^%---^ T'-flem
ymmm
%êf
m^
'♦■^.-y
%W>^'. ,''
>^ f*^:"'^.,^
t^cjm
^g-^ \
r;^-
'^€ - ^
V t- '<
^^.H
REVUE
DES
DEUX MONDES
LVi- AN.NÉE — TROISIEME PÉRIODE
TOMB LXIIII. — 1*' JANVIEI» 1886.
Paris. — Typ. A. Quanlin, 1, rue Saiut-Beaoît.
REVUE
DES
DEUX MONDES
-•«♦-
LVI" ANNÉE — TROISIÈME PÉRIODE
TOME SOIXANTE-TREIZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE^ DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 45
1886
AP
t. 75
35^
LA MORTE
DEUXIEME PARTIE (1{.
RECIT.
Le journal du vicomte Bernard n'était pas ternniné, comme il le
supposait. Il n'était que suspendu. M. de Vaudricourt devait le re-
prendre un jour sous l'impression d'une crise au moins égale à
celle qui lui avait mis pour la première fois la plume à la main.
Un intervalle de plusieurs années sépare ces deux parties, ou,
pour mieux dire, ces deux fragmens du journal de Bernard. Nous
rempliDns de notre mieux cet intervalle à l'aide de quelques docu-
mens de famille et de nos souvenirs personnels.
Ce serait faire tort au vicomte de Vaudricourt que de prendre au
pied de la lettre le portrait qu'il traçait de lui-môme dans les pages
qu'on vient de lire. Mais à travers les exagérations voulues et l'affec-
tation visible du peintre, le lecteur aura suffisamment démêlé la
ressemblance. Il aura entrevu que le vicomte de Vaudricourt, à
l'époque où il entra en relations avec la famille de Courteheuse,
n'était pas uniquement l'espèce de fat et de gouailleur à peine sup-
portable pour lequel il se donne trop volontiers. Il fallait d'autres
mérites pour expliquer le prestige qu'il exerça sur une personne
(1) Voyer la Revut du 15 décembre.
6 RETUE DES DEUX MONDES.
du caractère de M"" de Courteheuse. Nul doute assurément que
]\P Miette, en sa qualité de femme, et bien qu'appartenant à la
plus pure élite de son sexe, n'eût été frappée des dehors brillans
du vicomte, et attirée comme une autre par l'éclat et l'élégance de
sa personnalité mondaine. Mais nul doute également que, si ces qua-
lités extérieures n'eussent été soutenues chez ce jeune homme par
quelque fonds sérieux et rare, la curiosité première de la femme
ne se fût vite tournée, chez M"" de Courteheuse, en indifférence et
en dédain. Elle avait d'abord été étonnée et intéressée par une sim-
pHcité de façons assez inattendue chez un pareil vainqueur. Car ce
jeune et dangereux Bernard, plus que passablement impertinent en
son particulier, portait dans le monde, par une sorte de coquette-
rie inconsciente, des allures et un langage très courtois et même
modestes, avec cette souplesse aisée qui se plie à l'humeur de cha-
cun, et cette dou eur caressante qui plaît tant chez les forts. C'était
de plus une intelligence cultivée qui n'était étrangère à rien, et
dont toutes les facettes miroitaient très agréablement, quand cela
lui convenait. Enfin on sentait en lui une âme fière, généreuse et
loyale, ennemie jusqu'au scrupule de toutes choses obliques, une
âme vraiment d'une qualité supérieure. Sauver une telle âme, la
ramener à Dieu, c'était une tentation qui devait être très puissante
sur l'esprit d'une jeune chrétienne passionnément croyante. Ce fut
l'excuse que M"^ de Courteheuse donna à un attachement que son cœur
approuvait peut-être plus que sa raison. Ce fut aussi, comme l'avait
bien compris M. de Vaudricourt, l'excuse que le digne prêtre, oncle
d'Aliette, se donna à lui-même pour justifier sa faiblesse envers une
nièce qu'il adorait. Ils étaient tous deux, comme le disait le bon
évêque, deux exaltés, deux enthousiastes, — et qui de nous n'a
connu parmi les prélats de notre temps, — et parmi les meilleurs,
— quelqu'un de ces cœurs chauds, quelques-unes de ces âmes
ardentes et saintement romanesques? — Les blâme qui voudra.
Pour nous, nous aimons et nous saluons l'enthousiasme, même
quand il paraît s'égarer. Ce n'est pas de ce côté que le monde
penche.
I.
Le mariage de M. de Vaudricourt et de M"* de Courteheuse eut
lieu dans les premiers jours du mois de janvier de l'année suivante.
Quelques semaines furent consacrées à l'installation du jeune mé-
nage dans un joli hôtel du quartier Monceaux, après quoi M. et
jjme (Je Vaudricourt partirent pour l'Italie. Une circonstance parti-
culière, qui n'avait rien d'imprévu, abrégea un peu leur voyage et
LA. MORTE. /
les ramena à Paris vers la fin d'avril. Alors seulement, à proprement
parler, commençait pour eux l'épreuve de la vie commune.
A moins de tomber sur un monstre, — ce qui est toujours une
exception, — il est rare qu'une femme ne soit pas à peu près heu-
reuse pendant la première année de son mariage. Quand elle a,
comme M**® de Yaudricourt, le précieux avantage de se trouver
grosse au bout de quelques mois, les difficultés n'en sont que
mieux ajournées ; ce lien tout nouveau, que l'accoutumance relâ-
chera plus tard, mais qui est alors dans toute sa force, engage la
délicatesse du mari et l'oblige à une certaine assiduité. C'est de
plus, entre le père et la mère, un sujet de conversation toujours
prêt, facile, abondant et d'un intérêt à peu près égal pour tous
deux. Enfin si le mari, comme il arrive quelquefois, conserve dans
son nouvel état quelques regrets de sa vie antérieure, s'il a laissé
dans son cercle, dans les boudoirs ou ailleurs, quelques habitudes
vers lesquelles il commence à retourner la tête avec mélancolie, il
prend patience, il se dit que la situation présente n'est qu'un acci-
dent, que c'est un temps à j)asser, et que ce qui est dilTéré n'est
pas perdu. De cette façon, tout va bien dans le ménage, et tout le
monde est satisfait : la femme, parce qu'elle se persuade que les
choses iront toujours ainsi, et le mari, parce qu'il est persuadé du
contraire.
Toutefois cette première et heureuse période de la vie conjugale
ne devait pas être elle-même sans amertume pour M'"* de Yaudri-
court. La pauvre Aliette, qui n'ignorait pas que Bernard et son oncle
faisaient fond sur elle j)our la perpétuité de leur nom de famille, eut
le gros chagrin de mettre au monde une petite fille, extrêmemeot
jolie à la vérité, mais enfin une fille. Elle en demanda pardon en
pleurant à M. de Yaudricourt, qui la consola avec ses grâces habi-
tuelles, en lui disant gaîment que cela se retrouverait et que cette
petite erreur s'expliquait assez par l'émotion inséparable d'un
début.
M""" de Yaudricourt eut par surcroit le regret de ne j)()uvoir nour-
rir sa fille. Mais elle lui consacra du reste son temps et ses soins avec
ce profond sentiment du devoir et cette ardeur de tendresse qui lui
étaient propres. Sa fille lui servit aussi d'honnête prétexte dans les
premiers temps pour se refuser aux empressemens des salons pa-
risiens où son mariage avec le très brillant et très recherché vicomte
de Yaudricourt lui assurait un succès non pas peut-être de vive
sympathie, mais de vive curiosité. Cette circonstance se trouvait
d'ailleurs à propos pour lui faciliter l'exécution du plan d'existence
qu'elle s'était tracé d'après les conseils de son oncle, et dans lequel
les plaisirs courans du monde devaient tenir peu de place. M»"^ de
8 BEVUE DES DEUX MONDES.
Coiirteheuse et sa nièce, sans avoir jamais vécu à Paris, si ce n'est
à de rares intervalles et pendant de courts séjours, avaient l'un et
l'autre l'esprit trop ouvert et trop attentif pour ne pas apprécier
assez exactement le caractère de la vie mondaine à Paris. Ils n'ap-
portaient dans cette appréciation ni les préventions ombrageuses de
l'esprit dévot, ni la pruderie effarouchée de l'esprit provincial : ils
y apportaient plutôt un peu d'innocence, comprenant seulement que
la variété et la multiplicité des occasions devaient mettre dans les
existences parisiennes une dissipation excessive qui ne se conciliait
pas avec l'idée qu'ils se faisaient l'un et l'autre du sérieux de la
vie. M'"® de Vaudricourt, qui était un esprit fort avisé, n'avait pas
tardé à entrevoir à mesure qu'elle pénétrait avec plus de suite dans
le milieu parisien, que ce n'était pas seulement la multiplicité des
distractions, mais aussi leur qualité, qui s'accordait mal avec son
éducation et ses sentimens personnels. Ce ne fut encore dans cette
phase de sa vie qu'une vision vague et une perception indécise de
choses inconnues et déplaisantes. Mais c'en fut assez pour la ren-
fermer plus strictement dans le programme d'existence qu'elle avait
résolu d'adopter, non seulement parce qu'il était conforme à ses
goûts, mais parce qu'il lui paraissait le plus propre à l'objet qui
passionnait sa pensée, c'est-à-dire à la conversion de son mari.
Les instructions de son oncle, d'accord avec ses propres inspira-
tions, lui avaient lait reconnaître le danger de toute tentative de prosé-
lytisme direct sur l'esprit de Bernard. — a Ne prêche que d'exemple,
lui avait dit le sage prélat. N'attaque jamais la question religieuse
avec ton mari, ni par des reproches, ni par des exhortations, ni
même par des allusions. Tu le fatiguerais et tu le rebuterais.
Monlre-Iui seulement la douceur d'un foyer chrétien au milieu des
désordres du monde. Fais-toi connaître, aimer et bénir, afin qu'il
connaisse, qu'il aime et qu'il bénisse un jour le Dieu qui t'a faite ce
que tu es. »
Après avcir accompli la fatigante tournée des visites obligatoires,
]yjme (jg Vaudricourt prit donc prétexte de ses devoirs maternels pour
limiter ses relations dans le cercle restreint des parens et des amis
particuliers de son mari. Du reste, elle se tenait chez elle le plus
qu'elle pouvait, déployant pour orner sa maison toutes ses vertus
de bonne petite ménagère de province et tout son goût ingénieux
de femme élégante. Son salon et son boudoir, pleins de verdure et
de fleurs, offraient dans leurs mystérieux arrangemens un attrait
pénétrant d'aimable retraite et de gracieuse intimité. Dans ces com-
binaisons douces et savantes qu'elle passait des heures chaque jour
à perfectionner, elle s'était, il faut l'avouer, cruellement écartée
de la sévérité du style Louis XIV : mais il fallait avant tout plaire à
LA MORTE. 9
son seigneur et maître et s'accommoder à ses faiblesses. Comme
correctif à ces délicatesses un peu molles, Aliette avait transforme
en bibliothèque un de ses salons, et y avait rangé avec respect,
entre des bustes romains, les livres de son père, qu'elle avait ap-
portés de Vara ville. Son rêve était de relire souvent ces vieux livres
aimés, avec son jeune mari également très aimé.
Il est à peine utile d'ajouter que l'appartement particulier de
M. de Vaudricourt réservait à ce gentilhomme des surprises et des
attentions qui ne lui étaient certainement pas ménagées par ses do-
mestiques. Fort soigneux de sa personne, mais du reste entière-
ment dépourvu d'ordre, comme la plupart des hommes dignes de ce
nom, il aimait l'ordre cependant, pourvu qu'il n'eût pas à s'en occu-
per. C'était donc pour lui une satisfaction vive et nouvelle que de
le voir régner dans son domaine privé avec une perfection raffinée
et de ne pouvoir prendre un mouchoir ou une paire de gants sans
respirer la bonne odeur fraîche des petits sachets que les fées glis-
saient secrètement dans ses armoires.
Parmi toutes les séductions que la jeune vicomtesse mettait en
œuvre pour attacher son mari à son intérieur, celle sur laquelle
elle comptait le moins, et sur la(juelle elle aurait dû compter le
plus, c'était elle-même. Non-seulement elle était jolie, mais sa beauté
d'enfant grave, sa démarche souple, son front d'une pureté lumi-
neuse, son regard profond, qui avait des clartés d'émeraude, lui
composaient une sorte de charme très original et très particulier.
Quelques mois d'existence parisienne avaient poussé à la perfection
son goût naturel, et ses toilettes avaient cette élégance pure, tran-
quille et correcte qui peut apprendre aux gens qui l'ignorent ce
que veut dire le mot distinction. C'était d'ailleurs, comme on le
sait, un esprit sérieusement nourri et orné, d'une façon un peu
exclusive peut-être, mais du moins en dehors de toute banalité.
Le vicomte Bernard n'était pas insensible à toutes ces délicates
attractions : mais ce qui lui en gâtait un peu l'agrément, c'est qu'il
en devinait parfaitement la secrète politique. Il trouvait sa femme
infiniment honnête, gracieuse et spirituelle : mais il n'en sentait
pas moins qu'elle complotait de le mettre en cage j)our l'ajjprivoiser
peu à peu, et lui apprendre à chanter les airs qu'elle aimait. Il en
souriait doucement à part lui, et, tout en se prêtant à la diplomatie
de sa jeune femme avec la bonne grâce d'un homme encore épris
et naiurellement généreux, il n'entendiiit pourtant pas jiousser la
complaisance jusqu'à l'abandon de sa liberté d'action et de pensée.
Malgré la justice qu'il rendait aux mérites d'Aliette, ce n'était pas
sans un ennui secret qu'il la voyait se cloîtrer indéfiniment dans
ses devoirs maternels, se dérober presque com])lètement au cou-
10 REVUE DES DEUX MONDES.
rant de la vie parisienne, et s'isoler enfin dans une sorte de thé-
baïde. Il appréciait, sans doute, l'intimité de sa femme, les res-
sources de son esprit et de son entretien. Mais il n'en était pas
moins toujours un peu mal à l'aise en sa compagnie pour une raison
facile à concevoir. Il y a bien peu de sujets de conversation, s'il y
en a, qui, par un côté ou par un autre, ne touchent à la question
religieuse, laquelle en réalité est au fond de tout. On ne s'en ap.er-
çoit guère dans une société comme la nôtre, composée générale-
ment d'indifférens et de sceptiques ; mais si l'on se trouve par ha-
sard en présence d'un croyant fervent, — que l'on parle d'art,
de science, de littérature ou de politique, — on sent la gêne : on
sent à tout instant qu'on va se heurter à la question de foi et
choquer des sentimens qu'on veut respecter. C'est ainsi que M. de
Vaudricourt et sa femme, soit dans leurs causeries d'intimité, soit
dans leurs lectures en commun, soit dans l'échange de leurs im-
pressions au théâtre et dans les musées, sentaient toujours entre
eux l'embarras de ce sujet interdit.
Le vicomte Bernard, si l'on veut bien s'en souvenir, du temps qu'il
faisait la cour à M"® de Courteheuse, s'était flatté que le séjour de
Paris aurait vite raison des excès de piété de sa fiancée, et qu'il lui
ôterait ce qu'on pouvait appeler le trop plein de ses vertus, tout en
lui laissant le nécessaire. Mais si elle s'obstinait à vivre à Paris dans
son originalité sauvage, uniquement occupée de Dieu, de son mari,
et de sa fille, c'était à désespérer. M. de Vaudricourt comprenait en
homme d'honneur tout ce qu'il y aurait de délicat à paraître pousser
sa femme à la dissipation : et, cependant, s'il pouvait honnêtement
la dégager un peu de son excessive austérité, il lui semblait qu'elle
y gagnerait beaucoup, et lui aussi. — Un soir, comme il fumait après
dîner dans sa bibliothèque, il crut pouvoir, sans être suspect de
débaucher sa femme, lui proposer d'aller voir dans un petit théâtre
du boulevard une pièce intitulée : ^^.s Six Femmes de Mollenchart,
qui obtenait alors un succès de vogue et dont on répétait les mots
dans tous les salons. — Car enfin, ma chère Aliette, disait Bernard,
vous êtes réellement trop étrangère aux choses de ce monde... La
plupart des jeunes filles se marient aujourd'hui principalement dans
le dessein d'aller aux Folies-Bergère : c'est un excès, je le veux bien,
mais ne tombez-vous pas vous-même dans un autre excès quand
vous vous figurez que tout théâtre qui n'est pas le Théâtre-Français
ou l'Opéra est un lieu de perdition ?
— Les Six Femmes de Mollenchart, mon ami? dit Aliette d'un
air rêveur.
— Parfaitement, reprit Bernard. — Ce n'est pas le Cid, ni Bri-
tannicus, bien certainement, — c'est une farce,., mais quoi?.. Gon-
LA MORTE. 11
sultons vos oracles! Soyez assez bonne, je vous prie, pour me
passer le deuxième volume de Molière, celui où se trouve la Cri-
tique de V École des fe-nmes... Je lis dans l'épître dèdicatoire, à
Anne d'Autriche, ces propres paroles qu'on croirait adressées à la
vicomtesse de Vaudricourt elle-même : — «Je me réjouis de pouvoir
encore obtenir l'honneur de divertir Votre Majesté : Elle, Madame,
qui ])rouve si bien que la véritable dévotion n'est point contraire
aux honnêtes divertissemens... et qui ne dédaigne pas rire de cette
môme bouche dont elle prie si bien Dieu !.. » — Eh bien ! ma chère,
qu'en dites-vous?
— Je n'ai rien à refuser à Molière ni à vous, dit gaîment la jeune
femme. — Allons voir les Six Femmes de Mollenchurtl
Chaque siècle a sa faron de plaisanter. Le xvii" avait une ma-
nière un peu grosse, à la gauloise, mais franche, saine et inoflen-
sive, celle de Molière. Noire siècle, plus raffiné, aime à respirer,
dans les plaisanteries du théâtre et même du livre, un certain
fumet de libertinage avancé. M""* de Sévigné, qui cependant aimait
à rire, serait probablement restée assez froide devant les Six Femmes
de MolleiKhurt. M"'*" de Vaudricourt, élevée à |)eu près dans le
même milieu que l'illustre marquise, éprouva cette impression de
glace, et comme une enfant bien née qu'on transporterait soudain
dans queUpie monde inférieur et équivoque, elle eut envie de
pleurer. Elle essaya cependant de sourire pour faire plaisir à son
mari ; mais elle y réussit mal, et il comprit que cette première ten-
tative d'émancipation était manquée.
Dans le courant de cette môme année, M. de Vaudricourt crut
avoir découvert une occasion plus heureuse d'arracher sa femme
à son rigorisme excessif et de lui inspirer enfin quelque goût pour
cette vie mondaine à laquelle elle se montrait si rebelle. Il y eut,
comme toujours, vers la fin de l'hiver, dans la haute société pari-
sienne,plusieurs fêtes organisées avec éclat dans undesseindecharité,
et en })articulier un grand bal au Trocadéro avec accompagnement
d'une de ces kermesses où de jolies boutiques sont tenues et acha-
landées par de jolies vendeuses. Le vicomte de Vaudricourt, très
charitable de sa nature, avait coutume de prendre une part active
à ces sortes de fêtes où il trouvait à la fois l'occasion d'être agréable
aux pauvres, aux dames et à lui-même. Il lui sembla que l'objet
éminemment louable et presque religieux de ces solermiiés mon-
daines devait éveiller la syrn[)athie de son austère jeune femme
et faire taire ses scrupu'es. Il la pressa, en conséquence, d'accepter
les fonctions de dame patronnesse et de vendeuse qui lui étaient
offertes avec emj)ressement en vertu de son nom, de sa siiuatio[j
et de sa beauté. Mais, à la vive surprise de Uernard, M""** de Vaudri-
12 REVUE DES DEUX MONDES.
court repoussa cet honneur. — « Elle était trop timide. Elle était
trop jeune. Elle ne connaissait pas assez de monde. » — Gomme son
mari, un peu scandalisé, lui reprochait assez vivement de manquer
à ses principes et même à sa foi en refusant son concours à une
bonne œuvre, à une œuvre pieuse, elle finit par lui dire en riant :
— « Vous m'avez lu l'autre jour, mon ami, un passage de Molière...
J'ai bien envie de vous rendre la monnaie de votre pièce et de vous
lire à mon tour une page de Pascal !.. — c'est la lettre sur la Dé-
votion aisée... du père Lemoyne! »
M. de Vaudricourt se mit à rire et n'insista pas davantage. Néan-
moins il se décourageait, et après avoir fait, avec le même insuccès,
quelques autres tentatives du même genre pour humaniser Aliette
et la mettre dans le mouvement de la civilisation, il y renonça.
Aliette était décidément une personne remplie de mérite, mais une
petite puritaine insociable. Il fallait en prendre son parti, et lui par-
donner ses bizarreries en considération de ses vertus en la laissant
vivre à sa mode farouche et se retirer du bal comme Gendrillon à
l'heure où le cotillon commençait.
M. de Vaudricourt, toutefois, se crut autorisé, dès ce moment,
à suivre de son côté ses goûts personnels, et se laissa aller tout
doucement à reprendre à peu de chose près sa vie de garçon, en y
apportant cependant, autant que possible, la discrétion d'un galant
homme qui entend ménager le repos et la dignité de sa femme.
Aliette se vit donc de plus en plus abandonnée dans cet intérieur
charmant préparé avec tant de soins, d'espérance et d'amour pour
y attirer et y fixer son mari... Que d'heures tristes passées dans
des attentes de plus en plus longues! que de baisers douloureux
donnés à sa chère petite fille, inutilement parée comme sa mère
pour faire fête à un oublieux et à un ingrat ! Que de larmes brû-
lantes tombées sur l'enfant endormie !
Bernard la surprenait souvent les yeux rouges et encore humides,
et il s'en irritait de plus en plus. Que voulait-elle enfin ? Il croyait
ou il affectait de croire qu'elle avait la prétention de l'enlever à la
vie de Paris et à ses plaisirs pour lui faire mener à côté d'elle une
sorte d'existence claustrale. Aliette était trop sensée pour s'être
jamais livrée à de pareilles imaginations. Mais elle n'aimait pas pour
son mari plus que pour elle-même la violente dissipation mondaine :
elle la jugeait inconciliable avec une certaine gravité de pensée.
Elle, avait donc souhaité ardemment de l'en retirer pour se créer
avec lui un de ces foyers exceptionnels qui sont rares sans doute à
Paris, mais qu'on y rencontre pourtant, qui y forment une élite
presque inconnue, et qui présentent réellement le modèle d'une
vie digne, intelligente et heureuse. Elle appréciait vivement elle-
LA MORTE. 13
même les jouissances élevées et délicates qu'une grande capitale
intellectuelle comme Paris offre sans cesse à l'esprit sous des formes
variées à l'infini. Mais elle aurait voulu les goûter dans une intimité
choisie, sérieuse et paisible, à l'écart du tourbillon désordonné, de
l'ivresse mondaine, et de la fièvre boulevardière qui étaient pour
elle comme l'écume de Paris.
Quand elle laissait entrevoir à son mari l'espèce d'existence qu'elle
rêvait, il se contentait de hausser les épaules et de murmurer les
mots : « Chimérique !.. Hôtel de Rambouillet 1 »
Cependant, le malentendu grandissait entre eux, et ces deux
honnêtes gens commençaient à soufirir profondément l'un par
l'autre.
Il se trouva qu'en cette phase troublée du jeune ménage, la
même personne recevait à la fois les confidences éplorées de
M'"* de Vaudricourt et celles de son mari. C'était la duchesse de
Castel-Moret, vieille amie des Vaudricourt, et la seule femme avec
laquelle Aliette, depuis son arrivée à Paris, eût contracté une sorte
d'intimité. La duchesse était loin d'avoir en matière de morale, et
surtout de religion, l'orthodoxie sévère et passionnée de sa jeune
amie. Elle avait mené, il est vrai, une vie irréprochable, mais
moins par suite de ses principes que par instinct et par goût na-
turel : elle convenait elle-même qu'elle était honnête de naissance,
sans autre mérite. C'était une vieille femme très soignée, et qui
sentait bon sous ses cheveux blancs. On l'aimait pour sa grâce d'un
autre temps, j)our son esprit et pour sa sagesse mondaine, qu'elle
mettait volontiers à la disposition du public. Elle faisait çà et là
quelques mariages; mais sa spécialité était plutôt de venir en aide
à ceux qui tournaient mal, ce qui n'était pas une sinécure. Elle
passait ainsi le meilleur de son temps à raccommoder les ménages
ïêlés : « Ça durait, disait-elle, ce que ça pouvait; mais on sait que
es bons raccommodages valent quelquefois mieux que le neuf. »
La bonne duchesse, instruite peu à peu par les demi-confidences
de Bernard et d'Aliette du malaise de leur situation conjugale, ne
fut nullement étonnée d'entendre un jour M. de Vaudricourt faire
appel à sa compétence générale sur la matière et lui demander une
consultation sur son cas particulier.
— Ma chère duchesse, lui dit-il, vous savez ce qui s'est passé,
et vous voyez ce qui se passe. J'ai fait absolument tout ce qui
m'était possible pour arracher ma femme à cette espèce d'existence
monacale où elle se complaît. Elle y a persisté... Soit I Je respecte
sa manie... Mais je ne puis pourtant pas m'enfermer avec elle dans
sa cellule pour passer ma vie à prier son Dieu, auquel je ne crois
pas, — et à moucher ma fille !
14 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon cher monsieur, dit la duchesse, vous êtes en colère.
— Parfaitement. Je suis en colère, car je n'ai vraiment rien à
me reprocher... Si je vais seul dans le monde les trois quarts du
temps, si j'ai repris mes habitudes de cercle, n'est-ce pas sa faute?
Et maintenant elle pleure dans son coin jour et nuit,., et comme j'ai
la bêtise d'avoir bon cœur, cela empoisonne ma vie... sans compter
les commérages que ses singularités provoquent : les uns disent
que je suis jaloux, les autres qu'elle est timbrée !.. Eh bien! est-ce
agréable, je vous le demande?
— Vous êtes réellement, dit la duchesse, un être extraordinaire.
Vous avez, par hasard en ce temps-ci et en plein Paris, une femme
qui n'est pas une folle, et vous vous plaignez!.. Mon Dieu! que je
voudrais donc vous voir seulement pendant quinze jours attelé de
front avec une aimable personne qui a fait mon bonheur à Dieppe
l'été dernier, — une vraie et pure Parisienne, celle-là, une essence...
Elle logeait dans mon hôtel et je ne me lassais pas de l'admirer. —
Dès le point du jour, j'entendais sa canne taper dans les corri-
dors,., je la voyais partir avec sa cour, c'est-à-dire avec quatre ou
cinq gaillards dans votre genre, — et avec son mari par-dessus le
marché... — Je la voyais donc partir, la jupe retroussée, pour la
plage, pour la pêche à marée basse, pour le bain. Elle rentrait pour
déjeuner, suivie, bien entendu, de ces messieurs, et je la voyais
manger, pour se refaire, une salade de concombres, des rôties à la
moutarde et une jatte de fraises. Après quoi, elle allait tuer quel-
ques pigeons au sJiooting; puis, au casino, où elle avalait deux
glaces et où elle perdait cinquante louis aux petits chevaux ; de là,
chez le photographe... Puis elle partait en break avec des grelots,
et toujours avec ces messieurs, s'arrêtait au Pollet pour y manger
trois livres de crevettes et allait dîner ensuite au cabaret à Arques...
Puis, retour au casino, où elle regagnait ses cinquante louis au
baccarat. Après quoi, elle soupait, prenait un bock, se plantait une
fleur dans les cheveux, faisait un tour de valse et rentrait triom-
phalement à l'hôtel sur les trois heures du matin, — toujours avec
ces messieurs, pâles et haletans, mais sans son mari, qui sans doute
était mort ! — Eh bien ! mon cher vicomte, malgré ça, on dit que
c'est une femme très honnête... Mais enfin, voudriez-vous qu'elle
fût la vôtre?
— Ça me changerait , dit Bernard en riant.
— Voilà donc les jeunes femmes d'à présent, poursuivit la du-
chesse, car vous savez bien que celle-là n'est nullement une excep-
tion, et vous venez vous lamenter quand vous avez une perle de
petite femme qui est sage, spirituelle, instruite, sérieuse, et qui
n'a d'autre inconvénient que d'être une sainte! De ce côté, il y a
LA MORTE. 15
un peu d'excès, c'est possible... Mais elle vous aime tant que vous
lui feriez facilement entendre raison si vous vouliez vous en donner
la peine... Non, cela vous ennuie?.. Eh bien ! soit, je m'en charge!
M. de Vaudricourt baisa, à deux reprises, la main de la duchesse
et se retira. — Dès le lendemain. M"® de Castel-Moret, poursuivant
avec zèle son rôle de maître Jacques, arrivait chez M™" de Vau-
dricourt. Elle trouva la jeune femme profondément découragée,
abattue, doutant d'elle-même, bref, dans les meilleures disposi-
tions du monde pour écouter des conseils et même des remon-
trances. La duchesse lui représenta doucement que l'œuvre de la
transformation morale de son mari était sans doute une œuvre fort
méritoire, mais fort délicate, qu'elle avait eu le tort de vouloir
brusquer. Elle n'y avait pas apporté assez de patience, de sou-
plesse : elle n'avait pas su rendre et reprendre à propos, si bien
que son mari s'était cabré et lui échappait. Un dilettante jwrisien
et mondain aussi invétéré, aussi gâté, aussi sceptique jusque dans
les moelles, aussi épris du boulevard, ne pouvait être ramené aux
goûts sérieux du foyer, et encore moins aux princi|)es de la reli-
gion, par un simple coup de baguette. Il ne fallait pas se dissi-
muler que c'était un vrai miracle à opérer : Miette en était assuré-
ment plus capable (pie personne. Mais, pour y réussir, la première
condition était évidemment de vivre le plus possible auprès de son
mari et la main dans la main, afîn de lui faire sentir toujours tout
à la fois le charme et le frein... Il falKait en un mot, pour lui inspi-
rer peu à peu d'autres goûts, commencer par se prêter aux siens
avec quelque complaisance afin de ne point l'effaroucher.
^(me jg Vaudricourt, accablée par ses longs mécomptes, énervée
par ses luttes secrètes, presque affolée par la pensée de perdre tout
à fait le cœur de son mari, se jeta avec une sorte de désespoir dans
la voie nouvelle que lui avait tracée la vieille duchesse. Le pre-
mier pas qu'elle y fit lui coûta beaucoup. Elle se rappelait qu'après
ses couches, quand il s'était agi de régler leur train de vie quoti-
dien, son mari avait paru vivement contrarié qu'elle se refusât à
l'accompagner le matin au Bois dans ses promenades à cheval. Mais
elle avait cru devoir renoncer à un plaisir qu'elle, aimait avec pas-
sion, parce qu'il ne pouvait se concilier aisément avec une habitude
de son enfance à laquelle elle était encore plus attachée. Elle dési-
rait entendre la messe tous les matins à Saint-Augustin, comme elle
avait coutume de l'entendre autrefois dans la petite église de Vara-
ville. Cette observance n'était pas seulement pour elle la satisfac-
tion d'un devoir religieux : c'était un souvenir particulièrement
doux à son imagination et à son cœur. C'était l'heure où, proster-
née sur sa chaise, la tête dans ses mains, elle ressentait à travers
16 BEVUE DES DEUX MONDES.
ses prières toutes les impressions des années lointaines, des années
sans trouble, c'était le moment où elle revoyait les sentiers qui
menaient par les champs du château à l'église ; où elle croyait res-
pirer l'odeur des épines roses des haies, et entendre craquer au
soleil le vieil if du cimetière. — Cependant elle avait eu tort et elle
le reconnut. Dès le lendemain du jour où elle avait reçu la visite
et les admonestations de la duchesse, elle dit simplement à son
mari qu'elle était tourmentée du désir de remonter à cheval, et
surtout d'y monter avec lui le matin.
Bernard étonné la regarda fixement ; puis lui prenant la main :
— Vous me faites plaisir, Miette : car je suis fier de vous, et
j'aime à vous montrer.
De telles parole's, si rares dans la bouche d'un mari, et surtout
d'un mari réservé et railleur comme l'était M. de Vaudricourt, ne
pouvaient que remuer délicieusement le cœur de la jeune femme
et la mettre en goût pour d'autres sacrifices.
Elle sortit donc dès ce moment de sa retraite, accepta des invi-
tations, se montra plus fréquemment dans les théâtres l'hiver, sur
les champs de courses l'été, et n'opposa plus enfin la même résis-
tance au courant. Bernard, pour l'encourager, fit lui-même des efforts
généreux : il modifia un peu ses habitudes, il négligea quelques
distractions personnelles et délaissa souvent son cercle pour accom-
pagner sa femme dans le monde. Leurs deux existences se rappro-
chèrent, et il y eut à cet instant dans leur union une sorte de renou-
veau, dans leurs relations une sorte de reconnaissance mutuelle et
de gaîté tendre qui donnèrent sans doute à M""® de Vaudricourt
quelques-uns des jours les plus heureux de sa vie.
II.
Cependant la vie mondaine à Paris est un terrible engrenage, où
il est bien difficile de ne pas passer tout entier quand un jour on s'y
est laissé prendre : M""" de Vaudricourt ne tarda pas à subir la fa-
talité de cet entraînement où les invitations s'engendrent l'une
l'autre, où les relations se multiplient à l'infini, où les obligations
s'enchaînent comme les plaisirs, où les occasions pullulent. Elle ne
tarda pas à sentir d'abord avec ennui, et bientôt avec effroi, que sa
liberté, son temps, sa personnalité même lui échappaient, qu'elle
appartenait au monde et qu'elle ne s'appartenait plus.
Mais ce ne fut pas là, au milieu de son existence nouvelle, sa
seule appréhension ni sa seule tristesse. Elle était entrée pleine-
ment alors dans cette société bruyante qui s'appelle elle-même com-
LA MORTE. 17
plaisamment tout-Paris, et qui se croit une élite parce qu'on ne voit
qu'elle, qu'on n'entend qu'elle, qu'on ne parle que d'elle, et qu'on
en parle trop.
Ce qui devait choquera première vue cette jeune femme, qui était
par le sang, par le cœur, et par l'éducation, une si pure Française,
c'était le caractère cosmopolite qui semble envahir de plus en
plus la société parisienne. On sait, en effet, quel rôle actif y joue
l'élément étranger. Assurément il y a bon nombre d'étrangers, et
pareillement d'étrangères qui sont aussi parfaitement aimables que
respectables, même en France. Mais de même qu'on voit des An-
glais se présenter sans façon dans nos théâtres avec des costumes
qui les feraient mettre à la porte des leurs, de même on voit trop
d'étrangers traiter Paris comme un lieu équivoque où l'on peut se
permettre des libertés qu'on ne se permettrait pas chez soi, et
s'amuser en déshabillé. Ce sans -gêne, cette excentricité insou-
ciante, cette mauvaise tenue, ce dédain de l'opinion, sont des dé-
fauts qui ne sont pas français, mais qui tendent à le devenir par la
continuelle importation.
Cette tendance, si caractérisée à notre époque, et qui altère de
plus en plus nos qualités nationales (l'Angleterre, par parenthèse,
sait mieux se garder), cette tendance n'était pas le seul côté du
monde parisien qui blessât les instincts, les idées et les sentimens
d'Aliette. A mesure qu'elle y entrait plus avant et qu'elle le con-
naissait de plus près, elle se sentait lasse parfois jusqu'à l'é-
cœurement, du bavardage superficiel qui est si facilement alimenté
à Paris par les actualités de chaque jour, et qui semble abaisser
tous les esprits sous le même niveau de banale médiocrité. Elle
entendait dix fois par jour dans dix salons différons le même jar-
gon, le môme commérage fiévreux et vide, la même insupportable
gouailleiio boulevardière, les mômes jugemens en l'air, les mêmes
mots, les mêmes plaisanteries empruntées à la pièce nouvelle, et
parfois à l'argot inepte des cafés-concerts. Jamais rien de neuf, de
spontané, do personnel dans ce fatigant verbiage.
Elle voyait avec une secrète stupeur cette foule mondaine unique-
ment occupée de mouvement et de plaisir et comme en proie à une
sorte de danse de Saint-(Juy qui l'entraînait du berceau à la tombe
dans un tourbillon épileptique. Gela lui rappelait cette ronde mau-
dite du moyen âge, ces gens condamnés à danser jusqu'à la mort
dans le cimetière de l'église qu'ils avaient profanée. Elle se deman-
dait ce qui pouvait rester, dans un affolement pareil, pour la vie
de famille, pour l'intérieur, pour l'étude et pour la culture de l'es-
prit, les retraites de la pensée dans les régions supérieures, enfin
pour l'intervalle entre la vie et la mort. Elle s'effrayait de se sentir
TOME LXXIII, — 1886. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
emportée elle-même dans ce mouvement, comme par un flot irré-
sistible, et de ne pouvoir reprendre pied.
Des dégoûts pins profonds lui montaient aux lèvres quand elle
assistait par hasard à certains entretiens que le relâchement du
goût et du sens moral, favorisé par d'étranges lectures, a mis à
la mode jusque dans les salons, quand elle entendait, par exemple,
des femmes bien nées parler couramment entre elles ou même avec
les hommes de curiosités physiologiques, de dépravations latentes,
de désordres monstrueux,
Et de vices peut-êirc inconnus aux enfers!
Ses tristesses et ses révoltes s'exaltaient encore quand elle se
disait qu'en France et au dehors, on jugeait du ton et des mœurs
de la société française sur l'échantillon de cette élite artificielle, mé-
langée et tapageuse, dont les fêtes, les aventures, les scandales, les
toilettes faisaient chaque matin la joie des reporters et la jubilation
railleuse du public. — A l'heure du siècle où nous sommes, et dans
l'état des esprits en France, au moment où une sorte de jacquerie
morale, en attendant mieux, déchaîne dans les foules populaires
des appétits et des convoitises désormais sans frein, M""" de Vau-
dricourt, sans s'occuper autrement de politique, était atterrée de
voir chez la partie la plus apparente des classes supérieures une si
belle insouciance et une préoccupation si exclusive de se divertir.
Il lui semblait *Hre sur un bâtiment en perdition où les officiers, au
lieu de faire leur devoir, s'enivraient avec l'équipage.
Ce qu'il y avait de pis, c'est que peu à peu elle sentait sa pauvre
âme se troubler. Cette vie d'une frivolité, d'une vanité, et d'une
sensualité à outrance n'est saine pour personne, et, même pour
une créature aussi noble et aussi pure qu'Aliette, elle ne valait
rien. Dans ce monde si dilïérent d'elle-même, si étranger et si
fermé aux pensées de l'ordre idéal, elle en arrivait par momens
à se croire une personne singulière, excentrique, qu'une éducation
exceptionnelle avait peut-être jetée hors du vrai. Sa foi sans doute
n'était pas sérieusement atteinte. Mais il lui paraissait quelquefois
extraordinaire d'être, dans cette grande foule, seule de son espèce.
Il était évident, par exemple, que la religion, qui était potu* elle
si essentielle et si principale, n'était plus pour la très grande ma-
jorité des gens de son monde qu'une sorte de tradition de bon goût
et un usage de bienséance, qu'en sortant de l'église le dimanche,
on la laissait sur les marches jusqu'au dimanche suivant, et que
dans l'intervalle personne n'y pensait. Au milieu d'une société de
fous, la raison la plus solide se sent ébranlée, et c'était avec un
sentiment d'épouvante qu'Aliette se demandait si le scej)ticisme
LA MORTE. 19
et l'indifférence de son entourage ne la gagneraient pas quelque
jour.
Cependant sa fille grandissait, et M'"'' de Vaudricourt commençait
à se tourmenter pour sa petite Jeanne en même temps que pour
elle-même. Comment pourrait-elle l'élever suivant son cœur dans
un milieu où l'air était comme chargé non-seulement d'incrédulité,
mais d'impudeur? Dans une ville où elle voyait étalés, jusque de-
vant la porte des collèges et même des lycées de jeunes filles, des
livres à gravures qui se cachaient autrefois dans les librairies bor-
gnes de Bruxelles et de Genève?.. Comment [)réserver la chère
petite de tant d'odieux contacts, d'enseigneraens funestes, des pro-
pos équivoques du salon et de l'antichambre, de la perversité des
uns, de l'insouciance morale de tous? — Afin d'éviter au moins
un de ces dangers, Aliette avait confié sa fille aux soins exclusifs
d'une vieille bonne nommée Victoire Cenest, qui l'avait élevée elie-
mènie, et qu'elle avait amenée de Varaville. Celte vieille Victoire,
qui était de la race à peu près éteinte aujourd'hui des domestiques
honnêtes, dévoués et «rondeurs, allait presque chaque après-midi
|)romener Jeanne au parc Monceaux ou aux Champs-Elysées. Elle
revinl un jour d'une de ces promenades plus exaspérée qu'à l'ordi-
naire contre les choses de ce monde, et ce n'était pas tout à fait sans
raison. Elle conta à sa maîtresse qu'une des |>eliles demoiselles
qui jouaient avec Jeanne avait dit tout à coup devant celle-ci, en
s'adressant à une amie un peu plus grande et en lui montrant une
dame (jui passait en \oiture : — Ça, c'est une cocotte !
— Connnent le sais-lu? avait dit l'amie. — Je le suis, avait re-
pris l'autre, |.><irce que c'est la maltresse de mon pèrel
Des incidens de ce genre qui, comme chacun le sait, se répè-
tent fréquemment à Paris, sous des foinies diverses, n'étaient
point faits pour calmer les inquiétudes maternelles de M"-* de Vau-
dricourt.
Si encore, au milieu de tant d'amers soucis, elle avait eu la con-
solation de gagiier quelque chostî sur l'esprit de son mari, d'y re-
connaître la moindre variation, la plus légère évolution dans le sens
qu'elle désirait 1 — Mais rien de p.ireil : ses sacrifices étaient |)er-
dus ; elle le sentait toujours aussi ferme, aussi résolu dans ses né-
gations désolantes et dans sa tranquille philosophie sceptique. Ce
n'était pas qu'il fermât les yeux sur le relâchement social dont
Aliette était si vivement frappée, qu'il en a[)prouvàt les désordres,
qu'il en méconnut les dangers. Mais s'il voyait le mal, il n'y voyait
l)as de remède ; on était dans une période de décadence ou de
transformation, et dans l'un et l'autre cas, il n'y avait pas à lutter
contre la fatalité des choses. — Ce n'était pas naturellement l'avis
20 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Aliette, et profitant de la familiarité plus grande qui s'était établie
entre elle et son mari, elle ne craignait plus au même degré de
soutenir quelques controverses avec lui sur ces matières déli-
cates. Mais il s'y prêtait mal et se montrait même parfois dans ces
occasions aigre et irritable, comme un homme qui redoute le pro-
sélytisme dans sa maison et qui est très décidé à ne pas l'encou-
rager.
Ce fut ainsi qu'un jour, leur conversation étant tombée sur l'état
moral des classes populaires, avec lesquelles les habitudes charita-
bles d'Aliette la mettaient fréquemment en rapport, la jeune femme
se permit de dire que malheureusement les leçons de matéria-
lisme leur venaient souvent d'en haut.
— Vous avez parfaitement raison, dit Bernard, et je ne sais
vraiment pas où nous allons tous de ce train-là, et quelles terri-
bles choses se préparent : mais comme on n'y peut rien, le mieux
est de n'y pas penser.
— Gomme Louis XV, alors? reprit Aliette ; — mais, mon ami, êtes-
vous bien sûr qu'on n'y puisse rien? Ne croyez-vous pas que l'abo-
lition de toute croyance religieuse, de toute espérance au-delà de
la vie, de tout recours en Dieu, est pour beaucoup dans cette avi-
dité furieuse et exclusive de jouissances matérielles et de jouissances
immédiates dont vous vous alarmez vous-même?
— J'en suis persuadé, au contraire, dit Bernard. Mais ensuite?
Oii voulez-vous en venir? Est-ce ma faute si la terre tourne? Est-ce
ma faute si l'incrédulité règne du haut en bas et envahit tout? Pré-
tendez-vous m'insinuer que je devrais donner l'exemple au peuple?..
Mais l'exemple de quoi, puisque je ne crois à rien?.. L'exemple de
l'hypocrisie et du sacrilège ?
Aliette devint très pâle et ne répondit pas.
— Ma chère, poursuivit-il durement, vous vous débattez dans
l'impossible... Vous êtes une chrétienne de fait dans une société qui
ne l'est plus que de nom... Vous ne pouvez pourtant pas réformer
votre siècle... Vous ne pouvez pas faire du Paris du xix® siècle un
Port-Royal-des-Gliamps, dont vous seriez la mère Angélique... Be-
noncez-y donc, de grâce!., et surtout, je vous en supplie, renoncez
à me ramener, moi, personnellement, à vos croyances... Cette ma-
nie de me convenir vous obsède, et franchement elle m'agace un
peu... car je la sens pointer sous vos moindres paroles comme sous
vos moindres actions... Je croyais pourtant m'ôtre expliqué assez ca-
tégoriquement sur ce sujet avant notre mariage, et votre oncle le
sait mieux que personne... J'ai fait en conscience tout ce que pouvait
faire un honnête homme pour ne vous laisser à cet égard aucune
espérance chimérique, pour vous épargner cette déception qui est
LA MORTE. 21
au fond de toutes vos douleurs, et qui est même, si vous voulez être
uste, votre unique douleur... Renoncez une bonne fois à ce rêve...
n'y pensez plus... et vous verrez quel soulagement pour nos deux
misérables existences !
Aliette sans parole le re.^ardait avec l'œil humide et suppliant
d'un pauvre animal aux abois. — Sa bonté native le reprit, et s'as-
seyant près d'elle : — Voyons, ma chère, dit-il d'un ton plus doux,
j'ai tort... en fait de conversion il ne faut jamais désespérer de rien
ni de personne... ainsi rappelez-vous M. de Rancé?.. C'est de votre
temps, M. de Rancé?.. Eh bien! avant d'être le réformateur de la
Trappe, il avait été comme moi un grand mondain et un grand
sceptique,., ce qu'on appelait alors un libertin... Cependant il
est devenu un saint!.. Il est vrai qu'il eut pour cela de terri-
bles raisons... Vous savez, en effet, à quelle occasion il s'est con-
verti?
Aliette fit signe qu'elle ne le savait pas.
— Eh bien ! il revenait à Paris après une absence de quehjues
jours... il court chez une dame qu'il aimait, — M"' de Montbazon,
je crois, — il monte un petit escalier dont il avait la clé, et la pre-
mière chose qu'il aperçoit, — sur une table, — au milieu de la
chambre, c'est la tète de sa maîtresse, dont les médecins étaient
en train de faire l'autopsie.
— Si j'étais sûre, dit Aliette, que ma tête eût la même vertu,
j'aimerais la mort. — EUe'jirononça cette phrase d'une voix basse,
mais avec un tel accent d'ardente sincérité, que son mari en res-
sentit une sorte de malaise douloureux. — Il sourit pourtant, et lui
frappant doucement sur la joue : — Quelle folie ! dit-il. — Une
charmante tête comme la vôtre n'a pas besoin d'être morte pour
faire des miracles.
III.
C'était en ces termes qu'ils vivaient alors, six ans environ
après leur mariage, Aliette continuant machinalement de traîner,
dans un monde qu'elle détestait et qui ne l'aimait pas, sa tristesse
hautaine et sa santé fatiguée; Bernard, toujours partagé entre
une secrète colère et une secrète pitié, tous deux presque également
malheureux.
Chaque année, au printemps, en attendant la date fatidique du
grand prix, le monde parisien aime assez à se donner un avant-
goût de la vie libre des champs en poussant quelques pointes au-
delà des fortifications. Ce fut ainsi qu'au mois de mai 1880 le
groupe selected, dont M. et M'"^ de Vaudricourt faisaient partie, eut
22 REVUE DES DEUX MONDES.
un jour la fantaisie d'organiser une espèce de pique-nique à Saint-
Germain-en-Laye. En conséquence, deux grands mail-coach, atte-
lés en poste, entraient, vers six heures du soir, dans la cour du
Pavillon Henri IV, et l'on en vit descendre une brillante société de
trente à trente-cinq personnes. On dîna joyeusement, puis on alla
faire un tour en forêt, pendant qu'on débarrassait la salle à manger
pour la transformer en salon. On rentra à l'hôtel et on se mit à
danser au piano avec cette gaîté familière que la campagne auto-
rise. Sur ces entrefaites, quelques vieux routiers de la bande
avaient découvert dans l'hôtel la présence de deux ou trois actrices
de leur connaissance, célébrités des petits théâtres chantans du
boulevard : l'une d'elles était même une simple chanteuse de café-
concert, mais également en réputation. Sur le rapport de ces
rabatteurs, la société, emportée par l'eilervescence du moment, et
aussi par l'avide curiosité des femmes du monde à l'égard des
femmes de théâtre, décréta par acclamation, moins une ou deux voix,
que ces dames seraient invitées à concourir à la léte. Des délégués
furent mis en campagne et ne tardèrent pas à faire leur entrée
triomphale en compagnie des trois actrices, qui furent saluées d'une
double salve d'applaudissemens. On sut qu'elles avaient repoussé
toute idée de rétribution, et cela parut d'abord un peu gênant,
mais on en prit son parti : on les entoura, on les interrogea, on
les complimenta ; charmées de la qualité et de la bonne grâce de
leurs hôtes, elles se mirent d'elles-mêmes au piano, et chacune
chanta à son tour quelques couplets choisis avec assez de discré-
tion. Il parut difficile de les mettre à la porte pour les remercier.
Les hommes, d'ailleurs.' et même les femmes, étaient bien aises de
faire avec elles plus ample connaissance. Bref, on les invita à figu-
rer dans le cotillon qu'on avait interrompu à leur arrivée et qu'on
reprit en leur honneur. Elles y apportèrent une animation nouvelle
qui se traduisit par un certain dévergondage chorégraphique mêlé
de chants. Après quoi vint le souper, auquel elles furent natu-
rellement conviées. Excitées par le mouvement, par le Champagne,
et provoquées, en outre, par quelques-uns des convives, elles
chantèrent cette fois sans vergogne la fleur môme de leur ré])ertoire
public et secret... Le souper se prolongeait ainsi indéfinimentau mi-
lieu des refrains grivois, des clameurs joviales des hommes, des
petits cris effarouchés des femmes et des épanchemens de voisi-
nage,
M"^'' de Vaudricourt, profitant du bruit et du désordre, avait quitté
sa place en murmurant quelques mots sur la chaleur excessive, et
s'était approchée d'une fenêtre ouverte. — Le jour naissait : l'im-
mense vallée de la Seine étendait sous les yeux d'Aliette ses profon-
LA MORTE. 23
deurs où flottaient des brumes blanchâtres. — Il lui sembla tout
à coup qu'elle perdait pied, qu'elle plongeait dans ces grands es-
paces vides, et qu'elle s'y sentait disparaître. Elle poussa un faible
cri , étendit les deux bras comme pour prendre son vol et tomba
toute raide sur le parquet.
Le bruit de sa chute fit taire les chansons et les rires. M. de
Vaudricourt accourut. On l'aida à relever la jeune femme inanimée
et à la porter dans un des appartemens de l'hôtel. Pendant qu'on
allait à la hâte chercher un médecin, on employait vainement les
sels, l'éther et les autres petits remèdes usuels pour faire revenir
Aliette de son évanouissement. Le médecin, en arrivant, la trouva
toujours raide et inerte, les joues creuses et blanches. On le laissa
seul dans la chambre avec M. de Vaudricourt. Pendant qu'il touchait
longuement le pouls de la malade en adressant à son mari quelques
brèves questions, les paupières d'Aliette s'entr'ouvrirent pénible-
ment et la conscience parut lui revenir; mais ce ne fut que pour
une minute, car aussitôt son œil s'égara, son visage, si pâle, se co-
lora subitement et son front devint d'un rouge pourpre. — Voilà un
changement, dit le médecin d'un ton sérieux. — Il ordonna une ap-
plication continue de glace sur la tète et fit |)oser sur les jambes un
violent révulsif. Il surveilla même l'effet de ces remèdes pendant
deux ou trois heures. Aliette, quoiqu'elle ne fiH p'ns en syncope,
avait de nouveau perdu connaissance : elle s'agitait fiévreusement,
murmurait des {)aroles confuses et portait souvent, avec une sorte
d'impatience, sa main sbr son front. Vers le milieu du jour, la voyant
un peu 1)1 us calme, le médecin se retira en promettant de revenir
dans la soirée :
— Monsieur, dit-il à Bernard en partant, s'il y a ici quelque cause
d'ordre moral, je l'ignore;., mais enfin, si j'osais me permettre un
conseil, tâchez que madame pleure.
M. de Vaudricourt passa toute cette longue journée au chevet de
sa femme, presque toujours debout, renouvelant lui-môme les ap-
plications de glace; il lui prodiguait vainement les appels les plus
tendres ; il voyait qu'elle ne le comprenait pas. Ce fut seulement vers
le soir que le regard d'Aliette s'arrêta sur le sien avec une lueur d'in-
telligence; en même temps, la poitrine de la jeune femme parut se
déchirer et elle se mit à i)leurer convulsivement.
Le médecin revenait un peu j^lus tard et la trouvait dans cette crise.
Il ne fit qu'adresser deux mots à voix basse à Bernard et se retirer. Sui-
vant sa prédiction, la crise s'apaisa peu à pen et se termina par
l'assoupissement de la malade. Bernard , soulagé de ses angoisses
extrêmes et excédé de fatigue, s'endormit lui-même au pied du lit.
Il fut réveillé par la voix d'Aliette, qui l'appelait doucement :
24 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bernard !
— Ma chère mignonne ! dit-il en se dressant brusquement et en se
penchant sur le lit.
Elle le saisit avec ses deux bras et, l'attirant violemment sur son
sein secoué par les sanglots :
— 0 Bernard ! dit-elle, ayez pitié de moi, je vous en prie !
— Quoi! mon enfant? que voulez-vous?
— Je ne peux plus ! je ne peux plus ! je vous assure !.. Je ne vous
sauve pas... et je me perds !.. Et puis ma fille! ma pauvre petite
fille!..
Suffoquée par les larmes, elle cessa de parler pendant quelques
minutes ; puis elle reprit d'un air égaré :
— Je veux partir,., je veux l'emmener !
— Vous voulez me quitter, Aliette ? dit Bernard.
Elle lui jeta de nouveau ses bras autour du cour :
— Jamais !.. Je ne pourrais pas !.. Laissez-moi seulement envoyer
ma fille chez ma mère, qui me la gardera... Elle, du moins, ne sera
pas perdue !
— Aliette , je ne peux pas vous séparer de votre enfant. . . Bien
que, suivant moi, vous vous exagériez les dangers du séjour de Pa-
ris, tant pour vous que pour votre fille, si vous désirez quitter Paris
avec elle, j'y consens.
Alliette murmura, en secouant douloureusement la tête, quelques
paroles qui se perdirent dans ses sanglots.
— Je vous suivrai ! ajouta Bernard avec une gravité émue.
— Vous ! s'écria-t-elle en l'interrogeant avidement du regard.
Ah! comment vous demander un pareil sacrifice?
— J'y suis prêt. Je vous le dois... II s'est passé, cette nuit, en
votre présence, des choses qui vous ont justement oifensée, des choses
auxquelles je n'aurais pas dû vous exposer... Je ne pouvais prévoir
de pareilles folies... Je vous en demande pardon... J'aurais dû vous
emmener de là ; mais c'eût été donner une leçon aux autres, et c'était
bien délicat... Enfin, j'ai eu tort et je vous dois une réparation; de
plus, quand je vous ai épousée, je me suis promis, j'ai promis à vos
parens et à vous-même, de faire tout, — excepté l'impossible, —
pour que vous fussiez heureuse. Je tiendrai ma promesse... Peut-
être Paris eût-il été plus habitable pour vous si j'y avais mieux choisi
vos relations. Quoi qu'il en soit, il est trop tard ; à tort ou à raison
Paris vous est devenu odieux, nous le quitterons. J'y ai beaucoup
pensé pendant cette triste journée; ma résolution est prise... J'ai
bien peur, ma pauvre enfant, que les difficultés que crée entre
nous la différence des croyances ne nous suivent partout; mais
j'avoue que le milieu spécial de Paris pouvait y ajouter... Je vous
LA MORTE. 25
demanderai seulement de ne pas fixer notre résidence à Varaville...
A part tout autre inconvénient, ce serait vraiment bien loin, même
pour vous, qui voudrez peut-être de temps en temps prendre l'air
de ce malheureux Paris, quand vous n'y serez plus condamnée...
Au reste, nous causerons de cela demain à loisir ; mais, soyez tran-
quille,., vous avez ma parole... Dormez en paix.
Elle le regardait profondément dans les yeux, avec une expression
de stupeur et de ravissement; puis elle saisit une de ses mains,
qu'elle porta à ses lèvres :
— Je vous aime bien ! dit-elle.
— Dormez ! répéta doucement Bernard e» l'embrassant.
Et elle s'endormit d'un sommeil d'enfant.
IV.
Le sacrifice, si pénible et si méritoire, auquel M. de Yaudricourt
s'était brusquement déterminé en s'engageant à transporter sa ré-
sidence hors de Paris avait à peine été un acte de sa volonté réflé-
chie. 11 lui avait pour ainsi dire jailli du cœur non-seulement de-
vant les souffrances de sa femme, mais aussi sous l'impression
poignante des torts qu'il s'était donnés envers elle. Ces torts avaient
revêtu tout à coup à ses propres yeux un caractère presque hon-
teux qui avait remué violemment tous ses sentimens de délicatesse
et de générosité. Quand Aliette, dans son demi-délire, avait laissé
échapper ces paroles désespérées : — « Je ne vous sauve pas... et je
me j)erdsl » — il avait compris qu'elle le ménageait et qu'elle aurait
pu dire : — « Vous me perdez !» — Il se rappelait avec confusion ce
bal et ce souper du pavillon Henri IV, ces scènes de véritable orgie
que l'entraînement des circonstances avait amenées et auxquelles
il avait en quelque sorte forcé sa femme d'assister. Pour un homme
comme Bernard de Vaudricourt, moraliste très tolérant, mais ferme
jusqu'au scrupule sur certains princi])es d'honneur, s'il y avait
quelque chose au monde d'absolument et de particulièrement in-
famant, c'était le fait d'un mari qui déprave et débauche sa femme,
et ce qui exaspérait sa fierté, c'était la pensée d'être soupçonné
d'une si basse infamie par une créature aussi noble qu'Aliette. Ce
fut donc à la fois par un élan de pitié généreuse et par un mou-
vement d'honneur révolté qu'il se décida, presque sans réflexion, à
sécher les larmes et à racheter l'estime de sa jeune femme en lui
sacrifiant tous ses goûts personnels et les habitudes de toute sa vie.
Qu'une si grave et si subite résolution dût être plus ou moins
sujette au repentir, rien de plus vraisemblable. Mais elle n'en fai-
sait pas moins très grand honneur à celui qui était capable do la
26 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre et de la tenir sous l'inspiration de sentimens si élevés. Elle
prouvait une fois de plus combien, à beaucoup d'égards, Aliette et
son mari étaient dignes l'un de l'autre , quoique malheureux l'un
par l'autre. Nous ferons observer à cette occasion que, si l'histoire
de M. et M""® de Vaudricourt n'eût été que l'histoire banale d'un
mariage mal assorti , entre une femme intelligente et pieuse et
quelque vulgaire malhonnête homme , elle n'eut pas attiré notre
attention et ne nous eût point paru mériter celle du public... Mais
l'union de deux êtres d'élite, parfaitement associés d'ailleurs, que
toutes leurs qualités rapprochent et que sépare seulement la ques-
tion de foi, nous a semblé offrir dans le développement de ses con-
séquences une étude de quelque intérêt, sinon de quelque utilité.
Bernard, environ deux ans après son mariage, était devenu, par la
mort de son oncle, comte de Vaudricourt, et il avait en même temps
recueilli de ce chef un héritage considérable. 11 était donc, à l'époque
où nous sommes parvenus, maître d'une grande fortune, -qui lui eût
permis, tout en hxant sa demeure principale hors de Paris, de con-
server son hôtel du parc Monceau. Mais cette sorte de demi-me-
sure, en paraissant réserver l'avenir, pouvait inquiéter sa femme :
elle n'eût pas été non plus sans difficultés incommodes dans la pra-
tique. Il voulut donc faire le sacrifice complet et trancher dans le
vif. L'hôtel fut mis en vente, et il ne devait pas tarder dans ce quar-
tier en vogue à trouver un acquéieur. Bernard s'était, du reste, par-
faitement entendu avec Aliette pour préférer à la résidence dans
quelque ville de province une franche installation à la campagne.
Avec le môme parlait accord (on peut croire qu'Aliette ne marchan-
dait pas sur les conditions), il fut convenu que Bernard, quand il
viendrait seul passer un jour ou deux à Paris , descendrait à son
cercle : quand il y viendrait avec sa femme, ils descendraient à
l'hôtel, afin de pouvoir goûter les agrémens de Paris sans en re-
prendre le irain et les sujétions.
Il ne pouvait être question d'aller s'établir à La Savinière, que
Bernard avait louée à des étrangers après la mort de son oncle, et
qui, de plus, se fût trouvée, à cause de réloignement,dans le même
cas d'exclusion que Vara ville. Après d'assez longues recherches dans
un rayon de vingt à trente lieues autour de Paris, le notaire de M. de
Vaudricourt lui découvrit au-delà de Fontainebleau, dans la région
de Nemours et de Gien, une belle propriété qui portait le nom d'un
bourg voisin, Valmoutiers, et qui parut réunir assez d'avantages
pour fixer définitivement le choix de Bernard et d'Aliette. La dis-
tance de Paris était suffisante pour n'en être pas envahi et pas assez
grande pour y devenir tout à fait étranger. Il y avait de belles
chasses dans le pays environnant, et le château avait, dans ses dé-
LA MORTE. 2/
pendances immédiates, des bois étendus. Ce château lui-même était
une assez noble construction dans le goût de Louis XIII avec une
cour d'honneur d'une grande apparence, et de superbes communs.
Le dernier propriétaire, très amateur de chevaux comme M. de Vau-
dricourt, avait tenu les écuries sur un pied exceptionnel de con-
fortable et même de luxe. En même temps, il avait ménagé dans
ses alentours quelques prairies propres à l'élevage. Bernard fut sen-
sible à ces particularités, qui lui promettaient quelques distractions
à son gré sur cette terre d'exil.
Pendant qu'on faisait à Valmoutiers les réparations et les appro-
priations nécessaires, M'"" de Vaudricourt allait passer quelques
semaines dans sa famille à Varaville, comme elle avait coutume de
le faire chaque été, et son mari, suivant son usage, y apparaissait
lui-même j)endant quelques jours. Il y était toujours le très bienvenu.
Dès longtemps ses grâces charmantes, malgré le profond dissenti-
ment de la religion, avaient vaincu toutes les préventions et con-
quis tous les cœurs, — même celui de M"" de Varaville, cette vieille
tante d'Aliette que Bernard jadis avait si cruellement traitée dans
son Journal. Nos lecteurs connaissent trop bien, à l'heure qu'il est,
le caractère d'Aliette pour s'étonner qu'une |>ersonne d'une telle
hauteur de senlimens eût gardé pour elle et caché soigneusement
à sa famille le secret des épreuves douloureuses qu'elle avait tra-
versées dei)uis son mariage. Elle n'avait dit, du reste, que la vérité
en répétant que son mari était pour elle parfaitement bon, atten-
tionné, respectueux, libéral : il se pouvait qu'il n'eiH pas été aussi
parfaitement fidèle, mais elle l'ignorait. Quant à la diflTérence de
leurs croyances religieuses, cause véritable de tous leurs chagrins
intérieurs, elle avait trop de raison et trop de fierté pour s'en
plaindre après l'avoir acceptée presque contre le gré de sa famille.
M»"" de Courteheuse avait seul reçu quelques-unes de ses confi-
dences à cet égard : elle ne lui avait pas dissimulé le malaise pro-
fond qu'elle ressentait à Paris dans un milieu moral si troublant et
si inférieur à celui où elle av.ait été élevée; en ce qui regardait la
conversion de son mari, elle lui avait laissé entrevoir ses déceptions
et ses découragemens. Mais l'excellent prélat, qui se rencontrait
chaque année à Varaville avec Bernard, n'en conservait pas moins
pour l'enfant prodigue un fond de prédilection et se contentait de
le traiter de parpaillot. Il ne désespérait point de l'avenir et il en
désespéra moins encore quand il connut le sacrifice que M. de Vau-
dricourt faisait à sa lémme en renonçant au séjour de Paris ; il y
vit, comme toute la famille d'Aliette, non-seulement un trait
de dévoûment conjugal, mais en même temps, dans un ordre
d'idées supérieur, un symptôme précieux et un signe précurseur»
28 REVUE DES DEUX MONDES.
Quels effets ne pouvait-on pas attendre désormais de l'influence
d' Ailette, qui semblait prendre sur l'esprit de son mari un empire
si prédominant?
Ce fut vers la fin de septembre de cette même année que M. et
]yjme ^Q Vaudricourt firent leur installation définitive dans leur châ-
teau de Valmoutiers. On était dans la saison de la chasse, et c'était
une circonstance heureuse, parce qu'elle devait adoucir à M. de
Vaudricourt les premiers temps de la transition entre sa vie an-
cienne et son existence nouvelle. Quant à Aliette, ces premiers
temps furent naturellement pour elle des jours d'une pure félicité.
Elle respirait. Il lui semblait qu'elle était entrée dans le port, après
une longue traversée pleine de dangers, de dégoûts et de désespé-
rances. Elle se sentait, avec un soulagement délicieux, redevenue
maîtresse d'elle-même et de sa fille, et en même temps en posses-
sion de son mari. Elle ne l'avait jamais tant aimé, et elle s'appliqua
plus que jamais à lui plaire. Elle montait à cheval avec lui à peu
près chaque jour, et ils poussaient ensemble de gaies reconnais-
sances à travers ce pays nouveau. Elle apprit à manier un fusil, afin
de pouvoir le suivre à la chasse. Mais elle y resta toujours mala-
droite, étant trop nerveuse et aussi trop sensible devant le gibier.
Elle lui invita, par séries, quelques compagnons de chasse choisis
parmi leurs amis de Paris et parmi quelques connaissances du voi-
sinage. Elle s'efforça de l'acclimater ainsi tout doucement à l'air de
la campagne et de ne pas trop lui laisser sentir d'abord le poids de
la solitude, se réservant, avec de secrètes palpitations de plaisir, le
tête-à-tête des longues soirées d'hiver quand la neige tomberait sur
les bois.
M. de Vaudricourt, à qui les longues soirées d'hiver présentaient
peut-être une perspective moins souriante, jouissait, en attendant,
de sa vie présente, qui ne différait guère, après tout, de celle qu'il
avait menée jusque-là à cette même époque de l'année. Seule-
ment, jusqu'alors, il avait chassé chez les autres : c'était la pre-
mière fois qu'il chassait chez lui; et, pour la première fois aussi,
les plaisirs du chasseur lui étaient tempérés par les ennuis du pro-
priétaire. Il vivait dans la crainte et l'horreur des braconniers qui
assiégeaient ses bois. Il stimulait, matin et soir, le zèle de ses deux
gardes, et il apportait dans ses fureurs contre cette race impie un
sérieux et une sincérité qui contrastaient avec ses habitudes d'in-
souciance railleuse et qui amusaient franchement Aliette.
Un matin, comme il se promenait avec son fusil et son chien sur
la lisière de ses bois, un coup de feu partit dans la plaine, à très
peu de distance, et un lièvre, débuchant à travers les feuilles mortes,
vint presque aussitôt rouler à ses pieds. En même temps, un per-
LA MORTE. 29
sonnage d'une physionomie tout à fait particulière franchissait d'un
saut la banquette gazonnée qui séparait les bois de la plaine et se
trouvait brusquement à deux pas du lièvre et de M. de Vaudri-
court.
— Pardon, monsieur, dit le nouveau -venu avec beaucoup de
calme, ce lièvre est venu mourir dans vos taillis; mais je l'ai tiré en
plaine, et je crois qu'il m'appartient.
Le comte de Vaudricourt ne répondit pas sur-le-champ à cette
sommation, étant partagé entre l'indignation et la surprise : le per-
sonnage qu'il avait sous les yeux était une femme d'une vingtaine
d'années et d'une grande beauté ; elle portait un costume de chasse
fort simple, une sorte de blouse courte en étoffe de laine brune,
avec de larges braies pareilles, des jambières en cuir fauve et un
léger chapeau tyrolien.
— Mon Dieu ! madame, dit enfin Bernard, en principe, la ques-
tion pourrait être douteuse ; mais, dès qu'elle est posée par vous,
elle est tranchée... Voici votre lièvre.
Elle prit le lièvre des mains du comte, le remercia d'un signe de
tète assez sec et se disposa à sortir du bois.
Au même instant, le chien de Bernard, que l'incident du lièvre
avait un peu affolé, faisait lever maladroitement dans le taillis une
compagnie d'une vingtaine de perdreaux. M. de Vaudricourt arma
son fusil à la hâte et déchargea ses deux coups. Mais il était dis-
trait, et, quoique les perdreaux fussent à bonne portée, aucun ne
fut touché.
La jeune femme, qui s'était arrêtée sur le talus pour juger du
coup, dit simplement, de sa voix grave et musicale: — « Raté! »
— Puis elle enjamba légèrement le fossé et s'éloigna.
Le comte de Vaudricourt la suivit d'un œil farouche jusqu'à ce
qu'elle eût disparu dans le chemin, murmura entre ses dents :
— « Qu'est-ce que c'est que cette farceuse-là? » — et se mita rechar-
ger son fusil, après quoi il continua sa tournée, le front pensif. Au
bout de quelques minutes, il rencontrait un de ses gardes et enga-
geait avec lui ce dialogue :
— Couvrez- vous donc, Lebuteux ; couvrez- vous... Dites-moi donc,
Lebuteux, qu'est-ce que c'est qu'une dame, habillée en garçon,
qui chasse là dans les environs, qui vient de me tuer tranquille-
ment un de mes lièvres entre les jambes et qui a eu l'aplomb de
venir me le réclamer par-dessus le marché?
— Ah ! monsieur le comte, dit Lebuteux avec ce sourire triste
qu'ont les vieux soldats, ça doit être la demoiselle de La Saulaye...
Mamselle Sabine, quoi !
— Ah! c'est une demoiselle? reprit le comte. — Excusez! —
30 REVDE DES DEUX MONDES.
Alors, c'est la personne qui habite La Saulaye avec ce vieux savant,
ce vieux médecin ?
— Il n'est pas si vieux! dit le garde... Mais il est toujours dans
ses livres, lui,., il n'est pas chasseur... Quant à la demoiselle, ah!
dame, quand elle s'y met, elle ne connaît plus ni tien ni mien...
C'est comme toutes les femmes, ra ne raisonne pas... Elle est tou-
jours à rôder sur vos limites,., et elle ne se gêne pas pour suivre
son gibier, poil ou plume, mort ou vif, sur votre propriété!
— Et vous me dites ça tranquillement, Lebuleux!.. Mais c'est
intolérable!.. Il faut lui dresser procès-verbal quand vous la pincez!
— Dame! si M. le comte le commande, on le fera, naturelle-
ment!.. Seulement, ces gens de La Saulaye, M. le comte sait bien
que ce sont des gens qu'on n'aimerait pas à molester.
— Pourquoi ça? Est-ce que ce sont des sorciers?
— Non, monsieur le comte, et si ce n'était cette malice de bra-
connage qui tient Mamselle Sabine, on pourrait dire que c'est des
bonnes gens qui font du bien dans le pays.
— Oui, oui, c'est possible ! Mais, avec tout cela, qu'elle n'y re-
vienne pas, Mamselle Sabine!.. Bonjour, Buteux, bonjour!.. Et pas
de faiblesse, Buteux I
Et M. de Vaudricourt poursuivit sa route en hochant la tête d'un
air menaçant. Mais, au bout de quelques pas, sa colère avait fait
place à des pensées plus douces, comme le prouvait cette observa-
tion qu'il s'adressait à lui-même : — « Elle est superbe, du reste,
cette fille... Rudement insolente, mais rudement bien bâtie ! »
Pendant le déjeuner, il raconta gaîment à sa femme et à ses
hôtes son aventure peu glorieuse avec la demoiselle de La Saulaye.
— La Saulaye! dit Aliette. N'est-ce pas cette habitation triste
qu'on voit à gauche, sur le chemin des Cormiers, avec de grands
saules qui retombent sur une pièce d'eau toute noire?
— Parfaitement, dit Bernard. Nous l'avons remarquée ensem-
ble... C'est une espèce de maison anglaise qui a l'air un peu si-
nistre, en effet, à cause de ces grands saules... Et qui est-ce qui
demeure là, décidément?
Il y avait parmi les convives deux ou trois habitans du pays qui
répondirent à cette question en termes assez équivoques. Il sem-
blait que les hôtes de La Saulaye fussent généralement assez mal
vus par l'aristocratie des environs. Le propriétaire de La Saulaye
était un médecin nommé Tallevaut, qui, depuis longtemps, avait
recueilli chez lui une parente pauvre, une vieille tante mfirme, avec
sa fille, dont il était le tuteur. Il avait d'abord pratiqué la médecine
à Paris; puis, ayant hérité d'une assez belle fortune, il avait re-
noncé à sa clientèle, déjà nombreuse, et s'était retiré à la campagne
LA MORTE. 31
pour y suivre ses goûts et se consacrer à la science pure. Absorbé
dans ses études, et avare de son temps, il ne donnait ses consulta-
tions et ses soins qu'aux plus pauvres de la contrée et les refusait
inflexiblement à tous ceux qui étaient capables de payer un méde-
cin. Il avait mécontenté ainsi bon nombre de gens que sa réputation
de science et d'habileté pratique attirait quelquefois de très loin,
et qui subissaient ses refus impitoyables. En retour, on ne lui mé-
nageait pas les médisances. On ne pouvait contester son mérite,
l'Institut ayant tout récemment récompensé ses travaux scienti-
fiques par un titre de membre correspondant. Mais ses doctrines
avouées de philosophe libre penseur, sa vie privée un peu mysté-
rieuse, la beauté de sa pupille, l'éducation excentrique qu'il lui
donnait, tout cela faisait l'objet de commentaires peu bienveillans,
principalement dans les châteaux du voisinage.
Quoique, dans les jours qui suivirent, le comte de Vaudricourt
multi[)liàt ses patrouilles sur la frontière de ses propriétés, il n'eut
pas l'avantage de voir de nouveau briller dans la feuillée l'œil noir
énergique et froid de M''° Tallevaut. Peut-éire l'audacieuse chasse-
resse avait-elle reçu du garde Lebuteux quelque secret avis des
dispositions rigoureuses manifestées par le comte et reculait-elle
devant la menace prosaïque d'un procès-verbal : peut-être, comme
il arrivait souvent, avait-elle été mise en réquisition par son savant
tuteur, qui l'avait élevée à lui servir tour à tour de secrétaire dans
son cabinet et de préparateur dans son laboratoire. Car les expé-
riences de chimie et de physique tenaient naturellement une grande
place daïis ses travaux comme dans ses distractions. Quoi qu'il en
soit, [)en Jant le reste de la saison. M"* Tallevaut dovint invisible pour
son voisin. Une seule fois, en passant le soir à cheval avec sa femme
devant La Saulaye, Bernard crut ai)ercevoir sa belle ennemie traver-
sant connne une ombre le jardin du cottage. Aliette, au reste, ne
laissait jjas de partager à l'égard des habiuuis de La Saulaye la curio-
sité de son mari. L'espèce de mystère qui planait sur cette maison
solitaire et silencieuse parlait à son imagination romanesque.
Elle rai)i)elait la maison de l'alchimiste. C'était un grand pavillon
en briques précédé et entouré de bouquets d'arbres, de pelouses
et de [)arterres assez mal tenus et évidemment abandoimés au goût
d'un jardinier de campagne. Depuis que les grands saules de l'étang
avaient perdu leurs feuilles, l'habitation paraissait moins sombre,
mais elle n'en conservait pas moins sa physionomie dure, et la pièce
d'eau, sur laquelle pourrissaient les feuilles tombées, présentait tou-
jours la même surface morne.
Cependant, après s'être fait un peu attendre, l'hiver était venu
âpre et rude. Les visiteurs les plus complaisans avaient regagné
32 REVUE DES DEUX MONDES.
Paris et laissé M. et W^^ de Vaudricoiirt au coin de leur feu. Les
chemins encombrés par la neige ou défoncés par les pluies avaient
interrompu les rares relations de voisinage. Les intempéries de la
saison rendaient la chasse le plus souvent rebutante ou même im-
possible. Les distractions étaient donc très restreintes, et il fallait
beaucoup compter sur soi. Bernard, qui s'était à l'avance fortifié
le cœur contre cette épreuve très prévue, faisait de son mieux pour
la supporter avec héroïsme. Il allait le matin au-devant du facteur,
dans son avenue, ce qui était toujours un moment de gagné : il lisait
longuement ses journaux. Il s'occupait avec une louable activité de
ses chevaux, de ses écuries, de sa magnifique sellerie. Il déchillhiit
des partitions au piano avec sa femme : il s'était remis à l'aquarelle,
qu'il avait cultivée autrefois, et il en donnait des leçons à Aliette. Le
soir, ils lisaient ensemble quelques vieux auteurs favoris, des Mé-
moires, quelques poètes modernes, les grands critiques de ce temps,
des romans anglais. C'était une douce vie pour Aliette, à qui sa cor-
respondance, les soins de son intérieur, l'éducation de sa fille, et,
enfin, ses pratiques pieuses ne laissaient pas une minute d'ennui.
Elle avait en outre le goût de la campagne, et les scènes de la na-
ture avaient pour elle, même pendant l'hiver, une sorte d'intérêt
poétique. Son bonheur pourtant était troublé par une préoccupa-
tion constante : — Son mari était-il heureux comme elle était heu-
reuse? — Malgré la bonne attitude qu'il s'efforçait de garder, elle
surprenait trop souvent sur ses traits et môme dans son langage
des signes de rêverie sombre, d'impatience, d'amertume.
La vérité est qu'il s'ennuyait mortellement. Il se contenait autant
qu'il le pouvait devant sa femme : mais quand il était rentré chez
lui, le soir, il y fumait vainement cigares sur cigares pour essayer
de tuer la mélancolie noire qui le rongeait. Il s'arrêtait devant
ses fenêtres , regardant l'obscurité profonde des champs et des
bois, écoutant la bise d'hiver qui passait dans la cime des arbres
avec un bruit de houle lointaine, — et sa pensée se reportait tout à
coup sur son cher boulevard, qui resplendissait à cette même heure
comme une voie lactée : il voyait les péristyles flamboyans des
théâtres, la foule animée qui se pressait devant les gais magasins,
la vie partout fourmillante ; il croyait respirer les odeurs spéciales du
boulevard le soir, le mélange de gaz, de tabac, de cuisine souter-
raine, et les bouffées parfumées sortant par intervalles des bouti-
ques de fleurs ; il respirait l'atmosphère particulière des salons du
cercle, des intérieurs de coulisses, des loges d'actrices, les elUuves
des escaliers et des vestibules des théâtres à la sortie des spectacles,
les fortes senteurs des fourrures précieuses , des pelisses brodées
d'or et des épaules nues. Toutes ces sensualités plus ou moins
LA MORTE. 33
pures où se délecte le dilettantisme parisien, prenaient dans l'ima-
gination de Bernard, au milieu de la solitude et du silence de la cam-
pagne, une terrible puissance d'attrait et de regret.
11 tombait à cet égard dans une erreur singulière et fort com-
mune : il se figurait que Paris manquait à son intelligence, quand
il ne manquait, en réalité, qu'à ses sens. Il était homme d'esprit :
il avait même été homme d'étude jusqu'au jour où le scepticisme
absolu ne lui avait plus laissé que le goût du plaisir. Malgré tout,
comme la plupart des Parisiens exilés en province, il se flattait lors-
qu'il croyait regretter la grande vie intellectuelle de Paris : il n'en
regrettait que la distraction facile, les voluptés ambiantes, l'étour-
dissement mondain, et, par-dessus tout, la haute odeur féminine.
Aliette, qui devinait assez exactement ce qui se passait dans l'âme
de son mari, prit un certain soir son grand courage : — Mon ami,
lui dit-elle, en lui posant gracieusement ses deux mains sur les
épaules, savez- vous ce qu'il faut faire?.. Il faut vous en aller passer
huit ou dix jours à Paris !
— Mais, dit Bernard, avec un peu de confusion, je me trouve
très bien ici !
— C'est à cause de cela, reprit en riant l'aimable femme. — Je
ne veux pas vous laisser vous blaser sur votre bonheur... De plus,
j'ai une masse de commissions à vous donner... Je voudrais pre-
mièrement un grand écran pour la cheminée du salon rouge, — une
suspension pour la salle à manger, — un paravent Louis XIV...
Louis XIV, vous entendez? c'est-à-dire en grande vieille tapisserie,
pour la bibliothèque... et plusieurs autres choses encore dont je
vous remettrai la liste demain matin.
— Vous feriez mieux, ma chère, dit Bernard, de venir choisir
tout cela vous-même...
— Non, non! votre goût vaut mieux que le mien... Moi, j'irai
passer six semaines à Paris après Pâques,., mais, jusque-là, vous
irez tous les mois me faire mes commissions... Voilà le programme
qui est arrêté dans ma tête,., dans cette tête-là I ajouta-t-elle en se
frappant le front de ses doigts charmans.
M. de Vaudricourt baisa le front et les doigts de sa jolie femme
et tout en aflectant la mine d'un homme qu'on dérange, mais qui se
soumet, il ne fit pas d'autre objection.
Le lendemain, par une belle gelée de janvier, il se mettait en
route avec une secrète allégresse, et, trois ou quatre heures plus
tard son pied foulait l'asphalte sacré qui s'étend de la rue Vivienne
au boulevard de la Madeleine.
Deux jours après, il était en train de déjeuner à son cercle, près
de sa fenêtre favorite, et, tout en parcourant les journaux du matin :
TOMB LXXIIt. — 1886, 3
Zh REVUE DES DEUX MONDES.
— Ma foi! se disait-il gaîment à part lui, cette sorte d'existence
après tout peut devenir supportable.,, huit ou dix jours de Paris
chaque mois, ça suffit pour empêcher un homme de retourner tout
à fait à l'état lacustre... et de porter des sabots... Qu'est-ce qu'il
y a, Charles? Cne dépêche?
— Oui, répondit le domestique, qui s'approchait un plateau à la
main : — C'est un télégramme pour M. le comte.
Le comte prit le télégramme et l'ouvrit. Il y lut cette ligne : —
« Jeanne très sérieusement souffrante. — Aliette. »
— Allons! bien! murmura-t-il. — Naturellement!.. Et après un
geste de colère: — Charles!.. Donnez-moi un Indicateur!
Le domestique apporta l'Indicateur, que Bernard consulta fiévreu-
sement.
— Veuillez dire à Pierre, je vous prie, que nous repartons par
le train de trois heures... Qu'il prépare tout.
— Bien, monsieur le comte.
A trois heures, M. de Yaudricourt rejoignait son valet de chambre
à la gare de Lyon. — M. le comte n'a pas reçu de mauvaises nou-
velles ? demanda Pierre respectueusement.
— Ma fille est malade !
Ainsi, se disait-il, en s'installant dans son wagon, c'est entendu !
Toutes les fois que je serai deux jours absent, Jeanne sera souf-
frante,., ou quelque autre... J'aurai toujours le fil du télégraphe
autour de ma manche,., c'est délicieux!..
Il rumina sur ce texte pendant la plus grande partie de son
voyage avec la même irritation et la même justice... Ce ne fut
qu'en approchant de Valmoutiers que sa colère se calma et fit place
peu à peu à l'inquiétude. Il se rappelait, un peu tard, qu' Aliette
n'était pas femme à changer capricieusement de volonté d'un jour
à l'autre, qu'elle était encore moins femme à mettre la ruse et le
mensonge au service de ses caprices. Il se souvint aussi qu'il ai-
mait tendrement sa fille.
Un coupé l'attendait à la gare de Valmoutiers, le château en étant
éloigné de quelques kilomètres. Il remarqua tout de suite que les
traits de son vieux cocher n'avaient pas leur impassibilité ordinaire.
— Eh bien ! lui dit-il vivement, comment va ma fille ?
— Mademoiselle Jeanne n'est pas bien, monsieur.
— Allez vite !
Y.
Dans la soirée même du jour où son père était parti pour Paris,
la petite Jeanne, qui était alors une très jolie et très intelligente
LA MORTE. 35
fillette de six à sept ans, avait été prise d'un naal de gorge accom-
pagné d'abattement et de quelques frissons. On crut d'abord à un
simple rhume et à une légère inflammation des amygdales. Mais
une fièvre violente se déclara pendant la nuit, et l'enfant, qui ne
dormait pas, se plaignit de grandes douleurs de tête.jLe vieux mé-
decin de Valmoutiers, le docteur Raymond, fut appelé au point du
jour, et dès le premier moment il parut inquiet. Il ne la quitta plus.
Les symptômes s'accusèrent pendant la journée, et prirent la nuit
suivante une extrême gravité : l'apparition des fausses membranes
dans le larynx, la respiration embarrassée et sifllante, les accès ré-
pétés de suHocation, enfm la toux rauque et comme bestiale, ne
purent laisser de doute sur le caractère véritable du mal. C'était
le croup au nom sinistre, juste effroi des mères.
Ainsi qu'il arrive souvent, le mal, après avoir paru hésitant au
début, procéda bientôt avec une rapidité foudroyante. Le docteur
Raymond, qui n'était pas sans mérite dans sa profession et qui avait
(le plus la sagesse et l'expérience d'un vieillard, employa active-
ment, pendant les deux premiers jours, tous les moyens consacrés
par la science pour combattre rera{>oisonnementdiphlhcritique. Tous
les remèdes avaient échoué, et la maladie poursuivait sa marche
effrayante. — C'était alors qu'Aliette avait envoyé un télégramme
à son mari.
Quand M. de Vaudricourt arriva devant le lit de sa fille, l'enfant,
le visaj^e pâle, les lèvres violettes, la gorge tuméfiée, se débattait
convulsivement, en proie à un de ces accès de suffocation prolon-
gée qui offrent déjà le simulacre de l'agonie. C'était une scène d'une
cruauté poignante sur laquelle nous n'insisterons pas.
Cependant cette crise s'apaisa. La petite Jeanne, quoique plon-
gée dans une sorte d'hébétude, reconnut son père et lui adressa un
regard d'une angoisse suppliante qui lui déchira le cœur. — Il
l'embrassa, lui ))arla en souriant, puis emmena le vieux médecin
dans un petit salon voisin qui faisait partie de l'appartement de
Jeanne. Aliette les suivit.
— Monsieur, dit le comte, veuillez me dire toute la vérité.
— Je vous la dois, monsieur. — L'enfant est en grand danger.
Ces terribles suffocations vont se renouveler de plus en plus fré-
quentes jusqu'à la complète asphyxie. J'ai épuisé, quant à moi,
toutes les ressources de ma science : il n'y a plus à l'heure qu'il est
que le traitement chirurgical qui pût sauver l'enlant ; mais je dois
vous l'avouer humblement, l'opération dorit il s'agit demanderait
une main plus jeune et plus habile que la mienne.
— Ai-je le temps de télégraphier à Paris? demanda Bernard.
— Évidemment non.
36 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ne pouvez-vous m'indiquer dans une des villes les plus pro-
ches, à Gien, à Nemours, quelqu'un de vos confrères qui soit capable
d'entreprendre cette opération ?
— Monsieur... je n'oserais me charger d'une pareille responsa-
bilité... Je ne connais au reste dans nos environs et à notre portée
qu'un seul homme qui pût, s'il le voulait, tenter avec quelque chance
de succès une opération si délicate et si dangereuse... C'est le doc-
teur Tal levant.
— Le docteur Tallevaut !
— M. Tallevaut ! s'écria Aliette douloureusement. — Mais il ne
voudra pas I II nous refusera, comme il refuse tout le monde,., vous
savez bien 1
— C'est bien à craindre !
— J'y vais, dit le comte. — Courage, Aliette !
Il sortit aussitôt, courut aux écuries, et sella lui-même un de ses
chevaux : en même temps il donnait l'ordre à son cocher d'atteler
à la hâte un coupé, et d'aller l'attendre devant la grille du jardin
de La Saulaye.
Quelques minutes plus tard, M. de Vaudricourt galopait à la
lueur des étoiles, le long des bois obscurs, sur une route durcie
par la gelée et blanchie par le givre. Il était environ neuf heures
quand il arriva à La Saulaye : il sauta à bas de cheval, franchit la
grille qui se trouva ouverte, et sonna à la porte de la maison. Il
remit sa carte au domestique qui se présenta et attendit sur le
seuil avec un profond sentiment d'anxiété. — Le domestique re-
parut presque immédiatement :
— Veuillez entrer, monsieur.
Le comte le pria de tenir son cheval, et suivit une femme de
chambre que la curiosité avait attirée et qui lui servit de guide.
Elle l'introduisit dans un grand salon-bibliothèque qui attenait
au laboratoire du docteur, et où régnait une forte odeur de phar-
macie. Le premier regard de M. de Vaudricourt tomba sur une
jeune femme qui était accoudée sur une table devant la porte, et
qui tenait un li\Te. La clarté d'une lampe se répandait sur ses beaux
traits, et malgré sa contenance tranquille et pensive, sa toilette sé-
vère de faille noire, et ses modestes bandeaux à la vierge, le comte
reconnut tout de suite la chasseresse hardie qu'il avait rencontrée un
jour dans ses bois. — A quelque distance de la jeune femme, de-
vant une table plus grande chargée de livres et de papiers, se tenait
un homme d'une quarantaine d'années, à qui sa redingote noire,
ornée d'une rosette rouge prêtait l'apparence soignée et correcte d'un
officier en costume civil. Ses traits étaient un peu gros et marqués, et sa
tête un peu lourde avait un développement presque disproportionné
LA MORTE. 37
qui étonnait : mais ses yeux avaient une expression admirable de
vie, d'intelligence et de douceur. — Il s'était levé à l'entrée de Ber-
nard, et il lui rendit son salut avec une grâce souriante et préve-
nante. Cette physionomie et cette attitude étaient si différentes de
la dureté maussade à laquelle M. de Vaudricourt s'était attendu
qu'il en prit confiance.
— Docteur, dit-il, en refusant le siège qu'on lui offrait, je viens
chez vous en suppliant... Ma fille est mourante,., mourante du
croup... Le docteur Raymond, qui l'a soignée, la regarde comme
perdue... 11 n'y a plus qu'une opération qui puisse la sauver... je
n'ai pas le temps de télégraphier à Paris ni ailleurs... Enfin, doc-
teur, vous seul pouvez rendre la vie à notre enfant 1
Dès les premiers mots prononcés par le comte, le visage souriant
du docteur Tallevaut était devenu très sérieux :
— Monsieur, dit-il, j'en éprouve le plus vif regret, mais vous
savez que j'ai dû me faire une loi de ne plus exercer la médecine...
Si je cédais une seule fois, je serais forcé de quitter le pays, car
je n'aurais plus un jour de paix, et il faudrait renoncer à mes tra-
vaux...
— Monsieur, reprit Bernard, tout le monde dit que vous êtes
humain,., que vous êtes charitable,., et vous me chargez de porter
à une mère l'arrêt de mort de sa fille!
Et il essuya vivement deux larmes qui s'étaient détachées malgré
lui de ses yeux, et qui avaient glissé sur ses joues pâles.
Le docteur Tallevaut le regarda un moment avec gravite ; puis,
se tournant tout à coup vers la jeune femme, qui suivait cette scène
d'un œil curieux, mais calme : — Sabine, dit-il, prépare tout ! —
Tu vois de quoi il s'agit... Tu vas m'accompagner. — Vite, mon en-
fant 1
M"* Sabine, qui s'était levée, sortit aussitôt du salon.
Le comte de Vaudricourt, sans dire un mot, saisit la main de
M. Tallevaut et la lui serra avec une énergie convulsive.
— Monsieur, reprit le docteur, il m'est impossible de résister à
votre appel,., mais je dois vous prévenir que cette opération est
par elle-même fort dangereuse et que de plus, même quand elle
réussit, elle peut avoir des conséquences fatales... Il n'y faut donc
recourir qu'à la dernière extrémité... Au surplus, nous allons voir
si elle est réellement nécessaire... Vous avez là une voiture?
— Oui, docteur.
— Pardon ! dit M. Tallevaut, mais il me faut' au moins trois
aides... Voyons. J'aurai d'abord Sabine, ma nièce .< nous aurons
ensuite le docteur Raymond,., mais le troisième?
— Moi, docteur.
33 REVUE DES DEUX MO>DES.
— Vous' le père! Oh! non, monsieur,., impossible... N'avez-Yous
pas quelque domestique de confiance,.. un homme dévoué et ferme?
— Un de mes gardes?.. Je le préviendrai en passant.
— Un de vos gardes ? Oui, très bien.
M"^ Tallevaut reparut en ce moment, toujours grave et calme, et
marchant sans bruit; elle portait d'une main une grande boite en
maroquin, et de l'autre un sac en toile gommée, - sur un bras deux
tabliers en toile grossière. - Ledocteur ouvrit vivement la boite et
passa en revue d'un rapide coup d'œil les brillans instrumens d acier
dont elle était garnie, puis il ouvrit le sac, où se trouvait une provi-
sion de petites éponges, de fils cirés et d'autres objets usités dans
les opérations chirurgicales.
— C'est bon î dit-il. — Partons.
Il revêtit à la hâte un pardessus; la jeune femme jeta sur ses
épaules une mante à capuchon, et tous deux montèrent dans le
coupé, pendant que M. de Vaudricourt prenait les devans au galop
de son cheval. - Il prévint en passant son garde Lebuteux, dont la
maisonnette était très rapprochée du château, et qui s y trouva déjà
rendu au moment où le docteur Tallevaut et W^ Sabine y arrivaient.
Le docteur, conduit par Âliette, qui était accourue au bruit de la
voiture, fut bientôt dans la chambre de Jeanne. 11 commença par
adresser quelques questions rapides au docteur Raymond. Puis il
se pencha sur le lit de l'enfant, lui prit le bras et la regarda longue-
^^- il est temps, dit-il à demi-voix. - Se tournant alors vers
Aliette et vers Bernard: - Madame, dit-il, ma chère dame, - et
vous aussi, monsieur, je vous demanderai de vouloir bien rester
tous deux dans cette chambre... Nous allons transporter l entant
dans le petit salon à côté. J'y ai vu des candélabres, un lustre... gu on
allume tout cela et qu'on ajoute encore deux ou trois lampes... La
table au milieu. Otez le tapis.
M. Tallevaut, allant d'une pièce à l'autre, continua de donner ses
instructions en termes très clairs et, une demi-heure à peine après
son arrrivée, la pauvre Jeanne, enveloppée dans une couverture,
était couchée sur la table de son petit salon, qui était illumine comme
pour une fête. - Son père se tenait dans l'ouverture de la porte,
qui communiquait d'une pièce à l'autre, et sa mère, à genoux dans la
chambre, près du lit vide, le front dans ses mains, priait.
L'enfant, à demi asphyxiée, paraissait inconsciente. — Le docteur
Raymond lui m'aintenait fortement la tête de ses deux mains, a
l'autre bout de la table, le vieux garde, à genoux, pesait sur les
jambes de la malade et les assujettissait. A droite, près de la tête,
se tenait debout M"^ Sabine; à gauche, le docteur Tallevaut, ayant
LA MORTE. 39
SOUS la main tout son appareil chirurgical. Tous deux avaient revêtu
le sarrau en toile bise des infirmiers. — La vieille bonne Victoire,
dont le docteur avait remarqué le sang-froid et l'intelligence pendant
les derniers préparatifs, projetait de très près la lueur d'une bougie
sur le cou dénudé de la petite Jeanne.
On sait que l'opération de la trachéotomie, un des miracles de
la chirurgie moderne, a pour objet de prévenir, dans certains cas
de croup, l'asphyxie imminente en rétablissant d'une manière arti-
ficielle la respiration du malade obstruée par les fausses membranes
qui ont envahi le larynx. L'opération consiste à ouvrir la gorge au-
dessous du larynx oblitéré et à faire pénétrer dans la trachée une
sonde creuse, qui rend la liberté aux fonctions respiratoires et qui,
en même temps, aide le patient à éliminer les fausses membranes
qui rétoulfent.
On conçoit assez quelles qualités de science précise, de dextérité
manuelle et de fermeté d'àme doit réunir l'homme qui entreprend
pareille besogne. Sans entrer ici dans des détails répugnans,on peut
dire du moins que, dans le cours de cette redoutable opération pra-
tiquée sur une partie si délicate, si complexe et si vitale de l'orga-
nisme , le tranchant du bistouri ne doit ni hésiter ni s'égarer, et
que, cependant, il ne fait jamais son œuvre sans provoquer des effu-
sions de sang qui ne laissent guère à l'homme de science que le tact
du doigt pour guide.
M. de Vaudricourt, n'ayant point, comme sa femme, le soutien de
la prière dans ce moment affreux, en ' ' '" dans toute
son intensité. Sans contrevenir forni- 1:1 du doc-
teur Tallevaut, et sans pénétrer dans le salon où la petite Jeanne
avait été transportée, il s'était fait un devoir viril de ne |)as jKîrdre
de vue sa fille pendant les minutes supnimes où la question de sa
vie ou de sa mort allait être tranchée. Debout dans le cadre de la
porte, immobile et pâle lui-même comme un mort, il contemplait
avec une sorte de stupeur, comme dans un rêve horrible, ce drame
étrange où son enfant, maîtrisée et garrottée par des mains impi-
toyables, semblait subir sous l'acier quelque odieux martyre. Malgré
son trouble profond, aucun détail de cette scène ne lui échappait;
il entendait nettement chacune des paroles, rares et brèves, échan-
gées entre le docteur Tallevaut et sa jeune pupille, qui lui servait
d'aide principal ; le plus souvent, c'était par un simple geste, par un
signe qu'il lui donnait ses ordres, et même, la jeune femme ne les
attendait pas toujours pour agir. Elle surveillait d'un œil profondé-
ment attentif le travail sanglant du bistouri, sa main adroite et dé-
licate employant tour à tour, pour seconder l'opérateur, les éponges,
les fils à ligatures, les crochets à écarter la plaie; cette belle créa-
flO REVUE DES DEUX MONDES.
ture, dans sa grâce impassible, semblait accomplir doucement, avec
ses mains rouges de sang, les rites de quelque farouche religion.
L'incision profonde étant faite, M"® Sabine présenta à son tu-
teur la sonde creuse; il l'engagea de suite dans l'ouverture de la
trachée avec son admirable sûreté de main. Aussitôt un bruit sem-
blable à un sifflement sonore se fit entendre dans le salon. Sabine
noua vivement les rubans qui fixaient la sonde et entoura d'une cra-
vate légère le cou de la malade. Puis le docteur enleva l'enfant dans
ses bras, traversa rapidement le salon et la chambre, et vint dépo-
ser Jeanne sur son lit.
Le père et la mère, incertains, égarés, se pressaient autour du
lit ; ils pouvaient à peine en croire leurs yeux : le visage de Jeanne
avait perdu subitement sa poignante expression d'anxiété mortelle ;
il n'exprimait plus qu'un soulagement profond et une paix souriante.
— Aliette et Bernard se retournèrent vivement vers le docteur Tal-
levaut. Lui-même souriait :
— Ça va bien! leur dit-il.
Ils lui saisirent tous deux les mains avec effusion , essayant de
lui parler, mais ne le pouvant pas ; leur cœur débordait, et ils éclatè-
rent en sanglots.
Après une crise si cruelle, le docteur Tallevaut voulut laisser une
pleine nuit de repos et de joie sans trouble au père et à la mère
de la petite Jeanne. Mais le lendemain (il avait passé la nuit au
château avec Sabine), il ne leur cacha pas que le succès de l'opéra-
tion n'était pas la fin de la maladie, qu'il restait à guérir l'affec-
tion morbide, bien qu'on lui eût enlevé son symptôme le plus
grave et son danger le plus imminent, et qu'en outre l'opération
en elle-même pouvait ouvrir le champ à des accidens consécutifs
très sérieux. Bref, il était nécessaire de continuer à soigner et à
surveiller l'enfant avec une extrême attention. Du reste, on pou-
vait avoir toute confiance, à cet égard, en son excellent confrère, le
docteur Raymond, qui voudrait bien, d'ailleurs, le prévenir s'il sur-
venait quelque complication.
M. Tallevaut achevait de donner, à M. et M'"* de Vaudricourt,
cet avertissement un peu alarmant, quand on vint lui dire que la
voiture l'attendait dans la cour. Il était à peine huit heures du
matin.
— Comment ! s'écria Aliette, vous partez déjà, mon cher bon
monsieur? Vous ne restez même pas à déjeuner avec nous?
— Ma chère dame, dit M. Tallevaut, vous savez que je suis
un homme sauvage, et que j'ai fait un terrible extra en venant
chez vous hier soir... Maintenant, vous voulez bien me permettre,
n'est-ce pas, de retourner à mes travaux, qui sont assez urgens?
LA MORTE. h\
Aliette joignit les mains, en signe de détresse, et son charmant
visage prit un air de si profonde désolation, que M. Tallevaut en
fut touché.
— Voyons 1 dit-il... Vous êtes une de ces personnes à qui il est
difficile de rien refuser... Qu'est-ce que vous voudriez?
— Je voudrais vous garder quelques jours auprès de ma pauvre
petite ressuscitée !
— Diable!.. Mais voyons, chère madame, si je vous laissais ma
nièce Sabine, ici présente,., je l'appelle ma nièce, quoiqu'elle ne
soit que ma cousine?., si je vous la laissais?.. Je vous assure que
ce serait comme si j'étais là moi-même,., c'est une infirmière de
premier ordre, ma nièce, et même mieux que cela... au premier
symptôme suspect elle m'appellerait... De plus, je vous promets
de venir voir l'enfant tous les soirs jusqu'à sa parfaite guérison...
Est-ce entendu?
Aliette s'éUiit tournée timidement vers M"' Tallevaut, qui assis-
tait à cet entretien avec sa tranquillité habituelle, prête à partir et
drapée dans sa mante à capuchon.
— Mademoiselle, ce serait mettre le comble à votre admirable
dévoûment!
— Si vous le désirez, madame, et si mon oncle le permet,., dit
la jeune fille, en inclinant légèrement son buste magnifique.
— Ah 1 que je vous remercie, mademoiselle ! s'écria Aliette, qui
pressa sur son cœur les deux mains de Sabine.
Il y eut ensuite une brève conférence en a parte entre le docteur
et sa nièce et pupille; après quoi M. Tallevaut prit congé de ses
hôtes. M. de Vaudricourt, en le mettant en voiture, lui dit avec
émotion :
— Je n'ai pas de paroles, monsieur, pour vous dire combien nous
vous sommes reconnaissans I
— N'y pensez pas, monsieur; vous êtes, M°** votre femme et
vous, de ceux qu'on a grand plaisir à obliger. — A ce soir!
Octave Feuillet.
(La dernière partie au prochain n°.)
LES RELATIONS
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE
DE 1867 A 1870
L
LES POURPARLERS DIPLOMATIQUES A L'EXPOSITION UNIVERSELLE
DE 1867.
Les fêtes se succédèrent à Paris sans relâche, du printemps à
l'automne, pendant rexposition universelle de 1867. Paris était
alors en réalité le centre du monde, la cité rayonnante et glorieuse
du poète. Les empereurs et les rois accouraient de toutes parts ;
ils arrivaient même du fond de l'Orient, attirés moins par le désir
d'étudier nos mœurs et d'implanter notre civilisation dans leurs
états, que par le démon de la curiosité. C'était la contre-partie du
souper de Candide, ce n'étaient pas les princes dépossédés par la
guerre de 1866 et par la révolution italienne qui se réunissaient aux
banquets des Tuileries et de l'Hôtel de Ville, c'étaient des potentats
florissans, triomphans, ravis de se distraire de l'étiquette monotone
et formaliste de leurs cours dans des plaisirs faciles et dans le four-
millement des multitudes empressées. L'empereur et l'impératrice,
à peine remis des anxiétés que leur avait values l'affaire du Luxem-
bourg, si imprévue et si menaçante, semblaient présider à une apo-
théose. Ils s'appliquaient à séduire leurs hôtes par la bonne grâce
de leur accueil, par le charme de leurs personnes. Ils les comblaient
de prévenances, ils se donnaient pour tâche de leur faire aimer la
France, de vaincre leurs préventions et de les associer aux intérêts
LA FRANCE ET LA PRLSSE DE 1867 A 1870. A3
de notre politique. Tous protestaient de leurs sympathies, de leur
amour de la paix, et leurs protestations étaient justifiées par le suc-
cès que la diplomatie, après de chaudes alarmes, venait de remporter.
La conférence de Londres n'avait-elle pas victorieusement affirmé le
principe de l'arbitrage des puissances et su conjurer un conflit im-
minent, redoutable, en proclamant la neutralité du Luxembourg?
Il semblait après un tel résultat, couronné par les splendeurs et
les démonstrations fraternelles d'une exjjosition universelle, que
les idées chères à Napoléon III, la fédération des nations et la poli-
tique des congrès, allaient se réaliser, que le désarmement s'impo-
serait aux gouvernemens, à la satisfaction des peuples, que les pré-
jugés internationaux disparaîtraient et que, dominée par de nouvelles
tendances, l'Europe ne songerait plus qu'au développement de sa
prospérité et de son expansion commerciale. Des chefs d'empire,
croyait-on, ne pouvaient se déplacer et se réunir, escortés de leurs
ministres, que pour se mettre d'accord sur la politique générale et
concilier leurs intérêts respectifs. On attachait à juste litre une
importance exceptionnelle au renouvellement des bons rapports
entre la France et la Prusse. On se flattait que le séjour du roi Guil-
laume et du comte de Bismarck à la cour des Tuileries provoque-
rait de franches, de cordiales explications. Leur présence à Paris,
quelque peu étrange, après l'incident du Luxembourg, qui avait
tourné à la confusion de perfides calculs, grâce au sang-froid et à la
clairvoyance de notre diplomatie, autorisait à croire que le cabinet
de Berlin s'était sincèrement ravisé et qu'en face de la réprobation
générale soulevée par ses procédés, il en était arrivé à poser de
sages limites à son ambition.
Les rapports de nos agens consultaient, en eflist, que la Prusse
prenait philosophiquement son parti du sjicrifice auquel elle s'était
soumise, en consentant à l'évacuation d'une place forte qu'elle
avait prétendue indispensable à la sécurité de l'Allemagne. Dans ses
communications officielles sous forme de circulaires et dans les ar-
ticles inspirés de sa presse, elle accentuait, du jour au lendemain,
sans transition, la modération de la France, que la veille encore elle
poursuivait de ses outrages. Elle faisait j)ressentir une ère nou-
velle dans les relations entre les deux pays, fondée sur des sentimens
réciproques d'estime et de conciliation (1). Cette volte-face si brus-
que était un sujet d'étonnement et même de rcandale en Allemagne
pour ceux qui avaient pris au tragique les scènes patriotiques
(1) Extrait, de la Gaxelie de l'AlUinuyiiê du Sord : « La pré<-< i><-it >iiiiultanée das
monarques de Prusse et de Russie à Piiris, les entretiens intimes, aflectueux qu'ils
ont avec l'empereur des Français, les conférences de leurs ministres sur la situatiOQ
politique de l'Europe offrent plus qu'un intérêt de curiosité, ils assurent de sérieuse*
garanties de durée à la paix. »
hh REVUE DES DEUX MONDES,
du parlement du Nord et les déclarations solennelles qui, jus-
qu'à la signature du traité de Londres, étaient parties de Berlin.
Mais c'était un compte que M. de Bismarck était homme à régler
avec l'opinion publique allemande, et particulièrement avec les libé-
raux, qui se voyaient mystifiés, après avoir voté, au mépris de leurs
principes, une constitution autoritaire pour permettre au gouverne-
ment de défendre l'honneur et les intérêts de l'Allemagne qu'on
leur disait engagés dans la question du Luxembourg.
« J'enregistre avec satisfaction, écrivait-on à notre ministre des
affaires étrangères, que tous les actes du cabinet de Berlin témoi-
gnent pour l'heure d'un désir manifeste de renouer avec le gou-
vernement de l'empereur les relations les plus confiantes. Ces
dispositions paraissent d'autant plus sincères qu'on nous sait ma-
tériellement et moralement plus forts, et que la politique qu'on
poursuivait dans le Midi rencontre dans le sentiment populaire une
résistance de plus en plus sérieuse. Tout semble donc convier le
cabinet de Berlin à calmer nos méfiances, à effacer des impressions
fâcheuses et aussi à gagner du temps. C'est vers ce but que vont
converger les efforts de sa diplomatie et c'est le résultat que le roi
attend de son voyage à Paris. — Malheureusement, il ne nous est
plus possible aujourd'hui de céder à des illusions. La Prusse a
éveillé nos défiances, elle nous condamne à donner à nos arméniens
une impulsion que rien ne saurait plus ralentir désormais. Elle ne
retrouvera plus jamais, il est permis de l'admettre, une France sans
alliés, uniquement préoccupée des œuvres de la paix. Les procédés
courtois vont succéder maintenant aux menaces. Mais les visites
royales et les propos du comte de Bismarck ne sauraient plus nous
faire oublier, après de récentes épreuves, le danger permanent dont
nous sommes menacés, depuis que le roi Guillaume peut, en vertu
de sa réorganisation militaire, avec des approvisionnemens toujours
au grand complet et ses nombreux moyens de transport, combinés
dans une pensée stratégique, jeter sur nos frontières, en neuf
jours de temps, montre en main, à l'heure voulue, 250,000 hommes
effectifs, sans devoir attendre tous les effets de la mobilisation,
qui, quelques jours après, ajoutera à cette avant-garde formidable
pour le moins 600,000 combattans. »
Ces réflexions étaient chagrines après le succès de la conférence
de Londres, à une heure d'allégresse générale, mais elles s'impo-
saient d'autant plus à notre politique que le parti militaire prus-
sien ne cachait pas le mécontentement que lui causaient les conces-
sions faites par le roi à la paix. 11 voulait la guerre, il la tenait pour
inévitable, et il regrettait amèrement que la lutte qu'il avait pour-
suivie au mois d'avril dans des conditions exceptionnelles de succès
eût été ajournée et abandonnée aux convenances de la France. Une
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 45
guerre rapide et heureuse, comme il était permis de l'espérer alors,
aurait eu le double avantage de réconcilier avec leur sort les po-
pulations récemment annexées et de réhabiliter par des succès les
armées méridionales, si profondément humiliées du triste rôle
qu'elles avaient joué pendant la campagne de 1866. En associant
l'Allemagne entière à ses victoires, la Prusse eût été certaine d'ob-
tenir le pardon pour le sang allemand qu'elle n'avait pas craint de
verser. Aussi ses états-majors avaient-ils peine à comprendre le re-
virement si soudain qui s'était opéré dans les conseils du roi. Ce
n'était pas un amour platonique de la paix qui l'avait inspiré. Si
M. de Bismarck avait reculé, c'est qu'il s'était heurté contre la con-
science de l'Europe, dont l'Angleterre et l'Autriche s'étaient consti-
tuées les interprètes résolues, que les cours du Midi s'étaient re-
tranchées derrière le rasus fœdcris pour lui refuser leur concours,
et que les alliances sur lesquelles il comptait, à la dernière heure
s'étaient montrées hésitantes.
Mais les concessions faites à d'implacables exigences n'impli-
quaient nullement la renonciation à l'idée nationale. M. de Bismarck
était le premier à reconnaître que l'occasion qu'on avait dû laisser
échapper ne se présenterait plus jamais aussi favorable ; mais' tou-
jours prompt à régler sa conduite d'après les événemens, il avait
modifié sa stratégie et passé de la politique violente à celle des sub-
terfuges. C'est par des voies détournées qu'il entendait, jusqu'à
nouvel ordre, poursuivre l'œuvre de l'unification, c'est par des
moyens artificiels qu'il maintiendrait les populations dans le cou-
rant national, c'est par des protestations incessantes contre les ingé-
rences étrangères qu'il étoufferait les sentimens particularistes tou-
jours prêts à reprendre le dessus dès que s'atténuaient les craintes
d'une invasion. Cette tactique n'était pas exempte de dangers; elle
pouvait s'user à la longue çt être déjouée par la sagesse et la pru-
dence de ses adversaires, elle exigeait en tout cas une absence
complète de scrupules et une force d'impulsion véhémente, dont le
ministre prussien se flattait de posséder le secret et dont il enten-
dait faire usage suivant les circonstances.
La veille même de son départ pour Paris, où il allait proclamer
ses tendances pacifiques et se défendre d'ambitieux desseins, il
signait la convention qui créait un parlement douanier. Les délé-
gués et les députés de la Confédération du Nord et des états du Midi
allaient dorénavant siéger dans un même conseil et dans une môme
assemblée. C'était une nouvelle et audacieuse atteinte au traité de
Prague, dont nous avions arrêté les bases à Nikolsbourg (1).
(1) Extrait d'une dépêche d'Allemagne (.9 juin 1867). — « La Prusse aurait reconnu
aux états du Midi, après de laborieuses négociations, le droit de participer au même
46 REVUE DES DEUX MONDES.
A l'heure où le roi Guillaume et son ministre apparaissaient à la
cour des Tuileries, l'horizon ne s'était pas moins complètement
rasséréné. Les nuages, un instant si menaçans, s'étaient dissipés.
Enclins, comme nous le sommes, aux illusions, il nous était permis
de croire, malgré de troublans symptômes, au rétablissement sincère
et durable de nos bons rapports avec la Prusse (1). Et cependant
les questions sorties de la guerre de Bohême n'avaient rien perdu
de leur acuité. En apparence, rien n'était plus aisé que de les
résoudre, mais en réalité rien n'était plus compliqué. La Prusse,
m alg l'atteinte portée à son prestige par l'évacuation du Luxem-
bourg, se considérait déjà comme maîtresse de l'Allemagne, elle
croyait n'avoir plus aucun intérêt à s'expliquer avec nous sur le
problème germanique ; elle entendait le résoudre à l'heure qu'elle
jugerait opportune, au gré de son ambition. On ne compte qu'avec
les forts, et elle nous savait militairement impuissans. Le désarroi
qui régnait dans nos cercles officiels, le réveil de l'opposition, les
récriminations de la presse contre le gouvernement, la santé pré-
caire de l'empereur, tout l'autorisait à prévoir qu'avant peu la
France, défaillante et livrée à la révolution, serait condamnée à
titre que les états de la confédération du Nord aux votes sur la législation douanière
et sur l'impôt des sucres, des sels et du tabac, au moyen de délégués nommés pur les
gouvernemens et d'une représentation populaire élue à l'instar du parlement du Nord,
d'après la loi électorale de 1848, c'est-à-dire par le suffrage vmivorsel. Il y aurait, d'après
cela, un conseil fédéral douanier entièrement distinct du parlement et du conseil fédé-
ral du Nord avec une distribution de votes analogue à celle de l'ancien plénum de la
diète, pouvant siéger, à la rigueur, en dehors des sessions constitutionnelles. Si cette
combinaison, qui ne brille pas par la simplicité, mais qui, pour ce motif, n'en sera peut-
être que mieux accueillie en Allemagne, devait être définitivement adoptée, les parti-
sans du régime représentatif auraient tout lieu d'ôtre satisfaits, car au lieu d'un seul
parlement, ils en compteraient trois parfaitement distincts, et rien ne les empoche-
rait d'être à la fois membres de ces trois assemblées. »
(1) Dépêche d'AUemagne. — «Il ne m'appartient pas, bien que je les pressente, de
m'arrêter aux justifications et aux assurances que le comte de Bismarck fournira au
gouvernement de l'empereur en se décidant, après de longues hésitations, à accom-
pagner le roi à Paris. Fidèle à mon rôle d'observateur, je me borne à relever dans les
actes du gouvernement prussien tout ce qui pourrait nous éclairer sur la sincérité des
assurances qu'il a aujourd'hui un véritable intérêt à nous donner.
«Les instructions transmises à la presse et aux agens accrédités en Allemagne, la pré-
sence du roi et de son premier ministre à Paris, l'initiative prise à Copenhague en
vue de la rétrocession des districts danois, tels sont, si je ne me trompe, les actes les
plus récens de la cour de Berlin, indiquant le retour à une politique moins exclusive-
ment prussienne. J'ajouterai que sa presse, naguère si hostile, se montre aujourd'hui,
en parlant de la France, exempte de passion. En exécutant de la façon la plus scru-
puleuse les ordres qu'on lui transmet, elle témoigne de sa discipline et de l'action
que le gouvernement prussien sait en tirer au profit de sa politique. Sous le rapportdes
démonstrations sympathiques, je le signale avec plaisir, il ne nous reste rien à désirer.
Tout ce que M. de Bismarck pourra vous dire des vœux de la Prusse de vivre en
paix avec la France, est fidèlement reflété par les organes dont il dispose. »
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 47
laisser s'accomplir à ses frontières les plus audacieuses entre-
prises.
Le gouvernement de l'empereur, de son côté, ne croyait ni de son
intérêt, ni de sa dignité de faciliter la tâche à la Prusse, qui avait si
brutalement méconnu les services rendus. Il se flattait que son ar-
mée serait réorganisée et ses alliances assurées, en temps oppor-
tun pour entraver les projets du cabinet de Berlin et le forcer à
transiger avec nos intérêts. D'ailleurs le passage de la ligne du
Main n'avait rien d'imminent en présence des haines et des ran-
cunes que les violences de la Prusse après Sadowa avaient soule-
vées au Nord et au Midi de l'Allemagne. Quel que fût son déplaisir
et son ressentiment, l'empereur sentait que l'offensive lui était
pour l'heure interdite et qu'il ne lui restait qu'à accepter provisoi-
rement les faits accomplis. 11 estimait dès lors que le parti le plus
sage était de prendre pour base de sa politique allemande la paix
de Prague, et d'empêcher qu'elle ne fût violée ou éludée à nos dé-
pens. Maintenir un provisoire périlleux, sujet à d'incessantes ré-
criminations, tel était le dernier mot d'une politique qui, en op-
position avec le sentiment du pays, avait rompu avec les sages
routines traditionnelles que le passé nous avait léguées.
Jamais cependant aucune occasion ne s'était offerte plus favorable
à l'action de la diplomatie pour préserver l'Europe d'un choc su-
prême. Le sentiment dominant dans tous les pays était celui de la
paix ; l'opinion n'admettait plus d'autre rivalité que celle du travail ;
elle rêvait l'union des peuples par l'émulation des productions utiles,
des inventions scientifiques et des œuvres d'art. On se demandait
si l'empereur ne prendrait pas la direction du courant qui entraînait
le monde dans des voies nouvelles, et si, par une initiative à la fois
hardie et habile, comme il avait su le faire dans d'autres temps, il
ne réclamerait pas le désarmement, en reconnaissant, en échange,
à l'Allemagne, conformément aux principes de la politique des na-
tionalités, consacrée par la circulaire La Valette, le droit de se con-
stituer à l'intérieur au gré de ses aspirations.
Bien avant l'arrivée du roi de Prusse à Paris, notre diplomatie
appelait l'attention du gouvernement impérial sur la nécessité de
conjurer par des résolutions viriles un conflit éventuel avec l'Alle-
magne. « 11 appartient au gouvernement de l'empereur, écrivait-on
à la date du 21 mai, d'examiner si le moment de sortir des équi-
voques et d'aborder résolument la question allemande n'est pas
venu, et s'il ne conviendrait pas de profiter de la réunion des sou-
verains à Paris pour la régler dès à présent, à l'amiable, dans l'es-
prit le plus large, soit directement avec la Prusse, soit avec le con-
cours des puissances. Ce serait le moyen de n'être pas exposé à
48 REVUE DES DEUX MONDES.
devoir s'opposer un jour, les armes à la main, dans un moment
inopportun peut-être, à une solution désormais inévitable.
« La Prusse s'est engagée, en effet, dans une situation qui ne lui
permet plus de s'arrêter. Elle devra franchir la ligne du Main et
étendre sa domination militaire, politique et commerciale de la Bal-
tique jusqu'aux Alpes. Cela est dans la force des choses. L'Alle-
magne sera agitée tant qu'une satisfaction plus complète ne sera
pas donnée à ses aspirations ; c'est ce que comprend le comte de
Bismarck et c'est vers ce but que convergent tous ses actes et
toutes ses pensées. Mais il se rend compte aussi des froissemens
que l'accomplissement d'une œuvre pareille est de nature à causer
à ses voisins dans leurs plus légitimes intérêts, et il peut craindre
qu'après avoir méconnu ses engagemens, une coaUtion ne soit ten-
tée un jour de le ramener violemment au respect des traités. C'est
cette crainte qui a fait que des négociations, engagées dans un
sentiment réciproque de rapprochement, au lieu d'être un gage de
réconciliation, ont failli compromettre la paix. Le parti militaire te-
nait un prétexte ; il aurait voulu nous surprendre, alors qu'il nous
savait sans défense. C'est là, nous n'en saurions douter, la cause
secrète et véritable des velléités belliqueuses qui se sont si inopi-
nément manifestées à Berlin, à l'heure où le roi des Pays-Bas nous
cédait le Luxembourg.
« Il me paraît donc urgent d'aviser et de nous demander si,
pour éviter une guerre de surprise, inégale, et peut-être luneste,
il ne conviendrait pas de laisser l'Allemagne se constituer au gré de
ses désirs, dussions-nous l'abandonner à la Prusse, même sans com-
pensations territoriales. Ce serait, à coup sûr, une solution radi-
cale, audacieuse, mais elle aurait du moins l'avantage d'être con-
forme à nos principes, d'éviter des débats irritans, haineux, et
d'enlever à M. de Bismarck une arme précieuse, le prétexte des
ingérences étrangères dont il se sert si utilement pour exciter les
passions germaniques et les retourner contre nous. Si le gouver-
nement de l'Empereur devait s'arrêter aux idées que je me per-
mets de lui soumettre, il aurait à se demander si cette concession,
dont je reconnais l'énormité, nous exposerait à un danger plus grand
qu'à celui qui de fait existe déjà. Je ne le pense pas. Les états du
Midi ne sont-ils pas rivés à la Confédération du Nord par l'associa-
tion douanière ? La Prusse n'occupe-t-elle pas Mayence ? Ne s'est-
elle pas réservé le droit de garnison à Rastadt, Ulm et Landau ? Ne
dispose-t-elle pas de tous les contingens militaires, en vertu de ses
traités d'alliance et de ses conventions? Lui est-il permis de reve-
nir sur ses pas, de s'en tenir aux engagemens de Prague, de re-
noncer en un mot au programme qu'elle a posé dans toutes ses
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. A9
manifestations officielles et qui se trouve reproduit dans le dernier
discours du roi ? On ne saurait l'admettre après tout ce que nous
avons vu s'accomplir dans ces derniers mois. 11 est des tendances
qu'un gouvernement ne peut ouvertement contrarier.
« Si tel est l'état des choses, il convient d'examiner, je crois,
ce que serait l'Allemagne constituée librement au gré de ses gou-
vernemens et de ses populations, sous le contrôle de l'Europe, et
ce que serait l'Allemagne à la suite d'une guerre heureuse. Dans la
première hypothèse, la France n'aurait en face d'elle qu'une con-
fédération plus centralisée, il est vrai, politiquement et militairement
et par conséquent plus dangereuse que l'ancienne Confédération
germanique. Mais cette Confédération serait en somme composée
des mêmes élémens, c'est-à-dire de princes et d'états jaloux de leur
autonomie et qui, bien que maintenus par la loi du plus fort, ne
continueraient pas moins d'être un embarras et une cause d'affai-
blissement pour le pouvoir central. Ce serait d'ailleurs rendre à la
Prusse un mauvais service que de la mettre dans la nécessité d'ad-
mettre dans son parlement, qui déjà lui cause tant de tracas, les
ultramontains bavarois et les radic^uix wurtembergeois. J'ajouterai,
que la répugnance des provinces annexées pour le régime prussien,
l'hostilité secrète du Midi pour le Nord, habilement entretenues par
la diplomatie autrichienne, seraient un obstacle pendant de longues
années à une assimilation compacte et homogène des élémens
germaniques.
<( Bien différente serait une Allemagne sortie d'une guerre heu-
reuse sans notre assentiment, à la suite de nos défaites. Les résis-
tances autonomes et les agitations libérales, dont nous aurions pu
avec des alliances efficaces et avec une situation militaire irrépro-
chable tirer parti, seraient brisées sans retour. Ce serait l'unifica-
tion et la centralisation appuyées sur un million de baïonnettes, ce
serait l'avènement définitif de l'empire germanique.
« Poser les questions ainsi, et elles ne sauraient l'être différem-
ment, c'est reconnaître le péril de la situation et c'est reconnaître
aussi la nécessité d'y parer résohiment, soit par une initiative con-
forme aux principes de notre politique, soit par la guerre, avec de
solides alliances toutefois, et une armée assez nombreuse pour
pouvoir engager la lutte contre toutes les forces réunies de l'Alle-
magne. »
11 n'est pas téméraire d'affirmer que si ce programme, contraire
assurément à nos vieilles traditions, mais conforme à la politique
impériale, avait prévalu, les événemens qui nous ont été si funestes
eussent suivi un cours bien différent. Déjà, au mois de novembre
1866, après la révélation si inopinée des traités d'alliance secrets
TOME LXXIII. — 1886. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
que M. de Bismarck avait imposés aux états du Midi (1), Tempo
reur, bien inspiré, aurait dû comprendre, en voyant le traité de
Prague violé et la ligne du Main politiquement et militairement
franchie, que le seul moyen d'atténuer, sinon de conjurer le danger
d'une centralisation militaire à nos frontières, c'était de mettre la
Prusse aux prises avec le particularisme germanique, en affectant
vis-à-vis de l'Allemagne et de sa transformation intérieure un appa-
rent désintéressement.
