale  régularité  d'une  nomenclature  arithmétique. 

Les  fondateurs  de  la  Plata  auraient  été  impardonnables,  le  ter- 
rain qu'ils  avaient  à  lotir  ayant  à  ce  moment  peu  de  valeur,  de  se 
montrer  parcimonieux  d'espace,  d'air  et  de  pelouses  pour  les  futurs 


UNE  NOUVELLE    CAPITALE.  AA5 

habitans  des  parties  centrales  de  la  ville.  Ils  n'ont  eu  garde  de  tom- 
ber dans  ce  travers,  fort  démodé,  du  reste,  depuis  que  les  saines 
notions  d'hygiène  se  sont  généralisées.  Si,  selon  une  expression 
juste  et  vive,  les  squares  sont  les  poumons  d'un  quartier,  tous  les 
quartiers  de  La  Plata  pourront  respirer  largement.  Non-seulement 
les  places  et  la  verdure  abondent  ;  mais  encore,  par  une  innovation 
heureuse,  les  nombreux  édifices  publics  qu'une  capitale  comporte 
occupent,  en  quatre  rues,  le  centre  d'un  carré  de  120  mètres,  bordé 
de  grilles  et  dessiné  en  jardin.  Dans  un  sol  et  sous  un  climat  où 
les  arbres  poussent  comme  par  enchantement,  où  les  gazons  et  les 
fleurs  ignorent  à  peu  près  les  gelées  de  l'hiver,  il  ne  faudra  pas 
quatre  ans  pour  que  ce  coquet  arrangement  des  rues  oflicielles,  qui 
sont  en  même  temps  les  plus  commerçantes,  donne  à  la  ville  une 
originalité  aussi  utile  à  la  santé  que  ch  rmante  à  la  vue. 

A  la  suite  de  la  partie  réservée  aux  maisons  viennent  deux  zones 
concentriques  affectées,  la  première  aux  quintus,  la  seconde  aux 
chan-as,  c'est-à-dire  aux  jardins  potagers  ou  d'agrément  et  aux 
petites  fermes.  C'est  encore  une  des  traditions  de  la  conquête.  On 
admettait  en  ce  temps-là  que  toute  ville  nouvelle  devait  se  suffire. 
C'était  un  îlot  de  civilisation  battu  de  tous  côtés  par  les  vagues  de 
la  barbarie,  qui  l'isolaient  du  reste  du  monde,  et  n'ayant  à  compter 
pour  sa  subsistance  que  sur  ses  propres  ressources.  Il  lui  fallait 
produire  à  ses  portes  les  légumes  et  le  blé,  ou  se  résigner  au  ré- 
gime exclusivement  Carnivore,  qui  est  encore  le  régime  habituel  de 
l'homme  de  campagne  dans  les  plaines  argentines.  Toutes  les  villes 
sud-américaines  sont  ainsi  entourées  d'une  double  ceinture  de  {juin- 
tas  et  de  r/iarras^  également  découpés  en  carrés,  mais  plus  grands 
à  mesure  qu'on  passe  d'une  zone  à  l'autre.  C'est  là,  si  la  ville 
s'étend,  l'ébauche  des  quartiers  qu'on  devra  lui  adjoindre.  Il  suffit 
d'ouvrir  quelques  rues  pour  que  des  pâtés  réguliers  de  maisons 
se  juxtaposent  aux  anciens.  La  ville  se  reproduit,  pour  ainsi  parler, 
par  scissij)arité.  Si  les  idées  des  conquérans  sur  le  plan  d'une  cité 
étaient  marquées  au  coin  d'une  symétrie  un  peu  froide,  on  ne  peut 
leur  refuser  un  caractère  de  simplicité  et  de  prévoyance  pratique 
qui  leur  a  mérité  d'être  conservées  par  leurs  successeurs. 

Dans  l'enceinte  de  la  ville  i)roprement  dite,  les  lots  de  terrains 
à  bâtir  avaient,  lors  de  la  distribution  primitive,  600  mètres  carrés. 
Tantôt  cette  surface  était  donnée  par  10  mètres  de  façade  sur  60 
de  fond,  tantôt  par  15  mètres  de  façade  pour  àO  de  profondeur, 
selon  la  situation  du  lot  dans  le  moulon.  Pour  les  lots  d'angle  et 
les  surfaces  triangulaires,  on  s'était  arrangé  de  manière  à  ne  pas 
trop  s'éloigner  de  cette  dimension-type.  Le  prix  à  verser,  d'après  la 
loi,  pour  les  acheter  dans  les  premiers  mois  de  la  fondation  était 
fort  bas.  11  variait  suivant  les  quartiers,  de  0  fr.  15  à  0  fr.  60  le 


Mo-  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mètre  carré.  Ponr  moins  de  AOO  francs,  on  pouvait  devenir  pro- 
priétaire d'un  lot  de  600  mètres  carrés  dans  les  rues  de  plus  grand 
avenir.  Les  fonctionnaires  provinciaux,  pour  lesquels  la  résidence 
allait  devenir  obligatoire  au  moment  de  la  translation  des  bureaux^ 
avaient  le  privilège  d'acquérir  pour  la  moitié  de  ce  prix  l'emplace- 
ment de  leur  future  demeure.  Une  émission  de  bons  amortissables 
à  long  terme,  par  l'abandon  d'une  fraction  minime  de  leurs  appoin- 
temens,  leur  permettait  de  la  construire  tout  de  suite.  L'acheteur 
d'une  parcelle  devait,  sous  peine  de  déchéance,  l'enclore  d'un  mur 
de  briques,  élever  une  construction  d'^au  moins  16  mètres  carrés 
par  chaque  10  mètres  de  façade  et  établir  le  trottoir  conformément 
aux  ordonnances  de  voirie,  successivement  mises  en  vigueur  du 
centre  aux  extrémités  de  la  ville.  Il  devait  en  outre  contribuer  pour 
une  quotité  déterminée  au  pavage  de  la  chaussée,  lorsqu'il  s'exécu- 
terait. Somme  toute,  ces  conditions  étaient  libérales.  A  Buenos- 
Ayres,  le  prix  du  terrain  à  bâtir  est,  dans  les  beaux  quartiers,  de 
50  à  100  francs  le  mètre  carré.  Il  n'était  pas  de  5  il  y  a  vingt  ans, 
et  si  La  Plata  n'est  pas  Buenos-Ayres  et  ne  prétend  pas  l'égaler,  elle 
entend  bien  marcher  sur  ses  traces  comme  rapidité  de  développe- 
ment. Pourtant  ces  obligations  étaient  assez  sérieuses  pour  empê- 
cher l'accaparement.  Si  elles  n'ont  pas  coripé  court  aux  spécula- 
tions de  la  première  heure,  elles  n'ont  pas  tardé,  dès  qu'on  a  tenu 
la  main  à  l'exécution  rigoureuse  de  la  loi,  à  faire  revenir  les  par- 
celles urbaines  entre  les  mains  d'acquéreurs  décidés  à  les  mettre 
en  valeur.  On  est  maintenant  en  plein  dans  la  période  sérieuse  de 
construction  après  une  série  de  tâtonnemens  et  à'à-roiipa. 

Les  quintas  ont  depuis  1  hectare  1/2  jusqu'à  7  1/2,  selon  la  dis- 
tance à  la  ville.  Les  chacras  ont  de  12  à  30  hectares.  Durant  deux 
mois,  à  partir  de  la  promulgation  de  la  loi,  on  eut  le  droit  d'en 
acheter  en  payant  au  gouvernement  le  prix  de  coût  augmenté  de 
75  pour  100.  Une  loi  de  1883  a  fixé  le  prix  des  terres  encore  dis- 
ponibles à  700  francs  l'hectare  pour  les  quintas  et  à  A50  pour  les- 
chacras,  payables  une  faible  partie  au  comptant,  le  reste  en  cinq  ou 
huit  annuités,  selon  les  cas.  Ici  encore,  l'acheteur  ne  peut  laisser 
son  domaine  à  l'abandon.  Il  doit  l'entourer  d'une  clôture  en  fil  de 
1er,  en  défricher  une  moitié,  y  planter  im  certain  nombre  d'arbres 
et  construire  une  habitation. 

Une  fois  que  ces  dispositions,  longuement  mûries,  eurent  été 
consacrées  par  une  loi,  on  se  mit  vivement  à  l'œuvre.  Le  12  juin 
1882,  les  chambres  votèrent  un  crédit  de  85  millions  de  francs 
pour  la  création  de  la  nouvelle  capitale.  Sur  cette  somme,  55  mil- 
lions devaient  être  versés  par  le  gouvernement  national  et  repré- 
sentaient une  partie  du  prix  consenti  pour  la  cession  d'immeubles 
ou  établissemens  provinciaux  situés  à  Buenos-Ayres,  et  dont  la  na- 


UNE   WOUViaLE   CAPITALE.  447 

tion  prenait  charge  en  y  installant  sa  capitale  ;  30  millions  devaient 
être  fournis  par  la  vente  de  terres  publiques  de  la  province,  des 
terrains  de  la  nouvelle  capitale  et  de  quelques  propriétés  qui  lui 
restaient  encore  dans  l'ancienne. 

Le  docteur  Rocha,  qui  mettait  un  amour-propre  Aigilant  à  sur- 
veiller les  moindres  détails  de  sa  grande  œuvre,  voulut  ouvrir  un 
concours  pour  les  plans  des  principaux  édifices.  Les  programmes 
furent  envoyés  à  profusion  dans  le  vieux  continent.  Il  ne  semble 
pas  que  cet  appel  ait  été  entendu  en  France.  Trois  projets  venus 
de  l'extérieur  ont  été  couronnés  ;  ils  appartiennent  tous  trois  à  des 
professeurs  d'écoles  d'architecture  du  Hanovre.  Il  n'est  pas  dé- 
fendu de  voir  là  un  symptôme  du  soin  avec  lequel  l'Allemagne  suit 
le  mouvement  des  pays  étrangers  et  de  la  négligence  que  nous 
mettons  à  savoir  ce  qui  s'y  passe.  Ces  trois  édifices,  aujourd'hui  en 
construction,  ont  un  fort  accent  germanique  ;  mais  l'un  d'eux  sur- 
tout présente  de  sérieuses  qualités.  C'est  la  Municipalité.  L'auteur 
s'est  inspiré  des  hôtels  de  ville  du  Nord,  berceau  en  Europe  des 
libertés  communales  à  une  époque  oi'i  florissait  une  architecture 
aussi  virile  que  la  vie  militante  de  la  bourgeoisie  émancipée.  Il  a 
donné  à  son  monument  une  allure  massive,  mais  fière,  qui  ne  perd 
point  sa  saveur  sous  le  ciel  éclatant  et  au  milieu  de  la  civilisation 
démocratique  de  La  Plata. 

L'école  française  ne  laisse  pourtant  pas  d'être  représentée.  Elle 
l'est,  il  est  vrai,  par  un  Belge,  M.  Dormal,  élève  de  l'École  centrale 
d'architecture  de  Paris  et  établi  depuis  longtemps  dans  le  pays.  Il 
a  été  chargé  de  l'œuvre  la  plus  importante  de  la  nouvelle  capitale, 
le  palais  du  gouverneur.  Son  projet,  de  belle  ordonnance,  rapjielle 
un  peu.  par  les  lignes  générales,  le  Luxembom'g.  Il  a  moins  de 
sérieux  et  de  fermeté,  sans  doute,  mais  offre  un  caractère  de  caprice 
élégant  et  de  luxe  gai  tout  à  fait  aimable. 

On  pourrait  dire,  à  la  rigueur,  que  la  tradition  française  a  éga- 
lement inspiré  M.  lîenoît,  qui  était  alors  à  la  tête  du  service  d'ar- 
chitecture à  la  direction  des  travaux  publics,  et  dont  le  nom,  qu'il 
est  impossible  de  ne  pas  mentionner  à  propos  do  la  fondation  de  La 
Plata,  révèle  assez  l'origine.  Seulement,  Argentin  de  naissance  et 
d'éducation,  M.  Benoît  n'a  pas  démenti,  dans  les  nombreux  travaux 
qu'il  a  exécutés,  les  tendances  et  la  facilité  d'assimilation  d'un  pays 
cosmopolite.  On  peut  citer  de  lui,  entre  autres,  un  ministère  de 
style  italien,  une  cathédrale  gothique,  un  arc  de  triomphe  renais- 
sance, conçus  avec  une  tranquille  et  correcte  distinction. 

Voilà,  dira-t-on,  d'après  ces  échantillons,  beaucoup  de  magnifi- 
cences. Est-il  possible  que  la  construction  privée  ait  pu  emboîter  le 
pas  et  suivre,  même  de  loin,  ces  splendeurs  administratives?  Fran- 
chement, c'est  ce  que  l'on  est  tenté  de  reprocher  à  tous  ces  palais, 


àhS  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

non  pas  certainement  au  point  de  vue  de  l'art,  qui  a  ses  droits, 
mais  au  point  de  vue  des  conditions  d'exécution  de  toute  œuvre 
humaine.  On  a  voulu  trop  faire  d'un  coup. 

Ce  n'est  pas  tant  l'argent  qu'ils  ont  coûté  qui  représente  une 
fausse  manœuvre.  Au  règlement  de  comptes  de  décembre  1884,  en 
deux  ans,  on  n'avait  déboursé  de  ce  fait  qu'une  dizaine  de  millions 
de  francs.  Dans  ce  chiffre  n'entrent  point  quelques  somptueux  bâ- 
timens  provinciaux,  ceux  par  exemple  élevés  par  la  Banque  de  la 
province  et  la  Banque  hypothécaire,  qui,  bien  qu'établissemens 
d'état,  ont  un  budget  particulier,  ou  les  immenses  constructions  du 
chemin  de  fer  de  l'Ouest,  qui  appartient  à  la  province,  mais  jouit 
aussi  de  ressources  propres  et  travaille  avec  ses  deniers.  Dix  mil- 
lions ne  sont  pas  une  dépense  exagérée  si  l'on  ne  considère  que 
l'importance  de  l'entreprise  et  le  but  qu'on  avait  en  vue  ;  mais,  sur 
un  point  où  la  veille  il  n'y  avait  ni  un  ouvrier  ni  une  brique,  des 
travaux  de  bâtisse  menés  avec  cette  fougue  avaient  l'inconvénient 
de  paralyser  les  travaux  particuliers.  Ce  qui  constitue  une  capitale, 
ce  ne  sont  pas  les  palais,  ce  sont  les  maisons.  Des  palais,  il  est 
toujours  temps  d'en  faire.  Se  figure-t-on  ce  qu'un  pareil  cube  de 
maçonnerie  exige  de  milliers  de  briques?  Un  nombre  effrayant.  On 
avait  beau  en  produire  fiévreusement,  autour  de  La  Plata,  des  cen- 
taines de  mille  par  jour,  —  le  faubourg  où  ont  été  concentrés  les 
fours  à  briques  n'a  jamais  cessé  d'occuper  depuis  sa  fondation  et 
occupe  encore  5,000  ouvriers,  —  on  avait  beau  en  faire  venir  de 
plusieurs  lieues  à  la  ronde  et  encombrer  les  chemins  de  fer,  le  gou- 
vernement n'en  avait  jamais  assez.  11  ne  se  portait  pas  seulement, 
comme  entrepreneur,  un  préjudice  direct  en  faisant  hausser  le  prix 
des  matériaux  et  des  salaires  ;  il  en  recevait  un  plus  considérable 
de  l'hésitation  qu'éprouvaient  les  propriétaires  prudens  à  bâtir  dans 
ces  conditions. 

Il  fallait  pourtant  des  logemens.  Il  en  fallait  pour  les  employés 
qui  allaient  venir,  pour  la  population  ouvrière,  qui  affluait,  pour 
les  commerces  indispensables  à  toute  agglomération  d'hommes. 
Aux  États-Unis,  où  le  cas  qui  se  présentait  là  est  fréquent,  on  a 
un  moyen  de  tourner  la  difficulté.  C'est  l'installation  de  maisons 
de  bois  transportées  de  loin  à  peu  de  frais  et  montées  en  un  clin 
d'œil.  Les  particuliers  ne  négligèrent  point  cette  ressource.  Tout 
ce  qu'il  y  avait  de  planches  et  de  tôles  ondulées  à  Buenos-Ayres  y 
passa.  Le  gouvernement  même  fit  venir  de  l'Amérique  du  Nord  des 
chargemens  entiers  d'habitations  toutes  faites.  On.  les  fabrique 
là-bas  aussi  couramment  que  de  la  toile.  Il  les  louait  à  bas  prix  à 
ses  employés,  qu'il  tenait  à  attirer  le  plus  tôt  possible  aux  abords 
de  leurs  nouveaux  bureaux.  Si  ces  logemens  n'avaient  rien  de  mo- 
numental, ils  ne  laissaient  pas  d'être  bien  entendus  et  conforta 


UNE   NOUVELLE    CAPITALE.  I\ll9 

bles.  Pendant  longtemps  pourtant  il  a  eu  du  mal  à  décider  ses 
fonctionnaires  à  émigrer  à  La  Plata.  L'habitant  de  Buenos-Ayres  a 
pour  sa  ville  une  affection  passionnée  et  tire  de  sa  résidence  une 
certaine  vanité.  Les  hommes,  passe  encore!  ils  se  seraient,  en  géné- 
ral, résignés  à  changer  de  pénates,  mettant  en  balance  d'un  côté 
les  avantages  qu'on  leur  faisait,  de  l'autre  les  mesures  coercitives 
par  lesquelles  on  les  obligeait  à  une  rigoureuse  assiduité  et  l'ennui 
de  passer  en  chemin  de  fer  quatre  heures  par  jour;  mais  leurs 
femmes  et  leurs  filles  étaient  plus  récalcitrantes.  C'a  été  un  triomphe 
quand  on  a  vu  quelques  fraîches  toilettes  égayer  l'aspect  masculin 
et  effaré  de  la  population  :  «  C'est  seulement  à  présent,  disait  un 
observateur,  que  je  commence  à  croire  que  La  Plata  est  fondée.  » 
Il  y  a  une  chose  certaine  :  de  même  que  la  première  hirondelle 
annonce  le  retour  du  printemps,  la  première  femme  élégante  qui 
a  débarqué  à  La  Plata  avec  tout  son  attirail  de  malles  et  de  colis 
a  marqué  pour  la  ville  le  début  d'une  phase  nouvelle.  C'était  une 
façon  très  exacte  et  fort  attrayante  d'avoir  la  mesure  des  progrès 
qu'elle  réalisait  que  de  comparer,  à  de  courts  intervalles,  l'anima- 
tion que  présentaient  les  bals  officiels.  Nous  avons  ici  affaire  à  un 
peuple  éminemment  sociable,  chez  qui  toutes  les  manifestations  de 
la  vie  mondaine  se  modèlent  avec  empressement  sur  les  vicissi- 
tudes et  les  succès  de  la  vie  de  lutte.  "Tant  que  les  habits  noirs  et 
la  politique  y  dominèrent,  la  ville  fut  un  campement  le  jour,  la  nuit 
un  tombeau.  Dès  qu'il  devint  nécessaire  d'agrandir  les  salons  trop 
exigus  du  château  renaissance  qu'on  appelle  le  Chalet,  à  cause  de 
la  légèreté  des  matériaux  dont  il  est  construit ,  de  le  flanquer  de 
deux  vastes  pavillons  auxquels  il  est  relié  par  des  serres,  d'emmé- 
nager et  d'illuminer  par  des  lêtes  de  nuit  la  partie  du  parc  réser- 
vée au  jardin  particulier  du  gouverneur  dès  que  les  accords  d'un 
orchestre  invisible,  le  frôlement  des  robes  à  traîne,  l'éclat  de  blan- 
ches épaules,  égayèrent  ce  coin  d'e.stftncùi ,  tout  imprégné,  quel- 
ques mois  auparavant,  à  la  nuit  tombante,  de  rébarbative  solitude, 
il  n'y  eut  plus  à  douter,  sans  avoir  été  y  voir,  que  des  quartiers 
entiers  s'étaient  levés  de  terre.  La  Plata  a  changé  depuis  lors  à  vue 
d'oeil.  La  bâtisse  officielle,  prudemment  ralentie,  a  permis  à  la  con- 
struction privée  de  prendre  tout  son  essor.  Lorsque,  du  haut  d'un 
monument  élevé,  on  embrasse  l'ensemble  de  la  jeune  capitale,  on 
sent  qu'elle  est  à  point  pour  devenir  véritablement,  au  jour  prochain 
de  l'inauguration  du  port,  une  grande,  très  grande  ville. 

En  attendant,  à  part  les  affaires  de  bâtiment,  qui  sont  très  actives, 
le  commerce  y  est  rudimentaire  et  la  population  volante  encore  con- 
sidérable. L'animation  se  concentre  autour  de  la  gare,  laquelle  est, 

TOME  LXXIII.  —  1886,  29 


hbO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  reste,  au  cœur  même  de  la  cité  et  sur  une  place  dont  le  palais 
du  gouverneur  et  le  corps  législatif  occupent  deux  autres  côtés. 

Les  Argentins  des  villes  traitent  leurs  chemins  de  fer  comme  les 
Arabes  leurs  chevaux,  en  camarades,  en  membres  de  la  famille. 
On  laisse  les  trains  circuler  dans  les  rues,  comme  dans  la  cam- 
pagne, sans  barrière.  Ils  n'effarouchent  personne,  et  il  n'y  a 
guère  d'exemple  qu'ils  aient  endommagé  quelque  passant.  C'est 
une  des  surprises  du  nouvel  arrivant  dans  une  capitale  sud- 
américaine,  de  voir  les  wagons  aller,  venir,  côte  à  côte  avec  les 
charrettes  qui  croisent  librement  la  voie  dès  que  la  locomotive  est 
passée.  Les  tramways  traversent  le  chemin  de  fer  le  plus  naturel- 
lement du  monde.  Il  y  en  a  à  La  Plata  deux  réseaux,  un  à  traction 
de  chevaux,  un  autre  à  vapeur.  Dans  un  pays  où  la  production  et 
les  échanges  n'ont  pas  de  plus  grand  ennemi  que  les  distances,  on 
a  un  tendre  pour  les  voies  ferrées  sous  toutes  les  formes.  Gomment 
ne  se  recouperaient-elles  pas  dans  les  rues  d'une  ville?  On  y  est 
fait.  A  peine  de  loin  en  loin  un  garde-ligne,  un  drapeau  à  la  main, 
fait-il  signe  aux  cochers  d'attendre  un  peu,  si  le  train  est  en  vue,  dans 
un  point  où  une  courbe  trop  prononcée  ou  la  disposition  des  édifices 
voisins  cache  la  voie  aux  voitures  qui  se  disposent  à  la  franchir. 

L'éclairage,  la  distribution  d'eau,  la  canalisation  souterraine,  ont 
été,  avant  que  la  ville  eût  une  seule  maison,  l'objet  de  toute  la  sol- 
licitude de  ses  fondateurs.  Pour  l'éclairage,  l'électricité  devait  sé- 
duire des  gens  pressés.  Gela  s'installe  en  un  moment.  On  a  plus 
vite  fait  de  tendre  des  fils  aériens  que  de  loger  en  terre  une  con- 
duite en  fonte,  et  établir  une  machine  à  vapeur  sous  un  hangar 
léger  est  autrement  simple  et  court  que  de  bâtir  un«  usine.  Trois 
ou  quatre  cents  lampes  Brush  ont  satislait  les  besoins  urgens.  Le 
plus  remarquable  de  ces  foyers  lumineux  est  justement  sur  cette 
place  de  la  gare,  un  des  points  les  plus  élevés  de  la  ville.  Les  quatre 
lampes  accouplées  qui  le  forment  sont  placées  à  30  mètres  de 
hauteur  et  soutenues  par  une  chai'pente  métallique  fine  comme  une 
toile  d'araignée,  pourvue  de  deux  ascenseurs  élégans  à  force  de 
légèreté  et  d'audace.  G'est  un  parfait  échantillon  d«  l'esprit  pratique 
et  intrépide  des  fabricans  des  États-Unis.  Voilà  le  phare  de  l'avenir, 
économique  et  léger,  montant,  si  l'on  veut,  jusqu'aux  nues,  avec 
quelques  bouts  de  fer,  et  prenant  à  distance,  au  loin,  les  élé- 
mens  de  sa  puissance  lumineuse.  Bien  que  situé  à  8  ou  10  kilomè- 
tres du  chenal  navigable,  ce  foyer  fait  déjà  fonction  de  phare.  H  est 
très  connu  des  marins  de  ces  parages. 

Pour  tout  dire,  il  faut  bien  avouer  que  la  lumière  électrique  de 
La  Plata,  charmante  quand  on  erre  la  nuit  sous  les  ombrages  du 
parc,  où  elle  fait  l'illusion  du  clair  de  lune,  parfaite  quand  elle  est 


Xm^'  NOUVELLE    CAPITALE.  451 

réchauffée,  pour  une  décoration  de  fête  en  plein  air,  par  Tes  lan- 
ternes vénitiennes  pendties  aux  arbres,  intéressante  à  considérer 
quand  elle  adoucit  les  plans  avancés  et  relève  d'ombres  ^^goureuses 
les  colonnades  et  les  saillies  de  quelque  palais,  ne  résout  que  d'une 
façon  imparlaile  le  problème  de  l'éclairage  public.  Elle  est  à  la  fois 
aveuglante  et  boréale.  On  fera  mieux,  on  est  en  train.  Néanmoins, 
on  vient  de  donner  à  une  compagnie  la  concession  de  l'éclairage  au 
gaz,  et  plusieurs  grands  établissemens,  que  l'électricité  ne  satis- 
faisait point,  se  sont  mis  à  fabriquer  le  gaz  pour  leur  compte.  Le 
théâtre  est  éclairé  à  la  lumière  électrique,  au  moyen  de  dispositions 
provisoires  comme  l'édifice  lui-même! 

La  distribtilion  d'eau  est  conçue  dans  les  idées  de  simplicité  et 
de  rapidité  d'exécution  qui  ont  présidé  à  tout  le  reste.  On  a  profité, 
pour  l'établir,  d'une  nappe  qui  règne  sous  la  plus  grande  partie  de 
lu  province  et  dont  les  eaux,  lorsqne  pour  les  atteindre  on  pousse 
un  forage  à  travers  les  marnes  aquifères  supérieures,  où  sont  creu- 
sés les  puits  ordinaires,  s'élèvent  à  peu  près  au  niveau  de  ceux-ci. 
Elles  ne  sont  pas  artésiennes,  en  ce  sens  qu'elles  n'arrivent  pas  au 
jour,  mais  remontent  d'une  vingtaine  de  mètres  dans  le  trou  die 
sonde.  Cette  nappe  est  absolument  inépuisable,  c'est  un  fleuve  im- 
mense coulant  dans  les  profondeurs  du  sol.  L'eau  en  est  d'une  lim- 
pidité extraordinaire.  Elle  est  préservée  de  tout  mélange  par  une 
mince  couche  d'argile  bleue  d'une  vingtaine  de  centimètres  qui  lute 
le  dessus  du  vaste  bassin  qui  la  contient.  Son  seul  défaut  est  d'être 
trop  pure  :  tamisée  durant  son  long  voyage  souterrain  par  des  sa- 
bles siliceux,  elle  manque  de  sels  calcaires.  On  s'est  contenté  d'éle- 
ver le  liquide  au  moyen  de  fortes  machines  dans  un  petit  réservoir 
en  tôle  :  c'est  un  simple  régulateur  de  pression  posé  sur  colonnes 
et  établi  sur  le  point  culminant  de  la  ville.  Il  se  répand  de  là  dans 
toute  la  conduite.  Chaque  maison,  moyennant  une  faible  redevance, 
a  de  l'eau  à  discrétion. 

Les  travaux  d'égout  sont  à  peine  commencés,  mais  ils  le  sont.  Ce 
sera  la  première  ville  sud-américaine  où  l'on  n'ait  pas  attendu,  pour 
les  entreprendre,  les  avertissemens  de  la  peste.  Le  principe  adopté 
est  celui  de  «  tout  à  l'égout,  »  en  donnant  à  celui-ci  de  petites  dimen- 
sions, de  fortes  pentes,  et  en  distribuant  Keau  assez  libéralement 
pour  être  complètement  assuré  de  la  dilution  des  matières  qui  ont 
à  le  traverser.  Les  eaux  vannes,  disait  le  décret  qui,  dès  1882,  tra- 
çait leur  programme  aux  ingénieur  chargés  des  études,  pourront 
être  ou  rejetées  dans  le  fleuve  ou  employées  à  l'irrigation.  A  Buenos- 
Ayres,  c'est  la  première  idée  qui  a  été  suivie;  à  La  Plata,  c'est  la 
seconde  qui  a  prévalu.  Voilà  encore  un  problème  fort  discuté  ail- 
leurs et  ici  attaqué  de  front. 

Il  n'a  été  jusqu'à  présent  question  que  d'installations  matérielles. 


/i52  .  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Elles  ne  sont  pourtant  ni  le  côté  le  plus  méritoire  ni  le  gage  d'ave- 
nir le  plus  assuré  d'une  civilisation  naissante.  Les  choses  de  l'esprit 
occupent  une  place  d'honneur  dans  le  vaste  programme  du  docteur 
Rocha.  Ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  de  sympathie  et  d'émotion  que 
l'on  voit  figurer  parmi  les  premiers  établissemens  d'une  ville  em- 
bryonnaire un  observatoire,  un  musée  d'anthropologie  et  de  paléon- 
tologie, une  bibliothèque.  11  n'y  avait  pas  à  songer  à  établir  des  fa- 
cultés d'enseignement  supérieur  :  Buenos-Ayres  est  trop  près,  et 
celles  que  la  province  y  avait  fortement'  organisées  passaient  aux 
mains  de  la  nation.  On  n'en  a  pas  moins  résolu  d'éclairer  ce  centre 
de  politique  et  de  trafic  par  un  rayon  de  science. 

L'observatoire  a  été  confié  à  un  oiTicier  distingué  de  la  marine 
française,  dont  le  nom  est  bien  connu  des  astronomes,  M.  François 
Beuf,  ancien  directeur  de  l'observatoire  de  Toulon.  Faire  retentir  le 
nom  de  La  Plata  dans  un  autre  monde  que  celui  du  commerce,  lui 
donner  la  consécration  qui  s'attache  aux  découvertes  scientifiques, 
c'est  une  noble  ambition.  M.  Beuf  est  déjà  attelé  à  une  grande  et 
laborieuse  série  d'observations  et  de  calculs  sur  les  phases  de  la 
lune.  Le  premier  mémoire  qu'il  publiera  sur  ce  sujet  sera  comme 
la  lettre  de  faire  part,  adressée  aux  savans  de  l'univers,  de  l'exis- 
tence de  l'observatoire  nouveau.  A  côté  de  ces  recherches  purement 
théoriques,  l'établissement  a  d'ailleurs  une  destination  pratique. 
Un  service  météorologique  y  a  été  installé.  Le  voisinage  du  port,  le 
développement  de  l'agriculture,  l'intérêt  croissant  que  prennent 
les  questions  de  climatologie,  lui  donnent  une  réelle  importance. 
Le  directeur  est,  en  outre,  chargé  de  déterminer,  avec  la  rigueur 
des  méthodes  astronomiques,  la  situation  de  cinquante  points  de  la 
province.  Ils  formeront  le  canevas  d'une  grande  opération  géodésique 
pour  en  lever  la  carte  et  en  établir  le  cadastre,  qui  n'a  encore  été 
tracé  que  d'après  les  procédés  sommaires  des  arpenteurs.  Un  des 
desseins  favoris  de  M.  Beuf,  c'est  de  former  autour  de  lui  une  pé- 
pinière de  jeunes  astronomes.  A  ce  point  de  vue,  l'observatoire  de 
La  Plata  rendra  au  pays  un  service  que  n'a  pas  su  lui  rendre  l'ob- 
servatoire national  de  Gordoba,  dirigé  par  des  savans  nord-améri- 
cains, du  reste  d'un  grand  mérite.  Ils  ont  mené  à  bien  des  travaux 
distingués  et  utiles,  mais  n'ont  pas  du  tout  contribué  à  répandre 
parmi  la  jeunesse  studieuse  le  goût  de  cette  branche  si  élevée  des 
connaissances  humaines.  Qu'il  soit  permis  de  constater  ici  que  c'est 
à  l'ardeur  communicative  et  à  la  bonne  volonté  persévérante  d'un  mis- 
sionnaire de  la  science  française  que  ce  résultat  a  été  dû.  M.  Beuf 
aura  attaché  son  nom  dans  la  république  argentine  à  la  réorganisa- 
tion de  l'école  navale  et  à  la  diffusion  des  études  astronomiques. 

L'anthropologie  et  la  paléontologie  devaient  fleurir  dans  La  Plata. 
Elles  s'y  sont  développées  spontanément.  Ces  plaines  infinies,  dont 


U.NE    NOUVELLE   CAPITALE.  453 

aucune  force  cosmique  n'a  dérangé  la  formation,  ont  conservé  intacts 
et  presque  à  fleur  du  sol  les  restes  des  faunes  tertiaire  et  quater- 
naire. Les  recherches  y  sont  attachantes  parce  que  les  trouvailles  y 
sont  nombreuses.  C'est  dans  cet  ordre  de  révélations  que  M.  Bur- 
raeister,  le  célèbre  directeur  du  musée  de  Buenos-Ayres,  a  conquis 
quelques-uns  de  ses  meilleurs  titres  à  la  renommée.  M.  Francisco 
Moreno,  directeur  du  musée  de  La  Plata,  a  eu  la  bonne  fortune,  dans 
ses  hardies  excursions  jusqu'au  fond  de  la  Patagonie,de  surprendre 
quelques  secrets  de  l'histoire  géologique  de  ce  continent.  Quant  à 
l'âge  de  la  pierre  polie,  il  y  est  comme  chez  lui.  La  collection  de 
crânes  de  ce  temps  dont  il  a  fait  cadeau  à  la  province  est  des  plus 
complètes.  Lui  aussi  prend  souci  de  faire  des  élèves  et  y  réussit. 
Musée,  institutions  d'enseignement  supérieur,  bibliothèque,  la  pro- 
vince avait  cédé  à  la  nation  le  plus  clair  de  ses  richesses  scientifi- 
ques, elle  s'est  attachée  avec  ardeur  à  se  constituer  un  capital  nou- 
veau. Pour  un  pays  d'élevage  et  de  négoce,  voilà  qui  ne  sent  pas 
trop  le  terre-à-terre  de  la  vie  d'affaires.  11  va  sans  dire  que  la  ville  a 
été  pourvue  d'un  lycée.  C'était  d'abord  le  gouvernement  national,  au 
moment  de  sa  grande  tendresse  pour  les  chefs  de  la  province,  qui 
avait  voulu  l'en  gratifier.  Une  loi  du  congrès  de  1884  avait  affecté 
250,000  francs  à  celte  fondation.  C'est  sur  ces  entrefaites  que  les 
rapports  se  refroidirent.  Cette  loi  resta  lettre  morte.  Le  gouverne- 
ment de  la  province  a  spirituellement  répondu  à  ce  manque  d'em- 
pressement en  créant  un  lycée  pour  son  compte  et  en  lui  donnant 
une  dotation,  des  programmes  et  un  personnel  enseignant  qui  en 
font,  dans  son  genre,  un  établissement  de  premier  ordre. 

11  eût  peut-être  fallu  commencer  cette  énumération  par  l'ensei- 
gnement primaire,  qui  est  la  base  des  autres  et  comme  le  réservoir 
où  ils  s'alimentent.  Je  l'ai  gardé  pour  la  bonne  bouche.  La  répu- 
blique argentine  attache  une  importance  extrême  à  le  développer. 
Le  gouvernement  national  et  les  provinces  les  plus  avancées,  celle 
de  Buenos-Ayres  en  tête,  mettent  une  vive  émulation  à  le  doter 
richement.  Pour  ne  parler  que  de  cette  dernière,  où  l'instruction 
primaire  est  gratuite  et  obligatoire,  la  loi  y  a  institué  et  déclaré 
inviolable  un  fonds  permanent  des  écoles.  On  ne  peut  y  toucher 
que  pour  les  dépenses  pédagogiques  et  la  construction  d'édifices 
scolaires.  Il  est  administré  par  un  conseil  supérieur,  investi  de  fa- 
cultés très  étendues.  C'est  une  tendance  argentine  de  décentraliser 
les  services  afin  d'éviter  les  engorgemens  et  le  manque  d'initiative 
d'une  bureaucratie  compliquée.  Ce  fonds  commun,  outre  les  sommes 
qui  se  trouvaient  déposées  pour  cet  objet  à  la  Banque  de  la  pro- 
vince au  moment  où  il  fut  créé,  est  alimenté  par  le  produit  de  toutes 
les  amendes  auxquelles  une  loi  antérieure  ne  fixe  pas  un  emploi 
spécial,  par  la  valeur  intégrale  des  successions  qui  font  retour  à 


kbh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'état,  et  par  les  prélèvemens  suivans  sur  les  autres  :  5  pour  100 
des  legs  à  des  collatéraux,  à  partir  du  second  degré,  10  pour  100 
des  legs  au-dessus  de  1,000  piastres  fortes  faits  à  des  personnes 
non  parentes,  50  pour  100  des  legs  faits  aux  églises  ou  à  des  éta- 
blissemens  religieux,  enfin  par  les  donations  particulières,  qui  sont 
fréquentes.  C'est  un  budget  royal. 

Sous  l'influence  de  cette  loi,  les  écoles  primaires  se  sont  multi- 
pliées dans  la  province  de  Buenos-Ayres.  Elles  s'y  multiplient  tous 
les  jours.  Au  recensement  général  de  1881,  il  y  en  avait  Ù29,  dont 
285  publiques  et  lAA  particulières.  Elles  étaient  fréquentées  par 
A6,000  enfans  de  six  à  quatorze  ans.  La  population  enfantine  était 
de  116,000.  Gela  donne  la  mesure  des  efforts  qu'il  reste  encore  à 
faire  pour  rendi'e  l'instruction  universelle.  Ce  n'en  sont  pas  moins 
des  chiffres  fort  honorables,  si  l'on  tient  compte  des  immenses  ré- 
gions où  les  chaumières  sont  à  plusieurs  lieues  les  unes  des  autres 
et  où  l'assiduité  des  jeunes  écoliers  est  chose  impossible,  si  hardis 
cavaliers  qu'ils  puissent  être,  à  peine  sortis  de  la  mamelle.  A  La 
Plata,  en  y  joignant  le  bourg  de  La  Ensenadaj  aujourd'hui  englobé 
dans  la  capitale,  il  existe  25  écoles  primaires.  Gomme  à  Buenos- 
Ayres,  du  reste,  on  leur  a  construit  des  bâtimens  luxueux.  Quand 
on  parcourt  les  deux  villes,  la  préoccupation  assidue  dont  l'ensei- 
gnement est  l'objet  saute  aux  yeux.  G'est  sur  cette  observation  favo- 
rable que  je  veux  finir  cette  étude. 

En  l'écrivant,  je  me  suis  peu  défendu  du  sentiment  de  sympathie 
que  ce  pays  inspire  à  ceux  qui  l'ont  habité  longtemps.  Ne  faut-il 
pas  sympathiser  avec  les  gens  pour  les  bien  comprendre,  et  un 
critique  chagrin  ne  voit-il  pas  en  général  plus  faux  qu'un  obser- 
vateur bienveillant?  Il  me  semble  qu'il  se  dégage  de  ce  tableau, 
peut-être  complaisamment  éclairé,  mais  tracé  d'après  nature,  l'im- 
pression d'nne  nationalité  vivace,  agissante.  Elle  est  encore  en  for- 
mation, beaucoup  d'élémens  hétérogènes  viennent  s'y  amalgamer. 
Il  doit  suffire,  pour  que  nous  nous  y  intéressions  en  France,  que  la 
plupart  de  ces  élémens  soient  latins,  et  que  ceux  qui  ne  le  sont 
point  se  latinisent  en  s'y  absorbant.  G'est  une  civilisation  latine  qui 
est  en  train  d'éclore,  et  elle  paraît  appelée  à  jeter  un  certain  éclat. 
Il  ne  doit  pas  nous  être  indillérent  que  les  rejets  de  la  sève  latine 
poussent  vigoureusement  quelque  part,  ne  fût-ce  que  pour  mettre 
un  peu  de  diversité  dans  la  teinte  anglo-saxonne  qui  envahit  les 
autres  parties  du  monde  colonial. 


Alfred  Ébelot. 


REVUE    DRAMATIQUE 


Gymnase  :  Sapho,  pièce  en  cinq  actes,  tirée  du  roman  de  M.  Alphonse  Daudet,  par 
MM.  Alphonse  Daudet  et  Adolphe  Belot.  —  Porte  Saint-Martin  :  JUarion  Delorme. 
—  Comédie-Française  :  Socrate  et  sa  Ftmme,  comédie  «n  un  acte,  en  vers,  de 
M.  Th.  de  Banville. 


Oui,  je  l'eotencls  bien,  on  fait  la  critique  de  Sapho,  dans  les  salons, 
comme  jadis  la  crilique  de  l^École  des  fcmmrs:  la  pudeur  mondaine  a 
ses  dulcauces  qui,  à  travers  les  siècles,  ne  changent  guùre.  Avalât 
l'épreuve,  elle  s'inquiète;  ensuite,  elle  n'a  garde  de  se  rassurer. 
«  Je  viens  de  voir,  pour  mes  péchés,  cette  méchante  rapsodie...  Je 
suis  encore  en  délaillance  du  mal  de  cœur  que  cela  m'a  donné:..  » 
ainsi  gémissent  les  Climènes  du  jour.  Sans  doute,  il  se  trouve  encore 
d'honnéles  femmes  pour  leur  répondre  :  u  Je  ne  sais  pas  de  quel 
tempérament  nous  sommes,  ma  cousine  et  moi;  nous  fûmes  avant- 
hier  à  la  même  pièce,  et  nous  en  revînmes  toutes  deux  saines  et  gail- 
lardes. »  Mais  ce  peu  de  délicatesse  les  étonne  toujours  :  «  Peut-on, 
ayant  de  la  vertu,  trouver  de  l'agrément  dans  une  pièce  qui  tient  sans 
cesse  la  pudeur  en  alarme  et  salit  à  tout  moment  l'imagination?.. 
Crojez-moi,  ma  chère,  corrigez  de  bonne  foi  votre  jugement ,  et  pour 
votre  honneur  n'allez  point  dire  par  le  monde  que  celte  comédie  vous 
ait  plu.  »  11  se  peut,  d'ailleurs,  que,  parmi  ces  dégoûtées,  beaucoup 
le  soient  tout  de  bon,  sinon  par  innocence,  du  moins  par  satiété  d'es- 
prit :  les  innocentes,  à  qui  la  seule  vue  d'une  telle  héroïne  cause  une 
surprise  et  une  douleur,  sont  rares,  j'imagine,  dans  la  salle  du  Gym- 
nase: mais  beaucoup  de  personnes,  même  instruites  des  misères  et 
des  hontes  humaines,  peuvent  soutenir,  justement,  qu'elles  en  sont 
assez  instruites;  que  le  spectacle  du  vice,  à  la  longue,  est  aussi  mono- 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tone  que  celui  de  la  vertu,  que  l'horizon  en  est  aussi  étroit  et  qu'il 
est  temps  d'en  sortir.  Voyez  les  affiches  :  Sapho,  Georgette,  Marion  De- 
lorme,  Carmen!  Il  n'est  si  mauvaise  compagnie  dont,  à  la  fin,  on  ne 
se  lasse.  —  D'accord;  il  sera  même  bon,  à  ce  compte-là,  de  jeter  au 
'feu  ou  de  mettre  au  pilon  la  Dame  aux  camélias,  Frédéric  et  Berne- 
relte,  Manon  Lescaut. 

J'entends,  d'autre  part,  que  beaucoup  de  gens  se  targuent  de  s'ennuyer 
à  Sapho  par  certai  nés  raisons,  par  lesquelles  ils  s'ennuieraient  tout  aussi 
bien, quoique  plus  modestement,  à  Bérénice,  au  Misanthrope.  Nulle  action, 
nul  intérêt,  disent-ils  :  une  liaison  qui  se  forme  au  premier  acte,  une 
rupture  au  second,  au  troisième,  au  quatrième;  et  quel  dénoûment? 
Une  rupture  encore,  et  peut-être  la  moins  décisive  de  toutes  :  l'hé- 
roïne s'esquive  pour  ne  pas  suivre  le  héros,  et  voilà  tout;  ce  n'est 
qu'un  escamotage;  le  drame  cesse,  il  ne  finit  pas;  il  pourrait  s'arrêter 
en-deçà,  il  peut  continuer  au-delà  :  il  n'a  pas  de  clôture.  —  0  l'ingénu 
Racine,  qui  écrivait,  en  manière  de  préface  :  «  Nous  n'avons  rien  de  plus 
touchant,  dans  tous  les  poètes,  que  la  séparation  d'Énée  et  de  Didon 
dans  Virgile.  Et  qui  doute  que  ce  qui  a  pu  fournir  assez  de  matière 
pour  tout  un  chant  d'un  poème  héroïque...  ne  puisse  suffire  pour  le 
sujet  d'une  tragédie?..  »  —  «  Ce  qui  lui  plut  davantage  »  dans  ce  su- 
jet, il  en  convenait,  c'est  qu'il  «  le  trouva  extrêmement  simple  »  :  aussi 
se  garda-t-il  de  le  compliquer.  Titus,  au  deuxième  acte,  nous  fait  con- 
fidence de  sa  rupture  prochaine  avec  Bérénice;  au  troisième,  elle  en 
reçoit  l'annonce;  au  quatrième,  ils  s'en  expliquent  ensemble;  au  cin- 
quième, ils  la  consomment.  Titus,  comme  Gaussin,  a  hésité,  sans  que 
plus  d'événemens  se  dressent  devant  lui  : 

J'avance  des  malheurs  que  je  puis  reculer. 

Bérénice  pousse  la  même  plainte  que  Sapho,  sans  avoir  rencontré  plus 
d'accidens  : 

Hélas!  je  me  suis  crue  aimée; 
Au  plaisir  de  vous  voir  mon  âme  accoutumée 
Ne  vit  plus  que  pour  vous... 

Dans  un  mois,  dans  un  an,  comment  souffrirons-nous, 
Seigneur,  que  tant  de  mers  me  séparent  de  vous?.. 

Et  ces  mers,  que  Gaussin  peut  retraverser  pour  venir  rejoindre  Sapho, 
rien  n'empêche,  dans  l'histoire,  que  Bérénice  ne  les  repasse  pour  re- 
trouver Titus.  L'affaire  du  Misanthrope  n'est  pas  meilleure.  Alceste,  au 
premier  acte,  arrive  chez  Célimène  pour  la  sommer  de  choisir  entre  lui 
et  ses  rivaux  ;  au  deuxième,  il  lui  parle  net  : 

Et  je  sens  qu'il  faudra  que  nous  rompions  ensemble: 


REVUE   DRAMATIQUE.  457 

au  troisième,  il  va  chercher  des  preuves  à  l'appui  de  ce  dessein  ;  au 
quatrième,  il  signifie  sa  volonté  : 

Il  n'est  point  de  retour,  et  je  romps  avec  elle; 

et  aussitôt,  cependant,  il  rebrousse  vers  elle  et  reprend  sa  chaîne  : 

Rendez-moi,  s'il  se  peut,  ce  billet  innocent; 

au  cinquième,  il  faut  donc  une  dernière  rupture,  et  laquelle?  et  pour- 
quoi est-ce  la  dernière  ? 

Oui,  je  veux  bien,  perfide,  oublier  vos  forfaits; 
J'en  saurai ,  dans  mon  âme,  excuser  tous  les  traits, 
Et  me  les  couvrirai  du  nom  d'une  faiblesse 
Où  le  vice  du  temps  porte  votre  jeunesse, 
Pourvu  que  votre  cœur  veuille  donner  les  mains 
Au  dessein  que  j'ai  fait  de  fuir  tous  les  humains. 
Et  que  dans  mon  désert,  où  j'ai  fait  vœu  de  vivre. 
Vous  soyez  sans  tarder  résolue  à  me  suivre... 
—  Moi,  renoncer  au  monde  avant  que  de  vieillir, 
Et  dans  votre  désert  aller  m'ensevelir  !  '    ' 

Est-ce  Gaussin  et  Sapho  qui  parlent  en  vers?  Ou  n'est-ce  point  Alceste 
qui  a  sa  nomination  en  poche,  et  Cèlimène  qui  refuse  d'aller  occu- 
per avec  lui  son  vice-consulat?  On  revient  de  tous  les  déserts,  de 
tous  les  vice-consulats  du  monde.  Les  cavaliers,  dans  ce  quadrille, 
auraient  pu  quitter  plus  tôt  leurs  dames;  mais  puisque  les  auteurs 
n'ont  pas  pris  soin  de  les  tuer,  ni  même  de  les  marier  devant  le  pu- 
blic, l'un  à  Éliante,  l'autre  à  Irone,  ils  pourront  toujours,  si  le  cœur 
leur  en  dit,  rentrer  dans  la  danse. 

Pour  moi,  je  l'avoue,  dussé-je  perdre  quelques  chances  d'un  beau 
mariage  et  quelques  invitations  à  dîner  dans  de  bonnes  maisons,  — 
Sapho  ne  me  choque  pas  ;  dussé-je  passer  pour  contrariant,  je  confesse 
que  je  l'ai  vue  deux  fois  et  que,  sans  y  trouver  une  action  plus  com- 
pliquée ni  une  fin  plus  matériellement  certaine  que  celle  de  Bérénice 
ou  du  Misanthrope,  j'y  ai,  par  deux  fois,  trouvé  mon  plaisir. 

Je  supporte,  s'il  faut  le  déclarer,  la  vue  d'une  fille  galante,  c'est- 
à-dire  qui  se  donne  facilement,  plus  facilement  hélas!  qu'elle  n'a 
coutume  de  se  reprendre  et  ne  se  reprend  surtout  cette  fois-ci  ;  mais 
toujours  sincère,  toujours  désintéressée,  à  ma  connaissance,  et  à  pré- 
sent plus  que  jamais,  et  qui,  pendant  cetlc  durée  de  cinq  actes,  ne 
change  pas  d'amant  devant  mes  yeux.  Je  supporte  la  vue  d'un  homme, 
dont  la  pire  vilenie  est  d'être  jaloux  et  de  se  rengager  dans  son  amour, 
d'abord  malgré  cette  jalousie,  ensuite  par  cette  jalousie  elle-même, 
aussi  bien  que  par  d'autres  sentimens  plus  avouables,  comme  la  com- 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plaisance  à  une  habitude,  ou  plus  nobles,  comme  la  pitié;  je  ne  suis 
point  assez  naïf  pour  me  cabrer  et  rétiver  devant  cet  amas  de  causes  : 
n'ai-je  pas  franchi  naguère  la  psychologie  plus  effrayante  de  la  Visite 
de  nocesl  EnQn,  je  n'ai  pas  l'oreille  déchirée  par  une  pièce  dont  le 
mot  le  plus  dur,  et  qui  fait  saillie  sur  le  reste  est  :  «  sales  bêtes  !  »  — 
jeté  par  la  bouche  d'une  courtisane,  alors  qu'un  orage  de  passions  fait 
bouillonner  et  jaillir  en  trombe  tout  le  fond  populacier  de  son  âme. 
Sorti  de  là,  «  sales  bêtes!  »  me  blesse  beaucoup  moins  que  certains 
discours,  plus  polis  en  eux-mêmes,  prêtés  par  des  dramaturges  qu'on 
n'incrimine  pas  à  de  grandes  dames,  à  d'honnêtes  femmes,  à  de  pures 
jeunes  filles.  Et,  si  l'on  me  pousse  à  bout,  je  dirai  que  mon  principal 
grief  contre  l'auteur,  en  ce  qui  touche  la  morale,  c'est  qu'il  lui  a  fait 
une  trop  belle  part;  c'est  qu'il  l'a  trop  mise  en  action  et  même  en  pa- 
roles; c'est  qu'il  a  trop  montré,  trop  dénoncé,  au  risque  d'être  moins 
complètement  vraisemblable  et  plus  pénible,  les  suites  fâcheuses  de 
certaines  fautes,  et  qu'il  en  a  trop  relégué  les  douceurs  dans  les 
ent^'actes  :  —  un  programme  des  menus  agrémens  d'une  liaison,  ex- 
posé par  l'héroïne  à  la  fin  du  premier  acte,  et  un  déjeuner  en  plein 
air,  mangé  de  bon  cœur,  en  bonne  intelligence,  par  les  deux  amans, 
au  commencement  du  second,  n'est-ce  pas  tout  ce  que  cette  longue 
aventure  laisse  voir  d'attrayant  ?  Tout  le  reste  est  repoussant,  à  bonne 
intention,  comme  les  cinq  dernières  planches  de  la  Vie  (fune  courti- 
sane à^EogdiTth,  comme  sa  Vie  d'un  libertin  ;k  meilleur  droit  que  les 
Courtisanes  de  Palissot,  la  pièce  admettrait  ce  sous-titre  :  l'École  des 
mœurs.  Voilà  ce  que  je  serais  tenté  de  reprocher  à  M.  Daudet,  et  si  je 
résiste  à  mon  envie,  c'est  qu'à  voir  les  scrupules  ameutés  contre  5a- 
pho,  j'estime  qu'il  a  prudemment  agi  en  ne  leur  donnant  pas  plus  de 
prise.  La  première  condition,  pour  un  ouvrage  de  théâtre,  est  qu'il 
soit  toléré  jusqu'au  bout  par  le  public  ;  sans  doute,  l'auteur  a  sagement 
fait  en  prenant  cette  précaution  d'être  édifiant. 

Donc  une  fille  galante  et  un  homme  faible,  tels  que  je  viens  de  les 
signaler,  ne  m'offusquent  pas  nécessairement  par  l'infamie  évidente 
de  leur  caractère,  à  ce  point  que  je  ne  puisse  les  voirni  les  entendre  : 
est-il  besoin  de  protester  que  je  serais  tout  aussi  bien  disposé  pour  une 
héroïne  chaste  et  pour  un  héros  vertueux  ?  Ceux-ci  mêtae  auraient 
cet  avantage,  à  présent,  d'une  qualité  plus  rare  sur  la  scène  :  ils  ra- 
fraîchiraient mon  attention  ;  qu'ils  paraissent,  ils  seront  les  bienve- 
nus. En  les  attendant,  et  à  leur  défaut,  je  puis  accueillir  une  vierge 
folle,  une  de  plus,  et  son  compagnon  ;  d'ailleurs,  s'ils  sont  l'un  et 
l*autre  vivans,  ils  seront  assez  neufs  :  est-il  un  être  animé  qui  trouve 
son  pareil  dans  ce  monde?  Enfin,  si  la  simplicité  de  l'action  laisse 
plus  de  facilités  à  l'auteur  pour  animer  ses  personnages,  bénie  soit- 
ellel  Apercevrais-je,  comme  je  le  fais,  ces  nuances  de  sentiment  qui 
sont  les  couleurs  mêmes  de  la  vie,  chez  Titus  et  Bérénice,  chez  Alceste 


REVUE    DRAMATIQUE.  459 

et  Gélimène,  s'ils  étaient  harcelés  par  les  événemens  et  serrés  dans 
l'engrenage  de  quelque  machine  théâtrale? 

Voilà  coimne  il  faut  le  prendre,  et  non  pas,  par  un  excès  contraire  à 
celui  des  gens  de  mauvaise  volonté,  crier  avec  une  poignée  de  fana- 
tiques, hurleurs  de  je  ne  sais  quel  évangile,  que  Sapho  est  un  chef- 
d'œuvre,  et  le  chef-d'œuvre  d'un  art  nouveau.  Ces  maladroits  en  leur 
jargon,  proclament  que  jamais  «  un  si  large  morceau  d'humanité  »  ne  fut 
porté  sur  les  planches,  et  qu'une  dramaturgie  s'y  révèle,  qui  est  mani- 
festement celle  de  l'avenir.  Ce  que  fut  te  Cid  pour  la  première  grande 
époque,  et  Henri  III  et  sa  Cour  ou  Eernani  pour  l'âge  moyen  du  théâtre 
français,  5ap/w)  le  serait  pour  une  ère  moderne.  11  ne  me  paraît  pas  que 
Sapho  soit  une  si  grande  merveille,  ni  si  révolutionnaire.  C'est  plutôt,  et 
fort  heureusement,  une  pièce  construite  avec  plus  ou  moins  d'habileté 
selon  la  vieille  manière,  qui,  en  ce  qu'elle  a  d'essentiel,  demeure  la 
seule  bonne,  la  seule,  à  travers  les  temps,  qui  doive  rester  efficacement 
classique.  Des  sentimens  qui  suivent  leur  cours  naturel,  qui  n'ont  que 
leur  pente  propre  et  leurs  ressauts  nécessaires,  depuis  le  point  où  ils 
méritent  un  nom  jusqu'au  point  où  ils  se  perdent;  la  crise  de  deux 
âmes  abandonnées  à  leur  progrès,  sans  artifice  étranger  qui  les  dé- 
tourne et  les  presse,  voilà,  si  je  ne  me  trompe,  la  matière  de  l'ouvrage  et 
sa  forme  :  quelle  autre  espèce  de  forme  serait  plus  convenable  à  cette 
matière  ?  Et  quelle  autre  qualité  de  matière  pouvait  se  tirer  du  roman 
de  M.  Daudet  ?  Aucune,  Dieu  merci  1 

Ah  !  ce  roman  I  Le  voilà,  le  chef-d'œuvre  !  Et  pourquoi,  je  vous  prie, 
a-t-il  une  place  à  part  dans  la  littérature  contemporaine,  pourquoi  gar- 
dera-t-il  la  faveur  des  hommes  et  retiendra  l-il,  comme  il  nous  re- 
tient, quiconque  l'approchera  sans  préjugés,  alors  que  des  ouvrages 
écrits  peut-être  avec  autant  d'art,  et  qui  présentent  des  héros  plus 
agréables  et  plus  nobles,  auront  péri  ?  Par  quel  attachement  s'est-il 
assuré  de  nous,  par  quelle  «  vertu  singulière  et  presque  magnéiique  ?  » 
Aussi  bien,  c'est  le  charme  subtil  d'un  autre  chef-d'œuvre,  Adolphe, 
de  Benjamin  Constant,  que  Gustave  Planche  essayait  de  définir  ainsi. 
Adolphe,  comme  Sapho,  est  l'histoire  de  deux  amans  qui  ne  peuvent 
ôtre  heureux  ni  l'un  sans  l'autre  ni  ensemble,  et  le  drame  de  Sapho, 
c^et  le  drame  à^Adolpht,  répandu  de  la  tête  et  du  cœur  dans  toutes 
IcB  veines  et  jusque  dans  ces  derniers  filets  nerveux  qui  sont  les  or- 
ganes les  plus  secrets  des  sens.  Sapho,  comme  Adolphe,  est  un  récit 
tout  «  eimple  et  d'une  moralité  douloureuse,  »  et  qui  «  donne  lieu  à 
une  sorte  d'examen  de  conscience...  Les  applications  et  les  souvenirs 
abondent;  »  plus  d'un  d'entre  nous  «  est  tenté  d'y  reconnaître  son  por- 
trait ou  celui  de  ses  intimes.»  «  Je  doute  qu'il  y  ait  dans  notre  langue 
trois  poèmes  aussi  vrais  que  celui-là,  »  disait,  pour  conohire,ile  critique 
d.^A.dolphe  :  hé  1  que  dirait-il  ûe  celui-ci?  La  vérité  de  oe  ronDaw,  ym\k 


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son  'caractère  ;  mais  encore  faut-il  voir  tout  ce  que  ce  mot  de  vérité 
enveloppe. 

Sapho  est  une  étude  plus  minutieuse  et  pénétrante  que  toute  autre, 
d'un  de  ces  «  faux  ménages  »  parisiens,  que  M.  Pailleron  a  passés  en 
revue  naguère  avec  un  esprit  si  vif  et  caracolant.  Appliqué  à  connaître 
ce  cas,  M.  Alphonse  Daudet,  qui  a  de  patiens  et  Ans  yeux  de  myope, 
en  a  tout  vu  et  tout  compris.  Mais  la  parfaite  intelligence,  chez  qui 
regarde  notre  pauvre  espèce,  ne  va  pas  sans  la  profonde  pitié.  C'est 
pourquoi  ce  livre,  exempt  de  toute  sensiblerie  badaude  ou  menson- 
gère, est  humain  dans  la  double  et  doublement  belle  acception  de  ce 
mot  :  il  est  véridique  et  charitable.  Il  expose  une  des  aventures  prin- 
cipales de  la  vie  d'une  fille  galante,  la  principale  de  la  vie  d'un  homme 
faible;  il  n'est  ni  trompeur  ni  dupe;  il  n'a  ni  exaltation  d'avocat  ni 
faiblesse  de  complice;  encore  moins  a-t-il  la  cruauté  d'un  réquisi- 
toire :  et  pourtant  il  n'est  pas  impassible.  11  n'est  coupable  d'aucune 
faiblesse,  d'aucune  trahison  envers  la  morale  ni  la  société;  il  ne  met 
pas  non  plus  un  zèle  barbare  à  leur  service  :  il  est  sincère  tout  uni- 
ment; ayant  toute  justesse,  il  a  toute  justice  ;  œuvre  de  bonne  foi,  — 
oui,  vraiment  bonne!  —  voilà  Sapho;  œuvre  de  clairvoyance,  œuvre 
d'équité,  qui  ne  fut  pas  seulement  construite  par  l'habileté  d'un  artiste, 
mais  imprégnée,  animée  par  la  sympathie  d'un  poète.  Quel  sentiment 
plus  contagieux  pour  le  lecteur  que  cette  tendresse  nécessaire,  perpé- 
tuelle, toujours  impartiale  et  discrète  de  l'auteur  pour  ses  héros  ;  quel 
sentiment  plus  rare  dans  tous  les  temps  et  surtout  dans  le  nôtre?  Il 
parfume  ce  roman  comme  un  baume  de  longue  vie,  qui  le  fera  durer, 
frais  et  frémissant,  à  travers  les  siècles. 

Fanny  Legrand,  dite  Sapho,  n'est  pas  mauvaise  ni  méchante,  mais 
indolente  et  pervertie,  née  d'un  sol  empoisonné,  grandie  dans  un  air 
pernicieux.  Elle  a  toujours  aimé  la  beauté,  le  talent  ;  elle  les  a  mal 
aimés,  n'étant  réglée  par  aucune  morale  ;  c'est  l'honnêteté  aujour- 
d'hui, autant  que  la  beauté,  qu'elle  aime  dans  la  personne  de  Jean 
Gaussin  ;  elle  l'aime  encore  mal  ;  et,  cette  fois  encore,  c'est  par  ce 
qu'elle  a  de  plus  noble  en  elle,  par  son  effort  toujours  déçu  vers  ce 
qui  vaut  mieux  qu'elle-même,  que  Fanny  Legrand,  dite  Sapho,  est 
condamnée  à  souffrir,  Jean  Gaussin,  de  son  côté,  n'est  pas  lié  à  elle 
seulement  par  l'ignominieuse  lâcheté  des  sens,  mais  par  cet  amour 
spécial  que  l'honnête  homme  peut  donner  à  une  courtisane,  qui  n'est 
fait  que  pour  une  part  de  la  vile  jalousie  du  passé,  —  pour  tout  le 
reste,  de  pitié  devant  la  vie  entière  de  cette  créature,  d'équité  devant 
sa  bonne  volonté  présente,  d'effroi  devant  ce  long  avenir  qui  com- 
mencera pour  elle  à  l'heure  même  de  l'abandon.  Cette  commisération  ' 
est  avouable  ;  et  c'est  par  elle,  plus  que  par  son  vice,  que  Gaussin,  lui 
aussi,  doit  pâtir.  Voilà  ce  que  ne  savent  pas  voir  ou  ne  veulent  pas  voir 


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les  gens  distraits  ou  grossiers  qui  n'aperçoivent  que  les  parties  basses 
de  ces  deux  âmes  :  et  ceux-là,  qu'ils  eussent  lu  le  roman  avec  répu- 
gnance ou  bien  avec  un  injurieux  plaisir,  ceux-là  pouvaient  s'éton- 
ner qu'on  le  transportât  sur  la  scène,  car  l'habitude  d'une  sensation 
ne  peut  guère  s'y  exposer.  Voilà  pourtant  ce  que  M.  Daudet  avait  vu 
et  montré  avec  cette  impartialité  qui  jamais  ne  se  dessèche  pour  de- 
venir indifférence;  —  et  voilà  précisément  pourquoi  Fanny  Legrand  et 
Jean  Gaussin,  au  gré  de  la  psychologie,  —  et  je  dis  de  la  plus  vieille, 
de  l'éternelle,  de  la  seule,  —  peuvent  être  pris  comme  personnages 
de  théâtre.  Non-seulement  ils  sont  naturels  tous  les  deux  et  animés 
des  sentimens  les  plus  humains,  mais  le  mélange  des  sentimens,  chez 
l'un  et  chez  l'autre,  est  de  telle  sorte  qu'il  doit  émouvoir  le  spectateur. 
La  meilleure  manière  de  l'intéresser,  on  le  sait  depuis  longtemps, 
c'est  de  «  trouver  un  milieu  entre  deux  extrémités  par  le  choix  d'un 
homme  qui  ne  soit  ni  tout  à  fait  bon,  ni  tout  à  fait  méchant  et  qui, 
par  une  faute  ou  faiblesse  humaine,  tombe  dans  un  malheur  qu'il  ne 
mérite  pas...  »  Au  fait,  qui  parle  ainsi?  Corneille,  interprète  d'Aris- 
tote. 

A  présent,  vais-je  avancer  que  l'exécution  de  la  pièce  est  parfaite; 
que  M.  Daudet,  après  un  chef-d'œuvre  romanesque,  a  tourné  le  môme 
sujet  en  chef-d'œuvre  dramatique  ?  Jurerai-je  que,  secon^lé  par  M.  Belot, 
il  a  versé  dans  ce  nouveau  moule  toute  la  substance  qui  remplissait  le 
premier?  Non,  assurément.  Du  moins,  alors  qu'il  ne  se  contentait  pas 
de  découper  le  livre  et  de  mettre  le  récit  en  dialogue,  il  n'a  pas  trahi 
son  œuvre  dans  un  intérêt  de  commerce.  Pouvait-il,  sur  les  planches, 
nous  donner  Sapho  tout  entière?  Au  moins,  il  en  donne  l'essentiel.  Du 
premier  mot  jusqu'au  dernier,  la  pièce  est  une  curieuse  illustration 
du  roman,  faite  avec  dextérité,  avec  délicatesse;  en  maint  endroit, 
cette  illustration,  même  détachée  du  texte  original,  suflirait  à  nous 
captiver.  Les  personnages,  auxquels  le  livre  est  un  certificat  de  vie, 
paraissent  encore  vivans,  peints  comme  ils  sont  en  raccourci,  éclairés 
par  la  rampe.  Même  le  changement  qui  pouvait  nous  inquiéter  le  plus, 
le  rajeunissement  de  l'héroïne,  est  presque  inoffensif  :  Sapho  ne  de- 
vient pas,  parce  qu'elle  a  dix  ans  de  moins,  une  fraîche  amoureuse 
d'opéra-comique;  les  dégradantes  expériences  qu'elle  a  faites  de  la  pas- 
sion, elle  a  dû  les  presser  entre  sa  seizième  et  sa  vingt-cinquième  année, 
au  lieu  de  les  espacer  jusqu'à  la  trente-cinquième,  voilà  tout.  Elle  offre 
un  spectacle  moins  pénible  aux  yeux,  elle  reste  moralement  à  peu 
près  la  môme  :  huit  années  d'une  telle  existence, hélas!  suflTisent  pour 
mûrir  et  pourrir  à  point  une  pauvre  âme. 

Voyez-la,  au  premier  acte,  qui  se  glisse  dans  la  chambre  studieuse 
de  Jean,  à  peine  l'oncle  Césaire  et  la  tante  Divonne  partis.  Ces  braves 
gens,  pour  installer  leur  neveu,  lui  ont  fait  visite  avec  Irène,  la  fiancée 
de  réserve  introduite  dans  la  pièce  à  la  place  de  M"'  Bouchereau.  Par 


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la  porte  entr'ouverte,  voici  la  volupté  qui  se  coule,  furtive,  humble, 
complaisante,  avec  cette  familiarité  qui  simule  doucement  les  façons 
de  la  famille.  Oui,  c'est  bien  Sapho,  ancien  modèle,  ancienne  maîtresse 
de  sculpteur  et  de  poète,  fille  du  peuple,  polie  et  allinée  par  les  mains  de 
ces  artistes,  qui  souvent  les  a  blessées' et  souvent  a  souffert  par  elles, 
et  qui  veut  se  caresser,  à  présent,  à  des  mains  plus  naïves.  Son  allure 
est  élégante,  et  ses  manières  câlines;  et  pourtant  la  dureté  acquise, 
l'atrocité  rancunière  de  son  cœur  se  révèle  et  sonne  dans  son  rire, 
alors  qu'elle  lit  à  haute  voix  et  commente  la  lettre  de  l'amant  qu'elle 
vient  de  quitter.  Malheur  à  l'ingénu  adolescent  qui  se  laisse  engluer, 
à  son  tour,  par  ses  offres  de  vie  commune  !  Malheur  à  elle-même,  qui 
signe  en  aveugle  un  nouveau  marché  à  terme  avec  la  douleur  ;  car  elle 
es.t  bien  Sapho,  la  Sapho  que  nous  connaissons  :  il  est  trop  tard  pour 
que  ce  ne  soit  pas  un  double  mal  qu'elle  aime  et  soit  aimée. 

De  même,  au  deuxième  acte,  nous  retrouvons  l'atmosphère  où  cet 
amour  malsain  doit  fleurir.  Avec  une  singuUère  adresse,  l'auteur  a 
reconstitué  ici,  chargée  de  toute  sa  végétation,  la_zone  sociale  où  se  dé- 
veloppait son  roman.  Il  amène,  sans  effort  ni  subterfuge,  dans  cette 
guinguette  de  banlieue  le  grand  sculpteur  Caoudal,  toujours  ravagé 
parle  feu  des  sens;  Déchelette,  le  voyageur,  et  la  petite  Alice  Doré, 
la  prostituée  naïve,  dont  la  silhouette  devient  plus  précise  et  demeure 
aussi  touchante  que  dans  le  livre;  et  Rosario  Sanchez,  l'écuyère  impé- 
rieuse, toujours  aussi  terrible,  quoique  plus  décente,  et  Potter,  l'il- 
lustre musicien,  réduit  par  elle  en  servitude  et  presque  changé  en 
bête,  et  La  Borderie,  le  poète  vicieux  et  sec,  attelé  par  surcroît  à  son 
char.  L'entretien  de  ces  personnages,  égayé  par  les  allées  et  venues 
d'une  drôlette  petite  bonne,  est  le  commentaire  dramatique  du  drame; 
il  en  décide  la  première  péripétie  :  tandis  que  Fanny  Legrand,  venue 
au  bras  de  Jean  Gaussin,  —  et  si  heureuse  d'être  à  son  bras!  —  est 
allée  visiter  une  maisonnette  à  louer,  Jean  Gaussin  apprend  par  la 
causerie  des  convives  que  Fanny  Legrand  et  Sapho  ne  font  qu'une 
seule  femme,  et  quelle  femme  1  Celle-là  même  pour  qui  l'un  de  ses 
derniers  amans,  un  graveur^  a  fait  de  faux  billets  :  une  échappée  de 
la  cour  d'assises!  Désespéré,  il  part;  elle  revient  et  c'est  alors 
qu'elle  injurie  les  destructeurs  de  sa  présente  chimère  :  —  «  Sales 
bêtes  !  »  —  Mais  l'amour  de  Jean  est  encore  trop  affamé  pour  quitter 
définitivement  la  table  parce  que  de  vilaines  mains  ont  touché 
à  son  plat  :  il  reparaît  et  le  couple  se  reforme,  répétant  ainsi,  dans 
cette  danse  des  mal  vivane,  la  figure  que  font  Hosario  et  Potter,  et  tant 
d'autres,  devinés  à  travers  les  évocations  de  Déchelette  et  de  CaoudaL 
Bizarre  et  puissante  peinture,  à  classer,  auprès  d'un  célèbre  tableau 
de  mœurs  populaires,  sous  ce  titre  :  l^ Assommoir  de  la  bourgeoisie! 

Ensuite  vient  le  Faux  Ménage,  tableau  d'intérieur;  composé,  celui-ci, 
non  pas  seulement  par  un  habile  metteur  en  scène,  mais  par  un  dra- 


REVUE    DRAMATIQUE.  àQZ 

raaturge.  Dans  cette  maisonnette  où  les  honnêtes  gens  ne  viennent 
guère, —  entre  une  servante  dont  il  subit  la  camaraderie  et  un  enfant 
inconnu,  recueilli  par  Sapho,  voleur  par  instinct  et  déjà  par  habitude, — 
Jean  éprouve  un  malaise  chronique,  traversé  bientôt,  grâce  à  la  jalou- 
sie, par  des  souffrances  aiguës.  D'où  tombe-t-il,  cet  enfant?  Il  remue 
les  souvenirs  d'un  passé  fangeux.  Mis  en  humeur  de  tout  savoir,  de  se 
torturer,  de  se  rassasier  de  douleur,  Gaussin  lit,  une  à  une,  les 
vieilles  lettres  de  tous  les  amans  de  Sapho  ;  il  en  exige,  avec  des  cris 
de  honte  et  de  rage,  le  sacrifice;  une  à  une,  elle  les  brûle, ces  lettres, 
presque  toutes  signées  de  noms  fameux,  et  qui  étaient  le  dossier  de 
sa  gloire  aussi  bien  que  de  son  infamie;  agenouillée  près  de  lui,  elle 
les  jette  au  feu  jusqu'à  la  dernière,  celle  du  graveur  condamné  pour 
elle  :  n'est-ce  pas  une  lâcheté?  Tant  pis  :  il  la  demande,  lui,  l'hon- 
nête homme;  elle  l'accorde  comme  une  preuve  d'amour:  tant  il  est 
vrai  que,  dans  une  telle  situation,  le  plus  noble  des  deux  s'avilit,  et 
que  l'autre,  pour  lui  complaire,  risque  de  ne  trouver  encore  que  de 
viles  actions!  —  Une  bonne  œuvre,  cependant,  Sapho  en  a  fait  une  : 
ce  garçonnet  qu'elle  a  recueilli  est  le  fils  du  graveur.  Après  un  répit 
occupé  par  la  visite  des  Hettéma,  ce  couple  ignominieux  et  ridicule, 
et  du  père  de  Sapho,  le  cocher  de  fiacre  (M.  Hettéma  dit  à  Jean  :  «Ah! 
vousêtesen  famille!  »)  voici  que  Déchelette,  en  passant,  révèle  à  Jean, 
par  mègarde,  cette  malencontreuse  bonne  action,  et  que  la  jalousie 
du  jeune  homme  est  à  nouveau  déchaînée.  Une  scène  éclate,  moins 
poignante  que  celle  où  flambent  les  lettres,  mais  plus  violente,  aussi 
riche  en  traits  de  caractère,  de  passion  et  de  mœurs,  Jean  veut  partir, 
retourner  dans  sa  famille;  Sapho  soupçonne  qu'on  l'y  rappelle  pour 
le  marier;  dans  sa  fureur,  l'ancienne  ordure  amassée  au  fond  de  son 
âme  lui  remonte  aux  lèvres;  elle  rend  insulte  pour  insulte;  elle  crible 
de  boue  ces  honnêtes  gens,  qu'elle  voit  dressés  devant  elle  comme  des 
ennemis,  qu'elle  ne  connaît  pas,  qu'elle  suppose  pareils  à  tout  ce 
qu'elle  connaît,  qu'elle  déteste  et  qu'elle  méprise.  Et  la  suprême  in- 
vective que  l'ancien  modèle  jette  dans  le  dos  de  son  amant,  mis  en 
fuite  par  cette  bordée ,  l'avez  -  vous  entendue  ?  «  Bourgeois  !  »  lui 
crie-t-ellc. 

Voilà,  dans  un  même  acte,  à  peine  séparés  par  une  pause,  deux  duos 
qui  ne  sont  pas  pour  dilater  le  cceur  et  dont  le  second  s'achève  en  cha- 
rivari ;  mais  ne  sont-ils  pas  imaginés  par  un  maître  en  l'art  de  faire 
vibrer  les  cordes  humaines,  et  ne  sont-ils  pas  écrits  comme  il  convient 
pour  le  théâtre?  Une  seule  fausse  note,  encore  est-ce  dans  l'accompa- 
gnement :  c'est  l'intervention  du  père  de  Sapho  qui  me  fâche,  de  ce 
cocher  eu  houppelande  et  chapeau  de  cuir.  Elle  me  paraît  la  seule  faute 
contre  la  vraisemblance  des  personnes  dans  cet  ouvrage,  comme  cer- 
taine allégorie  de  Jean,  au  quatrième  acte,  certaine  fable  qui  pourrait 
&'iatituler  :  la  Femme,  le  Singe  et  le  Chat,  me  paraît  la  seule  faute  con- 


àQk  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tre  la  vraisemblance  du  discours.  N'allons  pas,  pour  cette  erreur, 
qui  justement  n'est  qu'une  invraisemblance,  crier,  comme  quelques 
timides,  aux  horreurs  du  réalisme,  à  1  invasion,  au  sac  !  Il  y  aurait 
beau  jour,  à  ce  compte, que  la  scène  serait  envahie  et  saccagée  :  dans  la 
pièce  de  Palissot,  savez-vous  comment  Gernance,  l'ami  de  Lisimon,  — 
des  noms  rassurans  et  qui  ne  sonnent  pas  la  nouvelle  école,  —  est 
éclairé  sur  la  condition  de  Rosalie,  la  Courtisane,  dont  il  veut  faire 
sa  femme  ?  On  va  quérir  un  fiacre  pour  mener  les  fiancés  au  bal  ; 
le  cocher  paraît  :  c'est  le  frère  de  Rosalie  ! 

Je  ne  fais  pas  difficulté  de  convenir  que  le  quatrième  acte  me 
plaît  moins.  Dans  ce  paysage  de  Provence  où  le  héros  s'est  réfu- 
gié, ses  propos  et  ceux  de'Gésaire,  de  Divonne  et  surtout  d'Irène 
sont  d'un  genre  voisin  de  l'opéra-comique.  Il  est  vrai  que,  vers  le  mi- 
lieu de  l'acte,  le  récit  du  suicide  de  la  petite  Doré,  fait  par  Déchelette, 
mieux  ménagé  encore  que  dans  le  roman,  fait  couler  des  larmes,  et 
que  l'excellent  mot  de  l'oncle  Césaire  fait  éclater  le  rire  :  après  avoir 
parlementé  avec  Sapho,  qui  relance  Gaussin  jusqu'ici,  le  bonhomme, 
attendri  par  elle,  gagné  à  sa  cause,  s'écrie,  avec  son  joyeux  accent  : 
«  C'est  une  sainte  !  »  Mais  Sapho  reparaît  en  face  de  Jean;  et  ce  nou- 
veau duo,  malgré  son  pathétique,  malgré  ses  vicissitudes  naturelles 
de  compassion,  de  colère  et  de  tristesse  chez  l'un,  d'humilité,  de  fu- 
reur, d'amour  et  de  désespoir  chez  l'autre;  malgré  les  cris,  les  san- 
glots, les  convulsions  de  femme  qui  le  terminent,  ce  duo  me  laisse 
froid;  il  me  fatigue,  à  l'heure  qu'il  est,  comme  s'il  était  une  répéti- 
tion du  dernier;  pour  un  empire,  je  ne  le  bisserais  pas. 

Le  dernier  acte,  en  revanche,  ne  m'est  pas  déplaisant.  J'aime  assez 
la  mélancolie  de  cette  maisonnette  presque  déraeublée,  dont  les  vitres 
laissent  voir  le  jardinet  couvert  de  neige;  la  résignation  de  Sapho,  qui 
se  prépare,  n'espérant  plus  rien  de  mieux,  à  rejoindre  son  graveur; 
le  retour  charitable  de  Jean,  et  surtout  la  fin.  Fatigué  du  voyage,  Jean 
s'est  endormi,  peut-être  un  peu  vite,  sur  le  canapé  où  le  graveur  a 
passé  la  nuit.  «  Écris-lui  qu'il-  ne  t'attende  pas,  et  que  tu  pars  avec 
moi,  )»  a-t-il  commandé  à  Sapho  ;  et,  à  demi  rêvant,  il  murmure  : 
«  Écris  la  lettre.  —  Je  l'écris,  »  répond-elle...  Mais  c'est  à  Jean,  au 
contraire,  qu'elle  destine  ce  dernier  adieu  :  elle  a  trop  aimé,  la 
pauvre  !  Elle  veut,  à  présent,  être  aimée  à  son  tour.  Le  prix  de  sa 
jeunesse  prodiguée,  elle  va  le  demander  au  seul  homme  dont  elle 
puisse  l'attendre,  au  misérable,  voué  à  la  passion,  qui  s'est  déshonoré 
pour  elle.  Un  baiser  sur  le  front  de  Jean,  un  geste  au  porteur  qui 
vient  chercher  les  malles:  «  Enlevez!  »  Et  Sapho,  d'un  pied  furtif, 
quitte  la  scène  ;  et  la  toile  tombe,  dans  le  silence,  sur  Jean  Gaussin 
endormi.  La  simplicité  de  cette  fin  est  ingénieuse,  elle  est  élégante, 
elle  est  rare. 

Les  rôles  accessoires  de  Sapho  sont  bien  tenus  par  M""''  Darlaud, 


REVUE    DRAMATIQUE.  A  65 

Netty,  Grivot,  Desclauzas  et  par  MM.  Landrol,  Raynard,  Lagrange. 
M.  Damala  représente  Gaussin  :  il  ne  semblait  pas  désigné  pour  ce  per- 
sonnage. Il  a  certainement  appris  quelque  chose  depuis  le  Maître  de 
(orges;  il  n'a  d'autre  ressource  maintenant  que  d'apprendre  beaucoup: 
ne  faut-il  pas  à  un  novice  plusieurs  années  de  salle  d'armes  pour  re- 
trouver sur  le  terrain  autant  d'avantages  qu'il  en  avait  lorsqu'il  igno- 
rait complètement  l'escrime?  En  revanche,  M"**  Jane  Hading,  qui  fait 
Sapho,  n'a  plus  qu'à  oublier  et  à  faire  oublier  qu'elle  sait  toutes  les 
roueries  de  son  art  :  elle  est  une  comédienne  parfaite,  mais  qui  se 
laisse  toujours  voir  comédienne. 

M.  Daudet,  en  somme,  a  remporté  une  diflicile  et  honorable  victoire. 
Il  a  exprimé  des  mœurs  et  des  sentimens  par  des  mots  de  nature  et 
par  de  simples  gestes,  si  bien  que  sa  pièce,  pour  une  grande  partie, 
est  comme  une  mosaïque  de  synthèses  ;  il  a  filé  un  drame,  dont  le 
mouvement  s'accélère  vers  le  milieu,  selon  une  seule  ligne  purement 
tracée,  à  peine  onduleuse  :  les  gens  qui  ne  goûtent  rien  de  tout  cela,  j'ai 
peur  qu'ils  ne  goûtent  sincèrement  ni  les  analyses  longuement  déduites 
du  théâtre  classique  ni  la  simplicité  de  son  action.  Nos  sentimens  diffè- 
rent des  leurs.  L'humanité,  voilà  le  fonds  éternel  que  nous  aimons; 
qu'on  l'exploite  par  l'analyse  ou  par  la  synthèse,  nous  sommes  conlens  ; 
la  vieille  dramaturgie,  en  ce  qu'elle  a  d'essentiel,  demeure  notre  pré- 
férée :  sur  l'un  et  l'autre  point,  l'auteur  de  Sapho  nous  donne,  après 
tant  d'offenses  que  les  contemporains  nous  ont  faites,  des  satisfactions 
qu'il  serait  injuste  de  ne  pas  reconnaître.  Et  si,  d'aventure,  il  se  trompe 
sur  l'intérêt  de  sa  gloire,  s'il  s'afflige  de  ne  pas  nous  entendre,  avec 
ses  plus  zélés  partisans,  le  proclamer  le  fondateur  d'un  théâtre  nou- 
veau, qu'il  se  console  !  Ceux  qu'on  veut  affubler  de  cet  honneur  ne  le 
portent  pas  loin  :  une  triste  reprise  de  Mavion  Delorme,  à  la  Porte- 
Saint-Martin,  en  fournit  à  propos  la  preuve.  Je  m'expliquerai  là-dessus, 
prochainement,  avec  ce  respect  qu'on  doit  aux  belles  œuvres  mortes. 

J'ai  dit  que  la  Comédie-Française  avait  représenté  enfin  Socrate  et 
sa  Femme,  de  M.  Théodore  de  Banville.  Cette  brève  comédie  en  vers, 
légère  esquisse  de  mœurs  antiques,  tableau  de  genre,  s'entend, 
peint  par  un  maître  parisien ,  —  à  mi-chemin ,  pour  l'exactitude 
historique,  entre  les  dialogues  de  Platon  ou  les  Mémorables  de  Xé- 
nophon  et  le  Démocrile  de  Regnard  ou  la  Cigu'é  de  M.  Augier,  — 
cette  précieuse  petite  pièce  fut  écrite  peu  d'années  après  la  guerre 
de  1870,  et  reçue  alors  par  le  comité.  Un  différend  sur  l'interprétation, 
élevé  entre  l'administrateur  général  et  l'auteur,  l'avait  fait  ajourner. 
Elle  obtient  à  présent  un  succès  quasi  féerique.  Elle  est  datée  par  une 
tirade  :  Socrate,  par  la  bouche  de  M.  Coquelin,  y  fait  l'oraison  funèbre 
d'Henri  Regnault,  tué  à  Buzenval...  Aujourd'hui  que  nous  avons  repris 
notre  sang-froid  et  gardé  notre  état  de  vaincus,  j'avoue  que  ces  vaines 

TOHB  LXUII.  —  1886.  30 


A66  REVUE    DES    DEUX    MO^DES. 

allusions  me  causent  un  malaise.  Le  silence  me  paraît  plus  digne.  Ces 
vers  sont  beaux,' j'en  conviens,  et  M.  Coquelin  semble  heureux  de  cette 
occasion  d'élever  noblement  la  voix;  n'importe,  ce  discours  me  gêne. 

Cette  réserve  faite,  je  n'en  ferai  qu'une  ensuite  :  la  trop  grande  ri- 
chesse de  la  rime,  —  n'est-ce  pas  un  beau  défaut? —  occupe  trop 
l'oreille  dans  une  pièce  de  théâtre;  elle  risque  même  de  la  tromper. 
Si  j'entends  parler  de  «  la  nymphe  qu'amuse  —  un  faune,  »  et  pour 
peu  que  l'actrice  ait  marqué  la  fin  du  vers,  je  crois  d'abord  qu'il  s'agit 
d'une  nymphe  camuse,  et  je  ne  suis  tiré  d'erreur  qu'à  la  fin  du  vers 
suivant,  lorsque  je  trouve  justement  cette  épithète  à  la  rime.  D'ail- 
leurs, Hugo  lui-même  n'a-t-il  pas  déclaré,  dans  cette  préface  de 
Cromwell  qui  reste  l'évangile  des  romantiques  et  comme  leur  loi  ré- 
vélée, que  «  le  vers  au  théâtre  doit  dépouiller  tout  amour-propre, 
toute  exigence,  toute  coquetterie  ?  ») 

Après  ces  chicanes,  j'ai  hâte  de  me  mettre  à  l'unisson  des  panégy- 
ristes :  la  fable  imaginée  par  l'auteur  est  simple  et  plaisante;  son  vers 
est  agile,  souple  et  joliment  sonore;  son  langage  coloré,  diapré  même; 
il  tinte,  il  est  teinté.  Ce  petit  ouvrage  est  le  digne  caprice  de  M.  de 
Banville,  prince  des  orfèvres  et  des  verriers,  expert  à  ciseler  subtile- 
ment une  aiguière  où  se  jouent  des  demi-dieux  et  de  malicieuses 
mortelles,  à  souffler  purement  une  bulle  qu'irise  un  rayon  de  soleil 
captif. 

M.  Coquelin,  par  la  sobriété  de  sa  mimique  et  les  nuances  de  sa 
diction,  est  le  Socrateidéal;M'"*JeanneSamary,qui  faitXanlhippe,  n'est- 
elle  pas  une  Parisienne  trop  réelle  ?  J'ai  lu  dernièrement,  sur  l'ensei- 
gne d'une  taverne  qui  se  donne  pour  un  cénacle  littéraire  :  «  Cet  édi- 
fice fut  élevé,  Freycinet  et  Allain-Targé  étant  archontes...  Passant, 
sois  moderne  !  »  M'"*  Jeanne  Samary  est  moderne  selon  le  conseil  de 
ce  cabaretier  helléniste  :  elle  étonne  et  détonne  un  peu  dans  la  mai- 
son de  Molière;  que  dire,  dans  la  maison  de  Socrate! 


Louis  Ganderax. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  J&ovier. 


Tout  est  donc  nouveau  ou  remis  à  neuf  avec  l'année  nouvelle  dans 
les  pouvoirs  publics  de  la  France.  La  chambre  des  députés,  qui  vient 
de  reprendre  ses  séances  au  Palais-Bourbon,  date  à  peine  de  quelques 
mois,  de  ce  scrutin  d'octobre,  qui  n'a  pas  encore  dit  son  dernier  mot. 
La  réélection  de  M.  le  président  de  la  république  pour  une  période  de 
sept  années  ne  date  que  de  quelques  jours.  Voici  maintenant  un  minis- 
tère qui  n'est  que  d'hier,  qui  va  entrer  en  scène  avec  son  programme 
après  le  message  de  M.  le  président  de  la  république.  Et  tout  cela  ce- 
pendant, il  faut  l'avouer,  ne  fait  pas  une  situation  bien  nouvelle,  n'a 
rien  de  bien  nouveau  ni  par  l'apparence  ni  par  l'esprit.  C'est  une 
vieille  histoire  qui  continue  ou  qui  recommence  pour  l'édification  de  la 
France, devenue  par  degrés  singulièrement  sceptique,  assez  disposée  à 
laisser  passer  sans  s'émouvoir  les  petites  agitations  des  partis  affairés, 
les  ministres  qui  s'en  vont  ou  qui  reviennent,  et  dont  elle  ne  sait  pas 
toujours  les  noms,  tous  ces  changemens  qui  ne  changent  rien  et  dont 
elle  n'a  pas  le  secret. 

Pourquoi  le  dernier  ministère  s'est-il  retiré  avec  une  certaine  brus- 
querie dès  le  lendemain  de  la  réélection  de  M.  le  président  de  la  répu- 
blique? Pourquoi  et  comment  le  nouveau  cabinet  s'est-il  formé?  Que 
s'est-il  passé  réellement  pendant  ces  premiers  jours  de  l'annùe,  où  il 
n'y  a  eu  pour  un  instant  ni  parlement  ni  gouvernement  et  où  l'on  ne  s'en 


Il68  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  pas  plus  mal  trouvé  ?  Le  chef  du  dernier  ministère,  M.  Henri  Brisson, 
a  pu  sans  doute,  dans  un  mouvement  de  fierté,  n'être  pas  satisfait  de 
n'avoir  obtenu  que  quelques  voix  de  majorité  dans  le  vote  des  crédits 
du  Tonkin  et  de  rester  à  la  merci  des  dispositions  malveillantes  des 
fractions  extrêmes  du  parti  répubicain;  il  a  dû  avoir  aussi  quelque 
raison,  inconnue  et  particulière,  qui  seule  peut  expliquer  l'évidente 
mauvaise  humeur  avec  laquelle  il  a  quitté  le  pouvoir.  Toujours  est-il 
que  M.  Henri  Brisson  a  cru  avoir  des  raisons  assez  sérieuses  pour  se 
retirer,  qu'il  a  été  suivi  dans  sa  retraite  par  quelques-uns  de  ses  col- 
lègues, le  ministre  de  l'intérieur,  le  ministre  de  la  guerre,  le  ministre 
de  la  marine,  et  que,  par  un  phénomène  assez  bizarre,  quoique  déjà 
prévu,  c'est  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  c'est  M.  de  Freyci- 
net,  qui  s'est  trouvé  chargé  de  composer  ou  de  recomposer  un  cabinet. 
M.  de  Freycinet  ne  s'est  point  sans  doute  cru  lié  par  les  raisons  qui 
ont  décidé  M.  Henri  Brisson  à  la  retraite  ou  par  de  vains  scrupules  de 
solidarité  ministérielle.  11  a  considéré  que  ce  que  n'avait  pas  pu  le 
dernier  président  du  conseil  faute  de  souplesse  de  caractère,  il  le 
pourrait  plus  aisément  avec  sa  liberté  d'esprit,  qu'il  avait  plus  de 
chance  de  réaliser  cette  fameuse  concentration  républicaine  toujours 
désirée,  toujours  fuyante,  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  majorité,  avec 
laquelle  il  n'y  a  qu'une  majorité  d'équivoque.  M.  de  Freycinet  est 
l'homme  des  tâches  difficiles,  des  rajustemens  ministériels,  des  com- 
bin;iisons  hybrides ,  des  accommodemens  avec  l'impossible.  11  n'a 
pas  de  parti-pris;  il  trouve  que  la  politique  modérée  est  certainement 
la  meilleure,  il  n'est  pas  éloigné  de  s'entendre  avec  la  politique  con- 
traire. C'est  un  modéré  d'instinct  et  d'habitudes  qui,  au  besoin,  ne  se 
défend  pas  de  chercher  fortune  dans  les  camps  extrêmes  et  qui  sur- 
tout ne  craint  pas  de  se  contredire,  au  risque  de  se  perdre  quelquefois 
dans  ses  propres  contradictions.  Un  jour,  il  s'est  perdu  pour  avoir  voulu 
atténuer  dans  l'exécution  les  décrets  sur  les  communautés  religieuses 
qu'il  avait  lui-même  proposés  et  signés  ;  un  autre  jour,  il  s'est  com- 
promis pour  avoir  presque  accordé  la  mairie  centrale  de  Paris  aux 
radicaux.  Chemin  faisant,  au  courant  d'un  de  ses  ministères,  pour 
ménager  les  uns  et  les  autres,  il  a  laissé  tomber  dans  l'eau  le  crédit 
de  la  France  en  Egypte.  N'importe,  il  va  toujours,  il  est  toujours  dis- 
posé à  recommencer;  il  a  l'art  de  réparer  ses  mécomptes  dans  le  si- 
lence. Lorsqu'on  le  croit  effacé  ou  recueilli  dans  sa  diplomatie,  il  se 
retrouve  au  premier  appel.  Il  ne  se  fait  pas  longtemps  prier,  —  et  dès 
que  M.  le  président  de  la  république  lui  en  témoignait  le  désir,  il  n'a 
pas  demandé  mieux  que  de  montrer  à  M.  Henri  Brisson  comment  il 
fallait  procéder  pour  opérer  la  concentration  ;  il  s'est  chargé  de  tirer 
de  l'incohérence  républicaine  un  ministère  propre  à  satisfaire  ceux  qui 
ont  voté  les  crédits  du  Tonkin  et  ceux  qui  ont  refusé  ces  crédits,  les 
opportunistes  et  les  radicaux. 


jRPvrE.  —  cnRONTOiT.  A69 

Ce  n'est  point  sans  peine,  cependant,  que  M.  de  Freycinet  est  arrivé 
cette  fois  à  former  ce  ministère  nouveau  ou  raccommodé  dont  il  prend 
la  présidence  en  gardant  la  direction  des  affaires  étrangères.  11  a  passé 
près  de  huit  jours  à  interroger,  à  négocier,  à  combiner  des  élémens, 
et,  chose  curieuse,  c'est  un  homme  d'apparence  pacifique,  assez  facile, 
peu  compromettant,  M.  Fallières,  qui,  sans  le  savoir,  a  failli  faire 
échouer  le  nouveau  président  du  conseil  dans  son  entreprise,  qui,  un 
moment,  a  tenu  tout  en  suspens.  M.  de  Freycinet,  qui  ne  doute  de 
rien,  en  môme  temps  qu'il  négociait  avec  l'extrême  gauche,  avait  eu 
l'idée,  bien  dangereuse,  à  ce  qu'il  paraît,  de  proposer  à  M.  Fallières  la 
succession  de  M.  Allain-Targé  au  ministère  de  l'intérieur.  Aussitôt, 
l'opposition  s'est  déclarée  au  camp  radical  contre  ce  futur  ministre  de 
l'intérieur,  pour  le  moins  suspect  de  modération  ou  de  mollesse,  et 
M.  de  Freycinet,  pour  tout  concilier,  pour  se  tirer  d'embarras,  n'a  ima- 
giné rien  de  mieux  que  d'offrir  à  M.  Fallières,  comme  compensation, 
un  autre  portefeuille.  Heureusement,  M,  Fallières  a  eu  le  bon  esprit 
de  se  désintéresser  de  ces  combinaisons,  de  rendre  sa  liberté  au  pré- 
sident du  conseil  en  expectative,  et  tout  s'est  trouvé  apaisé.  La  diffi- 
culté principale  a  disparu  avec  M.  Fallières  1  M.  de  Freycinet  a  pu 
librement  arranger  son  cabinet,  distribuer  ses  portefeuilles  et  faire 
sa  concentration  républicaine.  A  dire  vrai,  il  n'a  déployé  qu'un  assez 
médiocre  génie  dans  ses  combinaisons,  il  a  gardé  de  l'ancien  cabinet 
ce  qu'il  a  pu  :  le  ministre  de  l'instruction  publique  et  des  cultes, 
M.  Goblet,  qui  poursuit  ses  exécutions  des  desservans  et  des  vicaires 
de  campagne,  le  ministre  des  finances,  M.  Sadi-Carnot;  il  a  fait  passer 
un  peu  au  hasard  le  ministre  des  postes,  M.  Sarrien,  à  l'intérieur,  le 
ministre  des  travaux  publics,  M.  I  emôle,  à  la  chancellerie.  Il  a  mis  à 
la  marine  M.  le  contre-amiral  Aube,  un  marin  distingué,  qui  n'aura 
rien  de  mieux  à  faire  que  de  rester  dans  son  rôle  spécial.  D'un  autre 
côté,  il  a  payé  l'inévitable  rançon  à  l'extrême  gauche  en  plaçant  au 
ministère  de  la  guerre  M.  le  général  Boulanger,  qui  avait,  dit-on,  la 
puissante  protection  de  M.  Clemenceau,  aux  postes  un  autre  radical, 
M.  Granet,  au  ministère  du  commerce,  doublé  d'un  service  de  l'in- 
dustrie, un  homme  d'esprit  et  de  gaité,  M.  Lockroy,  qui  s'entend  à 
l'industrie  autant  qu'au  commerce.  11  paraît  enfin  vouloir  compléter 
aujourd'hui  ses  combinaisons  par  un  dernier  coup  de  tactique,  en 
envoyant  comme  résident  général  au  Tonkin  et  dans  l'Annam  M.  Paul 
Bert  en  personne,  qui  fera  à  Hué  ce  qu'il  pourra,  mais  qui  sera  un 
embarras  de  moins  au  Palais-Bourbon.  Et  c'est  ainsi  que  M.  de  Fres- 
cinet  fait  son  gouvernement  de  concentration  républicaine!  L'in- 
convénient de  ces  combinaisons,  c'est  que  le  pays  n'y  comprend 
rien,  qu'il  ne  connaît  même  pas  les  noms  de  quelques-uns  de  ses 
ministres,  et,  ce  qu'il  y  a  de   plus  clair  dans  tous  les  cas,  c'est 


470  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  cette  expérience  nouvelle  de  la  concentration  républicaine,  due  à 
l'imagination  de  M.  de  Freycinet,  se  fait  dans  l'intérêt  et  sous  le  bon 
plaisir  de  l'extrême  gaucbe. 

Eh  bien  !  soit,  le  ministère  est  fait;  il  réunit  des  noms  combinés  au 
hasard,  des  hommes  qui  peuvent  être  un  peu  étonnés  de  se  trouver 
dans  un  gouvernement,  d'avoir  à  diriger  de  grands  services  publics. 
M.  de  Freycinet  a  été  plus  ou  moins  heureux  dans  sa  diplomatie  par- 
lementaire. Toute  la  question  aujourd'hui  est  moins  dans  les  noms  de 
quelques  ministres  que  dans  ce  qu'on  fera,  dans  la  politique  qu'on 
suivra.  —  Rien  de  plus  simple,  dit-on,  le  programme  est  tracé  par  les 
circonstances.  On  aura  pour  le  moment  une  politique  d'affaires,  on  ira 
au  plus  pressé.  On  raffermira  et  on  disciplinera  l'administration,  qui 
paraît  assez  «  détraquée.  »  On  liquidera  toutes  ces  affaires  coloniales 
qui  ont  troublé  l'opinion,  et  M.  de  Freycinet  a  déjà  pris  sous  sa  main 
les  protectorats  de  l'extrême  Orient.  On  en  finira  avec  les  déficits,  on 
remettra  à  tout  prix  l'équilibre  dans  le  budget,  et  déjà  même  on  va 
presque  trop  loin  en  annonçant  pour  le  ministère  de  la  guerre  des 
économies  probablement  irréalisables  et  peut-être  dangereuses.  On 
évitera  enfin,  autant  qu'on  le  pourra,  les  questions  irritantes,  on  pas- 
sera cette  année  à  apaiser  les  animosités  parmi  les  républicains.  — 
Il  est  possible,  sans  doute,  qu'on  ait  ces  intentions,  et  il  est  possible 
aussi  qu'avec  un  certain  art,  avec  quelque  diplomatie,  on  réussisse  à 
gouverner  quelques  mois;    mais    ce   serait    une   étrange    méprise 
d'oublier  qu'à   côté  de  ce  programme   de    procrastination    habile , 
de  l'ajournement  des  questions  irritantes,  il  y  a  l'autre  programme, 
radical,    violent,    menaçant,  qui  a    aujourd'hui    ses    représentans 
dans  le  gouvernement,  et  il  y  aurait  une  singulière  illusion  à  croire 
qu'on  se  tirera  d'embarras  sans  des  concessions,  que  les  radicaux 
prêteront   leur  appui  sans  recevoir  des  gages,  des  acomptes.   On 
fçra  prendre  patience,   si  l'on  peut,  aux  radicaux,  on  ne  leur  don  • 
nera   pas  de  sitôt  la  séparation  de   l'église  et  de  l'état;    M.  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique  continuera  à  les  réjouir  en  poursuivant 
cette  répugnante  guerre  de  suppressions  arbitraires  des  traitemens 
ecclésiastiques,  de  suppressions  de  vicaires,  au  risque  de  désorgani- 
ser ce  service  des  cultes.  On  ne  parlera  pas  de  l'élection  des  juges,  de 
l'autonomie  communale,  de  la  mairie  centrale  :  on  se  contentera  des 
épurations,  des   révocations,  des  inépuisables  complaisances  pour 
toutes  les  fantaisies  du  conseil  municipal  de  Paris.  De  sorte  qu'en 
définitive,  pour  vivre,  on  continuera  à  suivre  par  subterfuge,  en  détail, 
la  politique  qui  a  créé  justement  la  situation  difficile  où  l'on  est  arrivé, 
qui  a  fait  tout  le  mal,  qui  est  tput  le  contraire  de  l'apaisement  pour  le 
pays. 

C'est  là  toute  la  question,  et  c'est  là  aussi  que   les  conservateurs, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  471 

qui  ont  reconquis  une  force  évidente  au  Palais-Bourbon,  qui  repré- 
sentent trois  millions  et  demi  de  voix,  peuvent  intervenir  d'une  façon 
aussi  sérieuse  que  décisive.  Jusqu'ici,  à  dire  toute  la  vérité,  ils  n'ont 
pas  été  bien  heureux.  Ils  n'ont  pas  vu  qu'ils  se  seraient  fait  honneur 
et  qu'ils  auraient  peut-être  trouvé  quelque  profit  à  voter  les  crédits 
du  Tonkin  en  conciliant,  par  les  explications  qu'ils  auraient  pu  don- 
ner, ce  qu'ils  devaient  à  la  dignité  du  drapeau  et  ce  qu'ils  devaient 
aussi  aux  inquiétudes  du  pays.  Us  n'ont  pas  fait  tous  les  efforts  qu'ils 
auraient  pu  faire  contre  ces  invalidations,  qui  ne  sont  qu'une  œuvre 
vindicative  de  parti,  qui  ne  seraient  admises  dans  aucun  parlement. 
Ils  en  sont  encore  à  chercher  leur  voie.  La  question  e>t  inaintenant 
pour  eux  de  se  tracer  un  système  de  conduite,  un  plan  de  campagne. 
S'ils  entendent  engager  une  lutte  de  principe  contre  les  instimtions, 
opposer  la  monarchie  à  la  république,  il  est  certain  qu'ils  sont  expo- 
sés à  se  diviser  eux-mêmes,  à  s'épuiser  en  efforis  stériles  dont  le 
seul  effet  peut  être  de  rallier  tous  les  républicains.  Us  peuvent,  au 
contraire,  avoir  l'action  la  plus  sérieuse,  la  plus  utile,  en  restant  dans 
les  limites  de  ce  qui  est  possible,  en  dévoilant  sans  trêve  le  danger 
de  la  politique  des  connivences  révolutionnaires  suivie  jusqu'ici,  en 
défendant  pas  à  pas  l  ordre  dans  les  finances,  l'équité  et  la  paix  dans 
les  affaires  religieuses,  les  principes  d'une  saine  organisation  dans  les 
affaires  militaires.  C'est  leur  rôle;  c'est,  après  tout,  le  seul  mandat 
qu'ils  ont  reçu,  et  c'est  pour  eux  le  moyen  le  plus  sûr  d'obliger  les  ré-, 
publicains  à  compter  avec  eux  en  demeurant  devant  le  pays  les  vrais 
gardiens  de  ses  intérêts,  de  sa  sécurité,  de  son  repos  intérieur,  de  sa 
bonne  renommée  dans  le  monde. 

Les  révolutions  violentes,  comme  notre  pays  en  a  tant  vu  déjà,  ont 
cela  de  cruel  qu'elles  dévorent  les  hommes  sans  leur  laisser  le  temps 
de  remplir  leur  destin,  et  qu'en  dévorant  les  hommes,  avec  une  meur- 
trière rai'idité,  elles  épuisent  la  France.  Les  autres  nations  sont  moins 
exposées  à  ces  crises  périodiques  qui  emportent  d'un  seul  coup  toute 
une  génération.  Elles  gardent  leurs  serviteurs  de  toutes  les  opinions, 
ceux  qui  les  ont  honorées  dans  le  malheur  comme  dans  la  prospérité, 
et  elles  n'ont  pas  l'étrange  fantaisie  de  se  mutiler  elles-mêmes  à  cha- 
que étape  de  leur  vie  publique.  Kn  France,  tous  les  quinze  ans,  tous 
les  dix-huit  ans  si  l'on  veut,  c'est  à  recommencer.  Du  jour  au  lende- 
main la  scène  change,  une  génération  a  disparu,  et  les  partis  triom- 
phans  sont  les  premiers  à  exclure  passionnément  ceux  qui  les  ont 
précédés,  à  prétendre  régner  sans  partage,  —  jusqu'à  la  révolution 
nouvelle,  où  ils  disparaîtront  à  leur  tour.  Les  homme»  ne  font  que  pas- 
ser :  la  veille  encore  ils  servaient  au  premier  rang,  ils  étaient  la  force 
et  l'espoir  de  l'état,  le  lendemain  ils  sont  bannis  des  affaires  publi- 
ques, rejetés  dans  l'inaction  avec  tout  ce  qu'ils  ont  pu  acquérir  de 
lumières,  d'expérience,  d'autorité  et  de  talens.  Une  révolution  les  a 


472  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

brutalement  mis  en  disponibilité,  et  s'ils  reparaissent  plus  tard  dans 
quelque  crise  nouvelle,  ils  sont  presque  traités  comme  des  revenans 
d'un  autre  monde.  L'histoire  de  la  France  est,  depuis  longtemps,  l'his- 
toire des  forces  perdues,  des  destinées  interrompues  ou  détournées, 
des  hommes  qui  n'ont  pas  été  tout  ce  qu'ils  auraient  pu  être.  Ainsi  a 
passé  un  de  nos  contemporains,  M.  de  Falloux,  qui  vient  de  mourir 
plus  que  septuagénaire  dans  sa  province,  à  Angers,  qui,  après  avoir 
brillé  un  instant  sur  la  scène  publique,  vivait  depuis  plus  de  trente 
ans  dans  la  retraite,  mais  qui,  dans  cette  retraite,  avait  gardé  son  ori- 
ginalité, sa  physionomie,  la  séduisante  autorité  d'un  esprit  éminent 
et  d'un  caractère  élevé. 

C'était  un  personnage,  quoique  depuis  longtemps  il  n'eût  plus  rien 
de  l'homme  public  et  qu'il  n'eût  pas  même  été  élu  député  dans  l'ex- 
plosion conservatrice  de  1871.  Né  en  1811,  iils  d'une  vieille  famille  de 
l'Anjou  attachée  à  la  royauté,  élevé  avec  soin,  le  comte  Alfred  de  Fal- 
loux arrivait  à  la  politique,  à  la  vie  parlementaire  aux  dernières  an- 
nées du  régime  de  1830;  il  y  arrivait  en  homme  jeune  encore,  instruit, 
—  il  avait  déjà  écrit  deux  livres,  VHisloire  de  saint  Pie  F  et  VHistoire  de 
Louis  XVI,  —  alliant  une  maturité  précoce  à  la  loyauté  de  l'esprit,  et  il 
se  peignait  lui-même,  il  prenait  en  quelque  sorte  position  lorsqu'il 
disait  dans  un  de  ses  premiers  discours  :  u  J'appartiens  à  une  généra- 
lion  qui  entre  pour  la  première  fois  dans  les  affaires  publiques,  qui 
est  née,  qui  a  été  élevée  sous  le  régime  constitutionnel,  qui  n'en  a 
jamais  connu  et  n'en  a  jamais  servi  d'autre...»  11  représentait  avec  au- 
tant de  modération  que  d'aisance    cette  génération  qui  faisait  ses 
débuts,  qui  allait  être  sitôt  rejetée  dans  les  tempêtes,  et  il  méritait 
d'être  signalé  comme  «  un  des  hommes  en  qui  et  par  qui  devait  se  faire 
la  réconciliation  de  la  vieille  France  et  de  la  France  nouvelle.  »  Rien 
de  plus  simple  que  celte  carrière  qui  commençait  ainsi,  qui  semblait 
avoir  l'avenir  devant  elle  et  qui  allait  être  singulièrement  abrégée  par 
une  série  de  catastrophes  imprévues.  Élu  député  à  la  fin  du  règne  de 
Louis-Philippe,  il  avait  du  premier  coup  pris  sa  place  dans  le  parle- 
ment de  la  monarchie;  envoyé  par  son  pays  d'Anjou  à  l'assemblée  de 
la  république  au  lendemain  de  la  révolution  de  18Zi8,  il  se  trouvait 
aussitôt  être  un  des  chefs  de  la  défense  sociale  contre  les  passions  de 
démagogie  déchaînées  par  la  crise  de  février,  et  il  montrait  que  chez 
lui  la  bonne  grâce  n'excluait  ni  la  résolution  de  l'esprit,  ni  le  courage 
dans  l'action.  Il  était  au  premier  rang  aux  grandes  et  périlleuses  jour- 
nées de  l'invasion  de  l'assemblée  et  de  l'insurrection  de  juin.  Appelé 
au  ministère  de  l'instruction  publique  dans  le  premier  cabinet  de  la 
présidence  napoléonienne  du  10  décembre  1848,  il  passait  tout  au  plus 
dix  mois  au  gouvernement.  11  n'était  pas  évidemment  de  ceux  qui  en- 
tendaient préparer  l'avènement  de  l'élu  du  10  décembre  à  l'empire,  et 
lorsque,  deux  ans  après,  le  2  décembre  éclatait,  il  était  de  ceux  qui 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  473 

allaient  un  instant  dans  une  prison,  pour  passer  presque  aussitôt  de 
la  prison  dans  une  retraite  d'où  il  n'est  plus  sorti.  Tout  compte  fait, 
c'est  une  carrière  publique  de  trois  ou  quatre  années  à  peine;  mais 
dans  ce  peu  d'années,  il  avait  eu  déjà  le  temps  de  montrer  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  ressources  dans  cette  nature  ferme  et  déliée,  tout  ce 
qu'il  y  avait  d'autorité  et  de  séduction  chez  ce  politique  fait  pour  bril- 
ler dans  les  polémiques  de  l'esprit  comme  dans  l'action. 

Ce  qui  reste  l'originalité  de  M.  de  Falloux,  ce  n'est  point  sans  doute 
le  talent  supérieur  de  l'écrivain,  quoiqu'il  ait  beaucoup  et  habilement 
écrit,  et  sur  l'amie,  la  conseillère  de  sa  jeunesse.  M""  Swetchine,  et 
sur  l'évêque  d'Orléans,  M.  Dupanloup,  et  sur  M.  Augustin  Cochin;  ce 
qui  fait  son  originalité,  c'est  la  fine  et  forte  trempe  du  politique  qui 
s'intéresse  à  tout  dans  la  retraite  comme  à  l'époque  où  il  était  à 
l'œuvre,  qui  même,  dans  une  étude  en  apparence  littéraire,  défend  une 
tradition,  une  foi,  une  cause.  M.  de  Falloux  a  été  en  effet,  avant  tout, 
un  politique  à  la  fois  mesuré  et  hardi,  allant  habilement  au  point  dé- 
cisif, et  son  éloquence  des  meillaurs  jours  a  l'accent  net  et  vif  de 
l'homme  qui  sait  parler  le  langage  de  l'action,  qui  au  besoin  sait  résu- 
mer une  situation  dans  un  mot.  Les  meilleurs  de  ses  discours  ne  sont 
pas  ceux  qu'il  a  eu  le  temps  de  préparer,  où  il  y  a  un  peu  d'érudition 
et  d'apprêt  littéraire  ;  ce  sont  ceux  où  il  a  une  injure  à  relever,  où, 
assailli  d'interruptions  par  les  républicains  qui  s'acharnent  à  ruiner  la 
république,  il  lance  ce  trait  sanglant  :  «  La  France  ne  veut  plus  des 
hommes  qui  l'ont  étonnée  par  leur  inexpérience  et  leur  incapacité;., 
la  France  ne  veut  ni  des  hommes  qui  ne  sont  capables  de  rien,  ni  des 
hommes  qui  sont  capables  de  tout.  »  Cétait  vrai  alors,  c'est  toujours 
vrai,  puisque  les  mêmes  violences,  les  mêmes  arrogances  de  parti  se 
produisent,  et  aujourd'hui,  comme  il  y  a  près  de  quarante  ans,  on 
peut  dire  que  ce  sont  les  républicains  qui  compromettent  la  répu- 
bhque. 

Assurément,  dans  les  diverses  phases  de  sa  vie,  M.  de  Falloux  a 
toujours  été  un  royaliste  de  conviction,  et,  si  l'on  veut,  même  avant 
d'être  un  royaliste,  il  a  été  un  catholique  zélé,  dévoué;  mais,  préci- 
sément parce  que  M.  de  Falloux  était  un  politique,  il  se  défendait  de 
tous  les  excès  comme  de  toutes  les  banalités,  des  emportemens  des 
esprits  passionnés  aussi  bien  que  des  préjugés  des  esprits  frivoles.  11 
plaçait  pour  ainsi  dire  sa  foi  religieuse  et  politique  dans  le  cadre  du 
monde  moderne;  il  ne  se  séparait  pas  de  la  société  dans  laquelle  il 
vivait.  On  peut  appeler  aujourd'hui  une  œuvre  cléricale  cette  loi  de  1850 
qu'il  avait  préparée  pendant  son  court  ministère  ;  à  l'époque  où  celte 
loi  fut  votée,  elle  était  une  grande  transaction  entre  l'influence  reli- 
gieuse et  l'influence  philosophique,  transaction  acceptée,  sanctionnée 
par  des  esprits  comme  M.  Thiers,  M.  Cousin.  M.  de  Falloux  ne  se  pro- 


Il7ll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

posait  nullement  de  faire  une  oeuvre  de  contre-révolution,  et  ce  mot 
même  de  contre-révolution  le  choquait;  il  le  prenait  à  partie,  il  consi- 
dérait comme  un  ridipule  ahus  de  polémique  tout  ce  qui  ressemblait  à 
une  évocation  de  l'ancien  régime,  d'un  passé  irrévocablement  aboli. 
Il  déclarait  sans  embarras  la  révolution  française  «  acquise,  inalié- 
nable, impérissable  »  dans  ses  grandes  garanties,  dans  ses  conqiiêtes 
essentielles.  Lorsqu'il  y  3  douze  ans,  la  question  du  drapeau  s'élevait 
parmi  les  royalistes  de  l'asseinblée  de  1871,  il  allait  à  Versailles,  il 
n'hésitait  pas  à  se  prononcer  contre  l'abandon  du  drapeau  tricolore, 
quelle  que  fût  l'opinion  de  h\.  le  comte  de  Ghambord;  il  portait  à  Vor^ 
sailles  ce  qu'il  sppelait  ut  les  impressions  d'un  rural ,  »  d'un  témoin 
sincère,  qui,  vivant  plus  près  des  populations,  savait  mieiix  ce  que 
pensait  le  pa^s. 

Il  n'éprouvait  aucune  peine  à  sentir  avec  son  pays,  à  être  de  son 
temps,  et  précisément  ausçi  parce  que,  dans  ses  sentimens  de  royaliste 
et  de  catholique,  il  restait  toujours  mesuré,  il  était  exposé  à  toutes  les 
attaques,  à  toutes  les  violences  deg  polémiques.  Pendant  que  les  uns 
voyaient  toujours  en  lui  le  rpactionnaire  fougueux,  le  clérical  à  outrance, 
d'autres,  dans  son  propre  camp,  lu;  faisaient  un  crime  de  sa  modéra- 
tion Pt  l'accusaient  d'être  un  libéra),  un  parlementaire,  uo  tacticien 
prêt  à  toutes  les  défaillances  !  C'était  tout  siiuplement  un  politique  clair- 
voyant, qui,  sans  se  refuser  aux  luttes  sérieuses  quand  il  le  fallait, 
gardait  \^  plu»  souvent  daqsi  ses  relations  conime  dans  ses  opinions, 
une  dignité  aisée,  une  affabilité  gracieuse,  un  sentiment  très  fin  de  ce 
qui  était  possible.  11  n'avait  plu?  tiepuis  iongt^nips  d'autre  titre  que 
celui  de  membre  de  l'Acaciépflie  françaiftç,  qui  l'avait  élu  il  y  a  près  de 
trente  ans;  il  ne  quittait  guère  que  pour  l'Académie  ou  pour  quelques 
amis  cette  retraite  où  il  vient  4e  s'éteindre  et  où  il  est  resté  jusqu'au 
bout  un  personnage  français  éminent  par  le  caractère  comme  par 
l'esprit. 

La  politique  de  l'Europe  réussira-t-£lle  à  se  dégager  de  toutes  ces 
malheureuses  complications  orientales  soulevées  et  aggravées  par  la 
dernière  guerre  entre  la  Serbie  et  la  Bulgarie?  C'est  encore  le  problème 
qui  occupe  les  gouvernemens  et  dont  la  solution  coulera,  selon  toute 
apparence,  plus  d'un  effort  à  la  diplomatie,  si  elle  veut  décidément 
mettre  un  frein  aux  impatiences  et  aux  prétentions  de  ces  états,  tou- 
jours si  agités,  des  Balkans.  Pour  le  moment,  tous  les  cabinets  sem- 
blent s'être  mis  à  cette  œuvre  méritoire  de  pacification.  Ils  désirent 
tous  la  paix,  cela  n'est  pas  douteux  ;  la  question  est  d^  savoir  dans 
quelle  mesure  les  uns  et  les  autres  voudront  ou  pourront  prêter  leur 
concours.  La  Russie,  à  ce  qu'il  semble,  en  est  encore  à  vider  sa  que- 
relle, pour  ainsi  dire  personnelle,  avec  le  prince  Alexandre  deBatten- 
berg,  qu'elle  accuse  toujours  de  l'avoir  trompée,  et  si  l'union  bulgare 


REFUE.    —    CHRONIQUE.  â75 

ne  rencontre  plus  une  opposition  aussi  absolue  à  Saint-Pétersbourg, 
l'empereur  Alexandre  III  paraît  garder  encore  quelque  ressentiment 
contre  le  jeune  vainqueur  de  Sliwnitza.  L'Angleterre,  avant  de  pouvoir 
engager  sa  politique  extérieure,  en  est  plus  que  jamais  à  se  demander 
quelle  influence  va  avoir  la  réunion  du  nouveau  parlement,  quel  mi- 
nistère elle  aura  demain,  à  qui  restera  la  victoire  entre  conservateurs 
et  libéraux  également  occupés  aujourd'hui  à  conquérir  les  Irlandais 
par  de  larges  satisfactions  données  à  l'île  sœur.  Avant  que  cette  qqe&r 
tion  première  soit  tranchée  à  Londres,  lord  Salisbury  ne  peut  guère 
dire  ce  qu'il  fera  en  Orient,  à  Constantinople,  à  Sofia  ou  à  Belgrade. 

L'Allemagne,  sans  avoir  les  embarras  de  l'Angleterre  dans  sa  diplo? 
matie,  a  aussi  ses  affaires,  ses  dilTicultés,  ses  calculs,  et  avant  tout, 
l'Allemagne  vient  de  se  donner  à  elle-même  une  représentation  qui  a 
eu  certes  sa  grandeur,  qui  a  ravivé  une  fois  de  plus  dans  les  cœurs 
tous  les  souvenirs  per.-onnifiés  dans  le  vieux  monarque  de  Berlin. 
L'autre  jour,  en  effet,  a  été  célébré  avec  toutes  les  pompes  monar-:- 
chiques  le  vingt-cinquième  anniversaire  de  l'avènement  de  l'empe-r 
reur  (iuillaume  à  la  œuronne  de  Prusse,  et  cette  cérémonie  a  pris  le 
caractère  le  plus  imposant,  on  pourrait  dire  le  plus  émouvant.  C'était 
comme  une  nouvelle  commémoration  des  événemens  qui  se  sont 
passés  pendant  ces  vingt-cinq  années  et  auxquels  le  nom  du  souverain 
déjà  presque  nonagénaire  reste  ineffaçablemttnt  attaché.  L'empereur 
Guillaume  est  un  objet  de  vénération  pour  les  Allemands,  et  son  jubilé 
a  été  célébré  corn  me  une  fête  nationale.  Après  les  services  religieux  qui 
n'ont  pas  manqué,  il  y  a  eu  une  réception  solennelle  dans  la  salle 
blanche  du  palais  de  Berlin,  et  ce  n'était  point  certes  une  cérémonie 
banale  que  cette  réception  où  l'on  a  vu  le  vieil  empereur,  jusque-là 
debout  auprès  du  trône  où  était  assise  la  vieille  impératrice,  aller  au- 
devant  de  M.  de  Bismarck  et  de  M.  de  Moltke  qui  s'approchaient  pour 
lui  rendre  hommage.  Ces  trois  hommes  qui  se  retrouvaient  encore  là 
résumaient  tout  un  passé  extraordinaire;  ils  représentaient  les  événe- 
mens qui  ont  agrandi  la  fortune  de  la  Prusse  et  fait  le  nouvel  empire 
d'Allemagne.  Bien  mieux,  ils  représentaient  l'habileié  et  la  prudence 
qui,  depuis  quinze  ans,  ont  su  conserver  cette  fortune  acquise  par  las 
armes.  Ils  ont  réussi  et  ils  ont  su  garder  le  succès  1  Seulement,  et  c'est 
là  l'autre  côté  de  ce  grand  spectacle,  de  ces  trois  hommes  réunis,  il  y 
a  quelques  jours,  dans  la  salle  blanche  du  palais  de  Berlin,  quel  est 
celui  qui  peut  se  promettre  désormais  un  lendemain?  L'empereur 
Guillaume  a  quatre-vingt-huit  ans,  M.  de  Moltke  n'en  a  pas  beaucoup 
moins,  et  M.  de  Bismarck,  sans  être  d'un  âge  aussi  avancé,  semble 
bien  courbé,  bien  atteint  dans  sa  santé  pour  l'œuvre  qu'il  a  poursuivi© 
jusqu'ici  avec  une  robuste  et  invincible  opiniâtreté! 

Le  chancelier  se  plaignait  récemment  de  ses  souffrances  qui  le  re- 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiennent  souvent  loin  de  Berlin,  qui  paraissent  assez  réelles.  11  ne 
continue  pas  moins  à  poursuivre  tout  ce  qu'il  a  entrepris,  à  préparer, 
autant  qu'il  le  peut,  le  succès  de  ses  lois  économiques  devant  le  par- 
lement et  à  étonner  quelquefois  le  monde  par  les  évolutions  de  sa  po- 
litique. Lorsqu'il  y  a  quelques  mois,  pour  en  finir  avec  le  différend  des 
Carolines  qui  l'avait  presque  brouillé  avec  l'Espagne,  qui  l'importunait, 
M.  de  Bismarck  proposait  à  l'improviste  d'en  appeler  à  la  médiation 
du  pape,  on  pouvait  se  demander  si  ce  n'était  pas  là  une  fantaisie  du 
chancelier,  si,  dans  sa  pensée,  cette  médiation  était  bien  sérieuse,  si 
le  pape  n'en  serait  pas  pour  un  arbitrage  inutile.  Non-seulement  cette 
médiation  a  été  sérieuse,  acceptée,  respectée  jusqu'au  bout,  mais  elle  a 
été  l'occasion  d'un  rapprochement  plus  intime  entre  Berlin  et  le  Va- 
tican. L'empereur  Guillaume  a  témoigné  sa  reconnaissance  et  fait  por- 
ter ses  remercîmens  au  saint-père;  le  sainl-père,  de  son  côté,  par  une 
exception  rare,  a  envoyé  une  décoration  pontificale  à  un  prolestant,  à 
M.  de  Bismarck,  et  il  a  écrit  au  chancelier  une  lettre  inspirée  par  un 
esprit  supérieur  de  conciliation.  Certainement  on  peut  croire  que 
M.  de  Bismarck  n'est  pas  homme  à  se  laisser  lier  dans  sa  politique 
par  des  politesses  de  cour  ou  de  chancellerie  ;  il  serait  cependant  difficile 
d'admettre  que  ces  démonstrations  de  courtoisie  puissent  être  la  préface 
d'une  recrudescence  prochaine  de  la  guerre  religieuse  en  Allemagne. 
On  peut  tout  au  plus  penser  que  le  chancelier  ne  donne  rien  pour  rien 
et  qu'en  faisant  si  ostensiblement  sa  paix  avec  le  saint-siège,  il  a 
espéré  s'assurer  le  vote  des  catholiques  dans  le  parlement  pour  ses 
lois  économiques,  pour  le  monopole  de  la  vente  de  l'alcool,  qu'il  veut 
plus  que  jamais  attribuera  l'état.  Réussira-t-il  dans  ses  tentatives  per- 
sévérantes, obstinées,  pour  doter  l'empire  de  puissantes  ressources? 
C'est  une  question  que  d'ici  à  peu  les  discussions  du  parlement  de 
Berlin  éclairciront  sans  doute,  et  le  chancelier  lui-même  sera  peut- 
être  conduit  à  payer  de  sa  personne,  à  expliquer  ou  à  dévoiler  sa  po- 
litique, au  risque  de  dérouter  encore  une  fois  l'opinion  par  une  évolu- 
tion nouvelle  ou  des  déclarations  imprévues. 

Tous  les  pays  ne  se  ressemblent  certainement  pas,  et  les  cérémonies 
monarchiques  ne  sont  pas  les  mêmes  partout,  ou  du  moins  elles  n'ont 
pas  le  même  caractère.  11  n'y  a  que  quelques  jours,  les  certes  se  sont 
réunies  à  Madrid,  et  elles  n'avaient  pas  à  célébrer  quelque  anniver- 
saire brillant  et  heureux  comme  celui  qu'on  célébrait  récemment  à 
Berlin  ;  elles  avaient  tout  d'abord  à  recevoir  le  serment  de  la  reine- 
régente  qui  a  pris  le  gouvernement  de  l'Espagne  à  la  mort  du  roi 
Alphonse  XII.  La  reine  Christine  s'est  rendue  aux  certes  avec  l'appa- 
reil traditionnel  des  rois  espagnols;  elle  a  été  reçue  par  les  présidens 
des  deux  chambres.  Elle  a  prêté,  au  milieu  du  recueillement  de  l'as- 
semblée, son  serment  de  régente,  gardienne  des  droits  dynastiques  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  477 

sa  fiile  ou  de  l'héritier  qui  est  encore  à  naître.  Cette  cérémonie  a  été 
en  définitive  ce  qu'elle  pouvait  être,  une  cérémonie  de  deuil,  accom- 
pagnée des  manifestations  royalistes  des  deux  assemblées.  C'était  là 
le  premier  objet  de  la  réunion  des  cortès  espagnoles,  et  peut-être  au- 
rait il  mieux  valu  que  pour  le  moment  on  s'en  tînt  là;  mais  il  était 
peu  croyable  que  des  chambres  se  trouveraient  réunies  et  qu'elles  ne 
seraient  pas  tentées  d'ouvrir  des  discussions,  soit  sur  les  circonstances 
de  la  mort  du  roi,  soit  sur  le  changement  de  ministère,  sur  l'avène- 
ment d'un  cabinet  libéral  à  la  place  du  cabinet  conservateur,  soit  enfin 
sur  cette  affaire  des  Carolines  dont  la  solution  ne  laisse  pas  de  préoc- 
cuper l'opinion  au-delà  des  Pyrénées.  Une  discussion  délicate  surtout 
n'a  pas  tardé  à  s'élever.  Pourquoi  M.  Canovas  del  Castillo  a-t-il  quitté 
lo  pouvoir  au  lendemain  de  la  mort  du  roi?  M.  Romero  Robledo,  qui  a 
été  ministre  de  l'intérieur  dans  le  dernier  cabinet  et  qui  s'est  séparé 
il  y  a  quelques  mois  de  ses  collègues,  a  presque  accusé  son  ancien 
chef  d'une  sorte  de  défaillance,  d'une  désertion  des  intérêts  conserva- 
teurs. Malheureusement  ce  qui  prouve  le  mieux  que  M.  Canovas  del 
Castillo  a  sagement  agi,  c'est  cette  discussion  même  quia  mis  à  nu  les 
divisions  du  parti  conservateur,  les  senlimens  d'hostilité  que  nourris- 
sait M.  Romero  Robledo.  Dès  lors,  M.  Canovas  del  Castillo  obéissait  à 
la  plus  stricte  prudence  en  conseillant  à  la  reine  régente  d'appeler  un 
cabinet  libéral,  un  cabinet  de  trêve  monarchique  auquel  il  prêterait 
lui-même  son  appui.  De  telles  discussions,  à  l'heure  présente,  ne  pou- 
vaient évidemment  qu'être  périlleuses,  et  le  chef  du  ministère,  M.  Sa- 
gasta,  a  cru  plus  prudent  de  les  clore  par  la  suspension  des  cortès,  en 
attendant  les  élections,  auxquelles  il  a  promis  d'avance  toute  liberté. 
La  situation  de  l'Espagne,  pour  le  moment,  n'a  encore  rien  de  grave 
sans  doute.  Le  gouvernement  a  cependant  besoin  de  toutes  ses  forces, 
de  toute  sa  vigilance,  et  rien  ne  le  prouve  mieux  qu'une  tentative 
semi-républicaine,  semi-militaire  qui  vient  de  se  produire  à  Cartha- 
gène.  Ce  n'est  qu'une  échauffourée,  c'est  cependant  le  signe  d'une 
situation  où  ce  n'est  pas  trop  de  l'alliance  de  toutes  les  forces  libé- 
rales et  monarchiques  pour  tenir  tôte  aux  séditions  toujours  mena- 
çantes. 


cil.    DE  MAZADE. 


il78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  liquidation  de  fin  décembre  a  présenté  le  même  caractère  et  con- 
duit aux  mêmes  résultats  que  les  précédentes.  L'abondance  de  l'ar- 
gent, la  rareté  des  titres,  le  taux  dérisoire  des  reports,  ont  contraint 
le  découvert  à  des  rachats  qui  ont  fait  monter  rapidement  les  cours 
des  rentes  françaises. 

Le  31  décembre  1885,  le  3  pour  100  était  coté  80.20.  II  a  été  com- 
pensé le  2  janvier  1886  à  80.50,  et  la  première  quinzaine  du  mois 
n'est  pas  encore  écoulée  que  nous  le  voyons  à  81,35.  L'amortissable, 
sur  lequel  un  coupon  trimestriel  a  été  détaché  le  2  janvier,  a  monté 
dans  le  même  temps  de  1  fr.  37.  Sur  le  41/2  la  hausse  a  atteint  1  fr.  20. 

Si  nous  ne  considérons  que  la  plus-value  acquise  depuis  la  fixation 
des  cours  de  compensation,  nous  obtenons  les  résultats  suivans  : 

8  janvier.  13  janvier. 


80.50 

81.35 

+ 

0.85 

82.25 

83.35 

1 

1.10 

J09.45 

no.  47 

1.02 

3  pour  100 

Amortissable 

4  1/2  pour  100    .     ... 

Les  considérations  d'ordre  politique  ont  contribué  pour  une  bonne 
part  à  l'accentuation  de  ce  mouvement,  dont  les  rachats  forcés  du  dé- 
couvert ont  formé  le  point  de  départ.  La  Bourse  a,  en  effet,  accueilli 
favorablement  la  constitution  du  nouveau  ministère  et  surtout  l'an- 
nonce d'un  programme  financier  dont  le  principal  article  est  l'a- 
journement de  tout  emprunt  de  liquidation  au  moins  à  l'année  pro- 
chaine. 

Pour  combler  le  déficit  de  1886  et  les  déficits  antérieurs,  le  minis- 
tère des  finances  est  autorisé  par  la  dernière  loi  budgétaire  à  émettre 
des  bons  du  trésor  jusqu'à  concurrence  de  quelques  centaines  de 
millions.  Déjà  il  a  été  usé  dans  les  derniers  mois  de  1885  de  cette 
autorisation,  mais  dans  une  faible  mesure.  C'est  à  la  même  source 
que  seront  puisés  les  fonds  nécessaires  pour  combler  en  1886 
l'écart  entre  les  recettes  et  les  dépenses.  Quant  au  budget  de  1887, 
on  cherchera  à  l'équilibrer  par  de  fortes  réductions  dans  les  dépenses 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  479 

des  ministères,  par  une  surélévation  des  droits  sur  l'alcool,  et  par  une 
opération  de  conversion  portant  .sur  les  obligations  sexennaires  que  le 
trésor  doit  rembourser  à  bref  délai. 

Les  acheteurs  de  rentes  françaises  en  spéculation  ont  supposé,  non 
sans  raison,  que  le  concours  des  capitaux  de  placement  leur  ferait 
moins  que  jamais  défaut  en  janvier,  et  que  la  mise  en  circulation  de 
capitaux  considérables  par  le  paiement  des  coupons  semestriels  pour- 
rait être,  au  début  de  1886,  le  facteur  principal  d'un  retour  d'activité, 
non  plus  seulement  sur  les  rentes,  mais  sur  d'autres  valeurs,  restées 
immobiles  ou  dépréciées  avec  exagération  en  1885.  On  sait  que  le  dé- 
tachement des  coupons  a  lieu  le  2  janvier  pour  les  valeurs  donnant 
lieu  à  des  opérations  au  comptant,  et  le  7  pour  celles  qui  se  cotent  à 
terme.  Les  dispositions  du  marché  ont  été  si  favorables  que,  pour  la 
plupart  de  celles-ci,  le  coupon  détaché,  il  y  a  moins  de  huit  jours,  est 
déjà  presque  entièrement  regagné.  Telles,  par  exemple,  les  actions  du 
Crédit  foncier,  du  Midi  et  du  Nord,  du  Suez,  de  la  Hanque  de  Paris,  du 
Nord  de  l'Espagne,  etc.,  et,  parmi  les  fonds  d'état,  l'Extérieure  et  l'Ita- 
lien. La  masse  des  capitaux  continue  toutefois  à  se  porter  sur  les  valeurs 
à  revenu  ûxe  :  obligations  municipales  et  obligations  du  Crédit  foncier 
ou  des  Chemins  de  fer.  Sur  ce  marché,  où  ne  s'exerce  aucune  autre 
influence  que  celle  de  l'accumulation  constante  de  l'épargne,  la  pro- 
gression des  cours  depuis  les  derniers  jours  de  décembre  est  vraiment 
remarquable. 

Bien  que  les  titres  de  la  Ville  de  Pans  soient  au-dessus  du  pair  et, 
par  conséquent,  au-dessus  du  niveau  de  remboursement,  la  hausse  a 
été  encore  de  9  francs  sur  la  série  1855-60  à  529  francs,  de  6  francs 
sur  la  série  1865  à  529  francs,  de  k  francs  sur  les  séries  1875  et  1876 
à  517  et  519,  de  2  francs  sur  les  séries  1869  et  1871  à  612  et  398,  de 
5  francs  sur  les  séries  1856  à  285.  Les  Villes  de  Lille, Bordeaux,  Amiens, 
Lyon,  Marseille  ont  monté  de  2  à  3  francs,  les  dernières  de  7  francs. 
Parmi  les  obligations  foncières  et  les  obligations  de  chemins  de  fer, 
le  mouvement  est  général. 

La  hausse  des  rentes  et  des  obligations  entraîne  cette  fois  celle  des 
actions  do  chemins  de  fer.  Ici  la  poussée  a  été  d'autant  plus  brusque  que 
les  hauts  cours  de  ces  titres  avaient  provoqué  certaines  ventes  à  décou- 
vert et  que  les  vendeurs,  n'ayant  pas  vu  se  produire  la  baisse  avant 
la  fin  de  décembre,  se  sont  hâtés  de  se  dégager  de  leurs  positions 
aussitôt  que  celles-ci  ont  paru  menacées.  Le  Nord  a  regagné  tout  le 
montant  de  son  coupon  de  janvier  et  13  francs  en  plus,  restant  à  1,568 
après  avoir  été  compensé  à  1,555.  L'Orléans  à  1,370  est  en  hausse  de 
30  francs,  le  Lyon  à  1,265  en  hausse  de  15  francs.  Le  Midi  à  1,172  a 
déjà  regagné  la  moitié  de  son  coupon.  Les  bas  prix  des  actions  des 
Chemins  espagnols  et  la  tranquillité  générale  qui  règne  dans  la  pénin- 


ilSO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

suie  ont  valu  18  francs  de  reprise  au  Nord  de  l'Espagne  et  5  au  Sara- 
gosse.  Les  recettes  de  ces  deux  lignes  commencent  à  s'améliorer.  Les 
cours  des  Chemins  autrichiens  et  lombards  sont  restés  immobiles. 

La  spéculation  a  repris  toute  son  activité  sur  les  valeurs  de  la  Com- 
pagnie de  Suez.  L'action  avait  été,  en  décembre,  poussée  jusqu'à  2,220, 
puis  ramenée  au-dessous  de  2,200.  Un  coupon  de  35  francs  a  été  dé- 
taché le  7  et  se  trouve  déjà  complètement  regagné.  Des  brochures  an- 
noncent de  nouveau  des  dividendes  et  des  cours  fantastiques  sur  ce 
titre.  Il  est  probable,  aucune  détaxe  n'ayant  lieu  cette  année,  que  le 
chiffre  des  recettes  sera  dépassé  en  1886  ;  on  ne  peut  cependant  pré- 
voir si  l'augmentation  du  trafic  commercial,  sur  laquelle  on  compte, 
pourra  compenser  la  diminution  du  trafic  militaire. 

Les  prix  du  Panama  sont  soutenus  en  vue  du  versement  de  125  fr. 
qui  doit  être  opéré  au  commencement  du  mois  prochain.  Les  obliga- 
tions sont  délaissées.  Le  public,  avant  de  rendre  sa  faveur  à  ces  titres, 
attendra  les  résultats  du  voyage  que  M.  de  Lesseps  va  entreprendre 
pour  accélérer  les  travaux  de  creusement  dans-  l'isthme  et  inaugurer, 
comme  il  l'annonce  lui-même,  la  période  d'achèvement  du  canal. 

Les  actions  du  Gaz  ont  repris  le  cours  de  1,500  vers  lequel  elles 
s'acheminaient  depuis  quelques  temps;  le  dernier  prix  est  del,515.Ce 
titre,  ainsi  que  l'action  de  jouissance  de  la  même  Compagnie,  est  un 
des  placemens  favoris  de  l'épargne  parisienne.  La  hausse  est  de  27  fr. 
pour  la  première  quinzaine  de  janvier. 

L'animation  qui  a  régné  sur  le  marché  des  rentes,  des  obligations 
et  des  actions  de  chemin  de  fer  et  de  quelques  valeurs  industrielles, 
a  complètement  manqué,  comme  de  coutume,  à  celui  des  titres  des 
établissement  de  crédit,  exception  faite  pour  l'action  du  Crédit  fon- 
cier, qui,  au  même  titre  que  le  Suez,  le  Lyon  ou  le  Nord,  est  recherchée 
à  la  fois  par  la  spéculation  et  par  l'épargne. 

Une  reprise  très  vigoureuse  avait  eu  lieu  en  décembre  sur  les  va- 
leurs internationales  après  la  conclusion  de  l'armistice  entre  les  Serbes 
et  les  Bulgares.  Depuis  le  commencement  de  janvier,  l'attitude  belli- 
queuse de  la  Grèce  a  causé  de  nouvelles  inquiétudes  pour  le  maintien 
de  la  paix.  Aussi  les  prix  du  Hongrois  et  des  valeurs  ottomanes  ont- 
ils  subi  peu  de  variations,  et  les  dernières  même  ont-elles  été  plutôt 
légèrement  atteintes.  Quant  à  la  Banque  ottomane,  elle  subit  en  ce 
moment  les  conséquences  fâcheuses  de  l'insuccès  de  la  régie  des 
tabacs  en  Turquie. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


COMMENT  LES  DOGMES  FINISSENT 


ET 


COMMENT   ILS   RENAISSENT 


Plus  d'un  demi-siècle  s'est  écoulé  depuis  le  jour  où  l'un  des  maî- 
tres les  plus  aimés  de  la  philosophie  française,  Jouflroy,  se  deman- 
dait C^omm<^«/  leisdogmem  finissent.  C'était  vers  les  dernières  années 
de  la  Restauration  :  l'église  et  la  royauté  tendaient  alors  à  se  rap- 
procher dans  une  alliance  trop  étroite,  funeste  à  l'une  comme  à 
l'autre.  JoulTroy  n'entendait  parler  que  des  dogmes  religieux,  qui 
semblaient  menaçans  pour  la  société  civile,  et  il  répondit  à  la  ques- 
tion posée  avec  la  sincérité  dramatique  d'une  conscience  qui  avait 
connu  ces  dogmes,  qui  en  avait  vécu,  qui  s'en  était  détachée,  un 
jour,  par  un  douloureux  effort,  et  qui,  en  combattant  contre  eux, 
croyait  combattre  pour  la  raison  et  la  liberté. 

La  prophétie  philosophique  du  Globe  a  reçu  plus  d'un  démenti. 
Depuis  ce  temps,  la  vie  religieuse  a  reconquis  dans  le  domaine  des 
âmes,  sinon  dans  le  domaine  temporel,  une  grande  portion  du  terrain 
perdu.  D'autre  part,  les  doctrines  auxquelles  l'auteur  avait  attaché 
sa  foi  philosophique  sont  à  leur  tour  menacées.  A  l'heure  qu'il  est, 
si  les  dogmes  sont  en  péril,  cela  doit  s'entendre  des  dogmes  spiri- 
tualistes  aussi  bien  que  des  autres  ;  et  c'est  d'eux  particulièrement 
que  nous  devons  nous  occuper  ici.  En  traçant  les  pages  célèbres  que 
nous  rappelons  aux  nouvelles  générations  comme  le  manifeste  hau- 
tain et  mélancolique  d'une  école,  Jouffroy  ne  prévoyait  pas  assuré- 

TOMB  LXXIII.  —  1"  FÉVniER  1886.  31 


â82  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ment  que  la  critique  continuerait  son  œuvre,  d'un  mouvement 
irrésistible,  qu'un  jour  viendrait  où  elle  s'attaquerait  aux  racines 
de  la  philosophie,  où  le  libre  examen,  sous  le  nom  de  positivisme, 
prendrait  à  tâche  d'établir  entre  la  science  expérimentale  et  la  rai- 
son pure  le  même  conflit  qu'on  avait  élevé,  en  d'autres  temps,  entre 
la  raison  et  la  foi. 

C'est  cette  dernière  période  de  la  lutte  qui  se  développe  devant 
nous  ;  c'est  à  cette  entreprise  suprême  que  nous  assistons  ;  elle  est 
même  assez  avancée  pour  qu'il  nous  soit  permis,  sans  trop  de  har- 
diesse, de  supposer  un  instant  qu'elle  est  accomplie  et  de  nous  de- 
mander ce  que  deviendra  le  monde  intellectuel  et  moral  quand  tous 
les  dogmes  auront  disparu.  Quel  sera  le  lendemain  de  l'humanité 
après  cette  grande  crise  des  croyances?  C'est  une  sorte  de  libre 
enquête  que  nous  voudrions  faire  sur  la  conscience  contemporaine, 
sur  les  causes  diverses  qui  l'ont  si  profondément  troublée,  sans 
nous  abstenir  de  quelques  inductions  sur  les  suites  de  cette  crise 
que  tous  les  esprits  réfléchis  constatent,  dont  les  uns  s'inquiètent, 
dont  les  autres  se  félicitent  comme  d'un  signe  d'affranchissement  et 
de  progrès. 

I. 

Il  y  a,  en  effet,  des  dogmes  en  philosophie  comme  il  y  en  a  en 
religion,  et,  bieïi  que  n'émanant  pas  d'un  concile  de  Nicée  et 
n'étant  pas  strictement  définis  dans  un  symbole,  ils  peuvent 
prétendre,  eux  aussi,  au  gouvernement  des  consciences.  Ce  sont 
quelques  idées  essentielles,  sorties  du  travail  en  commun  des  es- 
prits les  plus  distingués  d'une  race  et  d'un  temps;  il  y  entre,  pour 
une  certaine  part,  un  élément  de  croyance,  un  choix  non  arbitraire 
sans  doute,  mais  personnel,  une  préférence  d'opinion,  ce  qui  n'ex- 
clut ni  l'emploi  des  procédés  scientifiques,  ni  le  raisonnement,  ni 
la  raison  dans  ses  intuitions  les  plus  hautes  et  les  plus  libres.  Le 
caractère  de  ces  dogmes,  dès  qu'ils  sont  constitués,  est  d'aspi- 
rer à  la  domination  des  esprits.  Quand  ils  y  sont  arrivés  et  pendant 
que  dure  leur  empire,  ils  composent  une  sorte  de  foi  philosophique 
analogue  à  la  foi  religieuse  ;  ils  passent  insensiblement  dans  les 
habitudes  intellectuelles  d'une  ou  de  plusieurs  générations  ;  ils  for- 
ment une  partie  de  leur  substance  morale  ;  ils  deviennent  objet  de 
conscience  autant  que  de  science;  ils  se  revêtent  d'une  autorité 
qui  s'impose  à  la  diversité  infinie  et  à  la  liberté  individuelle  des 
opinions.  Il  faut  de  bien  fortes  secousses  pour  les  déraciner  dans 
les  âmes  et  pour  les  dissoudre  quand  ils  ont  pris,  par  le  temps  et 
l'habitude,  la  consistance  d'un  corps  de  doctrine. 


LA    FIN    DES    DOGMES    ET    LEUR    RENAISSANCE.  S88 

Voici  les  principaux  dogmes,  qui,  avant  cette  grande  perturba- 
tion des  trente  dernières  années,  formaient  le  fonds  de  croyance 
philosophique  d'un  Français  instruit  et  représentaient  la  moyenne 
du  monde  intellectuel.  A  travers  bien  des  interprétations  diverses 
qui  portaient  sur  les  mots  plus  que  sur  les  choses,  on  croyait  à  la 
réalité  d'une  cause  première,  d'une  pensée  suprême,  ayant  créé  le 
monde  et  le  dirigeant,  l'ayant  créé  parce  qu'il  était  mieux  que  le 
monde  fût  que  de  ne  pas  être,  le  dirigeant  vers  un  but  en  partie 
ignoré,  mais  certain.  Providence  mystérieuse  par  les  détails  et  les 
moyens  d'action,  se  confondant  avec  l'idée  du  bien,  seul  principe 
assignable  à  l'univers.  —  On  croyait  que,  de  même  que  le  monde, 
l'homme  a  son  explication  dans  cette  idée  du  bien,  que  sa  nature 
définie  par  la  raison,  c'est-à-dire  par  la  conception  du  parfait  et  de 
l'idéal,  le  marque  pour  une  destinée  supérieure,  qu'il  a  une  person- 
nalité à  constituer  par  l'effort  et  que  cet  effort  lui  confère  le  droit 
de  ne  pas  la  perdre  après  l'avoir  créée.  —  On  croyait  qu'il  est  libre, 
non  absolument,  non  sans  conditions  et  sans  limites,  mais  d'une 
liberté  qui  pouvait  s'affranchir  du  déterminisme  universel,  in- 
sérer son  acte  dans  la  chaîne  des  phénomènes,  porter  enfin  le 
poids  de  la  responsabilité.  —  On  croyait  à  une  morale  absolue, 
soit  avec  Kant  enseignant  le  devoir  qui  s'identifie  à  la  volonté 
droite  ou  la  raison,  qui  s'impose  parce  qu'il  est,  sans  donner 
ses  motifs,  qui  édicté  sa  loi  sans  appel,  soit  avec  d'autres  phi- 
losophes, avec  JoulTroy  lui-môme,  tirant  de  la  nature  humaine 
la  loi  morale,  imposant  à  l'homme  la  nécessité  rationnelle,  l'obli- 
gation de  remplir  toute  la  perfection  que  ce  nom  comporte.  — 
On  croyait  enfin  que,  de  même  qu'il  y  a  de  l'absolu  dans  le  bien,  il  y 
en  a  dans  le  beau,  qu'au-dessus  des  fantaisies  et  des  mventions,  la 
raison  conçoit  un  idéal  d'après  lequel  peuvent  être  jugées  et  la  réa- 
lité elle-même  et  les  œuvres  d'art  qui  l'interprètent  et  s'en  inspi- 
rent. Tel  était  le  bilan  de  ce  patrimoine  intellectuel,  qui  semblait 
appartenir  alors  au  monde  civilisé,  —  non  pas  que  l'on  prétendît 
faire  tenir  dans  un  cadre  immobile  ni  ces  conceptions  elles-mêmes, 
ni  les  démonstrations  dont  elles  dépendent.  On  ne  croyait  pas 
sans  doute  avoir  fixé  à  tout  jamais  les  formules  qui  traduisaient 
ces  hautes  vérités,  ni  la  manière  de  s'en  convaincre.  On  savait 
qu'il  était  possible  de  s'approcher  de  l'idéal  entrevu  et  de  donner 
des  approximations  de  plus  en  plus  savantes  et  précises  de  la  vérité 
infinie.  D'ailleurs ,  on  n'ignorait  pas  qu'il  y  avait  bien  des  dissi- 
dences d'écoles  sur  ces  principes  et  même  des  négations  radicales. 
Mais  ces  dissidences  et  ces  négations  ne  s'étendaient  pas  au-delà 
de  certains  groupes  qui  n'étaient  que  des  minorités  ;  elles  faisaient 
l'effet  de  schismes  ou  d'hérésies  de  la  raison  ;  c'était  à  la  raisom 


484  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'on  en  appelait  contre  ses  aberrations  ou  ses  écarts.  On  invoquait 
la  discussion  contre  les  dissidens  ;  on  concevait  le  fier  espoir  de  les 
réduire  à  force  de  bonne  foi,  de  libéralisme  pratique,  de  raisonne- 
mens,  et,  grâce  à  des  iformules  plus  larges,  plus  compréhensives,  ou 
de  méthodes  plus  précises,  d'arriver  à  un  accord  général  sur  les 
principes  essentiels  d'où  il  semblait  que  la  vie  humaine  et  l'ordre 
social  dussent  dépendre.  Et  cet  accord  espéré  devait  être  le  signe 
du  progrès  accompli,  le  principe  des  progrès  futurs,  une  base  d'élan 
pour  le  triomphe  universel  et  définitif  de  la  raison.  L'ensemble  de  ces 
dogmes,  dieu,  justice,  liberté,  vie  future,  s'appelait  le  spiritua- 
lisme. Ce  spiritualisme  ne  datait  pas  d'hier  ;  la  prétention  et  l'or- 
gueil de  l'école  était  d'en  retrouver  les  titres  à  tous  les  âges  de  l'hu- 
manité ;  on  en  recueillait  la  substance  éparse  dans  les  anciennes 
doctrines  ;  on  interrogeait  l'écho  des  vieux  sanctuaires  ;  on  recon- 
stituait pièces  par  pièces  ce  platonisme  éternel  qui  était  l'inspiration 
de  toutes  les  nobles  philosophies,  comme  elle  était  l'âme  de  toutes 
les  religions.  Par  l'histoire,  on  conquérait  le  passé  à  ces  idées,  et, 
d'avance,  par  des  affirmations  hardies,  on  disposait  de  l'avenir  pour 
elles. 

Beaux  rêves!  A  l'heure  qu'il  est,  à  ne  considérer  que  les  appa- 
rences ,  les  rôles  sont  renversés  :  ces  doctrines ,  auxquelles  tant 
d'espoirs  étaient  attachés,  ne  figurent  plus,  dans  le  monde  intellec- 
tuel et  scientifique ,  qu'à  l'état  de  minorité,  tandis  que  le  grand 
nombre,  ou  du  moins  le  bruit  et  la  faveur  publique,  ont  passé  de 
l'autre  côté  de  l'opinion.  Les  mêmes  symptômes  signalés  par  Jouf- 
froy  reparaissent  de  toutes  parts  aujourd'hui  et  trahissent,  dans 
la  région  de  la  philosophie,  une  situation  analogue  à  celle  qu'il 
retraçait  alors  dans  la  région  de  la  foi.  A  peine  serait-il  besoin  de 
changer  quelques  mots  pour  appliquer  le  même  diagnostic  à  la 
ruine  des  dogmes  philosophiques,  que  l'on  juge  inévitable  et  pro- 
chaine. 

S'il  est,  en  effet,  un  caractère  saillant  du  monde  intellectuel  à 
l'heure  où  nous  vivons,  c'est  l'absence  de  tout  dogmatisme,  plus 
encore,  la  haine  de  tout  dogme,  la  guerre  déclarée,  au  nom  de  l'ex- 
périence positive ,  à  toute  affirmation ,  quelle  qu'elle  soit,  qui  dé- 
passe la  sphère  de  la  certitude  sensible,  vérifiée  et  contrôlée.  Ce 
n'est  pas  là,  d'ailleurs,  un  trait  propre  à  la  France.  Le  même  spec- 
tacle s'offre  à  nous  dans  un  pays  voisin,  où  s'est  opéré,  depuis 
une  vingtaine  d'années,  un  travail  analogue  à  celui  auquel  nous 
assistons ,  sous  l'influence  combinée  de  Stuart  Mill ,  de  Darwin, 
d'Herbert  Spencer,  ces  grands  agitateurs  de  la  pensée  moderne. 
Là  aussi,  comme  en  France,  à  la  suite  d'un  mouvement  scienti- 
fique et  philosophique  d'une  portée  considérable,  le  même  pro- 


LA    FIN   DES    DOGMES    ET   LEUR   RENAISSANCE.  485 

blême  a  été  posé  :  celui  du  principe  des  choses,  de  la  cause  pre- 
mière, et  ce  problème  a  été  résolu  par  un  nombre  toujours  croissant 
d'adeptes  dans  un  sens  tout  négatif.  11  est  curieux  de  confronter  à 
cette  occasion  l'état  des  esprits  en  Angleterre  et  en  France  sur  cette 
question  d'où  toutes  les  autres  dépendent.  La  crise  est  analogue 
et  l'on  peut  y  voir  une  marque  de  cette  solidarité  des  consciences 
qui  unit  deux  peuples  très  divers,  d'ailleurs,  lorsqu'ils  sont  arrivés 
au  même  degré  de  civilisation  et  de  culture  scientifique. 

Un  des  plus  exacts  documens  sur  ce  sujet  est  celui  que  nous  four- 
nissait, il  y  a  quelques  années,  M.  Gladstone  en  un  jour  de  loisir 
politique  et  d'interrègne  ministériel,  quand  il  essayait  de  préciser 
et  de  décrire  les  courans  de  la  pensée  religieuse  (1).  C'est  l'origi- 
nalité de  l'esprit  anglais,  qui  est  resté  fidèle  à  la  méthode  baco- 
nienne,  de  réduire  toutes  les  divergences  d'opinion  en  catégories 
distinctes,  ce  qui  multiplie  les  sectes  et  les  subdivisions  de  sectes 
à  l'infini.  Chacune  d'elles  y  trouve  sa  place,  son  rang  et  son  nom; 
aucune  n'échappe  au  génie  de  la  classification.  M.  Gladstone  parta- 
geait les  esprits  en  deux  catégories,  suivant  qu'ils  admettent  ou  non 
un  principe  supérieur  à  la  nature  et  distinct  d'elle,  avec  toutes  les 
conséquences  qu'il  comporte.  Dans  le  premier  de  ces  groupes  il 
rangeait  les  partisans  de  l'infaillibilité  papale ,  les  chrétiens  qui 
attribuent  à  leur  église  une  institution  divine  (épiscopaux,  vieux 
catholiques,  etc.),  les  diverses  sectes  évangéliques,  les  universa- 
listes,  les  unitaires,  enfin  la  plupart  des  théistes.  Dans  le  second 
groupe,  qu'il  qualifiait  d'école  négative,  prenaient  rang  les  scep- 
tiques, les  athées,  les  agnostiques,  les  sécularistes,  les  néo-païens 
{revived  pagmihm),  les  panthéistes  et  les  positivistes.  Sur  le  ter- 
rain où  nous  nous  sommes  placés  pour  cette  étude,  nous  ne  retien- 
drons, pour  nous  en  occuper  un  instant,  que  ces  deux  sectes,  d'un 
caractère  très  particulier,  qui  se  sont  attribué  à  elles-mêmes  le 
noms  nouveaux  de  sécularistes  et  d'agnostiques. 

L'agnosticisme  est  la  théorie  de  l'abstention  systématique  et  delà 
résignation  volontaire  à  l'ignorance  sur  tout  ce  qui  touche  nu  supra- 
sensible.  C'est  ce  qui  reste  après  les  luttes  entreprises,  au  nom  de 
la  science  expérimentale,  contre  le  surnaturel  et  la  métaphysique  ; 
c'est  le  résidu  des  idées  positivistes,  mais  débarrassé  de  tout  ce  qui 
tient  à  un  système  et  à  une  école.  Bien  que  cet  état  de  conscience 
ait  eu  des  facteurs  historiques  en  Angleterre,  tels  que  les  ouvrages 
issus  du  comtisme,  ou  bien  encore  r Origine  des  espèces  de  Darwin, 


(1)  The  courses  of  religions  thought.  (Contemporary  Review,  lain  1876.)  Voir  aussi 
le  livre  très  intéressant  du  comte  Goblet  d'Alviella,  l'Évolution  religieuse  contempO' 
raine,  spécialement  dans  les  chapitres  relatifs  à  TAngleterre. 


486  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  Sermons  laïques  de  Huxley,  il  se  définit  surtout  par  une  idée 
négative,  qu'on  a  formulée  ainsi  :  «  la  doctrine  de  celui  qui 
veut  ignorer.  »  On  assure  que  cette  doctrine  s'insinue  peu  à  peu 
dans  les  classes  supérieures  et  qu'elle  s'accorde  à  merveille  avec 
une  culture  très  raffinée,  qu'un  grand  nombre  de  penseurs,  de 
sa  vans,  d'hommes  d'état,  d'écrivains  acceptent  ce  nom  ;  on  ajoute 
qu'il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  femmes  de  pasteurs  qui 
se  déclarent  agnostiques.  Un  souvenir  qui  m'est  personnel  m'au- 
torise à  le  croire  facilement.  Il  m'est  arrivé  de  rencontrer, 
en  188A,  au  jubilé  de  l'université  d'Edimbourg,  un  homme  très 
éclairé,  agréable  et  brillant  causeur,  qui,  s'il  ne  se  décorait  pas  du 
nom,  se  parait  volontiers  de  l'idée.  Dans  im  long  entretien  que 
nous  eûmes  ensemble,  il  s'efforçait  de  me  convaincre  qu'en  noug 
faisant  l'un  à  l'autre  quelques  concessions  de  forme,  nous  finirions 
pai'  nous  entendre.  Je  ne  fus  pas  médiocrement  surpris  quand  je 
sus  le  nom  et  la  profession  de  mon  interlocuteur.  C'était  un  mi- 
nistre du  culte,  professeur  de  théologie  dans  une  célèbre  univer- 
sité anglaise.  J'eus  l'indiscrétion  de  lui  demander  comment,  avec 
sa  manière  de  concevoir  ou  plutôt  de  ne  pas  concevoir  le  principe 
des  choses,  il  pouvait  se  tirer  d'affaire  avec  les  âmes  dont  il  avait 
la  tutelle  :  «Très  facilement,  me  répondit-il,  en  proportionnant  l'in- 
connaissable à  la  portée  de  chacun,  en  le  désignant  sous  le  nom  que 
chaque  intelligence  connaît.  »  En  me  disant  cela,  il  souriait  fine- 
ment. J'avais  devant  moi  le  type  accompli  de  l'agnostique.  «  Un 
nom  bien  choisi,  dit  Mathew  Arnold,  le  célèbre  professeur  d'Ox- 
ford, vaut  à  lui  seul  une  armée.  »  Et,  de  fait,  il  n'en  est  pas  de 
mieux  choisi  que  celui-là,  de  moins  compromettant,  de  plus  inof- 
fensif. L'athée,  par  son  nom  seul,  fait  du  scandale  ;  le  matérialiste 
est  un  dogmatique  à  sa  manière,  un  métaphysicien  à  rebours  ;  le 
panthéiste  est  une  sorte  d'illuminé,  ivre  de  l'infini.  L'agnostique 
est  modeste,  il  laisse  dire.  Ce  nom  honnête  et  décent  le  dérobe  aux 
violences  d'idée,  aux  enquêtes  irrespectueuses  des  intolérans.  On 
l'appelait  libre  penseur  au  dernier  siècle,  mais  un  terme  pareil  ap- 
pelle la  polémique,  qu'il  veut  avant  tout  éviter.  En  attendant  que 
la  lumière  se  fasse  (et  il  est  bien  convaincu  qu'elle  ne  se  fera  ja- 
mais dans  cet  ordre  de  questions),  il  considère  comme  du  temps 
perdu  chaque  jour,  chaque  heure  consacrés  à  ces  vaines  curiosités. 
Pasteur  ou  industriel,  membre  du  parlement  ou  grand  proprié- 
taire, il  remplit  ses  fonctions  dans  l'état  ou  dans  la  science  sans  se 
distinguer  au  dehors  de  ceux  qui  pensent  autrement  que  lui. 
Indifférent  de  parti-pris  sur  le  fond  des  choses,  il  est  dans  une 
excellente  posture  pour  faire  de  la  conciliation  entre  la  science 
et  la  religion.  Il  l'essaie  souvent,  et  c'est  à  des  tentatives  de  ce 


LA   FIN    DES    DOGMES   ET    LEUR   RENAISSANCE.  487 

genre  que  répondait  un  jour  M.  Gladstone ,  en  les  comparant 
à  la  proposition  d'un  homme  qui,  voulant  se  délivrer  d'un  im- 
portun, lui  dirait  :  a  Ma  maison  a  deux  côtés,  nous  allons  les 
partager.  Voulez-vous  prendre  le  dehors?  »  Voilà  comment  pro- 
cède l'agnostique  :  il  prend  toute  la  maison  et  offre  le  reste  aux 
autres. 

Le  séculariste  est  plus  hardi  dans  son  détachement  de  tout 
dogme,  ou  plutôt  il  n'en  a  qu'un,  celui  de  la  \ie  présente,  delà 
vie  dans  le  siècle-  et  des  devoirs  qu'elle  réclame  pour  s'améliorer. 
C'est,  si  je  puis  dire,  l'agnosticisme  pratique,  converti  en  maximes 
de  conduite,  et  même  en  une  sorte  de  religion.  On  nous  a  raconté 
l'histoire  et  tracé  le  programme  de  la  secte.  Ce  furent  les  deux  frères 
Holyoake,  qui,  vers  1846,  lui  donnèrent  un  corps  en  fondant  la  Na^ 
tioruil  Seculur  Society,  destinée  à  devenir  un  centre  de  propagande. 
Mais  cette  association,  qui  a  pour  organe  le  National  lie  former 
de  M.  Bradlaugh,  finit  par  se  laisser  compromettre  dans  la  politi- 
que agitatrice  du  candidat  perpétuel  au  parlement,  si  bien  qu'a- 
près la  mort  d'Austin  Holyoake,  en  1874,  les  chefs  les  plus  renom- 
més de  la  secte  s'en  allèrent  fonder  une  société  rivale,  la  British 
Secular  Union,  sur  des  principes  dont  quelques-uns  méritent 
d'être  rappelés  :  «  1.  La  vie  présente,  étant  la  seule  dont  nous 
ayons  une  connaissance  certaine,  réclame  notre  principale  attention. 
—  2.  La  poursuite  de  notre  bonheur  personnel,  ainsi  que  du  bon- 
heur général  dans  ce  monde,  représente  le  plus  haut  degré  de  sagesse, 
et  de  suprême  devoir.  —  3.  Le  seul  moyen  d'atteindre  cet  objet 
est  l'effort  humain  basé  sur  la  science  et  l'expérience,  etc...  »  Les 
sécularistes  se  sont  donné  un  rituel  intitulé  :  the  Serularist's  Ma- 
nuel of  Kongs  and  ceremonieSj  en  vue  de  toutes  les  circonstances 
solennelles  de  la  vie,  comme  la  nomination  des  enfans,  le  mariage, 
les  funérailles,  et  qui  peut  faire  pendant  à  l'institution  et  aux  rè- 
glemens  des  sacremens  positivistes  dans  la  religion  d'Auguste 
Comte.  Les  chants  sont  désignés  pour  chaque  cérémonie,  et  l'on  nous 
cite  les  versets  destinés  à  remplacer  Vite,  missu  est  du  culte  catho- 
lique (1). 

Portez-vous  bien,  chers  amis!  Adieu,  adieu, 
Réjouissez-vous  d'une  manière  sensible; 
Alors  le  bonheur  résidera  avec  vous  : 
Portai-vous  bien,  chers  amis,  adieu,  adieu. 

La  religion  comtiste  a  complètement  échoué  en  France.  Il  paraît 
que   le    culte   séculariste   a   rencontré   un   assez    grand   nombre 

(1)  L Évolution  religieuse  contemporaine,  chap.  vi. 


ASS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'adhérens  en  Angleterre  ;  ce  qui  est  un  trait  bien  particulier  à  la 
race.  Même  ceux  qui  s'établissent  en  dehors  de  tout  sentiment  re- 
ligieux en  gardent  encore  les  habitudes  et  les  formes  extérieures. 
Chez  nous,  cette  adaptation  semble  impossible  :  le  culte  tombe  iné- 
vitablement avec  les  dogmes  qui  l'ont  produit. 

A  part  cette  singularité  de  la  religiosité  persistante,  nous 
pouvons  reconnaître  que  le  sécularisme  a  beaucoup  d'adeptes  sur 
les  bords  de  la  Seine,  tous  ceux  qui  veulent  substituer  l'idée  de 
l'humanité  u  aux  vieilles  idoles  d'un  ciel  imaginaire.  »  II  y  a  aussi, 
parmi  nous,  un  grand  nombre  d'agnostiques.  Mais  ni  les  uns  ni 
les  autres  ne  consentiraient  à  se  laisser  enfermer  dans  des  catégo- 
ries trop  précises  ni  à  prendre  des  noms  de  sectes.  Gela  répugne 
à  l'esprit  français.  On  ne  veut  pas  être,  chez  nous,  enrégimenté,  em- 
brigadé par  opinion.  C'est  une  difficulté  sérieuse  dans  l'enquête 
que  nous  voudrions  faire  ;  des  tendances  d'esprit  sont  plus  malai- 
sées à  saisir  que  des  noms  à  définir. 

Revenons  donc  en  France  et  mettons  à  part  les  consciences  que  do- 
mine le  sentiment  religieux,  bien  plus  nombreuses  qu'on  ne  l'ima- 
gine. Mettons  aussi,  provisoirement,  en  dehors  de  nos  observations 
quelques  fidèles  de  la  métaphysique,  les  dévots  de  la  raison  pure, 
les  derniers  adorateurs  de  l'idéal.  Plaçons-nous  en  pleine  réalité 
dans  les  livres,  dans  la  presse,  dans  les  manifestations  multiples 
de  la  pensée,  et  surtout  au  centre  de  la  jeunesse  ardente  et  labo- 
rieuse, celle  qui  peuple  les  laboratoires  et  les  amphithéâtres  scien- 
tifiques, ou  bien  encore  celle  qui  débute  dans  les  lettres.  Pour  se 
•rendre  compte  avec  exactitude  des  phénomènes  intellectuels  "d'une 
époque,  pour  noter  avec  précision  les  façons  d'être  et  de  sentir 
les  plus  naturelles  à  la  fois  et  les  plus  révélatrices,  rien  ne  vaut 
autant  que  de  se  mettre  en  communication  intime  et  directe  avec 
les  jeunes  gens,  je  parle  de  ceux  qui  réfléchissent  et  qui  n'ont  pas 
peur  de  penser.  C'est  une  expérience  que,  pour  mon  compte,  je 
n'ai  jamais  négligé  de  faire,  et  à  mon  plus  grand  profit.  Les  esprits 
jeunes  livrent  plus  naïvement  à  l'investigation  des  témoins  ou 
leurs  perplexités  et  leurs  agitations  de  pensée  ou  leurs  négations 
dures  et  passionnées,  mais  parfaitement  désintéressées.  Ils  sont 
sincères  sans  effort,  étrangers  par  leur  âge  à  toutes  les  complica- 
tions d'opinion  que  peuvent  créer  plus  tard  l'ambition,  le  calcul, 
l'amour-propre  ;  ils  n'ont  fait  de  pacte  qu'avec  leur  conscience  et 
non  avec  un  parti.  Ils  ont  de  plus  l'incontestable  avantage  d'être  ab- 
solument de  leur  temps,  d'en  exprimer  les  sympathies  ou  les  anti- 
pathies à  l'état  spontané  ;  ils  sont  en  plein  dans  les  grands  courans 
de^^l'opinion  du  moment,  qui  les  emportent  et  dont  eux-mêmes  ils 
précipitent  la  vitesse  en  s'y  mêlant  avec  leur  fougue  naturelle. 


LA    FIN   DES    DOGMES   ET   LEUR    RENAISSANCE.  489 

Or,  de  toutes  les  sources  diverses  d'information  résulte  la  preuve 
que  c'est  l'abandon  et  la  défiance  du  dogmatisme  qui  domine, 
à  l'heure  qu'il  est,  dans  cette  région  des  esprits.  Mais  encore  y 
a-t-il  bien  des  distinctions  à  faire,  bien  des  nuances  à  observer, 
sinon  d'opinion,  du  moins  de  caractère  et  d'attitude  ;  chacun  y 
met  l'empreinte  de  sa  personnalité.  Une  négation  commune  peut 
être  sentie  ou  exprimée  de  mille  manières  différentes,  selon 
qu'elle  est  acceptée  avec  résolution  comme  un  défi  aux  vieilles 
erreurs,  avec  résignation  comme  la  dernière  concession  à  l'es- 
prit nouveau,  avec  douleur  ou  avec  joie  quand  elle  éveille  un 
sentiment  de  regret  Ou  qu'elle  répond  à  un  instinct  d'émancipation. 
Toutes  ces  variétés  existent  et  se  développent  sous  nos  yeux;  il 
n'est  pas  sans  intérêt  de  les  démêler  sans  prétendre  les  ramener, 
comme  on  le  fait  en  Angleterre,  à  des  catégories  précises  qui, 
d'ailleurs,  les  dénatureraient  en  gênant  leur  libre  jeu  et  leur  natu- 
relle expression. 

Parmi  les  adversaires  des  vieux  dogmes,  nous  devons  faire  une 
place,  non  pas  certes  à  tous  les  savans  (plusieurs  et  des  plus 
illustres  restent  persuadés  qu'il  n'y  a  rien  d'incompatible  entre 
les  croyances  et  la  science  positive),  mais  à  un  certain  nombre 
d'entre  eux ,  d'un  tempérament  belliqueux  et  d'humeur  enva- 
hissante, prêts  à  déclarer  que  tout  problème  qui  est  en  dehors  de 
la  science  positive  est  en  dehors  de  l'esprit  humain.  Ils  saluent  par 
des  cris  de  triomphe,  peut-être  prématurés,  la  chute  prochaine  de 
ces  doctrines,  dont  la  persistance  les  inquiète  sourdement.  A  toutes 
les  questions  qu'agitait  de  tout  temps  la  curiosité  spéculative,  ils 
ne  souffrent  aucune  réponse  et  se  satisfont  pleinement  à  n'en  pas 
avoir;  ils  se  réjouissent  de  voir  le  monde  intellectuel  entrer  de 
plus  en  plus  dans  les  voies  que  lui  ont  ouvertes  les  Darwin  et  les 
Huxley.  Pour  leur  compte,  ils  sont  bien  décidés  à  mettre  la  méta- 
physique et  la  théologie  non  pas  seulement  à  la  porte  de  leur  labo- 
ratoire, ce  qui  est  leur  devoir,  ou  à  la  porte  de  leur  vie,  ce  qui 
est  leur  droit,  mais  aussi  et  du  même  coup  en  dehors  de  la  vie 
des  autres,  de  la  vie  privée  et  publique  de  leurs  concitoyens,  ce 
qui  est  un  droit  moins  évident.  A  peine  délivrés  du  spectre  de 
l'intolérance,  qu'ils  n'ont  jamais  cessé  de  dénoncer,  quelques-uns 
d'entre  eux  deviennent  les  plus  parfaits  des  intolérans.  Contre  ceux 
qui  pensent  autrement  ils  retournent  leur  certitude  toute  négative 
comme  une  arme  meurtrière.  La  vérité  ou  ce  qu'ils  croient  être 
la  vérité  leur  confère  le  droit  souverain  d'expropriation  sur  les 
consciences  ;  ils  ont  une  telle  haine  du  dogmatisme,  que  cette 
haine  devient  un  dogme  à  son  tour,  et  le  plus  redoutable  des 
dogmes. 


A90  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Plus  libres,  plus  calmes  et  dans  une  sphère  plus  haute,  se  pla- 
cent les  esprits  qui  pensent  au  fond  de  la  même  façon,  mais  qui 
ne  se  font  pas  un  droit  de  cela  seul  qu'ils  sont  affranchis,  pour 
imposer  autour  d'eux  un  affranchissement  qui  ressemblerait  à  une 
autre  servitude.  Ils  laissent  libre  l'erreur,  non  sans  quelque  ironie.  Ce 
sont  des  philosophes,  bien  qu'ils  répudient  toute  philosophie  dog- 
matique. Soumis  à  l'évidence  scientifique,  réfractaires  à  toute  autre 
certitude,  ils  n'acceptent  que  le  réel,  c'est-à-dire  le  sensible  dévoilé 
et  démontré.  Le  monde  est  ce  qu'il  est;  pas  d'autre  question  à 
faire.  II  faut  s'en  contenter,  ne  rien  chercher  au-delà,  ne  plus  se 
troubler  par  l'inaccessible  et  l'inutile.  La  nécessité  des  choses  est  la 
démonstration  suprême  :  une  fois  reconnue,  il  reste  simplement  à 
s'y  soumettre.  La  révolte  serait  non  seulement  un  malheur,  mais 
une  absurdité.  J'appellerais  volontiers  ce  genre  de  philosophes  fiers 
et  calmes  les  stoïciens  de  la  science.  Cette  attitude  n'est  certes 
pas  sans  grandeur.  Les  anciens  stoïciens  acceptaient  l'ordre  uni- 
versel comme  la  loi  de  la  vie,  mais  ils  supposaient  que  l'ordre 
était  toute  raison  et  qu'il  y  avait  une  loi.  Ceux-ci  ne  supposent 
rien  ;  ils  n'osent  pas  affirmer  que  l'ordre  apparent  soit  autre  chose 
qu'une  physique  bien  réglée  par  l'action  et  la  réaction  des  phéno- 
mènes; ils  ne  cherchent  même  pas  s'il  y  a  au  fond  de  ce  détermi- 
nisme universel  un  effet  définitif,  un  résultat,  sinon  un  but.  Y 
croire,  ce  serait  encore  spéculer  sur  l'inconnaissable.  S'identifier 
à  la  nécessité,  la  concevoir  comme  dernier  terme  de  la  pensée,  s'en 
contenter  théoriquement  et  pratiquement,  c'est  la  démarche  la 
plus  haute  de  l'intelligence  et  l'acte  raisonnable  par  excellence.  Tout 
le  reste  est  chimère  ou  volontaire  piperie. 

Ceux-là  constatent  et  reconnaissent  un  tel  état  de  choses;  ils 
en  tirent  l'austère  avantage  de  se  résigner  et  de  ne  pas  se  ré- 
volter inutilement  contre  la  nature.  D'autres,  qu'on  pourrait  nom- 
mer par  contraste  les  épicuriens  de  la  contemplation,  y  trouvent 
la  source  d'une  certaine  joie  et  l'occasion  d'un  divertissement 
supérieur  de  l'esprit.  Ils  s'intéressent  au  train  du  monde  comme 
à  un  spectacle  ;  ils  n'y  sont  pas  acteurs  pour  leur  propre  compte  ; 
on  dirait  que  la  grande  pièce  se  joue  pour  eux  seuls,  ils  applau- 
dissent ou  sifflent  aux  bons  endroits.  Ce  sont  des  dilettantes. 
D'ailleurs  la  comédie  n'est  pas  seulement  dans  les  choses  qui, 
malgré  toute  la  bonne  volonté  ou  la  bonne  humeur  qu'on  veut 
y  mettre,  ne  sont  pas  toujours  gaies;  elle  est  aussi  dans  les  idées. 
ï)ans  le  genre  du  comique  supérieur,  rien  ne  vaut  le  désarroi  per- 
pétuel des  doctrines,  la  grande  mystification  des  zélés  et  des  con- 
vaincus, cette  ironie  suprême  qui  se  joue  des  philosophies  et  des 
religions,  les  bridant  les  unes  par  les  autres  et  rejetant  leurs  débris 


LA    FIN    DES    DOGMES   ET    LEUfi    RENAISSANCE.  491 

avec  les  espérances  qui  s'y  attachaient  au  gouffre  sans  fond  de 
l'inconnu.  L'art  est  de  jouir  avec  esprit  de  la  sottise  universelle  et 
de  se  consoler  de  la  nécessité  de  vivre  par  l'affranchissement  de  la 
pensée,  qui  juge  cette  vie  et  la  nécessité  qui  l'impose,  ne  voulant 
à  aucun  prix  en  être  ni  l'esclave  ni  la  dupe  :  on  prétend  bien  ne 
pas  êti'e  du  parti  des  mystifiés.  Je  me  souviens,  à  ce  propos,  d'un 
ami  anonyme  de  Benjamin  Constant,  qui  pourrait  bien  être  Ben- 
jamin Constant  lui-même,  et  qui  en  tout  cas  était,  par  antici- 
pation, de  l'école  du  dilettantisme,  florissante  parmi  nous.  Cet  ami 
racontait  un  plaisant  apologue  :  <(  Dieu  est  mort,  disait-il,  avant 
d'avoir  fini  son  ouvrage.  Il  avait,  à  ce  qu'il  paraît,  les  plus  beaux 
et  vastes  projets  du  monde  et  les  plus  grands  moyens  pour  les 
accomplir;  il  avait  mis  déjà  en  œuvre  plusieurs  de  ces  moyens, 
comme  on  élève  des  échafauds  pour  bâtir  ;  mais  au  milieu  de  son 
travail  il  est  mort.  Tout  à  présent  se  trouve  fait  pour  un  but  qui 
n'existe  plus.  Nous,  en  particulier,  nous  nous  sentons  destinés  à 
quelque  chose  dont  nous  ne  nous  faisons  aucune  idée  ;  nous  sommes 
comme  des  montres  où  il  n'y  aurait  point  de  cadran,  et  dont  les 
rouages,  doués  d'intelligence,  tourneraient  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent 
usés,  sans  savoir  pourquoi  et  redisant  toujours  :  «  Puisque  je 
tourne,  j'ai  donc  un  but.  »  —  Je  ne  sais  trop  où  j'ai  lu  cette  his- 
toire; mais  j'estime  que  rien  n'exprime  mieux  la  prétention  au 
déniaisemant  universel,  qui  est  une  des  élégances  de  ce  temps-ci, 
et  qui  fait  fureur  parmi  les  beaux  espriis. 

Quelques-uns,  enfin,  ne  sont  pasdes  iriésolus,  ce  sont  des  sectateurs 
déterminés  des  idées  nouvelles,  mais  qui,  au  terme  des  concessions 
faites,  deviennent  tout  d'un  coup  des  révoltés.  Ils  subissent  toutes 
ks  exigences  de  la  science,  sauf  une,  la  dernière.  Leur  erreur  était 
de  croire  que  la  science  leur  rendrait  tout  ce  Qu'ils  avaient  sacrifié 
pour  la  suivre,  la  vie  morale  transformée  sans  doute,  mais  encore 
digne  de  l'homme,  la  vie  esthétique,  profondément  modifiée,  mais 
capable  encore  de  nobles  inspirations.  La  science  ne  leur  devait 
rien  de  tout  cela;  elle  ne  le  leur  a  pas  donné;  de  là  de  cruelles 
désillusions.  Au  terme  de  ce  long  voyage  scientifi(jue,  à  travers  ces 
espaces  vides  et  ces  grands  silences,  ils  se  sont  étonnés  ;  ils  n'ont 
pas  trouvé  ce  qu'ils  cherchaient,  l'apaisement  de  la  pensée,  l'har- 
monie rêvée  entre  l'ordre  de  l'esprit  et  l'ordre  des  choses,  là  où 
elle  devait  être,  si  elle  est  quelque  part,  dans  l'univers  expliqué  et 
démontré.  Partout  ils  n'ont  trouvé  que  l'enchahiement  sans  fin  des 
phénomènes,  réglés  sous  la  loi  du  nombre,  avec  leur  expression 
mathématique,  excluant  toute  autre  direction  que  celle  de  f  éter- 
nelle nécessité;  ils  n'ont  trouvé  que  des  raisons  mécaniques,  non 
la  raison.  Les  faits  les  ont  trompés  jusqu'au  bout,  nulle  part  ils 
n'ont  saisi  cet  accord  de  la  pensée  avec  le  monde,  qui  semblait 


A92  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

devoir  être  le  prix  et  le  fruit  de  leur  subordination  à  la  science. 
Faut-il  s'étonner  si,  au  terme  de  cette  recherche,  ils  se  sont  rejetés 
en  arrière,  devant  la  vision  formidable  et  claire  du  néant?  Car  ce 
vide  absolu  de  toute  raison  n'est-il  pas  l'équivalent  du  néant  pur? 
Donc,  plus  de  vie  spirituelle,  plus  de  vie  morale,  qui  puisse  se  ré- 
gler sur  quelque  idée,  s'appuyer  sur  un  principe.  Des  faits,  tou- 
jours des  faits,  monotones,  même  dans  leur  diversité  d'apparence, 
par  leur  succession  perpétuelle,  par  leur  identité  d'origine  et  de 
nature.  Un  fait  contient  autant  de  réalité  qu'un  million  de  faits.  Le 
nombre  n'y  ajoute  rien  et  l'infini  numérique  n'est  qu'une  grandeur 
d'illusion.  En  dehors  des  faits,  les  uns  liés,  là  où  la  science  a  pé- 
nét'  é,  les  autres  encore  indociles  à  tous  liens,  incohérens  ou  igno- 
rés, il  n'y  a  rien,  et  les  plus  grandes  découvertes  ne  feront  qu'agran- 
dir ce  domaine  des  phénomènes  mécaniques  sans  y  ajouter  un 
élément  spirituel,  une  idée  morale.  Par  un  effet  d'habitude  et  pour 
fuir  ce  vide,  on  se  réfugie  dans  des  formules,  on  invoque  des  mots  : 
l'absolu,  le  divin,  l'idéal.  Mais  l'absolu,  qu'est-ce  au  point  de  vue 
de  la  science  nouvelle?  La  plus  haute  des  abstractiuns.  Le  divin? 
Une  épithète  décorative;  le  divin  est  un  être  ou  n'est  qu'un  mot. 
L'Idéal?  En  dehors  de  toute  réalité  transcendante,  qu'est-ce,  sinon 
une  conception  purement  subjective,  arbitraire,  l'œuvre  personnelle 
de  chaque  cerveau?  D'où  peut  venir  une  conception  pareille,  en 
contradiction  avec  la  réalité?  Des  éléinens  intérieurs  de  la  nature, 
des  phénomènes  physiques  ou  biologiques?  Évidemment  non;  elle 
ne  peut  venir  que  de  l'esprit.  Mais  l'esprit  lui-même  est-il  autre 
chose  que  le  pro^luit  d'une  combinaison  chimico-cérébrale?  Et 
nous  voilà  au  rouet. 

Si  nous  ne  sommes  plus,  comme  on  nous  l'a  dit  tant  de  fois,  que 
des  apparitions  éphémères,  flottant  à  la  surface  de  l'illusion  infinie, 
ou  plutôt,  ce  qui  est  plus  conforme  au  langage  moderne,  des  états  de 
conscience  momentanés,  éclos  au  point  de  jonction  de  certaines  forces 
physiques  et  chimiques,  dans  quel  laboratoire  secret,  dans  quel  creu- 
set mystérieux  a  donc  pu  naître  et  se  former  cet  idéal?  Et  cependant 
ce  fantôme  d'idée,  d'origine  équivoque,  sans  état  civil  dans  la  so- 
ciété établie  et  régulière  des  notions  scientifiques,  sans  raison  d'être, 
c'est  lui  qui  gouverne  encore  toute  la  partie  supérieure  de  la  vie  et 
de  l'humanité  ;  il  est  le  principe  de  toute  grande  existence,  de  tout 
héroïsme,  de  tout  grand  art,  de  toute  poésie.  On  ne  conçoit  rien 
de  noble,  rien  de  délicat  sans  lui,  et  que  vaut  de  vivre  si  l'on  re- 
tranche ce  qui  en  fait  le  prix?  Voilà  certainement  une  des  sources 
de  ce  pessimisme,  dont  on  a  trop  parlé,  auquel  l'Allemagne  a  im- 
posé le  cachet  de  son  pédantisme,  qui  a  désolé  une  partie  de  la 
jeunesse  contemporaine,  mais  dont  il  faut  bien  indiquer  l'origine  en 
passant.  Au-dessus  des  raisons  passagères,  politiques,  sociales  ou 


LA   FIN    DES    DOGMES   ET   LEUR   RENAISSANCE.  493 

purement  littéraires,  qui  expliquent  ce  qu'on  a  justement  appelé 
«  une  végétation  de  mort,  »  il  y  a  cette  raison  durable,  aperçue 
par  ceux-là  qui  en  ont  le  plus  souffert,  que  la  science,  en  fermant 
toute  issue  à  la  curiosité  des  causes  et  des  fins,  a  tranché  du  même 
coup  «  la  racine  de  la  vie  morale.  »  De  là  des  tristesses  sans  remède, 
des  indignations  sans  objet,  une  souffrance  d'esprit  sans  issue.  La 
grande  antinomie  où  se  débat  une  partie  de  la  jeunesse  qui  pense, 
à  l'heure  du  siècle  où  nous  sommes,  est  la  nécessité  et  l'impossi- 
bilité de  l'idéal,  ou  plutôt  la  double  impossibilité  de  l'expliquer  et 
de  s'en  passer.  Ces  tourmens  sans  but,  ces  aspirations  trompées, 
ce  grand  avortement  des  plus  belles  espérances  dans  le  triomphe 
de  la  science  positive,  voilà  un  mal  très  réel,  sensible  à  tout  obser- 
vateur. Mais  il  faudrait  un  Goethe  pour  peindre,  comme  il  convient, 
les  souffrances  intimes  de  ces  nouveaux  Werthers,  les  Werthers  de 
l'idéal. 

A  ces  groupes,  que  nous  avons  essayé  de  caractériser,  est-il  bien 
utile  de  joindre  les  esprits  pratiques  qui  considèrent  comme  un 
gain  positif  pour  leurs  affaires  et  leurs  plaisirs  le  temps  dérobé  à 
des  préoccupations  métaphysiques  ou  religieuses,  et  les  indifférons, 
trop  heureux  de  rencontrer  une  philosophie  sans  dogme  qui  les 
dispense  du  souci  de  penser  et  justifie  leur  paresse  intellectuelle 
sous  couleur  d'une  abstention  raisonnée?  Marquons  la  place  de  ce 
dernier  groupe,  le  plus  nombreux  pourtant,  et  passons. 

Ce  sont  là  les  différentes  attitudes  d'âme,  les  états  d'esprit  qui 
nous  apparaissent  le  plus  clairement  dans  cette  crise  suprême  des 
dogmes.  Il  importe  maintenant  de  rechercher  comment  s'est  opéré 
ce  travail  de  désagrégation  des  idées,  par  quelles  phases  s'est 
préparée  cette  ruine  continue  sous  laquelle  il  semble  que  le  vieux 
monde  va  s'eflbndrer. 

II. 

C'est  par  la  métaphysique  que  la  destruction  a  commencé.  Tout 
est  suspendu  à  elle,  la  morale,  la  destinée  humaine,  l'art  lui-même, 
par  des  liens  presque  invisibles  qui  n'en  sont  pas  moins  très  forts. 
Si  elle  est  ébranlée,  l'ébranlement  se  propage  jusqu'à  l'extrémité 
de  la  chaîne  des  idées.  Si  elle  fléchit  ou  cède,  tout  le  reste,  de 
proche  en  proche,  fléchit  et  cède,  comme  il  arrive  pour  la  clé  de 
voûte  d'un  monument,  laquelle  entraîne  dans  sa  chute  toutes  les 
parties  de  l'édifice  qui  convergeaient  vers  elle  et  qu'elle  tenait  atta- 
chées à  un  centre  immobile. 

Donnons-nous  le  spectacle  de  cette  ruine  graduelle  que  rien  ne 
semble  plus  devoir  arrêter  et  qui  s'est  communiquée  aux  parties 


liQk  REtKE   DES    DEUX   MONDES. 

les  plus  solides  et  les  plus  résistantes  du  vieil  édifice.  A  la  haine- 
des  dogmes  s'ajoute  le  règne  absolu  du  fait  ;  c'est  le  double  trait 
par  lequel  se  définit  le  mouvement  de  l'esprit  contemporain  ;  de  ces 
deux  formules,  l'une  est  la  conséquence  de  l'autre.  Dans  les  dogmes 
philosophiques  eux-mêmes,  quelque  bien  établis  qu'ils  soient  par 
la  raison  et  le  raisonnement,  nous  avons  montré  qu'il  entre  un  élé- 
ment de  croyance,  quelque  chose  comme  un  dernier  mouvement 
d'âme  qui  détermine  l'adhésion.  Or,  lorsqu'on  a  éliminé,  comme  on 
prétend  le  faire  dans  les  philosophies  nouvelles,  cet  élément  sui 
generis,  cette  part  laissée  à  la  croyance  et  par  où  s'achève,  dans  un 
acte  final,  l'œuvre  du  raisonnement,  lorsqu'on  a  détruit  tous  les 
dogmes,  force  est  de  s'en  tenir  rigoureusement  aux  faits,  lesquels 
n'exigent  rien  de  semblable  pour  être  admis  et  ne  demandent  qu'un 
travail  de  perception  exacte  et  vérifiée.  Toute  théorie,  toute  expli- 
cation qui  ne  sera  pas  contenue  dans  les  faits  ou  n'en  découlera 
pas  directement,  devra  être  considérée  comme  un  débris  de  dogme, 
écartée  avec  soin  comme  une  cause  de  perturbation  possible  pour 
l'esprit,  une  occasion  d'illusions  nouvelles  et  de  superstition  renais- 
sante. Par  là  se  trouve  supprimée  la  question  métaphysique  par 
excellence,  la  raison  de  l'univers  ;  ce  n'est  pas  là  une  question  de 
fait,  mais  d'interprétation  de  faits  ;  elle  implique  l'idée  de  finalité, 
qui  est  en  dehors  des  phénomènes,  et  d'un  autre  ordre  ;  les  phé- 
nomènes, conséquens  et  antécédens  d'autres  phénomènes,  c'est  là 
tout  le  cercle  que  peut  et  doit  parcourir  l'esprit  humain,  et  ce  cercle 
est  inexorablement  fermé. 

Ainsi  est  née,  chez  les  uns  d'un  coup  de  désespoir,  chez  les 
autres  d'une  exigence  scientifique,  la  théorie  de  l'inconnaissable 
adoptée  un  peu  aveuglément  par  une  foule  de  sectateurs  médiocre- 
ment renseignés  sur  le  fond  des  choses,  mais  qui  s'y  rallient  sur  la. 
simple  promesse  qu'elle  tranchera  le  problème  métaphysique.  Par 
ce  seul  mot,  en  effet,  on  écarte  du  même  coup  ceux  qui  affirment 
qu'il  y  a  un  pourquoi  de  l'univers  et  qu'on  peut  l'atteindre,  les 
panthéistes,  les  idéalistes,  les  spiritualistes,  toutes  les  sectes  des 
métaphysiciens,  —  et  ceux  qui  nient  avec  assurance  qu'il  y  ait 
une  raison  finale  au  terme  des  phénomènes,  les  matérialistes,  les 
athées,  les  ennemis  de  toute  métaphysique.  On  se  borne  ici  à 
déclarerîque,  si  ce  but  existe,  il  est  et  sera  éternellement  ignoré, 
le  dernier,' le  plus  impénétrable  mystère,  le  plus  inutile  à  sonder. 
Ce  n'est  pas  une  négation,  ce  qui  serait  encore  un  dogme,  c'est 
une  fin  de  non-recevoir  absolue  qu'on  oppose  à  tout  dogme,  quel 
qu'il  soit,  à  toute  explication  non  contenue  dans  la  teneur  des  faits. 

L'Inconnaissable  a  sa  généalogie.  Dès  le  commencement  du  siècle, 
il  se  rencontre  dans   la  théorie  kantienne  des   noumènes  :  c'est 


LA   FIN    DES   DOG.MES    ET   LEUR    RENAISSANCE.  495 

l'exagération  du  mystère  de  la  cliose  en  soi  qui  a  valu  à  Kant  ce 
singulier  honneur  de  préparer  la  voie  aux  agnostiques  anglais. 
Hamilton,  le  profond  penseur  écossais,  porte  au  plus  haut  degré 
la  doctrine  de  notre  impuissance  originelle  à  concevoir  l'absolu.  Il 
s'en  forge  à  lui-même  un  fantôme,  qui,  à  force  d'être  logiquement 
épuisé,  vide  de  tout  élément  réel  et  intelligible,  serait  l'absolu  de 
rien.  —  L'Inconnaissable  se  retrouve  au  sommet  de  la  philosophie 
positiviste  ;  il  en  est  la  dernière  synthèse,  la  formule  suprême.  Chez 
Littré,  il  s'oppose  à  la  région  des  faits,  au  connaissahle ,  qui  repré- 
sente l'ensemble  des  choses  dont  on  peut  percevoir  et  prévoir  l'ap- 
parition, saisir  les  relations,  déterminer  les  lois.  Chez  Herbert 
Spencer,  il  est  le  mystère  inévitable  où  toute  science  aboutit,  le 
point  d'arrêt  de  toute  recherche,  r'Avayx.-/î  crT-^vai  d'Aristote.  L'In- 
connaissable est  l'inexpliqué  ;  il  commence  à  la  dernière  généralisa- 
tion des  lois.  A  l'origine  de  son  règne  abstrait,  il  ne  représente  donc 
qu'un  ensemble  de  notions  négatives  ;  il  exprime  ce  fait  que  nous 
ne  pouvons  rien  connaître  en  dehors  des  phénomènes  et  de  leur 
liaison  ;  or,  les  phénomènes,  qui  s'enchaînent  entre  eux,  n'expliquent 
rien  que  leur  conditionnement  réciproque,  qui  n'est  encore  qu'un 
fait  ;  et  les  lois  de  ces  phénomènes  ne  s'expliquent  pas  davantage 
elles-mêmes,  même  en  se  généralisant,  en  s'élevant  le  plus  haut 
possible.  «  C'est  une  loi  que  tout  événement  dépende  d'une  loi.  » 
Mais  cette  loi  elle-même  ne  porte  pas  avec  elle  son  explication  et 
sa  raison  d'être;  remonter  de  lois  en  lois  jusqu'aux  plus  abstraites 
et  aux  plus  générales,  ce  n'est  que  reculer  la  borne  de  notre  igno- 
rance, c'est  remonter  toujours  à  un  autre  mystère.  «  Nous  ne  pou- 
vons pas  plus,  dit  Stuart  Mill,  assigner  un  pourquoi  aux  lois  les 
plus  générales  qu'aux  lois  partielles.  »  Jamais  on  n'arrive  à  une  loi 
dernière  qui  envelopperait  et  contiendrait  toutes  les  autres,  à  cert 
axiome  suprême  dont  M.  Taine  a  parlé  magnifiquement.  Il  est  clair 
que  celui  qui  mettrait  la  main  sur  cet  axiome  tiendrait  la  clé  des 
mondes,  celle  des  origines,  celle  des  destinées.  Mais,  d'après  les 
données  mômes  du  problème,  tout  porte  à  croire  qu'il  ne  sera  ja- 
mais résolu.  La  loi  la  plus  haute  reste  aussi  inexpliquée  que  la  loi 
la  plus  élémentaire  ;  derrière  cette  généralisation  recommence  tou- 
jours le  domaine  illimité  de  l'inconnaissable,  toujours  fuyant,  jamais 
atteint. 

L'inconnaissable  n'est  donc  pas  une  explication  métaphysique, 
c'est  l'impossibilité  de  toute  explication  de  ce  genre.  Dès  lors,  il  n'y 
a  plus  à  chercher  ni  à  prévoir  de  dessein,  de  plan  ou  de  fma- 
litô  dans  la  nature,  puisque  nulle  part  nous  n'avons  pu  saisir,  à 
l'origine  de  la  série  des  phénomènes,  autre  chose  qu'une  série  de 
phénomènes  qui  recommence  sans  cesse  jusqu'au  point  où  toute 


496  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

recherche  s'arrête,  puisque  nulle  part  nous  n'avons  trouvé  à  l'ori- 
gine la  trace  d'un  principe  intelligent,  le  vestige  moral  d'un  dieu. 
L'univers  se  révèle  à  nous  comme  un  grand  phénomène  diversifié 
àl'infmi.  La  seule  explication  que  l'on  en  pourra  tenter  sera  donc  une 
explication  mécanique.  C'est  à  quoi  prétend  pourvoir  la  théorie  de 
l'évolution;  elle  complète  la  théorie  de  l'Inconnaissable.  On  ne  peut 
plus  demander  la  raison  du  monde  qu'à  la  nécessité  mathéma- 
tique qui  exclut  toute  intention  à  l'origine,  toute  prévision,  toute 
liberté,  tout  amour  et  toute  bonté.  Ainsi  le  veut  la  logique  du  dé- 
terminisme. Ainsi  le  veut  la  considération  exclusive  des  faits,  qui 
sont  l'élément  réel,  la  vraie  substance  des  idées.  C'est  autour  de 
cette  théorie  que  se  groupent,  à  l'heure  qu'il  est,  les  adhésions 
enthousiastes  et  les  espérances  confuses  de  cette  foule  ardente  d'es- 
prits inégalement  cultivés  qui  rêvent  l'émancipalion  définitive  des 
anciens  jougs  de  doctrine  et  l'abolition  des  idolâtries  du  passé.  Ils 
acclament  de  confiance  Herbert  Spencer,  sans  l'avoir  toujours  com- 
pris, quelquefois  sans  l'avoir  lu.  Mais  la  pensée  d'Herbert  Spencer 
et  de  ses  savans  disciples  n'en  garde  pas  moins  son  prix,  comme 
une  vaste  synthèse  philosophique,  malgré  ces  hommages  compro- 
met tans,  et  c'est  elle  seule  que  nous  devons  considérer,  sans  tenir 
compte  de  ce  qui  pourrait  la  discréditer  par  les  emplois  vulgaires 
qu'on  en  fait  ou  les  ambitions  très  positives,  d'ordre  politique  plutôt 
que  scientifique,  qu'elle  provoque. 

L'évolution  représente  le  plus  grand  effort  de  généralisation  scien- 
tifique et  philosophique  qui  ait  été  fait  dans  ce  siècle,  depuis  Hegel. 
Elle  a  rempli  ces  vingt-cinq  dernières  années  du  bruit  de  son  ora- 
geuse naissance,  des  controverses  qu'elle  a  soulevées,  de  sa  popu- 
larité croissante  et  de  son  active  propagande,  de  sa  fortune,  enfin, 
arrivée  à  ce  point  où,  selon  la  loi  de  l'évolution  retournée  contre 
elle-même,  elle  devrait  décroître.  Elle  n'en  est  pas  là  pourtant,  il 
s'en  faut.  Nous  l'avons  vue  naître  sous  la  forme  restreinte  de 
la  doctrine  de  la  variabilité  des  espèces  et  des  lois  de  la  sélec- 
tion, dans  les  premiers  ouvrages  de  Darwin  et  de  Wallace,  puis  se 
développer  sous  la  forme  de  la  théorie  de  la  Descendance  de 
Vhomme,  dans  les  derniers  ouvrages  du  grand  naturaliste  anglais, 
enfin  s'élargir  à  la  taille  d'une  vaste  spéculation,  hypothétique  et 
synthétique  à  l'excès,  dans  les  Premiers  Principes  de  Spencer, 
qui  a  recueilli  toutes  ces  théories,  qui  en  a  déduit  les  dernières 
conséquences  et  les  a  poussées  jusqu'à  leur  terme.  Enrichie  de  ces 
larges  et  puissantes  alluvions,  accrue  chaque  jour  par  les  études  les 
plus  diverses  et  la  collaboration  passionnée  d'un  certain  nombre  de 
savans,  cette  grande  hypothèse  descend  maintenant  le  cours  du  siècle 
comme  un  grand  fleuve  qui  entraîne  les  intelligences  rebelles  à  la 


LA  FIN   DES    DOGMES    ET    LEUR   RENAISSANCE.  Û97 

dérive  et  dont  il  semble  bien  qu'aucun  obstacle  ne  pourrait  briser 
aujourd'hui  la  vitesse  acquise  ou  détourner  le  flot  irrésistible. 

Ce  qui  fait  l'attrait  dominant  et  spécieux  de  cette  théorie,  c'est 
l'apparente  simplicité  de  son  principe  et  l'étendue  sans  limites  de 
ses  applications.  Son  principe,  c'est  la  loi  du  mouvement  trans- 
formé ;  le  domaine  de  ses  applications,  c'est  l'existence  universelle 
et  son  histoire.  L'évolution,  comme  son  nom  l'indique,  c'est  le 
mode  de  développement  des  choses,  un  processus  identique,  appli- 
qué à  tous  les  ordres  de  phénomènes,  le  progrès  (à  condition  que 
l'on  écarte  le  sens  téléologique  du  mot)  s'accomplissant  par  un  mou- 
vement constant  et  d'infiniment  petites  différences,  passant  d'une 
série  d'êtres  à  une  autre  série  d'êtres,  et  dans  le  même  être  d'une 
forme  primitive  à  l'achèvement  de  cet  être.  Le  progrès  du  simple 
au  complexe  à  travers  les  différenciations  successives,  telle  est  la 
formule  fatidique,  celle  qui  répond  à  tout  depuis  les  premiers  chan- 
gemens  de  la  matière  cosmique  jusqu'à  la  formule  actuelle  ;  formule 
vérifiée,  dit-on,  par  l'évolution  géologique  et  météorologique  de  la 
terre  et  de  chacun  des  organismes  qui  en  peuplent  la  surface,  — 
par  le  progrès  continu  de  l'humanité,  soit  qu'on  le  considère  chez 
l'individu  civihsé,  soit  dans  les  groupemens  de  race  et  de  peuple  ; 
enfin  par  le  développement  de  la  société,  au  triple  point  de  vue  de  ses 
institutions  politiques,  religieuses  et  économiques.  Le  monde  entier, 
dans  son  passé  et  dans  son  avenir,  lient  dans  cette  large  et  puis- 
sante formule.  Depuis  la  première  concentration  de  la  matière  cos- 
mique jusqu'aux  nouveautés  d'hier  et  d'aujourd'hui,  le  trait  essen- 
tiel de  tous  ces  changemens,  c'est  le  passage  presque  insensible  et 
continu  du  simple  au  complexe,  de  l'indéterminé  au  déterminé.  Tout 
se  déduit  actuellement  ou  se  déduira  un  jour  de  la  même  loi  de 
causalité.  Les  forces  physiques,  les  forces  vitales,  les  forces  sociales 
sont  les  manifestations  diverses,  à  nous  connues,  d'une  même  force 
toujours  agissante  ;  elles  en  représentent,  pour  ainsi  dire,  les  divers 
degrés  d'intensité  actuelle,  sans  que  ces  degrés  épuisent  jamais  le 
possible,  qui  reste  infini.  Une  multitude  de  systèmes  se  forment  et 
se  décomposent  selon  des  rythmes  déterminés.  La  naissance  et  la 
mort  individuelles  ne  sont  que  des  accidens  insignifians  dans  ce 
jeu  grandiose  du  mécanisme  universel,  mais  chaque  naissance  et 
chaque  mort  nous  peignent  dans  un  moment  infinitésimal  la  for- 
mation et  la  décomposition  d'un  monde.  L'histoire  d'un  corps  vivant 
nous  raconte  en  raccourci  celle  d'un  univers.  Des  mouvemens  qui 
s'intègrent  ou  se  désintègrent,  nulle  part  il  n'y  a  ni  plus  ni  autre 
chose.  Partout,  c'est  la  même  force  régie  par  la  même  loi,  dans 
des  circonstances  variées  qui  expliquent  la  diversité  des  êtres.  A  ce 
prix,  que  de  précieux  avantages  pour  la  pensée  scientifique  I  Le 

T0H1S  Lxxiii.  —  188G.  32 


498  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

triomphe  de  l'unité  absolue  dans  la  variété  des  phénomènes  et  des 
formes,  la  répudiation  définitive  des  causes  finales,  l'explication 
du  monde  et  de  son  histoire  par  le  simple  jeu  des  lois  mécaniques 
et  des  forces  existantes,  sans  autre  destinée  que  celle  de  dérouler, 
dans  l'absence  complète  de  tout  autre  spectateur  que  l'homme,  la 
trame  du  phénomène  universel,  jusqu'à  épuisement  ou  métamor- 
phose de  ces  forces  ;  la  possibilité,  obtenue  enfin  après  tant  d'efforts, 
de  reléguer  bien  loin,  per  inania  régna,  l'idée  d'un  Dieu,  de  faire 
cesser  l'obsession  d'une  pensée  suprême  qui  veut  sans  raison  suf- 
fisante s'imposer  à  nous  comme  cause  de  l'univers;  la  substitution 
d'une  origine  mécanique  à  une  origine  incompréhensible,  l'élimi- 
nation du  dogme  de  la  création  remplacé  par  l'axiome  de  la  per- 
manence de  la  force  ;  tout  cela  ne  vaut-il  pas  la  rançon  de  quelques 
hypothèses  ?  «  Des  pas  infiniment  petits  et  des  périodes  infiniment 
longues,  a  dit  Strauss,  tels  sont  les  deux  passe-partout  qui  ouvrent 
les  portes  accessibles  naguère  au  seul  miracle.  »  C'est  toute  la  phi- 
losophie de  l'évolution. 

Voilà  donc  la  nouvelle  conception  du  monde  d'après  ces  théo- 
ries, filles  de  la  science  positive  et  dominatrices  des  esprits  :  une 
loi  et  une  force,  une  loi  unique  qui  règle  les  manifestations  d'une 
force  unique.  Cette  lorce  identique  à  elle-même  sous  ses  métamor- 
phoses apparentes  exclut  toute  idée  de  commencement  et  de  fin  ; 
elle  ne  peut  ni  avoir  commencé  ni  cesser  d'être  ;  qu'elle  ait  pu 
commencer  ou  qu'elle  doive  finir,  qu'on  place  le  néant  avant  ou 
après,  la  contradiction  est  la  même  ;  le  rien  ne  peut  devenir  le  tout, 
le  tout  ne  peut  devenir  le  rien.  La  nature  est  le  cercle  immense 
dans  lequel  s'agitent  éternellement  ces  diverses  manifestations 
de  la  force,  se  transformant  et  se  transmettant  les  unes  dans  les 
autres.  Qu'est-ce  donc  que  la  vie  universelle  ?  Une  succession  de 
formes  déterminées  par  les  actions  et  les  réactions  du  mouvement. 
Qu'est-ce  qu'une  vie  individuelle  ?  Un  moment  insignifiant  dans  ces 
variétés  de  combinaisons  inépuisables  comme  la  force  qui  s'y  joue, 
infinies  en  nombre  dans  le  temps  et  dans  l'espace  infinis.  Qu'est-ce 
que  l'humanité?  Une  collection  de  ces  momens  comprise  dans  un 
intervalle  très  court  de  la  cosmologie.  La  vie  individuelle,  l'histoire 
tout  entière,  ne  sont  que  des  épisodes  imperceptibles  perdus  dans 
l'œuvre  de  la  nature,  des  accidens  sans  avenir  et  sans  portée,  des 
quantités  négligeables  dans  la  production  universelle.  De  toutes  parts 
l'incommensurable  nous  déborde,  l'incommensurable  silencieux, 
vide  de  toute  pensée,  l'infini  muet. 

Dans  cette  doctrine  qui  simplifie  si  prodigieusement  l'existence 
et  qui  réduit  la  vie  humaine  elle-même  à  un  cas  particulier  de  la 
mécanique  universelle,  que  devient  la  morale  et  quelle  place  peut- 
elle  garder  dans  le  monde  ?  Une  place  bien  restreinte  et  subordon- 


LA    FIN    DES    DOGMES    ET   LEUR    RENAISSANCE.  499 

née.  Elle  tombera  du  même  coup  et  de  la  même  ruine  que  la  mé- 
taphysique. Lorsqu'on  en  aura  soustrait  tout  élément  rationnel, 
elle  ne  sera  plus  cette  science  souveraine  qui  imposait  sa  loi  aux 
faits,  et  qui,  lorsque  les  événemens  semblaient  la  démentir,  don- 
nait à  l'homme  le  droit  de  les  juger  et  de  les  mépriser.  Elle  des- 
cendra de  la  sphère  des  principes,  où  elle  régnait,  dans  le  domaine 
égalitaire  des  faits,  où  chaque  phénomène,  issu  de  la  même  origine, 
en  vaut  un  autre.  Elle  ne  peut  plus  être  qu'une  physique  des  mœurs, 
elle  l'est  déjà. 

La  première  condition  manque  à  cette  morale  des  nouvelles  écoles, 
pour  être  une  morale  :  la  liberté.  Malgré  les  dédains  de  certains 
esprits  qui  estiment  cette  manière  de  penser  trop  élémentaire,  le 
bon  sens,  celui  des  philosophes  non  engagés  d'avance  comme  celui 
de  l'homme  simplement  réfléchi,  se  refuse  à  comprendre  qu'il  y  ait 
une  morale  possible  pour  un  agent  qui  ne  serait  pas  libre,  qu'il  y  ait 
«  un  devoir  sans  pouvoir.  »  Kant  n'est  que  l'interprète  de  la  raison 
quand,  s'afl'i-anchissant  du  despotisme  de  la  causalité,  il  établit  une 
identité  absolue  enti-e  ces  deux  termes,  la  liberté,  la  moralité.  On 
aura  beau  aigumenter  subtilement  contre  lui,  soutenir  qu'il  s'est 
engagé  dans  un  cercle  vicieux  eu  fondant  la  loi  morale  sur  la  liberté 
et  prouvant  la  liberté  par  la  morale,  le  cercle  vicieux  n'existe  que 
dans  la  forme  :  au  fond,  Kant  ne  dit  pas  autre  chose  que  ceci,  à  sa- 
voir que  la  loi  morale,  qui  est  le  tout  de  l'homme,  postule  la  liberté 
et  que,  parla  même  que  cette  loi  est  la  raison  d'êti*e  de  l'homme, 
tous  les  nuages  dialectiques  amassés  sur  la  question  de  la  liberté 
se  dissipent  devant  l'évidence  souveraine  du  devoir»  qui  est  le  fait 
humain  par  excellence  et  qui  entraîne  tout  le  reste  à  sa  suite,  comme 
condition  ou  conséquence.  Condition,  antécédent  psychologique  de 
la  moralité,  pour  la  rendi'o  possible,  et  en  même  temps  consé(juence 
logique,  dès  que  le  devoir  est  posé  :  voilà  ce  qu'est  la  liberté.  En 
vérité,  il  n'y  a  là  de  cercle  vicieux  que  pour  ceux  qui  veulent  con- 
iondre  les  deux  points  de  vue. 

Cette  liberté,  condition  de  la  moralité  et  par  conséquent  de  la 
science  morale  elle-même,  elle  est  aujourd'hui  submergée  dans  ce 
flot  du  déterminisme  universel  qui  a  tout  envahi  :  la  philosophie 
scientifique,  l'art,  la  littérature,  la  vie  elle-même.  Et  comment  pour- 
rait-il en  être  autrement  dans  une  doctrine  où  tout  se  résout  dans 
l'équivalence  et  la  transformation  des  forces?  Quel  plus  grand  scan- 
dale scientifique  pourrait-on  imaginer,  en  ce  temps  d'évolution, 
que  celui  d'une  force  qui  ne  serait  pas  du  même  ordre  que  les 
autres,  qui  ne  serait  pas  la  conversion  mécanique  d'une  autre, 
qui  aurait  l'inexplicable  privilège  de  rompre  en  quelques  points 
la  chaîne  tendue  de  l'extrémité  des  phénomènes  à  l'autre  en  y 


500  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

insérant  du  nouveau  et  de  l'imprévu,  un  commencement  de  mou- 
vement qui  ne  serait  pas  contenu  dans  les  mouvemens  précédens 
et  qui  changerait  quelque  chose  ou  à  la  suite  réglée,  ou  à  la  vitesse, 
ou  à  la  direction  des  phénomènes?  Donc,  a  priori ,  la  liberté  est  con- 
damnée d'abord,  comme  une  contradiction  manifeste  à  la  loi  de  la 
caMsalité  mécanique,  mère  de  l'évolution  ;  puis,  comme  un  démenti 
aux  faits  qui  prouvent  que  cette  liberté  n'est  qu'une  illusion.  La  vo- 
lonté n'est  pas  une  cause,  c'est  une  résultante;  l'analyse  la  réduit  à 
sa  plus  simple  expression,  celle  d'un  total  qui  se  prend  pour  une  réa- 
lité. Les  facteurs  de  ce  total  sont  les  forces  aveugles  du  tempéra- 
ment, les  influences  occultes  de  l'hérédité,  les  circonstances  du 
milieu  ambiant,  les  habitudes,  les  maladies  surtout,  qui  occupent 
une  si  grande  place  dans  le  vivant,  qu'on  ne  considère  plus  la 
santé  physique  et  morale  que  comme  la  réussite  bien  rare  d'une 
combinaison.  Ainsi,  l'on  démonte  cette  espèce  de  mécanisme,  la  vo- 
lonté, comme  on  le  fait  d'une  montre,  qui,  elle  aussi,  si  elle  avait 
quelque    degré  de  conscience,  se  prendrait  pour  un  organisme 
autonome,   bien   que    la   marche  régulière   de    son  aiguille   ne 
soit  que  le  résultat  des  mouvemens  communiqués  du  dehors,  diri- 
gés et  réglés.  Elle  aussi,  cette  volonté,  qui  se  croit  maîtresse  de 
son  mouvement  et  libre,  on  la  résout  par  l'analyse,  on  la  décom- 
pose en  ses  ressorts  les  plus  délicats,  et  l'on  montre  chacun  d'eux 
fonctionnant,  à  sa  place  et  à  son  rang,  pour  un  résultat  commun, 
jusqu'au  premier  qui  a  reçu  le  choc  du  dehors  et  l'a  transmis  au 
dedans.  La  volonté  réduite  à  un  mécanisme,  la  personnalité,  avec 
ses  troubles  intellectuels  et  affectifs  et  sa  dissolution  finale,  u'est 
plus  que  l'écho  des  variations  du  corps  ;  le  moi  est  identique  à 
l'organisme,  dont  il  représente  exactement  les  perturbations  et  la 
confuse  unité.  Tous  ces  grands  mystères  de  la  vie  morale  s'éva- 
nouissent; il  ne  reste  devant  nous  que  la  conscience  de  la  vie  phy- 
sique, la  conscience  collective  des  mille  petites  consciences  ner- 
veuses, émergée  par  accident  et  pour  un  instant  du  fond  obscur 
où  plongent  les  racines  de  ce  moi  éphémère  ;  un  intervalle  de  clarté 
relative  entre  deux  masses  de  ténèbres  impénétrables,   ou  bien 
encore,  comme  disent  les   adeptes,  un  phénomène  fortuit  sura- 
jouté à  l'activité  cérébrale. 

Il  y  a  longtemps  déjà  qu'en  présence  de  ces  théories  qui  com- 
mençaient à  naître  et  qui  semblaient  déposséder  l'homme  de  lui- 
même  pour  le  livrer  à  un  fatalisme  d'un  nouveau  genre,  un  grand 
artiste,  grand  historien  à  ses  heures,  Michelet,  jetait  ce  cri  de  déses- 
poir :  u  Qu'on  me  rende  mon  moi  !  »  Il  sentait  d'instinct  que  cet 
obscur  sentiment  de  la  fatalité  universelle,  qui  se  répandait  de 
Droche  en  proche  sous  couleur  scientifique,  menaçait  à  la  fois  l'art 


LA    FIN   DES   DOGMES    ET   LEUR    RENAISSANCE.  501 

et  la  vie.  Qu'aiirait-il  dit  devant  les  aveux  de  nos  contemporains, 
en  présence  de  cette  littérature  nouvelle  qui  se  vante  elle-même 
d'être  «  une  pathologie  des  énervés?  »  Les  problèmes  moraux  sont 
devenus  problèmes  de  clinique  ;  la  seule  psychologie  reconnue  est 
la  psychologie  morbide  ;  la  névrose  joue  dans  la  vie  actuelle  le  rôle 
de  la  fatalité  antique. 

Névrose,  tel  est  le  nom  médical  de  cette  maladie;  déterminisme, 
pessimisme,  nihilisme,  en  sont  les  expressions  philosophiques  et 
littéraires.  Si  ce  mal  du  temps  présent  sortait  des  sphères,  encore 
restreintes,  où  il  exerce  ses  ravages,  s'il  s'attaquait  à  l'humanité, 
non  pas  dans  ses  exceptions,  mais  dans  sa  généralité,  que  devien- 
drait la  vie,  livrée  à  ces  influences?  Il  faut  toujours  prévoir  le  cas 
où  la  crise  aboutirait  à  un  triomphe  de  ces  idées  dans  les  masses, 
qu'elles  assaillent  sous  toutes  les  formes  de  la  propagande.  Qu'ar- 
riverait-il alors?  On  a  peint  souvent  la  vie  antique,  tremblant  sous 
le  joug  mystérieux  de  la  fatalité,  redoutant  tout  de  dieux  vindica- 
tifs et  jaloux,  terrifiée  au  sein  de  la  prospérité  par  la  vision  de  la 
Némésis,  condamnée  au  crime,  à  l'inceste,  par  la  Nécessité  qui 
attirait  l'homme  prédestiné  dans  ses  pièges  inévitables,  et  en  même 
tem])S  aux  expiations  les  plus  terribles,  en  sorte  que  son  innocence 
même  ne  l'absout  pas  et  que  des  forfaits  involontaires  lui  préparent 
de  formidables  châtimens,  —  jusqu'au  jour  où  le  sentiment  re- 
dressé do  la  justice  redresse  l'image  des  dieux,  où  le  sentiment  de 
la  liberté  finit  par  dissiper  le  cauchemar  du  Fatum.  C'est  un  cauche- 
mar du  même  genre  qui  tomberait  sur  l'humanité,  si  l'idée  de  la  fata- 
lité physiologique  venait  à  s'emparer  pratiquement  de  son  imagina- 
tion et  de  sa  raison.  Cette  fatalité  nouvelle  aurait  les  mêmes  résul- 
tats que  l'autre.  La  volonté,  qui  a  déjà  tant  de  peine  à  se  maintenir 
à  l'état  normal,  se  considérerait  comme  déchargée  de  l'effort  de 
vouloir  toujours  et  du  souci  de  vouloir  en  vain.  Pour  toutes  les 
erreurs  et  les  fautes  de  sa  faiblesse,  elle  ne  manquerait  pas  d'ex- 
cuse; elle  n'aurait  qu'à  choisir  entre  les  fatalités  de  l'impul- 
sion, du  tempérament,  de  l'hérédité  ;  assurée  de  l'indulgence  scien- 
tifique des  hommes  éclairés  et  de  la  complicité  de  l'opinion,  elle 
s'épargnerait  du  moins  la  peine  d  agir  et  ferait,  elle  aussi,  «  son 
repos  de  sa  stérilité.  »  —  Ce  sont  là,  je  le  sais,  des  conséquences 
théoriques  ;  pour  passer  dans  la  pratique,  de  pareilles  doctrines 
rencontreront,  à  mesure  qu'elles  s'étendront,  une  résistance  éner- 
gique dans  l'illusion  tenace  de  la  liberté,  qui  restera  longtemps  in- 
déracinable, et  dans  la  nécessité  de  vivre,  qui  réclame  l'action. 
Théoriques,  ai-je  dit?  Resteront-elles  longtemps  en  cet  état?  Déjà 
on  signale  une  tendance  marquée  à  s'accommoder  à  ces  idées,  à 
transporter  la  responsabilité  des  résolutions  et  des  actes  du  dedans 


502  -  BEVUE   DES    DEUX    MONDES. 

au  dehors,  du  for  intérieur,  où  l'on  croyait  autrefois  qu'ils  s'élabo- 
raient, à  la  série  des  circonstances  qui  les  suscitent  ou  les  diri- 
gent, et  que  l'on  regarde  volontiers  comme  les  vraies  maîtresses 
de  notre  existence.  On  se  résigne,  avec  une  facilité  qu'on  n'avait 
jamais  connue,  au  fait  accompli  ;  on  ne  discute  plus  avec  l'événe- 
ment; on  le  subit,  sans  prétendre  à  le  changer.  N'y  a-t-il  pas  un 
double  symptôme  de  cette  évolution  des  esprits  dans  l'affaiblisse- 
ment des  caractères,  qui  semblent  s'abandonner  à  toute  opinion 
qui  passe,  à  tout  vent  de  fortune  et  de  succès,  et  dans  l'affaiblis- 
sement parallèle  de  nos  jugemens  moraux,  si  complaisans  à  tout 
excuser,  à  tout  absoudre? 

Cette  tendance  se  caractérise  fortement  dans  la  critique  contem- 
poraine. Là  aussi,  il  semble  qu'il  ne  s'agisse  plus  de  juger,  mais 
seulement  de  comprendre.  Y  a-t-il  du  bien,  du  mal,  dans  les  actes 
qui  appartiennent  à  l'histoire?  Y  a-t-il  du  laid  ou  du  beau  dans  les 
œuvres  qui  relèvent  de  la  littérature  ou  de  l'art?  Qui  le  sait?  Le 
critique  n'a  qu'à  observer  ce  qui  se  passe  et  ce  qui  se  produit,  et 
à  tâcher  de  l'expliquer.  Rien  de  plus.  Il  n'a  pas  d'autre  ambition,  il 
ne  peut  en  avoir  d'autre  que  de  noter  consciencieusement  les  formes 
d'esprit,  les  états  d'âme  d'où  ces  actes  et  ces  œuvres  dérivent,  et 
sa  tâche  est  accomplie  quand  il  nous  a  fait  toucher  du  doigt  les 
différens  ressorts  de  la  machine  historique  ou  littéraire  qu'il  met 
en  scène.  Il  étudie  ce  qui  est.  De  quel  droit  étudierait-il  ce  qui 
doit  être?  Y  a-t-il  quelque  chose  qui  doive  être  de  préférence  à 
autre  chose  ?  Les  diverses  manifestations  de  la  force  ont  toutes  le 
même  droit  à  l'existence  ;  chacune  a  son  intensité  et  sa  direction 
réglées  par  les  circonstances  qui  l'ont  produite  ;  chacune  apparaît  à 
son  heure  avec  la  régularité  fixe  des  phénomènes  que  la  science 
pourra  un  jour  prévoir,  mais  que  déjà  elle  peut  expliquer  dans  le 
présent  et  dans  le  passé.  C'est  là  son  œuvre  propre,  sa  vraie  fonc- 
tion dans  l'ordre  intellectuel  et  moral.  J'ai  grand'peur  qu'il  ne  se 
cache  un  grand  fonds  d'indifïérence  sous  l'apparence  de  cette  sym- 
pathie ti-op  compréhensive  pour  les  hommes  et  les  choses.  En  tout 
cas,  il  est  trop  clair  que  le  critique  qui  part  du  déterminisme  s'in- 
terdit le  droit  de  juger.  Pour  juger  et  pour  enseigner,  il  faut  croire 
d'abord  à  la  liberté,  au  bon  ou  au  mauvais  emploi  que  l'on  en  peut 
faire,  à  l'éducation  personnelle,  dont  chaque  esprit  est  responsable 
à  l'égard  de  lui-même,  à  la  direction,  enfin,  qu'il  peut  et  qu'il  doit 
donner  à  ses  facultés.  Hors  de  la  liberté,  il  n'y  a  que  des  résultantes; 
tout  a  sa  raison  d'être,  sa  justification,  même  le  bas  et  le  laid;  à 
quel  titre  discuterait-on  la  nécessité  d'où  procède  chaque  forme 
d'esprit,  qui  n'est  qu'un  mode  de  l'existence  universelle? 

Il  en  est  de  la  morale  comme  de  la  liberté.  Si  elle  est  pure  illu- 


LA   FIN    DES    DOGMES   ET   LEUR   RENAISSANCE.  503 

sion,  qu'elle  disparaisse  à  son  tour.  D'ailleurs,  elle  ne  survi\Ta  pas, 
du  moins  dans  sa  forme  actuelle  et  son  contenu,  à  la  liberté.  Si  elle 
n'est  plus  une  morale  d'êtres  libres,  qu'est-elle?  Ou  bien  une  recette 
d'expédiens,  un  art  des  mœurs,  ou  bien  une  science  théorique  sans 
rapport  avec  la  réalité,  un  ensemble  de  déductions  géométriques; 
elle  peut  être  tout  cela,  elle  ne  sera  plus  la  morale  de  la  conscience  et 
du  devoir.  Et,  d'ailleurs,  comment  pourrait-on  établir  ou  même  con- 
cevoir quelque  chose  de  tel  dans  ces  philosophies  nouvelles  qui  éten- 
dent, d'un  bout  à  l'autre  du  monde,  l'universelle  dépendance  des 
effets  par  rapport  à  la  cause  première,  qui  n'est  elle-même  qu'un 
premier  mouvement?  Dès  lors,  il  est  clair  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  de 
code  du  devoir  inné,  ni  en  puissance  ni  en  acte,  dans  l'entendement 
humain,  qui  lui-même  n'est  qu'un  fait  de  nature.  Les  vraies  bases 
d'une  théorie  du  bien  devront  être  cherchées  dans  la  biologie  ei  la 
sociologie.  Elle  se  constitue  graduellement  par  les  règles  d'utilité, 
successivement  reconnues  dans  toutes  les  nations  civilisées  comme 
les  conditions  de  leur  existence  et  répondant  le  mieux  à  l'instinct 
de  conservation  des  individus  et  des  groupes.  Ainsi  se  développent 
une  à  une  les  lois  de  la  conduite  privée  et  publique,  qui  ne  sont, 
dans  leur  humble  origine,  que  des  expériences  généralisées  d'hy- 
giène personnelle  et  sociale.  C'est  l'hérédité  qui  a  tout  fait;  c'est 
elle  qui  a  successivement  enregistré,  dans  le  cerveau  humain,  une 
infinité  d'expériences  de  ce  genre;  elle  a  créé,  à  l'aide  d'un  temps 
presque  infini,  l'homme  moral,  aussi  bien  que  l'homme  intellec- 
tuel et  l'homme  physique;  elle  Ta  tiré  lentement,  pas  à  pas,  du 
presque  néant  où  gisaient  son  misérable  présent  et  son  précaire 
avenir;  elle  a  constitué  sa  conscience  historiquement,  pièce  par 
pièce,  sans  germe  antérieur,  comme  le  capital  laborieux  des  âges, 
avec  le  résidu  des  efforts  de  chaque  homme  et  de  chaque  généra- 
tion. Le  mystère  apparent  de  la  conscience  morale  est  précisé- 
ment dans  sa  longue  élaboration  à  travers  les  siècles  sans  nombre  ; 
son  autorité  vient  de  son  ancienneté;  elle  date  de  si  loin,  qu'on 
la  croit  d'origine  sacrée.  Mais  si  l'on  en  défait  la  trame,  en  appa- 
rence si  solide  et  serrée,  on  n'y  retrouve  qu'une  quantité  de  phé- 
nomènes accumulés,  joints  ensemble  par  un  lien  qui  semble  indis- 
soluble, mais  qui  ne  l'est  pas  plus  que  toute  autre  habitude.  Sa 
seule  raison  de  subsister  est  que  ces  règles  empiriques  ont  réussi 
jusqu'ici  à  garantir,  vaille  que  vaille,  l'existence  des  groupes  so- 
ciaux et  aidé  à  leur  évolution.  Mais  rien  ne  peut  nous  garantir  que 
ces  expériences  ne  seront  pas  condamnées  à  leur  tour  par  des 
expériences  nouvelles,  et  que  la  conscience  qu'elles  ont  élaborée 
ne  devra  pas  se  dissoudre  comme  elles.  D'ailleurs,  elles  n'ont  plus 
d'autorité  dès  que  le  secret  de  leur  formation  est  pénétré.  L'ori- 


504  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

gine  connue  de  ce  grand  phénomène  du  sens  moral  lui  enlève  ce 
mystère  même  avec  son  prestige;  il  n'est  plus  qu'un  fait  qui  a 
réussi  jusqu'ici  ;  qui  peut  dire  qu'il  doive  réussir  toujours? 

D'accord  jusqu'ici,  les  partisans  de  la  nouvelle  doctrine  se  divi- 
sent. Les  uns  prétendent  que  la  conception  naturaliste  de  l'univers 
ne  changera  rien  d'essentiel  à  la  morale  constituée  par  l'expérience 
des  siècles;  qu'elle  est,  sinon  d'établissement  mystique,  du  moins 
de  nécessité  permanente  ;  qu'elle  résulte  «  de  la  solidarité  humaine 
organisée  contre  la  nature  des  choses;  »  qu'on  ne  trouvera  vrai- 
semblablement rien  de  mieux,  pour  combattre  la  puissance  des- 
tructive de  l'égoïsme ,  que  les  mobiles  qu'on  a  suscités  pour 
le  contraindre  et  le  restreindre ,  la  pitié ,  l'honneur ,  la  dignité, 
l'exemple,  l'opinion  publique;  qu'on  ne  peut  rien  faire  de  plus 
sage  que  se  tenir  à  ces  belles  recettes  inventées  par  le  génie  de 
l'humanité  pour  accroître  son  bien  et  diminuer  son  mal.  —  Les  au- 
tres prétendent  que  tout  est  à  changer;  que  la  morale  actuelle  n'est 
qu'un  résidu  de  vieux  préceptes  tirés  pêle-mêle  de  Platon ,  des 
stoïciens,  de  l'évangile,  associés  de  gré  ou  de  force  dans  un  mé- 
lange sans  nom,  inapplicables  au  monde  moderne  ;  que  la  concep- 
tion positive  de  l'homme  et  du  monde  exige  une  morale  nouvelle. 
Les  fondemens  doivent  changer,  les  préceptes  aussi,  beaucoup  plus 
que  certains  optimistes  béats,  certains  endormeurs  de  l'opinion  pu- 
blique, ne  l'imaginent.  Il  est  faux  que  les  honnêtes  gens  de  toutes 
les  opinions  doivent,  comme  on  le  dit  souvent,  s'entendre  sur  toutes 
les  questions  ;  c'est  le  contraire  qui  est  le  vrai.  La  morale,  étant  un 
art  social,  doit  changer  du  tout  au  tout  selon  l'idée  que  l'on  se  fait 
d'une  société.  La  morale  d'une  société  radicale  ne  peut  être  ni  une 
morale  monarchique,  ni  une  morale  aristocratique,  ni  une  morale 
bourgeoise;  elle  sera  radicale  ou  elle  ne  sera  pas.  On  la  mettra  aux 
voix  à  la  prochaine  Convention,  n'en  doutez  pas. 

Il  reste  acquis  «  à  la  science  »  que  la  morale  n'est  qu'une  hy- 
giène sociale,  qu'elle  ne  comporte  ni  obligation  ni  sanction,  tout  au 
plus  quelques  règlemens  de  police  qui  interviennent  pour  régler, 
de  gré  ou  de  force,  les  rapports  des  citoyens  entre  eux.  Quant  aux 
vieilles  chimères  de  l'obligation  mystique,  il  faut  les  réduire  à  ce 
qu'elles  sont  réellement,  à  des  chimères,  si  respectables  qu'elles 
paraissent  encore  à  certaines  personnes.  Un  trait  échappé  à  l'un  de 
ces  moralistes,  dans  une  discussion  récente,  résume  sur  ce  point 
la  question.  Un  naïf  interlocuteur  lui  opposait,  dans  le  cas  d'un  crime 
imaginaire,  la  certitude  de  ne  pas  échapper  au  remords.  «  Des  re- 
mords ?  vous  n'en  auriez  pas,  lui  répondit-on,  mais  vous  vous  croi- 
riez obligé  d'en  avoir.  Réfléchissez,  et  cela  vous  passera.  » 

Ainsi,  par  une  série  d'intermédiaires,  il  arrive  que  la  manière  de 


LA  FIN   DES    DOGMES   ET    LEUR    RENAISSANCE.  505 

concevoir  le  monde  gouverne  et  modifie,  du  tout  au  tout,  l'idée  que 
l'on  peut  se  faire  de  l'homme  lui-même,  de  sa  place  et  de  son  rôle. 
he pourquoi  de  l'homme  est  entraîné  dans  la  question  du  pourquoi  de 
l'univers.  On  comprend  qu'une  tout  autre  destinée  s'impose  à  nous, 
soit  que  nous  concevions  le  Bien  à  l'origine  et  au  terme  des  choses  ou 
que  nous  placions  aux  deux  extrémités  de  la  chaîne  des  phéno- 
mènes l'Inconnaissable  sans  pensée,  la  Force  aveugle.  Dans  cette 
dernière  hypothèse,  que  vient  faire  cette  créature  d'un  jour,  fille  du 
hasard  et  de  la  nécessité,  cet  atome  pensant  et  souffrant,  au  milieu 
de  ces  actions  et  réactions  du  mouvement  qui  constituent  le  proces- 
sus évolutif  des  mondes  dans  sa  souveraine  et  implacable  indiffé- 
rence? Du  reste,  il  n'y  a  pas  à  l'expliquer;  on  n'explique  pas  un 
phénomène,  si  ce  n'est  par  ses  antécédens,  on  n'a  pas  à  en  recher- 
cher la  raison ,  car  cette  raison  suppose  une  pensée ,  et  c'est  le 
mécanisme  seul  qui  règne  ici.  L'homme  n'a  plus  à  se  demander 
pourquoi  il  a  été  mis  au  monde,  quelle  est  sa  fin,  ce  que  le  prin- 
cipe vague  et  mystérieux  des  choses  a  voulu  obtenir  de  lui  en 
lui  imposant  la  dure  tâche  de  vivre.  Il  est  tenu  de  ne  penser  qu'à 
soi  et  de  chercher  son  bonheur  là  où  il  croit  le  trouver;  personne 
n'a  le  droit  ni  de  discuter  ni  de  censurer  sa  manière  d'interpréter 
la  vie  et  de  la  comprendre.  Il  faut  s'habituer  à  voir  enfin  sous  son 
véritable  aspect  ce  monde,  d'où  sont  exclus  la  finalité  qui  prési- 
dait, dans  les  anciennes  conceptions,  à  l'ensemble  de  l'univers  et 
en  réglait  tous  les  détails ,  la  pensée  suprême  qui  l'expliquait,  la 
bonté  parfaite  qui  la  faisait  aimer.  Maintenant  qu'on  voit  clair,  que 
doit-on  à  une  nécessité  sans  conscience,  et  peut-on  aimer  un  théo- 
rème mécanique? 

Comme  compensation  des  biens  perdus,  on  promet  à  l'homme 
l'émancipation  de  tout  dogme  servile,  l'épanouissement  de  son  être, 
de  ses  instincts  en  liberté,  la  dilatation  de  sa  vie,  comprimée  jus- 
qu'ici par  des  préjugés  absurdes,  et  surtout  la  joie  virile  de  ne  plus 
trembler  sous  un  maître;  lui  seul  seul  sera  désormais  son  maître, 
souverain  irresponsable  de  sa  conscience  et  de  sa  destinée;  aucun  juge 
ne  lui  demandera  plus  de  comptes;  aucune  loi  même  ne  le  jugera, 
car  il  sera  à  lui-même  son  juge  et  sa  loi.  «  Ni  Dieu,  ni  maître,  »  telle 
est  la  formule  de  certaines  écoles  bien  connues  en  politique.  Qu'ar- 
rivera-t-il  quand  ces  idées  auront  passé  dans  l'âme  des  générations? 
Ce  n'est  pas  sans  étonnement  qu'on  voit  la  démocratie  française  en- 
trer continûment  et  résolument  dans  le  plein  courant  qui  l'emporte 
vers  de  telles  doctrines.  On  se  demande  avec  effroi  ce  qui  peut  advenir 
de  ces  sociétés  livrées  à  toutes  les  tentations  du  bien-être,  que  multi- 
pliera sans  fin  le  progrès  industriel,  sans  augmenter  dans  la  môme 
proportion  ni  les  moyens  de  se  les  procurer,  ni  le  nombre  de  ceux  qui 


506  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

seroQt  admis  à  en  jouir,  si  ces  sociétés,  civilisées  à  l'excès  et  comme 
exaspérées  de  convoitise,  n'admettent  plus  une  loi  supérieure  et  re- 
jettent comme  une  superstition  tout  frein  moral.  Quelle  voix  mortelle 
sera  capable  de  se  faire  entendre  dans  ce  tumulte  des  imaginations 
affolées  et  des  appétits  déchaînés?  Où  sera  le  principe  directeur  qui 
puisse  garantir  chacun  et  tous  des  pires  excès?  On  se  trompe  et  l'on 
trompe  cruellement  le  peuple  quand  on  croit  que  sa  cause  est  inté- 
ressée au  succès  de  ces  expériences  de  la  morale  sans  obligation 
et  de  la  société  sans  dieu.  Les  seules  démocraties  durables  sont 
celles  qui  font  la  part  de  l'idéal  dans  leur  conscience  et  dans  leur  vie. 
C'est  cependant  là  l'expérience  qui  se  fait,  à  l'heure  présente,  sur 
une  grande  échelle,  dans  la  société  française.  Il  s'agit  de  savoir  «i  l'on 
peut  impunément  élever  les  générations  nouvelles  en  dehors  de  tout 
dogme  philosophique  ou  rehgieux,  à  l'école  exclusive  des  faits,  sous 
la  seule  règle  de  l'hygiène  publique.  C'est  peut-être  la  première  fois 
que  cette  tentative  est  faite  dans  le  monde,  si  l'on  excepte  quelques 
années  de  la  révolution;  encore  faut-il  noter  que  les  jacobins  d'alors 
étaient,  pour  la  plupart,  des  disciples  de  liousseau,  des  spiritua- 
listes  exaltés,  adorant  la  raison  et  proclamant,  avec  les  droits  de 
l'homme,  la  liberté  morale  que  l'on  nie  aujourd'hui.  Par  quel  subtil 
artifice  d'enseignement  ou  de  dialectique  pourra-t-on  combiner  dans 
l'esprit  de  l'homme  futur,  de  l'enfant,  l'idée  de  cette  souveraineté 
individuelle  qu'on  lui  défère,  avec  le  sentiment  du  fatalisme  phy- 
siologique qu'on  lui  démontre?  D'une  part,  souverain  dans  le  do- 
maine illimité  des  idées  ;  d'autre  part,  esclave  dans  le  domaine  des 
faits,  esclave  de  l'événement  qui  se  produit,  esclave  de  son  orga- 
nisme, esclave  de  tout  le  passé  qu'il  porte  en  lui,  maître  de  tout, 
sauf  de  sa  volonté,  comment  se  tirerait-il  de  cette  singulière  con- 
tradiction? Le  voilà  donc,  l'homme  nouveau,  affranchi  de  Dieu, 
qu'on  lui  dénonce  comme  un  maître  odieux  et  ridicule,  affranchi 
de  la  morale,  que  l'on  réduit  à  une  œuvre  de  police,  affranchi  de 
toute  loi  et  de  tout  devoir;  et  dans  cet  être  émancipé,  la  psychologie 
de  Darwin  vient  nous  signaler  les  impulsions  aveugles  de  l'égoïsme, 
l'hérédité  redoutable  des  instincts  sauvages,  accumulés  dans  son 
système  nerveux,  peut-être  même  la  férocité  d'aïeux  inconnus, 
toute  prête  à  renaître  au  premier  choc.  Et  voilà  l'animal  humain 
déchaîné  avec  ses  passions  aveugles,  irresponsable  à  travers  les 
monde,  sans  qu'on  prenne  d'autre  souci  officiel  que  de  le  délivrer 
des  chaînes  que  la  raison  ou  la  religion  lui  avait  forgées  et  dont  on 
rejette  avec  mépris  les  inutiles  contraintes  !  C'est,  en  effet,  une  for- 
midable aventure,  dans  laquelle  on  s'est  engagé  avec  des  haines  plu- 
tôt qu'avec  des  idées.  Un  des  curieux  les  plus  avisés  de  ce  temps, 
qui  cette  fois  poussait   un   peu  loin   le   dilettantisme,  disait   en 


TA    FIN    DES    DOGUES    ET    LEUR    RENAISSANCE.  507 

souriant  :  «  La  France  en  mourra  peut-être,  mais  ce  sera  une  expé- 
rience scienliûque  pour  1  humanité.  » 

III. 

L'humanité  civilisée  va-t-elle  rompre  définitivement,  sur  la  som- 
mation d'une  école,  avec  tout  son  passé,  avec  tout  cet  ensemble 
d'idées  et  de  traditions,  fixées,  pour  ainsi  dire,  consolidées  à  tra- 
vers tant  de  générations,  consacrées  par  tant  d'espérances  et  de 
souvenirs  et  qui  semblaient  former  comme  une  patrie  morale,  un 
refuge  inviolable  pour  l'esprit  humain?  L'enjeu,  dans  le  conflit  en- 
gagé, c'est  toute  la  conscience  de  l'homme,  c'est  toute  sa  destinée. 
Grande  et  tragique  partie  qui  se  joue  autour  de  notis  et  en  nous 
et  dans  laquelle,  si  nous  perdons,  tout  ce  que  nous  croyons,  tout  ce 
que  nous  espérons  est  à  jamais  perdu. 

A  mesure  que  nous  tracions  ce  sombre  tableau,  quelques  ré- 
flexions consolantes  s'ofl\'aient  à  notre  esprit  ;  nous  les  avons 
recueillies  presque  au  hasard  ;  il  nous  semble  qu'il  peut  y  avoir 
quelque  intérêt  de  réconfort  à  les  réunir.  De  cette  façon,  en  dehors 
de  tout  programme  d'école  et  de  toute  argumentation  savante, 
viennent  se  ranger  d'eux-mêmes  nos  motifs  de  penser  que 
cette  cause,  qui  est  celJe  des  idées,  si  violemment  battue  en  brèche 
par  les  partisans  exclusifs  des  faits,  n'est  pas  désespérée.  Si  nous 
considérons  la  France,  que  nous  connaissons  mieux  que  les  autres 
pays,  notre  premier  motif  se  tire  de  la  résistance  plus  ou  moins 
inconsciente  que  rencontrent  ces  nouveautés  d'opinion,  de  la 
stabilité  acquise  au  profit  des  idées  contraires,  de  la  posses- 
sion d'état  oîi  on  les  trouve  et  qu'il  n'est  pas  aisé  de  leur  faire 
perdre.  Par  goût,  par  habitude,  ou  même  par  paresse  d'esprit, 
un  très  grand  nombre  d'intelligences  tiennent  à  rester  en  dehors 
de  ces  controverses  passionnées  ;  elles  se  font  un  point  d'honneur 
de  leur  immobilité  ou,  si  l'on  veut  être  juste,  de  leur  fidélité  aux 
convictions  qui  ont  fait  la  vie  morale  de  leurs  pères  et  qui  est  pour 
elles  comme  un  passé  toujours  vivant.  Ce  n'est  pas  là,  dira-t-on, 
une  situation  d'esprit  ni  très  haute,  ni  très  raffinée,  ni  très  scien- 
tifique.  —  11  ne  faudrait  pas  cependant  montrer  trop  de  dédain  pour 
ces  parties  considérables  de  l'humanité,  qui,  après  tout,  ne  restent  si 
fidèlement  attachées  à  ce  fonds  de  croyances  que  parce  qu'elles  en 
sentent  l'aflinitô  naturelle,  l'accord  avec  leurs  plus  vivaces  et  leurs 
plus  profonds  instincts  :  âmes  élémentaires,  fort  maltraitées  par 
ces  aventuriers  de  la  pensée  ;  âmes  un  peu  lourdes  peut-être,  mais 
substantielles  et  saines,  sur  lesquelles  la  superstition  de  la  nou- 
veauté et  le  respect  humain  n'ont  pas  de  prise,  mais  qui,  du  moins. 


508  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  se  laissent  pas  facilement  dissoudre  par  l'ironie  ou  entraîner  par 
des  raisonnemens  spécieux.  D'ailleurs,  et,  pour  voir  les  choses  de 
plus  haut,  il  est  bon,  pour  le  gouvernement  et  l'ordre  des  choses 
de  l'intelligence,  qu'il  y  ait  une  certaine  masse  de  bon  sens  solide, 
qui  fasse  contre-poids  aux  entraînemens  de  système  ou  de  passion, 
qui  maintienne  le  monde  moral  sur  son  axe,  l'y  ramène  quand  il 
en  a  été  brusquement  écarté  par  quelque  choc  violent  et  com- 
pense par  des  oscillations  en  sens  contraire  les  mouvemens  exces- 
sifs imprimés  à  la  machine.  Par  là  se  conserve,  pendant  un  certain 
temps,  l'harmonie  des  choses  et  des  idées. 

Dans  cet  ordre  de  compensations  nécessaires,  je  ne  dois  pas 
omettre  le  groupe,  si  petit  qu'il  soit,  des  esprits  d'élite  qui  croient 
encore  à  la  métaphysique  et  ne  se  laisseront  pas  ébranler  dans 
leur  croyance  par  des  mépris  affectés.  Quelle  que  soit,  d'ailleurs, 
la  secte  métaphysique  à  laquelle  ils  se  rattachent,  idéalistes,  spiri- 
tualistes,  disciples  de  Kant,  ils  ont  goûté  à  l'ivresse  pure  des  idées  ; 
ils  n'en  perdront  plus  l'immortelle  saveur,  l'ardente  et  délicate  cu- 
riosité. Ce  petit  groupe,  si  humble,  si  caché  qu'il  soit,  si  peu 
remuant  dans  le  monde ,  pense  et  travaille  ;  s'il  n'agit  pas  à  dis- 
tance, ne  croyez  pas  pour  cela  qu'il  soit  inefficace  et  inactif;  si  cette 
vertu  cachée  de  la  méditation  ne  se  fait  pas  sentir  aux  masses,  elle 
se  répand  dans  certaines  intelligences  d'élite,  qui,  par  elle,  devien- 
nent à  leur  tour  des  foyers  ardens,  bien  que  voilés  au  monde.  Je 
les  ai  vus  de  près,  ces  méditatifs,  ces  laborieux,  et  quelle  estime 
j'ai  conçue  pour  eux  !  Étrangers  à  tout  ce  qui  brille  ou  fait  du  bruit, 
attentifs  à  la  voix  intérieure  qui  parle  en  eux  dans  les  grands  si- 
lences du  dehors ,  ils  recueillent  en  quelques  pages  la  substance 
d'une  vie  pensante,  et  cette  substance  engendre  des  âmes  à  son 
image.  Ces  temples  de  la  science  qu'ils  habitent,  à  qui  sont-ils  con- 
sacrés? Peu  importe,  le  goût  de  la  vérité  et  le  travail  pour  l'atteindre 
sont  les  mêmes.  Et,  d'ailleurs,  rien  de  plus  libre  et  de  plus  large 
que  ces  temples.  On  y  travaille  avec  la  plus  fière  indépendance.  Le 
public  s'imagine  que  ce  sont  des  écoles  secrètes,  parce  qu'elles  ont 
peu  d'échos  au  dehors  ;  il  croit  que  ce  sont  des  sanctuaires  fermés, 
parce  que  la  foule  n'y  pénètre  pas  ;  mais  pourtant  de  discrètes 
paroles  en  sortent  de  temps  en  temps,  et,  dans  la  confusion  téné- 
breuse du  temps  présent,  ces  paroles  sont  des  clartés.  Le  trait  com- 
mun de  ces  pieux  ascètes  de  la  pensée  pure,  leur  originalité ,  au 
milieu  d'un  monde  qui  n'estime  que  le  fait  et  la  force,  c'est  de 
mépriser  la  force,  de  dédaigner  le  fait,  tant  qu'il  n'est  qu'un  fait, 
d'honorer  l'esprit,  de  respecter  les  idées  et  de  croire  à  la  raison.  Ce 
n'est  pas  qu'ils  ne  tiennent  aussi  en  grande  estime  les  sciences  de  la 
nature  ;  ils  en  suivent  avec  avidité  les  explorations  nouvelles  et  les 


LA   FIN    DES    DOGMES    ET   LEUR   RENAISSANCE.  509 

progrès  ;  ils  s'enchantent  des  perspectives  ouvertes  chaque  jour  sur 
l'inconnu  des  forces  et  l'inconnu  des  mondes  ;  mais  ils  ne  trouvent, 
dans  ces  sciences  mieux  connues,  rien  qui  offense  ou  qui  gêne  la 
raison  dans  ses  intuitions  les  plus  hautes  ;  ils  n'admettent  à  aucun 
prix  ce  prétendu  conflit  de  la  métaphysique  et  de  la  science,  autour 
duquel  les  faux  savans  mènent  si  grand  tapage  ;  et,  sûrs  de  l'accord 
final,  en  attendant  qu'il  se  réalise,  ils  n'abandonnent  pas  pour  le 
monde  des  faits,  si  large,  si  incommensurable  qu'il  soit,  le  monde 
des  idées,  où  brille  une  plus  pure  lumière.  Us  sont  les  gardiens 
incorruptibles  de  la  vraie  science,  celle  des  principes  et  des  causes, 
celle  qui  donne  à  toutes  les  autres  sciences  leur  achèvement  natu- 
rel dans  la  contemplation  de  l'ordre,  dont  chacune  d'elles  nous  livre 
des  révélations  partielles.  Tant  qu'il  restera  de  ces  convaincus,  les 
grandes  idées  ne  sont  pas  près  de  mourir. 

Du  reste,  à  bien  examiner  le  tissu  des  nouvelles  théories,  il 
semble  qu'il  ne  soit  pas  aussi  solide  et  serré  qu'il  en  a  l'air  d'a- 
bord ;  sur  plusieurs  points  il  est  singulièrement  lâche  ;  plus  d'une 
maille  se  rompt  sous  la  main  de  l'explorateur.  Ce  serait  un  travail 
utile,  à  divers  points  de  vue,  d'extraire  de  l'exposé  de  ces  théories 
mêmes  des  moyens  de  réfutation  au  moins  partielle.  Nous  ne  pou- 
vons entreprendre  un  si  grand  travail  en  ce  moment,  nous  nous 
bornerons  à  indiquer  quelques  lacunes  et  quelques  contradictions 
qui  sont  comme  des  fissures  au  système  et  qui  offrent  une  chance 
de  retour  possible  à  des  idées  prématurément  proscrites.  J'en  don- 
nerai quelques  exemples  ;  un  des  cas  les  plus  frappans  se  rapporte 
au  problème  métaphysique  par  excellence,  l'absolu. 