Mais l'idée de la triade allemande, la théorie des trois tronçons
lui était chère. Elle avait présidé à sa politique danoise et elle con-
stituait le bénéfice le plus clair de sa médiation. L'Allemagne divi-
sée en trois groupes distincts, devait être un gage certain pour notre
sécurité et un moyen précieux pour nous faciliter le jeu des alliances.
Aussi était-il dur pour l'empereur de renoncer à un résultat chère-
ment acheté, au prix du démembrement de la monarchie danoise,
de la dissolution de la Confédération germanique et de la création
du royaume d'Italie. 11 se plaisait à espérer que les cours méridio-
nales, placées entre la France et l'Autriche, qui avaient un intérêt
égal à ne pas laisser transgresser les stipulations de Prague, cher-
cheraient par la force des choses, une fois dégagées de l'étreinte
du vainqueur, à réagir contre l'absorption de la Prusse et à défendre
leur autonomie.
i:;,^. D'ailleurs, à cette heure avancée du règne, il répugnait à l'em-
pereur, affaibli par la maladie et rongé par les soucis, de s'arrêter,
après ses déconvenues, à de nouvelles conceptions politiques. Il
n'avait plus cette hardiesse, cette confiance en lui-même que don-
nent les longues complaisances de la fortune. Toutes ses entre-
prises avaient mal tourné ; il sentait qu'il n'avait plus le vent en
poupe, il appréhendait la haute mer et ses tempêtes. Il préférait
s'en tenir au provisoire, et sans se refuser aux occasions que l'ave-
nir pouvait encore lui réserver, il renonçait à les faire naître.
Dans les dispositions morales où se trouvait Napoléon III, le roi
Guillaume et son ministre ne risquaient pas, en arrivant aux Tuile-
ries, d'être interpellés sur les équivoques de leur politique, sur
l'oubli des engagemens qu'ils avaient pris avant les événemens de
1866. L'empereur était trop courtois et aussi trop timide pour em-
barrasser ses hôtes et leur causer le plus léger déplaisir; il tenait
au contraire à les mettre à leur aise, à les séduire par les grâces de
son accueil et à reprendre avec eux les causeries si cordiales qui
présidaient à leurs rapports avant le coup de foudre de Sadowa.
Mais, en politique, le roi Guillaume ne sacrifiait guère au sentiment,
il ne connaissait que la raison d'état, qui lui prescrivait, après ses
(1) L'Affaire du Luxembourg, p. 74.
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 51
éclatantes victoires, une noire ingratitude. Il ne se préoccupait que
du présent pour s'assurer l'avenir. Il avait du reste un don précieux,
celui d'éluder les entretiens qui auraient pu engager son gouverne-
ment. Ses réponses étaient empreintes d'une bonhomie fine et rusée;
il savait donner de la grâce h ses refus et un air d'abandon cordial à
ses partis-pris. Son thème à Paris était bien simple : il n'avait en
vue que la paix, il ne poursuivait en Allemagne que des conquêtes
morales et le développement naturel de l'influence prussienne.
Le comte de Bismarck était l'opposé de son souverain ; il ne crai-
gnait pas les interrogations, il les provoquait au besoin ; il était
agressif de tempérament. Son langage était exubérant, ses paroles
à l'emporte-pièce se succédaient rapides, saisissantes, et lorsqu'il
se heurtait à des objections, il ripostait par d'ironiques et spiri-
tuelles reparties. Il aurait pu dire comme Luther : « Je sens dans
ma tète des tourbillonnemens de vent, » tant sa verve étiiit tumul-
tueuse.
Il maugréait et pestait contre les embarras qu'on lui susci-
tait; s'il n'avait dépendu que de lui, toutes les difficultés entre la
Prusse et la France eussent été conjurées ; mais n'avait-il pas à
compter avec les scrupules de son maître, avec les passions du
parti militaire? A l'entendre, l'incident du Luxembourg n'était que
le résultat d'une surprise et surtout des fautes de notre diplomatie.
Sa politique en Allemagne, disaitril, n'avait rien qui pût inquiéter la
France, il se souciait i>eu de faire entrer les élémens turbulens du
Midi dans sa confédération du Nord, et s'il avait signé des traités
d'alliance avec le Wurtemberg, Bade et la Bavière, c'était moins
pour les absorber que pour les protéger contre la révolution. D'après
lui, l'armée prussienne était ramenée au pied de paix absolu, malgré
les exigences des provinces annexées qu'il s'agissait de contenir et
de réorganiser militairement. Il avait beau chercher, il ne voyait rien
qui pût nous préoccuper.
• Ce n'était pas le langage qu'il tenait dans ses causeries avec
les diplomates étrangers; il leur parlait avec dédain de nos
mœurs, de notre politique et de notre armée. Il leur disait que la
destruction de Babylone était proche, qu(? la cavalerie prussienne
ne tarderait pas à sabrer ce monde frivole et dissolu. Frédéric II
ne procédait pas différemment. Tandis qu'il prodiguait au cardinal
ï'ieury les flatteries les plus épaisses et qu'il lui écrivait qu'il ne
mourrait content que lorsqu'il aurait vu de près le plus grand poli-
tique de l'Europe, il se moquait de son incomparable ignorance
et de son incommensurable fatuité.
Mais les propos que le ministre prussien faisait entendre dans les
embrasures des fenêtres des Tuileries à des étrangers n'arrivaient
pas jusqu'aux oreilles du souverain et de ses ministres. On s'en tenait
52 REVUE DES DEUX MONDES.
à ses protestations officielles et on lui savait gré des assurances et
des explications qu'il donnait spontanément, avec l'accent d'une par-
faite sincérité. On en arrivait à reconnaître en l'écoutant qu'on avait
tort de s'alarmer, que rien n'était compromis, que nos agens se mé-
prenaient lorsqu'ils affirmaient que la Prusse ne renonçait à rien,
qu'elle spéculait sur nos défaillances et qu'elle armait sans relâche.
On était convaincu, après des relations amicales si heureusement
rétablies, qu'avec de la bonne volonté de part et d'autre, toutes les
difficultés s'aplaniraient. L'empereur étant décidé à ne pas se mon-
trer pointilleux, et, M. de Bismarck affirmant qu'il ne pousserait pas
ses avantages à outrance et qu'il éviterait de fournir des prétextes
légitimes à nos susceptibilités, rien ne devait empêcher les deux
gouvernemens de vivre en paix et de se seconder mutuellement.
On oubliait déjà que les portes de l'exposition universelle, à peine
ouvertes, avaient failli brusquement se refermer sous les menaces
d'une agression imprévue, alors que la cession du Luxembourg de-
vait être un gage de réconciliation. On avait beau vouloir se le dis-
simuler, les protestations pacifiques, quelle que fût leur sincérité,
ne suffisaient pas pour résoudre les questions sorties des événemens
de 1866. Tout développement donné aux tendances germaniques
prenait fatalement au point de vue des rapports internationaux un
caractère fâcheux, irritant. Ce que la Prusse croyait naturel et légi-
time, en ne tenant compte que de ses convenances, froissait et com-
promettait les intérêts de ses voisins. C'était là ce qu'il y avait de
dramatique dans cette situation, gouvernée par une triste et vio-
lente logique.
L'heure du départ approchait. La cordialité la plus vive avait pré-
sidé aux rapports personnels des souverains. Le roi rendait hom-
mage aux sentimens pacifiques de l'empereur, il parlait avec admi-
ration de la beauté de l'impératrice. Mais aucune des difficultés qui
nous touchaient particulièrement n'avait été serrée de près. La vie
de Paris, si fiévreuse à ce moment, ne se prêtait guère aux entre-
tiens d'affaires, qui étaient rares, hâtifs, contrariés par les fêtes que
la cour des Tuileries prodiguait à ses hôtes. Il était urgent cepen-
dant de sortir des généralités, des protestations banales, et de don-
ner corps aux idées qu'on avait fugitivement échangées. Il importait
de ne pas laisser échapper une occasion qui jamais peut-être ne se
présenterait plus, et de préciser, avant de se séparer, sous une
forme quelconque, protocole ou pro memoria, les bases d'une en-
tente.
Les relations de notre ministre des affaires étrangères et du mi-
nistre prussien, malheureusement, étaient tendues. La timidité un
peu hautaine du marquis de Moustier et l'orgueil parfois agressif
du comte de Bismarck enlevaient à leurs rapports le liant qu'exigent
LA FRANCE ET LA PRDSSE DE 1867 A 1870. 53
la discussion et le règlement des affaires. Ils n'avaient oublié ni
l'un ni l'autre une altercation qu'ils avaient eue à Berlin, au début
de la guerre de Crimée. L'envoyé de France s'était plaint dans le
cours d'une visite que lui faisait le représentant du roi à la diète
de Francfort, des équivoques de la politique prussienne à l'égard
des puissances occidentales. Il avait fait une allusion discrète, me-
surée aux fautes de M. d'Haugwitz, en 1806, et M. de Bismarck,
avide de bruil, imj)atient d'affirmer sa réputation naissante, avait
saisi la balle au bond, sans se soucier du lieu où il se trouvait, pour
évoquer les souvenirs de 1815. « Waterloo, disait-il, avait racheté
léna(l). » Ce n'était pas une épigramme, c'était un coup de bou-
toir. Le mot fut aussitôt colporté, grossi, dénaturé dans les cercles
russes de Berlin. Le gouvernement de l'empereur eut connaissance
de l'incident, qui révélait un adversaire passionné, dangereux ; il
aurait dû s'en souvenir en toute rencontre, et il ne se serait pas
prêté aux combinaisons hasardeuses qui ont amené sa perte.
C'est avec le ministre d'état que le comte de Bismarck s'épanchait
de préférence. Il apju'éciait la rondeur de ses manières, la lucidité
de son esprit; il savait que M. Rouher possédait la confiance de
remi)ereur et que sa parole était écoutée. Aussi s'était-il appliqué à
faire sa conquête, aux dépens du ministre des affaires étrangères
et de nos diplomates, auxquels il reprochait leur frivolité et leur mé-
connaissance absolue des affaires allemandes. M. Rouher possédait
toutes les aj)titudes, sauf le sens et l'expérience diplomatiques.
M. de Bismarck se plaisait d'autant plus à dire que de tous les con-
seillers de l'empereur il était le seul capable de comprendre et de
diriger les affaires extérieures. Provoquer des rivalités au sein
des ministères par des préférences calculées, est un moyen infail-
lible de troubler et d'affaiblir les gouvernemens. Machiavel n'a pas
tout prévu ; il est des maximes pratiquées de nos jours qu'il n'eût
pas désavouées.
Il n'était pas aisé d'obtenir de la Prusse un renouvellement for-
mel de ses engagemens et de l'amoner à déclarer qu'elle n'enfrein-
drait pas un traité que déjà elle avait violé dans ses clauses essen-
tielles. Il aurait fallu pouvoir s'appuyer sur un titre contractuel,
et notre diplomatie avait cru habile, à Nikolsbourg, de refuser,
malgré les instances du comte de Bismarck, de participer aux né-
gociations ouvertes avec les plénipotentiaires autrichiens et de si-
gner les préliminaires dont nous avions arrêté les bases. C'était
une faute d'avoir, pour satisfaire une vaine gloriole, hâtivement
revendiqué une médiation qui ne nous permettait pas d'affirmer
(I) D'après le comte de Bismarck, M. de Moustiur aurait dit : « Vous aboutirez à
léna, K et il aurait répliqué : « Pourquoi pas à Waterloo? *
5Ù REVUE DES DEUX MONDES.
l'intérêt français et nous condamnait à attendre la conclusion de la
paix pour formuler des demandes de compensation, c'en était une
plus grande encore d'y avoir renoncé après l'avoir exercée. Le
ministre prussien, à coup sûr, malgré sa perspicacité, ne prévoyait
pas alors, lorsqu'il s'efforçait de nous maintenir dans le rôle de
médiateur et de nous en laisser la responsabilité, le parti qu'il
pourrait tirer de notre abstention, et le gouvernement de l'empe-
reur ne se doutait pas qu'en refusant de signer à l'acte qui consa-
crait nos préliminaires, il s'interdirait le moyen d'en surveiller et
d'en réclamer officiellement l'exécution.
jSotre ministre des affaires étrangères se plaisait à considérer
comme précaire la paix entre la Prusse et l'Autriche, et il voulait
se réserver la faculté de réagir contre les conséquences du traité.
« Votre rôle, écrivait-il à M. Benedetti, devra être celui d'un inter-
médiaire, se bornant à user de toute son influence pour amener les
belligérans sur un terrain commun. Vous n'aurez donc pas à signer
les préliminaires et vous devrez éviter, dans vos communications
avec les plénipotentiaires, l'usage des notes, des pièces écrites et
des notifications officielles. »
Au lieu de virer de bord, en face de la puissance d'action si brus-
quement révélée par la campagne de Bohême et d'adapter ses re-
vendications aux exigences d'une situation nouvelle, menaçante,
M. Drouyn de Lhuys persistait, quand le moment était passé,
sans avoir 300,000 hommes sous la main, à maintenir le système
des a arrangemens gradués. » Loin de réduire ses prétentions, il
songeait à réclamer Mayence et le Palatinat, et pour n'être pas en-
travé dans ses revendications, il répudiait le rôle de médiateur qui
impliquait le désintéressement (1). L'empereur ne s'y résigna qu'à
(1) Un ministre avisé, surpris par les événemcns et n'ayant à Bon service qu'une
armée insuffisante, n'eût pas revendiqué après la signature des préliminaires de la
pai.\, alors que l'ambition de la Prusse élait amplement saiisfaite, des cessions terri-
toriales qui répugrnaient à la cour de Berlin avant la guerre et que, mémo au lende-
main d'une défaite, elle n'eût subies qu'à son corps défendant. Il se serait borné à
préserver Mayence contre une occupation prussienne, à réclamer la cession du Luxem-
bourg, et, au besoin, une union douanière et militaire avec la Belgique. Ce n'était
plus alors une question de conquête en contradiction avec le principe des nationali-
tés, mais une question de sécurité, de défense nationale. Ces conditions, formulées
amicalement, bien qu'en portant la main à la garde de notre épée, eussent certaine-
ment été acceptées ; elles auraient maintenu à notre politique son caractère de modé-
ration et de désintéressement, et, selon toute vraisemblance, la guerre de 1870 eût
été conjurée.
M. Drouyn de Lhuys, si bien inspiré, le 3 juillet, lorsqu'il réclamait, dans les
conseils de Saint-Cloud, où se débattait le sort de la France, la convocation immé-
diate du corps législatif, un emprunt d'un milliard et une démonstration militaire
sur le Rhin, eut le tort de ne pas abandonner la conduite des affaires à ceux qui
avaient combattu et fait échouer son programme. 11 resta au pouvoir avec la secrète
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 55
regret, la médiation répondait à ses tendances; elle lui avait per-
mis, sous l'émotion de Sadowa, de donner le change à l'opinion et
de pallier ses mécomptes.
Il était nécessaire d'insister sur cette faute et de la mettre en
relief. Elle a été la cause, — on le verra dans le cours de ce récit, —
d'incessans et d'imtans débats entre le gouvernement français et
le gouvernement prussien ; elle a permis à M. de Bismarck d'ex-
citer les passions germaniques et de s'en prévaloir pour nous
éconduire lorsque notre diplomatie lui reprochait ses infractions à
un traité que l'Autriche seule avait signé.
Mais, à ce moment, le chancelier était l'hôte des Tuileries, et il au-
rait eu mauvaise grâce de s'indigner de notre sollicitude pour le
Danemark et la ligne du Main. Il se plaisait, au contraire, à la tenir
pour légitime ; il était venu à Paris pour aflirmer des dispositions
amicales, pour nous réconcilier avec ses procédés et non pour nous
laisser des inquiétudes sur ses projets et des doutes sur la fidèle
exécution de ses promesses. 11 ne niait pas que les articles  et 5 du
traité de Prague ne fussent notre œuvre ; c'est sous notre pression
qu'il s'était engagé à rétrocéder à la cour de Copenhague les dis-
tricts danois du Schleswig septentrional et à laisser les états du
Midi former entre eux une confédération indépendante. Aussi nous
annonçait-il que déjà des instructions conçues dans un esprit con-
ciliant étaient parties pour Copenhague, et que bientôt la (jiiestion
danoise serait réglée au gré de nos vœux; mais la création d'un par-
lement douanier, bien qu'il dépensât beaucoup d'éloquence pour en
atténuer la j)ortée politique, révélait un parti-pris de s'opposer à
une confédération des états du Midi.
En ajoutant un nouveau rouage à son système représentatif dé>jà si
comj)Iiqué, la Prusse entendaitévidemment lui f.i: runrôledans
l'œu vre de l'unification al lemande(l).li ne assen II ledu suffrage
universel, composée de députt's du Nord et du Midi, quelque res-
treintes et spéciales que fussent ses attributions, pouvait aisément
prendre au moindre incident, fortuit ou provoqué, un caractère po-
espéranco de réparer, par son habileté, l'échoc qu'il avait subi. La violence qu'il fit L
ses convictions ne devait qu'irriter ses adversaires, auifoicnter les irrésolutions du
souverain et enlever à notre nolitique sa dernière chance de salut : l'unité de vues et
de direction.
(1) Le pouvoir lég^isUtif était au Nord de l'Allomapne composé de cinq corps : !• dans
cbaque état, dcH chambres constitutionnelles élues au suffrai^e restreint; i* un parle-
ment national, élu au suffrage universel, privé du vole et du contrôle des priucipau.\
impôts et des irrandes dépenses de la Confédération; 3* un conseil fédéral composé
des p!éni|)ot<'uii.iires des différcnn états, placé comme une chambre haute, au-dessus
du parlement, armé du dhoit de rejeter les voeux de la représentition populaire;
4* un parlement national douanier, votant les tarifs et les impôts indirects; 5* un
conseil fédéral douanier.
56 REVUE DES DEUX MONDES.
litique. Il aurait fallu au gouvernement prussien une forte volonté
que tout son passé ne permettait pas de lui prêter, pour opposer
son veto à la fusion du Reichstag et du parlement douanier écono-
mique, si un jour, sous l'influence irrésistible des passions natio-
nales, ils se laissaient entraîner à briser la barrière qui les séparait.
Ce n'était certes pas sur M. de Bismarck qu'il était permis de com-
pter pour y mettre obstacle. iN'avait-il pas dit que, si la volonté
souveraine du peuple allemand protestait jamais contre les restric-
tions imposées à ses aspirations, il ne réagirait pas contre les
vœux de l'Allemagne, il ne subordonnerait pas à des craintes mes-
quines, à des considérations extérieures la grandeur de la Prusse,
le but constant de sa vie ?
Notre diplomatie s'efforçait de concilier le langage officiel du mi-
nistre prussien avec ses actes et ses propos sans y réussir; elle
ne se bornait pas à suivre, au jour le jour, les manifestations de sa
politique, elle s'appliquait aussi à en dégager la moralité et à dé-
montrer au gouvernement de l'empereur l'urgence de sortir des
équivoques. Elle lui exposait librement les craintes que lui suggé-
rait l'avenir. Elle s'arrêtait à toutes les combinaisons pour lui per-
mettre de mûrir ses résolutions et de remettre à flot sa politique
désemparée. C'est ainsi qu'elle appelait l'attention du ministre des
affaires étrangères sur l'éventualité d'un changement de règne en
Prusse qu'on escomptait alors prématurément. Elle pensait que
l'avènement au trône du prince royal, qu'on savait en désaccord
avec le comte de Bismarck et dont on connaissait les attaches avec
les chefs du parti constitutionnel, pourrait bien exercer sur les
destinées de l'Allemagne une influence pacifique. Elle recomman-
dait au gouvernement de ne pas contrarier les tendances parle-
mentaires qui s'accentuaient au-delà du Rhin, par des ingérences
intempestives dans les affaires allemandes ; elle estimait que l'inau-
guration d'une politique libérale en France exercerait une influence
considérable sur la transformation de l'Allemagne; elle était con-
vaincue que, si les réformes annoncées par l'empereur, dans son pro-
gramme du 19 janvier, avaient pu être appliquées plus rapidement,
M. de Bismarck n'eût pas réuni un parlement aussi docile et obtenu
une constitution aussi autoritaire (1).
Si le gouvernement impérial, absorbé de f)lus en plus par les dif-
ficultés intérieures, ne tenait pas toujours compte des avis qui lui
parvenaient de l'étranger, du moins, c'est une justice à lui rendre,
(1) Le Comte de Paris, préoccupé des rapports de la France et de la Prusse, déve-
loppait, au mois d'août 1867, des considérations analogues dans une étude qui parut
ici même. L'article eut du retentissement en Europe, et nos a^ens ne manquèrent pas
d'appeler l'attention du gouvernement de l'empereur sur les appréciations qu'il sou-
levait dans la diplomatie et dans la presse étrangère.
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 57
il ne s'en formalisait pas. La dépêche autorisait toutes les vérités,
bien que souvent elles ne fussent agréables ni à émettre ni à en-
tendre. Elle était pour nos diplomates un confessionnal. Ils s'y épan-
chaient librement suivant leur clairvoyance et leur tempérament.
Le ministère des affaires étrangères, fidèle à ses paternelles tradi-
tions, ne tenait pas rigueur à ceux qui assumaient la tâche ingrate
de troubler son repos par des appréciations inquiétantes. Il savait
que ses agens, dégagés de tout esprit de parti, ne s'inspiraient que
de l'intérêt du service et du bien du pays. Mais les ministres qui
présidaient à notre politique extérieure avaient à peine le temps de
se recueillir, de méditer les dépêches, d'arrêter un plan, de le
poursuivre avec le sang-froid et la persévérance nécessaires au suc-
cès. Us étaient partagés entre mille exigences, sollicités de tous cô-
tés, dominés par les questions de personnes. Incomplètement initiés
à hi pensée du souverain, qui avait, comme Louis XV (1), un pen-
chant malheureux pour la dii)Iomalie occulte, ils ne pouvaient ni
instruire, ni diriger, avec la netteté voulue, leurs agens, sans
s'exj)oser à de pénibles contradictions. Ils se préoccupaient plus
des incidens de chaque jour et de leurs rapports avec les Tuileries,
que de l'enchaînement et de la philosophie des événeraens. Mal-
gré l'expérience de M. Drouyn de Lhuys, l'application de M. Thou-
venel, la sagacité du marquis de La Valette et le sens politique du
marquis de Moustier, tout se décidait sans esprit de suite et de
solidarité dans les discussions hâtives, improvisées du conseil, sous
l'émotion du moment et sous la pression d'une opinion mobile et
capricieuse. A Paris, les impressions sont vives, mais elles sont aussi
fugitives; on s'alarme le matin et l'on reprend confiance le soir;
tant que le danger n'est pas imminent et qu'on n'est pas maté-
riellement troublé dans ses affaires et ses plaisirs, on se complaît
dans une égoïste quiétude.
Les représentans de la France à l'étranger, quand ils se re-
trouvaient à Paris, n'échappaient pas à l'action contagieuse, éner-
vante que, dans un grand centre, les distractions frivoles exercent
sur les âmes les plus vaillantes. Leurs idées se rassérénaient insen-
siblement dans le tourbillon d'une vie mondaine, dissipée; ils en
arrivaient à croire que la Prusse, dont ils signalaient les redoutables
armemens, loin décéder à des pensées agressives, ne se préoccupait
que de sa propre sécurité. Ils ne recouvraient le sentiment de la
réalité qu'en reprenant possession de leurs postes ; il leur semblait
alors qu'ils sortaient d'un rêve étrange, qu'ils avaient vécu, halluci-
nés, dans une société inconsciente, frappée de vertige, indifférente
au danger, insensible à tout ce qui ne caressait pas ses passions
(1) M. le duc de Broglie : U Secret du Roi.
58 REVUE DES DEUX MO^DES.
du moment. Souvent ils cédaient au découragement, ils s'aperce-
vaient que leurs alarmes restaient sans écho, ils sentaient que
nous marchions aux abîmes, poussés par un inexorable destin; ils
entrevoyaient alors la patrie mutilée par l'étranger, déchirée par les
partis, ils se préparaient aux catastrophes en relisant Tacite et Mon-
tesquieu.
La philosophie de l'histoire est parfois troublante, elle désarme,
elle impose l'indulgence. Gomment ne pas être indulgent pour les
gouvernemens tombés, lorsque les plus cruelles épreuves restent
sans enseignement? Les défaillances de l'heure présente n'expli-
quent que trop, hélas! sans les justifier, les égaremens et les incon-
séquences des temps passés. Dans un milieu fiévreux, cosmopo-
lite, où dominent l'intérêt personnel, l'esprit de coterie et l'amour
du plaisir, tout s'altère : le sentiment du devoir et le culte du
pays. Les gouvernemens les mieux intentionnés subissent des
influences égoïstes et contradictoires; ils se laissent entraîner, à
leur insu, sur des données superficielles, par des conseillers per-
nicieux, irresponsables, aux déterminations qui préparent la chute
des empires.
Dans l'été 1867, l'existence du souverain et de ses minis-
tres était plus agitée , plus dissipée que jamais. Comment l'em-
pereur aurait-il trouvé le temps de lire, de méditer des corres-
pondances qui lui rappelaient qu'on armait aux portes de la
France, qu'on y poursuivait une transformation menaçante pour
notre sécurité? Il était en scène du matin au soir, présidant
des revues, des bals, des représentations de gala, donnant des
audiences aux personnages de marque qui accouraient de tous
les points du globe, combinant avec ses chambellans et ses écuyers
les distractions que chaque jour il ménageait à ses hôtes. Il ren-
voyait à l'automne, à la fermeture de l'exposition, qui, croyait-il,
avait rendu à la France son prestige et à son gouvernement l'es-
time du monde, les soucis de la politique. Pourquoi altérer les joies
présentes par la crainte des complications futures? L'opposition
avait momentanément désarmé et les deux chefs d'état les plus
puissans, qui tenaient en main les fils de la politique européenne,
nous donnaient les témoignages les moins équivoques de leur sym-
pathie et de leurs sentimens pacifiques. Il était permis de ne pas
désespérer du lendemain.
M. de Moustier ne se payait pas d'illusions; loyal et confiant
dans ses rapports privés, il était méticuleux et défiant en afliiires.
Il n'était pas de ceux qui s'imaginent que, lorsque Paris illumine,
l'Europe applaudit. Il connaissait la valeur des protestations pour
en avoir constaté l'inanité dans les missions qu'il avait remplies à
Constantinople, à Vienne et surtout à Berlin. 11 s'efforçait de péné-
LA FRANCE ET LA PRDSSE DE 1867 A 1870. 59
trer le secret du ministre prussien et du chancelier russe. Persévé-
rant jusqu'à l'obstination, il aurait voulu avoir le mot de l'énigme
que notre ambassadeur à Pétersbourg n'était pas parvenu à ré-
soudre. « Je n'ai pas besoin de vous dire, avait-ii écrit au baron de
Talleyrand, combien l'empereur désirerait approfondir les mobiles
de l'entente du roi de Prusse et de l'empereur de Russie, sur leur
voyage simultané à Paris. Il serait curieux de deviner qui en a pris
l'initiative, qui des deux compte en profiter le plus et ce qu'ils peu-
vent méditer de nous proposer ou de nous demander. Je m'en re-
mets à votre tact pour y réussir, sans sortir de la prudence néces-
saire. »
M. de Moustier s'apercevait avec tristesse que ses suppositions
premières au sujet du voyage combiné des deux souverains n'étaient
pas fondées , qu'en venant simultanément à Paris ils ne s'inspi-
raient pas de la pensée qu'il leur prêtait, qu'ils n'avaient rien de
sérieux à nous demander ni à nous oflrir et qu'ils ne songeaient pas
à nous faire entrer dans de vastes combinaisons qui nous eussent
permis de nous relever de nos échecs. M. de Bismarck ne tarissait
pas sur sa sincérité passée et sur sa loyauté présente. niJiis il ne
manifestait aucune envie de nous garantir, par l'échange d'une note,
sa correction future. Il n'était pas venu cette fois, comme en 1865
à Biarritz, pour nous tenter et nous promettre tout ce qui ne lui ap-
partenait pas. Sa réserve donnait à réfléchir. Qui pouvait dire s'il ne
cherchait pas à nous endormir pour nous préparer plus sûrement un
cruel réveil?
Quant au prince Gortchakof, il se préoccupait médiocrement de
la transformation de l'Allemagne. Il en parlait avec un remarquable
dégageniLMit d'esprit. Il faisait l'éloge du comte de Bismarck, il exal-
tait sa rondeur, sa loyauté, il se targuait de raflTection et de l'es-
time qu'ils avaient l'un pour l'autre. La Russie, elle aussi, rompait,
à^nolre exempte, avec les traditions de son histoire ; elle faisait bon
marché de l'action prépondérante qu'elle exerçait jadis sur la Confé-
dération germanique par l'influence que ses alliances de famille lui
assuraient dans les cours allemandes et que l'empereur Nicolas et
le comte de Nesselrode recherchaient avec tant de sollicitude. Elle
ne tirait aucun enseignement de nos mécomptes; elle se laissait
prendre, comme Napoléon Ili, aux « paroles veloutées » qu'on lui
prodiguait à Berlin; comme la France, elle escomptait la reconnais-
smnce fallacieuse des nationalités affranchies. Le prince Gortchakof
ne pressentait pas alors les désenchantemens que lui réservait le
congrès de Berlin. Sil avait pu évoquer l'avenir et voir à travers
un prisme magique le chancelier allemand devant le tapis vert en
présence des plénipotentiaires des grandes puissances, haussant
dédaigneusement les épaules dès qu'il présentait une observation,
60 REVUE DES DEUX JVIONDES.
et réservait toute son attention et toutes ses grâces au comte Schou-
valof, il se serait épargné de cuisans regrets et il n'eût pas com-
promis les intérêts traditionnels de son pays.
La Russie est dégrisée aujourd'hui ; les rêves qu'elle caressait se
sont évanouis. Les populations qu'elle a délivrées, au lieu de se ran-
ger sous son protectorat, échappent à son influence et la paient d'in-
gratitude. Elle voit où l'a conduite la politique des rancunes dont
s'inspiraient Alexandre II et son ministre en 1870 et ce qu'il lui en
coûte d'avoir laissé écraser impassiblement la France. L'Autriche lui
barre le chemin des Balkans, et c'est l'Allemagne, qu'elle félicitait
à chaque victoire, sans égards pour nos infortunes, qui est prépon-
dérante à Gonstantinople. Elle a pu entrevoir, en 1878, au prix d'im-
menses sacrifices et de son influence en Europe, la coupole de
Sainte -Sophie ; — la reverra-t-elle jamais?..
Mais, en 1867, elle avait encore toutes ses illusions, tous leselTorts
de sa politique se concentraient sur l'Orient ; elle réclamait des ré-
formes, elle se préoccupait du sort des Bulgares, de l'indépendance
des Serbes, de l'ambition des Monténégrins et des Grecs, elle s'in-
dignait de l'oppression des Candiotes. En réalité, elle n'avait qu'une
idée : déchirer le traité de Paris, et elle se flattait d'y arriver à
force d'habileté et de persévérance, avec l'appui de la Prusse, qui
caressait secrètement ses convoitises, avec la complicité inconsciente
de la France, en exploitant son influence à Gonstantinople. Détacher
la France de l'Angleterre, paralyser l'Autriche par la Prusse et profiter
d'une grande commotion européenne pour soulever les Balkans, mi-
nés par la propagande panslaviste, telle était sa stratégie. Elle es-
pérait nous engager avec elle en Turquie en affectant de nous rendre
service à Berlin. Au fond, elle savait fort bien que la cour des Tui-
leries ne romprait pas aisément avec l'Angleterre et que la politique
française- ne lierait pas partie avec elle pour détruire l'empire otto-
man. Mais il lui importait d'exagérer son intimité avec nous, de nous
entraîner dans des démarches compromettantes pour s'ingérer sous
notre pavillon plus aisément dans les aflaires de la Porte.
M. de Moustier n'était pas dupe des protestations du prince
Gortchakof, il en avait mesuré la sincérité lors de l'affaire du Luxem-
bourg. Après six années passées sur le Bosphore , il avait percé
à jour le jeu de la politique moscovite. Mais il avait intérêt à ne
pas décourager la diplomatie russe , il se flattait de détendre les
liens qui, depuis la mission du général de Manteuffel,au mois d'août
1866, après nos demandes de compensations, s'étaient noués entre
Berlin et Pétersbourg;.
Le prince Gortchakof se posait volontiers en arbitre de la paix; ses
journaux insinuaient que, sous son influence, les souverains réunis
aux Tuileries échangeraient leurs idées sur la situation générale
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 61
et que l'entente qu'ils concerteraient aurait pour le maintien de la
paix les bases les plus solides. Leur programme , comportant à la
fois le règlement de la question allemande et de la question d'Orient,
répondrait, disaient-ils, aux vœux de l'Europe et serait le digne
couronnement de l'exposition universelle. Peu de temps avant son
départ de Pétersbourg, le vice-chancelier avait dit à notre ambassa-
deur : « Que ne suis-je à Gonstantinople avec M. de Moustier! la
question d'Orient serait vite réglée. » Il comptait que le propos irait
à son adresse et qu'il trouverait notre ministre des affaires étran-
gères tout disposé à entrer dans ses vues. Mais il s'aperçut bien
vite, en causant avec l'empereur et en conférant avec M. de Mous-
tier, qu'on ne prêtait qu'une oreille distraite à ses insinua'tions au
sujet de la revision du traité de Paris, qu'il avait la manie d'appe-
ler sa robe de Nessus. Qu'avait-il à nous offrir? Ce n'était pas une
alliance qui nous eût permis de réagir contre les événemens de
1866. Son intimité avec la cour de Berlin, dont il se targuait à tout
propos, pouvait nous être utile dans une certaine mesure; elle l'auto-
risait à faire entendre les conseils de la modération ; mais elle nous
prouvait aussi que la Russie , pour satisfaire d'autres ambitions,
avait fait son deuil de l'Allemagne et ne tenterait aucun effort sé-
rieux pour la défendre avec nous contre soji absorption par la Prusse.
Et cependant, le ministre russe avait emmené à Paris, avec osten-
tation, toute une chancellerie diplomatique; elle n'était pas appe-
lée, à coup sûr, à libeller des protocoleis et des traités, mais peut-
être devait-elle servir à la fois à nous compromettre, à stimuler la
Prusse, à éveiller les défiances de l'Angleterre et de l'Autriche, et
à donner à réfléchir à la Turquie.
Toutefois, pour donner au vice-chancelier une marque de sa con-
descendance et sauvegarder son amour-propre, M. de Moustier
consentit à résumer dans un pro mcmoria les idées qu'ils avaient
échangées, tant sur l'Allemagne que sur l'Orient. C'était un simple
procès- verbal qui faisait honneur à la pureté et à l'élévation des
sentimens dont s'inspiraient les deux ministres; il révélait d'une
façon édifiante que la diplomatie sait, dans son langage, se plier à
toutes les nécessités et dissimuler de noirs desseins sous de ver-
tueuses protestations. Le prince n'hésitait pas à se porter garant
des sentimens pacifiques de la cour de Prusse ; d'après lui, la France
tenait dans ses mains la guerre et la paix; d'elle dépendait la marche
des événemens. « Si nous avions réellement le pouvoir de régler
l'avenir, disait M. de Moustier, nous ne l'emploierions certaine-
ment que pour affermir la tranquillité générale. Mais elle dépend
plus encore de la Prusse que de nous. Mous ne lui contestons pas
le droit de s'organiser et de se consolider dans les délimitations
62 REVUE DES DEUX MONDES.
que nous avons admises à Nikolsbourg. Mais il nous serait difficile
de rester indifférens aux eflbrts du comte d;e Bismarck pour étendre
son action au-delà de ces limites, soit en cherchant à annexer à la
Confédération du Nord de nouveaux territoires, soit en faisant va-
loir ses prétentions à l'occupation des anciennes places fédérales. »
— « Vous avez tort, répliquait le vice-chancelier, de vous mettre
martel en tête. La Prusse ne songe à aucune extension de territoire,
ni à réclamer l'occupation des anciennes places fédérales. Bismarck,
je vous le garantis, est sincère lorsqu'il proteste de sa fidélité à
observer les stipulations de Prague; il est désireux d'éviter tout ce
qui pourrait vous froisser. Sa position est difficile; à moins de com-
promettre son ascendant en Allemagne, il ne peut pas se prononcer
publiquement contre l'unité, mais f affirme qu'il est loin de la dé-
sirer.'EUe lui créerait plus d'embarras que de profits. Le parlement
douanier n'est qu'un dérivatif à la pression que le parti national
exerce sur les gouvernemens, il établit un lien sans amener de
fusion, au moins immédiate. Il importe de gagner du temps, de
l'utiliser pour calmer les passions et les défiances réciproques.
Bismarck vous donnera en attendant satisfaction sur la question
danoise, et je vous le répète, lorsqu'il vous a dit qu'il se maintien-
drait sur le terrain du traité de Prague, il était sincère. »
Le prince Gortchakof se disant dans le secret des dieux ^ il n'eût
pas été séant de mettre en doute ses affirmations. « Vos assurances
nous sont précieuses, lui dit M. de Moustier, j'en prends acte. »
Passant à la question d'Orient, le vice-chancelier, qui était en
veine de désintéressement, certifiait que la Russie n'était guidée
dans sa politique en Turquie par aucune pensée d'ambition terri-
toriale, qu'elle ne poursuivait aucun projet d'agrandissement. Il
disait qu'elle était uniquement préoccupée de faire servir son in-
fluence à l'amélioration du sort des chrétiens et que, loin d'avoir
pour but d'affaiblir le pouvoir du sultan, ses efforts tendaient à l'af-
lermir. Il souhaitait sans doute la réunion de la Crète à la Grèce,
mais il ne l'admettait qu'à la condition d'obtenir du gouvernement
hellénique les plus sérieuses garanties. — <( Ces explications, disait
le pro jnemoria à titre de conclusion, échangées avec l'entière
confiance qu'appelaient des deux parts les rapports personnels entre
les souverains, ont eu pour résultat de constater l'accord des cabi-
nets sur tous les points essentiels. Les deux gouvernemens sont
donc convenus de suivre de concert sur les bases indiquées une
politique pacifique et progressive, aussi bien dans l'affaire de Crète
que dans la question des réformes, et c'est à ce but commun qu'ils
se proposent de faire concourir leur influence en Orient. »
Le prince Gortchakof s'était flatté dans un de ses accès de va-
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 63
nité qiii, parfois, oblitéraient son jugement et son remarquable
esprit, qu'il suffirait d'un instant de causerie avec M. de Moustier
pour résoudre le problème oriental ; l'exposition les avait mis en
présence et c'était pour aboutir à de vagues « constatations d'entente
et de politique progressive, » résumées dans un document anodin,
qu'il avait emmené à Paris tout un personnel diplomatique.
Peu de jours après l'échange de ces déclarations, qui en 1871 et
1878 devaient, au détriment de nos intérêts en Orient, être si perfi-
dement démenties, le ministre du tsar quittait Paris fort satisfait
des attentions dont il avait été l'objet à la cour et de ses succès
dans nos salons. Le prince Gortchakof affectait d'être un lettré, un
délicat, épris de notre littérature; il alTichait la passion de nos clas-
siques et mettait son amour-propre à montrer que nul mieux que
lui ne savait, avec plus d'à-propos, en faire ressortir l'esprit et la
morale.
L'empereur Alexandre, avant de regagner ses états, s'arrêta à
Darmstadt. Il éprouvait le besoin de se reposer dans cette cour pai-
sible, auprès de son beau-frère, des fatigues et des émotions de
tout genre qu'il avait ressenties à Paris, partagé entre les exigences
oiricielles et les distractions qui s'offrent aux souverains comme à
de simples mortels, lorsqu'ils dissimulent leurs couronnes sous le
voile de l'incognito. Il était las, taciturne, il daignait à j)eine adresser
la parole aux personnes (jui lui étaient présentées et se montrait
peu communicatif, môme avec les chefs des maisons princières. 11
congédia froidement le duc de Nassau, qui comptait sur son inter-
vention pour le règlement de ses intérêts avec la Prusse. « Je ne
puis rien pour tous, lui dit-il laconiquement ; arrangez-vous avec te
roi. »
L'attentat du bois de Boulogne et l'agression déplacée du Palais
de justice n'étaient pas de nature à lui laisser de notre hospitalité
un reconnaissant souvenir. $levé dans l'aversion de la France pai'
sa mère, la fille de la reine Louise de Prusse, et sous la coupe de
son oncle le roi Guillaume, qui avait su prendre un véritable ascen-
dant sur son cœur et sa volonté, il ne cédait plus qu'aux ressenti-
mens que lui laissaient la guerre de Crimée et l'insurrection de la
Pologne. Si Napoléon III avait eu le don de scruter les cœurs, il eût
compris au mois de juillet 1870, à une heure décisive pour ses des-
tinées, malgré les protestations que lui transmettait le général Fleury,
qu'il n'avait rien à espérer et tout à craindre du souverain de toutes
les Russies.
G, ROTHAN.
SIX SEMAINES EN OCÉANIE
11^
SAMOA.
Samoa. — Du il au 29 Juin. — Le là, k midi, départ de
Loma-Loma. Suivent trois jours de calme ou de vents contraires, et
nous voilà en panne à quelques milles de Nina-Tobutava (Reppel-
Island) et de îafari (Boscowen-Island). Tâchons d'atterrir. La balei-
nière du capitaine s'engage dans un dédale de récifs à fleur d'eau.
Heureusement, un indigène, accompagné d'un petit garçon, tous
deux blottis dans un morceau de bois creux, vient à notre ren-
contre et sert de pilote.
L'air est brumeux, et le soleil , légèrement voilé, jette un tissu
de fil d'or sur le bassin intérieur, qui ressemble à une immense
vasque de vermeil incrustée de pierres précieuses. Au dehors, la
haute mer, vert foncé, inquiète, courroucée, moutonnante, con-
traste, par son agitation fébrile, avec l'immobilité métallique de la
lagune. Nous approchons de basses collines toutes boisées (2). C'est
l'île de Nina-Tobutava, qu'un chenal étroit sépare d'un de ces îlots,
souvent annulaires, toujours couverts de cocotiers, qui dépassent
à peine le niveau de la mer et forment un des traits caractéris-
tiques des archipels océaniens.
A quelques milles au nord, Tafari s'élève tout d'une pièce, lais-
(1) Voyez la Revue du 15 décembre 1885.
(2) Hautes de 350 pie-Js.
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 65
sant à ses pieds à peine de la place pour les huttes d'une trentaine
d'habitans. Malgré la proximité de ce cône colossal, à cause de
l'état de l'atmosphère et de la position du soleil , nous n'en distin-
guons que la sombre silhouette, qui offre une ressemblance frap-
pante avec Stromboli.
Tout près de l'endroit où nous débarquâmes, on trouve sur la
plage même la cabane de l'un des trois blancs qui résident dans
cette île. Ce sont des traders. On appelle ainsi des commerçans
commandités par des maisons australiennes, anglaises, allemandes
qui leur cèdent, au prix double des marchés d'Europe, des canifs,
des couteaux, des cotonnades, du tabac et d'autres objets recher-
chés par le sauvage, et aucun ne l'est plus que les armes à feu. Le
trader qui exploite tel ou tel archipel les échange, parfois avec un
bénéfice de 700 à 800 pour 100, contre du copre et du coton. Il
envoie ces produits à Apia, à Suva, à Levuka, à Tonga, là où
est la maison qui l'a commandité et qui se charge de l'exporta-
tion en Europe, le plus souvent en faisant des profits énormes.
Si le trader est sobre, intelligent, énergique, et s'il n'est pas tué,
ce à quoi il s'expose surtout dans les archipels mélanésiens, il fait
en peu d'années une fortune relativement considérable. La vie qu'il
mène ne lui coûte presque rien. Il a apporté dans son île de petites
provisions de conserves qu'il renouvelle à l'occasion. Sa nourriture
se compose principalement de yam, de bananes et de volaille. Il a
pour costume un gilet et un pantalon de flanelle qui tiennent lieu
de linge; un chapeau de paille pour le beau temps et un sudouest
qui, dans la saison des pluies, protège la tête, le front et la nuque.
Mais, hélas 1 beaucoup de ces hommes ne sont ni sobres, ni
actifs, ni énergiques. Le climat les énerve. Ils ne travaillent que
juste pour vivre, et ils vivent au jour le jour. Il y en a qui, étendus
dans leur hutte sur une natte, ou à l'ombre d'un cocotier dans un
hamac, seuls ou avec une compagne indigène, passent leur temps
à ne rien faire et finissent par disparaître. Il y a aussi des hommes
énergiques; mais ceux-là ont ordinairement, à un trop haut degré,
les défauts de leurs qualités. Ce sont les derniers épigones des
grands spadassins, des rowdies d'autrefois, dont les hauts faits,
accomplis surtout en Mélanésie, ont épouvanté le public australien
et trouvé un écho jusque dans les journaux d'Europe. 11 s'en accom-
plit encore, mais plus rarement. Seulement, si la moitié de ce
qu'on m'a raconté est vrai, c'en est encore trop. Une personne
réellement digne de foi dit avoir vu un trader, pour essayer un
fusil de chasse qu'il venait d'acheter, ajuster et toucher un indi-
gène qui cueillait des noix sur le haut d'un cocotier. D'autres,.,
mais trêve d'atrocités 1 La revanche ne se fait pas attendre et cela
TOUE LXXIII. — 1886. 5
66 REYUE DES DEUX MONDES.
finit par devenir une suite de représailles entre blancs et indi-
gènes.
Mais il y a aussi, parmi les traders, de fort braves gens, et, ce
qui vaut la peine d'être noté, le métier, naguère assez mal famé, se
moralise à vue d'oeil depuis que les communications avec le monde
civilisé se multiplient, que l'acheteur indigène apprend peu à peu
la valeur réelle de la marchandise qu'on lui offre, et que le jour
commence à se faire dans des régions jusqu'ici enveloppées de
ténèbres.
Les armes à feu, je l'ai dit, sont l'article le plus recherché par
les indigènes. C'est surtout le cas quand on fait la guerre ou quand
on s'y prépare. Quoique le temple de Janus ne se ferme jamais
dans les îles de l'Océanie, les habitans de race mélanésienne sont
des poltrons. Chez eux, la guerre n'est qu'une suite de guet-apens,
de massacres de femmes et d'enfans qu'on dévore après les avoir
surpris et tués dans quelque chemin creux. Mais des batailles I
jamais. Tout au plus, quand, par un hasard malencontreux, les deux
armées se rencontrent malgré elles, le plus brave de la bande
s'avance vers l'ennemi pour lui décocher des invectives, après
quoi il se sauve à toutes jambes. Les hommes de Samoa, des Poly-
nésiens, au contraire, sont nés guerriers ; ils aiment à se livrer ba-
taille en rase campagne.
Mais guerrier ou non, bravement ou lâchement, sauf pendant de
courts intervalles, on se fait la guerre. La guerre est dans les habi-
tudes des insulaires, et ces habitudes servent les intérêts du trader.
Dernièrement, le capitaine d'une des croisières anglaises avait réussi
à opérer une réconciliation entre deux grands chefs. Ils étaient
venus à son bord, s'étaient embrassés devant lui et «avaient juré
de vivre en paix. Malheureusement, le trader de la localité avait
encore une provision de fusils à vendre. La croisière n'eut pas
plus tôt pris la mer, que les hostilités recommencèrent. 11 est vrai
qu'on n'a pas pu constater la complicité du trafiquant.
Le trader qui nous reçoit au seuil de sa cabane semble un
homme de bonne composition; c'est un peu le type de Robinson
Grusoé. Sa femme, une Maori d'une des réserves de l'île du nord
de la Nouvelle-Zélande, nous frappe par des restes de beauté, par
la noblesse de ses traits, sa haute taille et la dignité naturelle avec
laquelle elle nous souhaite la bienvenue. Elle parle l'anglais plus
correctement que son mari, bien qu'il soit fils d'Albion. Pendant
que nous visitons ses magasins, les deux autres traders, l'un Anglais
et l'autre Danois, arrivent, et tous ensemble nous nous mettons
en route pour Hihipu, la capitale de l'île.
Quel magnifique tapis vert ! quelle abondance de feuillages exo-
tiques ! Tous ces géans aux feuilles colossales incisées, veloutées,
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 67
luisantes, étendent leurs bras et prodiguent leur ombre aux jolies
cabanes-paniers éparpillées sur le gazon. Pour faire circuler l'air
dans les habitations, on a soulevé les nattes des piliers qui servent
de parois et de rideaux. Ces intérieurs n'ont donc pas de secrets
pour nous. Mais toute la population est dehors. Fort peu d'hommes,
parmi eux quelques beaux garçons. En revanche, un grand nombre
de jeunes filles ; elles se sauvent avec un air effaré qui ne me paraît
pas naturel ; les jeunes femmes, loin de s'enfuir, viennent à nous en
riant. Il y a aussi des matrones entre deux âges d'une corpulence
considérable et des vieilles femmes aux contours impossibles. Mais
tout ce monde rit et semble enchanté de nous voir. Ce qui me
frappe dans cette foule de femmes et d'enfans qui s'attachent à nos
pas, c'est le grand nombre de chevelures blondes tirant sur le
roux.
Les deux édifices principaux sont l'église et le palais du gouver-
neur. L'église se distingue par une toiture colossale, et le gorcrn-
ment housse par les carreaux de ses fenêtres. Car, sachez-le bien,
ces îles, que sa majesté George I*', il y a environ trente ans, s'est
pacifiquement annexées, possèdent un gouverneur, un magistrat, un
juge et des agens de police. Ces derniers se font une fête de rap-
porter régulièrement aux traders leurs cochons de lait, régulière-
ment volés par des chevaliers d'industrie, qui abondent dans cette
capitale.
Dans une hutte, une femme, accroupie devant un tronc d'arbre
qui lui sert de métier, frappe avec un marteau sur l'écorce d'un
certain arbre. C'est leur manière de faire l'étoffe de leurs pagnes.
Une jeune fille, blottie à côté d'elle, applique des taches noires sur
l'écorce et produit ainsi un dessin fort original. Elle déroule devant
nous sur le gazon un tapis de ce genre, do 14 pieds de large sur
120 de long.
Mais le soleil baisse, et il est temps de quitter ces îles ench.ante-
resses jetées au milieu de l'océan. Les navigateurs les évitent, parce
que l'accès en est difficile, et par conséquent elles sont très rare-
ment visitées. Depuis quatre ans, aucun bâtiment de guerre anglais
n'y a montré son pavillon. Nous avions eu bien de la peine pour y
arriver; mais, guidés par le même pilote, nous glissons sans inci-
dent sur les haut-fonds de la lagune et arrivons à bord de X Espiègle
avant la nuit.
i9 juin. — Devant nous se dressent les hautes montagnes arides
de Savaï (1). A notre droite, vers l'est, une chaîne de collines d'un
(1) S'élevant Jusqu'à 6,000 pieds.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
vert bleuâtre s'enfuit à perte de vue : c'est Upolu. TJpolu, Savaï et
Tutuila sont les trois grandes îles du groupe des Navigateurs, au-
jourd'hui mieux connu sous son nom indigène de Samoa. Les popu-
lations ont bâti leurs villages sur la plage. L'intérieur n'est pas
habité.
La corvette, laissant à bâbord l'île de Savaï, longe la côte sep-
tentrionale d'Epolu, et, vers quatre heures du soir, après avoir
passé près des carcasses de deux grands navires naufragés, jette
l'ancre devant la ville d'Apia.
20 Juin. — Apia se présente fort bien, avec ses maisonnettes
blanches entremêlées d'arbres , avec les pavillons des trois consuls
d'Allemagne, d'Angleterre et des États-Unis, avec l'église de la mis-
sion catholique, au bord de l'eau, et des montagnes, couvertes d'une
infmité de cocotiers, qui forment l'arrière-plàn.
Quatre grands trois-mâts {bark-s/iips) et une goélette, tous alle-
mands, un navire anglais et un bâtiment américain, outre un grand
nombre de canots qui vont et viennent, donnent au port une cer-
taine animation.
Notre Espiègle est entouré de nacelles surchargées d'indigènes,
hommes et femmes. Les premiers se distinguent par le tatouage
magnifique de leurs cuisses : on dirait des culottes noires brodées
de blanc. La couleur naturelle de leur peau rappelle le bronze flo-
rentin. Les femmes ont le teint brun clair. C'est la bonne et belle
race polynésienne pur sang.
Enfin on nous donne la pratique. MM. les consuls sont très
sévères en matière de police sanitaire, et ils ont bien raison. Les
récifs du corail qui traversent en tous sens la lagune d'Apia obligent
la baleinière à faire de grands détours avant d'arriver au débar-
cadère.
Le docteur Canisius, consul des Etats-Unis, Westphalien de
naissance, naturalisé Américain, le docteur Stiibel, consul d'Alle-
magne, Saxon, appartenant au service diplomatique allemand, et le
consul anglais, M. Ghurchward, ancien officier de cavalerie, forment
le triumvirat qui gouverne à Apia.
La municipalité semble constituée d'après le modèle des factore-
ries européennes en Chine. Le roi n'a pas aliéné le terrain qu'occupe
cet établissement, mais, moyennant une rente viagère de 20 dollars
par mois, il en a abandonné l'usufruit et l'administration à ce qu'on
appelle la municipalité. C'est, en réalité, une sorte de condominium
SIX SEMAINES EX OCÉANIE. 69
exercé par les consuls des trois puissances signataires d'une con-
vention (1879) : l'Angleterre, l'Allemagne et les États-Unis. Par un
autre traité conclu la même année, le roi reconnaît la juridiction
exclusive du haut commissaire britannique relativement aux sujets
anglais qui résident dans cet Archipel. Ce qui distingue la munici-
palité d'Apia des seulement de Chine, c'est qu'ici l'administration,
on peut dire le gouvernement, est exercé en commun par les con-
suls des trois puissances, tandis que, en Chine, par exemple à
Shanghaï, les établissemens des Anglais, des Français, et des Amé-
ricains sont complètement séparés. Notons tout de suite que le règne ^
des triumvirs d'Apia est un succès. C'est peut-être, dans des pro-
portions fort restreintes, il est vrai, le premier exemple d'une so-
lution du problème difficile et délicat d'une administration gérée
en commun par les représentans de dilTérens états. Reste à savoir
si ce résultat est dû à la vertu intrinsèque de la constitution muni-
cipale ou au bon sens et à l'esprit de conciliation des consuls. Le
mécanisme est des plus simples et des plus économes : un magistrat
et six hommes de police sont placés sous la direction et sous la
surveillance directe du magistrat. Lui et les agens de police sont
des hommes de couleur. Cependant ils ne rencontrent aucune dilli-
culté à faire respecter leur autorité par les blancs (1).
Dès qu'on franchit les très étroites limites do la municipalité, on
se trouve dans le royaume de Melietoa. La constitution de ses états
est purement patriarcale. Les chefs de famille seuls exercent des
droits politiques. Ils sont ou chefs, alii, ou gens du commun, tula-
fale. Il y a parmi eux un petit nombre de personnages qui, grâce
à leur richesse relative et à un prestige traditionnel, sont appelés
(t) Le magistrat touche 15 li\TC8 sterling par an, les policcmcn 20, 25 et 35 dollars
par mois. Le revenu annuel de la munici[>alité monte à 5,000 dollars et se compose du
rendement de l'impôt foncier, des licences, des frais de pilotage, des amender, etc.
La municipalité, comme il a été dit, sert au roi sa rente viagère do 20 dollars men-
suels et paie, à raison de lO dollars par mois, le traitement d'un magistrat chargé
d'assister, sans pouvoir Judiciaire et plutôt comme témoin, aux procès entre indigènes
et blancs. Là population de la municipalité forme un total de 383 âmes dont 165 blancs
et 218 demi-sang. La population blanche, hommes, femmes et enfans se décompose
ainsi qu'il suit : Allemands, 75; Anglais, 41; Américains, 23; Suisses et Hollandais,
13; Français, 11 ; Scandinaves, 2. La population non-samoSnne en dehors de la muni-
cipalité se monte à environ 200 personnes dont 75 blancs. Les autres sont des half-
caste, ou des gens de couleur. La population blanche se compose de 23 Allemands,
39 Anglais, 4 Américains, 4 Scandinaves et 5 Français. Les Allemands sont inspecteurs
et employés dans les plantations allemandes ou traders. Parmi les Anglais, il y a
13 missionnaires avec lours familles. Le reste se compose presque uniquement de tra-
ders ; c'est à cette dernière profession qu'appartiennent les 4 Américnins. Les ô Fran-
çais sont des missionnaires. Tous les traders anglais, américains, Scandinaves trafi-
quent pour les deux maisons allemandes. Ces informations ont été prises sur les
lieux.
70 REVUE DES DEUX MONDES.
hauts alii et hauts tulafale. Ce sont eux qui sont, ou plutôt, qui
étaient les grands propriétaires fonciers du pays. Les droits politi-
ques s'exercent par les chefs et les tulafale réunis en assemblée de
village quand il s'agit d'intérêts de village, et en assemblée de dis-
tricts quand on discute des intérêts de district. L'autorité de ces
assemblées, investies de pouvoirs législatifs et judiciaires, n'est ja-
mais contestée dans le village ou dans le district, tandis que les
réunions des chefs et des tuhfale à Mulinuu, résidence du roi, sont
considérées comme de pure forme. On y fait des discours, mais
sans prendre de résolutions ; et, si on en prenait, elles n'auraient
pas de sanction. Melietoa n'est roi que pour les trois puissances
qui l'ont reconnu comme tel, il ne l'est guère, ou dans un sens
très restreint, pour ses soi-disant sujets. Sauf un vice-roi titulaire
et un juge suprême, tous deux résidant à Mulinuu, il n'y a pas
l'ombre de gouvernement organisé, pas d'autorité, pas de prestige,
pas d'impôts, pas un sou dans les coflres du roi, excepté les 20 dol-
lars que lui paie mensuellement la municipalité.
En ce qui concerne la population indigène de l'Archipel, à dé-
faut de recensement, on est réduit à se contenter des calculs ap-
proximatifs des missionnaires. Les instructeurs indigènes, wesleyens
et congrégationalistes donnent le chiffre de 34,000 âmes. Les mis-
sionnaires catholiques le portent seulement à 30,000. Selon eux, la
population aurait diminué de 6,000 âmes dans les trente dernières
années.
Le commerce de ces îles est principalement entre les mains de
deux grandes maisons a\\ema.ndes, deulsrhe H undels und Plantagen-
Gesellsrhaft, représentée par M. Weber, et liuge et C'", toutes
deux de Hambourg (1). Elles ont acquis des terrains d'une très
grande étendue (2) et mènent de front les transactions commer-
ciales et l'exploitation du sol. C'est par bàtimens allemands qu'elles
expédient en Europe les produits de leurs plantations et qu'elles en
importent les articles destinés à être répandus parmi les insulaires.
La plupart des marchandises importées sont d'origine étrangère.
Les cotonnades et les armes à feu viennent d'Angleterre, les usten-
siles et les provisions d'Amérique ou d'Australie, le reste d'Alle-
(1) Les échanges commerciaux des deux grandes maisons d'Apia et de quatre petits
négocians allemands sont de 112,500 dollars, ceux des commerçans de toutes les autres
nations de 107,500 dollars. {Rapport du Z)"" Stilbel, consul d'Allemagne à Apia, 18 dé-
cembre 1883.)
(2) En tout, aux îles Samoa, C,3U acres. Elles y emploient 1,152 travailleurs
recrutés principalement dans l'Arcliipcl de la JNouvelle-Bretagnc et de la Nouvelle-
Irlande.
SIX SEMAINES EN OCÉA.NIE. 71
magne. Presque tous les Européens qui résident dans ces îles sont
aux gages de la compagnie allemande et de la maison Ruge, ou
trafiquent pour elles. En ce qui concerne les relations commer-
ciales, l'exploitation du sol et le mouvement maritime, ces deux
établissemens dominent la situation, grâce à l'importance des ca-
pitaux engagés, à l'activité éclairée des directeurs, à la réputation
de solidité dont ils jouissent, mais il faut bien le dire aussi, grâce
à l'absence d'une concurrence sérieuse.
J'ai vu et observé l'Allemand sur différens points du globe. Je
l'ai rencontré partout et je l'ai trouvé partout le même. 11 a peut-
être oublié sa langue, ce qui lui arrive parfois, surtout à la seconde
génération ; il a adopté quelques-uns des usages du milieu où il vit,
quelques conforts qu'il ne connaissait pas dans le Vtitcrland, mais,
en tout ce qui touche à la tournure d'esprit et au caractère, il reste
allemand. Il est d'ordinaire intelligent, toujours frugal, sobre, éco-
nome, patient, persévérant, courageux, mais pas jusqu'à la témé-
rité. Il ne vise pas aux gains rapides et n'aime pas à se risquer.
A ce sujet il se distingue de l'Anglo-Saxon qui, plus entreprenant
que lui, cherche les aventures hasardées et, très souvent, en
sort avec succès. L'Allemand avance un peu plus lentement, mais
plus sûrement ; il reste où il a pris racine et ne se laisse pas évin-
cer. Enfin, l'Allemand, si l'on parle en particulier des classes popu-
laires, est plus instruit et mieux préparé que ne l'est d'ordinaire
l'Anglo-Saxon de la môme couche sociale, à s'adapter aux exigences
d'une situation nouvelle ; comme cultivateur, il partage avec l'É-
cossais la réputation d'être le premier colon du monde.
Tout ce qu'on voit i Samoa lorsqu'il s'agit de l'élément blanc,
porte l'empreinte allemande. Il n'y a ici, comme il a été dit, que
deux maisons, qui monopolisent de fait l'exploitation de ces îles, et
qui cumulent le négoce avec la culture. Ce système offre de grands
avantages ; il peut aussi, dans certaines circonsUinces, avoir de
grands inconvéniens. Jusqu'ici les plantations d'Uj)olu ne donnent
aucun profit. Si les Allemands de Samoa ont à craindre la concur-
rence étrangère, ils jouissent ici, de toute façon, des bénéfices du
bcjtus posxidens. Jusqu'à présent, l'esprit d'entreprise du cîipitaliste
anglais et australien trouve dans d'autres archipels du Pacifique un
champ d'activité trop vaste, pour avoir besoin de s'attaquer aux
iorles positions occupées dans ces îles par les deux maisons ham-
bourgeoises.
Somme toute, en comparant les Anglais et les Allemands, tels
que je les ai vus à l'œuvre, je trouve entre eux une grande affinité,
et je ne constate ni chez les uns ni chez les autres aucune trace de
décadence. Ils n'ont qu'à vouloir pour réussir. Ce sont des pairs
entre les nations. Seulement l'Angleterre est plus riche que l'Aile-
72 REVUE DES DEUX MONDES.
magne, plus riche en capitaux qu'elle est obligée, pressée et sou-
vent fort embarrassée, de faire valoir. Sur ce terrain, la lutte ne se-
rait pas égale (1).
Nous avons visité la plantation dite Utumapu de la Hmidels Ge~
sellschaft. On voit d'abord la mer en passant près de quelques ha-
meaux habités par des pêcheurs dont plusieurs étaient atteints de
la terrible maladie appelée éléphantiasis, ensuite nous nous diri-
geâmes, toujours en montant, vers l'intérieur de l'île. Au bout d'une
heure et demie, nous arrivâmes près de la crête des montagnes
qui forment l'épine dorsale d'Upolu. C'est là, au centre de la plan-
tation qui s'étend d'une mer à l'autre, de la côte nord à la côte
sud, que se trouve sur un point culminant une jolie maisonnette,
(1) On a bien voulu me donner les renseignemens suivans sur l'état des plantations
allemandes à Samoa en novembre 1883.
Cocotiers donnant des fruits 1.101 acre?.
Cocotiers qui ne donnent pas encore do fruits 1.7'28 —
Jeunes cocotiers et coton , 1.932 —
Coton seul 702 —
Café 135 —
Bananes, yam, taro 303 —
Pâturage 402 —
Total C. 321 acres.
Depuis novembre 1883, 3C0 acres ont été défrichés et plantés. On essaie maintenant
de planter du tabac. Les expériences sont faites sur une large échelle. Les plantations
de cocotiers servent de pâturage dès que les arbres ont atteint une certaine hauteur.
On entretient dans ces plantations environ mille têtes de bétail.
Jusqu'ici le copre (amande de coco prête à être mise dans le moulin pour l'extrac-
tion de l'huile) est le principal produit. Le coton est une qualité supérieure de ce
qu'on appelle le sea-island cotton. Le caféier n'a qu'un ou deux ans. Le ciiiffre annuel
de ces productions est : 300 tonnes de copre et 1,600 balles de coton, la balle pesant
environ 260 livres. Les indigènes des îles Samoa produisent de 2,000 à 3,000 tonnes
de copre. Les Samoëns sont en général peu aptes au travail. Les maisons allemandes
d'Apia recrutent leurs laboureurs principalement aux archipels de la Nouvelle-Bre-
tagne et de la Nouvelle-Irlande. Les Chinois, les meilleurs de tous, sont devenus trop
chers, et les coolies de l'Inde ne peuvent être exportés qu'aux colonies anglaises.
A Apia, les gages des laboureurs des îles ont beaucoup hausse : de 25 dollars à 60;
à Fiji et à Queensland, ils ont atteint le double de ce qu'on paie à Samoa. Dans les
dernières années, presque tous les produits ont été exportés par les deux maisons alle-
mandes.
Voici le tableau du mouvement maritime en 1883:
BATIVIENS ARRIVÉS. TOISNES. IMPORTATION. EXPORTATIOiV.
Livres sterling. Livres sterling.
Allemands .... 92 19 396 58.358 50.894
Anglais 35 3.799 9.103 1.180
Américains. ... 18 2.776 26.146 pas d'exportation.
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 73
bien tenue, habitée par un jeune Allemand, un des inspecteurs de
l'établissement. Et quel panorama ! On ne voit qu'une mer de coco-
tiers, et, par-dessus les arbres, l'immense horizon de l'océan. La
petite langue de terre qui avance dans la mer estMulinuu, rési-
dence du roi. Les cocotiers qui, vus d'en haut, ressemblent à une
forêt épaisse, présentpnt, quand on les approche, l'aspect d'un échi-
quier tracé avec une exactitude géométrique. Chaque arbre est sé-
paré de ses voisins par la distance scrupuleusement mesurée de
huit pieds. Une route carrossable, sans cesse envahie, il est vrai,
par la végétation, facilite l'exploitation de ces terrains, qui, dans
l'ensemble, font l'effet d'une immense pépinière. On plante aussi le
caféier avec l'intention, si l'expérience réussit, de faire du café le
principal produit de cette grande plantation. On en est encore aux
tâtonnemens, mais partout on reconnaît la main du cultivateur in-
telligent, méthodique, consciencieux, le génie de la nation alle-
mande à l'œuvre aux antipodes.
J'ai passé des heures fort agréables à la mission catholique en
compagnie de M*^ Lamaze, évoque d'Olympe et vicaire apostoh'que
de rOcéanie centrale, et des quatre prêtres, jeunes et vieux, tous
Français, qui partagent avec lui les labeurs de l'apostolat. Il a acquis
un vaste terrain derrière l'église pour y construire un village, où. il a
réuni une partie de ses convertis en leur abandonnant gratis l'usufruit
des terres qu'ils cultivent. Ils quittent rarement ces lieux et forment
une communauté séparée, une sorte de rediicrion, comme on disait
autrefois dans l'Amérique du sud. Les hommes sont tous mariés,
et chaque famille a sa cabane à elle. Les résultats obtenus, me dit-on,
sont des plus satisfaisans. L'important est de préserver les nouveaux
chrétiens du contact des indigènes qui vivent exlr/i-muroa et sur-
tout de celui des blancs. En traversant cette pépinière du christia-
nisme, nous n'avons vu que de joyeuses figures; les champs étaient
bien cultivés et les huttes proprement tenues. Quelques-uns des
liommes sont destinés à servir de catéchistes.
A mi-côte d'un mamelon de la propriété s'élève une petite église
en pierre que le navi^'ateur aperçoit longtemps avant d'arriver au
port. Complètement détruite par un ouragan, l'année dernière, elle
est déjà rebâtie grâce aux dons de quelques bienfaiteurs et à la coo-
pération d'hommes de bonne volonté fournis par la communauté.
Cet endroit s'appelle Vaca, et c'est là que les futurs catéchistes re-
çoivent leur instruction et commencent à être initiés aux études
classiques.
Dimanche, nous avons assisté à la grand'messe dans l'église de
74 REVUE DES DEDX MONDES.
la Mission. Les jeunes indigènes (surtout les femmes), chantaient
avec des voix mélodieuses. Quelle différence, au point de vue musi-
cal, toute à l'avantage de ces insulaires, avec les chrétientés de la
Chine et les couvens des Koptes catholiques de l'Egypte!
Dans l'après-midi, l'évêque, ses pères et ses hôtes, les membres
de la communauté et quelques notabilités catholiques, le grand juge
du roi en tête, se réunirent sur la pelouse, moitié cour, moitié jar-
din, qui sépare l'église du presbytère. La fille du juge eut l'hon-
neur de préparer le kava.
Le kava est un breuvage que l'on prépare avec une racine qui
est nettoyée, raclée et mâchée par des jeunes filles, ensuite lavée
de nouveau et versée dans une grande cuvette de bois. Le résul-
tat final de cette série d'opérations peu appétissantes est une bois-
son qui a le goût de la rhubarbe. Les résidens blancs l'apprécient
autant que les indigènes. Dans toutes les réunions d'amis, dans les
réjouissances publiques et réceptions de personnages, on sert le
kava. Ce sont des jeunes filles de qualité, d'une conduite régu-
lière, qui le préparent en présence de l'assemblée. Dans ces réu-
nions, les hôtes sont assis en cercle. Les deux ou trois jeunes filles
se tiennent au centre, devant la cuvette destinée à recevoir le pro-
duit de la mastication. A en juger par les grimaces involontaires des
jeunes Hébés aux joues enflées, c'est un rude travail qui exige de
puissantes mâchoires. Dès que le breuvage est prêt, le maître de
la maison bat des mains. Ce signal est répété par toute la compa-
gnie. Les conversations cessent, et, au milieu d'un profond silence,
le chef prononce le nom de l'hôte qui occupe la place d'honneur.
Une jeune fille s'avance vers lui gravement, s'incline avec grâce et
lui sert le liquide dans une moitié de noix de coco. Vidée ou tou-
chée seulement des lèvres, la tasse est remplie de nouveau et pré-
sentée par la même jeune fille aux autres invités toujours par ordre
de préséance.
Les missionnaires me disent que, dans leurs voyages, ils accep-
tent volontiers d'assister à ces réunions, qui disposent favorable-
ment les esprits et préparent le terrain aux discussions sérieuses.
Après le kava, de jeunes catéchumènes vêtus de leur pagne
d'écorce avec des fleurs dans les cheveux et une épée de bois à
la main, exécutèrent avec beaucoup d'entrain plusieurs danses de
guerre. Les femmes n'y prenaient aucune part : a Elles ne fréq uen
tent^pas les bals, » me dit un des missionnaires d'un air significati
dont je ne compris le sens qu'après avoir assisté à un sava.
Cependant, la brise du soir commençait à apporter un peu de
fraîcheur. C'était bien une des journées les plus étouffantes dont
j'aie mémoire. Dans ce groupe, quand l'atmosphère est tranquille,
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 75
le thermomètre marque pendant toute l'année de 25" à 27° Réau-
mur. Néanmoins, les Européens y vivent jusqu'à un âge avancé,
tandis que les indigènes atteignent rarement la vieillesse.
Au départ, les missionnaires me disent que, dans dix ans d'ici, les
habitans de Samoa se rappelleraient le nom de VKapiêgle, celui du
capitaine Bridge et le mien. Us sont doués d'une mémoire et d'une
faculté d'observation remarquables. Ils donnent des noms aux moin-
dres mouvemens de terrain, à toutes les falaises, aux plus petites
criques. Ils connaissent exactement les habitudes des différens ani-
maux. En général, ils sont éveillés à un certain degré et intelligens
jusqu'à une certaine limite qu'ils ne dépassent jamais.
Le couvent des sœurs, dont deux sont Françaises et cinq indi-
gènes, se trouve à quelques pas de la mission. Depuis vingt-six ans,
la supérieure n'a quitté cette maison qu'une seule fois par raison
de santé et encore pour quelques semaines seulement. C'est elle
qui a tout créé, tout organisé, qui a bâti la petite chapelle, vrai
bijou d'architecture monacale, et qui a répandu dans beaucoup de
familles européennes et indigènes les bienfaits d'une bonne et so-
lide éducation. Dans l'école des blanches, j'ai vu deux petites filles
allemandes du type teutoniquo le plus prononcé. Mais elles ne sa-
vaient pas un mot d'allemand, elles ne parlaient qu'anglais et
samoën.
Le soleil est impitoyable, la chaleur indescriptible, et cependant
nous voilà au milieu du jour en route pour Mulinuu. Des devoirs
de cour nous y appellent. M"' Lamaze, qui aura la bonté de nous
servir d'interprète, les consuls d'Allemagne et d'Angleterre, veulent
bien nous tenir comp.ignie.
La capitale du roi des Samoëns, située à un \)eu plus de 2 milles
à l'est d'Apia, occupe une langue de terre entre deux sinuosités de
la baie. C'est, à proprement parler, une forêt de cocotiers, mais je
suppose qu'il y a aussi des maisons plus ou moins cachées dans le
bosquet. iNous n'en avons entrevu que fort peu. Il y a cependant
une sorte de place publique où l'on a dressé la potence, qui a un air
monumental. A quelques pas de là se trouve une jolie ciibane habi-
tée par. le grand-juge du roi. Ce personnage et sa fille, qui sont
catholiques, en sortaient pour baiser l'anneau de l'évêque, et, à
l'ombre des bois de justice, nous engageâmes avec eux une con-
versation qui ne manquait pas d'intérêt, lorsque nous entendîmes,
derrière nous, les pas précipités d'un homme essoufilé qui avait
apparemment hâte de nous dépasser. On l'arrêta et nous fîmes
route ensemble. Cet individu portait une chemise qui ne sortait
pas des mains de la blanchisseuse et un pantalon de toile qui s'en
76 • REVUE DES DEUX MONDES.
allait en loques. Ses traits manquaient de distinction et l'expres-
sion de sa physionomie était à l'avenant. Nous perdîmes notre peine
à vouloir lui arracher un seul mot. A tout ce qu'on lui disait il ré-
pondait par de gros rires. Ce ne fut qu'aux approches de la maison
des réunions publiques, vers laquelle il dirigeait ses pas, que j'ap-
pris son nom. C'était tout simplement le roi. J'éprouvai alors quel-
ques scrupules en songeant au sans-gêne avec lequel j'avais apo-
strophé sa majesté.
Ghssons sur Taudience. Une grande cabane couverte de nattes
sales, tous les rideaux levés pour laisser entrer l'air, qui était em-
brasé ; le roi et les Européens assis sur des chaises de Vienne ache-
tées pour les occasions solennelles où les consuls viennent non ad
audiendum verbum regium, mais pour faire entendre leur voix au
roi. Quelques chefs réunis à la hâte étaient blottis sur les nattes,
les genoux près de la bouche et le dos contre les piliers de l'en-
ceinte. Il y eut un discours qui n'en finissait pas et dont le sujet
était mon éloge. L'orateur, un des grands chefs, en le prononçant,
semblait s'endormir. C'était aussi notre cas. A la fin, n'en pouvant
plus, je me levai brusquement ; autre infraction à l'étiquette. Mes
amis en firent autant. Le roi , qui , pendant toute la cérémonie,
n'avait fait que sommeiller ou rire d'un gros rire faux, sourit cette
fois-ci franchement. Tout le monde, sauvages et policés, étaient
enchantés de se séparer, et nous nous sauvâmes à toutes jambes,
non sans avoir rendu visite, dans sa hutte, au vice-roi, qui a l'air
de quelqu'un.
Melietoa n'est pas, me dit-on, un idiot. C'est un homme ordi-
naire, qui, si on l'avait laissé à sa place, serait aujourd'hui, ou ne
serait plus un des grands chefs de tribu samoëns. Mais on l'a fait
roi ; or il est roi, comme je l'ai dit, vis-à-vis des puissances signa-
taires, il ne l'est pas aux yeux des autres chefs, qui ne l'ont jamais
franchement reconnu comme souverain. Les trois consuls lui de-
mandent, c'est leur devoir, sûreté pour les blancs nombreux épar-
pillés en dehors de la municipalité sur différons points des îles, et,
à cet effet, ils réclament de lui le rétablissement de la paix, con-
stamment rompue de tribu à tribu. Ils n'ont ni la mission, ni les
moyens d'intervenir eux-mêmes directement pour atteindre ce
double but : ils "s'adressent donc au roi, qui est impuissa,nt. C'est
une situation fausse et à la longue intenable.
On sait ce qui s'est passé à Tonga et à Fiji. L'Angleterre a reconnu
roi le grand-chef George, dont le père déjà avait été le maître de
cet archipel et qui, d'ailleurs, se trouve doublé d'un aller ego blanc,
le missionnaire Baker. La reconnaissance de l'Angleterre consoli-
dait, elle ne créait pas son pouvoir. A Fiji, un chef ambitieux, en-
couragé et poussé par des résidons blancs, entreprit de se sou-
SIX SEMAINES EN OCEANIE. 77
mettre les autres chefs. Il échoua et n'eut à choisir qu'entre la ruine
ou l'abdication ; l'Angleterre n'avait pas d'autre alternative que d'an-
nexer ou d'abandonner aux chances du hasard ses sujets établis dans
les îles.
L'analogie saute aux yeux. Il y a à Samoa des intérêts considéra-
bles à sauvegarder. Les quelques croisières anglaises et allemandes
qui arrivent de temps à autre peuvent bien redresser des torts indi-
viduels, elles ne peuvent pas garantir d'une manière permanente le
maintien de l'ordre public; et les intérêts en cause peuvent être
compromis d'un moment à l'autre aussi longtemps qu'une paix
stable n'aura pas succédé aux guerres intestines de tribu qui se
reproduisent comme les fièvres intermittentes. Cette paix suj)pose
un gouvernement régulier et fort qui est impossible en l'absence
d'un chef assez puissant à qui le confier. Un simulacre de roi ne
suffit pas. Melietoa n'est i)as à la hauteur de la situation. C'est, à
tous égards, un pauvre sire.
Nous menons joyeuse vie à Apia. La présence d'un bâtiment de
guerre est un petit événement. Il met un peu de variété dans l'exis-
tence, assez terne, des résidens. Dîners à bord, dîners à terre,
excursions à cheval et en bateau. Quel contraste avec la douce mo-
notonie de la vie à bord ! Mais c'est pour la bonne bouche, pour la
veille de notre départ, qu'on nous a réservé un sava, une soirée
dansante arrangée par MM. StUbel et Churchward dans la maison
d'un grand chef du voisinage.
La nuit était noire et la pluie, fouettée par une forte brise, tom-
bait par intervalles. La baleinière, dirigée par le capitaine Bridge,
j)irouettant sur les petites vagues saccadées de la lagune, échoua
])lus d'une fois sur des bancs de corail, mais finit par |)énétrer dans
la crique près de laquelle se trouve la résidence du chef. Après que
nous y eûmes pris le kava en compagnie des notables de la tribu,
avec les cérémonies voulues, on nous mena à la hutte destinée aux
réunions publiques.
Là, un étrange spectacle s'oITrit à nos regards. La salle était rem[)Iie
de monde. Au milieu, près des trois arbres qui supportent le faîte du
toit et qu'on avaitornés de guirlandes defleurset de feuilles, brûlait
un grand feu. C'était le seul éclairage. Les consuls d'Angleterre et
d'Allemagne, les officiers et quelques matelots de VKspi(^(/le, deux
ou trois résidons d'Aj)ia formaient le public européen. Les specta-
teurs de couleur, hommes et femmes, appartenaient aux couches
supérieures du monde indigène. Ce ne fut qu'à force de coups de
coude que le corps de ballet put se frayer passage à travers la mul-
titude.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
Un morceau de calicot aux couleurs voyantes, orné de festons de
feuilles de cocotiers ou d'écorce d'arbre autour des reins, un col-
lier de fleurs dans les cheveux, constituaient la toilette des balle-
rines. La jeune première se distinguait de ses compagnes par une
grande perruque de cheveux blonds en forme de bonnet phrygien,
ornée d'un panache de plumes écarlates qui faisaient valoir le ton
caramel des épaules, du buste et des bras. Toute sa personne ruis-
selait d'huile de coco. Arrivées au nombre de seize en face du feu,
les danseuses, la première au centre, se rangèrent en ligne, s'ac-
croupirent sur les nattes et attendirent, immobiles comme des sta-
tues, le signal de se mettre en mouvement. Ce fut la prima hallc-
rina qui le donna en entonnant une sorte de mélodie qui fut ensuite
chantée en chœur pendant toute la durée du pas. Les mouvemens,
dont la précision excitait l'admiration des Européens, étaient d'abord
contenus, graves, lents, solennels, puis accélérés, à la fin vertigi-
neux. Ces dames dansaient avec les yeux, la tête, les épaules, avec
les bras, les mains et le buste ; les jambes seules restaient immo-
biles. Le texte, non la musique des chansons, était composé pour
l'occasion en l'honneur du capitaine Bridge et de ma personne ; en
effet, des sons ressemblant à nos noms se reproduisaient inces-
samment. A la fin du ballet, de vifs applaudissemens partirent des
banquettes des blancs. Le public indigène resta impassible.
Mais il n'en fut pas ainsi lorsque la fille du grand chef, maître
de la maison, parut dans la salle. C'est une beauté et une vertu.
Hélas ! beaucoup des jeunes filles de ces îles ne sont ni l'un ni
l'autre. Celles d'entre elles dont la sagesse est notoire, ne sortent
jamais qu'en compagnie d'une ou de plusieurs duègnes. Elles sont
admises de préférence à l'honneur de préparer le kava dans les
occasions solennelles, et elles peuvent espérer d'être épousées par
des hommes de qualité, des guerriers de haut rang d'une tribu
amie. (On ne se marie jamais dans sa propre tribu.) Mais, à part
cet hommage rendu à la vertu, les jeunes filles qui n'y prétendent
pas n'en jouissent pas moins de la considération publique.
C'était donc une grande dame et une vertu, et de plus une beauté
hors ligne. Aussi tous les regards se fixèrent sur elle, et les hôtes
de couleur la saluèrent de murmures approbatifs. Je lui aurais
donné dix-huit ans, mais elle n'en a que treize. Très peu vêtue, et
la tête couverte d'une perruque colossale, qu'elle eut le bon esprit
de perdre au début du ballet, ce qui dévoila les contours classiques
de sa tète et de sa nuque, elle prit place devant le feu entre quatre
hommes. Un de ces coryphées entonnait la chanson au commence-
ment de chaque danse. C'étaient les mêmes contorsions du haut du
corps, les mêmes mouvemens des bras et des mains. Cette enfant
vertueuse, qui a le feu sacré de la ballerine, se démenait, comme
SIX SEMAINES EN OCÉAKIE. 79
une petite diablesse, et cependant ses gestes et ses mouvemens
n'avaient rien qui rappelât les ignominies du balMabilIe. A la fin,
les cinq danseurs se levèrent. Cétait le moment critique. Ici, me
dit-on à l'oreille, les notions de la décence commencent à se trou-
bler. En eiïet, les jambes, si longtemps condamnées à l'immobilité,
semblaient vouloir prendre leur revanche. C'étaient des sauts
de carpe, des bousculades, une ronde infernale indescriptible.
Terpsichore, voile ta face !
Le capitaine et moi, nous pensions que c'était le moment de nous
retirer et de donner ainsi aux jeunes officiers du bord le bon exemple
qu'ils n'eurentgarde de suivre. J'avoue que je partis avec regret, tant
ce spectacle, attrayant et repoussant à la fois, me semblait étrange,
bizarre, original et bien au-dessus de ce que, dans ce genre, peu-
vent produire nos scènes d'Europe. Regardez ces effets changeans
de lumière. Tantôt les flammes du foyer inondent les danseurs de
vives clartés, tantôt les ténèbres les enveloppent ; alors on ne de-
vine leur présence qu'à l'éclat de leurs yeux, qui percent l'obscurité.
Plus loin tout serait pénombre, sinon nuit profonde, n'étaient des
rellets mystérieux qui, venant on ne sait d'où, errent dans la salle,
sautillent de lète en tête, Iai.ssent entrevoir des chevelures noires
ornées de plumes et de fleurs, des figures sauvages, des regards
fixés sur la scène. Ajoutez le bruit du tam-tam et du feuillage de la
haute futaie du dehors, le hurlement des rafales, la chaleur étouf-
fante, les j)arfimis du fou nourri avec du bois odoriférant. Quelle
scène, bizarre, étrange, enivrante ! Le sublime et le grotesque, un
cauchemar, un conte d'Hoflmann, une vision de Dante! Au sortir de
ce lieu, j'aper(;ois Ghecco, comme toujours en pareille occasion
flanqué de deux matelots. II est indigné et me dit : Questo è fin-
fenio. lo l'/io vcduto dipiuto. Era taie quale (1).
Et dire que les mêmes femmes qui se livrent, à peine vêtues, à
ce genre de plaisirs, s'en vont le dimanche à leur église, envelop-
pées de la chemise réglementaire et portant à la main un gros
livre d'hymnes! Je comprends le découragement qui doit parfois
assombrir la vie des. missionnaires, condamnés au supplice des
Danaïdes.
TutiiHa, 25 au 29 juin. — Éole ne nous gâte pas. Pendant vingt-
quatre heures des torrens de pluie, le vent debout, la mer hou-
leuse. Mais ce matin tout nous sourit, le ciel , la mer, la terre.
VEs^pièglc rase la haute île de Tutuila, double quelques promon-
toires à pic lavés par les vagues, entre par une passe étroite dans
(1) C'est l'enfer, jo l'ai vu en peinture. C'ctail absolument cela.
80 REVUE DES DEUX MONDES.
un bassin qui serpente entre des coteaux abrupts et jette enfin
l'ancre dans la baie de Dango-Dango. Je me croirais dans quelque
fjord de Norvège, n'était 1 épaisse forêt de cocotiers, surmontée
d'innombrables panaches, qui couvre les terres depuis la plage et
des bords mêmes de l'eau jusqu'au sommet des montagnes (1).
Ici la baie est un lac. Pas d'horizon de mer, pas de requins. Libre
à chacun de se baigner ; aussi les indigènes, hommes et femmes,
autant des tritons et de naïades, s'en donnent à cœur-joie. Dès
qu'ils aperçoivent le navire, ils arrivent en foule. Tout le monde
rit, crie, gesticule, saute du canot dans l'eau, passe par-dessous
en plongeant et essaie d'escalader V Espiègle. Mais l'abordage ne
leur réussit guère. Le capitaine, très rigide en pareille matière,
trouve le costume des dames trop incomplet. On leur crie du pont :
CaptainRridge not ai hot?ie, et elles s'éloignent en riant pour reve-
nir aussitôt sans plus de succès, mais aussi sans trahir le moindre
dépit. Plus tard, dans la journée, le ciel nous envoie quelques on-
dées, et alors les hommes, toujours préoccupés de leur chevelure,
se coiffent d'une immense feuille de taro pliée et nouée en forme
de casque antique. Les voilà transformés en dieux de l'Olympe. Les
femmes s'enveloppent le haut du corps d'une seule feuille colos-
sale. Rien de plus étrange : c'est de la mythologie pure. Ajoutons
que ces insulaires sont peu colorés, tout au plus un peu olivâtres.
Si les dieux de l'Olympe étaient grecs, comme c'est à présumer, il
n'est guère probable qu'ils aient eu le teint plus clair.
Mais d'où vient tout ce monde? Ce sont des gens du village de
Dango-Dango situé à un peu plus d'un mille à l'est. C'est à peine
si on entrevoit à travers le feuillage quelques pauvres huttes. Sou-
dain tous ces visiteurs, comme saisis de frayeur, les uns en bateau,
d'autres à la nage, s'enfuient dans la direction de leur village. En
même temps des canots chargés d'hommes et de femmes se déga-
gent d'un groupe de cabanes situées sur la plage, au nord, à égale
distance de Dango-Dango et de notre mouillage. C'est le village de
Fango-Tongo. Cette fois-ci, les hommes sont admis à bord. Ils nous
offrent des massues en bois sculpté, des tissus de fil d'écorce et
d'autres curiosités en criant : Shot, shot, c'est-à-dire shù^t. Ils veu-
lent échanger leurs marchandises contre des chemises ; les che-
mises sont évidemment iort rares, puisque je n'ai pas vu un seul
homme porter du linge. Quant à l'argent qu'on leur offrait, ils le
refusèrent avec dédain.
En novembre dernier, les habitans de Pango-Pango et de Fango-
Tongo étaient en guerre. Le grand chef de Pango-Pango, nommé
Maunga, étant mort, deux candidats, l'un Maunga-Mauuma, du parti
(1) La plus haute s'élève à 2,503 pieds au-dessus de la mer.
SIX SEMAINES EX OCÉAME. 81
du chef défunt, l'autre Maunga-Lei, de l'opposition, prétendaient au
titre de Maunga tout court et au pouvoir suprême dans la tribu
de Pango-Pango. Quant à la question de droit, je ferai comme l'of-
ficier anglais, qui, envoyé pour mettre fin aux troubles, déclara dans
son rapport qu'il lui semblait difficile de se former une opinion sur
la validité des titres de chacun des candidats. Les événemens, plus
simples que la question de droit, donnent une idée de l'origine de
ces guerres et de la manière dont elles sont conduites. Maunga-
Mauuma attaqua et brûla une partie de Pango-Pango, tua quelques
guerriers et coupa un certain nombre de cocotiers , après quoi
Maunga-Lei se rendit avec les siens au village de Fango-Tongo, où
il fit absolument la même chose. Une douzaine de guerriers restè-
rent sur le carreau. Ln trader norvégien et sa femme, une indigène,
qui y habitent, n'échappèrent à la mort qu'en se sauvant à la nage.
Ils trouvèrent asile auprès d'un trader anglais, marié à une Tahi-
lienne et occupant une hutte au bout d'une petite langue de terre.
A l'exception d'un missionnaire catholique, qui réside à Leone sur
la côte méridionale, ces deux hommes sont probablement les seuls
blancs établis dans l'Ile. Ils trafiquent tous deux pour la Compagnie
hanibourgeoise.
Dans l'archipel de Samoa, répidémie la plus contagieuse est la
guerre. Le roi Melietoa,dont nous avons fait la connaissance dans sa
résidence près d'Apia, prit peur et, sur sa demande et, je pense, sur
la demande de trois consuls, le capitaine Aukland, du bâtiment de
guerre britannique Mirandti, se rendit ici, embarqua, pour les re-
mettre au roi, qui les retient encore prisonniers, les deux chefs en-
nemis et rétablit ainsi une paix » boiteuse et mal assise. »
Tout ceci me parait peu émouvant. Je ne forme de vœux pour au-
cun des deux rivaux et leur captivité me laisse froid. Je n'ai pas
même une larme à donner aux dix ou douze braves tombés sur le
champ d'honneur. Ce qui m'intéresse, c'est l'origine de la querelle
et l'appel fait à Tinlervention étrangère.
Les questions de succession entre chefs de tribu se reproduisent
dans l'ordre naturel des choses. Aucun chef n'étant assez fort pour
imposer aux deux parties contendantes une solution à l'amiable, ces
querelles sont nécessairement \ idées par les armes. Dans ces cas,
les résidons européens, s'il s'en trouve dans la localité, courent lea
plus grands risques. Y a-t-il dans le voisinage un bâtiment de guerre
de n'importe quel pavillon, anglais ordinairement, quelquefois fran-
çais ou allemand, très rarement américain, il est appelé ou il doit
venir sur l'initiative de l'oiïicier qui le commande et qui ne peut as-
sister les bras croisés à des scènes de pillage et de massacres. 11 ar-
rive donc et rien de plus facile que de rétablir la paix pour le quart
TOME LWIII. — 1886. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
d'heure. La question de droit qui a produit ces troubles, l'of-
ficier n'en sait pas le premier mot. Supposons qu'il connaisse les
us et coutumes de la peuplade (ce qui n'est pas), il n'aurait aucune
mission, aucun pouvoir de juge entre indigènes indépendans. Un ar-
rêt par lui rendu ne serait valable ni aux yeux des parties intéres-
sées ni, faute de compétence, devant aucun tribunal européen. Il
oblige donc les combattans à déposer les armes, et ils les déposent,
sauf à les reprendre quand le navire sera parti. C'était, avant l'an-
nexion, l'histoire des quatorze tribus de Fiji ; c'est ce qui se passe
constamment à Samoa et dans d'autres groupes, en exceptant tou-
jours les Tonga, dont le vrai roi est un blanc, le révérend Baker.
Si la trêve continue, c'est qu'avant de recommencer les hostilités
on veut attendre le retour des deux chefs, encore prisonniers d'état
du roi Melietoa, qui, je suppose, dans cette affaire sert de prête-nom
aux triumvirs d'Apia.
Nous flânons dans les rues de Pango-Pango ou, pour mieux dire,
entre les cabanes disséminées sur le gazon et ombragées d'arbres
de toute espèce. La chaleur est écrasante. Aussi les parois des huttes,
c'est-à-dire les nattes, sont toutes relevées. Nous apercevons des
femmes et des enfans étendus sur le sol. D'hommes, peu ou point.
J'ignore ce qu'ils font, je sais seulement qu'ils ne travaillent pas.
Pourquoi travailleraient-ils? N'ont-ils pas leurs noix de coco, leurs
yams, leurs tares, leurs bananes? Cela suffit. Nous entrons dans la
maison des réunions publiques, qui est vide, puis dans l'église mé-
thodiste. Elle est vide aussi, sauf quelques enfans qui y jouent. Un
matelot photographe, que le capitaine a amené, prend des vues. Nous
groupons les femmes, cela les amuse. Mais les jeunes filles s'en-
fuient, je ne sais trop pourquoi; ce ne peut être par timidité.
Aujourd'hui, le capitaine a reçu une illustre visite. La sœur de
Maungo-Lei, qui en son absence tient les rênes du gouvernement
à Pango-Pango, est venue à bord. C'est une femme entre deux âges,
excessivement corpulente, traits grossiers, yeux luisans et expres-
sifs, maintien d'une personne qni a conscience de sa haute position.
A bord, on l'appelle la duchesse de Gerolstein. Ses trois dames d'hon-
neur, toutes filles de chefs, nous frappaient moins par leur beauté
que par la grâce de leurs mouvemens et par la familiarité respec-
tueuse de leurs manières envers leur maîtresse. Les hommes de sa
suite restèrent sur le pont, mais la noble visiteuse et ses compagnes
furent admises au salon. Elles s'assirent d'abord à l'européenne,
l
SIX SEMAINES EN OGÉANIE. 83
mais, sur l'invitation du capitaine, s'empressèrent d'échanger cette
pose incommode contre l'attitude habituelle dans ces îles. Le grand
style est d'être assis sur les deux jambes en donnant à l'une d'elles
un mouvement de vibration. On leur servit des rafraichissemens
qu'elles semblèrent apprécier. La duchesse, qui sait deux ou trois
mots d'anglais, était fort en train ; les rires et les chuchotemens se
succédaient sans interruption lorsque, soudain, des exclamations,
des cris confus mêlés au bruit du tam-tam, parvinrent à nos oreilles.
C'étaient les gens de Fanga-Tongo, les amis de Maunga-Mauuma et
les chefs secondaires de sa tribu, qui arrivaient. Eux aussi venaient
rendre visite à l'Espiègle. La duchesse et ses dames pâlirent, mais
c'était la pâleur de la colère plutôt que celle de la peur. Il était trop
tard pour empêcher les visiteurs importuns de venir à bord, et voilà
les deux factions hostiles en présence. Un des nouveaux arriyans,
un jeune homme d'une vilaine physionomie, profita de la confusion
pour soustraire la massue d'un guerrier de Pango-Pango. Pour la
cacher, il s'assit sur l'objet volé. Mais la duchesse, de son regard
d'aigle, s'en aperçut et dénonça le coupable au capitaine, qui lui
fit évacuer le navire avec une promptitude merveilleuse. Un coup
de pied appliqué au fuyard par un matelot le fit disparaître comme
par une trappe.
Le pont étaitalors rempli d'hommes à moitié nus, fleurs et plumes
dans les cheveux, massues et gourdins à la main ; du reste, parfaite-
ment tranquilles. Les matelots firent la haie, et la sœur du grand
chef Maunga-Lei, suivie de ses dames et de ses adhérens, put se
retirer avec tous les honneurs dus à sa position sociale ; pendant
ce temps-là, les hommes des deux factions échangeaient des re-
gards courroucés et des paroles qui évidemment n'étaient pas des
complimens. Quelques momens après, ceux de Fango-Tongo se re-
tirèrent également. C'était un beau spectacle que ces deux grands
canots d'état, chacun suivi d'une nuée de petites nacelles et se diri-
geant lentement vers son village. La duchesse, entourée de ses
dames, se tenait debout sur une sorte de dunette. Un grand nombre
de guerriers dont les corps fortement huilés luisaient au soleil,
remj)lissaient le bateau de la poupe à la proue. Sur le devant, un
homme armé d'une immense massue, occupait une estrade élevée.
Il poussait des hurlemens et exécutait des pas grotesques, sem-
blant à chaque instant près de tomber à l'eau. Tous chantaient en
chœur, avec des voix mâles et presque harmonieuses, une mélodie
grave et mélancolique.
Les hommes de la faction adverse avaient aussi leur loustic sur
le devant du grand canot d'honneur. Mais ils ne chantaient pas.
L'incident qui s'était passé à bord, non pas le vol, mais la décou-
S!l REVUE DES DEUX MONDES.
verte du vol et le prompt châtiment d'un des leurs, semblait avoir
troublé leur égalité d'humeur.
Dans l'après-midi nous nous rendîmes à Fango-Tongo. Nous trou-
vâmes les notables réunis dans l'édifice public où deux jeunes filles
préparaient le kava à grand renfort de mâchoires. Nous ne fûmes
pas invités à prendre part au festin. J'aperçus dans cette noble com-
pagnie le voleur de ce matin. Il tenait une courte pipe entre ses
dents et nous lança des regards insolens. Mais les choses en restè-
rent là.
Ni ici ni à Fango-Tango, il n'y a des missionnaires à poste fixe,
wesleyens ou autres. Des instructeurs indigènes sont chargés de la
cure des âmes. Celui du village, un homme d'à peine cinquante ans,
mais qui avait déjà l'air d'un vieillard, nous mena dans sa maison-
nette. C'était une hutte comme toutes les autres. Une fenêtre à car-
reaux et quelques livres d'hymnes rappelaient cependant l'Europe.
Sur la natte étaient étendues deux jeunes filles. On nous servit du
lait de coco ; ce breuvage fut fort apprécié par les deux blancs, exté-
nués de fatigue et de chaleur.
En continuant notre promenade, nous aperçûmes assis sous la
porte de sa cabane un Européen qui nous fit signe d'entrer. C'était
le Norvégien, ancien matelot et maintenant trader, le même dont
j'ai parlé plus haut. Il nous raconta les péripéties de la dernière
guerre, et nous avoua que les deux factions lui avaient fait de fortes
commandes de fusils à aiguille, preuve certaine que la guerre re-
commencerait dès le retour des chefs ennemis. Les ruines de huttes
incendiées, de cocotiers coupés et les troncs d'arbres calcinés qui
entouraient son habitation fournissaient un triste commentaire à
son récit.
La population mâle, réunie sur une place ouverte près de la mer,
se livrait aux plaisirs du lawntennis ! C'est leur manière de se
civiliser. Tout chemin mène à Rome.
2S juin. — L'heure du départ a sonné. Hier matin, V Espiègle,
entouré d'un grand nombre de canots, tous remplis de tritons et de
naïades, leva l'ancre. Au dernier moment, la duchesse vint à bord.
Elle était 1res simplement mise et semblait triste et préoccupée.
Comme le capitaine l'exhortait à conserver la paix, elle répondit en
secouant la télé : « Impossible, mauvaises gens, pas bons, mau-
vais se mi nie us, bad feelings. »
Noti-o navire glissa doucement entre les coulisses des rochers
cachés sous le ieuillage qui forment les différons petits promon-
toires du Ijord, et après avoir gagné la haute mer, mouilla l'après-
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 85
midi dans une baie de la côte occidentale de Tutuila, tout près d'une
falaise constamment balayée par des vagues gigantesques. On ap-
pelle ce point West-Cape, et on a bien voulu donner mon nom à la
baie examinée, sondée, dessinée hier et aujourd'hui, pour la pre-
mière fois, par les officiers de V Espiègle. Cette baie, d'un accès plus
facile pour les bâtimens de haut bord que ne le sont généralement
les côtes de ces îles, est destinée à devenir le point central des
futures communications, par des paquebots à vapeur, de Sydney et
de San-Francisco avec Apia, Fiji et différons autres groupes du
Pacifique occidental.
Le petit village, visible sur la plage, appelé par les indigènes Poloa,
ne contient, à côté d'une église desservie par un instructeur indi-
gène, qu'un petit nombre de huttes sales et pauvres. Les indigènes
qui sont venus hier dans leurs canots offrir des fruits et quelques
gourdins grossièrement sculptés, nous ont sembléd'un aspect particu-
lièrement sauvage. Ils n'ont pas paru aujourd'hui, le repos domini-
cal étant très strictement observé dans les communautés ■weslyennes
ou congrégationalistes.
Pendant que le lieutenant Ommaney et d'autres officiers, sous la
direction du capitaine, se livrent à leurs travaux de sondage, je pro-
fite de ces deux jours de repos, probablement les derniers qui me
restent à passer à bord de VEspiùgle, pour jeter un regard rétro-
spectif sur les six semaines employées à croiser parmi les archipels,
et pour résumer les informations que j'ai pu puiser à de bonnes
sources, sur l'ensemble de la situation de cette partie si peu con-
nue du globe (1).
Le terme de Pacifique occidental, constamment employé dans les
correspondances officielles anglaises, n'a jamais été défini d'une
manière précise et authentique, mais il est entendu que l'on com-
prend sous ce nom tous les groupes de l'Océanie situés entre les
deux tropiques et entre le lÀO' méridien est et le lyO*" méridien
ouest de Greenwich. Trois races diverses se partagent cette vaste
région : la papouenne, la mélanésienne et la polynésienne.
Au point de vue de la civilisation, on y distingue, en dehors de
Fiji, devenu colonie anglaise, trois catégories différentes : les Nou-
velles-Hébrides, Santa-Cruz, les îles Sulomon, la Nouvelle-Calédonie,
(1) Mes sources sont d'abord les informations prises par moi pendant mon voyage,
ensuite des correspondances oflicielles anglaises et allemandes communiquées au par-
lement anglais et au ReichsUg allemand. La pièce la plus importante est le lieport of
a Commission appoinled to inquire into the working of the Western Pacific orders m
council, daté Londres 16 octobre 1883, signé Arthur Gordon, A.-H. iioskins, et J.-G.
Milson, et communiqué au parlcmcut eu 1884.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
la Nouvelle-Bretagne, la Nouvelle-Irlande, etc., dont les habitans
appartiennent à la race mélanésienne. Ce sont des sauvages pour
la plupart païens et anthropophages.
Dans d'autres groupes, principalement dans ceux de Tonga et de
Samoa, les populations sont chrétiennes de nom et à demi civilisées.
A Tonga, il y a un roi nominalement constitutionnel, le pouvoir su-
prême et absolu étant exercé par un missionnaire wesleyen. L'île de
Wallis est habitée, comme celle de Futuna, par une population
exclusivement catholique, et gouvernée par une reine qui considère
un bref de Pie IX comme le plus précieux joyau de sa couronne.
Des missionnaires catholiques sont les directeurs de sa conscience
et de ses états. A Samoa, un roi impuissant se trouve en présence
d'une communauté européenne et indirectement sous l'influence
imparfaite et limitée des consuls anglais, allemand et américain.
Enfin, il y a une troisième classe d'îles dont les populations ont
fait quelques pas dans la voie de la civilisation, respectent l'auto-
rité de leurs chefs et restent attachées à leurs us et coutumes, mais
ne possèdent aucun gouvernement organisé.
La Nouvelle-Guinée est une terre encore presque inconnue. On
sait cependant que les habitant, quoique divisés en plusieurs peu-
plades d'apparence et de .mœurs différentes, forment des commu-
nautés agricoles, vivent dans de grands villages bien construits,
cultivent leurs terres et sont très jaloux de leurs droits de proprié-
taires fonciers (1).
Depuis la fin du siècle dernier, après que les capitaines Cook et
Bligh eurent ouvert ces mers aux navigateurs, des aventuriers
affluèrent en grand nombre, et bientôt le gouvernement britannique
se vit obligé d'intervenir pour empêcher et réprimer, autant que
possible, les délits et crimes commis par ses sujets. Plusieurs
actes (le premier de George IV, 182/i) furent publiés à cet effet.
Le plus récent, aujourd'hui en vigueur, est le Pacific Islanders
Aî?îend?7ient Act (1875), qui investit un haut-commissaire de la
juridiction sur tous les sujets britanniques qui naviguent, trafiquent
ou résident dans les parages et îles du Pacifique occidental. Il est
établi que tout Anglais qui enlève des insulaires par la force ou par
la ruse sera traduit devant la cour du haut-commissaire. L'ordre
en conseil, conforme à cet acte publié en 1877, est donc en vigueur
depuis sept ans (2).
(1) D'après le rapport de M. Chester, magistrat, résidant du gouvernement de
Queensland à Thursday-lsland du 30 août 1878, cité dans le Report of the Western
Pacific royal commission, et d'après les informations verbales que le magistrat m'a
données lors de mon pansage à Thursday-lsland.
(2) La région à laquelle s'applique cette législation est définie vaguement. L'ordre
en conseil nomme, il est vrai, les îles JFriendly, Navigator, Union, Phoenix, EUis, Gil-
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 87
On s'est demandé quels étaient les résultats obtenus grâce à
cette nouvelle organisation. Hélas ! les espérances qu'elle avait fait
concevoir ne se sont pas réalisées complètement. La raison du
fait saute aux yeux. Le haut-commissaire et sa cour ne sont com-
pétens qu'à connaître des délits et crimes commis par des An-
glais entre eux ou au détriment des indigènes. Leur juridiction ne
s'étend pas aux actes coupables de ceux, indigènes et blancs, qui
ne sont pas sujets britanniques. A toutes les réclamations du haut-
commissaire le gouvernement impérial, se faisant fort de l'avis
des avocats de la couronne, répondit et dut répondre par une fin
de non-recevoir.
De là une grande irritation parmi les trafiquans et planteurs an-
glais et australiens établis dans ces îles. Ils avaient de la peine à
comprendre une juridiction à laquelle ils étaient soumis, mais qui
assurait l'impunité à leurs confrères, amis et rivaux, allemands,
américains, Scandinaves. En Australie, il y eut des conférences in-
ternationales et des réunions publiques pour condamner la politique
nouvelle de la mère patrie.
Avant la création des fonctions et de la cour du haut-commis-
saire, la tâche de faire la police dans ces parages, d'y maintenir
un peu d'ordre, de contenir les sujets anglais et les indigènes, et
de redresser à l'occasion les torts des uns et des autres, était con-
fiée aux commandans des croisières anglaises qui, au dire de tout
le monde, s'en acquittaient ordinairement avec tact et circonspec-
tion. Pour infliger une punition aux gens de couleur, il leur fallait
des cas de guerre, actx. ofirar, mais, en donnant à ce terme élas-
tique plus ou moins d'étendue, ils parvenaient à faire du bien et
à empêcher du mal. L'apparition d'un navire de guerre ne man-
quait jamais d'imposer aussi bien aux résidons blancs qu'aux indi-
gènes de la localité. Quand un sujet anglais blanc avait commis
quelque crime ou acquis la triste réputation d'un perturbateur ha-
bituel de l'ordre public, l'officier commandant la croisière le trans-
portait en Australie pour y être jugé, ou dans une autre île éloignée
du théâtre de ses méfaits. Ces procédés étaient un peu sommaires
et, quoique autorisés par les règleraens, un peu arbitraires, mais
du moins efficaces dans une certaine mesure, d'autant plus que
les traders n'y faisaient guère de résistance. Il est vrai que des
sujets britanniques inculpés échappaient souvent à l'action du cora-
bert, Marshall, Caroline, S&lomon, Santa-Cruz, Rotumah, la Nouvelle-Guinée à l'est
du 143" miridion est, la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande, enfin les Louisiade?,
en tout une région de 3,500 milles de l'est à l'ouest, et de 2,500 milles du nord au sud.
Mais il ajoute aussi toutes les autres îles du Pacifique occidental qui ne se trouvent
pas dans les limites des colonies de Fiji, de Queensland et de la Nouvelle-Galles.
88 REYUE DES DEUX MONDES.
mandant de la croisière en affirmant qu'ils étaient citoyens améri-
cains.
L'installation du haut-commissaire, muni de pouvoirs législatifs
et exécutifs et assisté d'une cour, mettait virtuellement fin à l'in-
tervention judiciaire des officiers de marine, ou pour mieux dire
rendait cette intervention, encore que l'on continuât à la trouver
nécessaire, épineuse, délicate et compromettante au point de vue
des relations personnelles et officielles entre le commodore de la
station navale d'Australie et le haut-commissaire. Ce grand fonc-
tionnaire est d'ailleurs plus puissant en apparence qu'en réalité.
Ses règlemens et ordonnances ont, il est vrai, force de loi, mais le
maximum des peines qu'il lui soit permis d'infliger aux contreve-
nans n'est que de dix livres sterling ou de trois mois de prison !
Depuis la création des fonctions de haut-commissaire, aucun sujet
britannique, quelque crime qu'il ait commis et si urgent qu'il soit
de le punir dans l'intérêt du maintien ou du rétablissement de
l'ordre public dans la localité, ne peut être atteint sans avoir passé
par les formes d'un procès régulier. Vu les distances, la rareté et
la difficu'té des communications, cette procédure rend souvent illu-
soires les poursuites dirigées contre lui. En somme, en ce qui con-
cerne les sujets anglais, les pouvoirs du haut-commissaire, faute
de moyens exécutifs, restent partout et surtout dans les archipels
peu visités, plus ou moins à l'état de lettre morte; et, d'un autre
côté, à la suite de l'installation de ce haut fonctionnaire, l'interven-
tion judiciaire de la marine a été, comme je l'ai dit, dans une cer-
taine mesure, virtuellement annihilée.
En ce qui concerne les indigènes non sujets britanniques, la cour
du haut-commissaire n'a pas le droit de s'occuper d'eux, mais elle
peut empêcher les officiers de la marine royale, comme sujets bri-
tanniques, d'agir en dehors de leurs pouvoirs strictement légaux.
Par conséquent, les commandans des bâtimens de la reine ne peu-
vent agir qu'en cas de guerre. En d'autres termes, le haut-com-
missaire, impuissant lui-même à intervenir efficacement, paralyse
le concours de la flotte au double point de vue des blancs et des
indigènes (1).
La commission d'enquête nommée par le gouvernement et dont
sir Arthur Gordon était le principal membre, en arrive à cette con-
clusion : les dispositions actuellement en vigueur à l'effet de con-
trôler les sujets anglais, d'exercer la justice à leur égard dans les
îles du Pacifique occidental, et d'empêcher les indigènes de com-
(1) J'ai cilé ici presque textuellement le rapport de la commission concernant les
ordres en conseil.
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 89
mettre des yiolences, sont tout ce qu'il y a de moins satisfaisant (1).
Elle propose ensuite plusieurs modifications dont tout le monde
admettra la valeur pratique, mais dont il sera permis de révoquer
en doute la parfaite efficacité. Ce qui me frappe dans son rapport,
c'est que cette pièce ne touche que légèrement et avec une répu-
gnance évidente, au contrôle international de la question. Je revien-
drai à ce point, selon moi capital.
J'ai déjà parlé du trafic des travailleurs, du labour-trade, et on
sait qu'à bord de tout bâtiment qui se livre au recrutement des
travailleurs, doit se trouver un agent du gouvernement de Queens-
land ou du haut-commissaire chargé de veiller à la stricte obser-
vation des règlemens en vigueur. Queensland (2), ce territoire im-
mense à peine entamé par les pionniers de la culture, et Fiji, dans
des proportions moindres, ont besoin de bras et, pour des raisons de
climat, ils ne peuvent employer que des hommes de couleur. On
va donc aux îles pour y recruter ces travailleurs. Aux termes de la
loi, le libre assentiment de l'individu qui s'engage est de rigueur,
mais en réalité, à l'exception de quelques tribus dans certaines
îles, le travailleiir est simplement acheté pour une durée de trois
ou cinq ans. L'acquéreur s'engage à le rapatrier au terme de son
engagement, mais il ne remplit pas toujours cette obligation. C'est
sous des déguisemens divers que la vente se fait. On offre des
cadeaux aux chefs, aux parens, aux amis des jeunes gens qu'on
veut enrôler. Il est entendu que ceux qui reçoivent ces présens
obligeront, persuaderont, enfin, amèneront la recrue de gré ou de
force. Un autre moyen, très souvent employé, consiste à faire des
promesses fallacieuses que celui qui les fait n'a ni l'intention, ni
les moyens de remplir. Il arrive ainsi que des jeunes gens, attirés
par des offres brillantes, quittent leur domicile en dépit de la dé-
fense du chef de leur tribu, ou de leur commune, ou de leur fa-
mille. Or, comme en Océanie l'individu, pour ainsi dire, n'existe
pas, mais qu'il se confond avec la communauté à laquelle il ap-
partient , un acte d'insubordination semblable constitue un des
crimes les plus odieux qu'un homme puisse commettre. On sait (car
on ne peut l'ignorer) que le recruteur est le vrai coupable. De là
des actes de vengeance accomplis, non sur la personne du coupa-
ble qui s'est soustrait aux représailles en partant précipitamment
avec ses recrues, mais sur celle du premier blanc venu. A leur
point de vue, la conduite des insulaires est logique, précisément
parce que l'individu n'est rien à leurs yeux et qu'ils ne reconnais-
(1) Mighly unsntisfactory.
(2) Le nombre des travailleurs occupés à Queensland est de 6,000, à Fiji de 4Û0.
Rapport de M. d'Orlzen, secrétaire du consulat allemand à Apia. Février 1883.
90 REVCE DES DEUX MONDES.
sent que des communautés. Ils s'en prennent donc à la commu-
nauté des blancs, c'est-à-dire à ceux qui ont en commun le teint
blanc de leur peau. Mais les recruteurs, en enlevant des jeunes
gens malgré l'opposition du chef de tribu ou de la communauté, ne
commettent aucune infraction aux actes de 1872 et 1875; car ces
actes ne demandent que le consentement individuel de l'indigène,
his oivn consentment. Ils sont donc restés dans les limites de la
loi anglaise, mais ils ont violé une des lois ou, si on veut, une des
coutumes les plus sacrées des insulaires, et ont donné lieu le plus
souvent, à titre de représailles, au meurtre d'un ou de plusieurs
blancs.
Ce qui précède est officiellement constaté par le rapport de la
commission d'enquête plusieurs fois citée. Je dois ajouter que tous
les blancs que j'ai rencontrés dans mon voyage ont confirmé, les
uns (fort peu à la vérité) avec indignation, d'autres en riant, le fait
que la plupart des travailleurs sont livrés aux recruteurs par les
chefs, moyennant un prix convenu d'avance. Dans les îles Salo-
mon, on a lieu de croire que les chefs, en reconnaissance d'un beau
cadeau, envoient leurs esclaves ou les membres de leur tribu à la
plage, où le recruteur s'en empare pour les transporter à bord.
Il a été dit que ceux qui se procurent des travailleurs sont tenus
par la loi de rapatrier ces hommes à la fin de leur engagement. Or
il arrive constamment que l'on met une coupable négligence à rem-
plir cet engagement. Si on les débarque dans une localité -qui n'est
pas la leur, ils sont souvent, et même habituellement, mis à mort
par les sauvages ; c'est le rapport de sir Arthur Gordon et consorts
qui le dit.
En Australie, on a l'habitude de passer légèrement sur toutes ces
irrégularités. On aimerait encore mieux ne pas s'en apercevoir. Il
n'en est pas moins certain que pendant la « saison de travail, » qui
va de mai à septembre, où les recruteurs arrivent pour faire leurs
opérations, ces îles sont fréquemment le théâtre d'actes de violence
que l'on dérobe autant que possible à la connaissance du public. Au
Queensland, le besoin de travailleurs est si impérieux que les auto-
rités semblent obligées, et dans tous les cas sont accusées, peut-
être à tort, de fermer les yeux sur les infractions à la loi commises
par les capitaines recruteurs et sur les complaisances des agens du
gouvernement chargés de la surveillance du patron. De leur côté,
les indigènes de la Mélanésie s'embusquent, attaquent et tuent toutes
les fois qu'ils le peuvent les équipages des bateaux que le patron
envoie à terre.
« Tuer un blanc, dit le capitaine Moor (1), est un haut fait aux
(1) Rapport du capitaine Moor du Dart de sa majesté Britannique au commodore
Erskine Sydney, 7 novembre 1883.
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 91
Nouvelles-Hébrides et aux îles Salomon. Après le crime, ceux qui
l'ont commis se rendent à leur village en battant du tam-tam, et
annoncent qu'ils ont tué un homme blanc. La nouvelle est aussitôt
répandue dans le pays. »
Tous les capitaines de bâtimens recruteurs et tous les agens du
gouvernement (de Queensland) sont munis d'une lettre imprimée
qui définit leurs droits et leurs obligations. « Ces instructions, con-
tinue le capitaine Moor, restent évidemment à l'état de lettre morte.
Quand l'officier d'une croisière en exige la production, les capi-
taines sourient de cette demande comme d'une plaisanterie de bu-
reaucrate, ou bien ils montrent un exemplaire usé, dont ils ont eu
soin d'effacer les clauses principales, à savoir : 1" que le travail-
leur s'engagera de sa propre volonté ; 2" qu'aucun cadeau, trade, ne
sera fait à ceux qui fournissent les recrues. Quand on leur demande
des explications, ils répondent : « Si je me conformais à cet ordre,
je rentrerais avec mon bâtiment vide. » Et c'est la vérité. « Mais
j'ose soutenir, continue le capitaine Moor, que si les travailleurs ne
peuvent être engagés d'une manière conforme à la loi, le recrute-
ment se foit dans des conditions incompatibles avec l'honneur du
pavillon anglais. »
La situation des agens du gouvernement, si ce sont d'honnêtes
gens, est des plus pénibles. D'une part , l'agent est lié par des
ordres du ministère de Brisbane, qu'il lui est impossible d'exécu-
ter; il est vrai que le gouvernement n'examine pas sa conduite très
rigoureusement, pourvu que les travailleurs arrivent en proportion
du besoin. D'autre part, l'agent est cà la merci du capitaine du bâti-
ment auquel il est attiiché. « Ce n'est pas lui, dit le capitaine Moor,
c'est le patron du bâtiment qui choisit le théâtre de ses opérations.
L'agent sait peut-être que la localité est dangereuse , qu'on sera
obligé d'y faire le coup de feu. Cependant, comme ses instructions
lui prescrivent de favoriser les opérations du capitaine, il se borne
à empêcher des irrégularités. S'il y a des incidens fâcheux, on tâche
de les passer sous silence, la prétention des capitaines étant d'avoir
retiré de la plage leurs embarcations gaillardement, et d'avoir ac-
compli une tâche difficile. Mais peu d'entre eux peuvent nier qu'ils
ne se trouvent au moins deux fois par voyage dans le cas d'inscrire
sur leur journal : « Indigènes derrière arbres, tiré sur embarcation.
Répondu feu. Résultat de notre feu inconnu. Joe ou Jim ou quelque
autre indigène de l'équipage tué. Enterré en eau profonde. » Je me
contente de citer quelques cas où l'on a fait le coup de feu. J'en
connais beaucoup d'autres. Les indigènes tirent sur tout bateau en-
voyé à terre , principalement pour s'emparer des fusils et autres
articles destinés au paiement des recrues. »
Le fusil joue un grand rôle dans ces transactions. Il commence
92 REVUE DES DEUX MONDES.
à changer la face des choses dans l' Ouest-Pacifique. Le capitaine
Bridge rapporte (1) que dans les Nouvelles-Hébrides, les habitans
sont en possession d'armes à feu de toute espèce et que les armes
ont été importées par des bâtimens de la traite. Le cadeau usuel
(( offert » aux a amis » d'une recrue se compose ordinairement de
fusils. Les travailleurs rapatriés de Queensland rapportent presque
toujours d'excellens fusils de chasse. La poudre est devenue un
moyen d'échange et sert de monnaie courante. L'habitude prise
par les sauvages de se servir d'armes à feu et l'importation en
grandes quantités de fusils de précision parmi eux produit des ré-
sultats funestes. Il est devenu plus difficile que par le passé de
punir les crimes commis par les sauvages ; chaque entreprise de
cette nature, toujours sur des terrains difficiles et inconnus, oblige
à des préparatifs sérieux et expose à des pertes graves. Désormais
pour châtier quelques sauvages qui ont tiré sur des blancs, il faut
organiser une petite campagne. Gomme les guerres entre tribus
n'ont guère cessé, l'arme de précision est aujourd'hui l'article le
plus recherché. Pour s'en procurer, les chefs offrent au recruteur les
hommes et les femmes de leur tribu. Enfin les guerres entre insu-
laires sont devenues plus meurtrières. Le capitaine propose de
prohiber absolument l'importation d'armes à feu à bord de bâtimens
anglais, de donner aux commandans des croisières de la reine le
droit de visiter les bâtimens de traite anglais et de saisir les fusils
qu'ils y trouveraient, et il tâche de combattre d'avance l'objection
qui consisterait à prétendre que cette mesure n'aurait pour consé-
quence que de faire passer aux pavillons étrangers le trafic des
armes à feu.
Écoutons aussi des témoins qui ne sont pas anglais, mais dont
les dépositions ne font que confirmer ce qu'on vient de lire.
Le capitaine Karcher, commandant d'un bâtiment de guerre al-
lemand, écrit dans un rapport adressé au chef de l'amirauté à Ber-
lin (2) : « Une cause perpétuelle de danger, c'est que les insulaires
ne savent pas distinguer entre les différentes nationalités et cher-
chent à se venger des dommages causés par un blanc sur le pre-
mier blanc venu. Au dire de tout le monde, la faute en est à la con-
duite des recruteurs. Certes, on ne peut attacher une foi absolue
aux récits des planteurs, mais si une partie seulement de ce que
le consul m'a dit et de ce que d'autres affirment est vrai, le re-
crutement des travailleurs est simplement une traite d'esclaves.
S'il faut en croire ces assertions, non-seulement les capitaines achè-
(1) A bord de l'Espiègle, Hanover-harbour (New-Hebrides), 27 avril 1843, BlueBooks.
(2) En date de Batavia, 6 juillet 1883. Annexe au Report ofthe Western Pacific royal
Commission.
\
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 93
tent des jeunes gens en échange d'armes à feu, même de fusils
à culasse et de munitions ; mais encore, sous prétexte de trafiquer
avec eux, les attirent à bord et ensuite les y retiennent malgré
eux. D'autres, qu'ils rencontrent en mer dans leurs canots, sont
simplement enlevés. » Le capitaine allemand, en des termes
presque identiques à ceux du rapport du capitaine Moor, ajoute :
« Si les agens du gouvernement suivaient leurs instructions, la
plupart des bâtimens recruteurs rentreraient sans recrues. Ils 1er-
ment donc les yeux, laissent faire le capitaine et se contentent
de l'assurance qu'il leur donne que rien d'irrégulier n'a été fait.
Les interprètes servent d'appeau. Il s'ensuit des rencontres san-
glantes. »
Tel est, selon les témoignages les plus authentiques et les plus
autorisées, tous conformes aux observations que j'ai pu faire per-
sonnellement, l'état des choses dans ce qu'on est convenu d'appe-
ler le Pacifique occidental.
Quelles sont les nations européennes les plus intéressées au main-
tien de l'ordre public dans ces parages lointains, et par conséquent
les plus rigoureusement tenues d'y pourvoir?
C'est avant tout l'Angleterre, en y comprenant aussi les colonies
australiennes : Queensland, obligé par des intérêts vitaux à se pro-
curer des bras et n'en trouvant pas parmi les aborigènes du conti-
nent australien, les représentans du type le plus bas de toutes les
races sauvages du globe; la Nouvelle-Galles, qui avance le^ fonds
aux traders des archipels; Victoria, qui donne les hommes : les plan-
teurs et surtout les négocians.
En second lieu, l'Allemagne; les Etats-Unis dans une bien moindre
proportion ; enfin la France. Les relations avec le Mexique et les
républiques sud-américaines sont nulles. Ces états restent donc en
dehors de la question.
L'Angleterre. Le nombre des Anglais qui exploitent les îles est
peut-être moindre que celui des Australiens, mais c'est de l'Angle-
terre que viennent les Ciipitaux, ou directement, ou par l'intermé-
diaire des banques australiennes; elle possède le grand archipel
des Fiji; et c'est aussi elle qui, par l'intermédiaire de son haut-com-
missaire assisté de deux sous-commissaires [de put y rommisdo-
ncrs) et avec la coopération des bâtimens de guerre de la station
d'Australie, s'efibrce de maintenir l'ordre dans les eaux et les îles
des archipels. Et, ici, je me permettrai de constater ce que per-
sonne de ceux qui ont étudié la question sur les lieux n'oserait
contester, à savoir que le gouvernement britannique, servi avec
zèle et intelligence, s'acquitte de cette lâche fort dispendieuse avec
une assiduité, une énergie et une patience dignes de meilleurs ré-
sultats.