Dans  l'évolution  du  positivisme,  l'idée  de  l'absolu  semblait  avoir 
définitivement  succombé.  C'était  môme  le  premier  dogme  de  l'école 
(car  toute  école,  même  négative,  est  condamnée  à  être  dogma- 
tique) de  répudier  et  la  chose  et  le  mot.  L'absolu  s'est  vengé.  Il 
s'est  relevé  de  cette  proscription  sous  le  nom  de  l'inconnaissable, 
d'abord  avec  des  prétentions  modestes,  se  distinguant  à  peine  du 
néant;  puis  l'ambition  lui  est  venue,  même  l'ambition  d'exister;  il 
travaille  pour  devenir  une  réalité.  Il  a  poussé  plus  loin  encore  son 
audace  renaissante  :  il  a  usurpé  une  sorte  de  personnalité,  méta- 
phorique évidemment,  mais,  en  pareille  matière,  les  métaphores 
sont  graves;  l'esprit  humain  risque  de  s'y  tromper  et  de  les  prendre 
au  mot.  Gomment  cela  s'est-il  fait?  Comment  l'absolu,  l'inconnais- 
sable, qui  n'étaient  d'abord  qu'une  conception  négative,  sont-ils 
devenus  graduellement  quelque  chose  de  plus  et  d'autre  qu'une 
négation?  M.  Littré,  à  la  fin  de  sa  vie,  tout  en  croyant  s'affranchir 
de  tout  dogme,  appliquait  à  cette  apparition  de  l'inconnaissable  des 
paroles  mystérieuses  :  «  Il  lui  suffisait,  dit-il,  de  le  contempler  sur 


510  REVOE    DES    DEUX    MONDES. 

le  trône  de  sa  sombre  grandeur  pour  se  dégager  de  tous  les  dogma- 
tismes.  »  On  a  beau  se  dire  que  c'est  là  une  belle  figure,  il  y  a 
quelque  chose  de  plus,  la  vision  de  je  ne  sais  quelle  puissance  nou- 
velle et  formidable.  Le  progrès  se  marque  dans  Spencer,  qui  ce- 
pendant ne  fait  que  développer  d'abord  les  prémisses  du  positi- 
visme. Au  terme  de  la  science,  il  reconnaît  un  mystère;  il  le 
reconnaît  également  au  terme  de  la  religion  ou  de  la  méta- 
physique ;  il  constate  que  le  monde,  avec  tout  ce  qu'il  contient 
et  tout  ce  qui  l'entoure,  est  une  série  de  phénomènes  qui  veut 
une  explication  :  des  deux  côtés,  il  arrive  à  la  nécessité  de  l'affir- 
mation d'un  mystère.  Au-delà  de  toute  chose  sentie  ou  con- 
nue on  rencontre  l'omnipotence  et  l'universalité  de  quelque  chose 
qui  passe  l'intelligence.  Ce  mystère  cache  et  révèle  à  la  fois, 
sous  le  nom  de  l'absolu,  une  réalité  transcendante.  D'abord,  force 
aveugle  indifférente,  sans  relation  avec  nous,  ce  noumène  mysté- 
rieux grandit  ;  il  finit  par  laisser  tomber  quelques-uns  de  ses  voiles, 
par  laisser  percer,  si  peu  que  ce  soit,  l'obscurité  sacrée  où 
il  résidait  comme  le  fantôme  de  l'abstraction.  Dernier  élément 
commun  de  la  science  et  de  la  religion,  on  dit  de  lui  qu'il  est  une 
force  aveugle;  mais  qu'en  sait-on?  Au  fond,  nous  ne  savons  ni  si 
elle  est  aveugle,  ni  si  elle  est  clairvoyante.  C'est  une  réalité,  mais 
incompréhensible.  Ce  n'est  déjà  plus  l'absolu  néant,  c'est  l'absolu 
impénétrable  dans  son  essence,  inaccessible  à  nos  moyens  d'inves- 
tigation, à  noti'e  faculté  de  connaître.  En  lui  se  résument,  comme 
dans  une  réalité  suprême,  les  dernières  idées  de  la  métaphysique 
et  de  la  science,  autant  de  symboles  révélateurs  :  la  force,  l'espace, 
le  temps,  lesquelles,  expliquant  tout  le  reste,  demandent  elles- 
mêmes  une  dernière  explication.  On  a  beau  dire,  dans  le  langage 
positiviste,  que  l'absolu  est  inconnaissable  sous  le  côté  logique,  il 
ne  l'est  pas  autant  sous  le  côté  psychologique  :  «  Nous  en  admet- 
tons tacitement  l'existence,  dit  Spencer  ;  ce  seul  fait  prouve  qu'il  a 
été  présent  à  notre  esprit,  non  en  tant  que  rien,  mais  en  tant  que 
quelque  chose.  »  Nous  sommes  en  face  d'une  double  impossibilité  : 
Vimpos^ibilité  logique  du  relatif  tout  seul  pour  exister  et  pour  être 
conçu,  s'il  n'est  pas  en  relation  avec  l'absolu  qui  le  définit  et,  en 
même  temps,  le  soutient  ;  V impossibilité  psychologique  de  nous 
défaire  de  la  conscience  d'une  réalité,  cachée  sous  les  symboles.  Au 
terme  de  ce  raisonnement,  par  une  sorte  d'ascension  dialectique, 
apparaît  la  nécessité  de  croire  à  un  premier  principe,  à  une  pre- 
mière cause.  Et  ainsi  se  reconstruit,  peu  à  peu,  par  un  travail  évo- 
lutif inverse,  un  ensemble  de  conceptions  qui,  bon  gré  mal  gré, 
ressemble  singulièrement  à  ces  idées  de  l'ancienne  métaphysique , 
tant  de  fois  proscrites,  si  sévèrement  condamnées. 


LA   FIN    Di;S    DOGMl'S    ET    LEUR    RENAISSANCE.  511 

Sachons  profiter  de  ces  concessions  étonnantes,  que  la  vérité, 
pressant  de  tout  son  poids  sur  une  grande  intelligence,  lui  arrache, 
comme  un  témoignage  inattendu.  J'y  vois  deux  conséquences  de 
grande  portée  :  la  première,  c'est  une  indéracinable  croyance  à  la 
réalité  objective  d'une  cause,  ce  qui  enlève,  malgré  les  apparences 
contraires,  cet  esprit  si  vigoureux  à  la  tentation  du  phénoménisme. 
La  seconde,  c'est  que  cette  cause  se  revêt  peu  à  peu  d'attributs  qui 
la  caractérisent  singulièrement.  Bien  qu'on  la  traite  encore  d'incon- 
naissable, on  la  nomme,  et  à  l'aide  de  désignations  qui  s'éloignent 
de  plus  en  plus  de  la  conception  purement  négative  à  l'origine. 
On  l'appelle  Être,  Pouvoir;  on  lui  attribue  l'unité,  l'omniprésence, 
la  persistance.  Souvent  on  en  parle  comme  un  disciple  de  Spinoza 
parlerait  de  la  nature  naturante  ;  d'autres  fois,  presque  comme  un 
théiste.  On  n'ose  pas  lui  attribuer  la  conscience  et  la  personnalité 
comme  à  l'homme  :  «  Mais,  dit-on,  ne  peut-il  y  avoir  un  mode  d'exis- 
tence aussi  supérieur  à  l'intelligence  et  à  la  volonté  que  ces  modes 
sont  supérieurs  au  mouvement  mécanique?  De  ce  que  nous  ne  pou- 
vons concevoir  ce  mode  supérieur  d'existence ,  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  le  révoquer  en  doute;  ce  serait  bien  plutôt  le  contraire.  » 
Ici,  Spencer  se  rencontre  avec  Mathew  Arnold,  qui,  après  avoir  dé- 
claré, lui  aussi,  que  notre  intelligence  ne  peut  saisir  la  réalité  su- 
prême, sinon  à  travers  des  symboles  imparfaits,  ajoute  :  Il  faut  bien 
pourtant  en  revenir  a  à  un  Pouvoir,  autre  que  nous  {a  pmver,  not 
oursclrcs),  qui  travaille  pour  le  bien.  »  Rien  n'est  plus  significatif 
que  ce  grand  elTort  pour  éviter  Dieu,  au  terme  duquel,  sous  d'au- 
tres noms,  se  retrouve  toujours  Dieu,  voilé  sans  doute ,  mais  re- 
connaissable  à  ce  trait  :  une  Cause  première  qui  travaille  |)0ur  le 
bien  à  travers  la  nature,  instrument  et  symbole  de  son  activité 
éternellement  créatrice  et  bienfaisante. 

J'oserais  dire  que  ce  procédé  rappelle,  de  plus  près  qu'on  ne 
l'imaginerait  d'abord,  si  l'on  n'avait  les  preuves  sous  les  yeux, 
le  procédé  même  de  Descartes,  qui  consiste  à  retrouver  l'infini  (ce 
que  Spencer  appelle  l'absolu)  comme  dernier  terme  et  suprême  ap- 
pui du  fini.  Quand  Spencer  déclare  que  le  relatif  ne  peut  ni  exister 
ni  être  conçu,  sinon  en  relation  avec  l'absolu,  que  faiwl,  sinon  pro- 
clamer que  toute  la  série  des  choses  relatives  aboutit,  de  toute  né- 
cessité, à-  un  premier  principe,  qui,  paice  qu'il  est  premier  dans 
l'ordre  de  l'être  et  de  la  pensée,  est  par  essence  inexplicable,  prin- 
cipe qui  se  refuse  à  nos  moyens  de  connaître  tout  en  rendant  la 
connaissance  possible,  principe  qui  échappe  à  l'évolution,  bien  que 
toute  évolution  procède  de  lui,  un  moteur  immobile  enfin,  réalité 
suprême  à  laquelle  sont  suspendues  à  la  fois  la  chaîne  des  idées  et 
la  chaîne  des  mondes?  Et, si  j'osais  presser  de  plus  près  encore  cer- 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taines  expressions  de  Spencer,  en  extraire  toute  la  vertu  sub- 
stantielle et  réparatrice,  je  montrerais  que  cet  adversaire  de  la  mé- 
taphysique nous  fournit  lui-même  l'occasion  et  le  moyen  d'en  recon- 
stituer l'idée  fondamentale.  Ces  grands  critiques  ne  sont  pas  toujours 
si  éloignés  qu'ils  le  croient  eux-mêmes  de  quelque  tentation  mys- 
tique, si  par  mysticisme  on  veut  bien  entendre  simplement  l'attraction 
sensible  du  dieu  inconnu.  Il  se  passe,  en  effet,  quelque  phénomène 
de  ce  genre  dans  la  vie  intellectuelle  de  ceux  qui  vivent  très  haut, 
dans  le  commerce  des  idées,  avec  une  sincérité  profonde  et  une  pro- 
bité incorruptible  à  tout  autre  intérêt  que  celui  de  la  vérité.  Spen- 
cer se  montre  à  nous  tellement  préoccupé,  obsédé  de  l'absolu,  qu'on 
pourrait  croire  qu'il  a  la  vision  secrète  de  la  réalité  cherchée,  en 
la  cherchant  toujours.  C'est  le  mot  du  dieu  de  Pascal  dans  un  admi- 
rable dialogue,  quand  Pascal  s'inquiète  et  s'afflige  de  le  poursuivre 
et  de  le  perdre  sans  cesse  :  «  Console-toi,  tu  ne  me  chercherais  pas 
si  tu  ne  m'avais  déjà  trouvé.  »  —  L'absolu ,  perdu  d'abord ,  re- 
trouvé ensuite,  quel  drame  des  idées  !  C'est  en  vain  que  l'on  espère, 
de  temps  en  temps,  à  travers  les  âges,  avoir  exorcisé  le  spectre  de 
l'absolu.  Il  est  là,  toujours  là,  ce  revenant  éternel.  On  le  croit  dé- 
masqué dans  ses  mensonges,  flétri,  banni  à  jamais.  La  science  libé- 
ratrice s'applaudit  de  son  œuvre.  Et  voilà  qu'au  lendemain  de  ces 
éphémères  triomphes,  il  revient  troubler  l'homme  dans  sa  fausse  et 
fragile  sécurité,  l'inquiéter  dans  son  repos  factice,  le  solliciter  à 
monter  encore  vers  les  hauteurs  mystérieuses,  au-dessus  de  la  ré- 
gion des  faits  et  des  lois  qui  ne  peuvent  le  satisfaire  ni  remplir  tout 
son  esprit.  Et  le  jeu  de  la  dialectique  éternelle  recommence ,  à  la 
grande  surprise  de  ceux  qui  pensaient  l'avoir  anéantie. 

On  n'est  donc  plus  d'accord  sur  ce  point  que  l'Inconnaissable  soit 
ce  qu'il  était  d'abord,  une  conception  négative.  Il  a  grandi,  il  s'est 
développé  ;  il  existe  au  moins  à  l'état  d'une  Force  et  d'une  Cause 
suprême.  Et,  quant  à  sa  manière  d'agir  dans  le  temps  et  l'espace, 
qu'il  remplit  de  son  activité,  est-il  certain  que  ce  mode  d'ac- 
tion soit  purement  mécanique ,  et  l'évolution ,  entendue  dans  ce 
sens  tout  physique,  est -elle  démontrée?  Il  faudrait  bien  en  chan- 
ger l'interprétation,  si  l'on  admettait  pour  l'absolu  cette  existence  su- 
périeure à  l'intelligence,  à  laquelle  incline,  de  plus  en  plus,  M.  Spen- 
cer. Ce  genre  d'attribut  exclurait  du  même  coup  le  mécanisme,  et  si 
une  pareille  conception  venait  à  triompher,  ce  ne  serait  plus  le  pur 
naturalisme  que  nous  aurions  en  face  de  nous,  ce  serait  une  idée 
d'ordre  tout  métaphysique,  étrangère  à  l'homme,  parce  qu'elle  se- 
rait, non  pas  au-dessous,  mais  au-dessus  des  conditions  de  sa  pensée. 

D'ailleurs  on  est  encore  loin  de  s'entendre  sur  le  sens  de  ce  grand 
mot,  l'évolution,  invoqué  comme  une  conception  mystérieuse  des 


LA   FIN    DES    DOGMES   ET   LEUR   RENAISSANCE.  513 

origines  plutôt  qu'il  n'est  défini  comme  une  raison  exacte  et  suffi- 
sante de  ces  origines.  Le  transformisme  lui-même,  qui  est  à  la  base 
de  l'évolution,  peut-il  être  accepté  comme  définitivement  établi,  et 
quel  savant  peut  le  considérer  comme  intégré  à  la  science  positive? 
Malgré  tant  d'observations  ingénieuses  et  de  recherches,  il  est  l'ob- 
jet de  controverses  aussi  vives  que  le  premier  jour  où  Darwin  a 
produit  sa  pensée.  A  force  de  travail  patient  et  de  hasards  heu- 
reux, la  doctrine  transformiste  parvient  de  temps  en  temps  à 
conquérir  quelques  échelons  dans  la  série  des  formes  vivantes  et  des 
espèces,  et  quelques  faibles  apparences  de  transition  possible;  puis 
une  lacune  se  présente,  que  rien  ne  peut  combler  ;  l'enchaînement 
des  types  se  rompt  d'une  façon  irréparable  ;  il  semble  que  tout  est 
à  recommencer.  Tant  que  les  choses  resteront  en  cet  état,  qui  ose- 
rait dire  que  le  transformisme  est  autre  chose  qu'une  hypothèse? 
et  si  cela  est  vrai  des  idées  de  Darwin,  à  plus  forte  raison  peut-on 
le  dire  de  l'évolution,  qui  est  la  synthèse  de  la  nature  tout  entière. 
Quel  nombre  effrayant  de  suppositions  gratuites,  de  postulats  arbi- 
traires, d'assertions  sans  preuve  exige  ce  processus  universel,  éter- 
nel, hors  de  toute  proportion  avec  la  pensée  humaine,  qui  embrasse 
tous  les  phénomènes  sans  exception,  depuis  le  mouvement  des  corps 
célestes  jusqu'à  la  formation  de  la  première  cellule,  depuis  la  cellule, 
berceau  de  la  vie  naissante,  jusqu'à  l'éclosion  en  pleine  lumière  de  la 
conscience  humaine  !  Certes  il  y  a  de  la  force  d'esprit  à  chercher  dans 
la  poussière  cosmique  et  dans  les  lois  du  mouvement  qui  s'y  appli- 
quent la  formule  explicative  du  monde,  de  toutes  les  variétés  de  phé- 
nomènes et  d'êtres  qu'il  contient,  de  toutes  les  transformations  qu'il 
a  subies  jusqu'à  ce  jour  et  qu'il  devra  subir  dans  un  avenir  indéfini. 
Cela  est  bien  tentant  de  substituer  à  la  conception  d'une  cause 
intelligente  le  mouvement  éternel,  seul  père  de  la  nature.  Mais 
combien  d'objections  se  lèvent  à  chaque  pas  sur  le  chemin  de  cette 
hypothèse  colossale!  Que  d'intermédiaires  inexplicables  et  d'obsta- 
cles à  franchir  à  travers  tous  ces  stades  échelonnés  le  long  de  cette 
route  immense  1  L'existence  absolue  de  la  matière  affirmée  a  priori^ 
l'homogène  immobile,  inexplicable  en  soi;  l'hétérogène,  non  moins 
inexplicable,  introduit  dans  cette  substance  primitive  et  en  repos; 
l'identité  des  forces  physiques  et  vitales;  la  genèse  des  formes  spé- 
cifiques par  une  commutation  réciproque;  l'équivalence  et  la  cor- 
rélation des  forces  brutes  et  des  forces  mentales;  la  transforma- 
tion du  mouvement  moléculaire  en  sensation  et  en  conscience, 
que  l'on  pose  tout  en  la  déclarant  incompréhensible;  voilà  bien  des 
postulats,  imposés  comme  la  rançon  obligatoire  à  chaque  passage 
d'un  ordre  de  phénomènes  ou  d'un  système  d'êtres  à  un  autre. 
Mais  une  objection  plus  générale  nous  arrête,  dès  le  commence- 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  33 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  de  cette  vaste  aventure  d'idées  :  si  l'évolution,  malgré  ses 
hésitations,  ses  retours,  ses  lacunes,  est  en  somme  une  marche  en 
avant,  un  passage  du  moins  parfait  au  plus  parfait,  ce  qu'on  peut 
appeler  très  légitimement  un  progrès,  n'est-on  pas  en  droit  d'éta- 
hhr  qu'il  ne  peut  y  avoir  progrès  continu  dans  l'ensemble  sans  une 
direction  du  mouvement  qui  ne  soit  pas  d'ordre  mécanique?  Or, 
on  a  beau  dire  que  l'évolution  ne  signifie  pas  nécessairement  pro- 
grès; au  moins  dans  la  première  phase  que  décrit  Spencer  et  qui 
embrasse  des  milliers  de  siècles,  dans  la  phase  qui  dure  encore  et 
qui  se  développe  sous  nos  yeux,  où  nous  sommes  à  la  fois  témoins 
et  acteurs,  il  y  a  progrès  dans  l'ensemble  ;  incontestablement  il  y  a 
une  marche  suivie  vers  le  mieux,  de  la  matière  diffuse  au  monde  si- 
déral, du  monde  physico-chimique  au  monde  organique,  delà  cellule 
à  la  plante,  de  la  plante  à  l'animal,  des  protistes  à  l'homme,  de 
l'homme  barbare  des  premiers  âges  aux  sociétés  civilisées,  de  la 
brutalité  élémentaire  à  la  notion  du  droit  et  de  la  solidarité  sociale. 
Partout  se  déroule  devant  nous  la  hiérarchie  des  formes  marchant 
vers  une  complexité  plus  grande,  vers  un  système  de  forces  qui 
représente  un  ensemble  croissant  de  parties  solidaires  et  de  fonc- 
tions distinctes.  Or  est-il  concevable  que  cette  transformation  en 
mieux  n'implique  pas  une  direction  et  une  coordination  de  mouve- 
mens  en  dehors  du  mécanisme?  Les  lois  de  Spencer  sont  insuffi- 
santes dans  le  monde  cosmologique,  celles  de  Darwin  le  sont  égale- 
ment dans  le  monde  organique  pour  expliquer  cette  marche  vers  les 
formes  plus  élevées  de  l'être.  Leur  action  est  visiblement  subordon- 
née à  un  but.  La  réussite  d'un  effet  de  hasard  ne  peut  servir  qu'une 
fois;  elle  ne  peut  pas  servir  toujours.  Le  mécanisme  peut  rendi'e 
compte  d'une  combinaison  de  forces,  non  d'une  série  de  combinai- 
sons qui  forment  des  systèmes  réguliers.  Ce  que  d'ailleurs  la  théo- 
rie n'explique  pas,  c'est  pourquoi,  dans  le  nombre  illimité  d'évolu- 
tions qui  peuvent  se  produire,  telle  évolution  s'accomplit  plutôt  que 
telle  autre,  et  dans  un  sens  déterminé  de  progrès.  Pourquoi  ce 
monde  plutôt  que  tel  autre?  Pourquoi  pas  aussi  bien  tout  autre 
monde  que  celui-ci?  Ou  bien,  pourquoi  pas  le  chaos  éternel,  l'anar- 
chie des  forces?  Quel  intérêt  peut  avoir  le  mécanisme  aveugle  à  en 
sortir?  Quelle  nécessité  d'ailleurs  d'en  sortir,  s'il  n'y  a  pas,  sous 
une  forme  quelconque,  une  cause  ou  idée  directrice  qui  régularise, 
discipline  et  coordonne  ce  tumulte  de  forces  errantes  et  sans  frein? 
Une  direction  des  degrés  inférieurs  vers  chaque  degré  supérieur 
implique  autre  chose  que  le  mécanisme;  un  système  de  directions 
définies  ne  peut  être  qu'un  synonyme  scientifique  de  la  finalité. 

Voilà  une  contradiction  que  les  théories  nouvelles  n'ont  pas  encore 
résolue.  Nous  pouvons  attendre  tranquillement  qu'on  la  résolve.  Ce 


LA    FIN    DES    DOGMES    ET   LEUR   RENAISSANCE.  515 

n'est  pas  la  résoudre,  en  effet,  que  d'insinuer  comme  on  le  fait, 
que  la  nature  est  une  grande  artiste  qui  ne  se  connaît  pas  elle- 
même,  que  l'évolution  est  un  travail  intelligent  par  ses  résultats  et 
non  par  ses  intentions,  bien  qu'il  s'exécute  par  desagens  purement 
naturels  et  par  des  lois  physiques.  Ce  ne  sont  là  que  des  palliatifs 
de  mots  et  des  expédiens.  Si  la  nature  est  autre  chose  que  la  né- 
cessité aveugle,  si  elle  est  douée  d'une  force  secrète  qui  tire  du 
chaos  informe  des  élémens  primitifs  la  figure  du  monde  actuel  et 
la  série  des  mondes  futurs,  à  quoi  bon  maintenir  ce  nom  vague  et 
métaphorique,  substituer  la  nature,  un  être  de  fantaisie,  une  pure 
idole,  à  une  intelligence  travaillant  dans  le  monde  avec  conscience 
du  but,  se  servant  des  lois  pour  atteindre  ses  fins,  sachant  où  va 
l'univers  et  développant  son  histoire  comme  une  pensée  vaste  et 
continue  qui  se  rèalLse?  Une  pareille  conception  vaut  bien  celle 
du  hasard  et  de  la  nécessité;  elle  vaut  bien  aussi  celle  d'une  nature 
intelligente  et  personnifiée. 

Donc  l'évolution  demeure  une  hypothèse,  et  toute  la  destinée 
du  naturalisme  actuel  en  dépend  ;  car  elle  est  l'explication  mé- 
canique du  monde.  Or,  si  cette  explication  ne  se  suffit  pas  à  elle- 
même  et  ne  s'établit  qu'à  grands  renforts  de  postulats,  on  peut  dire 
que  l'ancienne  métaphysique  n'est  pas  détruite,  puisqu'elle  n'est 
pas  remplacée.  —  Il  se  passe  quelque  chose  d'analogue  pour  la 
morale,  que  l'on  s'est  efforcé  de  réduire  à  des  groupes  de  sentimens 
ou  d'habitudes  utiles  ou  nuisibles.  Des  faits,  si  solidement  liés 
qu'ils  soient,  peuvent-ils  constituer  une  conscience  morale  et  rem- 
placer la  raison?  On  essaie  de  nous  le  persuader,  mais  à  quel  prix  ! 
Encore  une  de  ces  surprises  que  nous  réserve  l'examen  de  ces  doc- 
trines et  qui  suscitent  bien  des  doutes  sur  leur  stabilité  et  leur 
avenir.  On  a  tout  détruit  des  fondemens  et  des  données  de  l'an- 
cienne morale,  on  a  tranché  les  liens  par  lesquels  elle  se  rattachait 
à  des  principes  d'où  lui  venait  l'autorité  de  ses  prescriptions,  la 
majesté  de  ses  lois  ;  par  quel  étrange  revirement  d'idées  voit-on 
ces  théoriciens  nouveaux  s'efforcer  de  rendreà  la  doctrine  empirique, 
arrivée  à  son  terme,  le  caractère  auguste  et  sacré  qu'ils  répudiaient 
pour  elle  à  l'origine?  C'est  un  spectacle  assurément  édifiant  de  voir 
Stuart  Mill,  après  avoir  développé  sa  doctrine  utilitaire  et  employé 
tant  de  ressources  ingénieuses  et  d'habileté  d'esprit  à  la  dépouiller  de 
tout  a  priori,  reconstruire  à  son  profit,  d'une  manière  inattendue, 
ces  idées  d'obligation  et  de  sanction,  les  mettre  à  son  usage  et  parler 
avec  une  sorte  d'attendrissement  de  cette  nouvelle  religion  du  de- 
voir qu'il  a  fondée?  N'est-ce  pas  là  un  fait  bien  significatif,  que  la 
nécessité  des  formes  et  des  caractères  de  la  morale  rationnelle 
s'impose,  de  gré  ou  de  force,  à  la  morale  positiviste,  avec  laquelle 


51§  REVUE  DES   DEDX   MONDES. 

ces  formes  et  ces  caractères  sont  par  définition  incompatibles?  On  a 
détruit  les  idoles  métaphysiques  de  l'obligation  ,  de  l'impératif 
catégorique,  du  devoir  rationnel,  des  sanctions  de  la  conscience,, 
et  voilà  qu'on  les  rétablit  par  de  singuliers  détours  de  raisonne- 
ment, après  leur  avoir  fait  subir  une  sorte  de  purification  prélimi- 
naire et  de  baptême  expérimental.  Mais  ne  sent-on  pas  qu'on  dé- 
montre par  cela  même  l'inévitable  nécessité  de  ces  principes, 
l'impossibilité  pratique  de  s'en  passer;  et  ne  craint-on  pas  d'inspirer 
à  la  raison  humaine  la  tentation  de  revenir  tout  simplement  à  la. 
source  supérieure  d'où  ils  émanent? 

Partout,  c'est  la  même  fureur  logique  de  destruction  et  partout 
se  produit,  aussitôt  après  la  ruine  des  vieilles  idées,  le  sentiment 
des  grandes  lacunes  qui  s'ouvrent  devant  les  théories  nouvelles, 
partout  le  sentiment  des  insuffisances  pratiques  qui  forcent  leurs 
auteurs  de  recourir  à  des  expédions  ou  à  des  équivalons  fort  ineffi- 
caces, destinés  à  marquer  la  place  vide  plutôt  qu'à  la  remplir.  On  nous 
dit,  par  exemple,  que  la  liberté  est  condamnée  et  par  la  physiologie  et 
par  la  doctrine  de  l'universel  déterminisme.  La  science  a  parlé,  il 
faut  s'incliner  ;  il  faut  croire  qu'elle  a  raison,  à  supposer  qu'une 
pareille  question  soit  de  sa  compétence.  Mais  aussitôt  que  le  déter- 
minisme a  étendu  son  implacable  niveau  sur  la  vie  humaine,  chacun 
de  ceux  qui  l'ont  établi  essaie  d'y  soustraire  quelques  portions  de 
cette  vie  et  de  ramener,  sous  quelques  dèguisemens,  la  réalité 
pratique  qui  n'est  pas  impunément  méconnue.  C'est  Stuart  Mill, 
par  exemple,  qui  oppose  aux  motifs  déterminans,  présens  à  la 
conscience,  la  possibilité  de  susciter  des  motifs  nouveaux,  par 
lesquels  s'il  n'est  pas  détruit,  du  moins  le  déterminisme  inté- 
rieur est  déplacé.  Quels  sont  donc  ces  motifs  et  quelle  en  est 
la  portée?  Ou  bien,  pour  se  réaliser  en  une  volition,  ils  impli- 
quent la  liberté,  ou  bien,  si  l'adhésion  à  ces  motifs  n'implique 
pas  un  acte  libre,  si  elle  n'est  qu'une  autre  forme  du  détermi- 
nisme, il  ne  peut  être  moral  d'y  adhérer,  cette  adhésion  ne 
dépendant  pas  de  nous.  —  N'y  a-t-il  pas  là  comme  un  retour 
indirect  à  l'ancienne  et  inévitable  idée  de  la  liberté?  Toujours 
d'après  M.  Stuart  Mill,  chaque  homme  est  responsable  de  ses  dispo- 
sitions mentales,  un  amour  insuffisant  du  bien  et  une  aversion  in- 
suffisante du  mal,  responsable  aussi  de  son  caractère,  qu'il  n'a  pas 
modifié  dans  le  sens  des  bons  sentimens,  responsable  encore,  s'il  a 
commis  une  faute  grave,  de  n'avoir  pas  donné  la  prépondérance  à 
la  crainte  du  châtiment  sur  les  motifs  égoïstes,  criminels  ou  bas. 
—  Mais  tout  cela,  il  pouvait  donc  le  faire?  Tant  de  choses  dépen- 
daient donc  de  lui  ?  Et  quel  autre  sens  peut-on  donner  raisonnable- 
ment à  la  liberté  du  choix?  —   «  Modifiez  votre  caractère,   nous 


LA   FIN    DES    DOGMES    ET   LEUR   RENAISSANCE.  517 

dit-on  ;  cela  est  toujours  possible.  »  Eh  quoi!  déplacer  cette  masse 
d'impulsions  héréditaires,  d'affections  congénitales,  d'influences  de 
tout  genre  venues  du  dedans  et  du  dehors,  orienter  son  choix  dans 
une  autre  direction  que  celles  qu'indiquaient  le  tempérament,  la 
nature  donnée  de  l'individu,  cela  est  donc  possible,  cela  est  facile 
même?  Pourquoi  nier  alors  la  liberté?  —  Chez  un  autre  philosophe, 
un  dialecticien  remarquable,  qui  semble  incliner  vers  les  théories 
naturalistes,  du  sein  du  déterminisme  que  nous  portons  en  nous, 
surgit  l'idée  de  la  liberté  possible,  qui,  une  fois  conçue,  tend  à  se 
réaliser  à  travers  mille  obstacles,  et  finit  par  conquérir  sa  réalité, 
à  se  dégager  de  la  fatalité  ambiante,  à  se  créer  elle-même  par  la 
vertu  et  la  force  de  la  pensée.  —  Pour  d'autres  enfin,  subtils  raison- 
neurs qui  accordent  trop  facilement  que  la  science  a  raison,  sans 
se  défier  suffisamment  du  mot  science  assez  mal  appliqué,  il  n'est 
pas  prouvé  que  la  vérité  scientifique  permette  à  l'âme  humaine  de 
vivre,  et  peut-être,  nous  dit-on,  l'illusion  de  la  liberté  est-elle  né- 
cessaire pour  que  l'homme  et  la  société  existent. 

Je  retiens  la  théorie  de  ces  illusions  nécessaires,  qui  ne  peuvent 
représenter  que  des  formes  constitutives  de  la  pensée,  et  je  me  de- 
mande comment  l'illusion  de  la  liberté  peut  créer  autre  chose  que 
l'illusion  ou  le  rêve  d'une  vie  morale.  Tous  ces  moyens  détour- 
nés pour  ressaisir  l'ombre  de  la  liberté  sont  une  preuve  convain- 
cante de  sa  nécessité  et  de  sa  réalité.  Ce  sont  autant  de  repen- 
tirs psychologiques,  assez  mal  dissimulés,  d'une  erreur  grave  que 
le    système    impose    et    que    dément    l'obligation    salutaire    de 
vivre.  D'ailleurs,  si  l'on  croyait  au  déterminisme,   pratiquement 
et    théoriquement,    on   devrait    non-seulement   prévoir    le  jour 
et  l'heure  oîi  cette  transformation  des  idées  s'accomplira  définiti- 
vement, on  devrait  presser  ce  jour,  invoquer  cette  heure  libéra- 
trice. Or,  voici  un  fait  singulier  :  la  démonstration  scientifique  du 
déterminisme,  nous  dit-on,  ne  dispense  pas  de  laisser  enseigner  la 
liberté  morale;  il  convient  même  de  le  faire  ofiiciellement,  l'une  de 
ces  idées  représentant  une  vérité  de  science,  l'autre  une  illusion 
nécessaire  de  pratique.  De  pareils  raisonnemens  me  jettent  dans 
une  sorte  de  perplexité.  Si  le  déterminisme  est  la  vérité,  il  vaut 
mieux ^que  tout  le  monde  connaisse  la  vérité.  Veut-on  qu'il  y  ait  des 
erreurs  et  des  mensonges  nécessaires  appropriés  à  l'enseignement 
et  adaptés,  je  ne  sais  comment,  à  la  pratique?  On  nous  répondra 
que  toute  vérité  n'est  pas  bonne  à  savoir.  Mais  ici  à  quoi  servirait 
de  la  dissimuler?  C'est  comme  si  l'on  voulait  enseigner  à  un  am- 
puté l'usage  du  bras  et  du  pied  dont  il  ne  peut  plus  disposer.  A  quoi 
bon  apprendre  aux  enfans  l'emploi  de  la  liberté  si  elle  n'existe  pas? 
Et  n'est-ce  pas  se  moquer  du  monde  que  de  prétendre  à  discipli- 


513  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ner  ou  à  diriger  des  pouvoirs  d'action  purement  imaginaires  ?  Il  est 
plus  digne  de  déterministes  convaincus  de  proclamer  bien  haut, 
en  face  des  vieux  préjugés,  la  vérité  nouvelle,  fût-elle  funeste  au 
monde  et  à  la  vie  tels  qu'ils  sont  disposés  par  la  routine.  C'est  à 
la  vie  de  s'arranger  autrement,  si  elle  le  peut  ;  c'est  au  monde  à 
se  tirer  d'affaire  et  à  se  mettre  d'accord  avec  les  choses.  11  ne  faut 
ruser  ni  avec  la  vérité,  ni  avec  les  hommes  :  d'abord  cela  n'est  pas 
honorable  et  puis  cela  ne  sert  à  rien.  Une  leçon  sort  de  tous  ces 
artifices,  de  ces  détours  et  retours  inattendus,  c'est  que  la  libre 
énergie,  qui  est  le  fond  de  la  personne  humaine,  ne  se  laisse  pas  si 
facilement  détruire  au  nom  d'une  théorie  d'automates  ;  elle  jette 
le  reflet  de  son  évidence  sur  ses  adversaires,  qu'elle  éclaire  mal- 
gré eux  et  qu'elle  inquiète. 

Sur  tous  les  points  les  mêmes  déceptions  se  produisent,  et,  à  la 
suite,  les  mêmes  contradictions.  On  a  voulu  affranchir  l'homme  en 
le  débarrassant  des  vieux  jougs  ;  on  l'a  délivré  de  l'obsession  de 
Dieu  et  de  la  vie  future  ;  on  l'a  déchargé  du  poids  de  sa  responsa- 
bilité ;  on  a  fait  ce  que  l'on  a  pu  pour  le  détourner  des  troublantes 
chimères,  pour  fixer  son  rêve  errant  sur  la  terre,  pour  améliorer 
son  séjour  et  sa  condition  présente.  Il  devrait  être  heureux,  enfin, 
après  tant  de  siècles  de  servitude  et  de  misère.  Et  voici  qu'on 
s'aperçoit  qu'il  ne  l'est  pas.  Voyez  plutôt  ce  singulier  phénomène 
du  pessimisme  croissant  en  raison  directe  du  progrès  de  la  science, 
d'où  devait  sortir  toute  amélioration  durable  et  toute  lumière  posi- 
tive. Quelques-uns  des  penseurs  qui  ont  travaillé  avec  le  plus  d'ar- 
deur à  cette  émancipation  sont  pris  de  doute  au  terme  de  leur 
œuvre  et  se  demandent  si  la  vérité  ne  serait  pas  triste.  Et  com- 
ment ne  le  serait-elle  pas ,  puisque  ce  prétendu  affranchissement 
de  l'homme  le  fait  à  la  fois  esclave  des  phénomènes  et  comme  un 
étranger  dans  l'immensité  de  cet  univers  «  qui  ne  le  connaît  pas,  » 
seul,  sans  appui,  sans  passé,  sans  avenir?  A  quoi  s'attacher  dès  que 
l'inexorable  loi  du  mécanisme  est  proclamée  comme  le  dernier  se- 
cret des  choses?  Et  pourquoi  vivre  alors,  s'agiter,  penser,  souffrir? 

Je  sais  bien  que  ces  mêmes  penseurs  ne  veulent  pas  consentir  à 
de  telles  ruines  ;  ils  prétendent  les  relever  malgré  la  logique,  mal- 
gré la  science.  Ils  font  un  appel  désespéré  à  l'idéal  ;  ils  affirment 
le  progrès  moral  et  religieux  dans  le  monde  ;  ils  invoquent  la  rai- 
son, qui  ne  peut  avoir  tort,  malgré  les  apparences,  malgré  les  dé- 
mentis flagrans  de  la  réalité.  Us  ne  se  résignent  pas  à  cette  tristesse 
morne  ;  ils  essaient  d'y  jeter  quelque  rayon  ;  ils  appellent  à  leur 
aide  je  ne  sais  quelle  justice  supérieure,  réparatrice  de  ce  grand 
malentendu,  vengeresse  des  consciences.  Tout  cela  est  fort  beau 
et  d'une  poésie  touchante.  Mais  qu'est-ce  que  cette  vie  spirituelle 


LA    FIN    DES    DOGMES    ET    LEUR    RENAISSANCE.  519 

à  laquelle  on  s'obstine  à  nous  convier?  Qu'est-ce  que  cette  certi- 
tude affirmée  du  progrès  moral  et  religieux?  Et  ce  culte  de  l'idéal, 
tourment  des  plus  nobles  et  des  plus  délicats  esprits  de  ces  nou- 
velles école»  ?  Il  faudrait  pourtant  s'entendre  avec  eux  et  savoir  au 
juste  ce  qu'ils  veulent  dire.  On  ne  peut  accorder  de  pareilles  rêve- 
ries, si  généreuses  qu'elles  soient,  avec  ces  affirmations  solennelles, 
tant  de  fois  répétées,  que  la  seule  vraie  religion,  c'est  la  science, 
que  la  science  est  l'unique  maîtresse  de  la  vérité,  que  la  vérité  est 
ce  qui  est  prouvé  scientifiquement,  c'est-à-dire  par  l'expérience 
rigoureusement  pratiquée.  Qui  croire  et  que  croire  dans  une  pa- 
reille discordance  de  mots  et  d'idées? 

Le  dilemme  est  pressant,  il  faut  choisir;  et  bien  des  intelligences 
restent  suspendues  devant  cette  double  et  contraire  affirmation.  On 
nous  parle  du  progrès  et  de  l'humanité  future,  pour  laquelle  il  est 
beau  de  travailler.  Mais  ce  progrès  aura-t-il  le  temps  de  se  réaliser 
avant  que  la  vie  ait  disparu  de  cette  planète,  et,  d'ailleurs,  à  quoi 
bon,  si  ce  progrès  lui-même  est  destiné  au  néant?  On  s'agite,  et 
pourquoi?  Pour  qu'à  un  jour  plus  ou  moins  lointain,  un  caprice  des 
forces  cosmiques  retire  du  grand  jeu  qui  se  joue  cette  pièce  qu'un 
autre  caprice  y  a  introduite  par  hasard  ou  par  nécessité.  Quant  à 
l'humanité  future,  de  quel  droit  prélèverait-elle  une  part  si  grande 
sur  nos  labeurs  et  nos  sacrifices,  s'il  ne  doit  rien  survivre,  même 
un  eiïet  moral,  à  tous  ces  efforts,  si  ce  capital  immense  de  bonne 
volonté  et  de  génie  est  la  proie  marquée  d'avance  pour  le  cataclysme 
final?  Ce  tourbillon  d'atomes  employé  à  la  composition  du  monde 
actuel  entrera  lui-même  dans  d'autres  combinaisons  qui  se  suc- 
céderont sans  fin,  sans  relation  avec  celle-ci,  dans  une  éternité  vide 
de  tout  souvenir.  Cette  justice  réparatrice  qu'on  invoque,  de  quel 
côté  de  l'horizon biillera-t-elle?  D'où  |)eut-elle  venir,  puisque  l'on  a 
exclu  la  Raison  suprême  de  l'explication  des  choses?  Que  restera- 
t-il  des  pensées  d'un  Aristote  ou  de  l'héroïsme  pieux  d'un  saint  Vin- 
cent de  Paul  ou  des  calculs  révélateurs  d'un  Newton,  quand  le  soleil 
qui  a  éclairé  un  instant  ces  fronts  sublimes  sera  lui-même  éteint  ? 
Cette  religion  du  progrès,  ces  espoirs  sublimes,  hypothéqués  sur- 
un  infini  sans  pensée  et  sans  moralité,  ne  serait-ce  pas  encone 
une  dernière  mystification  imposée  à  l'homme ,  qu'il  vaudrait 
mieux  laisser  tranquille  dans  la  réalité  positive  que  lui  donne 
la  science  et  ne  pas  agiter  ainsi  de  rêves  mille  fois  plus  vains  que 
ceux  dont  les  anciens  dogmes  l'avaient  bercé? 

Voyons  cependant  les  choses  à  un  point  de  vue  plus  humain 
et  sans  trop  presser  la  logique.  Que  prouvent,  après  tout,  ces 
appels  à  la  vie  spirituelle  et  ces  protestations  en  faveur  de 
l'idéal,  sinon  que  l'âme  ne  se  laisse  pas  enfermer  dans  l'horizon 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  faits  sensibles,  qu'elle  ne  pourra  jamais  s'acclimater  dans  le 
monde  du  mécanisme,  qu'elle  a  besoin  de  respirer  du  côté  des 
idées?  Et  c'est  pour  cela  qu'elle  cherche  obstinément  son  issue 
vers  la  lumière,  vers  la  raison.  Rassurons-nous  donc,  malgré  tous 
les  efforts  conjurés  de  la  science  positive  et  de  la  critique,  sur  le 
lendemain  de  l'humanité,  que  l'on  se  représente  si  morne  et  si 
triste  quand  les  dogmes  auront  disparu  en  philosophie  comme 
ailleurs.  Ces  dogmes  ne  sont  jamais  plus  près  de  renaître  qu'au 
moment  où  l'on  croit  qu'ils  finissent.  Ils  renaîtront,  modifiés  peut- 
être  dans  la  lettre  qui  les  exprime,  non  dans  l'esprit  qui  fait  leur 
vie  impérissable.  Ne  laissons  pas  tomber  à  terre,  sans  les  relever, 
ces  espérances  et  ces  paroles  de  foi  échappées  à  quelques  pen- 
seurs dont  la  science  n'a  pas  rempli  l'attente  et  qui  cherchent 
au-delà,  sans  trop  se  soucier  s'ils  se  contredisent.  Recueillons 
ces  promesses  et  ces  gages.  C'est  un  désaveu  des  théories  dé- 
solées avec  lesquelles  ils  semblaient  avoir  fait  un  pacte;  c'est 
le  témoignage  que  la  vie  n'a  de  prix  qu'à  la  condition  qu'elle 
trouve  dans  l'idée  du  bien  son  principe  et  son  terme;  c'est  aussi 
la  preuve  que  le  divin  console  mal  de  Dieu.  Et,  quant  à  cette  idée 
même  du  divin,  si  abstraite  et  si  vague,  qu'aurait-on  à  répondre  à 
un  physicien  ou  à  un  chimiste  qui  demanderait  de  quelle  expé- 
rience on  a  tiré  une  pareille  notion,  introduite  à  l'improviste  sur  la 
scène?  Il  faudrait  bien  avouer  qu'elle  vient  d'ailleurs  et  de  plus 
haut,  et  qu'elle  se  rattache  à  cette  philosophie  perpétuelle,  la 
perennis  quœdam  philosophia  que  célébrait  Leibniz. 

Ainsi  se  manifestent, comme  par  le  jeu  d'une  force  régulièreet  fatale, 
des  symptômes  de  réveil  inattendu  pour  tout  un  ensemble  de  concepts 
et  de  sentimens  que  l'on  croyait  disparus  dans  le  triomphe  de  la 
science.  Ainsi  se  reconstitue  peu  à  peu  ce  fonds  de  platonisme  né  avec 
l'homme  et  qui  ne  disparaîtra  qu'avec  lui  :  le  culte  de  la  vie  spiri- 
tuelle, l'irrésistible  et  obsédant  amour  de  l'idéal,  la  foi  à  la  raison, 
qui  crée  une  parenté  entre  l'homme  et  Dieu,  l'autorité  et  la  beauté 
du  devoir,  le  pressentiment  de  l'absolu,  la  croyance  à  une  source  su- 
périeure d'être  et  de  vérité,  à  un  au-delà  mystérieux  qui  enveloppe 
et  dépasse  la  science.  Quoi  qu'on  fasse,  ces  semences  d'idées  ne 
meurent  pas;  même  sur  un  sol  ingrat,  elles  sont  avides  de  re- 
naître ;  c'est  comme  une  moisson  toujours  prête  à  se  lever,  après 
les  jours  de  détresse,  à  l'appel  pressant  de  l'âme  humaine,  avec 
la  complicité  de  ceux-là  même  qui  ont  voulu  s'attaquer  à  la  ra- 
cine de  ces  idées  et  qui,  tout  d'un  coup,  pris  d'effroi  devant  leur 
œuvre,  s'arrêtent  et  renoncent  au  triste  honneur  d'achever  l'ex- 
périence commencée. 

E.  Caro. 


LES    RELATIONS 


DE 


LA  FRANCE  ET  DE  LA  PRUSSE 


DE    1867    A   1870 


III'. 


LA  FRANCE  ET  L'AUTRICHE.  —  L'ENTREVUE  DE  SALZBOURG.   —   LA  CIRCU- 
LAIRE PRUSSIENNE  DU  7  SEPTEMBRE  1867. 


I. 

L'Autriche  et  la  France  n'avaient  pas  besoin  d'écrire  ni  de  par- 
ler pour  s'entendre  :  tout  les  rapprochait,  leurs  intérêts  et  leurs 
ressentiraens  ;  l'entente  était  pour  l'une  une  question  de  sûreté, 
pour  l'autre  une  question  d'existence.  L'empereur  Napoléon  déplo- 
rait «  d'avoir  trop  saigné  l'Autriche  »  sous  l'influence  d'idées  pré- 
conçues, et  l'empereur  François-Joseph  ne  se  consolait  pas  d'avoir 
été  si  longtemps  le  complice  et  la  dupe  du  cabinet  de  Berlin.  Tou- 
tefois, quelque  profonds  que  pussent  être  leurs  regrets  et  leurs 
espérances,  ils  étaient  condamnés  à  accepter  les  faits  accomplis,  à 
rester  sur  la  défensive  et,  pour  arrêter  la  Prusse  sur  la  ligne  du 

(1)  Voyes  la  Revue  du  1"  et  du  15  Janvier. 


522  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mein,  à  prendre  comme  base  de  leur  commune  politique  le  traité 
de  Prague.  Puissance  slave,  l'Autriche  avait  le  même  intérêt  que 
nous  à  fermer  à  la  Russie  la  route  de  Gonstantinople  ;  puissance 
allemande,  son  ennemi  naturel  comme  le  nôtre  était  la  Prusse. 
Mais  il  ne  pouvait  être  question,  entre  les  deux  gouvernemens, 
d'alliance  formelle,  tant  que  leurs  armées  ne  seraient  pas  prêtes. 
M.  de  Beust  nous  demandait  du  temps  pour  la  réalisation  de  son  pro- 
gramme et  pour  sa  réorganisation  militaire.  Il  ne  nous  dissimulait 
pas  les  difficultés  de  sa  tâche,  il  s'ouvrait  à  nous  sur  toutes  choses 
avec  une  absolue  confiance  en  nous  exhortant  à  la  patience.  Il  re- 
commandait la  politique  expeclante,  il  croyait  que  la  France  et 
l'Autriche  étaient  forcées  d'attendre  l'occasion  et  qu'il  ne  dépendait 
pas  d'elles  de  la  provoquer. 

Les  expériences  que  tentait  le  chancelier  autrichien  pour  trouver 
une  formule  gouvernementale  appropriée  aux  exigences  si  mul- 
tiples de  la  monarchie,  le  déficit  persistant  de  son  budget,  les  me- 
nées russes  sur  le  Danube  et  les  menées  prussiennes  en  Hongrie 
comme  en  Bohême,  lui  imposaient  le  devoir  de  se  renfermer  dans 
une  stricte  neutralité,  qui  d'ailleurs  répondait  au  désir  énergique 
des  masses.  A  part  les  exaltés  du  parti  militaire,  qui  brûlaient  de 
prendre  une  revanche  sur  la  Prusse,  tout  le  monde  comprenait 
qu'il  s'agirait  cette  fois,  en  cas  de  revers,  non  plus  d'une  contri- 
bution de  guerre,  mais  de  l'existence  même  de  l'empire.  C'était  un 
enjeu  trop  considérable,  trop  disproportionné  aux  avantages  que 
pouvait  réserver  une  lutte  heureuse,  pour  ne  pas  y  regarder  à 
deux  fois. 

Rien  n'était  donc  moins  certain  que  le  concours  éventuel  et 
effectif  de  l'Autriche  tant  que  sa  transformation  intérieure  et  mi- 
litaire ne  serait  pas  accomplie.  Ses  sympathies  nous  étaient  ac- 
quises, cela  n'était  pas  douteux,  elle  ne  voyait  de  salut  qu'en  nous  ; 
mais  tout  indiquait  que,  par  la  force  des  choses,  son  intervention 
se  bornerait,  le  cas  échéant,  si  toutefois  les  chances  nous  étaient 
favorables,  à  une  pression  diplomatique  sur  les  cours  du  Midi,  et 
peut-être  à  la  concentration  de  quelques  corps  d'armée  sur  les 
frontières  de  la  Saxe  et  de  la  Silésie.  Elle  n'était  plus  en  état  de 
contrecarrer  sérieusement  l'action  de  la  Prusse  à  Stuttgart  et  à 
Munich,  elle  avait  perdu  tout  prestige  et  toute  influence  dans  le 
midi  de  l'Allemagne,  c'était  la  conséquence  de  ses  défaites  et 
surtout  de  son  attitude  à  Nikolsbourg,  où,  sans  prévoyance  de 
l'avenir,  elle  avait,  pour  satisfaire  ses  ressentimens,  livré  ses 
alliés  d'une  façon  méprisante  à  la  vindicte  prussienne.  L'effa- 
cement du  comte  de  Beust  dans  les  cours  méridionales,  où  il 
affectait  de  se  faire  représenter  par  des  agens  sans  portée,  n'avait 
donc  rien  qui  pût  nous  surprendre.  La  circonspection  lui  était  impo- 


LA   FRANCE   ET   £A    PRUSSE    DE    1867    A    1870.  523 

sée,  non-seulement  par  l'attitude  ombrageuse  de  la  Prusse  et  le  mau- 
vais vouloir  de  la  haute  aristocratie,  qui,  obéissant  à  des  rancunes 
invétérées,  se  montrait  hostile  à  l'alliance  dont  il  faisait  le  pivot  de  sa 
politique,  mais  aussi  par  ses  exigences  parlementaires.  11  ne  pouvait 
rompre  ouvertement  avec  le  sentiment  germanique  et  protester 
contre  les  tendances  unitaires,  sans  froisser  les  députés  des  pro- 
vinces allemandes  dont  l'appui  lui  était  indispensable  pour  conso- 
lider son  compromis  avec  les  Hongrois  et  pour  consacrer  le  dua- 
lisme. Aussi,  dans  une  dépêche  célèbre,  avait-il  déclaré  que  désormais 
la  monarchie  des  Habsbourg  ne  prendrait  pour  règle  de  sa  con- 
duite, ni  ses  souvenirs,  ni  ses  regrets,  ni  même  ses  sentimens,  qu'elle 
ne  consulterait  en  toute  rencontre  que  les  intérêts  de  sa  sûreté  et  de 
son  influence  dans  le  monde.  Mais  nous  savions  que,  si  M.  de  Beust, 
dans  son  langage  officiel,  affectait  le  désintéressement  et  l'abnéga- 
tion, il  ne  perdait  pas  l'Allemagne  de  vue.  Dans  ses  épanchemens 
avec  la  diplomatie  française,  il  ne  contenait  pas  l'expression  de  ses 
regrets  et  de  ses  espérances  ;  il  ne  lui  cachait  pas  que  le  cabinet  de 
Berlin  avait  recours  à  tous  les  moyens  et  se  servait  de  toutes  les 
influences  pour  renouer  ses  anciens  rapports  avec  la  cour  de  Vienne 
et  pour  la  rattacher  à  l'Allemagne  ;  mais  il  lui  disait  aussi,  pour  la 
tranquilliser,  qu'il  maintiendrait  la  liberté  de  ses  alliances  et  met- 
trait le  soin  le  plus  rigoureux  à  ne  rien  dire  et  à  ne  rien  faire  qui  pût 
autoriser  la  Prusse  à  croire  à  une  prochaine  réconciliation. 

Le  souci  constant  de  M.  de  Bismarck,  après  la  guerre  de  180(5, 
était,  en  effet,  d'associer  l'Autriche  étroitement  à  sa  politique  et  de 
l'empêcher  de  s'engager  contractuel lement  avec  la  France.  Il  vou- 
lait l'amener  à  tout  prix  à  chercher  son  point  d'appui  à  Berlin  plu- 
tôt qu'à  Paris,  en  lui  prouvant  qu'elle  se  méprenait  sur  ses  ten- 
dances, que  l'hostilité  dont  il  la  poursuivait  naguère  avait  disparu 
de  son  cœur  et  qu'en  s'associant  résolument  à  sa  politique,  elle 
consoliderait  le  présent  et  retrouverait  en  Orient,  suivant  les  prévi- 
sions du  testament  de  Joseph  H,  ce  qu'elle  avait  perdu  en  Alle- 
magne et  en  Italie. 

«  Il  est  heureux,  disait-il,  que  la  France,  après  la  bataille  dç 
Konigsgraetz,  nous  ait  empêchés  d'entrer  à  "Vienne.  Tout  le  monde 
avait  la  tête  en  feu  et  des  démangeaisons  dans  les  jambes.  Le  roi 
ne  se  consolait  pas  de  ne  pas  coucher  à  la  Burg,  mais  il  n'entrait 
pas  dans  mes  plans  de  détruire  l'Autriche  et  de  rendre  impossible 
une  réconciliation  ;  je  ne  voulais  pas  faire  de  trou  dans  le  midi  de 
l'Europe  (1).  » 

Un  publiciste  (2)  qui  ne  recule  devant  aucune  divulgation  lois- 

(1)  M.  Victor  GherbuUez,  i'AUetnigne  politique. 
{2)  M.  Mauricj  Busch. 


524  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'il  s'agit  de  glorifier  «  le  chef,  »  a  été  jusqu'à  prétendre  que  M.  de 
Bismarck,  à  l'heure  où  s'ouvraient  les  hostilités,  aurait  fait  parvenir 
au  cabinet  de  Vienne  les  plus  stupéfiantes  propositions.  Bien  qu'il  fût 
l'allié  de  l'Italie  et  l'obligé  de  la  cour  des  Tuileries,  le  ministre  prus- 
sien aurait  offert  à  l'Autriche  de  procéder  en  commun  à  une  brusque 
et  audacieuse  volte-face  contre  la  France,  de  lui  arracher  l'Alsace  et 
d'en  faire,  de  compte  à  demi,  l'appoint  de  remaniemens  politiques  et 
territoriaux  en  Allemagne.  C'était  admettre  que  l'Autriche  trahirait  ses 
alliés  :  la  Bavière,  la  Saxe  et  le  Wurtemberg,  et  méconnaîtrait  le 
traité  de  neutralité  que,  le  12  juin,  elle  avait  signé  avec  la  France. 
II  est  des  limites  que  la  diplomatie  la  plus  osée  ne  saurait  fran- 
chir. La  Prusse,  à  la  veille  de  la  guerre  de  Bohême,  ne  conçut  pas 
d'aussi  ténébreux  desseins  ;  elle  ne  songeait  qu'à  l'anéantissement 
de  sa  rivale.  «  Le  système  que  nous  proposons  à  l'Italie,  écrivait  le 
comte  Usedom,  au  nom  de  son  gouvernement,  à  la  date  du  19  juin, 
est  celui  de  la  guerre  à  fond;  il  faut  que  les  coups  portés  à  l'Au- 
triche frappent  à  la  fois  ses  extrémités  et  son  cœur.  » 

Il  en  coûte  peu  aux  historiographes  d'accréditer  des  légendes,  de 
subordonner  la  probité  à  l'habileté  et  d'attribuer  à  la  prévoyance  ce 
que  Frédéric  II,  dans  sa  philosophie,  attribuait  simplement  à  <(  Sa 
Majesté  le  Hasard.  » 

Le  conseiller  du  roi  Guillaume  ne  laissa  pas  de  se  montrer  grand 
politique,  au  lendemain  des  foudroyantes  victoires  de  l'armée  prus- 
sienne. Il  comprit,  en  face  de  l'intervention  française,  avec  une 
merveilleuse  lucidité,  le  rôle  que  l'Autriche,  réconciliée,  jouerait 
dans  son  échiquier  diplomatique.  Il  eut,  suivant  l'expression  du 
prince  de  Talleyrand,  «  de  l'avenir  dans  l'esprit.  »  Il  fit  savoir  à 
l'empereur  François-Joseph  par  M.  Giskra,  le  bourgmestre  de  Brûnn, 
que,  s'il  voulait  éconduire  le  médiateur,  il  lui  ferait  un  pont  d'or. 

Plus  tard ,  lorsque  éclata  l'affaire  du  Luxembourg,  il  offrit  à  la 
cour  de  Vienne,  en  retour  de  son  alliance,  de  lui  garantir  ses  pos- 
sessions allemandes  et  temporairement  ses  possessions  non  alle- 
mandes ;  il  lui  promettait  en  outre  une  série  d'avantages  politiques 
et  économiques.  M.  de  Beust  resta  inébranlable.  On  connaît  la 
réponse  qu'il  fit  au  négociateur  bavarois,  le  comte  de  Taufkirchen, 
l'intermédiaire  du  cabinet  de  Berlin  :  «  Une  alliance,  disait-il,  pré- 
voit la  défaite  et  la  victoire.  Je  sais  ce  qui  m'attend  en  cas  de  dé- 
faite, mais  que  m'offrirez-vous  en  cas  de  victoire?  Sans  doute  un 
exemplaire  richement  relié  du  traité  de  Prague.  » 

Le  comte  de  Bismarck  n'était  pas  homme  à  se  laisser  arrêter  par 
des  épigrammes.  Il  n'en  poursuivit  qu'avec  plus  d'obstination,  par 
tous  les  moyens,  légitimes  ou  occultes,  par  des  alternatives  de 
menaces  et  de  caresses,  le  but  que  sa  volonté  puissante  s'était 
tracé  :  réduire  la  maison  de  Lorraine  au  rôle  de  satellite  de  l'em- 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        525 

pire  germanique  reconstitué  au  profit  de  la  maison  de  Hohenzollern. 

La  lutte  entre  le  comte  de  Bismarck  et  le  comte  de  Beust  était 
inégale  :  l'un  avait  le  prestige  et  l'élan  que  donne  le  succès,  il  avait 
au  service  de  sa  politique  une  grande  et  glorieuse  armée  ;  le  se- 
cond subissait  les  conséquences  de  profondes  défaites  ;  il  se  débat- 
tait, à  l'intérieur,  dans  d'inextricables  difficultés.  Mais  le  ministre 
autrichien  n'était  pas  moins  clairvoyant  que  le  ministre  prussien,  il 
lisait  dans  son  jeu.  Il  connaissait  la  valeur  et  la  portée  des  promesses 
qui  lui  arrivaient  de  Berlin  ;  il  savait  que  le  jour  où  il  entrerait  dans 
les  combinaisons  qu'on  lui  recommandait  avec  tant  de  persistance, 
l'Autriche  serait  prise  dans  un  engrenage  et  scellerait  à  jamais  son 
asservissement  à  la  Prusse.  Il  n'admettait  pas  qu'il  en  fût  arrivé  à 
une  aussi  périlleuse  extrémité.  Il  avait  en  son  œuvre  une  foi  iné- 
branlable, tandis  qu'il  considérait  comme  précaire  et  aventureuse 
celle  de  son  adversaire.  Il  tenait  le  ministre  prussien  pour  un  joueur 
téméraire,  il  le  voyait  engagé  dans  une  entreprise  violente,  artifi- 
cielle, spéculant  à  tort  sur  l'assistance  résolue,  en  tout  état  de 
cause,  de  l'Allemagne  du  Sud.  «  Les  traités  d'alliance  imposés  aux 
cours  secondaires  ne  sont  que  des  chiffons  de  papier,  disait-il,  et 
les  conventions  militaires  une  arme  à  deux  tranchans  qui  se  retour- 
nera contre  la  Prusse  au  jour  des  suprêmes  rencontres,  lorsque  les 
cours  méridionales,  sous  la  pression  de  la  France  et  de  l'Autriche, 
seront  forcées  de  se  prononcer.  » 

Le  comte  de  Bismarck.,  de  son  côté,  taxait  la  politique  autrichienne 
de  politique  d'expédiens  {tdndeleî-Politik)  ;  il  estimait  que  M.  de 
Beust  ne  tarderait  pas  à  s'apercevoir  qu'il  s'était  trompé  dans  ses 
calculs  et  que  le  mot  «  d'expression  géographique,  »  appliqué  à 
l'Autriche,  était  plus  vrai  que  jamais  depuis  son  expulsion  de  l'Al- 
lemagne. «  Comment  M.  de  Beust,  disait-il,  peut-il  espérer  sauver 
la  monarchie  des  Habsbourg,  alors  que,  dans  d'autres  temps,  la  sa- 
gesse d'un  prince  de  Metternich  et  la  brillante  énergie  d'un  prince 
de  Schwarzenberg  n'ont  pas  suffi  pour  la  relever  ?  Il  sera  le  bouc 
émissaire  des  fautes  de  ses  prédécesseurs  et  la  victime  de  ses  pro- 
pres erreurs  ;  il  sera  écrasé  sous  le  poids  du  rocher  de  Sisyphe.  Il 
fallait  le  plaindre,  ajoulait-il,  car  il  eût  fait  un  excellent  ministre 
prussien.  » 

Le  gouvernement  de  l'empereur  suivait  avec  une  sollicitude 
anxieuse  la  lutte  des  deux  chanceliers  ;  il  ne  dissimulait  pas  ses 
préférences.  L'Autriche  était  sa  dernière  carte,  il  consacrait  à  son 
relèvement  ce  qui  lui  restait  de  son  autorité  passée.  Peut-être 
eût-il  mieux  fait,  dans  l'intérêt  bien  entendu  de  sa  politique,  de 
procéder  plus  discrètement  et  de  ne  pas  exciter  les  inquiétudes 
du  cabinet  de  Berlin  par  une  intimité  trop  marquée  avec  le  ca- 
binet de  Vienne.  C'était  révéler  à  un  adversaire  irascible,  ombra- 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

geax,  nos  arrière-pensées  et  le  pousser  à  des  résolutions  vio- 
lentes sous  la  menace  incessante  d'une  alliance  dont  la  conclusion 
n'était  rien  moins  que  certaine.  Mais  l'isolement  pesait  à  l'empe- 
reur, il  substituait  ses  désirs  à  la  réalité  et  subordonnait  la  pru- 
dence au  sentiment. 

II- 

On  ne  parlait  plus  à  la  cour  que  de  l'empereur  François-Joseph 
et  de  l'impératrice  Elisabeth.  Leur  visite,  annoncée  officiellement 
pour  le  25  juillet,  était  l'événement  impatiemment  attendu.  On 
se  préparait  à  les  accueillir  comme  des  hôtes  préférés,  avec  la 
cordialité  la  plus  démonstrative.  Mais  il  était  dit  que  les  Tuileries 
ne  connaîtraient  plus  les  joies  sans  mélange. 

Déjà,  dans  les  derniers  jours  de  juin,  des  bruits  sinistres  avaient 
couru  sur  le  sort  de  l'empereur  Maximilien.  On  se  refusait  néan- 
moins à  croire  à  un  dénoùment  sanglant,  on  espérait  encore  qu'il 
serait  conjuré  par  l'intervention  des  États-Unis  et  par  la  rançon 
offerte  par  la  maison  impériale  d'Autriche,  tandis  que  le  drame  s'é- 
tait dénoué,  dès  le  19  juin,  par  l'odieuse  exécution  de  Queretaro. 

Le  1"  juillet,  au  moment  où  l'empereur  pénétrait  au  palais  de 
l'exposition  universelle  pour  présider  à  la  distribution  solennelle 
des  récompenses,  le  prince  de  Metternich  lui  remit  une  dépêche 
de  son  gouvernement  qui  ne  laissait  plus  de  doute  sur  la  fin  tra- 
gique du  frère  de  l'empereur  François-Joseph.  La  sinistre  nouvelle 
s'était  répandue  dès  le  matin.  La  tristesse  planait  sur  la  fête  du 
Champ  de  Mars.  Les  esprits  anxieux  étaient  hantés  par  de  sombres 
présages,  l'avenir  apparaissait  menaçant  :  tout  disait  que  les  beaux 
jours  de  l'empire  étaient  passés  et  que  la  France  bientôt  expierait 
durement  une  gloire  et  une  prospérité  éphémères. 

La  fortune,  jadis  si  prodigue  envers  Napoléon  III,  semblait  avoir 
décrété  sa  perte;  elle  le  frappait  à  coups  redoublés  en  se  jetant  à  la 
traverse  de  toutes  ses  conceptions.  Dans  la  lettre  émue  qu'il  adressa 
à  l'empereur  d'Autriche,  il  n'atténua  pas  la  responsabilité  morale 
qui  rejaillissait  sur  son  gouvernement  de  la  mort  de  Maximilien. 
«  Dieu,  disait-il,  qui  voit  et  juge  les  souverains,  connaît  la  pureté 
des  mobiles  dont  je  me  suis  inspiré  en  associant  l'archiduc  à  une 
grande  entreprise  digne  de  ses  rares  qualités.  »  Il  espérait,  et 
c'était  sa  consolation,  que  cette  mort  cruelle,  loin  de  briser  l'en- 
tente entre  les  deux  pays,  la  consoliderait  en  lui  donnant  la  consé- 
cration d'une  commune  douleur. 

On  s'attendrit  à  Vienne  sur  le  sort  du  frère  de  l'empereur,  mais 
les  larmes  furent  vite  séchées  ;  l'archiduc  Maximilien  n'était  pas  po- 
pulaire, il  portait  ombrage.  La  cour  d'Autriche  se  refusait  à  rendre 
la  politique  française  responsable  de  la  catastrophe.   «  Soyez  cer- 


LA  FRANGE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.         527 

tains,  écrivait  le  comte  de  Beust,  que,  quelque  grande  que  soit 
la  désolation  de  la  famille  impériale,  les  rapports  de  bonne  amitié 
entre  les  deux  gouvernemens  ne  s'en  ressentiront  pas.  » 

Ce  n'était  pas  ce  que  l'on  espérait  à  Berlin.  La  cour  avait  éprouvé 
un  vif  et  réel  chagrin  du  sort  immérité  que  le  neveu  du  roi  (1)  avait 
trouvé  au  Mexique.  Elle  manifesta  la  profondeur  de  ses  regrets  en 
portant  exceptionnellement  à  un  mois,  comme  à  l'occasion  de  la  mort 
de  l'empereur  Nicolas,  le  temps  du  deuil  réglementaire,  fixé  pour  les 
souverains  à  trois  semaines.  Mais  le  gouvernement,  qui  ne  sacri- 
fiait rien  au  sentiment,  se  flattait  que  le  souvenir  de  l'attentat  du 
19  juin  ne  s'effacerait  plus,  qu'il  troublerait  les  relations  entre 
les  deux  cabinets.  Il  se  plaisait  à  le  considérer  comme  un  coup 
de  fortune  pour  sa  politique.  Tous  ses  journaux  se  demandaient 
si,  après  un  si  tragique  événement,  l'empereur  François-Joseph  et 
l'impératrice  Elisabeth  paraîtraient  à  la  cour  des  Tuileries  :  «  Sur 
les  bords  de  la  Seine,  disait  le  Publiciste,  l'organe  du  ministre  de 
l'intérieur,  dans  les  appartemen?  dorés  des  Tuileries,  tout  le  bruit 
de  l'exposition,  toute  la  pompe  des  réceptions  princières,  tout  l'éclat 
des  bijoux  de  l'Orient  n'effacera  pas  le  Mane  Tekel  que  l'histoire 
vengeresse  a  écrit  avec  le  sang  sur  le  trône  de  Napoléon.  Un  spectre 
se  dressera  désormais  entre  les  souverains  de  France  et  d'Autriche.  » 

Le  cabinet  de  Berlin  fut  vite  désabusé;  il  apprit  par  le  comte  de 
Goltz  qu'une  entrevue  était  arrêtée,  que  Napoléon  III  se  rendrait  en 
Autriche  pour  donner  à  François-Joseph  un  témoignage  de  sympa- 
thie. L'idée  était  élevée,  touchante  ;  elle  faisait  honneur  à  l'impéra- 
trice, qui  l'avait  suggérée  dans  un  élan. chevaleresque.  La  politique 
et  de  frivoles  entraînemens  en  altérèrent  aussitôt  le  caractère. 

Tous  les  regards  se  retournaient  vers  l'Autriche.  On  s'appliquait 
à  pressentir  les  conséquences  de  l'entrevue  de  Salzbourg  sur  les 
destinées  de  l'Europe.  Ceux  qui  connaissaient  à  fond  la  situation  in- 
térieure de  la  monarchie  n'y  voyaient  rien  d'alarmant  pour  la  Prusse. 
Ils  savaient  que  M.  de  Beust  lui-même,  dans  ses  correspondances 
intimes  avec  ses  amis  d'Allemagne,  ne  cachait  pas  son  impuis- 
sance. Il  avouait  qu'il  n'était  pas  en  situation  de  protester  contre 
les  infractions  multiples  faites  au  traité  de  Prague  et  que,  si 
un  conflit  venait  inopinément  à  éclater  entre  la  France  et  la  Prusse, 
il  serait  forcé  de  subordonner  son  intervention  militaire  aux  pre- 
miers résultats  de  la  guerre.  Il  se  sentait  isolé  à  la  cour,  il  n'avait 
personne  qui  voulût  servir  ses  idées  avec  ardeur,  il  était  à  la  fois 
l'acteur  et  le  souffleur.  La  confiance  si  entière  qui  l'animait  après 
sa  réconciliation  avec  la  Hongrie  tendait  à  s'affaiblir.  Les  partisans 

(t)  On  l'appelait  ainsi  par  extension  j  sa  mère  était  la  sœur  de  la  femme  de  f>é« 
déric-Guillaume  IV. 


528  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  Kossuth  jetaient  le  gant  aux  autorités  constituées;  les  Croates, 
mécontens  de  la  part  qui  leur  était  faite  dans  la  réorganisation  de 
l'empire,  refusaient  de  se  faire  représenter  à  la  diète  de  Pesth; 
la  Bohême  et  la  Moravie  étaient  minées  par  la  propagande  pan- 
slaviste  et  la  Prusse,  sous  main,  assistait  la  Russie  dans  le  tra- 
vail de  désagrégation  qu'elle  poursuivait  le  long  du  Danube.  Aussi 
le  cabinet  de  Vienne,  aux  prises  avec  des  difficultés  sans  cesse 
renaissantes,  en  était-il  réduit  à  rassurer  le  cabinet  de  Berlin  sur 
ses  tendances,  à  affirmer  ses  sentimens  germaniques  et  à  protes- 
ter contre  toute  arrière-pensée  agressive. 

Le  gouvernement  français,  de  son  côté,  s'efforçait  de  tranquilliser 
et  de  ramener  M.  de  Bismarck.  La  confiance  publique  était  ébranlée  ; 
la  crainte  d'un  conflit  paralysait  les  affaires  ;  elle  était  exploitée  par 
les  partis  hostiles.  L'empereur  et  ses  ministres  sentaient  la  néces- 
sité de  rassurer  les  esprits.  Ils  demandaient  à  l'ambassadeur  du 
roi  de  recommander  la  modération  à  sa  cour,  de  se  porter  garant 
de  leurs  sentimens  pacifiques  et  de  faire  ressortir  les  difficultés  de 
leur  tâche,  en  face  d'une  opinion  publique  déçue,  nerveuse,  excitée 
par  les  ennemis  de  la  dynastie.  Ils  s'épanchaient  avec  lui  en  toute 
confiance  ;  ils  oubliaient  ses  perfidies  passées,  l'action  paralysante 
qu'il  avait  exercée  sur  nos  déterminations  au  mois  de  juillet  1866, 
et  les  argumens  que  par  ses  rapports  alarmans,  au  dire  de  M.  de 
Bismarck,  il  avait  fournis  au  parti  militaire  prussien  pour  s'opposer 
à  la  cession  du  Luxembourg.  Il  est  vrai  que  M.  de  Goltz  s'était 
amendé.  Les  évolutions  lui  coûtaient  peu.  Il  avait  repris,  comme  en 
1865,  le  contre-pied  de  la  politique  de  son  ministre  ;  il  cherchait 
alors  à  l'entraver  dans  son  essor,  il  s'appliquait  maintenant  à  le  re- 
présenter comme  un  brouillon  en  voie  de  compromettre  les  résul- 
tats si  glorieusement  obtenus  par  la  sagesse  du  roi  et  la  vaillance 
de  son  armée.  11  laissait  entrevoir  que,  le  jour  où  il  siégerait  dans 
les  conseils  de  son  souverain,  les  relations  de  la  France  et  de  la 
Prusse  ne  laisseraient  rien  à  désirer.  D'ailleurs  son  admiration  pour 
l'impératrice  Eugénie  avait  pris  le  caractère  d'une  passion  qui  sem- 
blait être  le  gage  de  sa  sincérité. 

L'ambassadeur  promit  d'être  auprès  de  sa  cour  l'interprète  cha- 
leureux des  protestations  qu'il  avait  recueillies  aux  Tuileries  et  de  re- 
présenter l'entrevue  projetée  à  Salzbourg  comme  une  simple  visite 
de  condoléance.  Il  devait  prendre  les  eaux  en  Allemagne,  il  passa 
par  Ems  avant  d'aller  à  Kissingen.  C'était  nous  rendre  un  réel 
service.  Il  était  indispensable  que  le  représentant  de  la  Prusse 
à  Paris  s'expliquât  une  bonne  fois  avec  son  gouvernement  sur 
les  difficultés  que  la  politique  impériale  rencontrait  dans  l'œuvre 
de  pacification  à  laquelle  elle  se  consacrait,  parfois  au  détriment  de 
êa  popularité,  en  se  heurtant  à  tout  instant  à  des  susceptibilités  cal- 


LA   FRANCE   ET    LA   PRUSSE   DE    1867    A   1870.  529 

culées  dès  qu'elle  se  permettait  robservation  la  plus  courtoise  sur 
les  questions  qui  touchaient  à  l'exécution  du  traité  de  Prague. 

«  J'ai  fait  observer  à  Ems,  disait  le  comte  de  Goltz,  en  traversant 
Francfort,  combien  était  ingrate  la  tâche  de  l'empereur,  en  face  d'une 
opinion  déprimée,  qui  considérait  la  France  comme  déchue  de  son 
rang,  et  qui  se  sentait  humiliée  par  des  procédés  blessans  pour  son 
amour-propre,  par  des  actes  qu'elle  envisageait  comme  une  atteinte 
à  ses  intérêts  traditionnels.  J'ai  ajouté  qu'en  continuant  de  la  sorte, 
on  compromettrait  infailliblement  la  paix,  qu'il  arriverait  un  mo- 
ment où  l'empereur  se  verrait  débordé  et  entraîné'à  des  résolutions 
qui  lui  répugnent.  » 

Partant  de  là,  l'ambassadeur  s'était  fait  le  défenseur  d'une  poli- 
tique modérée,  conciliante,  évitant  des  discussions  oiseuses  et  des 
querelles  irritantes.  Il  avait  démontré  que  les  appréciations  émises 
par  le  gouvernement  français  dans  des  dépêches  confidentielles, 
soit  sur  la  question  danoise,  soit  sur  la  création  d'un  parlement 
douanier,  soit  sur  le  sort  des  anciennes  places  fédérales,  ne  con- 
stituaient pas  des  immixtions  caractérisées,  bien  dangereuses  pour 
l'Allemagne,  et  qu'elles  ne  justifiaient  pas  le  tapage  qu'elles  soule- 
vaient à  chaque  instant  dans  la  presse  allemande. 

Toutefois,  M.  de  Goltz,  en  se  portant  garant  de  nos  sentimens 
pacifiques,  n'était  pas  allé  jusqu'à  atténuer  l'étendue  de  nos  arme- 
mens  et  les  propos  belliqueux  qui  se  tenaient  dans  les  cercles  de  la 
cour  et  dans  les  sphères  gouvernementales.  II  n'en  restait  pas 
moins  persuadé  d'avoir,  momentanément,  imprimé  à  la  politique  de 
son  gouvernement,  par  ses  explications  et  par  les  assurances  dont 
l'empereur  l'avait  prié  d'être  l'interprète,  un  caractère  plus  réservé 
et  plus  amical.  Mais  il  craignait  que  le  chancelier,  en  contact  avec 
le  parlement,  dont  la  réunion  était  prochaine,  n'en  vînt  de  nouveau, 
se  laissant  entraîner  par  l'effervescence  de  son  tempérament,  à 
sacrifier  ses  bons  rapports  avec  la  France  aux  exigences  passionnées 
de  sa  politique  allemande. 

M.  de  Goltz  avait  plaidé  notre  cause  avec  chaleur;  s'il  n'avait  pas 
convaincu  son  ministre,  qui  de  parti-pris,  et  à  tout  propos,  soule- 
vait des  incidens,  il  avait  réussi  du  moins  à  impressionner  son  sou- 
verain. On  constata,  dès  le  lendemain  de  ses  entretiens,  que  le  dia- 
pason de  la  presse  était  changé  ;  d'acariâtre,  son  langage  était 
devenu  accommodant  (1).  On  se  flattait  sans  doute  à  la  cour  de 

(1)  Dépôche  d'Allemagne,  17  août  1867.  —  «  Les  déclarations  contenues  dans  votre 
dépèche  du  6  août  me  seront  d'un  usage  précieux;  elles  me  permettront  de  calmer  let 
appréhensions  que  j'entends  se  manifester  et  qui,  par  leur  caractère  persistant,  ont 
pour  effet  de  surexciter  les  passions  germaniques  et  de  les  retourner  contre  nous. 
Elles  contribueront  d'autant  plus  efiicacement  à  ramener  la  confîaBce,  qu'elles  co«- 
TOMB  LXXIII.  —  1886.  34 


530  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Prusse,  sur  des  assurances  données  à  Paris,  qu'à  son  retour  de 
Salzbourg  l'empereur  rendrait  au  roi  sa  visite.  Aller  à  Berlin  après 
nos  mécomptes  eût  été  excessif,  mais  se  rencontrer  avec  Sa  Ma- 
jesté à  Coblentz  eût  été  politique.  La  cour  de  Prusse  avait  depuis 
trop  peu  de  temps  le  sentiment  de  sa  force  et  de  sa  grandeur  pour 
n'être  pas  sensible  à  une  marque  de  déférence  qui,  après  tout,  n'é- 
tait que  l'accomplissement  d'un  devoir  de  politesse.  L'axe  de  la 
politique  était  depuis  Sadowa  violemment  déplacé;  s'il  ne  passait  pas 
encore  à  Berlin,  déjà  il  n'était  plus  à  Paris.  C'est  ce  qu'on  se  refu- 
sait à  croire  aux  Tuileries. 

La  ville  de  Salzbourg  s'était  pavoisée,  elle  ne  se  préoccupait  pas 
du  motif  qui  lui  valait  la  présence  d'hôtes  illustres,  elle  se  mettait 
en  frais,  non  pour  pleurer  l'archiduc  Maximilien,  mais  pour  fêter 
les  deux  empereurs  et  distraire  les  deux  impératrices  (1).  On  ne  par- 
lait que  de  bals,  d'illuminations,  de  promenades  nocturnes  en  gon- 
dole, de  spectacles  et  de  galas  organisés  par  l'intendant  des  théâtres 
impériaux.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  célèbre  la  mémoire  des  morts, 
c'était  enlever  à  une  démarche  dictée  par  un  sentiment  de  piété  sa 
grandeur  et  sa  dignité.  Aussi  l'archiduchesse  Sophie  avait-elle  re- 
ftisé  de  paraître  à  l'entrevue  ;  profondément  ébranlée  par  la  mort 
de  son  fils,  elle  avait  fait  vœu,  disait-elle,  de  porter  le  deuil  jusqu'à 
la  fin  de  ses  jours. 

L'empereur  et  l'impératrice,  avant  de  partir  pour  l'Allemagne, 
s'étaient  arrêtés  à  Ghâlons  ;  ils  quittèrent  le  camp  triomphalement, 
acclamés  par  l'armée,  le  17  août,  à  huit  heures  du  matin.  A  Carls- 
ruhe,  ils  furent  salués  par  le  grand-duc  et  par  la  grande-duchesse  de 
Bade,  qui  offrit  un  superbe  bouquet  à  l'impératrice,  et  à  Ulm,  par 
le  roi  de  Wurtemberg  (2).  Des  vivats  éclatèrent  sur  leur  passage  : 
ce  n'était  pas  l'amour  de  la  France  qui  les  inspirait,  mais  les  res- 
sentimens  contre  la  Prusse.  Il  était  une  heure  du  matin  lorsque  le 
train  impérial  arriva  à  Augsbourg  (3). 

cordent  avec  des  instructions  que  M.  de  Bismarck  a  jugé  utile  d'adresser  à  ses  agens 
en  Allemagne  à  la  suite  de  ses  entretiens  avec  le  comte  de  Goltz.  La  circulaire  du 
chancelier  s'appliquerait  à  enlever  à  l'entrevue  de  Salzbourg  tout  caractère  inquié- 
tant pour  les  relations  amicales  que  la  cour  de  Prusse  entretient  avec  celles  des  Tui- 
leries et  d'Autriche.  Ces  instructions,  inspirées,  comme  celles  de  Votre  Excellence, 
par  la  même  pensée,  bien  comprises  et  énergiquement  commentées  par  la  diplomatie 
des  deux  pays,  ne  sauraient  manquer  d'exercer  sur  l'opinion  l'effet  que  le  gouverne- 
ment de  l'empereur  et  le  gouvernement  du  roi  en  attendent.  » 

(1)  La  gare  était  décorée  du  haut  en  bas  de  velours  semé  d'abeilles,  d'écussons  avec 
le  chiifre  de  Napoléon,  de  mâts  vénitiens  et  de  drapeaux  tricolores.  L'empereur  aurait 
pu  se  croire  dans  une  gare  française. 

(2)  Des  musiques  militaires  jouaient  l'air  de  la  reine  Hortense  à  l'arrivée  du  train 
dans  les  gares. 

(3)  L'empereur  déclina  l'hospitalité  que  lui  offrait  le  roi  de  Bavière;  il  descendit  à 
l'Hôtel  des  Trois-Maures. 


LA  FRANCE  ET  LA  PRLSSE  DE  1867  A  1870.         531 

Augsbourg  était  une  ville  chère  à  l'empereur,  il  y  retrouvait  les 
mélancoliques  souvenirs  de  l'exil.  Il  tenait  à  revoir  la  maison  qu'a- 
vait habitée  sa  mère,  la  reine  Hortense,età  visiter  le  collège  Sainte- 
Anne,  où  il  avait  fait  ses  premières  études.  Il  parcourut  les  salles 
et  s'arrêta  aux  places  que  ses  maîtres  lui  assignaient.  Le  temps  avait 
respecté  le  nom  de  Louis-IS'apoléon,  qu'un  jour  il  avait  gravé  sui- 
la  bordure  d'une  fenêtre.  L'écolier  était  devenu  empereur,  mais 
l'Allemagne  de  ses  jeunes  années,  paisible,  studieuse,  inoffensive, 
s'était  réveillée  transformée  ;  il  la  revoyait,  par  le  fait  de  ses  er- 
reurs, agitée,  ambitieuse,  menaçante.  Quel  contraste  !  Quel  désen- 
chantement pour  un  souverain  qui  croyait  assurer  la  prépondérance 
à  son  pays  en  proclamant  le  principe  des  nationalités  I 

Le  roi  Louis  était  descendu  des  hauteurs  du  château  de  Berg, 
où  il  vivait  inaccessible  à  ses  sujets,  pour  complimenter  leurs  ma- 
jestés impériales  à  leur  passage  à  travers  la  Bavière.  Il  les  enchanta 
par  la  bonne  grâce  de  son  accueil,  par  le  charme  et  l'originalité 
de  son  esprit.  Il  tint  à  honneur  de  les  accompagner  jusqu'à  Kosen- 
heim,  à  la  frontière  de  l'Autriche.  L'empereur  voyageant  incognito, 
sa  majesté  bavaroise  ne  crut  pas  devoir  lui  présenter  le  président 
de  son  conseil,  qui  s'était  rendu  à  la  gare.  C'était  pousser  loin  les 
scrupules  de  l'étiquette,  mais  c'est  ainsi  qu'on  la  pratiquait  du 
temps  de  Louis  XIV.  L'incident  ne  passa  pas  inaperçu;  l'empereur, 
dès  qu'il  en  eut  connaissance,  fit  dire  au  prince  de  Ilohenlohe  qu'à 
son  retour  il  serait  charmé  de  lui  serrer  la  main. 

Ce  fut  un  spectacle  émouvant  lorsque  les  deux  empereurs,  qui 
ne  s'étaient  pas  revus  depuis  Villafranca,  se  retrouvèrent  en  pré- 
sence. François-Joseph  seul  connaissait  alore  les  revers.  Napoléon  III 
commençait  à  les  appréhender  à  son  tour,  mais  il  était  loin  de  pres- 
sentir les  tragiques  vicissitudes  que  lui  réservait  un  prochain  ave- 
nir. 

La  politique  a  d'étranges  retours  et  de  bizarres  contradictions. 
L'Autriche,  que  nous  avions  combattue  au  nom  du  principe  des  na- 
tionalités, allait  devenir  notre  auxiliaire  pour  enrayer  en  Allemagne 
le  mouvement  national  que  nous  avions  soutenu  contre  elle  en  Ita- 
lie. Entre  1859  et  1867  la  contradiction  était  flagrante  :  Salzbourg 
était  la  contre-partie  de  Villafranca. 

Il  était  évident  que  la  politique  ne  resterait  pas  bannie  de  l'entre- 
vue, malgré  les  protestations  préventives  de  la  diplomatie  autri- 
chienne et  de  la  diplomatie  française.  Personne  n'admettait  que  les 
souverains  de  deux  grands  pays,  passant  cinq  jours  dans  une  étroite 
intimité,  s'abstiendraient  de  parler  de  l'état  de  l'Europe  et  de  leur 
situation  réciproque.  La  question  allemande  les  mettait  en  présence 
de  la  Prusse,  la  question  d'Orient  les  plaçait  en  face  de  la  Russie. 
L'empereur,  il  est  vrai,  n'emmenait  pas  de  ministre,  mais  tout  le 


532  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

monde  savait  qu'en  France  le  chef  de  l'état  se  passait  de  ses  con- 
seillers pour  engager  sa  politique  ;  on  n'avait  pas  oublié  qu'il  était 
seul  à  Plombières  lorsqu'il  arrêta  avec  le  comte  de  Gavour  la  guerre 
d'Italie.  M.  de  Beust  avait  d'ailleurs  intérêt,  pour  le  succès  de  sa 
transformation  intérieure  et  de  sa  politique  étrangère,  à  se  préva- 
loir de  l'intimité  de  ses  rapports  avec  la  France  et  à  laisser  entre- 
voir, sinon  une  alliance  imminente,  du  moins  une  alliance  éventuelle. 
Il  consacra  toute  son  habileté  à  accréditer  les  soupçons  par  son 
attitude  et  par  le  jeu  de  sa  presse.  Il  s'entoura  d'une  partie  de  sa 
chancellerie,  emmena  le  comte  Andrassy  et  fit  venir  M.  de  Beck, 
le  ministre  des  finances.  C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  inquié- 
ter le  cabinet  de  Pétersbourg  et  faire  bondir  le  cabinet  de  Berlin. 
Et  cependant  il  a  confessé,  depuis  la  guerre,  qu'en  réalité  per- 
sonne n'avait  eu  lieu  de  s'alarmer.  «  Nous  étions,  disait-il,  comme 
des  gentlemen  riders  en  face  d'un  fossé  et  c'était  à  qui  ne  le  fran- 
chirait pas.  »  L'aveu  était  superflu  ;  l'Autriche  en  1870  par  son 
inaction  devait  suffisamment  révéler  l'inanité  des  conférences  de 
Salzbourg. 

Cependant  l'on  rédigea  un  protocole  :  on  y  développait  les  idées 
émises  dans  un  mémorandum  très  concis,  que  M.  de  Beust  soumit 
à  l'empereur  et  qui  fixait  les  points  essentiels  de  l'entente  (1).  Ce 
protocole  n'engageait  à  rien  ;  il  devait  servir  de  base,  suivant  les 
circonstances,  à  une  future  alliance. 

(1)  Mémorandum  autrichien. —  Maintien  du  traité  de  Prague. —  Éviter  tout  ce  qui 
pourrait  être  exploité  par  la  Prusse  comme  une  provocation.  —  Action  morale  sur  les 
états  du  Midi  pour  qu'ils  ne  sortent  pas  du  statu  quo.  —  Le  système  libéral  inauguré 
en  Autriche  servira  à  réveiller  les  anciennes  sympathies  des  populations.  —  Une  poli- 
tique franchement  pacifique  du  gouvernement  français  enlèvera  tout  prétexte  à  de 
nouveaux  engagemens  de  la  part  des  cours  méridionales  s'ils  leur  étaient  demandés 
en  prévision  d'une  guerre.  —  L'union  de  la  France  et  de  l'Autriche  devra  se  manifes- 
ter de  façon  à  les  faire  réfléchir  et  à  leur  faire  sentir  la  nécessité  d'une  attitude  indé- 
pendante et  réservée.  —  L'accord  de  la  France  et  de  l'Autriche  en  Orient  impression- 
nera le  midi  de  l'Allemagne  s'il  ne  tardait  pas  à  se  manifester.  —  En  Orient  aussi,  on 
maintiendra  le  statu  quo.  — L'attitude  commune,  sans  être  hostile  à  la  Russie,  devra 
être  persévérante.  La  question  de  Candie  devra  être  reprise  en  sous-œuvre. —  Une  ces- 
sion à  la  Grèce  est  devenue  de  plus  en  plus  difficile.  —  Il  faudra  obtenir  une  pacification 
prompte  du  pays  en  donnant  satisfaction  à  tous  les  vœux  des  populations  compatibles 
avec  la  dignité  de  l'empire  ottoman.  On  fera  une  démarche  auprès  du  gouvernement 
russe  pour  obtenir  son  avis  sur  les  moyens  de  résoudre  l'affaire  de  Candie.  On  s'adres- 
sera ensuite  à  l'Angleterre  pour  l'associer  aux  communs  efforts.  On  tiendra  un  lan- 
gage conforme  à  Athènes  pour  amener  le  gouvernement  hellénique  à  une  apprécia- 
tion plus  sainedela  situation. — L'Autriche  s'abstiendra  de  soulever  des  difi'érends  avec 
le  gouvernement  des  Principautés-Unies  malgré  ses  griefs,  à  moins  d'y  être  contraint 
par  des  circonstances  imprévues.  Elle  s'impose  cette  réserve  pour  conjurer  l'interven- 
tion armée  d'une  autre  puissance.  Si  le  gouvernement  autrichien  était  forcé  d'occu- 
per une  partie  des  principautés  contiguë  à  son  territoire,  le  gouvernement  français 
interposerait  ses  bons  offices.  Il  convoquerait  une  conférence  pour  aviser,  suivant  l'es- 
prit du  traité  de  Paris,  au  rétablissement  des  choses. 


LA   FRANCE   ET    LA   PRUSSE   DE    1867    A   1870.  533 

On  avait  reconnu  après  avoir  passé  en  revue  toutes  les  questions 
à  l'ordre  du  jour,  surtout  en  Allemagne  et  en  Orient,  que  les  inté- 
rêts étaient  identiques  et  que  les  deux  cabinets  devaient  s'entendre 
pour  exposer  leurs  idées  de  la  même  manière,  employer  les  mêmes 
moyens  et  tenir  le  même  langage  pour  les  maintenir  et  les  faire 
respecter.  On  avait  prévu  les  crises  et  les  conflits  éventuels;  on 
avait  calculé  autant  que  possible  toutes  les  chances,  et  l'on  s'était 
promis  de  rester  unis  dans  l'entente  que  l'on  considérait  comme  la 
sauvegarde  des  intérêts  communs.  La  confiance  dans  la  perpétuité 
d'un  intime  accord  était  telle  qu'elle  avait  dominé  toutes  les  autres 
considérations.  Aussi  s'était-on  dispensé  de  se  lier  par  des  engage- 
mens  secrets,  on  avait  évité  tout  traité  et  toute  convention  ;  aucun 
papier  n'avait  été  signé,  mais  la  pariaite  entente  présente  et  future  et 
l'assistance  réciproque,  solennellement  proclamées,  avaient  eu  pour 
garantie  la  parole  d'honneur  des  deux  souverains  (1).  S'ils  avaient 
reconnu  l'urgence  du  maintien  de  la  paix,  ils  l'avaient  soumise  à 
certaines  conditions  dont  ils  étaient  convenus  de  ne  pas  se  départir. 
Ces  conditions  résultant  des  traités,  les  deux  gouvernemens  avaient 
déclaré  qu'ils  n'en  souffriraient  aucune  violation.  Ils  se  posaient  en 
défenseurs  du  statu  quo  ;  ils  n'entendaient  ni  attaquer  la  Prusse, 
ni  même  revenir  sur  les  faits  accomplis  ;  ils  ne  voulaient  que  le 
maintien  des  stipulations  de  Paris  et  de  Prague.  Il  s'agissait  de  sau- 
ver l'intégrité  de  l'empire  ottoman  et  de  s'opposer  à  la  création 
d'un  empire  d'Allemagne  qui  amoindrirait  la  France  et  menacerait 
l'Autriche  dans  son  existence. 

L'accord  était  fondé  sur  la  paix,  sans  caractère  agressif:  «  Il  peut 
ne  pas  plaire  à  tout  le  monde,  disait  le  chancelier  autrichien,  mais 
personne  n'a  le  droit  de  s'en  montrer  offusqué.  »  C'est  en  cela  que 
M.  de  Beust  se  trompait.  La  Prusse  et  la  Russie  ne  pouvaient  voir 
sans  émotion  la  France  et  l'Autriche  se  concerter  et  s'unir  pour 
entraver  leur  expansion  en  Allemagne  et  en  Orient.  Il  avait  beau 


(1)  Notre  ambassadeur  à  Vienne,  le  duc  de  Gramont,  assistait  à  l'entrevue,  mais,  sur 
la  demande  de  M.  de  Beust,  il  ne  fut  pas  initié  uux  négociations.  Le  prince  de  Motter- 
nich  et  M.  Houher  seuls  eurent  connaissance  du  mémorandum  et  du  protocole. 
L'empereur  aurait  voulu  un  traité  offensif  et  défensif,  mais  le  chancelier  lui  fit 
observer  qu'un  acte  pareil  n'échapperait  pas  à  la  vigilance  de  la  diplomatie  prussienne, 
malgré  toutes  les  précautions  prises,  et  que  M.  de  Bismarck,  dès  qu'il  le  connaîtrait, 
provoquerait  un  conflit.  M.  de  Beust  n'admettait  pas  que  la  France  et  l'Autriche, 
dont  l'armement  était  à  peine  ébauché,  fussent  déjà  en  état  de  soutenir  la  lutte.  Il 
subordonnait  l'alliance  à  leur  réorganisation  militaire,  qui,  d'après  lui,  nécessiterait 
encore  beaucoup  de  temps.  Ce  furent  aussi  les  objections  que  l'archiduc  Albert,  lors 
de  sa  mission  à  Paris,  au  mois  de  février  1870,  fit  valoir  auprès  de  l'empereur.  On 
raconte  qu'après  être  sorti  du  cabinet  de  Sa  Majesté,  il  revint  sur  ses  pas,  et  dit  en 
entrebâillant  la  porte  :  «  Sire,  surtout  n'oubliez  pas,  quoi  qu'il  advienne,  que  nous 
ne  serons  pas  en  état  d'entrer  en  ligne  avant  un  an.  » 


534  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

télégraphier,  en  voyant  le  fâcheux  effet  produit  par  ses  concilia- 
bules avec  l'empereur,  qu'il  n'y  avait  à  Salzbourg  «  que  des  cœurs 
pénétrés  de  douleur  et  des  yeux  remplis  de  pleurs,  »  personne  n'a- 
joutait foi  à  ces  dépêches  larmoyantes.  La  diplomatie  russe  et  la 
diplomatie  prussienne  croyaient  être  renseignées.  «  Que  penser, 
disait  M.  de  Savigny,  d'un  chancelier  d'empire  travaillant,  au  dire 
même  de  ses  organes,  comme  un  ministre  français  dans  le  cabinet 
de  INapoléon  III?  Ce  fait  seul  aurait  suffi  pour  nous  donner  l'éveil, 
si  nous  ne  savions  par  des  informations  sûres,  —  car  en  Autriche 
il  y  a  moyen  de  tout  savoir,  —  ce  qui  se  trame  contre  nous  (1).  )> 

La  presse  inspirée  reflétait  en  termes  acerbes  les  inquiétudes  et 
les  colères  qui  se  manifestaient  à  Berlin  ;  elle  considérait  l'entrevue 
comme  une  provocation  déguisée  à  l'adresse  de  la  Prusse  ;  elle  n'ad- 
mettait pas  qu'un  souverain  étranger  pût  venir  en  Allemagne  pour 
traiter  des  affaires  allemandes  avec  une  puissance  non  allemande. 
La  Gazette  de  la  croix  écumait  :  «  Une  Confédération  du  Sud  sous 
la  direction  de  l'Autriche  (2)  et  sous  le  protectorat  de  la  France, 
disait-elle,  tel  est  le  but  qu'on  poursuit  à  Salzbourg.  Nous  n'exami- 
nerons pas  si  une  Confédération  du  Midi  dont  l'Autriche  ferait  par- 
lie  ne  serait  pas  contraire  aux  stipulations  de  Prague.  Nous  ne  de- 
manderons pas  ce  que  deviendraient  les  traités  d'alliance  que  les 
états  du  Sud  ont  conclus  avec  la  Prusse  et  auxquels  ils  ne  sauraient 
se  soustraire  sans  manquer  à  la  foi  jurée.  Nous  demanderons  seu- 
lement si  l'Allemagne  est  disposée  à  permettre  à  l'empereur  des 
Français  de  s'immiscer  dans  les  affaires  allemandes. 

«  Il  existe  sans  doute  en  Allemagne  des  misérables  qui  attendent 
le  salut  de  la  patrie,  ou  plutôt  leur  salut  personnel,  de  Paris.  On  les 
écrasera,  lorsque  l'heure  de  punir  les  traîtres  aura  sonné. 

«  Il  est  une  chose  toutefois  qu'on  fera  bien  de  méditer  aux  Tui- 
leries :  si  nous  ne  nous  sommes  pas  laissé  endormir  par  les  flatte- 


Il)  L'empereur  François-Joseph  conféra  au  prince  de  JMetternich,  en  présence  de 
ses  hôtes,  l'ordre  de  la  Toison  d'or,  la  plus  haute  de  ses  distinctions.  Il  avait  à  cœur 
de  prouver  à  Napoléon  III  combien  il  appréciait  le  zèle  et  l'ardeur  que  son  ambassa- 
deur consacrait  à  l'intime  entente  des  deux  pays.  C'était  donner  à  l'entrevue  une 
consécration  solennelle  et  permettre  de  supposer,  en  octroyant  au  prince  de  Metter- 
nich  une  aussi  éclatante  récompense,  que  l'alliance  qu'il  poursuivait  était  définiti- 
vement scellée. 

(2)  On  prétendait  que  Napoléon  III,  à  son  passage  à  Munich,  avait  essayé  de  con- 
vertir le  roi  Louis  et  son  ministre  à  l'idée  d'une  Confédération  du  Sud  sous  le  protec- 
torat de  l'Autriche.  M.  de  Beust  protesta  énergiquement  contre  ces  bruits  dans  des 
dépêches  adressées  à  ses  agens  :  «  L'Autriche,  disait-il,  s'en  tient  strictement  aux 
stipulations  de  Prague,  qui  reconnaissent  à  l'Allemagne  du  Sud  le  droit  de  se  con- 
stituer en  confédération  séparée,  mais  qui  n'admettent  pas  qu'elle  puisse  se  placer 
sous  un  protectorat  étranger.  Il  n'a  donc  pas  été  question  de  protectorat  autrichien  à 
Salzbourg,  l'empereur  Fi'ançois-Joseph  en  a  donné  l'assurance  au  roi  de  Bavière.  » 


LA  FRANCE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        535 

ries,  les  menaces  ne  nous  intimideront  pas  davantage.  Nous  n'avons 
pas  la  prétention  d'être  les  précepteurs  des  autres  pays,  mais  nous 
ne  souffrirons  pas  qu'on  nous  fasse  la  leçon.  Les  alliés  de  Salzbourg 
ont  décidé  de  ne  pas  permettre  qu'aucune  question  soit  résolue 
autrement  qu'ils  ne  l'entendent;  eh  bien!  qu'ils  le  sachent,  nous 
ne  tiendrons  aucun  compte  de  leurs  résolutions  ;  qu'ils  le  prennent 
en  bien  ou  en  mal,  nous  garderons  notre  volonté,  et  nous  savons  ce 
que  nous  voulons.  » 

Les  journaux  de  Vienne  qui  puisaient  leurs  inspirations  à  Berlin, 
à  la  caisse  des  reptiles,  n'étaient  pas  moins  violens  ;  ils  s'appli- 
quaient à  énumérer  avec  d'outrageans  commentaires  tous  les  dé- 
sastres que  la  maison  d'Autriche  avait  retirés  de  ses  alliances  avec 
la  France.  Ils  se  plaisaient,  dans  une  pensée  odieuse,  à  évoquer  le 
spectre  de  l'empereur  Maximilien  ;  ils  le  montraient  présidant  aux 
entretiens  des  deux  souverains. 

M.  de  Bismarck,  maître  de  lui-même,  avait  longtemps  dissimulé 
son  déplaisir  et  ses  craintes  (1).   Il  attendait  pour  éclater  que  sa 

(1)  Dépèche  d'Allemagne  (21  août  1867).  —  «La  diplomatie  prussienne  est  plus  vive* 
ment  préoccupée  de  l'entrevue  de  Salzbourg  qu'elle  ne  l'avouait  il  y  a  quelques  Jours. 
Klle  se  montre  inquiète,  je  dirai  mf  me  nerveuse,  et  les  ovations  dont  j'cmpcrcur  a  été 
l'objet  en  Wurtemberg  et  en  Bavière  ne  font  que  l'agacer  davantage.  M.  de  Bismarck, 
qui  cependant  n'est  pas  facile  à  émouvoir,  n'échapperait  pas  à  la  contiigion  de  ses 
agens  ;  il  verrait  dans  la  rencontre  des  deux  souverains  un  danger  sérieux  pour  la 
politique  qu'il  poursuit  en  Allemagne. 

«Les  lettres  du  prince  Gortchakof  ne  tendraient  pas  à  le  calmer, elles  montreraient 
M.  de  Beust  disposé  à  tout  écouter  et  prêt  à  tout  signer.  Aussi  le  chancelier  s'arrè- 
terait-il  aux  résolutions  les  plus  énergiques.  Il  aurait  l'intention  do  mettre,  dès  à  pré- 
sent, les  cours  secondaires  au  pied  du  mur,  de  leur  demander  de  compléter  leurs 
engagcraens  et  de  prendre  avec  lui  foutes  les  mesures  que  l'éventualité  d'une  guerre 
pourrait  rendre  indispensables;  ces  négociations  ne  laisseront  pas  d'ôtre  délicates,  car 
les  cours  dont  il  réclame  l'assistance  aveuglo  et  illimitée  seront,  après  l'entrevue  de 
Sahbourg,  moins  disposées  encore  que  par  le  passé  à  aliéner  le  peu  de  liberté  qui  leur 
reste.  Fidèle  à  sa  tactique,  qui  consiste  à  toujours  prendre  l'offensive,  le  chancelier  ne 
se  bornerait  pas  à  s'expliquer  avec  les  cours  du  Midi  ;  il  interpellerait  le  gouverne- 
ment français  et  le  gouvernement  autrichien  sur  la  portée  de  l'entrevue.  Il  s'atten- 
drait à  des  explications  tranqurllisaiites,  mais  il  ne  se  tiendra  pour  satisfait,  dit-on, 
qu'autant  que  l'un  des  deux  empereurs  se  prêterait,  par  une  visite  au  roi,  à  la  contre- 
partie do  Salzbourg.  Cette  visite  aurait  pour  sa  politique  plus  d'un  avantage  :  elle 
consacrerait  ce  qui,  depuis  un  an,  s'est  fait  en  Allemagne  et  elle  serait,  pour  les 
populations  allemandes  le  commentaire  le  plus  significatif  donné  aux  tentatives 
d'alliance  entre  la  France  et  l'Autriche. 

M  On  dit  que  l'échange  des  communications  entre  Pétersbourg  et  Berlin  n'a  jamais 
été  plus  fréquent  et  que  la  réunion  d'un  congrès  de  souverains  allemands  sous  la 
présidence  du  roi  de  Prusse,  et  dont  le  grand-duc  de  Bade  aurait  pris  l'initiative,  se- 
rait arrêtée  pour  le  mois  de  septembre. 

«  M. de  Beust  est  l'objet  de  violentes  attaques;  on  le  fait  passer  pour  traître  à  son 
pays  et  à  la  patrie  allemande,  qu'on  s'applique  à  confondre  avec  l'Autriche  dans  une 
même  pensée...  En  soulevant  contre  lui  les  passions,  dans  la  presse  et  dans  les  as- 
semblées populaires,  on  espère  sans  doute  le  renverser  du  pouvoir.  » 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diplomatie  et  sa  police  aux  aguets  lui  eussent  livré  les  secrets  de 
l'entrevue  :  «  La  France,  disait-il,  lorsqu'il  fut  fixé,  d'une  main 
nous  présente  des  notes  calmantes,  et,  de  l'autre,  elle  nous  laisse 
entrevoir  la  pointe  de  son  épée.  » 

Les  souverains  du  Midi  s'étaient  tous  portés  sur  le  passage  de 
Napoléon  III,  des  manifestations  s'étaient  produites  le  long  de  son 
parcours,  les  sentimens  particularistes  menaçaient  de  prendre  le 
dessus  en  Allemagne  :  il  était  temps  de  relever  le  prestige  de  la 
Prusse  par  un  fier  langage  et  de  violens  procédés. 

On  songeait  à  mettre  le  cabinet  de  Vienne  et  la  cour  des  Tui- 
leries en  demeure  de  s'expliquer  catégoriquement  sur  les  réso- 
lutions arrêtées  entre  les  empereurs.  On  devait  notifier  à  la  France 
qu'elle  n'avait  aucun  droit  de  s'occuper  des  stipulations  de  Prague  ; 
cette  thèse  serait  affirmée  à  Vienne  et  M.  de  Beust  aurait  à  pré- 
ciser les  griefs  qu'il  avait  à  formuler  sur  la  non-exécution  du  traité 
de  paix.  Telles  étaient,  au  dire  de  M.  de  Savigny,  les  résolutions 
auxquelles  on  s'arrêtait  à  Berlin.  Ce  n'était  pas  tout,  des  ordres 
seraient  donnés  pour  hâter  les  préparatifs  d'une  entrée  en  campagne  ; 
on  parlait  aussi  d'un  voyage  du  roi  à  Pétersbourg  dès  le  retour  de 
Grimée  de  l'empereur  Alexandre  et  de  la  réunion  des  souverains  al- 
lemands à  Bade  afin  d'opposer  d'éclatantes  démonstrations  à  celle 
de  Salzbourg.  On  voulait  être  militairement  et  diplomatiquement 
préparé  à  toutes  les  éventualités,  car  on  croyait  savoir  qu'au  mo- 
ment où  le  comte  de  Goltz  apportait  à  Ems  des  déclarations  tran- 
quillisantes, l'empereur  et  ses  ministres  songeaient  à  la  guerre  et 
la  préparaient.  Aussi  M.  de  Savigny  était-il  en  proie  à  de  sombres 
prévisions;  il  désespérait  du  maintien  de  la  paix,  après  cette 
épreuve  nouvelle  qu'allaient  avoir  à  traverser  les  relations  de  la 
France  et  de  la  Prusse.  Il  croyait,  comme  toute  la  diplomatie  prus- 
sienne, qu'en  cas  de  conflit  l'Autriche  serait  vouée  à  l'impuissance. 
Il  pensait  que  la  Russie,  qui  dépensait  des  millions  pour  ses  menées 
panslavistes,  ne  laisserait  pas  échapper  l'occasion  pour  arriver  à  ses 
fins  et  qu'elle  soulèverait  tous  les  élémens  slaves  de  la  monarchie 
autrichienne.  Il  était  convaincu  que,  si  le  comte  de  Bismarck,  poussé 
à  bout,  décrétait  la  constitution  unitaire  de  18Zi9  et  proclamait  l'Al- 
lemagne, toutes  les  populations  allemandes  de  l'empire  des  Habs- 
bourg subiraient  l'attraction  et  se  feraient  représenter  au  parle- 
ment comme  en  1848  (1). 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  —  «  L'ambassadeur  d'Angleterre  à  Berlin,  qui  a  passé  ici, 
m'a  parlé  des  inquiétudes  que  l'entrevue  de  Salzbourg  a  soulevées  à  la  cour  de  Prusse. 
Il  ne  les  partage  pas  ;  il  trouve  naturel  que  deux  souverains  si  directement  menacés 
aient  à  cœur  de  s'entendre  sur  les  éventualités  de  l'avenir.  Mais  il  doute  que  le  chan- 
celier se  soumette  à  une  interprétation  restrictive  du  traité  de  Prague,  lui  serait-elle 
notifiée  dans  la  forme  la  plus  courtoise  et  serait-elle  conçue  dans  l'esprit  le  plus  large 


LA  FRANCE  Eï  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        537 

M.  de  Savigny,  dans  cette  revue  dramatique  des  moyens  d'action 
auxquels  son  gouvernement  se  proposait  de  recourir,  exagérait 
sans  doute.  Ses  paroles,  empreintes  à  la  fois  de  craintes  et  de  me- 
naces, dénotaient  cependant  un  grand  trouble  dans  les  idées  pré- 
dominantes à  la  cour  de  Prusse.  Mais  l'irritation  à  laquelle  on  cédait 
dépassait  le  but,  elle  eût  été  inexplicable  si  elle  n'avait  pas  coïncidé 
avec  les  élections  pour  le  parlement  du  Nord.  On  battait  monnaie 
électorale  avec  l'entrevue,  on  en  exagérait  à  plaisir  la  portée  ;  les 
récriminations  étaient  voulues.  Pour  M.  de  Bismarck,  ne  pas  avan- 
cer, c'était  reculer,  et  il  ne  pouvait  avancer  qu'en  attisant  les  pas- 
sions nationales. 

La  bonne  entente  avec  le  cabinet  de  Berlin,  que  la  cour  des  Tui- 
leries s'était  récemment  donné  tant  de  mal  à  rétablir,  était  de  nou- 
veau gravement  et  gratuitement  compromise.  Si  l'état  de  notre 
armée  n'avait  rien  laissé  à  désirer,  l'entrevue  eût  été  appréciée  cer- 
tainement avec  plus  de  philosophie,  mais  on  nous  savait  en  pleine 
transformation  militaire,  incapables  de  le  prendre  de  haut.  C'est  la 
moralité  qui  se  dégageait  du  reste  de  toutes  les  crises  que  le  chan- 
celier, dans  la  pensée  de  nous  énerver  et  de  nous  atteindre  dans 
notre  prestige,  soulevait  si  volontiers  au  moindre  prétexte. 

Notre  diplomatie  en  Allemagne  appréhendait  des  complications  ; 
elle  s'appliquait  à  les  conjurer. 

«  C'est  au  gouvernement  de  l'empereur  de  décider,  écrivait-on  au 
ministre  des  affaires  étrangères,  s'il  ne  conviendrait  pas  dans  l'in- 
térêt de  la  paix  d'arrêter  la  cour  de  Prusse  dans  la  voie  violente, 
périlleuse,  où  elle  s'est  engagée,  soit  par  de  franches  explications 
diplomatiques,  soit  par  des  déclarations  plus  solennelles  qui  au- 
raient l'avantage  de  rallier  à  notre  politique  les  gouvernemens  et 
les  peuples  qui  n'ont  vu  dans  l'entrevue  de  Salzbourg  qu'un  gage 
non  équivoque  donné  à  la  tranquillité  de  l'Europe.  » 

Cette  politique  s'imposait,  à  moins  de  fournir  aux  états-majors 

CD  ce  qui  concerne  les  faits  accomplis  en  Allemagne.  L'ambassadeur  de  la  reine  est 
convaincu  d'une  entente  entre  la  cour  de  Prusse  et  la  cour  de  Pétersbourg,  mais  il 
croit  que  le  cabinet  de  Berlin  ne  se  prête  qu'à  regret  à  une  alliance  avec  la  Russie,  il 
en  sent  tous  les  inconvéniens,  ne  serait-ce  que  celui  de  s'aliéner  l'Angleterre.  D'après 
lui,  M.  de  Bismarck  préférerait  de  beaucoup  se  rattacher  à  l'Autriche,  serait-ce  au 
prix  de  sacrifices.  Il  aurait  entendu  plus  d'une  fois  des  diplomates  prussiens  regretter 
qu'en  186G  on  ait  cédé  aux  passions  irréfléchies  de  la  victoire  pour  rompre  violem-r 
ment  les  liens  qui  rattachaient  l'Autriche  à  l'Allemagne.  Il  sait  que  de  nombreuses 
démarches  ont  été  faites,  sous  toutes  les  formes  et  par  divers  intermédiaires,  en  vue 
d'une  réconciliation.  Il  croit  que,  n'ayant  pas  réussi  par  la  persuasion,  on  cherche  au- 
jourd'hui, en  désespoir  de  cause,  à  impressionner  et  à  ramener  le  gouvernement  im- 
périal par  la  terreur  de  la  Russie,  prête  à  soulever  les  populations  slaves  de  la  monar- 
chie autrichienne.  M.  de  Bcust  aurait  en  main  les  preuves  les  plus  compromettantes 
pour  la  diplomatie  russe,  telles  que  des  lettres  du  comte  de  Stackelberg,  saisies  en 
Gallicie,  sur  des  émissaires  moscovites.  » 


538  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

prussiens  le  prétexte  qu'ils  avaient  en  vain  cherché  au  mois  d'avril 
lors  de  l'affaire  du  Luxembourg. 

M.  de  Moustier  dépensa  beaucoup  d'éloquence  pour  enlever  aux 
entretiens  de  son  souverain  avec  l'empereur  François-Joseph  et  son 
ministre  la  gravité  qu'on  leur  prêtait.  Il  fournit  des  assurances  ver- 
bales au  gouvernement  prussien,  il  adressa  des  circulaires  atté- 
nuantes à  ses  agens  à  l'étranger  (1),  il  multiplia  les  communiqués 
pacifiques  dans  la  presse  semi-officielle.  L'empereur  lui-même  crut 
devoir  publiquement  rassurer  la  Prusse  sur  ses  sentimens  :  «  Les 
gouvernemens  faibles  seuls,  disait-il  à  Arras,  pour  répondre  aux 
craintes  affectées  à  Berlin,  cherchent  dans  les  complications  exté- 
rieures des  dérivatifs  à  leurs  embarras  intérieurs.  » 

Le  comte  de  Goltz,  à  la  fin  de  juillet,  s'était  porté  garant,  à 
Ems,  auprès  de  son  souverain,  des  sentimens  pacifiques  de  l'em- 
pereur, de  son  désir  ardent  et  sincère  de  maintenir  à  ses  rapports 
avec  la  Prusse  le  caractère  le  plus  confiant  ;  il  s'était  appliqué  à 
enlever  toute  arrière-pensée  politique  à  l'entrevue  et  il  avait  laissé 
espérer  qu'à  son  retour  Napoléon  III  passerait  sans  doute  par  Co- 
blentz  pour  saluer  sa  majesté  et  la  remercier  de  sa  présence  aux 
Tuileries  pendant  l'exposition  (2).  Les  assurances  données  par 
l'ambassadeur  ne  s'étaient  pas  justifiées,  elles  n'avaient  servi  qu'à 
démontrer  au  roi  combien  les  défiances  de  son  premier  ministre 
étaient  autorisées.  Le  roi  Guillaume  en  était  de  nouveau  à  appré- 
hender que  la  guerre,  comme  M.  de  Bismarck  ne  cessait  de  lui  ré- 
péter, ne  fût  plus  désormais  qu'une  question  de  temps,  qu'elle 
n'éclatât  sûrement  le  jour  où  les  préparatifs  de  la  France  et  de 
son  alliée  éventuelle  seraient  au  complet.  Aussi  l'ambassadeur  re- 
gagnait-il son  poste  peu  satisfait  de  sa  campagne  et  peu  reconnais- 
sant à  la  cour  des  Tuileries  du  démenti  si  manifeste  qu'elle  avait 
donné  aux  déclarations  dont  il  s'était  rendu  l'interprète.  Il  déplo- 
rait que  la  démarche  de  l'empereur  eût  pris  tout  à  coup  des  pro- 
portions si  anormales;  il  regrettait  vivement  l'ostentation  donnée 
au  voyage  ;  il  lui  semblait  qu'une  entente  cordiale  entre  les  deux 


(1)  Dépêche  d'Allemagne  (2  septembre  1867.) —  «  Il  n'est  pas  un  esprit  impartial  en 
Europe  qui  se  méprenne  sur  le  sens  et  la  portée  de  l'entrevue  de  Salzbourg;  aussi 
Buis-je  convaincu  que  les  déclarations  du  gouvernement  de  l'empereur  destinées  à 
rectifier  les  interprétations  erronées  qui  en  dénaturent  le  caractère,  seront  accueil- 
lies comme  un  témoignage  de  notre  loyauté  et  de  nos  sentimens  pacifiques.» 

(2)  Dépêche  d'Allemagne  (août  1867).  —  «  L'entrevue  était  envisagée,  au  début,  avec 
bonne  grâce.  On  se  flattait  que  l'empereur,  avant  de  rentrer  en  France,  aurait  à  cœur 
de  se  rencontrer  avec  le  roi.  La  déception  est  grande  aujourd'hui  que  l'on  sait  qu'il 
ne  reviendra  pas  par  Coblentz  et  ne  s'arrêtera  môme  pas  à  Bade.  La  blessure  est  pro- 
fonde. On  considère  qu'en  allant  à  Paris,  le  roi  a  donné  à  la  France  un  témoignage  de 
bonne  volonté  aussi  explicite,  aussi  flatteur  qu'on  pouvait  le  désirer.  » 


LA    FRANCE   ET    LA   PRUSSE    DE    1867    A    1870.  539 

gouvernemens  aurait  pu  s'établir  d'une  façon  plus  discrète  et  sur- 
tout moins  blessante  pour  sa  cour. 

La  politique  et  les  fêtes  avaient  dénaturé  la  pensée  généreuse 
dont  s'inspirait  l'empereur  en  allant  à  Salzbourg.  Les  pieux  et 
tristes  souvenirs  qui  réunissaient  les  deux  cours  avaient  servi  de 
prétexte  à  de  bruyantes  démonstrations,  à  de  frivoles  distractions. 
L'Europe  entière  avait  été  mise  dans  la  confidence  de  projets  d'al- 
liance, et  les  deux  gouvernemens  que  nous  avions  tout  intérêt  à 
ménager,  se  sentant  menacés,  nous  témoignaient  hautement  leurs 
ressentiraens.  C'était  une  faute  nouvelle  à  ajouter  à  tant  d'autres. 
«  Quand  deux  grands  princes  s'entrevoyent,  disait  Philippe  de  Com- 
mines,  pour  cuider  appaiser  différends,  telle  venue  est  plus  dom- 
mageable que  pourfictable,  mieux  vaudrait  qu'ils  les  pacifiassent 
I)ar  sages  et  bons  serviteurs  (i).  »  L'entente  entre  la  France  et  l'Au- 
triche résultant  de  l'identité  de  leurs  intérêts,  il  était  superflu  de 
la  proclamer  publiquement  et  de  l'enregistrer  dans  un  mémorandum 
sans  portée  contractuelle.  C'est  par  des  traités  mystérieusement  éla- 
borés par  la  diplomatie,  soit  à  Paris,  soit  à  Vienne,  qu'il  aurait  fallu 
solennellement  la  consacrer. 

Lorsque  Frédéric  II  trahissait  la  cour  de  Versailles  et  passait  aux 
Anglais,  il  ne  se  doutait  pas,  tant  les  pourptirlers  avaient  été  se- 
crètement menés,  que  Louis  XV  et  Marie-Thérèse,  sous  la  pression 
des  événemens,  dans  une  situation  qui  n'était  pas  sans  analogie 
avec  celle  de  1867,  s'étaient  de  leur  côté  rapprochés  et  liés.  Mais 
l'esprit  politique  qui  pèse,  prévoit  et  combine,  semblait  disparaître 
de  plus  en  plus  des  conseils  de  l'empire.  On  se  croyait  encore  maître 
des  événemens  et  l'on  était  ta  leur  merci.  L'empereur  avait  conscience 
de  ses  erreurs,  mais  il  lui  répugnait  d'en  mesurer  la  portée  etde  croire 
qu'elles  fussent  irrémédiables.  II  préférait  s'étourdir  et  s'en  rap- 
porter à  ceux  qui  lui  disaient  que  rien  n'était  changé  en  Europe, 
que  son  prestige  n'était  pas  atteint,  que  l'équilibre  des  forces  n'é- 
tait pas  rompu  et  que  l'influence  de  la  France  n'était  pas  diminuée 
par  les  deux  puissances  militaires  qu'il  avait  laissées  se  constituer  à 
nos  frontières.  Et  cependant  son  autorité  morale  s'amoindrissait  ;  sa 
voix  si  écoutée  avant  la  guerre  était  méconnue.  Il  était  l'objet  de  pro- 
vocations, et  pour  éviter  des  conflits,  il  se  voyait  contraint  de  justifier 
ses  démarches,  d'atténuer  les  actes  de  sa  chancellerie,  de  s'expli- 
quer sur  ses  armemens.  Au  lieu  d'alfirmer  une  politique  indépen- 
dante, résolue,  il  en  était  réduit  à  louvoyer,  à  se  prémunir  contre 
les  surprises  d'un  adversaire  implacable  qui,  sous  l'égide  d'un  grand 
souverain  et  avec  l'appui  d'une  admirable  armée  dirigée  par  un 
grand  stratégiste,  consacrait  son  génie,  mêlé  d'audace  et  d'artifices, 

(1)  Comraines,  Mémoires,  ch.  viii. 


5Û0  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

à  défaire,  au  profit  de  rAllemagne,  l'œuvre  de  Richelieu  et  de 
Mazarin. 

«  La  grandeur  est  une  chose  relative,  disait  à  l'empereur  un  mi- 
nistre clairvoyant  ;  un  pays  peut  être  diminué,  tout  en  restant  le 
même,  lorsque  des  forces  s'accumulent  autour  de  lui.  » 

La  force  absolue  de  la  France  était  restée  la  même,  mais  sa  force 
relative  s'était  affaiblie.  Cette  vérité  devenait  chaque  jour  plus  sai- 
sissante. 

IIL 

Les  sombres  prévisions  de  M.  de  Savigny  ne  s'étaient  pas  réali 
sées.  M.  de  Bismarck  n'avait  pas  mis  la  France  et  l'Autriche  en 
demeure  de  s'expliquer  sur  les  arrangemens  intervenus  à  Salz- 
bourg,  l'armée  prussienne  n'avait  pas  été  mobilisée.  Le  chancelier 
fédéral  s'était  borné  à  laisser  à  ses  organes  attitrés  le  soin  de  ma- 
nifester son  courroux  ;  il  avait  accepté  avec  une  bonne  grâce  ironique 
les  déclarations  tranquillisantes  que  le  cabinet  de  Vienne  et  le  ca- 
binet des  Tuileries  s'étaient  empressés  de  lui  transmettre  sponta- 
nément. Son  but  était  atteint  ;  il  avait  prouvé  à  l'Allemagne  qu'on 
comptait  avec  lui.  Sa  presse  était  redevenue  courtoise.  La  Correspon- 
dance provinciale  se  félicitait  de  n'avoir  pas  partagé  les  inquiétudes 
générales  provoquées  par  l'entrevue  des  deux  empereurs,  qu'elle 
avait  été  cependant  la  première  à  répandre.  Le  comte  de  Goltz  s'at- 
tribuait auprès  de  la  cour  des  Tuileries  le  mérite  de  ce  revirement. 
Il  regrettait  qu'à  Berlin  on  eût  pris  les  choses  au  tragique,  il  esti- 
mait qu'il  était  plus  habile  de  conjurer  les  coalitions  par  de  bons 
procédés  que  de  les  provoquer  et  de  les  précipiter  par  les  violences. 
M.  de  Goltz  se  donnait  à  nos  yeux  le  mérite  de  la  sagesse  et  de  la 
modération  au  détriment  de  son  ministre. 

Les  grands  politiques  ontsouvent  sous  leurs  ordresdesagens  jaloux, 
dénigrans,  qui  se  plaisent  à  les  desservir  et,  lorsque  ces  agens  sont 
couverts  par  la  reconnaissance  du  souverain,  il  faut  renoncer  à  les 
briser  en  les  déshonorant.  Le  comte  de  Goltz  avait  de  puissantes 
attaches  à  la  cour  de  Prusse  ;  à  l'heure  où  son  roi  jouait  les  destinées 
de  la  monarchie  sur  les  champs  de  bataille,  il  lui  avait  rendu  des 
services  qu'on  n'oublie  pas;  il  avait  su  paralyser  la  France  pen- 
dant la  guerre  de  Bohême,  et  par  son  astuce  arracher  à  Napo- 
léon III,  sans  rien  sacrifier,  des  cessions  territoriales  inespé- 
rées (1).  Il  était  à  l'abri  des  ressentimens.  L'œuvre  du  comte  de 
Bismarck  était  d'ailleurs,  dans  les  cercles  de  la  cour,  l'objet  de 

(1)  La  Politique  française  en  1866,  p.  270.  —  Le  Comte  de  Goltz  et  son  action  à 
Paris. 


LA  FRANGE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        5Al 

véhémentes  critiques.  Les  conservateurs  voyaient  avec  un  amer 
déplaisir  le  ministre  dirigeant  s'engager  de  plus  en  plus  avec  les 
nationaux,  ils  lui  reprochaient  de  sacrifier  la  Prusse  à  la  révo- 
lution. Ils  avaient  beau  jeu  en  face  des  résistances  que  sa 
politique  rencontrait  des  deux  côtés  du  Main.  Le  roi,  en  traversant 
les  provinces  annexées,  avait  pu  constater  combien  son  gouverne- 
ment y  était  mal  vu;  il  avait  été  froidement  accueilli  (1).  Ce  n'est 
pas  à  sa  personne  assurément  qu'en  voulaient  les  populations  ;  elles 
savaient  qu'il  était  chevaleresque,  bienveillant,  désireux  de  leur 
plaire,  et  préoccupé  de  leur  sort.  Elles  se  plaignaient  du  système 
qu'une  bureaucratie  formaliste  leur  appliquait  militairement.  Le 
roi  en  faisait  des  remontrances  à  ses  ministres  :  «  Nous  n'avons  pas 
le  temps  de  nous  faire  aimer,  »  répliquait  M.  de  Bismarck,  en 
invoquant  la  raison  d'état. 

L'administration  prussienne  se  distinguait  par  de  grandes  qua- 
lités; elle  était  instruite,  elle  avait  le  sentiment  du  devoir  et  elle 
témoignait  en  toutes  circonstances  d'un  ardent  patriotisme  qui, 
parfois,  s'exaltait  jusqu'à  l'outrecuidance;  mais  elle  ne  possédait  pas 
le  génie  organisateur,  ni  le  don  de  se  rendre  sympathique.  C'est  ce 
qui  expliquait  l'hésitation  dont  elle  faisait  preuve  dans  la  réorgani- 
sation des  nouvelles  provinces,  c'est  ce  qui  justifiait  aussi  la  ré- 
sistance qu'elle  y  rencontrait.  Elle  ne  songeait  qu'à  imposer  aux 
populations  conquises  la  loi  du  vainqueur,  elle  leur  enlevait  suc- 
cessivement les  privilèges  dont  elles  étaient  fières;  elle  s'éver- 
tuait à  les  blesser  dans  leurs  intérêts,  dans  leurs  habitudes,  dans 
leurs  souvenirs  et  dans  leur  amour-propre.  «  Que  de  vertus  vous 
nous  faites  haïr  !  »  disait  Cornélie  à  César. 

Le  roi  Guillaume  s'appliquait  à  atténuer  le  rigorisme  de  ses 
fonctionnaires  par  sa  simplicité  et  par  sa  cordialité.  Il  conciliait  son 
goût  pour  les  voyages  avec  les  devoirs  de  sa  couronne  ;  il  se  met- 

(1)  Dépèche  d'Allemagne.  —  «  15  août  1807.  Le  roi  de  Prusse  a  traversé  Francfort 
ce  matin  se  rendant  à  Casscl  ;  l'administration  avait  convoqué  pour  sa  réception,  à 
la  gare  du  chemin  de  fer,  tous  les  personnages  de  la  ville  ayant  un  caractère  oniciei. 
On  comptait  une  centaine  de  fonctionnaires  môles  à  quelques  curieux  et  aux  offlciers 
de  la  garnison.  Le  roi  ne  devait  s'arrêter  que  le  temps  de  prendre  une  collation,  car 
les  autorités  n'avaient  pas  jugé  prudent  de  mettre  Sa  Majesté  en  contact  avec  des  po- 
pulations mal  pensantes.  Mais  un  incendie  ayant  pendant  la  nuit  embrasé  toute  la 
partie  intérieure  du  Vieux-Dôme,  où  les  empereurs  se  faisaient  couronner  du  temps 
du  saint-empire,  le  roi  a  cédé  aux  élans  de  son  cœur  et  s'est  rendu  sur  le  lieu  du  si- 
nistre. L'occasion  lui  a  paru  bonne  pour  donner  un  témoignage  de  sollicitude  à  l'an- 
cienne ville  libre  si  cruellement  éprouvée  depuis  un  an.  Les  masses  sont  supersti- 
tieuses; la  coïncidence  de  l'incendie  du  Dôme  avec  l'arrivée  du  roi  a  frappé  les 
imaginations;  on  la  considère  comme  d'un  fâcheux  augure  pour  la  maison  de  Hohen- 
zollern...  On  s'imagine  qu'elle  a  perdu  les  chances  de  ceindre  la  couronne  impériale, 
aujourd'hui  que  la  nef  séculaire  du  Dôme  où  venaient  se  faire  couronner  les  empe- 
reurs est  devenue  la  proie  des  flammes.  » 


5A2  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

tait  sans  cesse  en  contact  avec  les  populations  annexées  et  s'effor- 
çait à  les  rattacher  à  sa  monarchie.  Ses  exigences  étaient  modestes; 
il  ne  tenait  pas  à  des  démonstrations  bruyantes,  enthousiastes,  il  se 
contentait  des  succès  d'estime  rehaussés  par  l'apparat  des  réceptions 
officielles  et  des  revues  militaires.  Il  avait  à  cet  égard  une  théorie 
fort  habile  qui  lui  était  inspirée  par  ses  principes  monarchiques.  Il 
trouvait  naturels  et  même  légitimes  les  regrets  qui  se  manifestaient 
dans  ses  nouvelles  provinces,  il  eût  été  désolé  de  ne  pas  les  ren- 
contrer, car  ces  regrets  étaient  à  ses  yeux  le  témoignage  le  plus 
certain  de  leurs  sentimens  royalistes,  et  il  ne  doutait  pas  qu'nprès 
un  large  tribut  payé  au  passé,  elles  n'en  arrivassent  insensiblement 
à  comprendre  d'elles-mêmes  le  bonheur  d'avoir  part  aux  bienfaits 
et  à  la  gloire  d'un  grand  état.  Ce  n'était  pas  lui,  d'ailleurs,  qui  avait 
renversé  les  princes  déchus,  c'était  la  marche  fatale  de  l'histoire, 
c'étaient  les  mystérieux  décrets  de  la  providence.  C'est  ainsi  qu'il 
s'était  exprimé  dans  le  courant  de  l'été  à  Gassel  et  à  Wiesbaden, 
c'est  ainsi  qu'il  se  serait  exprimé  à  plus  forte  raison  à  Hanovre,  s'il 
lui  avait  été  permis  de  prendre  officiellement  et  solennellement 
possession  du  pays  des  guelfes.  Mais  les  populations  hanovriennes 
étaient  frondeuses,  leur  attachement  à  leur  dynastie  paraissait 
inébranlable,  il  eût  été  prématuré  d'affi'onter  leur  accueil.  Rachel 
refusait  de  se  laisser  consoler. 

L'Allemagne  présentait  alors  un  singulier  spectacle  ;  on  la  disait 
passionnée  pour  l'unité,  et  les  élections  pour  le  parlement  du  Nord^ 
appelé  à  jeter  les  bases  de  sa  grandeur  future,  s'étaient  faites  au 
milieu  d'une  indifférence  générale  qui  avait  permis  au  parti  libéral 
de  remporter  dans  les  grands  centres  de  faciles  succès.  Dans  beau- 
coup de  collèges,  le  résultat  du  scrutin,  faute  d'électeurs,  n'avait 
pu  être  proclamé  ;  aussi  appelait-on  le  Reichstag  «  le  parlement  de 
la  minorité.  »  Il  était  atteint  dans  son  prestige  avant  même  d'être 
constitué.  C'était  une  déception  pour  M.  de  Bismarck,  un  affaiblis- 
sement pour  sa  politique  ;  il  ne  lui  était  plus  permis  de  se  prévaloir_, 
vis-à-vis  de  l'étranger,  de  l'irrésistibilité  du  sentiment  germanique, 
pour  justifier  ses  infractions  au  traité  de  Prague.  L'Allemagne  en- 
core saignante  semblait  avoir  abjuré  ses  rêves  de  grandeur.  Tandis 
que  le  parti  féodal  prussien  répudiait  l'assimilation  politique  du 
Midi  avec  le  Nord,  le  particularisme  reprenait  toute  sa  puissance 
en  Bavière  et  en  Wurtemberg.  Le  Main,  qui  au  lendemain  de  Sa- 
dowa  n'était  qu'un  mince  filet  d'eau,  devenait  un  fleuve.  Bavarois 
et  Souabes  s'en  tenaient  au  statu  quo.  «  La  Confédération  du  Nord 
leur  faisait  l'effet  d'une  ratière  qu'on  n'avait  pas  même  pris  la  peine 
d'amorcer.  Les  vents  qui  soufflaient  de  Berlin  n'apportaient  à  leurs 
oreilles  que  le  bruit  des  tambours,  les  murmures  des  contribuables, 
le  râle  obstiné  du  Hanovre  qui  -ne  pouvait  se  décider  à  mourir,  et 


LA  FRANGE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        543 

le  sourd  gémissement  de  la  Saxe,  qui,  se  voyant  prise  dans  un  nœud 
coulant,  cherchait  à  se  dégager  et  se  plaignait  qu'on  l'étranglât. 
Ces  concerts  n'avaient  rien  qui  pût  les  ravir  (1).  » 

Après  avoir  surexcité  les  passions  unitaires,  M.  de  Bismarck  se 
trouvait  en  face  d'un  affaissement  symptomatique.  Abandonné  mo- 
mentanément des  sympathies  de  l'Allemagne,  il  en  était  réduit  à  la 
tâche  ingrate  d'administrer  et  de  s'assimiler  des  populations  mé- 
contentes, de  se  défendre  contre  d'ardentes  inimitiés  et  de  pacti- 
ser avec  un  parti  dont  les  tendances  répugnaient  à  ses  principes. 
Il  ne  pouvait  plus  maintenir  son  prestige  et  son  autorité  qu'en  flat- 
tant les  passions  nationales  par  la  fierté  de  son  attitude  diplomatique. 

«  Laissez  dormir  le  traité  de  Prague  tant  que  le  parlement 
sera  réuni  et  surtout  ne  provoquez  pas  d'incident,  »  nous  avait  dit 
le  baron  Nothomb  (2)  au  lendemain  des  élections.  Ses  conseils  n'é- 
taient pas  à  dédaigner,  il  était  avisé,  perspicace  ;  c'est  lui,  qui,  à 
l'avènement  du  comte  de  Bismarck,  s'était  demandé  s'il  serait  Ri- 
chelieu ou  Alberoni.  L'incident  que  ce  sage  prévoyait  ne  devait  pas 
tarder.  Malgré  la  prudente  réserve  de  notre  diplomatie,  il  se  pro- 
duisit sous  la  forme  d'une  circulaire  retentissante  ;  le  ministre  prus- 
sien affirmait  à  l'improviste,  sans  motif  apparent,  le  droit  qu'avait 
l'Allemagne  de  se  constituer  librement  au  gré'  de  ses  aspirations  ; 
il  disait,  il  est  vrai,  qu'il  s'abstiendrait  de  toute  pression  sur  les 
états  du  Sud,  mais  il  ajoutait,  au  mépris  de  la  ligne  du  Main,  con- 
sacrée par  les  préliminaires  de  Mikolsbourg,  qu'il  leur  ouvrirait 
à  deux  battans  les  portes  de  la  Confédération  du  Nord  le  jour  oii 
il  leur  plairait  d'en  réclamer  l'entrée. 

Les  nationaux  libéraux  s'étaient  plaints  du  discours  du  trône  à 
l'ouverture  du  Reichstag;  ils  l'avaient  trouvé  incolore,  découra- 
geant. C'était  pour  la  première  fois  depuis  Sadowa  que  le  roi,  en 
s'adressant  au  pays,  n'avait  fait  aucune  allusion  aux  aspirations 
germaniques.  Ils  auraient  voulu  qu'il  affirmât  hautement  le  droit 
de  l'Allemagne  de  se  constituer  à  sa  guise,  au  mépris  du  traité  de 
Prague.  Grisés  par  le  succès,  ils  ne  connaissaient  plus  d'obstacles; 
ils  empiétaient  sur  les  prérogatives  de  la  couronne  en  concertant 
une  adresse  (3)  pour  stimuler  les  ardeurs  patriotiques  du  souverain 

(1)  M.  Victor  Cherbuliez,  l'Allemagne  nouvetle. 

(2)  Le  raioistre  de  Belgique  à  Berlin.  Voir  son  portrait  dans  l'Affaire  du  Luxem- 
bourg, page  132. 

(3)  «  Notre  œuvre  ne  sera  achevée,  disait  l'adresse,  que  par  l'entrée  du  Sud  dans  la 
Confédération  du  Nord.  Une  force  irrésistible  s'oppose  à  tout  pas  en  arrière.  Nous 
sommes  convaincus  que  les  gouvernemens  confédérés,  en  marchant  résolument  à  leur 
but,  n'auront  pas  à  redouter  la  contestation  de  nos  droits  à  une  existence  nationale. 
La  nation  allemande,  confiante  en  elle-même  et  décidée  à  repousser  toute  tentative 
d'immixtion  étrangère,  maintiendra,  quoi  qu'il  arrive,  son  droit  incontestable  en  l'ap- 
puyant au  besoin  sur  la  force.  » 


544  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  du  ministre,  dont  ils  combattaient,  au  temps  du  conflit,  les  ré- 
formes militaires  et  les  ambitieux  desseins.  —  Le  prestige  du 
chancelier  était  en  jeu,  il  ne  pouvait  laisser  au  Reichstag  l'ini- 
tiative d'une  manifestation  nationale  et  subir  sa  pression.  Il  lui 
prouva,  en  livrant  à  la  publicité  la  circulaire  qu'il  avait  écrite  le 
7  septembre  sous  l'émotion  de  l'entrevue  de  Salzbourg,  qu'il  n'avait 
pas  attendu  l'expression  de  ses  vœux,  qu'il  les  avait  devancés  et 
dépassés  par  la  hardiesse  de  ses  affirmations. 

«  Mon  patriotisme,  disait-il  à  M.  de  Bennigsen,  n'a  pas  besoin 
d'être  stimulé,  mais  les  ménagemens  que  m'impose  la  politique  ex- 
térieure ne  me  permettent  pas  de  répondre  aux  impatiences  de  vos 
amis,  qui  voudraient  me  voir  chausser  des  bottes  de  sept  lieues  (1).  » 
On  croyait  M.  de  Bismarck  maître  de  la  situation,  et  les  contradic- 
tions incessantes  de  sa  politique  prouvaient  que  sa  volonté  ét?it 
dominée  tantôt  par  les  influences  de  la  cour,  tantôt  par  les  exigences 
des  partis,  h  Voudrait-il  s'en  tenir  strictement  aux  traités,  disaient 
ses  défenseurs  officieux,  qu'il  ne  le  pourrait  plus,  car  le  jour  où  il 
cesserait  de  diriger  le  mouvement  national,  sa  popularité  serait  at- 
teinte et  la  Confédération  du  Nord,  qui  n'est  qu'une  œuvre  de  cir- 
constance, sérieusement  compromise.  » 

L'événement  avait  justifié  les  prévisions  du  baron  Nothomb;  l'inci- 
dent avait  surgi  et,  bien  que  la  France  ne  l'eût  pas  soulevé,  il  ne 
se  retournait  pas  moins  contre  elle.  La  presse  allemande,  toujours 
agressive ,  s'empara  de  la  circulaire  ,  elle  la  commenta  en  termes 
blessans  pour  notre  amour-propre  avec  l'arri ère-pensée  de  provo- 
quer des  répliques.  Nos  journaux  s'y  laissèrent  prendre.  On  avait 
créé  à  leur  intention  la  Correspondance  de  Berlin,  une  feuille  au- 
tographiée  rédigée  en  français;  elle  devait  les  renseigner  sur  les 
affaires  allemandes ,  qu'on  leur  reprochait  de  ne  pas  comprendre, 
mais,  en  réalité,  elle  avait  pour  mission  de  provoquer  d'irritans  dé- 
bats et  d'entretenir  des  sentimens  haineux  entre  la  France  et  l'Alle- 
magne. M.  de  Bismarck  faisait  flèche  de  tout  bois,  il  ne  dédaignait 
aucun  moyen.  «  Un  ministre  habile,  disait  le  cardinal  de  Bernis,  sait 
faire  d'un  million  de  petites  choses  une  chaîne  qui  mène  aux 
grandes  (2).  »  Nos  journaux,  au  lieu  de  riposter  et  de  prêter  le  flanc 
à  de  brutales  reparties,  auraient  dû  comprendre  qu'un  silence  dé- 
daigneux est  souvent  la  plus  éloquente  des  réponses.  Mais,  avides 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  —  «La  composition  du  parlement  n'est  pas  telle  que  l'es- 
pérait M.  de  Bismarck  ;  le  parti  libéral  y  prédomine,  grâce  à  l'indifférence  qui  a  pré- 
sidé aux  élections,  et  ce  parti  n'a  que  momentanément  subordonné  ses  principes  à 
l'unification.  Ce  n'est  qu'en  ménageant  le  sentiment  national  et  en  l'affirmant  en 
toutes  circonstances  qu'il  parvient  à  lui  faire  accepter  des  mesures  fiscales  et  des 
lois  militaires  qui  répugnent  à  ses  tendances.  » 

(2)  M.  Frédéric  Masson,  Mémoires  et  lettres  du  cardinal  de  Bernis. 


LA   FRANGE   ET   LA   PRUSSE   DE    1867    A   1870.  545 

de  bruit,  ils  se  préoccupaient  moins  de  l'intérêt  de  notre  politique 
que  de  leur  tirage. 

La  circulaire  de  la  chancellerie  fédérale,  rehaussée  par  d'irri- 
tantes polémiques,  eut  un  fâcheux  retentissement  en  France,  c'était 
à  prévoir  ;  elle  était  loin  de  répondre  aux  assurances  que  le  ministre 
du  roi  Guillaume  nous  avait  données,  à  Paris,  d'éviter  tout  ce  qui 
pourrait  exciter  nos  légitimes  susceptibilités  ;  elle  mettait  la  lon- 
ganimité du  gouvernement  de  l'empereur  derechef  à  une  pénible 
épreuve  ;  elle  fournissait  de  nouveaux  argumens  aux  adversaires 
de  sa  politique.  Elle  ne  blessa  pas  moins  les  souverains  du 
Midi;  son  opportunité  leur  parut  discutable.  La  Bavière  et  le 
Wurtemberg  firent  des  observations  au  sujet  de  cette  mise  en 
demeure  déguisée,  insolite  d'entrer  dans  la  Confédération  du 
Nord;  elles  n'en  étaient  pas  encore  arrivées,  comme  le  grand- 
duché  de  Bade,  à  vouloir  abdiquer  ce  qui  leur  restait  d'autono- 
mie entre  les  mains  de  la  Prusse.  On  savait  fort  bien  à  Berlin 
que  les  gouvernemens,  voulussent-ils  se  prêter  au  sacrifice  de 
leur  indépendance,  ne  seraient  pas  suivis  par  les  populations. 
Il  était  donc  peu  charitable  au  comte  de  Bismarck,  alors  qu'il  se 
retranchait  lui-même  derrière  le  traité  de  Prague  pour  éviter  des 
complications  européennes ,  d'augmenter  la  somme  des  difficultés 
qui  pesaient  sur  les  cabinets  du  Midi  en  les  rendant  en  quelque 
sorte  responsables  devant  l'opinion  allemande  du  retard  forcé  que 
subissait  l'œuvre  de  l'unification.  Mais  ces  considérations  ne  pou- 
vaient l'arrêter;  il  lui  importait  d'affirmer  le  sentiment  national, qu'il 
avait  l'ambition  de  personnifier  et  qui,  au  jour  des  épreuves,  serait 
entre  ses  mains  une  arme  puissante  pour  briser  les  résistances  par- 
ticularistes  et  entraîner  l'Allemagne  entière  à  sa  suite.  La  circulaire 
du  7  septembre,  personne  ne  s'y  méprenait,  était  un  acte  révolu- 
tionnaire, une  concession  faite  aux  nationaux,  un  avertisssement 
donné  aux  gouvernemens  récalcitrans.  On  les  sommait  de  hâter  la 
ratification  des  traités  d'alliance  par  leurs  chambres  et  de  procéder 
énergiquement  à  leur  réorganisation  militaire.  On  ne  leur  cachait 
pas  «  que  le  gouvernement  du  roi  veillerait  avec  une  résolution  éner- 
gique au  maintien  des  alliances  et  à  l'exécution  des  conventions 
qu'ils  avaient  signées  avec  la  Prusse.  »• 

Le  chancelier  se  souciait  peu  de  l'assimilation  politique  de  la  Ba- 
vière et  du  Wurtemberg  ;  elle  ne  pouvait  qu'ajouter  à  ses  embarras. 
Mais  il  tenait  à  s'assurer  à  tout  prix,  au  cas  d'une  guerre  qu'il 
ne  cessait  de  prévoir,  l'assistance  en  tout  état  de  cause  des  contin- 
gens  méridionaux.  Il  sentait  à  quel  péril  serait  exposée  la  Prusse  si, 
à  l'heure  des  combats,  elle  devait  rencontrer  la  moindre  défaillance  à 
Stuttgartet  à  Munich.  Il  s'agissait  d'un  appoint  de  150,000  hommes, 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  la  défection  constitueraitdans  une  guerre  engagée  avec  la  France^ 
sans  parler  du  contre-coup  moral  qu'elle  exercerait  sur  les  popula- 
tions annexées,  une  différence  de  300,000  combattans. 

M.  de  Bismarck  se  rappelait  les  objections  que  le  baron  de  Varn- 
buhler  et  le  prince  de  Hohenlohe  lui  avaient  opposées  au  mois  d'avril 
lorsqu'il  invoquait  le  cnsus  fœderis,  au  moment  où  les  états-majors 
prussiens  allaient  envahir  notre  territoire;  il  se  préoccupait  des 
démonstrations  dont  Napoléon  III  venait  d'être  l'objet  en  traver- 
sant le  Wurtemberg  et  la  Bavière  pour  se  rendre  à  Salzbourg;  il 
prévoyait,  que  si  ses  alliés  n'étaient  pas  rivés  à  sa  politique  par  des 
liens  indissolubles,  ils  pourraient  bien,  dans  une  crise  suprême, 
sous  la  double  pression  de  la  France  et  de  l'Autriche,  céder  à  leurs 
penchans  et  ne  plus  consulter  que  leurs  intérêts  immédiats. 

Les  plaintes  du  gouvernement  prussien  étaient  fondées  ;  on  était 
au  mois  de  septembre  1867  et  les  traités  signés  en  août  1866  n'avaient 
pas  encore  reçu  la  consécration  des  chambres  méridionales.  L'en- 
trevue de  Salzbourg  était  un  avertissement;  l'Allemagne  pouvait  se 
trouver,  d'un  jour  à  l'autre,  en  face  d'une  coalition,  il  n'était  que 
temps  de  se  préparer  à  de  menaçantes  éventualités.  Les  ministres 
de  Bavière  et  de  Wurtemberg  protestaient  hautement  de  leur  fidé- 
lité à  la  cause  allemande,  mais  la  perspective  d'une  guerre  les  trou- 
blait, surtout  après  l'entente  qui  s'était  si  manifestement  établie 
entre  les  deux  empereurs.  Le  prestige  militaire  de  la  France  n'était 
pas  atteint,  malgré  les  défaillances  de  sa  politique  au  lendemain  de 
Sadowa,  l'Autriche  se  consacrait  avec  ardeur  à  la  réorganisation  de 
ses  armées,  et  l'on  croyait  savoir  que  le  cabinet  des  Tuileries  et  le 
cabinet  de  Vienne  s'opposeraient  dorénavant  à  toute  nouvelle  trans- 
gression des  stipulations  du  traité  de  Prague.  On  se  sentait  entre 
l'enclume  et  le  marteau.  Il  était  permis  de  réfléchir. 

La  confiance  dans  le  maintien  de  la  paix  s'affaiblissait  de  plus  en 
plus.  La  crainte  d'un  conflit  s'imposait  au  sud  du  Main  à  tous  les 
esprits.  «  Aurons-nous  la  guerre?»  se  demandait-on  journellement  ;  les 
chances  de  la  lutte  étaient  discutées  dans  la  presse  et  dans  des  bro- 
chures à  sensation  (1)  ;  on  montrait  l'Allemagne  du  Midi  livrée  à  la 
France  par  un  rapide  coup  de  main  qui  lui  assurerait  dès  le  début 
de  la  campagne  d'énormes*  avantages  militaires  et  politiques  ;  mi- 
litaires, en  lui  permettant  de  tourner  la  ligne  du  Rhin  et  en  lui 
fournissant  une  base  d'opérations  solide  contre  le  Nord  ;  politiques,  en 
détachant  dès  le  début  de  la  défense  commune  une  partie  de  l'Alle- 
magne, qui  seraitvouée  à  l'impuissance.  Ces  appréhensions,  publique- 
ment exprimées,  trahissaient  les  sentimens  qui  hantaient  les  cours  et 
les  populations.  On  se  voyait  exposé  aux  premières  attaques  et  l'on  se 

(1)  Brochure  de  M,  Arcolay  et  brochure  de  M.  Mohl. 


LA  FRANGE  ET  LA  PRUSSE  DE  1867  A  1870.        5A7 

demandait  avec  anxiété  quelles  garanties  on  aurait  d'être  soutenu, 
dans  quelle  mesure  la  Prusse  protégerait  ses  alliés,  s'ils  étaient 
menacés  par  une  double  agression  de  la  France  et  de  l'Autriche,  et 
vraisemblablement  par  une  intervention  italienne.  La  Prusse,  avant 
de  parer  au  danger  d'autrui,  ne  se  préoccuperait-elle  pas  tout  d'abord 
de  sa  propre  défense  ?  Ce  n'étaient  pas  quelques  régimens  de  la  Con- 
fédération du  Nord  jetés  dans  Ulra  et  dans  Rastadt  qui  préserveraient 
le  Midi  d'une  invasion.  On  demandait  des  garanties  plus  précises  que 
celles  résultant  des  traités  (1).  «  Nous  serons  exposés  à  l'invasion 
étrangère,  disait-on,  nous  subirons  tous  les  dommages  et  toutes  les 
horreurs  de  la  guerre,  nous  serons  dépouillés  et  foulés  aux  pieds, 
nous  deviendrons  le  prix  du  vainqueur.  » 

Les  gouvernemens,  tiraillés  en  tous  sens,  étaient  partagés  entre 
la  crainte  et  le  sentiment  de  leurs  devoirs;  ils  comprenaient  que 
l'heure  était  solennelle,  que  le  temps  des  objections  était  passé; 
la  circulaire  du  7  septembre,  commentée  énergiquement  par 
la  diplomatie  prussienne,  était  l'équivalent  d'un  ordre  sans  réplique. 
Les  agens  et  les  partisans  de  la  Prusse  les  harcelaient  sans  re- 
lâche, ils  se  constituaient  leurs  auxiliaires  otricieux;  ils  ne  crai- 
gnaient  pas  de  recourir  à  des  moyens  révolutionnaires,  en  orga- 
nisant des  assemblées  populaires  pour  intimider  les  corps  constitués 
€t  pour  leur  imposer  un  vote  favoraJile.  La  partie  était  vigoureuse- 
ment engtigée  de  part  et  d'autre,  car  les  adversaires  de  l'unification 
ne  mettiiient  pas  moins  d'ardeur  à  défendre  l'autonomie  du  pays. 
En  JJavière,  c'était  surtout  le  parti  catholique  qui  s'agitait  et  péti- 
tionnait. Des  adresses  envoyées  au  roi  de  tous  les  coins  du  royaume 
protestaient  contre  l'aggravation  des  impôts  et  réclamaient  de  nou- 
velles chambres  pour  permettre  au  peuple  de  choisir  des  représen- 
tans  qui,  au  lieu  de  livrer  le  trône  et  le  pays  à  la  «  Grande  Prusse  » 
sauraient  maintenir  la  souveraineté  de  la  Bavière.  En  Wurtemberg, 
c'était  M.  Mohl(2),  un  des  membres  les  plus  éminensde  la  seconde 
chambre,  qui  se  mettait  à  la  tête  du  mouvement.  Il  combattait  les 

(1)  Dépêche  d'Allemagne.  —  «  Les  cours  de  Munich  et  de  Stuttg^art  persistent  à 
protester  de  leur  fidèlito  aux  traités  d'alliance,  mais  réventualité  d'une  guerre  les  ef- 
fraie; elles  voudraient  obtenir  du  cabinet  de  Berlin  des  garanties  précises,  certaines. 
Elles  craignent  que  le  roi  de  Prusse,  en  usant  du  droit  qui,  d'après  les  traités,  lui 
confère  le  commandement  suprême  de  toutes  les  armées  allemandes,  ne  dispose,  avant 
tout,  de  leurs  contingens  que  pour  sa  propre  défense;  elles  ont  peur  d'être  exposées 
aux  premiers  coups,  d'Otre  livrées  à  la  vindicte  de  la  France  et  de  l'Autriche,  si  le 
sort  des  armes  était  contraire  à  l'Allemagne.  Il  est  difficile  à  la  Prusse  de  tranquilliser 
ses  alliés  autant  qu'ils  le  désirent;  elle  peut  bien  garantir  leurs  droits  do  souveraineté 
en  cas  de  succès,  mais  elle  ne  saurait  garantir  leur  intégrité  territoriale  en  cas  de 
revers.  » 

(2)  M.  Mohl  était  le  frère  du  célèbre  orientaliste  naturalisé  Français  et  membre  de 
l'Institut;  ses  antécédens  du  libéralisme  le  plus  pur  et  ses  sentimcns  d'un  germa» 
nismo  éprouvé  donnaient  à  ses  discours  et  à  ses  écrits  une  grande  autorité. 


5Zi8  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

traités  de  la  plume  et  de  la  parole.  <(  Les  gouvernemens  étant  liés, 
disait-il,  c'est  aux  représentans  de  la  nation  de  rejeter  des  conven- 
tions qui  menacent  les  états  du  Sud  dans  leurs  droits,  dans  leur 
liberté,  dans  leur  bien-être,  et  qui,  si  elles  étaient  votées,  condui- 
raient fatalement  à  une  conflagration  générale.  »  II  contestait  les  titres 
de  la  Prusse  à  la  suprématie  de  l'Allemagne,  il  énumérait  tous  les 
avantages  sociaux,  civils  et  politiques  que  le  Midi  avait  sur  le  Nord, 
et  il  démontrait,  se  laissant  aller  à  de  patriotiques  invocations,  com- 
bien il  faudrait  être  aveugle  pour  sacrifier  ces  bienfaits  à  la  Prusse 
qui  venait  de  ravager  et  de  rançonner  l'Allemagne.  «  Si  nous  des- 
cendions au  rang  de  vassaux,  ajoutait-il,  nous  serions  les  premiers 
envahis  ;  mieux  vaut  conserver  notre  indépendance,  et  en  restant 
neutres,  abandonner  à  leur  dangereuse  témérité,  ceux  qui  ont  inscrit 
sur  leur  drapeau  les  mots  de  fer  et  de  sang.  » 

Tel  était  le  tableau  qu'en  1867  présentait  l'Allemagne  ;  elle 
cédait  aux  passions,  aux  ressentimens  ;  elle  traversait  de  mauvais 
jours  dont  le  souvenir  lui  pèse  et  qu'elle  renie  aujourd'hui.  Les 
peuples  glorieux  sont  comme  les  individus  arrivés  à  une  haute  for- 
tune :  ils  n'aiment  pas  qu'on  leur  r/ippelle  leurs  misères  passées. 

La  circulaire  du  7  septembre  n'en  avait  pas  moins  produit  tous 
ses  eflets  ;  par  l'énergie  dédaigneuse  de  son  langage,  elle  avait 
froissé  la  France,  flatté  les  passions  allemandes  et  contraint  les 
gouvernemens  du  Midi  à  se  consacrer  énergiquement  à  la  ratifica- 
tion des  traités  qui  les  enchaînaient  aux  destinées  de  la  Prusse. 

Cette  nouvelle  campagne  diplomatique,  bien  qu'elle  n'eût  ni  les 
proportions  ni  le  retentissement  de  celles  qu'avaient  provoquées 
l'affaire  du  Luxembourg,  l'article  5  du  traité  de  Prague  et  l'entrevue 
de  Salzbourg,  ravivait  nos  appréhensions  toujours  prêtes  à  s'atténuer. 
Elle  révélait  un  parti-pris  de  subordonner  en  toute  occasion  les  rela- 
tions de  la  Prusse  avec  la  France  aux  passions  germaniques.  Une  po- 
litique aussi  turbulente,  aussi  exclusive,  toujours  aux  aguets  des 
moindres  prétextes,  s' affirmant  dédaigneusement  aux  dépens  de  nos 
intérêts  et  au  mépris  de  nos  susceptibilités,  rendait  la  tâche  bien  ar- 
due au  gouvernement  de  l'empereur  ;  elle  devait,  d'incidens  en  inci- 
dens,  amener  des  complications  et  aboutir  à  des  catastrophes.  La 
France  et  la  Prusse  étaient  comme  deux  convois,  partant  de  points 
opposés,  lancés  sur  la  même  voie  par  une  erreur  funeste.  Personne 
ne  voulait  du  choc,  on  s'écriait,  on  renversait  la  vapeur,  on  ser- 
rait les  freins,  mais  l'effort  était  inutile,  l'impulsion  venait  de  trop 
loin;  il  fallait  qu'un  immense  holocauste  fût  offert  à  la  folie  hu- 
maine (1). 

G.    ROTHAN. 

(1)  M.  Prévost-Paradol,  la  France  nouvelle. 


LES 


DAMES  DE   CROIX-MORT 


PRBMIÈRit     PARTIS 


1. 

A  trois  kilomètres  de  Glairefont,  à  la  lisière  de  la  forêt  de  La 
Vieuville,  sur  un  coteau,  s'élève  le  château  de  Croix-Mort,  entouré 
d'un  parc  de  cinquante  hectares,  que  traverse  la  Divonnette.  C'est 
une  belle  construction  de  style  Louis  XIII ,  surmontée  d'un 
belTroi,  dont  la  cloche  sonne  mélancoliquement  les  heures.  Un 
perron  à  double  révolution  conduit  au  vestibule,  meublé  de  ban- 
quettes et  de  bahuts  en  bois  sculpté,  et  orné  de  têtes  de  cerfs 
et  de  sangliers,  souvenirs  cynégétiques,  que  le  comte  de  Croix-Mort 
se  plaisait  à  conserver.  Au  plafond,  dans  des  caissons  de  pierre, 
sont  peintes,  les  armes  parlantes  de  la  famille.  Une  tête  de  mort 
sur  champ  d'argent,  avec  cette  devise  :  Pour  la  croix. 

Dans  cette  vaste  demeure,  la  comtesse  Régine,  au  lendemain  de 
la  mort  de  son  mari,  était  venue  s'installer  avec  sa  fille  Edmée, 
afin  de  rétablir  sa  fortune  gravement  compromise  par  les  folies  du 
défunt.  Le  comte,  homme  très  séduisant,  beau  danseur,  élégant 
cavalier,  avait  rendu  sa  femme  assez  malheureuse.  Viveur  incor- 
rigible, il  était  de  ces  maris  qui,  ternes  dans  leur  intérieur, 
sont  étincelans  dans  le  monde.  Tous  les  trésors  de  son  esprit,  il  les 


550  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

réservait  pour  les  étrangers,  et  n'avait  eu  vraiment  le  cœur  tendre 
que  pour  les  femmes  des  autres. 

Régine,  élevée  par  une  tante  pieuse  dans  la  rigueur  d'une  vie 
claustrale,  avait  accepté  l'offre  d'épouser  M.  de  Croix-Mort,  comme 
un  prisonnier  adopte  un  plan  d'évasion.  Pour  elle,  le  mariage  fut 
la  liberté.  Sa  jeune  imagination  rêva  tout  un  avenir  de  fêtes  en  com- 
pagnie de  ce  charmant  homme,  dont  la  grâce  souriante  et  la  gaîté 
fière  eurent  pour  elle,  naïve  et  ignorante,  des  séductions  souve- 
raines. La  vie  lui  sembla  s'annoncer  comme  un  délicieux  mélange 
de  devoirs  faciles  et  de  plaisirs  exquis.  Bientôt  elle  dut  se  con- 
vaincre que  son  mari  avait  fait,  de  son  autorité  privée,  un  partage 
dans  lequel  il  lui  avait  laissé  à  elle  tous  les  devoirs  et  s'était  ré- 
servé à  lui  tous  les  plaisirs.  Au  bout  de  quelques  mois,  la  com- 
tesse devint  grosse  et  se  confina  dans  la  retraite.  Le  comte,  le 
cœur  léger,  ayant  satisfait  aux  exigences  conjugales,  se  considéra 
comme  quitte  envers  sa  femme,  et  se  remit  à  papillonner.  Cette 
existence  de  mari  garçon  lui  parut  très  douce.  Il  s'habitua  à  laisser 
la  comtesse  à  la  maison.  C'est  un  esprit  grave,  pensa-t-il,  et  les 
frivolités  du  monde  ne  sauraient  trouver  grâce  à  ses  yeux.  Il 
vaut  mieux  qu'elle  reste  dans  la  dignité  austère  de  la  retraite 
qui  lui  plaît.  S'étant  donné  de  si  bonnes  raisons,  le  comte  ne 
crut  pas  utile  d'en  donner  à  sa  femme.  Le  respect  qu'il  avait 
pour  elle  augmenta  ;  mais  ses  escapades  ne  diminuèrent  pas.  Il  eut 
des  aventures  retentissantes,  sauta  la  nuit  par  des  fenêtres,  se 
battit  en  duel  pour  une  écuyère  de  cirque,  perdit  deux  cent  mille 
francs  aubesigue  chinois  en  une  soirée,  enfin  donna  l'exemple  de  la 
haute  vie,  jusqu'au  jour  où,  dans  un  steeple-chase  à  La  Marche,  un 
désaccord  s'étant  produit  entre  lui  et  son  cheval,  devant  le  petit 
mur  de  la  piste,  il  fut  rapporté  sur  une  civière,  la  colonne  verté- 
brale cassée,  et  sa  pauvre  cervelle  de  fou  hors  de  la  tête.  Sa  veuve 
le  pleura  amèrement  et,  l'ayant  si  peu  connu,  le  regretta  fort.  Ses 
obsèques  furent  magnifiques.  Et,  pour  la  première  fois,  il  coûta 
utilement  de  l'argent  à  sa  famille. 

W^^  de  Croix-Mort,  enfermée  dans  le  château  patrimonial,  ne  s'y 
ennuya  pas  plus  qu'en  son  hôtel  du  faubourg  Saint-Germain.  Elle 
s'était  faite  à  la  solitude.  Sa  mélancolie  habituelle  devint  plus  douce 
et  perdit  cette  pointe  d'aigreur  jalouse  que  l'animation  des  autres 
femmes  lui  donnait.  Elle  fut  pénétrée  par  la  tranquillité  engourdis- 
sante de  la  nature,  et  les  rancunes  de  son  âme  s'apaisèrent.  Elle 
se  consacra  à  l'éducation  de  sa  fille  et  se  proposa  d'en  faire  une 
femme  à  l'esprit  sérieux,  au  cœur  simple.  Mais  Edmée  n'avait  pas 
que  le  sang  calme  de  sa  mère  dans  les  veines,  elle  avait  aussi, 
et  dominant,  le  sang  impétueux  de  son  père.  Dès  le  début,  la 
comtesse  comprit  qu'elle  se  trouvait  en  face  d'une  vraie  Croix- 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  551 

Mort,  et  que  les  difficultés  de  sa  vie  conjugale  allaient  se  continuer 
dans  sa  vie  maternelle. 

C'était  un  diable  en  jupons  que  cette  Edmée.  Un  garçon  man- 
qué, disait  l'abbé  Levasseur,  le  vieux  curé  de  Clairefont,  qui  avait 
promptement  pris  ses  habitudes  au  château,  et  retrouvé,  par  une 
intuition  en  quelque  sorte  sacerdotale,  le  fauteuil  même  où  son  de- 
vancier avait,  le  dimanche,  pendant  tant  d'années,  digéré  au 
coin  de  la  cheminée  du  petit  salon  les  excellons  dîners  de  la  pré- 
cédente comtesse.  Un  saint  homme  que  ce  prêtre  en  cheveux  blancs,^ 
qui  courait  les  routes  de  campagne,  du  matin  au  soir,  après  sa 
messe,  pour  encourager  les  malheureux  et  secourir  les  pauvres.  Il- 
vivait  dans  sa  modeste  cure  avec  son  père,  ancien  peintre  sur  verre, 
trop  artiste  pour  avoir  su  faire  fortune  et  qui,  de  ses  doigts  trem- 
blans  de  nonagénaire,  réparait  les  vitraux  de  l'église  très  ancienne, 
cassés  par  le  vent  d'hiver,  vieux  pansant  les  blessures  d'une  vieille. 
Le  curé,  qui  ne  pouvait  venir  à  bout  de  la  petite  fille  quand  il  lui 
donnait  sa  leçon  au  château,  avait  exigé  qu'on  la  lui  amenât  à  Clai- 
refont. Et,  dans  la  salle  basse  du  presbytère,  il  s'évertuait  à  faire- 
entrer  quelques  règles  de  syntaxe  dans  la  tête  de  l'enfant,  qui, 
distraite,  regardait  par  la  fenêtre  encadrée  du  feuillage  des  espa- 
liers, dans  un  coin  de  ciel  bleu,  le  vol  capricieux  et  strident  des^ 
hirondelles. 

—  Allons,  Edmée,  vous  ne  m'écoutez  pas,.,  bougonnait  le  profes- 
seur. 

—  Mais  si,  monsieur  le  curé...  Vous  avez  dit  :  Le  participe  passé 
prend  toujours  l'accord  quand  il  est  précédé  du  verbe  être... 

Et  l'abbé  Levasseur,  avec  un  regard  attendri  : 

—  Quel  dommage  que  vous  ne  puissiez  pas  concentrer  un  peu  plus^ 
votre  attention!..  Vous  êtes  si  bien  organisée!..  Voyons  un  peu, 
maintenant,  nos  verbes  irréguliers... 

Mais,  dans  la  pièce  voisine,  grinçait  le  diamant  du  nonagénaire- 
taillant  des  carrés  de  verre,  et  l'imagination  de  l'enfant  s'égarait 
dans  les  paradis  éclatans,  peuplés  de  saints  et  de  vierges  nimbés 
d'or,  peints  sur  les  vitraux  du  vieil  artiste.  Alors  le  curé,  en  soupi- 
rant, fermait  son  livre,  renonçait  à  ses  analyses  grammaticales,  et 
rendait  la  liberté  à  son  élève,  qui  s'élançait  dans  l'atelier  où,  sur 
un  établi,  le  verrier  assemblait  les  losanges  d'une  rosace,  soudant 
les  lamelles  de  plomb  et  clignant  de  l'œil  pour  juger  de  l'effet  d'une 
figure.  Edmée  immobile,  retenant  son  sOuffie,  le  regardait  travailler, 
et  le  vieux,  flatté,  prenait  un  pinceau,  des  couleurs,  et  apprenait  à 
la  petite  fille  à  copier  des  arabesques.  Elle  restait  là  des  heures, 
silencieuse,  se  tachant  horriblement  les  mains,  mais  passionnée, 
heureuse,  et  faisant  d'étonnans  progrès.  Il  y  avait  dans  l'atelier,  ac- 
croché au  mur  blanc,  un  petit  vitrail  de  la  renaissance  italienne 


552  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

représentant  une  tête  de  saint  Michel  aux  yeux  bleus,  aux  longs 
cheveux  blonds  déroulés  sous  une  toque  de  velours  grenat,  le  col- 
lier d'or  sur  un  pourpoint  de  drap  d'argent.  Devant  cette  charmante 
figure,  Edmée  tombait  en  extase.  Le  vieux  verrier,  un  jour,  dit 
gaîment  au  curé  que  l'enfant  en  était  amoureuse.  A  quoi  le  prêtre 
répondit  rougissant  : 

—  Père,  ne  dites  pas,  même  en  riant,  de  pareilles  choses. 

—  Ce  Saint  Michel  est  assez  beau  pour  frapper  l'esprit,  l'abbé  ; 
c'est  un  des  rares  morceaux  qu'ait  peints  sur  verre  Annibal  Gar- 
rache...  Il  a  été  enlevé  au  palais  Doria  par  notre  oncle,  pendant  le 
siège  de  Gênes,  sous  Masséna...  G'est  grand  comme  les  deux  mains, 
et  ça  vaut  gros  d'argent  ! 

—  Eh  bien  1  de  crainte  qu'il  ne  se  casse,  enfermez-le  dans  une 
armoire...  Ainsi  M"^  de  Croix-Mort  ne  le  verra  plus... 

Le  lendemain,  Edmée,  en  arrivant,  ne  trouva  plus  le  Saint  Michel. 
Elle  interrogea  du  regard  le  curé  et  son  père,  et  les  voyant  silen- 
cieux, elle  pinça  les  lèvres  et  se  tut  ;  mais  elle  fit  du  bel  Italien  une 
très  exacte  copie,  de  mémoire. 

En  tout,  son  naturel  ardent  et  passionné  se  manifestait.  Elle  aimait 
à  voir  galoper  les  poulains  dans  les  herbages  du  domaine,  et  pour 
activer  leur  course,  elle  criait  à  tue-tête  :  Ho!  ho  !  en  claquant  des 
mains,  comme  ont  coutume  de  faire  les  maquignons  à  la  foire.  Un 
jour  on  la  surprit,  sa  robe  troussée  comme  un  pantalon  turc,  caval- 
cadant  sur  une  jument,  sans  selle,  sans  bride,  ayant  pour  seul  sou- 
tien la  crinière.  En  apprenant  ce  bel  exploit,  la  comtesse  resta  tou-te 
pâle,  joignit  les  mains,  et  murmura  à  voix  basse  :  «  Gomme  son 
père!..  » 

—  Notre  chère  enfant  n'est  pas  de  son  siècle,  madame  la  comtesse, 
dit  l'abbé  Levasseur  ;  elle  eût  fait  une  superbe  guerrière  avec  GIo- 
rinde,  ou  une  admirable  frondeuse  avec  M""'  de  Longueville.  Mais 
aujourd'hui,  pour  les  femmes,  il  n'y  a  phis  de  lances  à  rompre, 
ni  d'intrigues  politiques  à  emmêler...  L'aiguille  à  tapisserie...  et 
Télémaqiœ,  voilà  ce  qui  convient  aux  jeunes  filles. 

Ge  qui  convient  n'est  malheureusement  pas  toujours  ce  qui  plaît. 
Et  quand  elle  n'était  pas  occupée  à  peindre  des  archanges,  Edmée 
gagnait  le  large  et  s'en  allait  courir  les  bois  et  les  plaines  avec  le 
garde  Jean  Billet,  homme  de  confiance  qui  avait  fait  la  guerre  avec 
le  comte  et  réunissait  en  sa  personne  massive  et  rougeaude  tous 
les  défauts  et  toutes  les  qualités  de  la  race  picarde.  Il  était  défiant, 
rageur,  honnête  et  dévoué.  Les  Billet  servaient  les  Groix-Mort  de- 
puis trois  générations  et  peu  à  peu  le  domaine  était  devenu  leur 
propriété.  Ils  l'avaient  prescrit  par  le  dévoûment.  Ils  disaient  :  nos 
bois,  nos  champs,  nos  foins.  Chasseurs  enragés,  de  père  en  fils,  ils 
terrorisaient  les  braconniers.  Billet  le  grand-père,  gaillard  d'une 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  553 

force  herculéenne,  avait  inventé  pour  dégoûter  les  gars  du  canton 
de  venir  lui  prendre  ses  lièvres  au  collet,  un  procédé  plus  simple 
et  plus  expéditif  que  le  procès-verbal.  Il  posait  son  fusil  le  long 
d'un  fossé,  tombait  à  bras  raccourcis  sur  le  délinquant,  et  le  «  quit- 
tait» à  moitié  assommé.  Ces  traditions  de  justice  sommaire  s'étaient 
perpétuées  dans  la  famille,  et,  autour  de  Croix-Mort,  quand  un 
homme  portait  quelque  trace  de  horion  sur  la  figure,  on  disait  en 
manière  de  plaisanterie  :  «  Il  a  rencontré  Billet!..» 

Le  dernier  de  cette  race  autoritaire  ne  s'était  pas  marié.  Il  se 
montrait  d'humeur  plus  brusque  encore  que  ses  ascendans  et  vivait 
solitaire  dans  une  petite  maison  blanche  couverte  en  tuiles  rouges, 
au  bord  du  taillis,  n'ayant  pour  compagnie  que  ses  deux  griffons 
et  son  chien  d'arrêt.  Depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  il  parcourait  la 
propriété,  toujours  sous  bois  pour  n'être  pas  vu  et  mieux  voir, 
choisissant  la  pièce  à  tuer  et  n'étant  jamais  obligé,  tant  il  tirait  juste, 
de  la  redoubler  d'un  second  coup  de  sa  «  pétoire  ».  Il  appelait  ainsi 
amicalement  son  fusil. 

Ce  sauvage  ne  s'était  laissé  apprivoiser  que  par  la  petite 
Edmée.  A  l'enfant  il  avait  voué  un  culte.  Elle  avait  une  façon 
de  lui  dire  :  mon  vieux  Billet,  qui  lui  retournait  le  cœur.  L'ayant 
entendue  se  plaindre  d'avoir  froid  par  un  rude  temps  de  neige, 
il  avait  passé  vingt  nuits  à  l'aflùt,  au  bord  d'un  trou  fait  dans 
la  glace  de  l'étang,  pour  lui  tuer  des  loutres.  Et  il  était  venu  triom- 
phant, un  matin,  apporter  une  précieuse  garniture  de  manteau. 
Lorsque  Edmée  s'échappait  par  la  petite  porte  du  parc,  elle  jetait 
en  arrivant  aux  bois  trois  appels  stridens  avec  le  sifflet  d'argent  qui 
servait  autrefois  à  son  père,  et  s'asseyait  au  pied  d'un  arbre.  Au 
bout  de  quelque  temps,  elle  entendait  craquer  une  branche  morte 
dans  le  gaulis,  comme  sous  le  pas  furtif  d'un  chevreuil,  et,  se  glis- 
sant à  travers  les  cépées,  apparaissait  Jean  Billet,  empressé  à  venir 
au-devant  de  l'enfant.  Alors  ils  s'en  allaient  de  compagnie,  non 
plus  sournoisement,  comme  il  en  avait  l'habitude,  à  l'abri  des  fu- 
taies, ou  derrière  le  rideau  verdoyant  des  branches,  mais  sous  le 
ciel  clair,  dans  la  gaîté  épanouie  des  champs.  Ils  visitaient  les  pièges 
tendus  pour  les  putois  et  les  fouines,  guettaient  la  sortie  des  lapins, 
les  courses  folles  des  lièvres  au  bouquinage  ou  comptaient  les  œuls 
dans  les  nids  de  perdrix.  Et  le  soir,  à  l'heure  du  dîner,  Edmée  ren- 
trait, brisée  d'une  bonne  fatigue,  rapportant  l'odeur  du  thym  foulé 
à  la  semelle  de  ses  bottines,  escortée  par  le  farouche  Billet,  qui 
courbait  le  dos  humblement  sous  les  reproches  de  la  comtesse 
irritée  de  voir  cette  grande  fille  de  quatorze  ans  polissonner  à  tra- 
vers les  broussailles,  au  lieu  de  garder  au  salon  un  maintien  con- 
venable et  réservé. 

La  comtesse  avait  vu  Edmée  grandir  sans  éprouver  cette  joie 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

profonde  des  mères  qui,  dans  l'enfant  mûrie  peu  à  peu  et  formée, 
découvrent  une  charmante  compagne.  Entre  elle  et  sa  fille  il  ne 
devait  jamais  exister  d'intimité.  Trop  de  dissemblance  dans  les  sen- 
timens  et  dans  les  goûts  les  séparait.  M™®  de  Croix-Mort,  esprit 
sentimental  et  rêveur,  ne  pouvait  trouver  aucun  point  de  contact 
avec  Edmée,  esprit  positif  et  précis.  La  mère,  alanguie  et  nerveuse, 
passait  son  temps,  étendue  sur  une  chaise  longue,  à  lire  des  romans 
ou  à  faire  le  compte  des  déceptions  que  jusqu'ici  la  vie  lui  avait 
offertes.  La  fille,  active  et  de  sang  riche,  trouvait  la  lecture  une  oc- 
cupation assommante,  avait  l'horreur  de  toute  poésie  factice,  mais 
l'adoration  de  la  simple  nature.  A  l'enfant  un  père  manquait;  un 
père  qui  l'eût  emmenée  avec  lui  à  la  ville  dans  sa  voiture,  qui 
l'eût  accompagnée  à  cheval,  qui  se  fût  montré  enfin  tendre,  pour 
se  faire  aimer,  et  autoritaire,  pour  se  faire  craindre.  Edmée,  dans 
ce  désert  de  Croix-Mort,  entre  sa  mère,  froide  et  langoureuse,  le 
bon  curé,  un  peu  borné  et  toujours  digérant,  et  Jean  Billet,  espèce 
de  loup  domestiqué,  mais  rude  et  grossier,  n'avait  pas  trouvé  l'em- 
ploi de  ses  facultés  aimantes.  Elle  s'était  repliée  sur  elle-même, 
avait  vécu  matériellement,  plutôt  que  moralement,  et  mérité  l'épi- 
thète  de  petite  sauvage,  que  la  comtesse  lui  appliquait  dédaigneu- 
sement quand  elle  la  voyait  revenir  les  cheveux  en  désordre  et  la 
robe  déchirée.  Cependant,  Edmée  avait  de  soudaines  explosions  de 
tendresse  qui  la  faisaient  se  jeter  sur  sa  mère,  avec  des  baisers  vio- 
lens  et  des  caresses  brutales  qui  choquaient  M°^°  de  Croix-Mort 
plus  que  l'indifférence  habituelle  de  l'enfant. 

-r-  Quelles  détestables  manières!  s'écriait- elle  avec  dédain,  en 
rajustant  sa  robe  fripée  par  l'impétueuse  effusion  de  sa  fille.  On 
voit  bien  que  vous  vivez  dans  les  bois,  avec  les  bêtes! 

Edmée  restait  confuse,  les  joues  rouges  et  les  yeux  pleins  de 
larmes,  sentant  au  dedans  d'elle  son  petit  cœur  qui  se  gonflait  de 
tristesse.  A  quatorze  ans,  elle  fit  sa  première  communion  et  toute 
une  révolution  s'opéra  dans  son  esprit.  La  foi  s'empara  d'elle,  et 
elle  se  livra  à  la  dévotion  avec  l'ardeur  qu'elle  portait  en  tout. 
Elle  eut  une  véritable  crise  de  mysticisme,  ne  pensant  plus  qu'à 
Dieu,  à  la  Vierge  et  à  Jésus.  Elle  demanda  comme  une  grâce  qu'on 
remît  en  état  l'oratoire  du  château,  et,  pendant  des  heures  en- 
tières, elle  resta  à  genoux,  en  adoration  devant  une  statue  de  plâtre 
colorié  représentant  la  sainte  Mère  portant  l'Enfant  divin  dans  ses 
bras.  Elle  dévora  les  Évangiles,  apprit  son  catéchisme,  se  montra 
aussi  appliquée  qu'elle  avait  été  dissipée,  et  stupéfia  tout  son  en- 
tourage par  la  persistance  de  son  zèle.  La  rebelle,  «  le  garçon  man- 
qué, ))  devint  un  modèle  de  sagesse  et  de  soumission.  La  comtesse 
n'en  revenait  pas,  et  le  curé  disait,  en  levant  les  yeux  au  ciel  : 

—  Positivement  elle  a  la  grâce.  Dieu  a  fait  pour  nous  un  miracle. 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  555- 

Billet,  qui  n'était  rien  moins  que  pratiquant,  prétendant  qu'un  bon 
garde  ne  doit  pas  plus  aller  à  l'église  qu'au  cabaret,  parce  que, 
pendant  ce  temps-là,  les  mauvais  gars  ont  le  temps  de  poser  des 
collets,  grognait  de  ne  plus  voir  sa  jeune  maîtresse  : 

—  Ils  l'étiolent  à  lui  faire  tenir  toute  la  journée  des  livi-es  entre 
les  doigts,  et  il  serait  meilleur  pour  sa  santé  de  battre  les  bruyères 
avec  moi  que  de  chanter  des  cantiques  avec  le  «  petit  noir.  » 

C'était  ainsi,  fort  irrévérencieusement,  à  cause  de  sa  soutane,  que 
Billet  désignait  le  curé.  Mais  il  était  tout  à  fait  abandonné,  et  son 
humeur  en  était  devenue  plus  féroce.  11  n'avait  plus  la  moindre 
tolérance  pour  les  gens  du  pays,  et  un  homme  de  La  Vieuville  ayant 
été  surpris  par  lui  plumant  les  bouleaux  pour  confectionner  des 
balais,  il  l'avait  attaché  à  un  arbre  pendant  huit  heures,  en  lui  fai- 
sant croire  qu'il  le  laisserait  là  mourir  de  faim. 

Le  jour  de  la  première  communion,  pourtant,  Billet  céda  à  la 
tentation  d'aller  à  Clairefont  voir  la  jeune  demoiselle  dans  sa  robe 
de  mousseline,  avec  son  voile  blanc  sur  la  tête.  Il  mit  une  blouse 
neuve,  quitta  ses  grandes  guêtres  de  cuir,  accrocha  sa  pétoire  au 
râtelier,  pour  la  première  fois  depuis  qu'il  était  garde,  et,  au  grand 
étonnementde  la  population,  traversa  le  bourg  et  entra  dans  l'église. 
I!  se  tint,  pendant  toute  la  première  partie  de  la  cérémonie,  droit 
et  raide  auprès  d'un  pilier.  Mais  quand  il  entendit,  dans  le  grand 
silence  recueilli,  la  voix  d'Edmée  |)rononçant  les  vœux  du  baptême, 
il  fut  pris  d'un  tremblement,  sa  forte  poitrine  se  souleva,  et,  avec 
un  mugissement  de  taureau,  il  se  laissa  tomber  à  genoux  sur  la 
dalle,  sa  barbe  rude  inondée  de  larmes.  Il  resta  ainsi  jusqu'à  la  fin 
de  l'office,  n'osant  regarder  personne,  comme  honteux  de  lui-même. 
Quand  tout  le  monde  se  lut  éloigné  et  qu'il  vit  l'église  silencieuse  et 
vide,  il  en  fit  le  tour,  examina  avec  une  curiosité  de  huron  les  ob- 
jets du  culte,  les  tableaux  saints;  puis  il  sortit,  la  tête  basse,  et 
reprit  le  chemin  des  bois. 

A  .compter  de  ce  jour,  Edmée  ne  grimpa  plus  dans  les  arbres 
pour  cueillir  des  fruits  verts.  On  ne  la  vit  plus  courir  à  perdre  ha- 
leine dans  les  allées  du  parc,  comme  poursuivant  une  proie  imagi- 
naire. Elle  se  coiifa,  sinon  avec  coquetterie,  du  moins  avec  régu- 
larité, soigna  ses  ftiains,  qui  étaient  un  tant  soit  peu  calleuses, 
tailla  ses  ongles,  qui  ressemblaient  à  des  griffes  de  chat  sauvage, 
assouplit  sa  démarche  garçonnière  et  eut  définitivement  assez  bien 
l'air  d'une  demoiselle.  M™"  de  Croix-Mort  contempla  avec  stupé- 
faction le  papillon  qui  sortait  de  cette  laide  chrysalide.  Elle  dut 
s'avouer  môme  que  la  petite  bête  n'était  point  sans  agrément,  et 
que,  gauche  encore,  elle  promettait  d'avoir  de  la  grâce.  Elle  en 
conçut  un  secret  dépit.  Elle  s'était  habituée  à  être  la  seule  femme 
du  château.  Et,  quoiqu'elle  n'eût  que  son  bon  curé  pour  lui  faire 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  cour,  cependant  elle  tenait  à  sa  souveraineté.  La  triomphante 
métamorphose  d'Edmée  bouleversait  tout.  Et  la  mère  et  la  fille 
allaient  élever  pouvoir  contre  pouvoir.  Le  petit  noir,  comme  disait 
Billet,  image  du  peuple,  tiraillé  entre  ces  deux  partis,  devait  res- 
sentir et  supporter  tous  les  contre-coups  de  la  lutte. 

IL 

A  trente-cinq  ans,  la  comtesse  Régine  était  encore  charmante. 
Sa  beauté  blonde  s'était  conservée  un  peu  affadie  et  décolorée  dans 
la  solitude,  comme  une  fleur  entre  les  pages  d'un  livre.  Ses  sta- 
tions prolongées  sur  sa  chaise  longue  lui  avaient  valu  un  peu  plus 
d'embonpoint  qu'il  n'eût  été  désirable,  mais  sa  taille  était  restée 
fme  et  ses  épaules  étaient  d'une  ampleur  superbe.  C'était  un  admi- 
rable fruit  mûr  que  cette  veuve,  qui  n'avait  été  mariée  que  juste 
le  temps  de  devenir  mère.  Pendant  les  longues  soirées  en  tête- 
à-tête  avec  le  curé,  remplies  par  d'interminables  monologues  que 
le  prêtre  ne  coupait  que  d'un  respectueux  :  a  Oui ,  madame  la 
comtesse,  »  comme  s'il  disait  Amen,  en  servant  la  messe,  M""^  de 
Croix-Mort  philosophait  à  perte  de  vue  sur  la  condition  de  la  femme 
dans  la  société,  sur  le  mariage  et  sur  l'amour.  Le  bon  curé  baissait 
quelquefois  le  nez  avec  une  rougeur  pudique,  lorsque  la  comtesse 
se  laissait  aller  à  des  considérations  sentimentales  un  peu  vives.  Il 
faisait  entendre  une  petite  toux  discrète,  en  manière  de  rappel  à 
l'ordre.  A  ce  signal  d'alarme,  la  belle  Régine,  avec  un  soupir,  reve- 
nait à  des  doctrines  purement  idéalistes,  et,  sur  ce  terrain  neutre, 
le  prêtre  rassuré  se  retrouvait  en  communauté  d'opinions  avec  la 
châtelaine. 

Un  esprit  plus  pénétrant  que  celui  du  brave  homme  eût  vite  dis- 
cerné tout  ce  que  contenaient  d'amertumes  secrètes  et  de  violens 
regrets  les  amplifications  philosophiques  de  la  comtesse.  Nier  la 
passion,  n'était-ce  pas  avouer  qu'on  ne  l'avait  jamais  connue  et 
qu'on  en  était  désespérée  ?  Arrivée  à  la  maturité,  sentant  la  jeu- 
nesse la  fuir,  M'^*'  de  Croix-Mort  faisait  de  nécessité  vertu.  Immo- 
bile, elle  proscrivait  le  mouvement;  mais  de  vagues  aspirations 
la  troublaient,  et  elle  connaissait  des  heures  fiévreuses  où  toutes 
les  tendresses  inassouvies  qui  étaient  en  elle  se  révoltaient  et  la 
laissaient,  après  de  violentes  agitations,  comme  morte,  dans  un 
accablement  moral  et  physique  très  douloureux.  Ses  nerfs  étaient 
tendus  à  se  briser,  et,  toute  en  sueur,  elle  étouffait.  Elle  restait 
alors  un  ou  deux  jours  sans  descendre  de  sa  chambre  ;  puis  elle 
reparaissait,  les  yeux  battus,  le  teint  pâle,  la  démarche  languissante, 
et  s'excusait  en  disant  qu'elle  avait  eu  la  migraine. 

Edmée  assistait,  sans  y  rien  comprendre,  aux  crises  de  sa  mère. 


LES   DAMES    DE    CROIX-MORT.  557 

Robuste  et  sanguine,  elle  s'étonnait  qu'on  pût  tant  souffrir  des 
nerfs  et  se  tordre,  en  soupirant,  pendant  des  heures,  sur  un  ca- 
napé. Elle  passait,  silencieuse  et  grave,  dans  la  chambre  de  la 
comtesse,  s'informait  de  sa  santé,  recueillait  un  :  «  Laisse-moi  !  » 
gémissant,  et,  devinant  qu'elle  était  plutôt  importune  qu'agréable, 
elle  se  retirait  dans  un  petit  coin  du  rez-de-chaussée,  où  elle  avait 
installé  un  atelier  de  peinture.  Souvent,  sous  la  fenêtre,  un  pas 
lourd  faisait  crier  le  gravier.  C'était  Jean  Billet,  qui,  sous  pré- 
texte d'apporter  du  gibier  au  château,  venait  quêter  un  regard  de 
sa  jeune  maîtresse.  Il  s'arrêtait  en  plein  soleil,  et,  tortillant  entre 
ses  gros  doigts  sa  cape  de  drap  bleu  : 

—  Est-ce  que  vous  ne  faites  pas  un  petit  tour  aujourd'hui,  mam- 
zelle  Edmée?  Y  a  au  bois  des  faisandeaux  qui  sortent  d'éclore,  c'est 
gentil  tout  plein  à  voir.  Le  terrain  est  sec...  Le  temps  est  doux... 
Est-ce  que  ça  ne  vous  invite  pas? 

—  Une  autre  fois,  mon  vieux  Billet...  Vois-tu,  je  suis  très  occu- 
pée aujourd'hui. 

Et  elle  lui  adressait  un  bon  sourire  pour  le  consoler. 

—  Vous  dites  toujours  ça,  maintenant.  Ah  !  je  ne  sais  pas  ce 
qu'ils  vous  ont  donné  à  votre  première  communion?..  Mais,  depuis 
ce  jour-là,  vous  n'êtes  plus  la  même.  Vous  n'aimez  plus  ni  les 
champs,  ni  les  bois,  et  vous  restez  assise  toute  la  journée  sur  une 
chaise...  Aussi,  faut  voir  quelles  couleurs  vous  avez  sur  les  joues  I 
Vous  finirez  par  tomber  malade... 

—  Non,  je  me  porte  bien.  Tiens,  si  tu  veux  me  plaire,  tue-moi 
donc  des  geais  ;  je  veux,  avec  les  plumes  bleues  qu'ils  ont  aux 
ailes,  garnir  un  écran  pour  le  petit  salon... 

—  Vous  en  aurez  demain,  mamzelle  Edmée. 

Alors  le  garde,  un  peu  rasséréné  en  se  voyant  rattaché  par  les 
liens  intimes  de  l'obéissance  à  celle  qu'il  adorait,  s'éloignait  à 
grands  pas.  Et  de  loin  Edmée  l'entendait  qui  fusillait  les  oiseaux 
criards  dans  les  hêtres. 

11  y  avait  quatre  ans  que  M"*  de  Croix-Mort  était  ainsi  devenue 
une  personne  posée,  et  que  sa  mère,  avec  ses  vapeurs,  était  de- 
venue une  personne  fantasque.  Le  temps  avait  passé  sur  les  habi- 
tans  du  château  sans  modifier  leur  état  physique  et  moral.  Seul,  le 
bon  curé  avait  changé.  Il  s'assoupissait  maintenant  dans  la  jour- 
née, sans  préjudice  de  ses  petites  somnolences  d'après-dîner.  La 
comtesse  venait  d'entrer  dans  sa  trente-sixième  année,  et  elle,  au- 
trefois la  simplicité  même,  elle  avait  été  prise  d'une  rage  soudaine 
de  coquetterie  qui  se  traduisait  par  des  robes  ouvertes,  des  man- 
ches de  tulle  laissant  voir  les  bras  ronds  et  potalés,  des  petits  sou- 
liers découvrant  un  pied  chaussé  de  bas  à  jour.  Et  tout  cela  pour 


558  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

qui,  en  vérité?  Pour  un  saint  homme,  qui  y  était  insensible;  pour 
Edmée,  qui  ne  pouvait  s'en  émouvoir?  A  moins  que  ce  ne  fût  poul- 
ies oiseaux  du  ciel,  ou  pour  l'être  idéal  qui  se  glissait  mystérieux 
dans  les  rêves  de  la  belle  Régine. 

On  ne  voyait  à  Croix-Mort  personne  d'un  bout  de  l'année  à 
l'autre.  La  comtesse,  dans  les  première  temps  de  son  veuvage, 
n'avait  voulu  faire  aucune  visite  à  ses  voisins.  C'étaient  d'ailleurs 
de  vieilles  gens  fort  cérémonieux  et  très  assommans,  dont  la  fré- 
quentation eût  été  une  corvée.  Pour  les  bourgeois  de  La  Vieuville 
ou  de  Clairefont,  M"^^  de  Croix-Mort  en  avait  fait  fi.  Elles  étaient  donc 
là,  comme  deux  Belles  au  Bois  dormant,  la  mère  et  la  fille,  n'ayant 
pour  prince  charmant  que  le  curé,  qui  ne  les  réveillait  guère,  quand, 
un  après-midi,  une  voiture  fit  son  apparition  dans  la  grande  allée 
de  tilleuls  qui  conduit  à  la  grille.  En  un  instant,  tout  le  monde 
fut  aux  fenêtres  avec  l'empressement  curieux  de  sauvages  voyant 
un  navire  inattendu  venir  du  large. 

La  voiture  était  un  très  élégant  phaéton  attelé  d'un  bel  alezan 
qu'un  jeune  homme  conduisait.  Il  lui  fit  décrire  une  courbe  irrépro- 
chable sur  le  sable  de  la  cour,  jeta  les  guides  à  son  domestique, 
qui  s'était  précipité  à  bas  du  siège  de  derrière  pour  prendre  la  tête 
du  cheval,  et  s'avançant  lentement,  l'air  irrésolu,  comme  s'il  avait 
plus  envie  de  s'en  aller  que  d'entrer,  il  gravit  les  marches  du  perron 
et  pénétra  dans  le  vestibule  monumental.  Un  valet  de  chambre  ve- 
nant au-devant  de  lui,  il  prit  une  carte  dans  un  portefeuille  en  ma- 
roquin et  d'une  voix  bien  timbrée  il  dit  : 

—  Demandez  à  M""'  la  comtesse  si  elle  veut  me  faire  l'honneur 
de  me  recevoir. 

Il  fut  introduit  dans  un  petit  parloir  qui  avait  fort  bon  air  avec 
ses  murs  tendus  de  cuir  de  Cordoue  et  ses  meubles  en  poirier 
sculpté.  Dans  un  cadre  noir,  le  portrait  d'un  homme  encore  jeune, 
élégant  et  coquet,  souriait  vaguement,  peint  par  Jalabert.  Au  haut 
de  la  toile,  l'écusson  des  Croix-Mort  était  frappé.  Le  visiteur  l'exa- 
mina distraitement  et  se  dandinant  avec  impatience  : 

—  J'aime  à  croire,  murmura-t-il,  que  cette  bonne  dame  va  m'ex- 
pédier  rapidement... 

Il  soupira  comme  quelqu'un  qui  s'ennuie  beaucoup,  et,  allant 
à  la  fenêtre,  il  jeta  sur  la  terrasse  un  regard  indifl'érent.  Ainsi  en 
pleine  lumière,  c'était  un  très  joli  garçon  blond,  aux  yeux  bleus, 
à  la  barbe  en  éventail,  vêtu  avec  beaucoup  de  recherche,  chaussé 
et  ganté  comme  un  Parisien.  Au  premier  abord,  il  paraissait  avoir 
trente  ans,  mais,  à  y  bien  regarder,  les  petites  rides  des  tempes, 
les  brisures  du  tour  de  la  bouche  accusaient  sept  ou  huit  ans  de 
plus,  dissimulés  par  des  artifices  de  toilette. 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  559 

La  porte,  en  s'ouvrant,  l'arracha  à  sa  contemplation.  Il  se  retourna 
€t,  se  trouvant  en  face  de  M™®  de  Croix-Mort,  il  s'inclina  avec  un  sou- 
rire de  satisfaction  étonnée  en  découvrant  que  la  bonne  dame,  ainsi 
qu'il  l'appelait,  n'avait  rien  d'une  douairière. 

—  M.  Fernand  d'Ayères  ?  interrogea  Régine  en  regardant  la  carte 
qu'elle  tenait  à  la  main  : 

—  Oui,  madame  la  comtesse,  votre  voisin.  J'habite  à  quatre  kilo- 
mètres d'ici  le  château  de  La  Vignerie.  Vous  sortez  peu,  moi,  de 
mon  côté,  j'habite  Paris  les  trois  quarts  de  l'année;  aussi  n'ai-je 
pas  encore  eu  la  bonne  fortune  de  pouvoir  me  faire  présenter  à 
vous... 

M"^^  de  Croix-Mort  regarda  le  beau  Fernand  avec  hauteur.  Ce 
u  bonne  fortune  »  lui  avait  mal  sonné  à  l'oreille.  Elle  se  retrouva, 
en  un  instant,  armée  en  guerre  par  son  éducation  aristocratique, 
telle  qu'elle  était  dix  ans  plus  tôt,  avant  sa  retraite  dans  le  château 
de  province.  Et,  avec  toute  la  morgue  d'une  grande  dame  qu'on  dé- 
range : 

—  Voudriez-vous  bien,  monsieur,  m'expliquer  ce  qui  me  vaut 
l'avantage  de  vous  voir?.. 

M.  d'Ayères  ne  se  décontenança  pas,  et,  passant  la  main  sur  sa 
jolie  barbe  blonde  qui  brilla  comme  de  l'or  : 

—  Mon  Dieul  madame,  cet  avantage  est  bien  mince,  et  soyez 
sûre  que  c'est  contraint  et  forcé  que  je  me  permets  de  vous  impor- 
tuner... Voici  le  fait  :  Je  suis  grand  chasseur,.,  et  mes  terres  bor- 
dent les  vôtres.  Or,  ce  matin,  il  m'est  arrivé  de  franchir  très  involon- 
tairement les  limites,  de  battre  un  taillis  où  je  n'avais  pas  droit  de 
mettre  le  pied.  J'ai  tiré  un  faisan...  Gomme  je  le  ramassais,  votre 
garde,  embusqué  derrière  un  buisson,  s'est  élancé  sur  moi,  m'a 
arraché  des  mains  mon  gibier  et  m'a  déclaré  procès-verbal...  Ce  gar- 
çon, qui  est  bien  l'être  le  plus  grossier  que  j'aie  rencontré  de  ma  vie, 
n'a  voulu  entendre  à  rien  et  m'a  ordonné  de  lui  tourner  les  talons 
«n  m'assurant  que,  s'il  me  rattrapait  jamais,  cette  fois-là  je  verrais 
de  quoi  il  retournerait...  Je  n'ai  pas  insisté,  comme  bien  vous  pen- 
sez... Mais  supposant  que  les  ordres  que  vous  donnez  à  cet  homme 
ne  sont  pas  aussi  rigoureux  que  ses  façons  d'agir  permettraient  de 
le  croire,  j'ai  pris  le  parti  de  vous  apporter  ma  tête  moi-même,  et 
de  vous  prier  de  ne  pas  me  faire  exécuter,  pour  cette  fois,  en  place 
publique. 

Il  riait,  en  parlant  ainsi,  avec  des  dents  fort  blanches.  Un  léger 
parfum  se  dégageant  de  ses  habits  venait  jusqu'à  Régine  et  l'enve- 
loppait d'une  atmosphère  troublante.  Elle  avait  de  la  difFiculté  à 
respirer,  comme  si  cette  odeur  subtile  et  douce  l'eût  suffoquée. 
Avec  effort  elle  se  remit. 

—  Je  sais  que  Billet  est  un  garde  intraitable,  dit-elle  et  qu'il  vaut 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mieux  ne  pas  entrer  en  lutte  avec  lui.  Mais  croyez  bien,  monsieur, 
que  je  suis  loin  de  l'approuver  quand  il  est  brutal  et  insolent... 
N'ayez  point  souci  de  la  petite  affaire  de  ce  matin,  elle  n'aura  au- 
cune suite,  et  veuillez  excuser  le  manque  de  forme  d'un  serviteur 
qui  ne  pèche  que  par  un  excès  de  dévouement. 
Le  beau  Fernand  s'inclina  avec  une  gracieuse  déférence  : 

—  Je  vous  remercie,  madame,  de  me  traiter  avec  tant  de  bienveil- 
lance. Il  n'en  reste  pas  moins  acquis  que  je  me  suis  ce  matin  rendu 
coupable  d'un  délit...  Permettez -moi  de  me  frapper  moi-même 
d'une  légère  amende  au  profit  de  vos  pauvres. 

Il  prit  dans  son  portefeuille  un  billet  de  cinq  cents  francs  et 
le  plaça  sur  la  cheminée  avec  un  geste  insouciant,  puis  saluant 
Régine  en  souriant  : 

—  Je  suis  tenté  de  remercier  le  hasard  qui  m'a  fait  commettre 
la  faute,  puisqu'elle  a  eu  pour  conséquence  de  m'amener  devant 
vous... 

Cette  fois,  la  comtesse  ne  protesta  pas.  Il  lui  lança  un  vif  regard 
et  fit  un  pas  vers  la  sortie.  Mais,  au  même  moment,  la  porte  s'ou- 
vrit et  Edmée  entra  vivement  en  disant  : 

—  Ma  mère,  Billet  est  là  qui  demande  à  vous  parler... 

A  la  vue  de  l'étranger,  elle  resta  un  moment  saisie,  et  rougis- 
sant fit  un  geste  d'excuse. 

—  M"^  de  Croix-Mort,  ma  fille,.,  dit  la  comtesse  cérémonieuse- 
ment... 

Puis  changeant  de  ton  : 

—  C'est  le  garde  qui  vient  sans  doute  pour  me  demander  de 
vous  poursuivre. 

—  Je  n'avais  pas  trop  d'avance  I  Qui  sait  s'il  ne  vous  aurait  pas 
prévenue  contre  moi?.. 

Ils  sortirent  tous  trois,  et,  dans  le  vestibule,  ils  trouvèrent  Jean 
qui  attendait,  le  fusil  suspendu  à  l'épaule,  son  chien  couché  devant 
la  porte.  Il  resta  bouche  béante  et  les  yeux  écarquillés  en  voyant 
son  délinquant  en  compagnie  de  ses  dames  et  se  donnant  des  airs 
avantageux.  Un  grognement  sortit  de  sa  barbe  rousse  et  il  arron- 
dit le  dos  comme  un  sanglier  au  ferme. 

—  Madame  la  comtesse ,  je  vois  que  vous  savez  de  quoi  il  re- 
tourne, dit-il  d'un  ton  bourru...  J'avais  pris  monsieur,  ce  matin, 
dans  les  Bois-Brûlés... 

—  Il  paraît  même  que  vous  avez  été  fort  malhonnête,  interrom- 
pit M'^^  de  Croix-Mort...  Vous  abusez  singulièrement  des  droits  que 
je  vous  laisse;  j'entends  qu'à  l'avenir  vous  changiez  de  manières... 
Quant  à  monsieur,  il  chassera  quand  et  où  il  lui  plaira,  sur  le  do- 
maine. Vous  veillerez  à  ce  que  rien  ne  lui  fasse  obstacle. 

—  Madame  lacomtesse,  je  suis  vraiment  confus,  dit  le  beau  Fernand. 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  561 

—  Ce  n'est  pas  une  grande  faveur  que  je  vous  fais,  monsieur, 
ici  nous  ne  sommes  que  des  femmes.  Notre  chasse  est,  dit-on,  assez 
bonne,  et  personne  n'en  jouit...  Vous  nous  enverrez  du  gibier,  voilà 
tout. 

Le  jeune  homme  se  confondit  en  nouveaux  remercimens,  puis 
ayant  pris  congé,  il  remonta  dans  son  phaéton  et  partit  au  grand 
trot. 

Jean  Billet  immobile,  à  la  même  place,  le  suivait  des  yeux.  Il 
fallut  qu'Edmée  lui  parlât  pour  qu'il  parût  se  souvenir  du  lieu 
où  il  était.  Il  jeta  à  la  comtesse  un  regard  de  reproche,  remonta 
d'un  brusque  mouvement  d'épaules  la  bretelle  de  son  lourd  car- 
nier,  sifila  son  chien,  et,  sans  une  parole,  il  s'éloigna  par  les  fu- 
taies du  parc. 

—  Ma  mère ,  je  crois  que  vous  avez  vivement  contrarié  Billet, 
dit  W^^  de  Croix-Mort. 

—  Le  beau  malheur!  répondit  la  comtesse  avec  humeur.  C'est  un 
abominable  rustre!  Il  avait  besoin  d'une  leçon.  Je  ne  suis  pas  fâchée 
de  la  lui  avoir  donnée... 

Quittant  sa  fille,  Régine  alla  s'enfermer  dans  sa  chambre,  d'où 
elle  ne  descendit  que  pour  le  dîner.  Pourquoi  Billet,  dont  jamais 
elle  n'avait  discuté  les  actes,  avait-il  besoin  d'une  leçon?  Pourquoi 
n'était-elle  pas  fâchée  de  la  lui  avoir  donnée,  quand,  le  matin  même, 
elle  n'avait  pas  le  moindre  grief  contre  lui?  Pourquoi,  après  avoir 
accueilli  le  beau  d'Avères  avec  un  ton  agressif,  l'avait-elle  congédié 
avec  des  paroles  amicales?  Pourquoi,  s'ennuyant  si  furieusement  la 
\eille,  était-elle  en  ce  moment  si  délicieusement  occupée  à  rêver, 
pelotonnée  sur  sa  chaise  longue?  Autant  de  problèmes  dont  le  ca- 
price et  la  fantaisie  avaient  posé  les  termes  et  qui  ne  pouvaient  être 
résolus  que  par  l'esprit  frivole  et  compliqué  d'une  femme. 

Edmée,  cependant,  courant  après  son  vieux  Billet,  l'avait  rat- 
trapé dans  le  parc,  au  pont  de  la  Divonnette.  Elle  le  força  à  s'arrê- 
ter, et,  excusant  sa  mère,  elle  tâcha  de  calmer  le  rude  serviteur. 
Mais  alors  il  éclata.  II  n'était  plus  le  maître  sur  son  terrain... 
C'était  fini  !  Un  autre  pourrait  lui  tuer  son  gibier,  qu'il  gardait  avec 
tant  de  soin  contre  les  colleteurs  et  les  bêtes  «  fausses.  »  Oh  ! 
ce  particulier  de  malheur  ! 

Il  demeura  silencieux  et  sombre,  appuyé  au  parapet  de  pierre  du 
petit  i)ont,  puis  avec  un  geste  violent  : 

—  Allez,  il  n'y  a  rien  à  attendre  de  bon  d'un  tel  homme!..  C'est 
de  ces  godelureaux  qui  jasent  avec  de  caressantes  manières  et  qui 
tournent  la  tête  aux  femmes... 

Edmée  regarda  son  ami  sévèrement  : 

—  Tu  oublies  qu'en  fait  de  femmes,  il  n'y  a  au  château  que  ma 

TOME  LXXIII.   —  1880.  30 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mère  et  moi...  Et  moi,  ajouta-t-elle,  sans  pouvoir  se  défendre  d'un 
sourire,  moi  encore  si  peu!.. 

Debout,  dans  sa  robe  claire,  se  détachant  sur  le  fond  sombre  des 
taillis,  éclairée  par  un  rayon  de  soleil  qui  faisait  éclater  la  blancheur 
de  son  front  sous  ses  cheveux  noirs,  les  lèvres  fraîches  et  les  yeux 
d'un  bleu  candide,  elle  avait  le  charme  exquis  de  la  jeunesse  en 
fleur.  Le  sauvage  Jean  la  contempla  avec  une  pieuse  adoration.  li 
la  vit  comme  la  divinité  de  ces  champs,  de  ces  bois  dont  il  aimait 
le  silence  et  la  profondeur.  Hors  d'eux  et  sans  elle,  il  comprit  qu'il 
n'y  avait  plus  rien  au  monde  pour  lui.  Et,  baissant  la  tête,  il  resta 
muet,  avec  l'inquiétude  sourde  que  cet  étranger,  qui  paraissait 
brusquement  et  prenait  en  une  seule  journée  tant  d'importance,  ne 
devînt  à  la  fois  le  maître  de  la  jeune  fille  et  du  domaine. 

—  Allons,  console-toi,  reprit  Edmée,  tu  n'auras  pas  tant  d'ennuis 
que  tu-parais  le  craindre  !  Notre  voisin  chassera  plus  sur  ses  terres 
que  sur  les  nôtres  ! 

—  Il  fera  bien  I  répondit  laconiquement  le  garde.  —  Et,  d'un  geste 
décidé  jetant  sa  pétoire  sous  son  bras,  il  traversa  la  rivière  et  se 
perdit  dans  le  taillis. 


III. 


Le  dimanche  suivant,  à  la  messe,  au  moment  de  l'oflertoire, 
dans  le  silence  recueilli  de  l'église,  un  pas  léger,  sec,  aristocra- 
tique, sonnant  sur  les  dalles,  frappa  l'oreille  de  M°^^  de  Croix-Mort. 
Instinctivement  son  cœur  battit  plus  fort,  ses  oreilles  bourdonnè- 
rent, les  lettres  de  son  paroissien  dansèrent  devant  ses  yeux.  Elle 
se  dit  :  C'est  lui!  Elle  n'osa  pas  regarder.  Baissant  la  tète,  elle 
essaya  de  s'absorber  dans  une  prière  plus  fervente.  Mais,  au  lieu 
des  saintes  oraisons,  c'étaient  des  pensées  profanes  qui  venaient  à 
son  esprit.  Et,  tout  étourdie,  les  yeux  incertains,  elle  voulait  ne 
voir  que  l'abbé  Levasseur,  qui,  revêtu  de  sa  chasuble  en  moire 
lilas  brodée  d'argent,  son  gros  cou  rouge  débordant  au-dessus  du 
collet  plissé  de  son  surplis,  allait  de  droite  à  gauche,  feuilletant  son 
missel  aux  signets  multicolores.  Mais  involontairement  devant  ses 
yeux  apparaissait  le  beau  Fernand,  avec  sa  jolie  tournure  et  sa 
barbe  d'un  blond  doré.  Elle  se  demandait  :  Gomment  se  fait-il 
qu'il  soit  à  l'église?  C'est  la  première  fois  qu'il  y  vient!  Et  une 
voix  secrète  murmurait  en  elle  :  Il  y  est  attiré  par  toi.  Il  a  voulu 
te  revoir. 

Edmée,  en  se  relevant  après  la  bénédiction ,  ayant  jeté  un  re- 
gard autour  d'elle ,  aperçut  auprès  de  la  chaire  leur  voisin  debout, 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  563 

les  bras  croisés,  et  paraissant  prêter  une  profonde  attention  à  la 
cérémonie. 

Autour  de  lui,  les  chantres  vociféraient  leur  plain-chant,  le  ser- 
pent jetait  ses  notes  mugissantes.  Il  semblait  ne  pas  les  entendre. 
Sa  physionomie  exprimait  un  grave  recueillement.  Edmée  poussa 
légèrement  sa  mère  du  coude  et  presque  sans  remuer  les  lèvres, 
dit  : 

—  Maman,  voici  M.  d'Ayères... 

La  comtesse  prit  un  air  sérieux  et  ne  répondit  pas,  comme  scan- 
dalisée par  la  légèreté  distraite  de  sa  fille. 

Le  curé  dit  les  mains  tendues  :  Ite  missu  est...  Et  l'assistance, 
avec  un  léger  soulagement,  se  hâta  vers  la  sortie. 

M'"®  de  Croix-Mort  fit  un  signe  à  sa  fille,  et,  au  lieu  de  gagner 
la  porte,  elle  se  dirigea  vers  la  sacristie.  Elle  voulait  éviter  le  beau 
Fernand.  Il  y  avait  dans  son  esprit  une  crainte  vague.  Elle  se  sen- 
tait mécontente  ;  ce  jeune  homme  l'occupait  trop.  La  porte  rem- 
bourrée s'ouvrit  et  les  deux  femmes  se  trouvèrent  dans  la  petite 
pièce  lambrissée  de  noyer,  où  le  prêtre,  aidé  de  son  sacristain,  re- 
tirait ses  vêtemens  sacerdotaux.  Une  odeur  d'encens  et  de  cierges 
éteints  flottait  dans  l'air,  et,  à  côté  de  l'étole,  un  large  mouchoir  à 
carreaux  traînait  sur  une  table  : 

—  Ah!  mes  chères  dames,  comment!  vous  voilà?.,  s'écria  le  vieil- 
lard, achevant  à  la  hâte  de  boutonner  sa  soutane...  Vous  avez  été 
retenues  par  le  mauvais  temps... 

Et,  du  geste,  il  montrait,  sur  la  haute  et  large  fenêtre  de  la 
sacristie,  la  pluie  qui  fouettait  avec  violence,  lavant  la  poussière 
et  coulant  en  ruisseaux  grisâtres. 

—  Mais  asseyez-vous  donc,  madame  la  comtesse,  et  vous,  ma 
chère  Edmée... 

Il  offrait  des  chaises  de  paille  à  ses  paroissiennes. 

—  Monsieur  le  curé,  je  suis  venue  vous  rappeler  que  nous  comp- 
tons bien  sur  vous  ce  soir. 

—  Mais,  ma  chère  dame,  comme  tous  les  dimanches. 

M"'"  de  Croix-Mort  rougit  de  la  maladresse  de  son  prétexte.  Le 
curé  ouvrit  des  yeux  étonnés.  Il  y  eut  un  silence.  L'eau  rebondis- 
sait sur  les  carreaux,  chassée  par  le  vent,  et  s'écrasait  en  pous- 
sières fines.  Et  son  roulement  continu  causait  aux  deux  femmes  et 
au  prêtre  une  sorte  de  lassitude  engourdie. 

Edmée  se  leva  et,  tournant  autour  de  la  sacristie  : 

—  Comment  va  votre  père,  monsieur  le  curé?  Il  y  a  longtemps 
que  je  ne  l'ai  vu... 

—  Ah  !  ma  bonne  petite,  il  ne  se  lève  guère,  le  pauvre  homme  !.. 
11  n'a  plus  du  toutde  jambes...  Pensez  donc  !  quatre-vingt-douze  ans  ! 
Mais  la  tète  est  encore  bonne...  Il  parle  bien  souvent  de  vous...  Et 


f>6Ù  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  peint  toujours...  Ah!  dame,  c'est  un  peu  tremblé  et  les  couleurs 
se  mêlent  quelquefois...  N'importe,  ça  l'occupe...  Et  il  est  content. 
Il  me  dit  :  Tu  vois,  je  me  rends  utile. 

—  Il  faudra  que  je  vienne  le  voir  et  que  je  lui  apporte  mes  petits 
travaux... 

—  Ah  !  vous  lui  ferez  un  grand  plaisir... 

La  porte  de  la  sacristie,  en  s'ouvrant,  coupa  la  parole  au  prêtre 
et,  au  grand  émoi  de  ]VP®  de  Croix-Mort,  le  baron  d'Ayères  entra. 
Il  salua,  ayant  son  même  sourire  aimable  sur  les  lèvres,  et,  serrant 
les  mains  du  vieillard  avec  une  affectueuse  familiarité  : 

—  Pardonnez-moi,  monsieur  le  curé,  si  j'envahis  votre  retraite. 
Mais  je  suis,  depuis  quelques  minutes,  à  la  recherche  de  ces  dames. . . 
Il  est  impossible  qu'elles  songent  à  rentrer  à  pied  sous  une  averse 
pareille,  et  je  venais  mettre  ma  voiture  à  leur  disposition. 

L'abbé  Levasseur  ne  laissa  pas  à  M"""  de  Croix-Mort  le  temps  de 
répondre.  11  regardait  le  visiteur  avec  une  joyeuse  émotion  : 

—  Je  suis  heureux  de  vous  voir,  mon  cher  enfant. . .  Vous  ne  me 
gâtez  pas  depuis  quelque  temps. 

—  Vous  savez  que  je  suis  presque  toujours  à  Paris...  Mais  je  vais 
rester  avec  vous,  si  vous  le  permettez,  pendant  que  ces  dames  re- 
tourneront au  château...  La  voiture  reviendra  me  prendre. 

Et,  comme  la  comtesse  ébauchait  un  geste  de  protestation  con- 
fuse : 

—  Oh  !  madame,  je«vous  en  prie  !  M'ayant  comblé  de  vos  gracieu- 
setés hier,  il  ne  serait  pas  juste  de  me  refuser  aujourd'hui  une  si 
faible  revanche. 

M™®  de  Croix-Mort  ne  résista  plus.  Elle  murmura  quelques  paroles 
de  remercîmens,  inclina  la  tête  froidement  en  signe  d'adieu  et,  sui- 
vie de  sa  fille  et  du  curé,  elle  entra  dans  l'église,  dont  elle  traversa 
lentement  le  bas  côté.  Arrivée  près  de  la  porte,  elle  s'arrêta  un  in- 
stant et,  sans  regarder  son  vieil  ami  : 

—  Vous  connaissez  beaucoup  M.  d'Ayères? 

—  Depuis  qu'il  existe...  C'est  sa  grand'mère,  M"^"  de  Frète  val,  qui 
m'a  fait  venir  ici...  C'est  un  charmant  homme,  qui  a  eu  le  malheur 
de  perdre  ses  parens  de  bonne  heure.  Il  s'est  trouvé  à  vingt-cinq 
ans  maître  d'une  belle  fortune...  Et  alors,  vous  comprenez,.,  il  a 
été  un  peu  vite. 

—  Quel  âge  a-t-il  donc? 

—  Mais,.,  attendez,.,  il  ne  doit  pas  être  loin  de  quarante  ans. 

—  Ah!  vraiment?..  Je  n'aurais  pas  cru..  Il  paraît  très  jeune... 

—  Vous  savez ,  les  blonds ,  ma  chère  dame ,  sont  généralement 
de  bonne  conserve...  Mais  s'il  n'a  pas  quarante  ans,  il  en  a  bien 
trente-neuf...  Au  reste,  on  peut  le  savoir  au  juste  en  consultant  le 
registre  des  baptêmes,  car  il  a  été  baptisé  ici... 


LES    DAiMES    DE    CROIX-MORT.  565 

—  Oh  !  c'est  mutile,  dit  vivement  la  comtesse. 

Devant  le  porche,  le  coupé  stationnait.  Le  cocher,  immobile  dans 
sa  raideur  correcte,  ne  tourna  pas  la  tête.  Les  deux  femmes  mon- 
tèrent. La  portière  claqua,  refermée  par  le  curé,  qui,  sans  s'attarder 
à  voir  filer  la  voiture  sous  l'ondée  au  trot  rapide  du  cheval,  courut 
retrouver  le  beau  Fernand.  Il  attendait  paisiblement,  lisant  sur  un 
tableau  grillagé  attaché  au  mur  les  promesses  de  mariage. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  enfant,  quand  vous  verrons-nous  inscrit  là, 
à  votre  tour?  demanda  gaîment  le  vieillard. 

—  Mais,  monsieur  le  curé,  dit  Fernand,  on  ne  se  marie  pas  tout 
seul  ;  il  fautdabord  trouver  une  femme...  En  connaissez-vous  une? 
De  votre  main,  je  la  prends  les  yeux  fermés. 

L'abbé  Levasseur  hocha  gravement  la  tète  et,  regardante!.  d'Ayères 
au  fond  des  yeux  : 

—  Ce  serait  accepter  une  grave  responsabilité,  n'est-il  pas  vrai, 
que  de  chercher  à  vous  marier?  Vous  avez  été  un  fier  mauvais  sujet, 
et  je  ne  jurerais  pas  que  vous  vous  soyez  amendé. 

Le  baron  se  mit  à  rire. 

—  Cette  louable  conversion  était  peut-être  réservée  à  votre  zèle. 

—  Bahl  ce  serait  prêcher  dans  le  désert!.. 

—  Essayez...  Le  Seigneur  n'a-t-il  pas  dit  :  Il  y  aura  plus  de  joie 
au  ciel  pour  un  pécheur  repentant  que  pour  cent  justes? 

—  Voyons  I  confessez- vous  un  peu  d'abord.  Qu'ôtes-vous  venu 
faire  dans  ce  pays? 

—  Des  économies. 

—  Vous  avez  l'intention  de  rester  à  La  Vignerie? 

—  Tout  l'hiver... 

—  Et  à  quoi  emploierez-vous  votre  temps,  bon  Dieu? 

—  A  chasser,  à  fumer  et,  si  vous  le  voulez,  à  méditer  avec  vous 
sur  la  vie  éternelle.  Vous  voyez  que  je  suis  en  bonne  voie.  Peut- 
être  voisinerai-je  un  peu  avec  les  dames  de  Croix-Mort,  si  elles  s'y 
prêtent.  Mais  ce  n'est  pas  bien  sûr,  car  elles  me  paraissent  d'une 
sauvagerie  excessive. 

—  Elles  sont  surtout  beaucoup  trop  jeunes  pour  vous  recevoir  sans 
que  leur  réputation  en  souffre. 

—  Dans  ce  pays  de  loups?  Qui  serait  là  pour  en  juger?  D'ailleurs 
quel  âge  a  donc  la  comtesse  ? 

—  Mais  trente-sept  ans  ou  un  peu  moins... 

Si  simple  que  fût  le  prêtre ,  la  coïncidence  des  questions 
de  M""  de  Croix-Mort  et  de  M.  d'Ayères  le  frappa.  Ils  veulent 
savoir  l'âge  l'un  de  l'autre,  se  dit-il,  voilà  qui  est  singulier.  S'il 
eût  pu  lire  complètement  dans  leur  esprit,  il  eût  été  bien  plus 
«tonné.  Dans  sa  pensée  à  lui,  un  projet  commençait  déjà  à  se 
former,   imprévu,   bizarre,   certes,    réalisable   cependant,  à  ce 


566  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'il  lai  semblait  :  celui  d'un  mariage  entre  Fernand  d'Ayères 
et  Edmée  de  Croix-Mort.  Il  rêvassait  :  la  jeune  fille  a  seize  ans, 
mais,  élevée  au  grand  air  et  dans  la  vie  active  des  champs,  elle  est 
forte  comme  si  elle  en  avait  vingt.  Le  jeune  homme,  —  il  est  un 
peu  mûr  peut-être,  le  jeune  homme,  —  quarante  ans.  Après  tout, 
en  a-t-il  quarante?  Mettons  trente-huit,  ce  qui  est  bien  différent.  Ce 
chiffre  quatre  sonne  mal  dans  l'âge  d'un  fiancé...  Mais  il  est 
d'allure  si  juvénile,  de  caractère  si  gai,  qu'en  vérité,  on  ne  lui  donne- 
rait que  la  trentaine.  Beau  nom,  belles  relations.  Dans  les  environs, 
il  n'y  a  rien  de  mieux  à  offrir...  Et  la  comtesse  ne  paraît  pas  dispo- 
sée à  retourner  à  Paris...  Alors? 

Le  bonhomme  en  était  là,  quand  il  fut  tiré  de  sa  réflexion  par  la 
voix  de  celui  dont  il  disposait  avec  tant  de  facilité. 

—  Monsieur  le  curé,  ma  voiture  doit  être  revenue,  je  vais  prendre 
congé  de  vous...  Il  est  midi  et  demi,  vous  êtes  à  jeun  et  je  crains  de 
vous  avoir  mis  en  retard  pour  votre  déjeuner. 

—  Si  mon  ordinaire  ne  vous  faisait  pas  peur,  je  commanderais 
bien  volontiers  qu'on  mît  votre  couvert?  dit  le  vieillard. 

—  Merci  de  tout  mon  cœur  !..  C'est  vous,  je  l'espère,  qui  prochai- 
nement serez  mon  convive...  Je  vous  en  prie,  restez.  Je  ne  veux 
pas  que  vous  traversiez,  encore  une  fois,  l'église  pour  me  reconduire. 
A  bientôt! 

Il  serra  affectueusement  les  mains  de  l'excellent  homme  et,  d'un 
pas  rapide,  pour  le  détourner  de  le  suivre,  il  s'éloigna.  . 

Du  diable  si  Fernand  d'Ayères  pensait  au  mariage  !  Edmée,  avec 
ses  long  bras,  sa  taille  maigre  et  son  visage  mal  dégrossi  de  fille 
en  pleine  formation,  lui  avait  paru  médiocrement  agréable.  La  com- 
tesse lui  avait  plu  davantage.  Réduit  par  des  folies  de  tous  les  genres 
à  une  situation  très  précaire,  ayant  perdu  avec  les  chevaux  ce  que 
les  femmes  lui  avaient  laissé,  il  s'était,  sur  les  sages  conseils  de  son 
homme  d'affaires,  décidé  à  vivre,  un  an  ou  deux,  à  la  campagne, 
afin  de  laisser  l'eau  revenir  au  moulin.  Il  était  aussi  compromis  à 
Paris  que  peut  l'être  un  homme  qui,  pendant  quinze  ans,  a  couru 
les  avant-scènes  des  théâtres  en  compagnie  de  toutes  les  filles  en  vue 
et  usé  les  tables  de  cercle  à  jouer  au  quinze  ou  au  baccara.  Pour 
en  arriver  à  se  brûler  ainsi,  il  avait  mangé  quatre-vingt  mille  francs 
de  rentes.  Et  il  était  bien  plus  fatigué  que  s'il  avait  travaillé  brave- 
ment pour  les  gagner.  Avec  les  débris  de  sa  fortune,  un  habile 
homme,  qui,  rareté  providentielle,  se  trouvait  être  un  honnête 
homme,  avait  pris  l'engagement  de  lui  reconstituer  un  capital  très 
présentable ,  mais  à  la  condition  expresse  qu'il  ferait  le  plongeon 
et  que  ses  créanciers  perdraient  l'espoir  de  le  voir  accourir, 
avec  un  de  ces  besoins  immédiats  d'argent  qui  donnent  aux 
billets  de  cent  francs  une  valeur  de  vingt-cinq  louis.  Il  s'était  donc 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  567 

résolu  à  disparaître,  mais  ce  n'avait  pas  été  de  gaîté  de  cœur.  Il 
ne  se  sentait  aucun  goût  pour  la  retraite,  et  la  solitude  lui  faisait 
horreur.  Le  château  que  sa  grand'mère,  M™®  de  Fréteval,  avait 
habité  jusqu'à  sa  mort,  était  heureusement  dans  un  assez  bon  état  de 
conservation.  Le  mobilier  n'avait  pas  trop  souffert  de  l'humidité  et, 
une  fois  les  tapis  posés,  les  portières  accrochées,  le  gîte  ne  s'était 
pas  montré  trop  inconfortable.  Il  vivait  là,  depuis  six  semaines,  entre 
ses  domestiques,  ses  chiens  et  ses  chevaux,  se  plaisant  encore  moins 
avec  les  uns  qu'avec  les  autres,  et  méditant,  non  point  comme  il 
l'avait  dit  au  curé,  sur  la  vie  éternelle,  mais  sur  la  vie  humaine  et 
ses  nombreuses  vicissitudes. 

L'apparition  de  M"'®  de  Croix-Mort  dans  ce  désert  lui  parut 
donc  charmante.  Une  figure  vivante,  une  figure  féminine  devant 
les  yeux  de  ce  déshérité  réduit  à  l'abandon,  au  silence,  c'était 
une  revanche  donnée  par  le  destin  contraire.  Ce  naufragé  de  la 
fortune,  qui  se  morfondait  exaspéré  sur  son  îlot,  n'attendant 
aucun  secours,  ni  du  ciel  ni  des  hommes,  poussa  un  cri  de  joie 
farouche  en  découvrant  cette  femme.  Une  veuve  de  trente-six  ans, 
élégante,  jolie,  bien  conservée,  légèrement  maniérée,  c'était,  dans 
ce  trou  de  province,  une  ressource  hiespérée.  Quelle  diversion  pour 
ce  blasé,  qui  dormait  sur  les  romans  nouveaux  et  bâillait  dès  neuf 
heures  du  soir,  lui,  habitué  à  passer  toutes  ses  nuits  au  cercle! 
Avec  une  fatuité  exquise,  il  ne  pensa  pas  une  minute  qu'elle  pût 
lui  résister.  Il  n'avait  pas  de  concurrent.  La  place  forte  qu'il  al- 
lait attaquer  ne  devait  pas  être  secourue  :  suivant  la  théorie  des 
sièges, elle  était  donc  prise  d'avance; c'était  une  question  de  temps. 
Et  ce  temps  serait  délicieusement  employé  à  faire  cette  petite  guerre 
de  l'amour,  pleine  de  pièges,  d'embuscades  et  de  surprises.  H  pas- 
serait ainsi  son  année  de  réclusion,  et  la  fin  de  l'amour  arriverait 
comme  la  fin  de  l'exil.  Il  dirait  adieu  à  sa  provinciale  et  s'en  retour- 
nerait à  Paris  pour  conclure  quelque  beau  mariage  qui  le  remettrait 
à  flot.  Tel  était  le  programme  que,  dans  son  esprit,  M.  d'Ayères 
avait  élaboré.  S'il  ne  brillait  pas  par  une  modestie  absolue,  il  dé- 
notait chez  son  auteur  une  aimable  ingéniosité.  On  en  voyait  de  pa- 
reils si  communément  réalisés,  qu'il  n'y  avait  peut-être  pas  une  pré- 
somption excessive  à  le  vouloir  délibérément  appliquer. 

Cependant  la  tête  de  la  comtesse  travaillait,  de  son  côté,  aussi  acti- 
vement que  celle  du  baron,  mais  dans  un  sens  tout  à  fait  opposé.  Il 
ne  s'agissait  ni  de  mariage  ni  de  galanterie.  M"""  de  Croix-Mort  avait 
été,  dès  le  premier  choc,  mise  en  alarme  par  la  tournure  de  séduc- 
♦teur  du  beau  Fernand.  Cette  femme  sentimentale,  nerveuse,  roma- 
nesque, était  une  très  honnête  femme.  Un  bon  brave  grisou  de  gen- 
tilhomme voisin  ne  l'aurait  pas  effrayée,  et  très  volontiers  elle  lui 
aurait  fait  accueil.  Ce  joli  garçon,  au  cou  très  rouge,  aux  yeux  bleus 


568  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  à  la  barbe  d'or,  avec  son  parler  caressant,  ne  lui  sembla  pas  être 
un  hôte  qu'on  pût  raisonnablement  installer  au  coin  de  son  feu. 
M""'"  de  Croix-Mort,  qui  faisait  de  la  toilette  pour  les  arbres  de  son 
parc  et  pour  les  glaces  de  son  salon,  se  montra  décidée  à  tenir  cet 
admirateur  tout  préparé  à  distance.  Elle  se  découvrit  du  mérite  à 
se  conduire  avec  cette  sagesse.  Mais  elle  avait  un  fond  solide  de 
vertu  qui  ne  la  laissait  pas  libre  d'agir  autrement. 

Si  Fernand  avait  été  un  homme  bouillant  et  pressé,  il  aurait 
pu,  dès  le  premier  pas,  compromettre  gravement  le  succès  de 
son  entreprise.  Il  se  serait  heurté  à  des  travaux  de  défense  im- 
prévus ;  mais  c'était  tout  le  contraire  d'un  impétueux.  D'ailleurs  il 
avait  un  an  devant  lui,  au  moins,  pour  parcourir  la  carte  de  Tendre, 
et  il  ne  voulait  point  du  tout  brûler  les  étapes.  Il  ne  se  sentait  pas 
assez  sûr  de  s'arrêter  longtemps  et  avec  plaisir  au  but.  11  fallait 
donner  de  la  durée  au  voyage.  Il  se  garda  donc  de  so  présenter  à 
Croix-Mort.  Il  eut  le  talent,  en  ne  venant  pas,  de  faire  passer  la  com- 
tesse par  les  quatre  phases  successives  de  l'étonnement,  du  regret, 
du  dépit  et  du  désir.  En  même  temps  il  lui  rendit  de  la  confiance. 
Ce  n'était  vraiment  pas  la  peine  de  se  barricader  si  soigneusement 
contre  un  ennemi  qui  ne  songeait  même  pas  à  l'attaque.  A  quoi  bon 
les  portes  et  les  fenêtres  closes  ?  11  n'y  avait  pas  d'effraction  à  re- 
douter. On  pouvait  laisser  tout  ouvert. 

Au  bout  de  quatre  jours,  Régine  commença  à  se  dire  que 
M.  d'Ayères  n'était  peut-être  pas  le  modèle  accompli  de  la  politesse. 
On  lui  avait  fait  une  faveur.  Il  y  avait  répondu  par  un  bon  procédé. 
Et  il  s'en  tenait  là,  jugeant  sans  doute  qu'il  y  avait  égalité.  Comme 
si  envers  une  femme  un  homme  ne  devait  pas  toujours  être  en  reste  t 
L'humeur  de  la  comtesse  se  ressentit  de  ces  agitations.  Et  sa  fille  la 
première  eut  à  en  souffrir.  Edmée  s'étant  présentée  au  salon  avec 
de  la  couleur  sur  ses  manchettes,  fut  tancée  comme  si  elle  avait 
commis  un  crime.  Elle  était  dans  l'ardeur  du  travail,  mettant  la 
dernière  main  à  deux  études  qu'elle  comptait  montrer  triomphale- 
ment au  vieux  verrier  son  professeur. 

— Si  encore  ce  que  vous  faites  avait  le  sens  commun  !  dit  la  com- 
tesse avec  aigreur.  Mais  vous  salissez  les  toiles  autant  que  vos  vê- 
temens,  et  sans  plus  d'utilité. 

—  Voulez-vous  voir  ce  que  je  fais?  demanda  malicieusement  la 
jeune  fille. 

Elle  courut  tout  d'un  trait  jusqu'à  son  laboratoire  et  rapporta  à 
sa  mère  un  petit  panneau  représentant  un  coin  de  lande  fleurie  de 
bruyères  et  semée  de  bouleaux.  Deux  personnages  assez  adroite-* 
ment  posés  animaient  le  paysage.  Ils  semblaient  se  disputer.  L'un- 
avec  sa  blouse  bleue,  ses  grandes  guêtres  et  sa  cape  ronde  ne  pou- 
vait être  que  Jean  Billet.  L'autre  élégamment  vêtu  à  l'anglaise,  et 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  569 

décoré  d'une  superbe  barbe  blonde,  ressemblait  singulièrement  au 
baron  qui,  depuis  une  semaine,  occupait  beaucoup  la  comtesse.  Un 
oiseau  gisant  entre  eux  semblait  être  la.  cause  de  leur  violent  col- 
loque. 

AP^  de  Croix-Mort  jeta  un  coup  d'oeil  sur  le  tableau  et  rougit. 
Ses  sourcils  se  rapprochèrent,  elle  dévisagea  sa  fille,  redoutant  une 
allusion. 

—  Que  signifie  ce  barbouillage  ?  demanda-t-elle  d'une  voix  trem- 
blante. 

Edmée  regarda  sa  mère  gaîment,  et  avec  la  hardiesse  d'une  per- 
sonne qui  n'y  entend  pas  malice  : 

—  C'est  Jiillet  déclarant  procès-verbal  à  M.  d'Ayères. 

—  Faites-moi  grâce  de  vos  sottes  allégories  et  de  vos  grotesques 
enluminures,  s'écria  la  comtesse,  et  surtout  ne  vous  permettez  pas 
de  montrer  ceci  à  qui  que  ce  soit. 

L'enfant  battit  en  retraite  toute  décontenancée  par  cette  violente 
sortie.  Elle  n'avait  pas  cru  commettre  un  si  grave  méfait.  Il  en 
resta  dans  son  esprit  de  la  prévention  contre  le  beau  Fernand. 
D'ailleurs,  à  première  vue,  il  lui  avait  déplu.  Pourquoi,  elle  n'en 
savait  rien.  C'était  instinctif.  Billet,  le  rude  et  dévoué  serviteur, 
avait  lui  aussi,  comme  un  chien  de  garde  qui  flaire  un  malinten- 
tionné, montré  les  dents  et  grogné.  Les  grâces  du  bellâtrç  avaient, 
sur  cette  simple  enfant  de  la  nature,  exercé  une  action  absolument 
inverse  de  celle  qu'elles  produisaient  à  l'ordinaire  sur  des  filles  plus 
policées.  Edmée  le  trouva  afiecté  et  quelque  peu  ridicule,  lui  qui 
passait  pour  irrésistible.  Sa  voix  vibrante  lui  parut  criarde.  Ses 
cheveux  si  bien  peignés,  sa  barbe  admirablement  soignée,  tout 
cela  lui  sembla  trop  cultivé,  trop  ratissé,  trop  jardin  anglais.  Elle 
aimait  mieux  labroussaille  de  Billet,  avec  son  large  sourire  épanoui 
au  milieu,  quand  il  voyait  sa  chère  demoiselle. 

Elle  alla  au  presbytère  dans  l'après-midi  et  raconta  au  curé  la 
scène  du  matin.  Il  en  rit,  et  demanda  si  le  baron  était  allé  à  Croix- 
Mort  faire  visite  à  la  comtesse.  Il  fut  très  surpris  de  la  réponse  né- 
gative que  lui  fit  Edmée.  Il  dit  : 

—  Tiens  !  c'est  très  extraordinaire  !  Il  m'avait  pourtant  annoncé 
sa  venue. 

Flairant  quelque  incident,  et  curieux  au  fond,  comme  une  vieille 
fille,  il  se  rendit  de  son  pied  léger,  le  soir,  au  château,  après  dîner. 
Il  trouva  la  comtesse,  les  nerfs  tendus,  le  verbe  haut.  Elle  lui  fit 
d'abord  gracieuse  réception,  comme  une  personne  qui  s'ennuie 
et  qu'on  arrache  à  elle-même  et  ensuite  le  querella  pour  des 
vétilles.  La  conversation  languit  en  somme,  tant  qu'il  ne  lut  ques- 
tion que  de  la  pluie  et  du  beau  temps,  mais  prit  une  allure  excès- 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sivement  animée  aussitôt  que  le  bon  curé  eut  prononcé  le  nom  de- 
M.  d'Ayères. 

—  Il  m'a  l'autre  jour  fort  embarrassée,  dit  Régine,  en  me  pro- 
posant sa  voiture  avec  cette  insistance.  Je  n'aurais  pas  voulu  accep- 
ter, trouvant  l'offre  un  peu  bien  familière.  Je  ne  pouvais  refuser 
sans  paraître  cérémonieuse  à  l'excès  ;  je  ne  suppose  pas  que  votre 
ami  ait  cru  me  rendre  là  un  de  ces  services  qui  permettent  de  se 
poser  en  ange  sauveur. 

—  Il  a  eu  le  désir  de  vous  empêcher  de  vous  mouiller  les  pieds, 
et  voilà  tout.  Lorsque  vous  avez  été  parties,  M"®  Edmée  et  vous,  il 
a  causé  avec  moi  de  tout  autre  chose.  Il  m'a  étonné,  je  l'avoue,  par 
sa  gravité.  Je  l'avais  connu  autrefois  un  peu  fou,  un  peu  dissipé. 

—  Tranchons  le  mot  :  très  viveur. 

—  Je  ne  voudrais  pas  médire  du  prochain...  Il  avait,  à  la  vérité,, 
plus  d'idées  frivoles  dans  la  tête  que  d'idées  sérieuses;  maintenant 
il  est  tout  à  fait  rangé,  et  ne  me  paraît  pas  éloigné  de  songer  à 
se  marier. 

—  Et  c'est  pour  donner  suite  à  un  si  beau  projet  qu'il  vient  dans- 
ce  pays  ?  Mais  avec  qui  se  marier  ici  ?  Avec  quelque  rustaude  des 
environs  ? 

—  Madame  la  comtesse,  dit  le  curé  avec  un  air  de  componction 
béate,  il  me  semble  qu'il  y  a,  sans  aller  bien  loin... 

M""®  de  Croix-Mort  ne  laissa  pas  le  bonhomme  achever  ;  elle  se- 
leva  vivement  et,  avec  un  regard  sévère  : 

—  Pas  un  mot  de  plus,  mon  cher  curé,  vous  me  désobligeriez, 
et  ne  revenons  jamais  sur  ce  sujet. 

Edmée  entrait  au  même  moment.  L'abbé  Levasseur  pensa  que 
M™®  de  Croix-Mort  ne  voulait  pas  éveiller  l'esprit  de  cette  grande 
enfant  en  parlant  mariage  devant  elle,  et  que,  la  trouvant  trop 
jeune,  elle  entendait  ne  pas  se  laisser  faire  de  propositions  inutiles. 
Il  ne  soupçonna  pas  un  instant  que  Régine,  l'imagination  remplie 
de  rêves  passionnés,  avait  pris  pour  elle-même  ce  qui  s'adressait 
à  sa  fille.  Il  y  eut  là  une  équivoque  qui  devait  entraîner  de  fatales 
conséquences.  Si  le  vénérable  prêtre  avait  pu  ajouter  trois  paroles, 
la  comtesse  traitait  tout  de  suite  M.  d'Ayères,  sinon  avec  aversion, 
au  moins  avec  indifférence.  Elle  prenait  le  parti  de  le  tenir  résolu- 
ment à  distance,  et  évitait  ainsi  des  catastrophes.  La  destinée  de  ces 
trois  êtres  fut  en  suspens  pendant  un  quart  de  seconde,  et  se  décida 
à  la  faveur  d'une  minauderie  de  coquette. 

M""^  de  Croix-Mort  se  trouva  tout  à  fait  rassurée  à  la  suite  de  cet 
entretien.  Elle  ne  se  figura  plus  le  beau  Fernand  comme  un  loup 
afiamé  cherchant  une  proie  à  dévorer.  Il  lui  parut  plus  débonnaire.  Il 
devint  un  aimable  homme,  las  de  la  vie  à  grandes  guides,  qui  lui  avait 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  571 

vraisemblablement  coûté  fort  cher,  et  cherchant  à  prendre  un  train 
raisonnable,  dans  la  voie  droite  et  peu  accidentée  du  mariage.  II 
y  perdit  un  grain  de  poésie,  mais  il  y  gagna  de  devenir  possible  à 
fréquenter.  Un  galant  hardi,  à  visées  conquérantes,  pouvait  à  la 
rigueur  être  difficile  à  mater.  Un  soupirant  placide,  à  projets  régu- 
liers, devait  être  aisé  à  contenir.  Régine  entrevit  une  délicieuse 
perspective  de  flirtage  modéré  au  gré  de  son  caprice,  une  petite 
guerre  qu'elle  saurait  conduire  à  sa  guise.  Les  rêveries,  dans  les- 
quelles elle  s'était  complu  pendant  douze  années,  allaient  prendre 
corps  et  devenir  des  réalités. 

Isolée  dans  son  veuvage,  elle  avait  refait  en  imagination  toute 
sa  vie.  Gomme  un  général  prisonnnier  qui  emploie  ses  loisirs  à 
combiner  des  plans  de  campagne,  elle  avait  étudié  ce  qu'il  fau- 
drait tenter  dans  tel  ou  tel  cas.  Elle  s'était  préparé  des  théories 
sur  chaque  situation,  et  bien  souvent  elle  avait  dans  son  passé 
relevé  de  graves  fautes  de  tactique.  Que  de  fois,  pensant  avec 
amertume  aux  chagrins  dont  M.  de  Croix-Mort  l'avait  abreuvée, 
elle  s'était  dit  :  «  Ah  1  si  c'était  à  recommencer,  comme  j'agirais 
autrement!  En  lui  tenant  tête,  en  me  montrant  moins  résignée 
et  plus  énergique,  moins  triste  et  plus  coquette,  je  l'aurais  ra- 
mené à  moi  et  mon  existence  eût  changé  de  face.  »  Elle  avait  ainsi, 
dans  le  secret  d'elle-même,  pris  des  revanches  rétrospectives,  rem- 
porté des  victoires  sur  le  défunt.  Et  mûrie  par  ce  qu'elle  appelait 
son  expérience,  elle  ne  craignait  pas  la  bataille.  Peut-être  même  la 
souhaitait-elle. 

Le  lendemain  de  la  visite  du  curé,  par  une  admirable  journée 
d'automne,  la  comtesse  se  promenait  en  barque  avec  sa  fille  sur  la 
rivière.  Edmée,  habituée  depuis  son  enfance  au  maniement  des 
rames,  manœuvrait  habilement  l'embarcation.  Et  Régine,  assise  à 
l'arrière,  pénétrée  par  la  fraîcheur  parfumée  des  branches  qui  se 
courbaient  en  voûte  sur  le  courant  rapide,  les  yeux  lassés  par  le 
miroitement  de  l'eau,  bercée  ytar  le  mouvement  doux  du  bateau, 
se  hiissait  aller  à  une  torpeur  délicieuse.  Le  pont,  qui  enjambait 
d'une  rive  à  l'autre,  projetant  l'ombre  de  son  arceau  de  pierre  sur 
la  Divonnette,  faisait  paraître  plus  brillant  sous  le  soleil  le  ruban 
d'argent  de  la  rivière  fuyant  entre  ses  rives  vertes.  Edmée,  en  se 
rapprochant  du  pont,  s'était  retournée,  et  les  mains  en  porte-voix 
autour  de  la  bouche,  elle  poussait  des  cris  aussitôt  renvoyés 
par  l'écho  d'un  petit  vallon  rocheux  qui  s'élargissait  sur  la  droite, 
comme  un  cirque  couronné  de  noirs  sapins.  La  rivière  suivait  la 
plaine  en  cet  endroit,  formant  la  clôture  du  parc.  Et  au  bord  des 
labours  d'un  brun  violacé,  le  long  des  joncs  marins  où  le  glous- 
sement rauque  des  faisans  eifrayés  se  faisait  entendre,  la  barque 
descendait  au  fil  de  l'eau. 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Edmée,  poussant  un  dernier  éclat  de  voix,  se  rassit  dans  le  bateau 
et  reprit  ses  rames.  Au  même  moment,  son  cri  de  loin  fut  répété, 
non  plus  par  la  bouche  mystérieuse  de  l'écho,  mais  par  des  lèvres  hu- 
maines. La  comtesse  leva  la  tête  et,  débouchant  du  taillis,  elle  aperçut 
le  beau  Fernand.  En  reconnaissant  M""^  de  Croix-Mort,  le  baron  fit 
un  geste  de  surprise.  Il  s'avança  d'un  pas  plus  rapide,  et  descen- 
dant, à  travers  les  joncs  et  les  iris,  jusqu'au  bord  de  la  Divonnette: 

—  Excusez-moi,  madame,  dit-il,  le  chapeau  à  la  main,  si  j'ai 
commis  l'inconvenance  de  répondre  aux  appels  que  j'entendais.  J'ai 
cru  que  c'était  quelque  petit  berger  qui  criait  pour  se  distraire... 
Je  me  rendais  à  Croix-Mort  en  me  promenant...  par  la  traverse... 

—  C'est  ma  fille  qui  a  cette  belle  voix  de  garçon,  dit  en  riant  la 
comtesse.  Mais  puisque  vous  veniez  nous  voir,  nous  n'allons  pas 
vous  laisser  inutilement  faire  le  tour  du  parc.  Edmée,  donne  un 
coup  de  rame  pour  aborder.  Vous  nous  avez  prêté  votre  voiture 
dimanche,  nous  allons  vous  offrir  notre  bateau  aujourd'hui. 

—  Il  fait  un  temps  infiniment  plus  agréable,  répondit  M.  d'Ayères 
en  montrant  le  ciel  tout  bleu. 

D'un  bond  il  s'élança  dans  la  barque,  qui,  poussée  par  Edmée, 
froissait  de  son  avant  les  roseaux  de  la  rive,  et  s'asseyant  sur  un  des 
bancs  : 

—  Voulez-vous  me  permettre  de  me  rendre  utile  et  de  vous  sup- 
pléer à  la  manœuvre  ? 

—  Savez-vous  ramer  seulement?  dit  la  comtesse.  N'allez  pas 
risquer  de  nous  faire  chavirer. 

—  Oh  !  dit  Edmée  avec  ironie,  on  le  voudrait  qu'on  ne  le  pour- 
rait pas.  Le  canot  est  à  fond  plat...  Seulement  il  est  lourd  et  tire 
sur  les  bras. 

—  J'espère  cependant,  mademoiselle,  avoir  la  force  de  vous  con- 
duire. 

Et,  prenant  les  avirons,  il  s'en  servit  avec  une  vigueur  et  une  pré- 
cision qui  révélaient  des  études  spéciales  et  prolongées,  faites  autre- 
fois à  Croissy  ou  à  l'île  de  Beauté.  Le  bateau  filait  rapide,  et  la  com- 
tesse, demeurée  au  gouvernail,  regardait  complaisamment  ce  rameur 
à  la  barbe  d'or  qui  l'emmenait  d'une  vive  allure,  elle  ne  savait  où.  Il 
lui  semblait  que  son  existence,  autrefois  sombre  et  maussade,  était 
en  un  instant  devenue  gaie  et  riante.  Un  ravissement  inconnu  lui 
gonflait  le  cœur.  Des  chansons  vaguement  lui  montaient  aux  lèvres, 
et,  dans  la  tiédeur  de  l'air  pur,  bercée  par  ce  mouvement  moelleux, 
elle  eût  voulu  ne  jamais  s'arrêter.  Cependant  la  rivière  se  détour- 
nant traversait  la  pièce  d'eau  qui  s'étendait  au  bout  d'une  pelouse 
devant  le  château.  Les  cygnes  venaient  à  la  rencontre  de  la  barque, 
tendant  leur  long  col  blanc,  et  ouvrant  leur  bec  jaune,  comme  pour 
demander  le  petit  morceau  de  pain  accoutumé.  Un  embarcadère 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  573 

s'offrait  pour  la  descente.  M.  d'Ayères  aborda  sans  secousse,  et, 
sautant  à  terre,  donna  la  main  à  M™^  de  Croix-Mort  et  à  sa  fille.  C'était 
la  première  fois  que  la  main  de  Régine  se  trouvait  dans  celle  de  Fer- 
nand.  Le  jeune  homme  la  pressa  légèrement  et  la  garda  une  se- 
conde de  plus  qu'il  n'eût  fallu.  La  comtesse  se  dégagea  avec  une 
froideur  hautaine,  ne  soupçonnant  pas  que  cette  faible  étreinte  était 
le  scellement  d'une  chaîne  qui  devait  la  meurtrir.  Ils  traversèrent 
en  silence  les  parterres,  et  arrivés  devant  le  perron  : 

—  Désirez-vous  que  nous  entrions?  dit  M™*  de  Croix-Mort.  Nous 
serions  très  bien  ici  en  plein  air... 

—  D'autant  mieux,  dit  M.  d'Ayères,  qu'il  doit  faire  très  frais  dans 
l'intérieur  du  château... 

—  J'y  pense  :  vous  devez  avoir  soif..  —  Edmée,  veille  donc  à  ce 
qu'on  apporte  des  rafraichissemens... 

Ils  s'assirent  sur  des  fauteuils  de  jardin  en  osier,  et  gênés  tous 
deux,  ils  se  mirent  à  parler  de  choses  banales.  Il  était,  lui,  très  em- 
barrassé, ayant  des  coupes  de  bois  à  faire,  et  n'entendant  absolu- 
ment rien  à  l'exploitation  forestière.  Depuis  vingt  ans  on  n'avait  pas 
abattu  un  seul  pied  d'arbre  sur  La  Vignerie,  et  il  devenait  néces- 
saire, dans  l'intérêt  même  du  domaine,  de  jeter  bas  une  trentaine 
d'hectares  de  futaie  qui  commençait  à  s'user.  La  comtesse  était 
fort  ignorante  elle-même,  quoiqu'elle  entendit  souvent  parler  de 
taillis,  de  balivages,  de  modernes  et  d'anciens. 

—  Si  vous  voulez,  je  demanderai  comment  il  faut  procéder  à 
Billet... 