M REVUE DES DEUX MONDES.
L'élément le plus important, mais un élément inquiet, remuant,
envahissant, est fourni par les colonies australasiennes. Poussé par
le besoin de se procurer des travailleurs, le gouvernement de Queens-
land s'est, il y a deux ans, de sa propre autorité, annexé la Nouvelle-
Guinée. Lorsque le gouvernement anglais, pour de graves motifs,
déclara cet acte nul et non avenu , l'opinion publique des colonies
s'enflamma en faveur d'une politique d'annexion qui, à l'heure qu'il
est, passionne encore les esprits. L'opinion la plus exaltée ne tend
à rien moins qu'à faire du Pacifique un lac australien (1). Le premier
motif, peu sérieux il me semble, et que j'appellerais plutôt le pré-
texte de cette agitation, a été fourni par le projet, depuis aban-
donné, du gouvernement français de donner une plus grande éten-
due à son établissement pénitentiaire de la Nouvelle-Calédonie.
Les intérêts allemands sont principalement représentés par trois
maisons hambourgeoises ; la plus importante est celle que l'on ap-
pelle deutarhe Handrls und Plantagen Gesellsrhaft. Leurs transac-
tions embrassent les groupes de Samoa, Tonga, Gilbert, Marshall, les
Carolines, presque toutes les îles de la Mélanésie, comme les Nou-
velles-Hébrides, les Salomon, la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-
Irlande avec l'île de York. A Upolu et Savaï (Samoa) et sur d'autres
îles elles possèdent de grandes plantations. Elles seules entretien-
nent des communications directes avec l'Europe (Hambourg) par
des bâtimens fins voiliers qui sont leur propriété ou qu'elles noli-
sent et qui naviguent sous pavillon allemand. Elles occupent plus
de cent agens [traders), la plupart Allemands. Mais les marchan-
dises et provisions importées sont, en général, d'origine anglaise
ou américaine. L'importance des maisons allemandes qui priment
à Samoa, dans l'archipel de la Nouvelle-Bretagne, à l'île de York,
aux Carolines, est généralement reconnue, témoin les correspon-
dances officielles communiquées au parlement anglais.
Aux États-Unis, l'opinion publique a depuis longtemps cessé de
(1) Le tableau ^-a'w&niiTieportofWestern Pacific royal Commission), qn'i montre le
nombre des bâtimens britanniques dans les parages de ces îles, mérite d'être pris en
considération :
COLONIES. ANNÉES.
Queensland 1865
Idem 1875
La Nouvelle-Galles 1880
La Nouvelle -Zélande 1 865
Idem. 1875
L'exportation de la Nouvelle-Galles seule, aux îles du Pacifique occidental, pendant
les années 1875-1880, monte au chiffre de 1,603,589 livres sterling; l'importation de
ces îles, pendant la même époque, à celui de 1,158,613 livres sterling-.
[OMBRE DES BATIMENS.
TONNAGES.
2-
123
51
8.803
138
48.965
21
2.886
132
50.444
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 95
favoriser les entreprises à l'étranger. Jalouse de sa prépondérance
exclusive sur le continent américain, cette république se montre
peu favorable aux expéditions lointaines, à l'acquisition de nou-
veaux territoires, à tout ce qui pourrait entraver le développement
des ressources de son sol qui fait l'essence de sa prospérité natio-
nale. Les bâtimens sous pavillon américain, et surtout les baleiniers,
ceux-ci à cause de la récente concurrence des huiles minérales,
deviennent de plus en plus rares dans les mers australes.
La France y est à titre de puissance maritime de premier ordre.
La grande île de la Nouvelle-Calédonie, sa seule possession dans
rOuest-Pacifique, est un grand pénitencier. Elle est représentée dans
rOuest-Pacifique par des missionnaires, des officiers, des marins, des
employés et des déportés, mais peu ou point par des colons. Les
archipels de la partie orientale du Pacifique placés sous sa domination
directe ou sous son protectorat ont plus d'importance, et le pavillon
de guerre français se montre dans toutes les eaux de ce vaste
océan.
En embrassant d'un seul regard l'état de choses que je viens
d'analyser, on ne tardera pas à reconnaître, dans le besoin de
trouver des bras, l'élément principal de ce qui, dans un avenir
fort rapproché, deviendra la question du Pacifique.
Oui, des bras ! On ne peut s'en passer. On les prend où on les
trouve, et comme on est peu scrupuleux sur les moyens, on en
prend tant que bientôt l'on n'en trouvera plus. Ce n'est pas les îles
que l'on convoite, ce sont plutôt les insulaires. On m'a donné à
l'égard de la mortalité des travailleurs de couleur au Queensland
des chiiïres énormes. Je m'abstiens de les inscrire dans ces notes,
parce que j'aime à croire qu'ils sont exagérés. Mais le ftiit est qu'il
devient de plus en plus difficile de se procurer des hommes ; que
les Nouvelles-Hébrides, à la suite de ce drainage constant, n'en
fournissent presque plus; que les îles Salomon aussi commen-
cent à se dépeupler; que partout, avec des exceptions insignifiantes,
la population décroît à vue d'oeil. Et, pourtant, dans bien des ar-
chipels, depuis l'arrivée des missionnaires et l'apparition fréquente
des croisières anglaises, les mœurs se sont adoucies, des guerres
intestines sont quelquefois arrêtées, abrégées, ou empêchées, le can-
nibalisme a disparu à Fiji et dans d'autres îles ; mais, malgré ces
améliorations incontestables, le nombre des hubitans diminue con-
stamment. Une des causes principales de cette décroissance, tout
le monde en convient ici, c'est le recrutement des travailleurs. Les
jeunes gens s'en vont, et peu d'entre eux rentrent dans leurs foyers.
On est en train de tuer la poule aux œufs d'or.
Je fais ici abstraction du côté philanthropique de la question, ou
plutôt des considérations de charité chi'étienne, qui cependant mé-
96 REVUE DES DEUX MONDES.
riteraient qu'on en tînt compte et qui, j'aime à le constater, entrent
pour beaucoup dans l'intervention du gouvernement anglais. Je me
place explicitement au point de vue des intérêts matériels, européens
et australiens engagés dans cette partie de l'Océanie.
Ces intérêts sont très considérables. On y fait le commerce et on
cultive le sol. La culture est encore à l'état d'expérience. Les mai-
sons allemandes, qui ont acquis de très grands terrains, n'en reti-
rent jusqu'ici aucun profit. Les petits farmers anglais et australiens
se plaignent du peu de rendement de leurs terres. Il y a quelques
grands propriétaires qui prospèrent. Je n'ai pas vu de nouveaux ri-
ches en Océanie. Mais, que l'on prospère ou que l'on en soit seule-
ment à l'espérance, on a besoin de bras, et la difficulté de s'en pro-
curer augmente de jour en jour. Les maisons allemandes se plaignent
de la concurrence anglaise et australienne sur le terrain du labour
trade, et vice versa. Le fait est que, si le travailleur de couleur ve-
nait à manquer, les plantations devraient être abandonnées(l). A dé-
faut d'insulaires, on aura la* ressource du Chinois, mais le Chinois
coûte plus cher et finit par évincer le blanc. Mille exemples dans dif-
férentes parties du globe le prouvent (2). La conservation de la race
mélanésienne est donc une question de vie ou de mort pour le cul-
tivateur blanc en Océanie.
Pour le commerce, il est clair que les jours des grands profits de
700 à 800 pour 100 du capital engagé seront bientôt une chose du
passé. Les insulaires apprennent rapidement à apprécier à leur juste
valeur les articles qu'on leur offre en échange de leurs produits na-
turels. Et ce qu'ils demandent surtout, ce sont des fusils et des mu-
nitions; ce qu'ils donnent de leur côté, ce sont des hommes. Double
manière de se détruire. Mais, je l'ai dit, la destruction des noirs est
la ruine des blancs.
Il me semble qu'on tourne dans un cercle vicieux, d'où il ne sera
possible de sortir qu'à la condition de trouver les moyens de protéger
l'homme de couleur contre le blanc et contre lui-même. L'Angleterre
l'a essayé, ainsi qu'on l'a vu, avec des résultats incomplets.
La commission d'enquête, que j'ai citée plusieurs fois, constate l'in-
suffisance des mesures décrétées à cet effet par Yorder in rouncil.
C'est qu'à moins de sortir des limites tracées par le droit des gens,
l'action du haut-commissaire et de ses organes ne peut s'étendre
qu'aux sujets britanniques blancs et noirs et ne peut s'exercer à
(1) Les maisons allemandes, prévoyant la difficulté de se procurer des travailleurs
par les moyens habituels et pour le terme de quelques années, ont l'intention de fon-
der des colonies de travailleurs.
(2) Comme cultivateur et comme négociant, le Chinois envahit le monde. Il a déjà
pénétré dans les archipels du Pacifique. Aux îles Gilbert, l'ensemble des transactions
comraei'ciales se concentre dans une maison chinoise (Ong-Chong) .
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 97
l'égard d'autres nationaux, et, en ce qui concerne les indigènes
non sujets anglais^ seulement dans des cas qualifiables d'actes de
guerre. C'est contre cette restriction qu'échouent les efforts tentés
par le gouvernement anglais. Je doute fort que les amendemens
qu'on propose d'apporter à Yorder in council suffisent pour amé-
liorer l'état de choses actuel. Le seul remède, je le vois dans un
arrangement international , dont les dispositions seraient applica-
bles à tous les êtres humains, vivant ou voyageant dans les archi-
pels ou parages du Pacifique occidental. Cette convention, reconnue
par l'Europe et les états du continent américain, devrait être con-
clue entre les puissances les plus intéressées au maintien de la tran-
quillité publique et à la protection des indigènes. Ce serait à elles
d'en surveiller la stricte observation. Ces puissances me semblent
être, dans l'ordre des intérêts engagés, l'empire britannique, l'Alle-
magne, les États-Unis et la France (1).
Le Pacifique a cessé d'être une mer fabuleuse, visitée, à de longs
intervalles , par de hardis navigateurs. L'âge des découvertes est
près de se fermer à jamais. Aujourd'hui, cet océan est devenu un
champ d'activité ouvert à l'esprit d'entreprise de toutes les nations.
Le temps est venu de le faire participer aux bienfaits et aux restric-
tions des lois qui régissent le monde civilisé.
Dans l'histoire des îles de l'Océanie, qui est encore à écrire, les
missionnaires remplissent une page importante.
C'est aux wesleyens ou méthodistes qu'appartient l'honneur d'être
arrivés les premiers sur le terrain. Tenus aux constitutions de leur
éghse, qui n'admet ni centre, ni chef, ni hiérarchie, les mission-
naires de la secte fondée par Wesley se trouvent placés, dans une
certaine mesure, sous l'influence de la Société wesleyenne métho-
diste d'Australie, à Sydney, dont l'œuvre embrasse la Nouvelle-
Zélande, Fiji, Rotiima, les îles de Tonga, une partie de Samoa, la
Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande (2). C'est elle qui fournit
les fonds, exerce sur les missionnaires une sorte de contrôle, leur
demande et reçoit d'eux des rapports réguliers qui, publiés par
(1) Je n'ai pas besoin de rappeler au lecteur que, lorsque j'écrivais ce journal, c'est-
à-dire pendant mon voyage, l'Allemagne n'avait pas encore inauguré sa politique colo-
niale. Les négociations, entamées depuis entre les cabinets de Berlin et de Londres,
tendent au but que j'indique.
(2) En dehors de YAustralian wesleyan (methodist) Society à Sydney, il y a la Wesleyan
Mission Society à Londres pour le continent européen, l'Inde et la Chine, et \& Metho-
dist episcopal Missionaries Society aux États-Unis, où les wesleyens, au point de vue
du nombre, occupent la première place parmi les différentes confessions chrétiennes.
TOMB LXXIII. — 1886. 7
9S REVUE DES DEUX MONDES.
ses soins, tiennent les associés au courant des vicissitudes de
l'œuvre (1).
A Fiji , en dehors des catholiques, il n'y a que des missionnaires
wesleyens. Il n'en est pas ainsi dans les autres archipels de TGcéa-
nie, où l'apostolat est exercé par des missionnaires des différentes
confessions protestantes, surtout par des congrégationalistes et des
ministres presbytériens. A l'île de Norfolk, l'évêque anglican dirige
une œuvre importante qui embrasse aussi certaines portions des
îles mélanésiennes.
Dans mes pérégrinations en pays païens, j'ai souvent entendu
émettre par des résidons protestans des doutes sur l'efficacité des
efforts de leurs missionnaires. « Ont-ils réellement, demande-t-on,
planté au sein de ces peuples, avec les germes d'une certaine civi-
lisation, ceux de la foi chrétienne? En feront-ils jamais de vrais
chrétiens? » Ace sujet, les avis se partagent. Mais, hâtons-nous
d'ajouter que les mêmes incertitudes planent sur l'œuvre des pères
catholiques, qui, avec certaines réserves auxquelles je reviendrai,
sont les premiers à en convenir.
Pour arriver au même but, les organes de l'église catholique et
les disciples de Wesley, comme en général les missionnaires pro-
testans, suivent des routes diverses, je dirai même opposées.
Le missionnaire protestant enseigne au sauvage les dogmes et
préceptes de la religion chrétienne, le place sous la surveillance
d'un instructeur indigène, lui fait apprendre un métier qui lui
fournira les moyens de satisfaire aux besoins, nouveaux pour lui,
du monde civilisé et chrétien dont il fera désormais partie.
Le missionnaire catholique commence par agir sur les cœurs ;
et, s'il le peut, par retourner les volontés. Il tâche de faire entrer
d'abord le païen dans le giron de l'église, et ensuite dans le giron
de la civilisation. A cet effet, si les circonstances le permettent , il
isole ses ouailles. Il considère le contact avec les païens et avec les
(1) Dans l'archipel des Fiji, les wesleyens ou méthodistes comptent 906 églises,
11 ministres européens ou australiens, 51 ministres indigènes, placés par groupes de
8 à 12, sous la direction d'un ministre blanc; 63 catéchistes, 1,080 instructeurs {tea-
chers), 2,254 maîtres d'école. Les catéchistes, les teachers et les maîtres d'école sont
tous des indigènes. De tous les wesleyens blancs, anglais et australiens qui résident
dans les îles de Fiji, 29 seulement approchent de la table du Seigneur. Le nombre des
communions indigènes est de 26,000. Dans ce chififre ne sont pas compris les catéchu-
mènes, dont je ne trouve pas le chififre noté, mais qui est très considérable. Les mis-
sionnaires, protestans et catholiques, ne conférant le baptême qu'au bout d'un certain
temps et après avoir acquis certaines garanties morales au sujet des dispositions du
nouveau converti.
A Fiji , le révérend Langham, de Mbao, non comme chef (il n'y en a pas), mais
grâce à son autorité personnelle et ses longs services, occupe la première place parmi
les missionnaires. Le missionnaire méthodiste doit être marié, et s'il a perdu sa pre-
mière épouse, se remarier à bref délai.
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 99
blancs comme un danger auquel il ne compte exposer son converti
qu'après l'avoir muni des armes de défense nécessaires. Or ces
armes sont la foi entrée dans ses convictions, et la pratique de la
religion chrétienne entrée dans ses habitudes. C'est là, si je ne me
trompe, la différence fondamentale entre les deux méthodes.
Les missionnaires catholiques ne pensent pas que le raffinement
graduel des mœurs, la culture progressive de l'esprit, le travail et
les jouissances légitimes qui peuvent en résulter, que le commerce
continu avec l'homme policé doivent nécessairement amener le néo-
phyte à la foi chrétienne, et ils sont convaincus que, pour arracher
le sauvage à la barbarie, il faut d'abord remplacer ses superstitions
par des croyances positives, fortement enracinées dans son âme.
Pour y arriver, ils croient ne pouvoir mieux faire que de former des
communautés chrétiennes, des chrétientés, comme on les appelle
en Chine, des reducciones, d'après l'ancienne expression espa-
gnole, et de faire entrer les élèves dans une de ces chrétientés au
fur et à mesure qu'ils quittent l'école de la mission. Il est indis-
pensable que ces communautés soient fermées à tout intrus blanc
ou homme de couleur. Les raillions d'Indiens chrétiens des deux
Amériques, les centaines de milliers de l'Inde méridionale, qui,
tout en restant Indieas, sont devenus et restés, à travers trois
siècles, de vrais chrétiens, et, au point de vue moral, de vrais civi-
lisés, sont redevables de ce bienfait à ce système. « Pour que la
morale chrétienne pénètre dans le sang, disent les pères, il faut
des générations. Le grain qui commence à germer, les jeunes
plantes, doivent être protégés contre l'ivraie et les intempéries des
saisons. »
Dans les grands instituts protestans, comme celui de Lovedale
dans la colonie du Cap et l'excellent établissement dirigé par
l'évêque anglican de l'île de Norfolk, les élèves sont soigneuse-
ment préservés de tout contact avec le dehors. Mais, l'éducation
achevée, ils rentrent dans leur pays et dans leurs familles ; il en
résulte de nombreuses défaillances qui affligent les missionnaires.
II n'est pas rare de voir retomber dans la barbarie des jeunes gens,
qui, à l'école, avaient donné les meilleures espérances, et on a re-
marqué que les récidivistes descendent ordinairement au-dessous
du niveau où ils se trouvaient à l'état de sauvages. Je pourrais citer
à l'appui de ce que je viens de dire des faits nombreux d'une auto-
rité incontestable. Je me bornerai comme exemple à laisser parler
le capitaine Moor de la marine royale britannique (1) : « Quelques-uns
des jeunes gens élevés à la mission mélanésienne de l'île de Nor-
(1) Son rapport au Commodore Ërskine est daté de Sydney, 7 novembre 1883. {Blue-
Book.)
100 REVUE DES DEUX MONDES.
folk, où on leur donne une excellente éducation, revenus dans leurs
îles, ont commis des actes d'une affreuse atrocité. Par exemple, le
fils du chef qui vit sur la côte orientale de San-Cristoval, pendant
dix ans élève à l'île de Norfolk, où il avait appris à lire et écrire, à
faire de l'aquarelle et à toucher un peu du piano, commença par
quitter ses vêtemens. Considéré dans le pays comme une a vieille
femme, » parce qu'il n'avait encore tué personne, il chercha une
occasion de faire preuve de courage. Voici comment elle se pré-
senta. La mère ougrand'mère d'un ami, Bo, le chef de Hiara, venait
de mourir. Il fallait une compensation. Par conséquent, le village
de Kahua fut attaqué et beaucoup de ses habitans furent tués. Une
femme chercha à se sauver avec son enfant. Gela faisait l'affaire du
jeune Rahanomai : « Ne la tue pas ! lui cria son père, elle travail-
lera dans nos champs de yam. » Mais le jeune homme l'abattit et
lui brisa le crâne avec une pierre. Il tua l'enfant de la même ma-
nière. L'année suivante, heureusement, il fut dévoré par un requin
et son père est maintenant à la recherche d'une compensation. »
Les missionnaires catholiques sont exposés aux mêmes mécomptes,
quand il leur est impossible de former des communautés composées
exclusivement de familles de leur confession. Un prêtre mariste m'a
dit : « Je ne puis isoler mes indigènes, je n'arrive qu'à des résultats
imparfaits. » L'exemple le plus frappant des avantages du système
des chrétientés est offert par l'état, à tout point florissant, de l'île
de Wallis, perdue au milieu de l'océan, à quelques centaines de
milles de Fiji et de Samoa, et de la petite île de Futuma, dont les
habitans sont tous catholiques. Ici, c'est la nature qui a créé l'iso-
lement. Ce sont aussi les deux seuls points de l'Océanie où la popu-
lation augmente. La communauté de M8'"Lamaze,près d'Apia, quoique
moins complètement fermée aux influences du dehors, donne, parce
qu'elle se trouve sous la surveillance directe et constante de l'évêque
et des pères , les résultats les plus satisfaisans.
L'apostolat catholique embrasse les Fiji , YOcéanie centrale (les
îles de Tonga, Wallis et Rotuma) , et le Vicariat apostolique de
Samoa (1).
Les missions catholiques datent de 1837. Elles sont très pauvres
(1) A Fiji, il y a 11 prêtres maristes et 5 sœurs du tiers-ordre, les uns et les autres
Français. Le nombre des catholiques indigènes, baptisés et catéchumènes, est de 9,000.
Les deux vicariats de l'Océanie centrale (Tonga) et de Samoa se trouvent sous la
direction de l'évêque d'Olympe, Ms"" Lamaze, qui est assisté de 32 prêtres et de
6 sœurs dites de l'Océanie du tiers ordre, tous Français. Le nombre des catholiques
et catéchumènes serait, dans les îles de Tonga, de 2,000 ; à Wallis, de 4,000 ; à Fu-
tuma, de 1,600; à Samoa, de 5,000.
La population de l'île de Rotuma se compose de catholiques et de protestans. Des
hostilités entre eux, pour des causes qui ne touchaient pas à la religion, ont déterminé
le gouvernement anglais à annexer cette île à la couronne d'Angleterre.
SIX SEMAINES EN OCÉANIE. 101
et ne jouissent d'autres subventions que celles fournies par la Pro~
paganda fide de Rome et par la Propagation de la foi de Lyon.
Aucune contribution n'est imposée aux convertis.
Les missionnaires catholiques ne comptent, comme il a été dit,
sur des résultats tout à fait satisfaisans que lorsqu'ils peuvent iso-
ler leurs ouailles du contact du blanc et du païen, et ils pensent
que les deux œuvres, protestante et catholique, souffrent égale-
ment quand elles se trouvent en présence l'une de l'autre. Ils en-
tretiennent les meilleurs rapports personnels avec les missionnaires
wesleyens et autres, mais ils se plaignent des instn.cteurs indi-
gènes, souvent disposés à user de force pour soumettre à leur auto-
rité les membres de la communauté catholique. Ils se louent de
l'impartialité des autorités anglaises là où il y en a, mais ils regret-
tent que la nationalité française de la plupart des pères donne par-
fois lieu à des suppositions erronées : « Nous sommes, disent-ils,
tout en restant bons Français, les serviteurs de l'église et non les
agens de telle ou telle nation. » J'ai entendu énoncer les mêmes
doléances en Chine et ailleurs.
A Fiji, les missionnaires wesleyens, grâce à la position dominante
qu'ils y ont occupée du temps du dernier roi et à l'influence, un peu
réduite, mais toujours considérable, que l'annexion leur a laissée, sont
des hommes publics, des public rhanirters, fort en évidence. Quoique
généralement respectés, on conçoit qu'ils ne manquent pas de détrac-
teurs. On les accuse de faire le commerce, d'être des trafiquans, des
traders. On m'assure que cette assertion est mal fondée. Ils aug
mentent, il est vrai, leur revenu au moyen d'une taxe que les indi-
gènes acquittent en produits naturels et qui sont vendus publique-
ment ; mais les sommes ainsi réalisées, ils les emploient , en très
grande partie, au bénéfice de leurs convertis.
On leur reproche aussi de trop étendre leur œuvre, de s'en dé-
charger trop sur des instructeurs indigènes, souvent peu dignes de
leur confiance, de visiter rarement les différentes communautés et
de donner trop peu de temps à ces visites.
En résumé, les missionnaires des deux confessions visent le
même but, mais leurs points de départ sont différens comme le
sont aussi les voies qu'ils suivent. Le missionnaire protestant,
lorsqu'il pénètre en pays sauvage, amène sa famille, dans une
certaine mesure les conforts de la vie, et une portion de l'air natal
qu'il a res[)iré dans sa jeunesse. Le plus souvent il quitte un mo-
deste milieu qu'il échange d'emblée contre une existence plus ou
moins en évidence, contre une place marquante parmi les rési-
dens européens, s'il y en a dans l'endroit où il exerce son minis-
tère, et ce sont ceux-là qu'il choisit de préférence. En fort peu de
102 REVUE DES DEUX MONDES,
temps il devient un personnage important avec lequel doivent
compter les représentans de la couronne. C'est une belle carrière
humanitaire et civilisatrice.
Le prêtre catholique qui se dévoue à l'apostolat suit une voca-
tion. En quittant l'Europe, il sait que probablement il ne la reverra
plus. Il se sépare à jamais de sa famille et de ses amis. Il réunit
dans son âme deux élémens. C'est un ascète qui répudie les jouis-
sances de ce monde, et c'est un explorateur qui a soif des vastes
horizons de l'inconnu. Il arrive seul et pauvre. Il cherche les âmes
qu'il espère gagner à la foi dans l'intérieur du pays qui lui est as-
signé comme sphère d'activité. Il s'adapte aux idées, autant que
possible aux usages, à la nourriture des indigènes, s'habille quel-
quefois (en Chine) à la manière du pays, ne revient que passagère-
ment, et quand il le faut absolument, dans les contrées civilisées.
Il y trouve l'atmosphère anglaise et protestante qui règne dans
une grande partie du globe. Né Français, ou Italien, ou Allemand,
ou Belge, rarement Anglais (1), il est et il reste étranger dans ce
milieu. II n'a rien à attendre des hommes et il n'en attend rien, si
ce n'est la considération de ceux qui le voient à l'œuvre.
Mais, faisant ici abstraction du côté purement religieux de leur
activité, l'un et l'autre, le missionnaire catholique comme le mis-
sionnaire protestant, sont des philanthropes dans la meilleure ac-
ception du mot. Ils servent, chacun à sa manière, la plus noble
des causes. S'ils remplissent la tâche qu'ils se sont librement im-
posée, ils auront bien mérité de l'humanité.
28 (29) Juin. — Nous étions, le capitaine Bridge et moi, à notre
dernier dîner, lorsqu'on vint annoncer la Cité de Sydney. La voilà
en vue, montrant des signaux concertés à Sydney ; elle double West-
Cape et s'arrête à un demi-mille de l'Espiègle. C'est la crise de ma
navigation dans le Pacifique. Au carré des officiers, on avait souvent
discuté la question de savoir si on réussirait à rencontrer le stea-
mer américain, ce qui dépendait de l'état de l'atmosphère ; si on
pourrait me transporter à son bord, ce qui dépendait de l'état de la
mer. L'atmosphère était claire, mais la mer houleuse. Après de
rapides adieux qui me furent pénibles, on nous mit dans la balei-
nière du capitaine, qui fut affalée avec les précautions voulues.
C'était encore le premier Ueutenant, M. Lowry, qui tenait le gou-
vernail.
(i) Je parle ici des missions et non du clergé diocésain, qui, dans les colonies an-
glafses, se compose presque exclusivement de prêtres irlandais.
SIX SEMAINES EN OCiA-NIE. 103
Il fait nuit close et la nouvelle lune se dérobe derrière d'épais
nuages. Devant nous, noir sur noir, roulant lourdement sur la
houle, le Léviathan américain, de ses yeux de feu rouge et bleu
(les signaux suspendus au mât de misaine) nous lance des regards
courroucés. La pâle et fauve lumière que projettent les lampes des
cabines à travers les écoutilles ne fait qu'augmenter l'obscurité
du dehors. Ce n'est pas sans une terreur secrète que j'approche
du monstre marin. Arrivés près de lui, nous apprîmes que l'état
de la mer ne permettait pas de baisser l'escalier, et qu'il fallait
monter par une échelle de corde, ce qui dépassait mes forces autant
que mes talens de gymnastique. Après quelques pourparlers
entre M. Lowry et un officier du steamer américain, on nous jeta
une petite planche attachée des deux bouts à une corde. Ce fut sur
ce siège de fragile apparence que je fus lancé dans l'espace et hissé
à bord. La houle de la mer et le roulis du bâtiment donnaient à
ma planchette les mouvemens oscillatoires d'un pendule. J'aperce-
vais sous mes pieds, tantôt les vagues écumantes, tantôt l'embar-
cation de V Espiègle. Deux ou trois fois je fus jeté assez violemment
contre les flancs du steamer. Et le bon M. Lowry, debout dans la
baleinière et faisant un porte-voix de ses deux mains, criait de toute
la force de ses poumons : « Surtout ne lâchez pas la corde. — Je
m'en garderai bien. » A la fm j'arrivai à la hauteur du bastingage.
Deux bras robustes m'enlacèrent et me déposèrent sain et sauf sur
le pont. Les passagers s'y étaient réunis pour assister à ce spec-
tacle de haute acrobatie. De tous côtés, on m'adresse des félicita-
tions et des questions bienveillantes. « Baron, comment allez-vous?
— Je devine (/ gucss) pas blessé, baron? — Je soupçonne (/ mapect)
tout va bien, baron? — Pas de contusions, baron, je calcule? (/ cal-
culau). » Évidemment, et sans erreur possible, j'ai sauté d'un bond
du fond de l'Océanie en pleine Amérique.
Un gros colis blanc me suivit de près, faisant la même ascension
aérienne et décrivant les mêmes courbes. Dans l'obscurité, je le
pris pour une balle de coton. De gros soupirs qui en sortaient me
détrompèrent. Mon fidèle et dévoué serviteur et ma dernière malle
n'eurent pas plus tôt été hissés à bord, que les deux navires amenè-
rent leurs signaux. Ce cher lieutenant Lowrj'. pressé de rejoindre
son bâtiment, me serra la main à la hâte. La Cité de Sydney mit le
cap au nord, et VEspii^gle qui se dirigeait au sud, disparut aussi-
tôt dans les ténèbres, emportant mes regrets et mes remercîmens,
mais non mes souvenirs, qui resteront gravés dans ma mémoire.
HiJBNER.
MELCHIOR GRIMM
IV'.
GRIMM ET CATHERINE. — LA RÉVOLUTION ET L'ÉMIGRATION. — LA FIN.
1.
Grimm fit deux séjours à Pétersbourg. Le premier, en 1773,
lorsqu'il y conduisit le jeune prince héréditaire de Hesse et assista
au mariage de la princesse Wilhelmine avec le tsarowitz Paul. Il y
retrouva Diderot, avec lequel il avait quitté Paris, mais qui avait
pris par la Hollande et y avait passé plusieurs mois. L'impératrice
les accueillit l'un et l'autre de la manière la plus flatteuse, mais non
pas to-ut à fait de la même manière. Diderot l'étonnait par son élo-
quence et l'amusait par sa familiarité et ses distractions ; Grimm
l'intéressait, la chariiiait (2). « Sa conversation est un délice pour
moi, écrivait-elle à Voltaire, mais nous avons encore tant de choses
à nous dire que jusqu'ici nos entretiens ont eu plus de cha-
leur que d'ordre et de suite. » Grimm, dans une lettre adressée à
M™® Geoffrin, rend également compte de ses premières impressions
à la cour de Russie. « Le lendemain de mon arrivée, à midi, j'ai
(1) Voyez la Hevue du 15 octobre, du 15 novembre et du l'"^ décembre 1885.
(2) Grimm, écrivant au comte de Nesselrode, dit et répète que l'impératrice a été
enchantée de Diderot, mais que celui-ci n'a pas fait à Pétersbourg d'autres con-
quêtes ; loin de là, il a été en butte à de sourdes persécutions.
MELCHIOR GRIMM. 105
fait la révérence à Sa Majesté, et je lui ai baisé la main avec le res-
pect qu'on doit à la main auguste qui tient les rênes d'un grand
empire, et avec le plaisir qu'on a d'approcher ses lèvres d'une
belle main de femme... L'impératrice me combla de bontés dès le
premier jour. Après s'être entretenue quelque temps avec moi, elle
me fit ordonner de rester à dîner. Après dîner, elle me dit en me
souriant : « J'ai été bien loin de vous, mais j'espère qu'il n'en sera
pas toujours de même... » J'ai eu l'honneur de la voir presque tous
les jours, de dîner deux ou trois fois avec elle, et, ce qui vaut au-
dessus de tout, de causer encore quelquefois le soir une heure et
demie, deux heures de suite, tête à tête dans son cabinet. Là, il
faut se camper dans un bon fauteuil, en face du canapé impérial et
de la souveraine de toutes les Russies; on cause, on babille de
choses sérieuses, gaies, graves, frivoles, souvent très gaîment de
choses graves, très gravement de choses gaies ; et puis Sa Majesté
dit bonsoir. Nous avons jasé ce soir comme des pies borgnes. C'est
je vous assure, une charmante femme et dont la maison manque à
Paris. Une ou deux fois la semaine, l'impératrice dîne dans son
Ermitage attenant le palais et communiquant à son appartement.
C'est là que sont ses immenses trésors en peinture ; c'est là qu'on
trouve un jardin d'été et un jardin d'hiver de plain-pied avec l'ap-
partement, au premier étage. L'entrée de l'Ermitage rend tout le
monde égal : on quitte son rang, son épée, son chapeau à la porte.
11 n'y a pas là un soupçon d'impératrice. Dans la salle à manger il
y a deux tables, l'une à côté de l'autre, chacune de dix couverts.
Le service se fait par machines ; ainsi point de valets derrière les
chaises, et le lieutenant de police est fort attrapé, car il ne peut
pas faire un seul rapport à Sa Majesté de ce qui se dit pendant ces
dîners-là. Les places se tirent au sort, et l'impératrice est souvent
placée au coin de la table, tandis que M. Grimm ou un autre homme
de son importance occupe la place du milieu. »
L'intimité qui, du premier abord, s'était ainsi établie, entre
l'impératrice et l'écrivain, s'accrut encore après les fêtes du ma-
riage et le départ de la landgrave. « Sa Majesté me faisait fréquem-
ment appeler, après souper, dans son appartement. Elle travaillait à
quelque ouvrage de main à sa table, me faisait asseoir vis-à-vis
d'elle et me gardait jusqu'à dix heures et demie, onze heures, sui-
vant le degré d'intérêt que la conversation avait pris. Bientôt ces
séances devinrent journalières et étaient précédées tantôt d'une
tantôt de deux dans la journée, l'une avant, l'autre après le dîner
de Sa Majesté. Je passais ainsi régulièrement depuis onze heures
du matin jusqu'à onze heures du soir à la cour et en })résence de
l'impératrice, soit en public, soit en particulier; je n'étais retiré
chez moi que l'après-dîner, depuis quatre jusqu'à six heures. L'hi-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
ver de 1773 à 1774 s'écoula ainsi pour moi dans une ivresse con-
tinuelle. Les bontés de l'impératrice semblaient s'accroître de jour
en jour, et avec elles sa confiance. La mienne était telle que j'en-
trais dans son appartement avec la même sécurité que chez l'ami
le plus intime, sûr de trouver dans son entretien un fonds inépui-
sable du plus grand intérêt sous la forme la plus piquante. »
Catherine, qui n'ignorait point que Grimm était à la recherche
d'une position, eut l'idée de l'attacher à son service, et, le lendemain
même de la première entrevue, elle lui fit faire des ouvertures à
ce sujet. A la grande surprise de l'impératrice, Grimm se montra
hésitant. Quelque séduisantes que parussent les propositions qui
lui étaient faites, il se défiait d'une fortune qui reposait sur la base
précaire de la faveur. Il lui en coûtait sans doute aussi de renon-
cer à ses habitudes et à sa société de Paris. Il dut, enfin, com-
prendre l'impossibilité soit de se séparer de M""^ d'Epinay, soit de
la faire venir en Russie. « Les bontés de l'impératrice m'ont rendu
fou, écrivait-il au comte de Nesseirode ; si je la quitte, j'en mourrai
de douleur, mais comment rester? » La maladie vint à son secours.
Il fut attaqué d'une fièvre d'accès qui le retint quelques semaines
chez lui, et que les médecins ne crurent pouvoir couper sans un
changement d'air. Grimm se sépara donc de Catherine, au mois
d'avril 1774, en promettant toutefois de revenir et en s'engageant
jusque-là à donner fréquemment de ses nouvelles. Telle fut l'ori-
gine de la précieuse correspondance dont nous devons la publica-
tion à la Société impériale de l'histoire de Russie. Les lettres de la
tsarine, qui n'offrent que peu de lacunes, commencent au lende-
main du départ de Grimm, en 1774, et vont jusqu'au 20 octobre
1796, un mois avant la mort de Catherine. Nous étions moins fa-
vorisés en ce qui concerne les lettres de son correspondant,
dont une petite partie seulement avait pu être recouvrée dans les
archives de la couronne et entre les mains du prince Woronzof ;
une trouvaille, récemment faite dans un château de Pologne, vient
heureusement d'y ajouter un grand nombre de pièces nouvelles
et relatives aux dernières années du règne, par conséquent à la
politique de Catherine pendant la Révolution. La collection n'en
reste pas moins encore fort incomplète. La suite de ces lettres ne
devient régulière qu'en 1779 ; elle souffre plusieurs interruptions
entre 1783 et 1790, et elle fait entièrement défaut entre mai 1791
et août 1793.
Grimm fat fidèle à sa parole. Il revint à Pétersbourg, en 1776,
après un voyage de quelques mois, dans lequel il servit de mentor
aux jeunes comtes Romanzof , et qui le conduisit successivement
à Naples, où il embrassa Galiani ; à Rome, qu'il aspirait de-
puis longtemps à visiter ; à Ferney, où il fut reçu par Voltaire, et à
MELCHIOR GRIMM. 107
Berlin, où il put causer avec Frédéric du nouveau règne qui com-
mençait en France. Grimm arriva en Russie au mois de septembre,
juste à temps pour assister aux secondes noces du tsarowitz, dont
il avait, deux ans auparavant, vu célébrer le premier mariage. Il
n'y trouva pas un accueil moins empressé que lors de sa précé-
dente visite. « Je passai une année presque entière, raconte-t-il,
auprès de mon auguste protectrice, la voyant tous les jours, du
matin au soir en public, et en particulier au moins une fois par
jour ; passant, pour l'ordinaire, deux, trois, quelquefois quatre, et
une fois jusqu'à sept heures de suite, tête à tête avec elle, sans
que la conversation tarît un instant. C'était un commerce d'épan-
chemens entre deux amis, qui se rendaient compte réciproque-
ment de ce qui les avait occupés, intéressés dans la journée, de ce
qui les occuperait le lendemain... Il faut avoir vu dans ces momens
cette tête singulière, ce composé de génie et de grâce, pour avoir
une idée de la vene qui l'entraînait,' des traits qui lui échappaient,
des saillies qui se pressaient et se heurtaient, pour ainsi dire, en
se précipitant les unes sur les autres comme les eaux limpides
d'une cascade naturelle. Que n'a-t-il été en mon pouvoir de cou-
cher par écrit ces causeries ! Je quittais Sa Majesté pour l'ordinaire
tellement ému, tellement électrisé, que je passais la moitié de la
nuit à me promener à grands pas dans ma chambre, obsédé, pour-
suivi par tout ce qui avait été dit, et me désolant que tout cela ne
lût que pour moi et dût rester perdu pour tout le monde. L'impé-
ratrice, à la vérité, ne fut jamais un seul instant absente dans ces
tête-à-tête, mais elle n'y fut pas non plus jamais de trop. L'art de
conserver la dignité qui lui était naturelle, au milieu de l'aisance,
de la familiarité même, était un de ses secrets et des charmes ma-
giques de sa société. »
Si la correspondance de Catherine avec Grimm ne reproduit pas,
sans doute, d'une manière complète l'agrément et la puissance de
sa conversation, elle atteste du moins que son correspondant n'a
point exagéré l'étrange familiarité qui s'était établie entre eux.
Grimm était ^à peine arrivé pour la seconde fois à Pétersbourg,
qu'en homme avisé et qui ne perd jamais de vue l'essentiel, il se
demanda de nouveau à quoi le mènerait la faveur dont il jouissait,
quel parti il en pourrait bien tirer pour son avenir. Le problème se
posait toujours dans les mêmes termes : par quoi remplacer la Cor-
respondance littéraire, dont il était fatigué, et qu'il avait, du reste,
depuis trois ans déjà, abandonnée à Meister? Quelle occupation in-
venter qui lui permit de toucher des honoraires tout en résidant à
Paris? Grimm, dans cette perplexité, eut recours au style moitié
sérieux, moitié bouffon, qui caractérise du reste toute sa corres-
pondance avec l'impératrice, et il y joignit l'empbi des procédés
108 REVUE DES DEUX MONDES.
littéraires qui avaient jadis fait la fortune du Petit Prophète. La
requête qu'il adressa à Catherine débutait par une parodie du Credo,
dans laquelle cette souveraine prenait la place des trois personnes
de latrinité ; l'écrivain lamentait ensuite, dans le style de Jérémie,Ia
destinée qui l'avait ramené en Russie sans lui permettre d'y rester
définitivement. Arrivant enfin à l'exposé de ses difficultés et de ses
vœux, notre courtisan racontait en langage moins fleuri qu'il était
venu au monde sans fortune et qu'il n'avait pas encore réussi à s'en
faire une. « N'ayant jamais ni volé, ni su tirer parti de mes occu-
pations, j'ai perdu ma vie à faire un mauvais travail à qui je dois
cependant tout mon bonheur, qui n'est pas commun. L'état de ma
santé m'obligeant d'y renoncer, j'ai trouvé, en faisant mon dé-
compte, qu'après en avoir vécu honnêtement pendant vingt ans, je
m'en étais encore ménagé un revenu annuel d'environ sept à huit
cents roubles. » Ce revenu, suffisant pour donner du pain à un phi-
losophe, ne l'est pas pour permettre à Grimm de vivre en grand
seigneur et à la cour de Russie. Le rôle d'hôte et de commensal de
Catherine ne saurait, d'ailleurs, lui aller ; il craint qu'on ne se lasse
de lui, il redoute les envieux, et il tient à rendre quelques services
en retour des faveurs dont il est comblé. La pièce se termine par
une nouvelle plaisanterie : l'embarras de prendre une décision a
déterminé chez Grimm un état si critique qu'il a fallu faire appeler
MM. Rogerson et Kelchen, les médecins ordinaires de l'impéra-
trice ; or, il appert de leur consultation que le malade doit être
renvoyé à Paris, parce qu'il n'est bon qu'à écrire et ne peut écrire
que là ; d'un autre côté, comme il ne veut pas renoncer à servir sa
majesté, c'est à celle-ci en définitive qu'il appartient de trouver
le remède.
Nous avons la réponse de l'impératrice à cette requête. Cathe-
rine ne comprit pas tout de suite où Grimm voulait en venir ; regar-
dant comme sincères les raisons qu'il donnait pour ne pas rester
en Russie, elle s'appliqua de bonne foi à les lever. Il ne voyait pas,
avait-il dit, en quoi il pourrait la servir à Pétersbourg : elle lui
proposait de l'aider dans ses projets d'instruction publique. Il re-
doutait les difficultés : elle promettait « d'arranger si joliment les
choses que tout viendrait tout naturellement se ranger sous ses
pattes. » Il n'avait pas le courage de dire pour toujours adieu à
Paris : eh bien ! qu'il ne s'engage que pour un temps limité. Quant
à un traitement, la chose, s'il consentait, serait bientôt réglée.
Catherine, au surplus, le laissait libre et ne demandait qu'un oui
ou un non. La suite de la négociation nous manque, mais nous en
connaissons le dénoûment. Grimm finit par faire comprendre qu'il
lui répugnait de se fixer en Russie, et l'impératrice réussit à lui
trouver des fonctions qu'il pût remplir à Paris. Il y devint son agent
I ^
MELCHIOR GRIMM. 109
pour les achats d'objets d'art, et, en général, pour les missions et
commissions confidentielles. Ses appointemens étaient de 2,000 rou-
bles, ce qu'il évalue lui-même à 10,000 livres de France. Il rece-
vait, en outre, ce rang et ce titre de colonel qui amusaient tant
Frédéric. Grimm, ainsi comblé, quitta Pétersbourg, passa par
Stockholm, où le roi de Suède l'avait invité à venir, et arriva à
Paris, au mois de novembre 1777, après une absence de près de
deux ans. C'est à cette époque qu'il alla demeurer rue de la
Chaussée-d'Antin, dans un appartement qu'il occupa jusqu'au jour
de l'émigration.
II.
La correspondance entre la souveraine et le philosophe courtisan
recommença dès le lendemain de cette seconde séparation. Elle
était presque journalière. Catherine, en effet, au bout de quelques
années, renonça à l'usage de la poste; elle envoyait tous les trois
mois un courrier qui apportait à Grimm un paquet et remportait sa
réponse, et ces paquets renfermaient une sorte de journal, quo-
tidien ou peu s'en faut, dans lequel on consignait, de part et d'autre,
les affaires, les nouvelles, les réflexions, les saillies, les choses
folles ou sages, tout ce qui passait, en un mot, par la tète de ces
étranges épistolaires. Ce qui y tenait le moins de place, c'étaient
les événemens du jour, sauf plus tard quand la révolution eut éclaté
et que Grimm eut quitté la France. Le souffre-douleur se montrait
d'une grande réserve à cet égard ; le public ne s'en imaginait pas
moins qu'un commerce de lettres de cette espèce devait avoir pour
principal objet les questions qui s'agitaient entre les cabinets de
l'Europe. Les voyageurs russes qui passaient à Paris se deman-
daient de leur côté, et non sans appréhension, si le correspondant de
Catherine n'était pas chargé d'envoyer des rapports sur leurs liaisons
et sur leur conduite. Le gouvernement français paraît avoir été
mieux renseigné. « Je dois aux ministres de Louis XVI, a déclaré
Grimm, la justice de dire que jamais ils n'ont conçu le moindre
ombrage de cette allée continuelle des courriers. Jamais ils n'en
ont marqué la plus légère inquiétude. Leur confiance, au contraire,
dans ma discrétion était telle qu'ils me tenaient constamment au
courant de ce qui se passait entre eux et les ministres de l'impé-
ratrice et des instructions qu'ils donnaient au ministre de France à
Pétersbourg; mais je gardais ces notions pour moi, et ne me per-
mettais pas d'en dire un mot dans ma correspondance, tant il me
paraissait important de ne jamais croiser la marche ministérielle
d'une affaire quelconque. Quoique rarement, il arrivait cependant à
l'impératrice de me charger parfois d'une insinuation à faire au
110 REVUE DES DEUX MONDES.
ministère de France, qu'elle ne jugeait pas à propos de faire passer
par le canal [ministériel ; mais, dans ces occasions, jamais le nom
de Sa Majesté ne fut compromis, et je prêchais mon texte comme
le fruit de mes propres réflexions, fondées sur la connaissance que
je pouvais avoir des principes et de la façon de penser de l'impé-
ratrice. Les ministres de Louis XYI, de leur côté, me pressaient
assez souvent de me charger de choses qu'eux aussi ne voulaient
pas faire arriver par le canal ordinaire. Je leur observais prélimi-
nairement qu'avant tout j'étais Russe ; que s'ils ne voulaient pas
parler vrai ni agir conformément à ce qu'ils annonçaient, ils
avaient grand tort de s'adresser à moi ; qu'en m'inspirant une fausse
confiance en eux, ils ne donneraient pas une minute le change à
l'impératrice sur leurs véritables dispositions... Je dois rendre la
justice au ministère de France que jamais il ne m'en a imposé sur
rien, et je me rappelle que, nommgnent dans les négociations avec
la Porte pour la déterminer à la cession de la Tauride, il remplit
exactement ce qu'il avait annoncé, et, ce qui dans ce temps-là
n'était pas si aisé à croire, prévint alors par son influence à Gon-
stantinople la rupture entre les deux empires. »
Le lecteur aura remarqué ces mots : « avant tout j'étais Russe. »
Grimm était Russe en etfet, ayant été attaché au senice de Cathe-
rine par le titre de conseiller d'état. Gela ne l'empêchait pas d'être
en même temps Allemand en sa qualité de ministre plénipotentiaire
du duc de Saxe-Gotha à Paris, désignation sous laquelle il figure,
dans VAlmanach royal, de 1776 à 1792. Français, s'il ne l'était
pas au sens légal ou officiel du mot, Grimm l'avait été comme fai-
sant partie de la maison du duc d'Orléans, et il l'était resté par une
adoption évidente, par bien des habitudes et des préférences. Nous
avons donc là le parfait cosmopolite, prêt à épouser tous les inté-
rêts, à entrer dans tous les services, à chercher la fortune de quel-
que côté qu'elle lui fît signe. Mieux que cela, nous voyons Grimm,
pour ainsi dire, en fonction internationale, servant d'intermédiaire
entre les cours, et méritant, du reste, la confiance qu'on mettait
en lui par sa raison, par son tact et par une discrétion à toute
épreuve.
Le fond de la correspondance entre Grimm et Gatherine en ferait
quelque chose d'assez fastidieux si l'étrangeté de leur relation n'en
faisait, au contraire, l'un des documens les plus curieux de l'histoire.
Les deux personnages s'écrivent la plupart du temps pour des com-
missions à donner et des comptes à rendre, mais à ces détails d'af-
faires, nous l'avons dit, se mêlent mille sujets divers d'entretien,
de sorte qu'il finit par se dégager de tout cela deux physionomies
inoubliables. Catherine s'y livre avec tant d'abandon, elle s'y montre
sous tant de jours diff'érens, elle est si homme et si femme, si
MELCHIOR GRIM3I. 111
transparente et si énigmatique, que le lecteur est entraîné par l'in-
térêt de cette révélation. Grimm, de son côté, est ici tout autre que
nous ne le connaissions encore, infiniment plus libre, plus débou-
tonné, plus bavard, plus plaisant, plus souple, plus familier, plus
important. Les deux correspondans ont, dès le premier jour, mis
leurs lettres sur un ton qui permettait à la souveraine de tout dire
au hasard de la plume, sans souci de la langue ou de la dignité, et
qui autorisait le sujet à se permettre beaucoup aussi sans paraître
oublier la distance des rangs, ni se départir du respect dû à une
tête couronnée. Ce ton est celui d'une plaisanterie, disons mieux,
d'une cocasserie qui ne se dément pas. Il faut avoir feuilleté ces
volumes pour s'en faire une idée. Rien n'y est dit simplement. On
mêle l'allemand et le français. On désigne les individus par des so-
briquets ; Marie-Thérèse est « Maman, » Frédéric est Hérode, Gus-
tave III, Falstaff, etc. Tout passe à la faveur de ce style. Grimm
s'en sert, au besoin, pour contredire ou redresser. Catherine, par
exemple, ayant fait je ne sais quelle confusion de noms, son cor-
respondant se dit « payé par son auguste souveraine pour se dé-
fier de la tête impériale, dont peu de mortels ont été à portée
comme lui de considérer et d'étudier la marche, c'est-à-dire les
sauts et les bonds, et dont il n'est pas donné à tout le monde de
mesurer les gambades, encore moins de les suivre. » Mais c'est sur-
tout à varier le vocabulaire de l'adulation que Grimm fait servir ce
ton de charge et de parade. Il y trouve des ressources que les fa-
çons ordinaires de parler ne lui auraient jamais fournies, et il évite
les pires difficultés du genre, laissant incertain ce qu'il faut mettre
au compte d'une admiration sincère ou au compte d'un jeu convenu.
L'humilité, par ce moyen, devient impunément bassesse et la flat-
terie extravagance. Grimm demandera à être compté au nombre des
chiens de l'impératrice. Il n'est qu'un ver de terre et il s'en féli-
cite : « J'en suis plus fait, dit-il, pour ramper à ses pieds. » Il est
deux formes que la flagornerie aflecte surtout dans les lettres de
Grimm, la description du culte qu'il rend à Cathenne et le récit
des émotions que ses faveurs lui font éprouver. L'impératrice a une
chapelle dans l'hôtel de la Chaussée d'Antin, et elle y reçoit de
toute la famille des hommages religieux. Les principales dates
de sa vie, sa naissance, son avènement au trône, son coui'onne-
ment,y sont célébrés par des fêtes. Tout ce qui émane d'elle excite
des transports de reconnaissance, des cris d'admiration. Grimm
vient d'obtenir le portrait de la souveraine. « L'image révérée,
écrit-il, a été reçue avec les mêmes cérémonies et la même dévotion
avec lesquelles le comte Souvarof reçut son cordon de Saint-André
à Kinburn ; excepté de n'avoir pas communié, je puis me vanter
d'avoir ri, pleuré et eu, autant que lui, l'air d'un possédé. Il est
112 REVUE DES DEUX MONDES.
cependant impossible que ce cordon lui ait causé le même mouve-
ment de joie et de reconnaissance qu'à moi l'image vénérée, parce
que j'en suis épuisé, anéanti... Que n'ai-je communié comme lui,
et sous les deux espèces, avant de toucher à l'image révérée ! Cet
acte de piété m'aurait peut-être donné la force de supporter ma
joie et de ne pas succomber sous le poids de ma reconnaissance.
Bénie soit celle qui, pleine de grâce, a daigné accorder à son souffre-
douleur cette image sans prix de l'immortelle I » II n'est lettre de
l'impératrice, du reste, qui ne donne lieu à de semblables dithy-
rambes. Grimm ne peut les relire sans y trouver de nouvelles ri-
chesses. « C'est comme les beaux tableaux de Raphaël, dit-il : plus on
les regarde, plus on en est enivré, extasié.» Et l'attendrissement dé-
passe encore l'admiration. Notre homme, quand il a reçu l'une de ces
épîtres, pleure « comme un veau. » Le tremblement de terre de Lis-
bonne, à ce qu'il prétend, n'est qu'un jeu de marionnettes en compa-
raison des transports qui l'agitent. Il a été plus longtemps que d'ha-
bitude sans nouvelles, il lui arrive enfin un gros paquet, et voici
là-dessus à quelles pantalonnades il se livre : « Après une séche-
resse et une aridité totales de près de six mois, ce messager de
notre divinité tutélaire a lâché les écluses de la bienveillance impé-
riale avec si peu de précaution qu'un engloutissement universel a
pensé en être la suite immédiate. Que Votre Majesté se figure le
désordre de ces premiers instans ; le déluge de Moïse n'est qu'une
pauvreté auprès, et il ne reste point de termes pour en donner une
idée. Jamais il n'y eut une preuve plus forte et plus démonstrative
à quel point les extrêmes se touchent. Ce fut une douce mort à la
vérité que d'être inondé du nectar de la joie, mais ce fut cependant
la mort, et un souffre-douleur tenant dans ses mains tremblantes
une pancarte impériale de quarante et une pages, se trouva dans
les premiers instans dans un état plus critique que ne l'était un
moment aupavarant le souffre- disette avec tous ses symptômes de
consomption. Mais lorsqu'au torrent de la bonté et de la bienveil-
lance impériale, il se sentit la force d'opposer un torrent de larmes,
alors il se crut la vie sauve. En effet, depuis six jours (mais il ne lui
en a pas fallu moins), depuis six jours qu'il est en possession de ce
trésor inappréciable de quarante et une pages, il a peu à peu perdu
l'immobilité effrayante du premier moment, l'usage des jambes est
revenu, il a recouvré la respiration, et les cris de la reconnaissance
qui l'étouffaient ont été si continuels et si aigus que je crains que
Votre Majesté n'en ait été étourdie à ne savoir où se mettre, malgré
la distance immense qui sépare de son auguste bienfaitrice celui
qu'elle fait mourir de reconnaissance et d'attachement. Il en est
résulté un petit soliloque avec lui-même. Depuis dix ans, dit-il, mon
étoile la plus étrange, la plus glorieuse, m'a transformé en ballon.
MELCHIOh GRIMM. 113
Questa mano possente e candida tient ma destinée entre ses doigts ;
le plus léger mouvement de cette main auguste m'élève jusqu'aux
nues, agrandit la sphère de mes forces, me fait planer dans les
cieux, et je n'aperçois plus rien au-dessus de moi que la puissance
du génie de celle qui dispose de moi. Mais aussi, un moment d'oubli
lui fait-il échapper le ballon d'entre les doigts, aussitôt il roule à
terre, tout son orgueil l'abandonne, le découragement et le déses-
poir prennent la place de la confiance, et à toutes les pensées hautes
succède un anéantissement total. Cependant, qu'es-tu, ô misérable
ballon, pour vouloir toujours occuper cette main qui tient les rênes
du plus vaste empire et dont les mouvemens décident les mouve-
mens du monde? Si par un miracle inexplicable elle a daigné te
soutenir depuis dix ans, comment espérer que ce miracle se re-
nouvelle et se perpétue? De tout cela, madame, il résulte que
c'est une triste condition que celle d'un ballon qui renferme un
cœur. »
Catherine, dans ses réponses, adopte le même genre de sério-
comique; seulement, tandis que la bouffonnerie aidait Grimm à
déguiser l'adulation sous l'hyperbole, l'impératrice s'en sert pour
dissimuler la faveur sous des façons de brusquerie. Comme son
correspondant, elle bariole son français d'allemand, et quel français
que le sien! Ce n'est pas qu'elle ne l'ait appris dans son enfance, de
M"* Gardel, son institutrice; elle en possède l'usage courant, mais
elle le parle avec un mélange bizarre de tours idiomatiques et d'in-
corrections, allant toujours son chemin, se plaisant à l'incohérence
des images. Elle a « un mal de tête qui ne se mouche pas du pied. »
Elle énonce hardiment que « cinquième roue au carrosse ne sau-
rait rien gâter à l'omelette. » Çà et là, des mots grossiers, de ceux
qu'on n'écrit pas ententes lettres. Un naturel, pour tout dire, qui
va jusqu'à l'abandon. Catherine a dans son correspondant une
confiance absolue, et elle éprouve le besoin de causer avec lui
en tout lieu et en toute circonstance. Elle lui rend compte de
ses fêtes, de ses constructions, de ses voyages, de ses affaires d'état,
de ses triomphes, de ses chagrins. Elle ne le lui cache pas : « Je
n'ai jamais écrit à personne comme à vous. » Et une autre fois :
« Je vous écris tout ce qui me passe par la tête, sans ordre ni règle,
sans style ni orthographe ; vous avez nommé cela admirablement
bien : olla podrida impériale, car vraiment mes lettres ressemblent
au plat espagnol. » Et encore, vers la fin : « Je sais et n'en doute
pas que vous m'êtes profondément attaché : entendez-vous, souffre-
douleur ? Et voilà pourquoi je vous dis tout ce qui se trouve au
bout de ma plume. »
Grimm est l'homme d'affaires de Catherine, un factotum dans le
TOMB LXUII. — 18S6. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
sens le plus étendu du mot. Les commissions qu'il reçoit sont de toute
espèce, des bonbons, des pots de rouge, des toilettes, des livres, de la
musique, des estampes, des camées, des tableaux. L'impératrice a le
goût des arts et la manie des musées. Il lui prend, selon le mot
de son correspondant, des accès de gloutonnerie. Elle achète des
collections entières, les cabinets de pierres gravées du bailli de
Breteuil et du duc d'Orléans, les galeries de tableaux de Baudoin
et de Tronchin, les portefeuilles de Glérisseau, la bibliothèque de
Voltaire après celle de Diderot. Tout n'est pas toujours de premier
mérite dans les marchés qu'on fait pour elle, et elle s'^en fâche.
« Ah I morbleu ! il est incroyable comment le divin s'est laissé
tromper cette fois (le « divin, » c'est Reiffenstein, son agent de
Rome) ; j'ai ordonné de faire choix et d'envoyer les croûtes à l'encan
pour le bien de l'hôpital de la ville. » Elle a, d'autres fois, des
crises d'économie ; elle se dit ruinée, jure ses grands dieux qu'elle
n'achètera plus rien. Grimm, il faut le dire, l'encourage tant qu'il
peut dans ces idées de sagesse, mais les bonnes résolutions durent
peu,- ou bien c'est le favori du moment qui a, lui aussi, le goût
des gemmes et dont il faut satisfaire les caprices. Catherine n'a-
chète pas seulement, elle bâtit, et c'est Grimm qui lui fournit des
architectes, des plans, les dessins pour une porte monumentale,
pour une galerie copiée sur les Loges du Vatican. Catherine a un
théâtre, et Grimm lui envoie des comédiens et des comédies, des
pièces que Sedaine écrit exprès pour elle, un Carmen sœmlare de
Philidor, destiné à quelque anniversaire solennel. Grimm, enfin, est
le canal des bienfaits de l'impératrice, et, malheureusement pour lui,
on le sait et on en abuse ; il est assiégé d'importuns qui font des offres,
apportent des projets, implorent des secours. Il résiste, cela est évi-
dent, et il a dû éconduire bien des quémandeurs, mais s'il n'abuse
pas de son crédit, il en use, et très souvent pour recommander des
infortunes. Catherine a ainsi fait beaucoup de bien. Elle se fiait au
jugement de son agent, et plus encore à son intégrité, et cette con-
fiance était méritée. Des sommes considérables ont passé par les mains
de Grimm pendant les vingt années qu'il fut au service de la tsarine,
et jamais sa réputation de probité ne souffrit la moindre atteinte.
Un passage d'une de ses lettres nous montre avec quelle hauteur
il refusait les pots-de-vin qu'on lui offrait quelquefois sur les mar-
chés dont il était l'intermédiaire. Lorsqu'il demandait quelque chose
pour lui-même, c'est le plus souvent un portrait de l'impératrice ;
la sollicitation devenait un raffinement de la flatterie. Le jour vien-
dra, il est vrai, où, ayant perdu tout ce qu'il avait, et chargé du
soin d'une famille qu'il regarde comme la sienne, il en appellera à
la générosité de la souveraine qu'il a si bien servie; mais il le fera
alors avec le sentiment des droits qu'il s'est acquis. Grimm est
MELCHIOR GRIMM. lia
courtisan, Grimm poursuit la fortune, il se met sur le chemin des
générosités, mais il n'est pas proprement mercenaire.
Parmi les commissions dont l'impératrice chargeait son factotum,
il en était de confidentielles, de délicates. Un jeune Lanskoï, âgé de
dix-sept ou dix-huit ans et frère d'un favori de Catherine, avait eu
d'assez fâcheuses aventures de voyage. Parti sous la conduite d'un
personnage, nommé La Fontaine, qu'on lui avait donné pour gou-
verneur, il tomba à Dresde dans les filets d'une jeune femme que
la correspondance désigne sous le diminutif de Lehnchen. La Fon-
taine, empressé de favoriser des désordres dont il espérait profiter,
se prêta à tout et conduisit en secret les amoureux à Paris. Grand
émoi des Lanskoï, qui envoyèrent l'un des leurs à la recherche
des fugitifs, et interminables ennuis pour Grimm, sur qui retomba
le soin d'aider ces recherches, de séparer les coupables, et en
même temps d'éviter un éclat. La tâche n'était pas facile ; le jeune
homme voulait absolument épouser la belle, et la belle, de son côté,
menaçait, si son amant quittait Paris, de lui courir après. On ne fut
tout à fait rassuré que quand le Lanskoï fut de retour à Pétersbourg.
Lehnchen ne tarda pas à trouver un a consolateur, » et fut désinté-
ressée moyennant une rente viagère de 2,000 livres, que lui
constitua Catherine. Toute cette affaire donna énormément de
peine à Grimm, qui dut agir secrètement, faire surveiller « ce lutin »
de Lehnchen par la police et obtenir une lettre de cachet contre
La Fontaine. Celui-ci, pour éviter l'emprisonnement, s'était réfugié
au Temple, comme lieu de franchise, et il y vécut dans la misère
jusqu'à ce que Grimm le fit libérer. « M. de Vergennes, écrit le
soull're-douleur, s'est prêté dans toute cette affaire, avec le plus
grand empressement, à tout ce que j'ai été dans le cas d'exiger de
lui, et s'en est rapporté à moi pour tous les ordres dont j'avais be-
soin, sans la moindre défiance. » Catherine avait en général à se
louer des dispositions de ce ministre à son égard ; elle le recon-
nut par un cadeau de fourrures à M™" de Vergennes.
Une autre affaire confiée à la prudence de Grimm, et qui inté-
ressait plus directement Catherine, concernait un fils qu'elle avait
eu en 1762 de Grégoire Orlof, et qui portait le nom de Bobrinski.
L'impératrice avait fait élever ce garçon en Allemagne et lui avait
assuré une fortune indépendante de 30 ou A0,000 roubles par
an. Bobrinski, en 1785, vivait à Paris et dans d'assez mauvaises
comjwgnies. Il avait fait des dettes et paraît même s'être laissé
entraîner à des intrigues politiques. Catherine accuse Frédéric de
l'avoir incité contre elle, et assure qu'elle en a les preuves en main.
Elle n'en restait pas moins disposée à venir au secours du mauvais
sujet, pour qui elle se sentait évidemment un faible. 11 était non-
chalant, mais elle ne le croyait ni méchant ni malhonnête ; une tête
116 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'envers, pensait-elle, mais de l'esprit, des connaissances et même
des talens. Un peu de bizarrerie de sa part n'était pas fait pour
étonner Catherine, « car, dit-elle, il appartient à des gens fort sin-
guliers dont il tient beaucoup. » Que s'il a besoin d'argent, elle veut
qu'on lui en donne. Quand l'impératrice s'exprimait ainsi, elle ne se
doutait pas encore de l'étendue des extravagances de Bobrinski,
qui avait fait des billets pour des sommes considérables, un entre
autres de plus d'un million de livres, sur lequel le détenteur con-
sentait à perdre la moitié si on le payait sur-le-champ. « Il est sin-
gulier, écrit la tsarine à Grimm, que cet avare se soit laissé entraîner
à gaspiller ainsi sa recette. J'enverrais bien quelqu'un pour retirer
ce monsieur-là, mais il est si farouche et si caché qu'il est capable
de n'y prendre aucune confiance : il se dira malade et s'échappera.
Je crois que le mieux serait de le faire venir chez vous et de lui
dire que je vous ai chargé de lui conseiller de mettre de l'ordre
dans ses affaires, de ne plus jouer ni parier des sommes qui excè-
dent son revenu, et de payer ses dettes de la façon indiquée. Vous
entendrez alors ce qu'il dira ; demandez-lui un aveu sincère, et, s'il
le fait, faites-lui mettre par écrit comment il veut s'arranger. S'il
fait le renfermé et cherche à esquiver, ayez la bonté de lui repré-
senter les conséquences. Dites-lui qu'ayant prévu ses écarts, on
l'avait confié à M. Bouchouyef, qu'il a voulu avoir les coudées fran-
ches, qu'on les lui a données, qu'il en voit les suites, qu'une somme
énorme n'a pas suffi entre ses mains, qu'il fera bien à l'avenir d'em-
ployer son argent avec plus d'utilité, et qu'au reste, s'il a envie de
se ruiner, il en est le maître. Pour le tirer de Paris, je crois qu'il
faudrait lui conseiller d'aller en Angleterre. » Mais Catherine n'était
pas femme à tenir rigueur au fils d'Orlof. u Je m'attache unique-
ment, dit-elle deux mois après, à la détresse dans laquelle se
trouve le jeune homme à la suite des sottises qu'il a faites, et j'ai
ordonné de vous envoyer les 23,000 roubles dont il a un besoin
si urgent. II est pris d'un fonds qui est en réserve pour lui, mais
c'est ce qu'il ignore et doit ignorer; ainsi vous pouvez donner à
cela telle tournure qu'il vous plaira, pourvu que vous payiez ce,
qu'il est indispensablement nécessaire de payer. » Finalement tout
est arrangé. « Dieu merci qu'il ait payé ses dettes et que vous
en soyez quitte ! Je crois que vous feriez bien de payer les
15,000 livres qui restent, et de me renvoyer les billets comme
vous me le proposez. Ce qu'il y a d'étrange à tout cela, c'est que
le jeune homme est foncièrement très avare. Vous aurez sur cette
affaire une décharge particulière. Mais comment voulez-vous qu'on
mette un panier percé comme cela à la tête d'un régiment? Cela
n'a ni expérience ni sens commun encore. » Bobrinski avait été
trop heureux de quitter Paris pour l'Angleterre afin d'échapper à
MELCHIOR GRIMM. H7
ses créanciers, mais Londres, aux yeux de ses protecteurs, offrait
encore plus de danger que la France, « parce que là aucun éclat ne
peut être prévenu par voie d'administration, que la constitution
anglaise n'admet pas. » L'impératrice fit donc revenir le jeune
écervelé en Russie, en lui donnant un tuteur pour contenir ses dé-
penses et sauver les restes de sa fortune. Elle avait fini par recon-
naître qu'il n'y avait rien à attendre d'une tête sourde à tous les
conseils.
L'agent confidentiel qui recevait les missions secrètes de Cathe-
rine avait quelquefois aussi à lui transmettre des propositions qui
exigeaient également la discrétion. C'est à Grimm que Bouille
s'adressa , vers la fin d'avril 1791 , deux mois avant la fuite de
Varennes, pour faire des offres de service à l'impératrice. Grimm
connaissait Bouille ; il s'était arrêté à Metz l'année précédente tout
exprès pour le voir, et ils avaient échangé les sentimens communs
que leur inspirait la révolution, a C'est l'homme le plus selon mon
cœur, écrivait Grimm à cette occasion, mais à moins de quelque com-
binaison extraordinaire et imprévue, il sera aussi inutile au rétablis-
sement de l'ordre que les autres, parce que la désorganisation de ce
royaume est telle qu'il me paraît impossible de le garantir de sa
dissolution. » Bouille en jugeait de même et cherchait à prendre
du service à l'étranger. Effrayé des progrès que faisait l'indisci-
pline dans l'armée , il avait promis au roi a de tenir bon dans
son commandement le plus longtemps qu'il lui serait possible, »
mais il avait « exigé et obtenu pour condition qu'il serait le maître
de quitter son commandement d'un moment à l'autre, dans les
vingt -quatre heures, de le remettre au plus ancien de ses offi-
ciers,et de quitter même la France s'il jugeait ne pouvoir plus rem-
plir ses devoirs dans le poste où il tenait depuis près de deux ans
comme par miracle. » La position de Bouille était si bien comprise
au dehors qu'il avait reçu des offres de commandement de l'Es-
pagne et de l'Angleterre : il préférait le service de la Russie et
s'imaginait trouver de ce côté un accueil d'autant plus empressé
que cette puissance semblait alors sur le point de rompre avec
l'Angleterre et la Prusse, et devait éprouver le besoin de s'attacher
un homme distingué par ses services de terre et de mer. Bouille
dépêcha donc de Metz à Paris, sous un prétexte quelconque, le
général de Heymann, brillant officier de cavalerie qui servait sous
lui, partageait ses opinions et désirait également mettre son épée
au service de l'étranger. Heymann remit à Grimm la lettre par la-
quelle Bouille l'accréditait, et lui fit connaître les conditions que les
deux militaires mettaient à leur entrée au service de Russie.
Bouille stipulait pour lui-même la q.ialité de général en chef; le
grade de lieutenant-général devait satisfaire Heymann, mais le pre-
118 REVUE DES DEUX MONDES*
mier ne s'engageait que pour une campagne et le second pour la
vie. L'un et l'autre demandaient, en outre, à être mis en état de
payer leurs dettes : une affaire de 150,000 livres pour Bouille et
de 80,000 pour son compagnon. Le marquis devait amener avec
lui son fils et plusieurs officiers de toutes armes.
Grimm en écrivit sur-le-champ à Catherine ; Heymann se chargea
de la lettre et la fit parvenir à Pétersbourg par un officier de hus
sards qui sortit de France sous couleur d'un achat de chevaux.
L'impératrice ne montra pas autant d'empressement à conclure le
marché que son correspondant en avait mis à le lui proposer. Elle
insinua que ses généraux russes valaient bien les « grands faiseurs »
français, sans compter qu'elle en voulait terriblement à des mili-
taires qui ne savaient pas mieux défendre le trône. Elle ne refusa
point pourtant les offres de Bouille, mais lui envoya des contre-pro-
positions : son grade et son ancienneté dans ce grade, un traite-
ment de 22,000 roubles et 3,000 ducats pour le voyage. Pas un
mot du paiement des dettes. Ce dessein, d'ailleurs, n'eut pas de
suite. Les projets de fuite de Louis XVI, auxquels Bouille prit la
part que l'on sait, tournèrent pour le moment ses idées d'un autre
côté, et, une fois entré dans l'émigration, il n'eut plus qu'une pen-
sée : combattre la France révolutionnaire.
Bouille ne fut pas le seul officier français qui recourut à l'inter-
médiaire de Grimm pour cherchera entrer au service de Catherine.
La faveur de l'agent officieux était si connue qu'on s'adressait tout
naturellement à lui pour arriver à l'impératrice. C'étaient le cadet des
Vioménil et le comte de Vauban qui « voulaient se vouer au service
qui avait pris la victoire à sa solde, » le jeune prince de Craon qui
allait faire ses premières dévotions au temple de la gloire, » le marquis
de Juigné, qui, chef d'une nombreuse famille et dépouillé d'une
fortune considérable, désirait endosser l'uniforme de sa majesté im-
périale. Outre les requêtes dont il était le canal, Grimm était chargé
des fonds nécessaires pour tout ce mouvement d'émigration, ainsi
que des secours que Catherine accordait aux exilés politiques sans
ressources. Le maréchal de Castries, l'ami de Grimm, lui accuse
réception d'une lettre de crédit de 15,000 livres destinées à des
avances aux officiers qui passaient en Russie pour faire la guerre
contre les Turcs.
Catherine, qui se plaît à donner des noms, en a donné un aux
affaires d'état ; elle les appelle « la soupe aux pois, » comme qui
dirait une bouillie épaisse où l'on ne voit guère ce qu'il y a au fond.
Elle n'aime point, dans tous les cas, qu'on y regarde, n'admet pas
qu'on essaie de lui en remontrer ou même de faire l'entendu. Aussi
est-il curieux de voir son correspondant, si friand qu'il soit de poli-
tique, s'en tenir aux généralités, se borner à des considérations sur
MELCHIOR GRIMM. 119
l'industrie ou sur le change, se contenter de vanter les hauts faits
de sa souveraine» ou, ce qui ne pouvait être désagréable à celle-ci,
de dénigrer ses ennemis, l'Angleterre, la Pologne, la Suède. Cathe-
rine, au contraire, sur ces sujets, ne se pique d'aucun égard pour
les sympathies de son souffre-douleur, traite rudement les princes
dont elle le sait le plus coiffé. Et le souffre-douleur, je dois le dire,
n'est pas héroïque et ne défend guère ses amis. La révolution vint
à son aide; en bouleversant les relations politiques, elle modifia en
bien des points les sentimens de Grimm et le dispensa des précau-
tions qu'il avait dû prendre quelquefois auparavant pour les expri-
mer.
On rencontre dans les lettres de Grimm quelques informations
sur sa personne et son genre de vie. Il est « devenu un homme
opulent par les bienfaits de Sa Majesté, » et, un jour, par scrupule
de délicatesse et pour prévenir les calomnies, il éprouve le besoin
de rendre à l'impératrice un compte exact et de sa fortune et de
la manière dont il Ta acquise :
« Au moment où je suis arrivé en Russie, j'étais parvenu à me
faire, par mon travail et mes épargnes, environ 1,000 roubles
de rente viagère; c'était tout mon avoir. Entre mes deux voyages
de Russie, j'ai eu le malheur d'hériter d'un de mes frères 20,000 li-
vres de France. Après avoir prodigieusement dépensé en voyages pen-
dant près de cinq ans, je me suis trouvé à mon retour de Pétersbourg,
vers la fm de 1777, encore une somme de 30,000 livres de reste,
d'où il s'ensuit que les dons de Votre Majesté ont été très consi-
dérables pendant mes deux séjours. Me trouvant donc un capital
de 50,000 livres par la réunion de ces deux sommes, je l'ai placé,
au commencement de 1788, chez M. le duc d'Orléans, qui m'en
paie 5 pour 100 d'intérêt en retenant les impositions royales, c'est-
à-dire trois vingtièmes à cause de la guerre maudite. C'est en quoi
consiste mon bien; il n'a été ni diminué, ni augmenté d'une obole
depuis cette époque, c'est-à-dire pendant tout le temps de ma ges-
tion des deniers de Votre Majesté impériale. Je vis sur mon courant
formé par mon petit revenu combiné avec mes appointemens de
Gotha. Cela ne fait pas une forte masse, mais j'ai compris de bonne
heure qu'on n'était riche que des besoins qu'on n'avait pas, et sans
les dépenses que la décence de ma place de ministre exige, je
ne saurais vraisemblablement que faire de mon argent. 11 a plu à
Votre Majesté d'ajouter à cela, sans me consulter, 2,000 roubles
de pension ; ce n'est pas au vermisseau à demander : Rosée bien-
faisante du ciel, pourquoi me viens-tu? Mais j'ai senti que ce bien-
fait si peu mérité ne devait pas être regardé et dépensé comme un
revenu. Je le mets en réserve tous les ans, et comme la guerre a
obligé le roi de France de créer beaucoup de rentes viagères et
120 REVUE DES DEUX MONDES.
que la dignité de ma représentation exige une dépense proportion-
née à son importance, j'ai eu l'ambition d'augmenter mon revenu
par mes épargnes. J'ai emprunté, à diverses reprises, de l'argent
pour me faire des rentes viagères et suis parvenu à me faire en -
core près de 2,000 roubles de rente. Ces rentes, je les emploie,
avec la pension de Votre Majesté, à rembourser successivement
l'argent qu'on m'a prêté à intérêt. Si je vis assez pour rembourser
tout cet argent, je me trouverai fort au-dessus de mes affaires ; si
je meurs avant, les 50,000 livres placées chez M. le duc d'Orléans
répondront suffisamment de ce qui restera encore à acquitter au
moment de ma mort ; et voilà la simplicité et la clarté qui convien-
nent à l'administration des finances d'un grand empire ; je suis une
espèce de petit Necker dans la précision de mes combinaisons. Mais
comme à mon âge il m'a trop répugné de constituer ces rentes sur
ma tête et de les laisser éteindre avec moi, j'ai associé, moyennant
quelque dépense ou quelques privations de plus, la tête de la petite
Emilie (i),sans qu'elle s'en doute, à la mienne, et j'ai la satisfaction
dès à présent de penser qu'elle jouira de ces rentes après moi pen-
dant sa vie et que le bienfait de Votre Majesté non mérité de ma
part aura servi à son profit comme au mien.
« Somme totale : je dois, comme tant d'autres, toute ma fortune
aux bienfaits de Votre Majesté impériale, et, par ricochet, Emilie de
Befsunce en bénira un jour mon auguste bienfaitrice ; mais ma for-
tune est bornée et ses sources sont connues, et j'ai l'orgueil de me
croire si fort au-dessus des atteintes de la calomnie qu'à tout hasard
je brave ses flèches empoisonnées avec une confiance entière dans
la justice du génie tutélaire et protecteur de l'empire de Russie et
des gens de Grimma (2). La dernière grâce que j'espère d'en obtenir
après toutes celles dont j'ai été comblé, c'est qu'immédiatement
après mon décès il plaise à Votre Majesté de se faire rendre
compte de l'état de ma succession; et si le compte de mes exé-
cuteurs testamentaires n'est pas conforme à celui que je viens de
rendre, je consens que ma mémoire soit flétrie. »
Thésaurisant en vue de la famille dont il avait fait la sienne,
Grimm, ainsi qu'il l'écrit vers la même époque, n'avait jamais un
écu et ne devait jamais une obole. A la modicité de ses besoins et
à l'ordre qu'il mettait à ses affaires, on reconnaît l'esprit éminem-
ment rangé et raisonnable que nous avons rencontré en toutes cir-
constances. On retrouve également, dans des fonctions différentes,
l'opiniâtreté de labeur dont il avait fait preuve dans la rédaction
(1) La fille des Belsunce, celle que Grimm avait en quelque sorte adoptée et qui
devii t M"* de Bueil.
(2 L'un de ces mots de convention dont abonde la correspondance; il désigne Grimm
et sa famille adoptive.
MELCHIOR GRIMM. 121
de la Correspondance littéraire. Sa vie, telle qu'il nous la laisse
voir, était celle d'un esclave, dirons-nous ^ ou d'un ministre d'état.
Le service de Catherine entraînait une foule d'affaires petites et
grandes, et la réputation de la faveur dont Grimm jouissait àPèters-
bourg lui attirait, nous l'avons dit, des nuées de solliciteurs. Il ne
laissait pas d'en gémir quelquefois :
« Depuis que les bontés de Votre Majesté impériale m'ont rendu
un homme illustre, Dieu seul sait tout ce que j'ai à souffrir pour
l'amour d'elle. C'est-à-dire que tous les oisifs et tous les importuns
de l'Europe se croient en droit de m'assaillir et de me voler mon
temps, le plus précieux de mes biens, toujours pour me parler d'elle.
C'est bien me prendre par mon faible, mais que je regrette cette
époque de ma vie où, jouissant des mêmes bontés de Votre Majesté
impériale dans mon heureuse obscurité, je lui disais son fait toutes
les fois que la fantaisie m'en prenait ! Je n'avais pas encore le pu-
blic pour confident de mon bonheur. »
Et une autre fois : « Je suis un des hommes les plus tourmentés
qu'il y ait sur la terre. 11 ne se passe pas un jour qu'on vienne
m'accabler de visites, de lettres, de propositions de toute espèce.
Je passe ma vie en audiences inutiles, à écouter, à lire des lettres,
à y répondre, à refuser, au lieu de me recueillir, de vivre au pied
de l'autel où l'immortalité réside, à côté de l'objet de mon culie,
d'y vivre jour et nuit. »
Le culte de Catherine, c'est la part de l'adulation. Ce qui est vrai,
et il y revient souvent, c'est qu'il n'a pas le temps de lire, « pas
une heure dans toute une semaine, en mettant une minute à la
queue de l'autre ; à peine celui de lire les gazettes pour savoir ce
que fait l'impératrice. » Le jour se passe à exécuter des commis-
sions et la nuit à griffonner. Grimm a besoin de recueillement pour
écrire à Catherine et il attend, pour le faire, que tout le monde soit
couché. Il est trois heures du matin, il tombe de sommeil, mais le
messager va partir à huit heures et il faut que le paquet soit prêt.
L'aurore le surprend quelquefois à son bureau.
Pas un moment à donner à la lecture ! Et cela pour un homme
dont la vie autrefois se passait à rendre compte de toutes les pu-
blications du jour. La transformation est complète. Le diplomate,
l'agent officieux a rompu avec la littérature. S;ms regrets, d'ailleurs,
si nous l'en croyons. Grimm n'a-t-il pas le bonheur « de lire dans de
certaines têtes, » ce qui gâte pour les autres lectures? Les déclama-
tions philosophiques du jour ne lui paraissent plus que « fasti-
dieuses capucinades. » Depuis la mort de Voltaire, il est pris de
dégoût pour tout ce qui paraît.
A mesure que l'homme de cour prenait le dessus sur l'homme
de lettres, l'Allemand perçiiit davantage sous le Français d'emprunt.
122 REVUE DES DEUX MONDES.
Soit humeur croissante contre les platitudes de la presse parisienne,
soit certitude de se rencontrer avec les inclinations de sa corres-
pondante, Grimm s'abandonne maintenant avec plus de liberté qu'il
n'avait encore fait à sa prédilection pour la langue et la littérature ger-
maniques. Frédéric lui avait envoyé son écrit de la Littérature alle-
mande; Grimm a beau admirer le souverain, une critique aussi su-
perficielle le révolte. « On ne peut nier, écrit-il à Catherine, que
l'auguste écrivain ne parle de l'allemand comme un aveugle des
couleurs. Cela est bien moral, pour ceux qui réfléchissent, de voir
un grand prince et, qui pis est, une grande tête, qui donne tous
les jours un temps considérable à la lecture, vivre au milieu de sa
patrie, dont la capitale possède plusieurs écrivains de la première
force, sans en rien savoir, sans se douter que sa langue mater-
nelle n'est plus celle qu'on parlait et écrivait il y a soixante ou
quatre-vingts ans ; et qui, de la meilleure foi du monde, ignore tout
ce qu'on a écrit depuis quarante ans tout autour de lui, et la révo-
lution qui en est arrivée dans la langue et dans les têtes alle-
mandes, et qui, par conséquent, ne peut entrevoir que la plupart des
écrits de sa patrie valent mieux que toutes ces brochures insipides
qu'on voit paraître à Paris, et où les idées de quelques grandes
têtes sont répétées, délayées et défigurées en mille manières di-
verses.» (1781.)
Catherine abonde dans le sens de Grimm, un peu aveuglément,
il faut le reconnaître, à tort et à travers, prenant déjà les Thum-
mel et les Schummel pour des Voltaire, ce « dieu de l'agrément. »
« Dieu me pardonne ! dit-elle dans son désir de rattacher le nou-
veau culte à l'ancien, je crois que c'est lui qui leur a appris à écrire. »
V Allgemeine deutsche Bibliothek lui paraît « une archive de gé-
nie, de raison, d'ironie, et de tout ce qu'il y a de plus égayant pour
l'esprit et la raison... Cette littérature tudesque, ajoute-t-elle, laisse
tout le reste du monde grandement derrière elle, et va à pas de
géant (1). » Grimm, là-dessus, de renchérir à son tour et sur lui-
même. « Ce qu'il y a de sûr et de vrai, c'est que la langue alle-
mande, sous les plumes qui l'ont maniée depuis une trentaine d'an-
nées, est devenue l'une des plus belles langues d'entre les modernes,
comme elle est par son propre fonds l'une des plus riches. » La
flatterie aidant et lui ordonnant de faire une place à l'empire que
(1) La Bibliothèque universelle allemande (1765-1791), ainsi que les autres revues
littéraires fondées par le libraire Nicolaï, représentait ce qu'on pourrait appeler l'es-
prit et le talent de Leasing par opposition à ce qui allait être l'inspiration de génies
supérieurs. Et l'on comprend, en effet, que Catherine y ait pris plaisir. Pour ce qui
est de Grimm, s'il ne nomme dans ses lettres aucun des grands écrivains de l'Alle-
magne contemporaine, il ne les aurait pas moins, au dire de son biographe, connus
et admirés. « Personne, écrit Meister, ne fut plus frappé de l'originalité des pre-
mières productions de Goethe, de Herder et de Schiller. »
MELCHIOR GRIMM. 123
régit Catherine, notre courtisan voit déjà le temps où le russe et
l'allemand auront pris la place des langues classiques, et seront
enseignées dans les universités d'Amérique au lieu du grec et du
latin. Ce qui est singulier, ce sont les ouvrages qui excitent cet
enthousiasme. Grimm porte aux nues une comédie de Lenz, der
IJofmeister ; il l'a lue trois lois : « C'est un ouvrage d'une verve
incroyable; » et ni lui, ni sa souveraine n'ont l'air de se douter
qu'à l'heure où ils écrivaient avaient déjà paru Gœtz de Berlichin-
gen, Werther et les Brigands.
On ne s'étonnera pas si la vie que menait Grimm mina peu à peu
une santé déjà fort ébranlée, nous l'avons vu, par l'ancien travail
de la Correspondance. Il a le sang à la tête, la fièvre le tient au lit
tout un mois ; il souffre des yeux, un mal qui le poursuivra jusqu'à
la fin. Il s'est, pour le moment, guéri par l'usage de l'eau fraîche.
(( Il faut se plonger le visage et le répéter souvent, suivant le be-
soin ; » c'est un remède qu'il doit à Tronchin, et qu'il aurait bien
envie de faire parvenir à l'empereur, affligé de la même infirmité
que lui. « Je supplie Votre Majesté Impériale de dire cela à Joseph
de ma part, puisque je n'ai pas osé me donner les airs de lui
écrire. » Un mal plus grave se déclare : ce sont des étouffemens ;
il ne peut plus écrire, ou n'y parvient qu'en se levant à chaque
instant pour faire un tour de chambre, o II est aisé de comprendre
le supplice d'un homme dont le devoir et l'état demandent l'usage
continuel de la plume. »
Les médecins envoyèrent Grimm aux eaux, à Bourbonne, à Spa,
à Aix-la-Chapelle, sans grand succès à ce qu'il semble. Mais l'un de
ces voyages devint l'occasion d'une singulière satisfaction d'amour-
propre pour un homme épris des distinctions flatteuses. Le prince
Henri de Prusse, le frère de Frédéric, étant à Spa en 1781, invita
Grimm à venir l'y trouver, et lui offrit un appartement dans la
maison même qu'il occupait. Grimm accepta avec d'autant plus d'em-
pressement que Tronchin lui recommandait les eaux du lieu pour
ses migraines. Pensez donc, « passer six semaines ^vec un des
plus illustres personnages du siècle, de la manière la plus intéres-
sante et la plus agréable ! » On sent bien au récit suivant que la
tête en a tourné au narrateur. Il arriva à Spa le 13 juillet :
« Dans le premier moment il y eut un peu de vacarme, de confu-
sion et de désordre dans nos discours ; c'était bien naturel après
quatre années d'absence et de grands événemens. Les idées se
pressaient, se heurtaient un peu les unes à côté des autres, et je ne
réponds pas des contusions qu'il y eut par-ci par-là, car l'art de
parler de dix choses à la fois n'est pas encore perfectionné, et le
crible par lequel il faut passer est si étroit que je ne sais ce qui en
serait arrivé si le nom de Catherine ne nous eût mis subitement à
124 REYUE DES DEUX MONDES.
l'unisson après le premier choc. » Grimm, malgré l'unisson, ne
tarda pas à s'apercevoir que le prince croyait avoir à se plaindre de
la tsarine et n'était plus en correspondance avec elle. Il excusa
sa souveraine de son mieux. « Cinq ou six jours après mon arrivée
est survenu un autre pèlerin qui se nomme Joseph et qui, ni plus
ni moins que Catherine, se prétend aussi second de son nom. Joseph
entra dans Spa à pied, suivant en cela la coutume de Notre Sei-
gneur et Sauveur, mais non pour la même raison, car un de ses
chevaux de poste s'était abattu. Bientôt il se mit dans un fiacre, afin
de ne pas copier notre divin Sauveur, qui, dans ces occasions, ne
montait tout au plus qu'un âne, et vint tomber chez Henri comme
une bombe. Je puis assurer à Votre Majesté qu'à ma montre, qui
ne court pas plus vite qu'une autre, ils restèrent deux heures et
demie enfermés tête-à-tête. Joseph ne cacha pas même qu'il avait
retardé son voyage de Spa exprès pour être sûr d'y rencontrer
Henri. Il dîna ce jour chez le prince de Lichtenstein. Dès qu'il fut
rentré dans son auberge, Henri y tomba comme une bombe à son
tour, mais pour le coup je me trouvai à sa suite, et ce que je sais
c'est que ce n'est pas par ma faute ni par mon fait qu'en un clin
d'œil l'impératrice se trouva encore mêlée à nos caquets. Joseph
•me demanda s'il y avait longtemps que je n'avais eu de ses nou-
velles; c'était me dire de la manière la plus délicate qu'il connais-
sait l'excès des bontés de mon auguste souveraine pour un vase
d'argile de sa création. Sur quoi nous nous mîmes à éplucher l'im-
pératrice grecque de la tête aux pieds, et Dieu sait comment elle
fut accommodée entre Joseph, Henri et moi ! Après l'avoir tenue
ainsi sur les fonts à peu près une heure et demie, Henri me dit :
« Allons-nous-en à la comédie. » Joseph vint bientôt après dans la
loge du prince se placer entre Henri et moi. Il se pria pour le lende-
main, en sa qualité de comte de Falkenstein (le nom sous lequel
l'empereur voyageait), à dîner chez Henri, qui s'appelle à Spa le
comte d'Oels, et il choisit pour convives, indépendamment de son
compagnon, le général Terzy, et des personnes attachées au prince,
le souffre-douleur gréco-impérial et Raynal, le proscrit par Séguier,
à qui Henri a rendu auprès de Joseph les services les plus essen-
tiels, en lui procurant un asile à Bruxelles avec tous les agrémens
possibles... On resta à cette table près de deux heures et demie,
Joseph à la droite de Henri, et moi à la droite de Joseph ; et le soir,
à la Comédie, dans la loge du prince, même répétition ; et la pièce
était ce que l'on écoutait le moins, et l'on jasait de plus d'une
chose, et Mohilev, Smolensk, Moscou, Pétersbourg, Tsarskœ-Sélo
s'y mêlaient à tort et à travers. Et les badauds de Spa, en regar-
dant à cette loge, disaient à leur bonnet : a Oui, vrai Dieu, il faut
qu'un souffre-douleur gréco-impérial soit pourtant quelque chose de
MELCHIOR GRIMM. 125
bien distingué ! » Le surlendemain matin, Joseph se trouva à toutes les
fontaines ; on dansait à la principale ; il fut très aimable avec tout
le monde, mais, enfin, après avoir salué la compagnie et embrassé
Henri, il partit à dix heures du matin pour Bruxelles, d'où il s'est
rendu depuis pour huit jours à Versailles. »
Grimm,qui avait assisté, en lllib, au couronnement de l'empe-
reur François I", trouva le moyen d'être présent à celui de Léopold,
en 1790. Il se rendit de Bourbonne à Francfort et y passa deux
mois près du comte Nicolas Romanzof, l'un de ses meilleurs amis,
et, de plus, au milieu des honneurs auxquels il était si sensible. Le
duc de Saxe-Gotha avait profité de la présence de Grimm à Franc-
fort pour l'accréditer, à titre extraordinaire, auprès de l'empe-
reur, ce qui procura à notre courtisan une audience particulière
d'une demi-heure. Il fut, en outre, présenté au roi de Naples,
(( grand chasseur devant le Seigneur, dit-il, et qui s'occupe aussi,
dans ses courses, de la multiplication de l'espèce. » Ayant un nom-
bre considérable d'enfans naturels, il avait marié les mères et avait
fondé pour ces ménages, près de Caserte, une colonie appelée
Santo Leucio. Il s'intéressait beaucoup à cet établissement, pour
lequel il avait lui-même composé et publié « l'institution, la législa-
tion et même le catéchisme politique. » Grimm s'empressa d'en-
voyer à Catherine un exemplaire de cette remarquable produc-
tion.
Avec toute son affection pour son correspondant, Catherine con-
naissait ses faibles et ne se faisait aucun scrupule d'en rire. Elle
lui donnait fréquemment du « Monsieur le baron, » non sans quel-
que envie d'ajouter : « baron de Thunder-Ten-Tronck ! » Elle raillait
ses engouemens : « Je suis bien aise desavoir la cause de votre si-
lence, car bonnement je croyais que mon crédit chez vous cligno-
tait, et que quelque prince d'Allemagne m'avait expulsée de votre
souvenir. Vu la passion que je vous connais pour eux, je me disais
en moi-môme : Il est à la piste de quelque génie rare comme nous
lui en avons vu. » Et dans une autre occasion : « Il y avait longtemps
que je savais que vous n'étiez jamais plus heureux que quand
vous étiez auprès, proche, à côté, par devant ou par derrière quelque
altesse d'Allemagne, et Dieu sait où vous savez les déterrer et
d'où vous en vient continuellement des pluies fécondes. » Beau-
coup plus tard encore et en pleine révolution : « 0 cher souffre-
douleur, tu es toujours engoué de tous les princes d'Allemagne! »
Catherine, elle, ne partageait pas du tout cette inclination.
Le nom deiM™' d'Epinay ne revientpastrès souvent dans la corres-
pondance qui nous occupe. Grimm envoie cependant à la tsarine
et lui vante les Conversations d'Emilie, ce livre dont Galiani disait
qu'il y a bien des choses et qu'il faut y lire aussi le blanc. La santé
126 REVUE DES DEUX MONDES.
de son amie devenait toujours plus déplorable, et il excuse quel-
quefois son silence par le rôle de garde-malade qu'il a dû remplir
à côté d'un lit de souffrances. « J'ai été depuis trois mois, écrit-il
en 1779, malheureux au-delà de tout ce qu'on peut imaginer. Con-
damné à voir souffrir jour et nuit, et à conserver, au milieu de ce
spectacle horrible, un air calme et serein, à donner même à la
malheureuse victime de ce long et cruel supplice des espérances
qui sont loin de mon cœur, je suis devenu une espèce de machine
que la douleur et l'effort continuel de la cacher ont comme en-
durcie et rendue insensible. Je n'ai pas même la ressource, assez
ordinaire aux malheureux, de voir le malheur qu'ils redoutent s'a-
cheminer pas à pas, d'en pouvoir marquer le terme et, par consé-
quent, ramasser ses forces pour en soutenir le dénoûment. Ballotté
continuellement entre la crainte et l'espérance, je passe vingt fois
par jour de l'une à l'autre, et la convulsion qui en résulte est sans
contredit le sentiment le plus douloureux que l'âme puisse éprou-
ver. J'y devrais être accoutumé depuis six ou sept ans que cela
dure, car le dérangement de la santé de cette malheureuse femme
a commencé quelques mois avant mon premier départ pour la
Russie , et , depuis cet instant , toujours souffrante , plus d'une
fois à l'agonie, et puis revenant à la vie, sans que M. Tronchin ait
su la guérir ni la tuer ; opposant à ses maux, malgré le tempéra-
ment le plus frêle, une force et un courage sans exemple, on peut
d^re qu'elle n'a su ni vivre ni mourir (1). »
Les pertes de fortune et les chagrins domestiques aggravaient
encore ces maux. Après avoir été ruinée par les extravagances d'un
mari auxquelles étaient venues se joindre celles de son fils, après
avoir, en outre, été victime des opérations de l'abbé Terray,
M™® d'Épinay était maintenant frappée, dans le peu qui lui restait,
par les réformes financières de Necker. Grimm, en de telles cir-
constances, crut pouvoir recourir à l'impératrice, et lui proposa
d'acheter, pour 10,000 livres, deux beaux diamans qu'avait con-
servés son amie. Catherine n'acheta pas seulement les bijoux, elle fit
intercéder près du gouvernement français en faveur de M"^" d'Épinay,
puis, voyant que les réclamations ne produisaient rien, elle paya de
sa poche. « Vous qui me dépensez de l'argent tous les jours de l'an-
née pour des inutilités, écrivait-elle à Grimm avec une délicatesse
admirable, prenez de cet argent jusqu'à deux fois huit mille livres,
donnez-les à l'auteur des Conversations d'Emilie', en cas qu'elle
ne voulût pas les accepter, prêtez-les-lui pour cinquante ans, et
surtout ne m'en parlez plus, ni à personne, mais dites-moi tout
(1) M™« d'Épinay, nous allons le voir, ne mourut que trois ans et demi après la date
de cette lettre. Elle souffrait d'une maladie d'estomac qui dégénéra en cancer.
MELCHIOR GRIÎDI. tl7
simplement : J'ai donné ou j'ai prêté les deux fois huit mille livres.»
(1782.)
Grimm perdit en quinze mois la compagne de sa vie et le plus
cher de ses amis. M"*® d'Épinay mourut le 15 a\Til 1783 et Di-
derot le 31 juillet 1784. Ces douloureuses séparations sont la
cause, sans aucun doute, de l'interruption que présente ici sa cor-
respondance avec Catherine. Le chagrin qu'il ressentit de la mort
de M"'* d'Épinay fut profond et durable ; il parle de sa cruelle et
déplorable situation, des épaisses ténèbres dont il a été environné.
Quant à la mort de Diderot, Grimm était à Lyon pour l'exécution
d'une commission de l'impératrice, lorsqu'il reçut « ce coup si mor-
tel et si imprévu. »
Pauline, la fille de M"** d'Épinay, était mariée depuis neuf ans lors-
qu'elle perdit sa mère. Son fils aîné fut cet Armand de Belsunce qui
péritàCaen dans l'une des scènes les plus hideuses de la révolution.
Sa fille, l'Emilie des Conversations, fut comme adoptée par Grimm,
qui se chargea de son éducation, la fit élever au couvent, lui conci-
lia de bonne heure la protection de Catherine et réussit à la ma-
rier convenablement. Emilie épousa, en 1786, à l'âge de dix-huit
ans, le comte de Bueil, officier aux gardes françaises. Elle recevait
de sa famille 100,000 livres de dot, et de la tsarine, qui l'avait
nommée de ses demoiselles d'honneur, un cadeau de douze mille
roubles. M. de Bueil était propriétaire de la terre patrimoniale de
Varennes, près de Château-Thierry. C'est là que Grimm allait passer
de huit à quinze jours, toutes les fois qu'il pouvait échapper pour si
longtemps à ses occupations. Il s'était ainsi, pour la seconde fois,
créé une famille ; la révolution, nous le verrons, en troublant pro-
fondément ces existences, ne fit que resserrer les liens qui les
unissaient.
in.
Il est incontestable que, dans la correspondance de Grimm avec
l'impératrice, la figure la plus intéressante est celle de Catherine
elle-même. Cette femme énigmatique s'y montre dans toute l'ori-
ginalité de son caractère et toute la puissance de sa nature. Elle s'y
peint, non pas tout entière, cela va de soi, mais en buste, comme
disait M'"" de Staal, et j'ajoute en buste passablement décolleté, en
traits accusés avec une verdeur de franchise moitié naïve, moitié
cynique.
Catherine prétend n'avoir jamais été fort belle, ce qui laisse
deviner qu'elle se reconnaissait pourtant quelques charmes. « Je
plaisais, écrit-elle dans ses Mémoires, et en parlant il est vrai de
sa jeunesse, et je pense que cela était mon fort. » Un admirable
128 REVUE DES DEUX MONDES.
fond de santé , malgré une disposition aux maux de tête. Elle se
baignait à l'eau froide. A soixante ans, trois mois avant sa mort, elle
était encore « leste comme un oiseau. » Partant, fort à son aise pour
se moquer des médecins, dont pas un, à l'en croire, ne sait guérir
la piqûre d'une punaise. Elle est une fois menacée d'une fièvre
chaude, reste sept jours au lit : « Mais, dit-elle, pas un esculape n'a
passé le seuil de ma porte. » En revanche, et comme il arrive à ces
esprits forts, elle possède un orviétan, des gouttes de Bestoujef, qui
la guérissent subitement quand besoin en est, et qu'elle fait prendre
à tort et à travers dans la maison. Donc, robuste tempérament. Par
suite, l'entrain. « La gaîté, c'est mon fort, » lisons-nous, et la gaîté
avec elle va jusqu'à la farce, jusqu'à la folie, en voyage de préfé-
rence, lorsqu'elle est libre des soins du gouvernement. En 1775,
en route pour Moscou : « Nous courons, écrit-elle, comme des dia-
bles et nous rions comme des fous. » On connaît par Ségur et l'on
retrouve ici les inépuisables badinages du voyage de Crimée de
1785, les bouts-rimés, les chansons, les mystifications. Cette im-
pératrice de toutes les Russies et les « trois ministres de poche »
qu'elle a emmenés avec elle font l'effet d'une troupes d'écoliers en
vacances.
Comme contre-partie à cette exubérance de vie et de bonne hu-
meur, des mouvemens, des ébranlemens de passion. « Les grandes
joies sont difficiles à contenir, dit-elle; on raffole. » A la nouvelle
de la victoire de Tchesmé, elle s'imposa un silence de huit jours
pour se donner le temps de revenir à la raison. Non moins facile à
attendrir et non moins extrême dans l'attendrissement, la lecture
d'un roman, la représentation d'une tragédie la font pleurer, et,
quand elle pleure, elle hurle. Nous la verrons profondément émue
à la mort d'Orlof et de Potemkin , abîmée de douleur en perdant
Lanskoï.
Catherine, disons-nous, est énigmatique, elle est compliquée, mais
elle ne joue pas de rôle, elle ne pose pas : « Je hais toute affiche, »
dit-elle. Et, par aversion pour les airs à prendre, elle fuit la con-
trainte. Elle redoute la visite des princes : il faut, avec eux, se tenir
droite et raide de corps. Les célébrités l'intimident également parce
qu'elle voudrait devant elles avoir de l'esprit comme quatre. Heureuse
quand le naturel, dans ces occasions, ne reprend pas le dessus. « Il
faut que je vous conte l'étonnement dans lequel je vis un jour le prince
Henri lorsque le prince Potemkin lâcha un singe dans la chambre,
avec lequel je me suis mise à jouer au lieu de continuer une belle
conversation que nous avions entamée; il ouvrait de grands yeux,
mais il avait beau faire, les tours du singe l'emportèrent. » Au
fond, mélange de fermeté et de bonté : « Je suis peut-être bonne,
ordinairement douce, mais, par état, je suis obligée de vouloir ter-
MELCHIOR GRDIM. 129
riblement ce que je veux. » La décision n'est pas seulement forte,
elle est nette et prompte : « Quand on a dit A, il faut dire B. » —
« Les incertitudes sont, de toutes les choses du monde, celle qui
fait pâtir le plus les gens conformés comme moi. » Toutefois, et
malgré cette trempe de volonté, Catherine est ouverte à la raison,
souple aux avis : « Je me suis toujours senti beaucoup de penchant
à me laisser mener par les gens qui en savent plus que moi, pourvu
seulement qu'ils ne me fassent pas sentir qu'ils en ont l'envie ou la
prétention, car alors je m'enfuis à toutes jambes. » Elle se reconnaît
des qualités, mais elle ne se surfait pas et ne veut pas être prônée
comme un modèle : « Je ne suis, moi, écrit-elle à Grimm, qu'un
composé de bâtons rompus. » Dans une lettre à M"^ de Bielke, elle
se dit « un aussi franc original que l'Anglais le plus déterminé. »
On a l'épitaphe de Catherine rédigée par elle-même; plusieurs des
traits que je viens de marquer s'y retrouvent. « Elle pardonnait
aisément, y lisons-nous, et ne haïssait personne; indulgente, aisée
à vivre, d'un naturel gai, l'âme républicaine et le cœur bon, elle
eut des amis; le travail lui était facile, la société et les arts lui plai-
saient. »
Si du caractère de Catherine nous passons à son esprit , nous
le reconnaissons fait essentiellement de bon sens , avec des vues
toutefois dont elle ne se rend compte elle-même qu'à demi, et
ces intuitions qui distinguent l'homme d'état. Ce n'est pas elle
qu'égarera le besoin exagéré de logique. Elle s'est convaincue que
plus on raisonne, plus on déraisonne. Elle est d'avis qu'il n'y a rien
de tel que les têtes sages, mais qu'il ne faut pas tout leur dire.
Elle est enchantée un jour parce qu'elle a lu dans les Dialogues de
Galiani « que c'est un grand assemblage de contradictions qui fait
les grandes caboches. » Elle en sait, enfin, assez long sur le compte
de l'humanité pour ne s'étonner de rien : ni les écoles, ni les prê-
ches de morale, pense-t-elle, ne rendent les hommes plus sages; la
belle nature reparaît tout partout.
Derrière l'homme d'état, on le voit, il y a chez Catherine le phi-
losophe. Elle a étudié. « Dix-huit années d'ennui et de solitude, dit-
elle dans l'épitaphe que je citais tout à l'heure, lui firent lire bien des
livres.» Et nous savons par ses JMnoirr.s quelles étaient ces lectures
de sa jeunesse : de toutes sortes, mais, dans le nombre, Tacite, le Dic-
tionnaire de Bayle tout entier, l'^.<{/?n7 rff. s lois. Elle a la curiosité de
l'intelligence. Nous la trouvons, dans les lettres à Grimm, toute préoc-
cupée des idées de Bufibn sur l'origine du globe, avalant les neuf
volumes de Court de Gébelin sur le monde primitif. « Le pourquoi
du pourquoi serait fort agréable à savoir. » Philosophe , ai-je dit,
par conséquent sceptique et surtout peu portée à l'optimisme : « Si
TOMK LXXIII. — 188G. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS vouliez bien un jour me dire ce que c'est que ce monde, je
vous en aurais [beaucoup d'obligation. » Aussi lâche-t-elle de se
faire l'œil sec. « Savez-vous ce que je fais, écrit-elle, dans les oc-
casions attendrissantes? Je n'y pense pas, et comme de mon natu-
rel je suis mouton, je rêve à la moutonne et cela me lire d'affaire. »
Elle possède un autre secret : ne compter ni sur la gratitude, ni sur
la réputation. « Il y a très longtemps que, dans mes actions, je ne
prends plus garde à deux choses, et qu'elles n'entrent en rien en
ligne de compte dans tout ce que je fais : la première, c'est la re-
connaissance des hommes, la seconde l'histoire. Je fais le bien pour
faire le bien, et puis c'est tout. »
Catherine, en littérature, aime le nerf, le grand. Elle lit Corneille
et goûte Shakspeare (1). Cependant elle préfère la gaîté au tragique
et le bon sens à tout. Aussi est-elle éprise de Voltaire. Elle ne tarit
pas sur son compte. « Depuis qu'il est mort, il me semble qu'il
n'y a plus d'honneur attaché à la belle humeur; c'était lui qui était
la divinité de la gaîté. » Elle parle du découragement et de l'indif-
férence pour toutes choses où l'a jetée la nouvelle de la mort du
grand écrivain. « Au reste, ajoute-t-elle, c'est mon maître, c'est lui
ou plutôt ses œuvres qui ont formé mon esprit et ma tête. Je vous
l'ai dit plus d'une fois, je pense, je suis son écolière ; plus jeune,
j'aimais à lui plaire ; une action faite, il fallait pour qu'elle me
plût qu'elle fût digne de lui être dite, et tout de suite il en était
informé. Il y était si bien accoutumé qu'il me grondait lorsque je
le laissais manquer de nouvelles et qu'il les apprenait d'autre part.
Mon exactitude sur ce point s'est ralentie les dernières années par
la rapidité des événemens qui précédèrent et succédèrent à la paix,
et par le travail immense que j'ai entrepris j'ai perdu la coutume
d'écrire des lettres, et je me sens moins de disposition et de facilité
à en écrire. » (1778.)
Grimm avait fait cadeau à Catherine d'une tabatière avec l'image
du tombeau de Voltaire sur le couvercle ; elle s'en défit, ne pouvant
voir cette boîte sans émotion. L'édition de Kehl se prépare, l'impé-
ratrice en réclame sur-le-champ cent exemplaires afin d'en déposer
partout. Elle veut que les œuvres de son maître servent d'exemple,
« qu'on les étudie, qu'on les apprenne par cœur, que les esprits
s'en nourrissent : cela formera des citoyens, des génies, des héros
et des auteurs. » Elle aurait désiré que l'édition eût suivi l'ordre
chronologique, pensant que le pêle-mêle des sujets eût été plus
piquant, et qu'on aurait alors mieux jugé « cette tête unique, une
tête à tintamarre, une tête utile au genre humain par plus d'un
côté, une tête dont on n'aurait pu lire les œuvres sans que cela eût
(1) « Racine n'était pas son homme, excepté dans Mithridate.» (Le prince de Ligne.)
MELCHIOR GRIMM. d 31
renouvelé la circulation du sang dans vos veines, fortifié corps,
cœur, âme et tète, épanoui la rate ; au moment où vous en auriez
eu besoin, vous auriez respiré avec une facilité étonnante, et vous
vous seriez trouvé d'un pied plus haut à la fin de vos lectures. » Ce
qu'il y a d'arausant, c'est l'embarras de la pauvre tsarine lorsque
la révolution étant venue avec toutes ses terreurs et toutes ses hor-
reurs, l'opinion s'établit peu à peu que la faute en était aux philo-
sophes. Voilà Catherine singulièrement troublée. Elle se demande
ce qu'elle en doit penser ; elle est partagée entre son aversion pour
les renverseurs de trônes et son culte pour le patriarche de la phi-
losophie ; elle voudrait que Grimm la rassurât sur les responsabi-
lités du maître si longtemps vénéré.
Catherine n'avait point d'oreille : « Je meurs d'envie d'écouter et
d'aimer la musique, mais j'ai beau faire, c'est du bruit et puis c'est
tout.» Elle avait en revanche la passion des arts du dessin : peinture,
sculpture, architecture; ses emplettes et ses constructions en font
foi. Sa grande admiration en peinture est Raphaël : le bon sens encore,
sous la forme delà vérité, de la mesure, de la justesse. Elle avait fait
construire à l'Ermitage un portique pour y placer les copies des
Loges de Raphad : « Là je me promène au milieu de quantité de
choses que j'aime et dont je jouis. » A Tsarskoé-Sélo, autre genre
de magnificence : une colonnade vitrée d'où elle voit une centaine
de verstes à la ronde ; au bas et à côté un jardin ; le dessous de la
colonnade occupé par ses femmes, qui sont là comme des nymphes
au milieu des fleurs. Sur deux rangs, les bustes des plus grands
hommes de l'antiquité, Homère, Démosthène, Platon. Là, sur un ca-
naj)é, devant son jardin, elle est comme un khan de Crimée, ou
comme un perroquet dans sa cage. « Vous n'avez pas d'idée de ce
que c'est que Tzarsko-Sélo, quand il fait chaud et beau ! »
Outre ses goûts de lecture, de collections et de bâtisse, et outre
le temps que lui coûtait une vaste correspondance, Catherine aimait
à tenir la plume. Elle avait composé des « b c et des « cahiers »
pour l'éducation de ses petits-fils ; elle faisait des extraits des livres
qu'elle lisait, ce qu'elle appelait sou Salmigondis -^ elle travaillait
à une histoire de Russie qu'elle conduisit jusqu'au xiv* siècle ; elle
fabriquait des comédies que l'on jouait et auxquelles le saint
synode assistait en corps, « riant comme des lous et claquant des
mains à tout rompre. » Elle s'occupait d'étymologies et en proposait
qui n'étaient ni plus ni moins extravagantes que toutes celles de
son temps. « J'ai gagné, il y a trois ans, la toux à force d'écrire,
dit-elle en 1786; à présent je n'écris plus; j'ai fait dix comédies,
j'en suis à l'onzième, mais cela n'est pas XraMsiWeTMon Salmigondis
est à la cent soixante-dix-huitième feuille in-folio, mais tout cela
n'est rien ; c'est l'histoire de la Russie qui me faisait tousser. » Dans
132 REVUE DES DEUX MONDES.
la dernière année de sa vie, l'impératrice avait entrepris un nou-
veau travail sur la nature duquel elle ne s'explique pas, mais qui
devait « être singulièrement salutaire au pays et remédier à cent
mille choses. » — « Je fais le plus sot des ouvrages, confie-t-elle à
Grimm sur son ton habituel de demi-plaisanterie : il est immense;
les six chapitres achevés sont des merveilles dans leur espèce chacun;
j'y mets un travail, une exactitude, un esprit et un génie même
dont je ne me croyais nullement capable, et je suis tout étonnée de
ce que je fais quand un chapitre est achevé. Que Dieu bénisse ceux
qui auront cela à mettre en exécution ! La méthode en doit être au
moins fort bonne, car tout vient se ranger en foule et avec empres-
sement, chaque chose à sa place. C'est vraiment une drôle de chose.
Il me faut encore un an environ pour l'achever. J'y travaille à
force, et j'en suis si occupée que tout en dormant j'en compose
dans ma tête des chapitres entiers (1). »
Je note que l'impératrice se défend d'avoir rédigé ses Mémoires.
« Ce qu'il y a de sûr, lisons-nous à ce sujet à la date de 1790,
c'est que je n'en ai pas écrit, et que si c'est un péché de ne l'avoir
pas fait, je dois m'en accuser. » D'où il n'y a pourtant rien à con-
clure contre l'authenticité du fragment qui a été publié en 1859
par M. Herzen. Catherine pouvait se refuser à regarder comme des
mémoires de sa vie un récit qui n'allait pas même jusqu'à son avè-
nement à l'empire ; elle pourrait aussi, à la rigueur, n'avoir fixé
que plus tard sur le papier ces souvenirs de sa jeunesse.
Nous avons, dans la correspondance avec Grimm, plusieurs des-
criptions de la manière dont se passaient les journées de Catherine,
les unes gaies, les autres graves, et laissant apercevoir combien les
soins du gouvernement s'appesantissaient dans les dernières an-
nées. Les distractions, les jeux avec les petits enfans ont leur place
dans ce tableau des occupations impériales. « Nous législatons de-
puis six heures du matin jusqu'à neuf, puis vient le courant jusqu'à
onze qu'arrivent mons Alexandre et le sieur Constantin ; puis, demi-
heure avant et heure après dîner, pour les dits seigneurs nous fai-
sons « b c, contes, mémoires, puis deux heures de repos parfait,
et puis une heure et demie pour griffonner lettres, etc., après quoi
les dits seigneurs reviennent reprendre tapage jusqu'à huit; puis
vient qui veut jusqu'à dix. Or, moi, je soutiens que voilà une jour-
née très remplie et que sera bien habile qui trouvera moyen de
faire des commentaires encore. » En automne, quelques heures de
plus laissées aux passe-temps, deux ou trois fois par jour fuites
à l'Ermitage, les noisettes qu'on donne à l'écureuil, la visite qu'on
fait au singe, les parties de billard, les pierres gravées, les estampes.
(1) Le passage ici donné en italique est en allemand dans l'original.
MELCHIOR GRIMM. i33
Mais les années passent, et l'on a affaire à la Pologne, à la Suède,
à la Turquie. La guerre avec la Suède en 1789 exigea de grands
efforts. « J'étais seule, raconte l'impératrice, sans presque d'aide,
et, craignant de manquer à quelque chose par ignorance ou par oubli,
j'étais devenue d'une activité dont je ne me croyais pas capable, et
je donnais dans des détails inouïs, jusque-là que je devins pour-
voyeur de l'armée et que, de l'aveu de tous, jamais armée n'a été
mieux nourrie dans un pays qui sans cela ne fournissait aucune res-
source. » En 1794, c'est la Pologne et Kosciuszko ; il arrive auatre
postes à la fois qu'avaient retenues les vents contraires, trois ou
quatre courriers de tous les coins et recoins du monde, « de façon
que neuf tables assez grandes suffisent à peine pour contenir tout
ce fatras, et que quatre personnes tour à tour me lisent depuis
six heures du matin jusqu'à six heures du soir pendant trois jours.»
Aussi Catherine se sent-elle fort endurcie aux simples contrariétés.
« Vous pouvez me tourmenter tout à votre aise, ne vous gênez pas
là-dessus; je suis si accoutumée à être tourmentée dans toutes les
directions qu'il y a longtemps que je ne m'aperçois plus que je le
suis. A ma place, on vous fait lire quand vous voulez écrire, et
parler quand vous désireriez de lire; il faut rire quand on voudrait
pleurer ; vingt choses empêchent vingt autres, et vous n'avez jamais
le temps de penser un moment, et malgré cela vous devez agir à
tout instant, sans sentir de la lassitude jamais, ni de corps ni d'esprit;
malade ou en santé, cela est indifférent; toutes choses à la fois de-
mandent que vous y soyez à la minute. »
L'un des extraits qui précèdent nous a montré la place que tenait
dans la vie de l'impératrice « la cohorte des petits-fils et filles. »
Elle éprouvait peu de tendresse pour son fils, à ce qu'il semble, et
de moins en moins à mesure qu'il se sentait davantage héritier
présomptif; homme, d'ailleurs, difforme de corps et d'esprit, et
qu'on a peine à ne pas tenir pour le fils authentique de Pierre,
malgré les Afànioires qui insinuent si visiblement le contraire.
Catherine, avec ses brus, était bien, mais apparemment sans inti-
mité. Toute son affection s'était portée sur ses petits-enfans, en
particulier sur l'aîné, Alexandre. C'est là son faible. Elle ne se lasse
pas de l'admirer, de le vanter, de raconter ses exploits, de dire
ses perfections. Il est beau comme le jour; à dix-huit mois, il com-
prend tout, et, bien entendu, fait tout ce qu'il veut de la grand'-
maman. Elle lui a inventé un costume qui se met tout d'une pièce,
et dont elle envoie un dessin à la plume dans sa lettre, oubliant
que ces détails pouvaient n'être pas aussi intéressans pour Grimm
que pour elle. C'est elle qui apprend à lire à l'enfant ; puis, à me-
sure qu'il avance, elle lui compose des livres de lecture. Elle tire
son horoscope, et le pronostic est notable, annonçant, comme il
134 REVUE DES DEUX MONDES.
fait, l'autocrate romanesque et philanthrope, a II me paraît être,
dit-elle, constitué de nature à mettre suite et intrépidité dans les
choses qu'il entreprendra; or, je crois que ce qu'il entreprendra ne
seront point choses nuisibles au prochain, parce qu'il a la larme à
l'œil du mal qu'il voit ou croit arriver à ce prochain. (1782.) » Que
de gaîté, en attendant, et quels jeux et quel bruit ! « J'ai la main
tremblante à force de rire, écrit la bonne-maman ; je suis venue ce
matin de Tsarskoé-Sélo avec mes deux petits-fils ; il n'y a qu'une
chambre entre la leur et la mienne, par conséquent ils se sont éta-
blis chez moi et font un train terrible. Il a fallu les chasser pour
avoir un moment de repos ; encore sont-ils sortis en chantant une
marche d'opéra, chacun tenant son chien par la patte en guise de
princesse. Vous pouvez juger par là du ton que nous prenons; ces
morveux sont charmans. » Il y a aussi les petites-filles, qu'on aime
bien, mais qui intéressent moins, en tout cinq ou six marmots qui
voudraient ne jamais quitter la grand'mère. « Ils tiennent à moi
comme des chardons, et il faut que je me secoue pour les faire en
aller. »
Les enfans grandissent : Alexandre a quinze ans et Constantin en
a treize. Alexandre va ^e marier ; sa grand'mère en fait un dernier
portrait : « Vous seriez enchanté et étonné de voir ce grand et
superbement beau et bon jeune homme. Oh! comme cela s'an-
nonce! comme cela est la candeur et la profondeur personnifiée!
comme cela a de la suite et des principes avec un désir sans égal
de bien faire! Oh! qu'il sera heureux et qu'on sera heureux avec
lui! Outre cela, il est d'une modestie extrême, et rien n'est affecté,
tout est naturel. Oh! l'excellent sujet, dont tout le monde raflble
et dont vraiment on peut raffoler! C'est mon bien-aimé, il le sait,
mais il ?ie s'en fait pas accroire pour cela. La tête est belle, u?i
peu inclinée en avant ; mais quand on le regarde on oublie ce dé-
faut^ et quand il danse, monte à cheval et se redresse, on ne peut
s empêcher de penser à l'Apollon du Belvédère. Jl en a tout à fait
la majesté. En vérité, c'est trop pour quatorze ans (1). » Constantin
est tout autre chose, « une machine à bâtons rompus, pétillant
d'esprit. » — « Vous n'avez pas d'idée de ce drôle de corps;
d'abord il n'est pas beau, extrêmement vif, rempli d'esprit et de
saillies, étourdi comme un hanneton, convenant avec franchise de
ses fautes, ayant le cœur excellent et désirant de bien faire. C'est
selon moi un sujet charmant et assurément distingué dans son
espèce. Le public aime mieux sans comparaison son frère ; malgré
cela, je prédis un rôle brillant à cet original, qui, pendant son en-
fance, était un ours mal léché et présentement n'est rien moins que
(1) En allemand dans l'original.
MEl.CHIOR GRIMM. 135
cela. (1793.) » Il y a toujours quelque chose de piquant à comparer
l'enfant à l'homme fait, et la prophétie à l'accomplissement.
On ne peut malheureusement parler de Catherine et passer sous
silence le chapitre des favoris. Sans décliner précisément leur titre
ni énoncer leurs fonctions, la correspondance avec Grimm les met
suffisamment en scène. Nous ne sommes plus, à l'époque où com-
mencent ces lettres, au temps des Orlof et des Potemkin ; ils n'y
figurent que pour leurs services publics et par l'oraison funèbre
que prononce sur eux leur auguste maîtresse. Grégoire Orlof mou-
rut en 1783. « Quoique très préparée à cet événement, douloureux
pour moi, écrit l'impératrice peu de jours après l'avoir appris, je
vous avoue que j'en ressens l'aflliction la plus vive. Je perds en lui
un ami et l'homme du monde auquel j'ai les plus grandes obliga-
tions et qui m'a rendu les services les plus essentiels. On a beau
me dire et je me dis à- moi-même tout ce qu'on peut dire en pa-
reille occasion : des boulfées de sanglots sont ma ré|)onse, et je
souffre terriblement depuis l'instant que j'ai reçu cette fatale nou-
velle; le travail seul me distrait, et comme je n'ai point mes pa-
piers, je vous écris pour me soulager. » Suit un parallèle entre
Orlof et Panine qui était mort quinze jours auparavant, curieuse
page d'histoire anecdotique, et que je citerais s'il ne fallait pas
absolument faire choix au milieu de tant de richesses. Le portrait
de Potemkin n'est pas moins remarquable. La perte du héros d'Oc-
zakof lut doublement sensible pour Catherine, qui se trouvait de
nouveau alors en guerre avec les Turcs. « Un terrible coup de
massue, hier, a frappé ma tête. Vers les six heures de l'après-
dîner, un courrier m'a apporté la bien triste nouvelle que mon
élève, mon ami et presque mon idole, le prince Potemkin le Tau-
rique, est mort, après un mois de maladie, en Moldavie! Je suis
dans une allliction dont vous n'avez pas d'idée. A un cœur excel-
lent il joignait un entendement rare et une étendue d'esprit peu
ordinaire ; ses vues étaient toujours grandes et magnanimes ; il était
fort humain, rempli de connaissances, singulièrement aimable, et
ses idées étaient toujours nouvelles. Jamais homme n'eut le don
des bons mots et de l'à-propos comme lui. Ses qualités militaires,
pendant cette guerre, ont dû frapper, car il ne manqua jamais, ni
sur terre ni sur mer, un seul coup. Personne au monde n'a été .
moins mené que lui. Il avait encore un don particulier à employer
son monde. lùi un mot c'était un homme d'état pour le conseil et
l'exécution. Il m'était attaché avec passion et zèle, grondant et se
fâchant quand il croyait qu'on pouvait faire mieux... Mais la qua-
lité la plus rare en lui était un courage de cœur, d'esprit et d'âme,
qui le distinguait parfaitement du reste des humains, et ceci faisait
136 REVUE DES DEUX MONDES.
que nous nous entendions parfaitement bien et laissions babiller les
moins entendus à leur aise. Je regarde le prince Potemkin comme
un très grand homme, qui n'a pas rempli la moitié de ce qui était
à sa portée. »
Ainsi regrets, regrets sincères et éloquens des hommes pour
lesquels Catherine avait eu un goût passager, et qu'elle avait con-
servés ensuite à titre d'amis et de serviteurs. Mais combien la dou-
leur ne sera-t-elle pas plus vive lorsque la mort saisira l'amant en
pleine faveur! Ce fut le cas pour le général Lanskoï, dont le nom,
à partir de 1781, revient souvent dans les lettres à Grimm. L'impé-
ratrice parle de ce jeune homme avec un abandon qui ne pouvait
laisser aucun doute à son correspondant sur la place que Lanskoï
occupait dans le palais. Elle s'est chargée de son éducation, ce qui
lui est facile, l'élève étant aussi intelligent que docile. « Ohl avait
dit Orlof au commencement de cette liaison, vous verrez quel
homme elle en fera ! Cela gloutonne tout. » Et , en effet, voilà les
amoureux gloutonnant ensemble poètes, historiens, beaux- arts.