—  Mon  ennemi  personnel?  interrompit  gaîment  M.  d'Ayères... 
La  comtesse  prit  un  air  sérieux  : 

—  J'espère  que  vous  ne  le  croyez  pas?..  Tous  mes  gens  sont  fort 
respectueux  de  nos  amis. 

—  S'il  suffît  de  vous  être  attaché,  madame,  dit  le  baron  avec  une 
grâce  caressante,  pour  être  bien  vu  par  ce  loup-garou,  alors  maître 
Billet  m'adorera. 

La  comtesse  ne  répliqua  pas.  Edmée  revenait  avec  un  domestique 
chargé  d'un  plateau.  Fernand  eut  la  satisfaction  de  voir  Régine  lui 
préparer  de  ses  belles  mains  un  verre  de  sirop  de  cerise  mélangé 
d'eau  glacée.  Il  le  but  avec  recueillement,  comme  un  philtre  versé 
par  une  adorable  magicienne,  causa  encore  pendant  un  quart 
d'heure,  et,  prétextant  un  rendez-vous  donné  chez  lui,  il  partit, 
ayant  eu  le  talent  de  faire  juger  sa  visite  un  peu  courte. 

La  réserve  pleine  d'habileté  avec  laquelle  M.  d'Ayères  s'était 
conduit  dans  cette  rencontre  lui  valut  de  passer,  aux  yeux  de  M™"  de 
Croix-Mort,  pour  un  homme  infiniment  plus  sérieux  qu'elle  n'avait 
pensé.  Le  gaillard  s'était  si  bien  enfariné  qu'il  avait  pu  montrer  patte 
blanche.  Il  fut  classé  dans  la  catégorie  des  gens  aimables  dont  on 


574  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

peut  entretenir  le  zèle  au  moyen  de  menues  faveurs  sans  consé- 
quences, et  qui  meublent  très  agréablement  un  salon.  La  comtesse 
n'avait  jamais  eu  beaucoup  l'occasion  de  voir  des  séducteurs  de 
profession.  Elle  avait,  du  vivant  de  son  mari,  vécu  dans  une  retraite 
qui  s'était  continuée  pendant  son  veuvage.  Elle  n'était  donc  pas  en 
mesure  d'apprécier  la  différence  qui  existait  entre  un  bon  gros  pi- 
geon roucoulant  et  pacifique,  tel  qu'elle  se  figurait  Fernand,  et 
l'épervier  menaçant  et  dangereux  qu'il  était  en  réalité.  Eût-elle  eu 
plus  d'expérience  et  de  coup  d'oeil,  le  fourbe  s'était  si  bien  déguisé 
qu'elle  n'eût  pas  vu  ses  serres.  En  bonne  conscience,  il  lui  eût  suffi 
d'être  prudente,  et  de  fermer  sa  porte,  pour  être  à  l'abri  de  tout 
péril  ;  mais  elle  n'en  avait  au  fond  nulle  envie,  et  avec  un  besoin  de 
passer  par  de  l'imprévu,  une  rage  de  secouer  l'apathie  désolante 
de  sa  vie,  elle  allait  d'elle-même  au-devant  du  danger. 

M.  d'Ayères  revint  au  bout  de  quelques  jours,  et  se  montra  si 
simple,  si  bon  enfant,  si  gai,  qu'on  l'engagea  à  dîner  pour  le  di- 
manche suivant  avec  le  curé.  La  comtesse  avait  beaucoup  délibéré 
avant  de  se  décider  à  faire  cette  invitation.  La  présence  du  bon 
prêtre  lui  parut  sauver  les  convenances.  Et  puis  elle  se  dit  à  elle- 
même  qu'elle  était  vieille,  et  qu'à  son  âge  une  femme  pouvait  se 
donner  quelque  liberté.  Elle  goûta  alors  cette  exquise  jouissance 
de  voir  un  homme  exclusivement  occupé  d'elle,  à  l'affût  de  ses 
petites  manies  pour  les  satisfaire,  au  guet  de  ses  désirs  pour  les 
devancer.  Elle  ne  se  sentit  pas  gênée,  ainsi  qu'elle  l'était  devant 
M.  de  Croix-Mort,  dont  la  politesse  correcte  et  froide  la  tenait  tou- 
jours à  distance.  Entre  le  gentilhomme  railleur  et  hautain  qui  la 
traitait  comme  une  étrangère,  et  le  doux  et  affable  Fernand  qui  lui 
donnait  l'illusion  de  la  plus  sincère  amitié,  il  y  avait  un  abîme.  Et 
c'était  dans  cet  abîme  même,  dissimulé  sous  les  verdures  et  les 
fleurs,  que  Régine  allait  tomber. 

IV. 

Devenu  le  familier  de  la  maison,  au  bout  d'un  mois,  le  baron 
s'attacha  à  en  conquérir  les  habitans.  Il  aimait  ses  aises  et  il  voulait 
que,  depuis  la  maîtresse  jusqu'au  dernier  serviteur,  chacun  s'em- 
ployât à  les  lui  procurer.  Point  de  visages  refrognés,  point  d'actes 
hostiles,  voilà  quel  était  son  rêve.  Il  ne  le  réalisa  pas  complète- 
ment. Il  trouva  de  la  résistance  du  côté  d'Edmée  et  ne  put  faire 
revenir  Billet  de  ses  préventions.  M"*  de  Croix-Mort,  qui  avait  ac- 
cueilli par  des  moqueries  l'apparition  de  M.  d'Ayères  dans  l'exis- 
tence commune,  devint  subitement  taciturne.  Lorsque  le  baron 
arrivait  au  château,  une  tristesse  grave  s'emparait  de  l'enfant,  et 
ses  yeux  noirs,  enfoncés  sous  ses  sourcils,  étaient  comme  voilés 


LES    DAStES    DE   CROIX-MORT.  575 

d'une  ombre.  Quand  sa  mère  l'empêchait  de  se  sauver  du  salon, 
elle  restait  assise  dans  un  coin,  travaillant  silencieusement  près 
d'une  fenêtre,  écoutant  d'une  oreille  distraite  le  murmure  de  la  con- 
versation engagée  entre  Fernand  et  la  comtesse.  Si  sa  mère  lui 
adressait  la  parole,  elle  répondait  par  oui  ou  par  non,  et  retombait 
dans  son  mutisme.  Depuis  quelques  jours  elle  s'était  installée  dans 
le  petit  parloir,  aux  heures  où  la  comtesse  habituellement  s'en- 
fermait chez  elle,  et  s'était  mise  à  peindre.  M""*  de  Croix-Mort  l'avait 
surprise  en  entrant  à  l'improviste.  Avec  calme  l'enfant  s'était  levée, 
rangeant  ses  affaires,  et  couvrant  avec  soin  l'ouvrage  commencé.  La 
comtesse  fut  intriguée  par  ce  mystère  et  se  décida  à  demander  à 
sa  fille  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  donc  là? 

—  C'est  une  miniature  pour  un  médaillon,  répondit-elle  évasi- 
vement. 

—  Un  médaillon,  pour  qui? 

—  Pour  moi. 

—  Qu'en  veux-tu  faire? 

—  Le  porter. 

—  Ah  !..  Montre-moi  donc  ce  chef-d'œuvre... 

Edméc  jeta  à  sa  mère  un  regard  sombre,  et  demeura  immobile  un 
instant,  comme  hésitante,  puis,  prenant  son  parti  brusquement,  elle 
découvrit  la  petite  feuille  d'ivoire.  La  comtesse  se  pencha  et  re- 
connaissant les  traits  du  comte  de  Croix-Mort,  elle  devint  très  pâle. 
Elle  examina  sa  fille  avec  attention  :  le  visage  de  l'enfant  était  im- 
pénétrable. Elle  agita  la  tête,  murmura  :  «C'est  bien!  »  et  s'éloigna 
profondément  troublée. 

Que  signifiait  chez  la  jeune  fille  cette  subite  recrudescence  d'affec- 
tion pour  le  père  disparu?  Était-ce  un  blâme  qu'elle  portait  contre 
sa  mère?  Les  assiduités  de  M.  d' Avères  l'avaient-elle choquée? Tout 
pourtant  était  bien  innocent!  Jamais  manège  de  coquette  n'avait  eu 
une  allure  moins  inquiétante.  Ce  Fernand  était  un  véritable  mouton 
sorti  des  bergeries  de  M*""*  Deshoulières,  frisé,  enrubanné,  et  docile 
à  conduire,  même  sans  houlette  dorée,  avec  un  simple  éventail.  Ré- 
gine resta  cependant  troublée  })ar  cette  significative  protestation  et 
en  garda  de  l'amertume.  Au  fond  d'elle-même,  elle  conçut  des 
doutes  sur  la  rectitude  de  sa  conduite.  Son  esprit,  faussé  par  le  sen- 
timentalisme, eut  des  scrupules;  mais  un  mouvement  d'aigreur  l'en- 
traîna à  blâmer  l'immixtion  de  sa  fille  dans  ses  petites  affaires  de 
cœur.  De  quoi  se  mêlait-elle  après  tout?  Une  gamine  de  quinze 
ans  qui  se  permettait  d'ouvrir  les  yeux  et  de  voir  même  ce  qui 
n'était  pas.  De  ce  que  sa  mère  était  restée  enfermée  pendant  douze 
années  à  la  campagne,  au  fond  d'un  château  sépulcral,  pour  recon- 
stituer leur  fortune  entamée  par  cet  adorable  père  dont  elle  faisait 


576  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

si  pieusement  le  portrait,  n'allait-elle  pas  conclure  à  une  claustra- 
tion éternelle?  Et  s'il  plaisait  à  la  comtesse  de  se  remarier,  comme 
il  dépendait  d'elle  de  le  faire,  que  dirait  donc  alors  l'enfant  sauvage 
et  égoïste? 

M""^  de  Croix-Mort,  dans  la  solitude,  se  montait  ainsi  la  tête,  mais 
en  réalité  elle  n'affrontait  pas  sans  une  singulière  gêne  le  regard 
clair  et  fixe  de  ces  deux  grands  yeux  qui  semblaient  lire  jusqu'au 
fond  d'elle-même.  Elle  préférait  laisser  Edmée  s'éloigner.  Et  comme 
celle-ci  ne  demandait  qu'à  disparaître  aussitôt  que  M.  d'Ayères  entrait, 
le  dernier  gardien  qui  aurait  pu  empêcher  Régine  de  succomber  à 
la  tentation  :  l'enfant,  se  trouvait  écarté.  Fernand  s'installait  auprès 
de  M"^^  de  Croix-Mort  et  une  causerie  s'engageait  qui  durait  des 
heures,  et  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  trouva  jamais  longue.  La  com- 
tesse restait  à  demi  étendue  sur  sa  chaise  longue,  ayant  à  sa  portée 
un  guéridon,  chargé  d'un  vase  dans  lequel  s'épanouissaient  des 
roses,  d'un  livre  et  d'une  bonbonnière.  Le  baron  s'asseyait  sur  un 
petit  siège  renversé,  très  bas,  qui  le  mettait  presque  aux  pieds  de 
Régine.  Et  dans  l'intimité  du  salon,  au  milieu  des  meubles  et  des 
objets  familiers,  ils  passaient  des  journées  charmantes,  parlant  du 
passé  et  du  présent,  mais  par  un  accord  tacite,  aucunement  de 
l'avenir  qui  semblait  réservé,  muré,  comme  s'il  ne  devait  pas  arri- 
ver. 

Jamais  M™^  de  Croix-Mort  n'avait  été  aussi  heureuse.  De  même 
que  dans  ses  rêves  d'autrefois,  où  elle  causait  avec  un  adorateur 
mystérieux,  par  une  pente  irrésistible  Fernand  et  elle  en  venaient 
à  disserter  sur  l'amour.  Par  les  fenêtres  ouvertes  le  soleil  pénétrait 
à  flots,  des  parterres  d'exquises  senteurs  montaient,  et  avec  ravis- 
sement Régine  se  livrait  à  la  douceur  de  cette  enivrante  causerie, 
où,  charmant  subterfuge,  toutes  les  tendresses  exprimées  s'adres- 
saient à  un  être  imaginaire,  mais  pouvaient  se  rapporter  à  elle. 
Fernand  excellait  dans  ce  jeu  sentimental,  au  milieu  duquel  il  s'em- 
parait du  bout  des  doigts  de  la  comtesse,  qu'il  effleurait  à  peine,  les 
tournant  comme  distraitement  entre  les  siens.  Puis  c'était  la  main 
elle-même  qu'il  pressait,  tout  en  .parlant  à  voix  basse  d'amours 
idéales,  pour  calmer  les  soupçons  et  engourdir  les  résistances.  Peu 
à  peu  sa  bouche  se  collait  à  la  paume,  et,  dans  le  vague  délicieux 
de  sa  rêverie,  Régine  paraissait  ne  pas  s'apercevoir  de  la  réalité 
troublante  de  ces  caresses.  Cependant  une  chaleur  ardente  montait 
à  sa  gorge,  elle  était  prise  d'un  léger  étouffement.  Il  lui  semblait 
qu'elle  dormait  au  milieu  des  flammes,  et,  tirée  brusquement  de  sa 
torpeur  morale  par  une  sensation  physique  intense,  elle  se  relevait 
à  demi,  apercevait  Fernand  à  genoux  devant  elle,  lui  jetait  un  regard 
de  reproche,  le  forçait  à  reprendre  sa  place,  et  le  voyant  obéissant 
et  soumis,  retrouvait  la  confiance  et  croyait  à  la  sécurité. 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  577 

Cependant  ces  conversations  prolongées  lui  parurent,  à  la  réflexion, 
offrir  des  inconvéniens  sérieux.  Elle  les  remplaça  par  des  prome- 
nades sur  la  terrasse.  Mais  ces  entrevues  en  plein  air,  sous  le  regard 
de  tout  le  monde,  ne  plaisaient  que  médiocrement  à  Fernand.  Il  eut 
l'idée  d'engager  la  comtesse  à  monter  à  cheval  dans  le  parc.  Il  sut 
lui  persuader  que  l'exercice  aurait  une  salutaire  influence  sur  sa 
santé.  Elle  se  prêta  de  bonne  grâce  à  son  désir.  Et  comme  il  n'y  avait 
pas  de  chevaux  de  selle  à  Croix-Mort,  il  en  fit  venir  un  de  La  Vignerie. 
Ils  commencèrent  alors  à  parcourir  les  bois  ensemble,  suivant  les 
routes  au  gazon  fin  comme  le  velours,  sur  lesquelles  le  galop  des, 
montures  roulait  sourd  et  amorti.  La  fin  d'octobre  arrivait,  et  les 
taillis  prenaient  des  teintes  dorées  d'une  charmante  harmonie.  Les 
feuilles,  séchées  par  les  premières  gelées  blanches,  se  détachaient 
des  branches  et  tombaient  à  travers  les  buissons  avec  un  bruit  mé- 
tallique. Des  brises  âpres  s'élevaient  qui  passaient  comme  de 
grands  frissons  avant-coureurs  de  l'hiver.  Saisie  par  ces  premiers 
froids,  Régine,  les  joues  roses,  l'haleine  faisant  de  la  buée,  disait  : 
«  Courons.  «Et,  rendant  la  main  à  leurs  chevaux,  ils  prenaient  un 
trot  cadencé  qui  les  menait  au  hasard  des  chemins,  toujours  tout  droit, 
à  trois  ou  quatre  lieues  quelquefois  de  Croix-Mort,  dans  les  profon- 
deurs pittoresques  de  la  forêt  de  La  Vieuvilie.  Ils  ne  rencontraient  ja- 
mais personne.  Quelquefois,  au  bout  d'une  route,  la  silhouette 
d'un  garde  de  l'état  se  détachant  sur  le  fond  gris  du  ciel,  ou  bien, 
dans  une  coupe  nouvelle,  une  hutte  de  charbonniers  au  milieu  d'un 
grand  cercle  noir  de  fumerons  mal  ramassés,  laissant  filtrer  par  son 
toit  écrasé  une  mince  fumée  bleue  qui  seule  révélait  la  présence 
d'êtres  vivans.  Ils  allaient  au  gré  de  leur  fantaisie,  libres  dans  ces 
vastes  étendues  boisées,  pouvaient  se  livrer  à  tous  les  caprices  de 
leur  imagination  et,  s'ils  voulaient,  se  croire  seuls  au  monde. 

Un  jour,  vers  trois  heures,  le  temps,  qui  menaçait  depuis  le  matin, 
tourna  à  la  pluie.  Des  gouttes  froides  et  lourdes  se  mirent  à  tom- 
ber soudainement  avec  une  grande  violence.  La  forêt  fut,  en  un  in- 
stant, entourée  d'un  voile  grisâtre  d'une  obscurité  impénétrable. 
Pendant  quelque  temps,  à  l'abri  sous  la  voûte  d'une  sapinière,  ils 
regardèrent  silencieusement  se  déchaîner  autour  d'eux  la  rafale. 
Mais  les  épais  panaches  des  sapins  chargés  d'eau  laissèrent  bientôt 
couler  des  cascades,  et  il  fallut  quitter  le  refuge  devenu  intenable. 
Ils  se  mirent  en  marche  sous  la  pluie,  cherchant  à  regagner  Croix- 
Mort  par  des  chemins  de  traverse,  et  ne  voyant  devant  eux  que  l'opa- 
que et  triste  nuée  qui  les  enveloppait  de  ses  averses  cinglantes  comme 
des  coups  de  fouet.  Le  ciel,  pris  de  tous  côtés,  offrait  des  teintes 
jaunes,  crayeuses  et  blafardes.  Sur  l'herbe  mouillée  les  chevaux  glis- 

TOME  LXXIII.  —  1886.  37 


578  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

saient  et  faisant  effort  pour  se  retenir,  fumaient  sous  les  torrent 
qui  les  inondaient. 

Régine  et  Fernand,  les  dents  serrées,  baissant  le  front,  avançaient 
n'interrogeant  même  plus  l'horizon  embrumé  qui  restait  fermé  de- 
vant eux.  Ils  ne  reconnaissaient  plus  les  routes  familières.  L'aspect 
de  la  forêt  avait  changé.  Elle  si  charmante,  si  hospitalière,  elle  était 
devenue  sombre  et  revêche,  et  semblait  s'allonger  à  perte  de  vue 
pour  prolonger  l'épreuve  des  deux  cavaliers  égarés  dans  la  tour- 
mente. La  comtesse,  vêtue  d'un  manteau  que  lui  avait  prêté  Fer- 
nand, était  cependant  glacée  jusqu'aux  os  ;  la  pluie  coulait  froide 
sur  ses  mains,  qui  avaient  peine  à  tenir  la  bride.  Mais  elle  suivait 
avec  vaillance  et  sans  coquetterie  les  pas  de  son  ami,  ne  faisant  en- 
tendre ni  une  plainte  ni  un  reproche.  Celui-ci,  soudain,  jeta  un  cri 
de  joie.  A  un  carrefour  il  venait  de  se  reconnaître.  Un  poteau  indi- 
cateur était  en  bordure  du  chemin  ;  il  se  dressa  sur  ses  étriers  et  lut  : 

—  Croix-Mort,  5  kilomètres.  La  Vignerie...  Nous  sommes  à  deux 
pas  de  ma  maison,  s'écria  M.  d'Ayères;  un  temps  de  trot  et  c'est 
un  abri,  du  feu,  les  moyens  de  retourner  chez  vous,  sans  risquer 
votre  santé... 

Comme  Régine  hésitait,  prise  d'une  crainte  sourde  à  ces  mots  : 
-«  ma  maison,  »  et  entrevoyant  vaguement  un  piège: 

—  Je  vous  en  prie,  madame,  n'hésitez  pas.  Vous  ne  pouvez 
faire  encore  une  heure  de  route  dans  de  pareilles  conditions,  et  pour 
gagner  Croix-Mort,  nous  mettrons  au  moins  ce  temps-là. 

Il  était  suppliant  et  semblait  sincère.  Régine,  sans  répondre, 
donna  un  coup  de  cravache  à  son  cheval  et  le  suivit  là  où  il  vou- 
lait la  mener.  Cinq  minutes  plus  tard,  ils  s'arrêtaient  devant  une 
grille  de  fer  ;  le  baron  agitait  avec  violence  une  cloche,  et  au  bout 
d'un  instant  un  palefrenier  venait  ouvrir  en  courant.  Ils  entrèrent  au 
galop  dans  la  cour  et,  devant  le  perron,  Fernand  se  jeta  à  bas  de 
sa  monture,  prit  M'"^  de  Croix-Mort  dans  ses  bras,  l'enleva  de  sa 
selle  et,  sans  lui  permettre  de  poser  le  pied  par  terre,  l'emporta  à 
travers  deux  ou  trois  salons,  jusqu'à  une  vaste  pièce  qui  lui  ser- 
vait de  cabinet  de  travail.  Là,  Régine  éprouva  une  impression  déli- 
cieuse en  se  trouvant  dans  une  atmosphère  chaude,  auprès  d'une 
haute  cheminée  dans  laquelle  brûlaient  doucement  de  grosses  sou- 
ches de  pommiers.  D'un  coup  de  talon  impatient,  M.  d'Ayères  bous- 
cula les  tisons  et  activa  la  flamme,  puis  se  tournant  vers  sa  com- 
pagne qui,  debout,  regardait  pétiller  les  étincelles  du  foyer,  un  peu 
étourdie  et  toute  grelottante  dans  son  amazone  trempée  : 

—  Vous  ne  pouvez  rester  ainsi...  Il  faut  ôter  votre  corsage  et 
votre  jupe...  Oh!  ne  protestez  pas...  Nous  sommes  à  la  guerre,., 
il  faut  tirer  parti  de  la  situation  en  brave...  Je  n'ai  pas  d'habits 


LES  da:mes  de  grotx-mort.  579 

de  femme  à  mettre  à  votre  service...  Mais  je  vous  offre  une  grande 
robe  de  chambre  qui  vous  viendra  jusqu'aux  pieds... 

Il  était  entré  dans  une  pièce  voisine,  sans  écouter  les  doléances 
■et  les  protestations  de  la  comtesse.  Et  celle-ci  l'entendit  qui  ouvrait 
bruyamment  des  armoires.  II  revint  portant  un  paquet  de  vête- 
mens,  et  riant,  mais  avec  un  tendre  respect  qui  plut  beaucoup  à 
Régine  : 

—  Vous  êtes  chez  vous,  madame,  à  partir  de  ce  moment,  et  je  ne 
suis,  moi,  que  le  premier  de  vos  serviteurs...  Je  vous  prie  de  dis- 
poser de  tout  ce  qui  est  ici  à  votre  fantaisie...  Vous  voudrez  bien 
m'excuser  si  l'hospitalité  n'est  pas  meilleure,  mais  ma  maison  ne 
s'attendait  pas  à  l'honneur  que  vous  lui  faites...  Je  vous  laisse... 
Agissez  à  votre  guise  et  en  toute  liberté. 

Il  s'inclina  et  sortit.  Un  instant,  Régine  resta  irrésolue,  stupéfaite 
de  l'étrangeté  de  la  situation  dans  laquelle  brusquement  elle  se 
trouvait  placée.  Elle  se  rendait  compte  que  le  hasard,  en  cette  cir- 
constance, était  seul  coupable.  Elle  ne  pouvait  en  vouloir  à  Fer- 
nand,  qui  s'efforçait  de  son  mieux  d'atténuer  les  ennuis  de  l'aven- 
ture. Mais  quoi  qu'il  en  fût,  elle  se  trouvait  chez  un  garçon, 
dans  son  appartement,  exposée  à  se  dévêtir,  sans  savoir  même 
comment  et  avec  quoi  elle  se  rhabillerait.  L'humidité  de  son  cor- 
sage, qui  collait  à  son  dos,  lui  causant  une  horrible  sensation  de 
malaise,  la  décida.  Elle  alla  rapidement  aux  portes  ;  sous  les  por- 
tières, chercha  les  verrous  et  les  poussa.  Puis,  à  peu  près  sûre  de 
n'être  pas  surprise,  devant  le  feu,  qui  maintenant  flambait  rouge, 
elle  enleva  son  amazone,  qui  était  à  tordre  et,  cherchant  parmi  les 
vêtemens  de  Fernand,  elle  revêtit  une  longue  robe  de  velours  ha- 
vane dont  la  cordelière  de  soie  dessina  gracieusement  sa  taille.  Ré- 
gine alors  ne  put  tenir  en  place:  une  réaction  très  vive  se  produisait 
en  elle,  et  il  lui  semblait  que  son  sang  bouillait  dans  ses  veines. 

La  flamme  du  foyer  lui  brûlait  le  visage;  elle  s'éloigna  de  la  che- 
minée et  curieusement  tourna  autour  de  la  pièce,  qui  lui  parut  très 
élégamment  meublée,  avec  ses  divans  bas,  couverts  en  étoffes 
d'Orient,  ses  fauteuils  profonds  aux  dossiers  renversés  et  sa  grosse 
lanterne  turque,  ornée  de  croissans  de  cuivre,  qui  pendait  du  pla- 
fond. Deux  grands  coffres  en  sandal  incrusté  de  nacre  et  d'ivoire, 
montés  sur  des  pieds  a  jour,  occupaient  les  entre-deux  des  fenêtres 
et  une  bibliothèque  en  bois  noir,  pleine  de  livres  joliment  reliés,  te- 
nait tout  un  large  panneau.  Au  milieu,  une  table  portant  des  liasses 
de  papiers,  et  un  élégant  buvard  en  cuir  de  Russie,  timbré  aux  ini- 
tiales du  maître  de  la  maison.  Dans  un  coin  de  la  cheminée,  un  fusil 
de  chasse  laissé  là  en  attendant  la  sortie  prochaine,  et  dans  une  coupe 
de  bronze  les  cartouches  négligemment  déposées.  Dans  l'autrecoupe, 
un  trousseau  de  clefs,  un  petit  canif  et  des  cigares.  Toute  la  vie  in- 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

time  de  Fernand  était  là  offerte  à  l'examen  de  Régine,  sans  prépara- 
tion, dans  son  désordre  familier.  Un  parfum  d'élégante  recherche  se 
dégageait  de  ce  milieu  à  la  fois  simple  et  luxueux.  Le  Parisien  exilé  à 
la  campagne,  mais  conservant  des  habitudes  raflînées,  même  dans  sa 
vie  solitaire,  se  révélait  dans  le  moelleux  des  tapis,  l'épaisseur  des 
tentures  assourdissant  les  bruits  extérieurs,  dans  une  sorte  de 
charme  subtil  et  pénétrant  qui  était  comme  son  atmosphère  per- 
sonnelle. On  le  sentait  jeune,  beau,  distingué,  et  des  séductions 
inexprimables,  mais  très  puissantes,  émanaient  de  lui,  troublant 
profondément  celle  qui  le  découvrait  ainsi,  invisible  et  pourtant  ré- 
vélé, comme  un  dieu  qui  va  paraître. 

Un  petit  coup  heurté  discrètement  à  la  porte  la  fit  tressaillir. 
Elle  alla  ouvrir  et,  rougissante,  confuse  à  la  pensée  de  se  montrer 
ainsi  vêtue,  elle  se  jeta  au  fond  d'un  fauteuil  près  de  la  cheminée.  Il 
avait,  lui  aussi,  changé  d'habits  et  revenait  tiré  à  quatre  épingles, 
dans  un  costume  d'intérieur  d'un  goût  sobre  et  délicat.  Il  s'avança, 
très  simple  et  très  naturel,  comme  si  rien  d'extraordinaire  ne  se 
passait  entre  eux.  Il  lui  demanda  comment  elle  se  trouvait,  n'ayant 
pas  l'air  de  remarquer  l'étrangeté  de  son  costume. 

—  Il  est  cinq  heures,  dit-il,  le  jour  tombe,  dans  trois  quarts 
d'heure  on  ne  verra  plus  clair  et  personne  ne  pourra  vous  recon- 
naître sur  la  route.  J'ai  donné  ordre  qu'on  attelle  le  dog-cart... 
Vous  rentrerez  ainsi  chez  vous  le  mieux  du  monde  et  notre  escapade 
restera  ignorée...  Cela  vous  convient-il  ainsi? 

—  Très  bien.  Je  vous  suis  reconnaissante  du  soin  avec  lequel 
vous  avez  arrangé  mon  sauvetage...  Vraiment,  je  ne  sais  ce  qui  se 
passe  en  moi...  Je  suis  tout  engourdie... 

Elle  renversait  la  tête  en  arrière,  gonflant  son  cou  qui  apparais- 
sait frais  et  rond.  Ses  yeux  étaient  demi-clos  et  elle  semblait  près  de 
céder  au  sommeil. 

—  C'est  la  fatigue  de  cette  retraite  sous  les  torrens  d'eau  qui 
tombaient  et  par  ce  vent  glacé.  Vous  avez  été  un  peu  battue  de 
l'oiseau...  Vous  devriez  boire  un  doigt  de  malaga  ou  d'alicante... 
Non,  je  vais  vous  faire  du  vin  chaud...  C'est  ce  qui  me  plaît  le 
plus  quand  j'ai  été  trempé  à  la  chasse... 

Elle  n'eut  pas  même  la  pensée  de  répondre  :  Non.  Il  venait  d'ou- 
vrir une  armoire  et  d'y  prendre  une  écuelle  d'argent,  un  sucrier 
et  une  carafe  en  verre  de  Bohême.  Il  se  mit  à  genoux  sur  le  tapis 
devant  le  feu  qui  lui  rougissait  la  figure  et,  avec  adresse,  il  com- 
mença sa  petite  cuisine.  Elle  le  regardait  immobile,  dans  un  état  de 
bien-être  délicieux,  étendant  ses  membres  lourds  et  écoutant  le  su- 
surrement de  la  sève  qui  moussait  au  bout  des  bûches  enflammées. 
Quand  il  vit  que  le  vin  commençait  à  bouillonner,  il  l'éloigna  du 
foyer,  coupa  un  citron  en  tranches  minces  avec  un  petit  poignard 


LES   DAMES    DE    CROIX-MORT.  581 

qui  lui  servait  de  coupe-papier,  puis,  remplissant  un  gobelet  de 
vermeil,  il  le  tendit  à  Régine,  qui  le  suivait  des  yeux  en  souriant  : 

—  Il  faut  que  ce  soit  pris  très  chaud,  dit-il  avec  gravité. 

Elle  trempa  ses  lèvres  dans  le  vin  aromatisé,  toussa  légèrement 
et  s'écria  : 

—  Dieu  !  comme  c'est  fort  ! 

Puis,  au  bout  d'un  instant,  elle  y  revint  et  finit  par  tout  boire. 
Lui,  triomphant  et  ravi,  s'était  assis  sur  un  tabouret  auprès  d'elle 
et  la  dévorait  du  regard. 

—  Vous  voyez,  dit-il  gaîment,  je  ne  suis  pas  trop  maladroit,  et 
je  peux,  au  besoin,  me  passer  de  l'aide  de  mes  domestiques.  Et 
puis  il  m'est  doux  de  vous  servir  et  de  réserver  pour  moi  seul  la 
joie  de  votre  court  passage  dans  cette  maison.  Elle  en  gardera  à 
mes  yeux  un  charme  secret  et  précieux.  Je  me  rappellerai  que  c'est 
à  cette  place  que  vous  vous  êtes  assise  et  que  vous  avez  appuyé 
vos  cheveux  sur  la  soie  de  ce  coussin.  J'aurai  là  autant  de  souve- 
nirs charmans,  que  je  conserverai  Tendrement  quand  vous  m'aurez 
emporté  tout  mon  bonheur  en  vous  éloignant... 

—  Vous  ne  serez  pas  bien  à  plaindre,  murmura  Régine,  puisque 
vous  pourrez  me  revoir  demain. 

—  Ce  ne  sera  plus  la  même  chose.  Vous  ne  serez  plus  demain 
comme  vous  êtes  en  ce  moment  :  chez  moi,  à  moi,  dans  moi. 

Les  regards  de  M™®  de  Croix-Mort  s'abaissèrent,  elle  se  vit  dans 
les  habits  mômes  de  Fernand,  dans  lui,  comme  il  venait  de  le 
dire.  11  lui  sembla  qu'une  chaleur  plus  vive  l'enveloppait  et  que 
c'étaient  les  désirs  du  jeune  homme  qui  se  dégageaient  magnétiques 
de  ces  vêtemens  portés  par  lui  chaque  jour.  Elle  subit  une  impres- 
sion tellement  vive  que  ses  nerfs  se  tendirent  et  qu'elle  eut  comme 
un  spasme.  Ce  vêtement  la  brûlait,  il  lui  sembla  qu'elle  ne  se  re- 
trouverait elle-même  que  quand  elle  l'aurait  arraché.  Oubliant  la 
présence  de  Fernand,  elle  voulut  desserrer  la  robe,  elle  fît  un  brus- 
que mouvement,  les  larges  manches  s'ouvrirent  jusqu'aux  épaules 
et  ses  bras  blancs  apparurent.  Il  jeta  sur  eux  un  regard  gourmand, 
et  à  genoux,  les  saisissant  dans  ses  mains,  il  y  attacha  ses  lèvres. 

Elle  tenta  de  les  lui  retirer.  Mais  il  les  tenait  serrés  et  relevant 
l'étoffe,  il  gagnait  le  coude  avec  ses  baisers.  Habituée  à  leur  ba- 
dinage  quotidien,  elle  crut  qu'il  suffn*ait  d'un  regard,  d'un  mot 
de  reproche  pour  contraindre  Fernand  à  se  montrer  respectueux  et 
soumis. 

—  Voyons,  soyez  raisonnable  1  dit-elle  en  faisant  un  plus  impé- 
rieux effort. 

Il  releva  la  tête,  et  l'expression  de  sa  physionomie  était  si  chan- 
gée, son  regard  avait  un  si  singulier  éclat  qu'elle  eut  peur.  En  un 
instant,  la  notion  du  danger  qu'elle  courait  lui  revint.  La  prudence. 


582  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

négligée  depuis  longtemps,  l'éclaira  d'une  lueur  soudaine.  Elle  se 
vit  chez  un  homme  qui  l'aimait,  qui  le  lui  avait  dit,  et  qu'elle  n'a- 
vait pas  découragé.  Elle  sentit  qu'elle  roulait  sur  la  pente  d'un 
abîme.  Elle  voulut  s'arrêter,  et  réunissant  toute  sa  vigueur  elle  se 
dressa  dégagée,  libre  et  maîtresse  d'elle-même  en  face  de  celui 
qu'elle  redoutait.  Il  fut  debout  en  même  temps  qu'elle,  et  le  visage 
enflammé,  les  mains  tendues,  il  marcha  en  s'écriant  : 

—  Régine  ! 

—  Ne  m'approchez  pas  !  cria-t-elle. 

Se  détournant,  elle  tâcha  d'ouviùr  la  porte.  Elle  n'en  eut  pas  le 
temps.  Elle  se  sentit  serrée  dans  ses  bras.  Il  la  tenait  contre  sa 
poitrine,  et,  la  voix  tremblante,  il  balbutiait  des  mots  passionnés. 
Ce  n'était  plus  le  sentimental  et  mièvre  galant  qui  madrigalisait  si 
pacifiquement  pendant  des  heures,  se  contentant  pour  sa  peine  de 
mettre  un  baiser  sur  des  ongles  roses.  C'était  un  homme  en  proie 
à  toute  la  violence  d'un  désir  aiguisé  par  une  longue  attente,  le 
cerveau  bouleversé,  la  chair  révoltée,  exigeant,  avide,  presque  bru- 
tal. Elle  en  eut  horreur  ;  elle  poussa  un  cri,  cambra  ses  reins  avec 
désespoir  pour  lui  échapper,  meurtrissant  sa  gorge  à  ses  épaules. 
Mais  il  se  mit  à  rire  d'un  air  égaré,  et  l'enlevint  de  terre  il  s'efforça 
d'étouffer  ses  cris  par  des  baisers.  Régine  à  bout  de  forces  mur- 
mura d'une  voix  mourante  : 

—  Je  vous  en  supplie,  Fernand,..  ayez  pitié  de  moi! 

Il  la  couvrit  de  caresses  folles.  Elle  se  sentit  défaillir,  elle  crut 
voir  les  murs  tourner  autour  d'elle  avec  une  effroyable  rapidité,  et 
avec  un  profond  soupir  elle  perdit  connaissance. 

Quand  elle  reprit  possession  d'elle-même,  elle  était  étendue,  la 
tête  appuyée  sur  l'épaule  de  M.  d'Ayères,  qui  lui  faisait  respirer 
un  parfum  violent.  Elle  regarda  autour  d'elle  avec  surprise.  Elle 
ne  se  reconnaissait  pas  ;  ni  l'appartement  ni  les  meubles  ne  lui 
étaient  familiers.  La  caressante  attitude  du  jeune  homme  ne  la 
troubla  pas.  Depuis  longtemps  elle  avait  l'habitude  de  se  laisser 
imprudemment  aller  avec  lui  à  un  tendre  abandon.  Mais,  se  peù- 
diant  à  son  oreille,  il  murmura  tout  bas  : 

—  Je  t'aime  ! 

Ce  tutoiement  fut  lumineux  comme  un  éclair,  dans  l'obscurité 
de  son  cerveau  troublé.  Elle  se  rappela  tout,  et  se  dressant  avec 
effarement  : 

—  Laissez-moi  !  cria-t-elle  avec  rage  ;  laissez-moi  !..  Vous  êtes 
Hn  misérable. 

Et,  comme  il  se  relevait  et  venait  à  elle  le  regard  suppliant,  le 
sourire  contraint,  elle  se  cacha  le  visage  entre  ses  mains,  et  fondit 
en  larmes.  Il  fut  bouleversé,  quelque  habitude  qu'il  eût  de  voir 
pleurer  les  femmes.  Il  sentait  cptte  douleur  sincère,  navrée,  éper- 


LES   DAMES   DE   CROIX-MORT.  583 

due.  II  resta  immobile,  se  demandant  ce  qu'il  pouvait  faire.  II  ne 
trouva  que  des  mots  d'amour  banal  à  balbutier.  Il  était  devenu 
froid  comme  le  marbre.  La  possession  l'avait  complètement  calmé. 
Son  unique  désir  maintenant  était  de  se  conduire  en  homme  bien 
élevé  et  de  terminer  correctement  cette  galante  aventure.  Il  se 
disait  en  regardant  pleurer  la  comtesse  :  Pourquoi  tant  de  déses- 
poir? Ne  devions-nous  pas  forcément  en  arriver  là?  II  ne  songea 
pas  un  seul  instant  que  la  coquette  avait  pu  espérer  s'en  tirer  éter- 
nellement avec  des  coquetteries  et  n'avait  pas  prévu  qu'à  une 
heure  donnée,  par  une  juste  revanche,  Célimène  pourrait  être  la 
victime  d'Alceste.  Lui  qui  avait  toujours  vu  ses  conquêtes  ne  se 
préoccuper  que  de  tomber  avec  grâce,' il  était  étonné  de  cette  dé- 
tresse farouche  et  de  ces  pleurs  qui  ne  se  fondaient  pas  dans  un 
sourire.  Jusque-là  on  l'avait  toujours  appelé  monstre,  mais  jamais 
misérable.  En  face  d'une  situation  nouvelle,  il  chercha  des  idées 
nouvelles.  Pour  ce  cas  inattendu,  il  manquait  d'expérience.  Mais 
il  était  de  force  à  inventer.  Il  se  fit  aussi  attendri  qu'il  était  indif- 
férent, et  le  visage  attristé,  la  voix  émue  : 

—  Je  vous  en  prie,  calmez-vous...  Si  vous  saviez  comme  votre 
chagrin  me  fait  mal  ! 

Elle  agita  la  tête,  sans  se  découvrir  le  visage,  semblant  dire  : 
Toutes  vos  paroles  ne  changeront  pas  ce  qui  est  et  ne  répareront 
pas  l'irréparable.  Mais  la  tristesse  d'accent  de  Fernand  lui  avait 
été  au  cœur,  et  elle  redoubla  de  sanglots. 

—  Que  voulez-vous  que  je  fasse?  reprit-il.  Je  suis  à  vos  ordres, 
et  vous  n'avez  qu'à  commander.  J'ai  cédé  à  la  violence  de  mon 
amour  pour  vous,  et  je  vous  ai  cruellement  offensée.  J'en  suis  bien 
puni  par  le  déchirement  que  j'éprouve  en  vous  voyant  pleurer. 
Régine,  je  vous  en  conjure,  dites-moi  un  mot,  faites  un  signe  qui 
me  permette  de  croire  que  vous  me  pardonnez  : 

Elle  resta  muette  et  immobile,  comme  si  elle  ne  l'eût  pas  entendu. 
Très  décontenancé,  il  marcha  au  hasard,  s'arrêta  devant  la  ie- 
nôtre  :  la  pluie  continuait  à  tomber,  grise,  droite,  barrant  l'horizon 
comme  une  muraille,  et  se  confondant  avec  la  nuit  qui  commençait 
à  descendre.  Dans  la  cour,  la  voiture,  qu'il  avait  ordonné  de  prépa- 
rer, attendait.  Il  revint  à  M""^  de  Croix-Mort,  et  s'agenouillant  sur 
le  tapis  auprès  d'elle  : 

—  Par  grâce,  n'ayez  pas  des  regrets  si  désespérés.  Vous  me 
brisez  le  cœur  !  Que  croyez-vous  donc  avoir  à  redouter  de  moi  ? 
Mon  respect  égale  mon  amour.  Je  les  mets  l'un  et  l'autre  à  vos 
pieds.  A  force  de  soins  et  de  tendresse,  je  vous  ferai  oublier. 

Il  lui  débitait  maintenant  tous  les  lieux-communs  qui  servent 
habituellement  de  caïmans  à  ces  sortes  de  fièvres.  Il  avait  rattrapé 
le  fil  conducteur  qui  le  dirigeait  à  l'ordinaù^e  jusqu'à  l'issue  de  ces 


584  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

scènes.  Son  objectif  était  d'obtenir  que  Régine  rentrât  chez  elle,  afin 
de  sauver  les  apparences.  11  sut  lui  faire  comprendre  qu'elle  s'ou- 
bliait et  que,  lui,  plus  soucieux  de  son  honneur  qu'elle-même,  il 
devait  l'avertir  que  le  temps  passait,  et  qu'il  fallait  retourner  au 
château.  Elle  se  leva  sans  mot  dire.  Il  la  vit  pâle  et  les  yeux  gon- 
flés. Elle  eut  un  mouvement  de  rage  orgueilleuse,  et  redressant 
le  front,  elle  lui  lança  un  regard  où  éclatait  tout  son  ressentiment. 
D'un  geste  elle  lui  commanda  de  sortir.  Et  quand  elle  fut  seule, 
arrachant  la  robe  fatale  qui  l'avait  enveloppée  d'effluves  perfides 
et  corrupteurs,  elle  la  piétina  comme  elle  eût  voulu  piétiner  celui 
qui  la  lui  avait  fait  endosser.  Elle  remit  son  amazone,  mal  séchée, 
et  ouvrant  la  porte  elle  traversa  les  pièces  qui  la  séparaient  du  ves- 
tibule. 

M.  d'Ayères  l'attendait  le  chapeau  à  la  main,  il  la  fit  monter  en  voi- 
ture, s'installa  vivement  à  côté  d'elle  et,  prenant  les  rênes,  mit  son 
cheval  au  grand  trot.  Elle  n'avait  vu,  pendant  son  court  et  terrible 
séjour  à  La  Vignerie,  que  le  palefrenier  qui  avait  ouvert  la  grille 
à  l'arrivée.  Fernand  avait  su  écarter  ses  gens.  Elle  n'avait  eu  à 
braver  aucun  regard  indiscret.  Le  trajet  sur  une  route  déserte  se  fit 
en'^une  demi-heure.  Arrivée  à  la  petite  porte  du  parc,  apercevant  déjà 
le  château,  Régine  toucha  le  bras  de  Fernand  pour  qu'il  arrêtât.  Elle 
ne  voulut  pas  qu'on  la  vît  revenir  en  voiture  avec  lui.  Elle  sauta  vi- 
vement à  terre,  et,  sans  une  parole,  sans  un  regard,  le  quittant 
comme  un  mortel  ennemi,  elle  s'éloigna. 

V. 

Cette  attitude  eut  d'abord  le  privilège  de  mettre  Fernand  fort  en 
colère.  Il  haussa  les  épaules  et  se  fit  à  lui-même  des  plaisanteries 
faciles  sur  l'étonnante  rancune  de  cette  femme,  qui,  jouant  avec 
le  feu  depuis  plus  de  six  semaines,  entrait  en  fureur  parce  qu'elle 
s'était  brûlée.  Puis  il  réfléchit,  et  la  manière  d'être  de  M™^  de  Croix- 
Mort,  si  différente  de  celle  des  femmes  qu'il  avait  connues,  lui 
inspira  une  estime  toute  particulière.  En  somme,  c'était  quelque 
chose  d'inattendu  et  de  point  banal  que  cette  révolte  d'une  femme 
contre  l'homme  qui  l'avait  possédée.  C'était  le  moment  où  elle  était 
à  lui  qu'elle  choisissait  pour  lui  tenir  rigueur,  semblant  vouloir  le 
punir  de  l'audace  avec  laquelle  il  s'était  emparé  d'elle  contre  son 
gré.  Il  sentit  son  orgueil  agréablement  chatouillé.  Incontestable- 
ment Régine  montrait  une  fierté  qui  prouvait  la  pureté  de  sa  race. 
Elle  était  des  pieds  à  la  tête  grande  dame.  Il  n'était  pas  sans  quelque 
douceur  pour  le  baron  de  se  dire  qu'il  était  l'amant  de  cette  hautaine 
et  d'autant  plus  séduisante  créature. 

Il  en  rêva  la  nuit  et  se  réveilla  le  lendemain  matin  beaucoup  plus 


LES   DAMES    DE    CROIX-MORT.  585 

épris  qu'il  ne  l'était  quand  il  avait  tout  osé.  Vers  deux  heures,  il  ne 
put  résister  au  désir  d'aller  à  Croix -Mort.  Il  partit  à  pied  par  la  tra- 
verse, il  revit  avec  un  sourire  le  carrefour  où,  égarés  dans  un  bois 
dont  il  connaissait  si  bien  tous  les  détours,  il  en  avait  été  réduit  à 
consulter  le  poteau  indicateur,  pouvant  à  peine  lire  les  inscriptions 
tant  la  pluie  lui  fouettait  le  visage.  Il  passa  la  Divonnette,  et,  sui- 
vant l'allée  de  ceinture  du  parc,  il  arriva  au  château.  Tout  y  était 
silencieux.  La  porte  du  salon  par  laquelle  la  comtesse,  en  reconnais- 
sant son  pas,  venait  si  souvent  à  sa  rencontre,  demeura  fermée.  Il 
dut  sonner  pour  attirer  un  domestique,  qui,  en  parlant  bas,  avec  un 
air  de  componction,  lui  annonça  que  madame  ne  recevait  pas.  Elle 
était  dans  son  lit  et  souffrait  d'une  très  violente  névralgie.  Fernand 
donna  sa  carte  et  se  retira. 

Il  était  fort  décontenancé  en  regagnant  La  Vignerie.  Il  ne  s'at- 
tendait pas  à  trouver  la  porte  close.  Il  se  croyait  le  maître  de  la 
situation,  et  voilà  que,  par  un  retour  de  volonté,  M™"  de  Croix- 
Mort  prenait  barre  sur  lui.  Il  devint  très  maussade,  et  essaya 
de  se  monter  la  tête  contre  la  comtesse,  déclarant  que  c'était 
une  mijaurée  et  qu'après  tout  elle  aurait  beau  se  maniérer,  il  ne 
l'en  avait  pas  moins  eue.  Il  se  réconfortait  avec  cette  affirmation 
rageuse.  Et  il  revoyait  devant  lui  Régine,  affolée,  le  buste  renversé, 
la  gorge  saillante,  les  yeux  mourans,  criant  grâce  et  finissant  par 
tomber  pâmée  dans  ses  bras.  Et  malgré  toutes  ses  fanfaronnades, 
il  rêvait  de  la  posséder  encore.  Il  retourna  à  Croix-Mort  le  len- 
demain, le  surlendemain,  pendant  quatre  jours  sans  avoir  meil- 
leure fortune.  La  comtesse  paraissait  décidée  à  ne  plus  le  voir.  II 
se  buta  alors,  et  prit  son  parti  de  la  rupture.  Comme  il  s'en- 
nuyait fort,  il  résolut  de  reprendre  le  travail  d'administration  de 
son  domaine  et,  ayant  déroulé  un  plan  cadastral  de  La  Vignerie,  il 
étudia  les  fameuses  coupes  qu'il  était  nécessaire  de  pratiquer  dans 
les  futaies.  Mais  il  ne  put  sortir  du  lotissement  des  bois  et,  de 
guerre  lasse,  il  pensa  à  s'adresser  à  M"  Serviquet,  son  notaire. 

Celui-ci  vint  déjeuner  avec  le  baron.  C'était  un  tout  jeune 
homme  qui,  ayant  récemment  acheté  l'étude  de  son  patron,  mon- 
trait une  très  grande  ardeur  aux  affaires.  Il  écouta  les  explications 
de  M.  d'Ayères,  lui  affirma  que  ses  bois  se  vendraient  fort  bien, 
les  chemins  de  fer  qui  se  construisaient  dans  la  contrée  ayant  be- 
soin de  madriers  pour  leurs  traverses,  et  de  poteaux  pour  leur 
télégraphe,  et  promit  d'envoyer  un  arpenteur  qui  préparerait  le 
mieux  du  monde  le  travail.  Puis,  échauffés  par  un  bon  repas,  ayant 
quelques  verres  de  vin  capiteux  dans  la  tête,  les  deux  hommes 
devinrent  expansifs,  et  passèrent  à  un  ordre  d'idées  plus  intimes. 
M^  Serviquet  raconta  qu'il  rêvait  d'épouser  la  fille  d'un  gros  fabri- 
cant de  briques  de  La  Iloussaye.  Fernand  se  laissa  aller  à  parler 


586  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

de  ses  rapports  de  bon  voisinage  avec  les  dames  de  Croix-Mort.  Le 
notaire,  qui  semblait  connaître  sur  le  bout  du  doigt  toutes  les  for- 
tunes de  la  province,  fit  un  inventaire  détaillé  des  biens  de  la  com- 
tesse et  apprit  à  son  hôte  qu'en  douze  ans,  par  un  système  écono- 
mique sévèrement  appliqué,  Régine  avait  réparé  les  fautes  de  son 
mari,  payé  les  dettes,  purgé  les  hypothèques  et  se  trouvait  actuel- 
lement à  la  tête  de  soixante  bonnes  mille  livres  de  rentes  «  en  terres.  » 
A  cet  énoncé,  Fernand  demeura  rêveur,  il  offrit  un  cigare  à  M°  Ser- 
viquet,  qui,  voyant  la  conversation  tomber,  se  rappela  qu'il  avait 
une  visite  à  faire  dans  une  ferme  voisine,  pour  des  rentrées  en  re- 
tard, demanda  son  cabriolet,  et  partit  rondement  au  trot  de  sou 
cheval  bourré  d'avoine. 

Les  soixante  mille  livres  de  rente  de  M"^^  de  Croix-Mort  étaient  tom- 
bées dans  l'esprit  du  baron  comme  une  pierre  dans  une  eau  calme, 
elles  y  avaient  causé  une  brusque  agitation.  Des  idées  s'élargissaient 
comme  de  grands  cercles,  avec  des  remous  et  des  brisures,  ayant 
toutes  pour  cause  déterminante  le  choc  de  ce  lingot  d'or.  La 
plus  nette  était  la  certitude  de  ne  point  trouver  facilement  à  Paris 
une  femme  aussi  riche  à  épouser.  Régine  belle,  coquette  et  à  por- 
tée, avait  été  rangée  par  Fernand  dans  la  catégorie  des  femmes 
dont  on  fait  sa  maîtresse.  Régine,  bien  apparentée  et  possédant  une 
très  belle  fortune,  passait  en  un  instant  dans  la  catégorie  des  maî- 
tresses dont  on  fait  sa  femme.  Cependant  un  point  obscur  subsistait 
dans  cette  situation  qui  se  posait  si  nettement  :  l'âge  de  la  com- 
tesse. Pour  une  liaison  destinée  à  occuper  une  saison,  quelques 
années  de  plus  ou  du  moins  importaient  peu;  mais,  pour  une  union 
qui  durerait  la  vie,  c'était  tout  différent.  Il  y  avait  cette  grande 
fille  d'Edmée  qui  poussait  terriblement  sa  mère  vers  le  moment 
fatal  où  il  faut  qu'une  femme  tourne  à  l'aïeule.  Quand  il  y  a  des  petits 
enfans  dans  une  maison,  le  mari  de  la  grand'mère,  si  jeune  qu'il 
soit,  n'en  est  pas  moins  une  sorte  de  grand-père.  Et  à  vue  de  pays, 
cet  accident  pouvait  fort  bien  se  produire  dans  trois  ou  quatre  ans. 

11  y  avait  là  de  quoi  faire  la  grimace,  et  Fernand,  debout  de- 
vant le  feu,  se  chauffant  les  pieds  en  poussant  rêveusement  la  fumée 
de  son  cigare,  se  regardait  dans  la  glace,  et  ne  se  jugeait  réelle- 
ment point  encore  assez  marqué  pour  cesser  de  jouer  les  jeunes 
premiers  et  se  résigner  à  l'emploi  des  pères  nobles.  D'autre  part, 
il  lui  resterait,  la  liquidation  entamée  par  son  homme  d'affaires 
menée  à  bien,  une  vingtaine  de  mille  francs  de  rente  pour  tenir 
son  rang  dans  le  monde.  C'était  en  somme  fort  beau,  après  tant  de 
désordres  et  de  folies,  mais  ce  n'était  guère,  pour  un  homme  habi- 
tué à  dépenser  sans  compter.  Et,  dans  une  ombre  douce  et  mys- 
térieuse, la  figure  souriante  de  Régine  rayonnait,  avec  sa  belle 
carnation,  ses  cheveux  blonds,  son  front  pur  et  sans  rides.  Était-ce 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  587 

le  \isage  d'une  vieille  femme,  et  avait-on,  à  tout  prendre,  un  autre 
âge  que  celui  que  l'on  paraissait  ?  Or  Régine  riche  se  montrait  dans 
un  cadre  doré  qui  lui  donnait  un  charme  irrésistible. 

Fernand  passa  toute  la  journée  à  discuter  avec  lui-même.  Il  se 
promena  mélancoliquement  dans  son  jardin,  s'y  ennuya,  et  arriva  à 
cette  conclusion  qu'il  n'était  point  né  pour  la  vie  solitaire.  La  nuit, 
il  eut  des  songes  bizarres  dans  lesquels  il  voyait  Edmée  diaphane, 
éthérée,  vêtue  de  blanc  et  entrant  en  religion  pour  laissera  sa  mère 
le  droit  de  rester  toujours  jeune.  Le  matin,  il  prit  la  résolution  de 
demander  sa  main  à  M"®  de  Croix-Mort,  et  il  délibéra  sur  les  moyens 
à  employer  pour  forcer  les  défenses  qu'elle  avait  élevées  contre  lui. 
Elle  avait  défendu  sa  porte,  il  était  donc  tout  indiqué  qu'il  fallait  n'y 
pas  aller  heurter  une  fois  de  plus.  Connaissant  les  abords  de  la 
place,  il  n'avait  qu'à  se  poster  en  surveillance  et  à  saisir  l'occa- 
sion, qui  ne  pouvait  manquer  Je  se  présenter,  de  paraître  devant 
Régine  à  l'improviste,  vibrant  d'cne  ardeur  irrésistible.  Au  lieu 
de  se  diriger  vers  les  entrées  habituelles,  il  sauta  un  fossé,  pénétra 
dans  le  parc  et,  comme  un  Sylvain  (jiii  guette  une  nymphe,  il  at- 
tendit. 

11  se  trompait  en  croyant  que  la  comtesse,  comme  il  disait  dans 
son  argot  du  boulevard,  «  faisait  des  manières.  »  Elle  était  sérieuse- 
ment malade,  et  ce  n'était  pas  par  orgueil  et  par  colère  seulement 
qu'elle  tenait  Fernand  à  distance.  Elle  souffrait  physiquement  de 
violentes  névralgies,  causées  par  les  averses  glacées  qu'elle  avait 
supportées  et,  pendant  deux  jours,  n'avait  pas  quitté  son  lit.  Là,  elle 
avait  pu  à  loisir  réfléchir  à  sa  situation  et  penser  avec  horreur  à  l'on- 
trage  subi.  Elle  ne  se  souvenait  de  Fernand  qu'avec  dégoût.  Elle 
l'avait  vu  dans  une  sorte  d'ébriété,  les  yeux  égarés,  les  lèvres  trem- 
blantes, n'ayant  plus  rien  de  l'homme  élégant,  raffiné  et  charmant 
qui  dévidait  à  ses  pieds,  depuis  six  semaines,  les  pelotons  de  soie  du 
sentiment.  Elle  se  serait  admirablement  contentée  de  ce  doux  com- 
merce. Les  mots  lui  suffisaient  et  il  n'était  pas  besoin  d'en  venir 
aux  actes,  qui  lui  paraissaient  inutiles  et  répngnans.  Elle  regrettait 
amèrement  ses  délicieux  après-midi  et  ses  douces  soirées  de  tête- 
â-tête,  alors  que  Fernand,  préparant  ses  batteries,  songeait,  tout 
en  patelinant,  au  jour  prochain  de  l'assaut.  Ah  l  combien  elle  l'ai- 
mait mieux  ainsi  1  Et  pour  si  peu  il  avait  tout  gâté,  tout  perdu  !  Car 
elle  se  jurait  bien  de  ne  plus  le  revoir.  —  Un  amant  !  elle,  avoir  un 
amant  !  Elle  en  frémissait  d'indignation.  Puis(jue  avec  les  hommes, 
tout  rapport  affectueux  devait  forcément  aboutir  à  cette  atrocité,  il 
valait  mieux  se  cloîtrer  et  n'en  plus  jamais  accueillir  un  seul,  à 
commencer  par  M.  d'Ayères. 

Edmée,  sachant  la  comtesse  souffrante,  était  venue  sur  la  pointe 
du  pied  dans  sa  chambre  et  avait,  avec  une  sorte  d'instinct,  tourné 


588  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

autour  d'elle,  humant  l'air  comme  un  chien  qui  évente  le  loup  au 
bord  du  bois.  Elle  semblait  percevoir  dans  l'atmosphère,  avec 
son  flair  de  fille  élevée  dans  le  plein  air,  quelque  arôme  troublant, 
révélateur  du  mal  accompli.  Elle  plaignit  sa  mère  avec  plus  de  con- 
venance que  de  tendresse  et  la  gêna  beaucoup  avec  le  regard  noir 
de  ses  yeux,  en  quête  du  secret.  M"'*  de  Croix-Mort  craignit  de 
l'étonner  en  restant  plus  de  deux  jours  dans  son  lit  et  se  leva.  Elle 
descendit  au  salon  et  s'y  installa  au  coin  du  feu  à  travailler.  Ce  ne 
fut  pas  sans  angoisse  qu'elle  entendit  dans  le  vestibule  résonner  la 
voix  de  Fernand,  demandant  de  ses  nouvelles  avec  insistance  ;  mais 
elle  tint  bon.  Cependant  elle  ne  put  se  défendre  de  rougir  de- 
vant la  muette  interrogation  que  lui  adressa  Edmée,  étonnée  de 
voir  le  grand  favori  consigné  à  la  porte.  Quelle  explication  donner 
d'un  fait  si  singulier?  Inventer  une  histoire  que  cette  enfant  accep- 
terait en  apparence,  tout  en  redoublant  à  l'intérieur  ses  actives  re- 
cherches. Elle  n'était  pas  facile  à  duper.  Il  suffisait,  pour  s'en  assurer, 
de  voir  la  malice  pincée  de  son  sourire  et  l'abaissement  de  ses  pau- 
pières sur  ses  yeux,  comme  si  elle  tirait  un  voile  devant  sa 
pensée.  En  réalité ,  la  comtesse  commençait  à  redouter  cette 
fille  de  quinze  ans,  dont  l'intelligence,  extraordinairement  dévelop- 
pée par  la  solitude  réfléchie,  se  permettait  peut-être  de  la  juger. 
Elle  n'avait  pas  posé  une  question,  pas  prononcé  une  fois  le  nom  de 
M.  d'Ayères,  ce  qui  indiquait  bien  qu'au  fond  d'elle-même  il  se  fai- 
sait un  grave  travail  de  réflexion. 

M™®  de  Croix-Mort  voulut  donc  reprendre  aussi  vite  que  possible 
sa  vie  habituelle  et,  lorsque  Fernand  eut  prouvé  en  ne  venant  plus 
qu'il  avait  compris  l'inutilité  de  ses  démarches,  elle  se  décida  à  dire 
un  soir  pendant  le  dîner  : 

—  Nous  serons  quelque  temps  sans  recevoir  la  visite  de 
M.  d'Ayères  ;  il  est  à  Paris. 

Edmée  répondit  un  «  Ah!  »  qui  craqua  comme  la  batterie 
d'un  pistolet  qu'on  arme.  Si  sa  mère  avait  continué  à  parler, 
peut-être  l'enfant  eût-elle  lâché  le  coup.  Mais  la  comtesse 
n'osa  pas  et  le  dîner  s'acheva  dans  un  silence  pesant.  Le 
lendemain,  Régine  se  hasarda  à  se  promener  dans  le  parc.  L'air 
vif  lui  fit  du  bien.  Elle  suivit  avec  mélancolie  les  allées  qu'elle 
avait  parcourues  au  bras  de  celui  qui  alors  lui  plaisait  tant.  Elle 
s'arrêta  à  un  petit  rond-point,  sous  une  élégante  cabane  de 
chaume,  garnie  de  bancs  et  de  chaises  rustiques,  et  regarda  cou- 
ler la  Divonnette,  déjà  grossie  par  les  pluies  d'automne.  Le  sou- 
venir lui  revenait  de  ce  beau  jour  de  la  promenade  en  barque 
où,  criant  de  loin,  gai  et  insouciant,  il  était  arrivé  au  bas  du  pont, 
qu'elle  voyait  là  arrondissant  son  dos  de  pierre  sur  le  courant  ra- 
pide. Avec  quelle  souplesse  légère  il  avait  sauté  dans  le  bateau! 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  589 

Puis  il  avait  ramé,  assis  en  face  d'elle,  et  de  lui  se  dégageait  ce 
parfum  délicat  qu'il  portait  dans  ses  vêtemens.  Elle  tressaillit.  Cette 
senteur,  il  lui  sembla  qu'elle  venait  de  la  respirer  réellement.  Elle 
se  leva  en  proie  à  une  crainte  vague  et  elle  aperçut  Fernand,  de- 
bout ,  qui  la  regardait  en  souriant.  Elle  poussa  une  sourde  excla- 
mation et  fit  un  mouvement  pour  s'éloigner.  Il  s'avança  vers  elle, 
les  mains  tendues,  et  avec  une  suppliante  humilité  : 

—  Ohl  restez...  Un  seul  instant...  Depuis  huit  jours,  vous  me 
tenez  éloigné  de  vous...  Et  je  suis  trop  malheureux!.. 

Comme  elle  secouait  tristement  la  tête  : 

—  Je  le  mérite,  je  le  sais,  reprit-il  avec  ardeur,  et  je  ne  vous 
apporte  ici  que  des  regrets  et  des  prières...  Mais  il  faut  que  vous 
sachiez  combien  je  maudis  la  folie  qui  m'a  entraîné...  Je  suis  seul 
à  m'excuser,  et  peut-être  n'étais-je  pas  seul  coupable.  Inconsciem- 
ment, et  dans  toute  la  pureté  de  votre  âme,  vous  avez  été  ma 
complice. 

Il  se  glissa  près  d'elle,  et,  lui  parlant  presque  à  l'oreille  avec  une 
passion  qui  la  fit  frissonner  : 

—  Vous  étiez  si  belle  !.. 

Elle  se  sentit  reprise,  prête  à  retomber  sous  le  charme.  Son 
cœur  se  gonfla  et  des  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  ;  elle  voulut 
partir,  mais  il  lui  prit  les  mains,  et,  la  retenant  avec  une  douce 
violence  : 

—  Non  !  non  !  si  vous  vous  retirez  maintenant,  je  sens  que  je  ne 
vous  reverrai  plus  ;  il  m'a  fallu  vous  surprendre  pour  obtenir  ce 
court  moment  pendant  lequel  je  puis  vous  prier.  Non,  je  ne  veux 
pas  vivre  ainsi,  je  souffre  trop,  il  faut  que  vous  me  pardonniez...  Si 
vous  saviez  ce  qu'est  la  solitude  pour  moi,  après  le  temps  heureux 
passé  auprès  de  vous  !  Jamais  je  n'ai  mieux  compris  toute  la  dou- 
ceur de  cette  existence  à  deux,  si  pleine  de  délicates  et  pures  jouis- 
sances, que  depuis  que  vous  l'avez  fait  cesser. 

Régine  poussa  un  soupir  ;  il  l'entendit  et  devina  que  ses  regrets 
étaient  partagés.  Il  devint  plus  pressant,  reprit  les  thèmes  d'amour, 
autrefois  développés  par  lui  avec  tant  d'éclat  et  de  succès,  et  sut  les 
broder  de  variations  nouvelles.  Cette  musique  qui  plaisait  tant  à 
la  comtesse,  ce  concerto  sentimental,  il  l'exécuta  en  artiste  con- 
sommé. Et  vraiment  il  se  prit  lui-même  à  son  jeu,  il  pensa  ce  qu'il 
disait.  Pâlie  par  le  chagrin,  ses  beaux  yeux  humides  de  larmes,  les 
lèvres  agitées,  comme  si  elle  retenait  difiicilement  des  paroles  qu'elle 
trouvait  dangereuses  à  prononcer»  Régine  lui  parut  charmante,  et 
il  la  désira  passionnément.  Il  oublia  la  fortune,  il  ne  vit  plus  que  la 
femme.  Etant  sincère,  il  fut  éloquent,  et  les  tristesses  de  son  exil, 
loin  du  paradis  amoureux,  il  les  peignit  avec  tant  de  charme  que 
la  comtesse  s'avoua  à  elle-même  que,  sans  ce  démon,  qui  l'avait 


590  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

perdue,  il  n'y  avait  plus  du  tout  de  paradis.  Mais,  après  l'en  avoir 
banni,  comment  le  lui  rouvrir?  Et  quelle  foi  avoir  dans  les  pro- 
messes qu'il  ne  manquerait  pas  de  faire  ?  Comment  penser  même 
qu'il  pourrait  les  tenir  ? 

—  Vous  avez  détruit  en  moi  la  confiance,  dit-elle  avec  tristesse. 
Vous  recevoir  de  nouveau  serait  une  imprudence  que  je  ne  dois  pas 
commettre.  Et  d'ailleurs  quel  plaisir  pourrions-nous  éprouver  à  nous 
retrouver  l'un  près  de  l'autre  ?  Il  serait  empoisonné  par  le  souvenir 
des  torts  que  vous  avez  eus  envers  moi.  Croyez-vous  que  j'oublierai 
jamais?  Le  lien  qui  existait  entre  nous  a  été  rompu  brutalement  par 
vous,  et  il  est  impossible  à  renouer... 

Il  fît  un  geste  de  protestation. 

—  Pom*  quel  homme  me  prenez-vous?  dit-il.  Supposez-vous 
que  je  vous  aie  fait  l'injure  de  croire  un  seul  instant  que  vous  ac- 
cepteriez de  me  voir  rentrer  dans  votre  maison  sans  la  certitude 
que  je  tenterai  tout  pour  vous  obtenir?  Car,  puis-je  maintenant 
avoir  un  autre  rêve?..  Je  vous  aime  profondément,  et  c'est  vous 
tout  entière  que  je  veux.  Je  n'ai  point  de  réticence,  vous  le  voyez, 
je  vous  montre  le  fond  de  ma  pensée.  La  vie  sans  vous  me  paraît 
inacceptable,  et  c'est  ma  vie  que  je  vous  offre  de  partager. 

Et  comme  Régine  demeurait  interdite,  ne  s' attendant  pas  à  une 
semblable  proposition,  il  reprit  avec  viyacité  : 

—  Consentez  à  porter  mon  nom,  à  devenir  ma  femme,  faites 
de  moi  le  plus  heureux  des  hommes.  Donnez-moi  le  droit  de  vous 
aimer  sans  trouble  pour  vous  et  sans  remords  pour  moi.  Cette  inti- 
mité, qui  nous  était  si  douce,  rendez-la  définitive  et  faites-la  inat- 
taquable. C'était  une  folie  d'espérer  que,  même  innocente,  elle 
pourrait  échapper  à  la  malveillance.  Je  sais  que  je  vous  demande 
beaucoup  en  implorant  l'abandon  de  votre  liberté,  la  transforma- 
tion complète  de  votre  existence,  mais  je  m'efforcerai  de  vous  adou- 
cir le  sacrifice  par  ma  tendresse.  Soyez  bonne,  répondez-moi.  Il 
n'est  pas  besoin  de  réfléchir  pour  accorder  le  bonheur. 

Il  eut  un  moment  de  vive  émotion,  gagné  par  la  sensibilité  atten- 
drissante de  ses  paroles.  La  voix  s'étrangla  dans  sa  gorge,  il  eut 
des  larmes  dans  les  yeux  et  fut  forcé  de  s'interrompre.  Il  se  laissa 
tomber  sur  un  banc,  saisit  la  main  de  Régine  et  acheva  ce  qu'il 
avait  à  dire  par  des  baisers.  Elle,  souriante,  s'assit  à  ses  côtés, 
le  calmant  et  se  sentant  de  nouveau  un  grand  pouvoir  sur  lui. 

—  Vous  n'êtes  pas  raisonnable,  mon  pauvre  ami,  dit-elle  affec- 
tueusement ;  moi  devenir  votre  femme  !  Mais  vous  ne  m'avez  donc 
pas  regardée:  je  suis  vieille.  Dans  quatre  ans  j'aurai  la  quarantaine, 
et  vous,  vous  serez  encore  très  jeune.  Si  j'étais  assez  folle  pour 
accepter  votre  proposition,  vous  m'en  voudriez  cruellement,  et 
nous  serions  malheureux  tous  les  deux.  Et  puis  je  ne  m'appartiens 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  5&1 

pas,  j'ai  des  devoirs  à  remplir,  j'ai  une  fille  à  laquelle  il  faut  que 
ie  me  consacre.  Enfin  tout  ce  que  vous  avez  rêvé  est  séduisant, 
mais  irréalisable,  et  il  n'y  faut  plus  penser. 

Il  ne  se  tint  pas  pour  battu,  et  entreprit  de  réfuter  tous  ses  argu- 
mens  :  il  avait  cinq  ans  de  plus  qu'elle,  et  leur  âge  concordait 
parfaitement,  elle  était  jeune  de  visage  et  charmante  et  il  l'adorait. 
Le  seul  chagrin  qu'il  pût  avoir  ne  lui  viendrait  que  d'un  refus 
d'elle.  Sa  fille  serait,  dans  un  an  ou  deux,  bonne  à  marier  et  la 
laisserait  seule ,  et  alors  quelle  existence  elle  mènerait  dans 
ce  désert!  Lui,  il  saurait  lui  faire  une  vie  si  bonne,  si  douce,  si 
brillante.  Et  il  esquissait  des  plans  :  ils  passeraient  l'hiver  à  Paris, 
iusqu'au  mois  de  juin,  puis  l'été  à  Croix-Mort  ou  à  La  Vignerie.  Et 
le  monde  qu'elle  avait  quitté,  et  qui  s'ouvrirait  de  nouveau  pour 
elle!  Il  faisait  étalage  de  ses  relations,  il  nommait  ses  parens,  il 
montrait  dans  un  mirage  éclatant  l'avenir  plein  de  jours  de  fêtes  et 
de  plaisirs.  Et  déjà  Régine  pensive  ne  disait  plus  non.  Elle  restait  à 
l'écouter,  dans  la  petite  cabane  de  chaume,  au  bruit  câlin  de  la 
Divonnette  coulant  sous  l'arche  sonore.  La  notion  du  temps  lui 
-échappait,  la  nuit  commençait  déjà  à  toml)er,  et  elle  croyait  n'être 
auprès  de  Fernand  que  depuis  une  heure  à  peine.  Elle  se  leva  pour 
partir.  Il  la  serra  dans  ses  bras,  sans  qu'elle  se  défendît  trop  fort,  et 
avec  une  ardeur  passionnée,  comme  pour  la  rattacher  plus  étroite- 
ment^à  lui,  il  lui  |)rit  un  long  baiser.  Elle  recula  pâlissante,  mais 
sans  colère.  Alors,  sûr  d'elle  maintenant,  et  ne  croyant  plus  néces- 
saii-e  de  paraître  douter,  il  lui  dit  : 

—  Quand  vous  reverrai-je  ?  * 

—  11  faut,  quoi  que  vous  en  disiez,  que  j€  réfléchisse,  répondit- 
elle.  C'est  une  bien  grave  détermination  à  prendre,  je  n'ai  auprès 
de  moi  personne  qui  soit  en  mesure  de  me  conseiller.  Je  vous  de- 
mande donc  un  peu  de  temps...  Aussi  peu  que  possible,  ajouta-t-elle, 
en  voyant  le  visage  de  Fernand  se  rembrunir.  Mais  ne  venez  pa^ 
avant  que  je  vous  écrive.  Et  surtout  ne  doutez  pas  de  mon  affec- 
tion pour  vous. 

A  ces  mots  pleins  de  promesses,  il  voulut  se  rapprocher  d'elle, 
la  saisir  encore,  mais  elle  lui  fit  de  la  main  un  signe  d'adieu  qui 
ressemblait  étonnamment  à  un  baiser,  et,  légère,  elle  s'élança  dans 
l'allée  qui  conduisait  au  château.  Il  resta  un  moment  pensif,  puis 
tirant  un  cigare  de  sa  poche,  il  l'alluma,  et  poussant  sa  fumée  vers 
le  ciel  avec  une  satisfaction  orgueilleuse,  il  s'éloigna. 

Georges  Ohnet. 

(La  deurièma  partie  au  prochain  n".) 


LA 


MARINE    DE    1812 


D'APRÈS  LES  SOUVENIRS  INÉDITS  DE  L'AMIRAL  CHARLES  BAUDIN 


L'ancienne  marine,  —  la  marine  d'avant  Richelieu,  —  ne  con- 
naissait que  trois  grades,  comme  la  marine  des  galères  :  enseigne, 
capitaine  commandant,  capitaine  pourvu  de  la  commission  d'ami- 
ral. En  plus  d'une  circonstance  on  pourrait  souhaiter  qu'il  en  fût 
encore  ainsi.  On  trouverait  alors  dans  chaque  grade,  suivant  la 
nature  de  la  mission  à  remplir,  des  prudens  ou  des  audacieux,  des 
Tourville  ou  des  Nelson,  des  Doria  ou  des  don  Juan  d'Autriche. 
On  a  remarqué  que  les  nations,  au  sortir  de  la  guerre  civile,  devien- 
nent presque  toujours  des  nations  conquérantes  :  la  raison  en  est 
simple  ;  la  guerre  civile  engendre  de  jeunes  généraux.  L'empereur 
Napoléon  ne  s'arrêtait  guère  à  ces  distinctions  gênantes  de  capi- 
taine de  vaisseau  et  de  capitaine  de  frégate,  de  vice-amiral  et  de 
contre-amiral  ;  il  semble  même  qu'il  ait  montré,  vers  l'année  1812, 
un  penchant  très  marqué  à  chercher  les  hommes  dont  il  avait  be- 
soin dans  les  rangs  inférieurs  de  cette  marine  si  cruellement 
éprouvée  qu'avec  une  persistance  infatigable  il  appelait  une  der- 
nière fois  à  renaître.  Le  commandement  de  plusieurs  frégates  fut 
à  cette  époque  confié  à  des  officiers  que  leur  grade  ne  destinait  à 
commander  que  des  corvettes  ou  des  bricks.  Charles  Baudin  fut 
un  de  ces  capitaines. 

Les  vaillans  officiers,  espoir,  dans  leur  jeunesse,  d'un  règne  qui 


LA.  MARINE    DE    1812.  593 

finissait,  honneur  et  force,  dans  leur  maturité,  de  deux  autres  gou- 
vernemens  successivement  emportés  par  la  tourmente  révolution- 
naire, je  les  ai  presque  tous  connus  au  début  de  ma  carrière.  Quand 
je  parle  marine,  il  m'est  bien  difficile  de  ne  pas  répéter  invo- 
lontairement leurs  leçons;  quand  j'interroge  le  passé  pour  y  puiser 
des  exemples,  ce  n'est  jamais  sans  un  certain  regret  que  j'invoque 
d'autres  souvenirs  que  ceux  de  leurs  exploits.  Ai-je  besoin,  en  effet, 
de  rétrograder  jusqu'à  Louis  XIV  pour  apprendre  à  la  génération 
en  qui  repose  notre  fortune  à  venir  comment  on  franchit  un  goulet 
réputé  inexpugnable?  L'entrée  de  vive  force  d'une  escadre  à  voiles 
dans  le  Tage,  entreprise  que  n'osèrent,  au  temps  de  notre  occupa- 
tion, affronter  les  Anglais,  est,  à  coup  sûr,  un  fait  d'armes  dont 
auraient  été  fiers  les  Duquesne  et  les  Duguay-Trouin.  La  prise  du 
château  de  Saint-Jean  d'UlIoa,  a  ce  Gibraltar  des  Indes  »  assis  sur 
un  récif,  honore-t-elle  moins  les  armes  françaises  que  le  bombarde- 
ment de  Gênes  ou  le  bombardement  d'Alger?  Saint-Jean  d'Ulloa, 
Tanger,  Mogador,  ce  sont  des  résultats  complets  et  décisifs,  obte- 
nus avec  de  chétifs  moyens  sur  des  côtes  au  plus  haut  degré  pé- 
rilleuses. Que  pourrions-nous  donc  demander  de  mieux  aux  loin- 
taines légendes  des  vieux  siècles  de  gloire?  Que  nous  promettra  de 
plus  éclatant  notre  formidable  marine  à  vapeur,  avec  ses  puissantes 
machines,  ses  flancs  invulnérables  et  son  artillerie  monstrueuse? 

A  côté  de  ces  noms  sacrés  par  la  victoire,  j'aurais  bien  d'autres 
noms  illustres  à  citer,  quand  même  je  voudrais  me  borner  à  la  pé- 
riode de  renaissance  qui  commence  en  1809  pour  finir  en  1814. 
Rosamel,  Dupotet,  de  Mackau,  Hugon,  Lalande,  de  Rigny,  Roussin, 
Baudin,  de  La  Susse,  Parseval,  sortent  de  l'école  qu'ont  fondée 
les  Duperré,  les  Émériau,  les  Bouvet,  les  Hamelin,  les  Motard,  les 
Cosmao,  les  Plassan,  les  Bourayne,  —  si  j'en  oublie,  on  voudra 
bien  remarquer  que  j'omets  à  dessein  le  nom  de  mon  père.  — Tous 
ces  hommes  de  guerre,  si  remarquables  à  des  titres  divers,  avaient 
un  trait  commun  qui  m'a  vivement  frappé  :  ils  ne  mettaient  rien 
au-dessus  de  la  prise  d'une  frégate  anglaise. 

Des  frégates  anglaises!  on  n'en  a  jamais  pris  beaucoup.  L'ami- 
ral Roussin,  près  de  qui  j'ai  passé  de  si  longues  heures,  quand  de 
cruelles  souffrances  le  condamnaient,  après  deux  ministères,  à 
l'inaction,  m'a  très  peu  parlé  de  sa  campagne  du  Tage;  en  re- 
vanche, il  ne  se  lassait  pas  de  m'entretenir  de  ses  croisières  dans 
l'Inde.  L'amiral  Baudin  n'eût  point  échangé,  j'en  suis  convaincu, 
son  combat  du  Renard  contre  la  conquête  de  tout  le  Mexique. 
Aussi  le  jour  où,  cédant  aux  sollicitations  de  ses  enfans,  le  vain- 
queur de  Saint-Jean  d'Ulloa  et  de  la  Vera-Cruz  essaya  de  rassem- 
bler ses  souvenirs,  consentit  même,  par  un  suprême  effort,  à  les 

TOUS  Lxxni.  —  1886.  38 


ôy/i  RliVtE   DES   DEUX   MONDES. 

confier  au  papier,  le  vit-on  déposer  la  plume  dès  qu'il  fut  arrivé 
à  l'année  1815.  On  eût  dit  qu'à  partir  de  ces  jours  néfastes,  l'his- 
toire cessait  d'offrir  quelque  intérêt  et  ne  méritait  plus  d'être  ra- 
contée. 

Si  incomplet  qu'il  soit,  le  manuscrit  rédigé  en  iSh7  n'en  est  pas 
moins  un  manusi-rit  de  357  pages  in-folio.  On  le  mettait  hier  à  ma 
disposition,  m'abandonnant  le  soin  d'en  faire  l'usage  que  je  jugerais 
le  plus  utile  à  l'instruction  de  nos  officiers.  Pour  atteindre  ce  but,  il 
m'a  paru  qu'il  me  suffirait  de  condenser  un  travail  qui  portait  en 
lui-même  toute  sa  valeur  teclmique  et  littéraire.  Je  laisserai  donc 
autant  que  possible  la  parole  à  l'amiral  Baudin,  n'interrompant  que 
bien  raj-ement  par  mes  réflexions  son  récit.  On  ne  reconnaîtra  pas 
seulement  le  héros  à  ses  actes,  on  retrouvera  aussi  l'homme  dans 
son  style.. 

I. 

Charles  Baudin  était  né  à  Paris  le  21  juillet  1784.  Il  appartenait 
à  une  famille  originaire  de  Lorraine,  famille  de  magistrature  et  de 
finance,  qui  vint  se  fixer  à  Sedan  sousle  règne  de  Louis  XIV.  Le  père 
de  Charles  Baudin,  maire  de  Sedan  depuis  l'année  1789,  fut  élu  en 
1791  membre  de  l'assemblée  législative  pour  le  département  des 
Ardennes,  représenta  le  même  département  à  la  Convention  et  y 
vota  contre  la  mort  du  roi,  en  motivant  son  vote. 

Le  vaillant  marin  dont  nous  entreprenons  d'esquisser  l'histoire 
avait  commencé  son  éducation  au  collège  de  Sedan  ;  il  vint  l'ache- 
ver à  Paris,  où  son  père  l'appela  au  mois  d'avril  1794,  c'est-à-dire 
au  plus  fort  de  la  terreur.  Le  21  prairial  de  l'an  ii  de  la  république, 
Charles  fut  mis  en  pension  chez  le  citoyen  Savouré,  rue  de  la  Clé, 
auprès  de  Sainte-Pélagie,  (c  C'était,  nous  apprend  le  futur  amiral, 
la  seule  maison  d'éducation  de  l'ancienne  université  qui  fût  restée 
ouverte.  Homme  de  conscience  et  de  courage,  M.  Savouré  avait 
maintenu  chez  lui  l'enseignement  religieux.  Le  nombre  des  élèves 
était  de  120  à  130.  Le  personnel  des  professeurs  se  compo.nait  à  peu 
près  exclusivement  du  chef  de  l'institution  et  de  ses  fils  ;  M.  Sa- 
vouré dirigeait  lui-même  les  classes  de  troisième,  de  seconde  et 
de  rhétorique.  Nous  avions  pour  aumônier  un  excellent  honome, 
l'abbé  Puisié,  dont  le  souvenir  m'est  encore  cher.  Je  n'oublierai  ja- 
mais les  bontés  de  ce  digne  prêtre  et  ses  leçons  d'une  morale  si 
pure  :  ses  façons  affectueuses  et  dignes  lui  gagnaient  tons  les  cœurs. 
J'étais  en  vacances  chez  mon  père  quand  éclata  le  mouvement  du 
13;vendémiaire  an  iv  contre  la  Convention.  Ce  fut  dans  cette  jour- 
née que  mon  père,  alors  président  de  l'assemblée,  rencontra  pom* 
la  première  fois  le  général  Bonaparte  et  se  prit  pour  lui  d'une  admi- 


LA    MARINE    DE   1812.  59& 

ration  profonde.  Au  mois  de  mars  de  l'année  1796,  j'eus,  à  mon 
tour,  l'occasion  de  contempler  d'assez  près  l'homme  qui  venait  de 
faire  rentrer  dans  l'ordre  les  sections  insurgées.  Je  montais  le  grand 
escalier  par  lequel  on  arrivait  du  réfectoire  de  la  pension  aux 
appartemens  occupés  par  M.  Savouré,  lorsque  j'entendis  une  voi- 
ture s'arrêter  à  la  porte.  D'un  coupé  jaune,  d'assez  médiocre  ap- 
parence, attelé  de  deux  chevaux  de  couleur  différente,  sort  un  petit 
homme,  pâle  et  maigre,  à  longs  cheveux  noirs  flottant  sur  les  tempes, 
qui  monte  l'escalier  en  même  temps  que  moi,  entre  dans  l'anti- 
chambre et  demande  le  citoyen  Savouré.  «  Monsieur,  dit  le  visiteur, 
—  dans  ce  temps-là  pourtant  il  n'était  pas  seulement  d'usage,  il 
était  d'une  prudence  vulgaire  de  dire  :  citoyen,  —  monsieur,  j'ai 
cherché  dans  tout  Paris  une  maison  d'éducation  qui  réunît  à  la  tra- 
dition des  bonnes  et  anciennes  études  de  l'université  la  tradition  de 
l'enseignement  religieux  aujourd'hui  partout  oublié  ;  je  dois  vous 
avouer  que  je  n'ai  trouvé  que  la  vôtre.  J'ai  un  jeune  frère  dont 
l'éducation  s'est  malheureusement  ressentie  des  temps  de  trouble 
dont  nous  sortons  à  peine  :  je  viens  vous  demander  de  vouloir  bien 
l'admettre  au  nombre  de  vos  élèves.  Je  suis  nommé  général  en  chef 
de  l'armée  d'Italie  :  je  pars  dans  quelques  jours,  demain  ou  après 
demain  peut-être  ;  si,  pendant  mon  absence,  vous  voulez  bien  avoir 
la  bonté  de  m'adresser,  chaque  décade,  le  bulletin  des  progrès  de 
mon  frère,  quelque  occupé  que  je  puisse  être  des  soins  de  mon 
commandement,  comptez  que  je  trouverai  toujours  le  temps  de 
vous  répondre.  » 

L'épisode,  si  intime  qu'il  paraisse,  a  bien  son  intérêt.  Ainsi  donc 
ce  n'est  pas  en  1802,  c'est  en  96  que  «  Napoléon  perçait  sous  Bo- 
naparte. »  Le  général  auquel  la  révolution  aux  abois  devait  son 
salut,  faisait,  —  nous  ne  devons  guère  nous  en  étonner,  —  «  ou- 
vrir, suivant  l'expression  du  jeune  Baudin,  à  M.  Savouré  de  grands 
yeux;  »  dès  celte  époque,  en  dépit  du  canon  de  vendémiaire,  il 
contenait  en  germe  le  souverain  qui  écrira,  le  13  décembre  1805, 
à  M.  de  Champagtiy  :  «  Mon  premier  devoir  est  d'empêcher  qu'on 
n'empoisonne  la  morale  de  mon  peuple.  L'athéisme,  qui  ôte  à 
l'homme  ses  consolations  et  ses  espérances,  est  destructeur  de 
toute  morale,  sinon  dans  les  individus,  du  moins  dans  les  nations.  » 

«  Quelques  jours  après,  continue  l'amiral,  Bonaparte  amena  son 
frère.  Jérôme  avait,  je  crois,  un  an  ou  deux  de  plus  que  moi.  Il 
était  maigre,  d'une  taille  élégante,  d'une  figure  agréable.  Quand 
le  général  revint  à  Paris,  après  sa  brillante  campagne,  il  vint  de 
nouveau  rendre  visite  à  M.  Savouré.  Gomme  la  première  fois,  il 
descendit  dans  la  cour  et  fut  l'objet  des  acclamations  des  élèves. 
Lorsqu'il  partit  pour  l'Egypte,  il  laissa  Jéi'ôme  à  la  pension,  char- 


596  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

géant  Barras  de  surveiller  son  éducation,  —  choix  bien  peu  sûr  et 
le  pire  assurément  qu'il  pût  faire.  —  Deux  fois  par  décade,  les 
aides-de-camp  de  Barras  venaient  à  la  pension  chercher  Jérôme. 
Les  éludes  du  jeune  frère  de  Bonaparte  souffraient  naturellement  de 
ces  trop  fréquentes  sorties.  M.  Savouré  écrivit  à  Barras  la  lettre 
suivante  : 

«  Citoyen  directeur, 

«  Lorsque  le  général  Bonaparte  m'a  confié  le  soin  de  l'éducation 
de  son  jeune  frère,  il  a  voulu  que  j'en  fisse  un  homme  instruit  et 
capable.  Or  je  dois  vous  dire  que  rien  n'est  plus  contraire  à  ce  but 
que  la  fréquentation  continuelle  de  vos  aides-de-camp.  Veuillez 
donc,  citoyen  directeur,  me  laisser  entièrement  maître  de  l'éduca- 
tion du  jeune  Jérôme,  ou  bien  retirez-le  de  chez  moi. 
«  Salut  et  respect.  » 

«  Barras  n'était  pas  capable  d'apprécier  un  tel  homme  :  il  prit 
M.  Savouré  au  mot  et  retira  Jérôme  de  la  pension,  au  commence- 
ment de  l'année  1799.  Il  le  mit  d'abord  à  Juilly,  puis  à  Saint- 
Germain,  chez  M.  Mac-Dermolt. 

«  L'automne  de  1797  me  vit  entrer  en  rhétorique.  Je  comptais 
un  peu  plus  de  treize  ans.  Mes  études  avaient  été  bonnes  et  je 
ne  me  rappelle  pas  sans  un  certain  plaisir  mes  petits  succès  de 
collège.  Il  m'arriva  même,  —  honneur  dont  je  suis  resté  fier,  — 
d'être  deux  fois  couronné  à  la  fête  pubhque  de  la  jeunesse,  fête 
républicaine  qui  se  célébrait,  autant  qu'il  m'en  souvient,  le  10  ger- 
minal de  chaque  année.  Toutes  les  pensions  de  Paris  y  concou- 
raient, chacune  présentant  au  concours  son  élève  le  plus  distingué. 
Au  mois  d'août  1799,  mes  humanités  se  trouvèrent  terminées.  L'am- 
bition de  mon  père  n'était  pas  encore  à  mon  sujet  complètement 
satisfaite.  Nommé  membre  de  l'Institut  dans  la  classe  des  sciences 
morales  et  politiques,  lorsque  la  loi  du  3  brumaire  an  iv  fondit  en 
un  seul  corps  les  quatre  académies,  mon  père  attachait  le  plus  grand 
prix  à  me  donner  au  moins  un  aperçu  de  toutes  les  connaissances 
humaines.  J'eus  un  maître  de  dessin  et  un  rnaître  de  mathémati- 
ques; le  peintre  "Vincent,  un  des  confrères  de  mon  père,  offrit  de 
me  recevoir  dans  son  atelier,  quand  je  serais  un  peu  plus  avancé; 
le  géomètre  Lacroix  promettait  de  me  pousser  en  mathématiques; 
Gail  l'helléniste  me  fortifierait  sur  le  grec  ;  Audran  m'apprendrait 
l'hébreu,  le  chaldaïque,  le  syriaque  ;  Men telle  se  chargeait  de  la 
géographie.  La  plupart  des  confrères  de  mon  père,  pour  ne  pas 
dire  tous,  lui  étaient  extrêmement  attachés  et  m'auraient  volon- 


LA  MARIAE   DE    1812.  597 

tiers  donné  des  soins.  Mon  instruction  était  donc  destinée  à  être 
complète  :  une  douloureuse  catastrophe  vint  tout  à  coup  l'inter- 
rompre. 

«  La  France  traversait  une  situation  très  critique.  Elle  avait 
perdu  presque  tout  le  fruit  de  ses  victoires  :  la  malheureuse  dé- 
faite de  Novi  nous  contraignait  à  évacuer  l'Italie  ;  l'armée  d'Alle- 
magne venait  de  repasser  le  Rhin  et  déjà  les  Autrichiens  me- 
naçaient notre  frontière  du  Var.  Le  désordre  des  finances  était 
extrême,  le  directoire  sans  considération  et  sans  force  ;  des  clubs 
anarchiques  réveillaient  l'esprit  du  jacobinisme.  Un  changement 
de  gouvernement  semblait  une  nécessité  inévitable.  Mon  père  souf- 
frait profondément  de  cet  état  de  choses.  Il  avait  eu  plusieurs  con- 
férences avec  les  deux  directeurs  Sieyès  et  Roger-Ducos  :  il  en  avait 
eu  également  avec  quelques-uns  de  ses  collègues  du  conseil  des 
anciens.  Le  21  vendémiaire  an  viii, —  12  octobre  1799,  —  il  dînait, 
avec  quelques  amis  politiques,  chez  le  restaurateur  Billot,  qui  occu- 
pait alors  la  maison  qu'on  voit  en  face  du  Pont-Royal,  au  coin  de 
la  rue  du  Bac  et  du  quai  Voltaire  :  à  dix  heures  du  soir,  on  vint 
le  chercher  de  la  part  de  Sieyès.  Chez  Sieyès,  dans  le  salon  d'at- 
tente, se  promenait  déjà,  de  long  en  large,  le  général  Moreau,  qui 
arrivait  de  l'armée  d'Italie.  Mou  père  aimait  beaucoup  Moreau;  il 
appréciait  ses  talens  militaires,  sa  simplicité  républicaine,  son  ca- 
ractère privé.  Moreau,  en  voyant  entrer  mon  père,  courut  à  lui 
et  l'embrassa.  L'entrevue  fut  très  aiïectueuse  :  mon  père  en  fut 
vivement  ému.  Après  quelques  instans,  on  vint  les  prévenir  que 
Sieyès  les  attendait  tous  deux  dans  son  cabinet.  Ils  le  trouvèrent 
seul  :  dès  que  la  porte  fut  fermée,  Sieyès  leur  dit  :  «  Devinez  ce 
que  j'ai  à  vous  annoncer  !  Je  vous  le  donne  en  dix,  je  vous  le 
donne  en  cent,  je  vous  le  donne  en  mille  :  vous  ne  devinerez  ja- 
mais! Bonaparte  vient  de  débarquer  à  Fréjus  !  —  Eh  bien!  dit 
Moreau,  voilà  votre  homme.  Vous  me  faisiez  venir  ici  pour  effec- 
tuer, au  besoin,  un  mouvement  militaire.  Bonaparte  vous  convient 
bien  mieux  :  il  a,  bien  plus  que  moi,  la  faveur  du  peuple  et  celle 
de  l'armée.  »  Mon  père,  à  ces  paroles,  fut  transporté  de  joie  :  il 
avait  une  très  haute  opinion  du  général  Bonaparte.  Il  le  regardait 
comme  le  seul  homme  capable  de  ramener  la  victoire  au  dehors  et 
de  dominer  l'anarchie  au  dedans.  Il  était  plus  de  minuit  quand 
mon  père  revint  aux  Tuileries,  où  il  occupait,  en  sa  qualité  de 
directeur  des  archives  nationales,  l'appartement  qui  fut,  après 
1830,  assigné  pour  logement  au  prince  de  Joinville.  En  descen- 
dant de  voiture,  il  donna  tout  ce  qu'il  avait  dans  sa  bourse  au 
cocher  et  entra  chez  ma  mère,  ivre  de  bonheur  et  d'espoir.  Jus- 
qu'à deux  heures  du  matin,  il  resta  auprès  d'elle  au  coin  du  feu, 
lui  faisant  part  de  toutes  ses  idées  sur  l'avenir  de  la  France, 


598  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pour  laquelle  il  entrevoyait  les  destinées  les  plus  prospères.  Ma 
mère  eut  beaucoup  de  peine  à  obtenir  qu'il  se  couchât,  tant  il  était 
animé  :  à  six  heures,  mon  père  voulut  se  lever.  Il  se  mit  sur  son 
séant,  poussa  un  cri  et  tomba  mort.  Il  n'avait  que  cinquante  ans. 

«  La  douleur  de  ma  mère  et  la  mienne  ne  peuvent  se  décrire  : 
aujourd'hui  encore,  après  plus  de  quarante-cinq  années,  je  res- 
sens cette  perte  cruelle  aussi  vivement  que  le  premier  jour.  Je  n'ai 
rien  connu  au  monde  de  plus  vertueux,  de  meilleur,  de  plus  par- 
fait que  mon  père;  je  n'ai  rencontré  nul  homme,  quelque  élevé 
qu'il  fût  en  dignités,  en  fortune,  en  talens,  en  vertus,  de  qui  je  me 
sois  jamais  dit  :  «  Je  voudrais  être  le  fils  de  cet  homme,  plutôt  que 
celui  du  père  que  la  nature  m'avait  donné.  » 

«  La  mort  de  mon  père  fut  vivement  sentie  par  la  grande  majo- 
rité de  ses  collègues.  Malgré  son  extrême  modestie,  il  avait  inspiré 
une  estime  et  une  affection  générales  :  des  regrets  publics  et  presque 
unanimes  furent  donnés  à  sa  mémoire.  Un  service  funèbre  fut  cé- 
lébré pour  lui  à  Saint-Germain-l'Auxerrois.  C'était  la  première  céré- 
monie de  ce  genre  en  France  depuis  l'abolition  du  culte  catholique 
en  1793  :  distinction  bien  méritée,  à  coup  sûr,  par  mon  père,  qui, 
dans  les  temps  les  plus  funestes ,  au  fort  de  la  Terreur,  eut 
toujours  le  courage  de  réclamer  le  libre  exercice  de  la  reli- 
gion chrétienne  et  les  pieuses  funérailles  qu'on  refusait  alors  aux 
morts.  » 

H. 

«  iSous  restions,  ma  mère  et  moi,  sans  fortune.  Aucun  parti 
n'avait  été  pris  à  mon  égard,  lorsque  le  18  brumaire  mit  au  pou- 
voir le  général  Bonaparte.  A  peine  nommé  consul ,  Bonaparte  s'em- 
pressa d'envoyer  à  ma  mère  son  aide -de-camp ,  le  général  Vic- 
tor, depuis  maréchal  et  duc  de  Bellune ,  pour  lui  témoigner  la 
pai't  qu'il  prenait  à  ses  regrets  et  lui  exprimer  le  désir  que  j'en- 
trasse dans  la  marine.  Ma  mère,  encore  dans  ces  premiers  mo- 
mens  de  douleur  où  une  femme  n'a  guère  de  volonté  à  elle,  répon- 
dit qu'elle  ferait  de  moi  tout  ce  qui  plairait  au  consul.  M.  Bourdon 
de  Vatry,  alors  ministre  de  la  marine,  se  montra  extrêmement 
bienveillant.  En  peu  de  jours,  mon  sort  fut  décidé.  Je  ne  pos- 
sédais pas  la  plus  légère  idée  de  ce  que  pouvait  être  le  métier 
de  marin,  j'avais  seulement  le  goût  des  voyages  et  je  ne  deman- 
dais pas  mieux  que  d'embrasser  une  carrière  qui  m'offrait  la  per- 
spective de  satisfaire  cette  inclination.  Le  ministre  me  plaça  pen- 
dant quelque  temps  au  Dépôt  des  cartes  et  plans  de  la  marine,  oh 
je  reçus  du  digne  M.  Buache  et  de  son  collaboi-ateur,  M.  Pazu- 
meau,  les  premières  notions  d'hydrographie.  Vers  la  fin  de  fri- 


LA   ]kURliS£   DE    1812.  599 

maire,  le  cammissaire  principal  de  la  mai'ioe  au  Havre,  M.  Le 
Vacher,  retournant  de  Paris  à  son  poste,  je  lui  fus  confié  par  le 
ministre. 

a  Le  premier  navire  de  guerre  sur  lequel  je  fus  embarqué  s'ap- 
pelait le  Foudroyant.  C'était  une  prame,  —  navire  mixte  à  voiles 
et  à  rames,  —  de  douze  canons  de  2/i,  commandée  pai*  un  brave 
lieutenant  de  vaisseau  appelé  Tuvaclie,  dont  je  me  rappellerai  tou- 
jours l'excellent  accueil,  ainsi  que  celui  de  son  second,  le  lieute- 
nant Lebail.  Il  leur  fallait  beaucoup  d'indulgence  pour  faire  si 
bonne  réception  à  un  jeune  novice  qui  se  présentait  avec  toute 
l'inexpérience,  et,  par  conséquent,  avec  tous  les  ridicules  d'un 
Parisien  sortant  du  collège.  Je  ne  fus  pas  d'ailleurs  longtemps 
sous  leurs  ordres  :  au  bout  d'un  mois,  le  Foudroyant  fut  désarmé 
et  je  passai  sur  une  des  canonnières  de  la  flottille  destinée  à  la  dé- 
fense de  la  côte.  Cette  canonnière,  assez  méchant  bateau,  n'avait 
point  de  nom  :  elle  était  désignée  par  son  numéro,  —  le  numéro  A<5. 
Elle  portait  le  guidon  du  commandant  de  la  flottille,  le  capitaiiie 
Helloin  de  Vaudreuil.  Pendant  les  six  mois  que  je  passai  sur  ce 
naviie,  notre  navigation  se  borna  uniquement  à  quelques  sorties 
en  rade  du  Havre.  J'étais,  du  reste,  fort  libre,  et  j'employais  mon 
temps  à  me  perfectionner  dans  l'étude  des  mathématiques  et  du 
dessin. 

«  Au  mois  de  juin  1800,  je  subis  mon  examen  d'aspirant  de 
deuxième  classe.  J'eus  pour  examinateur  Monge  le  jeune,  frère  du 
célèbre  mathématicien.  Je  fus  reçu  d'emblée.  On  faisait  alors  au 
Havre  les  préparatifs  de  l'expédition  de  découverte  aux  terres  aus- 
trales. Je  ne  pouvais  entendre  parler  d'une  semblable  campagne 
sans  désirer  ardemment  y  prendre  part.  J'écrivis  à  ma  mère  et  aux 
amis  de  mon  père  à  Paris  :  ils  s'employèrent  activement  à  seconder 
mon  projet,  mais  il  leur  fallut  s'adi'esser  au  premier  cousiU  en 
personne,  car  les  places,  dans  cette  expédition,  étaient  extrèaae- 
ment  recherchées. 

«  Enfin,  je  fus  agréé  et  je  commençai  mon  service  d'aspirant  à 
bord  du  Géoyrapke^  grande  et  belle  corvette,  toute  neuve,  de 
trente-deux  canons,  que  devait  monter  le  commandant  de  l'expé- 
dition, le  capitaine  de  vaisseau  Nicolas  Baudin.  Nous  portions  le 
même  nom  :  aucun  lien  de  parenté  ne  nous  unissait.  Ma  joie  était 
extrême  :  le  I>onheur  de  porter  l'uniforme,  d'exercer  ma  petite  part 
d'autorité,  la  perspective  d'un  voyage  lointain  et  fécond  en  aven- 
tures, tout  cela  m'enivrait. 

«  Nous  arrivâmes  à  l'Ile-de-France  dans  les  premiers  jours  de 
mars  1801,  après  cent  cinquante  joui's  de  traversée.  Cette  colonie, 
tout  en  restant  attachée  à  la  France,  s'était  cependant  maintenue 
indépendante  en  ce  qui  conce'-nait  le  régime  de  l'esclavage  :  elle 


600  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

avait  su  résister  aux  décrets  de  la  Convention,  qui  proclamaient 
l'affranchissement  des  nègres.  Elle  maintint  ainsi  dans  son  sein 
l'ordre  et  la  prospérité,  faisant  respecter  en  même  temps,  dans  les 
mers  de  l'Inde,  le  pavillon  français.  On  était  fort  patriote  à  l'Ile-de- 
France  :  notre  arrivée  y  excita  un  intérêt  général.  Après  quarante 
jours  de  relâche,  nous  fîmes  voiles  pour  la  Nouvelle-Hollande  le 
25  avril  1801.  Je  ne  raconterai  pas  toutes  les  épreuves  de  cette 
campagne  d'exploration,  une  des  plus  pénibles,  mais  en  même 
temps  une  des  plus  instructives  que  j'aie  faites.  Aucune  misère  ne 
nous  fut  épargnée  :  dyssenterie,  scorbut,  manque  de  vivres,  priva- 
tion d'eau,  tout  ce  qui  peut  aigrir  les  caractères  et  décimer  un 
équipage  fut  notre  lot,  comme  il  avait  été  celui  de  l'expédition  de 
d'Entrecasteaux.  Vers  la  fin  de  l'année  1802,  nous  avions  reconnu 
la  terre  de  Lewin,  jeté  l'ancre  dans  la  baie  des  Chiens-Marins, 
relâché  deux  fois  à  Timor,  exploré  la  côte  de  Van-Diémen  :  on  ne 
saurait  se  faire  une  idée  de  l'état  de  délabrement  et  de  dénûment 
général  auquel  nous  étions  réduits.  La  saison  était  rigoureuse  et 
nos  pauvres  matelots  manquaient  de  vêtemens  :  ceux  qu'on  avait 
embarqués  en  France  se  trouvaient  trop  petits  pour  des  hommes 
dans  la  force  de  l'âge;  ils  auraient  à  peine  convenu  à  des  enfans. 
Quant  aux  vivres,  nous  n'avions  que  du  biscuit  rempli  de  vers, 
des  salaisons  pourries,  du  riz  germé;  pour  toute  boisson,  une  eau- 
de-vie  de  riz  nauséabonde  qu'on  appelle  arack.  Lorsque  les  souf- 
frances et  les  privations  furent  arrivées  à  un  point  tout  à  fait  into- 
lérable, le  commandant  reconnut  la  nécessité  de  suspendre  notre 
exploration  et  d'aller  chercher  les  moyens  de  la  poursuivre  à  l'éta- 
blissement anglais  de  Port-Jackson,  situé  sur  la  côte  orientale  de 
l'Australie.  Nous  fûmes  accueillis  avec  une  grande  cordialité  à  Port- 
Jackson  :  le  gouverneur  était  le  capitaine  King,  de  la  marine  royale 
britannique,  ancien  lieutenant  et  collaborateur  fort  distingué  du 
célèbre  Cook.  Fondée  au  commencement  de  l'année  1788,  la  colo- 
nie comptait  alors  quatorze  années  d'existence.  Dans  cette  jeune  co- 
lonie jetée  au  bout  du  monde  nous  trouvâmes  toutes  les  ressources 
nécessaires  pour  nous  réparer  et  nous  ravitailler.  Le  18  novembre, 
nous  mîmes  à  la  voile  et  reprîmes  l'exploration  de  la  côte  méridio- 
nale de  la  Nouvelle-Hollande.  La  reconnaissance  du  sud  achevée, 
nous  entreprîmes  celle  de  l'ouest  et  du  nord -ouest.  Le  7  mai  1803, 
après  une  campagne  beaucoup  plus  fructueuse  que  les  campagnes 
des  deux  années  précédentes,  nous  relâchions  de  nouveau  à  Timor. 
«  Le  3  juin,  nous  quittâmes  Timor  avec  l'intention  de  visiter  la 
côte  septentrionale  de  la  Nouvelle-Hollande,  principalement  le  golfe 
de  Carpentarie.  La  saison  était  malheureusement  contraire  à  nos 
projets  :  les  vents  soufflaient  avec  force  de  l'est.  Nous  luttâmes 
courageusement  pendant  un  mois.  Le  commandant  finit  par  déses- 


LA   MARINE    DE    1812.  601 

pérer  de  pouvoir  s'élever  dans  Test  :  il  annonça  publiquement  qu'il 
allait  continuer  ses  efforts  pendant  toute  la  durée  de  la  lune.  Si  la 
lune  nouvelle  n'amenait  pas  un  changement  favorable  dans  le 
temps,  il  considérerait  la  campagne  comme  terminée  et  ferait  route 
pour  l'Ile-de-France. 

«  Le  commandant  était  alors  malade  et  très  fatigué.  II  crachait 
le  sang;  le  dégoût  commençait  à  s'emparer  de  lui.  Il  n'attendit 
même  pas  l'époque  qu'il  avait  fixée  pour  renoncer  à  la  continua- 
tion du  voyage.  Un  soir,  à  neuf  heures,  le  7  juillet  1803,  il  parut 
sur  le  pont  et  donna  l'ordre  à  l'oflicier  de  quart  de  mettre  le  cap  à 
l'ouest,  en  d'autres  termes,  de  faire  route  pour  l'Ile-de-France.  En 
un  instant,  la  nouvelle  se  répand  dans  tout  le  navire.  La  moitié  de 
l'équipage  était  couchée  :  elle  se  lève  et  accourt  dans  un  transport 
de  joie.  On  se  félicitait,  on  s'embrassait.  La  nuit  se  passa  dans  les 
danses  et  les  chants  ;  personne  n'eut  l'idée  d'aller  se  livrer  au  som- 
meil. Le  7  août,  nous  arrivâmes  à  l' Ile-de-France.  Peu  de  jours  après, 
l'état  de  notre  commandant  s'aggrava  et  nous  le  perdîmes.  Il  avait 
montré  une  très  grande  force  d'âme  dans  ses  derniers  jours. 

«  Le  16  mai  18o3,  la  guerre  éclata  de  nouveau  entre  r.\ngleterre 
et  la  France  :  le  16  décembre,  nous  mîmes  à  la  voile  pour  opérer 
notre  retour  dans  les  mers  d'Europe.  La  traversée  fut  heureuse  : 
nous  touchâmes  à  Bourbon,  au  cap  de  Bonne- Espérance ,  et,  le 
25  mars  1804,  après  trois  ans  et  cinq  mois  de  campagne,  nous  en- 
trâmes à  Lorient.  Les  énormes  collections  d'histoire  naturelle  et  les 
animaux  vivans  que  nous  rapportions  furent  sur-le-champ  expédiés 
à  Paris.  Ma  mère  habitait  Dunkerque  :  j'obtins  un  congé  pour  aller 
la  voir.  En  passant  par  Paris,  j'y  trouvai  mon  brevet  d'enseigne.  Les 
congés  passent  vite  :  à  l'expiration  du  mien,  je  fus  envoyé  à  Brest, 
où  se  trouvait  rassemblée  une  escadre  de  vingt  et  un  vaisseaux, 
sous  le  commandement  du  vice-amiral  Ganteaume.  Je  désirais  beau- 
coup en  faire  partie,  car  c'est  toujours  dans  les  escadres  nombreuses 
que  s'acquiert  l'instruction  sans  laquelle  il  n'est  pas  de  véritable 
officier  de  guerre.  Je  fus  donc  très  désappointé  lorsque,  le  lende- 
main même  de  mon  arrivée  à  Brest,  je  fus  nommé  au  commande- 
ment de  la  canonnière  n°  97.  Le  général  Gaffarelli,  préfet  maritime, 
crut  me  faire  grand  plaisir  en  m'assignant  cet  emploi  :  je  n'avais 
pas  vingt  ans.  La  faveur  était  ambitionnée  par  beaucoup  d'officiers  ; 
elle  ne  fut  pour  moi  qu'une  déception.  » 

IIL 

Les  souvenirs  de  jeunesse  sont  toujours  les  plus  vifs  :  l'amiral 
Baudin  s'y  attarderait  peut-être,  prenons  un  instant  sa  place  et 
résumons  en  quelques  lignes  son  séjour  sur  la  rade  de  Brest.  Au 


602  REVUE   DES    DTEUX.   MONDES. 

mois  de  février  1805,  la  canonnière  n»  97  reçut  l'ordre  d'opérer  son 
désarmement;  l'enseigne  de  vaisseau  Baudin  passa  sans  regret  de 
ce  bâtiment,  qui  satisfaisait  peu  ses  instincts  de  marin,  non  plus 
comme  capitaine,  mais  comme  simple  officier  de  quart,  sur  la  Dili- 
gente ,  charmante  corvette  armée  de  vingt  canons  et  citée  pour  sa 
marche  tout  à  fait  supérieure.  L'été  de  1805  se  passa  néanmoins 
sans  qu'aucune  circonstance  vînt  seconder  le  désir  d'activité  d'un 
officier  qui  commençait  à  sentir  ses  forces  et  qui  cherchait  avec  ardeur 
l'occasion  de  montrer  ce  qu'il  savait  faire.  L'escadre  sortit  deux  fois  : 
ce  fut  pour  aller  mouiller  sur  la  rade  de  Berthaume  et  pour  revenir 
bientôt,  ainsi  que  le  chantaient  alors  les  aspirans,  a  poussée  par  un 
vent  d'ouest,  de  Berthaume  à  Brest.  »  Quelques-uns  de  nos  vaisseaux 
se  trouvèrent  engagés  avec  la  tête  d'une  des  colonnes  de  l'escadre 
anglaise  :  il  n'y  eut  là  qu'une  simple  escarmouche,  une  escarmouche 
sans  conséquences  sérieuses,  sans  tués  ni  blessés  de  part  ou  d'autre. 
A  quoi  bon  être  embarqué  sur  un  navire  doué  de  toutes  les  qua- 
lités d'un  merveilleux  corsaire,  pour  passer  son  temps  à  évoluer 
autour  de  la  roche  Mingan?  Charles  Baudin  ne  tarda  pas  à  échanger 
sa  corvette  pour  un  ^1lisseau.  Un  ordre  de  l'amiral  Willaumez  le 
transborda  de  la  corvette  la  Diligente  sur  le  vaisseau  l' Ulysse,  com- 
mandé par  le  capitaine  Allemand.  L'Ulysse  élait  un  curieux  échan- 
tillon de  cette  flotte  qui,  pour  se  grossir  numériquement,  ne  crai- 
gnait pas  de  faire  flèche  de  tout  bois.  Vieille  carcasse  de  construction 
espagnole,  ce  vaisseau  ne  comptait  pas  moins  de  cinquante-quatre 
années  de  service.  Bâti  en  bois  de  cèdre,  bois  justement  considéré 
par  les  ingénieurs  de  la  Péninsule  comme  impérissable,  il  n'eût 
pas  cependant,  par  suite  de  l'affaiblissement  de  ses  liaisons,  tenu 
la  mer  pendant  quinze  jours.  Il  faisait  bonne  figure  sur  les  états 
qu'on  mettait  sous  les  yeux  de  l'empereur;  il  n'aurait  pu  servir 
qu'à  compromettre  l'escadre  à  laquelle  on  l'eût  attaché. 

«  Rester  sur  ce  vaisseau,  nous  dit  l'amiral  Baudin  avec  un  accent 
d'humeur  qui  se  rencontre  bien  rarement  dans  ses  mémoires,  c'était 
se  condamner  à  ne  jamais  aller  à  la  mer.  J'écrivis  à  M.  Forestier 
qui  dirigeait  alors  à  Paris  le  personnel  de  la  marine  :  je  lui  deman- 
dais de  me  faire  employer  activement  et,  s'il  était  possible,  dans  un 
service  lointain.  Courrier  par  courrier,  l'ordre  vint  de  m'expédier  à 
Saint-Malo,  où  je  serais  embarqué  sur  la  frégate  la  Piémontaise.  Le 
commandant  de  la  Piémontaise ,  le  capitaine  Épron,  m'accueillit  à 
merveille  et  me  désigna  tout  d'abord  pour  son  officier  de  manœuvre. 
Nous  quittâmes  Saint-Malo  dans  le  courant  de  décembre  1805  :  je 
me  revis  enfin  en  pleine  mer.  La  Piémontaise  était  construite  sur 
les  plans  d'un  ingénieur  nommé  M.  Pestel,  ingénieur  assez  mal  vu 
dans  son  corps,  parce  qu'il  sortait  de  la  classe  des  constructeurs 
du  commerce  :  M.  Pestel  n'en  avait  pas  moins  fait  descendre  des 


LA   ilARLSE    DE    1812.  608 

cliantiers  un  navire  d'une  marche  quelquefois  surprenante.  Cepen- 
dant notre  traversée  de  Saint-Malo  à  T lie-de-France  fut  loin  d'être 
awssi  rapide  qu'elle  aurait  dû  l'être.  Le  capitaine  Épron  passait  la 
ligne  pour  la  première  fois  :  il  s'enfonça  dans  le  golfe  de  Bénin, 
espérant  y  capturer  quelques  négriers.  Nous  ne  rencontrâmes  pas 
un  seul  navire  anglais,  et,  pour  comble  de  malheur,  nous  perdîmes 
un  temps  précieux  à  vouloir  nous  rapprocher  de  la  côte  d'Afrique. 
Quand  nous  mouillâmes  enfin  au  cap  de  Bonne-Espérance,  nous  y 
trouvâmes  un  vaisseau  de  la  compagnie  danoise  des  Indes,  V Aigle 
blanc,  que  nous  avions  laissé,  deux  mois  auparavant,  au  nord  de 
l'équateur.  La  marche  de  Y  Aigle  blanc  était  pourtant  de  moitié 
inférieure  à  la  nôtre. 

«  Le  15  mars  1806,  nous  venions  de  doubler  le  cap  de  Bonne- 
Espérance  :  nous  fûmes  assaillis,  entre  Madagascar  et  l'île  Bourbon, 
par  un  des  terribles  coups  de  vent  qui  désolent  si  fréquemment  ces 
pai'ages.  Nous  perdîmes  non-seulement  nos  mâts  de  perroquet,  dont 
nous  n'avions  pas  eu  la  précaution  de  nous  débarrasser,  mais  aussi 
notre  petit  mât  de  hune.  Quelques  officiers  émirent  alors  l'avis  de 
laisser  porter  vent  arrière  pour  éviter  de  plus  fortes  avaries. 
Malheureusement  il  y  avait  dans  l'état-major  un  officier  d'un  cer- 
tain âge,  jadis  commandant  d'un  navire  de  flottille  dans  la  Manche, 
promu  depuis  quelques  mois  au  grade  d'enseigne  de  vaisseau.  Il 
était  arrivé  à  ce  brave  homme  de  fuir  vent  arrière  sur  un  mauvais 
lougre  et  d'avoir  la  poupe  défoncée  :  depuis  ce  temps  il  était  tou- 
jours effrayé,  quand  il  entendait  parler  de  fuir  vent  arrière  avec 
grosse  mer.  11  s'imaginait  qu'on  allait  couler  bas.  Sa  conviction  était 
si  profonde  qu'il  finit  par  la  faire  partager  au  capitaine  Épron.  Nous 
nous  obstinâmes  donc  à  tenir  le  travers.  H  en  résulta  que  nous 
perdîmes  successivement  notre  grand  mât  et  notre  mât  d'artimon. 
Le  mât  de  misaine  et  le  mât  de  beaupré  restèrent  en  place,  mais 
ils.^furent  étètés.  Chargée  par  une  mer  énorme  et  couchée  sur  le 
côté,  la  frégate  courait  risque  d'être  défoncée  par  la  mâture,  qui 
battait  avec  violence  contre  le  flanc  de  tribord.  Je  proposai  au  ca- 
pitaine de  mettre,  en  virant  de  bord,  les  mâts  brisés  au  vent  de  la 
frégate  :  nous  pourrions  ainsi  saisir  et  couper  le  gréement  qui  re- 
tenait ces  malheureux  espars  convertis  en  béliers.  Le  capitaine 
Épron  croyait  la  manœuvre  impossible  :  il  me  i>ermit  cependant  de 
la  tenter.  Je  l'accomplis  avec  une  facilité  extrême.  Une  fois  délivrés 
de  notre  mâture,  nous  fûmes  hors  de  danger.  » 

Fuir  vent  arrière,  ce  n'est  pas  toujours  la  manœuvre  indiquée 
dans  un  cyclone.  Que  fût-il  survenu  si  l'on  eût  ainsi  précipité  la 
Piémontaise  au  centre  du  tourbillon?  Le  vieil  enseigne  de  vaisseau, 
en  admettant  toutefois  qu'il  eût  survécu  à  l'aventure,  se  serait  cru 
le  droit  de  triompher,  et  pourtant  il  aurait,  en  cette  occasion,  de- 


604  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vancé  son  siècle  sans  le  savoir.  La  loi  qui  régit  les  tempêtes  tour- 
nantes n'a  pas  été  découverte  depuis  plus  de  quarante  ans  et  c'est 
bien  un  cyclone,  non  pas  un  coup  de  vent  ordinaire,  qu'éprouva  la 
Piémontaise  à  l'entrée  du  canal  de  Mozambique. 

La  campagne  de  la  Piémontaise  dans  les  mers  de  l'Inde  est  restée 
célèbre  ;  personne  ne  l'a  encore  racontée  avec  ce  ton  de  sincérité 
et  de  juvénile  enthousiasme  dont  nous  trouverons  empreinte  à 
chaque  ligne  la  relation  du  vaillant  amiral.  «  Dès  que  le  mauvais 
temps  fut  passé,  nous  dit-il,  nous  réparâmes  le  mieux  que  nous 
pûmes  nos  avaries.  Regréée  avec  des  mâts  de  fortune,  la  Piémon- 
taise recouvra  une  partie  de  sa  supériorité  de  marche.  Quelques 
jours  après,  nous  atterrîmes  sur  l'Ile-de-France.  C'était  le  soir  :  seul 
à  bord,  je  connaissais  les  côtes  de  cette  île.  J'offris  de  conduire  la 
frégate  au  mouillage,  malgré  la  nuit,  en  traversant  la  croisière 
ennemie,  dont  les  fusées  de  signaux  nous  annonçaient  la  présence. 
A  deux  heures  du  malin,  nous  étions  devant  le  Port-Louis  :  mon 
avis  était  de  nous  rapprocher  de  la  côte  et  d'y  jeter  un  pied  d'ancre 
pour  attendre  le  jour.  La  manœuvre  semblait  indiquée,  puisque 
l'ennemi  se  trouvait  dans  le  voisinage  et  que  nous  avions  de  graves 
avaries.  Le  capitaine  Épron  préféra  se  tenir  sous  voiles.  Vers  cinq 
heures  du  soir,  pendant  que  nous  courions  la  bordée  de  terre,  une 
erreur  de  sonde  fut  cause  que  nous  échouâmes  à  petite  distance  de 
la  pointe  des  Canonniers.  La  batterie.qui  défendait  la  pointe  ouvrit 
le  feu  sur  nous.  Un  officier  fut  expédié  dans  une  embarcation  pour 
arrêter  ce  zèle  intempestif  et  faire  connaître  aux  compatriotes  qui 
nous  canonnaient  notre  nationalité.  La  batterie  tira  sur  l'embarca- 
tion. L'officier  de  h  Piémontaise,  découragé,  tourna  les  talons  et  re- 
vint à  bord.  J'obtins  la  permission  de  prendre  sa  place.  Sans  me 
laisser  intimider  par  un  feu  assez  mal  dirigé  d'ailleurs,  je  fis  force 
de  rames  vers  la  batterie  et  je  parvins  à  faire  entendre  raison  à 
celui  qui  la  commandait. 

«  A  peine  échappés  à  ce  danger,  nous  allions  en  courir  un  autre 
de  nature  infiniment  plus  sérieuse.  Un  vaisseau  de  ligne  anglais 
paraissait  sous  le  vent  :  attiré  par  le  bruit  de  la  canonnade,  il  faisait 
force  de  voiles  pour  nous  joindre.  Ce  vaisseau  était  le  Sceptre, 
vaisseau  de  soixante-quatorze  canons.  Dès  que  nous  le  reconnûmes, 
nous  cessâmes  de  jeter  à  la  mer  notre  artillerie  dont  nous  avions 
commencé  à  nous  alléger.  Un  pilote  nous  vint,  en  ce  moment  cri- 
tique, du  Port-Louis.  Nous  étions  à  trois  lieues  environ  du  port.  Le 
vaisseau  ennemi  n'était  plus  éloigné  que  d'une  portée  et  demie  de 
canon,  quand,  par  une  chance  inespérée,  nous  parvînmes  à  nous 
remettre  à  flot.  Malgré  notre  voilure  réduite,  nous  soutînmes  la 
chasse  avec  avantage,  pendant  plus  d'une  heure.  Nous  réussîmes 
enfin  à  gagner  le  mouillage  intérieur  du  Port-Louis.  Le  Sceptre  ne 


LA   MARINE   DE    1812.  605 

voulut  pas  nous  abandonner  sans  nous  envoyer  au  moins  sa  bordée  : 
tirée  de  trop  loin,  cette  bordée  ne  nous  fit  aucun  mal.  » 

Nous  retrouverons,  dans  le  cours  de  ee  récit,  d'autres  exemples 
des  méprises  auxquelles  donnait  lieu  la  crainte,  toujours  présente, 
d'un  ennemi  ingénieux  à  se  déguiser.  Les  signaux  de  reconnaissance 
de  jour  et  de  nuit  ont  une  importance  extrême  en  temps  de  guerre  : 
nous  avons  tort  d'en  négliger  l'usage  en  temps  de  paix.  Tous  les 
mouvemens  d'une  escadre  d'évolutions,  tous  ses  exercices  devraient 
n'être  qu'une  répétition  des  manœuvres  et  des  précautions  qu'exi- 
gerait une  croisière  réelle.  Il  faudrait  que,  sous  ce  rapport,  la  dé- 
claration de  guerre  ne  vînt  rien  changer  à  nos  habitudes.  Voilà, 
suivant  mon  humble  appréciation,  la  vraie  tactique  navale,  celle 
dont  il  importe  de  multiplier  et  de  méditer  chaque  jour  les  leçons, 
(i  Au  Port-Louis,  continue  l'amiral,  je  trouvai  mon  ami  Moreau,  un 
de  mes  anciens  compagnons  du  Géographe.  Il  était  alors  second 
lieutenant  sur  la  frégate  la  Canonnière.  Ce  fut  une  grande  joie 
pour  moi.  La  place  de  premier  lieutenant  sur  la  PUhnonlaise  vint 
à  vaquer  :  je  proposai  Moreau  au  capitaine  Épron,  qui  l'accepta. 
J'étais  donc  encore  une  fois  réuni  à  mon  ami  le  plus  cher,  à  l'homme 
que  je  considérais  comme  le  meilleur  officier,  —  le  plus  grand, 
allais-je  dire,  —  que  possédât  alors  notre  marine.  » 

Ses  amis  I  l'amiral  Baudin  ne  s'est  jamais  fait  faute  de  les  gran- 
dir. C'est  là,  qu'on  nous  permette  de  le  remarquer  en  passant,  un 
des  traits  saillans  de  son  caractère.  Nous  devons,  il  est  vrai,  tenir 
compte  des  tendances  et  du  ton  général  de  l'époque  :  la  sensibi- 
lité avait  remplacé  dans  les  âmes,  tout  imprégnées  des  leçons 
de  Jean-Jacques ,  la  ferveur  religieuse.  N'insistons  pas  et  hâtons- 
nous  de  rendre  la  parole  à  l'enthousiaste  enseigne  de  la  Piâmonlaise. 
«  Nos  avaries,  poursuit-il,  grâce  aux  ressources  et  au  bon  vouloir 
du  port,  furent  promptement  réparées.  Nous  allâmes,  sur-le-champ, 
établir  notre  croisière  au  sud  et  sous  le  méridien  même  de  l'Ile-de- 
France.  Le  21  juin  1806,  nous  rencontrâmes  le  vaisseau  de  la  com- 
pagnie dos  Indes,  le  Warren  Ilastings.  Ce  vaisseau  portait  qua- 
rante-quatre canons  :  il  ne  se  rendit  qu'après  trois  heures  de  combat. 
Le  vent  grand  frais,  la  mer  houleuse,  lui  donnaient  sur  nous  des 
avantages  et  contribuèrent  à  prolonger  sa  résistance.  Dès  qu'il  eut 
amené  son  pavillon,  nous  mîmes  en  panne  pour  l'envoyer  ama- 
riner.  Nous  en  étions  alors  à  une  encablure  ou  deux  par  sa  joue  de 
sous  le  vent.  Pendant  que  nous  mettions  une  embarcation  à  la  mer, 
le  Warren  Ilastings  laissa  brusquement  arriver  sur  nous,  dans 
l'espoir  de  nous  démâter,  peut-être  même  de  nous  couler  bas  par  la 
supériorité  de  sa  masse.  Nous  manœuvrâmes  aussitôt  de  façon  à 
prévenir  un  choc  qui  devait  nous  être  fatal  ;  nous  ne  pûmes  cepen- 
dant empêcher  que  le  vaisseau  anglais  ne  nous  abordât,  nous  en- 


606  RliVLE    DES    DEUX    MONDES. 

levant  ainsi  notre  grand  mât  de  hune  avec  la  grand' vergue  et  bri- 
sant ensuite  notre  beaupré. 

«  Dès  que  les  deux  navires  commencèrent  à  se  heurter,  Moreau, 
qui,  en  sa  qualité  de  premier  lieutenant,  était  posté  sur  le  gaillard 
d'avant^  avait  sauté  à  bord  de  l'Anglais,  entraînant  à  sa  suite  le 
premier  peloton  d'abordage.  Il  ne  rencontre  qu'une  faible  résistance 
et  court,  sans  s'arrêter,  vers  le  gaillard  d'arrière.  Le  capitaine  Lar- 
kins,  —  ainsi  se  nommait  le  commandant  du  Wurren  IJastings,  — 
se  tenait  encore  auprès  du  gouvernail,  et  la  barre,  qu'on  n'avait  pas 
eu  le  temps  de  redresser,  se  trouvait  toute  au  vent.  La  manœuvre 
déloyale  était  prise  sur  le  fait.  Moreau  ne  put  contenir  son  indigna- 
tion. Pendant  qu'il  reprochait  au  capitaine  Larkins  d'avoir  voulu 
éviter  la  capture  par  un  acte  de  félonie,  il  gesticulait  avec  véhé- 
mence. Le  poignard,  —  ou  plutôt  la  dague,  —  qu'il  portait  à  la 
main,  atteignit  légèrement  le  capitaine  anglais  entre  deux  côtes. 
«  Emmenez-le  à  bord  de  la  frégate!  »  dit  Moreau  à  deux  de  ses 
hommes.  L'ordre  fut  exécuté  sur-le-champ;  il  le  fut  même  avec 
une  brutalité  que  l'animation  du  combat  ne  saurait  suffire  à  excuser. 
J'avais,  pendant  ce  temps,  demandé  au  capitaine  Épron  la  permis- 
sion de  remettre  à  un  autre  officier  le  commandement  de  la  ma- 
nœuvre pour  sauter  moi-même  à  l'abordage.  Au  moment  où  je  me 
disposais  à  franchir  l'intervalle  qui  séparait  les  deux  navires,  j'aper- 
çus le  capitaine  anglais,  tombé,  je  ne  sais  trop  comment,  entre  le 
Warren  Hcistings  et  la  Piémontaise.  Il  s'était  accroché  à  une  ma- 
nœuvre ;  le  moindre  mouvement  de  l'une  ou  de  l'autre  masse  pou- 
vait l'écraser.  Me  laisser  glisser  jusqu'à  la  préceinte,  saisir  le  capi- 
taine anglais  et  l'aider  à  gravir  le  bord  fut  l'affaire  d'un  instant.  Le 
malheureux,  arraché  à  une  mort  certaine,  m'adressait  les  plus  vifs 
remercîmens.  Je  me  hâtai  de  me  soustraire  à  l'expression  de  sa  re- 
connaissance et  je  le  fis  conduire  au  poste  des  blessés.  L'aventure, 
défigurée  par  d'odieux  récits,  occcupa  beaucoup  toute  la  presse  de 
l'Inde  et  même  celle  de  l'Europe.  Elle  valut  à  mon  pauvre  ami  beau- 
coup d'injures  vraiment  imméritées  et  à  moi  des  éloges  bien  supé- 
rieurs au  mérite  de  mon  action  (1).  » 

Le  Warren  Hast  in  g  s,  démXté,  fut  conduit,  à  la  remorque  de  la  fré- 
gate qui  l'avait  capturé,  en  rade  du  Grand-Port,  ce  mouillage  de 
l'Ile-de-France  que  devaient  bientôt  illustrer  les  combats  des  Du- 
perré,  des  Bouvet  et  des  Hamelin.  Du  Grand-Port,  la  Piémontaise 
se  rendit  directement  sur  la  côte  de  Malabar.  La  France  était  alors 
en  guerre  avec  l'iman  de  Mascate.  Avec  qui  n'avait-elle  quelque 


(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  juin  1879,  page  882.  Nous  avons,  dans  ce  numéro,  raconté 
la  fin  dramatique  du  lieutenant  de  vaisseau  Moreau,  dont  les  Anglais,  le  traitant 
ea  pirate,   avaient  cru  devoir  mettre  la  tAte  à  prix. 


LA  MARIiVE   DE   1812.  607 

compte  à  régler?  Les  navires  arabes  tombèrent  en  foule  clans  les 
filets  de  la  frégate  française.  On  se  contentait  d'en  extraire  les  objets 
d'une  certaine  valeur,  puis  on  les  relâchait  avec  leurs  équipages. 
Dans  les  premiers  jours  de  septembre  une  corvette  de  la  compa- 
gnie, le  Grappler,  capitaine  Ramsay,  fut  enlevée  par  la  Piémon- 
taise  en  quelques  minutes  de  combat.  Au  Grappler  succéda  le 
vaisseau  de  la  marine  indienne  le  Famé,  capitaine  Jameson,  qui  se 
rendait  de  Bombay  en  Chine.  Le  Famé  était  percé  pour  recevoir 
quarante  canons  :  il  n'en  portait  en  réalité  que  vingt-quatre. 
Néanmoins,  grâce  à  ses  caronades  à  bragues  fixes,  système  tout 
nouveau,  le  Fume  opposa  une  assez  vigoureuse  résistance.  L'en- 
seigne de  vaisseau  lîaudin  en  eut  le  commandement.  On  fit  évacuer 
sur  la  frégate  l'équipage  anglais,  à  l'exception  du  chirurgien  major 
et  du  maître  de  manœuvre,  puis  on  remplaça  les  matelots  débar' 
qués  par  dix  prisonniers  arabes  et  dix  marins  français.  Conduire 
dans  ces  conditions  un  vaisseau  à  demi  désemparé  à  l'Ile-de-France, 
éloignée  de  mille  deux  cents  lieues,  le  conduire  à  l'encontre  des 
courans  et  de  la  mousson,  n'était  pas  une  mission  d'un  accomplis- 
sement facile.  En  temps  de  guene,  les  difficultés  par  la  nécessité  de 
n'en  pas  tenir  compte,  s'aplanissent. 

«  J'avais  vingt-deux  ans,  nous  dit  le  jeune  capitaine  de  prise  : 
Pour  la  première  fois  j'allais  avoir  à  diriger  un  grand  navire  à 
travers  l'océan,  sans  pouvoir  prendre  conseil  que  de  moi-même 
Le  plaisir  d'exercer  un  commandement  me  faisait  tout  voir  en  beau. 
Le  voyage  dura  trente  jours.  Nous  eûmes  des  temps  horribles  en 
passant  entre  les  Maldives  et  les  Laquedives.  La  fatigue,  l'insom- 
nie, me  firent  enfler  l'œil  droit  au  point  que  je  craignis,  pendant 
plusieurs  jours,  de  le  perdre.  Heureusement  le  chirurgien  anglais 
que  j'avais  conservé  à  bord  était  un  jeune  homme  plein  d'instruc- 
tion et  de  cœur.  Écossais  de  naissance,  il  se  nommait  Henry  Marshall. 
D'un  caractère  doux  et  bienveillant,  il  ne  tarda  pas  à  s'attacher  à 
moi.  Je  savais  alors  à  peine  quelques  mots  d'anglais  :  nous  faisions 
la  conversation  en  latin.  Cette  réminiscence  de  nos  études  classi- 
ques plaisait  fort  à  l'excellent  docteur  :  instruit  et  habile,  il  parvint 
à  me  sauver  l'œil,  et  guérit  également  d'un  énorme  abcès  à  la  joue 
mon  petit  mousse  Caussade,  qui  faisait  sa  seconde  campagne  avec 
moi;  il  eut,  en  un  mot,  grand  soin  de  tout  le  monde,  pendant  la 
traversée,  sans  distinction  d'Arabes  ou  de  Français.  Le  maître 
d'équipage  anglais,  appelé  George  Pendrey,  était,  comme  le  docteur 
Marshall,  un  fort  brave  homme,  honnête  et  intelligent,  connais- 
sant bien  son  métier.  11  avait  été  deux  fois  prisonnier  en  France 
et  parlait  avec  reconnaissance  des  bons  traitemens  dont  il  fut  l'ob- 
jet pendant  sa  captivité  à  Valenciennes. 

«  Enfin,  après  un  mois  de  traversée, nous  atteignîmes  les  parages 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  rile-de-France.  Je  devais  m'attendra  à  y  trouver  une  croisière 
ennemie  :  aussi  pris-je  mes  mesures  pour  n'atterrir  que  de  nuit. 
Mes  instructions  me  prescrivaient  de  me  rendre  à  la  Rivière-Noire, 
qui  est  sous  le  vent  de  l'île.  J'y  allais  à  contre-cœur  et  par  pure 
obéissance,  car  c'est  un  point  d'atterrage  fort  dangereux  lorsqu'une 
force  ennemie  tient  la  mer.  Après  avoir  reconnu  les  terres  des  en- 
virons du  Grand-Port,  je  filai,  bien  à  regret,  le  long  de  la  côte, 
pour  me  rendre  à  la  destination  qui  m'était  assignée.  Il  était  une 
heure  du  matin  :  je  me  promenais  sur  le  gaillard,  ma  longue-vue 
de  nuit  à  la  main,  causant  en  latin  avec  Marshall,  lorsque  le  doc- 
teur me  fit  remarquer  un  point  noir  qui  grossissait  à  vue  d'oeil.  Je 
donnai  un  coup  de  longue-vue  et  je  reconnus  une  frégate  anglaise 
qui  venait  à  contre-bord,  tous  les  ris  pris.  Je  n'eus  que  le  temps 
de  manœuvrer  à  la  hâte  et  de  changer  de  route  dans  le  plus  grand 
silence.  La  frégate  passa  derrière  nous  sans  nous  voir.  Tout  le 
monde  apparemment  dormait  à  bord.  Je  gagnai  au  plus  vite  la  côte, 
et  me  considérant  comme  dispensé,  par  le  danger  que  je  venais  de 
courir,  de  suivre  mes  instructions  à  la  lettre,  je  louvoyai  pour  ga- 
gner le  Grand-Port,  où  j'entrai  le  lendemain  avant  midi. 

«  Quelques  semaines  plus  tard  arriva  la  Sémillante,  revenant  de 
croisière.  Elle  avait  trouvé  le  Port-Louis  bloqué  et  s'était  vue  for- 
cée de  se  réfugier,  comme  nous,  au  Grand-Port.  Le  capitaine  Mo- 
tard m'accueillit  avec  une  extrême  bienveillance.  Je  me  liai  avec  la 
plupart  des  officiers  de  son  état-major,  particulièrement  avec  Rous- 
sin.  Nous  restâmes  deux  mois  au  Grand-Port,  retenus  tantôt  par  la 
présence  de  forces  ennemies  supérieures,  tantôt  par  les  vents  con- 
traires qui  rendent  la  sortie  très  difficile  et  très  dangereuse.  A  la 
fin  de  novembre,  nous  réussîmes  à  gagner  le  Port-Louis.  J'y  désar- 
mai le  Famé,  qui  fut  mis  en  vente  et  trouva  promptement  des 
acquéreurs,  car  c'était  un  des  plus  beaux  navires  qu'on  pût  voir. 
Mon  brave  Pendrey  fut  envoyé  au  dépôt  des  prisonniers  anglais,  à 
la  Grande-Rivière.  J'eus  soin  qu'il  n'y  manquât  de  rien  jusqu'au 
moment  où  il  fut  échangé.  Quant  au  docteur  Marshall,  j'obtins  qu'il 
fût  renvoyé,  à  bord  d'un  navire  neutre,  sur  parole. 

«  Au  mois  de  janvier  1807,  je  pus  me  rendre  au  désir  que  m'avaient 
exprimé  le  capitaine  Motard  et  son  état-major.  Je  passai  sur  la  Sé- 
millante^ laissant  mon  bon  ami  Moreau  sur  la  Piémontaise.  Au  mois 
de  février,  la  Sémillante,  réparée  et  ravitaillée,  était  de  nouveau 
prête  à  prendre  la  mer.  Nous  entrions  dans  la  saison  de  l'hiver- 
nage; les  indices  précurseurs  d'un  ouragan  nous  conseillaient  de 
rester  au  port.  Tout  à  coup,  à  minuit,  nous  arrive  l'ordre  de  mettre 
sous  voiles  dès  le  point  du  jour.  Nous  obéissons  :  à  onze  heures  du 
soir,  nous  avions  perdu  tous  nos  mâts,  non  sans  avoir  couru  le 
risque  de  sombrer  par  la  violence  du  vent  et  de  la  mer.  Une  croi- 


LA   MARINE    DE    1812.  609 

sière  ennemie  était  alors  au  vent  de  l'île  :  elle  se  composait  du 
vaisseau  de  quatre-vingts  canons  le  Blenhcim^  ancien  vaisseau  à  trois 
ponts,  auquel  on  avait  rasé  la  batterie  des  gaillards,  de  la  frégate 
neuve  la  Java,  du  brick  le  Harrier.  Le  vaisseau  et  la  frégate  cou- 
lèrent à  fond  avec  l'amiral  Troubridge,  un  ancien  compagnon  de 
Nelson  :  onze  cents  hommes  d'équipage  périrent.  Le  brick  seul 
échappa.  11  en  fut  quitte  pour  la  perte  de  sa  mâture  et  de  sa  bat- 
terie jetée  à  la  mer.  Le  13  février,  nous  rentrâmes  au  Port-Louis 
avec  des  mâts  de  fortune  :  deux  mois  plus  tard,  nous  repartions 
pour  une  nouvelle  croisière.  Notre  mâture,  notre  gréement,  notre 
voilure  étaient  entièrement  neufs.  » 

Le  Port-Louis,  on  le  voit,  était  un  port  de  ressources.  Telle  fut,  au 
XVI®  siècle,  Alger  la  Moresque,  avec  ses  corsaires,  ses  captifs  et  l'opu- 
lence qu'elle  devait  aux  prises  faites  par  ses  marins.  L'abattement  qui, 
dans  les  mers  d'Europe,  s'emparait  peu  à  peu  de  la  marine  française, 
était  inconnu  dans  les  mers  de  l'Inde  :  on  n'y  comptait,  en  effet,  que 
des  triomphes.  Quelle  confiancel  Quelle  ardeur!  Et, combien  il  est 
doux  de  retrouver  dans  ces  récits  intimes  le  feu  sacré  qui  animait 
jadis  les  marins  de  Saint-Malo  et  de  Dunkerque!  Le  gouvernement 
du  général  Decaen  a  fait,  pendant  quelques  années,  revivre  à  l'Ile- 
de-France  les  temps  où  la  fortune  ne  savait  pas  encore  à  qui,  des 
Anglais  ou  de  nous,  elle  adjugerait  l'empire  de  la  mer.  Les  nou- 
veaux mâts  de  la  Sémillante  se  trouvèrent,  par  malheur,  de  mau- 
vaise qualité.  Le  capitaine  Motard  en  alla  chercher  de  meilleurs 
aux  îles  Nicobar,  dans  l'excellent  port  de  Nausoury.  La  forêt  des- 
cendait jusqu'à  la  plage  ;  il  fut  facile  d'y  couper  des  mâts  et  des 
vergues.  La  frégate  pouvait  désormais  affronter  les  tempêtes  :  elle 
se  porta,  sans  perdre  un  instant,  à  la  hauteur  de  la  pointe  d'Achem, 
une  des  extrémités  de  la  grande  île  de  Sumatra,  et  s'établit  en 
croisière  à  l'entrée  du  détroit  de  Malacca.  La  Sémillante  se  postait 
ainsi  sur  le  passage  de  tout  le  commerce  de  l'Inde  et  de  l'Europe 
avec  la  Chine. 

«  Il  y  avait  déjà  trois  semaines,  écrit  l'amiral  Baudin,  que  nous 
tenions  cette  croisière,  malgré  le  vent  toujours  grand  frais,  des 
pluies  torrentielles  et  une  très  grosse  mer,  lorsque,  le  20  juillet  au 
matin,  nous  découvrîmes  onze  voiles  que  nous  reconnûmes  bien- 
tôt pour  le  convoi  de  Chine,  convoi  composé  de  dix  vaisseaux  de  la 
compagnie  des  Indes,  naviguant  sous  l'escorte  d'un  vaisseau  de 
ligne  de  soixante-quatre  canons,  —  le  Lion,  comme  nous  l'ap- 
prîmes plus  tard.  —  La  disproportion  des  forces  était  grande  :  le 
capitaine  Motai'd  n'hésita  pas  cependant  à  s'approcher  du  convoi 
anglais  et  à  essayer  de  l'entamer.  Pendant  deux  jours  et  une  nuit, 
nous  rôdâmes  autour  de  la  proie  que  le  ciel  nous  envoyait.  Mais  le 

TOMB  LXXIH.   —  1886.  39 


610  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Lion  faisait  bonne  garde,  et  d'ailleurs  il  n'y  avait  pas  un  seul  de 
ces  vaisseaux  de  la  compagnie  qui  ne  fût  en  réalité  plus  fort  que 
nous.  Insister  davantage  eût  été  perdre  son  temps.  Nous  laissâmes 
arriver,  et  nous  allâmes  mouiller  sous  l'îlot  Gornicobar,  où,  pen- 
dant vingt-quatre  heures,  nous  nous  approvisionnâmes  d'eau  et  de 
noix  de  coco  ;  puis  nous  retournâmes  croiser  au  sud  de  l'Ile  Pre- 
paris.  Là,  nous  primes  d'abord  YAlthea,  beau  navire  anglais  venant 
du  Bengale  et  allant  en  Chine.  Quelques  jours  plus  tard,  nous  cap- 
turâmes encore  deux  autres  navires,  Y  Elisabeth  et  le  Giiwell,  qui 
venaient  également  de  Calcutta  et  allaient  à  Canton.  Mon  ami  Rous- 
sin  fut  chargé  d'amariner  le  Giiwell;  je  fus  envoyé  sur  Y  Elisabeth, 
Tous  deux,  nous  passâmes  la  nuit  à  bord  de  nos  prises.  Le  lende- 
main malin,  lorsque  nous  ralliâmes  la  Sémillante,  le  capitaine  Mo- 
tard me  désigna  pour  commander  le  Giiwell,  et  donna  YÉlisabeth 
à  un  de  mes  camarades,  l'enseigne  de  vaisseau  Fournier.  La  réso- 
lution du  capitaine  Motard  était  prise  :  il  allait  faire  route  pour  l'Ile- 
de-France  et  y  amener  ses  deux  riches  captures  sous  l'escorte  de 
la  Sémillante.  En  conséquence,  il  retira  simplement  de  YÉlisabeth 
et  du  Giiwell  les  capitaines  et  les  officiers  anglais,  laissant  à  ces 
deux  navires  tout  leur  équipage  composé  de  Portugais  et  d'Indiens. 
11  resta  sur  le  Giiwell  83  hommes.  Je  n'avais,  pour  les  contenir  et 
les  contraindre  au  travail,  qu'un  aspirant  nommé  Capdeville,  un 
quartier-maître,  cinq  soldats  volontaires  de  Bourbon  et  mon  fidèle 
mousse  Caussade.  Retenus,  tantôt  par  les  calmes,  tantôt  par  les 
gros  temps,  nous  éprouvâmes  beaucoup  de  contrariétés  pour  sortir 
du  golfe  du  Bengale.  Les  provisions  manquèrent  :  Roussin,  pendant 
la  nuit  011  la  direction  du  Giiwell  lui  fut  confiée,  s'était  bien  gardé 
d'oublier  ses  camarades  faméliques  de  la  Sémillante.  Il  avait  brave- 
ment fait  passer  sur  la  frégate  tout  ce  qui  était  bon  à  boire  ou  à 
manger.  Quand  je  vins  prendre  à  mon  tour  le  commandement  de 
cette  prise,  je  n'y  trouvai  plus  que  du  riz  en  assez  grande  quan- 
tité et  un  peu  d'eau  que  nous  fîmes  durer  une  quinzaine  de  jours. 
Heureusement,  au  moment  où  notre  provision  était  sur  le  point 
d'être  complètement  épuisée,  la  pluie  se  mit  à  tomber  par  torrens  : 
nous  pûmes  remplir  nos  futailles  vides. 

«  Après  bien  des  retards,  nous  gagnâmes  enfin  la  zone  des  vents 
alizés  et  nous  commençâmes  à  faire  bonne  route.  A  environ  250  lieues 
de  l'Ile-de-France,  la  rencontre  de  la  frégate  anglaise  le  Pitt  me 
contraignit  à  me  séparer  de  mes  deux  conserves.  Le  Pitt  était  une 
grande  frégate  de  cinquante-quatre  bouches  à  feu,  dont  plus  de  la 
moitié  appartenait  au  calibre  de  24  :  elle  eût  été  de  force  à  com- 
battre deux  frégates  comme  la  nôtre,  car  la  petite  Sémillante  ne 
portait  que  du  12  et  n'avait  que  trente-deux  pièces.  Le  Pitt  pos- 
sédait de  plus  l'avantage  d'être  un  navire  construit  en  bois  de  teck, 


LA    MARINE   DE    1812.  611 

ce  qui  lui  donnait  des  flancs  inapénétrables  à  des  boulets  de  petit 
calibre.  Nous  connaissions  bien  cette  frégate,  qui  avait  souvent  croisé 
devant  l'Ile-de-France.  iSéanmoins,  le  capitaine  Motard  ne  se  laissa 
pas  intimider  par  la  supériorité  de  l'ennemi.  Il  montra  tant  d'au- 
dace et  de  caractère  qu'il  parvint  à  sauver  ses  deux  prises.  Pen- 
dant quatre  jours,  le  Pilt  ne  cessa  de  lui  appuyer  la  chasse  ;  il  ne 
s'en  émut  pas  et  prit  V Elisabeth  à  la  remorque  presque  sous  le  ca- 
non de  l'ennemi.  Pour  moi,  dès  les  premiers  jours,  j'avais  mis  le 
Gihvcll  à  l'abri  en  tenant  une  route  qui  m'éloignait  de  V Elisabeth 
et  de  la  Sémillante.  Bien  m'en  prit,  car  si  j'eusse  continué  à  navi- 
guer de  compagnie  avec  ces  deux  bâtimens,  j'aurais  été  infaillible- 
ment sacrifié.  La  marche  du  Gilwell  était  inférieure  à  celle  de  V Eli- 
sabeth^ et  \ Elisabeth  ne  fut  sauvée  que  par  la  résolution  énergique 
du  capitaine  Motard. 

«  Ce  fut  deux  mois  seulement  après  notre  arrivée  à  l'Ile-de-France 
que  le  Gilwell  put  être  déchargé. et  remis  en  douane.  L'opération 
ne  me  parut  pas  conduite  avec  toute  la  loyauté  désirable  :  elle 
me  valut  une  querelle  et  une  demande  de  réparation  parles  armes. 
Je  tairai  naturellement  le  nom  de  mon  adversaire.  Nous  nous  bat- 
tîmes au  pistolet  dans  un  lieu  appelé  le  Chainp-de-i Or :\ï\o^iQmo\n& 
étaient  Roussin  et  le  capiuine  d'artillerie  Mourgues.  Je  fus  blessé  à 
la  tête.  Merle,  un  de  mes  amis,  qui  s'était  tenu  à  quelque  distance 
du  théâtre  du  combat,  me  fit  rapjmrter  en  ville  dans  un  palanquin 
et  m'installa  chez  lui,  dans  sa  propre  chambre.  Le  15  février  1808, 
la  Simulante  j)artit  pour  une  nouvelle  croisière  :  je  m'embarquai, 
très  souffrant  encore. 

a  Le  15  mars,  un  peu  avant  le  jour,  nous  trouvant  dans  le  voisi- 
nage de  Ceylan,  nous  prîmes  le  navire  anglais  la  Cecilia,  capitaine 
Skeene.  Ce  navire  venait  du  Golfe-Persique  :  il  fut  expédié  aussitôt 
pour  rile-de-France  sous  le  commandement  de  Rabaudy,  qui  était 
alors  un  très  médiocre  aspirant  et  n'annonçait  pas  devoir  être  ce 
qu'il  est  devenu  depuis,  un  de  nos  meilleurs  capitaines  de  vaisseau. 
Dans  la  soirée  du  même  jour,  nous  engageâmes  un  combat  avec 
la  Tcrpsirhore ,  commandée  par  le  caj>itaine  Montagne.  Après  une 
heure  de  combat  vergue  à  vergue,  le  feu  de  l'ennemi  était  presque 
éteint  :  il  ne  tirait  plus  que"  quelques  coups  de  canon  d'intervalle 
en  intervalle  et  ne  pouvait  évidemment  tenir  longtemps,  lorsque  le 
capitaine  Motard  fut  blessé  à  la  tête  et  à  l'épaule.  Le  second  de  la 
frégate  prit  le  commandement.  J'étais  occupé  à  faire  pointer  une 
de  nos  deux  pièces  du  gaillard  d'avant:  la  frégate  anglaise,  qui,  en 
ce  moment,  manœuvrait  pour  s'éloigner,  nous  envoya  au  hasard 
trois  coups  de  canon  ;  le  dernier  de  ces  trois  coups,  tirés  à  boulet 
perdu,  m'emporta  le  bras  droit  et  me  laboura  le  ventre.  Je  tombai, 


612  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

à  genoux  d'abord,  puis  la  tête  en  avant,  sur  le  pont.  Pendant  quel- 
ques secondes,  je  perdis  connaissance.  On  me  porta  au  poste  des 
blessés  :  je  tenais  de  ma  main  gauche  mon  bras  droit,  qui  pendait 
encore  à  quelques  lambeaux  de  chair.  Mon  ventre  était  brûlé  et 
entièrement  noir,  comme  si  l'on  y  eût  appliqué  un  fer  chaud.  Je 
souffrais  des  douleurs  atroces.  Le  chirurgien-major,  —  il  se  nom- 
mait Marquet,  —  ne  jugea  pas  à  propos  de  m'amputer  pendant 
la  nuit.  Il  avait,  d'ailleurs,  assez  d'occupation  avec  une  trentaine 
d'autres  blessés.  Vers  dix  heures  du  matin,  on  m'enleva  de  dessus 
mon  matelas  et  on  m'assit  sur  une  chaise,  au-dessous  de  la  grande 
écoutille.  Avant  de  commencer  l'opération,  le  docteur  Marquet  me 
dit  :  «  Baudin,  je  crois  devoir  vous  laisser  le  moignon  le  plus  long 
possible  :  vous  soutiendrez  ainsi  plus  commodément  votre  manche 
d'habit.  —  Docteur,  lui  répondis-je,  prenez  garde  !  je  crains  que 
l'os  ne  soit  éclaté  très  haut  :  si  vous  coupiez  au-dessous  de  la  fis- 
sure, il  faudrait  recommencer  l'opération.  Tâchons,  je  vous  prie, 
de  ne  pas  nous  y  prendre  à  deux  fois.  —  Soyez  tranquille!  »  ré- 
pliqua Marquet.  Et,  sur-le-champ,  il  mit  en  action  ses  bistouris, 
ayant  soin  de  couper  la  peau  plus  longue  que  les  muscles,  les  mus- 
cles plus  longs  que  l'os.  A  peine  eut-il  attaqué  l'os  qu'il  le  trouva 
éclaté  :  la  scie  s'arrêta.  Le  pauvre  docteur  pâlit.  Néanmoins,  il  con- 
tinua l'opération,  n'osant  pas  la  recommencer  à  cause  de  la  plaie 
du  côté,  qu'il  considérait  comme  mortelle. 

Quand  tout  fut  terminé,  on  me  plaça  sur  un  cadre  de  malade  dans 
le  faux  pont.  L'air  y  était  affreusement  chaud  et  fétide.  La  femme 
du  capitaine  Skeene,  notre  prisonnier  de  la  veille,  vint  s'asseoir  à 
mon  chevet  et  se  mit  à  m'éventer,  à  m'asperger  le  visage  avec  du 
vinaigre  pour  m'empêcher  de  tomber  en  défaillance.  Elle  reconnais- 
sait ainsi  quelques  bons  procédés  que  j'avais  eus  pour  elle  et  pour 
son  mari,  quand  je  les  vis  arriver,  fort  effrayés,  à  bord  de  la  fré- 
gate. Cette  digne  femme  passa  trois  jours  et  trois  nuits  près  de 
moi  sans  prendre  un  instant  de  repos.  C'est  bien  certainement  à  ses 
soins  que  je  dois  la  conservation  de  mon  existence.  J'éprouvais  un 
accablement  extrême  :  mes  intestins  commençaient  à  s'enflammer; 
de  temps  en  temps,  j'étais  en  proie  à  des  nausées  presque  insur- 
montables. Or,  je  savais  que,  dans  les  grandes  blessures  du  tronc, 
le  vomissement  est  mortel  :  que  de  fois  j'ai  rassemblé  mes  forces  et 
ravalé  en  quelque  sorte  mon  âme  près  de  m'échapper  !  La  perte  de 
mon  bras  fut,  en  cette  circonstance,  un  bonheur.  Si  je  n'avais  eu 
que  la  plaie  du  ventre,  j'étais  un  homme  mort  :  l'hémorragie  consi- 
dérable, qui  eut  lieu  entre  le  moment  où  je  perdis  mon  bras  et  celui 
de  l'amputation,  empêcha  l'inflammation  des  intestins  et  me  sauva 
certainement  la  vie. 


LA    MARINE    DE    1812.  613 

«  Après  un  mois  de  mer,  nous  arrivâmes  à  l'Ile-de-France. 
Je  fus  transporté  avec  les  autres  blessés  à  l'hôpital.  Le  capitaine- 
général  Decaen  m'avait  déjà  recommandé  aux  soins  du  docteur  Cha- 
potin,  chirurgien  en  chef  de  la  marine.  Nous  avions  été  huit  ampu- 
tés à  bord  de  la  Sémillante,  quatre  du  bras  droit,  quatre  du  bras 
gauche  :  j'étais  le  seul  qui  eût, survécu;  les  sept  autres  succom- 
bèrent pendant  la  traversée.  La  plaie  que  je  portais  au  côté  était 
énorme  ;  elle  s'étendait  de  l'extrémité  de  l'os  iliaque  au  voisinage 
de  la  première  fausse  côte  ;  pour  la  panser,  on  n'employait  pas 
moins  d'une  livre  de  charpie.  La  suppuration  très  abondante,  les 
sueurs  excessives,  la  fièvre  continuelle,  la  privation  de  nourriture, 
les  douleurs  et  l'insomnie  me  réduisirent  à  un  degré  d'affaiblisse- 
ment tel  que  je  n'étais  réellement  plus  qu'un  squelette  :  le  docteur 
Chapotin  commençait  à  désespérer  de  moi.  Un  médecin  allemand, 
de  passage  à  l'Ile-de-France,  le  docteur  Curtius,  obtint  qu'on  mo- 
difiât le  traitement  débilitant  auquel  on  m'avait  jusque-là  soumis  : 
vers  le  milieu  d'octobre,  c'est-à-dire  sept  mois  après  le  jour  où  je 
tombai  blessé  sur  le  pont  de  la  Sémillante,  la  plaie  était  entière- 
ment cicatrisée.  Je  me  levai  et  je  pus  essayer  de  faire  quelques 
pas.  J'étais  tellement  raccourci  du  côté  droit  que  je  marchais  tout 
courbé  vers  la  droite  et  pour  ainsi  dire  à  trois  pattes.  Il  fallut  plu- 
sieurs mois  encore  pour  que,  grâce  à  ma  jeunesse  et  à  ma  saine 
constitution,  je  parvinsse  à  me  redresser.  » 

Le  capitaine  Motard  cependant  se  disposait  à  rentrer  en  France. 
Sa  santé  était  très  affaiblie  par  six  années  de  fatigues  constantes,  et 
la  Sémillante,  qui  tenait  la  mer  depuis  l'année  1803,  à  bout  de 
forces  comme  son  capitaine,  venait  d'être  condamnée  :  on  commen- 
çait à  la  démolir,  quand  des  acquéreurs  se  présentèrent.  La  lon- 
gue durée  du  blocus  hermétique  qui  nous  était  infligé  avait  porté 
à  un  taux  fabuleux  le  prix  des  denrées  coloniales  importées  en 
France  :  une  douzaine  de  navires  bons  marcheurs  s'apprêtaient  à 
partir  du  Port-Louis  avec  des  chargemens  de  sucre  et  de  café.  Ces 
navires,  bien  que  leur  cale  fût  remplie  de  marchandises,  n'en  étaient 
pas  moins  armés  en  guerre.  C'était  ce  qu'on  appelait  alors  des 
aventuriers.  La  vieille  Sémillante ,  grâce  à  sa  marche  supérieure, 
devait  constituer  un  aventurier  sans  pareil.  On  lui  confia  une  car- 
gaison évaluée  à  5  ou  6  millions  do  francs,  on  lui  donna  pour  capi- 
taine le  fameux  Surcouf,  et  les  passagers  sollicitèrent  en  lôule  la  fa- 
veur d'embarquer  sur  un  navire  (}ue  la  fortune  avait  toujours 
favorisé.  Au  nombre  des  passagers  qu'emporta  le  20  novembre 
1808  la  frégate  la  Sémillante,  transformée  en  vaisseau  de  commerce, 
se  trouvaient  son  ancien  commandant,  le  capitaine  Motard,  et  l'en- 
seigne de  vaisseau  Charles  Baudin.  La  Sémillante  devait  se  rendre 


614  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  Bordeaux  :  la  rencontre  de  plusieurs  croiseurs  ennemis,  à  l'ap- 
proche des  côtes  de  France,  la  contraignit  de  se  rejeter  vers  le 
nord.  Il  fat  aussi  impossible  de  gagner  Lorient  que  la  Gironde. 
Aux  abords  de  Brest,  il  fallut  encore  prendre  chasse.  Le  vent  souf- 
flait de  l'ouest  grand  frais  ;  plusieurs  des  voiles  de  la  frégate 
furent  emportées.  Il  était  fort  à  craindre  que,  pendant  la  nuit,  le 
vent  et  la  mer  ne  jetassent  la  Sémillante  sur  les  rochers  de  l'île 
d'Ouessant.  Surcouf  alla  se  coucher  :  «  Comment  donc!  se  cou- 
cher?» Surcouf  abandonnait-il  la  partie?  Livrait-il  son  équipage  aux 
hasards  de  la  mer?  Surcouf  faisait,  en  cette  occasion,  ce  qu'eût  fait 
le  capitaine  Bouvet  :  il  reprenait  des  forces,  n'ayant,  pour  le  mo- 
ment, aucune  manœuvre  à  tenter.  Savoir  dormir  à  propos  est  le 
propre  des  grandes  âmes  et  des  bons  capitaines. 

Surcouf,  nous  apprend  l'amiral  Batidin,  avoua  le  lendemain  que, 
réveillé  en  sursaut  par  les  coups  de  mer  qui  embarquaient  à  bord, 
il  avait  cru  plus  d'une  fois  que  c'en  était  fini  de  la  frégate.  Le  ju- 
sant joua  en  cette  occasion  le  rôle  du  bon  génie  :  il  soutint  la  fré- 
gate contre  la  force  du  vent  qui  la  portait  à  terre.  Au  point  du  jour, 
la  Sémillante  doublait  l'île  d'Ouessant  :  seulement  le  flot  était  sur- 
venu et  le  flot  entraînait  la  frégate  sauvée  dans  la  Manche.  Le  port 
le  plus  voisin  était  Morlaix  :  la  Sémillante  se  présente  à  l'entrée 
de  la  rade  avant  la  nuit.  Elle  est  assaillie  par  les  coups  de  canon 
du  château  bâti  sur  l'îlot  du  Taureau.  Le  temps  ne  permettait  pas 
d'envoyer  à  terre  une  embarcation.  La  frégate,  avec  son  équipage  sur 
les  dents,  ses  voiles  en  lambeaux,  se  décide  à  faire  route  pour 
Saint-Malo.  Le  3  février  1809,  elle  mouille  dans  la  baie  de  La  Fres- 
naye.  Au  point  du  jour,  on  se  dispose  à  lever  l'ancre.  Les  passa- 
gers, réveillés  de  bonne  heure  par  le  désir  de  saluer  la  côte  de 
France,  sont  tous  accourus  sur  le  pont  :  les  batteries  de  la  baie, 
aussi  perspicaces  que  celles  du  château  de  Morlaix,  choisissent  ce 
moment  pour  ouvrir  leur  feu.  Le  premier  boulet  écorche  le  grand- 
mât,  couvre  d'éc'ats  le  capitaine  Motard  et  lui  en'ève  son  chapeau. 
Les  passagers  s'empressent  de  rentrer  dans  le  faux-pont.  La  canon- 
nade cependant  continue  :  la  brise  heureusement  était  fraîche,  la 
frégate  fut  bientôt  hors  de  portée.  Le  port  de  Solidor  ne  tarda  pas 
à  la  recevoir. 

Quelle  existence  de  perpétuelles  alarmes  et  combien  les  chétifs 
avaient  alors  de  chances  pour  rester  en  route  !  On  ne  connaissait  pas 
de  vieux  dans  ce  temps-là  :  on  ne  rencontrait  que  des  vieillards^ 
et  de  beaux  vieillards,  je  puis  le  garantir.  Le  13  février,  Charles 
Baudin  arrivait  à  Paris  avec  le  commandant  Motard  :  il  était  toujours 
enseigne  de  vaisseau.  A  peine  descendait-il  de  voiture  que  le  capi- 
taine de  vaisseau  Morel-Beaulieu,  aide-de-camp  du  miinistre  de  la 


LA    MARINE    DE    1812.  615 

marine,  venait  lui  annoncer  que  l'empereur  le  nommait  chevalier 
de  la  Légion  d'honneur.  Nous  ne  savons  plus  ce  que  vaut  la  première 
décoration.  La  croix  d'honneur  était  en  1809  une  distinction  plus 
flatteuse  que  tous  les  grades  du  monde  :  elle  vous  introduisait  dans 
la  légion  des  braves,  et  à  quelle  époque  !  à  une  époque  où  être 
héroïque  s'appelait  simplement  «  faire  son  devoir.  » 

IV. 

Passons  rapidement  sur  ce  nouveau  séjour  à  Paris  :  l'ardeur  guer- 
rière de  Charles  Baudin  l'abrégera  d'ailleurs  autant  que  possible. 
Le  7  août  1809  s'ouvre  pour  notre  héros  une  période  nouvelle,  une 
période  qui  va  l'initier  à  d'autres  devoirs  que  ceux  d'officier  de 
quart  et  de  capitaine  de  prise.  Le  brick  le  Benurd  est  en  construc- 
tion à  Gênes  :  Baudin  reçoit  l'ordre  d'aller  en  hâter  et  en  surveiller 
l'armement.  Les  enseignes  de  vaisseau  sous  le  premier  empire  com- 
mandaient donc  quelquefois  des  bricks  ?  Le  beau  temps  !  direz-vous  : 
ne  nous  plaignons  pas  trop  ;  ce  beau  temps  ne  saurait  ttU*der  à  re- 
venir. Nos  enseignes  de  vaisseau  vont  commander  bientôt  des  ca- 
nonnières et  des  torpilleurs  ;  la  flottille  sera  si  nombreuse  qu'il  y  aura 
des  commandemens  pour  tous,  même  pour  les  quartiers-maîtres. 
Le  jeune  Baudin,  nommé  au  commandement  du  lienard,  n'attendit 
du  reste  que  quelques  jours  à  peine  son  brevet  de  lieutenant  de 
vaisseau  :  ce  grade  lui  fut  conféré,  le  29  août  1809,  à  l'âge  de  vingt- 
cinq  ans.  Accompagnons-le  maintenant  à  la  mer  et  voyons  quel 
parti  il  saura  tirer  de  son  brick  ligurien  et  de  son  équipage  en  ma- 
jeure partie  génois. 

«  Le  22  août  1810,  dit-il,  j'étais  en  croisière  sur  la  côte  de  Tos- 
cane avec  le  lienard  et  la  Ligurie,  petit  brick  de  dix  commandé  par 
le  lieutenant  Serra,  qui  est  devenu  contre-amiral  dans  la  marine 
sarde.  J'aperçus  une  frégate  anglaise  sous  le  vent  à  nous  et  j'allai 
la  reconnaître.  Cette  frégate  était  le  Sea-IIorse,  de  quarante-quatre 
canons,  capitaine  Stuart.  Par  prudence,  je  laissai  le  long  de  la  côte 
la  Ligurie,  dont  la  marche  était  assez  inférieure  :  j'avais,  au  con- 
traire, confiance  dans  la  marche  du  lienard.  Je  n'hésitai  pas  à  nar- 
guer de  très  près  la  irégate  anglaise.  Le  vent,  par  malheur,  tomba 
tout  à  coup,  puis,  après  un  certain  intervalle  de  calme,  s'éleva  une 
légère  brise,  que  reçut  avant  moi  le  Sea-Horse.  Pendant  que  j'étais 
encore  condamné  à  une  immobilité  complète,  le  Sea-IJorse  arriva 
sur  le  Remird  toutes  voiles  dehors.  » 

Le  vent  finit  toujours  par  venir  à  qui  sait  l'attendre.  Le  Sea- 
Horse  approchait  rapidement,  mais  les  premiers  souffles  de  la  brise 
commençaient  à  enfler  les  voiles  du  lienard.  Le  brick  prit  chasse 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vers  le  golfe  de  la  Spezzia.  Orage  affreux,  échouage  sur  les  bancs 
de  la  Magra  :  la  frégate,  aussitôt  que  l'orage  s'est  dissipé,  reparaît. 
Le  temps  était  magnifique,  la  mer  unie  comme  un  lac,  la  brise  lé- 
gère. Le  Sea-Horse  se  met  à  croiser  devant  le  brick  échoué  et,  jus- 
qu'à sept  heures  du  soir,  le  canonne  comme  une  cible.  Le  tir  n'est 
guère  exact  sous  voiles,  car  on  apprécie  généralement  assez  mal 
une  distance  qui  varie  sans  cesse  :  le  Renard  eût  dû  être  pulvérisé  ; 
il  sortit  de  cette  aventure  sans  avaries  graves.  La  nuit  venue,  la  fré- 
gate s'éloigne,  le  brick  se  remet  péniblement  à  flot.  Le  port  de  la 
Spezzia  ne  lui  fournirait  aucune  ressource,  il  lui  faut  gagner  Gênes. 
A  mi-route,  entre  la  Spezzia  et  Rapallo,  ce  port  génois  où  Louis  XII, 
alors  duc  d'Orléans,  battit  en  Ih^h  les  Napolitains  de  Frédéric  d'Ara- 
gon, se  rencontre  une  petite  ville  appelée  Levanto.  L'inspecteur- 
général  des  côtes  de  Ligurie  y  avait  constaté  récemment  la  pré- 
sence d'une  batterie  de  cinq  canons.  L'inspection  ne  fut  pas  pous- 
sée plus  loin.  Le  brick  le  lienard  rasait  la  terre  :  une  voile  venait 
de  se  montrer  au  large  ;  bientôt  cette  voile  grandit,  elle  arrive 
poussée  par  une  grande  brise.  C'est  encore  le  Sea-Horse.  Le  capi- 
taine Baudin  n'hésite  pas  :  il  va  jeter  l'ancre  sous  la  protection  des 
batteries  de  Levanto.  u  Sergent  de  garde,  oii  est  votre  capitaine? 

—  Je  n'en  ai  pas;  c'est  moi  qui  commande.  —  Disposez  vos  canons. 

—  Mes  canons  sont  encloués.  »  Le  capitaine  Baudin  envoie  chercher 
un  vilebrequin.  Les  lumières  des  canons  sont,  en  effet,  bouchées  ; 
on  n'y  a  cependant  enfoncé  aucun  clou  :  la  rouille  seule  a  fini  par 
acquérir  la  dureté  du  métal.  Au  bout  de  quelques  minutes,  le  vile- 
brequin a  fait  son  ofîice.  Pendant  ce  temps,  la  frégate  anglaise  s'est 
approchée  à  portée  de  canon  :  elle  met  en  panne  et  envoie  sa  volée. 
Le  brick  et  la  batterie  ripostent.  Les  Anglais  avaient,  sous  l'empire, 
un  respect  inouï  des  batteries  de  côte.  Ils  les  enlevaient  quelque- 
fois par  un  débarquement;  ils  ne  les  affrontaient  jamais  de  face. 
Dès  que  le  Sea-Horse  s'aperçoit  que  la  terre  s'en  mêle,  il  vire  de 
bord  et  s'éloigne.  Des  cinq  pièces  qui  composaient  la  batterie,  trois 
avaient  déjà  brisé  leurs  affûts  ;  les  deux  autres  affûts  menaçaient 
ruine.  Je  m'explique  maintenant  que  l'amiral  Baudin,  préfet  mari- 
time à  Toulon  en  18â2,  m'ait  envoyé,  avec  le  capitaine  du  génie 
Rivière,  inspecter  les  défenses  côtières  du  5°  arrondissement:  il  se 
rappelait  l'épisode  de  1810  et  l'état  des  batteries  de  Levanto.  Je  ne 
crois  pas  me  tromper  en  affirmant  que  c'est  aux  instances  réitérées 
de  l'amiral  que  nous  devons  les  résolutions  qui  furent  prises,  vers 
la  fin  du  règne  du  roi  Louis-Philippe,  au  sujet  de  ces  ouvrages  dé- 
sarmés en  1816  et  laissés  depuis  lors  dans  le  plus  complet  abandon. 

Pendant  tout  le  reste  de  l'année  1810  et  le  courant  de  l'année 
1811,  le  /?e/iflrc?  fut  activement  employé  sur  les  côtes  de  Toscane 


LA   MARINE    DE  1S12.  617 

et  de  Ligurie.  Son  service  s'étendait  jusqu'aux  îles  d'Elbe  et  de 
Corse  ;  il  consistait  principalement  dans  la  protection  des  convois. 
Au  mois  de  juillet  1811,  le  Renard  se  balançait  tranquille  sur  ses 
ancres  dans  le  port  de  Gênes.  Le  vent  soufflait  avec  violence  du  sud- 
ouest.  Que  signale  donc  le  sémaphore  du  cap  Noli?  Le  sémaphore 
signale  un  corsaire  anglais  à  cinq  ou  six  lieues  de  terre.  Le  capi- 
taine Baudin  prend  à  l'instant  ses  dispositions  pour  l'appareillage. 
«  Allez-vous  sortir  par  un  temps  pareil?  lui  crie  le  commandant  de 
la  Pénélope,  frégate  mouillée  à  côté  du  Renard.  —  Soyez  tranquille, 
répond  Baudin,  je  connais  mon  brick.  »  Par  le  travers  du  cap  Noli, 
le  vent  passe  au  nord-est  et  la  mer  tombe  subitement.  A  quatre 
heures  du  matin,  le  Renard  était  devant  la  baie  de  Finale.  Le  cor- 
saire s'y  trouvait  aussi  :  il  avait  mis  ses  embarcations  à  la  mer  et 
déjà  deux  des  navires  mouillés  dans  la  baie  étaient  amarinés.  Le 
Renard  approchait  comme  un  fin  matois,  déguisé  de  son  mieux 
sous  pavillon  anglais.  —  N'oubliez  pas  que  la  ruse  est  permise  : 
si  jamais  elle  cessait  de  l'être,  —  la  conscience  publique  est  deve- 
nue si  méticuleuse,  —  il  ne  faudrait  pas  négliger  de  le  dire.  Il  était 
tellement  rare,  à  cette  époque,  de  rencontrer  un  navire  de  guerre 
français  la  mer  que  l'apparition  du  Renard,  masqué  sous  ses 
fausses  couleurs,  n'interrompit  en  aucune  façon  les  opérations  du 
corsaire.  Cependant,  quand  le  Renard  fut  à  portée  de  canon,  la 
méprise  pour  un  œil  exercé  cessa  d'être  possible.  Changement  com- 
plet de  tableau  :  le  corsaire  abandonne  ses  embarcations,  ses  prises, 
déploie  toutes  ses  voiles  et  prend  chasse  vers  Toulon,  espérant  atti- 
rer l'ennemi  du  côté  où  veille  d'habitude  la  croisière  anglaise.  La  brise 
était  fraîche  du  nord-est  :  les  deux  navires,  courant  vent  arrière, 
filaient  de  dix  à  onze  nœuds.  A  midi,  après  huit  heures  de  chasse,  la 
distance  qui  les  séparait  n'avait  pas  varié  d'une  encablure.  Le  capi- 
taine Baudin  se  souvint  que  le  Renard  marchait  généralement  mieux 
la  nuit  que  le  jour.  D'où  pouvait  provenir  cette  différence?  D'une 
répartition  plus  favorable  des  poids?  Rien  ne  coûtait  d'essayer. 
L'équipage  reçut  l'ordre  de  prendre  les  hamacs  aux  bastingages, 
de  les  pendre  dans  le  faux-pont  et  de  se  coucher.  Soudain  le  brick 
s'élança  en  avant  :  à  trois  heures  de  l'après-midi,  il  joignait  le  cor- 
saire à  portée  de  pistolet.  Au  premier  coup  de  semonce,  l'Anglais 
amena  son  pavillon.  Le  Renard  venait  de  s'emparer  du  fléau  de  la 
côte,  du  Three  Rrolhers,  corsaire  de  dix  canons  et  de  100  hommes 
d'équipage,  armé  à  Malte. 

La  nouvelle  génération  commençait  à  faire  parler  d'elle.  Le 
26  mai  1811,  un  brick  anglais,  YAlacrity,  paradait  devant  Bastia  ; 
le  brick  français  Y  Abeille  sort  du  port  et  enlève  ce  navire  ennemi 
en  moins  de  trois  quarts  d'heure.  Qui  commandait  V Abeille?  Lu 


618  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

adolescent,  presque  un  enfant,  laissé  par  son  capitaine,  que  le  té- 
légraphe venait  d'appeler  brusquement  à  Paris,  en  possession  d'un 
commandement  qui  semblait  aussi  bien  au-dessus  de  son  âge  qu'au- 
dessus  de  son  grade.  Charles  Baudin  n'était  pas  d'humeur  à  rester 
en  arrière  d'Armand  de  Mackau.  Le  combat  du  Renard  contre  le 
Swalloiv  fut  la  réplique  à  la  prise  de  VAlacrity. 

«  Dans  les  premiers  jours  de  juin  1812,  nous  raconte  l'auteur 
des  précieux  souvenirs  où  revit  toute  une  marine  depuis  près  d'un 
demi-siècle  disparue,  j'escortais  un  convoi  de  trente-trois  voiles 
destiné  pour  Marseille.  J'étais  parvenu  à  la  hauteur  des  îles  de 
Lérins,  ayant  été  sans  cesse  harcelé,  depuis  ma  sortie  de  Gênes, 
par  une  division  composée  du  vaisseau  VA  merica  de  soixante-qua- 
torze, de  la  frégate  le  Curaçao  de  quarante-quatre  et  du  brick  de 
vingt  le  Swallow.  J'avais  pour  me  seconder  la  goélette  le  Goéland, 
de  six  bouches  à  feu,  commandée  par  un  lieutenant  de  vaisseau, 
M.  de  Saint-Belin,  émigré  rentré  en  France  depuis  quelques  an- 
nées. INous  avions  appareillé  des  îles  de  Lérinsau  commencement  de 
la  nuit  avec  notre  convoi  :  la  division  anglaise,  dont  le  Swallow  for- 
mait l'avant-garde,  nous  poursuivait.  Je  conçus  le  projet  de  couper 
ce  brick  du  reste  de  sa  division  et  de  l'enlever  dans  l'obscurité. 
J'envoyai  chercher  Saint-Belin  et  je  lui  donnai  mes  instructions. 
Le  calme  qui  survint  empêcha  l'exécution  de  mon  projet.  Quand  le 
jour  se  fit,  la  division  ennemie  était  bien  ralliée.  Je  ne  m'occupai 
plus  que  de  faire  filer  mon  convoi  vers  Saint-Tropez  :  à  midi,  je 
l'avais  mis  en  sûreté.  En  ce  moment,  la  brise  fraîchit  du  large.  Le 
brick  ennemi  s'était  avancé  à  une  certaine  distance  de  ses  deux  con- 
serves ;  je  voulus  encore  une  fois  tenter  de  l'enlever  avant  qu'il  pût 
être  secouru  et  je  me  portai  à  sa  rencontre.  Virant  de  bord  vent  de- 
vant, je  lui  passai  à  poupe,  à  portée  de  pistolet:  je  me  trouvai  ainsi 
au  vent  à  lui  sur  l'autre  bord.  Si  j'avais  été  seul,  je  n'aurais  pas 
hésité  à  l'aborder,  mais  je  ne  voulais  pas,  mon  devoir  étant  d'as- 
surer avant  tout  le  succès,  négliger  l'assistance  du  Go'èland,  qui 
faisait  force  de  voiles  pour  venir  à  mon  aide.  Par  malheur,  la  barre 
de  gouvernail  du  Goéland  venait  d'être  coupée  par  un  boulet. 
Pendant  qu'on  mettait  en  place  la  barre  de  rechange,  j'échangeais 
avec  le  Swallow  un  feu  très  vif.  Je  n'avais  que  deux  officiers  :  l'un 
deux,  l'enseigne  de  vaisseau  Gharton,  fut  blessé  à  mort;  moi-même, 
je  reçus  à  l'épaule  droite  un  biscaïen  qui  m'y  fit  une  blessure  très 
douloureuse.  La  commotion  fut  telle  dans  toute  la  poitrine,  que  le 
sang  me  vint  à  flots  à  la  bouche.  Je  continuai  cependant  de  comman- 
der la  manœuvre.  J'allais  donner  l'abordage,  sans  attendre  le  Goé- 
land, lorsque  le  Swallow,  qui  était  sous  le  vent  à  moi,  laissa  arri- 
ver tout  plat  vent  arrière,  en  me  présentant  la  poupe.  Avant  que  je 


LA    MARINE    DE    1812.  619 

pusse  le  suivre,  il  eut  le  temps  de  virer  de  bord  lof  pour  lof,  et  de 
mettre  le  cap  sur  sa  frégate.  Ma  mâture  et  mon  gréement  étaient 
hachés  :  j'avais  quarante-deax  hommes  sur  cent  huit  hors  de  com- 
bat ;  il  ne  me  restait  d'autre  parti  à  prendre  que  d'entrer  à  Saint- 
Tropez  pour  y  rallier  mon  convoi  et  pour  réparer  mes  avaries.  Le 
Swallow,  de  son  côté,  fut  rejoint  par  V America  et  par  le  Curaçao. 
Il  fit  ensuite  route  pour  Malte. 

«  Il  était  à  peu  près  trois  heures  de  l'après-midi,  lorsque  j'en- 
trai à  Saint-Tropez.  Nos  blessés  furent  transportés  sur-le-champ  à 
terre  ;  je  restai  à  bord,  quoique  souflrant  cruellement  de  ma  bles- 
sure. Vers  le  soir,  la  crise  nerveuse  devint  extrêmement  intense  ; 
mes  muscles  se  contractaient,  mes  dents  se  serraient,  un  engour- 
dissement général  gagnait  tous  mes  membres.  A  ces  symptômes, 
je  reconnus  l'approche  du  tétanos,  dont  j'avais  été  déjà  menacé 
lorsque  je  perdis  le  bras  sur  la  Sémillante.  Je  me  fis  préparer  un 
bain  de  lessive  ;  cette  décoction  alcaline  eut  pour  effet  de  calmer 
aussitôt  l'agitation  nerveuse.  Trois  jours  après  j'étais  debout.  » 

L'historien  de  la  marine  anglaise,  William  James,  n'a  pas 
passé  cette  affaire  sous  silence.  Sa  version  diffère  peu  du  récit 
de  l'amiral  Baudiu  ;  la  prétendue  intervention  du  Gocland  y  joue 
seulement  un  rôle  destiné  à  justifier  la  retraiie  du  capitaine 
Sibly,  qui  paraît,  du  reste,  avoir  été  un  officier  de  cœur  et  de  mé- 
rite. L'engagement  à  portée  de  pistolet  dura,  suivant  James,  qua- 
rante minutes.  «  Le  Swallow,  dit  l'historien  anglais,  avait  beaucoup 
souflért  dans  ses  voiles,  son  gréemeut,  sa  mâture  et  sa  coque.  Sur 
un  équipage  de  109  hommes  présens  à  bord,  il  eut  0  hommes  tués 
et  17  blessés.  La  perte  du  Renard  fut  de  14  hommes  tués  et  de 
28  blessés,  y  compris  sou  brave  commandant,  atteint  au  moignon 
du  bras  que,  quelques  années  auparavant,  il  avait  honorablement 
perdu.  L'urm(.'mentdu/^f'«<'w*</ consistait  en  lAcaronades  de  24  et  deux 
canons  longs  de  (5.  Le  Swallow ,  commandé  par  le  capitaine  Rey- 
nolds Sibly,  portait  10  caronades  de  32  et  deux  canons  longs  de  6.  » 


Le  Renard  n'était  plus  un  commandement  qui  convînt  au  jeune 
officier  que  l'empereur,  à  la  nouvelle  de  ce  beau  combat,  s'était, 
par  un  décret  daté  de  Smolensk,  hâté  de  nommer,  le  22  août 
1812,  capitaine  de  frégate.  On  eût  pu  se  borner  à  donner  au  nou- 
veau promu  une  corvette  :  on  fit  grandement  les  choses  ;  on  lui 
donna  une  frégate,  la  Dryade.  Cette  frégate  de  quarante-quatre 
canons,  construite  sur  les  plans  de  M.  Sané,  par  un  ingénieur  de 
haut  mérite,  M.  Boucher,  venait  d'être  lancée  à  Gênes.  Les  amé- 


620  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

liorations  de  détail  dont  on  l'avait  dotée,  à  la  demande  et  d'après 
les  observations  du  capitaine  Baudin,  la  rendaient  fort  supérieure 
à  tous  les  navires  du  même  rang  que  possédait  alors  la  France. 
Ainsi,  la  muraille  du  gaillard  d'avant  fut  entièrement  fermée,  ce  qui 
n'avait  encore  eu  lieu  pour  aucune  de  nos  frégates.  La  chaloupe 
descendait  par  un  long  panneau  dans  la  batterie  ;  on  supprima  le 
panneau  et  on  fit  reposer  la  chaloupe  sur  le  pont.  La  batterie  resta 
de  cette  façon  complètement  dégagée.  L'arrière  fut  disposé  de  ma- 
nière à  laisser  un  jeu  facile  aux  pièces  de  retraite  ;  les  sabords  de 
chasse  furent  percés  parallèlement  à  la  quille.  Tout  fut  sacrifié,  en 
un  mot,  au  bon  service  de  l'artillerie.  Commencé  dans  les  pre- 
miers jours  de  novembre  1812,  l'armement  ne  fut  terminé  qu'au 
mois  de  mai  1813.  L'état-major  se  composait  des  lieutenans  Gic- 
quel-Destouches  et  Bellet,  des  enseignes  Vieillard  et  Parseval-Des- 
chènes,  de  dix  aspirans  dont  un  seul  était  Français,  —  les  neuf  au- 
tres avaient  vu  le  jour  à  Gênes.  L'équipage  comprenait  trois  cent 
vingt-trois  hommes  :  vingt-cinq  seulement  appartenaient  aux  dé- 
partemens  de  l'ancienne  France,  le  reste  venait  du  Piémont,  de  la 
Ligurie  ou  de  la  Toscane. 

Il  y  a  dans  la  vie  d'un  navire  deux  momens  solennels  :  le  jour 
où  il  descend  des  chantiers  et  le  jour  où  il  sort  pour  la  première 
fois  du  port.  Il  ventait  grand  frais,  le  port  était  encombré  :  le  com- 
mandant de  la  Dryade  lit  virer  à  pic,  établir  les  huniers.  L'appa- 
reillage semblait  scabreux.  Comment  allaient  s'en  tirer  ces  jeunes 
marins  génois  dont  la  plupart  n'avaient  jamais  navigué  que  sur  un 
bateau  de  pêche?  Vingt-cinq  marins  du  Renard,  restés  attachés  à  la 
fortune  de  leur  capitaine,  étaient,  par  bonheur,  venus  apporter  à  bord 
de  la  Dryade  les  habitudes  d'ordre  et  de  silence  du  vaillant  équi- 
page dont  la  baie  de  Saint-Tropez  garde  encore  le  souvenir.  Tout 
se  passa  bien.  La  Dryade  pivota  sur  elle-même,  circula  sans  en- 
combre au  milieu  des  navires  et  des  bateaux  semés  sur  sa  route  ; 
puis  alla  compléter  l'instruction  de  ses  marins  novices  à  la  mer.  En 
temps  de  guerre,  les  équipages  se  forment  avec  une  rapidité  surpre- 
nante :  tout  se  prend  au  sérieux  et  le  zèle  est  d'autant  plus  grand  qu'il 
a  sa  raison  d'être.  Un  excellent  esprit  se  développa  immédiatement 
parmi  ces  Français  de  date  si  récente  :  ils  se  sentaient  fiers  de  servir 
sous  un  capitaine  que  les  autres  navires  leur  enviaient.  L'habitude 
qu'ont  eue  si  longtemps  les  marins  de  Gènes  de  ramer  dans  des 
embarcations,  quelquefois  pendant  des  journées  entières,  pour  se 
soustraire  à  la  poursuite  des  pirates  barbaresques,  les  a  rendus  les 
premiers  canotiers  du  monde.  L'amiral  Baudin  cite  une  traversée 
de  vingt  lieues  marines  accomplie  à  l'aviron  entre  la  Spezzia  et 
Gênes  par  un  des  canots  de  sa  frégate  dans  l'espace  d'un  jour  et 
d'une  nuit. 


LA   MARINE   DE   1812.  621 

Au  mois  de  juin  1813,  le  commandant  de  Xo.  Dryade  reçut  Tordre 
de  rallier  à  Toulon  l'escadre  du  vice-amiral  Émériau.  Il  partit  de 
Gênes  accompagné  du  Renard.  Un  vaisseau  ennemi  essaya  de  lui 
barrer  la  route  et  le  contraignit  à  chercher  un  refuge  dans  le  port 
de  Villefranche.  Le  16  juin,  jour  anniversaire  du  combat  du  Re- 
nard et  du  Sivalloiv,  l'équipage  du  brick  offrit  un  repas  aux  cama- 
rades qui  avaient  suivi  le  capitaine  Baudin  à  bord  de  la  Dryade.  Le 
pavillon  que  portait  le  Renard  le  jour  du  combat  fut  arboré  dans 
la  salle  du  festin,  tout  criblé  de  trous  de  boulets  et  de  trous  de 
mitraille.  La  fête  fut  très  gaie  :  sur  le  soir  seulement,  lorsque  vint 
l'heure  de  se  séparer,  les  marins  de  la  Dryade  voulurent  emporter 
le  pavillon.  Les  marins  du  Renard  prétendirent  le  garder.  Une  lutte 
s'ensuivit  et  le  pauvre  pavillon  fut  mis  en  lambeaux  :  chacun  en 
emporta  un  morceau  dans  sa  poche.  Glorieuse  relique  bien  faite 
pour  servir  de  talisman  à  des  braves. 

Le  18  juin,  la  Dryade  jetait  l'ancre  en  rade  de  Toulon  :  vingt 
vaisseaux  de  ligne  et  neuf  frégates  s'y  trouvaient  rassemblées. 
L'escadre  était  mouillée  sur  trois  lignes.  Quatre  frégates  avaient 
leur  poste  à  l'avant-garde,  sur  la  rade  des  Vignettes  ;  les  cinq  au- 
tres occupaient  le  mouillage  compris  entre  la  grosse  Tour  et  l'Éguil- 
lette.  Chaque  vaisseau  ou  frégate  possédait  son  corps  mort  muni  de 
deux  ombossures.  Quelle  que  fût  la  direction  du  vent,  l'appareil- 
lage était,  grâce  à  ces  précautions,  assuré.  L'escadre  exécutait  sou- 
vent ce  mouvement  toute  à  la  fois  :  elle  revenait  de  même  au  mouil- 
lage, trente  navires  se  croisant  dans  tous  les  sens  et  venant  reprendre 
leurs  corps  morts  avec  une  précision  vraiment  remarquable.  C'était 
la  manœuvre  de  chaque  jour  :  par  conséquent,  elle  se  faisait  bien. 
Le  dimanche,  on  restait  généralement  au  mouillage  ;  l'amiral,  à  midi, 
réunissait  les  capitaines  en  conférence  à  bord  de  son  vaisseau.  La 
conférence  terminée,  on  avait  congé  jusqu'au  soir  :  les  exercices  et 
les  appareillages  recommençaient  dès  le  lendemain. 

Ahisi  se  passa  la  dernière  moitié  de  l'année  1813.  L'ennemi  se 
montrait  rarement  en  forces  sur  la  côte.  Cependant,  l'ordre  d'évi- 
ter un  engagement  était  tellement  précis  que  jamais  l'escadre  ni 
aucune  de  ses  divisions  ne  passait  une  nuit  à  la  mer.  L'empereur 
ne  voulait  plus  de  ces  catastrophes  qui ,  au  sein  des  prospérités 
d'un  règne  encore  sans  nuages,  avaient  assombri  sa  fortune  ;  les 
épreuves  de  la  guerre  étaient  réservées  aux  frégates  qu'on  se  dispo- 
sait à  lancer  dans  toutes  les  mers  du  globe.  Là  se  formeraient,  par 
une  vie  d'aventures,  de  jeunes  capitaines  auxquels  on  confierait,  le 
jour  de  rentrer  en  lice  venu,  la  défense  du  pavillon.  Cette  politique 
était  sage  et  digne  du  grand  homme  qu'un  fond  de  bon  sens  finis- 
sait toujours  par  ramener,  après  de  dangereux  écarts,  dans  le  chemin 
de  la  vérité. 


622  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Malheureusement,  pendant  que  nos  escadres  se  reformaient  à 
Toulon  et  à  Brest,  nos  bataillons  perdaient  chaque  jour  du  terrain 
en  Allemagne.  «  Bientôt,  écrit  le  brave  amiral  Baudin  avec  une 
émotion  que  trente-trois  années  de  paix  n'ont  pas  affaiblie,  nous 
apprîmes  que  nos  armées  avaient  repassé  le  Rhin.  Le  territoire 
de  la  France,  que  nous  étions  habitués  à  considérer  comme  in- 
violable, était  envahi!  »  Nous  l'avons  revue  l'heure  sinistre.  Je 
ne  crois  pas  qu'elle  ait,  à  l'époque  de  nos  derniers  revers,  causé 
la  stupeur  qui  frappa,  il  y  a  soixante-douze  ans,  ces  vétérans 
accoutumés  de  si  longue  date  à  la  victoire.  Dans  nos  récentes 
épreuves,  nous  sentions  une  Europe  bienveillante  derrière  nous  ; 
la  France  pouvait  se  dire  qu'un  instinct  général  de  conserva- 
tion prendrait  tôt  ou  tard  sa  cause  en  main  :  en  181 4,  c'était 
le  monde  entier  qui  s'avançait  en  armes  pour  nous  dépecer, 
pour  nous  ravir  même  les  nouvelles  conditions  d'existence  que 
nous  avions  achetées  au  prix  de  flots  de  sang.  La  lutte  devait 
prendre  tous  les  caractères  du  désespoir.  Ce  désespoir  n'eut  pour- 
tant sa  pleine  énergie  que  sous  le  drapeau  :  les  populations 
étaient  harassées  et  la  marée  ennemie  monta  comme  sur  une  plage. 
Le  maréchal  Masséna  commandait  dans  le  Midi  en  qualité  de  lieu- 
tenant de  l'empereur.  11  avait  son  quartier  général  à  Toulon.  Sur- 
le-champ,  il  donna  des  ordres. pour  qu'on  mît  en  état  de  défense 
les  abords  de  la  place.  Quelle  occupation  pour  le  vainqueur  de 
Zurich  et  quel  amer  emploi  réservé  par  le  sort  à  ses  vieux  jours  ! 
Toutes  les  nations  ont  connu  de  ces  retours  de  fortune  :  aucune 
n'a  éprouvé  le  double  deuil  de  voir  s'écrouler  à  la  fois  la  puis- 
sance nationale  et  l'idole  radieuse  qui  la  symbolisait.  Il  a  fallu  au 
peuple  français  une  vitalité  singulière  pour  qu'il  ait  résisté  à  une 
pareille  secousse.  Néanmoins,  je  l'ai  vu  dans  mon  enfance  et  j'en 
ai  gardé  un  profond  souvenir;  il  devait  se  passer  bien  des  aimées 
avant  qu'un  franc  sourire  éclairât  tous  ces  vieux  visages  noircis 
par  la  fumée  de  la  poudre  :  le  trait  de  l'invasion  avait  atteint  la 
France  militaire  au  cœur. 

Une  partie  des  marins  de  l'escadre,  détachée  à  terre  par  l'amiral 
Lmériau,  travaillait  aux  fortifications;  d'autres  étaient  employés  à 
établir  des  camps  retranchés  dans  le  voisinage  des  Sablettes  et  de  la 
rade  du  Brusc,  au  fond  de  la  baie  de  Saint-Nazaire.  Toulon  craignait 
un  débarquement  !  Toulon,  cependant,  demeurait  encore  pour  nos 
forces  navales  un  asile  plus  sûr  que  Gênes.  Il  était  bien  évident 
que  l'Italie  nous  échappait.  Par  un  dernier  effort.  Gênes  avait  armé 
le  vaisseau  le  Scîpion^  il  fut  décidé  qu'on  essaierait  d'amener  sous 
escorte  ce  vaisseau  à  Toulon  :  laissé  à  Gênes,  il  serait  infaiUible- 
ment  tombé  entre  les  mains  de  l'ennemi.  Trois  vaisseaux  et  trois 
frégates,  demandés  à  l'escadre,  furent  désignés  pour  celte  dange- 


LA   MARINE   DE  1812.  623 

reuse  mission.  Les  vaisseaux  étaient  :  le  Sceptre,  de  quatre-vingts, 
portant  le  pavillon  du  contre-amiral  Gosmao;  le  Trident  et  le  Ro- 
mulus,  de  soixante-quatorze,  commandés  par  les  capitaines  Bonamy 
et  Rolland.  Les  frégates  de  quarante-quatre  la  Médée,  la  Dryade  et 
VAdrienne  complétaient  la  division;  elles  avaient  été  choisies  parmi 
les  meilleures  marcheuses. 

Le  contre-amiral  Gosmao,  ce  survivant  de  Trafalgar,  que  nos  ma- 
telots appelaient  Va  de  bon  cœur,  partit  de  Toulon  le  12  février 
1814.  Le  13,  au  point  du  jour,  la  division  se  trouvait  à  sept  ou 
huit  lieues  au  sud  de  l'anse  d'Agay.  Deux  frégates  ennemies  seu- 
lement étaient  en  vue  :  la  Médée  et  la  Dryade  leur  donnèrent  la 
chasse.  Une  heure  après  apparaissaient  tout  à  coup  seize  autres 
voiles.  L'escadre  du  vice-amiral  sir  Edward  Pellew,  qui  n'avait 
pas  encore  gagné  devant  Alger  son  titre  de  lord  Exmouth,  venait 
du  sud-ouest,  les  voiles  gonflées,  s'interposer  entre  la  division  fran- 
çaise et  Toulon.  Gontinuerait-on  la  rouie  sur  Gènes?  Tout  dépen- 
drait du  vent.  Il  faisait  calme  plat.  Vouloir  gagner  Gênes  avec  des 
vents  contraires  serait  s'exposer  à  une  chasse  prolongée  dans  la- 
quelle les  mauvais  marcheurs  tomberaient  très  certainement  au 
pouvoir  de  l'armée  anglaise.  Rétrograder  vers  Toulon  amènerait 
presque  aussi  sûrement  une  rencontre  :  on  aurait  du  moins  l'avan- 
tage de  ne  pas  s'être  dispersé  et  d'obliger  l'ennemi  à  s'avancer  en 
force.  Quant  à  chercher  refuge  sous  les  batteries  du  golfe  Jouan, 
ou  sous  les  batteries  des  îles  d'Hyères,  personne  n'y  songeait.  Pa- 
reilles batteries,  mal  servies,  incomplètes,  ne  pouvaient  avoir  la 
prétention  d'intimider  une  flotte  de  quinze  vaisseaux,  dont  neuf 
étaient  des  vaisseaux  à  trois  ponts. 

Vers  neuf  heures  du  matin,  la  brise  s'éleva  de  l'est-sud-est. 
L'amiral  Gosmao  prit  à  l'instant  son  parti.  Il  fit  le  signal  de  se 
former  en  ordre  de  marche  sur  deux  colonnes  :  les  vaisseaux  au 
large,  les  frégates  à  terre,  puis  il  mit  le  cap  sur  Toulon.  Les  vais- 
seaux ennemis,  de  leur  côté,  s'étaient  rangés  en  ligne,  le  plus 
promptement  possible,  par  ordre  de  vitesse,  lis  couraient  sur  la 
côte,  avec  l'intention  évidente  de  couper  la  route  à  la  tète  de  notre 
division.  Un  peu  avant  midi,  Anglais  et  Français  se  trouvèrent  à 
portée  de  canon.  L'amiral  Gosmao,  sur  le  Sceptre,  conduisait  son 
escadre  :  il  passa  le  premier,  sans  être  inquiété.  Le  second  vais- 
seau de  la  colonne  de  gauche,  le  Trident,  reçut  à  bonne  distance, 
mais  sans  grand  dommage,  le  feu  du  Boyne,  vaisseau  à  trois  ponts 
de  quatre-vingt-dix-huit  canons,  commandé  par  le  capitaine  George 
Burlton.  Le  Boyne  était  le  chef  de  file  de  la  colonne  anglaise  :  il 
coupa  notre  ligne  à  l'arrière  du  Trident ,  et  se  dirigea  tout  droit 
sur  la  Dryade,  «  Je  m'attendais  à  recevoir  la  volée  du  Boyne, 


624  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

écrit  l'amiral  Baudin,  je  fis  mettre  mon  équipage  à  plat-pont.  Seuls, 
les  chefs  de  pièce  restèrent  debout,  avec  ordre  de  se  coucher  aussi, 
dès  qu'ils  auraient  tiré.  Au  moment  où  le  Boyne  ouvrit  son  feu 
sur  nous,  je  m'avançai  au  pied  du  grand  mât  et  je  dis  à  l'équi- 
page, au  milieu  d'un  profond  silence:  «  Mes  amis,  je  vous  fais 
mettre  à  plat-pont  pour  un  vaisseau  de  cent  canons.  Vous  ne  vous 
y  mettriez  pas  pour  une  frégate,  n'est-ce  pas?  —  iNon!  non!  com- 
mandant ,  »  s'écria-t-on  de  toutes  parts.  Beaucoup  voulaient  se 
relever  :  les  officiers  eurent  quelque  peine  à  les  contenir.  Le  Boyne 
approchait  rapidement  :  il  fit  une  embardée  et  nous  envoya  sa 
volée  tout  entière,  à  portée  de  fusil.  La  volée  passa,  en  sifflant, 
dans  le  gréement  :  pas  un  homme  ne  fut  tué  ou  blessé.  VAdrienne 
ne  s'en  tira  pas  si  heureusement  ;  le  Boyne,  en  se  repliant,  la  salua 
d'une  décharge  entière  :  huit  hommes  restèrent  sur  le  carreau.  » 

La  division  française  serrait  de  si  près  la  terre  que  les  Anglais 
ne  l'attaquaient  pas  avec  la  vigueur  qu'ils  auraient  montrée  sans 
doute  s'ils  n'eussent  été  retenus  par  la  crainte  de  s'échouer.  Le 
Bomulus,  cependant,  assez  mauvais  marcheur,  demeurait  peu  à 
peu  en  arrière.  11  existait  déjà  un  grand  intervalle  entre  ce  vais- 
seau et  le  Trident.  Le  Boyne  ne  pouvait  plus  rien  contre  le  Tri- 
dent, rien  contre  les  frégates;  il  entreprit  d'arrêter  le  Bomulus. 
Trois  ou  quatre  autres  vaisseaux  anglais  joignirent  leur  feu  à  celui 
du  Boyne.  Le  capitaine  Rolland  fut  blessé  d'une  mitraille  à  la  tête  : 
on  l'emporta  sans  connaissance  dans  le  faux-pont.  Les  officiers, 
par  bonheur,  tinrent  ferme  :  l'un  d'eux,  le  lieutenant  de  vaisseau 
Genebrias,  prit  le  gouvernail.  On  donnait,  en  ce  moment,  dans  la 
rade  ;  le  Bomulus  rasa  le  cap  Brun  de  si  près  que  son  bout-dehors 
de  bonnette  faillit,  assure-t-on,  s'y  accrocher.  C'est  du  moins  la 
tradition  que  se  sont  transmise  de  bouche  en  bouche  les  vieux 
marins  dont  le  doux  soleil  de  Provence  réchauffe,  sur  le  chemin 
de  ronde  du  fort  Lamalgue,  les  membres  aujourd'hui  engourdis. 

Si  brave  et  si  entreprenant  que  fût  un  capitaine  anglais,  —  je 
le  répète  pour  la  centième  fois,  —  il  ne  se  souciait  jamais  d'affron- 
ter le  feu  des  batteries  de  côte.  Le  commandant  du  Boyne  tint  le 
vent,  dès  qu'il  s'aperçut  qu'avec  la  brise  régnante  il  doublerait 
tout  juste  le  cap  Sepet.  Le  fort  du  cap  Brun  et  le  fort  de  Sainte- 
Marguerite  auraient  dû  cependant  lui  apprendre,  par  leur  majes- 
tueux silence,  que  les  batteries  françaises,  loin  de  mordre,  n'a- 
boyaient même  pas.  Le  combat  avait  lieu  un  dimanche  :  les  canon- 
niers  étaient  allés  se  promener.  L'amiral  Émériau  expédia,  pour  servir 
les  pièces  délaissées,  des  officiers,  des  matelots,  des  gargousses.  Le 
secours  arriva  trop  tard,  a  Lord  Exmouth,  —  je  transcris  ici  l'ap- 
préciation de  l'amiral  Baudin,  sans  dissimuler  que  je  la  trouve  peut- 


LA   MARINE   DE    1812.  625 

être  un  peu  sévère,  —  n'a  pas,  dans  cette  circonstance,  fait  preuve 
d'une  grande  résolution.  11  connaissait  la  situation  de  notre  escadre 
et  l'état  de  faiblesse  de  ses  équipages  :  il  pouvait  entrer  dans  la 
rade  et  s'en  rendre  maître,  en  y  écrasant  nos  vaisseaux.  Un  coup 
d'une  telle  audace  n'allait  pas  à  son  caractère,  plus  actif  et  plus 
ferme  qu'entreprenant.  Quand  il  vit  que  le  Boyne,  serrant  de  très 
près  le  Romulus,  pouvait,  par  suite  de  ses  avaries,  être  obligé 
d'entrer,  avec  son  adversaire,  jusque  dans  la  rade  de  Toulon,  il 
passa  sur  le  gaillard  d'avant  de  son  vaisseau,  le  Caledonia,  et  fit, 
avec  son  chapeau,  signal  au  capitaine  du  Boy  ne  de  serrer  le  vent 
et  de  s'éloigner.  Ce  fut  ce  qui  mit  fin  au  combat.  » 

En  pareille  circonstance,  demanderai-je  à  mon  tour,  qu'aurait 
fait  Nelson?  Le  souvenir  de  Copenhague  l'eùt-il  encouragé  ou  y 
eût-il  puisé  cette  circonspection  qui  vient  avec  l'âge?  Sir  Samuel  Hood 
était  maître  de  la  rade  de  Toulon,  quand  il  l'évacua  sous  la  menace 
des  boulets  rouges,  laissant  les  malheureux  habitans  qu'il  avait 
compromis  livrés  à  toutes  les  vengeances  de  la  Convention.  L'hon- 
leur  anglais  coulait  là,  comme  à  Quiberon,  par  tous  les  pores  et 
pourtant  Samuel  Hood  était,  plus  encore  que  Rodney,  le  vainqueur 
eu  grand  combat  de  la  Dominique.  Nelson  le  tenait  pour  le  premier 
oflicier  de  la  marine  anglaise  ;  il  ne  prononce  jamais  son  nom  qu'avec 
l'c-dmiration  la  plus  profonde.  La  vérité,  je  crois,  la  voici  :  En  1814, 
on  pouvait,  sans  une  témérité  excessive,  entrer  dans  la  rade  de 
Toilon  ;  il  n'eût  pas  fallu  s'y  aventurer  en  1812  et  en  1813.  11  est 
des  heures  où  les  nations  ne  se  défendent  plus  :  les  vaincus  d'Iéna 
nous  ont  étonnés  par  leurs  défaillances.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  triste 
pour  un  marin,  c'est  la  pensée  des  réparations  que,  sans  la  chute 
de  lempire,  nous  réservait  très  probablement  la  fortune.  L'exemple 
des  Américains  nous  indiquait  clairement  la  voie  à  suivre  ; 
l'ascendant  maritime  insensiblement  se  déplaçait.  Nous  reprenions 
courage,  l'ennemi,  au  contraire,  perdait  peu  à  peu  la  foi  qu'il 
avait  eue  jusqu'alors  dans  la  puissance  irrésistible  de  ses  armes. 
Quelques  années  encore  et  il  lui  aurait  fallu  compter  avec  nous  : 
les  Anglais,  par  malheur,  ne  cessèrent  d'être  invincibles  sur  mer 
que  lorsque  nos  soldats  cessaient,  de  leur  côté,  de  former  sur  terre 
des  bataillons  invincibles. 


Ë.    JURIEN    DE    LA    GrAVIÈRE. 


TOME  Lx.xni.  —  1886.  40 


UN 


NOUVEAU    GRAND    HOMME 


DUBOIS-GRANGÉ. 


I.  L'Armée  et  la  Révolution  :  Dubois-Crancé,  par  Th.  Yung,  colonel  d'artillerie.  — 
II.  Moniteur  :  Séances  du  12  décembre  1789  et  des  7-21  février  1793.  —  III.  Archives 
de  la  guerre  :  Armée  des  Alpes.  —  IV.  Dubois-Crancé  et  Gauthier  :  Compte  rendu 
de  leur  mission  et  réponse  à  Gouthon.  —  V.  Jomini  :  Le  Siège  de  Lyon. 

L'histoire,  même  l'ancienne,  est  toujours  à  recommencer,  à 
plus  forte  raison  celle  de  la  révolution,  qui  ne  fait  que  de  naître  ; 
j'entends  ici  l'histoire  critique,  celle  qui  s'appuie  sur  des  pièces 
et  documens  authentiques  et  les  laisse  parler,  non  celle  qui 
les  interprète  d'après  telles  tendances  ou  tel  système  préconçu. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  tant  d'écrivains  de  nos  jours  ont 
essayé,  ceux-ci  de  réhabiliter  certains  personnages  fameux,  ceux-là 
de  tirer  de  l'obscurité  des  figures  demeurées  jusqu'ici  fort  effa- 
cées. Rien  de  plus  légitime  que  ces  tentatives,  lorsqu'elles  sont 
fondées  sur  des  études  sérieuses,  et  qu'elles  ne  pèchent  pas  par  un 
parti-pris  d'apologie  sans  mesure  et  sans  raison.  Il  y  a  vingt-cinq 
ou  trente  ans,  lorsqu'un  des  premiers,  M.  Louis  Blanc,  secouant  le 
joug  tyrannique  de  M.  Thiers,  entreprit  de  plaider  les  circonstances 
atténuantes  pour  Robespierre,  ce  fut  une  clameur  générale.  L'audace 
était  grande,  en  effet,  de  toucher  à  la  légende  des  girondins  et  de 
prendre  parti  contre  ces  beaux  jeunes  gens,  doués  de  tant  de  qua- 
lités brillantes  et  si  Français  jusques  et  surtout  dans  leurs  défauts 


DUBOIS-CRANCÉ.  627 

pour  la  froide,  sèche  et  rêche  personne  de  l'avocat  d'Arras.  Cepen- 
dant qui  oserait  prétendre  aujourd'hui  que  les  travaux  de  M.  Louis 
Blanc  et  des  écrivains  qui,  sans  être  dé  son  école,  ont  suivi  sa 
trace,  n'aient  pas  exercé,  sur  l'opinion  publique,  au  point  de  vue 
de  la  justice  distributive,  une  heureuse  et  morale  influence?  Nous 
placions  Vergniaud,  Barbaroux,  Buzot,  M*"®  Rolland  surtout,  infini- 
ment trop  haut,  dans  le  même  temps  que  nous  chargions  Robes- 
pierre de  toutes  les  iniquités  imputables  à  la  Convention  entière, 
sauf  quelques  rares  exceptions,  comme  Lanjuinais,  par  exemple. 
L'écart  aujourd'hui  semble  moins  grand  et  la  part  de  responsabilité 
de  chacun  est  mieux  établie. 

Pareillement  pour  M.  Taine,  quelles  ne  furent  pas  chez  la  plu- 
part la  surprise  et  chez  quelques-uns  l'indignation  à  l'apparition 
de  son  second  volume  !  Nous  en  étions  encore  à  la  conception  ru- 
dimentaire  et  sentimentale  d'une  révolution  toute  d'amour  et  de 
fraternité,  menée  par  une  assemblée  de  législateurs  incomparables. 
Soudain,  le  scalpel  en  main,  avec  la  méthode  et  la  patience  d'un 
naturaliste,  voici  qu'un  téméraire  auteur  s'avise  de  regarder  der- 
rière ce  décor  et  de  démonter  cette  machine  de  convention.  Alors 
apparaissent,  dans  le  pays  tout  entier,  comme  une  sorte  de  germi- 
nation vénéneuse,  l'anarchie  spontanée  ;  dans  la  constituante  l'in- 
décision, la  faiblesse,  la  peur;  dans  l'œuvre  politique  dont  elle  ac- 
couche après  deux  années  de  gestation,  un  beau  préambule,  une 
déclaration  solennelle  et  c'est  tout.  L'enfant  n'est  pas  né  viable,  la 
mort  l'attend  faute  d'organes  (1). 

Loin  de  s'en  plaindre  et  lors  même  qu'il  blesserait  d'anciennes 
et  chères  illusions,  il  faut  se  féliciter  de  cet  elTort  persévérant  vers 
le  vrai  pour  le  vrai,  et  ce  sera  l'honneur  de  l'école  historique  ac- 
tuelle d'avoir  fait,  de  cette  sincérité  dans  la  recherche,  la  condition 
première  de  tout  travail  estimable.  Ces  réflexions  me  sont  suggé- 
rées par  une  publication,  — je  ne  dis  pas,  à  dessein,  un  livre,  — 
dont  l'auteur  s'est  proposé  de  restituer  une  des  physionomies  les 
plus  intéressantes  et  les  moins  connues  de  l'époque  révolution- 
naire. Avant  dédire  mon  sentiment  sur  cet  essai,  je  tenais  à  en 
bien  marquer  la  légitimité.  A  plus  d'une  reprise  déjà,  M.  le  colonel 
Yung,  avec  la  compétence  qui  lui  est  propre,  nous  avait  donné  la 
mesure  de  Bonaparte.  Plus  récemment  et  par  une  suite  naturelle, 
il  entreprenait  de  glorifier  la  mémoire  de  Dubois-Grancé.  Soit;  après 
le  déboulonnement  <lu  faux,  l'apothéose  du  vrai  grand  homme. 
Ceci  devait  amener  cela,  et  la  logique  ici  se  trouve  d'accord  avec  la 
liberté  qu'a  chacun  de  préférer  le  mérite  incompris  et  modeste  aux 

(1)  Il  ne  s'agit  ici,  bien  entendu,  que  de  la  partie  purement  politique  (constitution 
et  constitution  civile  du  clergé). 


628  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

réputations  bruyantes  et  surfaites.  Reste  seulement  à  savoir,  une 
fois  ces  prémisses  posées,  ce  que  vaut  cette  apologie,  et  jusqu'à 
quel  point  le  héros  mérite  les  honneurs  du  Panthéon.  C'est  ce  que 
je  voudrais  rechercher  en  étudiant  Dubois-Grancé  sous  les  aspects 
et  dans  les  divers  rôles  par  où  il  appartient  vraiment  à  l'histoire  : 
comme  homme,  c'est-à-dire  comme  valeur  morale,  comme  législa- 
teur, comme  représentant  en  mission  et  comme  ministre. 

I. 

Ce  qu'a  été  Dubois-Crancé,  comme  homme,  au  point  vue  du  ca- 
ractère et  de  la  valeur  morale,  sa  biographie  nous  l'apprendra. 

Né  le  17  octobre  17hb,  à  Charleville,  de  parens  nolDles  et  riches, 
Dubois  de  Grancé  devait  beaucoup  à  la  monarchie.  Son  graud-père, 
Germain  Dubois,  écuyer,  seigneur  de  Grancé,  de  Ghantereine,  de 
Livry  et  des  Loges,  avait  acquis  pendant  la  guerre  de  la  succession 
d'Espagne,  en  1707,  l'office  de  commissaire  des  guerres  et  s'y  était 
enrichi. 

Son  père  Germain,  deuxième  du  nom,  avait  continué  le  métier 
et  de  plus  épousé,  en  1723,  l'une  des  jeunes  personnes  les  mieux 
apparentées  et  dotées  de  Gbâions,  Henriette  Fagnier  de  Mardeuil, 
fille  du  procureur-général  des  finances  de  Champagne.  Il  passait 
pour  un  des  meilleurs  vivriers  de  l'armée  et  était  fort  bien  en  cour. 
En  1757,  le  roi,  pour  le  récompenser  de  ses  services,  l'avait  nommé 
à  la  charge  enviée  d'intendant  de  police  et  finances  de  l'armée  de 
Richelieu.  Lorsqu'il  prit  sa  retraite,  en  1760,  le  maréchal  de  Belle- 
Isle  lui  écrivit  :  «  Sa  Majesté  a  bien  voulu,  en  considération  de 
l'ancienneté  et  de  la  distinction  des  services  que  vous  lui  avez  ren- 
dus, tant  en  qualité  d'ordonnateur  qu'en  celle  d'intendant  de  ses 
armées,  vous  accorder  6,000  francs  de  pension  annuelle  sur  l'ex- 
traordinaire des  guerres,  à  commencer  de  ce  jour,  dont  1,200  livres 
réversibles,  après  vous,  à  votre  fils  aîné,  capitaine  de  cavalerie  au 
régiment  Dauphin,  moyennant  quoi  vous  serez  payé  jusqu'à  fin 
d'octobre  de  vos  appointemens  sur  le  pied  de  800  livres  par 
mois. 

«  Quant  à  votre  second  fils,  que  vous  destinez  à  accomplir  votre 
charge  de  commissaire  des  guerres,  qu'il  exerce  actuellement  à 
l'armée,  vous  pouvez  être  assuré  qu'en  continuant,  comme  il  a 
fait  jusqu'à  présent,  de  suivre  les  leçons  et  les  bons  exemples  que 
vous  lui  avez  donnés,  il  sera  conservé,  à  la  paix,  dans  votre  dé- 
partement, le  plus  à  portée  de  vous  qu'il  sera  possible  de  lui  pro- 
curer. » 

Les  oncles  de  Dubois-Grancé  n'avaient  pas  été  moins  bien  trai- 
tés. L'un,  Claude,  avait  été  longtemps  capitaine  au  régiment  du 


DUBOIS-CRANGÉ.  629 

Dauphin,  et  n'avait  quitté  le  service,  avec  la  croix  de  chevalier  de 
Saint-Louis,  que  pour  entrer  dans  la  famille  d'un  grand  marchand 
de  vin  de  Reims,  échevin  de  la  ville  et  personnage  fort  influent, 
qui  lui  fit  obtenir  la  charge  de  lieutenant  des  maréchaux  de  France 
à  Châlons. 

L'autre,  Jean-Baptiste,  seigneur  de  Chantereine,  de  Jonchéry  et 
de  Souin,  était  conseiller  honoraire  au  bailliage  et  présidial  de  Châ- 
lons, et  de  plus,  comme  ses  frères,  possesseur  d'une  fort  belle 
fortune. 

Un  troisième,  Germain-Jacques,  seigneur  de  Loisy,  avait  été 
capitaine  aux  Cent-Suisses,  chevalier  de  Saint-Jean,  écuyer  ordi- 
naire de  Madame  la  dauphine  et  l'heureux  époux  de  sa  femme  de 
chambre,  grâce  à  laquelle  il  était  devenu  gouverneur  militaire  de 
Chartres. 

Avec  de  tels  précédens  et  de  si  belles  protections  à  la  cour,  le  jeune 
Dubois  de  Crancé  ne  pouvait  manquer  de  faire  rapidement  son  chemin. 
A  quatorze  ans  et  demi,  la  faveur  de  Madame  la  dauphine  s'éten- 
dait déjà  sur  lui  et  lui  permettait,  par  un  singulier  privilège,  d'en- 
trer avant  l'âge  à  la  première  compagnie  des  mousquetaires  de  sa 
majesté.  Grâce  à  la  fortune  que  son  père,  mort  à  quelque  temps 
de  là,  lui  avait  laissé,  il  espérait  faire  bonne  figure  dans  une  arme 
essentiellement  aristocratique.  Il  y  eut  cependant  quelques  ennuis  : 
à  côté  des  La  Rochefoucauld,  des  Durfort  et  des  Beauharnais,  ses 
parchemins  étaient  un  peu  minces  ;  ils  n'étaient  même  pas,  disait-on, 
très  authentiques.  On  le  lui  fit  sentir;  il  s'en  souviendra  bientôt. 
A  combien  de  jacobins  n'a-t-il  manqué,  pour  être  de  fougueux  émigrés, 
qu'un  ou  deux  quartiers  de  noblesse,  et  que  de  vocations  révolu- 
tionnaires s'expliquent  par  les  causes  les  plus  accidentelles  et  les 
plus  futiles  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  Dubois  de  Crancé  ne  tira  pas  de  son  entrée 
aux  mousquetaires  tout  le  parti  qu'il  semblait  qu'il  pût  s'en  pro- 
mettre. Les  préjugés  de  race  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  dilïicile  au 
monde  à  vaincre  :  une  faveur  d'antichambre  avait  pu  l'introduire 
dans  un  milieu  qui  n'était  pas  le  sien  :  elle  ne  put  empêcher  qu'il 
n'y  demeurât  un  peu  comme  un  intrus. 

Une  compensation  lui  était  bien  due  pour  ce  petit  mécompte 
d'amour-propre  :  il  la  chercha,  comme  ses  ascendans,  dans  une 
alliance  avantageuse.  Le  2  décembre  1772,  il  s'unissait,  en  justes 
noces,  à  demoiselle  Marie-Catherine  de  Montmeau,  fille  d'un  opu- 
lent conseiller  à  l'hôtel  de  ville  de  Troyes.  Trois  ans  après,  les 
mousquetaires  ayant  été  licenciés,  il  se  retirait  dans  ses  terres,  en 
Champagne,  fort  aigri  déjà  contre  un  ordre  de  choses  où  le  fils 
d'un  commissaire  des  guerres,  enrichi  dans  les  fournitures,  ne 
marchait  pas  encore  l'égal  d'un  duc  et  pair. 


630  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

A  cette  époque  et  dans  les  années  qui  suivirent,  le  mouvement 
révolutionnaire  n'était  pas,  à  beaucoup  près,  dans  toute  sa  force, 
et  les  plus  audacieux  n'allaient  guère  au-delà  des  réformes  so- 
ciales, politiques,  et  surtout  financières,  revendiquées  par  les  phi- 
losophes de  l'école  de  Turgot  et  de  Montesquieu.  Personne,  et 
Dubois  de  Grancé  moins  que  tout  autre,  ne  songeait  à  renverser  un 
régime  qui ,  malgré  ses  défaillances  à  l'intérieur  et  sa  détestable 
administration,  venait  cependant  de  rendre  au  drapeau  français 
son  ancien  éclat. 

L 'ex-mousquetaire  était  demeuré  très  sincèrement  royaliste,  et, 
quand  on  songe  à  la  carrière  qu'il  parcourut  depuis,  on  est  tout 
étonné  de  la  modération  des  plaintes  et  doléances  du  tiers  état  de 
Vitry-le-François,  dont  les  cahiers  furent  rédigés  sous  son  inspira- 
tion. A  l'assemblée  nationale,  dès  que  les  groupes  se  furent  classés, 
il  alla  siéger  parmi  les  constitutionnels,  au  centre,  et,  sauf  urt  mot 
malheureux  qui  lui  échappa  sur  l'armée,  et  par  où  se  trahissait 
déjà  le  jacobin,  sa  tenue  fut  des  plus  correctes.  Il  se  montra 
même,  en  plus  d'une  circonstance,  aussi  résolu  que  les  plus  fermes 
soutiens  du  trône  dans  la  défense  des  prérogatives  royales.  Nul, 
par  exemple,  n'insista  plus  fortement  sur  la  nécessité  de  maintenir 
le  roi  comme  chef  suprême  de  l'aimée. 

lin  autre  trait  fera  mieux  voir  encore  à  quel  point  il  était  alors 
éloigné  des  idées  républicaines  et  même  égalitaires.  S'il  existait  une 
institution  d'essence  aristocratique,  c'était  bien,  à  coup  sûr,  la  croix 
de  Saint-Louis.  Conférée  par  le  roi  dans  la  plénitude  de  sa  puissance 
souveraine  et  de  son  initiative,  réservée  pour  prix  de  leurs  ser- 
vices aux  militaires  seuls,  cette  distinction  constituait  un  dernier 
et  le  plus  enviable  des  privilèges  dans  une  société  qui  avait  aboli 
tous  les  autres.  Dubois-Grancé  n'hésita  pas,  toutefois,  non  point  à 
l'accepter,  —  on  ne  la  lui  offrait  pas,  —  il  fit  mieux  :  usant  de  l'in- 
fluence qu'il  devait  à  ses  fonctions  de  membre  du  comité  militaire, 
il  la  réclama,  et,  bien  qu'il  n'eût  jamais  fait  campagne,  finit,  à  force 
de  pas  et  de  démarches  dans  les  bureaux,  par  l'obtenir. 

Cependant,  la  constituante  ne  devait  pas  se  séparer  sans  que  de  no- 
tables changemens  se  fussent  produits  dans  l'attitude  et  dans  lessen- 
timens  de  Dubois  de  Grancé.  Royaliste  et  même  catholique  en  1789, 
croyant,  dit  son  biographe,  à  la  possibilité  de  l'accord  de  ces  trois 
termes  :  la  nation,  la  loi,  le  roi  ;  il  commença  de  douter  vers  la  fin 
de  1791.  Peut-être  serait-il  plus  juste  de  dire  qu'il  commençait 
dès  lors  à  s'orienter  dans  une  direction  nouvelle.  En  ce  temps-là, 
la  Société  des  amis  de  la  constitution  n'était  pas  encore  le  premier 
pouvoir  dans  l'état,  mais  on  pouvait  prévoir,  à  bien  des  signes, 
les  hautes  destinées  qui  lui  étaient  réservées.  La  force,  l'avenir 
surtout,  n'étaient  plus  dans  une  assemblée  vieillie  et  fatiguée  ;  ils 


DUBOIS-CRANCÉ.  631 

étaient  dans  cette  salle  du  couvent  des  jacobins,  où  les  renommées 
se  faisaient  et  se  défaisaient  avec  la  même  facilité.  Un  des  premiers, 
en  homme  avisé,  Dubois  (1)  avait  compris  d'où  soufflait  le  vent, 
et  déjà,  lors  de  la  constitution  définitive  de  la  Société,  il  s'en  était 
fait  nommer  secrétaire.  Sans  être  éloquent,  il  ne  manquait  pas  de 
faconde;  ayant  d'ailleurs  tout  ce  qu'il  fallait  pour  exercer  de  l'action 
sur  le  peuple  :  une  tête  énergique,  de  larges  épaules  et  de  solides 
poumons,  il  ne  tarda  pas  à  prendre,  dans  les  discussions  du  club, 
une  véritable  influence,  et  y  devint  très  vite  un  des  orateurs  les 
plus  écoutés. 

Par  malheur,  ces  sortes  de  succès  se  paient  cher,  et  leur  moindre 
inconvénient  est  d'enlever  à  ceux  qui  les  recherchent  toute  indé- 
pendance et  toute  liberté  de  jugement.  Les  amours-propres  rivaux 
s'y  échauffent,  les  seniimens  s'y  exagèrent  avec  les  mots  et  les 
caractères  s'y  émoussent.  Pour  garder  sa  place  dans  ces  assauts  de 
popularité,  il  ne  faut  pas  avoir  la  prétention  de  diriger  la  foule  ;  il 
faut  la  suivre  dans  ses  caprices  et  jusque  dans  ses  violences.  C'est 
l'éternelle  histoire  des  démagogues:  c'est  celle  de  Robespierre,  qui, 
lui  aussi,  au  début,  avait  été  d'une  rare  modération  et  d'une  tenue 
parfaite.  Dubois  n'évita  pas  la  loi  commune.  Du  jour  qu'il  mit  le 
pied  aux  Jacobins,  on  peut  dire  qu'il  cessa  de  s'appartenir;  sa  vie 
ne  sera  plus  désormais  qu'une  vie  d'emprunt;  ses  opinions,  celles 
du  moment;  sa  politique,  celle  du  vent  qui  aura  soufflé  la  veille  au 
club.  Constitutionnel  jusqu'en  1791,  nous  le  retrouvons  girondin 
en  1792  avec  son  ami  Servan,  qui  le  nomme  lieutenant-colonel; 
puis  montagnard  et  terroriste  en  1793.  Tour  à  tour  il  défendra  Marat 
et  condamnera  Louis  XVI  ;  et  tour  à  tour,  à  propos  du  premier,  il 
dira  :  «  Faisons  des  lois  et  non  des  procès  ;  »  et,  à  propos  du  se- 
cond :  «  Qu'est-ce  donc  qui  an'ête  le  prononcé  du  jugement  définitif 
que  la  nation  attend  en  silence?  » 

Tout  l'homme  est  là  :  plein  d'indulgence  pour  Marat,  plaidant  non 
coupable  en  faveur  de  Y  ami  du  peuple;  sans  pitié  pour  son  ancien 
bienfaiteur,  un  des  plus  violens  et  des  plus  acharnés  à  demander 
sa  tête. 

Il  faut  avoir  lu  cette  page  et  reconstituer  toute  la  scène  dont  elle 
fait  partie  pour  bien  connaître  Dubois-Crancé.  Les  girondins,  le  plus 
grand  nombre  d'entre  eux  du  moins,  auraient  bien  voulu  sauver  le 
roi  par  l'appel  au  peuple.  Leur  courage  n'allait  pas  au-delà  de  cet  ex- 
pédient; mais,  enfin,  c'était  déjà  quelque  chose,  en  pleine  terreur, 
de  l'avoir  imaginé.  En  tous  cas,  les  honnêtes  gens  n'avaient  pas  le 
choix  :  il  fallait  ou  se  compter  sur  cette  proposition  ou  renoncer  à 

(1)  Il  avait  cessé  de  prendre  la  particule  à  cette  époque  :  nous  ferons  désormais 
comme  lui. 


632  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

tout  espoir.  La  Convention,  encore  sous  le  coup  du  magnifique  dis- 
cours de  Vergniaud,  semblait  ébranlée,  prête  à  lâcher  sa  proie.  Aux 
Jacobins,  la  veille,  on  en  avait  poussé  des  rugissemens  de  colère. 
Qui  va  porter  à  la  tribune  leur  sommation?  Qui  s'est  chargé  de  faire 
enregistrer  leur  décret  souverain?  Qui  va  donner  le  coup  de  grâce 
à  la  victime?  Dubois  Crancô  se  présente,  négligemment  vêtu  comme 
à  son  habitude,  depuis  que  la  mode  est  au  bonnet  phrygien,  le  cou 
découvert  comme  l'a  peint  son  ami  David,  l'œil  en  feu,  l'air  tragique, 
et  d'une  voix  stridente  : 

«  J'ai  entendu,  hier,  s'écrie-t-il,  un  député  qui  disait  que  cinq 
cents  membres  de  la  Convention  étaient  décidés  pour  f  appel  au 
peuple.  Je  viens  combattre  ce  système  parricide  de  toutes  mes 
forces...  Si  je  ne  puis  porter  la  conviction  dans  le  cœur  de  mes  col- 
lègues, du  moins  je  ne  serai  pas  responsable  d'un  crime  de  lèse- 
nation.  »  A  cet  exorde  enflammé  succède  une  discussion  de  droit, 
ou  plutôt  une  série  de  sophismes  semblables  à  ceux  qu'avaient  déjà 
développés  Robespierre  et  Saint-Just.  On  demande  un  accusateur 
public,  mais  le  peuple  ne  l'a-t-il  pas  été  d'abord  au  10  août  en 
emprisonnant  le  tyran,  puis  en  nommant  la  Convention?  Ne  l'a-t-il 
pas  chargée  du  soin  de  sa  vengeance?  Que  veut-on  de  plus?  Lui 
renvoyer  le  jugement  pour  lequel  il  a  nommé  des  mandataires 
serait  lui  conférer,  contrairement  à  tous  les  principes,  la  double 
qualité  d'accusateur  et  de  juge.  Au  point  de  vue  constitutionnel, 
le  danger  serait  le  même.  C'est  du  peuple  que  doivent  émaner  tous 
les  pouvoirs,  non  de  la  Convention.  Or,  en  se  dessaisissant,  la  Con- 
vention sortirait  de  son  rôle  et  manquerait  à  sa  fonction  ;  elle  ferait 
du  souverain  son  délégué. 

Voilà  pour  le  droit  :  voici  maintenant,  — je  cite  ici  textuellement, 
—  pour  le  sentiment  et  pour  l'effet  :  «  Et  c'est  au  profit  d'un  homme 
reconnu  coupable  de  haute  trahison  que  vous  allez  mettre  aux  prises 
les  passions  les  plus  irritées,  les  plus  dévorantes  dans  toute  l'éten- 
due de  la  France!  Doutez-vous  qu'il  existera  des  oppositions  d'homme 
à  homme,  d'assemblée  primaire  à  une  autre,  de  district  à  district, 
de  département  à  département,  et  si  le  sang  coule  dans  une  seule 
section  du  peuple,  ce  sang  ne  rejaillira-t-il  pas  sur  vos  têtes?.. 

«  On  a  cité  Cromwell,  le  jugement  de  Charles  F"^  et  le  regret  du 
peuple  anglais.  Cependant,  il  n'est  peut-être  pas  hors  de  propos 
d'observer  que,  malgré  l'atrocité  des  motifs  qui  portèrent  Charles 
à  l'çchafaud,  le  gouvernement  français  fut  le  premier  à  reconnaître 
la  légitimité  des  droits  du  peuple  anglais. 

«  Unissons-nous  pour  renverser  tous  les  obstacles  qui  s'opposent 
à  la  volonté  générale,  faisons  une  constitution  et  laissons  au  monde 
un  grand  exemple.  Disons  au  peuple  :  Un  homme  avait  abusé  de 
l'ancien  pouvoir  que  la  loi  lui  confiait,  vous  l'avez  enchaîné,  vous 


DUBOIS-C  RANGÉ.  633 

nous  avez  revêtus  de  vos  pleins  pouvoirs  et  nous  sommes  arrivés, 
nous  avons  trouvé  le  tyran  encore  teint  du  sang  de  nos  frères,  nous 
l'avons  jugé,  condamné,  mis  à  mort!..  Maintenant,  faites  rouler  nos 
têtes  si  vous  le  voulez  aux  pieds  du  despotisme  étouffé,  nous  ren- 
drons grâce  aux  dieux,  car  nous  aurons  sauvé  la  patrie. 

<(  Je  demande  qu'on  juge  définitivement  Louis  sans  désemparer, 
et,  s'il  est  condamné,  qu'une  heure  après  il  soit  exécuté.  » 

—  Une  heure  après  !  Ne  croirait-on  pas  ce  mot  sauvage  sorti  de 
la  bouche  de  Saint-Just?  Les  plus  fougueux  jacobins  n'en  deman- 
daient pas  tant  et  la  Convention  elle-même  se  montra  plus  libérale 
en  ce  point  que  l'ex-protégé  de  la  Dauphine  :  si  pressée  qu'elle  fût 
d'en  finir,  elle  ne  crut  pas  devoir  refuser  à  celui  qui  avait  été  le  roi 
vingt-quatre  heures  de  répit  pour  embrasser  les  siens  et  se  prépa- 
rer à  la  mort. 

Le  procès  de  Louis  XVI  avait  achevé  de  mettre  le  sceau  à  la 
réputation  de  Dubois-Crancé.  L'assemblée  tout  entière  (1),  non 
contente  de  lui  faire  une  ovation,  avait  voté  l'impression  de  son 
discours  et  l'envoi  aux  départemens.  Aux  Jacobins  et  dans  toutes 
les  sociétés  affiliées,  on  le  portait  aux  nues.  En  revanche,  au  co- 
mité de  Salut  public,  on  lui  était  plutôt  hostile  :  on  redoutait  son 
esprit  d'ingérence  et  d'accaparement.  Barère,  en  particulier,  lui 
était  fort  opposé  et  l'avait  déjà,  lors  de  la  formation  du  comité,  em- 
pêché d'être  élu.  On  ne  pouvait  cependant  le  tenir  à  l'écart  :  il  eût 
été  trop  dangereux  et  mieux  valait  lui  donner  des  honneurs  et  de  l'oc- 
cupation au  loin  que  de  le  garder  inactif  et  mécontent  à  Paris.  Juste- 
ment la  Convention  venait  de  décider  l'envoi  de  quatre  commissaires 
auprès  de  chacune  des  armées  :  il  fut  choisi  pour  celle  des  Alpes, 
que  commandait  Kellermann.  Je  dirai  plus  loin  quel  y  fut  son  rôle 
et  quelle  part  il  eut  à  la  sanglante  répression  de  l'insurrection  lyon- 
naise; il  suffira,  pour  le  moment,  de  rappeler  que,  dans  cette  grande 
crise,  nul  plus  que  Dubois-Crancé  ne  se  montra  docile  à  toutes  les 
mesures  dites  de  salut  public  décrétées  par  la  Convention,  et  ne  s'as- 
socia plus  étroitement  à  la  politique  terroriste  de  ses  comités  de 
gouvernement.  Lorsqu'il  fut  rappelé,  il  était  seul  à  posséder  la  liste 
des  20,000  Lyonnais  qui  avaient  protesté  contre  la  tyrannie  de  la 
Convention.  Livrer  cette  liste,  c'était  vouer  ces  n)alheureux  à  la  mort, 
ou  tout  au  moins  aux  plus  grands  dangers.  Par  un  scrupule  hono- 
rable, il  l'avait  jusque-là  tenue  secrète,  et  son  premier  mouvement 
semble  bien  avoir  été  de  la  détruire.  Mais,  à  son  retour  à  Paris,  il 
trouve  l'opinion  refroidie,  la  Convention  indisposée,  Robespierre,  qui 

(1)  Le  mot  appartient  à  M.  Yung  et  je  lui  en  laisse  la  responsabilité.  I!  serait  plus 
exact  de  dire  :  l'iisscmblée  presque  tout  entière,  car  tnaljfré  la  pusillanimité  dont  la 
prande  majorité  de  la  Convention  fit  preuve  dans  cette  triste  journée,  il  y  eut  quel- 
ques honorables  exceptions. 


634  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'accuse  de  concussion  ;  Carnot,  qui  lui  reproche  ses  lenteurs  :  bref,  sa 
popularité  menacée.  Aussitôt,  pour  parer  le  coup,  il  court  aux  Jaco- 
bins, et,  là,  dans  un  discours  enflammé,  il  s'élève  contre  les  dia- 
tribes de  ses  ennemis,  contre  l'accusation  de  modération  qu'on  a 
portée  contre  lui.  N'a-t-on  pas  été  pour  «  l'avilir  et  le  rendre  sus- 
pect (1)  jusqu'à  l'anoblir,  lui  un  si  bon  roturier  (2)?  »  Ne  lui  a-t-on 
pas  reproché  d'avoir  ménagé  les  Lyonnais,  lui  a  qui  en  a  iàit  tuer 
5  à  6,000  et  qui,  pendant  soixante  et  un  jours  de  tranchée  ouverte, 
n'a  pas  cessé  de  tirer  sur  la  ville  à  boulets  rouges  (3)...  »  Enfin, 
n'est-ce  pas  lui  qui  a  proposé  le  premier  que  «  l'on  n'entrât  dans 
Lyon  que  l'épée  d'une  main  et  la  torche  de  l'autre  {li)  »  et  n'est-ce 
pas  à  lui  «  qu'appartenait  ce  système  ?  » 

Des  Jacobins  passons  maintenant  à  la  Convention  :  là  aussi  Du- 
bois-Crancé  voudrait  bien  se  justifier,  mais  on  refuse  de  l'entendre  ; 
il  insiste,  on  l'ajourne.  Alors  plus  d'hésitation,  arrière  le  sentiment, 
arrière  la  pitié!  S'accrochant  à  la  tribune,  pour  rentrer  en  grâce  il 
lâche  tout  :  «  J'apporte  à  la  Convention,  dit-il,  une  pièce  très  im- 
portante. C'est  un  arrêté  signé  individuellement  de  20,000  Lyon- 
nais, qui  prouve  leur  rébellion  contre  la  Convention  et  contre  la 
France  entière.  Tous  les  signataires  sont  les  plus  riches  de  Lyon. 
J'ai  calculé  que  le  séquestre  des  biens  de  ces  traîtres  donne  à  peu 
près  pour  2  milliards  de  propriétés  à  la  nation.  Je  demande  que  ce 
monument  de  honte  pour  les  Lyonnais  soit  déposé  aux  Archives, 
qu'il  soit  imprimé  et  les  signataires  poursuivis.  » 

Et  comme  Billaud-Varennes  lui  demande  «  s'il  a  laissé  une  copie 
de  cette  pièce  aux  représentans  du  peuple  qui  sont  restés  à  Lyon, 
afin  qu'ils  puissent  connaître  les  traîtres ,  les  poursuivre  et  se 
saisir  de  leurs  biens,  »  lui,  de  répondre  :  «  Cette  pièce  m'a  paru 
si  importante  que  je  n'ai  pas  voulu  m'en  dessaisir.  Durant  le  siège 
je  l'avais  mise  dans  un  heu  bien  sûr,  afin  que,  dans  le  cas  où  j'au- 
rais été  tué,  elle  pût  parvenir  à  la  Convention.  Au  surplus,  je  de- 
mande, comme  Billaud-Varennes,  qu'il  en  soit  envoyé  une  copie  à 
nos  collègues  qui  sont  à  Lyon.  » 

(1)  Compte-rendu  de  la  mission  de  Dubois. 

(2)  C'était  un  pur  mensonge  :  les  Dubois-Crancé  figuraient  depuis  trois  générations 
dans  les  annuaires  avec  leurs  titres,  et  si  leur  noblesse  avait  pu  leur  être  contestée 
jadis,  elle  était  devenue  très  authentique  en  1786  par  l'octroi  de  lettres  d'approba- 
tion de  service  portant  création  de  noblesse. 

(3)  Réponse  à  Couthon. 

(4)  «Ta  mémoire  n'est  pas  heureuse,  Maignet,  car  c'est  moi-même  qui  ai  proposé 
que  l'on  n'entrât  dans  Lyon  que  l'épée  d'une  main  et  la  torche  dans  l'autre.  Ce  sys- 
tème m'appartenait  si  bien  que  j'en  avais  usé  le  24  septembre  à  OuUins,  et  que  j'avais 
recommandé  à  Vaubois  d'en  user  aux  Brotteaux  le  29,  ce  qu'il  fit.  Tu  veux  t'en  faire 
honneur,  soit,  mais  ne  m'accuse  pas  d'une  opinion  contraire.  »  (Dubois-Crancé,  ré- 
ponse à  Maignet.) 


DUBOIS-CRANCÉ.  635 

Quelle  scène  et  quel  monde!  Tout  à  l'heure,  dans  le  procès  de 
Louis  XVI,  c'était  l'horrible  qui  dominait;  ici,  la  bassesse  s'ajoute 
à  l'horreur.  jNous  ne  sommes  plus  en  face  d'un  fanatique  en  déhre, 
mais  en  présence  d'un  homme  qui  n'hésite  pas  à  sacrifier  toute  une 
ville  à  quelques  heures  de  popularité. 

Considérez-le  maintenant  dans  une  autre  phase  de  sa  vie.  La 
Terreur  est  passée,  Robespierre  mort  et  la  grande  palinodie  du 
9  thermidor  un  fait  accompli. 

Où  siège  alors  Dubois-Crancé?  Entre  Barras  et  Tallien,  ces  deux  ex- 
terroristes comme  lui,  et  comme  il  rivalisait  naguère  d'outrance  avec 
les  plus  sanguinaires  proconsuls,  avec  Gouthon  et  Maignet,  le  voilà 
maintenant  à  l'autre  extrémité  du  pendule.  Le  régime  qu'il  a  servi, 
ces  sociétés  populaires,  ces  comités  de  surveillance  devant  lesquels  il 
se  courbait  naguère,  voici  comme  il  les  traite  et  les  apostrophe  à  pré- 
sent. «  Misérables  sectateurs  de  l'anarchie,  factieux  qui  voudraient 
encore  asservir  la  plus  belle  région  de  l'univers  aux  brigandages 
de  quelques  milliers  de  voleurs  et  d'assassins  dont  ils  avaient  com- 
posé leurs  comités  si  improprement  dits  révolutionnaires  (1)...  »  II 
n'y  a  pas  dans  la  Convention  de  plus  zélé  thermidorien.  A  présent, 
vienne  brumaire,  et  brumaire,  pour  peu  qu'il  y  tienne,  le  trouvera 
tout  harnaché  et  bridé.  Lors  de  cette  grande  journée,  Dubois  était 
depuis  quelque  temps  déjà  ministre  de  la  guerre,  et  M.  le  colonel 
Yung  assure  qu'il  s'y  opposa  de  tout  son  pouvoir.  On  chercherait 
en  vain  sur  quoi  repose  cette  affirmation  :  un  fait,  un  témoignage 
de  quelque  valeur  où  l'appuyer  (2).  La  vérité,  c'est  qu'il  ne  donna 
pas  un  ordre,  pas  une  instruction,  qu'il  ne  leva  pas  le  doigt,  ni 
avant,  ni  pendant,  qu'il  ne  protesta  pas  après  et  qu'il  était  encore 
le  20  dans  son  cabinet,  n'ayant  pas  même  envoyé  sa  démission, 
convaincu  que  Bonaparte  le  maintiendrait  ou  lui  ofl'rirait  une  com- 
pensation, lorsqu'il  vit  arriver  Berthier,  son  remplaçant. 

Tel  était  l'homme  chez  Dubois-Crancé  :  sans  consistance  et  sans 
conviction,  s'étant  fait,  à  travers  les  vicissitudes  de  la  révolution, 
une  conscience  et  des  principes  assez  larges  pour  embrasser  tour 
à  tour  toutes  les  opinions  et  servir  toutes  les  causes,  capable,  par 

(1)  Extrait  d'un  rapport  fait  au  nom  du  comité  de  salut  public  sur  le  nombre  des 
olTicicrs  généraux  à  conserver  pour  la  prochaine  campagne. 

(2)  Barras,  dans  ses  Mémoires  encore  inédits,  que  j'ai  pu  consulter,  no  prononce 
mftmc  pas  son  nom.  Gohier,  dans  les  siens,  ne  le  traite  pas  moins  dédaigneusement, 
et  certes,  si  Dubois-Crancé  l'eût  secondé  dans  sa  résfstance  à  Bonaparte,  il  n'eût  pas 
exprimé  ce  regret  significatif:  «Ah!  si  le  ministère  organisé  après  le  HO  prairial 
n'eût  pas  été  mutilé,  si,  à  la  police,  un  homme  probe  n'eût  pas  été  remplacé  par  un 
homme  pervers,  si  liernadotte  était  resté  au  mitiistère  de  la  guerre,.,  le  18  brumaire 
n'eût  pas  eu  lieu.  »  M.  Thiers  va  plus  loin  encore  dans  son  récit  des  faits  antérieurs 
au  18  brumaire:  «Dubois-Crancé,  dit-il,  avait  en  quelque  sorte  transporté  son  porte- 
feuille chez  Bonaparte.  » 


636  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

calcul  d'ambition  ou  de  popularité,  des  plus  laides  actions,  au  de- 
meurant, bien  de  son  temps,  ni  pire  ni  meilleur  que  la  plupart 
de  ses  contemporains  ;  dominé,  comme  eux,  et  c'est  son  excuse,  par 
une  succession  d'événemens  extraordinaires  plus  encore  que  par 
sa  propre  faiblesse.  Au  fond,  tous  ces  géans  se  ressemblent  fort  :  de 
loin,  à  travers  le  prisme  qui  les  grossit,  ils  nous  semblent  de  pro- 
portions surhumaines  ;  de  près,  et  pour  peu  qu'on  ne  se  paie  pas 
d'attitudes  et  de  mots,  la  pâte  n'en  n'est  pas  si  ferme,  et  ce  qu'il  y 
a  de  plus  extraordinaire  encore  en  eux,  c'est  ce  que  nous  y  mettons 
et  qui  souvent  n'y  est  pas. 


II. 


De  l'homme  passons  au  législateur.  Quels  furent  le  rôle  et  l'ac- 
tion exercés  par  Dubois-Grancé  dans  les  diverses  assemblées  où  il 
siégea?  Il  ûiut  ici  distinguer  :  comme  constituant,  conventionnel  ou 
membre  du  conseil  des  Cinq-cents,  Dabois-Crancé  a  pris  part  à  un 
grand  nombre  de  discussions,  soutenu  quantité  de  projets,  émis 
une  multitude  de  votes  qu'il  serait  fastidieux  même  de  rappeler. 
Son  biographe,  au  surplus,  s'est  chargé  de  cette  compilation.  Je  me 
bornerai  pour  ma  part  aux  questions  militaires,  les  seules  en  réalité 
où  l'ex-mousquetaire  eût  une  compétence  réelle,  et  où  il  ait  mon- 
tré des  connaissances  et  des  vues  originales. 

Dès  les  premiers  temps  de  la  constituante,  le  redoutable,  l'éter- 
nel problème  du  recrutement  et  de  l'organisation  de  l'armée  s'était 
posé.  Devait-on  se  borner  à  quelques  changemens  partiels  et  con- 
server l'ancien  état  de  choses,  c'esl-à-dire  les  troupes  réglées,  re- 
crutées par  le  moyen  des  engagemens  volontaires,  et  la  milice  avec 
le  tirage  au  sort  ? 

Fallait-il  au  contraire  adopter  d'autres  bases  et  substituer  un 
nouveau  système  à  l'ancien?  Les  bonnes  raisons  ne  manquaient  pas 
des  deux  parts,  et,  des  deux  parts,  aussi,  les  autorités.  Si  le  recru- 
tement des  troupes  réglées, par  des  procédés  qui  n'étaient  pas  tou- 
jours irréprochables,  offrait  des  inconvéniens,  il  avait  en  revanche 
ses  avantages.  S'il  ouvrait  nos  régimens  à  beaucoup  de  mauvais 
sujets,  à  des  mendians  et  à  des  coureurs. d'aventure,  il  leur  pro- 
curait aussi  d'excellentes  et  de  vigoureuses  recrues,  ce  qu'il  y  avait 
de  plus  solide,  en  somme,  et  de  plus  déterminé  dans  la  jeunesse 
des  villes  et  des  campagnes.  Quant  à  la  milice,  sans  avoir  d'aussi 
beaux  états  de  service  que  les  vieux  corps ,  elle  avait  cependant 
rendu  de  signalés  services  en  seconde  Ugne,  et  le  souvenir  des  gre- 
nadiers de  France  et  des  grenadiers  royaux,  sortis  de  ses  rangs, 
témoignait  encore  hautement  en  sa  faveur.  De  là,  dans  l'assemblée 


DUBOIS-CRANCÉ.  637 

nationale  et  même  dans  son  comité  militaire,  une  grande  indécision, 
des  tiraillemens  et  finalement  une  discussion  qui  aboutit,  le  16  dé- 
cembre 1789,  au  maintien  du  régime  en  vigueur  (1).  Dans  ce  mé- 
morable débat,  Dubois-Grancé,  dès  le  début,  s'était  trouvé  de  la 
minorité.  Il  avait  sur  l'organisation  de  l'armée  des  idées  très  arrê- 
tées et  dont,  il  faut  le  dire  à  sa  louange,  il  ne  se  départit  jamais. 
Autant  il  était  vacillant  et  divers  en  politique,  autant,  sur  ce  terrain, 
il  était  ferme  et  résolu.  «  Une  conscription  vraiment  nationale»  allant 
«  de  la  seconde  tête  de  l'empire  au  dernier  citoyen  actif,  »  une 
armée  composée  de  150,000  hommes  de  troupes  réglées,  en  première 
ligne,  de  150,000  hommes  de  milices  provinciales,  en  seconde,  et 
d'une  réserve  de  1,200,000  citoyens  armés  «  prêts  à  défendre 
leurs  foyers  et  leurs  libertés  envers  et  contre  tous,  »  plus  de  tirage 
au  sort,  plus  d'enrôlemens  volontaires  à  prix  d'argent,  plus  de  rem- 
placemens,  en  un  mot  le  service  militaire  obligatoire  et  universel, 
telles  étaient  les  grandes  lignes  du  système  développé  par  Dubois- 
Crancé  au  nom  de  la  minorité  du  comité  militaire,  et  qu'appuya  le 
colonel  d'état-major  Menou. 