« Outre cela, nous bâtissons et nous plantons, nous sommes bien-
faisant , gai , honnête et rempli de douceur. » Des plaisanteries
comme toujours, des farces. Catherine fait semblant d'être le secré-
taire de Lanskoï , et c'est lui qui est censé dicter et signer. Tout ce
travestissement est assez drôle, mais on tourne la page et l'on
rencontre les sanglots; la lettre avait débuté sur le ton du
badinage habituel, et elle se termine par le désespoir. « Lorsque
je commençais cette lettre, j'étais dans le bonheur et la joie, et mes
journées se passaient si rapidement que je ne savais ce qu'elles de-
venaient. Il n'en est plus de même : je suis plongée dans la dou-
leur la plus vive et mon bonheur n'est plus. J'ai pensé moi-même
mourir de la perte irréparable que je viens de faire, il y a huit
jours, de mon meilleur ami. J'espérais qu'il deviendrait l'appui de
ma vieillesse; il s'appliquait, il profitait, il avait pris tous mes
goûts ; c'était un jeune homme que j'élevais, qui était reconnais-
sant, doux et honnête, qui partageait mes peines quand j'en avais,
et qui se réjouissait de mes joies ; en un mot, en sanglotant, j'ai le
malheur de vous dire que le général Lanskoï n'est plus. Une fièvre
maligne, accompagnée d'esquinancie, l'a emporté en cinq jours au
tombeau, et ma chambre, si agréable pour moi ci-devant , est de-
venue un antre vide dans lequel je me traîne à peine comme une
ombre. Je ne puis voir face humaine sans que les sanglots ne
m'ôtent la parole; je ne puis ni dormir, ni manger; la lecture
m'ennuie et l'écriture excède mes forces. Je ne sais ce qu'il de-
viendra de moi ; mais ce que je sais, c'est que de ma vie je n'ai été
si malheureuse que depuis que mon meilleur et aimable ami m'a
MELCHIOR GRIMM. 137
ainsi abandonnée. » Les semaines se succèdent et Catherine s'étonne
d'être encore en vie. « Si vous voulez savoir au juste mon état,
écrit-elle, je vous dirai que l'unique mieux qu'il y a, c'est que je
me suis raccoutumée aux faces humaines, que d'ailleurs le cœur
me saigne comme au premier moment, que je fais mon devoir et
tâche de le faire bien, mais que ma douleur est extrême et comme
je n'en ai senti de ma vie, et voilà trois mois que je suis dans cette
cruelle situation, souffrant comme un damné. » (1784.)
N'allons pas croire cependant que Catherine ait été inconsolable.
Deux ans ne se sont pas écoulés depuis la mort de Lanskoï que
nous rencontrons, dans ses lettres, un nouveau familier du palais,
qu'elle désigne sous le nom de l'Habit rouge. L'Habit rouge par-ci,
l'Habit rouge par-là. L'Habit rouge aime les pierres gravées et les
médailles, on lui achètera celles du duc d'Orléans qu'on avait trou-
vées d'abord trop chères. L'Habit rouge a envie d'avoir un Buffon :
Grimm est prié d'envoyer les œuvres complètes du naturaliste, la
plus belle édition possible et a bien illuminée. » L'Habit rouge est
du voyage de Tau ride, et il fait un beau train avec le comte de
Ségiir et le prince de Ligne. L'Habit rouge a tous les talens comme
tous les agrômens : il dessine, il est passionné pour la musique,
il taille des camées. L'Habit rouge est fait, dans les quinze jours,
comte du saint-empire par Joseph et aide-de-camp général par
Catherine. Catherine le recommande à son correspondant sur tous
les tons : « Il est si aimable, si spirituel, si gai, si beau, si complai-
sant, de si bonne compagnie que vous ferez bien de l'aimer sans
le connaître. » L'extérieur répond à la distinction et aux charmes
de l'esprit : « Nos traits sont très réguliers ; nous avons deux
superbes yeux noirs avec des sourcils tracés comme on n'en voit
guère ; taille au-dessus de la médiocre, l'air noble, démarche aisée. »
Toutes ces perfections n'empêchèrent pas que Momonof, — c'était
le nom du favori, — ne finît par une disgrâce. Une lacune dans
notre correspondance nous laisserait incertains sur les causes de
cette chute, si nous n'avions le récit de Ségur. Momonof s'était épris
d'une des demoiselles d'honneur de l'impératrice, la princesse
Scherebatof; mis en demeure de s'expliquer, il avoua sa passion
en implorant la clémence de sa souveraine. L'irritation fut d'abord
des plus vives, mais Catherine surmonta bientôt son ressentiment,
et après avoir marié les coupables et les avoir même richement
dotés, elle se contenta de les éloigner de la cour. Elle parle seule-
ment, dans une lettre à Grimm, d'ingratitude et de « la plus bête
des passions ; » le favori lui paraît plus digne de pitié que de co-
lère ; et, pour elle-même, elle se déclare « excessivement punie
pour la vie. » Cela voulait-il dire qu'elle renonçait désormais à ce
138 REVUE DES DEUX MONDES.
genre de liaison, un conseil que l'âge eût suffi à lui donner, puis-
qu'elle avait alors plus de soixante ans? Serment d'ivrogne dans ce
cas ! Six mois après sa disgrâce, Momonof est remplacé, a Voulez-
vous savoir, écrit l'impératrice, ce que le général Zoubof et moi
faisions cet été au bruit des canons à Tsarskoé-Sélo, dans les heures
de loisir (1) ? Eh bien ! voici notre secret livré ; nous traduisions un
tome de Plutarque en russe. Gela nous a rendus heureux et tran-
quilles au milieu du brouhaha. » Officier dans un des régimens de
la garde avant de passer général, Platon Zoubof n'avait que vingt-
quatre ans. Catherine ne le porte pas aux nues comme ses prédé-
cesseurs ; elle se contente de lui reconnaître des connaissances, une
excellente tournure d'esprit et de la bonne volonté. La suite de la
correspondance nous montre le général devenu comte, puis prince.
Il était encore en faveur quand la souveraine mourut, et l'on sait
la part qu'il prit au complot contre la vie du fils et successeur de
Catherine.
Femme et très femme, comme elle l'est, ce qui domine tou-
tefois chez Catherine c'est manifestement l'homme d'état. Elle
est, de par la nature, et des pieds à la tête, conducteur d'em-
pire. Elle l'est autant que Frédéric et de la même façon : vue
nette et précise des choses, le jugement dans l'audace, et
cette moralité particulière des souverains qui consiste à tenir la
morale vulgaire pour absolument étrangère aux intérêts publics.
Elle est faite pour l'action, et dès qu'elle agit, regarde le succès
comme le seul devoir. Confiance exclusive dans la force. Son principe
est que les grandes affaires se régissent par quatre ou cinq axiomes
d'une extrême simplicité; ceux-ci, par exemple : pour venir à bout
de ses ennemis, le plus sûr moyen, ce sont les coups ; — quand on
ne bat pas, on est battu ; — les états ne sont pas comme les fossés,
qui deviennent plus grands à mesure qu'on leur ôte plus de terre. Il
faut voir le dédain de Catherine pour Marie-Thérèse, son prétendu
désintéressement et sa crainte d'aller au diable ; il faut voir son
mépris pour « frère George, » le roi d'Angleterre, quia perdu quinze
provinces (2). « Je regarde cela, dit-elle, comme un crime de lèse-
état. » Son héros, celui que, dans le secret de son cœur, elle s'est
proposé pour modèle, c'est ce Pierre le Grand, à qui elle éleva une
statue et dont elle se sentait la mission de continuer l'œuvre. Il y
a, dans seslettresàGrimm,à l'occasion de l'inauguration du monu-
ment de Falconet, un fier passage et que je cite, celui-là, sans
(1) Les canons dont il s'agit sont ceux de la bataille de Swenska-Sund dans le cours
de la guerre avec la Suède,
(2) Les colonies d'Amérique.
MELGHIOR GRIMM. 139
éprouver le besoin de m'en excuser près du lecteur. « Pierre P',
écrit-elle, quand il s'est vu en plein air, nous a paru avoir un air
aussi leste que grand ; on l'aurait dit assez content de sa créa-
tion. Longtemps je n'ai pu le fixer, je sentais un mouvement d'at-
tendrissement, et quand j'ai regardé autour de moi, j'ai vu tout le
monde avec les larmes aux yeux. Son visage était tourné du côté
opposé à la Mer-Noire, mais son air de tête disait qu'il n'avait eu
la berlue pour aucun côté. Il était trop loin pour me parler, mais
il m'a paru avoir un air de contentement qui m'en a donné, et qui
m'a encouragée à tâcher de faire mieux à l'avenir si je puis.» (1782.)
La politique, comme il est naturel, détermine les antipathies et les
affections de Catherine, toutefois sans exclure entièrement l'équité.
Le mélange de l'estime et de la rancune est visible, en particu-
lier, en ce qui concerne les jugemens sur Frédéric. L'impératrice
avait, au début de son règne, éprouvé de l'attrait pour le guerrier
homme d'état, dont les qualités étaient de celles précisément (qu'elle
prisait le plus. Elle avait une autre raison pour lui vouloir du bien,
la conscience de lui avoir rendu un service éminent, en 1762, lors-
qu'elle retira ses troupes des provinces de Prusse et de Poméranie.
La bonne intelligence, plus tard, avait fait place à la rivalité, à
l'animosité même, lorsque Catherine avait trouvé la Prusse sur son
chemin dans ses revendications polonaises et avait été obligée de
partager avec elle. De là, je le répète, une humeur contenue par
un reste d'admiration, mais qui perce dans les lettres à Grimm.
« Ce qu'il y a de singulier dans le sort d'Hérode, écrit-elle au len-
demain de sa mort, c'est que sur la place il n'a été regretté que de
sa seule femme, qu'il n'aimait pas ; celle-là l'a pleuré véritablement;
mais c'était une grande paire de manches lorsqu'il n'était ni pe-
tit ni mesquin. » Et quelques jours plus tard, comparant Frédéric
à son successeur : « J'ai vu les commencemens de cet autre ; sti-là
évitait flatterie et forfanterie; sais-tu pourquoi? Parce que nous
étions pétris de jugement (1). » Une assez belle oraison funèbre,
en somme, dans sa froideur !
Catherine n'a pas ou ne croit pas avoir les mêmes raisons peur
ménager le prince Henri. Elle n'ignore point, il est vrai, que Grimm
est l'ami du prince, et qu'il est joliment fier de ses relations avec
un si grand personnage, mais Catherine n'a pas l'habitude de ca-
resser les faiblesses de son correspondant, et le prince Henri a
deux gros torts à ses yeux. H a exprimé sur la Russie, sur les
(1) Sti-là pour celui-là fuit partie du français populaire et vulgaire de Catherine.
Elle a toutes sortes de particularités de ce genre, et, par exemple, emploie constam-
ment l'italien ma au lieu de mais.
lÙO REVUE DES DEUX MONDES.
dangers qu'elle court et le rôle qu'elle aurait à jouer, des vues
qu'il a communiquées à Grimm, et que Grimm, assez maladroitement,
s'est hâté de soumettre à l'impératrice. Pis encore, le prince Henri
tourne au libéralisme ; il n'est pas absolument contraire à la révo-
lution'française, et, une fois la guerre engagée, il a fait des plans
de pacification. Or, Catherine n'aime pas les affairés, et elle n'ad-
met surtout pas qu'on traite avec les jacobins. Savez-vous pour-
quoi le prince Henri veut toujours parler des affaires de la France?
G'est^ que c'est une tête inquiète ; c'est un alambiqué toujours
monté sur des échasses; c'est un important, ma commère l'em-
pressée, — un petit-maître qui, pour faire croire qu'il a des ren-
dez-vous, quitte la compagnie et va s'enfermer chez lui. Henri passe
pour avoir conseillé la paix de Bâie : Catherine, de ce moment, le
tient pour capable de tout; il n'en a agi ainsi que pour devenir
tuteur de Louis XVII, et, après sa mort, roi de France ; elle le
compare à Philippe-Egalité. Je regrette d'avoir à ajouter que Grimm
ne défend que faiblement son ancien protecteur et ami; le culte
des nouvelles divinités l'emporte, et il finit par traiter lui-même
de jacobin le prince dont il avait été si heureux et si fier jadis de re-
cevoir l'hospitalité à Spa.
Si Catherine n'épargne pas l'oncle, que sera-ce du neveu? L'in-
jure, pour le successeur de Frédéric, va tout de suite aux gros
mots : « Sa Majesté prussienne s'occupe présentement à faire re-
naître les cochonneries polonaises. Morgue! si cela arrive, je vous
promets qu'il le paiera cher.» a Avec frère Gu (c'est ainsi que l'im-
pératrice désigne Frédéric-Guillaume), on ne sait jamais où on en
est, si un moment on cesse de se souvenir qu'il est et les siens ca-
pables de toutes les fourberies possibles pourvu qu'il en reçoive
un écu. »
L'influence des intérêts sur les jugemens et sur les affections
n'a jamais été si évidente que dans l'inclination de Catherine pour
Joseph n. La tsarine avait besoin de la complicité de l'Autriche
pour accomplir ses desseins sur Constantinople, et dans une al-
liance avec l'empire contre la Turquie elle trouvait cet autre
avantage de détourner l'empereur de la Pologne. Joseph était entré
avec empressement dans des vues où il ne soupçonnait pas d'ar-
rière-pensée ; il avait recherché Catherine, lui avait rendu hom-
mage à Mohilef, à Pétersbourg, en Crimée ; il alla jusqu'à prendre
part personnellement à la campagne de 1788 contre l'Ottoman.
C'était plus qu'il n'en fallait pour que Catherine le jugeât un homme
supérieur. Il est vrai de dire pourtant qu'elle avait été séduite à
première vue. « Quand il a appris, écrivait-elle de Mohilef, que
j'ai retranché quatre jours de mon voyage pour le devancer, il s'est
MELCHIOR GRIMM, lAl
mis à courir nuit et jour et m'a devancée de deux jours. Nous avons
passé la journée d'hier ensemble ; il a paru qu'il ne s'ennuyait pas.
Je l'ai trouvé très instruit ; il aime à parler et parle très bien. » La
conversation de Joseph avait frappé Catherine ; elle y revient l'an-
née suivante et se montre tout à fait séduite : « Si jamais vous lui
parlez, écrivait-elle à Grimm, sachez qu'il vous prendra par vos
deux oreilles, et que vous n'en pouvez avoir trop pour l'écouter ; il
est d'une éloquence et a la pensée et la parole à sa disposition.
C'est un homme qui veut singulièrement le bien faire et qui le
cherche partout, et morgue ! quand il l'a trouvé, habile celui qui
l'en fera démordre. » Et quelques lignes plus loin, s'échauffant
toujours, le plus malencontreux horoscope qui ait jamais été tiré :
<( Je connais un homme dans ce monde auquel le ciel a destiné la
première place en Europe, sans contredit la première, dis-je, pour
la gloire. Il faut qu'il vive, il faut qu'il survive une couple de ses
contemporains, et alors cet astre sera à nul autre comparable,
et ses contemporains resteront loin derrière lui. « (1781.) On com-
prend quelles durent être à la fois la déception et la douleur de
Catherine lorsque Joseph mourut à cinquante ans, battuàLugosch,
laissant les Pays-Bas soulevés, la Hongrie et la Bohême sur le point
de s'insurger, rongé d'humiliation et de chagrin, et résumant
l'histoire de son règne dans l'épitaphe qu'il se composa lui-même :
«Ci-gît Joseph II, qui fut malheureux dans toutes ses entreprises. »
L'émotion de Catherine fut profonde ; elle perdait, disait-elle, son
meilleur ami. Elle resta longtemps sans revoir l'ambassadeur d'Au-
triche parce qu'elle ne pouvait retenir ses sanglots. Elle avait peine
en même temps à reconnaître combien elle s'était trompée sur le
compte de l'infortuné : « Je ne puis revenir encore de mon éton-
nement : fait, né et élevé pour sa dignité, rempli d'esprit, de
talent et de connaissances, comment il a fait pour régner mal, et
non-seulement sans succès, mais même à être réduit au malheur
dans lequel il est qiort. »
Dans les affaires intérieures de son empire, Catherine montre à la
fois de la hardiesse et de la timidité. Il est des découvertes qu'elle
ado{)te du premier coup, a Vous vous êtes fait inoculer, lui écrivait
Voltaire, avec moins d'appareil qu'une religieuse ne prend un lave-
ment. » Elle a une certaine intelligence de la liberté, se refuse à
régler, à gêner, ne veut pas entendre parler de monopoles. D'un
autre côté, son principe étant que tout aille comme il peut,
elle craint les théoriciens et ne peut souffrir les économistes.
Elle brûle leurs livres : u Tout cela, dit elle, nous va comme
une selle à une vache. » Même impatience de l'agronomie
et de ces cultivateurs qui n'ont jamais eu une charrue en main.
1A2 REVUE DES DEUX MONDES.
Confier à l'un d'eux une terre de la couronne ! « Les paysans le tue-
raient avec sa fichue agriculture. » Elle tient pour le bon vieux ca-
lendrier, qu'elle aime à la folie parce que c'est celui de l'église
grecque, qui est celle des apôtres, et que plus que jamais elle hait
les nouveautés. Elle en veut, comme M. de Bismarck, à ceux qui
écrivent ou impriment l'allemand avec des lettres françaises : « Je
vous déclare que j'ai une antipathie très marquée pour cette nou-
velle mode, et que je ne saurais lire ni écrire l'allemand de cette
manière que je trouve ridicule. »
Il faut dire que cette aversion pour les nouveautés fut surexcitée
par la révolution française ; la révolution fit une coupure profonde
dans la vie de Catherine, dans celle de Grimm, dans celle du monde
contemporain tout entier.
IV.
Grimm était tout préparé à détester la révolution, et à la détester
tout d'abord, sans passer, comme firent tant d'autres, par une pé-
riode d'illusion. Conservateur par tempérament, il était de plus ami
des grandeurs, voué aux arts diplomatiques et au service des cours,
attaché, enfin, et avec passion, à une souveraine autocrate. Avant
l'ouverture même des états généraux, et lorsque tout le monde se
livrait à des espérances sans bornes : « Je vois bien, disait-il à ses
amis, que vous voulez inventer la liberté et dépasser les Anglais et
les Américains ; tâchez seulement de ne pas rester derrière les Po-
lonais. » Au lendemain de la prise de la Bastille, il voyait déjà la
banqueroute mûrir, ce sont ses expressions, le mouvement passer
aux mains des bandits et des polissons, et il s'offrait à prouver géo-
métriquement que la France était perdue sans ressource. Il ne fai-
sait d'autre grâce aux Necker, aux La Fayette, que de les tenir pour
une cause innocente du mal. «Il n'y arien déplus coupable, pensait-il,
que des innocens qui se mêlent de grandes affaires, et, pour la pre-
mière fois peut-être, la nécessité n'a pas créé les hommes qu'il
fallait ou bien l'homme nécessaire pour sauver son pays. Tandis que
les révolutions et les dissensions produisent naturellement une
foule de caractères, il ne s'en est pas trouvé un seul dans ces temps
calamiteux. » Sans se donner d'ailleurs des airs de devin, Grimm, en
1790, prévoyait le despotisme et la réaction comme les consé-
quences de l'anarchie. « Ce qu'il y a d'indubitable, c'est que les
Welches sont toujours Welches, que Voltaire les retrouverait comme
il les a laissés, comme ils sont depuis deux mille ans, que par l'usage
qu'ils ont fait de la liberté, ils ont prouvé qu'ils y étaient propres
comme la vache à danser sur la corde, et qu'à leur extravagance
MELCHIOR GRIMM. 143
actuelle ne peut succéder que le despotisme le plus rigoureux. Mon
bon nonce Gaprara, qui est un homme d'esprit, me disait à l'occa-
sion de la sagesse de l'assemblée nationale : « Je n'ai pas peur pour
l'autorité de l'église; nous sommes peut-être trop vieux, vous et
moi, }X)ur la voir renaître de sa cendre, mais elle renaîtra : vos
jacobins ont rendu ce miracle immanquable. Mais convenez aussi
qu'ils ont fait perdre un beau procès au genre humain, et que s'ils
eussent été capables de conduire cette révolution avec modération
et sagesse, ils auraient pu la rendre bien heureuse pour l'huma-
nité entière. »
On ne s'étonnera pas que Grimm, avec ses opinions, soit vite,
devenu suspect. Il était connu povu* être le correspondant confiden-
tiel de Catherine; or, on se doutait, aux Jacobins, que l'impératrice
« n'avait pas pour la régénération gauloise tout le respect qu'elle
méritait, » et cette impression avait été confirmée par la légèreté
du prince de Ligne, qui avait laissé prendre copie d'une lettre où
Catherine traçait un tableau peu flatté de l'état de l'Europe. Les
écrits du temps ne sont pas sans avoir conservé quelques traces de
ia notoriété qu'avaient acquise les relations de Grimm avec la cour
de Russie, et du parti que la polémique en tirait. Les Actes des
apôtres, en reproduisant la circulaire du 23 avril 1791, dans laquelle
Montmorin avait cherché à établir la liberté constitutionnelle dont
jouissait le roi, l'accompagnèrent d'une réfutation sous forme de
« fragment de la corres|)ondance secrète du baron de Grimm avec
la première fonctionnaire politique de toutes les Russies. » Grimm,
sous la plume d'un autre pamphlétaire, devenait « le chargé des
affaires de sa majesté l'impératrice des Russies à Paris. » 11 s'agis-
sait cette fois d'attaquer tout ensemble Volney et la révolution. En
apprenant que Catherine avait des faveurs pour les émigrés, Volney,
qui avait reçu d'elle une médaille d'or à l'occasion de son Voyage
en Syrie et en Egypte, avait renvoyé ce cadeau à Grimm, par l'in-
termédiaire duquel il lui était parvenu. Cette démarche avait été
accompagnée d'une lettre à laquelle la brochure dont nous parlons
était une réponse violente et injurieuse.
Après avoir passé deux mois à Francfort, oij, comme nous l'avons
vu, il avait assisté à l'élection et au couronnement de l'empereur
Léopold, Grimm, à la fin de l'automne de 1790, revint se plonger
dans « ce gouffre de Paris, » bien qu'il en eût « pour cet hiver plus
mauvaise opinion que jamais. » 11 voulait se rapprocher des Bueil,
qui, déjà à moitié ruinés, vivaient tant bien que mal dans lein- terre
de Varennes. On n'émigrait pas faute de ressources, crainte aussi
d'encourir la confiscation, mais le moment de prendre un parti ap-
prodiait à grands pas. En 1791, Grimm passa derechef l'été en
Hlll REVUE DES DEUX MONDES.
Allemagne, partie à Francfort, où l'attirait son amitié pour Nicolas
Romanzof, partie à Aix-la-Chapelle pour les eaux. Il trouvait à ces
séjours hors de France l'avantage de correspondre plus librement
avec l'impératrice, qui ne se souciait pas de lui envoyer des cour-
riers à Paris. Grimm y retourna cependant une dernière fois. Cathe-
rine, qui lui avait souvent demandé, et toujours en vain, de détruire
ses lettres, éprouvait à cet égard un redoublement d'inquiétude, et
exigeait qu'elles fussent brûlées. Grimm ne put consentir à ce sacri-
fice. « Je revins à Paris en octobre 1791, a-t-il raconté, non pour
les brûler, mais pour les faire sortir de France. J'étais sans doute
tenté de sauver en même temps bien des choses précieuses pour
moi, mais les temps étaient déjà tellement difficiles qu'il était aisé
de prévoir qu'au moindre déplacement d'effets, le premier ballot
qui sortirait de ma maison serait arrêté, fouillé, et peut-être pillé
dans la rue, sous prétexte d'une conspiration contre la liberté.
J'étais déjà dénoncé dans les sections et dans les comités comme
entretenant une correspondance très étroite avec l'impératrice,
qu'on supposait très peu favorable aux principes de la révolution ;
je ne pouvais me flatter d'échapper aux effets de cette malveillance
que par une extrême circonspection, une immobilité parfaite. J'aban-
donnai donc toute idée de remuement chez moi, et, à force de pré-
cautions, je réussis à faire sortir ce précieux dépôt clandestinement
de chez moi, à lui faire dépasser la frontière de la France, et à le
mettre, à l'insu de tout le monde, en sûreté en Allemagne. »
Grimm et les siens ne tardèrent pas à suivre les lettres. Les Bueil
sortirent de France à la fin de l'année, M. de Bueil pour se rendre
à Coblentz, à l'armée de Condé, M"^^ de Bueil et ses enfans pour
aller en Belgique, d'où elle passa plus tard en Allemagne. Grimm
attendait pour en faire autant que le départ du ministre de l'im-
pératrice lui donnât le signal ; il quitta définitivement Paris au mois
de février 1792. Nous le trouvons, à quelques mois de là, à Carls-
bad pour les eaux, à Francfort encore une fois pour le couronnement
d'un empereur, la troisième cérémonie de ce genre à laquelle il
assistait, et enfin, à Aix-la-Chapelle, où il rejoignit sa fille adoptive.
Telle avait été la crainte de Grimm d'attirer l'attention par des
préparatifs de départ, et peut-être aussi l'assurance qu'il conservait
de l'inviolabilité de son domicile, en sa qualité de ministre d'une
puissance étrangère, qu'il laissa tout derrière lui, papiers, livres,
mobilier, sous la garde d'une domestique de confiance. Il avait
compté sans la violence révolutionnaire. Le département de Paris
commença par faire mettre les scellés dans la maison, puis, une
fois qu'il eut été déclaré émigré, ses biens furent placés sous sé-
questre. « On saisit mes capitaux, mes rentes, tous mes revenus
MELCHIOR GRIMM. 145
au profit de la république, On enjoignit, sous peine de la vie, à
tous ceux qui pouvaient avoir quelque chose à moi, de le décla-
rer sans délai et de le livrer aux autorités établies pour me dé-
pouiller... Mon mobilier en entier, habits, linge de corps et de mé-
nage, meubles en bois d'acajou, provisions de toute espèce, vaisselle,
tableaux, bustes, bijoux et effets précieux, parmi lesquels un grand
nombre de médaillons en or successivement reçus de l'impératrice;
une bibliothèque amassée pendant toute ma vie, car j'avais, en ar-
rivant en France, porté avec moi mes livres d'université et d'étude;
toutes mes correspondances, mes manuscrits, beaucoup de papiers
que des amis avaient mis en dépôt chez moi et qui ne m'apparte-
naient pas, tout fut enlevé et transporté je ne sais où, ou vendu à
l'enchère, ou soustrait par ceux qui étaient préposés à ce pillage
déloyal. C'est ainsi qu'en peu de jours je perdis le fruit, j'ose dire,
de la sagesse de toute ma vie, ma fortune entière, et me trouvai dé-
troussé, nu comme j'étais venu au monde. »
Grimm se trompait ; ses biens n'avaient pas été précisé-
ment mis au pillage , mais séquestrés , et sa qualité d'étranger,
quelques années après, ayant été enfin reconnue, le Directoire lui
fit restitution. Une restitution incomplète, il est vrai; ses livres, ses
papiers, ses tableaux, sa musique restèrent dans les dépôts, d'où
quelques épaves en sont arrivées à nos collections publiques. La ré-
paration ne s'appliqua qu'aux valeurs, et c'est ici que prend place
la fameuse histoire des manchettes. Les banquiers de Grimm, chez
qui on avait saisi ses titres et à qui les sommes représentées par
ces titres furent remboursées en assignats, crurent devoir,dans l'in-
térêt de leur client, faire un remploi immédiat de rentrées qui me-
naçaient de leur fondre entre les doigts. C'était l'usage à ce moment;
pour échapper à la dépréciation croissante du papier de la république,
on se hâtait d'investir en marchandises ce que l'on en possédait. De
cette manière, il vous en restait au moins quelque chose. Ainsi firent
les représentans de Grimm en lui achetant, pour 90,000 livres, trois
paires de manchettes de dentelle et quelques pièces de mousseline.
Le tout tenait dans une caisse de six jwuces de hauteur. Pour le
coup, ainsi qu'il le dit lui-même, notre philosophe pouvait s'appli-
quer à la lettre le Omnia mea mecum porto.
Grimm et ses protégés, qui, comme tant d'autres, s'attendaient
à rentrer en France à la suite de l'invasion , étaient destinés à de
cruels mécomptes. L'armée de la coalition fut arrêtée à Valmy, et
ses communications coupées ou inquiétées la forcèrent bientôt de
battre en retraite ; les forces républicaines prirent alors l'offensive,
Custine pénétra jusqu'à Francfort, Dumouriez jusqu'à Liège, la Bel-
gique fut conquise et l'ennemi fut rejeté au-delà du Rhin ; les espé-
TOMB LXXIII. — 1886. 10
146 REVDE DES DEUX MONDES.
rances de l'émigration étaient écrasées. « Dans la plus mauvaise
saison de l'année, il fallut se sauver avec précipitation d'Aix-la-Cha-
pelle, où le comte de Bueil était venu nous rejoindre, précédé et
suivi d'une nuée d'émigrés renvoyés des armées. Le grand che-
min d'Aix-la-Chapelle à Dusseldorf était couvert de fugitifs, et les
frais pour s'y transporter, pour y subsister à peine à l'abri des in-
jures de l'air et des besoins physiques, s'élevaient à des sommes
hors de toute proportion et de toute croyance. En peu de semaines,
il m'en coûta 10,000 livres de France pour être à peine logé, chauffé
et nourri avec ma petite famille. » Goethe, qui avait suivi Charles-
Auguste dans la campagne de France, et à qui nous devons un récit
de cette lamentable équipée, rencontra Grimm et M"^® de Bueil à Dus-
seldorf. Ils avaient trouvé asile chez un pharmacien et couchaient
dans un cabinet d'histoire naturelle, au milieu des animaux empaillés.
Les désastres de la coalition avaient rejailli sur les émigrés
comme s'ils en eussent été cause ; on n'en voulait plus nulle part
en Allemagne, si bien que le comte de Bueir était obligé de se
réclamer de l'uniforme russe, que Catherine l'avait autorisé à
prendre. Où aller cependant? Grimm se ressouvint de la petite
cour qu'il venait de représenter pendant quinze ans à Paris et des
protections dont il y était assuré. Il dirigea ses compagnons sur
Gotha, au mois de décembre, par un temps et des chemins effroya-
bles, et les y rejoignit en février. Ils y furent tous parfaitement
accueillis par le duc, et c'est là que nous voyons végéter, puis
s'éteindre, celui qui avait vécu dans les plus spirituelles sociétés de
Paris et avait connu toutes les têtes couronnées de l'Europe. Les
premiers temps, surtout, furent pénibles, et de toutes les ma-
nières. Bueil avait repris du service dans le régiment de Castries,
à la solde de l'Angleterre, et ne revint vers les siens qu'en 1796 ;
il les avait laissés aux soins de Grimm, qui n'avait, pour soutenir
tout ce monde, que son traitement de 2,000 roubles que lui conti-
nuait Catherine, et les générosités qu'elle y ajoutait souvent , il est
vrai : une fois, 6,000 roubles, une autre fois, jusqu'à 20,000. Aux
difTicultés du présent s'ajoutaient les soucis pour l'avenir. Il fallait
penser au jour où les amis de Grimm ne l'auraient plus avec eux,
et l'on ne peut en vouloir à notre exilé de l'insistance discrète, sou-
mise, mais persévérante, avec laquelle il cherchait à obtenir de sa
souveraine qu'elle assurât le sort de M"^" de Bueil. Il finit par lui
léguer solennellement toute cette famille, y compris sa domes-
tique, la fidèle Antoinette Marchais, qui avait si courageusement
défendu le domicile de la Chaussée d'Antin, et qui avait réussi à
rejoindre son maître à l'étranger. Outre les soucis matériels, il y
avait les loisirs forcés, l'ennui, pire quelquefois que la souf-
france. On n'était plus au temps où Voltaire appelait les petites
MELCHIOR GRIMM. 147
cours d'Allemagne de vieux châteaux où l'on s'amuse. « Quand
d'ailleurs, ainsi que le dit Grimm lui-même, on a passé sa vie dans
les grandes capitales, il est presque impossible de se faire au séjour
des petites villes; celui de la campagne absolue serait mille fois pré-
férable. » Aussi voudrait-il changer ; il songe à Vienne, à la Suisse, à
Pétersbourg même, où il aimerait conduire les siens, certain qu'une
fois mis sous la main et la protection de Catherine, il n'aurait plus
à craindre pour eux. Ces désirs de changement devinrent encore
plus vifs lorsque les armées de la république envahirent l'Allemagne
et firent craindre à Grimm de ne plus être en sûreté à Gotha. Cathe-
rine, toutefois, n'encouragea que faiblement ces projets, et son cor-
respondant fut obligé de rester dans la petite capitale, n'ayant d'autre
occupation que d'écrire à la tsarine et de servir d'intermédiaire à
ses libéralités en faveur des émigrés, consumé de douleur à la vue
des progrès d'une révolution qu'il abhorrait, tout près, en un mot,
« de mourir d'ennui et de désespoir. » Et encore Catherine vivait-
elle quand Grimm exhalait cette plainte; six mois après, il perdait
celle qui n'avait pas été pour lui une protectrice seulement , mais
une amie.
(Irimm n'a pas compris la révolution. Il ne l'a jugée ni en phi-
losophe ni en politique. Il n'a j)as su, comme de Maistre et même
comme Mallet du Pan, y démêler la puissance de certaines idées
destinées à changer la fac^ de la société. Et il n'a pas su davantage
reconnaître, dans la situation des cours, le^ divergences d'intérêts
qui devaient rendre vains leurs efforts contre la France. Il avait
cru, comme tous les émigrés, que l'armée des coalisés n'avait qu'à
se montrer pour en finir avec un gouvernement anarchique, et
quand il vit, au contraire, l'avorteraent de tout ce grand effort, ses
tentatives pour l'expliquer devinrent presque comiques. Il ne savait
à qui s'en prendre des succès militaires du jacobinisme; il en accu-
sait tour à tour la pédanterie des manœuvres scientifiques, la mé-
diocrité des généraux de la coalition, « la pauvreté d'esj)rit si uni-
versellement répandue dans ces jours de misère et d'humiliation. »
Et cela contre des poltrons et des fous, commandés par des bras-
seurs et des cordonniers! S'il était dévot, il demanderait à la Pro-
vidence quels sont ses desseins en faisant ainsi triompher le crime
et la bassesse ; « mais, ajoute-t-il , il y a longtemps que je l'ai ab-
soute. » Grimm, on le devine, n'admet pas un moment qu'on traite
avec la France. Cette seule pensée le révolte, et, quand on en vient
là pourtant, il reporte toutes ses espérances sur Catherine. Oh!
pour celle-là, il ne craint pas qu'elle entre en compromis avec la
révolution! Habitué, toutefois, comme il l'est, à user d'une extrême
réserve en tout ce qui concerne la conduite politique de l'impéra-
148 REVUE DES DEUX MONDES.
trice, Grimm se garde bien de la pousser ouvertement à cette inter-
vention qu'il désire si passionnément. Il use d'insinuation. Il a
reçu des lettres anonymes qui invoquent le secours de la Russie, et
il en cite des passages. Il a eu une conversation avec le ministre
d'Angleterre à Dresde, qui lui a dit que son gouvernement allait
prendre les mesures les plus vigoureuses, mais que le concours de
l'impératrice était indispensable au succès de ces mesures (no-
vembre 1793). Vain espoir! les lettres de Catherine font sentir à
Grimm qu'il fait fausse route, et il consent alors que « l'aigle de
Russie prenne à Gonstantinople la place du croissant, » pourvu
qu'il soit entendu ensuite « qu'il n'y a de salut, de paix ni de sécu-
rité en Europe tant que la horde des sauvages subsistera en
France. » (Janvier 1794.)
Catherine, il est à peine besoin de le dire, ne le cédait pas à
Grimm en horreur, en mépris de la révolution française, et grâce
au sans-gêne d'une langue primesautière, elle exprimait ses senti-
mens d'une manière plus énergique encore. Dès 1790, elle décla-
rait notre pays en mal d'enfant, en couche d'un avorton, ou, pis
encore, d'un « monstre pourri et puant. » L'assemblée nationale,
tas de chicaneurs ; et de ces roquets-là on a fait des législateurs !
Si on en pendait quelques-uns et si on leur était à tous leurs dix-
huit livres d'indemnité, le reste se raviserait peut-être. Catherine
n'en voulait pas, du reste, à l'hydre à douze cents têtes seulement,
mais aux Tuileries tout aussi bien, aux divisions, aux hésitations
qui paralysaient la défense de l'autorité contre l'anarchie. Quand
Louis XVI signe la constitution de 91, elle ne peut plus contenir
son indignation. « Je suis d'une colère horrible, écrit-elle; j'ai tapé
du pied en lisant ces... ces... ces horreurs-là. Fi des vilains! »
D'autres fois, c'est la tristesse qui l'emporte : « Adieu la France ! et
voilà qui n'est pas plaisant. »
La conséquence de ce dédain, c'est que Catherine tenait la ré-
pression pour plus facile qu'elle ne l'était. « J'ai de ma nature,
écrivait-elle en août 1791, un très grand mépris pour tous les mou-
vemens populaires, et je parie comme deux et deux font quatre que
deux bicoques emportées par la force ouverte de qui il vous plaira
feront sauter tous ces moutons par-dessus le bâton qu'on leur pré-
sentera de quel côté qu'on le voudra. » L'impératrice faisait preuve
de plus de pénétration lorsqu'elle annonçait que la révolution se
casserait le cou, lorsque, dès 1791, elle prédisait la venue d'un
César («Oh! il viendra, gardez-vous d'en douter! ))),ou lorsque,
généralisant seulement un peu trop, elle soutenait que la répu-
blique finit toujours en royauté. Au commencement de 1795, à la
veille de la paix de Bâle, les pronostics de Catherine deviennent des
inquiétudes. La révolution n'était plus seulement un gouffre où dis-
MELCHIOR GRIMM. 1Ù9
paraissait la France, c'était un péril qui menaçait l'Europe entière.
(( Si on ne fait pas main basse sur toutes ces chimériques et imbé-
ciles négociations de paix, écrit-elle, qui doivent couvrir d'opprobre
leurs auteurs, fauteurs et négociateurs, et si, sans perte d'une mi-
nute, on ne saisit pas les moyens les plus vigoureux pour pousser
la guerre contre les Français avec une vigueur loyale et franche,
je prophétise que tous les états, sans exclusion aucune, seront en-
gloutis par la colère céleste, qui se servira du bras des scélérats
les plus abominables pour les écraser. Ce ne sont pas là des mots,
il y va de la destruction générale, c'est moi qui vous le dis; or je
suis un prophète abominable et qui malheureusement ne s'est ja-
mais trompé. » On le voit, le ton a changé; l'impératrice craint
maintenant pour tous les trônes, elle craint pour elle-même, et l'on
sent, dans ce passage, que sa politique est sur le point d'entrer
dans des voies nouvelles.
La conduite de Catherine, en effet, à l'égard de la révolution
française, était restée jusque-là singulièrement équivoque. Autant
l'impératrice s'était montrée ardente dans son indignation, bruyante
dans ses déclarations, prodigue d'encouragemens à ceux qui vou-
laient intervenir et de reproches à ceux qui intervenaient maladroi-
tement, autant elle s'était montrée peu disposée à agir elle-même.
La cause de Louis XVI, à son sens, était celle de toutes les têtes
couronnées et même de tous les gouvernemens établis ;elle n'avait
pas refusé un seul instant, disait-elle, de secourir le roi très chré-
tien dans sa détresse ; que les puissances fassent un manifeste, et
elle sera de la partie ; elle demande seulement que ce manifeste
soit api)uyé. Appuyé par qui ? C'est précisément quand la question
en vient là que Catherine se dérobe.
Le spectacle qu'elle donne est vraiment curieux. Il faut l'enten-
dre dire ce qu'elle aurait fait si elle eût été le roi de France, et ce
qu'il aurait fallu que les autres couronnes fissent pour lui. La con-
duite de la Prusse n'a pas trouvé de censeur plus rigoureux; la
politique de cette puissance est abominable, la paix qu'elle va si-
gner est une paix infâme, celle que souscrit la Sardaigne ne l'est
pas moins; « il n'est infamie qui ne se fasse. » A la bonne heure !
mais, en attendant, Catherine se contente d'exhorter et de maudire;
sa colère s'exhale en paroles, tout au plus en manifestations plato-
niques. Elle a accrédité un ministre près des princes émigrés, elle
leur a donné de l'argent, un million et demi de roubles en un an ;
aussitôt après la mort de Louis XVI, elle a reconnu Louis XVII, et
après la mort de Louis XVII, Louis XVIII; voilà à quoi se borne
la part de Catherine dans la croisade contre la démagogie fran-
çaise.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce n'est pas assez dire ; Catherine n'a pas seulement poussé les
autres à l'action sans agir elle-même, elle a paralysé les efforts
qu'elle encourageait de la voix et du geste ; elle a plus fait pour
l'avortement de la coalition que les armes de Dumouriez et de Kel-
lermann, de Hoche et de Pichegru. C'est que les passions anti-
révolutionnaires, chez elle, étaient subordonnées à une passion plus
forte encore, celle des agrandissemens territoriaux. Émule de Pierre
le Grand, Catherine n'eut rien tant à cœur que de rompre les liens
qui enchaînaient la Russie dans ses steppes, que de la mettre en
contact vivant avec l'Europe, que de l'étendre jusqu'à la Vistule et
au Bosphore. Elle avait rêvé la conquête de la Pologne et le réta-
blissement d'un empire chrétien à Constantinople. Le devoir de
combattre la révolution française pouvait-il entrer en comparaison
avec les exigences d'une mis'sion sacrée? Que dis-je? la révolution
française n'offrait-elle pas à l'impératrice l'occasion d'atteindre plus
sûrement le but de son ambition ?
La politique continentale de la seconde moitié du xviii® siècle
tourne presque tout entière sur ces deux pivots, la Pologne et la
Turquie; son histoire est celle des complications qu'amenèrent,
entre la France, l'Autriche et la Russie, les intérêts opposés de ces
puissances dans les deux pays que nous venons de nommer. La
Prusse éprouvait le besoin de s'établir plus complètement sur la
Baltique et poussait, par conséquent, au partage de la Pologne,
mais en même temps elle voulait le maintien de la Turquie, qui
servait à tenir l'Autriche en respect, et dont la conquête aurait
rendu la Russie trop puissante et lui aurait laissé les mains trop
libres. L'Autriche, au contraire, était prête à s'entendre avec la
Russie pour le partage de la Turquie, mais elle répugnait au par-
tage de la Pologne, qu'elle aurait voulu conserver forte et tenir
sous sa protection. Quant à Catherine, elle avait àù consentir à
partager avec ses rivaux le premier démembrement de la Pologne,
et elle avait dû se contenter de la Crimée comme résultat d'une
première guerre centre les Turcs, mais elle n'avait renoncé à s'é-
tendre ni d'un côté ni de l'autre, et c'est justement le soin de ces
agrandissemens qui l'empêcha de pariiciper à la coalition, ou, si l'on
aime mieux, c'est parce que les deux puissances allemandes étaient
occupées à lutter contre la France révolutionnaire, qu'elle fut ten-
tée d'en profiter pour consommer les conquêtes qu'elle avait ébau-
chées. Ajoutons que son ambition n'eut pas pour seul effet de dé-
tourner ses coups de la France ; la préoccupation des armées russes
en Pologne empêcha la Prusse d'entrer plus franchement dans
l'entreprise des coalisés H contribua à la lui faire plus facilement
abandonner, et il se trouva que la politique de Catherine servit
MELCHIOR GRIMM. 151
doublement la révolution, en empêchant l'impératrice d'agir et
en affaiblissant l'effort de ceux qui agissaient.
Catherine, dans ses lettres à Grimm, n'entre pas dans de longues
explications sur la cause de sa lenteur à intervenir contre la déma-
gogie française. Envoyer des troupes sur 1p Rhin? Mais comment?
Si elle en envoie peu et s'associe à l'entreprise des brouillons, ses
troupes seront battues comme les autres ; et quant à en envoyer un
grand nombre, elle ne le peut, car elle s'attend à tout moment à
être aux prises avec les Turcs. Il faut finir ce qu'on a commencé
avant de se mêler des affaires d'autrui. « Monsieur le souffre-dou-
leur, s'écrie -t-el le, dites-moi, s'il vous plaît, d'où vient que vous
croyez que les affaires de la Pologne ne sauraient aller en même
ligne et de front que celles de France ?.. Vous voulez que je plante là
mes intérêts et ceux de mon alliée la république (la Pologne), et
mes amis républicains, pour ne m'occuper que de la jacobinière
de Paris? Non, souffre-douleur, je la battrai et combattrai en Po-
logne, mais pour cela je ne m'en occuperai pas moins des affaires
de France, et j'aiderai à battre le ramas de sans-culottes tout comme
le feront les autres. » (Mai 1792.)
Le moment vint, cependant, où Catherine se rendit aux vœux de
son correspondant et à ceux de la nouvelle coalition. Non que la
haine de la révolution l'emportât enfin dans son esprit sur les in-
térêts politi(iues positifs, mais l'intérêt se trouvait maintenant d'ac-
cord avec les antipathies. Catherine, à la fin de 1795, s'était con-
vaincue qu'elle n'avait plus rien à redouter de la Prusse en Pologne,
et elle avait besoin de l'alliance de l'Angleterre et de l'Autriche pour
s'assurer leur neutralité dans la tentative suprême qu'elle allait
essayer contre la Turquie. Klle ne méditait rien de moins, en effet,
que de s'emparer de Constantinople au moyen de sa flotte de la
Mer-Noire; une fois frappé au cœur, l'empire ottoman ne devait
plus faire grande résistance, et l'impératrice pourrait mourir avec
la joie d'avoir réalisé le rêve de son règne. C'est dans ces vues
qu'elle signa, avec les deux puissances dont nous parlons, le traité
du 28 septembre 1795, et c'est en exécution de cet engagement
qu'elle annonçait à Grimm, au mois d'août suivant, le départ de
00,000 hommes pour les bords de l'Elbe, sous les ordres du maré-
chal Souvarof. « Attendez-vous à des tours dégriffé, ajoutait-elle;
le temps est venu. » Et le A septembre 1796 : « Je demanderai
que le corps de Condé soit joint au nôtre, mais taisez-vous de cela
avant le temps; mes courriers sont allés à Berlin, Vienne et Lon-
dres, et les 60,000 hommes ont ordre de se tenir prêts. Au premier
ordre, je m'en vais faire une levée du double pour les remplacer;
ainsi rien au monde ne se dérangera, et j'aurai de quoi fouetter les
152 REVUE DES DEUX MONDES.
malveillans. Voilà ce qui s'appelle parler, n'est-il pas vrai? » Le
20 octobre, enfin, sur le bruit que la Prusse armait contre elle :
« Si par ces arméniens on croit me détourner de la marche de
mes troupes aux ordres du maréchal Souvarof, on se trompe très
fort, car malgré cela je resterai ferrée de tous les côtés possibles,
sans exception aucune. Je prêche et prêcherai cause commune à
tous les rois contre les destructeurs des trônes et de la société,
malgré tous les adhérons du misérable système contraire, et nous
verrons qui prendra le dessus, la raison ou le déraisonnement des
perfides partisans d'un système exécrable, qui par lui-même exclut
et foule aux pieds tout sentiment de religion, d'honneur et de gloire.
Adieu, portez-vous bien ; je vous ai dit ce qui est venu se placer au
bout de ma plume. II est bon que vous sachiez ma manière de
penser et d'envisager les choses. »
Cette lettre est la dernière que Grimm reçut de Catherine. Elle
ne laisse aucun doute sur la sincérité des résolutions que l'impéra-
trice avait enfin prises. Son correspondant y répondait par un cri de
triomphe : « L'approche de soixante mille enfans de la victoire, écri-
vait-il, avec leur invincible conducteur, me ravit au troisième ciel. »
Quinze jours plus tard Catherine tombait frappée d'une attaque
d'apoplexie, emportant avec elle l'espoir de la seconde coalition.
On a peine à discerner les infortunes individuelles dans les ca-
tastrophes publiques ; les souffrances des particuliers se perdent
dans le sort des empires ; il n'en est pas moins vrai que le coup
qui, le 16 novembre 1796, étendit Catherine sans sentiment sur le
parquet de sa garde-robe, tomba plus cruellement encore sur notre
pauvre Grimm que sur Pitt ou sur Thugut. C'était comme un raf-
finement de persécution de la fortune contre lui. Dépouillé de tout
par la révolution, il ne vivait, nous l'avons vu, lui et les êtres
chéris qui partageaient son exil, que de la munificence de l'impé-
ratrice : qu'allaient-ils devenir maintenant ?
L'un des derniers actes de Catherine avait été de nommer Grimm
à un poste dont le titulaire venait de mourir, celui de ministre de
Russie à Hambourg. L'intention qui avait dicté cette faveur valait
mieux que la faveur elle-même, car Hambourg, grâce aux événe-
mens qui y faisaient refluer un nombre prodigieux d'étrangers, était
devenu l'un des séjours les plus chers de l'Europe, et la position
que Grimm allait y occuper devait l'obliger à des dépenses hors de
proportion avec ses ressources. Il se demandait peu de jours
auparavant quelle figure feraient à Pétersbourg « ses haillons et sa
misère; » comment donc allait-il supporter les frais d'une repré-
sentation diplomatique ? Il n'en est pas moins vrai que Grimm dut
s'estimer heureux lorsqu'il apprit que le successeur de Catherine
MELCHIOR GRIMM. 153
l'avait, dès les premiers jours de son avènement, confirmé dans ce
poste de Hambourg ; c'était, une preuve de bienveillance qui per-
mettait d'en espérer d'autres marques. Toujours préoccupé du sort
de ses protégés, Grimm, au mois de février 1797, adressa donc
à l'empereur Paul un mémoire destiné à lui recommander la fa-
mille de Bueil comme un héritage que lui léguait la bienfaisance de
sa mère. Ce document forme une sorte d'autobiographie. L'écrivain
y retraçait la manière dont s'étaient établies et poursuivies ses re-
lations si particulières avec Catherine; il y rappelait les faveurs succes-
sives dont il avait été l'objet lui et les siens, les malheurs dont ils
avaient été frappés par la révolution, les dons considérables par les-
quels l'impératrice était venue au secours de leur misère, et il ter-
minait en renouvelant une requête qu'il avait déjà adressée à sa
bienfaitrice : tout son désir était que le tsar accordât au comte de
Bueil, dans une partie quelconque de la Russie, une terre que le
noble émigré lerait valoir, et sur laquelle il pourrait subsister avec
sa femme et ses enfans. Ce projet n'eut pas de suite; Paul se con-
tenta de conserver à M™* de Bueil la pension qu'elle recevait de
Catherine.
Les détails nous manquent complètement sur le séjour de Grimm
à Hambourg. H paraît n'y être resté que peu de temps; la perte
d'un œil , qui l'obligea de renoncer à l'usage de la i)lume, l'engagea
sans doute aussi à se démettre de ses fonctions diplomatique^. Les
tsars Paul et Alexandre ne lui en maintinrent pas moins les ap-
pointemens. C'est à Gotha que Grimm passa, dans la retraite, le
reste de sa vie. Il y occupait, avec sa famille adoptive, une maison
que le duc avait mise à sa disposition. Une de ses anciennes con-
naissances, Reichard, longtemps directeur du théâtre de la ville et
l'auteur de nombreux ouvrages en tout genre, vécut avec Grimm,
pendant ces dernières années, sur un pied d'assez grande intimité,
et nous a laissé sur lui quelques renseignemens. \\ raconte avec
quel intérêt on écoutait le spirituel vieillard parler du passé, de
ses entretiens avec Frédéric, le prince Henri et Catherine. Goethe,
dans le voyage qu'il fit à Gotha, en 1801, y vit Grimm et
dîna même avec lui dans la maison d'été du prince Auguste.
« Homme du monde, dit-il, riche d'expérience et convive agréable,
il ne |)ouvait cependant toujours dissimuler sa profonde amertume
au souvenir des pertes qu'il avait faites. » Notre exilé n'allait plus
guère à la cour ducale que dans de semblables occasions pour faire
honneur à quelque personnage ; il endossait alors son vieil uniforme
vert, sortait son Saint-Wladimir de l'écrin, et trouvait pour un
moment, dans les récits qu'on lui demandait, le plaisir d'être en-
core quelque chose en les faisant, ou seulement même le plaisir de
se plaindre.
15il REVUE DES DEUX MONDES.
Grimm végéta pendant les deux dernières années de sa vie,
et mourut le 19 décembre 1807, à l'âge de quatre-vingt-quatre
ans. Conformément à un vœu qu'il avait exprimé, il fut enterré,
non pas à Gotha même, mais dans le cimetière de Siebleben, un
village voisin. L'inscription gravée sur sa tombe est en alle-
mand, et fut composée par l'aînée des filles du comte de Bueil :
« Ici repose un sage, un ami dévoué; bien que mort dans un âge
très avancé, il est mort trop tôt pour nous et pour le monde. » On
est heureux de savoir que cette tombe de Grimm, à Siebleben, a
été restaurée en 1867 par le romancier Gustave Freytag.
Grimm fut entouré et soigné jusqu'à la fin de ses jours par sa
famille d'adoption et par la fidèle Marchais, qui héritèrent de ce
qu'il laissa. Le comte de Bueil , sous Napoléon, avait été rayé de
la liste des émigrés ; après la mort de Grimm, il rentra en France
avec les siens. Ses filles, du reste, élevées en Allemagne, étaient
plus Allemandes que Françaises ; l'aînée, Katinka, avait épousé un
comte de Bechtolsheim.
Grimm nous a laissé son propre jugement sur sa vie : « Les trois
quarts, écrivait-il au lendemain de la mort de Catherine, en avaient
été tellement heureux que, si j'avais fini à propos, il aurait fallu me
compter au nombre des hommes les plus fortunés, mais le dernier
quart, si cruellement pénible , devait se terminer par un coup mor-
tel et qui m'a trouvé sans défense. » Qu'ajouter à ces lignes qui
ne risque d'en affaiblir le pathétique? Qu'il est poignant, en effet,
le contraste entre la fortune et la ruine dont nous avons fait le
récit ! Et comme on sent de quel flot d'amertume devait s'emplir
le cœur du vieillard lorsqu'il jetait un regard en arrière sur les
vicissitudes de ses quatre-vingts années ! Il est là, dans le fauteuil
où le clouent les loisirs forcés , évoquant l'un après l'autre les
souvenirs de sa carrière. C'est l'humble et pieuse maison pater-
nelle; c'est Gottsched, et les enthousiasmes littéraires de l'ado-
lescence ; c'est Banise , la tragédie de la vingtième année ; puis
Leipzig et les leçons d'Ernesti, la diète de Francfort et le premier
coup d'œil jeté sur le vaste monde. A vingt-cinq ans, le coup de
tête : Grimm part pour Paris. Il y entre d'emblée et comme parmi
ses pairs dans la plus brillante société intellectuelle ; cet étranger
arrivé d'hier fait tous les éclats, remporte tous les succès à la fois :
la brochure qui est un événement, le duel chevaleresque, la maî-
tresse disputée et conquise. Peu à peu, cependant, après ces effer-
vescences de jeunesse, la raison et le travail s'emparent de sa vie.
La Correspondance littéraire, qui assurera plus tard une place à
Grimm dans notre littérature, rend son nom familier à la moitié
des cours de l'Europe, tandis qu'une liaison, désormais consacrée
par la fidélité , lui prête quelque chose du bonheur domestique.
MELCHIOR GRIMM. 155
Mais le propre des ambitions est de s'élever à mesure qu'elles sont
satisfaites et de se déplacer en s'élevant. Grimm, qui se sent la
vocation des affaires publiques, profite des relations que lui a
créées la Correspondance pour s'introduire personnellement dans
les cours; il s'y fait connaître et apprécier par des voyages
répétés, devient le factotum et le confident des princesses. Le fils
du pasteur de Ratisbonne avait fini par être une sorte de diplo-
mate officieux et de chargé d'affaires cosmopolite; il avait visité
toutes les capitales de l'Europe; il avait assisté à l'élection et au
couronnement de trois empereurs d'Allemagne; il était ministre
plénipotentiaire, avait été baronisé, portait un ordre sur sa poi-
trine; il avait ses entrées à Versailles, était reçu avec distinc-
tion par Frédéric et jouissait près de Catherine d'une faveur
extraordinaire. Grimm, enfin, possédait maintenant plus que l'ai-
sance, la fortune, et, ayant su se refaire un intérieur après la mort
de M™'' d'Epinay, il pouvait déjà se voir écoulant tranquillement
ses dernières années dans la retraite rurale du château de Varennes.
C'est sur ces entrefaites que deux catastrophes, coup sur coup,
jetèrent bas l'édifice de bonheur que Grimm avait mis quarante ans
à élever. La révolution le chassa de Paris, sa patrie d'élection,
et le dépouilla de tout ce qu'il possédait. Une chose lui res-
tait néanmoins dans ce désastre, Catherine et les bienHiits de
Catherine, des générosités qui le mettaient au-dessus du besoin et
un intérêt qui le rattachait à la vie. Mais non, un second coup, en-
core plus fatal que le premier, lui enlève subitement sa protec-
trice. C'est alors, pendant les dix années qu'il lui reste à vivre,
que l'infortuné vide véritablement jusqu'à la lie la coupe de l'adver-
sité. II a conservé sa pension, mais le toit qui l'abrite, les meu-
bles dont il se sert, la vaisselle dans laquelle il mange, lui sont
prêtés. Les infirmités vont naturellement en s'aggravant : sa vue
affaiblie ne lui permet plus d'écrire, et ses doigts ankylosés ne \^e\l-
vent plus se promener sur le clavier. L'ennui de la petite ville le
consume. Enfin, et pour surcroît d'amertume, la révolution triomphe.
L'ordre de choses que Grimm avait connu et goûté achève de dispa-
raître sous l'épée de Napoléon après s'être écroulé dans les con-
vulsions du jacobinisme, et, quand l'octogénaire sort de la léthargie
de ses derniers jours, c'est pour entendre tonner le canon d'Aus-
terlitz ou d'iéna, ou pour apprendre la paix de Tilsitt. Véritable-
ment, la mesure était comble et la tragédie de cette existence con-
sommée.
Edmond Scherer.
LA GRÈCE
DEPUIS
LE CONGRÈS DE BERLIN
La Grèce arme, s'écrient les diplomates avec un feint étonne-
ment et une irritation mal dissimulée. Au moins la diplomatie euro-
péenne ne peut reprocher à la Grèce d'avoir été la première en
Orient à mobiliser ses contingens ; et si, un certain jour, les
troupes grecques entrent en Epire ou en Macédoine , il faudra
cependant reconnaître que ce n'est pas la Grèce qui aura donné
à la Bulgarie et à la Serbie l'exemple de la turbulence. Mais
qui n'aurait un faible pour les Serbes et un tendre pour les Bul-
gares? A l'égard des Hellènes, tout autre est le sentiment. On ne
saurait passer pour un diplomate sérieux qu'en se montrant sévère
aux Grecs. Depuis le congrès de Vienne, c'est de tradition dans la
carrière. La révolution de Philippopoli semble aujourd'hui absolu-
ment justifiée par l'issue des batailles de Slivnitza et de Pirot, et
après avoir applaudi aux premières victoires des Serbes, qui se
faisaient, disait-on, les gendarmes de l'Orient et facilitaient l'œuvre
de la conférence, on est tout disposé aujourd'hui à leur tenir compte
de leurs défaites. Aux Serbes vainqueurs on eût très certainement
laissé le district de Trune ; les Serbes vaincus, il est impossible que
l'Autriche permette à la Bulgarie de s'annexer le district de Nisch.
— De là, l'armistice imposé au prince Alexandre, et la prochaine
conférence européenne. — Heureux Bulgares! qui, réunis aux Rou-
LA GRÈCE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN. 157'
méliotes, auront pour prince souverain sinon pour roi a ce bon
reître allemand, » comme les bourgeois de Berlin appellent sympa-
thiquement Alexandre de Battenberg. Heureux Serbes ! qui après
avoir été battus à plate couture, n'auront à donner ni un pouce de
leur territoire ni un écu de leur trésor, et, peut-être même, rece-
vront une parcelle du district de Trune en compensation de leurs
défaites !
Si, en effet, il y a rectification de frontière entre les deux états,
cette rectification sera, — le cas est unique, — au profit des vaincus.
Mais que les Grecs s'avisent d'entrer en campagne, on oubliera
vite la révolution rouméliote, l'agression serbe, de façon à accuser
la Grèce de troubler la paix de l'Europe, et si l'armée grecque
est vaincue, il se trouvera des gens pour se réjouir des victoires des
bachi-bozouks ! On ne peut faire, cependant, que la Grèce ne re-
présente pas une nationalité, comme la Serbie et la Bulgarie en re-
présentent chacune une autre, on ne peut faire qu'il n'y ait point en
Turquie trois millions de Grecs (1) ; on ne peut faire enfin que les
Grecs ne se considèrent pas, au même titre que les Bulgares,
comme les héritiers désignés de « l'homme malade. » En s'an-
nexant la Roumélie orientale, les Bulgares prennent, si l'on peut
dire, un avancement d'hoirie. Non-seulement ils convoitent la peau
de l'ours musulman, ils la découpent toute vive sur les flancs. C'est
donc très légitimement que les Grecs, se sentant lésés, deman-
dent leur part de l'héritage, puisque l'héritage est ouvert, leur part
de la bête, puisque la chasse a commencé.
Autre chose est susciter les événemens, comme l'ont fait les Bul-
gares, autre chose est y obéir, comme les Grecs se disposent à le
faire. Quoi qu'il puisse advenir de toutes ces aventures, la Grèce
ne saurait en porter la responsabilité. La question d'Orient a été
rouverte non par les Grecs, mais par les Bulgares. Loin que la Grèce
ait créé la situation présente, c'est cette situation qui soudaine-
ment est venue s'imposer à elle. Il en sera de même chaque fois
que le canon tonnera dans la péninsule balkanique ; il en a été
ainsi, il y a peu d'années, pendant la guerre turco-russe. Peut-être,
en 1878, n'a-t-on pas assez tenu compte à la Grèce de sa modéra-
tion et de sa patience pour qu'on soit bien fondé, en 1886, à lui
marquer la même conduite ? Peut-être aussi oublie-t-on trop que la
Grèce, qui a un demi-siècle d'existence comme état libre et qui, de-
puis dix ans, s'est transformée par des progrès continus, n'est plus
une nation en tutelle ?
(1) Par Grecs nous entendons les populations de race hellénique. A compter les raïas
qui pratiquent le culte grec, on arriverait à près de six millions.
158 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Pendant l'été de 1877, la Turquie envahie en Europe et en Asie
avait à faire face aux Russes, aux Serbes, aux Roumains, aux Bul-
gares. Toutes ses troupes combattaient dans les Balkans et au Caucase.
A peine s'il restait dans les provinces limitrophes de la Grèce quel-
ques détachemens de zaptiés et quelques bandes de bachi-bozouks,
— ces derniers occupés à massacrer à Salonique et ailleurs. Les
événemens engageaient les Grecs à entrer en campagne, la Russie
les y invitait. Jamais occasion si propice ne s'était offerte. Les Grecs
avaient 18,000 hommes sous les armes, et, en moins d'un mois, le
premier ban de la réserve, comptant pareil nombre de fusils, serait
venu doubler cet effectif. Enfin les Hellènes d'Épire et de Thessalie
n'attendaient pour se soulever en masse que le passage de la fron-
tière par un bataillon portant le drapeau bleu à croix blanche. La
Crète était presque sans garnison ; là aussi, il suffisait du débar-
quement de quelques troupes grecques sur un point du litto-
ral pour qu'éclatât insurrection. L'entrée en ligne de plus de
60,000 combattans, tant soldats grecs qu'insurgés épirotes, thes-
saliens et crétois, eût constitué une importante diversion. Les Turcs
n'auraient pas laissé d'en être fort gênés, qui n'avaient pas trop de
toutes leurs troupes pour résister à l'invasion russe. Quelques en-
gagemens heureux pour les soldats du roi George, — l'hypothèse
n'était pas improbable, en raison de la dispersion des forces de
la Turquie, — et l'armistice de 1878 eût trouvé les Grecs maîtres
d'une grande partie de l'Epire et de la Thessalie, et peut-être de la
Crète tout entière. Les Russes n'auraient pu oublier le concours de
la Grèce; ils eussent stipulé pour elle, dans le traité de San Stefano,
la possession des territoires que ses troupes occupaient au moment
de l'armistice. Ces préliminaires ne pouvaient manquer d'être ra-
tifiés par le congrès de Berlin, en vertu du principe du fait accompli.
A tout le moins, le congrès eût-il assigné une part importante de ces
territoires au royaume de Grèce, et, comme il l'a fait pour la Rou-
mélie orientale, constitué la Crète, la Haute-Thessalie et la Haute-
Epire en gouvernemens autonomes relevant de la Porte.
Cette prise d'armes sollicitée par la Russie, attendue par tous les
Grecs des provinces turques, réclamée par la population entière
du royaume, le gouvernement hellénique s'y refusa, cédant aux con-
seils itératifs de l'Angleterre et de la France. Ces puissances enga-
geaient la Grèce à ne se point mêler au conflit, et pour prix de sa
neutralité elles lui garantissaient une extension de territoire au jour
LA GRÈCE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN. 159
OÙ, les hostilités terminées, la diplomatie aurait à régler la ques-
tion des Provinces-Danubiennes. L'Europe, assurait-on au cabinet
d'Athènes, considère l'hellénisme comme le facteur de l'Occident
contre les ambitions slaves ; elle entend donc obtenir en faveur
de l'hellénisme autant que la Russie obtiendra en faveur du sla-
visme. Confiante en ces promesses et répugnant d'ailleurs à passer
pour l'instrument de la Russie, la Grèce s'abstint de toute agression.
La guerre resta localisée dans le nord de la Turquie.
Cependant les Russes arrivèrent aux portes de Gonstantinople.
Un armistice fut conclu, bientôt suivi d'un traité de paix par lequel
les plus grands avantages étaient laits aux populations slaves. La
Russie n'avait point naturellement à invoquer les droits des Grecs,
à qui elle était même en droit de garder rancune pour leur refus
de concours. Moins que jamais, la Russie pouvait envisager avec
faveur les progrès de l'hellénisme. A Athènes, d'autre part, la pré-
vision d'un armistice prochain avait paru modifier le langage des
représentans des puissances occidentales. La guerre allait prendre
fin sans que les Grecs s'y fussent mêlés. Satisfaite de ce résultat,
qui était un succès pour elle, la diplomatie ne demandait rien da-
vantage. Elle ne semblait plus disposée à appuyer les revendi-
cations helléniques. Les questions à débattre dans un congrès
n'étaient-elles pas déjà assez graves et assez compliquées? Puisque
« l'hellénisme s'était oublié, » — le mot fut prononcé, — était-ce
aux puissances de se substituer aux Grecs jx)ur faire valoir ses
droits ?
Dans ces conjonctures, les très légitimes protestations de la
Grèce seraient sans doute restées sans effet. Il fallait un acte
d'énergie. Le gouvernement hellénique ne balança pas. Dès les
premiers jours de février 1878, au moment même où l'on signait à
San-Stefano les préliminaires de la paix, un petit corps grec fran-
chit la frontière do Thessalie, se dirigeant sur la place de Domoco,
occupée par une garnison ottomane. Mais à peine la nouvelle fut-
elle télégraphiée au quai d'Orsay et au forcign office que la France et
l'Angleterre intervinrent. Elles exigèrent le rappel immédiat de l'ar-
mée grecque. Par compensation, elles promirent que la Thessalie
et l'Épire seraient considérées par le congrès qui allait se réunir
comme en état d'insurrection. Les plénipotentiaires auraient donc
à s'occuper des j)opulations gi*ecques de la Turquie, qui seraient
traitées sur le pied des populations slaves. La Grèce ne lit pas dilïi-
culté de rappeler ses troupes. Elle avait voulu seulement rappeler
la France et l'Angleterre à leurs engagemens ; elle y avait réussi.
Le 1" avril 1878, le marquis de Salisbury adressait aux re-
présentans de la Grande-Bretagne à l'étranger une circulaire par
160 REVUE DES DEUX MONDES.
laquelle il reconnaissait les droits de l'hellénisme et témoignait de
la volonté de l'Angleterre de les défendre ; et le 17 juin, à Berlin, il
proposa que la Grèce fût admise à prendre part aux délibérations
du congrès comme mandataire d'une des deux grandes races sou-
mises à la Turquie. Sa proposition ne fut point adoptée ; du moins,
le rôle analogue à celui de la Russie, que lord Salisbury voulait
qu'on assignât à la Grèce, fut sensiblement diminué. On le restrei-
gnit au droit, pour les plénipotentiaires grecs, d'assister à cer-
taines séances, de présenter des observations et de faire entendre
des vœux. En outre, au lieu d'avoir à défendre les intérêts de
toutes les populations grecques de l'empire ottoman, MM. Delyan-
nis et Rhangabé durent se borner à s'occuper seulement de celles
des provinces limitrophes. Sur ce point, le congrès donna satisfac-
tion à la Grèce. Dans la séance du 5 juillet, il fut décidé, sur la
motion de M. Waddington, qu'une rectification de frontières s'im-
posait au profit du royaume hellénique. La vallée du Salamvrias,
sur le versant de la mer Egée, et celle du Kakmas, sur le versant
de la mer Ionienne, formeraient la nouvelle limite des deux états.
Consignée dans le protocole xiii et ratifiée par l'article 24 du traité
de Berlin, cette décision restituait à la Grèce un territoire d'au
moins 22,000 kilomètres carrés et une population de plus de cinq
cent mille âmes.
En signant le traité de Berlin, la Turquie avait formellement
acquiescé à l'article 24, et, par le fait de sa signature, elle avait
ôté toute valeur aux réserves que ses plénipotentiaires avaient pu
émettre à l'égard de cet article. Il le semblait du moins ; mais ce n'est
pas à tort que l'on renomme la diplomatie de la Sublime-Porte. Les
Turcs commencèrent par se refuser absolument à entrer en pour-
parlers, sur la question des frontières, avec les plénipotentiaires
grecs. Au lieu de donner des raisons pour expliquer l'inexécution
des décisions du congrès, la Porte dressa dans une circulaire un
véritable acte d'accusation contre la Grèce. Safvet-Pacha, qui avait
signé le factum, s'attira cette réponse du ministre des afïaires étran-
gères de France : « La circulaire du 8 août ne se borne pas à repous-
ser le programme développé par M. Delyannis ; elle écarte avec aussi
peu de ménagemens les vœux beaucoup plus modestes exprimés par
l'Europe dans un sentiment de conciliation. » Sous la pression des
puissances, la Turquie se décida, vers la fin de 1878, à désigner des
commissaires chargés, de concert avec des commissaires grecs, de
délimiter sur les lieux la nouvelle ligne frontière. Le 6 février, une
première conférence eut lieu à Prévéza, à l'entrée du golfe d'Arta ;
le 19 mars, les commissaires grecs rompirent les pourparlers. Ils
avaient mis une extrême patience à discuter pendant si longtemps
LA GRÈCE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN. £61
avec des négociateurs décidés à ne pas négocier. « Le territoire of-
fert par la Turquie, écrivait M. Waddington à cette époque, diffère
si peu de la Irontière actuelle et implique de la part de la Porte
des concessions si insignifiantes, qu'il est impossible non-seu-
lement de le considérer comme répondant à la pensée du con-
grès, mais même de le prendre comme base d'une discussion
utile. » Les puissances intervinrent une seconde fois auprès de
la Porte. De nouvelles conférences s'ouvrirent à Gonstantinople
le 22 août 1879 et s'achevèrent au milieu de févTier 1880.
Miracle si l'entente se fût faite, alors que les plénipoten-
tiaires turcs mettaient en avant des argumens de la valeur de
celui-ci : « Il est fait mention, dans l'article 24 du traité de Berlin,
d'une rectification de frontières, la Turquie est disposée à y con-
sentir ; mais la Grèce réclame une cession de territoire : la préten-
tion est inadmissible. » En vain, les commissaires grecs objectaient
qu'une rectification de frontières entre deux états implique nécessai-
rement une cession de territoire de la part de l'un de ces états, les
Turcs affectaient de ne point comprendre. Entre temps, la Turquie
imagina de susciter en Épire un mouvement antiannexionniste.
Une adresse qui émettait, avec d'autres vœux non moins difficiles à
réaliser, « la création par décret d'une langue et d'une littérature
albanaise, » fut envoyée aux différens gouvernemens. La pièce por-
tait le chiffre vraiment imposant de cinquante signatures! Cette
protestation d'un demi-cent d'individus ne pouvait éclairer l'Eu-
rope sur les sentiraens des 350,000 habitans de l'Épire grecque (1).
On n'eût pas dû s'en inquiéter. Néanmoins la Grèce, puis la France,
celle-ci par une longue note annexée à une circulaire diplomatique,
prirent la peine de la réfuter, démontrant que les populations de
la Basse - Albanie , qui sont ou grecques ou absolument helléni-
sées, demandaient leur réunion à la Grèce.
En bernant ainsi la Grèce, la Turquie se jouait de l'Europe. La
France et l'Angleterre, qui, ayant été les premières à faire valoir au
congrès les droits des Grecs, étaient particulièrement atteintes par
l'attitude de la Turquie, ne pouvaient laisser les choses en l'état.
D'autre part, les Grecs se préparaient à la guerre, grave menace pour
la tranquillité de tout l'Orient, à peine pacifié. Lord Salisbury et le
comte de Beaconsfield prirent l'initiative d'une nouvelle conférence
internationale, « chargée de déterminer, à la majorité des voix, la
(1) Ces sortes d'adresses font partie do l'arsenal diplomatique de la Porto. Le pro-
cédé est bien usé, mais les Turcs n'y renoncent pas pour cela. Il y a trois semaines
encore, les journaux parlaient d'une protestation des Rouméliotes contre l'annexion à
la Bulgarie; et, huit jours après, les délégués ottomans recevaient à Philippopoli
l'accueil que l'on sait.
TOME LXXIII. — 188G. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
ligne des frontières gréco-turques qu'il conviendrait d'adopter. »
Cette proposition, vivement appuyée par M. de Freycinet, reçut l'ap-
probation des cabinets européens. La conférence se réunit à Berlin ,
dans le courant de juin 1880. Les plénipotentiaires s'étaient adjoint
une commission militaire de dix membres qui avait mission de
préciser, en tenant compte des conditions oro-hydrographiques et
des exigences stratégiques, la ligne frontière indiquée d'une façon
générale dans l'article 24 du traité de Berlin. La commission proposa
un nouveau tracé par lequel la frontière suivrait, de l'ouest à l'est :
d'abord, le thalweg du Kalamas depuis son embouchure jusqu'à sa
source; ensuite les crêtes formant la ligne de séparation entre les
bassins de la Vonitza, de l'Haliacmon et du Mavroneri, au nord, et
du Kalamas, de l'Arta, du Salamvrias au sud ; enfin les crêtes de
l'Olympe jusqu'à son extrémité orientale sur la mer Egée. Cette dé-
limitation fut adoptée à l'unanimité par la conférence, qui, les dis-
cussions étant closes, rédigea en ce sens son Acte final.
Devant « cette manifestation solennelle de la volonté de l'Eu-
rope, » selon les paroles du prince de Hohenlohe, président de la
conférence; devant ce « verdict européen, » selon celles de M. de
Freycinet; devant «cette décision, obligatoire pour la Turquie
comme pour la Grèce , » selon celles de lord Salisbury, les Turcs
ne furent pas autrement troublés. Ils afléctèrent de considérer
comme nulle l'œuvre de la conférence, qui, à les entendre, n'avait
en rien avancé la solution de la question. Ils multiplièrent les notes
et les circulaires, protestant à la fois et de leur ardent désir de dé-
férer aux vœux des puissances et de leur ferme volonté de n'y point
accéder. En vertu de l'axiome cher aux mauvais débiteurs, « qui a
terme ne doit rien, » laTurquie cherchait surtout à temporiser. Elle
y réussit. Or, gagner du temps, c'est souvent tout gagner. Les mi-
nistres changent quelquefois en France, et il arrive que, même en
ce qui regarde la politique extérieure, les nouveaux ministres s'em-
pressent de défaire ce qu'ont fait leurs prédécesseurs. A son en-
trée aux affaires étrangères en octobre 1880, M. Barthélémy Saint-
Hilaire sembla, il est vrai, vouloir poursuivre l'œuvre de M. de
Freycinet. Ses premières lettres à MM. Tissot et de Moûy témoignent
de l'importance qu'il attachait primitivement à l'Acte final de la
conférence de Berlin. Mais on s'aperçut bientôt que M. Barthélémy
Saint-Hilaire ne reportait pas sur les Grecs la profonde et légitime
affection qu'il a vouée à Aristote. « Le titre irréfragable de la Grèce »
n'est plus que « la prétention de la Grèce ; » le « verdict euro-
péen » devient « un simple conseil de l'Europe » et la (c décision
obligatoire » une « délibération doctrinale. » Alors que les six am-
bassadeurs près la Sublime-Porte avaient déclaré, le 31 août, par
LA GRÈGE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN. 163
une note collective, que « l'Europe ne pouvait accepter aucune dis-
cussion sur le tracé de la frontière, » M. Barthélémy Saint-Hilaire
assurait, le 2à décembre, que « la délimitation fixée par la confé-
rence de Berlin était faite afin de servir de base à la reprise des pour-
parlers. » Pour contraindre la Turquie à se soumettre aux décisions
de la conférence, dont la France et l'Angleterre avaient pris l'initia-
tive, il fallait l'entente complète de ces deux puissances. Le cabinet
de Paris, abandonnant soudain toute'politique d'intimidation à l'égard
de la Turquie, le Foreign-offire se trouva en partie désarmé. II ne
pouvait plus songer à une démonstration analogue à celle de Dulci-
gno, projet dont il avait été question au mois de juillet. L'Angleterre
toutefois ne se prêta qu'à contre-cœur à la transaction intervenue
plus tard. « Le gouvernement de la reine, écrivait, le 30 mars 1881,
lord Granville à M. Goschen, ne peut pas dire que l'arrangement
concerté entre les représentans des puissances soit tel qu'il l'eût
accepté s'il eût agit seul. »
Les Grecs cependant, se voyant abandonnés, allaient désespéré-
ment engager la guerre. Cette guerre, qui devenait imminente, peut-
être la Turquie la désirait-elle, certaine d'écraser les Grecs. Mais les
puissances, qui redoutaient les dangers d'un conflit en Orient, vou-
laient un arrangement, si mauvais qu'il fût, si précaire qu'il pût être.
Encore une fois elles arrêtèrent les Grecs par des conseils et des
promesses. Une proposition d'arbitrage ayant éch»ué (la Turquie ne
voulut l'accepter que sous la garantie qu'il déciderait en sa faveur 1)
l'Allemagne mit en avant l'idée de pourparlers à engager à Gon-
stantinople entre les représentans des six puissances et des délégués
ottomans. Ces négociations, qui furent des plus laborieuses, car les
Turcs prétendaient d'abord ne céder qu'une bande de territoire de
k kilomètres de largeur, aboutirent à un compromis. La Turquie
gardait l'Épire grecque presque tout entière et la fertile contrée qui
s'étend entre le Salamvrias et l'Olympe. Cette convention, acceptée
par la Grèce, dont une si longue attente, tant de vaines promesses
et d'espoirs déçus avaient énervé la volonté, la Turquie mit encore
bien des retards à la remplir. Ce fut seulement pendant les mois
de juillet à novembre 1881 que les Grecs purent prendre possession
de la moitié des pays dont la totalité leur avait été assignée au mois
de juillet 1878. La Grèce avait attendu trois ans, dans une paix ar-
mée ruineuse, l'accomplissement des promesses de la France et de
l'Angleterre, que dis-je? l'exécution des décisions de l'Europe! Et,
au lieu de recevoir un territoire de 22,000 kilomètres carrés et une
population de plus de 500,000 individus, la Grèce voyait sa fron-
tière s'étendre de 13,000 kilomètres à peine, et son peuple s'aug-
menter de 300,000 Thessaliens. Janina, foyer de l'hellénisme, res-
tait aux Turcs.
164 REVUE DES DEUX MONDES.
La note collective des plénipotentiaires, remise le 9 avril 1881, à
M. Coumoundoiiros pour l'engager à accepter les clauses de la con-
vention de Gonstantinople, commençait ainsi : « Les conclusions
consignées dans l'Acte final de la conférence de Berlin n'ayant pu,
par la force des choses, recevoir l'exécution que les puissances
avaient en vue... » Cette « force des choses, » c'était la force
de la Turquie ; c'était sa résistance à la volonté des puissances ;
c'était son refus de remplir les stipulations d'un traité qu'elle-
même avait signé. — Pour les Grecs, ils étaient bien fondés à parler
alors, ils sont bien fondés à reparler aujourd'hui, citant les termes
mêmes d'une lettre de lord Granville, « des conditions non exécu-
tées du traité de Berlin. »
II,
Ce n'était pas seulement au nom du principe des nationalités
que les Grecs revendiquaient, en 1878, l'Épire et la Thessalie. La
Grèce faisait valoir une raison plus décisive : l'intérêt des popula-
tions épirotes et thessaliennes. A entendre les Grecs, la réunion de
ces deux provinces ne serait pas seulement le retour à la mère pa-
trie de sept ou huit cent mille Hellènes, ce serait aussi leur retour
au droit commun de tous les peuples de l'Europe : la liberté, l'état
social, l'ordre dans l'administration, la sécurité dans la justice.
En pénétrant en ces pays, la civilisation développerait l'indus-
trie et le commerce, accroîtrait les produits de l'agriculture,
augmenterait la fortune publique. Ëtaient-ce là des sophismes? Les
ïhessaliens, — l'Ëpire est demeurée à la Turquie, — ont-il profité
autant que le prétendaient les Grecs, à cette annexion au royaume
qu'ils réclamaient depuis cinquante années? Leshabitans deLarisse
regrettent-ils d'avoir accueilli avec tant d'enthousiasme, en 1881,
les premières troupes grecques? Il n'y a pas apparence. Les quatre
années que viennent de passer les Thessaliens sous le gouverne-
ment du roi George, auraient réalisé toutes leurs espérances, si toutes
les espérances d'un individu, et surtout toutes les espérances d'une
population, pouvaient jamais être réalisées. De nouvelles routes,
de nouvelles écoles, une administration régulière, une justice équi-
table, une bonne gendarmerie, la suppression de la dîme, ce mode
barbare et ruineux de perception, sont les premiers bienfaits de
l'annexion. L'établissement du chemin de fer de ïhessalie, dont trois
tronçons d'une longueur totale de 120 kilomètres sont déjà ouverts
au trafic, et qui, dans quelques années, reliera la Grèce à l'Europe
centrale par Salonique, Sofia, Nisch et Vienne, est aussi une bonne
fortune inappréciable pour le pays. En Thessalie, où les récoltes dé-
passent de beaucoup la consommation et où, d'autre part, les ma-
LA GRÈGE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN, 165
tières premières manquent, et l'industrie est encore presque nulle,
il y a nécessairement un grand mouvement d'importation et
d'exportation. Pour un pays dans ces conditions, un chemin de
fer est un sérieux élément de prospérité. Non-seulement les
transports sont devenus plus prompts et plus faciles, mais en-
core le prix en a été abaissé de 75 pour 100. (Les transports
effectués à dos de mulet revenaient à 50 ou 60 lepta par tonne et
par kilomètre; avec la voie ferrée on arrive à 15 lepta.) Les Thes-
saliens, paraît-il, se sont piqués au travail ; l'industrie commence à
naître, et malgré une récolte particulièrement mauvaise, la pro-
duction agricole, à laquelle s'ouvre aujourd'hui le débouché com-
mode des anciennes provinces du royaume, a augmenté depuis trois
ans dans de notables proportions.
Les Thessaliens de religion grecque ne sont pas seuls à se féli-
citer de l'annexion au point de vue administratif et économique;
les populations musulmanes ne méconnaissent pas les avantages
du nouvel ordre de choses qu'ils ont accepté sans diflicullé. L'exode
qui s'annonçait en 1881 s'est vite arrêté. Souvent même des Turcs
d'Albanie et de Macédoine viennent sur le territoire grec, afin
de travailler aux routes et aux chemins de fer en construction.
« Il y a de l'argent à gagner ici, » disent-ils en passant la frontière.
Le gouvernement hellénique rend en travaux publics ce qu'il per-
çoit en impôts. Les Turcs, si Turcs qu'ils soient, ne sont pas in-
sensibles à cette façon d'agir. Ils apprécient aussi l'équité de la con-
stitution grecque, qui proclame l'égalifé civique et politique de tous
les citoyens sans distinction de culte, et qui permet aux provinces
d'élire des députés chrétiens ou musulmans. A la chambre, le 19
mars 188A, Chérif-Bey, député musulman de Larisse, a rendu pu-
bliquement justice aux procédés de l'administration grecque. —
Quelle anomalie! les Turcs soumis à la Grèce nomment des députés
pour défendre leurs intérêts et participer au gouvernement du pays,
et les Turcs libres sont privés de tout droit de représentation !
Cette annexion si profitable aux provinces a-t-elle été aussi un
élément de prospérité et de force réelle pour le royaume ? Les Grecs
ne cherchaient-ils pas à abuser l'Europe quand, en 1878, ils préten-
daient que la possession de TÉpire et de la Thessalie était néces-
saire à l'existence même de la Grèce, qui, du fait des puissances
signataires du traité de 1830, avait les obligations d'un état avec
les revenus d'une province? Ne s'abusaient-ils pas eux-mêmes
quand ils s'imaginaient que l'accroissement du territoire serait
aussi l'accroissement des ressources? Si les Grecs pensaient et par-
laient de la sorte, c'est qu'ils se rappelaient ce qui s'était passé en
Grèce depuis 186A, date de la réunion des îles Ioniennes au
royaume. Cet agrandissement territorial marque le début d'une ère
166 REVUE DES DEUX MONDES.
nouvelle. Encore que les événemens de Crète soient venus, pen-
dant deux ans, détourner les Grecs de la tâche laborieuse qu'ils
avaient entreprise, la Grèce a fait plus de progrès de 1864 à 1877
qu'elle n'en avait fait de 1830 à 186/i. Comme l'a très bien dit
M. Antoine Vlasto : « Les Grecs avaient enfin compris que l'ère
héroïque de leur indépendance était close, et qu'il fallait désormais
demander au travail d'achever ce que la guerre avait commencé. »
Sous l'action de cette idée, la Grèce progressa rapidement. L'in-
struction s'étendit partout, l'agriculture s'accrut, l'industrie fut
créée, le commerce se développa, des routes sillonnèrent le pays,
des villes nouvelles se construisirent, le banditisme disparut. En
1865, les recettes de l'état étaient, en chiffre rond, de 27,000,000 de
drachmes; en 1877, elles montaient à 38,000,000. En 1860, l'éten-
due de la terre cultivée était évaluée à 700,000 hectares. En
1875, la statistique la portait à 1,100,000 hectares. Les vignes
qui, en 1865, couvraient à peine 6A,000 hectares, s'étendaient,
en 1877, sur 103,000 hectares. Durant ces douze années, enfin,
on établit un grand nombre de fabriques et de manufactures, et le
commerce intérieur et extérieur augmente dans des proportions
énormes. Les recettes de l'octroi montent de 843,000 drachmes
à 3,340,000 drachmes; le mouvement d'importation et d'exporta-
tion s'élève de 141,000,000 à 195,000,000 (1). En 1878, les Grecs
pouvaient dire que leur récent passé répondait de leur avenir. Ils
peuvent dire aujourd'hui que le présent l'emporte sur ce passé.
Depuis l'annexion de la Thessalie, l'accroissement du commerce,
de l'industrie, de la fortune publique a été plus marqué encore.
Autant la Grèce avait fait en trente ans, autant ensuite elle avait
fait en dix ans, autant elle vient de faire en quatre ans. Voilà de
quoi étonner les voyageurs de cabinet qui ne connaissent de la
Grèce que la Grèce contemporaine.
Les progrès accomplis pendant la période précédente étaient
dus principalement à l'initiative privée, au travail de la popula-
tion. En 1882, l'état s'est mis sérieusement à l'œuvre, réformant
l'assiette de l'impôt, relevant le crédit de la Grèce, ouvrant par
des traités des débouchés importans aux productions du pays, favo-
risant les industries nouvelles, réorganisant l'armée et la marine
avec l'aide des deux missions françaises du général Vosseur et
de l'amiral Lejeune, entreprenant partout des travaux considé-
rables. A Syra, on a élargi le port; à Andros, à Calamata, à Patras,
on a creusé de nouveaux bassins; à Catacolon, on a élevé une digu«
(1) Je me borne aujourd'hui à rappeler d'une façon sommaire les progrès de la
Grèce, de 1865 à 1877, car je les ai exposés en détail, ici même, il y a quelques an-
nées. Voir dans la Revue du 15 février 1879 la Grèce et les Provinces grecques de la
Turquie.
LA GRÈCE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN. 167
de 700 mètres de longueur. Sous la direction d'une mission d'in-
génieurs français, on a construit 600 kilomètres de routes carros-
sables; 540 kilomètres sont envoie d'achèvement, et l'on fait des
études pour la construction de 3,000 autres kilomètres. La Grèce
qui, en 1882, n'avait que 800 kilomètres de routes, en a aujour-
d'hui plus de 1,400, sans compter le réseau des îles ioniennes, et
dans dix ans, au train dont on va, elle en aura près de 5,000. Les
réformes fiscales, qui s'imposaient depuis longtemps, ont été étu-
diées et adoptées. On a supprimé la perception en nature qui coû-
tait fort cher à l'état et ruinait le contribuable ; des impôts sur le
tabac, sur les alcools ont été établis; on a opéré la conversion de
la drachme en francs. Partout est assuré le service postal et télé-
graphique. Il y a en Grèce 211 bureaux de poste et 118 bureaux
télégraphiques ; un câble sous-marin relie les îles à la terre ferme.
Le gouvernement enfin a restauré le crédit de la Grèce par la re-
connaissance de la dette différée (emprunt de 1824-25), et par le
service régulier des intérêts des différons emprunts.
L'exemple d'activité productive donné par Tétat a été suivi. L'agri-
culture, l'industrie, le commerce se sont singulièrement développés,
de grandes entreprises dues à l'initiative privée vont transformer le
pays. Tandis que le général Turr perce l'isthme de Corinthe, les
voies ferrées commencent à sillonner la Grèce. Depuis 1882, époque
oîi le chemin du Pirée à Athènes existait seul, cinq lignes ont été
ouvertes (de Katakolon à Pyrgos; du Pirée au Laurium; du Pirée à
Kiato, par Athènes, Mégares et Corinthe; de Volo à Larisse et à
Kalabak ; de Larisse à Trikkala) représentant un parcours de 350 ki-
lomètres ; et l'on travaille à d'autres lignes qui s'étendront sur une
longueur totale de 600 kilomètres. La ligne de Corinthe à Nauplie
(70 kilomètres) sera mise en exploitation le 15 janvier de cette année.
De nombreux établisseraens industriels : minoteries, tanneries, fila-
tures, distilleries, se sont créés sur différons points du territoire. On
comptait une centaine de moteurs à sapeur en 1877, il y en a au-
jourd'hui plus du triple. Les mines et les carrières em})loient vingt
mille ouvriers. Les chantiers du Pirée, de Syra, de Galaxidi, d'Hy-
dra, construisent annuellement cent bateaux à voiles, quelques-uns
de 600 tonnes. On n'ignore pas, en effet, que lu marine marchande
hellénique, qui va se développant chaque année (en 1874, elle était
de 5,202 bâtimens, jaugeant 250,277 tonnes, et, en 1883, de
7,609 navires au long cours ou caboteurs, jaugeant 388,000 tonnes)
tient sa place avec honneur parmi les marines du globe. Le Bulletin
du ministère des travaux publics de France, publié en 1884,
assigne à la Grèce le onzième rang comme puissance maritime. La
Grèce vient immédiatement après la Hollande et précède l'Autriche
168 REVUE DES DELX MONDES.
et le Danemark, qu'elle dépasse de près de moitié pour le nombre et
le tonnage total des navires. — Les industries du bâtiment ont été
aussi très actives ces dernières années, car Athènes, dont la popu-
lation est montée en cinq ans de 67,000 âmes à 85,000, couvre de
maisons la plaine qui s'étend du côté de Patissia. D'autres villes
s'accroissent dans des proportions analogues, Syra, Patras, Volo, Pyr-
gos, qui a plus de 30,000 âmes; d'autres sortent de terre, comme
Laurium, où il y a maintenant 16,000 habitans.
Les campagnes ont marché du même pas que les villes. Gomme
l'industrie, l'agriculture est en progrès. De grandes propriétés ont
été reconstituées, où l'on applique les méthodes usitées en France
et en Amérique. Sur plusieurs points on a reboisé. L'étendue de la
terre cultivée atteint aujourd'hui 2 millions d'hectares. La vigne, qui
n'avait donné, en 1877, que pour 37,000,000 de francs de raisins,
en a donné, en 1883, pour 60,000,000. Dans le même laps de temps,
la production totale s'est élevée, de 3,500,000 oques à /i,100,000.
Cette culture s'étendra encore, maintenant qu'une convention doua-
nière a ouvert l'Egypte aux tabacs grecs, qui naguère n'y pou-
vaient pas pénétrer. — Du développement de l'industrie, du ren-
dement plus grand de la terre, du bien-être croissant des individus,
comme aussi de l'augmentation de la population, il est résulté que
le mouvement des importations et exportations, qui, en 1877, était
de 152,000,000 de francs, a atteint le chiffre de 246,000,000. Depuis
vingt-cinq ans, il a presque quadruplé.
Athènes, pendant l'année 1883, a présenté un spectacle féerique.
Les capitaux y affluaient. Affaires de banque, affaires de chemins
de fer, affaires de mines, affaires d'immeubles, tout ce que l'on
touchait devenait or. En quelques jours, les actions de la banque
nationale montaient de 1,000 à 5,000 francs, celles de la banque
hellénique de 300 à 425 francs, celles du chemin de fer du Pirée de
100 à 600 francs, celles des mines de Laurium de 70 à 225 francs.
Des terrains du Lycabète, acquis la veille 0 fr. 90 le mètre, se re-
vendaient le lendemain 8 francs. Sur les maisons on faisait de
pareils bénéfices. Il régnait une fièvre de spéculation analogue à
celle qui prit Paris en 1881. Tout doublait de valeur; on dépensait
aussi facilement que l'on gagnait. C'était à croire que le Pactole
coulait dans le Ht de l'ilissus.
Cette prospérité soudaine, cet accroissement véritablement mira-
culeux de la fortune publique dans un pays où l'or avait toujours
été denrée rare entre tant d'autres, tenait à l'heureuse commotion
qu'avait donnée l'annexion de la Thessalie, à la politique pacifique
et aux réformes productives du ministère Trikoupis, enfin aux nou-
velles ressources qui s'étaient développées sous cette double in-
LA GRÈCE DEPUIS LE GO.NGRÈS DE BERLIN. 169
fluence. La transformation qu'on voyait s'accomplir avait encore
une autre cause. En ces dernières années, un grand fait écono-
mique, qui peut avoir les conséquences d'un grand fait politique,
s'est accompli dans l'histoire de la Grèce moderne. C'est le retour des
homogènes. Les homogènes (de même race) sont des Hellènes dont
les familles ont quitté Constantinople après la conquête ottomane
pour se réfugier, quelques-unes à Venise ou en Crète, la plupart
dans les îles de la mer Egée, comme Chio et Psara, où les Turcs
exerçaient une autorité plus nominale qu'effective. Quand éclata la
révolution de 1821, les descendans de ces familles, ne se sentant
plus en sûreté, émigrèrent de nouveau et ^^n^ent se fixer à Odessa,
à Alexandrie, àTrieste, à Livourne, à Marseille, à Londres, à Vienne.
Partout ils fondèrent des comptoirs ou des maisons de banque; par-
tout ils s'enrichirent, — certains d'entre eux comptent aujourd'hui
leur fortune par dizaines de millions. — Les homogènes avaient
soutenu de leur argent ou de leur personne l'insurrection grecque.
Au nouveau royaume ils firent des dons magnifiques; des monu-
mens, de grandes écoles, des hôpitaux furent édifiés à leurs frais.
Néanmoins, ils restèrent à l'étranger. Leur argent profitait au pays,
il n'y multipliait point. Il ne contribuait pas au développement éco-
nomique. Or, depuis une dizaine d'années, les homogènes sont en
grand nombre revenus en Grèce. Est-ce nosUilgie de la patrie
refaite ? Est-ce parce que ces Grecs cosmopolites, toujours si avi-
sés, se portent instinctivement où il y a de l'argent à gagner? La
chose reste mystérieuse. 11 n'en est pas moins certain que le re-
tour des homogènes était pour la Grèce un des plus grands biens
qu'elle pût espérer et que, pour ceux qui s'intéressent à cette na-
tion, ce rapatriement est du meilleur augure. Deux élémens de vie
économique manquaient à la Grèce, les capitaux et cette initiative
des grandes entreprises industrielles par quoi un pays reçoit l'im-
pulsion qui le transforme. Ces capitaux et cet esprit d'initiative, les
homogènes les ont apportés. C'est aux homogènes que l'on doit les
chemins de fer, la grande culture, les reboisemens. C'est grâce aux
homogènes et à leurs relations dans la haute finance de l'Europe que
l'emprunt de 1870 (60 millions), l'emprunt de 1881 (130 millions,
souscrits une fois et demi), et l'emprunt de 1884 (170 millions) ont
été couverts. Le fait est significatif : sur les 28 millions de rentes
que paie annuellement la Grèce, il n'y en a point le quart qui soit
servi à des étrangers.
La dette n'en est pas moins fort lourde. Les emprunts émis de-
puis six ans et qui ont été nécessités par la paix armée de 1878 à
1881, par l'organisation de la Thessalie, où tout était à faire, parles
travaux publics et la levée du cours lorcé, ont considérablement aug-
170 REVUE DES DEUX MONDES.
mente le passif de la Grèce. Si le développement agricole, industriel
et commercial a enrichi le pays, l'état se trouve néanmoins dans une
situation économique difficile. Il s'en faut que les recettes suffisent
aux dépenses et que les budgets s'équilibrent. Le grand mouve-
ment d'affaires s'est arrêté en Grèce comme il s'est arrêté en France
et presque partout en Europe. Action et réaction, vaches grasses et
vaches maigres, c'est la loi fatale. Aujourd'hui, où la crise écono-
mique ne sévit-elle pas? En Grèce, la crise s'est compliquée de ceci,
que le pays est dans une période de transition. 11 se transforme, et
cette transformation, trop brusque peut-être, ne peut s'opérer sans
embarras. Les dépenses que fait le gouvernement pour les routes
et les autres travaux sont nécessaires, et comme elles servent à fon-
der la fortune publique, elles rendront un jour à l'état le double de
ce qu'elles lui auront coûté. En attendant, l'état n'en doit pas
moins faire face aux dépenses, qui ont doublé, avec des recettes
qui, si accrues qu'elles soient, n'ont pas cependant augmenté dans
les mêmes proportions. Les impôts existans ont donné une énorme
plus-value, mais les impôts nouvellement établis n'ont pas rendu
tout ce qu'on en attendait. Sur ce point, le ministère Trikoupis a
éprouvé bien des mécomptes. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, car
relativement à la contribution foncière, M. Trikoupis avait entrepris
une refonte totale de l'impôt. Il frappait d'un côté et il dégrevait
de l'autre. Or, s'il pouvait calculer à une drachme près le déficit
que produiraient les dégrèvemens, il ne pouvait évaluer que très
approximativement les sommes que donneraient les taxes nou-
velles. Pour les droits mis sur le tabac, les alcools, 'es allumettes,
ces sortes d'impôts ne rendent jamais, les premières années, au-
tant qu'ils le devraient normalement. Avant que les taxes soient
votées, les marchands et même les particuliers font des provisions
qui leur permettent d'y échapper pendant un certain temps. Au
début, l'organisation même de la perception présente mille diffi-
cultés. Il en a été de la Thessalie comme de l'ancien royaume. On
comptait sur de grandes recettes, on les a faites; mais les frais
nécessités par la réorganisation administrative et fiscale du pays et
par des travaux publics se sont élevés plus haut qu'on ne s'y atten-
dait, d'autant que les Turcs avaient à demi ruiné la contrée, brû-
lant les forêts, cessant d'entretenir les routes, vendant à vil prix les
domaines de l'état, laissant renaître le banditisme (1).
Par suite des difficultés économiques, le ministère Trikoupis est
tcmbé sous un vote de la chambre. Sans doute, en effet, le prési-
(1) Aujourd'hui les Turcs agissent de même en Macédoine. C'est fort malJicureux
pour les populations, mais c'est peut-être de bon augure pour les Grecs.
LA GRÈCE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN. 171
dent du conseil n'avait pas mis assez de retenue dans les dépenses
publiques, présumant trop des ressources immédiates de la Grèce.
A y réfléchir, cependant, on reconnaît que M. Trikoupis obéis-
sait aux exigences de la situation. Était-il d'une bonne politique
d'arrêter le pays dans le mouvement de progrès qui se manifestait
si vivement ? Alors que l'initiative privée construisait des chemins
de fer, l'état pouvait-il ne pas construire des routes ? La substitu-
tion de la perception en argent à la dîme n'était-elle pas une me-
sure qui s'imposait depuis longtemps ? II en était de même de la
levée du cours forcé, suppression qui a nécessité le dernier em-
prunt. Le cours forcé coûtait à la Grèce un agio de 10 à 15 pour
100 sur ses importations; c'est une perte nette de 15 à 16 millions
par an, sans compter l'intérêt de 1 pour 100 payé par l'état aux
banques nationales et l'agio qu'il devait subir dans le service de
la dette à l'étranger. Or la somme à verser aux banques pour
l'abolition du cours forcé n'était que de 72 millions. A les rem-
bourser par un emprunt, l'état, il est vrai, se grevait d'une gi'osse
dette nouvelle, mais il enrichissait le pays en le libérant de ce cours
forcé qui coûtait 16 millions chaque année aux transactions in-
ternationales. On a surtout reproché à M. Trikoupis, qui, tout
en voulant la paix voulait être prêt pour la guerre, les dépenses
miUtaires et maritimes. Il semblait qu'on eût raison, mais les
événemens sont venus donner raison à M. Trikoupis. Si, au
mois de septembre, l'armée avait eu son effectif normal, dix jours
après la révolution de Philippopoli, les Grecs seraient entrés presque
sans coup férir à Janina, dont la garnisou ne se montait pas à
trois cent cinquante hommes. Combien les choses seraient aujour-
d'hui simplifiées !
Pour conclure, si l'état se trouvait cette année dans une situation
financière critique, cette crise n'arrêtait pas les progrès du pays.
Or, dans un pays qui s'eru'ichit, par la force des choses les finances
doivent devenir bonnes. Dans l'étude du budget pour 1886, le
nouveau ministère avait réduit les dépenses, fké à 8,000 hommes
l'effectif de l'armée, arrêté certains travaux ; il avait, d'autre part,
évalué moins haut le chiffre des recettes. Grâce à l'administration
sage et avisée de M. Delyannis, qui a rendu déjà tant de services
à la Grèce, on pouvait espérer arriver, sinon cette année, du
moins dans deux ou trois ans, à l'équilibre réel du budget, lorsque
la révolution du 18 septembre a tout bouleversé. Quoi qu'il puisse
advenir pour les Grecs des événemens d'Orient, quelque bénéfice
ou quelque dommage que leur apporte la guerre, il est manifeste
que la paix a été féconde en Grèce. Depuis vingt-cinq ans et surtout
depuis cinq ans le pays s'est transformé. Les moins pliilhellènes
172 REVUE DES DEUX MONDES.
parmi ceux que leur plaisir, leurs études ou leurs intérêts amènent
là-bas sont frappés des progrès de ce peuple né d'hier, quoique
vieux de trente siècles, et ils regardent avec autant de sympathie
que de curiosité cette nouvelle civilisation qui s'établit sur des
ruines glorieuses.
III.
« D'ici à longtemps, avait dit M. Trikoupis dans un de ses premiers
discours, la Grèce doit songer à exploiter son territoire plutôt qu'à
l'agrandir, à préparer des cantonniers plutôt que des soldats, et à
construire plus de chemins de fer que de cuirassés. » M. Trikoupis
montrait par ces paroles qu'il comprenait les intérêts immédiats du
royaume et les véritables intérêts de l'hellénisme. Toute la chambre,
tout le pays se rallia à ces idées. Aussi, quoique la Turquie eût tout
mis en œuvre pour paralyser l'effet du traité de Berlin, le gouverne-
ment hellénique, depuis le règlement de la question des frontières,
a entretenu les meilleures relations avec la Porte. Plus d'un homme
politique grec, même, a pu rêver cette anomalie qui semble mon-
strueuse : l'alliance de la Grèce avec la Turquie. Si la Turquie, en
effet, reste toujours l'ennemie de la Grèce, la Grèce ne voit plus
une ennemie dans la Turquie. Les seuls vrais, les seuls redoutables
ennemis des Grecs, ce sont les Slaves. Le danger est chez ceux qui
menacent Constantinople et Salonique, et non^chez ceux qui les dé-
tiennent. De la part de la Turquie, où est le péril pour les Grecs ?
La Turquie ne peut faire rétrograder les événemens. Elle ne peut
reprendre la Grèce aux Grecs, pas plus qu'elle ne peut repren-
dre la Bulgarie aux Bulgares et la Serbie aux Serbes. Son seul
espoir, que chaque année affaibUt, c'est le maintien du statu quo en
Orient. Pour la Grèce son rôle est tout tracé. Attendre avec patience
les derniers jours de l'empire ottoman, en se recueillant dans la
paix de façon à être forte pour la guerre. Plus la Grèce sera riche
à l'heure du partage final de la Turquie, et plus, soit par les armes
soit par la diplomatie, elle aura des dépouilles de l'empire. « Money
is a good soldier: L'argent est un bon soldat, » a dit Shakspeare.
Par le développement de son agriculture, de son industrie, de son
commerce, la Grèce cherchait depuis quelques années à se consti-
tuer ce « bon soldat. » Mais la Grèce désirait une longue paix, car
il lui fallait une longue paix pour achever sa transformation. Il lui
fallait une longue paix pour montrer son relèvement à l'Europe et
pour lui prouver qu'elle peut remplir la mission que l'histoire,
LA GRÈCE DEPUIS LE CONGRES DE BERLIN. 173
l'ethnographie et les intérêts politiques de rOccidcnt lui assignen
en Orient.
Les événemens viennent traverser les plus sages desseins. La
révolution de Philippopoli a surpris les Grecs en flagrant délit
d'opérations pacifiques. A cette menace d'un nouveau démem-
brement de la Turquie au profit des Slaves, les "Grecs se sont
émus et enflammés. De bonne foi, peut-on s'en étonner? Les puis-
sances s'efforcent d'imposer le retour au statu quo ante bellum-,
et la Grèce, plus directement intéressée, cependant, que n'importe
quelle puissance dans la question d'Orient, n'aurait pas le droit, elle
aussi, de demander le rétablissement du statu quo ! Or la Grèce ne
réclame pas autre chose. A la vérité, si, comme il est probable, l'Eu-
rope renonce à son premier desideratum, si elle soufli-e qu'il se
forme aux frontières de la Thrace et de la Macédoine un état de
trois millions de Bulgares, ce qui sera un préjudice pour les Hellènes
de la Roumélie orientale et une menace pour les Hellènes des con-
trées limitrophes (1), si enfin l'Europe en sanctionnant l'union bul-
gare, récompense les perturbateurs et donne une prime à l'insurrec-
tion , les Grecs auront d'autres demandes. A repousser les réclamations
helléniques, les puissances prouveraient qu'il existe deux justices:
la justice pour les Bulgares et la justice pour les Grecs. En effet, les
Bulgares peuvent impunément violer le traité de Berlin, alors que
ce traité a créé l'autonomie de la Bulgarie proprement dite et donné
à la Roumélie orientale une administration indépendante ; et les
Grecs ne seraient pas admis à revendiquer les clauses de ce traité
qui n'ont pas été exécutées. Si les Bulgares ont été bien avisés de
se réunir aux Rouméliotes, les Grecs ne sauraient être moins bien
avisés de se réunir aux Epirotes. D'une part, ils agiraient au nom
de l'hellénisme, comme les Bulgares ont agi au nom du slavisme ;
d'autre part, ils se conformeraient aux décisions du traité de Berlin
autant que les Bulgares s'en sont écartés.
Le gouvernement grec n'a ofliciellement demandé jusqu'à pré-
sent que le rétablissement du statu quo ante bellum, et, comme
tl) Rien n'explique et ne jusiifie mieux l'émotion qui a saisi les Grecs à la nouvelle
(le lu révolution do Philippopoli que cette page d'un petit livre distribué gratuitement
dans tous les pays où il y a des Bulgares. « L'avenir de la Bulgarie est dans la Ma-
cédoine, dans le relèvement des Bulgares macédoniens; c'est à cela que nous devons
travailler, car notre grandeur, notre unité future, notre intégrité nationale, notre
existence comme état, ne sont que là. Sins la Macédoine, un état bulgare dans la
péninsule des Balkans, serait sans importance, sans valeur. Salonique doit être la porte
principale de cet état. Si la Macédoine ne devient pas bulgare, la Bulgarie ne scia pas
constituée. » — Or sur les 690,000 chrétiens habitant la Macédoine, il y a 90,000 Bul-
gares et 600,000 Hellènes. On voit que les ambitions bulgares passent les ambitions
helléniques, et l'on conçoit que les Grecs aient des raisons pour s inquié'.er.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
garanties contre le retour de pareils faits, l'occupation permanente
par les Turcs des passes des Balkans, en exécution du traité de
Berlin. La Grèce n'a pas dit quelles seraient ses prétentions au cas
011 l'Europe laisserait s'accomplir l'union bulgare. Encore aujour-
d'hui, d'ailleurs, les Grecs ne s'entendent pas absolument sur la
question des territoires à réclamer et au besoin à envahir. Il y a
les exaltés, — les irrédentistes, comme on dit en Italie, — il y a
les modérés. Il y a ceux qui ont renversé le ministère Coumoun-
douros, pour avoir accepté la rectification de frontières proposée
par la conférence de Constantinople ; il y a ceux qui lui font un
honneur d'y avoir consenti. M. Bikélas, par exemple, a écrit que
plus tard on élèvera une statue à Goumoundouros en mémoire de
ce grand acte. Pour les uns donc, il faut avoir la Crète, toutes les
îles du littoral asiatique, l'Epire entière, la presqu'île de Salonique
et une partie de la Macédoine. Selon de moins impatiens, la Grèce
doit borner ses ambitions présentes à la vallée de l'Haliakmon pour
laThessalie, à la vallée du Kalamas pour l'Épire et à l'île de Crète. A
entendre de phis modestes encore, il faut seulement réclamer le
tracé même indiqué dans l'acte final de la conférence de Berlin,
c'est-à-dire l'Épire jusqu'au thalweg du Kalamas et laThessalie jus-
qu'à la crête méridionale de l'Olympe.
Si la majorité du peuple grec n'a pas renoncé à la (( grande idée, »>
si le rétablissement de l'ancien empire byzantin avec Constantinople
pour capitale est encore l'ambition générale, un grand nombre d'Hel-
lènes, sans pour cela être moins patriotes, s'arrêtent à une autre
pensée. Depuis une dizaine d'années, Thellénisme antique lutte
chez les Grecs contre le byzantinisme. Ce ne serait pas sans regrets
que plus d'un Grec verrait Constantinople remplacer Athènes comme
capitale. Pour toute une nouvelle génération d'hommes politiques, il
faut laisser Constantinople à qui la possède ou à qui la voudra prendre,
et il faut refaire l'antique Hellade avec le royaume actuel, l'Épire
grecque, la Thessalie entière, la presqu'île de Salonique, une
partie de la Macédoine et la Crète. Un jour peut-être, la réunion à
la Grèce des îles de la mer Egée et des villes d'Ionie, premier ber-
ceau de l'hellénisme, viendra achever cette résurrection de la
grande patrie grecque. Si c'est là un rêve, au moins semble-t-il
moins irréalisable que celui du rétablissement de l'empire byzantin;
au moins est-il de tous les rêves le plus noble et le plus enchan-
teur.
Tout arrive. Il y a près de vingt ans, le 9 février 1867, M. le
général Tûrr, qui, soldat, ingénieur, diplomate, écrivain, a tous
les dons, même celui de prophétie, proposait dans le Journal des
Débats cette solution de la question d'Orient : « Les trois groupes
LA GRÈCE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN. 175
■de la Turquie d'Europe sont les Slaves, les Grecs et les Albanais,
Les Slaves, composés des Serbes, des Herzégoviniens et des Bul-
gares, formeront une confédération indépendante. Les Albanais,
consultés par le suffrage universel, se réuniront aux Slaves ou aux
Grecs. Les Grecs, étouffant dans le cercle où les a resserrés la di-
plomatie, auront l'Épire et la Thessalie jusqu'à Salonique. A partir
de Salonique, en suivant une ligne diagonale coupant les Balkans
et descendant à travers la Dobroutcha jusqu'au Danube, on a un
territoire habité en majeure partie par les Osmanlis. Ce territoire
restera à la Turquie et formera autour de Constantinople une
large province ayant comme les autres un caractère d'homogénéité.
Cette confédération greco-slavo-turque prendra le nom de confé-
dération des Balkans. » Que pense a.ujourd'hui la Turquie de cette
solution qu'il y a vingt ans elle devait tenir pour chimérique et
singulièrement impertinente ? A la fin de 1886, après la conférence
et après la guerre, celle-là certaine et celle-ci possible, — on sait
que les conférences et les guerres sont également dangereuses
pour la Porte, — la Turquie amputée de la Roumélie, peut-être de
l'Épire, de la Basse-Macédoine et de la Crète, aura-t-elle beaucoup
plus de territoire que ne lui en concédait la solution orientale pro-
posée en 1807?
La prochaine conférence sera appelée à entendre les rôcla-
•mations des Grecs. Les plénipotentiaires les rejetteront-ils? L'Eu-
rope voudra-t-elle se déjuger en repoussant cette demande d'une
ligne frontière qu'elle-même, au congrès de Berlin, a assignée
à la Grèce? La Turquie se prêtera-t-elle à une nouvelle cession
de territoire? S'il en est autrement, la guerre paraît inévitable;
et les premiers coups de feu tirés, jusqu'où iront les revendications
helléniques ? Dès ce moment tout détiendra du fait accompli. Or,
ie fait acconijjli, cette nouvelle loi de politique internationale qui
s'impose désormais à tous les congrès, qui hier encore a fait échouer
la conférence de Constantinople, peut-on dire ce qu'il sera dans un
-mois, dans six semaines, au printemps prochain? Si les troupes
grecques, aidées par la levée de boucliers de l'Epire, de la Thes-
salie et de la Macédoine , occupent Janina ou Salonique , si une
révolution a éclaté en Crète et a réduit les Turcs à se réfugier dans
la citadelle de la Canée, si une escadre grecque a abordé à Chio, si
quelque autre île de la mer Egée s'est soulevée, — avec l'état de
guerre toutes les éventualités sont possibles, — les puissances mé-
diatrices pourront-elles y laisser rentrer les Turcs, encore que sur
d'autres points ils aient été victorieux? L'axiome Beati possidentes
s'impose d'autant plus contre les Ottomans, que si où sont les
Turcs, c'est l'incurie et la misère, où rentrent les Turcs, c'est la
176 REVUE DES DEUX MONDES.
ruine et le carnage. Ils ne savent pacifier qu'à coups de sabre. Les
massacres de Bulgarie en 1876, les massacres de Thessalie en
1877, témoignent que les Ottomans n'ont point renoncé aux pro-
cédés de 1821.
Entre la Grèce et la Turquie, la lutte sans doute serait iné-
gale. Mais , outre que le feu de la guerre peut s'étendre dans
tout l'Orient, la Grèce n'est pas précisément une « quantité né-
gligeable. » 80,000 hommes sont prêts à entrer en campagne ,
et dès aujourd'hui le gouvernement possède l'argent nécessaire
à l'entretien de ces troupes pendant toute l'année 1886. Gomme
armée de deuxième ligne , la Grèce mobilisera le second ban de
la réserve, soit A0,000 hommes, et il lui restera à appeler la ter-
ritoriale entière, qui compte 100,000 hommes. L'argent, l'état
je trouvera dans l'emprunt de 100 millions voté à la chambre le
15 décembre dernier. Quant aux troupes turques qui sont actuel-
lement en Europe, on les peut évaluer à 200,000 hommes. La Tur-
quie manque d'argent pour mobiliser ses réserves. Les soldats
turcs ont la merveilleuse faculté de marcher et de combattre sans
solde et sans vivres; mais encore faut-il leur donner de bonnes
armes et des munitions. Au reste, comme la Turquie s'imagine
avoir facilement raison des Grecs, elle n'appellera pas les rédifs au
début des hostilités. La flotte grecque, qui compte seulement trois
cuirassés, une douzaine de navires de divers rangs en bois et en
fer, et une escadrille de canonnières nouvellement construites, est
inférieure par le nombre à la flotte ottomane , encore que celle-ci
soit fort affaiblie; mais les grandes qualités nautiques des mate-
lots grecs et l'instruction de leurs officiers compenseraient, et
au-delà, la supériorité numérique. De plus, il existe aujourd'hui
un terrible engin de destruction qui semble avoir été créé
tout exprès pour les neveux des inventeurs du feu grégeois,
pour les fils des hardis brûlotiers de 1821. C'est le torpilleur.
I^a Grèce a près de soixante torpilleurs qui porteront le ravage
au milieu de la flotte ottomane. Les officiers de la marine hellé-
nique n'appréhendent qu'une seule chose, c'est que les gros cui-
rassés turcs n'osent pas s'aventurer en pleine mer. Mais, à l'exemple
des barques de Canaris, ces brûlots singulièrement perfectionnés,
qui s'appellent les torpilleurs, iront les surprendre en rade. Sur
terre , au contraire , les Grecs trouveront dans les Turcs les plus
redoutables adversaires : indifférons à la mort, solides au feu etmer-
'^ eilleux remueurs de terres. Les Grecs le savent. Ils savent aussi
qu'en Épire comme dans la Haute-Thessalie, en Phocide comme
en Etolie, il est facile d'éviter les grandes batailles rangées, de
multiplier les combats partiels, les coups de main, les embuscades.
LA GRECE DEPUIS LE CONGRÈS DE BERLIN. 177
de traîner la guerre en longueur. Ils n'ignorent pas non plus qu'il
n'est pas nécessaire de prendre les redoutes à la baïonnette quand
on peut pénétrer dans le pays par d'autres passages. En 1870, les
Allemands n'ont pas enlevé un seul ouvrage, et, à entendre de
bons stratégistes, les trente mille soldats tombés sur les glacis de
Plevna ont été sacrifiés pour la plus grande gloire de l'armée russe.
Au demeurant, toute guerre a sa part d'imprévu, et il n'est point
d'ennemi que l'on puisse mépriser. Sous Abdul-Azis, il a fallu à la
Turquie 80,000 hommes, commandés par Omer-Pacha, et deux
longues années, pour soumettre la Crète. Après la révolution de
1821, les Grecs ont soutenu contre les Turcs une guerre de six ans
avec des alternatives de défaite et de succès. Souvent luttant un
contre six, ils ont pris d'assaut la formidable citadelle de Nauplie,
Athènes, Tripolitza ; ils ont défendu Missolonghi une année entière ;
ils ont été victorieux dans vingt combats. Partout sur mer, ils ont
eu l'avantage.
•
Et le bon Canaris, dont un ardent sillon
Suit la barque hardie,
Sur les vaisseaux qu'il prend, comme son pavillon,
Arbore l'incendie.
Or, les Turcs étaient en ce temps-là au faîte de la puissance. Ils
croyaient à la pérennité de l'empire, leur trésor était inépuisable,
leur armée était innombrable. Les Grecs n'avaient point de canons.
L'argent leur manquait. Ils étaient sans organisation et sans disci-
pline, fatalement divisés par les rivalités des chefs. Il en va autre-
ment aujourd'hui. Les soldats turcs n'ont pas perdu leur valeur
guerrière, mais où est leur espoir dans les combats ? Sans qu'ils
s'en doutent peut-être, les Turcs subissent la fatalité des événe-
mens. Ils sentent que leur règne s'achève. Leurs finances sont per-
dues, leur armée se désorganise, leur diplomatie désespère, leurs
protecteurs se dérobent, le principe des nationalités se substitue à
celui de l'intégrité de l'empire ottoman. Seules les compétitions
latentes ou avouées maintiennent l'islam en Europe. Si la situation
s'est modifiée en Turquie depuis 1821, elle n'a pas moins changé
en Grèce. Les Grecs sont disciplinés, bien armés, bien équipés,
munis de tous les services auxiliaires, exercés aux nouvelles ma-
nœuvres tactiques sous la direction d'officiers français. Ils sont
confians dans l'avenir, pénétrés de la justesse de leurs droits,
unis dans une môme pensée patriotique.
Le mouvement qu'a provoqué en Grèce la révolution rouméliote
a été spontané et unanime. En décrétant la mobilisation, le gou-
vernement a obéi à la chambre, qui elle-même s'inspirait de la vo-
TOME LXXIII. — 1880. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
lonté de tout le peuple grec. A s'y opposer, le ministère eût été
renversé et le roi détrôné. L'élan vers la guerre est immense.
C'est aux cris de : « Z'/irco 6 izak^^oç. Vive la guerre ! » que les troupes
partent pour la frontière, que les réservistes rejoignent leur corps,
que s'embarquent les matelots; c'est sans aucune plainte que la
population accepte les impôts extraordinaires nouvellement votés.
Lorsque la poudre aura commencé de parler, ce grand élan na-
tional gagnera tout le monde hellénique. Quel retentissement les
premiers coups de canon des Grecs auront en Crète, en Epire, en
Theâsalie, en Macédoine, dans les îles! Partout où il y a des Hel-
lènes, des révoltes éclateront quand les raïas seront certains d'être
secondés ; les souscriptions, les dons, les secours de toute sorte
qui déjà arrivent de la part des riches Grecs d'Odessa, de Lon-
dres, de Marseille, de Constantinople, d'Egypte, décupleront quand
on saura que l'argent est nécessaire, indispensable, qu'il faut des
cartouches pour les combattans, de la charpie pour les blessés.
Les hostilités, peut-être, ne commenceront pas avant le printemps.
Mais l'idée de la guerre se maintient aussi impérieuse, aussi ardente
qu'aux premiers jours. Les Grecs en prenant les armes ont com-
promis pour longtemps leur relèvement économique; ils veulent
que ce sacrifice ne reste pas inutile. Ils sentent qu'on a exploité
contre la Grèce sa soumission, hélas ! bien naturelle, aux volontés
des puissances protectrices, et que, oubliant les grands holocaustes
de la guerre de l'indépendance, les railleurs ont trop dit : Les
Grecs crient beaucoup et n'agissent pas. Pour arrêter leurs préten-
dus élans, il a suffi, en 185/i, d'une frégate française à l'ancre
au Pirée; en 1867, des représentations du corps diplomatique;
en 1878, d'un conseil de l'Angleterre; en 1881, de la volonté de
M. Barthélémy Saint-Hilaire. Si, par impossible, ils faisaient sem-
blant d'entrer en campagne, les Turcs auraient raison d'eux avec
un détachement de zaptiés et une section d'artillerie. Les Grecs
veulent être au gain, ils ne veulent pas être à la peine. — En 1886,
les Grecs veulent être à la peine, comme ils y ont été en 1821.
Ils sont résolus aux suprêmes sacrifices. Ils savent qu'il ne leur est
pas nécessaire d'être victorieux ; il suffit qu'ils soient héroïques.
Une défaite comme les Thermopyles fera autant pour leur cause
qu'une victoire comme Marathon. L'Europe est intervenue en faveur
des Serbes après une campagne de huit jours. Après une année de
luttes sanglantes et acharnées, l'Europe ne pourra point ne pas in-
tervenir en faveur des Grecs. — Mais, puisque aussi bien en Orient
toutes les guerres finissent par une médiation, il serait peut-être
plus simple de commencer par là.
Henry Houssaye.
CULTIVATEURS ET VIGNEROIS
EN ALGERIE
Que le lecteur n'attende ni ne redoute l'utile fatigue de déchif-
frer ici un traité systématique. Nous n'essaierons pas même de
résumer les statistiques algériennes, ni les comptes rendus admi-
nistratifs. La littérature du sujet est déjà trop riche pour ne pas
effrayer les gens pressés. Nos prétentions sont à la fois plus mo-
destes et plus téméraires. Nous ne voulons relater que ce que nous
avons vu de nos yeux, en deux hivers successifs passés à parcourir
l'Algérie presque entière, et à l'étudier consciencieusement dans
son avenir comme colonie. Nos renseignemens serviront de base
exclusive à nos opinions.
Nos observations toutes personnelles, puisées plus souvent au-
près des gens et sur les lieux que dans les livres, touchent de trop
près aux questions récemment débattues, dans nos chambres et
dans nos commissions parlementaires, pour ne point offrir quelque
intérêt. Nous sortirons d'ailleurs des généralités et nous placerons
résolument en face des applications pratiques, des projets réa-
lisables.