Quelle  part  revenait  à  ce  dernier  dans  l'œuvre  commune?  Quelle 
était,  proprement,  celle  de  Dubois?  et  dans  quelle  mesure  doit-il 
être  considéré  comme  le  père  du  système?  Sur  tous  ces  points,  l'au- 
teur de  l'Armée  et  la  lîévolution  n'insiste  pas.  Ils  eussent  pourtant 
mérité,  le  dernier  surtout,  de  fixer  l'attention  d'un  biographe 
consciencieux.  Ce  serait  une  erreur,  en  effet,  de  représenter  Dubois- 
Crancé  comme  l'inventeur  du  service  obligatoire.  Bien  avant  lui, 
le  maréchal  de  Saxe,  dans  ses  Rêveries^  et  Servan,  dans  son  Sol- 
dat citoyen,  plus  récemment  Des  Pommelles  dans  son  Mémoire 
sur  le  recrutement  de  l'armée  auxiliaire,  s'étaient  prononcés  pour 
une  organisation  à  peu  prés  sen)blable,  et  l'exemple  des  grena- 
diers royaux  était  depuis  longtemps  invoqué  par  de  très  bons 
esprits,  comme  un  argument  décisif  en  faveur  des  armées  natio- 
nales. Quoi  qu'il  en  soit  et  ces  réserves  faites,  on  ne  saurait  con- 
tester à  Dubois-Crancé  le  mérite  d'être  entré  seul,  ou  peu  s'en  faut, 
en  lutte  avec  la  grande  majorité  de  l'assemblée  constituante  et  de 
son  comité,  sur  une  question  qui  intéressait  à  un  si  haut  degré  la 
grandeur  et  la  sécurité  de  la  France.  Qu'il  ait  eu,  dès  cette  époque, 
le  pressentiment  des  dangers  que  courait  la  révolution  à  braver 
l'Europe  féodale  et  monarchique,  sans  s'être  au  préalable  armée 
jusqu'aux  dents,  il  serait  excessif  de  le  prétendre.  Rien,  dans  son 
discours,  n'autorise  cette  supposition  :  et  c'est  bien  plutôt  contre 
les  périls  intérieurs,  contre  ceux  qui  pourraient  menacer  la  liberté, 
comme  au  ik  juillet,  que  contre  l'étranger  qu'il  semble  dirigé.  Grande 

(1)  Les  milices  ne  furent  supprimées  qu'un  peu  plus  tard,  le  4  mars  1791. 


638  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

en  était  cependant  la  portée  et  l'on  ne  peut  retenir  en  le  lisant 
une  réflexion  douloureuse.  Supposez  le  principe  du  service  uni- 
versel admis  dès  la  fin  de  1789,  mis  en  vigueur  en  1790  et  1791, 
prêt  à  fonctionner  en  1792  :  le  choc  inévitable  a  lieu,  sans  doute, 
mais  quelle  différence!  Dès  le  début  des  hostilités,  la  révolution 
peut  mettre  en  ligne  deux  ou  trois  cent  mille  hommes  de  troupes 
déjà  faites  au  service,  à  la  discipline,  appuyés  sur  toute  la  nation 
armée.  Au  lieu  de  la  redoutable  extrémité  de  la  levée  en  masse, 
à  la  place  de  cette  cohue  d'un  million  de  citoyens  arrachés  tout  à 
coup  à  leurs  foyers  et  poussés  au  feu,  le  premier  moment  d'enthou- 
siasme passé,  par  les  moyens  révolutionnaires,  vous  avez  une  dé- 
fense ordonnée,  régulière,  suivie  bientôt  d'une  paix' honorable.  La 
guerre  extérieure  n'est  plus  une  guerre  de  conquête  et  de  butin, 
poursuivie  contre  tout  droit  et  toute  raison,  par  un  gouvernement 
intéi-essé  à  la  prolonger;  la  guerre  civile  est  évitée.  Que  de  change- 
raens,  qui  sait,  peut-être  encore  ? 

La  constituante,  à  dire  vrai,  ne  pouvait  se  placer  à  ce  point  de  vue 
pour  traiter  la  question  du  service  militaire,  et  ce  n'est  pas  sur  des 
hypothèses  qu'elle  devait  juger  du  projet  de  Dubois-Grancé.  On  peut 
regretter  toutefois  qu'elle  n'ait  pas  cru  devoir  en  adopter  sinon 
toutes  les  données,  au  moins  l'esprit  général.  Dans  l'état  d'inquié- 
tude et  d'irritation  sourde  où  la  révolution  avait  jeté  l'Europe,  la 
prudence  la  plus  élémentaire  lui  commandait  d'augmenter  sensi- 
blement l'effectif  de  l'armée,  et,  sans  aller  jusqu'au  système  de 
Dubois-Grancé,  il  est  inconcevable,  isolée  comme  elle  l'était,  (ju'elle 
n'ait  pas  mieux  senti  la  nécessité  de  se  tenir  prête  à  tout  événe- 
ment. Lorsque  Narbonne,  au  commencement  de  1792,  entreprit, 
pour  rassurjer  l'opinion  publique  émue,  son  fameux  voyage  aux 
frontières,  il  ne  trouva  que  120,000  hommes  de  troupes  éche- 
lonnées de  Lille  à  Bâle,  aux  Pyrénées  et  sur  les  Alpes.  Quant 
aux  cent  mille  auxiliaires  décrétés  au  commencement  de  1 791  et 
destinés  à  remplacer  la  milice,  ils  n'existaient  encore  que  sur  le  pa- 
pier. G'est  ainsi  que  la  constituante,  et  la  législative  après  elle, 
s'étaient  mises  en  situation  de  faire  face  à  l'Europe,  et  voilà  bien 
la  mesure  de  leur  esprit  politique  et  de  leur  perspicacité. 

Il  faut  dire  aussi,  pour  être  juste,  que  la  cause  du  service  mili- 
taire universel  eût  gagné  à  être  défendue  par  un  autre  avocat.  Dans 
un  débat  qui  touchait  à  tant  d'intérêts,  la  plus  grande  prudence 
s'imposait  aux  orateurs  de  la  minorité.  Tout  au  contraire,  Dubois- 
Grancé  parut  prendre  à  tâche  de  froisser  ses  collègues,  en  se  faisant 
à  plusieurs  reprises,  au  cours  de  sa  discussion,  lécho  des  accusa- 
tions les  plus  injurieuses  contre  l'armée.  Ce  n'était  pas  le  moyen  de 
rallier  à  son  projet  les  nombreux  militaires  qui  siégeaient  à  la  con- 
stituante, et  l'on  comprend  l'émotion  qui  s'empara  d'eux  à  ces 


DLBOIS-CRANCÉ.  639 

mots  :  «  Est-il  un  père  qui  ne  frémisse  d'abandonner  son  fils,  non 
aux  hasards  de  la  guerre,  mais  au  milieu  d'une  foule  de  brigands 
inconnus,  mille  fois  plus  dangereux?  » 

L'assemblée  bondit  sous  cet  inqualifiable  outrage  et  y  répondit 
par  des  manifestations  d'une  extrême  vivacité.  Eût-il  eu  de  sérieuses 
chances  de  succès,  après  un  tel  éclat,  le  projet  de  Dubois-Grancé  ne 
pouvait  qu'être  écarté.  Tout  n'était  pas,  au  surplus,  également  bon 
dans  ce  projet  et,  s'il  est  permis  de  supposer  que  son  succès  eût 
été  de  grande  conséquence,  il  convient  aussi  d'en  blâmer  plus  d'une 
disposition.  En  ce  qui  touche  l'avancement  surtout,  les  idées  de 
Dubois-Crancé  étaient  singulièrement  subversives,  et  c'est  à  leur 
adoption,  lors  de  la  création  des  bataillons  de  volontaires,  que  sont 
imputables  en  partie  l'indiscipline  et  les  désordres  du  plus  grand 
nombre  de  ces  corps.  Considérant  «  qu'il  est  juste  que,  dans  tout 
état,  les  subalternes  choisissent  leur  supérieur,  »  il  proposait  que 
les  dilTérens  grades  fussent  donnés  au  scrutin.  Quant  à  l'objociion 
tirée  de  «  l'esprit  de  cabale,  d'intrigue  et  d'insubordination  que 
cette  métiiode  pourrait  mettre  dans  la  troupe,  »  il  ne  s'en  embar- 
rassait guère.  «  Un  ministre  n'est-il  pas  plus  facile  à  tromper  ou  à 
séduire  qu'un  régiment  entier?  »  En  d'autres  termes,  tous  les 
droits  aux  inférieurs,  toutes  les  précautions  contre  les  chefs.  C'est 
déjà  la  doctrine  et  l'état  d'esprit  jacobin  :  on  dirait  du  Robespierre 
ou  du  Bouchotte. 

Dans  cette  première  phase  de  sa  carrière  parlementaire,  soit  que 
ses  idées  ne  fussent  pas  bien  assises,  soit  que  la  pratique  n'en  eût 
pas  encore  redressé  les  côtés  chimériques  ou  dangereux,  l'action  de 
Dubois-Crancé  n'avait  pas,  on  le  voit,  toujours  été  ni  très  efficace 
ni  très  heureuse.  Tout  au  rebours  à  la  Convention  :  là  sa  pensée 
se  précise  et  s'élève  et  son  jugement  s'assure.  Aux  illusions  qui  le 
troublaient,  aux  rancunes  et  aux  préventions  qui  l'égaraient  na- 
guère, succède  une  vue  très  nette  des  dangers  de  l'heure  présente 
et  des  remèdes  qu'ils  comporteraient.  Ce  n'est  plus  maintenant  qu'il 
ferait  à  l'ancienne  organisation  de  l'armée  son  procès  et  qu'il  exal- 
terait l'esprit  national  aux  dépens  de  l'esprit  militaire.  C'est  bien 
plutôt  à  sauver  ce  qui  reste  de  cette  organisation  et  de  cet  esprit 
qu'il  juge  que  consiste  le  patriotisme  et  qu'il  va  désormais  s'appli- 
quer. Car,  malgré  les  étonnans  succès  de  la  campagne  de  1792, 
Dubois  n'a  pas  d'illusion;  écoutez  plutôt  :  «  L'armée  est  complète- 
ment désorganisée,  aucune  de  ses  parties  n'est  liée,  ni  ne  peut  se 
porter  de  secours  mutuels  ;  à  peine  les  individus  se  connaissent- 
ils.  —  Tel  régiment  a  son  premier  bataillon  à  l'armée  de  Miranda, 
son  second  à  l'armée  de  Custine,  ses  grenadiers  avec  Dumouriez, 
son  dé|)ôt  à  Metz  ou  à  Strasbourg.  L'infanterie  est  toute  morcelée, 
incomplète,  divisée  en  fractions  dont  les  généraux  ne  peuvent  tirer 


6â0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

parti  qu'en  les  accolant  à  des  bataillons  de  volontaires.  »  Dans  ces 
conditions,  pour  sortir  de  ce  chaos,  pour  rétablir  la  discipline,  pré- 
venir la  désertion  qui  s'accroît  tous  les  jours,  pour  mettre  un  terme 
aux  conflits  des  volontaires  et  de  la  troupe  de  ligne,  quel  parti 
va-t-on  prendre?  Dans  le  comité  militaire,  les  opinions  étaient  fort 
partagées  :  Aubry,  Pontécoulant,  Milhaud  opinaient  pour  le  main- 
lien  du  statu  quo',  les  autres,  ou  n'avaient  pas  d'avis,  ou  comme 
les  généraux  présens  à  Paris  et  qu'on  avait  appelés,  demandaient 
du  temps  pour  réfléchir.  Du  premier  coup,  Dubois-Crancé,  lui, 
trouve,  indique  la  solution  et  par  la  vigueur  de  son  argumentation 
l'impose  à  ses  collègues. 

U amalgame  est  voté  conformément  à  son  plan  :  «  Les  gardes  na- 
tionales et  les  troupes  de  Hgne  seront  à  l'avenir  sous  un  seul  et 
même  régime,  c'est-à-dire  sans  différence  de  paie,  sans  distinction 
de  nom,  ni  d'uniforme,  absolument  assimilés  l'un  à  l'autre,  sous 
tous  les  rapports  de  la  solde  et  de  l'avancement.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  le  21  février  1793,  après  un  débat  qui 
ne  dura  pas  moins  de  deux  semaines  et  dans  lequel  Dubois-Crancé 
défendit  pied  à  pied  son  projet,  la  Convention  l'adoptait  à  son  tour, 
consacrant  ainsi  par  son  vote  le  principe  fécond  de  l'unité  de 
l'armée. 

Toutefois  ce  n'était  pas  assez  d'avoir  proclamé  ce  principe  :  il 
fallait  en  assurer  l'application  et  veiller  à  ce  qu'il  ne  demeurât  pas, 
comme  tant  d'autres,  à  l'état  de  lettre  morte.  Grosse  difficulté  ;  car, 
ni  les  circonstances  ne  permettaient  au  printemps  de  1793,  ni  les 
généraux,  pour  la  plupart,  n'étaient  pressés  de  procéder  à  la  nou- 
velle formation,  et  si  mauvais  que  fût  l'instrument  existant,  on  n'y 
pouvait  évidemment  toucher,  en  l'état,  sans  s'exposer  aux  plus 
graves  dangers.  Avant  de  fondre  les  élémens  si  divers  et  si  peu 
cohérens  dont  se  composaient  à  cette  époque  les  armées  de  la  répu- 
blique, il  était  de  toute  nécessité  d'avoir,  avec  ces  armées,  telles 
quelles,  repoussé  la  coalition  et  vaincu  les  contre-révolutionnaires. 

L'ajournement  s'imposait  donc,  et  Dubois-Crancé,  bon  gré  mal 
gré,  dut  s'y  résigner.  Lyon,  d'ailleurs,  le  réclamait,  et,  sur  ce  nou- 
veau théâtre,  il  allait  pendant  plusieurs  mois  trouver,  comme  on 
le  verra  plus  loin,  l'emploi  de  ses  facultés. 

Mais  à  peine  est-il  rentré  de  sa  mission,  à  peine  a-t-il  repris  sa 
place  au  comité  mihtaire,  qu'il  revient  à  la  charge  et  qu'aussitôt, 
grâce  à  l'ardeur  dont  il  est  animé,  grâce  à  l'activité  qu'il  déploie, 
la  question  prend  une  face  et  des  proportions  toutes  nouvelles.  Le 
24  octobre,  le  jour  même  de  sa  réapparition  aux  séances,  sur  le 
tableau  qu'il  lui  fait  de  la  situation  de  l'armée,  du  désordre  qui 
règne  dans  l'administration,  des  réclamations  qu'il  a  reçues  de  tous 
côtés,  le  comité  décide  :  «  Qu'il  sera  demandé  au  ministre  de  la 


DUBOIS-CRANCÉ.  6Al 

guerre  un  état  de  la  force  armée  de  la  république,  détaillé  par  ba- 
taillon ancien  et  nouveau  et  par  escadron  de  cavalerie.  » 

En  même  temps,  il  charge  trois  de  ses  membres  «  de  s'entendre 
avec  le  comité  de  salut  public  pour  la  répartition  de  la  levée  pro- 
chaine, en  partant  de  ce  principe  qu'il  ne  faut  plus  créer  de  nou- 
veaux corps,  mais  compléter  les  anciens.  » 

«  Présentez  un  travail,  on  examinera  après,  »  répond  le  comité 
de  salut  public  aux  délégués  du  comité  militaire. 

C'était  une  fin  de  non-recevoir  :  Dubois-Crancé  ne  s'y  trompe  pas; 
il  sait  qu'il  a  dansBarère  un  ennemi  personnel,  et  Barère  a  entraîné 
Carnot,  qui,  n'en  ayant  pas  eu  l'idée,  ne  veut  pas  entendre  parler 
de  l'amalgame.  N'importe,  il  se  met  à  l'œuvre,  et  dans  l'espace  de 
moins  d'un  mois,  du  30  octobre  au  24  novembre,  le  travail  est 
terminé  sur  les  bases  suivantes  :  envoi  de  la  nouvelle  levée  dans  les 
anciens  corps,  fixation  de  la  demi-brigade  à  trois  bataillons  dont 
deux  de  volontaires  et  un  de  ligne;  relèvement  de  l'elTectif  des 
compagnies  de  86  à  123  hommes  ;  suppression  des  compagnies 
franches,  etc..  —  Il  ne  restait  plus  qu'à  préparer  le  rapport  de  ce 
projet  :  le  choix  de  Dubois-Crancé  s'imposait.  Effectivement  il  est 
nommé.  C'était  le  2/i  novembre;  deux  jours  après,  il  était  prêt  et  le 
comité  adoptant  ses  conclusions,  arrêtait  le  19  décembre  :  1"  de  pro- 
poser l'envoi  aux  armées  de  commissaires  spéciaux  pour  l'embri- 
gadement; 2°  qu'il  n'y  aurait  qu'un  représentant  par  armée;  3"  que 
Dubois-Crancé  ferait  une  instruction  générale  sur  l'embrigade- 
ment et  sur  un  mode  d'administration  et  de  comptabilité  uniforme 
pour  tous  les  corps. 

Tout  semblait  fini  :  l'intervention  de  Carnot  remet  tout  en  ques- 
tion. Le  25  décembre,  invité  à  se  rendre  à  la  séance  du  comité  mi- 
litaire, il  y  prend  la  parole  et,  sans  tenir  compte  de  ses  travaux, 
l'invite  à  examiner  de  nouveau  «  s'il  est  utile,  dans  l'intérêt  de  la 
république,  de  laisser  subsister  l'embrigadement  ordonné  par  la  loi 
du  21  février  dernier.  »  Dans  la  bouche  de  Carnot  et  de  la  part  du 
tout-puissant  comité,  une  telle  invitation  ressemblait  fort  à  un  ordre. 
En  effet,  très  peu  de  jours  après,  le  projet  de  loi  sur  l'embrigade- 
ment était  abandonné,  l'hégémonie  du  bataillon  rétablie,  et  le  co- 
mité nommait  un  nouveau  rapporteur  à  la  place  de  Dubois-Crancé. 
En  ce  temps-là  fort  heureusement,  la  Convention  n'était  pas  en- 
core tout  à  fait  subjuguée.  Sans  hésiter,  Dubois-Crancé  porte  le 
débat  devant  elle  et  lui  soumet  son  rapport.  Bien  de  vif,  de  net  et 
de  concluant  comme  cette  démonstration.  On  a  dit  que  l'embriga- 
dement des  troupes  était  un  acte  de  fédéralisme.  Or  quels  ont  été 
les  plus  acharnés  adversaires  de  la  loi  du  21  février?  C'est  précisé- 
ment toute  la  clique  girondine.  Dans  le  comité  militaire  :  Aubry, 

TOME   LXXIII.    —   1886.  41 


6Û2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Valazé;  dans  la  Convention  Vergniaud,  Guadet,  Buzot;  aux  armées 
Dumouriez,  Gustine  ;  pendant  toute  la  campagne,  les  officiers  aristo- 
crates. 

L'organisation  de  toutes  les  troupes  de  la  république  en  demi-bri- 
gades pouvait  offusquer  «  les  généraux  perfides,  les  intrigans  fédé- 
ralistes ou  les  royalistes  cachés;  »  pour  les  patriotes,  ses  principes 
sont  clairs  et  républicains,  ses  motifs  pressans,  son  exécution  facile. 
Elle  détruira  jusque  dans  leurs  racines  ces  préjugés  de  corps^  cet 
esprit  des  troupes  de  ligne  qui  faisait  que  les  officiers  sortis  des  an- 
ciens corps  étaient  tentés  de  se  croire  d'une  caste  différente  des  vo- 
lontaires. 

Sans  doute  on  a  déjà  mis  en  vigueur  la  partie  de  la  loi  du  21  fé- 
vrier relative  à  l'avancement.  Mais  «  le  défaut  de  réunion  des  trois 
bataillons  en  demi-brigades  n'a  pas  permis  aux  individus  qui  les 
composaient  d'étendre  leurs  choix  au-delà  de  la  sphère  de  leurs  corps 
respectifs,  souvent  si  affaiblis  que  nous  avons  des  bataillons  où  il  se 
trouve  plus  d'officiers  que  de  soldats.  » 

La  fusion  ne  s'est  pas  faite  ;  elle  ne  se  fera  que  le  jour  où  beau- 
coup d'officiers  et  de  sous-officiers  de  la  ci-devant  troupe  de  ligne 
auront,  soit  par  ancienneté,  soit  au  choix,  pris  un  rang  supérieur 
dans  les  bataillons  de  volontaires  et  y  auront  porté  leur  expérience 
et  leurs  talens,  et  qu'en  revanche  la  ci-devant  ligne  comptera  parmi 
ses  chefs  beaucoup  d'ex-officiers  de  volontaires  qui  lui  infuseront 
«  leur  amour  brûlant  des  principes  de  liberté  et  d'égalité.  » 

Le  désordre  est  à  son  comble,  et  comment  en  serait-il  autrement 
avec  cette  masse  de  corps  sans  cohésion  et  sans  administration  ré- 
gulière? Tel  bataillon  est  composé  de  vingt-sept  officiers  et  de  trois 
soldats;  tel  autre,  qui  n'a  pas  cent  hommes,  est  payé  au  complet. 
Aucun  commissaire  général,  aucun  chef  d'état-major  n'a  pu,  jus- 
qu'ici, ou  voulu  transmettre  au  bureau  de  la  guerre  l'effectif  des 
corps  confiés  à  sa  suveil  lance. 

C'est  ainsi  que  l'armée,  toute  déguenillée,  manquant  de  bas  et 
de  souliers,  coûte  300  millions  de  plus  qu'elle  ne  devrait  coûter, 
pourvue  de  tout. 

L'amalgame  seul  peut  mettre  un  terme  à  ce  chaos.  Maintenant 
veut-on  que  cette  grande  opération  réussisse  ?  Ce  n'est  pas  aux  gé- 
néraux qu'il  faut  la  confier,  comme  le  propose  le  ministre.  Ils  ne 
sauraient  apporter  à  cette  tâche  compliquée  le  soin,  le  désintéres- 
sement et  la  hauteur  de  vues  nécessaire.  D'ailleurs  en  auraient-ils 
le  temps?  Ce  n'est  même  pas  aux  représentans  déjà  en  mission.  As- 
sez d'autres  travaux  les  absorbent.  «  C'est  une  horloge  à  monter.  Si 
vous  voulez  que  ses  mouvemens  soient  réglés ,  ne  confiez  pas  les 
pièces  de  son  mécanisme  à  soixante  mains  différentes  et  surchargées 
de  travaux.  » 


f 

DUBOIS-CRAN  CE.  643 


Enfin,  dernier  trait  :  la  saison  est  favorable,  la  campagne  est  ter- 
minée victorieusement  sur  toute  la  ligne.  On  a  trois  mois  devant 
soi.  Comment  n'en  profiterait-on  pas? 

Il  était  difficile  de  réfuter  une  argumentation  aussi  vigoureuse. 
Le  nouveau  rapporteur  du  comité,  Cochon,  l'essaya  pourtant,  mais 
sans  succès.  Quant  à  Carnot,  voyant  la  partie  perdue,  la  Convention 
décidée,  il  ne  dit  mot  et,  comme  à  son  accoutumée,  quand  il  ne  se 
sentait  pas  le  plus  fort,  il  rentra  ses  angles. 

Ainsi  prévalut,  malgré  les  comités  militaire  et  de  salut  public, 
malgré  la  redoutable  opposition  de  «  l'organisateur  de  la  vic- 
toire, »  grâce  à  la  sagesse  de  la  Convention,  grâce  aussi  et  sur- 
tout à  Dubois-Crancé,  à  sa  fermeté  soutenue,  à  son  entrain  cora- 
municatif,  cette  grande  réforme  de  l'amalgame,  d'où  date  vraiment 
l'éclatante  supériorité  des  armées  de  la  république  sur  celles 
de  la  coalition.  En  1792,  c'était  un  coup  de  fortune  et  la  trahison 
de  la  Prusse  envers  ses  alliés  qui  avaient  sauvé  la  France;  en  1793, 
c'était  une  convulsion  générale,  le  débordement,  l'inondation  d'un 
million  d'hommes,  qui,  de  leur  choc  irrésistible,  avaient  fait  recu- 
ler les  vieilles  troupes  de  Marie-Thérèse  et  de  Frédéric  II.  A  partir 
de  179/1  et  au  fur  et  à  mesure  de  l'embrigadement,  les  prodigieux 
succès  de  la  révolution  s'expliquent,  en  grande  partie,  par  la  valeur 
de  l'instrument  qu'elle  a  désormais  entre  les  mains  et  qui  n'est  autre, 
au  fond,  que  le  ci-devant  régiment  reconstitué  sous  un  autre  nom.  En 
effet,  après  deux  années  de  tâtonnemens,  de  désordre  et  de  cacophouie, 
ce  qu'on  a  trouvé  de  plus  sage  encore,  c'est  d'en  revenir  à  l'an- 
cienne formation,  aux  unités  consacrées  par  l'expérience  et  le  temps  : 
plus  de  compagnies  franches,  de  légions  plus  ou  moins  germani- 
ques, de  bataillons  ou  d'escadrons  isolés,  sans  cohésion  et  sans  lien 
entre  eux, plus  riches  en  états-ma.jors  qu'en  soldats  ;  un  type  unique, 
la  demi -brigade,  et  pour  toute  marque  distinctive,  des  numéros  que 
la  gloire  attend. 


III. 

Le  rôle  prépondérant  joué  par  Dubois-Crancé  dans  cette  question 
de  l'amalgame,  la  persévérance  et  le  succès  de  ses  efforts  suffiraient 
à  lui  marquer,  dans  la  révolution,  sa  place  au  nombre  de  ceux  qui 
rachetèrent  leurs  erreurs,  sinon  leurs  crimes,  par  de  grands 
services.  Peut-on  en  dire  autant  de  sa  mission  à  l'armée  des  Alpes 
et  devant  Lyon?  et,  d'une  façon  plus  générale,  de  sa  valeur  comme 
homme  de  guerre?  M.  le  colonel  Yung  n'en  doute  pas,  et  c'est  son 
droit  :  il  est  de  l'artillerie  et  doit  certainement  se  connaître  aux 
sièges;  mais  l'opinion  de  l'artilleur  Bonaparte  a  bien  aussi  sa  valeur. 


6hh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  Bonaparte  n'avait  que  du  dédain  pour  Dobois-Crancé.  Il  ne  vou- 
lut même  pas,  on  l'a  vu,  lui  confier  une  demi-brigade  après  le 
18  brumaire.  Garnot  n'était  guère  mieux  disposé  pour  son  collègue 
et,  dans  sa  correspondance,  à  plus  d'une  reprise,  il  le  rudoie  fort. 
Robespierre  allait  plus  loin  :  il  ne  lui  reprochait  pas  seulement  ses 
lenteurs  et  son  impéritie  ;  dans  son  fameux  discours  sur  la  faction 
de  Fabre  d'Églantine,  il  l'accuse  nettement  de  concussion  et  a  d'avoir 
trahi  devant  Lyon  les  intérêts  de  la  république.  »  Si  je  cite  ce  der- 
nier témoignage,  ce  n'est  pas  pour  m'en  emparer;  c'est  simplement 
pour  montrer  en  quelle  faible  estime  les  contemporains  les  mieux 
placés  pour  le  juger  tenaient  la  personne  (1)  et  les  talens  militaires 
de  Dubois-Grancé.  Il  n'y  a  guère  que  Jomini  qui,  dans  son  récit  des 
opérations  du  siège  de  Lyon ,  lui  ait  été  jusqu'à  un  certain  point 
favorable.  Encore  l'appelle-t-il  un  «  commissaire  cruel  et  soupçon- 
neux, »  et  donne-t-il  à  entendre  que  la  Gonvention  n'eut  pas  tort  de 
le  remplacer  par  Doppet. 

Quoi  qu'il  en  soit,  écartons  ces  témoignages,  puisqu'au  demeu- 
rant et  malgré  le  poids  de  l'un  d'entre  eux,  ils  n'ont  que  la  valeur 
dejugemens  individuels,  et  tâchons  de  dégager  des  faits  eux-mêmes 
une  opinion  raisonnée. 

Lorsque  Dubois-Grancé,  au  commencement  de  mai  1793,  reçut 
avec  ses  collègues  Nioche  et  Gauthier  l'ordre  de  se  rendre  à  l'armée 
des  Alpes,  les  choses  avaient  déjà  pris  dans  tout  le  midi  la  tour- 
nure la  plus  inquiétante.  A  Lyon,  la  contre-révolution,  parée  des  cou- 
leurs de  la  gironde,  était  sur  le  point  d'entrer  en  lutte  ouverte  avec 
la  Gonvention,  après  avoir  constitué  des  autorités  et  une  force  ar- 
mée indépendantes. 

A  Gha.mbérY ,  le  patriotisme  dominsiit  encore,  mais  les  campagnes 
environnantes  étaient  demeurées  ou  redevenues  royalistes.  Les  lois 
françaises  y  étaient  méconnues,  les  assignats  méprisés,  la  popula- 
tion hostile  aux  volontaires.  On  ne  s'y  serait  pas  procuré  un  œuf  (2) 
pour  cinq  livres  en  papier.  En  Dauphiné,  même  esprit  :  Dubois  et 
Gauthier  trouvèrent  Grenoble  au  pouvoir  d'administrateurs  suspects, 
d'accord  avec  ceux  de  Lyon  et  qui  furent  sur  le  point  de  les  mettre 
en  état  d'arrestation.  Dans  le  même  temps,  à  Bordeaux,  à  INîmes, 
à  Montpellier,  des  mouvemens  avaient  éclaté.  Les  gardes  nationales 
de  Marseille  et  d'Aix  s'étaient  jetées  sur  Tarascon,  celles  de  Nice 

(1)  Barbaroux  le  considérait  comme  un  intrigant  et  il  en  donne,  dans  ses  Mémoires, 
une  raison  qui  n'est  pas  sans  valeur  :  «  Nous  nous  étions,  dit-il,  opposés  à  la  nomi- 
nation de  Dubois-Grancé  (comme  député  suppléant  des  Bouches-du-Rliône).  Nous  avions 
dit  qu'un  militaire  qui,  dans  le  péril  de  la  patrie,  demandait  à  quitter  l'armée  pour 
passer  dans  le  sénat,  ne  pouvait  être  qu'un  intrigant.  Nous  sommes-nous  trompés?  » 

(2J  Compte-rendu  à  la  Convention  de  la  mission  des  représentans  du  peuple  à 
l'armée  des  Alpes. 


DUBOIS-CRANCÉ.  6^5 

occupaient  le  fort  du  Pont  -  Saint  -  Esprit,  barrant  ainsi  la  route 
du  Rhône  et  se  préparant  à  donner  la  main  aux  rebelles  de 
Lyon. 

Cependant  l'armée  des  Alpes,  qui  avait  toujours  été  sacrifiée,  ne 
comptait  que  quelques  bataillons  de  vieilles  troupes  et  quelques 
milliers  de  volontaires  misérablement  vêtus  et  dans  son  principal 
arsenal,  à  Grenoble,  on  n'eût  pas  réuni  quinze  cents  paires  de 
chaussures  et  quinze  cents  fusils.  Ajoutez  que  le  brave  Keller- 
mann,  qui  les  commandait,  était  l'homme  le  moins-fait  pour  domi- 
ner une  situation  aussi  compliquée  et  qu'il  venait  d'être  appelé  par 
le  comité  de  Salut  public,  à  Paris,  pour  rendre  compte  de  sa  con- 
duite. 

La  tâche  qui  s'imposait  aux  commissaires  de  la  Convention  était 
donc,  on  le  voit,  singulièrement  ardue.  Dans  les  premiers  jours  de 
juin,  l'insurrection  s'étant  ouvertement  déclarée  dans  Lyon,  ce  fut 
bien  pire  encore.  Laisser  cette  grande  place  d'armes  aux  mains  des  . 
rebelles,  c'était  leur  livrer  trois  armées  et  vingt  départemens,  cou- 
per la  France  en  deux  et  donner  au  mouvement  fédéraliste  une 
force  énorme.  La  Convention  malheureusement  ne  vit  pas  cela 
du  premier  coup,  et  quand  il  eût  fallu  frapper,  sans  un  jour  de  retard, 
elle  perdit  à  négocier  avec  les  chefs  de  l'insurrection  lyonnaise  près 
d'un  mois  et  demi,  que  ceux-ci  très  habilement  employèrent  à  s'or- 
ganiser et  à  se  fortifier.  C'est  le  29  mai  que  le  mouvement  avait  éclaté 
par  le  renversement  de  la  municipalité  constituée  et  l'arrestation 
des  représentans  ;  c'est  le  12  juillet  seulement  qu'est  pris  le  décret 
déclarant  u  traîtres  à  la  patrie  les  administrateurs,  officiers  muni- 
cipaux et  fonctionnaires  coupables  d'avoir  convoqué  ou  souffert  le 
congrès  départemental  »  et  portant  l'envoi  à  Lyon  de  forces  suffi- 
santes «  pour  faire  respecter  la  souveraineté  du  peuple.  »  Dubois- 
Crancé,  rendons-lui  cette  justice,  avait  mieux  jugé  la  situation  :  à 
la  première  nouvelle  du  mouvement,  il  avait  requis  Kellermann 
de  marcher  sur  Lyon  avec  dix  bataillons  d'infanterie  et  deux  es- 
cadrons de  cavalerie  et  pris  sur  lui  de  suspendre  la  marche  de 
A, 000  hommes  destinés  à  Toulon. 

Il  écrivait  en  môme  temps  au  comité  de  Salut  public  et  à  la  Con- 
vention pour  les  presser  d'agir  avec  vigueur.  Au  comité  :  «  Le  sang 
des  patriotes  a  coulé,  la  représentation  nationale  a  été  violée  et  la 
contre-révolution  est  faite  à  Lyon  au  nom  de  la  république...  »  Au 
président  de  la  Convention...  :  «  Nous  avons  une  inquiétude  bien 
plus  grande,  c'est  que  l'année,  aux  prises  avec  les  Piémontais,  se 
trouve  entre  deux  feux  et  se  voie  privée  de  tout  moyen  de  subsis- 
tance ainsi  que  les  départemens  placés  entre  le  Rhône  et  les  Alpes. 
Prenez-y  garde,  au  nom  de  la  patrie...  Il  y  a  des  coquins  partout 


QhQ  BEVDE   DES    DEUX    MONDES. 

et  sous  tous  les  masques  ;  mais  ne  vous  fiez  pas  aux  belles  paroles  ; 
ce  sont  aujourd'hui  les  armes  les  plus  acérées  des  contre-révolu- 
tionnaires !..  » 

Dans  les  premiers  jours  de  juillet,  nouvelle  et  plus  vive  insis- 
tance :  «  Sortez  donc  de  votre  léthargie,  frappez  un  coup  terrible 
sur  Lyon  et  sur  tous  ses  adhérens  ;  déclarez  émigrés  tous  ces  contre- 
révolutionnaires  de  l'intérieur.  Déclarez  que  vous  autorisez  les 
communes  à  se  partager  leurs  biens  comme  biens  communaux.  Un 
tel  décrer,  vaudra  mieux  que  100,000  hommes.  »  C'étaient  là  d'éner- 
giques, de  terribles  conseils,  et  s'ils  n'indiquent  pas  chez  Dubois- 
Grancé  beaucoup  de  sensibilité,  si  cette  idée  d'opposer  à  la  contre- 
révolution  la  jacquerie  montre  bien  de  quels  excès  l'homme  était 
capaj)le  ;  en  revanche,  elle  témoigne  hautement  en  faveur  de  sa  clair- 
voyance. Ici,  comme  tout  à  l'heure,  dans  la  question  de  l'amalgame, 
il  eut  incontestablement  le  mérite  de  voir  plus  net  et  plus  loin  que 
la  Convention  et  même  que  le  comité  de  Salut  public.  Mais  sa  part, 
ainsi  faite,  et  ce  point  une  fois  bien  établi,  cherchons  maintenant  si, 
dans  la  conduite  des  opérations,  —  car  ce  fut  lui,  en  réalité,  qui  les 
dirigea,  —  il  montra  la  même  vigueur  et  le  même  coup  d'œil  que 
dans  sa  correspondance. 

Assurément,  les  lenteurs  de  la  Convention  avaient  eu  les  plus 
déplorables  conséquences,  et  lorsqu'elle  rendit,  le  12  juillet,  son 
décret ,  le  mal  avait  déjà  bien  empiré.  On  ne  pouvait  plus  désor- 
mais entrer  dans  Lyon  sans  coup  férir  ;  il  en  fallait  faire  le  siège 
et  la  ville,  déjà  forte  par  elle-même,  avait  eu  le  temps  de  se  mettre 
en  sérieux  état  de  défense  :  20,000  gardes  nationaux,  appartenant, 
pour  la  plupart,  à  la  classe  moyenne  et  commandés  par  des  chefs 
intrépides,  presque  tous  anciens  officiers,  Perria-Précy,  le  premier, 
un  des  héros  du  10  août,  de  Virieu,  de  Nervo,  de  Grandval,  de 
Grammont,  de  Lasalle,  Glermont-Tonnerre,  ses  principaux  lieutenans  ; 
une  nombreuse  artillerie  prise  à  l'arsenal,  de  nouvelles  redoutes 
ajoutées  aux  anciennes  et  construites  par  un  ingénieur  fort  expert,  de 
grandes  espérances,  surexcitées  par  la  faiblesse  dont  on  avait  fait 
preuve  à  leur  égard,  et,  par  suite,  un  moral  excellent,  tels  étaient 
les  moyens  des  insurgés  lorsque  les  opérations  commencèrent.  Mais 
quand  commencèrent-elles?  —  la  date  est  ici  capitale,  —  le  24  août 
seulement,  c'est-à-dire  près  de  six  semaines  après  le  décret  de  la 
Convention.  Le  16,  Dubois-Crancé,  pris  d'un  scrupule  étrange  et 
tardif,  écrivait  encore  au  comité  que  «  l'assemblée  devrait  se  con- 
tenter de  la  soumission  des  Lyonnais  pour  l'avenir  et  porter  quelque 
adoucissement  au  décret  du  12.  »  —  «  Mous  ferons  notre  devoir,  ajou- 
tait-il mélancoliquement  ;  nous  ne  pouvons  qu'obéir  et  faire  obéir  ; 
mais  nous  ne  répondons  pas  du  dénouement  !  »  Le  21 ,  de  plus  en 


DUBOIS-CRANCÉ,  647 

plus  perplexe,  il  essaie  d'une  dernière  tentative  de  conciliation  et 
voici  de  quel  style,  lui  qui  naguère  blâmait  sévèrement  la  mollesse 
de  la  Convention,  il  parle  aux  rebelles  :  «  Votre  sort  seul  me  tou- 
che, j'oublie  vos  injures;  jamais  elles  ne  m'ont  affecté...  Je  vous 
conjure  donc  pour  votre  propre  intérêt  d'ouvrir  enfin  les  yeux  et 
d'obéir  aux  lois.  Vous  dites  que  vous  avez  accepté  la  constitution, 
que  vous  êtes  nos  frères.  Prouvez-le  en  ouvrant  amicalement  vos 
portes...  La  Coovention  peut  faire  grâce  aux  coupables  s'ils  prou- 
vent qu'ils  n'ont  été  qu'égarés.  »  Ainsi,  pour  attaquer  Lyon,  avec 
tous  les  moyens  dont  il  disposait,  malgré  les  préparatifs  qu'il  avait 
pu  faire  et  les  mesures  préventives  qu'il  avait  eu  le  loisir  de  prendre 
du  29  mai  au  12  juillet,  il  n'avait  pas  fallu  moins  de  quarante  jours 
à  Dubois-Crancé.  Encore  ne  se  décide-t-il  à  tirer  contre  les  rebelles 
son  premier  coup  de  canon  qu'après  avoir  épuisé  vis-à-vis  d'eux 
toutes  les  voies  de  douceur  et  de  persuasion.  Que  l'on  admire  après 
cela  son  activité,  sa  résolution  et  son  énergie  ;  qu'on  prétende  qu'il 
ait  déployé  dans  cette  première  phase  du  siège  de  Lyon  des  qualités 
militaires  de  premier  ordre,  c'est  en  vérité  bien  de  la  hardiesse. 

Eut-il  du  moins,  une  fois  les  opérations  commencées,  un  peu  plus 
de  vigueur  et  d'entrain?  Pour  bombarder  et  brûler  Lyon,  ah!  oui 
certes.  Du  23  août  au  26  septembre,  cette  malheureuse  ville  eut  à 
supporter  le  plus  terrible  ouragan  de  fer  et  de  feu  qui  se  soit  jamais 
abattu  sur  une  place  de  guerre.  Le  bombardement  de  Lille  par  les 
Autrichiens,  en  1792,  est  resté  lameux,  et  les  historiens  de  la  ré- 
volution n'ont  pas  eu  assez  de  sévérités  pour  ses  auteurs.  Celui  de 
Lyon  par  Dubois-Crancé,  par  des  Français,  présente  un  bien  autre 
caractère  d'atrocité.  La  préméditation,  l'ordre  et  la  méthode  qrii  pré- 
sidèrent à  cette  affreuse  destruction,  sa  longueur,  l'indifférence  avec 
laquelle  elle  s'accomplit,  le  calme  et  l'aisance  avec  laquelle  Du- 
bois-Crancé nous  en  parle,  tout  se  réunit  pour  en  augmenter  l'hor- 
reur, l^^coutez  :  «  La  nuit  dernière  nous  a  beaucoup  servi  pour 
établir  nos  batteries.  Les  bombes  sont  prêtes,  le  feu  rougit  les  bou- 
lets, la  mèche  est  allumée.  Nous  ferons  la  guerre  demain  soir  à  la 
lueur  des  flammes  qui  dévoreront  cette  ville  rebelle.  Oui,  bientôt, 
Isnard  et  ses  partisans  iront  chercher  sur  quelle  rive  du  Rhône  Lyon 
a  existé.  »  (18  août.  Lettre  au  comité.) 

Quelques  jours  après,  le  23,  à  la  Convention  :  «  Le  feu  des 
bombes  a  commencé  hier  à  sept  heures  du  soir  (24  août  1793), 
après  trente  heures  livrées  inutilement  à  la  réflexion.  Les  boulets 
rouges  ont  incendié  le  quartier  de  la  porte  Sainte-Claire.  I^es  bombes 
ont  commencé  leur  effet  à  dix  heures  du  soir.  A  minuit,  il  s'est  ma- 
nifesté de  la  manière  la  plus  terrible  vers  le  quai  de  la  Saône  ;  d'im- 
menses magasins  ont  été  la  proie  des  flammes,  et  quoique  le  bom- 
bardement eût  cessé  à  sept  heures,  l'incendie  n'a  rien  perdu  de 


648  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

son  activité.  On  assure  que  Bellecour,  la  porte  du  Temple,  la  rue 
Mercière,  la  rue  Turpin  et  autres  sont  incendiées  ;  on  peut  évaluer 
la  perte  à  200  millions.  Il  en  coûtera  à  la  république  une  de  ses  plus 
importantes  cités  et  d'immenses  accaparemens  de  marchandises.  » 
Un  peu  plus  tard,  le  25,  aux  Jacobins,  car  il  faut  bien  que  les  frères 
et  amis  reçoivent  aussi  leur  rapport  :  «  Frères  et  amis,  la  nuit  du 
22  au  23,  une  grêle  de  bombes  et  de  boulets  rouges  ont  assailli  la 
ville  de  Lyon.  Plus  de  cent  maisons  ont  été  incendiées,  beaucoup 
de  personnes  ont  péri  ;  on  évalue  le  nombre  à  deux  mille...  La  perte 
des  muscadins  est  immense  quant  à  leurs  richesses  ;  elle  excède 
déjà  200  millions.  » 

Et  ainsi  de  suite  :  pendant  plus  d'un  mois,  la  correspondance  de 
Dubois-Grancé  se  soutient  à  ce  diapason.  Aussi,  quand  plus  tard  on 
lui  reprochera  sa  mollesse,  il  pourra  répondre  avec  orgueil  et  satis- 
faction :  «  On  se  permet  légèrement  de  dire  qu'il  n'y  a  point  eu  de 
dégât.  Certes  3/i, 000 boulets  rouges  et  12,000 bombes  ont  cependant 
dû  en  faire.  Nous  n'avons  vu  que  le  quai  du  Jlhône,  et  il  n'y  a  pas 
une  maison  qui  n'y  soit  ou  détruite  ou  criblée  depuis  le  pont  de  la 
Guillotière  jusqu'au  pont  Morand.  Nous  avons  aperçu  derrière  l'hô- 
pital des  quartiers  entiers  incendiés;  de  toute  l'île  de  l'Arsenal  il 
n'existe  presque  plus  rien,  et  une  foule  de  maisons  qui  dans  les  rues 
ne  paraissaient  pas  endommagées  ont  dans  l'intérieur  trois  étages 
enfoncés  par  les  bombes.  » 

Cependant,  —  et  c'est  ici  qu'à  notre  humble  avis  Dubois-Crancé 
manqua  de  coup  d'oeil,  —  ces  tristes  exploits,  il  l'avoue  lui-même, 
n'avançaient  pas  les  choses.  Vainement  «  le  tir  de  l'artillerie  ne  dis- 
continuait pas  ;  dès  que  l'incendie  se  manifestait  quelque  part,  il 
était  éteint  de  suite.  »  (Lettre  du  17  septembre  au  comité  de  salut 
public.)  Du  haut  des  toits,  jour  et  nuit,  des  femmes,  sentinelles 
intrépides,  veillaient  au  feu,  et  par  les  cris  convenus  qu'elles  pous- 
saient, dirigeaient  les  secours.  Quant  aux  combattans,  comme  en 
Vendée,  la  barbarie  des  moyens  employés  pour  les  réduire,  au 
lieu  de  les  abattre,  n'avait  fait  qu'exaspérer  leur  courage.  «  La  Con- 
vention, disait  leur  chef,  a  soif  de  sang;  elle  veut  une  expiation  et 
une  leçon.  Lyon  est  condamné,  je  le  sais;  il  succombera.  S'il  ne 
s'agissait  que  de  ma  tête,  je  la  donnerais  ;  mais  combien  de  braves 
gens  sont  comme  moi  notés  pour  la  hache  du  bourreau  !  Mieux  vaut 
la  balle  du  soldat.  Nous  irons  jusqu'au  bout  (1).  » 

A  de  pareils  adversaires  qu'importaient  les  bombes  et  l'incen- 
die? Quand  des  hommes  ont  résolu  de  vendre  chèrement  leur  vie 
et  qu'ils  sont  placés,  comme  l'étaient  ceux-ci,  entre  la  victoire  ou 

(1)  Réponse  de  Précy  aux  propositions  de  paix  de  Dubois-Crancé.  Voir  Barante, 
Histoire  de  la  Convention. 


DUBOIS-CRANCÉ.  649 

la  guillotine,  ce  n'est  pas  avec  des  obus  et  même  des  roches  à  feu 
qu'on  les  amène  à  composition.  Pour  les  vaincre,  il  faut  le  corps  à 
corps.  Or,  à  tout  prix,  Dubois-Crancé  voulait  l'éviter.  Au  début,  il 
avait  compté  sur  l'effet  du  bombardement  ;  à  la  fin,  il  escompta  la 
famine  ;  jamais,  à  aucun  moment,  il  n'eut  confiance  et  ne  voulut 
essayer  d'une  attaque  générale  de  vive  force  (1),  se  bornant  à  enlever 
les  uns  après  les  autres  les  ouvrages  et  les  postes  avancés  de  l'en- 
nemi, commeà  Oullins  ;  encore  ne  s'y  décida-t-il  que  dans  la  seconde 
quinzaine  de  septembre.  A  présent  doit-on,  comme  on  l'a  prétendu, 
comme  il  l'a  dit  lui-même,  en  conclure  que  les  moyens  lui  faisaient 
défaut?  Comptons  un  peu:  dès  la  fin  d'août,  la  Convention  avait 
mis  à  sa  disposition  cent  bouches  à  feu  et  l'avait  renforcé  de  six 
compagnies  d'artillerie,  de  dix  bataillons  de  vieilles  troupes  et  de 
deux  régimens  de  cavalerie,  qui  lui  permirent  de  former  son  corps 
de  siège  en  quatre  divisions  chargées  chacune  d'une  attaque  diffé- 
rente. Un  peu  plus  tard,  une  partie  de  la  garnison  de  Valenciennes, 
disponible  par  suite  de  la  capitulation  de  cette  ville,  était  venue  le 
rejoindre  au  nombre  de  1,800  hommes.  Bref,  sans  compter  les 
réquisitionnaires  qui  lui  arrivaient  tous  les  jours,  il  pouvait  dispo- 
ser de  35,000  hommes,  dont  8,000  environ  de  troupes  réglées  et 
22,000  de  réquisition  (2). 

Ces  réquisitionnaires  n'étaient  pas  tous,  à  dire  vrai,  de  pre- 
mière qualité,  et  certes  il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  les  fameux 
Auvergnats  de  Couthon.  M.  Louis  Blanc,  qui  a  tracé  de  leur  en- 
thousiasme et  de  leur  marche  à  travers  les  montagnes  du  Puy-de- 
Dôme  un  tableau  plein  de  pittoresque  et  de  mouvement,  leur  fait 
jouer,  dans  le  dénoûment  du  drame  lyonnais,  un  rôle  important. 
Quand  ,  de  chacun  de  leurs  sommets,  à  la  voix  de  leur  bien-aimé 
cul-de-jatte,  ils  dévalèrent  comme  une  avalanche,  armés  de  faux, 
de  piques  et  de  fourches,  Lyon,  dit-il,  «  sentit  comme  le  froid  de 
la  mort,  »  La  vérité,  c'est  que  la  plupart  de  ces  rochers^  comme  les 
appelait  emphatiquement  Couthon  dans  son  rapport,  ne  valaient  pas 

(1)  On  pourrait  faire  ici  plus  d'un  rapprochement  curieux  entre  le  siège  de  Lyon 
par  Dubois-Crancé,  en  1793,  et  le  siège  de  Paris  par  M.  Tiiiers,  en  1871.  Dans  l'un 
comme  dans  l'autre,  c'est  le  système  de  temporisation  et  d'atermoiement  qui  domine; 
ce  sont  les  mômes  hésitations  et  la  môme  répugnance  pour  toute  attaque  de  vive  force. 
Il  n'est  pas  jusqu'aux  tentatives  de  conciliation  si  justement  reprochées  à  Dubois- 
Crancé  dont  on  ne  retrouve  l'illusion,  à  quatre-vingts  ans  de  distance,  chez  M.  Thiers. 
Jusqu'au  bout,  Dubois-Crancé  crut  qu'il  entrerait  dans  Lyon  par  la  famine;  Jusqu'à 
la  fin,  M.  Thiers  fut  en  pourparlers  secrets  pour  la  livraison  d'une  porte  qui  ne  devait 
jamais  s'ouvrir.  (Voir  sur  ce  dernier  point  les  Convulsions  de  Paris,  par  M.  Maiimo 
Du  Camp.) 

(2)  Ce  sont  les  chiffres  mêmes  de  Dubois-Crancé  dans  son  eompte-rendu.  M.  Yung 
les  réduit  à  trente  mille.  De  quel  droit? 


650  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«  six  liards  (1),  »  qu'ils  fondirent  en  route,  avant  d'être  seulement 
à  Montbrison,  et  qu'il  fallut,  pour  en  retenir  quelques-uns,  donner 
une  indemnité  de  3  livres  à  leurs  femmes  et  de  20  sous  à  chacun 
de  leurs  enfans  (2).  Tels  étaient  ces  héros  à  5  francs  pièce  l'un  dans 
l'autre,  et  l'on  comprend  de  reste  la  défiance  de  Dubois-Grancé  à 
leur  égard.  Mais  ce  qui  ne  s'explique  pas,  c'est  qu'avec  les  forces 
imposantes  qu'il  avait  d'ailleurs  sous  la  main,  il  se  soit  reiusé,  même 
en  octobre,  à  frapper  un  coup  décisif.  Les  Lyonnais,  après  tout, 
n'étaient  que  des  gardes  nationales,  et  leur  nombre,  à  ce  mo- 
ment, ne  devait  plus  être,  tant  s'en  faut,  de  20,000  ;  beaucoup  déjà 
manquaient  à  l'appel,  et  pour  réduire  le  reste,  sans  attendre  la 
famine,  il  eût  suffi  depuis  longtemps  d'une  poussée  vigoureuse. 
C'était  l'avis  de  Gouthon  et  de  ses  deux  collègues,  Châteauneuf-Ran- 
don  et  Maignet,  que  le  comité,  fatigué  des  lenteurs  de  Dubois-Grancé, 
lui  avait  adjoints.  G'était  aussi  celui  de  Garnot,  qui  bouillait  d'impa- 
tience en  songeant  à  ces  35,000  hommes  si  malheureusement  dis- 
traits de  nos  armées.  «  Le  siège  de  Lyon  serait-il  donc  interminable? 
écrivait-il  encore  à  Dubois-Grancé  le  2  octobre.  Enlevez  cette  ville 
rebelle  à  la  pointe  de  la  baïonnette  et  la  torche  à  la  main,  si  le 
bombardement  entraîne  trop  de  longueurs.  »  Cependant,  Dubois- 
Grancé  tenait  toujours  bon.  A  toutes  les  adjurations  de  ses  collègues, 
à  toutes  les  lettres  du  comité  de  salut  public,  il  opposait  un  sys- 
tème d'inertie  qui  eût  pu  se  soutenir,  à  la  rigueur,  en  d'au- 
tres temps,  mais  qui,  dans  les  circonstances  où  l'on  se  trouvait 
alors,  touchait  vraiment  à  la  démence.  Effectivement,  considérez 
ceci  :  jamais,  à  aucune  époque  de  son  histoire,  tant  de  périls  à  la 
fois  n'ont  assailli  la  France  qu'en  ces  deux  terribles  mois  d'août  et 
de  septembre  1793.  Au  nord,  à  l'est,  aux  Pyrénées,  en  Vendée, 
sur  toute  la  ligne  enfin,  sauf  sur  les  Alpes,  nos  armées  sont  en 
pleine  retraite.  A  Valenciennes,  à  Wissembourg,  à  Toulon,  à  Bel- 
legarde,  le  drapeau  national  est  abattu;  Mayence,  notre  dernier 
poste  avancé  sur  le  Rhin,  a  capitulé  ;  partout  la  défaite  et  partout 
l'invasion.  C'en  est  fait  si,  par  un  suprême  effort,  d'un  bond,  d'un 
élan  irrésistible,  ramassant  toutes  ses  forces  et  poussant  droit  à 
l'ennemi,  chaque  général,  chaque  armée  ne  parvient  pas  à  rompre 
ce  cercle  de  fer  et  de  feu. 

Chacun  l'a  compris  et  chacun  à  l'envi  de  se  hâter  :  Jourdan,  sur 
la  Sambre  ;  Hoche,  à  Landau  ;  Kléber,  en  Vendée.  Victorieux,  c'est 
le  salut  ;  vaincus,  on  recommencera.  Seul,  dans  cette  furie  générale 
et  si  française,  celle-là,  —  car  ce  n'est  plus  de  conquête  au-delà  des 

(t)  Expression  de  Dubo's-Crancé. 

(2)  Dubois-Crancé  et  Gauthier  (Lettre  à  Maignet,  17  septembre). 


DUBOIS-CRAiNCÉ.  .    651 

monts  qu'il  s'agit  ici,  c'est  de  l'existence  même,  —  seul,  dis-je,  dans 
ce  prodigieux  mouvement,  un  homme  est  demeuré  froid.  Durant  six 
semaines,  pendant  qu'aux  autres  armées  sonne  le  pas  de  charge, 
lui,  sans  se  presser,  méthodiquement,  il  s'attarde  à  détruire  mai- 
son par  maison  des  quartiers  entiers  dans  une  ville  française  et  s'oc- 
cupe à  supputer  ce  qu'il  en  pourra  bien  coûter  aux  muscadins.  Une 
seule  fois,  tout  à  la  fm,  il  paie  de  sa  personne  et  va  de  l'avant. 
Qu'attend-il  donc  pour  marcher?  et  qu'attend  la  Convention  pour 
le  rappeler?  Elle  n'y  a  pas  fait  tant  de  façons  avec  Biron,  avec  Hou- 
chard,  avec  Gustine,  avec  Brunet.  Ahl  si  Dubois-Crancé  n'était  pas 
soutenu,  comme  il  l'est  encore,  aux  Jacobins! 

Enfin,  elle  se  décide  :  à  Kellermann,  qui,  sous  le  prétexte  des 
Sardes  à  contenir,  n'a  jamais  paru  devant  Lyon,  trop  heureux  de 
laisser  à  un  autre  cette  triste  besogne,  elle  donne  pour  successeur 
Doppet.  C'était,  a  dit  Jomini,  a  une  espèce  de  montagnard  illuminé, 
mais  très  propre  à  seconder  les  vues  de  la  Convention  pour  la 
réduction  de  la  ville  rebelle.  »  En  effet,  à  peine  arrivé,  le  26  sep- 
tembre, à  peine  a-t-il  pris  la  direction  du  siège  qu'un  plan  d'offen- 
sive vigoureuse  est  adopté.  Les  hauteurs  de  Sainte-Foix,  vivement 
attaquées,  tombent  avec  le  pont  de  la  Mulatière  entre  ses  mains. 
Quelques  jours  plus  tard,  le  9  octobre,  après  une  tentative  désespé- 
rée de  Précy  pour  rompre  les  lignes,  le  général  montagnard  entrait 
sans  résistance  dans  Ville-affranchie.  C'est  le  nom  que  va  désormais 
porter  Lyon. 

Dubois-Crancé  n'avait  été  pour  rien  dans  ces  dernières  actions. 
Remplacé  de  fait  par  Doppet  depuis  le  26  septembre,  il  avait  même 
perdu,  depuis  le  6  octobre,  sa  qualité  de  représentant  en  mis- 
sion, et  ce  fut  en  simple  particulier,  en  isolé,  presque  à  la  déro- 
bée, qu'il  se  glissa  dans  la  ville  et  qu'il  put  contempler  son  ou- 
vrage. Ainsi  se  termina  pour  lui  cette  campagne  de  deux  mois  e* 
demi  (12  juillet-26  septembre),  si  sévèrement  jugée  par  la  p'cpart 
de  ses  contemporains. 

Tardivement  entreprise,  après  des  tentatives  de  conciliation  au 
moins  inutiles,  conduite  avec  un  mélange  de  mollesse  et  de  bar- 
barie, sans  confiance  et  sans  élan,  par  un  temporisateur  où  il  eût 
fallu  un  audacieux,  personne  n'avait  encore  eu  l'idée  de  la  repré- 
senter comme  une  belle  opération  de  guerre.  Il  était  réservé  à  M.  le 
colonel  Yung,  qui  a  tous  les  courages,  d'entreprendre  cette  tâche 
ardue.  Y  a-t-il  réussi?  L'histoire  dira-t-elle  avec  lui  désormais  que 
Dubois-Crancé,  «  par  son  appréciation  nette  des  faits,' par  sa  déci- 
sion, par  la  rapidité  de  ses  mesures,  sauva  le  midi  de  la  France,  en 
1793,  d'un  désastre  incalculable?  »  J'ai  cherché  dans  les  pages  qui 
précèdent  à  prouver  le  contraire,  et  c'est  sur  des  chiffres  et  des 
faits,  sur  les  témoignages  et  sur  les  documens  les  plus  authentiques, 


652  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  j'ai  tâché  d'asseoir  en  ce  point  mon  jugement.  A  présent,  si 
j'avais  à  le  libeller,  j'imiterais  la  Convention.  J'accorderais  volon- 
tiers à  Dubois-Grancé  que,  «  dans  sa  mission  près  l'armée  des 
Alpes,  et  notamment  à  Lyon,  il  fit  son  devoir  (1).  »  Mais  je  ne  lui 
accorderais  que  cela,  je  n'irais  pas  au-delà  de  ce  certificat  banal. 
Je  lui  refuserais,  comme  elle,  la  déclaration  «  d'avoir  bien  mérité 
de  la  patrie.  »  Tant  d'autres  en  sont  plus  dignes  ! 

IV. 

Du  5  août  1789  au  14  septembre  1799,  en  dix  ans,  on  ne  compte 
pas  moins  de  dix-huit  ministres  de  la  guerre,  dont  pas  un  n'a  vrai- 
ment marqué  :  Dubois-Grancé  fait  le  dix-neuvième  et  le  dernier  de 
la  série,  et  c'est  un  de  ceux  qui  occupèrent  le  moins  longtemps 
leur  poste.  Il  n'y  passa  que  quarante-sept  jours,  et  s'il  y  brilla, 
c'est  d'un  éclat  si  fugitif  et  si  discret  que  le  souvenir  même  s'en 
était  complètement  perdu. 

«  Il  était,  a  dit  de  lui  Napoléon,  incapable  de  remplir  les  fonc- 
tions de  ministre,  »  et  le  général  Gourgaud,  qui  a  noté  ce  jugement 
en  passant,  dans  ses  Mémoires,  ajoute  que,  lorsque  Berthier  lui 
succéda,  il  fut  obligé,  pour  obtenir  les  états  de  situation  des  troupes 
et  leurs  emplacemens,  d'envoyer  aussitôt  une  douzaine  d'officiers 
dans  les  divisions  militaires  et  aux  armées.  Dubois-Grancé  ne  put 
lui  fournir  aucun  renseignement,  sauf  pour  l'artillerie.  Tous  les 
autres  services  étaient  dans  un  désordre  et  dans  une  confusion  com- 
plètes. 

De  ce  jugement  de  Bonaparte  et  de  l'anecdote  qui  le  confirme 
M.  le  colonel  Yung  ne  tient  naturellement  aucun  compte,  et  c'est 
avec  une  imperturbable  assurance  qu'il  affirme  que,  durant  son  court 
passage  aux  affaires,  «  Dubois-Grancé  sut  se  montrer  ce  qu'il  était  : 
le  premier  organisateur  militaire  de  l'Europe.  » 

En  quoi,  et  comment?  A  quelle  grande  réforme,  à  quelle  œuvre 
considérable  ce  nouveau  Louvois  a-t-il  attaché  son  nom?  Par  quelle 
merveille  d'activité,  par  quel  travail  surhumain  a-t-il  pu  se  placer, 
en  moins  de  deux  mois,  au  rang  des  Garnot  et  des  Gouvion  Saint- 
Cyr?  En  cherchant  bien,  M.  le  colonel  Yung  a  trouvé  jusqu'à 
trois  circulaires  ou  rapports  relatifs  à  la  réorganisation  des  bureaux 
du  ministère  de  la  guerre,  à  la  restauration  de  l'esprit  public, 
à  la  situation  et  aux  mouvemens  éventuels  des  armées  durant 
l'automne  de  1799  et  l'hiver  de  1800.  En  vérité,  c'est  un  peu 
mince,  et  l'on  est  en  droit  de  se  demander  si  le  biographe  de  Dubois- 
Grancé  n'abuse  pas  ici  de  la  spécialité  qu'il  s'est  faite  de  prendre, 

(1)  Séance  du  2  brumaire  an  m. 


DUBOIS-CRANCÉ.  653 

les  unes  après  les  autres,  toutes  les  opinions  de  Bonaparte  et  de 
les  contredire,  toutes  ses  actions  et  de  les  rabaisser.  Il  y  a  des  ma- 
niaques en  histoire,  comme  ailleurs,  et  c'est  une  forme  particulière 
de  névi'ose  que  le  délire  dont  certains  cerveaux  sont  atteints  dès 
qu'il  s'agit  de  «  l'homme  de  brumaire.  » 

L'obsession  chez  M.  le  colonel  Yung  était  depuis  longtemps  visible  : 
et  nous  lui  devions  déjà  quelques  paradoxes  de  haut  goût  ;  elle  ne 
lui  avait  pas  encore  inspiré  de  jugement  aussi  hasardé.  Car,  enfin, 
passe  encore  de  nous  représenter  Dubois-Grancé  comme  un  pa- 
triote et  comme  un  législateur  habile  ;  mais  vouloir  faire  de  lui 
tout  ensemble  un  grand  caractère,  un  grand  homme  d'état,  un 
grand  général  et  même  un  grand  ministre,  manifestement  ce  n'est 
plus  de  la  critique,  ce  n'est  plus  une  thèse  historique,  c'est  propre- 
ment un  cas. 

Sans  doute,  et  ce  sera  ma  conclusion,  Dubois-Crancé  n'avait  pas 
été  mis  à  son  point  par  les  historiens  de  la  révolution.  Moins  heu- 
reux que  beaucoup  de  ses  contemporains  dont  ils  ont  précieusernent 
gardé  le  souvenir,  on  ne  sait  pas  toujours  pourquoi,  il  était  de- 
meuré dans  une  obscurité  que  sa  valeur  et  ses  services  ne  méri- 
taient point.  On  chercherait  vainement  son  nom  dans  le  précis 
de  M.  Mignet,  et  M.  Thiers,  qui  a  si  complaisamment  noté  les 
moindres  faits  et  gestes  des  girondins,  ne  le  mentionne  même 
pas  à  propos  de  l'amalgame.  Au  vrai,  cependant,  et  pour  peu 
qu'on  y  regarde  de  près,  il  eut,  dans  les  personnages  secondaires, 
une  réelle  importance;  une  ou  deux  fois  même,  à  la  Convention, 
il  s'éleva  jusqu'aux  premiers  rôles  et  montra  une  incontestable 
supériorité  de  vues,  mais  ici  doit  s'arrêter  l'éloge  et  commencerait 
l'hyperbole.  Qu'on  lui  dresse  une  statue,  si  l'on  veut,  puisque  aussi 
bien,  par  le  temps  qui  court,  la  quantité  passe  avant  la  qualité  et 
qu'il  faut  à  la  démocratie  des  héros  à  sa  taille  ;  qu'elle  soit  du  moins 
de  moyenne  grandeur  et  n'y  mettons  pas,  pour  Dieu,  trop  de  bronze. 
Quand  la  Bavière  n'était  encore  qu'un  très  petit  état,  elle  couvrait 
ses  places  publiques  et  ses  monumens  d'un  monde  d'illustrations 
dont  le  voyageur  étonné  déchiiïrait  péniblement  les  noms  ignorés. 
Ne  devenons  pas  trop  Bavarois  :  n'inventons  pas  trop  de  grands 
hommes;  tâchons  plutôt  de  garder  le  culte  des  anciens,  des  véri- 
tables; aimons-les,  eussent-ils  le  malheur  de  s'appeler  Louis  XIV 
ou  Napoléon.  C'est  encore  le  meilleur  moyen  d'en  faire  surgir  de 
nouveaux  et  d'entretenir,  dans  une  généralion  livrée  déjà  de  toutes 
parts  à  tant  d'influences  desséchantes,  le  feu  sacré  du  patriotisme 
et  de  la  gloire. 


Albert  Duruy. 


UN 


SIÈCLE  DE  MUSIQUE  FRANÇAISE 


L'OPÉRA      COMIQUE. 


I. 

DE      L'ORIGINE     A     BOIELDIEU. 


I. 

Regrettez-vous  le  temps  où  nos  vieilles  romances 
Ouvraient  leurs  ailes  d'or  vers  leur  monde  enchanté? 

Ce  temps ,  que  regrettait  le  poète ,  le  musicien  peut  le  regretter 
comme  lui.  Il  y  a  sans  doute  quelque  imprudence  à  l'avouer;  car, 
de  nos  jours,  les  réactionnaires  sont  suspects,  même  en  musique. 
Parler  de  l'opéra  comique  !  autant  vaudrait  parler  des  Bouffons  -, 
et  le  public  commence  à  se  soucier  du  Pré-aux-Clercs]  ou  de  la  Dame 
blanche  autant  que  de  la  Somnambule  ou  de  V Italienne  à  Alger. 
Moins  encore  peut-être  ;  car  les  plus  pauvres  partitions  de  Bellini 
ou  de  Rossini,  qui  ne  demandent  que  d'agiles  virtuoses,  les  ren- 
contrent parfois.  Grâce  à  eux,  elles  reparaissent  à  [l'étranger,  et 
même  chez  nous,  sur  des  théâtres  de  vogue  passagère,  mais  de 
bonne  compagnie.  Grétry,  Boïeldieu,  Herold  et  tant  d'autres  ne 
connaissent  même  plus  ces  retours.  On  ne  les  joue  guère,  on  ne 
les  aime  plus  ;  le  culte  de  nos.  vieilles  gloires  se  perd  de  jour  en 
jour.  Nous  voudrions  le  relever.  Nous  voudrions  rendre  à  nos  mai- 


UN    SIÈCLE    DE   MUSIQUE   FRANÇAISE,  655 

très  un  hommage  national  et  ramener  sur  une  suite  plus  que  sécu- 
laire de  chefs-d'œuvre  français  l'admiration  du  public,  que  l'ou 
détourne  d'eux  et  que  l'on  finira  par  égarer. 

A  Paris,  pendant  la  saison  dernière,  le  premier  acte  de  Tristan 
et  Yseuli,  de  Wagner,  a  été  aux  nues.  Nous  l'avons  entendu,  et 
disons-le  sans  nous  poser  en  adversaire  intransigeant  du  maître 
souvent  sublime  de  Bayreuth,  sans  renouveler  ici  hors  de  propos 
une  appréciation  générale  de  l'œuvre  et  du  système  de  Wagner  (1), 
c'est  là  un  de  nos  plus  mauvais  souvenirs.  Le  récitatif  ininterrompu, 
la  mélopée  sans  rythme  ni  tonalité  se  poursuivait  implacable.  La 
lourdeur,  l'obscurité,  l'effort  et  le  labeur,  tous  les  défauts  de  l'es- 
prit allemand  étaient  ramassés  là.  Pour  expliquer  un  acte  d'opéra, 
quinze  pages  de  texte  ;  des  digressions  historiques,  préhistoriques 
même;  des  détails  de  géographie;  la  justification  de  chaque  phrase 
musicale  par  les  mots  rigoureusement  correspondans  ;  une  re- 
cherche prétentieuse  du  détail;  l'exclusion  systématique  de  toute 
forme  saisissable  ;  les  voix  traitées  avec  barbarie ,  sans  souci  de 
leur  beauté,  sans  pitié  de  leur  faiblesse  ;  un  orchestre  violent  sans 
relâche  ;  partout  la  fatigue  et  l'enniii. 

Et  nous  nous  demandions  si  cette  musique,  dite  autrefois  de 
l'avenir  et  trop  devenue,  hélas!  la  musique  du  présont,  ne  serait 
pas  avant  peu  la  musique  du  passé  et  du  passé  qu'on  oublie.  Quand 
une  vogue  trop  tapageuse  pour  être  durable  aura  trahi  ces  œuvn  s 
excentriques,  quand  plus  d'un  demi-siècle  aura  refroidi  les  ardeurs 
du  prosélytisme,  éteint  le  zèle  des  coteries  et  des  églises,  la  posté- 
rité fera  peut-être  justice  des  théories  et  des  systèmes,  justice  de 
l'esthétique  nébuleuse,  de  l'art  philosophique,  de  ses  symboles  et 
de  ses  mystères;  on  laissera  Tristan  ou  Tanlris,  et  Kourveiml,  et 
Rran^ainey  pour  revenir  à  des  figures  plus  ain^bles,  à  des  noms 
plus  doux.  On  se  ressouviendra  peut-être  alors  de  Zampa,  d'Isa- 
belle et  de  Mergy,  d'Anna,  de  la  vieille  Marguerite  et  de  Julien 
d'Avenel;  du  petit  Chaperon -Rouge  et  de  Richard  Cœur  dé  lion, 
du  Déserteur  et  de  Joconde.  Les  élucubrations  gigantesques  tom- 
beront, et,  sGiis  la  poussière  de  leur  chute,  on  retrouvera  des  œuvres 
charmantes  et  fraîches  encore,  que  cette  chute  n'aura  pas  écrasées. 
Elles  relèveront  la  tête,  comme  des  fleurs  parmi  des  mines.  On  les 
admirera,  on  les  aimera  de  nouveau  pour  leur  beauté  délicate,  et  b 
musique  aura  retrouvé  sa  grâce  et  son  sourire. 

Mais  le  temps  n'est  pas  encore  venu.  On  l'a  dit  :  «notre  siècle  est 
ivre  de  science  >»  et  l'art  lui-même  a  subi  cette  ivresse.  Nous  sommes 
des  premiers  à  le  constater,  à  saluer  le  progrès  immense  de  la 
musique  moderne.  Les  maîtres  contemporains  ont  accoutumé  notre 

(1)  Voir,  dans  la  Bevw  dn  15  mai  1885,  notre  critique  des  Maîtres  chanteurs. 


656  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

oreille  à  des  richesses  orchestrales  et  harmoniques,  à  des  combi- 
naisons ingénieuses  ou  puissantes  dont  elle  ne  voudrait  plus  se 
passer.  Si  la  musique  a  parfois  été  plus  belle,  elle  n'a  jamais  été 
mieux  faite,  et  c'est  quelque  chose.  Grétry  écrivait  déjà,  dans  ses 
Essais,  que,  pour  faire  un  compositeur,  «  il  faut  la  science  et  le  gé- 
nie. Celui  qui  n'a  que  la  science  n'a  qu'une  moitié  du  tout;  celui 
qui  n'a  que  le  génie  a  le  tout,  dont  il  ne  peut  rien  faire  ;  celui  qui 
n'a  ni  génie  ni  science  est  un  pauvre  compositeur  ;  celui  qui  a  au- 
tant de  génie  que  de  science  pour  le  mettre  à  profit  est  le  meilleur 
de  tous;  enfin,  moins  un  compositeur  a  de  génie,  plus  il  se  fortifie 
en  science  pour  être  quelque  chose.  »  —  Tout  cela  est  fort  sage. 
Aujourd'hui  nous  n'avons  plus  guère  qu'une  moitié  du  tout  :  l'autre 
reviendra  peut-être  un  jour. 

C'est  donc  à  des  savans  que  nous  venons  parler,  sinon  d'igno- 
rans,  du  m.oins  de  naïfs,  de  primitifs.  Le  moindre  écolier  d'aujour- 
d'hui révélerait  tout  un  nouvel  art  aux  maîtres  d'autrefois,  sauf  à 
gagner  davantage  encore  avec  eux,  si  le  génie  s'apprenait  comme 
le  métier. 

11  y  a  plus  :  l'idéal,  ainsi  que  le  procédé  de  la  musique,  s'est 
transformé.  Cet  art,  le  plus  récent  de  tous,  a  fait,  depuis  le  com- 
mencement du  siècle,  un  pas  considérable,  et  comme  un  bond  pro- 
digieux. Beethoven  a  brisé  les  formes  primitives  de  la  pensée,  et 
quand  ses  symphonies  ont  paru,  quand  a  retenti  cette  voix  souve- 
raine, le  monde  a  compris  que  le  temps  des  précurseurs  et  des  pro- 
phètes était  passé  ;  il  a  reconnu  le  dieu  :  ecce  deus  !  Tous  les  grands 
musiciens  qui  l'ont  précédé.  Italiens  ou  Allemands,  Pergolèse  et 
Haendel,  Bach ,  Haydn  et  Mozart,  se  fondent  en  lui  ;  tous  ceux  qui 
l'ont  suivi  :  Mendeissohn,  Berlioz,  Schumann,  Meyerbeer  émanent 
de  lui.  Beethoven  a  créé  la  musique  contemporaine,  comme  Léonard 
et  Michel-Ange  ont  créé  la  peinture  de  la  renaissance.  Il  a  eu  comme 
eux  la  révélation  de  l'âme  moderne.  Dans  ses  chants  comme  dans 
leurs  tableaux,  la  nouvelle  humanité  s'est  reconnue. 

Un  observateur  attentif  des  grandes  évolutions  de  l'art  dans  ses 
rapports  avec  l'histoire  et  la  philosophie,  un  critique  éminent,  a  très 
iustement  signalé  cette  relation  étroite  entre  la  pensée  moderne  et 
la  musique.  Après  nous  avoir  montré  la  musique  couvant  pendant 
un  siècle  et  demi  en  Italie,  de  Palestrina  à  Pergolèse,  puis  éclatant 
dans  les  psaumes  de  Marcello,  dans  les  fugues  austères  et  les  graves 
cantates  de  Bach,  belle  comme  l'antique  chez  Gluck,  souriante  chez 
Haydn  et  chez  Mozart,  M.  Taine  aborde  la  musique  moderne  :  «  Bien 
d'étonnant,  dit-il,  dans  l'apparition  de  ce  nouvel  art  ;  car  il  corres- 
pond à  l'apparition  d'un  nouveau  génie,  celui  du  personnage  ré- 
gnant ,  de  ce  malade  inquiet  et  ardent  que  j'ai  essayé  de  vous 
peindre;  c'est  à  cette  âme  que  Beethoven,  Mendeissohn,  Weber  ont 


UN    SIÈCLE    DE 'musique    FRANÇAISE.  657 

parlé;  c'est  pour  elle  aujourd'hui  que  Meyerbeer,  Berlioz  et  Verdi 
essaient  d'écrire;  c'est  à  sa  sensibilité  outrée  et  raffinée,  c'est  à  ses 
aspirations  indéterminées  et  démesurées  que  la  musique  s'adresse. 
Elle  est  toute  faite  pour  cet  office  et  il  n'y  a  aucun  art  qui  réussisse 
aussi  bien  qu'elle  à  le  remplir...  Elle  convient  mieux  que  tout  autre 
art  pour  exprimer  les  pensées  flottantes,  les  songes  sans  forme,  les 
désirs  sans  objet  et  sans  limites,  le  pêle-mêle  douloureux  et  gran- 
diose d'un  cœur  troublé  qui  aspire  à  tout  et  ne  s'attache  à  rien. 
C'est  pourquoi  avec  les  agitations,  les  mécontentemens  et  les  espé- 
rances de  la  démocratie  moderne,  elle  est  sortie  de  ses  contrées  na- 
tales pour  se  répandre  sur  toute  l'Europe,  et  vous  voyez  aujourd'hui 
les  symphonies  les  plus  compliquées  attirer  la  foule  dans  cette  France 
où  la  musique  nationale  s'était  jusqu'ici  réduite  au  vaudeville  et  à 
la  chanson  (1).  » 

M.  Taine  a  raison.  La  transformation,  le  progrès  s'est  accompli. 
A  des  besoins,  à  des  idées  nouvelles  il  fallait  un  art  nouveau,  et 
l'art  s'est  renouvelé.  Qui  songea  le  regretter?  Qui  voudrait, comme 
l'Arabe  épouvanté,  renfermer  dans  le  vase  qui  le  tenait  captif,  le 
génie  délivré?  Il  n'est  pas  question  de  reculer,  mais  de  regarder  un 
instant  derrière  nous,  et,  sans  nier  le  présent,  de  ne  pas  renier  le  passé. 

Nous  pouvons,  par  l'opèra-comique,  rattacher  aux  temps  anciens 
les  temps  nouveaux.  La  chaîne  semble  fragile,  mais  elle  guide  fidè- 
lement la  main  qui  la  suit,  sans  la  charger  ni  la  meurtrir.  Est-elle 
rompue  aujourd'hui,  cette  chaîne  délicate?  Plus  d'un  le  pense  et 
s'en  applaudit.  Il  faut  en  finir,  dit-on,  avec  les  vieilles  chansons. 
Et,  d'ailleurs,  le  succès  éphémère  d'un  genre  récent,  déjà  presque 
abandonné,  l'opérette,  n'a  pu  relever  l'opéra  comique.  Mais  ce  n'est 
pas  de  là  que  pouvait  venir  le  secours,  si  l'opéra  comique  était  en 
péril.  L'opérette  a  bientôt  trahi  le  faible  espoir  qu'elle  avait  donné. 
Fine  d'abord  et  presque  élégante,  elle  semblait  promettre  le  retour 
aux  plus  vieux  de  nos  opéras  comiques.  On  aurait  peut-être  accueilli 
volontiers,  ne  fût-ce  qu'un  pastiche  spirituel  de  ce  petit  monde  de 
baillis,  de  villageois,  de  seigneurs  et  d'ingénues.  Mais  le  ton  a  baissé 
trop  vite,  et  l'on  est  tombé  dans  la  vulgarité,  dans  la  grossièreté 
même.  Les  baillis,  les  podestats  sont  devenus  des  fantoches  gro- 
tesques ;  les  villageois,  des  benêts,  et  les  ingénues,  des  gaillardes. 
Dans  chaque  nouvelle  opérette  ont  reparu  les  mêmes  situations  sca- 
breuses et  les  mêmes  équivoques.  Des  femmes  de  talent  ont  trop 
souvent  redit  sur  des  mélodies  plus  que  faciles  un  couplet  plus  que 
grivois.  A  la  fin,  on  s'est  lassé  des  nuits  de  noces  interrompues, 
des  substitutions  de  fiancée,  des  quiproquos  et  des  imbroglios,  des 

(l)  Philosophie  de  l'art,  t.  i,  p.  114. 
TOMB  Lxun.  —  1886.  *î 


658  nEVLE  D£S  DEUX-  MONDES. 

chœurs  de  soldais  ou  de  postillons  avec  des  fouets  qui  claquent.  On 
parle  déjà  beaucoup  moins  de  l'opérette,  et,  d'ici  peu,  l'on  pourrait 
bien  n'en  plus  parler  du  tout.  La  trivialité  et  la  caricature  l'ont  tuée. 
Ce  n'est  pas  à  l'opérette  qu'il  faut  revenir,  c'est  l'opéra  comique 
qu'il  ne  faut  pas  abandonner.  Encore  une  fois,  il  n'impose  à  ses 
fidèles  ni  le  désaveu  du  présent,  ni  le  renoncement  à  l'avenir.  Ce 
genre  est  le  plus  souple  de  tous,  et  son  histoire  prouve  sa  docilité. 
Nous  le  verrons  spirituel  et  sentimental  avec  les  musiciens  du 
XVIII®  siècle,  touchant  avec  Boïeldieu,  romantique  avec  Herold,  facile 
et  un  peu  bourgeois  avec  Auber,  bruyant  et  excessif  avec  un  maître 
trop  puissant  pour  lui,  Meyerbeer,  ramené  enfin  à  ses  véritables 
proportions  par  quelques-uns  de  nos  contemporains.  Nous  le  verrons 
marcher  toujours  avec  le  temps,  accepter  de  lui  les  réformes  et  les 
progrès.  Depuis  le  Déserteur  de  Monsigny  jusqu'à  Carmen  à&  Bizet, 
à  travers  le  répertoire  le  plus  riche,  l'opéra  comique  change  sans 
s'altérer,  se  transforme  sans  se  dénaturer.  Partout  se  retrouvent  en 
lui,  à  un  degré  plus  ou  moins  éminent,  mais  toujours  vivaces,  ses 
qualités  originelles,  ses  beautés  natives  et  nationales  :  la  clarté^  le 
goût  et  surtout  la  mesure.  Toujours  tempéré,  toujours  moyen,  il  a 
fait  à  notre  France,  entre  ses  deux  harmonieuses  voisines,  l'Alle- 
magne et  l'Italie,  une  place  plus  modeste  sans  doute,  mais  aussi 
légitime  et  aussi  assurée;  les  Allemands  eux-mêmes  le  savent  bien, 
et  c'est  Henri  Heine,  qui,  dans  Lutère,  parle  ainsi  du  Déserteur  : 
«  Voilà  de  la  vraie  musique  française  !  La  grâce  la  plus  sereine,  une 
douceur  ingénue,  une  fraîcheur  semblable  au  parfum  des  fleurs 
des  bois,  un  naturel  vrai ,  vérité  et  nature,  et  même  de  la  poésie. 
Oui,  cette  dernière  n'est  pas  absente;  mais  c'est  une  poésie  sans 
le  frisson  de  l'infini,  sans  charme  mystérieux,  sans  amertume,  sans 
ironie,  sans  morbidezza,  je  dirais  presque  une  poésie  jouissant  d'une 
bonne  santé.  »  L'éloge  est  judicieux,  éloigné  du  compliment  banal. 
Heine  avait  l'intelligence  de  tous  nos  mérites,  l'enthousiasme  de  toutes 
no6  gloires,  allions-nous  dire,  si  le  mot  n'était  un  peu  bruyant.  N'exal- 
tons pas  notre  sujet  outre  mesure.  L'opéra  comique  est  au-dessous 
des  grandes  formes  musicales  de  la  symphonie  et  de  l'opéra,  ces 
hauts  sommets  où  seule  la  muse  allemande  reste  éternellement  de- 
bout. Nous  n'avons  jamais  eu  de  symphoniste,  et  le  grand  opéra 
français,  comme  on  l'a  nommé,  créé  chez  nous  et  pour  nous,  l'a 
été  par  Rossini  et  par  Meyerbeer,  qui  n'étaient  pas  des  nôtres.  Notre 
œuvre,  à  nous,  c'est  l'opéra  comique  ;  ce  n'est  que  lui,  mais  nous 
y  avons  excellé.  L'Allemagne  envie  notre  aisance,  et  l'Italie  notre 
distinction.  L'une  a  la  main  trop  lourde,  l'autre  l'a  trop  légère  pour 
ces  trames  serrées  et  flexibles  à  la  fois,  qui  sont  nos  canevas  d'opé- 
ras comiques.  L'Allemagne  a  perdu  le  secret  de  la  grâce  et  de  la 
facilité  ;  chaque  jour  elle  se  raidit  et  se  guindé,  et  croirait  descendre 


UN    SIÈCLE   DE   MUSIQUE    FRANÇAISE.  659 

si  elle  condescendait  seulement.  L'Italie,  si  grave  jadis,  quand,  la 
première  de  toutes  les  nations,  elle  se  mit  à  chanter,  a  vite  changé 
de  ton.  Elle  avait  la  voix  trop  facile  et  l'oreille  trop  complaisante  à 
son  intai'issable  mélodie.  Elle  est  tombée  dans  la  banalité,  et  même 
plus  bas.  Mais  elle  a  gardé  longtemps  le  don  du  rire,  de  ce  rire 
sonore  qui  retentit  dans  le  Barbier,  par  exemple,  ou  dans  la  Cene- 
rentola.  Tout,  dans  l'art  italien  :  l'agilité  des  voix,  l'entrain  des 
comédiens,  même  certaines  ressources  syllabiques  d'une  langue 
qui  se  fait  tour  à  tour  comique  ou  caressante,  tout  prête  à  cette 
gaîté  plantureuse,  homérique,  qui  fait  explosion  dans  tel  ou  tel 
finale  d'opéra  bouffe,  et  dont  Rossini  fut  le  maître  par  excellence. 
Cette  gaîté,  nous  ne  l'avons  jamais  connue.  Notre  musique  fran- 
çaise a  presque  toujours  craint  l'excès  dans  la  joie  comme  dans  la 
tristesse.  Son  originalité  est  précisément  dans  cette  mesure.  Qu'elle 
la  garde  et,  quoi  qu'on  dise,  elle  ne  périra  pas. 

IL 

Sainte-Beuve,  dans  un  article  sur  Piron  (1),  dit  de  l'opéra  comique  : 
«  Ce  genre  de  spectacle,  depuis  si  charmant  et  si  français,  alors  au 
berceau,  était  des  plus  humbles  et  des  plus  bas;  il  consistait  en 
de  simples  parades,  qui,  nées  sous  la  régence  et  grâce  aux  libres 
mœurs  qu'elle  favorisait,  en  avaient  pris  le  ton...  Le  Sage,  Fuzelier, 
Dorneval  et  Piron  furent  les  premiers,  nous  dit  Favart,  qui  tentèrent 
d'ennoblir  ce  théâtre,  n 

Le  mot  d'opéra  comique  désigna  d'abord  seulement  des  parodies 
d'opéras.  La  parodie  de  Télêmaque,  de  Le  Sage  et  Gilliers,  jouée  en 
1715.  fut  la  première  à  porter  ce  titre.  On  nommait  alors  pièces  à 
chansons,  ou  à  ariettes,  les  comédies  mêlées  de  chant,  qui  devin- 
rent notre  véritable  opéra  comique.  Elles  se  jouaient  sur  les  théâtres 
forains.  On  sait  que  deux  grandes  foires  avaient  Heu  chaque  année 
à  Paris  :  la  foire  Saint-Germain,  de  février  à  avril,  et  la  foire  Saint- 
Laurent,  de  juillet  à  septembre.  Au  xviir  siècle,  leur  succès  était 
consacré  depuis  longtemps,  et  la  foule  se  portait  surtout  aux  repré- 
sentations des  pièces  à  chansons.  La  vogue  de  l'opéi-a  comique  nais- 
sant alarma  promptement  les  autres  théâtres,  ses  aînés.  Les  comé- 
diens italiens,  installés  en  France  depuis  le  xvi"  siècle,  accueiUis  par 
les  Valois,  protégés  par  Mazarin,  chassés  par  Louis  XIV,  rappelés 
enfin  par  le  régent,  s'allièrent  à  l'Opéra  et  à  la  Comédie-Française 
contre  l'ennemi  commun.  Ces  pauvres  tréteaux  de  foire  étaient  fra- 
giles, et  plus  d'une  fois  ils  subirent  de  rudes  assauts.  Les  soirées 
étaient  orageuses  :  on  se  gourmait  et  les  banquettes  volaient  en 

(1)  Nouveaux  Lundis,  t.  vu. 


660  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

éclats.  De  temps  à  autre,  l'autorité  intervenait;  le  théâtre  était 
fermé  et,  quand  il  rouvi'ait  par  tolérance,  il  n'y  avait  si  mauvaise 
querelle  qu'on  ne  lui  cherchât.  D'ailleurs,  il  se  défendait  bien,  le 
brave  petit  théâtre,  et  gaîment.  On  pouvait  réduire  ou  supprimer 
son  orchestre,  les  chansons  s'en  passaient  et  ne  s'entendaient  que 
mieux.  Les  couplets  étaient-ils  interdits,  on  les  écrivait  en  gros  ca- 
ractères sur  un  cartouche,  au  bout  d'une  perche,  et  tout  le  public 
de  les  entonner  en  chœur.  On  n'empêche  pas  les  Français  de  rire, 
et  l'on  riait  à  la  foire,  avec  ou  sans  permission. 

En  1752,  arriva  à  Paris  une  compagnie  de  chanteurs  italiens.  Ils 
nous  apportaient  la  guerre.  On  sait,  par  les  écrits  du  temps,  le  suc- 
cès des  partitions  italiennes,  surtout  de  la  Sei^va  padrona.de  Pergo- 
lèse.  Tout  Paris  s'arma  pour  la  querelle  des  Français  et  des  Italiens. 
Grimm  et  Rousseau  combattaient  au  premier  rang  des  ultramon- 
tains.  La  Lettre  sur  la  musique  française  n'est  qu'un  panégyrique 
enthousiaste  de  l'art  italien. 

Il  serait  curieux,  à  ce  propos,  si  nous  en  avions  ici  le  loisir,  d'étu- 
dier Jean-Jacques  comme  critique  musical.  On  retrouverait  dans  sa 
Lettre  des  théories  encore  discutées  parmi  nous,  des  questions  en- 
core à  l'ordre  du  jour  :  question  de  la  mélodie  et  de  l'harmonie, 
question  des  rapports  da  chant  et  de  l'orchestre,  et  cette  autre  ques- 
tion, toute  contemporaine,  toute  wagnérienne  même,  de  la  traduc- 
tion musicale  des  piroles.  Mais  le  fond  de  l'ouvrage,  c'est  la  com- 
paraison de  la  musique  française  et  de  la  musique  italienne,  ou 
plutôt  l'immolation  de  l'une  à  l'autre.  Si  l'on  revisait  aujourd'hui 
le  procès,  l'arrêt  serait  réformé  sans  doute;  la  critique  ferait  volte- 
face.  Mais  l'opinion  et,  selon  nous,  l'erreur  de  Rousseau,  peut  être 
excusée.  La  musique  italienne  de  son  temps  n'était  pas  celle  que 
l'on  dédaigne  maintenant,  et  la  musique  française  n'était  pas  en- 
core ou  était  à  peine  celle  que  nous  aimons  toujours.  Le  siècle  der- 
nier, le  siècle  des  maîtres  sérieux  et  puissans,  des  Marcello,  des 
Pergolèse,  des  Corelli,  n'annonçait  pas  à  l'Itahe  le  siècle  plus 
léger,  trop  léger,  qui  l'a  suivi.  Il  y  a  eu  dans  le  génie  de  nos  voi- 
sins comme  une  transposition  dont  il  faut  tenir  compte.  Rousseau 
pouvait  encore  louer,  dans  la  musique  itahenne ,  les  modulations 
savantes,  l'harmonie  simple  et  pure,  la  perfection  de  la  mélodie. 
Mais  pouvait-il  nous  sacrifier  sans  injustice?  Pouvait-il,  de  bonne 
foi,  reprocher  à  la  musique  française  ses  complications  et  sa  re- 
cherche? Pouvait-il  refuser  toute  émotion  à  nos  chants?  Ouvrez  le 
recueil  des  Échos  de  France.  Relisez  une  page  de  LuUi  :  Le  héros 
que  j'attends  ne  reviendra-t-il  pas?  ou  cette  plainte  farouche  :  Bois 
épais,  redouble  ton  ombre,  et  vous  croirez  au  passé  de  la  musique 
française,  même  avant  Rousseau.  Lui  ne  croyait  ni  à  son  passé,  ni 
à  son  avenir  :  «  Les  Français,  dit-il  en  concluant,  n'ont  point  de  mu- 


UN    SIÈCLE   DE    MUSIQUE   FRANÇAISE.  661 

sique  et  n'en  peuvent  avoir;  ou  si  jamais  ils  en  ont,  ce  sera  tant  pis 
pour  eux.  »  Rousseau,  lui-même, heureusement,  n'était  pas  prophète 
en  son  pays  d'adoption. 

L'apparition  de  la  Serva  padrona  fut  le  véritable  point  de  départ 
de  l'opéra  comique.  Elle  fut  suivie,  en  1753,  d'un  petit  acte  de  Dau- 
vergne  :  les  Troqueurs,  dont  le  succès  fut  gi-and.  Bientôt  parut  ^Vi- 
nette  à  la  cour,  de  Duni,  et  Biaise  le  savetier,  de  Philidor.  C'est  là 
que  brillent  les  premières  étincelles.  Le  procédé  est  plus  que  naît 
encore  :  accompagnement  insignifiant,  cadences  monotones,  modu- 
lations maladroites,  mais  on  sent  déjà  poindre  la  mélodie  et  la  ma- 
lice. Il  est  gentil,  ce  ménage  de  savetier,  la  femme  surtout,  quand, 
pour  attendrir  le  propriétaire,  M.  Pince,  elle  lui  montre  ses  bras,  où 
son  mari,  dit-elle,  a  fait  des  bleus.  «  N'y  touchez  pas ,  c'est  sen- 
sible I  »  Il  y  a  là  un  refrain  spirituel  et  quelques  scènes  lestement  me- 
nées, mais  point  lestes  d'ailleurs,  car  ce  siècle  eut  parfois  d'étranges 
pudeurs,  en  paroles.  «  Ce  serait,  dit  Favart,  manquer  de  respecta  une 
cour  vertueuse  si  l'on  osait  lui  offrir  les  tableaux  de  l'indé- 
cence. »  L'indécence!  on  la  voyait  partout,  jusque  dans  certain  ac- 
compagnement du  Tableau  parlant,  qui  fit  rougir,  comme  trop  ex- 
pressif. Et  cette  pauvre  piécette  d'Annette  et  Lubin  !  11  y  était  question 
de  grossesse  !  En  vérité,  cela  ne  se  pouvait  souffrir  !  Et  nous  sommes 
sous  Louis  XV!  Apparemment  on  craignait  les  mots  plus  que  les 
choses,  et  l'on  pratiquait  le  proverbe  de  Musset  :  Faire  sans  dire. 

Un  des  parrains  de  l'opéra  comique  naissant  fut  l'aimable  Favart.  Sa 
femme,  la  petite  fée,  comme  l'appelait  Maurice  de  Saxe,  l'aidait  de 
toute  sa  grâce  et  de  tout  son  esprit.  Les  Mémoires  et  la  Correspon- 
dance du  pâtissier-poète  font  aimer  ce  couple  pimpant.  C'est  M™*  Fa- 
vart qui,  sur  le  point  de  mourir,  faisait  elle-même  son  épilaphe  et  la 
mettaiten  musique.  Voilàcommeonagonisaitau  milieu  du  x  vin* siècle. 

Favart  survécut  une  dizaine  d'années  à  sa  femme.  On  trouve  dans 
ses  lettres  beaucoup  de  détails  sur  l'histoire  de  l'opéra  comique. 
«  Enfin,  écrit-il  en  1752,  voilà  le  sort  de  l'opéra  comique  décidé;  la 
réunion  aura  son  plein  et  entier  effet  au  l"  février  prochain.  Plus 
d'opéra  comique  aux  foires,  mais  sur  le  Théâtre-Italien  pendant  toute 
l'année,  à  l'exception  de  la  semaine  de  la  Passion,  dans  le  cours  de  la- 
quelle on  représentera,  comme  à  l'ordinaire,  sur  le  théâtre  de  l'Opéra- 
Comique,  à  la  foire  Saint-Germain,  nos  petits  opéras  bouffons  pour 
l'intérêt  des  pauvres  et  l'édification  des  badauds.  »  A  force  d'intrigues, 
la  Comédie-Italienne  venait  d'obtenir  la  suppression  du  Théâtre 
de  la  Foire,  mais  sous  la  condition  d'en  recueillir  chez  elle  et  la 
troupe  et  le  répertoire.  Mal  lui  en  prit.  Acteurs,  pièces,  musique, 
tout  devint  français  au  théâtre  de  la  rue  Mauconseil,  et  la  Comédie- 
Italienne,  qui  s'était  flattée  d'absorber  l'Opéra-Comique,  fut  absor- 
bée par  lui.  Notre  genre  national  était  fondé.  Il  garda  bien  quelque 


662  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

temps  encore  les  personnages  italiens,  les  Golombine,  les  Scapiri  et 
les  Gassandre,  mais  ce  souvenir  même  dura  peu.  En  1783,  la  Comé- 
die-Italienne avait  abandonné  son  théâtre  de  la  rue  Mauconseil  pour 
la  nouvelle  salle  Favart;  en  1790,  elle  abandonna  son  nom  même, 
qui  n'avait  plus  de  sens,  et  s'appela  désormais  Opéra-Comique  na- 
tional de  la  rue  Favart.  Les  Italiens  nous  avaient  montré  le  chemin; 
mais  depuis  longtemps  déjà  nous  marchions  tout  seuls. 

M.  Blaze  de  Bury  rapporte  quelque  part  cette  anecdote.  Un  jour, 
un  petit-neveu  de  Duni  se  présente  au  théâtre  de  F  Opéra-Comique 
et  réclame  ses  entrées.  «  Je  vous  les  accorde,  lui  répond  le  direc- 
teur, mais  à  une  condition,  c'est  que  vous  allez,  ici  même,  et  séance 
tenante,  me  chanter  un  air,  n'importe  lequel,  de  M.  votre  arrière- 
grand-oncle.  »  —  Un  petit-neveu  de  Philidor  eût  été  sans  doute 
aussi  empêché.  A  qui  ne  fait  pas  d'archéologie  musicale  il  suffit 
de  nommer  ces  deux  ancêtres  de  l'Opéra-Coniique.  Grimm  se  plai- 
gnait déjà,  en  1763,  que  le  style  de  Duni  commençât  à  vieillir. 
Qu'en  dirait-on  aujourd'hui? 

Monsigny,  Grétry,  Dalayrac,  Nicolo,  voilà  les  premiers  maîtres, 
les  maîtres  exquis  de  la  plus  vieille  mélodie  française.  La  musique 
naissante  eut  pour  le  xviii^  siècle  des  chants  attendris  et  des  chan- 
sons joyeuses,  des  larmes  et  des  sourires.  Elle  chanta  pour  lui,  pour 
ce  siècle  vieilli  qui  s'éteignait,  comme  un  enfant  chante  pour  l'aïeul 
qui  s'endort.  Elle  l'aimait,  et  lui  resta  longtemps  fidèle,  longtemps 
après  qu'il  n'était  plus.  Dans  les  jours  sanglans,  puis  dans  les  jours 
glorieux,  elle  se  souvint  des  jours  aimables.  Aux  temps  modernes 
qui  naissaient,  elle  parla  encore  du  temps  jadis,  et  Nicolo  chanta 
sous  l'empire  comme  Grétry  chantait  à  la  veille  de  la  révolution, 
comme  Dalayrac  chantait  sous  la  terreur. 

On  l'a  dit  justement  :  «  Un  siècle  n'est  pas  une  unité  chronolo- 
gique, et  il  n'est  pas  aisé  d'en  fixer  exactement  les  vraies  limites, 
qui  sont  des  limites  morales.  »  Aussi  demanderons-nous  au  siècle 
présent  un  sursis  de  quelques  années,  et  quoique  Cendrillon  soit 
de  1810  et  Joconde  de  1814,  nous  réunirons  Nicolo  aux  maîtres  du 
xTiii'  siècle. 

Au  point  de  vue  psychologique,  un  siècle  n'est  pas  non  plus  une 
unité.  Il  faut  toujours,  mais  surtout  en  matière  d'arr,  se  garder  des 
théories  inflexibles.  Il  faut  se  plier  aux  faits,  et  non  les  plier  à  soi. 
Si  nous  osions  adresser  un  reproche  à  l'éminent  critique  que  nous 
avons  cité,  ce  serait  de  manquer  un  peu  de  cette  docihté.  Dans  sa 
philosophie  de  l'art,  M.  Taine  le  prend  quelquefois  d'un  peu  haut. 
Il  a  cherché  les  lois  qui  règlent  la  production  de  l'œuvre  d'art,  et 
cru  les  trouver  uniquement  dans  les  influences  extérieures,  dans 
cet  air  ambiant  que,  par  métonymie,  on  appelle  assez  improprement 
le  milieu.  Ce  milieu,  M.  Taine  commence  par  l'étudier  en  détail. 


Ux\    SIÈCLE    DE    MUSIQUE    FRANÇAISE.  663 

Il  en  précise  les  moindres  élémens,  physiques  ou  moraux  :  climat, 
nature  da  sol,  genre  de  civilisation,  esprit  philosophique  ou  reli- 
gieux. De  cet  ensemble,  une  fois  connu,  des  siècles  et  des  peuples 
analysés  avec  minutie,  il  dégage  l'idéal  artistique  qui  leur  fut  propre. 
11  le  déduit,  comme  la  conclusion  d'un  raisonnement  ou  la  solution 
nécessaire  d'un  problème.  Si  la  sculpture  grecque,  si  rarchitectuj*e 
gothique,  si  la  peinture  italienne  ou  hollandaise  ont  été  ce  que  nous 
savons,  ce  que  M.  Taine  surtout  sait  merveilleusement,  c'est  que, 
selon  lui,  elles  ne  pouvaient  être  autrement.  Elle  ont  été  cela,  parce 
que  les  Grecs  allaient  nus,  parce  que  le  moyen  âge  était  triste, 
parce  que  l'Italie  de  la  renaissance  se  plaisait  aux  fêtes  et  aux  ca- 
valcades, et  parce  que  les  Pays-Bas  sont  un  terrain  d'alluvion.  Nous 
forçons  la  note  exprès  pour  la  rendre  plus  sensible. 

M.  Taine,  le  premier,  l'a  un  peu  forcée.  A  vrai  dire,  il  est  tentant 
de  chercher  les  raisons  de  l'art  et  du  génie,  d'en  chercher  les  lois  ; 
mais  la  beauté  ne  livre  pas,  et  surtout  n'impose  pas  les  siennes 
comme  la  vérité.  Qui  dira  jamais  avec  la  même  assurance  :  Ceci  est 
beau,  et  ceci  est  vrai? Notre  admiration  la  plus  émue  n'a  pas, hélas! 
une  assise  aus-si  ferme  que  la  plus  indifférente  de  nos  convictions, 
et  l'histoire,  qui  parfois  confirme  les  systèmes  préconçus,  Ihs  contre- 
dit souvent.  Entre  l'art  et  le  milieu  dans  lequel  il  se  développe,  il  y 
a,  sans  doute,  une  corrélation,  mais  non  pas  ce  rapport  nécessaire 
et  constant  qui  caractérise  la  loi.  Des  artistes  suivent  leur  siècle, 
mais  d'autres  le  mènent  ou  le  devancent,  d'autres  l'étonnent.  Com- 
ment expliquer  pai*  le  milieu  la  renaissance  soudaine  de  l'antiquité 
dans  le  siècle  le  moins  antique,  et  ce  double  nayon  de  la  Grèce  qui 
brilla  tout  à  coup  sur  les  fronts  de  Gluck  et  d'André  Cbénier?  L'e»- 
prit  souffle  où  il  veut,  et  le  génie  même  a  ses  hasards. 

Nous  ne  prétendons  pas  toutefois  isoler  la  musique  du  milieu 
contemporain,  encore  moins  les  mettre  en  contradiction.  Nous  nous 
réservons  seulement  de  ne  pas  les  lier  d'une  chaîne  qu'on  ne  puisse 
rompre  ou  relâcher. 

L'esprit  et  le  sentiment  furent  les  deux  maîtres  du  xviu"  siècle, 
et  l'opéra  comique  les  servit  tous  deux.  Dans  la  Servante  maîtresse, 
l'esprit  domine,  mais  sous  une  forme  encore  un  peu  rustique. 
Le  rôle  do  Zerbine  a  plus  de  rondeur  que  de  grâce,  sauf  dans  le  bel 
air  qu'elle  chante  à  son  maître,  au  moment  où  elle  feint  de  le  quitter. 
Cet  air,  avec  le  récitatif  qui  le  précède,  est  un  modèle.  Voilà  le 
grand  style  italien,  voilà  ce  que  Rousseau  avait  raison  d'admirer. 
La  mélodie  est  aussi  pure  que  l'expression  juste.  La  largeur  n'exclut 
ni  la  finesse,  ni  la  malice,  et,  de  cette  partition,  dont  l'hifluence  fut 
considérable,  c'est  làl  peut-être  le  morceau  capitaL  Grétry  put  y 
trouver  la  facture  de  son  Tableau  parlant. 

Ce  petit  acte,  encore  à  demi  ita'ien,  valut  k  son  auteur  le  nom 


664  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

de  Pergolèse  français.  Il  contient  de  charmantes,  presque  de  belles 
choses,  entre  autres  les  deux  airs  de  Gassandre,  dont  l'ampleur  est 
singulière.  Le  bonhomme  a  déjà  l'importance  comique  de  Bartolo. 
Mais  l'espièglerie  de  Grétry  est  plus  alerte  que  celle  de  Pergolèse  ; 
son  esprit  pétille  et  mousse  plus  légèrement.  La  bouffonnerie  du 
Tableau  parlant  eut  un  vif  succès,  et  Grimm,  qui  faisait  parfois  des 
excuses  à  la  musique  française,  écrivait  après  la  représentation  : 
«  Il  n'y  a  rien  à  dire  de  cet  ouvrage,  c'est  un  chef-d'œuvre  d'un 
bout  à  l'autre  ;  c'est  une  musique  absolument  neuve  et  dont  il  n'y 
avait  point  de  modèle  en  France...  C'est  à  tourner  la  tête.  » 

Certes,  cette  musique  a  bien  le  cachet  de  son  époque.  Elles  l'ont 
aussi,  ces  œuvres  gracieuses  ou  touchantes  qui  se  nomment  Rose 
et  Colas,  le  Roi  et  le  Fermier,  de  Monsigny,  ou  l'Amant  jaloux^ 
Zémire  et  Azor,  l'Épreuve  villageoise,  de  Grétry.  lilles  sont  de 
leur  temps,  comme  les  tabatières  d'or  et  les  épées  à  poignée  de 
nacre,  comme  les  jupes  à  paniers  et  la  poudre  d'iris,  comme  la 
miniature  et  le  pastel.  La  musique  alors  avait  ses  pastels,  qu'il  faut 
toucher  d'une  main  délicate,  de  peur  d'en  faire  tomber  la  poussière. 

Mais  la  musique  eut  mieux  que  des  pastels  ;  elle  fut  même,  à 
notre  gré,  supérieure  à  la  peinture.  Le  plus  grand  peintre  de  cette 
époque,  si  cette  époque  eut  un  grand  peintre,  fut  Greuze.  Henri 
Heine,  après  lui  avoir  comparé  Monsigny,  ajoute  :  «  En  écoutant 
cet  opéra  [le  Déserteur),  je  compris  clairement  que  les  arts  du 
dessin  et  les  arts  récitans  de  la  même  époque  respirent  toujours  un 
seul  et  même  esprit,  et  que  les  chefs-d'œuvre  contemporains  por- 
tent tous  le  signe  caractéristique  de  la  plus  intime  parenté.  »  Gomme 
M.  Taine,  Henri  Heine  ici  va  trop  loin,  et  nous  l'arrêtons.  Ne  con- 
cluons pas  toujours  à  la  loi  ;  ne  ramenons  pas  tout  à  l'unité.  La  mu- 
sique du  siècle  passé  l'emporte  sur  la  peinture;  Monsigny  l'em- 
porte sur  Greuze  par  le  naturel  et  par  la  vérité;  le  Monsigny  du 
Déserteur  s'entend  :  le  Déserteur  suffit  à  sa  gloire  et  à  notre  étude. 

Le  Déserteur  date  de  1769,  comme  le  Tableau  parlant;  mais 
c'est  une  œuvre  de  portée  bien  plus  haute,  le  produit  d'un  art  plus 
puissant.  Il  marque  l'apparition  du  sentiment  dramatique  dans  la 
musique.  Avec  Richard  Cœur  de  lion,  et  presque  d'aussi  haut  que 
lui,  le  Déserteur  domine  le  théâtre  lyrique  de  la  fm  du  xviii^  siècle. 
Il  a  les  qualités,  sans  les  défauts,  de  son  temps  :  la  grâce  sans  la 
mignardise,  l'émotion,  sans  la  sensiblerie.  Nous  parlions  de  Greuze 
tout  à  l'heure  ;  jamais  vous  ne  trouverez  dans  ses  paysanneries  la 
saveur  rustique  du  drame  de  Sedaine  et  Monsigny  ;  jamais  non  plus 
la  même  vérité.  Prenez  garde  à  la  simplicité  de  Greuze,  et  même  à 
son  innocence  :  l'une  est  maniérée,  l'autre,  coquette.  On  l'a  dit:  son 
innocence,  a  c'est  l'innocence  de  Paris  et  du  xviir  siècle,  une  in- 
nocence facile  et  tout  près  de  la  chute  ;  ce  sont  les  quinze  ans  de 


UN    SIÈCLE   DE    MUSIQUE   FRANÇAISE.  665 

Manon.  »  Trop  de  rubans,  trop  de  batiste  et  de  linon  ;  sa  mousse 
line  à  lui  n'est  pas  sainte  Mousseline.  Ses  paysannes  ont  l'œil  humide 
et  leurs  lèvres  attendent  toujours.  Ce  n'est  pas  seulement  pour  avoir 
frais  qu'elles  entr'ouvrent  leur  fichu,  et  quand  elles  dorment,  ce 
n'est  que  d'un  œil. 

La  simple  nature 
Forme  ici  les  mœurs; 
Jamais  l'imposture 
N'entra  dans  les  cœurs. 

On  mettait  alors  aux  tableaux  des  inscriptions  de  ce  goût  ;  mais 
on  avait  beau  parler  de  la  nature,  peu  d'artistes  la  comprenaient. 
Monsigny  du  moins  l'a  comprise  et  suivie.  Il  a  donné  à  ses  paysans 
des  manières  simples  et  naïves,  bien  éloignées  de  l'aneterie  de  la 
Bonne  Mère  de  famille  ou  de  la  J eune  Accouchée .  Banni  de  la  pein- 
ture qui  s'éteignait  dans  la  mièvrerie,  de  la  poésie  qui  ne  fredon- 
nait plus  que  des  couplets  galans,  le  naturel  se  réfugiait  dans  la 
musique.  Elle  eut  alors  comme  une  fleur  de  jeunesse,  et  presque 
d'enfance.  L'enfance  de  l'art!  dira-t-on  avec  dédain.  Eh!  oui,  gar- 
dons le  mot.  Elle  eut  le  charme  de  l'enfance  dans  un  monde  où  rien 
ne  l'avait  plus.  Quand  partout  la  grâce  était  apprêtée,  et  l'esprit 
méchant  ou  libertin,  elle  fut  gracieuse  sans  apprêt  et  spirituelle 
sans  amertume.  Elle  fut  enfant  dans  un  siècle  sénile  ;  par  un  destin 
singulier,  elle  naquit  lorsque  tout  mourait  autour  d'elle,  et,  dans 
l'universel  déclin,  elle  monta  seule  à  l'horizon,  d'où  les  étoiles  tom- 
baient en  foule. 

Le  sujet  du  Déserteur  est  connu.  Toute  la  pièce  est  fondée  sur 
une  plaisanterie  d'un  goût  douteux,  faite  au  pauvre  Alexis  par  la 
famille  de  sa  fiancée.  Cette  farce  déplorable  entraîne  la  désertion 
du  jeune  homme;  elle  entraînerait  sa  mort,  si  Louise,  profitant 
d'une  revue  passée  par  le  roi,  n'obtenait  la  grâce  de  son  ami.  La 
pièce  du  bon  Sedaine  est  touchante.  Sur  la  liste  des  personnages 
figurent  Louise,  comme  amante  d'Alexis,  et  le  père  de  Louise,  et 
la  tante  tout  simplement,  et  le  grand  cousin  Bertrand,  armé  d'une 
baguette,  <(  dont  il  niaise.  »  Le  Déserteur  est  le  type  charmant  de 
l'opéra  comique.  Rien  n'y  est  forcé,  ni  l'émotion,  ni  la  gaîté;  l'une 
y  est  pénétrante,  l'autre  communicative.  Au  point  de  vue  techni- 
que, il  y  a  encore  à  redire  ;  au  point  de  vue  de  l'inspiration,  on 
ne  peut  qu'admirer,  s'étonner  même.  Quelle  expansion  dans  l'air 
d'entrée  du  ténor  :  Je  vais  la  voir!  Et  dans  le  petit  duo  avec  la 
paysanne,  quelle  grâce  de  contour,  quelle  aisance  de  modulations! 
Le  second  et  le  troisième  acte  seraient  à  citer  tout  entiers.  Nous  n'en 
sommes  plus  aux  Scapin  ni  aux  Zerbine.  Adieu  Marton  !  adieu  Li- 
sette! pourra  chanter  la  France  dans  V Épreuve  villageoise.  Adieu 


666  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tout  le  peuple  soubrette  !  Adieu  les  vieillards  dupés  par  les  ser- 
vantes friponnes  !  adieu  les  personnages  de  paravent  ou  d'éventail! 
Voici  l'air  poignant  d'Alexis  :  Mes  yeux  vont  se  fermer  sans  avoir 
vu  Louise!  La  musique  avait  de  l'esprit,  elle  prend  une  âme  ;  voici 
la  passion  et  le  drame  humain,  l'émotion,  les  larmes;  mais  le  rire 
aussi,  plus  franc  que  jamais.  Le  rôle  de  Montauciel  est  charmant 
de  désinvolture  et  d'entrain.  Son  ivresse  est  aimable  et  point  gros- 
sière. Son  air  :  Je  ne  déserterai  jamais  est  coupé  de  réticences 
discrètes,  un  peu  haletant,  comme  il  convient  après  boire.  Nos 
buveurs  modernes  d'opéra  comique  ont  le  vin  moins  léger.  Quant 
au  grand  cousin,  il  atteint,  dans  le  second  acte,  à  la  sublimité  du 
comique.  Lorsque,  juché  sur  sa  chaise,  les  pieds  aux  barreaux, 
intimidé  d'abord,  puis  rassuré  par  la  cordialité  de  son  nouvel  amî, 
il  se  décide  à  chanter,  l'elfet  est  irrésistible.  Vous  l'avez  entendu, 
glapissant  tout  du  haut  de  sa  tète,  avec  des  éclats  désordonnés; 
vous  avez  vu  sa  figure  épanouie,  vous  savez  ce  refrain  d'une  bêtise 
grandiose,  entraînante  :  Tous  les  hommes  sont  bons!  Chaque  me- 
sure déborde 'de  contentement.  C'est  la  joie  triomphante,  le  délire 
de  la  bonne  humeur  et  de  l'optimisme.  Quelle  réfutation  anticipée 
et  désopilante  des  larmoyeurs  modernes,  des  Schopenhauer  et  des 
Hartmann!  Montauciel,  à  son  tour,  entonne  un  couplet  mieux 
tourné;  il  chante  le  vin  et  les  jolies  filles.  —  «  Allons,  reprends 
avec  moi,  dit-il.  —  Mais  je  ne  sais  pas  voire  air,  zézaie  Bertrand  in- 
terdit. —  Essaie  toujours,  je  parie  que  cela  marchera.  »  —  Gela 
marche  en  effet,  et  d'une  superbe  allure.  Ici  qu'on  ne  raille  plus, 
même  le  procédé.  Le  tour  de  force  est  prodigieux,  et  nous  ne  sa- 
vons rien  qui  dépasse  la  reprise  en  duo  de  cette  complainte  niaise 
et  de  cette  chanson  joyeuse. 

Le  Déserteur  avait  seize  ans  lorsque  fut  joué  Richard  Cœur  de 
lion,  le  chef-d'œuvre  de  Grétry  et  de  notre  musique  au  xviii"  siècle. 
11  parut  en  1785,  à  la  veille  des  jours  redoutables,  et  quand  on 
revient  à  lui,  l'on  croit  retrouver  une  de  ces  empreintes  légères 
respectées  par  les  cendres  des  volcans.  Richard  est  un  des  plus 
touchans  débris  du  passé  ;  il  a  la  poésie  d'un  souvenir,  presque 
d'une  relique.  C'est  le  témoin  de  temps  à  jamais  disparus,  l'écho 
de  voix  qui  ne  chanteront  plus.  Les  quelques  années  qui  précédè- 
rent la  révolution  offrent  un  caractère  singulier  d'apaisement  et  de 
détente.  La  bonne  volonté  du  roi,  la  grâce  de  la  reine,  avaient  ga- 
^lé  tous  les  cœurs.  L'âme  française,  qui  devait  être  bientôt  une 
âme  de  colère  et  de  haine,  était  encore  une  âme  de  mansuétude  et 
d'amour.  Louis  XVI  était  aussi  populaire  que  l'avait  été  son  aïeul  ; 
à  son  tour,  et  à  meilleur  titre,  il  pouvait  se  dire  le  Bien-Aimé.  Les 
lis,  au  moment  d'être  coupés,  semblaient  refleurir.  Richard  a  la 
mélancolie  d'un  hommage  suprême  à  la  royauté.  On  riait  avec  le 


UN    SIÈCLE   DE   MUSIQUE   FRANÇAISE.  667 

Déserteur;  ici  l'on  ne  saurait  plus  rire.  Ricliard  est  une  œuvre  de 
sympathie  respectueuse,  presque  de  pitié;  un  dernier  acte  de  foi, 
sinon  d'espérance.  L'histoire  sans  doute  a  laissé  sur  cette  musique 
un  reflet  douloureux,  et  les  destinées  accomplies  ont  ajouté  à  sa 
poétique  tristesse.  Les  contemporains  ne  pouvaient  l'entendre  ainsi. 
Louis  XVI  avait  confiance,  quand  ses  gardes  du  corps,  buvant  à 
lui  dans  leur  banquet,  chantaient  avec  enthousiasme  :  O  Richard^ 
ô  mon  roi!  Il  ne  savait  pas  qu'il  languirait  lui  aussi  dans  une  tour 
obscw^e,  et  que  nulle  voix  fidèle  ne  viendrait  alors  redire  sous  ses 
fenêtres  la  romance  bien-aimée.  On  n'a  pas  forcé  le  Temple  comme 
la  forteresse  autrichienne  et  personne  n'a  aimé  le  roi  de  France 

Comme  le  vieux  Blonde!  aimait  son  pauvre  roi  ! 

Richard  Cœur  de  lion  offre  ainsi,  au  point  de  vue  historique,  un 
caractère  particulier.  Il  fut  proscrit  pendant  la  révolution.  Un  soir, 
pendant  la  captivité  de  Louis  XVI,  Garât  s'avisa  de  chanter,  au 
loyer  de  l'Opéra,  la  fameuse  romance.  II  faillit  s'en  repentir,  et  ne 
dut  son  salut  qu'à  l'intervention  d'un  habitué  du  théâtre,  Danton. 

Repris  par  ordre  de  l'empereur,   Ridiard  fut  surtout  acclamé 
sous  la  restauration.  Blondel  alors  chantait  volontiers  : 

Louis  dix-huit,  6  mon  roi  ! 
L'univers  te  couronne; 
Tu  triomphes  par  la  loi 
Et  nous  adorons  ta  porsonno. 

Richard  pourrait  se  passer  de  cet  intérêt  rétrospectif.  L'œuvre  se 
suffit  à  elle-même.  Nous  disions  qu'elle  domine  l'art  Irançais  au 
xviii*  siècle.  Quel  peintre,  quel  musicien  d'alors  s'est  élevé  à  de 
pareilles  hauteurs  ?  La  beauté  de  //iVVwrrf,  quoique  souvent  gra- 
cieuse, est  surtout  austère  et  pure,  presque  on  contradiction  avec 
l'esthétique  du  temps.  A  peine  y  est-il  question  d'amour.  On  entre- 
voit seulement  la  comtesse  Marguerite  ;  elle  gagne  même  à  ne  nous 
apparaître  que  dans  les  souvenirs  du  roi  captif.  L'intrigue  du  gou- 
verneur et  de  Laurette  n'est  que  le  prétexte  d'un  air  exquis  :  Je 
crains  de  lui  parler  la  nuit,  plein  de  mystère  et  de  grâce  timide. 
Ce  qui  domine  tout  l'opéra,  c'est  la  fameuse  romance,  et  nous  vou- 
drions un  mot  plus  noble  pour  la  nommer.  L'art  lyrique  n'a  pas 
attendu  Wagner  pour  faire  planer  sur  tout  un  drame  une  mélodie 
obstinée,  un  motif  conducteur.  Une  fièvre  brûlante  est  le  premier 
et  restera,  croyons-nous,  un  des  plus  puissans  de  ces  Leitmotive 
qui  font  maintenant  tant  de  bruit.  Il  n'en  fait  pas,  lui,  ce  chant  de 
génie,  mais  comme  il  est  fidèle  I  Comme  il  est  tour  à  tour  plaintif 


668  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

OU  consolant!  Comme  il  frappe  au  cœur  le  prisonnier!  Comme  à 
chaque  reprise  il  s'accentue  et  se  passionne  jusqu'à  la  pathétique 
explosion  de  l'ensemble  ! 

On  veut  maintenant  des  types  musicaux,  des  caractères  :  Grétry 
a  créé  le  premier,  avec  Blondel,  cette  touchante  figure  d'écuyer 
troubadour.  Dès  que  Richard  parut,  on  y  remarqua  la  note  che- 
valeresque, le  sentiment  du  moyen  âge.  On  prononça  même  un  mot 
singulier  pour  le  temps  et  qui,  depuis,  a  fait  son  chemin,  celui  de 
romantisme.  Il  était  juste  :  Jiichardest  romantique  ;  il  l'est  un  peu 
comme  l'ont  été  depuis,  mais  beaucoup  plus  que  lui,  et  la  Dame 
blanche  et  le  Pré-aux-Clers.  Il  marque  l'apparition  de  la  couleur 
dans  la  musique.  Il  a  la  couleur  héroïque,  témoin  le  grand  air  du 
roi  dans  sa  prison,  avec  les  réminiscences  belliqueuses  et  l'écho 
des  clairons  :  O  souvenir  de  ma  puissance  l  C'est  presque  le  mou- 
vement de  Shakspeare,  le  regret  d'Othello  :  «  Adieu,  les  troupes 
empanachées  et  les  grandes  mêlées!..  Adieu  la  royale  bannière,  et 
tout  l'éclat,  la  pompe  et  l'appareil  des  guerres  glorieuses!  » 

Du  Déserteur  à  Richard  Cœur  de  lion,  le  progrès  est  notable  : 
progrès  dans  le  génie  et  progrès  dans  le  métier.  Il  y  a  plus  de 
grandeur  dans  la  pensée  et  plus  d'aisance  dans  l'exécution.  L'har- 
monie s'enrichit,  les  accompagnemens  offrent  plus  d'intérêt.  L'or- 
chestre commence  à  se  faire  sa  place  :  à  la  fin  du  premier  acte,  il 
reprend  à  lui  seul  la  chanson  du  sultan  Saladin  dans  une  coda 
presque  symphonique  (1).  Le  rôle  des  chœurs  gagne  également  de 
l'importance  :  ils  se  mêlent  davantage  à  l'action;  l'ensemble  des 
soldats  au  second  acte  a  du  mouvement  ;  il  est  traversé  par  une  phrase 
suppliante  de  Blondel  un  peu  analogue  à  celle  de  Leporello  dans  le 
sextuor  de  Don  Juan;  on  y  sent  la  même  détresse. 

Nous  pouvons  ici  rappeler  Mozart  :  nos  vieux  auteurs  font  quel- 
quefois penser  à  lui.  Non  qu'ils  y  aient  pensé  eux-mêmes;  car, 
dans  ses  Essais ^  Grétry  ne  le  nomme  pas  une  fois.  Il  y  eut  entre 
le  génie  de  xMozart  et  le  nôtre  un  singulier  malentendu.  Il  a  mé- 
connu nos  musiciens,  qui,  de  leur  côté,  semblent  l'avoir  ignoré.  Il 
écrivait  de  Paris,  en  1778  :  «  S'il  y  avait  ici  un  coin  où  les  gens 
eussent  de  l'oreille  pour  entendre,  du  cœur  pour  sentir,  un  peu  de 
goût  pour  comprendre  quelque  chose  à  la  musique,  je  rirais  volon- 
tiers de  toutes  mes  misères;  mais  je  suis  malheureusement  au  mi- 
Heu  de  brutes  (en  ce  qui  concerne  la  musique),  et  il  n'en  peut  être 
autrement,  car  ils  portent  en  tout  l'aveuglement  de  la  passion. 
Non,  il  n'y  a  pas  une  ville  au  monde  comme  Paris,  Ne  croyez  pas 
que  j'exagère  en  parlant  ainsi  de  la  musique  de  ce  pays.  Adressez- 


(1)  On  sait  que  l'instrumentation  de  Richard,  comme  celle  du  Déserteur,  a  été  re- 
touchée, mais  non  transformée  par  Ad.  Adam. 


UN    SIÈCLE   DE    MUSIQUE    FRANÇAISE.  669 

VOUS  à  qui  vous  voudrez,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  un  Français 
natif,  et  il  vous  répondra  comme  moi  (1).  » 

Nous  l'avons  vu,  il  y  avait  même  des  Français  de  cet  avis.  Pour- 
tant, en  1778,  avaient  déjà  paru  le  Tableau  parlant,  et  Zémire  et 
Azor,  et  l'Amant  jaloux,  sans  parler  du  Déserteur.  Comment  ces 
gracieux  essais,  ces  pures  mélodies  trouvaient-elles  aussi  sévère 
le  maître  par  excellence  de  la  grâce  et  de  la  pureté  ?  Entre  l'inspi- 
ration de  notre  école  française  et  celle  de  Mozart,  il  y  a  cependant 
affinité:  rencontre  fortuite  sans  doute,  inconsciente  peut-être, 
mais  parfois  incontestable.  On  la  retrouverait  notamment  chez 
Nicolo,  dans  l'air  célèbre  de  Jeannot  et  Colin  :  Ah!  pour  moi 
quelle  peine  extrême!  La  coupe  du  morceau,  la  beauté  de  la  forme, 
tout  est  digne  du  maître  de  Salzbourg,  et  le  rapprochement  n'a 
rien  dont  son  ombre  puisse  s'offenser. 

Après  Richard  Cœur  de  lion^  Grétry  ne  donna  plus  que  des 
œuvres  de  moindre  valeur.  Il  se  reposait  à  l'Ermitage  sous  les 
arbres  qui  avaient  abrité  Jean-Jacques  Rousseau.  Son  chef-d'œuvre 
était  proscrit  par  la  Terreur.  Les  hommes  de  sang  se  faisaient 
jouer  des  pastorales.  Comment  justifier  ici  la  théorie  des  milieux,  et 
concilier  les  contraires  qui  se  heurtent  dans  l'histoire  de  ce  temps? 
Le  musicien  à  la  mode  était  le  tendre  Dalayrac.  Le  Moniteur,  après 
le  compte  rendu  de  la  guillotine,  annonçait  pour  le  soir  JSina,  ou 
la  Folle  par  amour.  A  l'Opéra-Comique,  les  tricoteuses  étaient  en 
pleurs;  elles  chantaient  le  matin  la  Carmagnole,  et  le  soir  la  ro- 
mance. «  Les  conventionnels,  a  dit  Chateaubriand,  se  piquaicntd'(Mre 
les  plus  bénins  des  hommes  :  bons  pères,  bons  (ils,  bons  maris,. 
ils  nienaient  promener  les  petits  enfans;  ils  leur  servaient  de  nour- 
rices; ils  prenaient  doucement  dans  leurs  bras  ces  petits  agneaux 
pour  leur  montrer  le  dada  des  charrettes  qui  conduisaient  les  vic- 
times au  supplice.  »  C'est  vrai  :  tout  était  bonté,  sympathie.  Le 
doux  Saint-Just,  le  vertueux  Robespierre,  des  philanthropes  féroces, 
voilà  les  représentans  les  plus  complets  de  l'époque. 

Ln  1793,  rOpéra-Comique  donnait  Roméo  et  Juliette,  de  Dalay- 
rac, mais  avec  le  sous-titre  charmant  de  :  Tout  pour  V amour. 
C'était  bien  la  devise  du  temps!  La  musique  était  plus  tendre  que 
jamais,  aimable  jusqu'à  la  fadeur.  Elle  chantait  le  bien-aimé  et  sa 
languissante  amie,  la  romance  de  Nina,  ce  petit  opéra  comique 
dont  le  succès  égala  presque  celui  du  Mariage  de  figaro!  Mina 
était  née  sensible  et  aimante  ;  mais  son  père  avait  contrarié  son 
amour.  Un  odieux  rival  a  tué  son  fiancé,  et  depuis  la  pauvre  fille 
est  folle,  «  plus  intéressante  et  plus  respectable  que  jamais,  déplo- 


(1)  Voir  Mozart,   Vie  d'un  artiste  chrétien  au  XVIIl'  siècle,  traduite  par  M.  J. 
Goschler. 


670  REVGE   DES    DEUX    MONDES. 

rable  victime  de  l'amour  et  de  la  sévérité  !  »  Chaque  jour  elle  vient 
s'asseoir  au  bord  de  la  route  :  «  J'écoute,  murmure-t-elle,  le  bien- 
aimé  ne  revient  pas!  » 

Ne  reviendra-t-il  pas?  Il  reviendra  sans  doute... 
Non,  il  est  sous  la  tombe.  Il  attend  !  Il  écoute  ! 
Va!  belle  de  Scio  !  meurs  !..  Il  te  tend  les  bras. 
Va  trouver  ton  amant,  il  ne  reviendra  pas. 


Le  ton  change,  n'est-ce  pas?  C'est  le  même  sujet,  mais  l'ébauche 
est  d'un  autre  artiste.  Ce  n'est  pas,  comme  on  pourrait  le  croire, 
dans  Marsollier  et  Dalayrac  qu'André  Ghénier  a  trouvé  l'idée  de  ce 
fragment,  c'est  dans  Shakspeare;  il  nous  en  avertit  lui-même.  S'il 
l'eût  achevé,  nous  aurions  un  marbre  grec  à  côté  d'une  figurine 
de  Saxe. 

La  Nina  de  Dalayrac  est  loin  de  la  beauté  antique.  Elle  essuie 
une  larme,  laisse  quelques  fleurs  au  banc  accoutumé,  et  s'éloigne. 
On  pourrait  faire  aujourd'hui  de  ce  petit  acte  une  reprise  agréable, 
et  nous  savons  une  diva  d'opérette  à  qui  ne  messiérait  peut-être 
pas  le  rôle.  Dalayrac  fut  le  premier  qui  osa  mettre  au  théâtre  une 
scène  de  folie,  et  Nina  fut  essayée  d'abord  sur  le  théâtre  particu- 
lier de  M"®  Guimard.  L'enthousiasme  qu'elle  excita,  dit  le  bio- 
graphe, enhardit  les  auteurs  à  la  faire  représenter,  et  bientôt  la 
France  entière  raffola  de  cette  «  aimable  insensée.  »  Le  musicien 
a  traité  la  situation  avec  délicatesse.  Sans  parler  de  la  fameuse 
romance,  plusieurs  morceaux  ont  du  charme  :  le  premier  chœur, 
qui  berce  le  sommeil  de  Nina,  et  la  scène  avec  les  petites  filles, 
auxquelles  elle  apprend  sa  plainte  et  le  nom  de  son  bien-aimé. 
L'œuvre,  dans  son  ensemble,  est  poétique  et  douce.  Le  délire  de 
la  pauvre  enfant  n'est  pas  la  divagation  bavarde  de  Lucia,  c'est 
plutôt  le  mélancolique  égarement  d'Ophélie. 

Dalayrac  écrivit  un  nombre  prodigieux  d'opéras,  comiques  ou 
non  :  une  cinquantaine  à  peu  près.  Il  avait  eu  de  bonne  heure  le 
goût  de  la  musique,  et  le  goût  contrarié  :  c'est  l'histoire  ou  la 
légende  de  tous  les  artistes.  Tout  petit,  il  jouait  du  violon;  il  en 
jouait  en  cachette,  et  chaque  soir,  par  la  lucarne  de  son  grenier, 
l'enfant  gagnait  le  toit  de  la  maison  endormie  et  chantait  ses  pre- 
mières romances  aux  étoiles;  aux  étoiles,  et  aux  religieuses  d'un 
couvent  voisin,  qui  surprirent  le  secret  de  ces  nuits  mélodieuses. 
Dalayrac  se  ressentit  toujours  de  ses  débuts,  et  sa  musique  a  gardé 
quelque  chose  du  clair  de  lune. 

Sa  biographie  par  Pixérécourt  achève  l'idée  que  son  œuvre  peut 
donner  de  lui.  Il  vivra  parmi  nous,  dit  l'épigraphe,  tant  qu'il 
existera  une  âme  sensible  aux  accens  de  la  nature.  —  Décidément, 


UN    SIÈCLE   DE    MUSIQUE    FRANÇAISE.  671 

même  sous  l'empire,  le  xviir  siècle  n'était  pas  fini.  —  Si  Dalayrac 
perd  sa  mère,  c'est  le  meilleur  des  fils  pleurant  celle  qui  lui  a 
donné  la  naissance  ;  s'il  épouse  M"*  Sallard,  jeune  personne  d'une 
âme  sensible  et  d'une  imagination  vive,  le  jour  de  l'hymen  voit 
former  une  alliance  entre  le  génie  et  les  grâces.  Tout  le  reste  est 
à  l'avenant.  En  1807  (la  date  est  à  noter),  la  famille  et  les  amis  de 
Dalayrac  célébrèrent  son  anniversaire  avec  «  une  sensibilité  vraie.  » 
En  rentrant  chez  lui,  l'excellent  homme  trouva  sa  demeure  ornée 
par  les  soins  de  l'amitié.  Les  dames  étaient  parées,  et  l'orchestre 
de  l'Opéra-Comique  jouait  sous  des  feuillages.  M*"^  Dalayrac  elle- 
même  s'avança  et  remit  à  son  mari  une  tabatière.  Dans  ce  meuble, 
qu'il  désirait  depuis  longtemps,  Dalayrac  trouva  le  quatrain  sui- 
vant : 

Ce  présent  qu'autrefois,  par  un  abus  funeste, 
On  faisait  à  l'intrigue,  à  la  faveur,  au  rang, 
De  la  part  d'Apollon,  seul  iugc  du  talent, 
L'amitié  vient  l'offrir  au  mérite  modeste. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  belle  M"*»  Belmont  accoixia  sa  harpe  et 
chanta  : 

Pour  bien  fêter  l'amant  de  Polyranic, 
Par  des  airs  i)ur8  et  par  les  plus  doux  sons, 
Pour  l'entourer  d'une  tendre  harmonie, 
Pour  le  chanter,  empruntons  ses  chansons. 


A  le  chantor  c'est  en  vain  qu'on  s'applique; 
Unissons-nous  k  sa  tendre  moitié  : 
Nos  cœurs  d'accord,  mieux  que  notre  musique. 
Lui  donneront  un  concert  d'amitié. 

On  passa  dans  la  salle  à  manger,  et  l'on  se  mit  à  table  autour 
d'une  pièce  montée  qui  représentait  le  Parnasse. 

Deux  ans  après  cette  solennité,  l'aimable  musicien  mourut,  le 
27  novembre  1809,  et  son  agonie,  mélodieuse  encore,  ne  se  trahit 
que  par  des  chants. 

Pas  plus  que  l'œuvre  de  Dalayrac,  l'œnvTe  do  Nicole  ne  s'ex- 
plique par  le  milieu  contemporain.  La  peinture,  la  sculpture,  et 
môme  les  arts  secondaires,  l'art  du  mobilier,  par  exemple,  portent 
bien  plus  que  la  musique  le  cachet  du  temps.  Telle  pendule,  sur- 
chargée de  sphinx  et  de  lotus,  témoignera  toujours  de  l'expédition 
d'Egypte.  En  musique,  au  contraire,  le  style  empire  se  trahit  rare- 
ment, sauf  peut-être  chez  Méhul,  auquel  on  pourrait  reprocher  un 
peu  de  raideur  et  d'emphase.  Mais  quel  chercheur  de  l'avenir,  re- 
trouvant, après  des  siècles  d'oubli  et  d'ignorance,  Joconde  et  Cen- 
drillon,  reporterait  ces  œuvres  mignonnes  à  des  jours  d'épopée? 


672  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Tandis  que  les  clairons  sonnaient  par  toute  l'Europe,  la  musique 
s'égayait  avec  un  conte  de  Perrault  et  un  conte  de  La  Fontaine. 
Comme  dit  le  brave  homme  de  Carmosine,  il  n'y  avait  point  là  de 
trompettes. 

Il  y  en  a  cependant ,  mais  si  peu  !  Dans  Cendrillon,  le  jeune 
prince  a  son  petit  accès  de  bravoure ^  Il  court  au  tournoi  comme  un 
vrai  paladin  ;  il  en  revient  vainqueur  avec  une  phrase  martiale  : 

Vous  seule  avez  guidé  mon  bras! 
Vous  m'avez  conduit  à  la  gloire. 
Aussi  je  dois  à  vos  appas 
Le  prix  de  ma  victoire. 

11  n'a  pas  dû  frapper  bien  fort,  le  gentil  chevalier  de  vingt  ans, 
ce  gamin  vêtu  de  satin  bleu  ;  il  n'y  a  pas  une  goutte  de  sang  sur 
les  rubans  de  son  épée.  Il  faudrait  faire  jouer  Cendrillon  par  des 
enfans,  par  des  marionnettes  vivantes.  Ce  pimpant  opéra  comique 
est  une  miniature  animée.  La  première  scène  est  une  des  meil- 
leures :  les  deux  méchantes  sœurs,  la  Glorinde  et  la  Tisbé,  s'ajus- 
tent pour  le  bal  :  Arrangeons  ces  fleurs,  ces  dentelles  !  Et  tandis 
qu'elles  bavardent,  Cendrillon  fredonne,  au  coin  de  son  feu,  le 
Compère  Guilleri.  Elle  est  pleine  d'entrain  et  de  bonne  humeur, 
cette  vieille  chanson  ;  rien  ne  l'arrête  ;  elle  court  à  travers  le 
caquet  des  deux  péronelles.  La  musique  a  presque  la  saveur  du 
dialogue  de  Perrault  :  «  Moi ,  dit  l'aînée,  je  mettrai  mon  habit  de 
velours  rouge  et  ma  garniture  d'Angleterre.  —  Moi,  dit  la  cadette, 
je  n'aurai  que  ma  jupe  ordinaire;  mais,  en  récompense,  je  mettrai 
mon  manteau  à  fleurs  d'or  et  ma  barrière  de  diamans,  qui  n'est 
pas  des  plus  indifférentes.  » 

Dans  son  ensemble,  l'opéra  comique  ne  vaut  pas  le  conte.  La 
musique  a  vieilli  plus  que  la  poésie.  Nous  disons  poésie  à  dessein, 
car  ces  contes  sont  de  petits  poèmes.  Nicole  n'a  pas  compris  assez 
leur  grâce  un  peu  mystérieuse.  Il  ne  nous  a  pas  montré  près  de 
Cendrillon  cette  marraine,  qui  était  fée.  11  l'a  remplacée  par  le  sen- 
tencieux Alidor.  La  bonne  marraine  ne  raisonnait  pas  comme  ce 
magicien,  qui  sent  un  peu  le  magister.  Elle  envoyait  simplement  sa 
filleule  lui  quérir  une  citrouille,  des  souris  blanches  et  des  lézards, 
dont  elle  faisait  un  carrosse,  des  chevaux  pommelés  et  des  laquais. 
Nicolo,  et  surtout  son  collaborateur  Etienne,  ont  alourdi  le  conte. 
Ce  n'est  pas  tout  :  un  reste  de  sentimentalisme  du  xviii"  siècle  en  a 
un  peu  affaidi  la  naïveté.  Si  jolie,  si  touchante  même  que  soit  la 
romance  du  prince  :  O  sexe  aimable,  mais  trompeur  !  elle  n'est  pas 
sans  quelque  mièvrerie.  Il  y  a  dans  le  récit  de  Perrault  plus  de 
simplicité. 


UN    SIÈCLE   DE   MUSIQUE   FRANÇAISE.  673 

On  trouve  plus  de  bonhomie  et  de  rondeur  dans  une  autre  Cen- 
drillon,  Italienne,  celle-là,  dans  la  Cenerentola  de  Rossini.  C'est  la 
bouffonnerie,  presque  la  farce,  mais  la  farce  puissante.  Il  fallait, 
disent  nos  pères,  entendre  la  voix  de  Lablache  rouler  comme  un 
tonnerre  à  travers  les  vocalises  de  don  Magnifico.  Quelle  jovialité 
dans  cette  musique!  Quelle  verve  et  quelle  exubérance!  Rossini 
parfois  rappelle  Rabelais.  Gomme  il  en  prend  à  son  aise  avec  l'ai- 
mable féerie  1  Gomme  il  se  met  au  large  !  Au  lieu  de  raffiner  dans 
le  joli,  comme  il  amplifie  dans  le  comique!  Il  étourdirait  d'un 
éclat  de  rire  les  petits  personnages  de  Nicolo. 

Quatre  ans  après  Cendrillon  parut  Joconde,  qui  vaut  beaucoup 
mieux.  Ici,  l'esprit  domine.  Si  les  Rendez-vous  bourgeois  sont  plus 
gais,  plus  franchement  comiques,  Joconde  est  plus  relevé  :  les 
idées  et  la  facture,  tout  y  est  élégant  et  spirituel,  sans  trivialité 
comme  sans  fadeur.  Le  livret  d'Etienne  est  assez  joliment  imité  du 
conte  de  La  Fontaine.  Ge  n'est  plus  un  conte  de  fées,  celui-là;  tout 
s'y  lait  le  plus  naturellement  du  monde  ;  on  sait  comment.  Il  a  fallu 
gazer  un  peu,  cela  s'entend,  surtout  dans  le  second  acte.  Le  fameux 
quatuor  est  conservé,  mais  le  lieu  de  la  scène  agrandi  et  l'action 
atténuée  :  au  lieu  d'une  chambre  d'auberge  (et  même  moins  qu'une 
chambre),  le  théâtre  représente  un  bosquet,  à  peu  près  les  mar- 
ronniers des  iSoces  de  Figaro.  Nicole  sans  doute  a  traité  la  situation 
avec  moins  d'ampleur  que  Mozart;  les  lignes  sont  moins  belles, 
l'ordonnance  est  moins  harmonieuse,  mais  toutes  proportions  gar- 
dées comme  elles  doivent  l'être,  les  deux  scènes  peuvent  se  compa- 
rer. Il  y  a  môme  plus  de  vivacité  chez  Nicole.  Ge  quatuor  est  à  1» 
fois  musical  et  scénique.  La  première  phrase  est  charmante.  A  peine 
est-elle  tombée  des  lèvres  d'un  des  personnages,  qu'un  autre  la 
reprend,  et  chez  tous  elle  a  même  grâce  et  même  légèreté.  Le  dia- 
logue musical  est  rapide;  les  reprises  et  les  rentrées  se  font  à  point, 
la  mélodie  circule  sans  s'égarer  à  travers  tout  le  morceau.  L'or- 
chestre accompagne  finement  avec  un  bourdonnement  moqueur  qui 
ne  cesse  pas.  Il  jase  lui  aussi,  il  rit  avec  les  deux  petits  amoureux 
qui  s'embrassent.  Aux  inflexions  câlines  de  Jeannette,  à  la  façon 
dont  elle  traite  son  Lucas,  on  voit  que  Nicole  se  souvenait  de  La 
Fontaine. 

Ge  quatuor  est  la  meilleure  page  de  Joconde-,  mais  il  faudrait  en 
citer  bien  d'autres  :  par  exemple  l'air  du  premier  acte  :  J'ai  long- 
temps parcouru  le  monde,  plein  de  désinvolture  et  de  fatuité,  un 
peu  parent  de  l'air  de  Leporello  :  Madamina,  che  catalogo  è  questo  ! 
Gitons  encore  le  duo  galant  et  moqueur  de  Robert  et  d'Edile  :  Ah  ! 
monseigneur,  Je  suis  tremblante.  Dans  Joconde,  personne  ne  prend 
rien  au  sérieux.  Ni  les  amans,  ni  les  maîtresses  ne  sent  dupes  les 

TOME  LXXIII.  —  1886.  43 


674  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

uns  des  autres.  A  la  fin  du  premier  acte,  tout  le  monde  rit  sous 
cape,  malgré  le  départ  pour  la  croisade  et  le  désespoir  affecté  des 
deux  femmes. 

Jeannette,  la  paysanne,  est  encore  plus  madrée  que  les  deux 
autres  : 

Ma  mère  et  le  bailli  sont  bien, 
Et  je  crois  que  j'aurai  la  rose. 

Quelle  malice  dans  ces  couplets,  mais  quelle  malice  honnête  et 
sans  effronterie  !  Tel  est  le  ton  général  de  l'œuvre.  Il  se  retrouve 
encore  dans  le  charmant  quatuor  du  troisième  acte  :  Ah  !  ma  petite 
amie,  que  te  voilii  jolie!  De  l'esprit,  partout  do  l'esprit.  Une  fois 
seulement,  il  y  a  plus.  Jadis,  les  couplets  fameux  du  troisième  acte  : 

Et  l'on  revient  toujours 
A  ses  premiers  amours. 

se  chantaient,  dit-on,  comme  de  petits  couplets  de  vaudeville  :  ils 
n'avaient  pas  plus  d'importance.  On  les  comprend  autrement  au- 
jourd'hui, et  selon  nous,  on  les  comprend  mieux.  Les  deux  artistes 
éminens  qui  tour  à  tour  ont  repris  Joconde  donnaient  à  cette  ro- 
mance un  accent  plus  pénétrant  ;  ils  la  disaient  avec  plus  de  cha- 
leur, dans  un  style  plus  large.  Ont-ils  mis  là  cette  tendresse,  cette 
mélancolie  rêveuse,  ou  l'y  ont-ils  trouvée?  Devons-nous  au  compo- 
siteur, ou  seulement  à  ses  interprètes,  notre  émotion  plus  profonde? 
Peu  importe.  De  l'interprétation  nouvelle  le  vieil  air  a  gardé  un 
caractère  de  grandeur,  presque  de  puissance,  qui  nous  montre  un 
des  aspects  particuliers  de  l'œuvre  de  Nicolo,  et  résume  un  aspect 
plus  général  des  œuvres  anciennes  que  nous  venons  d'analyser. 

III. 

Nos  vieux  compositeurs  ont  tous  entre  eux  une  ressemblance,  une 
certaine  parenté.  Si  l'Opéra-Comique,  comme  la  Comédie-Française, 
faisait  peindre  sur  son  plafond  les  maîtres  de  son  répertoire,  on 
pourrait  sans  anachronisme  grouper  autour  du  vieux  Grétry,  Monsi- 
gny^  Dalayrac  et  INicolo.  Sans  doute  il  existe  de  l'un  à  l'autre  des 
nuances  d'inspiration  et  de  procédé,  mais  ils  sont  de  la  même 
famille.  Du  Déserteur  à  Joconde^  malgré  le  demi-siècle  qui  les 
sépare,  il  n'y  a  pas  un  de  ces  écarts  subits,  un  de  cessaltus,  comme 
disent  les  philosophes,  qui  d'un  seul  coup  portent  l'art  à  des  hau- 
teurs soudainement  conquises.  Mais,  de  Joconde  à  la  Dame  blanche, 
cet  écart  existe.  Dans  l'espace  de  onze  ans,  une  évolution  s'est  faite. 
C'est  Boïeldieu  qui  l'a  ménagée  et  conduite.  Ses  premiers  ouvrages 
l'ont  préparée,  son  chef-d'œuvre  la  couronne. 


UN    SIÈCLE    DE   MOSIQOE    FRANÇAISE.  675 

Dans  l'histoire  de  l'opéra  comique,  Boïeldieii  est  le  dernier  des 
anciens  et  le  premier  des  modernes.  Ma  Tante  Aurore,  le  Nouveau 
Seigneur  rappellent  encore  Grétry  ;  mais  la  Dame  blanche  ne  rap- 
pelle plus  rien  du  passé  ;  elle  annonce  l'avenir.  Des  premières 
œuvres  de  Boïeldieu,  les  meilleures  à  notre  gré  sont:  M(t  Tante  Au- 
rore et  le  Nouveau  Seigneur.  Ma  Tante  Aurore,  qui  date  de  1803, 
vaut  mieux  que  les  Voitures  versées.  Ces  deux  dernières  œuvres 
sont  les  plus  franchement  comiques  de  Boïeldieu;  mais  le  comique 
de  Ma  Tante  Aurore  est  plus  fin,  la  musique  plus  spirituelle.  Citons 
au  début,  pour  l'excellence  de  sa  facture,  le  quatuor  de  la  délibé- 
ration. Citons  encore  les  couplets  si  plaisamment  grondeurs  de  la 
tante,  et  surtout  le  duo  de  la  soubrette  et  du  valet  :  De  toi,  Fron- 
tin,  Je  me  défie. 

Le  Nouveau  Seigneur  est  une  paysannerie  charmante,  supérieure 
à  V Épreuve,  de  Grétry,  et  à  la  Fête  du  village  voisin,  de  Boïeldieu 
lui-même.  Depuis  le  premier  quatuor  :  Aitisi  qu'Alexandre  le 
Grand,  jusqu'au  duo  :  Si  vous  restez  à  cette  place,  cette  musique 
pétille  desprit.  Ce  petit  acte  a  le  montant,  le  bouquet  d'un  doigt 
de  vieux  bourgogne,  de  ce  chambertin  qu'on  y  chante  dans  un  duo 
resté  fameux. 

Jean  de  Paris,  en  1812,  obtint  un  immense  succès,  non  seule- 
ment en  France,  mais  à  l'étranger.  Déjà  un  Allemand  avait  qualifié 
la  musique  de  Ma  Tante  Aurore,  allerliebste,  délicieuse.  En  1817, 
Webcr,  alors  directeur  de  musique  à  Dresde,  faisait  représenter 
Jean  de  Paris  et  écrivait  à  ce  propos  :  «  En  opposition  avec  le  sen- 
timent passionné  qui  est  propre  au  génie  de  l'Allemagne  et  de  l'Ita- 
lie, l'opéia  français  représente  la  raison  et  l'esprit,  principalement 
sous  le  rapport  de  la  musique...  Aux  plus  grands  maîtres  de  l'art 
il  appartient  de  tirer  les  élémens  de  leurs  œuvres  de  l'esprit  même 
des  nations,  de  les  assembler,  de  les  fondre,  et  de  les  imposer  au 
reste  du  monde.  Dans  le  petit  nombre  de  ceux-ci,  Boïeldieu  est 
presque  en  droit  de  revendiquer  le  premier  rang  parmi  les  compo- 
siteurs qui  vivent  actuellement  en  France,  bien  que  l'opinion  pu- 
blique place  Isouard  (Nicolo)  à  .ses  côtés.  Tous  deux  possèdent  assu- 
rément un  admirable  talent,  mais  ce  qui  place  Boïeldieu  bien 
au-dessus  de  tous  ses  émules,  c'est  sa  mélodie  coulante  et  bien  me- 
née, le  plan  des  morceaux  séparés  et  le  plan  général,  l'instrumen- 
tation excellente  et  soignée,  toutes  qualités  qui  désignent  un  maître 
et  donnent  droit  de  vie  éternelle  et  de  classicité  à  son  œuvre  dans 
le  royaume  de  l'art  (1).  » 

Une  fois  au  moins,  Boïeldieu  fait  lui-même  pen.ser  à  Weber,  qui 
le  jugeait  si  bien;  non  pas  le  Boïeldieu  de  Jean  de  Paris,  qui  ne 

(1)  Cité  par  M.  Arthur  Poogin  dans  son  volnme  :  Boïeldieu. 


676  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

nous  plaît  qu'à  demi,  mais  le  Boïeldieu  du  Petit  Chaperon  rouge. 
De  tous  les  ouvrages  sérieux  du  maître  rouennais,  c'est  celui-là  que 
nous  placerions  aussitôt  après  la  Dame  blanche.  Il  l'a  précédée  de 
sept  ans  (1818). 

Le  conte  de  Perrault  est  devenu  une  honnête  allégorie.  L'action 
se  passe  au  moyen  âge,  sur  les  terres  du  baron  Rodolphe.  Un  vieil 
usage  voulait  que  tous  les  ans,  dans  un  village  choisi  par  le  suze- 
rain, le  sort  désignât  une  jeune  fille  de  seize  ans  pour  aller  pen- 
dant trois  mois...  cultiver  les  fleurs  du  château.  Au  bout  de  ce 
temps,  elle  recevait,  si  elle  s'était  bien  comportée,  une  dot  qui  lui 
permettait  de  s'établir  honnêtement.  La  gentille  llose  d'Amour,  le 
Petit  .Chaperon  rouge,  doit  partir  ;  mais  sa  mère  adoptive,  qui  dans 
le  temps  a  fait  le  voyage,  et  qui  s'est  bien  comportée,  est  moins 
ambitieuse  pour  la  petite.  Elle  l'aide  à  fuir.  l\ose,  coiffée  du  cha- 
peron magique  qui  la  rend  inattaquable,  ou  tout  au  moins  infail- 
lible, va  porter  la  galette  et  le  pot  de  beurre  légendaires  à  un  vieil 
ermite  qui  la  protège.  Dans  les  bois,  elle  rencontre  le  baron  Ro- 
dolphe, le  loup.  II  a,  lui  aussi,  son  talisman,  un  ainieau  magique 
qui  le  fait  aimer;  mais  le  chaperon  est  le  plus  fort  et  le  loup  s'é- 
loigne désappointé.  Alors,  sommeil  de  Rose  d'Amour,  songes  d'or. 
Visions  d'hymen  avec  un  seigneur  vertueux  qui  pour  vivre  près 
d'elle  s'est  fait  berger  dans  le  vallon  ;  ballet  des  Plaisirs,  triomphe 
et  couronnement  de  l'innocence.  Rose  s'éveille  bientôt  et  reprend 
sa  route.  Elle  atteint  l'ermitage,  mais  le  loup  l'y  a  devancée.  Affu- 
blé d'une  longue  barbe  et  d'une  robe  de  moine,  il  reçoit  le  petit 
Chaperon  rouge.  Heureusement  il  ne  le  mange  pas.  Le  véritable 
ermite  arrive  à  temps  et  révèle  à  Rodolphe  que  Rose  est  sa  nièce, 
la  fille  de  sa  sœur  Zélinde,  abandonnée  dès  son  enfance  et  recueil- 
lie par  des  paysans.  Ne  pouvant  l'épouser,  Rodolphe  la  marie  au 
seigneur  qu'elle  a  vu  en  rêve  et  qu'elle  aimait  sans  connaître  sa 
haute  naissance.  Ne  raillons  pas  :  Molière  lui-même  a  parfois  des 
dénoûmens  aussi  innocens. 

La  partition  de  Boïeldieu  est  plus  riche  que  ce  livret  indigent. 
Elle  a  moins  vieilli.  Quelques-unes  de  ses  grâces  sont  encore  aussi 
fraîches  qu'au  premier  jour.  Depuis  Grétry,  depuis  Nicolo  même, 
le  style  musical  s'est  affiné.  Le  irio  du  premier  acte  :  Quil  aérait 
doux  d'être  à  mon  âge  Conduite  auprès  de  monseigneur  !  est  écrit 
avec  l'élégance  et  la  pureté  de  Mozart.  Gomme  les  vides  se  sont 
comblés  dans  l'harmonie  et  dans  l'orchestre  !  Comme  les  ensembles 
ont  pris  de  l'ampleur  !  Ils  n'avaient  pas,  avant  Boïeldieu,  cette  va- 
riété d'incidens,  cette  animation  musicale  et  scénique.  Le  finale  du 
premier  acte  du  Petit  Chaperon  rouge  prépare  à  la  scène  de  la 
vente  dans  la  Dame  blanche.  Mais  ce  qui  fait  la  haute  valeur  du 
Petit  Chaperon  rouge,  c'est  le  troisième  acte.  L'air  de  Rodolphe 


UN    SIÈCLE   DE   MUSIQUE   FRANÇAISE.  677 

attendant  Rose  et  le  duo  suivant  ont  une  largeur  singulière.  Nous 
songions  à  l'air  du  loup  en  parlant  de  l'auteur  du  Frehchûtz.  Si 
par  le  contour  mélodique  il  rappelle  Mozart,  par  sa  coupe  hachée, 
par  la  succession  des  mouvemens,  même  par  certains  détails  d'or- 
chestre, il  est  presque  digne  de  Weber. 

Le  duo  final  est  un  chef-d'œuvre.  Rose  demande  à  l'ermite  la  fin 
d'un  récit  commencé  la  veille.  Mais  bientôt  elle  s'étonne  de  ne  pas 
reconnaître  la  voix  accoutumée.  Et  puis  le  bon  père  lui  conte  d'é- 
tranges histoires.  11  lui  prend  la  main,  il  a  l'œil  allumé  :  Ah  ! 
jamais,  bon  ermite,  ici.  Vous  ne  prîtes  ma  main  ainsi.  Quelle  rapi- 
dité dans  la  progression,  dans  cette  suite  de  récitatifs  précipités  ! 
Comme  on  sent  redoubler  chez  les  deux  personnages  l'inquiétude 
et  le  désir  jusqu'à  l'explosion  de  la  terreur  et  de  l'amour  presque 
brutal,  mais  aussitôt  retenu!  La  courte  phrase  de  Rodolphe  est 
douce  comme  une  caresse;  mais  elle  n'arrête  pas  longtemps  l'élan 
de  ce  duo,  qui  reprend  plus  ardent  et  plus  passionné.  Jamais  avant 
Boïeldieu  la  musique  n'avait  eu  cette  puissance  dramatique,  qu'elle 
retrouvera  chez  Herold,  notamment  dans  le  dernier  duo  de  Zampa. 

L'année  1825  est  mémorable  à  jamais  dans  l'histoire  de  la  mu- 
sique française.  L'apparition  de  la  Dame  blanche  fut  un  événement 
national.  Jamais  œuvre  d'art  n'excita  de  plus  vifs  transports.  La 
première  soirée  fut  triomphale,  Boïeldieu  traîné  sur  la  scène  et 
acclamé.  A  peine  était-il  rentré  chez  lui  que  le  public  s'amassa 
devant  ses  fenêtres.  L'orchestre,  encore  tout  ému,  vint  lui  donner 
une  sérénade.  Amis,  artistes,  arrivèrent  en  si  grand  nombre,  que 
Rossini,  logé  au-dessous  de  Boïeldieu,  dut  ouvrir  aussi  son  apparte- 
ment. 11  le  fit  avec  une  grâce  charmante,  et  le  maître  de  la  Dame 
blanche  embrassa  en  pleurant  le  maître  du  Barbier.  Tous  deux 
s'aimaient  d'ailleurs  et  vivaient  dans  l'intimité.  Boïeldieu  reportait 
volontiers  un  peu  de  sa  gloire  sur  Rossini  ;  mais  celui-ci  n'en  accep- 
tait pas  l'hommage.  «  Jamais,  disait-il,  un  Italien,  fût-ce  moi-même, 
n'aurait  écrit  la  scène  de  la  vente.  Nous  aurions  mis  partout  des 
Félicita  !  félicita  !  rien  de  plus.  »  Et  de  fait  Rossini  eût  traité  sans 
doute  ce  finale  autrement  que  Boïeldieu.  N'oublions  pas  cependant 
(et  au  fond  il  ne  l'oubliait  pas  lui-même)  qu'il  venait  d'écrire  le  mer- 
veilleux finale  du  Barbier.  Ce  n'est  pas  toutefois  que  ces  deux 
pages  offrent  une  grande  analogie.  Elles  valent  par  des  mérites  di- 
vers :  l'une  par  la  puissance,  par  l'intensité  mélodrque;  l'autre,  par 
la  légèreté  et  la  variété  des  épisodes.  Dans  Rossini,  tous  les  eUfets 
sont  condensés;  ils  sont  dispersés  dans  Boïeldieu.  Néanmoins,  la 
Dame  blanche  trahit  un  peu  l'influence  du  Barbier.  C'est  à  lui 
qu'elle  doit  cette  abondance  de  mélodies,  celte  profusion  d'idées 
qui  fait  sa  gloire,  d'autres  aujourd'hui  disent  sa  misère. 

Hélas!  le  mot  n'est  pas  trop  dur.  Les  connaisseurs  ne  discutent 


678  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  plus  cette  œuvre  qui  fut  tant  aimée  ;  ils  la  suppriment.  Ils 
la  laissent  aux  collégiens  qui  vont  aux  matinées  avec  leur  grand'- 
mère  ;  et  si  vous  essayez  de  la  défendre,  surtout  de  la  louer,  ils 
haussent  les  épaules.  Ils  fredonnent  d'un  ton  goguenard:  Ah! 
quel  plaisir  d'être  soldat!  ou  bien  :  Prenez  garde  !  prenez  garde! 
Et,  pour  quelques  pages  démodées,  les  voilà  qui  crient  à  la  sénilité 
d'une  œuvre  encore  jeune  comme  l'aurore.  Attendons  à  soixante  ans 
la  musique  dont  ils  nous  écrasent  aujourd'hui.  Je  m'étonnerais  que 
celle-là  fût  jamais  populaire  :  elle  n'a  rien  à  craindre  des  orgues 
de  barbarie. 

On  rit  de  la  pièce  de  Scribe  comme  de  la  partition  de  Boïeldieu, 
et  de  toutes  deux  on  devrait  s'attendrir.  Scribe  n'inventa  jamais 
plus  poétique  aventure.  On  sait  qu'il  l'emprunta  à  Walter  Scott,  qui 
florissait  alors,  et  qu'on  n'eût  pas  appelé,  comme  l'a  fait  depuis  un 
peu  durement  M.  Taine  :  l'Homère  de  la  bourgeoisie  moderne. 
L'Ecosse  était  à  la  mode  avec  sa  mélancolie.  Le  romantisme  nais- 
sait, et  la  Dame  blanche  est  le  premier  opéra  comique  qu'il  ait  com- 
plètement inspiré.  Romantisme  aimable,  éloigné  de  l'emphase  et  de 
l'exagération.  Weber  sentait  la  raison  dans  la  musique  de  Boïeldieu; 
elle  y  est,  en  effet,  comme  généralement  dans  toute  musique  fran- 
çaise. 11  est  peu  d'œuvres  de  l'époque  romantique,  soit  en  peinture 
soit  en  poésie,  qui  se  soient,  autant  que  la  Dame  blanche,  gardées 
de  l'excès.  On  a  depuis  abusé  des  manoirs  en  ruines,  des  orphe- 
lines élevées  par  les  châtelaines,  des  revenans  de  minuit,  des  cré- 
neaux, des  tourelles,  de  tout  le  décor  féodal  et  de  la  friperie 
moyen  âge  !  Mais  le  ton  de  la  Dame  blanche  est  si  naturel,  sa  cou- 
leur est  si  discrète,  que  rien  en  elle  n'a  passé.  Le  prestige  du 
romantisme  est  évanoui  ;  ses  fantômes  se  sont  envolés  ;  mais  il  en 
reste  un  auquel  nous  croyons  encore,  et  que  nous  aimons  toujours, 
c'est  la  dame  blanche  d'Avenel. 

Ah  !  la  simple  et  bonne  musique  !  Comme  elle  se  laisse  appro- 
cher !  Gomme  elle  se  donne  !  Comme  elle  est  naïvement  belle,  et 
belle  pour  tous ,  même  pour  les  ignorans  !  De  qui  l'écoute  elle 
n'exige  ni  travail  ni  peine  ;  elle  laisse  venir  les  petits  enfans.  Faites- 
vous  semblable  à  eux,  et  vous  l'aimerez  de  nouveau,  si  par  mal- 
heur vous  ne  l'aimez  plus.  Dépouillez  le  vieil  homme,  l'homme  de 
science,  l'homme  de  métier.  Oubliez  le  côté  technique  de  l'art  ; 
n'en  recherchez  que  l'essence  pure  :  elle  est  dans  cette  musique-là. 
Oubliez  les  complications,  les  surcharges  modernes,  et  ces  maîtres 
obscurs,  assembleurs  d'accords  et  d'harmonies,  comme  Jupiter 
assembleur  de  nuages.  La  beauté  n'est  pas  chez  eux  ;  elle  ne  se 
cache  pas  derrière  leurs  énigmes.  Vous  rappelez-vous,  dans  les 
Caprices  de  Marianne,  le  poétique  éloge  de  la  vigne  napolitaine  : 
«  Le  voyageur  dévoré  de  soif  peut  se  coucher  sous  ses  rameaux 


UN    SIÈCLE    DE    MUSIQUE   FRANÇAISE.  679 

verts;  jamais  elle  ne  l'a  laissé  languir;  jamais  elle  ne  lui  a  refusé 
les  douces  larmes  dont  son  cœur  est  plein.  »  Telle  est  la  beauté  vé- 
ritable. Pas  plus  que  les  treilles  du  Pausilippe,  étalant  au  soleil  leurs 
grappes  dorées,  elle  ne  connaît  la  honte  ni  la  pudeur  jalouse.  Elle 
rayonne  pour  tout  le  monde,  et,  par  un  privilège  ineffable,  tous  les 
hommages  ne  sauraient  souiller  son  immortelle  chasteté;  elle  de- 
meure vierge  après  des  siècles  de  baisers. 

Que  de  cœurs  elle  a  fait  battre,  cette  vieille  musique  !  Que  de 
songes  elle  a  fait  flotter  autour  de  nos  quinze  ans  !  Quelle  jeune  fille 
en  s'endormant,  n'a  revu  la  tunique  bleue  de  George  Brown?  Quel 
adolescent  n'a  rêvé  de  la  «  gentille  dame?  »  Par  quels  fantoches 
veut-on  vous  remplacer,  poétiques  figures  d'autrefois?  Cette  parti- 
tion de  la  Dame  blanche,  nous  la  relisions  il  y  a  quelques  semaines, 
et  nous  en  étions  charmés  comme  jadis.  Elle  est  presque  parfaite. 
Elle  a  la  mélancolie  et  la  gaîté,  l'esprit  et  la  poésie.  «  La  Dame 
blanche,  de  Boïeldieu,  a  dit  un  éminent  critique  d'outre-Rhin  (1), 
est  encore  aujourd'hui  la  fleur  la  plus  délicate  du  génie  musical 
français;  c'est  la  ro.se  blanche  de  l'Opéra-Comique.  » 

Le  parfum  de  la  rose  est  dans  chaque  pétale  de  sa  corolle.  Au 
premier  acte,  l'air  d'entrée  du  ténor  et  la  ballade  ont  vieilli,  je  l'ac- 
corde ;  mais  comme  l'inlroduction  e.st  bien  traitée  I  Qu'elle  est  joyeuse 
et  qu'elle  a  de  saveur  rustique  avec  ses  sonneries  de  cors  et  de  cla- 
rinettes 1  Dickson  pai'aît  à  peine,  et  dès  ses  premières  phrases  on 
sent  la  grâce  aisée  d'une  langue  nouvelle.  Ce  n'est  pas  le  grand  ré- 
citatif allemand,  encore  moins  \e  parlando  rapide  des  Italiens;  c'est 
une  causerie  animée  et  naturelle.  Tout  le  premier  acte  est  mené 
avec  cette  souplesse  de  ton  qui  n'appartient  qu'à  nos  maîtres  fran- 
çais, surtout  à  Boïeldieu  et  à  Herold.  Quel  délicieux  duetto  que 
celui  de  la  peur  !  Qu'il  exprime  spirituellement  les  grâces  coquettes 
delà  petite  fermière!  Rien  n'écliappe  à  Boïeldieu;  son  talent  est 
soigneux  jusqu'à  la  minutie.  De  l'accorte  Jenny  et  de  la  vieille  Mar- 
guerite il  a  fait,  avec  un  duo  et  une  romance,  deux  figures  qui  ne 
s'oublient  plus. 

Le  premier  acte  s'achève  par  un  trio  admirable  de  facture  et  dé- 
licieux de  sentiment.  Le  jeune  officier  va  prendre  la  place  de  Dickson 
au  rendez- vous  donné  par  la  dame  blanche.  Le  cœur  lui  bat  un  peu, 
mais  ce  n'est  pas  de  peur.  Il  pressent  vaguement  quelque  douce 
aventure  :  De  ce  billet  si  tendre.  Je  voudrai»  bien  voir  l'auteur. 
Il  y  a  déjà  là  une  pointe  de  galanterie.  Ce  sentiment  s'accuse  et 
s'élève  dans  l'ensemble  :  J'arrive,  /arrive  en  galant  paladin. 
George  est  tout  à  fait  enhardi,  exalté  même.  Il  lance  dans  l'orage 

(1)  M.  Hanslick,  Das  altère  Répertoire  der  Opera-Comique  (Musikalische  Stationtn^, 
i  vol.;  Hoffmann  et  Campe.  Berlin,  1880. 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  phrase  d'une  crânerie  superbe,  qui  rappelle  la  phrase  de  Vasco 
de  Gama,  défiant  le  conseil  à  la  fin  du  premier  acte  de  V Africaine. 
George  aussi  jette  un  défi,  mais  un  défi  d'amour  avec  une  nuance 
très  délicate  qu'il  faut  saisir,  différente  de  celle  qui  colore  le  défi 
de  Vasco  devant  le  tribunal,  de  Zampa  ou  de  don  Juan  devant  la 
statue.  George  Brovvn  est  sûr  que  l'être  mystérieux  qui  l'attend  n'a 
rien  de  redoutable.  Il  sait  que  c'est  un  femme,  une  dame  comme 
on  disait  jadis,  et  il  court  k  son  appel  en  amoureux,  en  paladin. 
Paladin  !  Scribe  a  trouvé  là  un  mot  heureux  et  Boïeldieu  l'a  encore 
ennobli  et  poétisé. 

Il  a  raison  de  ne  pas  craindre,  le  galant  officier.  Tout  dans  la  Dame 
blanche  est  aimable,  même  le  mystère,  et  le  secret  du  vieux  châ- 
teau n'est  pas  un  secret  terrible.  George  peut  rester  seul  et  attendre. 
Dans  la  salle  que  blanchit  la  lune  par  les  grandes  verrières,  le  hardi 
cavalier  sent  pourtant  au  fond  de  son  cœur  l'émotion  des  veillées 
inquiètes.  La  cavatine  célèbre  :  Viem,  gentille  clame!  est  un  poé- 
tique appel  aux  charmes  de  la  solitude  et  du  silence.  Tout  se 
tait;  George  veut  rêver  et  rêver  d'amour.  Qu'ils  apparaissent  les  fan- 
tômes gracieux  des  nuits  de  la  vingtième  année  ! 

Que  de  choses  il  peut  y  avoir  dans  une  phrase  de  musique  !  Que 
de  sentimens!  Que  de  sensations  même!  Dans  ce  chant  qui  s'élève 
si  pur,  il  y  a  toute  la  poésie  de  la  nuit,  et  cette  vague  tendresse 
que  nous  mettent  au  cœur  ses  puissances  mystérieuses.  En  frappant 
à  la  porte  du  château,  George,  peut-être,  ne  croyait  qu'à  demi  à  la 
dame  d'Avenel.  Il  ne  doute  plus  d'elle  maintenant  ;  il  va  la  voir,  il 
l'aime  déjà,  et  quand  elle  apparaît,  il  ouvre  presque  les  bras  pour 
la  recevoir. 

Remarquons  encore  ici  la  mesure  et  le  goût  :  dans  le  duo  de  la 
main,  comme  dans  l'air  qui  précède,  le  sentiment  reste  dans  la 
demi- teinte.  L'amour  de  George  et  d'Annagarde  quelque  chose  de 
mystérieux,  d'un  peu  surnaturel.  C'est  une  tendre  sympathie,  qui 
ne  va  pas  jusqu'à  la  passion  ;  la  dame  blanche  ne  lève  pas  son  voile; 
elle  n'abandonne  que  sa  main,  «  cette  main  si  jolie.  »  Pourtant, 
malgré  cette  réserve,  comme  il  est  dessiné,  ce  caractère  d'Anna! 
Que  peu  de  chose  suffit  au  génie  !  Dès  le  trio  avec  Marguerite  et  Ga- 
veston,  la  jeune  fille  nous  était  apparue,  gracieuse  et  douce.  Une 
merveille  encore,  ce  trio  :  C'est  la  cloche  de  la  tourelle  !  Chaque 
phrase  est  une  perle  mélodique.  Quelle  couleur  dans  tout  le  second 
acte,  et  quelle  variété  !  Nous  avons  dit  avec  quel  entrain  est  menée 
jusqu'au  bout  la  scène  de  la  vente,  comme  les  incidens  se  pressent, 
sans  confusion  et  sans  tapage.  A  ce  finale  du  deuxième  acte  oppo- 
sons le  début,  ces  couplets  de  Marguerite,  que  Boïeldieu  trouva, 
selon  la  légende,  en  regardant  filer  sa  vieille  servante.  Dans  cette 
romance  murmurée  tout  bas  il  y  a  une  détresse  immense,  l'incon- 


UN    SIÈCLE    DE    MUSIQUE   FRANÇAISE.  (381 

solable  regret  de  l'enfant  disparu.  Ici,  les  plus  exquises  nuances 
sont  comprises.  La  douleur  de  Marguerite  n'est  pas  seulement  ten- 
dre, elle  est  respectueuse  :  une  humble  femme  pleure  le  dernier 
de  ses  maîtres  au  fond  de  leur  vieux  château.  Elle  le  pleure  en  se- 
cret et  laisse  déborder  l'amertume  de  ses  souvenirs. 

Le  souvenir  !  on  pourrait  dire  que  Boïeldieu  en  a  été  ici  b  musi- 
cien. La  Dame  blanche  se  termine  par  une  scène  admirable,  qu'on 
doit  tout  entière  à  Boïeldieu.  Il  donna  lui-même  à  Scribe  l'idée  de 
la  situation.  Il  trouvait  le  troisième  acte  vide  :  les  paysans  saluaient 
leur  seigneur  par  quelques  cris  de  joie,  les  toques  volaient  en  l'air, 
et  rien  de  plus.  Il  fallut  davantage  au  poétique  génie  de  Boïeldieu. 
Il  voulut  que  Julien  d'Avenel  se  retrouvât,  se  reconnût  lui-même. 
Il  sentit  que  tout  devait  fêter  l'enfant  revenu,  et  que  les  choses 
parfois  ont  leurs  sourires  comme  leurs  larmes.  Aussi  bien  le  sou- 
rire est  près  des  pleurs  dans  cette  scène  attendrissante.  Julien 
entre  seul  dans  la  grande  galerie.  Là  se  dressent  les  armures  des 
ancêtres  ;  là  flottent  les  bannières  héréditaires  qui  ne  devaient  plus 
se  déployer.  Lentement  passent  les  ménestrels,  et  les  drapeaux 
Irissonnent.  Les  paysans  défilent  et  le  chant  de  la  tribu  se  déve- 
loppe avec  la  gravité  d'un  psaume.  Que  ce  chant  soit  ou  non  de 
Boïeldieu,  peu  importe.  Jamais  hymne  patriotique  n'eut  plus  de 
majesté.  A  chaque  reprise  de  cette  phrase  si  tendre  et  si  recueillie, 
la  voix  de  la  patrie  pénètre  plus  avant  dans  le  cœur  du  jeune  homme. 
Partout,  dans  les  plis  des  oriflammes,  dans  l'air  même  de  cette 
salle  où  s'est  tu  longtemps  le  refrain  de  ses  aïeux,  partout  les  sou- 
venirs s'éveillent  et  l'enveloppent.  Souviens-toi!  souviens-toi!  lui 
murmure  la  mélodie  fidèle.  Il  l'écoute  longtemps,  il  la  ressaisit  peu 
à  peu  et  l'achève  enfin  lui-même,  mais  timidement  et  tout  bas, 
comme  s'il  craignait  d'en  dissiper  le  prestige  délicieux. 

Cette  scène  est  une  des  plus  touchantes  qui  soient  au  théâtre. 
Ainsi  placée  à  la  fin  de  l'opéra,  elle  laisse  une  impression  de  douce 
mélancolie.  N'est-ce  pas  d'ailleurs  le  sentiment  qui  domine  toute 
la  Dame  blanche?  N'est-ce  pas  à  la  plus  mélancolique  de  toutes  ses 
mélodies  que  Boïeldieu  demanda  comme  un  adieu  suprême?  On 
conduisit  le  maître  au  cimetière  avec  la  romance  de  Marguerite. 
Les  cuivres  attendrirent  leur  voix  pour  gémir  comme  le  rouet. 
L'effet,  dit-on,  fut  poignant.  On  pouvait  chanter  sur  cette  tombe  : 
Tournez,  tournez,  fuseaux  légers!  D'autres  mains  les  ont  fait  tour- 
ner depuis  que  celle-là  s'est  glacée,  mais  jamais  avec  une  plainte 
plus  douce,  jamais  avec  un  murmure  plus  harmonieux. 


Camille  Bell  aiguë. 


UNE 


BIOGRAPHIE    ALLEMANDE 

DE     BEAUMARCHAIS 


Un  Autrichien,  M.  Antoine  Bettelheim,  très  versé  dans  l'histoire  de 
notre  littérature,  vient  de  publier,  dans  un  beau  volume  qui  fait  hon- 
neur aux  presses  de  Francfort,  d'où  il  est  sorti,  une  biographie  de 
Beaumarchais  qu'on  pourrait  traiter  de  définitive,  s'il  y  avait  rien  de 
définitif  en  ce  monde  (1).  Passionnément  épris  de  son  sujet,  aucune 
peine  ne  lui  a  coûté  pour  en  éclairer  les  parties  obscures.  11  a  fouillé, 
après  bien  d'autres,  dans  les  archives  de  nos  affaires  étrangères  et  de 
la  Comédie-Française,  dans  celles  d'Alcaia  de  Henares  et  de  Vienne, 
comme  dans  les  cartons  du  British-Museum  et  dans  les  collections  par- 
ticulières ;  rien  n'a  rebuté  sa  patience,  et  ses  recherches  n'ont  point 
été  stériles.  Pour  approfondir  quelques  points  douteux  du  procès 
Goezman,  il  a  consulté  les  actes  du  parlement  de  Paris;  il  a  retracé 
la  curieuse  histoire  de  la  très  fameuse  édition  de  Kehl  en  dépouillant 
le  premier,  à  Garlsruhe,  toutes  les  lettres  échangées  entre  les  édi- 
teurs et  le  margrave  Charles-Frédéric  de  Baden  ou  ses  ministres.  11  a 
emprunté  à  la  biographie  manuscrite  de  Beaumarchais,  par  Gudin, 
plus  d'un  renseignement  dont  M.  de  Loménie  n'avait  point  fait  usage. 
M.  Bettelheim,  si  nous  sommes  bien  informés,  est  juriste  de  profes- 
sion, et  il  a  du  goût  pour  les  enquêtes.  Il  y  joint  l'art  de  raconter,  le 

(1)  Beaumarchais,  eine  Biographie  von  Anton  Bettelheim.  Frankfurt-am-Mein.  Li« 
terarische  Anstalt,  Rûtten  et  Lœning,  1886. 


UNE  BIOGRAPHIE    DE    BEAUMARCHAIS.  683 

talent  de  la  composition.  Ce  n'est  pas  un  de  ces  trouvears  qui  s'en- 
gouent de  leurs  découvertes  jusqu'à  sacriiier  l'intérêt  et  les  vieilles 
vérités  aux  nouveautés  douteuses,  à  la  superstition  de  l'inédit.  11  sait 
élaguer  et  choisir;  il  se  défie  des  fatras  de  bagatelles,  des  détails 
oiseux,  de  ce  que  Voltaire  appelait  la  vermine  qui  ronge  les  grands 
ouvrages.  Le  sien  se  recommande  à  notre  attention,  et  nous  ne  dou- 
tons pas  qu'avant  peu  on  ne  le  traduise  en  français. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  l'Allemagne  s'est  occupée  de  l'homme 
étonnantqui  nousa  laissé  dans  ses  J/émoires  de  vrais  chefs-d'œuvre  dans 
le  genre  de  l'éloquence  endiablée  et  qui  a  enrichi  notre  théâtre  de  deux 
admirables  comédies  d'un  genre  tout  nouveau,  créé  par  lui,  et  dont  il  a 
emporté  le  secret.  Goethe  s'est  senti  jusqu'à  la  fin  une  sympathie  indul- 
gente et  olympienne  pour  celui  qu'il  appelait  «  l'aventurier  français.  » 
11  ne  renia  jamais  la  dette  qu'il  avait  contractée  envers  lui;  il  lui  devait 
le  sujet  d'un  de  ses  meilleurs  drames  bourgeois.  Il  y  avait  représenté 
Beaumarchais  tel  que  Beaumarchais  s'était  peint  lui-même,  et  il  s'était 
donné  ie  plaisir  de  transformer  Glavijo  à  sa  propre  ressemblance,  de 
lui  prêter  les  traitset  les  sentimens d'un  jeune  poète  francforiois, d'un 
certain  Jean-Wolfgang  Goethe,  lequel  avait  manqué  de  parole  à  la  lille 
d'un  pasteur  alsacien  et  se  mettait  en  règle  avec  sa  couscience  en 
habillant  ses  remords  de  vers  exquis  ou  d'une  prose  souple  et  limpide. 
Douze  ans  plus  tard ,  un  illustre  compositeur  allemand  se  chargeait 
d'extraire  du  Mariage  de  Figaro  tout  ce  qu'on  y  peut  trouver  de  poésie 
intime  et  romantique;  il  remplaçait  les  épigrammes  et  les  équivoques 
graveleuses  par  les  unchantemeus d'une  musique  qui  fond  le  cœur;  il 
ajoutait  des  clochettes  d'or  aux  grelots  toujours  tintans  de  la  marotte 
de  Figaro.  On  sait  que  Beaumarchais  n'a  jamais  goûté  Mozart  ni  sou 
opéra,  que  son  traducteur  lui  faisait  l'elTet  d'un  traître.  Nous  savons 
par  M.  Bettelheim  qu'il  a  eu  l'occasion  d'entendre  le  Clavijo  de  Goethe 
et  qu'il  en  fit  peu  de  cas:  «  Passant  à  Augsbourg,  en  Souaue, écrivait-il 
à  Marsollier,  je  me  suis  vu  jouer  une  seconde  fois,  moi  vivant,  mais 
joué  sous  mon  nom,  ce  qui  n'était,  je  crois,  arrivé  à  nul  autre.  Mais 
l'Allemand  avait  gâté  l'anecdote  de  mon  mémoire  en  la  surchargeant 
d'un  combat  et  d'un  enterrement,  additions  qui  montraient  plus  de 
vide  de  tête  que  de  talent.  » 

Si  Beaumarchais  prétendait  n'avoir  eu  à  se  louer  ni  de  Mozart  ni  de 
Goethe,  que  doit  penser  son  ombre  du  volume  que  lui  a  consacre  son 
biographe  viennois?  M.  Bettelheim  admire  autant  que  personne  le 
génie  et  la  verve  de  Beaumarchais  pamphlétaire  ou  dramaturge;  mais 
personne  n'a  déshabillé  avec  tant  de  cruauté  l'homme  qui  fut  tour  à 
tour  l'idole  et  «  l'horreur  de  tout  Paris.  »  M.  laine  reprochait  à  M.  de 
Lomënie,  il  y  a  quelques  années,  «  d'avoir  laissé  un  peu  dans  l'ombre 
le  faiseur  et  le  charlatan,  le  gamin  et  le  polisson.  »  Sainte-Beuve,  qui 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

se  repentait  de  l'avoir  comparé  à  Voltaire,  en  n'accordant  à  ce  dernier 
que  l'avantage  du  goût,  est  revenu  un  jour  sur  son  premier  jugement 
dans  une  de  ces  notes  perfides  où  il  se  plaisait  à  reviser  et  à  aiguiser 
ses  sentences  :  «  Chez  Beaumarchais,  disait-il,  il  y  aura  toujours  un 
cabinet  secret  oii  le  public  n'entrera  pas.  Au  fond,  il  a  pour  dieux 
Plutus  et  le  dieu  des  jardins,  ce  dernier  tenant  une  très  grande  place 
jusqu'au  dernier  jour.  »  M.  Bettelheim  ne  s'est  point  appesanti  sur  le 
dieu  des  jardins,  il  a  été  fort  discret  sur  les  amours  du  père  de  Figaro 
et  sur  les  divertissemens  de  son  âge  mûr,  11  s'est  contenté  de  rappeler 
que  Beaumarchais,  vieillissant,  avait  sur  sa  table  à  écrire  une  pantoufle 
d'or,  qu'avant  de  se  mettre  au  travail  il  la  baisait  dévotement  pour 
s'inspirer,  que  cette  pantoufle  avait  été  moulée  sur  une  des  mules  de 
M'""  Houret  de  La  Marinaie,  que  plus  tard  on  se  brouilla,  que  cette 
maîtresse  infidèle  se  fit  un  méchant  plaisir  de  divulguer  l'histoire  des 
tibériades  de  son  amant  ;  c'était  son  mot.  Beaumarchais  s'appliqua  à 
réfuter  les  accusations  de  M'"«  Houret  dans  des  lettres  qui  sont  con- 
servées au  British- Muséum.  M.  Bettelheim  a  vu  ces  lettres,  où  les 
arguties  d'un  incomparable  avocat  sont  mêlées  à  des  explications  dont 
le  cynisme  ordurier  lui  a  fait  peur.  Il  s'est  refusé  à  en  publier  une 
seule  ligne;  il  a  laissé  dormir  cette  boue. 

En  revanche,  personne  avant  lui  n'avait  si  bien  montré  toute  la  place 
que  Plutus  a  toujours  tenue  dans  la  vie  de  Beaumarchais,  quel  culte 
fervent  il  lui  rendait,  tout  ce  qu'il  se  permettait  pour  se  gagner  les 
faveurs  de  ce  dieu  des  mauvais  conseils.  —  «  Monsieur  Morales,  vous 
cédez  bien  promptement  aux  difficultés,  disait  à  l'un  de  ses  complices 
ce  don  Raphaël  avec  qui  Gil  Blas  lia  partie.  Quand  on  a  fait  sou  appren- 
tissage sous  de  grands  maîtres,  on  ne  doit  pas  si  facilement  s'alarmer. 
Pour  moi,  qui  veux  marcher  sur  les  traces  de  ces  héros,  je  me  raidis 
contre  l'obstacle  qui  vous  épouvante,  et  je  me  fais  fort  de  le  lever.  » 
A  quoi  Morales  répondait  :  «  Si  vous  en  venez  à  bout,  je  vous  mettrai 
au-dessus  de  tous  les  grands  hommes  de  Plutarque.  »  Beaumarchais 
était  souvent  tenté  de  se  comparer  aux  grands  hommes  de  Plutarque, 
et,  comme  don  Raphaël,  il  ne  négligeait  pas  les  occasions  ((  d'exercer 
son  savoir-faire.  »  Quoiqu'il  eût  un  goût  naturel  pour  les  grandes  en- 
treprises, pour  les  aventures  épiques,  il  n'éprouvait  aucune  répu- 
gnance déraisonnable  pour  les  supercheries  et  les  petites  manœuvres 
d'un  simple  chevalier  d'industrie.  Sa  conscience  était  une  bonne  fille, 
très  facile  ;  on  pouvait  tout  lui  proposer,  rien  ne  l'effarouchait. 

A  l'âge  où  s'éveillent  les  sens,  Pierre-Augustin  Caron  était  tourmenté 
du  désir  de  posséder  une  maîtresse  comme  il  n'y  en  a  point;  il  soupi- 
rait après  une  femme  idéale,  rassemblant  en  sa  divine  personne  tout 
ce  qu'il  voyait  de  plus  charmant  dans  ses  sœurs,  qu'il  aimait  beau- 
coup. Il  Ini  donnait  libéralement  le  regard  vainqueur  de  M"'«  Guilbert, 


UNE  BIOGRAPHIE  DE   BEAUMARCHAIS.  685 

la  taille  fine  de  Lisette,  la  fraîcheur  de  teint  de  Fanchon,  l'enjouement 
de  Bécasse-Julie,  dont  il  a  fait  plus  tard  la  Suzanne  du  Mariage,  les 
grâces  nonchalantes  de  Tonton.  Il  renonça  bien  vite  à  son  Iris  en  l'air; 
il  prit  le  parti  de  courir  après  toutes  les  femmes,  sans  leur  demander 
plus  qu'elles  ne  pouvaient  donner,  et  selon  qu'elles  s'appelaient  Fan- 
chette,  Suzanne  ou  Rosine,  il  les  aimait  toutes  également,  mais  d'un 
amour  particulier,  approprié  au  sujet.  S'il  a  varié  dans  les  idées  qu'il 
se  faisait  de  l'amour,  il  a  toujours  pensé  avec  une  invariable  constance 
que,  pour  être  quelqu'un,  il  faut  être  immensément  riche.  Beaumar- 
chais n'est  pas  un  homme  de  lettres  qui  a  trop  aimé  l'argent;  Beau- 
marchais est  un  homme  d'argent,  de  finance  et  de  bourse,  un  grand 
spéculateur,  un  industriel,  qui  s'est  trouvé  avoir  un  prodigieux  talent 
de  pamphlétaire  et  d'écrivain  et  dont  l'occasion  a  fait  un  tribun,  dont 
les  circonstances  ont  fait  un  poète.  Manans  ou  grands  seigneurs,  ses 
ironies  et  ses  sarcasmes  n'ont  épargné  personne,  à  la  réserve  des 
financiers,  des  fermiers-généraux,  qu'il  a  toujours  ménagés  ;  c'était  le 
seul  respect  qui  lui  restât.  Il  se  croyait  de  leur  famille,  et  il  n'aurait 
pu  leur  manquer  sans  se  manquer  à  lui-môme. 

De  bonne  heure,  il  s'était  senli  l'esprit  des  affaires,  le  génie  du 
calcul.  Le  jour  où  il  rencontra  Pâris-Duverney,  ce  soleil  l'éblouit,  et  il 
jura  de  devenir,  lui  aussi,  l'un  de  ces  astres  de  première  grandeur  qui 
commandent  tout  un  système  de  satellites  et  de  planètes  :  Paris  et  fra- 
tres  et  qui  rapuere  sub  illis.  Il  faut  lui  rendre  justice,  il  avait  les  grandes 
ambitions.  11  voyait  dans  la  richesse,  non-seulement  l'instrument  du 
bonheur  et  du  plaisir,  mais  le  seul  moyen  d'être  une  puissance  dans 
l'état.  Jusfiu'à  la  fin,  son  rêve  sera  de  se  faufiler  chez  les  grands,  chez 
les  ministres,  chez  les  rois,  de  leur  donner  des  conseils  qu'ils  ne  lui 
demandent  point,  de  leur  soumettre  des  plans,  de  leur  recommander 
des  réformes  où  Beaumarchais  trouve  son  compte  ;  le  fils  de  l'horloger 
de  la  rue  Saint-Denis  aspire  à  gouverner  les  gouvernans.  il  a,  selon  les 
cas,  l'insolence,  l'effronterie,  la  souplesse,  et  tous  les  moyens  lui  sont 
bons  pour  arriver.  Bergasse  dira  de  lui  :  «  Il  sue  le  crime.  »  Bergasse 
le  calomnie,  Beaumarchais  n'est  pas  méchant,  il  ne  tuera  personne. 
Mais  il  ne  répugne  pas  aux  basses  manœuvres,  ni  même  aux  impostures  ; 
il  s'entend  à  leur  donner  de  belles  couleurs,  il  mêle  sans  vergogne  à 
ses  spéculations  les  intérêts  de  l'état  et  du  genre  humain,  le  patrio- 
tisme et  la  philanthropie.  Il  aura  jusqu'au  bout  l'art  d'embellir  les 
vilaines  affaires;  il  l'avait  déjà  quand  il  épousa  M"*®  Franquct  et  qu'il 
se  servit  d'elle  pour  battre  monnaie.  S'agit-il  de  soutirer  900  livres  à 
des  contrôleurs,  il  s'affuble  d'une  robe  de  prêtre,  et  ce  prêtre,  qu'il 
baptise  du  nom  de  l'abbé  Arpajon  de  Sainte-Foix,  est  un  saint  homme 
très  austère,  qui  fait  la  morale  aux  puissans  et  a  que  la  charité  anime 
sur  les  intérêts  d'une  honnête  femme.  » 


686  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

C'est  dans  le  voyage  qu'il  fit  en  Espagne,  à  l'âge  de  trente-deux  ans, 
que  Beaumarchais,  pour  la  première  fois,  se  révèle  à  nous  tout  entier. 
Grâce  à  M.  Bettelheim,  nous  savons  exactement  ce  qui  l'attirait  à  Ma- 
drid et  l'emploi  qu'il  y  fit  de  son  temps.  11  emportait  200,000  francs 
en  lettres  de  change  que  lui  avait  remises  Pâris-Duverney  et  qui  de- 
vaient lui  servir  à  devenir  millionnaire  en  un  tour  de  main.  L'Espagne, 
qui  avait  dû  échanger  la  Floride  contre  une  partie  de  la  Louisiane,  ne 
savait  trop  que  faire  de  sa  nouvelle  acquisition  ;  il  fallait  de  l'argent 
pour  coloniser  et  l'argent  manquait,  Beaumarchais  s'était  chargé  de 
fonder  avec  des  capitaux  français  une  compagnie  de  la  Louisiane,  et 
nous  voyons  par  les  Instructions  secrètes  qu'il  adressait  à  ses  commet- 
tans  français  et  que  possèdent  les  Archives  de  la  Comédie-Française 
de  quelle  façon  il  entendait  procéder  dans  son  entreprise.  Il  prenait 
l'engagement  d'approvisionner  et  de  fortifier  la  Nouvelle-Orléans  et 
d'autres  places,  de  les  mettre  à  couvert  de  toute  insulte,  de  les  pro- 
téger contre  les  convoitises  anglaises.  Son  intention  était  de  n'en  rien 
faire,  car,  disait-il,  nous  sommes  des  commerçans  et  non  des  minis- 
tres et  nous  n'avons  à  nous  occuper  que  du  succès  de  notre  compa- 
gnie ;  tout  promettre  et  ne  rien  tenir,  ajoutait-il,  telle  doit  être  notre 
devise.  Son  vrai  projet  était  d'accaparer  le  commerce  des  noirs  dans 
les  colonies  espagnoles  et  tout  le  commerce  de  contrebande,  et,  à  cet 
effet,  il  se  proposait  de  fortifier  un  îlot  situé  à  l'embouchure  du  Mis- 
sissipi,  pour  y  établir  à  l'abri  de  défenses  solides  des  entrepôts  et  des 
magasins.  En  un  mot,  il  prétendait  imposer  au  gouvernement  espagnol 
un  marché  de  dupe  en  s'assurant  tous  les  profits  permis  et  en  y  ajou- 
tant tous  les  profits  illicites,  sans  prendre  au  sérieux  aucune  des  charges 
qu'il  se  donnait  l'air  d'accepter.  Il  savait  avec  quelle  lenteur  se  fai- 
saient les  enquêtes  à  Madrid;  il  comptait  que  dix  ans  s'écouleraient 
avant  que  les  ministres  avec  qui  il  traitait  eussent  conçu  le  moindre 
soupçon  et  découvert  qu'on  les  bernait,  que  dans  toute  cette  affaire, 
«  les  vues  générales  »  servaient  de  couverture  à  des  intérêts  privés. 

A  cette  chimère  il  en  joignait  une  autre  plus  magnifique  encore  et 
plus  grandiose,  qu'il  révélait  avec  une  candeur  d'effronterie  sans  pa- 
reille dans  un  mémoire  adressé  au  duc  de  Choiseul.  Il  représentait  à 
cet  homme  d'état  que  pour  mettre  l'Espagne  dans  la  dépendance  du 
cabinet  de  Versailles,  il  fallait,  par  l'entremise  du  valet  de  chambre 
Piny,  tout-puissant  sur  son  auguste  maître,  donner  à  Charles  III  une 
maîtresse  en  titre,  une  Pompadour  et  il  proposait  pour  cet  oflice  la  belle 
marquise  de  La  Croix,  nièce  de  l'évêque  d'Orléans,  laquelle  au  vu  et 
au  su  de  tout  Madrid  était  la  maîtresse  de  Beaumarchais  ;  c'était  le 
seul  point  sur  lequel  il  n'eût  garde  de  s'expliquer  avec  le  duc  de  Choi- 
seul :  «  L'Espagne  gouvernée  par  Charles  III,  dit  à  ce  sujet  M.  Bettel- 
heim, Charles  III  gouverné  par  Piny,  le  maître  et  le  valet  de  chambre 


UNE   BIOGRAPHIE   DE   BEAUMARCHAIS.  687 

gouvernés  par  la  marquise  de  La  Croix,  qui  serait  elle-même  à  la  dé- 
votion de  Beaumarchais,  on  doit  avouer  que  ce  plan  dépassait  de  bien 
loin  les  combinaisons  les  plus  hardies  qu'ait  pu  concevoir  Figaro.  »  La 
réponse  du  duc  de  Choiseul  fut  qu'il  fallait  exclure  absolument  ce  per- 
sonnage suspect  de  toute  mission  concernant  l'Espagne. 

—  «  Que  les  gens  d'esprit  sont  bêtes  !  »  disait  Suzanne,  et  Figaro  répon- 
dait :  «  On  le  dit.  »  —  «  C'est  qu'on  ne  veut  pas  le  croire  !  »  reprenait  Su- 
zanne. Comme  Figaro,  Beaumarchais  a  toujours  pensé  que  la  plus  vul- 
gaire intrigue  est  tout  le  secret  de  la  politique  ;  il  se  refusait  à  comprendre 
qu'il  y  a  un  certain  degré  de  déconsidération  qui  est  un  obstacle  aux  en- 
treprises, et  qu'après  tout,  les  grandes  affaires  ont  leur  pudeur.  Cet 
habile  homme,  qui  ne  se  défiait  pas  assez  des  moyens  grossiers,  n'a 
réussi  que  lorsqu'il  avait  à  jouter  contre  des  pieds  plats  ou  contre  de 
vils  coquins.  Il  était  bien  inspiré  le  jour  où  il  demandait  à  Dieu  de 
lui  donner  des  ennemis  très  sots  et  très  ridicules  :  «  Suprême  Bonté, 
donne-moi  Marin!..  Donne-moi  Bertrand!..  Donne-moi  Baculard!  » 
Toutes  les  fois  qu'il  s'est  trouvé  en  présence  d'un  homme  d'esprit  ou 
de  caractère,  d'un  Charles  III  ou  d'un  Choiseul,  d'un  Franklin  ou  d'un 
Vergeunes,  d'un  Kaunitz,  d'un  Mirabeau  ou  même  d'un  Bergasse,  il  a 
eu  le  chagrin  de  voir  éventer  ses  mines  et  démonter  ses  batteries. 
Heureusement  pour  lui,  par  une  grâce  d'état,  si  ses  défaites  lui  cau- 
saient quelque  dépit,  il  n'eu  a  jamais  senti  la  honte.  Il  quitta  Madrid 
plus  pauvre  qu'il  n'y  était  venu,  ne  rapportant  à  Paris  que  le  roman- 
tique souvenir  de  quelques  affaires  d'amour  ou  d'honneur  et  de  quel- 
ques airs  de  guitare,  qu'il  saura  mettre  à  profit  eu  composant  son 
Barbier,  de  telle  sorte  qu'il  se  trouve  que,  bien  malgré  lui,  il  n'a  tra- 
vaillé en  Espagne  que  pour  nous  et  pour  nos  plaisirs. 

11  y  a  des  aventuriers  qui,  à  force  de  courir  tous  les  chemins  de 
ce  monde,  finissent  par  y  rencontrer  un  cas  intéressant  dont  leurs 
entrailles  sont  émues  et  qui,  une  fois  dans  leur  vie,  jouent  le  rôle  de 
paladin.  La  beauté  de  leur  aventure  leur  ennoblit  le  cœur,  ils  mépri- 
sent leurs  commencemens,  ils  n'ont  plus  de  goût  que  pour  les  grands 
emplois.  Ce  ne  fut  point  le  cas  de  Beaumarchais;  il  était  condamné  à 
ne  changer  jamais  ;  le  fond  de  l'homme  est  toujours  resté  à  travers 
toutes  les  vicissitudes  de  sa  destinée.  Neuf  ans  après  son  retour  d'Es- 
pagne, quand  ses  démêlés  avec  le  comte  de  La  Blache  et  le  conseiller 
Goezman  lui  ont  fourni  l'occasion  de  se  faire  l'avocat  des  honnêtes 
gens  et  le  vengeur  de  la  morale  outragée,  d'entreprendre  la  cause 
commune,  de  transformer  une  misérable  affaire  de  quinze  louis  en  une 
question  de  liberté  publique  et  d'infliger  au  parlement  Maupeou  un. 
de  ces  affronts  qui  tuent,  quand  il  est  en  voie  de  gagner  l'estime,  de 
s'acquérir  le  renom  d'un  grand  citoyen  et  que  les  foules  se  pressent 
sur  son  passage  pour  acclamer  le  Wilkes  français,  on  le  voit  redes- 


688  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

cendre  en  hâte  du  piédestal  où  l'avait  hissé  son  bon  génie.  Sa  fortune 
n'est  pas  faite,  il  ne  peut  la  faire  que  par  les  grands  et  les  rois.  11 
s'empresse  de  jeter  aux  orties  sa  toge  de  tribun,  il  entre  au  service 
secret  de  la  cour,  il  n'a  pas  de  cesse  que  M'"^  Du  Barry  ne  l'ait  envoyé 
à  Londres  s'aboucher  avec  un  Théveneau  de  Morande  et  protéger, 
Tcontre  les  insultes  du  Gazetier  cuirassé,  le  précieux  honneur  de  Chon- 
chon.  11  a  toujours  réussi  dans  ce  genre  d'ambassades;  Morande, 
grassement  payé,  acquiesce,  se  rend  et  devient  son  allié,  presque 
son  ami.  Il  ne  faut  pas  mépriser  l'amitié  d'un  Morande  :  tout  peut 
servir  (1). 

Ce  beau  succès  l'a  mis  en  goût.  Hélas  !  Louis  XV  vient  de  mourir 
sans  avoir  pu  lui  témoigner  sa  gratitude.  Il  ne  se  décourage  pas;  il 
attend  à  peine  que  Louis  XVI  se  soit  assis  sur  son  trône  pour  lui  arra- 
cher un  mot  qui  l'autorise  à  repartir  en  mission  secrète.  Il  retourne 
en  Angleterre  négocier  la  suppression  d'un  libelle  contre  Marie-Antoi- 
nette, intitulé  :  Avis  à  la  branche  espagnole.  11  est  muni  d'un  passe- 
port au  nom  de  Ronac,  d'une  lettre  de  crédit  de  500  guinées  et  d'un 
certificat  du  roi  qui  lui  donne  ses  pleins  pouvoirs.  Il  est  assez  heureux 
pour  dépister  l'auteur  de  VAvis,  un  certain  Angelucci,  qui  s'appelait 
aussi  Atkinson,  et  qui  se  déclare  prêt  à  détruire  les  i+,000  exemplaires 
de  son  pamphlet  moyennant  un  honoraire  de  1,200  guinées.  On  dis- 
cute, on  chipote;  enfin  le  marché  est  conclu,  un  contrat  en  forme  est 
signé.  Mais  Atkinson  est  un  fourbe;  il  a  détourné  des  exemplaires  et 
s'est  enfui.  Beaumarchais-Ronac  court  après  son  voleur,  traverse  toute 
l'Allemagne  à  sa  poursuite. 

En  passant  près  du  bois  de  Neustadt,  il  aperçoit  un  cavalier  qui 
ressemble  à  son  homme,  11  descend  précipitamment  de  sa  chaise,  le 
rejoint,  le  désarçonne,  lui  met  le  pistolet  sur  la  gorge,  en  lui  criant  : 
«  Misérable,  ton  dernier  jour  est  venu,  tu  vas  expier  tes  infamies.  » 
[1  le  contraint  à  ouvrir  sa  valise  et  son  portemanteau,  il  y  trouve  les 
exemplaires  dérobés,  il  s'en  saisit,  mais  Atkinson  a  la  vie  sauve:  Ronac 
est  généreux.  Comme  il  regagnait  sa  chaise,  survient  un  malandrin, 
puis  un  second,  puis  un  troisième.  A  force  de  vaillance  et  de  sang-froid, 
il  a  raison  de  tout  le  monde,  il  en  est  quitte  pour  deux  blessures  sans 
gravité.  Après  quoi,  ses  papiers  en  poche,  il  arrive  à  Vienne,  il  obtient 
une  audience  de  Marie-Thérèse,  il  lui  conte  ses  exploits,  ses  brigands 
et  ses  blessures,  il  l'intéresse,  il  l'émeut  et  la  quitte  la  tête  haute,  heu- 
reux et  triomphant.  Cette  fois,  sa  fortune  est  faite.  A  Madrid,  comme  le 
remarque  M.  Bettelheim,  il  avait  fondé  ses  espérances  sur  les  grâces 
d'une  belle  pécheresse  ;  à  Vienne,  il  attend  tout  de  la  reconnaissance 


(1)  Théveneaude  Morande,  étude  sur  le  xviii*  siècle,  par  Paul  Robiquet.  Paris,  1882; 
Quantin. 


UNE   BIOGRAPHIE    DE    BEAUMARCHAIS.  689 

d'une  mère,  prompte  à  s'alarmer  pour  sa  fille.  Marie-Thérèse  pourra- 
t-elle  rien  refuser  au  preux  chevalier  qui  a  tout  souffert  et  tout  osé  pour 
sauver  l'honneur  de  Marie-Antoinette  ?  11  se  voit  déjà  son  homme  de 
confiance,  jouant  le  rôle  d'un  grand  courtier  diplomatique  et  malhon- 
nête entre  la  reine  de  Hongrie  et  le  cabinet  de  Versailles.  11  est  tiré 
de  son  rêve  par  l'apparition  soudaine  de  deux  officiers,  l'épée  nue,  et 
de  huit  grenadiers,  suivis  d'un  secrétaire  qui  lui  annonce  que  M.  de 
Ronac  est  aux  arrêts. 

Il  avait  compté  sans  Kaunitz.  Ce  n'est  pas  tout  d'être  Scapin,  il  faut 
avoir  affaire  à  Géronte,  et  Kaunitz  n'était  pas  facile  à  tromper.  Cer- 
tains détails  dont  l'avait  informé  son  auguste  souveraine  le  mirent  en 
défiance.  Il  fut  confirmé  dans  ses  soupçons  par  l'enquête  qu'il  ordonna, 
par  les  dépositions  d'un  postillon  qui  avait  vu  son  voyageur  mettre 
pied  à  terre  pour  aller  satisfaire  un  besoin  naturel  dans  le  bois  de 
Neustadt,  après  avoir  glissé  un  rasoir  dans  sa  poche.  La  lutte  corps  à 
corps  avec  un  cavalier,  pure  fiction,  conte  en  l'air  !  Les  trois  malan- 
drins, chimères  et  fantômes  !  Les  deux  glorieuses  blessures,  Beaumar- 
chais se  les  était  faites  adroitement  avec  son  rasoir,  à  la  seule  fin  de 
se  rendre  intéressant  et  en  s'appliquant  à  combiner  le  souci  des  vrai- 
semblances avec  tous  les  égards  qu'il  devait  à  sa  personne.  Au  surplus, 
Atkinson  n'avait  jamais  existé  que  dans  sa  plantureuse  imagination  ; 
nul  ne  l'a  jamais  vu,  nul  ne  l'a  connu.  Après  lui  avoir  repris  les  exem- 
plaires frauduleusement  détournés,  Beaumarchais  l'a  laissé  courir;  il 
court  encore,  il  courra  toujours.  Rien  n'est  plus  commode  dans  certains 
cas  que  de  traiter  avec  un  homme  qui  n'existe  point;  on  est  à  l'abri 
de  ses  réclamations  comme  de  ses  démentis.  A  la  vérité,  le  contrat 
n'était  pas  une  chimère,  il  était  muni  de  deux  signatures  ;  M.  de  Ronac 
l'avait  signé  deux  fois.  Sur  un  seul  point,  Kaunitz  s'était  trop  hasardé. 
Après  lui,  M.  d'Arncth  n'a  pas  craint  d'imputer  à  Beaumarchais  l'Avis 
à  la  brandie  espagnole,  l'accusant  d'avoir  fabriqué  lui-môme  le  libelle 
dont  il  négociait,  bourse  en  main,  le  rachat  et  la  suppression.  M.  Bet- 
telheim  est  plus  circonspect,  il  a  des  doutes  et  ses  raisons  nous  sem- 
blent bonnes.  Mais,  comme  M.  d'Arneth  et  comme  le  prince  de  Kaunitz, 
il  est  fermement  convaincu  qu'il  n'y  eut  jamais  d'Angelucci  ni  d'At- 
kinson.  Il  a  vu  à  Vienne  des  brouillons  du  fameux  contrat  et  des  pa- 
piers où  Beaumarchais  s'essayait  à  contrefaire  péniblement  toutes  les 
lettres  d'une  signature  anglaise.  Le  fils  de  l'horloger  était  un  homme 
de  conseil  et  de  main  ;  mais  ce  jour-là,  il  eut  plus  de  main  que  de  con- 
seil, puisque  le  dupeur  n'a  dupé  personne. 

On  aurait  pu  croire  que  cette  fois,  il  demeurerait  enseveli  sous  sa 
honte,  qu'il  ne  lui  restait  plus  qu'à  se  cacher  dans  un  trou.  Heureu- 
sement il  vivait  dans  un  siècle  où  la  morale  publique  était  fort  indul- 
gent aux  Scapins.  Versailles  intercéda  pour  lui,  Sartine  plaida  sa  cause. 

TOME  Lxxiii.  —  1886.  4i 


690  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  drôle,  comme  l'appelait  Kaunitz,  fut  bientôt  relâché  ;  on  poussa  la 
délicatesse  jusqu'à  lui  offrir  mille  ducats  à  titre  de  consolation  ;  il 
commença  par  les  refuser  avec  éclat  et  avec  cette  arrogance  qui  lui 
tenait  lieu  de  fierté;  il  finit  par  les  empocher.  Plus  tard,  il  obtint  que 
Marie-Thérèse  les  reprît  et  lui  envoyât  en  échange  une  bague  de  dia- 
mans,  dont  il  aimait  à  se  parer  dans  les  grandes  circonstances. 

Tout  allait  bien  pour  lui  ;  à  son  retour  en  France,  il  trouva  dans  Mau- 
repas  tout- puissant  un  protecteur  tel  qu'il  pouvait  le  rêver,  préférant 
un  bon  mot  à  une  bonne  action  et  persuadé  que  le  premier  devoir  d'un 
bon  serviteur  est  d'être  sans  vergogne  et  sans  scrupule.  Beaumarchais 
touche  au  but;  après  tant  d'inutiles  labeurs,  il  recueillera  désormais 
le  prix  de  ses  peines.  La  vendange  est  ouverte,  il  voit  commencer  les 
plus  belles  années  de  sa  vie,  qui  se  termineront  par  le  bruyant 
triomphe  du  Mariage  de  Figaro.  11  a  ses  entrées  dans  tous  les  minis- 
tères, il  a  la  clé  de  toutes  les  portes;  on  le  reçoit,  on  le  recherche,  on 
l'écoute,  on  le  consulte,  et  bientôt  la  guerre  de  l'Indépendance  lui  four- 
nira l'occasion  après  laquelle  il  soupirait,  que  deux  fois  il  avait  man- 
quée.  Sous  le  couvert  d'une  grande  cause  nationale  dont  il  est  le  cham- 
pion le  plus  résolu  et  le  plus  éloquent,  il  trouvera  le  moyen  d'enrichir 
enQn  Beaumarchais.  Ce  redresseur  de  torts,  cet  humanitaire  jette  le 
gant  aux  Anglais,  il  défend  contre  eux  le  droit  sacré  des  opprimés,  qui 
lui  est  plus  cher  que  son  bien,  et  en  même  temps  M.  de  Ronac  se 
change  comme  par  un  coup  de  baguette  en  un  certain  Rodrigue  Horta- 
lez  et  C'%  qui  commandité  par  la  France  et  par  l'Espagne,  puisant 
dans  les  caisses  de  deux  gouvernemens,  entreprend  d'approvisionner 
d'armes,  de  tentes,  de  vivres  et  de  munitions  de  guerre  les  Américains 
révoltés.  11  parcourt  louo  la  France  en  quête  de  capitalistes  et  d'arma- 
teurs, il  cherche  partout  des  alliés  ou  des  complices  pour  venir  en  aide 
à  son  négoce  philanthropique.  La  fièvre  le  travaille  et  son  industrie 
fait  des  miracles;  il  va,  il  vient,  il  se  démène,  il  se  multiplie;  il  a  la 
tête  toujours  fumante  et  des  bottes  de  sept  lieues. 

Il  n'éprouva  qu'un  chagrin  au  cours  de  son  entreprise.  Quand  Fran- 
khn  arriva  à  Paris,  Rodrigue  Hortalez  lui  fit  vainement  la  cour,  sans 
réussir  à  désarmer  les  méfiances  de  l'avisé  bonhomme  ni  à  dégourdir 
ses  glaces,  et  bientôt  Vergennes,  tout  à  fait  édifié  sur  son  compte, 
se  fit  un  devoir  de  reconduire  ;  une  fois  fermée,  la  porte  ne  se  rouvrit 
plus.  Ses  affaires  ne  laissaient  pas  de  prospérer.  Un  bâtiment  de 
guerre,  le  Fier  Rodrigue,  qu'il  avait  armé  pour  protéger  ses  transports, 
prit  part  au  glorieux  combat  de  la  Grenade  et  à  la  victoire  de  d'Estaing. 
Le  Fier  Rodrigue  fut  percé  de  quatre-vingts  boulets,  son  capitaine 
mourut  au  lit  d'honneur  et  procura  à  Beaumarchais  la  gloire  de  s'être 
fait  tuer  par  procuration  pour  la  cause  des  peuples.  Son  exploit  lui 
valut  400,000  livres,  et  peu  après  il  encaissa  près  de  2  millions  à  titre 


UNE   BIOGRAPHIE    DE    BEAUMARCHAIS.  691 

d'indemnité.  Toutefois  il  n'était  pas  toujours  sur  des  roses.  Mirabeau 
le  prendra  à  partie,  et  après  l'avoir  traité  de  charlatan,  de  baladin,  de 
proxénète,  lui  reprochera  d'avoir  armé  pour  l'Amérique  «  trente  vais- 
seaux chargés  de  fournitures  avariées,  de  munitions  éventées,  de  vieux 
fusils  que  l'on  revend  pour  neufs,  le  tout  pour  la  gloire  de  contribuer 
à  rendre  libre  un  des  mondes  et  nullement  pour  les  retours  de  cette 
expédition  désintéressée.  »  11  est  rictie,  il  peut  désormais  mépriser  les 
outrages.  Cependant,  pour  se  couvrir,  il  a  créé  la  Société  typogra- 
phique, laquelle  publie  à  Kehl  une  édition  complète  des  œuvres  de  Vol- 
taire. Gomme  le  remarque  M.  Bettelheim,  il  s'est  lancé  dans  cette  dis- 
pendieuse entreprise  moins  en  vue  des  bénélices  qu'il  se  flattait  d'en 
retirer  et  qu'il  n'en  retira  point  que  pour  donner  le  change  au  public 
sur  les  origines  suspectes  de  sa  fortune.  A  ceux  qui  l'accusaient  de 
s'être  laissé  enrichir  par  Rodrigue  Hortalez,  il  répondait  avec  assurance 
que  c'étaient  la  typographie  et  Voltaire  qui  avaient  rempli  ses  caisses. 
Quoi  qu'il  pût  dire,  il  a  toujours  cru  qu'on  le  crojait. 

Cet  homme  heureux,  cet  homme  arrivé  n'a  pas  joui  longtemps  de 
son  bonheur.  Au  goût  de  l'intrigue,  à  l'amour  du  bruit,  il  joignait  la 
fureur  du  faste.  Il  se  lit  construire  en  face  de  la  Bastille  une  somp- 
tueuse demeure,-qui  surpassait  toutes  les  bâtisses  de  l'àris-Duverney. 
Il  y  rassembla  mille  objets  d'art,  sans  parler  d'une  table  à  écrire  qui 
lui  avait  coûté  30,000  francs.  Son  jardin  était  orné  de  bosquets,  de 
devises,  de  sentences,  et  on  y  voyait  le  buste  de  toutes  les  femmes 
qu'il  avait  aimées.  La  révolution  ne  tardera  pas  à  le  troubler  dans  son 
opulent  repos,  et  elle  sera  sans  pitié  pour  les  magnificences  dont  se 
repaissaient  ses  yeux.  Il  se  prendra  à  regretter  ce  vieux  régime  qu'il 
ja  si  cruellement  persiflé,  cette  molle  et  aimable  pourriture  où  pous- 
saient en  une  nuit  des  champignons  de  fortune.  A  plusieurs  reprises, 
sa  maison  est  envahie  par  des  hordes  sauvages;  il  reçoit,  selon  sa 
propre  expression,  «  la  visite  de  /jO,000  hommes  du  peuple  souverain; 
il  est  vingt  fois  sur  le  point  d'être  incendié,  lanterné,  massacré;  il  su- 
bit eu  quatre  années  quatorze  accusations  plus  absurdes  qu'atroces, 
plus  atroces  qu'absurdes  ;  il  est  traîné  deux  fois  dans  les  prisons,  sans 
avoir  commis  d'autre  crime  que  celui  d'avoir  un  joli  jardin.  » 

11  connaîtra  les  amertumes  de  l'exil  et,  en  rentrant  à  Paris,  il  y  trou- 
vera sa  fortune  aux  trois  quarts  détruite.  Mais  tandis  que  tout  change 
autour  de  lui,  hommes  et  choses,  il  sera  toujours  le  même,  et  jusqu'à 
la  lin,  on  le  verra  se  berçant  d'illusions,  méditant  des  entreprises, 
brassant  des  projets,  se  piquant  de  régenter  des  tribuns  et  des  sans- 
culottes  comme  il  régentait  Maurepas,  les  accablant  de  ses  pétitions, 
de  ses  conseils,  de  ses  remontrances,  se  plaisant  au  côté  théâtral  de  la 
révolution  et  essayant  d'y  collaborer,  mais  s'abusant  sur  le  fond  tra- 
gique des  choses,  incapable  de  juger  les  temps  nouveaux  qu'il  se  van- 


692  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tait  d'avoir  annoncés  et  préparés,  protestant  contre  le  silence  qui  se  fait 
autour  de  son  nom,  ne  pouvant  comprendre  que  la  révolution  n'eût 
pas  besoin  de  Beaumarchais  pour  conduire  ses  affaires,  qu'avant  de 
monter  les  pièces  à  grand  spectacle  dont  elle  régalait  les  peuples  et 
les  rois,  elle  ne  priât  pas  l'auteur  de  Tarare  de  lui  en  dire  son  avis  et 
d'en  régler  l'appareil.  Un  instant,  il  mit  son  espérance  dans  Bonaparte, 
il  composa  en  son  honneur  des  vers  qui  furent  mal  accueillis.  S'il 
avait  vécu  assez  longtemps  pour  le  voir  premier  consul,  il  aurait  tout 
fait  pour  s'insinuer  dans  ses  bonnes  grâces,  sans  se  douter  que  celui 
qui  s'appliquait  à  restaurer  le  respect  en  France  ne  pouvait  éprouver 
qu'une  glaciale  antipathie  pour  l'homme  en  qui  le  respect  avait  trouvé 
l'un  de  ses  plus  dangereux  ennemis. 

Beaumarchais  nous  apparaît  dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
entre  1790  et  1799,  comme  un  vieux  radoteur,  comme  un  bonhomme 
un  peu  ridicule,  qui  depuis  longtemps  est  au  bout  de  son  rôle  et  qui, 
s'obstinant  à  remonter  sur  les  planches,  se  fait  reconduire  dans  la 
coulisse  à  grands  coups  de  sifflet.  Quel  contraste  avec  ses  belles  an- 
nées, avec  l'auteur  des  Mémoires  et  du  Barbier,  avec  le  Beaumarchais  vif, 
ardent,  impétueux,  dont  Paris  pouvait  dire  :  «  D'en  parler  seulement, 
il  exhale  un  tel  feu  qu'il  m'a  presque  enfiévré  de  sa  passion,  moi  qui 
n'y  ai  que  voir  !  »  M.  Bettelheim,  qui  a  raconté  sa  vie  mieux  que  per- 
sonne, est  trop  succinct  dans  le  jugement  qu'il  en  porte;  il  y  a,  dans 
les  écrivains  d'un  très  grand  talent,  quelque  chose  de  complexe  qui 
échappe  aux  définitions  sommaires.  Le  xvin'^  siècle,  si  riche  en  aven- 
turiers, n'en  a  produit  aucun  qu'on  puisse  comparer  à  Beaumarchais. 
Il  était  le  plus  envahissant,  le  plus  prenant  des  hommes  dans  tous 
les  sens  du  mot;  il  possédait  à  un  degré  peu  commun  le  don  de  s'im- 
poser, Marie-Thérèse  faillit  succomber  à  sa  séduction.  Kaunitz  le  trai- 
tait de  drôle;  mais  il  appartenait  à  la  dangereuse  famille  des  drôles 
sympathiques,  qui  exercent  un  charme  secret  et  fatal  auquel  le  mé- 
pris même  ne  résiste  pas.  Son  ami  le  plus  fidèle,  le  puritain  Gudin, 
disait  de  lui  :  «  11  fut  aimé  avec  passion  de  ses  maîtresses  et  de  ses  trois 
femmes.  »  Il  avait  le  grand  naturel,  la  flamme  du  regard  et  les  empor- 
temens  de  la  parole,  une  force  de  courage  et  d'espérance  qui  domptait 
le  malheur,  la  contagion  du  rire,  une  abondante  gaîté,  qu'il  répandit 
à  pleines  mains  dans  ses  écrits  et  qui,  aujourd'hui  encore,  plaide  sa 
cause  auprès  de  nous. 

Il  n'a  jamais  été  méchant  que  dans  les  cas  de  défensive  désespé- 
rée ;  d'habitude  il  était  serviable,  officieux,  il  aimait  à  obhger  ses 
cliens,  il  a  rarement  trompé  leur  confiance.  Il  a  été  bon  pour  les  siens, 
il  a  connu  les  affections  de  famille  ;  son  bonheur  tenait  table  ouverte 
et  invitait  les  passans  à  ses  festins.  Il  a  toujours  pensé  que  la  perfec- 
tion de  la  nature  humaine  était  représentée  par  le  financier  sensible, 


DNE   BIOGRAPHIE    DE    BEAUMARCHAIS.  693 

qui  a  le  don  des  larmes.  Il  savait  pleurer,  il  savait  donner.  «  Géné- 
reux comme  un  voleur  !  »  disait  Figaro.  —  Mais  il  y  a  des  voleurs  fort 
durs  à  la  desserre,  et  Beaumarchais  donnait  sans  compter. 

Il  faut  considérer  aussi  qu'il  y  avait  de  la  candeur  dans  ses  vices  ; 
c'était  un  cynique  inconscient,  qui,  vivantdans  un  monde  très  corrompu, 
en  appliquait  les  maximes,  sans  avoir  jamais  acquis  le  discernement 
très  net  de  l'honnête  et  du  malhonnête.  «II  manquera  toujours  à  la  mé- 
moire de  Beaumarchais,  a  dit  Jules  Sandeau,  cette  fleur  d'estime,  que  ne 
remplacent  ni  la  renommée,  ni  la  popularité,  ni  la  gloire,  et  qui  s'ap- 
pelle tout  simplement  la  considération.  »  11  le  sentait  lui-même;  mais 
incapable  de  se  juger,  il  s'étonnait  de  son  discrédit,  car  en  se  compa- 
rant aux  plats  coquins  qui  l'entouraient,  il  devait  croire  à  sa  vertu. 
Aussi  déclarait-il  dans  ses  vieux  jours  que  tous  ses  ennemis,  qui 
affectaient  de  le  mépriser,  étaient  des  jaloux  et  des  ehvieux  :  les  mu- 
siciens le  délestaient  parce  qu'il  savait  la  musique,  les  poètes  parce 
qu'il  faisait  des  vers,  les  commerçans  parce  qu'il  avait  le  génie  du 
commerce,  les  avocats  parce  qu'il  les  surpassait  en  éloquence  comme 
dans  la  science  des  affaires,  les  diplomates  parce  qu'ils  ne  pouvaient 
lui  pardonner  son  incomparable  habileté.  Jamais  il  ne  lui  vint  l'idée 
de  se  blâmer,  de  trouver  rien  à  reprendre  dans  sa  vie,  ni  de  croire 
[que  ses  tibériades  pussent  porter  la  moindre  atteinte  à  sa  dignité  de 
)ère  de  famille.  Les  inconsciens  se  llattent  de  tout  concilier. 

M.  Bettelheim  assure  que  Beaumarchais  ne  fut  jamais  de  bonne 
(foi,  que  les  causes  qu'il  a  plaidées  avec  le  plus  de  chaleur  et 
de  véhémence  lui  étaient  fort  indifférentes,  qu'il  ne  songeait  qu'à 
s'accommoder  au  goût  du  public,  qi'il  fut  toute  sa  vie  un  grand  co- 
médien. Un  pourrait  lui  répondre  que  Beaumarchais  a  atteint,  par 
intervalles,  à  la  véritable  éloquence,  et  qu'il  y  a  toujours  dans  l'élo- 
quence un  peu  de  bonne  foi.  M.  Bettelheim  n'a  pas  assez  tenu  compte 
de  sa  puissante  imagination.  Elle  lui  représentait  si  vivement  les  effets 
que  peut  produire  une  conviction  sincère  qu'il  croyait  les  ressentir;  il 
s(!  grisait  de  son  rôle,  et  il  avait  au  moins  la  sincérité  des  nerfs. 
<(  Quand  la  têie  se  monte,  disait  le  comte  Almaviva,  l'imagination  la 
mieux  réglée  devient  folle  comme  un  rêve.  »  En  racontant  à  Gudin 
son  aventure  d'Allemagne  et  sa  lutte  avec  les  trois  brigands,  Beau- 
marchais lui  écrivait  :  «  Je  me  suis  bien  étudié  tout  le  temps  qu'a  duré 
l'acte  tragique  du  bois  de  Neustadt.  A  l'arrivée  du  premier  brigand, 
j'ai  senti  mon  cœur  battre  avec  force.  Sitôt  que  j'ai  eu  mis  le  premier 
sapin  devant  moi,  il  m'a  pris  comme  un  mouvement  de  joie,  de  gaîté 
même,  de  voir  la  mine  embarrassée  de  mon  voleur.  Au  second  sapin 
que  j'ai  tourné,  me  voyant  presque  dans  ma  route,  je  me  suis  trouvé 
si  insolent  que  si  j'avais  eu  une  troisième  main,  je  lui  aurais  montré 
ma  bourse  comme  le  prix  de  sa  valeur,  s'il  était  assez  osé  pour  la  venir 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chercher...  »  Il  a  vu  la  scène,  il  l'a  sentie  ;  pendant  plus  d'une  heure, 
il  a  cru  aux  bandits  du  bois  de  Neustadt,  et  pendant  plus  d'un  jour,  il 
s'était  persuadé  que  la  morale  publique  l'avait  choisi  pour  son  vengeur, 
que  Beaumarchais,  le  justicier,  avait  toutes  les  qualités  requises  pour 
flétrir  les  hontes  du  parlement  Maupeou. 

Que  bénie  soit  son  imagination,  puisqu'il  s'en  est  servi  pour  com- 
poser deux  immortels  chefs-d'œuvre,  deux  merveilles  de  grâce  et  d'in- 
génieuse folie,  où  il  a  résumé  son  existence  très  agitée,  la  France  et 
l'Espagne,  ses  déboires,  ses  traverses,  ses  amours,  ses  rancunes  et  la  phi- 
losophie que  lui  avaient  enseignée  tour  à  tour  ses  prospérités  et  ses  dis- 
grâces 1  M.  Bettelheim  croit  pouvoir  allirmer  qu'il  a  emprunté  à  Panard 
le  sujet  et  l'intrigue  du  Barbier  de  Séville,  et  qu'il  a  trouvé  Chérubin  dans 
un  des  Contes  moraux  de  Marmontel  ;  mais  l'habile  critique  a  bien  su 
reconnaître  que*  le  Barbier  et  le  Mariage  sont  des  créations  profondé- 
ment personnelles,  que  l'homme  qui  a  fait  ces  deux  pièces  s'y  est  mis 
tout  entier.  Il  a  donné  à  son  Figaro  sa  belle  humeur,  sa  largeur  de 
conscience,  sa  fureur  d'intriguer,  son  effronterie,  et  il  l'a  condamné  à 
mourir  comme  lui  dans  son  péché  et  dans  la  peau  d'un  fier  insolent. 
Gomme  Beaumarchais,  Figaro  estime  que  l'or  est  le  nerf  de  l'intrigue, 
qu'où  il  n'y  a  pas  de  profit,  il  faut  au  moins  du  plaisir,  que  personne 
ne  sait  si  le  monde  durera  encore  trois  semaines,  et  il  poursuit  son 
aventure,  accueilli  dans  une  ville,  emprisonné  dans  l'autre  et  partout 
supérieur  aux  événemens,  aidant  à  la  bonne  fortune,  supportant  la 
mauvaise,  se  servant  de  son  rasoir  pour  faire  la  barbe  aux  sots  et  de 
sa  guitare  pour  en  jouer  un  air  au  nez  de  la  destinée.  Gomme  Pierre- 
Augustin  Garon,  il  se  détache  quelquefois  de  lui-même,  non  pour  se 
juger,  mais  pour  philosopher  gaîment  sur  la  vie  et  ses  vanités  :  «  Forcé 
de  parcourir  la  route  où  je  suis  entré  sans  le  savoir,  comme  j'en  sor- 
tirai sans  le  vouloir,  je  l'ai  semée  d'autant  de  fleurs  que  ma  gaîté  me 
l'a  permis;  encore  je  dis  ma  gaîté  sans  savoir  si  elle  est  plus  à  moi 
que  le  reste,  ni  même  quel  est  ce  moi  dont  je  m'occupe,  assemblage 
informe  de  parties  inconnues...  Maître  ici,  valet  là,  ambitieux  par  va- 
nité, laborieux  par  nécessité,  orateur  selon  le  danger,  poète  par  dé- 
lassement, musicien  par  occasion,  amoureux  par  folles  bouffées,  j'ai 
tout  vu,  j'ai  tout  usé.  » 

Haussez  de  quelques  crans  la  condition  de  Figaro,  étendez  le  cercle 
de  ses  idées,  donnez-lui,  avec  les  notions  qui  lui  manquent,  plus 
d'étoffe  et  un  peu  de  ce  génie  naturel  que  produisent  la  puissance  du 
tempérament,  la  surabondance  de  la  vie  et  l'inquiétude  perpétuelle 
d'un  sang  qui  bout,  Figaro  sera  Beaumarchais. 


G.  Valbert, 


REVUE     LITTÉRAIRE 


PUBLICATIONS     RECENTES     SUR     LE     XVII"     SIÈCLE. 


I.  Henriette- Anne  d'Angleterre,  duchesse  d'Orléans,  par  M.  le  comte  de  Bâillon.  Paris, 
1886;  Perrin. —  il.  Louis  XIV  et  la  Compagnie  des  Indes  orientales,  par  .M.  Louis 
Pauliat.  Paris,  1886;  Calmann  Lûvy.  —  lU.  Ij)uise  de  Kéroualle,  duchesse  de  Ports- 
mouth,  par  M.  H.  Forneron,  Paris,  1886;  Pion. 


On  a  beaucoup  écrit,  l'an  dernier,  sur  le  dix-septième  siècle,  pres- 
que autant  qu'il  y  a  deux  ans  sur  l'histoire  de  la  révolution,  comme  s'il 
fallait  à  tous  ces  grands  sujets  un  peu  de  temps  pour  se  renouveler, 
—  eux,  et  surtout  l'intérêt  que  le  public  y  prend.  Ayant  saisi  l'occasion, 
quand  elle  s'est  présentée,  de  parler  ici  même  de  ceux  de  ces  travaux 
qui  regardaient  plus  particulièrement  l'histoire  littéraire,  c'est  de 
ceux  qui  touchent  l'histoire  générale  que  nous  voudrions  dire  aujour- 
d'hui quelques  mots,  ou  plutôt  de  trois  d'entre  eux,  qui  tournent  au- 
tour de  la  même  question.  Dans  le  livre  de  M.  de  Bâillon  :  Henriette- 
Anne  d' Amjleteire,  duchesse  d'Orléans,  comme  dans  celui  de  M.  Louis 
Pauliat  :  Louis  XIV  et  la  Compagnie  des  Indes  orientales^  comme  enfin 
dans  celui  de  M.  Forneron  :  Louise  de  Kéroualle,  duchesse  de  Porls- 
mouth,  il  s'agit  de  l'alliance  anglaise  au  xvu"  siècle  et  des  causes 
de  la  guerre  de  Hollande.  Indépendamment  de  ce  qu'ils  contiennent  de 
neuf  sur  ce  grave  sujet,  ces  trois  livres,  d'ailleurs,  très  inégaux  de 
mérite,  sont  également  riches  de  documens  et  même  d'anecdotes.  Nos 


696  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

archives,  comme  toujours,  en  ont  fourni  la  meilleure  part,  et,  dans 
ces  archives,  la  correspondance  de  nos  ambassadeurs.  La  réalité  de 
l'histoire  a  quelquefois  de  ces  surprises.  «  Quand  on  songe  à  la  cour 
du  grand  roi,  disait  un  spirituel  historien,  il  vient  des  idées  de  pompe 
et  d'étiquette  majestueuse.  Tout  au  contraire,  on  n'y  trouvait  rien 
d'élégant  qui  ne  fût  leste  ;  »  et  pareillement,  il  faut  avouer  que  les 
Courtin  et  les  Grémonville  ont  traité  les  plus  grandes  affaires  avec 
une  désinvolture  qui  n'eut  d'égale  que  leur  habileté. 

En  écrivant  jadis  une  excellente  biographie  d'Henriette-Marie  de 
France,  reine  d'Angleterre,  M.  de  Bâillon  s'était  promis  de  nous  racon- 
ter quelque  jour,  pour  achever  celle  de  la  mère,  l'histoire  de  la  fille  : 
Henriette-Anne  d'Angleterre,  duchesse  d'Orléans.  Après  ce  que  tant 
d'autres  en  ont  dit  avant  lui,  il  semblait  à  M,  de  Bâillon  qu'il  y  avait 
quelque  chose  encore  à  dire  de  u  cette  jolie,  gracieuse  et  intelligente  » 
Madame,  comme  l'a  quelque  part  appelée  Macaulay;  et  la  preuve  qu'il 
ne  se  trompait  point,  c'est  que  lui-même,  en  quatre  cents  pages,  n'en 
aura  pas  encore  tout  dit.  J'aurais  voulu  d'abord  qu'il  soumît  à  une  cri- 
tique plus  sévère  les  documens  qui  servent  à  écrire  l'histoire  de  Ma- 
dame, et  particulièrement  celui  dont  on  fait  la  règle  et  le  juge  des 
autres  :  Vllistoire  d'Henriette  d'AngUterre,  par  M"'"  de  La  Fayette.  Ce 
petit  livre  est-il  bien  de  M'"*  de  La  Fayette?  C'est  une  première  ques- 
tion que  je  propose  aux  érudits.  Elle  est  nouvelle  ;  mais  tant  de  Mè- 
moires,  dans  l'ample  collection  que  nous  en  possédons,  ne  sont  pas  de 
l'auteur  à  qui  l'on  les  donne  !  Il  y  avait  plus  de  vingt-cinq  ans  que 
M""*  de  La  Fayette  était  morte  lorsque  parut  en  Hollande  VHistoire  de 
Madame  Henriette;  et  de  qui  le  libraire  tenait-il  le  manuscrit?  En  ad- 
mettant d'ailleurs  que  le  livre  soit  bien  de  M™*  de  La  Fayette,  quelles 
preuves  avons-nous  que  Madame  elle-même  l'ait  effectivement  presque 
dicté?  L'auteur  le  dit,  je  le  sais  bien,  mais  de  récentes  publications 
nous  ont  appris  à  nous  défier  de  M"*  de  La  Fayette,  à  la  voir  tout  au 
moins  sous  un  aspect  un  peu  différent  de  l'ancien.  Dans  cette  Histoire 
qui  nous  viendrait  d'elle,  Madame  tiendrait  trop  souvent  un  étrange 
langage,  et,  si  vraiment  il  était  authentique,  les  mémoires  ou  les  pam- 
phlets du  temps  n'auraient  rien  dit  de  plus  fort  contre  elle  qu'elle- 
même. 

Un  autre  point  sur  lequel  on  aimerait  qu'un  historien  de  Madame 
eût  insisté,  c'est  l'influence  qu'elle  exerça  sur  la  direction  du  goût  et 
de  l'esprit  français  au  xvu«  siècle.  M.  de  Bâillon  nous  rappelle  que 
Molière  dédia  son  École  des  femmes  à  Madame,  Racine,  son  Andromaque, 
et  nous  dit  quelques  mots,  en  passant,  de  l'histoire  des  deux  Bérénice. 
C'est  Fontenelle,  je  crois,  qui  le  premier,  dans  sa  Vie  de  Corneille,  a 
conté  comment  Madame  se  plut  à  mettre  sur  ce  sujet  galant  les  deux 
poètes  aux  prises:  l'autorité  paraît-elle  suffisante?  Ni  Corneille,  qui  était 


REVUE   LITTÉRAIRE.  697 

bavard,  ni  Racine,  qui  avait  un  sentiment  délicat  de  toutes  les  conve- 
nances, n'ont  rien  dit  ni  paru  rien  connaître  de  l'histoire  où  Ton  les 
mêle.  Faut-il  y  croire  ?  N'y  faut-il  pas  croire?  Mais  il  faudrait  l'examiner. 
Laissant  de  côté  ce  tout  petit  problème,  j'aurais  souhaité  du  moins  que 
M.  de  Bâillon  développât  une  juste  indication  de  Voltaire  et  de  Sainte- 
Beuve.  «  Dans  toutes  les  cours,  dit  ce  dernier,  qui  avaient  précédé  de 
peu  celle  de  Madame  :  à  Chantilly,  à  l'hôtel  Rambouillet  et  alentour, 
il  y  avait  un  mélange  d'un  goût  déjà  ancien  et  qui  allait  devenir 
suranné.  Avec  Madame  commence  proprement  le  goût  moderne  de 
Louis  XIV;  elle  contribua  à  le  fixer  dans  sa  pureté.  »  Voilà  qui  méritait 
qu'on  le  commentât,  qu'on  l'interprétât,  qu'on  le  suivît  plus  loin. 
Madame  était  extrêmement  naturelle,  avec  une  entière  absence  d'ap- 
prêt, ou  même  un  air  de  négUgence,  et  elle  fit  le  goût  de  la  cour,  qui 
régla  celui  du  siècle.  Les  amoureux  de  Racine  sont  des  Guiche  ou  des 
Louis  XIV;  il  y  a  quelques  traits  de  Madame  dans  les- Henriette,  les 
Éliante,  les  Elmire  de  Molière;  Boileau  lui-même,  à  cette  école,  raffina 
son  goût  d'abord  un  peu  gaulois  et  même  un  peu  bourgeois.  Les  sa- 
lons, après  ravoir  tiré  de  la  grossièreté  du  xvi®  siècle,  eussent  gâté 
l'esprit  français;  la  cour  le  sauva  des  salons,  et  dans  la  cour,  celle  qui 
dix  ans  y  fut  ou  y  parut  être  l'arbitre  des  plaisirs,  des  fêtes  et  des 
élégances. 

fc^nfin,  le  caractère  lui-même  de  Madame  ne  paraît  pas  assez  nette- 
ment indiqué  dans  le  livre  de  M.  de  Bâillon.  Coquette,  elle  le  fut  sans 
doute,  et  sa  coquetterie  faillit  un  jour  la  mener  loin,  quand  elle  en 
essaya  l'effet  sur  Louis  XIV  ;  mais  elle  fut  surtout  ambitieuse.  «<  Les 
mouvemens  de  son  cœur,  dit  M™  de  Motteville,  portaient  cette  prin- 
cesse à  suivre  âprement  tout  ce  qui  ne  lui  paraissait  pas  criminel  et 
tout  à  fait  contraire  à  son  devoir.  »  Aprement!  La  bonne  dame  en  sa- 
vait quelque  chose  par  sa  propre  expérience,  ayant  été  chargée  par  la 
reine  mère  de  morigéner  doucement  l'imprudente  Henriette  ;  mais  le 
mot  est  juste,  et  d'autres  témoignages,  comme  celui  de  La  Fare,  en 
confirment  la  justesse.  Il  y  avait  je  ne  sais  quoi  d'impérieux  sous 
l'affabilité  de  Madame,  et  dans  ses  airs  d'étourderie,  dans  son  désir 
de  plaire,  un  goût  très  vif  de  domination.  Elle  était  douce  aux  doux, 
et  bonne  à  qui  ne  la  contrariait  point.  C'est  ce  qui  éclate  assez  dans 
l'acharnement  qu'elle  mit  à  perdre  La  Vallière,  parce  qu'elle  craignait 
que  La  Vallière,  après  le  cœur,  ne  s'emparât  de  l'esprit  et  peut-être  de 
la  politique  du  roi.  N'était-ce  pas  une  maîtresse  aussi,  la  comtesse  de 
Gastelmaine,  depuis  duchesse  de  Cleveland,  qui  menait  alors  la  cour  et 
les  résolutions  de  Charles  H  ,  roi  d'Angleterre?  Si  l'on  avait  mieux  lu 
dans  les  vrais  desseins  de  Madame,  on  eût  peut-être  moins  insisté  sur 
le  roman  de  ses  amours.  Ses  galanteries  les  plus  compromettantes 
ne  lui  sont  guère  qu'un  moyen  d'intrigue;  au  travers  de  tant  de  com- 
plications où  elle  se  jette  comme  à  plaisir,  elle  vise  obstinément  un 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

but;  il  s'agit  pour  elle  de  jouer  un  rôle  politique;  et  les  imprudences 
de  sa  coquetterie  s'expliquent  et  s'excusent  par  l'ardeur  et  la  vivacité 
de  sa  jeune  ambition. 

Il  eût  convenu  d'autant  plus  à  M.  de  Bâillon  de  le  dire  et  de  le  faire 
bien  voir  que  l'objet  qu'il  s'est  surtout  proposé  dans  ce  livre,  c'est 
de  mettre  en  lumière  le  rôle  considérable  et  assez  mal  connu  que 
Madame  a  joué  dans  la  politique  des  premières  années  du  règne.  Car 
on  savait  bien  que  Madame  avait  eu  part  aux  délicates  négociations 
d'où  sortit  enfin  le  traité  de  Douvres,  mais,  pour  imiter  sans  doute  la 
réserve  de  Bossuet,  et  ne  pas  s'entendre  accuser  «  d'arranger  sui- 
vant leurs  idées  les  conseils  des  rois,  »  les  historiens  n'avaient  étudié 
de  très  près  ni  ces  conseils  eux-mêmes,  ni  ces  négociations,  ni  l'in- 
fluence de  Madame.  M.  de  Bâillon,  pour  le  faire,  s'est  aidé  de  la  corres- 
pondance même  de  Madame  et  de  Charles  II,  conservée  partie  aux 
Affaires  Étrangères,  partie  au  Record  Office,  et  dont  on  n'avait  jusqu'à 
lui  publié  que  peu  et  d'assez  courts  extraits.  Nous  y  voyons  Madame, 
usant  de  l'affection  que  lui  porte  son  frère,  s'ingérer  doucement  dans 
les  affaires,  s'essayer,  dès  son  mariage,  au  rôle  d'intermédiaire  entre 
la  France  et  l'Angleterre ,  par-dessus  les  ambassadeurs,  qu'elle  gêne 
d'autant  plus  qu'à  peine  soupçonnent-ils  son  influence  occulte  ;  traiter 
des  questions  importantes,  comme  celle  du  salut  que  la  marine  bri- 
tannique exige  des  autres  pavillons;  et  enfin  obtenir,  vers  la  fin  de 
l'année  1662,  une  lettre  qui  vraiment  l'accrédite  auprès  de  Louis  XIV 
«  dans  l'intérêt,  dit  Charles  11,  de  l'union  intime  des  deux  couronnes, 
dont  il  veut  faire  désormais  la  base  de  sa  politique.  »  11  s'agissait, 
en  ce  temps-là  même,  de  la  grosse  affaire  de  la  cession  de  Dunkerque 
à  la  France,  et  l'on  juge,  à  ces  mots,  de  la  part  que  Madame  y  put 
prendre.  En  1666,  c'est  encore  Madame  qui  sert  d'intermédiaire  entre 
Louis  XIV  et  Charles  II  dans  les  négociations  qui  préparent  le  traité 
de  Breda;  c'est  elle  encore,  trois  ans  plus  tard,  en  1669,  qui  réussit 
à  détacher  son  frère  de  la  Triple  Alliance,  et  c'est  elle  enfin  qui,  dans 
ce  voyage  triomphal  d'Angleterre,  après  deux  ans  de  pourparlers, 
en  1670,  un  mois  à  peine  avant  de  mourir,  emporte  la  conclusion  de 
ce  traité  de  Douvres  qui  va  permettre  à  Louis  XIV,  assuré  désormais, 
du  côté  de  l'Angleterre,  d'entreprendre  la  guerre  de  Hollande  et  de 
conquérir  à  la  France  la  Flandre  et  la  Franche-Comté.  Si  quelqu'un 
peut  regretter  l'intervention  de  la  princesse  dans  les  affaires  d'état, 
on  conviendra  sans  doute  que  ce  n'est  pas  sa  patrie  d'adoption.  Fran- 
çaise et  très  Française,  la  mémoire  de  Madame  devrait  encore  nous 
demeurer  respectée  quand  sa  mort  soudaine,  à  vingt-six  ans,  ne  nous 
la  rendrait  pas  tragique,  et  VOraison  funèbre  de  Bossuet  éternellement 
touchante.  C'est  à  la  fois  l'intérêt  et  la  nouveauté  du  livre  de  M.  de 
Bâillon  que  l'avoir  établi  les  titres  de  Madame  à  la  reconnaissance  de 
l'histoire  ;  il  est  d'ailleurs  facilement  et  agréablement  écrit. 


BEVUE   LITTÉRAIRE.  699 

Ne  le  trouvera-t-on  pas  un  peu  bref  sur  la  mort  de  Madame?  — 
M,  de  Bâillon  ne  croit  pas  à  l'empoisonnement,  et  il  se  contente  de 
renvoyer  le  lecteur  aux  travaux  de  MM.  J.  Lair,  Anatole  France,  Loi- 
seleur  et  Littré;  mais,  sans  entrer  dans  ces  détails  de  médecine  ré- 
trospective, et  tout  en  croyant,  comme  lui-même,  à  la  mort  natu- 
relle, n'eût-il  pas  pu  du  moins  examiner  de  plus  près  ce  qui  fait  le 
nœud  de  la  question  :  je  veux  dire  à  qui  la  disparition  de  Madame 
importait?  C'est  le  chevalier  de  Lorraine  que  l'on  accuse  d'ordinaire, 
et  l'on  oublie  de  mettre  en  cause  un  autre  personnage  qui  me  paraî- 
trait pourtant  bien  autrement  suspect  :  Olympe  Mancini,  comtesse  de 
Soissons,  surintendante  de  la  maison  de  la  reine,  et  privée  de  son 
amant,  le  marquis  de  Vardes,  en  même  temps  que  chassée  de  la 
cour  pour  Madame  et  presque  par  Madame.  Olympe  était  vindicative; 
quelques  années  plus  tard,  impliquée  dans  l'affaire  des  poisons,  elle 
prendra  la  fuite  au  plus  vite;  on  la  retrouve  encore  mêlée,  en  1689, 
dans  l'histoire  de  l'empoisonnement  prétendu  de  la  reine  d'Espagne, 
lille  de  Madame;  elle  avait,  d'ailleurs,  jadis  exercé  sur  Louis  XIV  une 
influence  dont  Madame  seule  avait  eu  le  pouvoir  de  la  déposséder. 
Voilà  bien  des  présomptions;  et  dans  une  histoire  de  Madame  il  n'était 
superflu  d'en  discuter  la  gravité.  M.  de  Bâillon  a-t-il  estimé  qu'il  per- 
drait son  temps  et  sa  peine  à  creuser  un  problème  dont  les  élémens 
nous  échappent?  H  n'aurait  pas  fait  attention,  en  ce  cas,  que  l'intérêt 
et  le  profit  de  ces  problèmes  historiques,  par  les  recherches  qu'ils 
exigent,  la  connaissance  des  hommes,  des  mœurs  et  des  temps,  est 
bien  moins  de  se  laisser  résoudre  que  de  nous  faire  à  chaque  pas  pé- 
nétrer plus  avant  dans  l'esprit  ou  l'àme  môme  d'un  siècle. 

Entre  une  biographie  d'Henriette-Aime  d'Angleterre  et  un  livre  sur 
Louis  XIV  et  la  Compagnie  des  Indes  orientales,  il  ne  semble  pas  d'abord 
qu'il  y  ait  des  rapports  bien  étroits;  et  au  fait  il  y  en  aurait  peu, 
ou  même  il  n'y  en  aurait  pas,  si  l'auteur  n'avait  travaillé  de  son  mieux 
à  y  en  mettre.  L'aventure  de  M.  Pauliat  est,  d'ailleurs,  assez  commune. 
On  ne  cherchait  dans  l'histoire  du  passé,  dans  les  cartons  d'un  minis- 
tère ou  dans  les  papiers  des  Archives,  que  les  origines  d'une  question 
contemporaine,  et  l'on  perd  bientôt  de  vue  l'objet  de  sa  recherche,  et 
l'on  découvre  insensiblement  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant  dans 
le  présent,  c'est  encore  le  passé...  Mais  ce  n'est  là  que  le  commence- 
ment des  découvertes  de  M.  Pauliat,  et  elles  sont  si  nombreuses  que 
je  ne  sais  ce  qui  me  tient  de  les  numéroter. 

Qui  se  fût  douté,  par  exemple,  avant  M.  Pauliat,  que  Louis  XIV  «  eût 
brûlé  d'une  ardeur  incroyable  »  pour  les  intérêts  du  commerce  fran- 
çais? Voilà  une  découverte  !  Ce  sera  donc  la  seconde.  Assurément  je 
ne  veux  pas  ici  diminuer  le  prix  du  service  que  nous  a  rendu  M.  Pau- 
liat en  nous  racontant  tout  au  long  l'intéressante  histoire  de  la  fon- 
dation et  de  la  décadence  de  la  compagnie  des  Indes  orientales  de 


700  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lôôZi.  Si  déjà  la  publication  des  Lettres,  Instructions  et  Mémoires  de 
Colbert  nous  en  avait  beaucoup  appris,  et  beaucoup  plus  en  vérité 
que  ne  le  veut  bien  dire  M.  Pauliat,  je  reconnais  volontiers  que  son 
livre  y  ajoute,  et  l'histoire  générale  en  fera  certainement  son  profit. 
Il  aura  donc,  lui  aussi,  publié  le  premier  d'importans  documens  iné- 
dits, tirés  pour  la  plupart  des  archives  de  la  marine,  et  dont  quelques- 
uns  nous  apportent  ce  que  l'on  ne  pouvait  savoir  en  effet  que  par  eux. 
Le  xvii«  siècle  a  eu,  comme  le  nôtre,  sa  question  de  Madagascar  et 
M.  Pauliat  l'aura  débrouillée,  sinon  tout  à  fait  éclaircie.  Mais,  après 
cela,  j'ose  bien  l'assurer  que  personne,  —  excepté  lui,  puisqu'il  le 
dit,  —  n'ignorait  que  Louis  XIV  eût  étendu  sa  sollicitude  active  jus- 
qu'aux choses  du  commerce  et  de  l'industrie,  ni  personne  que  ses 
plaisirs  ne  l'avaient  jamais  empêché,  pendant  un  demi-siècle  et  plus, 
de  remplir  son  métier  de  roi,  —  comme  M.  Pauliat  paraît  croire  qu'on 
le  croit. 

Le  procédé  de  cet  auteur  est  vraiment  trop  commode,  à  moins  qu'il 
ne  soit  ce  que  l'on  appelle  bien  «  jeune,  »  et  qu'il  ne  témoigne  d'une 
rare  ignorance  des  entours  de  son  sujet.  Il  ressemble  à  celui  d'un 
homme  qui  dirait  :  «  Supposons  que  Corneille  soit  médiocrement  tra- 
gique, ou  Molière  médiocrement  gai,  »  et  qui  ferait  un  livre  pour  prou- 
ver qu'en  vérité  Corneille  est  plus  tragique  et  Molière  plus  gai  que  ne 
l'admet  cette  supposition.  M.  Pauliat  nous  dit  de  même  :  Supposons 
que  Louis  XIV  n'ait  été  qu'une  «  machine  à  signer  »  entre  les  mains 
de  Colbert,  de  Louvois  et  de  Lionne  ;  et  il  n'a  pas  de  peine  à  prouver 
le  contraire;  et  il  se  sait  bon  gré  de  l'avoir  si  bien  prouvé.  «  Après  les 
documens  et  les  faits  que  nous  avons  cités,  dit-il  en  terminant,  on  ne 
saurait  plus  s'en  tenir  sur  Louis  XIV  à  l'opinion  généralement  acceptée 
aujourd'hui,.,  et  force  est  d'admettre  qu'il  a  nécessairement  possédé 
une  puissance  d'application,  une  continuité  d'idées  et  une  capacité  de 
travail  peu  communes.  »  Comme  si ,  au  contraire ,  ce  n'était  pas  là 
l'opinion  tellement  acceptée  qu'elle  en  est  devenue  presque  triviale  ! 
Comme  si  tous  les  historiens  n'étaient  pas  unanimes  à  l'avoir  vingt 
fois  reproduite  !  Comme  si  l'on  ne  l'avait  pas  enseignée  jusqu'aux  en- 
fans  de  nos  écoles  primaires!  ou  comme  si  le  Français  qui  l'énonce 
apprenait  seulement  quelque  chose  à  l'étranger  !  —  mais  il  aurait  ap- 
pris quelque  chose  à  M.  Pauliat. 