11 est évident que tout homme qui songe à planter sa tonte en
Algérie, à moins de s'y faire négociant ou de s'associer aux compa-
180 REVUE DES DEUX MONDES.
gnies financières qui travaillent dans notre colonie, devra se heurter
tout d'abord à l'état de la propriété et aux procédés de culture du
sol. Nul ne pensera assurément que les choses rurales se passent
exactement au-delà comme en-deçà des mers. En tout cas, il est
bon de signaler les dissemblances comme les analogies. Ce sera
peut-être faire tomber quelques préjugés chez certains lecteurs,
prévenir des mécomptes et préparer des entreprises plus d'accord
avec les conditions du possible que celles qu'on rêve souvent et qu'on
tente quelquefois. Si ces lignes deviennent utiles aux intéressés ou
éclairent les curieux, nous ne regretterons pas nos pérégrinations
et n'aurons point perdu le fruit de nos recherches.
Plusieurs sortes de gens se mettent martel en tête à propos de
l'Algérie : ceux qui songent à y devenir colons et à cultiver de leurs
mains ; ceux qui veulent y faire exploiter des fermes, sous leurs
yeux et à leurs frais ; ceux qui désirent simplement y placer des
capitaux en biens-fonds et pourtant habiter au loin, dans la mère
patrie. Mettons-nous pour aujourd'hui au point de vue des pre-
miers.
I.
Les personnes qui forment le projet d'apporter leurs bras à l'Al-
gérie nourrissent assurément en cela un désir profitable à la patrie,
dont on ne saurait que les louer, quels que soient d'ailleurs les
motifs qui les poussent à quitter la France. Plût à Dieu qu'un plus
grand nombre de nos compatriotes fussent allés au dehors étendre
notre influence, assurer notre ascendant national et fixer les résul-
tats de nos conquêtes! Quand il y a trop plein dans une contrée, ou
que le travail n'y est plus rémunérateur, que l'avenir n'offre plus
de perspectives encourageantes, il est naturel et sage de songer,
non précisément à s'expatrier, mais à changer de province. L'Al-
gérie n'est qu'une province de la France. Mais encore faut-il être
apte à ce déplacement, capable de réussir ailleurs que chez soi, et
remplir certaines conditions sans lesquelles on ne saurait faire un
véritable colon.
Et d'abord, quel est le propriétaire d'entre nous à qui viendrait
la pensée d'aller trouver un ouvrier de ville, ou un petit marchand,
commis, bonnetier, coiffeur, épicier et de lui dire : Viens-t'en dans
ma ferme, là-bas, au fond de la province, en pays de loups et de
solitaires, et sois-y mon fermier, mon métayer, mon domestique
rural ; plantes-y mes choux, sème mes blés, taille mes bois, laboure
mes champs, soigne mes vignes, engraisse mes bœufs? Cette simple
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGÉRIE. 181
supposition est d'un grotesque parfait. C'est pourtant là ce qu'ont
fait jusqu'ici nos administrations coloniales, c'est ce qu'elles feraient
encore peut-être, si elles avaient assez de terres à distribuer aux
vingt-cinq raille pétitionnaires qu'on dit être en instance auprès
d'elles.
Ces petits marchands, ces artisans sans métier nécessaire à une
colonie, ces non-ruraux de toutes provenances sociales, ou plutôt
ces déclassés qui pétitionnent et réclament à grands cris des terres
en Algérie, sont précisément les mêmes qui accueilleraient par un
éclat de rire le jjropriétaire qui aurait eu la naïve philanthropie de
leur proposer d'aller se faire paysans au fond de la Bretagne ou du
Poitou! Telle est pourtant l'inconséquence humaine. On s'imagine
savoir faire et avoir le goût de pratiquer, en régions inconnues, ce
qu'on ne saurait faire et n'aimerait pas tenter même dans la ban-
lieue de sa ville natale! Est-ce l'effet du mirage des pays lointains?
Est-ce l'indication d'une erreur naïve? Croit-on donc qu'il suffise
d'être installé colon pour savoir produire céréales, vignobles et
bestiaux ?
Aux yeux de bien des citadins, le paysan n'est qu'un rustre, igno-
rant et sans intelligence, dont le travail ne nécessite pas grand
savoir-faire. Il n'est tailleur ou cafetier qui ne se juge beaucoup
plus capable qu'un cultivateur. N'abordons pas de scabreuses com-
paraisons. Mais il serait bien temps qu'on se persuadât que tout ap-
prentissage est laborieux et que, à trente ou quarante ans, il faut
payer son métier plus cher qu'à quinze ou vingt. II serait temps
surtout que nos administrateurs se convainquissent qu'il ne suffit
pas, pour faire un bon colon, d'avoir échoué comme avocat ou sur-
numéraire dans son pays, d'avoir gratté longtemps du papier dans
un bureau ou servi utilement d'agent électoral. C'est ainsi que, à
bonne intention du reste et sous couleur de peupler l'Algérie, on
prépare des échecs à la colonisation, des dénigremens au pays qu'on
prétend peupler et des faillites nouvelles à ceux qu'on espère re-
lever. S'il y avait un cas dans lequel il fût permis de dire : « La
terre au paysan! » ce serait bien celui qui nous occupe.
C'est un des inconvéniens du système des concessions gratuites
à des gens sans ressources et sans aptitudes aux travaux des champs,
que ceux qui ne hasarderaient pas une semaine de leur vie pour de-
venir agriculteurs en Beauce, risquent leur existence et celle de leurs
familles pour devenir propriétaires en Algérie. Propriétaires! ce mot
exerce une étrange magie sur les imaginations de milliers d'aspi-
rans à la colonisation ; souvent il ne cache qu'un malentendu. Pos-
session n'est pas toujours richesse. On méconnaît trop que la terre
n'est rien en dehors de sa mise en valeur par le capital et le tra-
182 REVUE DES DEUX MONDES.
vail. Beaucoup se voient d'avance heureux surveillans de leurs pro-
pres domaines ou rentiers jouissant de revenus plus ou moins fantas-
tiques. Fort peu se font une idée nette des labeurs qui les attendent,
des privations qui précèdent le succès et des apports qui le rendent
possible.
Ce rêve enfanté par l'ignorance a pour première conséquence de
paralyser les songeurs avant même qu'ils se soient mis à l'œuvre.
Celui qui espère une concession reste comme en suspens en atten-
dant de la recevoir. Pourquoi s'ingénierait-il à raffermir sa position
en France? Il va partir ! L'appel se fait-il trop attendre, il s'embarque
« pour aller voir. » Le voici à Alger, à Bône ou à Oran. Va-t-il y cher-
cher du travail, s'y créer un gagne-pain? Mais à quoi bon? « Cela ne
peut tarder ; il va recevoir ce qu'il demande, il va être envoyé dans
sa concession! » Ce n'est pas lui qui ferait comme ces rudes Espa-
gnols accourus de tous les coins de leur sèche péninsule, qui n'hési-
tent pas à s'engager comme simples manouvriers à 3 francs par jour
ou à se faire maraîchers laborieux autour des villes, ou à défricher
des landes et planter des vignes de compte à demi avec les colons
français. Ceux-là n'espèrent pas devenir propriétaires gratuitement.
Aussi le deviennent-ils quelquefois à force de courage et d'écono-
mie. Ils se font un gourbi avec quelques planches, des branchages
et de la terre détrempée; ils s'y installent humblement et déjà se
mettent à l'œuvre. Qu'ils aient leurs défauts comme bien d'autres,
il ne faut pas en disconvenir ; mais, la sobriété aidant, ils font œuvre
de colons utiles sans avoir reçu aucune faveur, n'en déplaise à notre
amour-propre national.
Assurément, quelques Français se montrent aussi méritans et
aussi industrieux. Ce sont ceux qui savaient d'avance leur métier,
petits cultivateurs persévérans, vignerons que le phylloxéra a rui-
nés et qui ne se découragent pas. Mais la masse ! La masse de nos
émigrans se croit née pour être propriétaire. ISe l'accusons ni de
paresse, ni d'aucun des vices qu'on lui a plus ou mohis justement
reprochés ; son plus grand tort est d'être déclassée sur le sol même
où on l'établit.
On ne fait plus de concessions gratuites de terres africaines (jus-
qu'à nouvel ordre) ; mais reportons-nous aux jours récens où. on
en accordait : Voici un horloger ou un ouvrier d'usine qui a reçu
enfin sa feuille de route, c'est-à-dire son diplôme de colon et l'in-
dication du lieu où il a obtenu sa concession provisoire. Il s'ache-
mine impatiemment ; muni de ses dernières ressources, au milieu
de beaucoup d'étonnemens , il arrive. S'il n'a pas eu le privilège
d'être Alsacien - Lorrain , et, à ce titre, installé dans une maison
qu'il n'a pas bâtie et dans des meubles qu'il n'a pas achetés, il se
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGERIE. 183
trouve en face d'une terre nue, dans une contrée vide, devant quel-
ques lignes entre-croisées qui lui désignent l'emplacement et les
rues de son futur village. A lui de bâtir, s'il veut un abri exigé,
d'ailleurs, par l'administration ; à lui de se pourvoir de chevaux ou
de bœufs s'il veut labourer et d'acheter un matériel agricole s'il
veut un jour récolter. Saura-t-il par quels moyens on dresse un
attelage et dans quelles conditions on doit faire les semailles ? Avant
ces questions essentielles, il faut pourtant qu'il s'en pose une autre ;
car, pour se procurer ces premiers élémens de vie matérielle et de
travail, on a besoin d'avances, et il n'en apporte probablement pas
assez.
Propriétaire, mais sans rentes; la dépense au lieu du produit!
Que fera-t-il? Ce que vous feriez à sa place ; il cherchera à emprun-
ter. Mais, pour emprunter, il faut donner des gages, et, ces gages,
il ne peut les fournir. Sa terre? Sa chère concession? Il la risque-
rait peut-être ; mais elle ne lui est accordée qu'à titre provisoire.
Elle ne sera définitivement à lui que dans quelques années. A moins
d'obtenir de son préfet une autorisation spéciale, il ne peut l'hypo-
théquer ; or, cette autorisation ne lui sera accordée qu'à la condi-
tion de bâtir avant tout; car on tient à le fixer sur place.
Puis il faut trouver un prêteur. Ah ! le prêteur sur gages, cette
proN idence et cette malédiction du colon ! Sans doute, depuis quel-
ques années, un crédit foncier a surgi, des sociétés financières se
sont offertes, qui prêtent (à 7 pour 100 environ) des sommes équi-
valentes à peu près à la moitié de la valeur de la propriété. Mais
elles sont très exigeantes sur les garanties. Elles ne prêtent guère
que sur des concessions définitives. Elles ont pour cela de bonnes
raisons ; car, si le colon obéré abandonne sa concession provisoire,
le prêteur perd le plus solide de ses gages, puisque le sol retourne
à l'état. Que pourrait valoir une hypothèque sur des constructions
devenues inutiles dans une terre délaissée ? Le concessionnaire qui
arrive est ordinairement réduit à recourir à l'usurier. L'usurier
n'est qu'un banquier comme un autre en un pays où, bien que l'in-
térêt légal soit à 6 pour 100, il est parfaitement licite et tout à fait
ordinaire de prêter à 10 pour 100. La déconsidération s'attache à
peine à ceux qui i)rêtent à 20 ou à 25.
Supposons pourtant notre colon tombé en bonnes mains. Ses 30
ou 40 hectares ont été estimés à A ou 5,000 francs. On lui a prêté
la moitié de cette somme. Le voilà bien avancé vraiment avec 2 ou
3,000 francs, pour bâtir une maison, acheter son matériel de ferme,
mettre ses terres en état et vivre un an jusqu'à la récolte ! A moins
d'un miracle, le pauvre homme est condamné d'avance. N'eût-il,
par un excès de circonspection , bâti qu'un gourbi au lieu d'une
ISA REVUE DES DEUX MONDES.
maison, s'il n'a pas su ou pu labourer à temps, si sa première an-
née n'a pas été exempte de sécheresse ou de sauterelles, c'est un
homme perdu. Sa dette le tuera. Aussi songe-t-il déjà à vendre pour
s'acquitter ; s'il pouvait le faire légalement et emporter avec soi un
bénéfice, il n'hésiterait peut-être pas. Mais il faut attendre les cinq
ans après lesquels son titre de concession provisoire deviendra dé-
finitif. Dès la troisième année de résidence, s'il a pu effectuer les
améliorations voulues (1), il réclame le droit d'entière propriété.
Qu'il l'obtienne, il n'y aura guère de doute à son départ, et déjà
les spéculateurs sont aux aguets. Autour des nouveaux centres, on
dit couramment : a Dans six mois ou dans un an, tel village sera à
vendre. » Celui-ci, puis cet autre sont déjà vendus; on cite les bons
coups de main faits par les capitalistes qui se trouvaient sur place.
Beaucoup de colons ont été expropriés par leurs créanciers , per-
dant à la fois leurs terres et les améliorations réalisées ; d'autres,
dégoûtés avant épreuve suffisante, ont vendu leurs concessions pour
des sommes dérisoires , pour un simple viatique, et sont rentrés en
France aussi nus qu'ils en étaient sortis.
Quelques-uns, plus habiles ou plus heureux, se sont faits spécu-
lateurs au petit pied; ils l'avaient bien toujours entendu ainsi; en
se faisant donner des terres par l'état, ils espéraient les revendre
et se retirer avec un petit capital adroitement acquis. Ces calculs
s'avouent sans vergogne et sont entrés dans le courant des affaires.
On peut dire que presque toute l'Algérie colonisée est, a été ou sera
à vendre et à revendre. Il est des colons qui réussissent dans ces
marchés. Ceux qui ont pu payer les intérêts de leur dette, attendre
une plus-value, saisir une occasion favorable, rencontrer un vrai
cultivateur non concessionnaire ou un spéculateur bien fourni de
capitaux, ont en effet pu se défaire de leur concession à un prix dé-
passant parfois la valeur qu'elle avait quand ils l'ont reçue; ils ont
alors payé leur dette et sont rentrés en France, enrichis par l'état,
sans profit pour la colonie.
Mieux eût valu persévérer, sans doute ; mais ils n'étaient point
agriculteurs de profession, et leurs familles étaient habituées à
d'autres mœurs. La famille! on ne peut s'en passer dans une ferme
aux avant-postes de la civilisation. Qui garderait la maison, panse-
rait les bestiaux, préparerait les alimens, pendant que le colon tra-
vaille au dehors, souvent fort loin? Or la femme n'existe en Algé-
rie qu'à l'état d'importation. L'indigène séquestre la sienne. On ne
trouve de servantes que dans les grands centres, toute personne à
(\) Pour une valeur de lOO francs par hectare, bâtisse comprise (décret du 15 juil-
let 1874).
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGERIE. 185
peu près convenable étant volontiers épousée. D'autre part, le colon
qui amène une étrangère se heurte à d'autres difficultés. Celle qui
n'a pas été élevée à la campagne se fait rarement à l'existence sé-
vère qu'il faut mener, dans une exploitation rurale, aux confins du
désert. L'ennui la prend, quand la peur n'est pas venue à bout de sa
persévérance. Sa famille, ses amis la rappellent. Puis il y a les en-
fans à élever, à faire instruire, et auxquels la modeste école du
village ne suffit pas toujours, à supposer qu'elle soit à portée. Si, à
ces raisons plus ou moins valables, s'ajoute l'abattement produit
par les maladies, les fièvres locales (fruit du défrichement), les dé-
cès peut-être, on n'hésite plus. On vend d'autant plus aisément ce
que l'on a reçu en don qu'il semble que tout soit bénéfice à en réa-
liser la valeur en beaux écus sonnans. On ne tient bien d'ailleurs
qu'à ce qu'on a payé de son argent ou de ses peines.
Or, des peines, ce colon de rencontre s'en est donné ; il le fal-
lait bien, ne fût-ce que pour attendre le terme légal où il pourrait
recouvrer sa liberté. Mais il n'en a pris que l'indispensable, comme
on fait lorsqu'on n'entreprend qu'un travail qui doit cesser et dont
un autre recueillera les fruits. Il a défriché peut-être un peu, s'il
n'a pu s'en dispenser, mais le moins possible. Il eût fallu trop em-
prunter pour cela. Ce qu'il a mis en valeur, c'est son lot de jardin,
son lot de vigne ; peut-être quelques hectares de labour à portée de
sa maisonnette. Mais le gros lot, celui que l'administration, à tort
ou à raison, lui a assigné à plusieurs kilomètres du village, il l'a
laissé en friche, le plus souvent faute de goût, de force ou de capi-
taux ; à moins qu'il n'ait trouvé des indigènes disposés à lui en
payer un loyer. Cette dernière éventualité est en effet la plus dési-
rée et la plus favorable. Alors vraiment il se sent propriétaire, puis-
qu'il reçoit une rente pour un bien qu'il n'exploite pas. Elle lui sert
ordinairement tout au plus à payer les intérêts de sa propre dette ;
mais enfin il peut attendre, et c'est le grand point pour lui.
Un petit nombre de colons ont même eu la chance exceptionnelle
de se procurer, par ces locations, des revenus presque suffîsans
pour vivre. Les plus actifs en profitent pour améliorer leur posi-
tion, préi)arer l'avenir, mettre en valeur un bout de champ. Ce
sont les bons. Mais combien d'autres vivent dans une demi-oisiveté,
au jour le jour ! N'espèrent-ils pas se défaire, tôt ou tard, de ce
beau bien, et aller tenter de nouveau la fortune, par d'autres voies,
en ville de préférence? Brocanter est la passion de ces esprits in-
quiets.
Dans la moitié des cas, il y a abandon, dans le quart seulement
les intentions du législateur sont strictement remplies. De tels pro-
cédés ne font guère avancer la colonisation ; la culture progresse
186 REVUE DES DEUX MONDES.
trop lentement, et c'est l'œuvre de Pénélope que bien souvent pour-
suit l'administration, avec une persévérance digne d'être mieux
secondée. La tâche de celle-ci n'a pas été facile dans le passé. Les
erreurs qu'on lui reproche n'étaient pas le fruit de l'incurie. Preuve
en soient les tâtonnemens incessans et les changemens de systèmes
employés. Ces essais si multiples témoignent de perplexités grandes,
chez les hommes responsables de l'avenir de la colonie. Militaires
et civils se sont succédé au pouvoir, sans parvenir à tourner
toutes les difficultés. Et, malgré tout, ils sont arrivés à des résul-
tats qui étonnent le voyageur non prévenu. Tout le long des voies
stratégiques, on voit se dérouler les œuvres de la civilisation im-
portée par eux. La carte des nombreux villages créés, entretenus,
enrichis sous ces divers régimes, est faite pour surprendre, si l'on
se rend bien compte des obstacles qu'on a dû surmonter.
On a bientôt fait de dire : « Opérons à l'anglaise ou à l'améri-
caine. » Mais ni les Anglais ni les Américains n'ont eu juqu'ici beau-
coup d'occasions de spéculer sur les terrains de l'Australie ou du
Far- West ; l'état a donc pu y vendre aux pionniers des domaines à
bas prix, sans leur imposer de conditions. De plus ils n'ont pas eu
affaire à des populations indigènes avec lesquelles il fallût compter.
Ils ont taillé librement, en plein désert illimité, chassant devant
eux à peine quelques misérables sauvages. Nos soldats ont battu
Arabes et Kabyles sans pouvoir expulser les vaincus. On ne saurait
faire abstraction de trois millions d'indigènes qui sont loin d'être
tous des nomades, et qu'on ne prétendra pas absorber par la trop
lente introduction de quatre ou cinq cent mille Européens, dont à
peine la moitié sont Français.
II n'est pouce de terre, en Algérie, qui n'appartienne à quelqu'un.
Pour être rarement tout à fait individuelle, la propriété y est pour-
tant constituée par l'usage ou par la loi. Pour donner aux colons, il
a fallu dessaisir les indigènes. Les biens conquis sur les gouverne-
mens turcs et arabes ont, dans le principe, formé la base des terres
du domaine, mais ils ont été vite absorbés. Ceux qu'on s'est pro-
curés par confiscations, à la suite de révoltes rigoureusement châ-
tiées, ou d'incendies volontaires punis sur les tribus, ont passé à
leur tour dans la circulation coloniale. Tout cela ne s'est pas fait
sans oppositions violentes, rancunes amassées, tentatives d'éviction,
intimidations exercées, qui rendent encore parfois la position du
colon dangereuse ou décourageante.
Un voyageur peut, comme nous l'avons fait, parcourir les recoins
les plus reculés de la plaine et de la montagne avec presque autant
de sécurité qu'il en rencontrerait en France ; mais le colon doit se
défendre, dans les postes avancés, contre les rancunes des tribus
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGERIE. 187
dépossédées, et garder tout particulièrement ses bestiaux contre les
vols nocturnes des anciens maîtres du pays. L'isolement est rare-
ment chose pratique; le groupement n'est pas toujours facile.
Quand on a créé une gendarmerie, des fontaines, des lavoirs pu-
blics, des écoles, une église, on n'a pas tout fait pour rendre
la^colonisation commode à des gens qu'étonnent les nudités de la
vie primitive. L'admirable réseau de chemins de 1er et de grand'-
routes, qui relie déjà nos villages entre eux, témoigne assez de la
sollicitude d'une administration trop calomniée de ceux qu'elle a
comblés de ses attentions. Mais il est impossible de faire surgir, en
quelques années, en pays presque ennemi, l'état de choses qui a
demandé des siècles d'efforts et de persévérance en terre euro-
péenne. Par exemple, les chemins vicinaux ou ruraux n'existent
guère. En beaucoup de lieux, il faut se contenter de pistes, comme
en pays sauvage. L'Arabe porte encore ses récoltes à dos d'âne ou
de cheval sur des sentiers bons au plus pour des mulets. Le colon
a plus de peine à transporter les siennes de son champ à son vil-
lage qu'il n'en aurait à les envoyer de ce village au chef-lieu de la
province. La ténacité du paysan peut seule triompher de tels ob-
stacles.
H.
Est-ce à dire que la colonisation offre des difficultés insurmon-
tables et que les gens prudens doivent s'en détourner? Telle n'est
pas notre pensée. Sans doute, il faut être préparé par son éduca-
tion antérieure et muni de ressources suffisantes pouf oser se
lancer dans une carrière dont les commencemens sont toujours
durs ; mais tout homme énergique, entreprenant, persévérant, de
bonne santé, habitué à exécuter lui-même les travaux des champs,
ou tout au moins à les diriger, peut avoir chance de succès, pourvu
qu'il apporte avec lui un petit pécule. Dix à vingt mille francs sont
presque indispensables pour qui n'a pas obtenu de concession gra-
tuite et ne peut compter que sur lui-même.
Ce n'est pas que, sans capital, et en se résignant d'avance à
travailler pour le compte des autres, on ne puisse gagner sa vie en
Algérie. Il ne manque pas de colons enrichis qui demandent à être
secondés par de solides contremaîtres, chefs de chantier, ouvriers
habitués aux méthodes européennes. Quoique la main-d'œuvre indi-
gène y soit à bon marché, pourtant le travail de l'Européen sobre
et honnête y est toujours recherché. Bon nombre de gros proprié-
taires français, qui ont besoin d'aides ou qui sont absens, s'esti-
188 REVUE DES DEUX MONDES.
nieraient heureux de pouvoir confier leurs exploitations et leurs
intérêts à des travailleurs compétens et dignes de confiance. Il en
est qui commanditeraient volontiers de tels agens, notamment pour
la plantation des vignes. D'autres les emploieraient comme mé-
tayers, avec part dans les profits, pour peu qu'ils pussent compter
sur eux. On n'est pas habitué là-bas à se montrer trop exigeant sur
le choix du personnel. Un Français qui offre moralement quelque
surface a plus de chances de bien se placer chez les autres, que ne
peuvent espérer de réussir sur leurs propres terres les déclassés
de la bande roulante, prétentieux, incapables et paresseux, qui vont
à la recherche non d'une position modeste et suffisante, mais d'on
ne sait quelles utopies grossières et décevantes. Avec de l'éco-
nomie, un bon contremaître ou métayer peut avoir l'espoir d'amas-
ser, à la longue, un pécule qui lui permette d'entreprendre à son
compte une exploitation rurale sur les terres d'autrui.
La classe des fermiers à prix d'argent n'existe pour ainsi dire
pas en Algérie. Elle a pourtant lieu de surgir, en des contrées où
le loyer du sol est insignifiant, et où des propriétaires absens ont
déjà acheté beaucoup de terres qu'ils ne peuvent faire valoir eux-
mêmes. C'est par là que devraient débuter les colons munis de trop
maigres ressources pour pouvoir sans témérité acheter des terres,
les défricher, bâtir des maisons et créer un immeuble exploitable.
Ce qu'il ne peut apporter avec lui, le sol, l'habitation, les planta-
tions permanentes, un fermier offrant quelques garanties peut l'at-
tendre d'un propriétaire embarrassé de domaines vides et impro-
ductifs. C'est bien assez, pour le cultivateur débutant, d'avoir à se
pourvoir de bestiaux, d'instrumens agricoles, de semences. N'a-t-il
pas encore à payer la partie de main-d'œuvre à laquelle ne suffisent
pas ses bras et à attendre un an ou deux une récolte qui le mette
bien à flot? Si, de plus, il a l'ambition de planter vigne de compte
à demi avec le maître du sol , n'a-t-il pas assez de déboursés à faire
et n'est-ce pas suffisamment risquer, sur la foi de saisons incertaines
et d'un climat extrême dans ses parcimonies comme dans ses prodi-
galités ?
Mais puisque ce n'est point ainsi que la plupart des colons fran-
çais entendent se lancer dans les entreprises agricoles, puisque
presque tous prétendent être dès le premier jour propriétaires,
il faut bien qu'ils se rendent compte du capital qu'ils doivent ap-
porter avec eux pour avoir quelque certitude de succès. JNous nous
plaçons au point de vue des plus modestes, de ceux qui voudront
mettre eux-mêmes la main à l'œuvre et labourer de leurs bras.
L'achat de 20 hectares de terrain, au prix moyen de 250 francs,
exigera bien 5,000 francs, pour peu qu'on ne s'établisse pas trop
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGÉRIE. 189
à l'écart des centres colonisés. Sur un sol à peine gratté par l'araire
des Arabes, le complément de défrichement, à bref délai, d'une
moitié de l'exploitation, est presque partout indispensable. Or il
oblige à l'emploi de nombreux indigènes. Pour 10 hectares, au prix
ordinaire de 200 francs, ce travail préliminaire emportera 2,000 fr.
de capital. La bâtisse la plus modeste, pour abriter gens et bêtes,
ne pourra être obtenue à moins de 3,000 francs en un pays où la
main-d'œuvre industrielle, quoique fort défectueuse, est à des prix
vraiment exagérés. Se procurera-t-on le mobilier personnel, le ma-
tériel rural, les bestiaux, les semences, la première mise en œuvre
à moins de 3,000 francs? Enfin, ne faudra-t-il pas prudemment se
réserver deux ans de vivres pour attendre la récolte, qui n'est suffi-
samment rémunératrice qu'une année sur deux? En ne comptant
que 2,000 francs de ce chef, nous voici arrivés à un total de
15,000 francs pour une entreprise assurément bien timide, une
exploitation bien rudimentaire oii n'existe pas encore un pied de
vigne. En certains cas, on peut faire à moins, mais en combien
d'autres on sera entraîné à plus ! Avec une telle mise de fonds, en
se résignant à être fermier d'autrui, on eût pu cultiver 100 hec-
tares et mener une vie plus large, tout en engageant moins l'avenir.
Dans une petite ferme de 20 hectares, la partie non défrichée
fournit le pâturage aux bestiaux et le combustible à la ménagère.
On diminue l'étendue de ces terrains incultes, à mesure que les
ressources arrivent. Un enfant de la famille ou un petit pâtre indi-
gène sufTit à garder, pendant le jour, le troupeau qui doit être ren-
tré prudemment pendant la nuit. Dans la partie arable, 3 hectares
sont emblavés en blé ; autant en avoine et en orge ; le reste est
partagé entre les plantes industrielles, si on a assez de fumier et de
main-d'œuvre pour en essayer, et les fèves, vesces, autres plantes
fourragères, quand l'humidité permet d'en produire; le dernier tiers
est laissé en jachère reposante quand le ciel et la terre sont à la
fois trop secs ; si entre ces divers travaux on parvient à planter
1 hectare de vigne, voilà tout ce à quoi on peut prétendre pour
commencer, juste de quoi vivre quand aucun fléau ne survient.
Mais si l'on augmente graduellement l'étendue de sa vigne, si on
parvient à entretenir une ou deux laitières, à engraisser un ou deux
bœufs, quelques moutons, à élever des porcs ; si l'on ne visite ni
le cabaret ni les cafés (si nombreux qu'on en compte un sur moins
de dix maisons), on a chance de se voir en peu d'années à la tête
d'une valeur appréciable, toujours croissante. Progressivement on
arrive à se donner plus de bien-être. Dès le principe, d'ailleurs,
on a pu se faire aider. Il n'en est pas de l'Algérie comme des steppes
américaines, où il faut absolument que le pionnier se suffise à lui-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
même, faute de population. Nous avons entendu des colons avouer
qu'il faudrait inventer l'Arabe s'il n'était tout trouvé. En général,
on peut s'assurer son travail pour un prix moyen de 2 francs par
jour. Il est intelligent et peut, avec de l'attention, être dressé aux
méthodes européennes. S'il n'est pas toujours très actif ni très fi-
dèle, on peut pourtant se l'attacher partout où il n'est pas absolu-
ment nomade. Or il ne change guère la place de sa tente au-delà
d'un certain rayon. Les douars et même les gourbis déménagent,
mais pour se transporter à quelques pas, au flanc d'un vallon voi-
sin du même canton. A plus forte raison le Kabyle, ce reste des
populations autochtones, sédentaires et laborieuses, se présente-t-il
comme travailleur précieux, partout où la terre lui manque, où la
conquête l'a réduit à un patrimoine insuffisant. En certains coins
de la province de Gonstantine, heureusement peu nombreux, il
offre ses bras industrieux pour un salaire dérisoire. Il est des Ka-
byles qui, par un miracle d'économie, arrivent à se nourrir, ainsi
que leurs familles, pour 1 fr. 25 de gain journalier obtenu des colons.
Ceux-ci ne se trouvent donc que rarement en face de l'impossible ; car^
fussent-ils loin des centres de population indigène, ils verraient
accourir par bandes les montagnards kabyles marocains, pour faire
leurs moissons et piocher leurs vignes.
Le petit colon qui consomme lui-même le blé qu'il produit, n'a
guère à se soucier de sa valeur vénale sur le marché. Néanmoins
la médiocrité du prix des céréales l'encourage peu à étendre ses
semailles. La crise agricole que subit l'Europe réagit aussi sur
l'Afrique et donne à penser au laboureur qu'il fait un pauvre mé-
tier, qu'il lui vaudrait mieux devenir bouvier ou vigneron. L'indi-
gène n'est-il pas là pour le pourvoir de blé et d'orge à bon compte ?
Maigrement outillé, celui-ci pousse devant lui son araire au soc de
bois, sans versoir, traîné par deux maigres haridelles, parfois par
un petit bœuf et un âne ; il sème à fleur de terre, sans fumure et
avant labour; il produit peu, mais presque sans frais. Il nourrit ses
bêtes de trait tant bien que mal, dans les landes et les bois; il
compte son temps pour rien et sa peine pour peu de chose. Il n'en-
semence guère que la portion de jachère qu'il juge nécessaire à
l'alimentation de sa famille pour une année ; mais parfois le ciel lui
est propice et lui envoie une récolte qui dépasse ce qu'il serait en
droit d'attendre. Alors il peut vendre et tout prix lui semble bon.
C'est lui, somme toute, et non le colon, qui alimente la majorité
des marchés de l'Algérie, qui fournit à l'exportation et donne lieu
de penser que l'Afrique pourrait redevenir le grenier de Rome :
mais les Romes modernes attendent avec plus de confiance les
steamers d'Amérique que les galères de Carthage. Aussi le colon
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGÉRIE. l9l
européen qui fait la balance de ses déboursés et de ses rentrées
arrive-t-il à cette conclusion inattendue que sa culture perfection-
née, améliorante, mais coûteuse, soutient mal la concurrence, non-
seulement du producteur américain, mais même du Cincinnatus
arabe.
Il se fait donc bouvier. Il le peut assez aisément, malgré la sé-
cheresse proverbiale du pays, pourvu qu'il ait quelques avances
d'argent et dispose de vaines pâtures assez étendues. Il lui suffit
pour cela d'acheter aux indigènes des bestiaux jeunes ou amaigris
pour les élever ou les engraisser. 11 se les procure souvent à des
prix très bas, dans les momens de pénurie. L'Arabe est impré-
voyant ; il ne fauche pas ses blés, se contentant d'en couper l'épi,
à la faucille. Toute sa paille se perd sur place. Il ne fait presque
nulle part la fenaison des foins naturels que le printemps fait croître
dans les jachères. Comme la cigale de la fable, il se trouve donc
au dépourvu, non tant quand la bise survient que lorsque l'été des-
sèche les dernières broussailles sur cette terre rôtie. C'est le mo-
ment psychologique où le cultivateur européen, spéculateur d'in-
stinct, attend sa pauvre victime. Pour peu qu'il ait mis ses pailles
en meules, fauché une partie de ses foins, réservé un peu d'orge
dans ses greniers, il peut s'approprier avantageusement les che-
vaux, les bœufs affamés de l'Arabe; il les empêche de mourir jus-
qu'aux prochaines herbes, et les remet en état quand les premières
pluies font reverdir le sol.
Ce métier serait plus régulièrement productif si le colon pouvait,
comme en France, s'assurer une récolte de fourrages artificiels. Mal-
heureusement, partout où l'on ne dispose pas d'eaux pour les irriga-
tions d'été, la luzerne môme se dessèche ou ne donne plus que des
coupes insignifiantes. Le problème des assolemens indispensables
à la culture intensive se pose dès lors d'une façon presque inso-
luble. Les maïs non plus ne poussent pas sans humidité; les fèves et
surtout les vesces, par la rapidité de leur croissance et la possibilité
de les récolter avant la sécheresse, peuvent fournir quelques provi-
sions de fourrages artificiels, plus ou moins régulières. Quoiqu'on
ne puisse pas compter, en Afrique, sur les mêmes probabilités de
développement végétal que dans nos climats tempérés, pourtant on
peut y obtenir des résultats fructueux, même dans cet ordre d'en-
treprises. Les bœufs et les moutons d'Algérie ne fournissent-ils pas
déjà, en partie, les marchés de la Provence? C'est donc qu'on est
parvenu à les engraisser sans trop de frais ni de diflTicultés.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Le plus grand espoir des Algériens, en ce moment, est fondé sur la
vigne. Le phylloxéra n'a franchi la Méditerranée que sur un seul point,
Tlemcen. On croit volontiers ce qu'on désire ; aussi les colons s'imagi-
nent que ce fléau ne saurait s'acclimater sur leur sol vierge. La virgi-
nité du sol de l'Algérie nous paraît étrangement illusoire. Après les
défrichemens, quelques années de culture sans fumure y amènent
l'épuisement, tout aussi bien qu'en Europe. Nous en avons constaté de
trop nombreux exemples. L'Arabe épuise peu parce qu'il produit peu
et qu'il laisse la plus grande partie de ses terres en jachère, soit par
indolence, soit pour entretenir ses bestiaux. Le Kabyle, dans la pé-
nurie où l'ont réduit les confiscations de ses terres, en est venu à
les appauvrir, parce qu'il est obligé de les cultiver sans relâche et
aussi sans fumures, faute de chemins et de véhicules pour le trans-
port des engrais. Sa femme n'est-elle pas d'ailleurs habituée à sé-
cher la bouse de ses vaches pour s'en faire un combustible, chauffer
ses enfans dans son gourbi et cuire ses alimens? Misérable expé-
dient qui supprime tout espoir d'amélioration du sol. Aussi la pro-
duction, déjà si maigre, des montagnes se réduit-elle de plus en
plus. On affirme que les pauvres indigènes doivent se résigner par-
fois à ne récolter que deux grains ou trois pour un de semence. Sur
les collines du Sahel même, comme en bien d'autres lieux cultivés
depuis longtemps, les semailles faites après jachères triennales sans
fumure ne produisent guère plus de sept ou huit grains pour un.
Certes, on obtient beaucoup plus, douze ou quinze pour un, dans la
Mitidja et dans les terrains humides, d'alluvion profonde. Mais ces
terrains sont rares en Algérie comme partout. Le sol du Tell, mon-
tueux et bosselé au-delà de toute expression, trop souvent dépouillé
d'arbres depuis des siècles, raviné par les eaux, s'appauvrit tout
comme un autre quand il n'est pas soumis aux lois communes du
roulement des plantes, de la fumure ou de la jachère reposante.
Quoique la nature du fonds ne soit pas une garantie contre le phyl-
loxéra, les pentes multiples de la plupart des provinces algériennes
semblent pourtant être prédestinées à la plantation de la vigne. L'ex-
périence a prouvé qu'elle pouvait y croître presque partout. Les
Kabyles, depuis les temps antiques, la suspendent à leurs arbres.
Elle y atteint de grandes proportions : les pousses d'une année y
donnent souvent des sarmens de l'^jôO à 2 mètres de long. La sé-
cheresse, qui tue tant d'autres plantes, gêne à peine le pampre cher
à Bacchus. Aussi les colons le plantent-ils avec un entraînement
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGERIE. 193
qui touche à la furie. Ils font bien, car ils ne risquent guère d'échouer
complètement et peuvent, avec probabilité, faire par là rapide for-
tune. Ils calculent que, s'ils ont seulement dix ans devant eux, avant
l'apparition du phylloxéra, ils ont chance d'avoir réalisé de beaux
bénéfices. Il se disent avec raison que l'ennemi ne saurait les frap-
per tous à la fois ; que l'Algérie, sans la Tunisie, compte environ
250 lieues de longueur; que les vignobles, quelque activité qu'on
mette à les multiplier, ne se toucheront pas de longtemps ; que la
propagation du mal y sera, par conséquent, bien plus lente et bien
plus difficile que dans la mère patrie. Enfin ils comptent sur la vigi-
lance de tous pour empêcher l'importation de l'insecte maudit.
Le développement et l'avenir de la colonisation sont désormais
attachés à cette entreprise. Nous ne voyons à ces espérances eni-
vrantes qu'un seul inconvénient: c'est qu'elles détournent des voies
modestes de la culture ordinaire et font considérer comme misérables
tous les autres procédés d'exploitation. Parlez de labour à beaucoup
de colons, ils font une moue dédaigneuse ; entretenez-les de beu-
verie, ils vous répondent vignobles. De sorte que, si par malheur
la vigne ne donnait pas en Algérie les résultats espérés, on pourrait
prévoir une débâcle générale, un abandon presque absolu. Ces gens,
grisés par des perspectives de rapide enrichissement, ne se résigne-
ront jamais plus aux lents et humbles labeurs du paysan, qui vit
au jour le jour et se contente de ce que les saisons lui apportent.
On peut , en tout cas , prédire que ceux d'entre eux qui échoue-
ront , — et ils ne sauraient réussir tous , — jetteront le manche
après la cognée et déclareroirt une fois do plus l'Algérie « bonne
pour des Arabes. »
Heureusement les perspectives sont encourageantes. Aussi peut-on
se prêter à la monomanie du jour, et tracer au petit colon qui entre
dans cette voie les linéaraens d'un projet exécutable. Supposons
qu'il soit en possession d'une vingtaine d'hectares, et qu'il ne les
ait pas choisis trop éloignés de la côte, afin d'échapper aux séche-
resses excessives, d'éviter les gelées tardives et de rester à portée
des voies d'écoulement pour ses futurs produits. Admettons, ce
qui est la chance la plus favorable, qu'il ait pu s'assurer ce petit
bien pour 5,000 francs. Il doit avoir choisi un terrain dont un quart
au moins soit à peu près défriché, sans quoi sa plantation se .trou-
verait retardée d'un ou deux ans. Le reste, ne devant servir qu'au
pâturage des bestiaux, n'obligera à aucuns frais de nettoyage. Il a
bâti sa demeure et son étable pour 3,000 francs. Son mobilier, son
matériel professionnel, sa charrette, sa charrue, ses bœufs pour la-
bourer ses vignes, son cheval, lui prendront encore 2,000 francs. Il
entretiendra ces animaux et en engraissera peut-être quelques autres
TOMB LXUil. — 188C. 13
i9â REVUE DE& DEUX MONDES.
sur ses 15 hectares de pacages, pourvu qu'il ait soin de faner une
partie de ses herbes. 11 doit se réserver des subsistances pour au
moins quatre ans, puisqu'il ne se propose pas d'ensemencer ses
terres, mais d'en planter une partie et d'attendre les premières
vendanges productives^ Soit de ce chef encore 4,000 francs. Il n'a
pourtant pas jusqu'ici mis en terre un seul pied de vigne.
¥oici maintenant, d'après renseignemens pris surplace, en diverSf
coins de la colonie, auprès de praticiens compétens, quel est k
devis le plus rationnel qu'on puisse établir pour une plantation faite;
eu conditions économiques, mais avec chances de réussite..
On commence par un complément de défrichement et un labour
dâ 0™,25, qui prennent aisément 100 francs par hectai-e. On creuse
ensuite trois ou quatre mille trous de O^^GO en tous sens, indispen-
sables dans ces terres durcies par le soleil, qui a ont pas été remuées
depuis l'oGcupatioû romaine et où l'emploi de la baramine serait
très insuffisant ; cela s'obtient généralement pour 150 francs. L'achat
des sai'mens, leur alignement, leur enfouissement emportent la
même somme. On écarte oi'dinairement les plants de 2 mètres en
tous sens dans la plaine, de 2 mètres sur l'",50, dans les pentes
moins fertiles. La culture soignée, en partie à la charrue,, en partie
à la pioche, et la taille, pendant les trois années d'enfance de la
vigne, doivent être calculées à 450 francs; car laisser envahir sa
plantation par le chiendent, les fougèroS' et les repousses de palmier
nain, ce serait la sacrifier d'avance. Il est vrai que, dès la troisième
feuille, la vigne africaine couvre souvent ses frais. Mais il est pru-
dent de ne compter que sur la quatrième. Enfin, l'intérêt des dé-
boursés faits pendant les trois années improductives doit être compté
à, 150 francs. Le prix de revient total d'un hectare de vigne, au
moment de la vendange espérée, ne peut donc guère être moindre
de 1,000 francs, en dehors de l'estimation si variable du ter-
rain.
Encore ne faut-il pas avoir procédé largement ni défoncé le sol
entier, soit à la pioche, soit à la charrue à vapeur, comme le font
volontiers les grandes compagnies et les grosvpropriétaires, qui ar-
rivent vite ainsi à des déboursés deux fois plus forts.
Le travail si compliqué de la plantation exige du temps. Une
famille de vignerons qui débarque de Marseille ou de Port-Vendres
ne peut l'exécuter au débotté que sur une faible échelle. Elle plan-
tera difficilement plus de 5 hectares dans les deux premières an-
nées de son établissement. Car un an se passe vite en installationss,
bâtisses, tâtonnemens de toutes sortes.. Ce sont, en tout cas,
5i,000 fr. qu'elle devra débom*ser presque en arrivant. Elle n'aura
pa^ la témérité d'entreprendre plus, avec des ressources limitées,
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGERIE. 195
avant d'avoir fait ses essais, ses expériences et goûté les .premiers
verres du vin de son cru.
Malheureusement, cette dépense n'est pas la seule qu'on dîoive
.prévoir. Dès la troifiième année de, plantation, sinon dès la seconde,
.il faudra bâtir une cave, acheter des foudres, des tonneaux, etc.
Toute cette « vaisselle vinaire, » jointe à la ûonstruclion du chai,
double largement les frais d'établissement d'un vignoble, tSiurtout
quand on opère sur de modestes quantités. Muids et futailles «oô-
tent environ 10 francs par kectoKtre, soit 2,500 fraiiics pour loger
les 250 hectolitres que notre colon sera en droit d'atteiadre dès la qua-
trième année. Un chai de 2,500 francs n'est pas une merveille et suf-
fira difficilement si, au lieu de 50 hectolitres par hectare, lu Provi-
dence en envoie 80 ou 100 ; quand on a eu la précaution de bâtir
sa maison <sur cave, on peut y placer ce surcroit de biens. En ^reil
cas, les petites gens font comme ils peuvent. 11 -est déjà si difficile
d'ajouter ces 5,000 Irancs de matériel aux 5,000 de plantation !
Faute de se rendre compte de l'élévation de cette nouvelle .dé-
pense, nous savons que bien des colons sont tombés dans rombarnte.
Ils ont eu du raisin sur souche, du vin prêt à faire et rien pour le
loger 1 11 en est qui demandent à vendre leurs vignes à peiae créées;
les ayant déjà hypothéquées au maximum, ils ne parviennent pas à
em|jrunter aux usuriers les moyens d'en recueillir les fruits !
Si nous nous souvenons que notre colon a déboursé 1A,000 fr.
|iour se procurer une terre, une noaison, un mobilier et vivre pen-
dant quatre ans, nous devrons conclure qu'il lui faut 24,000 francs
d'avances pour fiiire sii première vendange productive en Algérie.
Los résultats probables ré|K)ndront-ils à rétendue de ces sacri-
fices? On l'assure. Les produits du misin, d'après les nombreux
essais déjà tentés, sont de AO à 100 hectolitres de vin par hecXaro.
•Adoptons le chiffre modeste de 50 hectolitres en moyenne. Les prix
de vente ont varié entre 20 francs et 50 francs l'heotolitre, suivant
les qualités. Supposons une moyenne basse de 26 francs, on aura
encore un produit brut de 1,250 francs à l'hectare. Le j)etit cuiti-
-valeur, qui lal)oure, taille et vendange en partie sa vigne lui-môme,
la maintiendra en bon état par un travail dont la valeur ne dépas-
sera probablement pas 250 franos par hectare. On voit qu'il devrait
lUii rester 1,000 francs de bénéfice net pour un déboursé total de
2,000 franos, matériel compris. C'est un taux de 50 pour 100. Ils
ne sont donc pas en dehors du possible, ces propriétaires d'Algénie
qui affirment avoir encaissé dès leur première année de récoke'(la
quatrième après plantation), tout le coût de leur vigne; et, dès la
seconde, tout le prix de leur matériel. A partir de la sixième an-
née de plantation, le produit devient gain pur, le capital étant rem-
boursé intégralement, sauf peut-être la valeur du sol.
496 REVUE DES DEUX MONDES.
Ne nous abusons pas néanmoins. D'autres colons, moins heu-
reux ou plus clairvoyans, nous ont rappelé qu'il faut compter avec
l'imprévu, surtout avec les particularités atmosphériques de la con-
trée. Sans parler des sauterelles, qui reviennent rarement, mais
qui peuvent dévorer jusqu'à la plante, il faut prévoir le sirocco, le
simoun du désert, ce vent sec et dévorant qui arrive chargé d'une
poussière de sable impalpable, comme une atmosphère de vapeur
sans humidité, et qui, en quelques heures, dessèche fourrages,
moissons, vendanges sur pied. A la veille de la récolte, on peut être
absolument dépouillé.
A cause de ce fléau trop fréquent et des accidens ordinaires aux-
quels la vigne peut être soumise, en Algérie comme partout : mau-
vaises floraisons, gelées tardives, grêle, insectes, oïdium, etc., des
colons, moins favorisés que ceux de qui nous avons parlé, et ren-
dus prudens par l'expérience, assurent ne pouvoir compter, en
moyenne, que sur 500 francs bien nets par hectare. De l'avis des
moins enivrés par le jus de la treille, c'est donc encore 25 pour 100
du capital engagé.
Notre petit colon, propriétaire de 20 hectares, dont il a planté 5,
peut ainsi compter sur au moins 2,500 francs de bénéfice net sur
sa vigne seule. Si les 15 autres hectares, qu'il utilise pour pâtu-
rages ou pour labours, lui assurent en logement, jardinage, laitage,
bestiaux, grains, etc., un revenu correspondant aux l/i,000 francs
qu'il a dû débourser d'autre part, on voit qu'il n'est pas à plaindre,
qu'il peut aisément agrandir sa demeure et sa cave, augmenter
l'étendue de son vignoble et porter celui-ci peu à peu jusqu'à
10 hectares, ce qui fera presque sûrement de lui un homme fort à
l'aise. De tels résultats ne s'obtiennent nulle part sans risques,
travail, patience... et une première mise de fonds.
Sans doute, il est des colons qui ont réussi sans capital à eux
appartenant. On en cite qui sont partis de rien et qui sont devenus
de très gros personnages. Nous ne nions point ces exceptions. Mais,
en cherchant bien, nous trouverions qu'ils ont bénéficié de conces-
sions avantageuses faites par l'état, qu'ils ont peut-être reçu d'as-
sociations généreuses, comme la société protectrice des Alsaciens-
Lorrains, maisons, bestiaux, matériel de première installation.
Peut-être ont-ils saisi l'occasion de spéculer avantageusement?
Enfin, il est de bonnes chances comme il en est de mauvaises. On
ne saurait, sans témérité, compter que sur le mélange de biens et
de maux dont , au dire d'Homère, Jupiter compose le breuvage
des humains.
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGÉRIE. 197
IV.
Demandons-nous, avant de terminer, à quelle population con-
vient notre colonie, et quels sont les moyens de l'y attirer.
L'Algérie nous paraît être surtout l'affaire de ces trop nombreux
vignerons du Midi, de qui le phylloxéra a détruit les espérances,
mais qui gardent encore quelques débris de leur bien-être passé.
Trop pauvres pour entreprendre rien de profitable dans leur pays
ruiné, au lieu d'épuiser dans l'attente leurs dernières ressources,
ils feraient mieux de porter dans notre belle colonie le peu d'argent
qui leur reste, leur expérience et leur activité. Déjà bronzés au
soleil , ils supporteront plus aisément le climat africain que les
émigrans venus du Nord. Ceux de Provence se sentiront à peine
loin de chez eux. Les côtes sud de la Méditerranée nous sont appa-
rues parfois moins sèches et plus fertiles que les côtes nord. Ils ne
peuvent guère perdre au change.
II leur sera certainement plus facile et plus profitable de trans-
former en vignoble un bon terrain d'Afrique que de changer les
maigres coteaux de leur patrimoine ruiné en guérets labourables
ou en prés verdoyans. Par un simple déplacement, ils sont à peu
près sûrs de pouvoir refaire leur carrière et retrouver leur profes-
sion si avantageuse.
L'Algérie, au point de vue qui nous occupe, n'en est plus à faire
ses preuves. Quelques-uns de ses crus sont déjà très appréciés. La
province d'Oran produit des vins capiteux et forts en couleur qui
rappellent ceux d'Espagne. Mascara est connue depuis longtemps
pour ses vins blancs; les rouges s'y dépouillent en vieillissant et
ressemblent alors, pour le goût comme pour la couleur, à d'excel-
lent bourgogne. La province d'Alger donne des produits plus légers,
mais dignes d'estime. Médéa prétend remplacer nos meilleurs vins
blancs ; nous en avons goûté de très fins à Koubba, près d'Alger.
Les trappistes de Staouéli, sur le Sahel, livrent au commerce des
vins dont le mérite n'est pas seulement d'avoir mûri sur un em-
placement historique, tout près des lieux où se livra la première
bataille de 1830. Dans la province de Constantine, on a fait de bons
essais près de Rouffach et de Milah; aux Béni-Mélek, près de Philip-
peville, on a imité les crus du Médoc et ceux des côtes du Rhône.
Les crus de La Galle se rapprochent du bordeaux. Souk-Ahrras vend
déjà assez cher des vins blancs qu'on compare au sauterne. Dans
les plaines de Bône, près de Mondovi, un cultivateur fort entendu,
qui môme n'est pas propriétaire, mais simple locataire de sa ferme.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
a réalisé, en 1883, des bénéfices tellement énormes que nous n'osons
en citer le chiffre. Pourtant ses vignes sont plantées dans les terres
basses des bords de la Seïbouse, qui semblent plutôt faites pour
produire des céréales.
En général, les Algériens ont couru au plus pressé, visant à la
quantité plutôt qu'à la qualité, plantant les terres les plus riches,
les plus plates, les plus anciennement défrichées, les plus facile-
ment labourables. Quelques-uns ont choisi des sols tellement )m-
mides qu'ils conviendraient mieux à des maraîchers qu'à des vigne-
rons. Ce n'était pas le moyen le plus sûr de fonder la réputation
des vins de la colonie. D'autres ont manqué de matériel et de soins
dans la vinification. L'expérience instruira chacun. Quand on aura
rectifié les erreurs inévitables , on prouvera aisément à l'Europe
que l'Afrique est une terre de promesses, faite pour abreuver le
naonde septentrional si elle n'arrive plus à le nourrir.
Nos colons sont encore loin d'atteindre ce but de leurs ambi-
tions. L'Algérie ne produit pas assez de vin pour sa propre con-
sommation. Elle importe des liquides frelatés ou coupés de vins
d'Espagne. Jusqu'à présent, ell-e n'a guère exporté que des échan-
tillons de ce qu'elle pourra faire. Mais l'élan des dernières années
vers la plantation conduit à un avenir très prochain et qui semble
brillant.
La diversité des terrains, des sites et des climats sur ce sol mou-
vementé donne à penser qu'on obtiendra des produits très variés
et propres à contenter tous les goàts. Quand on saura bien quelles
contrées peuvent remplacer du plus au moins nos grands crus, on
travaillera avec plus de sécurité et plus de succès.
On ne saurait assez ^ le répéter : ce qui a le plus manqué à l'Algé-
rie pour répondre aux espérances fondées sur elle, ce n'est ni la
terre, ni le ciel, ni même toujours l'eau : c'est surtout l'homme,
l'homme du métier et muni de capitaux. Ge tort, nos méridionnaux,
atteints par le fléau qui ies désespère, semblent appelés à le répa-
rer, ïl serait désirable de pouvoir compter sur eux pour augmen-
ter là-bas le chiffre de la population européenne, trop clairsemée
et trop peu fixée jusqu'ici.
11 faut convenir que beaucoup de prétendus vignerons n'étaient,
dans notre Midi , que des propriétaires vivant en rentiers et béné-
ficiant du trav"ail de leurs « bordiers, » de leurs métayers. Mais,
outre que tout homme qui s'appauvrit ferait bien de se résigner
au labeur même manuel, il ne serait peut-être pas impossible à un
propriétaire à qui restent quelques débris de son ancienne aisance
d^emmener avec lui, au-delà d'une mer qu'on franchit en trente
heures, un de ses métayers restés sans emploi. C'est affaire d'or-
CULTIVATEURS ET VIGNEROiNS EN ALGERIE, 199
ganisation et d'association. Il en fera son chef de chantier, quitta
à lui faire partager son toit et sa table. N'oublions pas que la main-
d'œuvre grossière se trouve sur place.
Mais l'Algérie ne convient pas aux vignerons seuls. Ses plaines
et ses montagnes se prêtent à bien des modes d'exploitation. En
face des vides, dès besoins, des richesses latentes, et en vue de la
sécurité future de notre belle colonie, il est impossible de ne pas
se demander dune façon générale : (c Que faire pour y attirer un
pl-us grand nombre d'haàntans et surtout pour les y retenir? » L'ex-
périence prouve que ni l'initiative privée ni celle des associations,
ne suflisent à cette tâche. La colonisation administrative n'a pas
échoué, comme le prétendent des gens qui ne savent comparer le
présent au passé, mais elle a imposé à la mère patrie des sacrifices
dont l'importance dépasse peut-être encore la grandeur des résul-
tats obtenus. A tort ou à raison, on s'est lassé de renouveler ces
largesses en faveur de quémandeurs qui n'en profitent pas tous bien
régulièrement pour eux-mêmes, qui à plus forte raison ne secon-
dent pa& l'intérêt public.
Il est notoire pourtant que, parmi les gens décidés à émigrer,
fort peu disposent des 15>000 francs presque indispensables pour
devenir, sans trop de risques et de souffrances, propriôtaires-labou*
reurs en Algérie ; encore moins possèdent les 20 ou 25,000 néces-
saires pour y |)lanter un vignoble qui puisse les faire vivre. Il est
donc désirable de venir en aide aux émigrans qui ont des avances,
mAÏs en quantité iasufiiisante. Il est trop ceitain aussi que nos Fran-
çais^, habitués à être comme portés sur les avantages multiples
d'une civilisation perfectionnée, ne savent guère se défendre du
découragement, quand ils sont jetés brusquement en face des nu-
dités de la vie primitive. Us ont besoin de trouver tout au moins
uu toit pour s'abriter à leur arrivée dans la colonie.
Sans prétendre donner de» conseils aux hommes spéciaux et com-
pétenSj nous osons dire que tout système par lequel on voudra
éviter les écueils du passé et pourtant pousser au développement
de la colonisation, devra être conçu à peu. près dans les données
suivantes dont une partie seulement a été essayée, et qui n'ont
jamais été appliquées dans leur ensemble :
Choix déterres domaniales vraiment propres à la colonisation ;
leur partage on lots de 20 à 100 hectares, suivant la valeur du sol
et sa situation ; construction au préalable de maisonnettes' avec éta-r
blesicontiguës^ par l'administration ; aux emplacemens faits pour des
villftgesv tracé de routes, inst.illations de fontaines et de services
publics correspontlant à l'imiportance du lieu.
Plus de concessions gratuites, puisque, faites aux gens trop pau-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
vres, elles ne leur profitent guère, ni à la colonie ; faites aux riches,
elles sont une injustice évidente.
Vente conditionnelle des lots bâtis et des terres y attachées, les
ventes inconditionnelles ne favorisant ordinairement que les spécu-
lateurs, lesquels ne résident point.
Adjudication d'un lot unique à une même famille et seulement
en faveur de celles qui, prouvant avoir vécu de la vie agricole et
posséder un minimum de capital déterminé, s'engagent de plus à
mettre ce lot en valeur, ou par leur propre travail ou par celui
d'autres Européens.
Paiement en huit ou dix annuités du prix d'adjudication, ainsi
que de l'intérêt des sommes restées dues.
Droit de cession, au bout de cinq ans, mais seulement à des
Européens remplissant les mêmes conditions que l'adjudicataire, à
l'exclusion des indigènes jusqu'à un délai de quinze ans et des pos-
sesseurs d'autres terres domaniales, trop disposés à arrondir leurs
propriétés aux dépens du peuplement.
Prohibition de location aux indigènes de plus de la moitié du ter-
rain qu'on aura acheté du domaine, le colon ne devant pas devenir
un simple rentier, du moins avant quinze ans de résidence et de
travail.
Droit d'emprunter immédiatement sur l'immeuble, à charge par
l'état, en cas de déchéance de l'adjudicataire, de rembourser, si pos-
sible, le prêteur sur le prix de revente.
En cas d'éviction pour non-observation du cahier de charges,
perte d'une partie des annuités versées , mais estimation des amé-
liorations effectuées et leur remboursement sur le produit d'une
nouvelle adjudication.
De telles conditions, unies à tant d'avantages, ne devraient pas
écarter les adjudicataires intelligens et honnêtes ; ceux-ci compren-
draient probablement que, si l'état leur vend des terrains plus spa-
cieux ou à plus bas prix qu'ils ne pourraient les acheter à l'amiable;
s'il leur accorde des facilités de paiement à si longues échéances ;
s'il leur bâtit des demeures, une gendarmerie, des lavoirs, des
écoles et peut-être des églises ; s'il leur construit des routes coû-
teuses, en pleine solitude, il est bien en droit de veiller un peu à ce
que devient tout cela. Des adjudicataires munis de quelque avoir et
sachant, par leurs expériences antérieures, ce que coûtent les
choses, seraient sans doute moins récalcitrans devant des exigences
légitimes que ne l'ont été, dans le passé, les concessionnaires à titre
gratuit, sans ressources personnelles et habitués à tout attendre
d'autrui. D'ailleurs, on n'imposerait aux acquéreurs aucune des
gênes plus ou moins inutiles qui, précédemment, ont servi de pré-
CULTIVATEURS ET VIGNERONS EN ALGERIE. 201
textes aux réclamations. Ils ne seraient pas astreints à bâtir, puis-
qu'ils trouveraient une maison toute faite, ni à planter un nombre
d'arbres déterminé, en des lieux qui peut-être ne se prêteraient pas
à la croissance, ni à se clore d'une haie ou d'un fossé, s'ils croyaient
pouvoir s'en passer. Avec la liberté presque absolue dans le mode
d'exploitation, on ne pourrait plus guère crier sus à la colonisation
administrative.
D'autre part, si les conditions que nous venons de signaler étaient
rigoureusement observées et qu'on y tînt la main, il semble que la
France répugnerait moins à intervenir de nouveau en faveur de ses
colons. Ce qu'elle craint, bien plus que les frais, c'est que spécu-
lateurs et déclassés ne continuent à abuser de sa générosité.
D'ailleurs son intervention, comme bailleur de fonds, ne serait
peut-être plus aussi nécessaire. On a dit, avec raison (1), qu'une
« caisse de colonisation » commencée par la vente inconditionnelle
des terres domaniales inutilisables par de simples colons, puis ali-
mentée par la vente conditionnelle des lots les plus propres à être
habités et cultivés par des Européens, pourrait pourvoir à la con-
struction de villages, sans que la mère patrie eût de nouveaux sa-
crifices à s'imposer. Peu à peu et dans la mesure où cette caisse se
garnirait, elle achèterait de nouvelles terres aux indigènes et éten-
drait les limites de son action. Il semble qu'une tentative puisse
être faite dans ces données.
Il n'y a guère d'espoir qu'en des mesures qui tiendraient compte
à la fois de l'initiative individuelle avec ses ressources et ses droits,
et de ce que l'expérience a démontré être fructueux dans les pré-
cautions, comme dans les largesses de la colonisation officielle.
Puissent nos hommes d'état, nos administrateurs, ne pas se désin-
téresser de l'Algérie 1 puissent aussi nos agriculteurs et surtout nos
vignerons, si découragés en France, porter leurs efforts vers la se-
conde patrie qui leur a été conquise au prix de tant de sang et de
persévérance !
Théophile Roller.
I
(1) Voir la brochure, la Colonisation en Algérie, par un sous-chef de bureau de la
prérccture de Con«tantine, 188i.
L'ENSEIGNEMENT DES JEUNES FILLES
EN FRANCE
A PROPOS D'UN LIVRE ALLEMAND
11 est rare que le Français garde une juste mesure dans le bien et
dans le mal qu'il dit de son pays, de ses institutions, de bou gouver-
nement et de l'état de ses affaires. Selon que la fortune indulgente ou
sévère nous enfle ou nous déprime le cœur, nous aimons à nous
louer avec excès ou à nous rabaisser sans pitié, et tour à tour nous
sommes trop contens ou trop mécontens de nous-mêmes. Aussi nous
est-il bon de savoir ce que l'étranger pense de nous; son jugement
peut nous servir à rectifier le nôtre. Jamais nous n'avons été moins
disposés à nous voir tels que nous sommes. Nous sommes en proie à
toutes les déraisons de l'esprit de parti, à ce que Voltaire appelait la
rage de la faction : « 0 gens de parti, gens attaqués de la jaunisse,
disait-il, vous verrez toujours tout jaune ! » Nos opinions politiques
étendent de grosses taies sur nos yeux, et les uns admirent de confiance
tout ce qui s'est fait en France depuis 1871 ; ils sont fermement con-
vaincus que la justice et le sens commun sont des inventions très ré-
centes, que le passé nous avait laissé tout à faire, que notre seul tort
est de n'avoir pas tout démoli pour nous procurer le plaisir de tout
reconstruire. Les autres pensent au contraire que jadis tout allait à
merveille, que les plus sages réformes sont des attentats sacrilèges,
qu'en touchant à l'arche sainte, on a tout mis en péril, qu'il ne nous
reste plus qu'à nous repentir et à prier Dieu dans la cendre et dans le
sac du pénitent : comme Jonas, ces prophètes de malheur font le tour
l'enseignement des jeunes filles en FRANCE. 203
des murailles, en s'écriant : « Encore quarante jours, et Ninive aura
vécu t »
Un professeur allemand, M. Wychgram, homme d'expérience et de
sens ra^ssis, a éprouvé le désir de voir, de juger par ses propres yeux
ce qui s'est fait en France dans ces dernières années pour Téducalion
et l'instruction des jeunes filles. Il a visité quelques-unes de nos écoles
primaires et de nos écoles normales, nos établiseemens d'enseigne-
ment secondaire tels que le collège Sévigné et le l^cée Fénelon ; il
s^e&tirendu à Sèvres et à Pontenay-aux-Roses ; il a assisté à des le-
çons, à des conférencesy il a causé avec les directrices et avec les pro-
fesseur», il a examiné Tes devoirs, les livres et les cahiers, et il vient
de résumer ses observations dans un volume in-octavo, destiné à rea-^
seigner ses compatriotes, à leur signaler celles de nos réformes» qui
lui paraissent dignes d'être imitées, ceux de nos travers dont il est
bon de se garder. 11 a pris pour épigraphe ce mot d'un maître dans les
choses d« l'esprit, M. Iules SimoH : « Le peuple qui a les meilleares
écoles est le premier peuple; s'il ne l'est pa» aujourd'hui, il le sera
demain (1). »
M*. Wychgram a apperté dan» son enquête une curiosité très atten*
tive et cette ooiiscieace germanique qui ne se contente pas à d«ni,
qui ne s'arrôtc pas aux surfaces, qui cireuse, qui fouille pcrar s'assurer
si le fond des choses répond aux apparences et à la beauté souvent
décevante de» dehors et des promesses^ Noss' avons trouvé en lui un
juge aussi compétent qu'impartial et libre de toute prévention. Il res-
pecte notre passé, il croit à notre avenir, il nous rend justice sans
lions ilatter. 11 n'admire pas sans réserve toal ce que nou» faisons^ il
critique surplus d'un point nos coutumes scolaires et nos programmes;
mais somme toute il a été frappé de ce qu'il a vu, et il lui en coûte
peu de le dire. 11 estime a que depuis 1871 les Français ont fait un
pénible et courageux retour sur eux-mêmes, qu'ils ont recherché sans
ménagement leurs défauts et les moyens de les corriger, que l'ensei-
gnement sévère et viril que nous donnons aujourd'hui à la jeunesse
de nos écoles primaires est propre à modifier heureusement l'esprit
de la nation, à la guérir de ses préjugés et des dangereuses fatuités
qui ont causé ses malheurs. » Il déclare aussi qu'en ce qui concerne
l'enseignement secondaire ou supérieur des jeunes filles, la France,
qui s'était laissé devancer par plus d'un peuple, a fait un vigoureux
effort pour rattraper le temps perdu, et que ses voisins peuvent lui
envier quelques-unes de ses récentes fondations, dont la prospérité
semble désormais assurée.
(1) Dos weibliche Unterrichtswesen in Frankreich, von Dr. Jl Wychgram, Ober-
Ichrcr an der Bt&dtischen hOhBren MSdchenschulc zu Leipzig. Leipzig-, 1886; Gcorg
Reicbardl.
204 REVUE DES DEUX MONDES.
La question de l'éducation des femmes est vieille comme le monde.
Ceux qui veulent savoir de combien de façons diverses on a raisonné
et déraisonné sur ce sujet n'ont qu'à lire le beau mémoire qu'a publié
sur V Enseignement secondaire des filles le vice-recteur de l'Académie
de Paris, M. Gréard, l'un de ces hommes peu communs qui joignent
le goût de la statistique aux idées générales, les vues élevées à l'étude
scrupuleuse du détail, l'amour du bien à la défiance des systèmes et
des utopies. « Explique-moi ce que tu penses des femmes et du rôle
qu'elles doivent jouer dans la société, pourrait-on dire à tout législa-
teur, et je te dirai ce que tu leur enseigaes. » Lycurgue, qui ne leur de-
mandait que de donner à Sparte des fils vigoureux et vaillans, s'occupait
avant tout de fortifier leurs corps en les exerçant à la course, à la lutte,
à lancer le disque et le javelot, « afin, disait-il, que les enfans qu'elles
concevraient prissent de fortes racines dans de robustes entrailles. »
Il voulait aussi qu'elles se connussent en vertus civiques, afin que les
brocards qu'elles décocheraient aux lâches, les louanges qu'elles dé-
cerneraient aux vaillans excitassent dans l'âme des jeunes gens l'ému-
lation du bien et une folie de courage et d'audace. S'il les accoutumait
à paraître nues en public, c'était dans le dessein d'élever leur cœur
au-dessus des sentimens de leur sexe et de leur enseigner que la
vraie chasteté est dans l'âme, que la vraie pudeur est de rougir du
mal.
Ce sont là des principes fort différens des nôtres; mais nous nous
accordons tout aussi peu avec Rousseau, qui, jugeant que l'homme et
la femme doivent différer en tout, se gardait bien de leur donner la
même éducation et entendait réduire Sophie aux exercices agréables
et au talent de plaire. « Les filles n'ont pas de collèges ! disait-il. Le
grand malheur I Eh ! plût à Dieu qu'il n'y en eût point pour les gar-
çons; ils seraient plus sensément et plus honnêtement élevés. » Après
Rousseau viendra Proudhon, qui, décrétant que, de par la nature et de-
vant la justice, la femme ne pèse pas le tiers de l'homme, ne se sou-
ciera guère de l'instruire. Schopenhauer la traite plus durement
encore. Il lui déclare tout net qu'elle ne sera jamais qu'un grand en-
fant, qu'elle est faite pour le second plan, pour le travail du ménage
et pour la plus étroite sujétion. Il a décidé « qu'il faut remettre à sa
place ce numéro deux de l'espèce humaine et supprimer la dame, ce
produit malsain de la civihsation européenne. » Mais comment la re-
mettre à sa place? On n'y réussira, selon lui, qu'en rétabhssant
la polygamie, à quoi il ajoute que la polygamie existant de fait à
peu près partout, il suffit de la faire passer dans la loi et de l'organi-
ser dans les règles. Que les femmes ne se plaignent pas trop des
sévérités de certains philosophes modernes ! Les docteurs des âges
mérovingiens ne leur ont pas été plus indulgens. Grégoire de Tours rap-
l'enseignement des jeunes filles en FRANCE. 205
porte qu'en 525, au concile de Mâcon, un évêque se prit à dire que les
filles d'Eve ne pouvaient être considérées comme faisant partie de
l'espèce humaine, que toutefois il finit par se rendre aux raisons des
autres évêques. Législateurs, évêques ou philosophes, dans tous les
temps, les hommes se sont occupés de trouver des expédions pour se
délivrer de ce qui les inquiétait, et, dans tous les temps, il s'esi mêlé
une secrète inquiétude au charme que la femme exerçait sur l'homme.
Il y a toujours en elle quelque chose qu'on adore et quelque chose qui
fait peur.
M. Wychgram remarque que la France est le pays du monde où l'on
a le plus souvent agité et débattu la question de savoir ce qu'il con-
vient d'enseigner aux femmes, et il en donne pour raison que la France
est le pays où elles ont le plus d'empire. Au moyen âge, le grand souci
était le salut des âmes, et toute l'éducation se rapportait aux meil-
leures précautions à prendre pour échapper aux embûches du diable, ce
lion dévorant qui rôdait sans cesse autour du bercail. Or le diable pas-
sait pour avoir des entrées plus promptes, plus faciles, dans le cœur
de la femme ; elle entretenait avec lui de vieilles intelligences, une
antique amitié; ne s'était-il pas passé quelque chose entre eux dans
le jardin d'Éden, au pied de l'arbre de la connaissance? On en concluait
que l'instruction ne convenait qu'aux religieuses, à qui elle pouvait
servir à écarter les distractions et les rêveries dangereuses pendant
leurs longues heures d'oisiveté : « Prie, écris, lis, fais des vers et tu
chasseras les mauvaises pensées, » écrivait un saint abbé aune nonne
d'un couvent voisin. En revanche, il paraissait à peu près certain que
l'ignorance était pour les mondaines d'alors, pour les gentilles dames
« aux yeux vairs et aux crins d'or, » une garantie d'innocence, une
véritable ceinture de chasteté. « Toutes femmes, disait Pierre de Na-
varre, doivent savoir filer et coudre. » Mais il leur défendait d'apprendre
« lettres ni écrire, sinon pour être nonnain. »
Chaque siècle a ses novateurs heureux ou malheureux, et nous nous
étonnons comme M. Wychgram de la hardiesse d'un Pierre Dubois,
conseiller de Philippe le Bel, qui, désespérant du succès des croisades
à main armée, regardait la femme comme l'instrument choisi de
Dieu pour la délivrance du saint sépulcre. Il avait imaginé que les
prêtres du rite oriental, à qui le mariage n'était point interdit, et les
Sarrasins eux-mêmes se décideraient facilement à épouser de bonnes
catholiques, pourvu qu'elles leur apportassent en dot non-seulement
leurs vertus, mais toutes les connaissances utiles, et il proposait de
consacrer les revenus de plus d'une abbaye à fonder des écoles de
jeunes filles, à qui on enseignerait le latin, le grec, l'hébreu, l'arabe,
les sciences naturelles, la médecine et la chirurgie. Ces femmes sa-
vantes, ces femmes médecins ne pouvaient manquer de ramener à la
206^ REVCE' DES DEUX MONDES*
vraie' fui et le» mécréans et les schismatiquesi Si Plerr© Dubois. reve^-
naît aip monde, nous aurions plus d'une doctoresse' à lui' présenter';
rarads les temps sont changés^ et elles ne s'occupent guère de convertir
lesméeréans.
Quand la renaissance eut accompli son œuvre et renouvelé l'Europe,
on songea beaucoup moins au diable, eton se persuada que, sans; of-'
fenser Dieu, l'homme pouvait se permettre d'embellir sa vie et sa'
maison, d'orner son esprit et sa vertu. Oh vit, selon l'expression de<
Kabelais, des femmes et des filles « aspirer à la louange et manne ce--
leste de bonne doctrine ; )) Erasme- et Vives lesi y encourageaient. La
pédagogie fut sécularisée comme toutes les autres sciences; on la défi-
nissait l'art de former de bons esprits. Au xwi« siècle, la. femme d'un
roiifut, comme on l'a dit, la première institutrice laïque^ et ses maximes-,
les règles qu'elle a posées sont encore bonnes à méditer. Elle ne s'esti
pas contentée de discourir et de prêcher, elle a mis la main à la pâte*,
et personne ne. s'entendait coiM'iaaie elle à pétrir lesânues (1). On' sait'
qu'.il y eut deux Sàànt-Cyr. Le premier dura jusqu'en 1692. On enten-
dait que rien n'ysentît;le monastère, ni par les' pratiques extérieures,
ni ; par l'habit; ni pac les oflicesi ni par la vie. C'était l'agrément qui
dominait, on ne ménageait ni les choux ni les rubans. On exerçaitces^
demoiselles à causer, à écrire; ou désirait « qu'elles ne fussent pas si:
neuves quand elles s'en iraient que \& sorat la plupart des fille» qui
sortent des couvens et qu'elles sussent des choses dont elles ne fus-
sent; pas honteuses dans le monde. » On leur apprenait l'histoire, la
mythologie, la musique, réloquence, la raillerie; on leur' enseignait
aussi à déclamer. Elles jouèrent Andromaqwe, Esther, Athalie, et elles
les jouèrent si bien que M'"* de Maintenon s'en alarma.
Elle passa condamnation. Elle se plaignit que son orgueil s'était
répandu par toute la maison. Elle avaitvoulu, disait-elle, que ces fdles
nobles, sans fortune, eussent de l'esprit, qu'on leur élevât le cœur :
« Elles ont de l'esprit et s'en servent contre nous; elles ont le cœur
élevé et sont plus hautaines qu'il ne conviendrait aux plus grandes
princesses. Nous avons fait des discoureuses, présomptueuses, cu-
rieuses, hardies; c'est ainsi qu'on réussit quand le désir d'exceller
nous fait agir. » Comme l'a remarqué M. Gréard, la réforme fut éner-
gique et décisive. On résolut de faire passer l'éducation avant tout et;
de préparer de loin ces demoiselles à toutes les dépendances, à toutes
lôsi duretés de la vie, de plier ces genoux raides et ces fronts superbes.
« Elle® comptaient sur la dot du roi; même avec cette dot, que pou-
(1) itr™"" de Maintenon. Extraits de ses lettres, avis, entretiens, conversations et
proverbes sur l'éducation, précédés d'une introduction, par Octave Gréard, 3"' édition ;
Paris, 188.5. Hachette.
l'enseignement des jeunes filles en frange. 207
Taient-elles espérer? Un établissement au fond de quelque province,
dans un petit domaine, avec quelques poules, une vache, des din-
dons, et des dindons pas pour toutes encore. Heureuses les diffl<ten-
nières! » Pouvait-on les accoutumer trop tôt aux obéissances qui coû-
tent, à ne rien dédaigner, à ne rien mépriser? Adieu les rubans et les
vers! Les grandes habillaient, coiffaient et lavaient les petites; on tes
occupait à l'inOrmerie, à la lingerie, au dortoir; on leur apprenait à
faire les lits, à frotter, à épousseter, à éplucher ks légumes. M"* de
Maintenon n'était jamais si contente que lorsqu'elle voyait tout Saint-
Cyr le balai à ta main : « On leur dit de porter du bois et de t>alayeT,
elles répondent qu'elles ne sont pas des servantes. Non, certainem^rtî,
vous ne l'êtes pas; mais je souhaite qu'au sortir d'ici vous trouviez une
chambre à balayer, tous serez trop henreuses et vous saurez atorsqwî
d'autres que des servantes balaient. »
A vrai dire, comme l'a encore remarqué M. Gréard, aucune des ma-
tières enseignées avant 1G92 ne fut entièrement supprimée des pro-
grammes; on se contenta d'émonder les branches gourmandes. « H 'y
eut, à Saint-Cyr, comme une période de pénitence, après quoi on ren-
tra dans la mesure. » M"'* de Maintenon ne parlait pas sérieusement
quand elle disait que ces demoiselles devaient savoir juste assez
d'histoire pour ne pas confondre un empereur romain avec un empe-
reur du Japon et un roi d'Espagne avec un roi de Siam. On ne voulait
pas en faire des savantes et des héroïnes, mais on désirait « qu'elles
en sussent autant que le commun des honn^^tes gens. » Au surplus,
si on les obligeait à faire des lits et à balayer, ce n'était point pour
mortifier leur chair et leurs sens et pour offrir au Seigneur leurs las-
situdes en sacrifice agréable. On voulait les accoutumer à la saine
discipline du travail et leur apprendre à mater les vains orgueils, à
ne plus honorer leur paresse et ses langueurs. M™» de Maintenon ne
craignait pas de plaisanter sur les colifichets et les agnus; elle inter-
disait les abstinences, les austérités et les retraites : « Quand une flUe
instruite dira et pratiquera de perdre vêpres pour tenir compagnie à
son mari malade, tout le monde l'approuvera ; quand elle dira qu'une
femme fait mieux d'élever ses enfans et d'instruire ses domestiques
que de passer la matinée à l'oratoire, on s'accommodera très bien de
cette religion, et elle la fera aimer et respecter. » Ce n'était pas l'as-
cétisme des cloîtres qui régnait à Saint-Cyr, c'était l'ascétisme de la
raison, qui fait passer le solide avant l'agréable, mais qui nous ap-
prend aussi à tout régler, même le bien, à éviter tous les extrêmes, ù
modérer « jusqu'aux désirs de la ferveur; car la piété peut prendre
le change, la raison ne le peut pas; la piété peut être indiscrète, la
raison ne l'est jamais, et elle vient de Dieu qui veut bien être appelé
la souveraine raison. » Ainsi s'exprimait cette femme que Louis XIV
208 REVUE DES DEUX MONDES.
aimait à consulter sur les cas difficiles et à qui il disait : « Qu'en pense
votre solidité? » Saint-Simon lui reprochait amèrement sa fureur de
régenter l'univers; mais, à Saint-Cyr comme ailleurs, elle sut faire
aimer sa férule.
Les femmes distinguées qui, au xvui* siècle et depuis, ont écrit sur
l'éducation n'ont guère fait que suivre ses traces ; tout au plus ont-
elles élargi la voie qu'elle avait ouverte. Un éloquent penseur disait,
il n'y a pas longtemps, « qu'au fond de toute femme, il y a une douce
folie, qu'il faut ramener par des caresses et de suaves paroles. » Il
n'est pas prouvé que la suavité des paroles soit le meilleur moyen de
guérir la folie, et il arrive quelquefois que les caresses l'exaspèrent.
M™* Necker de Saussure, qui avait remarqué que tout ce qui tient au
sentiment répond chez les jeunes filles à des idées personnelles, qu'il
y a toujours des images et des noms propres dans leur esprit, en con-
cluait qu'il faut leur faire étudier non-seulement la géographie et
l'histoire, mais le calcul, les élémens des sciences naturelles,
même un peu de géométrie, afin de les habituer à voir dans ce vaste
univers autre chose que des noms propres et des images. Elle ne pen-
sait pas comme Kant, qu'elles n'ont besoin de savoir du système du
monde que ce qu'il leur en faut pour être touchées du spectacle du
ciel dans une belle soirée, a c'est-à-dire pour comprendre de quelque
manière qu'il existe encore d'autres mondes et d'autres belles créa-
tures. )) Hélas ! les belles créatures ont souvent une triste destinée.
La vie est pleine de déceptions, on la traverse sans avoir rencontré
l'être idéal dont on berçait l'image dans son cœur et dont on croyait
savoir le nom, et pendant que les illusions s'évanouissent, il n'en
demeure pas moins vrai que les trois angles d'un triangle sont égaux
à deux droits. C'est une vérité qui n'a rien de réjouissant, mais il est
bon de s'accoutumer à connaître et à respecter des vérités éternelles
qui ne peuvent contribuer en rien à notre bonheur. On découvre ainsi
que le monde n'a pas été fait pour notre petite félicité particulière,
que ses lois r>'ont rien de commun avec nos désirs et nos espérances,
et à la longue la discipline de l'esprit s'impose au cœur. On n'entre
pas en religion ; mais comme le disait la fondatrice de Saint-Cyr, « on
entre en raison, » et on finit par s'en bien trouver.
Jadis, c'était uniquement dans l'intérêt de leur bonheur et de leur
dignité qu'on s'occupait d'instruire les femmes. Aujourd'hui c'est un
intérêt social qu'on allègue, et pn confie à l'état le soin d'ouvrir des
écoles où les jeunes filles apprennent à connaître, à comprendre leur
siècle, à concilier en quelque mesure le respect des vieilles habitudes
avec l'intelligence des idées nouvelles, à ne plus condamner les dieux
du jour sans les avoir entendus, à dire comme la prêtresse antique de
qui on attendait des anathèmes : « Je suis née pour bénir, non pour
l'enseignement des jeunes filles en FRANCE. 209
maudire. » Les réformes inaugurées par M. Duruy et les fondations
auxquelles M. Jules Ferry a attaché son nom répondaient à un besoin
nouveau. C'est un composé bizarre et fort hétérogène qu'un pays où
l'homme et la femme représentent deux âges différens de l'humanité,
et où l'enfant ne sait à qui entendre de son père ou de sa mère.
A l'époque de la renaissance, Érasme et Vives demandaient déjà que
les femmes fussent initiées à certains genres d'études afin qu'elles ne
vécussent pas dans une société transformée, comme des étrangères
qui, n'entendant point la langue du pays, regardent, s'étonnent et ne
comprennent rien à ce qui se passe autour d'elles. Après la renais-
sance est venue la révolution, et la révolution, la philosophie, les
sciences naturelles, ont profondément modifié toutes les habitudes de
notre esprit. La société civile n'a plus rien de commun avec la société
religieuse, et la foi au surnaturel, aux livres à prodiges, n'exerce
qu'une très faible influence sur nos actions et point du tout sur nos
lois. Les supranaturalistes du temps présent font de grandes con-
cessions à leurs adversaires; ils se replient sur leurs forteresses
comme une armée qui n'est plus en état de tenir la campagne. Ils
cantonnent le miracle dans un coin de l'espace et du temps, ils ad-
mettent qu'il y eut autrefois un petit pays montagneux que Dieu
s'était réservé pour le gouverner directement, qu'il s'y est passé beau-
coup de choses extraordinaires, que le soleil s'est arrêté sur Gabaon
et la lune sur Ajalon; mais ils croient aussi que depuis lors la lune
a toujours tourné consciencieusement autour de la terre en 27 jours
7 heures /j3 minutes, que tout est rentré dans l'ordre, que désormais
tout relève du sens commun.
On assure que l'éducation qui se donne dans les couvens s'est fort
perfectionnée. Mais les couvens sont toujours des couvens. Le père
La Chaise, qui n'était pas suspect dans ces matières, disait qu'il im-
portait « de donnera l'état des femmes bien élevées, et que les jeunes
filles sont mieux élevées par des personnes tenant au monde. » Les
religieuses sont malhabiles à enseigner certaines choses, et il en est
d'autres qu'elles enseignent trop volontiers. Il est écrit, dans un caté-
chisme de persévérance, que le protestantisme a pour principe la
convoitise du bien d'autrui et l'amour des plaisirs de la chair, qu'il
autorise ses adeptes à faire tout ce qui leur plaît, et que Jean Calvin
est mort d'une maladie honteuse. Si la jeune fille a compris, plai-
gnons-la; si elle n'a pas compris, il faut plaindre ceux qui sont char-
gés de répondre à ses questions et de lui fournir des éclaircissemens.
« Rien n'est fait dans le monde, a dit M. Renan, que quand l'homme
et la femme mettent en commun l'un sa raison, l'autre son obstina-
tion et sa fidélité. » L'église voudrait se servir de la fidélité obstinée
de la femme pour s'assujettir l'indocile et superbe raison de l'homme,
TOME LHIII. — 1886. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
comme les Philistins se servirent des ciseaux de Dalila pour tOTixire
Samson et détruire sa force. L'église entend mal ses intérêts. La
femme ne peut agir sur l'homme qu'à la condition de savoir la langue
qu'il parle et d'être elle-même capable de la parler. Celle qui peut
dire : « Je sais et pourtant je crois, » a plus de chances d'être écoutée
que celle qui méprise ce qu'elle ne sait pas et qui adore ses igno-
rances comme des reliques.
Nous avons eu peu de ministres de l'instruction publique qui aient
su comme M. Duruy faire beaucoup de choses avec de médiocres res-
sources, accomplir d'importantes réformes sans charger le budget,
laisser mûrir les fruits avant de les cueillir et obtenir de la persuasion
ce qu'on refuse souvent à l'autorité. Quand il créa les cours d'ensei-
gnement secondaire pour les jeunes filles, il s'adressa d'une part aux
municipalités, de l'autre aux professeurs de lycées et de collèges ; on
se concerta, on s'entendit à l'amiable, et en peu de mois les cours
étaient ouverts dans quarante villes. Ses successeurs ont poursuivi et
achevé son œuvre, sans imiter toujours sa judicieuse réserve et sans
compter avec la fortune publique. Les démocraties veulent tout faire
à la fois, elles ont l'humeur brusque et intempérante. M"'« de Mainte-
non composa jadis un dialogue, où elle mettait en scène les vertus
cardinales. Chacune prononçait son propre éloge ; la tempérance, dont
elles pensaient pouvoir se passer, parla à son tour et leur dit : « Vous,
justice, vous êtes souvent amère et désagréable ; je vous empêcherai
de trop peser sut la faiblesse des hommes. Vous, force, vous les met-
tez au désespoir; je vous modérerai, et vous ne pousserez plus tout le
monde à bout. Vous, prudence, je m'opposerai à vos incertitudes, à
votre timidité qui va souvent trop loin. Vous penchez toutes aux extré-
mités; c'est moi qui mets des bornes à tout, qui prends ce milieu si
nécessaire et si difficile à trouver. On ne peut rien faire de bon sans
mon secours, et la sagesse même ne peut se passer de moi, car il faut
être sobre même dans la sagesse. »
On a mis du luxe où il n'en fallait point mettre, on s'est hâté, on a
fait grand; l'offre n'a pas toujours attendu la demande, la production
a excédé la consommation.il semblait qu'on n'aurait jamais assez d'in-
stituteurs et d'institutrices, et si nous sommes bien informés, il y a
aujourd'hui plus de dix mille brevetés et brevetées qui demandent une
place et qu'on ne peut placer, de même qu'il y a, dit-on, à la Sor-
bonne quarante-cinq licenciés dont on ne sait que faire. Quant aux col-
lèges et aux lycées de jeunes filles, on les a multipliés avec trop d'em-
pressement, on n'a pas assez compté sur la contagion lente du succès.
Quelques-uns végètent ou sont mal dirigés, et leur prospérité a été
compromise par l'intervention indiscrète d'un conseil municipal et par
des querelles de clocher. Cela dit, quiconque a vu de près les choses
l'eNSEIGxNEMENT des jeunes filles en FRANCE. 211
conviendra avec M. Wychgram que notre enseignement primaire a été
fort amélioré d'ans ces dernières années et que plusieurs de nos lycées
féminins sont des établisseraens aussi utiles que bien gouvernés, vrai-
ment dignes d'être proposés pour modèles, et qui n'ont rien à envier
à ce qui s*est fait de mieux hors dé chez nous;
M. Wychgram loue nos méthodes, la direction que nous donnons
aux études et les efforts résolus que nous avons faits pour nous dé-
gager de certaines routines qu'on nous a longtemps reprochées. N"in-
siston» pas sur les bons témoignages qu'il nous rend et auTcquels il
mêle de bienveillantes critiques, dont plusieurs nous semblent fbn-
dées. 11 trouve en général nos programmes trop chargés, et il faut
qu'il ait raison puisqu'on s'occupe de les simplifier. On ne saurait trop
se convaincre qu'en matière d'enseignement la qualité est tout, que la
quantité n'est rien, que celui qui sait bien quelque chose est mieux
armé pour le combat de la vie que celui qui sait l'alplta et l'oméga,
mais qui lès sait mal, que la tête de l'enfant n'est pas une boîte qu'il
fatit remplir en y entassant pêle-mêle tout ce qu'on peut, dût-on forcer
le couvercle, que les connaissances ou superficielles ou indigestes
n'ont Jamais profité à qui que ce fût, et que la pire des sottises est
de s'imaginer qu'on sait ce qu'on ne sait pas. M. Wychgram se plaint
aussi que nous enseignons à nos jeunes filles trop de physique et de
chimie, qu'elles en prennent à trop haute dose. II est permis de croire
comme lui rpie ces sciences devraient surtout servir à développer chez
elles le goût et Tari d'observer. Rousseau l'a dit, la vue est d'e tous les
sens celui dbnt on peut le moins séparer les jugemens dé l'esprit;
apprendre à bien voir, c'est apprendre à bien raisonner, et n'est-ce
pas de cela qu'il s'agit?
La loi du 2t décembre 1880 porte que les établissemens destinés à
renseignement secondaire des jeunes filles sont placés sdus l'autorité
d'une directrice, et que l'enseignement y est donné par des profes-
seurs hommes ou femmes munis de diplômes réguliers; mais on se
propose, paraît-il, de recruter au fVir et à mesure tout le personnel
enseignant panni les femmes, et de congédier les hommes, et M. Wych-
gram proteste. 11 affirme, il soutient avec chaleur qu'à égalité de mé^
rite ou de savoir, un homme adtaiinistre et enseigne mieux qu'une
femme, à quoi ces dames répondront peut-être qu'il est juge et par-
tie dans la question. Ha visité tour à tour le collège Sévigné, fonda-
tion privée, et le lycée Fénelon , création de Tétat; il a comparé les
résultats obtenus, et il décerne le prix d'excellence au collège Sévi-
gné, où tous lès cours sont faits par des hommes. Il a assisté à des
leçons de grammaire historique, à des lectures tirées des plus beaux
dialogues- de Platon et du Discours sur la méthode de Descartes. Ces
demoiselles de la classe supérieure étaient tout oreilles, et non-seu-
212 REVUE DES DEUX MONDES.
lement elles écoutaient, elles avaient tout compris ou tout deviné. Dieu
nous garde de prendre parti entre deux maisons rivales dont on nous
dit beaucoup de bien et qui rendent l'une et l'autre de grands ser-
vices ! Nous croyons savoir toutefois que le lycée Fénelon était encore
en voie de création quand M. Wychgram le visita , qu'il compte au-
jourd'hui plus de 300 élèves et que tout y marche à souhait. Et
pourtant nous inclinons à croire que M. Wychgram n'a pas tort, que
la théorie comme l'expérience sont favorables à sa thèse. Vous aurez
beau éveiller dans une jeune fille toutes les ambitions de l'esprit, le
ferment qui fera lever la pâte sera toujours le désir de plaire, et il y
a une honnête coquetterie dont il est bien permis de se servir pour
graver plus profondément dans sa mémoire le grand nom de Des-
cartes ou la théorie des équivalens.
M. "Wychgram s'étonne du goût excessif que nous avons pour les
concours et pour les prix. « Les mauvais naturels, disait M™* de Main-
tenon, se rendent aux châtimens, les médiocres aux récompenses, les
excellens à l'envie d'exceller dans ce qu'on leur demande. » On ne
punit pas trop chez nous, mais on récompense avec trop de zèle et
trop de profusion ; il arrive même quelquefois que, méritans ou immé-
ritans, on récompense tout le monde; c'est une façon comme une autre
de ne distinguer personne. « Pourquoi donnez-vous des prix à tous
vos élèves, même aux cancres? disions-nous un jour au maire d'une
commune rurale. — Pour ne pas nous faire des ennemis mortels, »
répondit-il. Mieux vaudrait, en pareil cas, transformer la distribu-
tion en loterie. Les moins favorisés ne pourraient s'en prendre qu'au
hasard, qui joue un grand rôle dans les affaires humaines et qui s'in-
quiète peu de se faire des ennemis. M. Wychgram nous reproche
encore de multiplier comme à plaisir nos diplômes, nos brevets, nos
certiûcats d'aptitude. Il a cru trouver quelque confusion dans cette
diversité, il a eu peine à s'y reconnaître. Il approuve les examens,
pourvu que l'examinateur ne soit ni pédant ni pointilleux. 11 remarque
à ce propos qu'en Allemagne on tient compte des études particulières
des candidats, qu'on vise moins à constater qu'ils savent beaucoup
qu'à s'assurer qu'ils savent bien ce qu'ils ont appris ; qu'en France,
au contraire, on les condamne à être également ferrés sur toutes les
parties du programme. Il en résulte que les esprits médiocres, qui
n'ont. de goût déterminé pour rien, ont souvent l'avantage sur les
bons esprits, qui ont fait leur choix de bonne heure. Les programmes,
comme les examens, sont fort nécessaires ; mais, quelqu'un l'a dit, on
commence par la nécessité, on finit par l'abus. Quelques qualités
qu'aient les Chinois, laissons-leur les chinoiseries.
M. Wychgram fait grand cas de l'École normale d'enseignement
secondaire dirigée par M"'« Jules Favre ; mais il estime que cet éta-
L EiVSEIGXEMENT DES JEUNES FILLES EN FRANCE. 213
blissement, si excellent qu'il soit, ne portera tous ses fruits que lors-
qu'on aura fondé à Sèvres un lycée annexe de jeunes filles, oii les
élèves de la maison mère pourront s'exercer à l'enseignement. Quant
à l'école de Fontenay-aux-Roses, destinée à fournir des professeurs
femmes et des directrices aux écoles normales primaires, il déclare
qu'elle n'a nulle part sa pareille. Cette remarquable institution a pour
directeur un de ces hommes qui se donnent tout entiers à ce qu'ils
font, un de ces débonnaires qui joignent la force à la douceur et qui
ont toutes les qualités des violens. La femme distinguée qui admi-
nistre la maison a su donner à cet internat le caractère d'une grande
famille. Elle réunit chaque matin ses élèves pour méditer avec elle
quelque passage d'un grand moraliste ; le soir est employé à des cau-
series familières, les langues se dénouent et la liberté s'accorde avec
le respect. A Fontenay-aux-Roses, le nombre des heures consacré à
l'enseignement est fort restreint. On ne s'occupe pas tant d'ajouter aux
connaissances acquises que d'en assurer la pleine possession, le
maniement aisé et prompt. On donne moins de temps à l'instruction
qu'aux exercices, on agite des questions, on travaille les consciences,
on remue les esprits, on cherche à en tirer tout ce qu'ils peu-
vent donner; c'est la méthode des labours profonds appliquée aux
intelligences. M. Wychgram a assisté à quelques-unes de ces confé-
rences où chacun met du sien ; il a été surpris et charmé ; il est parti
convaincu que M. Pécaut a découvert le meilleur procédé pour déve-
lopper dans ces jeunes personnes le goût des idées générales, la ré-
flexion, l'activité de la pensée et du jugement personnel. C'est quelque
chose qu'une méthode; mais, pour en tirer tout le parti possible, il
faut un homme qui se dévoue à son œuvre et qui y trouve le bonheur
sans l'y chercher. 11 y a tant de gens qui le cherchent sans le trouver!
<( Plus nous sommes enclins, nous autres Allemands, dit M. Wych-
gram, par forme de conclusion, à ravaler la France en rendant toute
la nation responsable du discrédit que lui ont attiré les fautes de po-
litiques à courte vue, plus il convient de montrer, par des faits, avec
quelle énergie persévérante et silencieuse nos voisins travaillent à ré-
parer leurs brèches. Ce n'est pas sur les élucubrations d'une presse
dévergondée ou tripotiôre que nous devons juger de leur situation pré-
sente et de leurs vrais sentimens. Nous ne trouvons plus guère à
reprendre aux manœuvres de leur armée et nous trouvons beaucoup à
louer en visitant leurs écoles. Puissent leurs progrès n'exciter jamais
nos jalousies! Gardons-nous des préjugés, qui sont nos pires enne-
mis. » En homme éclairé et avisé, M. Wychgram a su reconnaître que
la France est le pays du monde dont il est le plus vrai de dire que le
bruit n'y fait pas de bien et que le bien n'y fait pas de bruit.
G. Valbert.
REVUE LITTÉRAIRE
HENRI-FBEDERIC AMIEL.
Hanri-Frédéric Amiel. — Étvd& biographique, par M"« Berthe. Vadier. Paris, 4886;
Fischbacher.
On a tant et si élaquemment parlé, depuis deux ou trois ans, d'Henri-
Frédéric Amiel et de son Journal intime, qu'ayant aussi, nous, quelque
chose à en dire, et d'assez différent de ce que Ton en a dit, nous ne
l'eussions pourtant jamais osé si l'occasion ne s'en représentait
aujourd'hui d'elle-même. « Pour obéir à un vœu d& celui qui n'est
plus, » c'est-à-dire, si j'entends bien, pour nous le montrer sous
le jour, dans l'attitude ou dans la pose qu'il avait lui même indiquée,
M'^^ Berthe Vadier, avec ses souvenirs personnels, et a de nombreux
renseignemens recueillis auprès des amis d'enfance et de jeunesse du
poète penseur, » vient d'écrire une très amusante biographie d'Amiel.
Un peu fâchée, cela se sent, de n'avoir pas été chargée de publier le
Journal du grand homme, il a paru à M'^" Vadier que les éditeurs, et,
après eux, la plupart des critiques, avaient laissé dans l'ombre bien des
traits de leur commun modèle. Celui-ci n'avait point assez, parlé de la
beauté d'Amiel, « de ses grands yeux bruns, » de ses « mains fines, » de
ses « petits pieds; » celui-là n'avait presque rien dit de la santé du pro-
fesseur, de ses rhumes, de sa toux, de son « eau de goudron, » de son
a sirop de bourgeons de sapin ; » mais un troisième n'avait-il pas
omis de nous apprendre qu'ayant hérité des siens une soixantaine
de mille francs, ce « rêveur » économe et serré en avait laissé deux
REVUE LITTÉRAIRE. 215
cent mille? Ces renseignemens sont pourtant précieux, et nous ne sau-
rions trop en remercier M'^ Vadier; si ses indiscrétions font peut-
être faire la grimace à quelques admirateurs d'Amiel, ceuic qui l'ad-
mirent moins seront bien aises de les connaître; et il nous semble,
comme à elle, qu'en égayant fort à propos la biographie d'un philo-
sophe, ce genre de détails jette en même temps une vive lumière
sur quelques aspects obscurs de sa philosophie. Il y avait plusieurs
Amie) avant la publication de cette Étude biographique : celui de
M. Scherer, celui de M. Caro, celui de M. Renan, celui de 'M. Bourget,
quelques autres encore; il n'y eo a plus qu'un désormais : c'est celui
de W^ Vadier; — et le nôtre.
H ne ressemble guère à l'Hamlet suisse, au martyr de soi- même, à
la victime de l'idéal que l'on nous avait présenté, mais plutôt à un bon
jeune homme, heureux et médiocre en tout. Qui donc avait essayé de
nous apitoyer sur les douleurs de son enfance et de sa première jeu-
nesse? Mais, s'il perdit ses parens de bonne heure, « ni l'intimité du
foyer, ni les amitiés de son âge ne manquèrent à l'orphelin, » nous dit •
M"* Vadier, et, sous la tutelle d'un oncle, « peu d'enfans furent aussi
aimés, aussi entourés, aussi gâtés» par une meilleure tante, — et au-
tant de cousines. Livré à lui-même, dans l'âge où les jeunes gens ven-
draient leur part d'héritage pour un peu d'indépendance, et maître
d'une petite fortune, il parcourut la Suisse et fit en Italie un séjour
de neuf mois. Quand il revint à Genève, « la faveur des femmes com-
mença pour lui, et bien dos cœurs se mirent à battre sous son regard
doux et profond. » Mais l'ingrat ne brûla lui-même d'aucun des feux
qu'il allumait, et sans souci de ses victimes d'amour, il reprit, au
printemps de 48û3, le cours de ses années d'apprentissage et de
voyage. Il vit alors une partie de la France, la Belgique, l'Allemagne,
Heidelberg où il passa dix mois, Berlin où il vécut quatre ans, le Da-
nemark, la Suède, la Hollande. Enfin, rappelé par les siens, qui lui
préparaient ses voies, tandis qu'il s'enivrait là-bas de métaphysique
hégélienne, on le nommait, avant trente ans, professeur d'esthétique
à l'Académie de Genève : c'était beaucoup plus qu'il ne pouvait sou-
haiter, mwis surtout beaucoup plus qu'il ne devait jamais mériter, et la
suite allait le prouver. Je ne vois rien dans tout cela qui puisse nous
tirer tant de larmes, si même quelques lecteurs ne sont plutôt tentés
de l'envier que de le plaindre. Beaucoup de gens, après tout, n'ont
jamais pris de bains de mer à Héringsdorf ou à Norderney, par
exemple, ce qui est sans doute, pendant les jours caniculaires, une
des formes du bonheur; et, en admettant que ce n'en soit pas une
autre que d'enseigner l'esthétique à Genève, on ne prétendra pas qu'il
y ait là de quoi gémir sur les rigueurs de la destinée.
Une seule chose n'était pas médiocre en ce jeune professeur:
216 REVUE DES DEUX MONDES.
l'orgueil ; un orgueil timide et caché, mais d'autant plus superbe, et
dont je ne voudrais d'autre preuve au besoin que l'existence de son
Journal intime. « Le sot projet qu'il a eu de se peindre ! disait Pascal
à propos de Montaigne, et cela par un dessein premier et principal, »
et, en effet, il faut avoir de soi-même une bien haute opinion pour
tenir son Journal intime; à tel point que la seule pensée m'en étonne-
rait chez un homme de sens. Passe pour des ^l/émoires, si l'on a jadis été
mêlé dans de grandes affaires ou de petites intrigues, bien piquantes,
bien scandaleuses, et encore pourvu que l'on ait le bon goût d'y parler
moins de soi-même que des autres. Passe même pour des Confessions,
que l'on arrange d'ordinaire sur la fin de sa vie, et plutôt, d'ailleurs,
pour s'y complaire au remuement de ses vieux péchés que pour s'en
disculper. On peut pardonner à Rousseau d'avoir cru que la prodigieuse
popularité de son nom le rendît comptable à la postérité des intentions
de ses œuvres et des raisons de ses actes. Mais un Journal intime, un gros
cahier, un livre à serrure, où l'on se mire chaque soir dans son Moi, que
l'on emporte en voyage, à la campagne, dans sa malle, entre sa boîte à
rasoirs et son bonnet de coton, y a-t-il rien de plus ridicule, mais sur-
tout de plus impertinent? Trente ans durant, le professeur Amie) a tenu
le sien, et non pas pour lui, ni pour quelques amis, mais pour le public,
pour l'hypothéquer au monde, comme disait Montaigne, puisqu'il a
'chargé ses amis de le publier, et non de le brûler. Reconnaissez une
victime à ce trait, si vous le voulez, et un martyr, mais un martyr de
l'orgueil, ou mieux encore de cette maladie moderne qui depuis plus
d'un siècle a perdu tant d'illustres, plus illustres et plus grands
qu'Amiel, plus dignes de pitié surtout: le gonflement, la dilatation, et,
du seul nom qui lui convienne, l'hypertrophie du moi.
A chaque page du Journal, les symptômes déplaisans en éclatent, si
clairs, et si bien définis que l'on se demande comment les critiques onf
pu s'y tromper. « 11 regardait sa nature d'esprit comme un privilège,»
nous dit M"* Vadier, et nous n'avions pas besoin qu'elle nous l'apprît,
mais elle a bien fait de le dire, puisqu'on ne nous l'avait pas dit.
Visiblement, Amiel se croit à part du commun des hommes, unique
en son espèce, aussi supérieur à ses « amis les plus subtils, » qu'ils
peuvent l'être eux-mêmes aux « gens de négoce, » dont ils sont en-
tourés, et vraiment extraordinaire. D'autres sont Genevois, sont Fran-
çais, sont Allemands, ont une famille, exercent un métier, sont ci-
toyens d'une république ou sujets d'une monarchie; lui, ne peut réus-
sir à {( s'individualiser pour son compte, » et comme il dit en son jar-
gon, « à sortir de la déterminabilité et de la formabilité pures. » Gela
veut dire, en bon français, que l'étendue de son vaste esprit n'est
limitée par aucun des préjugés vulgaires ou mesquins qui bornent
celle des autres. Si puissante que soit la pénétration d'une rare et
REVUE LITTÉRAIRE. 217
grande intelligence, quelque chose pourtant lui demeure toujours
obscur, mystérieux, incompréhensible; mais Amiel, non; son univer-
selle sympathie comprend tout, ressent tout, l'égale à tout lui-même.
« Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi ou
plutôt me forme momentanément à son image... C'est ainsi que j'ai
été mathématicien, musicien, érudit, moine, enfant, mère... Dans ces
états de sympathie universelle j'ai même été animal et plante, tel
animal donné, tel arbre présent. » C'est ici comme s'il disait qu'il fait
naturellement ce qu'il y a de plus difficile au monde, ce qu'il n'a été
donné de faire qu'aux grands poètes; et le plus curieux, ou le plus
amusant, c'est que ses amis et ses critiques, sans lui demander
d'autre preuve, l'en ont cru sur sa seule parole. Quand on prétend
avoir pour « spécialité distinctive de pouvoir se mettre à tous les
points de vue, et de ne s'enfermer dans aucune prison individuelle, »
il faudrait pourtant le prouver par des œuvres. Car, pour nous,
ce qui nous frappe, et dans ce Journal même, c'est la quantité de
choses où Amiel n'a rien compris : le génie de la France, entre au-
tres, et l'esprit du catholicisme, dont il n'a jamais su parler qu'avec
l'injurieuse hostilité d'un piéliste et les rancunes d'un réfugié. L'hon-
nête M"* Vadier n'a pu s'empêcher d'en faire elle-même la remarque.
Lorsque Amiel sortait de la formabilité pure, c'était pour se manifes-
ter sous l'espèce d'un pasteur protestant.
« Si c'est une vanité indiscrète et ridicule que de parler avantageu-
sement de soi-même à tous inomens, » dit quelque part un excellent
homme, «c'est un orgueil insupportable que de tirer vanité de ses dé-
fauts au lieu de s'en humilier. » Amiel n'y pouvait pas manquer. Quand
on lui reprochait de mal écrire et de parler allemand en français, ce
n'était pas le vide, ou le vague, ou l'obscurité de ses idées qu'il en
accusait, mais la langue, trop précise et trop nette ; il disait : trop su-
perficielle. 11 eût mieux fait de l'étudier, dit là-dessus M. Renan. Trou-
vait-on que son cours ne répondait pas à ce que l'on avait jadis attendu
de l'enfant de génie, comme l'appelle M"" Vadier, s'il ne disait pas
lui-même que probablement la matière en était trop riche pour son
auditoire, il le laissait entendre, ou, au besoin, le faisait dire. Et
quand on s'étonnait qu'après vingt ans de vie publique il n'en fût
encore et toujours qu'à donner des espérances, il répondait que, pour
« prendre sa place au soleil, » il lui avait manqué la dose « d'ambi-
tion, » de « matière, » et de « brutalité » nécessaires. « Pour navi-
guer ici-bas, il te faudrait un peu plus de matière pesante, plus de
cohésion égoïste entre les parties. // te manque deux grains de brutalité
virile et de satisfaction de toi-même.» C'est ainsi que l'on tourne, quand
on sait s'y prendre, ses défauts mêmes en qualités, et que de sa fai-
blesse on réussit à se faire une supériorité. Amiel a excellé dans cet
218 REVUE DES DEUX MONDES.
art délicat. C'est « l'amour du mieux » qui lui a interdit « le bien ; »
il aurait enfanté des chefs-d'œuvre s'il s'était fait de la perfection un
idéal moins inaccessible ; et son rêve enfin aurait pris forme s'il n'a-
vait craint, en voulant le fixer, d'en faire évanouir le charme. » 11 faut
brutaliser son sujet, si l'on veut lui donner une forme, et non trembler
de lui faire tort... Cette espèce dl effronterie me manque... Toute ma nu Lutù
tend à l'impersonnalité qui respecte l'objet et, se subordonne à lui...
J'ai toujours ajourné l'étude de l'art d'écrire, par tremblement demnt
lai et par amour secret de sa beauté. » Subtilités que tout cela, fausse
délicatesse, affectation pure ! mensonges d'un amour-pro-pfe habile à
se tromper lui-même ! illusions tenaces de l'orgueil, qui, dans sa so-
litu.de, s'exerce à mépriser ce qu'il ne peut atteindre ! et d'un seul
mot enfin : impuissance. Le professeur Amiel fut un impuissant qui
consuma son existence à tâcher de se persuader, — son esxistence et
16,900 pages de papier, — qu'il était bien comme il était, ou même
mieux qu'un autre; et sa bonne fortune a voulu qu'heureux, jusqu'au
bout, son impuissance fût nommée, par ses amis comme par lui-
même, du nom trompeur et. prétentieux de nostalgie de l'idéal.
Nous paierons-nous donc toujours^ de ces vaines équivoques? Eh
oui! comme ses amis, je pourrais croire à ce respect, à cet amour,
à cette religion de l'idéal,, si cet idéaliste, se renferanant en lui-
même ou seulement dans son Jommal, n'avait rien* écrit, rien publié,
ni jamais essayé de conquérir, à défaut d'un peu de gloire, cette no-
toriété qui fuyait devant lui. Mais il écrivait, mais il imprimait, mais
iL était comme à l'affût de toutes les occasions de faire bruire le nom
d'Amiel. « Je crains d'être grand, disait-il, je ne crains pas d'être in-
génieux... Sûr de mon attrait pour les choses vastes et profondes,
je m'attarde dans leur contraire... Amant de la pensée, j'ai l'air de
courtiser l'expression. » Mais, en réalité, il mettait dans ses Grains de
mil des fragmens de ce journal, lissé, comme on nous dit, de sa propre
"substance. Plus tard, il essayait, dans son Penseroso, de traduire en
grands vers le plus pur de ce Journal même, toute son expérience
de. lui-même, de l'homme et de la vie. Et plus tard encore, dans sest
Étrangères, le bruit qu'il n'avait pu faire avec ses Grains de mil et son
Penseroso, ses articles et ses notices, il essayait de le faire en inno-
vant dans notre poésie le vers de quatorze et de seize syllabes :
Quand le lion, roi des déserts, pense à revoir son vaste empire,
Vers la lagune, allant tout droit, dans les roseaux il se retire;
ou encore
Les chênes de la .forêt, à l'ombre épaisse et tranquille,
Aujourd'hui comme autrefois m'ont chanté leur grave idylle.
RETUE LITTÉRAIRE. 219
Rien de tout cela n'indique un homme « qui tremble devant l'art
d'écrire; » et puisque l'amour du « mieux » n'a pas interdit le « mé-
diocre » à Henri-Frédéric Amiel, on ne voit pas qu'il lui eût interdit
davantage le « bien, « s'il eût été capable de te réaliser. Geux-là
seuls ont le droit d'excuser leur silence ou leur infécondité sur leur
amour de l'idéal, qui n'ont jamais rien produit, ni surtout rien publié;
et encore y voudrais-je regarder de bien près. Nous vivons dans un
siècle, en effet, où les Goethe et les Schiller, les BjTon et les Shelley,
les Lamartine et les Hugo, sans parler de bien d'autres, se sont éle-
vés assez haut pour que quiconque dédaignerait de les égaler soit
suspect à bon droit de ne pas le pouvoir. Commencez donc par les
égaler, et alors, mais seulement alors, nous vous permettrons de par-
ler de votre idéal, qui n'est et ne saurait-être jusque-là que le prête-
nom de votre impuissance.
Comme on s'était entendu pour ne pas voir dans le Journal les frag-
mens caractéristiques de l'orgueil impuissant d'Amiel, il semble que
l'on se soit entendu pour passer outre, sans y prendre garde, aux aveux
de son égoïsme. « Tu ne t'es jamais vu grand, célèbre, ou seulement
époux, père, citoyen influent, » écrivait-il au lendemain de son retour
d'Allemagne ; et comme on avait pris au sérieux le détachement de la
gloire, on y a pris aussi ce détachement de l'amour et de la famille.
Quelques passages du journal avaient pourtant leur éloquence, et elle
était assez claire. Celui-ci par exemple : « [1856] C'est par l'amour seul
qu'on 86 cramponne à la réalité, qu'on rentre dans «on moi, qu'on re-
devient force... L'amour pourrait tout faire de moi; » ou cet autre :
« [1863] C'est peut-être par l'amour que je reviendrai à la foi, à l'éner-
gie, à la religion... Il me semble du moins que, si je trouvais ma pa-
reille et ma compagne unique, tout le reste me viendrait par surcroît. »
Un autre encore, plus amusant, est aussi plus significatif : « [18<)9] Ah !
que le printemps est redoutable pour les solitaires!.. Faisant frissonner
et bouillonner toutes les sèves, il produit des envies impétueuses, des
inclinations foudroyantes, et comme des fureurs de vie imprévues et
inextinguibles. H fait éclater l'écorce rigide des arbres et le masque
de bronze de toutes les austérités. Il fait tressaillir le moine dans
l'ombre de son couvent, la vierge derrière les rideaux de sa chambrette,
l'enfant sur les bancs du collège, le vieillard sous le réseau de ses
rhumatismes.
O Hjmeo, Hymencee! •
Mais, ces confidences ne laissant pas de déranger un peu la gravité
du philosophe, on a décidé d'y voir des aspirations vers « l'idéal,»
et de nous le montrer au fond de sa retraite aimant « l'amour » comme
220 REVUE DES DEUX MONDES.
t(la beauté, » timidement et respectueusement. Sur cette matière dé-
licate, il était réservé à M"* Vadier de rétablir la vérité.
Ce philosophe aimait le monde, en réalité, et sous le prétexte méta-
physique de chercher l'idéal, il aimait surtout dans le monde la société
des femmes. Rien de plus naturel. « Il était incliné vers la société fémi-
nine; sa première jeunesse, passée au milieu de ses jeunes parentes,
lui avait donné le besoin de ces intimités. Il voyait dans chaque femme
une sœur à qui il était heureux de consacrer une partie du trésor de ten-
dresse qu'il avait dans le cœur, et ne pouvant le donner en bloc, puisque
Vidèal était introuvable, il aimait à le dépenser en petite monnaie. » On con-
çoit aisément que ce genre de martyre eût ses charmes, et Amiel n'eût
pas mieux demandé que de prolonger son supplice. Mais, moins im-
matérielles, sans doute, que leur vainqueur, ce n'était pas ainsi que
l'entendaient ses victimes. Souvent donc «l'affection qu'il donnait
sans arrière-pensée inspirait des espérances qu'il ne voulait point réa-
liser. Il arriva que la question lui fût directement posée : a L'ami ten-
dre, le frère dévoué deviendrait-il le compagnon sur qui l'on pût s'ap-
puyer pour suivre le sentier de la vie? » La réponse alors était nette
et précise autant qu'elle pouvait l'être sans brutalité. Tels étaient
cependant le prestige de ses « agrémens extérieurs » et de la « pureté
de son âme, » que ses innocentes Arianes ne continuaient pas moins
de l'aimer en silence. « Ce furent précisément les âmes les plus sin-
cères et les plus éprises qui perdirent ainsi leur vie dans une vaine
attente, si l'on peut dire qu'une vie consacrée à un noble amour, même
malheureux, soit une vie perdue... » Et le professeur, tandis qu'on l'at-
tendait, reprenait le cours de ses conquêtes, et se sauvait de l'odieux
en enfonçant dans le ridicule. « Il souriait quand par badinage on
l'appelait un don Juan vertueux. En effet, sa séduction quasi involon-
taire était d'autant plus grande qu'elle était toute morale et que l'on
pouvait s'y abandonner sans crainte et sans remords. »
Au fond, ce qu'il craignait de l'amour et du mariage, du ménage et
de la famille, c'en étaient les obligations. Sur la fin de sa vie, comme il
le dit lui-même, en dépit de son idéal, il se fût fort accommodé d'une
« belle âme dans un corps bien portant, » en se passant de « cette
ravissante gourmandise qui s'appelle la beauté, » et même « de cet
assaisonnement délicieux qui se nomme la grâce. » Mais quoi ! sa
chère santé n'en serait-elle pas peut-être compromise ; et ses habi-
tudes, et son indépendance, et sa tranquillité! « Époux! j'aurais mille
manières de souffrir, parce qu'il y a mille conditions à mon bonheur...
J'ai l'épiderme du cœur trop mince, l'imagination inquiète, le déses-
poir facile, les sensations à contre-coups prolongés. » Qui sait? Une
femme l'eût peut-être empêché de tenir son Journal intime ! Et, dans
l'âge où il commençait à s'avouer qu'il lui fallait renoncer à entendre
REVUE LITTÉRAIRE. 221
son nom voler dans les bouches des hommes, elle eût peut-être exigé
de lui le sacrifice de sa gloire posthume ! Cette pensée le rendait fou.
Je n'ai point remarqué d'ailleurs qu'en aucun des endroits de ce
Journal où il appelle celle « qui s'emparera de son âme , » il se soit
demandé ce qu'il lui offrirait en échange de tant de vertus ! Gâté par
ses succès mondains, content de lui, quoi qu'il en dise, et fat jusqu'au
point de noter, à quarante-cinq ans, « qu'il a mesuré, essayé le
plaid gris de perle par lequel on désire remplacer son châle monta-
gnard; » il ne doute pas que toute femme ne soit trop heureuse, à Ge-
nève, d'accepter le cœur et la main d'Henri-Frédéric Amiel, professeur
à l'Académie, auteur des Grains de mil et du Penseroso.
On n'est que ce qu'on croit. A chacun dans ce monde,
Comme dans l'évangile est fait selon la foi.
L'audace qui s'affirme est prudence profonde,
Et nul n'a confiance en qui doute de soi...
Je n'ai pas besoin de dire que ces vers sont de lui; et je comprends
cette fatuité, et ce naïf égoïsme m'amuse; mais, pas plus qu'un autre,
je n'aime à être dupe, et c'est pourquoi je refuse d'y voir l'amour de
l'idéal.
11 est un dernier point sur lequel je regrette vivement que M"® Va-
dier ne m'ait pas suffisamment éclairé. Parce qu'il y a dans le Journal
intime quelques phrases sur le devoir, on s'en est emparé pour louer
Amiel de ne pas « s'être absorbé dans les joies solitaires de l'intelli-
gence, » ou d'avoir toujours su « se retenir et s'arrêter sur le bord
de l'abîme. » Je le veux bien. Mais, lorsque l'on a perdu ses parens
dans sa douzième année, lorsque ni frères ni sœurs n'ont besoin de
votre aide ou de vos conseils, lorsque l'on n'est ni mari, ni père, à
peine oncle ou cousin, lorsque l'on se pique de n'être nullement ou
si peu citoyen, lorsque l'on n'est enfin a ni hérétique, ni orthodoxe,
ni croyant, ni incrédule » et que l'on habite, ou plutôt que l'on plane
dans une sphère supérieure à celle où s'agite la totalité des intérêts
humains, je serais curieux d'apprendre ce que c'est que le devoir, où
en est la matière, le support, et en quoi il consiste. Je ne vois pas du
moins qu'il ait consisté pour Amiel en autre chose qu'à faire con-
sciencieusement son cours et soigner ses bronchites, pour se conser-
ver à ses contemporains. Cependant, si le devoir ne suppose pas de soi
le sacrifice, il en implique toujours la possibilité. Qui pouvait réclamer
d'Amiel un sacrifice ? Quel genre de sacrifice ? Et qui l'a en effet ré-
clamé? C'est ce que M"" Vadier a oublié de nous dire et c'est préci-
sément ce que j'aimerais savoir. Il est trop facile, en effet, de célébrer
pompeusement les joies austères du devoir, quand on a d'abord eu le
222 REVUE DES DEUX MONDES.
soin de prémunir sa vie contre leur irruption. C'était un épicurien
qu'Amiel, un épicurien de bonne compagnie, j'y consens, fidèle à ses
amitiés, d'ailleurs serviable, affectueux, mais enfin et somme toute
un épicurien.
Tous ces traits, il faut l'avouer, ne composent pas ensemble un per-
sonnage bien «sympathique,» ni surtout bien tragique. D'où vient donc
l'espèce d'intérêt douloureux que la publication de ce Journal intime a
naguère excité ? C'est que les deux minces volumes que l'on nous a
donnés ne représentent môme pas la dixième partie du manuscrit au-
thentique, et la critique s'est laissé prendre à la très naturelle, mais
aussi très artificieuse habileté des éditeurs d'Amiel. Si cependant, des
mois durant ou des années entières, Amiel n'a rien écrit dans son
Journal que d'insignifiant pour lui-même et pour nous, c'est un tout
autre Amiel, et qui n'a plus de commun avec celui du Journal que les
traits qui s'accordent avec l'Amiel de M"" Vadier. La fréquence de ses
crises lui a valu notre sympathie, la continuité de sa souffrance a
remué notre compassion, l'intensité de son pessimisme a conquis notre
pitié. Mais s'il n'a d'accès de découragement qu'une fois par trimestre,
si le passé ne se décolore, si l'avenir ne s'assombrit pour lui, s'il
ne ressent enfin que quatre fois par an « le mal de l'existence »
et (( la douleur du monde, » ce pessimiste est un homme heu-
reux. Par suite, son cas pathologique perd aussitôt de sa valeur,
son Journal de son intérêt et de sa signification, sa personne même
de son prix et de sa singularité. Pour m'émouvoir, il me faut de
pires malheurs, quelque chose de plus tragique, mais surtout de
moins intermittent, et, si peu qu'il ait pu m'émouvoir, c'est tou-
jours par surprise, abusivement et presque traîtreusement. Car
enfin, qui de nous ne maudit l'existence plus de quatre fois par an, et
qui de nous peut compter dans la vie sur trois m.ois de bonheur ?
Quelque lépicurien , peut-être , comme Amiel , .bien net et bien
dégagé comme lui de loute obligation positive. Je ne sais point ce
que contiennent les parties inédites du Journal, et, s'il faut être
franc, je ne suis pas curieux de le savoir, mais quel qu'en soit le
caractère, pour m'assurer qu'il y a mécompte, il me suffit qu'il y ait
tant de lacunes dans son découragement et d'intervalles dans sa
désespérance. La critique a traité ce Journal comme s'il était celui
d'une vie tout entière, ce que l'auteur, dans son langage, en ap-
pelait Vintégrale totale; il n'est que le Jourtial de ses heures de tris-
tesse, et le fond de sa nature, nous disent ses amis, était plutôt l'en-
jouement que la mélancolie. Je crains, en vérité, que nous n'ayons
pleuré sur une fausse infortune, et, en m'aidant du livre de M^'» Va-
dier, c'est ce que je me suis efforcé de montrer.
Je crains encore, et, pour la même raison, parce que l'on ne l'a jugé
REVUE LITTÉRAIRE. 22â
que sur extraits, que, comme les malheurs, on n'ait singulièrement
surfait la valeur d'Amiel. Il y a déjà bien du fatras dans ces deux
volumes, il y a bien de la métaphysique, de la mauvaise métaphy-
sique, et bien du galimatias. Que serait-ce donc, au lieu de deux, s'ils
étaient quinze ou vingt peutrêtre? Écoutez-le nous exposer sa théorie
d'homme intérieur : « J'ai biea fait, dans ma théorie de l'homme inté-
rieur, de mettre au fond du moi, après le dégagement successif des
sept sphères: qu'il contienti^ un fond ténébreux, l'abîme de l'irrévélé,
du virtuel, le gage d'un avenir infini, le moi obscur, la subjectivité
pure, incapable de s'objectiver en esprit, canscieoce, raison, âme,
cœur, imagination ou vie des sens, et qui fait de toutes œ& formes
d'elle-même des attributs et des momens. » 0 bon sens! ô clarté! ô
lumière! On dira, je le sais, que de telles pages sont rares dans le
Journal d'Amiel, que, s'il y en a de belles, elles n'en obscurcissent pas
la beauté, qu'il faut juger un écrivain par ses meilleurs endroits...