Ainsi  préparé,  le  lecteur  devine  ce  que  M.  Pauhat  nous  pouvait  dire 
de  précis  et  de  neuf  sur  les  causes  de  la  guerre  de  Hollande  :  c'est  sa 
troisième  découverte.  On  avait  cru  jusqu'à  ce  jour  qu'en  déclarant 
la  guerre  à  la  Hollande,  en  1672,  Louis  XIV  avait  surtout  voulu  «  châ- 
tier en  liberté  cette  altière  et  ingrate  nation;  »  et  une  bonne  raison 
de  le  croire,  c'était  que  Louis  XIV  lui-même,  dans  un  Mémoire  que 
l'on  conserve  aux  Archives  de  la  guerre,  avait  pris  la  peine  de  l'ap- 
prendre à  la  postérité.  Depuis  que  la  Hollande,  par  le  traité  de  la 


REVUE  LITTÉRAIRE.  701 

Triple-Alliance,  avait  osé  borner  le  cours  des  conquêtes  du  «Roy  »  dans 
les  Pays-Bas  espagnols,  Louis  XIV  en  gardait  une  inexpiable  rancune, 
et  «  au  risque  de  ce  qui  pourrait  arriver  de  ces  mêmes  conquêtes,  » 
—  c'est  encore  lui  qui  parle,  —  il  résolut  de  prendre  sur  ce  peuple  de 
marchands  une  revanche  retentissante.  C'est  même  là-dessus  que  l'ou 
se  fonde,  que  l'on  s'est  de  tout  temps  fondé  pour  discuter  si  Louis  XIV, 
en  mettant  ainsi  sa  rancune  au-dessus  de  ses  intérêts,  n'engagea  pas  la 
politique  française  dans  une  voie  plus  dangereuse  encore  que  nouvelle. 
M.  Louis  Pauliat  vient  changer  tout  cela  :  «  Lorsque  Louis  XIV  effec- 
tuait ce  passage  du  Rhin  si  emphatiquement  chanté  par  Boileau,.. 
qu'on  n'aille  pas  croire  qu'il  visait  à  étendre  son  royaume  dans  le  nord 
ou  à  se  venger  d'épigrammes  ridicules...  Ce  à  quoi  il  songeait  au-dessus 
de  tout,  c'était  uniquement  à  prendre  un  pied  sérieux  aux  Indes  et  à  s'y 
substituer  aux  Hollandais.  »  Telle  est  la  vraie  cause  de  la  guerre  de  Hol- 
lande, la  seule,  dit  M.  Pauliat,  et  dont  personne  avant  moi  ne  s'était 
avisé.  Louis  XIV  avait  engagé  des  fonds  dans  les  entreprises  de  la 
compagnie  des  Indes  et  il  voulait  les  faire  fructifier,  ce  qui  n'était  pos- 
sible qu'en  prenant  aux  Indes  «  le  pied  sérieux  »  qu'y  avait  la  Hol- 
lande. Mais  si  M.  Pauliat  avait  raison,  s'il  s'agissait  de  ruiner  le  com- 
merce hollandais,  pourquoi  donc  lui-même  trouvait-il,  si  plaisante 
l'opinion  de  ceux  qui  n'ont  voulu  voir  dans  cette  grande  guerre  qu'une 
«  guerre  de  tarifs?  »  Et  en  supposant  que  le  rêve  ou  l'espoir  (ju'il  dit 
ne  fût  pas  étranger  aux  résolutions  de  Louis  XIV,  —  attendu  que 
quand  on  fait  la  guerre,  ce  n'est  pas  «  au  premier  sang,  »  et  pour 
faire  à  son  ennemi  un  mal  précis  et  limité,  mais  le  plus  de  mal  pos- 
sible, —  en  quoi  cette  cause  empêche-t-elle  qu'il  y  en  ait  eu  d'autres? 
C'eût  été  le  chef-d'œuvre,  en  vérité,  si  Ix)uis  XIV  eût  eu  l'art  de  se 
faire  payer  pour  avoir  accompli  sa  vengeance!  Car  enfin,  dites-moi 
la  rage  que  l'on  a  de  vouloir  que  de  grands  événemens  n'aient 
qu'une  cause,  et  qu'une  seule  cause,  et  qu'une  toute  petite  cause? 
M.  Pauliat  ignore  donc  que  dans  toute  philosophie  de  l'histoire,  dans 
celle  même  'de  Pascal  et  de  Bossuet ,  la  notion  de  cause  est  mul- 
tiple ;  que  tout  s'entretient  et  tout  se  combine  ;  qu'une  guerre  «  de 
tarifs  »  peut  être  une  guerre  «  de  conquêtes;  »  une  guerre  «  politique,  » 
en  même  temps  a  religieuse,  »  et  les  intérêts  matériels  trouver  enfin 
leur  satisfaction  dans  l'assouvissement  d'une  rancune  ! 

Ce  n'est  pas  tout,  et  M.  Pauliat  a  encore  découvert  autre  chose; 
Louis  XIV,  pour  «  monter  »  la  compagnie  des  Indes  occidentales,  «  recourut 
aux  mêmes  procédés  dont  se  servent  de  nos  jours  les  hommes  de 
Bourse  !  »  Par  son  ordre,  l'académicien  Charpentier  fut  chargé  d'écrire 
une  brochure  :  Touchant  V èlablissemenl  d'une  compagnie  française  pour 
le  commerce  des  Indes;  on  essaya  d'intéresser  d'abord  à  l'entreprise  le 
commerce  de  Paris  ;  on  rédigea  de  véritables  circulaires  pour  attirer 


702  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

les  souscripteurs...  Qui  ne  savait  pas  tout  cela  pouvait  aisément  le 
savoir  :  il  n'avait  qu'à  ouvrir  le  tome  ii  des  Lettres,  Instructions  et  Mémoires 
de  Colbert.  Mais  voici  le  beau  de  la  découverte  :  c'est  qu'aussitôt  la 
compagnie  formée,  Louis  XIV  prétendit  en  gouverner  lui  seul  toute  la 
conduite,  et  prépara  d'abord  avec  les  fonds  des  actionnaires  une  expé- 
dition pour  Madagascar.  M.  Pauliat  s'en  indigne,  il  n'aurait  jamais  cru 
que  Louis  XIV  fût  capable  d'un  tel  forfait,  et  à  ce  propos  il  entre 
dans  «  une  série  d'étonnemens  et  de  surprises,  »  où  nous  avons  le  plus 
vif  regret  de  ne  pouvoir  le  suivre. 

Car  autant  qu'il  s'est  mépris  sur  le  caractère  de  Louis  XIV,  autant  il 
se  méprend  ici  sur  le  caractère  de  la  royauté  du  xvii«  siècle,  et  peut- 
être  davantage  encore  sur  le  caractère  de  l'opération  dont  il  s'est  con- 
stitué l'historien.  En  établissant  la  compagnie  des  Indes  orientales, 
comme  depuis  tant  d'autres  compagnies  du  même  genre,  Louis  XIV, 
en  effet,  ne  «  montait  point  une  affaire,  »  mais  essayait  uniquement 
d'étendre  et  de  développer  le  commerce  français.  En  appelant  à  lui 
les  souscripteurs,  et  d'une  manière  fort  impérative,  il  ne  se  propo- 
sait point  de  les  enrichir,  mais  d'intéresser  leur  bourse  au  succès 
d'une  entreprise  de  politique  générale.  Et  en  prenant  enfin  la  con- 
duite de  cettç  entreprise,  il  ne  faisait  rien  qu'étendre  à  la  compagnie 
des  Indes  cette  autorité  qu'il  exerçait,  qu'il  prétendait  exercer  sur 
sa  cour  et  son  royaume.  La  notion  de  l'état  a  changé  depuis  lors,  mais 
telle  était  celle  de  Louis  XIV,  et  M.  Pauliat  n'a  pas  l'air  de  s'en  douter. 
Il  oublie  constamment,  au  cours  de  son  récit,  que  Louis  XIV  est  un 
maître  et  un  maître  qui  veut  être  absolu.  Mais  il  en  résulte  qu'il  s'in- 
digne à  tort.  Car  la  formation  de  la  compagnie  même,  car  cet  appel 
aux  souscripteurs,  car  ces  réunions  d'actionnaires,  dans  ce  siècle  où 
le  crédit  commence  à  peine  d'essayer  ses  forces,  bien  loin  d'être, 
comme  il  croit,  des  abus  de  pouvoir,  sont  au  contraire  autant  de  ten- 
tatives pour  faire  l'éducation  d'un  public  encore  neuf  à  ces  sortes 
d'affaires.  M.  Pauliat  a  pris  son  sujet  à  contre-pied,  et,  pour  parler 
comme  lui,  s'il  ne  change  pas  de  pied,  il  n'est  pas  près  encore  de 
prendre  «  un  pied  sérieux  »  dans  l'histoire  du  xvii"  siècle. 

On  peut  dire  du  livre  de  M.  Forneron  :  Louise  de  Kèroualle,  duchesse 
de  Portsmouth,  qu'il  fait  exactement  suite  à  celui  de  M.  de  Bâillon  sur 
Henriette-Anne  d'Angleterre.  Décousu,  comme  le  sont  tous  les  livres 
de  M.  Forneron,  et  court  d'haleine,  mal  écrit,  avec  de  grandes  préten- 
tions au  style,  curieux  et  intéressant  malgré  tout,  il  sera  sans  doute 
beaucoup  lu,  et  nous  n'en  voulons  détourner  personne.  Les  «  his- 
toires de  femmes,  »  —  ne  l'avons-nous  pas  déjà  dit?  —  vont  bien 
à  M.  Forneron;  il  a  une  manière  de  les  détailler  qui  montre  qu'il 
s'y  plaît,  et  qui  fait  qu'on  s'y  plaît  avec  lui.  Celle-ci,  d'ailleurs,  a 
vraiment  son  importance  historique  ;   la  petite  Bretonne  qui  mourut 


REVUE   LITTÉRAIRE.  703 

duchesse  de  Portsmouth  fut  en  son  temps  une  façon  de  personnage,  et 
nous  n'avions  jusqu'ici  sur  elle  que  de  confus,  très  suspects  et  bien 
minces  renseignemens. 

A  l'époque  du  voyage  de  Douvres,  parmi  les  filles  de  Madame,  il  en 
était  une  dont  les  traits,  enfantins  encore,  et  la  physionomie  douce 
avaient  paru  faire  une  vive  impression  sur  les  sens  de  Charles  IL  Elle 
se  nommait  Louise  de  Kéroualle,  était  Bretonne,  de  bonne  famille, 
âgée  d'une  vingtaine  d'années,  «  Ses  parens,  prétend  Saint-Simon, 
l'avaient  destinée  à  être  maîtresse  du  roi;  elle  obtint  une  place  de  fille 
d'honneur  chez  Henriette  d'Angleterre;  malheureusement  pour  elle, 
La  Vallière  y  en  eut  une  aussi.  »  Saint-Simon,  comme  il  lui  arrive, 
confond  ici  les  temps.  En  1661,  qui  est  l'année  où  Louise  de  La  Vallière 
devint  la  maîtresse  du  roi,  Louise  de  Kéroualle  avait  à  peine  douze 
ans,  et  puis,  c'était  peut-être  une  distinction,  un  moyen  de  fortune  que 
d'être  maîtresse  du  roi,  mais  non  pas  encore  en  ce  temps-là  une  carrière, 
une  fonction,  une  charge  :  on  n'y  destina  sa  fille  qu'un  peu  plus  tard. 
Je  ne  crois  pas  non  plus  qu'en  se  faisant  accompagner  de  Louise  de 
Kéroualle,  Madame  ait  prévu,  comme  on  l'a  dit,  ce  qu'il  en  adviendrait. 
Question  de  dates,  nous  Talions  voir,  et  non  pas  de  morale.  La  poli- 
tique, de  tout  temps,  s'est  montrée  peu  scrupuleuse  dans  le  choix  de 
ses  moyens,  et,  pour  Madame,  vraie  sœur  en  cela  de  son  frère,  nous  la 
connaissons  maintenant  assez  libre  de  préjugés.  Mais  enfin,  Louise  de 
Kéroualle  revint  en  France  avec  elle,  et  il  n'en  fut  plus  question  jus- 
qu'à la  mort  de  la  princesse. 

Les  bruits  d'empoisonnement  qui  coururent  alors  ne  trouvèrent 
nulle  part  plus  de  créance  qu'en  Angleterre.  Charles  II,  sincèrement 
et  vivement  affligé,  laissa  échapper,  contre  Monsieur,  des  imprécations 
violentes  ;  «  il  y  eut  de  la  canaille,  »  écrit  l'ambassadeur,  «  qui  dit 
qu'il  fallait  faire  main  basse  sur  les  Français;  »  et  Buckingham  qui, 
jadis,  avait  fait  l'amoureux  de  Madame,  très  ridiculement,  qui  corres- 
pondait avec  elle,  qui  avait  sur  Charles  II  quelque  influence,  affecta 
publiquement  de  croire  «  à  ce  discours  extravagant  et  très  éloigné  de 
la  vérité.  »  On  craignit  un  moment,  en  France,  la  rupture  de  l'al- 
liance. Louis  XIV  se  souvint-il  alors  lui-même  de  l'impression  que 
Louise  de  Kéroualle  avait  faite  sur  Charles  II,  ou  quelqu'un  l'en  fit-il 
souvenir?  Toujours  est-il  que  la  jeune  fille  passa  en  Angleterre  et,  de 
fille  de  Madame,  devenue  fille  de  la  reine  d'Angleterre,  comme  par  héri- 
tage, Charles  Il  guérit  de  ses  soupçons  en  lui  faisant  sa  cour.  Ce  bon 
prince,  comme  l'appelle  Harailton,  commençait  à  se  lasser  des  hau- 
teurs de  la  maîtresse  en  titre,  la  duchesse  de  Cleveland,  des  familiari- 
tés de  celle  qui  régnait  sous  elle,  Nell  Gwynn,  la  comédienne,  et  de 
leurs  infidélités  à  toutes  deux.  Hésitation  ou  coquetterie ,  d'ailleurs, 
Louise  de  Kéroualle  eut  l'art  d'attiser  la  passion  du  roi  par  une  belle 
résistance  ;  elle  ne  céda  qu'au  bout  d'un  an,  et  ce  sont  les  dépêches 


70li  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  grave  Colbert  de  Croissy  qui  nous  ont  conservé  la  date  avec  les  cir- 
constances de  cette  mémorable  défaite.  C'est  à  quoi  nous  devons  nos 
Flandres,  notre  Franche-Comté,  dit  ici  M.  Forneron  et,  du  ton  qu'il  le 
dit,  il  a  véritablement  l'air  de  le  croire. 

On  fait  trop  de  cas  aujourd'hui  de  ces  correspondances  diploma- 
tiques, on  en  verse  trop  libéralement  le  contenu  dans  l'histoire,  on 
croit  trop  vite  et  trop  aisément,  sur  la  parole  d'un  ministre  ou  d'un 
ambassadeur,  à  l'importance  de  toutes  ces  intrigues,  du  rôle  qu'ils  y 
jouent  eux-mêmes,  qu'ils  s'imaginent  y  avoir  joué.  Comtesse  de  Far- 
neham,  baronne  de  Petersfield,  duchesse  de  Pendennis  et  de  Ports- 
mouth,  dame  de  la  chambre  de  la  reine,  Louise  de  Kéroualle  prit  assu- 
rément un  grand  empire  sur  Charles  II  ;  et,  puisque  Louis  XIV  crut 
devoir  lui  faire  don  d'une  terre  ducale,  celle  d'Aubigny-sur-Nièvre,  il 
estima  sans  doute  que  la  nouvelle  maîtresse  avait  rendu  quelques  ser- 
vices à  la  France.  Mais  le  fait  est  qu'elle  n'eut  pas  le  pouvoir,  comme 
l'on  sait,  de  prolonger  l'alliance  anglaise  aussi  longtemps  qu'il  eût  fallu 
pour  les  intérêts  de  notre  politique,  d'où  l'on  peut  inférer  à  bon  droit, 
que  n'en  ayant  pas  empêché  la  rupture,  elle  n'avait  pas  dû  beaucoup 
contribuer  à  en  former  la  conclusion.  Madame  avait  tout  fait  en  1670, 
et  sa  fille  d'honneur  ne  devait  rien  ajouter  à  son  œuvre. 

Il  convient  d'ajouter  que  s'il  existait  entre  l'Angleterre  et  la  France, 
depuis  l'abaissement  tout  récent  encore  de  la  maison  d'Autriche,  une 
rivalité  d'intérêts  naturelle,  il  en  existait  une  aussi,  d'autre  part,  entre 
la  Hollande  et  l'Angleterre.  Sic'étail  à  la  France  que  l'Angleterre  se  heur- 
tait sur  le  continent,  la  Hollande  lui  disputait  le  commerce  du  monde  et 
l'empire  des  mers.  En  1665,  dit  Macaulay,  pour  faire  la  guerre  à  la  Hol- 
lande, «  la  chambre  des  communes  avait  voté  des  sommes  sans  précé- 
dent dans  l'histoire  d'Angleterre,  des  sommes  supérieures  à  celles  qui 
avaient  suffi  à  l'entretien  des  flottes  et  des  armées  de  Cromwell  quand 
son  pouvoir  était  la  terreur  de  l'Europe  ;  »  et,  la  guerre  ayant  mal  tourné 
pour  l'Angleterre,  on  ne  laissait  pas  de  nourrir  contre  la  Hollande  un 
désir  secret  de  revanche.  D'un  autre  côté,  Charles  II  gardait  rancune 
aux  états  généraux  de  l'hostilité  personnelle  qu'ils  lui  avaient  témoi- 
gnée jadis,  au  temps  de  son  exil,  ainsi  que  de  la  défiance  qu'ils  mar- 
quaient toujours  à  son  neveu  d'Orange,  le  futur  Guillaume  III.  Toute 
autre  considération  mise  à  part,  libre  de  suivre  son  penchant,  il  n'était 
donc  pas  bien  difficile  d'incliner  Charles  II  du  côté  de  la  France,  et, 
quant  aux  intérêts  eux-mêmes  de  l'Angleterre,  en  cas  de  guerre  entre 
la  Hollande  et  Louis  XIV,  ce  pouvait  être  une  question  que  de  savoir 
011  ils  étaient.  Ne  semblera-t-il  pas  que  l'on  oublie  tout  cela  quand  on 
insiste  si  complaisamment  sur  les  intrigues  de  cour  et  sur  les  histoires 
de  femmes?  sur  la  rivalité  de  la  duchesse  de  Gleveland  et  de  la  du- 
chesse de  Portsmouth?  sur  les  maladies  que  ce  roi  libertin  communi- 
quait à  ses  maîtresses?  et,  pour  le  seul  plaisir  de  réduire  l'histoire  à 


REV[JE    LITTÉRAIRE.  705 

ses  petites  causes,  n'en  perd-on  pas  de  vue  le  véritable  objet?  Des 
livres  comme  celui  de  M.  Forneron,  des  extraits  comme  ceux  qu'il  y 
donne,  des  phrases  comme  celle  que  nous  en  venons  de  citer  feraient 
croire  en  vérité  que  la  persévérance  d'un  Louis  XIV,  l'application  et 
l'audace  d'un  Louvois,  le  génie  d'un  Condé,  d'unTurenne,  d'un  Vauban 
ne  sont  de  presque  rien  dans  les  destinées  des  empires,  mais  que  tout 
y  dépend  de  savoir  qui  des  deux  tient  à  Londres  le  haut  du  pavé  : 
Louise  de  K<'^roualle  ou  Nell  Gwynn,  la  petite  Bretonne  de  M.  Forneron 
ou  la  crieuse  d'oranges,  —  à  moins  que  ce  ne  soit  cette  autre  bonne 
pièce,  Hortense  Mancini,  duchesse  Mazarin. 

En  réalité,  dans  toute  cette  affaire,  c'est  encore  Macaulay  qui  a  le 
mieux  vu,  et  ce  que  j'apprécie  le  plus  dans  le  livre  de  M.  Forneron, 
c'est  ce  qu'il  contient  de  preuves  nouvelles  à  l'appui  du  jugement  de 
Macaulay.  L'intérêt  de  Louis  XlV,  ou  son  dessein,  n'était  pas  tant  d'avoir 
des  troupes  anglaises  à  sa  solde  et  de  faire  apprendre,  sous  Turenne, 
la  guerre  au  futur  Marlborough,  mais  plutôt  d'entretenir  la  division 
de  l'Angleterre  contre  elle-même,  et  ainsi  d'annuler,  dans  lé  jeu  delà 
politique  européenne,  l'influence  d'une  puissance  rivale.  Pour  cela,  en 
même  temps  qu'il  pensionnait  royalement  Charles  II,  qu'il  faisait  des 
présens  ou  qu'il  donnait  des  titres  à  Louise  de  Kéroualle,  il  achetait,  mais 
un  peu  moins  cher,  les  membres  des  communes,  et  notamment  ceux 
de  l'opposition,  ou,  comme  on  les  appelait,  du  parti  du  pays.  En  ce 
temps-là,  la  conscience  de  l'illustre  Algernon  Sidney  semble  avoir  valu 
quelque  chose  comme  500  guinées.  Dans  le  vaste  champ  de  l'intrigue, 
selon  le  mot  de  Figaro,  il  faut  savoir  tout  cultiver:  l'amour-propre 
d'une  favorite  et  la  haine  d'un  républicain  pour  les  rois.  C'est  assez 
dire,  je  pense,  que  dans  cette  partie  dont  la  domination  de  l'Europe 
était  l'enjeu,  le  rôle  de  Louise  de  Kéroualle,  plus  considérable,  à  la 
vérité,  que  celui  de  Louise  de  La  Valliére  ou  de  M""  de  Montespan, 
ne  fut,  après  tout,  que  celui  d'une  maîtresse  royale,  et  maîtresse  du 
prince  assurément  le  moins  absolu,  le  moins  maître  de  ses  sujets  et 
le  moins  libre  de  ses  sympathies  qu'il  y  eût  dans  l'Europe  du  xvu'  siècle. 
Il  ne  faut  pas  grossir  les  choses  :  ou  a  l'air  de  chercher  soi-même  des 
excuses  de  s'en  être  occupé. 

Avec  des  alternatives,  et  mêlée,  comme  celle  de  toutes  ses  pareilles, 
de  plus  d'une  humiliation,  la  faveur  de  la  duchesse  de  Portsmouth  se 
maintint  pendant  toute  la  durée  du  règne  de  Charles  II,  c'est-à-dire 
jusqu'en  1685.  Elle  paraît  avoir  aimé  le  roi,  qui  lui-même  aimait  en 
elle  une  douceur  oii  ses  autres  maîtresses  ne  l'avaient  pas  habitué. 
A  la  mort  de  Charles  II,  bien  traitée  par  le  nouveau  roi,  mais  sachant 
la  haine  qu'on  lui  portait  en  Angleterre,  comme  Française,  bien  plus 
encore  que  comme  instrument  de  la  politique  de  Louis  XIV,  craignant 
d'être  attaquée  dans  le  parlement,  elle  prit  le  parti  de  se  retirer  en 
toiii  Lixiii.  —  1886.  45 


706  REVUE   DES   DEUX   MONDESc 

France.  «  Elle  y  rentrait,  dit  M.  Forneron,  avec  130,000  francs  de 
rente,  ses  meubles,  ses  bijoux,  50,000  francs  de  rente  pour  son  fils, 
et  250,000  francs  en  or  qu'elle  avait  reçus  incontinent  après  la  mort 
du  roi.  »  La  révolution  de  1688  lui  ravit  une  partie  de  cette  fortune,  et, 
en  supprimant  les  pensions  de  la  duchesse  de  Portsmouth,  Guil- 
laume III  se  flatta  sans  doute  qu'il  accordait  son  puritanisme  avec 
^a  parcimonie.  Louis  XIV,  plus  généreux,  la  tira  d'embarras,  et  de 
procès  en  procès,  car  il  semble  qu'elle  en  eut  beaucoup,  habituellement 
retirée  dans  sa  terre  d'Aubigny,  abandonnée  par  son  fils,  qui  mourut 
avant  elle,  ce  dernier  débris  de  la  cour  débauchée  de  Charles  II,  belle 
encore  à  soixante-dix  ans,  prolongea  son  existence  jusque  sous  le 
règne  de  Louis  XV  et  le  ministère  du  cardinal  Fleury. 

Lorsque  Louis  XIV  mourut,  on  vit  son  peuple,  dit  Voltaire, 

Ivre  de  vin,  de  folie  et  de  joie, 

De  cent  couplets  égayant  le  convoi, 

Jusqu'au  tombeau  maudire  encor  son  roi. 

J'ai  voulu  relire,  à  ce  propos,  dans  VHistoire  cC Angleterre  de  Macau- 
lay,  le  récit  de  la  mort  de  Charles  II,  et  j'y  vois  «  que  l'on  remarqua 
qu'il  n'y  eut  pas  une  servante  à  Londres  qui  n'eût  trouvé  le  moyen  de 
se  procurer  quelque  morceau  de  crêpe  en  l'honneur  du  roi  Charles.  » 
Les  sentimens  de  l'un  et  l'autre  peuple,  à  ce  moment  de  son  histoire, 
sont  restés  ceux  de  ses  historiens  nationaux.  C'est  avec  une  indul- 
gence relative,  encore  aujourd'hui,  que  l'on  juge  en  Angleterre  le  triste 
prince  au  nom  de  qui  ne  peuvent  cependant,  pour  un  Anglais,  s'atta- 
cher que  de  tristes,  d'humilians,  de  honteux  souvenirs  :  celui  de  la 
pire  immoralité  que  l'on  ait  vue  sur  le  trône,  celui  d'une  des  pires  bles- 
sures qu'ait  reçues  l'orgueil  britannique  «  le  jour  où  la  flotte  hollan- 
daise remonta  la  Tamise  et  vint  brûler  les  vaisseaux  de  guerre  qui  se 
trouvaient  à  Chatham,  »  celui  des  intérêts  enfin  de  l'Angleterre  vendus 
pour  quelques  millions  à  \a  France.  Il  a  régné,  et  on  l'a  supporté  vingt- 
cinq  ans,  et  ses  historiens,  à  côté  de  ses  fautes,  n'oublient  guère  de 
rappeler  les  quelques  qualités  qui  l'ont  fait  supporter,  de  bien  minces 
qualités,  bien  inutiles  au  bonheur  des  peuples.  Mais  nous,  et  de  notre 
temps  même,  de  notre  temps  surtout,  nous  traitons  aussi  mal  ou  plus 
mal  qu'aucun  Anglais  n'a  fait  Charles  II,  le  roi  qui,  s'il  commit,  aussi 
lui,  plus  d'une  faute,  fit  cependant  beaucoup  plus  qu'aucun  de  ses 
prédécesseurs  pour  la  gloire  du  nom  français,  et  grand  dans  la  pro- 
spérité, le  fut  encore  dans  les  revers.  Justice  historique,  voilà  bien  de 
tes  coups  I  Celui-ci  explique  peut-être  beaucoup  de  choses  dans  la  for- 
tune diverse  de  deux  grandes  nations. 

F.    BfiUNETlÈRE. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


k 


31  janvier. 


Les  crises  ont  leur  destin.  11  en  est  qui,  tout  en  étant  laborieuses 
et  même  périlleuses,  ont  du  moins  l'avantage  d'être  une  épreuve  sa- 
lutaire, d'éclaircir  les  confusions,  de  dénouer  les  situations  difliciles; 
il  en  est  aussi,  et  ce  sont  les  plus  redoutables,  qui  ne  changent  rien, 
qui  ne  dénouent  rien,  qui  se  prolongent  indéfiniment  sous  des  formes 
successives,  parce  qu'elles  tiennent  à  tout  un  ensemble  de  causes 
qu'on  ne  veut  pas  se  décider  à  reconnaître. 

Il  ne  faut  vraiment  pas  être  doué  d'une  prodigieuse  sagacité  pour 
voir  que  ce  qui  s'est  passé  en  France,  il  y  a  quelques  jours  à  peine, 
n'est  qu'une  de  ces  crises  continues,  obstinées,  dans  une  situation 
dont  les  élections  dernières  ont  dévoilé  tout  à  coup  les  faiblesses  et 
les  contradictions.  Sans  doute  M.  le  président  de  la  république,  en 
entrant  dans  son  second  septennat,  a  fait  lire  aux  chambres,  dès  leur 
réunion,  un  message  des  plus  honnêtes,  des  plus  modérés,  où  il  nous 
donne  même,  avec  de  bons  conseils,  quelques  leçons  de  philosophie 
de  riiisloire.  Le  ministère  né  avec  la  nouvelle  présidence  a  tenu,  à 
son  tour,  à  prendre  position,  à  attester  son  existence  par  une  déclara- 
tion qui  est  le  programme  du  jour.  Malheureusement ,  ce  n'est  pas 
tout  de  mettre  de  bons  conseils  dans  un  message  présidentiel,  de  v^'^- 
ter  les  mérites  de  la  stabilité  :  il  faudrait  savoir  ce  qu'on  veut  dire, 
comment  on  entend  cette  stabiUté  dont  on  parle  toujours,  comment 
on  se  propose  d'en  faire  une  réalité.  Ce  n'est  pas  tout  non  plus  qu'un 
ministère  nouveau  ait  réussi  à  se  former,  qu'il  ait  fait  sa  déclaration 
ou  son  programme  devant  le  parlement  :  il  faut  que  ce  ministère  ait 
les  moyens  de  vivre;  il  faudrait  savoir  d'où  il  vient,  où  il  va,  quelles 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  ses  idées  et  ses  intentions.  Le  cabinet  auquel  M.  de  Freycinet  a 
donné  son  nom  est-il  entré  aux  affaires  avec  le  sentiment  sérieux  des 
difficultés  qui  l'entourent,  avec  la  volonté  d'être  un  gouvernement,  de 
redresser  une  politique  égarée  et  dévoyée?  A-t-il  paru,  dès  le  pre- 
mier jour,  avoir  quelque  vue  nouvelle,  des  opinions  précises  et  réflé- 
chies sur  une  situation  devenue  assez  critique  pour  que  le  pays  en 
souffre  profondément  et  que  les  partis  en  soient  déconcertés?  Il  est 
visiblement,  au  contraire,  de  ceux  qui  n'ont  aucune  idée  de  la  gravité 
des  choses ,  qui  ne  conduisent  rien  et  se  laissent  aller  au  courant, 
qui  se  promettent  de  vivre  le  plus  possible  en  s'accommodant  avec  les 
passions  et  les  intérêts  de  partis.  11  est  comme  la  représentation  vi- 
vante et  plus  accentuée  de  cette  crise  où  se  débat  la  France  sans  sa- 
voir comment  elle  en  sortira,  où  l'on  se  figure  toujours  qu'avec  des 
expédiens  de  tactique  parlementaire,  en  faisant,  comme  on  dit,  la 
part  du  feu,  on  pourra  gagner  quelques  mois.  Il  est  venu  au  monde, 
non  pour  dénouer  ou  atténuer  la  crise,  mais  pour  la  perpétuer,  en 
jouant  le  même  air  avec  la  prétention  de  le  jouer  mieux,  en  allant 
plus  loin  que  tous  les  autres  ministères  dans  ses  tentatives  pour 
capter  les  radicaux  et  l'extrême  gauche,  soit  par  l'appât  des  porte- 
feuilles, soit  par  une  déclaration  pleine  d'équivoques  complaisances. 
Chose  curieuse!  s'il  y  a  un  fait  avéré,  frappant,  qui  dût  imposer 
quelque  réflexion  ou  quelque  réserve  à  des  esprits  à  demi  prévoyans, 
c'est  qu'aux  élections  dernières  le  pays  a  manifesté  ses  répugnances 
pour  la  politique  qui  depuis  quelques  années  a  mis  tous  ses  intérêts 
moraux  et  matériels  en  péril.  11  a  dit  autant  qu'il  le  pouvait  qu'il  en 
avait  assez  des  entreprises  lointaines  mal  conduites,  des  gaspillages 
financiers  qui  se  traduisent  en  déficits,  des  guerres. inintelligentes  et 
irritantes  aux  croyances,  aux  cultes  traditionnels.  Il  a  témoigné  ses 
sentimens  par  trois  millions  et  demi  de  voix  données  à  des  conserva- 
teurs. M.  de  Freycinet,  avec  sa  sagacité  supérieure,  a  interprété  le 
fait  à  sa  manière;  il  a  jugé  que  c'était  le  moment  de  faire  un  pas  de 
plus  vers  l'extrême  gauche,  de  donner  des  gages  au.  radicalisme.  Il 
ne  l'a  pas  dit,  si  l'on  veut,  explicitement;  peut-être  même  n'est- il  pas 
sans  soupçonner  par  instans  le  danger  de  cet  étrange  système.  11  a 
cru  fort  habile  sans  doute  de  s'allier  avec  les  radicaux  pour  ne  pas  les 
avoir  contre  lui,  de  les  introduire  dans  le  gouvernement  pour  mieux 
les  retenir,  de  flatter  leurs  idées  ou  leurs  passions  dans  son  pro- 
gramme, —  et  la  déclaration  qu'il  est  allé  lire  l'autre  jour  aux  chambres 
n'est,  après  tout,  que  l'expression  de  cette  politique  de  périlleuse  am- 
biguïté. Qu'est-ce  en  effet  que  cette  déclaration  ministérielle?  Elle  dit 
tout  ce  qu'on  voudra;  eUe  a  la  prétention  de  tout  concilier;  en  réalité, 
elle  livre  et  elle  compromet  tout.  Elle  n'est  pas  l'exposé  d'un  système, 
elle  n'est  que  le  dernier  mot  d'une  assez  pauvre  tactique.  Elle  assure 
qu'il  n'y  aura  ni  emprunts  ni  impôts  nouveaux  pour  rétablir  l'ordre 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  709 

financier  et  en  même  temps  elle  laisse  entrevoir  toutes  sortes  de  dé- 
penses pour  la  nouvelle  loi  militaire,  pour  la  construction  des  écoles, 
pour  l'augmentation  du  traitement  des  instituteurs.  Elle  promet  l'or- 
ganisation des  protectorats  de  l'Annam  et  du  Tonkin,  et  elle  a  bien 
soin,  pour  faire  sa  cour  à  l'extrême  gauche,  d'accompagner  sa  promesse 
d'un  désaveu  de  la  politique  opportuniste,  qui  garde  toute  la  responsa- 
bilité des  expéditions  lointaines.  —  Est-elle  décidément  pour  la  sépa- 
ration de  l'église  et  de  l'état,  pour  cette  grande  et  dangereuse  rupture 
qui  est  à  coup  sûr  beaucoup  moins  dans  les  vœux  du  pays  que  dans 
les  programmes  du  radicalisme  ?  Elle  n'ose  pas  aller  tout  à  fait  jusque-là; 
elle  s'en  remet  un  peu  à  l'action  du  temps,  à  la  libre  discussion,  au 
((  rayonnement  des  idées.  »  Elle  laisse  pourtant  percer  la  menace  d'une 
rupture  violente,  et,  en  attendant,  M.  le  ministre  des  cultes  se  charge 
de  préparer  le  terrain,  de  «  faire  sentir  le  poids  de  son  autorité  »  par 
l'exécution  des  desservans  et  des  vicaires  frappés  dans  leurs  modestes 
traitemens.  M.  le  président  du  conseil,  il  faut  l'avouer,  a  une  étrange 
façon  de  comprendre  les  affaires  religieuses.  11  parle  de  la  séparation 
de  l'église  et  de  l'état  comme  d'un  problème  irrésistible,  il  accepte 
d'avance  ce  qu'il  appelle  «  les  solutions  conformes  aux  tendances  de 
l'esprit  moderne,  »  et  il  s'étonne  que  le  clergé,  que  les  consciences 
religieuses  s'émeuvent  !  Il  voudrait,  à  ce  qu'il  dit,  a  l'apaisement,  »  et 
il  ne  craint  pas,  pour  plaire  à  ses  nouveaux  alliés,  de  s'associer,  dans 
son  langage  officiel,  à  toutes  les  passions  de  guerre  contre  l'église!  — 
Il  y  a  enfin  un  autre  point  sur  lequel  le  programme  ministériel  est  tout 
aussi  significatif.  La  déclaration  de  l'autre  jour  aux  chambres  livre 
sans  rémission  tous  les  malheureux  fonctionnaires  aux  ressentimens, 
aux  délations  de  parti.  Tous  les  fonctionnaires  administratifs,  finan- 
ciers, aussi  bien  que  les  curés,  sont  prévenus  qu'ils  n'ont  plus  la  liberté 
de  leurs  opinions,  qu'ils  doivent  suivre  en  tout  les  instructions  des 
préfets,  et  qu'au  besoin  on  fera  à  leur  égard  les  «  exemples  néces- 
saires, »  —  qu'on  les  exécutera  sans  doute  comme  de  simples  desser- 
vans de  campagne!  Voilà  qui  est  entendu. 

Ce  qu'il  y  a  de  bien  évident  en  définitive,  c'est  que  cette  déclaration, 
qui  ne  pouvait  satisfaire  ni  les  conservateurs,  ni  les  modérés  répu- 
blicains, ni  même  les  opportunistes  si  lestement  désavoués,  a  été  sur- 
tout conçue  pour  complaire  aux  radicaux,  à  l'extrême  gauche,  et  elle  a 
été  sûrement  comprise  ainsi,  puisque  c'est  au  camp  radical  qu'elle  a 
eu  tout  son  succès.  —  Eh  bien  1  soit.  La  déclaration  l'assure,  c'est  en- 
tendu. On  demandera  désormais  aux  fonctionnaires,  non  plus  le  dé- 
voùment  au  service  de  l'état,  mais  tout  d'abord  une  complicité  poli- 
tique, la  soumission  au  préfet.  Pour  peu  qu'on  en  soit  pressé,  on  ne 
disputera  plus  aux  passions  révolutionnaires  et  irréligieuses  cette 
grande  et  redoutable  question  de  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état. 
Provisoirement,  M.  le  ministre  des  cultes  continuera  à  exécuter  des 


710  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

desservans  pour  le  bon  plaisir  des  radicaux.  M.  le  président  du  con- 
seil n'en  est  pas  à  une  concession  près,  il  n'a  pas  ménagé  les  pro- 
messes et  les  gages,  il  a  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  gagner  ses  alliés.  A-t-il 
du  moins  réussi  à  s'assurer  le  prix  de  ses  dangereuses  complaisances  ? 
A  la  première  occasion,  il  a  pu  voir  ce  qu'il  avait  à  attendre  de  ses 
conquêtes  dans  le  camp  radical,  de  ses  nouveaux  alliés  de  l'extrême 
gauche,  c6  que  valaient  ses  appels  à  la  conciliation. 

Cette  occasion  n'a  pas  tardé.  Le  ministère  avait  cru  se  débarrasser 
de  cette  question  importune  de  l'amnistie  en  prenant  l'initiative  de 
quelques  actes  de  clémence,  en  accordant  des  grâces  à  un  certain 
nombre  de  condamnés  plus  ou  moins  politiques  de  ces  dernières  an- 
nées. C'était  comme  un  don  de  joyeux  avènement  de  la  nouvelle  pré- 
sidence, et  le  ministère  pouvait  se  figurer  en  avoir  fini,  avoir  payé  sa 
dette  avec  des  grâces.  Pas  du  tout,  l'amnistie  n'a  pas  moins  reparu 
aussitôt  comme  si  rien  n'était.  M.  Henri  Rochefort,  qui  n'est  pas  facile 
à  décourager  et  qui  ne  reste  pas  longtemps  ministériel,  même  avec  un 
cabinet  qu'il  a  salué  de  ses  complimens  peut-être  un  peu  ironiques, 
M.  Rochefort  ne  s'est  pas  tenu  pour  satisfait.  Il  a  voulu  son  amnistie, 
une  amnistie  générale,  étendue  à  tous  les  condamnés  pour  des  crimes 
ou  des  délits  plus  ou  moins  politiques,  même  à  des  Arabes  qui  sont 
encore  à  la  Nouvelle-Calédonie  pour  une  ancienne  insurrection,  —  et,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  qu'il  a  réussi  à  obtenir  un  vote  d'ur- 
gence pour  sa  proposition.  Combien  le  ministère  a-t-il  gardé  de  ses 
amis  les  radicaux  dans  ce  singulier  scrutin?  A  peine  deux  ou  trois, 
deux  qui  sont  ministres,  un  qui  est  sous-secrétaire  d'état.  Tous  les 
autres  se  sont  hâtés  de  voter  l'urgence,  en  dépit  des  etîorts  et  des 
adjurations  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  et  des  cultes, 
qui,  à  la  vérité,  n'a  été  ni  habile  ni  heureux  dans  ses  argumens. 
M.  Goblet  aurait  pu  se  borner  à  combattre  l'amnistie,  à  montrer  ce 
qu'il  y  avait  de  puéril  à  mettre  en  jeu  la  puissance  législative  pour 
quelques  condamnés,  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  aussi  de  dangereux  à 
annuler  périodiquement  l'action  des  lois  et  de  la  justice;  il  aurait  pu 
même  invoquer  des  raisons  d'un  ordre  extérieur.  Il  ne  s'en  est  pas 
tenu  là;  il  a  cru  intéresser  l'extrême  gauche  à  sa  cause  en  flattant  ses 
passions  de  parti,  en  montrant  qu'une  amnistie  qui  s'étendrait  aux 
délits  électoraux  allait  affaiblir  l'autorité  des  invalidations  prononcées 
par  la  chambre  et  avoir  peut-être  une  mauvaise  influence  sur  les  pro- 
chaines élections  partielles.  11  n'a  réussi  qu'à  provoquer  inutilement 
la  droite,  qui  a  réclamé  alors  l'amnistie  la  plus  large,  même  en  faveur 
des  malheureux  desservans  frappés  par  M.  le  ministre  des  cultes,  et 
qui,  par  son  intervention,  a  décidé  le  vote  de  l'urgence.  Tout  cela  est 
assez  désordonné,  nous  en  convenons,  et  ce  n'est  là,  vraisemblable- 
ment, si  l'on  veut,  qu'un  succès  momentané  pour  l'amnistie  proposée 
par  M.  Henri  Rochefort  au  nom  de  l'extrême  gauche.  La  commission 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  711 

qui  vient  d'être  nommée  pour  faire  honneur  au  vote  de  l'urgence  pa- 
raît peu  favorable  à  une  amnistie  en  ce  moment.  La  droite,  après 
avoir  répondu  à  un  défi  gratuitement  irritant,  bornera  là  sans  doute  ses 
représailles.  Une  partie  de  la  gauche  semble  assez  disposée  à  battre 
en  retraite  ou  à  chercher  un  moyen  de  se  dégager.  L'amnistie,  fût- 
elle  votée  au  Palais-Bourbon,  irait  probablement  échouer  au  Luxem- 
. bourg.  C'est  une  campagne  plus  bruyante  que  sérieuse;  mais  elle  sert 
à  montrer  ce  qu'il  y  a  de  désarroi  dans  ces  partis  qui  se  disputent  la 
France,  ce  que  peut  gagner  un  gouvernement  à  chercher,  pour  vivre 
d'une  vie  factice  et  toujours  incertaine,  des  alliés  qu'il  ne  peut  garder 
qu'en  leur  livrant  tous  les  intérêts  du  pays,  en  se  faisant  avec  eux 
le  complice  d'une  désorganisation  croissante  de  la  puissance  natio- 
nale. 

La  vérité  est  qu'une  fois  dans  cette  voie,  on  est  souvent  exposé  à  ne 
plus  pouvoir  s'arrêter.  Un  gouvernement  cesse  de  s'appartenir;  il  est 
réduit  à  livrer  tour  à  tour  l'administration  ou  la  justice,  la  paix  reli- 
gieuse ou  l'intégrité  de  l'ordre  milixaire,  à  transiger  sur  les  intérêts 
les  plus  inviolables,  à  chercher  les  moyens  de  désarmer  ou  d'éloigner 
des  adversaires,  de  ménager  des  partis  dont  il  se  flatte  cle  contenir  la 
violence  et  d'avoir  le  concours.  C'est  le  règne  des  idées  fausses,  des 
passions  meurtrières  et  des  expériences  hasardeuses  tentées  aux  dé- 
pens du  pays.  M.  le  président  du  conseil,  qui  ne  manque  pas  de  con- 
fiance en  lui-même,  s'est  promis  et  a  promis  aux  chambres  de  régler 
pour  le  mieux  les  affaires  toujours  fort  embrouillées  de  l'Indo-Chiue. 
Il  n'a  pas  perdu  de  temps,  puisqu'il  a  déjà  soumis  à  M.  le  président 
de  la  république  un  décret  organisant  le  protectorat  de  i'Ânnam  et  du 
Tonkin,  avec  un  résident  général  civil,  investi  de  pouvoirs  extraordi- 
naires, commandant  les  forces  de  terre  et  de  mer,  administrant  et 
négociant  au  besoin.  La  combinaison  qui  va  être  essayée  peut  certai- 
nement avoir  sa  valeur,  —  on  ne  pourra  guère  la  juger  que  lorsqu'on 
verra  le  nouveau  régime  à  l'œuvre.  C'est,  dans  tous  les  cas,  un  inté- 
rêt considérable  de  la  France  qui  est  en  jeu;  c'est  un  mandat  aussi 
dillicile  que  délicat  qui  va  être  remis  entre  les  mains  d'un  homme,  et 
à  qui  M.  le  président  du  conseil  coufie-t-il  cette  mission?  11  n'a  peut-» 
être  fait  qu'un  choix  de  parti. 

M.  Paul  Bert  peut  sans  doute  être  un  adversaire  ou  un  ami  remuant 
et  incommode  à  Paris;  il  peut  malheureusement  aussi  être  un  rési- 
dent général  assez  dangereux  sur  les  bords  du  Fleuve-Rouge,  à  en 
juger  par  les  discours,  les  programmes  et  les  confidences  qu'il  pro- 
digue depuis  quelques  jours.  M.  Paul  Bert  paraît  ne  plus  pouvoir  con- 
tenir sa  fierté  et  son  impatience  depuis  qu'il  se  sent  appelé  à  de  si 
hautes  destinées.  Il  n'a  de  secrets  pour  personne,  il  est  prêt  à  confier 
ses  pensées  les  plus  intimes,  ses  préoccupations  à  qui  veut  bien  aller 
l'interroger  ;  il  pérore  dans  son  cabinet,  il  pérore  dans  les  banquets, 


712  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  rend  compte  de  ses  projets,  de  ses  idées  sur  des  contrées  qu'il  ne 
connaît  pas,  et  avec  cette  abondance  dont  il  ne  peut  se  défendre,  il  est 
peut-être  en  train  de  se  créer  plus  d'une  difficulté.  Il  prévient  son 
monde  d'avance;  il  a  déjà  fait  savoir  aux  mandarins  son  opinion  sur 
eux  et  ses  intentions  à  leur  égard.  Il  a  prévenu  aussi  les  mission- 
naires :  il  ne  leur  refusera  pas  sa  tolérance,  il  ne  les  laïcisera  pas  ! 
Seulement,  en  fin  diplomate  qu'il  est,  il  les  avertit  qu'il  entend  se 
servir  d'eux  et  ne  pas  les  servir.  Il  y  a  des  momens  où  M.  Paul  Bert, 
malgré  ses  répugnances  bien  connues  pour  tous  les  souvenirs  napoléo- 
niens, se  considère  comme  un  général  Bonaparte,  et,  comme  lui,  il 
veut  avoir  son  institut  d'Egypte;  mais  c'est  un  Bonaparte  civil  !  Il  ne 
veut  pas  de  «  traîneurs  de  sabres,  »  il  a  fait  son  manifeste  contre  eux. 
C'est  tout  au  plus  s'il  consent  à  se  faire  une  maison  militaire  pour  le 
service  de  sa  vice-royauté.  Pas  de  soldatesque,  pas  d'escortes,  pas  de 
sabres  et  de  baïonnettes  !  il  veut  aller  sur  le  Fleuve-Rouge  en  civili- 
sateur, entouré  de  sa  famille,  donnant  aux  Annamites  l'exemple  du 
seul  culte  digne  de  lui  et  d'eux,  portant  aux  Tonkinois  la  paix,  la  fra- 
ternité et  la  science  !  Pour  peu  qu'il  ait  l'idée  de  revêtir  sa  robe  de 
mandarin  de  'Sorbonne  pour  en  imposer  aux  populations,  le  spectacle 
sera  complet.  Voilà  qui  est  au  mieux  et  qui  promet  !  Il  reste  à  savoir 
si,  par  un  calcul  de  tactique  parlementaire,  pour  élever  ou  pour  éloi- 
gner un  homme  qui  ne  s'est  signalé  jusqu'ici  que  comme  un  médiocre 
politique,  M.  le  président  du  conseil  ne  se  sera  pas  exposé  à  compro- 
mettre les  intérêts  français  dans  l'extrême  Orient.  Les  préliminaires 
du  départ  de  M.  Paul  Bert  autorisent  certes  tous  les  doutes. 

Voici,  d'un  autre  côté,  un  intérêt  qui  n'est  pas  moins  sérieux,  qui 
est  peut-être  le  premier  intérêt  français,  et  qui  pourrait  aussi  avoir 
été  subordonné  à  l'éternel  calcul  de  parti.  M.  le  président  du  conseil, 
en  appelant  au  ministère  de  la  guerre  M.  le  général  Boulanger,  se  serait 
flatté,  dit-on,  d'être  particulièrement  agréable  à  l'extrême  gauche  et 
à  M.  Clemenceau.  M.  le  général  Boulanger  est  un  des  plus  jeunes  di- 
visionnaires de  l'armée;  il  a  certainement  sa  valeur  et  ses  services 
comme  soldat,  il  passe  pour  allier  une  ambition  un  peu  impatiente  à 
des  qualités  militaires,  et,  quelle  que  soit  son  ambition,  il  tiendra,  on 
doit  le  croire,  à  rester  un  chef  de  l'armée  sérieux;  mais  comment  a-t-il 
inauguré  son  administration  ?  Précisément  en  justifiant  les  craintes  que 
sa  nomination  avait  éveillées.  A  peine  a-t-il  été  au  ministère,  quelques 
journaux  républicains  ont  ouvert  la  plus  triste  campagne  de  délation  ; 
ils  se  sont  mis  à  dresser  des  listes  de  suspicion,  à  désigner  des  régi- 
mens,  à  compter  dans  ces  régimens  le  nombre  des  officiers  titrés,  à 
représenter  certaines  garnisons  de  cavalerie  comme  des  foyers  d'hos- 
tilité contre  la  république  ;  ils  ont  passé  l'inspection  des  corps  d'offi- 
ciers, de  leurs  relations,  de  leurs  habitudes.  Les  journaux  ont  fait 
cette  répugnante  campagne,  et  ce  qu'il  a  de  plus  triste  encore,  c'est 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  713 

que  M.  le  ministre  de  la  guerre  s'est  cru  obligé  de  déférer  à  ces  dé- 
nonciations, de  changer  les  garnisons,  de  déplacer  les  régimens  ainsi 
lesignés  à  ses  soupçons. 

Si  M.  le  ministre  de  la  guerre,  dans  le  sentiment  de  sa  responsa- 
bilité, par  des  raisons  d'un  ordre  tout  militaire  et  de  service  dont  il 
est  seul  juge,  dont  il  ne  doit  compte  qu'au  gouvernement,  avait  con- 
sidéré comme  nécessaires  des  changemens  de  garnison,  il  était  dans 
son  rôle  et  dans  son  droit,  il  n'y  avait  rien  à  dire  ;  ce  qu'il  y  a  de 
grave,  c'est  que  ces  mesures  de  police  militaire  s'accomplissent  sous 
la  dictée  ou  la  sommation  de  journaux  organisateurs  de  délation,  par 
des  motifs  de  défiance  vague,  pour  cause  de  tendances  présumées. 
Jusqu'ici  l'armée  était  restée  à  peu  près  à  l'abri  des  malfaisantes 
influences  de  parti.  La  politique  avait  pu  avoir  quelquefois  sa  part 
dans  le  choix  des  chefs  des  commandemens  supérieurs,  elle  avait 
épargné  ce  grand  corps  des  officiers  français.  Doit-elle  aujourd'hui,  sous 
un  nouveau  ministère,  poursuivre  son  œuvre  de  partialité  et  de  dis- 
solution jusque  dans  les  rangs  de  l'armée?  Il  est  étrange,  on  en  con- 
viendra, que  ceux  qui  sont  les  premiers  à  réclamer  le  service  obliga- 
toire pour  tous  s'étonnent  de  trouver  dans  l'armée  des  représentans 
de  toutes  les  classes  et  qu'après  avoir  tant  parlé  de  l'unité  nécessaire 
dans  cette  armt^e,  ils  essaient  de  souffler  la  division  en  créant  des  ca- 
tégories. Ces  officiers  qu'on  incrimine,  qu'ont-ils  fait?  Est-ce  qu'ils  sont 
des  privilégiés?  Ils  ont  subi  toutes  les  épreuves,  ils  ont  leurs  grades 
comme  les  autres  ;  comme  les  autres  ils  ont  toujours  été,  ils  sont  en- 
core prêts,  on  l'avoue,  à  faire  leur  devoir,  à  se  dévouer  pour  le  pays 
sans  souci  de  leur  vie.  Ils  sont,  à  tous  les  degrés,  les  chefs  d'une  ar- 
mée obéissante  et  fidèle.  Accoutumés  à  rester  en  dehors  de  la  politi- 
que, ils  sont  disciplinés  sous  la  république  comme  ils  le  seraient  sous 
la  monarchie.  Toucher  à  cet  esprit  de  discipline  et  de  fidélité  au  de- 
voir militaire  par  d'indignes  suspicions,  par  des  délations  vulgaires, 
ce  n'est  point  certes  une  œuvre  de  prévoyance,  même  dans  l'intérêt 
du  régime  qu'on  croit  défendre  ;  c'est  tout  simplement  ce  qu'on  peut 
appeler  de  la  désorganisation. 

On  parle  toujours  dans  les  messages,  dans  les  déclarations  minis- 
térielles, dans  les  discours,  de  la  stabilité  désirable,  de  la  nécessité 
de  fonder  un  gouvernement;  on  répète  sans  cesse  la  même  chose,  et 
c'est  assurément  la  plus  dangereuse  des  chimères  de  se  figurer  qu'on 
peut  réussir  en  procédant  comme  on  le  fait,  en  favorisant  des  idées 
avec  lesquelles  il  n'y  a  pas  de  gouvernement  possible,  en  s'alliant  à 
des  partis  qui  ont  la  destruction  pour  objet,  et  qui  ne  le  cachent  pas. 
Qu'il  s'agisse  des  affaires  de  l'armée,  des  affaires  de  religion,  des 
affaires  de  justice,  on  croit  bien  habile,  pour  avoir  une  majorité  pré- 
tendue républicaine,  de  se  mettre  avec  ceux  qui  déclarent  ouverte- 
ment la  guerre  à  l'esprit  militaire,  aux  influences  religieuses,  à  l'in- 


71 A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dépendance  de  la  magistrature;  on  laisse  pour  le  moins  tout  passer, 
et  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'à  ce  triste  jeu  rien  ne  se  fonde.  Tous  les 
ressorts  s'usent,  la  force  intime  d'une  société  s'épuise,  le  sens  moral 
s'éclipse  ou  s'émousse.  On  vit  sans  doute  encore  de  la  vie  ordinaire, 
on  a  pour  quelques  mois  une  majorité.  La  désorganisation  ne  suit  pas 
moins  son  cours,  et  un  jour  ou  l'autre  éclate  à  l'improviste  quelque 
incident  tragique  comme  cet  effroyable  meurtre  des  mines  de  Deca- 
zeville,  éclairant  d'une  lumière  sinistre  un  état  moral  qu'on  a  contri- 
bué à  créer.  Comment  en  serait-il  autrement  ?  Pendant  des  années 
on  échauffe  par  des  déclamations  violentes  des  ouvriers  soumis  à  un 
rude  labeur.  On  ne  cesse  de  leur  dire  qu'ils  sont  les  victimes  d'un 
ordre  social  inique,  qu'ils  doivent  travailler  moins  et  avoir  de  plus 
gros  salaires,  que  leurs  patrons  sont  leurs  ennemis,  qu'ils  ont  tous 
les  droits  de  la  guerre  contre  ceux  qui  les  exploitent.  On  excite  leurs 
passions,  on  irrite  leurs  misères  :  un  moment  vient  où  la  férocité  se 
déchaîne,  et  un  malheureux  ingénieur  est  traîné  sanglant  dans  les 
rues,  victime  de  quelques  furieux.  Ceux  qui  ont  excité  les  meurtriers 
en  seront  quittes  pour  dire  que  c'est  un  fait  de  guerre  sociale  !  Que  le 
gouvernement  soit  le  premier  à  éprouver  l'horreur  d'un  tel  crime  et  à 
poursuivre  une  répression  nécessaire,  nous  n'en  doutons  certainement 
pas.  11  ne  ferait  cependant  pas  tout  son  devoir  s'il  n'y  réfléchissait 
pas  un  peu,  dans  l'intérêt  de  la  république  qu'il  dirige.  Ce  serait  se 
tromper  étrangement  de  se  figurer  que  cette  fureur  qui  se  manifeste 
depuis  quelques  années  tantôt  par  un  meurtre,  tantôt  par  des  explo- 
sions de  dynamite,  n'est  qu'un  simple  accident.  Elle  tient  plus  qu'on 
ne  pense  aux  défaillances  d'une  politique  qui,  en  subissant  de  plus  en 
plus  les  influences  extrêmes,  se  désarme  elle-même.  Elle  est  la  suite 
d'une  désorganisation  croissante,  d'une  diminution  des  forces  morales, 
et  c'est  ainsi,  si  on  n'y  prend  garde,  qu'une  nation  insuffisamment 
gouvernée  et  protégée  est  exposée  à  n'avoir  plus  sa  vraie  place  dans 
le  monde. 

C'est  toujours  et  aujourd'hui  plus  que  jamais  pour  l'Europe  une 
question  de  savoir  si  elle  échappera  déOnitivement  aux  périlleuses 
conséquences  de  la  crise  qui  s'est  ouverte  pour  elle  avec  les  récens 
événemens  des  Balkans.  La  guerre  reste  sans  doute  encore  suspendue 
entre  la  Serbie  et  la  Bulgarie.  L'armistice  qui  a  été  signé  n'expirera 
qu'au  mois  de  mars  ;  mais  la  diplomatie  ne  pouvait  évidemment  attendre 
le  dernier  jour  de  l'armistice  sans  tenter  un  effort  décisif  pour  le  ré- 
tablissement de  la  paix  orientale.  Cet  effort,  elle  l'a  tenté  depuis  quel- 
ques semaines,  soit  par  un  travail  particulier  de  persuasion  auprès 
des  états  des  Balkans,  soit  par  des  démarches  collectives,  et  si  la  né- 
gociation a  rencontré  d'abord  quelques  difficultés  assez  graves,  elle 
paraît  être  décidément  entrée  depuis  quelques  jours  dans  une  phase 
moins  obscure,  plus  rassurante.  La  première  difficulté  pour  les  puis- 


REVUE.    —    CHRCNIQUE.  715 

sances  européennes  était  de  s'entendre  sur  ce  qu'elles  avaient  à  faire. 
Elles  ont  depuis  quelques  mois  si  souvent  et  si  inutilement  donné  des 
conseils,  des  avertissemens,  même  des  admonestations  sévères,  sans 
parler  des  délibérations  stériles  de  la  conférence  de  Constantinople, 
qu'elles  ne  pouvaient  plus  décemment  recommencer  ce  jeu  sans  s'ex- 
pc/ser  au  ridicule  d'une  manifestation  nouvelle  d'impuissance.  Elles  ont 
voulu  cette  fois  agir  sérieusement,  faire  sentir  le  poids  de  leur  auto- 
rité à  Belgrade,  à  Sofia,  comme  à  Athènes,  et  elles  ont  adressé  aux  trois 
états  une  demande  collective  précise  et  formelle  de  désarmement  qui, 
dans  leur  pensée,  était  le  préliminaire  naturel  d'une  paix  définitive. 
Là  était  précisément  le  point  délicat  et  épineux  pour  des  états  que  la 
guerre  avait  laissés  dans  des  dispositions  assez  différentes. 

Pour  la  Bulgarie,  l'embarras  n'était  pas  bien  grand.  Le  prince 
Alexandre,  qui  s'est  montré  dans  toutes  ces  complications  aussi  fin 
politique  qu'habile  et  heureux  soldat,  a  été  assez  avisé  pour  ne  pas  se 
donner  l'air  de  résister  aux  désirs  de  la  diplomatie,  et  il  a  pris  le 
meilleur  moyen  en  allant  chercher  le  prijf  de  ses  victoires  à  Constanti- 
nople, en  négociant  directement  avec  la  Turquie  un  arrangement  que 
l'Europe  sera  sans  doute  conduite  à  ratifier.  De  tous  les  belligérans,  le 
prince  Alexandre  est  celui  qui  reste  dans  la  situation  la  plus  aisée, 
ayant  arrangé  ses  affaires  avec  la  Turquie,  certain  de  l'appui  de  l'Alle- 
magne, de  la  protection  de  l'Angleterre,  et  pouvant  attendre  le  retour 
des  bonnes  grâces  de  la  Russie.  La  Serbie,  au  premier  moment,  s'est 
montrée  plus  récalcitrante,  peut-être  parce  qu'elle  est  sortie  plus  meur- 
trie de  la  guerre.  A  la  proposition  de  désarmement  qui  lui  a  été  adres- 
sée elle  a  répondu  d'abord  par  un  refus.  On  peut  croire  cependant  que 
ce  refus  n'a  rien  de  définitif  et  que  la  Serbie,  sous  l'influence  de  l'Au- 
triche, serait  disposée  à  la  paix;  mais  la  difTiculté  reste  toujours  à 
Athènes,  où  le  gouvernement  hellénique  s'est  montré  résolu  à  n'écou- 
ter aucun  conseil;  il  n'a  pas  seulement  décliné  la  proposition  de 
désarmement,  il  a  redoublé  d'ardeur  dans  ses  préparatifs  de  guerre, 
et  il  a  paru  môme  impatient  de  se  jeter  tète  baissée  dans  la  lutte. 
Le  cabinet  d'Athènes  a  cru  peut-être  qu'il  en  serait  de  cette  démarche 
nouvelle  de  l'Europe  comme  de  toutes  les  autres.  Malheureusement,  il 
s'est  trompé  et  il  s'est  exposé  à  être  serré  de  plus  près  par  la  diplo- 
matie, à  recevoir  môme  de  l'Angleterre  une  sommation  impérieuse, 
une  menace  d'action  coercitive  s'il  attaquait  la  Turquie.  De  sorte  que 
la  situation  est  celle-ci  :  la  Bulgarie  est  toute  prête  à  la  paix,  la  Ser- 
bie se  laissera  facilement  convaincre,  les  Grecs  seuls  sont  engagés  et 
par  tout  ce  qu'ils  ont  fait  et  par  le  froissement  d'amour-propre  que 
vient  de  leur  infliger  la  sommation  anglaise.  La  Grèce,  à  vrai  dire, 
s'est  laissé  entraîner  par  son  patriotisme,  par  l'appât  de  l'occasion 
et  elle  a  mal  calculé  ses  mouvemens.  Sans  doute,  on  s'intéresse  ton- 


716  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

jours  à  sa  cause,  elle  inspire  les  mêmes  sympathies.  Son  erreur  ou 
son  malheur  aujourd'hui,  si  elle  ne  s'arrêtait  pas,  serait  de  se  mettre 
en  contradiction  avec  la  volonté  évidente  de  la  diplomatie,  avec  tous 
les  intérêts  pacifiques  de  l'Occident.  Si  elle  avait  eu  un  dernier  espoir 
à  la  nouvelle  d'une  crise  ministérielle  en  Angleterre ,  ce  ne  serait 
qu'une  illusion  de  plus.  M.  Gladstone  lui-même  n'a  pas  laissé  ignorer 
à  la  Grèce  que  ce  qu'elle  avait  de  mieux  à  faire  était  de  se  rendre  aux 
désirs  de  l'Europe,  et  le  retour  du  vieux  chef  libéral  au  pouvoir  ne  se- 
rait certainement  pas  favorable  à  une  guerre  nouvelle  pour  les  reven- 
dications helléniques. 

Au  moment,  en  effet,  où  toutes  ces  affaires  orientales  en  étaient  en- 
core à  se  débrouiller  dans  la  mer  de  Grèce  comme  dans  les  Balkans, 
la  question  ministérielle  renaissait  en  Angleterre.  Elle  était  évidem- 
ment inévitable.  Elle  a  pu  rester  indécise  tant  que  le  nouveau  par- 
lement n'était  pas  réuni,  d'autant  plus  que  les  chefs  des  partis  évitaient 
de  s'expliquer  et  semblaient  se  réserver.  Maintenant,  le  parlement  sorti 
des  dernières  élections  est  réuni.  Il  a  été  ouvert,  il  y  a  quelques  jours 
à  peine,  avec  une  solennité  exceptionnelle,  par  la  reine  elle-même, 
qui,  pour  la  première  fois  depuis  bien  des  années,  a  relevé  la  céré- 
monie de  sa  présence,  comme  pour  donner  une  marque  de  faveur  à 
son  ministère.  La  reine  Victoria  a,  de  plus,  vraisemblablement  tenu  à 
aller  à  Westminster  dans  des  circonstances  qui  ne  laissent  pas  d'être 
graves,  et,  à  entendre  son  langage,  l'accent  avec  lequel  elle  a  parlé 
des  «  tentatives  contre  l'union  de  l'Irlande  avec  la  Grande-Bre- 
tagne, »  l'appel  qu'elle  a  fait  au  parlement  et  au  peuple  anglais 
pour  le  maintien  de  l'empire  britannique,  on  a  senti  bien  vite  que  là 
était  le  point  décisif  sur  lequel  la  grande  bataille  allait  s'engager.  Elle 
s'est  effectivement  engagée  dès  le  débat  de  l'adresse.  Les  affaires  ex- 
térieures ne  pouvaient  soulever,  pour  le  moment,  de  graves  diffi- 
cultés. L'opposition  n'a  pas  fait  de  querelles  sérieuses  à  lord  Salisbury, 
ni  sur  les  règlemens  des  affaires  de  l'Afghanistan,  ni  sur  les  affaires 
d'Egypte,  ni  même  sur  sa  politique  en  Orient  et  sur  son  intervention 
en  Grèce.  C'était  la  question  irlandaise  qui  dominait  tout.  Ce  n'est  pas 
qu'elle  ait  été  abordée  sur-le-champ.  Le  ministère,  sans  trop  dissi- 
muler qu'il  avait  pris  son  parti  sur  la  question  irlandaise,  a  visible- 
ment essayé  de  l'ajourner;  il  aurait  voulu  soumettre  d'abord  à  la 
chambre  des  communes  une  réforme  de  la  procédure  parlementaire. 
M.  Gladstone,  de  son  côté,  évitait  encore  de  s'expliquer,  attendant, 
disait-il,  les  communications  du  gouvernement.  Bref,  il  y  a  eu  d'abord, 
de  part  et  d'autre,  une  certaine  stratégie  ;  mais  bientôt  la  force  des 
choses  l'a  emporté.  Le  gouvernement  a  avoué  ses  desseins  de  répres- 
sion en  Irlande  et,  à  la  première  occasion,  à  propos  d'un  amendement 
de  M.  Jesse  Gollings  sur  certains  avantages  agricoles  à  faire  aux  paysans, 


REYUE.    —   CHRONIQUE.  717 

le  ministère  a  été  mis  en  minorité  avec  l'aide  de  la  brigade  irlan- 
daise, qui  s'est  tournée  toute  entière  contre  lui.  C'est  le  fond  de  la 
situation!  c'est  la  brigade  irlandaise,  conduite  par  M.  Parnell,  qui  dé- 
cide de  la  lutte  entre  les  partis  anglais,  et  qui  l'a  décidée,  cette  fois, 
contre  le  ministère  conservateur. 

Que  va-t-il  maintenant  sortir  de  cette  crise  nouvelle  ?  Tout  en  vérité 
devient  assez  obscur  dans  les  affaires  britanniques.  Lord  Salisbury, 
sans  tenter  de  se  raidir  contre  un  vote  qui  pouvait  d'ailleurs  se  repro- 
duire à  tout  instant,  s'est  empressé  de  porter  sa  démission  à  la  reine, 
à  Osborne,  et  au  premier  abord  M.  Gladstone  semblait  évidemment 
seul  désigné  pour  reprendre  le  pouvoir  qu'il  a  abandonné  il  y  a  quel- 
ques mois.  C'est  lui  qui  a  vaincu,  c'est  lui  qui  a  l'ascendant  et  la 
popularité  dans  le  parlement  comme  dans  le  pays.  La  situation  de 
M.  Gladstone  est  cependant  étrange.  On  sait  aujourd'hui  que  ce  grand 
vieillard,  avec  son  audace  naïve,  est  tout  prêt,  s'il  revient  au  gouver  • 
nement,  à  entreprendre  les  réformes  les  plus  larges,  les  plus  impré- 
vues pour  l'Irlande.  Il  reste  sûrement  fidèle  à  l'unité  de  l'empire 
britannique,  il  le  croit;  il  n'est  pas  moins  résolu  à  aller  jusqu'à  la  der- 
nière limite  du  possible  dans  la  politique  du  home-ruk.  Or  cette 
œuvre  audacieuse,  sans  doute  fort  périlleuse,  il  ne  peut  l'accomplir,  la 
tenter  que  dans  des  conditions  singulièrement  nouvelles,  avec  les  ra- 
dicaux, dont  M.  Chamberlain  est  un  des  chefs  et  au  besoin  avec  M.  Par- 
nell lui-môme,  s'il  veut  y  consentir.  Il  ne  peut  plus  guère  compter  sur 
le  concours  des  vieux  whigs,  comme  lord  Ilarlington,  M.  Goschen,  qui 
hésitent  à  le  suivre,  qui  ont  même  déjà  soutenu  le  ministère  tory 
dans  le  vote  où  celui-ci  a  succombé.  —  De  sorte  que  l'Angleterre  se 
trouve  entre  deux  politiques  :  l'une  avouant  hautement  l'intention 
de  réprimer  l'agitation  irlandaise,  toute  tentative  contre  l'unité  de 
l'empire,  —  l'autre,  acceptant  la  pensée  d'une  autonomie  équivalant  à 
une  sorte  d'indépendance  pour  l'Irlande.  La  reine  essaiera-t-elle 
d'échapper  à  cette  alternative  avec  un  ministère  de  transition  ou  de 
transaction  par  l'alliance  des  libéraux  qui  tendent  à  se  séparer  de  leur 
vieux  chef  et  des  conservateurs  modérés?  Autre  question  :  le  mi- 
nistère qui  va  se  former,  quel  qu'il  soit,  peut-il  vivre  avec  un  parle- 
ment où  les  Irlandais  décident  à  tout  instant  de  la  majorité?  Les  diffi- 
cultés se  pressent  devant  l'Angleterre,  elles  deviennent  un  vrai  drame 
où  c'est,  après  tout,  le  sort  d'uu  grand  empire  qui  est  en  jeu. 


CII.    DE   MAZADE. 


718  REVLE    DES    DEUX   MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  seconde  quinzaine  de  janvier  a  été  féconde  en  incidens  politiques, 
intérieurs  et  extérieurs.  Bien  qu'ils  ne  fussent  pas  tous  d'un  caractère 
également  satisfaisant,  ils  ont,  en  quelque  sorte,  favorables  ou  fâ- 
cheux, marqué  les  étapes  régulières  d'un  mouvement  lent  de  hausse 
sur  tous  les  fonds  d'état,  français  ou  étrangers,  et  sur  un  certain 
nombre  de  valeurs  entraînées  dans  l'orbite  de  la  spéculation.  Le  16  jan- 
vier, le  cabinet  nouvellement  formé  se  présentait  devant  les  chambres 
avec  une  déclaration  chaleureusement  applaudie  sur  tous  les  bancs  de 
la  majorité  républicaine.  On  ne  parlait  plus  que  de  concorde,  de  con- 
centration, de  concessions  réciproques;  on  se  bornerait  aux  réformes 
nécessaires,  etc.  Le  3  pour  100  était  coté  81.27,  le  k  1/2  110.40. 

Le  18,  la  Grèce  et  la  Serbie  répondaient  par  un  refus  plus  ou  moins 
catégorique  à  la  demande  de  désarmement  présentée  simultanément 
par  les  représentans  des  puissances  à  Belgrade,  à  Solia  et  à  Athènes. 
Le  21,  le  cabinet  Freycinet  était  mis  en  minorité  de  trois  voix  à  la 
chambre  sur  une  question  de  procédure  se  rapportant  à  l'amnistie. 
Ainsi,  à  peine  constituée,  la  nouvelle  administration  était  mise  en 
échec  par  l'alliance  de  l'extrême  gauche  avec  les  droites.  On  pouvait 
craindre  qu'un  événement  de  ce  genre ,  plus  grave  encore  comme 
symptôme  que  comme  fait  positif,  ne  jetât  quelque  désarroi  parmi 
les  acheteurs  de  rentes,  il  n'en  a  rien  été,  et  les  valeurs  ottomanes 
seules  ont  continué  à  subir  l'influence  des  dispositions  turbulentes  de 
quelques-uns  des  petits  états  des  Balkans. 

Au  point  de  vue  purement  financier,  l'attention  s'est  concentrée,  pen- 
dant toute  cette  quinzaine,  sur  les  projets  budgétaires  du  gouverne- 
ment. La  déclaration  ministérielle  du  16  courant  a  confirmé  ce  que 
l'on  avait  déjà  pressenti  de  ces  projets;  suppression  du  budget  extraor- 
dinaire, réductions  de  dépenses  dans  les  ministères,  combinaisons 
non  encore  arrêtées  dans  leur  forme  définitive  pour  la  consolidation 
d'engagemens  du  Trésor  à  court  terme,  remaniement  de  la  taxe  sur 
les  alcools  (peut-être  organisation  du  monopole,  mais  probablement 
pour  une  époque  plus  éloignée  que  l'établissement  du  prochain  budget); 
enfin,  pas  d'emprunt  direct,  pas  d'impôts  nouveaux. 

Très  bien  accueilli  d'abord,  ce  programme  a  prêté  ensuite  matière  à 
de  longues  discussions.  Le  Trésor  étant  manifestement  obligé  de  re- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  719 

courir  à  toutes  sortes  d'emprunts  indirects,  pourquoi  ne  pas  aborder 
le  problème  en  face  et  ne  pas  se  résigner  à  un  grand  emprunt  de 
liquidation  qui  remettrait  toutes  choses  en  place  et  en  ordre?  La  preuve 
des  embarras  momentanés  du  Trésor  a  -été  donnée  le  18  courant  par 
l'élévaiion  du  taux  d'intérêt  des  bons  du  Trésor  à  3  pour  100  pour  un 
an.  Mais  le  marché  ne  s'en  est  pas  inquiété.  Le  ministre  des  finances 
a  trouvé  sans  peine  des  fonds  à  3  pour  100,  comme  l'indique  le  der- 
nier bilan  de  la  Banque  de  France  au  chapitre  du  compte  courant  du 
Trésor.  Il  n'y  a  donc  pas  eu  embarras  au  sens  propre  du  mot,  ou  du 
moins  l'embarras  a  été  passager.  Le  fait  capital  de  la  situation  est 
toujours  l'abondance  très  grande  des  capitaux  disponibles,  la  faveur 
presque  exclusive  dont  jouissent  les  rentes  et  les  obligations  de  chemin 
de  fer,  de  la  Ville  et  du  Crédit  foncier,  le  désarroi  croissant  du  décou- 
vert devant  l'évanouissement  de  tous  les  calculs  fondés  sur  les  crises 
ministérielles,  les  dillicultés  parlementaires,  et  les  guerres  dans  l'ex- 
trême Orient,  enfin,  le  retour  d'une  grande  aisance  sur  le  marché 
anglais  des  capitaux,  signalé  par  l'abaissement  à  3  pour  100  (21  jan- 
vier) du  taux  de  l'escompte  à  la  Banque  d'Angleterre. 

L'Italien  ne  tardera  pas  à  atteindre  le  cours  de  98  francs,  coupon 
semestriel  détaché.  L'exposé  financier,  fait  le  21  courant  à  la  cham- 
bre des  députés  d'Italie  par  le  ministre  des  finances,  a  produit  une 
bonne  impression.  Le  budget  de  188/i-85  se  solde  par  une  plus-value 
de  37  millions  sur  les  prévisions;  il  n'a  donc  pas  été  nécessaire  de  re- 
courir aux  moyens  extraordinaires  autorisés  par  le  parlement  pour 
faire  face  aux  dépenses  ultra-extraordinaires.  L'exercice  1885-86  se 
présente  d'une  façon  exceptionnelle,  résultant  de  diverses  aggrava- 
tions transitoires,  outre  celles  qui  proviennent  de  l'application  des 
conventions  de  chemins  de  fer.  On  pourvoira  à  ces  dépenses  ultra- 
extraordinaires,  s'élevant  à  /4O  millions,  par  les  moyens  déjà  votés 
par  le  parlement.  Le  budget  de  1886-87,  au  contraire,  rentre  dans 
l'état  normal  cl  présente  46  millions  d'augmentation  sur  les  recettes 
et  9  millions  de  diminution  sur  les  dépenses. 

Après  les  rentes  et  l'Italien,  le  Suez  est  la  valeur  qui  a  le  plus  oc- 
cupé la  spéculation.  L'action  avait  dépassé  2,200  avant  le  paiement 
du  dernier  coupon.  Ce  coupon  n'est  pas  encore  regagné,  et  le  Suez  a 
oscillé  de  2,195  à  2,160  pendant  toute  la  quinzaine.  11  est  probable 
que  le  cours  de  2,200  sera  promptement  atteint  après  la  réponse  des 
primes.  Les  recettes  se  maintiennent  satisfaisantes.  Le  départ  de 
M.  de  Lesseps  pour  l'isthme  a  relevé  les  cours  du  Panama,  que  l'ap- 
proche du  versement  à  opérer  (en  février)  avait  de  nouveau  dépréciés. 
Les  cours  extrêmes  ont  été  392  et  406  ;  les  plus  hauts  sont  les  plus 
récens. 

Il  n'y  a  toujours  rien  à  dire  du  marché  des  titres  des  établissemens 
de  crédit,  morne  et  délaissé.  Le  Crédit  foncier  s'est  tenu  très  ferme, 


I 


720  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mais  immobile.  La  Banque  de  France,  qui  avait  beaucoup  baissé  depuis 
deux  mois,  par  suite  de  la  diminution  du  dividende  semestriel,  s'est 
partiellement  relevée  depuis,  bien  que  les  bénéfices  pour  les  cinq  pre- 
mières semaines  de  l'exercice  soient  inférieurs  de  800,000  francs  à 
ceux  de  la  période  correspondante  de  1885. 

La  reprise  sur  les  actions  de  nos  grandes  compagnies  de  chemins  de 
fer  s'est  arrêtée  devant  la  faiblesse  persistante  des  recettes.  Des  deux 
grandes  compagnies  espagnoles,  le  Saragosse,  présentant  un  trafic  en 
augmentation  marquée,  a  été  le  plus  favorisé.  Il  finit  à  330.  Le  Gaz  a 
conservé  et  accru  de  15  francs  son  avance  de  la  première  quinzaine 
de  janvier.  L'action  des  Omnibus,  longtemps  immobile  entre  1,025  et 
1,050,  s'est  relevée  brusquement  de  près  de  100  francs. 

L'Extérieure  a  repris  de  plus  d'une  unité.  La  chute  du  cabinet  Sa- 
lisbury  a  entravé  les  velléités  de  hausse  de  l'Unifiée  d'Egypte,  qui  reste 
à  323  après  avoir  atteint  un  moment  326.  L'attitude  plus  pacifique  de 
la  Grèce  a  ramené  des  acheteurs  aux  obligations  ottomanes  privilé- 
giées en  hausse  de  20  francs. 

Deux  émissions  d'une  certaine  importance  ont  eu  lieu  en  janvier, 
l'une  sur  le  marché  anglais,  l'autre  à  Berlin  et  à  Francfort.  La  pre- 
mière a  été  ouverte  également  à  Paris  et  y  a  même,  dit-on,  donné 
plus  de  résultats  qu'on  ne  l'espérait  peut-être.  Il  s'agissait  de  200,000 
obligations  de  500  francs,  d'un  emprunt  5  pour  100  du  gouvernement 
argentin;  intérêt  annuel  25  francs;  prix  d'émission  403  francs;  em- 
prunt garanti  spécialement  par  les  revenus  des  douanes  et  subsidiai- 
rement  par  les  revenus  généraux.  La  Banque  de  Paris,  le  principal  éta- 
blissement français  intéressé  à  cette  opération,  avait  ouvert  ses  gui- 
chets le  9  janvier,  ainsi  que  le  Comptoir  d'escompte,  la  Société  générale 
et  le  Crédit  industriel.  La  souscription  a  été  plusieurs  fois  couverte  à 
Londres  et  à  Paris  et  a  donné  lieu  à  une  réduction. 

La  seconde  émission  du  mois  est  celle  d'une  rente  serbe  5  pour  100 
amortissable,  garantie  par  les  revenus  du  monopole  des  tabacs  de 
Serbie  concédé  au  Comptoir  d'escompte  de  Paris  et  à  la  Banque  des 
Pays  autrichiens.  Une  compagnie  sera  formée  au  capital  de  10  millions 
pour  l'exploitation  de  ce  monopole  et  versera  une  redevance  fixe  su- 
périeure à  l'annuité  nécessaire  au  service  du  nouvel  emprunt.  Il  s'a- 
git de  50,000  obligations  de  500  francs,  rapportant  25  francs,  et  émises 
à  390.  La  souscription  a  eu  heu  le  28  en  Allemagne,  et  les  journaux 
de  ce  pays  annoncent  un  grand  succès  et  une  prime  de  3  pour  100. 
Le  Comptoir  d'escompte  s'était  chargé  de  transmettre  les  souscriptions 
françaises. 


Le  directeur-gérant  :  G.  Buloz. 


LES 


DAMES   DE   CROIX-MORT 


DEUXIÈME    PARTIE    (1). 


VI. 

La  question  se  posait  pour  Régine  d'une  façon  tout  à  fait  impré- 
vue et  singulièrement  troublante.  Elle  aimait  M.  d'Ayères,  elle  ne 
pouvait  plus  le  nier.  Mais  elle  tenait  beaucoup  à  sa  tranquillité. 
Comme  il  l'avait  très  bien  deviné,  elle  avait  pris,  pendant  ces 
douze  années  de  vie  retirée  et  solitaire,  des  habitudes  qu'il  lui 
serait  sans  doute  difficile  de  modifier.  Elle  était  indépendante  : 
allait-elle  se  donner  un  maître?  La  vie  molle  et  oisive  qu'elle  aimait 
s'exposerait-elle  à  la  voir  bouleversée  par  un  homme  actif  et  bruyant? 
Elle  avait,  au  prix  d'une  sage  administration,  reconstitué  sa  fortune 
et  celle  de  sa  fille:  risquerait-elle  de  voir  un  viveur  la  ruiner  de 
nouveau?  Fernand  s'était  montré  plein  de  franchise  avec  elle,  en 
lui  disant  qu'elle  aurait  un  sacrifice  à  accomplir.  Mais  comme  il 
connaissait  bien  lés  femmes  en  général,  et  Régine  en  particulier, 
lorsqu'il  ne  craignait  pas  de  faire  appel  à  son  abnégation  !  C'était 
peut-être  la  crainte  de  paraître  égoïste  qui  entraînait  le  plus  M"'  de 
Croix -Mort  à  ne  pas  repousser  sa  demande.  Et  puis,  il  y  avait 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1""  février. 

TOME    LXXIII.   —   15   FÉVRIER   1886.  46 


722  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

dans  ce  mot  :  mariage,  un  charme  auquel  elle  ne  pouvait  se  sous- 
traire. Elle  avait  été  si  peu  mariée  la  première  fois,  et  M.  de  Croix- 
Mort,  sceptique,  sec  et  froid,  était  si  peu  l'homme  qu'elle  avait 
rêvé!  Toutes  ses  affections,  il  les  avait  comprimées;  toutes  ses 
tendresses,  il  les  avait  dédaignées.  Il  lui  avait  donné  son  nom  et  un 
enfant,  et  c'était  tout.  Après  ses  relevailles,  elle  ne  l'avait  revu 
qu'à  la  salle  à  manger  ou  au  salon.  Et  elle  n'entendait  parler  de  lui 
que  pour  apprendre  qu'il  était  l'amant  de  la  belle  M"^^  X..,  ou  qu'il 
avait  perdu  cent  mille  francs  au  baccara.  Quelle  différence  avec 
Fernand,  si  plein  de  prévenances  et  si  violemment  épris!  M.  de 
Croix-Mort  était  brun  comme  sa  fille;  M.  d' Avères  était  blond.  Ce 
passé  noir  rendait  si  tentant  cet  avenir  doré!  D'ailleurs,  Fernand 
n'avait-il  pas  des  droits,  maintenant?  Et  n'était-elle  pas  bien  impru- 
dente en  refusant  la  réparation  que  loyalement  il  venait  lui  offrir? 
Elle  roula  pendant  quarante-huit  heures  ces  pensées  dans  sa  tête, 
et  tous  les  argumens  qu'elle  put  trouver  contre  ce  mariage  ne 
firent  qu'augmenter  son  envie  de  le  conclure.  Elle  se  décida  à  en 
parler  à  l'abbé  Levasseur,  qui  dînait  an  château.  Elle  était  curieuse 
de  voir  quelle  impression  cette  nouvelle  lui  produirait.  Quand  elle 
l'eut  installé  dans  son  fauteuil,  au  coin  de  la  cheminée  du  petit 
salon,  son  verre  de  chartreuse  à  portée  de  la  main,  elle  entama  la 
confidence.  Elle  commença  par  un  éloge  des  qualités  de  M.  d'Ayères; 
puis  elle  rappela  au  bon  prêtre  ce  qu'il  avait  dit,  deux  mois  aupa- 
ravant, au  sujet  d'une  union  possible,  et,  le  voyant  sourire  d'un 
air  malin,  elle  termina  en  annonçant  que  l'accord  était  à  la  veille  de 
se  conclure. 

—  Eh  bien!  ma  chère  dame,  dit  le  curé,  pensant  qu'il  s'agis- 
sait d'Edmée,  c'est  parfait...  Et  je  suis  heureux  d'avoir  contribué  à 
vous  ouvrir  des  vues  sur  une  alliance  qui  va  resserrer  plus  étroite- 
ment les  rapports  entre  les  deux  familles  les  plus  importantes  de 
la  contrée...  Les  futurs  conjoints,  à  ce  qu'il  me  semble,  sont  faits 
l'un  pour  l'autre. 

—  Il  y  a  bien  une  légère  disproportion  d'âge,  insinua  Régine,  et 
je  vous  avoue  que  c'est  pour  moi  un  sujet  d'inquiétude. 

—  Laissez!  dit  le  curé,  suivant  toujours  son  idée;  laissez!  Un 
peu  de  maturité  donne  une  plus  grande  autorité,  et  c'est  une 
bonne  chose  dans  un  ménage...  Il  faut  connaître  la  vie  pour  se 
défendre  contre  ses  dangers...  Et  le  futur  époiïx... 

—  Oh  !  je  sais  qu'il  n'a  pas  été  jusqu'ici  aussi  sage  qu'il  aurait 
pu  l'être  ;  mais  on  prétend  que  c'est  une  garantie  de  tranquillité  et 
qu'il  faut  qu'un  mari  ait  eu  des  aventures  avant,  pour  n'en  pas  avoir 
après.  Vous  me  direz  que  M.  de  Croix-Mort,  qui  certes  avait  eu  une 
jeunesse  pleine  d'orages,  a  continué  par  une  existence  pleine  de 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  723 

tempêtes...  Je  ne  crois  pas  qu'avec  M.  d'Ayères  j'aie  à  craindre 
un  sort  pareil... 

L'abbé  Levasseur,  qui,  depuis  un  instant,  trouvait  le  langage  de 
M™*  de  Croix-Mort  plein  d'ambiguïté,  ouvrit  des  yeux  énormes,  et 
se  demanda  s'il  rêvait.  La  comtesse  semblait  maintenant  parler 
d'elle-même.  Il  lui  parut  nécessaire  d'éclairer  la  situation,  et,  deve- 
nant prudent,  il  laissa  tomber  cette  phrase  à  double  sens  : 

—  Kt  M''"  Edmée  envisage- t-el  le  ce  mariage  avec  une  entière 
satisfaction  ? 

—  Je  ne  lui  en  ai  pas  encore  parlé,  répondit  la  comtesse.  Vous 
comprenez  combien  ce  sujet  est  pour  moi  délicat  à  aborder...  Le 
caractère  de  cette  enfant  est  très  ombrageux,  et  je  crains  qu'elle 
n'accepte  pas  facilement  une  modification  si  complète  de  notre  exis- 
tence... Aussi  ai-je  compté  sur  vous,  notre  ami,  pour  la  préparer 
à  cet  événement. 

Désormais,  il  n'y  avait  plus  de  doute  v  le  curé  balbutia  : 

—  Comment  donc  !  ma  chère  dame,  tout  à  votre  service. 

Mais,  quelque  décidé  que  fût  le  prêtre  à  respecter  les  volontés  de 
sa  paroissienne,  il  ne  put  se  défendre  de  la  raisonner  un  peu.  C'était 
un  louable  eflbrt  que  faisait  là  le  vieillard.  Il  se  dit  :  Je  risque  de  me 
fermer  à  jamais  les  portes  de  cette  maison  si  hospitalière,  et  adieu 
mes  chères  habitudes!  Advienne  que  pourra!  Le  devoir  avant  tout! 
Kt  il  appuya  bravement  sur  les  inconvéniens  et  les  dangers  que 
la  comtesse  avait  elle-même  signalés.  H  la  trouva  très  résolue. 
Fait  bizarre  :  elle  semblait  encouragée  par  l'opposition.  Livrée  à 
elle-même,  elle  avait  quelques  hésitations,  elle  craignait,  elle 
soupçonnait.  Contredite,  elle  était  décidée  et  répondait  de  tout 
avec  une  superbe  confiance. 

Le  curé  n'insista  pas.  11  en  avait  dit  assez  pour  satisfaire  sa  con- 
science et  mettre  sa  responsabilité  de  directeur  spirituel  à  couvert. 
Il  n'avait,  en  somme,  à  reprocher  à  M.  d'Ayères  rien  qui  ne  fût  à 
la  connaissance  de  la  comtesse.  Le  baron  avait  mangé  le  plus  clair 
de  son  bien  et  n'était  pas  très  pratiquant.  Mais  qui  pouvait  savoir? 
Sa  femme  lui  apprendrait  sans  doute  l'économie  et  lui  donnerait 
peut-être  des  idées  religieuses.  Au  fond,  le  brave  homme,  après  en 
avoir  délibéré  avec  lui-même,  aima  mieux  voir  ce  viveur  épouser 
une  femme  expérimentée,  capable  de  se  défendre,  que  la  petite 
'Edmée,  tendre  et  innocente.  A  cette  fleur  des  bois,  une  culture  bien 
douce,  dans  une  atmosphère  très  saine,  était  nécessaire.  Et  ce  Pari- 
sien n'était  point  le  jardinier  qu'il  fallait  pour  elle.  L'abbé  Levasseur 
accepta  la  mission  que  la  comtesse  lui  donnait  d'avertir  la  jeune  fille. 
Et  il  demanda  qu'on  la  lui  envoyât  le  lendemain  au  presbytère.  Puis, 
ayant  souhaité  le  bonsoir  à  M™*  de  Croix-Mort,  il  prit,  précédé  d'un 
domestique  portant  une  lanterne,  le  chemin  du  village. 


724  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  lendemain,  Régine  était  dans  le  petit  salon,  étendue  sur  sa 
chaise  longue,  quand  sa  fille  rentra.  Elle  entendit  sonner  son  pas 
net  et  décidé  dans  le  vestibule,  et  pensa  qu'elle  allait  l'éviter, 
comme  à  l'ordinaire,  et  monter  dans  sa  chambre.  Mais  la  porte 
s'ouvrit  et  Edmée  parut.  A  sa  vue,  la  comtesse  se  dressa  vivement, 
et  pendant  un  instant  les  deux  femmes  se  regardèrent.  Une  flamme 
passa  sur  le  visage  pâle  de  l'enfant.  Elle  baissa  son  front  sérieux  et 
attendit,  comme  si  elle  eût  été  un  juge  à  qui  sa  mère  dût  fournir 
des  explications.  Le  silence  qui  régna  alors  parut  si  pénible  à 
W^^  de  Croix-Mort,  qu'elle  ne  put  le  supporter,  et,  allant  droit  au 
but: 

—  Tu  as  vu  M.  le  curé?  Il  t'a  parlé?  demanda-t-elle  d'une  voix 
brève,  ne  voulant  pas  avoir  l'air  de  capituler  devant  cette  petite, 
dont  elle  connaissait  la  fierté  indépendante  et  sauvage. 

—  Oui ,  répondit  Edmée,  dans  les  yeux  de  laquelle  de  grosses 
larmes  roulèrent. 

La  mère  les  vit,  et  soudain,  bouleversée,  elle  vint  à  sa  fille,  la 
saisit,  la  serra  contre  elle  en  criant,  prise  d'attendrissement  : 

—  Ma  mignonne,  ma  chérie,.,  dis-moi  que  je  ne  te  fais  pas  trop 
de  peine?..  Oh!  tu  pleures!..  Va,  je  t'aimerai  tout  autant,  plus 
même,.,  car  je  te  serai  reconnaissante...  INous  serons  deux  à  t'ai- 
mer...  Il  est  si  bon!..  Et  tu  l'aimeras  aussi... 

L'enfant,  à  ces  mots,  fit  un  brusque  mouvement  qui  rompit 
l'étreinte  caressante  de  sa  mère,  et,  montrant  un  visage  étincelant 
de  colère  : 

—  Lui?  Jamais! 

—  Edmée! 

—  Non  !  répéta-t-elle  avec  rage.  Jamais  cet  étranger  qui  va  tout 
bouleverser  dans  la  maison  de  mon  père  et  tout  changer,  jusqu'au 
nom  que  tu  portes  ! 

La  comtesse,  saisie,  regarda  sa  fille  qui,  blême,  les  yeux  noirs 
de  haine,  la  bouche  convulsive,  tremblait  de  tous  ses  membres. 
Enfin,  elle  reprit  possession  de  son  calme  et  d'un  ton  sévère  : 

—  J'attendais  de  toi  d'autres  sentimens.  Je  ne  croyais  pas  te 
trouver  si  violemment  hostile  à  un  projet  dont  la  réalisation  doit 
amener  le  bonheur  des  dernières  années  de  ma  vie.  Peut-être  au- 
rais-je  pu  accorder  beaucoup  à  tes  prières  et  à  ton  chagrin;  à  ta 
colère,  à  tes  violences,  rien  ! 

M"°  de  Croix -Mort  avait  écouté,  debout  à  la  même  place.  Un 
sourire  amer  passa  sur  ses  lèvres,  quand  la  comtesse  parla  de 
ses  espérances  de  bonheur;  quand  elle  l'entendit  confirmer  la 
résolution  prise,  son  visage  devint  de  marbre.  Elle  fit  un  signe 
de  tête,  comme  pour  dire  :  «  C'est  bien  !  »  et  sans  un  mot  elle  sor- 
tit. Arrivée  sur  la  terrasse,  elle  prit  sa  course,  gagna  le  parc,  des- 


LES   DAMES   DE   CROIX-MORT.  725 

cendit  jusqu'à  la  berge  de  la  Divonnette,  et  là,  s'asseyant  sur  le 
gazon,  elle  éclata  en  douloureux  sanglots.  Il  y  avait  longtemps 
qu'elle  pleurait  ainsi,  lorsqu'une  branche  craquant  derrière  elle  la 
fit  retourner.  Grave,  Jean  Billet  la  regardait.  Elle  lui  adressa  à  travers 
ses  larmes  un  amical  et  trist3  sourire. 

—  Eh  bien  !  dit  le  sauvage,  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  Voilà  que 
vous  pleurez  à  c't  heure!  (Qu'est-ce  qu'on  vous  a  encore  fait? 

Elle  s'essuya  les  yeux  avec  le  revers  de  sa  main. 

—  J'ai  du  chagrin,  mon  vieux  Billet  ! 

11  posa  sa  pétoire  contre  un  tronc  d'arbre,  se  laissa  glisser  sur  le 
talus  à  ses  côtés,  et  fixant  sur  elle  ses  petits  yeux  gris  qui  bril- 
laient astucieux  sous  ses  sourcils  en  broussailles  : 

—  Contez-moi  ra  ! 

—  Oh  !  ça  ne  sera  pas  long.  Tu  sais  que  maman  ne  s'est  jamais 
beaucoup  occupée  de  moi? 

Le  garde  hocha  la  tête  : 

—  Elle  ne  vous  aime  pas. 

—  Ce  n'est  pas  là  ce  que  je  dis,  interrompit  \ivement  Edmée. 
Mais  elle  a  ses  idées.  Et  je  crains  bien  de  n'avoir  jamais  assez  d'esprit 
j)our  les  comprendre.  Elle  connaît  un  grand  nombre  de  choses  que 
j'ignore  et  elle  ne  trouve  point  de  plaisir  à  causer  avec  moi.  Elle» 
quand  elle  était  petite,  à  Paris,  on  l'a  mise  dans  un  couvent  où  elle 
a  eu  beaucoup  de  maîtres.  Moi  je  n'ai  travaillé  qu'avec  M.  le  curé, 
et  je  crois,  l'excellent  homme,  quoiqu'il  se  soit  donné  bien  du  mal, 
qu'il  ne  m'a  pas  appris  tout  ce  qu'il  aurait  fallu.  Maman  a  toujours 
dit  que  j'étais  une  ignorante  et  une  sauvage. 

—  Il  n'y  a  pas  de  mal. 

—  Elle  a  dii  rougir  un  peu  de  moi,  me  dédaigner,  continua- 
l-elle  avec  des  larmes.  Oh!  Billet,  comme  je  l'aurais  adorée,  si  elle 
avait  voulu  !  J'y  étais  toute  prête,  une  tendre  parole  de  temps  en 
temps  aurait  suffi.  Moi  qui  en  étais  réduite  à  aimer  le  beau  portrait 
de  mon  pauvre  papa,  qui  ne  me  parlait  pas  non  plus,  lui,  pour- 
tant,., m.iis  qui  dans  son  cadre  noir  me  souriait  si  doucement! 

—  Un  fameux  homme,  votre  père!  Et  un  chasseur!.. 

—  Eh  bien  !  c'est  fini.  Maman  l'a  tout  à  fait  oublié,  et  elle  va  en 
épouser  uii  autre. 

Edmée  fut  prise  d'une  suffocation,  et  sans  pouvoir  ajouter  un 
mot  elle  cacha  sa  tête  dans  ses  mains.  Billet  était  devenu  pâle  : 

—  Ah!  c'est  décidé?  fit-il.  Je  l'avais  bien  deviné,  le  premier 
jour,  qu'il  nous  causerait  du  désagrément,  ce  joli  cœur-là!  J'avais 
cependant  craint  qu'il  ne  s'adressât  à  une  autre  qu'à  madame.  Gela 
vaut  mieux  ainsi.  Ah  !  c'est  décidé  !  Du  reste,  il  y  a  assez  longtemps 
qu'ils  caracolent  ensemble  dans  les  bois... 


726  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Une  rougeur  ardente  passa  sur  le  front  de  l'enfant  et,  arrêtant 
Billet  d'un  geste,  elle  dit  : 

—  Tais-toi  !  c'est  ma  mère. 

Il  baissa  le  nez,  arrondit  le  dos  en  marmottant  entre  ses  dents 
des  paroles  indisànctes,  puis  se  tournant  vers  Edmée  : 

—  Et  vous,  qu'est-ce  que  vous  allez  ftiire? 

—  Rien.  Mais  je  suis  bien  malheureuse  ! 

Et  elle  recommença  à  pleurer,  \lors  le  sauvage  la  raisonna  dou- 
cement, et  avec  des  paroles  tendres,  entreprit  de  la  consoler.  Elle 
savait  bien  qu'il  était  là,  lui,  le  vieux  dévoué,  qui  l'avait  vue  naître 
et  avait  été  le  guide  de  ses  premières  promenades  émancipées.  Il 
ne  l'abandonnerait  jamais,  elle  n'aurait  qu'à  venir  le  trouver,  et  ils 
se  remettraient  à  courir  tous  les  deux,  dans  le  grand  silence  calme, 
où  on  oublie  ses  soucis  et  ses  peines.  Si  on  s'avisait  de  la  tour- 
menter, elle  pouvait  compter  sur  lui  et  on  verrait  ! 

Elle  répondit  tristement  : 

—  Non,  Billet,  n'essaie  pas  de  lutter,  supporte  tout  comme  moi. 
Il  sera  le  maître,  vois-tu.  Et  il  te  chasserait.  Alors  moi  je  resterais 
toute  seule. 

Le  vieux  garde  hocha  la  tête  d'un  air  songeur. 

—  Il  ne  pourrait  toujours  pas  me  forcer  à  quitter  le  pays.  Et 
pour  sûr,  je  ne  m'en  irais  pas,  voyez -vous.  J'aime  cette  terre-là. 
Je  suis  né  dessus.  J'ai  usé  luen  des  paires  de  souliers  à  la  parcou- 
rir. On  m'enterrera  dedans. 

Ils  restèrent  silencieux,  perdus  dans  leurs  réflexions,  et  la  nuit 
tombait  autour  d'eux,  le  soleil  embrasant  l'horizon  jetait  au  travers 
des  taillis  déjà  dépouillés  de  leurs  feuilles  des  lueurs  d'incendie. 
Billet  leva  lentement  les  yeux,  regarda  le  ciel,  puis  d'une  voix 
grave  : 

—  Regardez  comme  le  couchant  est  rouge  !  On  dirait  qu'il  coule 
du  sang  sur  la  forêt. 

A  ces  mots,  Edmée  frémit.  Son  esprit  fut  frappé  comme  par  une 
sinistre  prophétie.  Elle  reporta  vers  le  sol  ses  yeux  aveuglés  par 
les  derniers  rayons  du  soleil  et,  avec' terreur,  elle  crut  le  voir 
parsemé  de  taches  sanglantes.  Elle  se  leva  vivement,  il  lui  sem- 
blait qu'elle  allait  emporter  avec  elle  quelque  horrible  marque. 
Subitement  le  globe  empourpré  descendit  derrière  la  ligne  des  ar- 
bres, lentement  le  ciel  se  décolora,  puis  tout  devint  sombre,  comme 
l'avenir. 

—  Bonsoir,  Billet  !  dit  la  jeune  fille.  Je  me  suis  oubliée,  il  faut 
que  je  m'en  aille.  Ne  songe  plus  à  tout  ce  que  je  t'ai  dit:  ce  sont 
des  sottises. 

—  Voire  ! 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  727 

—  J'ai  manqué  de  force  de  caractère,  cela  ne  m'arrivera  plus. 
Et  toi  surtout  sois  prudent  et  convenable. 

—  Peut-être. 

—  Adieu  ! 

Elle  traversa  le  parc,  arriva  devant  le  château,  vit  les  lenêtres 
du  salon  éclairées,  et  sur  les  rideaux  une  silhouette  d'homme  qui 
faisait  ombre.  Elle  poussa  un  soupir,  mais  résolument  elle  gravit  le 
perron  et  entra.  C'était  bien  M.  d' Avères  qui  était  là.  Il  s'avança 
très  gracieusement  à  la  rencontre  de  la  jeune  fille  et  lui  tendit  la 
main.  Elle  affecta  de  ne  pas  remarquer  son  mouvement  et  le  salua 
avec  froideur,  puis  se  tournant  vers  sa  mère  qui  la  regardait  pleine 
d'angoisse  : 

—  Je  vous  demande  pardon,  maman...  Je  me  suis  attardée  dans 
le  parc  ;  j'avais  mal  à  la  tête  :  l'air  m'a  fait  du  bien.  Du  reste,  la 
cloche  du  dîner  n'a  pas  encore  sonné. 

—  On  a  pris  le  temps  d'ajouter  un  couvert,  dit  la  comtesse. 
M.  d'Avères  nous  fait  le  plaisir  de  rester  avec  nous  ce  soir. 

Edmée  n'eut  pas  un  geste  d'acquiescement,  ne  dit  p  is  un  mot 
d'approbation  ;  elle  s'assit,  prit  son  ouvrage,  et  parut  ne  point  s'a- 
f)ercevoir  de  la  présence  de  celui  qu'elle  haïssait.  En  passant  dans 
lu  salle  à  manger,  la  comtesse,  qui  était  au  bras  de  Fernand,  se 
pencha  vers  lui  et,  avec  l'accent  de  la  supplication  : 

—  Je  vous  en  prie,  soyez  indulgent  pour  cette  enfant. 

—  Je  trouve  qu'elle  est  fort  raisonnable,  dit-il  ;  il  ne  faut  pas 
tout  exiger  en  un  jour.  Elle  ne  m'a  pas  trop  fait  la  grimace.  C'est 
à  moi  de  me  faire  bien  venir  d'elle.  Je  m'y  attacherai,  soyez-en 
sûre. 

Régine  lui  adressa  un  regard  de  tendre  reconnaissance  et  le  fit 
asseoir  auprès  d'elle.  Le  dîner  s'acheva  sans  difficulté.  Le  baron 
parla  beaucoup,  avec  une  aisance  affable.  Edmée  ne  fit  pas  en- 
tendre le  son  de  sa  voix.  Le  dessert  achevé,  elle  se  leva,  salua  sa 
mère  et  M.  d'Ayères  et  sortit.  Cette  attitude  ne  laissa  pas  que  de 
troubler  un  peu  le  beau  Fernand.  En  s'en  allant,  le  cigare  aux  dents, 
bercé  par  le  mouvement,  souple  de  la  voiture,  il  se  remémorait  la 
physionomie  de  l'enfant  et  convenait  que  cette  petite  «  noiraude  » 
n'avait  pas  l'air  bon.  Mais  bah  !  si  elle  faisait  la  récalcitrante,  on  la 
mettrait  en  pension  et  tout  serait  dit:  il  se  chargerait  bien,  lui, 
d'amener  la  comtesse  à  la  trouver  gênante,  et  à  s'en  débarrasser. 

Le  lendemain,  il  revint  fusant  sa  cour  régulièrement.  Il  examina 
la  petite  noiraude,  comme  il  disait,  et  constata  avec  ennui  qu'elle 
était  aussi  grande  que  sa  mère.  Bien  près  de  seize  ans,  à  coup  sûr 
et  forte,  comme  toutes  les  filles  élevées  à  la  campagne,  avec  des 
épaules  larges,  une  taille  maigre  et  un  peu  plate,  des  gros  poignets, 
des  mains  hâlées,mais,  sous  un  front  bombé  et  volontaire,  surmonté 


728  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

d'une  chevelure  sombre  et  rebelle,  une  paire  d'yeux,  frangés  de 
cils  recourbés,  comme  il  n'en  avait  vu  de  sa  vie.  Du  reste,  toujours 
le  même  air  haineux,  le  même  mutisme  rompu  seulement  par  les 
exigences  de  la  politesse,  et  la  même  envie  de  se  sauver  dès  qu'il 
apparaissait. 

—  Au  moins,  elle  ne  cache  pas  son  jeu,  se  disait-il  gaîment,  et 
avec  elle  on  sait  à  quoi  s'en  tenir. 

Cependant  il  y  avait  dans  cette  ténacité  froide  et  réfléchie  une 
énergie  qui  était  si  peu  d'une  enfant  qu'il  en  éprouvait  une  vague 
inquiétude.  11  sentait  continuellement  les  yeux  d'Edmée  attachés 
sur  lui  avec  une  fixité  sournoise.  Il  la  regardait  vivement,  elle  se 
détournait  et,  après  un  instant,  elle  recommençait  à  l'épier.  Il  vou- 
lut, comme  il  l'avait  promis,  essayer  de  rentrer  en  grâce  et  de  se 
faire  bien  venir  d'elle.  Il  fut  attentionné,  aimable,  il  lui  rapporta 
même  de  Paris,  quand  il  y  alla  pour  chercher  des  papiers  de  fa- 
mille indispensables,  une  très  jolie  boîte  à  ouvi'age  garnie  d'usten- 
siles d'or,  hlle  le  remercia,  posa  la  boîte  sur  une  table,  et  le  len- 
demain il  s'aperçut  qu'elle  ne  l'avait  même  pas  ouverte.  Il  ne  pou- 
vait se  plaindre  d'elle  :  rien  de  violent,  aucune  résistance  en 
face,  une  correction  d'allures  parfaite,  la  froideur  d'un  marbre.  11 
se  découragea  et  ne  s'occupa  plus  de  lui  plaire.  La  comtesse,  de 
son  côté,  travaillait  à  plier  ce  caractère  terrible.  Elle  avait  usé  tous 
les  moyens.  La  tendresse  avait  fait  pleurer  Edmée,  mais  ne  lui 
avait  pas  arraché  une  concession.  Elle  répondait  avec  une  logique 
implacable  : 

—  Plus  vous  vous  montrez  affectueuse  pour  moi,  plus  il  m'est 
pénible  de  vous  voir  donner  une  part  de  cette  affection,  la  plus 
grande  certainement,  à  un  étranger. 

M'"^  de  Croix-Mort,  s'étant  laissé  entraîner  un  jour  à  discuter 
cette  question  de  l'affection  exclusive  que  sa  fille  semblait  vouloir 
imposer,  s'écria  irritée  : 

—  Enfin,  dans  la  vie  d'une  femme,  il  n'y  a  pas  que  l'amour 
maternel,  il  y  a  l'amour  conjugal... 

Edmée  regarda  froidement  sa  mère  et  répliqua  : 

—  Oui,  une  seule  fois!.. 

La  comtesse  pâlit  et  n'osa  pas  insister.  Ainsi  c'était  le  suc- 
cesseur donné  à  son  père  mort  que  l'enfant  repoussait.  C'était 
l'abandon  fait  par  sa  mère  de  la  fidélité  à  l'époux  disparu  qu'elle 
réprouvait.  Et  elle  le  déclarait  nettement.  La  lutte  prenait  ainsi  un 
caractère  tellement  aigu  que  M°^^  de  Croix-Mort  tomba  dans  des 
colères  qui  n'eurent  pour  résultat  que  de  mettre  Edmée  hors  d'elle, 
de  lui  faire  oublier  le  respect  et  d'amener  de  sa  part  des  ripostes 
impossibles  à  oublier. 

—  En  somme,  pourquoi  te  sacrifierais-je  ma  liberté,  s'écria  un 


LES    DAMKS    DE    CROIX-MORT.  729 

soir  la  comtesse,  quand  lu  ne  veux  pas  me  sacrifier  tes  préven- 
tions? Kst-ce  donc  moi  qui  suis  tenue  d'être  la  plus  généreuse? 

—  Peut-être  devriez-vous  être  la  plus  raisonnable? 

—  Que  veux-tu  dire  ? 

Kdmée  resta  un  moment  indécise.  Ses  pommettes  se  marbrèrent 
de  rouge,  ses  yeux  s'enfoncèrent  plus  sombres  sous  ses  sourcils, 
au  travers  de  sa  robe  on  eût  pu  voir  battre  son  cœur  à  coups  pré- 
cipités. Puis  avec  une  audace  qu'elle  n'avait  encore  jamais  eue  : 

—  Je  veux  dire  qu'il  faut  que  vous  soyez  aveugle  pour  ne  pas 
voir  que  celui  à  qui  vous  subordonnez  tout  est  un  hypocrite  et  un 
menteur.  Quand  il  vous  parle,  vous  ne  faites  attention  qu'au  sens 
de  ses  paroles,  vous  n'écoutez  pas  si  elles  sonnent  vrai  ou  faux.  Il 
vous  parle  tendrement,  cela  vous  suffit...  Moi  qui  l'écoute  au- 
trement que  pour  l'applaudir,  j'entends  bien  qu'il  ment;  moi  qui 
l'observe  autrement  que  pour  l'admirer,  je  vois  bien  qu'il  joue  un 
rôle...  11  vous  trompe! 

—  Dans  quel  intérêt? 

—  Évidemment  dans  le  sien  1 

Kt  elle  ajouta  avec  un  accent  d'ironie  qui  cingla  sa  mère  comme 
un  coup  de  fouet  : 

—  (ja,  c'est  une  conversation  qu'il  faut  réserver  pour  votre  no- 
taire. 

—  Je  sais  ce  que  j'ai  à  faire,  répliqua  la  comtesse  tremblante 
d'émotion,  (^uant  à  toi,  je  renonce  à  essayer  de  te  ramener  à  des 
sentimens  meilleurs.  Ta  manière  d'être  va  rendre  toute  communauté 
d'existt^ice  impossible.  Il  faudra  donc  que  nous  nous  séparions. 

M"*  de  Croix-Mort  avait  gardé  ce  dernier  argument  pour  la  lin. 
lille  espérait,  sous  le  coup  de  cette  menace,  taire  plier  Edmée  et 
lui  imposer  plus  de  réserve  et  de  douceur.  La  jeune  fille  ne  sour- 
cilla pas,  ses  lèvres  tremblèrent  imperceptiblement  et  elle  baissa 
les  yeux. 

—  Je  l'avais  prévu,  répondit-elle  avec  fermeté.  Si  j'ai  bien 
compris  ce  qui  a  été  dit  devant  moi,  vous  avez  l'intention  d'aller 
vous  fixer  à  Paris  pour  y  passer  l'hiver.  Moi,  je  désire  rester  à 
(Ïroix-Mort.  Rosalie  et  son  mari  me  serviront,  et  je  vivrai  aussi 
tranquille  que  je  puis  l'être,  en  gardant  votre  maison.  Motre  bon 
curé  me  fera  société,  et,  d'ailleurs,  je  ne  m'ennuie  jamais  seule. 

—  Soit,  dit  M™°  de  Croix-Mort.  Je  ne  te  |)unirai  pas  par  là  priva- 
tion de  la  liberté,  en  te  mettant  dans  un  pensionnat  de  Paris,  comme 
je  le  pourrais,  et  le  devrais  peut-être.  Tu  os  une  raideur  de  ca- 
ractère qui  exigerait  le  contact  des  étrangers  pour  s'assouplir...  Mais 
jo  prétends  faire  la  })art  du  chagrin  que  tu  semblés  éprouver,  et 
mettre  sur  le  compte  de  l'irritation  de  ton  esprit  les  méchancetés 
que  tu  me  dis.  Reste  donc  ici,  puisque  tu  le  veux;  j'espère  que  la 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

réflexion  te  sera  profitable.  En  tout  cas,  et  je  parle  pour  M.  d'Ayères 
aussi  bien  que  pour  moi,  tu  peux  être  sûre  que  tu  n'auras  qu'un 
mot  à  prononcer  pour  que  nous  t'accueillions  comme  si  rien  ne 
s'était  passé  entre  nous. 

Kdmée  baissa  la  tête  en  signe  de  remercîment,  et,  sans  une 
parole  de  plus,  elle  se  retira.  A.  partir  de  ce  soir-là,  il  n'y  eut  plus 
de  discussions  ni  de  luttes.  La  matière  était  épuisée.  M"""^'  de  Croix- 
Mort  ayant  réglé  la  situation  de  sa  fille,  moralement  et  matériel- 
lement, se  considéra  comme  quitte  envers  elle. 

Le  jour  du  mariage  approchait.  11  devait  avoir  lieu  dans  la  petite 
église  de  Glairel'ont,  en  présence  seulement  des  témoins.  Le  soir 
même,  on  partait  pour  Paris.  Régine  l'avait  voulu  ainsi,  et  Fernand 
s'était  prêté  de  très  bonne  grâce  à  son  désir.  La  veille,  la  comtesse, 
qui  redoutait  quelque  suprême  incartade,  entra  dans  la  chambre 
de  sa  fille,  afin  de  la  préparer. 

—  Demain,  c'est  à  peine  si  nous  pourrons  nous  parler,.,  et  j'ai, 
tenu  à  causer  encore  une  fois  avec  toi,  cœur  à  cœur...  Tu  m'as 
fait  beaucoup  de  peine,  mon  enfant  ;  je  ne  mets  pas  comme  toi  mon 
orgueil  à  ne  pas  pleurer  et  je  t'assure  que  tu  m'as  coûté  beaucoup 
de  larmes...  Au  moins  que  nos  dissensions  restent  secrètes.  Ne 
prêtons  pas  aux  commérages...  Demain  nous  serons  en  public,.,  et 
j'espère  que  tu  éviteras  de  me  donner  de  nouveaux  sujets  d'afflic- 
tion... 

—  Soyez  sans  crainte,  maintenant,  ma  mère,  répondit  Edmée. 
J'ai  fait  tout  ce  qui  dépendait  de  moi  pour  vous  détourner  de  votre 
projet.  Si  vous  en  avez  souffert,  je  vous  prie  de  me  le  pardonner... 
Je  n'ai  point  agi  avec  méchanceté.  Je  souhaite  de  tout  mon  cœur 
que  vous  n'ayez  jamais  de  regrets...  Et  personne  ne  priera  Dieu 
aussi  sincèrement  que  moi  pour  que  le  malheur  s'écarte  de  vous. 

Elle  embrassa  sa  mère,  la  reconduisit  jusqu'à  la  porte  avec  le 
plus  grand  sang-froid  ;  mais  quand  elle  fut  seule,  elle  s'abattit  sur 
son  lit  avec  un  cri  de  désespoir  et  resta  là  longtemps  à  gémir  et  à 
pleurer.  M"^*"  de  Croix-Mort,  très  impressionnée  par  le  langage  de  sa 
fille,  passa  la  nuit  en  proie  à  des  agitations  affreuses.  Elle  eut  des 
rêves  terrifians  dans  lesquels  elle  se  voyait  torturée  par  le  beau 
Fernand  et  n'ayant  plus  de  refuge  qu'auprès  d'Ëdmée.  Elle  se  ré- 
veilla, brisée,  et,  pour  la  première  fois,  ne  trouva  pas  au  fond  de  son 
cœur  la  même  imperturbable  confiance.  Elle  n'eut  pas  le  loisir 
de  céder  à  cette  pénible  impression.  La  matinée  s'écoula  avec 
la  rapidité  d'un  songe.  Elle  prononça  le  oui  solennel  devant  le  maire 
de  Clairefont,  qui  était  son  fermier,  le  père  Courtois  ;  elle  signa  le 
registre,  se  laissa  embrasser,  avec  une  gracieuse  familiarité,  par  le 
vieillard,  traversa  un  groupe  de  cinquante  ou  soixante  personnes 
qui  stationnaient  à  la  porte  de  la  mairie,  et  entra  à  l'église  au  caril- 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  731 

Ion  déchaîné  de  toutes  les  cloches,  dont  une,  donnée  par  son  pre- 
mier mari,  l'avait  eue,  elle,  pour  marraine. 

Le  parvis  était  sombre,  et,  tout  au  bout,  l'autel  illuminé  resplen- 
dissait, décoré  de  verdure  et  de  fleurs.  Un  tapis  couvrait  les  dalles 
sur  lesquelles  elle  avait  entendu,  quatre  mois  plus  tôt,  résonner  net 
et  décidé  le  pas  aristocratique  du  beau  Fernand.  Ce  jour-là  sa  fille 
était  à  ses  côtés,  et  elle  avait  dû  la  rappeler  au  recueillement,  parce 
qu'elle  regardait  curieusement  leur  voisin  au  lieu  de  suivre  la 
messe.  Que  de  chemin  parcouru  depuis  lors  !  C'était  maintenant 
M.  d'Ayères  qui  était  auprès  d'elle,  élégant  et  fier,  devant  son  prie- 
Dieu  de  velours,  et  Edmée  était  à  l'écart,  priant,  comme  elle  l'avait 
promis,  pour  le  bonheur  de  sa  mère,  devenue  une  étrangère.  Régine 
éprouva  une  vive  angoisse,  sou  cœur  se  serra.  La  cloche  de  l'enfant 
de  chœur  sonnait  pour  l'élévation,  elle  se  courba  machinalement 
et,  au  même  moment,  elle  entendit  un  sanglot.  Elle  leva  les  yeux, 
et  à  trois  pas  d'elle,  dans  le  banc  seigneurial  que,  depuis  deux  cents 
ans,  la  maison  de  Croix-Mort  occupait  à  l'église,  elle  vit  Edmée  à 
genoux.  Sa  tête  était  appuyéfe  sur  le  bois  et  le  banc  semblait  vide. 
Aucun  des  serviteurs  n'avait  osé  y  prendre  place  à  ses  côtés.  Jean 
Billet  debout,  vêtu  d'une  blouse  neuve,  sa  plaque  de  garde  brillant 
sur  sa  poitrine  comme  un  miroir,  ramassé  dans  sa  massive  taille 
d'athlète,  paraissait  la  protéger.  Et,  seule,  l'enlant  restait  au  banc 
de  lamille. 

En  ce  moment,  Régine  se  dt-munJa  si  elle  avait  bien  lait  tout 
ce  qu'elle  eût  dû  faire,  si  elle  avait  assez  aimé  sa  fille,  dont  le  seul 
tort  avait  été  de  trop  ressembler  à  son  père,  si  elle  avait  assuré  sa 
tranquillité  et  préparé  son  bonheur.  Elle  sentit  un  trouble  violent 
au  plus  profond  d'elle-même,  et  l'amertume  d'un  regret  lui  gonfla 
le  cœur.  Une  lassitude  soudaine  la  prit  et  lui  rappela  qu'elle  n'était 
plus  jeune.  L'illusion  qui  lui  avait  lait  rêver  des  joies  inconnues 
au  bras  d'un  nouvel  époux  s'effaça  ainsi  qu'un  brouillard  léger, 
et  comme  dans  un  songe  ell^  vit  distinctement  le  grand  salon  de 
Croix-xMort.  Elle  y  était  étendue  sur  sa  chaise  longue,  plus  âgée 
encore,  avec  des  cheveux  gris  ;  elle  tricotait  en  souriant  des  petits 
ouvrages,  pendant  que  deux  e.nfans,  dont  elle  était  la  grand' mère 
se  roulaient  sur  le  tapis.  Elle  apercevait  par  la  porte -fenêtre  un 
couple  amoureux  qui  passait  marchant  lentement  sur  la  terrasse. 
C'était  Edmée  et  le  mari  qu'elle  épouserait,  paisibles,  jouissant 
de  l'existence  sans  secousse,  et  ayant  assuré  par  leur  bonheur  la 
douce  sérénité  de  sa  vieillesse.  Ce  tableau  était  si  charmant,  si  frais 
si  reposé  ;  il  résumait  si  complètement  les  pures  félicités  de  la  vie 
qu'elle  n'en  pouvait  détacher  ses  yeux.  Une  voix  en  même  temps 
murmurait  en  elle  :  Voilà  le  vrai  et  sûr  bonheur.  Celui-là,  il  dépen- 
dait de  toi  de  l'avoir.  Tu  n'avais  pour  te  l'assurer  qu'à  ne  pas  t'éga- 


7 8 "2  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

rer  à  la  poursuite  de  chimères,  à  ne  pas  t'envoler  dans  le  vide  de 
l'azur  et  à  rester  tranquillement  sur  la  terre.  Tu  avais  une  fille  qu 
se  serait  chargée  de  te  le  donner.  Elle  t'aurait  mis  ses  enfans  sur 
les  genoux,  comme  des  fleurs  vivantes,  et  ton  cœur  épris  d'idéal 
se  serait  fondu  dans  d'exquises  tendresses.  Mais  tu  as  voulu  un 
autre  amour,  va  donc  maintenant  dans  la  route  que  tu  as  choisie, 
et  ne  te  plains  pas  si  tu  la  trouves  souvent  rude  et  escarpée.  ' 

Une  fumée  d'encens  monta  dans  l'air  ;  les  dernières  paroles  du 
prêtre  frappèrent  l'oreille  de  Régine.  La  vision  délicieuse  disparut, 
et  devant  ses  yeux  elle  ne  trouva  plus  que  le  beau  Fernand  qui  lui 
souriait^en  caressant  sa  barbe  d'or. 

Ce  qui  suivit,  visite  à  la  sacristie  pour  remercier  le  curé,  salut 
aux  paysans  qui  l'attendaient  sur  la  place  avec  des  bouquets,  lunch 
servi  sur  la  terrasse  du  château  pour  les  tenanciers  du  domaine, 
derniers  préparatifs  faits  à  la  hâte,  tout  se  perdit  dans  la  fébrile  agi- 
tation du  départ.  Il  ne  resta  de  net  dans  l'esprit  de  Régiiie  que 
l'adieu  grave  et  le  regard  triste  de  sa  fille,  la  serrant  dans  ses  bras, 
sur  le  marchepied  de  la  voiture,  et  l'exclamation  bourrue  de 
M.  d'Ayères,  qui,  manquant  à  sa  galanterie  habituelle,  s'écriait  : 

—  Finissez-en  donc,  vous  allez  nous  faire  manquer  le  train  ! 

La  portière  claqua,  les  chevaux  partirent  ;  Edmée  disparut.  Le  châ- 
teau s'eftaça,  les  arbres  de  l'avenue  défilèrent  comme  de  rapides  fan- 
tômes, et  la  route  poudreuse  apparut,  cette  route  du  rêve,  qui  tour- 
nait le  dos  à  la  sagesse  et  la  conduisait  à  la  fantaisie. 

VIL 

Les  premiers  temps  de  sa  vie  abandonnée  parurent  très  pénibles 
à  Edmée.  Elle  erra  dans  les  vastes  pièces  du  château  désert,  comme 
une  âme  en  peine.  Les  angoisses  des  dernières  semaines  qu'elle 
venait  de  traverser,  si  cuisantes  et  si  dures,  elle  se  prit  à  les  regret- 
ter. C'était  encore  l'animation  de  la  vie.  Mais  ce  silence,  cette  soli- 
tude, c'était  la  tombe.  Elle  s'enferma  pendant  quelques  jours  dans 
sa  chambre,  et  vécut  au  milieu  de  ses  objets  familiers,  se  faisant 
monter  à  déjeuner  et  à  dîner,  se  figurant  par  un  effort  d'imagination 
qu'il  y  avait  du  monde  autour  d'elle  et  qu'il  lui  suffirait  de  des- 
cendre pour  trouver  sa  mère  au  salon,  étendue,  et  lisant,  comme 
d'habitude,  un  roman. 

—  Mademoiselle,  lui  disait  la  vieille  Rosalie,  vous  avez  tort  de  ne 
pas  sortir,  vous  vous  donnerez  les  pâles  couleurs.  Il  fait  dehors  un 
joli  froid  sec;  si  vous  alliez  seulement  jusqu'à  la  pièce  d'eau  porter 
à  manger  aux  cygnes?  Ils  sont  comme  vous,  ces  pauvres  animaux, 
le  temps  leur  dure  de  ne  voir  personne. 

Billet  venait  chaque  jour  sous  sa  fenêtre,  n'osant  pas  monter,  avec 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  733 

ses  souliers  crottés,  dans  les  escaliers  du  château,  et,  le  nez  en  l'air,  il 
semblait  lui  donner  la  sérénade.  Enfin,  elle  rougit  de  sa  faiblesse  et 
reprit  son  train  d'existence  accoutumé.  Elle  se  cantonna  dans  une 
aile  du  vaste  château  et  fit  fermer  toutes  les  autres  pièces.  Elle 
se  mit  à  travailler  avec  ardeur,  dessinant  et  peignant  jusqu'au  dé- 
jeuner. L'après-midi  elle  sortait,  soit  à  pied,  soit  en  voiture.  Sous 
la  remise,  elle  avait  découvert  une  petite  charrette  basse,  en  bois 
verni,  qui  pouvait  circuler  dans  tous  les  chemins,  les  roues  ayant  la 
voie,  comme  disent  les  forestiers.  Billet  lui  attela  un  poney  un  peu 
vieux,  mais  très  sage.  Et  elle  s'habitua  à  aller  toute  seule  faire  des 
tournées  dans  le  pays,  entrant  chez  les  malheureux,  distribuant 
des  secours,  habillant  les  petits  enfans,  suivie  d'un  concert  de  bé- 
nédictions. 

Sa  mère  lui  écrivit  d'abord  toutes  les  semaines  des  lettres 
triomphantes,  pleines  de  l'éclat  des  fêtes,  de  la  sonorité  des  or- 
chestres, et  qui  faisaient  passer  devant  les  yeux  de  l'abandonnée, 
comme  dans  une  vision,  les  bals,  l'Opéra,  le  Hois,  toute  une  vie 
luxueuse,  effrénée,  dévorante,  qui  laissait  à  Edmée  une  impression 
de  tristesse  j)rofonde.  dette  femme,  lancée  à  plein  corps,  dans  ce 
tourbillon  qu'elle  se  plaisait  à  décrire,  était-ce  sa  mère,  ou  une 
jeune  mondaine  faisant  ses  premiers  pas,  aspirant  la  vie  avec 
ivresse,  et  avide  de  jouir  de  toutes  ses  joies  vraies  ou  fausses,  vul- 
gaires ou  raffinées?  Ignorante  de  ce  qu'à  Paris  on  nomme  le 
monde,  n'ayant  aucune  idée  de  la  manière  formidable  dont  ceux 
qui  le  composent  arrivent  à  vivre,  Edmée  avait  de  prodigieux  éton- 
nemens.  Il  lui  semblait  que  tous  ces  gens-là  étaient  en  proie  à  une 
crise  de  folie.  Cette  succession  furieuse  de  plaisirs  pris  sans  arrêt, 
sans  réflexion,  presque  sans  sommeil,  cette  course  enragée  à  la 
poursuite  de  ce  qui  peut  distraire,  faite  par  des  êtres  vivans  sur 
leurs  nerfs,  ainsi  que  dans  un  état  de  somnambulisme  frénétique, 
la  stupéfiaient. 

Les  lettres  de  sa  mère  la  fatiguaient,  elle  se  sentait  les  jambes 
et  les  bras  cassés,  après  avoir  lu  le  récit  des  bals,  comme  si  elle 
avait,  elle  aussi,  employé  à  danser  toutes  les  nuits  de  la  se- 
maine. Elle  voyait  obstinément  tournoyer  les  robes  bleues,  roses  et 
blanches,  etelle  entendait  les  sons  sautillans  de  la  musique  de  danse, 
arrivant  jusqu'à  elle  par  vagues  bouffées.  Cette  fièvre  mauvaise  la 
troublait  de  loin.  (Qu'était-ce  donc  de  près?  Elle  conçut  pour  cette 
existence  parisienne  une  grande  aversion.  Elle  la  jugeait  vaine,  lé- 
gère, pailletée  comme  les  toilettes  de  ses  danseuses,  tout  en  illusion, 
parure  brillante  le  soir,  misérables  loques  le  lendemain.  Qu'en  res- 
tait-il de  cette  vie  ?  De  la  fatigue,  comme  il  restait  de  la  robe  des 
chiffons. 

M"""  d'Ayères  se  plaisait  à  faire  l'éloge  de  son  mari;  elle  était  fière 


734  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  ses  succès,  elle  le  comparait  avec  orgueil  aux  hommes  qui  l'en- 
touraient, et,  ce  beau  garçon,  à  la  taille  fine  et  aux  épaules  larges, 
triomphait  facilement  de  tous  ses  rivaux.  Il  y  avait  même  une  pointe 
de  jalousie  secrète  dans  la  manière  dont  elle  constatait  que  Fer- 
nand  était  très  recherché  pour  son  entrain  et  sa  bonne  grâce.  Il 
semblait  qu'elle  craignît  qu'il  le  fût  trop,  surtout  par  les  femmes. 
En  attendant,  on  ne  pouvait  donner  une  bonne  fête  sans  lui.  Et  il 
était  conducteur  de  cotillon,  comme  devant,  ayant  osé  se  montrer 
de  ces  rares  maris  qui  dansent.  Ils  habitaient  un  charmant  appar- 
tement boulevard  Malesherbes  et  recevaient  à  dîner  une  fois  par 
semaine.  On  projetait  de  jouer  la  comédie,  et  de  donner  un  bal 
costumé  au  carnaval. 

«  Viens,  ma  chère  petite,  écrivait  M"^  d'Ayères,  tu  ne  peux  douter 
du  plaisir  que  tu  nous  feras  en  arrivant.  La  triste  solitude  de  Croix- 
Mort  ne  vaut  rien  pour  une  fille  de  ton  âge  ;  autant  tout  de  suite 
entrer  en  religion.  Tu  dois  voir  le  monde  et  apprendre  à  le  connaître. 
Il  paraîtra  peut-être  effrayant  d'abord  à  une  sauvage  telle  que  toi. 
Mais  il  a  des  charmes  si  vifs  et  si  variés  que  tu  l'aimeras  prompte- 
ment,  et  que  tu  ne  pourras  plus  te  passer  de  lui.  Il  faut  penser 
au  jour  où  tu  te  marieras.  Tu  n'épouseras  probablement  pas  un  loup 
de  notre  province,  et  il  convient  de  te  préparer  à  ne  pas  vivre 
toujours  dans  un  désert  avec  des  rustres.  Commence  tout  de  suite 
ton  éducation,  jette-toi  résolument  dans  la  grande  fournaise.  We 
crois  pas  que  ce  soit  un  enfer  et  qu'on  y  brûle.  A  la  vérité,  si  on  y 
a  très  chaud,  c'est  à  force  de  s'amuser.  » 

Après  avoir  lu  ces  lettres,  où  la  soudaine  frivolité  de  sa  mère 
éclatait  foudroyante,  Edmée  restait  profondément  affligée.  Une  amer- 
tume était  en  elle  à  la  pensée  que  cette  pauvre  femme,  affolée  de 
plaisir,  songeait  à  lui  faire  partager  sa  misérable  existence.  Et  elle 
prenait  un  goût  plus  vif  pour  sa  «  triste  solitude  de  Croix-Mort  »  et 
pour  les  «rustres  »  qui  y  faisaient  ^on  ordinaire  compagnie.  Elle  ne 
pouvait  se  défendre  de  trouver  sa  mère  ridicule  avec  ses  airs  éva- 
porés de  petite  fille.  Ces  façons  de  fanfinette,  à  près  de  quarante 
ans,  lui  remettaient  involontairement  en  mémoire  une  illustration 
d'un  livre  qu'elle  avait  eu,  quand  elle  était  toute  petite,  et  qui  re- 
présentait une  vieille  Anglaise,  coiffée  d'une  énorme  couronne  de 
fleurs,  chaussée  de  souliers  à  cothurnes,  tenant  la  queue  de  sa 
robe  de  bal  dans  sa  main  gauche,  et,  du  bras  droit,  prenant  sur 
l'épaule  de  son  danseur  des  poses  abandonnées.  Elle  voyait  sa  mère 
sous  les  traits  de  la  grotesque  Anglaise  et,  devant  ses  yeux,  pas- 
sait, faisant  des  grâces,  la  caricature  ayant  le  visage  de  M"""  d'Ayères. 

Quant  au  beau  Fernand,  elle  ne  le  jugeait  pas  ridicule,  elle  le 
soupçonnait  dangereux.  Un  instinct  secret  l'avertissait  qu'un  péril 
pouvait  venir  de  cet  homme.  Lequel?  Elle  n'en  savait  rien,  mais  elle 


LES   DAMES   DE  CROIX-MORT.  735 

seHenait  en  défiance.  Les  notes  caressantes  de  sa  voix,  qui  avaient 
tant  contribué  à  séduire  la  sentimentale  Régine,  avaient  dès  le  pre- 
mier jour  sonné  aigre  à  l'oreille  d'Edmée.  Et  sa  belle  barbe  d'or, 
elle  la  voyait  rousse,  comme  celle  de  Judas.  Aller  à  Paris,  vivre 
dans  ce  monde  bruyant,  agité,  factice,  que  lui  dépeignait  sa  mère, 
épouser  un  bellâtre  taillé  sur  le  modèle  de  M.  d'Ayères,  dont  l'unique 
occupation  serait  de  s'habiller,  de  se  faire  les  mains  blanches,  et  de 
dire  des  riens  tout  le  long  de  la  journée,  en  attendant  de  conduire 
le  cotillon  le  soir  !  Elle  aimait  mieux  la  neige  chargeant  les  arbres 
noirs  du  parc,  le  silence  mystérieux  des  plaines,  la  vie  calme  et 
laborieuse  qu'elle  avait  su  s'arranger,  et  la  conversation  avec  son 
yieux  Billet. 

Elle  répondait  laconiquement  aux  lettres  de  sa  mère,  affectant 
de  traiter  exclusivement  de  choses  pratiques,  donnant  des  détails 
sur  l'état  du  domaine  et  ripostant  labours,  hersage,  semailles, 
quand  on  lui  parlait  toilette,  musique  et  danse.  Libre  de  ses 
actes,  depuis  qu'elle  était  seule  à  Croix-Mort,  elle  allait  dehors, 
à  toute  heure,  sans  craindre  une  réprimande.  Les  champs  avaient 
achevé  de  la  conquérir.  Elle  leur  trouva  des  charmes  qu'elle 
n'avait  pas  soupçonnés.  Le  soir,  quand  le  soleil  tombait  à  l'horizon 
et  que  la  nuit  venait  presque  instantanée,  elle  restait  quelquefois 
immobile,  regardant  au  loin  les  nuages  qui  passaient,  avec  une 
étonnante  ra[)iclité,  du  rouge  vif  au  rose  paie.  Des  bandes  jaunes 
s'étalaient  à  côté  de  bandes  vertes,  et  le  bleu  du  ciel  se  dégradait 
en  des  teintes  violettes,  comme  si  la  chaleur  de  l'astre  avait  fondu 
l'air  glacé.  Une  ombre  vague  descendait  sur  la  terre,  estompant  les 
contours,  et,  sur  ie  fond  encore  clair  du  ciel  assombri,  les  bois  se 
détachaient  noirs,  ainsi  qu'une  large  muraille  barrant  l'étendue. 
Les  maisons  éparses  allumaient  leurs  feux,  et  sur  la  route,  le  rou- 
lement d'un  chariot,  rentrant  à  la  ferme,  se  faisait  entendre,  accom- 
pagné par  les  sonnailles  des  chevaux.  Une  paix  profonde  se  déga- 
geait des  choses  et,  pendant  que  les  étoiles  commençaient  à  scintiller 
au-dessus  de  sa  tête,  Edmée  pensait  avec  mélancolie  que  sa  mère, 
à  cette  môme  heure,  s'habillait  pour  une  de  ces  fêtes  qui  dévoraient 
ses  nuits  sans  repos.  Et  lentement,  elle  marchait  le  long  du  chemin, 
saluée  d'un  amical  bonjour  par  des  voix  qui  sortaient  de  l'obscurité, 
rentrait  au  château,  dînait,  et  lasse  d'une  bonne  fatigue,  elle  s'en- 
dormait d'un  sommeil  sans  rêve. 

L'abbé  Levasseur,  qui  avait  gardé  ses  habitudes,  venait  dîner 
tous  les  dimanches  avec  elle.  Il  ne  la  traitait  plus  comme  une  en- 
fant. La  femme  s'était  montrée  et  avait  fait  apprécier  sa  ferme 
raison.  D'un  commun  accord  le  prêtre  et  la  jeune  fille  ne  parlaient 
jamais  que  très  sommairement  de  M™' d'Ayères.  Aucune  allusion  au 
mariage.  C'était  un  sujet  brûlant  qui  demeurait  réservé  :  on  l'avait 


736  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mis  à  l'index.  Le  curé  disait  en  arrivant,  après  avoir  fait  ses  salfl- 
tations  : 

—  Et  M'"*  votre  chère  mère  est  toujours  en  bonne  santé?.. 
Edmée  répondait  invariablement  : 

—  Ma  mère  va  bien,  monsieur  le  curé;  je  vous  remercie. 

La  politesse  était  faite  et  le  bonhomme  pouvait  jouir  en  paix  des 
innocentes  douceurs  de  la  soirée.  Au  moment  du  départ,  avant  d'al- 
ler dans  le  vestibule  rejoindre  le  valet  qui  l'escortait  comme  d'habi- 
tude, la  lanterne  à  la  main,  il  disait,  avec  une  demi-révérence  d'au- 
tel : 

—  Ne  m'oubliez  pas,  je  vous  prie,  auprès  de  M^^  votre  chère 
mère,  quand  vous  lui  écrirez... 

Edmée  souriait ,  lui  tendait  son  large  chapeau  de  feutre  noir  et 
répliquait  : 

—  Je  n'y  manquerai  pas,  monsieur  le  curé.  Couvrez-vous  bien  ; 
le  froid  doit  être  très  piquant  ce  soir. 

Et  l'excellent  prêtre  s'en  allait  tranquille. 

Cependant  ils  eurent  l'un  et  l'autre  un  grand  chagrin.  Le  vieux 
verrier  mourut;  il  avait  quatre-vingt-sept  ans.  Il  s'éteignit  un  jour 
sans  souffrance.  L'abbé  Levasseur  eut  une  douleur  de  mère  qui 
perd  son  nourrisson  en  voyant  inanimé  ce  pauvre  malade,  qu'il 
soignait  comme  un  véritable  enfant.  Les  tendres  soins  dont  il  l'avait 
entouré  le  lui  avaient  rendu  encore  plus  cher.  Il  s'était  attaché  à  lui 
en  raison  directe  des  exigences  qu'il  avait  manifestées.  Cette  mort, 
si  retardée,  était,  en  somme,  un  véritable  soulagement.  Le  curé 
en  fut  inconsolable.  Il  trouva  dans  le  cœur  d'Edmée  des  regrets 
aussi  sincères  que  les  siens  ;  ils  pleurèrent  ensemble  le  vieil  ar- 
tiste. M"*  de  Croix-Mort  fit  couper  dans  les  serres  les  plus  belles 
fleurs  et  en  emplit  la  chambre  mortuaire.  Elle  suivit  la  première  le 
cercueil,  porté  par  quatre  des  membres  du  conseil  de  fabrique,  et 
assista  jusqu'au  bout  le  pauvre  abbé,  obligé  de  rendre  les  derniers 
devoirs  à  son  père,  comme  fils  et  comme  prêtre.  Puis,  après  la 
navrante  cérémonie,  elle  le  suivit  jusqu'à  la  sacristie,  lui  prodigua 
les  encouragemens  les  plus  délicats  et  l'emmena  au  château,  pen- 
dant que  ses  gens,  à  elle,  remettaient  tout  en  ordre  au  presbytère. 

Les  jours  suivans,  le  voyant  désœuvré,  cherchant  l'emploi  de  son 
temps  et  ne  le  trouvant  plus,  elle  l'excita  à  sortir  dans  les  environs 
avec  elle.  Elle  le  remit  peu  à  peu  dans  le  train  de  la  vie  et  exerça 
une  influence  très  grande  sur  le  bon  prêtre,  qui,  en  différentes  cir- 
constances, dit  : 

—  M"®  de  Croix- Mort  est  une  personne  tout  à  fait  supérieure. 
Et  c'était  vrai.  Il  avait  suffi,  pour  lui  donner  toute  sa  valeur,  de 

la  livrer  à  elle-même.  Maintenant,  c'était  un  esprit  clair,  pénétrant, 
décidé,  un  peu  trop  réfléchi  peut-être,  et  pas  assez  abandonné  aux 


LES    DAifES    DE    CROIX-MORT.  737 

'•antaisies  de  la  jeunesse.  Son  caractère  véritable,  dégagé  des  naï- 
vetés de  l'enfance,  apparaissait  complètement  formé.  Elle  tenait  de 
sa  mère  et  de  son  père  :  de  l'une,  par  les  idées  d'ordre  et  un  certain 
penchant  à  la  rêverie;  de  l'autre,  par  l'ardeur  et  la  violence  des 
sentimens.  Elle  était  à  la  fois  fougueuse  et  froide,  capable  de  haïr 
avec  une  grande  force,  et  de  diriger  sa  haine  avec  un  calme  terrible. 

Pour  le  moment,  elle  ne  haïssait  personne.  Un  grand  apaisement 
s'était  fait  en  elle.  L'irritation,  que  l'entrée  du  beau  Fernand  dans 
l'existence  de  sa  mère  et  de  la  sienne,  lui  avait  causée,  s'était  adou- 
cie. L'éloignement  avait  été  favorable  à  l'intrus.  Il  avait  gagné  à  s'ef- 
facer dans  la  demi-teinte  du  souvenir.  Edmée  pensait  à  lui  seulement 
avec  ennui,  en  se  disant  :  «  Il  reparaîtra  un  de  ces  jours.  »  Mais 
elle  ne  voulait  pas  s'en  préoccuper  à  l'avance  et  elle  s'efforçait 
d'oublier  aussi  longtemps  que  possible.  Quant  à  sa  mère,  elle  la 
plaignait  sincèrement.  Elle  s'attendait  à  la  voir  malheureuse,  et  elle 
était  décidée  à  lui  donner  alors  la  preuve  de  sa  véritable  affection. 

Fait  assez  particulier,  à  mesure  qu'elle  avançait  en  âge  et  qu'elle 
raisonnait,  la  piété  exaltée,  qui  l'avait  possédée  au  moment  de  sa 
première  communion,  s'était  refroidie.  Elle  pratiquait,  mais  plutôt 
par  principe  que  par  entraînement.  Elle  avait  confié  à  l'abbé  Levas- 
seur  cet  état  de  son  âme,  et  de  grandes  controverses  s'étaient  en- 
gagées entre  elle  et  lui.  Tout  le  côté  mystérieux  et  miraculeux  de 
la  religion  lui  échappait,  elle  ne  pouvait  plus  l'admettre.  Il  y  avait 
entre  les  faits  matériels,  sur  lesquels  repose  la  doctrine  chrétienne, 
et  les  conséquences  morales  que  l'enseignement  religieux  prétend 
en  tirer,  une  absence  de  proportions  qui  la  choquait.  Le  bon  prêtre 
lui  disait  doucement  : 

—  Mon  enfant,  ne  discutez  pas,  croyez. 
A  cela  elle  répondait  : 

—  C'est  que  je  ne  puis  croire  ce  que  je  ne  comprends  pas,  et  le 
moyen  de  comprendre  sans  discuter? 

Le  vieillard  alors  lui  tapait  doucement  sur  la  joue  avec  deux  doigts 
et,  d'un  ton  d'affectueuse  gronderie  : 

—  Vous  êtes,  au  fond,  une  petite  hérétique...  Quand  on  pense 
que  c'est  moi  qui  vous  ai  instruite  !..  C'est  vraiment  désolant... Vous 
avez  l'esprit  de  rébellion  et  d'orgueil  en  vous...  Tâchez  de  le  domi- 
ner... Soyez  humble...  Ne  levez  pas  les  yeux  plus  haut  que  le  ciel... 
Me  cherchez  à  connaître  que  ce  que  le  Maître  a  bien  voulu  vous 
montrer...  Nous  sommes  si  petits  et  si  misérables,  comparés  à  l'in- 
fini, pourquoi  prétendrions-nous  en  pénétrer  les  secrets?  Nous 
ignorons  presque  tout  des  choses  de  notre  monde  périssable,  et 
nous  voudrions  que  la  grande  force  étemelle  nous  fût  révélée  !  Avec 
nos  yeux,  nous  distinguons  dans  les  airs  à  peine  quelques  astres, 

TOME  Lxxni.  —  1886.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  il  y  en  a  des  millions  qui  nous  échappent!..  Nous  ne  nions  pas 
leur  existence  cependant.  Pourquoi  alors  douter  de  ce  que  notre 
intelligence  bornée  ne  nous  permet  pas  de  comprendre? 

Ils  causaient  ainsi,  souvent,  tous  deux,  le  soir,  en  marchant  à  pas 
tranquilles,  au  bord  des  routes  ou  dans  les  allées  du  parc,  et  sur 
leurs  têtes,  le  ciel,  comme  pour  confirmer  les  paroles  de  croyance 
du  prêtre,  était  rempli  d'étoiles.  L'ordre  admirable  de  l'univers  se 
manifestait  dans  sa  majestueuse  sérénité.  Et  Edmée  se  taisaft,  pour 
ne  pas  affliger  son  vieil  ami,  ne  voulant  pas  lui  dire  que  c'étaient  les 
pratiques  humaines,  si  mesquines  dans  leur  prétention  solennelle, 
les  raisonnemens  humains ,  si  faibles  comparés  à  la  grandeur  des 
choses,  qui  la  détournaient  de  la  religion  enseignée  et  la  poussaient 
à  une  sorte  de  religion  naturelle,  en  révolte  contre  les  puérilités  du 
culte,  mais  toute  pleine  d'admiration  pour  la  création  et  d'adoration 
pour  le  Créateur. 

Le  curé  lui  prêtait  des  ouvrages  qui,  disait-il,  devaient  la  con- 
vaincre. Elle  les  lisait  consciencieusement,  et  elle  était  choquée 
par  la  minutie  de  l'argumentation,  l'étroitesse  des  tendances,  par 
les  partis-pris  de  rapetisser  le  débat  en  ramenant  toute  la  religion  à 
des  observances  de  règles,  à  des  acceptations  de  rites,  au  lieu  de 
l'élargir,  de  la  grandir  et  de  la  montrer  profonde  comme  l'infini,  et 
large  comme  l'éternité.  C'était  une  religion  faite  à  la  taille  des 
hommes  et  non  à  celle  de  Dieu;  une  religion  qu'on  pouvait  endos- 
ser comme  une  chasuble,  pour  s'en  servir,  que  l'on  portait  enfin,  et 
qui  n'écrasait  pas. 

—  Savez-vous  bien,  disait  quelquefois  le  curé,  qu'avec  vos  idées, 
vous  vous  rapprochez  étrangement  des  protestans  ? 

—  Je  ne  les  aime  pourtant  pas,  répondait  Edmée.  Leur  forma- 
lisme sec  et  leur  pédantisme  austère  me  sont  tout  à  fait  antipathi- 
ques. 

Elle  se  mettait  à  rire  et  ajoutait  : 

—  JS'essayez  pas  de  me  classer,  mon  bon  père,  je  n'en  vaux  pas 
la  peine.  Je  ne  suis,  en  somme,  qu'une  petite  fille  mal  élevée  et  qui 
ne  sait  pas  ce  qu'elle  veut. 

Au  fond  d'elle-même,  il  y  avait  de  l'inquiétude  et  du  trouble. 
Elle  avait  été  trop  tôt  conduite  à  raisonner  sur  des  sujets  graves.  Il 
lui  avait  manqué  la  douce  et  insouciante  sécurité  des  enfans  heu- 
reux, qui  ne  sont  pas  obligés  de  se  consulter,  de  se  concentrer 
et  de  garder  en  eux-mêmes  des  chagrins  trop  pesans  pour  leur 
faiblesse.  Tout  un  travail  intime  s'était  fait  dans  son  cerveau,  qui 
l'avait  sinon  faussé,  au  moins  fatigué,  et  il  n'avait  plus  cette  fraîcheur 
de  la  jeunesse,  exempte  de  soucis  et  de  peines. 

Cependant,  les  lettres  que  sa  mère  lui  écrivait  se  faisaient  déjà 
plus  rares,  comme  s'il  y  avait  eu  une  lassitude.  Elles  étaient  aussi 


I 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  739 

moins  enthousiastes  et  contenaient  des  réticences.  On  y  sentait 
l'effort  d'une  femme  qui  n'est  pas  complètement  heureuse  et  veut 
se  faire  illusion  sur  son  état. 

L'enivrement  des  premiers  temps  semblait  s'être  dissipé:  ce  beau 
jour  n'avait  pas  eu  de  lendemain.  C'étaient  toujours  les  mêmes 
dithyrambes  sur  les  charmes  de  la  vie  joyeuse  ;  mais  la  vibration 
sincère  n'y  était  plus,  et  le  développement  cherché,  \oulu,  factice, 
se  devinait.  Par  exemple,  il  n'était  plus  que  rarement  question  de 
M.  d'AyèreS;  dont  les  triomphes  demeuraient  maintenant  secrets, 
comme  s'ils  avaient  cessé  de  plaire.  La  fatigue  se  trahissait  partout 
dans  ces  lettres,  qui  contenaient  parfois  des  élans  éplorés  vers  le 
paisible  Croix-Mort,  «  qui  doit  être  bien  joli  dans  ce  renouveau  du 
printemps,  »  et  qui  n'était  plus  du  tout  ce  triste  désert  où  on  vi- 
vait entouré  de  rustres. 

Le  printemps,  en  effet,  était  revenu,  ramenant  les  doux  soleils 
et  les  suaves  parfums.  Les  aubépines  fleurissaient  les  haies  et  le 
chèvrefeuille  parfumait  les  taillis.  Devant  la  fenêtre  d'Edmée  s'ar- 
rondissait une  énorme  épine  rose  qui,  tout  en  boutons,  semblait 
un  bouquet  de  fiançailles  apporté  sur  la  pelouse  par  un  géant 
amoureux.  La  nature  secouait  sa  torpeur  engourdie  et  frémissait, 
activant  les  germes  et  faisant  monter  la  sève.  Le  vent  caressait, 
les  pluies  tombaient  tièdes,  et  la  terre,  échauffée,  vibrante,  répandant 
ime  odeur  forte,  était,  comme  disent  les  paysans  :  en  amour. 

Dans  sa  petite  voiture  traînée  par  le  vieux  [)oney.  M"*  de  Croix- 
Mort,  prise  d'une  es|)èce  d'enivrement  délicieux,  recommen- 
çait à  courir  les  bois.  Et  lorsqu'elle  suivait,  ses  roues  enfoncées 
dans  les  profondes  ornières,  une  roule  effondrée  f)ar  les  lourdes 
charrettes  des  marchands  de  bois,  elle  voyait  Jean  Billet,  sa  pétoire 
en  bandoulière,  surgir  de  derrière  une  cépée,  comme  un  des  génies 
familiers  de  la  forêt.  Il  approchait,  la  figure  radieuse,  à  la  pensée 
de  posséder,  pour  quelques  heures,  sa  chère  demoiselle.  D'une  main 
vigoureuse,  il  poussait  la  voiture,  excitant  le  petit  cheval  d'un  clap- 
pement de  langue  aigu  qui  lui  rendait  l'énergie.  Alors,  il  n'y  avait 
pas  à  dire,  il  fallait  qu'Edmée  mit  pied  à  terre  et  vînt,  dans  la  taille 
de  réserve,  voir  les  poules  faisanes  qui  couvaient.  Ils  s'avançaient 
tous  deux,  silencieusement,  puis  Billet  disait  d'une  voix  étouffée  : 

—  Tenez,  en  voilà  une!..  La  voyez-vous,  mademoiselle,  la  grosse 
mâtine,  dans  la  touffe  d'herbes  sures?  son  œil  noir  remue... 
Ça  l'embête  que  nous  soyons  là...  Vous  pouvez  approcher,  elle 
ne  bougera  pas...  Elles  me  connaissent  toutes...  Je  laisse  mon 
chien  à  la  maison  pour  qu'il  ne  les  effarouche  i)as,  parce  que  cet 
animal,  n'est-ce  pas?  il  n'a  pas  autant  de  raison  que  les  gens,  et  il 
dérangerait  le  gibier. . . 

Le  garde  se  baissait  vers  la  poule,  dont  le  plumage  se  hérissait 


740  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'horreur,  sifflait  doucement  pour  la  calmer,  et  la  tenait  immobile 
par  une  sorte  d'action  magnétique;  puis,  causant  avec  elle  : 

—  Reste  là,  ma  bonne  bête,.,  et  fais  bien  ta  petite  affaire.  Per- 
sonne ne  viendra  te  tourmenter... 

Ensuite  ils  s'en  allaient,  baignés  par  le  bon  soleil,  qui  engourdit 
et  rend  les  jambes  et  les  bras  lourds.  Billet,  au  passage,  cueillait  des 
fleurs  sauvages  au  parlum  discret  et  délicat,  et,  sans  craindre  les 
épines  pour  ses  rudes  mains,  il  composait  un  charmant  bouquet. 
La  terre  de  bruyère  assourdissait  le  roulement  des  roues  :  ils  avan- 
çaient ainsi  à  la  muette,  et,  au  détour  d'une  allée,  dans  la  perspec- 
tive verte.  Billet,  étendant  silencieusement  le  bras,  montrait  à 
Edmée  un  chevreuil  arrêté  sur  ses  pattes  fines,  regardant,  étonné 
et  inquiet,  le  museau  noir  au  vent  et  les  oreilles  agitées,  ces  pas- 
sans  qui  envahissaient  son  domaine.  L'animal  bondissait,  rentrait 
dans  le  gaulis  et  s'éloignait  en  bramant  avec  force,  presque  avec  co- 
lère. Pendant  ces  promenades,  escortée  parce  brave  homme,  qui  lui 
tenait  compagnie  sans  qu'elle  eût  à  faire  effort  pour  causer,  M^'°  de 
Croix-Mort  retrouvait  la  libre  insouciance  de  ses  premières  années, 
elle  oubliait  ses  préoccupations,  ses  soucis,  et  rentrait  tout  impré- 
gnée du  calme  et  de  la  fraîcheur  des  bois. 

Le  printemps  avait  été  remplacé  par  l'été,  et  la  fin  de  juillet 
approchait.  M""®  d'Ayères,  dont  les  lettres  devenaient  toujours  plus 
rares  et  toujours  plus  laconiques,  était  à  Trouville,  avec  toute  sa 
coterie  mondaine,  changeant  de  toilette  quatre  fois  par  jour,  allant 
au  casino,  faisant  des  parties  à  cheval,  en  yacht,  en  mail-coach, 
et  traînant  dans  le  sable  du  bord  de  la  mer,  comme  elle  l'avait 
traîné  dans  la  poussière  de  Paris,  le  boulet  de  la  vie  élégante.  Au 
commencement  d'août,  Régine  écrivit  pour  s'informer  de  l'état  de 
la  chasse,  et  donner  à  sa  fille  des  instructions  pour  le  garde.  Edmée 
éprouva  un  léger  frémissement.  N'était-ce  pas  là  le  symptôme  d'une 
arrivée  prochaine?  Dans  quelques  semaines,  l'ouverture  aurait  lieu, 
et  M.  d'Ayères  était  chasseur.  Il  y  avait,  tant  à  Croix-Mort  qu'à  La 
Vignerie,  de  sept  à  huit  cents  hectares  d'un  seul  tenant,  composant 
un  territoire  merveilleusement  pourvu  de  gibier,  grâce  à  la  surveil- 
lance farouche  de  Billet.  Sa  mère  allait  sans  doute  revenir.  La 
semaine  suivante,  il  n'y  eut  plus  de  doute.  La  baronne  écrivait  : 
«  Donne  l'ordre  d'ouvrir  partout  dans  le  château  ;  vois  si  toutes  les 
chambres  sont  en  bon  ordre,  et,  s'il  manque  du  mobilier  pour  les 
garnir  très  confortablement,  fais  prendre  à  La  Vignerie,  qui  ne  sera 
pas  habitée,  ce  qui  paraîtra  nécessaire.  Nous  aurons  prochainement 
du  monde  à  Croix-Mort.  » 

Du  monde  !  Le  grand  mot  était  prononcé.  Edmée  fut  profondé- 
ment troublée.  Ce  monde  qu'elle  haïssait,  qui  lui  avait  volé  sa 
mère,  venait  maintenant  la  chercher  elle-même  jusque  dans  sa 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  74 1 

retraite.  Elle  avait  refusé  d'aller  à  lui;  il  arrivait  avec  tous  ses 
fredons,  ses  rubans,  ses  grelots,  pimpant,  frisé,  conquérant,  et 
s'installait  en  maître,  ayant  le  beau  Fernand  comme  chef  de  file. 
Elle  eut  peur  d'abord.  A  cette  contagion  du  plaisir,  qui  s'était  si 
proraptement  et  si  complètement  emparée  de  sa  mère,  saurait-elle 
résister?  Cette  gangrène  élégante,  qui  se  gagnait  si  vite,  comment 
s'en  préserver?  Il  lui  faudrait  vivre  dans  l'atmosphère  énervante 
qu'allaient  créer  autour  d'elle  tous  ces  mondains.  Elle  n'eut  pas 
l'orgueil  de  croire  que  sa  raison  la  mettrait  à  l'abri  et  qu'elle  ne 
courrait  aucun  danger.  Elle'ne  se  jugea  pas  si  forte.  D'ailleurs,  une 
palpitation  singulière  soulevait  son  cœur,  à  l'idée  de  ce  mouvement 
joyeux,  coquet,  fringant,  qui  bientôt  emplirait  les  vastes  couloirs 
de  la  demeure  silencieuse,  comme  si  le  sang  de  viveur  de  son  père 
se  fût  agité  en  elle. 

Elle  donna  les  ordres  .que  sa  mère  réclamait  d'elle,  et  surveilla 
la  toilette  du  château.  Elle  voulut  qu'en  arrivant  la  vue  lût  agréa- 
blement frappée.  Les  corbeilles  des  parterres  s'emplirent  de  fleurs 
artjstement  groupées.  Le  sable  de  la  terrasse  fut  renouvelé,  et  toutes 
les  herbes  qui  poussaient  à  l'ombre  des  balustrades  de  pierre  dis- 
parurent. Les  meubles  anciens  du  salon  furent  débarrassés  de  leurs 
housses,  et  les  glaces  de  Venise  réfléchirent  de  nouveau  l'éclat  des 
belles  eaux  de  l'étang.  Avant  même  que  les  Parisiens  fussent  arri- 
vés, le  château  prenait  un  air  de  fête.  Un  charme  imprévu  rayon- 
nait sur  tout,  et  le  prestige  des  visiteurs  attendus  s'exerriit  déjà. 

Le  trouble  qui  était  en  elle,  et  contre  lecjuel  elle  tentait  vainement 
de  réagir,  préoccupait  beaucoup  Kdmée.  Elle  se  demandait  si  main- 
tenant elle  allait  vivre  dans  cet  état  d'énervement,sur  ce  continuel 
qui-vive.  Il  fallait  que  cette  agitation  fût  bien  vive,  car  elle  ne  pou- 
vait arriver  à  la  cacher.  Le  curé,  qui  n'avait  pourtant  pas,  le  brave 
homme,  la  vue  bien  perçante,  lui  dit  très  naïvement  : 

—  Je  ne  vous  trouve  pas  votre  air  de  lous  les  jours.  Vous  avez 
dans  la  physionomie  je  ne  sais  quoi  d'inquiet  que  je  ne  vous  ai 
encore  jamais  vu... 

—  L'n  peu  (le  fatigue,  peut-être,  répondit  évasivement  Edraée. 
C'est  une  grosse  afl'aire,  quand  on  n'en  a  pas  l'habitude,  de  mettre 
une  maison  sur  pied. 

—  Oh!  quel  changement  nous  allons  avoir  ici,  ma  chère  enfant! 
soupira  le  bonhomme.  Adieu  nos  bonnes  causeries  du  dimanche, 
a()rès  le  dîner!  Au  travers  de  toutes  les  distractions  qui  se  prépa- 
rent pour  vous,  vous  ne  penserez  guère  à  votre  vieil  ami...  Bah! 
Amusez-vous,  c'est  de  votre  âge... 

Edmée  ne  répondait  pas  ,  n'osant  confiei*  ses  vives  appréhen- 
sions, et  comprenant  bien  qu'elle  ne  pouvait  demander  de  conseils 
à  ce  cœur  simple.  Billet,  averti  par  son  flair  de  sauvage,  avait  pé'- 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nétré  plus  avant  dans  la  pensée  de  la  jeune  fille.  Depuis  le  jour  où 
il  avait  su  par  elle  que  M.  d'Ayères  revenait ,  il  ne  parlait  pas, 
mais  ses  yeux  en  disaient  long.  Sa  chasse,  dont  il  était  si  jaloux, 
ne  le  préoccupait  même  plus.  Il  ne  songeait  pas  que  son  gibier, 
qu'il  aimait  comme  un  avare  aime  son  or,  allait  tomber  en  larges 
hécatombes  sous  le  plomb  des  «  Parisiens,  »  ainsi  qu'il  disait  avec 
mé[)ris.  H  ne  pensait  qu'à  Edmée,  il  venait  deux  et  trois  fois  par  jour 
au  château,  sous  des  prétextes  nuls,  et  restait,  les  bras  bal lans,  à 
attendre  un  mot  ou  un  regard.  C'était  la  servilité  caressante  du 
chien  couché  aux  pieds  de  son  maître.  Il  n'eut  qu'un  seul  mouve- 
ment de  révolte  :  ce  fut  quanrl  M'^*^  de  Croix-Mort  lui  remit  un  Uni- 
terme de  drap  vert  à  passepoils  rouges,  qui  arrivait  de  Paris  pour 
lui,  et  que  M.  d'Ayères  entendait  qu'il  portât  désormais  à  l'ordi- 
naire. Il  retourna  pendant  un  instant  le  vêtement  entre  ses  mains, 
puis,  le  jetant  avec  colère  sur  une  banquette  : 

—  II  veut  que  je  porte  une  livrée,  comme  un  valet,  avec  non 
chiflre  sur  les  boulons?..  Aii!  ah!  c'est  ça  qui  donnerait  bel  air  à 
Jean  Billet!..  Eh  bien!  son  bel  habit,  je  ne  le  mettrai  pas,  ngn! 
non  !  Je  n'ai  pas  envie  de  promener  le  carnaval  sur  mon  dos  dans 
les  bois,  pour  que  mes  «  élèves  »  ne  me  reconnaissent  plus  et  se 
sauvent  en  me  voyant  avancer  ! . . 

—  Il  le  faut,  Billet,  puisqu'on  te  le  commande ,  dit  Edmée  avec 
douceur. 

—  Eh!  est-ce  que  je  pourrais  seulement  vivre,  serré  dans  cette 
gaine? 

—  Si  cet  habit  te  serre,  je  te  l'élargirai  moi-même  aux  entour- 
nures. 

Elle  agita  sa  tête  pensive  et  poursuivit  : 

—  11  y  a  bien  des  choses  qui  gênent,  vois-tu,  et  qu'on  doit  cepen- 
dant supporter... 

A  ces  mots,  des  yeux  jaunes  de  Billet  un  rayon  de  lumière  jaillit, 
comme  si  son  âme  eût  passé  dans  son  regard.  Il  s'approcha,  prêt  à 
se  mettre  à  genoux,  et,  d'une  voix  très  basse  : 

—  Je  vous  demande  pardon,  mademoiselle  Edmée,  d'ajouter  à 
vos  ennuis.  Vous  avez  raison  :  il  y  a  des  choses  qui  gênent  et  qu'on 
doit  supporter. 

Et,  prenant,  sans  plus  résister,  la  livrée  sous  son  bras,  il  s'éloi- 
gna. 


VIII. 


Le  lendemain,  M.  et  M""^  d'Ayères,  qu'on  avait  envoyé  chercher 
au  chemin  de  fer,  arrivèrent  pour  diner.  Les  yeux  voilés,  le  cœur 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  743 

palpitant,  Edmée,  postée  au  haut  du  perron,  regardait  dans  la  large 
avenue  de  tilleuls  rouler  le  break  qui  s'avançait  au  grand  trot. 
Pendant  qu'il  tournait  sur  le  sable  de  la  cour,  la  jeune  fille,  au  tra- 
vers de  l'obscurité  qui  commençait  à  tomber,  cherchait  à  recon- 
naître sa  mère,  mais  elle  n'apercevait  que  de  noires  silhouettes 
immobiles.  La  voiture  s'arrêta  au  bas  des  marches  de  pierre,  et, 
encapuchonnée  de  dentelle,  couverte  d'un  vaste  manteau  de  voyage, 
la  première,  descendit  une  femme  dont  le  visage  pâli,  les  traits  creu- 
sés, causèrent  à  Edmée  une  impression  de  stupeur.  Elle  s'élança,  la 
saisit  au  vol  sur  le  marchepied,  et  l'eulevant,  presque  comme  un 
enfant,  tant  elle  était  légère,  elle  la  déposa  à  l'abri  de  la  marquise, 
puis,  prise  d'un  attendrissement  soudain,  elle  la  serra  dans  ses 
bras,  répétant  d'une  voix  tremblante  : 

—  Maman!.,  maman!.. 

j^me  (l'Ayères  rendit  à  sa  fille  ses  caresses  avec  effusion,  puis 
l'attirant  à  elle  : 

—  Viens,  ma  mignonne  ;  tu  empêches  M.  d' Avères  de  descendre... 
Ces  quelques  mots  dissipèrent  l'espèce  d'enivrement  qui  s'était 

emparée  d'Edmée.  Elle  s'avança  avec  précipitation,  laissant  la  place 
libre.  Et  le  beau  Fernand,  vôlu  correctement  d'un  complet  à  petits 
carreaux  blancs  et  noirs,  s'élanc;^  alors  de  la  voiture.  11  prit  de  me- 
nus paquets  épars  sur  les  banquettes;  la  portière  refermée  claqua, 
et  les  maîtres  de  Croix-Mort  entrèrent,  pendant  que  les  domestiques 
déchargeaient  leurs  bagages. 

Dans  le  haut  vestibule,  à  la  voûte  de  pierre  ornée  des  écussons 
de  la  famille,  Régine  s'arrêta  un  instant.  Elle  regarda  autour  d'elle 
avec  émotion,  comme  pour  donner  un  coup  d'ouil  de  bienvenue  à 
cette  vieille  demeure  où  elle  avait  vécu  si  paisible.  Tout  était  comme 
le  jour  de  son  départ,  les  grands  bahuts  de  poirier  bombaient,  le  long 
de  la  nmraille,  leurs  ventres  sculptés,  les  trophées  de  chasse  rappe- 
laient toujours  les  prouesses  de  M.  de  Croix-Mort,  et  le  large  esca- 
lier s'ouvrait  vide  devant  les  arrivans  ainsi  que  pour  les  accueillir. 
Edmée,  auprès  de  sa  mère,  sentant  M.  d' Avères  derrière  elle,  n'osait 
point  se  retourner.  Elle  s'était,  depuis  quelques  jours,  posé  vingt  fois 
ce  problème.  Quelle  attitude  preudrai-je  vis-à-vis  de  lui?  Elle  avait 
réglé  tout  un  cérémonial  de  dignité  froide  et  de  politesse  sévère. 
Mais  voilà  que  toutes  ses  combinaisons  étaierit  déjouées  par  l'im- 
prévu de  l'arrivée.  Elle  ne  se  trouvait  plus  dans  la  position  qu'elle 
avait  rêvée,  assise  dans  un  fauteuil  au  salon,  et  n'ayant  qu'à  se  le- 
ver dans  un  demi -salut...  Et  puis  toute  sa  présence  d'esprit  lui 
manquait  au  moment  décisif.  Elle  était  étoullée  et  aveuglée  par 
l'émotion.  C'est  à  peine  si  elle  vit  l'ennemi  faire  une  marche  oblique 
pour  l'aborder,  puisqu'elle  s'obstinait  à  lui  tourner  le  dos,  et  s'in- 


"àk  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cliner   devant  elle.  Elle  entendit  sa  voix,  son   horrible  voix  dou- 
cereuse et  fausse,  lui  dire  : 

—  Si  je  ne  vous  avais  pas  vue  ici,  dans  votre  maison,.,  je  ne 
sais  si  je  vous  aurais  reconnue...  Nous  avions,  votre  mère  et  moi, 
laissé  une  enfant,  et  nous  retrouvons  une  jeune  fille... 

Il  leva  les  yeux,  la  regarda  avec  un  sourire  qui  lui  déplut  extrê- 
mement et  appuya  : 

—  Une  charmante  jeune  fille... 

Edmée  s'inclina  en  silence,  et  M""®  d'Ayères,  avec  un  organe 
grêle  et  changé,  qui  avait  comme  un  son  d'épinette  ancienne  : 

—  On  ne  dînera  pas  avant  une  heure  ;  montons  dans  nos  appar- 
temens. 

Et,  par  le  grand  escalier,  se  tenant  à  la  rampe  de  fer,  à  pas  lents 
et  essoufflés,  Régine  gagna  le  premier  étage,  suivie  de  son  mari,  qui, 
vigoureux  et  alerte,  gravissait  les  marches  deux  par  deux,  en  fre- 
donnant un  air  d'opérette.  Edmée  ouvrit  la  porte  à  la  baronne,  qui, 
en  entrant,  prise  de  la  joie  de  revoiries  objets  familiers,  s'écria  : 

—  Ah  !  voilà  ma  chambre  !.. 

Et  elle  se  mit  à  tourner,  donnant  de  petits  coups  sur  les  meu- 
bles, comme  si  elle  les  caressait,  après  une  si  longue  absence. 

M'^^  de  Croix-Mort,  plongée  dans  une  douloureuse  stupeur,  regar- 
dait sa  mère.  Etait-ce  la  même  femme  qui,  il  y  avait  moins  d'un  an, 
fraîche,  alerte,  brillante  de  santé,  s'était  éloignée  pour  vivre  d'une 
nouvelle  existence?  Un  quart  de  siècle  semblait  avoir  passé  sur  sa 
tête,  éteignant  ses  yeux,  flétrissant  ses  tempes,  pâlissant  ses  lèvres 
et  blanchissant,  sans  doute,  ses  cheveux,  qu'elle  teignait  maintenant 
et  qui  étaient  d'une  couleur  terne.  Sa  superbe  taille  s'était  voûtée, 
et  elle  paraissait  moins  erande.  C'était  l'ombre  de  la  Régine  d'au- 
trefois. Cette  femme,  qui,  dans  les  douceurs  reposées  de  ses  douze 
années  de  veuvage,  s'était  conservée  fraîche,  ronde  et  appétissante 
comme  un  beau  fruit,  avait,  en  un  instant,  perdu  toutes  les  appa- 
rences de  jeunesse  qui  prêtaient  à  sa  maturité  un  si  grand  charme. 
On  lui  aurait  donné  maintenant  plus  que  son  âge. 

Silencieuse,  debout  devant  la  cheminée  de  la  chambre,  pendant 
que  la  baronne  était  ses  gants,  son  chapeau  et  son  manteau,  Edmée 
pensait,  et  une  pitié  navrée  s'emparait  d'elle.  Voilà  donc  ce  que  la 
vie  de  plaisir  et  de  fête  faisait  de  celles  qui  se  livraient  passionné- 
ment à  elle!  De  pauvres  créatures  flétries,  ravagées,  ayant  payé  de 
leur  santé  et  de  leur  beauté  les  fatigues  incessantes  de  cette  exis- 
tence plus  dure  qu'un  métier,  tous  ces  oisifs  faisant,  pour  se  tuer, 
plus  d'eflbrts  que  les  laborieux  pour  vivre! 

i\P®  d'Ayères,  étonnée  du  mutisme  de  sa  fille,  se  retourna,  et 
voyant  son  regard  obstinément  fixé  sur  elle  : 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  745 

—  Tu  me  trouves  un  peu  changée,  n'est-ce  pas?  dit-elle,  avec  un 
sourire  contraint.  J'ai  été  souffrante  tous  ces  temps  derniers.  L'air 
de  la  mer  m'a  fait  du  mal.  La  tranquillité  de  la  campagne  va  me 
remettre...  Mais  toi,  viens  un  peu  près  de  moi...  Comme  te  voilà 
grande  et  forte  !..  M.  d'Ayères  a  raison  :  tu  n'es  plus  une  petite  fille, 
tu  es  une  demoiselle...  Es-tu  contente  de  me  voir?  Emlwasse-moi 
alors  !.. 

A  ces  paroles  tendres,  le  cœur  d'Edmée  gonflé  de  larmes  lui  monta 
aux  lèvres,  ses  nerfs  contractés  douloureusement  se  détendirent, 
avec  une  sourde  exclamation  elle  se  jeta  dans  les  bras  de  sa  mère, 
et,  appuyant  sa  tète,  elle  se  mit  à  pleurer. 

—  Allons,  es-tu  enfant  !  dit  la  baronne  impressionnée  par  cette 
émotion...  Singulière  petite,  qui  pleures  quand  je  pars  et  aussi 
quand  je  reviens  ! 

Edmée  secoua  la  tête  et,  à  travers  ses  larmes,  regardant  sa 
mère  : 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose  aujourd'hui... 

La  baronne  passa  doucement  ses  doigts  amaigris  sur  les  bandeaux 
noirs  de  sa  fille  ;  elle  lui  essuya  les  yeux  avec  son  mouchoir  de  den- 
telle et  la  tenant  toujours  enlacée  : 

—  Alors  tu  vas  être  raisonnable  maintenant?  Tu  ne  vas  plus  me 
faire  de  peine?  Tu  sais  ce  que  je  veux  te  dire,  n'est-ce  pas? 

Comme  la  jeune  fille,  pour  répondre,  ouvrait  la  bouche,  elle  la 
lui  ferma  avec  Sa  main,  et  lui  adressant  un  coup  d'œil  suppliant  : 

—  Oh!  pas  d'explications,  pas  de  retours  en  arrière!..  Je  t'en 
supplie!..  Je  ne  suis  pas  très  forte...  Ménage-moi...  Et  fais  ce  que 
je  désire,  sans  m'imposer  le  chagrin  d'avoir  à  te  le  demander...  Je 
t'en  serai  très  reconnaissante,  et  je  t'aimerai  tant!..  C'est  le  seul 
souci  que  j'aie  eu  en  venant  ici,  ma  chérie.  J'étais  impatiente  de 
me  retrouver  à  Croix-Mort,  de  te  revoir,  mais  je  craignais...  Eh 
bien!  dis-moi  que  j'ai  eu  tort  de  craindre,  et  que  celui  qui  est  ar- 
rivé ici  aujourd'hui  avec  moi,  sera  pour  toi  le  bienvenu  et  que  tu 
lui  montreras  bon  visage...  Je  ne  t'en  demande  pas  plus...  La  simple 
neutralité...  Tu  as  beaucoup  de  caractère  :  impose-toi  ce  devoir,  et 
tu  auras  fait,  pour  ma  santé,  pour  ma  tranquillité,  tout  ce  que  je 
pouvais  attendre  d'une  chère  enfant  telle  que  toi!.. 

En  parlant  ainsi,  M""^  d'Ayères  s'était  animée.  Une  faible  rougeur 
montait  à  ses  joues,  ses  yeux  brillaient,  elle  serrait  nerveusement 
les  mains  de  sa  fille,  elle  la  suppliait  des  yeux,  des  lèvres,  elle  était 
moralement  à  genoux.  Edmée  sentit  palpiter  la  pauvre  femme,  elle 
lut  ses  angoisses  sur  son  visage,  elle  soupçonna,  dans  ce  cœur 
tremblant,  des  abîmes  de  douleurs  inavouées.  En  ce  moment  ses 
rancunes  s'apaisèrent  et,  au  fond  d'elle-même,  elle  ne  trouva  plus 
qu'une  immense  commisération  pour  cette  mèr.e  qu'elle  devinait 


7/i6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

malheureuse.  Son  esprit  viril  prit  la  résolution  de  la  consoler,  de  la 
défendre.  Et,  très  grave  : 

—  Ne  craignez  rien  :  je  suis  prête  à  tout  ce  que  vous  désirez. 
Si  vous  avez  des  chagrins  à  l'avenir,  ils  ne  viendront  pas  de  moi, 
et  vous  pouvez  être  sûre  de  me  trouver  toujours  une  enfant  res- 
pectueuse et  soumise. 

—  0  ma  chérie,  s'écria  M™®  d'Ayères,  que  je  te  remercie  !  De 
quel  poids  tu  soulages  mon  cœur!..  Dis  aussi  que  tu  m'aimeras, 
j'en  ai  bien  besoin... 

Edmée  lui  lança  un  regard  qui  pénétra  jusqu'à  l'âme,  et,  voyant 
la  pauvre  femme,  déjà  inquiète,  détourner  les  yeux  comme  pour 
dérober  un  secret  : 

—  Oui,  ma  mère,  je  vous  aimerai. 

Mais  déjà  là  baronne,  peut-être  entraînée  par  la  frivolité  de  son 
esprit,  peut-être  désireuse  de  donner  le  change  à  sa  fille,  s'était 
mise  à  babiller  : 

—  Nous  attendons  des  invités  demain,  comme  je  te  l'avais  an- 
noncé dans  ma  lettre.  Des  gens  délicieux,  qui  nous  resteront  plu- 
sieurs jours...  Il  faut  un  peu  d'animation  à  la  campagne...  Voici 
l'époque  des  chasses,  et  tout  Paris  est  dans  les  châteaux.  On  ne 
rentre  plus  avant  le  mois  de  janvier...  Nous  aurons  le  temps  de 
nous  reposer...  Je  suis  sûre  que  nos  amis  te  plairont...  Oh!  ils 
n'engendrent  pas  la  mélancolie,  tu  verras.  Avec  eux,  les  chevaux 
sont  toujours  dehors,  les  pianos  ne  chôment  guère,  et  les  tables  ne 
sont  jamais  vides...  Courir,  manger,  danser,  et  avec  une  verve,  un 
brio,  un  entrain!..  Ce  sera  charmant!.. 

Elle  s'assit  essoufflée  comme  si  elle  avait  pris  tous  les  plaisirs 
qu'elle  venait  d'énumérer;  elle  répéta  : 

—  Charmant!.,  charmant!.. 

Et  Edmée  ne  trouva  pas  un  mot  à  dire,  déconcertée  par  cette  in- 
cohérence dans  les  idées  qui  faisait  passer  sa  mère  de  la  tristesse  à 
la  gaîté,  en  une  seconde,  sans  transition,  ses  pensées  se  brouillant 
dans  sa  tête  comme  les  verres  multicolores  d'un  kaléidoscope.  Elle 
se  demanda  si  la  pauvre  femme  était  devenue  folle,  ou  si,  momen- 
tanément énervée  par  les  émotions  qu'elle  avait  éprouvées  en  ren- 
trant dans  cette  maison,  elle  essayait  de  s'étourdir. 

—  Il  me  semble  que  tu  es  bien  pauvrement  vêtue ,  reprit 
jyjme  (j'A^yères  avec  volubilité.  Est-ce  que  tu  n'as  rien  de  plus  joli 
à  mettre?  J'aurais  dû  prévoir  ton  dénûment,  ma  mignonne,  et  te 
commander  quelques  toilettes  avant  de  quitter  Paris.  Je  n'y  ai  pas 
du  tout  songé...  Heureusement  nous  sommes  de  la  même  taille... 
Tu  chercheras  dans  mes  caisses...  J'ai  des  costumes  qui  ne  m'ont 
jamais  servi,  et  qui  t'iront,  j'en  suis  sûre...  Je  veux  que  tu  sois 
très  à  ton  avantage... 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  747 

Tout  en  parlant,  M™^  d'Ayères  s'était  habillée.  Elle  avait  mis 
une  robe  noire  très  riche.  Son  corsage  était  ouvert  sur  la  poitrine 
et  orné  d'un  gros  bouquet  de  fleurs  naturelles,  que  la  femme  de 
chambre  venait  de  monter  tout  frais  cueilli.  Elle  en  retira  une 
rose  et,  s'approchant  de  sa  fille,  elle  voulut  la  lui  planter  dans  les 
cheveux. 

Edmée  s'y  refusa  : 

—  Non,  je  vous  prie...  Laissez-moi  comme  je  suis...  Je  paraîtrais 
endimanchée,  et  je  ne  pourrais  qu'y  perdre... 

Comme  la  cloche  du  dîner  sonnait,  elle  prit  affectueusement  le 
bras  de  sa  mère,  et  toutes  deux  descendirent  au  salon.  M.  d'Ayères 
y  était  déjà,  vêtu  comme  pour  aller  en  soirée  :  habit  noir,  petits 
souliers.  Seulement,  pour  marquer  la  nuance  intime,  il  avait  la 
cravate  noire.  La  porte  de  la  salle  à  manger  s'ouvrit,  et  nn  maître 
d'hôtel,  arrivé  de  Paris  avec  les  bagages,  superbe  et  solennel,  an- 
nonça plein  de  gravité  : 

—  M™°  la  baronne  est  se^^'ie. 

Le  baron  offrit  cérémonieusement  le  bras  à  Régine  pour  la  con- 
duire. Edmée  suivit  seule,  étourdie  par  la  profusion  des  lumières, 
par  le  miroitrment  de  l'argenterie,  par  l'éclat  des  fleurs,  et  se  de- 
mandant si  elle  ne  rêvait  pas.  Cette  salle  était-elle  bien  celle  où, 
depuis  près  d'une  année,  matin  et  soir,  elle  se  retrouvait  servie 
par  sa  vieille  bonne?  Tout  ce  brillant  décor  n'allait-il  pas  dispa- 
raître, la  laissant  calme,  rendue  à  sa  chère  solitude  de  la  veille? 
Rien  ne  bougea.  Le  prodige  était  une  bonne  réalité,  et  ainsi  désor- 
mais elle  devait  s'accoutumer  à  vivre. 

Sa  mère  et  le  beau  Fernand  étaient  en  face  d'elle,  causant  avec 
une  affectation  de  gaîté,  comme  s'ils  avaient  tenu  à  prouver  une 
grande  liberté  d'esprit.  Mais  l'effort  se  sentait.  Ednr^e  se  dit  : 
«  Qiiand  ils  sont  tous  les  deux,  ils  ne  doivent  pas  échanger  une 
parole.  Touie  cette  animation  veut  me  prouver  qu'une  tpndre  inti- 
mité existe  entre  eux.  Pauvres  comédiens,  qui  jouent  leur  rôle  jus- 
qu'ici, à  la  table  de  famille,  et  pour  une  enfant!  »  Le  dînor  se  traîna 
lent,  comme  s'il  y  avait  vingt  convives.  M""  de  Croix-Mort  remar- 
qua que  M.  d'Ayères  mangeait  et  buvait  énormément.  Chez  ce  grand 
et  vigouroux  garçon,  tous  les  appétits  étaient  violens,  et  la  matière 
dominait  impérieuse.  Il  refusa  de  prendre  du  café,  disant  en  riant 
que,  puisqu'on  était  à  la  campagne,  il  fallait  se  coucher  de  bonne 
heure  et  dormir.  Il  était  seul  maintenant  à  parler.  M'"'  d'Ayères  se 
trouvait  lasse,  ses  nerfs  ne  la  soutenaient  plus,  et  sa  verve  factice 
tombait  vite  comme  la  mousse  du  vin  de  Champagne. 

Ce  fut  avec  un  soulagement  véritable  qu'on  se  leva.  Les  portes- 
fenêtres  du  salon  étaient  ouvcrîes.  II  faisait  doux  et  la  nuit  étince- 
lait  d'étoiles.  Edmée  les  regarda  avec  tristesse.  Tout  était  changé 


7hS  REVCE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  sa  vie,  mais  rien  n'avait  été  bouleversé  dans  le  ciel  et  ces 
astres  étaient  les  mêmes  qui,  pendant  ses  amicales  et  paisibles 
causeries  avec  le  curé,  laissaient  tomber  sur  son  front  leurs  tran- 
quilles clartés. 

M.  d'Ayères  avait  allumé  un  cigare,  il  arpentait  la  terrasse  à  pas 
réguliers.  J\égine  tournait  dans  le  salon,  arrangeant  à  son  idée  les 
menus  objets  qui  garnissaient  les  étagères  et  les  vases  pleins  de 
fleurs  qui  ornaient  les  consoles.  Au  bout  d'un  instant,  elle  s'avança 
sur  le  perron  et,  du  geste,  appela  son  mari.  Celui-ci  vint,  sans  em- 
pressement, au  bas  des  marches,  écouta  ce  qu'elle  lui  disait,  avec 
une  mine  assez  maussade,  finit  par  faire  un  signe  d'acquiesce- 
ment et  jeter  son  cigare.  M'^''  d'Ayères  passa  dans  la  pièce  voisine, 
où  elle  se  remit  à  tourner,  continuant  sa  revue.  Le  beau  Fernand 
vint  s'asseoir  près  d'une  table,  prit  un  album  et  en  feuilleta  les 
pages  distraitement.  Edmée  travaillait  à  un  ouvrage  de  crochet,  les 
yeux  baissés,  mais  suivait  néanmoins  très  bien  le  manège  du  baron, 
grâce  à  cette  faculté  précieuse  qu'ont  les  femmes  de  ne  jamais 
mieux  voir  que  quand  elles  semblent  ne  pas  regarder.  Celui-ci,  de 
loin,  examinait  la  jeune  fille  comme  un  capitaine  qui  reconnaît  les 
abords  d'une  position  avant  de  l'attaquer. 

Elle  lui  parut,  en  quelques  mois,  avoir  beaucoup  changé,  et  à 
son  avantage.  Sa  taille  maigre  s'était  arrondie  et  ses  épaules  tom- 
baient, dans  un  joli  mouvement,  donnant  une  longueur  aristocra- 
tique à  son  cou,  sur  lequel  se  dressait  sa  tête  petite  et  fière, 
éclairée  par  des  yeux  de  velours.  Elle  avait,  sous  ses  cheveux  noirs, 
des  oreilles  exquises,  roses,  bien  ourlées,  de  purs  bijoux  que  ne  dé- 
formait aucune  boucle  d'or.  Ses  mains,  un  peu  hâlées  parle  soleil, 
étaient  maintenant  déliées  et  fines.  Et,  au  bas  de  sa  robe,  se 
montraient  deux  pieds  bien  cambrés.  Avec  un  grain  de  coquet- 
terie elle  eût  pu  devenir  une  ravissante  fille  ;  dans  sa  simplicité 
elle  était  adorable.  Cependant  elle  avait  toujours  ce  même  air  ré- 
solu et  un  peu  menaçant  qu'il  lui  avait  connu  au  moment  du  ma- 
riage. Il  sentait  en  elle  une  hostilité  sourde,  mais  décidée,  qui 
serait  difficile  à  vaincre.  Il  ne  s'effraya  pas  pour  si  peu.  Il  n'était 
point  aisé  à  intimider.  Il  se  leva,  comme  prenant  son  parti  et,  glis- 
sant sur  le  parquet,  il  se  dirigea  vers  la  jeune  fille.  Elle  le  vit 
traverser  le  salon  et  venir.  Une  vive  émotion  s'empara  d'elle.  Il 
fixait  ses  yeux  sur  les  siens,  et  souriait.  Elle  fit  un  brusque  mouve- 
ment pour  se  lever  et  le  fuir.  Mais  il  était  déjà  tout  près,  il  s'incli- 
nait avec  déférence.  Elle  demeura  assise,  toute  pâle,  et  la  respira- 
tion gênée. 

—  Voulez-vous  m'accorder  quelques  instans,  dit-il,  et  causer 
avec  moi  en  toute  confiance? 

Il  prit  place  sur  un  canapé  à  côté  d'elle. 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  749 

—  Nous  voici  revenus,  votre  mère  et  moi,  auprès  de  vous,  dans 
cette  maison  dont  vous  portez  le  nom.  Je  serais  heureux  si  vous 
vouliez  bien  m'y  traiter  en  ami.  J*ai  beaucoup  à  me  faire  pardon- 
ner. Je  sais  que  j'ai  dû,  dans  un  tendre  petit  cœur  comme  le  vôtre, 
jeter  bien  involontairement  du  trouble.  11  me  serait  doux  de  répa- 
rer ces  torts  et  de  vous  faire  oublier,  par  beaucoup  d'affection,  que 
mon  entrée  dans  votre  famille  vous  a  causé  du  chagrin. 

II  avait  l'œil  à  demi  baissé,  comme  s'il  craignait  d'effrayer  Edmée 
en  la  regardant  bien  en  face.  Ce  fut  elle  qui  le  dévisagea  brave- 
ment : 

—  C'est  ma  mère  qui  vous  a  engagé  à  venir  me  parler  ainsi, 
n'est-ce  pas  ?  dit-elle  avec  netteté. 

11  fut  surpris  de  la  brusquerie  de  cette  attaque.  Pourtant  il  ne  se 
déconcerta  pas  : 

—  C'est  votre  mère,  en  effet,  qui  désire,  autant  que  moi,  voir  la 
bonne  harmonie  régner  entre  nous. 

—  Elle  m'a  adressé  la  même  demande,  reprit  Edmée,  et  je  me 
suis  engagée  à  faire  tout  pour  lui  complaire.  Ne  vous  l'a-t-elle  pas 
dit? 

—  Elle  m'a  dit  que  vous  aviez  été  bonne  et  charmante  avec  elle; 
aussi  ai-je  tenu  à  vous  en  remercier. 

—  Eh  bien  I  c'est  fait  ! 

Ces  mots  lui  arrivèrent  si  coupans  qu'il  rougit  un  peu. 

—  Ne  voulez-vous  pas,  ajouta-t-il,  en  signe  de  bon  accord,  mettre 
votre  main  dans  la  mienne? 

M""  de  Croix-Mort  hésita  un  instant:  toute  son  antipathie  pour 
Fernand  lui  monta  à  la  bouche  comme  un  flot  amer.  Elle  fut  sur  le 
point  de  lui  lancer  au  visage  un  :  Non  I  aussi  insultant  qu'un  souf- 
flet, mais  elle  vit  sa  mère  qui  la  regardait,  anxieuse  et  pâle.  Elle 
ne  voulut  pas  manquer  à  l'engageaient  qu'elle  avait  pris  de  ne  cau- 
ser aucune  peine  à  la  pauvre  femme,  et,  détournant  son  front  as- 
sombri, elle  se  laissa  serrer  le  bout  des  doigts.  11  murmura  :  «  Merci  !  » 
sourit  de  loin  à.  Régine,  comme  pour  lui  dire:  Vous  voyez  que  je 
me  suis  prêté  à  votre  fantaisie.  11  alluma  un  nouveau  cigare  et 
repartit  sur  la  terrasse.  M""*  d'Ayères  prit  sa  fille  par  le  bras,  la 
pressa  tendrement,  sans  atténuer  par  une  seule  parole  la  force  de 
ce  remercîment,  et,  s'appuyanl  sur  elle,  monta  à  sa  chambre.  Comme 
Edmée  s'arrêtait  sur  le  seuil  : 

—  Oh!  tu  peux  entrer,  dit-elle,  tu  ne  me  déranges  pas.  M.  d'Ayères 
loge  dans  la  tourelle. 

C'était  un  appartement  situé  à  l'autre  extrémité  du  château.  Ainsi 
Edmée  ne  s'était  pas  trompée  en  devinant  la  désunion.  Ils  étaient 
séparés.  Elle  en  éprouva  un  soulagement.  Elle  se  révoltait  à  la  pen- 
sée que,  dans  cette  demeure,  une  ostensible  communauté  d'exis- 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

tence  s'établirait  entre  eux.  Elle  se  sentit  plus  libre  d'aimer  sa  mère. 
Elle  causa  pendant  quelques  instans,  donna  des  indications  sur 
l'état  de  la  propriété,  puis,  prétextant  la  fatigue,  elle  se  retira. 

Rentrée  dans  sa  chambre,  au  lieu  de  se  mettre  au  lit,  elle  ou- 
vrit sa  fenêtre,  et  resta  à  rêver.  Le  vent  s'était  élevé  et  soufflait 
avec  force  dans  les  taillis  du  parc.  Au-dessous  d'elle,  sur  la  ter- 
rasse, elle  n'entendait  plus  la  marche  régulière  de  Fernand,  qui 
continuait  à  se  promener,  sa  nature  sanguine  ayant  besoin  d'exercice, 
mais  elle  distinguait  dans  la  nuit  le  bout  embrasé  de  son  cigare, 
comme  un  point  rouge.  Et  peu  à  peu,  se  dégageant  complètement 
de  tout  ce  qui  l'entourait,  son  imagination  l'emporta  hors  du  châ- 
teau, loin  du  domaine. 

Dans  une  effrayante  hallucination,  elle  se  vit  sur  une  barque, 
et  le  point  rouge  devint  un  fanal.  Elle  se  demandait  avec  in- 
quiétude ce  que  signifiait  ce  feu.  Fallait-il  y  reconnaître  un  aver- 
tissement contre  le  danger  de  récifs  cachés,  sur  lesquels  elle 
était  en  passe  de  se  perdre?  Ou  bien  cette  lueur  mouvante 
était-elle  au  contraire  destinée  à  la  tromper  et  à  l'attirer  vers 
les  rochers  menaçans  ?  Il  lui  semblait,  dans  le  frissonnement  des 
branches  courbées  par  la  bourrasque,  entendre  le  grincement  des 
agrès.  L'illusion  devenait  complète,  et  au  milieu  de  cette  ombre 
nocturne,  moins  profonde  que  les  ténèbres  qui  emplissaient  son 
esprit,  elle  se  sentait  ballottée  comme  sur  une  mer  profonde  et 
noire,  sans  gouvernail  et  sans  pilote.  Où  allait-elle?  Vers  quoi  se 
diriger?  Sur  qui  compter  pour  la  défendre?  Serait-ce  celte  malheu- 
reuse femme,  sa  mère,  si  affaiblie,  si  chancelante,  qui  lui  prêterait 
secours  ?  Et  elle  voyait  le  visage  de  Fernand  qui  ricanait,  éclairé  par 
son  fanal  rouge,  qu'il  balançait,  de  droite,  de  gauche,  comme  ces 
feux  que  les  bandits  des  grèves  bretonnes  attachaient  au  front  des 
bœufs,  promenés  lentement  au  haut  des  falaises,  pour  égarer  les 
navires  et  les  conduire  sur  les  brisans?  Elle  devinait  que  cet  homme 
exercerait  une  influence  funeste  sur  elle  et  qu'il  la  menaçait  d'un 
grave  péril.  Lequel?  Elle  ne  pouvait  le  comprendre.  Et  les  oreilles 
pleines  des  bourdonnemens  du  vent,  les  yeux  dans  le  vague  de  la 
nuit,  elle  restait  là,  éveillée,  et  pourtant  en  proie  à  un  horrible  rêve. 

Elle  fit  un  effort,  passa  sa  main  sur  son  front  et  se  contraignit  à 
fixer  ses  yeux  sur  un  point  déterminé,  pour  se  soustraire  à  son  dou- 
loureux cauchemar.  Et  la  balustrade  de  pierre  de  la  terrasse  lui  ap- 
parut immobile  et  blanche.  Elle  murmura  :  «Je  suis  vraiment  folle. 
C'est  cet  air  qui  m'a  étourdie.  »  Elle  ferma  sa  fenêtre,  rentra  dans 
sa  chambre,  et  se  coucha.  Mais  elle  ne  put  dormir,  obsédée  par 
des  idées  pénibles.  Toujours  Fernand  avec  son  visage  hypocritement 
souriant  la  hantait.  Il  la  regardait  en  dessous,  comme  il  avait  fait 
dans  la  soirée.  Et  ce  regard  l'irritait,  elle  y  découvrait  une  nuance 


LES   DAÎIES   DE   CROIX-MORT.  751 

d'admiration  qui  lui  semblait  odieuse.  Il  avait  l'air  de  dire  :  «  Après 
tout  je  suis  libre,  il  n'y  a  plus  aucun  lien  entre  votre  mère  et  moi.  » 
Et  elle  se  demandait  comment  ils  avaient  pu  si  promptement  s'éloi- 
gner l'un  de  l'autre.  Que  s'était-il  passé  entre  ces  deux  êtres  pen- 
dant leur  absence?  Sa  mère  portait  dans  toute  sa  personne,  minée 
et  alanguie,  la  trace  d'un  cruel  chagrin.  Et  lui  se  montrait  insou- 
ciant, florissant  et  joyeux.  Il  était  donc  coupable  et  sans  remords? 
Edinée,  brûlée  par  une  fièvre  qu'elle  ne  connaissait  pas,  se  re- 
tourna sur  son  oreiller  jusqu'au  matin,  et  ce  fut  seulement  lorsque 
déjà  le  jour  blanchissait  ses  fenêtres  qu'elle  trouva  le  repos. 


IX. 


Ce  qui  s'était  passé  entre  M'"*  d'Ayères  et  son  mari,  un  esprit 
moins  candide  que  celui  d'Edmée  l'eût  compris  aisément.  Sans  se 
montrer  grand  sorcier,  on  eût  pu,  au  moment  du  mariage,  tirer 
aux  deux  époux  leur  horoscope.  Partant  pour  Paris,  Régine  allait 
au-devant  du  malheur.  Elle  mettait  d'elle-même  Fernand  aux  prises 
avec  les  tentations  dangereuses,  elle  le  replongeait  dans  le  courant 
de  la  vie  mauvaise  qu'il  avait  menée.  Comment  ne  se  serait-il  pas 
laissé  entraîner  ?  A  Croix-Mort,  dans  la  solitude  inactive  de  la  vie 
des  champs ,  aimer  Régine  aurait  pu  lui  paraître  une  occupa- 
tion charmante  ;  à  Paris,  où  les  comparaisons  entre  les  femmes 
jeunes  et  élégantes  et  la  provinciale  de  trente-huit  ans  étaient  ter- 
ribles, il  ne  songea  pas  un  seul  instant  à  rester  fidèle. 

La  baronne,  cependant,  aiJée  par  sa  finesse  de  race,  s'était  dès 
le  premier  jour  remise  au  diapason.  Elle  fit  peau  neuve  avec  une 
étonnante  rapidité.  Toilette,  coillure,  langage,  allure,  elle  corrigea 
tout  en  une  semaine,  et  put  se  montrer  sans  avoir  à  craindre  la 
critique.  Il  y  a  des  provinciaux  de  Paris,  mais  il  y  aussi  des  Pari- 
siens de  province.  Régine  se  retrouva  Parisienne  de  pied  en  cap  et 
fit  bonne  figure.  Son  mari  l'avait  lancée  dans  ce  monde,  moitié 
aristocratique,  moitié  financier,  qui  est  la  terre  promise  du  plaisir. 

Nulle  part  on  ne  s'amuse  autant  que  dans  ce  coin  d'élection, 
où  l'élégance  est  une  royauté,  la  richesse  une  force  Qt  l'audace  le 
moyen  d'arriver  à  tout.  Là,  l'apparence  l'emporte  sur  la  réalité.  On 
ne  va  point  au  fond  des  choses.  Respectez  le  qu'en  dira-t-on,  et  faites 
ce  que  bon  vous  semblera,  à  l'abri  d'un  voile  discret,  nul  n'y  trou- 
vera à  redire.  On  ne  supporte  rien  de  ce  qui  est  avéré,  on  tolère 
tout  ce  qui  est  douteux.  Ce  n'est  ni  l'aristocratie  ni  la  bourgeoisie  : 
c'est  un  composé  de  l'une  et  l'autre,  agrémenté  d'artistes,  d'hommes 
politiques,  d'étrangers  aimables  et  millionnaires.  C'est  l'amalgame 
social  de  tous  les  gens  de  plaisir,  à  quelque  catégorie  mondaine  qu'ils 


752  REVI.E  DES  DEUX  MONDES. 

appartiennent.  Le  mot  d'ordre  y  est  :  s'amuser.  Il  y  a  chaque  jour  à 
Paris  un  lieu  de  réunion  :  exposition,  vente,  concert,  promenade, 
course,  spectacle,  bal,  où  tout  ce  monde  se  retrouve,  se  salue,  se 
sourit,  s'aime,  se  complimente  ou  se  déchire,  dans  une  intimité 
cimentée  par  l'habitude.  Toujours  les  mêmes  figures,  toujours  les 
mêmes  divertissemens,  une  existence  qui  se  déroule,  brillante  et 
pailletée,  comme  ces  gazes  tournant  sur  la  scène  des  théâtres, 
pour  imiter  l'eau  des  cascades. 

M.  et  M"'^  d'Ayères,  riches,  bien  apparentés,  de  bon  ton,  y  furent 
accueillis  à  bras  ouverts.  Fernand  y  avait  eu  de  retentissans  succès, 
avant  sa  métamorphose.  Il  y  rentra  triomphalement,  avec  l'auréole 
d'un  beau  mariage  fait  en  province,  et  dont  l'éloignement  gran- 
dissait la  splendeur.  Dès  les  premiers  jours,  il  se  lança  au  plus 
épais  et  Régine  à  sa  suite. 

La  vie  alors  avait  été  telle  que  les  lettres  reçues  par  Edmée  la 
dépeignaient  :  agitée,  bruyante,  toute  de  mouvement  :  un  voyage 
fiévreux  à  travers  le  pays  des  fêtes,  et  dont  les  principales  stations 
avaient  été  Paris,  Nice,  Trouville,  et  le  point  d'arrivée,  semblable 
au  point  de  départ  :  Croix-Mort.  Quelle  lassitude  et  que  d'efforts  ! 
Régine  s'y  était  usée,  Fernand  y  avait  repris  des  forces. 

Au  bout  de,  quelques  mois,  la  baronne  avait  dû  renoncer  à  mar- 
cher du  même  pas  que  son  compagnon  de  route.  Il  avait,  lui,  une 
vigueur  qui  semblait  se  retremper  dans  la  fatigue.  Elle  lui  donna 
la  liberté  d'aller  tout  seul,  pour  avoir,  elle,  le  droit  de  se  reposer. 
Le  beau  Fernand  s'accommoda  merveilleusement  de  sa  situation  de 
mari-garçon.  A  la  vérité,  il  n'en  avait  jamais  connu  une  meilleure.  A 
la  fois  les  bénéfices  du  mariage  et  toutes  les  douceurs  de  la  liberté. 
C'était  bien  là  le  rêve  qu'il  avait  fait,  pendant  les  huit  jours  maus- 
sades passés  à  réfléchir,  dans  le  petit  salon  de  La  Vignerie.  Quelle 
jeune  fille  lui  aurait  apporté  tant  d'avantages  en  dot? 

Il  avait  au  début  conservé  vis-à-vis  de  sa  femme  quelques  ména- 
gemens.  Il  faisait  le  mystère  autour  de  ses  conquêtes.  Il  affectait 
de  traiter  Régine  comme  une  mère  inquiète  à  qui  il  faut  cacher  les 
fredaines  de  son  fils.  Peu  à  peu,  il  se  relâcha  de  ces  précautions 
gênantes  et  étala  hardiment  son  bonheur.  Il  y  eut  alors  quelques 
cahots  qui  dérangèrent  la  marche  de  son  char  de  triomphe. 
L'amour  et  l'orgueil  se  révoltèrent  à  la  fois  dans  le  cœur  de 
M'"®  d'Ayères.  Elle  s'était  reposée,  elle  n'aspirait  plus  au  calme  à 
tout  prix.  Elle  voulut  combattre  ses  rivales  et  rentrer  en  possession 
de  son  mari.  Mais  l'expropriation  avait  été  définitive.  Il  fallut  qu'elle 
s'en  rendît  compte.  Elle  essaya  de  résister,  de  récriminer,  de  s'em- 
porter. Cette  tactique  eut  de  fâcheux  résultats.  Elle  fit  connaissance 
alors  avec  un  Fernand  amer  et  violent,  qu'elle  ne  connaissait  pas. 
Elle  l'entendit  lui  dire  de  ces  paroles  qui  font  saigner  cruellement 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT.  753 

le  cœur,  et  qui  y  laissent  des  traces  ineffaçables.  Elle  eut  un  accès 
de  désespoir,  songea  à  se  sauver  à  Croix-Mort;  un  reste  de 
raison  la  retint.  Elle  mesura  nettement  l'étendue  de  la  folie  qu'elle 
avait  commise.  Et  raisonnant  avec  froideur,  sans  se  laisser  entraîner 
à  ces  considérations  sentimentales  qui  lui  étaient  chères,  elle  com- 
prit qu'ayant  lait  une  sottise  en  épousant  M.  d'Ayères,  elle  en  ferait 
une  plus  grave  encore  en  se  séparant  de  lui.  11  n'y  avait  pour  elle 
de  salut  que  dans  l'acceptation  intelligente  de  son  malheur.  Ne  pas 
paraître  se  douter  qu'elle  était  trompée,  accueillir  ses  rivales,  leur 
faire  bon  visage,  telle  fut  sa  règle  de  conduite.  Si  elle  pleura  amè- 
rement dans  le  silence  de  ses  nuits  solitaires,  ce  fut  un  secret  que 
trahit  seul  le  dépérissement  de  son  pauvre  être  souffrant.  Elle  con- 
tinua à  vivre  comme  par  le  passé.  Au  lieu  de  le  faire  par  goût,  elle 
le  fit  par  raison. 

Cependant,  le  beau  Fernand,  ayant  beaucoup  vécu,  ayant  beau- 
coup aimé,  avait  trouvé  la  lassitude.  Il  constata  avec  chagrin  qu'il 
n'éprouvait  plus  la  moindre  émotion  quand  il  entamait  une  intrigue 
nouvelle.  Autrefois,  il  était  excité  par  l'attrait  de  l'imprévu,  par  l'es- 
poir d'une  sensation  non  éprouvée.  Maintenant,  désabusé,  il  savait 
ne  pouvoir  rien  attendre  d'inconnu.  La  femme  changeait,  la  céré- 
monie restait  la  même.  Il  n'y  avait  d'autre  que  le  nom,  la  couleur 
des  cheveux  et  des  yeux,  la  grandeur  ou  la  petitesse  de  la  taille,  le 
son  de  la  voix,  la  nuance  de  la  robe.  Toutes,  elles  se  donnaient, 
après  les  mômes  hésitations  coquettes  et  raffinées,  et  succombaient 
avec  les  mêmes  fausses  pudeurs.  Il  ne  bénéficiait  même  pas,  comme 
avec  Régine,  du  piquant  d'un  costume  fantaisiste,  du  cadre  d'une 
tempête  déchaînant  ses  tourbillons  de  pluie.  Tout  était  simple,  banal, 
déjà  vu,  déjà  ressenti  :  l'adultère  dans  sa  froide  correction.  Il  se 
fouetta  le  sang  pour  s'échauffer  lui-même  :  il  ne  réussit  pas  à  se 
monter  la  tête.  Il  demeura  de  glace,  sans  entraînement,  délibérant 
sur  tout  ce  qu'il  devait  faire,  et  ne  retrouvant  plus  ces  belles 
violences  de  passion,  ces  ardeurs  de  chair  qui  lui  rendaient  l'amour 
si  doux. 

Elevé  dans  ce  milieu  brillant  et  gangrené,  y  vivant  depuis  vingt 
ans,  s'étant  deux  fois  ruiné,  c'est-à-dire  ayant  eu  deux  occasions 
de  mesurer  l'étendue  de  l'égoïsme  et  de  sonder  la  profondeur  de 
l'ingratitude,  blasé  jusqu'aux  moelles,  sentant  en  lui  des  forces 
surabondantes,  mais  manquant  d'appétits  pour  en  user,  Fernand 
touchait  au  point  exact  où  l'homme  pris  du  spleen  se  brûle  la  cer- 
velle, ou  en  vient  aux  monstruosités  du  vice. 

L'immortel  Goethe  montre  Faust  désabusé  de  tout,  ayant  pcâli  sur 
les  livres  pour  arriver  à  la  négation  de  la  science,  sans  espérance 
et  sans  illusion,  vendant  son  âme  à  Satan  pour  une  suprême  émo- 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  4S 


754  REVUE   DES    DEUX    KONDES. 

tion,  pour  une  dernière  jouissance  d'amour.  Le  beau  Fernand, 
vieux,  sous  ses  cheveux  dorés,  le  cœur  inerte  et  mort  dans  son 
corps  sain  et  vigoureux,  était  une  sorte  de  Faust  minuscule  et  mo- 
dernisé, prêt  au  pacte  infernal,  prêt  à  tout,  pour  une  péripétie  inat- 
tendue dans  son  existence,  pour  un  désir  qui  le  troublât,  pour  une 
passion  qui  le  fît  vivre.  Marguerite,  s'il  la  rencontrait  fraîche,  chaste, 
pure,  ne  devait  pas  être  sacrée  pour  lui.  Il  oserait  impudemment 
lui  olïrir  la  main,  lui  parler  à  l'oreille  et  s'efforcer  de  la  séduire, 
fût-ce  sur  les  marches  de  l'église,  fût-ce  dans  la  chambre  pleine 
du  souvenir  de  sa  mère  et  de  sa  petite  sœur.  Il  était  arrivé  au 
scepticisme  absolu.  Il  ne  croyait  à  rien  qu'à  son  plaisir.  Il  se  met- 
tait audacieusement  au-dessus  des  êtres  et  des  choses.  L'humanité 
lui  semblait  créée  pour  sa  seule  satisfaction.  Son  caprice  était  un 
dieu  auquel  il  immolait  tout.  Il  avait  un  code  spécial  dont  la  pres- 
cription unique  était  de  ne  rien  faire  contre  l'honneur.  Mais  l'hon- 
neur n'est  pas  l'honnêteté.  Et  il  s'accordait  le  droit  de  commettre 
de  très  coupables  actions,  en  les  traitant  gaîment  d'aimables  pecca- 
dilles. 

Dans  la  fièvre  de  son  existence  mondaine,  il  avait  assez  bien 
réussi,  jusqu'à  ce  jour,  à  s'étourdir,  par  une  succession  d'agitations 
qui  ne  lui  laissaient  pas  le  temps  de  se  reconnaître.  A  Croix-Mort, 
la  solitude  conimençait  déjà  au  bout  de  quelques  heures  à  agir. 
Il  se  trouvait  là  en  face  de  lui-même.  Aucun  tournoiement  de  jupes 
parfumées  ne  distrayait  ses  yeux,  aucun  bourdonnement  de  piquante 
conversation  n'occupait  son  esprit.  Il  n'avait  pour  horizon  que  le 
ciel  immobile,  la  ligne  noire  des  grands  arbres  du  parc.  Et  autour 
de  lui  un  silence  profond,  enveloppant,  grave,  qui  poussait  à  la  mé- 
ditation. 

Il  pensait  à  ces  choses,  en  se  promenant  le  long  de  la  terrasse, 
et  en  souillant  la  fumée  de  son  cigare.  Une  sombre  mélancolie  s'em- 
parait de  lui,  à  la  vue  de  ce  château  au  fond  duquel  il  allait  vivre 
pendant  quelques  mois.  Et  seule  l'image  d'Edmée,  involontairement 
évoquée,  mettait  une  note  claire  dans  toute  cette  triste  obscurité. 
Elle  le  haïssait  pourtant,  il  le  comprenait,  et  elle  n'en  faisait  pas 
mystère.  Et  marchant  à  pas  réguliers  sur  le  sable  qui  criait  sous  ses 
pieds,  il  se  plaisait  à  remonter  dans  le  passé  et  à  modifier  sa  vie. 

Pourquoi  la  beauté  et  le  charme  de  cette  enfant  ne  l'avaient-ils 
pas  frappé,  quand  il  était  venu  pour  la  première  fois  à  Croix-Mort? 
Comment  n'avait-il  remarqué  que  Régine?  Quelle  différence  s'il 
s'était  épris  d'Edmée  et  s'il  l'avait  épousée!  Au  lieu  de  cette  femme, 
tombée  subitement  dans  la  vieillesse,  comme  une  muraille  lézardée 
qui  s'écroule,  il  aurait  une  jeune  compagne,  qui  irait  du  même  pas 
que  lui,  et  ne  le  laisserait  pas  seul,  las,  écœuré.  Il  aurait  eu  des  en- 
fans.  Des  enfans  !  De  petits  êtres  frais  et  roses,  gazouillant  comme 


LES    DAMES    DE    CROIX-MORT,  755 

des  oiseaux,  et  caressans  avec  leurs  petites  mains  potelées  et  douces  I 
Qui  sait  si  la  paternité  n'aurait  pas  fait  refleurir  son  ca-ur  flétri? 

Mais  c'était  fini!  Entraîné  par  ses  habitudes  de  passion  mauvaise, 
il  avait  toujours  passé  à  côté  du  bonheur  calme  et  régulier.  Il  n'avait 
jamais  demandé  à  l'amour  que  la  volupté.  Et  avec  une  amertume 
profonde,  il  s'apercevait  que  ces  jouissances  mêmes  lui  semblaient 
empoisonnées  maintenant,  et  qu'il  n'y  trouverait  plus  que  le  dé- 
goût. 11  resta  jusqu'à  minuit  à  se  promener  dans  l'ombre,  essayant 
d'endormir  la  douleur  exaspérée  qui  était  en  lui,  cherchant  à  se  rai- 
son tjer  et  au  lieu  d'argumens  ne  trouvant  que  des  blasphèmes. 

Edmée,  après  la  nuit  agitée  qu'elle  avait  passée,  se  réveilla  en 
entendant,  sous  sa  fenêtre,  le  râteau  du  jardinier  qui  grinçait  sur 
le  sable  de  la  terrasse.  Le  soleil  entrait  à  flots  dans  sa  chambre; 
elle  regarda  sa  pendule  avec  inquiétude.  Il  était  huit  heures.  Pour 
réparer  les  fatigues  de  sa  veille,  elle  avait  dormi  plus  tard  que  d'ha- 
bitude. Elle  s'habilla  à  la  hâte,  et  descendit  pour  voir  si  le  service 
se  faisait  régulièrement.  Le  château  était  i)loniié  dans  un  lourd  si- 
lence. Seules  les  fenêtres  de  M.  d'Ayères  éuiient  ouvertes.  Edmée 
le  vit  bientôt  paraître,  il  vint  à  elle  et  lui  parlant  avec  une  aimable 
familiarité  : 

—  Je  m'aperçois  que  nous  sommes,  vous  et  moi,  les  seuls  qui 
aimions  l'air  du  matin.  Votre  mère  était  un  peu  lasse  du  voyage, 
et  c'est  à  peine  s'il  fait  jour  chez  elle...  J'ai  lait  dire  hier  soir  au 
garde  de  venir  me  parler  avant  le  déjeuner  :  j'ai  à  régler  avec 
lui  l'ordre  et  la  marche  de  la  journée  de  demain...  Ghassez-vous, 
Edmée? 

Pour  la  première  fois,  il  l'appelait  par  son  petit  nom.  Cette  licence 
qu'il  prenait  déplut  à  la  jeune  (ille.  Elle  fronça  le  sourcil,  et  ré- 
pondit sèchement  : 

—  Non. 

—  Quelques-unes  des  dames  que  nous  attendons  ce  soir  n'ont  pas 
peur  d'un  coup  de  fusil...  Je  croyais  que  vous  aimiez  la  chasse... 
Votre  mère  m'avait  dit  que  vous  étiez  toujours  à  courir  les  bois 
avec  cet  ours  qui  se  nomme  Billet... 

M"®  de  Groix-iMort,  à  ces  mots,  regarda  fixement  M.  d'Ayères. 

—  Il  est  vrai  que,  quand  j'étais  petite,  Billet  a  été  très  bon  pour  moi 
et  que  je  ne  le  quittais  guère.  C'est  un  très  fidèle  serviteur  de  la 
famille.  Son  père  est  mort  à  notre  service,  et  je  vous  serai  obligée 
si  vous  le  traitez  favorablement...  Quand  vous  l'aurez  vu  à  l'œuvre, 
vous  l'apprécierez,  j'en  suis  sûre... 

—  Il  me  suffit  que  vous  le  désiriez  pour  que  cela  soit,  répondit 
avec  rondeur  M.  d'Ayères...  C'est  votre  favori...  A  ce  titre,  il  me 
sera  sacré... 

Il  fit  quelques  pas  :  ; 


756  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Je  vais  seulement  jusqu'au  bout  de  la  pièce  d'eau  ;  m'accom- 
pagnez-vous? 

—  Excusez-moi.  Je  monte  chez  ma  mère,  pour  voir  si  elle  n'a 
besoin  de  rien, 

—  Parfait  ! 

Il  lui  adressa  un  geste  amical,  et  s'éloigna. 

Elle  le  suivit  un  instant  des  yeux.  Il  marchait  souple  et  léger  ;  la 
large  carrure  de  ses  épaules  se  détachait  puissante  sur  la  verdure 
des  massifs.  Il  avait  vraiment  les  apparences  de  la  grande  jeunesse. 
Quel  contraste  entre  la  pauvre  Régine,  si  pâle,  si  faible,  et  ce  vigou- 
reux gaillard  qui  respirait  la  santé!  Edmée  poussa  un  soupir,  en 
pensant  à  l'avenir  de  tristesses  et  d'amertumes  qui  se  préparait 
pour  sa  mère,  et  soucieuse  elle  rentra  dans  le  château.  Elle  trouva 
Mme  d' Avères  remise  par  un  bon  sommeil,  très  gaie,  et  voyant  tout 
en  beau.  Elle  ne  tarissait  pas  sur  le  calme  admirable  de  Croix-Mort. 
Aucun  bruit  sous  les  fenêtres,  pas  de  batailles  dans  la  nuit,  point 
de  roulemens  de  voitures.  Ce  silence  si  profond  l'avait  même 
d'abord  gênée,  puis  elle  en  avait  joui  délicieusement.  Déjà,  dans 
ses  bijoux,  elle  avait  fait  un  choix,  et  elle  étalait  devant  sa  fille  de 
charmantes  parures.  Elle  voulait  aussi  la  faire  chiffonner  dans  ses 
armoires.  Edmée  s'y  refusa.  Elle  entendait  rester  telle  qu'on 
l'avait  vue  le  premier  soir.  Pour  ne  point  contrarier  sa  mère,  elle 
prit  un  petit  bracelet  d'or  orné  de  rubis  et  de  saphirs,  qui  avait  été 
donné  autrefois  à  Régine  par  M.  de  Croix-Mort.  Ce  bracelet  était  un 
souvenir  d'enfance  pour  la  jeune  fille  :  elle  l'avait  cent  fois  passé  à 
son  bras,  en  jouant  à  la  dame  devant  l'armoire  à  glace.  Elle  l'atta- 
cha, avec  une  pieuse  émotion,  et  remercia,  comme  s'il  s'agissait 
d'un  trésor.  Quant  aux  toilettes,  elle  n'en  accepta  aucune,  les  trou- 
vant trop  ornées  pour  elle! 

—  J'ai  une  robe  de  mousseline  blanche  qui  ne  va  pas  trop  mal, 
dit-elle  ;  je  la  mettrai  :  ce  sera  très  suffisant... 

—  C'est  que  je  désire  que  tu  te  montres  à  ton  avantage,  fit 
jjme  d'Ayères  avec  insistance. 

Ces  paroles  frappèrent  Edmée.  Elle  regarda  sa  mère.  Alors 
celle-ci,  avec  des  circonlocutions  nombreuses,  avoua  que,  peut-être, 
il  y  aurait  une  occasion  pour  sa  fille  de  s'établir  d'une  façon  très 
satisfaisante.  Elle  ne  voulait  pas  la  troubler,  elle  ne  lui  disait  pas 
qu'il  y  eût  rien  d'arrêté;  cependant,  dans  le  nombre  des  jeunes 
gens  qui  devaient  venir  à  Croix-Mort,  il  pourrait  s'en  trouver  un 
qui  fût  un  parti  convenable,  et  alors  il  ne  fallait  pas  le  décourager 
par  une  simplicité  trop  exempte  de  grâce. 

Cette  confidence,  faite  sans  préparation,  jeta  M"^  de  Croix-Mort 
dans  un  abîme  de  craintes.  Elle  éprouva  un  affreux  saisissement. 
Sa  sécurité  lui  parut  gravement  menacée.  Sa  mère  remarqua  le 


LES    DAMES    DE   CROIX-MORT.  /O/ 

changement  qui  s'opérait  dans  sa  physionomie,  el  lui  demanda,  en 
riant,  si  la  perspective  de  se  marier  lui  paraissait  si  inquiétante. 
Edmée  hocha  la  tète,  comme  pour  secouer  les  sombres  pensées  qui 
alourdissaient  son  front,  et,  d'une  voix  lente,  sans  songer  à  la 
portée  cruelle  de  ce  qu'elle  disait  : 

—  Gomment  n'en  serais-je  pas  effrayée?  Ne  sais-je  pas  comme 
on  peut  se  tromper,  et  combien  on  peut  en  souffrir? 

En  un  instant.  M"**  d'Ayères  fit  un  retour  sur  elle-même,  sa  vie 
bouleversée  et  misérable  s'étala  tout  entière  à  sa  vue  ;  elle  comprit 
que  les  regards  pénétrans  de  sa  fille  avaient  été  jusqu'au  fond  de 
son  cœur,  et  les  yeux  mouillés,  les  lèvres  tremblantes  : 

—  Edmée!  s'écria-t-elle. 

Avec  cette  vivacité  passionnée  qui  était  un  des  charmes  de  sa 
nature,  M  '"  de  Croix-Mort  courut  à  sa  mère,  et,  entre  deux  bai- 
sers, lui  demanda  pardon.  La  pauvre  et  fière  Régine,  après  s'être 
laissé  surprendre  par  la  réponse  de  sa  fille,  voulut  essayer  de  lui 
donner  le  change.  Elle  affirma  qu'elle  était  heureuse  et  qu'elle  ne 
regrettait  rien.  M.  d'Ayères  était  excellent,  plein  de  délicates  atten- 
tions et  de  galans  procédés.  Edmée  parut  accepter  pour  vraies  ces 
déclarations,  et  s'éloigna,  pressée  de  n'avoir  plus  à  feindre,  dési- 
reuse de  se  mettre  en  face  d'elle-même. 

Elle  se  réfugia  dans  son  atelier,  et  là  seule,  elle  s'efforça  de 
classer  ses  idées.  Ainsi  sa  mère  voulait  la  marier,  et  lui  choisir  un 
mari,  certainement  parmi  les  hommes  de  son  monde,  c'est-à-dire 
taillé  sur  le  modèle  de  M.  d'Ayères,  qui  était  pour  elle  le  résumé  de 
toutes  les  perfections  physiques,  puisqu'elle  avait  commis  cette  folie 
de  l'épouser,  et  de  toutes  les  sublimités  morales,  puisqu'elle  ve- 
nait de  faire  si  chaleureusement  son  éloge.  Edmée  frémit  de  colère. 
Elle  avait  été  émue  de  pitié  pour  cette  pauvre  femme,  elle  lui  avait 
témoigné  plus  d'affection  qu'elle  n'en  éprouvait.  Mais  elle  se  sentit 
capable  de  toutes  les  résistances,  si  on  essayait  d'entreprendre  sur 
sa  volonté.  Un  second  Fernand  dans  la  famille,  c'eût  été  vraiment 
trop,  et  elle  ne  pouvait  pas  supporter  la  pensée  de  se  voir  liée  à 
la  destinée  d'un  être  vide,  inutile  et  vain,  tel  que  ce  bel  homme. 
D'ailleurs  pourquoi  la  marier?  N'était-elle  pas  tranquille,  libre  et 
heureuse?  Kprouvait-elle  le  besoin  de  se  jeter  à  son  tour  dans  cette 
fournaise  parisienne  qui  desséchait  les  cerveaux  et  les  cœurs? 
L'existence  de  ces  mondains,  les  amis  nouveaux  de  sa  mère,  était- 
elle  enviable?  Et  fallait-il,  pour  la  mener,  accepter  ce  joug  stupide 
et  pesant  de  la  mode,  devenue  la  loi  suprême? 

Debout,  près  de  la  fenêtre,  elle  voyait  s'étendre  devant  elle  les 
profondeurs  du  parc  verdoyant,  silencieux  et  paisible.  Le  ciel  mi- 
rait dans  la  pièce  d'eau  son  azur  pommelé  de  légers  nuages.  Et 


758  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sauvages,  blancs  et  fiers,  les  cygnes  glissaient  sur  les  eaux  fraîches 
et  limpides.  N'était-elle  pas  comme  eux?  N'avait-elle  pas  leur  sau- 
vagerie, leur  blancheur  et  leur  fierté?  Ne  lui  fallait-il  pas  la  pureté 
et  la  fraîcheur  pour  qu'elle  pût  vivre  ? 

Ce  tableau,  placé  sous  ses  yeux  à  cette  heure  de  trouble,  lui  sem- 
bla un  avertissement  céleste.  Non,  elle,  l'enfant  des  bois  et  des 
plaines,  elle  ne  se  laisserait  pas  dépayser,  et,  plante  d'air  libre, 
elle  ne  se  résignerait  pas  à  la  serre  étouffante  où  elle  ne  pourrait 
que  s'étioler  et  languir.  Décidée,  elle  se  sentit  plus  tranquille.  Elle 
passa  la  journée  à  se  promener  dans  le  parc,  au  bord  de  la  Divon- 
nette,  avec  la  baronne,  lui  faisant  reprendre  possession  du  domaine, 
la  baignant  d'air  et  de  lumière,  comme  pour  lui  donner  la  force 
de  résister  aux  agitations  qui  allaient  recommencer  pour  elle  avec 
l'arrivée  des  hôtes  attendus. 

Pendant  ces  quelques  heures,  sa  mère  fut  à  elle  plus  qu'elle  ne 
l'avait  jamais  été,  et  Edmée  en  éprouva  une  grande  joie.  Mais,  vers 
cinq  heures,  la  fièvre  de  Paris  commença  à  s'emparer  de  Régine, 
se  traduisant  par  une  impatience  du  retour  de  la  voiture,  qui  était 
depuis  longtemps  partie  pour  le  chemin  de  fer,  par  des  stationne- 
raens  sur  le  perron,  les  yeux  fixés  vers  l'avenue. 

Enfin,  à  six  heures,  un  roulement  se  fit  entendre,  les  grelots  des 
postiers  tintèrent  gaîment,  comme  annonçant  la  fête  ;  le  beau  Fer- 
nand,  qui  ne  s'était  pas  montré  depuis  le  déjeuner,  accourut  rayon- 
nant, et,  dans  un  flot  de  poussière,  le  break,  s'arrêta,  pendant  que 
des  figures  animées  apparaissaient,  et  que  des  bonjours  tumul- 
tueux éclataient  de  toutes  parts.  Des  femmes,  en  élégans  costumes 
de  voyage,  descendirent  lestement,  montrant  leurs  bas  de  soie,  dans 
une  envolée  de  jupons  blancs.  Les  hommes,  la  fleur  à  la  bouton- 
nière, suivirent.  On  s'embrassa,  les  shake-hands  s'échangèrent  fai- 
sant sonner  les  bracelets.  Et  M"^  de  Croix-Mort,  seule,  reléguée  à 
l'écart,  vit  le  château  s'emplir,  et  ces  envahisseurs  joyeux  se  ré- 
pandre dans  les  escaliers,  dans  les  chambr^-s,  dans  les  salons,  avec 
un  bruit  de  pas  alertes,  un  fredonnement  de  refrains,  un  bourdon- 
nement de  rires,  que  les  échos  de  la  vieille  demeure  renvoyaient, 
étonnés. 

Edmée,  à  partir  de  ce  moment,  comprit  bien  que,  dans  sa  propre 
maison,  c'était  elle  maintenant  qui  devenait  une  étrangère. 

Georges  Ohnet. 


(La  dernière  partie  au  prochain  ti".) 


UNE 


EXPEDITION  D^OUTRE-MER 


EN     1838 


I. 

«  Entre  les  faisceaux  d'armes  tu  te  traînas,  enfant,  sur  les  ge- 
noux ;  pour  jouets,  on  te  donnait  les  dépouilles  des  rois  rapportées 
de  la  guerre...  » 

Reptasti  per  scuta  puer,  regumque  récentes 
Exuvia3  tibi  ludus  erant. . . 

Ainsi  chantait  Glaudien  ;  ainsi  nous  entendrons  chanter  Victor  Hugo, 
En  181/4,  ce  ne  sont  plus  les  doi)Ouilles  des  rois,  ce  sont  les  nôtres 
qui  servent  de  hochets  :  l'empereur  des  Français,  roi  d'Italie,  pro- 
tecteur de  la  confédération  du  Rhin,  est  devenu  le  souverain  de 
l'île  d'Elbo;  le  roi  de  Rome  est  à  Vienne.  Le  l*"""  mars  1815,  Napo- 
léon, soudain,  à  l'effroi  de  l'Europe,  par  un  de  ces  coups  inattendus 
qui  lui  sont  familiers,  débarque  au  golfe  Jouan.  Que  va  faire  la 
France?  La  réponse  de  la  France  pourrait  être  douteuse;  celle  de 
l'armée  ne  le  sera  pas  :  l'armée  acclame  le  capitaine  qui  lui  rap- 
porte l'espoir  de  la  victoire.  Je  parlais  hier  de  la  marine  de  1812  ;  je 
racontais,  avec  une  complaisance  dont  je  ne  me  défends  pas,  les  débuts 
d'un  jeune  officier  entré  dans  la  carrière  à  l'époque  où  l'empe- 
reur n'était  encore  que  le  premier  consul  :  il  me  faut  aujourd'hui, 
avant  d'aborder  le  récit  de  l'expédition  que  commanda,  en  1838, 
cet  officier,  absent  pendant  quinze  années  de  nos  rangs,  rappeler 


760  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

brièvement  les  circonstances  qui  interrompirent  une  carrière  que 
nous  avons  vue  s'ouvrir  sous  de  si  heureux  auspices  (1). 

Le  7  mni  1815,  le  capitaine  Baudin  commandait  en  rade  de  l'île 
d'Aix  la  corvette  de  trente-deux  canons  la  Bayadère.  L'acte  addi- 
tionnel aux  constitutions  de  l'empire  est  soumis  à  la  ratification  du 
peuple  français  :  l'état-major  et  l'équipage  de  la  Baijadère  sont 
invités,  avec  tout  le  corps  de  la  marine,  à  consigner  leurs  votes 
sur  un  registre.  Voici  la  déclaration  que  le  commandant  Baudin 
dic,te  à  ses  officiers  : 

«  Si  la  France,  paisible  et  heureuse,  pouvait  sans  craindre  ni 
dissensions  intérieures,  ni  invasion  de  l'étranger,  discuter  à  loisir 
les  institutions  qui  lui  conviennent,  aucune  puissance  au  monde  ne 
nous  contraindrait  à  voter  en  faveur  de  l'acte  qu'on  nous  propose 
aujourd'hui.  Mais  la  patrie  est  en  danger,  l'Europe  nous  menace 
de  toutes  parts  et  le  devoir  de  tous  les  vrais  Français  est  de  se 
rallier  autour  du  chef  du  gouvernement,  de  faire  cause  commune 
avec  lui  contre  l'ennemi  commun.  xNous  donnons  donc  noire  con- 
sentement à  l'acte  additionnel  et  nous  faisons  signer  avec  nous  tous 
nos  subalternes.  Cependant  nous  devons  à  notre  honneur,  nous 
devons  à  notre  conscience  de  déclarer  que  nous  sacrifions  aujour- 
d'hui notre  opinion  personnelle  au  salut  de  la  France.  Lorsque 
l'ennemi  extérieur  aura  été  repoussé,  lorsque  tous  les  dangers  qui 
menacent  notre  existence  politique  seront  écartés,  nous  nous  réser- 
vons de  réclamer  des  institutions  plus  complètement  libérales.  » 

Enthousiasme  des  aniens  jours,  où  t'étais-tu  donc  réfugié?  Si 
tous  les  marins  partageaient,  à  cette  époque,  l'opinion  des  officiers 
de  la  Bayadère,  si  la  flotte,  gagnée  par  la  contagion  générale,  se 
montrait  à  ce  point  raisonneuse,  c'en  était  fait  de  la  marine  de  1812. 
Napoléon  revenu  de  l'île  d'Elbe,  accueilli  dans  Paris,  ne  devions- 
nous  pas  l'accepter  tout  entier,  l'accepter  avec  ses  ailes  et  avec  ses 
serres.  Lui  rendre  l'épée,  lesceptre,  et  vouloir  le  charger  d'entraves, 
était  assurément  la  pire  combinaison  que  pût  nous  suggérer  notre  hu- 
meur inquiète.  Admirez  cependant  les  contradictions  humaines  :  le 
malheur  va  soudain  rendre  au  vainqueur  d'Austerlitz  son  auréole.  Il 
est  des  cœurs  qui  ne  résistent  pas  à  la  séduction  de  l'infortune  ;  le  cœur 
du  capitaine  Baudin  était  de  ceux-là.  Après  le  coup  de  foudre  de  Wa- 
terloo et  l'abdication  de  l'empereur,  le  gouvernement  provisoire  s'était 
engagé  à  mettre  à  la  disposition  du  souverain  déchu  deux  frégates, 
la  Saale  et  la  Méduse.  Ces  frégates,  mouillées  en  rade  de  l'île  d'Aix, 
devaient  transporter  l'empereur  en  Angleterre.  Napoléon  arrive  à 
Rochefort  le  3  juillet.  Il  y  trouve  bien  les  frégates  promises,  mais 
non  pas  les  sauf-conduits  des  gouvernemens  étrangers,  garantie 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  \"  février,  la  Marine  de  181'^. 


UNE   EXPÉDITION   d'oUTRE-MER    EN    1838.  761 

sans  laquelle  les  frégates  ne  sauraient  sortir  du  port  :  les  passes  de 
la  Charente  sont  soigneusement  gardées  par  les  croiseurs  anglais. 

En  ce  moment,  la  Bayadère,  détachée  à  l'embouchure  de  la  Gi- 
ronde, restait  mouillée  sur  la  rade  du  Verdon.  L'empereur,  déjà 
inquiet  des  dispositions  du  frouvernement  provisoire,  charge  le 
préfet  maritime  de  Rochefort,  M.  le  baron  de  Bonnefoux,  de  deman- 
der au  capitaine  Baudin  s'il  voudrait  entreprendre  de  le  conduire 
aux  Etats-Unis.  La  réponse  du  commandant  de  la  Bayadère  mérite 
d'être  textuellement  reproduite. 

«  Monsieur  le  baron,  écrit  le  capitaine  Baudin,  s'il  ne  s'agissait 
que  de  moi,  de  mon  existence,  de  mon  honneur  m^me,  je  n'aurais 
pas  eu  besoin  d'un  seul  instant  de  réilexion  pour  répondre  alïirma- 
tivemeui  à  la  quesiion  contenue  dans  votre  lettre  d'hier  soir.  Mais 
il  s'agit  de  sauver  à  un  grand  homme,  à  la  France  entière,  l'humi- 
liation qui  serait  le  résultat  d'un  insuccès.  J'ai  donc  dû  peser  mû- 
rement toutes  les  chances  de  l'entreprise  que  vous  me  proposez  et 
je  n'hésite  pas  à  dire  que  je  la  crois  possible  et  facile,  que  je  suis 
prêt  à  m'en  charger. 

«  M  la  Bayadère  ni  l'Infatigable,  qui  sont  ici  sous  mes  ordres, 
n'ont  une  marche  supérieure;  mnis  le  hasard  met  en  ce  moment  à 
ma  (lispi)siiion  deux  magnifiques  navires  américains,  —  le  Pike  et 
le  LudloWy  —  qui,  par  suite  de  la  paix  récemment  conclue,  se 
trouvent  à  mes  côtés,  au  bas  de  la  Gironde,  loiit  prêts  à  faire  voile 
pour  les  Etats-Unis.  Tous  deux  ont,  par  leur  rapidité  extraordi- 
naire, échappé,  comme  corsaires,  k  toutes  les  croisières  anglaises, 
pendant  la  dernière  guerre.  Je  les  emmènerai  avec  moi  et,  s'il  le 
faut,  je  mettrai  l'empereur  à  bord  de  l'un  des  deux.  En  cas  de  ren- 
contre, je  me  dévouerai  avec  la  Bayadère  et  ï Infatigable  pour 
barrer  passage  à  l'ennemi  :  je  suis  bien  sûr  de  l'arrôler,  quelque 
supérieur  qu'il  puisse  être. 

«  J'ai  d'ailleurs  un  moyen  à  peu  près  infaillible  de  détourner 
l'attention  de  la  croisière  ennemie  et  de  dégager  l'embouchure  de 
la  rivière  :  il  n'existe  qu'un  seul  cordon  de  croiseurs;  ce  cordon 
une  Ibis  franchi,  nous  aurons  la  mer  libre.  Que  l'empereur  se  hâte 
donc  de  venir,  dans  le  plus  grand  secret,  avec  le  moins  de  suite  et 
le  moins  de  bagages  possible  :  je  l'emmènerai  aux  États-Unis.  Il 
peut  se  fier  à  moi.  J'ai  été  opposé  de  principes  et  d'action  à  sa  ten- 
tative de  remonter  sur  le  trône,  parce  que  je  la  considérais  connue 
devant  être  funeste  à  la  France,  et  certes,  les  événemens  n'ont  que 
trop  justifié  mes  prévisions  :.  aujourd'hui  il  n'est  rien  que  je  ne  sois 
disposé  à  entreprendre  pour  épargner  à  notre  patrie  l'humiliation 
de  voir  son  ancien  souverain  tomber  entre  les  mains  de  notre  plus 
implacable  ennemi.  Il  y  a  seize  ans,  mon  père  est  mort  de  joie  en 


762  REVLE   DES    DEUX    MONDES. 

apprenant  le  retour  d'Egypte  du  général  Bonaparte  :  je  mourrais 
moi-même  aujourd'hui  de  douleur  de  voir  l'empereur  quitter  la 
France,  si  je  pensais  qu'en  y  restant  il  pût  encore  quelque  chose 
pour  elle.  Mais  il  faut  qu'il  ne  la  quitte  que  pour  aller  vivre  honoré 
dans  un  pays  libre,  non  pour  mourir  prisonnier  de  nos  rivaux. 
Comptez  donc  sur  moi,  monsieur  le  baron,  et  agréez  l'assurance  de 
tout  mon  respect.  —  Bayadère,  rade  du  Verdon,  h  juillet  1815, 
quîilre  heures  du  matin.  » 

Cette  lettre  expédiée,  le  capitaine  Baudin  prit  sur-le-champ  les 
mesures  nécessaires  pour  assurer  l'exécutioit  de  son  projet.  L'em- 
bargo fut  mis  sur  tous  les  navires  qui  descendaient  la  rivière.  Le 
jour  où  la  linyadère  appart^illera  tavec  l'empereur  à  son  bord,  liberté 
leur  serait  rendue  :  ils  sortiraient  probablement  tous  à  la  fois  et 
partageraient  ainsi  l'attention  de  la  croisière  anglaise. 

La  rade  du  Verdon  n'est  pas  à  plus  de  quinze  lieues  de  Ro(-he- 
fort.  Dans  la  journée  môme  arriva  la  réponse  du  baion  de  Bonne- 
foux  :  l't-mpereur  approuvait  les  propositions  du  capitaine  Baudin  et 
lui  faisait  savoir  «  qu'il  n'avait  qu'à  l'attendre.  »  Le  capitaine  Bau- 
din attendit.  Cn  jour,  deux  jours,  trois  jours,  huit  jours  se  [)assè- 
rent  dans  cette  anxieuse  attente  ;  quarante  navires  étaient  retenus 
par  l'etDbargo,  la  croisière  anglaise  grossissait  tous  les  jours  :  le 
commandant  de  la  ^ayadf^re  crut  devoir  expédier  à  Rochefort  un 
courrier.  En  réponse  il  reçut  l'invitation  de  lever  l'embargo.  Le 
11  juillet,  au  coucher  du  soleil,  le  vent  étant  favorable  pour  sortir 
par  les  trois  passes  du  sud,  de  l'ouest  et  du  nord,  le  signal  qui 
affranchissait  la  flotte  marchande  de  toute  contrainte  fut  hissé.  Les 
quarante  navires  mirent  à  la  voile  :  chacun  faisant  route  pour  sa 
destination,  ils  se  trouvèrent  bientôt  dispersés  en  éventail.  La 
Bayudère  appareilla  la  dernière.  Nul  obstacle  à  l'horizon;  aus-i  loin 
que  la  vue  pût  s'étendre,  la  mer  était  libre  :  la  croisière  anglaise 
se  montrait  éparpillée,  courant,  pour  les  visiter,  d'un  navire  à 
l'autre.  La  Bayadère  aurait  réussi  à  passer! 

«  Je  revins  à  mon  poste  dans  la  nuit,  poursuit  le  capitaine  Bau- 
din, et  le  lendemain  matin,  comme  je  descendais  à  terre,  au  Verdon, 
je  rencontrai,  se  dirigeant  vers  la  Bauadcre,  un  bateau  pêcheur  qui 
portait  un  officier  de  marine.  »  Cet  officier  n'était  autre  que  le  gé- 
néral Laliemand  déguisé.  Le  capitaine  Baudin  apprit  par  lui  ce  qui 
s'était  opposé  à  l'adoption  de  son  plan.  Plusieurs  des  personnes  qui 
entouraient  l'empereur  mettaient  tous  leurs  soins  à  le  détourner 
d'aller  aux  Etats-Unis  :  elles  jugeaient  mal  l'Angleterre  et  croyaient 
pouvoir  garantir  au  nouveau  Thémistocle  un  accueil  honorable  au 
foyer  britannique.  Le  foyer  britannique,  ce  n'était  —  l'histoire  ne 
l'oubliera  pas  —  qu'une  étape  sur  la  route  de  Sainte-Hélène.  Le 


UNE   EXPÉDITION    d'OUTKE-MER    EN    1838.  763 

côté  épique  de  celte  détermination  avait,  il  est  vrai,  quelque  chose 
de  séduisant  pour  l'imagination  d'un  homme  qui,  de  Brieniie  à  Wa- 
terloo, ne  cessa  jamais  d'être  poète  et  de  se  rappeler  ses  classiques. 
Et  puis,  faut-il  le  dire?  —  le  commandant  Baudin,  tout  en  se  dé- 
vouant de  la  façon  la  plus  absolue,  ne  se  défendait  peut-être  pas 
assez  de  mêler  à  ses  assurances  de  dévoûment  quelques  paroles 
de  blâme.  On  est  impérieux  aux  Tuileries;  on  devient  facilement 
ombrag-  ux  à  Rochefort.  Mille  doutes  cruels  assiégeaient  l'esprit  du 
malheureux  souverain,  qui  se  sentait  d'avance  livré  par  un^  faialité 
implacable  aux  terreurs  vindicatives  de  l'Kurope  :  au  dernier  mo- 
meni,  un  secret  instinct  le  faisait  reculer  devant  l'antre  auquel  ses 
plus  fidèles  amis  le  pressaient  imprudemment  de  se  confier. 

Le  général  Lallemand  avait  mission  d'étudier  de  nouveau  les 
chances  d'une  évasion  par  la  Gironde,  car  c'était  bien,  héiasl  d'une 
évasion  qu'il  s'agissait  alors  pour  ce  victorieux  qui  tint  pendant  dix 
ans  le  monde  sous  ses  pieds.  «  Pouv«'Z-vous,  voulez-vous  toujours 
entreprendre  ce  que  vous  avez  proposé  il  y  a  huit  jours?  »  dem^inde 
le  général  au  capitaine  Baudin.  «  Je  le  veux  encore,  ré|)ondit  le 
commandant  de  la  Baydàfre,  seulement  je  le  puis  moins  facile- 
ment qu'hier.  C'est  sur  l'invitation  de  l'empereur  que  je  me  suis 
démuni  des  moyens  sur  lesquels  je  comptais  pour  favoriser  sa  sor- 
tie ;  je  vais  aller  à  Bordeaux  m'en  créer  d'autres.  Que  l'empereur 
vienne  donc!  Mais  qu'il  vienne  sans  cet  entourage  de  quarante 
personnes  qu'il  traîne  après  lui.  Qu'il  vienne  avec  une  malle,  un 
valet  de  chambre,  un  ou  deux  amis,  gens  de  tête  et  de  cœur.  Qu'il 
arrive  en  petite  chaise  de  poste,  demain  matin,  sans  bruit.  »  Le 
général  Lallemand  repartit  sur-le-champ  pour  Rochefort  ;  le  capi- 
taine Baudin  courut  à  Bordeaux  chez  le  général  Glauzel  qui  com- 
mandait les  débris  de  l'armée  française  sur  les  bords  de  la  Gironde. 
A  deux  heures  du  matin,  le  capitaine  et  le  général  se  transportaient 
chez  le  consul  américain,  M.  Lee.  En  quelques  mots  Baudin  expose 
le  motif  de  sa  visite  :  il  vient  demander  au  consul  de  l'assister 
dans  sou  entreprise.  Pour  toute  réponse  M.  Lee  lui  saute'au  cou.  Un 
nav  ire  américain  se  trouvait  dans  le  port  ;  on  fait  venir  immédiatement 
le  capitaine  :  qu'il  appareille  sans  perdre  un  instant  et  aille,  sur  la 
rade  du  Verdon,  se  mettre  à  la  disposition  du  commandant  de  la 
Bay  adiré. 

Tout  était  réparé  :  Non!  Tout  était  perdu!  En  rentrant  à  son 
bord,  le  capitaine  Baudin  apprend  que,  la  veille  au  soir,  le  com- 
mandant de  la  croisière  anglaise,  le  commodore  Ayirner,  a  passé 
sous  les  forts  de  la  côte  de  Saintonge  sans  recevoir  un  seul  coup  de 
canon.  Quatre  (régates  ennemies  sont  mouillées  à  celte  heure  sur 
la  rade  de  Royan  :  la  dernière  chance  de  succès  vient  de  s'évanouir  l 


764  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  Ih  juillet,  au  matin,  le  comte  de  Las  Cases  et  le  général  Lalle- 
mand  se  rendent,  par  ordre  de  l'empereur,  k  bord  du  liellérophon, 
pour  y  traiter  avec  le  capitaine  Maitland  d'un  embarquement  qui 
devait  être  le  salut  et  qui  fut  le  prélude  de  la  captivité  la  plus  dure. 

La  France  appartenait  encore  une  fois  aux  Bourbons.  Si  les  gou- 
verneniens  comprenaient  tout  le  prix  de  la  fidélité,  ils  honoreraient 
et  récompenseraient  les  fidèles,  ne  fût-ce  que  pour  l'exemple:  le 
capitaine  Baudin  fut  placé  en  non-activité.  Il  avait  déclaré  que,  fort 
de  sa  conscience,  il  ne  pourrait  accepter  aucune  marque  de  mécon- 
tentement. On  le  blâmait:  il  demanda  sa  mise  à  la  reiraite.  A  diffé- 
rentes reprises,  le  gouvernement  de  la  Bestauralion  fit  engager 
l'ancien  commandant  de  la  Bayadère  k  reprendre  du  service;  Baudin 
persista  daus  son  refus.  En  1830,  croyant  ramener  le  roi  de  Borne 
aux  Tuileries,  le  peuple  de  Paris  prend  les  armes  ;  trois  jours  lui 
suffisent  pour  renverser  du  trône  la  plus  vieille  dynastie  de  l'Eu- 
rope, —  et  ajoutons-le,  car  ce  n'est  que  justice,  —  la  plus  libérale. 
Des  complications  extérieures  semblaient  imminentes  :  le  capitaine 
de  frégate  retraité  rentra  dans  la  marine  avec  son  ancien  grade. 
Appelé  presque  aussitôt  à  prendre  le  commandement  de  la  corvette 
de  trente -deux  canons  X Héroïne,  Baudin  ne  tarda  pas  à  montrer 
que  quinze  années  de  relâche  ne  lui  avaient  pas  fait  oublier  son  mô- 
ti-r.  I!  est  vrai  que,  de  ces  quinze  années,  quatre  s'étaien'  passées  entre 
le  golfe  du  Bengale  et  le  Havre,  à  commander  deux  navires  de  com- 
merce, le  trois  mâts  la  Félicie  et  le  brick  le  Télégraphe.  Le  6  jan- 
vier 1834,  le  commandant  de  X Héroïne  était  nommé  capitaine  de 
vaisseau.  Je  me  trouvais  alors  dans  le  Levant  embarqué  avec  le  capi- 
taine Lalande  sur  le  vaisseau  la  Ville-de-Marseille  :  on  y  parlait 
beaucoup  de  l'escadre  d'évolutions  rassemblée  aux  îles  d'Hyères  sous 
les  or  1res  du  contre-amiral  Massieu  de  Clerval.  Dans  cette  escadre 
un  vaisseau  se  faisait  remarquer  par  son  excellente  tenue,  par  le 
soin  que  ses  officiers  mettaient  à  le  maintenir,  dans  toutes  les  évo- 
lutions, à  son  poste.  Ce  vaisseau  était  le  Triton,  commandé  par  le 
capitaine  Baudin.  Quand  on  manœuvre  sous  les  yeux  d'une  centaine 
d'officiers  et  d'aspirans,  sans  compter  les  yeux  des  envieux,  on 
gagne  pour  ainsi  dire  en  champ  clos  sa  réputation.  Du  7  avril  1834 
au  11  mars  1836,  le  rentrant  subit  à  sa  gloire  la  délicate  épreuve  : 
la  marine  du  gouvernement  de  juillet  n'hésita  plus  à  mettre  ses 
plus  chères  espérances  dans  ceite  épave  de  la  marine  de  1812. 

Après  le  commandement  du  Triton,  vint  le  commandement  du 
Sujfren,  un  énorme  vaisseau  de  quatre-vingt-dix  canons,  type  nou- 
veau destiné  à  remplacer  les  constructions  de  M.  Sané.  On  prétend 
qu'Épaminondas,  chargé  de  faire  balayer  les  rues  de  Thèbes,  ne 
trouva  pas  l'office  au-dessous  de  sa  dignité  :  le  capitaine  Baudin, 


UNE   EXPÉDITION    d'oUTRE-MER   EN    1838.  765 

sur  le  Suffren,  fut,  pendant  plus  d'un  an,  occupé  à  transporter  des 
troupes  de  Toulon  en  Algérie.  L'hiver  fut  rude,  les  luttes,  pour  un 
si  gros  vaisseau,  quelquefois  périlleuses,  la  mission  sans  charme; 
le  commandant  du  Suffren  fit  bravement  son  devoir,  sans  faste 
aussi  bien  que  sans  murmure.  Le  28  avril  1838,  il  éiait  nommé 
contre-amiral  :  l'expédition  du  Mexique  l'attendait.  Le  13  août,  il  en 
prit  le  commandement. 

II. 

La  génération  actuelle  n'a  probablement  gardé  aucun  souvenir 
de  la  succession  de  révoltes  qui  aboutit,  après  des  luttes  opiniâtres 
et  sanglantes,  à  l'affranchissement  des  colonies  espagnoles.  La 
perte  du  Mexique  fut  surtout  sensible  à  l'Espagne  :  à  diverses  re- 
prises des  effons  furent  tentés  pour  recouvrer  une  possession  qui 
donnait  à  la  métropole  accès  sur  deux  mers  et  lui  assurait  annuel- 
lement un  revenu  de  20  millions  de  piastres.  Une  partie  des  armées 
qui  avaient  fait,  non  sans  gloire,  la  guerre  de  la  Péninsule,  s'usa 
dans  ce  long  conflit  ouvert  en  1810,  par  l'insurrection  du  curé 
Hidalgo  et  terminé,  le  11  septembre  1829,  par  la  capitulation  du 
général  espagnol  Baradas,  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Tam- 
pico. Le  général  mexicain  Santa-Anna,  gouverneur  de  Vera-Cruz, 
avait  été  le  premier  à  prendre  les  armes  contre  cette  suprême  ten- 
tative d'invasion  :  les  sympathies  de  l'armée  et  du  clergé  l'investi- 
rent de  la  dictature.  En  dépit  de,  quelques  convulsions  passagères, 
on  peut  dire  que  Santa-Anna,  tantôt  sous  son  propre  nom,  tantôt 
sous  le  nom  de  ses  créatures,  exerça,  pendant  près  de  vingt  ans, 
un  pouvoir  absolu  sur  ce  vaste  territoire  de  2,.34tj,62l  kilomètres 
carrés,  le  cinquième  de  l'Europe,  et  quatre  fois  au  moins  la  super- 
ficie de  la  France,  territoire  où  vivait  dispersée^  avec  de  longs  in- 
tervalles de  déserts,  une  population  de  neuf  millions  environ  d'ha- 
bitans. 

Sans  avoir  plus  qu'une  autre  le  goût  de  l'anarchie,  celte  popu- 
lation en  avait  pris  peu  à  peu  l'habitude.  Elle  vivait  tiraillée  entre 
le  centralisme  et  le  fédéralisme.  Les  étrangers  établis  au  Mexique 
auraient  désiré  un  régime  moins  irrégulier  :  ils  se  plaignaient, 
avec  vivacité,  des  exactions  que  les  partis  en  lutte  leur  faisaient 
subir,  et  plus  d'une  fois  des  demandes  d'indemnités  furent  |)ré- 
sentées  au  parti  qui  détenait  momentanément  le  pouvoir.  Les  Mexi- 
cains répondaient  invariablement  :  «  Nous  sommes  une  naiion  en 
révolution  ;  nous  subissons  toutes  les  conséquences  de  l'état  révo- 
utionnaire  :  les  émeutes,  les  exactions,  les  jugemens  iniques,  les 
pillages,  les  assassinats.  Les  étrangers  qui  sont  venus  s'établir  sur 


766  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

notre  sol  se  sont  volontairement,  de  leur  plein  gré,  exposés  à  toutes 
les  conséquences  d'un  tel  état  de  choses  ;  ils  n'ont  point  le  droit  de 
se  plaindre  de  les  avoir  subies.  S'il  fallait  les  indemniser,  le  tré- 
sor mexicain  n'y  suffirait  pas.  » 

Ne  pouvant  réussir  à  faire  écouter  ses  réclamations,  le  gouverne- 
ment français  prit  le  parti  de  rompre  :  le  blocus  des  côtes  du  Mexique 
fut  déclaré  en  1837.  En  deux  mois  le  trésor  mexicain  se  vit  privé 
de  10  millions  de  francs  que  lui  auraient  payés,  sous  forme  de  droits 
de  douane,  les  navires  arrêtés  par  la  croisière  française.  La  Ré- 
publique perdait  ainsi  sa  principale  source  de  revenus  :  1h  pays 
ne  s'en  montra  pas  ému  outre  mesure.  Deux  frégates  et  deux  bricks 
se  trouvaient  alors  réunis  dans  les  eaux  de  Vera-Gruz,  sous  les  or- 
dres du  capitaine  de  vaisseau  Bazoche,  montant  la  frégate  de  soixante 
canons  Yllenniiiie.  Le  ministre  de  France,  le  baron  Dellaudis, 
crut  devoir,  le  23  mai  1838,  exposer  au  commandant  Bazoche  la 
situation  telle  qu'il  l'envisageait  après  un  essai  de  blocus  suffisam- 
ment prolongé  pour  qu'on  pût  en  mesurer  les  effets.  «  La  question 
politique,  lui  écrivait-il,  de  savoir  si  une  attaque  victorieuse  de 
votre  division,  sur  la  forteresse  d'Ulloa,  ne  serait  pas  plus  favorable 
qu'un  simple  blocus  à  la  terminaison  de  nos  différends  avec  le  Mexi- 
que, aussi  bien  qu'à  la  sécurité  de  nos  nationaux  résidant  encore 
dans  ce  pays,  me  semble  devoir  se  résoudre  définitivement  par 
l'affirmative.  Permettez-moi  donc,  monsieur  le  commandant,  de  vous 
poser  la  nouvelle  question  toute  militaire  qui  se  présente  ici  à  ré- 
soudre... L'attaque  de  Saint-Jean-d'Llloa  devant  avoir  de  très  grands 
avantages,  si  elle  réussit  promptement,  mais  pouvant  avoir  des 
inconvéniens  plus  grands  si  le  succès  est  trop  retardé  et,  surtout, 
si  elle  échoue,  croyez-vous  avoir  des  certitudes  suffisantes  d'un 
prompt  succès?  Je  dis  des  certitudes  suffisantes  et  non  des  chances 
suffisantes.  Si  le  prompt  succès  de  l'attaque  n'était  pas  aussi  cer- 
tain que  peut  l'être  une  entreprise  de  ce  genre,  il  vaudrait  mieux 
nous  abstenir.  » 

Tout  était  prêt,  le  plan  d'attaque  dressé,  a  Maîtres  d'Ulloa,  assu- 
raient les  partisans  d'une  action  immédiate,  nous  dominerions  tout 
le  littoral  à  vingt  lieues  de  profondeur;  les  habitans  nous  répon- 
draient, tête  pour  tête,  de  la  vie  et  de  la  liberté  de  nos  conci- 
toyens. »  Ce  sont  là  de  jeunes  et  présomptueuses  confiances  :  un 
chef  digne  de  ce  nom  ne  les  accueille  pas  sans  mûres  réflexions, 
dût-on  lui  reprocher  «  de  fondre  tout  à  coup  dans  la  main  des 
hommes  de  cœur,  à  vues  élevées,  à  résolutions  fortes,  à  intelligence 
supérieure,  »  qui  se  sont  donné  la  mission  de  l'inspirer.  Le  com- 
mandant Bazoche  convoqua  sur-le-champ,  en  conseil  de  guerre,  le 
-capitaine  de  Vlphiginie,  M.  Parseval-Deschènes,  les  capitaines  du 


UNE  EXPÉDITION   d'oUTRE-MER    EN    1838.  767 

La  Pêrouse  et  de  YAlcibiade,  MM.  Fournier  et  Laguerre.  Ces  noms 
n'étaient  pas  ceux  des  premiers  venus.  Quiconque  a  gardé  la  mé- 
moire du  brillant  personnel  dont  se  composa  la  marine  du  gouver- 
nement de  juillet  en  citerait  difficilement  de  plus  universellement 
estimés.  Pour  nous  rendre  compte  des  motifs  qui  dictèrent  les  réso- 
lutions de  ces  trois  vaillans  capitaines,  il  est  indispensable  de  faire 
une  rapide  inspection  des  lieux  et  d'examiner  sommairement  les 
conditions  de  l'entreprise  à  laquelle  on  les  conviait. 

La  baie  de  Vera-Gruzest  semée  de  bancs  de  coraux  qui,  à  marée 
basse,  se  trouvent  presqueà  fleur  d'eau.  Quelques-uns  de  ces  écueils 
ont  été,  comme  le  haut  fonds  de  Sacrificios,  convertis  par  les  ap- 
ports des  vents  en  îlots  de  sable.  De  Sacrificios  au  fort  d'UUoa  la 
distance  est  de  trois  milles;  elle  est  d'un  mille  à  peine,  mesurée 
entre  l'îlot  et  la  partie  de  littoral  qui  lui  lait  face.  Vers  le  nord-  'St 
se  prolongent,  jusqu'à  quatre  milles  au  large,  les  récifs  de  Paja- 
ros,  de  l'ile  Yerteet  de  l'Anegada  de  Adentro,  laissant  entre  eux  des 
passes  plus  ou  moins  larges.  A  la  hauteur  de  Vera-Cruz  vous  ren- 
contrez une  seconde  chaîne  presque  parallèle  à  la  première  :  la 
Lavandera,  la  Gallega  et  la  Galleguilla.  Le  récif  de  la  Gallega  est 
le  plus  considérable,  il  ailecte  une  f()rnie  oblongue.  Sa  longueur, 
du  sud  au  nord,  peut  être  évaluée  à  2,000  mètres;  sa  largeur,  de 
l'est  à  l'ouest,  ne  dépasse  guère  1.200  mètres.  Le  fortd'LlIoa  oc- 
cupe l'angle  sud-ouest  de  ce  plateau  rocheux.  Du  fort  à  la  ville, 
vous  ne  compterez  pas  plus  de  six  encablures  :  le  canon  d'Ulloa 
lient  donf,  Vera-Cruz  à  sa  merci.  Les  bâiimens  mouillent  aussi  près 
que  possible  de  la  forteresse  :  ce  poste  est  celui  qui  leur  oIVre  le 
meilleur  abri;  des  bàtimens  du  tirant  d'eau  de  V/Jenni/iie  ei  de 
\ Iphigniic  peuvent  y  avoir  accès.  Le  chenal  est  cependant  étroit 
et  assez  difficile  à  suivre.  Quant  au  fort,  vous  pouvez  vous  le  re- 
présenter comme  un  parallélogramme  flanqué  de  quatre  bastions. 
Les  deux  grands  côtés,  dirigés  à  peu  près  de  l'ouest- nord-ouest  à 
l'est-sud-est,  mesurent  chacun  200  mètres;  les  petits  côtés  en 
mesurent  lAO  Le  bastion  de  l'esi,  siu*  la  face  qui  regarde  la  haute 
mer,  porte  le  nom  de  bastion  de  la  Soledad;  celui  de  l'ouest  est 
le  bastion  de  Santiago.  Sur  la  face  qui  regarde  le  sud  et  la  ville, 
on  trouve  à  droite,  en  se  tournant  vers  la  terre,  le  bastion  de  San- 
Pedro,  à  gauche,  le  bastion  de  Saint-Crispin.  Presque  à  loucher  le 
bastion  de  Saint-Crispin,  s'élève  un  cavalier  qui  recoiivre  le  grand 
magasin  à  poudre. 

En  avant  du  front  du  large  est  jetée  une  demi-lune  qui  masque 
et  protège  la  porte  du  fort.  A  droite  et  à  gauche  de  la  demi- lune 
s'étendent  deux  batteries  rasantes  :  la  batterie  de  San-Miguel  et 
la  batterie  de  Guadalupe.  L'espace  compris  entie  les  extrémités  de 


768  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ces  batteries  basses  est  de  350  mètres  environ.  Tout  cet  ensemble 
de  fortifications  est  armé  de  186  bouches  à  feu  (103  pièces  de  bronze 
et  83  pièces  de  fer).  L'aspect  en  est  imposant  et  la  réputation  plus 
imposante  encore  :  le  fort  de  Saint-Jean-dX'lloa  est  généralement 
tenu  pour  inexpugnable.  Cependant  un  officier  d'une  rare  valeur, 
qui,  sous  un  déguisement  audacieux,  est  parvenu  à  le  visiter, 
qui  en  a  étudié  de  près  les  défenses,  qui  en  a  compté  homme 
par  homme  la  garnison,  s'étonne  qu'on  ose  mettre  en  doute  «  que 
1,500  matelots  français,  disposant  de  200  canons,  avec  plus  de 
munitions  de  guerre  que  n'en  renferme  peut-être  toute  la  répu- 
blique du  Mexique,  soient  en  état  d'emporter  un  fort  occupé  par 
800  ^Mexicains,  femmes  et  enfans,  vieillards,  galériens,  déguenil- 
lés, mal  armés,  mourant  de  faim,  dont  400  ou  500  seulement  peu- 
vent combattre.  » 

Le  lundi,  à  juin  1838 ,  le  conseil  de  guerre  se  rassemble  :  les 
débats  n'amènent  aucune  décision.  Le  président,  le  commandant 
Bazoche,  renvoie  au  lendemain  la  mise  aux  voix  des  projets  présen- 
tés. Le  5  juin,  il  expose  le  plan  qui  lui  paraît  satisfaire  le  mieux 
aux  exigences  de  la  situation  :  ce  plan  consiste  à  pénétrer  dans  la 
rade  de  Vera-Gruz  par  la  passe  de  l'Est.  Les  deux  frégates  seront 
embossées  par  le  travers  du  bastion  de  Saint-Crispin ,  à  portée  de 
fusil  de  la  muraille  ;  la  fusillade  et  le  tir  des  pierriers  placés  dans 
les  hunes  se  joindront  au  feu  des  batteries  pour  expulser  les  défen- 
seurs du  bastion  et  du  cavalier  qui  le  domine  ;  on  donnera  ensuite 
l'escalade  soit  à  l'aide  d'un  ponton,  soit  en  faisant  accoster  de  pe- 
tits navires  disposés  à  cet  effet. 

Le  côté  hasardeux  d'un  tel  coup  de  vigueur  ne  pouvait  échapper 
aux  officiers  expérimentés  qui  composaient  le  conseil  de  guerre. 
Le  chenal,  que  les  frégates  devront  suivre,  nous  l'avons  déjà  dit, 
est  étroit  et  sinueux;  en  quelques  endroits,  il  n'offi'e  que  24  pieds 
de  profondeur  et  la  levée  constante  qu'y  produit  la  houle  ne  peut 
être  évaluée  à  moins  de  2  pieds.  Admettons  qu'on  le  franchisse 
sans  accident  ;  lorsqu'on  sera  embossé  sous  les  murs  de  la  forte- 
resse ,  on  sera  pris  d'écharpe  par  les  feux  croisés  des  fortins 
bâtis  aux  deux  extrémités  de  la  ville.  Chacun  de  ces  fortins 
pourra  braquer  sur  les  frégates  trois  canons  de  24.  Le  comman- 
dant Bazoche  propose  de  masquer  ces  ouvrages  en  leur  oppo- 
sant les  batteries  des  deux  bricks  de  vingt  canons  dont  la  station 
dispose.  Un  brick  français  de  vingt  canons,  soutenu  par  le  feu  de 
deux  frégates  et  embossé  à  la  distance  de  350  toises  d'un  fortin 
mexicain,  sans  épaulemens,  sans  parapets,  de  20  pieds  à  peine  de 
hauteur,  armé  de  dix  canons  ,  ne  pourra-t-il  donc  faire  taire  trois 
canons  de  24,  seules  pièces  que  la  direction  du  tir  permettra  aux 


UNE   EXPÉDITION   d'OUTRE-MER   EN   1838.  769 

ennemis  d'employer?  On  ne  demande  pas  au  brick  de  s'emparer 
du  fortin  ;  il  suffira  qu'il  lui  impose  silence  pendant  une  heure  et 
demie,  temps  jugé  nécessaire  pour  l'escalade. 

Les  commandans  de  VAlcibiade,  du  La  Pérome,  de  Vlpliigê- 
nie,  successivement  consultés,  déclarent  que,  dans  leur  opinion, 
on  ne  saurait  compter  sur  l'action  des  bricks.  Ce  n'est  pas  le  feu  du 
fortin  qu'il  faut  craindre  pour  ces  bâtimens,  c'est  la  difficulté  de  se 
rendre  au  mouillage  indiqué  et  l'impossibilité  presque  certaine  de 
s'en  tirer  en  cas  d'insuccès  :  «  Ne  pourrait-on  alors  occuper  préala- 
blement les  fortins  soit  par  escalade,  soit  par  une  attaque  en 
règle  tentée  par  une  troupe  de  débarquement?  »  Il  serait  malaisé 
de  surprendre  des  ouvrages  que  l'on  doit  supposer  soigneuse- 
ment gardés  :  parvînt-on,  d'ailleurs,  à  s'en  rendre  maître,  com- 
ment s'y  maintiendrai t-on,  dominé  qu'on  serait  par  les  maisons 
voisines?  Le  conseil,  à  l'unanimité,  repousse  le  projet  soumis  à 
son  examen  :  mieux  vaudrait,  suivant  lui,  embosser  les  frégates  et 
les  bricks  parle  travers  des  deux  bastions  qui  regardent  le  large  et 
opérer  ensuite  un  débarquement  sur  le  récif  de  la  Gallega,  récif 
qu'on  a  tout  lieu  de  supposer  guéable. 

Malheureusement,  ce  second  projet,  avant  qu'il  soit  possible  de 
passer  à  l'exécution,  exige  de  longues  études,  des  reconnaissances 
I)réalables  :  la  fièvre  jaune  ne  laissera  pas  le  temps  de  les  entre- 
prendre. Elle  s'abat  sur  les  deux  frégates,  et,  en  quelques  jours,  les 
convertit  en  hôpitaux  flottans. 

III. 

Le  gouvernement  français,  cependant,  avait  résolu  d'en  finir.  Des 
forces  considérables  se  rassemblaient  à  Brest  et  à  Toulon  ;  frégates, 
bricks  et  bombardes  s'armaient  à  la  hâte.  On  se  proposait  d'y  joindre 
deux  navires  à  vapeur,  les  premiers  navires  français  de  ce  genre 
qui  aient,  je  crois,  traversé  l'Atlantique.  Le  contre-amiral  Baudin 
prendrait  le  commandement  de  cette  division  navale  et  arborerait 
son  pavillon  sur  la  frégate  la  Néréide.  Le  roi,  pour  mieux  marquer 
le  dessein  bien  arrêté  de  la  France  d'obtenir  de  justes  réparationsi 
confiait  à  l'amiral  son  propre  fils,  le  prince  de  Joinville,  investi  du 
commandement  de  la  corvette  la  Créole.  L'expédition  entrait  dans 
une  nouvelle  phase. 

Allait-on  donc  faire  revivre  ce  fameux  plan  de  Bolivar  qui  dort 
dans  les  cartons  du  ministère  des  affaires  étrangères?  L'Amé- 
rique serait-elle  divisée  en  petites  monarchies,  sous  la  garantie  des 
flottes  et  des  armées  européennes?  «  Les  têtes  faibles,  au  Mexique, 
nous  affirme  un  témoin  de  ces  événemens,  n'en  doutaient  déjà  plus, 

TOME  LlXIII.  —  18S6.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'était  le  vœu  secret  de  tout  un  parti,  du  parti  le  plus  puissant  à 
cette  heure.  Bourbon  d'Espagne  ou  Bourbon  de  France ,  peu  lui 
importait,  pourvu  qu'on  lui  rendit  i'état  monarchique.  »  Si  pareil 
dessein  a  jamais  été  agité  dans  les  conseils  de  la  couronne,  je  dois 
déclarer  que  les  papiers  les  plus  secrets  de  l'amiral  Baudin  n'en  ont 
gardé  aucune  trace.  On  ne  voit  qu'une  chose  dans  ces  documens 
qui  m'ont  été  communiqués  sans  réserve  :  l'ardeur  d'un  jeune 
prince  impatient  de  se  distinguer  et  plus  heureux  dans  cette  ten- 
tative que  l'héroïque  enfant  qui  a  donné  son  sang  à  l'Angleterre, 
ne  pouvant  pas  le  donner  à  la  France. 

«  Le  jour  où  Votre  Excellence  m'a  confié  le  commandement  des 
forces  navales  dans  le  golfe  du  Mexique,  écrivait  au  vice-amiral  de 
Rosamel,  alors  ministre  de  la  marine,  le  contre-amiral  Baudin.  je  lui 
ai  annoncé  que  mon  départ  de  Brest  aurait  lieu  le  1'^'^  septembre.  En 
effet,  aujourd'hui,  l*""  septembre  1838,  nous  sommes  sous  voiles  et 
déjà  hors  du  goulet  à  neuf  heures  du  matin.  »  Cette  ponctualité  est 
d'heureux  augure  :  elle  montre  à  la  fois  l'activité  du  chef  et  la 
complaisance  des  élémens,  car  les  vents  du  nord -est  sont  d'un 
précieux  secours  pour  qui  prétend  sortir  à  jour  fixe  du  goulet  de 
Brest.  Le  vaisseau  le  Svjjrcn  ,  il  est  vrai,  quand  l'amiral  Boussin 
le  montait  et  se  savait  attendu  par  le  contre-amiral  Hugon  à  l'em- 
bouchure du  Tage,  a  pu  franchir  l'iroise,, malgré  le  veut  contraire  : 
ces  tours  de  force  ne  se  renouvellent  pas  tous  les  jours.  Encore 
faut-il,  pour  qu'on  les  accomplisse,  que  la  brise  reste  modérée;  de 
gros  vents  de  sud-ouest  seraient  un  obstacle  invincible.  Le  capi- 
taine Grasset,  sur  la  frégate-école  des  gabiers  la  Résolue,  a  donné 
à  ses  jeunes  apprentis  une  leçon  dont  ils  se  souviendront  toute  leur 
vie  ;  il  a  gagné  le  large  en  louvoyant  pendant  vingt-quatre  heures 
entre  les  aiilloux  avec  deux  ris  pris  aux  huniers.  Je  ne  conseille 
pas  aux  plus  hardis  et  aux  plus  habiles  de  l'imiter. 

Le  9  septembre,  la  Aércide,  accompagnée  de  la  Créole,  mouillait 
sur  la  rade  de  Cadix.  Deux  autres  frégates,  la  Gloire  et  la  iMédée, 
y  attendaient  l'amiral  Baudin,  prêtes  à  se  ranger  sous  son  pavillon. 
Le  11  septembre,  toute  la  division  faisait  route.  La  glorieuse  cam- 
pagne où  vont  se  fonder  tant  de  jeunes  renommées  commence  : 
«  Soyez  préparé  à  la  guerre  ,  écrit  l'amiral  au  prince  de  Joinvjlle, 
et  préparez-y  votre  équipage.  Que  tous  vos  discours,  toutes  vos 
pensées  aient  le  combat  pour  but;  que  chacun,  à  votre  bord,  se 
familiarise  avec  l'idée  que  de  hrillans  succès  doivent  être  le  résul- 
tat de  l'activité  et  de  l'audace  unies  au  bon  ordre,  qu'un  coup  de 
main  hardi,  mais  sérieux  et  exécuté  avec  sang-froid,  avec  ténacité, 
peut  terminer  la  querelle,  au  plus  grand  honneur  de  la  France  et 
aux  applaudissemens  des  deux  mondes.  La  circonstance  est  favo- 


UiNE   EXPÉDITION    D*OUTRE-MER    EN    1858.  771 

rable  au  rétablissement  de  la  discipline,  dont  les  ressorts  ont  été 
détendus  par  les  habitudes  d'une  longue  paix.  Occupez-vous  immé- 
diatement de  les  retremper,  et,  pour  cela,  commencez  par  tracer 
très  fortement  la  ligne  de  démarcation  entre  les  divers  grades.  En 
service,  il  n'y  a  point  d'égaux;  il  n'y  a  que  des  supérieurs  et  des 
inférieurs,  des  hommes  qui  commandent  et  des  hommes  qui  obéis- 
sent. Un  équipage  bien  conduit  doit  manœuvrer,  dans  toutes  les  cir- 
constances, comme  s'il  s'agissait  du  salut  du  navire  ;  il  doit  faire 
tous  ses  exercices  de  guerre,  comme  s'il  se  trouvait  sous  le  feu  de 
l'ennemi.  Gardons-nous  bien  de  croire  que,  dans  les  dangers  de  la 
navigation  ou  à  l'instant  du  combat,  la  nécessité  du  moment  sup- 
pléera au  défaut  d'habitude  et  créera  tout  à  coup  une  impulsion 
extraordinaire  :  ce  serait  une  erreur  funeste.  Attachez- vous,  mon- 
seigneur, à  faire  régt)er  le  silence  à  votre  bord  et  à  convaincre 
chacun  de  la  nécessité  de  l'ol^erver.  Le  silence  est  une  condi- 
tion d'ordre  indispensable  ;  il  est  l'àme  de  la  bonne  manœuvre.  Plus 
il  semble  étranger  aux  habitudes  de  notre  nation,  plus  vous  devez 
apporter  de  force  de  caractère,  de  persévérance,  de  soins  de  tous 
les  iustans  pour  l'obtenir,  sans  toutefois  employer  directement  des 
moyens  qui  diminueraient  l'affection  que  votre  équi[)age  doit  vous 
porter.  L'autorité  ne  s'exerce  que  par  les  intermédiaires  :  les 
vôtres  sont  vos  officiers;  c'est  par  eux  que  vous  devez  agir  sur 
YOtre  équij)age.  Le  bien  du  service  exige  que  vous  soyez  très  aimé 
et  que  les  personnes  qui^xorcent  l'autorité  sous  vous  soient  un  peu 
craintes.  Un  capitaine  ne  peut  apporter  d'indulgence  dans  le  service 
qu'autant  que  ses  officiers  sont  des  instrumeus  inflexibles  de  la  dis- 
cipline établie.  S'ils  y  mettent  de  la  mollesse,  il  est  obligé  d'y  mettre 
un  excès  de  sévérité.  Cependant,  une  grande  bonté  de  la  part  du 
chef  doit  toujours  tempérer  les  rigueurs  de  la  discipline.  Ce  n'est 
qu'en  nous  occupant  de  tous  les  soins,  môme  les  plus  minutieux, 
qui  peuvent  contribuer  au  bien-être  et  au  bonheur  des  hommes 
placés  sous  nos  ordres,  que  nous  acquérons  le  droit  de  ne  jamais 
leur  passer  une  faute.  »  Toutes  ces  recommandations  sont  ex- 
cellentes. Qu'aurait  dit  de  mieux  le  duc  d'Albe  ou  don  Garcia  de 
Toledo  (1)? 


(1)  K  Occupez-vous  sans  roiftclie  et  personnellement,  écrit  le  duc  d'Albe  à  don  Juan 
d'Autriche,  du  paiement  intég^ral  et  aux  époques  voulues  de  la  solde;  occupez-vous 
aussi  de  la  bonntî  qualité  de»  vivres.  Il  importe  que  le  soldat  sache  bien  que  c'est  aux 
ordres,  à  la  soiliciiude  de  Votre  Excellwuce,  qu'il  est  redevable  de  son  bien-ôtre. 
E.viguz  que  les  soldats  aient  un  très  grand  respect  pour  les  ofliciers,  mais  ne  pcTmettcz 
pas  que  les  otliciers  les  maltruilcnt,  en  aucune  circonstance,  sans  motif.  11  faut  que  le 
simple  soldai  ose  venir  se  plaindre,  si  on  lui  fait  tort;  il  faut  qu'il  soit  intimement 
convaincu  que  la  moindre  injustice  dont  on  le  rendrait  victime  sera  sévèrement  punie. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'histoire  a  besoin  d'un  certain  lointain  pour  ne  pas  tourner  à  la 
satire  ou  au  panégyrique;  en  ce  qui  concerne  l'amiral  Baudin,  elle 
nous  rappellerait  surtout  quelle  part  les  circonstances  ont  dans  la 
gloire  des  hommes.  Pour  quelques-uns  qui  laissent  échapper  les  oc- 
casions, combien  pourraient  à  bon  droit  se  plaindre  que  l'occasion  leur 
ait  manqué  !  L'amiral  Baudin  n'a  pas  rencontré  les  occasions  qui  con- 
venaient à  son  envergure;  toutes  ses  aptitudes  le  désignaient  pour 
la  grande  guerre  :  un  homme  de  cette  valeur,  succédant  à  La  Touche- 
Tréville,  nous  eût  épargné  les  douleurs  de  Trafalgar.  Je  crois  le  voir 
encore  dans  sa  verte  vieillesse  :  nul  ne  rappela  mieux  l'époque  où  les 
médiocres  mêmes  étaient  de  haute  taille;  il  en  avait  gardé  un  certain 
port  de  tète  et  je  ne  sais  quelle  sorte  d'emphase  militaire  qui  ne 
messied  pas  aux  héros.  «  Il  y  a  plus  d'une  demeure  dans  la  maison 
de  mon  père,  »  a  dit  l'Ecriture.  J'ai  connu  bien  des  hommes  de 
mer  ;  j'en  ai  connu  de  tous  les  pays  :  Baudin  et  eux  habitaient,  à 
coup  sûr,  la  même  maison;  ils  ne  logeaient  pas  au  même  étage. 
D'une  stature  élevée,  respirant  la  force,  impétueux  et  sanguin, 
impérieux  avec  bonhomie,  ce  soldat  vigoureux  vous  faisait,  au 
premier  abord,  l'illusion  d'un  Lobau,  d'un  Ney  ou  d'un  Kléber; 
mais  ni  Lobau,  ni  Ney,  ni  Kléber  n'auraient,  je  crois,  écrit  : 
«  Malheur  à  quiconque  voit  dans  la  guerre  autre  chose  qu'un 
moyen  de  conquérir  la  paix!  En  allant  au  Mexique,  je  ne  souhaite 
la  guerre  ni  pour  elle-même,  ni  pour  les  avantages  qu'elle  pourra 
m'apporler  :  que  le  ciel  me  préserve  de  pareils  sentimens!  Je  les 
déclare  odieux  et  méprisables.  Ce  que  je  souhaite,  c'est  que  les  ré- 
parations dues  à  nos  compatriotes  leur  soient  accordées.  11  serait,  je 
le  sais,  plus  dramatique  de  ravager  les  côtes,  de  profiter  des  dissen- 
sions entre  les  citoyens  du  Mexique  pour  les  armer  les  uns  contre 
les  autres.  Il  en  pourrait  sans  doute  résulter  un  peu  de  gloire  pour 
moi  et  mes  compagnons  d'armes  ;  la  France  y  gagnerait-elle  autre 
chose  que  d'exciter  dans  ce  pays  des  ressentimens  plus  profonds  ?  » 

L'amiral  Baudin,  on  le  voit,  n'était  pas  seulement  un  soldat.  Deux 
hommes  se  retrouvaient  et  se  conciliaient  en  lui  :  l'homme  de  l'em- 
pire, au  ton  et  au  geste  toujours  dominateurs,  —  c'est  celui-là  qui, 
lorsque  les  Mexicains  fusilleront  son  canot  à  bout  portant,  se  dres- 
sera sur  les  bancs  pour  menacer  du  doigt  les  pelotons  ennemis 
comme  une  bande  d'écoliers  turbulens  pris  en  faute  ;  —  l'homme 
de  la  révolution,  qui  n'a  pu,  au  milieu  de  toutes  les  splendeurs  de 

Maintenez  en  même  temps  dans  les  rangs  une  discipline  inflexible  :  pas  de  faute  qui 
ne  trouve  à  l'instant  son  châtiment!  On  dira  peut-être  à  Votre  Excellence  que  sem- 
blables rigueurs  lui  aliéneront  le  cœur  du  soldat:  la  faiblesse  l'empêcherait  bien  plus 
sûrement  d'être  aimée.  Votre  Excellence  devra  être  très  circonspecte  avant  de  donner 
des  ordres;  une  fois  l'ordre  donne,  elle  en  exigera  l'exécution  à  la  lettre.  » 


UNE   EXPÉDITION   d'oUTRE-MER   EN    1838.  773 

l'héroïque  épopée,  oublier  complètement  l'esprit  et  le  langage  huma- 
nitaires de  89.  Dans  ce  second  homme,  reconnaissez  le  fils  de 
Baudin  des  Ardennes.  Charles  Baudin,  capitaine  de  la  Bayadère  ou 
commandant  en  chef  de  l'expédition  du  Mexique,  croirait  manquer 
au  sang  dont  il  est  sorti  s'il  ne  cherchait,  dans  les  régions  les  plus 
élevées  de  la  philosophie  chrétienne,  le  principe  de  ses  discours  et 
de  sa  conduite.  Sa  voix  eût  retenti  avec  autant  d'éclat  à  la  tribune 
que  dans  la  mêlée  ;  quelquefois  même,  —  n'essayons  pas  de  le 
dissimuler,  —  nous  entendrons  cette  voix,  faite  pour  les  grands  ac- 
cens,  s'enfler  au-delà  de  ce  qu'exigeraient  peut-être  les  circonstances. 
Nous  la  trouvons  trop  forte  ;  n'est-ce  point  parce  que  tout  s'est  rape- 
tissé autour  de  nous,  les  peuples  et  les  événemens? 

IV. 

Il  fallut  près  d'un  mois  à  la  division,  partie  de  Cadix  le  11  sep- 
tembre 1838,  pour  atteindre  la  côte  de  Saint-Domingue.  Déjà 
les  épreuves  commençaient  :  300  artilleurs  de  la  marine  et  25  sol- 
dats du  génie  avaient  été  embarqués  à  Brest  sur  la  JSêrcide.  A  Ca- 
dix, on  répartit  ce  contingent  entre  les  trois  frégates  :  il  n'en  resta 
pas  moins,  tant  matelots  qne  soldats,  près  de  000  hommes  à  bord 
du  navire  amiral.  «  L'augmentation  de  personnel  résultant  de  la  pré- 
sence des  troupes  passagères,  écrivait  l'amiral  le  13  octobre,  nous 
met  fort  à  court  d'eau.  Nous  avons  eu  des  chaleurs  aiïreuses  depuis 
que  nous  sommes  dans  la  mer  des  Antilles;  les  équipages  ont  beau- 
coup souflert  de  la  soif;  toutes  les  précautions  possibles  n'ont  pu 
emjjêcher  les  matelots  et  les  soldats  passagers  de  s'abreuver  d'eau 
de  mer,  au  grand  détriment  de  leur  santé.  J'ai  j)ris  le  parti  d'écrire 
au  consul  général  de  la  Havane  d'affréter  tous  les  quinze  jours  un 
navire  de  commerce  pour  porter  à  ma  division  devant  Vera-Cruz  un 
chargement  d'eau  et  de  vivres  frais.  Je  saisqueces  mesures  causeront 
des  dépenses  que  probablement  Votre  Excellence  n'avait  pas  prévues  ; 
mais,  en  fait  d'expéditions  militaires,  ce  qui  est  économique,  c'est  ce 
qui  assure  le  succès.  Rien  n'est  plus  dispendieux  que  ce  qui  ne  réussit 
pas.  »  L'amiral  Baudin,  si  discipliné  qu'il  se  proposât  d'être,  l'a  tou- 
jours pris  de  haut  avec  les  ministres.  Ce  que  je  crois  pouvoir  ga- 
rantir, —  car  je  l'ai  très  intimement  connu  et  je  demeure  encore 
pénétré  de  ses  bontés,  —  c'est  qu'il  ne  s'en  apercevait  pas.  Il 
faisait  la  leçon  à  des  gens  qui  s'imaginaient  n'avoir  qu'à  lui  donner 
des  ordres  ;  il  la  faisait  parfois  d'une  façon  un  peu  sentencieuse, 
comme  il  convient  à  un  homme  qui  s'inspire  toujours  des  motifs 
les  plus  nobles  et  qui  reste  patriote  dans  un  temps  où  le  culte  de 
la  patrie  est  loin  d'embraser  au  môme  degré  toutes  les  âmes. 


77A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Manquer  d'eau  en  vue  de  la  rivière,  se  voir  contraint  d'envoyer 
remplir  ses  futailles  à  280  lieues  du  mouillage  qu'on  occupe,  telle  est 
la  perspective  qui  s'ouvre  devant  la  division  navale  du  Mexique. 
Et  cette  eau,  la  plupart  du  temps,  quand  on  l'aura  fait  venir  à  grands 
frais,  on  la  recevra  corrompue,  «  noire  comme  de  l'encre  »  et  fé- 
tide. Nos  appareils  distillatoires  nous  épargnent  maintenant  ces 
misères  :  seulement  qu'on  n'oublie  pas  qu'ils  n'ont  fait  que  dépla- 
cer la  question.  Au  lieu  d'eau,  c'est  du  charbon  qu'il  faut  se  pro- 
curer. Si,  en  1859,  je  n'avais  capturé  sur  ma  route  des  navires  au- 
trichiens chargés  de  3,000  tonneaux  de  houille,  je  n'aurais  jamais 
réussi  à  maintenir  pendant  près  de  trois  mois  le  blocus  de  Venise. 
La  guerre  de  course  dont  on  parle  tant  aujourd'hui  pourrait  bien, 
faute  de  dépôts  de  charbon,  devenir  impossil)le  partout  ailleurs  que 
dans  les  mers  d'Europe  :  elle  était  autrement  facile  au  temps  de 
la  marine  à  voiles.  Heureusement  il  n'est  pas  nécessaire  d'aller 
loin  pour  intercepter  les  richesses  ennemies,  et  nos  colonies  mêmes 
ne  se  défendront  nulle  part  aussi  efficacement  que  dans  la  Manche 
ou  dans  la  Mer  du  Nord. 

Le  18  octobre  au  matin,  sur  la  sonde  du  banc  de  Campêche,  la 
Néréide  rencontre  les  frégates  Y Ucrminie  et  Vlpldgénie  :  ces  fré- 
gates allaient  renouveler  leur  eau  à  La  Havane.  Triste  spectacle 
pour  les  bàtimens  qui  arrivent  de  France!  Voilà  donc  dans  quel  état 
on  revient  des  côtes  du  Mexique  !  «  La  fièvre  jaune  et  le  scorbut, 
écrit  l'amiral  Baudin,  ont  chassé  V Herminie  et  V Ipkigéme  du  golfe. 
Il  est  grand  temps  qu'elles  atteignent  un  port  de  relâche.  V Her- 
minie ne  saurait,  vu  la  réduction  de  son  personnel,  continuer  la 
campagne  :  sur  500  hommes,  elle  compte  3i3  malades.  Vlpldgénie 
seule  pourra  être  remise  en  état  de  rallier  mon  pavillon.  Elle  a  ce- 
pendant enterré  à  Sacrificios  quarante-cinq  marins  et  cinq  officiers.  )> 
La  fortune,  on  serait  tenté  de  le  croire,  est  lâche  :  quand  elle  a  com- 
mencé à  frapper,  elle  s'acharne  à  plaisir  sur  sa  victime.  La  pauvre 
Herminie,  si  éprouvée,  ne  devait  pas  revoir  la  France  ;  en  partant 
de  La  Havane,  elle  alla  donner  sur  les  rochers  des  Bermudes  et  y 
termina  sa  carrière. 

On  parlait  beaucoup,  à  bord  de  la  JSéréide,  des  nones,  coups  de 
vent  soudains  qui,  partis  de  la  pointe  des  Florides,  ne  s'éteignent 
que  dans  les  vastes  plaines  du  Yucatan.  Le  23  octobre,  on  s'estimait 
à  sept  lieues  de  La  Vera-Gruz  :  une  violente  tempête  tout  à  coup  se 
déclare  et  pendant  deux  jours  les  robustes  côtes  de  la  frégate-ami- 
rale  sont  mises  à  l'épreuve.  On  sait  désormais  à  quoi  s'en  tenir  : 
la  saison  des  épidémies  fait  place  à  la  saison  des  tourmentes,  lorsque 
les  deux  fléaux  ne  s'entendent  pas  pour  vivre  de  compagnie.  Enfin 
le  26  octobre  apparaît  au  loin  la  cime  neigeuse  du  pic  d'Orizaba. 


UNE   EXPÉDITION    d'oUTRE-MER    EN    1838.  775 

A  trois  heures  de  l'après-midi  la  Néréide  laisse  tomber  l'ancre  sous 
l'îlot  de  Sacrificios.  L'escadre  dispersée  va  se  concentrer.  La  Gloire, 
la  Créole,  V I  phi  génie,  reviendront  bientôt  de  La  Havane,  où  l'amiral 
les  a  détachées  ;  la  Médée,  le  La  Pérouxe,  VAlcibiade,  le  Cuiras- 
sier, le  Voltigeur,  le  I)n  Petit-Tliowirs  sont  déjà  sur  rade.  Le 
7  novembre,  arrivent,  inestimable  renfort,  les  deux  navires  à  vapeur 
le  Météore  et  le  Phuéton;  puis  surviennent  deux  bombardes,  le 
Cgclope  et  le  Vulcain,  accompagnées  du  brick  le  Zèbre,  la  For- 
tune que  Ton  convertira  en  hôpital,  la  iSaïade,  la  Carurane^  V()re.ste 
et  la  Sarcelle.  Les  bricks  VÉdipse  et  le  Laurier  croisaient  entre 
Tampico  et  Tuxpan.  Un  ouragan  les  a  désemparés.  V Édipse  T^eut 
encore  servir  ;  quant  au  L(mrier,  ce  n'est  plus  qu'une  épave  :  son 
capitaine  l'a  laissé  à  la  Havane  et  est  passé  avec  tout  son  équipage 
sur  V  Iphigéiile.  «  Honneur  à  Vl'Jclipse  !  Honneur  au  Laurier  !  écrira 
l'amiral  baudin.  Je  considère  mes  forces  actuelles  comme  suffisantes 
pour  un  coup  de  main  décisif.  Notre  plus  grand  obstacle  est  la 
saison  :  les  vents  souillent  presque  continuellement  du  nord,  avec 
une  violence  qui  rend  toute  opération  impossible,  mais  il  ne  faut 
qu'une  nuit  de  calme,  sans  lune,  précédée  et  suivie  d'un  jour  de 
beau  temps.  » 

Comment  s'était  établie  celte  confiance?  Par  des  reconnaissances, 
bien  imprudentes  sans  doute,  qui  n'en  méritent  que  mieux  d'être 
racontées.  Le  coînmandant  Le  Ray,  de  la  Médée,  partait  [)our  Mexico 
le  jour  même  de  l'arrivée  au  mouillage,  avec  l'aide-de-camp  de 
confiance  de  l'amiral,  le  lieutenant  de  vaisseau  Page.  Il  allait 
sommer  le  gouvernement  mexicain  de  répondre  enlin  catégori- 
quement aux  réclamations  de  la  France.  Un  capitaine  d'infanterie 
mexitain,  don  Calisto  Zaragoza,  lui  servait  de  guide  et  d'escorte. 
Si  ce  Zaragoza  était  le  futur  général  que  nos  troupes  rencontreront 
en  1802  dans  la  plaine  de  Puehla,  la  coïncidence  est  assez  curieuse 
pour  qu'on  la  signale.  Le  commandant  Le  Ray  emportait  l'ordre  de 
ne  pas  attendre  la  réponse  du  congrès  au-delà  de  trois  jours:  si 
l'on  voulait  se  trouver  en  mesure  de  mener  à  bonne  fin  les  opéra- 
tions avant  l'hivernage,  il  n'y  avait  pas  un  instant  à  perdre.  Dans 
la  nuit  du  3  au  U  novembre,  l'amiral  envoie  reconnaître  le  plateau 
de  la  Gallega.  Le  plan  d'attaque  qui  a  obtenu  l'adhésion  du  conseil 
de  guerre  convoqué  par  le  commandant  Bazoche  est  aussi  celui 
vers  le(]uel  les  préférences  de  l'amiral  semblent  incliner.  «  Le  but 
de  la  reconnaissance  que  vous  allez  faire  ce  soir,  écrit-il  au  prince 
de  Joinville,  est  seulement  de  chercher  sur  le  récif  une  pai'tieguéable 
par  lacpjel'e  on  puisse  s'aj)procher  de  la  forteresse.  »  Et  c'est  un 
j)rince,  un  fils  de  France,  que  l'amiral  croit  devoir  charger  de  ce 
soin  1  N'y  a-t-il  pas  lieu  de  s'en  étonner?  Quel  otage  on  s'expose 
à  mettre  aux  mains  des  Mexicains  ! 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  généraux  ont  plus  de  peine  qu'on  pense  à  résister  à  de  juvé- 
niles ardeurs  :  on  en  a  eu  la  preuve  au  Zoulouland.  La  mission 
d'ailleurs  fut  remplie  avec  autant  de  zèle  que  d'intelligence.  «  Je 
suis  parti  du  mouillage  de  Sacrificios,  —  ainsi  s'exprime  le  rap- 
port du  prince,  —  à  onze  heures  du  soir.  Deux  embarcations  ar- 
mées accompagnaient  le  canot  que  je  montais.  Le  temps  était  à 
souhait  :  la  lune  éclairait  peu,  l'atmosphère  était  calme  et  une 
faible  houle  faisait  marquer  les  brisans.  Les  Mexicains  avaient 
probablement  vu  de  la  côte  le  départ  de  nos  embarcations,  car 
une  fusée  partit  d'un  point  situé  presque  en  face  de  votre  frégate. 
Ln  grand  feu  fut  aussitôt  allumé  sur  une  des  extrémités  du  fort  ; 
la  cloche  fut  mise  en  branle  ;  les  batteries  s'éclairèrent  avec 
promptitude.  Nous  étions  découverts.  Notre  exploration  n'en  a  pas 
moins  continué  et  nous  avons  enlin  trouvé  à  trois  quarts  de  mille  du 
fort  une  petite  crique  où  la  mer  est  parfaitement  tranquille  et  où  les 
plus  grandes  embarcations  pourront  entrer  et  mouiller.  Voyant  que  le 
fond  vers  le  sud  était  très  égal,  mais  trop  élevé  pour  permettre  aux 
canots  d'approcher,  je  suis  entré  dans  l'eau  et  me  suis  dirigé  vers 
le  fort.  Partout  nous  avons  trouvé  le  sol  parfaitement  égal  et  à  en- 
viron 1  pied  au-dessous  de  l'eau.  Le  sol,  de  sable,  est  recouvert 
d'une  couche  d'herbes  marines  très  courtes,  qui  ne  gênent  aucu- 
nement la  marche.  En  nous  avançant  près  du  fort,  nous  avons  de 
nouveau  donné  l'éveil  à  la  garnison,  qui,  du  reste,  se  garde  très 
bien.  Elle  a  même  fait  sortir,  par  la  porte  de  la  place  d'armes  du 
chemin  couvert,  un  détachement  qui,  en  s' avançant  sur  l'îlot  et  en 
entrant  ensuite  dans  l'eau  pour  nous  éloigner,  nous  a  donné  la 
preuve  que  le  récif  était  praticable  d'un  bout  à  l'autre.  » 

On  comprend  que  le  prince  ne  se  soit  pas  soucié  d'insister  sur 
le  danger  qu'il  venait  de  courir.  Un  de  ses  compagnons,  destiné 
à  devenir  un  de  nos  plus  brillans  généraux,  le  commandant  du 
génie  Mengin,  n'avait  pas  les  mêmes  raisons  de  se  taire  :  «  Nous 
étions  sans  armes,  dit-il,  à  600  ou  700  mètres  de  nos  embarca- 
tions, et  la  présence  du  capitaine  Le  Ray  à  Mexico  nous  faisait 
un  devoir  d'éviter  toute  espèce  de  collision.  Nous  prîmes  le  parti  de 
hâter  notre  retraite  le  plus  possible,  ce  qui  dura  cinq  minutes  en- 
viron. Au  bout  de  ce  temps,  la  poursuite  ayant  cessé,  nous  conti- 
nuâmes avec  moins  de  précipitation.  Nous  regagnâmes  nos  em- 
barcations vingt-cinq  minutes  après  avoir  commencé  notre  retraite. 
11  était  à  peu  près  deux  heures  et  demie.  De  notre  reconnaissance, 
il  résulte  que  le  banc  de  la  Gallega  présente  une  surlace  toujours 
guéable,  très  unie  et  très  commode  pour  la  marche.  Entre  l'anse  du 
débarquement  et  le  fort,  la  distance  est  de  1,000  à  1,100  mètres, 
distance  très  favorable  en  ce  qu'elle  est  en  dehors  de  la  bonne 
portée  du  canon  et  tout  à  lait  hors  de  vue  la  nuit.  » 


UNE   EXPÉDITION    d'oUTRE-MER   EN    1838.  777 

Le  12  novembre,  l'amiral  voulut  renouveler  l'exploration  de  la 
Gallega  :  il  la  renouvela  en  personne.  Le  prince  de  Joinville  l'ac- 
compagnait. Avec  un  peu  d'audace,  les  Mexicains  prenaient  cette 
fois  du  même  coup  de  filet  le  chef  de  l'expédition  et  le  capitaine  de 
la  Créole.  «  J'étais,  nous  apprend  l'amiral  Baudin,  avec  le  prince 
de  Joinville,  à  la  tête  d'une  petite  colonne  de  trente  hommes.  Je 
fis  faire  halte  à  la  colonne  à  moins  de  20  toises  de  la  batterie  basse 
de  San-Migiicl,  lorsque,  après  avoir  été  hélé  par  les  sentinelles 
mexicaines  et  avoir  entendu  le  commandement  de  :  Apprêtez 
armes  !  j'eus  reconnu ,  au  bruit  des  fusils  qu'on  armait,  que  l'en- 
nemi avait  une  force  considérable  sur  pied  dans  la  batterie.  Le 
chef  de  bataillon  Mengin,  qui  est  un  peu  sourd,  continua  de  s'avan- 
cer seul  jusqu'au  pied  d'une  rampe  par  laquelle  l'ennemi  pouvait 
facilement  descendre  vers  lui  et  l'enlever.  Nous  étions  dans  l'eau 
jusqu'à  la  ceinture  :  il  nous  aurait  été  impossible  de  le  secourir. 
D'ailleurs,  une  retraite  immédiate  était  indispensable.  Mon  secré- 
taire, M.  Moreau,  se  détacha  par  mon  ordre  et  alla  prévenir  M.  Men- 
gin du  danger  qu'il  courait,  au  risque  d'être  enlevé  avec  lui.  » 

Quand  on  a  vu  devant  Sébastopol  l'obstination  des  officiers  du 
génie  envoyés  en  reconnaissance,  le  superbe  dédain  du  colonel 
Frossard  pour  les  précautions  les  plus  légitimes,  il  est  difficile  de 
croire  que  la  prétendue  surdité  du  commandant  Mengin  n'ait  pas 
été,  en  cette  circonstance,  un  peu  volontaire  :  Nelson,  à  Copen- 
hague, rappelé  par  les  signaux  de  l'amiral  Parker,  appuyait  sa 
longue-vue  sur  son  œil  crevé.  Le  commandant  Mengin  tenait  essen- 
tiellement à  toucher  pour  ainsi  dire  du  doigt  les  défenses  enne- 
mies, car  il  était  spécialement  chargé  de  dresser,  après  cette 
seconde  exploration,  le  plan  d'attaque.  «  11  est  important,  disait  le 
commandant,  que  la  mer  soit  calme,  plutôt  basse  que  haute,  la 
nuit  aussi  obscure  que  possible.  L'expédition  partira  donc  du 
mouillage  quatre  heures  avant  le  lever  de  la  lune,  comptant  :  une 
heure  et  demie  pour  le  trajet  de  Sacrificios  à  l'anse  du  récif;  une 
demi-heure  pour  le  débarquement;  trois  quarts  d'heure  pour  arri- 
ver jusqu'à  la  palissade  du  fort,  avec  une  petite  halte  à  moitié  che- 
min ;  une  demi-heure  pour  l'attaque  du  chemin  couvert  et  pour  la 
mise  hors  de  service  des  batteries  basses  ;  une  demi-heure  pour  la 
retraite  jusqu'aux  embarcations,  si  l'on  doit  se  contenter  de  ce 
résultat  incomplet.  Mais  il  peut  fort  bien  arriver  que  la  poursuite 
des  Mexicains,  chassés  des  ouvrages  avancés,  conduise  la  tête  d'une 
des  colonnes  jusque  sous  la  voûte  qui  donne  entrée  au  fort.  Dans 
ce  cas,  sans  essayer  de  pousser  plus  loin,  les  hommes  feront  ferme 
dans  le  passage,  empêcheront  ainsi  de  refermer  la  porte  et  appelle- 
ront au  secours.  Le  commandant  supérieur  de  l'attaque  ordonnera 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  clairons  de  sonner,  et  toutes  les  troupes  se  précipiteront  dans 
le  fort  aux  cris  de  :  Vive  le  roi  !  » 

Pour  concevoir  et  pour  mettre  à  l'étude  de  pareils  projets,  il 
fallait  bien  mépriser  l'ennemi  qu'on  allait  avoir  à  combattre  !  Cette 
confiance  est  souvent  un  gage  de  victoire  :  quand  elle  conduit, 
comme  à  Guadalupe,  à  un  échec,  Dieu  sait  si  on  lui  épargne  le 
blâme  et  la  raillerie.  La  campagne  de  1805,  en  Autriche,  a  vu  ce- 
pendant, s'il  en  fîiut  croire  les  Mémoires  du  général  Lejeune,  des 
places  fortes  ainsi  emportées  par  un  brusque  assaut.  Le  plus  sûr 
sera  de  ne  pas  s'y  fier,  surtout  quand  on  attend  des  bombardes. 
Les  feux  courbes,  peu  usités  encore,  vont  tout  à  l'heure  montrer 
qu'on  a  plus  facilement  raison  des  forteresses  avec  des  mortiers 
qu'avec  des  échelles. 

V. 

Ce  sera  l'éternel  honneur  de  l'amiral  Baudin  de  n'avoir  ouvert 
les  hostilités  qu'à  la  dernière  extrémité.  Le  commandant  Le  Ray 
rapportait  de  Mexico  une  réponse  évasive  :  l'amiral  consentit  à 
se  rendre  à  Jalapa  pour  s'y  aboucher  personnellement  avec  les  plé- 
nipotentiaires mexicains.  «  La  France,  disait-il,  est  loin  de  nourrir 
aucune  arrière-pensée  qui  soit  contraire  à  l'indépendance  et  à  l'in- 
tégrité territoriale  du  Mexique.  En  bloquant  vos  ports,  elle  a  usé 
du  moyen  le  plus  doux  qui  fût  en  son  pouvoir  pour  obtenir,  après 
tant  d'années  et  tant  de  démarches,  le  redressement  des  griefs  de 
ses  nationaux.  »  Le  ministre  des  affaires  étrangères  de  la  répu- 
blique mexicaine,  M.  Cuevas,  n'essayait  pas  de  pallier  les  torts  de 
son  gouvernement  ;  il  continuait  seulement  de  se  retrancher  der- 
rière l'irresponsabilité  morale  d'un  pays  bouleversé  par  ses  agita- 
tions intérieures.  «  Les  désordres  dont  vous  vous  plaignez,  rôpon- 
dail-il  imperturbablement  à  l'amiral  Baudin,  sont  la  conséquence 
inévitable  et  fatale  de  l'enfance  politique  du  Mexique.  »  Arrivé  à 
Jalapa  le  17  novembre,  l'amiral  en  repartit  le  21,  laissant  entre  les 
mains  de  M.  Cuevas  un  dernier  et  sérieux  ultimatum.  «  Je  lui  ai 
déclaré,  écrit-il  au  ministre  de  la  marine,  que  j'allais  attendre  à 
mon  bord  jusqu'au  27  la  décision  finale  du  gouvernement  mexi- 
cain. Si  le  27,  à  midi,  satis'action  complète  n'est  pas  donnée  à  la 
France,  je  commencerai  immédiatement  les  hostilités.  » 

Différer  —  dilatar  —  est,  dit-on,  la  maxime  favorite  de  la 
diplomatie  mexicaine.  La  ressource,  cette  fois,  est  usée  :  l'habileté 
du  congrès  va  se  heurter  à  une  résolution  inébranlable.  La  division 
navale  que  commande  l'amiral  Baudin  s'est  portée  du  mouillage 
de  Sacrificios  au  mouillage  de  l'Ile-Verte.  Dès  le  26  au  soir,  les 


UNE  EXPÉDITION  d'outre-sier  EN  1838.  779 

premières  dispositions  de  combat  sont  prises  :  les  dromes  ont  été 
mises  à  terre,  les  bouts- dehors  de  bonnettes  descendus  sur  le 
pont  ;  les  suspentes  en  chaîne,  les  fausses  balancines,  les  bosses  de 
galhaubans  et  d'itagues  sont  en  place.  Tout  est  prêt  pour  le  lende- 
main; voici  les  derniers  ordres  :  les  baromètres  et  les  chrono- 
mètres des  frégates  seront  envoyés,  avec  ceux  des  bombardes,  à 
bord  des  petits  bricks  qui  ne  sont  pas  destinés  à  prendre  part  à 
l'engagement;  on  mettra  les  chaloupes  à  la  mer  avant  l'appareil- 
lage. Chacune  de  ces  embarcations,  armées  par  les  équipages  des 
bricks  laissés  au  mouillage,  devra  être  munie  d'une  ancre  à  jet  et 
de  deux  aussières.  Toutes  iront  se  placer  au  nord  des  frégates, 
hors  de  la  portée  des  canons  du  fort,  mais  en  position  de  venir 
élonger  des  touées,  s'il  en  éUiii  besoin.  Au  signal  de  l'amiral ,  les 
bombardes  se  porteront  à  la  hauteur  de  la  coupure  du  récif  de  la 
Gallega  et  s'y  embosseront.  Les  trois  grandes  frégates  —  la  Néréide, 
la  (Aoire,  V  /phigénie —  mouilleront  au  sud  de  cette  même  coupure, 
de  manière  à  former  une  ligne  serrée.  Elles  se  trouveront  ainsi  à 
sept  ou  huit  encablures  du  fort.  La  portée  du  canon  de  30  court, 
tiré  avec  un  seul  boulet  rond  et  une  charge  égale  au  quart  du 
poids  du  boulet,  est  de  1,550  mètres  environ,  sous  un  angle  de 
projection  de  cinq  degrés.  C'est  donc  l'angle  de  tir  qu'il  conviendra 
d'adopter  pour  le  combat.  Les  canons-obusiers  de  30,  chargés  à 
obus  et  tirés  avec  deux  kilogrammes  de  poudre,  ont,  à  peu  de 
chose  près,  la  portée  des  canons.  Quant  aux  caronades,  il  semble 
inutile  de  U-s  employer  dans  un  engagement  où  la  distance  dépas- 
sera 1,400  mètres.  Si  l'on  tient  cependant  à  tenter  de  s'en  servir, 
il  faudra  les  pointer  sou^  l'angle  de  sept  ou  huit  degrés.  L'intention 
de  l'amiral  est  d'ailleurs  de  commencer  pai-  régler  le  tir  de  la  divi- 
sion d'attaque  à  l'aide  de  quelques  coups  d'épreuve.  La  IS'aiade  et 
la  San  elle,  placées  dans  la  dire^  tion  du  nord-ouest,  feront  à  cet 
effet  les  signaux  nécessaires  :  le  pavillon  1,  hissé  au  mai  d'arti- 
mon, indiquera  que  le  coup  a  porté  en-deçà  du  but;  le  pavillon  2, 
en  tête  du  grand  mât,  qu'il  a  porté  juste;  le  pavillon  3,  arboré  au 
mât  de  misaine,  annoncera  que  le  projectile  est  tombé  au-delà  du 
fort. 

Tout  n'est-il  pas  prévu?  L'ordre  du  jour -est  bref  :  je  ne  vois 
pourtant  aucune  disposition  essentielle  qui  y  soit  omise.  L'amiral, 
lui,  ne  le  trouve  pas  encore  complet  :  «  Si  le  feu  de  l'ennemi,  dit-il 
en  finissant,  est  vif  et  bien  dirigé,  on  fera  descendre  dans  le  faux- 
pont  les  hommes  de  la  manœuvre,  pour  les  mettre  à  l'abri,  ne  gar- 
dant que  les  chefs  et  les  servans  des  pièces.  Les  gabiers  ne  seront 
envoyés  dans  la  mâture  que  s'il  y  avait  des  avaries  de  gréement 
urgentes  à  réparer.  »  N'est-ce  pas  ici  le  capitaine  de  la  Dryade  que 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  entendons  (1  )  ?  Brave  et  excellent  cœur  qui  voudrait,  s'il  était 
possible,  garder  tous  les  dangers  pour  lui  ! 

Le  27  au  matin,  le  temps  était  calme.  Ordre  est  donné  aux  deux 
navires  à  vapeur  le  Météore  et  le  Phaéton  de  prendre  chacun  une 
des  deux  bombardes  à  la  remorque  et  de  les  conduire  au  poste 
d'embossage  qui  leur  a  été  assigné.  Le  Phaéton  et  le  Météore,  ba- 
teaux à  aubes  de  160  chevaux,  n'ont  ni  la  puissance  ni  la  sûreté 
d'allures  de  nos  magnifiques  pyroscaphes  d'aujourd'hui  ;  plus  d'une 
fois  ils  ont  mis  à  l'épreuve  la  patience  du  chef  de  l'expédition. 
((  J'ai  une  bien  malheureuse  veine,  écrit  l'amiral,  en  fait  de  navires 
à  vapeur  :  le  Phaéton  n'a  jamais  pu  marcher  trois  jours  de  suite; 
le  Météore,  autre  patraque,  sans  cesse  détraqiiée,  redoutant  con- 
stamment l'ébranlement  de  son  arbre  de  couche,  a  eu  ses  côtes 
rôties  dans  la  traversée  de  France  au  Mexique.  »  Ingrate  marine  à 
voiles,  c'est  ainsi  que  tu  parlais  en  1838  de  ces  précieux  auxiliaires, 
qui  allaient  bientôt  te  supplanter!  Tout  éclopés  qu'ils  fussent,  le 
Météore  et  le  Phaéton,  dans  la  journée  du  27  novembre,  jouèrent 
un  rôle  important  :  sans  eux  la  hardiesse  de  s'accoster  au  récil 
eût  pu,  à  bon  droit,  être  taxée  de  témérité;  le  succès  même  n'aurait, 
aux  yeux  des  marins,  absous  qu'incomplètement  l'amiral.  Il  n'est 
donc  que  juste  d'attribuer  à  ces  deux  a  patraques  »  une  part  con- 
sidérable dans  l'heureuse  issue  de  la  campagne.  L'amiral  Roussin 
aurait  fort  apprécié  leurs  services  à  l'embouchure  du  Tage. 

Suivons-les  dans  leurs  pérégrinations  essoufflées  ;  voyons-les 
se  multiplier  pour  se  rendre  utiles  :  ils  commencent  par  amener 
à  l'est  de  la  petite  coupure  qui  sépare  en  deux  le  grand  récif  de  la 
Gallega,  le  Cydope  et  le  Vulcain,  lourdes  hourques  auxquelles 
soixante-quatorze  jours  de  traversée  n'ont  pas  délié  les  jambes  ; 
puis  ils  reviennent  offrir  leurs  services  aux  frégates.  Le  Météore 
prend  à  la  remorque  la  Néréide,  le  Phaéton  se  charge  de  la 
Gloire;  YJphigénie  ne  veut  avoir  recours  qu'à  ses  voiles.  Quel- 
ques minutes  avant  midi,  la  Néréide  laissait  tomber  l'ancre  aussi 
près  que  possible  de  l'accore  du  récif;  la  Gloire  et  VIphigénie  pre- 
naient leur  poste  avec  une  remarquable  précision,  la  première  sur 
l'avant,  la  seconde  sur  l'arrière  de  la  Néréide.  La  Naïade,  la  Sar- 
celle, le  brick,  le  Voltigeur,  se  sont  échelonnés  entre  le  plateau  de 
la  Gallega  et  l'île  Verte  :  ils  transmettront,  s'il  en  est  besoin,  les 
signaux  de  l'amiral  à  la  partie  de  la  division  laissée  en  réserve.  La 
corvette  la  Créole  a  reçu  l'ordre  de  se  tenir  sous  voiles,  en  obser- 
vation au  nord-ouest  de  la  forteresse.  Quand  on  refuse  à  la  frégate 
la  Médée,  dont  les  canons  sont  des  pièces  de  18,  l'honneur  de  s'em- 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  \"  février,  la  Marine  de  1812. 


UNE  EXPÉDITION   d'oCTRE-MER   EN  1838.  781 

bosser  à  côté  des  frégates  portant  en  batterie  du  calibre  de  30, 
pourrait-on  songer  à  mettre  en  ligne  cette  petite  corvette,  qui,  à 
l'exception  de  deux  obusiers,  ne  possède  pour  tout  armement  que 
des  caronades?  «  Le  prince,  a  écrit  l'amiral  le  15  octobre,  ma- 
nœuvre là  Créole  avec  une  promptitude  et  une  précision  qui  feraient 
honneur  à  un  capitaine  consommé.  »  S'il  sait  manœuvrer,  le  prince 
aura  l'occasion  de  le  faire  voir  :  il  ne  lui  est  pas  interdit  de  circuler 
entre  les  récifs. 


YI. 


L'ancre  de  la  Néréide  venait  de  toucher  le  fond  ;  midi  n'avait  pas 
encore  sonné  :  un  canot  se  détache  de  terre  et  amène  le  long  du 
bord  deux  officiers.  Ces  officiers  sont  des  parlementaires.  Que  le  gou- 
vernement mexicain  mette  de  côté  ses  atermoiemens,  qu'il  accepte 
franchement  et  sans  réserve  les  conditions  de  la  France,  le  canon 
restera  muet  :  convenons  cependant  que  la  réponse  du  congrès, 
cette  réponse  apportée  avec  tant  d'ostentation  à  la  dernière  minute 
du  délai  fixé,  aurait  pu  arriver  un  peu  plus  tôt.  N'importe!  l'essen- 
tiel est  que  la  réponse  attendue  soit  claire  et  catégorique.  L'amiral 
en  étudie  soigneusement  les  termes,  cherche  à  l'interpréter  dans 
le  sens  le  plus  favorable  ;  à  deux  heures,  son  parti  est  pris  :  «  J'ai 
perdu,  écrit-il  au  général  Rincon,  commandant  supérieur  de  la 
province  et  de  la  ville  de  Vera-Gruz,  tout  espoir  d'obtenir  par  des 
voies  pacifiques  l'honorable  accommodement  que  j'avais  été  chargé 
de  proposer  au  cabinet  mexicain  :  je  me  trouve  dans  la  nécessité 
de  commencer  les  hostilités.  »  Un  peu  avant  deux  heures  et  demie, 
les  parlementaires  sont  congédiés.  A  peine  l'amiral  les  voit-il  à 
bonne  distance,  qu'il  fait  le  signal  d'ouvrir  le  feu.  Laissons-lui  main- 
tenant la  parole  :  personne  ne  saurait  mieux  raconter  cette  journée 
si  glorieuse  pour  les  armes  françaises. 

«  Jamais  feu,  écrit-il  au  ministre,  ne  fut  plus  vil  et  mieux  dirigé: 
je  n'eus  d'autre  soin  que  d'en  modérer  l'ardeur.  De  temps  à  autre 
je  faisais  le  signal  de  cesser  le  feu  pour  laisser  dissiper  le  nuage 
d'épaisse  fumée  qui  nous  dérobait  la  vue  de  la  forteresse  :  on  recti- 
fiait alors  les  pointages  et  le  feu  recommençait  avec  une  vivacité  nou- 
velle. Vers  trois  heures  et  demie,  la  corvette  laCréole  parut  à  la  voile, 
contournant  le  récif  de  la  Gallega,  du  côté  du  nord.  Elle  demandait 
par  signal  la  permission  de  rallier  les  frégates  d'attaque  et  de  prendre 
part  au  combat.  J'accordai  cette  permission.  Le  prince  vint  alors 
passer  entre  la  frégate  la  Gloire  et  le  récif  de  la  Lavandera.  Il  se 
maintint  dans  cette  position  jusqu'au  coucher  du  soleil,  combinant 


782  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

habilement  ses  bordées,  de  manière  à  canonner  le  bastion  de  Saint- 
Grispin  et  la  batterie  rasante  de  l'est.  A  quatre  heures  vingt  mi- 
nutes, la  tour  des  signaux,  élevée  sur  le  cavalier  du  bastion  de 
Saint-Crispin,  sauta  en  l'air,  couvrant  de  ses  débris  le  cavalier  et 
les  ouvrages  environnans.  Déjà  deux  autres  explosions  de  magasins 
à  poudre  avaient  eu  lieu,  l'une  dans  le  fossé  de  la  demi-lune,  l'autre 
dans  la  batterie  rasante  de  l'est.  Une  quatrième  explosion  se  pro- 
duisit vers  cinq  heures,  et  dès  lors  le  feu  des  Mexicains  se  ralentit 
considérablement.  Au  coucher  du  soleil,  plusieurs  de  leurs  batte- 
ries paraissaient  abandonnées  ;  la  forteresse  ne  tirait  plus  que  d'un 
petit  nombre  de  ses  pièces...  A  huit  heures,  je  fis  le  signal  de  ces- 
ser le  feu.  Vers  huit  heures  et  demie,  un  canot  se  dirigea  de  la  for- 
teresse vers  la  Néréide.  Toute  la  nuit  on  parlementa.  A  huit  heures 
du  matin,  les  ofiiciers  que  j'avais  envoyés  à  Vera-Cruz  pour  traiter 
avec  le  général  Rincon  n'étaient  pas  encore  de  retour.  Je  fis  signi- 
fier au  général  que,  si  la  capitulation  n'était  pas  signée  dans  une 
demi-heure,  j'ouvrirais  mon  feu  sur  la  ville.  Quelques  instans  après, 
M.  Doret,  mon  chef  d'état-major,  m'apportait  la  capitulation  signée. 
C'était  à  midi  que  la  forteresse  devait  nous  être  remise  ;  l'évacua- 
tion ne  put  être  terminée  qu'à  deux  heures  après  midi.  Je  fis  alors 
occuper  la  forteresse  par  les  trois  compagnies  d'artillerie  de  la  ma- 
rine embarquées  sur  les  frégates  et  je  me  hâtai  de  tirer  nos  navires 
de  la  position  dangereuse  qu'ils  occupaient.  Il  était  temps  :  le  vent 
fraîchissait,  la  mer  devenait  houleuse  et  les  ancres  se  brisaient 
comme  du  verre  sur  le  fond  composé  de  roches  aiguës.  » 

Ces  attaques  de  forteresses  par  des  bâtimens  au  mouillage  n'ont 
rien,  on  le  voit,  de  bien  dramatique  :  on  s'embosse  et  on  tire.  S'il 
fait  calme,  une  épaisse  fumée  enveloppe  bientôt  le  théâtre  de  l'ac- 
tion: navires  et  batteries  de  terre  ne  tirent  plus  qu'au  jugé.  De 
temps  en  temps  il  arrive  à  bord  des  vaisseaux  quelques  coups  per- 
dus. Les  parapets  ennemis  présentent  plus  de  surface  :  ils  sont  bou- 
leversés sans  qu'il  en  résulte  pour  la  forteresse  attaquée  un  dom- 
mage bien  sérieux.  Tel  fut  le  combat  du  17  octobre  1854  devant 
Sébastopol,  tel  fut  le  combat  du  17  octobre  1855  devant  Kinbourn. 
Dans  le  premier  .de  ces  bombardemens,  le  plus  important  de  beau- 
coup, une  grêle  de  projectiles  vomie  pendant  six  heures  n'entama 
d'une  façon  décisive  ni  le  fort  Constantin  ni  le  bastion  de  la  Qua- 
rantaine. Le  lendemain,  la  flotte  eîït  pu  recommencer  ;  nos  marins 
n'en  auraient  pas  davantage  pris  pied  dans  l'ouvrage  démoli.  Tout 
autres  sont  les  résultats  quand  les  mortiers  s'en  mêlent  :  les  mor- 
tiers allumèrent  l'incendie  dans  Kinbourn,  et  l'incendie  amena  la 
capitulation. 

A  l'attaque  de  Saint- Jean-d'Ulloa,  les  trois  frégates  et  la  corvette 


UNE    EXPÉDITION'    d'oUTRE-MER    EN    18"  8.  783 

la  Créole  avaient  tiré  7,771  boulets  et  177  obus.  Les  quatre  mor- 
tiers des  deux  bombardes  ne  tirèrent  que  302  bombes  :  ces  bombes 
écrasèrent  les  voûtes  des  magasins  à  poudre.  Bien  qu'on  ait  porté 
au  compte  des  obusiers  de  la  CHole  une  des  explosions,  il  paraît 
douteux  que  ces  obusiers  eussent  suffi  pour  produire  les  afireux 
dégâts  dont  le  général  Santa-Anna,  introduit  dans  le  fort,  fut  témoin. 
Tout  le  front  de  la  forteresse  qui  fait  face  à  la  haute  mer  est  bâti 
de  madrépores  :  les  boulets  l'avaient  en  maint  endroit  fait  voler  en 
éclats,  le  feu  des  batteries  continuait  toujours  :  les  explosions  seules 
portèrent  le  découragement  au  sein  de  la  garnison.  Le  conseil  de 
guerre  convoqué,  sur  l'invitation  du  général  Santa-Anna,  n'hésita 
point  à  déclarer  à  l'unanimité  que  la  continuation  de  la  défense  était 
imj)ossible.  Ainsi  (jue  le  constata  le  procès-verbal  rédigé  le  28  no- 
vembre à  deux  heures  du  matin,  plusieurs  pièces  gisaient  démon- 
tées et  le  fort  ne  possédait  pas  d'aiïûts  de  n^change  ;  les  munitions, 
à  peu  près  épuisées,  n'auraient  permis  de  prolonger  le  feu  que  pen- 
dant une  ou  deux  heures  au  plus;  la  majeure  partie  des  artilleurs 
était  tuée  ou  blessée.  L'explosion  de  deux  des  magasins  à  poudre, 
la  destruction  totale  d'une  batterie  haute  et  de  presque  toute  la 
ligne  des  défenses  extérieures,  la  mort  du  colonel  du  génie,  la  mise 
hors  de  combat  de  trois  officiers  supérieurs,  de  treize  officiers  su- 
balternes et  de  207  soldats,  avaient  notablement  abattu .  l'esprit 
des  trou[)es  mexicaines  :  pour  tout  renfort,  le  général  Rincon  pou- 
vait envoyer  de  Vera-Cruz  80  artilleurs  :  c'était  à  peine  l'armement 
de  dix  j)ièces.  Dans  ces  circonstances,  il  ne  restait  d'autre  parti  à 
prendre  que  de  capituler  en  s'eflbrçant  d'obtenir  les  conditions  les 
plus  honorables. 

La  perte  des  Mexicains  était  en  proportion  du  feu  violent  qu'ils 
eurent  à  soutenir;  celle  des  assalllans  fut  si  faible  qu'elle  a  fait 
mettre  en  doute  les  dangers  de  l'entreprise.  La  conquête  du  Gi- 
braltiir  des  Indes  fut  obtenue  au  prix  de  quatre  tués  et  de  vingt- 
neuf  blessés.  Le  combat  du  liemird,  on  doit  s'en  souvenir,  coûta 
davantage.  La  N^rHde  comptait  quinze  hommes  hors  de  combat,  la 
Gloire  cinq,  V Iphigânic  treize.  Le  Cyrlopc,  le  Vulrnin,  la  Créole 
n'eurent  ni  tués  ni  blessés.  Est-ce  donc  sur  de  pareils  calculs  que 
vous  prétendez  juger  les  mérites  d'une  action  de  guerre?  Le  mé- 
rite consiste  à  tenter  ce  que  les  autres  ont  déclaré  impossible.  L'opi- 
nion générale,  dans  la  division  même  du  Mexique,  était  que  le  fort 
de  Saint-Jean-d'UlIoa  ne  pouvait  être  emporté  que  par  escalade  et 
par  surprise.  L'amiral  Baudin  a  prouvé  le  contraire  et  il  l'a  prouvé 
en  ne  craignant  pas  de  hasarder  ses  bâiimens  à  un  mouillage  où 
leur  existence  dépendait  d'un  souffle  de  brise.  «  La  prise  de  la  for- 
teresse de  Saint-Jean-d'Ulloa  par  une  division  de  frégates  françaises 


784  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

est  le  seul  exemple  que  je  connaisse,  dira  le  duc  de  Wellington  à  la 
chambre  des  lords,  d'une  place  régulièrement  fortifiée  qui  ait  été 
réduite  par  une  force  purement  navale.  » 

Au  mois  de  septembre  1838,  pendant  que  la  Néréide  faisait  route 
pour  le  golfe  du  Mexique,  on  discutait  en  présence  de  l'amiral  La- 
lande  les  chances  d'une  attaque  sur  le  château  de  Saint- Jean-d'Ulloa. 
Voici  de  quelle  façon  l'amiral  mit  un  terme  à  la  discussion  :  «  Le 
fort  d'Ulloa  est  imprenable,  je  l'accorde  ;  c'est  une  raison  de  plus 
pour  tenter  de  le  prendre.  Personne,  après  tant  d'objections,  n'aura 
le  droit  de  s'étonner,  si  l'on  échoue  ;  personne,  si  l'on  réussit, 
n'osera  soutenir  que  la  chose  était  facile.  »  Pour  moi,  ce  que  j'ap- 
précie surtout,  en  cette  circonstance,  c'est  la  haute  sagesse  et  l'ha- 
bileté de  conduite  dont  l'amiral  fit  preuve  :  il  ne  découragea  pas  les 
partisans  des  surprises  et  des  escalades,  parut  même  s'associer  à 
leurs  desseins,  mais  n'en  poussa  pas  moins  sa  pointe  résolument 
dans  la  seule  direction  qui  promettait  d'aboutir  à  un  résultat. 
L'amiral  gagna  ainsi  du  temps  et  il  en  fallait  aux  bombardes  pour 
arriver  :  le  Cyclope  et  le  Vulcain  ne  parurent  devant  Sacrificios 
que  le  25  novembre,  deux  jours  avant  l'action. 


VIL 

La  convention  conclue  avec  le  général  Rincon  limitait  le  chiffre 
de  la  garnison  qui  serait  maintenue  dans  la  ville  ;  elle  assurait,  en 
même  temps,  paix  et  protection  à  nos  nationaux  :  Vera-Gruz 
devenait  en  quelque  sorte  une  ville  neutre.  Quels  furent  l'éton- 
nement  et  l'indignation  de  l'amiral  Baudin  lorsque,  le  h  dé- 
cembre, il  apprit  par  une  lettre  du  comte  de  Gourdon,  capitaine 
du  brick  le  Cuirassier  laissé  en  observation  au  mouillage  de  Vera- 
Cruz,  que  de  nouvelles  troupes  venaient  d'entrer  dans  la  place  !  Les 
résidons  français  effrayés  se  réfugiaient  en  foule  dans  la  forteresse 
occupée  par  nos  artilleurs.  Une  lettre  du  général  Santa-Anna  expli- 
qua bientôt  cette  violation  de  l'engagement  contracté  le  28  no- 
vembre, par  le  général  Rincon  :  le  gouvernement  mexicain  refusait 
son  approbation  à  une  convention  conclue  sans  son  aveu  ;  le  prési- 
dent Bustamente  déclarait  la  guerre  à  la  France,  Santa-Anna 
remplaçait  dans  Vera-Gruz  le  général  Rincon  destitué.  L'amiral 
releva  le  gant  avec  un  esprit  de  décision  qui  ne  le  montre  certai- 
nement pas  sous  un  jour  nouveau,  —  car  le  propre  de  son  caractère 
fut  toujours  d'être  résolu,  —  mais  qui  laisse  pressentir  ce  qu'il 
aurait  pu  faire  si  le  sort  l'eût  jamais  appelé  à  surmonter  des  diffi- 
cultés plus  dignes  de  son  courage.  En  quelques  minutes,  il  arrête 


UNE   EXPÉDITION    d'OUTRE-MER    EN    1838.  785 

son  plan,  se  transporte  le  soir  même  à  bord  du  Cuirassier,  dicte 
ses  ordres  et  fait  savoir  à  ses  capitaines  qu'il  s'agit  d'opérer,  avant 
que  l'ennemi  se  soit  mis  sur  ses  gardes,  un  débarquement  à  Vera- 
Gruz  «  pour  désarmer  les  forts  et  pour  enlever  le  général  Santa- 
Anna.  »  On  évitera  ainsi  la  nécessité  de  bombarder  la  ville. 

Le  5  décembre,  à  six  heures  du  matin,  par  une  brume  épaisse, 
les  embarcations  de  l'escadre  jettent  sur  la  plage  1,500  hommes  qui 
se  partagent  en  trois  colonnes.  Les  deux  colonnes  des  ailes,  com- 
mandées par  les  capitaines  de  vaisseau  Parseval  et  Laine,  escaladent 
les  remparts,  renversent  les  canons,  brisent  les  affûts  et  continuent 
leur  marche  sur  la  muraille  pour  se  rejoindre.  La  colonne  du  centre, 
conduite  par  un  général  de  vingt  ans,  le  prince  de  Joinville  en 
personne,  enfonce  la  porte  du  môle,  pénètre  dans  la  ville  et  en- 
vahit la  maison  où  elle  espère  surprendre  Santa -Anna  :  elle   n'y 
trouve  que  le  général  Arista,  le  fait  prisonnier  et  se  replie  vers  ses 
embarcations,  ainsi  qu'elle  en  avait  l'ordre.  Malheureusement,  cette 
colonne  en  se  retirant  va  donner  sur  une  grande  caserne  où  les  sol- 
dats mexicains,  chassés  des  murailles,  s'étaient  réfugiés.  Au  Mexique, 
les  casernes  et  les  couvens  sont  des  forteresses  :   la  caserne  qui 
arrêtait  nos  marins  aurait  pu  soutenir  un  siège.  Le  prince,  excité 
par  la  résistance  qu'on  lui  oppose,  voyant  tomber  à  ses  côtés  plu- 
sieurs de  ses  compagnons,  dressait  déjà  une  barricade,  parlait  d'en- 
voyer chercher  des  caronades  à  bord  de   la  Créole.  L'amiral  ac- 
courut. Son  but  était  atteint;  les  remparts  de  Vera-Cruz  n'avaient 
plus  de  canons:  il  prescrivit  la  retraite.  Ce  fut  un  des  plus  beaux 
momens  de  sa  vie  militaire  ;  grâce  à.  son  admirable  sang-froid,  la 
retraite  et  le  rembarquement  s'opérèrent  avec  le  plus  grand  calme. 
Les  cinq  chaloupes  de  la  colonne  du  centre,  chacune  portant  une 
caronade  de  18  à  l'avant,  demeuraient  sur  leurs  grappins,  la  proue 
tournée  vers  la  plage;  une  pièce  de  6  mexicaine,  placée  à  l'extrémité 
du  môle  devait,  en  cas  de  retour  offensif,  vomir  à  bout  portant  sa 
mitraille  sur  les  agresseurs  :  il  ne  restait  plus  que  quelques  marins 
à  terre.  «  J'étais  sur  le  point  de  me  rembarquer  le  dernier,  écrit 
l'amiral,  lorsqu'une  colonne,  conduite  par  le  général  Santa-Anna, 
déboucha  au  pas  de  course  sur  le  môle.  Je  commandai  de  mettre  le 
feu  à  la  pièce  mexicaine  et  j'entrai  dans  mon  canot.  La  décharge 
porta  le  ravage  dans  la  colonne  ennemie.  Une  partie  des  hommes 
qui  la  composaient  se  jeta  sur  la  plage  et  borda  le  pied  des  rem- 
parts, dont  toutes  les  meurtrières  se  garnirent  à  l'instant  de  tirail- 
leurs. Les  autres  s'avancèrent  avec  audace  sur  le  môle  et  ouvri- 
rent un  feu  de  mousqueterie  très  vif,  principalement  dirigé  sur  mon 
canot.  Mon  patron  Guegano  tomba,  frappé  de  six  balles;  l'élève  de 
service,   M.  Halna  du   Fretay,  en  reçut  deux;  un  autre  élève, 

TOMB  Lxxm.  —  1886.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Chaptal,  jeiine  homme  de  grande  espérance,  fut  tué.  J'ordonnai 
alors  aux  cinq  chaloupes  de  faire  feu  de  leurs  caronades.  Les  caro- 
nades  balayèrent  le  môle,  balayèrent  la  plage  et  firent  un  grand 
carnage  des  Mexicains,  Une  brume  très  épaisse  suiTint  tout  à  coup 
et  cou\Tit  la  retraite  de  l'ennemi.  » 

Le  brouillard  ne  fut  pas  non  plus  tout  à  fait  inutile  à  la  retraite 
■du  canot  français.  Chargée  outre  mesure,  cette  embarcation  s'était 
échouée  sur  les  enrochemens  du  môle  :  ni  gaffes  ni  avirons  ne 
parvenaient  4  la  remettre  à  flot  ;  les  matelots  se  jetèrent  à  l'eau 
pour  l'alléger  et  se  mirent  à  la  pousser  vigoureusement  des 
épaules  :  «lie  glissa  sur  le  fond  et  s'éloigna,  perdue  au  miheu  de 
h.  buée  opaque.  Le  désarmement  de  Vera-€ruz,  l'invasion  de  la 
maison  où  fut  pris  le  général  Arista,  n'avaient  coûté  que  quelques 
blessés  ;  l'attaque  de  la  caserne  et  les  derniers  momens  de  la  re- 
traite ajoutèrent  considérablement  à  nos  sacrifices,  La  perte  totale 
dans  cette  journée  fut  de  huit  tués  et  de  cinquante-huit  blessés. 
Nous  avions  eu  l'imprenable  forteresse  à  un  prix  bien  moindre.  Les 
Mexicains,  il  -est  vrai,  mal  revenus  de  leur  chaude  alarme,  se  hâ- 
taient d'é^'^cuer  la  ville  ;  pouvaie<nt-ils  y  rester  sous  le  canon  de 
Saint-Jean-d'Ulloa  ? 

Le  désarmement  de  Vera-€mz  a  été  incontestablement  un  succès  : 
il  s'en  fallut  de  peu  qu'il  ne  todirnât  mal  ;  le  rembarquement  de 
nos  derniers  pelotons  fait  involontairement  songer  à  Nelson  et  à 
Ténériffe.  I>ans  toute  cette  affaire,  Santa-Anna  paya  bravement  de 
sa  personne  :  une  des  dernières  volées  tirées  par  nos  chaloupes 
tua  son  cheval  sous  lui,  l'atteignit  en  plein  corps  et  lui  infligea 
trois  blessures  graves.  On  dut  l'amputer  d'une  cuisse;  un  moment 
même,  on  désespéra  de  sa  vie.  Le  13  décembre  néanmoins,  le 
blessé  se  trouva  en  mesure,  grâce  à  une  énergie  peu  commune,  de 
donner  lui-même  de  ses  nouvelles  au  ministre  de  la  guerre.  «  La 
Providence,  lui  écrivit-il,  conserve  encore  mes  jours.  Le  6,  j'ai  subi 
l'amputation  de  la  jambe  gauche  que  la  mitraille  ennemie  m'avait 
mise  en  pièces.  Si  j'en  dois  croire  l'opinion  des  niôdecifis,  je  suis 
aujourd'hui  hors  de  danger.  Ma  main  droite,  atteinte  également  par 
la  mitraille,  est  en  bomne  voie.  L'ennemi  s'est  retiré  au  mouillage 
d'Anton  Lizardo,  ne  laissant  devant  Vera-Gruz  que  la  Créole  et  les 
deux  bombardes.  La  place  de  Vera-Gruz  sera  dans  quelques  jours 
complètement  évacuée  :  mieux  valait  se  résoudre  à  cet  abandon  que  se 
résigner  à  l'ignominie  de  recevoir  chaque  jour  la  loi  des  usurpateurs 
du  château  d'Ulloa.  Nos  pertes  se  sont  élevées  le  5  décembre  à 
trente  et  un  morts  et  vingt-six  blessés.  Depuis  la  glorieuse  journée 
du  5,  où  il  a  éprouvé  une  si  cruelle  déception,  l'ennemi  n'a  pas 
renouvelé  les  hostilités.  » 


UNE   EXPÉDITION!*   I>'ofITRE-MER   EN    1838.  787 

Nulle  race  ne  supporte  mieux  k  défaite  que  la  race  espagnole 
et  ne  s'abat  moins  aisément  sous  un  revers.  L'amiral  ne  gagnait  à 
ses  deux  beaux  faits  d'armes  que  la  gloire  de  les  avoir  accomplis  : 
retiré  au  mouillage  d'Anton-Lizardo,  mouillage  beaucoup  plus  sûr, 
beaucoup  mieux  ai)rité  que  celui  de  Sacrificios,  il  ne  savait  quel 
nouveau  coup  frapper  pour  venir  à  bout  de  cette  résistance  indomp- 
table. «  Les  Mexicains,  écrivait-il,  sont  comwae  les  Romains  :  iJs 
vendront  le  champ  sur  lequel  Annibal  est  caii»pé.  »  La  garnisoo 
française  préposée  à  la  garde  de  la  fortCFesse  commençait  à  souffrir; 
quant  à  l'escadre,  elle  continuait  à  recevoir  son  eau  et  ses  vivres 
frais  de  La  Havane.  On  eût  éti'  charmé  de  trouver  un  biais  pour  re- 
nouer les  négociations  ;  les  Mexicains  ne  semblaient  nullement 
disposés  à  seconder  ce  désir.  Les  Anglais,  par  bonheur,  apportè- 
rent la  solution  :  ils  ne  tranchèrent  pas  ;  ils  dénouèrent  doucement 
le  nœud  gordien.  Le  gouvernement  français  avait  repoussé  fière- 
ment leur  médiation  officielle  ;  ils  parvinient  à  faire  accepter 
une  médiation  officieuse.  Par  l'entremise  de  leur  ministre  à  Mexico, 
M.  Packenham.  un  traité  de  paix  conclu  à  Vera-Cruz,  le  9  mars  183^, 
fut  ratifié  le  20  par  le  congrès.  La  France  obtenait,  à  peu  de  chose 
près,  les  conditions  réclamf'es  à  Jalapa,  et  le  Mexique  recouvrait 
sa  forteresse.  «  Si  les  Mexicains,  écrivait  l'amiral  le  8  avril  183î>, 
sont  charmés  de  se  retrouver  en  possession  de  leur  citadelle,  nous 
ne  le  sommes  guère  moins  de  ne  plus  avoir  à  l'occuper.  Déjà  vingt- 
quatre  artilleurs,  sur  trois  cent  soixante,  avaient  succombé  à  la 
fièvre  jaune,  dep»is  le  mois  de  décembre»  Le  romito  est  inhérent 
aux  murailles  d'Ulloa.  » 

La  France,  en  183$),  s'était  prise  d'une  susceptibilité  vrai- 
ment singiïlière  à  l'endroit  de  l'Angleterre.  C'était  la  seule  puissance 
qui  fût  réellement  sympathique  à  nos  institutions  :  le  gouvernement 
le  comprenait,  raison  de  plus  pour  que  l'opinion  publique  affectât 
de  le  méconnaître.  L'opposition  est  inhérente  à  notre  i*ace  comme  le 
row«j'faaux  murailles  de  Saint-lean-d'LUoa.  L'intervention  de  l'Angle- 
terre au  Mexique  s'était  bornée  àquelques  bons  offices  :  je  ne  puis  croire 
qu'elle  ait  porté  un  réel  ombrage  au  patriotisme  le  plus  jaloux.  Seu- 
lement tout  prétexte  était  bon  pour  tenter  de  renverser  le  ministère: 
on  se  saisit  de  celui-là,  n'en  ayant  pas  d'autre  sous  la  main.  «  Ne 
croyez  point,  écrivait  avec  un  ju-ste  orgueil  l'amiral  Baudin,  ceux  qui 
vous  diront  qu'il  y  a  eu  de  l'influence  anglaise  dans  la  libéralité  des 
conditions  accordées  au  Mexique.  Le  rôle  de  M.  Packenham  a  été  des 
plus  simples  :  M.  Packenham  s'est  appliqué  à  calmer  l'exaltation  des 
Mexicains;  jamais  il  nes'est  entremis  pour  obtenir  de  moi  la  moindre 
concession  en  leur  faveur  :  je  ne  le  lui  aurais  pas  permis.  » 

On  peut  croire  ici  l'amiral  sur  parole  :  Anglais,  Américains,  éprou- 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vèrent  à  plus  d'une  reprise  combien  il  était  facile  d'éveiller  sa  fierté 
chatouilleuse.  «  Quand,  plus  tard,  a  dit  en  excellent  style  le  lieu- 
tenant de  vaisseau  Maissin,  une  de  ces  espérances  du  corps  de  la 
marine  si  tristement  fauchées  avant  l'heure,  quand  plus  tard  on 
étudiera  avec  attention  ce  qui  s'est  passé,  quand  on  réfléchira  que 
l'amiral  français  n'avait  à  sa  disposition  que  quinze  ou  vingt  na- 
vires de  guerre,  la  plupart  au-dessous  du  rang  de  frégates,  et  trois 
compagnies  d'artilleurs  contre  un  pays  dont  la  surface  est  quatre  fois 
celle  de  la  France,  qui  a  9  millions  d'habitans  et  dont  la  capitale  est 
à  cent  lieues  de  la  mer,  alors  peut-être  on  conviendra  que  cette  ex- 
pédition a  été  conduite  avec  quelque  habileté,  pour  le  plus  grand 
honneur  et  le  plus  grand  avantage  de  la  France.  »  L'appréciation 
du  lieutenant  de  vaisseau  Maissin  sera  le  jugement  de  l'histoire,  — 
si  toutefois  l'histoire  se  souvient  dans  cent  ans  que  la  France  a  eu 
des  démêlés  avec  le  Mexique. 

Parti  de  Brest  le  l^""  septembre  1838,  l'amiral  Baudin  est  de  re- 
tour à  Brest  le  15  août  1839  :  «  Notre  affaire,  écrit  de  nouveau  son 
aide-de-camp,  c'est  le  Mexique;  c'est  l'expédition  navale  dont  nous 
étions  la  tête.  Qu'en  a-t-on  dit  et  qu'en  dit-on  encore?  Ce  qu'on  en 
dit  aujourd'hui  ?  Mais  rien  du  tout  I  Le  temps  en  est  passé  et  d'au- 
tres questions  plus  présentes  ont  englouti  celle-là.  L'Orient  est  en 
feu  ;  l'empire  ottoman  se  fend  en  deux  :  on  n'a  pas  le  temps  de  pen- 
ser à  la  question  mexicaine.  »  —  «  Ne  vous  fiez  pas  aux  princes 
des  hommes!  »  nous  enseigne  l'Ecclésiaste  :  fiez- vous  donc  à  la 
justice  et  à  la  clairvoyance  des  foules  !  Les  foules,  pour  admirer, 
ont  besoin  que  le  pavillon  ne  flotte  pas  seulement  sous  les  quais  ^ 
elles  exigent  qu'il  flotte  bel  et  bien  mr  les  murs  de  Lisbonne.  L'au- 
dace de  l'entreprise  les  touche  peu  ;  ce  qui  les  passionne,  c'est  le 
butcher.s  Mil  (la  carte  du  boucher).  Voilà  pourquoi  l'entrée  de  vive 
force  d'une  escadre  à  voiles  dans  le  Tage,  —  le  plus  beau  fait  d'armes 
de  la  marine  moderne,  je  n'hésite  pas  à  le  proclamer,  —  n'a  jamais 
été  prisée  en  France  à  sa  juste  valeur.  Je  ne  suis  pas  davantage 
certain  que  les  mérites  de  la  campagne  de  1838  au  Mexique,  gâtés 
aux  yeux  du  vulgaire  par  un  traité  qualifié  follement  de  traité  hâtif, 
aient  été,  dans  les  annales  du  jour,  placés  au  rang  qui  leur  con- 
vient. 

Pour  récompenser  le  vaillant  amiral,  le  gouvernement  du  roi 
n'avait  pas  heureusement  attendu  le  retour  de  la  Néréide  en  France. 
Le  grade  de  vice-amiral,  conféré  le  22  janvier  1839  au  comman- 
dant en  chef  de  l'expédition  du  Mexique,  répondit  à  la  première 
nouvelle  de  la  capitulation,  imposée,  le  27  novembre  1838,  au  châ- 
teau de  Saint-Jean-d'Ulloa.  Cinq  ans  et  demi,  merveilleusement 
bien  employés,  il  est  vrai,  ont  suffi  pour  faire  du  capitaine  de  fré- 


UNE    EXPÉDITION    d'oUTRE-MER    EN    1838.  7S9 

gâte  de  l'empire  le  commandant  probable  de  nos  flottes  en  cas  de 
guerre  européenne.  Bien  que  la  santé  ne  donne  pas  toujours  l'éner- 
gie et  que  j'aie  rencontré  dans  des  corps  chétifs  une  volonté  de 
fer,  je  me  réjouirai  cependant  quand  je  verrai  à  la  tête  de  nos  ar- 
mées des  hommes  en  possession  de  toute  leur  vigueur  physique  : 
le  vainqueur  de  Saint-Jean-d'Ulloa  n'aurait  craint,  en  1840,  ni  les 
fatigues,  ni  les  veilles.  Les  circonstances  manquèrent  à  sa  fortune  ; 
la  paix,  près  de  se  rompre,  se  raffermit  soudain  devant  la  menace 
d'une  coalition  formidable.  Nous  vîmes  se  dresser  à  la  fois  contre 
nous  la  Russie,  l'Autriche,  la  Prusse,  la  Turquie,  l'Angleterre.  Il 
fallut  bien  s'incliner:  la  dictature  morale  n'appartenait  plus,  comme 
au  temps  du  premier  empire,  à  la  France.  Le  vice-amiral  Baudin,  re- 
venu du  Mexique,  alla  dépenser  son  activité  dans  les  obscurs  soucis 
d'une  préfecture  maritime. 

En  1848,  le  25  février,  après  une  révolution  qui  semblait  faite 
contre  l'Angleterre  {)lus  encore  que  contre  la  monarchie,  ce  vain- 
queur, reposé  par  dix  ans  de  bureau,  prenait  le  commandement  des 
forces  navales  de  la  Méditerranée,  l'exerçait  dignement,  utilement, 
sauvait  par  l'énergique  fierté  de  son  attitude  la  discipline  gravement 
menacée,  sans  trouver  cependant,  du  25  lévrier  1848  au  14  juillet 
1849,  jour  où  son  pavillon  cessa  de  flotter  à  bord  de  VOcéan,  l'oc- 
casion de  laisser  une  nouvelle  page  à  l'histoire.  La  gloire  pour  les 
hommes  de  guerre  s'acquiert  en  une  heure;  des  siècles  de  ser- 
vices n'y  suffiraient  pas. 

Le  27  mai  1854,  l'empereur  Napoléon  III,  juste  appréciateur  de 
cette  vie  toute  d'honneur  et  de  dévoûment,  faisait  déposer  sur  le  lit 
de  douleur  de  l'héroïque  officier  le  bâton  d'amiral.  Charles  Baudin 
est  mort,  le  7  juin  1854,  investi  de  la  dignité  à  laquelle  les  plus 
grandes  renommées  aspirent;  il  est  resté  pour  moi  le  héros  de 
Saint-Jean-d'Ulloa  et  surtout  le  capitaine  du  Uenard:  c'est  à  ce 
titre  que  je  l'offre  en  modèle  à  nos  jeunes  officiers.  Bénis  d'avance 
soient  ceux  qui  sauront  lui  ressembler  I 


JURIEN    DE   LA    GrAVIÈRE. 


ESSAIS 


D'HISTOIRE    RELIGIEUSE 


L 

UN  DERNIER  MOT  SUR  LES  PERSÉCUTIONS. 


Il  faut  que  les  lecteurs  de  la  Bévue  me  permettent  de  revenir  sur 
une  question  à  laquelle  j'ai  déjà  touché  (1)  ;  elle  est  d'importance, 
et  il  n'y  en  a  guère,  dans  l'his-toire  des  premiers  temps  du  chris- 
tianisme, qui  ait  soulevé  plus  de  débats.  Si  je  demande  à  m'en  oc- 
cuper encore,  c'est  que  des  écrivains  de  mérite  l'ont  traitée  de 
nouveau  dans  ces  derniers  temps,  et  que,  grâce  à  leurs  travaux, 
beaucoup  de  points  obscurs  se  trouvent  définitivement  éclaircrs  (2). 

(i)  Les  Premières  Persécutions  de  l'église,  dans  la  Revue  du  15  avril  1876. 

(2)  Sans  parler  des  dissertations  que  M.  de  Rossi  et  M.  Le  Blant,  deux  maîtres  de 
l'archéologie  chrétienne,  ne  cessent  de  nous  donner,  M.  Aube  vient  de  publier  deux 
volumes  :  les  Chrétiens  dans  l'empire  romain,  de  la  fin  des  Antonins  à  la  fin  du 
111^  siècle,  1881;  l'Église  et  l'État  dans  la  seconde  moitié  du  III"  siècle,  1885,  qui, 
sous  des  titres  différens,  sont  la  suite  de  ceux  dans  lesquels  il  nous  racontait  les  pre- 
mières persécutions.  M.  Aube  y  fait  un  usage  judicieux  de  TertuUien,  de  saint 
Cyprien,  d'Origène,  et  ses  recherches  personnelles  parmi  les  Actes  manuscrits  que 
possède  la  Bibliothèque  nationale  lui  ont  fait  trouver  quelques  documens  nouveaux  et 
intéressans.  En  même  temps,  M.  AUard  commence  la  publication  d'une  Histoire  des 
persécutions  de  l'église,  dont  le  premier  mérite  est  de  tenir  grand  compte  des  rensei- 
gnemens  que  nous  devons  à  l'archéologie.  M.  Allard,  qui  a  popularisé  chez  nous  les 
travaux  de  M.  de  Rossi  dans  les  catacombes,  a  voulu  nous  montrer  tout  ce  qu'ils 
ajoutent  à  notre  connaissance  des  premiers  siècles  du  christianisme,  et  comment  ils 


ESSAIS    d'histoire    RELIGIEUSE.  791 

Dans  tous  les  cas,  les  ai^iimens  principaux  ayant  été  fournis  et 
développés  des  deux  côtés,  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  téméraire  ou 
prématuré  de  conclure. 

Nous  pouvons  le  faire  avec  d'autant  pkis  d'assurance  que  la  ques- 
tion n'est  pas  à  proprement  parler  une  question  religieuse.  Elle  le 
serait,  si  l'on  pouvait  affirmer  que  la  vérité  d'une  doctrine  se  me- 
sure à  la  fermeté  de  ses  défenseurs.  11  y  a  des  apologistes  du 
christianisme  qui  l'ont  prétendu;  ils  ont  voulu  tirer  delà  mort  des 
martyrs  la  preuve  irrécusable  que  les  opinions  pour  lesquelles  ils  se 
sacrifiaient  devaient  être  vraies  :  «  On  ne  se  fait  pas  tuer,  disent- 
ils,  pour  une  religion  fausse.  »  Mais  en  soi  oe  raisonnement  n'est 
pas  juste,  et  d'ailleurs  l'église  en  a  ruiné  la  force  en  traitant  ses 
ennemis  comme  on  avait  traité  ses  enfans.  EUe  a  fait  elle-même 
des  martyrs,  et  il  ne  lui  est  pas  possible  -de  réclamer  pour  les  siens 
ce  qu'elle  ne  voudrait  pas  accorder  aux  autres.  En  présence  de  la 
«ïort  courageuse  des  vaudois,  des  hussites,  des  protestans  qu'elle 
a  bi  ûlés  ou  pendus  sans  pouvoir  leur  arracher  aucun  désaveu  de 
leurs  croyaiaces,  il  faut  bien  qu'elle  renonce  à  soutenir  qu'on  ne 
meurt  que  pour  une  doctrine  vraie.  Dès  lors,  il  n'importe  guère  à 
la  vériïx'  du  christianisme  qu'il  ait  été  plus  ou  moins  persécuté  et 
que  le  nombre  de  ceux  qui  ont  versé  leur  sang  pour  lui  soit  plus 
ou  moins  considérable,  (k)  n'est  plus  qu'une  question  historique 
qu'on  doit  aborder  avec  le  même  calme  que  les  autres,  et  j'avoue, 
ponr  moi,  que  je  ne  puis  comprendre  les  liassions  qu'elle  a  jusqu'ici 
excitées. 

-C'est  dans  cet  esprit  que  je  vais  temter  de  la  traiter,  et  il  me 
semble  que,  lorsqu'on  n'y  apporte  piis  de  préveiition,  tout  y  devient 
simple  et  clair.  Comme  je  n'ai  d'autre  iiitention,  dans  les  pages  qui 
SiQivent,  que  de  résumer  ce  qu'ont  dit  des  écrivains  autorisés,  le 
lecteur  y  retrouvera  beaucoiip  d'opinions  qu'il  connaît;  mais  je  n'y 
cherche  pas  la  nouveauté  :  je  voudrais  seulement  mettre  en  lumière 
quelques  points  qui,  dans  cette  histoire,  telle  que  la  science  nous 
l'a  faite,  me  paraissent  incontestables. 

ï 

•On  a  longtemps  pris  à  la  lettre  ce  qwe  Sulpice  Sévèi*e  et  Paul 
Orose  nous  racontent  des  pers<'>cutions  de  l'église.  Personne  n'a 
douté,  pendant  tout  le  moyen  âge,  que,  depuis  Néron  jusi[u'à  Con- 
stantin, il  n'y  en  ait  eu  neuf  ou  dix  (suivant  que  l'on  compte  ou  que 

redressent  ot  complùtent  ce  que  nons  disent  les  historiens  de  ce  temps.  Dans  le  der- 
nier volume  de  son  ouvrage  sur  le  Christianisme  et  ses  origines,  M.  Havet  a  touchi';  à 
l'histoire  des  persécutions,  mais  sans  y  insister.  Taurai  Toccasion  do  parler  plus  loin 
des  Études  au  sujet  de  lu  persécution  dês  chrétiens  $ous  Néron,  -par  M.  Uochart. 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'on  omet  celle  de  Maximin,  qui  dura  peu),  et  qu'elles  n'aient 
fait  un  nombre  incalculable  de  victimes.  Tout  le  monde  alors 
admettait  sans  aucune  hésitation  la  réalité  des  Actes  qu'on  lisait 
dans  les  églises  pour  édifier  les  fidèles  ;  c'est  le  temps  où  s'épanouis- 
saient toutes  les  fleurs  de  la  légende  dorée.  Les  premières  années 
de  la  Renaissance,  qui  ébranlèrent  tant  de  superstitions,  ne  furent 
pas  trop  nuisibles  à  celle-là.  La  réforme  persécutée,  qui  cherchait 
des  forces  dans  l'exemple  des  anciens  martyrs,  dont  elle  pensait 
continuer  l'œuvre,  n'avait  aucun  intérêt  à  en  diminuer  le  nombre 
ou  à  battre  en  brèche  leur  histoire.  Scaliger,  qui  lisait  pieusement 
les  récits  du  Martyrologe,  disait  :  «  Il  n'y  a  rien  dont  je  sois  plus 
ému  ;  si  bien  qu'au  sortir  de  cette  lecture  je  me  sens  tout  hors  de 
moi.  »  Les  doutes  s'exprimèrent  pour  la  première  fois  d'une 
manière  scientifique  dans  la  dissertation  de  Dodwell,  publiée  en 
168Ù,  et  qui  est  intitulée  :  De  pauciiate  inartynim.  Le  moment 
était  heureux  pour  une  attaque  de  ce  genre  :  le  xvii®  siècle  linis- 
sait  ;  les  esprits  commençaient  à  s'émanciper,  et  déjà  pointait  l'in- 
crédulité du  siècle  nouveau.  La  dissertation  de  Dodwell  fut  lue 
avidement  et  fort  commentée.  En  vain  dom  Ruinait  essaya-t-il  d'y 
répondre  dans  la  préface  de  ses  Acta  sinrera;  il  ne  put  en  détruire 
l'effet.  Voltaire,  dès  qu'il  entre  dans  la  lutte,  crible  Ruinart  de  ses 
railleries,  et,  ce  qui  est  plus  cruel,  prend  dans  son  livre  môme  des 
argumens  pour  le  combattre.  Il  refait  à  sa  façon  le  récit  des  mar- 
tyres les  plus  fameux,  il  en  parodie  les  détails  les  plus  touchans, 
et  trouve  moyen  de  nous  égayer  de  ce  qui  faisait  pleurer  nos  pères. 
Toutes  les  fois  qu'il  touche  à  ce  sujet,  sa  verve  est  intarissable  ;  puis, 
après  qu'il  a  signalé  les  fraudes,  les  erreurs,  et  ce  qu'il  appelle 
«  les  sottises  dégoûtantes  »  dont  on  a  composé  l'histoire  des  pre- 
miers temps  de  la  religion  chrétienne,  il  termine  par  cette  conclu- 
sion ironique  :  «  Elle  est  divine  sans  doute,  puisque  dix-sept  siè- 
cles de  friponneries  et  d'imbécillités  n'ont  pu  la  détruire  !  » 

C'est  donc  la  dissertation  de  Dodwell  qui  a  été  le  point  de  départ 
des  doutes  au  sujet  du  nombre  des  martyrs  et  de  la  violence  des 
persécutions  ;  mais,  comme  il  était  naturel,  on  est  allé  depuis 
beaucoup  plus  loin.  Voici  à  peu  près  jusqu'où  les  plus  radicaux 
arrivent  en  ce  moment.  Les  dernières  persécutions  de  l'église,  à 
partir  de  celle  de  Dèce,  ont  laissé  des  traces  si  profondes  et  sont 
attestées  par  des  documens  si  certains  qu'il  n'est  pas  possible 
d'en  nier  l'existence.  On  est  bien  iorcé  de  les  admettre  et  l'on  se 
contente  d'affirmer  ou  de  laisser  entendre  qu'elles  ont  fait  beaucoup 
moins  de  victimes  que  les  écrivains  ecclésiastiques  ne  le  préten- 
dent. Mais  pour  celles  qui  ont  précédé,  on  est  plus  à  l'aise  ;  non 
seulement  on  en  diminue  beaucoup  les  effets,  mais  on  arrive  même 
à  les  supprimer.  Le  moyen  d'y  parvenir  est  fort  simple  :  il  s'agit 


ESSAIS   d'histoire   RELIGIEUSE.  793 

de  détruire  ou  d'affaiblir  l'autorité  des  textes  qui  nous  en  ont  con- 
servé le  souvenir.  TertuUien  rapporte  que  les  chrétiens  ont  été  très 
maltraités  sous  Septime  Sévère  ;  mais  est-il  possible  de  nous  fier 
tout  à  fait  à  son  témoignage  ;  et,  puisqu'il  a  échappé  aux  bourreaux, 
quoiqu'il  fût  plus  en  vue  que  personne  et  qu'on  eût  plus  d'intérêt 
à  le  frapper,  il  faut  bien  croire  que  la  répression  n'a  pas  été  au  ss 
violente  qu'il  le  dit  et  qu'il  était  assez  facile  de  s'y  soustraire.  Pour 
la  persécution  de  Marc  Aurèle,  nous  avons  un  document  de  la  plus 
grande  importance,  la  lettre  adressée  aux  églises  d'Asie  et  de 
Phrygie  qui  raconte  la  mort  des  martyrs  de  Lyon;  elle  semble  à 
M.  Renan  la  perle  de  la  littérature  chrétienne  du  ii''  siècle  et 
l'un  des  morceaux  les  plus  extraordinaires  qu'aucune  littérature  ait 
produits.  «  Jamais,  dit-il,  on  n'a  tracé  un  tableau  plus  frappant  du 
degré  d'enthousiasme  et  de  dévoûment  où  j)eut  arriver  la  nature 
humaine  :  c'est  l'idéal  du  martyre,  avec  aussi  peu  d'orgueil  que 
possible  de  la  part  du  martyr.  »  L'opinion  de  M.  Havet  est  bien 
différente;  il  n'y  trouve  «  que  de  belles  périphrases,  des  comparai- 
sons classiques,  des  mots  à  effet,  »  et,  «  comme  on  ne  volt  pas  ni 
à  qui  cette  lettre  est  adressée,  ni  à  quelle  occasion,  ni  par  quelle 
voie,  ni  qui  est-ce  qui  a  tenu  la  plume,  »  il  déclare  qu'elle  n'a 
ancun  caractère  historique.  La  persécution  de  Trajan  revit  pour 
nous  dans  la  fameuse  lettre  de  Pline  le  jeune  à  l'empereur  et  dans  la 
réponse  du  prince.  Mais  quoiqu'on  n'ait  jamais  pu  donner  une  raison 
décisive  qui  nous  force  à  rejeter  ces  deux  documens ,  on  ne  veut 
plus  les  tenir  pour  authentiques.  Celle  de  Néron  au  moins  semblait 
au-dessus  de  toute  attaque;  elle  était  établie  par  un  texte  célèbre 
des  Aniuilcs  de  Tacite  qu'on  ne  songeait  guère  à  suspecter.  Or, 
voici  qu'on  vient  de  nous  apprendre  (jue  ces  quelques  lignes  no 
sont  pas  de  Tacite  et  qu'elles  ont  été  subrepticement  introduites 
dans  son  ouvrage  par  un  chrétien  zélé  et  peu  scrupuleux  qui  voulait 
assurer  à  sa  religion  l'honneur  d'avoir  été  persécutée  par  le  plus 
méchant  empereur  de  Rome  (1). 

(1)  C'est  l'opinion  que  soutient  M.  Ilochart  dans  ses  Éludes  au  sujet  de  la  persécu- 
tion des  chrétiens  sous  Néron,  Le  livre  de  M.  Hochait  est  l'œuvre  d'un  esprit  sagace 
et  vigoureux;  il  représente  un  elTort  remarquable  de  travail.  Mais  tout  ce  travail  est 
perdu,  parce  qu'il  a  été  entrepris  avec  une  idée  préconçue.  M.  llocbard  n'a  pas  abordé 
l'étude  de  l'histoire  pour  se  convaincre;  il  avait  sa  conviction  faite  d'avance,  et  ello 
était  tellement  enracinée  que  rien  ne  pouvait  l'ébranler.  Sa  méthode  est  simple  et 
sûre  :  toutes  les  lois  qu'un  fait  le  gêne,  il  le  nie;  quand  un  texte  lui  est  contraire,  il 
déclare  qu'il  n'est  pas  authentique.  C'est  ainsi  qu'il  est  certain  de  trouver  dans  l'his- 
toire tout  ce  qu'il  y  cherche.  Par  malheur,  M.  Hochart  ne  connaît  pas  assez  le  latin 
pour  établir  si  un  passage  est  l'œuvre  d'un  moine  du  moyen  âge  ou  d'un  auteur  clas- 
sique. Il  est  trop  étranger  à  la  critique  des  textes  pour  décider  s'ils  sont  authentiques 
ou  apocryphes.  11  est  vraiment  pénible  de  voir  le  manque  de  méthode  et  le  parti-pris 
rendre  inutiles  tant  d'obstination  et  de  sincérité. 


Ti^/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Voilà  donc  toute  cette  vieille  histoire  à  bas  ;  si  nous  en  croyons 
quelques  personnes,  il  n'en  reste  plus  i-ien  debout.  Il  est  vrai  que, 
pour  la  détruire,  il  fiuit  entasser  des  suppositions  qui  ne  laissent 
pas  d'inquiéter  un  critique  raisonnable.  Ce  n'est  pas  assez  d'ad- 
mettre que  tous  les  écrivains  ecclésiastiques  se  soient  entendus 
pour  nous  tromper,  ce  qui  pourrait  à  la  rigueur  s'expliquer  par 
l'esprit  de  secte  qui  fait  commettre  tant  de  fautes  et  leur  trouve  si 
facilement  des  excuses;  il  faut  de  plus  supposer  qu'ils  sont  par- 
venus à  introduire  leurs  propres  mensonges  dans  le  texte  des 
historiens  profanes  et  qu'ils  ont  fait  ainsi  de  leurs  ennemis  leurs 
complices.  Mais  pour  affirmer  avec  tant  d'assurance  que  les  pères 
de  l'église  ont  menti,  que  les  ouvrages  de  Tacite,  de  Pline,  de 
Suétone  ont  été  scandaleusement  interpolés,  quel  argument 
invoque-t-on?  Un  seul,  qui  fait  le  fond  de  toute  la  polémique  :  on 
refuse  de  croire  les  faits  allégués  par  tous  les  auteurs  ecclé- 
siastiques ou  profanes  parce  qu'ils  ne  paraissent  pas  vraisemblables. 

Cet  argument,  quand  on  s'en  sert  avec  discrétion,  est  parfaite- 
ment légitime  :  il  est  sûr  qu'une  chose  impossible  ne  peut  pas  être 
arrivée.  C'est  Voltaire  qui  a  le  premier  largement  appliqué  à 
l'histoire  ce  critérium  de  venté,  et,  en  le  faisant,  il  nous  a  rendu 
un  grand  service.  Jusqu'à  lui  les  historiens  étaient  esclaves  des 
textes  :  on  n'osait  pas  s'insurger  contre  une  affirmation  d'Hérodote, 
de  Pline,  de  Tite  Live.  Ce  qu'on  n'aurait  jamais  cru,  si  un  contem- 
porain s'était  permis  de  l'attester,  ou  l'acceptait  sans  hésitation 
d'un  ancien  auteur.  11  semblait  vraiment  que  les  gens  de  ces  époques 
lointaines  n'étaient  pas  de  notre  chair  et  de  notre  sang,  et  qu'on 
ne  piit  pas  leur  appliquer  les  règles  qui  nous  guident  dans  la  vie 
ordinaire.  Voltaire  fit  cesser  cette  superstition,  comme  tant  d'au- 
tres. Il  déclara  que  les  historiens  de  l'antiquité  ne  doivent  pas 
avoir  de  privilège,  qu'il  faut  juger  leurs  récits  avec  notre  expé- 
rience et  notre  bon  sens,  qu'enfin  on  ne  doit  pas  leur  accorder  le 
droit  d'être  crus  sur  parole  quand  ils  racontent  des  faits  incroya- 
bles. 11  n'y  a  rien  de  plus  juste,  et  ce  sont  les  lois  mômes  de  la 
critique  historique. 

Malheureusement  ces  lois  sont  d'une  application  très  délicate,  et 
il  faut  avouer  qu'il  est  fort  aisé  d'en  faire  un  mauvais  usage.  JNous 
rejetons  l'incroyable,  à  merveille  !  mais  par  incroyable  qu'enten- 
dons-nous ?  C'est  ici  qu'on  cesse  de  s'accorder.  D'abord  ceux  qui 
apportent  à  l'étude  du  passé  des  opinions  toutes  faites  sont  tou- 
jours tentés  de  refuser  de  croire  aux  faits  qui  gênent  leurs  senti- 
mens  :  il  est  si  naturel  de  tenir  pour  déraisonnable  ce  qui  n'est 
pas  conforme  à  notre  manière  de  raisonner  !  Et  même  parmi  les 
personnes  sans  préjugé,  sans  parti-pris,  combien  y  en  a-t-il  qui  ne 
soient  pas  trop  pressées  de  conclure  d'elles-mêmes  aux  autres,  et  de 


ESSAIS    d'histoire    RELIGIEUSE.  795 

décider  que  les  gens  d'autrefois  n'ont  pas  pu  penser  ou  agir  comme 
on  nous  le  dit,  parce  que  ceux  d'aujourd'liui  penseraient  ou  agi- 
raient autrement.  C'est  là  peut-être  la  plus  grande  source  d'er- 
reurs. Chaque  siècle  a  ses  opinions  et  ses  habitudes,  ses  façons 
de  laire  ou  de  voir  qui  risquent  de  n'être  pas  comprises  du  siècle 
suivant.  Les  sentimens  même  qui  nous  semblent  les  plus  pro- 
fonds, les  atïections  les  plus  générales,  les  plus  naturelles,  sur  les- 
quelles repose  la  famille  et  la  société,  sont  susceptibles  de  changer 
d'aspect  d'une  époque  à  l'autre.  N'est-il  pas  tout  à  fait  singulier, 
ne  semble-t-il  pas  impossible  qu'au  temps  des  Césars  et  des  Anto- 
nins,  dans  cet  éclat  de  civilisation  et  d'humanité,  on  ait  trouvé 
tout  simple  qu'un  père  exposât  son  enfant  devant  sa  porte  et  l'y 
laissât  mourir  de  froid  et  de  faim,  quand  il  ne  lui  plaisait  pas  de 
l'élever  ?  Cet  usage  a  pourtant  duré  jusqu'à  Constantin  sans  qu'au- 
cune conscience  honnête  se  soit  soulevée  d'indignation,  et  Sénèque 
lui-même  n'en  paraît  pas  ^nné.  1!  en  est  de  même  de  certains 
faits  fort  étranges  qui  se  passaient  dans  les  toupies  de  l'Asie  et 
qu'Hérodote  nous  a  complaisamment  racontés.  Voltaire,  qui  leftjuge 
d'après  les  mœurs  de  son  siècle,  les  trouve  tout  à  fait  absurdes  et 
s'en  égaie  beaucoup  :  «  Vraiment,  dit-il,  il  ferait  beau  voir  nos 
princesses,  nos  duchesses,  madame  la  chancelière,  madame  la 
première  présidente,  et  toutes  les  dames  de  Paris  donner,  dans 
l'église  Notre-Dame,  leurs  faveurs  pour  un  écu  ;  »  et  il  en  prend 
occasion  de  maltraiter  cruellement  ce  pauvre  Larcher,  qui  se  per- 
mettait de  défendre  les  récits  d'Hérodote.  Us  sont  vrais  pourtant, 
quoique  fort  peu  vraisemblables,  et  il  n'y  a  persoîine  aujourd'hui 
qui  ne  dorme  raison  à  Larcher.  Voltaire  s'est  donc  quelquefois 
trompé,  et  nous  nous  tromperons  comme  lui  si  nous  nous  croyons 
le  droit  de  nous  prononcer  à  la  légère,  d'après  nos  soupçons  et  nos 
répugnances,  si  nous  regardons  comme  faux  tout  ce  qui  contrarie 
nos  idées,  tout  ce  qui  nous  arrache  à  nos  habitudes,  tout  ce  qui 
n'est  pas  conforme  à  nos  opinions.  Avant  de  récuser  le  témoignage 
d'un  historien  sérieux,  il  faut  nous  livrer  à  une  enquête  approfon- 
die, sortir  de  notre  temps,  nous  faire  les  contemporains  des  faits 
(fu'on  raconte,  et  voir  alors  s'il  est  vraiment  impossible  qu'ils  se 
soient  passés  comme  on  le  prétend. 

H. 

Appliquons  cette  règle  à  la  question  qui  nous  occu])e.  Quels  mo- 
tifs allègue-t-on  d'ordinaire  pour  établir  que  les  tableaux  qu'on 
nous  fait  des  persécutions  ne  sont  pas  vraisemblables?  —  D'abord 
on  insiste  sur  la  dureté  des  lois,  qui,  selon  les  apologistes,  furent 
promulguées   contre  les  chrétiens,  sur  la  cruauté  des  juges,  et 


796  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

principalement  sur  l'effroyable  rigueur  des  supplices.  On  se  de- 
mande s'il  est  croyable  que  des  princes  comme  Trajan  ou  Marc 
Aurèle  aient  commandé  ces  horreurs,  et  que  les  contemporains  de 
Sénèque  en  aient  souffert  le  spectacle  ;  et  l'on  conclut  qu'il  n'est 
pas  possible  que  ces  scènes  affreuses  se  soient  produites  dans  un 
temps  si  éclairé  et  si  humain.  Voilà,  en  deux  mois,  l'un  des  argu- 
mens  les  plus  souvent  invoqués  contre  le  récit  officiel  des  persé- 
cutions. 

Mais  ceux  qui  raisonnent  ainsi  me  paraissent  oublier  que  les 
deux  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne  sont  un  âge  complexe, 
où  les  contraires  se  mêlent  :  siècles  de  progrès  et  de  décadence, 
de  grandes  vertus  et  de  vices  énormes,  dont  on  peut  dire,  tour  à 
leur  et  sans  injustice,  beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal.  C'est 
pour  n'avoir  vu  qu'une  des  faces  du  tableau  qu'un  grand  nombre 
d'écrivains  ont  embrouillé  cette  question,  déjà  si  obscure,  des  ori- 
gines du  christianisme.  Ceux  qui  sont  plus  frappés  du  mal  que  du 
bien,  et  qui  ne  songent  qu'aux  exemples  épouvantables  de  débauche 
et  de  cruauté  donnés  par  les  empereurs  et  les  gens  qui  les  entou- 
raient croient  cette  société  irrémédiablement  corrompue,  et 
quand  ils  y  trouvent  par  hasard  quelques  personnages  vertueux, 
quand  ils  lisent,  dans  les  ouvrages  de  ses  grands  écrivains,  quel- 
ques vérités  élevées,  ils  ne  veulent  pas  croire  qu'elle  ait  pu  les 
tirer  d'elle-même,  et  sont  amenés  à  penser  qu'elle  les  doit  à  quel- 
que influence  chrétienne.  C'est,  par  exemple,  ce  qui  a  fait  imagi- 
ner la  fable  des  rapports  de  Sénèque  et  de  saint  Paul.  En  revan- 
che, ceux  qui  sont  convaincus  que  Sénèque  n'a  rien  emprunté  aux 
doctrines  du  christianisme,  ce  qui  est  la  vérité,  et  qui  regardent 
les  belles  pensées  qu'on  trouve  dans  ses  œuvres  comme  le  produit 
naturel  du  progrès  qu'avait  fait  la  raison  humaine  en  cinq  ou  six 
siècles  de  recherches  philosophiques,  arrivent  à  juger  toute  cette 
époque  par  ces  pensées  généreuses  et  ne  veulent  plus  la  croire 
capable  des  crimes  qu'on  lui  attribue.  Ils  se  révoltent  quand  on 
vient  leur  dire  que,  dans  un  siècle  si  poli,  si  lettré,  si  préoccupé 
de  sagesse,  si  épris  d'humanité,  où  les  philosophes  proclamaient 
«  que  l'homme  doit  être  sacré  pour  l'homme,  »  on  ait  pu  témoi- 
gner pour  la  vie  humaine  le  mépris  insolent  qu'atteste  l'histoire 
des  persécutions.  C'est  qu'ils  oublient  qu'à  côté  de  ces  enseigne- 
mens  philosophiques,  où  quelques  âmes  d'élite  pouvaient  prendre 
des  leçons  discrètes  de  justice  et  de  douceur,  il  y  avait  des  écoles 
publiques  de  cruauté,  où  toute  la  foule  allait  s'instruire.  Je  veux 
parler  de  ces  grandes  tueries  d'hommes  dont  on  donnait  l'exemple 
au  peuple  pendant  les  fêtes  publiques.  Il  s'y  accoutumait  à  voir 
couler  le  sang,  et  c'est  un  plaisir  dont  il  lui  est  très  difficile  de  se 
passer  quand  il  en  a  pris  l'habitude.  Non  seulement  il  l'exigeait 


ESSAIS   d'histoire  RELIGIEUSE.  797 

de  tous  ceux  qui  voulaient  lui  plaire,  empereurs  ou  candidats  à 
l'empire,  gouverneurs  de  provinces,  magistrats  des  grandes  et  des 
petites  villes,  mais  il  fallait  le  lui  rendre  de  plus  en  plus  piquant 
en  y  mêlant,  sans  cesse,  des  raffinemens  nouveaux.  De  là  tous  ces 
supplices  ingénieux  qu'on  ne  se  lassait  pas  d'inventer  pour  rani- 
mer l'attention  de  ce  public  de  dégoûtés.  Les  vieilles  et  nobles 
formes  du  théâtre  antique,  la  comédie,  la  tragédie,  paraissaient 
fades  si  elles  n'étaient  relevées  par  une  saveur  de  réalisme  brutal. 
Pour  rendre  quelque  intérêt  au  drame  d'Hercule  au  mont  OEta, 
il  fallait  qu'on  brûlât  à  la  fin  le  héros  sur  un  bûcher  véritable;  on 
ne  supportait  plus  le  mime  appelé  Laureolus,  dont  plusieurs  géné- 
rations s'étaient  amusées,  et  qui  représentait  les  démêlés  d'un 
coquin  avec  la  police,  qu'à  la  condition  que  le  principal  person- 
nage serait  réellement  mis  en  croix  et  qu'on  jouirait  de  son  agonie. 
C'étaient,  à  la  vérité,  ^des  condamnés  à  mort  qu'au  dernier  mo- 
ment on  substituait  aux  acteurs,  et  des  condamnés  qui  apparte- 
naient aux  dernières  classes  de  la  société.  Les  gens  de  cette  espèce 
ne  pouvaient  guère  compter  sur  la  pitié  des  Romains.  Rome,  en 
dépit  de  tous  les  changemens  de  régime,  est  toujours  restée  un 
pays  d'aristocratie.  La  loi  y  fait  une  grande  différence  entre  les  gens, 
bien  nés  et  les  misérables  {liumiliores  et  honesiiores),  et  ne  leur 
applique  pas  les  mêmes  peines.  Quand  on  punit  le  riche  d'une 
simple  relégation,  on  enferme  le  pauvre  dans  cet  enfer,  dont  on  ne 
sort  guère  vivant ,  qu'on  appelle  le  travail  des  mines  {metalla). 
Pour  les  crimes  plus  graves  et  qui  entraînent  la  mort,  l'un  est  dé- 
capité, l'autre  jeté  aux  bêtes  ou  brûlé  vif  dans  l'arène.  Ces  diffé- 
rences, dont  personne  ne  songe  à  s'étonner,  ont  fini  par  accréditer 
l'opinion  que  sur  les  pauvres  gens  tout  est  permis  ;  pour  eux,  la 
justice  est  toujours  sommaire  et  la  punition  terrible.  Mais  voici  le 
danger  :  l'habitude  étant  prise  de  les  expédier  sans  façon,  on  étend 
le  môme  procédé  à  des  personnages  de  plas  d'importance.  Tibère 
s'étant  aperçu,  après  la  mort  de  Séjan,  que  ses  prisons  étaient  trop 
remplies,  les  vida  d'un  coup  en  faisant  tuer  tous  ceux  qu'il  y  avait 
enfermés.  «  Ce  fut,  dit  Tacite,  un  immense  massacre.  Tous  les 
âges,  tous  les  sexes,  des  nobles,  des  inconnus  gisaient  épars  ou 
amoncelés.  Les  parens,  les  amis  ne  pouvaient  les  approcher,  ver- 
ser sur  eux  des  larmes,  ou  même  les  regarder  trop  longtemps.  Des 
soldats,  postés  à  l'entour,  suivaient  ces  restes  corrompus  pendant 
que  le  Tibre  les  emportait.  »  Voilà  une  scène  qui  nous  prépare  à 
comprendre  les  tueries  des  persécutions. 

Il  est  vrai  que  la  politique  seule  a  servi  de  prétexte  à  ces  exécu- 
tions, et  qu'on  croit  pouvoir  affirmer  qu'elles  n'eurent  jamais  pour 
cause  des  opinions  religieuses.  «  Chez  les  Romains,  dit  Voltaire,  on 
ne  persécutait  personne  pour  sa  manière  de  penser.  »  C'est  aller 


798  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

peut-être  un  peu  loin;  mais  il  faut  avouer -qu'au  moins  sous  l'em- 
pire Rome  a  été  très  tolérante  pour  tous  les  cultes  étrangers  et 
qu'elle  a  donné  une  large  hospitalité  à  tous  les  dieux  du  monde.  Cette 
tolérance  générale  est  un  des  principaux  argumens  qu'on  invoque 
contre  les  persécutions  chrétiennes.  Il  est  sûr  qu'au  premier  abord 
on   ne  comprend   pas  pourquoi  les  disciples   du  Christ  ont   été 
traités  autrement  que  l-es  adorateurs  de  Sérapis  ou  de  Mithra.  Nous 
ne  sommes  pas  les  premiers  à  nous  en  étonner;  les  chrétiens,  qui 
étaient  victimes  de  ces  rigueurs  inattendues,  en  ont  été  bien  plus 
surpris  que  nous.  Comme  ils  voyaient  toutes  les  religions  tolérées  et 
des  temples  s'-élever  à  tous  les  dieux  dans  les  villes  romaines,  ils 
s'indignaient  qu'on  fît  une  exception  pour  eux  seuls  :  c'est  un  sen- 
timent qu'on  retrouve  chez  tous  leurs  apologistes.  Origène  va  plus 
loin  :  cette  conduite  des  Romains  envere  la   religion  nouvelle  lui 
paraît  si   étrange,  si  peu  conforme  à  leurs  pratiques  ordinaires, 
qu'ïl  veut  y  voir  uoe  preuve  de  la  divinité  du  christianisme.  Après 
avoir  rappelé  -que  le  Christ  avait  dit  à  ses  apôtres  «  qu'ils  seraient 
conduits    devant  les  rois  et  les  magistrats  à  cause  de  lai,  pour 
rendre  témoignage  en  leur  présence,  »  il  ajoute  :«  Qui  n'admirerait  la 
précision  de  ces  paroles?   Aucun  exemple  puisé  dans  l'histoire  n'a 
pu  donner  à  Jésus-Christ  l'idée  d'une  pareille  prédiction  ;  avant  lui 
aucune  doctrine  n'avait  été  perséculée,  les  chrétiens  seuls,  ainsi 
que  l'a  prédit  Jésus,  ont  été  contraints  par  leurs  juges  à  renoncer  à 
leur  foi,  et  l'esclavage  ou  la  mort  ont  été  te  prix  de  leur  fidélité.  » 
Mais  non  ;  Origène  «e  tromî)e,  et  i'I  n'y  a  rien  là  de  miraculeux.  Un 
peu  de  réflexion  montre  vite  pourquoi  les  Romains  furent  ici  con- 
traires à  leurs  maximes,  et  quel  motif  les  rendit  sévères  au  christia- 
nisme, tandis  qu'ils  étaient  indulgens  pour  les  autres  cultes.   Ce 
motif,  on  l'a  souvent  donné,  et  il  me  suffit  de  le  rappeler  en  deux 
mots  :  les  autres  religions  étant  au  fond  polythéistes  pouvaient  s'ac- 
corder avec  celle  de  Rome  ;  Isis  et  Mithra  ne  répugnaient  pas  à 
s'entendre  avec  Jupiter  et  Minerve  ;  les  inscriptions  nous  montrent 
que  ces  divers  dieux,  quoique  fort  distincts  par  leur  origine  et  leur 
caractère,  s'aident  les  uns  les  autres  et  se  recommandent  mutuelle- 
ment à  la  piété  des  fidèles  ;  celui  des  chrétiens  n'est  pas  aussi  ac- 
commodant :  il  veut  toirt  pour  lui  et  n'admet  pas  de  partage.  Plus 
d'une  fois,  dans  leurs  aigres  disputes  avec  les  partisans  des  nou- 
velles croyances,  les  amis  de  Jupiter  très  bon   et  très  grand,  qui 
siégeait  au  €apitole  et  de  là  régnait  sur  l'univers  prosterné,  avaieœil; 
dû  entendre  les  chrétiens  murmurer  ces  mots  terribles,  qu'ils  em- 
pruntaient à  leurs  livres  saints  :  «  Les  dieux  des  nations  sont  des 
idoles;    qu'ils  soient  déracinés  de  la  terre!  »   Ces  menaces,  on  le 
comprend,  exaspéraient  les  païens  ;   on  ne  s'entendit  pas  avec  des 
gens  qui  ne  voulaient  s'entendre  avec  personne;  et,  comme  ils  re-> 


ESSAIS   d'histoire   RELIGIEUSE.  79d 

fusaient  opiniâtrement  d'entrer  dans  cette  fusion  qui  s'opérait  alors 
entre  tous  les  cultes,  ils  furent  mis  hors  de  la  tolérance  com- 
mune. 

Du  moment  qu'on  était  décidé  à  ne  pas  tolérer  les  chrétiens,  il 
ne  manquait  pas  de  moyens  de  les  atteindre  et  de  les  frapper. 
M.  Le  Blant  a  montré  dans  un  mémoire  important  qu'il  y  avait  un 
grand  nombre  de  lois  qu'on  pouvait  leur  appliquer  ;  d'abord  celle 
qui  défendait  d'introduire  des  cultes  étrangers.  Il  n'est  pas»  permis 
de  douter  qu'elle  fût  en  vigueur  sous  la  république  :  Cicéron  et 
Tite  Live  la  mentioiment  expressément  :  elle  existait  encore  au 
temps  de  l'empire,  et  Tertullien  parle  «  d'un  >ieux  décret  »  qui  ne 
permettait  pas  aux  Momains  d'accueillir  uoe  religion  nouvelle  sans 
une  autoiisaiion  formelle  dm  sénat.  Il  faut  a^ ouer  pourtant  qu€  le 
décret  n'était  guère  respecté,  il  n'a  })as  empêché  tous  les  dieuix  de 
l'OrieM  de  s'établir  dans  Konoe,  à  quelques  pas  de  iupiter  Gapito- 
lin,  sans  prendre  la  peine  d'en  demander  la  permission  à  {)efSonne. 
C'est  seulement  quand  leurs  adorateurs  devenaient  trop  remuans 
et  que  le  culte  nouveau  semblait  communiquer  aux  esprits  une 
excitation  dangereuse  qu'on  allait  chercher  l'ancienne  loi  dans  cet 
arsenal  de  sénatus-consultes  et  de  plébiscites  oubliés  où  elle  som- 
meillait avec  beaucoup  d'autres,  et  qu'on  s'en  servait  contre  les 
coupables  (1).  Voilà  comment,  sous  Tibère,  à  la  suite  é&  scandales 
éclatans,  on  exila  en  Sai-daigne  quatre  mille  aiffpaacbis  «  infectés 
des  superstitions  égyptiennes  et  judaïques.  »  On  ne  peut  pas  douter 
que  la  religion  ne  fût  le  prétexte  do  letir  exil,  puisque  Tacite  ajoute 
«  qu'il  fut  enjoint  aux  autres  de  quitter  l'Italie  si,  dans  un  temps 
fixé,  ils  n'avaient  abjuré  leur  culte  profane.  »  Iwidemment  on  les, 
frappa  en  vertu  du  «  vieux  décret  »  dont  parle  Tertullien,  ce  qui 
prouve  bien  qu'on  ne  l'avait  pas  abrogé. 

Telle  était  la  preinière  loi  sous  laquelle  tombaient  les  chrétiens  ; 
par  nuillioiir  pour  eux,  on  leur  en  appliqua  une  autre.  «  Nous 
sommes  [)(»iiivsiii\  Is.  (lit  Tertullien,  comme  sivcrilèges  et  coupables 
de  lése-majesté.  (l'est  le  plus  grand  crime  dont  on  nous  accuse,,  ou 
plutôt  c'est  le  seul.  »  La  loi  de  majesté,  comme  on  l'appelait,  faite, 
sous  la  république,  pour  punir  les  complots  contre  la  sûreté  de 
l'état,  avait  fini  par  atteindre  tout  ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  pou- 
vait compromettre  la  sécurité  du  prince  et  la  tranquillité  de  l'em- 
pire. On  sait  l'abus  qu'en  firent  les  délateurs  sous  Tibère  et  Néron; 
mais,  quelle  que  soit  l'extension  qu'ils  lui  aient  donnée,  il  n'est  pas 

(1)  Aussi  en  fit-on,  sous  Marc  Aurèle,  une  rédaction  nouvelle  et  plus  conforme  à  la 
réalité.  «  Tous  ceux,  disait-on,  qui  introduisent  des  religions  nouvelles  de  nature  à 
exciter  les  esprits  seront  punis,  les  riches  de  la  relègration,  les  pauvres  de  mort.  »  En 
réalité,  c'était  moins  l'introduction  d'un  culte  nouveau  qu'on  Toulait  prévenir  que  les 
désordres  qui  en  pouvaient  être  la  suite. 


800  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

aisé  de  comprendre  au  premier  abord  qu'on  ait  pu  la  tourner  contre 
les  chi'étiens  et  qu'on  soit  parvenu  à  transformer  en  conspirateurs 
redoutables  des  sectaires  inoflensifs,  qui  proclamaient  solennelle- 
ment  «  que  rien  ne  leur  était  plus  étranger  que  les  affaires  de 
l'état.  »  Cependant,  on  s'aperçoit,  quand  on  regarde  de  près,  qu'il 
y  avait  certaines  apparences  qui  ont  pu  tromper  sur  leurs  disposi- 
tions véritables  et  les  faire  soupçonner  d'être   des   ennemis  des 
césars.  —  C'est  encore  ici  un  sujet  fort  connu,  et  je  n'ai  qu'à  résu- 
mer en  quelques  mots  ce  qui  a  été  dit  bien  souvent.  —  Les  jours 
de  fête,  on  était  surpris  de  voir  qu'ils  ne  décoraient  pas,  comme 
tout  le  monde,  leurs  portes  de  fleurs,  et  qu'ils  n'y  allumaient  pas 
des  lumières  le  soir  ;  c'est  qu'ils  ne  voulaient  pas  paraître  honorer 
la  déesse  Limentina,  qui,  selon  les  païens,  présidait  au  seuil  des 
maisons.   Ils  refusaient  aussi  de  prendre  part  aux  repas  publics, 
craignant  qu'on  y  servît  des  viandes  consacrées  aux  dieux.  Surtout 
ils  s'abstenaient  d'assister  aux  jeux  de  l'amphithéâtre  ou  du  cirque, 
qui  s'ouvraient  par  des  cérémonies  religieuses.  Sérieux  et  graves, 
quand  la  foule  était  bruyante  et  joyeuse,  fuyant  les  temples  où  l'on 
allait  remercier  les  dieux  des  prospérités  de  l'empire,  s' enfermant 
chez  eux  au  lieu  de  célébrer,  avec  tout  le  monde,  les  victoires  du 
prince,  ils  avaient  vraiment  l'air  de  s'allliger  de  la  félicité  publique. 
On  ne  doutait  pas,  à  leur  aspect,  qu'ils  ne  fussent  des  mécontens  ; 
et,  comme  les  mécontens  deviennent  facilement  des  rebelles,  on 
leur  appliqua  sans  scrupule  la  loi  qui  protégeait  la  sûreté  générale. 
D'ailleurs  cette  loi  prononçait  des  peines  sévères  contre  les  sociétés 
secrètes.  11  n'y  avait  rien  dont  l'autorité  se  méfiât  davantage  et  qui 
parût  plus  nuisible  à  la  paix  de  l'empire.  Or  les  chrétiens  formaient 
une  association  qui  pouvait  sembler  plus  redoutable  que  les  autres. 
Les  membres  qui  la  composaient,  étroitement  unis  entre  eux,  se 
donnaient  le  nom  de  frères  ;  ils  possédaient  une  caisse  commune 
qui,  de  bonne  heure,  fut  très  riche;  ils  se  réunissaient  la  nuit,  ce 
qui  semblait  être  une  circonstance  aggravante  ;  ils  se  propageaient 
vite,  et  attiraient  surtout  à  eux  les  classes  inférieures  des  grandes 
villes,  tourbe  incommode  et  agitée,  dont  se  défiait  la  bourgeoisie, 
et  que  les  magistrats  menaient  rudement  pour  lui  apprendre  à 
rester  tranquille.  Voilà  sans  doute  ce  qui  fit  croire  qu'ils  pouvaient 
être  nuisibles  à  la  sécurité  de  l'empire  et  comment  on  en  vint  à  leur 
appliquer  la  loi  de  majesté. 

IIL 

Ce  fut  un  grand  malheur  pour  les  chrétiens  de  tomber  sous  cette 
loi  redoutable.  Si  on  ne  les  avait  poursuivis  que  pour  avoir  prati- 
qué un  culte  étranger,  il  est  probable  qu'on  se  serait  contenté  de 


ESSAIS    d'histoire   RELIGIEUSE.  801 

les  exiler,  comme  fit  Tibère  pour  les  Égyptiens  et  les  Juifs.  Accu- 
sés de  lèse-majesté,  ils  étaient  exposés  à  des  peines  bien  plus  sé- 
vères. Il  n'y  avait  pas  de  crime  qui  fût  recherché  avec  plus  de 
soin  et  plus  impitoyablement  puni.  Pour  être  sur  de  découvrir  les 
coupables,  on  commençait  par  supprimer  les  garanties  qui  proté- 
geaient la  vie  des  citoyens.  On  accueillait  les  dénonciations  de  tout 
le  monde,  sans  s'occuper  de  savoir  si  les  dénonciateurs  n'étaient 
pas  eux-mêmes  des  criminels  et  si  l'on  pouvait  les  croire  sur  pa- 
role. Les  esclaves  étaient  interrogés  contre  leurs  maîtres,  ce  qui 
d'ordinaire  était  défendu,  et  mis  à  la  torture  quand  ils  refusaient  de 
parler  (1).  On  ne  se  faisait  pas  scrupule,  au  besoin,  d'infliger  aux 
hommes  libres,  aux  gens  de  condition,  le  même  traitement  qu'aux 
esclaves,  et  de  les  torturer  comme  eux  :  quiun  de  co  quœritur^ 
nuUa  dignitas  a  tornientis  excipitur.  Puis,  quand  le  crime  parais- 
sait suffisamment  prouvé,  on  prononçait  la  peine,  qui  était  toujours 
très  rigoureuse.  «  Autrefois  (2),  dit  le  jurisconsulte  Paul,  on  inter- 
disait pour  jamais  au  condamné  le  feu  et  l'eau  ;  maintenant  ceux 
d'un  rang  inférieur  sont  livrés  aux  bêtes  ou  brûlés  vifs,  les  autres 
ont  la  tête  tranchée.  »  Ainsi  s'explique  la  cruauté  des  su{)plices 
qu'on  employa  contre  les  chrétiens  ;  ils  ne  paraissent  plus  sur- 
prenans  quand  on  songe  qu'ils  étaient  accusés  de  lèse-majesté. 
Plus  tard,  la  loi  s'adoucit  un  peu  contre  les  coupables  ordinaires; 
sous  les  Antonins,  les  crimes  politiques  ne  furent  plus  aussi  dure- 
ment punis,  mais  les  chrétiens  ne  profitèrent  pas  de  cette  clémence. 
La  lutte  était  alors  engagée  entre  eux  et  le  pouvoir,  et  leur  obsti- 
nation paraissait  indigne  de  miséricorde.  Il  arriva  donc  que  la  loi 
de  majesté  ne  conserva  plus  ses  rigueurs  que  pour  ceux  qu'elle 
n'aurait  pas  dû  atteindre.  Cette  injustice  indignait  Tertullien  : 
«  Nous  sommes  brûlés  vivans  pour  notre  Dieu,  disait-il  :  c'est  un 
supplice  que  vous  n'infligez  plus  aux  sacrilèges,  aux  véritables 
conspirateurs,  à  tous  ces  ennemis  de  l'état  qu'on  poursuit  au  nom 
de  la  loi  de  majesté.  » 

Il  n'y  a  donc,  je  le  répète,  aucune  raison  de  s'étonner  de  la 
rigueur  des  supplices  dont  furent  punis  les  chrétiens  dans  les  pre- 
mières persécutions  :  c'était  la  loi  ;  on  la  leur  appliqua  plus  rigou- 
reusement qu'aux  autres,  ce  qui  leur  semblait  avec  raison  très 
cruel,  mais  elle  ne  fut  pas  faite  pour  eux.  Il  n'en  est  pas  tout  à  fait 
de  même  de  la  marche  qu'on  suivait  d'ordinaire  dans  les  procès  qui 

(1)  C'est  ce  qui  arriva  dans  l'affaire  des  martyrs  de  Lyon.  Leurs  esclaves,  qui  étaient 
jialens,  furent  mis  à  la  torture,  et  les  accusèrent  de  crimes  monstrueux  :  ce  qui  nous 
prouve  que  c'était  bien  au  nom  de  la  loi  de  majesté  qu'on  poursuivait  les  chré- 
tiens. 

(2)  Sous  la  république. 

TOUB  LXXIII.  —  1886.  51 


802'  REVUE   DES    DEUX    MONDES» 

leur  étaient  intentés  :  ici,  tout  paraît  d'abord  assez  surprenant  et 
l'on  comprend  bien  que  des  doutes  se  soient  élevés  au  sujet  de 
procédures  qui  semblent  peu  régulières  et  ne  répondent  pas  à 
l'idée  que  nous  nous  faisons  d'un  peuple  ami  de  la  justice.  Il  faut 
voir  pourtant  si  c'est  une  raison  sulJisante  pour  refuser  entièrement 
de  croire  aux  Actes  des  martyrs,  et  s'il  n'y  a  pas  quelque  moyen 
de  tout  expliquer. 

Un  des  plus  anciens  exemples  que  nous  ayons  de  ces  procédures 
singulières  se  trouve  dans  la  seconde  apologie  de  saint  Justin.  Il 
,  nous  raconte  qu'une  femme,  qui  avait  longtemps  mal  vécu, 
s'étant  convertie  au  christianisme,  essaya  de  ramener  son  mari  à 
une  conduite  plus  honnête^  mais  que,  comme  elle  le  vit  plus  que 
jamais  engagé  dans  ses  désordres,  et  qu'il  voulait  même  la  forcer 
à  les  partager,  elle  résolut  de  demander  le  divorce.  Le  mari,  pour 
se  venger,  l'accusa  devant  les  tribunaux  d'être  chrétienne,  mais 
la  femme  obtint  qu'elle  ne  serait  jugée  de  ce  crime  qu'après  que 
l'affaire  du  divorce  serait  terminée.  Furieux  de  voir  sa  vengeance 
retardée,  le  mari  s'en  prit  à  un  certain  Ptolémée,  qu'il  accusait 
d'avoir  converti  sa  femme.  «  11  s'adressa  à  un  ceniuirion  et  l'enga- 
gea à  se  saisir  de  Ptolémée  et  à  lui  demander  seulement  s'il  était 
chrétien.  Ptolémée,  qui  aimait  la  vérité,  et  ne  voulait  ni  tromper, 
ni  mentir,  ayant  avoué  qu'il  l'était,  le  centurion  le  fit  remettre 
aux  fers  et  longtemps  il  le  tourmenta  dans  son  cachot.  A  la  fin, 
quand  il  fut  amené  devant  (le  juge)  Urbinus,  on  lui  fit  seulement 
la  même  question  encore  s'il  était  chrétien;  et  derechef  ayant  con- 
science de  ce  qui  était  son  bien  par  l'enseignement  de  Christ,  il 
confessa  la  divine  morale  qu'il  avait  apprise.  Urbinus  ayant  donné 
l'ordre  de  l'exécuter,  un  certain  Lucien,  qui  était  lui-même  chré- 
tien, voyant  un  jugementi  si  déraisonnable,  s'adressa  à  Urbinus  et 
lui  dit  :  Qu'est  cela?  Voilà  un  homme  qui  n'est  ni  adultère,  ni  cor- 
rupteur, ni  meurtrier,  ni  voleur,  ni  brigand,  ni  convaincu  d'aucun 
crime,  mais  qui  confesse  seulement  qu'il  s'appelle  du  nom  de  chré- 
tien, et  tu  le  fais  exécuter?  Ce  n'est  pas  là  un  jugement  tel  que  tu 
le  dois  à  notre  empereur  pieux,  à  César  le  philosophe,  ni  au  saint 
sénat,  Urbinus.  Et  l'autre,  sans  répondre,  dit  seulement  à  Lucius  : 
T(i  m'as  l'air  d'être  aussi  de  la  même  espèce.  Et  Lucius  ayant  dit  : 
Précisément,  il  ordonna  de  l'exécuter  aussi.  Lucius  déclara  qu'il 
le  remerciait,  sachant  bien  qu'il  échappait  à  des  maîtres  odieux 
pour  aller  au  Père  suprême  et  au  roi  du  ciel.  Et  un  troisième 
étant  survenu,  fut  aussi  condamné  à  la  même  peine  (1).  »  Quelque 
étrange  et  expéditivé  que  nous  semble  cette  façon  d'agir,  les  faits 
ont  bien  dû  se  passer  comme  Justin  les  rapporte.  Il  écrivait  une 

(1)  Je  cite  ce  passage  dans  la  traduction  qu'en  a  donnée  M.  Havet. 


ESSAIS    d'hISTOIBE    RELIGIEUSE.  803 

apologie  qui  devait  être  lue  du  sénat  et  du  prince;  il  ne  pouvait 
pas  leur  présenter  un  tableau  inexact  de  la  procédure  qu'on  sui- 
vait envers  les  chrétiens;  il  aurait  été  trop  facilement  convainc4i  de 
mensonge.  Ou  bieo  l'ouvrage  n'est  pas  authentique,  ce  que  per- 
sonn^e  encore  n'a  osé  prétendi-e,  ou  il  faut  admettre  que,  dans  les 
procès  de  ce  genre,  le  juge  ne  posait  jamais  qu'une  question  au 
prévenu.  Il  lui  demandait  s'il  était  chrétien,  et,  sur  sa  réponse  affir- 
mative, il  le  condamnait  sans  hésiter.  C'est  ce  que  conlirment  les 
Acies  des  martyrs  auxquels  on  peut  avoir  conliance,  et  plus  encore 
les  plaintes  passionnées  des  apologistes.  Tous  i^é^ètent,  comme  le 
Lucius  de  saint  Justin,  qu'avant  de  prononcer  la  sentence,  il  fau- 
drait savoir  quel  crime  l'accusé  a  pu  commettre,  s'il  est  voleur, 
brigand  ou  meurtrier  ;  mais  non,  on  se  contente  de  demauder  s'il 
est  chrétien.  C'est  donc  un  nom  qu'on  poursuit,  c'est  pour  un  mot 
qu'on  fait  mourir  un  homme!  Je  ne  vois  que  deux  laçons  d'expli- 
quei'  celte  étrange  manière  de  procéder.  Ou  bien  il  faut  <:roire  qu'il 
s'était  établi  dès  le  premier  jour  un  préjugé  qui  faisait  admettre 
comme  démontré  que  les  chrétiens  étaient  de  grands  criminels, 
en  sorte  qu'on  pouvait  saisir  tous  ceux  qui  confessaient  l'être  : 
4ûrrcpii  primum  cjui  faiebantiir  ;  et  comme  ce  précédent  parut 
dans  la  suite  suilisant  pour  justiiier  toutes  les  rigueurs,  on  continua 
de  les  punir,  sur  leur  nom  seul,  parce  qu'on  les  avait  punis 
une  fois,  sans  se  demander  davantage  de  quel  crime  ils  étaient 
«cciTsés.  C'est  ropimion  à  laquelle  incline  M.  Uenan.  J'avoue  qu'elle 
me  semble  soulever  de  graves  objections.  11  me  parait  diflicile  qu'un 
peuple  qui  respectait  les  formes  de  la  justice  se  soit  laissé  dominer 
à  ce  point  par  une  prévention  populaire.  Souvenons-nous  qu'il  ne 
s'agissait  pas  ici  d'exécutions  sommaires,  mais  de  jugemens  moti- 
vés. C'étaient  les  magistrats  qui  condamnaient  les  chrétiens,  et  ils 
devaient  le  faire  dans  les  fomies  ordhiaires.  Or  un  juge  applique 
toujours  une  loi  ;  il  a  besoin  d'invoquer  une  décision  du  pouvoir 
souverain  qui  sert  de  raison  ou  de  prétexte  à  la  sentence.  Je  suis 
donc  t«îté  de  croire  qu'à  un  moment  qtie  nous  ignorons,  sous 
une  forme  qui  ne  nous  est  pas  connue,  il  a  dû  paraître  un  décret,  un 
rescrit,  un  acte  quelconque  du  prince,  qui  déclarait  d'une  manière 
générale  que  les  chrétiens  étaient  coupables  de  quelque  crime  et 
qu'ils  tombaient  sous  la  loi.  Les  apologistes  ne  veulent  pas  tenir 
compte  de  ce  décret  qui  leur  est  contraire;  les  juges  ne  sentent 
pas  le  besoin  de  le  rappeler,  peut-être  parce  qu'ils  le  trouvent  suffi- 
samment connu.  Quand  ils  disent  à  l'accusé  :  «  Êtes-vous  chrétien  ?  »  ils 
sous-entendent  :  «  Si  vous  l'êtes,  il  est  juste  de  vous  appliquer  la 
loi  qui  proclame  que  tout  chrétien  est  un  criminel  ou  un  i-ebelle, 
et  vous  méritez  la  mort.  »  Comme  il  leur  semble  que  l'aveu  d'un 
de  ces  crimes  entraîne  la  recoiuiaissance  de  l'autre,  ils  se  con- 


804  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

tentent  de  mentionner  le  premier.  C'est  une  façon  de  simplifier  la 
procédure. 

On  ne  doit  pas  s'étonner  que  cette  loi,  une  fois  promulguée, 
n'ait  plus  été  abolie  ;  les  Romains  étaient  conservateurs  de  nature, 
et  il  leur  répugnait  de  rien  changer  aux  institutions  du  passé.  Ce 
n'est  pas  sans  raison  que  Tertullien  les  sollicite  de  porter  la  cognée 
dans  leur  forêt  épaisse  de  règlemens  et  de  décrets,  et  d'y  faire 
pénétrer  un  peu  de  jour;  mais  ils  ne  s'y  résignaient  pas  volontiers; 
on  comprend  donc  qu'ils  aient  laissé  subsister  la  loi  contre  les 
chrétiens  avec  toutes  les  autres.  Seulement,  comme  on  ne  l'ap- 
pliquait pas  toujours,  qu'elle  était  peut-être  obscure  dans  son 
texte,  ou  par  quelque  autre  motif  que  nous  ignorons,  nous  voyons 
des  doutes  et  des  scrupules  naître  parfois  dans  l'esprit  de  ceux 
qui  étaient  chargés  de  l'exécuter.  Pline,  quand  il  fut  gouverneur 
de  la  Bithynie,  éprouva  le  besoin  de  demander  à  ce  sujet  des 
instructions  plus  précises  à  l'empereur;  il  le  pria  de  lui  faire 
savoir  comment  il  devait  se  conduire  à  l'égard  des  chrétiens. 
Trajan  répondit  :  ((  11  ne  faut  pas  faire  de  recherches  contre  eux  ; 
mais,  s'ils  sont  accusés  et  convaincus,  il  faut  les  punir:  conqui- 
rendi  non  sunt^  si  deferantur  et  arguantur,  puniendi  sunt.  La 
justice  avait  donc  alors  deux  moyens  d'atteindre  les  coupables  : 
ou  bien  le  magistrat  les  poursuivait  d'office,  ou  les  particuliers  se 
chargeaient  de  les  déférer  aux  tribunaux.  En  ordonnant  aux  magis- 
trats de  s'abstenir  de  toute  recherche,  l'empereur  supprime  la 
moitié  du  danger  que  les  chrétiens  peuvent  courir,  l'état  ne  prendra 
plus  désormais  l'initiative  de  les  poursuivre  ;  mais  ils  restent  expo- 
sés aux  vengeances  et  aux  rancunes  particulières;  et  s'il  arrive, 
comme  dans  l'affaire  de  Ptolémée,  que  quelqu'un  les  traduise  en 
justice  [si  deferantur)  s'il  prouve  qu'ils  sont  bien  chrétiens  [et  ar- 
guantur),  l'affaire  doit  suivre  son  cours  et  être  jugée  selon  les  lois. 
Quelque  dure  que  paraisse  en  somme  la  décision  de  Trajan,  et 
quoiqu'elle  laisse  les  chrétiens  exposés  à  de  grands  périls,  je  crois 
qu'ils  avaient  raison  de  prétendre  qu'elle  rendait  leur  situation  un 
peu  moins  mauvaise  (1). 

(1)  La  lettre  de  Trajan  a  été,  on  le  comprend,  interprétée  de  diverses  façons.  Over- 
beck,  dans  ses  Studien  zur  Gescliichte  der  alten  Kirche,  prétend  que  la  tradition  chré- 
tienne s'est  grossièrement  trompée  et  qu'elle  a  regardé  comme  ayant  arrêté  la  per- 
sécution un  acte  qui  l'a  précisément  commencée.  Comme  il  ne  croit  pas  qu'il  y  ait  eu 
aucune  poursuite  régulière  contre  les  chrétiens  avant  Trajan,  il  pense  que  ce  prince 
fixa  définitivement  la  procédure  qu'il  fallait  suivre  k  leur  égard,  en  sorte  que  sa  lettre 
fut  le  principe  et  la  règle  de  toutes  les  persécutions  qui  ont,  suivi.  M.  Edouard  Cuq, 
dans  son  mémoire  sur  le  Conseil  des  empereurs  d'Auguste  à  Dioclétien,  montre  au 
contraire  que  Trajan  n'entend  pas  poser  de  règle  invariable,  fonder  un  principe  de  ju- 
risprudence; il  se  réserve  de  statuer  selon  les  circonstances,  et  il  engage  Pline  à  faire 
comme  îiii.  «Il  ne  veut  pas  déclarer  que  le  nom  de  chrétien  constitue  un  délit,  ce 


ESSAIS    d'histoire    RELIGIEUSE.  805 

Pendant  le  procès,  il  se  produit  bien  d'autres  irrégularités,  que  les 
apologistes  ont  grand  soin  de  signaler  ;  Tertullien  surtout,  en  sa  qua- 
lité de  jurisconsulte,  les  relève  avec  aigreur.  Peut-être  nous  sur- 
prennent-elles moins  que  lui  et  arrivons-nous  assez  aisément  à  les 
comprendre.  Ordinairement  on  n'interroge  un  accusé  que  pour 
obtenir  qu'il  avoue  son  crime.  11  semble  donc  qu'ici,  quand  le  mal- 
heureux avait  répondu  qu'il  était  chrétien,  il  ne  restait  plus  qu'à 
prononcer  la  sentence  ;  c'est  bien  ce  qui  se  faisait  lorsqu'on  avait  à 
juger  un  de  ces  hommes  dont  la  fermeté  était  connue  et  qu'on 
n'espérait  pas  ébranler  (1).  Mais  le  plus  souvent,  après  l'aveu  de 
l'accusé,  l'interrogatoire  continuait.  C'est  qu'en  général  les  juges 
ne  tenaient  pas  à  trouver  des  coupables;  s'ils  étaient  éclairés,  humains, 
étrangers  à  tout  fanatisme  religieux,  il  leur  répugnait  de  livrer  aux 
bêtes  ou  de  faire  brûler  vifs  des  gens  qu'ils  regardaient  seulement 
comme  des  entêtés  ou  des  fous.  Ln  jour  que  les  chrétiens  se  présen- 
taient en  foule  devant  le  tribunal  du  sage  gouverneur  de  l'Asie,  Arrius 
Antoninus,  pour  y  confesser  leur  foi  :  «  Misérables,  leur  dit-il,  n'avez- 
vous  donc  pas  chez  vous  des  cordes  pour  vous  pendre  ou  des  fenêtres 
pour  vous  jeter?  »  Malheureusement  la  loi  était  formelle  ;  on  ne 
pouvait  les  sauver  que  s'ils  revenaient  sur  leur  aveu.  Le  juge  les 
engageait  donc  avec  insistance  à  se  rétracter,  et  quand  il  y  parvenait, 
il  en  éprouvait  une  joie  très  vive  ;  il  se  faisait  un  point  d'honneur 
de  réussir.  «  J'ai  vu,  dit  Tertullien,  un  gouverneur  de  Bithynie 
aussi  triomphant  que  s'il  avait  battu  une  nation  barbare,  parce  qu'un 
chrétien,  après  deux  ans  de  lutte  courageuse,  avait  fini  par  céder.  » 
Quand  la  persuasion  est  impuissante,  le  juge  a  recours  à  la  violence  : 
et  si  rien  ne  réussit,  il  emploie  la  torture.  Tertullien  n'a  pas  de 
peine  à  montrer  l'iniquité  de  ce  procédé.  La  torture ,  d'après  la 
législation  romaine,  devait  être  un  moyen  d'information  ;  on  en 
faisait  un  instrument  de  mensonge.  Au  lieu  de  l'appliquer  à  ceux 
qui  mentaient  pour  les  forcer  à  dire  la  vérité,  on  s'en  servait  contre 
ceux  qui  disaient  la  vérité  pour  les  obliger  à  mentir.  C'est  le  ren- 
versement de  la  justice.  Mais  le  juge  ne  s'en  aperçoit  guère;  la  con- 
science qu'il  a  de  ses  bonnes  intentions  le  rassure;  il  se  rend  té- 
moignage des  eflbrts  qu'il  fait  pour  sauver  le  coupable,  et  s'ap- 

qui  autoriserait  les  magistrats  à  poursuivre  d'office,  il  permet  seulement  de  punir 
ceux  qui  seront  dénoncés  régulièrement  des  flaoitia  inhœrentia  noinini,  de  scelus  ali- 
(jitod.n  C'est  ce  qu'il  ne  m'est  pas  possible  de  croire.  Si  les  chrétiens  étaient  réguliè- 
rement accusés  d'un  crime,  il  me  semble  qu'on  ne  pourrait  les  relâcher  qu'après 
qu'ils  auraient  établi  qu'ils  en  sont  innocens;  or  Trajan  dit  formellement  qu'il 
suffit,  pour  qu'on  ne  les  poursuive  pas,  qu'ils  affirment  qu'ils  ne  sont  pas  chrétiens  ou 
qu'ils  ont  cessé  de  l'être,  et  qu'ils  le  prouvent  en  sacrifiant  aux  dieu\.  D'où  la  conclu- 
sion qu'on  ne  les  avait  accusés  que  d'être  chrétiens. 

(1)  Voyez,  par  exemple,  le  procès  de  saint  Cyprien,  dont  nous  avons  conservé  les 
pièces. 


806  =  REVUE  DES  DEUX  MONDES- 

plaudit  peut-être  de  son  humanité,  au  moment  même  où  il  le  torture. 
Plus  il  le  voit  obstiné  dans  une  résistance  dont  il  ne  peut  pas  com- 
prendre les  motifs  (1),  plus  il  devient  impatient  et  irritable.  Il  entre 
enfin  dans  une  de  ces  fureurs  dont  les  modérés  sont  capables  quand 
on  les  pousse  à  bout,  et,  comme  la  loi  le  laisse  libre  dans  l'applica- 
tion de  la  peine,  qu'il  peut  la  rendre  à  son  gré  plus  dure  ou  plus 
douce,  il  est  naturel  qu'il  en  profite  pour  condamner  le  chrétien 
récalcitrant  aux  supplices  les  plus  rigoureux. 

Il  y  avait  donc  d'abord,  entre  Taccusé  et  le  juge,  une  sorte  de 
combat  singulier,  où  le  juge  mettait  son  amour-propre  à  n'être  pas 
vaincu,  et  qui  tournait  toujours  au  préjudice  de  l'accusé.  La  sentence 
prononcée,  une  lutte  du  même  genre  commence  entre  le  condamné 
et  le  bouireau.  A  sa  façon,  le  bourreau  est  un  artiste,  c'est  le  nom 
que  lui  donne  Prudence.  Il  tient  à  sa  réputation;  d'autant  plus  qu'à 
Rome  l'exécution  d'un  criminel  est  un  spectacle  et  qu'elle  a  lieu 
quelquefois  dans  les  jeux  publics.  Devenu  l'un  des  acteurs  de  ces 
grandes  solennités,  le  bourreau  a  le  sentiment  de  son  importance  ; 
il  soigne  sa  renonimée.  Gomme  il  met  son  orgueil  à  faire  peur  et 
que  rien  ne  l'humilie  plus  que  de  paraître  impuissant,  la  fermeté 
de  ses  victimes  lui  semble  un  outrage,  et  l'on  comprend  qu'il  ait 
recours  à  toutes  les  ressources  de  son  art  pour  en  triompher. 

C'est  ainsi  que  ces  amours-propres  irrités  conspirèrent  ensemble 
pour  rendre  la  situation  des  chrétiens  plus  dure,  et  voilà  comment 
on  en  vint  à  leur  infliger  des  peines  si  épouvantables,  qu'après 
s'être  étonné  qu'il  se  soit  trouvé  des  juges  pour  les  prononcer 
contre  eux,  on  n'est  guère  moiiis  surpris  que  les  victimes  aient  été 
capables  de  les  supporter.  Il  est  sûr  que  le  courage  des  martyrs 
paraît  quelquefois  dépasser  les  forces  humaines,  et  c'est  encore  un 
motif  qui  fait  douter  de  la  véracité  de  leurs  Actes. 

Mais  ici  encore  tout  s'explique,  quand  on  veut  bien  regarder  de 
près  :  les  faits  qu'on  nous  raconte,  et  qui  peuvent  d'abord  paraître  peu 
vraisemblables,  nous  surprendront  moins  si  nous  songeons  qu'il 
s'en  fallait  beaucoup  que  tous  les  chrétiens  fussent  aussi  fermes. 
Les  Actes  des  martyrs  ne  nous  parlent  que  de  ceux  qui  ont  tenu  bon 
jusqu'au  bout;  c'était  une  élite.  Nous  savons  que  beaucoup  d'au- 
tres se  laissèrent  vaincre  par  les  supplices,  ou  que  même  ils  n'osè- 
rent pas  en  affronter  la  menace.  Les  letti'es  de  saint  Cyprien  et  quel- 

(1)  Les  païens  avaient  grand'peine  à  comprendre  qu'on  mourût  pour  sa  religion. 
Les  chrétiens  qui  refusaient  de  sacrifier  aux  dieux  leur  paraissaient  surtout  des  en- 
têtés. C'est  celte  obstination  qui  paraît  à  Pline  le  jeune  leur  plus  grand  crime.  Celse 
me  semble  être  un  des  premiers,  le  premier  peut-être,  qui  ait  proclamé  «  que  ceux-là 
sont  méprisables  qui,  pour  gagner  leur  vie,  abjurent  ou  feignent  d'abjurer  leurs 
croyances.  »  C'est  pourtant  ce  que  les  juges  demandaient  tous  les  jours  aux 
chrétiens. 


ESSAIS    d'histoire   RELIGIEUSE.  807 

ques  dociimens  fort  curieux  conservés  par  Eusèbe  nous  montrent 
qu'à  côté  de  ces  vaillans,  qui  surent  bien  mourir,  il  y  avait  beau- 
coup de  timides  qui  cherchaient  tous  les  moyens  de  se  soustraire 
au  danger.  Le  nombre  de  ces  timides  augmenta  naturellement 
quand  la  communauté  devint  plus  riche.  «  Celui  dont  la  bourse  est 
à  sec,  dit  Juvénal,  chante  en  face  des  voleurs.  »  On  est  moins  hardi 
lorsqu'on  a  quelque  chose  à  perdre.  Les  négocians,  les  banquiers, 
les  lonclionnaires  que  l'église  comptait  parmi  ses  fidèles,  étaient 
fort  troublés  quand  la  nouvelle  leur  venait  de  Rome  que  l'empereur 
allait  publier  quelque  édit  de  persécution.  La  crainte  de  compro- 
mettre leur  foitune  ou  leur  position  leur  causait  de  mortelles  inquié- 
tudes. Aux  premières  poursuites  beaucoup  reniaient  leur  foi  ;  saint 
Cyprien  nous  dit  qu'ils  le  faisaient  quelquefois  avec  nn  empresse- 
ment étrange  et  qu'ils  apportaient  leur  abjuration  avant  qu'on 
la  leur  eût  demandée:  on  les  appelait  les  Tombés,  Lapai;  d'autres 
se  procuraient  à  prix  d'argent  des  attestations  fausses  qui  assu- 
raient qu'ils  avaient  sacrifié  aux  kloles,  quoiqu'ils  n'en  eussent  rien 
fait  :  c'étaient  les  LibeUaticî,  D'autres,  enfin,  se  cachaient  et  at- 
tendaient dans  quelque  retraite  que  l'orage  fût  passé.  Quelques-uns 
seulement,  les  plus  résolus,  les  plus  sûrs  d'eux-mêmes,  osaient 
braver  les  menaces  du  prince.  Ce  sont  les  seuls  dont  la  postérité 
ait  tenu  compte  ;  leur  triomphante  résistance  a  couvert  tous  les 
autres.  Aussi  semble-t-il  à  distance  qu'à  l'heure  du  danger  il  n'y 
ait  eu  que  des  héros  dans  la  communauté  chrétienne  ;  mais  quand 
on  regarde  mieux,  on  voit  bien  qu'alors,  comme  il  arrive  toujours, 
les  courageux  furent  en  minorité. 

Encore  ceux-là  ne  seraient-ils  peut-être  pas  restés  fermes  jus- 
qu'à la  fin,  s'ils  n'avaient  reçu  "une  sorte  de  préparation  particu- 
lière qui  les  rendait  propres  au  martyre.  Dans  la  fameuse  lettre 
rapportée  par  Eusèbe,  qui  nous  raconte  la  persécution  de  Lyon,  il 
est  dit  que,  parmi  ceux  qui  s'étaient  d'abord  offerts  avec  une  sorte 
de  bravade,  quelques-uns  faiblirent  aux  premiers  combats,  «  parce 
qu'ils  n'étaient  pas  suffisamment  préparés  et  exercés.  »  Il  fallait 
donc  l'être  pour  souffrir  tous  les  tourmens  auxquels  nn  chrétien 
était  exposé.  M.  Le  Blant  a  mis  ce  point  en  pleine  lumière  dans 
un  des  Mémoires  les  plus  intéressans  et  les  plus  originaux  qu'il  ait 
publiés  (1).  Il  a  fait  voir  par  quelle  série  de  pratiques  et  de  leçons 
on  essayait  de  fortifier  d'avance  l'âme  des  fidèles.  De  petits  livres, 
que  nous  avons  encore,  leur  rappelaient,  sous  une  forme  concise, 
tontes  les  raisons  qu'ils  pouvaient  avoir  de  haïr  l'idolâtrie,  afin  de 
rendre  inutiles  les  efforts  qu'on  allait  faire  pour  les  y  ramener.  On 


(1)  Mémoire  sur  la  préparation  au  martyre  dans  les  premiers  siècles  de  l'église,. 
Daaa  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptioas  et  Belles-Lettres. . 


808  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  enflammait  ensuite  en  exaltant  la  gloire  de  tous  les  hommes  de 
cœur  qui,  depuis  Daniel  et  les  Macchabées  jusqu'aux  victimes  de 
Néron  et  de  Domitien,  avaient  bravé  les  supplices  pour  garder  leur 
foi;  enfin,  on  leur  montrait  la  récompense  réservée  à  ceux  qui  ne 
se  laissent  pas  vaincre  par  le  bourreau  et  le  paradis  ouvert  pour 
les  recevoir.  C'étaient  surtout  ces  belles  espérances  qui  donnaient 
aux  patiens  un  courage  surhumain.  «  Le  corps,  dit  TertuUien,  ne 
s'aperçoit  pas  des  tourmens  lorsque  l'âme  est  toute  dans  le  ciel.  » 
On  arrivait  ainsi  à  créer  de  ces  élans  de  passion  capables  de  sup- 
primer chez  les  victimes  le  sentiment  de  la  douleur.  Les  pères  de 
l'église  comparaient  cette  préparation  à  celle  qu'on  faisait  subir  aux 
athlètes  pour  les  habituer  à  la  lutte  et  les  armer  contre  la  souffrance 
et  contre  la  mort.  Elle  me  rappelle  un  autre  souvenir.  Quand  la 
philosophie  grecque,  fatiguée  de  beaucoup  d'aventures,  s'enferma 
dans  l'étude  de  la  morale  pratique  et  n'aspira  plus  qu'à  donner  des 
règles  pour  la  conduite  de  la  vie,  elle  conçut,  dans  ce  domaine 
restreint,  de  vastes  espérances.  Il  lui  sembla  d'abord  possible  d'ar- 
river, par  un  effort  de  l'âme,  à  dompter  les  passions  et  à  détacher 
si  complètement  l'homme  des  choses  de  ce  monde,  qu'il  ne  se 
sentît  plus  blessé  quand  il  les  perdait.  Elle  espéra  ensuite  qu'elle 
pourrait  étendre  plus  loin  son  pouvoir  et  le  rendre  insensible  à  la 
douleur  physique  comme  aux  peines  morales.  C'est  la  prétention 
qu'affichent,  après  Socrate,  les  écoles  les  plus  diverses.  Toutes  ont 
des  formules,  presque  des  recettes,  qu'elles  enseignent  à  leurs 
adeptes,  et  dont  elles  vantent  l'efficacité.  Les  épicuriens  prétendent 
que,  pour  rendre  la  souffrance  présente  plus  légère,  il  suffit  de 
penser  fortement  à  une  volupté  passée  ;  les  stoïciens  affirment  qu'à 
force  de  se  redire  à  soi-même  que  la  douleur  n'est  pas  un  mal,  on 
finit  par  se  le  persuader,  et  qu'on  en  souffre  moins  les  atteintes. 
Quel  a  été  le  succès  de  leur  entreprise?  Assurément  il  n'a  pas  dû 
répondre  tout  à  fait  à  leur  ambition  ;  quand  on  s'en  prend  à  la 
nature  humaine  et  qu'on  veut  lui  faire  violence,  on  ne  peut  pas 
espérer  une  victoire  complète.  Mais,  pour  prétendre  que  ce  grand 
effort  est  resté  entièrement  stérile,  il  faut  ne  pas  savoir  combien 
la  peur  d'un  mal  en  augmente  l'intensité  et  le  pouvoir  que  l'âme 
peut  exercer  sur  le  corps.  Dans  tous  les  cas,  l'histoire  des  persé- 
cutions nous  montre  les  chrétiens  réalisant  ce  qu'avaient  tenté  les 
philosophes.  Eux  aussi,  à  leur  manière,  travaillaient  à  met(re  le 
corps  sous  la  dépendance  plus  étroite  de  l'âme;  eux  aussi,  comme 
les  épicuriens  et  les  stoïciens,  cherchaient  des  moyens  de  le  forti- 
fier contre  la  souffrance  et  contre  la  mort.  «  Allons,  bourreau,  fait 
dire  Prudence  à  l'un  des  martyrs,  brûle,  déchire,  torture  ces 
membres  qui  ne  sont  qu'un  amas  de  boue.  Il  t'est  facile  de  détruire 
CBt  assemblage  fragile.  Quant  à  mon  âme,  malgré  tous  tes  sup- 


ESSAIS   d'histoire   RELIGIEUSE.  809 

plices,  tu  ne  l'atteindras  pas.  »  Ces  beaux  vers  me  rappellent  le 
mot  célèbre  du  stoïcien  Posidonius,  qui,  tourmenté  par  un  violent 
accès  de  goutte,  frappait  du  pied  en  disant  :  a  Tu  as  beau  faire, 
ô  douleur,  tu  ne  me  forceras  pas  à  reconnaître  que  tu  es  un  mal  !  » 
Comment  se  fait-il  donc  que  les  philosophes  aient  si  peu  rendu 
justice  aux  chrétiens?  Pourquoi  n'ont-ils  pas  reconnu  qu'après  tout 
c'étaient  des  gens  qui  pratiquaient ,  sans  le  savoir,  les  préceptes 
des  plus  grands  sages,  qui  domptaient  la  douleur  et  restaient 
fermes  devant  la  mort  sans  l'avoir  appris  dans  une  école?  Je  me 
figure  qu'en  les  voyant  si  intrépides  au  milieu  des  tortures,  ils  ne 
pouvaient  d'abord  se  défendre  d'une  certaine  surprise,  et  que 
même  quelquefois  ils  ressentaient  une  admiration  secrète  pour 
eux  ;  mais  bientôt  les  préventions  reprenaient  le  dessus,  et  ils  ne 
manquaient  pas  de  trouver  de  bonnes  raisons  pour  rabaisser  leur 
courage.  Epictète  explique  la  mort  énergique  des  Galiléens  «  par 
une  sorte  de  folie  ou  d'habitude.  »  Marc  Aurèle,  après  avoir  établi 
qu'il  faut  que  l'âme  soit  prête  à  se  séparer  du  corps,  ajoute  :  «  Mais 
elle  ne  doit  s'y  résoudre  que  pour  des  motifs  raisonnables,  et  non 
par  obstination  pure,  comme  font  les  chrétiens.  »  Décidément, 
l'esprit  de  secte  est  un  mauvais  conseiller;  il  aveugle  les  plus 
grands  caractères  et  rend  injustes  les  plus  nobles  cœurs. 

IV. 

Je  crois  avoir  répondu  aux  principales  objections  qu'on  soulève 
d'ordinaire  contre  l'existence  des  persécutions.  Mais  si  l'on  ne  peut 
pas  tout  à  fait  les  supprimer,  au  moins  essaie-t-on  de  réduire  le 
nombre  des  victimes  qu'elles  ont  faites!  On  prétend  que  les  histo- 
riens de  l'église  l'ont  fort  exagéré,  et  qu'en  somme  elles  n'ont  dû 
atteindre  qu'assez  peu  de  personnes.  C'est  ici  une  question  bien 
plus  difficile  à  traiter  que  la  première  et  dans  laquelle  l'absence  de 
documens  précis  ne  permet  pas  toujours  de  se  décider  entre  des 
affirmations  contraires.  Examinons  pourtant  quelques-uns  des  rai- 
sonnemens  qui  servent  à  contester  le  récit  des  écrivains  ecclésias- 
tiques, et  voyons  quelle  en  est  la  valeur. 

Pour  prouver  qu'ils  se  trompent  ou  qu'ils  nous  trompent,  un  des 
moyens  les  plus  sûrs  serait  d'établir  qu'à  l'époque  où  ils  nous 
montrent  des  milliers  de  chrétiens  mourant  pour  leur  foi,  il  n'y 
avait  encore  que  fort  peu  de  chrétiens.  Il  est  clair  que  le  nombre 
des  victimes  doit  avoir  été  en  proportion  de  celui  des  fidèles,  et 
que,  si  l'église  ne  comptait  pas  alors  beaucoup  d'adeptes,  il  était 
difficile  qu'elle  eût  beaucoup  de  martyrs.  C'est  une  question  nou- 
velle qui  se  pose  à  propos  d'une  autre  et  qui  ne  manque  pas  d'im- 
portance. On  l'a  souvent  agitée  et  elle  a  reçu  des  solutions  très 


810  REVUE    DES   ©EUX    MONDES. 

diverses.  II  s'agit  de  savoir  comment  le  christianisme  a  été  d'abord 
accueilli  et  de  quelle  manière  il  s'est  propagé  dans  l'empire  pen- 
dant les  deux  premiers  siècles.  Si  nous  consultons  certains  auteurs 
du  temps,  nous  serons  amenés  à  croire  que  ses  progrès  ont  été 
très  rapides.  Au  dire  de  Tertullien,  qui  vivait  sous  le  règne  de 
Septime  Sévère,  une  bonne  partie  du  monde  était  alors  chrétienne. 
On  connaît  la  fameuse  phrase  de  son  Apologie  :  «  Nous  ne  sommes 
que  d'hier,  et  déjà  nous  remplissons  tout  votre  empire,  vos  villes, 
vos  places  fortes,  vos  îles,  vos  municipes,  vos  camps,  vos  tribus, 
vos  décuries,  le  palatin,  le  sénat,  le  forum;  nous  ne  vous  laissons 
que  vos  temples.  »  Un  peu  plus  loin,  il  affirme  que,  si  les  chrétiens 
se  retiraient,  la  solitude  se  ferait  dans  le  monde,  et  que  les  Romains 
seraient  épouvantés  de  régner  sur  un  désert  (1).  La  lettre  de  Pline 
à  Trajan  laisse  entendre  à  peu  près  la  même  chose.  Il  lui  mande 
que,  dans  la  Bithynie,  dont  il  est  gouverneur,  «  cette  superstition, 
comme  une  peste,  a  infesté  non-seulement  les  villes,  mais  les  vil- 
lages et  les  campa^gnes  ;  que  les  temples  sont  abandonnés,  qu'on  ne 
fait  plus  de  saciifices,  que  les  animaux  qu'on  amenait  sur  le  mar- 
ché pour  être  oiferts  aux  dieux  ne  trouvent  plus  d'acheteurs.  »  S'il 
est  permis  de  conclura  d'une  province  aux  autres,  on  doit  supposer 
que  les  chrétiens  formaient  alors  une  portion  importante  de  la  po- 
pulation de  l'empire.  Et  l'on  n'a  pas  lieu  d'en  être  surpris,  quand 
on  voit  que,  du  temps  de  Néron,  trente  ans  à  peine  après  la  mort 
du  Christ,  Tacite  nous  dit  qu'il  y  en  avait  à  Rome  «  une  immense 
multitude.  )>  De  tous  ces  textes  il  ressort  que  le  christianisme  a 
dû  faire  des  conquêtes  très  rapides,  puisqu'en  moins  de  trente  ans 
ses  pai'tisans  remplissaient  Rome,  et  qu'un  siècle  après  ils  occu- 
paient une  grande  partie  de  l'empire. 

Voilà  précisément  ce  qu'on  refuse  d'a)dmettre.  D'abord  on  ne  veut 
tenir  aucun  compte  des  affirmations  de  TertuHien.  C'était ,  nous 
dit-on,  un  rhéteur  et  un  sectaire,  ce  qui  doit  nous  le  rendre  deux 
fois  suspect.  Il  serait  tout  à  fait  ridicule  de  prendre  au  sérieux  ses 
belles  phrases  et  de  donner  à  ses  amplifications  de  rhétorique  la 
force  d'un  argument.  Quant  à  la  lettre  de  Pline  et  au  passage  de 
Tacite,  nous  avons  vu  plus  haut  qu'on  ne  les  croit  pas  authentiques, 
ot  les  renseignemens  qu'ils  contiennent  au  sujet  du  nombre  des 
•chrétiens  sont  une  des  principales  raisons  qu'on  allègue  pour  les 
rejeter.  On  y  trouve  une  exagération  qui  trahit  le  faussaire  et  pa- 
raît tout  à  fait  incroyable.  —  Ici  encore  c'est  au  nom  de  la  vrai- 

(1)  Je  cite  ces  passages  parce  qu'ils  sont  les  plus  connus.  Il  y  en  a  d'autres,  dans 
Tertullien,  qui  semblent  moins  déclamatoires  et  plus  précis.  Ainsi,  dans  le  traité 
adressé  à  Scapula,  il  dit  des  chrétiens  :  pais  pœne  major  civitatis.  N'oublions  pas 
que  l'auteur  parle  à  un  païen,  à  un  haut  fonctionnaire,  qui  doit  savoir  ce  qu'il 
en  est. 


ESSAIS   d'histoire   RELIGIEUSE.  81i 

semblance  qu'on  expurge  Pline  et  Tacite;  c'est  d'elle  qu'on  s'arme 
pour  supprimer  des  passages  importans  de  leurs  œuvres  ;  on  affirme 
qu'ils  ne  peuvent  pas  les  avoir  écrits,  ou  que  même,  quand  ils  en 
seraient  les  auteurs,  ils  n'ont  pas  su  ou  n'ont  pas  dit  la  vérité.  On 
proclame  enfin,  comme  un  principe  qui  n'a  pas  besoin  d'être  dé- 
montré, qu'il  n'est  pas  possible  qu'une  religion  fasse  en  si  pen  de 
temps  d'aussi  grands  progrès. 

J'avoue  que  cette  assurance  me  confond.  Est-il  donc  raisonnable 
de  trancher  d'un  mot  des  questions  si  obscures,  si  mal  connues? 
Connaît-on  assez  bien  l'histoire  des  religions  et  les  lois  qui  prési- 
dent à  leur  développement  pour  prétendre  fixer  d'une  manière  aussi 
précise  le  temps  qu'elles  mettent  à  se  répandre?  Est-on  certain  que 
les  choses  ne  se  soient  jamais  passées  comme  les  auteurs  ecclésias- 
tiques le  soutiennent  et  qu'il  n'y  ait  pas  eu  de  religion  dont  les  pro- 
grès aient  été  aussi  rapides?  —  Voici  un  exemple  qui  prouvera,  je 
l'espère,  ce  qu'il  y  a  d'excessif  et  de  périlleux  dans  ces  affirmations 
ambitieuses.  Les  événemens  que  je  vais  rapporter  ont  fait  peu  de 
bruit  dans  le  monde.  Ils  ont  eu  pour  théâtre  quelques  villages  igno- 
rés sur  lesquels  personne  n'avait  les  yeux.  Ils  n'en  ont  pas  moins 
cette  importance  qu'ils  nous  permettent  de  répondre  par  des  fait» 
précis  à  des  généralités  vagues. 

11  y  a  quelques  mois,  en  fouillant  les  Archives  des  Bouches-dn- 
Rhône,  un  savant  fut  très  étonné  de  découvrir  qpi'en  1530  les  doc- 
trines de  Luther  étaient  parvenues  jusque  sur  les  bords  dé  la 
Durance.  A  Lourmarin,  à  Pertuis  (arrondissement  d'Aix),  à  Lit- 
roque-d'Anthéron  (arrondissement  d'Apt)  et  dans  d'autres  petits 
villages  de  la  même  contrée,  les  nouvelles  opinions  comptaient 
beaucoup  do  partisans.  Le  parlement  d'Aix,  qui  en  fut  averti,  ré- 
solut de  punir  les  coupables.  11  envoya  des  sergensdans  les  endroits 
qu'on  prétendait  infestés  par  l'hérésie.  A  Peypin-d' Aiguës,  petit  ha- 
meau du  canton  de  Pertuis,  on  nous  dit  que  a  les  manans  et  habi'- 
tans  d»i  lieu  se  mirent  tous  en  fuite  et  ne  se  trouva  plus  per- 
sonne ;  »  ce  qui  prouve  qu'ils  étaient  tous  luthériens.  On  ne  put 
saisir  que  quelques  misérables,  qui  furent  brûlés  en  cérémonie  (1). 
A  ce  moment,  Lutlier  vivait  encore  et  il  y  avait  dix  ans  à  peine  qu'il 
s'était  séparé  de  l'église  1  Cependant  ses  doctrines  avaient  voyagé 
du  fond  de  l'Allemagne  jusqu'au  pied  des  Alpes;  elles  s'étaient  glis- 
sées dans  des  villages  obscurs,  parmi  des  paysans  qui  n'entendaient 
pas  un  mot  de  la  langue  qu'il  parlait.  Voilà  ce  qui  paraît  bien  plus 
invraisemblable  que  de  voir  le  christianisme  arriver  en  trente  ans 
d'un  canton  de  la  Judée  dans  la  capitale  même  de  l'empire,  où 
toutes  les  agitations  du  monde  venaient  aboutir.  Et  pourtant  il  n'y 

(i)  Voyez  le  Butktin  du  comité  des  travaux  historiquer,  1884,  n»  l. 


812  ^  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

a  rien  de  plus  vrai.  On  pourra  dire,  il  est  vrai,  que  plusieurs  de  ces 
villages  de  la  Provence  étaient  habités  par  d'anciens  vaudois,  que 
l'hérésie  y  couvait  au  fond  des  âmes  et  qu'on  y  était ,  pour  ainsi 
dire,  aux  aguets  des  doctrines  nouvelles,  ce  qui  explique  qu'on  en 
ait  eu  si  vite  connaissance.  Mais  le  christianisme  aussi  s'est  déve- 
loppé chez  des  gens  qui  l'attendaient,  qui  le  souhaitaient,  qui  étaient 
disposés  à  le  bien  recevoir.  Les  juifs,  qui  l'ont  les  premiers  accueilli, 
avaient  débordé  sur  le  monde  entier;  mais  partout  ils  se  regar- 
daient comme  exilés,  tenaient  les  yeux  fixés  sur  leur  patrie  et  com- 
muniquaient sans  cesse  avec  elle.  Qu'y  a-t-il  donc  d'extraordinaire 
qu'ils  aient  su  bientôt  l'histoire  tragique  du  Christ,  et,  comme  ils 
exerçaient  une  grande  influence  sur  ceux  qui  les  approchaient, 
qu'ils  l'aient  fait  connaître  autour  d'eux?  N'est-il  pas  un  peu  sin- 
gulier que  ceux  qui  ne  veulent  pas  croire  à  la  diffusion  rapide  du 
christianisme  soient  précisément  les  mêmes  qui  montrent  avec  le 
plus  de  complaisance  que  son  succès  était  de  longue  main  préparé, 
qu'il  est  venu  à  son  heure  et  qu'avant  même  qu'il  fût  né,  il  y  avait 
comme  un  mouvement  des  esprits  qui  les  portait  vers  lui?  S'il  en 
est  ainsi,  et  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  le  nier,  qu'y  a-t-il  de  sur- 
prenant à  croire  que  des  gens  qui  l'attendaient  l'aient  bien  accueilli, 
et  que,  par  conséquent,  il  ait  eu  d'abord  beaucoup  de  disciples?  C'est 
plus  tard,  lorsqu'il  est  sorti  de  ces  premières  couches  et  qu'il  a  voulu 
entamer  la  bourgeoisie  et  le  grand  monde  romain,  que  sa  marche 
est  devenue  plus  lente.  Il  s'est  heurté -alors  à  des  politiques  qui  ne 
voulaient  rien  changer  aux  institutions  du  passé,  à  des  lettrés  que 
les  charmes  de  la  poésie  et  des  arts  rattachaient  aux  anciennes 
croyances,  et  il  a  trouvé  plus  de  peine  à  les  convaincre.  Mais  s'il 
est  naturel  que  ses  progrès  aient  été  alors  moins  faciles,  on  com- 
prend très  bien  qu'au  début,  tant  qu'il  s'est  développé  dans  un  mi- 
lieu favorable  et  bien  disposé,  il  s6  soit  propagé  très  vite.  Voilà,  je 
le  répète,  ce  qui  est  vraisemblable,  et  il  me  semble  que  le  bon  sens 
confirme  entièrement  le  témoignage  de  Tacite  et  de  Pline.  —  D'où 
il  résulte  que  l'argument  qui  prétend  conclure  du  petit  nombre  des 
chrétiens  au  petit  nombre  des  martyrs  n'a  aucune  valeur. 

Il  faut  donc  chercher  d'autres  raisons  et  s'adresser  ailleurs 
pour  résoudre  la  question  qui  nous  occupe.  Elle  serait  vidée  si 
les  documens  officiels  de  l'empire  romain  existaient  encore.  Pour 
savoir  au  juste  combien  chaque  persécution  a  fait  de  victimes, 
nous  n'aurions  qu'à  consulter  les  archives  de  l'état.  Les  affaires 
criminelles  donnaient  lieu  à  de  nombreuses  procédures,  et  nous  pou- 
vons être  certains  qu'on  avait  grand  soin  de  les  conserver.  Jamais  la 
minutie  administrative  n'a  été  poussée  plus  loin  qu'alors.  Cette  époque 
est  avant  tout  paperassière.  Un  fonctionnaire  impérial  ne  marche  ja- 
mais qu'accompagné  de  secrétaires  {scribœ)  et  de  sténographes  {no~ 


ESSAIS    d'histoire   RELIGIEUSE.  813 

tarîi),  qui  sont  chargés  d'instrumenter  pour  lui  :  c'est  la  manie  du 
temps.  Jusque  dans  les  réunions  privées,  on  dresse  à  tout  propos 
des  procès-verbaux.  Quand  saint  Augustin  disserte  avec  ses  amis 
sur  des  questions  philosophiques,  il  appelle  un  notarim  pour  que 
rien  ne  se  perde.  Toutes  les  administrations  ont  leurs  registres  par- 
faitement tenus,  qui  contiennent  les  Actes  qui  les  intéressent.  Il  y 
en  a  dans  la  chancellerie  du  proconsul  [Acta  proconmUiria),  où  il 
écrit  les  lettres  du  prince  et  les  siennes  ;  il  y  en  a  dans  les  municipali- 
tés [Acta  municipalia),  où  il  semble  que  chaque  citoyen  avait  le  droit 
de  venir  consigner  ses  griefs;  quand  on  le  lui  refuse,  il  se  plaint 
qu'on  lui  a  fait  une  injustice  :  piiblica  jura  negata  mnt.  Il  s'en 
trouve  aussi  dans  chaque  corporation,  et  nous  avons,  dans  les  livres 
de  saint  Augustin,  des  extraits  des  Actes  de  l'église  d'Hippone.Nous 
devons  donc  être  certains  qu'on  recueillait  les  pièces  des  procès, 
les  actes  d'accusations ,  les  interrogatoires  des  accusés ,  les  sen- 
tences des  juges,  et  qu'on  les  gardait.  Malheureusement  tout  a  dis- 
paru dans  ce  grand  désastre,  qui,  vers  le  vi®  siècle,  emporta  l'em- 
pire. 

A  défaut  des  archives  de  l'état,  pouvons-nous  du  moins  interroger 
celles  de  l'église?  —  Nous  y  trouvons  des documens fort  nombreux, 
les  Actes  des  martyrs;  et,  si  cette  mine  était  aussi  sûre  qu'elle 
est  riche,  la  question  serait  résolue.  Par  malheur,  la  plus  grande 
partie  de  ces  pièces  ne  mérite  aucune  confiance.  En  A96,  le  pape 
Gél.ase,  dans  le  fameux  décret  où  il  distingue  les  livres  authentiques 
des  apocryphes,  disait  qu'on  ne  lit  pas  les  Actes  dans  les  églises 
de  Rome  «  parce  qu'on  n'en  connaît  pas  les  auteurs  et  que  des 
mains  infidèles  ou  ignorantes  les  ont  surchargés  de  détails  inutiles 
ou  suspects.  »  Au  xvii®  siècle,  un  pieux  ecclésiastique,  Tillemont,  y 
signale  des  fautes  grossières  contre  l'histoire,  les  institutions  et  les 
lois  romaines,  et  en  rejette  un  très  grand  nombre.  Quand  dom  Rui- 
nart  entreprit  de  trier  cette  masse  énorme  de  récits  légendaires 
que  le  moyen  âge  nous  a  laissés  et  de  mettre  à  part  les  plus  vé- 
ridiques,  il  n'en  trouva  qu'à  peu  près  cent  vingt  qui  lui  semblèrent 
irréprochables  ;  ce  sont  ceux-là  même  qui  ont  paru  à  Voltaire  si  ri- 
dicules et  qui  lui  ont  fourni  l'occasion  d'exercer  son  impitoyable 
raillerie. 

Il  y  a  donc  fort  peu  de  ces  Actes  qui,  sous  la  forme  où  nous  les 
possédons,  puissent  être  attribués  aux  premiers  siècles  de  l'église. 
Je  ne  puis  m'empêcher  d'être  fort  surpris  de  cette  rareté.  Les  chré- 
tiens avaient  un  grand  intérêt  à  les  recueillir,  et  il  leur  était  aisé 
de  le  faire.  Nous  venons  de  voir  que  les  archives  des  tribunaux 
contenaient  san^  aucun  doute  la  minute  de  tous  les  jugemens  ren- 
dus contre  leurs  frères.  Ils  n'avaient  qu'à  s'en  procurer  des  copies, 
et  il  est  sûr  qu'ils  l'ont  fait  quelquefois.  De  cette  façon  ils  pouvaient 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reproduire,  dans  leur  texte  officiel,  l'interrogatoire  de  l'acciisé,  les 
dépositions  des  témoins,  la  sentence  du  juge.  C'étaient  pour  eux 
des  docamens  d'un  grand  prix  et  qu'ils  devaient  tenir  à  conserver. 
Il  leur  était  facile  d'y  joindre  un  récit  de  la  mort  du  martyr,  d'a- 
près le  témoignage  de  ceux  qui  le  suivaient  jusqu'au  lieu  du  sup- 
plice, pour  s'édifier  de  ses  paroles,  tant  qu'il  vivait,  et  recueillir 
son  sang  après  sa  mort.  Nous  possédons  un  certain  nombre  d'Actes 
qui  ont  été  composés  de  cette  manière  ;  mais  comment  se  fait-il  qne 
nous  n'en  ayons  pas  davantage?  La  raison  qu'on  en  donne  d'ordi- 
naire, c'est  qu'ils  furent  détruits  par  l'ordre  de  Dioclétien.  L'em- 
pereur avait  remarqué  sans  doute  que  ces  récits  héroïques  enflam- 
maient l'âme  des  chrétiens  et  leur  donnaient  l'exemple  de  souffrir; 
aussi  les  fit-il  placer  parmi  les  livres  de  la  doctrine  proscrite  qu'il 
ordonna  de  saisir  et  de  brûler  sur  la  place  publique.  Le  poète  Pru- 
dence déplore,  en  beaux  vers,  une  rigueur  qui  a  privé  l'église  de 
ses  plus  glorieux  souvenirs  et  rendu  pour  elle  toute  cette  antiquité 
muette  : 

O  vetustatis  silentis  obsoleta  oblivio  ! 
Invidentur  ista  nobis,  faraa  et  ipsa  extinguitur. 

Comme  alors  la  persécution  dura  dix  ans  et  qu'elle  fut  très  ha- 
bilement conduite,  il  est  probable  que  la  plus  grande  partie  des 
écrits  de  ce  genre  fut  découverte  par  les  agens  de  l'empereur, 
sans  compter  ceux  qui  furent  supprimés  par  les  chrétiens  timides 
qui  craignaient  de  se  compromettre  en  les  gardant.  Je  persiste 
pourtant  à  croire  qu'on  en  aurait  sauvé  davantage  s'ils  avaient  été 
plus  nombreux  et  plus  répandus.  Faut-il  croire  ou  que,  dans  le  feu 
des  persécutions,  malgré  les  recommandations  des  évêques,  on  a 
négHgé  quelquefois  de  les  rédiger,  ou  qu'après  l'orage  on  les  a 
souvent  laissé  perdre  ?  Cette  dernière  hypothèse  me  paraît  surtout 
vraisemblable.  Quand  on  vient  de  traverser  ces  crises  terribles,  il 
est  naturel  qu'on  s'abandonne  tout  entier  à  la  joie  de  vivre,  et  l'on 
est  si  charmé  du  présent  qu'on  oublie  de  songer  au  passé.  Quoi 
qu'il  en  soit,  on  ne  peut  douter  qu'au  iv®  siècle,  après  la  paix  die 
l'église,  la  mémoire  de  beaucoup  de  martyrs  ne  se  fût  fort  effacée; 
les  documens  abondent  pour  le  prouver.  De  plusieurs  d'entre  eux 
on  ignorait  l'endroit  où  ils  étaient  ensevelis;  pour  d'auti'es,  lewt 
nom  gravé  sur  leur  tombe  était  tout  ce  qu'on  en  pouvait  dire  : 
quelques-uns  à  peine,  plus  importans  ou  plus  heureux,  n'avaient 
pas  cessé  d'être  honorés  des  fidèles.  C'est  seulement  après  cette 
époque  que  la  plupart  des  Actes,  tels  que  nous  les  avons  aujour- 
d'hui, furent  composés,  soit  qu'ils  aient  été  imaginés  de  toute 
pièce,  soit  qu'on  les  ait  restitués  d'après  des  documens  plus  anciens. 


ESSAIS    d'histoire   RELIGIEUSE.  815 

Est-ce  une  raison  pour  les  condamner  tout  à  fait  et  leur  refuser 
toute  créance?  Il  y  a  des  savans  qui  ne  le  croient  pas  et  qui  ont 
essayé  4e  montrer  qu'avec  quelques  précautions,  on  pouvait  légi- 
timement s'en  servir.  M.  de  Rossi  pense  que  beaucoup  d'entre  eux 
ont  été  simplement  interpolés,  et  qu'en  leur  appliquant  les  règles 
de  critique  qu'on  emp'oie  pour  corriger  ;les  textes  anciens,  en  les 
débarrassant  des  élémens  étrangers  qui  s'y  sont  ajoutés,  on  pourra 
les  ramener  à  leur  intégrité  première.  C'est  ce  qu'il  a  fait  avec  une 
admirable  sagacité  pour  les  Actes  de  sainte  décile.  M.  Le  Blant  est 
entré  dans  une  voie  un  peu  dilïérente;  au  lieu  de  choisir  un  Acte 
isolé  et  d'en  faire  le  sujet  d'une  étude  particulière,  il  a  parcouru 
tout  le  recueil,  notant  au  passage,  au  milieu  d'erreurs  grossières, 
de  mensonges  manifestes,  d'exagérations  ridicules,  quelques  détails 
dont  la  vérité  est  incontestable,  des  renseignemens  historiques,  des 
particularités  de  procédure,  des  allusions  à  des  habitudes  ou  à  des 
croyances  qui  n'existaient  plus  quand  ces  récits  furent  rédigés 
comme  ils  le  sont,  et  qui,  par  conséquent,  doivent  remonter  plus 
haut.  Il  en  conclut  qu'ils  ont  dû  exister  sous  une  première  forme  et 
qu'ils  procèdent  d'un  exemplaire  plus  ancien.  €e  sont  là  des  résul- 
tats importans,  qui  laissent  entrevoir  que,  pour  plusieurs  d'entre 
•eux,  on  pourra  un  jour  reconstruire  les  originaux  perdus  et  mettre 
ainsi  de  précieux  documens  à  la  disposition  de  l'histoire.  Mais 
l'œuvre  est  à  peine  commencée,  et,  en  attendant  qu'aile  s'achève, 
il  faut  bien  recoimaîtrc  que,  sous  la  forme  où  nous  les  avons,  la 
plupart  des  Actes  des  martyrs  méritent  peu  de  confiance,  et  qu'il 
n'y  a  guère  moyen  de  s'en  servir  pour  savoir  quelle  a  été  la  vio- 
lence des  premières  persécutions  et  avoir  quelque  idée  du  nombre 
des  victimes  qu'elles  ont  faites. 

Piuisque  les  renseignemens  olTiciels  nous  ifont  défaut,  que  les 
archives  de  l'état  n'existent  plus  et  que  celles  de  l'église  ne  nous 
fournissent  pas  des  pièces  auxquelles  on  puisse  entièrement  se  fier, 
il  faut  bien  se  contenter  de  ce  que  nous  apprennent  des  persécutions 
les  contemporains  qui  se  sont  occupés  d'elles.  Mais  ici  eocore,  notre 
attente  va  être  en  partie  trompée.  D'abord  les  historieDS  profanes 
ne  nous  en  parlent  presque  jamais  :  c'étaient  sans  doute  pour  eux 
des  événemens  de  fort  peu  d'importance,  et  il  est  rare  qu'ils  dai- 
gnent en  faire  mention  (i).  Quant  aux  écrivains  ecclésiastiques,  leur 
témoignage  est  suspect,  et  d'ailleurs,  ils  ne  s'entendent  pas  tou- 
jours très  bien  entre  eux.  Dans  son  ouvrage  contre  Celse,  Origène, 
voulant  montrer  que  Dieu  a  toujours  favorisé  son  église  et  qu'il 

(1)  On  s'est  quelquefois  servi  de  ce  silence  des  historiens  profanes  sur  les  pre- 
mières persécution»  pour  en  nier  l'existence.  îMais  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  au- 
teurs païens  ne  disent  pas  un  mot  non  plus  de  la  persécolion  de  Dioclétien,  dont  il  est 
pourtant  impoBsibile  de  douter. 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  a  épargné  des  épreuves  qui  pouvaient  la  perdre,  écrit  cette 
phrase  significative  :  «  Quelques-uns  seulement,  dont  le  compte  est 
facile  à  faire,  sont  morts  à  l'occasion  pour  la  religion  du  Christ,  tan- 
dis que  Dieu  empêchait  qu'on  ne  leur  fît  une  guerre  par  laquelle 
on  en  eût  fmi  avec  la  communauté  tout  entière.  »  Au  moment  où 
Origène  s'exprimait  ainsi,  les  chrétiens  avaient  subi  six  persécu- 
tions :  lui-même  avait  assisté  à  la  dernière,  et  son  père  y  était  mort 
avec  un  courage  admirable.  Il  ne  les  regardait  pourtant  que  comme 
des  escarmouches  qui  pouvaient  tout  au  plus  exercer  le  courage 
des  fidèles,  et  non  comme  une  guerre  sérieuse,  capable  de  compro- 
mettre l'existence  même  de  l'église.  Il  affirmait  qu'après  tout  les 
victimes  y  avaient  été  rares  et  «  que  le  compte  en  était  facile  à 
faire.  »  Cet  aveu  est  significatif,  et  il  semble  d'abord  donner  pleine- 
ment raison  à  Dodwell  et  à  ses  partisans.  Mais  on  a  fait  remarquer 
qu'Origène  est  seul  de  son  opinion,  et  que  les  autres  pères  de  l'église 
ne  parlent  jamais  que  de  a  la  multitude  des  martyrs  »  et  a  des 
milliers  de  chrétiens  qui  ont  succombé  dans  les  supplices.  »  Voici, 
par  exemple,  ce  que  dit  Clément  d'Alexandrie,  qui  vivait  quelques 
années  avant  Origène,  au  sujet  de  la  persécution  de  Sévère  : 
«  Chaque  jour  nous  voyons  sous  nos  yeux  couler  à  flots  le  sang  des 
fidèles  brûlés  vifs,  mis  en  croix  ou  décapités.  »  II  paraît  bien  étrange 
que  deux  auteurs  qui  écrivaient  presque  à  la  même  époque,  qui 
professaient  le  même  culte  et  qui  devaient  voir  les  événemens  sous 
le  même  jour  et  qui  avaient  intérêt  à  les  dépeindre  de  la  même 
façon,  les  aient  jugés  d'une  manière  si  différente.  «  Pour  s'expli- 
quer la  contradiction  des  deux  passages,  dit  fort  ingénieusement 
M.  Havet,  on  fera  bien,  je  crois,  de  se  reporter  à  l'image  que  Bos- 
suet  a  rendue  célèbre,  quand  il  compare  les  jours  heureux  clairse- 
més dans  la  vie  d'un  homme  à  des  clous  attachés  à  une  longue 
muraille.  —  Vous  diriez  que  cela  occupe  bien  de  la  place  :  amassez- 
les  ;  il  n'y  en  a  pas  pour  remplir  la  main.  —  C'est  ainsi  que  Clément 
a  vu  ces  morts  illustres,  étalées,  pour  ainsi  dire,  sur  la  muraille. 
Origène  les  a  comptées  en  les  ramassant.  »  Je  vais  plus  loin,  et,  s'il 
faut  dire  toute  ma  pensée,  je  ne  trouve  pas  qu'au  fond  ces  deux  té- 
moignages soient  aussi  opposés  qu'il  le  paraît.  Sans  doute  Origène 
affirme  qu'il  y  a  eu  peu  de  martyrs,  tandis  que  Clément  prétend 
qu'il  y  en  a  eu  beaucoup  ;  mais  remarquons  que  beaucoup  et  peu 
sont  des  termes  vagues  et  qui  ne  répondent  à  aucun  nombre  pré- 
cis. Il  est  si  faux  de  dire  qu'ils  se  contredisent  toujours,  qu'il 
peut  arriver  qu'on  les  emploie  l'un  pour  l'autre.  Supposons  que  le 
sang  ait  coulé  dans  une  émeute  et  que  le  chiffre  des  morts  soit 
connu  ;  tandis  que  les  vaincus  ne  manquent  pas  de  s'apitoyer  sur 
le  grand  nombre  des  victimes,  les  agresseurs  seront  toujours  tentés 
de  trouver  qu'après  tout  il  a  péri  peu  de  monde.  C'est  que,  suivant 


ESSAIS   d'histoire   RELIGIEUSE.  817 

les  passions  ou  les  intérêts,  ce  qui  est  beaucoup  pour  les  uns 
semble  être  peu  de  chose  pour  les  autres.  Origène  veut  faire  voir 
que  Dieu  n'abandonne  pas  son  église  et  qu'il  n'a  jamais  cessé  de  la  sou- 
tenir :  il  affirme  donc  que,  dans  les  persécutions,  elle  a  perdu  peu  de 
monde.  Clément,  qui  veut  en  inspirer  l'horreur  pour  en  prévenir 
le  retour,  nous  dit  que  le  sang  des  chrétiens  a  coulé  à  flots.  Peut- 
être  sont-ils  en  réalité  moins  opposés  qu'il  le  semble,  et  il  peut 
même  se  faire  qu'en  parlant  d'une  manière  si  différente  ils  aient 
tous  deux  le  même  chiffre  dans  l'esprit. 

Mais  ce  chiffre,  nous  ne  le  savons  pas,  et,  vraisemblablement, 
nous  ne  le  saurons  jamais  ;  il  faut  prendre  son  parti  de  l'ignorer. 
Le  plus  sur,  dans  cette  obscurité,  c'est  de  tenir  une  route  moyenne 
entre  les  deux  opinions  contraires.  Sans  doute,  les  historiens  de 
l'église  sont  tentés  d'exagérer  le  nombre  des  martyrs  ;  mais  il 
serait  imprudent  aussi  de  vouloir  trop  le  réduire.  Je  suis  frappé 
de  voir  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  écrit  ecclésiastique,  quelque 
sujet  qu'il  traite,  depuis  le  i"  siècle  jusqu'au  iii^,  où  il  ne  soit 
question  de  quelque  violence  contre  les  chrétiens.  On  en  parle  dans 
l'Apocalypse  de  Jean  comme  dans  le  Pasteur  d'Hermas,  dans  le 
charmant  dialogue  de  Minutius  Félix  comme  dans  les  vers  barbares 
de  Commodien;  à  tous  les  momens,  les  évêques  et  les  docteurs 
ne  sont  occupés  qu'à  prémunir  les  fidèles  contre  les  dangers  pré- 
sens ou  prochains;  c'est  leur  unique  pensée,  et  l'on  voit  bien  qu'ils 
s'adressent  à  des  gens  dont  aucun  ne  peut  s'assurer  du  lendemain. 
Nous  venons  de  voir  que  les  écrivains  profanes  ne  parlent  guère 
des  chrétiens,  mais  le  hasard  veut  que  toutes  les  fois  qu'ils  en  disent 
un  mot,  c'est  pour  faire  allusion  aux  chàtimens  qu'on  leur  inflige. 
Laissons  Tacite  et  Pline,  puisqu'on  croit  le  texte  de  leurs  ouvrages 
interpolé.  Épictète  et  Marc  Aurèle,  en  attestant  leur  courage  en 
face  de  la  mort,  montrent  bien  de  quelle  façon  on  les  traitait; 
Lucien  nous  les  représente,  dans  un  dialogue  célèbre,  jetés  en 
prison  et  condamnés  à  périr;  Celse,  qui  écrit  au  lendemain  d'une 
de  ces  attaques  brutales  et  qu'il  croit  efficace,  ne  peut  s'empêcher 
de  leur  dire,  avec  un  ton  d'insolence  triomphante  :  «  Si  vous 
subsistez  encore  deux  ou  trois,  errans  et  cachés,  on  vous  cherche 
partout  pour  vous  traîner  au  supplice.  »  Qu'on  se  remette  de- 
vant l'esprit  cette  série  non  interrompue  de  témoignages;  qu'on 
songe  qu'en  réalité  la  persécution,  avec  plus  ou  moins  d'intensité, 
a  duré  deux  siècles  et  demi,  et  qu'elle  s'est  étendue  à  l'empire 
entier,  c'est-à-dire  à  tout  le  monde  connu,  que  jamais  la  loi  contre 
les  chrétiens  n'a  été  complètement  abrogée  jusqu'à  la  victoire  de 
l'église,  et  que,  même  dans  les  temps  de  trêve  et  de  répit,  lorsque 
la  communauté  respirait,  le  juge  ne  pouvait  se  dispenser  de  l'ap- 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  52 


818  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pliquer  toutes  les  fois  qu'on  amenait  un  coupable  à  son  tribunal, 
et  l'on  sera,  je  crois,  persuadé  qu'il  ne  faut  pas  pousser  trop  loin 
l'opinion  de  Dodwell,  et  qu'en  supposant  même  qu'à  chaque  fois  et 
dans  chaque  lieu  particulier,  il  ait  péri  peu  de  victimes,  réunies 
elles  doivent  former  un  nombre  considérable. 

On  dit  ordinairement  qu'en  persécutant  une  doctrine  on  ne  fait 
que  la  rendre  plus  forte  :  c'est  même  pour  beaucoup  de  personnes 
un  axiome  incontestable.  Plût  au  ciel  qu'il  fût  aussi  vrai  qu'il  est 
moral!  La  certitude  d'un  échec,  s'ils  en  avaient  été  bien  convaincus, 
aurait  découragé  peut-être  quelques  persécuteurs.  Par  malheur,  il 
y  a  des  persécutions  qui  ont  réussi,  et  le  sang  a  quelquefois  étouffé 
des  doctrines  qui  avaient  toutes  sortes  de  raisons  de  vivre  et  de  se 
propager.  L'épée  des  musulmans  a  supprimé  le  christianisme  d'une 
partie  de  l'Asie  et  de  toute  l'Afrique.  En  brûlant  des  milliers  de  per- 
sonnes en  quelques  années,  l'inquisition  a  extirpé  l'islamisme  de 
l'Espagne  et  arrêté  la  réforme.  Ne  disons  donc  pas  d'un  ton  si 
assuré  que  la  force  est  toujours  impuissante  quand  elle  s'en  prend 
à  une  opinion  religieuse  ou  philosophique;  c'est  une  belle  espérance 
que  nous  prenons  trop  aisément  pour  une  réalité.  Mais  une  fois  au 
moins  la  force  a  été  vaincue  ;  une  croyance  a  résisté  à  l'effort  du 
plus  vaste  empire  qu'on  ait  jamais  vu  ;  de  pauvres  gens  ont  dé- 
fendu leur  foi  et  l'ont  sauvée  en  mourant  pour  elle.  C'est  la  victoire 
la  plus  éclatante  que  la  Conscience  humaine  ait  jamais  remportée 
dans  le  monde  ;  pourquoi  s'acharne-t-on  à  en  diminuer  l'impor- 
tance? Et  n'est-il  pas  singulier  que  ceux  qui  se  sont  donné  cette 
tâche  soient  précisément  les  gens  qui  se  piquent  le  plus  de  défendre 
la  tolérance  et  la  liberté?  Si  les  faits  leur  donnent  raison,  il  faudra 
bien  se  rendre  à  leur  sentiment  ;  nous  reconnaîtrons  avec  regret 
que  nous  avons  été  dupes  d'un  mensonge  et  qu'il  faut  déchirer 
l'histoire  des  persécutions  telle  que  le  passé  l'avait  faite.  .Mais, 
comme  on  vient  de  le  voir,  les  argumens  qu'ils  invoquent  ne  m'ont 
pas  convaincu,  et  je  ne  crois  pas  que  l'histoire,  impartialement  étu- 
diée, soit  favorable  à  leur  opinion.  Nous  pouvons  donc  continuer 
à  croire  que,  depuis  Néron  jusqu'à  Dèce,  les  chrétiens  ont  eu  à 
supporter  plusieurs  persécutions  cruelles,  et  j'ajoute  qu'il  ne  nous 
est  pas  interdit  de  plaindre  et  même  d'admirer  ceux  à  qui  elles 
ont  coûté  la  vie.  Quelle  que  soit  la  cause  pour  laquelle  ils  sont 
morts,  n'oublions  pas  qu'ils  ont  défendu  les  droits  de  la  conscience 
et  qu'ils  méritent  notre  sympathie-  et  nos  respects.  Pour  un  libre 
penseur  comme  pour  un  croyant,  ce  sont  des  martyrs. 


Gaston  Boissier. 


SOIREE   D'HIVER  A  PÉKIN 


Pékio,  décembre  1885. 

Soirée  d'hiver  à  la  légation  de  France  en  Chine,  au  dehors;  le 
vent  du  nord  qui  souflle  avec  violence  apporte,  de  Mongolie,  des 
rafales  d'air  glacé  et  des  trombes  de  poussière.  Voilà  quinze  jours 
déjà  que  la  rivière  du  Peïho  et  le  golfe  du  Petchili,  jusqu'à 
àO  milles  en  mer,  sont  pris  par  les  glaces.  Toute  communication, 
par  eau,  avec  Shanghaï,  tète  de  ligne  des  malles  d'Europe,  est  dé- 
sormais impossible;  aussi,  depuis  deux  semaines,  pas  une  nou- 
velle de  France,  et  les  dernières  lettres  reçues  avaient  deux  mois 
de  date.  Le  long  blocus  d'hiver  commence  pour  le  nord  de  la  Chine 
avec  ses  rigueurs,  ses  tristesses  et  son  énervante  monotonie. 

Ce  soir,  je  ne  sais  pourquoi,  la  vie  à  Pékin  parait  plus  morne  ei 
plus  vide  encore  ;  la  distance  immense  où  l'on  est  de  France  sem- 
ble démesurée  et  infranchiàsable  depuis  que  la  voie  de  mer  est 
coupée  par  les  glaces,  et  la  pensée  se  décourage  à  parcourir  l'éten- 
due sans  fin  de  la  route  de  terre  qui  reste  seule  accessible,  —  le 
long  désert  de  Mongolie  avec  ses  nuits  où  le  thermomètre  descend 
à  50  degrés  au-dessous  de  zéro,  les  plaines  de  Sibérie  avec  leurs 
éternelles  tourmentes  de  neige,  puis  les  passes  de  l'Oural,  puis  les 
steppes  de  Russie,  puis,  enfin,  toute  l'Europe  en  sa  plus  grande 
longueur.  On  se  sent  isolé  et  comme  perdu  à  l'autre  bout  du  monde, 
et,  sans  se  défendre,  on  se  laisse  envahir  par  un  sentiment  profond 
de  tristesse  et  de  nostalgie. 

Un  volume  d'Ivan  Tourguénei  était  sur  ma  table;  je  l'ai  pris,  j'ai 
relu,  pour  la  vingtième  fois  peut-être,  la  délicieuse  nouvelle  inti- 
tulée :  Apparitiom  (1),  et  je  me  suis  abandonné  graduellement  au 
charme  étrange  et  poétique  de  l'écrivain  russe,  aux  mystérieux  en- 
«hanlemens  de  son  imagination  de  Slave. 

(1)  Voyez  l'a  Revue  du  15  juin  18»6. 


820  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Cette  nouvelle  m'avait  vivement  frappé  autrefois  par  ses  qualités 
littéraires,  puis,  pour  d'autres  raisons  encore,  et,  depuis,  je  ne 
lisais  pas  sans  quelque  émotion  le  récit  de  ces  longues  courses  noc- 
turnes où  le  gracieux  fantôme  d'Ellis  emporte  son  amant  à  tra- 
vers les  airs  par-dessus  les  steppes  du  Volga,  par-dessus  les  plaines 
de  Hongrie  ou  les  rives  parfumées  des  lacs  italiens,  par-dessus  les 
vallées  boisées  de  la  Forêt-Noire  ou  les  grands  fleuves  d'Allemagne, 
pour  le  déposer  chaque  matin,  brisé  d'émotion  et  de  fatigue  vo- 
luptueuse, sous  les  bouleaux  de  l'isba  où  elle  viendra  le  rechercher 
le  soir. 

Puis,  ma  lecture  terminée,  je  me  suis  laissé  aller  à  de  vagues 
rêveries  et,  dans  une  demi-somnolence,  l'esprit  obsédé  par  les 
pages  que  je  viens  de  parcourir,  voici  que  tout  le  long  voyage 
qui,  de  Rome  oii  j'étais  il  y  a  trois  mois  à  peine,  m'a  conduit  jus- 
qu'à Pékin,  ne  m'apparaît  plus  que  comme  une  hallucination  de 
toutes  les  impressions  qu'il  m'a  laissées;  celles  que  j'ai  ressenties 
la  nuit  ressuscitent  seules  avec  netteté,  comme  si  quelque  Ellis 
m'eût  aussi  emporté  à  travers  le  monde  dans  son  vol  nocturne. 

Je  me  revois  d'abord  à  Rome,  sur  la  terrasse  de  la  Trinité  du 
Mont  :  c'est  une  chaude  nuit  de  fin  de  juillet,  magnifiquement 
éclairée,  rayonnante  d'étoiles,  sans  un  souffle  d'air.  La  masse  co- 
lossale du  dôme  de  Saint-Pierre,  le  Vatican  et  le  château  Saint- 
Ange  se  détachent  sur  le  fond  ;  le  Tibre  apparaît  par  places,  entre 
les  maisons,  comme  un  ruban  d'argent  et,  sur  la  droite,  du  côté 
du  Ponte-Molle,  des  pins  parasols  au  haut  d'une  colline  se  profilent 
sur  le  ciel. 

Et  je  songe  que  demain  il  me  faudra  quitter  tout  cela  pour  d'au- 
tres pays,  échanger  cette  civilisation  pour  des  civilisations  étrange- 
ment différentes.  Ce  soir-là,  en  effet,  un  télégramme  du  ministère 
des  affaires  étrangères  est  arrivé  au  palais  Farnèse,  et  son  texte 
déchiffré  m'apprend  que  je  suis  détaché  temporairement  à  la  léga- 
tion de  France  en  Chine  et  que  je  dois  me  rendre  immédiatement 
à  mon  nouveau  poste  par  la  voie  d'Amérique. 

Quinze  jours  plus  tard,  je  suis  loin  déjà  sur  l'Atlantique,  par  une 
nuit  sans  lune.  Rien  qu'en  plein  mois  d'août,  un  vent  âpre  et  gla- 
cial souffle  du  Nord,  enveloppant  le  navire  d'un  épais  voile  de 
brumes,  si  épais  que  les  feux  vert  et  rouge  du  bord  ne  se  peuvent 
apercevoir  à  vingt  mètres,  si  dense  que  le  cri  strident  du  sifflet, 
qui  retentit  de  minute  en  minute,  pour  prévenir  les  collisions, 
semble  s'y  étouffer.  La  mer  est  forte,  brutale  dans  ses  chocs.  Une 
impression  de  grande  tristesse  pénètre  le  cœur  ;  elle  s'attache,  pour 
ainsi  dire,  aux  vêtemens  comme  cette  humidité  glacée  à  travers 


SOIRÉE   d'hiver  a    PEKIN.  821 

laquelle  nous  flottons.  Et  les  cris  déchirans  du  siftlet,  qui  ne  cesse 
de  retentir,  énervent  à  la  longue  et  sont  lugubres  à  entendre. 

Mais,  tout  aussitôt,  sans  transition,  oubliant  complètement  New- 
York  à  peine  entrevue,  je  me  sens  entraîné  à  toute  vitesse  sur  un 
sol  moelleux,  sur  un  tapis  velouté  qui  amortit  les  secousses  et 
assourdit  le  bruit  du  chemin  de  fer.  A  droite  et  à  gauche  de  la  ligne, 
à  perte  de  vue,  s'étend  un  océan  de  verdure  ;  —  c'est  la  prairie,  le 
Far-West. 

De  grandes  herbes  serrées  et  vivaces  envahissent  la  voie  et  mon- 
tent jusqu'aux  portières  des  wagons.  On  a  vraiment  l'illusion  de 
l'immensité  de  la  mer  :  les  ondulations  des  collines  se  déroulent  à 
l'infini  en  de  larges  vagues  qui,  à  la  clarté  crue  de  la  lune,  parais- 
sent teintées  de  bleu  dans  les  premiers  plans  et  vont  se  perdre  au 
loin  dans  les  tons  gris  cendré  de  l'horizon.  Des  vapeurs  légères 
se  lèvent  sur  le  sol  détrempé  par  de  récentes  pluies;  une  fraîcheur 
parfumée,  exquise  à  respirer,  flotte  sur  la  plaine,  un  bien-être  déli- 
cieux détend  les  nerfs,  et  mille  souvenirs  me  reviennent  à  l'esprit. 
Il  s'établit  peu  à  peu  une  harmonie  singulière  entre  ces  souvenirs 
et  le  spectacle  que  j'ai  sous  les  yeux,  une  concordance  parfaite  de 
rêves  et  de  sensations... 

Comme  une  très  vague  silhouette,  le  profil  des  Montagnes- 
Rocheuses  repasse  devant  mes  yeux;  mais  déjà  j'ai  repris  la  mer,  et 
une  succession  de  nuits  défile  en  moi,  les  unes  calmes,  sans  lune, 
mais  éclairées  de  la  clarté  diffuse  que  le  ruban  d'opale  de  la  voie 
lactée  déversait  sur  l'eau,  les  autres,  chaudes,  phosphorescentes, 
de  vraies  nuits  du  Pacifique,  où  l'on  sentait  vivre  les  choses  et  où 
l'on  percevait  la  palpitation  mystérieuse  des  myriades  d'êtres  ré- 
pandus dans  l'océan,  —  d'autres  encore,  sombres,  avec  de  grandes 
houles  qui  se  développaient  majestueusement  sous  un  ciel  nuageux. 
Il  en  est  une  surtout  que  je  revois  comme  si  je  la  revivais,  une  nuit 
de  cyclone  où,  sous  les  coups  furieux  d'une  mer  démontée,  la  char- 
pente du  navire  se  tordait  et  frémissait  comme  un  animal  qui  fris- 
sonne. 

Pendant  cette  nuit,  on  avait  l'étrange  sensation  d'être  hors  de 
portée  de  tout  secours  humain,  à  3,000  kilomètres  de  l'archipel  du 
Japon,  à  4,000  de  la  côte  d'Amérique!  Très  loin  vers  le  nord,  à 
huit  jours  de  route,  s'étendent  les  parages  inhospitaliers  des  îles 
Aléoutiennes  et  l'entrée  des  mers  arctiques;  vers  le  sud,  les  flots 
ont  devant  eux,  avant  de  rencontrer  une  terre  où  se  briser,  des 
distances  sans  limites,  des  espaces  infinis  que  la  pensée  ne  peut  se 
figurer.  Et  c'est  un  vertige  plus  troublant  encore  de  songer  à  la 
profondeur  de  l'océan,  9,000  mètres!  La  plus  grande  profondeur 


822  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  mers  du  globe,  des  fonds  où  la  lumière  du  soleil  n'a  jamais  pé- 
nétré, où  règne  un  calme  éternel  que  les  plus  fortes  tempêtes  n'ont 
jamais  troublé,  où  les  madrépores  eux-mêmes  ne  peuvent  vivre 
leur  semblant  de  vie. 

Cependant,  voici  la  vingtième  nuit  que  je  navigue  sur  le  Paci- 
fique, et  la  traversée  touche  à  sa  fin. 

Ce  soir-là,  la  lune  brille  comme  un  disque  d'argent  en  fusion,  et 
ses  rayons  tracent  sur  l'eau  une  large  zone  miroitante  qui  semble 
un  grand  fleuve  glacé  coulant  en  débâcle  au  milieu  de  la  masse 
noire  de  l'océan. 

Dans  la  transparence  lumineuse  de  l'atmosphère,  les  étoiles  scin- 
tillent de  leur  plus  vif  éclat,  l'air  est  tiède,  une  brise  légère  souffle 
de  l'avant  et  une  houle  affaiblie  imprime  au  navire  un  balancement 
lent  et  régulier. 

Par  les  panneaux  ouverts  de  l'entrepont  où  sommeillent  entassés 
six  cents  coolies  chinois,  monte  un  chant  d'un  rythme  simple,  mo- 
notone et  triste  comme  une  mélopée,  et  le  bruit  sourd  de  la  machine 
paraît  en  marquer  la  mesure. 

Tout  à  coup,  dans  une  bouffée  d'air  un  peu  plus  forte,  la  brise 
apporte  un  parfum  particulier,  une  saveur  humide.  On  dirait  cette 
odeur  qui  se  dégage  des  bois  et  des  plantes  forestières  après  un 
orage,  ces  effluves  lourds  et  capiteux  que  le  vent  soulève  sur  les 
grands  herbages  après  une  pluie  d'été ,  une  senteur  faite  de  par- 
fums de  fleurs,  de  molécules  végétales  et  d'émanations  terrestres. 

C'est  l'odeur  de  la  terre,  le  signe  certain  de  l'approche  des  côtes  ; 
il  y  a  une  jouissance  exquise  à  aspirer  longuement  ce  souffle  que 
nous  envoie  l'archipel  du  Japon  et  qui  rayonne  autour  de  lui. 

Par  les  panneaux  de  l'entrepont  monte  toujours  le  même  chant 
monotone  et  triste,  et,  dans  les  embarcations  suspendues  à  l'avant 
du  navire,  les  cercueils  des  coolies  chinois  morts  pendant  la  tra- 
versée et  soigneusement  embaumés  d'après  les  rites ,  suivent  le 
lent  balancement  de  la  houle. 

Vingt-quatre  heures  plus  tard,  me  voici  sur  la  terre  du  Japon,  sur 
le  sol  enchanté  de  l'île  de  Gipangu.  Mais,  de  Yokohama,  avec  ses 
rues  alignées,  ses  maisons  européennes  et  ses  temples  anglicans, 
aucun  souvenir  ne  me  reste,  et  je  me  sens  transporté  en  pleine  cam- 
pagne. 

Le  pays  est  coupé  de  collines  dentelées,  contournées  au  caprice 
d'une  fantaisie  bizarre,  et  la  plaine  qui  s'étend  entre  leurs  sinuosi- 
tés est  sillonnée  de  ruisseaux.  Malgré  l'époque  avancée  de  l'au- 
tomne, une  végétation  exubérante  couvre  le  sol  d'une  verdure 
d'émeraude,  et  la  flore  japonaise  prodigue  comme  par  enchante- 
ment l'innombrable  variété  de  ses  productions.  Çà  et  là,  des  bois 


SOIRÉE    d'hiver    a    PEKIN.  823 

entiers  de  camélias  arborescens  et  de  magnolias  font  de  larges 
taches  sombres  à  côté  du  feuillage  plus  léger  et  plus  clair  des  so- 
phoras,  des  camphriers,  des  santals  et  des  jasmins  ;  plus  loin,  des 
pawlonias  et  des  pins  parasols  étalent  avec  ampleur  leur  tète  com- 
pacte, et  les  tiges  souples  des  bambous  se  balancent  au  moiudre 
souille  d'air;  les  ruisseaux  coulent  sous  un  tapis  de  nymphéas  et 
de  plantes  d'eau,  tandis  que  de  grosses  touffes  d'ixoras  rouge-car- 
min et  d'hortensias  rose  pâle  couvrent  les  rives. 

Et  ce  paysage,  estompé  à  la  tombée  de  la  nuit  d'ombres  confuses 
et  flottantes,  a  une  douceur,  une  tendresse  de  couleur  inexprima- 
bles. C'est  le  charme  privilégié  et  l'originalité  des  automnes  japo- 
nais :  les  pluies  abondantes  qui  tombent  pendant  les  mois  d'été, 
et  les  brises  chaudes  et  humides  que  le  «  courant  noir  »  apporte 
incessamment  des  tropiques  au  Japon,  prolongent  jusqu'aux  der- 
niers jours  d'octobre  la  période  de  productivité  végétale,  que,  sous 
des  latitudes  égales,  la  sécheresse  brûlante  des  étés  de  Provence 
et  de  Californie  arrête  dès  la  fin  du  mois  de  juin.  Aussi  l'on  ne  voit 
pas  ici  le  mélange  de  verdure  et  de  débris,  le  fouillis  de  feuilles 
mortes  ou  mourantes  des  automnes  de  nos  climats,  et  l'on  n'y  sent 
pas  cette  atmosphère  de  mélancolie,  cette  impression  de  défaillance 
et  de  regrets  qui  font  l'étrange  douceur  des  tristesses  d'octobre. 

Dans  une  gorge  plus  resserrée,  plus  touffue  et  plus  verdoyante 
encore,  s'élève  le  Daïbouts  de  Kamakura,  la  statue  gigantesque  de 
Bouddha.  Le  divin  Çakya-Mouni  est  accroupi  sur  des  feuilles  de 
lotus  qui  recouvrent  tout  le  socle,  et  les  arbres  environnans  l'enve- 
loppent de  leurs  branches  sans  le  dépasser.  Sous  l'impassibilité  de 
sa  physionomie,  on  devine  une  pensée  en  travail,  une  vie  intérieure, 
intense,  une  âme  absorbée  clans  le  sentiment  du  néant  de  toutes 
choses  et  désabusée  à  jamais.  Cependant ,  l'heure  délicieuse  du 
nirvana  n'est  pas  encore  arrivée,  et  la  méditation  du  héros  divin 
est  presque  douloureuse. 

La  nuit,  qui  tombe  subitement,  rend  plus  grandiose  encore  et 
plus  mystérieuse  l'image  du  Bouddha,  plus  vives  et  plus  pénétrantes 
la  tristesse  de  son  cœur  et  l'éternelle  mélancolie  de  sa  pensée. 

Tout  d'un  coup ,  ainsi  que  dans  une  féerie,  le  décor  change  ;  je 
me  trouve  près  des  remparts  de  Yeddo,  et  les  échos  d'une  musique 
bruyante  arrivent  jusqu'à  moi.  C'est  le  Yoshiwara,  la  ville  des 
plaisirs;  c'est  presque  une  ville,  en  effet,  ce  faubourg  de  Yeddo, 
tant  la  superficie  en  est  vaste,  et  sa  physionomie  évoque  immédia- 
tement le  souvenir  de  ces  cités  impures  de  l'Orient  antique  qui 
faisaient  exclusivement  commerce  de  volupté. 

Les  rues  larges,  éclairées  par  des  milliers  de  lanternes  en  papier 
colorié,  ont  chaque  soir  un  aspect  de  lête.  Là  vit  toute  une  popu- 


824  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

lation  étrange,  en  robes  voyantes,  en  coifFures  compliquées,  avec 
des  parures  d'idoles,  et,  par  toutes  les  rues,  flotte  un  parfum  vague 
de  musc  et  d'huile  de  camélia. 

Devant  moi,  au  son  d'une  musique  discordante,  deux  guêehas, 
vêtues  de  soie  rouge,  la  taille  serrée  dans  une  large  ceinture  verte, 
le  teint  blanchi  de  fard,  les  yeux  bleuis  d'antimoine  et  les  lèvres 
rougies  de  vermillon,  miment  une  danse...  La  brutalité  lascive  de 
leurs  gestes  et  la  sauvagerie  de  la  musique  qui  les  accompagne 
m'ont  vite  lassé,  et,  tandis  que  je  continue  de  les  regarder  machi- 
nalement, sans  intérêt,  il  me  semble  que,  comme  dans  une  hallu- 
cination, les  formes  des  danseuses  s'évanouissent  et  qu'à  leurs 
traits  se  substituent  des  contours  vagues  et  vaporeux,  entrevus 
autrefois. 

En  sortant  de  là,  j'éprouve  une  pesanteur  de  tête  vague  et  pé- 
nible, comme  après  une  ivresse  de  hachich,  toute  une  partie  de 
mon  voyage  semble  s'eflacer  de  mon  esprit,  et,  quand  j'en  reprends 
la  suite,  je  me  retrouve,  après  plusieurs  jours  écoulés,  à  Nikko, 
sous  les  cryptomérias  gigantesques  des  grands  sanctuaires  du  Japon. 

Une  allée  de  vingt  lieues  de  long,  ombragée  d'arbres  séculaires 
dont  la  cime  s'élève  à  cinquante  mètres  au-dessus  du  sol,  conduit 
à  la  montagne  sacrée  où  les  trois  premiers  fondateurs  de  la  dynas- 
tie de  Yeyas  ont  édifié  leur  tombeau.  C'est  bien  une  allée  que 
cette  route  de  quatre-vingts  kilomètres,  car  les  arbres  qui  la  bor- 
dent, comme  la  forêt  où  elle  vient  aboutir,  ont  été  plantés  de 
main  d'homme  pour  servir  d'avenue  monumentale  et  d'abri  funé- 
raire aux  shogouns  de  la  grande  race. 

Sous  le  dôme  de  verdure  des  cryptomérias,  trois  temples,  ou 
plutôt  trois  groupes  de  temples,  ont  été  construits.  Le  principal 
d'entre  eux  s'élève  au  pied  de  la  montagne,  à  quelques  pas  d'un 
torrent  que  franchit  un  pont  de  laque  rouge  ;  derrière  l'édifice,  la 
forêt  se  dresse,  gravissant  des  talus  à  pic  que  soutiennent  des  murs 
cyclopéens. 

Là,  sur  les  chapiteaux  des  colonnes,  sur  les  corniches  des  toits, 
sur  les  balustres  et  les  faîtières,  les  sculpteurs  japonais  ont  répandu 
la  vie  à  pleines  mains.  C'est  un  luxe  éblouissant  d'animaux  et  de 
fleurs  étranges  sculptés  en  bois  dur,  de  dragons  d'un  modelé 
vigoureux  et  souple,  d'éléphans  aux  formes  puissantes,  de  cigognes 
à  la  silhouette  osseuse,  de  reptiles  tordus  en  mille  replis,  de  lotus 
et  de  nymphéas  aux  feuilles  plantureuses,  d'orchidées  gonflées  de 
sève,  de  magnolias  fleuris  et  de  chrysanthèmes  épanouies.  Et  toutes 
ces  sculptures,  où  circule  un  souffle  vital  presque  adéquat  à  la  vie 
elle-même,  sont  traitées  avec  la  plus  libre  fantaisie,  avec  une  iné- 
puisable variété  d'attitudes,  une  incroyable  intensité  d'expression. 


SOIRÉE   d'hiver   a   PEKIN.  825 

Il  n'est  pas  d'artistes  au  monde  qui  se  soient  plus  inspirés  que  les 
Japonais  du  monde  extérieur,  qui  aient  eu  pour  la  nature  une  ado- 
ration plus  fervente  et  l'aient  serrée  d'une  plus  amoureuse  étreinte. 
La  lune  apparaît  brusquement  entre  les  nuages  blancs  qui  cou- 
rent sur  le  ciel,  et,  lorsque  ses  rayons,  glissant  à  travers  les  bran- 
ches des  cryptomérias,  viennent  comme  un  réseau  argenté  se  re- 
fléter sur  les  murs  laqués  d'or  des  temples,  toutes  ces  choses  presque 
vivantes  s'animent  d'une  vie  plus  intense  et  revêtent  un  aspect  fan- 
tastique et  saisissant. 

Cette  nuit,  commencée  à  Nikko,  dans  l'incohérence  du  rêve,  c'est 
à  Nura  que  je  l'achève. 

Dans  une  heure,  le  jour  va  se  lever.  La  lune  éclaire  encore  va- 
guement un  coin  du  ciel,  mais  un  des  bouts  effilés  de  son  disque 
effleure  déjà  la  montagne,  et  l'astre  disparaît  rapidement.  D'épaisses 
traînées  de  vapeurs  blanchâtres  flottent  sur  la  campagne,  et  c'est  à 
peine  si  une  légère  buée  d'or  teinte  l'horizon  du  côté  où  le  soleil 
va  paraître.  C'est  comme  un  prolongement  de  la  nuit,  avec  des 
demi-teintes  délicieuses,  des  ombres  d'une  légèreté  extraordi- 
naire. 

La  forêt  de  Nara,  toute  baignée  de  brouillard,  a  des  senteurs 
puissantes.  Des  camélias  au  feuillage  sombre  et  des  sakaki,  plus 
toufl'us  et  plus  sombres  encore,  font,  à  cette  heure  douteuse,  une 
selva  osrura  au-dessus  de  laquelle  planent  de  grands  cèdres  dont 
de  minces  flocons  de  brume  envelopj)ent  la  cime. 

Plus  loin,  dans  une  ombre  moite,  des  glycines,  des  sophoras  et 
des  érables  abritent  une  forêt  compacte  de  centaurées,  de  fougères, 
d'azalées  et  de  styrax  aux  fleurs  parfumées. 

Près  de  là,  à  l'entrée  de  l'avenue  de  cèdres  qui  monte  majes- 
tueusement aux  sanctuaires  bouddhiques,  un  grand  cerf  de  bronze, 
portant  au  flanc  une  inscription  d'or,  est  couché  au  pied  d'un  mé- 
lèze, au-dessus  d'une  fontaine  où  s'enroulent  des  lotus  de  bronze. 
L'animal,  tournant  sa  tète  dressée,  regarde  fièrement  derrière  lui, 
et  la  noblesse  élégante  de  son  attitude  rappelle  le  cerf  royal  sur  les 
flancs  duquel  Jean  Goujon  a  allongé  sa  Diane  nue,  au  front  impé- 
rieux. 

Tout  à  coup,  la  brume  qui  enveloppe  ce  parc  enchanté  devient 
lumineuse  vers  l'est,  et  le  soleil  apparaît,  d'un  bond,  dans  tout 
son  éclat. 

Cette  journée,  si  brillamment  éclairée,  a  été,  autant  qu'il  m'en 
souvient,  riche  en  impressions  artistiques  et  pittoresques,  dont  le 
souvenir  m'invite  à  faire  halte  quelques  instans,  à  prendre  un  repos 
dans  ce  rapide  défilé  nocturne  ;  mais  le  charme  enchanteur  de  l'Ellis 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  Apparitions  continue  d'agir,  et  les  deux  dernières  nuits  que 
j'ai  passées  au  Japon  m'apparaissent  précipitamment. 

Déjà,  en  effet,  le  soleil  a  disparu  derrière  les  bois  de  bambous 
qui  couvrent  les  collines  dont  Kioto  est  enserrée,  et  un  jour  pâle, 
d'une  teinte  indéfinissable,  un  peu  triste  et  indécis  comme  certains 
souvenirs,  enveloppe  l'ancienne  capitale  des  mikados. 

Dans  cette  pénombre  douteuse,  le  grand  temple  de  Nishi-Hong- 
wanji,  sanctuaire  principal  de  Bouddha  au  Japon,  produit  une  im- 
pression profonde  de  mysticisme  et  de  poésie  religieuse.  L'inté- 
rieur est  tout  entier  revêtu  de  panneaux  en  laque  d'or  adouci,  qui, 
à  cette  heure,  prennent  des  tons  plus  doux,  plus  effacés  encore  et 
comme  attiédis.  Le  Bouddha,  accroupi  au  fond  sur  son  lit  de  lotus, 
vaguement  éclairé  par  de  colossales  lanternes  en  bronze  ciselé,  a 
une  expression  mystérieuse,  et  les  reflets  de  tout  ce  qui  l'entoure 
le  baignent  d'une  légère  vapeur  d'or.  Le  monastère  adjoint  au 
temple  est  paré  avec  la  même  magnificence  sobre,  et  le  clair-obscur 
y  produit  les  mêmes  effets  de  recueillement  et  de  mystère. 

Ces  fonds  d'or  rappellent  ceux  des  écoles  primitives  de  la  pein- 
ture italienne  ou  allemande  ;  mais  il  n'est  pas  de  fresque  de  Cima- 
buë  ou  de  triptyque  du  maître  de  Hy  versberg  qui  exhale  un  parfum 
plus  pénétrant  de  mysticité  et  d'onction  extatique  que  ce  sanctuaire 
bouddhique,  et,  seul,  Rembrandt,  lorsqu'il  peignit  son  Philosophe 
en  méditation,  eût  pu  rendre  les  vibrations  de  cette  atmosphère 
chaude  et  ambrée  au  milieu  des  ombres  du  soir.  Sur  ces  laques 
précieuses,  l'art  japonais  a  cependant  fortement  imprimé  sa  griffe, 
son  caractère  principal,  qui  à  défaut  d'autres  le  distinguerait  des 
écoles  mystiques,  c'est-à-dire  son  amour  de  la  vie,  sa  préoccupa- 
tion d'en  donner  une  expression  vibrante,  de  la  reproduire  passion- 
nément. Un  grand  paon  admirablement  éployé  s'étale  sur  un  camé- 
lia blanc,  et  l'œil  de  l'oiseau  est  plein  d'éclat,  l'or  de  son  col  a  des 
reflets  bleuâtres  de  lapis-lazuli  ;  sa  queue,  largement  ouverte  en 
éventail  forme  la  plus  brillante  palette  de  couleur,  la  plus  harmo- 
nieuse fusion  de  tons  juxtaposés  et  miroitans  qu'un  œil  de  peintre 
puisse  rêver. 

Et  partout  sur  les  murs,  des  lotus  de  laque  exubérans  de  vie  vé- 
gétale, épanouissant  leurs  calices  d'or,  semblent  la  productiop  puis- 
sante d'une  terre  tropicale. 

Dans  un  coin  cependant,  un  bonze  en  prières,  oubliant  l'heure 
tardive,  murmure  ses  litanies  bouddhiques  dans  une  immobilité 
hiératique,  et  son  crâne  chauve,  son  attitude  impassible  et  réflé- 
chie, toute  l'expression  de  sa  personne  morale  font  songer  au  por- 
trait d'Lrasme,  du  pinceau  d'Holbein. 

Lorsque  je  sors  du  temple,  de  grandes  ombres  couvrent  déjà  la 


SOIRÉE    d'hITER    a    PÉKIN.  S27 

ville,  et  les  rues  que  je  traverse  restent  éclairées  jusque  vers  mi- 
nuit par  mille  lanternes  de  couleur.  Puis,  les  théâtres  se  ferment, 
et  les  spectateurs  qui,  huit  heures  durant,  viennent  d'applaudir  à 
des  drames  réalistes  jusqu'au  dégoût  ou  obscènes  jusqu'à  l'écœu- 
rement, se  retirent  chez  eux.  Quelques  instans  plus  tard,  un  pro- 
fond silence  plane  sur  toutes  choses. 

Il  est  une  heure  du  matin,  et  la  lune  se  lève,  pleine,  lumineuse, 
éclairant  la  ville  de  Kioto  d'une  lumière  fantastique.  Alors,  à  travers 
l'atmosphère  sonore  et  calme  de  la  nuit,  en  présence  de  ce  mer- 
veilleux décor  japonais  que,  du  haut  de  la  colline  où  j'habite,  j'em- 
brasse en  entier,  —  je  crois  entendre  des  sons  adoucis,  atténués, 
qu'au  premier  abord  je  ne  puis  reconnaître.  Mais  peu  à  peu  voici 
que  le  rythme  se  précise,  que  la  mélodie  se  dessine,  et  j'ai  la  vision 
rapide  et  lointaine  d'un  salon  parisien  étincelant  de  lumières:  sur 
une  scène  de  société,  une  jeune  femme  costumée  en  Japonaise,  les 
épingles  d'or  plantées  dans  les  cheveux,  les  hanches  serrées  dans 
une  ceinture  de  soie  rouge,  chante  la  Princesse  jaune  de  Saint- 
Saëns,  et  tandis  que  la  délicieuse  musique  du  maître  revient  en  se 
pressant  à  mon  oreille,  la  fraîcheur  assez  vive  de  la  nuit  me  fait 
frissonner  soudainement  et  me  pénètre  en  même  temps  d'un  senti- 
ment de  tristesse  dont  je  ne  puis  comprendre  le  motif. 

Mais,  dans  cette  fraîcheur,  un  parfum  humide  se  fait  sentir  gra- 
duellement, comme  à  l'approche  d'un  étang,  et  bientôt,  en  elTet, 
une  vaste  nappe  d'eau  apparaît,  calme,  sans  une  ride;  la  lune  s'y 
reflète  ainsi  qu'en  un  miroir  d'argent  et  sa  lumière  claire,  diffuse, 
baigne  les  rives  de  flots  impalpables.  C'est  le  lac  Birva,  célébré  par 
tous  les  poètes  japonais.  Cn  monastère  bouddhique  s'élève  sur  ses 
bords,  dans  un  site  enchanteur  qui  invite  au  repos,  à  l'isolement  et 
à  la  méditation. 

C'est  près  de  ce  monastère,  sur  la  rive  du  lac,  que  la  célèbre  poé- 
tesse Ono-Komati  vint  finir  ses  jours. 

Toute  jeune  encore,  elle  avait  acquis  la  célébrité  par  sa  beauté 
par  son  esprit  gracieux  et  délicat,  par  la  sensibilité  de  son  âme  en 
présence  des  grands  spectacles  de  la  nature  et  par  le  rythme  mélo- 
dieux de  ses  vers. 

Le  fils  d'un  mikado  s'éprit  d'elle;  elle  l'aima  et,  sachant  que  les 
lois  de  l'empire  interdisaient  à  un  membre  de  la  maison  impériale 
de  choisir  une  épouse  en  dehors  de  sa  famille,  elle  se  donna  à  lui 
spontanément.  Mais  bientôt,  sur  de  faux  indices,  dit-on,  elle  se  crut 
trahie,  refusa  de  se  laisser  désabuser  et  ne  consentit  jamais  à  re- 
voir celui  qu'elle  prétendait  infidèle.  Elle  était  de  ces  âmes  très  rares 
qu'un  froissement  flétrit,  et,  du  jour  ({u'elle  ne  se  crut  plus  aimée,  la 
vie  lui  parut  décolorée,  sans  prix,  sans  but.  Elle  épancha  quelque 


828  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

temps  encore  sa  douleur  dans  ses  vers,  trouva  dans  son  âme  des 
accens  déchirans,  des  cris  de  passion  désespérés,  puis,  tout  d'un 
coup,  perdit  ses  forces  et  mourut  d'un  mal  inconnu. 

Quelques  heures  avant  sa  fin,  sentant  le  cœur  plein  d'amertume 
et  de  regrets,  elle  dicta  ces  vers  : 

((  Les  fleurs  se  sont  flétries  vainement  pendant  que  je  contemplais 
ma  vie  qui  traversait  les  années.  » 

Vêtue  d'un  linceul  de  soie  brochée  d'argent,  les  ongles  cerclés 
d'or,  le  corps  tout  imprégné  de  parfums  et  d'aromates,  elle  fut  en- 
terrée dans  un  bois  de  camélias,  sous  un  parterre  d'œillets  et  de 
chrysanthèmes. 

On  raconte  encore  dans  le  peuple,  —  et  cette  légende  est  souvent 
reproduite  en  peinture,  —  que  parfois,  par  les  nuits  de  grande  lune, 
l'ombre  de  cette  infortunée  sort  de  sa  tombe  embaumée  et  vient 
errer  sur  le  lac  Birva.  C'est  son  fantôme,  qui,  se  posant  sur  l'eau, 
en  ride  légèrement  la  surface  ;  c'est  son  haleine  qui  fait  trembler  le 
feuillage  argenté  des  saules  et  les  tiges  élancées  des  bambous. 

Et  maintenant,  c'en  est  fini  du  Japon  et  des  enchantemens  de  Gi- 
pangu,  l'île  dorée.  Le  steamer  qui  m'emporte  vers  la  Chine  franchit 
déjà  les  passes  sinueuses  de  Shimonozoki,  entre  deux  côtes  resser- 
rées, boisées  de  pawlonias  et  de  cèdres  sous  lesquels  apparaissent 
çà  et  là  un  village,  un  temple. 

Le  soleil  vient  de  disparaître  dans  la  mer  du  côté  du  large,  et  une 
bande  d'air  enflammé,  qui  semble  la  vapeur  d'un  métal  en  fusion, 
se  lève  sur  l'horizon  pour  s'éteindre  à  son  tour  quelques  minutes 
plus  tard;  vers  l'est,  au  contraire,  la  mer  a  des  teintes  plombées  et 
sinistres  que  terminent  vaguement  les  ondulations  indécises  de  la 
terre  qui  s'éloigne.  Presque  au  même  instant,  des  milliers  de  points 
lumineux  brillent  au  loin  et  se  meuvent  lentement  sur  l'eau  :  ce 
sont  des  flottilles  dejonques  qui,  chaque  année,  à  pareille  époque, 
viennent  pêcher  au  flambeau  sur  les  bancs  poissonneux  de  ces  pa- 
rages. De  loin,  dans  le  clair-obscur  de  cette  nuit,  on  dirait  que 
toutes  ces  lumières,  entre  lesquelles  émergent  les  formes  sombres 
et  vagues  des  récifs,  sont  l'illumination  féerique  de  quelque  ville 
flottante,  d'une  Atlantide  de  l'extrême  Orient  qui  sort  des  eaux. 
Puis,  vers  minuit,  tout  s'éteint,  tout  disparaît,  et  le  vent  qui  souffle 
de  Corée  dissipe  cette  vision  dernière  du  Japon  pour  me  rejeter 
sans  transition  dans  la  réalité. 