Mais, premièrement, je n'en suiS' pas si sûr, et, en second lieu, j'ima-
gine qu'un beau vers ou môme, une belle tirade ne font pas une belle
tragédie. Lorsqu'il s'agit, comme ici, de classer un homme et de lui
faire sa place, puisqu'on l'a voulu, dans la littérature moderne, ce
n'est point assez de ne connaître de lui que des fragmens et des
« morceaux choisis. » Nous avons lieu de croire que les habiles édi-
teurs du Joiunial d'Amiel en ont tiré tout ce qu'ils ont estimé le plus
propre à nous donner de leur ami la plus haute idée. Nous avons lieu
de croire qu'ils n'y ont rien laiss^ qui ne fût fort au-dessous de ce
qu'ils ont imprimé. Nous avons lieu de croire, en un mot, que ces
deux volumes contiennent le meilleur d'Amiel. Et quand on y trou-
verait de quoi justifier l'éloge excessif que l'on en a fait, nous dirions
encore qu'il en faut beaucoup rabattre, eu égard à la médiocrité de
tout ce qu'Amiel a lui-môme publié, mais surtout, à l'énormité du
fatras inédit que doivent receler les seize mille neuf cents pages où
des amis ont fait pour l'auteur un triage et un choix qu'il était inca-
pable de faire. Sur quelques pages, quoi que l'on en dise, on ne juge
pas de la totalité d'une œuvre, et bien moins encore, sur une œuvre,
de la valeur d'un homme. C'est plus facile, sans doute, étant plus vite
fait, mais c'est injuste, attendu que les médiocres profitent seuls, et
au dommage des meilleurs, de cette critique expéditive, sommaire
et arbitraire.
Qu'était-ce donc qu'Amiel, et où le mettrons-nous? Poète, c'est à
peine si ses vers sont des vers, et je ne ferai pas à ses amis le chagrin
d'en citer davantage. M"« Vadier admire pourtant beaucoup ceux-ci :
Ua atome dans l'œil, et l'être est misérable!
Un seul point noir au cœur, et l'homme est tourmenté!
224 REVUE DES DEUX MONDES.
Plus un sens est exquis, plus il est vulnérable,
Car la perfection fait la fragilité.
Philosophe , il est tout Allemand , et presque toutes ses idées
sont d'emprunt : tantôt c'est Fichte et tantôt c'est Schelling, tantôt c'est
Hegel et tantôt c'est Schleiermacher ; mais il traduit, imite ou para-
phrase toujours. S'il a d'ailleurs parfois de jolies descriptions de la
montagne ou du lac, on ne peut pas dire que ce soit un grand peintre
ou même un peintre bien habile de. la nature. Restent le psycho-
logue et le moraliste. Le psychologue a bien analysé l'impuissance :
l'impuissance de produire et celle de vouloir. 11 se trompe seulement
quand il se croit victime d'une constitution particulière, ou d'une espèce
de mal sacré, qui le mettrait à part et au-dessus du commun. Son cas,
plus fréquent qu'il ne pense, est le cas de tous ceux qui ont attendu
de la vie plus qu'elle ne peut donner et surtout plus qu'ils n'ont su lui
prendre, et c'est même uniquement pour cela qu'il est instructif. Enfin,
le moraliste a des observations fines, il en a de subtiles, et, si je puis
ainsi dire, il en a même d'aiguës. C'est dommage qu'il mérite si sou-
vent le reproche qu'il adresse quelque part à Schopenhauer. « Beau-
coup de ses originalités s'évaporent, dit-il, quand on les traduit dans
une terminologie plus exacte et plus précise. » Sans cela, dans la col-
lection de nos petits moralistes, à quelque distance de Doudan et de
Joubert, dont il a bien parlé, mais qu'il n'égale pas toujours et qu'il
ne dépasse jamais, Amiel tiendrait^ bien sa place. Mais c'est tout
ce qu'il vaut, et c'est tout ce qu'il vaudra, je l'espère, quand les amis
de sa jeunesse, et Genève elle-même, dont il a déçu l'espoir pendant
sa vie, n'auront plus besoin de le déguiser en grand homme, — pour
qu'il justifie du moins après sa mort le pronostic trop favorable qu'ils
en avaient jadis porté.
F. Brunetière,
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 décembre.
Un des attraits mystérieux et saisissans de cette dernière heure de
décembre qui va sonner encore une fois, qui va séparer deux années
en s'envolant à son tour, c'est qu'on ne sait pas ce que réserve cette
année nouvelle où nous entrons, où nous glissons, pour ainsi dire,
sans y prendre garde. Elle passera sans doute, comme bien d'autres,
comme toutes celles qui l'ont précédée et dont quelques-unes auraient
fait reculer d'effroi si on avait pu prévoir d'avance ce qu'elles cachaient,
si on n'avait eu le bienfait, à la fois cruel et doux, de l'ignorance des
choses futures; elle tombera à son tour à l'heure voulue dans le grand
abîme où tout disparaît et se confond. Pour le moment, elle est l'in-
connu, elle peut ôlre un objet de crainte, elle peut être aussi un objet
d'espérance. On n'en sait rien, l'avenir le plus rapproché reste sous
le voile ; mais, si l'on ignore ce que produira l'année nouvelle, même
ce que sera l'avenir de demain, ce qu'on sait bien, c'est ce qu'a pro-
duit l'année qui finit, ce qu'a été ce passé d'hier, qui fuit déjà derrière
nous avec son cortège d'erreurs, de faux calculs, de débats stériles,
d'incidens médiocres dont on est réduit, bon gré mal gré, à porter le
poids en entrant dans une période nouvelle. Cette année 1885, dont
l'histoire se clôt aujourd'hui et qui n'a plus rien à nous apprendre,
elle n'aura pas été, d'une certaine façon, si l'on veut, une ère excep-
tionnelle de grandes crises publiques; elle n'a vu ni la guerre étran-
TOMB nxiii. — 1886. 15
â26 REVUE DES DEUX MONDES.
gère, ni les révolutions intérieures. Elle a été l'année d'une politique
poussée à bout, des confusions de partis, des abus de domination éri-
gés en système, des violences de majorité, des expéditions lointaines
compromises par les fausses directions, des désordres financiers per-
pétués et aggravés ; elle a été aussi l'année des élections, où le pays,
excédé et fatigué d'une politique à la fois irritante et vaine, a fini par
se réveiller, par se servir du scrutin pour demander compte, autant
qu'il le pouvait, de ses intérêts mis en péril, de la paix intérieure al-
térée par les passions de secte, de la considération de la France dimi-
nuée dans le monde.
C'est là ce qu'il y a de plus clair. Si la nouvelle année où nous
allons entrer a pour elle encore le bénéfice et l'attrait de l'inconnu,
l'année 1885, qui finit aujourd'hui, est trop connue; elle laisse un
embarrassant héritage de fautes à réparer dans les affaires exté-
rieures comme dans les affaires intérieures de la -France, et le plus
dangereux de tous les calculs serait de méconnaître de parti-pris cette
situation, de prétendre continuer la politique qui a fait tout le mal,
d'interpréter infidèlement les vœux du pays. Assurément, les affaires
du Tonkin, qui sont un des legs de l'année expirante et des derniers
ministères, ont été un des griefs du pays dans les élections; elles
n'ont pas été le seul, elles ont eu, dans tous les cas, leur rôle, leur
influence, et c'était le devoir d'un parlement nouveau d'avoir, dès sa
réunion, des explications sérieuses avec le gouvernement. C'était iné-
vitable et nécessaire, ne fût-ce que pour éclairer l'opinion, pour réta-
blir dans sa précision et dans sa vérité une question obscurcie par
tous les subterfuges. Croit-on cependant avoir servi fidèlement et uti-
lement les intérêts de la France avec cette représentation qui vient
d'être donnée, avec ces divulgations malheureuses d'une commission
qui a passé trois semaines à jouer avec tous les secrets, enfin, avec
cette discussion, qui a fini par le plus médiocre des votes? Est-on cer-
tain de n'avoir pas offert, pendant quelques jours, un assez triste, un
assez décourageant spectacle en représentant la France dans cette
attitude d'une nation ne sachant ce qu'elle veut, prompte aux défail-
lances comme aux témérités, toute prête à changer de système d'un
ministère à l'autre et à quitter, avec une sorte d'effarement, une terre
qu'elle a arrosée de son sang? Ah! sans doute, on le redira tant qu'on
voudra, si la question était entière, s'il s'agissait de partir pour le
Tonkin, le plus simple serait peut-être de n'y pas aller; mais on y est,
on est à Hanoï, sur le Fleuve-Rouge, comme on est à Hué, dans l'An-
nam, comme on était déjà dans la Cochinchine. Le drapeau est engagé,
il couvre tous ceux qui se sont compromis à sa suite, ceux qui ont cru
à notre parole. Depuis trois ans, nos soldats combattent pour l'honneur
et les intérêts de la France. Nos diplomates ont négocié pour faire
REVUE. — CHRONIQUE. 227
reconnaître nos droits, notre suprématie. 11 y a toute une situation
créée e'c acquise au prix du sang versé et de centaines de millions
dépensés. N'y aurait-il pas comme un aveu d'impuissance et une
étrange versatilité à se retirer aujourd'hui, lorsque les plus grands
sacrifices sont faits, quand les plus sérieuses difficultés sont vaincues?
Si on s'était borné encore à démontrer la nécessité de s'en tenir à
une occupation prudemment organisée, sans se jeter dans des entre-
prises nouvelles et indéOnies, à exiger du gouvernement des idées
nettes, des comptes précis, un système de conduite réfléchi et coor-
donné, rien n'eût été plus naturel et plus juste ; mais non, ce qui a été en
discussion pendant quelques jours, ce que la commission désormais fa-
meuse des 33 a proposé et soutenu jusqu'au bout, c'est la nécessité de
s'en aller, de liquider au plus vite, d'abandonner le Tonkin. M occupa-
tion, ni protectorat, la retraite pure et simple : voilà qui est clair et
net I Liquider, se retirer, c'est bientôt dit, c'est bon à mettre dans un
rapport parlementaire ou dans un discours. Malheureusement, il n'est
pas douteux que le jour où la France se retirerait ainsi, elle déclare-
rait une sorte de faillite. Elle laisserait, en quittant ces rivages, son
honneur et ses intérêts compromis pour longtemps, ses clientèles ex-
posées aux représailles sanglantes, le pays livré aux massacres et à
l'incendie ; elle perdrait d'un seul coup son crédit dans le monde et
elle pourrait à peine reparaître dans l'extrême Orient. On aurait pu,
dit-on, négocier, négocier encore pour couvrir une retraite devenue néces-
saire, désirée ou acceptée par l'opinion ; mais il y a déjà des traités avec
la Chine, avec l'Annam, des traités reconnus, ratifiés. Pense-t-on qu'il
serait bien aisé et surtout bien digne pour la France de jouer avec sa
signature, de passer la première partie de l'année à négocier pour
faire reconnaître ses droits et la seconde partie de l'année à négocier
encore pour défaire tout ce qui a été fait, pour préparer un assez mi-
sérable départ? Si nous biffons d'un trait de plume nos traités d'hier,
quelle valeur auraient les traités que nous offririons aujourd'hui? Si
nous renonçons d'avance aux gagea que nous possédons, quels moyens
aurions-nous de faire respecter tous ces eugagemens successifs et con-
tradictoires?
Ce n'est là, en réalité, qu'une politique d'équivoques et de subter-
fuges cachant à peine une défaillance proposée par les partis dans un
intérêt de fausse popularité. Les partisans de l'évacuation n'ont pas
triomphé, il est vrai, on n'est pas allé jusque-là au scrutin, — et on n'a
pas beaucoup mieux fait. Les crédits demandés par le gouvernement,
énergiquement défendus par M. le président du conseil, par M. le
ministre des alïaires étrangères, par M. le ministre de la guerre, n'ont
pas été précisément refusés, --- ils n'ont été accordés qu'à quelques voix
de majorité, par un vote presque douteux peu fait pour réconforter
228 REVUE DES DEUX MONDES.
nos soldats au loin, pour maintenir le renom et l'ascendant moral de
la France. Cette triste affaire du Tonkin, elle est décidément destinée
à se traîner à travers tous les contretemps; elle a mal commencé,
elle continue mal, et au fond la première cause de ces défaillances,
de ces contradictions qui affaiblissent l'influence française dans le
monde, c'est qu'il n'y a pas de gouvernement. C'est là la vraie ques-
tion. Si, depuis l'origine, cette malheureuse entreprise a été conduite
d'une façon si décousue, avec tant de légèreté et d'imprévoyance, c'est
qu'il n'y a pas eu un gouvernement sachant se fixer un but, osant
avouer ses desseins et proposer les moyens nécessaires pour en assu-
rer le succès. Si on est arrivé à ce point où il n'y a plus que le choix
entre les fautes, où l'on n'échappe à une évacuation humiliante que
par une occupation due à un vote de miséricorde, c'est que la confiance
manque, c'est que depuis longtemps on ne voit nulle part ni direction
ni volonté. M. le président du conseil, M. le ministre des affaires
étrangères, M. le ministre de la guerre ont pu au dernier moment
parler avec habileté ou avec feu : ils n'ont réussi qu'à conquérir quatre
voix de majorité, parce qu'ils ne représentent plus qu'une autorité
diminuée. Ils ne sont pas un vrai gouvernement, et il n'y a pas de
gouvernement parce que depuis des années tous les ministères se sont
étudiés à s'effacer pour vivre, à se subordonner aux passions et aux
calculs de parti, à laisser fausser tous les ressorts de l'état, à épui-
ser les complaisances et les concessions à l'égard des radicaux, — de
ces radicaux qui ont été les premiers à proposer l'évacuation du Ton-
kin. Maintenant le mal est fait et on en subit les conséquences.
Les radicaux, il est vrai, ont trouvé pour cette dernière campagne
des alliés imprévus parmi les conservateurs, qui tous, sauf un coura-
geux dissident, M. l'évêque d'Angers, se sont déclarés pour l'abandon
plus ou moins déguisé du Tonkin. Les conservateurs se sont crus sans
doute d'habiles tacticiens en aidant les radicaux à infliger à la répu-
blique l'humiliation d'une retraite compromettante. Avec un peu plus
de clairvoyance, ils auraient compris que leur rôle à eux était de mettre
l'honneur, la dignité du pays au-dessus de tout, et en montrant ce
désintéressement, cette générosité de sentiment national, ils auraient
eu d'autant plus d'autorité pour combattre les républicains de toutes
les nuances dans les affaires intérieures où ils les rencontrent à chaque
pas ; ils auraient eu d'autant plus de force pour défendre contre eux
les garanties publiques, la paix religieuse, l'ordre financier, les droits
du pays, tout ce qui est en péril aujourd'hui.
Radicaux et opportunistes, puisqu'ainsi on les nomme, peuvent bien
se diviser en effet sur une question de politique extérieure ; ils sont tou'
jours sûrs de se retrouver d'accord dans un intérêt commun de parti,
toutes les fois qu'il s'agit de casser des élections conservatrices ou d'en-
REVUE. — CUROMQUE. 229
courager M. le minisire des cultes dans ses campagnes contre de malheu-
reux desservans de village. C'est tout ce qu'ils ont fait depuis quelques
semaines en dehors de la discussion sur le Tonkin; c'est la grande oc-
cupation à laquelle ils se sont livrés, et ils ont poursuivi cette œuvre
avec la passion aveugle d'hommes qui ne s'arrêtent ni devant les plus
simples garanties ni devant la légalité la plus évidente ni même de-
vant l'indépendance du suffrage universel. Ils ont déjà invalidé les dé-
putations de cinq ou six départemens, le Tarn-et-Garonne, la Lozère,
l'Ardèche, les Landes, la Corse. Pourquoi n'ont-ils pas invalidé toutes
les autres députations conservatrices? C'eût été tout aussi simple et
tout aussi inique. Les républicains qui se livrent à ces fantaisies d'om-
nipotence oublient que les pouvoirs de vérification laissés aux cham-
bres ne sont pas sans limites et qu'ils ne doivent surtout être exercés
qu'avec une prudente réserve. Une élection où il y a eu des irrégula-
rités, des violations de la loi, des fraudes ou des corruptions avérées,
cette élection peut être cassée sans nul doute ; c'est le droit de la
chambre, c'est quelquefois son devoir. Quand une majorité, abusant
de sa force, va au-delà, poursuit des adversaires, met un département
en suspicion pour son vote, cherche dans des invalidations des revan-
ches pour ses amis vaincus et charge au besoin le gouvernement de
préparer le terrain d'une nouvelle lutte électorale, elle ne fait plus
qu'une œuvre violente et arbitraire de parti. Elle donne l'exemple d'un
mépris frivole du suffrage universel, elle envenime toutes les luttes en
remettant gratuitement, par caprice, en mouvement toutes les passions
d'une contrée, et de plus elle s'expose à d'étranges désaveux de la part
des populations offensées dans leur droit, dans leurs scntimens et
dans leur sincérité. La majorité du Palais-Bourbon, par un abus d'om-
nipotence, casse le verdict du suffrage universel, — le suffrage uni-
versel casse à son tour l'arrêt d'une majorité vindicative.
Qu'arrive-t-il dans le déparlement de Tarn-et-Garonne, qui a com-
mencé le défilé des invalidations? Les populations ont renvoyé à la
chambre leurs députés du k octobre, — trois conservateurs au moins sur
quatre élus ou proclamés. Tout ce qu'ont pu gagner les républicains a
été de reconquérir péniblement, non sans contestation, un de leurs
amis, qui n'a même été admis provisoirement qu'à la faveur d'une
annulation de suffrages assez extraordinaire. Et, pour arriver à ce ré-
sultat, quels moyens n'a-t-on pas employés? Menaces, révocations,
abus d'autorité, petits fonctionnaires mandés à la préfecture, suppres-
sion du irailement des desservans suspects, tout a été mis en usage.
Toutes les ressources de la candidature olficielle ont été déployées. On
a vu sous la république l'administration imileret dépasser tout ce qu'a
pu imaginer Tempire, qui, lui du moins, ne prétendait pas au libé-
ralisme. Les républicains, en vérité, donnent de beaux exemples et
230 REVUE DES DEUX MONDES.
créent d'étranges précédens. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils justifient
d'avance tous les procédés dont ils pourront à leur tour être les vic-
times. Ils ont perfectionné le système des invalidations, et, le jour où
ils n'auraient plus la majorité, ils ne pourraient plus se plaindre si on
leur appliquait la loi qu'ils ont faite. Ils donnent des formes nouvelles
à la candidature officielle en se servant de toutes les forces de l'état,
au risque de compromettre le gouvernement lui-même dans l'inlérêt
de leurs prétentions ou de leurs vengeances.
Le grand grief des républicains au sujet des dernières élections,
celui qui les unit toujours, c'est l'intervention du clergé, et M. le mi-
nistre des cultes, il faut l'avouer, met consciencieusement au service
de ces passions tous les moyens répressifs et discrétionnaires dont il
dispose ou dont il croit pouvoir disposer. M. le ministre des cultes
continue sa campagne de suppression des traitemens ecclésiastiques
sans pouvoir invoquer un droit qui n'existe réellement pas et sans
s'apercevoir que, dans les départemens où il y a des invalidations, ces
sévérités deviennent tout simplement un mode d'intimidation électo-
rale, une forme de la pression administrative. Qu'en est-il cependant?
Quel est le caractère de cette intervention du clergé qu'on croit devoir
frapper de peines pécuniaires? Sans doute, il est possible que des
prêtres aient exprimé avec plus ou moins de vivacité leurs opinions,
et il est certain que les sentimens religieux froissés ont eu autant de
part que les affaires du Tonkin dans le vote des populations; mais,
après tout, c'est la conséquence d'une situation qu'on a créée. Depuis
près de dix ans, on a cru devoir inaugurer une politique d'agression
perpétuelle contre les catholiques et leur église, tantôt à propos de
l'enseignement ou du budget des cultes, tantôt à propos de la loi mi-
litaire ou des institutions de bienfaisance. Les populations ont exprimé
leurs sentimens par leurs votes, et il se peut aussi que les prêtres n'aient
pas gardé le silence sur une politique par laquelle ils se croient mena-
cés. Ils défendent leur foi, leur culte, leurs croyances, qui sont les
croyances d'une partie de la nation française: c'est leur droit. Ont-ils
dépassé la mesure? S'ils ont commis des délits, s'ils ont manqué aux
lois, il y a un moyen bien simple, on n'a qu'à les traduire devant les
tribunaux dont ils sont justiciables, comme tous les autres Français;
s'il n'y a ni délits, ni fautes saisissables contre les lois, c'est donc
une guerre d'opinion et de tendance qu'on poursuit par des amendes
de bon plaisir! Et pour soutenir cette guerre, à quels moyens M. le
ministre des cultes est-il obligé de recourir? 11 est réduit à écouter
toute sorte de délations, d'histoires démenties aussitôt qu'elles sont
connues. Il frappe aveuglément, — il s'expose à s'entendre dire ce que
lui disait hier encore M. l'évêque de Nîmes : « Accusés sans le savoir,
nous sommes condamnés sans débat et exécutés sans délai. » C'est le
REVUE. — CHRONIQUE. 231
pouvoir discrétionnaire dans toute sa simplicité ou dans toute sa cru-
dité ! Et quand on dit à M. le ministre des cultes que c'est là le point
délicat, qu'il y a réellement un abus d'autorité dans ces exécutions
sommaires, il répond lestement que tous Ips gouvernemens l'ont fait.
C'est bien la peine alors de parler du progrès, des garanties publiques,
de l'éducation libérale de la France, puisque le dernier mot de la po-
litique consiste à emprunter aux anciens gouvernemens tous leurs
abus sans accepter leurs traditions généreuses! Voilà donc où nous en
sommes pour le moment! Des représailles discrétionnaires contre le
clergé, des invalidations de députés tout aussi arbitraires, une solu*
tion douteuse des affaires du Tonkin : c'est une pauvre fin d'année,
c'est un médiocre héritage légué à l'année nouvelle.
Elle va pourtant commencer cette année 1880 qui est encore le
mystère, et elle va s'ouvrir sinon dans des conditions nouvelles, du
moins avec un gouvernement à demi renouvelé. Versailles a revu pour
un jour, pour quelques heures, un congrès d'élection présidentielle qui
a passé dans la paisible ville comme une trombe. M. Jules Grévy, dont
les pouvoirs allaient expirer, a été réélu président de la république
pour une période de sept ans, et, de son côté, le chef du cabinet,
M. Henri Brisson, soit pour suivre une tradition, soit par un sentiment
intime de l'instabilité des choses parlementaires, a cru devoir remettre
sa démission avec la démission du cabinet tout entier. M. Henri Bris-
son serait resté persuadé, dit-on, que les quatre modestes voix de ma-
jorité qu'il a obtenues dans la discussion des affaires du Tonkin
n'étaient pas de nature à promettre un long avenir à son ministère. Ce
que sera le ministère nouveau, on ne le sait pas encore; il se com-
posera, sans doute, d'un peu d'opportunisme et d'un peu de radica-
lisme, que M. de Freycinet ou tout autre se chargera de combiner
avec plus ou moins de peine, avec plus ou moins d'artifice, — jusqu'à
la prochaine occasion. M. Jules Grévy, quant à lui, n'a pas eu même
l'émotion d'une crise : président il était, président il reste. 11 repré-
sente la stabilité dans la république par ce règne qui dure depuis
sept ans déjà et qui peut durer sept années encore : c'est presque la
durée du règne des rois et des empereurs en France depuis un siècle.
M. Jules Grévy n'a pas reçu légalement des pouvoirs nouveaux ou plus
étendus ; mais par cela môme qu'il est prorogé dans sa magistrature,
dans cette dignité éminente de chef d'un état comme la France, il a
une autorité mieux affermie, plus librement impartiale, plus respectée,
qu'il a plus que jamais le droit de faire sentir dans les affaires du
pays. M. Grévy a, par réflexion autant que par instinct, le désir de la
paix et le goût de la modération. 11 ne peut pas imposer ses opinions
et ses jugemens ; il a aujourd'hui plus encore qu'hier le droit d'exer-
cer son influence et d'arrêter au passage les fausses politiques qui ont
232 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà fait trop de mal. Tout ce que le pays lui souhaite et lui demande,
c'est d'être le président honoré d'une république qui cherche sa propre
sécurité dans le respect des sentimens, des traditions et des intérêts
de la France.
Au moment où l'année finit et où va commencer une année nou-
velle, que peut à son tour se promettre l'Europe? Qu'a-t-elle à craindre
ou à espérer pour ses destinées prochaines, pour sa sécurité, pour la
paix qui est dans ses vœux et dans ses intérêts? Pour elle aussi, sans
doute, l'avenir, même l'avenir de demain, est l'inconnu. Avant
d'arriver au bout de celte carrière nouvelle qui s'ouvre, l'Eu-
rope a le temps de rencontrer bien des événemens sur son chemin,
de voir l'imprévu éclater sous bien des formes. Les surprises font par-
tie de la politique, surtout dans la situation si singulièrement compli-
quée du vieux continent, et nous vivons dans un temps où, plus que
jamais, on peut dire qu'il faut s'attendre à de l'imprévu. Qui donc, dans
notre monde européen, est à l'abri des crises, des agitations, de tout
ce qui peut résulter de la disparition d'un prince, d'un incident dé-
jouant tous les calculs, d'un conflit éclatant tout à coup sans consulter
les convenances des cabinets? 11 y a cinq mois tout au plus, l'Espagne
ne se croyait certainement pas à la veille d'une querelle, même d'une
querelle un instant sérieuse avec la puissante Allemagne pour des
îles lointaines, et elle se doutait encore moins que son ordre intérieur
allait être mis en péril par la fin prématurée de son jeune roi. La
querelle des Carolines s'est apaisée, il est vrai, sous la main d'un
pape, médiateur à l'esprit juste et habile ; mais la crise d'une mino-
rité, d'une régence reste ouverte, et, à en juger par l'état des partis
dans les cortùs, tout récemment réunies pour l'inauguration de la ré-
gence nouvelle, l'avenir n'est peut-être rien moins qu'assuré au-delà
des Pyrénées. En peu de temps tout a changé, tout s'est assombri, et
les affaires d'Espagne, à peine dégagées d'un conflit d'orgueil natio-
nal, sont redevenues plus que jamais une énigme dans l'ordre inté-
rieur.
Il y a quatre mois, l'Europe ne soupçonnait pas que la lutte des races
et des nationalités allait se réveiller brusquement, du jour au lende-
main, dans les Balkans, et raviver presque la question d'Orient tout en-
tière. L'entrevue de Kremsier, qui a été un des événemens diploma-
tiques de l'année, venait de sceller une fois de plus cette alliance des
trois empires toujours représentée comme la garantie souveraine de
la paix de l'Orient et de l'Occident. A peine les empereurs étaient-ils
séparés, cependant, la lutte a éclaté dans les Balkans. Le signal a été
donné, le 18 septembre, par cette révolution de Philippopoli, qui, en
proclamant l'union de la Roumélie et de la Bulgarie, remettait en
doute l'ordre créé par le traité de Berlin. L'insurrection bulgare a
REVUE. — CHROMQUE. 233
enflammé les ambitions, les convoitises des Serbes, des Grecs, qui se
sont mis aussitôt sous les armes, qui se sont préparés à profiter de
cette nouvelle crise orientale, et la mêlée des prétentions a été com-
plète. Ils ont voulu tous s'agrandir sous prétexte de sauvegarder l'équi-
libre des Balkans et le traité de Berlin violé par les Bulgares ! Vaine-
ment la diplomatie, un peu surprise, a témoigné quelque velléité de
s'interposer : elle a pris le meilleur moyen pour n'être pas écoutée;
elle ne s'est réunie à Gonstantinople que pour se diviser, pour attes-
ter son impuissance en immobilisant la Turquie, qui était la première
intéressée, sans trouver elle-même une solution. Pendant ce temps,
les événemens se sont précipités, la guerre s'est ouverte entre ces
peuples des Balkans dévorés de tristes jalousies. Le roi Milan de Ser-
bie, plus présomptueux que clairvoyant, s'est jeté avec son armée en
Bulgarie, croyant ni plus ni moins aller droit sur Soûa. Le jeune chef
de la révolution bulgare, le prince Alexandre de Battenberg, opposant
une défense sur laquelle on ne comptait peut-être pas, a tenu vaillam-
ment et victorieusement tête au danger; il a répondu à l'invasion de
la Bulgarie par l'invasion de la Serbie avec ses propres forces, et,
animé par le succès, il a suivi son ennemi, l'épée dans les reins,
jusqu'à la petite ville de Pirot, où il est entré en vainqueur. Cette
courte campagne, en irritant les Serbes vaincus, en gonflant un peu
l'orgueil bulgare, a compliqué tout à coup la situation, et, un instant,
on a pu croire que cette guerre allait se prolonger, peut-être s'étendre
et s'aggraver par des interventions inattendues, par les rivalités iné-
vitables des grands états intéressés à tout ce qui se passe en Orient.
Heureusement, depuis quelques jours, une éclaircie semble être sur-
venue fort à propos. La diplomatie, qui avait jusqu'ici laissé passer les
événemens, s'est remise à l'œuvre, et une commission des attachés
militaires des grandes puissances a réussi à négocier entre Serbes et
Bulgares un armistice dont la condition essentielle est la retraite des
deux armées sur leur territoire respectif. Les Bulgares, comme sanc-
tion de leurs succès, ont seulement obtenu d'opérer les derniers leur
mouvement; ils ont dû se retirer de Pirot deux jours après que les
Serbes ont dû, de leur côté, quitter les environs de Widdin , qu'ils
occupaient encore. C'est une trêve de trois mois qui ne peut évidem-
ment dépendre de quelques incidens dans l'exécution de l'armistice
et pendant laquelle la paix définitive pourra être négociée. Quelle sera
maintenant cette paix que les puissances médiatrices se chargent de
rétablir dans les Balkans? Voilà la question qui reste à résoudre pour
ce commencement d'année ! elle n'est sûrement pas sans offrir de sé-
rieuses dillicultés et il y aurait peut-être quelque optimisme à croire
que tous les dangers sont passés.
De quelque façon qu'on voie cette situation nouvelle, il est bien clair
23iSi REVUE DES DEDX MONDES.
désormais que les conditions de la paix ne peuvent pas être ce qu'elles
auraient été avant la guerre, alors que la plupart des puissances, sauf
l'Angleterre, entendaient maintenir le traité de Berlin à Philippopoli
comme ailleurs. Cette union des deux Bulgaries qu'on refusait de re-
connaître, elle a subi l'épreuve du feu, elle a été cimentée sur les
champs de bataille, et pour elle les Rouméliotes ont versé leur sang
aussi bien que les Bulgares de la principauté. Le prince Alexandre a
eu le privilège d'être un chef militaire heureux, d'avoir pour lui la for-
tune des armes sans avoir été l'agresseur, et il a fait ces jours der-
niers à Soûa la rentrée d'un victorieux, d'un prince popularisé par ses
succès. Le prince Alexandre n'a pas été seulement un soldat vaillant
et heureux, il a été aussi un fin diplomate dans ses relations avec la
Porte comme avec les autres puissances. Il a montré autant de pru-
dence que de souplesse dans une situation difficile et hasardeuse,
mettant tous ses soins à éviter tout ce qui aurait pu provoquer des
ruptures irréparables et compromettre sans retour son entreprise. Il
s'est surtout conduit habilement avec la Russie, qui avait commencé
par lui témoigner la sévérité d'une ancienne protectrice mécontente
et qui, après l'avoir rayé des cadres de l'armée russe, semblait résolue
à l'exclure de sa principauté. 11 n'a rien négligé pour désarmer la
grande colère du tsar, et récemment encore à sa rentrée à Sofia, dans
un ordre du jour, il faisait adroitement honneur aux officiers instruc-^
teurs russes de l'organisation première de l'armée bulgare, d'une ar-
mée qui vient de faire ses preuves. Le prince Alexandre a décidément
conquis ses titres de diplomate aussi bien que de soldat, et la paix
qui va être négociée ne peut manquer de lui tenir compte de ses suc-
cès, de sa position nouvelle, en reconnaissant sous une forme ou sous
l'autre cette union bulgare dont il reste la vivante et brillante expression.
Soit, les Bulgares auront plus ou moins le prix de leurs victoires;
mais les Serbes, tout vaincus qu'ils soient, ne subiront pas sans peine
et sans résistance une paix qui sera pour eux, dans tous les cas, une
cruelle déception, qui peut coûter la couronne au roi Milan. Les Grecs,
qui depuis trois mois multiplient leurs armemens, ne semblent pas
renoncer à leurs revendications, aux conquêtes qu'ils rêvent, et ne
veulent pas avoir épuisé leurs finances pour rien. L'Europe a certes
un rôle assez compliqué et assez délicat à jouer au milieu de toutes
ces prétentions. Si elle reste unie, elle peut contenir tous ces élémens
incandescens et imposer encore la paix. Si elle se divise comme elle
l'a déjà fait à la dernière conférence, elle est impuissante à dénouer
ou à maîtriser ces conflits inquiétans pour sa propre sécurité. La
guerre peut recommencer au printemps, et c'est ainsi qu'avec l'année
nouvelle, en dépit de la trêve qui vient d'être signée, tout reste encore
assez obscur à l'orient de l'Europe.
REVtE. — CHRONIQUE. 235
L'Angleterre sort à peine de ses élections récentes, qui ont été pour
elle, comme les élections d'octobre l'ont été pour la France, le plus sé-
rieux événement intérieur de l'année expirante. Tous les votes sont
maintenant connus, et la situation créée parce dernier scrutin ne laisse
pas d'être curieuse, difficile pour tous les partis, pour les libéraux
comme pour les conservateurs, pour l'opposition comme pour le mi-
nistère. Matériellement, au premier aspect, le résultat des élections
n'a sans doute rien d'incertain. Les libéraux ont un peu plus de 330 voix,
les conservateurs ne comptent que 250 élus. S'il n'y avait que les deux
grandes opinions anglaises en présence, la difficulté serait déjà ré-
solue; mais entre les deux camps il y a M. Parnell, qui, avec son ba-
taillon de 86 Irlandais, reste le maître de déplacer, de faire ou de dé-
faire les majorités dans le parlement britannique. Les Irlandais doivent
aujourd'hui au scrutin cet étrange pouvoir de décider jusqu'à un cer-
tain point de la politique de l'Angleterre, de l'existence des ministères
en donnant ou en refusant leur appui" aux uns ou aux autres, et c'est
là justement la question qui émeut, qui divise les partis à la veille de
la session prochaine du nouveau parlement. Le ministère, qui n'a pas
cru devoir donner sa démission, comptant sans doute sur les difficultés
mêmes de la situation pour se maintenir au pouvoir, le ministère de
lord Salisbury ne semble pas jusqu'ici disposé à subir les conditions
des Irlandais, à acheter trop cher leur appui. Il sent qu'à ce jeu il ris-
querait de s'aliéner le sentiment anglais pour n'avoir d'ailleurs qu'une
majorité insuffisante et précaire. En revanche, c'est M. Gladstone, qui,
changeant tout à coup d'attitude et de conduite depuis les élections,
serait, dit-on, occupé à négocier une alliance avec M. Parnell et aurait
môme, à ce qu'on assure toujours, soumis ses projets à la reine.
Il ne s'agissait de rien moins que de donner une large satisfaction
à la politique du Home-nulr, d'accorder à l'Irlande un parlement sié-
geant à Dublin, le droit de législation et de police chez elle, une auto-
nomie à peu près complète, sous l'unique réserve des droits dfe la cou-
ronne et de l'intégrité de l'empire britannique. M. Gladstone n'a
démenti que vaguement le bruit de ces négociations : ce grand vieil-
lard est capable de toutes les hardiesses ! S'il poussait cependant jus-
qu'au bout cette tentative, certes plus hasardeuse que toutes les autres
il risquerait fort de n'être pas suivi cette fois par tout son parti, par
des hommes comme lord Hartington, M. Goschen, M. Forster, qui
désavouent déjà toute participation à ces négociations. Ce serait une
scission du parti libéral qui conduirait peut-être à des combinaisons
nouvelles, à une alliance de libéraux et de conservateurs unis contre
des projets qui ne seraient rien moins qu'une révolution. C'est pour-
tant un étrange retour, une loi vengeresse de l'histoire, qu'aujourd'hui
en 1885, en 1886,1a malheureuse Irlande, si souvent victime, pèse en-
23(5 REVUE DES DEUX MONDES.
core de ce poids sur l'Angleterre, sur ses partis, sur ses ministères, sur
toute la politique de l'empire britannique !
CH. DE MAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Malgré les incidens si graves qui ont marqué cette dernière quin-
zaine de 1885 au point de vue de la marche de nos affaires politiques
intérieures, la spéculation à la hausse sur les fonds publics et sur un
certain nombre d'autres valeurs, n'a pas un seul instant lâché prise.
A peine, à la veille du scrutin sur les crédits du Tonkin, le 3 pour 100
a-t-il fléchi de quelques centimes au-dessous de 80. Pendant que le
congrès de Versailles élisait M.Grévy, la rente se relevait à 80.25.
Nos trois fonds ont ainsi monté de 0 fr. 10 à G fr. 15 depuis le mi-
lieu du mois, conservant toute la plus-value acquise sur les cours de
liquidation de fin novembre. Le mouvement de reprise a été extrême-
ment vif sur l'action Suez, qui ne gagne pas moins de 70 francs, sur
le Crédit* foncier, à l,3Zi7 après 1,335, sur le Nord, qui de 1,520 s'est
élevé à 1,555, sur le Gaz, en progression de 35 francs, sur l'Italien,
qui s'est avancé de 0 fr. 75. Les valeurs étrangères et surtout le Hon-
grois ont profité de l'heureuse impression produite sur toutes les
places par la signature de l'armistice entre les Serbes et les Bul-
gares.
Si l'on jette un coup d'œil rétrospectif sur la cote des valeurs, pen-
dant l'exercice 1885, on constate aisément que, si l'année a été bonne
pour certaines valeurs, elle a été en revanche bien dure pour d'autres,
et avant tout, pour les affaires qui ne peuvent attendre leur prospérité
que de la spéculation. Les capitaux de placement ont persisté à s'éloi-
gner systématiquement des valeurs qui, à l'époque du krach de 1882,
avaient causé à l'épargne tant d'amères déceptions. Aussi rien n'est-il
RETUE. — CHRONIQUE. 237
plus lamentable, au point de vue spécial des cours, que la compa-
raison des prix auxquels se cotaient encore, il y a un an, les titres
d'un grand nombre d'établissemens de crédit, avec ceux où nous les
voyons se traîner aujourd'hui. Cette catégorie de valeurs a été la plus
maltraitée, ce qui est logique, puisque les établissemens dont il s'agit
ne peuvent se procurer des bénéfices que par le lancement d'affaires
nouvelles, et que jamais les affaires nouvelles n'ont été aussi rares
que pendant l'exercice qui vient de s'écouler.
La Banque de Paris valait encore 7/j2 francs au 31 décembre 188Zi.
L'impossibilité de tirer parti des affaires conclues en commun avec des
maisons de Londres et ayant pour objet le placement d'emprunts de
la République argentine, l'immobilisation forcée de capitaux impor-
tans, ont paralysé l'activité de cette Banque et réduit la source de ses
dividendes. Aussi les actions ont-elles reculé de 120 francs; elles res-
tent à 615 après avoir perdu pendant quelque temps le cours de 600.
La Banque d'escompte est en réaction de 113 francs d'une année à
l'autre, malgré la bonne tenue de l'Italien et des Chemins méridionaux,
deux valeurs dont cette maison s'est occupée spécialement. Le public
est méfiant, et les réalisations qui se produisent de temps à autre n'ont
pas de contre-partie.
La Société générale, qui, l'an dernier, était déjà au-dessous du pair,
a reculé encore de 25 francs à H7. La Banque franco-égyptienne a
perdu ^3 francs et végète, complètement négligée, à Zi65. Môme le
Crédit industriel et la Société de dépôts, dont la principale industrie
est la banque proprement dite, ont participé à la défaveur générale.
Le premier a baissé de 20 francs, la seconde de 10 francs.
La Banque russe et française perd 55 francs, la Banque parisienne
00 francs; le Crédit mobilier, après avoir reculé lentement de 270 à
200, ne s'est relevé que tout récemment à 2^5. Les banques étran-
gères n'ont pas été plus favorisées; le Mobilier espagnol ne vaut plus
que 85 francs, perdant 55 francs, la Banque des Pays-Hongrois a re-
culé de 37 francs, la Banque nationale du Mexique de /jO francs. Les
événemens d'Orient et les résultats défavorables du premier exercice
de la Régie des tabacs en Turquie ont fait perdre environ 100 francs à
la Banque ottomane en la ramenant au pair; on l'a même vue quelque
temps à /|80. La Banque des Pays-Autrichiens, seule de ce groupe, a
monté de /|58 à ^75.
Le Crédit foncier a dû à sa situation hors de pair, à la nature, à
l'étendue et à la sûreté de ses opérations, de conserver toute la faveur
du public. Le titre, après des fluctuations diverses autour du cours de
1,300, a fini par se relever au-dessus des prix de fin 188/j, les dépas-
sant d'une vingtaine de francs. Le Comptoir d'escompte a eu la même
bonne fortune, gagnant 15 francs à 995.
•238 REVUE DES DEUX MONDES.
La stagnation commerciale a, au contraire, pesé sur le cours de la
Banque de France. L'infériorité du dividende de 1885 sur celui du divi-
dende précédent a pour corollaire une baisse de 430 francs sur l'action.
Les sociétés qui s'occupent d'exploitations immobilières ou de prêts
immobiliers, exception faite pour le Crédit foncier, ne sont point sor-
ties de l'état plus ou moins précaire où les avait laissées l'année 1884.
Si les Immeubles ont monté de 400 à 425, la Compagnie foncière de
France a baissé de 90 francs, le Crédit foncier et agricole d'Algérie
de 7 francs, la Foncière lyonnaise est toujours à 185 francs au-des-
sous du pair.
Parmi les actions des valeurs industrielles, il en est peu qui aient
à se féliciter de l'année qui finit. Les docks de Marseille sont en baisse
de 70 francs, les Magasins généraux de 15, la Compagnie transatlan-
tique de 20, les Messageries de 42, les Omnibus de 175, le Télégraphe
de Paris à JNew-York de 45. Le Cariai de Corinthe et le Canal de Pa-
nama ont vu leurs cours décliner dans une proportion considérable,
l'un de ces titres reculant de 375 à 312, l'autre de 486 à 413. La Com-
pagnie parisienne du Gaz s'est relevée dans ces derniers temps jus-
qu'à 1,490, mais elle valait il y a un an 1,530. L'action nouvelle des
Allumettes a dépassé le cours de 700 francs. Cette exception n'est ni
la seule ni la plus brillante. L'événement financier de ces derniers
mois est, en effet, le retour des titres de la Compagnie de Suez aux
cours élevés dont ils s'étaient fort éloignes à la fin de l'année dernière.
L'action, d'une année à l'autre, grâce à la progression si remarquable
des recettes obtenue malgré l'abaissement des tarifs, est en reprise
de près de 400 francs. Les Parts civiles, les Parts de fondateur, les
Délégations ont monté proportionnellement.
Sur le groupe des actions de chemins de fer, nous n'avons guère à
signaler que des plus-values de cours, assez modestes, il est vrai, ce
qu'expliquent sans peine les diminutions constantes de recettes en
1885. Le Nord seul a baissé, perdant près de 110 francs à 1,555. Mais
le Lyon a monté de 10 francs à 1,242, le Midi de 7 à 1,185, l'Orléans
de 12 à 1,340, l'Est de 12 à 782, l'Ouest de 20 à 860, l'Ouest-Algérien
de 20 à 525, le Bône-Guelma de 25 à 620, l'Est-Algérien de 45 à 605.
Tout autre est l'aspect que présente le marché des Chemins étran-
gers. Sauf sur les Méridionaux, dont la fermeté ne s'est pas démentie
et qui ont monté de 20 francs à 690, la baisse a été la règle. Les Che-
mins autrichiens ont perdu 80 francs à 560 et les Lombards 32 à 282.
En Espagne, le choléra, l'arrêt des affaires, les craintes politiques ont
fait reculer le Nord de l'Espagne de 155 francs et le Saragosse de
92 francs. Les actions des Chemins portugais n'ont pas été mieux par-
tagées et perdent 105 francs.
On voit que les titres que nous venons d'énumérer et qui tous, en
REVUE. — CHRONIQUE. 239
leur qualité d'actions, ont un caractère plus ou moins aléatoire, ne
donnant que des revenus variables, ont eu par cela même des for-
tunes très diverses. Ici la stagnation dans des cours très bas, l'aban-
don complet, l'indifférence du public; là des chutes profondes, comme
pour le Panama et les Chemins espagnols. Exceptionnellement un re-
tour aux grands cours perdus de vue depuis longtemps. Sur les Che-
mins français, le Crédit foncier, le Comptoir d'escompte, fermeté re-
marquable, ces valeurs ayant réussi à conserver la faveur de l'épargne,
alors même que celle-ci s'adonnait de plus en plus exclusivement au
placement en valeurs à revenu fixe, c'est-à-dire en rentes et surtout
en obligations.
De ce côté, en effet, point d'hésitation, point de déception, du moins
en ce qui concerne les obligations de nos grandes compagnies de che-
mins de fer, car les titres similaires des compagnies espagnoles ont
pâti de la défaveur qui frappait les actions. L'amélioration s'est pro-
duite lentement, sans interruption pendant toute l'année. L'Obligation
Bône-Guelraa a monté de 10 francs; celle de l'Est algérien de 27 francs ;
celle de l'Ouest algérien de 16 francs. Ces trois titres, jouissant de la
garantie de l'état, valent maintenant de 350 à 357. Les titres des An-
ciennes Compagnies ont passé uniformément de 375 ou de 380 à 385
ou 387 ; l'Obligation du ISord n'a pu encore atteindre /jOO francs, mais
elle en est bien près. Même progression sur toutes les catégories
d'obligations du Crédit foncier.
De toutes les obligations de chemins de fer du Portugal et de l'Es-
pagne, deux seulement ont échappé à la baisse, la Beira-Alta, en
hausse de 15 francs, et la Caceres, qui a gagné 12 francs. Les plus
atteintes sont les diverses catégories des titres du Mord de l'Espagne.
Comme l'Action du Panama, les Obligations sont tombées à des cours
bien bas; les 5 pour 100 ont perdu 50 francs, les k pour 100 et les
3 pour 100, 30. Les Obligations Autrichiennes et Lombardes ont tou-
jours été très recherchées, les premières au-dessus de 390, les autres
entre 309 et 318.
Les rentes françaises ont subi d'assez violentes fluctuations. Le
3 pour 100, que la spéculation a fini par adopter presque à l'exclusion
des deux autres types, était à 79.12 fin 188/j. Un mouvement continu
de hausse l'a porté au-dessus de 82 francs jusqu'au jour où la fameuse
dépêche du général Briôre de l'Isle, annonçant l'évacuation de Lang-
Son, est venue défaire brutalement cette œuvre de longue patience
en précipitant d'un seul coup la rente au-dessous de 78 francs.
Après la constitution du ministère Brisson et la signature de la paix
avec la Chine, la spéculation à la hausse est revenue à la charge, lut-
tant vaillamment, avec le concours de capitaux défians, mais abon-
dans, et avec l'arme du déport et de la raréfaction des titres, contre
240 REVUE DES DEUX MONDES.
un découvert qui est allé toujours se reformant après chacune de ses
défaites, parce que les événemens politiques semblaient sans cesse
sur le point de donner raison à son opiniâtreté. Malgré la longue sé-
rie et la gravité de ces événemens, conflit anglo-russe, affaires de
Penjdeh, élections générales en France et en Angleterre, question des
Carolines, question rouméliote, guerre serbo-bulgare, mort du roi
d'Espagne, les haussiers se sont toujours tenus sur la brèche, et, après
bien des oscillations entre 79 et 81 francs, ils ont réussi enfin à clore
une année si stérile en affaires et si riche en incidens politiques par
l'établissement du 3 pour 100 au-dessus de 80 francs.
Après tant d'efforts, la progression est, il est vrai, bien faible. Elle
ne dépasse pas 1 franc sur les deux 3 pour 100 et n'atteint que
0 fr. 25 sur le k 1/2.
Les plus favorisés des fonds étrangers sont le h pour 100 or hon-
grois, qui de 80.50 est passé à 82 1/2, après avoir touché 77 au moment
de la guerre serbe, et le k pour 100 d'Autriche, qui a monté de 86.50
à 89. L'Italien, malgré la tranquillité qui a régné dans la péninsule,
et la bonne situation des finances du pays, n'a pu reprendre que le
cours de 98 ; parti de 99 à la fin de 188^, il était retombé très vive-
ment, cette première hausse ayant été trop rapide pour être bien so-
lide. Celle de 1885 paraît mieux assise. Les fonds russes sont aux
mêmes cours qu'il y a un an, à 102 le 5 pour 100 1877. L'Unifiée était
à 321 ; elle est aujourd'hui à 323.
Ont baissé, en 1885, l'Extérieure, de 60 à bk 1/2 à cause du choléra,
de la détresse financière et de la mort du roi ; le Turc de 2 points, une
fois la conversion effectuée; le 3 pour 100 portugais de 49 à /i5; le
6 pour 100 hellénique de /»15 à 330; et le 5 pour 100 serbe de /i28 à
/t05, par suite des événemens qui ont agité et agitent encore l'Europe
orientale.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
LA MORTE
DBRNlàEB PARTIS (1).
Vï.
Dès ce jour, M"® Tallevant fut installée au château, où elle reçut,
comme on peut le croire, l'hospitalité la plus confortable et la plus
cordiale. Introduite ainsi brusquement dans l'intimité de deux per-
sonnes d'une distinction supérieure, et dans un intérieur où ré-
gnaient de grandes recherches de somptuosité et d'élégance, cette
jeune fille n'y parut ni gênée ni déplacée. A la souplesse d'esprit
habituelle chez les femmes elle joignait une réserve et même une
sorte de dignité naturelle qui la mettaient de plain-pied au niveau
de la meilleure compagnie; son orgueil, qui n'était pas petit, la
tenait d'ailleurs sévèrement en garde contre des étonnemens ou
des gaucheries de provinciale. C'était seulement au jeu rapide de
ses paupières ou à l'intensité curieuse de son regard que se devi-
naient parfois ses surprises devant des raffînemens de luxe évidem-
ment nouveaux pour elle. Elle usait, du reste, avec une extrême
discrétion, surtout au commencement de son séjour, de la société
de ses hôtes. Elle passait, à différons intervalles, plusieurs hewes
dans la journée auprès du lit de Jeanne, la soignant, la pansant,
(I) Voyez la Revue du 15 décembre 1885 et du 4" janyier.
TOMB LXXIII. — 15 JANVIER 1886. W
2i2 REVUE DES DEUX MONDES.
après quoi elle se retirait dans sa chambre avec quelques livres
empruntés à la bibliothèque du château. Après les repas seulement,
suivant la couleur du temps, elle se promenait un moment dans le
parc entre Aliette et son mari, ou demeurait avec eux au salon. Elle
parlait peu et bien, dans une langue remarquablement précise et
ferme, laissant voir, sans affectation, un fonds de connaissances
très nourri, mais en même temps, sur toutes les matières, une sorte
d'indifférence souveraine et un peu ironique qui avait quelque chose
d'inquiétant. M. de Vaudricourt retrouvait dans ces occasions cette
nymphe des bois hautaine et railleuse qui l'avait bravé un matin
dans l'exercice de ses droits de propriétaire. — En d'autres circon-
stances, Aliette aurait pu se dire qu'une personne d'une aussi rare
beauté et d'une originalité aussi intéressante n'était pas de celles
qu'il peut être sage de mêler à sa vie de famille. Mais uniquement
préoccupée alors de la santé de sa fille, et à peine rassurée sur sa
vie, elle ne pouvait avoir, à l'égard de Sabine, que des sentimens
de reconnaissance ; elle ne se lassait pas d'admirer l'adresse gra-
cieuse de ses mains dans les soins qu'elle rendait à sa petite con-
valescente. — Un peu plus tard, quand elle eut l'esprit plus tran-
quille, elle parlait gaîment à son mari de l'impression particulière
que lui causait M"*" Tallevaut : — Je ne peux pas dire qu'elle me
plaise, disait-elle; plaire n'est pas le mot : elle me charme,., elle
me représente une magicienne... Remarquez-vous qu'elle marche
sans bruit? Ses pieds n'appuient pas... elle marche comme une
somnambule... comme lady Macbeth, je suppose! Mais c'est une
magicienne bienfaisante et une lady Macbeth sœur de chanté.
— Voilà bien ma femme, répondait Bernard : — Une magicienne !..
une lady Macbeth !.. Mon Dieu! c'est une belle institutrice, voilà
tout.
Cependant, grâce aux dévoûmens réunis de Sabine et du docteur
Raymond, grâce surtout à l'intervention assidue du docteur Talle-
vaut, la convalescence de Jeanne fut préservée des accidens redou-
tables qui suivent trop souvent les opérations du genre de celle
qu'elle avait subie. Au bout de trois semaines, M. Tallevaut déclara
que toute ombre de danger avait disparu, et qu'il n'y avait plus au-
cune raison pour que sa nièce prolongeât son séjour à Valmou-
tiers. Ce fut en vain que Bernard, en renouvelant toutes ses cha-
leureuses protestations de gratitude, essaya de lui faire accepter
des honoraires. — Non! dit-il, pour rien au monde!.. Je ne peux
même pas,., je ne suis plus de la profession,., je n'exerce plus que
par charité ou par amitié.
— Soit ! je retiens le mot, docteur, dit Bernard, et c'est entre
nous deux à la vie et à la mort.
LA MORTE. 243 >
— Pourtant, reprit M. Tallevaut, comme Aliette entrait dans le
salon, en fait d'honoraires, si M"^ de Vaudricourt me proposait de
m'embrasser, j'avoue que j'accepterais,., attendu que je l'aime
beaucoup.
— Oh ! de tout mon cœur, monsieur, s'écria la jeune femme en
accourant et en lui présentant ses deux joues l'une après l'autre.
On conçoit aisément que deux natures aussi généreuses que celles
de Bernard et d'Aliette ne devaient pas laisser tomber en oubli un
pareil service rendu avec un pareil désintéressement. Ils ne pou-
vaient manquer dès ce moment de s'ingénier l'un et l'autre pour
donner à M. Tallevaut et à sa nièce des preuves petites ou grandes
de la fidélité de leurs sentimens. Quant à M. Tallevaut personnelle-
ment, il était très difficile d'imaginer quelque moyen de lui être
agréable : tous ses goûts et tous ses plaisirs se concentrant dans
l'étude, les politesses en usage entre gens du monde ne pouvaient
guère que le déranger et le désobliger. C'était donc surtout et h
peu près uniquement à sa nièce qu'ils pouvaient adresser des témoi-
gnages directs de leur reconnaissance. M"® Tallevaut, quoique peu ex-
pansive, avait été naturellement amenée à parler avec quelque détail
à Aliette et à Bernard de sa famille, de sa mère depuis longtemps
frappée de paralysie, et de sa situation personnelle dans la maison
de M. Tallevaut. Elle avait même confirmé par quelques allusions
le bruit qui courait dans le public de son union projetée avec son
tuteur. Ce mariage, qui paraissait fixé à l'automne suivant, époque
de la majorité de Sabine, devait fournir aux Vaudricourt une heu-
reuse occasion de faire accepter à la jeune fille quelque riche sou-
venir. En attendant, elle fut, dès ce moment, comblée d'égards
particuliers, d'attentions quotidiennes et des plus gracieux procédés
de voisinage.
Aliette faisait de fréquentes visites à La Saulaye, et il lui arrivait
souvent d'emmener sa belle voisine à Valmoutiers pour un jour
ou deux. M. Tallevaut se prêtait volontiers à ces enlèvemens, bien
qu'ils le privassent par intervalles de son utile collaboratrice. Mais
il était heureux et flatté de l'intimité de sa fiancée avec une jeune
femme dont il avait vite apprécié la valeur morale. Il était heureux,
en même temps, de voir sa pupille sortir ainsi par échappées de
l'existence un peu austère dans laquelle il se reprochait quelquefois
de la confiner.
Parmi les distractions que M. et M™* de Vaudricourt s'empressè-
rent d'offrir à M"® Tallevaut, on pense bien que la chasse ne fut
pas oubliée. En lui annonçant qu'elle pouvait désormais chasser sur
ses terres et dans ses bois au fusil, au furet et même au collet
sans avoir à craindre le moindre procès-verbal, Bernard se plut à
2â4 REVUE DES DEUX MONDES.
lui rappeler leur piemière rencontre, insistant plaisamment sur
les sentimens de fureur vengeresse dont elle l'avait pénétré. Ce
souvenir la mit fort en gaîté : deux fossettes se creusèrent dans ses
joues brunes, pendant que ses lèvres s'ouvraient comme le calice
d'une belle fleur rouge en laissant voir la rangée fine et l'émail pur
de ses dents. — « C'est dommage, se dit à part lui M. de Vaudri-
court, qu'elle rie si rarement : car elle est étourdissante quand elle
rit! » — Malheureusement elle l'était aussi quand elle ne riait
pas.
M'^^ Tallevaut prit donc l'habitude de chasser assez souvent en
compagnie des châtelains de Valmoutiers, et elle essaya, sans
grand succès, de communiquer à Miette le secret de son sang-froid
et de son calme devant le gibier; en revanche, Aliette lui donnait,
avec le concours assidu de son mari, des leçons d'équitation dont
la jeune fi!le profitait merveilleusement. Bien faite, adroite et
hardie, elle avait tout ce qu'il fallait pour réussir et même pour
briller dans ce genre de sport, le costume de cheval mettant en relief
la pleine et svelte harmonie de ses formes. Une des plus belles bêtes
des écuries de Valmoutiers fut spécialement dressée pour elle
par le comte lui-même, et fut réservée pour son usage particulier,
en attendant que les circonstances permissent de la mettre dans sa
corbeille.
Ces rapports presque quotidiens, les incidens de chasse, les le-
çons d'équitation auxquelles se joignaient quelques leçons de valse
après le dîner, ne pouvaient manquer de faire naître pou à peu entre
M"^ Tallevaut et ses hôtes de Valmoutiers une certaine familiarité
enjouée. M. de Vaudricourt, surtout, sans s'écarter des formes les
plus respectueuses, n'avait pas tardé à prendre avec Sabine sa ma-
nière favorite de légère et perpétuelle raillerie. Mais, à cet égard, il
trouvait à qui parler, M"^ Tallevaut lui tenant parfaitement tête et
lui disputant la palme en fait de doux persiflages et de sous-entendus
ironiques ; sa voix grave et bien timbrée était très propre à mar-
quer la note sarcastique, qu'elle employait assez volontiers avec son
professeur de danse et d'équitation. — Il arrivait quelquefois
qu'Aliette étant retenue pour une raison ou pour une autre, Bernard
et Sabine partaient tous deux seuls pour la chasse ou pour une pro-
menade à cheval : quoiqu'ils fussent suivis d'un garde ou d'un do-
mestique, c'étaient là de véritables tête-à-tête, mais qui n'avaient
rien de choquant pour ceux qui savaient que M"® Tallevaut avait été
élevée dans la liberté d'allures des jeunes Américaines. Au surplus,
ce qui se passait dans ces tête-à-tête défiait la médisance : il n'était
guère question entre M. de Vaudricourt et M ^'^ Tallevaut que de dé-
tails hippiques ou cynégétiques, ou, quand ils quittaient ces sujets
LA MORTE. 245
spéciaux, c'était pour reprendre leur petite guerre d'escarmouches
inoffensives. Ainsi, Bernard remarquant la complète impassibilité
de Sabine devant l'agonie d'un chevreuil :
— J'ai peur, décidément, ma voisine, disait-il, d'après mille et
un symptômes, que vous n'ayez pas de cœur!
Elle lui jetait un regard rapide, et répondait tranquillement :
— Moi, d'après mille et un symptômes, j'ai peur que vous n'en
ayez trop !
Un autre jour : — Savez-vous, mademoiselle et chère voisine, ce
qui me plaît en vous?.. C'est que vous n'avez aucune des qualités
de la femme !
— Oui,., dit-elle, et vous espérez que j'en ai tous les défauts.
— C'est possible !
— C'est sûr !
Tel était le ton général de leurs innocens entretiens.
Cependant, deux ou trois mois s'étaient écoulés depuis la com-
plète guérison de la petite Jeanne sans que le comte de Vaudri
court eût manifesté à aucun degré le désir d'aller se refaire à Paris
des tristesses de la campagne. C'était en vain qu'Aliette l'y pous-
sait de temps en temps et lui rappelait le programme arrêté entre
eux à ce sujet. — Du moment que je ne m'ennuie pas, répondait
Bernard, il est inutile de me déplacer... Je m'acclimate,., je m'en-
croûte,., il faut me laisser faire,., il faut laisser opérer la cristal-
lisation... D'ailleurs, ma chère, puisque vous comptez vous-même
aller à Paris après Pâques, en avril, je puis très bien attendre
jusque-là.
Avril vint, et le voyage à Paris n'eut pas lieu. Il se trouva que,
vers cette époque, la santé d'Aliette, qui s'était longtemps ressentie
de la secousse de Saint-Germain, et que la maladie de sa fille avait
de nouveau ébranlée, donna quelques inquiétudes. La jeune femme
était devenue sujette à d'assez fréquentes défaillances, qui quelque-
fois tournaient à la syncope. Toutefois l'avis de M. Tallevaut, entiè-
rement conforme à celui du docteur Raymond, fut que le mal
n'avait aucune gravité, qu'il n'atteignait aucun organe vital, et qu'il
s'agissait seulement d'un état anémique, conséquence des anxiétés
épuisantes que M"*° de Vaudricourt avait récemment traversées.
Aliette insista pour ne rien changer à ses projets et pour aller à
Paris. Mais Bernard s'y refusa. — « Vous n'y alliez en réalité, lui dit-il,
que pour m'être agréable, et il ne me serait nullement agréable de
vous y traîner souffrante comme vous êtes... Soignez-vous, fortifiez-
vous, calmez vos pauvres nerfs, et nous ferons notre petit séjour à
Paris cet automne quand vous reviendrez de chez votre mère. »
M'""^ de Vaudricourt s'appliquait de son mieux à calmer ses pau-
2^6 REVUE DES DEUX MONDES.
vres nerfs, comme son mari avait la bonté de le lui conseiller,
mais il eût été très nécessaire qu'il lui aidât, et malheureusement,
— comme on l'a certainement deviné, — c'était tout le contraire.
Délivrée de toute alarme du côté de sa fille, et redevenue maî-
tresse de toute sa fine et sagace intelligence, il n'était pas possible
qu'Aliette tardât beaucoup à comprendre les inconvéniens et même
les dangers de l'intimité presque forcée qui s'était établie entre les
habitans de La Saulaye- et ceux de Valmoutiers. L'attachement
tout nouveau de son mari pour la vie de la campagne, sa répu-
gnance à s'en écarter, même pour quelques jours, avaient achevé
de lui ouvrir les yeux. Il était trop évident qu'il y était retenu par
quelque intérêt secret qui occupait désormais et amusait sa pensée.
]^me ^Q Vaudricourt se rendait compte avec clairvoyance de la sé-
duction particulière que devait exercer sur un esprit blasé comme
celui de Bernard, et surtout dans le désœuvrement de la cam-
pagne, la personnalité étrange de M"*" Tallevaut, — sa beauté ori-
ginale, sa force d'âme, son mystère. Elle ne la redoutait pas seule-
ment comme une femme qui pouvait lui enlever le cœur de son
mari; elle la redoutait comme un esprit ennemi, comme un être
ironique et malfaisant, une sorte de mauvais ange qui venait dé-
truire sa propre influence sur l'âme de son mari et mettre à néant
pour jamais tous ses rêves et toutes ses espérances d'épouse chré-
tienne. Elle n'ignorait pas que Sabine avait été élevée par son tuteur
dans la négation des croyances qui lui étaient chères, et, sans qu'elle
sût pourquoi, cette incrédulité affichée, qui la choquait à peine chez
le docteur Tallevaut, lui semblait odieuse et repoussante chez la
jeune fille.
Et pourtant que faire? M. Tallevaut avait sauvé sa fille d'une mort
certaine. M"*' Tallevaut avait pris elle-même une part active et dé-
vouée à cette œuvre de salut, — et ce n'était pas un des moindres
tourmens d'Aliette que cette lourde obligation de reconnaissance et
de bon accueil envers celle qu'elle regardait alors comme un génie
funeste introduit dans sa maison.
Tous ces sentimens contradictoires se mêlant et se confondant
dans l'âme d'Aliette la troublaient jusqu'au fond, et la condamnaient
à une contrainte si pénible et si continuelle que sa santé même en
était atteinte.
Pendant ce temps-là, M. de Vaudricourt, sans être aussi doulou-
reusement affecté, n'était guère plus tranquille. Les souffrances
jalouses et les appréhensions morales de sa femme n'entraient pour
rien dans ses agitations, car il ne les soupçonnait même pas. Abso-
lument dupe de la profondeur de dissimulation dont Aliette parta-
geait le privilège avec tout son sexe, il était de plus trop occupé
LA MORTE. 247
de M"" Tallevaut pour accorder quelque attention à tout ce qui
n'était pas elle. Gomme tous ceux qu'une passion de ce genre ab-
sorbe, il n'avait plus pour tout le reste qu'une indifférence distraite :
il ne voyait plus que sa passion, et il se persuadait, suivant l'usage,
qu'il était seul à la voir ; sa conduite et sa tenue envers sa dange-
reuse voisine étaient d'ailleurs, à ce qu'il lui semblait, irréprocha-
bles ; s'il profitait aussi souvent qu'il le pouvait des relations de voi-
sinage et d'intimité que le hasard des événemens leur avait imposées,
s'il recherchait avec un empressement soucieux toutes les occasions
de se rajiprocher d'elle, de sentir son contact, de boire ses rares
paroles, de respirer son souffle, — jamais un acte imprudent ni
même un seul mot inconsidéré n'avaient trahi son secret : il croyait
donc fermement en être seul maître, et véritablement, à l'exception
des deux personnes que ce secret intéressait le plus, — à savoir : sa
femme et M"" Tallevaut, — il était seul à le connaître. M. de Vau-
dricourt n'était, nous le savons, ni un enfant, ni un sot, ni un fou :
c'était même un esprit des plus ouverts et des plus avisés, mais il
était amoureux, il l'était passionnément, peut-être pour la première
fois de sa vie, et, en conséquence, la plus grande partie de ses facul-
tés intellectuelles subissait pour le moment une éclipse à peu près
totale.
Heureusement ses qualités morales demeuraient plus entières, et
il était loin de s'abandonner sans combat, sans luttes viriles, à sa
fatale passion. 11 ne se dissimulait nullement que l'amour de M"" Tal-
levaut lui était interdit par les lois les plus élémentaires, non-seu-
lement de la morale, mais de l'honneur : elle était la parente, la
pupille, la fiancée de l'homme dont la science et le dévoûment
avaient ressuscité sa fille. Il ne pouvait la détourner de ses devoirs
qu'en se rendant coupable envers cet homme de la plus vile ingrati-
tude et de la pins basse trahison. Il le savait, et il faisait en réalité
tout ce qui lui était possible pour échapper à ces abîmes de honte,
excepté la seule chose qu'il eût dû faire, et qui était de fuir!
Ne trouvant pas la force de se soustraire au charme dont la pré-
sence de cette belle et singulière fille l'enveloppait, il rassurait sa
conscience en se représentant précisément la puissance des obsta-
cles qui les séparaient. — Il aurait eu dans sa vie les émotions d'une
passion malheureuse, d'un désir inassouvi. S'il en souffrait plus ou
moins, cela le regardait. Du reste, il se ferait sauter la cervelle
plutôt que de manquer grossièrement, odieusement à celui qui avait
sauvé la vie de son enfant.
Comme pour redoubler et fortifier encore les impossibilités qui
se dressaient entre Sabine et lui, il se liait chaque jour plus intime-
ment avec M. Tallevaut, pour lequel il se prenait, en toute sincé-
24s REVUE DES DEUX MONDES.
rité, d'une estime et d'une sympathie croissantes. Il savait, par ses
gardes et par ses fermiers, que non-seulement M. Tallevaut répan-
dait chez les pauvres gens du pays des secours et des aumônes très
considérables relativement à sa modeste fortune, mais qu'il leur
faisait des sacrifices encore plus méritoires en leur donnant presque
chaque matin, en visites et en consultations, un temps précieux
dérobé à ses travaux. Il admirait d'autant plus chez son voisin cette
charité si discrète, si prodigue et si désintéressée, qu'il n'ignorait
pas avec quel attachement passionné il se consacrait à ses études
scientifiques et à l'œuvre capitale dans laquelle il devait les résu-
mer. Cette œuvre, qui se publiait depuis deux ou trois ans par
livraisons semestrielles, et dont les premiers fascicules lui avaient
déjà valu la plus haute sanction de l'Institut, était une sorte de
précis historique du progrès des sciences naturelles depuis le com-
mencement jusqu'à la fin de ce siècle, et avait pour titre : Inven-
taire scientifique du A'IX^ siècle. L'idée seule d'une pareille entre-
prise, réalisée dans ses conditions nécessaires de développement
et de méthode, a quelque chose d'écrasant pour la pensée. M. Talle-
vaut s'y était voué dès sa première jeunesse avec l'enthousiasme
d'un apôtre, car il n'aimait pas seulement la science pour les pro-
fondes joies intellectuelles qu'elle lui procurait : il l'aimait d'un
amour presque pieux en raison des grands résultats qu'il en atten-
dait pour l'avenir moral et religieux de l'humanité.
Chose étrange! quoique ce missionnaire de la science et de la
libre pensée ne pût être pour M*"'' de Vaudricourt qu'une sorte de
nihiliste dangereux, elle n'en sentait pas moins pour lui un faible
de cœur ; et de même le docteur Tallevaut, malgré ses hautaines
préventions laïques, ne se défendait pas d'une prédilection affec-
tueuse pour sa très catholique voisine. Il semblait que ces deux
êtres excellens fussent tous deux rapprochés par leurs vertus. con-
tradictoires, mais également supérieures. A la vérité, M. Tallevaut
s'abstenait sévèrement, devant Miette, de tout propos qui eût pu
blesser ses croyances. Il ne gardait pas, naturellement, la même
réserve avec Bernard, dont il avait vite deviné l'entière liberté
d'esprit.
Quand Sabine était installée momentanément au château , son
tuteur y venait quelquefois dîner ; il s'en retournait le plus souvent
à pied, et il n'était pas rare que M. de Vaudricourt l'accompagnât
pendant une partie de la route. Dans ces tête-à-tête assez fréquens
et assez prolongés, leurs entretiens prenaient de plus en plus le
ton de l'intimité et de la confidence amicale. Ils tombèrent plus
d'une fois sur la question religieuse, et ce fut un étonnement pour
Bernard de trouver le langage de M. Tallevaut sur ces matières
LA. MORTE. 249
aussi différent de la raillerie voltairienne que de la grossière fureur
anticléricale. Il y apportait la gravité, le respect et la douceur d'un
grand esprit qui est au-dessus de toute passion haineuse. Il y appor-
tait même un accent profondément religieux : car il avait sa foi,
et comme elle était chez lui sincère et enthousiaste, il se laissait
entraîner à une certaine ardeur de prosélytisme. Ce qu'il admet-
tait le moins, en fait de religion, c'était l'indifférence, et il essayait
de faire entendre à Bernard sur ce sujet des vérités assez déli-
cates, que celui-ci acceptait toutefois cordialement, la bonté affec-
tueuse de la forme tempérant suffisamment l'austérité du fond. — a II
était donc, suivant M. Tallevaut, indigne d'un homme de renoncer
à toute croyance idéale parce qu'il avait perdu l'idéal chrétien : il
fallait, de toute nécessité, s'attacher à une croyance idéale, si Ton
ne voulait pas se rapprocher peu à peu de l'animalité... Un homme
bien né, qui ne croit plus à rien et qui s'y résigne, se trouve en-
core soutenu quelque temps par l'impulsion première de son édu-
cation, par les convenances extérieures de sa classe sociale; mais,
en réalité, le sentiment du devoir et de la dignité morale, ne repo-
sant plus sur rien, s'efface chez lui de plus en plus : il n'a plus
qu'un objectif dans la vie, celui des faciles et basses jouissances; il
descend ainsi peu à peu, sous son vernis civilisé, à l'échelle mo-
rale du nègre, et dans cette chute, à mesure qu'il vieillit, il tombe
plus bas... Son intelligence même se déprime et s'abaisse: il ne
prend plus des choses de l'esprit que ce qu'elles ont de plus futile,
de superficiel, et en quelque sorte de matériel... En fait de lec-
ture, il ne lit plus que des romans ou des journaux; en fait de
théâtre, il n'a plus de goût que pour les œuvres d'un ordre infé-
rieur, pour les spectacles qui s'adressent presque uniquement aux
sens... N'est-ce pas l'histoire des hommes ou des peuples qui ont
perdu tout idéal ?
« Le sentiment religieux, la croyance à un idéal, pouvaient seuls
donner à l'homme la volonté, la force et le goût de remplir noble-
ment sa destinée en consacrant sa vie au culte du bien, du vrai, du
beau, — et il dépendait de tout homme intelligent d'arriver à cette
croyance idéale par la contemplation et l'étude de la nature, c'est-
à-dire par la science. — C'était donc par la science qu'on devait
parvenir à combler le vide effrayant que laissaient dans le monde
moral les anciennes religions épuisées. C'était par la science que
M. Tallevaut s'était élevé lui-même à cette foi qui le soutenait dans
son rude labeur scientifique, lequel était en même temps une
œuvre de propagande : le bien qu'il faisait autour de lui, c'était
la science qui le lui inspirait. »
Quelle était, en réalité, cette religion philosophique oîi il puisait
250 REVUE DES DEUX MONDES.
son courage et ses vertus? Il l'expliquait à Bernard avec une élo-
quence et une élévation de langage dont nous ne disposons pas ;
aussi devons-nous nous borner à en résumer brièvement la théorie.
M. Tallevaut avait été amené, par le cours de ses études, à cette
conviction que l'œuvre divine de la création se poursuit indéfini-
ment dans l'univers ; que tout être intelligent peut contribuer et
collaborer en quelque sorte pour sa part à cette œuvre de perfec-
tion et d'harmonie progressives ; que c'est son devoir de le faire, et
qu'il doit trouver dans le pur accomplissement de ce devoir et dans
la conscience de servir à un but supérieur la récompense et là joie
de sa vie.
— Mais, disait Bernard, puisqu'il s'agit de suppléer aux reli-
gions qui s'éteignent, espérez-vous donc, docteur, convertir jamais
la masse humaine, le peuple, en un mot, à votre religion philoso-
phique, dont je ne nie pas la grandeur, mais qui exige une si forte
initiation intellectuelle?
— Je n'ai pas cette illusion, répondait le docteur Tallevaut ; mais
cela est inutile : il suffira de convertir une élite, une élite qui de-
viendra un jour assez importante pour dominer la foule et la con-
traindre au devoir par l'autorité morale ou par la force.
— r Mais, docteur, reprenait Bernard en riant, savez-vous que
vous êtes un terrible aristocrate?
— Assurément. M'avez-vous donc pris pour un démagogue j)arce
que je suis un homme de science? C'est une idée singulière,
quoique fort répandue. Elle est le contraire de la vérité. La science
est l'ennemie naturelle de la démocratie, parce qu'elle est l'en-
nemie naturelle de l'ignorance, — et encore plus de la médiocrité...
Or, que peut laire la démocratie si ce n'est d'élever les ignorans
au rang de médiocres? C'est un affreux progrès ! — Pour moi, j'ai
pitié des ignorans, des faibles, des misérables ; mais, quant à flat-
ter leurs passions ou à subir leur domination, jamais !
Puis, revenant à ses sentimens religieux :
— Croyez-moi, mon ami, disait-il, il y a une douceur infinie à
sentir qu'on est dans la vérité et qu'on marche pour ainsi dire la
main dans la main de l'Éternel, parce qu'on fait son œuvre avec
lui... C'est ainsi que je vis, pour mon compte, dans une sérénité
qui a, je puis le dire, quelque chose de paradisiaque... Si elle est
quelquefois troublée, c'est uniquement par la crainte de ne pouvoir
mener jusqu'au bout l'œuvre à laquelle j'ai voué mon existence.
— Pourquoi de pareilles craintes, mon cher docteur? Vous êtes
dans toute la force de l'âge.
— Sans doute. Mais... Ars longa, vita brevis... Et puis, j'ai
la tête un peu grosse et le cœur aussi,., de sorte que je suis forcé
LA AIORJ'E. 251
de limiter mes heures de travail... C'est ma seule tristesse au
monde !
VII.
Dans la soirée même où le docteur Tallevaut et Bernard avaient
ensemble, sur le chemin de La Saulaye, l'entretien dont nous ve-
nons de rapporter les derniers traits, M™^ de Vaudricourt, après
avoir fait un peu de musique à la prière de Sabine, se trouva fati-
guée, s'excusa auprès de la jeune fille en l'embrassant comme elle
avait coutume de le faire chaque soir, et monta chez elle. On était
alors au milieu du mois de mai : la journée avait été particulière-
ment douce et belle, et la soirée ne l'était pas moins. Aliette, avant
de se défaire pour la nuit, s'était accoudée sur une des fenêtres de
sa chambre pour respirer les vagues senteurs que répandaient dans
l'air les verdures nouvelles, les premières violettes et les muguets
des bois, bur le feuillage naissant des futaies et sur l'étendue des
campagnes, le ciel, étincelant d'étoiles, versait une blanche lueur
sidérale. Au milieu de la contemplation rêveuse où elle s'absor-
bait, la jeune châtelaine de Valmoutiers eut tout à coup un léger
tressaillement : elle venait d'apercevoir l'ombre élégante de M"® Tal-
levaut, traversant une allée du parc, et se dirigeant vers une ave-
nue qui aboutissait, en Jibrégeant la route, à une petite distance
de La Saulaye.
... Il était environ onze heures du soir quand M. de Vaudricourt,
ayant quitté le docteur Tallevaut, et revenant à Valmoutiers à tra-
vers ses bois, entrevit dans la pénombre pâle de l'avenue une femme
qui s'avançait vers lui, marchant d'un pas souple et silencieux, les
coudes au corps, la tête et le buste drapés dans une mantille à
l'esjKignole. — Il la reconnut aussitôt, c'était celle dont, en ce mo-
ment môme, il évoquait l'image troublante dans le cadre enchanté
de cette nuit de printem|)s. L'émotion fut si violente que son cœur
s'arrêta brusquemerit, comme cabré ; puis il bondit avec une forte
secousse et reprit son cours.
Us furent bientôt à quelques pas l'un de l'autre : — Comment!
mademoiselle, dit Bernard du ton le plus tranquille, c'est vous?..
J'ai cru que c'était votre fantôme!
— Non, répondit Ut jeune fille avec le même calme, ce n'est pas
mon fantôme! c'est moi-même... La beauté de la soirée m'a ten-
tée, — et j'ai pris cette avenue avec le vague espoir de vous ren-
contrer.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne crois pas ça... Je crois que vous êtes sortie pour cueillir
des herbes magiques dans la forêt à la clarté des étoiles.
— Comme une sorcière ?
— Comme une jeune et belle sorcière.
— Trop de bonté! — Nous retournons, n'est-ce pas?
— Si vous voulez !
— Mais, naturellement, je le veux.
Elle reprit alors le chemin du château en compagnie de M. de
Vaudricourt. Elle paraissait, contre son ordinaire, éprouver un léger
embarras, étant et remettant un de ses gants avec distraction :
— C'est incroyable , dit-elle, tout ce qu'on entend de bruits
étranges dans les bois, la nuit.
— Est-ce que vous avez eu peur ?
— Quelle plaisanterie? — Non,., mais il m'a semblé une ou deux
fois entendre marcher dans le taillis.
— Très possible. Nous ne manquons pas ici de braconniers.
— Ni de braconnières, dit-elle en riant.
— Les braconnières, je m'en console! dit Bernard du même ton...
Voulez-vous mon bras, mademoiselle?
— Non ; merci !
Il y eut une minute de silence, puis elle reprit :
— De quoi avez-vous parlé avec mon tuteur ?
— Mais de choses fort sérieuses ; — de science, de philosophie,
de religion.
— Ça ne peut, dit-elle, que vous faire du bien.
— Je l'espère, dit Bernard : mais, jusqu'à présent, je ne fais que
sentir plus amèrement la distance qui me sépare d'un homme comme
votre tuteur... Si j'avais comme lui consacré ma vie à l'étude, à la
science, au lieu de la dissiper dans de stupides plaisirs, j'en serais
meilleur et plus heureux.
— Croyez-vous, monsieur de Vaudricourt?.. Meilleur, c'est pro-
bable,., car ce ne serait pas difficile,., mais plus heureux, j'en doute
un peu... Moi, j'ai beaucoup étudié, vous savez,., il n'y a pas une de
ces constellations là-haut dont je ne connaisse le nom, l'ordre et la
marche, — il n'y a pas un insecte endormi dans ces taillis dont je ne
connaisse le mystérieux organisme, et le genre, et l'espèce, et les
mœurs , — pas une pierre dans ce chemin dont je ne puisse vous
dire l'âge géologique,., pas une mousse, ni une goutte de rosée
que je ne puisse vous analyser avec la dernière exactitude... et je
ne suis pas du tout convaincue que j'en sois plus heureuse, ni même
meilleure !
— Vous seule sous le ciel, je crois, savez ce qui se passe dans
votre tête et dans votre cœur.
LA MORTE. 253
— Peut-être bien.
— Mademoiselle Tallevaut?
— Monsieur de Vaudricourt?
— Puis-je me permettre de vous demander, au milieu de cette
solitude, quelle est votre religion?
— Mais celle de mon tuteur, naturellement.
— Et vous pensez qu'elle vous suffirait pour résister à toutes
les tentations de ce monde, même aux plus puissantes, même aux
plus terribles?
— Jusqu'ici elle m'a suffi.
— Vous devriez bien alors, mademoiselle, me la faire partager,.,
car votre oncle, malgré sa conviction et son éloquence, n'y est pas
encore parvenu,., et jamais cependant je n'aurais eu plus grand
besoin de la sûreté et de la fermeté de conscience que peut seule
donner une croyance supérieure.
— Vous voulez sérieusement, monsieur de Vaudricourt, que je
vous prêche ma religion?
— Tout à fait sérieusement.
— Cela ferait trop de peine à votre aimable femme.
— Ma femme, dit gravement Bernard, sait que je suis éloigné de
ses croyances et que je n'y reviendrai jamais.
— Non ! répéta M''*" Tallevaut, cela lui ferait trop de peine,., et
je l'aime beaucoup, votre femme,., beaucoup! — De plus, j'aper-
çois les lumières du château, et le temps nous manquerait,., car ça
ne doit pas être une petite affaire que de vous convertir... Et puis...
— Et puis,., quoi!
— Vous n'êtes pas initié... Vous ne comprendriez pas.
— Merci bien,., mais essayez toujours,., j'aime tant votre voix!..
Quand je n'entendrais pas les paroles, la musique suffirait !
— Monsieur de Vaudricourt, ne me dites pas de douceurs, vou-
lez-vous? J'aime mieux vos impertinences,., et j'aime à vous les
rendre,., parce qu'en réalité c'est le seul ton possible et conve-
nable entre nous deux,., vous me comprenez, n'est-ce pas?
Elle avait relevé la tête vers lui, et, la bouche entrouverte par
son sourire de sphinx , elle lui montrait son beau visage, que les
clartés du ciel pâlissaient.
Il s'arrêta, se pencha un peu sur elle, et la couvrant d'un regard
passionné :
— Sabine! dit-il d'une voix sourde, pourquoi faut-il qu'il y ait
des abîmes entre nous ?
Comme pour le gronder et le calmer, elle posa sa main nue sur
celle de Bernard : — Voyons, monsieur ! dit-elle doucement.
Il retint sa main, qui était un peu grande, mais d'une forme
254 REVUE DES DEUX MONDES,
admirable : — Bien heureux, murmura- t-il, celui qui s'appuiera à
jamais sur cette main si belle, si douce, si brave! — Et, dans un
mouvement soudain, il y attacha ses lèvres ardemment.
Elle la retira vivement, et, se jetant en arrière :
— Ah! dit-elle d'une voix étouffée, une fille sans défense!., qui
se fie à vous !
— Pardon!
— Me suis-je donc trompée? N'êtes-vous pas homme d'honneur?
— Vous y pouvez compter.
— JNous verrons !
Ils reprirent leur marche en silence et rentrèrent au château sans
avoir échangé une parole de plus.
... Un peu plus tard. M"*® de Vaudricourt y rentrait elle-même
par la porte de son escalier particulier, qu'elle avait laissée ouverte
en sortant.
Le petit séjour que Sabine venait de faire à Valmoutiers se ter-
minait le lendemain. Le docteur Tallevaut, étant venu chercher sa
nièce dans la soirée, trouva M™® de Vaudricourt plus souffrante que
de coutume. Elle avait eu , depuis la veille, plusieurs défaillances.
Elle n'avait pu dîner. Le docteur l'interrogea, l'examina et l'ausculta
avec un redoublement d'attention. 11 confirma de nouveau le dia-
gnostic du docteur Raymond en assurant que le mal n'avait point
de gravité et qu'il s'agissait de simples désordres nerveux. Il ordonna
de continuer le régime des toniques, de l'exercice modéré et de l'ali-
mentation substantielle.
Toutefois, avant de partir avec Sabine, il entraîna M. dé Vaudri-
court dans une allée retirée du parc : — Mon cher voisin, lui dit-il,
il faut que vous m'excusiez : je vais aborder des questions fort
délicates, mais je crois que c'est mon devoir de médecin et d'ami.
— Grand Dieu! s'écria Bernard ! Est-ce que ma femme?..
— Non ! il n'y a rien ! . . mais cet état d'anémie se prolonge au-delà
de mes prévisions... M""® de Vaudricourt a eu tout le temps de se
remettre des émotions qui l'ont éprouvée pendant la maladie de
Jeanne... Il semble donc qu'il y ait ici une autre cause... Je ne vois
dans la vie de M"'^ de Vaudricourt que des élémens de bonheur...
Sans parler des agrémens et des jouissances d'une grande fortune,
elle a un mari excellent, une fille charmante, une famille et des
amis qui l'adorent et avec tout cela elle a la maladie d'une femme
malheureuse,., d'une femme qui souffre moralement,., qui a quelque
grand chagrin... Voyons,., soupçonnez-vous quelque chose... dont
elle pourrait se tourmenter ?
— Ah! mon Dieu! oui! dit Bernard, avec l'accent d'une sincère
LA MORTE. 255
tristesse, ce qui la tourmente, c'est ce qui a fait, depuis notre ma-
riage, le trouble et l'amertume de nos deux existences... Vous con-
naissez aussi bien que moi la piété, la foi ardente de ma femme,
vous avez assez compris que je ne la partage pas... Or le rêve de ma
femme, depuis le premier jour, aétéde me ramener à sa croyance...
cette idée fixe l'obsède... Elle s'est figuré que c'étaient les distrac-
tions, les dépravations de Paris qui m'empêchaient de revenir à la
religion... J'ai quitté Paris pour lui ôter ce souci, et Dieu sait ce
qu'il m'en a coûté !.. Elle s'aperçoit que je ne suis pas plus croyant
à la campagne qu'à la ville,., et, sans doute, le désespoir la prend,.,
car je ne puis vraiment imaginer d'autre explication à la souffrance
morale dont vous la croyez atteinte... Mais enfin, physiquement,.,
aucun danger, n'est-ce pas ?
— Je n'en vois aucun.
— Ah! docteur! savez-vous qu'il devient bien difficile, quelque
bonne volonté qu'on y mette, d'être heureux en ménage?.. Gom-
ment faire?.. Généralement, aujourd'hui, un homme qui se marie
n'a plus la foi... S'il épouse une jeune fille élevée à la moderne,
c'est-à-dire à la diable, il risque fort d'épouser une petite courti-
sane ;.. s'il épouse une personne élevée dans les traditions anciennes,
il n'a intellectuellement rien do commun avec elle,., le mariage
n'est plus qu'un divorce moral! — L'institution serait-elle donc
périmée et le mieux ne serait-il pas d'y renoncer?
— Le mieux, mon cher ami, dit le docteur Tallevaut, serait de
donner aux femmes une éducation plus conforme au temps où nous
vivons et plus en harmonie avec l'état de nos connaissances,., ce
serait de substituer dans leur esprit un idéal nouveau à l'idéal chré-
tien... C'est ce que fera l'avenir,., c'est ce qu'on , fait même dès à
présent,., et, si vous me permettez de le dire, c'est ce que j'ai fait
moi-même dans ma maison... Il est vrai que le hasard des circon-
stances m'a favorisé : il m'a remis entre les mains cette enfant que
vous connaissez... Son père était mort ruiné,., sa mère, peu de
temps après, était frappée de j)aralysie,.. l'enfant n'avait plus que
.moi,., elle était confiée à ma direction exclusive,., elle était heu-
reusement douée,., j'ai donc pu l'élever à mon gré, dans mes prin-
cipes, et la former peu à peu pour être un jour la comf)agne de ma
vie et de ma pensée... Je n'ai pas besoin d'ajouter que j'ai attendu
avant de l'épouser qu'elle fût en âge d'agir en pleine liberté, et que,
pour le cas où ses sentimens n'auraient pas été d'accord avec les
miens, j'avais assuré son avenir.
— Cela est digne de vous, dit Bernard... Mais je vous ferai ob-
server que M"" Sabine est une intelligence d'élite... Les femmes
comme elle ne pourront jamais être qu'une exception.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je crois le contraire,., je crois que, dans un avenir assez pro-
chain, le type intellectuel et moral de Sabine, certainement excep-
tionnel aujourd'hui, deviendra le type à peu près général de la jeune
fille... Il faut admettre cette espérance, si l'on ne veut pas admettre
l'hypothèse invraisemblable du retour à une religion révélée ; car
hors de ces deux conditions, le mariage, qui est une nécessité so-
ciale, cesserait d'être viable.
M. Tallevaut et Bernard rejoignirent Sabine, qui, ayant fait ses
adieux à Aliette, les attendait devant le perron. Le temps continuant
d'être magnifique, elle avait préféré retourner à pied. On se mit
donc en marche dans la direction de La Saulaye, et M. de Vaudricourt
accompagna ses hôtes jusqu'à moitié route. Quand il les eut quittés,
Sabine suivit quelque temps son chemin en silence à côté de son
tuteur ; puis tout à coup le timbre grave et harmonieux de sa voix
résonna doucement dans la nuit.
— Mon oncle, dit-elle, je crains que M™^ de Vaudricourt ne soit
sérieusement malade... INe le pensez-vous pas?
— Mais non, mon enfant, Dieu merci!.. On ne meurt pas de
rien.
— Elle a eu tantôt une syncope si complète et si prolongée que
j'ai eu peur.
— Oui,., rien d'effrayant comme une syncope,., et, cependant,
quand il n'y a pas d'affection organique, c'est un accident sans gra-
vité. — M°^® de Vaudricourt n'a rien au cœur,., c'est de l'anémie,
simplement.
— Mais, mon oncle, n'ai-je pas lu, — je ne sais où, — que cer-
tains cas d'anémie ont eu des terminaisons fatales?
— Sans doute, . . on a vu des anémiques épuisés périr brusquement
dans une syncope,., mais ce sont des cas infiniment rares, — et avec
une constitution à peine atteinte comme celle de M""^ de Vaudri-
court, — presque impossibles...
— C'est qu'elle dit qu'elle est sujette à ces accidens depuis long-
temps déjà...
— Oui,., pauvre petite femme!., c'est un esprit tourmenté,.,
elle se fait des chimères.
— Alors vous n'êtes pas inquiet?
— Pas du tout, — jusqu'à présent.
— Tant mieux, mon oncle.
Ils étaient alors arrivés devant la grille de La Saulaye, et leurs
ombres se perdirent dans l'épaisse obscurité projetée par les grands
saules.
A la fin de la même semaine, quelques amis de Paris, attirés
par la beauté de la saison, venaient passer trois ou quatre jours à
LA MORTE. 257
Valmoutiers. C'était la vieille amie de Bernard et d'Aliette, la du-
chesse de Gastel-Moret, qui s'était mise à la tête de cette caravane.
Les lettres d'Aliette et de son mari l'avaient naturellement tenue
au courant de la m:dadie de la petite Jeanne et des incidens de sa
miraculeuse guérison. A peine arrivée, elle manifesta la curiosité de
connaître cette jeune voisine dont on lui avait dépeint l'étrange
personnalité : — Et votre belle juive, dit-elle à Bernard, est-ce que
nous ne la verrons pas ?
— Quelle juive, ma chère duchesse?
— Mais celle rjui a soigné Jeanne ?
— M'^" Tallevaut?.. Mais elle n'est pas juive?
— Vraiment?.. Moi, je la croyais juive,., probablement à cause
de ces belles juives à turban, qui faisaient de la médecine au moyen
âge... et qui pansaient les chevaliers blessés, comme Hébecca dans
Ivanhoe... Enfin, juive ou non, elle m'intéresse... Est-ce qu'on ne
peut pas la voir ?
Pour complaire à la duchesse, une voiture fut envoyée à La Sau-
laye avec un billet rédigé par Aliette, et adressé au docteur Talle-
vaut. Elle s'excusait de lui enlever encore une fois sa nièce pour la
faire profiter d'une aimable visite qu'elle venait de recevoir.
Sabine arriva dans l'après-midi et obtint auprès des hôtes pas-
sagers de Valmoutiers le succès de beauté et de distinction originale
qu'elle méritait. — C'était, dit la duchesse, la Vénus sévère.
Cependant, M""* de Vaudricourt, que ses empressemens de maî-
tresse de maison avaient apparemment fatiguée, éprouva dans la
matinée du lendemain, à l'heure de son lever, une crise de faiblesse,
et dut se résigner, sur l'avis du docteur Raymond, à garder sa
chambre. Elle n'y reçut dans la journée que son mari, M"^ Talle-
vaut et la duchesse, laquelle, n'aimant pas à s'ennuyer, repartit le
soir même pour Paris avec ceux qu'elle avait amenés.
M '" Tallevaut se disposait elle-même à retourner chez son oncle
quand, au moment de son départ, Aliette fut prise d'une nouvelle
syncope qui se prolongea pendant plusieurs minutes et qui effraya
beaucoup son mari. Il pria instamment Sabine de rester au château
et, n'osant envoyer chercher M. Tallevaut, dont il craignait de fatiguer
la complaisance, il appela le docteur Baymond. Celui-ci constata que
cette dernière syncope si rebelle avait laissé le pouls un peu plus faible
et moins régulier que de coutume. Il ne vit d'ailleurs aucun sym-
ptôme inquiétant dans l'état de la malade ; il prescrivit simplement
de continuer, en augmentant un peu les doses, la médication tour
à tour tonifiante et calmante à laquelle M"® de Vaudricourt était
soumise, et dont le vin de quinquina, l'éther, et la valériane for-
maient les principaux élémens.
TOME LXUII. — 1886. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
. Le lendemain, quoique M'"*^ de Vaudricourt eût encore pu se lever,
les demi-défaillances se répétèrent dans la journée, avec des inter-
mittences d'agitation et de profond malaise. — Vers le soir, elle
tomba de nouveau dans un complet évanouissement dont on eut
peine à la faire revenir. — Quand elle eut repris connaissance, elle
demanda sa fille, qu'elle n'avait pas vue depuis la veille; elle lui
sourit en secouant doucement sa tête affaiblie, l'embrassa longue-
ment, et dit à l'enfânt tout étonnée de voir des larmes sur les joues
de sa mère : — Va jouer, ma chère petite !
M. de Vaudricourt et Sabine, secondés activement par la vieille
bonne Victoire, toujours présente, se relayaient jour et nuit dans
la chambre d'Aliette, et la soignaient avec un égal dévoûment, en
affectant de lui laisser voir une entière sécurité d'esprit. — M. de
Vaudricourt, cependant, commençait au fond du cœur à se troubler
profondément, et, s'étant ménagé quelques minutes de tête-à-tête
avec Sabine : — Mais enfin, mademoiselle, lui dit-il, êtes-vous sûre
qu'on ne se trompe pas ? Je ne puis avoir que la plus absolue con-
fiance dans le diagnostic du docteur Tallevaut,.. et, cependant, je ne
puis m'empêcher de voir de grands changemens,.. une grande alté-
ration du visage... Est-ce que cela ne vous frappe pas?
— Mon Dieu 1 monsieur, dit M'^^ Tallevaut, je ne puis que me
rappeler,., et que vous répéter ce que mon oncle me disait il y a
deux jours : elle n'a aucun organe atteint, et on ne meurt pas de
rien.
Elle le laissa dans la cour du château, où il marcha quelque
temps à grands pas autour de la pelouse. — Tout à coup il vit pa-
raître à l'entrée de la grille le curé de Valmoutiers, qui arrivait
avec une hâte évidente; en même temps il aperçut la vieille Victoire,
qui, du haut du perron, semblait surveiller son arrivée.
— C'est vous, malheureuse, s'écria-t-il violemment, qui avez fait
venir le prêtre ?
— Oui, monsieur, répondit-elle en le regardant avec fermeté.
— Est-ce que madame l'a demandé ?
— Non, monsieur, mais, quoi qu'on dise, je trouve madame très
mal...
— Mais c'est vous, misérable, qui allez la tuer en lui donnant
une^émotion pareille !
Avant que Victoire eût pu répondre, l'apparition soudaine de
M'^" Tallevaut sur le seuil du vestibule mit fin brusquement à cette
discussion.
— Monsieur, dit Sabine avec une gravité un peu émue, je crois
devoir vous prier d'envoyor chercher mon oncle sans retard.
M. de Vaudricourt l'interrogea d'un coup d'œil rapide et poussa
LA, MORTE. 259
une douloureuse exclamation, en joignant les mains avec éclat; un
domestique prit aussitôt ses ordres et courut aux écuries.
Se tournant alors vers le curé de Valmoutiers :
— Monsieur le curé, dit Bernard, veuillez me suivre,., mais
permettez-moi, je vous prie, de prévenir ma femme.
Le prêtre s'inclina.
Bernard monta chez Aliette. — Elle était couchée sur sa chaise
longue, et elle paraissait sommeiller : elle entr' ouvrit les yeux
quand son mari entra.
— Ma chère enfant, dit-il en lui prenant une main qu'elle lui
abandonna, je viens de gronder votre vieille Victoire,., elle perd
vraiment la tète... Malgré les assurances répétées des médecins,
elle s'est effrayée de vous voir un peu plus souffrante aujourd'hui,
et elle a fait appeler notre curé:. . est-ce que vous voulez le recevoir ?
— Je vous en prie. — Elle soupira péniblement et attacha sur
son mari ses grands yeux, remplis d'une détresse si poignante et
si étrange qu'il sentit la moelle de ses os se glacer.
Il ne put s'empêcher de lui dire avec une profonde émotion :
— Est-ce que vous ne m'aimez plus, Aliette?
— Toujours ! murmura la pauvre enfant.
Il se pencha sur elle et lui mit au front un long baiser. — Elle
vit des larmes s'échapper des yeux de son mari et parut comme
surprise.
Il retourna aussitôt à la porte, fit signe au prêti*e qui l'attendait
sur l'escalier, et se retira.
Fendant une demi-heure mortelle, M. de Vaudricourt se promena
dans le grand salon de son château, s'arrêtant à toute minute de-
vant les fenêtres qui donnaient sur la cour. M"* Tullevaut, silen-
cieuse et très pâle, était assise près d'un guéridon et s'y tenait
accoudée, dans sa pose femilière, la tête dans sa main. — De temps
à autre, Bernard laissait échapper dans son agitation des paroles
entrecoupées et confuses :
— Mais ce n'est pas possible !.. De quoi mourrait-elle ?.. C'est la
foudre!.. Non ! ce n'est pas possible !
— Attendons mon oncle, répondait simplement Sabine.
On vint avertir M. de Vaudricourt, comme il en avait donné
l'ordre, que le curé avait quitté la chambre de sa femme. — Il y
remonta aussitôt et Sabine l'y suivit. Mais Aliette, qui paraissait
très absorbée, ne sembla pas les voir. Elle prit cependant de la main
de son mari la potion qu'il lui présentait. Victoire dit à Bernard
que le curé, sur la prière de la malade, devait revenir un peu plus
tard dans la soirée avec les sacremens.
Vers sept heures, le docteur Tallevaut arriva ; dès qu'il se trouva
260 REVUE DES DEUX MONDES.
en face d'Aliette, une expression de stupeur passa sur son visage,
comme un nuage rapide. Puis reprenant subitement l'impassibilité
professionnelle, il souleva le bras glacé de la jeune femme, toucha
son pouls à peine sensible, contempla un moment ses traits déco-
lorés, ses yeux à demi voilés, et lui murmura en s'inclinant sur
elle quelques paroles d'encouragement très douces et très tendres,
comme s'il eût parlé à un enfant.
11 emmena alors Bernard dans un boudoir contigu à la chambre
et lui serrant la main avec force :
— Monsieur, lui dit-il, je vous demande pardon!.. C'est une
chose affreuse à vous dire,., mais ma misérable science a été en
défaut,., et maintenant elle est impuissante,., votre femme va
mourir ! . .
Un cri retentit dans la chambre, puis un bruit de sanglots! —
M. de Vaudricourt s'élança éperdu...
Aliette était morte !
Après la première heure de désordre et d'affolement, M. de Vau-
dricourt sortit de la torpeur et de l'espèce d'égarement où l'avait
plongé une catastro})he si inattendue et si soudaine pour poser brus-
quement au docteur celte question :
— Mais, enfin, de quoi est-elle morte?
— Elle est morte d'un arrêt du cœur... — et M. Talievaut lui ex-
pliqua brièvement que les affections anémiques avaient quelquefois
ce dénoûment fatal, mais dans des cas si rares, si exceptionnels
qu'ils déjouaient toutes les prévisions de la science. — 11 ajouta
qu'il se reprocherait cependant éternellement de n'avoir pas tenu
compte même de l'invraisemblable, même de l'impossible, quand
il s'agissait d'une santé et d'une vie si précieuses.
11 était onze heures du soir quand le docteur Talievaut et sa nièce
prirent congé de leur hôte. Un coupé les attendait au bas du per-
ron. Sabine y prit place à côté de son oncle : absorbés tous deux
dans leurs pensées, ils arrivèrent à La Saulaye sans avoir échangé
un seul mot. Le coupé roula sourdement autour de la sombre pièce
d'eau et les déposa devant le seuil du cottage.
VIIL
Suivant son usage quotidien, M. Talievaut conduisit sa pupille jus-
qu'à la porte de sa chambre, l'embrassa sur le front en lui serrant
la main et entra chez lui.
LA MORTE. 261
Environ une heure et demie plus tard, quand il put croire Sa-
bine endormie, le docteur Tallevaut, qui ne s'était point couché,
sortit de sa chambre avec une extrême précaution, traversa le long
couloir et descendit l'escalier. Le bougeoir qu'il tenait à la main
éclairait la pâleur et la contraction de son visage. — Il entra dans
la grande pièce du rez-de-chaussée qui lui servait de salon et de
bibliothèque, et de là, soulevant une lourde portière en tapisserie,
il passa dans son laboratoire. Il alla droit à une sorte de buffet en
vieux chêne, formant encoignure dans un des angles du mur, et
où étaient enfermées les substances dangereuses qu'il employait dans
sa médication ou dans ses expériences. Ce buffet se fermait par
une de ces serrures qui n'ont pas de clé et dont il faut connaître
l'appareil secret. Après qu'il eut fait jouer la plaque tournante
de la serrure, le docteur Tallevaut parut hésiter quelques secondes
avant d'ouvrir le panneau du meuble, — puis, d'un geste violent, il
ouvrit le panneau. Aussitôt son front pâte se couvrit d'une teinte
livide; dans une série de flacons qui étaient rangés sur la plus
haute tablette du buffet , son premier coup d'œil avait reconnu
une place vide. En môme temps, de ses lèvres agitées par une
légère convulsion, un mot séchappait faible comme un souffle :
— Aconit!
Tout à coup, il lui sembla entendre quelque bruit dans l'inté-
rieur de la maison. — Il éteignit son flambeau et prêta l'oreille.
— Quelques minutes après, il distingua nettement le glissement
d'un |);is furtif et un froissement de soie dans la pièce voisine. Il se
rapprocha vivement de la porte et attendit. La nuit, très pure, était
éclairée par un croissant de lune qui jetait dans le laboratoire, à
travers les fenêtres du jardin, quelques rayons blanchâtres. — La
portière se souleva et Sabine parut : dans cette même seconde, le
bras du docteur Tallevaut s'abattit sur le bras de sa pupille.
La jeune fille poussa un cri étouffé et, laissant échapper dans sa
première surprise un flacon qui sonna sur les dalles, elle se rejeta
en courant dans la pièce voisine. — Près de la grande table qui en
occupait le milieu, elle s'arrêta brusquement, s'y appuya d'une
main et Ht face à son tuteur qui marchait vers elle.
Dans la bibliothèque comme dans le laboratoire, les fenêtres,
ouvrant sur le jardin, n'avaient point de volets, et la clarté polaire
du ciel y répandait, par place, un vague demi-jour. — M. Tallevaut
put voir dans les yeux et sur le visage de Sabine un air de bra-
vade farouche.
— Mais, malheureuse! lui dit-il, d'une voix sourde, défends-toi
donc!.. Dis-moi que tu t'es trompée... l'aconitine est aussi un mé-
dicament... tu m'as vu moi-même l'employer quelquefois... Tu as
262 REVUE DES DEUX MONDES.
pu être imprudente... étourdie... et tu as eu peur de mes repro-
ches... Voilà pourquoi tu te cachais? Voyons,., parle!..
— A quoi bon? répondit-elle, avec un geste dédaigneux de la
main, vous ne me croiriez pas,., vous ne vous croyez pas vous-
même!
Le malheureux honime s'afFaissa sur son fauteuil de travail, en
se parlant haut à lui-même dans son trouble profond : — Non!...
murmura-t-il, — c'est vrai... c'est impossible... elle est incapable
d'une erreur si grossière!.. Hélas! elle n'a que trop bien su ce
qu'elle faisait!.. Avec quelle habileté infernale elle a choisi ce poi-
son... dont les effets devaient imiter les symptômes de la maladie
elle-même... se confondre avec eux... et les aggraver tout dou-
cement jusqu'à la mort!.. Oui,., c'est un crime,., un crime odieu-
sement prémédité contre cette aimable et douce créature! — Et
après un silence : — Oh! quelle misérable dupe j'ai été!.. — Puis
dressant la tête vers Sabine : — Dis-moi, au moins, que son
mari est ton complice,,, que c'est lui qui t'a poussée à cette infâme
action !
— Non, dit Sabine, il l'ignore... Je l'aime et je sais que j'en suis
aimée... Rien de plus.
Le docteur Tallevaut, après quelques minutes de muet accable-
ment, reprit avec fermeté, quoique d'une voix sensiblement al-
térée :
— Sabine, si vous avez compté sur quelque faiblesse criminelle
de ma part, vous m'avez méconnu ; mon devoir, dès ce moment,
est de vous livrer à la justice et, si horrible que soit ce devoir, je
vais le remplir.
— Vous y réfléchirez auparavant, mon oncle, dit froidement la
jeune fille qui se tenait debout en face de son tuteur de l'autre côté
de la table : — car si vous me livrez à la justice, si vous donnez
au monde la joie d'un pareil procès, vous devez prévoir ce que
dira le monde : il dira que je suis votre élève, et il ne dira que la
vérité !
— Mon élève, misérable ! Vous ai-je donc jamais enseigné d'au-
tres principes que ceux que je pratiquais moi-même? Vous ai-je
jamais donné, par ma parole ou par mon exemple, d'autres leçons
que des leçons de droiture, de justice, d'humanité, d'honneur?
— Vous me surprenez, mon oncle. Gomment un esprit tel que le
vôtre ne s'est-il jamais douté que je pouvais tirer de vos doctrines
et de nos communes études des conséquences, des enseignemens
difierens de ceux que vous en tiriez vous-même?.. L'arbre de la
science, mon oncle, ne produit pas les mêmes fruits sur tous les
terrains... Vous me parlez de droiture, de justice, d'humanité,
LA MORTE. 263
d'honneur?.. Vous vous étonnez que les mêmes théories qui vous
ont inspiré ces vertus ne me les aient pas inspirées à moi-même?..
La raison en est pourtant bien simple... Vous savez comme moi
que ces prétendues vertus sont en réalité facultatives,., puisqu'elles
ne sont que des instincts,., de véritables préjugés que la nature
nous impose... parce qu'elle en a besoin pour la conservation et le
progrès de son œuvre... Il vous plaît de vous soumettre à ces in-
stincts... et à moi il ne me plaît pas... voilà tout?
— Mais ne t'ai-je pas dit et répété mille fois, malheureuse, que le
devoir, l'honneur, le bonheur même, étaient dans la soumission à
ces lois naturelles, à ces lois divines?
— Vous me l'avez dit, vous le croyez... Moi, je crois le contraire.
Je crois que le devoir, que l'honneur d'une créature humaine est de
se révolter contre ces servitudes, de secouer ces entraves dont la
nature,., ou Dieu, comme vous voudrez, nous charge et nous op-
prime, pour nous faire travailler, malgré nous, à un but inconnu,.,
à une œuvre qui ne nous regarde pas... Ah ! certes, oui,vous m'avez
dit et répété que c'était pour vous non-seulement un devoir, mais
une joie de contribuer humblement, par vos travaux et vos vertus,
à je ne sais quelle œuvre divine, à je ne sais quel but suj^érieur et
mystérieux vers lequel l'univers est en marche... Mais vraiment,
ce sont là des plaisirs qui me laissent parfaitement insensible; je
me soucie peu, je vous jure, de me priver, de me contraindre, de
souffrir toute ma vie pour préparer à je ne sais quelle humanité
future un état de bonheur et de perfection dont je ne jouirai
pas, des fêtes dont je ne serai pas, et des paradis où je n'entrerai
pas!..
Sous l'empire des émotions qui l'agitaient en ce moment terrible,
sa parole , d'abord calme et glaciale , s'était animée })eu à peu et
prenait, par degrés, un caractère de violente exaltation. Elle avait
quitté sa première attitude et elle s'était mise à marcher à pas lents
d'un bout à l'autre de la bibliothèque, — s'arrêtant par intervalles
pour accentuer son langage d'un geste énergique. — M. Tallevaut,
toujours immobile dans son fauteuil, ne lui répondait plus que par
de vagues exclamations d'indignation et paraissait suivre de l'œil,
avec stupeur, cette ombre spectrale qui parfois se perdait dans les
ténèbres, tantôt s'éclairait des lueurs pâles du dehors.
— Faut-il tout vous dire? poursuivit-elle. Je m'ennuyais mortelle-
ment; je m'ennuyais dans le présent, dans le passé, dans l'avenir...
L'idée de passer ici ma vie, penchée sur vos livres ou sur vos four-
neaux,., avec la perspective de la perfection finale de l'univers pour
toute distraction et pour tout réconfort,., cette idée m'était insup-
portable 1 Une telle vie peut suffire à un être qui est tout cerveau
264 REVUE DES DEUX MONDES.
comme vous; mais à ceux qui ont des nerfs sous la peau, du sang
dans les veines et des passions dans le cœur,., jamais !. Je suis une
femme, et j'ai toutes les aspirations, toutes les passions d'une femme;
elles sont même chez moi plus puissantes que chez d'autres, parce
que je n'ai ni les superstitions ni les préjugés qui, chez d'autres,
peuvent les amortir... Je rêvais de grandes amours, je rêvais une
existence de luxe, de plaisirs, d'élégance au milieu des fêtes mon-
daines. Je sentais que j'avais reçu du hasard tous les dons qui pou-
vaient me faire jouir de tout cela avec plénitude,., et il fallait y re-
noncer à jamais !.. A quoi m'eût servi alors cette indépendance
d'esprit que j'avais conquise?., à quoi me servait toute ma science
si je n'en tirais aucun profit pour mes ambitions, aucune arme pour
mes passions?.. Une occasion s'est présentée... J'ai aimé cet homme
et j'ai compris qu'il m'aimait; j'ai compris que, s'il était libre, il
m'épouserait,., et alors... j'ai fait ce que j'ai fait!.. Un crime! mais
c'est un mot!.. Qu'est-ce qui est bien et qu'est-ce qui est mal?...
qu'est-ce qui est vrai, ou qu'est-ce qui est faux?.. En réalité, vous
le savez bien, le code de la morale humaine n'est plus aujourd'hui
qu'une page blanche où chacun écrit ce qu'il veut, suivant son in-
telligence et son tempérament. Il n'y a plus que des catéchismes
individuels... Le mien est celui-là même que la nature me prêche
par son exemple : elle élimine avec un égoïsme impassible tout ce
qui la gêne; elle supprime tout ce qui fait obstacle à son but; elle
écrase le faible pour faire place au fort... et ce n'est pas d'aujour-
d'hui, soyez sûr, que cette doctrine est celle des esprits vraiment
libres et supérieurs... On a dit de tout temps : Les bons s'en vont !
Non! ce sont les faibles qui s'en vont,., et ils ne font que leur, de-
voir, et quand on les y aide un peu, on ne fait, après tout, que ce
que fait Dieu!.. Relisez votre Darwin, mon oncle!..
Mais celui à qui elle parlait avait cessé de l'entendre. En se re-
tournant vers lui pour lui adresser sa sauvage apostrophe, elle vit que
son corps s'était incliné lourdement en avant et que sa tête gisait
inerte sur la table. — Il n'avait pu soutenir i'elfroyable choc qui l'avait
frappé en même temps au cerveau et au cœur. Suus ce coup ter-
rible, ses sentimens, ses idées, sa foi, son courage, — toute sa vie
intellectuelle et morale s'écroulait. — Sa jeune pupille n'était pas
seulement pour lui une compagne , une fiancée bien-aimée : elle
était, dans son étrange beauté, comme l'image même de sa religion
philosophique; c'était en elle que celte religion resplendissait, lui
souriait, l'enchantait. En voyant tout à coup apparaître le monstre
sous ce masque charmant et adoré, sa pensée s'éteignit, puis sa vie.
— Une congestion l'avait foudroyé.
Que se passa-t-il en ce moment dans Tesprit et dans l'âme de cette
LA MORTE. 265
jeune créature qu'une philosophie trouble avait jetée hors de l'huma-
nité? On ne sait. Mais, après un premier saisissement silencieux,
quand elle tint sous sa main le cœur à jamais glacé de celui qui,
depuis tant d'années, l'avait comblée de bienfaits et de tendresse,
elle s'afTaissa sur ses genoux et sanglota convulsivement.
Puis elle se releva d'un mouvement soudain et parut réfléchir
quelques minutes en s'essuyant les yeux. Se dirigeant alors vers le
laboratoire, elle ramassa le flacon qui était resté sur les dalles, et
le remit à sa place dans le buffet de chêne. — Elle remonta ensuite
l'escalier avec précaution et se retira chez elle.
Aux premières lueurs du matin, un bruit de pas désordonnés,
de cris et d'appels confus dans la maison l'avertit que la lugubre
découverte était faite ; sa femme de chambre affolée vint la chercher
en toute hâte. Elle courut et versa encore quelques larmes, peut-être
sincères, devant le corps inanimé de son tuteur.
Au docteur Raymond, qui ne put que constater la mort par con-
gestion, Sabine dit simplement qu'elle avait laissé la veille au soir
son oncle dans la bibliothèque sous l'impression très profonde et
très douloureuse que lui avait causée la mort de M"'® de Yaudri-
court, pour laquelle il avait une vive affection. Elle l'avait entendu,
ajoutait-elle, se reprocher avec une sorte de colère d'avoir été, par
son imprévoyance, en partie cause de ce malheureux événement.
Elle s'était étonnée et même inquiétée de le voir affecté par cette
pensée à un degré extraordinaire. Le docteur Raymond admit que
M. Tallevaut, fatigué et usé par des excès de travail, avait pu suc-
comber subitement à l'émotion d'un violent chagrin. Cette version
se répandit et s'accrédita dans le pays, et il s'établit ainsi entre ces
deux catastrophes également soudaines une espèce de lien qui les
expliquait l'une par l'autre.
L'idée que la mort de M™" de Vaudricourt pût être le résultat
d'un crime n'était venue et ne pouvait véritablement venir à per-
sonne ; on avait vu depuis plusieurs mois la santé de cette jeune
femme affaiblie et languissante : l'affection bien connue dont elle
souff'rait avait paru suivre son cours normal, et les derniers acci-
dens qui avaient brusquement emporté la malade ne différaient pas
sensiblement de ceux auxquels elle était sujette depuis longtemps.
Une perversité savante avait su choisir et doser la substance toxique
de façon à en dissimuler les effets sous les symptômes réguliers de
la maladie, tout en les accentuant jusqu'à les rendre mortels. Quant
aux indices qui auraient pu trahir le poison, la science et la saga-
cité supérieures du docteur Tallevaut avaient seules pu les soup-
çonner ; on sait du reste que l'aconit, entre tous les poisons végé-
taux généralement si rebelles à l'analyse scientifique, est celui qui
266 REVUE DES DEUX MONDES.
laisse le moins de traces, soit extérieures, soit intérieures, dans
l'organisme.
Pendant que M^^® Tallevaut, héritière de son oncle, continuait
d'habiter La Saulaye avec sa mère infirme, le comte de Vaudricourt,
après avoir rendu à sa femme les devoirs suprêmes, partait avec la
petite Jeanne pour Varaville. Il y resta plusieurs semaines, mêlant
son deuil à celui de la mère et des parens d'Aliette. Ce deuil était
sincère. Si M. de Vaudricourt avait souffert de son mariage mat
assorti, s'il avait maudit plus d'une fois le jour où il s'était uni à
une femme dont tous les sentimens et tous les goûts étaient con-
traires aux siens, s'il avait enfin conçu à côté d'elle une passion
violente pour une autre femme, il n'en éprouvait pas moins, surtout
dans ces premiers temps, à la pensée de celle qui n'était plus, une
douleur profonde et confuse, où dominait une pitié poignante.
Vers l'automne, Bernard se rendit en Angleterre chez les parens
des Gourteheuse, et il y demeura une partie de l'hiver, chassant et
voyageant. Revenu en France, et après un nouveau séjour à Vara-
ville près de sa fille, il retourna à Valmoutiers pour la première fois
depuis son veuvage. Il en était parti sans avoir revu Sabine ; mais
aussitôt arrivé à Varaville, il lui avait écrit pour lui exprimer à l'oc-
casion de la mort de M. Tallevaut sa douloureuse sympathie et ses
regrets personnels. Elle lui avait répondu sur le même ton de poli-
tesse brève et réservée. Plus tard, étant en Angleterre, il lui avait
écrit de nouveau à deux ou trois reprises avec plus d'abandon, en
revenant peu à peu au ton amical et enjoué qui marquait autrefois
leurs relations, mais sans jamais faire allusion à la scène d'intimité
tendre qui avait précédé de si peu de jours la mort d'Aliette.
Quand il la revit, elle était encore en grand deuil, et sa toilette
sévère relevait encore le caractère de sa beauté, de cette beauté
sombre et passionnée qui l'avait suivi au-delà du détroit, et qui
avait effacé peu à peu dans son souvenir l'image de la pauvre
morte.
Toutefois il hésita quelque temps avant de prendre la résolution
qui semblait lui être fatalement imposée. Quelque chose en lui se
débattait sourdement contre l'idée de son union avec M'"" Tallevaut,
et pourtant il finit par se persuader qu'après ce qui s'était passé
entre eux, après la véritable déclaration qu'il lui avait adres-
sée, la délicatesse même et l'honneur lui commandaient de l'épou-
ser dès qu'il était libre et qu'elle l'était aussi. Il était d'ail-
leurs trop jeune pour ne pas se remarier, et après la douloureuse
expérience de son premier mariage, comment ne pas choisir entre
toutes cette jeune fille d'une éducation exceptionnelle, chez laquelle
L4 MORTE. *267
il ne trouverait ni les vices d'une précoce dépravation mondaine, ni
Tétroitesse du préjugé religieux, mais simplement, avec une haute
culture d'esprit, les sentimens et les principes d'un honnête
homme?
Par-dessus tout, il savait qu'il ne pouvait la posséder qu'en
l'épousant ; et la possession de cette créature superbe, vaillante et
farouche, était devenue la pensée maîtresse, la pensée unique, la
pensée brûlante de ses jours et de ses nuits.
Il voulut laisser passer l'anniversaire de la mort d'Aliette, et ce
fut seulement au mois de juin qu'il retourna à Varaville pour faire
part à M""' de Courteheuse de sa détermination. Il lui représenta
que, n'ayant pas de fils, il croyait devoir à son nom et à la mémoire
de son oncle de se remarier : il épousait M"" TalJevaut, qui était
une personne d'élite et qui en outre se recommandait à lui par le
dévoûment qu'elle avait autrefois montré à sa fille et à sa femme.
Pour adoucir à la mère d'Aliette le coup qu'il lui portait, il lui dé-
clara qu'il comptait lui laisser la petite Jeanne, tout en lui deman-
dant la permission de venir la voir souvent à Varaville. Ce ne fut
pas sans une véritable amertume de cœur qu'il se décida à se sé-
parer ainsi de sa fille, qu'il aimait tendrement. Mais c'était un secret
hommage qu'il rendait encore, malgré lui, à celle qui n'était plus
là pour veiller sur son enfant.
Trois mois après, Sabine Tallevaut était la femme de Bernard, et
dans l'hiver de la même année, après un voyage dans différentes
contrées de l'Europe, le comte et la comtesse de Vaudricourt s'in-
stallaient à Paris dans un somptueux appartement de l'avenue des
Champs-Elysées.
. Ce fut environ deux ans après son mariage avec Sabine que M. de
Vaudricourt crut devoir reprendre la plume, et ajouta à son jour-
nal secret, depuis si longtemps interrompu, les pages suivantes :
JOURNAL DE BERNARD [suité).
Paris, février 188..
Ma vie aura été incontestablement une des plus extraordinaires
de ce temps!.. Si j'en étais le simple spectateur, elle m'intéresse-
rait déjà vivement : en étant le principal acteur, elle m'intéresse
encore davantage. Aujourd'hui, comme il y a dix ans, ma destinée
268 REVUE DES DEUX MONDES.
traverse une crise : cette crise est piquante, et je cède au désir de
me formuler à moi-même les impressions qu'elle me suggère :
peut-être, mûri par l'âge, pourrai-je en outre enrichir ces pages
de quelques réflexions philosophiques d'une certaine valeur.
Deux mots seulement du triste passé, dont je ne parlerai jamais
qu'avec respect. Je n'ai pas été heureux avec ma première femme,
et elle n'a pas été heureuse avec moi : j'ai même le regret profond
de pouvoir supposer que sa jeune existence a été brisée p:ir le cha-
grin. Cependant que pourrais-je me reprocher? Elle avait la foi, et
je ne l'avais pas. Rien de plus. Mon tort véritable avait été de ne
pas prévoir ce qui devait fatalement arriver de l'union de deux
êtres qui jugeaient la vie à un point de vue opposé, l'un la regar-
dant comme un don de Dieu, l'autre comme un don du hasard ;
l'un comme une épreuve et une préface, l'autre comme une jouis-
sance viagère et une aventure sans lendemain. Il est évident que
l'usage que l'on fait de la vie, suivant l'un ou l'autre de ces points
de vue, doit être fort diflerent.
N'en parlons plus.
Si ma première femme m'affligeait, la seconde m'amuse prodi-
gieusement. Je me permettrai de dire, — pour me servir en pas-
sant d'une locution populaire, — que ce n'est pas la religion qui
l'étoufTe. Ce serait plutôt la science. Elle sait infiniment de choses :
mais j'ai peur qu'elle ne les ait insuffisamment digérées. Je suis
assez de mon temps, et j'ai assez lu ou du moins parcouru mes au-
teurs pour la suivre dans ses théories philosophiques. Mais il me
semble qu'elle en abuse et qu'elle en pousse la logique un peu
loin. Elle a toujours un argument scientifique à l'appui de ses ac-
tions, de ses goûls et de ses dégoûts. — Je rirai, je crois, jusque
dans ma tombe de la réponse qu'elle me fit très peu de temps
après notre mariage, quand je lui exprimais mon désir d'avoir un
fils : — car quelques-unes de ses façons m'avaient, je l'avoue, un
peu étonné. — « Mon ami, me dit-elle, ne comptez pas sur moi pour
cela. La maternité est une de ces servitudes que la nature nous
impose pour sa satisfaction particulière, et dans l'intérêt de son
œuvre. Or vous savez que je suis à l'égard des lois naturelles une
révoltée. Mes principes, — qui du reste ressemblent beaucoup aux
vôtres, je pense, — consistent à ne prendre autant que possible que
les joies de la vie et à en repousser les souffrances. La nature a
généralement attaché un appât quelconque à chacune de ses lois
oppressives afin de nous les faire accepter. C'est ainsi qu'elle a in-
venté la volupté comme un appât à la maternité. Le fait d'un esprit
émancipé est de saisir l'appât et de laisser le reste. Vous me direz
que, si chacun pensait comme moi, le monde finirait. Je vous répon-
LA MORTE. 269
drai que cela m'est tout à fait égal. La nature n"a, vous le savez,
qu'un souci, c'est de conserver l'espèce : elle a du reste le mépris
de l'individu... Eh bien! j'ai comme elle le mépris de l'individu,
mais de plus qu'elle, j'ai le mépris de l'espèce ! »
Elle ajouta, il est vrai, avec sa grâce féminine et son admirable
sourire à fossettes : — Et puis, mon ami, maternité est ruine de
beauté, et puisque vous me trouvez belle, je veux le rester !