Et  la  réalité,  c'est  Pékin  avec  ses  rues  immondes,  ses  ouragans 
de  poussière,  son  climat  glacial,  sa  foule  brutale  et  agressive,  et 
toutes  les  tristesses  d'un  exil  à  quatre  mille  lieues  de  France. 

M.  Paléologue. 


LA 


r  f 


PROPRIETE     FONCIERE 


A    L'EÏR\NGER    ET    EN    FRANCE 


Jitudes  économiques  et  Statistiques  sxir  la  propriété  foncière;  le  morcellement,  par 
M.  Alfred  de  Foville,  chef  du  bureau  de  statistique  et  de  législation  comparée  au 
ministère  des  finances,  professeur  au  Consenratoire  des  arts  et  métiers.  Paris,  1886; 
Guillaumin. 


Les  théoriciens  et  les  législateurs  s'occupent  de  nouveau,  en  Eu- 
rope et  en  Amérique,  de  la  propriété  foncière  rurale.  Parmi  les 
premiers,  les  uns,  comme  M.  Henri  George,  attribuent  tous  les 
maux  de  la  société  humaine  à  la  propriété  territoriale  privée,  qu'ils 
voudraient  abolir.  D'autres  se  contenteraient  de  répandre,  là  où  elle 
n'existe  guère  que  comme  échantillon,  la  propriété  des  paysans,  pen- 
sant proprietorship.  Quelques-uns  n'admettent  que  les  associations 
coopératives  pour  donner  au  sol  toute  sa  valeur  et  pour  asseoir  so- 
lidement l'état  social  de  l'avenir.  En  France,  il  se  rencontre  encore 
des  écrivains  qui  affirment  que  la  terre  ne  se  trouve  pas  chez  nous 
assez  divisée,  et  que  par  l'impôt  ou  d'autres  procédés  de  contrainte 
on  doit  pourvoir  à  un  démembrement  des  quelques  rares  grands 
domaines  qui  subsistent  comme  des  témoins  d'un  ordre  de  choses 
disparu.  En  sens  inverse,  quelques  agronomes  et  quelques  publi- 
cistes  se  plaignent  des  frais,  des  pertes  de  temps,  des  servitudes, 
des  insuffisances  d'une  culture  trop  morcelée  et  convient  l'état  à 
ordonner  des  remaniemens  et  des  remembremens  obligatoires  des 
propriétés  trop  éparses.  Dans  d'autres  pays,  comme  en  Italie,  il  ne 


830  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

manquerait  pas  d'esprits  pour  soutenir  que  tantôt  la  petite  pro- 
priété, tantôt  la  petite  culture,  qui  en  est  distincte,  est  un  redou- 
table mal  social  qui  ne  laisse  aux  petits  cultivateurs  ni  ressources 
matérielles,  ni  indépendance  morale,  qui  prive  en  outre  le  fisc  des 
revenus  que  lui  procurerait  une  organisation  plus  méthodique  de 
l'exploitation  du  sol.  Voilà  les  points  de  vue  divers  auxquels  se 
plaisent  les  théoriciens.  Non  moins  divisés  sont  les  historiens  sur 
ce  sujet  capital.  Les  uns  veulent  faire  remonter  à  l'œuvre  brutale 
de  notre  révolution  h  constitution  de  la  petite  propriété  sur  notre 
territoire.  D'autres  démontrent  qu'elle  existait  déjà  ou  plutôt  foi- 
sonnait sous  l'ancien  régime,  et  affirment  que  la  révolution  n'y  a 
rien  ajouté.  Quant  aux  législateurs,  ils  ont  soin,  en  tout  pays,  de 
frapper  à  tour  de  bras  par  les  charges  nouvelles  qu'ils  inventent 
chaque  jour,  par  les  impôts  qu'ils  rendent  nécessaires,  la  propriété 
rurale;  puis,  par  un  sentiment  de  compassion  qui  vient  peut-être 
d'un  remords  insuffisant,  ils  se  lamentent  sur  son  sort,  ils  disser- 
tent sur  le  crédit  agricole,  ils  votent  quelque  lambeau  de  code  ru- 
ral, ils  établissent  ou  ils  élèvent,  comme  en  France,  des  droits  de 
douane  protecteurs,  ou  bien  ils  font  de  vastes  projets,  comme  en 
Angleterre,  pour  constituer  un  régime  démocratique  de  propriété 
terrienne. 

Le  préjugé,  la  passion,  l'intérêt  politique,  sont  pour  beaucoupdans 
les  différentes  manières  de  concevoir  et  de  juger  la  propriété  fon- 
cière. Il  est  utile  que  des  hommes  absolument  impartiaux  appor- 
tent à  ce  débat  des  élémens  précis,  des  informations  complètement 
sûres.  Le  livre  qui  fait  la  matière  de  cet  article  est  l'un  de  ces  rares 
ouvrages  que  l'on  peut  et  que  l'on  doit  consulter  sans  appréhen- 
sions. L'auteur  a  de  l'estime  pour  la  petite  propriété,  et  il  ne  s'en 
cache  pas  ;  mais  il  ne  soutient  aucune  thèse  et  il  a  rassemblé,  sans 
parti-pris,  tous  les  documens  qui  peuvent  instruire  sur  les  origines, 
l'état  actuel  et  les  conséquences  du  morcellement  du  sol  en  France. 
Il  a  joint  à  cette  étude  principale  des  notes  singuUèrement  pré- 
cieuses sur  la  situation  de  la  propriété  rurale  dans  divers  autres 
pays. 

Plus  que  tout  autre,  M.  Alfred  de  Foville  était  propre  à  la  tâche 
laborieuse  et  délicate  qu'il  a  entreprise.  Il  jouit  d'une  réputation 
bien  établie  et  incontestée  parmi  les  économistes  d'Europe  et 
d'Amérique.  Il  se  tient  au  premier  rang  des  statisticiens  con- 
temporains. Nul  n'a  plus  de  conscience  dans  ses  recherches,  de 
pénétration  et  de  sûreté  dans  ses  rapprochemens,  de  sagacité 
aussi  et  de  prudence  dans  ses  conclusions.  A  ces  dons  toujours 
rares  du  vrai  savant  il  joint  un  réel  mérite  littéraire  ;  c'est  un 
plaisir   imprévu  de  trouver  des  séries  de  chiffres  présentées  et 


LA    PROPRIÉTÉ  FONCIÈRE.  8Ji 

interprétées  avec  tant  d'élégance  de  style,  dans  une  langue  si  pure 
et  si  séduisante.  M.  de  Foville  a  infligé  une  fois  de  plus  un  démenti 
aux  esprits  légers  qui,  pour  excuser  leur  ignorance,  qualifiaient 
l'économie  politique  de  littérature  ennuyeuse!  Quand  les  problèmes 
les  plus  importans  qui  concernent  les  sociétés  humaines  s'offrent 
aux  réflexions  des  hommes  d'état  avec  toute  la  substance  de  recher- 
ches approfondies  et  précises,  et  avec  tout  le  charme  d'une  forme 
classique  et  irré[)rochable,  quel  esprit  avisé  aurait  le  droit  de  se 
plaindre  d'ennui? 

I. 

La  petite  et  la  grande  propriété  existent  en  tout  pays  et  se  cô- 
toient. On  peut  dire  qu'elles  ne  prospèrent  jamais  mieux  que  de 
compagnie.  Il  n'est  pas  de  condition  plus  propice  pour  la  riehesse 
d'un  grand  domaine  qu'une  ceinture  épaisse  de  paysans  proprié- 
taires. Ils  sont  nombreux,  ils  n'émigrent  pas,  toutes  leurs  heures 
ne  sont  pas  absorbées  par  la  culture  de  leur  bien  propre,  ils  four- 
nissent ainsi  au  puissant  voisin  une  main-d'œuvre  assurée.  Us 
maintiennent,  en  outre,  la  valeur  du  sol  :  de  temps  à  autre,  ils 
absorbent  quelque  morceau  ingrat  de  la  vaste  terre  dont  ils  sont 
les  satellites  et  souvent  les  héritiers  présomptifs  ;  ils  ne  réduisent 
ainsi  que  dans  des  proportions  insignifiantes  l'étendue  du  domaine 
principal,  et  ils  fournissent  à  son  possesseur  des  capitaux  qui  lui 
permettent  de  regagner  en  intensité  de  culture  ce  qu'il  peut  avoir 
|)erdu  en  superficie.  Sans  cet  utile  accompagnement  de  petites  pro- 
priétés, la  grande  languit,  elle  se  transforme  en  latifundium  ^  elle 
n'a  plus  de  main-d'œuvre  sur  qui  elle  puisse  compter,  de  débou- 
ché prochain  pour  divers  de  ses  produits  ;  elle  voit  le  vide  se  faire 
autour  d'elle,  elle  est  obligée  de  faire  venir  de  loin  les  ouvriers  et 
d'envoyer  au  loin  ses  récoltes  ;  elle  n'a  plus,  en  outre,  de  valeur 
fixe,  elle  dépend  du  hasard  qui  fournit  au  maître  ou  qui  lui  retire 
un  habile  et  honnête  gérant.  Tout  grand  propriétaire  j)révoyant  de- 
vrait apporter  un  soin  minutieux  à  maintenir  ou  à  créer  autour  de 
lui  un  large  anneau  de  petits  propriétaires. 

La  petite  propriété  n'a  pas  un  moindre  intérêt  à  être  voisine  de 
la  grande.  Il  est  impossible  que  le  détenteur  de  deux  ou  trois  hec- 
tares de  terrain,  sauf  le  maraîcher  de  la  banlieue  dos  villes,  ait  sur 
son  bien  l'emploi  de  toutes  les  heures  de  son  existence.  Il  est  réduit, 
s'il  ne  trouve  dans  le  voisinage  une  commande  de  travail,  à  en  perdre 
un  certain  nombre.  Qu'il  se  rencontre,  au  contraire,  à  peu  de  distance 
un  vaste  domaine,  il  loue  ses  bras  et,  d'ordinaire,  très  cher,  quand 
ils  demeureraient  inoccupés.  Lui,  sa  femme,  ses  enfans,  pour  les 


832  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

labours,  pour  les  épierremens,  pour  les  sarclages,  pour  la  taille  de 
la  vigne,  pour  la  moisson,  pour  les  vendanges,  font  des  journées 
qui  jettent  dans  sa  caisse  des  écus  ou  des  louis  :  il  consacre  à  son 
propre  lopin  des  heures  surérogatoires,  des  heures  supplémentaires; 
la  culture  ainsi,  quoique  très  soignée  et  très  productive,  ne  lui  en 
coûte  rien  ou  presque  rien.  Il  tire  d'autres  profits  encore  de  ce  pré- 
cieux voisinage.  Le  grand  propriétaire  de  nos  jours,  ce  n'est  plus 
nécessairement  le  hobereau  gaspilleur  et  appauvri,  c'est  fréquem- 
ment le  financier  enrichi,  l'industriel  ou  le  commerçant  retiré  des 
affaires,  qui  se  sont  épris  de  la  campagne,  de  la  culture  et  des  coû- 
teux essais  :  la  grande  propriété  est  le  luxe  intelligent  des  million- 
naires; les  machines  nouvelles,  les  méthodes  pratiquement  incer- 
taines, mais  prônées  par  la  science,  les  beaux  reproducteurs,  les  croi- 
bemens  de  race,  les  substitutions  d'une  culture  à  l'autre,  les  remèdes 
sans  cesse  inventés  contre  les  maladies,  chaque  jour  plus  nom- 
breuses, des  plantes,  ce  sont  eux  qui  se  chargent  de  toute  cette  be- 
sogne nécessaire,  aléatoire  et  dispendieuse.  La  grande  propriété 
fait  des  expériences  pour  le  profit  de  la  petite.  Le  paysan  proprié- 
taire est  là  à  une  école  gratuite,  à  une  leçon  de  choses  ;  il  regarde 
avec  intérêt  et  scepticisme  son  entreprenant  voisin  et  si,  entre  dix 
ou  entre  cent,  une  de  ces  nouveautés  tourne  à  bien,  quand  le  suc- 
cès a  été  vingt  fois  démontré,  le  petit  propriétaire  devient  imitateur 
sans  aucuns  risques.  II  adopte  le  cépage  nouveau,  la  greffe  nouvelle, 
l'assolement  récent,  le  procédé  qui  mettait  le  sourire  à  ses  lèvres 
quand  il  en  faisait  l'essai  comme  salarié  du  riche.  Ainsi  la  grande 
propriété  instruit  la  petite;  la  première  seule  peut  avoir  et  les  vastes 
capitaux,  et  l'audace  soutenue,  et,  sinon  toujours  la  science,  du 
moins  le  reflet  de  la  science.  Proudhon,  qui,  dans  l'inextricable  fatras 
de  ses  divagations,  foisonne  en  mots  de  génie,  a  écrit  cette  ligne  si 
vraie  :  u  Pour  déterminer  la  décadence  de  l'industrie  agricole  dans 
mainte  localité  ou,  du  moins,  pour  en  arrêter  le  progrès,  il  suffirait 
peut-être  de  rendre  les  fermiers  propriétaires  (1).  »  Puis,  de  même 
que  la  petite  propriété  crée  une  assurance  pour  le  maintien  de  la  va- 
leur de  la  grande,  celle-ci,  à  son  tour,  dans  des  circonstances  données, 
assure  le  maintien  de  la  valeur  de  la  petite.  Aux  heures  sombres  des 
catastrophes,  quand  un  fléau  inattendu  fond  sur  la  terre,  supprime 
non  pas  pour  une  année,  mais  pour  une  série  d'années,  les  récoltes, 
le  phylloxéra,  par  exemple,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom,  la 
petite  propriété  tombe  dans  la  détresse  et  l'impuissance  :  elle  n'a 
plus,  en  général,  les  réserves  qui  lui  permettraient  de  traverser  les 
années  d'épreuve  et  de  reconstituer  la  culture.  C'est  alors  la  grande 

(1)  Contradictions  économiques,  t.  i,  p.  185. 


LA   PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  833 

qui  la  recueille  et  qui  la  résorbe.  Il  se  fait  ainsi,  et  il  doit  se  faire, 
une  sorte  de  libre-échange  continu  entre  la  propriété  du  capitaliste  et 
la  propriété  du  paysan.  Michelet,  qui  a  décrit  avec  tant  de  couleur 
les  travaux  merveilleux  et  féconds  du  petit  propriétaire,  s'est  singu- 
lièrement trompé  sur  l'heure  qui  est  la  plus  propice  à  l'accroissement 
de  la  part  qu'il  détient  :  a  Aux  temps  les  plus  mauvais,  dit-il,  aux  mo- 
mens  de  pauvreté  universelle  où  le  riche  même  est  pauvre  et  vend 
par  force,  alors  le  pauvre  est  en  état  d'acheter;  nul  acquéreur  ne  se 
présentant,  le  paysan  en  guenille  arrive  avec  sa  pièce  d'or  et  il  ac- 
quiert. »  L'observation  est  superficielle,  comme  le  fait  remarquer 
avec  raison  M.  de  Foville  et  comme  le  démontre  un  juge  plus 
décisif  encore,  l'expérience  des  temps  récens.  C'est  dans  les 
périodes  de  prospérité  que  les  petits  propriétaires  rognent  ou  dé- 
pècent les  grands  domaines;  alors  les  goujons  dévorent  le  brochet; 
mais,  dans  les  heures  calamiteuses,  celui-ci  prend  sa  revanche.  Le 
grand  propriétaire  de  nos  jours,  qui  est  d'ordinaire  un  capitaliste, 
amateur  de  la  terre,  puisant  ses  revenus  à  des  sources  multiples, 
qui  ne  sont  jamais  toutes  taries  à  la  fois,  satisfait,  lui  aussi,  à  bon 
compte,  son  goût  d'arrondissement,  et  il  soulage,  en  la  reprenant 
à  un  prix  relativement  élevé,  la  petite  propriété  qui  défaillait.  11  n'est 
pas  douteux  que,  en  dehors  de  la  banlieue  des  villes  et  des  bourgs, 
la  grande  propriété,  depuis  deux  ou  trois  ans,  ne  regagne  du  ter- 
rain en  France.  Quand  la  crise  agricole  se  sera  atténuée,  que  le 
paysan  aura  reconstitué  ses  épargnes  et  repris  confiance,  la  petite 
propriété,  un  instant  arrêtée  et  refoulée,  recommencera  ses  envahis- 
semens.  Ce  flux  et  ce  reflux  sont  aussi  bienfaisans  que  nécessaires; 
ils  correspondent  à  des  situations  économiques  diverses,  l'une  qui 
exige  beaucoup  de  capitaux  et  une  certaine  science,  l'autre  qui  a 
surtout  besoin  d'une  main-d'œuvre  intense  et  minutieuse. 

Si  la  petite  et  la  grande  propriété  vont  de  compagnie  dans  la  gé- 
néralité des  pays  civilisés,  il  s'en  faut  que  chacune  d'elles  ait  la  même 
part  dans  les  différentes  contrées.  L'Angleterre,  on  le  sait,  est  le  pays 
privilégié  de  la  propriété  géante.  Les  antécédens  historiques  et  les 
lois  ont  contribué  à  l'y  constituer  et  à  l'y  maintenir.  La  conquête 
s'est  montrée  beaucoup  plus  systématiquement  rapace  sur  le  sol  an- 
glais que  sur  le  sol  du  continent;  à  aucune  heure,  elle  ne  s'est  des- 
saisie de  ses  rigueurs  premières.  La  confiscation  des  biens  de  l'église, 
qui  est  devenue,  dans  le  courant  des  siècles,  un  fait  universel  en 
Europe,  se  produisait  chez  nos  voisins  à  un  moment  où  la  haute  no- 
blesse seule  en  pouvait  profiter.  Les  avantages  qu'offre  au  pâturage 
le  climat  de  la  Grande-Bretagne  ont  contribué  aussi,  dès  le  xvi*  siè- 
cle, à  évincer  le  petit  laboureur  et  à  lui  substituer  le  grand  posses- 
seur de  troupeaux,  devançant  de  trois  siècles  le  squatter  australien. 

TOHB  LXXIII.  —  1886.  53 


83A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Il  n'est  pas  jusqu'au  développement  de  l'industrie  qui  n'ait  attiré, 
bien  plus  tôt  et  plus  énergiquement  qu'en  France,  vers  les  villes  un 
grand  nombre  des  habitans  des  campagnes.  Les  lois  sur  les  substi- 
tutions ont  protégé  la  grande  propriété  contre  les  fautes  des  grands 
propriétaires.  Les  complications  et  la  cherté  de  la  procédure  ne  font 
pas  moins  pour  enchaîner  la  terre  dans  les  mêmes  mains.  Ainsi, 
dans  la  Grande-Bretagne,  la  conquête,  la  vente  des  biens  des  cou- 
vons, le  climat  qui  est  rebelle  aux  produits  variés  de  la  petite  cul- 
ture, les  manufactures,  le  commerce,  l'attrait  des  villes,  les  lois  po- 
sitives et  l'esprit  même  des  lois,  la  coutume,  tout  devait  tendre  au 
monopole  de  la  terre,  à  l'éviction,  sinon  complète,  du  moins  géné- 
rale, de  la  petite  propriété  et  la  mise  à  la  portion  congrue  de  la 
moyenne. 

Ce  n'est  pas  que  tout  le  sol  britannique  appartienne,  ainsi  que  le 
croit  le  vulgaire,  à  quelques  centaines  ou  à  quelques  milliers  d'in- 
dividus et  que  le  transfert  des  propriétés  rurales  soit  chose  rare 
chez  nos  voisins.  Le  Times  faisait  remarquer,  en  l'année  1883,  que 
les  annonces  publiées  dans  ses  colonnes  en  un  même  jour  mettaient 
en  vente  20,000  hectares  de  terres  valant  au  moins  50  millions  de 
francs ,  que  ces  immeubles  offerts  étaient  situés  aux  quatre  points 
cardinaux  et  comportaient  la  satisfaction  des  goûts  les  plus  divers, 
le  jardinage,  la  petite  culture,  la  grande,  la  pêche,  la  chasse.  Mais, 
ainsi  que  le  remarque  M.  de  Foville,  entre  le  marché  anglais  et  le 
marché  français  pour  les  immeubles  ruraux,  il  y  a  la  même  diffé- 
rence qu'entre  un  petit  commerce  de  demi-gros  et  un  grand  com- 
merce de  détail.  Si  l'on  ne  consultait  que  les  statistiques,  sans  les 
examiner  et  les  interpréter  avec  attention,  on  arriverait  cependant 
à  cette  conclusion  que  le  nombre  des  propriétaires  en  Angleterre,  sans 
atteindre  celui  de  France,  est  considérable.'A  huit  siècles  de  distance, 
le  gouvernement  britannique  a  remis  à  jour  le  célèbre  Domesday 
Book,  ou  livre  des  propriétaires,  de  1085.  Sur  la  demande  du  comte  de 
Derby,  le  Local  Government  fic»«/-^  a  pubUé  en  1875  le  recensement 
méthodique  de  tous  les  possesseurs  de  la  terre,  owners  ofhmd,  pour 
plus  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans.  On  a  trouvé,  au  grand  étonnement 
de  certains  écrivains,  qu'il  se  rencontrait,  dans  le  royaume-uni, 
1,173,821  propriétaires  ou  détenteurs  par  emphytéose  du  sol  pour 
une  durée  d'au  moins  un  siècle.  Sur  ces  1,173,821  seigneurs  ter- 
riens, l'Angleterre  et  le  pays  de  Galles  figurent  pour  972,836.  On 
était  loin  de  la  vieille  légende  qui  fait  du  sol  britannique  l'apanage 
de  quelques  familles.  Néanmoins,  un  dépouillement  plus  attentif 
des  chiffres  montre  qu'ils  n'ont  pas  toute  l'importance  qu'on  serait 
tenté  de  leur  attribuer.  Sur  les  972,836  propriétaires  de  l'Angleterre 
proprement  dite  et  du  pays  de  Galles,  il  s'en  rencontre  703,289  qui 


LA    PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  835 

détiennent  moins  d'un  acre  de  terrain,  c'est-à-dire  moins  de  ai  ares  : 
ce  sont  là  des  cottages  ou  des  jardinets,  non  pas  des  terres,  à  pro- 
prement parler.  La  surface  totale  de  ces  700,000  propriétés  ne  re- 
présente que  02,000  hectares,  guère  plus  que  l'étendue  du  départe- 
ment de  la  Seine,  qui  a  AS, 370  hectares  ou  un  1/2  poiir  100  du 
sol  anglais.  Sans  avoir  le  moindre  dédain  pour  ces  petits  potagers, 
vergers  ou  jardins  à  fleurs  qui  égaient  et  rassérènent  700.000  fa- 
milles, on  doit  rappeler  que  les  263,000  propriétaires  de  plus  d'un 
acre  de  terre  occupent  à  eux  seuls  les  99  centièmes  1/2  du  sol  bri- 
tannique. Encore,  comme  ils  se  le  divisent  inégalement  !  220, 6A2  per- 
sonnes possèdent  entre  1  acre  et  100  acres,  c'est-à-dire  de  40  ares 
à  40  hectares;  37,216  personnes  ont  des  propriétés  de  40  à  400  hec- 
tares et  5,408  landlords,  qui  commencent  à  devenir  dignes  de  ce. 
nom,  détiennent  plus  de  400  hectares  chacun.  11  faut  subdiviser  ce 
dernier  groupe;  c'est  ici  que  l'ancienne  légende  sur  la  concentration 
de  la  propriété  en  Angleterre  reprend  ses  droits  et  trouve  dans  les 
statistiques  une  justification  partielle. 

Un  recueil  démocratique  et  radical,  rempli  de  chiffres  qui  sont 
exacts,  le  Financial  lleform  Almanack,  fait  chaque  année  appel 
aux  réflexions  et  même  aux  passions  de  la  classe  moyenne  britan- 
nique en  lui  donnant  la  nomenclature  nominative  des  gros  traite- 
mens,  des  grosses  pensions  et  des  grosses  propriétés  territoriales. 
La  livraison  de  1884  indique  2,238  familles  qui  chacune  possèdent 
plus  de  5,000  acres  de  terre  ou  2,000  hectares  et  qui,  toutes  réu- 
nies, absorbent  16  millions  d'hectares  sur  31  millions  dont  se  com- 
pose toute  l'étendue  du  royaume-uni.  Ainsi  2,238  familles  occu|)ent 
plus  de  la  moitié  du  sol  de  l'Angleterre  et  de  l'Irlande.  Pour  se  faire 
une  juste  idée  de  laconstitutionde  la  propriété  ruralechez  nosvoisins, 
il  convientde  pousser  plus  loin  l'analyse.  Lasixième  partiedu  royaume- 
uni,  ou  peu  s'en  faut,  5  millionsd'hectares,  se  partageait  en  1878  entre 
91  individus  seulement  :  ou  relevait  17  propriétaires  de  24,000  à 
40,000  hectares,  puis  25  de  40,000  à  60,000  hectares  et  19  de  plus 
de  60,000  hectares.  Les  points  tout  à  fait  eu Iminans  étaient  occupés 
jmr  le  duc  de  Sutherland,  dont  les  domaines  couvraient  490,000  hec- 
taies,  non  compris  les  60,000  appartenant  en  propre  à  la  duchesse; 
ce  couple  fortuné  détenait  une  superficie  égale  à  la  moyenne  d'un 
de  nos  départemens  français.  Au-dessous  par  l'étendue,  mais  bien 
au-dessus  par  la  richesse,  se  rencontre  un  autre  grand  sei- 
gneur écossais,  le  duc  de  Buccleugh,  auquel  ses  185,000  hectares 
produisent  5,750,000  francs  de  rente,  tandis  que  le  duc  de  Suther- 
land ne  retire  d'une  étendue  triple  que  3,250,000  francs  de  revenu. 
Ces  grands  seigneurs,  j'allais  dire  ces  grands  feudataires,  sont  en- 
core primés  pour  l'importance  du   revenu  foncier  par  le  duc  de 


836  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Norfolk  et  le  marquis  de  Bute,  qui  ne  possèdent,  l'un  que  18,000 
hectares  et  l'autre  que  A7,000,  mais  qui  en  obtiennent  des  rentes 
un  peu  supérieures  aux  5,750,000  francs  dont  le  duc  de  Buccleugh 
doit  se  contenter. 

Ce  sont  là  des  fiefs  :  leurs  titulaires,  pour  la  plupart,  en  font  un 
bon  usage  et  cherchent  à  se  faire  pardonner,  par  leurs  immenses 
travaux,  une  aussi  colossale  occupation  du  sol.  Il  n'en  fut  pas  tou- 
jours ainsi,  et  l'on  a  gardé  le  souvenir  de  la  sauvage  expulsion  de 
15,000  tenanciers  accomplie  par  une  duchesse  de  Sutherland  vers 
1815.  Leduc  actuel,  qui  dessèche  les  marécages  et  assainit  toute 
une  contrée,  s'efforce  de  jeter  l'oubli  sur  cette  barbarie.  Le  duc  de 
Buccleugh  n'a  pas  employé  moins  de  12  ou  13  millions  de  francs 
pour  creuser  à  ses  frais  le  port  de  Granton,  qui,  situé  près  d'Edim- 
bourg, sert  de  débouché  à  toute  une  partie  de  l'Lcosse.  Ce  sont  les 
grands  seigneurs  écossais  ou  du  nord  de  l'Angleterre  qui,  dans  la 
première  partie  de  ce  siècle,  devancèrent  les  bienfaits  des  chemins 
de  fer  par  les  merveilleuses  entreprises  de  canalisation  intérieure, 
dont  le  commerce  de  teur  patrie  reçut  une  si  vive  impulsion. 

Des  domaines  si  colossaux,  quand  d'ailleurs  les  substitutions  les 
rendent  en  quelque  sorte  perpétuels,  ne  peuvent  échapper,  malgré 
toute  la  générosité  et  l'activité  féconde  de  leurs  possesseurs,  à  l'en- 
vie publique  et  à  la  critique  légitime.  Ce  sont,  dans  la  rigueur  du 
mot,  des  monopoles  terriens  ;  l'étendue  en  est  trop  vaste  et  ils  ne 
sont  pas  assez  entourés  et  pénétrés  de  cette  ceinture  de  petits  pro- 
priétaires, dont  nous  célébrions  tout  à  l'heure  l'utilité,  pour  qu'ils 
puissent  répondre  aux  conditions  économiques  d'une  parfaite  culture. 
Il  fallait  toute  la  popularité  dont  jouit  M.  Gladstone  en  Ecosse  pour 
qu'il  n'excitât  pas  l'hilarité  de  ses  auditeurs  quand,  il  y  a  deux  ou 
trois  ans,  parlant  de  la  crise  agricole  et  ayant  quelque  vague  rémi- 
niscence de  son  séjour  d'hiver  dans  le  Var  ou  dans  les  Alpes-Mari- 
times, il  disait  :  «  Ne  faites  plus  uniquement  du  blé,  ni  même  du 
bétail,  faites  des  roses.  »  Le  célèbre  orateur  oubliait  à  ce  moment 
non-seulement  les  brumes  de  la  Grande-Bretagne,  mais  la  consti- 
tution de  la  propriété  dans  ce  pays  :  le  paysan  provençal  qui  cultive 
comme  des  produits  rémunérateurs  et  les  roses  et  les  fruits  exquis, 
ne  jouit  pas  seulement  du  bienfait  du  soleil  méditerranéen  ;  l'his- 
toire et  nos  lois  et  nos  coutumes  lui  ont  fait  un  autre  don  précieux, 
qui  est  presque  indispensable  à  ces  délicates  cultures,  la  petite 
propriété. 

On  conçoit  que  l'esprit  public  britannique,  obsédé  de  la  pensée 
de  ces  propriétés  géantes,  soit  enclin  aux  solutions  radicales.  Que 
le  livre  américain  de  M.  Henri  George,  Progress  and  Poverty ,  ce 
pamphlet  spirituel  et  superficiel  contre  la  propriété  foncière  per- 


LA    PROPRIÉTÉ    FONCIÈRE.  837 

sonnelle,  ait  rencontré  dans  la  Grande-Bretagne  des  lecteurs  par 
dizaines  de  mille  ou   même  par  centaines  de  mille,  qu'il  y  ait  à 
peine   soulevé    des    objections    dans    la    classe    moyenne  ;    que 
M.  Chamberlain  et  même  M.  Gladstone  en  soient  arrivés,  l'un  à 
préconiser,   l'autre   à  presque  accepter  des   solutions  artificielles 
et  violentes  comme  l'expropriation  de  certaines  terres  par  les  com- 
munes pour  la  constitution  de  propriétés  de  paysans  ou  de  sociétés 
coopératives  de  laboureurs  ;  qu'il  se  soit  créé  par  l'initiative  privée 
des   associations  philanthropiques,   telles  que  la   National  Land 
Company,  pour  prôner  et  pratiquer  le  système  coopératif  appliqué 
à  l'agriculture:  ces  violences  d'une  partie  de  l'opinion  publique, 
ces  plans  divers,  ces  espéranct^s  souvent  chimériques  sont  natu- 
relles dans  un  pays  qui  n'a  jan^ais  connu  le  libre  commerce  de  la 
terre.  Nos  voisins  ne  prennent,  sans  doute,  pas  le  meilleur  che- 
min pour  arriver  à  une  réforme  pacifique  et  efficace.  Ils  n'auraient 
qu'à  abolir  les  substitutions  et  à  améliorer  leur  procédure,  leur 
système  judiciaire,  à  diminuer  leurs  frais  de  justice,  la  petite  et  la 
moyenne  propriété  naîtraient  alors  et  se  développeraient  avec  le 
temps.  On  ne  doit  pas  se  dissimuler,  cependant,  que  le  climat, 
plus  favorable  au  pâturage  qu'aux  petites  productions  variées,  le 
caractère  britannique,  qui  est  plus  séduit  par  le  mirage  des  gains 
commerciaux  illimités  que  par  les  lentes  et  restreintes  perspec- 
tives de  l'exploitation  du  sol,  les  mœurs  enfin  et  les  antécédens  de 
la  race  s'opposeront  pendant  bien  des  séries  d'années,  sinon  tou- 
jours, à  ce  que  la  petite  et  la  moyenne  propriété  aient  en  Angle- 
terre une  part  aussi  prépondérante  qu'en  France,  en  Belgique  ou 
sur  les  bords  du  Rhin. 

Les  lundlords  anglais  sentent  cependant  déjà  que  le  terrain  se 
dérobera  bientôt  sous  leurs  pieds,  et  beaucoup  d'entre  eux  depuis 
dix  ans  se  constituent  aux  Etats-Unis  des  latifundia  qui  compense- 
ront momentanément  la  perte  de  ceux  qu'on  pourra  leur  enlever 
en  Europe.  Toute  Taristocratie  de  la  Grande-Bretagne  s'est  jetée, 
avec  la  fougue  anglaise,  bien  autrement  violente  et  soutenue  que 
la  furia  franrese,  sur  les  terres  vacantes  du  Far  West  américain  et- 
canadien.  On  cite  entre  autres  un  propriétaire  anglais,  sir  E.-J. 
Reed,qui,  à  lui  seul,  s'est  constitué  un  domaine  colonial  de  800,000 
hectares  aux  Etats-Unis. 

On  sait  que  le  gouvernement  de  l'Union  américaine  du  Nord  com- 
mence à  s'alarmer  de  ces  immenses  acquisitions  faites  par  des  ca- 
pitalistes étrangers  et  qu'il  projette  d'y  mettre  un  terme.  Ce  n'est 
pas  que  l'on  puisse  espérer  avant  bien  longtemps  de  constituer  aux 
États-Unis  la  toute  petite  propriété  telle  qu'on  la  connaît  sur  le 
continent  européen,  c'est-à-dire  ces  lopins  de  champs  dont  le  pro- 


83^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

duit  n'est  qu'un  appoint  dans  le  revenu  de  celui  qui  les  pos- 
sède. Les  espaces  vacans  sont  encore  tellement  énormes  dans 
l'Amérique  du  Nord,  et  la  culture  intensive,  sauf  dans  les  contrées 
de  l'Est  et  d^ns  la  banlieue  des  villes,  y  rencontre  tant  d'obstacles, 
que  la  propriété  naine  y  est  presque  inconnue.  Dans  les  ventes 
ou  les  concessions  gratuites  de  public  lands,  l'unité  ordinaire  est 
un  carré  géométrique  d'environ  65  hectares,  correspondant  à  ce 
qui  pour  l'étendue  serait  considéré  en  France  comme  une  grande 
propriété.  Le  certsus  de  1880  constatait  â, 008, 907  exploitations 
rurales  ayant  une  étendue  de  217  millions  d'hectares,  soit  54  hec- 
tares pour  chacune  en  moyenne.  Le  nombre  des  exploitations  peut 
être  un  peu  supérieur  à  celui  des  propriétaires,  mais  il  n'en  doit 
guère  difTérer,  car  on  sait  que  le.  fermage  n'existe  aux  États-Unis 
que  d'une  façon  tout  à  fait  exceptionnelle.  Les  fan?is,  c'est-à-dire 
les  exploitations,  sont  cultivées  le  plus  souvent  par  le  propriétaire, 
quelquefois  pour  les  très  vastes,  par  des  régisseurs.  On  peut  donc 
admettre  que  le  nombre  des  propriétaires  ruraux  doit  atteindre, 
dans  la  grande  Union  américaine,  le  chiffre  élevé  de  3  millions  et 
demi  à  à  millions.  11  a  une  tendance  à  rapidement  s'accroître,  car 
le  nombre  des  exploitations,  qui  était,  on  l'a  vu,  de  4,008,907, 
d'après  le  Cenms  de  1880,  n'atteignait  que  2,659,985  en  1870, 
2,044,077  en  1860  et  1,149,073  en  1850.  Il  a  ainsi  presque  doublé 
depuis  vingt  ans  et  presque  triplé  depuis  trente.  Il  s'en  faut  que  la 
population  se  soit  accrue  dans  ces  proportions.  Elle  était  de  23  mil- 
lions d'âmes  en  1850,  de  31  millions  et  demi  en  1860,  de  38  et  demi 
en  1870  et  de  50,155,783  en  1880.  A  ne  considérer  que  les  vingt 
dernières  années,  le  nombre  des  exploitations  rurales  a  augmenté 
de  95  pour  100  et  la  population  de  60  pour  100  seulement.  La  pro- 
portion des  propriétaires  au  nombre  total  des  habitans  s'est  donc 
notablement  élevée. 

Ainsi  les  États-Unis  n'échappent  pas  à  la  loi  générale,  qui  veut 
que  là  où  la  terre  est  libre,  elle  se  morcelle  à  mesure  que  la  culture 
se  perfectionne.  Malgré  les  énormes  latifundia  qui  se  sont  consti- 
tués depuis  quelques  années  au  Minnesota,  au  Dakota,  au  Texas, 
en  Californie  même,  l'étendue  moyenne  des  exploitations  territo- 
toriales  dans  la  grande  république  américaine  n'a  pas  cessé  de  se 
restreindre.  Elle  était  de  82  hectares  en  1850,  de  80  en  1860,  elle 
tombe  à  62  hectares  en  1870,  puis  à  54  en  1880. 

La  petite  propriété,  dans  le  sens  français  du  mot,  ne  se  rencontre 
guère,  toutefois,  aux  États-Unis;  elle  disparaît  plutôt,  c'est  la  moyenne 
qui  prend  le  dessus.  Sur  les  4,008,907  exploitations  rurales  recen- 
sées en  1880,  on  n'en  comptait  que  4,352  de  moins  de  1  hectare 
20  ares,  134,889  entre  1  hectare  20  ares  et  4  hectares,  254,749 


LA    PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  839 

de  4  à  8  hectares,  781,674  de  8  hectares  à  20  :  phénomène  cu- 
rieux, toutes  ces  catégories  d'exploitations,  surtout  les  plus  petites, 
sont  en  nombre  notablement  moindre  que  lors  du  recensement 
de  1870.  Les  exploitations  d'une  étendue  plus  considérable  se  sont, 
au  contraire,  multipliées  :  on  en  trouve  1,032,000  de  20  à  àO  hec- 
tares, 1,695,000,  les  deux  cinquièmes  du  nombre  total,  de  hO  hec- 
tares à  200  ;  75,972  exploitations  de  200  à  400  hectares  et  enfin 
28,378  de  plus  de  400  hectares.  Il  est  regrettable  que  nous  n'ayons 
pas  la  décomposition  de  ce  dernier  chiffre  et  que  nous  ne  sachions 
pas  combien  il  se  rencontre  de  capitalistes  fonciers  qui  détiennent 
aux  États-Unis  des  dizaines  de  mille  ou  des  cinquantaines  de  mille 
hectares.  Il  est  intéressant  de  voir,  sinon  la  petite  propriété,  du 
moins  la  moyenne,  se  répandre  si  rapidement  dans  un  })ays  qu'on 
se  représente  d'ordinaire  comme  la  proie  des  spéculateurs  ter- 
riens. Peu  à  peu  ce  progrès  s'accentuera,  et  les  recensemens  du 
commencement  du  prochain  siècle  constateront  sans  doute  le  mor- 
cellement graduel  des  exploitations  colossales  du  Far-West  amé- 
ricain . 

Si  l'Amérique  et  le  royaume-uni  sont  les  contrées  où  la  grande 
propriété  se  rencontre  avec  le  dévelop[)ement  le  plus  imposant,  il 
ne  faudrait  pas  croire  que  le  continent  européen  n'offrît  pas  égale- 
ment à  l'observateur  des  domaines  gigantesques.  La  Hongrie,  avec 
sa  population  clairsemée  et  stationnaire,  semble  le  pays  du  conti- 
nent oïl  ils  foisonnent  le  i)lus.  Nous  ne  parlons  pas  ici  de  la  Russie, 
sur  laquelle  manquent  les  renseignemens  récens,  et  qui,  d'ailleurs, 
se  trouve  encore  dans  les  conditions  d'une  contrée  toute  primitive. 
Les  magnats  peuvent  presque  rivaliser  avec  les  plus  fortunés  land- 
lords  de  la  Grande-Bretagne.  Le  prince  Nicolas  Esterhazy,  qui  paie 
334,t>29  florins  d'impôt,  c'est-à-dire  au  cours  actuel  du  change, 
669,000  francs,  la  famille  des  Zichy,  qui  verse  au  fisc  un  peu  plus 
de  300,000  florins,  les  sept  membres  de  la  famille  Karolyi,  dont  les 
impôts  atteignent  263,000  florins,  526,000  francs,  peuvent  sans 
trop  rougir,  se  présenter  à  côté  du  duc  de  Norfolk,  du  marquis  de 
Bute,  du  duc  de  Buccleugh,  du  duc  de  Sutherland  et  des  trente  ou 
quarante  autres  principaux  propriétaires  du  royaume-uni.  Malgi'é 
ces  énormes  domaines  princiers,  la  Hongrie  fait  à  la  moyenne  et  à 
la  petite  propriété  une  part  beaucoup  plus  forte  que  la  Grande-Bre- 
tagne. On  n'y  recense  pas  moins,  en  effet,  de  2,486,265  proprié- 
taires, ce  qui  est  une  proportion  considérable  pour  une  population 
de  13,700,000  habitans.  Sur  ces  2,û86,000  propriétaires,  plus  des 
neuf  dixièmes,  il  est  vrai,  à  savoir  2,348,000,  possèdent  chacun 
moins  de  17  hectares  20  ares  de  terre;  118,981  autres,  représen- 
tant la  moyenne  propriété,  détiennent  des  exploitations  de  17  hec- 


8A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tares  20  ares  à  115  hectares;  13,7A8  propriétaires  ont  des  do- 
maines de  115  à  575  hectares  ;  l\  ,695  autres  détiennent  des  étendues 
de  575  à  5,750  hectares,  et  enfin  il  se  rencontre  au  sommet  de 
cette  pyramide  dont  la  base  est  fort  large,  mais  dont  les  degrés 
moyens  sont  étroits,  231  seigneurs  terriens  qui  ont  chacun  en  pro- 
priété plus  de  5,750  hectares.  Les  211  propriétaires  principaux 
inscrits  d'office  récemment  sur  le  tableau  des  magnats  paient  en- 
semble 3,130,000  florins,  plus  de  0  millions  de  francs  d'impôt  fon- 
cier, soit  la  huitième  partie  du  produit  total  de  la  contribution  fon- 
cière. La  très  grande  et  la  petite  propriété  coexistent  ainsi  dans  la 
Transleithanie;  mais  la  deuxième  attend  encore  des  héritages  qu'elle 
se  partagera  dans  un  temps  plus  ou  moins  prochain  ;  quoique  les 
conditions  physiques  de  la  Hongrie,  qui  se  compose  en  grande  par- 
tie d'énormes  plaines,  et  le  peu  de  densité  de  la  population  soient 
favorables  à  des  exploitations  étendues,  il  n'est  ni  naturel  ni  utile 
que  d'énormes  domaines  comme  ceux  que  nous  avons  indiqués,  en 
l'absence  de  lois  restrictives,  se  perpétuent  pendant  bien  des  géné- 
rations. 

Voisine  de  la  Hongrie,  l'Autriche  ne  paraît  guère  différer  de  sa 
sœur  et  de  son  alliée  ;  la  très  grande  propriété,  quoiqu'elle  s'y 
rencontre,  surtout  en  Bohême  et  en  Moravie,  y  a  peut-être  un  peu 
moins  d'importance  ;  mais  elle  y  offre  encore  de  superbes  restes. 
Pour  une  superficie  de  30  millions  d'hectares,  dont  28,300,000  sont 
sujets  à  l'impôt,  les  autres  étant  regardés  comme  improductifs, 
l'Autriche  compte  5,198,904  cotes  foncières  qui  correspondent  à 
/i, 110, 216  contribuables,  la  part  moyenne  de  chacun  atteignant  près 
de  7  hectares.  Les  parcelles  sont  au  nombre  de  52  millions,  c'est- 
à-dire  de  10  par  cote  et  d'une  contenance  moyenne  de  57  ares. 
C'est,  on  le  voit,  une  division  considérable  :  la  propriété  bâtie  doit 
être  pour  beaucoup  dans  ce  morcellement.  Gomme  la  Hongrie,  l'Au- 
triche ne  connaît  guère  le  fermage,  qui  est  un  mode  de  tenure  ré- 
servé presque  à  l'Europe  occidentale.  Sur  les  18  millions  et  demi 
d'hectares,  en  dehors  des  terrains  boisés  qui  constituent  les  exploi- 
tations agricoles  proprement  dites,  il  ne  s'en  trouve  guère  que  la 
vingtième  partie  qui  soit  affermée.  Les  grands  propriétaires  ter- 
riens, ceux  qui  paient  plus  de  2,500  francs  d'impôt  foncier  dans 
une  même  circonscription,  étaient  au  nombre  de  1,133  en  1883,  et 
ils  se  répartissaient  en  596  nobles,  347  bourgeois,  73  communes, 
23  églises,  52  couvons,  20  fondations  pieuses  et  22  sociétés  indus- 
trielles. 

L'empire  d'Allemagne,  surtout  dans  les  régions  de  l'ouest  et  du 
sud,  est  beaucoup  plus  dégagé  que  l'Autriche  et  la  Hongrie  des 
vieux  liens  qui  enlaçaient  la  société  féodale.  Les  districts  des  bords 


LA  PROPRIÉTÉ  FONCIÈRE.  841 

du  Rhin  se  rapprochent  singulièrement,  pour  la  tenure  foncière,  de 
la  Belgique  et  de  la  France  de  l'est;  les  provinces  de  la  Baltique, 
au  contraire,  ne  connaissent  guère  la  petite  propriété.  Le  aistrict 
d'Aix-la  Chapelle  et  celui  de  Dantzig  forment,  à  ce  point  de  vue,  un 
complet  contraste.  Dans  le  premier  on  rencontre  44,232  propriétés 
rurales  qui  se  partagent  197,580  hectares  de  terres  cultivables,  soit 
une  contenance  moyenne  de  4  hectares  et  demi  pour  chacune.  Dans  le 
second  il  ne  se  trouve  que  21,150  propriétés  rurales  pour  une 
étendue  totale  de  582,268  hectares  de  terre  cultivable,  soit  une 
contenance  moyenne  de  27  hectares  et  demi  par  propriété.  Tandis 
que  autour  d'Aix-la-Chapelle  on  recense  plus  de  22,000  propriétés 
inférieures  à  2  hectares,  il  ne  s'en  rencontre  pas  6,000  autour  de 
Dantzig.  Pour  la  totalité  de  l'empire  d'Allemagne,  les  données  sta- 
tistiques récentes,  datant  de  1882  et  1883,  ne  s'appliquent  qu'aux 
quatre  cinquièmes  de  la  surface  du  pays.  Elles  témoignent  que  la 
petite  propriété  y  est  très  répandue.  Sur  les  40,875,000  hectares  pour 
lesquels  on  a  des  informations,  en  effet,  on  ne  constate  pas  moins  de 
5,276,344  exploitations  rurales,  dont  2,300,000  environ  occupent 
une  étendue  inférieure  chacune  à  1  hectare  et  2,300,000  également 
de  1  à  10  hectares.  Le  mot  d'exploitation  n'est,  sans  doute,  pas  un 
synonyme  absolu  du  mot  propriété.  Mais  l'enquête  a  constaté  que 
sur  ces  5,276,344  exploitations,  il  y  en  avait  2,953,445  où  l'exploi- 
tant est  propriétaire  de  toute  la  surface,  946,805  autres  où  moins 
de  la  moitié  de  la  surface  exploitée  est  louée,  546,957  où  plus  de 
la  moitié  est  louée,  et  829,137  où  tout  est  affermé.  On  peut  en  con- 
clure, avec  peu  de  chances  d'erreur,  que  sur  ces  40  millions  d'hec- 
tares il  se  trouve  4  millions  2  ou  300,000  propriétaires;  et  comme  il 
ne  s'agit  ici  que  des  quatre  cinquièmes  environ  de  l'empire,  on  est 
amené  à  penser  que  l'Allemagne  renferme  près  de  5  millions  de 
propriétaires  ruraux. 

La  petite  propriété,  on  le  voit,  est  beaucoup  plus  répandue  dans 
le  monde  entier  qu'on  n'est  porté  d'ordinaire  à  le  croire.  Ce  n'est 
pas  l'apanage  d'un  seul  pays.  En  mettant  de  côté  l'Angleterre,  on 
la  retrouve  dans  tous,  à  des  degrés  un  peu  inégaux  de  dévelop- 
pement. A  mesure  que  l'on  approche  de  l'occident  du  continent 
européen,  elle  devient  cependant  plus  fréquente.  L'ancienne  terre 
des  latifundia,  qui  fut,  dit-on,  ruinée  par  eux,  l'Italie,  se  signale  par 
le  nombre  de  ses  petits  propriétaires,  et  il  semble  que  l'exiguïté 
d'une  partie  de  ses  domaines  lui  soit  aujourd'hui  aussi  à  charge  et 
à  détriment  qu'autrefois  leur  immensité.  Une  enquête  récente  fixait 
à  4,133,432,  dont  2,733,467  hommes  et  1,399,865  femmes,  le 
nombre  des  propriétaires  italiens,  sur  une  population  qui  n'atteint 
pas  30  millions  d'âmes.  La  contenance  moyenne  se  réduirait  ainsi 


842  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  7  hectares  par  propriété  ;  mais  il  conviendrait  de  déduire 
781,000  propriétaires  qui  ne  possèdent  que  des  constructions,  c'est- 
à-dire  pour  la  plupart  des  maisons  ou  des  cottages.  C'est  en  Sar- 
daigne  que  la  propriété  est  le  plus  répandue  et  le  plus  divisée,  dans 
les  Marches  qu'elle  l'est  le  moins.  La  première  province  fournit 
1  propriétaire  sur  A  habitans,  la  seconde  1  sur  13.  Y-a-t-il  quelque 
relation  entre  le  nombre  restreint  des  propriétaires  des  Marches  et 
le  développement  qu'ont  pris  dans  celte  contrée  les  idées  socia- 
listes ? 

Remontons  vers  le  nord  en  restant  à  peu  près  sur  les  mêmes 
degrés  de  longitude.  Un  des  petits  peuples  les  plus  prospères  et  les 
plus  industrieux  qui  honorent  le  monde  s'offre  à  nous,  le  peuple 
hollandais.  Son  sol,  fait  en  partie  de  main  d'homme,  se  compose 
brut  de  3  millions  d'hectares  ;  mais  si  l'on  en  déduit  713,000  hec- 
tares de  terrains  incultes,  les  marécages,  les  digues  et  les  routes, 
les  terrains  publics,  les  constructions  et  leurs  dépendances,  il  reste 
2,235,000  hectares  cultivables.  Le  sol  brut  de  la  Hollande,  utilisé 
ou  non,  se  partage  entre  581,48/i  contribuables  à  l'impôt  foncier 
rural  ;  la  taxe  foncière  pour  les  propriétés  bâties  est  en  dehors.  La 
moyenne  pour  chaque  propriété  rurale  se  trouve  monter  à  5  hec- 
tares et  demi.  Le  nombre  des  parcelles  est  considérable,  atteignant 
A,/i33,251,  soit  environ  70  ares  par  parcelle.  Sur  ces  contribua- 
bles à  l'impôt  foncier,  71  pour  100  sont  taxés  pour  un  revenu  im- 
posable de  moins  de  25  florins  ou  50  francs.  La  petite  et  même  la 
très  petite  propriété  foisonnent  donc  en  Hollande.  La  grande,  sans 
en  être  bannie,  ne  s'y  présente  que  rarement,  puisqu'on  n'y  compte 
que  6,882  contribuables  pour  un  revenu  imposable  de  1,000  à 
5,000  florins,  soit  de  2,000  à  A0,000  francs,  et  li07  propriétaires  de 
domaines  dont  le  rendement  est  évalué  à  plus  de  5,000  florins, 
10,000  francs.  Il  faut  dire  que,  en  Hollande,  comme  partout  d'ail- 
leurs, le  revenu  imposable  doit  rester  au-dessous  du  revenu  réel, 
d'un  tiers  au  moins,  peut-être  de  moitié. 

Plus  morcelé  encore  que  celui  de  la  Hollande  est  le  sol  de  la 
Belgique  :  les  territoires  des  deux  pays  sont  presque  égaux,  celui 
du  premier  offrant,  cependant,  une  supériorité  de  10  pour  100  en- 
viron. La  Belgique  ne  s'étend  que  sur  2,945,000  hectares,  tandis 
que  la  Néerlande  en  occupe  3,242,000.  Le  nombre  des  exploita- 
tions belges  dépasse  de  60  pour  100  celui  des  exploitations  hollan- 
daises, et  il  s'est  singulièrement  accru  depuis  vingt  années.  On  re- 
levait, en  1866,  744,007  exploitations,  dont  un  peu  plus  de  40  pour 
100  étaient  conduites  directement  par  les  propriétaires  :  en  1880,  le 
nombre  des  exploitations  atteint  910,396,  dont  un  peu  plus  des 
deux  tiers,  616,812,  sont  affermés.  Si  la  Belgique  est  un  pays  de 


Li    PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  843 

petite  propriété,  c'est  encore  plus  un  pays  de  petite  culture  :  les 
deux  mots  sont  loin  d'être  synonymes.  La  surface  moyenne  des  ex- 
ploitations, si  Ton  déduit  le  sol  non  imposable,  routes,  canaux,  etc., 
ne  va  qu'à  2  hectares  97.  Le  plus  grand  nombre  demeure  fort  au- 
dessous  de  cette  proportion.  On  compte  472,000  exploitations  de 
moins  50  ares,  122,000  de  50  ares  à  1  hectare  et  116,000  de  1  à 
2  hectares.  Il  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  y  eût  autant  de  proprié- 
taires que  d'exploitations,  et  que  toutes  ces  propriétés  fussent  vrai- 
ment des  propriétés  rurales.  Les  jardinets  attenant  aux  maisons 
des  campagnes  et  des  petites  villes,  ou  même  des  faubourgs 
des  grandes,  entrent  pour  une  f)rte  part  dans  ce  total  majes- 
tueux de  910,396  exploitations.  Si  l'on  se  souvient  que  la  popu- 
lation belge  comprend  seulement  1,210,000  ménages,  on  voit 
combien  est  forte  la  proportion  de  ceux  qui  ont  un  intérêt  direct 
dans  le  sol,  soit  comme  propriétaires,  soit  tout  au  moins  comme 
fermiers  ou  exploitans  à  leur  compte.  Il  est  assez  difficile,  plutôt 
même  impossible,  de  dégager  de  ces  données,  avec  une  exactitude 
minutieuse  et  absolue,  le  nombre  des  propriétaires.  Les  personnes 
qui  sont  pou  au  courant  des  recherches  statistiques  s'imaginent 
qu'il  est  aisé  de  découvrir  1h  nombre  des  propriétaires  terriens 
dans  un  pays  ;  en  réalité,  on  n'y  peut  parvenir  avec  précision  ;  on 
en  approche,  on  le  conjecture  d'une  façon  raisonnable,  mais  on 
n'arrive  pas  à  la  certitude  ;  les  doubles  emplois  abondent  en  pa- 
reille matière.  Un  fait  intéressant  qu'on  ne  peut  négliger  c'est  que, 
malgré  l'augmentation,  depuis  1866,  du  nombre  total  des  exploi- 
tations en  Belgique,  celles  qui  sont  cultivées  directement  par  les 
propriétaires  ont  diminué  de  8  1/2  pour  100  depuis  cette  date.  On 
peut  admettre  que,  parmi  hs  293,524  exploitans  qui  sont  en  même 
temps  propriétaires  de  leurs  exploitations,  il  se  rencontre  pou  de 
doubles  emplois.  Il  est  prudent,  au  contraire,  de  réduire  de  moitié 
le  chiffre  des  exploitations  louées,  pour  avoir  le  nombre  des  pro- 
priétaires qui  y  correspondent.  Peut-être  même,  dans  un  pays  de 
petite  culture  et  de  petites  locations,  comme  les  Flandres,  devrait- 
on  le  réduire  des  trois  quarts  ;  on  obtiendrait  ainsi  le  chiffre  de 
450,000  à  550,000  propriétaires  fonciers  pour  le  royaume  de  Bel- 
gique, ce  serait  le  dixième  de  la  population  ;  mais,  comme  il  faut 
tenir  compte  des  familles  qui  sont  nombreuses,  car  la  petite  pro- 
priété en  Belgique,  aidée  de  l'industrie  manufacturière  et  extrac- 
tive,  n'empêche  pas  une  énorme  natalité,  on  peut  conclure  que  la 
moitié  environ  des  habitans  des  campagnes  belges  ont  une  propriété 
foncière. 

La  grande  propriété,  chez  nos  voisins  du  nord-est,  a  perdu  con- 
sidérablement de  terrain  depuis  quinze  années  :  la  perte,  il  est  vrai, 


S'ili 


BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 


n'est  pas  aussi  forte  en  réalité  qu'en  apparence  ;  la  petite  culture, 
qui  morcelle  les  locations,  fait  souvent  l'illusion  de  la  disparition  de 
la  grande  propriété.  Toutes  les  catégories  d'exploitations  supé- 
rieures à  3  hectares  se  trouvent  moins  nombreuses  en  1880  qu'en 
1866.  A  partir  de  10  hectares,  la  décroissance,  d'une  époque  à 
l'autre,  devient  très  forte  :  on  constate  25,983  exploitations  de  10  à 
20  hectares,  en  1880,  contre  30,996  en  1866,7,7/j9  de  20  à  30  hec- 
tares à  la  date  la  plus  récente  contre  9,967  à  la  date  la  plus  éloi- 
gnée, 3,023  de  30  à  àO  hectares  contre  3,982,  1,A1A  de  40  à  50  hec- 
tares contre  2,114,  3,403  exploitations  de  plus  de  50  hectares,  en 
1880,  contre  5,527  en  1866. 

Qu'on  l'approuve  ou  qu'on  le  blâme,  le  morcellement,  soit  des 
héritages,  soit  tout  au  moins  des  cultures,  a  donc  fait  son  œuvre 
dans  toute  l'Europe  occidentale  et  centrale,  aux  États-Unis  d'Amé- 
rique même,  depuis  cinquante  ans,  depuis  vingt  ans,  depuis  quinze. 
Ceux  qui  croient,  sur  la  foi  d'une  légende,  que  la  France  a  le  mo- 
nopole de  la  petite  propriété  ou  de  la  petite  culture,  ferment  les 
yeux  à  l'observation.  Ceux  qui  pensent  qu'une  révolution  violente, 
accompagnée  de  bannissemens  et  de  confiscations,  était  nécessaire 
pour  diviser  les  vastes  domaines  et  faire  sortir  du  sol  des  légions 
de  petits  propriétaires,  ceux-là  montrent  une  singulière  ignorance 
de  faits  qui  sont  universels.  Les  hommes  d'état  étourdis  et  impé- 
rieux, les  philosophes  sentimentaux  et  emportés,  qui  recomman- 
dent les  moyens  artificiels,  l'expropriation  des  terres  seigneuriales, 
les  avances  par  l'état  aux  paysans,  les  prêts  gratuits  ou  à  bas  inté- 
rêts à  des  associations  coopératives,  pour  constituer  la  petite  pro- 
priété agricole,  ceux-là  aussi  sont  de  médiocres  observateurs.  Partout 
où  la  population  se  fait  dense  et  jouit  de  la  liberté,  où  la  terre  est 
affranchie  des  liens  d'une  législation  restrictive,  d'une  procédure 
obscure  et  coûteuse,  de  droits  de  transfert  élevés,  elle  se  subdivise, 
elle  change  de  mains,  elle  devient  mobile  et  agile,  elle  revêt  succes- 
sivement, suivant  les  variations  des  circonstances  économiques,  les 
formes  qui  conviennent  le  plus  au  service  essentiel  qu'elle  doit 
rendre,  qui  est  de  fournir  à  l'humanité  la  plus  grande  part  pos- 
sible de  denrées  et  de  jouissances.  Un  écrivain  anglais,  lady  Verney, 
voulant  frapper  à  la  tête  la  petite  propriété  foncière,  s'appliquait, 
dans  des  livres  plus  divertissans  et  plus  spirituels  que  sérieuse- 
ment préparés,  à  tourner  en  ridicule  les  paysans  propriétaires  de 
la  Limagne  et  de  la  Savoie.  Elle  eût  pu  tout  aussi  bien  diriger  ses 
sarcasmes  sur  les  petits  exploitans  belges,  ou  hollandais,  ou  rhé- 
nans, ou  wurtembergeois,  ou  sardes  mêmes.  En  dehors  de  l'An- 
gleterre, qui  se  trouve  placée  sous  un  régime  artificiel,  la  petite 
propriété  et  plus  encore  la  petite  culture  se  font  une  part  de  plus 


LA   PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  845 

en  plus  opime.  Récapitulons  :  aux  États-Unis  d'Amérique,  on 
recense,  en  1880,  4,008,000  exploitations  rurales,  au  lieu  de 
2,659,000  en  1870,  et  la  moyenne  de  chaque  exploitation  est  tom- 
bée successivement  de  82  hectares  en  1850,  à  80  en  1860  et  à  54 
en  1880.  En  Hongrie,  pays  encore  neuf  et  à  population  clairsemée, 
on  compte  2,486,000  propriétés,  ce  qui  représente  plus  d'une 
propriété  par  six  habitans.  L'Autriche,  avec  ses  4,116,216  contri- 
buables à  l'impôt  foncier  rural  et  ses  52  millions  de  parcelles,  ne 
s'étendant  chacune  en  moyenne  que  sur  57  ares,  marque  un  pro- 
grès dans  le  morcellement.  L'empire  d'Allemagne  qui,  sur  les 
quatre  cinquièmes  seulement  de  son  territoire,  possède  5,276,344 
exploitations,  dont  4,447,000  sont  exploitées  par  le  propriétaire,  soit 
de  toute  la  superficie,  soit  d'une  partie  de  la  superficie,  ne  fait  pas 
exception  à  cette  règle  des  peuples  anciennement  civilisés.  On  en 
peut  dire  autant  de  l'Italie,  où  l'on  compte  3,352,000  propriétaires 
de  terrains,  en  dehors  des  simples  propriétaires  de  constructions.  La 
Hollande  et  la  Belgique,  qui  offrent  l'une  581 ,484  contribuables  à  l'im- 
pôt ioncier  rural  et  4,433,000  parcelles  ayant  en  moyenne  70  ares, 
l'autre,  910,396  exploitations  rurales,  terminent  avec  éclat  la  série 
des  nations  occidentales,  où  la  petite  propriété  et  la  petite  culture 
s'épanouissent.  Voilà  donc  le  fait  universel.  Si  nous  avions  des  sta- 
tistiques sur  la  Grèce,  sur  le  Portugal,  sur  l'Espagne  même,  nous 
en  aurions,  sans  doute,  une  confirmation  nouvelle.  Partout  où  la 
loi  n'intervient  pas  comme  un  obstacle,  soit  brutalement  sous  la 
forme  de  substitutions  et  de  majorats,  soit  sournoisement  par  des 
lois  de  procédure  inextricables  et  des  droits  de  transfert  prohibitifs, 
la  terre  se  divise  et  échoit  à  un  nombre  de  plus  en  plus  considé- 
rable de  mains. 

H. 

Nous  n'avons  pas  parlé  encore  de  la  France,  le  lecteur  peut  en 
être  surpris.  H  nous  plaisait  de  jeter  d'abord  un  coup  d'oeil  au  de- 
hors et  de  montrer  que  la  petite  propriété  et  la  petite  culture,  biens 
ou  fléaux,  ne  sont  l'apanage  ni  de  notre  race,  ni  de  notre  sol.  Le 
monde  moderne  est  plus  uniforme  que  ne  se  le  figurent  les  politi- 
ciens et  mêmes  les  philanthropes.  11  obéit  à  des  lois  instinctives 
d'évolution,  qui,  partout  où  les  états  ne  font  pas  de  grands  efforts 
pour  les  contre-carrer,  produisent  à  la  longue  des  résultats  assez 
identiques.  Nos  vertus  et  nos  vices,  nos  qualités  et  nos  défauts, 
dans  l'ordre  social  comme  dans  l'ordre  personnel,  nous  sont  moins 
propres  qu'à  tout  le  genre  humain. 

C'est  à  la  propriété  en  France  que  le  savant  et  ingénieux  ouvrage 
de  M.  de  Foville  est  particulièrement  consacré.  H  traite  ce  sujet 


8â6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

du  morcellement  avec  la  délicatesse  et  la  sûreté  d'analyse  qui 
sont  indispensables  pour  arriver,  non  pas  à  la  vérité  absolue,  mais 
à  une  approximation  de  la  vérité.  Le  morcellement  du  sol  se  pré- 
sente sous  trois  formes  diverses  que  l'on  confond  constamment, 
ce  qui  mène  aux  plus  graves  erreurs.  Il  y  a  d'abord  la  division 
de  la  propriété  en  elle-même,  c'est-à-dire  l'étendue  des  pro- 
priétés, puis  le  fractionnement  parcellaire  à  l'intérieur  d'une  même 
propriété ,  enfin  la  dispersion  des  propriétés.  Ce  sont  là  trois  phé- 
nomènes distincts.  Le  morcellement  atteint  le  point  culminant  là 
où  non-seulement  il  y  a  beaucoup  de  propriétaires,  mais  où  la  pro- 
priété de  chacun  de  ces  nombreux  propriétaires  se  compose  de 
beaucoup  de  parcelles  distinctes  et  où,  par  surcroît,  toutes  ces  par- 
celles d'une  propriété  déjà  petite  sont  très  disséminées.  Parlons  ra- 
pidement de  chacun  de  ces  points. 

La  terre,  en  France,  a  toujours  été  très  morcelée  ;  les  antécédens 
historiques,  le  colonat  romain,  les  goûts  nationaux,  qui  portent  mé- 
diocrement les  Français  vers  les  entreprises  commerciales,  le  cli- 
mat qui  favorise  les  productions  privilégiées  de  la  petite  culture,  la 
configuration  même  du  sol,  qui  offre  plus  de  vallons  et  de  coteaux 
que  de  vastes  plaines  et  de  plateaux  étendus,  toutes  les  conditions 
physiques,  ethniques,  historiques  prédisposaient  la  France  au  déve- 
loppement rapide  de  la  petite  propriété  et  de  la  petite  culture.  Ceux 
qui  font  remonter  l'une  et  l'autre  à  la  révolution  de  1789  sont  aussi 
dépourvus  d'observation  que  de  lecture.  Tous  les  écrivains  sérieux 
et  impartiaux  de  ce  temps,  Tocqueville,  Léonce  deLavergne,  M.  Bau- 
drillart  et  bien  d'autres  ont  établi  l'antiquité  de  la  petite  propriété 
sur  notre  sol.  L'érudition  et  les  recherches  de  M.  de  Foville  four- 
nissent une  foule  de  preuves  à  l'appui  de  cette  opinion.  Boisguille- 
bert,  en  1697,  constate  l'existence  d'un  très  grand  nombre  de  petits 
propriétaires,  ajoutant  que  le  malheur  des  temps  en  forçait  un  grand 
nombre  à  vendre  leur  bien.  On  a  vu  que,  contrairement  à  ce  qu'avait 
imaginé  Michelet,  les  temps  de  crise  nationale  ou  agricole  réduisent 
momentanément  la  part  de  la  petite  propriété,  qui  n'agrandit  son 
domaine  qu'aux  heures  de  prospérité  générale.  Le  même  Boisguille- 
bert  célèbre  les  bienfaits  de  la  petite  propriété  aux  environs  de  Mon- 
tauban  :  «  Il  est  impossible  d'y  trouver  un  pied  de  terre  à  qui  on  ne 
fasse  rapporter  tout  ce  qu'il  peut  produire.  Il  n'y  a  point  d'homme, 
quelque  pauvre  qu'il  soit,  qui  ne  soit  couvert  d'un  habit  de  laine 
d'une  manière  honnête ,  qui  ne  mange  du  pain  autant  qu'il  lui  en 
faut,  et  presque  tous  mangent  de  la  viande  ;  tous  ont  des  maisons 
couvertes  de  tuiles,  et  on  les  répare  quand  elles  en  ont  besoin  (1).  » 
Voilà  quelques  lignes  à  opposer  à  la  célèbre  boutade  de  La  Bruyère, 

(1)  Détail  de  la  France  (1707),  i'"  partie,  chap.  xxi. 


LA   PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  8Û7 

qui  apportait  dans  le  parcours  des  campagnes  ses  habitudes  de  let- 
tré de  cour.  En  1738,  l'abbé  de  Saint-Pierre,  renseigné  par  les 
intendans,  remarque  que  «  les  journaliers  ont  presque  tous  un  jar- 
din ou  quelque  morceau  de  vigne  ou  de  terre.  »  Pour  créer  une  tra- 
dition qui  ne  s'est  pas  perdue  depuis  lors,  les  sociétés  d'agricul- 
ture, en  1761,  gémissent  sur  les  abus  du  morcellement.  Quesnay 
donne  dans  les  mômes  lamentations,  et,  deux  siècles  auparavant, 
Guy  Coquille  faisait  sur  le  même  sujet  comme  une  com[)lainte  dont 
le  refrain  dure  encore.  Turgot  et  Necker,  à  leur  tour,  parlent  de 
«  l'immensité  des  petites  propriétés  rurales.  »  Le  témoin  le  plus 
probant  est  encore  le  gallopliobe  Arthur  Young,  obseiTateur  peu 
bienveillant,  mais  exact  quand  la  passion  ne  Tégare  pas. 

On  pourrait  citer  de  lui  des  pages  entières,  notamment  sur  les 
districts  du  Midi  :  «  Les  petites  propriétés  des  paysans  se  trouvent 
partout,  écrit-il,  à  un  point  que  nous  nous  refuserions  à  croire  en 
Angleterre,  et  cela  dans  toutes  les  provinces,  même  celles  où  pré- 
dominaient les  autres  régimes  (fermes  et  métairies).  Dans  le  Quercy, 
le  Languedoc,  les  Pyrénées,  le  Béarn,  la  Gascogne,  la  Guyenne,  l'Al- 
sace, les  Flandres  et  la  Lorraine,  ce  sont  les  petites  propriétés  qui 
l'emportent.  »  Et,  plus  loin  :  a  11  y  a  dans  toutes  les  provinces  de 
France  de  petites  terres  exploitées  par  leui*s  propriétaires,  ce  que 
nous  ne  connaissons  pas  chez  nous.  Le  nombre  en  est  si  grand  que 
j'incline  à  croire  qu'elle  forment  le  tiers  du  royaume.  »  Ce  détrac- 
teur presque  systématique  de  la  France  se  laisse  entraîner  à  des 
élans  d'admiration  :  «  En  Béarn,  dit-il,  j'ai  traversé  une  région  de 
petites  cultures  dont  l'aspect,  la  propreté,  l'aisance  et  le  bien-être 
m'ont  ravi  ;  la  propriété  seule  sur  un  espace  si  étroit  pouvait  don- 
ner de  tels  résultats.  »  Il  avoue  encore  que,  dans  la  Flandre,  en 
Alsace,  le  long  de  la  Garonne  «  les  petits  propriétaires  lui  ont  paru 
vraiment  à  leur  aise,  »  qu'en  Basse-Bretagne,  beaucoup  passent  pour 
riches  ;  il  s'émerveille  de  trouver  dans  les  hameaux  de  l'Artois  et  de 
la  Picardie  plus  de  fruits,  prunes,  cerises,  raisins,  melons  que  l'An- 
gleterre n'en  voit  dans  ses  étés  les  plus  chauds.  C'est  Arthur  Young 
enfin,  à  propos  do  la  France,  qui  trouve  les  accens  les  plus  lyriques 
pour  vanter  la  petite  propriété.  Des  environs  de  Dunkerque  il  dit  : 
«  Le  magique  pouvoir  de  la  propriété  y  change  le  sable  en  or.  » 
Un  autre  jour,  il  s'écrie  :  «  Donnez  à  un  homme  la  sûre  posses- 
sion d'un  aride  rocher,  il  le  changera  en  jardin.  »  11  eut  la  confir- 
mation de  cette  formule  :  «  Il  n'y  a  pas  de  moyen  si  sûr,  écrit-il, 
pour  mettre  en  valeur  le  sommet  des  montagnes  que  de  le  parta- 
ger entre  les  paysans  ;  on  le  voit  en  Languedoc,  où  ils  ont  apporté 
dans  des  hottes  la  terre  que  la  nature  ne  leur  accordait  pas.  » 

Ces  éloges  sont  d'autant  plus  précieux  qu'ils  font  violence  à  la 


8A8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

doctrine  générale  et  au  parti- pris  de  l'auteur.  Arthur  Young  ap- 
préhendait le  triomphe  de  la  petite  propriété  et  en  attendait  des 
maux  que  l'expérience  n'a  pas  réalisés.  Ces  prévisions  sinistres  pa- 
raissent aujourd'hui  singulièrement  divertissantes,  tellement  elles 
sont  au  rebours  de  tout  le  train  des  choses.  «  L'Angleterre  pourra 
toujours  se  suffire,  grâce  à  de  grandes  fermes,  écrivait-il,  tandis 
que  la  France  est  arrivée  à  la  limite  où  la  terre  ne  saurait  nour- 
rir plus  de  monde  ;  »  elle  avait  alors  une  vingtaine  de  millions  d'ha- 
bitans,  et  comme  «  un  des  effets  de  la  division  du  sol  est  l'accrois- 
sement de  la  population,  la  France  se  prépare  la  plus  horrible  détresse 
que  l'on  puisse  imaginer  ;  »  elle  dépassera  bientôt  la  Chine,  où  une 
populace  affamée  se  dispute  «  les  charognes  décomposées  des  chiens, 
des  chats,  des  rats,  la  vermine  la  plus  dégoûtante.  »  Ce  n'est  pas 
une  boutade  de  voyageur  dans  les  heures  sombres  ;  il  revient  sou- 
vent sur  cette  idée  :  «  Disons-le  bien,  la  petite  propriété  est  la  source 
de  maux  effroyables,  et  telle  en  est  l'action  en  France  que  la  loi  de- 
vrait intervenir.  »  Ainsi,  la  théorie  chez  Arthur  Young  était  nette- 
ment contraire  à  la  petite  propriété,  dont  il  attendait  des  fléaux 
épouvantables,  notamment  un  accroissement  démesuré  de  la  popu- 
lation. »  Ce  cauchemar  a  longtemps  hanté  les  écrivains  anglais.  C'est 
de  1787  à  1789  qu'Arthur  Young  voyageait  en  France.  Malthus,  une 
quinzaine  d'années  plus  tard,  annonçait  qu'au  bout  d'un  siècle  la 
France  serait  aussi  remarquable  dans  le  monde  par  son  excessive 
indigence  que  par  l'excessive  division  de  son  sol.  Un  siècle  a  presque 
passé  sur  les  prédictions  d'Arthur  Young  et  trois  quarts  de  siècle 
environ  sur  celles  de  Malthus,  et  aujourd'hui,  bien  loin  de  voir 
dans  la  petite  propriété  la  source  d'un  accroissement  indéfini  de 
population,  on  lui  fait  le  reproche  opposé. 

D'autres  voyageurs  anglais  du  même  temps,  devançant  les  ex- 
propriations en  masse  des  biens  nationaux,  témoignent  que,  sous 
l'ancien  régime,  la  petite  propriété  avait  pris  fortement  possession 
d'une  grande  partie  de  la  France,  et  ils  s'extasient  sur  l'air  de  con- 
tentement et  de  prospérité  répandu  dans  les  villages.  Lady  Mon- 
tagu,  Horace  Walpole,  le  docteur  Rigby,dans  leurs  lettres  ou  leurs 
journaux  de  voyages,  abondent  en  observations  de  ce  genre. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  récits  des  voyageurs  qui  établissent 
cette  vérité  aujourd'hui  incontestée  que  la  propriété  du  paysan  est 
fort  antérieure  chez  nous  aux  confiscations  révolutionnaires.  Elle  a 
dans  notre  histoire  des  racines  bien  plus  lointaines  et  plus  pro- 
fondes. Les  anciens  livres  terriers  sont  très  significatifs  à  ce  sujet. 
L'un  d'eux,  que  l'on  conserve  dans  les  Archives  du  département  de 
Seine-et-Marne,  concerne  la  «  seigneurie  et  prévôté  de  Colombes, 
appartenant  à  l'abbaye  de  Chelles.  »  Il  date  de  1509  :  la  superficie 


Lh.  PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  ^49 

de  ce  teiTitoire  se  bornait  à  3,19-^  arpens  qui  étaient  partagés  entre 
480  personnes  et  formaient  5,469  parcelles.  D'après  la  conversion 
en  mesures  modernes,  chaque  parcelle  avait  en  moyenne  24  ares, 
et  chaque  domaine,  se  composant  de  11  parcelles  en  moyenne,  n'oc- 
cupait moyennement  que  2  hectares  64  ares  de  superficie.  M.  de 
Foville  dit  avec  raison  que  ce  territoire  pourrait  bien  être  moins 
subdivisé  à  l'heure  actuelle  que  sous  Louis  XII.  Sans  pouvoir  tou- 
jours remonter  aussi  haut,  on  trouve  de  nombreux  cas  analogues. 
En  1697,  les  habitans  de  Rouvres,  près  de  Dijon,  voulant  se  rache- 
ter d'une  certaine  dîme,  profitent  de  l'occasion  pour  demander  qu'on 
leur  permette  de  faire  un  remaniement  général  de  leurs  propriétés 
trop  enchevêtrées  les  unes  dans  les  autres.  En  1701,  avec  l'appro- 
bation de  l'intendant,  on  se  livre  à  cette  opération,  et  voici  comment 
François  de  Neufchâteau  raconte  ce  rajustement  de  la  propriété 
dans  cette  paroisse  :  «  L'arpenteur  Feugeray  divisa  toutes  les  con- 
trées du  ban  en  sections,  aboutissant  toutes  sur  des  chemins... 
4,000  journaux  de  terre,  divisés  en  un  nombre  infini  de  petits 
champs  et  aj)partenant  à  300  propriétaires ,  furent  réunis  de  ma- 
nière à  ne  former  que  400  à  500  pièces  de  terre.  Par  le  bienfait 
d'un  tel  travail,  le  territoire  de  Rouvres  est  devenu  à  la  longue 
comme  une  espèce  de  jardin,  et  rien  n'est  plus  admirable  que  la 
variété  des  cultures  qu'on  y  ai)er(;-oit  aujourd'hui.  »  Un  certain 
nombre  de  ces  remaniemens  collectifs,  qui  témoignaient  à  la  fois 
du  développement  de  la  petite  propriété  et  de  l'enchevêtrement 
des  parcelles,  se  firent  sous  Louis  XV,  notamment  en  Lorraine  et 
en  Bourgogne;  à  Nonsard,  en  1763  ;  à  Laneuville-devant-Bayon  ; 
à  Neuviller  et  à  Roville  (1768-1773);  à  Tart;  à  Marliens;  à  Ghcàtil- 
lon-sur-Seine,  en  1788.  Dans  la  paroisse  de  Paroy,  arrondissement 
de  Provins,  un  cartulaire  de  1768,  véritable  chef-d'œuvre  de  topo- 
graphie et  de  calligraphie,  déclare  M.  de  Foville,  constate  l'exis- 
tence de  3,089  parcelles  d'une  étendue  moyenne  de  30  perches, 
soit  12  ares  60  centiares.  Déduction  faite  du  château  et  de  ses  dé- 
pendances, dont  les  127  parcelles  couvraient  440  arpens,  la  conte- 
nance moyenne  des  2,962  parcelles  restantes  tomberait  à  17  perches, 
soit  6  ares  44  centiares. 

En  attribuant  à  la  révolution  de  1789  l'honneur  et  le  mérite 
d'avoir  créé  le  paysan  propriétaire,  on  a  donc  fait  une  légende  que 
détruit  l'examen  impartial  des  faits.  Ne  doit-il  rien  en  rester,  cepen- 
dant ?  Est-il  exact  que  les  mesures  révolutionnaires  n'aient  pas  con- 
tribué à  accroître  la  part,  déjà  notable,  de  la  petite  propriété?  Après 
un  engouement  excessif  pour  l'œuvre  de  la  révolution,  on  est  peut- 
être  tombé  dans  l'excès  de  prétendre  qu'elle  n'a  rien  changé  aux 
conditions  existantes.   M.  Léonce  de  Lavergne,  M.  de  Molinari, 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  54 


850  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

d'une  manière  plus  affirmative,  M.  Marc  de  Haut  également,  contes- 
tent que  les  confiscations  des  biens  de  l'église,  des  hôpitaux,  des 
couvens,  des  émigrés,  aient  accru  notablement  la  part  de  la  petite 
propriété  :  ce  serait  la  moyenne  seule  qui  en  aurait  profité.  «  On 
mettait  aux  enchères  les  biens  ecclésiastiques,  tels  qu'on  les  trou- 
vait, tels  que  l'église  elle-même  les  avait  reçus,  l'un  après  l'autre, 
des  pieux  donateurs  auxquels  elle  avait  succédé  :  ici  une  ferme,  là 
un  moulin,  ailleurs  une  prairie  ou  un  bois.  » 

Les  recherches  de  M.  de  Foville  conduisent  à  des  résultats  qui 
tiennent  moins  de  la  conjecture.  Il  ramène  d'abord  à  ses  propor- 
tions réelles  la  fortune  totale  du  clergé  français  sous  Louis  XVI,  et 
notamment  sa  fortune  immobilière.  «  C'est  une  question  sur  laquelle 
on  a  beaucoup  raisonné  et  parfois  beaucoup  déraisonné.  »  Les  uns 
parlent  d'un  revenu  de  500  millions,  ce  qui  prouve  qu'on  peut  aisé- 
ment entasser  million  sur  million  quand  on  n'en  a  jamais  vu  et 
qu'on  ignore  ce  que  ce  mot  signifie.  La  chambre  des  députés  de 
1876,  avant  la  loi  sur  l'instruction  obligatoire,  écoutait  sans  bron- 
cher un  des  rapporteurs  ordinaires  du  budget  des  cultes  affirmer 
qu'avant  1789  la  moitié  de  la  France  appartenait  au  clergé.  Le 
parlement  tend  à  devenir  l'asile  de  ces  colossales  niaiseries.  D'au- 
tres écrivains,  qui  pèchent  par  une  modération  trop  grande,  n'esti- 
ment qu'à  60  millions  les  revenus  du  clergé  avant  la  révolution. 
Les  calculs  de  Necker  en  178A,  qui  avait  bien  quelques  raisons 
d'être  bien  informé,  et  ceux  d'un  observateur  circonspect,  M.  Léou- 
zon  Le  Duc,  en  1881,  conduisent  au  chiffre  de  110  ou  120  millions 
de  livres  pour  le  total  des  revenus  ecclésiastiques  en  1789.  Le  do- 
maine immobilier  n'entrait  que  pour  la  moitié,  soit  55  à  60  mil- 
lions de  francs,  dans  cet  ensemble  ;  mais  il  faudrait  y  ajouter  les 
biens  qui  étaient  occupés  par  les  détenteurs  ecclésiastiques  sans 
leur  donner  de  rente  pécuniaire.  M.  de  Foville  estime  à  3  milliards 
la  valeur  en  capital  des  biens  ecclésiastiques  à  la  fin  de  l'ancien  ré- 
gime, dont  1  milliard  en  maisons,  1  milliard  en  bois  et  1  milliard 
en  terres.  Il  n'y  eut  guère  que  cette  dernière  partie  qui  fut 
vendue. 

Les  biens  des  émigrés  s'y  ajoutèrent.  Le  fameux  milliard  d'indem- 
nités qu'on  leur  accorda  montait  exactement  à  987,819,960  francs; 
mais  on  n'arrivait  à  ce  chiffre  de  987  millions  qu'en  défalquant  un 
passif  de  309  millions,  ce  qui  portait  à  1,297  millions  la  valeur 
estimée  des  biens  vendus.  Ces  ventes  se  sont  faites  dans  des  con- 
ditions différentes.  Dans  les  adjudications  postérieures  au  12  prai- 
rial an  III,  l'administration  informait  toujours  le  public  du  revenu 
que  produisait  en  1790  chaque  immeuble  mis  aux  enchères.  Les 
procès-verbaux  portent  à  34,620,000  francs  le  revenu  total  des 
81,455  fonds  qui  furent  aliénés  depuis  cette  époque,  et  les  ministres 


LA    PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  851 

de  la  restauration  pensèrent  pouvoir  fixer  la  valeur  vénale  normale 
à  vingt  fois  ce  revenu,  soit  692,/i07,000  francs.  Avant  le  12  prairial 
an  III,  l'on  avait  aliéné  370,617  lots  de  biens  d'émigrés,  sans  indi- 
cation de  revenu,  pour  une  somme  totale  de  605,352,000  francs, 
en  ramenant  à  leur  valeur  en  espèces  les  assignats  qui  avaient  servi 
au  paiement.  Si  l'on  tient  compte  que  le  prix  avait  été  très  déprimé 
par  la  mise  en  vente  simultanée  d'une  quantité  considérable  de 
terres,  l'état  critique  général  du  pays  et  la  défaveur  qui  s'attachait 
à  des  acquisitions  entachées  de  violence  et  de  confiscation,  on  peut 
évaluer  à  1  milliard  1/2  environ  la  valeur  réelle  en  1790  de  tous 
les  biens  d'émigrés  qui  ont  été  vendus  tant  avant  le  12  prairial 
an  III  qu'après  cette  date.  En  y  joignant  les  biens  ecclésiastiques, 
on  arrive  à  2  milliards  1/2  :  ce  fut  vraisemblablement  le  dixième  du 
territoire  de  la  France  qui  changea  de  mains  pendant  la  période  ré- 
volutionnaire. Or,  de  nos  jours,  en  temps  de  prospérité,  les  transmis- 
sions entre-vifs  d'immeubles  à  titre  onéreux  ne  représentent  guère 
que  la  cinquantième  partie  annuellement  de  la  totalité  de  la  valeur 
immobilière. 

11  est  difficile  de  contester  que  la  petite  propriété  n'ait  pas  profité 
dans  une  certaine  mesure  d'aliénations  aussi  considérables.  Les 
370,617  ventes  opérées  avant  le  12  prairial  an  m  ne  représentent, 
d'après  le  prix  d'achat,  que  1,630  francs  par  vente.  Les  81,455  fonds 
aliénés  après  cette  date  formaient  de  plus  gros  morceaux,  puis- 
que le  revenu  moyen  de  chacun  avant  1790  s'élevait  à  400  livres. 
Tout  en  admettant  que  beaucoup  de  ces  lots  ont  été  rachetés  par 
des  prête-noms  pour  les  anciens  propriétaires,  que  d'autres  en  grand 
nombre  sont  échus  plutôt  à  la  moyenne  propriété  qu'à  la  petite,  il 
est  certain  que  celle-ci  en  profita  dans  une  certaine  mesure.  M,  de 
Foville  estime  que  la  Révolution  peut  avoir  fait  sortir  de  terre  un 
demi-million  de  propriétaires  nouveaux.  Ce  chiffre  serait  plutôt  exa- 
géré, puisque  pour  les  biens  d'émigrés,  le  nombre  de  lots  fut  seu- 
lement de  450,000  et  que,  même  en  tenant  compte  du  morcellement 
fait  par  la  bande  noire,  beaucoup  des  biens  mis  ou  remis  en  vente 
par  le  trésor  ou  par  ses  acheteurs  directs  furent  achetés  par  des 
personnes  qui  étaient  déjà  propriétaires. 

IH. 

Combien  se  rencontre-t-il,  à  l'heure  actuelle,  de  propriétaires  en 
France?  La  plupart  des  hommes  croient  qu'il  doit  être  aisé  de  ré- 
pondre d'une  manière  péremptoire  à  une  question  qui  semble  si 
simple.  Rien,  cependant,  n'est  plus  difficile.  Le  rapporteur  de  la 
«  proposition  de  loi  concernant  les  immeubles  non  bâtis,  »  M.  Luro, 


852  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

déclarait  récemment  au  sénat  qu'il  y  a  en  France  14  millions  en- 
viron de  propriétaires.  D'autre  part,  certains  écrivains  pessimistes 
affirment  que  le  nombre  n'en  dépasse  pas  3  ou  4  millions.  Comment 
peut-il  y  avoir  une  si  grande  diversité  d'appréciation  sur  un  fait 
précis,  qui  paraît,  au  premier  abord,  susceptible  de  constatations 
exactes?  C'est  que  nos  statistiques  fiscales  ignorent  à  proprement  dire 
les  propriétaires,  elles  ne  connaissent  que  les  cotes  foncières,  ce  qui 
est  tout  différent.  On  confond  souvent  les  premières  avec  les  se- 
condes; le  rapporteur  du  sénat  dont  nous  citions  plus  haut  l'opinion 
est  tombé  dans  cette  erreur.  Le  recouvrement  des  contributions 
directes  s'opère  dans  toute  commune  par  un  rôle  nominatif  dont 
chaque  article  indique  le  montant  des  sommes  dues  par  chaque  con- 
tribuable. Or,  une  même  personne  peut  posséder  des  immeubles  dans 
plusieurs  communes,  même  dans  plusieurs  départemens  et  payer 
ainsi  plusieurs  cotes.  M.  de  Foville  a  donc  raison  de  poser  ces  deux 
formules  :  «  1°  il  y  a  en  France  plus  de  projjriétcs  que  de  cotes 
foncières,  puisque  la  même  cote  doit  comprendre  les  diverses  pro- 
priétés qu'une  seule  personne  ou  un  même  ménage  a  dans  la  même 
commune;  2'  il  y  a  en  France  plus  de  cotes  foncières  que  de  pro- 
priétaires, puisque  la  même  personne  est  souvent  propriétaire  dans 
plusieurs  communes  et  cumule  ainsi  plusieurs  cotes.  »  La  première 
formule,  cependant,  est  parfois  enfreinte  dans  la  pratique  :  la  règle 
théorique,  qui  veut  que  la  même  cote  contienne  tous  les  immeubles 
appartenant  dans  une  commune  à  la  même  personne  ou  au  même 
ménage,  se  trouve  fréquemment  violée  par  les  percepteurs.  Chaque 
article  du  rôle  des  contributions  vaut  à  ces  fonctionnaires  une  ré- 
tribution de  0  Ir.  22,  et  cette  modique  somme  suffit  pour  que  beau- 
coup de  percepteurs  ne  se  hâtent  pas  d'inscrire  sur  une  seule  cote 
les  contributions  afférentes  aux  diverses  acquisitions  successives 
que  fait  un  propriétaire  dans  la  même  commune.  Une  circulaire 
ministérielle  qui  obligerait  ces  agens  à  se  conformer  au  principe  de 
l'unité  de  cote  par  contribuable  rendrait  de  grands  services  à  la 
statistique.  On  comprend  que,  dans  les  conditions  actuelles,  les  cotes 
foncières  ne  sont  plus  qu'un  indice  assez  vague  du  nombre  des 
propriétaires. 

Depuis  le  commencement  du  siècle,  le  chiffre  des  cotes  fon- 
cières s'est  élevé  rapidement  jusqu'en  1875  :  depuis  lors,  il  a  très 
légèrement  augmenté  jusqu'en  1882,  et,  à  partir  de  cette  année, 
il  diminue.  On  comptait,  en  effet,  10,296,000  cotes  foncières  en 
1826,  12,059,000  en  18/i8,  14,061,000  en  1875;  on  arrive  au 
maximum,  qui  est  de  14,336,000  cotes  en  1882;  on  descend  à 
14,240,000  en  1883  et  à  14,221,000  en  1884.  Si  l'on  recherche  la 
proportion  au  nombre  des  habitans,  on  constate  qu'il  se  rencon- 


LA  PROPRIÉTÉ  FONCIÈRE,  853 

trait  3.94  habitans  par  cote  en   1826,  2.95  en  18/i8,   2.61  en 
1875.  En  un  demi-siècle,  tandis  que  la  population  s'accroissait  de 
.  15  pour  100,  le  nombre  des  cotes  augmentait  de  36  à  37  pour  100, 
plus  d'un  tiers.  Il  faut  dégager  de  ces  chiffres  le  nombre  des  pro- 
priétaires, et  cela  ne  se  peut  faire  que  par  induction.  L'ancien  mi- 
nistre des  finances  Gaudin  estimait  que,  à  la  fin  du  premier  empire, 
le  nombre  des  propriétaires  pouvait  être  de  A, 833, 000,  «  payant, 
l'un  dans  l'autre,  dans  deux  endroits  différens,  ce  qui,  ajoutait-il, 
n'a   rien   d'improbable.  »   Cette   proportion   de  deux   cotes   fon- 
cières par  contribuable  a  paru  trop  faible  à  certains  statisticiens, 
qui  ont  admis  celle  de  trois  cotes.  M.  Léonce  de  Lavergne  a  ac- 
cepté cette  évaluation.  Elle  paraît  inexacte   à  M.  de  Foville  et  à 
nous-même.  Ce  qui  domine,  comme  nombre,  c'est  le  très  petit 
contribuable,  et  celui-là  ne  paie  qu'une  cote  foncière;  le  nombre 
des  moyens  contribuables  qui  en  paient  trois  ou  quatre,  ou  même 
des  gens  qui  en  paient  dix  ou  quinze,  ne  peut  certainement  pas 
faire  ressortir  une  moyenne  de  trois  cotes  par  propriétaire.  Des 
calculs  très  minutieux  ont  été  faits,  à  deux  reprises,. pour  se  rendre 
compte  du  nombre  de  propriétaires  correspondant  à  cent  cotes; 
l'administration  arrivait  au  rapport  de  63  propriétaires  pour  cent 
cotes  en  1851  et  de  59.4  en  1879;  elle  en  concluait  que  le  nombre 
des  i)ropriétaires,  en  France,  pouvait  s'élever  à  7,584,901  en  1851, 
et  à  8,454,218  en  1879.  Il  est  vraisemblable  qu'il  faut  un  peu  en 
rabattre,  le  chiffre  des  cotes  parasites  étant  parfois  très  considé- 
rable. Par  des  investigations  dans  le  détail  desquelles  nous  ne  pou- 
vons entrer,  M.  de  Foville  conclut  qu'avant  la  Révolution  il  se  trou- 
vait en  France  4  millions  de  propriétaires;  vers  1825,  plus  de 
6  millions  et  demi;  en  1850,  de  7  millions  à  7  millions  et  demi; 
en  1875,  environ  8  millions.  Depuis  lors,  ce  nombre  n'aurait  guère 
augmenté  ;  peut-être  môme,  depuis  trois  ou  quatre  ans,  sous  l'in- 
fluence de  la  crise  agricole,  serait-il  en  légère  diminution.  Nous 
serions,  quant  à  nous,  disposé  à  croire  qu'on  peut  encore  diminuer 
de  4  ou  5  pour  100  ces  chiffres  ;   l'évaluation  de  Gaudin  de  deux 
cotes  par  propriétaire  nous  paraît  celle  qui  se  rapproche  le  plus  de 
la  vérité,  de  sorte  que  nous  conclurions  à  7  millions  et  demi  envi- 
ron de  propriétaires  fonciers  en  France  ;  si  l'on  y  joint  les  membres 
des  familles,  c'est  plus  de  la  moitié  de  la  population  totale  et  les 
deux  tiers  au  moins  des  habitans  des  campagnes. 

Si  l'on  ne  peut  déterminer  que  d'une  manière  conjecturale 
le  nombre  des  propriétaires,  on  ne  peut  non  plus  arriver  à  une 
précision  absolue  quant  à  l'importance  des  différentes  catégories  de 
propriétés.  L'administration  a  fait  cinq  fois,  dans  le  courant  de  ce 
siècle,  en  1816,  en  1826,  en  1835,  en  1842,  en  1858,  le  classe- 


854  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  des  cotes  foncières  suivant  le  montant  de  l'impôt  afférant  à 
chacune  d'elles  :  en  1876,  on  s'est  livré  à  une  enquête  qui  [)araît 
avoir  été  mal  exécutée.  En  1858,  on  constatait  que  50.97  pour  100 
des  cotes  foncières  payaient  moins  de  5  francs  de  contribution  en 
principal  et  en  centimes  additionnels,  ce  qui  représentait  envi- 
ron ZiO  à  50  francs  de  revenu,  l'impôt  foncier  pouvant  être  consi- 
déré comme  prélevant  le  huitième  ou  le  dixième,  en  général,  du 
revenu  net;  15.36  pour  100  des  cotes  payaient  de  5  à  10  francs: 
là  s'arrête  la  très  petite  propriété  ;  13.30  pour  100  de  10  à  20  fr.; 
6.26  pour  100  de  20  à  30  francs  ;  5.78  pour  100  de  30  à  50  francs; 
à  partir  de  ce  chiffre,  nous  entrons  dans  la  propriété  moyenne  : 
A. 65  pour  100  des  cotes  f)ncières  payaient  un  impôt  de  50  à  100  fr., 
ce  qui  correspond  à  un  revenu  net  approximatif  de  AOO  francs  à 
1,000  francs;  2.81  pour  100  acquittaient  une  taxe  de  100  à  300  fr., 
ce  qui  indi(|ue  800  à  3,000  francs  de  revenu  net.  Ici  commence  ce 
que,  avec  nos  idées  démocratiques,  nous  appelons  la  grande  pro- 
priété :  0.1\Q  pour  100  du  nombre  des  cotes  payaient  entre  300  et 
500  francs  d'impôt  foncier;  puis,  0.29  pour  100  entre  500  Irancs 
et  1,000  francs;  enfin,  la  très  grande  propriété  française,  bien  diffé- 
rente de  celle  de  l'Angleterre  ou  de  la  Hongrie,  était  représentée 
par  0.12  pour  100  du  nombre  des  cotes,  guère  plus  de  1  millième, 
ou,  en  chiffres  absolus,  15,000  cotes  environ  qui  étaient  chacune 
taxées  pour  plus  de  1,000  francs  d'impôt  foncier,  principal  et  cen- 
times additionnels  compris. 

En  lisant  ces  séries  de  chiffres,  un  certain  nombre  de  personnes 
se  récrieront  et  traiteront  de  dérision  une  propriété  qui  paie  moins 
de  5  francs  de  cote  foncière,  c'est-à-dire  qui  rapporte  au  maximum 
une  cinquantaine  de  francs  de  revenu  net.  La  moitié  des  proprié- 
taires français  sont  dans  ce  cas,  on  l'a  vu.  Est-il  utile  qu'il  y  ait 
ainsi  des  propriétaires  indigens?  Ceux  qui  raisonnent  d'une  façon 
aussi  sommaire  font  preuve  de  beaucoup  d'ignorance.  Leurs  conclu- 
sions sont  inexactes,  parce  que  trois  observations  importantes  leur 
échappent.  D'abord,  un  grand  nombre  des  petites  cotes  foncières 
représentent  simplement  des  chaumières  ou  d'humbles  maisons 
qui  appartiennent  à  des  paysans  ou  à  des  villageois,  et  encore 
quelques  petits  carrés  de  terrain  destinés  à  des  jardins  potagers  et 
fruitiers.  Or  personne  ne  contestera  que  ce  ne  soit  un  bien  pour  l'ou- 
vrier le  plus  humble  de  posséder  son  foyer  et  quelques  mètres  atte- 
nant d'où  il  tire  ses  légumes,  c'est-à-dire  une  h'onne  partie  de  sa 
subsistance.  Ensuite,  l'on  oublie  trop  que  ces  propriétés  naines 
ne  forment  qu'un  des  auxiliaires  de  l'existence  de  leurs  mo- 
destes possesseurs.  Enfin,  il  y  a  une  troisième  considération,  plus 
importante  encore  :  le  revenu  dont  il  est  question  plus  haut,  c'est 


LA    PROPRIÉTÉ    FONCIÈRE.  855 

le  revenu  net,  c'est-à-dire  le  revenu  locatif;  mais  le  petit  proprié- 
taire ne  loue  pas  sa  terre,  en  général,  il  la  travaille  ;  il  en  tire  un 
revenu  brut  qui  est  trois,  quatre  ou  cinq  fois  plus  considérable 
que  le  revenu  locatif;  or,  ce  revenu  brut  lui  échoit  entièrement, 
puisqu'il  n'emploie  que  ses  bras  et  que  ceux  de  sa  famille.  Il  en 
résulte  qu'une  petite  propriété  payant  4  francs  d'impôt,  et  corres- 
pondant à  un  revenu  net  locatif  de  35  à  AO  francs,  peut  rapporter 
au  petit  propriétaire  qui  la  cultive  100  francs,  150  francs,  par- 
fois 200  ou  même  davantage.  Cela,  s'ajoutant  au  prix  de  ses  jour^ 
nées,  le  met  souvent  tout  à  fait  à  l'aise.  Ceux  qui  se  récrient 
contre  la  propriété  minuscule  oublient  presque  toujours  de  iaire 
cette  distinction  capitale  entre  le  revenu  net  et  le  revenu  brut.  Une 
petite  i)ropriété  qui  ne  rapporte  que  150  ou  200  francs  de  revenu 
net  peut  faire  vivre  confortablement,  avec  quelques  journées  de 
travail  au  dehors,  la  famille  de  paysans  qui  la  cultive. 

Si  l'on  ne  consultiiit  que  certaines  enquêtes  agricoles,  le  nombre 
des  propriétaires  ruraux  serait  singulièrement  plus  restreint  que 
celui  que  nous  avons  indiqué.  Ainsi,  d'après  l'enquête  de  1873,  il 
ne  se  serait  trouvé  en  France,  à  cette  époque,  que  3,977,781  exploi- 
tations rurales,  dont  2,826,388  soumises  au  régime  du  faire-valoir 
direct,  831,9^3  à  celui  du  fermage,  310, A50  à  celui  du  métayage. 
M.  de  Foville  fait  remarquer  avec  raison  qu'on  a  refusé  le  nom 
d'ex[)Ioitation  à  toutes  les  propriétés  exiguës  qui  se  trouvaient  au- 
dessous  d'une  limite  su[)erricielle  qu'on  a  négligé  de  faire  connaître. 
Ainsi,  non-seulement  les  propriétaires  de  chaumières  et  de  jar- 
dins, mais  même  ceux  de  terres  labourables  ayant  une  petite  éten- 
due, ont  été  laissés  de  côté.  De  tout  temps,  aujourd'hui  comme 
sous  l'ancien  régime,  les  membres  des  comités  des  enquêtes  agri- 
coles ont  manifesté  beaucoup  de  dédain  pour  la  petite  propriété. 
Le  recensement  de  1881  n'indique  que  4  millions  environ  de  pro- 
priétaires ;  mais  on  sait  que  ce  recensement ,  fait  d'après  un  plan 
beaucoup  trop  ingénieux  et  posant  les  questions  les  plus  multi- 
pliées, ne  peut  être  considéré  que  comme  un  indéchiiïrable  rébus. 

L'administration  des  finances  s'est  livrée,  dans  ces  dernières 
années,  à  un  nouveau  travail  qui  est  relatif  à  l'étendue  moyenne 
des  cotes  foncières.  Il  en  résulte  que  cette  étendue,  qui  était  de 
A  hectares  48  ares  d'après  le  cadastre,  est  tombée  à  3.98  en  1851, 
3.75  en  1861,  3.62  en  1871  et  3.50  en  1881.  En  dehors  de  la 
Seine,  où  la  superficie  moyenne  correspondant  à  chaque  cote  n'est 
que  de  25  ares,  les  départemens  où  cette  contenance  est  la  plus 
petite  sont  le  Nord,  Seine-et-Oise  et  la  Somme,  où  la  moyenne  de 
la  surface  par  cote  foncière  s'élève  à  1' hect.  67,  1  hect.  89  et 
1  hect.  93.  Les  départemens  où  la  propriété  parait  le  moins  divisée 
sont  les  Hautes-Alpes,  la  Corse,  la  Lozère,  les  Basses-Alpes,  les 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Landes,  où  la  superficie  moyenne  par  cote  foncière  atteint  respec- 
tivement 7  hect.  85,  8  hect.  23,  8  hect.  41,  9  hect.  22,  et  enfin, 
pour  les  Landes,  15  hect.  67.  Dans  les  pays  riches,  où  le  sol  est 
très  productif,  et  où,  d'ailleurs,  l'industrie  se  développe  à  côté 
de  l'agriculture,  la  division  du  sol  est  considérable  ;  dans  les  pays 
pauvres,  exclusivement  agricoles  et  à  population  clairsemée,  elle  est 
poussée  beaucoup  moins  loin. 

Une  observation  attentive  du  classement  des  cotes  foncières  par 
contenance,  en  1884,  permet  de  se  rendre  compte  approximati- 
vement de  la  part  du  sol  français  qui  échoit  à  la  grande,  à  la 
moyenne  et  à  la  petite  propriété.  Sur  les  14,074,000  cotes  fon- 
cières, les  neuf  dixièmes  ont  une  étendue  moindre  de  6  hectares, 
les  trois  quarts  ont,  au  maximum,  2  hectares,  et  60  pour  100  même 
de  l'ensemble  des  cotes  ne  dépassent  pas  1  hectare.  Si  l'on  voulait 
descendre  plus  bas  dans  les  infiniment  petits,  on  trouverait  que 
2,670,000  cotes  foncières,  soit  18  pour  100  de  l'ensemble,  ont 
une  surface  maxima  de  10  ares,  c'est-à-dire  de  1,000  mètres,  et 
n'offrent  même  qu'une  étendue  moyenne  de  4  ares,  soit  400  mè- 
tres carrés.  Qu'on  ne  se  récrie  pas  sur  l'improductivité  néces- 
saire de  ces  lopins  ;  ce  sont,  pour  la  plupart,  les  emplacemens  de 
maisons,  de  jardins  attenans,  ou  de  vergers  dans  la  banlieue  des 
villes  et  des  villages.  Ceux  qui  s'imaginent  que  le  sol  de  la  France 
tombe  en  poussière  peu\  ent  se  rassurer  en  examinant  les  propor- 
tions du  territoire  qui  sont  occupées  par  les  diverses  catégories  de 
propriétés.  Les  cotes  de  moins  de  2  hectares  ne  couvrent  en  tout 
que  5,211,456  hectares,  soit  10  1/2  pour  100  de  la  surface  du 
pays,  déduction  faite  des  fleuves,  livières,  etc.  Or,  ce  n'est  qu'à 
une  partie  de  cette  catégorie  de  biens  que  l'on  pourrait  reprocher 
son  exiguïté.  Les  propriétés  de  2  à  6  hectares  s'étendent  sur  une 
superficie  totale  de  7,543,000  hectares,  ou  15.26  pour  100  de  la 
surface  de  notre  sol.  Ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  la  moyenne 
propriété,  celle  qui  se  compose  des  domaines  de  6  à  50  hectares, 
occupe  19,217,908  hectares  en  tout,  ou  39  pour  100  de  l'ensemble. 
Il  n'y  a  que  9,398,000  hectares,  ou  19  pour  100  du  territoire,  qui 
échoient  à  la  grande  propriété,  celle  dont  les  domaines  ont  de  50  à 
200  hectares  de  superficie.  Enfin,  la  très  grande  propriété,  au- 
dessus  de  200  hectares,  détient  8,017,000  hectares,  ou  16.23 
pour  100  du  sol  français. 

Il  est  nécessaire  de  faire  remarquer  que  ces  catégories,  qui  sont 
faites  d'après  les  contenances  et  non  d'après  les  valeurs,  ne  peu- 
vent donner  que  des  résultats  approximatifs.  Les  grands  domaines 
de  montagne,  ou  même  en  plaine  les  bois  de  200  hectares,  sont 
souvent  fort  éloignés  d'avoir  la  valeur  de  30  ou  40  hectares,  clas- 
sés comme  moyenne  propriété,  qui  se  trouvent  dans  le  fond  des 


LA   PROPRIÉTÉ   FONCIÈRE.  857 

vallées.  L'insuffisance  des  constatations  statistiques  officielles,  qui  ne 
présentent  pas  ensemble  les  contenances  et  les  valeurs,  nous  réduit 
à  des  conjectures  sur  la  proportion  de  la  petite,  de  la  moyenne  et 
de  la  grande  propriété  en  France.  Les  observations  que  nous  avons 
faites  relativement  aux  cotes  dont  plusieurs  dans  la  pratique,  con- 
trairement aux  règlemens,  se  rapportent  à  un  même  propriétaire 
dans  une  même  commune,  rendent  encore  lesconclusions  plus  malai- 
sées. Néanmoins  on  doit  approcher  de  la  vérité  en  admettant  que 
la  petite  propriété,  celle  au-dessous  de  6  hectares,  détient  comme 
contenance  le  quart  du  sol  français  et  en  représente  au  moins  le 
tiers,  peut-être  les  deux  cinquièmes  en  valeur,  car  certainement 
ces  morceaux  qui  se  trouvent  surtout  dans  la  banlieue  des  villes  et 
des  villages,  dans  les  plaines  et  dans  les  vallées,  ont  à  égalité  de 
surface  une  valeur  beaucoup  plus  considérable  que  les  grands  do- 
maines, qui  sont,  d'ordinaire,  loin  des  centres  et  en  partie  couverts 
de  bois.  Nous  appellerons  moyenne  propriété,  quant  à  la  conte- 
nance, celle  qui  comprend  les  domaines  de  6  à  30  hectares.  Par- 
fois 30  hectares  peuvent  représenter  une  grande  valeur,  dans  le 
fond  des  vallées  par  exemple  ;  mais  souvent  aussi  50  à  60  hectares 
ne  donnent  qu'un   revenu  fort  mince.  Cette  moyenne  propriété 
couvre  environ  30  pour  100  du  sol  français,  mais  elle  doit  bien 
représenter  35  à  AO  pour  100  de  la  valeur.  La  grande  propriété, 
celle  au-dessus  de  40  hectares,  qui,  cependant,  est  souvent  encore 
une  propriété  indigente,  détient  45  pour  100  environ  du  territoire 
et  ne  représente  vraisemblablement  que  le  quart  de  la  valeur  et 
du  revenu  du  territoire  français;  elle  est  surtout  cantonnée  dans 
les  pays  pauvres,  éloignée  des  centres  et  elle  contient  une  propor- 
tion considérable  de  bois  et  de  terrains  de  montagnes.  Encore  doit-on 
dire  que  les  biens  des  communes  interviennent  pour  une  propor- 
tion qui  n'est  pas  négligeable  dans  cette  grande  propriété.  Il  est 
regrettable,  sans  doute,  de  ne  pas  arriver  à  des  résultats  plus  pré- 
cis et  plus  incontestables  ;    une  opération  générale    et  continue, 
comme  la  refonte  du  cadastre  sur  tout  le  territoire,  pourrait  seule 
conduire  à  des    conclusions  plus    rigoureuses.    A  défaut  de  cet 
immense  travail,  il  faudrait  que  les   directeurs  des  contributions 
directes  imitassent  l'un  des  leurs,  M.  Gimel,  qui  a  profité  de  son 
séjour  comme  chef  de  service  dans  quatre  départemens  successi- 
vement pour  rassembler  les  élémens  de  très  curieuses  monogra- 
phies, notamment  sur  les  modifications,  à  des  intervalles  de  vingt 
à  trente  ans,  des  cotes  foncières  dans  les  départemens  du  Gers  et 
du  Nord.  Quoi  que  l'on  puise  faire,  d'ailleurs,  on  n'arrivera  jamais, 
dans  une  matière  qui  est  si  changeante  et  compliquée  de  tant  d'élé- 
mens  divers,  à  une  précision  mathématique. 


858  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Si  la  propriété  en  France  est  divisée,  quoique  guère  plus  que 
dans  divers  autres  pays  voisins,  elle  se  trouve  aussi  très  dispersée. 
Il  ne  faut  pas  confondre  les  cotes  avec  les  parcelles  cadastrales;  les 
premières  contiennent  souvent  les  secondes  par  dizaines.  Sauf  dans 
les  districts  écartés  et  sans  industrie,  il  est  peu  de  domaines  qui 
soient  d'un  seul  tenant.  Cet  état  de  choses  date  de  loin  :  on  s'en 
plaignait  déjà  au  xviii*  siècle,  même  au  xvii®.  Ce  genre  particulier 
de  morcellement,  qui  sans  multiplier  les  propriétaires  multiplie  les 
fractions  du  territoire,  s'accentue  de  plus  en  plus.  Il  se  trouvait 
124  à  125  millions  de  parcelles  quand  fut  fait  le  cadastre,  l'on  es- 
time que  le  nombre  s'en  est  accru  d'une  vingtaine  de  millions 
depuis  lors,  ce  qui  porterait  le  nombre  des  parcelles  à  lZt5  millions 
et  leur  étendue  moyenne  à  33  ou  34  ares  ;  mais  ici  les  moyennes 
sont  trompeuses,  parce  que  les  9  millions  de  maisons,  les  petits 
jardins  et  vergers  des  banlieues  de  villes  ou  de  villages,  les  chan- 
tiers, magasins  et  constructions  de  toute  nature  ont  pour  la  plupart 
quelques  ares  seulement  de  superficie.  11  ne  faudrait  pas  croire, 
en  outre,  que  les  145  millions  de  parcelles  fussent  toutes  enche- 
vêtrées les  unes  dans  les  autres.  La  définition  erronée  du  mot 
dans  le  Dictionnaire  de  l'Académie  et  dans  celui  de  Littré  ré- 
pandrait cette  erreur.  Il  est  curieux  que  les  lexicographes  n'aient 
pas  pris  la  précaution  de  consulter  un  spécialiste  avant  de  définir 
la  parcelle.  L'Académie  commet  une  hérésie  quand  elle  écrit  : 
«  Parcelle  y  en  terme  de  cadastre,  se  dit  de  chaque  petite  portion 
de  terre  séparée  des  terres  voisines  et  appartenant  à  un  proprié- 
taire différent.  »  Et  Littré,  qui  a  fait  partie  de  nos  chambres  lorsque 
l'on  y  parlait  sans  cesse  de  la  revision  du  cadastre,  répète  cette 
définition  irréfléchie.  Ainsi,  d'après  ces  auteurs,  toutes  les  pai'celles 
que  possède  un  même  propriétaire  seraient  séparées  les  unes 
des  autres.  Il  n'en  est  rien  dans  les  neuf  dixièmes  des  cas  :  la  par- 
celle est  «  une  portion  de  terrain,  située  dans  un  même  canton, 
triage  ou  lieu  dit,  présentant  une  même  nature  de  culture  et  ap- 
partenant à  un  même  propriétaire.  •»  Il  en  résulte  que  la  différence 
des  cultures  ou  les  clôtures,  sinon  actuellement,  du  moins  lors  du 
cadastre,  suffisaient  pour  constituer  des  parcelles.  Aussi  ce  mot  n'in- 
dique-t-ii  aucunement  une  discontinuité  dans  la  propriété  du  sol,  et 
il  n'est  pas  rare  de  voir  un  domaine  constitué  de  20  ou  30  parcelles, 
de  100  même,  qui  se  tiennent  les  unes  aux  autres. 

Il  arrive  souvent  aussi  qu'un  certain  nombre  de  parcelles  sont 
disséminées,  et  c'est,  en  général,  un  mal.  Il  ne  s'est  guère  trouvé 
qu'un  écrivain  compétent,  M.  Hippolyte  Passy,  pour  expliquer  et 
approuver  en  certains  cas  la  dispersion  des  parcelles  appartenant 
à  un  même  propriétaire.  Pour  les  paysans  des  villages,  dit-il,  c'est 


LA   PROPRIÉTÉ    FONCIÈRE.  859 

parfois  un  avantage  :  chacun  possède  ainsi  un  peu  des  différens  sols 
et  des  diiïérentes  expositions  de  sa  commune;  chacun  peut  avoir 
son  potager,  sa  vigne,  sa  prairie,  èon  bois.  Quoique  ingénieuse, 
cette  justification  de  la  dispersion  parcellaire  ne  peut  être  qu'excep- 
tionnellement vraie.  D'une  manière  générale,  la  dissémination  et 
l'enchevêtrement  des  parcelles  sont  l'un  des  maux  dont  souffre  la 
petite  et  quelijuefois  la  moyenne  propriété  en  France.  Il  ne  faut  pas, 
d'ailleurs,  s'exagérer  ce  mal,  il  no  sévit  que  sur  une  partie  restreinte 
du  territoire.  Faut-il,  pour  le  faire  disparaître,  recourir  à  des  remanie- 
mens  collectifs  qui  ont  été  rendus  obligatoires  dans  plusieurs  ])ays 
étrangers,  notamment  en  Allemagne,  et  qui,  pour  réunir  les  exploita- 
tions, im[)()sent  aux  propriétaires  l'échange  d'une  partie  de  leurs  par- 
celles contre  celles  du  voisin?  M.  de  Foville  déconseille  de  recourir  à 
cette  extrémité,  et  nous  l'approuvons  fort  de  sa  circonspection.  Pour 
obtenir  un  avantage  économicpie,  qui  est  certain,  mais  limité,  on 
s'expose  à  un  mal  infiniment  plus  grand,  celui  d'affaiblir  le  senti- 
ment et  l'amour  de  la  propriété.  Le  principe  de  la  proj)riété  per- 
sonnelle est  attaqué  par  trop  d'ennemis  pour  que  nous  souffrions 
qu'on  lui  porte  une  atteinte  quelconque.  Que  l'on  rende  les  échanges 
de  parcelles  presque  gratuits,  comme  l'a  fait  chez  nous  la  loi  du 
3  novembre  1884  et  comme  le  propose,  en  Belgique,  un  projet 
analogue,  l'on  obtiendra  avec  le  temps  des  résultats  qui  ne  seront, 
sans  dont»',  pas  aussi  complets  que  ceux  des  remaniemens  collec- 
tifs obligatoires,  mais  qui  auront  l'avantage  inappréciable  d'être 
exempts  de  toute  tache  de  brutalité  et  de  violence. 

ÎSous  n'entrerons  pas  dans  plus  de  détails  sur  l'œuvre  ma- 
gistrale de  M.  de  Foville.  L'auteur  s'y  montre  constamment 
libéral,  ennemi  de  l'intrusion  de  l'état;  on  sait  que  la  France  reste 
aujourd'hui,  en  Europe,  l'unique  pays  où  fleurit  encore  l'école  éco- 
nomique libérale,  la  seule,  en  définitive,  qui  puisse  se  réclamer  de 
la  science  et  de  l'expérience.  11  défend  avec  succès  la  petite  pro- 
priété; il  montre  que,  contrairement  aux  assertions  d'étourdis, 
parmi  lesquels  se  trouve  le  grand  romancier  Balzac,  elle  ne  fait  pas 
dispiraîtrtr  le  bétail,  et  qu'au  contraire  elle  l'a  accru.  11  prouve  que 
notre  législation  successorale  n'est  pas  le  facteur  principal  du  mor- 
cellement. On  pourrait,  si  l'on  veut,  élargir  la  quotité  disponible, 
comme  le  demandait  M.  Le  Play,  nous  n'y  verrions,  quant  à  nous, 
aucun  mal;  on  devrait  surtout  supprimer  l'article  82(5  du  code  au- 
torisant chaque  cohéritier  à  «  demander  sa  p&rlen  nature  des  meu- 
bles et  immeubles  de  la  succession.  »  Mais,  qu'on  ne  s'y  trompe 
pas ,  à  part  quelques  périodes  de  malaise ,  comme  celle  que  nous 
traversons  depuis  quatre  ou  cinq  ans,  la  petite  propriété  continuera 
à  se  développer,  à  mordre  et  à  dépecer  la  grande.  Gela  est  dans  la 


860  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nature  des  choses,  et  c'est  un  fait  universel  chez  tous  les  peuples 
civilisés. 

Les  pouvoirs  publics  n'ont  ni  à  favoriser,  ni  à  combattre  cette 
tendance.  Leurs  résolutions  vacillantes  et  contradictoires  porteraient 
sans  aucun  profit  du  trouble  dans  le  développement  régulier  de 
faits  qui   sont   inéluctables.    Certaines  mesures,   cependant,  de- 
vraient s'imposer  à  leur  attention.   Ils  ont  mis  près  de  dix  ans, 
depuis  le  projet  de  loi  de  M.  Dufaure,   à  voter  la  réduction  des 
frais   sur  les  petites  ventes  judiciaires.    Ils  n'ont  pas  su  encore 
achever  le  code  rural,  ni  constituer  le  crédit  agricole.  Ils  ont  laissé 
passer  une  ère  inouïe  de  prospérité,  de  1876  à  1880,  sans  entre- 
prendre la  revision  d'un  cadastre  vieilli.  Par  une  barbare  méthode, 
d'apparence  démocratique,  en  réalité  contraire  aux  intérêts  des 
classes  laborieuses,  ils  pompent  sur  tous  les  coins  du  sol,  et  notam- 
ment dans  les  campagnes,  les  épargnes  au  fur  et  à  mesure  de  leur 
formation  pour  les  engloutir  et  les  stériliser  dans  la  dette  flottante 
du  Trésor.  Ils  n'ont  su,  dans  la  période  prospère,  ni  réduire  les 
scandaleux  frais  de  mutations  des  immeubles,  ni  supprimer  l'écra- 
sant impôt  sur  les  transports  à  grande  vitesse,  ni  élaguer  quelques- 
unes  des  formalités  ridicules  et  coûteuses  de  la  procédure:  Ayant 
toujours  à  la  bouche  le  mot  de  réformes,  ils  se  sont  livrés  à  une 
agitation  purement  verbale.  Ils  n'ont  accordé  à  l'agriculture  que 
des  cadeaux  dont  la  petite  et  même  la  moyenne  propriété  ne  peu- 
vent profiter,  à  savoir  des  droits  de  douane  réputés  protecteurs.  La 
petite  propriété,  néanmoins,  à  travers  tous  les  obstacles  que  lui  op- 
posent les  lois,  le  fisc  et,  dans  ces  dernières  années,  la  nature  elle- 
même,  continue  son  œuvr^  vaillante.  Nous  rendons  hommage  à  tous 
ses  mérites;  nous  approuvons  qu'elle  se  développe  encore;  et,  ce- 
pendant, nous  verrions  avec  regret  se  dépecer  tous  les  grands  do- 
maines :  dans  les  mains   de  capitalistes  riches,  entreprenans  et 
avisés,  ils  constituent  les  meilleurs  champs  d'expérience  ;  ils  vien- 
nent puissamment  en  aide  à  la  petite  propriété  qui  les  entoure.  Un 
pays  d'où  la  grande  propriété  aurait  absolument  disparu  finirait  par 
s'apercevoir  qu'il  lui  manque  un  élément  de  progrès,  un  facteur 
d'activité  et  de  vie,  la  catégorie  d'agriculteurs  qui  a  la  mission  et 
les  moyens  d'innover,  d'expérimenter,  de  perfectionner,  d'instruire, 
par  son  exemple,  la  classe  entière  des  cultivateurs. 


Paul  Leroy-Beaulieu. 


LES 


JOYAUX  DE  LA  COURONNE 


De  tout  temps ,  les  joyaux  de  la  couronne  ont  été  l'objet 
de  la  curiosité  universelle.  Chaque  fois  que  l'administration  en  a 
autorisé  l'exposition,  la  foulo  est  venue  compacte,  toujours  renou- 
velée, toujours  avide,  pleine  d'un  naïf  respect  du  passé,  contempler 
ces  joyaux  historiques.  Les  divers  gouvernemens  de  notre  pays  ne 
se  sont  pas  monis  préoccupés  des  diamans  de  la  couronne  :  les 
uns,  pour  rehausser  l'éclat  de  leur  puissance,  les  ont  fait  servir  à 
la  parure  des  souverains;  les  autres,  épris  d'innovations  égaliiaires, 
ont  manifesté  l'intention  de  les  vendre,  en  affeclant  de  les  dédai- 
gner connue  d'inutiles  «  hochets  de  la  vanité.  » 

Constituées  en  trésoi',  ces  pierres  ont  eu  une  existence  aussi  dure 
à  entamer  que  leur  matière.  Lois,  décrets,  vols,  pillages  ont  été 
impuissans  dans  le  passé  pour  détruire  cette  collection.  11  est  pro- 
bable qu'elle  subsistera  lot)gtemps  encore  à  travers  les  générations 
futures  comme  un  témoignage  du  triomphe  du  bon  sens  sur  la 
vulgarité,  l'ignorance  et  la  sottise. 

Mais  si  la  foule  a  constamment  montré  à  leur  égard  un  engoue- 
ment profond,  le  monde  savant  ne  semble  pas  avoir  été  bien  sou- 
cieux jusqu'à  ce  jour  d'en  faire  l'étude  au  point  de  vue  de  l'histoire. 
Cependant  on  a  beaucoup  écrit  sur  les  joyaux  de  la  couronne. 
Lisez  les  manuels,  les  ariicles,  les  livres  parus  en  grand  nombre, 
dont  les  auteurs  ont  affiché,  dans  le  litre  au  moins,  la  prétention 
de  traiter  à  fond  la  question  :  aucun  ne  contient  une  histoire  se- 


862  REVUK    DES    DEUX    MONDES. 

rieuse  de  ces  dianoians.  La  plupart  de  ces  traités  ne  nous  ont  fait 
connaître  que  des  anecdotes  douteuses,  sinon  apocryphes,  qui  ont 
fini  par  devenir  populaires,  à  force  d'avoir  été  répétées. 

II  y  a  deux  ans,  le  gouvernement,  désireux  d'opérer  la  vente  des 
joyaux  de  la  couronne,  avait  confié  à  une  commission  extraparle- 
mentaire le  soin  de  désigner  celles  de  ces  pierreries  qui  pouvaient 
présenter  un  caractère  historique,  pour  les  faire  figurer  à  côté  des 
merveilles  réunies  dans  la  galerie  d'Apollon.  La  chambre  des  dé- 
putés et  le  sénat,  saisis  ensuite  d'un  projet  d'aliénation  d'une  partie 
de  ces  richesses,  ont  eux-mêmes  nommé  chacun  une  commission, 
chargée  d'exprimer  un  avis  sur  la  solution  qu'il  convenait  d'adopter. 
Les  rapporteurs  de  ces  deux  dernières  commissions  se  sont  bornés 
à  reproduire,  pour  la  partie  historique,  le  texte  du  rapport  de  la 
première.  Ce  document  ne  fait  remonter  l'existence  du  trésor  de 
la  couronne  qu'à  l'année  1661,  parce  que  c'est  à  cette  époque  que 
le  cardinal  Mazarin  légua  au  roi  Louis  XIV  quelques-unes  de  ces 
pierreries.  Or,  c'est  en  1530  que  le  roi  François  P""  avait  créé  le 
Trésor  des  joyaux  de  la  couronne. 

Cent  cinquante  ans  environ  de  l'existence  de  ces  bijoux,  c'est- 
à-dire  la  moitié  de  leur  histoire,  sont  ainsi  passés  sous  silence.  Les 
rapporteurs  ne  savent  comment  l'état  est  devenu  propriétaire  de 
ces  pierreries.  Est-ce  par  donation  ou  par  acquisition?  A  quelles  con- 
ditions enirèrent-elles  dans  le  trésor  de  la  couronne?  Quelle  en  était 
l'origine?  Aucune  de  ces  questions  n'est  résolue,  et  cependant  il 
existe  dans  les  dépôts  publics  des  documens  qui  attestent  avec 
quelle  légèreté  les  auteurs  de  ces  rapports  ont  fait  leurs  recherches. 
Nous  exposerons  les  circonstances  qui  ont  présidé  à  la  création  du 
trésor  de  la  couronne,  et  nous  suivrons  à  travers  les  siècles  ces 
pierreries  devenues  parties  intégrantes  de  notre  histoire.  Tous  les 
faits  avancés  seront  justifiés  par  des  pièces  authentiques. 

C'est  entre  deux  revers,  à  un  moment  d'accalmie  et  à  l'aurore 
de  la  renaissance,  que  fut  créé  le  trésor  des  joyaux  de  la  couronne  : 
les  pierreries  qui,  à  l'origine,  le  composaient,  ne  servirent  pas  seule- 
ment de  parure  à  nos  reines  :  en  plus  d'une  occasion,  elles  jouèrent 
un  rôle  plus  important  et  rendirent  d'éminens  services  politiques 
à  la  France.  On  verra  qu'il  s'en  fallut  de  peu  qu'on  ne  leur  dût 
la  conservation  définitive  de  Calais  en  1560.  Plus  tard,  si  Henri  IV, 
dans  les  circonstances  les  plus  difliciles,  parvint  à  pacifier  le  pays 
et  à  en  chasser  l'étranger,  ces  pierreries  ont  encore  été  pour 
quelque  chose  dans  le  succès  qui  couronna  son  œuvre. 

Après  en  avoir  fait  rapidement  l'historique,  nous  montrerons  que 
les  faits  énoncés  dans  les  différons  rapports  des  commissions 
d'expertise  de  la  chambre  des  députés  et  du  sénat  sont  inexacts  : 


LES  JOYAUX  DE  LA  COURONNE.  863 

nous  prouverons,  en  outre,  que  ceux  qu'on  aurait  pu  y  faire  figu- 
rer ont  été  omis.  Nous  terminerons  en  démontrant  que  la  vente 
des  diamans  de  la  couronne  est  inutile,  maladroite  et  antipatrio- 
tique (1). 


I. 

Le  traité  de  Cambrai  venait  de  réconcilier  François  V^  avec 
Charles-Quint  :  comme  gages  d'amitié,  l'empereur  délivrait  les  fils 
de  France  et  accordait  au  roi  la  main  d'Éléonore  d'Autriche,  sa  sœur. 
François  I*'  se  rendit  immédiatement  à  Bordeaux  au-devant  de  la 
nouvelle  reine,  et  ce  fut  dans  cette  ville  qu'il  créa,  le  15  juin  1530, 
le  trésor  des  joyaux  de  la  couronne. 

Par  ses  lettres  patentes,  François  1"  faisait  don  de  ces  joyaux  à 
ses  successeurs,  c'est-à-dire  à  l'état,  et  il  ordonnait  que  à  chacune 
mutacion  d'iceulx  joyaux  leur  appréciation,  poix,  paincture, 
plomb,  soient  veriffiez  en  leur  présence  afin  qu'ils  baillent  leurs 
lettres  patientes  obligatoires  de  les  garder  à  la  couronne. 

Il  nous  a  paru  intéressant  de  mettre  en  lumière  ce  document 
ignoré,  aujourd'hui  que  les  pouvoirs  publics  s'arrogent  le  droit  de 
vendre  une  partie  des  diamans  de  la  couronne,  parce  qu'ils  sont  la 
propriété  de  l'état ,  tandis  qu'ils  ne  lui  appartiennent  que  parce 
qu'ils  sont  inaliénables. 

A  celte  époque,  le  trésor  de  la  couronne  ne  représentait  qu'une 
valeur  totale  de  272,242  écus  soleil  (2);  il  se  composait  d'un  grand 
collier  et  de  six  bagues.  On  appelait  alors  «  bague  »  toute  espèce  de 
parures,  mais,  dans  les  inventaires  de  la  couroime  du  xvi"  siècle 
et  du  commencement  du  xvii®,  ce  mot  servait  à  désigner  les  pen- 
dans  de  cou  et  les  broches  que  l'on  suspendait  sur  la  poitrine  des 
femmes. 

La  plupart  des  pierres  comprises  dans  le  trésor  de  la  couronne 
provenaient  d'Anne  de  Bretagne,  qui  les  tenait  de  Marguerite  de 
Foix.  L'une  d'elles  était  connue,  dans  le  trésor  de  la  duchesse,  sous 


(ly  Tout  ce  que  nous  écrivons  résulte  de  documens,  tels  que  quittances,  arrêts  de 
la  clianibre  des  comptes,  lettres  patentes  et  autres  pièces,  conservés  dans  les  études 
de  notaires  et  dans  notre  collection  particulière.  Nous  n'indiquons  pas  ici  les  cotes  ou 
les  titres  de  chacune  des  pièces  citée'*,  parce  que  nous  avons  déjà  commencé  un  im- 
portant travail  sur  les  diamans  de  la  couronne,  lequel  contiendra  in  extenso  les  docu- 
mens les  plus  intéressans  et  donnera  toutes  les  indications  des  sources  auxquelles 
ont  été  puisés  nos  renscignemens. 

^2)  D'après  nos  calculs  et  les  rapports  des  poids  des  monnaies  anciennes  et  mo- 
dernes, la  valeur  approximative  de  l'écu  soleil,  qui  était  d'or  fin,  serait  aujourd'hui  de 
13  fr.  50.  Par  conséquent,  272,212  écus  soleil  vaudraient  environ  3,075.207  francs. 


864  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

la  dénomination  de  la  belle  pointe,  dénomination  qu'elle  conserva 
durant  tout  le  xvi*  siècle  ;  mais  la  plus  célèbre  était  un  rubis  de 
206  carats,  appelé  la  Côte  de  Bretagne.  Cette  pierre  mérite  une 
mention  particulière,  car  elle  est  fort  probablement  encore  aujour- 
d'hui comprise  dans  le  trésor  de  la  couronne,  et  aucune  commis- 
sion jusqu'ici,  nous  le  croyons  du  moins,  n'en  a  signalé  l'existence. 

En  1530,  elle  était  montée  sur  un  pendant  de  cou,  ayant  la  forme 
d'un  A  romain.  Catherine  de  Médicis  la  fit  remonter  avec  onze 
perles.  A  partir  de  cette  époque,  son  histoire  se  confond  avec  celle 
de  deux  autres  gros  rubis,  dont  l'un  prit  le  nomd'/4  romain,  à  cause 
de  la  forme  du  bijou  au  centre  duquel  il  était  placé;  l'autre  s'ap- 
pela Y  œuf  de  Naples. 

En  1570,  lors  du  mariage  d'Elisabeth  d'Autriche,  ces  trois  pièces 
subirent  une  nouvelle  modification,  qu'elles  ne  gardèrent  malheu- 
reusement pas  longtemps,  car,  en  1588,  le  roi  Henri  III,  obligé  de 
lever  des  troupes  pour  repousser  une  invasion  espagnole,  engageait 
les  trois  rubis  entre  les  mains  de  l'un  de  ses  secrétaires,  le  sieur 
Legrand,  contre  un  prêt  de  347,000  livres  tournois,  prix  auquel  ils 
avaient  été  estimés.  La  Côte  de  Bretagne  seule  fut  prisée,  durant 
tout  le  xvi®  siècle,  50,000  écus,  c'est-à-dire  environ  600,000  francs 
de  notre  monnaie  actuelle. 

Le  sieur  Legrand  ne  tarda  pas  à  mourir  :  le  10  mars  1635 
et  le  7  octobre  1643,  ses  héritiers  obtinrent  de  Louis  XIII  et  de 
Louis  XIV  des  lettres  patentes  les  autorisant  à  vendre  les  trois 
rubis  au  cas  où  le  remboursement  du  prêt  n'aurait  pas  lieu  im- 
médiatement. On  n'eut  pas  besoin  de  recourir  à  ce  moyen  extrême. 
En  janvier  1670,  Colbert  faisait  rendre  un  arrêt  du  conseil  décla- 
rant les  héritiers  Legrand  remboursés  et  ordonnant  la  réintégra- 
tion des  trois  rubis  dans  le  Mobilier  de  la  couronne,  où  ils  res- 
tèrent jusqu'au  5  novembre  1749;  à  cette  époque,  le  conseil  du 
roi  ordonnait  de  remettre  la  Côte  de  Bretagne  au  sieur  Jacque- 
min  (1),  pour  être  montée  dans  l'ordre  de  la  Toison  d'or.  Elle  fut 
alors  confiée  à  Gay,  le  fameux  graveur  en  camées  de  M"*®  de  Pom- 
padour;  celui-ci  lui  donna  la  forme  d'un  dragon  soutenant  dans  sa 
gueule  la  toison  elle-même. 

La  Côte  de  Bretagne,  alors  estimée  60,000  livres,  fut  portée  par 
Louis  XV  et  par  Louis  XVI;  en  1792,  elle  fut  volée.  Comment  ren- 
tra-t-elle  depuis  dans  le  trésor?  On  ne  le  sait;  c'.est  ce  que  nous 
apprendront  sans  doute  un  jour  les  énormes  dossiers  de  la  révolu- 
tion, déposés  soit  aux  Archives,  soit  à  la  Bibliothèque,  et  non  en- 

(1)  Jacquemin  (Pierre-André),  reçu   maître-orfèvre,  le  8  mars  1751,  joaillier  de  la 
couronne  en  1757  (1"  mars).  Mort  en  1773,  Son  poinçon  était  P.  A.  J.  et  un  cœur. 


LES  JOYAUX  DE  LA  COURONNE.  865 

core  catalogués.  La  commission  d'expertise  a  classé  cette  pierre, 
avec  quelques  autres,  dans  cette  catégorie  :  «  sans  importance,  pour 
être  envoyée  au  Muséum.  »  Depuis,  sur  l'avis  de  quelque  archéo- 
logue (probablement  M.  Courajod,  conservateur  au  iMuséedu  Louvre, 
qui  a  parlé  de  cette  pièce  dans  le  Livre-Journal  de  Lazare  Duvaux), 
elle  a  été  comprise  parmi  les  pierres  destinées  à  être  conservées 
dans  les  musées  (1). 

On  voit,  par  l'exposé  qui  précède,  que  l'histoire  de  ces  pierres  fut 
mouvementée.  Il  est  probable  qu'il  existe  encore  d'autres  pierres 
aussi  intéressantes  que  la  Côle  de  Bretagne,  dont  la  commission  a 
ignoré  l'existence  et  dont  personne  n'a  cherché  à  établir  l'identité. 
Mais  il  nous  faut  revenir  quelque  peu  en  arrière. 

Le  trésor  constitué  par  François  I"  ne  subit,  sous  le  règne  de 
Henri  II,  que  quelques  modifications.  Pendant  celte  période,  Diane 
de  Poitiers  avait  porté  les  diamans  appartenant  au  roi.  A  la  mort 
de  ce  dernier,  elle  fut  naturellement  disgraciée,  et  François  II,  à 
i'insiigation  de  Catherine  de  Médicis,  lui  réclama  tous  ses  bijoux  : 
ce  fut  inutile,  car  toutes  les  pièces  prêtées  à  Diane  se  retrouvèrent 
au  complet  dans  les  cabinets  du  roi.  Pour  empêcher  désormais  les 
favorites  de  se  parer  des  pierres  superbes  que  François  l*"^  avait 
achetées  pour  son  usage  personnel,  moyennant  des  sommes  consi- 
dérables, François  II ,  par  lettres  patentes  du  2  juillet  1559,  fit  en- 
trer dans  le  trésor  de  la  couronne  tous  les  joyaux  dont  Hetn-i  II  et 
lui  avaient  successivement  hérité.  Il  n'oublia  pas  d'y  faire  figurer 
en  ces  termes  la  fameuse  clause  d'inaliénabilité  :  «  Laissons,  don- 
nons et  affectons  lesdites  bagues,  joyaux  et  autres  pierres  pré- 
cieuses, pour  y  estre  et  demeurer  perpétuellement  au  trésor, 
comme  les  meubles  précieux  de  ladicte  maison  et  couronne  de 
France,  sans  qu'elles  en  puissent,  pour  quelque  cause  et  occasion 
que  ce  soient,  estre  distraictes,  vendues  ou  aultrement  aliénées, 
lesquelles  vendition,  aliénation  et  distraction  nous  avons  inter- 
dictes et  deffendues,  interdisons  et  deffendons  par  ces  dictes  pré- 
sentes. »  Parmi  ces  pièces,  les  plus  célèbres  étaient  une  croix  de 
plusieurs  brillans,  de  90,000  écus,  et  une  superbe  table  de  dia- 
mant, payée  par  François  I®'  65,000  écus  :  nous  les  verrons  plus 
tard  jouer  un  rôle  historique  important. 

Après  avoir  ainsi  augmenté  le  trésor  de  la  couronne,  François  II 
fit  approprier  toutes. ces  parures  au  goût  du  jour  pour  sa  jeune 
femme.  Le  roi  mourut  bientôt,  et  Catherine  de  Médicis,  devenue 

(1)  Au  mjet  de  cette  pièce,  j'ai  reçu  des  lettres  émanant  de  trois  membres  de  la 
commission  d'expertise  ;  le  premier  (le  président)  me  déclare  qu'il  ignore  complète- 
ment l'existence  de  la  pierre  en  question.  Les  deux  autres  m'informent  qu'elle  a  été 
classée  par  eux  dans  les  pièces  destinées  au  Muséum  d'histoire  naturelle. 

TOMi  Lxxiii.  —  1886.  55 


866  tlETUE   DES    DEUX   MONDES. 

régente  de  France  sous  Charles  IX,  prit  en  garde  les  diamans  de  la 
couronne. 

Par  le  traité  de  Cateau-Gambrésis ,  la  France  s'était  en- 
gagée à  rendre  Calais  à  l'Angleterre  dans  un  délai  de  huit  ans; 
mais  les  réformés,  en  guerre  avec  Catherine,  avaient  livré  Le  Havre 
à  ÉHsabeth.  La  régente  voulait  conserver  Calais  et  recouvrer  Le 
Havre.  Elle  commença  par  s'emparer  de  cette  dernière  ville,  puis 
elle  négocia  pour  garder  Calais.  Aussi  offrit -elle  à  Smith  et 
à  Throckmorton ,  ambassadeurs  d'Elisabeth,  une  indemnité  de 
120,000  couronnes,  ou  le  plus  beau  diamant  de  la  couronne  de 
France.  Les  deux  diplomates  refusèrent;  mais,  voyant  qu'ils  n'obte- 
naient rien,  ils  s'accusèrent  réciproquement  de  maladresse,  s'invec- 
tivèrent violemment,  puis  se  précipitèrent  l'un  contre  l'autre,  la 
dague  à  la  main.  Hs  furent  séparés  par  un  agent  de  Catherine,  qui 
leur  renouvela  l'offre  de  120,000  couronnes,  qu'ils  finirent  par 
accepter. 

Grâce  à  l'habileté  de  la  reine,  le  plus  beau  diamant  de  la  cou- 
ronne, qui  avait  été  offert  à  l'Angleterre,  demeura  dans  les  coffres 
du  trésor,  et  Calais,  cet  autre  bijou  cent  fois  plus  estimable,  put 
être  conservé,  moyennant  le  paiement  d'une  faible  somme  d'argent. 
Le  plus  beau  diamant  de  la  couronne  était  alors  la  Grande-Table, 
de  65,000  écus;  c'était  donc  celui-là  qui  devait  nous  garder  Calais. 

Jusqu'en  1569,  pendant  la  jeunesse  de  Charles  IX,  les  diamans 
ne  jouèrent  aucun  rôle,  et  l'on  en  trouverait  la  preuve  dans  cette 
exclamation  du  jeune  roi  :  «  Ma  vie  n'est  point  de  si  grande  consé- 
quence qu'elle  doibve  estre  si  précieusement  gardée  dans  un  coffre, 
comme  les  bagues  de  la  couronne.  » 

En  1569,  la  guerre  avait  recommencé,  et  les  Allemands,  appelés 
par  un  des  partis  qui  se  disputaient  le  pouvoir,  envahissaient  en- 
core une  fois  la  France,  détruisant  tout  sur  leur  passage.  Dans  ces 
circonstances,  Catherine  conclut  avec  la  seigneurie  de  Venise  un 
emprunt  de  1,800,000  écus;  en  gage,  elle  donna  à  la  sérénissime 
république  la  grande  croix  de  diamans  de  90,000  écus,  la  table 
de  diamant  à  laquelle  l'histoire  aurait  dû  décerner  le  nom  de 
Calais  à  plus  juste  titre  qu'elle  a  donné  à  deux  autres  diamans  le 
nom  de  Régent  et  celui  de  Sancy;  et  enfin,  une  troisième  pierre, 
estimée  42,000  écus.  L'emprunt  paraît  avoir  été  assez  tôt  rem- 
boursé, car,  à  en  croire  les  dépêches  des  ambassadeurs  vénitiens, 
l'année  suivante  les  bijoux  avaient  été  rendus  à  la  reine.  En  tous 
cas,  ils  étaient  rentrés  en  France  au  moment  du  mariage  d'Elisa- 
beth d'Autriche,  en  novembre  1570,  puisqu'ils  figurèrent  dans  les 
fêtes  données  à  cette  occasion.  La  jeune  reine  devait,  après  trois 
ans  de  mariage,  les  remettre  à  une  nouvelle  reine,  Louise  de  Vau- 
demont. 


LES  JOYAUX  DE  LA  COURONNE.  867 

Tout  d'abord,  ils  brillèrent  à  la  cour  de  Henri  III.  Bientôt  le  nou- 
veau prince  de  Condé  appela  au  secours  des  réformés  Jean-Casi- 
mir, fils  de  l'électeur  palatin,  Frédéric,  en  lui  promettant,  outre 
des  sommes  considérables,  le  gouvernement  des  Trois-Évêchés  : 
Metz,  Toul  et  Verdun.  Le  duc  de  Guise  battit  Casimir  au  pasSage 
de  la  Marne  à  Dormans,  mais  il  ne  put  empêcher  le  gros  des  forces 
allemandes  de  pénétrer  au  cœur  de  la  France.  La  paix  ne  fut  signée 
que  contre  la  remise,  faite  à  Casimir,  de  600,000  livres  en  argent  et 
de  nombreux  bijoux.  Il  rentra  triomphalement  dans  son  pays  avec 
un  butin  considérable;  il  était  suivi  de  chars  portant  les  bijoux, 
exposés  de  telle  façon  que  tout  le  monde  pouvait  les  voir.  A  partir 
de  ce  moment,  Henri  III  engage  entre  les  mains  du  duc  de  Lor- 
raine, du  duc  de  Savoie,  des  ligues  suisses  de  Bâle,  an  cardinal 
Farnèso,  du  dnc  de  Parme,  du  duc  de  Florence  et  de  banquiers, 
tels  que  Horatio  Rucelay,  Cénamy  et  Zumet,  la  plupart  des  bijoux 
du  roi  et  de  la  couronne.  Les  emprunts  sont  faits  précipitamment 
et  il  serait  trop  long  de  recherch(»r  le  sort  de  chacun  de  ces  joyaux  ; 
on  constate  très  facilement  leur  engagement,  mais  il  est  plus  diffi- 
cile de  retrouver  trace  de  leur  rentrée  en  France. 

Enfin,  le  désordre  arrive  à  son  comble  ;  Henri  III  dispose  en  fa- 
veur de  ses  mignons  de  sommes  importantes  et  du  reste  de  ses 
bijoux;  la  situation  est  telle,  qu'il  ne  doit  plus  subsister  une  seule 
pièce  dans  le  trésor  de  la  couronne,  car,  le  1*'  octobre  1588,  il 
décharge  entièrement  sa  femme  de  la  responsabilité  attachée  à  la 
garde  des  bijoux  qu'il  a  employés,  dit-il,  «  pour  garantir  des  em- 
prunts faits  par  son  commandement.  » 

Pourtant  le  trésor  de  la  couronne  s'était  singulièrement  accru. 
Charles  IX  avait  fait  de  nombreux  achats  de  ])ierres  au  moment  de 
son  mariage,  et  Catherine  de  Médicis  avait  donné  tout  son  avoir  en 
bijoux.  Henri  III  n'avait  pas  été  moins  large,  et  noujbre  de  pièces 
achetées  par  lui  étaient  entrées  dans  les  coffres  de  la  couronne. 
Charles  IX  et  Catherine  de  Médicis  les  avaient  donnés  pour  qu'ils 
restent  inaltérables  à  la  couronne,  mais  Henri  III  avait  introduit 
dans  la  donation  qu'il  fit  des  siens  ime  clause  assez  bizarre.  Il  stipu- 
lait qu'au  cas  où  il  n'aurait  pas  d'enfant  mâle  devant  lui  succéder 
comme  roi  de  France,  il  pourrait  disposer  de  tous  les  bijoux  à 
son  plaisir.  Entendait-il  par  là  qu'il  voulait  les  donner  à  son  suc- 
cesseur? C'est  ce  que  nous  laissons  au  lecteur  à  deviner. 

Les  époques  qui  suivent  ne  nous  ont  laissé  aucun  document  :  ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'au  milieu  du  désordre  général,  un  conseil- 
ler à  la  cour  des  aydes,  le  sieur  Devetz,  parvint  à  sauver  un  grand 
nombre  de  pierreries  qu'il  apporta  à  xMantes,  le  19  mai  1591,  et 
qu'il  remit  entre  les  mains  de  Sully,  en  son  châieau  de  Rosny.  La 
plupart  des  objets  engagés  chez  des  souverains  ou  dans  des  mai- 


868  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sons  de  banque  rentrèrent  successivement  en  France,  et  Henri  IV 
possédait  sans  doute,  au  moment  de  son  mariage  avec  Marie  de 
Médicis,  la  plus  grande  partie  des  diamans  de  la  couronne.  Dès  les 
premières  années  de  son  règne,  il  fit  de  l'argent,  comme  Henri  HI, 
avec  toutes  les  pierres  qu'il  eut  à  sa  disposition,  et  les  nombreux 
arrêts  des  conseils  des  finances  attestent  que  l'administration  de 
Sully  était  aussi  sage  que  la  renommée  l'a  proclamé. 

C'est  sous  le  règne  de  Henri  IV  qu'apparaît  un  personnage  bi- 
zarre dont  le  nom  est  intimement  lié  à  l'histoire  des  diamans  de  la 
couronne:  Nicolas  Harlay  de  Sancy,  colonel-général  des  Suisses, 
surintendant  des  finances,  avait  déjà  levé,  en  1589,  une  armée  de 
Suisses  pour  le  compte  de  Henri  HI.  Après  la  mort  de  ce  dernier, 
il  se  rangea  du  côté  de  Henri  IV;  selon  les  circonstances,  il  fut 
tantôt  financier,  tantôt  homme  de  guerre  et  presque  toujours  mar- 
chand de  pierres.  Il  acheta  naturellement  une  grande  quantité  de 
diamans  et  en  engagea  plusieurs  en  Suisse  pour  y  lever  des  troupes. 
Plus  tard,  vers  1600,  Henri  IV  lui  achetait  de  nombreuses  pierres, 
que  Sancy  devait  porter  immédiatement  à  l'étranger,  où  il  devait 
les  donner  en  gage  d'emprunt,  tandis  qu'il  ne  devait  toucher  que 
postérieurement  du  trésor  la  somme  pour  laquelle  il  les  aurait  en- 
gagés (1). 

Le  plus  beau  des  diamans  de  Sancy  était  celui  qui  porta  son 
nom.  Nous  ignorons  où  il  l'avait  acheté  ;  mais  nous  nous  élevons 
formellement  contre  les  légendes  qui  attribuent  à  ce  diamant  une 
origine  antérieure  à  la  fin  du  xv!*"  siècle  (2)  ;  Sancy  s'efforça  à  di- 
verses reprises  de  le  vendre,  particulièrement  au  duc  de  Mantoue  (3). 
Après  quatre  ans  de  pourparlers,  ce  dernier  ne  se  décidant  pas, 
Sancy  le  vendit,  à  la  fin  de  mars  160/i,  au  roi  Jacques  I"  d'Angleterre. 
Charles  I"  l'avait  en  sa  possession  lorsqu'il  monta  sur  le  trône,  et 
au  moment  de  la  révolution  d'Angleterre,  Henriette  de  France, 
petite-fille  de  Henri  IV  et  femme  de  Charles  r%  l'emporta  avec  elle. 
Pressée  d'un  besoin  d'argent,  elle  le  donna  en  gage,  le  6  septembre 


(1)  Nous  devons  à  M.  de  Kermaingant  la  communication  de  trois  pièces  fort 
curieuses  sur  Sancy:  M.  de  Kermaingant  les  a  extraites  des  papiers  de  M.  le  baron 
d'Hunolstein,  que  ce  dernier  avait  obligeamment  mis  à  sa  disposition  pour  un  travail 
sur  le  XVI''  siècle  et,  en  partie,  sur  Henri  IV. 

(2)  Nous  préparons  en  ce  moment  un  mémoire  sur  l'histoire  du  Sancy  ;  on  verra 
pour  quelles  raisons  nous  n'avons  pas  cru  devoir  adopter  la  légende  qui  s'est  formée 
autour  de  ce  diamant. 

(3)  M.  Armand  Bascliet,  dont  on  ne  peut  se  passer  quand  on  s'occupe  de  choses  do 
Venise,  a  bien  voulu  nous  communiquer  quatorze  lettres  de  la  Correspondance  de  Sancy 
avec  le  duc  de  Mantoue,  au  sujet  de  son  diamant,  de  1600  à  1604.  Depuis  que  nous  avons 
écrit  ces  lignes,  nous  avons  eu  la  douleur  d'apprendre  la  mort  prématurée  de  cet  his- 
torien si  aimable  et  si  érudit,  qui  n'avait  cessé  de  nous  encoui'uger  et  de  nous  aider 
dans  tous  nos  travaux. 


LES    JOYAUX    DE   LA   COURONNE.  869 

1655  avec  le  miroir  de  Portugal,  au  duc  d'Épernon  (1),  qui  lui  avait 
prêté  A60,000  livres  (2). 

Le  30  mai  1657,  Mazarin  désintéressait  le  duc  d'Épernon  et  pre- 
nait possession,  avec  le  consentement  de  la  reine  d'Angleterre,  du 
Sanry  et  du  Miroir  de  Portugal,  par  acte  passé,  en  présence  de 
Hervart  et  de  Colbert,  devant  Debeaufort  et  Lefoin,  notaires  à  Pa- 
ris. Mazarin  gardait  ces  pierres  avec  beaucoup  d'autres  bijoux.  Lors- 
qu'il mourut,  en  1661,  il  fit  un  long  testament,  dressé  par  Debeau- 
vais  et  Lefoin,  notaires  à  Paris,  par  lequel  il  laissait  au  roi  Louis  XIV 
dix-huit  diamans  de  premier  ordre,  que  l'inventaire  de  la  cou- 
ronne désigne  toutau  long.  Le  ASamy  y  est  appelé  le  premier  Mazarin, 
le  second  est  un  diamant  en  table,  et  le  Miroir  vient  troisième  ; 
les  quinze  autres  suivent.  Depuis,  le  Miroir  de  Portugal  et  le 
Sanry  furent  portés  par  les  rois  et  les  reines,  et  volés  en  1792.  A  la 
suite  de  diverses  pérégrinations,  le  Sanry  se  trouva  entre  les  mains 
de  Charles  IV  d'Espagne  ;  Joseph  Bonaparte  le  trouva  dans  les  cof- 
fres de  la  couronne  lorsqu'il  en  prit  possession,  et  Napoléon  lui 
indiquait,  en  1809,  comme  moyen  de  se  procurer  de  l'argent,  la 
vente  du  San/y.  Probablement,  ce  conseil  fut  suivi,  car,  en  1829, 
ce  diamant  entrait  dans  la  famille  Demidof.  Le  Miroir  de  Portugal, 
qui  appartint  aux  couronnes  de  trois  pays,  est  peut-être  encore  dans 
le  trésor,  mais,  comme  pour  la  grande  table  de  Calais,  personne 
n'a  cherché  à  en  retrouver  l'identité,  puisqu'aucun  des  experts  ni 
des  commissaires  n'en  connaissait  l'existence. 

Revenons  à  l'avènement  de  Louis  XIII  ;  lors  du  mariage  d'Anne 
d'Autriche,  le  trésor  de  la  couronne  s'augmenta  d'un  grand  nombre 
de  pierres  que  la  jeune  reine  apporta  d'Espagne.  Louis  Xlll  acheta 
également  beaucoup  de  diamans  ;  le  cardinal  Richelieu  lui  en  laissa 
un,  de  toute  beauté,  lors  de  sa  mort,  en  16A2  ;  il  pesait  19  ca- 
rats. 

Lorsque  Louis  XIV  prit  le  pouvoir,  à  sa  majorité,  le  trésor  était 
j)lus  considérable  qu'il  ne  l'avait  jamais  été.  Le  roi  se  servit,  durant 
tout  son  règne,  de  ces  pierreries  :  il  fit  monter  presque  tous  les 
Mazarins,  dans  une  grande  chaîne  ou  dans  des  boutons  qu'il  por- 
tait souvent.  Ces  parures  durent  rester  dans  le  même  état  jusqu'en 

(i)  Nous  devons  à  M.  Auguste  Vitu  l'indication  de  l'existence  d'un  volumineui 
dossier  sur  celte  vente  et  à  M.  Ph.  Vassal  la  communication  de  ce  dossier. 

(2)  Le  Miroir  de  Portugal  était  un  diamant  dont  le  rôle  historique  a  été  plus  impor- 
tant que  celui  du  Sancxj.  Après  avoir  fait  partie,  comme  son  nom  l'indique,  du  tré- 
sor de  Portugal,  il  avait  été  emporté  en  Angleterre  par  Antoine  de  Crato,et  Elisabeth 
avait  consenti  à  l'aider  dans  ses  revendications,  moyennant  le  don  qu'il  lui  Ht  de  cette 
pierre  et  des  autres  joyaux  de  la  couront\e  de  Portugal  ;  c'est  ainsi  que  le  Miroir 
était  entré  dans  le  trésor  d'Angleterre  et  qu'il  se  trouvait,  comme  le  Sancy,  entre  les 
mains  d'Henriette  de  France. 


870  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

1;722,  date  du  couronnement  de  Louis  XV;  mais,  en  1691,  il  est 
parlé  de  deux  pierres  extraordinaires,  l'une  connue  sous  le  nom 
du  grand  diamant  bleu,  et  l'autre  sous  celui  Aq  diamant  de  la  mai- 
son de  Guise.  Ces  deux  pièces  avaient  probablement  été  achetées, 
mais  nous  ne  savons  pas  à  quelle  date  ni  dans  quelles  circon- 
stances (1).  Tous  deux  semblent  avoir  été  volés  en  1792.  Le  dia- 
mant bleu  fut  cassé  en  deux  morceaux,  et  il  paraîtrait  que  ces  frag- 
mens  font  actuellement  partie  de  la  collection  de  M.  Beresford-Hope, 
à  Londres. 

En  1722,  Claude  Ronde  exécuta  la  fameuse  couronne  du  sacre, 
dont  on  voit  encore  le  fac-similé  dans  la  galerie  d'Apollon  (2). 

C'est  un  peu  avant  cette  époque,  en  1717,  que  le  Régent  entra 
dans  le  trésor  ;  l'achat  en  a  été  raconté  par  Saint-Simon  dans  ses 
Mémoires.  On  le  plaça  d'abord  au  centre  du  bandeau  de  la  cou- 
ronne que  faisait  Ronde.  Lors  du  sacre  de  Louis  XV,  cette  couronne 
était  surmontée  d'une  fleur  de  lis  dont  la  pointe  centrale  était  le 
Sancy  :  de  nombreux  Mazarins,  dont  \e  Miroir  de  Portugid,  accom- 
pagnaient le  Régent  sur  le  bandeau. 

Si  Louis  XIV  fit  d'importans  achats,  Louis  XV  semble,  au  con- 
traire, s'en  être  presque  entièrement  abstenu,  et  lorsque  Louis  XVI 
prit  possession  de  la  couronne  en  111  h,  on  signalait  peu  de  nou- 
\  elles  pierres.  Toutefois  les  parures  avaient  subi  des  modifications 
et  on  peut  en  suivre  les  différentes  montures  dans  les  Mémoires  du 
due  de  Luynes,  qui  indiquent  les  bijoux  que  Marie  Leczinska  portait 
dans  chaque  fête. 

Marie-Antoinette  se  servit  naturellement  des  bijoux  de  la  cou- 
ronne. Elle  affectionnait  particulièrement  une  parure  de  rubis  qui 
était  estimée  l/i5,000  francs. 

Un  jour,  la  reine  en  fit  modifier  la  monture,  et  pour  la  rendre 
beaucoup  plus  belle,  elle  y  fit  ajouter,  avec  l'agrément  du  roi,  une 
si  grande  quantité  de  diamans  précieux,  qui  lui  appartenaient,  qu'il 
devint  bientôt  impossible  de  distinguer  ce  qui  était  à  la  couronne 
de  ce  qui  était  à  la  reine.  Aussi  obtint-elle  du  roi  que  la  parure  en- 
tière lui  fût  donnée  en  propre.  Mais  Louis  XVI  crut  devoir  porter 
l'affaire  devant  son  conseil,  et,  le  13  mars  1785,  intervint  un  arrêt 
qui  validait  cette  donation.  De  plus,  comme  les  montures  des  bijoux 
et  l'achat  de  nombreuses  pierres  avaient  donné  lieu  à  de  fortes  dé- 

(1)  Un  passage  des  Mémoires  de  Iw  grande  Mademoiselle  ferait  supposer  que  le  dia- 
mant de  la  maison  de  Guise  aurait  été  donné  par  elle. 

(2)  Ronde  (Laurent)  avait  été  reçu  en  lb89;  il  habitait  d'abord  quai  des  Orfèvres, 
ensuite  aux  galeries  du  Louvre.  Son  poinçon  était  LR  et  une  étoile.  —  Son  neveu 
(Claude-Dominique)  était  associé  avec  lui  et  lui  succéda  comme  joaillier  ordinaire 
du  roi  et  garde  des  pierreries  de  la  couronne.  Son  poinçon  était  GR  et  un  cœur. 


LES  JOYAUX  DE  LA  COURONNE.  871 

penses,  Louis  XVI,  au  lieu  de  payer  en  argent,  remit  au  sieur  Le 
Blanc  (l),  joaillier  de  la  reine,  un  nombre  équivalent  de  pierres  qui 
sont  désignées  en  l'inventaire  de  177A. 

En  vertu  d'un  décret  rendu  par  l'Assemblée  nationale,  les  26  mai 
et  i*^'  juin  1791,  ces  pierres  reprenaient  la  destination  que  Fran- 
çois P'  leur  avait  imposée  dans  ses  lettres  patentes  de  1530,  et 
entraient  défmitivement  dans  la  dotation  de  la  couronne.  On  en 
faisait  ckesser  l'inventaire  ;  toutes  les  pièces  furent  ensuite  dépo- 
sées au  garde-meuble,  où  le  public  pouvait  les  voir  certains  jours. 
L'assemblée  législative  ordonna  la  vente  des  diamans,  mais  les 
septembriseurs  estimèrent  quil  était  beaucoup  plus  simple  de  s'en 
approprier  la  valeur  que  de  la  laisser  à  l'état. 

Pendant  six  jours,  une  bande  d'individus,  composée  au  moins 
pour  le  dernier  jour  de  trente  à  quarante  personnes,  pénétra  cha- 
que soir  dans  les  salles  du  premier  étage  du  garde-meuble,  au 
moyen  d'échelles  de  corde,  et  en  s'aidant  du  réverbère  placé  au 
coin  de  la  rue  Saint-Florentin.  Après  avoir  brisé  les  scellés  apposés 
sur  les  portes  et  avoir  crocheté  les  serrures  des  armoires,  ils  s'em- 
parèrent de  la  presque  totalité  du  trésor.  La  police  ne  s'aperçut  du 
vol  que  lorsque  l'œuvre  fut  eniièrement  accomplie. 

Dans  la  nuit  du  16  au  17  septembre,  des  gardes  nationaux  cru- 
rent voir  remuer  le  réverbère  adossé  à  la  colonnade.  Ils  s'appro- 
chèrent et  aperçurent  un  individu  hissé  sur  ce  réverbère.  Ou  lui 
cria  qu'on  allait  faire  feu  s'il  ne  descendait.  Il  s'empressa  d'obtem- 
pérer. On  le  conduisit  ensuite  au  poste,  où  il  fut  maintenu  en  état 
d'arrestation.  Un  autre  homme,  pris  de  peur,  se  laissa  glisser  le  long 
du  réverbère  et  tomba  également  entre  les  mains  des  gardes  natio- 
naux. On  trouva  sur  ces  voleurs  un  certain  nombre  de  bijoux,  et 
on  s'aperçut  ainsi  de  la  soustraction  qui  avait  été  commise,  en  toute 
sécurité,  depuis  le  11  septembre.  Quatre  individus,  qui  semblaient 
faire  le  guet,  purent  s'enfuir.  Le  lendemain,  le  ministre  de  l'in- 
térieur Roland  monta  à  la  tribune  de  l'assemblée  pour  parler  de  cet 
événement,  et  dut  déclarer  que,  sur  25  millions  de  richesses,  il  en 
restait  à  peine  pour  500,000  francs. 

Durant  l'opération,  aucune  patrouille  réguUèrement  commandée 
n'avait  été  faite  :  les  rondes  de  police  n'avaient  rien  vu,  et  cepen- 
dant les  voleurs  avaient  éclairé  les  pièces  du  garde-meuble,  ils 
avaient  dû  y  manger  et  y  séjourner  plusieurs  nuits  de  suite,  car, 
lorsqu'on  y  pénétra  après  eux,  on  trouva  des  restes  de  victuailles,  des 
bouteilles  vides  et  des  bouts  de  chandelles. 

(1)  Le  Blanc  (Jeao-Baptislc),  place  Baudoyer,  et  son  fils  (Gaspard-Alphooiie),  furent 
successivemeut  orfèvres  de  la  reiue  et  des  princesses  dans  toute  la  seconde  moitié  du 
xviii°  siècle.  Le  poinçon  de  Gaspard-Alphonse  était  G.  A.  L.  et  un  cœur. 


872  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

L'opinion  publique  n'hésita  pas  à  accuser  de  ce  crime  Danton  et 
le  parti  avancé,  qui,  à  leur  tour,  l'imputèrent  aux  contre-révolu- 
tionnaires. Lorsque  Vergniaud  dut  porter  sa  tête  sur  la  guillotine, 
il  s'écria  à  la  tribune  :  «  Je  ne  me  crois  pas  descendu  à  être  obligé 
de  me  disculper  d'une  accusation  de  vol.  »  Quant  à  Sergent,  alors 
administrateur  de  la  police  et  de  la  garde  nationale,  il  fut  si  claire- 
ment désigné  comme  ayant  trempé  dans  l'affaire,  que  ses  contem- 
porains lui  donnèrent  le  nom  de  Sergent-Agate,  en  souvenir  d'une 
des  plus  belles  gemmes  de  la  couronne.  Les  historiens  de  la  révo- 
lution lui  ont  conservé  ce  surnom. 

II  n'est  pas  facile  de  désigner  les  personnes  auxquelles  incombe 
la  responsabilité  de  cette  soustraction.  On  découvrit  un  certain  nom- 
bre de  voleurs.  Ils  en  dénoncèrent  d'autres,  et  bientôt  le  tribunal 
révolutionnaire  en  condamna  à  mort  quelques-uns,  qui  furent  exé- 
cutés sur  la  place  de  la  Concorde  (1). 

On  retrouva  immédiatement  un  certain  nombre  de  diamans  ;  mais 
les  plus  importans,  le  Régent  et  le  Sanry,  échappèrent  aux  premières 
investigations  :  c'était  un  nommé  Gottet  qui  avait  volé  le  Sanry  •  il 
l'avait  donné  à  un  de  ses  camarades,  qui  avait  pris  la  fuite.  Quant 
au  Régent,  il  ne  fut  découvert  qu'un  an  après,  dans  un  cabaret 
du  faubourg  Saint-Germain  (2).  D'autres  diamans  furent  retrouvés 
dans  les  années  qui  suivirent  et  furent  versés  à  la  caisse  de  l'ex- 
traordinaire. Au  sacre  de  Napoléon  V,  les  joyaux  de  la  cou- 
ronne apparurent  en  public.  Le  Régent  était  fixé  au  pommeau  de 
l'épée. 

L'empereur  augmenta  considérablement  le  trésor  qu'il  avait  reçu 
de  l'état  en  achetant  6  millions  de  diamans  au  moyen  de  fonds  spé- 
ciaux, créés  par  décret  du  16  février  1811.  En  ISIÂ,  tous  les  joyaux 
de  la  couronne  furent  emportés  à  Blois  par  Marie-Louise,  mais  l'em- 
pereur d'Autriche  (son  père)  les  lui  fit  réclamer  ;  après  les  avoir 
reçus,  François  II  les  fit  remettre  à  Louis  XVIII,  qui,  dans  la  nuit 
du  20  mars  1815,  les  emporta  à  Gand,  où  il  les  garda.  Il  les  rap- 
porta à  Paris  lors  de  sa  seconde  restauration.  Durant  son  règne, 
ces  diamans  ne  subirent  pas  de  grandes  modifications.  Louis  XVIII 
en  détacha  cependant  une  croix  du  Saint-Esprit,  estimée  650,000  fr., 
dont  il  fit  don  à  Wellington. 

(1)  Un  journal  prétend  tenir  du  rapporteur  de  la  chambi-e  des  députés  que  l'on  re- 
chercha les  auteurs  du  vol,  qu'on  en  arrêta  quelques-uns,  mais  qu'ils  furent  bien- 
tôt relâchés,  parce  que  leur  culpabilité  ne  fut  pas  démontrée  :  or,  Paul  Miette,  Lire, 
Cottet,  dit  le  Petit-Chasseur,  Meyran,  dit  Grand  C,  Mauger,  Gallois,  dit  Matelot, 
Joseph  Picard,  Anne  Leclerc,  François  Depeyron,  dit  Francisque,  et  Jean  Badarel 
furent  condamnés  à  mort,  pour  avoir  participé  à  ce  vol. 

(2)  C'est  du  moins  ce  qui  paraît  résulter  de  la  déposition  d'une  femme  Corbin,  dans 
le  procès. 


LES  JOYAUX  DE  LA  COURONNE.  873 

A  l'avènement  de  Charles  X,  toutes  les  pierres  furent  remontées 
pour  le  sacre  et  elles  subsistèrent  en  cet  état  jusqu'en  1854.  Durant 
le  règne  de  Louis- Philippe,  la  reine  Marie-Amélie  ne  s'en  servit 
point. 

Le  26  février  18/i8,  à  l'instigation  du  général  Courtais,  comman- 
dant de  la  garde  nationale,  les  diamans  de  la  couronne,  qui  étaient 
conservés  en  écrins  dans  les  caisses  de  la  liste  civile  au  Louvre, 
furent,  contre  l'avis  de  l'inspecteur-général  et  du  joaillier  de  la 
couronne,  mis  dans  des  musettes,  placés  sur  une  civière  et  trans- 
portés à  l'état-major  de  la  garde  nationale  par  des  garçons  de  bu- 
reau et  des  gardes  nationaux  en  armes.  De  là,  ils  furent  livrés  au 
trésor  public.  Dans  l'un  de  ces  transports,  deux  parures,  dont  le 
prix  total  s'élevait  à  292,000  francs,  furent  volées.  L'opinion  pu- 
blique accusa  toujours  Courtais,  sinon  d'avoir  été  l'auteur  du  vol, 
du  moins  de  l'avoir  favorisé  par  la  légèreté  avec  laquelle  il  avait 
ordonné  le  transport  de  ces  bijoux  au  milieu  des  insurgés  armés. 

De  185A  à  1870,  les  diamans  de  la  couronne  furent  remontés  à  diflé- 
rentes  reprises,  et,  dans  le  courant  d'août  1870,  ils  lurent  enfermés 
dans  une  caisse  cachetée  et  remis  entre  les  mains  de  M.  Rouland, 
gouverneur  de  la  Banque  de  France,  qui  se  chargea  de  leur  garde. 
Revenus  à  Paris,  les  diamans  furent  collationnés,  en  1875,  par  une 
commission  extraparlementaire,  qui  proclama  la  parfaite  régularité 
avec  laquelle  les  livres  avaient  été  tenus. 


II. 


L'historique  des  diamans  de  la  couronne  a  prouvé  que  les  mem- 
bres des  trois  commissions  n'avaient  eu  de  la  question  soumise  à 
leur  examen  qu'une  connaissance  imparfaite.  Il  nous  reste  mainte- 
nant à  démontrer  que  les  faits  avancés  par  les  rapporteurs  sont 
erronés.  Nous  allons  les  passer  successivement  en  revue,  en  citant 
le  texte  des  rapports  et  en  le  faisant  suivre  de  documens  qui  en 
démontreront  l'inexactitude. 

Le  rapport  de  la  commission  extraparlementaire  propose  de  con- 
server la  broche  reliquaire,  parce  que,  y  est-il  dit,  la  taille  des  dia- 
mans de  ce  bijou  était  de  1A76. 

Évidemment,  le  rapporteur  croyait,  comme  le  disent  tous  les  ma- 
nuels et  tous  les  dictionnaires^  que  la  découverte  de  la  taille  du 
diamant  avait  eu  lieu  en  1A76. 

Un  des  historiens  de  la  ville  de  Paris,  Guillebert  de  Metz,  parle, 
en  1A07,  d'un  certain  nombre  de  tailleurs  de  diamans  florissant  à 
Paris  ;  le  plus  célèbre  était  un  nommé  Ilermann.  Un  document 


874  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  1381,  conservé  aux  Archives  nationales,  signale  encore  à  Paris 
un  nommé  «  Jehan  Boule,  tailleur  de  diamans  ;  »  du  reste,  il  suffit 
de  se  reporter  aux  inventaires  des  ducs  de  Bourgogne,  de  Berry  et 
d'Anjou,  pour  se  convaincre  qu'au  xiv^  siècle  ces  princes  portaient 
déjà  des  diamans  taillés  de  dilférentes  façons  (1). 

Le  rapport  indique  ensuite  que  les  Mazarins  sont  les  diamans  qui 
ont  été  le  plus  anciennement  taillés.  Le  rapporteur  de  la  chambre 
des  députés,  qui  est  en  même  temps  l'auteur  du  projet  d'aliéna- 
tion, fait  observer  avec  beaucoup  de  justesse  et  de  raison  a  que 
cette  supposition  ne  paraît  pas  très  fondée,  si  on  la  rapproche  de 
l'appréciation  trouvée  dans  le  rapport  des  experts,  au  sujet  de  la 
broche  reliquaire,  qui  aurait  été  taillée  en  1A76.  » 

Nous  supposons  que  le  rapporteur  de  la  commission  d'expertise 
a  voulu  dire  :  les  plus  anciens  diamans  taillés  en  forme  de  brillans, 
mais  encore  voudrions-nous  savoir  où  l'auteur  a  pu  puiser  ce  ren- 
seignement sur  l'origine  de  la  taille  des  Mazarins;  car,  pour  notre 
part,  après  avoir  compulsé  nombre  de  papiers  concernant  les  pierres 
et  les  bijoux  du  cardinal  de  Mazarin  (papiers  inconnus  du  rédacteur 
de  ce  rapport),  nous  croyons  devoir  tirer  cette  conclusion  que  le 
ministre  d'Anne  d'Autriche  acheta  ces  diamans  tout  taillés  et  ne 
s'occupa  jamais  de  les  faire  modifier  (2). 

Le  rapporteur  de  la  première  commission  soutient  encore  que  le 
trésor  des  diamans  de  la  couronne  fut  constitué  en  1661  ;  nous 
avons  cité  les  lettres  patentes  de  François  P",  qui  le  créèrent  en 
1530  et  nous  avons  résumé  l'historique  de  quelques-uns  de  ces 
bijoux  depuis  la  fondation  du  trésor  jusqu'à  nos  jours. 

Enfin  le  même  rapport  affirme  que  les  Mazarins  furent  montés, 
pour  la  première  fois,  dans  la  couronne  de  1725  :  l'inventaire  de 
1691,  nous  l'avons  déjà  vu,  démontre  qu'à  cette  date  quinze  d'entre 
eux  étaient  montés  en  chaîne  et  en  boutons. 

Examinons  maintenant  le  rapport  de  la  chambre  des  députés  :  il 
n'est  que  la  reproduction  exacte  du  rapport  de  la  commission 
extraparlementaire,  composée  d'experts,  à  qui  les  rapporteurs  de 
la  chambre  et  du  sénat  devaient  naturellement  attribuer  une  com- 
pétence qui  pouvait  manquer  à  des  hommes  politiques.  Les  faits 
erronés  énoncés  plus  haut  y  sont  donc  reproduits,  sauf  celui  relatif 
à  la  taille  des  Mazarim,  qui  a  été  relevé  si  justement  par  le  député 
rapporteur.  Mais,  ajoute  ce  dernier  auteur,  «  les  Ma<zarms  étaient, 

(J)  Voir  à  ce  sujet  le  Glossaire  archéologique  de  M.  le  marquis  de  Laborde,  au  mot 
Diamant. 

(2)  Nous  avions  cru  aussi,  autrefois,  que  les  Mazarins  étaient  les  diamans  les  plus 
anciens  en  forme  de  brillans,  mais  nous  avons  pu  en  étudiant  la  question  nous  con- 
vaincre du  contraire. 


LES   JOYADX    DE    LA   COURONNE.  875 

à  l'origine,  au  nombre  de  dix,  et  actuellement  on  n'en  compte 
plus  que  sept  (1). 

Le  testament  de  Mazarin  et  l'inventaire  de  la  couronne  de  1691 
en  indiquent  dix-huit,  dont  ils  mentionnent  le  poids  exact.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant  que  la  commission  d'expertise  n'ait  pu  retrouver 
ces  diaraans,  puisqu'elle  ne  les  connaissait  point;  cependant  on 
peut  les  suivre,  jusqu'au  vol  de  1792,  dans  tous  les  inventaires,  sur 
les  objets  qu'ils  décorèrent,  et  il  serait  probablement  facile  de  dé- 
terminer d'une  façon  positive  ceux  qui,  volés  en  1792,  ne  sont  pas 
encore  rentrés  à  la  couronne;  mais  la  commission  d'expertise  n'avait 
entre  les  mains  aucune  pièce  pouvant  l'éclairer  (2). 

Nous  aurions  préféré  laisser  de  coté  certains  racontars,  peu  dignes 
de  figurer  dans  un  travail  sérieux  ;  mais  puisqu'ils  ont  été  énoncés 
dans  un  document  officiel,  nous  sommes  obligé  d'en  démontrer 
l'inexactitude. 

Voici  ce  qu'on  lit  encore  dans  le  rapport  de  la  chambre  des 
députés  :  «  L'ex-impératrice,  assistant  à  la  représentation  de  la 
Biche  au  bois,  fut  frappée  de  la  ceinture  de  chrysocale  que  portait 
l'actrice  chargée  de  représenter  le  rôle  d'Aika.  Elle  ne  fut  satisfaite 
que  lorsqu'elle  s'en  fut  commandé  une  pareille,  qui  l'ut  faite  avec 
les  diamans  de  la  couronne.  »  Le  même  député  publiait  dernière- 
ment le  même  fait  en  précisant  encore  davantage  :  «  L'impératrice 
Eugénie,  disait-il,  confia  immédiatement  ce  désir  au  joaillier  de  la 
couronne  et  leur  recommanda  de  la  confectionner  (la  ceinture)  avec 
les  Mazarins,  notamment.  » 

Le  fait  est  inexact  :  la  parure  en  question  fut  commandée  le  23  juin 
iSQli,  livrée  et  facturée  le  31  décembre  suivant.  Durant  toute  cette 
année,  on  ne  joua  pas  une  seule  fois  la  Biche  au  bois.  Quant  aux 
Mazarins,  le  rapporteur  pourra,  s'il  le  désire,  constater  sur  la 
parure  elle-même  qu'ils  n'y  ont  jamais  été  attachés. 

On  lit  toujours  dans  le  même  rapport  :  «  11  (le  B^geni)  est  encore 
aujourd'hui  comme  le  décrivait,  en  1717,  Saint-Simon  dans  ses 
Mémoires.  »  L'achat  du  Bégenl  eut  lieu  en  1717,  mais  les  Mémoires 
de  Saint-Simon  n'ont  pas  été  composés  au  jour  le  jour,  comme  paraît 
le  croire  le  rapporteur  ;  les  lignes  auxquelles  il  fait  allusion  n'ont 


(1)  Rapport  du  6  mai  1882  à  la  chambre  des  députés.  {Journal  officiel  du  23  mai 
i882.) 

(2)  Il  est  bizarre  que  le  rapporteur  de  la  chambre  des  députés  ait  cru  devoir,  en 
quoique  sorte,  à  propos  du  glaive  du  dauphin  et  du  glaive  de  Louis  XVIII,  accuser 
une  famille  qui,  depuis  cent  cinquante  ans,  exerce  la  charge  de  joaillier  de  la  cou- 
ronne, quand  aucune  commission  n'a  cru  devoir  so  mettre  en  rapport  avec  lo  chef 
actuel  de  la  maison  de  commerce  de  cette  famille. 


876  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pas  été  écrites  en  1717,  mais  de  1746  à  1747  (1),  c'est-à-dire 
trente  ans  après. 

Dans  le  troisième  et  dernier  rapport  (2)  adressé  au  sénat,  nous 
retrouvons  naturellement  les  erreurs  contenues  dans  les  deux  rap- 
ports précédons  ;  il  n'y  figure  qu'un  fait  historique  nouveau.  «  Plus 
tard,  dit  l'auteur,  lorsque  les  souverains  voulurent  se  servir  de  ces 
joyaux  pour  leur  usage,  ils  firent,  ce  qui  avait  été  d'ailleurs  fait, 
dès  le  13  mars  1785,  par  Louis  XVI  :  ils  reconnurent  par  le  dépôt 
d'un  bon  que  ce  n'était  là  qu'un  emprunt  fait  aux  collections  de 
l'état.  » 

Le  précédent,  tiré  du  règne  de  Louis  XVI,  ne  vient  pas  à  l'appui 
de  la  thèse  en  question  ;  car  le  bon  donné  par  ce  souverain,  en  1785, 
s'appliquait,  ainsi  que  nous  l'avons  prouvé,  non  pas  à  l'emprunt 
d'une  parure  faite  pour  l'usage,  mais  à  l'aliénation  de  cette  parure, 
au  profit  de  la  reine  Marie-Antoinette,  à  qui  le  roi  la  donnait  d'une 
façon  irrévocable,  après  avoir  pris  l'avis  de  son  conseil. 

Tel  est  le  résumé  du  travail  auquel  se  sont  livrées  les  trois  com- 
missions. Nous  ignorons  si  le  gouvernement  voudra  en  rester 
là,  ou  s'il  jugera  à  propos  de  rectifier  et  de  compléter  les  rap- 
ports. II  nous  paraît  difficile,  après  ce  que  nous  venons  d'exposer, 
que,  pour  obéir  à  la  loi  qui  ordonne  la  conservation  des  pièces  his- 
toriques, on  ne  se  livre  pas  à  de  nouvelles  recherches  plus  sé- 
rieuses, afin  de  retrouver  celles  de  ces  pierres  qui  rentrent  dans 
cette  catégorie. 


lïl. 

Nous  avons  maintenant  à  démontrer,  au  point  de  vue  du  budget 
et  des  ressources  qu'elle  lui  procurerait,  l'inutilité  de  la  vente  pro- 
jetée. 

Le  trésor  de  la  couronne  est  actuellement  estimé  21  millions  ; 
mais,  dans  ce  chiffre,  le  liégent  entre  pour  12  millions;  malgré  les 
deux  petites  glaces  qu'elle  a  près  du  filetis,  c'est  la  pierre  la  plus 
belle  du  monde  :  pour  le  moment,  le  gouvernement  n'a  pas  l'in- 
tention de  la  mettre  en  vente.  Du  reste,  on  sait  que  les  acheteurs 
de  pareils  morceaux  sont  rares,  et  il  sufiirait  de  rappeler  l'histoire 
suivante  pour  s'en  convaincre.   Le  diamant  le  Sancy  était  prisé 

(1)  Nous  devons  ce  renseignement  à  l'obligeance  de  M.Arthur  de  Boislisle,  membre 
de  l'Institut,  qui  publie  en  ce  moment  une  nouvelle  édition  des  Œuvres  de  Saint- 
Simon. 

(2)  Rapport  du  12  février  1884. 


LES  JOYAUX  DE  LA  COURONNE.  877 

1  million  dans  l'inventaire  de  1791,  «  dont  l'estimation  est  consi- 
dérée par  le  rapporteur  de  la  chambre  des  députés  comme  un  mi- 
nimum. »  En  1867,  on  l'offrait  pour  une  somme  de  700,000  francs, 
prix  de  demande.  Il  fut  alors  exposé  au  Champ-de-Mars  et  tous  les 
souverains  étrangers  vinrent  le  voir.  Cependant,  il  n'y  eut  jamais 
de  proposition  d'achat,  et  le  Sancy  est  encore  à  vendre. 

Il  nous  reste  à  rappeler  aux  pouvoirs  publics  un  fait  assez  cu- 
rieux: nous  avons  vu  qu'en  1814  l'empereur  d'Autriche  avait  fait 
reprendre  à  Marie-Louise  les  diamans  de  la  couronne,  qu'elle  avait 
emportés  à  Blois,  et  que  François  II  les  avait  tout  de  suite  fait  re- 
mettre à  Louis  XVIII.  Parmi  ces  diamans  se  trouvaient  600,000  fr. 
de  pierres  achetées  par  Napoléon  sur  ?a  cassette  particulière  et  lui 
appartenant,  par  conséquent,  en  propre.  L'empereur  est  toujours 
créancier  de  ces  600,000  francs,  qui  auraient  dû  lui  être  rendus, 
selon  les  principes  du  droit  moderne,  comme  on  l'a  fait,  en  1875, 
pour  les  acquisitions  personnelles  de  l'impératrice  Eugénie.  Si 
l'on  vend  les  diamans  de  la  couronne,  600,000  francs  devront  donc 
être  prélevés  sur  le  produit  de  la  vente  au  profit  des  représentans 
de  Napoléon  F'.  Quels  sont  ces  représentans? 

Napoléon  III  ayant  renoncé  à  toute  réclamation  au  sujet  des  con- 
fiscations prononcées  en  181â  et  en  1815  contre  la  famille  Bona- 
parte, les  représentans  actuels  de  Napoléon  I"  sont,  aux  termes  du 
testament  et  des  codicilles  de  l'empereur  les  officiers  et  soldats  qui 
ont  combattu  pour  la  gloire  et  V indépendance  de  la  nation  depuis 
1192  Jusqu'en  i8i5. 

Quand  bien  même,  en  vertu  d'une  raison  d'état  que,  pour  notre 
part,  nous  n'admettons  pas  on  laisserait  de  côté  ceux  qui  sont 
morts  de  1800  à  1815,  on  se  trouverait  encore  en  présence  des  sol- 
dats qui  tombèrent  pour  la  défense  de  la  patrie  envahie,  de  1792  à 
1800,  de  ces  volontaires,  de  ces  héros  de  Sambre-et-Meuse,  de  ces 
Mayençais,  des  soldats  de  Marceau,  de  Kléber  et  de  Hoche,  qui  ont 
laissé  des  veuves,  des  enfans  et  des  petits-enfans.  Il  en  est  au- 
jourd'hui qui  meurent  de  faim.  L'intention  formelle,  manifestée  par 
l'empereur  dans  ses  dernières  volontés,  était  justement  de  les  se- 
courir. S'arrogera-t-on  le  droit  de  les  priver  de  leur  pain,  lorsque 
ces  600,000  francs  leur  ont  été  laissés  pour  assurer  leur  existence? 
Que  l'on  fasse,  comme  on  voudra,  le  calcul  de  ce  que  pourra  rap- 
porter cette  vente,  en  tenant  compte  du  manque  d'argent  et  de  l'ab- 
sence d'affaires  et  en  déduisant  les  frais  auxquels  donnera  lieu 
l'opération,  on  n'obtiendra  qu'un  chiffre  insignifiant,  dérisoire.     "1 

11  faut  encore  dire  un  mot  des  dangers  que  peut  présenter  la 
vente.  Le  gouvernement  se  préoccupe,  ajuste  titre,  de  la  condition 
et  du  sort  des  ouvriers.  Si  la  vente  des  diamans  de  la  couronne  a 


873  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lieu,  le  commerce  de  la  bijouterie  sera  fortement  atteint  pendant 
quelque  temps  ;  les  chambres  syndicales  de  la  bijouterie,  de  l'or- 
fèvrerie, de  la  joaillerie  et  du  commerce  des  pierres  précieuses 
ne  craigaent  pas  de  l'affirmer.  Les  ateliers,  déjà  fort  clairsemés, 
par  suite  de  la  crise  industrielle  et  commerciale,  se  videront  encore 
davantage  et  nombre  de  malheureux  se  trouveront  privés  de  tout 
moyen  d'existence. 

D'autre  part,  quels  pourront  être  les  acquéreurs  de  pareilles 
pierres?  Dans  les  momens  de  gêne,  les  particuliers  riches  restrei- 
gnent leurs  dépenses  beaucoup  plus  que  les  petites  bourses.  Les  vi- 
veurs qui,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  jetaient  l'or  et  l'argent  par  les 
fenêtres,  n'existent  plus  aujourd'hui.  Les  Américains  semblent,  de- 
puis deux  ans,  avoir  abandonné  le  marché  de  Paris. 

Parmi  les  états,  on  sait  qu'il  n'en  existe  qu'un  qui  en  ce  moment 
fait  des  achats  considérables  pour  ses  musées  :  nous  voulons  par- 
ler de  l'empire  d'Allemagne.  Tout  dernièrement  encore,  le  gouver- 
nement impérial  faisait  acheter  à  Londres,  pour  un  de  ses  grands 
dépôts  publics,  une  série  de  manuscrits  que  l'on  payait  comptant 
1,875,000 francs.  Pour  la  même  somme,  on  pourrait  se  procurer  la 
totalité  de  nos  diamans  historiques,  en  laissant  de  côté  les  pierres 
de  la  plus  grande  valeur  marchande  et  toutes  les  perles,  qui  n'ont 
pas  d'histoire.  Croit-on  que  le  chancelier  de  fer  hésiterait  une  mi- 
nute si,  pour  cette  faible  somme,  il  pouvait  infliger  à  notre  pays 
l'injure,  qui  flatterait  singulièrement  l'orgueil  allemand,  d'exposer 
à  Berlin  aux  yeux  de  tous,  avec  leur  ancienne  étiquette,  les  dia- 
mans de  la  couronne  de  France  ? 


Germain  Bapst. 


MARK     TWAIN 


LES       CARAVANES      D'UN      HUMORISTE. 


Life  on  the  Mississipi,  by  Mark  Twain.  Boston,  1885;  Jas.  R.  Osgood  et  C*'. 


Depuis  quelques  années  déjà  le  nom  de  Mark  Twain  s'est  ré- 
pandu en  France  (1)  sans  que  le  public  fût  bien  précisément  ren- 
seigné sur  celui  qui  le  porte.  On  avait  su  que,  sous  ce  pseudonyme 
bizarre  (2),  se  cachait  un  humoriste  américain,  Samuel  Langhorne 
Glemens,  dont  les  fantaisies  abracadabrantes  faisaient  fureur  aux 
Ltats-Unis.  On  racontait  sur  son  compte  les  anecdotes  les  plus  singu- 
lières et  les  plus  invraisemblables.  Né  en  1835,  dans  le  Missouri, 
tour  à  tour  imprimeur,  pilote  sur  le  Mississipi,  secrétaire  particulier 
d'un  secrétaire  général,  mineur  dans  les  placers  du  Far-West,  re- 
porter de  journaux  californiens,  promenant  partout  son  esprit  tur- 

(1)  Voyez  l'étude  de  M.  Th.  Beatzon  sur  Mark  Twain,  dans  la  Revue  du  15  juillet 
1872. 

(2)  Mark  Twain I  est  un  des  termes  dont  se  serrent,  sur  le  Mississipi,  les  sondeurs 
chargés  d'éclairer  la  marche  d'un  bateau.  Il  indique  une  profondeur  de  deux  fathoms 
•u  de  3",66. 


880  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

bulent  et  son  audace  froide  de  Yankee,  il  avait  débuté,  en  1867, 
comme  écrivain  comique,  par  des  drôleries  de  courte  haleine  dont 
le  succès  avait  été  immense.  Il  y  avait  surtout  une  certaine  histoire 
de  grenouilles,  devenue  populaire  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  et 
qui  passait  pour  un  pur  chef-d'œuvre.  Il  n'en  fallait  guère  davan- 
tage pour  piquer  la  curiosité  du  public  français,  toujours  à  l'affût 
de  cet  oiseau  rare  qu'on  appelle  nouveauté.  Certains  audacieux 
essayèrent  de  traduire,  —  souvent  même  avec  un  incontestable 
talent,  —  quelques-unes  de  ces  gaîtés  d'outre-mer,  et  d'importer 
chez  nous  une  nouvelle  manière  de  rire  avec  commentaire  à  l'ap- 
pui. Mal  leur  en  prit  ;  le  résultat  de  leurs  efforts  fut  un  échec  pres- 
que complet.  Les  fusées  du  célèbre  Américain  firent  long  feu,  les 
unes  après  les  autres,  devant  nos  Parisiens  blasés.  Son  gros  sel  fut 
jugé  trop  dépourvu  d'atticisme,  et  l'originalité  de  sa  verve  ne  réus- 
sit pas  à  faire  passer  l'incohérence  de  ses  conceptions.  On  trouva 
sa  plaisanterie  macabre,  son  esprit  brutal,  son  tempérament  plein 
de  sécheresse.  Ses  exagérations  voulues  furent  prises  pour  des 
symptômes  d'aliénation  mentale  et,  pour  beaucoup  de  gens.  Mark 
Twain  devint  une  sorte  d'échappé  de  Sainte-Anne,  trop  pressé  de 
faire  imprimer  ses  vieilles  lunes. 

Il  y  a  là  un  malentendu  très  regrettable,  et  qui  tient  à  un  de 
ces  préjugés  traditionnels  dont  notre  pays  n'est  pas  assez  avare. 
En  France,  on  croit  volontiers  que  la  langue  française  est  univer- 
selle; que  tout  peut  être  traduit  en  français,  et  que  si  une  traduc- 
tion est  ennuyeuse,  la  faute  en  est  toujours  à  l'original.  Ce  sont  là 
pourtant  des  propositions  discutables  et  sur  lesquelles  il  est  injuste 
de  fonder  une  condamnation  comme  celle  dont  on  a  frappé  Mark 
Twain.  Je  voudrais  essayer  de  revenir,  par  voie  d'appel,  sur  ce 
jugement  vraiment  trop  rigoureux,  et  d'obtenir  pour  l'auteur  de 
Tom  Sawyer  un  adoucissement  à  l'ostracisme  dont  il  semble  l'objet 
parmi  nous. 

Tout  d'abord  il  faut  reconnaître  qu'il  y  a,  dans  toute  littérature 
étrangère,  des  ouvrages  qui  supportent  difficilement  le  passage 
d'une  langue  à  l'autre  ;  il  y  en  a  même  qui  ne  le  supportent  pas. 
Tels  sont,  par  exemple,  les  ouvrages  oii  le  style  prime  l'idée,  où 
la  forme  l'emporte  sur  le  fond.  Tels  sont  surtout  ceux  dont  le 
point  de  départ  est  dans  un  certain  pli  du  caractère  national,  dans 
une  tournure  d'esprit  particulière  à  un  pays  ou  à  un  peuple,  dans 
une  conception  spéciale  de  la  vis  comica,  limitée  à  un  milieu  res- 
treint. C'est  à  cette  catégorie  qu'appartiennent  les  œuvres  dictées 
par  Vlmmour  des  races  anglo-saxonnes,  ces  œuvres  qui  sont  res- 
tées chez  nous  sans  équivalons,  où  les  élémens  les  plus  disparates 
se  rencontrent  et  se  confondent,  où  se  mélangent  si  curieusement 


MARK   TWAIN,  881 

le  rire  et  les  larmes,  le  trivial  et  le  lyrique,  le  réalisme  et  la  poé- 
sie. Il  y  a  là  toute  une  littérature,  depuis  le  Tristram  Shandy  de 
Sterne  et  les  fantaisies  de  Swift,  jusqu'aux  amères  satires  de  Thac- 
keray,  qui  compte  peut-être  plus  de  noms  célèbres  que  le  drame 
ou  l'épopée.  Depuis  longtemps  déjà  on  cherche  à  acclimater  en 
France  ces  floraisons  étrangères.  On  a  beaucoup  parlé  de  Y  humour 
et  des  humoristes  ;  à  maintes  reprises  on  a  essayé,  sans  réussir, 
de  définir  ce  mot  ambigu  auquel  nulle  expression  de  notre  langue 
ne  correspond  exactement.  En  dernier  lieu,  M.  Taine,  dans  sa  re- 
marquable étude  sur  Carlyle,  a  vainement  épuisé,  à  propos  de  ce 
substantif  rebelle,  toutes  les  ressources  de  son  esprit  pénétrant  et 
de  sa  subtile  analyse.  Il  n'a  fait  qu'éclairer  certains  côtés  jus- 
qu'ici restés  dans  l'ombre.  Puis  lorsque,  de  guerre  lasse,  on  a 
voulu  traduire,  l'avortement  a  été  bien  plus  complet  encore.  Au- 
cune de  ces  diverses  tentatives  n'a  donné  le  résultat  qu'on  en  atten- 
dait ;  et  Voltaire  avait  grand' raison  lorsqu'il  disait,  dans  ses  Lettres 
anglaises  :  «  Pour  bien  comprendre  M.  Swift,  il  faut  avoir  fait  un 
petit  voyage  dans  son  pays.  » 

C'est  là  qu'est  la  véritable  explication  de  l'insuccès  de  Mark 
Twain  en  France,  insuccès  contredit  par  une  renommée  sans  cesse 
croissante  dans  son  pays.  Adonné  dès  ses  débuts  à  ce  genre  fugitif, 
insaisissable,  qui  s'échappe  ou  se  volatilise  au  moment  même  où 
l'on  cherche  à  le  fixer,  il  a  toujours  vu  ses  ouvrages  sortir  exté- 
nués et  vides  des  mains  du  traducteur.  En  outre,  sa  plaisanterie 
violente  et  sans  mesure,  son  parti-pris  de  brutalité  dans  la  pensée 
et  dans  le  style,  son  mépris  de  toutes  les  délicatesses  sociales,  ses 
gaîtés  souvent  funèbres  et  forcées,  tout,  jusqu'à  son  langage  argo- 
tique, contribuait  à  rendre  sa  réussite  infiniment  difficile  dans  le 
pays  de  Montaigne  et  de  Voltaire.  En  France,  le  rire  môme  a  sa 
tenue  et  sa  discrétion  ;  il  y  faut  un  certain  art,  des  habiletés,  des 
transitions  et  des  ménagemens.  On  peut  dire  qu'au  fond  de  tout 
lecteur  français  il  y  a  un  académicien  qui  sommeille  ;  or,  le  talent  de 
Mark  Twain  n'a  rien  de  commun  avec  le  genre  académique.  Ajou- 
tons qu'en  certain  endroit  de  ses  œuvres,  l'irrévérencieux  Yankee 
s'est  permis  de  s'amuser  de  nos  faiblesses,  d'éplucher  nos  travers 
et  de  railler  notre  politique  et  nos  politiciens,  nos  faux  grands 
hommes  et  nos  petitesses  trop  vraies.  Il  a  même  été  plus  loin  et  ne 
s'est  pas  gêné  pour  tourner  en  ridicule  certaines  manifestations 
plus  tapageuses  qu'intelligentes,  où  l'art  du  charlatan  se  combine 
avec  un  patriotisme  verbeux.  En  un  mot,  il  a  eu  le  très  grand  tort 
de  ne  pas  toujours  prendre  au  sérieux  la  nation  la  plus  spirituelle 
du  monde.  Faut-il  s'étonner,  après   cela,   que   notre   sympathie 

TOMB  LXXIII.  —  188G.  56 


882  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  l'auteur  des  Innocents  ait  été  mince  et  notre  accueil  peu  cha- 
leureux ? 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Notre  public  n'a  pas  cru  devoir,  en  cette 
circonstance,  déroger  à  ses  traditions  les  plus  chères.  Après  s'être 
fait  en  hâte,  sur  le  compte  de  Mark  Twain,  une  opinion  où  la  légè- 
reté avait  sa  bonne  part,  il  a  mis  une  ténacité  remari[uable  à  n'en 
rien  changer.  Il  s'est  acharné  à  ne  voir  dans  l'œuvre  de  Mark  Twain, 
—  une  douzaine  de  volumes,  —  que  le  côté  grossier  et  funambu- 
lesque, les  coups  de  tam-tam  indispensables  pour  attirer  la  foule 
daas  un  pays  où  la  démocratie  n'a  rien  d'athénien.  On  a  fait  de  lui, 
pour  toujours,  un  charivariste  obstiné,  passant  sa  vie  à  débiter  au 
poids  des  malices  sans  goût  et  des  charges  vulgaires.  La  vérité  n'est 
pas  là.  Mark  Twain  n'est  pas  uniquement  un  amuseur  incorrigible 
et  perpétuel.  Il  y  a  en  lui  une  nature  à  part,  une  originalité  vrai- 
ment savoureuse,  des  talens  et  des  qualités.  C'est  un  observateur 
sagace  et  pénétrant,  qui  voit  bien  et  raconte  juste;  un  voyageur  in- 
fatigable, qui,  tantôt  fait  défiler  devant  nous  des  pays  étranges  et 
inconnus,  et  tantôt  apporte  dans  nos  contrées  un  peu  rebattues  un 
élément  de  nouveauté  et  d'imprévu.  Ses  descriptions  sont  presque 
toujours  intéressantes  et  pleines  d'exactitude,  ses  jugemens  marqués 
au  coin  du  bon  sens  et  libres  de  toute  influence  banale,  de  toute 
entrave  conventionnelle.  Le  poncif  n'entre  pour  rien  dans  cette  na- 
ture indépendante  et  fougueuse,  dont  tous  les  ressorts  sont  neufs. 
Quand  il  lui  arrive,  plus  souvent  qu'on  ne  croirait,  de  traiter  sé- 
rieusement un  sujet,  ses  renseignemens  sont  nets  et  précis,  puisés 
aux  meilleures  sources,  et  d'une  authenticité  irréprochable.  Mais, 
alors  même  qu'il  y  introduit  cette  pointe  de  fantaisie  drolatique 
dont  il  a  coutume  et  à  laquelle  il  ne  renonce  guère  complètement, 
l'intérêt  de  son  récit  reste  toujours  sa  première  préoccupation  et 
ne  tend  jamais  à  disparaître  derrière  une  plaisanterie  vide  et  sans 
but. 

Ce  qu'il  y  a  donc  dé  meilleur  jusqu'à  présent  dans  l'œuvre  de 
Mark  Twain,  en  dehors  de  son  exquise  idylle,  les  Aventures  de 
Tom  Sawyer,  ce  sont  ses  voyages  et  ses  fortunes  de  terre  et  de 
mer.  Jamais  écrivain,  de  mémoire  d'homme,  n'a  tant  couru  le 
monde,  toujours  voguant  et  roulant,  et  tenant  sans  cesse  sa  lor- 
gnette irrespectueuse  braquée  sur  les  hommes  et  les  choses.  Dans 
Roughing  it  et  dans  les  Innocents  at  home,  il  avait  donné  un  aperçu 
de  ses  débuts  dans  la  carrière  agitée  du  touriste  professionnel.  Dans 
a  Tramp  abroad,  il  nous  a  rendu  avec  sa  verve  endiablée  les  im- 
pressions d'ua  Yankee  égaré  au  milieu  des  ruines  de  nos  civilisa- 
tions antiques.  Hier,  il  revenait  à  son  pays  et  à  son  premier 
thème,  et  dans  les  deux  volumes  intitulés  Life  on  the  Mississipi, 


MARK   TWAIN.  885 

il  racontait  en  détail  les  pécipéties  de  sa  rude  et  sauvage  adoles- 
cence, l'éducation  d'un  pilote  à  bord  des  grands  steanaers  qui  cou- 
raient le  long  du  fleuve,  toutes  les  gloires  et  toutes  les  émotions 
de  cette  navigation  périlleuse,  aujourd'hui  réduite  à  sa  plus  simple 
expression.  C'était  une  race  d'hommes  à  part  que  ces  marins  d'eau 
douce,  alTronteurs  de  dangers  devant  lesquels  le  loup  de  mer  le 
plus  endurci  eût  reculé  peut-être.  Leur  océan,  pour  plus  étroit, 
n'en  avait  pas  moins  ses  tempêtes  et  ses  naufrages,  plus  meurtriers 
peut-être  et  plus  fréquens.  Mark  Twain  a  mis  à  nous  rendre  la 
physionomie  des  hommes  et  du  fleuve  tout  l'intérêt  que  chacun 
porte  aux  choses  de  son  passé.  Il  a  donné  dans  son  livre  une  partie 
de  lui-même,  ce  qui  en  fait  une  œuvre  attrayante  et  vivante.  Nul 
avant  lui  n'avait  parlé  avec  tant  d'amour  et  de  détail  de  ce  «  Père 
des  eaux  »  dont  M.  de  Chateaubriand  nous  a  légué  un  portrait  plus 
magnifique  que  ressemblant.  En  France,  s'il  faut  en  croire  la  répu- 
tation qui  nous  est  faite,  plus  d'un,  de  nos  jours  encore,  bornerait 
son  érudition  géographique  sur  le  cours  du  Mississipi  aux  pages 
les  plus  solennelles  de  l'auteur  d'Ataîa.  Il  ne  sera  peut-être  pas 
inutile  d'évoquer  aux  yeux  de  notre  public  une  conception  diflë- 
rente  du  vieux  Meschacébé.  Elle  sera  moins  lyrique  et  moins  re- 
tentissante, mais  aussi  moins  creuse  et  moins  vague;  elle  sera 
aussi  plus  vraie,  de  cette  vérité  vivifiante  sans  laquelle  un  livre 
n'existe  pas.  —  J'ai  cherché  dans  les  pages  suivantes  à  dégager 
l'essence  de  cet  ouvrage,  curieux  à  tant  d'égards.  Peut-être  le  lec- 
teur y  trouvera-t-il  quelque  surprise,  et  en  môme  temps  quelque 
profit  (1). 

I.  —    LE   FLEl'VB   ET  SOIf   HISTOIRE. 

Dans  l'aristocratie  des  fleuves,  le  Mississipi  tient  le  premier  rang. 
C'est  un  de  ceux  qui  prêtent  le  plus  à  l'écrivain  et  qui  offrent  le 
plus  d'intérêt  au  lecteur.  A  tous  les  points  de  vue,  il  est  très  remar- 


(1)  Il  ne  faut  pas  chercher  dans  ce  travail,  nécessairement  trop  court,  une  version 
littérale  de  l'ouvrage  de  Mark  Twain.  A  mon  sens,  toute  traduction,  pour  être  com- 
jilète,  exige  deux  qualités,  Vexactilude  et  le  rendu.  Avec  un  écrivain  comme  Mark 
Twain,  la  première  eot  à  peu  près  impossible  k  atteindre,  et  la  seconde,  très  difficile. 
J'ai  donc  cherché  à  donner  de  son  livre  une  sorte  d'adaptation,  ou  pour  mie«x  dire, 
de  réduction  analytique.  J'ai  suivi  un  ordre  plus  logique  et  plus  iutellifible  pour  le 
lecteur  français  ;  J'ai  aussi  éloigné  pas  mal  de  floraisons  parasites.  Ce  procédé,  excel- 
lent pour  faire  connaître  un  auteur  étranger,  a  un  grand  mérite  :  celui  de  n'ôtre  pas 
nouveau.  Il  a  été  pratiqué  à  cette  place  même  par  mon  père,  une  trentaine  d'années 
durant,  avec  un  talent  dont  les  plus  anciens  lecteurs  de  la  Revue  n'ont  sans  doute  pas 
perdu  lo  souvenir. 


884  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

quable.  En  comptant  le  Missouri,  son  affluent  principal,  c'est  le  plus 
long  cours  d'eau  du  monde  entier  :  /i,300  milles.  C'est  en  même 
temps  le  plus  crochu,  puisqu'on  certains  endroits  de  son  parcours 
il  emploie  en  zigzags  une  longueur  de  13,000  milles,  alors  que  la 
ligue  droite  n'en  supposerait  que  675.  Son  volume  d'eau  est  trois 
fois  plus  considérable  que  celui  du  Saint-Laurent,  vingt-cinq  fois 
plus  fort  que  celui  du  Rhin,  et  trois  cent  trente-huit  fois  plus  fort 
que  celui  de  la  Tamise.  Son  bassin  est  le  plus  vaste  de  la  terre  (1), 
il  comprend  vingt-huit  états  ou  territoires,  depuis  celui  de  Deiavrare, 
qui  touche  à  l'Atlantique,  jusqu'à  celui  d'Idaho,  qui  avoisine  le 
Pacifique.  Il  reçoit  cinquante-quatre  affluens  navigables  à  la  va- 
peur, et  quelques  centaines  qui  sont  flottables.  Il  arrose  une  surface 
qui  contiendrait  à  la  fois  le  royaume- uni,  la  France,  l'Espagne  et 
le  Portugal,  l'Allemagne,  l'Autriche,  l'Italie  et  la  Turquie. 

Le  Mississipi  a  encore  ceci-  de  remarquable,  qu'au  lieu  d'aller 
s' élargissant  vers  son  embouchure,  il  se  rétrécit  au  contraire,  et 
devient  plus  profond.  Depuis  la  jonction  de  l'Ohio  jusqu'à  moitié 
chemin  du  golfe  du  Mexique,  la  largeur  moyenne  du  fleuve  est  de 
1  mille  pendant  les  hautes  eaux.  Au-delà,  elle  va  diminuant  régu- 
lièrement jusqu'aux  Passes,  un  peu  au-dessus  de  la  bouche,  oii  elle 
n'est  plus  que  d'un  demi-mille.  A  son  point  de  rencontre  avec 
l'Ohio,  la  profondeur  du  Mississipi  est  de  quatre-vingt-sept  pieds  ; 
aux  Passes,  elle  est  de  cent  vingt-neuf  pieds.  Annuellement,  le 
fleuve  décharge  dans  le  golfe  du  Mexique  quatre  cent  six  millions 
de  tonnes  de  boue,  ce  qui  justifie  le  nom  de  «  grand  égout  »  dont 
l'a  baptisé  le  capitaine  Marryatt.  Cette  boue,  solidifiée,  ferait  une 
masse  de  1  mille  carré  en  étendue,  et  d'une  hauteur  de  deux  cent 
quarante  et  un  pieds.  Un  pareil  dépôt,  bien  entendu,  arrive  à  aug- 
menter continuellement  la  terre  ferme  à  l'embouchure  ;  mais  cette 
augmentation  est  très  lente.  Depuis  deux  cents  ans,  la  Louisiane 
n'a  encore  gagné  de  ce  chef  qu'un  tiers  de  mille  environ.  Or,  les 
savans  prétendent  que  l'embouchure  était  autrefois  à  Bâton-Rouge, 
à  l'endroit  où  s'arrêtent  les  collines  ;  les  200  milles  de  terre  ferme 
qui  séparent  ce  point  de  l'embouchure  actuelle  représenteraient  le 
travail  du  fleuve.  Ceci  donnerait  au  pays  l'âge  respectable  de  cent 
vingt  mille  ans  ;  encore  serait-il  le  cadet  de  toute  la  vallée.  —  Il 
faut  ajouter,  il  est  vrai,  que,  si  le  Mississipi  met  longtemps  à  bâtir 
un  sol  nouveau  dans  le  golfe,  où  les  courans  viennent  contrarier 

(1)  La  vallée  de  l'Obi  est  la  plus  étendue  après  celle  du  Mississipi.  Puis  vient  celle 
du  Rio  de  la  Plata,  qui  offre  de  curieuses  analogies  avec  celle  du  Mississipi  ;  puis  les 
vallées  de  l'Yéniseî,  de  la  Lena,  de  l'Amour,  du  Hoang-Ho,  du  Yang-tze-Kiang,  et  du 
Nil.  La  vallée  du  Gange,  qui  vient  ensuite,  est  moitié  moins  grande  que  celle  de  notre 
fleuve. 


I 


MARK    TWAIN.  885 

son  œuvre,  il  y  a  tel  point  de  son  parcours  où  il  arrive  bien  plus 
rapidement  à  des  résultats  extraordinaires.  Par  exemple,  l'île  du 
Prophète,  il  y  a  trente  ans,  couvrait  environ  quinze  cents  acres  ;  le 
fleuve,  depuis,  y  a  ajouté  plus  de  sept  cents  acres  d'alluvions. 

Le  Mississipi,  enfin,  est  le  plus  remuant  des  fleuves.  11  est  sans 
cesse  en  mouvement,  cherchant  à  raccourcir  et  à  redresser  son 
cours.  A  chaque  instant,  il  saute  par-dessus  d'étroites  bandes  de 
terrain,  rectifiant  ainsi  ses  courbes  les  plus  folles.  Il  lui  est  arrivé 
de  regagner  de  la  sorte  une  trentaine  de  milles  d'un  seul  coup, 
laissant  à  sec  des  villes  et  des  districts  entiers.  Autrefois,  par 
exemple,  la  ville  de  Delta  se  trouvait  à  2  milles  au-desaous  de  Vicks- 
biirg  ;  il  s'est  produit  dernièrement  un  de  ces  cut-offs  qui  modi- 
fient le  cours  du  fleuve,  et  Delta  est  aujourd'hui  à  2  milles  au-des- 
sus de  Vicksburg.  On  conçoit  combien  le  Mississipi  est  gênant  comme 
frontière  administrative.  Un  riverain  peut  très  bien  s'endormir  dans 
l'état  de  Mississipi,  et,  si  le  fleuve  pendant  la  nuit  a  pris  un  de  ces 
raccourcis  dont  il  a  l'habitude,  se  réveiller  dans  la  Louisiane  ;  ce 
qui  embrouille  les  juridictions  et  dérange  les  habitudes.  Avant  la 
guerre  de  la  sécession,  il  n'en  eût  pas  fallu  davantage,  entre  le 
Missouri  et  l'Illinois,  pour  faire  un  homme  libre  d'un  esclave.  Le 
fleuve,  au  reste,  ne  se  contente  pas  des  cut-offs  à  l'aide  desquels  il 
abrège  son  chemin  ;  il  change  également  de  lit  lorsqu'il  lui  plaît,  et 
s'en  creuse  un  nouveau  à  gauche  ou  à  droite  de  l'ancien.  A  Hard 
Times,  dans  la  Louisiane,  la  rivière  coule  à  l'ouest  de  l'endroit  où 
elle  coulait  autrefois  ;  et  la  diflerence  est  d'environ  2  milles.  Presque 
toute  la  partie  du  fleuve  qui  fut  parcourue  par  les  premiers  explo- 
rateurs, il  y  a  deux  cents  ans,  est  maintenant  à  sec,  sur  une  lon- 
gueur de  1,300  milles.  Le  fleuve  passe,  à  présent,  tantôt  à  droite, 
tantôt  à  gauche. 

L'histoire  du  Mississipi  n'est  pas  moins  curieuse.  Elle  présente,  à 
bien  des  reprises  diiîérentes,  de  singulières  alternatives,  des  pé- 
riodes successives  de  sommeil  et  d'activité,  de  succès  bruyans  et 
de  déroutes  imprévues.  C'est  en  1542  que  le  .premier  représentant 
de  la  race  blanche,  l'Espagnol  de  Soto,  jeta  les  yeux  sur  les  bouches 
de  notre  fleuve.  On  fait  volontiers  à  l'Amérique  le  reproche  d'être 
un  pays  trop  nouveau,  et  de  n'avoir  dans  le  passé  aucune  de  ces 
attaches  séculaires  qui  prêtentaux  contrées  européennes  leur  poésie 
et  leur  charme  légendaire.  Le  reproche,  bien  que  fondé  en  partie, 
n'est  pas  absolument  juste;  et  il  n'est  pas  inutile  d'assigner  par 
quelques  rapprochemens  précis,  sa  place  et  sa  valeur  réelle  à  cette 
première  date  de  l'histoire  des  États-Unis.  Ainsi,  lorsque  de  Soto 
découvrit  le  Mississipi,  il  faut  se  rappeler  que  Charles-Quint  attei- 
gnait l'apogée  de  son  règne,  que  Catherine  de  Médicis  et  Elisabeth 


886  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'Angleterre  étaient  encore  des  enfans  ;  Marie  Stuart  allait  naître. 
La  religion  traversait  la  grande  crise  de  la  réforme.  Luther  avait 
encore  quatre  ans  à  vivre,  Calvin  florissait  à  Genève,  Henry  VIII  or- 
ganisait en  Angleterre  son  église  et  son  harem.  Le  concile  de  Trente 
allait  se  réunir,  et  l'inquisition  pratiquait  en  liberté  ses  pieuses 
tortures.  Partout  les  questions  de  conscience  se  tranchaient  à  l'aide 
du  fer  et  du  feu.  Le  dernier  coup  de  pinceau  de  Michel-Ange  n'était 
pas  encore  sec  sur  son  Jugement  dernier -^  Marguerite  de  Navarre 
écrivait  YHeptaméron'^  Don  Quichotte  n'était  pas  encore  sorti  de 
la  tête  de  Cervantes  ;  Rabelais  était  à  peine  publié,  et  Shaks- 
peare  était  encore  à  naître.  On  voit  qu'à  bien  prendre  les  choses, 
cette  date,  insignifiante  au  premier  abord,  est  au  fond  très  respec- 
table, et  que  l'Amérique  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  neuve  qu'on  le 
pense. 

De  Soto  ne  fit  qu'entrevoir  le  Mississipi  ;  il  mourut  sur  ses  bords, 
et  son  corps  fut  confié  au  fleuve  par  les  survivans  de  son  expédi- 
tion, où  l'on  comptait  en  nombre  presque  égal  des  prêtres  et  des 
soldats.  On  pouvait  espérer  que  le  récit  de  leur  voyage  piquerait 
la  curiosité  de  leurs  compatriotes.  Il  n'en  fut  rien.  Personne  n'y 
prit  le  moindre  intérêt;  et  cent  trente  ans  s'écoulèrent  avant  qu'un 
second  représentant  de  la  race  blanche  vînt  visiter  de  nouveau  le 
Mississipi.  De  nos  jours,  et  c'est  le  mérite  de  notre  époque,  on  ne 
laisse  pas  s'écouler  d'aussi  longs  intervalles  entre  les  explorations 
d'un  pays  merveilleux.  Si  quelqu'un  venait  à  découvrir  une  rade 
dans  les  environs  du  pôle  nord,  l'Europe  et  l'Amérique  se  hâte- 
raient d'y  envoyer  une  quinzaine  d'expéditions,  toutes  plus  coû- 
teuses les  unes  que  les  autres.  La  première  aurait  pour  but  d'étu- 
dier à  fond  cette  rade  inattendue,  et  les  quatorze  suivantes,  de 
chercher  la  première. 

En  un  mot,  il  y  avait  déjà  cent  cinquante  ans  que  la  côte  de 
l'Atlantique  était  colonisée,  lorsqu'on  songea  enfin  au  Mississipi. 
Les  Anglo- Américains  de  la  côte,  les  Français  du  Canada,  les  Espa- 
gnols du  Sud  en  avaient  également,  par  les  Indiens,  des  notions 
peu  précises  il  est  vrai,  mais  qui  pourtant  concordaient  entre  elles. 
A  peine  pouvait-on  vaguement  deviner  sa  direction  et  son  impor- 
tance. Mais  cette  obscurité  même  dont  s'enveloppait  le  grand  fleuve 
ne  réussissait  pas  à  éveiller  dans  le  public  cet  attrait  qui  fait  naître 
les  recherches.  Enfin,  le  Français  La  Salle  eut  l'idée  d'alh^r  à  la 
découverte  de  cette  rivière  mystérieuse.  Il  se  fit  accorder  par 
Louis  XIV  des  privilèges  très  étendus,  entre  autres  celui  d'explorer 
à  son  gré,  de  bâtir  des  forts,  de  délimiter  tels  territoires  qu'il  lui 
conviendrait  et  de  les  offrir  au  roi,  en  conservant  à  sa  charge 
toutes  les  dépenses.  En  échange,  on  lui  concédait  certains  béné- 


% 


MARK    TWAIN.  887 

fices,  tels  que  le  monopole  des  peaux  de  buflles.  Il  lui  en  coûta 
plusieurs  années  et  presque  toute  sa  fortune  pour  préparer  son 
expédition.  II  avait  établi  un  fort  sur  l'Illinois  et  s'épuisait  à  de 
pénibles  excursions  préliminaires  entre  ce  fort  et  Montréal. 

Mais,  comme  il  arrive  toujours  lorsqu'un  homme  s'empare  d'une 
idée,  il  se  trouva  qu'an  bout  d'un  certain  temps  La  Salle  eut  des 
concurrens  qui  réussirent  d'abord  mieux  que  lui.  En  1673,  Joliet, 
un  marchand,  et  Marquette,  un  prêtre,  traversèrent  le  pays  et 
atteignirent  les  bords  du  Mississipi.  Ils  arrivèrent  par  les  grands 
lacs  et  suivirent,  en  pirogue,  la  Fox-River  et  le  Wisconsin.  Mar- 
quette avait  fait  vœu,  lors  de  la  fête  de  l'Immaculée-Gonception, 
s'il  arrivait  à  découvrir  la  grande  rivière,  de  la  baptiser  du  nom 
de  Conception,  en  l'honneur  de  la  vierge  Marie.  Il  tint  parole.  Le 
17  juin  1(373,  Joliet  et  Marquette  parvinrent  à  la  jonction  du  Wis- 
consin avec  le  Mississipi.  Devant  eux,  un  courant  rapide  croisait 
leur  route,  et  le  large  fleuve  descendait,  contournant  d'imposantes 
hauteurs  couvertes  d'épaisses  forêts.  Ils  allèrent  vers  le  sud,  à 
travers  une  solitude  immense  où  ne  se  révélait  aucune  trace  hu- 
maine. Ils  s'avançaient  prudemment,  mettant  pied  à  terre  chaque 
soir  pour  faire  cuire  leur  repas;  puis,  se  rembarquant,  ils  avan- 
çaient un  peu  plus  loin  et  jetaient  l'ancre,  ayant  soin  de  mettre  un 
des  leurs  en  sentinelle.  Ils  voyagèrent  ainsi  quinze  jours  durant, 
sans  rencontrer  âme  qui  vécût.  Au  bout  de  ce  temps,  ils  aper- 
çurent, dans  le  sable  du  rivage,  des  empreintes  humaines;  il  les 
suivirent;  et,  malgré  les  préjugés  répandus  sur  le  compte  des 
Indiens,  furent  accueillis  par  eux  avec  beaucoup  de  bienveillance. 
Ces  sauvages  allèrent  même  jusqu'à  enlever  leur  dernier  haillon, 
par  esprit  de  coquetterie  sans  doute,  et  obligèrent  leurs  hôtes  à 
avaler  force  victuailles  bizarres  (entre  autres  du  chien),  en  intro- 
duisant les  morceaux  de  choix  dans  leur  bouche  avec  des  doigts 
qui  ignoraient  l'usage  des  gants. 

Les  hardis  explorateurs  continuèrent  ensuite  leur  route.  Ils  par- 
vinrent à  l'endroit  où  le  Missouri  verse  dans  notre  fleuve  un  tor- 
rent de  boue  jaunâtre,  dont  les  flots  bouillonnans  entraînent  mille 
débris  arrachés  aux  rivages  d'alentour.  Ils  dépassèrent  aussi  l'em- 
bouchure de  rOhio,  traversèrent  des  marais  pleins  de  roseaux  et  de 
moustiques,  et  se  trouvèrent  enfin  dans  des  régions  plus  méridio- 
nales, où  le  soleil  les  brûlait  à  travers  l'ombre  insuffisante  des  ten- 
delets  qu'ils  avaient  essayé  d'organiser.  Ils  avaient  à  peine,  de 
temps  en  temps,  l'occasion  d'échanger  quelques  civilités  avec  les 
rares  tribus  d'indiens.  Ils  finirent  par  atteindre  ainsi  l'embouchure 
de  l'Arkansas  un  mois  environ  après  leur  départ.  Là,  l'accueil  fut 
moins  satisfaisant  au  premier  abord,  et  les  sauvages  s'élancèrent 


888  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sur  eux  en  poussant  le  cri  de  guerre.  Par  bonheur,  l'intervention 
de  la  Vierge  vint  à  propos  modifier  les  dispositions  sanguinaires  de 
ces  peuplades  naïves,  il  n'y  eut  point  de  combat  et  tout  se  passa 
en  conversations.  Joliet  et  Marquette  s'imaginaient  d'ailleurs  avoir 
assez  fait  ;  ils  se  crurent  arrivés  au  terme  du  voyage  et  s'en  retour- 
nèrent au  Canada  porter  la  nouvelle  de  leur  succès. 

Pourtant,  ils  n'avaient  pas  encore  prouvé  que  le  Mississipi, 
comme  ils  le  croyaient,  se  jetait  dans  le  golfe  du  Mexique  et  non 
pas  dans  l'Atlantique.  A  La  Salle  était  réservé  l'honneur  d'achever 
ce  qu'ils  avaient  si  bien  commencé.  Le  malheureux  explorateur 
avait  été  indéfiniment  retardé  par  mille  misères  et  mille  mécomptes 
inattendus.  Enfin,  dans  les  derniers  mois  de  1681,  il  réussit  à  se 
mettre  en  route.  Il  avait  pour  lieutenant  Henri  de  Tonty,  fils  de 
l'inventeur  de  la  tontine,  et  leur  escorte  se  composait  de  vingt- 
trois  Français  et  de  dix-huit  Indiens  de  la  Nouvelle-Angleterre.  Ils 
descendirent  l'Illinois  sur  la  glace,  suivis  de  leurs  pirogues  sur 
des  traîneaux.  Au  lac  de  Peoria,  ils  trouvèrent  de  l'eau  et  ils  lan- 
cèrent leurs  pirogues  vers  le  sud.  Ils  traversèrent  ainsi  des  champs 
de  glace  flottante,  atteignirent  le  fleuve,  dépassèrent  à  leur  tour 
les  embouchures  du  Missouri  et  de  l'Ohio  ;  et,  le  24  février,  après 
avoir  franchi  la  région  des  vastes  déserts  marécageux,  ils  s'arrê- 
tèrent à  l'endroit  appelé  Third-Ghickasaw-Blufîs,  où  ils  bâtirent  le 
fort  Prudhomme.  Ils  se  rembarquèrent  ensuite  et  continuèrent  à 
descendre  le  fleuve.  Ils  atteignaient  enfin  le  pays  du  printemps; 
les  grandes  forêts  verdoyaient  de  tous  côtés  ;  l'air  était  tiède,  les 
fleurs  s'ouvraient  et  la  nature  se  révélait  plus  clémente.  Ils  arri- 
vèrent, eux  aussi,  à  l'embouchure  de  l'Arkansas,  où  La  Salle  par- 
vint à  apaiser  les  Indiens,  comme  l'avait  fait  Marquette.  Puis,  à  la 
grande  admiration  de  ces  naïfs  sauvages,  il  érigea  une  croix  por- 
tant les  armes  de  France  et  prit  possession,  au  nom  de  son  roi,  de 
toute  la  contrée,  pendant  que  son  chapelain  sanctifiait  d'un  Te  Deum 
un  acte  qui  de  nos  jours  passerait  pour  un  gigantesque  brigan- 
dage. 

Ce  jour-là,  le  royaume  de  France  prit,  sur  parchemin,  des  dimen- 
sions inattendues.  Tout  le  bassin  du  Mississipi,  depuis  ses  sources 
naissant  dans  les  glaces  du  nord  jusqu'aux  rives  brûlantes  du  golfe 
du  Mexique,  depuis  les  sommets  boisés  des  Alleghanys  jusqu'aux 
pics  dénudés  des  Montagnes-Rocheuses,  en  y  ajoutant  les  plaines 
fertiles  du  Texas,  toute  cette  région  de  savanes  et  de  forêts,  de 
déserts  desséchés  et  de  vertes  prairies,  arrosée  par  des  centaines 
de  rivières,  habitée  par  des  milliers  de  peuplades  guerrières,  tout 
cela  passa  d'un  seul  coup  sous  le  sceptre  du  sultan  de  Versailles 
par  la  simple  volonté  d'un  seul  homme,  dont  la  voix  s'éteignait  à 


MARK   TWAIN.  889 

quelques  centaines  de  mètres.  II  y  avait  là,  en  y  joignant  le  Ca- 
nada, tout  un  empire  que  les  siècles  suivans  se  chargèrent  d'émiet- 
ter  jour  par  jour,  heure  par  heure,  et  dont  le  dernier  lambeau,  la 
Louisiane,  fut  vendu,  en  1803,  par  Napoléon,  en  un  jour  de  pé- 
nurie, pour  la  somme  de  80  millions  de  francs  ! 

Mais  La  Salle  ne  se  contentait  pas  de  ce  premier  résultat.  Il  vou- 
lut aller  jusqu'à  la  mer  en  suivant  ce  fleuve,  qu'il  avait  fait  sien. 
Il  continua  à  descendre  vers  le  sud,  passa  devant  l'emplacement  de 
Vicksburg  et  de  Grand-Gulf ,  visita  un  puissant  monarque  indien 
du  pays  de  Teche,  eut  également  diverses  entrevues  avec  les  Nat- 
chez  et  finit  par  atteindre  les  bouches  du  Mississipi.  Sa  tâche  était 
finie  ;  il  partit  pour  le  Texas,  où  il  ne  tarda  pas  à  périr,  traîtreuse- 
ment assassiné. 

Soixante-dix  années  s'écoulèrent  encore  avant  que  les  ri\ages  du 
Mississipi  fussent  peuplés  par  la  race  blanche,  et  cinquante  autres 
avant  que  le  fleuve  fût  employé  à  un  transit  commercial  quel- 
conque. Un  jour  vint  pourtant  où  on  lui  fit  porter  quelques  grands 
bateaux  à  quille  plate  et  des  chalands  pleins  de  lenteur.  Ces  ba- 
teaux descendaient  à  la  voile  jusqu'à  la  Nouvelle-Orléans,  chan- 
geaient leur  cargaison  et  remontaient  à  la  perche,  ce  qui  consti- 
tuait une  navigation  des  plus  fastidieuses.  Il  fallait  quelquefois  neuf 
mois  pour  l'aller  et  le  retour.  Ce  commerce  rudimentaire  alla  se 
développant  peu  à  peu  et  finit  par  occuper  toute  une  population 
très  brave,  mais  grossière,  qui  ne  manquait  pourtant  pas  de  côtés 
pittoresques.  Puis  le  bateau  à  vapeur  fit  son  apparition.  En  peu  de 
temps,  il  absorba  tout  le  commerce  du  fleuve,  et  le  matelot  des 
chalands  dut  changer  de  profession.  Ce  fut  vers  cette  époque  que 
l'entrai  dans  la  vie. 


II.    —   L  APPRENTISSAGE   ET    LA    MK    DU    PILOTE. 

Dans  mon  enfance,  j'habitais  le  village  d'Hannibal,  dans  le  Mis- 
souri, et  nous  n'avions,  mes  camarades  et  moi,  qu'une  seule  véri- 
table ambition,  celle  d'appartenir  à  l'équipage  d'un  bateau  à  va- 
peur. Je  dis  véritable,  parce  que,  comme  tous  ceux  de  notre  âge, 
nous  en  avions  d'autres,  mais  à  l'état  passager.  Quand  un  cirque 
ambulant  venait  visiter  nos  parages,  il  nous  laissait  tous  pénétrés 
du  désir  de  devenir  clowns.  La  vie  de  saltimbanque  nous  parais- 
sait également  avoir  des  avantages,  et  nous  étions  convaincus  que 
peut-être,  si  nous  étions  bien  sages,  la  Providence  ferait  de  nous 
des  pirates.  Mais  ces  divers  appétits  étaient  sans  durée,  et  l'idée 
seule  de  monter  sur  un  bateau  à  vapeur  les  faisait  disparaître.  Mon 


890  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

père  était  juge  de  paix,  et  je  croyais  sincèrement  qu'il  avait  droit 
de  vie  et  de  mort  sur  tout  le  monde.  Il  y  aurait  eu  là  de  quoi  satis- 
faire mon  amour-propre,  mais  j'étais  trop  épris  de  la  navigation  en 
eau  douce  pour  accorder  la  moindre  importance  à  cette  origine 
aristocratique. 

Je  vois  encore  l'effet  produit  sur  notre  tranquille  village  du  bord 
de  l'eau  par  l'arrivée  du  bateau  à  vapeur.  Je  reconnais  les  mai- 
sons blanches  endormies  dans  le  soleil  d'été,  les  rues  presque  vides  ; 
sur  le  rivage,  devant  les  magasins,  un  ou  deux  commis,  leurs 
chaises  appuyées  contre  la  muraille,  dorment,  le  chapeau  sur  les 
yeux;  une  truie  et  ses  petits  flânent  le  long  du  trottoir  et  font 
d'excellentes  affaires  dans  les  tas  d'écorces  de  melon.  Sur  le  quai, 
l'ivrogne  traditionnel  ronfle  à  plat,  à  côté  de  deux  ou  trois  grands 
chalands  sous  lesquels  l'eau  clapote  doucement.  Puis,  en  avant,  le 
fleuve  immense,  qui  réfléchit  le  soleil  comme  un  miroir  de  métal  ; 
et,  sur  l'autre  rive,  la  forêt  qui  s'étend  verdoyante.  Tout  à  coup, 
un  filet  de  iumée  noire  paraît  à  l'horizon.  Un  charretier  nègre,  cé- 
lèbre par  la  portée  de  sa  voix,  crie  à  pleins  poumons  :  «  Voilà  le 
bateau!  »  —  En  un  clin  d'oeil,  la  scène  change  :  les  commis  s'éveil- 
lent, l'ivrogne  se  secoue,  des  charrettes  accourent  avec  fracas, 
toutes  les  maisons  s'ouvrent  pour  laisser  sortir  la  foule,  et  la  ville, 
morte  tout  à  l'heure,  s'agite  comme  prise  de  folie.  Voitures,  char- 
rettes, hommes,  enfans,  tout  s'entasse  sur  le  quai.  Tout  le  monde 
a  les  yeux  rivés  sur  le  bateau,  comme  si  on  le  voyait  pour  la  pre- 
mière fois.  C'est  d'ailleurs  un  assez  joli  modèle  du  genre.  Il  est 
long  et  pointu  et  coquettement  arrangé.  11  a  deux  hautes  chemi- 
nées entre  lesquelles  est  accrochée  une  large  devise  dorée  ;  la 
chambre  des  pilotes,  qu'on  dirait  faite  de  verre  et  de  pain  d'épices, 
est  perchée  tout  au  sommet,  à  l'arrière.  Les  roues  tournent  dans 
un  cadre  multicolore  ;  les  trois  étages  de  ponts  sont  entourés  de 
balustrades  blanches  et  fraîches,  sur  lesquelles  s'appuient  les  pas- 
sagers. Le  capitaine,  calme  et  imposant,  lève  la  main,  une  cloche 
sonne,  les  roues  s'arrêtent,  puis  tournent  en  arrière,  faisant  jaillir 
en  tous  sens  des  flots  d'écume  blanche,  et  le  steamer  accoste. 
Alors,  le  tapage  augmente  ;  une  lutte  s'établit  pour  monter  ou  des- 
cendre, pour  décharger  le  fret  et  l'embarquer,  et  le  second  réta- 
blit l'ordre  à  l'aide  d'un  torrent  de  jurons.  Dix  minutes  plus  tard, 
le  steamer  s'éloigne  de  nouveau,  sans  tant  de  bruit,  et  la  ville  se 
rendort  jusqu'à  la  prochaine  occasion. 

Un  si  émouvant  spectacle  faisait  battre  tous  nos  jeunes  cœurs  et 
mettait  nos  têtes  à  l'envers.  Un  de  nos  camarades  s'échappa  un  beau 
matin.  Pendant  longtemps  on  n'entendit  plus  parler  de  lui  ;  puis,  un 
jour  on  le  vit  reparaître  en  qualité  d'apprenti  mécanicien  sur  un 


MARK.   TWAIN.  891 

Steamer.  Ma  vertu,  déjà  chancelante,  ne  résista  pas  à  ce  dernier 
couj).  Ce  garçon  avait  été  notoirement  dissipé  et  fautif;  moi,  au 
contraire,  je  passais  pour  être  très  sage  ;  pourtant  c'était  à  lui  que 
la  vie  prodiguaitses  faveurs,  pendant  qu'elle  me  laissait  dédaigneu- 
sement végéter  dans  un  coin.  Ce  héros  d'ailleurs  était  insuppor- 
table à  force  de  sotte  vanité.  Ses  habits  étaient  toujours  noirs  et 
graisseux,  son  langage  hérissé  de  mots  techniques.  Il  parlait  à 
chaque  instant  du  «  bâbord  »  d'un  cheval  ou  d'une  voiture.  Il  ra- 
contait indéfiniment  ses  voyages,  et  portait  une  ceinture  de  cuir  qui 
le  dispensait  d'avoir  des  bretelles.  Il  advint  qu'un  jour  son  bateau 
sauta.  Ce  fut  pour  nous  tous  un  grand  soulagement,  car  nous  avions 
fini  par  le  prendre  en  haine.  Mais  la  semaine  d'après,  nous  le  vîmes 
arriver,  tout  couvert  de  blessures  et  de  compresses,  ce  qui  lui 
donnait  l'air  plus  héroïque  que  jamais,  et  nous  nous  crûmes  en 
droit  de  critiquer  la  Providence,  qui  fiiisail  preuve  de  tant  de  par- 
tialité à  son  égard. 

Le  résultat  d'une  si  belle  carrière,  fournie  sous  nos  yeux  par  un 
de  nos  moins  brillans  camarades,  ne  se  fit  guère  attendre.  L'un 
après  l'autre,  tous  les  garçons  du  village  s'envolèrent  du  côté  de 
la  rivière.  Le  fils  du  pasteur  devint  mécanicien.  Les  fils  du  docteur 
et  du  maître  de  poste  se  firent  «  commis  de  dehors;  »  plusieurs 
autres  devinrent  pilotes,  c'était  là  une  des  plus  belles  positions  et 
des  plus  enviées.  Même  à  cette  époque  primitive,  où  les  appointe- 
mens  n'atteignaient  pas  de  bien  gros  chiffres,  ceux  des  pilotes  pas- 
saient pour  prir)ciers.  Ils  touchaient  de  cent  cinquante  à  deux  cent 
cinijuanle  dollars  par  mois,  en  dehors  de  leur  entretien.  C'était  un 
métier  plus  lucratif,  à  coup  sûr,  que  celui  de  prédicateur.  Bientôt 
il  ne  resta  plus  au  village  que  ceux  dont  la  vocation  était  combattue 
par  une  famille  récalcitrante.  J'étais  du  nombre;  mais  je  finis  par 
ne  plus  pouvoir  y  tenir,  et,  un  soir  d'été,  je  m'échappai  sans  dire 
gare. 

Mes  débuts  furent  peu  encourageans.  Je  me  rendis  d'abord  à 
Saitit-Louis,  où  j'essayai  en  vain  d'aborder  un  pilote,  quel  qu'il  fût. 
Je  n'eus  que  des  rebuffades  ou  des  avanies.  Je  résolus  alors  d'aller 
jusqu'à  la  Nouvelle-Orléans.  Il  me  restait  une  trentaine  de  dollars  ; 
il  m'en  coûta  seize  pour  retenir  ma  place  à  bord  d'un  vieux  sabot 
baptisé  le  Puul-Joncs,  qui  mit  deux  semaines  à  faire  le  trajet  entre 
Cincinnati  et  la  Nouvelle-Orléans.  Encore  faut-il  en  déduire  quatre 
jours  pendant  lesquels  le  bateau  fut  arrêté  sur  un  rocher,  aux  environs 
de  Louisville.  Cette  longue  traversée  me  donna  l'occasion  de  faire 
connaissance  avec  l'un  de  nos  pilotes  qui  me  montra  comment  on 
se  servait  du  gouvernail,  ce  qui  acheva  de  me  faire  perdre  la  raison. 
Arrivé  à  la  Nouvelle-Orléans,  j'entamai  le  siège  de  mon  pilote,  et 


892  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

après  trois  jours  de  lutte,  il  capitula.  Il  fut  convenu  qu'il  m'ensei- 
gnerait le  métier,  moyennant  une  somme  de  cinq  cents  dollars  que 
je  lui  paierais  sur  mes  premiers  appointemens.  J'entreprenais  ainsi 
de  me  mettre  dans  la  tête  treize  cents  milles  environ  du  grand  Mis- 
sissipi,  sans  me  douter  de  ma  propre  outrecuidance.  Si  j'avais  su 
ce  dont  il  s'agissait,  je  n'aurais  probablement  pas  eu  le  courage  de 
commencer.  Mais  je  croyais  que  le  rôle  du  pilote  se  bornait  à  em- 
pêcher son  navire  de  sortir  de  l'eau,  et  je  ne  m'imaginais  pas  que 
la  chose  fût  bien  difficile,  vu  la  largeur  de  la  rivière. 

Le  Paul-Jones,  son  séjour  terminé,  remontait  vers  Saint-Louis. 
Il  quittait  la  Nouvelle-Orléans  vers  quatre  heures,  et  nous  étions 
de  service  jusqu'à  huit.  M.  Bixby,  mon  patron,  mit  le  navire  en 
route,  puis  me  montrant  la  rangée  de  steamers  qui  s'allongeait  au- 
près de  la  jetée,  il  me  fit  signe. 

—  Allons,  me  dit-il,  en  avant,  et  arrangez-vous  pour  me  frôler 
ces  bateaux-là  le  plus  près  possible. 

Je  pris  la  roue.  Le  cœur  me  battait  très  fort,  car  il  me  semblait 
que  nous  étions  déjà  bien  trop  près  de  la  ligne  des  steamers,  et  que 
nous  allions  leur  enlever  à  chacun  un  morceau.  Au  bout  d'une  mi- 
nute, j'étais  couvert  d'une  sueur  froide,  et  je  crus  faire  preuve  de 
jugement  en  faisant  dévier  un  peu  le  bateau  du  côté  opposé.  A 
peine  avais-je  eu  le  temps  de  mettre  le  navire  en  sûreté,  que  la 
roue  me  fut  arrachée  des  mains.  M.  Bixby  l'avait  reprise,  et,  reve- 
nant sur  mes  pas,  me  traitait  sévèrement  de  poltron.  Quand  il  se  fut 
calmé,  il  m'expliqua  que  dans  un  fleuve,  le  courant  est  plus  fort  au 
milieu  que  sur  les  bords,  ce  qui  fait  qu'en  remontant  il  faut  tenir 
le  navire  le  plus  près  possible  de  la  rive.  Je  résolus  alors  de  n'exer- 
cer mon  nouveau  métier  qu'à  la  descente,  et  en  remontant,  d'aban- 
donner le  navire  aux  gens  pour  qui  la  prudence  n'est  qu'un  vain 
mot. 

M.  Bixby  d'ailleurs  passait  son  temps  à  me  nommer  certains  en- 
droits devant  lesquels  nous  passions. 

—  Voilà  Six-Mile  Points^  me  disait-il. 

J'approuvais,  sans  comprendre  bien  au  juste  où  il  voulait 
en  venir.  Au  fond,  cette  conversation  me  paraissait  manquer  d'inté- 
rêt. Tous  ces  points  étaient  presque  au  niveau  de  la  rivière  ;  ils  se 
ressemblaient  tous  entre  eux,  et  n'ajoutaient  rien  au  paysage.  J'au- 
rais préféré  que  M.  Bixby  changeât  de  sujet.  Mais  il  n'en  changeait 
pas,  au  contraire.  Une  ou  deux  fois,  il  me  donna  la  roue  ;  mais 
je  n'avais  pas  de  chance  ;  je  m'arrangeais  toujours  pour  me  cogner 
aux  plantations  de  cannes  à  sucre,  ou  pour  m'en  aller  vers  le  milieu 
de  la  rivière,  ce  qui  me  valait,  de  la  part  de  mon  patron,  tout  autre 
chose  que  des  éloges. 


MARK  TWAIN.  893 

A  huit  heures,  notre  service  fini,  j'avalai  bien  vite  mon  souper 
pour  m'aller  coucher.  Je  dormais  délicieusement,  lorsque,  au  pre- 
mier coup  de  minuit,  la  lumière  d'une  lanterne  m'arriva  dans  les 
yeux  et  me  força  de  les  ouvrir.  C'était  le  veilleur  de  nuit. 

—  Allons,  debout  !  me  dit-il. 

Et  il  s'en  fut.  Je  ne  comprenais  rien  à  ce  procédé  bizarre  ;  aussi, 
après  un  moment  de  réflexion,  je  repris  mon  sommeil  interrompu. 
Le  veilleur  ne  fut  pas  long  à  revenir,  et,  cette  fois,  il  se  montra 
bourru.  Pour  le  coup  je  me  fâchai. 

—  Pourquoi  venez-vous  m'ennuyer  ?  demandai-je.  Est-ce  qu'on 
réveille  le  monde,  au  milieu  de  la  nuit,  à  présent?  Je  ne  vais  peut- 
être  plus  pouvoir  me  rendormir.  Allez  au  diable  ! 

Le  veilleur  me  parut  stupéfait.  Sa  surprise  était  telle,  qu'il  ne 
trouva  même  pas  un  juron. 

—  Ah  !  bien,  par  exemple  !..  dit-il. 

Et  il  sortit.  Quelques  instans  après,  M.  Bixby  faisait  son  appari- 
tion dans  ma  cabine,  et  trois  secondes  plus  tard,  j'escaladais  leste- 
ment le  petit  escalier  qui  conduisait  à  la  chambre  du  pilote,  sans 
avoir  pris  le  temps  de  mettre  tous  mes  habits.  M.  Bixby  me  suivait 
de  près,  commentant  les  événemens  de  la  façon  la  plus  cuisante. 
C'était  tout  nouveau  pour  moi,  ce  réveil  au  milieu  de  la  nuit  pour 
s'aller  mettre  au  travail.  Je  savais  bien  que  les  bateaux  marchaient 
toujours  ;  mais  jamais  il  ne  m'était  venu  à  l'idée  qu'il  fallût  quel- 
qu'un pour  les  conduire  dans  l'obscurité.  Le  métier  de  pilote  se 
révélait  à  moi  sous  un  aspect  nouveau,  et  je  lui  trouvais  moins  de 
charme. 

M.  Bixby  allait  et  venait  tout  autour  de  la  roue,  sans  avoir  presque 
l'air  d'y  toucher.  Tout  à  coup,  il  se  tourna  vers  moi  : 

—  Comment  appelez-vous  le  premier  point  au-dessus  de  la  Nou- 
velle-Orléans ? 

La  réponse  me  parut  très  facile. 

—  Sais  pas,  dis-je. 

—  Vous  ne  savez  pas?  reprit-il  d'une  voix  terrible.  Vraiment! 
Et  le  second  ? 

—  Je...  je  l'ai  oublié. 

—  Oublié?  Ah  çà,  dites-moi  donc,  pourquoi  croyez-vous  que  j'ai 
pris  la  peine  de  vous  dire  tous  ces  noms-là  ? 

—  Je...  je  croyais  que  c'était  pour  causer. 

Cette  malencontreuse  réplique  joua  le  rôle  de  la  goutte  d'eau  qui 
fait  déborder  le  vase.  Il  s'éleva  comme  une  tempête  dans  la  chambre 
du  pilote.  M.  Bixby  était  dans  une  fureur  bleue,  au  point  d'en  être 
aveugle,  je  crois,  car  le  navire  frôla  brutalement  un  chaland  qui 
descendait.  Ceux  qui  le  montaient  laissèrent  échapper  une  volée  de 


89/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

jurons  à  notre  adresse.  C'était  tout  ce  que  voulait  M.  Bixby  ;  il 
avait  enfin  trouvé  à  qui  parler.  Ouvrant  un  vasistas,  il  passa  la  tête 
au  dehors,  et  il  s'ensuivit  un  dialogue  aussi  difficile  à  reproduire 
que  précis  dans  ses  termes.  Plus  le  chaland  s'éloignait,  plus  la 
voix  de  M.  Bixby  s'élevait,  et  plus  ses  adjectifs  prenaient  de  cou- 
leur et  de  poids.  Quand  il  referma  la  fenêtre,  il  était  à  peu  près  sou- 
lagé. 

—  Mon  garçon,  me  dit-il  en  revenant  à  moi,  il  faudra  avoir  un 
agenda  et  vous  donner  la  peine  d'y  inscrire  6e  que  je  vous  dirai. 
Le  seul  moyen  de  faire  un  bon  pilote,  c'est  de. savoir  toute  la  rivière 
par  cœur. 

Cette  révélation  me  remplit  d'amertume,  car  ma  mémoire  était 
la  plus  inculte  de  toutes  mes  facultés.  Il  fallut  pourtant  se  mettre 
à  l'œuvre,  et  je  ne  tardai  pas  à  faire  quelques  progrès.  En  arrivant 
à  Saint-Louis,  je  commençais  à  savoir  à  peu  près  gouverner  un  ba- 
teau, en  montant,  pendant  la  journée,  bien  entendu,  car  la  nuit  je 
n'y  voyais  pas  encore  grand'chose.  Mon  agenda  était  aussi  plein  de 
renseignemens  que  ma  tête  en  était  vide.  D'ailleurs,  à  Saint-Louis, 
M.  Bixby  quitta  le  Paul-Jones  et  fut  engagé  à  bord  d'un  grand  stea- 
mer qui  s'en  retournait  à  la  Nouvelle-Orléans.  Je  l'y  suivis.  C'était 
un  beau  navire,  tout  flambant  neuf,  de  dimensions  considérables, 
et  dont  la  décoration  me  parut  somptueuse.  La  chambre  même  des 
pilotes  était  comme  un  salon,  avec  ses  rideaux  rouge  et  or,  son 
merveilleux  sofa,  ses  coussins  de  cuir  et  son  plancher  couvert  d'un 
éclatant  tapi?  de  linoline,  sur  lequel  s'étalaient  des  crachoirs  mi- 
rifiques, remplaçant  la  vulgaire  boîte  à  sciure  de  bois  que  j'avais 
connue  à  bord  du  Paul-Jones.  Nous  avions  même  un  garçon  noir  et 
crépu,  mais  pourvu  d'un  tablier  blanc,  spécialement  attaché  à  notre 
service.  Je  passai  les  premières  heures  à  parcourir  le  bateau  en 
tous  sens;  je  me  croyais  arrivé  au  commencement  de  la  félicité, 
et  je  me  voyais  déjà  chargé  de  la  conduite  de  ce  chef-d'œuvre  de 
notre  marine. 

Malheureusement,  comme  je  rejoignais  mon  patron,  nous  sortions 
de  Saint-Louis,  et  le  cœur  me  manqua.  Je  voyais  bien  que  je  ne 
comprenais  plus  rien  à  cette  exécrable  rivière.  Certes,  si  j'avais  suivi 
mon  agenda  en  remontant,  j'aurais  encore  pu  me  tirer  d'affaire, 
Mais  nous  descendions  et  je  n'en  savais  pas  plus  long  que  le  pre- 
mier jour.  Il  fallut  se  remettre  à  l'œuvre,  et  ce  fut  long.  Cependant, 
au  bout  d'un  certain  temps,  j'arrivai  à  me  farcir  la  tête  d'une  quan- 
tité de  noms  :  îles,  villes,  points,  chutes,  cut-op,  etc.,  devant  les- 
quels nous  passions.  Cette  nomenclature,  que  je  savais  par  cœur 
dans  les  deux  sens,  me  donna  une  certaine  suffisance.  Mon  amour- 
propre  endormi  se  réveilla  et  je  reprenais  peu  à  peu  tout  mon  aplomb. 


MARK    TWAIN.  895 

Mais  j'avais  compté  sans  M.  Bixby,  dont  l'œil  de  lynx  voyait  clair 
dans  mes  plus  intimes  pensées. 

—  Comment  la  rivière  est-elle  faite  à  Walnut-Bend  ?  me  demanda- 
t-il  brusquement  un  matin. 

Il  aurait  aussi  bien  pu  me  demander  la  chronologie  des  rois  as- 
monéens.  Après  avoir  réfléchi,  je  répondis  avec  respect  que  j«  n'en 
savais  rien,  ce  qui  me  valut  un  nouvel  orage.  Mais  je  commeiïçais 
à  connaître  mon  patron  et  je  savais  que  sa  colère  n'était  pas  éter- 
nelle. J'attendis,  et  il  se  calma  peu  à  peu. 

—  Mon  garçon,  me  dit-il  enfin,  il  faut  savoir  par  cœur  la  fonntà^ 
la  rivière.  .C'est  la  seule  manière  de  pouvoir  conduire  un  naTire  la 
nuit  sans  broncher.  Quand  vous  étiez  chez  vos  parens,vous  savieï  vous 
diriger  dans  une  pièce  obscure,  n'est-ce  pas  ?  Eh  bien  !  c'est  la  même 

■  chose;  seulement  il  faut  savoir  cela  sans  hésiter.  Ainsi,  par  exemple, 
quand  la  nuit  est  très  claire  et  la  lune  dans  son  plein,  les  ombres 
sont  si  noires  que,  si  vous  ne  connaissez  pas  très  bien  la  configu- 
ration d'un  rivage ,  vous  êtes  tenté  de  prendre  le  large  à  chaque 

^instant.  Vous  croyez  voir  un  cap  trèe  solide  là  où  il  n'y  a  que  l'ombre 
d'un  vieux  tronc.  Au  contraire,  si  la  nuit  est  sombre,  les  rivages  des 
deux  côtés  font  l'effet  d'être  en  ligne  droite,  et  vous  iriez  donner 
sur  la  berge  sans  vous  en  douter.  Enfin,  si  vous  avez  affaire  à  an 
joli  brouillard,  comme  il  y  en  a  par  ici,  les  rivages  n'ont  plus  aaeune 
forme,  à  proprement  parler.  Vous  voyez  donc  bien  qu'il  faut  savoir 
par  le  menu  tous  ces  détails... 

—  Mais ,  au  nom  du  Seigneur,  interrompis-je ,  faut-il  donc  ap- 
prendre le  paysage  par  cœur,  dans  chacune  de  vos  hypothèses  ? 

—  Non;  il  faut  seulement  savoir  à  fond  comment  est  faitleleuve, 
■de  façon  à  vous  diriger  sans  avoir  besoin  de  regarder  autour  de 
vous. 

—  Mais  au  moins,  une  fois  que  je  le  saurai,  je  n'aurai  plus  à  m'en 
occuper,  n'est-ce  pas?  Les  choses  resteront  ce  qu'elles  sont... 

Avant  que  M.  Bixby  eût  pu  me  répondre,  son  confrère,  M.  W..., 
entra. 

—  Dites  donc,  Bixby,  lui  cria-t-il ,  il  faudra  faire  attention  sur 
toute  la  longueur  de  l'île  du  Président;  les  berges  s'en  vont  par 
morceaux  et  le  rivage  ne  se  ressemble  plus. 