Et elle est restée, en effet, fort belle ; mais j'ai tout lieu de
craindre que ce ne soit plus uniquement en mon honneur et gloire.
Déterminé plus que jamais à voir toutes les choses de ce monde
sous un jour plaisant, j'aborderai avec enjoûment cette matière, si
délicate qu'elle puisse être.
A la suite de notre voyage de noces, pendant lequel je dois con-
fesser que l'intelligence rare et très ouverte de Sabine m'avait
donné de vives satisfactions, nous vînmes nous installer à Paris, où
j'étais personnellement très heureux de faire ma rentrée. Mais je
craignais que ma femme ne m'y suivît par pure complaisance, et
qu'elle ne s'habituât difficilement à ce train de la vie parisienne
auquel son existence sérieuse et retirée semblait l'avoir mal pré-
parée. A cet égard, j'éprouvai une surprise qui me fut d'abord plei-
nement agréable. Sabine était entrée dans le milieu parisien comme
dans son élément naturel. Je trouvai même bientôt qu'elle y appor-
tait une fougue un peu excessive, que je ne pus m'empôcher de
comparer mentalement à l'ardeur d'une nonne échappée de son
couvent, et qui dévore à belles dents un fruit longtemps rêvé et
longtemps défendu. Je me rappelai alors, — peut-être un peu tard,
— avec quelle singulière curiosité M"" Tallevaut m'interrogeait ja-
dis, au milieu de nos promenades dans les bois, sur les plaisirs et
les distractions des heureux habitans de Paris. Elle goûtait mainte-
nant pour son compte ces plaisirs et ces distractions, et s'en gor-
geait comme si elle eût voulu les épuiser. Dîners, bals, théâtres,
courses, comédies de salon, fêtes mondaines de toute sorte, — toutes
les circonstances enfin de la vie parisienne qui peuvent intéresser
l'esprit, les sens ou la vanité, elle les recherchait avec la même
passion infatigable, et elle y suffisait et elle y suffit encore. Ce
n'est pas l'affolement stupide de la Parisienne vulgaire: c'est une
résolution systématique de connaître et de savourer, dans son pas-
sage sur cette planète, toutes les sensations agréables ou curieuses
qu'on y peut rencontrer, résolution soutenue par des nerfs d'acier et
une volonté de fer. Ma femme est un sphinx. Elle est aussi un docu-
ment, et ce document, je l'étudiai dès le premier jour avec un intérêt
qui, — osons-en convenir, — n'était pas toujours exempt d'inquié-
tude. Car je n'étais pas sans avoir remarqué que cette étonnante per-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
sonne, au lieu de puiser dans l'étude et dans la science, comme son
excellent et malheureux tuteur, une sorte de foi supérieure et de haut
mysticisme, n'y avait puisé que d'amères négations, avec un profond
sentiment de dédain et de révolte contre toute espèce d'entrave
naturelle ou surnaturelle, contre toute espèce de loi divine ou hu-
maine. Je me demandais ce que deviendrait, dans sa logique effré-
née, cette passion féminine lâchée en liberté à travers le monde. Je
me demandais où s'arrêterait cette curiosité insatiable... Je me
demandais surtout si, en fait d'amour, elle s'arrêterait à moi.
Ce fut ma femme elle-même qui, allant au-devant de mes vœux,
voulut bien répondre à cette question.
La chose arriva à propos d'un incident insignifiant. On donnait
une première représentation avec Sarah Bernhardt, et ma femme,
qui ne manque aucune des solennités de ce genre, m'avait chargé,
suivant son usage, de lui avoir une loge à tout prix. Je ne pus avoir
la loge. J'avoue que je n'y avais pas mis de zèle : ma femme mène
un tel train de jour et de nuit que je commençais à éprouver, tout
vieux mondain et noctambule que je suis, une vague lassitude. Mon
médecin me conseillait même d'enrayer un peu. Je n'étais donc pas
fâché de passer une soirée chez moi, et surtout de la passer avec
ma femme, dont la terrible beauté, malgré ses mélanges, — peut-
être, hélas ! à cause de ses mélanges ! — n'avait pas cessé de par-
ler fortement à mon imagination.
Après le dîner, où elle s'était montrée mécontente et silencieuse,
je la suivis dans le boudoir, où pétillait un joli feu d'amoureux, et,
tout en lui offrant gracieusement une cigarette : — Vous n'allez
nulle part ce soir, ma chère amie ?
— Où voulez-vous que j'aille? Tout Paris est à cette représen-
tation, excepté nous !..
— Eh bien ! lui dis-je, je n'envie pas tout Paris, et tout Paris doit
m'envier puisque je suis près de vous.
Elle s'était jetée sur sa chaise longue ; elle se redressa à demi,
et, me mesurant de son regard le plus froid et le plus haut :
— Pardon! mon ami, me dit-elle, est-ce que vous m'aimez encore?
Et comme j'ouvrais de grands yeux pour toute réponse : — Vrai-
ment? reprit-elle. Vous m'étonnez beaucoup... Moi, je ne vous
aime plus du tout. — Et se recouchant tranquillement sur sa chaise
longue, elle ajouta : — Je vous dis cela , mon ami , parce que je
m'aperçois depuis quelque temps que vous devenez jaloux, et je
veux vous épargner ce ridicule. . . De plus, je remarque que vous
vous fatiguez à m'accompagner partout comme mon ombre,., il me
semble même que votre santé en souffre. Maintenant, après cette
franche déclaration, vous allez pouvoir vous reposer un peu.
LA MORTE. 271
— Je vous remercie de votre bonté ! lui dis-je. Mais ayez l'obli-
geance de vous expliquer plus nettement encore... Voulez-vous dire
que je doive renoncer, dès ce moment, à l'honneur de vos bonnes
grâces ?
— Je vous en prie !
— Et que vous ayez l'intention de manquer à la fidélité que vous
me devez?
— La fidélité que je vous dois?.. En vertu de quoi, mon ami?
Est-ce en vertu du serment que nous avons prêté l'un et l'autre
devant l'autel d'un Dieu auquel nous ne croyons ni l'un ni l'autre?..
Allons donc ! vous n'êtes pas un enûmt, et vous savez très bien que
nous n'avons fait que remplir, ce jour-là, une formalité de conven-
tion et de convenance !.. La société, jusqu'à nouvel ordre, n'admet
aux bénéfices du mariage que ceux qui ont passé par cette forma-
lité... C'est à cette condition seulement qu'elle leur fait accueil,
qu'elle leur accorde une place dans ses salons et un rang dans le
monde... Il fallait donc nous y soumettre,., mais, du reste, voyons,
mon ami, qu'est-ce que le mariage entre gens comme vous et moi?
Vous savez bien que c'est une simple association en vue d'avantages
communs et généraux,., qui débute sans doute quelquefois par un
certain attrait réciproque, mais qui ne saurait être fondée sur l'ab-
surdité contre nature de l'amour éternel du même homme pour la
même femme et de la même femme pour le même homme !
— Ma chère Sabine, lui dis-je, il n'y a vraiment pas moyen de
s'ennuyer avec vous. Quand on avance en âge comme moi, on s'en-
dort quelquefois le soir au coin du feu... C'est un inconvénient au-
quel j'échapperai certainement tant que vous m'honorerez de vos
réjouissantes communications.
— Je vous sais gré, mon cher Bernard, me répondit-elle, de
prendre gaîment celle que je viens de vous faire... Un sot se se-
rait fâché... J'avoue, au surplus, que j'ai été un peu dure dans la
forme,., mais j'étais furieuse d'avoir manqué ce spectacle... Pour-
quoi m'avez-vous gâtée !
— Ainsi, ma chère, je dois considérer comme une plaisanterie
tout ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire et de me pré-
dire ce soir?
— Mais, non, mon ami, pas du tout... Je n'ai rien à en retirer,.,
que la mauvaise humeur qui était de trop... Autrement, vous sen-
tez bien que je vous ai dit la vérité et que le mariage doit être pour
nous ce qu'il était pour les libres esprits du siècle dernier, un pa-
villon respectable sous lequel chacun garde son indépendance!..
Nous sommes amis, et j'espère bien que nous le resterons,., mais
amans?., toujours?.. Est-ce naturel?.. Est-ce possible?.. Vous savez
272 REVUE DES DEUX MONDES.
bien que non... Eh bien ! quoi, alors?.. Nous tromper réciproque-
ment avec des cachotteries misérables?.. ]Non,..il n'y a vraiment
qu'une conduite qui soit raisonnable et digne de nous deux, c'est
de continuer à jouir des privilèges que le mariage nous assure dans
le monde, et de profiter en même temps des agrémens d'une mu-
tuelle liberté... Voyez-vous, mon ami, la vraie théorie de la vie,
c'est d'en user avec la société comme avec la nature, c'est-à-dire
de prendre les avantages qu'elle nous offre, tout en répudiant les
servitudes qu'elle prétend nous imposer.
— Ma chère enfant, lui répondis-je, vous présumez un peu trop
de mon estomac quand vous le croyez capable de digérer toutes les
vingt-quatre heures vos théories sur la nature et ses servitudes...
Je suis un homme trop simple pour essayer de combattre des doc-
trines qui s'appuient sur de si fortes éludes... C'est pourquoi je
vous demande la permission de vous baiser les mains et de vous
souhaiter le bonsoir.
Sur quoi, je me retirai. — Je crois pouvoir dire que ma retraite,
dans une situation embarrassante, ne manquait ni d'à-propos ni
de dignité. Mais je n'en suis pas plus fier.
Tel a été le ton de nos relations dans le cours de cette char-
mante soirée, et tel il est demeuré depuis. Il y a de part et d'autre
une hostilité sourde, et comme qui dirait une haine naissante qui
se dérobe plus ou moins sous les formes d'une aimable iionie.
L'existence commune n'en reste pas moins possible, jusqu'ici,
grâce à la diversion mondaine, qui en abrège beaucoup les instans.
Quoi qu'il en soit, il y a dès ce moment une vérité qui s'impose,
c'est que mon second mariage menace d'être aussi malheureux que
le premier, peut-être davantage... Mais cette fois j'ai l'heureuse
consolation d'avoir en face de moi un adversaire qui a de la dé-
fense : je n'ai pas affaire, comme autrefois, à une créature si sen-
sible et si délicate qu'on se sentait cruel rien qu'en la froissant.
Puisqu'il est dit que le mariage est fatalement un combat, encore
doit-on se croire favorisé quand on le livre à armes égales. Gela
soutient, cela excite... Ce n'est pas du bonheur, je le veux bien,
mais c'est de la vie !
30 mars.
Je me suis bien amusé hier soir... Mais procédons par ordre.
A la suite des déclarations si nettes de ma femme, j'ai dû m'at-
tendre que j'aurais un jour ou l'autre à soutenir la lutte, non pour
la vie, mais pour l'honneur. J'ai bien essayé de me convaincre,
comme ma femme m'y avait engagé, que nos charmans ancêtres du
LA MORTE. 273
siècle dernier étaient dans le vrai quand ils se passaient mutuelle-
ment et même quand ils se confiaient leurs fredaines conjugales.
Bien que soulagé de beaucoup de préjugés, je ne puis me hausser
à ce degré de philosophie. J'avoue qu'en bonne logique ma femme
a raison dans ses théories sur le mariage. Elle a raison de dire
que l'amour unique et perpétuel du même homme pour la même
femme, et réciproquement, est une absurdité contre nature. Il est
certain que les croyances spiritualistes ont seules qualité pour éter-
niser la fidélité conjugale, par la raison qu'elles ne consacrent pas
seulement dans le mariage l'attrait passager de deux corps et de
deux esprits, mais qu'elles prétendent unir deux âmes immortelles.
Il est encore certain qu'entre deux francs matérialistes comme ma
femme et moi, le mariage, perdant sa base religieuse, n'est plus
qu'une convention sociale, et qu'il paraît raisonnable de s'entendre
amicalement entre époux pour jouir de ses avantages et pour en
répudier les sujétions. Oui, tout cela est parfaitement scientifique.
Mais il faut croire que les procédés de la science ne sont pas ap-
plicables à toutes les choses de ce monde, et en particulier aux
choses de l'ordre moral... Quant à moi, je conviens que j'en étais
arrivé, il y a une quinzaine de jours, à force de logique, à me per-
suader que les théories de ma femme étaient légitimes, et que je
ferais preuve, comme elle, d'une conception supérieure de la vie
en acceptant le pacte d'indépendance réciproque qu'elle m'avait
proposé. Mais, comme j'ouvrais la bouche pour lui communiquer
ma résolution, les paroles me restèrent dans la gorge, parce que,
malgré toute la logique du monde, je sentis que j'allais commettre
une lâche infamie. Il y a décidément quelques préjugés dont je ne
me déferai jamais, et je demeurerai toujours à quelques égards un
esprit faible.
Il y avait donc hier soir chez la vieille duchesse une représenta-
tion théâtrale qui se composait de tableaux vivans où ma femme
devait jouer plusieurs rôles. Sa beauté sculpturale se prête mer-
veilleusement à ces sortes d'exhibitions. Je ne l'accompagne plus
dans le monde aussi assidûment qu'autrefois ; mais, je l'y suis en-
core cependant assez souvent pour ménager les bienséances, et
aussi pour me tenir au courant. Depuis l'avertissement qu'elle avait
eu l'obligeance de me donner, je ne pouvais guère douter qu'elle
n'eût un amour en tête, et je me préoccupais avec un intérêt facile
à comprendre d'en connaître l'objet. Gela ne me fut pas difficile.
Ma femme, qui m'a vu fort amoureux d'elle et qui, en conséquence,
me méprise passablement, n'a pas cru qu'elle eût à se gêner beau-
coup avec moi. — Il y a, dans une des grandes ambassades en ré-
sidence à Paris, un jeune prince d'une remarquable beauté dont
TOMB LXXIII. — 1886. 18
27Ù REVUE DES DEUX MONDES.
les attentions auprès de M"^® de Vaiidricourt ne sont, depuis quel-
que temps, un mystère pour personne. Les rencontres au bois, au
théâtre, au bal et même à ma propre table, étaient trop fréquentes
pour échapper même à l'œil d'un mari. Toutefois, autant que je puis
avoir de compétence en ces matières, les choses se maintenaient
dans les limites de la coquetterie. Je dois dire que je n'aime pas le
prince. Tout sentiment de jalousie à part, il me déplaît; c'est un
grand homme brun avec de gros yeux de scarabée, et de longues
moustaches retombantes, dont il semble particulièrement fier : il
montre ses dents, à la façon des danseuses de ballet, dans un sou-
rire perpétuel. Sa satisfaction de lui-même est indiscutable.
Le prince figura dans plusieurs tableaux où sa belle prestance,
ses costumes superbes, et ses dents éblouissantes sous ses mous-
taches noires recueillirent tous les suffrages. — Enfin, il parut avec
ma femme dans un groupe à deux personnages représentant Ju-
dith et Holopherne. Au moment où le rideau se levait, Judith, sai-
sissant son sabre d'une main, s'appuyait de l'autre sur la couche
d'Holopherne, et se penchait sur lui pour s'assurer, avant de frap-
per, qu'il était endormi. — Ils étaient vraiment fort beaux à voir
tous deux dans cette situation : ma femme étalant sa main blanche
sur la peau d'ours qui couvrait la couche, et attachant ses grands
yeux sauvages sur le visage de sa victime; — le prince, les lèvres
entr'ouvertes par le sourire d'un doux rêve, avec ses disques d'or
aux oreilles, et sa barbe tressée à la mode assyrienne. — On re-
, demanda le tableau.
J'étais dans les coulisses, où je faisais les fonctions de régisseur
et de metteur en scène. De cette place privilégiée, je crus m'aper-
cevoir, à tort ou à raison, qu'à l'instant où le rideau se baissait, le
visage de Judith et celui d'Holopherne, déjà fort rapprochés dans le
cours du tableau, se rapprochaient encore davantage.
J'eus le bonheur, la minute d'après, de pouvoir rendre un petit
service au prince. Il s'agissait dé l'aider à se défaire de sa barbe
assyrienne, qu'il avait dû fixer avec un appareil de cordons très com-
pliqué. Je saisis avec empressement une paire de ciseaux, et je
coupai les cordons : mais en même temps, par je ne sais quelle
distraction, j'eus la maladresse de couper une des longues mous-
taches du prince. Je lui en fis aussitôt toutes mes excuses. Mais il
avait une mine si plaisante avec l'unique moustache qui lui restait
que je ne pus m'empêcher de mêler un éclat de rire à mes excuses.
Il ne les accepta pas. — Nous nous sommes battus ce matin à
Meudon, et je lui ai donné un coup d'épée qui lui a traversé l'épaule.
— L'aventure divertit beaucoup le public, et paraît mortifier un
peu ma femme.
LA MORTE. 275
10 avril.
Rien de nouveau. Toujours le même délicieux intérieur, em-
belli par une mutuelle confiance. Ma femme médite sa revanche
avec S' m calme inquiétant. Elle me lance, pendant nos repas en
tête-à-tête, des regards qui ne sont pas tendres. Mais je m'en sou-
cie peu, et je n'en conserve pas moins, surtout devant elle, mon
impassible enjoûment. Car, à mon tour, je ne l'aime plus du tout.
Son cynisme pédantesque, son immoralité par raison démonstra-
tive, ont pour moi quelque chose de répugnant qui lui enlève tout
charme féminin. Du reste, avec ses passions sans frein, ses curio-
sités sans loi et son dilettantisme à outrance, elle me prépare,
j'en suis sûr, mille surprises intéressantes contre lesquelles une
épée ne suffira peut-être pas toujours à me défendre. Je la vois se
lier beaucoup avec une Russe dont on ne me dit pas de bien. Il faut
avouer que j'ai eu une heureuse idée quand j'ai confié à cette créa-
ture mon repos, mon nom et mon honneur !
Valmoutiers, 20 avril.
Sous prétexte de quelques réparations urgentes, je suis venu
passer une semaine à Valmoutiers pour y respirer un peu d'air
pur.
Par mes ordres, on a tenu la chambre d'Aliette fermée et scellée
depuis le jour oii elle en est sortie dans son cercueil. J'y suis ren-
tré aujourd'hui pour la première fois... J'y ai retrouvé une vague
odeur de ses parfums favoris... Pauvre Miette! que n'ai-je pu,
comme tu le désirais si ardemment, ma pauvre chère enfant, par-
tager tes douces croyances et m'associer à la vie de paix et d'hon-
nêteté que tu rêvais ! — Auprès de celle qui m'est faite aujourd'hui,
elle me semble un paradis.
— Quelle scène affreuse dans cette chambre!., quel souvenir!..
Je vois encore le dernier regard qu'elle attachait sur moi... presque
un regard de terreur!.. Comme elle est morte vite!.. Et la stupeur
de ce malheureux Tallevautl..
J'ai pris cette chambre pour la mienne. Mais je resterai peu
de temps ici. Je compte aller passer quelques jours à Varaville.
J'ai besoin de voir ma fille. J'ai besoin de voir son cher visage
d'ange.
Valmoutiers, 22 avril.
Quel changement dans le monde depuis mon enfance, — et
même depuis ma jeunesse ! — Quel étonnant changement, en si peu
276 REVUE DES DEUX MONDES.
de temps, dans le milieu moral que nous respirons !.. Nous étions
alors comme imprégnés de la pensée de Dieu, d'un Dieu juste, mais
bienveillant et paternel... jNous vivions vraiment sous ses yeux
comme sous les yeux d'un père, avec crainte et respect, mais avec
confiance... Nous nous sentions soutenus par sa présence invisible,
mais certaine... Nous lui parlions et il nous semblait qu'il nous
répondait... Maintenant, nous nous sentons seuls et comme aban-
donnés dans l'immense univers... Nous vivons dans un monde dur,
farouche, haineux, où la lutte pour l'existence est la loi unique et
cruelle, où nous ne sommes plus que des élémens déchaînés qui se
combattent entre eux avec un égoïsme féroce, sans pitié, sans
appel, sans espoir d'une justice finale... Et, au-dessus de nous,
plus rien,., ou pis que rien, — une divinité insouciante, ironique
et barbare... à la place du Dieu très bon de notre heureuse jeu-
nesse I
Valmoutiers, 23 avril.
La mère d'Aliette, M'"^ de Courteheuse, était depuis longtemps
souffrante; une dépêche qu'on me renvoie tardivement de Paris
m'annonce sa mort. Je pars pour Varaville. Je ne puis désormais y
laisser ma fille. La seule personne de sa famille qui reste là-bas
est sa vieille grand'tante. M"" de Varaville, qui est en enfance. Ma
fille va avoir dix ans, je ne puis l'abandonner aux soins des subal-
ternes. Je suis décidé à l'emmener, soit pour la garder et l'élever
près de moi, soit pour la mettre dans un pensionnat ou dans un
couvent de Paris. Je m'entendrai à cet égard avec l'évêque son
grand-oncle. La présence de celte enfant m'aidera à supporter bien
des choses.
Varaville, 27 avril.
... Un instant, — une minute, — dans cette chambre où je m'en-
fermais il y a trois jours avec l'ombre de la pauvre morte, — une
pensée horrible m'était venue... mais je l'avais chassée comme un
rêve de folie... et voilà que ce rêve de folie devient une réalité !
— Écrirai-je cela?.. Oui! je l'écrirai... Je le dois, car dès ce mo-
ment, ce journal, si gaîment commencé, n'est plus qu'un testa-
ment ; si je venais à disparaître, il ne faut pas que ce secret meure
avec moi. Il faut qu'il soit légué aux protecteurs naturels de ma
fille. Il y va de ses intérêts, sinon de sa vie.
Voici ce qui s'est passé : — Prévenu trop tard, je n'étais pas arrivé
à temps pour rendre les derniers devoirs à M™" de Courteheuse.
La famille était déjà dispersée. Je n'ai plus trouvé ici que le frère
LA MORTE. 277
d'Aliette, Gérard de Gourteheuse, aujourd'hui capitaine de frégate.
Je lui ai communiqué mes projets relatifs à ma fille. Il n'a pu que
les approuver. Mon intention était d'emmener avec Jeanne sa vieille
bonne Victoire Genest, qui l'a élevée après avoir élevé sa mère.
Mais cette fille est très âgée, assez mal portante, et j'appréhendais
de sa part quelque difficultés, d'autant plus que son attitude à mon
égard depuis la mort de ma femme avait toujours été marquée d'une
mauvaise grâce touchant à l'hostilité. C'était même uniquement par
respect pour la mémoire d'Aliette que j'avais supporté patiemment
son humeur maussade.
Je l'ai prise à part dans la chambre de Jeanne, pendant que l'en-
fant jouait dans le jardin : — Ma chère Victoire, lui ai-je dit, tant
que M™* de Gourteheuse a vécu, je me suis fait un devoir de lais-
ser sa petite-fille entre ses mains. Personne d'ailleurs n'était plus
capable qu'elle de veiller à son éducation. Mon devoir maintenant
est d'y veiller moi-même. Je compte donc emmener Jeanne à Paris.
J'espère que vous voudrez bien l'y accompagner et rester à son
service.
Dès qu'elle avait pu comprendre mes intentions, la vieille femme
était devenue subitement très pâle, et j'avais vu ses mains agi-
tées d'un léger tremblement ; elle me regarda fixement de son œil
gris et ferme, et me dit :
— M. le comte ne fera pas cela!
— Pardon, ma chère madame Genest, je ferai cela... J'apprécie
vos qualités de fidélité et de dévoùment... Je vous serai 1res recon-
naissant de continuer vos bons soins à ma fille... Mais, du reste,
j'entends être seul maître chez moi, et seul maître de ma fille.
Elle a posé une main sur mon bras :
— Je vous en prie, monsieur, ne faites pas cela !
— Victoire,., est-ce que vous devenez folle?
— Oh! non, monsieur, si j'avais pu le devenir, ça serait fait 1. .
Son regard fixe et rigide ne quittait pas le mien et semblait m'in-
terroger jusqu'au fond de l'âme : — Je ne l'ai jamais cru, mur-
muru-t-elle : non, jamais je n'ai pu le croire... Mais si vous emme-
niez la petite, je le croirais!
— Mais quoi, malheureuse?., quoi donc?
Elle baissa encore la voix : — Je croirais que vous savez com-
ment est morte la mère... et que vous voulez que la fille meure
comme la mère!
— Meure comme la mère!
— Oui,., de la même main!
Mon Iront s'est baigné de sueur et j'ai senti comme un souffle
de mort... Cependant, je repoussais encore l'effrayante lumière :
278 BIVUE DES DEUX MONDES.
— Victoire, ai-je dit, prenez garde,., vous n'êtes pas foIle> en
effet... vous êtes pis que cela,., votre haine contre celle qui a
remplacé ma première femme, votre haine aveugle vous inspire
des paroles odieuses,., criminelles?
— Eh bien! monsieur, s'est-elle écriée avec une sauvage éner-
gie, — après ce que je viens de vous dire, emmenez votre fille
auprès de cette femme, si vous l'osez!
J'ai fait quelques pas à travers la chambre pour recueillir ma
raison, puis, revenant à la vieille femme: — Mais comment puis-je
vous croire? Si vous aviez eu l'ombre d'une preuve de ce que
vous me laissez entendre, comment auriez-vous gardé le silence si
longtemps?.. Gomment m'auriez-vous laissé contracter ce mariage
exécrable ?
Elle a paru plus confiante et sa voix s'est attendrie : — Monsieur,
c'est que madame, avant de retourner à Dieu, m'a fait jurer sur le
crucifix de garder ce secret à jamais.
— Mais pas avec moi, enfin,., pas avec moi!
Et je l'interrogeais à mon tour, les yeux dans les yeux. Elle a
hésité, puis elle a balbutié : — C'est vrai,., pas avec vous,., puis-
qu'elle croyait, la pauvre petite...
— Quoi! que croyait-elle?.. Que je le savais?.. Que j'étais com-
plice, alors... Dis?
Elle a baissé les yeux et n'a pas répondu.
— Ah! mon Dieu!., est-ce possible, mon Dieu!.. Voyons, mets-toi
là, ma chère fille,., assois-toi près de moi... et parle,., dis-moi
tout... tout ce que tu sais,., tout ce que tQ as vu... Quand t'es-tu
aperçue de quelque chose?.. A quel moment?., car elle était réelle-
ment malade depuis quelque temps...
— Oui, monsieur, mais ce n'était rien, ce n'était pas dange-
reux,., les médecins le disaient, vous savez, — et moi j'avais trop
l'habitude de la soigner pour m'y tromper !.. Ah ! je sais bien quand
le danger est venu... M. le comte doit se rappeler le jour oti
M"^ la duchesse arriva à Valmoutiers, et où on envoya chercher
M"® Sabine... C'est ce jour-là, monsieur, j'en suis sûre, qu'elle a
commencé à mal faire,., c'est à partir de ce jour-là que les souf-
frances de madame ont brusquement augmenté... et qu'il y a eu
de grands changemens... Je me doutais, et je me suis mise à la sur-
veiller, cette fille... Un soir, cachée derrière un rideau du petit bou-
doir où on préparait les potions... à côté de la chambre,., je la vis
tirer de sa poche un flacon et en verser une goutte ou deux dans
la potion de madame ; je me montrai tout subitement : — Qu'est-ce
que c'est que ça, mademoiselle? — Elle avait beaucoup rougi, mais
ellerae répondit pourtant avec son grand sang-lroid : — Ce sont des
LA MORTE. 279
gouttes que mon oncle m'a recommandé de mêler à la valériane...
Voilà ce qu'elle me dit, et vous saurez tout à l'heure, monsieur,
qu'elle mentait... — Quand je la surpris comme cela, il était trop
tard déjà peut-être,., car ce n'était pas la première fois, bien sûr,
qu'elle faisait mal,., ma première idée fut de vous prévenir,., mais
je n'osai pas... Alors je prévins madame... Ah! je crus bien voir que
je n'apprenais rien à la pauvre petite,., et pourtant elle me gronda
presque durement : — Tu sais bien, me dit-elle, que mon mari est
toujours là quand elle prépare les potions,., il serait donc coupable
aussi,., plutôt que de croire cela, j'aimerais mieux cent fois prendre
la mort de sa main!.. Et, je me souviens, monsieur, qu'au moment
même où elle me disait cela, vous sortiez du petit boudoir, et vous
veniez lui présenter une tasse de valériane... Elle me jeta un coup
d'oeil terrible, — et but... Quelques minutes après, elle se trouva si
mal qu'elle crut que c'était déjà la fin... Elle me dit de lui donner
son crucifix, et elle me fit jurer que je ne dirais jamais un mot de
ce que nous soupçonnions... Ce fut alors que j'envoyai chercher le
prêtre... Quand tout fut fini, M. Tallevaut,.. qui avait été si frappé
en arrivant, vous vous rappelez, monsieur?.. M. Tallevaut m'inter-
rogea ; je lui dis que les gouttes qu'il avait données à M"" Sabine
pour mêler aux potions de madame m'avaient paru lui faire beau-
coup de mal...
— Quelles gouttes? me dit-il, comme quelqu'un qui ne com-
prend pas... — Ces gouttes que M"* Sabine a apportées dans un petit
flacon brun... — 11 devint tout pâle, me regarda un moment d'un air
égaré, secoua la tête comme un homme qui ne sait que dire et me
quitta subitement,., et quand j'appris le lendemain matin qu'il était
mort, je me dis : — Ce malheureux homme-là s'est tué!.. Voilà,
monsieur, ce que je sais, ce que j'ai vu de mes yeux,., et je vous
jure, sur mon Dieu, que je ne vous ai pas dit un mot qui ne soit la
pure vérité!..
Elle a cessé déparier... Je n'ai pu lui répondre,., j'ai saisi ses
vieilles mains ridées et tremblantes, j'y ai appuyé mon front, et j'ai
pleuré comme un enfant
Que je vive ou que je meure, il faut que ma fille soit préservée à
jamais du contact de cette misérable. Si ma vie se prolonge, je m'en
charge ; si je mourais, il faut que quelqu'un s'en charge après moi.
Je prends les précautions les plus sûres pour que ces pages soient
remises, quand je ne serai plus, entre les mains de W"" de Gour-
teheuse, grand-oncle de ma fille, ou, à son défaut, dans celles du
commandant de Gourteheuse, frère de sa mère. Ges lignes et celles
qui précèdent les instruiront assez de ce que j'attends d'eux.
Par mon contrat de mariage avec Sabine Tallevaut, j'ai pourvu lar-
280 REVUE DES DEUX MONDES,
gement à son aisance sa vie durant, lui assurant la jouissance via-
gère d'une moitié de ma fortune personnelle, dont j'ai laissé , d'ail-
leurs, la nue propriété à ma fille déjà très riche du chef de sa mère.
Je n'avais donc pas cru léser sensiblement les intérêts de ma fille.
Cependant, cédant à ma fatale passion , j'ai ajouté dans le contrat
une clause par laquelle ma fortune reviendrait en toute propriété à
Sabine Tallevaut si ma fille décédait sans s'être mariée. Ce n'est donc
pas seulement contre la contagion morale d'une femme perverse
qu'il s'agit de garder ma fille , c'est aussi contre la main d'une
femme criminelle...
Quant au premier crime qu'elle a commis, je dois expliquer pour-
quoi je n'en poursuis pas le juste châtiment par la loi. Mes souve-
nirs personnels, le témoignage si précis de la vieille Victoire, la mort
soudaine et mystérieuse du docteur Tallevaut, et, enfin, la connais-
sance que j'ai acquise des instincts et des principes de Sabine Talle-
vaut ne me permettent plus de garder le moindre doute sur la réa-
lité du crime. Si cependant je le laisse impuni, ce n'est pas que je
recule (quelque affreuse que soit cette pensée) devant l'accusation
de complicité que la coupable ne manquerait pas de faire peser sur
moi, c'est qu'en mon âme et conscience je suis persuadé que les
preuves du crime sont, au point de vue légal, insuffisantes. Le poi-
son, — puisqu'il faut prononcer ce mot sinistre, — a été assez sa-
vamment choisi pour ne laisser aucune trace. Le témoignage de Vic-
toire, si attachée à ma première femme, et, naturellement, si hostile
à l'autre, serait suspect. Quant aux motifs particuliers de ma con-
viction personnelle, si puissans qu'ils soient, ils ne sauraient servir
de base à une accusation criminelle. Le procès, si on l'intentait, ne
ferait que provoquer un effroyable scandale sans autre résultat que
de déshonorer mon nom, — le nom de ma fille.
Ce qu'il faut obtenir, — et je dirai : à tout prix ! — c'est que
cette femme s'éloigne pour toujours de Paris et de la France. Il
ne faut pas craindre de faire pour atteindre ce but quelque sacri-
fice d'argent considérable. Elle aime l'argent. En y joignant la
menace, je pense qu'on la décidera. Je compte, au reste, tenter
l'épreuve moi-même dès que j'aurai repris assez de force et de
sang -froid pour affronter sa présence.
... Cette infâme échappera à tout châtiment,., et bien d'autres
qu'elle, sans doute, y échappent... Bien d'autres surtout y échap-
peront dans l'avenir... A mesure que les passions humaines, — et
entre toutes, les passions terribles de la femme, — rompent leurs
digues anciennes et ne reconnaissent plus d'autre loi ni d'autre
frein que le code, — les progrès de la science multiplient à l'infini
les moyens de tromper le code et d'aveugler la justice !
LA MORTE. 281
10 mai.
Elle est morte en me croyant coupable!.. C'est une idée épou-
vantable... Je ne peux pas m'y faire !.. Un être si faible, si doux, si
délicat !.. Oui. elle s'est dit : « Mon mari est un meurtrier,., ce qu'il
me donne là, c'est du poison, et il le sait!.. » Et elle est morte sur
cette pensée,., sa dernière pensée!.. Et jamais, jamais elle ne
saura que ce n'est pas vrai,., que je suis innocent... que cette
idée me torture!., que je suis le dernier des misérables!.. Ah!
seigneur Dieu tout-puissant, — si vous existez, — vous voyez ce
que je souffre... Ayez pitié de moi !
... Ah! que je voudrais croiie que tout n'est pas fini entre elle
et moi,., qu'elle me voit,., qu'elle m'entend,., qu'elle sait la
vérité!..
Mais je ne peux pas ! je ne peux pas !
l*' juin.
Je sais ce qu'on dit de la prière, — qu'elle est inutile, — qu'elle
est toujours et nécessairement inefficace; parce que Dieu, — s'il
est et quel qu'il soit, — n'intervient jamais dans les faits de ce
monde par une action particulière, qu'il ne gouverne pas par des
miracles, qu'il ne dérange jamais l'ordre général pour un intérêt
individuel... Sans doute, mais cela me paraît bien rigide et bien
absolu. D'abord, celui qui croit en Dieu et qui le prie, doit se sentir
en communication plus directe avec lui, et doit trouver dans ce sen-
timent même un soutien et des consolations incomparables... Mais
ensuite, est-il donc si certain que la prière soit toujours inefficace?
Qu'en sait-on? S'il y a des prières vraiment folles, parce qu'elles ne
pourraient être exaucées sans troubler l'ordre divin de l'univers.
Dieu ne peut-il réserver, entre ses lois immuables, un champ libre
à la prière? Sans contrevenir à ses propres lois, et sans faire de
miracles, ne peut-il agir sur, la pensée et sur la volonté de celui
qui l'implore?.. Une mère qui prie pour son enfant malade ne peut-
elle donc espérer que son enfant sera sauvé, non par un miracle,
mais par ses propres soins, providentiellement inspirés et dirigés?..
Un homme qui demande à Dieu de lui donner la foi, de l'éclairer de
sa grâce, lui demande-t-il de troubler l'ordre de la nature, et ne
peut-il espérer de recevoir la lumière qu'il invoque?..
282 REVUE DES DEUX MONDES.
Juin.
... Sa dernière pensée a été que j'étais un criminel!., et jamais
elle ne sera désabusée ! . .
... Tout a l'air si bien fini quand on meurt!.. — Tout retourne aux
élémens... Gomment croire à ce miracle de la résurrection person-
nelle?., et pourtant, en réalité, tout est miracle et mystère autour de
nous, au-dessus de nous, en nous-mêmes!.. L'univers tout entier
n'est qu'un miracle qui dure.
... La renaissance de l'homme du sein de la mort serait-elle donc
un mystère plus étrange» plus incompréhensible que sa naissance
du sein de la femme?
Ces lignes sont les dernières qu'ait écrites Bernard de Vaudri-
court. Sa santé, dès longtemps altérée par le chagrin, ne résista pas
aux émotions de la terrible et suprême épreuve qui lui avait été
imposée. Un mal à peine déterminé , dont le symptôme extérieur
fut un anthrax à la gorge, prit en quelques jours un caractère mor-
tel.
M. de Vaudricourt, se sentant perdu, fit appeler M^' de Cour-
teheuse. — Il voulut mourir dans la religion d'Aliette.
Vivante, la pauvre enfant avait été vaincue : morte, elle triom-
phait.
Octave Feuillet.
P. S, — Il est inutile de dire que ce récit, composé d'après des
documens authentiques dont on a conservé avec soin les lignes
principales, a dû cependant, à cause de la gravité de certains faits,
subir des modifications de noms, de dates et de lieux. On compren-
dra même qu'il n'eût jamais été publié si la personne qui figure
dans la seconde partie sous le nom de M™® de Vaudricourt n'avait
depuis assez longtemps disparu de la scène parisienne pour aller
terminer loin de la France sa carrière aventureuse.
0. F.
LES
RIVALITÉS COLONIALES
L'ANGLETERRE ET LA RUSSIE.
Il y a longtemps qu'on l'a dit, l'Europe est devenue trop petite ;
à l'étroit chez elle, elle déborde de plus en plus sur les quatre
parties du monde. Aujourd'hui, c'est la terre elle-même, dont
nous faisons si facilement le tour, qui semble trop bornée pour
nos voyageurs et nos savans, pour nos ambitions commer-
ciales ou politiques. A la façon dont les peuples civilisés s'a[)pro-
prient le globe, se répandant à l'envi sur les deux hémisphères,
s'assujettissant les peuples barbares et les terres encore vacantes,
nous serons bientôt contraints de regretter de n'avoir pas à notre
portée d'autres planètes où transporter nos produits et nos compé-
titions.
Une force d'expansion sans pareille, depuis le siècle de Colomb
et de Gama, pousse l'Europe à étendre son empire dans toutes les
directions à la fois, sur le vieux continent et l'Océanie notamment,
le nouveau monde étant déjà aux mains de fils de l'Europe, qui
bientôt s'y trouveront eux-mêmes à l'étroit. Jeunes ou vieux, con-
tinentaux ou maritimes, les états civilisés rivalisent de zèle et de
hâte dans cette conquête de notre humble univers par l'homme
blanc. En dépit de la nature et du climat qui semblent le repousser
des régions tropicales, malgré de trop nombreuses déceptions mi-
28A REVUE DES DEUX MONDES.
litaires et financières, c'est à qui occupera le plus de contrées de-
meurées libres de maître, si ce n'est d'habitans, de même que
dans nos villes et autour de nos capitales on se dispute les terrains
vides, certain que l'avenir ne saurait manquer de leur donner du
prix. Et l'on ne se contente plus, comme aux trois derniers siècles,
d'occuper des points maritimes, des stations commerciales sur les
côtes du Pacifique ou de l'Atlantique, on convoite les oasis et jus-
qu'aux sables du désert, comme autrefois les archipels des mers.
On pénètre les continens de même que les océans ; on se les dis-
tribue d'avance dans des congrès. Les diplomates rédigent des
protocoles sur le centre de l'Afrique, hier encore inconnu, et, pen-
dant qu'ils négocient touchant les plateaux du centre de l'Asie, les
officiers en dressent des cartes stratégiques.
Faut-il se plaindre ou se féliciter de cette fièvre coloniale qui a
saisi la plupart des états, grands et petits? C'est là, en réalité, une
question oiseuse que les peuples et les gouvernemens ne se posent
d'habitude qu'après coup, et que chacun résout suivant son tempé-
rament et ses intérêts du moment. Quand, pour les peuples qui
s'y laissent prendre, la politique coloniale ne serait qu'un mirage
décevant, il en est ainsi de la plupart des ambitions individuelles
ou nationales. Le désir de croître, de grandir, d'acquérir n'cst-il
pas le plus souvent, pour les peuples comme pour les individus,
une sorte de duperie de la nature? Ce qui, en tout cas, profitera le
plus de ce grand mouvement d'expansion contemporaine, ce sont
peut-être les intérêts moraux, car, au point de vue matériel, au
point de vue économique, le gain est parfois douteux et le plus
souvent fort lent, tandis qu'au point de vue intellectuel, il y a tou-
jours avantage, pour une nation comme pour un homme, à élargir
ses horizons. En agrandissant le cercle de ses intérêts, elle agrandit
le cercle de ses idées. Quant au point de vue politique et social,
s'il est vrai qu'un accroissement de territoire n'est pas toujours un
accroissement de force, s'il est évident que l'extension même du
territoire, dans les pays d'outre-mer surtout, impose des charges
nouvelles, on ne saurait nier qu'elle stimule l'énergie des peuples
et réveille des sociétés disposées à l'engourdissement.
Un des mérites qu'on peut attribuer au récent engouement pour
la politique coloniale, c'est d'avoir servi de diversion aux ambi-
tions et aux rancunes des peuples de l'Europe. Si mal combinées, si
grossièrement conduites qu'aient été chez nous, par exemple,
ces récentes entreprises d'outre-mer, elles ont conti'ibué, durant
les dernières années, au maintien de la paix européenne. A cet
égard, les peuples de l'Europe avaient tout avantage à détour-
ner leurs yeux et leurs convoitises de notre étroit continent, où
leurs revendications nationales sont condamnées à se heurter,
LES RIVALITÉS COLONIALES. 285
pour les reporter en Asie, en Afrique, en Océanie, sur les vastes
espaces où il semble encore y avoir place pour l'activité politique
ou commerciale des différentes nations. Les embarras mêmes sus-
cités aux uns et aux autres par la politique coloniale sont, en un
sens, un gage de paix, car ils laissent les mains moins libres pour
des aventures autrement périlleuses.
Par malheur, il n'en sera peut-être pas longtemps ainsi. A force
de s'étendre en tout sens, à force d'arrondir leurs possessions
exotiques, les peuples européens v se trouveront de plus en plus
en contact les uns avec les autres, et le contact mène au con-
flit. Les nations européennes seront exposées à s'entre-choquer
aux extrémités du globe. Témoin aujourd'hui l'Allemagne et l'Es-
pagne. Comme au moyen âge en Europe même, elles auront,
dans l'autre hémisphère, des possessions mutuellement enchevê-
trées, des enclaves réciproques, qui pourront mettre leur esprit
pacifique à de redoutables épreuves. L'aire de la politique euro-
péenne embrassera le monde entier et, maintenir la paix, dans
ce champ agrandi, sera pour la diplomatie une laborieuse besogne.
L'exemple de l'Angleterre et de la Russie le montre déjà. L'ex-
périence nous a dès longtemps appris qu'en matière coloniale le
plus sûr est d'opérer isolément dans les contrées écartées, sans
voisin, c'est-à-dire sans rival civilisé. Cela est l'incontestable avan-
tage des îles. Mais voici que chacun étendant sa sphère d'ac-'
tion, on finit par se joindre, par se toucher partout. Les déserts
même ne mettent plus à l'abri des voisinages incommodes. C'est
ce qu'éprouve en ce moment l'Angleterre. Lorsque Clive et War-
ren Hastings jetaient dans l'Inde les fondemens d'un empire plus
vaste que celui du (irand-Mogol, ils ne prévoyaient pas qu'en
remontant le Gange et l'Indus, leurs successeurs risqueraient de se
heurter aux Moscovites, partis des bords du Don et du Volga. Voici
déjà près d'un demi-siècle qu'est annoncée cette merveilleuse ren-
contre des hommes du nord de l'Europe au centre de l'Asie, et
ceux qui l'ont signalée les premiers ont été traités de rêveurs.
Aujourd'hui la rencontre, pacifique ou guerrière, est devenue inévi-
table. S'ils ne se touchent pas encore matériellement, les deiLX
empires rivaux se touchent moralement. Leurs sphères d'action
confinent l'une à l'autre. C'est là un fait d'autant plus digne d'at-
tention que ce qui entre aujourd'hui en contact, ce ne sont pas
seulement les deux plus grands empires du globe, mais deux sys-
tèmes de colonisation, aussi bien que de gouvernement. Comme
colonisateur, le Russe rappelle les anciens Romains, et ne le cède
point à l'Anglais. Ce sont, sous ce rapport, les deux premiers
peuples du monde, ayant chacun sa méthode; l'un, procé-
dant par la colonisation maritime, le long des côtes, à l'aide
286 REVUE DES DEUX MONDES.
de ses vaisseaux et de ses marchands ; l'autre, par la colonisation
terrestre, agricole ou militaire, à l'aide de ses moujiks ou de ses co-
saques. Toute rhistoire de la Russie n'est que l'histoire du peuple-
ment et de la colonisation du vague domaine des Sarmates et des
Scythes. Le flot moscovite, le flot slave, grossi de ruisseaux
turco-fmnois , qui menace de battre la haute ceinture monta-
gneuse de rinde, est en réalité descendu des sources du Volga et
du Dnieper, il y a déjà sept ou huit cents ans, se déversant lente-
ment sur les basses plaines de l'Europe orientale avant de débor-
der sur tout le nord et le centre de l'Asie.
I.
Depuis que les cipayes anglo-indiens et les cosaques marchent
inconsciemment à la rencontre les uns des autres, jamais peut-être
un conflit entre les deux états rivaux n'avait semblé moins probable
et moins prochain. Des deux côtés on était pacifique, les deux pays
aimaient et désiraient presque également la paix, et, chose rare
parmi les hommes appelés au gouvernement de grands empires,
dans les deux états, les hommes au pouvoir se seraient fait scrupule
de recourir à la guerre sans avoir épuisé tous les moyens de la con-
jurer. Si la guerre a été évitée, on le doit autant à leur conscience
qu'à leur sagesse. Avec d'autressouverains,avec d'autres ministres,
il n'en eût peut-être pas fallu autant pour faire éclater un conflit.
A Pétersbourg régnait un tsar honnête homme , de goûts bour-
geois, d'humeur paisible, n'ayant peut-être ni la hauteur de vues, ni
la décision de caractère nécessaires à la direction d'un grand em-
pire à une époque de transition comme celle que traverse la Rus-
sie, mais exempt de toute infatuation, de toute présomption; un
prince, naturellement frappé des mécomptes du dernier règne et as-
sombri par l'horrible fin de son père, en ayant conservé une répul-
sion pour tout changement, une méfiance de toute liberté, qui neu-
tralisent ses meilleures intentions ; paralysé par des appréhensions
habilement entretenues autour de lui, et trop sincère pour se dé-
fendre des pièges tendus à sa droiture par les influences intéressées
au maintien des abus ; reculant par timidité, par modestie, par défiance
de lui-même et des autres, par lassitude enfin, devant les réformes
administratives et politiques dont la Russie ne saurait indéfiniment
se passer ; mais, en même temps, un prince consciencieusement et
ardemment dévoué à la Russie et au bien public, loyalement soucieux
du bonheur du peuple et, avant tout, du pauvre peuple, sur lequel,
en Russie plus qu'ailleurs, retombent toutes les charges de l'état;
autocrate sentant le poids de sa toute - puissance et en portant
sérieusement la responsabilité, condamné par sa politique inté-
LES RIVALITÉS COLONIALES. IZl
rieure à renouveler le règne de Nicolas, mais ayant le large caur
d'Alexandre II, incapable, en tout cas, de chercher aux difficultés
du dedans le dangereux dérivatif d'une guerre au dehors. Au-des-
sous de l'empereur Alexandre III , le ministère des affaires étran-
gères était conduit par un diplomate prudent, simple et modeste
commeson maître, une intelligence pondérée, un esprit vraiment euro-
péen et moderne, ayant pleinement conscience de ses devoirs envers
la Russie et envers la civilisation, sentant ce que coûterait à l'une
et à l'autre une nouvelle grande guerre, si peu d'années après la
dernière, comprenant que, pour le vaste empire, aujourd'hui non
moins qu'après le traité de Paris, le repos et le recueillement sont
encore la plus féconde des politiques. En dehors des ministres, des
hommes qui ont officiellement la direction des affaires, on pouvait
bien signaler, dans l'armée ou ailleurs, des influences belliqueuses;
mais le plus populaire des généraux russes, Skobelef, est mort, et
s'il s'est laissé parfois entraîner par le sentiment national, comme
en 1878, le gouvernement impérial est assez maître chez lui pour
savoir refréner les ardeurs guerrières de ses officiers.
Était-ce des bords de la Tamise que pouvait venir la provocation
à un conflit? Personne assurément n'eût eu pareille idée sous un
ministère Gladstone. Jamais l'Angleterre n'avait possédé de gouver-
nement plus désireux d'éviter toute complication extérieure. Bien
plus, jamais le royaume-uni n'avait connu de cabinet mieux disposé
pour la Russie. Ce n'était pas seulement M. Gladstone, le ministre
qui avait érigé la paix en système et l'avait prêchée en apôtre,
c'étaient lord Granville et lord Hartington , tous deux implacables
adversaires de la politique impériale de Disraeli; c'était lord Derby,
qui avait abandonné le ministère Beaconsfield et le parti tory par
répulsion pour leurs procédés hautains et leurs tendances agres-
sives; c'étaient M. Chamberlain et sir Charles Dilke, les représen-
tans des nouvelles couches de la démocratie grandissante, l'un et
l'autre plus préoccupés de remodeler à neuf la vieille Angleterre
que d'agrandir ou de fortifier ses dépendances lointaines. Qui e«t
osé prédire, lors de l'avènement du dernier cabinet libéral, que
ce ministère, élu avant tout au nom de la paix et des intérêts paci-
fiques, se trouverait, en moins de cinq ans, à la veille d'une
grande guerre avec la Russie? De toutes les épreuves traversées par
M. Gladstone, tant de fois condamné à se démentir, celle-là fut sans
doute l'une des plus pénibles, comme des moins prévues. Qu'on se
rappelle la politique anglaise et la lutte des partis durant les dix
dernières années. Quel était l'enjeu du long duel de feu Disraeli,
devenu lord Beaconsfield, et de M. Gladstone? C'était, avant tout, la
direction à donner à la politique extérieure et à la politique coloniale
de la Grande-Bretagne. Ce qui l'avait emporté avec M. Gladstone, en
238 REVUE DES DEUX MONDES.
1880, c'était la politique de paix, la politique de recueillement inté-
rieur. A quoi les libéraux devaient-ils leur triomphe? A une réaction
de l'esprit public contre « l'impérialisme » de lord Beaconsfield,
aux défiances de la nation pour les fastueuses audaces et les soudains
coups de théâtre de l'homme qui avait, en 1878, fait passer les Dar-
danelles aux cuirassiers anglais et qui avait simultanément guerroyé
dans les gorges de l'Afghanistan et dans les jungles des Zoulous.
A une politique avant tout préoccupée du dehors, du prestige du
nom anglais et de la grandeur de l'empire britannique; à la poli-
tique vraiment impériale, toute d'éclat et de hardiesse du petit juif,
drapé en lord anglais, qui semblait avoir hérité de l'âme hautaine
de lord Ghatham, succédait, avec M. Gladstone, une politique mi-
bourgeoise, mi-démocratique, toute pratique et positive, moins sou-
cieuse de la puissance et du renom du peuple anglais que de ses inté-
rêts, de sa tortune, de son bien-être, ayant moins de sollicitude pour
l'immense empire, dispersé dans les quatre parties du monde, que
pour les trois petits royaumes abrités par la mer à une extrémité de
l'Europe. Le suffrage populaire, déjà grossi dans les bourgs par
l'avant-dernière réforme électorale, avait déclaré que l'Angleterre
n'était pas assez riche pour payer les conquêtes exotiques de lord
Beaconsfield. Sans bien s'en rendre compte, le homehold suffrage re-
prochait à Disraeli et aux tories, rajeunis par l'ingénieux Sémite,
d'avoir trop négligé la brumeuse île natale pour le radieux héritage
du Grand Mogol. Il ne lui pardonnait point d'avoir paru sacrifier le
positif à l'idéal, le solide au brillant, la vieille Angleterre à ses dé-
pendances extra-européennes, le royaume-uni à l'empire, la Grande-
Bretagne à la Greater-Bi'itain. Aussi, l'ambition avérée de M. Glad-
stone et de ses amis était-elle de « liquider » dans les deux hémi-
sphères les entreprises de leurs prédécesseurs, de se débarrasser
au plus vite des multiples affaires entamées par eux en Europe, en
Asie, en Afrique, pour se consacrer tout entiers au vieux sol britan-
nique, à la pacification de l'île sœur, au land-bill irlandais et, par-
dessus tout, à la réforme électorale.
Tel était manifestement l'intime désir de M. Gladstone et de tous
ses collègues, whigs ou radicaux. Par malheur, l'événement a mon-
tré que, en pareille matière, la volonté et la persévérance étaient in-
suffisantes. Le cabinet libéral n'a pu tenir toutes ses promesses. En
dépit des efforts de M. Gladstone et de lord Granville, l'Angleterre
n'a pas réussi à se dégager de la politique coloniale. Ils ont eu beau
carguer les voiles de l'orgueilleux vaisseau britannique , ils n'ont
pu jeter l'ancre dans les eaux tranquilles où ils s'étaient flattés de
le maintenir. S'il est demeuré fidèle à ses principes, M. Gladstone
n'a pas toujours été maître de les appliquer. Sur plus d'un point,
en plus d'une contrée, il n'a pu se dérober aux annexions, aux oc-
LES RIVALITÉS COLONIALES. 289
cupations, aux expéditions militaires qu'il avait si hautement con-
damnées sur les bancs de l'opposition. Le plus souvent, ses répu-
gnances intimes n'ont servi qu'à multiplier ses hésitations; ses
scrupules n'ont fait que l'incliner à des demi-mesures qui lui ont
valu de durs échecs.
La raison de ces contradictions entre le programme et la con-
duite du cabinet libéral n'était pas seulement dans le caractère du
premier ministre, esprit complexe, essentiellement anglais, préoccupé
à la fois des intérêts positifs et des droits abstraits, mêlant les
aspirations du philanthrope aux calculs du financier et du chef de
parti. La raison de ces contradictions était non moins dans les faits
qui dominent la politique anglaise. L'Angleterre, quoi qu'en aient
dit libéraux ou radicaux, n'est pas maîtresse de s'émanciper à son
gré de la politique impériale. Elle est en quelque sorte captive de
ses immenses colonies ; elle est en particulier la prisonnière de
l'Inde. On peut, dans un autre sens, appliquer à cette dernière le
Grœria capta du poète. L'Angleterre est, d'une certaine façon, pos-
sédée par ses multiples possessions; elle est tenue par elles autant
qu'elle les tient. Elle est, dans une certaine mesure, l'esclave de ses
conquêtes, la sujette de ses sujets. Gela, encore une fois, est sur-
tout vrai de l'Inde, qui ne peut ni se gouverner ni se défendre seule.
Si robuste, si vigoureusement constitué qu'il soit, un état n'est pas
im[)unément le maître d'un pays vingt fois plus vaste et dix fois
plus [)euplé. Vingt-cinq millions d'Européens, relégués dans une île
lointaine, ne sauraient, sans trouble ni soucis, régir deux cent cin-
quante millions d'Asiatiques, comme un berger mène son troupeau.
De pareils empires se paient. Une telle domination devient une ser-
vitude. L'Angleterre a beau s'en défendre, l'Inde, tant qu'elle de-
meurera une vice-royauté britaunique, sera sa principale préoccu-
pation. L'Inde dominera toute sa politique ; et, bien que plus d'un
insulaire commence à en faire fi, quoique beaucoup se demandent
quels sont les bénéfices réels d'un tel empire asiatique, et qu'en
réalité l'Indoustan puisse n'être nécessaire ni à la grandeur ni à
la richesse de la métropole, l'Angleterre ne saurait abandonner le
somptueux empire de lord Clive et de Warren Hastings, comme
elle a spontanément évacué les îles Ioniennes.
Une des grandes divergences entre M. Gladstone et lord Bea-
consfield, deux des hommes d'état les plus difiërens que West-
minster ait jamais vus se disputer le pouvoir, c'est que l'un recon-
naissait hautement cette dépendance et que l'autre s'efforçait de la
nier, tous deux, du reste, comme il arrive d'habitude dans les luttes
de partis, outrant leur opinion en sens inverse. Lorsqu'au grand
scandale des libéraux, en apparence effarouchés par le fantôme du
TOME LXXIII. — 1880. 11»
290 REVUE DES DEUX MONDES.
césarisme, le vieux Beaconsfield faisait ceindre à la reine Victoria,
déjà presque sexagénaire, la couronne d'Aureng-Zeb, ce n'était
pas seulement pour rehausser aux yeux des Indous le prestige de
la domination britannique ou pour flatter l'amour-propre de la fa-
mille royale en la mettant, quant aux titres, de niveau avec les grandes
cours du continent. En faisant proclamer sa très gracieuse majesté
impératrice des Indes, Beaconsfield sanctionnait un fait, l'impor-
tance capitale de l'Indoustan dans les états britanniques.
On sait que, dans sa jeunesse, cet israélite baptisé, qui tenait de
ses origines juives le goût inné de l'Orient et des pompes orientales,
s'était un jour amusé à représenter la reine, les ministres et le
parlement, faisant du haut de leurs trois-ponts de solennels adieux
à l'Angleterre pour aller porter sur le Gange le centre de la domi-
nation britannique. Le voyage rêvé par le romancier politique était
un symbole des destinées ou de la situation de l'Angleterre mo-
derne. La cour n'a point abandonné les tours massives de Windsor,
le parlement n'a pas quitté le hall gothique de Westminster pour
les féeriques palais arabes d'Agra ou de Delhi; mais l'image loin-
taine de l'Inde flotte, malgré tout, au ciel anglais. Les épais brouil-
lards de la Tamise ne sauraient longtemps la cacher. Les hommes
d'état britanniques sont contraints d'habiter en pensée les vallées
du Pendjab et de gravir les vertes croupes de l'Himalaya, pour sur-
veiller les orages qui s'amassent derrière les monts. L'Inde et la
route de l'Inde, tel est, qu'ils le veuillent ou non, le constant souci de
leur politique. C'est lui qui les a naguère fait camper en Egypte et
remonter au-delà des cataractes, comme autrefois il les avait con-
duits au Gap et à Maurice. C'est lui qui a longtemps fait de l'Angle-
terre le défenseur attitré de la Turquie, et qui, tout récemment, a
failli lui faire jouer l'existence de cet empire qu'elle a tant contribué
à faire durer.
Cette importance capitale de l'Inde dans la politique anglaise,
cette dépendance où l'Indoustan tient son altière souveraine,
M. Gladstone a eu le tort de se refuser à la reconnaître. Non con-
tent de la nier, il traitait « d'humiliante » et de « honteuse » la doc-
trine qui proclamait l'Angleterre solidaire de sa grande conquête.
« Je n'admets en aucune façon aucune dépendance de ce genre, dé-
clarait-il emphatiquement, non dans l'entraînement d'un discours
public, mais dans une étude écrite à loisir, dans le recueillement du
cabinet (1). Je prétends que nous avons, à la vérité, un grand de-
voir vis-à-vis des Indes, mais que nous n'y avons aucun intérêt,
sauf celui du bien-être de l'Inde elle-même et de ce que ce bien-
être entraîne avec lui... L'Inde, continuait-il, n'ajoute pas, mais
(1) The Nineteenth Century, août 1877.
LES RIVALITÉS COLONIALES. 291
enlève à notre force militaire. La racine, la vigueur, la substance de
notre nation résident dans le territoire strictement limité des îles
britanniques, et sont, sauf dans des détails presque insignifians, in-
dépendantes de toute sorte de domination politique en dehors de
ces îles. Cette domination ajoute à notre- renommée, en partie, par
suite de sa grandeur morale et sociale, en partie parce que les
étrangers partagent les superstitions qui régnent encore parmi nous
et pensent que le principal secret de notre force réside dans la
vaste étendue et le grand nombre de nos territoires éparpillés. »
Il y a, sans doute, une part de vérité dans ces assertions de l'adver-
saii'e de Beaconsfield, mais il y a aussi, pour l'Inde notamment, une
exagération si manifeste, que, dans la même étude, M. Gladstone
en venait à confesser lui-même ce dont il s'indignait dans la bouche
des tories (1).
Tout en se révoltant avec une sorte de fierté insulaire contre la
superstition des Anglais ou des étrangers qui font dépendre de l'Inde
la grandeur de l'Angleterre, M. Gladstone était contraint d'admettre
que l'Angleterre n'était pas libre de rompre son mariage avec son
« partner » oriental. Ainsi concluent, du reste, la plupart des Anglais
les plus disposés à faire fi de la grande péninsule asiatique. Lorsque,
dans l'opposition, M. Gladstone avouait l'impossibilité actuelle pour
l'Angleterre d'abandonner l'Inde, il était en désaccord avec les con-
servateurs sur les moyens de la conserver. A ses yeux, — et sur ce
point, le grand libéral philanthrope nous semble avoir raison pour
l'avenir, si ce n'est encore pour le présent ; — à ses yeux, le maintien
de la domination anglaise aux Indes n'est pas une simple question
militaire que la force seule puisse trancher, mais une question mo-
rale dont la solution définitive dépend, avant tout, du consentement
des deux cent cinquante millions d'Indous et des sentimens que
l'Angleterre leur saura inspirer. Quant aux périls du dehors, quant
à la crainte d'une invasion russe dans les plaines de l'Inde,
M. Gladstone, dans ses écrits ou ses discours, la traitait d'absurde
et de ridicule. En vain les alarmistes lui montraient-ils les soldats
du tsar s'avançant pas à pas dans les steppes du Turkestan. « Je ne
redoute point l'extension de la Russie en Asie, répondait l'impé-
tueux orateur du Midlothian ; ce sont là pour moi des craintes de
(1) <( Cette domination nous impose les devoirs les plus pesans et les plus solennels,
devoirs qui no sont nulle part plus posans et plus solennels qu'aux Indes. Nous avons
librement épousé la fortune de ce pays et nous sommes tenus par l'honneur de ne
jamais demander le divorce. Tout en protestant donc contre ce qu'il y a de désho-
norant dans la doctrine qui s'attache à faire dépendre l'Angleterre des Indes, je suis
cependant d'accord avec ceux qui partagent cette idée, en ce sens que je reconnais
pleinement que nous sommes tenus de considérer le maintien de notre puissance aux
Indes, dans les circonstanccH actuelles, comme une nécessité capitale de l'honneur
national. » {The Nineteenth Century, août 1877.)
292 REVUE DES DEUX MONDES.
vieilles femmes. — Je ne crois pas l'empereur de Russie capable
d'une politique agressive (1). »
A part l'optimisme qui, chose rare chez les vieillards, est demeuré
l'un des traits de sa riche nature, M. Gladstone a, depuis des an-
nées, rejeté les préventions et les antipathies de la plupart de ses
concitoyens contre le colosse du Nord. Moitié par sentiment reli-
gieux et par conscience chrétienne, moitié par philanthropie, par
amour des faibles et sincère intérêt pour les nationalités opprimées,
l'ancien collègue de Palmerston a cru à la sincérité des Russes dans
la dernière guerre d'Orient. Sans craindre de passer pour naïf, il
a vu en eux des vengeurs de la foi chrétienne et des champions de
l'humanité ; il a salué, dans les cosaques de Skobelef, les émanci-
pateurs des Slaves asservis. Il était devenu philoslave, comme il
avait été philhellène. Rien mieux, alors que toutes les sympathies
de son gouvernement étaient pour les Turcs, M. Gladstone s'était
fait l'auxiliaire des armées du tsar. Il leur avait apporté le secours
d'une parole qui valait bien un des petits corps d'armée que l'An-
gleterre a tant de peine à mettre sur pied. Non-seulement, il dénon-
çait à l'Europe civilisée les assassins des Rulgares du Transbalkan,
mais il se faisait, dans la presse anglaise, le collaborateur des slavo-
philes, d'autres diraient des panslavistes de Moscou. Il entrepre-
nait de faire comprendre au public anglais les idées russes, le point
de vue russe, dans la question d'Orient, et, pour les éclairer, il se
chargeait de présenter à ses compatriotes les études orientales
des dames moscovites en séjour à Londres (2). On comprend après
cela qu'un pair d'Angleterre et, qui pis est un pair libéral, le duc de
Sutherland, si je ne me trompe, ait été jusqu'à dire à Saint-James's
Hall : « La Russie est habile dans le choix de ses agens ; le princi-
pal en Angleterre est M. Gladstone. »
On comprend mieux encore la joie de la Gazette de Moscou
lors du triomphe des libéraux et de l'avènement au pouvoir de cet
ami désintéressé. Ce qui, jusqu'alors, avait toujours semblé la plus
irréalisable des chimères, l'alliance anglo-russe, cessait de paraître
une utopie. S'il n'y eut pas alliance (les principes mêmes de M. Glad-
stone, son désir de se renfermer dans les affaires intérieures de
l'Angleterre, sa prédilection bien connue pour la politique de non-
intervention, le disposaient mal à n'importe quelle alliance), il y eut
au moins entente, dans la question orientale notamment. Le Mon-
ténégro, par exemple, s'étonna de trouver un appui aussi ferme
(1) «I hâve no fear mysclf of the territorial extension of Russia in Asia. I think
this fear no betler than old women's. — I do not believe that the Emperor of Russia
is a man of aggressive policy. » (Troisième discours du Midlothian.)
(2) C'est ce qu'il a fait notamment pour O. K.., l'ingénieux auteur de Russia and
England, M™"' Olga de Novikof, née Kiréef.
LES RIVALITÉS COLONIALES. 293
dans la main anglaise que dans la main russe. Personne en ces
beaux jours n'eût imaginé que M. Gladstone dût, trois ou quatre
ans plus tard, menacer les libérateurs de la Bulgarie de leur faire
éprouver la portée des canons Armstrong et la valeur des cipayes
de l'Inde. Personne non plus ne saurait se figurer qu'un homme
aussi droit, aussi habitué à s'incliner pour écouter sa conscience,
ait pu s'abandonner à un langage belliqueux pour relever le crédit
ébranlé du cabinet libéral et faire oublier aux Anglais ou à l'étran-
ger ses récens échecs et ses prochaines faiblesses. Quand il parlait
le langage de la guerre, M. Gladstone était prêt à la l\iire. Ses dis-
cours mêmes portaient la marque de sa résolution intérieure;
mais, en même temps, il était décidé à ne faire la guerre que s'il y
était moralement contraint. Or, à Saint-Pétersbourg non moins
peut-être qu'à Londres, le souverain, les ministres étaient sincère-
ment désireux de conserver la paix. Avec de pareilles dispositions
de part et d'autre, il eût été triste d'en venir aux armes, et
pourtant il n'a fallu rien de moins que cette bonne volonté réci-
proque pour prévenir un conflit.
Les ennemis de M. Gladstone accusent son imprévoyance, sa
pusillanimité, sa naïve confiance dans les assurances moscovites.
Ils disaient déjà que, si les troupes du tsar n'avaient pas craint d'au-
tant s'avancer vers les frontières de l'Inde, c'était grâce aux encou-
ragemens du tribun du Midiothian (1). Nous ne savons ce qu'en
pense M. Gladstone; mais, s'il a eu, pour la Russie, des complai-
sances et des crédulités, peut-être peut-il s'en féliciter pour son
pays, car ses sympathies slaves n'ont pas été entièrement payées
d'ingratitude. Elles lui ont certainement valu des concessions de
forme, sinon de fond, qu'un gouvernement aussi altier que la Rus-
sie n'eût probablement pas faites à des adversaires déclarés. Si
l'arrangement négocié par le cabinet libéral est ratifié par ses suc-
cesseurs, les tories, tout en se plaignant d'avoir les mains liées
par les engagemens du cabinet précédent, seront bien obligés d'en
trouver les conditions acceptables ; sauf à chercher, en Bulgarie ou
ailleurs, une revanche pour l'orgueil britannique. Ln mérite, en tout
cas, que peut revendiquer M. Gladstone, c'est d'avoir maintenu la
paix. 11 peut se dire qu'avec un autre ministère le conflit aurait
probablement éclaté ; et, s'il est une chose dont le vieil homme
d'état soit disposé à se faire gloire, c'est assurément d'avoir épar-
gné à l'Europe et à l'Asie une guerre dont nul, en somme, ne
pouvait ])révoir les proportions. Lorsque, suivant une intention
maintes fois annoncée, il quittera les affaires publiques pour con-
sacrer ses derniers jours à la grande affaire du chrétien, le vieil
(1) Voyeï, par exemple, la National Bevieiv, organe des conservateurs (mai 1885).
Wll REVUE DES DEUX MONDES.
homme d'état, en examinant devant Dieu sa carrière politique de
plus de cinquante années, se réjouira peut-être non moins de cette
guerre évitée, fût-ce au prix d'un sacrifice d'amour-propre, que du
disestablishment de l'église d'Irlande ou de la récente réforme
électorale.
II.
Ce qui a conduit l'Angleterre de M. Gladstone au bord d'une
rupture avec la Russie, c'est, on le sait, la marche des Russes
vers Hérat et les frontières de l'Afghanistan, c'est-à-dire vers les
rontières de l'Inde. L'avance des Russes en Asie n'était pas un
fait nouveau. iNous ne voulons pas faù'e ici l'histoire de la con-
quête du Turkestan, il nous suffira d'en marquer les principales
étapes. Ce qui nous intéresse surtout, ce sont les causes, ce sont
les procédés et le but final de cette longue marche des Russes à
travers les steppes, tour à tour brûlantes et glacées, de l'Aral et de
la Caspienne. En s'enfonçant dans ces déserts inhospitaliers, les
Russes cédaient avant tout à la secrète impulsion qui pousse un
état civilisé, en contact avec des pays sauvages ou à demi barbares,
à les faire entrer dans sa sphère d'action, à se les subordonner, à
se les assujettir sous une forme ou sous une autre. C'est là une
sorte de loi historique, une sorte de loi physique, pour ne pas dire,
en empruntant le jargon à la mode, de loi biologique. Dans la
sphère politique, comme dans toute la nature vivante, quoi de plus
fréquent que l'absorption des fîiibles par les forts? Les organismes
inférieurs sont voués à être la proie des organismes supérieurs.
Est-ce à dire qu'en annexant successivement à leurs vastes pos-
sessions les steppes de l'ancien laxarte et de l'ancien Oxus, les
Russes aient cédé en aveugles à une sorte de fatalité? Non, assuré-
ment, on est trop éclairé, on est trop réfléchi à Pétersbourg et à
Moscou pour être longtemps l'agent inconscient des nécessités phy-
siques ou des lois historiques. Dans leur lente descente vers le
cœur de l'Asie, ces hommes du Nord n'obéissaient pas seulement
à une sorte d'attraction géographique. La preuve en est la patience,
l'habileté, la persévérance qu'ils ont apportées dans leur conquête.
A l'impulsion première de la nature s'ajoutaient chez eux des vues
politiques, des desseins combinés, qui, petit à petit, ont pris plus
de netteté et de consistance.
La conquête du Turkestan n'a guère demandé aux Russes qu'un
tiers de siècle. Durant la première moitié de cette période, ils ont,
semble-t-il, été surtout conduits par les impulsions instinctives,
tant il y a eu d'imprévu et de décousu dans leur marche en avant.
C'est ainsi que, des steppes kirghizes, les soldats du tsar se sont
LES RIVALITÉS COLONIALES. 295
ouvert une voie jusqu'au Sir-Daria, l'ancien laxarte, puis jusqu'à
l'Amou-Daria, l'ancien Oxus. C'est ainsi, en s'abandonnant aux
hasards de l'inspiration et aux caprices de leurs officiers, qu'ils
sont entrés à Tachkent et ont planté à Samarkand l'aigle impé-
riale sur le tombeau de Tamerlan. Depuis douze ou quinze ans, au
contraire, leurs expéditions ont été manifestement menées par une
politique consciente d'elle-même, suivant des vues arrêtées et un
plan concerté, repris et perfectionné à chaque échec, comme à
chaque pas en avant.
Quel était le but de cette politique, ou mieux quel en était le
principal objet , car les états , plus encore que les individus , ont
souvent dans leur conduite plusieurs mobiles à la fois? Était-ce
uniquement de pacifier les steppes de l'Asie et d'assurer le libre
transit des caravanes, de mettre fin aux alirmanes ou incursions
des rôdeurs du désert, d'affranchir les Iraniens, captifs des bandits
turkmènes ? Tout cela, les Russes l'ont fait, et la civilisation et l'hu-
manité leur en doivent une gratitude que notre Europe leur me-
sure peut-être avec trop de parcimonie. Aucun peuple , pas même
les Anglais dans l'Inde , n'a mieux justifié "son droit à gouver-
ner les Asiatiques. Personne ne dira cei)endant que cette œuvre
de i)aix et de philanthropie ait été l'unique raison de la labo-
rieuse conquête de Khiva et de Merv. Était-ce d'étendre le com-
merce national, de procurer aux nouvelles manufactures de Moscou
des délwuchés au-delà dessables, comme d'autres peuples indus-
triels en cherchent au-delà des mers? Était-ce encore d'acquérir
des terres pour de nouveaux colons et de nouvelles cultures?
D'ouvrir au moujik les fertiles oasis des anciens khanats et les
riches vallées des contreforts du Pamir? Si peu dense que nous
semble sa population européenne , si riche de champs labourables
que nous a[)paraisse de loin l'empire autocratique, ses communes
de paysans se sentent déjà à l'étroit sur le sol à demi épuisé du
mir (1) ; il leur faut sans cesse des terres nouvelles pour leurs
essaims d'émigrans. Aujourd'hui , comme sous la dynastie de Ru-
rik, le Grand-Russe poursuit en silence, à travers les steppes des
nomades finno-turcs, sa colonisation essentiellement continentale
et paysanne. Si jalouse que soit la Russie d'assurer de nouvelles
terres à son [)rolifique moujik, si pressée qu'ellese montre d'étendre
ses relations commerciales en Asie, le désir de vendre les coton-
nades moscovites aux Uzbeks et aux Turkmènes ou de faire culti-
ver le coton par des mains orthodoxes au pied des monts histori-
ques de la Sogdiane et de la Ractriane, l'envie même îort légitime
(1) Voyez l'Empire des tsars et les Russes, t. i, liv. vi, chap. v et vi.
296 REVUE DES DEUX MONDES.
d'attirer un jour chez elle une partie du transit de l'Inde, ne sont
pas les seuls aimans qui l'aient attirée peu à peu vers les loin-
tains sommets du Paropamise et de l'Indou-Kouch.
L'époque à laquelle les troupes impériales se sont le plus réso-
lument lancées dans l'Asie centrale, la date même des différentes
étapes de leur conquête, indiqueraient seules à quelle pensée pa-
tiente, à quelles visées politiques obéissait le cabinet de Saint-Pé-
tersbourg. C'est après la guerre de Crimée et la pacification du
Caucase que les Russes se sont mis en route vers les rives clas-
siques de riaxarte et de l'Oxus. C'est après la guerre de Bulga-
rie et le congrès de Berlin qu'ils ont repris leur marche en avant
vers le Paropamise, avec une décision et un esprit de suite dont leurs
expéditions avaient souvent manqué jusque - là. Repoussé de
l'Europe et de l'Asie-Mineure, le vaste empire moscovite, toujours
en quête d'expansion, semblait se rejeter de l'occident vers l'orient,
des rivages européens, prohibés à ses troupes, vers les mystérieuses
contrées de l'Asie centrale , où ni flotte ni armée européenne ne
pouvait suivre ses soldats. Il semblait, au premier abord, que la poli-
tique russe fût heureuse de trouver, dans ces régions écartées, un
champ libre où les généraux et les diplomates de l'Occident ne pus-
sent la contre-carrer. Peut-être fut-ce là au début une des perspec-
tives qui attirèrent les armes du tsar vers le Tarkestan ; mais, en
s'enfonçant dans ce Touran inhospitalier, la politique russe y dé-
couvrit bientôt un tout autre objectif. Elle se réjouit de s'y pou-
voir frayer un chemin jusqu'à ses vieux rivaux d'Europe, jusqu'à
la jalouse puissance qu'elle avait plus d'une fois rencontrée sur sa
route, dans les défilés du Balkan et sur les méandres du Bosphore.
La guerre de Crimée, et plus encore le traité de Berlin, avaient
laissé en Russie de vivaces rancunes contre les Anglais. Moscou
s'irritait de toujours retrouver devant elle la main de l'Angle-
terre sans pouvoir elle-même l'atteindre nulle part. Ne sachant
comment troubler la patrie de Palmerston et de Beaconslield dans
sa quiétude insulaire, les Russes se sont ingéniés à découvrir une
prise sur leur insaisissable rivale. Le plus grand ennemi de l'Angle-
terre, Napoléon, leur avait dès longtemps signalé par quelles routes
on pouvait atteindre les Anglais dans les vallées de l'Inde. Ces
leçons, prématurées au temps de Paul I", revinrent à la mémoire
d'Alexandre II et du prince Gortchakof. Ne pouvant joindre l'An-
gleterre en Europe dans son île brumeuse, ils cherchèrent à s'en
rapprocher en Asie. Les Russes ont traversé des déserts, en
apparence infranchissables, et toute l'épaisseur d'un continent pour
devenir les voisins des Anglais, non qu'ils aspirent à les supplan-
ter dans l'Inde, mais pour les obliger, par leur voisinage, à compter
LES RIVALITÉS COLONIALES. 297
avec eux, pour leur faire sentir que la Russie savait où leur rendre
les coups qu'ils pourraient être tentés de lui porter en Europe (1).
Que, dans les salons ou dans les casernes, quelques exaltés
s'amusent à discuter des plans d'invasion de l'Indoustan, c'est,
au dire même de cet enfant terrible de Skobélef, moins pour con-
quérir l'Inde que pour frapper la souveraine de l'Inde. Les Anglais
avaient souvent répété que c'était leur empire d'Asie qu'ils défen-
daient à Constantinople. Les diplomates et les officiers russes n'ont
eu qu'à retourner à leur profit cette maxime de la politique an-
glaise. C'est l'Europe et le Bosphore que la plupart avaient en vue
en marchant vers l'Indou-Kouch. Les clés des détroits sont dans
les steppes de l'Asie, disait Skobélef; c'est dans l'Afghanistan et au
besoin dans la vallée de l'Indus qu'il faut les aller chercher.
En d'autres termes, les états-majors de Tiflis et de Tachkent
ont, tout comme la chancellerie de Pétersbourg, découvert que le
chemin du Bosphore passait par l'Afghanistan. N'est-ce point par
l'Asie, en tout cas, que la Russie a le plus de chances d'arriver à
la mer libre?
Les idées des Russes n'avaient pas encore pris corps que les
convoitises moscovites étaient bruyamment dénoncées par les offi-
ciers de l'armée anglo-indienne. Les soldats du tsar avaient à peine
construit leurs premiers forts sur les rives du Syr-Daria que déjà
les alarmistes de Londres et de Calcutta conjuraient l'Angleterre de
mettre une barrièi'e aux envahissemens des cosaques. Le foreign
olfire, stimulé par les Rawlinson, les Frère, les llimley, les Mac-
Gregor, interrogeait de temps en temps le prince Gortchakof sur la
marche et les progrès des troupes russes vers les Indes. Aux indis-
prètes questions des Anglais, le chancelier de l'empire répondait
iavec d'autant plus de désinvolture que les plans de la chancellerie
étaient moins arrêtés, que le gouvernement impérial s'en remettait
davantage à l'initiative de ses généraux, prêt à désavouer leurs en-
treprises devant l'étranger, sauf à se retrancher derrière le fait
accompli pour garder leurs conquêtes. L'avance des Russes se
(1) L'intention du gouvernement russe est exprimée avec autant de clarté que de
discrétion dans une biographie anonyme du prince Gortchakof, sortie du ministère
des aftjiircs étrangères, et publiée par le Journal de Saint-Pétersbourg (13 mars
1883). <( La guerre do Crimée, lit-on dans ce document d'origine officieuse, avait
malheureusement prouvé, d'abord, que la l'.ussie ne pouvait plus compter sur les bons
rapports qu'elle avait entretenus depuis un siècle avec l'Angleterre, et, ensuite
qu'elle était absolument désarmée vis-à-vis de cette puissance, dont les flottes pou-
vaient la menacer partout, Undis que sa politique pouvait lui procurer des alliances
militaires sur le continent. Une grande nation ne pouvait pas rester indéfiniment
dans une pareille position. Il était indiipensable d'intéresser matériellement VAngle-
terre à apprécier et â ménager l'amitié de la Russie. Une forte position en Asie cen-
trale pouvait seule atteindre ce résultat. »
298 REVUE DES DEUX MONDES.
fit longtemps ainsi, sous le couvert des protestations pacifiques et
des déclarations rassurantes de la diplomatie impériale, qui, à chaque
nouveau pas, exprimait ses regrets de voir la Russie contrainte à
de nouvelles annexions...
Cette tactique devenait de plus en plus difficile, à mesure que les
troupes du tsar blanc pénétraient plus avant dans les steppes turco-
maneset que les vagues desseins du gouvernement de Pétersbourg se
précisaient davantage. Une chose surtout ne pouvait manquer d'ai-
guillonner les appréhensions des Anglo-Indiens en accusant les vues
des Russes, c'est le changement de base d'opérations des troupes
impériales.
La conquête du Turkestan avait commencé par le nord, par la
steppe des Kirghiz, les envahisseurs partant d'Orenbourg et du
pied de l'Oural pour descendre, à travers le désert, au-delà des rives
orientales du lac d'Aral, sur les vallées de l'Iaxarte et de l'Oxus.
Une fois établis à Tachkent et à Samarkand, maîtres du Khokand et
suzerains de Bokhara, les Russes, ainsi parvenus aux frontières
de l'Afghanistan, cherchèrent à l'ouest une route plus facile et
plus ouverte. Cette route nouvelle, ils la trouvèrent dans les steppes
transcaspiennes, le long de l'Atrek et de la frontière persane. De ce
côté, le Caucase leur offrait une base d'opérations à la fois plus rap-
prochée et plus commode, qui leur permettait de substituer, pour
une bonne partie du trajet, la voie de mer à la voie du désert.
La Caspienne, bien que les rives méridionales en relèvent de la
Perse, est depuis longtemps déjà un véritable lac russe, auquel on
accède directement de l'intérieur de l'empire, au nord, par le Volga,
à l'ouest, par le Caucase, aujourd'hui entièrement pacifié et relié
à Moscou par un chemin de fer qu'interrompt à peine le défilé du
Dariel. De la Transcaucasie, où séjourne en tout temps une nom-
breuse armée, à la Transcaspie, le passage est aisé et rapide. De
TifliSjOu mieux de Poti ou de Baloum,sur la Mer-Noire, à Bakou, sur
la Caspienne, il n'y a guère que vingt-quatre heures de chemin de
fer. De Bakou à la baie de Krasnovodsk, la vapeur ne demande
pas beaucoup plus pour la traversée de la Caspienne. De la
baie de Krasnovodsk, enfin, d'un point appelé Mikhailovsk, les
Russes ont eu soin de jeter, à travers les sables jusque-là déserts, un
chemin de fer qui a permis à leurs troupes de pénétrer au cœur
de solitudes réputées inaccessibles. Ce chemin de fer, dont
ils prolongent les rails à mesure qu'avancent leurs soldats, fait, on
ne saurait le nier, le plus grand honneur à la prévoyante hardiesse
de leurs chefs. Sous l'active direction d'un officier d'initiative, le
général Annenkof, ils ont su iaire en Asie ce que jusqu'ici nous
avons inutilement rêvé en Afrique. Grâce à ce railway impro-
visé et à leur changement de base d'opérations, les Russes ont mis
LES RIVALITÉS COLONIALES. 299
les frontières de l'Afghanistan à quelques jours de leurs arsenaux
du midi. Ils pourront bientôt se vanter d'avoir supprimé le désert,
comme ils peuvent déjà dire que, pour eux, il n'y a plus de
Caucase.
Avec cette nouvelle route , la Russie a, pour ainsi dire, pris le Turkes-
tan à revers, et, de la Caspienne, ses troupes cheminent tout droit
dans la direction de Hérat et de la vallée de l'Indus.
L'occupation de Krasnovodsk remonte à 1869. Quelques années
plus tard, en 1873, après une campagne où eussent échoué des troupes
moins endurantes, les Russes atteignaient Khiva, l'île verdoyante,
qui se croyait inexpugnable dans sa mer de sables. L'orgueil de
Khiva brisé et leur flanc gauche ainsi assuré, les soldats du tsar,
appuyés, sur leur flanc droit, à la Perse qui les fournissait de vivres
et de mulets, étaient libres de pousser vers l'est. Entre le sud de la
Caspienne et l'Afghanistan, régnaient les Tekkés, les plus turbulens
comme les plus guerriers des Turkomans.Pour soumettre ces écu-
meurs de la steppe, terreur de leurs voisins de Khiva et de Perse, il
fallut, de 1877 à 1881, plusieurs campagnes. Les Russes ne se lais-
sèrent décourager ni par les diflicultés ni par les insuccès inhérens
à cette sorte d'entreprises. Contre ces Tekkés, il fallut envoyer
l'élite des troupes du Caucase de retour de la conquête de Kars,
avec le chef le plus populaire des armées russes, Skobélef. On sait
au prix de quels elforts le héros de Plevna battit, en 1880, la prin-
cipale tribu des Tekkés, les Akhals, prenant d'assaut, en janvier
1881, leur repaire, la forteresse de Chéok-Tépé (1). La chute de
Chéok-Tepé, dont les grossières murailles avaient, trois ans plus
tôt, arrêté le général Lazaref, fut décisive.
Par un de ces reviremens propres aux populations primitives, les
Tekkés qui, la veille encore, opposaient aux envahisseurs une ré-
sistance acharnée, vinrent, leurs chefs en tête, jurer fidélité au
souverain de leurs vainqueurs. Habitués à triompher de leurs voi-
sins, ils reconnaissaient qu'ils avaient trouvé leurs maîtres. La gé-
nérosité des Russes acheva ce qu'avait commencé l'épée de Sko-
bélef. Au prestige de leurs armes les nouveaux seigneurs de l'Akhal
eurent soin d'ajouter, selon leur coutume, les séductions de la
civilisation et la fascination des pompes de la cour impériale. Des
Tekkés, appelés au couronnement du tsar Alexandre III, revinrent
<;élébrer dans leurs oasis les splendeurs du sacre du tsar blanc et
les merveilles de la puissance russe. Les Tekkés de l'Est, profitant
de la leçon infligée à leurs frères de l'Ouest, vinrent d'eux-mêmes
se soumettre à un maître réputé aussi généreux qu'invincible.
(1) Voyez, dans la Uevue du 15 mai dernier, l'étude de M. H. Moser: le Pays des
Turkomans.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
Ghéok-Tépé n'est guère qu'à moitié route de la Caspienne à Merv
et aux frontière de l'Afghanistan. On eût cru d'avance que, pour
entrer dans Merv, il aurait fallu aux Russes de nouveaux combats et
une campagne laborieuse. Il n'en fut rien. Merv, la grande oasis des
Tekkés de l'Ouest, l'Alger de ces pirates du désert, n'attendit pas
l'approche des canons russes. En dépit des efforts d'un certain Siakh-
Pousch et des agens anglo-indiens, la majorité des habitans, renon-
çant aux ahimanes et au pillage des vallées du Khorassan, résolut de
se soumettre aux Russes. L'oasis turkmène renouvela, à dix siècles
de distance, la légende de la vieille Novgorod appelant Rurik et
les Varègues à rétablir la paix dans ses murs. Pour complaire au
général Komarof et se rendre dignes de devenir les sujets du
tsar, les khans et les notables de Merv mirent d'eux-mêmes en
liberté leurs esclaves persans. Les Russes eurent ainsi le rare hon-
neur d'abolir l'esclavage à Merv avant d'y être entrés.
L'occupation de l'oasis eut lieu presque sans coup férir; quelques
pillards, quelques alamanntchiks incorrigibles avaient seuls osé
tenter de s'opposer à la marche des soldats du tsar blanc (1). C'est
ainsi qu'est, presque spontanément, tombée aux mains des Russes,
en 188-4, cette Merv, tant de fois signalée chez nos voisins d'outre-
Manche comme la première clé de la route des Indes, Merv, dont
le nom avait tant irrité les nerfs des Anglo-Indiens qu'en Angleterre
on avait fmi^par railler \em'c<imeTvosité{men:>02isness).»Et les Russes
ne s'arrêtaient même pas à une oasis dont ils semblaient si loin en-
core, à l'avènement d'Alexandre III. La même année 188/j, les Tur-
komans Sarykhs ayant imité l'exemple des Tekkés de Merv, le gé-
néral Komarof s'emparait de l'Atrek, et ses soldats s'établissaient dans
le vieux Sarakhs, aux limites de la Perse et de l'Afghanistan.
Merv prise, les Tekkés et les Saryks soumis, les khans de Khiva
et de Rokhara devenus vassaux de l'ancien vassal du khan de la
Horde d'or, la conquête du Turkestan était achevée. Un nouvel em-
pire, grand comme trois ou quatre fois l'Allemagne, était réuni aux
Russies d'Europe et d'Asie. Et cet empire, personne, en dehors des
khans indigènes et des nomades de la steppe, ne l'avait disputé aux
héritiers de Pierre le Grand. La Perse, heureuse d'être déli-
vrée des ruineuses incursions du Turkmène, leur avait aplani le
chemin de la conquête de son éternel ennemi, le Touran. L'Angle-
terre elle-même n'avait opposé à la marche des Russes que des né-
gociations destinées à marquer une limite au flot montant de la puis-
sance moscovite. Le jour semblait venu où la souveraine de l'Inde
se sentirait obligée de dire à l'empire du Nord : « Tu n'iras pas plus
loin. »
(1) Sur la prise de Merv et sur les Turkomans du sud-ouest, voyez, dans le Bulletin
de la Société russe de géographie (1885, t. xxi), l'étude du savant voyageur, P. Lessar.
LES RIVALITÉS COLONIALES. 301
III.
Durant quelques années, on s'était bercé à Londres de l'espoir
de maintenir, entre l'empire indien et les possessions russes, une
double barrière, une zone neutre, composée de l'Afghanistan au sud
et du Turkestan indépendant au nord. Les annexions incessantes des
Russes démontrèrent bien vite que, s'il devait rester entre les deux
empires une zone neutre , « un tampon , » cette zone ne pouvait
avoir d'autre épaisseur que l'Afghanistan. Quelques Anglais, voyant
le Turkestan tomber morceau par morceau aux mains des Russes,
eussent voulu imiter les procédés de leurs rivaux. Au lieu de les
attendre aux portes de l'Inde, ils eussent préféré marcher hardiment
à leur rencontre en faisant eux-mêmes, dans l'Afghanistan, ce que
les Russes faisaient dans le Turkestan. Bien des raisons politiques
et militaires s'opposaient à l'adoption d'une pareille tactique. In-
staller la domination anglaise dans l'Afghanistan, c'était stimuler
le zèle des Russes, les pousser à hâter leur marche, s'exposer peut-
être à voir les cosaques devancer les Anglais à llérat. Reporter les
lignes de défense de l'Inde à Caboul et surtout à Ilérat, c'était s'éloi-
gner témérairement des vallées de l'Indoustan et de la mer, la
double base d'opérations des Anglais. Puis, si divisées, si incohérentes
que soient, à bien des égards, les tribus afghanes, elles ont au-
trement de cohésion et de force de résistance que les Uzbeks et les
Turkmènes du Turkestan, pareils, dans leur éparpillement national,
aux sables de leurs déserts. Les Anglais ont, depuis un demi-siècle,
eu plusieurs occasions d'apprécier les diiricultés de la conquête d'un
pays où, selon un mot de lord Wellington, les petites armées sont
anéanties et les grandes meurent de faim. Les deux dernières cam-
pagnes, menées jusqu'à Caboul, sous le ministère Reaconsfield,
n'étaient pas faites pour engager le forcign office à se charger du
gouvernement de cette tin-bulente féodalité afghane.
Lord Reaconsfield lui-même s'était, par le traité de Gandamak
(mai 1879), contenté d'assurer à l'Inde ce qu'il appelait ses fron-
tières scientifiques, la possession des passes de khodjah, de Païvar
et de Khaïber, d'où les Anglais dominaient la route de Caboul. En
même temps, les Anglo-Indiens occupaient Quettah, au nord du Re-
loutchistan, entièrement soumis à leur influence, et ils projetaient
jusqu'à Quettah un chemin de fer qui devait placer la seconde des
capitales de l'Afghanistan, Kandahar, dans leur dépendance. Par le
même traité, lord Reaconsfield avait, il est vrai, imposé à l'émir de
Caboul la présence d'un agent anglais qui devait lui servir de con-
seiller et de mentor pour les relations de l'Afghanistan avec les
302 REVUE DES DEUX MONDES.
pays voisins. A cet égard, le traité de Gandamak plaçait les Afghans
sous une sorte de protectorat britannique. Les événemens devaient
bientôt montrer combien, même sous cette forme adoucie, les Afghans
répugnaient à toute domination étrangère. Quelques mois à peine
après la signature du traité de Gandamak, en septembre 1879, alors
que lord Beaconsfield et lord Salisbury se glorifiaient d'avoir défini-
tivement établi à Caboul la suprématie britannique, le résident an-
glais, sir Louis Cavagnari, était massacré avec toute sa suite. L'émir
qui avait traité avec le vice-roi de l'Inde, Yakoub-Khan, était ren-
versé par une insurrection. Le général Roberts se voyait contraint
de recommencer une nouvelle campagne. Rentré à Caboul, il était
bientôt menacé d'y être cerné. Durant quelques jours, on redouta à
Westminster un désastre analogue à celui de iShO. On était réduit
à se féliciter que, en évacuant Caboul, le commandant britannique
eût pu échapper à une capitulation. Si, quelques semaines plus tard
le général Roberts rentrait dans la capitale de l'Afghanistan, c'était
pour l'abandonner bientôt, après avoir reconnu comme émir l'élu
des chefs afghans, Abd-ur-Rahman, l'ancien pensionné des Russes à
Samarkand.
On n'a pas oublié quelle part ces sanglans mécomptes eurent à la
chute du cabinet anglais, en avril 1880. L'Afghanistan avait été le Ton-
kin des tories. M. Gladstone et lord Gran ville se gardèrent de rétablir
à Caboul le résident britannique installé par Beaconsfield. Ils jugèrent
qu'avec une population aussi belliqueuse, dans un pays aussi difficile à
gouverner, le plus prudent était de mettre le drapeau anglais à l'abri
des émeutes de Caboul et de l'humeur variable des feudataires
afghans. Au lieu de chercher à faire de l'Afghanistan un vassal de
l'empire indien, ils s'attachèrent à s'en faire un ami, ce qui était
peut-être plus habile, quoique ce ne fût pas beaucoup plus sûr.
En retirant les troupes anglaises de Caboul et même de Kandahar,
malgré les protestations de Beaconsfield, ils eurent soin d'assurer à
l'émir aujourd'hui encore régnant, Abd-ur-Rhaman, une subvention
régulière de roupies indiennes. Avec les princes orientaux, c'est là,
on le sait, le procédé le plus simple comme le plus économique, et,
sur ce terrain, l'empereur de toutes les Russies ne saurait lutter
avec la riche Albion.
En même temps, M. Gladstone abandonnait Quettah ou renonçait
à la construction d'une voie fen-ée de l'Inde à cette ville. C'était
peut-être là montrer moins de prévoyance. Aux yeux des Asia-
tiques, l'Angleterre paraissait bien pressée de sortir de l'Afghanis-
tan et de toutes les places si chèrement conquises. On ne pouvait
manquer, dans les bazars de Caboul et de Hérat, comme dans
les mosquées de Lahore et de Delhi, de mettre en parallèle
la conduite des Russes dans le Turkestan avec celle des An-
LES RIVALITÉS COLONIALES. 303
glais dans l'Afghanistan. L'évacuation de Caboul et de Kandahar
par les troupes du général Roberts concordait presque avec la
prise de Ghéok-Tépé par Skobélef et l'installation de la domination
russe dans l'Akhal. Il est vrai qu'en abandonnant les capitales
afghanes le cabinet anglais pouvait se flatter d'enlever aux Russes
un prétexte de pousser jusqu'à Merv.
Pour retirer leurs troupes des états de l'émir de Caboul, les An-
glais ne renonçaient pas du reste à exercer dans l'Afghanistan une
action prépondérante. Sur ce point, l'opinion n'aurait pas permis à
M. Gladstone et à lord Granville de professer d'autres sentimens
que lord Beaconsfield et lord Salisbury. Moins ils conser\^aient d'es-
poir d'arrêter la marche des Russes dans le Turkestan et plus les
ministres de la reine Victoria devaient se montrer jaloux de main-
tenir les plateaux afghans en dehors de la sphère d'action de la
Russie. L'envoi d'une ambassade russe à Caboul avait été l'occasion
de la guerre anglo-afghane de 1878. Aux yeux des Anglo- Indiens,
l'Afghanistan est, pour les frontières de l'Inde, une sorte de zone mi-
litaire où ils ne peuvent laisser prendre pied à aucun rival. Aussi,
quels que soient leurs rap}X)rts avec l'émir de Caboul, se regardent-
ils comme chargés de veiller à la sécurité et à l'intégrité de ses
frontières. Ils en sont devenus les gardiens intéressés, et cela était
si naturel que le gouvernement russe ne s'en est jamais offusqué ;
jamais sur ce point il n'a fermé l'oreille aux propositions du fo-
reign office.
Les Anglais n'ont eu garde d'attendre l'arrivée des patrouilles
russes sur les pentes du Paropiimise, pour négocier avec les nou-
veaux voisins de l'émir. Les libéraux, alors déjà partisans déclarés
de la politique de paix, ont dès longtemps cherché des garanties
de sécurité dans une entente directe de Londres et de Péters-
bourg. Voici déjà plus d'une douzaine d'années, en 1872, le cabinet
anglais, étant comme récemment encore présidé par M. Gladstone,
et lord Granville dirigeant le forciyn office^ les deux gouvernemens
étaient tombés d'accord pour fixer d'une manière plus précise les fron-
tières de l'Afghanistan, ce qui visiblement revenait, pour tous deux,
à délimiter la sphère d'action de l'Angleterre et de la Russie. De cet
accord sortit le mémorandum de 1873, demeuré le point de départ des
négociations de 1885. Dans ce document, le prince Gortchakofet
lord Granville s'entendaient pour reconnaître le haut Oxus comme
limite des domaines du khan de Bokhara et de l'émir de Caboul.
Vers l'ouest, malheureusement, entre la Boukharie et la Perse, n
fleuve ni chaîne de montagnes ne s'offrait à marquer, aux Afghans,
une frontière naturelle. H se rencontrait bien encore des cours
d'eau tels que le Murghab et le Héri-Roud; mais ces rivières, des-
cendant des collines de l'Afghanistan, coulent presque tout droit
304 REVUE DES DEUX MONDES.
au nord vers les plaines sablonneuses du Turkestan. Elles ne pou-
vaient, par suite, servir de limites entre les deux pays. L'arrange-
ment Gortchakof-Granvilie devait fatalement se ressentir de cette
difficulté. Il fut rédigé avec un certain vague, expliqué par l'insuffi-
sance des cartes, par l'inexactitude des connaissances européennes
sur ces régions de l'Asie, et peut-être aussi par les secrets calculs
des deux parties, la Russie redoutant de trop se lier les mains pour
l'avenir et le cabinet anglais craignant, par des arrangemens trop
précis, de prêter le flanc aux attaques de l'opposition.
L'accord de février 1873 reconnaissait à l'Afghanistan ses fron-
tières antérieures et spécialement la possession des « dépendances
de Hérat, » mais sans définir explicitement ce qu'on entendait par
ces dépendances. De ce manque de précision devaient, tôt ou tard,
surgir des difficultés assez graves pour exposer les deux empires
à une rupture.
Si défectueux que fût l'arrangement anglo-russe de 1873, la fron-
tière afghane, entre le haut Oxus, à l'est, et la vallée de l'Héri-Roud,
à l'ouest, n'a, durant une douzaine d'années, soulevé aucune contes-
tation. Il en eût sans doute été longtemps de même sans la con-
quête de l'Akhal par Skobélef et l'entrée des Russes à Merv. A me-
sure qu'ils avançaient vers le sud, à mesure qu'ils annexaient les
oasis des derniers Turcomans demeurés indépendans, les généraux
russes et la diplomatie pétersbourgeoise se sentaient plus
intéressés à définir nettement les frontières de l'état à demi
barbare dont ils allaient faire le voisin immédiat de l'empereur
Alexandre III. Naturellement aussi, plus ils se rapprochaient de ces
régions, hier encore imparfaitement connues, et plus les Russes de-
vaient tendre à repousser les Afghans vers le sud, au profit des
tribus turcomanes, devenues sujettes ou vassales du tsar.
La tâche entreprise d'un commun accord par les deux empires
rivaux était en réalité mal aisée; elle avait, depuis des siècles,
donné lieu à bien des querelles armées. Au fond, on pourrait dire
qu'il ne s'agissait de rien moins que de délimiter les deux vieux
ennemis légendaires, Iran et Touran,la région des plateaux ou des
collines et la région des steppes qui, depuis la plus haute anti-
quité, dès l'âge des anciens Perses et des Scythes, ont tant de fois
cherché à empiéter l'une sur l'autre. Les Russes sont de grands
géographes, comme il sied à un peuple qui couvre une si notable
partie de notre petit globe, et partout l'amour de la géographie fo-
mente les ambitions coloniales. Les Russes s'entendent à merveille
à tirer parti des études des voyageurs, nationaux ou étrangers. Le
gouvernement impérial, dédaignant les ingrates toundras de la Si-
bérie, a, depuis une quinzaine d'années, réservé tous ses encoura-
gemens aux expéditions scientifiques de l'Asie centrale et du ter-
LES RIVALITÉS COLONIALES. 305
ritoire transcaspien. Pétersbourg et Moscou ont ainsi appris de
leurs savans explorateurs que la nature avait marqué les limites
du Turkestan bien plus au sud qu'on ne l'imaginait naguère. On
découvrit que les pentes septentrionales des plateaux de l'Iran,
entre la Boukharie et la Perse, jusqu'à la rive afghane du haut
Oxus et aux petits khanats vassaux de Caboul, appartenaient géo-
graphiquement à la région aralo-caspienne et n'en pouvaient
demeurer isolés ; on s'aperçut qu'en dépit de la variété et de
l'hostilité de ses diverses populations, toute la vaste steppe con-
stituait « un organisme » qu'il était aussi périlleux que cruel de mu-
tiler.
Aces raisons physiques, fournies par les découvertes des géogra-
phes,vinrent s'ajouter des argumens économiques, politiques, ethno-
graphiques. Pour assurer la paix des vallées et la sécurité des
oasis du Turkestan méridional, ne faut-il pas être maître des col-
lines qui les dominent et des cours d'eau qui en descendent? Pour
que les nomades de la steppe, rendus par la domination russe à la
vie paisible et pastorale, puissent vivre sans recourir, comme par le
passé, au pillage de leurs voisins, ne faut-il pas leur donner des
pâturages pour leurs troupeaux ? Non contens de réclamer, pour
leur nouvel empire, une frontière naturelle, et, pour leurs nouveaux
sujets, une frontière équitable, les géographes russes mettaient
en avant des considérations de sentiment et d'ordre moral qui éton-
neraient chez des adeptes moins convaincus de toutes les idées
occidentales.
S'il est une chose qu'on ne se serait pas attendu à rencontrer
au cœur de l'Asie, dans ces pays à populations si hétérogènes, c'est,
semble-t-il , le principe de nationalité , employé au profit des
prétentions d'un empire qui règne sur vingt races et cent peuples
divers. Et pourtant ce principe national auquel l'Europe doit tant
de remaniemens, les Russes, en hommes au courant de toutes les
théories et de tous les besoins modernes, n'ont pas manqué de le
faire valoir en faveur des Turcomans, Tekkés ou Saryks, les der-
nières des innombrables tribus rassemblées sous les larges ailes de
l'aigle moscovite. Les Turkmènes de la rive droite du Ilaut-Oxus
étant passés, avec Bokhara,sous le protectorat de la Russie, il a
semblé à leurs protecteurs que les Turcomans de la rive gauche
devaient avoir droit aux mêmes avantages. Les Saryks de Merv
étant volontairement entrés dans la grande communauté slavo-tatare,
ne semblait-il pas juste que les Saryks de Penjdeh fussent admis
à rejoindre leurs frères de Merv?
La science contemporaine a ainsi reconnu au tsar, dans l'Asie cen-
trale, une mission que la Russie ne soupçonnait pas elle-même, il y
TOME LXXIII. — 1886. 20
30(5 REVUE DES DEUX MONDES.
a quelques, années : la mission d'effectuer l'unité politique de la
région aralo-caspienne en général et de la steppe turcomane en
particulier, à la grande satisfaction du sentiment national des Usbeks
et des Tekkés.
Qu'on ne s'y trompe pas, si singulière, si naïve ou cynique que
puisse nous paraître une semblable prétention, la domination russe
en peut un jour tirer une force réelle avec une impulsion nouvelle.
Ces considérations ethnographiques et géographiques ont, en tous
cas, convaincu des Russes,de tendances bien diverses, de l'inéluctable
nécessité d'étendre vers le sud les nouvelles froiitières asiatiques de
l'empire. Sur ce point, le prince Kropotkine, le géographe nihiliste,
se trouve d'accord avec M. Katkof, le principal instigateur de la
politique rétrograde. Tous deux, à cet égard, font valoir des argu-
mens analogues. « Le Turkestan afghan doit rejoindre le Turkestan
russe, » écrivait récemment, non sans une patriotique tristesse pour
les monstrueux accroissemens de son énorme patrie, le prisonnier
de Glairvaux. Grâce au général Komarof, cette prédiction est déjà
en voie de s'accomplir et il est permis de douter que des mémo-
randums et des accords diplomatiques du genre de celui de 1875
en arrêtent longtemps la réalisation (1).
Si différens que soient les deux pays, on se demande, en présence
dételles tendances, si l'Afghanistan, dont certains Anglais rêvaient de
faire une Belgique ou une Suisse asiatique, ne finira point par avoir le
sort de la Pologne, par être rogné et découpé par ses puissans voisins,
sous prétexte de troubles intérieurs, de rectifications de frontières et
de revendications nationales; avec cette diftërence qu'au lieu de trois
copartageans, il n'^y en aura que deux, si encore les hésitations ou
les scrupules de l'un ne laissent toute la proie à l'autre. L'exemple
même de la Pologne et de l'Autriche de Marie-Thérèse prouve, il
est vrai, qu'en matière de partage, un gouvernement peut à contre-
cœur se résigner à des nécessités politiques qu'il est le premier à
déplorer. Il est vrai, d'autre part, que l'Angleterre n'a cessé de pro-
clamer, vis-à-vis de la Russie, le double principe de l'indépendance
et de l'intégrité de l'Afghanistan ; mais on connaît d'autres états
musulmans, dont la diplomatie avait en des traités solennels main-
tes fois consacré l'indépendance et l'intégrité, et qui n'en ont pas
(1) Voyez, dans le Nineteenth Century, de mai 1885, l'étude du prince Kropotkine
intitulée the Corning War. Dans sa Géographie universelle, Elisée Reclus, qui, on le
sait, a eu pour auxiliaires Kropotkine et d'autres savans russes, n'a pas attendu l'oc-
cupation de toute cette zone par les troupes du tsar pour l'annexer au grand em-
pire boréal. C'est ainsi qu'il a fait figurer dans VAsie russe la plupart des points
contestés entre les Afghans et le Turkestan, et jusqu'aux petits khanats du Haut-
Oxus que le mémorandum de 1873 reconnaît explicitement comme parties intégrantes
des "états de l'émir de Caboul. Parmi les écrivains russes je citerai, entre autres
M. Vénioukof , Rossia i Vostok, p. 223-229.
LES RIVALITÉS COLONIALES. 307
moins été démembrés à plusieurs reprises, parfois par leurs pro-
tecteurs mêmes. Un fait déjà évident, c'est que, malgré la vaillance
indisciplinée de ses habitans, l'Afghanistan, tout comme la Tur-
quie, n'a pas de meilleures garanties que les jalousies de ses
grands voisins.
Bien que le gouvernement de Pétersbourg n'ait pas pris à son
compte les savantes théories des explorateurs russes sur les fatalités
géographiques ou les convenances ethnographiques, ses vues à ce
sujet semblaient assez peu rassurantes pour que le cabinet anglais
fût peu pressé de revenir sur une question en apparence vidée
en 1873, afin de préciser l'entente Gortchakof-Granville. Aussi,
lorsqu'on 1882 M. de Giers exprima le désir que la frontière
septentrionale de l'Afghanistan, de Khoja-Saleh aux limites de la
Perse, fût « formellement et définitivement fixée (1), » l'Angleterre,
qui semblait la plus intéressée à cette délimitation, montra peu
d'empressement. Peut-être le cabinet libéral, alors de même qu'en
1872 à la tête des affaires, redoutait-il de compromettre sa situa-
tion parlementaire en souscrivant officiellement à d'inévitables
concessions. Il préféra s'en tenir à la méthode de procrastination
habituelle à tous ceux qui redoutent des embarras ou des périls
sans avoir le courage de les affronter. Or, en politique tout comme
dans la vie privée, c'est là le plus souvent un sûr moyen d'accroître
les difTicuItés devant lesquelles on recule. L'entrée des Russes à
Merv ne pouvait permettre à M. Gladstone et à lord Granville de
toujours différer ; ils se fussent exposés à laisser le tracé de la fron-
tière à l'épée des généraux du tsar.
Les négociations sur cette délicate question furent reprises au
printemps de 1884. Les deux gouverneraens tombèrent d'accord
de faire étudier et délimiter la frontière afghane sur le terrain.
Pour cette mission, à laquelle il désirait donner un grand appa-
rat, le cabinet britannique fit choix du général sir Peter Lumsden.
Le gouvernement russe, qui avait d'abord désigné un simple colo-
nel, dut, pour ne pas froisser les Anglais, lui substituer le général
Zélénoï. Les deux missions avaient rendez-vous, pour le mois d'oc-
tobre 1884, à Sarakhs, sur le point de rencontre des frontières de
la Perse, du Turkestan et de l'Afghanistan. Pendant que les man-
dataires du tsar et de l'impératrice des Indes se mettaient en route,
la presse des deux états entamait une polémique sur la conven-
tion de 1873 et sur les limites assignées à l'Afghanistan par la na-
ture et l'histoire. II devenait chaque jour plus manifeste que, entre
les deux pays et les deux gouvernemens, il y avait des divergences
(1) Dép/'cho de sir Ed. Thornton, ambassadeur de la reine en Russie, à lord Gran-
ville, 2'.t avril 1882.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
de points de vue que l'étude du terrain par les hommes du mé-
tier ne pouvait trancher. Avant d'en venir à la délimitation sur
place, il semblait naturel de résoudre les questions de principe, et
de réserver aux deux . cabinets le soin d'arrêter les grandes lignes
du tracé de la frontière, sauf à laisser les commissions techniques
en fixer les détails.
Tel est le point de vue auquel revint bientôt le gouvernement de
Saint-Pétersbourg : au lieu de se hâter d'envoyer le général Zélé-
noi à Sarakhs, comme on en était d'abord convenu, pour le mois
d'octobre, il suspendit le voyage de cet officier, lui enjoignant
d'attendre des ordres à Tiflis, pendant que la mission anglaise se
mettait en route pour l'Afghanistan. Le général Lumsden se trouva
ainsi arriver seul sur la frontière afghane, à l'époque fixée. Si la
Russie avait raison pour le fond, lorsqu'elle voulait régler d'abord
par voie diplomatique les questions de principe, elle se donnait
tort dans la forme. L'absence du général Zélénoï à un rendez-vous,
accepté plusieurs mois d'avance, semblait un procédé peu fait pour
faciliter les rapports des deux pays et des deux missions. Si elle
avait retardé l'arrivée de son commissaire à Sarahks, la Russie, il
est vrai, envoyait à Londres un des rares voyageurs connais-
sant le territoire en litige, M. P. Lessar, qui, mieux que per-
sonne, était capable d'éclairer le foreign office sur la nécessité
d'une entente préalable entre les deux cabinets.
L'Angleterre, du reste, malgré la ponctualité de son représen-
tant à Sarakhs, n'était pas, de son côté, exempte de tout reproche.
Le général Lumsden, venu par la Perse, avait, à son arrivée au ren-
dez-vous, rejoint une escorte de plus d'un millier de soldats anglo-
indiens, et, à la façon orientale, cette escorte était elle-même accom-
pagnée d'une suite non moins nombreuse. C'était toute une petite
armée dont le général britannique venait prendre le commandement
en Afghanistan. Les hommes d'état de Londres et de Calcutta avaient
sans doute vu là un moyen de rehausser, aux yeux des Afghans et
des Turcomans, le prestige du nom anglais. En réalité, c'était plutôt
un moyen de le compromettre, de l'exposer dans des complications
dont il lui devait être malaisé de sortir intact. Cet appareil guerrier,
trop considérable pour une simple escorte , trop réduit pour une
démonstration militaire, révélait une politique hésitante, dési-
reuse d'en imposer aux autres comme à elle-même. Il y avait là,
nous semble-l^il, en dépit de l'opposition des apparences, quelque
chose d'analogue à la mission de l'héroïque Gordon au Soudan. En
Afghanistan comme à Khartoum, l'honneur de l'Angleterre risquait
d'être subitement engagé dans une guerre qu'elle désirait éviter.
L'arrivée de cette fastueuse expédition anglaise devait avoir pour pre-
mier effet de surexciter les espérances et les prétentions des Afghans :
• LES RIVALITÉS COLOMALES, 309
elle devait les pousser à des résolutions dont le gouvernement britan-
nique aurait peine à décliner la [responsabilité. Le général Lumsden
était exposé à se trouver entraîné dans des conflits, toujours possi-
bles entre des avant-gardes campées à peu de distance. Ses instruc-
tions lui défendaient-elles d'y prendre part, il risquait d'être, avec
ses cavaliers, le témoin inutile et impuissant de la défaite des pro-
tégés du vice-roi des Indes.
C'est un peu, on ne l'a pas oublié, ce qui est arrivé, et il n'en
pouvait guère être autrement. Si le gouvernement de Saint-Péters-
bourg s'était décidé à envoyer son représentant, le général Zélénoï,
en villégiature à Tiflis, la Russie avait, sur la frontière afghane, d'au-
tres généraux venus, non en négociateurs, mais en chefs de troupes
chargés de veiller à la sûreté de leurs hommes et de leur pays. A la
tête des soldats du tsar, était un officier renommé pour sa prudence,
n'ayant rien, assure-t-on, de la téméraire initiative des Tchernaïef
et des Skobélef. En dépit de son tempérament et de ses instructions,
le général Komarof ne pouvait entièrement échapper aux vieilles ten-
tations et aux constantes fatalités des commandans russes dans l'Asie
centrale. De tous les pays du globe, c'est peut-être celui où les troupes
ont le plus de peine à rester immobiles l'arme au bras. Pendant
que sir Peter Lumsden attendait son collègue russe, les patrouilles
du général Komarof occupaient Poul-i-Katoun, à 50 milles environ
au sud de Sarakhs, et de là elles poussaient jusqu'aux défilés de
Zulficar, sur la route d'IIérat. Les Afghans, on ne doit pas le perdre
de vue , n'étaient pas en reste avec eux ; les Russes pouvaient se
défendre en disant qu'ils ne faisaient que les imiter. L'émir de
Caboul n'avait pas attendu les mouvemens en avant du général
Komarof pour envoyer une garnison chez les Saryks de Penjdeh,
craignant, s'il ne prenait les devans, d'y trouver les Russes instal-
lés avant lui. En attendant les travaux des commissions de délimi-
tation, les deux parties occupaient ainsi les principaux points stra-
tégiques du territoire contesté, chacune s'eflbrçant de faire valoir à
son profit le plus puissant argument de nos jours, les faits accom-
plis.
Cette manière de procéder semblait aux Anglais fort naturelle de
la part de l'émir Abd-ur-Rahman, regardé par eux comme le légi-
time souverain de l'oasis de Penjdeh et des points occupés par ses
troupes. 11 en était tout autrement à leurs yeux de la marche des
Russes sur Zulficar. Ils y voyaient une provocation qu'ils ne pou-
vaient tolérer en silence. Lord Granville s'en plaignit vivement à
Saint-Pétersbourg. Le cabinet russe répondit que les officiers avaient
obéi à des nécessités militaires ; mais que dorénavant ils auraient
l'ordre de ne pas pousser en avant, à la condition que les Afghans se
310 REVUE DES DEUX MONDES.
renfermassent également dans les positions qu'ils occupaient. C'est
ce qu'on appela l'arrangement du 16 mars.
Le gouvernement russe, en s'engageant pour l'avenir, avait eu
soin de réserver le cas de circonstance imprévue et de force ma-
jeure. Ce cas, comme il était facile de le prévoir, n'a pas tardé de
se présenter. Le général Komarof , se sentant gêné par le voisinage
des patrouilles afghanes, les somma d'évacuer Penjdeh. Les Afghans
n'ayant pas obéi, il les en délogea par la force. Le général russe
eut beau rentrer bientôt après dans ses cantonnemens, en arrière
de Penjdeh, les Anglais virent dans cet incident une provocation en
même temps qu'un manque de foi. Durant une ou deux semaines,
la guerre sembla inévitable, d'autant que les explications du géné-
ral Lumsden, témoin de la collision, étaient en flagrante contra-
diction avec celles du général Komarof. Pour sortir de cette
épineuse difficulté, il fallait aux deux gouvernemens beaucoup de
sang-froid et beaucoup de bonne volonté. On sait comment ils s'en-
tendirent pour accepter un arbitrage qui n'eut pas lieu de s'exercer.
Entre temps, on finit par comprendre, à Londres comme à Pé-
tersbourg, qu'au lieu de se borner à négocier sur les causes de
l'incident de Penjdeh, il valait mieux examiner d'abord le fond
de la question et le tracé même de la frontière. L'Angleterre
se décidait ainsi à adopter la marche proposée par M. de Giers,
laquelle était la seule naturelle et la seule efficace. On se mit
à débattre, de cabinet à cabinet, le tracé général de la fron-
tière; et, comme les deux gouvernemens étaient sincères dans
leur désir d'éviter une collision , ils étaient près de s'entendre
lorsque la chute du cabinet Gladstone interrompit les négocia-
tions. Ni de Londres, ni de Pétersbourg, il n'était survenu aucun
de ces incidens irritans, aucune de ces provocations calculées, qui,
à certaines heures, on l'a bien vu en 1870, suffisent à précipiter
un conflit.
IV.
Des deux côtés, tout en désirant vivement conserver la paix, on
s'était activement préparé à la guerre, du côté de l'Angleterre sur-
tout, la Russie étant dès longtemps prête aux rencontres asiatiques.
Des deux côtés, on avait pesé ses forces et celles de l'adversaire,
les chances de succès, les complications possibles, les alliances à
espérer, les hostilités à redouter. Les esprits à vue quelque peu
étendue s'étaient aperçus, à Pétersbourg comme à Londres, que
les perspectives ouvertes par une pareille guerre étaient aussi
vastes que confuses, et que, si les belligérans étaient certains d'en
LES RIVALITÉS COLONIALES. 311
supporter toutes les charges, ils n'étaient nullement sûrs d'en
recueillir les bénéfices.
La première difficulté était de s'atteindre, et cette difficulté, qui
calmait l'impatience des prudens, était une des choses qui exci-
taient l'ardeur belliqueuse des chauvins de Moscou et des jingoes
britanniques. La Russie continentale et l'Angleterre insulaire se
croyaient presque également inaccessibles à l'ennemi. Chacune, se
sentant maîtresse de son élément, se flattait d'échapper aux coups
de l'autre. Gomment « la baleine» pouvait-elle descendre à terre, ou
« l'éléphant » la joindre à la nage ? Gomme le cams belli était
soulevé par l'Angleterre, comme c'était elle qui se prétendait obli-
gée d'en appeler à Vultwia ratio pour arrêter les envahissemens
des Russes, c'était à elle, en réalité, de chercher où frapper la
Russie. L'Asie centrale avait beau être la cause ou l'enjeu de la
lutte, les Anglais ne pouvaient songer à vider le conflit dans les
montagnes afghanes ou les steppes turcomanes. De ce côté, une
victoire des Russes risquait d'ébranler l'empire anglo-indien, sans
que les succès de l'armée anglo-indienne pussent jamais affecter
assez la Russie pour la contraindre à la paix.
En Europe, les flottes anglaises pouvaient faire des démonstra-
tions sur la Baltique, mais presque rien de plus. Les canons des
cuirassés britanniques pouvaient à peine entamer l'épais épi-
derme du colosse russe. Gronstadt, avec ses forts blindés, mettait,
mieux encore qu'au temps de la guerre de Crimée, Pétersbourg
hors d'atteinte. Quant aux côtes livoniennes ou finlandaises, le
bombardement de ports habités par des Allemands, des Suédois,
des Lottes, des Finnois, ne saurait être très sensible aux Russes
de l'intérieur. La vieille Russie slave ne touche pas la mer; les
coups portés à des provinces sujettes, pour lesquelles Moscou
montre moins d'afl'ection que de défiance, ne sont pas faits pour la
réduire. Ses intérêts matériels n'en souffriraient même pas beau-
coup plus que son cœur russe. Le blocus de ses côtes, déjà blo-
quées la moitié de l'année par les glaces, ne saurait détruire son
commerce." Ses blés et ses lins trouveraient toujours des débou-
chés dans les ports de la Prusse orientale. Nous ne nous arrêterons
pas aux projets de neutralisation de la Baltique, mis en avant par
quelques Allemands ou Scandinaves. Aujourd'hui, comme en 1800,
l'Angleterre se laisserait difficilement fermer le Sund.
Hors d'état de frapper la Russie au nord, la Grande-Bretagne
pouvait-elle l'atteindre au sud? On s'en était flatté à Westminster,
sur les bancs des conservateurs comme sur ceux des libéraux. On
avait rêvé de recommencer sur les rives de la Mer-Noire une nou-
velle guerre d'Orient. Si, pour une pareille entreprise, l'armée
anglaise était numériquement trop faible et trop dispersée, ne pou-
312 REVUE DES DEUX MONDES.
vait-on, comme en 1855, lui découvrir des alliés? Depuis deux ou
trois siècles, en effet, l'Angleterre n'a pas fait une guerre continen-
tale sans alliances; à défaut de ses anciens auxiliaires, à défaut
de l'Autriche de Wagram ou de la France de Sébastopol, n'avait-on
pas la Turquie, bien diminuée, il est vrai , depuis les beaux jours
d'Omer-Pacha, mais possédant toujours une nombreuse et belli-
queuse armée? Alors que la Porte, réduite à ses propres forces,
avait seule tenu en échec, durant deux campagnes, toutes les Rus-
sies, que n'eût point fait la Turquie avec un contingent anglais,
avec les flottes et l'argent de la Grande-Bretagne, sans compter les
cipayes de l'Inde, qu'à l'instar de Beaconsfield le ivar office était
libre de faire débarquer sur les classiques rivages de la Méditer-
ranée? Et, en effet, avec les cinq cent mille hommes qu'eût pu
encore lever le séraskiérat, l'Angleterre aurait contraint la Russie,
à peine remise de Plevna, à une nouvelle grande guerre.
Il n'y a donc pas à s'étonner des négociations entamées entre
Londres et Gonstantinople pour une alliance éventuelle. Cruelle
ironie de la politique, surtout vis-à-vis des philanthropes tels que
M. Gladstone, — l'orateur du Midlothian, l'auteur des Bulgariau
Atrocities, l'homme qui, dans une langue bizarre, avait publiquement
qualifié les Turcs de « spécimen antihumain de l'humanité, » cour-
tisait, à cinq ou six ans de distance, les pachas de la Porte et le sul-
tan-calife, leur rappelant la vieille amitié de l'Angleterre. Ileureu-
çement, pour la paix de l'Europe, que ces propositions d'alliance
étaient faites par un ministre connu pour son antipathie contre les
vrais croyans, par un homme dont le nom avait été maudit dans les
mosquées de Stamboul comme celui de l'ennemi de l'islam! Si, au
lieu de l'avocat des Bulgares et du promoteur de la démonstra-
tion de Dulcigno, le tentateur eût été l'insinuant Beaconsfield ou
son élève Salisbury, l'hôte indolent d'Ildiz-Kiosk eût peut-être plus
facilement prêté l'oreille au serpent britannique.
L'Angleterre ne manquait pas de moyens de séduction vis-à-vis
de la Porte. Nous ne parlons pas ici des vulgaires argumens son-
nans, si longtemps d'usage sur la Corne d'or. L'agent britannique
avait une prise facile sur l'orgueil ottoman et sur le zèle mu-
sulman. Il n'avait pas seulement à faire vibrer les rancunes des
défenseurs de Plevna contre le Moskal, à leur rappeler le peu de
souci des vainqueurs pour les obligations de Berlin, à leur montrer
les forteresses de la Bulgarie encore debout et Batoum transformé
en place de guerre, malgré tous les engagemens de 1878. Les négo-
ciateurs anglais pouvaient offrir à la Porte autre chose que de
vagues mirages de revanche. Grâce aux colonels égyptiens et à la
folie d'Arabi, ils pouvaient lui offrir un pays qui a toujours été l'ob-
jet des ambitions de Byzance, l'Egypte. On sait quelle a été la po-
LES RIVALITÉS COLONIALES. 313
litiqiie favorite du sultan Hamid; c'est ce qu'on a nommé le panis-
lamisme. A travers les démembremens de la monarchie ottomane,
le sultan a entrevu un moyen de rétablir la puissance de la famille
d'Olhman,en relevant le prestige du kalifat, usurpé par ses prédé-
cesseurs. Si l'empire des Turcs est en décadence, on n'en saurait
dire autant de l'islamisme, partout plus fervent et plus vivant que
jamais. Aussi comprend-on la tendance de Hamid à faire prédo-
miner de nouveau dans sa propre personne, le chef des croyans sur
le prince temporel. C'était à ses yeux le meilleur moyen de forti-
fier le dernier. Avec de pareilles vues, l'Afrique, le massif continent
que l'islam est en train de conquérir, et en Afrique, l'Egypte qui
en est la clé, devait particulièrement attirer l'attention et l'ambition
du sultan. Les Anglais, campés au Caire, pouvaient offrir à Hamid
de lui céder la place en Egypte et au Soudan. Flattant les anciens
rêves du patron des Senoussi, des Kouans et des marabouts, ils
pouvaient même lui représenter qu'en combattant le tsar orthodoxe
à côté de l'impératrice des Indes et de l'émir de Caboul, le calife
agirait en digne chef des croyans et en défenseur de l'islam contre
les ennemis ti-aditionnels du prophète.