J'étais  fixé.  Je  comprenais  bien  désormais  que,  pour  être  pilote,  il 
faut  en  apprendre  aussi  long  que  n'importe  qui,  et,  de  plus,  que 
l'éducation  d'un  pilote  se  continue  toute  sa  vie.  Je  me  remis  au  tra- 
vail avec  mélancolie ,  et  jamais  leçon  ne  me  parut  plus  longue  ei 
plus  pénible.  J'en  sortais  à  peine,  et  je  venais  de  retrouver  un  peu 
de  gaîté  quand,  un  matin,  M.  Bixby  se  reprit  à  me  questionner  d'un 
air  indifférent. 


896  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

—  Quelle  était  la  profondeur  à  Hole  in  the  wall  au  moment  de 
notre  dernier  passage?  me  demanda-t-il. 

Pour  le  coup,  c'était  trop  fort. 

—  Vous  savez  bien,  répondis-je  avec  indignation,  que  c'est  un  des 
plus  mauvais  endroits  de  la  rivière.  On  est  toujours  obligé  d'y  faire 
du  sondage,  et  quelquefois  pendant  trois  quarts  d'heure.  Gomment 
voulez-vous  que  je  puisse  vous  dire  ce  qu'il  y  a  d'eau  là  dedans? 

—  Il  faut  le  savoir,  mon  ami  ;  il  faut  connaître  un  à  un  tous  les 
hauts  fonds  de  la  rivière,  et  il  y  en  a  plus  de  cinq  cents  entre  Saint- 
Louis  et  la  Nouvelle-Orléans.  Il  faut  toujours  savoir  leur  profondeur 
à  chaque  voyage  et  ne  pas  vous  y  embrouiller,  car  elle. ne  se  res- 
semble pas  toujours  deux  fois  de  suite. 

Je  me  sentais  défaillir. 

—  C'est  fini,  dis-je,  je  donne  ma  démission.  Pourquoi  ne  me  de- 
mandez-vous pas  de  ressusciter  les  morts  pendant  que  vous  y  êtes  ? 
Jamais  je  ne  ferai  un  pilote,  je  le  vois  bien  ! 

—  Allons,  taisez-vous,  me  dit  mon  patron  ;  j'ai  dit  que  je  vou 
apprendrais  le  métier,  et  quand  j'ai  dit  une  chose,  c'est  réglé.  Vous 
le  saurez  ou  je  vous  tuerai. 

Il  le  fit  comme  il  l'avait  dit,  le  traître.  Non-seulement  je  finis  par 
savoir  mètre  par  mètre,  pour  ainsi  dire,  la  profondeur  du  fleuve, 
mais  encore  j'appris  à  lire  sur  la  surface  de  l'eau  les  difficultés 
que  nous  cachaient  les  profondeurs.  J'appris  à  discerner  les  bancs 
de  sable  sans  les  voir,  à  distinguer  les  bluff-reefs  des  wind- 
reefs,  à  deviner  les  snags  (1),  à  éviter  les  mille  trahisons  dont  le 
Mississipi  sème  le  chemin  des  navigateurs.  Il  me  serait  impossible 
de  dire  comment  j'en  vins  à  bout.  L'instinct,  en  s'affinant,  jouait 
le  plus  grand  rôle  dans  cette  science  toute  pratique.  La  rivière  était 
comme  un  livre  merveilleux,  fermé  pour  le  vulgaire,  et  qui  s'ou- 
vrait pour  moi  sans  réserve,  me  livrant  tous  ses  secrets  l'un  après 
l'autre.  Et  ce  livre  inouï  contenait  chaque  jour  du  nouveau.  Pen- 
dant les  1,200  milles  que  duraient  nos  traversées,  chacune  de  ses 
pages  avait  quelque  chose  d'intéressant  à  dire,  quelque  chose  qu'il 
fallait  savoir.  La  moindre  ride  à  la  surface  de  l'eau,  insignifiante 
pour  nos  passagers  ordinaires,  avait  pour  moi  toute  la  valeur  d'une 
phrase  en  italiques,  pleine  de  révélations  curieuses  ou  de  mysté- 
rieux avertissemens.  Et  ce  qui  n'était  pour  un  œil  ordinaire  que 

(1)  Les  bluff-reefs  sont  des  rides  produites  à  la  surface  de  l'eau  par  un  banc  de  sable 
80us-jacent.  Les  wind-reefs  sont  des  rides  analogues,  mais  qui  sont  produites  par  de 
simples  courans  d'air  ou  des  déviations  dans  le  flot,  et  qui  n'indiquent  aucun  danger 
Le  snag  (litt.  bosse,  nœud),  est  un  tronc  d'arbre  retenu  au  fond  par  des  racines  et 
incliné  dans  le  sens  du  courant.  Lorsqu'il  est  entièrement  sous  l'eau,  et  qu'un  navire 
vient  se  heurter  sur  la  pointe,  il  peut  causer  les  plus  graves  avaries. 


MARK    TWAIN.  897 

l'ombre  d'un  nuage  ou  le  jeu  d'un  rayon  de  soleil  devenait  pour 
moi  un  renseignement  précieux,  grâce  auquel  je  pouvais  sauver  le 
navire  d'une  destruction  certaine. 

Mais,  quand  je  fus  ainsi  arrivé  à  comprendre  le  langage  du  fleuve 
et  à  le  connaître  dans  tous  ses  détails,  je  me  trouvai  avoir  perdu  au- 
tant que  j'avais  gagné;  et  ce  que  j'avais  perdu,  rien  ne  pouvait  me 
le  rendre.  Pour  moi,  le  Mississipi  n'avait  plus  de  beauté,  plus 
de  grâce.  A  mes  débuts,  j'avais  assisté  un  soir  à  un  coucher  de  so- 
leil dont  la  splendeur  m'avait  frappé.  La  rivière  allait  rougeoyant 
et  s'élargissant  comme  un  lac  de  sang  et  d'or,  sur  lequel  un  vieux 
tronc  d'abre  flottait,  noir  et  solitaire,  comme  un  esquif  enchanté. 
Par  endroits,  l'onde  bouillonnait  comme  un  métal  en  fusion.  A  gauche, 
un  épaisse  forêt  s'étendait  sur  la  rive,  allongeant  son  ombre  noire 
sur  le  fleuve  ;  et  cette  ombre  même  était  traversée  par  une  longue 
bande  d'argent.  Au-dessus  des  vertes  assises  de  la  forêt,  un  grand 
arbre  isolé,  presque  mort,  agitait  ses  dernières  feuilles  comme  un 
panache  dans  la  gloire  du  couchant.  Partout  des  courbes  gracieuses, 
des  hauteurs  boisées,  des  images  reflétées  à  l'infini,  des  perspec- 
tives idéales ,  et  sur  ce  décor  grandiose ,  une  lumière  irisée  qui 
s'épandait  sur  toutes  choses,  les  revêtant  à  chaque  minute  de  cou- 
leurs et  de  beautés  nouvelles.  —  Hélas  !  de  toute  cette  poésie  di- 
vine du  crépuscule,  après  que  j'eus  appris  mon  métier,  rien  ne 
restait.  J'étais  comme  ces  médecins  qui,  sous  les  plus  belles  formes 
de  notre  humanité,  ne  voient  qu'un  squelette  aussi  laid  que  scienti- 
fique. Nul  coucher  de  soleil,  si  beau  qu'il  pût  être,  n'avait  conservé 
le  don  de  m'émouvoir.  Je  n'y  voyais  plus  que  les  symptômes  plus 
ou  moins  utiles  à  la  marche  du  navire  et  dont  le  côté  pittoresque 
m'échappait  entièrement.  A  tout  prendre,  en  pareil  cas,  n'est-on 
pas  en  droit  de  regretter  les  connaissances  professionnelles  qui  vous 
imposent  de  pareils  sacrifices? 


III.    —    SOUVENIBS,    NOTES   ET   PAYSAGES. 

Pendant  les  mois  qui  suivirent,  je  vis  bien  des  choses  nouvelles. 
Un  matin,  comme  nous  remontions,  notre  steamer  rencontra  brus- 
quement une  grande  crue  qui  s'était  produite  dans  la  nuit.  Toute 
la  surface  du  fleuve,  subitement  élargie,  était  noire  de  débris  de 
toute  espèce  :  branchages,  troncs  dépouillés,  arbres  entiers  arra- 
chés aux  rives.  Il  fallait  une  singulière  habileté  pour  passer  au  tra- 
vers de  ce  torrent  de  bois,  même  pendant  le  jour;  et  quand  venait 
la  nuit,  les  difficultés  augmentaient  encore.  De  temps  à  autre,  un 
énorme  tronc,  dissimulé  sous  l'eau,  venait  émerger  juste  sous  nos 

TOME  LXXIU.  —  1886.  57 


8d8  REYDI   D£S   DEUX  MONDES. 

bossoirs;  l'éviter  était  impossible.  On  arrêtait  alors  la  vapeur  et  une 
de  nos  roues  passait  d'un  bout  à  l'autre  sur  le  corps  de  notre  en- 
nemi avec  un  bruit  de  tonnerre,  pendant  que  le  navire  s'inclinait  sur 
le  flanc  opposé,  à  la  grande  inquiétude  des  passagers.  D'autres  fois, 
on  ne  voyait  même  pas  l'obstacle,  et  le  navire  venait  donner  à  toute 
vapeur  contre  un  de  ces  débris  flottans  entre  deux  eaux.  Le  choc 
était  terrible  et  arrêtait  net  notre  marche.  D'autres  fois  encore, 
un  de  ces  désagréables  passans  venait  s'accrocher  par  le  travers 
de  notre  avant  et  nous  forcer  à  faire  machine  en  arrière  pour  nous 
en  débarrasser.  En  outre,  la  crue  nous  apportait  un  nombre  consi- 
dérable de  radeaux,  chalands  et  barques  de  différentes  espèces  qui 
venaient  encore  ajouter  aux  difficultés  de  notre  navigation.  Nos  pi- 
lotes avaient,  pour  ces  caboteurs  du  Mississipi,  une  haine  que  ceux-ci 
leur  rendaient  bien  et  qui  se  manifestait  de  la  manière  suivante.  Les 
gens  du  steamer  avaient  grand  soin,  à  chaque  départ,  de  se  munir 
de  tracts.  Les  tracts,  comme  l'on  sait,  sont  de  courts  imprimés, 
distribués  gratis  par  des  sociétés  religieuses  et  destinés  à  répandre 
à  peu  de  frais  les  vérités  cléricales.  La  littérature  en  est  pénible  et 
la  moralité  fort  ennuyeuse.  Vingt  fois  par  jour,  pendant  que  nous 
•suivions  péniblement  les  contours  du  rivage  à  travers  une  flottille 
de  nos  fâcheux  confrères,  un  canot  s'élançait  à  notre  rencontre. 
Les  rameurs  s'essoufflaient  à  franchir,  sous  l'ardeur  du  soleil,  les 
deux  ou  trois  milles  qui  nous  séparaient  et  s'arrêtaient  enfin,  à 
bout  de  forces  et  d'haleine,  tout  auprès  du  navire  : 

—  Un  journal,  s'il  vous  plaît  !  criaient-ils  à  tue-tête. 

Nos  gens  leur  lançaient  par-dessus  bord  une  liasse  de  journaux 
de  la  Nouvelle-Orléans,  qu'ils  attrapaient  au  vol  ;  après  quoi  ils  s'en 
retournaient  sans  rien  dire  par  le  même  chemin.  Alors,  de  tous  les 
points  de  l'horizon  on  voyait  surgir  une  foule  d'esquifs  sembla- 
bles, qui  tous  convergeaient  dans  notre  direction,  faisant  force 
de  rames  pour  arriver  les  premiers.  A  peine  étaient-ils  à  portée 
que  nos  maiiniers  leur  envoyaient  successivement  des  paquets  de 
tracts  attachés  proprement  à  des  planchettes  de  bois  en  guise  de 
flotteurs.  Le  langage  de  ces  gens,  quand  ils  découvraient  la  fraude 
dont  ils  étaient  victimes,  devenait  des  plus  riches  en  figures  de  rhé- 
torique. Pour  faire  jurer  un  homme,  rien  ne  vaut  la  littérature  reli- 
gieuse, surtout  quand  il  a  dû  ramer  sous  un  gros  soleil  pendant 
l'espace  de  deux  milles  dans  l'espoir  de  se  procurer  un  journal. 

Au  fond ,  cependant ,  une  crue  n'est  pas  bien  gênante  pour  la 
navigation  à  vapeur,  du  moins  dans  certains  endroits  de  la  rivière. 
De  Cairo  à  Bâton-Rouge,  quand  la  rivière  déborde,  il  n'est  pas  trop 
difficile  de  se  diriger,  même  la  nuit.  Des  deux  côtés,  les  forêts  font 
d'épaisses  murailles  de  verdure,  longues  de  plusieurs  centaines  de 


MARR    TWAIN.  899 

milles,  et  un  steamer  ne  peut  guère  sortir  de  la  rivière  quand  bien 
même  il  en  aurait  l'idée.  Mais  entre  Bâton-Rouge  et  la  Nouvelle- 
Orléans,  c'est  tout  autre  chose  :  le  fleuve  est  large  de  plus  d'un 
mille,  et,  par  endroits,  sa  profondeur  est  de  plus  de  deux  cents  pieds. 
Les  deux  rives  sont  déboisées  et  couvertes  de  plantations  de  cannes 
à  sucre  sur  une  surface  de  deux  à  quatre  milles  en  largeur.  Dès  la 
première  gelée,  les  planteurs  se  hâtent  de  recueillir  leur  récolte 
et  ils  entassent  les  détritus  en  grandes  meules  qu'on  appelle  ba- 
gmne;  aj)rès  quoi  ils  y  mettent  le  feu,  et  ces  meules  brûlent  lente- 
ment en  répandant  une  fumée  infernale.  Les  rives  sont  protégées 
par  une  levée  d'environ  quatre  mètres  qui  suit  le  fleuve  à  une  cer- 
taine distance  du  bord.  Il  en  résulte  que,  lorsque  les  eaux  débor- 
dent et  que.  sur  un  espace  d'une  centaine  de  milles,  les  meules  de 
bagasse  brûlent  sans  intervalle,  un  steamer  ne  sait  plus  où  donner 
de  la  tête  pendant  la  nuit.  On  ne  peut  rien  distinguer  à  deux  pas 
devant  soi  et  il  est  impossible  de  deviner  si  on  est  au  milieu  du 
fleuve  ou  si  l'on  va  se  heurter  à  une  plantation.  Un  des  plus  grands 
steamers  de  Vicksburg  entreprit  une  fois  de  naviguer  ainsi  au  mi- 
lieu des  cannes  à  sucre  ;  il  y  resta  une  semaine  entière. 

Depuis  lors,  bien  des  inondations  se  sont  succédé  sur  les  bords 
du  Mississipi.  La  dernière  et  la  plus  terrible  a  été  celle  de  mars 
1882.  Après  avoir  crevé  ses  levées,  le  fleuve  se  répandit  au  loin 
dans  la  campagne,  transformant  les  plaines  cultivées  en  un  im- 
mense désert  d'eau ,  lugubre  et  silencieux.  Pourtant ,  lorsque 
le  temps  était  beau,  la  nature  s'elTorçait  de  prendre  un  air  de 
fête  :  les  arbres  étaient  d'un  vert  plus  éclatant  ;  çà  et  là,  un  buis- 
son d'aubépine  en  fleur  parfumait  l'air  et  quelques  oisillons  in- 
soucians  sifllaient  le  long  du  rivage.  Le  soleil  se  levait  et  se  cou- 
chait au  milieu  d'un  océan  d'azur  et  de  carmin.  On  ne  voyait  pas 
un  pouce  du  sol  pendant  des  lieues  et  l'eau  montait  jusqu'aux  bran- 
ches des  plus  grands  arbres.  Tous  les  champs  off"raient  le  même  coup 
d'oeil  :  des  huttes  naufragées  dans  les  pâturages,  une  barque  pleine 
de  nègres  accrochée  tant  bien  que  mal  au  premier  chêne  venu,  et, 
çà  et  là,  une  maisonnette  dont  l'auvent  seul  dominait  l'inondation. 
Mais  la  misère,  malgré  cet  aspect  grandiose,  était  effroyable.  Des 
milliers  de  familles  se  trouvaient  sans  abri  et  la  perte  presque  com- 
plète de  leurs  troupeaux  les  laissait  sans  moyens  d'existence  pour 
l'avenir.  Des  villes  entières  (comme  Troy  et  Trinity)  se  trouvaient 
submergées.  Il  fallut  les  eflbrts  les  plus  énergiques  d'un  courageux 
citoyen,  le  général  York,  pour  arriver  à  sauver  quelque  chose  dans 
cette  destruction  universelle.  Pendant  de  longues  semaines,  toutes 
les  vallées  du  Mississipi  et  de  ses  derniers  affluens  restèrent  ense- 
velies dans  l'eau.  —  On  voit  que  le  grand  fleuve,  si  utile  en  temps 
ordinaires,  a  des  colères  subites  et  désastreuses. 


900  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Mais  je  reviens  à  l'époque  où  je  vivais  en  pilote  sur  le  Mississipi. 
C'était  au  moment  où  la  navigation  à  vapeur  voyait  son  importance 
aller  chaque  jour  s'accroissant.  Les  navires  avaient  l'habitude  de 
quitter  la  Nouvelle-Orléans  vers  quatre  ou  cinq  heures  de  l'après- 
midi.  A  cette  heure,  en  conséquence,  les  quais  présentaient  l'as- 
pect le  plus  pittoresque  :  sur  une  longueur  de  deux  ou  trois  milles, 
les  steamers  s'alignaient,  vomissant  de  grands  jets  de  fumée  noire 
par  leurs  doubles  cheminées  ,  les  chauffeurs  ayant  eu  soin ,  pen- 
dant les  derniers  instans ,  de  brûler  quelques  morceaux  de  bois 
résineux.  Chacun  des  navires  en  partance  déroulait  à  son  avant  un 
pavillon,  et  quelquefois  un  autre  à  l'arrière.  Sur  toute  l'étendue 
des  quais,  l'agitation  était  extrême  :  passagers  accourant  les  mains 
pleines  de  paquets,  omnibus  et  chariots  marchant  dans  toutes  les 
directions,  officiers  des  navires  emplissant  l'air  de  jurons  variés, 
toute  une  cohue  papillotante  à  l'œil  se  démenait  noyée  dans  un  flot 
de  nègres  en  sueur  hurlant  des  chansons  de  circonstance  auxquelles 
le  cliquetis  des  crics,  le  ronflement  des  grues,  servaient  d'accompa- 
gnement. Un  son  de  cloche  :  l'heure  du  départ  est  arrivée.  Simulta- 
nément, la  longue  file  de  planches  qui  unissait  à  la  terre  ferme  les 
steamers  impatiens,  se  relève  et  rentre  à  bord,  ramenant  çà  et  là 
un  passager  attardé  qui  se  cramponne  à  belles  dents.  Plusieurs 
des  navires  reculent  et  entrent  dans  le  fleuve ,  laissant  de  grands 
vides  dans  la  rangée  de  ceux  qui  restent.  La  foule  s'entasse  sur  le 
quai  pour  mieux  voir.  L'un  après  l'autre,  les  steamers  détachés  se 
redressent,  concentrent  leurs  forces  et  se  mettent  en  route  à  toute 
vapeur,  pavillon  flottant,  tout  l'équipage  massé  sur  l'avant.  D'ordi- 
naire, ce  sont  des  nègres  ;  le  plus  grand  d'entre  eux,  hissé  sur  le 
cabestan,  agite  un  drapeau  et  tous  hurlent  un  chœur  immense  pen- 
dant que  les  canons  donnent  le  signal  du  départ  et  que  les  milliers 
de  spectateurs  agitent  en  l'air  leurs  chapeaux  en  criant  :  «  Hourra!  » 

En  pareil  cas,  l'émulation  s'impose  naturellement.  Aussi  n'était-il 
pas  rare,  à  l'époque  dont  je  parle,  de  voir  deux  navires  se  défier  à 
la  course  et  instituer  un  match  des  plus  palpitans.  Alors  l'excitation 
était  à  son  comble  et  le  public  se  passionnait  pour  la  lutte  annon- 
cée, s'imaginant  à  tort  qu'elle  présentait  de  graves  dangers.  Il  n'en 
était  rien,  au  moins  depuis  qu'une  loi  protectrice  était  venue  limiter 
l'emploi  de  la  vapeur  à  un  chiffre  fixe  de  livres  par  pouce  carré. 
Pendant  une  course,  le  mécanicien  ne  ehômait  guère  et  ne  dormait 
pas.  Toujours  en  alerte,  il  passait  son  temps  à  courir  d'un  robinet 
à  l'autre  et  à  surveiller  sa  machine.  Le  vrai  danger,  au  contraire, 
était  à  bord  de  ces  vieilles  carcasses  aux  allures  de  limaçon,  qui 
laissaient  aux  mécaniciens  tout  le  loisir  de  sommeiller  pendant  que 
l'eau  baissait  dans  les  chaudières.  Mais  n'importe  ;  les  spectateurs 
croyaient  le  contraire,  et  l'erreur  ajoutait  un  piquant  de  plus  à  leur 


MARK    TWAIN.  901 

plaisir.  Aussi  était-ce  pour  eux  une  affaire  d'importance.  La  date 
en  était  fixée  plusieurs  semaines  à  l'avance  et  toute  la  vallée  du 
Mississipi  brûlait  d'impatience.  Les  paris  se  multipliaient,  tout 
autre  sujet  de  conversation  paraissait  oiseux  et  vide. 

Le  grand  jour  approchait,  et  les  deux  steamers  faisaient  leurs  pré- 
paratifs :  il  s'agissait  de  ne  pas  s'embarrasser  du  moindre  poids 
inutile.  Tout  objet  encombrant  ou  pouvant  exposer  à  l'air  une  sur- 
face résistante  était  supprimé  sans  pitié.  Les  vergues  et  parfois 
même  le  reste  du  gréement  étaient  envoyés  à  terre,  au  risque  de 
ne  plus  pouvoir  remettre  à  flot  le  navire  si  par  hasard  il  touchait. 
La  légende  raconte  même  que,  quand  V Éclipse  et  le  Shotwell  cou- 
rurent leur  célèbre  match  en  1853,  on  alla  jusqu'à  gratter  les  do- 
rures de  V Éclipse,  et  que  son  capitaine  se  fit  raser  la  tête  pour  dimi- 
nuer le  poids  du  navire.  Bien  entendu,  ce  sont  là  de  ces  faits  dont 
l'authenticité  est  contestable.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que,  si  le  stea- 
mer atteignait  son  maximum  de  vitesse  avec  un  tirant  d'eau  de 
cinq  pieds  et  demi  à  l'avant  et  de  cinq  pieds  à  l'arrière,  il  était 
chargé  de  façon  à  obtenir  tout  juste  ce  chiffre  et  n'aurait  pour  rien 
au  monde  surajouté  un  fétu  à  sa  cargaison.  On  n'embarquait  que 
le  moins  possible  de  passagers,  non-seulement  parce  qu'ils  ajou- 
tent du  poids,  mais  surtout  parce  qu'ils  gênent  l'équilibre  du  na- 
vire en  se  portant  tous  à  la  fois  du  même  côté  pour  mieux  voir. 
On  échelonnait  à  l'avance  sur  le  trajet  des  chalands  de  bois  et  de 
charbons  tout  prêts  à  s'accrocher  aux  steamers  pour  renouveler 
leur  provision.  L'équipage  était  doublé  pour  assurer  la  prompte 
exécution  de  tous  les  travaux. 

Puis,  au  jour  fixé,  le  départ  s'effectuait  en  grande  pompe  au  bruit 
du  canon,  des  fanfares  et  des  hourras  de  la  foule  amoncelée  jusque 
sur  les  toits  des  maisons.  L'un  après  l'autre,  allant  comme  le  vent, 
les  deux  steamers  ont  disparu  à  l'horizon.  Ils  ne  s'arrêteront  pas 
une  minute  entre  la  Nouvelle-Orléans  et  Saint-Louis,  —  une  dis- 
tance de  douze  cents  milles.  A  peine  s'ils  accosteront  un  instant 
dans  les  plus  grandes  villes  ou  aux  endroits  désignés  pour  leur 
approvisionnement.  Jour  par  jour,  ils  poursuivront  leur  route, 
presque  toujours  en  vue  l'un  de  l'autre.  Ils  pourraient  presque 
marcher  côte  à  côte  si  les  pilotes  se  valaient  entre  eux.  Mais  tel 
n'est  pas  le  cas,  et  la  palme  doit  rester  au  pilote  le  plus  alerte.  — 
C'était  là  que  se  révélait  toute  l'importance  de  l'art  du  gouvernail. 
La  moindre  inadvertance  suffisait  pour  faire  perdre  à  l'un  des  deux 
lutteurs  un  terrain  difficile  à  reconquérir  et  c'était  au  pilote  que 
revenait,  en  dernière  analyse,  la  plus  grande  part  du  succès  ou  de 
la  défaite. 

Quelques-unes  de  ces  courses  sont  restées  célèbres  même  de 
nos  jours,  où  les  plus  grands  événemens  tombent  si  vite  dans  l'oubli. 


902  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

En  1853,  YÉdipse  et  le  Shotivell  coururent,  entre  la  ]Nouvelle- 
Orléans  et  Gairo  un  match  qui  n'a  pas  été  égalé  depuis.  \J Éclipse 
arriva  première,  après  avoir  mis  trois  jours,  trois  heures  et  vingt 
minutes  à  parcourir  1,510  kilomètres.  Sa  vitesse  moyenne  avait 
donc  été  d'un  peu  plus  de  21  kilomètres  par  heure,  et  l'on  peut 
dire  qu'elle  n'a  jamais  été  dépassée.  En  1870,  il  est  vrai,  le  /»'.  E. 
Lee  accomplit  le  même  trajet  en  trois  jours  et  une  heure.  Mais,  dans 
l'intervalle  entre  ces  deux  voyages,  le  Mississipi,  par  les  procédés 
dont  j'ai  parlé  plus  haut,  s'était  raccourci  d'une  cinquantaine  de 
milles,  ce  qui  lui  donne  une  vitesse  moyenne  inférieure  à  celle  de 
{'Éclipse.  C'est  pourtant  le  />'.  E.  Lee  qui,  dans  une  autre  occasion, 
se  couvrit  d'une  gloire  qu'aucun  rival  n'a  encore  pu  effacer.  Je 
veux  parler  de  la  fameuse  course  dans  laquelle  il  triompha  du  Nat- 
chez.  Parti  de  la  Nouvelle-Orléans  le  30  juin  1870,  à  quatre  heures 
cinquante-cinq  minutes  de  l'après-midi,  il  atteignait  Saint-Louis,  le 
4  juillet,  à  onze  heures  vingt-cinq  du  matin.  Il  avait  mis  trois  jours, 
dix-huit  heures  et  trente  minutes  à  parcourir  1,801  kilomètres  1/2  ! 
Il  avait  six  heures  et  demie  d'avance  sur  le  ISatchez,  qui  prétendit 
avoir  été  arrêté  par  le  brouillard.  Le  R.  E.  Lee  était  commandé  par 
le  capitaine  John  W.  Canon,  et  le  Natchez,  par  un  vétéran  de  la 
marine  du  Sud,  le  capitaine  Thomas  P.  Feathers. 

J'ai  dit  que,  dans  les  courses  de  ce  genre,  il  ne  se  produisait  ja- 
mais d'accidens  graves.  Ils  n'étaient  cependant  pas  aussi  rares  en 
toute  occasion.  Pendant  que  je  terminais  mon  apprentissage,  il  y  en 
eut  un  qui  m'atteignit  cruellement.  Mon  frère  Henri,  qui  était  nion 
cadet,  était  embarqué  en  qualité  de  commis  à  bord  de  la  Pennsyl- 
vanie, commandée  par  le  capitaine  Klinefelter.*  La  nuit  qui  précéda 
son  départ,  nous  causions  tous  deux  sur  le  quai,  et  notre  conversa- 
tion portait  précisément  sur  ce  sujet  des  accidens.  Nous  nous  de- 
mandions si,  en  pareil  cas,  un  simple  particulier,  sans  autorité  offi- 
cielle, pouvait  être  utile  à  quelque  chose  au  milieu  de  la  panique 
générale  ;  notre  conclusion  fut  affirmative,  et  en  conséquence  nous 
décidâmes  que,  si  jamais  un  désastre  se  produisait  à  notre  bord, 
nous  nous  attacherions  au  navire  pour  tâcher  d'y  rendre  le  plus  de 
services  possible.  Henri  n'oublia  pas  cette  résolution. 

Notre  steamer  quitta  la  Nouvelle-Orléans  deux  jours  après  la 
Pennsylvania.  Gomme  nous  arrivions  à  Napoléon,  dans  l'Arkansas, 
on  me  remit  une  seconde  édition  d'un  journal  de  Memphis.  La 
Pennaylvania  avait  sauté  ;  on  parlait  de  cent  cinquante  morts  ;  mon 
frère  était  compté  parmi  ceux  qui  avaient  pu  échapper  au  désastre. 
Un  peu  plus  loin,  je  trouvai  un  autre  journal.  Cette  fois,  mon  frère 
était  cité  parmi  les  blessés.  Ce  n'est  qu'à  Memphis  même  que  je 
pus  avoir  les  détails  de  la  catastrophe. 

Il  était  six  heures  du  matin,  la  journée  s'annonçait  comme  une 


MARK    TWAIN.  90S 

des  plus  chaudes  de  la  canicule.  La  Pemisylvania  remontait  lente- 
ment le  fleuve,  au  nord  de  Ship  Island,  à  peu  près  à  60  milles  au- 
dessous  de  Memphis.  Le  steamer  avait  pris  en  remorque  un  chaland 
rempli  de  bois,  qu'une  partie  de  l'équipage  était  en  train  de  vider. 
Le  pilote  Ealer  était  à  son  poste.  Le  mécanicien  en  second  et  un 
chauffeur  avaient  charge  de  la  machine.  Les  commis  dormaient, 
ainsi  que  le  mécanicien-chef  et  le  second.  Les  passagers,  qui  étaient 
nombreux,  n'étaient  pas  encore  sortis  de  leur  cabine.  Le  capitaine 
Klinefelter  se  faisait  raser  sur  le  pont.  Voyant  que  la  provision  de 
bois  était  embarquée  et  que  le  chaland  était  à  peu  près  vide,  le 
pilote  sonna  pour  donner  l'ordre  de  marcher  en  avant  à  toute  va- 
peur. Une  seconde  après,  quatre  des  chaudières,  sur  huit,  firent 
explosion  avec  un  fracas  épouvantable,  et  un  tiers  à  peu  près  du 
bateau,  à  l'avant,  fut  projeté  en  l'air  avec  les  deux  cheminées.  Pres- 
que tous  les  débris  retombèrent  pèle-mèle  sur  le  navire  ;  puis,  au 
bout  d'un  instant  commen(;a  l'incendie. 

Quantité  de  gens  furent  jetés  au  loin  par  la  force  de  l'explosion. 
Le  charpentier,  qui  dormait,  n'avait  pas  quitté  son  matelas,  lors- 
qu'il se  retrouva  dans  l'eau,  à  25  mètres  du  steamer.  Plusieurs 
personnes  disparurent  complètement,  et  nul  ne  les  vit  plus.  George 
Ealer,  le  pilote,  eut  assez  de  présence  d'esprit  pour  s'envelopper 
la  tête  dans  sa  jaquette  ;  il  se  sentit  brusquement  précipité  et  tomba 
sur  les  chaudières  qui  n'avaient  pas  éclaté,  suivi  de  sa  roue,  et  en- 
veloppé dans  un  nuage  de  vapeur  brûlante.  De  tous  ceux  qui  respi- 
rèrent cette  vapeur,  aucun  n'échappa.  Mais  Ealer,  grâce  à  sa  pré- 
caution, put  en  sortir  intact,  et  se  frayer  un  chemin  jusqu'à  l'air 
libre.  Mon  frère  Henry  et  l'un  de  ses  collègues  avaient  été  jetés  à 
l'eau;  Leur  premier  mouvement  fut  de  se  diriger  vers  le  rivage  qui 
n'était  qu'à  quelques  centaines  de  mètres.  Mais  tout  à  coup  Henry 
déclara  qu'il  ne  se  sentait  pas  blessé,  et  revint  vers  le  navire,  dans 
l'espoir  de  se  rendre  utile.  U  était  atteint  cependant  et  même  mor- 
tellement. 

A  bord,  l'incendie  faisait  des  progrès.  Les  cris  et  Irs  gémisse- 
mens  remplissaient  l'air.  Beaucoup  de  gens  avaient  été  brûlés, 
beaucoup  aussi  blessés.  Un  malheureux  prêtre  avait  été  coupé  en 
deux  par  un  levier  de  fer,  au  moment  de  l'explosion.  Il  mourut 
lentement,  dans  d'atroces  souffrances.  Un  jeune  enseigne  de  la 
marine  française,  âgé  de  quinze  ans,  fils  d'un  amiral,  avait  été 
brûlé  affreusement  ;  il  supportait  avec  courage  des  douleurs  ter- 
ribles. Les  deux  seconds,  également  couverts  de  brûlures,  étaient 
à  leur  poste  ;  ils  firent  passer  le  chaland  à  la  proue  du  navire,  et, 
aidés  du  capitaine,  ils  repoussèrent  les  passagers  qui  voulaient  l'en- 
vahir, pendant  qu'on   organisait  le  sauvetage  des  blessés.  Mais 


QOh  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

l'incendie  gagnait  rapidement  du  terrain.  Plusieurs  personnes,  em- 
prisonnées sous  les  débris  du  navire,  poussaient  des  cris  déchirans. 
Tous  les  efforts  pour  éteindre  le  feu  furent  inutiles  ;  il  fallut  enfin 
jeter  les  seaux  de  côté,  et  les  officiers,  munis  de  haches,  essayèrent 
de  délivrer  ceux  qui  ne  pouvaient  pas  s'échapper.  Parmi  eux  se 
trouvait  un  des  chauffeurs.  Il  n'était  pas  blessé,  mais  il  était  dans 
l'impossibilité  de  se  dégager.  Quand  il  vit  que  l'incendie  allait 
chasser  les  travailleurs,  il  supplia  qu'on  lui  brûlât  la  cervelle  pour 
échapper  à  une  plus  horrible  mort.  En  effet,  les  travailleurs  furent 
bientôt  forcés  de  s'éloigner  et  durent  écouter  pendant  longtemps 
les  supplications  de  cet  infortuné,  sans  pouvoir  lui  porter  secours. 

Enfin,  l'incendie  finit  par  chasser  du  bord  tous  ceux  qui  y  étaient 
restés.  On  s'entassa  pêle-mêle  dans  le  chaland,  puis  les  cordes  qui 
l'attachaient  au  navire  furent  coupées,  et  tous  deux  descendirent  le 
fleuve  à  la  dérive.  Le  chaland  aborda  à  l'extrémité  de  Ship-Island, 
et  là,  sans  abri,  sous  un  soleil  torride,  les  malheureux  naufragés 
durent  attendre  toute  la  journée,  privés  de  nourriture,  et  dénués 
de  tout  soin.  Un  steamer  finit  par  arriver,  qui  les  transporta  à  Mem- 
phis,  où  ils  furent  immédiatement  secourus  avec  une  cordialité  par- 
faite. Mon  frère  Henry  avait  déjà  perdu  connaissance.  Les  méde- 
cins examinèrent  ses  blessures  et,  les  jugeant  fatales,  s'occupèrent 
de  ceux  qu'ils  espéraient  sauver.  Les  blessés,  au  nombre  de  qua- 
rante, furent  placés  sur  des  lits  dans  la  grande  salle  d'un  établis- 
sement public.  Les  dames  de  Memphis  vinrent  chaque  jour  les  soi- 
gner, les  panser,  et  leur  apporter  les  mille  douceurs  que  leur 
suggérait  l'expérience,  car  ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'un 
drame  aussi  affreux  se  déroulait  aux  portes  de  la  ville.  Les  méde- 
cins, les  étudians  en  médecine  se  partageaient  les  veilles,  et  la  ville 
fournissait  les  fonds  nécessaires. 

Quand  j'arrivai,  le  spectacle,  nouveau  pour  moi,  était  lugubre. 
Dans  la  grande  pièce  claire,  deux  longues  rangées  de  lits  s'éten- 
daient, portant  chacun  une  vague  figure  humaine,  dont  la  tête  dis- 
paraissait dans  une  épaisse  enveloppe  de  ouate.  Je  passai  là  six 
jours  et  six  nuits  dont  la  tristesse  m'est  restée  au  cœur.  Chaque 
jour  je  voyais  se  renouveler  une  scène  toujours  plus  poignante  :  le 
transport  des  cas  désespérés  dans  une  chambre  spéciale.  On  vou- 
lait épargner  aux  autres  le  lugubre  spectacle  de  leur  agonie  et  leur 
éviter  une  souffrance  de  plus.  On  emportait  le  condamné  le  plus 
silencieusement  possible,  et  une  muraille  d'infirmiers  dissimulait, 
autant  que  faire  se  pouvait,  la  litière  fatale.  Mais  le  mystère  n'était 
pas  facile  ;  au  fond,  chacun  devinait  aisément  ce  que  voulait 
dire  cet  appareil  singulier,  ces  gens  courbés  en  avant  et  mar- 
chant lentement,  sans  faire  de  bruit.  Tous  les  yeux  suivaient  le 


MARK    TWAIN.  905 

cortège,  et  un  frisson  le  précédait,  courant  de  lit  en  lit,  comme  une 
vague. 

Le  tour  de  mon  frère  devait  bientôt  venir.  Un  des  premiers 
médecins  de  la  ville,  le  docteur  Peyton,  essaya  vainement  toutes 
les  ressources  de  son  art  pour  le  sauver.  Comme  le  premier 
examen  l'avait  révélé,  ses  blessures  étaient  inguérissables.  Le  soir 
du  sixième  jour,  son  esprit  incertain  s'occupa  de  choses  lointaines 
et  ses  doigts  anémiés  se  mirent  à  griffer  sa  couverture.  Son  heure 
était  arrivée.  Nous  emportâmes  le  pauvre  enfant  dans  la  chambre 
de  mort. 


IV.  —  VINGT    ANS   APRÈS. 

Depuis  lors,  une  vingtaine  de  longues  années  se  sont  écoulées 
une  à  une.  Mon  éducation  terminée,  j'avais  obtenu  ma  patente,  et 
peu  à  peu  j'étais  parvenu  à  compter  parmi  les  vrais  pilotes.  Ma 
situation  était  prospère.  La  navigation  à  vapeur  allait  se  dévelop- 
pant chaque  jour  davantage,  —  et  le  travail  venait  au-devant  de 
moi.  C'était  tout  ce  qu'il  me  fallait  ;  le  temps  passait  doucement, 
sans  secousses,  et  j'espérais  terminer  mes  jours  sur  le  grand  fleuve, 
la  main  sur  ma  roue.  Mais,  un  beau  jour,  survint  la  guerre  de  sé- 
cession ;  le  commerce  s'arrêta  d'abord,  puis,  quand  la  tourmente 
fut  passée,  il  prit  d'autres  voies,  et  préféra  les  nouveaux  chemins 
de  fer  au  vieux  Mississipi.  Les  steamers  disparurent  peu  à  peu,  et 
k  peine  en  trouve-t-on  encore  quelques-uns  aujourd'hui  sur  cette 
route  jadis  si  fréquentée.  Des  remorqueurs,  plus  économiques  et 
moins  brillans,  font  à  peu  près  tout  le  gros  travail  de  nos  jours. 
xMon  métier  se  trouvait  ainsi  annulé  entre  mes  mains  ;  il  fallut  cher- 
cher d'autres  moyens  d'existence. 

J'accumulai  les  expériences.  D'abord  mineur  dans  les  terrains 
argentifères  de  Nevada,  je  fus  ensuite  reporter  de  journaux,  puis 
mineur  encore,  tenté  par  ïauri  sacra  fumes,  en  Californie;  puis  je 
revins  au  journalisme,  à  San-Francisco,  aux  îles  Sandwich,  en  Eu- 
rope, en  Orient,  à  titre  de  correspondant  particulier.  Ensuite  je  me 
fis  conférencier,  et  en  dernier  lieu,  écrivailleur  de  minces  ouvrages, 
après  avoir  définitivement  dressé  ma  tente  parmi  les  inamovibles 
de  la  Nouvelle-Angleterre.  —  Après  des  fortunes  si  diverses,  la 
tranquillité  devait  me  paraître  chose  un  peu  fade.  Un  matin,  je  me 
sentis  mordu  au  cœur  par  le  désir  de  revoir  le  théâtre  de  mes  pre- 
miers exploits,  et  me  voilà  en  route  de  nouveau,  pour  un  vrai  pè- 
lerinage, cette  fois. 

Après  un  long  trajet,  nous  approchons  de  la  Nouvelle-Orléans. 


906  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Les  environs  de  la  grande  ville  sont  restés  les  mêmes,  et  l'aspect 
général  n'a  pas  changé.  Les  eaux  du  fleuve  (nous  sommes  à  l'époque 
de  la  crue)  atteignent  presque  au  faîte  de  la  levée  qui  protège  la 
cité.  Tout  le  pays  avoisinant,  plat  et  bas,  a  l'air  d'une  gigantesque 
cuvette  aventurée  au  milieu  des  flots.  La  ville  est  au  fond,  protégée 
par  cette  mince  muraille  de  terre  qui  la  défend  seule  contre  une 
destruction  certaine.  A  l'entrée,  se  dressent  encore  les  vieux  ma- 
gasins à  sel,  qui  ont  vu,  au  début  de  la  guerre  de  sécession,  se 
réaliser  de  si  prodigieuses  fortunes,  grâce  à  la  hausse  imprévue  de 
cette  denrée.  Les  quais,  avec  leurs  larges  planches,  s'allongent  tou- 
jours sur  la  même  étendue;  mais  les  steamers  ont  disparu,  sinon 
complètement,  du  moins  presque  tous.  L'aspect  de  la  ville,  en 
comme,  a  très  peu  changé.  C'est  toujours  la  même  poussière,  épaisse 
et  mélangée  de  papiers,  qui  remplit  les  rues,  et  vient  s'épandre  en 
couches  grises  sur  l'eau  qui  dort  dans  les  ruisseaux  profonds.  Dans 
la  région  du  sucre  et  des  salaisons,  les  trottoirs  sont,  —  comme 
jadis,  —  encombrés  de  grands  tonneaux,  de  barils,  de  quartauts 
aux  contenus  variés.  Les  maisons  de  commerce  ont  gardé  leur  lai- 
deur austère  et  leur  apparence  poussiéreuse. 

La  principale  rue,  Ganal-Street,  est  plus  remuante  et  plus  popu- 
leuse que  de  mon  temps,  avec  son  courant  incessant,  ses  proces- 
sions de  tramways,  et,  vers  le  soir,  ses  larges  vérandahs  s'ouvrant 
au  second  étage,  pleines  de  gens  élégans.  L'architecture,  pour- 
tant, n'y  offre  rien  de  remarquable.  A  proprement  parler,  il  n'y  a 
pas  d'architecture  à  la  Nouvelle-Orléans,  si  ce  n'est  dans  les  cime- 
tières. L'accusation  est  dure  à  formuler  contre  une  ville  aussi 
riche,  aussi  libérale,  aussi  énergique,  et  qui  compte  250,000  habi- 
tans  ;  mais  elle  n'en  est  pas  moins  vraie.  Le  seul  monument  est  la 
Douane,  grande  bâtisse  de  granit,  fort  coûteuse,  mais  qui  est  à 
peu  près  aussi  décorative  qu'un  gazomètre  ou  une  prison  d'état. 
Il  faut  remarquer  toutefois  qu'elle  est  antérieure  à  la  guerre  de 
sécession,  et  que  l'architecture  n'a  pris  naissance  en  Amérique 
qu'au  lendemain  de  ce  grand  conflit.  A  ce  point  de  vue,  il  est  per- 
mis de  regretter  que  la  Nouvelle-Orléans  n'ait  pas  eu  le  bénéfice 
d'un  de  ces  incendies  grandioses  qui  ont  renouvelé  si  complète- 
ment certaines  cités  du  Nord.  A  Boston  et  à  Chicago,  les  quartiers 
incendiés  se  distinguent  du  reste  de  la  ville  par  une  élégance  toute 
commerciale,  il  est  vrai,  mais  qu'aucun  autre  pays  ne  pourrait 
peut-être  dépasser.  D'ailleurs,  la  Nouvelle-Orléans  a  cherché,  ces 
derniers  temps,  à  suivre  le  mouvement  architectural;  quand  la 
Bourse  des  cotons  sera  terminée,  la  ville  jouira  d'un  noble  et  impo- 
sant édifice,  d'aspect  très  substantiel,  et  où  les  imitations  et  le 
rococo  n'auront  aucune  part.  Malgré  les  frais  considérables  de  con- 


MARK    TWAIN.  907 

struction,  elle  y  trouvera  de  nombreux  avantages.  Ce  beau  monu- 
ment en  fera  sans  doute  naître  plusieurs  autres,  et  sa  valeur  mg- 
geatiKe  doit  dès  à  présent  entrer  en  ligne  de  compte. 

Au  reste,  sous  tous  les  autres  rapports,  la  ville  est  en  grand 
[U'ogrès.  Les  hommes  éminens,  les  esprits  profonds  et  nourris 
d'idées  y  sont  en  nombre.  Les  eaux  d'égout,  vu  la  nullité  des 
pentes,  restaient  stagnantes  de  mon  temps  et  faisaient  siu*gir  de 
temps  à  autre  de  terribles  variétés  épidémiques.  Aujourd'hui,  un 
mécanisme  puissant  aspire  et  refoule,  deux  ou  trois  fois  par  jour, 
ces  flots  pestilentiels  ;  dans  la  plupart  des  égouts,  on  est  arrivé  à 
entretenir  un  courant  continu,  qui  empêche  les  dépôts  de  se  for- 
mer. Plusieurs  autres  améliorations  ont  été  apportées  à  l'hygiène 
de  la  cité,  avec  tant  de  succès  que  la  Nouvelle-Orléans  pàsse,  —  à 
part  les  irruptions  meurtrières  de  la  fièvre  jaune,  —  pour  une  des 
villes  les  plus  saines  de  l'Union.  Au  point  de  vue  du  transit  com- 
mercial, elle  a  une  importance  considérable  et  alimente  largement 
toutes  les  voies  de  transport  qui  viennent  y  aboutir.  L'éclairage 
électrique  y  est  mieux  établi  et  plus  complet  que  partout  ailleurs  et 
donne  aux  quais,  sur  tout  leur  développement,  un  aspect  féerique. 
Le  téléphone  est  partout.  Les  rhibs,  indispensables  aux  véritables 
Anglo-Américains,  y  sont  nombreux  et  bien  organisés.  Les  jour- 
naux ont  pris,  dans  ces  dernières  années,  un  essor  inouï.  Le  Timea- 
Demorrat ,  par  exemple,  qui  est  l'un  des  principaux,  avait,  lors 
des  dernières  inondations,  frété  un  bateau  à  vapeur  destiné  à  se- 
courir les  riverains  en  détresse.  Il  y  a  deux  ans,  ce  même  journal 
publiait,  dans  les  premiers  jours  d'août,  un  compte  rendu  général 
sur  le  mouvement  industriel  et  commercial  dans  la  vallée  du  Mis- 
sissipi,  depuis  la  Nouvelle-Orléans  jusqu'à  Saint-Paul.  Ce  compte 
rendu  ne  comprenait  pas  moins  de  quarante  pages  à  sept  co- 
lonnes, en  tout  deux  cent  quatre-vingts  colonnes  formant  un  total 
de  quatre  cent  vingt  mille  mots,  —  près  de  trois  fois  la  matière 
d'un  volume  in-S".  —  Voilà  qui  vaut  mieux  sans  doute  que  l'ar- 
chitecture publique. 

Je  dis  publique,  car  en  résumé,  l'architecture  privée  ne  laisse 
pas  trop  à  désirer,  malgré  sa  simplicité  un  peu  primitive.  La  plu- 
part des  maisons  sont  en  bois  et  ont  l'air  confortable.  Celles  des 
quartiers  élégans  sont  grandes  et  couvertes  d'un  badigeon  blanc 
immaculé.  Elles  ont  de  larges  vérandahs  portées  sur  des  colonnes 
assez  décoratives.  Elles  sont  presque  toujours  entourées  de  jardins 
et  s'élèvent,  tout  enguirlandées  de  roses,  au  milieu  d'un  massif 
de  feuillage  verdoyant  et  de  floraisons  multicolores.  Un  seul  détail, 
dans  ces  demeures -si  commodes  et  si  avenantes,  vient  choquer 
l'œil  et  prêter  à  la  critique.  C'est  un  grand  réservoir,  peint  en  vert, 
quelquefois  haut  de  deux  étages  et  grimpé  sur  des  échasses  qui 


908  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

s'appuie  à  l'angle  de  chacune  de  ces  maisons.  Au  premier  abord, 
il  leur  communique  à  toutes  un  faux  air  de  brasserie  endimanchée. 
Il  faut  pourtant  en  prendre  son  parti.  Quand  on  ne  peut  pas  avoir 
d'eau  de  source,  le  plus  sage  est  de  se  contenter  de  celle  qui  vient 
des  cieux,  et  c'est  ce  que  font  les  habitans  de  la  Nouvelle-Orléans. 

—  Dans  les  vieux  quartiers  hispano-français,  les  maisons  offrent 
un  aspect  tout  différent.  Elles  se  pressent  les  unes  contre  les  autres, 
avec  une  laideur  austère  et  une  affectation  de  dignité  presque 
risible  ;  elles  sont  toutes  bâties  sur  le  même  modèle,  et  sont  uni- 
formément recouvertes  d'une  épaisse  couche  de  plâtre  auquel  le 
temps  et  le  climat  ont  donné  une  teinte  chaude  et  changeante  qui 
fait  leur  principale  beauté.  A  chaque  étage,  on  trouve  une  vérandah 
qui  occupe  toute  la  façade  et  qui  est  fermée  par  une  rampe  de  fer 
ouvragé.  Ces  rampes  sont  souvent  très  ornementales  ;  le  dessin  en 
est  parfois  léger  et  original  ;  au  centre  se  trouve  un  grand  mono- 
gramme compliqué  à  l'infmi.  Quelques-unes  de  ces  rampes,  assez 
anciennes,  ont  été  forgées  de  main  d'homme,  ce  qui^leur  donne, 
parait-il,  une  certaine  valeur  comme  bibelots. 

Les  cimetières  ne  sont  pas  une  des  moindres  curiosités  de  la 
Nouvelle-Orléans.  Les  morts  y  sont  enfermés  dans  des  cellules 
construites  au-dessus  du  niveau  du  sol.  Ces  cellules  ont  l'aspect 
de  maisonnettes  ou  de  petites  chapelles.  Elles  sont  généralement 
bâties  en  marbre  et  avec  assez  d'élégance.  Elles  sont  pour  la  plu- 
part en  façade  le  long  des  allées  du  cimetière,  et,  à  voir  leurs  toits 
blancs  et  leurs  pignons  aigus  s'étendant  au  loin  dans  toutes  les  di- 
rections, on  se  croirait  réellement  dans  la  «  cité  des  morts.  »  Ces 
vastes  enclos  sont  merveilleusement  entretenus.  Devant  l'entrée 
de  tous  ces  édicules,  la  main  pieuse  des  survivans  a  placé  des  fleurs 
dans  des  vases  pleins  d'eau,  et  les  renouvelle  chaque  jour.  Parfois, 
il  est  vrai,  le  deuil  s'affirme  d'une  façon  plus  simple  et  de  plus 
mauvais  goût.  Les  tombes  les  plus  pauvres  sont  ornées  de  ce  qu'on 
appelle  des  «  immortelles  ;  »  c'est  généralement  une  croix  ou  une 
couronne,  faite  d'une  grosse  étoffe  noire,  avec  un  nœud  jaune  au 
milieu,  le  tout  formant  un  assemblage  aussi  laid  que  solide.  Les 
jours  où  le  soleil  est  le  plus  chaud,  une  nuée  de  petits  caméléons, 

—  le  plus  gracieux  de  tous  les  reptiles,  —  vient  prendre  ses  ébats 
sur  les  tombes  et  y  chasser  gaîment  les  mouches.  En  somme,  les 
habitans  delà  Nouvelle-Orléans  sont  gens  essentiellement  pratiques. 
Ne  pouvant,  à  cause  de  la  nature  du  sol,  se  donner  le  luxe  d'avoir 
des  caveaux  de  famille,  ils  ont  appris  à  s'en  passer.  Les  vivans  ne 
s'en  plaignent  guère,  et  les  autres,  point  du  tout  (1). 

(1)  Les  Israélites  seuls  et  les  pauvres  sont  enterrés  dans  le  sol  même.  Pour  les  pre- 
miers, c'est  une  simple  tolérance.  La  ville  se  charge  à  ses  frais  de  l'inhumation  des 


MARK    TWAIN.  909 

Mais,  de  toutes  les  surprises  que  me  réservait  la  ville,  la  plus 
agréable  fut  sans  contredit  la  rencontre  que  je  fis,  au  coin  d'une 
rue,  de  mon  ancien  professeur  et  patron,  Horace  Bixby,  devenu 
capitaine  d'un  grand  steamer,  la  Ville  de  Bâton-Rouge,  un  des 
derniers  construits.  L'excellent  homme  n'était  changé  en  rien:  c'é- 
tait la  même  figure  mince,  les  mêmes  cheveux  bouclés,  la  même 
vivacité,  la  môme  décision  dans  le  regard  et  dans  le  mouvement, 
la  même  allure  militaire.  Vingt  et  un  ans  s'étaient  écoulés  depuis 
que  je  ne  l'avais  vu,  sans  ajouter  une  ride  à  son  front,  ou  un  che- 
veu blanc  à  sa  coiffure.  Séance  tenante,  il  fut  convenu  que  je  re- 
monterais encore  une  lois  le  fleuve  avec  lui,  dans  son  nouveau  na- 
vire. En  attendant,  il  m'invita  à  visiter  avec  lui  la  grande  plantation 
de  l'ancien  gouverneur  Warmouth,  qui  cultive  la  canne  à  sucre  sur 
un  domaine  de  deux  mille  six  cents  acres,  d'après  des  méthodes 
aussi  neuves  que  scientifiques.  Ces  méthodes  lui  ont  valu,  il  y  a 
quatre  ans,  de  perdre  quarante  mille  dollars,  sans  compter  d'autres 
menus  frais  que  j'omets  à  dessein.  Heureusement,  depuis,  la  ré- 
colte de  M.  Warmouth  a  été  d'une  tonne  et  demie  à  deux  tonnes 
par  acre,  ce  qui  est  un  rendement  trois  ou  quatre  fois  supérieur  au 
rendement  ordinaire,  et  lui  a  permis  de  compenser  largement  ses 
précédentes  dépenses. 

Le  lendemain,  nous  quittions  la  Nouvelle-Orléans  par  une  déli- 
cieuse chaleur,  et  j'eus  le  plaisir  de  voir  la  sortie  du  port  s'effectuer 
exactement  de  la  même  manière  qu'aux  temps  heureux  de  mes  dé- 
buts. M.  Bixby  déploya  la  même  sévérité  vis-à-vis  de  l'apprenti 
pilote  qui  tenait  ma  place,  et  je  crus  avoir  regagné  une  bonne  ving- 
taine d'années  en'  voyant  la  figure  consternée  du  malheureux  ado- 
lescent. Nous  entrons  dans  le  navire  et  je  retrouve,  presque 
intact,  le  même  décor  qu'il  y  a  vingt  ans.  Les  grandes  plantations 
de  cannes  à  sucre  sont  toujours  là,  bordant  des  deux  côtés  le  large 
fleuve,  et  s' étalant  en  tapis  de  verdure  jusqu'aux  murailles  sombres 
des  forêts  à  l'horizon.  Les  rives  sont  couvertes  d'habitations  diverses, 
tellement  rapprochées  les  unes  des  autres  qu'on  se  croirait  presque 
dans  une  rue  gigantesque.  Çà  et  là,  un  manoir  de  dimensions  plus 
saillantes  s'élève,  entouré  d'arbres.  Tout  le  pays  a  un  air  de  tran- 
quille prospérité.  Pourtant,  à  regarder  de  plu?  près,  il  me  semble 
que  les  cases  des  noirs  sont  moins  bien  entretenues,  et  sur  les  vil- 
las des  planteurs,  la  peinture  blanche  s'écaille  et  tombe  en  plus 
d'un  endroit.  Il  en  est  même  qui  ont  l'air  presque  abandonné.  Les 
cicatrices  de  la  grande  guerre  civile  sont  lentes  à  guérir  en  ce  pays. 

seconds.  Mais,  môme  en  ce  cas,  les  fosses  ne  dépassent  pas  trois  ou  quatre  pieds  de 
profondeur. 


910  REVUK  DES    DEUX   MONDES. 

Bâton-Rouge  marque  en  quelque  sorte  la  linaite  de  la  région  mé- 
ridionale. C'est  là  que  le  fleuve  rapproche  ses  rives  et  restreint 
son  lit;  là  aussi  commencent  pour  le  pilote  les  difficultés  de  la  na- 
vigation. La  ville  est  toujours  habillée  de  fleurs  comme  une  fiancée. 
Les  magnolias  qui  entourent  le  Gapitole  sont  couverts  d'odorantes 
boules  de  neige,  et  c'est  encore  le  soleil  des  tropiques  qui  frappe 
sur  nos  têtes.  Plus  haut,  nous  passons  devant  Port-Hudson,  où  la 
flotte  de  l'amiral  Farragut  livra  son  grand  combat  nocturne  contre 
les  batteries  confédérées,  le  15  avril  1863.  —  Chemin  faisant,  jen- 
tends  à  côté  de  moi  une  conversation  que  je  note  avec  sollicitude. 
Les  interlocuteurs  étaient  deux  commis  voyageurs,  l'un  venant  de 
Cincinnati,  l'autre  de  la  Nouvelle-Orléans,  et  tous  deux  également 
féconds  en  manières  de  se  procurer  de  l'argent.  Après  avoir  parlé 
de  l'inondation,  ils  en  étaient  venus  aux  confidences  en  ce  qui  con- 
cernait  leurs  affaires. 

—  Ainsi  tenez,  disait  le  représentant  de  Cincinnati  en  enfonçant 
son  couteau  dans  le  beurre,  voilà  un  produit  de  ma  maison.  Regar- 
dez, sentez,  goûtez,  essayez-le  de  toutes  les  façons.  A  votre  aise, 
allez,  ne  vous  gênez  pas.  Qu'est-ce  que  c'est,  à  votre  avis?  Du 
beurre,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  pas  le  moins  du  monde;  c'est  de 
V oléomargarine  :  voilà  ce  que  c'est.  Quant  à  la  distinguer  du 
beurre,  vous  ne  le  pourrez  pas;  un  expert  même  y  perdrait  son 
latin.  C'est  nous  qui  la  fabriquons.  Nous  avons  la  fourniture  de  tous 
les  bateaux  dans  l'Ouest;  on  n'y  embarque  plus  une  livre  de  beurre. 
Les  affaires  vont  bien,  comme  vous  pensez.  Dans  quelque  temps, 
nous  aurons  aussi  les  hôtels,  et  vous  verrez  le  jour  où  on  ne  trou- 
vera plus  une  once  de  beurre  dans  toute  la  vallée  du  Mississipi  et 
de  rOhio,  c'est  moi  qui  vous  le  dis.  Le  beurre  a  fait  son  temps  ; 
nous  fabriquons  l'oléomargarine  par  milliers  de  tonnes,  et  nous  la 
vendons  si  bon  marché  qu'on  est  bien  forcé  de  la  prendre.  Dans 
chaque  ville  où  je  me  suis  arrêté,  entre  Natchez  et  Cincinnati,  j'ai 
eu  des  commandes  énormes  ! 

Le  traître  continua  de  la  sorte,  dix  minutes  durant,  son  hymne  à 
la  falsification.  Quand  il  eut  fini,  son  collègue  prit  la  parole. 

—  Sans  doute ,  c'est  très  réussi  comme  imitation  ;  mais  il 
y  en  a  d'autres.  Ainsi,  par  exemple,  maintenant,  on  fait  de  l'huile 
d'olive  avec  de  l'huile  de  graine  de  cotonnier;  impossible  de  les 
distinguer... 

—  Je  sais  bien,  repartit  l'homme  de  Cincinnati;  je  sais  aussi  que, 
pendant  un  certain  temps,  l'affaire  a  été  excellente.  On  envoyait 
le  produit  en  France  et  en  Italie,  et  on  le  faisait  revenir.  La  douane 
des  Etats-Unis  estampillait  les  envois,  ce  qui  servait  de  garantie 
pour  l'authenticité  de  nos  huiles.  C'était  de  l'or  en  bouteille.  Mais 


MARK   TWAIN.  911 

la  France  et  l'Italie  ont  fini  par  casser  les  vitres  ;  elles  vous  ont  éta- 
bli un  gros  impôt,  et  l'huile  de  cotonnier  ne  pouvant  pas  supporter 
l'élévation  correspondante  du  prix,  il  a  bien  fallu  abattre  les  cartes... 

—  Vraiment!  vous  croyez?  Attendez  un  instant,  s'il  vous  plaît. 
Il  disparut  et  revint  presque  aussitôt  avec  deux  bouteilles  à  long 

col  qu'il  déboucha. 

—  Sentez-moi  cette  huile-là,  goûtez-la,  examinez  les  éticpiettes; 
l'une  d'elles  est  de  la  véritable  huile  d'olive  européenne ,  l'autre 
n'est  jamais  sortie  de  ce  pays-ci.  Faites-vous  la  différence?  Vous  voyez 
bien  que  non.  Les  plus  malins  ne  le  pourraient  pas.  Et  nous  ne  nous 
amusons  pas,  je  vous  assure,  à  envoyer  nos  produits  en  Europe.  Us 
sortent  tels  quels  de  notre  manufacture  à  la  Nouvelle-Orléans,  huile, 
bouteilles  et  tout.Tout,  excepté  les  étiquettes.  Ah  !  les  étiquettes,  par 
exemple,  nous  les  achetons  à  l'étranger,  et  elles  ne  nous  reviennent 
pas  cher.  Tenez,  dans  un  litre  d'huile  de  cotonnier,  il  y  a  tout  juste 
un  centigramme  de  je  ne  sais  quoi  qui  lui  donne  mauvais  goût.  Notre 
maison  a  trouvé  moyen  de  le  faire  disparaître,  et  c'est  la  seule.  Après 
quoi  on  peut  en  faire  ce  qu'on  veut.  Nous  allons  vite,  et  les  affaires 
aussi.  Peut-être  que  vous  fournirez  tout  le  beurre  d'ici  peu;  mais  je 
vous  jure  qu'il  ne  se  fera  bientôt  plus  une  salade  sans  nous,  entre 
le  golfe  du  Mexique  et  le  Canada. 

Là-dessus,  pleins  d'admiration  l'un  pour  l'autre,  les  deux  malfai- 
teurs échangèrent  leurs  cartes.  Comme  ils  s'éloignaient,  le  marchand 
de  beurre  fit  une  dernière  question. 

—  Mais  pourtant,  il  faut  bien  que  vous  fassiez  estampiller  vos  pro- 
duits à  la  douane.  Comment  vous  y  prenez-vous? 

Je  n'entendis  pas  la  réponse,  à  mon  grand  regret;  mais  je  restai 
rêveur  devant  les  douces  perspectives  que  leurs  paroles  m'avaient 
ouvertes. 

Nous  arrivions  à  Natchez  après  avoir  fait  300  milles  en  vingt-deux 
heures  et  demie,  un  des  trajets  les  plus  rapides  que  j'aie  vus.  La 
ville  est  séparée  en  deux  parties  très  distinctes.  La  ville  basse,  au 
bord  de  la  rivière,  est  un  éparpillement  de  minces  et  vilaines  mai- 
sonnettes. Dans  les  temps  anciens,  à  l'époque  où  la  vapeur  faisait 
défaut,  elle  jouissait  d'une  réputation  détestable  au  point  de  vue 
moral,  La  ville  haute,  au  contraire,  perchée  au  sommet  de  la  col- 
line, a  toujours  passé  pour  une  des  plus  riantes  de  la  vallée.  Comme 
ses  voisines,  elle  cherche  à  s'étendre  et  s'entoure  d'un  réseau  de 
chemins  de  fer,  qu'elle  dirige  en  tous  sens  dans  le  riche  pays  en- 
vironnant. L'industrie  y  est  florissante.  La  filature  Rosalie  compte 
cent  soixante  métiers  et  cent  ouvriers.  La  compagnie  des  cotons  de 
Natchez  a  commencé  ses  opérations  il  y  a  quatre  ans,  avec  un  capi- 
tal de  105,000  dollars,  entièrement  souscrit  par  les  habitans  de  la 


912  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ville.  Deux  ans  plus  tard,  le  capital  social  fut  porté  à  225,000  dol- 
lars. Le  nombre  des  métiers  a  été  porté  de  cent  vingt-huit  à  trois 
cent  quatre.  La  compagnie  travaille  environ  cinq  mille  balles  de  co- 
ton par  an  et  répand  sur  le  marché  plus  de  k  millions  de  mètres 
de  shirtings  et  de  sheetings.  Les  actions  de  la  société  sont  cotées 
près  de  5,000  dollars.  Inutile  de  dire  que  le  marché  n'en  est  pas 
encombré. 

En  sortant  de  Natchez,  nous  fûmes  rejoints  par  un  orage  splen- 
dide,  que  j'accueillis  presquecomme  une  vieille  connaissance.  Le  vent 
était  si  fort  que  le  navire  fut  obligé  d'accoster,  et  je  restai  seul  dans 
la  chambre  du  pilote.  La  tempête  courbait  les  jeunes  arbres,  met- 
tant à  l'air  le  dessous  pâle  des  feuilles.  Les  tourbillons  se  succé- 
daient presque  sans  intervalle,  brisant  les  branches  et  faisant  courir 
sur  la  grande  forêt  des  vagues  presque  blanches  qui  se  poursui- 
vaient. Toute  couleur  avait  disparu  du  paysage,  noyé  dans  un  gris 
de  plomb  par  les  nuées  envahissantes.  Les  coups  de  tonnerre,  de 
plus  en  plus  rapprochés,  étaient  assourdissans ;  la  pluie  tombait 
par  torrens ,  et  la  violence  du  vent  finit  par  devenir  telle  que  la 
chambre  des  pilotes  se  mit  à  craquer  en  tous  sens,  en  roulant  comme 
une  barque  en  pleine  mer.  Je  ne  m'y  attardai  pas  plus  longtemps 
et  je  descendis  dans  l'entrepont.  Je  ne  sais  pas  ce  que  sont  les 
orages  des  Alpes,  dont  on  a  tant  parlé,  n'en  ayant  jamais  vu  ;  je 
doute  qu'ils  puissent  égaler  ceux  de  la  vallée  mississipienne  ou  les 
dépasser.  Si,  par  hasard,  ils  en  étaient  capables,  je  préfère  conser- 
ver mon  ignorance  en  ce  qui  les  concerne. 

L'arrivée  à  Vicksburg  me  réservait  une  surprise.  Jadis,  nous  ar- 
rivions au  pied  même  des  collines  que  surmonte  la  ville  ;  aujour- 
d'hui, il  est  impossible  de  s'approcher  aussi  près.  Un  détour  du 
fleuve  a  changé  la  situation  de  la  ville.  Une  île  énorme  s'est  formée 
devant  ses  quais,  et  c'est  à  peine  si  l'on  peut  y  atterrir,  quand  les 
eaux  sont  hautes,  au  moyen  d'un  long  circuit.  Vicksburg  est  de- 
venue une  cité  terrestre,  comme  Sainte-Geneviève,  Osceola  et  plu- 
sieurs autres.  Elle  porte  encore,  d'ailleurs,  les  cicatrices  de  ses  ter- 
ribles souffrances  pendant  la  guerre  de  la  sécession.  On  voit  encore 
la  ceinture  de  retranchemens  qui  l'environnait  ;  à  chaque  pas,  des 
arbres  mutilés  par  le  canon,  des  abris  creusés  dans  le  sol  argileux 
viennent  raconter  quelqu'une  des  péripéties  de  ce  siège  émouvant. 

Le  bombardement  dura  six  semaines,  du  18  mai  au  II  juillet  1863, 
jour  où  le  général  confédéré  Pemberton  remit  la  ville  au  général 
Grant.  Pendant  ces  six  semaines,  l'existence  ne  fut  pas  précisément 
charmante  dans  l'intérieur  de  Vicksburg.  La  population  comprenait 
27,000  soldats  et  3,000  non-combattans.  La  ville  était  rigoureuse- 
ment fermée,  du  côté  de  la  rivière,  par  les  canonnières,  et,  de 


MARK   TWAIN.  913 

l'autre  côté,  par  de  solides  retranchemens.  Plus  de  journaux  ni  de 
nouvelles  du  monde  extérieur,  plus  de  steamers  allant  et  venant 
sur  le  fleuve,  plus  de  trains  aux  stations  du  chemin  de  fer  :  partout 
le  silence  et  l'inaction.  La  farine  atteignait  200  dollars  le  baril;  le 
blé,  10  dollars  le  boisseau  ;  le  lard,  5  dollars  la  livre  ;  le  rhum, 
100  dollars  le  gallon  ;  et  le  reste  à  l'avenant.  A  trois  heures  de  la 
nuit,  le  silence  dans  les  rues  était  si  complet  que  c'est  à  peine  si 
l'on  entendait  le  pas  cadencé  des  sentinelles  dans  le  lointain.  Puis, 
tout  à  coup,  la  terre  tremble  sous  les  coups  répétés  de  l'artillerie; 
en  une  seconde  tout  le  ciel  est  sillonné  des  rouges  éclairs  des 
bombes,  qui  s'entre-croisent  en  tous  sens.  Une  pluie  de  fer  et  de 
feu  s'abat  sur  )a  ville  endormie,  sur  les  rues,  qui  s'emplissent  subi- 
tement d'une  foule  effarée.  Tous  se  sauvent  en  courant  vers  les 
caves-abris,  poursuivis  par  les  lazzi  des  soldats,  qui  leur  crient  en 
riant  :  «  A  vos  trous,  les  rats  !  »  —  Pendant  quatre  ou  cinq  heures, 
ou  même  six,  l'ouragan  meurtrier  continue,  puis,  aussi  brusque- 
ment qu'il  avait  commencé,  il  cesse,  et  dans  les  rues  vides,  le  si- 
lence se  rétablit.  Alors  çà  et  là  une  tête  anxieuse  sort  d'une  cave, 
regarde  avec  soin  en  tous  sens.  Le  calme  continuant,  le  corps  suit 
la  tête,  et  de  tous  côtés  on  voit  surgir  de  malheureuses  créatures 
épuisées,  à  moitié  étouffées,  qui  s'étirent,  échangent  quelques  mots 
avec  leurs  voisins,  et  rentrent  chez  eux,  en  attendant  que  le  bom- 
bardement vienne  les  en  chasser  encore  une  fois.  —  De  toutes  les 
villes  riveraines  du  fleuve,  Vicksburg  fut  celle  qui  résista  le  plus 
longtemps  ;  elle  connut  les  plus  tristes  éventualités  de  la  guerre,  y 
com[)ris  l'assaut  et  la  famine. 

Aujourd'hui,  la  citadelle  disparaît  chaque  jour  devant  la  cité  com- 
merciale. Vicksburg  est  un  centre  important  qui  a  le  monopole  des 
aflîiires  dans  les  vallées  du  Yazou  et  de  la  Sunflower  et  d'où  rayon- 
nent un  grand  nombre  de  railways.  On  peut,  si  l'étroitesse  de  vues 
de  ses  citoyens  ne  vient  pas  retarder  ses  progrès ,  lui  prédire  un 
avenir  prospère. 

Nous  dépassons  ensuite  Arkansas  City,  petit  bourg  malsain  né 
d'un  contact  regrettable  entre  le  fleuve  et  la  ligne  de  chemin  de 
fer  du  Texas.  La  ville  d'Helena,  mieux  située,  portait  encore  les 
marques  de  la  dernière  inondation,  pendant  laquelle  le  fleuve  avait 
déposé  dans  ses  rues  une  épaisse  couche  de  boue.  Une  inondation 
du  grand  fleuve  est  presque  aussi  désastreuse  qu'un  incendie  géné- 
ral. Le  navire  s'arrêtait  deux  heures  à  Helena  pour  décharger  du 
fret.  C'était  un  dimanche,  et  la  population  de  couleur,  de  beaucoup 
la  plus  nombreuse  ,  remplissait  les  rues  d'étoffes  voyantes,  et  la 
gaîté  contrastait  singulièrement  avec  la  boue  pestilente  et  les  mares 
mal  desséchées  qu'on  rencontrait  à  chaque  pas.  Helena  est  la  se- 

TOMB  LXXIII.  —  1886.  58 


914  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

conde  ville  de  l'Arkansas;  elle  compte  5,000  habitans.  Tout  le  pays 
environnant  est  exceptionnellement  productif.  Le  commerce  y  est 
florissant  ;  de  40  à  60,000  balles  de  coton  par  an  s'y  écoulent.  Deux 
chemins  de  fer  s'y  réunissent,  et  les  recettes  brutes  de  la  ville  sont 
évaluées  à  h  millions  de  dollars  par  an. 

J'ai  repris  presque  toutes  mes  anciennes  habitudes  du  bord,  et, 
bien  entendu,  je  me  fais  réveiller  avec  le  pilote  de  service  à  quatre 
heures  du  matin,  car  on  n'a  jamais  trop  d'occasions  d'assister  au 
lever  du  soleil  sur  le  Mississipi.  L'heure  même  qui  précède  est  char- 
mante par  le  profond  silence  qui  règne  de  toutes  parts,  et  le  senti- 
ment exquis  de  solitude  et  de  repos  qui  s'empare  du  voyageur.  Puis 
le  dilucule  arrive  par  degrés,  les  murailles  noires  de  la  forêt  com- 
mencent à  pâlir,  de  grandes  échappées  de  fleuve  se  révèlent. 
L'eau  est  tranquille  et  polie  comme  un  miroir  et  dégage  çà  et  là 
des  vapeurs  blanches  aux  allures  de  fantômes.  Le  calme  de  la  na- 
ture est  infini  :  pas  un  souffle  d'air,  pas  une  feuille  qui  bouge.  Tout 
à  coup  un  oiseau  solitaire  entonne  sa  chanson,  un  autre  lui  répond, 
et,  en  quelques  minutes,  une  véritable  orgie  musicale  gagne  d'arbre 
en  arbre.  On  ne  voit  pas  les  chanteurs,  mais  on  avance  au  sein  d'une 
atmosphère  tout  harmonieuse.  Puis  quand  la  lumière  s'est  un  peu 
développée,  le  décor  devient  splendide.  Le  vert  sombre  des  feuil- 
lées  voisines  va  se  dégradant  à  l'horizon;  au  promontoire  prochain, 
il  s'est  transformé  en  une  teinte  douce  et  printanière.  Les  rivages 
lointains  sont  comme  des  nuages  presque  immatériels  au-dessus  de 
l'eau,  qui  les  reflète  à  l'infini.  Puis,  quand  le  soleil  est  tout  à  fait 
levé  et  distribue  sur  toutes  les  parties  du  paysage  les  splendeurs 
de  sa  lumière,  on  est  forcé  d'avouer  que  le  spectacle  auquel  on 
vient  d'assister  vaut  qu'on  s'en  souvienne. 

L'étape  suivante  est  Memphis,  où  nous  retrouvons  encore  les 
souvenirs  de  la  guerre  civile.  C'est  là  que  fut  livrée  une  des  plus 
grandes  batailles  qui  eurent  heu  sur  le  fleuve.  C'est  une  ville  su- 
perbe, admirablement  située  sur  une  falaise  qui  domine  le  cours 
du  Mississipi.  Les  rues  sont  droites  et  larges,  et  même  belles,  bien 
que  le  pavage  laisse  à  désirer.  Les  égouts  sont  une  merveille,  mais 
de  construction  récente.  Il  y  a  quelques  années,  ils  étaient  moins 
remarquables.  C'est  à  la  suite  d'une  dure  leçon  que  les  habitans 
ont  opéré  cette  heureuse  réforme.  On  se  souvient  de  l'invasion  ter- 
rible de  la  fièvre  jaune,  qui  enleva  des  centaines,  des  milliers  d'in- 
dividus. La  population  avait  diminué,  tant  par  suite  de  l'épidémie 
que  par  suite  de  l'émigration,  au  point  d'être  réduite  des  deux  tiers, 
et  les  choses  restèrent  longtemps  en  cet  état.  Un  Allemand,  M.  Er- 
nest de  Hesse-Wartegg,  a  raconté  dans  son  livre  intitulé  :  Missis- 
sipi-Fahrten,  quelques-uns  des  épisodes  les  plus  émouvans  de  cette 


MARK    TWAIN.  915 

épouvantable  tragédie.  «  C'est  en  août,  dit-il,  que  la  fièvre  jaune 
atteignit  son  maximum  d'intensité.  Chaque  jour,  des  centaines  d'ha- 
bitans  tombaient,  victimes  de  la  terrible  épidémie.  La  ville  était 
un  gigantesque  cimetière  ;  les  deux  tiers  de  la  population  avaient 
quitté  la  place  ;  les  pauvres,  les  vieillards  et  les  malades  restaient 
seuls,  désignés  d'avance  aux  coups  du  fléau.  Les  maisons  étaient 
fermées  ;  aux  portes  d'un  grand  nombre,  une  petite  lampe  brûlait, 
indiquant  que  la  mort  avait  passé  par  là.  Souvent,  plusieurs  per- 
sonnes avaient  disparu  ensemble,  et  gisaient  côte  à  côte  dans  la 
même  maison  ;  un  crêpe  noir  pendait  aux  fenêtres.  Les  magasins 
étaient  fermés,  leurs  propriétaires  étant  tous  partis  ou  décédés. 

((  L'affreuse  maladie  !  Il  lui  fallait  bien  peu  de  temps  pour  enlever 
les  gens  les  plus  vigoureux.  Un  léger  malaise,  une  heure  de  fièvre, 
puis  le  hideux  délire,  et  enfin  la  mort  jaune  !  Au  coin  des  rues,  dans 
les  squares,  on  voyait  à  terre  des  malades,  surpris  là  par  l'épi- 
démie. On  rencontrait  môme  des  cadaves  raidis  et  tordus.  La  fa- 
mine survint.  La  viande  se  gâtait  en  quelques  heures  dans  l'air 
fétide  et  pestilentiel,  et  noircissait  à  vue  d'œil.  De  temps  en  temps, 
on  entendait  sortir  d'une  maison  des  cris  atroces  ;  après  un  court 
intervalle,  ils  cessaient  :  la  mort  avait  accompli  son  œuvre.  Des 
hommes  dévoués  arrivaient  alors  avec  un  cercueil,  se  hâtaient  d'y 
clouer  la  victime,  et  l'emportaient  au  cimetière.  La  nuit,  un  silence 
de  plomb  tombait  sur  la  ville.  A  peine  entendait-on  le  pas  précipité 
des  médecins  ou  des  voitures  emportant  les  mocts,  et,  dans  l'éloi- 
gnement,  le  roulement  sourd  d'un  train  de  chemin  de  fer  pas- 
sant avec  la  rapidité  du  vent  auprès  de  la  cité  funeste,  sans  s'ar- 
rêter. » 

Aujourd'hui,  Memphis  a  recouvré  la  vie.  La  population  dépasse 
40,000  âmes,  et  le  commerce  va  se  développant  tous  les  jours. 
C'est  la  ville  charitable  par  excellence,  et  elle  a  bien  mérité  le  sur- 
nom de  Ville  du  bon  Samaritain.  Elle  a  des  fonderies,  des  ate- 
liers de  construction,  des  fabriques  de  matérie  pour  les  chemins 
de  fer,  et  reçoit  par  an  près  de  cinq  cent  mille  balles  de  coton. 
Cinq  lignes  de  chemin  de  fer  viennent  y  aboutir,  et  on  construit  en 
ce  moment  la  sixième. 

Nous  continuons  à  remonter  le  fleuve.  Après  avoir  passé  devant 
New-Madrid,  nous  atteignons  Columbus,  et  naturellement  la  con- 
versation roule  sur  la  grande  bataille  de  Belmont,  qui  fut  livrée 
sur  les  bords  du  fleuve,  à  cet  endroit,  pendant  la  guerre  de  séces- 
sion, et  qui  se  termina  par  la  défaite  du  général  confédéré  Chea- 
tham.  En  approchant  de  Cairo,  nous  manquons  de  détruire  un 
bateau  à  vapeur  qui  dédaignait  nos  signaux  et  persistait  à  vouloir 
se  mettre  en  travere  de  notre  route.  Nous  faisons  machine  en  ar- 


916  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

rière,  et  nous  le  sauvons,  pour  ainsi  dire,  à  la  force  du  poignet.  Au 
point  de  vue  littéraire,  je  regrette  notre  magnanimité.  —  C'est  à 
Gairo  que  l'Ohio  se  jette  dans  le  Mississipi  et  que  nous  entrons  dans 
le  haut  fleuve,  avec  une  certaine  anxiété,  il  est  vrai,  car  c'est  un 
des  points  où  le  cours  du  «  Père  des  eaux  »  est  le  plus  mobile  et  le 
plus  dangereux.  Une  dizaine  d'îles  s'y  sont  fondues  comme  autant 
de  morceaux  de  sucre,  et  les  rochers  s'y  déplacent  transversale- 
ment sur  des  distances  équivalentes  à  un  mille,  ce  qui  ne  laisse 
pas  d'embarrasser  le  navigateur.  Aussi,  entre  Gairo  et  Saint-Louis, 
chaque  pas  fait  en  avant  est  marqué  par  un  naufrage.  On  en  compte 
environ  un  par  mille,  à  peu  près  deux  cents  en  tout. 

Avant  de  nous  arrêter  à  Saint-Louis,  nous  passons  encore  devant 
Gap-Girardeau,  joli  bourg  situé  sur  le  flanc  d'une  colline,  et  où  les 
jésuites  ont  établi  un  collège  florissant,  ce  qui  a  amené  la  construc- 
tion de  plusieurs  autres  établissemens  rivaux  sur  le  même  point  ; 
puis  devant  le  pénitencier  de  Ghester,  qui  est  situé  dans  l'état  d'Il- 
linois.  Toute  cette  partie  du  fleuve  entre  Gairo  et  Saint-Louis  est 
remarquable  par  la  beauté  et  la  variété  du  paysage.  Enfin  nous  dé- 
passons Sainte-Geneviève,  une  charmante  petite  ville,  dont  le  fleuve 
excentrique  s'éloigne  chaque  jour  davantage.  Sainte-Geneviève  est 
de  fondation  française,  c'est  une  des  dernières  reliques  d'un  temps 
où  la  domination  de  la  France  s'étendait  depuis  Québec  jusqu'aux 
bouches  du  Mississipi. 

L'aspect  de  Saint-Louis  s'était  grandement  modifié  depuis  mon 
dernier  séjour.  L'ancienne  population  marinière  faisait  défaut  dé- 
sormais. Le  matelot  mississipien  avait  disparu,  avec  ses  prétentions 
singulières,  ses  grâces  et  ses  dépenses  inattendues.  Les  salles  de 
billard  n'en  présentaient  plus  un  seul  spécimen.  Aucun  des  joueurs 
ne  se  hasardait  à  taper  familièrement  sur  l'épaule  du  patron  de 
l'établissement.  Rien  ne  marquait  mieux  la  décadence  de  la  naviga- 
tion sur  le  grand  fleuve.  Encore  une  aristocratie  dont  le  temps  a 
fait  justice  I  —  En  revanche,  certaines  choses  n'avaient  guère  changé 
à  Saint-Louis.  Gomme  je  regagnais  ma  chambre  à  l'hôtel,  après 
avoir  quitté  le  paquebot,  je  rencontrai  un  de  mes  compagnons  de 
voyage.  Il  versait  des  larmes  amères. 

—  Gomment  faire  quand  on  a  soif  ici  s'écrie-t-il  ?  en  me  voyant. 
Est-on  forcé  de  boire  une  pareille  abomination  ! 

Et  il  me  montra  un  verre  de  liquide  noirâtre  qu'on  lui  avait  ap- 
porté comme  eau. 

—  G'est  donc  impossible  à  avaler?  demandai-je. 

—  Je  pourrais  peut-être  en  venir  à  bout  si  j'avais  un  peu  d'eau 
propre  pour  laver  celle-ci. 

L'eau  est  toujours  restée  la  même  dans  ce  pays.  Elle  est  fournie 


MARK   TWAIN.  917 

par  le  Missouri,  dont  les  flots  turbulens  contiennent  une  énorme 
quantité  de  terre  en  suspension.  Si  on  a  la  patience  de  laisser  son 
verre  en  repos  pendant  une  demi-heure,  on  peut  aisément  renou- 
veler le  miracle  de  la  Genèse  et  séparer  l'eau  de  la  terre.  Après 
quoi,  on  les  trouve  toutes  deux  excellentes  :  l'une  à  boire,  l'autre 
à  manger.  L'eau  est  très  saine  et  la  terre  très  nutritive.  Les  indi- 
gènes ne  les  prennent  pas  successivement,  mais  ensemble,  ainsi 
que  l'a  voulu  la  nature.  Quand  ils  trouvent  un  pouce  de  vase  au 
fond  de  leur  verre,  ils  l'agitent  avec  une  petite  cuiller  comme  on 
fait  d'un  morceau  de  sucre  mal  fondu.  Ce  mélange,  en  somme,  est 
bien  préférable  à  l'eau  ;  il  est  excellent  pour  la  navigation,  comme 
pour  la  boisson.  En  revanche,  pour  tout  autre  usage,  il  ne  vaut 
rien  ;  on  peut  s'en  servir,  cependant,  pour  baptiser  les  nouveau- 
nés. 

Le  lendemain  matin,  je  parcourus  la  ville.  Malgré  des  change- 
mens  radicaux,  elle  n'a  pas  l'air  neuf.  A  Saint-Louis,  rien  ne  peut 
avoir  l'air  neuf.  La  fumée  de  charbon  donne  tout  de  suite  un  air 
d'antiquité  aux  monumens  les  plus  récens.  La  ville,  d'ailleurs,  a 
doublé  d'étendue  depuis  l'époque  où  je  l'ai  vue,  et  compte  actuel- 
lement /iOO,000  habitans.  L'architecture  des  maisons  privées  a 
complètement  changé  de  caractère  et  est  devenue  remarquable 
d'élégance  et  de  goût.  Elles  sont  isolées  à  présent  et  entourées  de 
jardins  verdoyans,  au  lieu  d'être  entassées  toutes  ensemble  comme 
autrefois.  Le  noble  et  beau  parc  de  la  Forêt,  celui  de  Tower  Grave 
et  le  Jardin  botanique  sont  autant  d'heureuses  innovations.  Aussi 
un  regret  poignant  me  vient-il  à  l'esprit  en  considérant  cette  su- 
perbe cité.  La  première  fois  que  je  la  vis,  j'aurais  pu  l'acheter 
pour  la  somme  de  6  millions  de  dollars.  Je  ne  me  consolerai  jamais 
de  ne  l'avoir  pas  fait.  11  est  difficile  de  s'expliquer  aujourd'hui 
comment  j'ai  pu  laisser  échapper  une  aussi  bonne  affaire.  Mais, 
hélas  !  en  ce  temps-là  j'avais  bien  des  raisons  pour  ne  pas  la  con- 
clure. 

Mais  de  tous  les  changemens  que  je  constate  autour  de  moi ,  le 
plus  complet,  le  plus  triste  m'attend  sur  la  «  levée.  »  J'y  ai  vu  au- 
trefois une  rangée  non  interrompue  d'alertes  steamers  qui  s'éten- 
dait sur  une  longueur  de  plus  d'un  mille;  aujourd'hui,  à  peine  si 
l'on  aperçoit  une  demi-douzaine  de  bateaux  à  moitié  endormis. 
Les  quais  sont  déserts  ;  un  nègre  seul,  écrasé  par  l'ivresse,  fait 
tache  dans  la  solitude  silencieuse,  à  l'endroit  même  où  les  armées 
de  commerçans  s'entre-dévoraient  autrefois  !  Remorqueurs  et  che- 
mins de  fer  ont  accompli  leur  œuvre  de  destruction.  Le  gigantesque 
pont  qui  s'allonge  au-dessus  de  nos  têtes  a  joué  aussi  son  rôle  dans 
l'anéantissement  de  l'ancienne  navigation.  Au  bord  de  la  rivière,  le 


918  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

pavage  est  mauvais,  les  trottoirs  ne  sont  plus  entretenus,  et  la 
boue  est  maîtresse  du  chemin.  Saint-Louis  est  une  grande  et  pro- 
spère cité  ;  mais  ce  n'est  plus  à  la  rivière  qu'elle  doit  cette  prospé- 
rité. Et  les  villes,  comme  les  hommes,  ayant  la  reconnaissance 
courte,  Saint-Louis  semble  chaque  jour  se  détourner  davantage  du 
fleuve  auquel  elle  doit  la  vie.  La  navigation  à  vapeur  sur  le  Mis- 
sissipi  était  née  vers  1812  ;  en  trente  années,  elle  avait  atteint  à 
son  apogée,  et,  trente  autres  années  après,  elle  s'est  trouvée  ré- 
duite à  presque  rien.  Les  chemins  de  fer  lui  ont  enlevé  les  passa- 
gers en  faisant,  en  deux  ou  trois  jours,  ce  que  le  steamer  mettait 
une  semaine  à  faire.  Les  remorqueurs  l'ont  achevée  en  transpor- 
tant cinq  ou  six  fois  la  charge  d'un  navire  à  des  prix  dérisoires. 
A  peine  si  aujourd'hui  une  ou  deux  compagnies  fluviales,  soute- 
nues par  d'énormes  capitaux,  trouvent  à  vivre  à  force  d'économies. 
Les  beaux  jours  d'autrefois  sont  passés  et  ne  reviendront  plus. 

Moi-même,  que  suis-je,  sinon  un  débris  de  ce  passé  que  je  re- 
grette, le  dernier  représentant  d'une  race  qui  va  s'éteindre,  et 
dont  il  ne  restera  peut-être  pas  même  le  souvenir  ?  C'est  avec  cette 
triste  pensée  que  je  quitte  le  grand  fleuve,  ce  «  Père  des  eaux,  » 
dont  j'ai  fait  le  dieu  de  ma  jeunesse ,  et  qui  m'avait  donné  en 
échange  l'indépendance  et  la  dignité  de  ma  vie.  Il  est  dur  parfois 
de  faire  place  aux  autres,  alors  qu'on  se  sent  encore  quelque  appé- 
tit au  grand  banquet  de  l'existence.  L'amertume  de  ces  réflexions 
me  poursuit  jusque  dans  le  wagon  banal  où  je  monte  pour  reprendre 
le  chemin  de  ma  demeure.  La  vulgarité  des  choses  quotidiennes  va 
me  reprendre,  et  c'est  à  peine  si  je  pourrai,  de  temps  en  temps, 
songer  à  mes  aventures  d'autrefois,  à  mes  échappées  d'héroïsme  et 
de  folie  au  temps  où  je  naviguais  sur  le  Mississipi.  Je  ne  les  ou- 
blierai pas  cependant,  car  là  se  sont  écoulées  mes  meilleures  et 
mes  plus  chères  années,  celles  dont  on  ne  se  repent  jamais,  celles 
qui  consolent  et  qu'on  voudrait  toujours  revivre. 


Eugène  Forgïïes. 


LA 


VIGNE    AMÉRICAINE 

EN     1885 


L'année  viticole  de  1885  a  été  des  plus  mouvementées.  La 
gelée  s'est  manifestée  sous  une  forme  tellement  insidieuse,  que 
son  intensité  n'a  pu  être  niesurée  que  dans  ses  conséquences  finales. 
Un  printemps  humide  a  amené  la  chlorose  dans  certains  terrains  à 
sous-sol  imperméable  de  l'Hérault,  jetant  des  doutes  exagérés,  sinon 
immérités,  sur  la  durée  du  riparia  greffé  ;  doutes  et  chlorose  se 
sont  heureusement  dissipes  devant  les  chaleurs  tardives  de  l'été. 
Déliant  probabilités  et  remèdes,  le  mildew  a  capricieusement  pro- 
mené ses  ravages  par  monts  et  par  vaux,  mettant  à  néant  les  théo- 
ries dont  vainement  s'abritaient  nos  terreurs.  Le  phylloxéra,  vaincu 
en  Languedoc,  semblait  s'enfuir  vers  le  nord,  lorsque,  brusquement, 
il  a  surgi  sous  le  soleil  africain.  Officiellement  découvert  à  Tlemcen, 
où  il  était  officieusement  soupçonné  depuis  des  mois,  il  a  été  cerné 
par  la  troupe  et  reçu  par  les  autorités  savantes,  civiles  et  militaires. 
Dieu  sait  si  sa  petitesse  s'est  arrêtée  devant  des  moyens  trop  gi'ands 
pour  lui  1 

Enfin,  pendant  les  misérables  vendanges  que  gelée,  chlorose 
et  mildeiv  nous  avaient  laissées,  la  consolation  et  l'espérance 
nous  sont  arrivées  de  trois  côtés  à  la  fois.  La  chaux  avait  triomphé 
du  mildew  en  Italie,  l'efficacité  du  sulfate  de  cuivre  s'était  affirmée 
en  Bourgogne,  tandis  que,  près  de  Bordeaux,  un  mélange  de  sulfate 
de  cuivre  et  de  chaux  avait  donné  des  résultats  concluans  à  Dauzac 
€t  à  Beàucailiou,  chez  M.  Johnston. 


920  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Des  malheurs  de  l'année,  un  seul  a  planté  sa  tente,  c'est  le  phyl- 
loxéra en  Algérie.  Sa  marche  sera  lente,  comme  jadis  elle  le  fut  en 
Amérique,  mais  le  coup  est  porté,  arrêtant  l'unique  essor  commer- 
cial et  agricole  que  nos  autres  malheurs  avaient  respecté. 

Voici  les  faits  nouveaux  à  étudier  en  1885  ;  mais,  avant  de  passer 
en  revue  les  sujets  déjà  étudiés  en  1883  (1),  mettons  en  présence  le 
statu  quo  des  traitemens  chimiques  et  la  vive  extension  des  plan- 
tations américaines  dans  l'Hérault,  année  par  année,  de  1883  à 
1885: 

ANNÉES  VIGNES  TRAITÉES  PAR  LE  SULFURE  DE  CARBONE  VIGNES  AMÉRICAINES 

1883  3.490  n.825 

1884  2.340  29.689 
1885(2)                                     3.000  44.000 

C'est  dans  ces  document  officiels  que  la  vérité  éclate. 

L'expérience  des  quatre  années  écoulées  depuis  notre  première 
étude  groupe  les  faits  de  la  viticulture  américaine  en  trois  caté- 
gories, à  savoir  :  1°  certitudes  absolues  ;  2°  quasi-certitudes  aux- 
quelles il  ne  manque  que  la  sanction  des  années  pour  devenir 
certitudes  ;  3°  probabilités  appuyées  sur  la  logique  et  sur  un  com- 
mencement d'expérience. 

Parmi  les  certitudes,  plaçons  en  première  ligne  la  durée,  la  ferti- 
lité et  l'immunité  contre  le  mildnv  de  l'herbemont.  Tout  ce  que  les 
Américains  disent  de  ce  cépage  est  absolument  vrai,  lorsque,  sui- 
vant aveuglément  leurs  conseils,  on  le  plante  en  pays  chaud  et  dans 
des  terres  sèches,  caillouteuses  et  profondes.  La  réussite,  la  durée 
et  la  fertilité  des  greffes  américaines  affranchies  (3)  sur  porte-greffes 
américains  ou  français  sont  également  avérées.  C'est  le  port  de  salut 
de  tous  ceux  qui  auront  fait  fausse  route  ;  car  toutes  les  erreurs  dues 
à  la  routine  des  vignerons,  tous  les  fnalheurs  causés  par  l'inconnu 
dans  l'adaptation  y  trouveront  un  remède  sûr,  rapide  et  relative- 
ment peu  coûteux.  Cette  greffe  affranchie  n'est  pas  chose  nouvelle 
en  France  ;  elle  était  déjà  pratiquée  il  y  a  quarante  ans,  dans  le  Bor- 
delais et  dans  les  Charentes,  pour  substituer  un  cépage  à  un  autre 
sans  changer  l'âge  de  la  souche.  Lors  de  l'invasion  de  l'oïdium,  on 
y  eut  également  recours  en  Provence  et  ailleurs  pour  remplacer 


(1)  Voyez  la  Eevue  du  1"  avril,  du  \"  mai,  du  15  juin  1881  et  du  l»' juin  1883  et 
Grande  Culture  de  la  vigne  américaine,  3*  édition.  Nîmes;  Dubois. 

(2)  Cette  année  n'est  pas  complète,  il  manque  six  communes;  les  chiffres  sont  donc 
approximatifs,  non  positifs. 

(3^  Produits  directs. 


LA    VIGNE  AMÉRICAINE   EN  1885.  921 

les  variétés  trop  accessibles  par  celles  que  l'on  espérait  trouver 
plus  résistantes.  Cette  longue  expérience  démontre  surabondam- 
ment qu'une  vigne  greffée  peut  vivre  aussi  longtemps  qu'une  vigne 
non  greffée,  et  que  cet  arbuste  n'échappe  nullement  aux  règles  qui 
s'appliquent  aux  végétaux  greffés  en  général,  ni  à  celles  qui  régis- 
sent les  espèces  sarmenteuses  en  particulier. 

Toute  cette  classe  d'arbustes  (vignes  vierges,  bignonias)  pré- 
sente cette  particularité  que  leur  écorce,  au  lieu  d'être  épaisse, 
riche  en  sève  et  solide  comme  celle  des  pommiers,  abricotiers,  etc., 
est  mince,  sèche  et  fragile.  Il  s'ensuit  que  la  greffe  de  la  vigne  ne 
réussit  qu'exceptionnellement  à  l'air  libre  et  demande  au  contraire 
à  être  pratiquée  entre  deux  terres,  situation  qui  donne  lieu  au  phé- 
nomène de  l'affranchissement  du  greffon. 

Avant  le  phylloxéra,  cet  affranchissement  du  greffon  était  la  règle 
et  ne  présentait  aucun  inconvénient  ;  au  contraire,  il  venait  en  aide 
à  la  vigueur  de  la  souche  greffée.  Lorsqu'il  s'agit  de  greffons  amé- 
ricains, nous  retombons,  malgré  le  phylloxéra,  dans  la  situation  qui 
donnait  jadis  de  si  bons  résultats,  c'est-à-dire  que  porte-greffe  et 
greffon  confondent  leur  action  dans  l'œuvre  de  la  nutrition.  Le 
phylloxéra  et  nos  efforts  vers  l'œuvre  de  la  reconstitution  ont  créé 
à  la  greffe  deux  nouveaux  rôles  :  celui  où  le  greffon  américain  vient 
s'approprier  ce  qui  reste  de  vitalité  à  la  souche  française  pour  s'en- 
raciner lui-même  et  survivre  à  sa  nourrice,  et  celui  où  un  greffon 
français  est  inséré  dans  une  souche  américaine  et  em|)êché 
d'émettre  des  racines  condamnées  d'avance  à  devenir  la  proie  du 
phylloxéra,  par  conséquent  à  déséquilibrer  la  nutrition  de  ce  plant 
à  double  origine. 

Ces  distinctions  établies,  nous  plaçons  la  greffe  affranchie  d'es- 
pèces américaines  sur  porte-greffes  américains  parmi  les  certitudes 
absolues,  et  la  greffe  française  sur  porte-greffe  américain  résistant, 
à  la  première  place  parmi  les  quasi-certitudes.  —  Si  nous  ne  ran- 
geons pas  ce  procédé  de  reconstitution  parmi  les  certitudes  abso- 
lues, c'est  à  cause  des  insuccès  partiels  que  de  mauvaises  applica- 
tions lui  attirent  ;  insuccès  auxquels  on  ne  peut  opposer  que  des 
réussites  encore  trop  jeunes  pour  vaincre  les  préjugés  des  désolés 
perpétuels  qui  forment  une  pesante  arrière-garde  au  progrès.  C'est 
sur  ce  procédé  que  la  masse  des  vignerons  de  la  nouvelle  école  a 
mis  son  espoir,  malgré  les  doutes  et  les  assertions,  plus  ou  nioins 
appuyées,  dont  les  retardataires  sèment  leur  route.  Rien  dans  la 
logique  ni  dans  l'expérience  ne  vient  jusqu'ici  à  l'eiicotjtre  de  la 
durée  indéfinie  d'une  greffe  française  bien  soudée  et  non  affranchie 
sur  porte-greffe  résistant.  11  a  été  dit  que  le  riparia,  si  vigoureux 
quand  il  atteint  les  cimes  des  grands  arbres  d'Amérique,  s'étouffait 


922  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

SOUS  un  aramon  à  taille  basse  et  courte  ;  on  donne  comme  preuve 
Tamoindrissement  de  la  végétation  après  la  première  année  de 
greffe,  mais  ce  fait  s'explique  par  la  mise  à  fruit  aux  dépens  de  l'ac- 
croissement du  bois. 

Étant  donné  que  la  greffe  accélère  la  production  du  fruit,  il  faut 
admettre  qu'elle  crée  aussi  une  disproportion  entre  la  fertilité  du 
système  aérien  et  l'activité  du  système  radiculaire,  qui,  au  lieu 
d'une  modification  développant  ses  moyens,  a  subi  une  dépression 
par  l'absence  momentanée  du  système  foliacé  et  une  fatigue  en 
soudant  la  greffe. 

Je  ne  prétends  pas  nier  des  défaillances  que  d'autres  affirment, 
mais  les  années  seules  pourront  prononcer  entre  les  pessimistes  et 
les  optimistes  au  sujet  du  riparia.  Ce  cépage,  étant  le  plus  re- 
cherché des  porte-greffes,  est  nécessairement  le  plus  attaqué;  il 
n'en  est  pas  de  même  du  taylor,  d'abord  parce  qu'il  est  peu  re- 
cherché et,  ensuite,  parce  que  depuis  de  longues  années  il  a  fait 
ses  preuves  en  Amérique  comme  le  meilleur  des  porte-greffes. 

Le  riparia  n'est  sorti  des  forêts,  où  il  prospérait  à  l'aise,  que 
grâce  au  sentiment  de  patriotisme  illogique  et  mal  placé  de  quel- 
ques Français  qui,  après  avoir  essayé  de  repousser  la  vigne  améri- 
caine dans  son  ensemble,  se  sont  retranchés  dans  la  gloriole  de  dé- 
couvrir à  nouveau  dans  les  bois  ce  même  riparia  que  depuis  des 
années  le  juge  Taylor  avait  civilisé,  et  les  premiers  exemplaires, 
venus  en  France  sous  le  nom  de  riparia  (notamment  dans  la  collec- 
tion de  M.  Guiraud)  sont  identiques  au  plant  que  nous  connais- 
sons sous  le  nom  de  taylor,  autrement  dit  :  riparia  sélectionné  par 
le  juge  Taylor.  Nous  payons  maintenant  de  nos  terreurs  cette  or- 
gueilleuse imprudence  et  l'engouement  qui  l'a  suivie  ;  mais  il  est 
probable  que  le  riparia,  confiné  aux  terrains  siliceux,  profonds  et 
naturellement  drainés  que  son  nom  même  indique,  se  montrera, 
à  milieu  égal,  aussi  sûr  que  son  aîné  le  taylor;  il  est  même  pro- 
bable que  quelques-unes  parmi  les  trois  cents  et  quelques  formes 
de  riparias  reconnues  par  le  docteur  Despetis  se  montreront  d'une 
adaptation  plus  générale  que  le  taylor,  à  cause  d'hybridations  mys- 
térieuses avec  des  cinereas  et  autres  sauvageons  (1). 

Enfin,  parmi  les  certitudes  auxquelles  il  ne  manque  que  la  sanc- 
tion des  années,  nous  trouvons  le  sulfate  de  cuivre  et  le  lait  de 
chaux,  qui  se  montrent  aussi  sûrs  contre  le  mildew  que  le  soufre 

(1)  Il  faudra  peut-être  s'incliner  devant  la  théorie  des  pessimistes  touchant  la  dis- 
proportion mortelle  que  la  greffe  crée  entre  la  fertilité  et  la  nutrition  des  riparias 
greffés.  Mais  cette  objection  se  réduira  à  une  affaire  de  taille;  les  vrais  vignerons 
sauront  bientôt  maintenir  la  fructification  des  jeunes  greffes  dans  les  limites  modé- 
rées qui  n'épuisent  pas  les  u  francs  de  pied.  » 


l 


LA   VIGNE  AMÉRICAINE   EN    1885.  923 

contre  roïdium  (1).  Avocat  constant  de  la  facilité  et  de  l'économie 
en  grande  culture,  je  ferai  remarquer  certains  avantages  de  la 
chaux  sur  le  sulfate  de  cuivre  :  l'économie,  l'innocuité  et  la  faci- 
lité de  contrôle.  C'est,  en  effet,  un  avantage  immense,  lorsqu'il 
s'agit  de  grands  espaces,  de  pouvoir  juger  de  la  perfection  d'un 
traitement  à  la  teinte  plus  ou  moins  blanche  répandue  sur  les 
feuilles. 

Dans  la  catégorie  des  choses  probables,  mais  encore  confinées 
au  domaine  des  chercheurs,  nous  trouvons  d'abord  la  greffe- 
bouture  si  heureusement  employée  par  M.  Bender,  en  Beaujolais  ; 
puis,  la  greffe  d'automne,  sans  suppression  de  la  tête  du  porte- 
greffe  (2). 

L'adaptation  est  toujours  la  grande  chose  autour  de  laquelle 
gi'avitent,  en  1885  comme  en  1883  et  1881,  bien  des  desti- 
nées viticoles.  Tant  de  facteurs  obscurs  concourent  à  ce  mystère, 
que  la  question  est  et  restera  toujours  complexe.  En  effet,  certaines 
variétés  qui,  pendant  les  premières  années,  semblaient  mal  adap- 
tées, ont  pris  le  dessus  sous  une  influence  heureuse,  soit  que  les 
racines  aient  rencontré  un  sol  meilleur,  soit  qu'une  saison  humide 
ou  une  fumure  opportune  aient  ranimé  la  vitalité  amoindrie  par  un 
début  difficile.  D'autres,  qui  d'abord  s'étaient  emparées  vigoureuse- 
ment de  leur  terrain,  ont  dépéri  dès  que  leurs  racines  ont  quitté  la 
surface  ameublie.  L'étude  de  l'adaptation  met  au  jour  des  cas  si 
peu  explicables  qu'on  en  est  réduit  à  profiter  de  ce  que  l'on  voit  sans 
s'attarder  à  la  recherche  de  causes  introuvables. 

Une  illusion  que  1885  a  laissée  en  chemin,  c'est  la  supériorité 
des  plants  racines  et  greffés  sur  table  sur  les  plantations  greffées  en 
place  ;  respectons  les  exceptions  locales,  dues  au  soin  qui  peut  pré- 
sider à  d'étroites  expériences  bien  faites,  mais  en  grande  culture 
il  est  prouvé  qu'à  égalité  d'âge  et  de  milieu,  l'avantage  reste  aux 
plants  greffés  en  place  un  an  ou  deux  après  leur  plantation  défi- 
nitive. 

Les  insuccès  de  ce  greffage  en  place  dans  les  pays  froids  et  hu- 
mides tiennent  à  ce  que  la  soudure  ne  peut  s'accomplir  que  par  la 
continuité  d'une  végétation  active  (3).  Lors  de  sa  visite  à  Saint- 

(t)  Ces  deux  substasces,  employées  ensemble  ou  séparément,  atteignent  le  but 
laiil  désiré,  à  la  condition  d'adapter  leur  usage  au  climat.  Le  cuivre  demande  l'humi- 
dité ;  la  chaux,  la  sécheresse,  pour  développer  leur  efficacité  respective. 

(2)  C'est  surtout  à  Cadillac  (Gironde)  que  ce  système  est  employé  ;  et,  grttce  au 
comice  de  ce  canton  et  à  son  conseiller  s^énéral,  M.  Dezeimeris,  il  a  été  publié  une 
doscriplion  des  plus  intéressantes  de  ce  mode  de  greffage. 

(3)  La  chaleur  et  la  lumière  étant  les  conditions  nécessaires  à  cette  continuité,  il  y 
a  lieu  de  retarder  le  greflfage  et  d'augmenter  le  buttage  à  mesure  que  l'on  s'éloigne 
des  régions  chaodos,  sèches  et  lumineuses  auxquelles  le  greffage  en  place  doit  ses 
plus  beaux  succès. 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Benezet,  M.  de  Mahy,  alors  ministre  de  l'agriculture,  avait  remarqué 
la  transformation  des  vignobles  français  phylloxérés  en  vignobles 
américains  résistans  (transformation  obtenue  par  greffe  profonde). 
Ce  procédé  rapide  et  sûr  de  reconstitution  ne  s'est  pas  généralisé, 
parce  qu'il  n'atteint  son  but  que  lorsqu'il  réussit  du  premier  coup 
sur  la  majorité  des  souches  (1) . 

En  effet,  transformer  au  lieu  de  replanter,  c'est  perdre  une  année 
au  lieu  de  quatre,  c'est  dépenser  peu  pour  arriver  tôt  au  lieu  de 
dépenser  beaucoup  pour  arriver  tard.  La  vigne  transformée  en  mai 
1885  donnera  une  récolte  en  1886,  tandis  que,  replantée,  elle  de- 
mandera, en  plus  des  trois  années  strictement  nécessaires  pour  tirer 
une  grappe  d'un  sarment,  le  temps  de  préparer  la  terre  à  recevoir 
une  nouvelle  plantation. 

Ces  résultats  n'appartiennent  qu'à  ceux  qui  savent  faire  à  temps 
le  sacrifice  d'une  vigne  encore  en  plein  rapport,  et  jusqu'ici,  ceux-là 
se  sont  montrés  fort  rares  ;  il  faut  être  exceptionnellement  ferme 
et  convaincu  pour  imposer  à  un  personnel  incrédule  la  bonne 
exécution  d'un  système  aussi  contraire  à  toutes  les  routines  viti- 
coles.  L'art  «  d'utiliser  les  restes  »  ne  trouve  pas  sa  place  dans  les 
opérations  vilicoles,  et  c'est  à  des  tentatives  infructueuses,  parce 
qu'elles  étaient  tardives,  que  la  transformation  par  greffe  profonde 
doit  sa  condamnation  prématurée. 

Revenons  aux  greffes  françaises  sur  porte-greffes  américains.  La 
cause  la  plus  fréquente  de  leurs  défaillances  est  l'affranchissement 
du  greffon  ;  le  phylloxéra  dévorant  les  racines  de  ce  greffon  fran- 
çais, il  ne  lui  reste  qu'à  mourir  de  la  mort  des  vignes  phylloxérées. 
Cet  affranchissement  est  dû  à  la  négligence  ou  à  l'idée  erronée  que, 
passé  la  première  année,  le  greffon  n'émet  plus  de  racines  (2).  On 
oublie  que  chaque  racine  retranchée  laisse  en  contact  avec  la  terre 
une  cicatrice  qui  n'est,  en  réalité,  âgée  que  de  quelques  mois,  par 
conséquent  apte  à  produire  des  racines  l'année  suivante;  racines 
qui  laisseront  à  leur  tour  des  cicatrices,  et  créeront  ainsi  un  cercle 
vicieux  dont  on  ne  pourra  plus  sortir  (3). 

Ceci  nous  amène  à  répéter  que,  si  la  viticulture  nouvelle  est  pleine 
de  promesses,  elle  est  aussi  remplie  de  menaces,  parmi  lesquelles 
l'affranchissement  des  greffons  est  une  des  plus  graves  à  prévoir, 
à  éviter  et  à  craindre.  En  entrant  dans  cette  nouvelle  forme  de  la 

(1)  Le  recépage,  tel  qu'il  a  été  pratiqué  à  Saint-Benezet  pour  obvier  à  des  affran- 
chis-semens  insuffisans,  devant  être  l'exception  et  non  la  règle. 

(2)  On  trouve  encore  des  vignerons  qui  laissent  exprès  une  ou  deux  racines  au 
greffon  pour  le  cas  où  le  porte-greffe  mourrait  et  oii  le  phylloxéra  disparaîtrait.  Beau- 
coup d'insuicès  sont  dus  à  cette  imprudeace. 

(3)  Le  moyen  d'éciiapper  à  cet  enchaînement  fatal,  qui  a  déjà  fait  plus  de  victimes 
qu'on  ne  pense,  est  d'en  revenir  au  déchaussage  tel  qu'on  le  pratiquait  avant  l'ère 
d'économie  ouverte  par  le  phylloxéra. 


LA    VIGNE    AMÉRICAINE   EN    1885.  925 

viticulture,  il  faut  se  pénétrer  de  l'idée  que  les  vignes  américaines 
ne  fléchissent  jamais  que  par  des  causes  physiologiques,  et  que, 
s'il  y  a  déception,  c'est  qu'il  y  a  eu  faute,  soit  dans  l'adaptation, 
soit  par  l'enracinement  des  greffons  ou  par  l'imperfection  des  sou- 
dures. 

C'est  en  Amérique  que  j'ai  étudié  la  vigne  américaine,  que  je  l'ai 
poursuivie  dans  ses  moindres  replis.  C'est  dans  cette  étude  que 
j'ai  puisé,  dès  la  première  heure,  la  terreur  du  mildeiv  et  la  con- 
viction que  ce  mal  était  plus  dangereux  que  le  phylloxéra,  à  cause 
de  sa  foudroyante  rapidité. 

C'est  avec  une  surprise  extrême  que  j'entendais  des  gens  sérieux 
dire  qu'ils  ne  craignaient  pas  les  maladies  «  extérieures.  »  Le  mildeiv 
a  été,  car  vraiment  j'ose  déjà  en  parler  au  passé,  aussi  dangereux 
et  plus  ruineux  que  le  phylloxéra  lui-même.  On  s'endormait  riche 
d'espérances,  et  à  l'aurore  un  brouillard  éphémère  se  laissait  sur- 
prendre par  le  soleil,  détruisant  les  espérances  d'une  année. 

Faut-il  voir  dans  l'invasion  si  générale  du  mildeiv  une  importa- 
tion purement  américaine  ou  un  avertissement  au  grand  orgueil- 
leux de  sa  faiblesse  contre  la  multitude  impalpable?  Jadis  nos  pères 
disputaient  la  terre  aux  grands  fauves.  Aujourd'hui  nous  luttons, 
le  microscope  remplaçant  la  fronde,  contre  tout  un  monde  d'invi- 
sibles, microphytes  ou  microzoaires,  qui  défie  la  civilisation  avancée. 
La  tarasque  ne  vient  plus  donner  son  nom  à  Tarascon,  mais  le 
mildeiv  ravage  la  plaine  de  Beaucaire,  rappelant  ce  vol  de  saute- 
relles qui,  histoire  ou  légende,  s'éleva  d'Afrique  pour  s'abattre  sur 
la  Camargue.  Épuisées,  ne  pouvant  plus  voler,  elles  marchèrent 
sur  Beaucaire.  C'était  au  xv*  siècle,  dit-on.  Alors,  comme  aujour- 
d'hui, on  croyait  à  la  troupe  contre  l'insecte.  On  fit  ce  que,  hier,  on 
faisait  à  Tlemcen  ;  mais  les  sauterelles,  poussées  par  celles  qui  les 
suivaient,  dominaient  les  bataillons  et,  jetant  leur  avant-garde  dans 
les  roubines  (1),  passaient  l'eau  sur  ces  îles  de  cadavres,  marchant 
toujours  !  Un  matin,  elles  escaladèrent  les  murs  de  Beaucaire  ;  af- 
famées, elles  dévorèrent  le  grain  et  le  drap  des  marchands  réunis 
pour  la  foire  légendaire,  broyèrent  sous  leurs  mandibules  tout  ce 
qui  se  pouvait  broyer.  Puis,  ayant  créé  la  famine,  elles  en  mouru- 
rent, laissant  la  putréfaction  et  la  peste.  Cette  histoire  est  comme 
un  avis  de  ce  qui  menace  le  xix*  siècle.  Mais  à  brebis  tondue 
Dieu  mesure  le  vent.  Si  la  force  du  nombre  grandit,  celle  de  l'intel- 
ligence s'élève,  et  la  science  dominant  l'invisible  atteint  des  hau- 
teurs inespérées;  elle  va  jusqu'à  soustraire  l'humanité  à  la  mort 
horrible  qui  jadis  confondait  l'homme  et  la  bête  dans  les  convul- 

(1)  Canaux  d'irrigation  qui  sillonnent  la  Camargue. 


92(3  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sionsde  la  rage,  jusqu'à  enchaîner  à  un  fil  la  puissance  d'un  fleuve 
et  asservir  cette  force  déréglée  à  des  œuvres  utiles. 

Le  mildew  est  une  forme  redoutable  de  la  nuisance  que  peuvent 
exercer  les  êtres  inférieurs  et  impalpables.  On  n'est  pas  iixé  sur 
l'histoire  de  ce  fléau.  Il  semblerait,  au  premier  abord,  qu'il  nous 
vient  d'Amérique,  où  il  est  rangé  en  tête  des  vine-pests  les  plus 
inquiétans  ;  mais  en  fouillant  dans  la  mémoire  des  plus  vieux  vigne- 
rons français  on  trouve  la  trace  d'une  maladie  qui  a  toujours  existé 
et  qui  n'apparaissait  que  de  loin  en  loin.  En  France,  elle  s'est  appe- 
lée «  le  brûlé  ;  »  en  Suisse,  en  Allemagne,  on  trouve  le  nom  de  Mehl- 
thau  (1) ,  mais  tous  ces  souvenirs  sont  si  vagues  qu'ils  semblent 
vouloir  s'enfuir  dès  qu'on  les  renferme  dans  des  questions  nette- 
ment posées. 

Dans  les  dernières  années,  ce  parasite  avait  sévi  principalement 
dans  les  pays  où  la  viticulture  américaine  avait  pris  le  plus  d'ex- 
tension. Mais,  cette  année,  il  a  paru  sur  des  points  tellement  éloi- 
gnés des  vignobles  américains  qu'il  est  vraiment  difficile  d'allonger 
jusque-là  les  conséquences  du  voisinage.  D'Italie  il  a  passé  en  Grèce, 
il  s'est  montré  dans  le  Tyrol,  en  Allemagne  ;  en  France,  il  a  envahi 
les  départemens  les  plus  éloignés  des  centres  américains,  tels  que 
l'Ain ,  rindre-et-Loire. 

C'est  sous  l'influence  de  la  chaleur  et  de  l'humidité  que  le  mil- 
dew  se  développe,  c'est-à-dire  qu'il  ne  se  développe  ni  par  l'humi- 
dité froide  ni  par  la  chaleur  sèche.  Il  paraît  donc  suffisant  de  sous- 
traire la  feuille  à  cette  coïncidence  de  chaleur  et  d'humidité,  ou 
même  à  l'influence  d'un  seul  de  ces  facteurs  de  malheur,  pour  re- 
pousser effectivement  le  mildew.  C'est  cette  pensée  qu'exprimait 
plaisamment  M.  Champin,  quand  il  conseillait  de  donner  un  pa- 
rasol à  chaque  souche  et  de  prier  le  vent  du  nord  de  souffler  sur 
le  tout.  Un  badigeonnage  de  lait  de  chaux  m'a  semblé  répondre  à 
ce  double  but,  soit  de  repousser  les  rayons  solaires  par  la  blan- 
.  cheur  de  la  chaux  et  d'absorber  l'humidité  par  la  couche  carbonatée 
qu'elle  laisserait  sur  les  feuilles,  la  première  action  remplaçant  le 
parasol  de  M.  Champin,  la  seconde  le  vent  du  nord. 

Je  parle  comme  toujours  de  la  région  de  l'olivier  et  j'insiste  sur 
la  légèreté  des  brouillards  de  cette  région  pour  expliquer  comment 
le  lait  de  chaux,  employé  seul  à  Saint-Benezet  et  en  Italie,  a  donné 
des  résultats  affirmatifs  sur  ces  deux  points,  et  négatifs  dans  le  Bor- 
delais. 

Par  une  singulière  coïncidence,  peu  de  jours  après  l'application 
de  l'hydrate  de  chaux  à  Saint-Bénezet,  M.  Foëx,  directeur  de  l'école 

(1)  Rosée  de  farine. 


LA   VIGNE   AMÉRICAINE   EN    1885.  927 

de  Montpellier,  vint  visiter  le  vignoble  avec  ses  élèves  italiens  qui 
retournaient  en  Italie  et  devaient  y  retrouver  l'hydrate  de  chaux 
dans  toute  sa  gloire  chez  les  frères  Bellussi,  à  Tezze  (1).  Comme  le 
dit  fort  bien  l'illustrazione  de  Milan,  ces  derniers  avaient  employé 
la  chaux  avec  la  désespérance  de  l'agriculteur  ruiné,  la  fureur  du 
soldat  se  jetant  dans  la  mêlée,  par  conséquent  avec  le  plus  grand 
succès,  tandis  que  le  professeur  Guboni,  le  même  qui  déclare  au- 
jourd'hui que  l'emploi  de  l'hydrate  de  chaux  est  un  fatto  solenne, 
il piii  nuiniiiglioso  chc  sia  stato  mai scoperto  nella  patologia  végé- 
tale (2),  n'avait  obtenu  dans  une  expérience  scientifique  qu'un  ré- 
sultat relatif. 

iNous  parlions  plus  haut  de  l'invasion  du  phylloxéra  en  Algérie; 
le  mildew  l'y  avait  précédé  avec  la  plus  inquiétante  intensité. 
Nous  disions  que  la  marche  du  phylloxéra  serait  lente  en  Algé- 
rie, on  ne  peut  malheureusement  en  dire  autant  du  mildew,  ce 
dernier  n'étant  pas,  comme  le  phylloxéra,  limité  dans  sa  marche 
par  des  questions  de  dislance  ou  d'importation.  L'expérience  ap- 
prend que  le  phylloxéra,  livré  à  lui-même  (c'est-à-dire  non  trans- 
porté par  des  causes  accidentelles),  ne  francliit  guère  plus  de  12  ki- 
lomètres par  an  ;  c'est  cette  limite  qui  a  rendu  sa  marche  lente 
entre  la  vallée  du  Missouri,  son  berceau  présumé,  et  les  états  loin- 
tains qui,  jusqu'aux  dernières  années,  cultivaient  en  paix  des  varié- 
tés à  résistance  douteuse.  Les  énormes  distances  qui  séparaient  les 
centres  vilicoles  les  uns  des  autres  ont  prolongé  en  Amérique  le 
statu  quo  unte  bellum.  Il  en  sera  de  même  en  Algérie,  si  on  peut 
espérer  que  des  importations  malveillantes  ou  irréfléchies  ne  vien- 
dront pas  modifier  cette  situation.  C'est-à-dire  que  chaque  centre 
viticole  contaminé  périra  suivant  la  marche  rapide  et  fatale  qu'ont 
suivie  les  vignobles  français,  tandis  que  les  centres  éloignés  les  uns 
des  autres  demeureront  indemnes.  Le  mildew,  au  contraire,  franchit 
des  centaines  de  lieues,  et  cela  d'une  façon  si  inexpliquée  qu'on 
peut  se  demander  si  l'état  latent  n'existe  pas  partout,  attendant  la 
cause  déterminante  pour  se  développer. 

La  viticulture  algérienne  promet  beaucoup,  mais,  elle  aussi,  est 
semée  de  difficultés  que  peu  à  peu  on  apprend  à  connaître  et  à 
vaincre.  La  sécheresse  et  le  soleil  obligent  à  vendanger  vite  afin  de 


(1)  A  Saint-Bénezet,  le  lait  de  chaux,  avec  ou  sans  sulfate  de  cuivre,  sera  employé 
préférablomciit  à  tout  autre  traitement,  d'abord  parce  qu'il  semble  convenir'parfaite- 
ment  au  milieu,  et  ensuite  à  cause  des  avantages  pratiques,  au  point  de  vue  de  la 
grande  culture,  que  nous  avons  cités  plus  haut.  Dans  le  vignoble  du  DefTends,  les  sels 
de  cuivre  employés  seuls  auront  la  préférence,  parce  que  la  direction,  plus  essentiel- 
lement technique  et  précise,  qui  préside  à  cette  entreprise,  permet  d'employer  une 
substance  vénéneuse  et  chère  sans  danger  ni  gaspillage. 

(2)  u  Un  fait  solennel,  la  plus  merveilleuse  découverte  de  la  pathologie  végétale.  » 


928  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cueillir  des  raisins  frais  au  lieu  de  raisins  secs  ;  mais  cette  rapi- 
dité est  incompatible  avec  l'obligation  où  l'on  est  de  ne  vendanger 
qu'à  la  fraîcheur,  afin  que  la  fermentation  ne  s'accomplisse  pas  à 
une  température  trop  élevée,  aux  dépens  de  la  qualité  du  vin.  Cette 
difficulté  assimile  par  certains  côtés  la  vinification  algérienne  à  la 
brasserie,  avec  cette  différence  que  la  brasserie  opère  toute  l'an- 
née et  peut  employer  des  procédés  de  refroidissement  précis  et  éco- 
nomiques. Il  tombe  sous  le  sens  que,  si  ces  difficultés,  déjà  si 
grandes,  devaient  être  compliquées  par  le  mildew,  la  production 
algérienne  tomberait  dans  une  infériorité  à  décourager  les  plus 
braves.  Espérons  donc  que  le  lait  de  chaux  dominera  la  situation 
quant  au  mildew,  que  le  phylloxéra  se  renfermera  longtemps  (que 
n'ose-t-on  dire  toujours!)  dans  la  région  où  il  a  élu  domicile,  et  que 
les  efforts  des  colons  n'échoueront  pas  au  moment  où  le  but  sem- 
blait atteint. 

Les  vignobles  algériens  ne  sont  malheureusement  pas  tous  entre 
les  mains  de  riches  particuliers  ou  de  puissantes  sociétés.  Beaucoup 
de  vignerons  ont  escompté  l'avenir  et  créé  un  vignoble  avec  ce 
qu'il  «  rapportera!  »  Pour  ceux-là,  la  ruine  est  à  la  porte,  car  une 
année  de  mildew  peut  renverser  un  si  fragile  échafaudage  (1).  Quant 
aux  grandes  sociétés,  aux  grands  capitalistes,  ils  triompheront  cer- 
tainement par  l'étude  et  l'attente;  ayant  des  capitaux  pour  agir  à 
l'heure  dite,  leur  succès  grandira  de  tous  les  naufrages  qui  se  pro- 
duiront parmi  les  petits  et  les  faibles,  confirmant  cette  idée  très 
moderne,  mais  de  plus  en  plus  vraie,  que  la  viticulture  échappe  aux 
mains  du  petit  vigneron  qui  jadis  créa  cette  gloire  et  cette  richesse 
nationale.  Chaque  système  de  reconstitution  viticole  est  actuelle- 
ment représenté  par  des  sociétés.  Ces  groupes  de  gens  spéciaux 
plantent  les  jalons  de  l'agriculture  industrielle  et  collective  qui  ré- 
parera, par  une  transformation  devenue  indispensable,  les  consé- 
quences de  la  législation  moderne  sur  l'agriculture.  En  effet,  la 
mobilité  et  le  morcellement  de  la  propriété  amènent  le  détache- 
ment de  la  terre  et  la  désespérance  dans  le  cœur  de  celui  qui  sent 
vaciller  sur  sa  tête  le  toit  paternel. 

En  dehors  même  de  ces  considérations  morales,  il  est  positif  que 
l'agriculture,  devenant  scientifique,  se  spécialise  et  demande  des 
spécialités;  que  de  nouvelles  données  économiques  exigent  des 
concentrations  de  forces  d'un  ordre  nouveau.  C'est  pourquoi  la  vi- 
ticulture renaît,  sous  cette  forme  nouvelle,  autour  des  différons 
systèmes  que  le  phylloxéra  a  fait  surgir.  En  Algérie,  plusieurs  so- 
ciétés plantent  de  la  vigne  française.  La  Société  nationale  contre 

(1)  Voyez,  dans  la  iîeuue  du  l^' janvier,    l'étude  de  M.  Roller,  intitulée:  Cultiva- 
tews  et  vignerons  en  Algérie, 


LA   VIGNE  AMÉRICAINE   EN    1885.  929 

le  phylloxéra  possède  quatre  domaines  (1)  que  le  sulfo-carbonate  de 
potassium  maintient  jusqu'ici  en  grande  prospérité  (2).  La  Société 
des  Pinèdes  de  Sainte-Marie  et  celle  des  salins  d'Aigues-Mortes  (3) 
font  d'immenses  plantations  dans  les  sables  et  y  ont  entre- 
pris  des  travaux  dépassant  les  forces  de  la  propriété  individuelle. 
La  Société  de  Ghâteauneuf-Ie-Rouge  (A)  plante  de  la  vigne  américaine 
et  produira  sur  ses  coteaux  ensoleillés  les  qualités  de  vin  que  les 
sables  ne  sauraient  donner,  tandis  que  la  reconstitution  des  vignobles 
sera  plus  généralement  tournée  du  côté  de  la  quantité  que  de  la 
qualité. 

Enfin,  l'entreprise  la  plus  considérable  en  ce  genre  est  celle  de 
Faraman  (Bouches-du-Rhône).  Cette  belle  terre,  à  peu  près  stérile 
entre  les  mains  de  ses  anciens  maîtres,  a  été  acquise  par  la  Com- 
pagnie des  produits  chimiques  d'Alais  et  de  la  Camargue.  La  direc- 
tion en  a  été  confiée  au  créateur  de  l'Armeillère,  ce  poste  si  avancé 
de  la  viticulture  moderne,  M.  Reich,  qui  se  propose  de  réunir,  dans 
les  milliers  d'hectares  qu'il  dirige,  la  submersion,  la  plantation 
dans  les  sables  et  la  vigne  américaine.  Déjà  de  larges  espaces,  ré- 
putés impropres  à  la  culture,  se  couvrent  d'aramons,  de  petits- 
bouschets  et  de  carignannes.  Ce  dernier  cépage  est  très  accessible 
au  mildeir,  mais  M.  Reich  conserve  l'inébranlable  confiance  que  ce 
cryptogame  sera  vaincu  comme  l'oïdium  l'a  été  avant  lui.  —  Son 
espoir  est  devenu  certitude  devant  les  succès  de  la  Gironde. 

Le  congrès  qui  doit  être  tenu  à  Bordeaux  en  août  1886  achèvera 
d'élucider  les  questions  se  rattachant  aux  divers  traitemens  du  mil- 
deiv,  ce  qui  rendra  cette  réunion  aussi  intéressante,  si  ce  n'est  plus, 
que  celle  de  1881.  C'est  de  Bordeaux  qu'est  venue,  en  1868,  la 
première  pensée  de  vaincre  le  phylloxéra  par  la  vigne  américaine 
qui  l'avait  apporté.  C'est  au  congrès  de  Bordeaux  de  1886  que 
viendra  s'évanouir  la  dernière  de  nos  terreurs,  et  Dieu  veuille  que 
le  mot  de  la  fin  soit  celui  d'une  feuille  italienne  :  Non  più  Pero- 
nospora  ! 


LOWENHJELM,    DUCHESSE   DE    FiTZtJaMES. 


(1)  Dans  la  Dordogne,  la  Gironde  et  le  Lot-et-Garonne. 

(2)  C'est  dans  ces  domaines  que  M.  MQntz  a  fait  les  expériences  de  sulfate  de  cuivre 
faisant  l'objet  de  la  note  présentée  le  2  novembre  à  l'Académie  des  sciences. 

(3)  Gard. 

(l)  Près  d'Aix,  en  Provence  (Bouches-du-Rhône). 

TOHB  LXXIII.  —  1886.  59 


REVUE    DRAMATIQUE 


Porte-Saint-Martin  :  Marion  Delorme.  —  Menus-Plaisirs  :  l'Homme  de  paille,  co- 
médie en  3  actes,  de  M.  Valabrègue.  —  Renaissance  :  une  M ission  délicate,  comédie 
en  3  actes,  de  M.  Bisson.  —  Palais-Royal  :  le  Mariage  de  Thérébin,  comédie  en  3  actes, 
de  M.  Bergerat;  la  Boule.  —  Cluiiy:  Doit-on  le  dire?  —  Vaudeville  :  le  Voyage 
de  M.  Perrichon.  —  Odéon  :  la  Première  du  Misanthrope,  comédie  en  1  acte,  de 
MM.  Épln-aïm  et  Aderer;  le  Fils  de  famille.  —  Comédie-Française  :  l'Hérilirre, 
comédie  en  1  acte  de  M.  Morand;  Molière  en  prison,  comédie  en  1  acte,  en  vers, 
de  M.  d'Hervilly;  l'Aventurière  ;  un  Parisien,  comédie  en  3  actes,  de  M.  Gondiiiet. 
—  Variétés  :  les  Demoiselles  Clochart,  comédie  en  3  actes,  de  M.  H.  Meilhac. 


Marion  Delorme,  dans  nos  souvenirs  d'adolescens,  à  nous  qui  fai- 
sions des  vers  latins  pendant  les  dernières  années  du  second  empire, 
rayonne  avec  une  grâce  particulière;  elle  y  sourit  mélancoliquement, 
comme  la  plus  aimable  et  la  plus  touchante  des  œuvres  dramatiques 
de  Victor  Hugo.  La  Dame  aux  camélias,  traitée  d'avance  par  un  [poèie, 
fixée  en  des  rythmes  délicieux  et  magniQques,  vêtue  de~ nobles  cos- 
tumes, établie  dans  un  décor  d'histoire,  cette  idée  nous  charmait  et 
captait  notre  admiration.  La  pièce  de  M.  Dumas  fils,  malgré  notre  faible 
pour  elle,  n'obtenait  de  nous  que  l'estime  dévolue  à  un  tableau  de 
genre,  à  un  Gavarni  pathétique  ;  l'ouvrage  de  l'exilé,  au  contraire, 
c'était  de  la  grande  peinture.  Cette  première  conception  de  la  courtisane 
purifiée  par  l'amour  nous  paraissait  sublime  ;  la  beauté  de  l'exécution 
nous  semblait  un  peu  plus  qu'humaine.  Ah  !  s'il  nous  était  donné  jamais 
de  contempler  une  telle  merveille  au  théâtre!.. 

Elle  nous  fut  accordée,  cette  douceur,  dans  les  temps  qui  suivirent 
l'année  terrible  ;  et,  datés  de  là,  d'autres  souvenirs  nous  séduisent. 


REVUE    DRAMATIQUE.  931 

Le  vieux  poète  a  été  rendu  à  sa  patrie  mutilée  par  la  guerre  étrangère^ 
déchirée  par  la  guerre  civile  ;  on  se  réjouit  de  choyer  sa  gloire,  on 
s'épanouit  à  la  fêter.  A  peine  on  se  rappelle  que  certaines  critiques,  ou 
plutôt  des  chicanes,  ont  naguère  gêné  sa  marche  ;  ces  broussailles  qui 
prétendaient  l'arrêter  ne  sont  que  petit  bois  mort,  à  présent,  et  dis- 
sipé en  poussière  :  et  voici  que  le  vénérable  héros,  le  combattant  har- 
celé jadis  par  les  faux  classiques,  s'assoit  en  compagnie  des  vrais,  dans 
la  paix  du  répertoire.  Aussi  bien  Mai-ion  Delorme,  paimi  ses  pièces,  est 
la  plus  paisible,  celle  où  son  imagination  s'est  le  plus  modérée;  auprès 
de  Hernani  et  de  Ruy  Bios,  elle  est  raisonnable  ;  seule  entre  toutes,  le 
Roi  s'amuse  excepté  (mais  quand  nous  rendra-t-on  le  Roi  s'amuse?), 
elle  est  française  par  le  sujet;  elle  l'est  aussi,  en  regard  des  autres, 
par  la  discrétion  de  la  fantaisie.  Et  quel  flot  poétique  s'y  épanche  1 
M.  Mounet-SuUy,  dans  sa  fleur  et  dans  sa  force,  module  d'une  voix 
pleine  et  riche  le  rôle  de  Didier-,  au  dernier  acte,  en  face  de  la  mort, 
il  nous  communique  son  extase.  M.  Delaunay  prête  à  Saverny,  comme 
il  convient,  les  éltgances  d'un  exquis  ténorino;  il  pique  de  notes  lé- 
gères la  cantiièue  de  son  compagnon,  et  l'un  et  l'autre  nous  enchan- 
tent. Marion  Delorme  prend  place,  dans  le  trésor  de  la  Comédie-Fran- 
çaise, à  côté  de  Polycucle  et  d'.indromaque. 

Quatorze  années  s'écoulent,  pendant  lesquelles  Victor  Hugo  est  traité 
en  dieu  qui  daignerait  s'attarder  parmi  nous.  11  meurt;  s'il  ne  monte 
pas  au  ciel,  c'est  apparemment  qu'il  ne  se  soucie  pas  de  changer  d'étage  ; 
il  se  contente  de  déloger  tautrCy  il  va  demeurer  au  Panthéon.  L'anni- 
versaire des  funérailles  n'a  pas  encore  sonné;  la  Porte-Saint-Martin 
nous  convie  à  une  reprise  de  Marion  Delorme  ;  c'est  le  premier  exer- 
cice littéraire  du  culte  de  Hugo  depuis  qu'il  a  tout  de  bon  cessé 
d'être  mortel;  nous  nous  empressons  à  cette  fête:  hélas!  quelle  dé- 
convenue 1 

Nous  voyons  bien, dès  l'abord,  que  M""  Sarah  Bernhardt  est  malade; 
son  talent  est  comme  détraqué  aujourd'hui,  son  jeu  incohérent,  sa  voix 
presque  aussi  fatiguée  (jue  son  visage.  Nous  voyons  que  M.  Marais,  en 
babit  Louis  Xlil,  est  disgracieux  et  gauche  ;  nous  voyons  qu'il  repré- 
sente Didier  comme  le  héros  réel  d'un  drame  en  prose.  Est-ce  leur 
faute  pourtant  si  ce  Didier,  si  la  Marion  qui  peut  l'aimer  ne  nous  in- 
téressent guère?  H  tombe  de  la  lune  par  la  fenêtre,  ce  cavalier  de  la 
Triste-Kigure;  il  en  tombe  pour  réciter  d'emblée,  sans  occasion  ni  pré- 
texte, un  singulier  prône  à  cette  jolie  femme.  Qui  est-il?  u  Didier  de 
rien;  »  —  de  rien,  en  effet  :  c'est  la  matière  doni  l'auteur  l'a  façonné. 
Il  n'est  qu'une  forme  vide,  à  travers  laquelle  le  poète  souffle  des  pa- 
roles. «  Fatal  et  méchant,  »  il  le  dira  tout  à  l'heure,  on  ne  sait  ni  pour- 
quoi il  est  fatal  ni  en  quoi  il  est  méchant.  11  remerciera  Marie  de  l'avoir 
«  sauvé  de  son  destin ,  »  —  mais  de  quel  destin  ?  —  lui  «  que  tout 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

haïssait;  »  — mais  quel  est  ce  «  tout?  »  quelle  est  cette  haine,  quels 
en  sont  les  raisons  et  les  actes  ? 


J'ignore  d'où  je  viens  et  j'ignore  où  je  vais, 

soupirera-t-il  ;  nous  l'ignorons  aussi,  et  ne  nous  en  inquiétons  guère  ; 
c'est  un  passant  inconnu,  ou  plutôt  une  ombre  qui  passe  :  que  nous 
importe  une  ombre  ?  A  peine  ce  fantôme  noir  est-il  auprès  d'elle, 
cette  personne  qui  d'abord,  en  écoutant  le  babil  de  Saverny,  joliment 
débité  par  M.  Berton,  avait  quelque  peu  l'air  d'être  Marion  Delorme, 
cette  personne  n'est  plus  Marion,  mais  une  femme  quelconque,  ou  plutôt 
elle  n'est  aucune  femme  :  ce  couple,  au  baisser  du  rideau,  nous  laisse 
étonnés  et  froids. 

Au  deuxième  acte,  l'entretien  des  jeunes  seigneurs  sur  la  place  de 
Blois,  farci  de  détails  de  mœurs,  d'allusions  aux  duels  de  la  veille  et 
aux  modes  du  jour,  tout  ce  dialogue  nous  ennuie  les  oreilles,  comme 
un  travail  de  marqueterie,  exécuté  en  notre  présence,  ennuierait  nos 
yeux.  La  discussion  sur  Corneille,  ses  devanciers  et  ses  rivaux,  nous 
agace  comme  une  plaisanterie  de  mauvaise  grâce  :  il  est  trop  évident 
que  ces  sottises  sont  dictées  aux  personnages  par  l'ironie  de  l'auteur, 
qui  n'a  guère  de  mérite  à  savoir  qu'à  la  fin  Corneille  l'a  emporté.  En- 
suite la  querelle  et  le  combat  de  cet  inexplicable  Didier  et  de  Saverny 
nous  font  passer  un  moment,  à  la  manière  d'une  entrée  de  ballet,  sans 
nous  émouvoir. 

Intermède  comique,  ce  troisième  acte;  hélas!  d'un  comique  labo- 
rieux. C'est  ici  le  théâtre  des  marionnettes  :  au  commencement,  Sa- 
verny fait  l'Arlequin;  à  la  fin,  Laffemas  fait  le  commissaire.  Avec  sa 
verve  de  commande,  l'un  est  médiocrement  drôle;  avec  sa  voix  grossie, 
l'autre  est  médiocrement  terrible.  Dans  le  miheu,  le  défilé  de  ces  pan- 
tins, les  comédiens  de  campagne,  n'est  qu'un  artifice  trop  évident 
pour  introduire  de  force  le.  grotesque  dans  un  sujet  sentimental  ;  la 
récitation  de  ces  morceaux  choisis  d'une  littérature  ridicule  n'est  que 
l'étalage  d'une  érudition  fastidieuse,  quoique  facile.  Entre  temps  Ma- 
rion et  Didier  n'ont  repara  que  pour  roucouler  un  duo  ;  ni  leurs  dis- 
cours ne  nous  renseignent  davantage  sur  leurs  caractères  et  leurs  pas- 
sions, ni  leur  conduite  n'est  de  personnes  douées  de  raison  et  de 
volonté.  Quand  Didier  apprend  que  la  femme  qu'il  aime  et  qu'il  croyait 
pure  est  Marion  Delorme,  que  dit-il?  que  fait-il?  Rien.  Il  tressaille.  11 
ne  cherche  pas  la  perfide,  il  lui  laisse  igDorer  sa  découverte  ;  il  se 
livre  à  Laffemas  sans  avoir  dit  pourquoi  :  ainsi  le  drame  avorte  ou  dé- 
génère en  pantomime.  Ce  n'est  pas  Saverny,  d'ailleurs,  jusqu'ici  le  plus 
consistant  de  ces  personnages,  qui  nous  fera  croire  que  ces  aventures 


REVUE  DRAMATIQUE.  933 

sont  vraies  :  la  prétendue  étourderie  par  laquelle  il  jette  son  sauveur 
Didier  et  son  amie  Marion  dans  la  gueule  du  loup  n'est  proprement 
qu'un  trait  d'ineptie  imposé  par  l'auteur,  et  qui  ne  se  peut  imposer 
qu'à  un  fantoche  :  pupazzi  que  tous  ces  gens-là  I 

Autre  intermède,  le  quatrième  acte  :  à  bien  compter,  cela  en  fait 
trois;  depuis  l'exposition,  nous  n'avons  pas  eu  autre  chose.  Divertis- 
sement historique,  celui-ci  :  des  personnages  de  cavalcade,  mis  à  pied, 
jouent  une  parade  sérieuse.  Un  Louis  XIII  automatique,  prêté  par  le 
musée  Tussaud,  écoute  le  récit  du  vieux  Nangis  :  il  est  magnifique,  ce 
morceau  d'épopée  ;  M.  Dumaine  le  dit  fort  bien.  Pourquoi  ne  le  bisse- 
t-on  pas  ?  C'est  le  meilleur  instant  de  la  soirée.  Il  est  vrai  que  la  fa- 
meuse scène  de  L'Angély  avec  le  roi  vient  ensuite  ;  mais  cette  philoso- 
phie de  bouffon,  vulgaire  et  qui  fait  l'importante,  verbeuse  et  baroque, 
laisse  le  public  indifférent  :  c'est  une  contrefaçon  de  Shakspeare  pour 
le  théâtre  de  la  foire  au  pain  d'épices. 

Enfin  arrive  le  dernier  acte,  où  Marion  et  Didier  vont  se  décider  à 
s'occuper  de  nous  et  d'eux-mêmes.  Trop  tard  I  Le  crédit  ouvert  par  la 
patience  de  l'auditoire  est  épuisé.  Le  poète  ne  reprend  pas  les  âmes 
qu'il  avait  à  peine  saisies  au  premier  acte  et  qu'il  a  lâchées.  Désinté- 
ressé des  personnages,  le  spectateur  s'ennuie;  le  frisson  d'un  sourire 
parcourt  la  salle,  quand  Didier,  après  ses  beaux  couplets  sur  la  mort 
et  l'immortalité  de  l'âme,  s'approche  de  Saverny,  lui  touche  le  bras 
et  s'aperçoit  qu'il  dort  :  «  Nous  l'excusons,  pense  chacun  à  part  soi, 
et  nous  l'envions.  »  Après  cela,  même  le  dernier  grand  duo,  où  se 
resserre  en  somme  le  drame  tout  entier,  même  la  supplication  de 
l'héroïne,  l'imprécation  du  héros  et  son  pardon  final,  même  la  pâmoi- 
son et  le  suprême  cri  de  Marion  ne  peuvent  émouvoir  nos  entrailles. 
Nous  nous  retirons  mécontens  de  nous,  comme  après  une  cérémonie 
funèbre  où  non-seulement  la  sympathie,  mais  encore  le  respecta  failli 
nous  manquer. 

Sans  doute,  joint  à  l'état  de  santé  de  M""  Sarah  Bernhardt,  le  jeu 
prosaïque  et  mesquin  de  M.  Marais  a  nui  à  cette  reprise  Dans  une 
récente  monographie  de  «l'Acteur,»  publiée  par  une  revue  spéciale  (1), 
M.  Sarcey  le  constate  avec  chagrin  :  «  Il  n'y  a  plus  moyen  de  jouer  à 
cette  heure  le  drame  flamboyant  de  1830;  Mélingue  a  suivi  Frédérick- 
Lemaître  dans  la  tombe,  et  il  n'a  passé  à  personne  le  panache  qu'il 
avait  reçu  de  lui.  »  Cependant  il  serait  injuste,  en  ce  désastre,  d'acca- 
bler de  toute  la  responsabilité  les  interprètes;  il  faut  avoir  le  courage  de 
le  dire:  Victor  Hugo  à  peine  mort,  on  s'aperçoit  que  son  œuvre  dra- 
matique n'a  pas  vécu.  Jadis,  pendant  seize  années,  de  1827  {Cromvoelt) 
à  18/|3  [les  But-graves),  cette  œuvre  fut  agitée  aux  abords  des  théâtres 

(1)  Bévue  d'art  dramatique,  fondée  et  dirigée  par  M.  Edmo&d  Stoallig. 


934  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

et  sur  la  scène,  et  cette  agitation  la  sauva  d'un  examen  trop  minu- 
tieux. D'ailleurs,  ses  triomphes,  en  ce  temps-là,  ne  furent  pas  aussi 
parfaits  qu'on  se  les  est  figurés  depuis  ;  exaltés  par  une  coterie,  entou- 
rés par  la  curiosité  de  la  foule,  ils  ne  furent  pas  seulement  tracassés 
par  la  jalousie  éperdue  des  derniers  tragiques,  —  ainsi  qu'on  l'a  trop 
laissé  dire,  —  par  l'effarement  agressif  des  petits-neveux  de  Campis- 
tron  ;  ils  furent  inquiétés  aussi  par  tel  homme  de  sens  et  de  courage, 
par  un  Gustave  Planche,  —  pour  ne  nommer  que  celui-là,  qu'il  n'est 
pas  permis  d'oublier  ici;  —  laissant  à  l'avenir  le  soin  de  justifier  son 
avis,  cet  admirable  fâcheux  avertit  le  triomphateur  qu'il  était  homme, 
—  et  que  pas  un  de  ses  héros  ne  l'était  assez. 

Après  un  repos  d'un  quart  de  siècle  commandé  par  la  politique,  une 
seconde  période  s'est  ouverte  où,  par  un  juste  retour,  la  poh tique 
aidant,  cette  œuvre  a  été  glorifiée.  «  Cette  jeunesse  de  1867,  écrit 
Adolphe  Crémieux  à  Victor  Hugo  lors  de  la  reprise  d'Hernani ,  a  mon- 
tré la  noble  et  généreuse  ardeur  de  notre  jeunesse  de  1830  (1).  »  En 
effet,  sitôt  que  l'empire  faiblissant  a  donné  un  peu  d'air,  une  flambée 
jaillit  de  ces  vieilles  cendres  et  illumine  le  rocher  légendaire  de  Guer- 
nesey.  Qu'est-ce  donc  lorsque  l'empire  s'écroule,  et  que  l'auteur  des 
Châtimens  reparaît  sur  ses  débris!  La  flamme  devient  une  lueur  d'apo- 
théose. Sur  ce  fond  de  féerie,  le.s  silhouettes  de  Rmj  Blas  et  de  Marion 
Deloime,  aussi  bien  que  de  Hernani,  se  détachent  heureusement;  même 
Lucrèce  Borgia,  Marie  Tudor  et,  si  je  ne  me  trompe,  Angelo,  font  mine 
de  se  relever;  on  nous  promet  le  Roi  s'amuse  et  les  Burgraves.  Hugo 
n'est-il  pas  pour  la  foule,  entretenue  dans  sa  foi  par  quelques  me- 
neurs, le  grand  garde  national  de  France,  le  grand  muezzin  de  l'hu- 
manitairerie;  pour  l'élite  impartiale,  le  grand  patriarche  des  lettres? 
Il  a  duré,  il  a  travaillé  jusqu'au  bout;  même  ceux  qui  ne  l'adorent 
pas  le  respectent  :  or  n'est-ce  pas  au  théâtre  que  la  ferveur  et  la  vé- 
nération publiques  peuvent  le  mieux  se  déclarer? 

En  1882,  cependant,  on  nous  donne  le  Roi  s* amuse  :  et  le  chef-d'œuvre 
attendu  s'effondre  devant  un  public  désolé  de  ne  pouvoir  le  soutenir. 
Du  moins,  il  s'effondre  avec  majesté  :  c'est  un  désastre  solennel.  Hugo^ 
malgré  cet  accident,  achève  de  devenir  dieu;  quelques  mois  défi- 
lent ;  et  voici  que  Marion  Delorme,  à  son  tour,  fait  une  chute,  mais  une 
chute  piteuse.  A  ce  coup,  les  Burgraves  s' éloignent  et  s'effacent;  Crom- 
well,  —  on  parlait  de  soulever  cette  énorme  machine  jusqu'au  nfveau 
de  la  scène,  —  Cromwell  retombe  de  tout  son  poids  dans  les  dessous 
du  théâtre.  Angelo,  Marie  Tudor,  Lucrèce  Borgia,  déjà  rangés  dans  le 
magasin  aux  mélodrames,  ne  sont  pas  près  d'en  sortir.  Restent  sur  les 
planches   Hernani  et  Ruy  Blas,  acceptés  pour  un  temps,  parce  qu'ils 

(1)  Autographes,  collection  Adolphe  Crémieux  j  Hetzel,  éditeur,  1885. 


REVUE   DRAMATIQUE.  035 

nous  choquent  moins  que  le  reste,  une  fois  pris  le  parti  de  suivre  la 
fantaisie  du  poète  dans  son  domaine  :  au  moins  là  dedans  tout  est 
folie  ;  l'œuvre  est  homogène,  elle  se  tient  tout  entière  et  de  façon  ma- 
nifeste hors  des  limites  de  la  raison  comme  au-delà  des  Pyrénées  : 
cosas  de  Espana  ! 

C'est  que  le  drame  romantique  pouvait  bien  autrefois  n'avoir  pas 
tort  contre  la  pseudo-tragédie  de  MM.  ArnauJt,  Lemercier,  Viennet, 
Jouy,  Andrieux,  Jay,  Leroy;  —  ehl  quelle  forme  nouvelle,  si  vide 
qu'elle  fût,  ne  devait  pas  prévaloir  contre  celle-ci?  L'imagination 
ne  la  colorait  pas,  la  malheureuse,  pas  plus  que  ne  l'emplissait  la 
raison;  sa  rivale,  magnifiquemeut  diaprée,  l'éclipsait  à  peu  de  frais. 
Mais  le  drame  romantique,  dés  lors,  élait  faible  contre  ces  argumens 
qu'il  affectait  de  négliger  et  qui  paraissent  bien  aujourd'hui  les  plus 
forts,  contre  de  pénétrantes  remontrances,  que  nous  reprendrions 
tout  au  long  s'il  n'était  déplaisant  de  triompher  en  trop  de  paroles, 
contre  les  jugemens  d'une  critique  qui  n'était  pas  dupe  de  la  nou- 
velle doctrine  et  montrait  comment  elle  se  laissait  contredire  par  les 
œuvres. 

«  Le  caractère  du  drame  est  le  réel,  »  déclarait  Hugo  dans  la  préface 
de  CromwcU;  a  la  nature  et  la  vérité,  »  la  nature  et  l'histoire,  voilà  le 
fonds  d'où  il  prétendait  tout  emprunter.  Dans  le  deuxième  acte  de 
Marian,  il  donnait  à  entendre  qu'il  jouait  la  même  partie  contre  les 
fauteurs  des  classiques  qu'avait  jouée  autrefois  Corneille  contre  les  ad- 
mirateurs deGarnier,  de  Mairet,  de  Hardy,  de  Théophile;  à  deux  cents 
ans  de  distance,  le  génie  se  retrouvait  seul  contre  tous;  contre  M.  Jay 
et  ses  complices,  à  présent,  comme  autrefois,  contre  Boisrobert,  Cha- 
pelain, Colletet,  —  ((  toute  l'Académie  enfin,  »  qui,  à  travers  les  siècles, 
devait  rester  la  même,  —  et  contre  Scudéry. 

Le  malheur  est  que,  si  M.  Jay  et  les  autres  étaient  de  trop  piètres 
copistes  pour  qu'on  les  reconnût,  ces  soi-disant  classiques,  comme  les 
héritiers  de  Corneille,  Victor  Hugo,  non  plus,  ne  continuait  pas  ce 
grand  homme,  mais  bien  plutôt  ceux  qu'il  rejetait  pêle-mêle  dans  le 
camp  adverse.  Déclamatoire,  à  l'occasion,  et  descriptif  comme  Garnier, 
emphatique  comme  Mairet,  Imaginatif  comme  Théophile,  le  chef  des 
romantiques  restaurait,  sous  le  nom  de  drame,  la  tragi-comédie  à 
l'espagnole,  selon  le  goût  de  Hardy,  voire  de  Scudéry  et  de  Scarron. 
L'aventure  n'est-elle  pas  piquante?  On  proclamait  une  révolution  selon 
l'esprit  de  Corneille  ;  le  Cid,  llernani,  à  défaut  de  Marion,  seraient  deux 
étapes  du  génie  dramatique  français.  Et,  à  l'heure  même,  on  ne  fai- 
sait qu'une  émeute  :  et  celte  émeute,  en  jetant  bas  un  simulacre  de 
tragédie,  ne  remettait  sur  pied  que  ce  vieux  mannequin  de  la  tragi- 
comédie  qui  avait  grimacé  jadis  et  gesticulé  au  gré  de  la  fantaisie,  en 
face  des  chefs-d'œuvre  raisonnables  de  Corneille.  C'est  le  souflle  de 


936  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Corneille,  justement,  qui  avait  abattu  ce  vent  de  fronde  venu  d'Es- 
pagne ;  et  ce  même  courant,  après  deux  siècles,  passait  encore  les 
Pyrénées  et  nous  agitait  au  nom  de  Corneille.  Ce  qu'on  nous  donnait, 
vers  1830,  pour  une  crise  heureuse  de  cet  âge  adulte  où  notre  art 
national  était  entré  vers  1636,  ce  n'était  que  le  retour  d'une  maladie 
de  jeunesse,  d'une  fièvre  exotique  :  le  paradoxe  est  amusant. 

Didier  et  Marion,  chez  les  comédiens  et  entre  les  mains  de  Laffe- 
mas,  rappellent,  plutôt  que  Rodrigue  et  Chimène,  le  héros  et  l'héroïne 
de  Hardy,  Théagène  et  Chariclée,  chez  les  pirates  et  au  pouvoir  des 
émissaires  d'Hydaspe,  roi  d'Ethiopie.  Scudéry  serait  satisfait  de  la 
verve  qui  se  donne  cours  dans  ces  trois  actes  d'intermède,  —  et  com- 
bien plus  encore  du  quatrième  acte  de  Ruy  Blas!  Les  discours  amou- 
reux de  Didier,  de  Ruy  Rlas  lui-même  et  de  Hernani  ne  déplairaient 
pas  au  po'te  de  f Amant  libéral  et  de  V Amour  tyrannique.  Fait  pour 
enchanter  Scudéry,  tout  le  rôle  de  don  César  de  Bazan  ne  serait  pas 
désavoué  de  Scarron;  celui-ci,  d'ailleurs,  aussi  bien  que  celui-là,  goûte- 
rait la  merveilleuse  émulation  de  Hernani  et  de  don  Carlos,  de  Saverny 
et  de  Didier  :  n'a-t-il  pas  fait  les  Généreux  Ennemis  ?  L'auteur  de  cette 
tragi-comédie  et  de  don  Japhet  d'Arménie,  de  Jodelet  ou  le  Maître  valet, 
voilà  l'homme  dont  l'auteur  de  Marion  Delorme,  de  Hernani  et  de  Ruy 
Blas,  en  tant  que  dramaturge,  est  proprement  le  successeur.  Si  le  der- 
nier venu  n'est  pas  l'élève  du  premier,  ils  ont  eu  les  mêmes  maîtres, 
les  Espagnols,  dont  l'enseignement,  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre,  n'a 
été  corrigé  parla  raison.  Formés  par  ces  leçons,  ils  ont  suivi  chacun 
sa  fantaisie;  que  celle  du  premier  fût  d'un  spirituel  improvisateur,  et 
celle  du  second  d'un  grand  lyrique,  cela  va  sans  dire  ;  mais,  comme 
poète  dramatique,  tous  les  deux  sont  de  la  même  école.  Ni  la  libre  or- 
donnance du  roman  mis  sur  la  scène,  ni  les  entrées  et  les  sorties  par 
les  fenêtres,  ni  les  cachettes  ménagées  aux  amoureux,  ni  les  prisons 
d'accès  facile,  ni  les  duels,  ni  les  enlèvemens,  ni  les  bouffonneries, 
ni  les  trop  beaux  sentimens  ne  donnent  de  scrupule  à  l'un  plutôt 
qu'à  l'autre  :  tous  les  deux  se  jouent  à  l'envi  parmi  ces  négligences 
de  composition,  ces  invraisemblances  matérielles  et  morales,  ces  énor- 
mités  du  burlesque  et  ces  gentillesses  du  sublime  :  seulement,  Hugo 
prend  ses  personnages  plus  au  sérieux  que  Scarron. 

Ainsi,  dans  le  drame  romantique  de  1830  comme  dans  la  tragédie 
et  la  comédie  romanesques,  opposées  pendant  la  première  moitié  du 
jvii»  siècle  à  la  tragédie  et  à  la  comédie  classiques,  la  folle  du  logis  en 
est  la  maîtresse  :  eh  bien!  le  réel,  ce  réel  annoncé,  que  devient-il? 
Que  deviennent  la  nature  et  l'histoire?  Nous  avons  plusieurs  fois  ex- 
pliqué déjà  (1)  par  quel  tour  naturel  de  son  esprit  Hugo  prend  pour  des 

(1)  Voir  notamment,  dans  la  Revue  du  l"  juillet  1882,  un  article  sur  Torquemada. 


REVUE   DRAMATIQUE.  937 

groupes  de  personnages  réels  des  couples  d'antithèses  incarnées  et 
costumées.  L'antithèse,  voilà  pour  la  nature  :  —  au  gré  de  cette  ima- 
gination qui  n'aperçoit  que  des  contrastes,  la  nature  n'est-elle  pas 
faite  d'élémens  contraires,  de  beau  et  de  laid,  de  sublime  et  de  gro- 
tesque? —  Le  costume,  voilà  pour  l'histoire.  Et,  d'ordinaire,  ces  ab- 
stractions doubles,  habillées  à  la  mode  d'un  certain  pays  et  d'une 
certaine  époque,  marchent  deux  par  deux  pour  se  faire  valoir  l'une 
l'autre,  —  encore  par  un  contraste.  La  courtisane  et  l'enfant  trouvé, 
l'une  raffinée,  l'autre  presque  sauvage,  c'est  le  couple  qui  vient  à  nous, 
cette  fois  :  infamie  et  pureté,  c'est  toute  Marion  ;  misanthropie  et 
amour,  c'est  tout  Didier.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'a  d'existence  person- 
nelle, de  vie  morale,  ni  même  de  sens.  Pourquoi  le  héros  de  Dumas, 
Antony,  dont  les  semblans  d'idées  et  les  discours  sont  imités  de  ceux 
de  Didier,  nous  intéresse-t-il  encore?  C'est  que,  dans  cette  forme  re- 
nouvelée d'une  autre  forme,  l'homme  de  Saint-Domingue  a  versé  un 
flot  brûlant  de  passion;  il  a  transmis  sa  vie  sensuelle  à  sa  créature; 
il  a  fait,  au  moins,  de  cette  effigie  d'homme  un  animal.  Didier,  au 
contraire,  n'est  qu'un  simulacre,  un  masque  ambulant,  par  la  bouche 
duquel  s'échappent  les  odes  misanthropiques  et  amoureuses,  dans  le 
goût  de  1829,  imaginées  de  sang-froid  par  le  poôie.  L'héroïne  de  ce 
héros  n'est  pas  plus  une  femme  qu'il  n'est  un  homme.  Aussi  ne  sont- 
ils  pas  pressés  d'agir;  et,  dans  ce  prétendu  drame  dont  le  sujet  pré- 
tendu est  l'amour  d'un  honnête  garçon  et  d'une  courtisane,  après  que 
ces  deux  personnages  ont  été  mis  face  à  face  au  premier  acte,  ils  peu- 
vent attendre  jusqu'au  cinquième  pour  en  venir  aux  prises  :  alors  seu- 
lement, l'honnête  garçon  déclare  à  la  courtisane  qu'il  sait  qui  elle  est,  et 
l'on  voit  ce  qui  s'ensuit  ;  il  ne  s'ensuit  que  peu  de  chose,  puisque  la  pièce 
est  pressée  de  finir.  Ainsi  à  l'exposition,  pardelà  un  abîme,  rien  necor- 
respond  que  le  dénoûment.  Sur  cet  abîme,  un  pont  à  trois  arches,  oc- 
cupé par  des  comparses  en  habit  Louis  XUI  :  n'a-t-il  pas  plu  au  poète 
de  baptiser  son  héroïne  Marion  Delorme?  Tout  ce  milieu  de  la  pièce 
est  la  part  de  l'histoire,  comme  le  commencement  et  la  fin  sont  la  part 
de  la  nature  :  l'une  vaut  l'autre.  Costumes  et  décors  sont  peut-être 
exacts;  mais  les  personnages  épisodiques,  pas  plus  que  les  principaux, 
ne  sont  des  hommes  :  comment  donc  seraient-ils  des  hommes  d'une 
certaine  date  et  d'un  certain  pays?  Un  de  ces  mannequins,  plus  grand 
que  les  autres,  se  tient  dans  la  coulisse  et  ne  fait  que  traverser  la  scène 
à  la  fin;  il  étend  sur  la  pièce  entière  l'ombre  colossale  d'une  caricature 
enfantine  :  c'est  Richelieu-Croquemitaine.  Histoire,  nature,  le  drame 
romantique  affiche  et  compromet  ces  deux  maîtresses  :  laquelle  ne 
trompe-t-il  pas  ? 

Il  les  trompe  au  bénéfice  d'une  troisième  :  la  poésie  lyrique.  On 
sait  que,  pour  celle-ci  du  moins,  il  la  sert  magnifiquement.  Marion, 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  Hemani,  est  de  1829,  l'année  où  furent  publiées  les  Orientales, 
où  furent  écrites  en  partie  les  Feuilles  d'automne.  Le  génie  de  cet 
homme,  qui  aura  été  pendant  un  demi-siècle  un  prodigieux  artiste  en 
vers,  apparaît  alors  dans  le  plus  heureux  état  de  santé.  Aisance,  abon- 
dance, beauté  du  rythme  et  du  coloris,  sont  admirables  dans  ce  poème. 
Si  l'acteur  sait  chanter  cette  musique  et  l'accompagner  de  gestes  pit- 
toresques, à  la  bonne  heure  !  nous  applaudissons  le  concert  et  le  spec- 
tacle. Mais  si,  par  l'insuflisance  ou  par  l'erreur  de  l'interprète,  l'œuvre 
est  réduite  à  son  essence  humaine,  à  sa  vertu  dramatique,  c'est-à-dire 
à  rien^  nous  ne  pouvons  que  nous  en  distraire  et  regretter  de  n'être 
pas  restés  chez  nous,  bien  douillettement,  pour  la  relire.  Chacun,  les 
pieds  sur  les  chenets,  imagine  des  sons  et  une  mimique  où  rien  ne 
détonne  :  pourquoi  s'exposer  à  des  mécomptes?  En  1829,  après  la  lec- 
ture de  Marion  Delorme  à  la  Comédie-Française,  Emile  Deschamps  re- 
gardait l'affiche  du  soir  et  s'écriait,  en  levant  les  épaules  :  «  Et  ils  vont 
jouer  Britannicus!  »  Nous  n'irons  plus  au  théâtre  pour  Marion  Delorme; 
et  nous  irons  encore  pour  Britannicus,  parce  que  Britannicus  a  plus  de 
sève  dramatique,  à  lui  seul,  que  tous  les  drames  de  Hugo.  L'émeute 
romantique,  après  avoir  nettoyé  les  planches  des  faux  classiques,  n'y 
a  rien  laissé  d'elle-même  :  son  arme  de  combat,  si  richement  ornée 
qu'elle  soit,  n'est  plus  qu'un  objet  de  panoplie. 

Au  demeurant,  ce  n'est  ni  la  tragédie' m  le  drame,  ces  machines  à 
tirer  des  larmes,  que  le  public,  à  l'heure  qu'il  est,  recherche  de  préfé- 
rence. Pour  toute  sorte  de  raisons  métaphysiques,  sociales  et  poli- 
tiques dont  rénumération  serait  ici  déplacée,  la  vie  est  mélancolique, 
aujourd'hui,  comme  un  roman  qui  vient  de  paraître  :  ce  n'est  ni  Mon- 
sieur Parent,  de  M.  de  Maupassant  (1),  niwn  Crime  d' amour,  à&  M.  Paul 
Bourget  (2),  ces  nouveautés  du  pessimisme,  ni  même  la  Morte,  de 
M.  Octave  Feuillet  (3),  cette  œuvre  tournée  au  regret  du  passé  plutôt 
qu'à  la  foi  dans  un  avenir  prochain;  ce  n'est  aucun  de  ces  livres,  quel 
qu'en  soit  le  mérite,  qui  proposera  aux  Français  de  cette  fin  de  siècle 
un  prétexte  à  quitter  le  deuil  de  leurs  illusions  perdues.  A  défaut  de 
consolations,  la  plupart  veulent  du  moins  un  divertissement  :  à  qui  le 
demander,  sinon  à  la  comédie?  On  veut  compenser,  par  le  spectacle 
du  soir,  les  ennuis  réels  et  les  lectures  désolantes  du  jour  :  une  pièce 
gaie,  on  réclame  une  pièce  gaie;  par  pitié,  faites-nous  rirel  On  se 
presse  dans  les  petits  théâtres,  même  dans  les  cafés-concerts,  où  le 
gros  sel  des  revues  de  l'année  irrite  agréablement  la  rate.  On  s'est 
pâmé,  aux  Menus-Plaisirs,  devant  l'Homme  de  paille,  une  farce  jumelle 

(1;  Ollendorff,  éditeur. 

(2)  Lemerre,  éditeur. 

(3)  Calmann  Lévj-,  éditeur. 


REVUE   DRAMATIQUE.  039 

du  Député  de  Bombignae,  où  M.  Albin  Valabrègue  avait  répandu  sa  verve 
naturelle;  on  se  tord,  à  la  Renaissance,  devant  7^j?«  Mission  délicate,  un 
imbroglio  de  M.  Bisson,  où  les  bonnes  plaisanteries  sont  disposées  selon 
les  coutumes  du  genre.  Au  Palais-Royal,  après  le  Mariage  de  Thérèbin,  une 
comédie  avortée,  où  miroitait  l'esprit  de  M.  Bergerat,  voici  qu'on  re- 
prend la  Boule,  une  des  farces  les  plus  fines  de  MM.  Meilhac  et  Halévy. 
On  reprend  de  même,  à  Cluny,  Doil-on  le  direl  de  M.  Labiche,  et  au 
Vaudeville,  le  Voyage  de  M.  Perrichon.  Cette  dernière  pièce,  pour  le 
constater  en  passant,  paraît  définitivement  admise  dans  ce  répertoire 
de  second  ordre,  qui  est  le  fonds  commun  de  nos  théâtres  :  elle  y  fait 
bonne  figure,  grâce  à  un  thème  comique  d'une  rare  valeur;  il  est 
fâcheux  que  les  variations  de  ce  thème  soient  un  peu  trop  faciles  et 
vulgaires,  un  peu  monotones  aussi  et  allongées  d'une  coda  superflue, 
j'entends  de  cet  épisode  d'un  duel  ajouté  aux  deux  histoires  de  sau- 
vetage qui  suffisent  à  présenter  les  deux  faces  du  sujet.  A  cette 
comédie,  qui  passe  pour  la  meilleure  de  M.  Labiche,  il  serait  peut-être 
équitable  de  préférer,  au  moins,  le  Plus  Heureux  des  trois  et  Cèlimare 
le  hicn-aimé. 

L'Odéon  lui-même,  après  les  émotions  des  Jacobites,  veut  s'égayer. 
Il  ne  se  contente  pas  de  nous  offrir,  pour  l'anniversaire  de  la  nais- 
sance de  Molière,  un  opuscule  de  MM.  Armand  Ephraïra  et  Adolphe 
Aderer,  la  Première  du  Misanthrope,  saynète  supérieure  à  la  moyenne 
des  à-propos,  discrètement  inspirée  d'un  pamphlet  de  l'époque,  la  Fa- 
meuse Comédienne,  et  toute  écrite  —  ce  qui  n'est  pas  commun  — 
dans  le  ton  le  plus  convenable  au  sujet.  M.  Porel  reprend  le  Fils  de 
famille,  de  Bayard  et  Biéville,  et  ce  livret  d'opéra  comique,  heureuse- 
ment imaginé  selon  certaine  convention,  habilement  conduit,  genti- 
ment dialogué,  —  agréable,  en  somme,  à  la  manière  d'une  spirituelle 
et  sentimentale  estampe  des  environs  de  1850,  —  ce  livret  sans  mé- 
lodie ni  orchestre,  dépourvu  même  à  présent  de  ses  couplets,  inté- 
resse encore  le  public  autant  qu'il  faut  et  le  fait  sourire  de  la  bonne 
manière  :  M.  Lafontaine,  secondé  de  MM.  Dumény  et  Colombey  et  de 
M""  Léonide  Leblanc,  y  est  applaudi  comme  au  temps  jadis.  Courage, 
messieurs  les  auteurs  1  il  n'est  pas  encore  impossible  de  faire  rire  les 
honnêtes  gens  ! 

On  le  voit  assez  à  la  Comédie-Française  :  nous  ne  demandons  qu'à 
nous  amuser.  Que  reprochons-nous  à  M.  Got,  qui  joue  Annibal  de 
V Aventurière,  —  auprès  de  M""  Pierson,  qui  représente  honorablement 
Clorinde? —  C'est  d'attrister  son  rôle.  Arboré  sur  l'ouvrage,  le  panache 
de  ce  matamore  est  le  signe  éclatant  de  la  fantaisie  qui  a  présidé  à 
son  exécution  et  corrigé  ce  que  le  sujet  lui-même,  tiré  de  la  réalité 
moderne,  avait  de  pénible  :  en  rabattant  ce  plumet  picaresque,  M.  Got 
a  failli  nous  fâcher.  Un  vaudeville  de  M.  Morand,  l'Héritière,  s'est  in- 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

troduit,  il  y  a  quelques  mois,  sur  cette  illustre  scène  :  on  n'a  pas 
trouvé  mauvais  que  ce  fût  un  vaudeville,  mais  seulement  que  la  donnée 
en  fût  trop  peu  neuve  et  le  mécanisme  trop  régulier.  Un  à-propos  de 
M.  d'Hervilly,  Molière  en  prison,  d'un  tour  un  peu  bien  romantique,  a 
été  moins  applaudi  pour  la  partie  sérieuse  que  pour  la  partie  burlesque. 
Enfin  quelle  pièce,  depuis  trois  semaines,  attire  le  public?  Un  Parisien 
de  M.  Gondinet.  Justement,  le  principal  personnage  lance  une  boutade 
que  plus  d'un  spectateur,  dans  l'état  d'humeur  que  nous  signalons, 
prendrait  volontiers  pour  sa  devise  ;  comme  on  lui  propose  un  tableau 
qui  naguère  eût  séduit  la  sensibilité  de  M.  Poirier  :  «  Je  n'achète  ja- 
mais de  choses  tristes,  répond-il;  celles  qu'on  a  pour  rien  me  suffi- 
sent. »  En  revanche,  de  quel  prix  ne  paie-t-on  pas  une  chose  gaie?  Or, 
c'est  une  chose  gaie,  à  coup  sûr,  que  cette  comédie  :  un  Parisien. 

L'action  en  vaut  une  autre,  mais  ne  vaut  guère  mieux,  à  moins  que 
cette  autre  ne  soit  niaise  ou  biscornue.  Un  célibataire,  encore  jeune, 
brave  garçon  et  qui  se  croit  égoïste,  a  recueilli  une  fillette  orpheline 
et  l'a  vue  grandir  chez  lui  sans  y  penser;  chassé  de  son  domicile  pari- 
sien par  un  accident,  il  tombe,  en  province,  dans  les  filets  d'une  fa- 
mille qui  a  une  «  demoiselle  »  à  marier;  il  s'en  dépêtre,  il  s'aperçoit 
qu'il  aime  sa  pupille  et  qu'il  est  aimé  d'elle,  il  l'épouse:  voilà  toute  la 
matière  de  ces  trois  actes.  Les  critiques  peuvent  regretter  que  la  pièce, 
commencée  en  comédie  presque  originale,  prenne  ensuite  l'air  d'un 
vaudeville  connu  et  ne  soit  pas  exempte  de  sensiblerie  vers  la  fin.  Ils 
peuvent  disputer  sur  le  caractère  de  ce  Parisien,  un  peu  arriéré,  en 
effet,  ou  à  tout  le  moins  exceptionnel,  car  il  chérit  le  boulevard  des 
Italiens  comme  quelques  monomanes  seulement  le  chérissent,  ou  plutôt 
comme  leurs  devanciers  chérissaient  le  boulevard  de  Gand.Ils  peuvent 
blâmer  surtout  ce  Parisien  d'être  Parisien  avec  une  conscience  perpé- 
tuelle de  sa  qualité,  voire  même  avec  ostentation,  à  la  manière  d'un 
provincial  récemment  acclimaté.  Mais  quoi!  Tout  le  dialogue  et,  s'il  y 
en  a,  les  discours  sont-ils  d'une  bonhomie  légère  et  malicieuse  ?  La 
pièce,  pour  décente  qu'elle  soit,  est-elle  avenante  et  gaie?  Oui,  certes, 
elle  pétille  comme  un  brave  et  pur  petit  vin,  d'origine  et  de  fabrique 
françaises,  peu  chargé  d'alcool  et  facilement  mousseux,  qui  désal- 
tère l'homme  et  l'émoustille,  et  ne  lui  laisse  ni  la  bouche  amère  ni  la 
tête  lourde.  Vive  donc  un  Parisien! 

Un  personnage  accessoire,  M.  Savourette,  ancien  fabricant  de  bronzes 
d'art,  a  bien  son  prix.  Après  avoir  mis  dans  le  commerce  «  plus  de 
deux  mille  cinq  cents  bustes  politiques,  »  il  veut  se  faire  honneur 
avec  sa  fortune  :  il  a  donc  épousé  une  belle  personne,  une  veuve,  qui 
naguère,  par  l'entremise  intéressée  de  Brichanteau,  notre  galant  Pari- 
sien, fit  décorer  son  mari.  Savourette  est  propriétaire  de  la  maison 
qu'habite  Brichanteau;  M'"«  Savourette,  qui  veut  l'habiter  aussi,  ne  se 


REVUE   DRAMATIQUE.  941 

soucie  pas  de  rencontrer  ce  locataire  compromettant  et  lui  fait  donner 
congé.  Dans  l'appartement  de  l'exilé,  Savourette  trouve  la  photogra- 
phie de  sa  femme  ;  il  va  chercher  jusqu'à  Montauban  une  explication 
satisfaisante,  et  comme  Brichanteau,  par  vengeance  et  malice,  la  lui 
refuse  :  «  Monsieur,  s'écrie-t-il,  sachez  que  j'ai  été  deux  fois  sur  le  point 
de  me  battre  et  que  je  suis  prêt  à  recommencer!  »  La  querelle  apaisée, 
Brichanteau  raconte  au  bonhomme,  qui  brigue  la  croix,  lui  aussi,  qu'il 
avait  reçu  cette  photographie  des  mains  du  premier  mari  pour  la 
montrer  au  ministre  :  u  Est-ce  l'usage?  »  réplique  Savourette.  Enfln, 
comme  les  cartes  se  brouillent  de  nouveau,  il  fait  cette  déclaration  : 
«  Monsieur,  j'ai  toujours  pensé  qu'un  propriétaire  doit  se  faire  respec- 
ter de  ses  inférieurs,.;  je  veux  dire  de  ses  locataires.  » 

M.  Thiron,  par  la  largeur  et  la  précision  de  son  jeu,  fait  de  Savou- 
rette une  figure  magnifiquement  ridicule  et  nettement  vraisemblable  : 
on  croirait  voir,  ressuscité  soudain,  l'original  d'un  dessin  de  Daumier. 
Ah  !  l'excellent  comédien,  tout  à  son  rôle  et  qui  le  met  en  relief  sans 
s'avancer  hors  du  plan  que  lui  a  marqué  l'auteur  1  M.  Coquelin  cadet, 
matois  et  faraud,  a  beaucoup  plu  sous  la  livrée  d'un  valet,  —  peut- 
être  plus  parisien  que  son  maître,  —  qui  fait  profession  d'aimer  la 
province  «  parce  qu'il  s'y  sent  supérieur  »  et  de  ne  vouloir  «  servir  que 
ses  égaux,  c'est-à-dire  de  vrais  hommes  du  monde.  »  M"'  Reichemberg, 
qui  joue  l'orpheline,  est  simplement  parfaite.  M.  Coquelin  aîné  l'est 
aussi  dans  la  majeure  partie  de  son  rôle,  qui  est  le  principal  :  en  quel- 
ques passages,  il  s'évertue  à  être  un  peu  plus.  Oserai-je  lui  dire  qu'il 
doit  se  défier  du  plaisir  qu'il  prend,  avec  l'approbation  de  la  plupart 
des  auditeurs,  à  choisir  parfois  un  morceau  de  bravoure,  à  le  détacher 
du  reste  en  y  faisant  chatoyer  toutes  les  nuances  de  sa  voix  et  briller  la 
virtuosité  de  sa  diction,  à  le  pousser  jusqu'à  certaines  notes  éclatantes 
et  à  le  terminer  par  une  certaine  cadence  ?I1  paraît  avoir  écrit  cette  mu- 
sique, ou  plutôt  cet  exercice  musical,  pour  y  montrer  en  même  temps, 
comme  dans  un  monologue  mélodieux,  tous  ses  avantages  :  il  le  place 
presque  indifféremment,  depuis  quelques  années,  sous  telle  tirade  de 
Figaro,  sous  tel  couplet  du  duc  de  Septmonts,  sous  le  panégyrique  de 
Paris  par  «  un  Parisien.  »  Ai-je  besoin  de  lui  démontrer  que  ce  procédé 
nuit  à  l'ensemble  du  rôle  et  de  l'ouvrage,  qu'il  en  détruit  l'économie,  qu'il 
en  arrête  la  marche,  qu'il  est  lyrique,  si  l'on  veut,  mais  point  drama- 
tique? Il  suffira  sans  doute  d'avoir  averti  de  cet  abus  sa  conscience  de 
comédien. 

C'est  une  bien  autre  querelle,  plus  grave  et  où  je  souhaite  passion- 
nément de  l'emporter,  que  je  veux  faire  à  M.  Meilhac.  11  a  risqué  aux 
Variétés  une  comédie-vaudeville  en  trois  actes,  les  Demoiselles  Clochart. 
La  donnée  en  est  toute  neuve  au  théâtre  :  un  homme,  aux  appétits  du- 
quel une  existence  ordinaire  d'homme  ne  suffit  pas,  s'est  incarné  en 


^â2  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

des  personnages  divers;  il  s'est  créé  ainsi  plusieurs  familles.  Il  a  réa- 
lisé le  vœu  de  Fantasio  :  «  Si  je  pouvais  être  ce  monsieur  qui  passe  !  » 
Chaque  fois  qu'il  s'estennuyéd'êtrece  qu'il  est,—  un  membredela  haute 
bourgeoisie,  —  M.  Clochart  s'est  diverti  à  devenir  un  petit  employé  ou 
bien  un  homme  du  peuple  ;  sous  trois  noms  différens,  le  sien  compris, 
il  a  eu  trois  filles.  Pendant  une  vingtaine  d'années,  il  a  mené  sa  triple 
vie  sans  encombre;  et  puis,  au  moment  de  marier  ses  deux  filles  na- 
turelles, alors  qu'il  veut  montrer  l'excellence  de  son  système  à  un  ami 
qui  prétend  l'imiter,  qui  l'accompagne  dans  ses  avatars  et  «  s'incarne 
pour  la  première  fois,  »  M.  Clochart  tombe  dans  une  série  de  mésa- 
ventures. «  Je  ne  me  déguise  pas,  disait-il  :  je  prends  les  habits  qui 
conviennent  à  mon  état  ;  »  il  s'aperçoit  qu'il  aurait  sagement  fait  de 
garder  toujours  les  siens.  Le  premier  acte,  où  se  fait  l'exposition,  est 
d'une  bouffonnerie  délicate  et  va  d'un  bon  train  de  comédie  ;  dès  le 
second,  ia  pièce  gauchit  :  trop  d'incidens,  ou  plutôt  d'accidens,  nous 
fatiguent  par  leur  grouillement  et  nous  déconcertent  par  leur  incohé- 
rence; au  troisième,  la  débandade  est  manifeste.  On  s'est  amusé  jus- 
qu'à la  fin,  mais  par  intervalles  :  on  avait  renoncé  depuis  longtemps 
à  suivre  Taction,  à  s'intéresser  aux  héros;  on  saluait  seulement  l'es- 
prit au  passage. 

C'est  qu'il  est  d'une  qualité  rare,  ou  pour  mieux  dire  unique,  cet 
esprit.  L'ironie  et  la  bonne  humeur,  la  connaissance  des  hommes  et 
la  fantaisie,  en  voilà  les  élémens  subtils,  —  sans  compter  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  les  assaisonne  et  les  parfume.  —  Il  est  imprévu  et  donne  le 
plaisir  de  la  surprise  ;  il  est  clair  et  donne  le  plaisir  de  l'intelligence  ; 
il  va  loin  et  donne  le  plaisir  de  la  réflexion.  Un  personnage  morose, 
comme  on  lui  demande  s'il  a  des  soucis  d'argent,  répond  :  «  Au  con- 
traire!.. 11  m'est  arrivé  quelque  chose  d'assez  agréable...  Tu  sais,  ce 
cousin  que  nous  avons  perdu...  Eh  bien!  depuis  vingt  ans,  au  fond 
de  sa  province,  il  faisait  l'usure;.,  et,  comme  naturellement  il  ne 
s'en  vantait  pas,  lorsqu'on  a  ouvert  le  testament,  c'a  été  une  révéla- 
tion...» Un  jeune  homme  élégant  redemande  ses  lettres  à  une 
femme  du  monde  :  «  Elles  ne  sont  guère  intéressantes,  fait  celle-ci  ; 
elles  prouvent  que  vous  n'avez  rien  obtenu...  —  C'est  bien  pour 
cela  que  je  veux  les  ravoir  !  »  Et  que  dire  de  ce  dialogue  de 
M.  Clochart,  «  ancien  marchand  de  bois,  homme  riche,  homme 
considéré,  »  avec  «  sa  fille,  la  comtesse,  »  qui  veut  se  séparer  du 
«  comte,  son  gendre  I  »  Elle  a  trouvé  dans  la  poche  de  son  mari  un 
billet  galant,  qui  lui  reproche  de  n'avoir  pas  envoyé  dix  mille  francs 
promis.  «  Eh  bien!  fait  Clochart,  eh  bien  !  il  se  range.  —  Comment? 
—  L'année  dernière,  il  avait  donné;  cette  fois,  il  n'a  fait  que  pro- 
mettre. —  Jolie  excuse  pour  un  gentilhomme  !  —  Et  si  je  lui  fais  des 
reproches,  Dieu  sait  ce  que  cela  nous  coûtera!  Car  il  est  fier...  Oh!  il 


RE7UE   DRAMATIQUE.  943 

est  fier!..  Le  sang  de  ses  ancêtres!..  Rappelle-toi  que  l'année  der- 
nière, en  pareille  occasion,  il  a  pris  une  cliambre  au  cercle;  et  quand 
tu  as  voulu  le  revoir,.,  car  tu  ne  peux  pas  te  passer  de  lui,.,  il  n'a 
consenti  à  en  sortir  qu'après  que  j'aurais  payé  ses  dettes!  » 

Avec  un  pareil  esprit,  M.  Meilhac  ne  devrait-il  pas  achever  la  co- 
médie mondaine  de  ce  temps-ci,  écrire  la  suite  de  Froufrou  et  de 
la  Pelite  Marquise?  Ne  devrait-il  pas  mieux  administrer  les  dons  que 
la  nature  lui  a  faits  et  dont  il  est  comptable  aux  amis  de  l'art?  Et 
d'abord,  ne  devrait-il  pas  quitter  ces  théâtres  où  l'on  peut  bien  trouver 
une  fine  comédienne  comme  M""  Réjane,  un  fantaisiste  raisonnable 
comme  M.  Baron,  mais  aussi  un  acteur  comme  M.  Dupuis,  qui  a  licence 
de  ne  pas  savoir  son  rôle  ;  ces  théâtres  où  les  exigences  de  tel  ou  tel 
interprète  font  défaire  ou  refaire  une  pièce  jusqu'à  ce  qu'elle  par- 
vienne, irrémédiablement  disloquée,  au  public?  M.  Meilhac  est  le 
prince  du  rire  parisien  :  qu'il  remplisse  les  devoirs  de  son  état.  Qu'il 
nous  donne  au  plus  tôt,  faite  comme  il  peut  la  faire,  la  pièce  gaie 
qu'on  réclame  ;  qu'il  aide  ceux  d'entre  nous  qui  s'y  essaient,  au  moins 
dans  la  soirée,  à  secouer  cette  mélancolie  qu'un  de  ses  personnages 
exprime  plaisamment  :  «  Je  m'ennuie  chaque  jour  davantage,  dit  Plu- 
ribus  à  son  ami  Clochart  ;  et  chaque  jour,  je  pense  que  je  m'en- 
nuierai davantage  le  lendemain;..  le  lendemain  arrive,.,  et  je  m'eo- 
nuie  encore  mille  fois  plus  que  je  ne  l'espérais  !  » 


Louis  Gandeaax. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUmZAINE 


14  février. 


Le  problème  qui  est  partout  aujourd'hui,  visible  ou  invisible,  qui 
pèse  sur  les  affaires  de  la  France,  n'a  rien  que  de  simple,  de  saisis- 
sable,  et  mérite  d'être  remis  sans  cesse  sous  les  yeux  du  pays,  qui, 
seul  en  définitive,  dispose  de  la  solution  souveraine. 

Que  la  république,  comme  tous  les  régimes  qui  ont  vécu  ou  qui  vi- 
vront en  ce  monde,  ait  besoin  d'être  régie,  dirigée,  d'avoir  un  gouver- 
nement pour  avoir  quelque  fixité  et  un  lendemain,  aucun  esprit  sé- 
rieux n'en,  a  jamais  douté.  M.  le  président  de  la  république,  il  y  a 
quelques  semaines,  célébrait  la  stabilité  dans  un  message  :  il  deman- 
dait au  parlement  une  majorité  qui  pût  aider  un  ministère  à  vivre;  il 
demandait,  sans  doute  aussi,  un  ministère  qui  sût  se  faire  une  ma- 
jorité, et  la  conduire  au  lieu  de  s'asservir  à  ses  passions.  Le  dernier 
ministère,  celui  qui  a  disparu  avec  l'année  écoulée,  réclamait,  d'un 
ton  mélancolique  et  grave,  les  moyens  d'être  un  gouvernement,  et 
avant  celui-là,  tous  les  ministères  précédons  avaient  mis  tour  à  tour 
dans  leur  programme  la  stabilité,  la  nécessité  d'assurer  un  gouver- 
nement à  la  république.  Le  ministère  qui  existe  aujourd'hui  a  com- 
mencé par  les  mêmes  déclarations,  par  l'expression  des  mêmes  vœux, 
et  en  se  promettant,  naturellement,  de  faire  ce  que  les  autres  n'ont 
pas  fait.  Les  radicaux  eux-mêmes,  ceux  qui  ne  sont  pas  simplement 
des  anarchistes,  appellent  un  gouvernement.  C'est  le  cri  universel, 
c'est  le  mot  d'ordre  dans  tous  les  camps  :  on  le  dit  tout  haut,  on  le  dit 
plus  vivement  et  plus  librement  encore  tout  bas,  dans  les  conversa- 
tions. Tout  le  monde  avoue  la  nécessité  d'un  gouvernement,  apparem- 
ment parce  qu'on  sent  bien  que,  depuis  des  années,  il  n'y  en  a  pas  ea 


RETUE.    —    CHRONIQUE.  9A5 

France.  —  Oui,  il  faut  au  pays,  il  faut  à  la  république  elle-même  un 
gouvernement  vrai,  digne  de  ce  nom,  sans  quoi  tout  se  décompose  et 
périt,  tout  le  monde  en  convient;  mais  c'est  ici  justement  qu'est  le 
nœud  du  problème  qui  pèse  si  lourdement  sur  nous  aujourd'hui,  au- 
tour duquel  on  tourne  sans  oser  ou  sans  vouloir  le  regarder  en  face. 
Les  républicains,  qui  sont  depuis  si  longtemps  au  pouvoir,  ont  beau 
mettre  le  mot  dans  leurs  programmes,  ils  ne  savent  pas  ce  que  c'est 
que  la  chose,  ils  semblent  n'avoir  pas  même  l'idée  des  conditions 
réelles  de  ce  gouvernement  qu'ils  appellent,  qu'ils  se  flattent  toujours 
de  constituer.  Ils  se  figurent  qu'ils  n'ont  qu'à  mettre  en  commun  leurs 
passions,  leurs  préjugés,  leurs  ressentimens,  leurs  convoitises,  en  don- 
nant à  cet  amalgame  anarchique  un  gérant  responsable  qu'ils  appellent 
un  ministère  républicain,  et  en  disant  à  ce  gérant  :  «  Régnez,  gouvernez 
dans  l'intérêt  républicain  !  »  Ils  n'ont  pas  réussi  et  ils  ne  pouvaient 
pas  réussir  parce  qu'on  ne  fait  pas  un  gouvernement  avec  des  passions 
et  des  chimères  de  parti,  avec  des  idées  désorganisatrices,  avec  des 
alliés  qu'on  ne  relient  qu'en  leur  livrant  successivement  toutes  les 
forces,  toutes  les  garanties  sociales.  A  ce  jeu  perpétuel  et  équivoque, 
tous  les  ministères  se  sont  usés  sans  obtenir  rien  de  plus  que  des 
majorités  incohérentes  d'un  instant,  un  pouvoir  précaire,  pour  ne 
laisser  après  eux  que  quelques  intérêts  de  plus  compromis,  les  res- 
sorts de  l'état  plus  alîaiblis,  les  conditions  de  stabilité  et  de  prospérité 
diminuées.  C'est  l'histoire  de  tous  les  cabinets  républicains  ;  c'est  l'his- 
toire du  cabinet  d'aujourd'hui,  on  peut  le  dire  d'avance,  puisqu'il  suit 
le  même  système,  —  et  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  quelques  années, 
tout  ce  qui  se  passe  encore  est  comme  la  démonstration  saisissante 
de  cette  vérité  supérieure  :  on  ne  fait  pas  un  gouvernement,  on  ne  le 
refait  pas  quand  on  l'a  défait,  avec  des  idées  fausses,  avec  des  empor- 
temens  de  secte ,  avec  de  l'imprévoyance  dans  l'administration  de 
tous  les  intérêts  du  pays,  avec  des  complaisances  pour  toutes  les  fac- 
tions. 

Pourquoi  donc  le  ministère  qui  s'est  formé  il  y  a  un  mois  serait-il 
plus  heureux  que  tous  ceux  qui  l'ont  précédé?  Quelle  est  cette  poli- 
tique dite  nouvelle  qu'il  prétend  inaugurer?  Elle  se  réduit,  en  défini- 
tive, à  une  certaine  dextérité  de  lactique,  à  un  certain  art  de  faire  les 
concessions  qui  flattent  les  passions  dominantes  dans  une  majorité 
troublée,  à  ménager  beaucoup  les  partis  extrêmes  pour  obtenir  à  son 
tour  quelques  ménagemens.  Oh  !  sans  doute  M.  le  président  du  con- 
seil est  un  habile  homme,  qui  ne  dit  pas  toujours  le  dernier  mot  de  sa 
pensée,  qui  sent  bien  qu'il  ne  peut  pas  absolument  tout  livrer.  Il  est 
vrai,  sur  deux  ou  trois  points,  depuis  quelques  jours,  il  a  su  saisir 
l'occasion  de  prendre  position  avec  avantage,  de  défendre  une  majo- 
rité flottante  contre  ses  propres  tentations.  Quand  on  a  prétendu  ou- 

Tom  Lxxiii.  —  1886.  60 


9/16  REVUE   DÈS  DEUX   MONDES. 

vrir  une  vaste  enquête  destinée  à  rechercher  toutes  les  responsabili- 
tés engagées  dans  les  affaires  du  Tonkin  et  à  préparer,  au  besoin,  la 
mise  en  accusation  des  derniers  ministères,  il  a  réussi  à  arrêter  au 
passage  cette  étrange  proposition  en  montrant  ce  qu'elle  avait  de  dan- 
gereux pour  la  paix  intérieure,  pour  nos  affaires  dans  l'extrême  Orient, 
pour  la  considération  du  pays  dans  le  monde  :  il  a  eu  la  chance  d'être 
écouté.  Lorsque  tout  récemment  est  revenue  devant  la  chambre  cette 
question  de  l'amnistie,  qui,  à  la  vérité,  ne  répondait  à  rien,  qui  n'était 
qu'une  fantaisie,  un  gage  offert  à  quelques  passions  révolutionnaires, 
M.  le  président  du  conseil  l'a  combattue;  il  a  donné  quelques  médiocres 
raisons,  il  a  donné  aussi  la  vraie  en  disant  qu'une  amnistie  est  tou- 
jours une  mesure  exceptionnelle,  que  l'exercice  trop  fréquent  d'une 
pareille  prérogative  «  énerve  en  quelque  sorte  l'action  de  la  loi  et  obs- 
curcit le  sentiment  de  la  justice.  »  M.  de  Freycinet  a  vaincu  M.  Henri 
Rochefort,  qui  du  coup  adonné  sa  démission!  —  Une  circonstance  nou- 
velle s'est  produite  presque  à  l'improviste.  Il  s'est  rencontré  quelques 
esprits  saugrenus  qui,  au  courant  d'une  discussion,  pour  répondre  à 
quelque  parole  imprudente,  n'ont  trouvé  rien  de  mieux  que  de  propo- 
ser l'expulsion  des  princes.  Pourquoi  et  à  quel  propos  cette  violence, 
plus  dangereuse  peut-être  pour  ceux  qui  l'exerceraient  que  pour  ceux 
qui  en  seraient  les  victimes,  qui  en  souffriraient  surtout  dans  leurs 
sentimens  pour  la  France?  Il  y  a  une  raison  bien  simple;  quand  les 
républicains  sont  dans  l'embarras,  on  est  sûr  d'avance  de  ce  qu'ils 
feront  :  ils  se  jetteront  sur  les  prêtres  ou  sur  les  princes!  Les  prêtres, 
c'est  l'affaire  de  tous  les  jours  —  et  de  M.  le  ministre  des  cultes;  les 
princes,  c'est  la  question  réservée!  Ici  encore,  M.  le  président  du  con- 
seil a  paru  vouloir  résister  à  un  emportement  de  parti  en  prétendant 
que  le  gouvernement  est  assez  armé  contre  tout  ce  qui  menacerait 
la  république.  11  refusera  jusqu'au  bout,  il  faut  le  croire,  ce  droit  ou 
cette  obligation  de  proscription  dont  on  veut  l'armer.  Lorsque  enfin, 
il  y  a  peu  de  jours,  est  venue  devant  la  chambre  cette  triste  affaire  de 
l'assassinat  d'un  malheureux  ingénieur  à  Decazeville,  lorsque  d'obscurs 
sectaires  n'ont  pas  craint  de  faire  l'apologie  du  meurtre,  M.  le  prési- 
dent du  conseil  a  fait  entendre  un  langage  énergique. 

Rien  de  mieux;  mais,  il  faut  l'avouer,  si  M.  le  président  du  conseil, 
sur  ces  quelques  points,  a  parlé  en  homme  politique,  ce  n'est  pas  sans 
faire  bien  des  concessions,  sans  livrer  en  même  temps  bien  des  inté- 
rêts, sans  flatter  de  toute  façon  l'extrême  gauche  et  les  passions  radi- 
cales. C'est  la  manière  de  gouverner  de  M.  de  Freycinet,  et  lorsqu'il 
parlait  récemment  de  s'employer,  avec  ses  alliés,  à  «  consolider  le  sol  » 
sur  lequel  nous  marchons,  on  peut  se  demander  ce  que  signifie  ce  lan- 
gage. Les  républicains  ont  toujours  eu  l'art  d'ébranler,  non  de  conso- 
lider le  sol,  et  c'est  parce  qu'il  en  est  ainsi  qu'ils  n'ont  jamais  pu  faire 
un  gouvernement,  qu'ils  sont  si  peu  propres  à  résoudre  ce  problème 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9^7 

qui  pèse  sur  nous,  —  qu'on  ne  résoudra  qu'en  revenant  une  bonne  fois 
à  de  vraies  idées,  à  de  vraies  conditions  du  gouvernement. 

A  quoi  tient  encore  aujourd'liui  la  paix  de  l'Europe  orientale,  qui  est 
la  paix  du  monde  ?  Tout  dépend,  depuis  quelques  mois,  de  volontés  si 
diverses,  de  circonstances  si  imprévues,  d'intérêts  si  multiples,  d'am- 
bitions si  impatientes  et  si  promptes  à  jouer  la  sécurité  universelle 
pour  leurs  fantaisies,  qu'on  serait  souvent  assez  embarrassé  de  pré- 
voir ce  qui  arrivera  le  lendemain.  Tant  qu'on  n'aura  pas  définitive- 
ment le  dernier  mot  de  tous  ces  conilits  orientaux  qui  entretiennent 
un  état  perpétuel  de  malaise  et  de  crise,  tant  qu'on  n'aura  pas  rétabli 
d'autorité  ou  par  persuasion  une  paix  telle  quelle  entre  tous  ces  pré- 
tendans  toujours  prêts  à  se  disputer  des  territoires  qui  ne  leur  appar- 
tiennent pas,  on  ne  sera  sûr  de  rien  ;  on  peut  s'attendre  à  tout.  On 
flotte  entre  toutes  les  chances,  entre  toutes  les  contradictions.  Un  jour, 
toutes  les  apparences  sont  rassurantes;  ces  étals  si  agités  des  Balkans 
ont  fini  par  entendre  raison  et  par  se  soumettre  à  la  pression  de  l'Eu- 
rope, la  voix  publique  le  dit;  les  négociations  sont  engagées  partout 
et  touchent  au  dénouement  :  c'est  la  paix!  —  un  autre  jour,  lout  est 
changé.  L'humeur  belliqueuse  s'est  réveillée  à  Belgrade  ou  à  Athènes, 
ou  à  Sofia,  à  Sofia  toujours  moins  qu'ailleurs;  les  armemens,  au  lieu 
de  se  ralentir,  recommencent  plus  que  jamais  et  les  mobilisations 
redoublent.  On  n'a  pas  besoin  des  conseils  de  l'Europe  et  on  ne  tient 
compte  de  ses  avertissemens!  Tout  se  prépare  pour  la  fin  de  l'armis- 
tice :  c'est  la  guerre  encore  une  fois  !  — C'est  depuis  quelques  semaines 
surtout  l'histoire  de  l'Europe,  toujours  placée  entre  des  courans  con- 
traires qui  sont  assez  factices.  Ce  qu'il  y  a  de  sensible  à  travers  tout, 
c'est  que  si,  dans  certaines  régions,  les  passions  sont  toujours  dispo- 
sées à  rallumer  la  guerre,  il  y  a,  d'un  autre  côté,  tout  un  ensemble  d'ef- 
forts tendant  au  rétablissement  définitif  de  la  paix;  il  y  a,  sur  quelques 
points,  ce  qu'on  pourrait  appeler  des  négociations  partielles,  auxquelles 
la  diplomatie  des  grands  cabinets  ne  reste  pas  étrangère,  au  moins  par 
ses  conseils,  que  l'Europe  n'aura  qu'à  sanctionner  et  à  relier  un  jour 
ou  l'autre,  d'ici  à  peu,  dans  un  acte  définitif  plus  ou  moins  rattaché  au 
traité  de  Berlin. 

Que  ces  négociations  fractionnées  et  ramonées  à  un  objet  précis 
ne  soient  pas  des  plus  faciles,  c'est  assez  visible.  11  y  a  à  Bucharest, 
en  territoire  neutre,  une  petite  conférence  qui  jusqu'ici  ne  marche  pas 
évidemment  toute  seule,  où  la  Serbie,  la  Bulgarie  et  la  Porte  traitent 
assez  laborieusement  de  leur  paix  particulière.  La  diplomatie,  surtout 
la  diplomatie  des  petits  états,  des  états  orientaux,  a  d'habiles  tempori- 
sations et  se  joue  en  toute  sorte  de  subterfuges.  Ce  n'est  pas  du  pre- 
mier coup  que  ces  plénipotentiaires  serbes,  bulgares  et  turcs  en  sont 
venus  à  reconnaître  mutuellement  la  régularité  de  leurs  pouvoirs.  En 
réalité,  cependant,  comme  il  est  entendu  qu'ils  ne  doivent  ni  toucher 


9ii8  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

au  traité  de  Berlin  ni  soulever  des  questions  d'indemnité  territoriale 
ou  pécuniaire  qui  raviveraient  tous  les  conflits,  qu'ils  doivent  se  borner 
à  la  paix  la  plus  simple,  il  est  assez  vraisemblable  qu'après  les  brous- 
sailles des  préliminaires,  l'œuvre  elle-même  rencontrera  moins  de 
difficultés.  Les  plénipotentiaires  réunis  à  Bucharest  n'ont  pas  à  ré- 
soudre le  problème  oriental!  Ce  qu'ils  ont  à  faire  est  assez  modeste 
pour  qu'ils  puissent,  sans  trop  d'effort,  se  mettre  d'accord,  —  à  moins 
que  la  Serbie  ne  soit  entrée  dans  cette  délibération  restreinte  qu'avec 
quelque  arrière-pensée,  en  attendant  les  événemens  ou  l'imprévu.  La 
négociation  qui  a  été  la  plus  facile,  qui  a  marché  le  plus  lestement, 
est  justement  celle  qui,  au  premier  abord,  paraissait  la  plus  épineuse: 
c'est  la  négociation  qui  a  conduit  à  une  entente  complète  entre  la  Bul- 
garie et  la  Porte.  Elle  a  marché  vite  parce  que  le  prince  Alexandre  a 
pris  le  meilleur  parti  en  envoyant  son  ministre,  M.  Tsanof,  à  Constan- 
tinople,  pour  traiter  directement  avec  le  sultan,  et  parce  qu'au  lieu  de 
se  perdre  dans  de  vastes  et  ambitieuses  combinaisons,  il  est  allé  droit 
au  fait,  droit  au  résultat  pratique.  11  a  ce  qu'il  voulait,  ce  qu'il  a,  en 
déûnitive,  conquis  par  les  armes.  11  a  la  réalité  plutôt  que  la  gloriole. 
11  obtient  du  sultan,  «  sur  les  bases  du  traité  de  Berlin,  »  le  gouver- 
nement général  de  la  Roumélie  orientale,  gouvernement  indéfiniment 
renouvelable  tous  les  cinq  ans.  11  réunit  dans  ses  mains  l'administra- 
tion complète  des  deux  principautés  :  c'est  l'union  personnelle  re- 
connue et  sanctionnée  par  la  Porte.  Entre  le  sultan  et  le  prince  il  y  a 
une  alliance  pour  la  défense  commune.  En  d'autres  termes,  les  deux 
principautés  restent  toujours  nominalement  partie  intégrante  de  l'em- 
pire ottoman;  le  prince  a  l'union  personnelle,  et  rien  n'est  touché  aux 
autres  dispositions  du  traité  de  Berlin  :  que  faut-il  de  plus?  Ici,  il  est 
vrai,  surgit  une  difficulté.  La  plupart  des  puissances  de  l'Europe  pa- 
raissent disposées  à  admettre  cette  union  personnelle  comme  la  seule 
combinaison  juste  et  pratique,  d'autant  plus  qu'il  serait  difficile  au- 
jourd'hui de  ne  plus  l'admettre.  La  Russie  seule  ne  rend  pas  les  armes; 
elle  ne  paraît  pas  avoir  vu  sans  humeur  cette  entente  directe  entre  le 
prince  Alexandre  et  le  sultan;  elle  ne  lui  reconnaît  que  la  valeur  d'un 
acte  provisoire.  La  Russie,  au  fond,  préférerait  à  l'union  personnelle 
l3  retour  à  la  grande  Bulgarie  du  traité  de  San  Slcfano;  mais  elle 
combat  un  peu  pour  l'honneur  et  elle  ne  paraît  pas  avoir  la  pensée  de 
refuser  son  concours  à  une  combinaison  qui  a  l'assentiment  des  autres 
cabinets,  qui  devient  par  cela  même  une  condition  de  la  paix  nouvelle 
des  Balkans. 

Reste  toujours,  il  est  vrai,  un  dernier  point  noir  à  cet  horizon  de 
l'Orient  :  c'est  la  Grèce  remuante  et  remuée,  toujours  agitée  d'émotions 
patriotiques  et  belliqueuses,  impatiente  d'entrer  en  scène,  épiant 
l'occasion  de  brusquer  les  événemens.  La  Grèce  en  est  encore,  il  est 
vrai,  à  ses  ardeurs  guerrières  et  à  ses  revendications  nationales.  Elle 


REVLT.    —    nHRONIQUE.  009 

so  montre  fort  peu  sensible  aux  conseils  qu'on  lui  donne  et  aux  re- 
montrances qu'on  lui  adresse  :  elle  ne  veut  pas  être  apaisée  et  ras- 
surée. Non-seulement  elle  ne  discontinue  pas  ses  armemens  qui  lui 
ont  jusqu'ici  si  peu  servi,  elle  semble,  au  contraire,  depuis  quelques 
semaines,  leur  imprimer  une  activité  nouvelle.  Bref  elle  tient  à  être 
agitée  quand  tout  tend  à  s'apaiser  d'un  autre  côté,  et  c'est  son  mal- 
heur. Que  la  Grèce  veuille  attester  la  constance  de  sa  foi  dans  ses  desti- 
nées et  montrer  qu'elle  est  toujours  prête  à  combattre  pour  sa  cause, 
on  ne  peut  guère  s'en  étonner.  Elle  trouvera  d'autres  occasions  pour 
employer  son  courage  et  pour  mériter  l'avenir  que  rêve  son  ambition; 
mais  elle  commettrait  certes  bien  gratuitement,  bien  aveuglément,  la 
plus  dangereuse  et  la  plus  stérile  des  imprudences  si  elle  se  laissait 
entraîner  aujourd'hui  dans  quelque  aventure,  si  elle  mettait  encore 
son  espoir  dans  les  divisions  de  l'Europe.  Les  puissances  qui  s'occu- 
pent des  affaires  des  Balkans  peuvent  sans  doute  avoir  des  opinions 
différentes  sur  tous  ces  incidens  orientaux,  sur  l'arrangement  turco- 
bulgare,  et  porter  leurs  sympathies  à  Sofia  ou  à  Belgrade;  mais,  chez 
elles  certainement,  toutes  les  dissidences  sont  dominées  aujourd'hui 
par  la  volonté  de  rétablir  et  de  maintenir  la  paix  de  l'Orient.  La  Grèce 
en  a  eu  la  preuve  par  les  premières  démonstrations  dont  elle  a  été 
l'objet,  et  ce  qu'elle  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de  profiter  du  répit  que 
lui  offre  la  chute  de  lord  Salisbury  en  Angleterre,  de  se  prêter  de 
bonne  grâce  aux  désirs  de  l'Europe  pour  n'être  point  exposée  à  subir 
des  démonstrations  nouvelles. 

La  crise  ministérielle  qui  a  suivi  de  si  près  la  réunion  du  parle- 
ment, en  Angleterre,  et  qui  est  à  peine  dénouée,  n'a  eu  sans  doute 
rien  d'imprévu;  elle  était  dans  la  logique  des  choses,  elle  ne  pouvait 
être  évitée.  Le  cabinet  de  lord  Salisbury  n'a  combattu  quelques  jours 
que  pour  l'honneur.  Même  en  obtenant,  c'est-à  dire  en  achetant  l'ap- 
pui des  Irlandais  par  des  concessions,  il  aurait  eu  encore  beaucoup  de 
peine  à  vivre;  dès  qu'il  a  paru  décidé  à  ne  rien  céder,  à  remettre  au 
contraire  en  vigueur  la  politique  de  répression  et  de  coercition  en  Ir- 
lande, il  était  condamné  à  disparaître  à  la  première  occasion.  L'occa- 
sion n'a  pas  tardé  ;  les  Irlandais  se  sont  alliés  aux  libéraux  pour  frap- 
per le  dernier  coup.  Le  cabinet  conservateur  est  resté  avec  sa  minorité, 
et  c'est  ainsi  que  le  chef  populaire  de  l'armée  libérale,  M.  Gladstone, 
bien  que  chargé  d'années,  s'est  trouvé  encore  une  fois  appelé  à  re- 
prendre le  pouvoir,  à  entreprendre  une  expérience  nouvelle  dans  des 
circonstances  qui  ne  laissent  certainement  pas  d'être  critiques  pour 
l'Angleterre,  pour  le  ministère  même  qui  se  charge  des  affaires. 

Ce  n'est  pas  d'ordinaire  à  l'approche  de  la  quatre-vingtième  année 
qu'on  songe  à  aller  toujours  en  avant,  qu'on  rêve  de  campagnes  nou- 
velles et  de  témérités  en  politique.  M.  Gladstone,  par  le  rôle  actif  et 


050  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

militant  qu'il  a  pris  depuis  quelques  semaines,  a  prouvé  que  l'âge 
n'avait  pas  refroidi  son  ardeur,  qu'il  ne  songeait  pas  à  «  faire  sa  re- 
traite ;  »  il  a  prouvé  qu'il  était  toujours  prêt  à  reprendre  la  direction 
des  affaires,  à  s'engager  de  plus  en  plus,  à  engager  de  plus  en  plus 
l'Angleterre  avec  lui  dans  la  politique  radicale,  dût-il  être  abandonné 
par  quelques-uns  de  ses  plus  anciens  amis  du  vieux  libéralisme,  qu'il 
ne  reculerait  pas  devant  les  problèmes  les  plus  redoutables,  surtout 
devant  le  problème  irlandais.  La  situation  était  en  effet  singulière- 
ment épineuse  pour  lui,  et  la  première  difliculté  a  été  justement  de 
refaire  un  ministère  pour  une  politique  nouvelle.  Les  embarras  ne  lui 
sont  pas  venus  de  la  reine,  qui  lui  a,  au  contraire,  laissé  tout  pouvoir, 
ils  sont  venus  de  la  situation  même.  M.  Gladstone  ne  pouvait  plus 
compter  sur  ses  anciens  amis  :  lord  Hartington,  lord  Derby,  M.  Gos- 
chen,  M.  Forster,  qui  demeurent  des  libéraux  de  la  vieille  tradition  et 
refusent  de  le  suivre  dans  une  entreprise  qu'ils  considèrent  un  peu 
comme  une  aventure.  A  défaut  de  l'appui  qu'il  a  perdu,  le  vieux  chef 
n'a  point  hésité  à  faire  un  pas  de  plus  vers  les  radicaux,  à  chercher 
parmi  eux  des  alliés.  11  a  fini  par  mêler  ainsi,  dans  sa  combinaison 
qui  n'a  pas  laissé  d'être  laborieuse,  un  certain  nombre  de  ses  anciens 
collègues  ou  amis  qui  lui  sont  restés  fidèles,  et  un  certain  nombre  de 
ses  nouveaux  alliés  qui  deviennent  ministres  ou  sous-secrétaires  d'état  : 
lord  Spencer,  lord  Kimberley,  lord  Northbrook,  sont  dans  le  nouveau 
ministère  à  des  titres  divers.  Lord  Granville  y  retrouve  aussi  sa  place 
dans  un  poste  peu  important;  il  n'a  plus  la  direction  de  la  diplomatie 
anglaise.  D'un  autre  côté,  M.  Chamberlain,  qui  avait  le  bureau  du  com- 
merce dans  le  dernier  cabinet  libéral,  devient  aujourd'hui  président 
de  ce  qu'on  appelle  le  gouvernement  local.  11  faut  en  convenir,  dans 
le  cabinet  qui  vient  de  se  former,  il  y  a  un  peu  de  tout,  même  des 
choses  qui  n'ont  pas  d'abord  paru  bien  sérieuses,  comme  l'avènement 
à  la  chancellerie  de  l'échiquier  de  sir  William  Harcourt,  qui  ne  passait 
pas  jusqu'ici  pour  un  financier;  mais  le  grand  nom  de  M.  Gladstone 
couvre  tout,  et  à  côté  du  grand  nom  il  y  en  a  deux  ou  trois  autres  de 
nouveau-venus  qui  ont  un  relief  particulier,  qui  sont  peut-être  l'origi- 
nalité du  ministère. 

Le  nouveau  chef  du  foreign-office,  lord  Rosebery,  est  un  homme  jeune 
encore  qui  a  de  l'habileté,  de  l'éclat,  une  fortune  considérable  par  une 
alliance  avec  la  famille  Rothschild,  et  qui  a  pris  rapidement  une  grande 
position  dans  le  parti  libéral,  dans  le  monde  anglais;  il  a  de  plus  un 
titre  qui  a  peut-être  son  importance  aujourd'hui;  il  est  en  liaison  fort 
intime  avec  le  comte  Herbert  de  Bismarck,  le  fils  du  chancelier  de  Ber- 
lin, et  par  le  fils  il  a  l'amitié  du  chancelier  lui-même  :  sa  présence  au 
foreign-offwe  ne  peut  évidemment  être  qu'un  gage  de  bonnes  relations 
entre  l'Angleterre  et  l'Allemagne,  Le  nouveau  secrétaire  pour  l'Irlande, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

M.  John  Morley,  est,  en  même  temps  qu'un  des  chefs  du  radicalisme 
anglais,  un  écrivain  de  talent,  un  brillant  polémiste  qui  s'était  déjà 
distingué  comme  lettré  avant  d'entrer  dans  l'action  politique,  et  par 
la  hardiesse  de  ses  idées  ou  de  son  imagination  il  peut  certainement 
laisser  tout  espérer  aux  Irlandais.  Le  vice-roi  désigné  pour  l'Irlande 
est  aussi  un  homme  jeune  et  un  nouveau-venu,  un  comte  d'Aberdeen, 
petit-fils  du  vieux  lord  Aberdeen,  qui  fut  souvent  par  sa  modération, 
par  sa  droiture,  une  sorte  d'arbitre  dans  les  ministères  anglais  du 
temps  passé  et  dont  M.  Gladstone  fut  plusieurs  fois  le  collègue. 
M.  Gladstone  a  toujours  eu,  dit-on,  une  bienveillance  affectueuse  pour 
ce  digne  descendant  d'un  éminent  aïeul  qui  a  été  jusqu'ici  peu  môle  à 
la  politique  active,  et  en  le  choisissant  d'un  mouvement  spontané  pour 
la  vice-royauté  d'Irlande,  il  a  cru  sans  doute  trouver  un  représentant 
fidèle  de  sa  pensée  dans  la  phase  nouvelle  des  affaires  irlandaises. 
Lord  Aberdeen  est  dans  tous  les  cas  un  homme  nouveau,  comme  lord 
Rosebery  est  un  homme  nouveau,  Comhie  M.  Johtt  Morley  et  quelques 
autres  sont  des  hommes  nouveaux  ;  mais,  quelles  que  soient  les  com- 
binaisons personnelles  qui  aient  prévalu  dans  ce  ministère  né  d'hier 
et  occupé  encore  à  s'établir  au  pouvoir,  il  y  a  une  question  qui  domine 
toutes  les  autres,  que  le  nom  seul  de  M.  Gladstone  ne  sufîlt  pas  h  ré- 
soudre :  il  resle  toujours  à  savoir  quelle  sera  réellement  la  politique 
du  nouveau  gouvernement  libéral  et  dans  les  affaires  d'Irlande  et  dahs 
l'ensemble  des  affaires  de  l'Angleterre. 

Le  nom  seul  de  M.  Gladstone  est  un  programme,  dit-on  !  C'est  pos- 
sible, on  n'en  sait  pas  beaucoup  plus.  Jusqu'ici  les  partis  ont  montré 
une  certaine  diplomatie,  une  certaine  crainte  de  trop  s'expliquer,  de 
trop  préciser  leurs  idées.  Les  conservateurs,  après  avoir  paru  hésiter, 
ont  voulu  sortir  du  vague,  puisqu'ils  y  étaient  obligés,  aller  à  ce 
qu'ils  considéraient  comme  la  première  nécessité, —  la  répression  des 
crimes,  —  et  ils  sont  tombés  sur  le  coup.  Les  libéraux,  de  leur  côté, 
ont  déclaré  qu'ils  croyaient  le  moment  venu  de  ne  plus  se  borner  à 
des  palliatifs  ou  à  des  répressions  à  l'égard  de  l'Irlande,  d'en  venir  à 
des  réformes  plus  radicales,  plus  profondes,  —  et  c'est  ce  qui  leur 
a  valu  l'appui  au  moins  temporaire  des  Irlandais;  mais  cela  ne  dit 
pas  en  quoi  consisteront  les  réformes,  jusqu'où  elles  iront,  où  elles 
s'arrêteront.  Les  hommes  sérieux  n'en  sont  peut-être  point  à  se  dou- 
ter qu'il  ne  sera  pas  si  aisé  de  concilier  les  droits  ou  les  aspirations 
de  l'Irlande  avec  ce  qu'on  appelle  toujours  les  droits,  les  intérêts  de 
l'intégrité  britannique.  M.  Gladstone  lui-même,  dans  le  message  qu'il 
vient  d'adresser  au  Midiothian  pour  se  faire  réélire,  ne  laisse  pas  de 
garder  quelque  réserve.  Il  y  a,  à  ce  qu'il  assure,  trois  grandes  ques* 
tions  irlandaises:  l'ordre  social,  le  règlement  de  la  question  agraire 
et  enfin  un  désir  largement  répandu  d'un  self  govemment  s'étendant 
aux  affaires  locales,  «  mais  nécessairement  subordonné  sous  tous  les 


052  ri-vn:  ni:s  deux  monde-. 

rapports  à  la  loi  de  l'unité  impériale.  »  M.  Gladstone  déclare  avec  gra- 
vité que  le  gouvernement  nouveau  ne  déclinera  pas  ces  questions 
qu'il  les  mettra  en  ordre,  qu'il  considérera  comme  un  de  ses  premiers 
devoirs  de  se  rendre  compte  de  l'état  social  de  l'Irlande,  en  ce  qui 
concerne  les  crimes,  l'exécution  des  contrats,  la  liberté  individuelle. 
En  d'autres  termes,  le  premier  ministre  propose  ou  promet  une  enquête 
préalable  qu'on  croyait  déjà  faite  depuis  longtemps,  qui  ne  l'est  pas 
à  ce  qu'il  paraît,  puisqu'il  faut  la  recommencer,  et  sans  laquelle  on  ne 
peut  se  faire  «  une  politique  d'ensemble.  »  11  ajoute  aussitôt,  il  est 
vrai,  que  le  nouveau  cabinet  n'a  pas  moins  le  vif  désir  d'examiner 
«  s'il  ne  serait  pas  pratique  de  recourir  à  un  système  nouveau  pour 
faire  face  à  la  situation  de  l'Irlande,  pour  subvenir  à  ses  besoins  tant 
sociaux  que  politiques...»  Ainsi  on  ouvrira  une  enquête,  on  examinera 
les  faits,  on  étudiera,  on  en  viendra  ensuite  aux  grandes  mesures 
qu'on  ne  désigne  pas  plus  clairement:  cela  peut  conduire  loin,  et 
comme,  chemin  faisant,  les  incidens  peuvent  se  multiplier,  comme  il 
est  malheureusement  trop  vraisemblable  qu'on  ne  fera  jamais  assez 
pour  désintéresser  et  désarmer  les  Irlandais,  ce  sera  toujours  la  môme 
histoire.  La  question  ne  sera  pas  résolue  parce  qu'elle  est  à  peu  près 
insoluble  entre  deux  nations  qui  ne  vivent  unies  qu'en  se  détestant, 
qui  ne  pourraient  se  séparer  qu'en  se  faisant  l'une  à  l'autre  d'irrémé- 
diables blessures. 

On  ne  peut  certes  méconnaître  les  intentions  généreuses  de  M.  Glad- 
stone. On  peut  douter  de  la  sûreté,  de  l'efficacité  d'une  politique  qui, 
en  se  proposant  de  donner  satisfaction  à  l'Irlande,  ne  fait  qu'ajouter 
une  question  redoutable  à  bien  d'autres  questions,  qui  remuent  tous 
les  instincts  populaires  et  même  révolutionnaires,  dans  un  moment  où 
l'Angleterrre ,  comme  tant  d'autres  pays,  se  sent  en  face  de  tous  les 
problèmes  de  la  misère,  d'une  douloureuse  crise  du  travail,  des  me- 
naces de  guerre  sociale.  Certes,  le  plus  malencontreux  incident  qui 
pût  se  produire  pour  saluer  l'avènement  d'un  ministère  irlando-radi- 
cal,  c'est  cette  échauffourée,  qui,  il  y  a  cinq  jours,  a  troublé  et  effrayé 
Londres,  déconcerté  le  gouvernement  et  laissé  quelque  stupeur  dans 
la  ville.  Les  ouvriers  sans  travail,  et  ils  sont  nombreux  plus  que  ja- 
mais aujourd'hui ,  avaient  résolu  de  se  réunir  pour  formuler  leurs 
doléances  et  soumettre  leurs  vœux  au  nouveau  gouvernement.  Ils  se 
sont  réunis  en  effet,  ils  se  sont  trouvés  au  rendez-vous,  à  Trafalgar- 
Square,  et  ils  ont  rédigé  leurs  plaintes,  dont  l'expression  n'avait,  d'ail- 
leurs, rien  de  séditieux  et  de  menaçant  pour  la  paix  publique.  Jusque-là 
c'était  un  rassemblement  populaire  comme  il  y  en  a  si  souvent  en  An- 
gleterre; mais  bientôt  à  cette  manifestation,  qui  paraissait  devoir  res- 
ter pacifique,  est  venue  se  joindre  ou  se  superposer  une  manifestation 
d'un  autre  genre  préparée  par  un  comité  de  révolutionnaires  ou  de 
démocrates  socialistes,  qui,  survenant  avt«  «es  bandes,  a  fait  brus- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  953 

quement  irruption  à  Trafalgar-Square.  Les  meneurs  ont  pénétré  dans 
les  masses,  qu'ils  se  sont  efforcés  de  soulever;  ils  ont  abusé  ou  entraîné 
une  partie  des  ouvriers,  et,  sous  leur  direction,  une  multitude  poussée 
à  la  révolte  s'est  répandue  dans  les  quartiers  riches  de  Londres,  pro- 
cédant par  la  violence  et  la  déprédation.  On  a  arrêté  les  voitures  et 
dévalisé  les  femmes.  On  a  saccagé  et  pillé  les  magasins,  les  bouti- 
ques de  bijouterie  et  d'horlogerie  aussi  bien  que  les  boulangeries.  Ces 
scènes  ont  duré  près  d'une  demi-journée.  La  police  était  absente.  Le 
nouveau  ministre  de  l'intérieur,  M.  Childers,  était  occupé  de  sa  réélec- 
tion; le  sous-secrétaire  d'état,  M.  Broadhurst,  qui  est  un  ancien  ou- 
vrier de  Birmingham,  a  probablement  été  quelque  peu  surpris  de  son 
nouveau  rôle,  et  la  police,  faute  de  se  sentir  conduite,  n'est  interve- 
nue que  tardivement,  quand  le  mal  était  déjà  fait.  La  répression  a 
commencé  depuis,  il  est  vrai;  la  ville  de  Londres  n'a  pas  moins  été 
un  moment  livrée  à  une  certaine  panique  qui  n'est  pas  encore  com- 
plètement apaisée.  Le  socialisme  dévastant,  pillant  les  magasins, 
n'avait  jamais  fait  une  apparition  aussi  brutale,  aussi  significative,  et 
M.  Gladstone  n'avait  pas  besoin  de  cet  incident  pour  inaugurer  son 
nouveau  ministère,  lorsqu'il  a  déjà,  lorsqu'il  s'impose  cette  grosse  et 
dangereuse  question  d'Irlande  qui  soulève  assez  de  passions,  qui  peut 
même  prendre  plus  d'importance  qu'une  simple  question  intérieure. 
Étranges  mouvemens  des  choses  1  Une  curieuse  coïncidence  rap- 
proche en  ce  moment  deux  faits  qui,  sous  des  formes  différentes,  ont 
une  même  moralité  supérieure  et  attestent  également  l'impuissance 
des  conquêtes  par  la  force,  des  assimilations  violentes  de  peuple  à 
peuple.  L'Angleterre,  après  avoir  longtemps  traité  l'Irlande  en  pays 
conquis,  sans  ménagement  et  sans  pitié,  a  fini  par  s'apercevoir  que 
tous  les  abus  de  domination  ne  lui  avaient  servi  à  rien,  qu'elle  n'avait 
réussi  qu'à  placer  auprès  d'elle  une  grande  et  perpétuelle  révoltée; 
elle  entreprend  aujourd'hui,  elle  voudrait  au  moins  essayer  d'effacer 
les  traces  de  la  conquête,  de  guérir  les  maux  d'une  servitude  séculaire, 
et  ce  qui  rend  précisément  plus  difficile  l'œuvre  de  résipiscence  et  de 
justice  qu'elle  voudrait  accomplir,  c'est  peut-être  l'ancienneté  même 
de  cette  oppression,  qui  n'a  rien  fondé,  mais  qui  a  trop  duré  pour 
n'avoir  pas  créé  d'irréparables  malentendus  :  de  sorte  que  l'Angleterre 
souffre  jusque  dans  ses  intentions  généreuses  d'aujourd'hui  de  ses  ex- 
cès de  domination  d'autrefois.  M.  de  Bismarck,  qui  a,  lui  aussi,  son 
Irlande  à  Posen,  dans  ce  qu'il  appelle  les  provinces  orientales  de  Prusse, 
prétend  pousser  le  système  de  la  conquête  jusqu'au  bout,  et  tout  ce  qui 
lui  oppose  une  résistance  dans  le  pays  ou  dans  un  parlement,  même 
dans  le  parlement  de  l'empire,  il  le  brise  ou  il  le  traite  avec  le  dédain 
d'un  esprit  superbe  qui  se  figure  qu'il  sera  plus  habile  ou  plus  heu- 
reux que  les  Anglais,  qu'il  réussira  là  où  l'Angleterre  a  échoué.  Il  y  a 
quelques  mois,  il  procédait  par  de  vastes  expulsions,  par  une  sorte 


95 A  REV^UE    DES    DEUX   MONDES. 

d'épuration  des  provinces  orientales;  il  poussait  hors  de  ses  frontières 
des  milliers  de  petits  industriels,  de  commerçans,  de  cultivateurs, 
même  des  hommes  qui  avaient  servi  dans  l'armée  allemande,  sous 
prétexte  qu'ils  n'étaient  pas  Prussiens,  qu'ils  étaient  nés  au-delà  de 
la  Vistule  ou  dans  la  Galicie  autrichienne.  Aujourd'hui,  l'idée  fixe  de 
M.  de  Bismarck,  c'est  le  rachat  en  masse  des  terres  par  raison 
d'état.  C'est  son  projet!  Il  profitera  des  désordres  de  quelques  nobles 
polonais  qui  se  ruinent  pour  acheter  leurs  biens,  et,  quant  aux  autres, 
il  les  expropriera  sans  plus  de  façon  pour  cause  d'utilité  publique.  Par- 
tout, dans  ces  contrées,  il  substituera  le  propriétaire  allemand,  le  co- 
lon allemand,  l'ouvrier  allemand  à  tout  ce  qui  est  polonais.  Le  Polo- 
nais habitant  la  Pologne  prussienne,  pour  lui,  c'est  l'ennemi  à  extirper, 
c'est  l'allié-né  de  l'ennemi,  quel  qu'il  soit,  français,  ou  russe,  dans 
des  guerres  nouvelles!  il  fera,  ce  terrible  réformateur,  ce  qu'il 
voudra  ou  ce  qu'il  pourra.  Seulement,  ce  système,  qu'il  prétend  inau- 
gurer aujourd'hui  et  dont  il  attend  de  si  merveilleux  effets,  n'a  rien 
de  nouveau.  11  a  été  déjà  méthodiquement  appliqué  depuis  1815.  Pen- 
dant longtemps,  on  a  employé  tous  les  moyens  pour  «  germaniser  » 
les  provinces  orientales,  pour  introduire  les  Allemands  partout,  dans 
la  propriété,  dans  l'industrie  locale,  dans  l'administration,  dans  l'en- 
seignement. M.  de  Bismarck  est  lui-même  obligé  d'avouer  que  ces  ten- 
tatives de  germanisation  n'ont  pas  réussi;  quelles  raisons  y  a-t-il  de 
croire  qu'elles  auraient  aujourd'hui  plus  de  chances  de  succès? 

M.  de  Bismarck  cède  visiblement  à  une  orgueilleuse  impatience  de 
la  force.  Il  croit  pouvoir  tout  trancher,  tout  courber  sous  sa  volonté, 
tout  repétrir  de  sa  main  puissante,  les  frontières,  les  habitudes  des 
populations,  l'esprit  de  race,  et  pour  satisfaire  sa  passion  du  moment 
contre  les  Polonais,  il  compromet  peut-être  d'autres  intérêts  qui  sont 
aussi  fort  sérieux.  D'abord  c'est  bien  quelque  chose  d'avouer  devant 
le  monde,  avec  la  brutalité  hautaine  déployée  par  le  chancelier  dans 
ses  derniers  discours,  que  le  droit,  les  traités,  les  engagemens  ou  les 
promesses  des  souverains,  du  roi  Frédéric-Guillaume  III,  ne  comptent 
plus.  Il  n'est  rien  de  tel  que  les  victorieux  pour  parler  avec  ce  mépris 
altier  des  engagemens  des  princes!  Mais,  déplus,  M.  de  Bismarck  s'est 
laissé  entraîner  à  prendre  une  singulière  attitude  vis-à-vis  du  Reichs- 
tag,  qui  s'est  permis  d'ouvrir  une  discussion  sur  les  expulsions  polo- 
naises de  Posen  et  de  se  montrer  peu  favorable  à  ces  expulsions.  Chose 
assez  curieuse  !  lui,  le  chancelier  de  l'empire,  l'ennemi  acharné  du 
particularisme,  il  a  porté  le  premier  coup  un  peu  sérieux  au  parle- 
ment de  l'empire  en  lui  déniant  ses  droits,  en  lui  opposant  les  droits 
particuliers  de  la  Prusse,  seule  souveraine  des  provinces  orientales. 
Fort  bien  !  le  particularisme  prussien  a  ses  droits,  et  le  particularisme 
bavarois,  le  particularisme  wurtembergeois,  le  particularisme  saxon 
ont  aussi  leurs  droits.  On  ne  pourra  plus  désormais  refuser  aux  autres 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  955 

états  les  droits  de  leur  autonomie  ou  leur  imposer  à  tout  propos  la  su- 
prématie de  l'empire  dans  leurs  aiïaires.  M.  de  Bismarck  est-il  bien 
sûr  enfin  que  ces  expulsions  sommaires  n'auront  aucun  effet  sur  ses 
relations  avec  ses  plus  intimes  et  ses  plus  puissans  alliés?  Une  chose 
est  certaine,  une  occasion  s'est  récemment  offerte  à  Vienne  :  il  y  a  eu 
une  fête  polonaise  qui  a  été  non  pas  tout  à  fait  une  manifestation, 
mais  un  rendez-vous  accepté  avec  empressement  par  la  noblesse  au- 
trichienne, et  parles  archiducs,  nlême  par  la  princesse  héritière.  L'al- 
liance de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche  n'en  sera  sûrement  pas  ébranlée, 
elle  n'en  sera  pas  plus  raffermie.  M.  de  Bismarck  n'aura  rien  gagné  à 
ces  violences  contre  des  populations  malheureuses.  Il  n'aura  réussi 
qu'à  prouver  une  foisde  plus  l'impuissance  de  la  force,  puisque,  un  siècle 
après  les  partages,  on  se  croit  encore  obligé  de  recourir  à  de  telles 
extrémités. 

GH.    DE   MAZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  spéculation  à  la  hausse  sur  les  rentes  françaises  a  payé,  au  com- 
mencement du  mois,  les  exagérations  qu'elle  venait  de  commettre  à 
l'occasion  de  la  liquidation  de  fin  février.  Dans  son  désir  d'étrangler 
jusqu'au  dernier  les  vendeurs  à  découvert,  elle  a  poussé  le  3  pour  100 
jusqu'à  82.50,  comme  si  les  circonstances  et  l'état  du  marché  avaient 
justifié  ce  brusque  déplacement  de  plus  d'une  unité  en  deux  jours  sur 
la  valeur  régulatrice  de  toutes  les  transactions  de  notre  place. 

Le  résultat,  facile  à  prévoir,  ne  s'est  pas  fait  attendre.  Les  achats 
au  comptant  se  sont  arrêtés  subitement,  les  conditions  des  reports 
ont  été  légèrement  modifiées  au  détriment  des  acheteurs,  et  une 
réaction  assez  vive  s'est  accusée  dans  les  journées  qui  ont  suivi  la 
liquidation.  Le  3  pour  100  a  reculé  de  82.15  à  81.35;  l'amortissable, 
de8/i./»0  à  83.70;  le /i  1/2,  de  109.80  à  109.15. 

Ce  mouvement  général  de  recul  a  ramené  les  préoccupations  du 
monde  financier  sur  les  difficultés  de  notre  situation  budgétaire  et  sur 
les  moyens  auxquels  on  pri%ume  que  le  ministre  des  finances  devra 
recourir  pour  réaliser  les  promesses  de  la  déclaration  ministérielle. 


956  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  cabinet  s'est  engagé  à  présenter  un  budget  en  équilibre  sans  con- 
tracter un  grand  emprunt  de  liquidation  et  sans  créer  de  nouveaux 
impôts.  On  s'est  mis  à  la  recherche  des  combinaisons  qui  pourraient 
permettre  la  solution  de  ce  problème  complexe,  et  la  supposition  s'est 
répandue  un  peu  partout  en  Bourse  que  ces  combinaisons  devaient 
fatalement  aboutir  à  la  création  de  nouveaux  titres  de  rente  perpé- 
tuelle ou  amortissable.  On  parlait  notamment  d'un  projet  de  conver- 
sion de  l'ancien  h  1/2  en  3  pour  100,  et  d'un  autre  projet  plus  vaste 
embrassant  la  consolidation  d'un  grand  nombre  de  dettes  du  Trésor  à 
court  terme. 

Les  intentions  ainsi  attribuées  au  ministère  des  finances  ont  été 
officieusement  démenties.  Les  rentes  se  sont  alors  relevées  assez  vive- 
ment, le  3  pour  100  jusqu'à  81.75,  le  k  1/2  jusqu'à  109. /i5.  Mais  cette 
reprise  manquait  de  solidité,  et,  sur  le  bruit  que  les  affaires  prenaient 
une  tournure  peu  pacifique  en  Orient,  que  la  Serbie  et  la  Bulgarie 
mobilisaient  de  nouveau  leurs  armées,  et  que  l'Europe  n'acceptait  pas 
sans  réserve  l'arrangement  turco-bulgare,  les  ventes  de  rentes  fran- 
çaises ont  recommencé,  ventes  prudemment  conduites  d'ailleurs,  et 
qui  s'arrêtaient  aussitôt  que  le  marché  ne  paraissait  plus  en  mesure 
de  les  supporter. 

A  la  fin  de  la  semaine,  un  nouveau  revirement  s'est  produit,  sur 
deux  dépêches  anglaises  annonçant  que  la  question  de  la  paix,  entre 
la  Bulgarie  et  la  Serbie,  avaitTait  un  pas  décisif.  Le  3  pour  100  termine 
la  première  quinzaine  de  février  à  81.60,  et  le  k  1/2  à  109.40,  soit 
respectivement  à  0  fr.  55  et  0  fr.  /jO  au-dessous  des  derniers  cours  de 
compensation. 

11  est  probable  que  la  reprise  aurait  été  plus  vive  si  les  nouvelles 
pacifiques  données  dans  la  matinée  du  samedi  par  des  journaux  an- 
glais n'avaient  été,  sinon  démenties,  du  moins  rendues  suspectes 
par  des  informations  ultérieures  d'un  caractère  beaucoup  moins  ras- 
surant. 

Ce  qui  a  surtout  empêché  la  spéculation  et  en  même  temps  l'épargne 
de  céder  trop  longtemps  aux  tendances  pessimistes  qui  régnaient  au 
début  du  mois,  c'est  l'attitude  brillante  de  la  plupart  des  fonds  d'états 
étrangers,  cotés  en  hausse  sur  les  cours  de  fin  janvier  en  dépit  de 
tous  les  incidens  politiques  et  des  craintes  concernant  le  maintien  de 
la  paix  en  Orient. 

Les  Consolidés  anglais,  malgré  l'émeute  du  8  février  à  Londres  et 
les  désordres  si  graves  de  Leicester,  ont  gagné  une  demi-unité  dans 
cette  quinzaine  et  restent  à  100  15/16.  Tandis  que  le  pays  était  si  vive- 
ment ému  de  l'explosion  de  cette  crise  socialiste,  la  liquidation  s'opé- 
rait au  Stock-Echange  avec  la  plus  grande  facilité,  révélant  des  dis- 
ponibilités considérables  et  encourageant  les  marchés  du  continent 
à  persister  dans  la  voie  de  la  hausse. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

A  Berlin,  les  fonds  russes  ont  été  constamment  tenus  avec  fermeté. 
A  Vienne,  le  Hongrois  a  monté  de  près  d'une  unité.  Bien  que  la  Tur- 
quie ait  à  supporter  le  poids  écrasant  des  dépenses  militaires  néces- 
sitées par  l'attitude  de  la  Grèce,  bien  que  l'affaire  de  la  Régie  des 
Tabacs  n'ait  donné  jusqu'ici  que  des  résultats  désastreux,  bien  que  la 
détresse  financière  soit  extrême  à  Constantinople,  le  Turc  se  maintient 
au-dessus  de  l/t.75,  et  la  Banque  ottomane  presque  à  500  francs. 
L'Unifiée  est  délaissée  à  326,  mais  l'Extérieure  a  été  portée  de  55.00 
à  56.40.  Seul  l'Italien  a  suivi  plus  fidèlement  les  fluctuations  de  nos 
propres  renies,  et,  comme  elles,  il  est  en  réaction  de  quelques  cen- 
times sur  le  dernier  cours  de  compensation. 

Ainsi  l'abondance  des  capitaux,  et  un  sentiment  général  d'insécu- 
rité, qui  fait  que  les  achats  de  l'épargne  se  restreignent  presque  tou- 
jours exclusivement  aux  valeurs  à  revenu  fixe,  contribuent  à  soutenir 
contre  les  accidens  de  toute  espèce  le  mouvement  général  de  hausse 
sur  les  fonds  publics. 

Un  fait  d'ordre  purement  financier  a  été,  pendant  cette  semaine,  de 
nature  à  maintenir  les  cours  de  la  rente.  Nous  avions  signalé,  le  mois 
dernier,  l'élévation  à  3  pour  100  du  taux  d'intérêt  auquel  sont  délivrés 
les  bons  du  Trésor  à  une  année  d'échéance.  En  moins  d'un  mois,  le 
ministre  des  finances  a  pu  se  procurer  ainsi  une  somme  d'environ 
175  millions  de  francs.  Le  taux  d'intérêt  a  été,  en  conséquence,  il  y  a 
quelques  jours,  abaissé  à  2  1/2  pour  100. 

La  réaction  que  les  excès  commis  pendant  un  jour  ou  deux  ont  provo- 
quée sur  les  fonds  publics  ne  s'est  pas  étendue  aux  obligations  des 
Chemins  de  fer  et  du  Crédit  foncier,  qui.  ne  se  négocient  qu'au  comp- 
tant et  dont  les  prix  échappent  ainsi  à  l'influence  des  mouvemcns  tou- 
jours fiévreux  de  la  spéculation.  La  progression  se  continue  lentement 
sur  tout  ce  groupe  si  large  de  valeurs.  L'épargne,  de  ce  côté,  n'arrête 
et  ne  ralentit  même  pas  son  travail  d'absorption. 

Le  calme  est  complètement  rétabli  sur  le  marché  des  actions  de  nos 
grandes  compagnies,  que  le  public  tend  de  plus  en  plus  à  assimiler  aux 
placemens  à  revenu  fixe.  C'est  à  peine  si  les  cours  ont  varié  pendant 
cette  première  partie  de  février  de  quelques  francs.  Ces  variations, 
toutefois,  se  sont  produites  toutes  eu  hausse,  ce  qui  atteste  que  la  fu- 
^eur  des  capitalistes  est  toujours  acquise  à  ce  genre  de  titres.  L'amé- 
lioration a  été  à  peu  près  égale  pour  les  six  compagnies.  Les  cours  des 
actions  des  Chemins  étrangers  sont,  au  contraire,  constamment  discu- 
tés, et,  cette  fois,  c'est  la  faiblesse  qui  l'a  emporté.  Le  Nord  de  l'Es- 
pagne a  reculé  de  403  à  395,  le  Saragosse  de  332  à  327,  les  Portugais 
de  415  à  402,  les  Méridionaux  de  695  à  686,  les  Autrichiens  de  528  à 
526,  les  Lombards  de  277  à  276.  Les  recettes,  depuis  le  1"  janvier, 
sont  en  diminution  sur  les  Chemins  frangais,  sur  les  Autrichiens,  sur 
le  Nord  de  l'Espagne,  en  augmeiilalion  sur  le  Saragosse. 


958  REVUE   DÉS   DEUX   MONDEâ. 

La  Banque  de  France  est  encore  en  baisse  d'une  centaine  de  francs 
(4,/jl5  après  4,510).  Il  y  a  un  an,  les  sept  premières  semaines  du  se- 
mestre accusaient  un  bènétice  total  de  5  millions  de  francs.  Cette  an- 
née, la  même  période  ne  présente  que  3,900,000  francs.  C'est  une  di- 
minution de  1,100,000  francs  pour  moins  de  deux  mois,  bien  faite 
pour  causer  quelque  souci  aux  actionnaires. 

L'assemblée  générale  du  Comptoir  d'escompte  a  eu  lieu  le  30  jan- 
vier. Les  actionnaires  n'ont  rien  trouvé  dans  le  rapport  soumis  à  leur 
examen  qui  fût  de  nature  à  diminuer  leur  confiance  dans  la  direction 
de  cet  établissement.  L'action  se  maintient  aux  environs  de  1,000  fr. 

Aucune  variation  de  cours  n'est  à  relever  sur  les  actions  de  la  Banque 
d'escompte,  du  Crédit  lyonnais,  de  la  Société  générale,  de  la  Banque 
franco-égyptienne.  La  Banque  franco-égyptienne  a  perdu  son  ad- 
ministrateur-délégué, M.  Lévy-Crémieu,  mort  le  29  janvier.  A  la 
Société  générale,  M.  Blount,  vice-président,  a  remplacé  M.  Denière 
comme  président.  Pour  la  Banque  des  Dépôts  et  le  Crédit  industriel,  les 
résultats  de  1885  paraissent  devoir  être  identiques  à  ceux  de  1884-  Le 
Crédit  foncier  a  eu  des  acheteurs  jusqu'à  1,340.  Le  bilan  au  31  dé- 
cembre 1885  accuse  21  1/2  millions  de  bénéfices,  ce  qui  assure  pour 
cet  exercice  un  dividende  de  60  francs  égal  à  celui  de  1884.  La 
Banque  de  Paris  est  calme  à  615. 

Le  groupe  des  valeurs  industrielles,  sans  être  bien  agité,  a  cepen- 
dant présenté  un  peu  plus  d'animation  que  celui  des  actions  de  ban- 
ques. Le  Suez  s'est  établi,  avec  une  certaine  fixité,  aux  environs  de 
2,160.  La  Transatlantique  a  monté  d'une  quinzaine  de  francs.  L'action 
du  Canal  de  Corinthe  a  passé  de  312  à  332  francs.  Celle  du  Canal  de 
Panama  a  été  l'objet  d'un  gros  mouvement.  De  406,  des  rachats  forcés 
pour  compte  de  vendeurs  à  découvert  l'ont  élevée  à  450,  d'où  elle  est 
revenue  à  437.  M.  de  Lesseps  est  parti  le  28  janvier  pour  visiter  les 
travaux  de  percement.  11  était  arrivé  le  10  courant  à  la  Barbade  et  sera, 
dans  peu  de  jours,  rendu  à  Colon. 

Un  intéressant  début  a  eu  lieu  le  7  courant  à  la  chambre  des  dépu- 
tés sur  la  question  monétaire.  M.  de  Soubeyran  demandait  à  inviter 
le  gouvernement,  par  un  ordre  du  jour  motivé,  à  reprendre  avec  les 
puissances  étrangères  des  négociations  eu  vue  de  la  réunion  d'une 
nouvelle  conférence  internationale  [chargée  de  rétablir  une  relation 
légale  et  universelle  de  valeur  entre  l'or  et  l'argent.  Le  ministre  des 
finances  a  répondu  que  le  moment  était  peu  favorable  pour  de  telles 
négociations. 


Le  directeur  "gérant  :  C.  Buloz. 


TABLE     DES    MATIÈRES 


SOIXANTE-TUEIZIEME  VOLUME 


TROISIÈME    PÉRIODE.     —    LVl"    ANNÉE. 


JANVIER   —   FÛVRIKH  1886. 


Livraison  du  1"  Janvier. 

La  MonTE,  deuxième  partie,  par  M.  Octave  FEUILLET,  de  l'Acadérnie  française. 

Souvenirs   diplomatiques.    —    Les   Relations  de  la   France  bt  de  la  Prusse 

DE  1867   A  1870.  —  L  —  Les  Pourparlers   diplomatiques   a  l'Exposition 

UNIVERSELLE  DE  1867,  par  M.  G.  ROTHAN 42 

Six  Semaines  en  Océame.  —  IL  —  Samoa,  par  M.  le  baron  de  IliJBiNER.   .    .        64 
Mei.ciiior  Grimm.  —  IV.  —  Grium  et  Catherine,  i.a  Révolution  et  l'Émigra- 
tion, LA  Fin,  par  M.  Edmond  SCHt^RER,  Sénateur 101 

La  Grèce  depuis  i.b  Congrès  de  Berlin,   par  M.  Henry  UOUSSAYE 156 

Cultivateurs  et  Vignerons  en  Algérie,  par  M.  Théophile  ROLLER 179 

L'Enseignement  des  jeunes  filles  en  France,  a  propos  d'un  livre  allemand, 

par  M.  G.  VALBERT , 202 

Revue  littéraire.  —  Henry -Frédéric  Amiel,  par  M.  F.  HRUNETIÈRK.   .   .   .       '214 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 225 

Le  Mouvement  financier  de  la  quinzaine 237 

Livraison  du  15  Janvier. 

La  Morte,  dernière  partie,  par  M.  Octave  FEUILLET,  de  l'Académie  française.      2H 
Les  Rivalités   coloniales.  —  L'Angleterre   et   la   Russie,    par  M.   Anatole 

LEROY-BEAULIEU 283 

En  DEÇA  et  au  DELA  DU  Danure.  —  VI.  —  La  Roumélie  orientale  ,   LA  Macé- 
doine, CoNSTANTiNOPLE,  par  M.  Emile  db  LAVELEYE 329 


/l 


960  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Souvenirs  diplomatiques.  —  Les  Relations  de  la.  France  et  de  la  Pkusse 
DE  1867  A  1870.  —  II.  —  L'Allemagne  au  lendemain  de  l'affaire  du 
Luxembocdg;  l'article  v  du  traité  m  Prague,  par  M.  G.  ROTHAN.  ...       309 

La   Bourgeoisie  française    pendant   la   Révolution,    par   M.  A.  BARDOUX, 

Sénateur 3% 

Les  Progrès  de  la  République  Argentine. —  Comment  s'improvise  une  capitale, 

par  M.  Alfred  ÉBELOT 423 

Revue  dramatique.  —  Gymivase,  Sapho,  de  M.  Alphonse  Daudet;  Comédie-Fran- 
çaise, Socrate  et  sa  Femme,  de  M.  Tu.  de  Banville,  par  M.  Louis  GAN- 
DERAX 455 

curoniquk  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 467 

Lb  Mouvement  financier  de  la  quinzaine 477 

Livraison  du  1"  Février. 

Comment  les  Dogmes  finissent  et  comment  ils  renaissent,  par  M.  E.  CARO, 

de  l'Académie  française 481 

Souvenirs   diplojiatiques.   —  Les  Relations  de  Ia  France  et  de  la  Prusse 

DE  1867  a  1870.  —  m.  —  La  France  et  l'Autriche,  l'Entrevue  de  Salz- 

BOURG,  LA  Circulaire  prussienne  du  7  septbmbre  1867,  par  M.  G.  ROTHAN.      521 

Les  Dames  de  Croix-Mort,  première  partie,  par  M.  Georges  OHNET o4'J 

La  Marine  de  1812,   d'après  les  souvenirs   inédits   de  l'amiral  Baudin,   par 

M.  le  vice-amiral  E.  Jurien  de  LA  GRAVIÈRE,  de  l'Académie  des  Sciences.  502 
Un  Nouveau  Grand  Homme.  —  Dubois-Grancé,  a  propos  d'un  livre  récent,  par 

M.  Albert  DURUY 026 

Un   Siècle   dk  musiqde  française.  —  L'Opéra   comique.  —  I.  —  De  l'origine 

A  BoiELDiEU,  par  M.  Camille  BELLAIGUE 65i 

Une  Biographie  allemande  de  Beaumarchais,  par  M.  G.  VALBERT 082 

Revue  littéraire.  —  Publications  récentes  sur  le  xvii"  siècle,  par  M.  F.  BRU- 

NETIÈRE 095 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 707 

Le  Mouveuënt  finangieii  db  la  quinzaine ,  .  .  .  .      718 

Livraison  du  15  Février. 

Les  Dames  de  Croix-Mort,  deuxième  partie,  par  M.  Georges  OIINET 721 

Une  Expédition  d'outre -mbr  en  1838,  par  M.  le  vice-amiral  E.  Jurien  de  LA 

GRAVIÈRE,  de  l'Académie  des  Sciences 759 

Essais   d'histoire  religieuse.  —  Un   Dernier  Mot   sur  les  persécutions,  par 

M.  Gaston  BOISSIER,  de  l'Académie  française 790 

Soirée  d'hiver  a  Pékin,  par  M.  M.  PALÉOLOGUE 819 

La  Propriété  foncière  a  l'Étranger  et  en  France,  d'après   un   livre  récent, 

par  M.  Paul  LFROY-BEAUUEU,  de  l'Institut  de  France 829 

Les  Joyaux  de  la  Couronne,  par  M.  Germain  BAPST 861 

Mark  Twain,  —  Les  Caravanes  d'un  humoriste,  par  M.  Eugène  FORGUES.  .  879 

La  Vigne  américaine  en  1885,  par  M""*  la  duchesse  de  FITZ-JAMES 919 

Revue  dramatique.  —  Porte-Saint-Martin,  Marion  Delorme;  Comédie-Française, 

un  Parisien;  Variétés,  les  Demoiselles  Clochart,  par  M.  Louis  GANDERAX.  930 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 94i 

Le  MoyvEMENT  fii^ancier  de  la  quinzaine 955 


Paris.  —  Imp.  A.  Quantin,  7,  rue  Saint-Benoit. 


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pér.3 
t.  73 


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