Sous M. Gladstone comme sous lord Salisbury, l'Egypte et le
Soudan ont fait les principaux frais des négociatious entre l'Anglais et
le Turc. Le sultan voudrait rentrer en Egypte en souverain, ce qu'il ne
dépend pas de l'Angleterre seule de lui accorder. L'Europe, il est vrai,
ne ferait pas au débarquement de troupes ottomanes, à Damiette ou
à Alexandrie, les mêmes objections qu'il y a dix ou vingt ans. Dès
lors que les bords du Nil semblent hors d'état de se passer d'un
gendarme étranger, le Turc serait encore le meilleur, celui qui, au
dehors, inspirerait le moins de défiance, celui qui, au dedans, aurait
le plus d'autorité morale. Le gardien des détroits pourrait aussi bien
garder l'isthme et le canal, pourvu qu'il se contentât d'y monter la
g.irde; car l'Europe ne saurait ni lui abandonner l'administration de
ri^gypte, ni lui en sacrifier les institutions internationales. La ren-
trée des Turcs au Caire séduirait assez la Porte pour qu'elle se ré-
signât à de pareilles conditions; mais, alors même que l'Angleterre
lui en eût fait l'offre, le sultan pouvait-il acheter le droit d'occuper
l'Egypte au prix d'une grande guerre dont l'issue finale n'était que
trop facile à prévoir?
Quel serait, dans une nouvelle guerre d'Orient, l'enjeu de la Porte
devenue la «partner» de l'Angleterre? Une défaite pour elle serait,
après l'entier épuisement du pays, l'anéantissement de la domi-
nation ottomane en Europe, sans préjudice d'un nouveau recul du
croissant en Asie-Mineure. Une victoire serait tout au p!us la reprise
de Kars ou de Batoum; car, en Europe, la Turquie se trouve dans
cette situation , que toute délaite menace de détruire les restes de
314 REVUE DES DEUX MONDES.
sa domination, et qu'aucun succès militaire ne lui saurait rendre les
provinces qu'elle a perdues. Par cela seul, toute guerre est deve-
nue, pour la Porte, une partie inégale où, les chances de gain étant
pour ses adversaires, elle n'a guère que des chances de perte. Le
sultan lui-même semble le comprendre : de là sa réserve en face
de la révolte de la Roumélie orientale.
Pour affronter un conflit avec la Russie, il eût fallu que la Tur-
quie fût, comme au milieu du siècle, assurée de la bonne volonté
des puissances continentales : de l'Allemagne, de l'Autriche-Hon-
grie, de l'Italie. Or, la Porte ne se sentait sûre ni de Berlin, ni de
Vienne, ni de Rome. Si, de tous côtés, on lui donnait des assu-
rances d'intérêt, voire des conseils pacifiques, la Turquie n'avait pas
oublié que, aux bords de la Sprée, habitait un courtier politique, qui
avait déjà conclu de savans marchés à ses dépens. Elle n'ignorait
pas que grands et petits surveillaient sa succession, et, qu'en cas
de guerre, elle pourrait voir tel de ses voisins marcher inopiné-
ment sur Salonique,et tel autre débarquer à Tripoli.
Tout compte fait, la Porte a été bien inspirée pour elle-même,
comme pour l'Europe, en repoussant les avances britanniques.
L'Angleterre, la première, lui en devrait savoir gré ; car, oubliant
l'axiome classique : Quieta non movere, le cabinet de Saint-James
allait, en poussant la Turquie, rouvrir toute la question d'Orient et
précipiter, au profit de puissances rivales, la dissolution de l'em-
pire turc. C'eût été un singulier spectacle que de voir des mains
anglaises sacrifier ce qui reste de l'empire ottoman à l'intégrité des
frontières afghanes. Une alliance anglo-turque eût fort ressemblé à
l'immolation de la Turquie sur l'autel des intérêts anglo-indiens.
La coopération de la Porte écartée, était-il impossible à l'Angle-
terre, réduite à ses propres forces, d'atteindre la Russie par la
Mer-Noire? S'il ne lui était plus permis de renouveler les stériles
exploits de Sébastopol, lui était-il interdit de bombarder Odessa et
Batoum, ou d'essayer de couper les lignes de communication des
Russes au sud du Caucase ? A cela, il est vrai , il y a un obstacle
connu de tous, la neutralité des détroits; mais cette neutralité,
sanctionnée par les traités, cette interdiction du passage aux na-
vires de guerre, beaucoup d'Anglais affectent de croire qu'elle a
été uniquement établie contre les ambitions russes. A les entendre,
la Porte, a le sublime portier des détroits, » ainsi que disait Metter-
nich, reste libre d'ouvrir le passage à qui lui plaît. D'autres, moins
préoccupés du droit des gens et dés conventions diplomatiques,
déclarent cyniquement que, en cas de guerre avec la Russie, l'An-
gleterre, n'ayant pas le choix des routes et ne prenant conseil que
de ses intérêts, forcerait les Dardanelles, et que les canons des
cuirassés anglais, braqués sur les pavillons de marbre de Ildiz-
LES RIVALITÉS COLONIALES. 315
Kiosk, sauraient bien décider le sultan à leur ouvrir le Bosphore.
C'est ainsi que, avant même d'être déclarée, une guerre entre la
Russie et l'Angleterre eut soulevé de nouveau la question d'Orient
et mis en cause les décisions les plus essentielles des grands con-
grès internationaux.
A s'en tenir au droit, les traités nous semblent formels. Les
détroits sont fermés aux vaisseaux de guerre de toutes les puis-
sances ; la Porte n'est pas libre de les ouvrir à l'un ou à l'autre
des belligérans. Le traité de Paris, renouvelé à cet égard à
Londres en 1871, à Berlin en 1878, stipule purement et sim-
plement la clôture des détroits. Il est vrai qu'au congrès de
Berlin, en 1878, lord Salisbury avait, en homme prévoyant, essayé
d'insinuer l'opinion que la Porte demeurait maîtresse d'ouvrir les
Dardanelles et le Bosphore à ses amis. Le second plénipotentiaire
anglais avait demandé l'insertion, aux protocoles du congrès, d'une
déclaration portant « que les obligations de Sa Majesté britannique,
concernant les détroits, se bornaient à un engagement envers le
sultan de respecter, à cet égard, les déterminations indépendantes
de Sa Majesté, conformes à l'esprit des traités existans (1). » Une
pareille prétention était trop en désaccord avec l'esprit et la lettre
des traités précédens pour être sanctionnée de l'aréopage euro-
péen. Si , afm de ne pas soulever de difficultés sur un point où le
congrès de Berlin ne faisait que confirmer les traités existans, les
plénipotentiaires des autres puissances ne protestèrent pas contre
la subtile interprétation britannique, l'un des représentans de la
Russie, le comte Schouvalof, eut soin, à la séance suivante, de
faire insérer une contre- déclaration, affirmant le caractère euro-
péen des stipulations relatives à la clôture des détroits et l'obliga-
tion, pour toutes les parties contractantes, de s'y soumettre en
toutes circonstances (2). En dépit des affirmations de la presse an
glaise, il est manifeste que tel est le sens des conventions euro-
péennes. Entendue autrement, la clôture des détroits aurait, pour
la Russie, un caractère d'hostilité qu'aucun gouvernement ne sau-
rait admettre. Il n'y aurait plus à son égard de réciprocité : la
sortie de la Mer-Noire serait interdite à ses vaisseaux de guerre,
tandis que l'entrée en demeurerait ouverte aux vaisseaux de ses
ennemis. Cela est d'autant moins admissible que le traité de Paris
(1) Déclaration insérée dans le dix-huitième protocole. Lord Salisbury, le 7 mai
1885, à la chambre des lords, a eu soin de rappeler et de renouveler cette réserve.
(2) dette contre-déc'aration, présentée le 12 juillet, portait « que le principe de la
clôture de» détroits est un principe européen et que les stipulations conclues à cet
égard en 18il, 1856 et 1871, confirmées actuellement par le traité de Berlin, soni
obligatoires de la part de toutes les puissances, conformément k l'esprit et à la lettre
des traités existans, non-seulement vis-à-vis du sultan, mais encore via-à-vis de toutes
les puissances signataires de ces transactions. »
316 REVUE DES DEUX MONDES,
avait neutralisé la Mer-Noire elle-même; si la convention de Lon-
dres a, en 1871, abrogé la neutralité de la Mer-Noire, elle a main-
tenu les anciennes conventions pour les détroits qui y donnent
accès. Ce n'est pas assurément pour servir la Russie que la clôture
des détroits a été érigée en principe européen; mais, comme il
arrive souvent en politique, les événemens devaient démontrer aux
Russes qu'ils n'étaient pas les moins intéressés au respect des sti-
pulations suggérées à la diplomatie par ses défiances contre leur
gouvernement. C'est encore là une application du Sic vos nonvobh,
dont l'histoire fournit tant d'exemples.
A-t-elle jamais conçu des doutes sur ses obligations, la Porte a
bien vite compris qu'il était de son intérêt, comme de son devoir,
d'observer scrupuleusement les stipulations de Paris et de Berlin,
sans s'arroger la périlleuse faculté de tenir à volonté les détroits
ouverts ou fermés. Les ambassadeurs d'Allemagne , d'Autriche-
Hongrie, de France même, n'ont pas négligé de rappeler au sultan
et à ses ministres que la Turquie était tenue d'assurer, vis-à-vis
de tous, la neutralité des Dardanelles, aussi bien que celle du Bos-
phore ; et cette attitude des puissances n'avait, de notre part du
moins, rien d'hostile à la Grande-Bretagne. Quant au chancelier de
l'empire allemand, quelques visées qu'on soit d'ailleurs tenté de
lui prêter, on ne saurait nier qu'en donnant à M. de Radowitz
l'ordre d'agir dans ce sens auprès d'Abd-ul-Hamid, M. de Bismarck
n'ait réellement servi la cause de la paix, dont il aime à se donner
comme le défenseur attitré.
Les traités ont beau lui fermer l'entrée de la Mer-Noire, l'An-
gleterre restait, il est vrai, maîtresse de passer par-dessus les
traités. L'amirauté pouvait forcer le passage que la Turquie, d'ac-
cord avec l'Europe, prétendait lui interdire. La guerre eût éclaté et
elle eût duré, que le cabinet britannique eût pu recourir à cette
mesure extrême. En face de certaines éventualités, les clauses les
plus claires des actes les plus solennels pèsent peu. Le droit des
gens est encore de mince autorité devant la raison d'état. La polé-
mique anglo-russe nous a déjà donné un avant-goût de la facilité
avec laquelle les états prétendus civilisés s'affranchissent, en cas
de besoin, des engagemens les plus formels. Nous avons entendu,
sans même que l'Europe s'en montrât surprise ni scandalisée, la
presse russe, et aussi la presse anglaise, pousser simultanément au
rétablissement de la course, en dépit de la signature apposée au
bas du traité de Paris par les plénipotentiaires du tsar et de la reine
Victoria. C'est ce que,'par un euphémisme diplomatique, on appelle
dénoncer un traité.
Pour ce qui concerne les détroits, c'eût été, en vérité, un singu-
lier spectacle que de voir l'Angleterre faire violence à la Porte, et.
LES RIVALITÉS COLONIALES. 317
au besoin, bombarder Stamboul et Galata, comme autrefois Copen-
hague et naguère Alexandrie, au risque d'ameuter contre elle toute
l'Europe et de hâter, de ses propres mains, la chute de cet empire
turc dont le maintien a été, depuis un siècle, l'un des points cardinaux
de sa politique. Pauvre Turquie, ainsi exposée à pâtir du duel des
deux empires chrétiens pour la suprématie de l'Asie centrale ! Fidèle à
ses engagemens envers l'Europe, elle était menacée par les Anglais
d'être traitée comme l'alliée de leurs ennemis. Ouvrait-elle les ports
de la Mer-Noire aux flottes britanniques, elle était sûre d'être traitée
par les Russes en complice des Anglais. Si elle se contentait d'op-
poser aux vaisseaux anglais une résistance apparente, elle risquait
de voir les Russes la déclarer responsable de l'entrée des Anglais
dans la Mer-Noire et diriger sur elle, en Asie ou en Europe, les coups
qu'ils ne pouvaient rendre directement à l'Angleterre. Aussi n'est-on
pas obligé d'être absolument sceptique sur les préparatifs de dé-
fense des Dardanelles, faits ostensiblement par la Porte. Son intérêt
manifeste était de les tenir fermées; et, avec les canons à longue
portée, avec les torpilles surtout, c'est là une tâche qui n'est pas
au-dessus de ses forces, d'autant que, en résistant aux violences
britanniques, elle serait en droit de compter sur l'appui des puis-
sances signataires du traité de Paris.
La question du passage des détroits n'est pas la seule qu'aient
soulevée les menaces de guerre. Il en est une autre qui s'y rattache
de près et en forme comme le pendant. Nous voulons parler de la
traversée de l'isthme de Suez. Entre le double canal naturel qui, à
travers les plus rians payages du vieil Orient, réunit l'Euxin à la
mer Egée, et l'aride détroit artificiel, creusé pour l'ingrate Angle-
terre par nos ingénieurs et nos petits capitalistes dans les sables
du désert, il y a bien des analogies et aussi bien des dissemblances.
La principale analogie, c'est que tous deux ont une importance in-
ternationale, et qu'à ce titre l'un et l'autre doivent relever des
conventions diplomatiques. Là, au point de vue politique, s'arrêtent
les similitudes. On emploie souvent, à propos du canal de M. de
Lesseps, les mêmes termes que pour les détroits dont la Porte a la
garde. On dit que le canal, comme les Dardanelles ou le Bosphore,
doit être neutralisé. Gela est vrai en un sens, mais encore faut-il
s'entendre sur la portée des mots. La neutralité que notre diplo-
matie réclame pour le canal de Suez est fort différente de la neu-
tralité des détroits, telle qu'elle a été établie par les traités. L'une
est en quelque sorte au rebours de l'autre. Tandis que le passage
de la Méditerranée à la Mer-Noire, et vice nei'sa, doit demeurer
fermé à toutes les flottes des belligérans, le passage de Port-Saïd à
Suez doit, même en temps de guerre, rester ouvert aux vaisseaux de
toutes les puissances. La situation de ces deux grandes voies navi-
318 REVUE DES DEUX MONDES.
gables est ainsi absolument inverse. L'une est interdite aux flottes
de guerre, l'autre doit leur demeurer accessible en tout temps.
Cette opposition s'explique par la différence des intérêts engagés.
Les Russes et les Anglais sont les seuls qui, pour des vues par-
ticulières, aient parfois manifesté le désir d'appliquer aux détroits
et au canal le même régime. C'est là encore un trait digne de re-
marque. Tandis que la presse anglaise soutenait que l'ouverture
des Dardanelles et du Bosphore dépendait des caprices du sultan,
certains Russes, le grand meneur de l'opinion moscovite, M. Kalkoi
à leur tête, prétendaient que le canal de Suez devait être assimilé
aux détroits et, comme ces derniers, demeurer, en cas de guerre,
fermé aux navires armés des belligérans. Une seule puissance, la
Russie, pourrait trouver son compte à cette clôture du canal. Cela
seul suffirait pour que, de Suez à Port-Saïd, les autres états enten-
dissent la neutralisation d'une tout autre manière. Les prétentions
de la Gazette de Moscou, justifiées pour les détroits, sont manifes-
tement insoutenables pour l'œuvre de M. de Lesseps. L'isthme de
Suez est la grande route de l'Europe aux Indes et dans l'extrême
Orient; il importe à toutes les puissances qui ont des possessions
dans rOcéan-Indien que cette voie leur reste ouverte en tout temps.
Renoncer à y faire passer leurs flottes et leurs troupes, ce serait
presque renoncer à leurs colonies. C'est ce que tout le monde a
compris, et le gouvernement de Pétersbourg comme les autres. La
commission internationale, récemment réunie à Paris, a été unanime
pour proclamer en principe le libre passage du canal maritime par
tous et en tous temps. Si le canal doit être neutralisé, c'est en ce
sens que les hostilités doivent être suspendues entre ses berges,
comme à son entrée et à sa sortie.
Cette neutralité sui generis est évidemment plus difficile à définir
et, surtout, plus difficile à faire observer que la neutralité établie,
par les traités, pour les Dardanelles et le Bosphore. C'est là une des
raisons du demi-insuccès de la dernière conférence. Quelques
précautions que prenne la diplomatie, il sera toujours malaisé à
certains états, à la Russie notamment, de profiter du canal en cas
de guerre avec l'Angleterre, d'autant que, pour être effectif, « le
libre passage » devrait être étendu à tout le long couloir de la Mer-
Rouge, dont les maîtres d'Aden et de Périm ^détiennent la clé.
Aussi, de même que les Anglais n'auraient pas grand scrupule^à
violer la neutralité des détroits, il se pourrait qu'en certaines cir-
constances la Russie cherchât à fermer le passage du canal aux
vaisseaux anglais. Si , ce que le xx** siècle verra peut-être un
jour, les maigres chevaux cosaques, partis de Kars et du Transcau-
case, venaient, après avoir traversé le plateau de l'Arménie, à des-
cendre par les défilés du Taurus en Syrie, et à pousser, sur les-
LES RIVALITÉS COLONIALES. 319
traces d'Alexandre le Grand, jusqu'à l'isthme, les navires anglais
risqueraient fort de réclamer en vain le libre passage du canal.
L'Orient, de tout temps la patrie des longues incursions, a eu de
plus grandes surprises. Qu'elle s'établisse à demeure en Egypte,
l'Angleterre pourra, en cas de guerre, donner aux Russes la tenta-
tion de l'y aller chercher.
V.
En dehors de ces perspectives lointaines et de ces hypothèses
prématurées, une guerre entre l'Angleterre et la Russie soulèverait
bien des questions du Sund au Gange et de Suez à la mer de Corée.
Elle risquerait fort de ne pas demeurer cantonnée sur les arides
plateaux de l'Afghanistan, et d'ébranler à la fois l'Europe et l'ex-
trême Orient. Les lettrés du Tsong-Li-Yamen s'en pourraient autant
préoccuper que les chancelleries occidentales; car, en Asie de même
qu'en Europe, il serait malaisé à la diplomatie de limiter l'arène du
combat. Ce n'est point qu'aucune puissance européenne incline à
prendre fait et cause pour l'un ou l'autre des belligérans. L'Angle-
terre s'est fait illusion quand elle se croyait assurée des sympa-
thies, si ce n'est du concours, des deux empires d'Allemagne et
d'Autriche. Pour ramener à sa patrie la bonne volonté de l'iras-
cible chancelier germanique, lord Granville s'est en vain, dans la
chambre des lords, offert en victime expiatoire, sacrifiant sa répu-
tation et sa dignité aux intérêts d'une entente anglo-allemande.
L'ermite de Varzin a refusé de s'employer à Saint-Pétersbourg en
faveur de la politique anglaise. La chute de M. Gladstone, de ce
leader ûuVïhèralïsme, pour lequel le chancelier semble éprouver une
antipathie de tempérament, ne paraît pas avoir beaucoup modifié
les dispositions de Berlin et de Vienne. L'Allemagne, aussi bien
que l'Autriche, redoute peu les progrès de la domination russe en
Asie. Depuis qu'elle aussi s'est accordé le luxe d'une politique colo-
niale, l'Allemagne ne craindrait point de voir diminuer la prépo-
tence des Anglais sur les mers du Sud. Quant à l'Europe, le res-
taurateur de l'empire germanique a, le premier peut-être dans
l'histoire , su mettre à profit les involontaires leçons de ses pré-
décesseurs à l'hégémonie européenne. A l'inverse de Louis XIV
et de Napoléon, au lieu de pousser toujours sa fortune, il a su y
mettre lui-même une borne, et ce n'est point là le moindre trait de
son génie.
S'il ourdit encore de vastes plans, une guerre entre l'Angle-
terre et la Russie n'eût pas été pour lui déplaire : jamais il n'aurait
eu les mains plus libres; et l'usage qu'il eût fait de cette liberté, ni
la Russie, ni l'Angleterre n'auraient peut-être eu à s'en féliciter.
320 REVUE DES DEUX MORDES.
Il n'est, en dehors de la Porte, qu'une puissance dont l'Angle-
terre ait pu un moment escompter le concours, et cette puissance
se fût bien gardée de marcher à côté de ses amis de la Grande-
Bretagne contre la Russie. On sent que nous voulons parler de l'Ita-
lie, qui, n'ayant pas recueilli de l'alliance austro-allemande tous les
bénéfices qu'elle en attendait, s'était décidée à faire des avances à
l'alliance britannique. L'Italie a jadis trouvé trop d'avantage à se
mêler aux querelles d'autrui pour avoir oublié le jeu de Gavour
en Grimée. Il est vrai que le rôle de modeste satellite, accepté
par le Piémont en 1854, ne saurait convenir à la péninsule deve-
nue grande puissance; mais, des souvenirs du siège de Sébastopol,
il lui est resté une leçon : c'est qu'en politique les chemins dé-
tournés sont parfois les meilleurs. Gomme l'Allemagne, avant l'Al-
lemagne même, la nouvelle Italie s'est, elle aussi, laissé prendre
par la fièvre coloniale. A cela rien que de naturel et de légitime,
quoique les déboires d'autrui aient pu refroidir les premières ar-
deurs de nos voisins d'outre-monts. G'est vers l'Afrique, on le sait,
qu'ils ont jeté leur dévolu; et, ne pouvant débarquer directement
à Tripoli ou en Egypte, les diplomates de la Gonsultaont cru un mor
ment découvrir les clés de la Méditerramée dans la Mer-Rouge. De
là, — M. Mancini nous en a naguère avertis du haut de la tri-
bune, — l'expédition de Massouah. En agissant d'accord avec
l'Angleterre, en lui apportant, sur les côtes du golfe Arabique ou
sur la lisière du Soudan, un concours matériel ou moral, l'Italie
pouvait se flatter d'entrer à la suite des Anglais en Egypte et
d'y prendre, à côté d'eux, une influence dominante. La mort de
Gordon et la chute de Khartoum ont, pour un temps du moins, dé-
couragé ces espérances. S'ils étaient enclins à l'alliance anglaise, les
Italiens n'entendaient point que, selon une comparaison célèbre,
l'alliance de leur pays avec la Grande-Bretagne ressemblât à celle
du cheval et de l'homme. Le foreign office a-t-il jamais songé à
faire monter la garde par les bersaglieri sur la Mer-Rouge et le
Haut-Nil, afin de laisser aux habits rouges les mains libres ailleurs,
le foreign office a fait un rêve. Les Italiens semblent déjà moins
portés pour ces vagues plans d'action commune dont le mystère
même semblait leur sourire six mois plus tôt. M. Mancini a payé de
son portefeuille le rapide désenchantement d'un pays qui lui eût
reproché de n'avoir rien tenté ; il est tombé victime de la politique
coloniale, qui semble destinée à trancher bien des existences minis-
térielles. Alors même que la Gonsulta reprendrait les négociations
avec le foreign office pour une action commune au Soudan, per-
sonne, au sud des Alpes, ne songerait à refaire campagne à côté des
Anglais contre la Russie. On s'en peut fier, sur ce point, à M. Depre-
tis et à la prudence italienne.
LES RIVALITÉS COLONIALES. 321
Tories ou libéraux, les ministres qui dirigent la politique an-
glaise n'auraient pu enrôler contre la Russie, ni Berlin, ni
Vienne, ni Rome. Nous ne parlons pas de la France, dont, durant
les dernières années, on semble avoir fait peu de cas à West-
minster, de la France qui, dans son isolement, ne recherche au-
cune alliance et qui, pour s'être laissé entraîner à des aventures
coloniales, est fort décidée à ne se compromettre en aucune aventure
continentale, ni au profit de l'Angleterre, ni au profit de la Russie.
Les seuls auxiliaires eifectifs que l'Angleterre eût pu recruter, ce
sont, outre ses feudataires de l'Inde, ses grandes colonies des deux
hémisphères. Les volontaires qu'elles lui avaient spontanément
offerts pour le Soudan, elles les lui fourniraient en plus grand
nombre pour l'Indoustan. Comme l'Australie est relativement voi-
sine de l'Inde, il se peut qu'au xx* siècle, lorsque la population
australienne aura doublé ou triplé, un pareil concours ne soit pas
à dédaigner. Mais, d'ici là, alors même que les Anglais arrive-
raient à donner plus de cohésion aux fragmens épars de l'em-
pire britannique, si loyaux pour la vieille patrie que se montrent
leurs concitoyens des antipodes, les colonies ne sauraient offrir à la
métropole de secours susceptibles d'influer sur les résultats de la
lutte.
La guerre eût éclaté, cet été, que l'Angleterre eût été réduite à
ses i)ropres forces. Cela seul était pour elle une raison d'être pru-
dente. Ce n'est pas que la Grande-Bretagne soit aussi impuissante,
au point de vue militaire, qu'on l'imagine parfois sur le continent.
Dans l'Inde même, elle a une armée disciplinée, numériquement
supérieure à toutes les troupes que la Russie pourra de longtemps
transporter au-delà des sables du Turkestan. Le point incertain,
c'est la solidité de cette armée anglo-indienne, en majorité compo-
sée de « natifs, » en face de troupes aguerries comme celles du tsar.
Une guerre seule pourrait montrer ce que valent ces cipayes,
dont lord Beaconsfield n'avait pas craint, en 1878, de menacer les
armées russes. L'épreuve n'a pas été faite, et l'incertitude en pa-
reille matière sulïirait à conseiller d'éviter tout conflit, à moins d'y
être moralement contraint. Une autre considération milite non
moins en faveur de la politique de paix, c'est que, dans un conflit,
la balance des risques et des chances serait, pour les Anglais, fort
inégale. Les Russes et eux ne mettraient point le même enjeu^^à
cette guerre. Les Anglais joueraient la domination des Indes ; et, en
cas de victoire, ils n'auraient d'autre avantage que de reculer de
quelques milles les avant-postes des Russes dans l'Asie centrale, et
de retarder de quelques années leur marche sur le sud.
La partie aurait-elle été beaucoup plus belle pour les Russes? Il le
TOME LXXIII. — 1886. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
semble au premier abord; en réalité, c'est là une vue superficielle.
De ce que l'Angleterre aurait beaucoup à risquer, il ne s'ensuit
nullement que la Russie aurait beaucoup à gagner. Pour l'une
comme pour l'autre, les chances de bénéfice nous semblent mani-
festement hors de proportion avec les chances de perte. L'enjeu
de la Russie ne serait assurément pas l'Asie centrale, d'où les An-
glais auraient bien du mal à la chasser et qu'elle serait toujours
sûre de reconquérir ; l'enjeu de la Russie serait peut-être moins
militaire et politique qu'économique. Une chose chez elle souffri-
rait assurément de la guerre, et c'est précisément ce qui lui im-
porte le plus, la fortune publique et privée. Si, en hommes, elle a
des ressources inépuisables, la Russie est aussi pauvre d'argent
que riche de soldats ; et une guerre avec l'Angleterre, en Asie, lui
coûterait plus de millions de roubles que de régimens. L'infériorité
du grand empire du Nord, vis-à-vis des états de l'Occident et
vis-à-vis de la jeune Amérique, provient de l'infériorité de ses
capitaux. Une guerre fatalement longue et dispendieuse, avec un
état aussi opulent et aussi opiniâtre que l'Angleterre, accroîtrait
encore cette infériorité. Le développement normal de l'empire, à
peine remis de la guerre de Bulgarie, pourrait être retardé pour
un quart de siècle.
Certains esprits mettent en doute l'utilité pratique des acquisi-
tions lointaines, convoitées aujourd'hui par tant de pays. S'il est
un état pour lequel on puisse se poser cette question, c'est assu-
rément l'empire russe. Ce n'est pas de territoires, ce n'est
pas de provinces nouvelles qu'il a besoin, c'est bien plutôt de nou-
velles ressources, de nouveaux capitaux. Les conquêtes l'appau-
vrissent au lieu de l'enrichir. Le Turkestan, qui lui a beaucoup
coûté à soumettre, lui coûte non moins à administer. Toute aug-
mentation de ses vastes domaines asiatiques sera pour la Russie, long-
temps encore, une charge sans compensation. Elle n'est pas assez
opulente pour se permettre raisonnablement le luxe d'annexions
dispendieuses. Stuart Mill disait que, pour un pays vieux et riche,
il n'y a pas de meilleur placement que la fondation de colonies. Ce
n'est manifestement pas le cas delà Russie. Les ressources lui man-
quent déjà pour mettre en valeur ses immenses possessions asia-
tiques; elle ne saurait les étendre indéfiniment sans se mettre elle-
même hors d'état de les exploiter ; car nous ne sommes plus au
temps où les états et les peuples se leurraient de s'emparer aux Indes
d'inépuisables trésors.
On peut juger de ce que la guerre coûterait à laRussie, par ce qu'a
déjà coûté à son crédit la seule appréhension de la guerre. Une
campagne dans l'Afghanistan ne suffirait pointa faire plier l'orgueil
britannique, et des années d'hostilités condamneraient presque
LES RIVALITÉS COLONIALES. 323^
certainement le tsar à l'humiliation d'une banqueroute. On dira
qu'un pays encore primitif et pour ainsi dire barbare, tel que la
Russie, a une tout autre capacité d'endurance que nos vieux états
d'Occident à civilisation plus raffinée. Gela est vrai ; par là même
qu'elle est plus pauvre et qu'elle est arriérée, la Russie peut sup-
porter un degré de misère et de souffrances intolérable pour des
états plus cultivés et plus exigeans en bien-être. Mais, quand elle
y résisterait, quand elle s'immolerait joyeusement à un patriotisme
aveugle, sans même sentir toute l'étendue de son sacrifice, cela ne
l'empêcherait pas d'en être affectée dans son développement moral
et matériel. Ce qui serait victime d'une guerre, ce serait tout bon-
nement la civilisation, inséparable du développement économique.
Si patient, si résigné, si fait à la souffrance qu'on se représente
l'homme russe, il n'est pas sûr, du reste, que de nouvelles épreuves,
qu'un nouvel appauvrissement du pays par une nouvelle guerre
n'exciteraient pas des murmures dans la nation, et qu'à ce recul de
son maigre bien-être ou à d'inévitables déceptions ne correspon-
drait pas, clans certaines classes, une recrudescence des passions
révolutionnaires.
Supposons ce que beaucoup croient tôt ou tard inévitable,
un choc entre les deux rivaux; au point de vue territorial
même, à ce point de vue grossier auquel particuliers et hommes
d'état sont trop souvent enclins à se borner, une guerre avec
l'Angleterre, même en cas de victoire, saurait difficilement
rapporter à la Russie des avantages équivalons à ses efforts. Quel
serait pour elle le résultat du triomphe de l'aigle à deux têtes
sur le léopard britannique? La conquête de l'Afghanistan? Mais
cela seul serait une tâche de longue haleine, et, les Afghans
une fois soumis et disciplinés, quel profit en tirerait l'empire?
Quant à la conquête de l'Inde par les troupes du tsar, c'est
là une hypothèse trop peu sérieuse pour nous y arrêter. Réussi-
raient-ils à franchir les monts Soliman et à passer l'Indus, quand les
Cosaques et les Turkmènes, devenus les soldats du tsar, feraient
boire les chevaux des steppes dans les eaux sacrées du Gange, les
Russes ne sauraient, dans ce siècle du moins, s'établir à demeure
à Galcutta et à Rombay. Tout ce qu'ils pourraient rêver, c'est d'ex-
citer une révolte contre les Anglais et d'aider à les chasser ; mais,
d'ici à longtemps, ils ne seront en état de prendre leur place. La
grande péninsule asiatique est un pays trop maritime pour qu'une
puissance essentiellement continentale, comme la Russie, y puisse
régner en paix à l'encontre des flottes britanniques.
Quand un peuple fait une grande guerre, il exige que le prix de
sa victoire soit en proportion de ses efforts et de ses sacrifices. Or,
ce prix qu'elle ne saurait trouver dans l'Indoustan, la Russie ris-
324 REVUE DES DEUX MONDES.
querait d'être tentée de le chercher ailleurs. Ce que les diplomates
et les stratégistes russes convoitent sur le Paropamise et l'Indou-
Kouch, c'est moins, nous l'avons dit, les clés de l'Inde ou de
rOcéan-Indien que celles de la Méditerranée. Vainqueurs dans l'Af-
ghanistan, ils seraient exposés à la tentation de se payer de leurs
victoires sur la Mer-Noire ou le Bosphore. Pour beaucoup d'entre
eux, l'Angleterre ressemble au dragon qui garde les pommes du
jardin des Hespérides. Le dragon réduit à l'impuissance, ils au-
raient peine à ne pas étendre la main sur les pommes d'or, au
risque de se heurter à des gardiens non moins vigilans. Les comités
slaves, exaltés par la lutte contre l'ennemi héréditaire, presseraient
le tsar d'exécuter le programme national, de compléter l'œuvre ina-
chevée de San-Stefano. Avec tous les matériaux inflammables accu-
mulés entre le Danube et la mer Egée, il serait difficile qu'une
guerre entre la Russie et l'Angleterre demeurât sans contre-coup
sur les Balkans. L'Europe risquerait fort de voir, dans les préoccu-
pations de la diplomatie, le Rhodope succéder au Paropamise et
le Vardar et la Maritza à l'IIéri-Roud et au Murghab. La Russie au-
rait beau triompher des Anglais en Afghanistan, elle ne serait pas
plus qu'en 1854 ou 1878, maîtresse de disposer à son gré du sort
de ses protégés d'Europe. Ses victoires asiatiques ne feraient qu'ex-
citer les prétentions de ses sujets ou de ses cliens, sans lui donner
plus de moyens de les satisfaire. Son gouvernement serait exposé
à être débordé par les aspirations nationales, ce qui n'est pas bon
pour un autocrate. La leçon de San-Stefano est trop récente pour
avoir été oubliée à Pétersbourg, et l'attitude du gouvernement im-
périal en face de la Bulgarie et de la Roumélie orientale semble
prouver qu'elle ne l'a pas été. Le congrès de Berlin a montré qu'il
est des questions que, même victorieux, le tsar ne peut prétendre
régler seul. Si elle avait eu l'imprudence de s'engager, en Asie,
dans une longue guerre, la Russie eût couru le risque de voir
les problèmes qui lui tiennent le plus à cœur tranchés par d'au-
tres, sans elle et contre elle.
Pour toutes ces considérations et pour d'autres encore, la Russie
nous semblait non moins intéressée à la paix que l'Angleterre, et c'est
pour cela que, en dépit des lenteurs et des difficultés des négocia-
tions, nous n'avons cessé d'espérer une solution pacifique. Malheu-
reusement, si la guerre est évitée aujourd'hui, les deux empires de-
meureront longtemps sous la menace d'un conflit. Le traité signé, la
frontière des Afghans délimitée d'un commun accord, ils vont, chacun
de leur côté, se préparer pour la lutte devant laquelle ils auront reculé;
ils vont, de part et d'autre, travailler à l'accroissement de leurs
moyens d'action, fortifier leur base d'opérations, créer des chemins
de fer qui rapprochent leurs armées du futur champ de bataille.
LES RIVALITES COLONIALES. 325
Est-ce à dire que le conflit, aujourd'hui ajourné, éclatera fatale-
ment plus tard? Si l'on ne considérait que l'intérêt bien entendu
des deux états, nous dirions non ; car, dans quinze ou vingt ans,
comme à l'heure actuelle, les risques d'un conflit l'emporteront,
pour tous les deux, sur les avantages d'une victoire. De ce que des
états ont tout profit à demeurer en paix, il ne s'ensuit pas, hélas !
nous le savons par expérience, qu'ils ne recourront pas aux armes.
Il faut compter en pareil cas, avec les préjugés, avec les passions,
avec les entraînemens nationaux, non moins fréquens et plus irré-
fléchis encore que les entraînemens de cabinets. Autocratique ou
représentatif, quel que soit son régime gouvernemental, demander
à un peuple ou à un état d'agir toujours conformément à ses vrais
intérêts, ce serait montrer une exigence singulière.
Les mots ont toujours eu une prise facile sur l'imagination de
cette reine évaporée, partout plus ou moins souveraine aujourd'hui,
qu'on appelle l'opinion publique. Pour faire couler des torrens de
sang, il suflit le plus souvent d'une banalité aussi creuse que so-
nore. L'écho politique répète ainsi, d'un continent à l'autre, que là
Russie et l'Angleterre se disputent la domination de l'Asie. A force
de l'entendre dire, les deux pays finiront peut-être par se le per-
suader. En réalité, c'est là une conception enfantine ou surannée,
une réminiscence des temps classiques pour lesquels l'Asie finissait
au Pamir et à l'indus. L'Asie moderne est trop vaste, elle est trop
complexe, trop découpée par les mers et les déserts, pour obéir
à un seul maître ; son sort, en tout cas, ne se déciderait pas aujour-
d'hui, comme au temps des anciens Perses, sur les plateaux de l'Iran.
Si jamais l'Asie appartient à un dominateur unique, la Russie et
l'Angleterre ne seraient pas seules à s'en disputerl'empire. Elles ris-
queraient de rencontrer au moins un concurrent, la Chine, qui sera
peut-être, avant un demi-siècle, une des grandes puissances du
globe. Mais, pas plus pour l'Asie que pour l'Europe, elle aussi me-
nacée par certains prophètes de la conquête moscovite, l'ère d'une
domination unique n'est proche. La plus vieille et la plus vaste des
cinq parties du monde est en attendant assez grande pour que Russes
et Anglais puissent y tenir ensemble, et d'autres encore à côté d'eux.
L'Inde, ou mieux l'Indoustan, la mystique fleur de lotus des brah-
manes, est à elle seule un monde dont, en dépit des invasions mu-
sulmanes , le sort ne dépend pas nécessairement de la possession
des arides collines de l'Afghanistan. Autant vaudrait dire que l'Italie
ne saurait avoir de sécurité que dans la possession de la Suisse et
du Tyrol. L'Inde a, dans sa ceinture de montagnes, une magnifique
frontière qu'il est aisé à la science moderne de rendre inexpu-
gnable. Du côté du nord-ouest, le seul exposé aux invasions, elle a
pour rempart les monts Solimans, dont les ingénieurs britanniques
326 REVUE DES DEDX MONDES,
pourront fortifier les passes ; et, derrière cette muraille naturelle, le-
large fossé de l'Indus lui assure une seconde ligne de défense, qu'une
puissance maritime, telle que l'Angleterre, peut facilement renfor-
cer avec une flottille à vapeur et des torpilles (1).
Pour protéger son empire indien , la Grande-Bretagne n'a qu'à.
se retrancher dans ce que lord Beaconsfield appelait ses frontières
scientifiques. Dominant le Béloutchistan et maître de Quettah, le
gouvernement anglo-indien pourrait, en cas de besoin, pousser ses
railvrays jusqu'à Gandahar et fermer les routes qui viennent de Hé-
rat. Appuyés sur une Irontière également fortifiée par l'art et la na-
ture, avec toutes les ressources de l'Inde à leur portée, les Anglais
auraient, sur les Russes, obligés pour les atteindre de traverser l'Af-
ghanistan et de le soumettre, le triple avantage des positions, des dis-
tances et d'un ravitaillement aisé. Lesym<70<'.svont répétant qu'un choc
étant inévitable, il ne faut pas laisser les Russes arriver aux portes
de l'Inde. Au point de vue stratégique, le contraire serait plus vrai.
Les Russes seraient moins difficiles à repousser de près que de loin.
Diplomates et militaires, les hommes les plus sensés commen-
cent à comprendre à Galculta, de même qu'à Londres, l'inanité,
pour ne pas dire les périls, de l'ancienne politique de zone neutre
et d'état tampon. Ils commencent à sentir que l'Afghanistan, allié
toujours turbulent et incertain, est bien moins nécessaire à la dé-
fense de l'Inde que la protection britannique à la domination de
l'émir de Caboul. Le malheur est que le préjugé opposé a si long-
temps prévalu que le gouvernement anglais en est demeuré en
quelque sorte prisonnier et que la politique anglaise en peut devenir
victime. Les Anglais ont, vis-à-vis de l'émir de Caboul, des engage-
mens dont ils ne peuvent s'alTranchir à volonté. Telle est la princi-
pale difîiculté de la situation et le principal péril de l'avenir.
L'Angleterre doit obtenir à l'émir Abd-ur-Rhaman des frontières
équitables, et ces frontières une fois fixées, on lui demandera, au
nom de son honneur et de son prestige, de les maintenir envers
et contre tous. S'engager à une pareille tâche, en faveur d'un sem-
blable pays, serait de la part du foreign office une souveraine impru-
dence. Les Russes ne sont pas seuls à menacer l'intégrité de l'Af-
ghanistan. L'émir de Caboul a, dans ses peuples de races diverses,
des sujets enclins à la révolte qui peuvent spontanément appeler
d'autres maîtres. Il trouve toujours, dans sa propre famille, des com-
pétiteurs prêts à lui disputer le trône et à morceler à leur profit
ses domaines. L'Afghanistan, dont la protection anglaise a fait une
sorte d'état unitaire, n'est guère en somme qu'une expression géo-
graphique dont les frontières, de tout temps mobiles, auront peine à
(1) Voyez, dans le Nineteenth Century (mai 1885), une étude du major-général sir
Henry Green, intitulée the Grcat Wall of India.
LES RIVALITÉS COLONIALES. 327
demeurer longtemps arrêtées. Si l'Angleterre s'en portait garante,
la paix de l'Asie et l'Europe dépendrait des émeutes de Hérat et de
Caboul. Mieux vaudrait pour les Anglais laisser les Russes et l'émir
s'entendre, sauf, au cas où les premiers s'installeraient à Hérat ou à
Balk, à occuper de leur côté les positions qui leur sembleraient né-
cessaires à la sécurité de leur empire.
Le danger pour l'Inde britannique, ce ne sont pas seulement,
dira-t-on, les armées de la Russie, ce serait le voisinage des Russes. Le
contact plus ou moins immédiat des deux empires fomenterait parmi
les musulmans et les Indous une agitation incessante. Du jour où
régnerait à ses portes une grande puissance militaire, l'Inde pour-
rait devenir plus exigeante et moins facile à gouverner. Ses regards
se fixeraient vers l'Occident, d'où les mécontens attendraient un libé-
rateur. Il y a sans doute une part de vérité dans ces appréhensions;
mais, pour que la puissance des Russes constituât un péril sé-
rieux, il faudrait que les bases de la domination anglaise fussent
peu solides. C'est aux vice-rois de l'Inde à faire que la comparaison
entre l'administration russe et le régime britannique ne tourne pas
au détriment de ce dernier. C'est à eux de rattacher les Indous à la
métropole, de leur prouver que leur intérêt national, si un tel
mot n'était prématuré pour un pareil pays, est de ne pas rompre
avec l'Angleterre. Que les Russes en deviennent ou non les voisins,
la durée de l'empire anglo-indien dépendra, tôt ou tard, des senti-
mens et de la loyauté de ses habitans. La question de l'Inde, a dit
un jour M. Gladstone, est avant tout une question morale. C'est là
une vérité que les Anglais ne doivent pas oublier. La force et l'in-
telligence suffisent à créer de pareils empires ; elles ne suffisent
point à les faire durer. Toute conquête est caduque, à moins
que le conquérant ne finisse par conquérir le cœur et l'esprit. Là
est, pour les Anglais, le grand problème de l'Inde.
Quant aux Russes, peut-être précipiteraient-ils leur marche en avant
si l'Angleterre semblait renoncer à les arrêter; mais, plus ils des-
cendraient vers le sud, plus ils s'éloigneraient de leur base d'opé-
rations, plus ils auraient de chemin à faire pour attaquer leurs
rivaux. Ce qu'ils chercheront sans doute dans ces régions asia-
ti(]ues, ce seront de nouvelles routes maritimes et de nouvelles
voies terrestres. Tôt ou tard, ils voudront reprendre les plans préco-
nisés par iM. de Lesseps et rejoindre leurs chemins de fer, encore
incomplets, au réseau de l'Indoustan. Les déserts et les montagnes
de l'Asie centrale leur opposeront peut-être moins de difficultés que
les incurables défiances de l'Angleterre. Les Anglais auront beau y
sembler les premiers intéressés, ils feront probablement, à un trans-
continental asiatique et à la jonction des voies ferrées de l'Europe et
de l'Inde, la même opposition qu'au percement de l'isthme de Suez
328 REVUE DES DEUX MONDES.
OU au creusement du tunnel sous-marin. Dans l'Inde, comme dans
leur île, il est à craindre que le dernier mot de leur politique ne
soit pour longtemps l'isolement, et que ce peuple, si jaloux de se
répandre chez les autres, ne cherche, du côté de la terre, à entourer
sa grande possession asiatique d'une sorte de muraille de Chine.
La Russie moderne, dans sa marche en Asie, de même que l'an-
cienne Moscovie, dans sa double poussée séculaire vers la Baltique
et la Mer-Noire, peut instinctivement poursuivre un objectif incon-
scient, la mer, la mer libre. Quand cela serait, ce n'est point par l'Inde
avec ses Irontières hérissées de montagnes, ce n'est même point
par l'Afghanistan et les déserts du Béloutchistan, que le grand em-
pire du Nord peut atteindre les mers du Sud. Quand il voudra un
débouché sur l'Océan-Indien, il devra plutôt le chercher au midi du
Caucase et de la Caspienne, sur le Golfe-Persique. S'il ne peut
attendre que l'alliance de la Turquie ou la dissolution de l'empire
ottoman lui permette d'y accéder par la vallée de l'Euphrate ou du
Tigre, il peut y parvenir par la Perse. Il n'aurait pour cela qu'à
s'entendre avec le gouvernement de Téhéran, qui ne s'opposerait
pas à la construction, sur son territoire, d'une ligne internatio-
nale. Les plateaux de l'Iran ne résisteraient pas plus que les som-
mets des Alpes à l'art des ingénieurs, et, si coûteuse qu'elle fût,
une semblable entreprise serait encore moins dispendieuse que la
conquête de l'Afghanistan et des rives de l'Indus. Par cette voie, il
est vrai, la Russie n'atteindrait l'océan que dans un bassin fermé
et sur des plages soumises à l'ascendant britannique. Cela est cer-
tain; mais, dans quelque direction qu'il essaie de percer jusqu'aux
mers du Sud, le grand empire boréal s'y heurtera longtemps en-
core à la prépondérance anglaise. De la Corée aux Dardanelles, en
Asie comme en Europe, sur l'Océan-Indien et sur le Pacifique, plus
encore que sur la Méditerranée, la Russie, dans tous les ports
qu'elle peut rêver de s'ouvrir, retrouvera en face d'elle le pa-
villon anglais et les stations anglaises. C'est là l'inévitable consé-
quence de l'extension simultanée des deux empires rivaux, l'un
sur le continent, l'autre sur les mers. Leur énorme expansion
même les condamne à de gênantes rencontres. Ils n'y sont pas, du
reste, les seuls exposés. A mesure que l'Europe s'empare du globe,
les puissances européennes multiplient involontairement entre elles
les points de contact. Maritime ou continental, tout état qui ambi-
tionne des possessions lointaines doit se résigner aux voisinages
incommodes, de môme qu'aux rivalités commerciales ; car notre
planète est à la fois trop petite pour que les colonies des diverses
puissances ne s'y touchent pas, et trop grande pour qu'une seule
nation y règne en souveraine.
AiNATOLE LeROY-BeAULIEU.
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE
YV.
LA ROUMÉLIE ORIENTALE — LA MACÉDOINE.
CONSTANTINOPLE.
De Sophia, pour atteindre les chemins de fer ottomans à Tatar-
Bazardjik, j'ai une longue étape à faire : 130 kilomètres, et deux
relèvemens de montagnes à franchir. On y met ordinairement deux
jours en couchant à Ichtiman ; mais, au prix de 120 francs, j'obtiens
une petite Victoria attelée de quatre chevaux de front qui me con-
duira en un jour, en partant à la pointe du jour. J'ai pour compa-
gnon un jeune avocat qui a fait ses études à l'université de Liège,
M. Guérof ; il connaît parfaitement le pays et parle le turc aussi bien
que sa langue natale, le bulgare. Il vient me prendre dès quatre
heures du matin. Sur l'immense plaine déserte qui s'étend à perte
de vue autour de Sophia traînent des brouillards argentés; mais
bientôt le soleil les pompe et les dis^pe. Les deux rameaux des
Balkans, qui enserrent cet ancien bassin lacustre, découpent leurs
profils bleuâtres sur le ciel gris perle. Nous traversons sur un pont
de bois l'Isker, qui venant de Samakof et du Rilo-Dagh, où il prend
sa source, se divise ici en une foule de canaux qu'il creuse dans
l'argile jaunâtre.
Le pays paraît dépeuplé. Nous ne rencontrons que quelques
(1) Voyez la Revue des 15 juin, l*""" août, 15 septembre, 15 octobre et I'^' novembre
1885.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
chars attelés de buffles : ils transportent à Sophia du bois de con-
struction et de chauffage qui vient de la forêt de Bellova, apparte-
nant au baron de Hirsch. Il faut quatre ou cinq jours pour faire le
trajet. Les buffles se nourrissent en pâturant sur les terrains va-
gues, le long des chemins, et les conducteurs emportent leur pâtée
de maïs : néanmoins on comprend que le chauffage soit cher dans
la capitale bulgare. Si toutes les hauteurs étaient boisées, comme
en Suisse, quelle richesse pour cette contrée ravagée par tant d&
siècles de luttes et d'oppression ! Une bonne loi forestière et le re-
boisement, voilà de quoi le gouvernement devrait s'occuper tout
d'abord. Nous laissons à droite le massif du Vitosch, et nous gravis-
sons le contrefort des Balkans qui sépare le versant du Danube de-
celui de la mer Egée. Il est peu élevé et forme des collines ar-
rondies, couvertes de broussailles. Nous rencontrons de temps en
temps les traces du chemin de fer commencé, il y a dix ans, pour
relier Sophia à la ligne Sarambey-Constantinople : dans les ravins,
des piles de pont à moitié achevées ou des pierres de taille à pied
d'œuvre ; ailleurs des remblais et des déblais ravinés par les pluies,
même quelques rails enfouis sous les herbes et les arbrisseaux.
C'est une lamentable histoire qui montre à nu l'impuissance du
régime turc et les causes qui en empêchent la réforme. La Porte
s'étant brouillée avec M. de Hirsch, voulut achever son réseau en
régie. Un pacha fut mis à la tête de l'entreprise. Il trouva le poste,
agréable et lucratif; mais les travaux n'avançant pas, il fut destitué
et remplacé par un autre pacha qui suivit l'exemple du premier. Le
gouvernement se lassa de payer, et les travaux furent abandonnés,
après qu'on eut dépensé moitié plus qu'il n'eût fallu pour achever
toute la ligne.
A Vaccarel, village formé de quelques maisons couvertes en
chaume, nos chevaux s'arrêtent pour boire à une fontaine, dont
l'inscription en langue turque est écrite en caractères grecs. L'en-
seigne d'un commissionnaire en marchandises est rédigée en bul-
gare, en hébreu et en français. Mon compagnon de voyage inter-
roge un paysan sur les conditions agricoles dans cette région.
« Nous avons tous, nous répond-il, autant de terres que nous en
pouvons cultiver. Chaque paysan est propriétaire et possède une
couple de bœufs, 1 cheval et hO à 50 moutons. Les plus riches ont
k bœufs et 300 à AOO moutons. Le village, pour ses deux cents mai-
sons, a 5,000 chèvres et moutons. Il n'y a point de pauvres parmi
nous, car chaque famille a soin de ses malades et de ses infirmes.
Nous produisons de quoi satisfaire largement à nos besoins, mais
quand, pour payer l'impôt, il faut obtenir des écus sonnans, la dif-
ficulté est grande. Sur place, personne n'achète, et les marchés où
nous pouvons vendre nos denrées sont si loin ! Cependant, tout va
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 331
mieux qu'autrefois. Du temps des Turcs, les spahis présidaient à
la rentrée de la dîme, et ils prenaient ce qui était à leur convenance.
Une nuée de collecteurs et de scribes se répandaient sur le pays
comme des sauterelles. On ne pouvait rentrer la moisson avant
qu'ils eussent prélevé la dixième gerbe, et il fallait les payer,
sinon ils laissaient pourrir vos récoltes sur place. Maintenant la
dîme a été fixée une fois pour toutes. Chaque village connaît la
quote-part qu'il doit payer et il la répartit ensuite entre les ha-
bitans. »
En descendant vers Ichtiman, nous suivons une belle vallée très
fertile et où la culture n'est pas mauvaise; le froment, le seigle et
le maïs sont de belle venue. A l'entrée de la bourgade, nous ren-
controns un cortège de noce d'un effet ravissant. C'est une mariée
bulgare qu'on reconduit dans le village du mari. Les hommes à
cheval exécutent une fantasia, en tirant des coups de fusil et de
pistolet. Les femmes portent des costumes charmans, beaucoup plus
voyans et plus gais que dans la Bulgarie centrale. Leurs cheveux
retombent derrière la tête, en longues tresses garnies de fleurs ; sur
lejfront est coquettement posée une calotte grecque en velours,
toute couverte de perles et de plumes. Une petite veste bordée de
galons d'or et fortement échancrée sur la poitrine, laisse apparaître
une chemise fine, brodée aux manches et au col de laines aux cou-
leurs vives. Sur le jupon brun, aussi garni de broderies, est noué un
tablier en soie rouge. La soie! c'est déjà le midi. Le type est ici très
différent de celui des paysans Chops des environs de Sophia. Les
femmes ont le teint clair, et les cheveux blonds, et les hommes
l'air moins sombre, plus ouvert. Nous sommes ici dans la Roumélie
orientale. L'agent de la douane s'excuse très poliment, et en fran-
çais, de devoir visiter nos malles. Les gendarmes, avec leurs larges
pantalons bleus, engagés dans des bottes' hautes, leur capote
blanche et le talpak de peau d'astracan, orné d'une croix de cuivre,
ont vraiment très bon air. Ils portent aussi leur sabre à la façon
russe.
Nous nous arrêtons chez un aubergiste turc, dont la maison est
nouvellement construite. L'aspect en est pittoresque. Elle est toute
en bois, avec un grand balcon surplombant sur la rue. A l'intérieur,
sur les plafonnages, blanchis à la chaux, s'enlèvent crûment des des-
sins, fleurs et arabesques, d'un bleu vif; c'est le goût oriental. On ne
peut s'imaginer avec quel peu de soin cette habitation est con-
struite. Du premier, on voit ce qui se passe au rez-de-chaussée à
travers les fentes du plancher. Les cloisons des chambres sont en
planches clouées sur des poutrelles qui ont conservé leur écorce.
Les tuiles mal posées laisseront filtrer la pluie. Nul souci du confort
ou de la durée. Est-ce manque de capital, prévision du prochain
332 REVUE DES DEUX MONDES.
incendie, insouciance de l'avenir ou un souvenir inconscient de la
vie nomade sous la tente? Dans le café du rez-de-chaussée, des mu-
sulmans en turbans, assis, les jambes croisées, sur des bancs de
bois, fument la longue pipe ; d'autres se partagent, avec les mains,
de l'agneau rôti, servi sur un grand plat de riz. Leur dessert se
compose d'un peu de fromage de petit-lait. Ils ne boivent que de
l'eau et du café. Ce sont des musulmans de la vieille roche; l'Occi-
dent ne les a pas encore corrompus. Ils sont graves et tristes. Ils
ne sont plus les maîtres sans contrôle comme naguère ; mais ils
vivent en bons termes avec les Bulgares. Mahomet a eu une inspi-
ration de génie quand il a prescrit les ablutions et proscrit vins et
liqueurs. L'observation de ces préceptes, bien mieux que nos so-
ciétés de tempérance, prévient les excès de l'alcoolisme, cette peste
moderne qui fait tant de victimes.
Nous parcourons la petite bourgade. La rue principale est bordée
d'échoppes ouvertes et basses, à la turque. A l'entrée de la cour
qui précède les maisons de ferme, sur des pieux, sont fixés des
crânes de chevaux destinés à éloigner les mauvais esprits. L'église
bulgare est une petite construction en pisé, très basse et très humble.
Elle tâchait de passer inaperçue. Les cloches sont suspendues dans
un campanile rustique, formé de quatre perches supportant un
petit toit de chaume. La mosquée, au contraire, élève bien haut son
minaret pointu, et à côté se trouve l'école turque; elle a deux salles
de classe, mais, ni dans l'une ni dans l'autre, ne se trouve de mo-
bilier scolaire, ni bancs, ni pupitres. Les écoliers sont assis à terre
et écrivent sur des ardoises. L'enseignement consiste surtout à ap-
prendre par cœur des versets du Koran. Voici le Hamam, le bain
public, avec son dôme surbaissé, tacheté de rondelles de verre
épais, en cul de bouteille, par où un jour verdâtre tamise dans la
salle de bains. Les ablutions quotidiennes, les bains fréquens à do-
micile et dans le hamam, voilà encore une excellente pratique qu'il
faudrait emprunter aux Turcs ; mais, au contraire, là où les Otto-
mans sont partis, les thermes tombent en ruines. Dans le faubourg,
des Tsiganes qui sont musulmans, habitent des chaumières de ro-
seaux. Les voilà, toujours les mêmes, avec leur teint basané, leurs
cheveux crépus, leurs vêtemens de couleur voyante, et leurs nom-
breux enfans grouillant tout nus dans la poussière : de vrais sudras
de l'Inde.
Quand il s'agit de régler l'écot, je reconnais cette probité turque
dont on m'a souvent parlé. Notre hôtelier se gratte la tête et fait
consciencieusement des additions avec le doigt, dans le creux de la
main. Je m'attends à un total ruineux : Il s'élève à 0 fr. 82 ! Nous
avions apporté des provisions, mais il nous avait fourni du fromage,
des fruits, du café et du foin pour les chevaux.
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 333
A la sortie d'Ichtiman s'ouvre une grande prairie verte bordée de
saules, avec quelques bouquets de beaux chênes. C'est le terrain
communal, qu'on trouve partout autour des villes dans la péninsule
balkanique. Il sert de pâturage aux attelages et aux troupeaux en
voyage. Bientôt nous recommençons à gravir un nouveau contre-
fort de collines qui nous sépare du bassin de la Maritza. Elles sont
revêtues de taillis de chênes et de hêtres, mais sans grands arbres
et surtout sans un seul résineux. La route est excellente et bien
mieux entretenue que dans la principauté que nous venons de
quitter; au sommet, nous trouvons les substructions d'un arc de
triomphe romain, la Porta Trajnna, qui était encore debout en
183.5. Chosrev-pacha, un nom que les antiquaires ne béniront pas,
l'a fait démolir. Sur un fragment de marbre je discerne quelques
lettres d'une inscription latine peu lisible. Nous nous arrêtons pour
prendre du lait dans un loghoii$e, dont le soubassement est
construit avec les fragmens de la porte romaine. L'endroit s'appelle
Kapujuk ; ce qui, en turc, signifie petite porte, Kapu avec le diminutif;
c'est maintenant un poste de gendarmes rouméliotes. Le sergent
nous parle des horreurs commises par les Bachi-Bouzouks dans la
dernière guerre. — « Dans toute cette région, le sang a coulé à flots,
dit-il ; mais au moins, au prix de tant de maux, nous sommes af-
franchis maintenant des Ottomans. Pourvu qu'ils ne reviennent pas!
Hélas! nous sommes toujours menacés, car ils ont le droit de réoc-
cuper les Balkans. » J'ai retrouvé partout ici un pénible sentiment
d'insécurité jiroduit par ce détestable article du traité de Berlin qui
ne peut engendrer que des conflits; car si les Turcs voulaient en
profiter pour rentrer en Boumélie, toutes les populations bulgares
de la péninsule se soulèveraient contre eux.
Partis d'Ichtiman à deux heures, nous arrivons vers six heures
dans un gros village, Vetren, situé à la sortie des montagnes ;
il est composé presque uniquement de maisons de paysans, en
bois ou en pisé ; elles sont grandes et entourées d'étables et de
granges ; le toit de tuiles est un signe de grande aisance ici. De pit-
toresques costumes donnent aux aspects habituels de la vie cham-
pêtre un charme particulier. Dans la poussière dorée par le soleil
couchant, le berger communal ramène les moutons. Les cultiva-
teurs reviennent avec leurs buffles, traînant sur une claie la lourde
et informe charrue de .bois. Les femmes, avec leurs robes aux cou-
leurs éclatantes, sont réunies autour de la fontaine surmontée de la
dalle habituelle en marbre blanc avec inscription du Koran.
Nous pénétrons dans la cour d'une petite ferme; elle est admi-
rablement placée au bord d'un ravin à pic, où les fougères pla-
quent leurs frondes vert pâle sur les rochers d'ocre rouge. Elle est
entourée d'une clôture en clayonnage, afin que le bétail puisse y
334 REVUE DES DEUX MONDES.
vaguer en liberté. Trois petits porcs, d'humeur folâtre, y jouent
avec les enfans. Nous interrogeons le cultivateur : il a deux bœufs
de travail, mais ni cheval, ni moutons ; tout son bétail lui a été
enlevé pendant la dernière guerre ; il doit reconstituer son trou-
peau à force d'économie. Chacun est propriétaire de sa maison,
d'une étendue de terre suffisante pour l'entretien de la famille et
d'une vigne, dont il boit le vin à suffisance et vend l'excédent pour
acheter ce qu'il ne peut fabriquer lui-même. Dans les villages voi-
sins, écartés de la route, et qui ont, par conséquent, peu souffert,
les paysans ont beaucoup plus de bétail. Les plus aisés possèdent
300 et même 400 moutons. J'examine sous un hangar les instru-
mens aratoires : ils sont très primitifs. La charrue est celle de Trip-
tolème ; le soc est en fer, mais il n'y a pas de versoir ; deux bâtons
attachés de chaque côté en tiennent lieu ; une herse très légère, une
houe, une fourche et une petite baratte, voilà tout. A l'intérieur, il
y a deux chambres : l'une sert de cuisine ; sur un feu ouvert, dans
une marmite suspendue à une crémaillère, mijote la polenta de
maïs. La chambre à coucher possède un poêle en terre cuite, mais
pas de lit; un tapis étendu à terre en tient lieu. Il n'y a ni table,
ni chaises, seulement quelques escabeaux. Les fenêtres, très pe-
tites, sont fermées, non par des carreaux de vitre, qui constituent
ici un objet de luxe très rare, mais par des barreaux de bois et, la
nuit, par des volets. L'hiver, il faut choisir entre le froid et l'obscurité.
Les murs et les plafonds sont complètement noircis par la fumée.
Quel contraste avec les intérieurs rustiques des paysans de la Hollande
ou du Danemark! Mais, comme partout où la population est peu
dense, ces paysans, si mal meublés, sont bien nourris. Leurs re-
pas consistent, le matin, en pain et lait; à midi, viande avec polenta
de maïs ou des fèves, le soir du lait, du fromage et des œufs. De
temps à autre un agneau ou une poule complète le menu.
Dans toute cette région, comme au reste en tout pays musul-
man, le mouton, l'animal des terres incultes, est l'unique viande
de boucherie. Ce qu'on en tue est inouï. Devant les auberges,
sous les vérandahs, on voit pendues des carcasses écorchées ou des
peaux fraîches, et l'on vend des morceaux d'agneaux rôtis.
De Vetren à Tatar-Bazardjik, nous roulons encore trois heures
dans une plaine fertile et bien cultivée. Des vignobles alternent avec
des champs d'orge, d'avoine et de maïs, mais on voit peu de fro-
ment et point de pommes de terre. Il faut s'en réjouir, car ce tu-
bercule qui forme l'une des bases principales de l'alimentation dans
toute la plaine baltique, n'est, en somme, qu'une nourriture gros-
sière qui, par son prix, favorise la réduction des salaires. A notre
droite s'élèvent les croupes imposantes et sombres du Rhodope,
dont quelques sommets sont couverts de neige. A sa base, au-delà
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 335
de la Maritza, s'étend la forêt de Bellova. Nous arrivons vers neuf
heures du soir à Tatar-Bazardjik, au grand trot de nos braves che-
vaux, qui ont fait honneur au sang hongrois, car ils courent depuis
quatre heures du matin avec deux heures de repos au milieu du jour.
Nous trouvons à nous loger très convenablement dans un grand
hôtel tout neuf, que l'église orthodoxe a fait construire au bord de la
Maritza. Du balcon qui domine le fleuve, on voit au clair de lune
arriver son flot largement épandu sur un lit de cailloux peu pro-
fond. Bazardjik est un chef-lieu de préfecture, avec 16,000 habi-
tans ; il n'a pas encore perdu son cachet de ville turque, quoique
les troupes ottomanes en se retirant en aient dévasté et brûlé une
partie. Le préfet, qui vient causer avec nous, après le souper, nous
dit que chrétiens et musulmans vivent en paix ; seulement ceux-ci
s'imaginent encore que l'état actuel est provisoire et que l'autorité
du sultan sera rétablie. Si elle l'était, même momentanément,
Dieu sait par quels excès ils se vengeraient d'avoir à subir l'éga-
lité devant la loi !
« Sans le voisinage du Rhodope, nous dit le préfet, le pays ici se-
rait parfaitement sûr, comme tout le reste de la Roumélie. Mais des
gorges de ces montagnes sauvages sortent des brigands qui vien-
nent opérer des razzias dans nos plaines fertiles, et nous ne pou-
vons les poursuivre sur le sol dé la Macédoine où ils se réfugient.
Les ouvriers sont bien payés relativement au prix des denrées.
Un manœuvre obtient 2 francs par jour, un menuisier 4 à 5 francs,
et la viande de mouton ne coûte que 1 franc Voku (1 kil. 278), un
couple de poulets 1 fr. 50 et une paire de buflles 600 francs. »
En partant de Bazardjik à sept heures du matin, je suis à 8 h. 30
à Philippopoli, capitale de la province semi-indépendante de la
Roumélie orientale. La vallée de la Marilza, que nous suivons, est
d'une fertilité merveilleuse. Les vignes basses, comme en France,
ont une frondaison d'une étonnante vigueur, et les nombreuses
grappes qui mûrissent ne sont atteintes ni par le phylloxéra ni par
l'oïdium. Le vin dans toute cette région est d'excellente qualité ;
très corsé, il tient le milieu entre celui de la Bourgogne et le Val
de Penas espagnol. Il ne coûte que 30 à /iO centimes le litre. Les
champs sont emblavés de froment, de maïs et de beaucoup d'orge.
Comme en Asie, on en nourrit les chevaux plutôt que d'avoine. A
droite se prolonge, parallèlement à la Marilza, la chaîne du Rho-
dope ou du Despoto-Dagh ; à gauche, se profilent les sommets plus
éloignés des Balkans. Au milieu de la plaine surgissent soudain
sept mamelons abrupts de syénite. Ils sont couronnés par les
maisons de Philippopoli et de ses faubourgs. Aussi les habitans se
vantent-ils de pouvoir s'appeler, comme Rome, la ville aux sept
collines. Le docteur Stoyan Tchomakof Aient nous prendre à la
336 REVUE DES DEUX MONDES.
gare, pour nous conduire dans sa magnifique demeure, où il nous
offre la plus cordiale hospitalité.
Né à Kopriuchtitza, en Roumélie orientale, M.Tchomakof a fait ses
études à Pise et àParis ; plus tard il s'établit à Philippopoli et y exerça
la médecine, jusqu'à l'époque où éclata la lutte ecclésiastique des Bul-
gares contre le clergé grec. Envoyé en 1862 à Constantinople comme
représentant des Bulgares, il fut l'âme du mouvement national en
faveur d'une église indépendante. Après l'élection du premier exarque,
en 1872, il fut nommé membre du conseil mixte de l'exarchat, et
resta à Constantinople jusqu'à la conclusion du traité de Berlin.
Il est président du conseil sanitaire et membre de l'assemblée lé-
gislative. II est un des hommes les plus considérés du pays. Il parle
également bien le turc, le grec, le bulgare, le français et l'italien. De
la gare à la ville un large boulevard a été ouvert. Il s'y élève de
belles constructions : des villas au milieu de jardins remplis de
fleurs, de grandes maisons où habitent les consuls des puissances
étrangères. L'intérieur de la ville ne rappelle nullement l'Orient ;
on dirait une ancienne bourgade fortifiée de l'Italie méridionale.
Les rues, en pentes raides, sont fort étroites et bordées de mai-
sons très hautes, dont les étages supérieurs, souvent en bois, s'a-
vancent en surplomb sur des poutres ou sur des encorbellemens.
Quelques habitations ressemblent à ces villas romaines qu'on voit
sur les fresques de Pompéi. Derrière un haut mur et une lourde
porte bardée de gros clous et d'armatures en fer, s'ouvre une cour
dallée en marbre blanc, avec le puits et l'impluvium, qu'ombragent
des acacias et des cerisiers aux fruits d'un rouge éclatant. Vient
ensuite la maison, précédée d'un péristyle à frêles colonnettes et à
très hauts pilastres, le tout peint en blanc avec des filets et des ara-
besques bleu vif. Une vigne orne la façade de ses pampres char-
gés de grappes bleuissantes. Le soleil, perçant par place le feuil-
lage, jette des découpures d'or sur les dalles et sur les fleurs. Ces
vives couleurs et cette délicieuse fraîcheur donnent une impression
de gaieté et de vie heureuse.
Chacun me parle ici des cruautés commises par les Turcs durant
la dernière guerre. C'était un système : le but était de terrifier les
populations afin de les empêcher de se soulever à l'approche des
Russes. A Philippopoli, on pendait chaquejourvingt, trente, et un jour
jusqu'à soixante Bulgares. Quand, sur les réclamations des ambas-
sadeurs, on envoya Achmet-Vefik-Pacha pour mettre fin aux exécu-
tions, le gouverneur fit pendre six rayas devant le konak pour
saluer son arrivée ; il avait, disait-il, ses instructions de Constan-
tinople. Ce fut la région d'ici au Balkan qui eut le plus à souffrir
par suite des mouvemens alternatifs d'avancement et de recul des
armées russes et ottomanes. Plusieurs villages des environs furent
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 337
détruits. Après la retraite de Gourko, Karlovo, ville commerçante
et aisée, fut livrée au pillage et 1,500 de ses habitans massacrés de
sang-froid. Un homme très distingué, le docteur Popof, qui était
paisiblement chez lui, fut conduit à Philippopoli et pendu sans
forme de procès. Il y a, m'affirme-t-on, à Karlovo plus de
900 veuves dont les maris ont été massacrés à cette époque. Kalo-
fer, le village de Chipka, Eskizagra, Kezanlik, le chef-lieu de la
vallée des Roses, ont été brûlés et saccagés en tout ou en partie.
Je ne rappelle ces atrocités, dont les rapports américains ont pu-
blié dans le temps tous les détails, que pour expliquer la terreur
que les habitans éprouvent à l'idée que les Turcs pourraient
réoccuper le pays. Ils savent à quelles vengeances ils seraient ex-
posés. Il n'est pas possible que l'Europe le permette.
On se plaint amèrement ici de l'article 10 du statut organique,
qui donne au sultan le droit d'apposer son veto aux lois votées par
l'assemblée provinciale. Il use de ce droit pour mettre obstacle È^
un grand nombre de mesures excellentes, par exemple, les sui-
vantes : loi autorisant le gouvernement d'avancer, sur hypothèque,
2,500,000 francs aux cultivateurs ruinés durant la dernière guerre ;
loi introduisant l'état civil ; loi sur la presse ; loi pour la conserva-
tion des forêts ; loi convertissant les vakoufs en biens libres ; loi
réglant le programme des écoles ; loi sur la régularisation des titres
de propriété; loi exemptant de droits les vins et spiritueux des-
tinés à l'exportation ; construction du chemin de fer qui réunirait
le réseau en exploitation au seul port de la Roumélie, Bourgas,
qui est maintenant presque inutile. Quoi de plus cruel, pour une
population avide de réformes, que d'être à la merci d'un pouvoir
étranger, despotique, capricieux, qui n'a plus aucun intérêt à voir
prospérer le pays, qui doit même s'effrayer de ses progrès, car il
n'ignore pas que toutes les forces nouvelles seront consacrées à la
lutte pour l'affranchissement définitif? Cependant certaines amélio-
rations importantes ont été accomplies dans les matières suivantes :
création d'un cadastre, chose essentielle, adoption du système mé-
trique, réorganisation de l'enseignement primaire, règlement du
service sanitaire, création de caisses agricoles, expropriation pour
cause d'utilité publique, organisation de la police rurale et muni-
cipale.
La constitution de la Roumélie, rédigée par sept représentans
des grandes puissances, est aussi libérale et aussi démocratique
qu'on peut le souhaiter. Elle est copiée, souvent mot pour mot, sur
la constitution belge. Toutes les libertés y sont garanties. Aucun
impôt ne peut être établi qu'en vertu d'une loi. L'assemblée légis-
lative est composée de membres de droit : le mufti , le grand rab-
TOME LXXIII. — 1886. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
bin de la province et les chefs de cinq communautés religieuses chré-
tiennes, le 'président de la- cour suprême, celui du contentieux admi-
nistratif et le contrôleur en chef des finances ; de 10 membres nom-
més par le gouverneur et de 36 membres élus au suffrage direct
et secret dans 36 collèges électoraux. Est électeur tout Rouméliote
âgé de vingt et un ans au moins, possédant une propriété, un éta-
blissement de commerce ou d'industrie, ou un diplôme de capacité :
professeurs, instituteurs, avocats, ministres du culte. Sur les 36 dé-
putés élus, 29 sont Bulgares oriiiodoxes, 2 Turcs et 2 Grecs; cela
prouve manifestement que presque dans tous les districts la majo-
rité appartient aux Bulgares. Parmi les 10 députés nommés par le
gouverneur général, 7 sont Bulgares orthodoxes; 1 Bulgare catho-
lique; 1 Turc et i Grec. D'aprèsle recensement tout récent de 1885,
la population se répartit de la façon suivante : 573^560 Bulgares;
17Â,700 musulmans; 42,654 Grecs; 19,549 tziganes ; 4,175 israé-
lites; 1,306 Arméniens. Total, 815,946.
L'assemblée nomme une espèce de conseil d'état appelé comité
permanent, — encore un emprunt fait à la loi provinciale belge.
On n'a pas oublié de garantir le droit des minorités. Les dix mem-
bres du comité sont élus au scrutin de liste par l'assemblée, mais
nul bulletin ne peut contenir plus de six noms. Ce corps, qui siège
toute l'année, prépare les affaires et donne son avis sur les projets
de loi. L'assemblée nationale se réunit dans un ancien bain turc
transformé. Il y fait une agréable fraîcheur, qui peut venir à point
pour calmer l'ardeur des discussions parlementaires.
Parmi les hommes politiques que je rencontre, la plupart font
une critique très vive du statut organique et de ses annexes, que
j'admirais parce que j'y retrouvais les principes généraux de la
constitution belge. — « Tout d'abord, me disent-ils, ces lois fondamen-
tales règlent un grand nombre de matières qui ailleurs sont régies
par des lois ordinaires ou par de simples arrêtés. La constitution
dont la diplomatie européenne nous a gratifiés forme un volume
in-folio contenant quinze chapitres avec 495 articles, plus treize
annexes avec 639 articles, et aucun de ceux-ci ne peut être changé
que par l'accord unanime des grandes puissances. Voilà ce que dé-
cide l'article 495. Les nations sont des organismes vivans,dont les
besoins changent et appellent ainsi des modifications constantes
dans le régime administratif, judiciaire et financier. En Roumélie,
tout cela est immuable. Ce monument de science politique, que la
commission diplomatique a commencé à édifier en janvier 1879,
a été terminé le 14 avril de la même année. Il est vrai qu'on a
appliqué la division du travail à sa confection : le délégué anglais
s'occupant des lois électorales ; l'autrichien, de l'organisation judi-
ciaire ; l'italien , du système financier, et le français, du régime
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 339
administratif. Faut-il s'étonner que l'œuvre renferme maintes con-
tradictions? Voici quelques-uns des maux pratiques qui résultent
des lois organiques qu'on nous a données.
« Sous le régime turc, la province actuelle de la Roumélie orien-
tale était divisée en deux sandjaks ( départemens ) , contenant qua-
torze casas ou cantons : nous n'avions donc que deux préfets et
quatorze baillis à entretenir. Le système français dont on nous a
dotés a divisé la province en six départemens et vingt-huit can-
tons. Nous avons donc 6 préfets, 6 conseils généraux, 6 secrétaires,
de préfecture, 28 baillis, 28 commandans de gendarmerie, 28 comr
missaires de police, etc. Le fonctionnarisme nous a envahis. Un
village qui s'administrait entièrement lui-même, sans aucun repré-
sentant de l'autorité, est devenu un chef-lieu de canton où résident
une escouade de fonctionnaires de tout grade et de tout genre. 11
suffisait de supprimer les employés turcs, qui nous volaient: nous
aurions eu l'autonomie locale, comme aux États-Unis. D'un autre
côté, il aurait fallu nous donner des receveurs des contributions.
L'article 212 du statut décide que « les maires sont chargés et
responsables de la rentrée exacte des impôts, » et l'article 185,
stipule <( que les maires sont réélus chaque année par les habitans
de la commune. » Ces maires, naturnllement, cherchent à être
réélus et ménagent le plus possible leurs électeurs. Ils font donc
très mal rentrer les revenus de l'état. Les arriérés sont considé-
rables : chaque année environ 20 pour 100 des recettas. Ils s'éle-
vaient à 17 millions de piastres au 31 juillet 1883. Ces mêmes
maires soDt aussi juges de paix, de par l'article 248. Gomme ils
sont incapables de trancher les différends, ceux-ci sont portés direc-
tement devant les juges de canton, lesquels se trouvent ainsi acca-
blés de besogne; on n'arrive pas à obtenir justice, ce qui cause
beaucoup de mécontentement. Tout cela devrait pouvoir être réglé
j)ar notre assemblée, et en raison de notre situation iiarticulière.
Le statut nous a enveloppés, comme une momie d'Egypte, d'un
réseau de bandelettes très agréables à l'œil , mais qui nous con-
damnent à l'immobilité. »
— On me donne quelques renseignemens sur les partis. Pendant
les deux premières années du régime autonome, il y a eu lutte des
nationalités, mais les Bulgares n'ont pa» eu de lieine à. l'emporter
et à occuper la plupart des places. Depuis lors, ils se sont divisés
en deux partis : les « libéraux » ou gouvernementaux modérés, et
les « nationaux ou unionistes, » partisans d'une politique plus dé-
cidée. La question q^i les divise est la politique à suivre pour obte-
nir la réunion des deux fragmens de la Bulgarie, si malheureuse-
ment sé[)arés par le traité de Berlin. Les deux groupes sont, d'accord
pour désirer la réunion, de même que tous les Bulgares. Lors du
340 REVUE DES DEUX MONDES.
passage récent, à Philippopoli , de M. Forster, ancien ministre de
l'instruction publique en Angleterre, l'un des chefs des modérés,
M. Kaltchof , lui fit connaître que la reconstitution de la patrie bul-
gare, morcelée à Berlin, est le but à poursuivre par tous. Seule-
ment, les libéraux pensent qu'il faut une grande prudence dans
l'action; les « unionistes, » au contraire, croient qu'il faut sans
cesse et à toute occasion exprimer la volonté nationale, la procla-
mer très haut, et devant l'Europe et devant le pays, et même entre-
tenir une certaine agitation dans ce sens. C'est ce parti qui a orga-
nisé, l'été dernier (188/i), ce pétitionnement universel en faveur de
l'union, qui avait entraîné le pays tout entier. Ils attendent la réa-
lisation de leurs espérances de la chute inévitable de l'empire
ottoman et des complications générales en Europe plutôt que d'une
insurrection locale contre la Turquie. A en juger par le nombre des
journaux des deux nuances, c'est le parti national qui jouit de la
plus grande influence. Il a trois organes : la Marilza, le Narodni
Glass [Voix dit peuple), et le Socdinenié {l'Union). Le parti libéral
modéré n'en a qu'un, le Jouzna Bulgaria [la Bulgarie du sud).
Tous les quatre paraissent dans la capitale.
Il n'y a pas lieu de s'étonner que la question de la réunion des
deux moitiés de la Bulgarie, violemment séparées par le traité de
Berlin, préoccupe et passionne ici tous les esprits. Depuis leur
arrivée dans la péninsule, au vu® siècle, les Bulgares ont toujours
formé une unité ethnique, une nation, tant à l'époque de leur gran-
deur, sous le tsar Siméon et ses successeurs, que sous la domina-
tion ottomane. La diplomatie européenne a découpé cette nationalité
vivante en trois tronçons, dont l'un forme une principauté presque
indépendante, la Bulgarie; l'autre, un état à moitié affranchi, la
Roumélie; et le troisième, une province complètement asservie
sous le joug turc, la Macédoine. Comment les Bulgares se résigne-
raient-ils à un règlement qui blesse si cruellement leurs souvenirs
historiques et leurs intérêts matériels, surtout après que San-Ste-
fano a réalisé pour eux, un moment , un idéal désormais inou-
bliable ? On a beau leur parler du respect des traités ; ils répon-
dent : Ces traités ont été faits contre nous, et jamais nous ne les
avons ni signés, ni acceptés. La Bulgarie méridionale complétait la
Bulgarie septentrionale, moins riche, moins pourvue d'hommes
capables. Les relations commerciales étaient actives. Le midi en-
voyait au nord les produits d'une zone plus chaude. La barrière de
douanes tracée arbitrairement par les diplomates est venue entra-
ver ce commerce, qui s'appuyait sur la communauté de race et
d'origine. On a créé deux moitiés de peuple qui, isolées, ne peu-
vent se suffire, et qui sont accablées par les charges d'un double
gouvernement. Mais on peut tout espérer de l'avenir. Une com-
EN DEÇA. ET AU DELA DU DANUBE. 3 H
binaison diplomatique, qui n'a point de racine dans l'histoire et qui
ne tient nul compte des intérêts et des vœux des populations, n'a
évidemment aucune chance de durée.
— La question des langues donne lieu ici, comme partout où di-
verses nationalités se trouvent réunies dans un même état, à des
difficultés réelles et à des réclamations nombreuses. L'article 22
du statut organique renferme à ce sujet des dispositions très sages :
il prescrit que la langue officielle sera celle de la majorité, mais
que, quand il existera une minorité égale à la moitié de la majorité,
la langue de cette minorité sera également employée. Toutes les lois
et les règlemens doivent être publiés dans les trois langues prin-
cipales : bulgare, turque et grecque, et devant les tribunaux, les
particuliers ont le droit de se servir, à leur choix, de l'une de ces
langues. Le discours d'ouverture du gouverneur général est lu aussi
en bulgare, en turc et en grec. Mais, au sein de la chambre et des
conseils départementaux et communaux, les propositions et les
discussions ont lieu en bulgare. Les Grecs et les Turcs ont le droit
de parler en leur langue; seulement, s'ils veulent se faire com-
prendre, ils doivent bien employer le bulgare, qui devient ainsi, en
réalité, la langue dominante. Les Turcs et les Grecs se plaignent ;
mais est-il possible de régler autrement cette difficile question?
— ici, comme en Bulgarie, tous les cultivateurs sont propriétaires
des terres qu'ils occupent; cela est vrai surtout depuis la dernière
guerre. Avant cette époque, dans les villes et dans quelques vil-
lages habitaient de riches Turcs, possédant de grands tchifliks ou
fermes, qu'ils louaient à des paysans bulgares, lesquels payaient en
Mature, suivant la qualité du sol, de 1 à 4 rhiniks (20 litres) de blé
par deunum égal à 1,600 mètres carrés.
— Je suis présenté à M. J.-E. Guéchof, l'un des hommes les plus
distingués et les plus instruits de ce pays-ci : il parle et écrit éga-
lement bien le français et l'anglais. Né à Philippopoli, il a fait ses
études à la Victoria Universiiti/ de Manchester. Pendant la guerre
turco-russe, il écrivit quelques lettres au Times sur les atrocités
commises en Bulgarie en 1876, ce qui lui valut d'être jeté en pri-
son, exilé en Asie-Mineure et presque mis à mort. En 1879, il fut
envoyé en mission pour présenter aux grands états les vœux de la
Uoumélie orientale, qui, hélas! ne furent pas écoutés. A son retour,
il fut nommé président de l'assemblée pendant ses trois premières
sessions. Il me communique quelques chiffi*es qui font connaître la
situation financière actuelle. Le budget de 1883-1884 s'élève à
72,196,509 piastres en recette et en dépense (100 piastres font une
livre turque, qui vaut, au pair, 22 fr. 50.) Quel est l'état qui peut
se vanter d'arriver à un pareil équilibre budgétaire? Il est vrai que
342 REVUE DES DEUX MONDES.
la Roumélie n'a encore ni dette, ni grande armée permanente, ces
deux occasions de dépenses sans limites, l'une menant à l'autre.
« Nous n'avons pu encore modifier l'ancien système d'impôt, me
dit M. Guéchof, parce que, dans notre situation précaire, nous évi-
tons tout ce qui peut amener une perturbation quelconque. Cepen-
dant, la dîme a été convertie en un impôt foncier en argent, calculé
par commune, d'après le produit des dix dernières années, avec
une réduction de 10 pour 100. Malheureusement, par suite de
quatre mauvaises récoltes successives et du bas prix des grains,
cette conversion a paru très dure et le produit sera, croit-on, infé-
rieur d'un quart à l'estimation, qui était de 32 millions de piastres.
En Bulgarie, où l'on a adopté le même système de conversion de la
dîme en argent, on a pris la moyenne des trois années après la
guerre, ce qui a eu pour effet de diminuer notablement le montant
de l'impôt foncier. Les autres impôts directs sont une taxe sur leS'
moutons : 10,279,000 piastres en 1883 ; sur les porcs : 322,000 pias-
tres; l'impôt sur le revenu: 3,580,284 piastres; et sur les pro-
priétés bâties, l,00â,AZi3 piastres. Les contributions indirectes :
douanes, sel, tabac, spiritueux, timbres, donnentl8,2iâ,992'piastres,
chiffre qui étonne, tant il est minime. Tous les bureaux de douane
n'ont produit que 315, AlO francs; ce n'est pas la peine d'en avoir.
L'accroissement des recettes à effectuer est très satisfaisant :
elles s'élevaient, en 1879, à 53,645,528 piastres, et en 1884, à
72,087,111 piastres. La Roumélie doit payer à la Porte un tribut
assez considérable, s'élevant aux trois dixièmes de ses revenus.
La commission européenne avait fixé ce tribut à 240,000 livres
turques à22fr. 50 ; mais l'assemblée vient de le réduire à 180,000 li-
vres, parce que le revenu net ne s'élève qu'à 600,000 livres tur-
ques. Le sultan a refusé de sanctionner la loi, et les bondholders
ont protesté; mais la Roumélie a invoqué l'article 16 du statut
o:*ganique, qui lui donne raison. Jusqu'à présent, il n'y avait pas
de dette dont il fallût payer les intérêts ; aussi le total de ce que
touche l'état ne s'élève qu'à 20 francs par tête. Un Français paie
cinq fois plus. Toutefois, comme par suite de la situation précaire
du pays, les impôts rentraient mal, il a fallu emprunter quelques
millions à la Banque ottomane, ce qui a inquiété les esprits et con-
tribué à la révolution récente.
■ — La Roumélie publie chaque année un annuaire de statistique, où
je note quelques chiffres intéressans. Il y a dans le pays 160,555
contribuables, payant directement à l'état une capitation de 22 pias-
tres, ou environ 5 francs par tête. Le nombre des communes est
considérable: il est de 1,343 pour une population de 815,946 ha-
bitans, ce qui fait environ 600 habitans par commune. Les cinq
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 343
impôts directs, produisant au total A?, 054,184 piastres, sont payés
par les habitans des confessions religieuses dans la proportion sui-
vante; Bulgares: 35,418,456 ; Turcs : 8,948,242 ; Grecs : 2,202,513 :
Bulgares catholiques : 378,439; Arméniens: 66,304; Israélites:
i40,l40. Les Grecs étant généralement plus aisés que les Bulgares,
on voit qu'il doit y en avoir seize à dix-huit fois moins.
— En parcourant la Roumélie, je remarque presque dans chaque
village un beau bâtiment tout neuf, à deux étages, dont la blancheur
éclatante contraste avec l'aspect sombre des chaumières qui l'entou-
rent: c'est l'école primaire, bâtie depuis l'émancipation. Les com-
munes prennent l'initiative pour faire ces constructions, et l'état leur
accorde un subside. La dépense pour l'enseignement figure au bud-
get de 1883 pour une somme de 4,728,922 piastres, soit environ
1 fr. 30 par tête. C'est beaucoup, car ainsi l'instruction publique
figure dans le budget pour le onzième de la dépense totale. Pour la
France, cela équivaudrait à 300 millions de francs. La comparaison
des statistiques scolaires des différons cultes offre aussi de l'inté-
rêt. Les écoles bulgares, au nombre de 890, avec 1,104 instituteurs
et 196 institutrices, comptent 50,184 élèves. Comme les listes des
enfans soumis à l'instruction obligatoire en portent pour 1883
78,702, il s'ensuit que les trois cinquièmes des enfans en âge
'd'école reçoivent l'instruction, proportion beaucoup plus favorable
tjue celle constatée en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie. Les Turcs
ont 763 écoles avec 738 instituteurs, 30 institutrices et 27,113
élèves des deux sexes ; on ignore le nombre des enfans en âge d'é-
cole. Les Grecs n'ont que 48 écoles avec 3,471 élèves ; comme
6,719 enfans sont en âge d'école, il s'ensuit que la moitié n'y va pas;
les Bulgares catholiques ont 10 écoles et 980 élèves ; les Arméniens
6 écoles avec 201 élèves et les israéHtes 14 écoles avec 918 élèves.
Pour l'enseignement secondaire, les Bulgares ont 19 écoles avec
2,554 élèves; les Turcs 2 écoles avec 164 élèves et les Grecjs
"2 écoles avec 282 élèves. Ceux-ci, quoique quatre fois moins nom-
breux que les Turcs, ont beaucoup plus d'élèves, preuve nouvelle
de ce fait que les musulmans cherchent peu à s'instruire. On a fondé
deux gymnases où l'on enseigne les langues anciennes : l'unà Slivno,
l'autre à Philippopoli ; ils comptent 1,264 élèves. Ce qui est plus
remarquable, deux gymnases [reaUchulen) pour filles, l'un à Philip-
popoli, l'autre à Stara-Zagora, ont 308 élèves. L'école supérieure
pour filles est le plus beau monument de Philippopoli : c'est une
grande construction à trois étages avec colonnades en style clas-
sique. Elle a coûté 450,000 francs, et le gymnase 200,000. Les
quatre établissemens d'instruction moyenne ont 62 professeurs et
coûtent, par an, 1 million de piastres â la province, qui, en outre,
entretient 180 boursiers dans le pays et 50 à l'étranger.
Zàh REVUE DES DEUX MONDES.
Près dukonak (palais du gouverneur), on a créé, sur l'emplace-
ment de maisons turques abandonnées et ruinées, un jardin public
où joue la musique militaire les jours de fête. Des maisons neuves
ont été bâties tout autour ; la plus imposante appartient à un libraire ;
donc encore l'activité intellectuelle est au premier rang. A Sophia et à
Belgrade, on a consacré des millions à construire le palais du prince.
Ici le chef de l'état se contente d'une vieille construction qui semble
menacer ruine, et les deux seuls grands édifices que l'on ait élevés
sont consacrés à l'enseignement supérieur des jeunes filles et des
jeunes gens. On se croirait vraiment aux États-Unis.
Le gouverneur Aleko-Pacha étant absent, M. Tchomakof me pré-
sente au premier ministre, M. Gabriel Kristovitch, qui depuis lors
a été nommé gouverneur-général, sous le nom de Gavril-Pacha,
C'est un jurisconsulte distingué qui a étudié le droit à Paris. Il
parle le français à merveille. Après avoir occupé une haute fonction
dans l'île autonome de Samos, il fut appelé à celle de président du
tribunal de commerce de Constantinople , puis au secrétariat
général en Roumélie. Il avait pris aussi, à côté de mon hôte Tcho-
makof, une grande part à la lutte contre le patriarcat grec, pour la
constitution de l'exarchat bulgare, et il contribua au succès de cette
rude campagne par son tact et sa connaissance du droit canon. Il
nous dit que la population est morale, pacifique et peu portée aux
crimes et aux délits. Et, en effet, je trouve dans la statistique offi-
cielle de 1884 que, dans les six prisons de district, il n'y a en tout
que (576 détenus, dont seulement 6 femmes. Un détenu sur 1,300 lia-
bitans, c'est extrêmement peu. Pour le sexe féminin: 1 sur 66,666!
c'est à croire, que dans ce fortuné pays, les femmes ne se rendent
jamais coupables d'aucun méfait méritant la prison. J'attribue ces
chiffres vraiment extraordinaires à la simplicité de la façon de vivre
et à l'égalité des conditions. L'éminent criminaliste-physiologiste,
le professeur Lombroso, de Turin, dans un livre puissant et étrange,
/' Uomo delinquente, s'efforce de prouver que beaucoup d'assassins
tuent par instinct et en raison de leur conformation physique, comme
les tigres et les hyènes : trouverait-il dans la constitution du cer-
veau bulgare l'explication de cette rareté des crimes?
— Le gendre de M. Tchomakot, qui est un officier russe naturalisé
Rouméliote,me parle de l'armée. Le service militaire est obligatoire
pour tous à partir de l'âge de vingt et un ans. Mais il n'y a en
temps ordinaire, sous les drapeaux que 3,666 hommes répartis en
13 bataillons, y compris 1 bataillon-école. Cette petite armée coûte
2,650,000 francs, c'est très peu et cependant les contribuables
réclament. La gendarmerie, dont l'entretien s'élève à 1,500,000 Ir.,
est parfaitement organisée et c'est l'essentiel ; car c'est à ce corps
d'élite que l'on doit la sécurité dont jouit le voyageur dans toute la
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 345
Roumélie. Quelle différence avec les provinces turques, où le bri-
gandage sévit jusqu'aux portes de Gonstantinople et de Salonique !
En Espagne, c'est aussi à un corps admirable de discipline et de dé-
voûment, Xagunrdia civil, que l'on doit h suppression des brigands.
— Les Rouméliotes ont au plus haut degré le désir de s'instruire.
Les magistrats, les hommes d'état, les députés que je rencontre
parlent très bien, outre les langues orientales, le français, l'anglais
et souvent l'allemand. La fille de mon hôte a le pur accent parisien
quoiqu'elle n'ait jamais été en France, et elle s'exprime avec une
égale facilité en bulgare, en russe, en grec, en turc et en anglais.
Un grand nombre des hommes qui sont à la tête des affaires dans
les deux Bulgaries ont reçu leur instruction au Robert-Gollege,
institution admirable que les Américains ont fondée, aux environs de
Gonstantinople, sur les hauteurs de Rouméli-Hissar. On y reçoit
une instruction moyenne et supérieure complète, avec l'anglais
comme langue de l'enseignement. Sous la direction d'un homme
éminent, M. George Washburne, et de maîtres distingués : MM. Long,
Grosvenor, Millingen, Panaretof, il s'y forme des jeunes gens ca-
pables de remplir les hautes fonctions administratives. Ils sont éle-
vés dans un milieu moral où, chose rare dans l'Orient moderne,
des sentimens de délicatesse et de probité s'imprègnent dans les
âmes. L'air vif qui souffle de la Mer-Noire fortifie le corps, et le
magnifique panorama du Bosphore développe l'instinct esthétique.
La part d'influence du Robert-Gollege dans la régénération de la
péninsule est considérable. Je ne connais pas d'exemple plus con-
cluant du service qu'un bon enseignement supérieur rend au pro-
grès de la civilisation.
— 11 est difficile d'estimer exactement la production agricole de la
Roumélie. La statistique officielle ne contient de chiffres que pour
quelques denrées spéciales. En 1883, les cocons ont donné une
valeur de 1,451,952 piastres; le vin 290,367 hectolitres; le mki
(eau-de-vie) 2,275,593 litres et le tabac A72, 137 kilogrammes ou
63 kilogrammes par deimum de 16 ares. Eu égard à la fertilité de
la province, ces totaux paraissent peu élevés ; ils auront été réduits
à cause de la crainte traditionnelle du fisc, qui, sous le régime
turc, mettait le travail intelligent à l'amende. Le commerce exté-
rieur constaté par la douane n'est pas non plus très considérable ;
il est vrai qu'il n'existe de ligne douanière que sur une partie de
la frontière, et ainsi les chiffres relevés ne représentent pas le
montant exact des échanges avec la Turquie ou l'étranger. Ce qui
est très satisfaisant, c'est le développement extraordinairement
rapide du commerce. Les importations se sont élevées en 1882
à 34,386,178 piastres et en 1883 à 54,749,868 piastres, soit en pins
20,363,690 piastres; les exportations en 1882 à 40,549,707 pias-
346 REVUE DES DEUX MONDES.
très, et en 1883 à 64,099,964 piastres (14,422,491 francsc),
soit en plus 23,550,257 piastres. Le mouvement commercial s'est
donc accru d'un tiers en une année. Presque tous les échanges se.
font avec la Bulgarie et la Turquie. Le commerce avec les autres
pays est insignifiant. LaFrance n'y a importé des marchandises que
pour 50,000 francs, l'Angleterre pour Â5,O0O ; la Russie et l'Au-
triche, chacune pour un peu plus de 300,000. Le tout réuni équi-
vaut à la charge de deux steamers. La raison en est simple. Le
seul port important de la Roumélie,Bourgas, n'est pas relié à l'inté-
rieur du pays par une voie ferrée. L'Europe commerciale a donc
le plus grand intérêt à obtenir de la Porte qu'elle lève le veto qu'elle
oppose à la construction des chemins de fer décrétés par l'as-
semblée rouméliote. Voici un résumé du mouvement dans les diiïé-
rens ports de la province : Bourgas, 223 navires, 106,632 tonnes ;
Anchialo, 70 navires, 8,712 tonnes ; Mecemvria, 18 navires,
1,181 tonnes; Sizopoli, 63 navires, 7,173 tonnes. La navigation
est réduite à du cabotage.
Nous avons des données assez exactes sur la quantité du bétail,
parce que chaque espèce est frappée d'un impôt spécial. Voici les
chiffres officiels: espèce bovine, 312, 058; buffles, 58,754; che-
vaux, 53,590; ânes et mulets, 33,415 ; moutons, 1,858,839; chè-
vres, 425,569; pores, 509,442, Ce qui, réduit en têtes de gros
bétail, donne un total de 687,000, ou 84 têtes par 100 habitans, pro-
portion un peu moins favorable qu'en Serbie et en Bosnie; cela.
provient de ce que l'étendue des pâturages est beaucoup moindre.
De ce côté, il y aurait des progrès à faire. Depuis le 1°^ mars 1884,
l'emploi du système métrique français des poids et mesures est de-
venu obligatoire ; mais, en fait de monnaie, on doit se résigner à se
servir des pièces turques, usées, informes, soumises à des variations
incessantes de valeur, parce que les sept sages représentant l'Eu-
rope qui ont élaboré le statut organique y ont inscrit : « Article 18.
La monnaie légale de la province est la monnaie d'or de l'empire. »
Pourtant, il semble que cet article n'empêcherait pas de mettre en
circulation, à côté de la livre d'or turque, tarifiée à sa valeur in-
trinsèque, des pièces d'argent correspondant au lejj bulgare ou au
franc français.
— Je comptais visiter la Macédoine, mais on me dit queje ne pour-
rais y voyager qu'avec une escorte souvent aussi dangereuse que les
brigands ; je renonce donc à mon projet, mais, à ce propos, on me
donne beaucoup de renseignemens sur cette contrée et je com-
prends mieux la difficile question qui s'y agite. JNulle part le pro-
blème ethnique, — la lutte des nationalités que j'ai rencontrée partout
depuis mon entrée en Autriche, — ne se présente aussi aigu, aussi
compliqué, aussi menaçant pour l'avenir. Ce n'est point seulement
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 3/l7
parce que différentes races y vivent entremêlées; c'est surtout à
cause des revendications des populations voisines. Les Bulgares
réclament la Macédoine parce qu'elle leur a donné leur culte, leur
langue et leur littérature. C'est là que leurs grands apôtres Méthode
et Cyrille ont traduit les évangiles en paléoslave. C'est aux abords
du Rhodope qu'on parle le bulgare le plus pur et que se conserve
le trésor de leurs anciens chants populaires; enfin, un traité récent
avait reconnu leurs droits. D'autre part, les Grecs sont prêts à tout
sacrifier plutôt que de renoncera la Macédoine, où ils sont, croient-
ils, les plus nombreux et où, en tout cas, ils forment l'élément le
plus civilisé. Cette province leur est indispensable pour réaliser u la
grande idée, » c'est-à-dire pour reconstituer la Grèce byzantine. Les
Serbes , à leur tour, veulent annexer tout le nord de la province,
parce que leurs frères y habitent et parce que c'est le centre révéré
de l'empire de Douchan, et ils désirent y ajouter le sud, parce que
c'est par là qu'ils déboucheront sur la Méditerranée. Enfin, il y a
l'Autriche, qui, dit-on, espère bien un jour arriver à Salonique et
qui, en tout cas, n'entend pas que le débouché futur de la Bosaie
tombe aux mains d'un client de la Russie.
La première question à élucider est celle de savoir quel est le
nombre d'habitans appartenant à chacune des races qui se disputent
la Macédoine, puisque c'est sur ces données ethniques que s'appuient
les revendications en lutte. Malgré la carte ethnographique deKiepert,
les diplomates à Berlin ne sont point parvenus à se mettre d'accord
sur ce sujet, où il est bien difficile, en effet , d'obtenir des chiffres
précis et indiscutables. Les Grecs sont persuadés qu'ils forment la
majorité de la population. Il y a quelques années, un savant pro-
fesseur d'Athènes, correspondant de l'Institut, M. Saripolos, donnait
comme certains les chiffres suivans : 500,000 Grecs, 120,000 Slaves,
100,000 Tiu^s et /iO,000 Juifs. Récemment, des notables. de Salo-
nique envoyaient une adresse au patriarche et à la Porte au nom
des 800,000 Grecs habitant la province! Le gouvernement roumé-
liote a publié, en 1881, d'après les relevés turcs (1), une statistique
détaillée, commune par commune, d'où il résulte qu'il y aurait,
en Macédoine, sur une population totale de 1,803,382 habitans,
1,251,380 Slaves et Yalaques, 4(33,839 musulmans, dont un certain
nombre Slaves (Pomiiks) et seulement 57,A80 Grecs. Un hautfonction-
naire de Philippopoli a publié récemment, sous le pseudonyme de
(1) La Turquie n'a pas de statislifiue de sa population, ^mais pour le recniteraeul,
ell« porte, d'une part, les musulmans astreints au service militaire, Noufouz, et
d'autre part, les chrétiens qui en sont exemptés et qui sont inscrits sur la liste ;de
ceux qui, à ce titre, paient un impôt spécial, Bedeli-Askerié. Comme la statistique rou-
méliotc donne pour chaque village le nombre des maisons et des habitans de chaque
nationalité, le contrôle serait facile.
348 REVUE DES DEUX MONDES.
Ofeikof, une intéressante étude, où je trouve les chiffres suivans
fondés sur les relevés faits par les dignitaires de l'église orthodoxe
et ne comprenant, par conséquent, que les chrétiens : Slaves du
rite oriental, 181,000 familles ou 905,000 âmes; Grecs et Vala-
ques, 20,300 familles ou 101,500 âmes. Je trouve dans le journal
croate la Sloboda, point hostile aux Serbes, puisqu'il est de même
race, la statistique suivante, empruntée à l'ouvrage du géographe
allemand Ritter : 1,124,288 Bulgares, 360,626 musulmans. Turcs
et Pomaks, ceux-ci Bulgares, 422,359 Serbes, Albanais et Vala-
ques, 59,833 Grecs.
Voici, en tout cas, comment se distribuent les différentes natio-
nalités. La lisière ouest de la Macédoine jusqu'au-delà de la Drin
et de Prisrend est occupée par les Albanais. Au-delà, vers l'est et
à partir d'Ochrida, commencent les Bulgares, mais d'abord entre-
mêlés d' Amantes et de Yalaques Tzintzares, jusque vers la ligne du
chemin de fer Salonique-Mitrovitza. Vers la pointe nord, dans la
vieille Serbie , dominent les Serbes , mais aussi avec un certain
nombre d'Arnautes. Tout le centre et l'est de la province est habité
par les Bulgares, qui s'avancent jusque près de Salonique et au delà
de Seres. Les Grecs possèdent les côtes de la mer et forment,
dans la plupart des villes, un élément important, parce qu'ils ont
plus d'instruction et plus de relations avec l'étranger. La capitale,
Salonique, est plutôt une ville juive, et la plupart des Grecs qui y
sont établis sont d'origine tzintzare. Les Valaques se rencontrent
en masse compacte dans les montagnes du Pinde et dans le vilayet
de Monastir. D'après les auteurs les mieux renseignés : Reclus,
Kiepert, Ubicini, Lejean, Grousse, la grande majorité des habitans
de. la Macédoine sont Bulgares. Déjà, au xii® siècle, à l'époque de la
domination byzantine, Guillaume de Tyr disait : « La nation bul-
gare occupe tout l'espace allant du Danube à l'Adriatique et à Con-
stantinople, en sorte que tout ce pays, sur une largeur de dix jours
démarche et une longueur de trente jours, est appelé Bulgarie.» Le-
jean, dont Y Ethnographie de la Turquie d'Europe fait encore auto-
rité, s'exprime presque dans le même sens : « En Macédoine, les
Bulgares ont à peu près tout pris, et leur masse a, peu à peu, refoulé
les Hellènes vers la mer. Du Strymon à la Maritza, la zone hellé-
nique n'est qu'une bande très étroite, habitée par des marins et des
pêcheurs, tandis que le Bulgare, essentiellement agriculteur, occupe
les hauteurs qui dominent le littoral. » Ce qui confirme cette appré-
ciation, c'est l'étymologie des noms de villages, dont les sept hui-
tièmes dérivent de racines bulgares. En Roumélie, la proportion
des noms turcs est beaucoup plus considérable. D'après les statis-
tiques les plus favorables aux Grecs, ceux-ci ne forment pas le
dixième de la population. Gomment peut-on s'imaginer à Athènes
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 349
qu'ils y sont en majorité? L'illusion provient de ce que les relevés
sont fournis par les autorités ecclésiastiques, qui comptent comme
Grecs tous ceux qui appartiennent à l'église grecque. C'est ainsi que
nous disons qu'en Bosnie il y a parmi les chrétiens plus de grecs
que de catholiques. Les mots roum-meleti sont employés en Ma-
cédoine pour désigner, en même temps, les personnes appartenant
au rite grec et à la nationalité grecque.
J'ai réuni un dossier des faits circonstanciés et authentiques qui
montrent les souffrances sans nombre et sans nom des Bulgares en
Macédoine. C'est un martyrologe qui remplirait un volume. Pour qu'on
ne m'accuse pas de préventions, il me suffît de dire que leur situation
est semblable à celle de la Bulgarie sous le régime turc, telle qu'elle a
été décrite par Blanqui, il y a quarante ans : « En Turquie, la percep-
tion s'exerce chez les retardataires par voie de garnison militaire à
domicile. Les soldats s'installent chez le contribuable jour et nuit,
boivent et mangent, fouillent partout, disposent de tout comme de
leur propriété personnelle et ne laissent ni paix, ni trêve aux habi-
tans. La Bulgarie fut bientôt couverte de garnisaires , principale-
ment dans la ville de Nissa et dans les villages avoisinans. Sur quel-
ques points, ces garnisaires furent tués. Sabri-Pacha, qui commandait
la province, fit venir des Albanais. Ces Arnautes se répandirent dans
toute cette partie de la Bulgarie, et ils exécutèrent militairement,
comme dans une ville prise d'assaut, les malheureux habitans de
la campagne. L'Europe, qui porte avec raison un si vif intérêt à la
cause des noirs, ne sait pas assez qu'il existe à ses portes 7 mil-
lions d'hommes, chrétiens comme nous, qui sont traités comme des
chiens, en leur qualité de chrétien... Un seul mot suffirait pour
mettre un terme à ce scandale : quand l'Europe le dira-t-elle? On
a fait tant de coalitions dans des intérêts politiques, n'en pour-
rait-on faire une dans l'intérêt de l'humanité? »
Quelle différence entre cet enfer et la situation de la Bulgarie affran-
chie ! Malheureusement, le sort des Bulgares Macédoniens est bien
plus affreux aujourd'hui que celui des rayas décrit par Blanqui, parce
que Turcs et Grecs, craignant de voir un jour se réaliser la grande
Bulgarie constituée à San-Stefano, unissent leurs haines et leurs
moyens de nuire, pour restreindi'e et extirper, s'il se peut, l'élé-
ment slave. On peut diviser les maux qui accablent les infortunés
Bulgares en trois chapitres : le brigandage, les extorsions et les
violences de begs turcs et la persécution religieuse de ia part des
prêtres phanariotes. Des bandes de brigands infestent toute la pro-
vince jusqu'aux abords de la capitale. Ainsi un consul, un capitaine
de la marine britannique et récemment une dame anglaise ont été
enlevés dans les faubourgs de Salonique et relâchés moyennant
d'énormes rançons. Dans l'intérieur, presque chaque jour, ur voya-
350 REVUE DES DEUX MONDES.
geur ou un paysan riche est emmené dans les montagnes et obligé
de payer de grosses sommes. Les bandits se font livrer par les vil-
lages tout ce qu'il leur, faut : vivres, vêtemens, armes, munitions.
Malheur à ceux qui résistent ou les dénoncent ! Leurs maisons sont
pillées, brûlées et leurs femmes outragées. On arrête quelques-uns
4e ces brigands. Ils se font relâcher à prix d'argent et aussitôt conti-
nuent leurs déprédations. La police est inerte, insuffisante et n'a
nul désir de livrer bataille : qu'y. gagnerait-elle sinon des coups de
fusil? Le brigandage devient ainsi la seule industrie lucrative. Le
commerce, les échanges sont soumis à tant de risques et de frais
qu'il y faut renoncer. Toute activité économique est paralysée.
Les exactions et les violences des begs ne sont pas moins funestes
à l'agriculture. Ils se croient libres de disposer à leur gré de tout
ce qui appartient aux cultivateurs ; ils leur imposent des corvées
ruineuses, angarias ; si un cheval ou un bœuf leur plaisent, ils s'en
emparent de force ou en offrent un prix dérisoire. Le Bulgare ré-
siste-t-il, ils le tuent comme un chien, et si, par hasard, ils sont
traduits en justice, ils sont toujours acquittés, car ils affirment qu'ils
n'ont fait ,qu'user du droit de légitime défense. Ces faits ne
doivent pas nous étonner. Tout homme armé d'un pouvoir absolu
sur des êtres sans défense en abusera. Que ne fera-t-il pas s'il a
intérêt à les ruiner ou à les faire disparaître?
Les persécutions des Grecs sont plus cruelles encore, parce
qu'elles-appellent les sévérités de l'administration turque sur les
chefs naturels de la nationalité bulgare, les maîtres d'école, les
,popes et tous ceux qui ont reçu quelque instruction. Les Grecs ont
cru longtemps que la Macédoine devait leur appartenir. Seuls
ils avaient. de l'instruction, seuls ils représentaient la civilisation
chrétienne en face de l'islamisme. Les fidèles obéissaient passi-
vement au clergé grec. Les Bulgares, pauvres brutes, cultivant hum-
blement le sol, comme les Finnois en Finlande et les Lettes en Cour-
lande, n'avaient pas plus le sentiment d'une nationalité distincte que
les bœufs qui tiraient leur charrue. Mais depuis une vingtaine d'an-
nées, surtout depuis le traité de San-Stefano et la constitution d'une
Bulgarie indépendante, l'idée nationale s'est réveillée avec une
force désormais irrépressible. Ils avaient conservé obscurément,
dans les campagnes, leurs mœurs, leur langue, leurs chansons. Ils
savaient quelques mots grecs appris à l'église ou dans les rares
écoles ecclésiastiques; mais ils n'étaient nullement hellénisés. Quoique
la Porte refuse l'investiture aux évêques pour les districts qui leur
sont dévolus par le firman de 1872, la constitution de l'exarchat
bulgare permet aux habitans de sang slave de se soustraire défi-
nitivement à l'action du clergé phanariote, en se rattachant à leur
église. Voilà ce qui excite chez les Grecs, et surtout chez leurs
EN DEÇA. ET AU DELA DU DANUBE. 351
prélats, une indignation, une lureur, qui, au mépris de tout senti-
ment chrétien et humain, les pousse à recourir aux moyens les
plus odieux. Ils dénoncent aux autorités turques les écoles bulr
gares comme des foyers de propagande révolutionnaire et les insti-
tuteurs comme des comitas, c'est-à-dire comme affiliés à des comir-
tés insurrectionnels; les écoles sont fermées et les maîtres envoyés
enchaînés à Salonique, entassés dans la forteresse de Kani-Koulé,
(( la Tour du sang, » et, de là, exilés en Asie-Mineure, c'est-à-dire
voués à la mort. Lire un livre bulgare, se rattacher à l'exarchat
bulgare, chanter une chanson nationale, est un crime aux yeu?i
des Grecs et des Turcs, car manifestement cela trahit l'espérance
de voir renaître « la grande Bulgarie. » Le mouvement se trouve
ainsi décapité de tous ceux qui peuvent le soutenir ou le guider.
Quelques faits pris au hasard feront comprendre ce qu'a do
cruel cette persécution systématique. Le village de Zélénitché,
à trois lieues de Gastoria, compte 1,500 habitans, tous Bulgares^
tous rattachés à leur église nationale, sauf huit familles hellénisées.
qui continuent à reconnaître l'autorité de l'évêque grec. Les deux
lieux de culte bâtis aux frais des fidèles sont attribués à ces huit
familles; les autres en sont exclus, dépouillés. Ils se plaignent au,
kaïraakan turc; au lieu d'avoir égard à leur juste réclamation, ce-
lui-ci les oblige à signer une pièce où ils s'engagent à ne pas entrer
dans leurs églises tant qu'ils n'auront pas reconnu comme leur
évoque W Kyrillos, le prélat gcec. Le gouverneur -général, Ali-
Kemali-Pacha, fuit une tournée de ce côté. On en appelle à sa jus-
tice. 11 répond en faisant expédier, sous escorte, à Monastir le der-
nier maître d'école de la région de Gastoria. A Negovan, à Krou-
chevo, à Strouraitza, à Doiren, à Seres et dans. mainte autre localité,
les églises bulgares ont été occupées par le clergé grec soutenu par
l'autorité turque. A Salonique môme, elles ont été confisquées par
l'archevêque j)hanariote, et deux d'entre elles restent fermées, mal-
gré les incessantes réclamations des fidèles. Voici les paroles tex-
tuelles du moutasserif de Bitolia adressées à. une députation bul-
gare : « Je permets l'ouverture de votre église, mais à condition
qu'elle soit soumise au patriîu*che et que les offices se fassent eni
langue grecque ; car, vous. Bulgares, avec votre espèce de langjuie
russe, vous êtes les ennemis déclarés de l'empire ottoman. » Dans
un meeting de Grecs tenu à Salonique })our protester contre cer-
taines révélations de la presse anglaise, l'ai'chevêque phanariot©
qui présidait s'écria en finissant : « Tout ce qui est bulgare est paur
slaviste, agitateur, révolutionnaire ; demandons à Galib-Pacha qu'il
ferme les écoles de ces ennemis de notre gouvernement. »
Le gouvernement interdit aux Bulgares d'avoir des imprimeries.
Tous leurs livres classiques doivent venir de Boumélieet ils sont sou-
352 REVUE DES DEUX MONDES.
mis à la censure la plus sévère. L'unique collège bulgare de Salonique
est soumis à des visites fréquentes, et la possession d'un livre suspect
est punie avec la dernière rigueur. L'an dernier, un élève et son
père ont été envoyés en exil, en Arabie, parce qu'il avait dans son
pupitre l'image d'un cavalier russe. Mais les efforts que fait le clergé
phanariote, soutenu par l'argent des Grecs d'Athènes et de Constan-
tinople, pour lielléniser les Bulgares et la Macédoine, ne peuvent
plus aboutir. Il est trop tard : le sentiment national s'est éveillé
en ces malheureux si longtemps courbés sous un double joug; ils
voient leurs frères de la Bulgarie et de la Roumélie s'affranchir, et
ils aspirent à devenir libres à leur tour. Sans doute, il est dur pour
les Hellènes, qui, depuis des siècles, représentaient tout ce qu'il y
avait dans ce pays de culture intellectuelle et religieuse, de devoir
s'incliner devant les vœux de masses ignorantes et méprisées ; mais
qu'ils considèrent ailleurs le réveil de la nationalité : ils verront que
le mouvement est désormais irrésistible. Les Allemands en Bohême,
les Hongrois en Croatie , les Suédois en Finlande prétendent aussi
qu'ils sont les organes de la civilisation, et pourtant ils ont dû re-
connaître les droits trop longtemps méconnus des populations. Chose
plus extraordinaire, les Koutzo-Valaques ou Tzintzares, qui jadis se
laissaient helléniser sans résistance, commencent à se ressouvenir
avec orgueil de leur origine latine et à se mettre en relation avec la
Roumanie, d'où ils reçoivent des livres et des journaux. Puisque
ces îlots de colons romains se sont conservés indestructibles au
milieu des Albanais, des Bulgares et des Grecs qui les enserrent
de toute part, il faudra bien un jour reconnaître aussi leur natio-
nalité et leur donner une place dans la future fédération balkanique.
A cette situation affreuse de la Macédoine, que l'Europe ne tolére-
rait pas un moment, si elle la connaissait bien, il faut un remède;
mais lequel? Il a été indiqué dans la note du 13 février 1876, rédi-
gée par lord Derby au nom du cabinet tory, et par les propositions
de réforme pour les provinces turques que faisait la Russie à la
même époque. Il se résume dans cette phrase de la note anglaise :
(( Un système d'autonomie administrative locale, c'est-à-dire un sys-
tème d'institutions locales donnant aux populations le droit de régler
leurs affaires locales et des garanties contre l'arbitraire de l'autorité. »
C'est cet ordre d'idées qui a présidé à la rédaction de l'article 23 du
traité de Berlin, qui promet aux provinces de la Turquie d'Europe un
régime autonome semblable à celui qui est en vigueur en Crète.
Seulement il conviendrait de prendre pour modèle l'organisation, non
de la Crète, qui provoque sans cesse des réclamations ou des révoltes,
mais celle du Liban, qui marche à la satisfaction générale, depuis
qu'elle y a été introduite sous les auspices de la France. Chaque vil-
lage, chaque canton administre ses propres affaires par le moyen
EN DEÇA. ET AU DELA DU DANUBE. 353
d'un conseil élu. Les cantons où les sectes et les races sont entremê-
lées ont un conseil mixte, où les différens élémens, maronite, grec,
catholique, druse, métuali, sont représentés en proportion de leur
importance. A la tête de la province se trouve un gouverneur chré-
tien, nommé avec l'assentiment des puissances, et un comité où les
différens groupes envoient leurs délégués. Les anciennes haines ont
désarmé. Mahométans et chrétiens des différens rites s'occupent en
commun du bien général. Un système semblable, établi par l'Autriche
à Serajewo, y donne, comme je l'ai montré, le meilleur résultat.
L'exécution de l'article 23 du traité de Berlin, ainsi entendu, don-
nerait satisfaction aux revendications rivales. La Macédoine n'irait
ni à la Bulgarie, ni à la Serbie, ni à la Grèce ; elle s'appartiendrait et
se gouvernerait, sous la suzeraineté de la Porte. Aucune des cinq
races, ni les Turcs, ni les Albanais, ni les Valaques, ni les Grecs, ni les
Bulgares ne seraient sacrifiés ; chaque commune administrerait ses
propres affaires et, dans les localités mixtes, chaque groupe serait re-
présenté en raison de son importance. Mais la chose essentielle, ce
n'est pas le parlement ou le conseil central, c'est le conseil commu-
nal; c'est là qu'il importe surtout d'apaiser les hostilités de race, et
il n'est pas difficile d'y arriver; car les populations les plus simples
se sont montrées partout capables de gérer leurs intérêts locaux.
Seulement l'élaboration de ce règlement et sa mise à exécution sin-
cère devraient être surveillées par une commission européenne,
comme on a fait pour la Roumélie et ainsi que le prévoit l'article 23
du traité de Berlin, sinon la mauvaise volonté des autorités turques
et de la hiérarchie phanariote rendrait toute réforme illusoire.
Il est singulier que rEuroj)e et la Turquie ne voient pas combien il
serait avantageux pour elles que la Macédoine fût bien administrée.
Vaste amphithéâtre, préservé des vents du nord par le cirque de mon-
tagnes qui l'entoure de tous les côtés, sauf vers le midi, arrosé par
trois belles rivières, le Vardar, la Struma et le Carasu, possédant
sur les hauteurs de beaux pâturages, où les troupeaux trouvent, en
toute saison , une nourritu re abondante , et dans ses plaines des champs
fertiles, où le doux climat de la mer Lgée permet à la fois les cultures
de la zone tempérée et celles de la zone méditerranéenne, doté de
ports excellens et de golfes merveilleux, couvert jadis, au temps de
la Grèce, de Rome et de Byzance, de villes peuplées et riches, dont
on retrouve encore les traces, habité aujourd'hui, à l'intérieur, par
les cultivateurs les plus laborieux et, sur le littoral, par les marins
les plus sobres de notre continent, la Macédoine, sous un gouverne-
ment qui lui apporterait la sécurité et le respect des droits indivi-
duels, deviendrait bientôt pour la Porte une source importante de
revenus et, pour l'industrie européenne, un débouché bien autre-
TOME LXXIII. — 1886. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
ment sérieux que ces colonies et ces îles éloignées que les grands
états se disputent maintenant. Permettez aux Bulgares de jouir des
fruits de leur activité et ils s'enrichiront, car ils savent à la fois pro-
duire et épargner, et alors, grâce aux chemins de fer, l'Angleterre
pourra vendre ici ses fers et ses quincailleries, l'Autriche et l'Alle-
magne leurs étoffes à bon marché, et la France ses objets de luxe.
Puisque tous, y compris la Grèce et la Serbie, invoquent le traité de
Berlin au profit de la Turquie, qu'on lui impose au moins de mettre
à exécution la meilleure des dispositions que ce traité contient.
Qu'on y réfléchisse à Gonstantinople : par la bouche d'un allié sin-
cère, mais clairvoyant, lord Salisbury, l'Angleterre a fait entendre
un avertissement solennel. Le rapport accompagnant la communica-
tion du traité de Berlin, faite à la chambre des communes, le 13 juil-
let 1878, par lord Salisbui*y, se terminait par la phrase suivante :
« La question de savoir si la Turquie saisira l'occasion, — probable-
ment la dernière, — qui lui est fournie par l'intervention des puissances
européennes, et de l'Angleterre en particulier, ou si elle la laissera,
passer, dépendra de la sincérité avec laquelle les hommes d'état turcS;
s'appliqueront désormais à accomplir les devoirs de bons gouvernans
et à introduire des réformes. » Le 7 octobre dernier, lord Salisbury
s'exprimait ainsi dans un discours-programme : « Notre politique doit
être de soutenir la Turquie partout où son autorité peut être avan-
tageuse, mais quand il est prouvé par les faits que son gouvernement
est funeste au bien-être des populations, dans ce cas, nous devons
tâcher de faire naître et d'appuyer des nationalités indépendantes
qui apporteront un heureux et important renfort à l'avenir de la
liberté en Europe. » Si la Turquie s'obstine à ne pas; écouter ces
sages conseils, deux dangers la menacent. D'abord des troubles per-
manens achèveront de la ruiner, ainsi qu'on le voit en ce moment,
et, en second lieu, pour mettre un terme à une situation intolérable,
une intervention étrangère paraîtra nécessaire. Les progrès réalisés
en Bosnie, depuis qu'elle est soustraite aux autorités ottomanes, et
la proximité des troupes autrichiennes campées à trois ou quatre jour-
nées de marche du chemin de fer de Mitrovitza-Salonique, laissent de-
viner à quelle puissance l'Europe confierait cette mission humani-
taire. Gomme l'a dit lord Sahsbui'y, et en 1878 et en 1885, l'empire
ottoman ne peut continuer à subsister qu'en assurant l'ordre et la
sécurité aux populations qu'il tient encore sous sa loi , car il sera
de plus en plus incapable de supprimer leurs révoltes, et il trouvera
de moins en moins l'opinion européenne disposée à tolérer les barba-
ries que toute tentative de compression amènerait à sa suite.
— Pour me rendre à Gonstantinople, je pars par le chemin de fer
ottoman. 11 faut deux jours pour arriver à destination, quoiqu'il
n'y ait que 498 kilomètres. Mais il n'y a qu'un train par jour,
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 355
•et il s'arrête la nuit à Andrinople. Gela rappelle les voyages
ieïi vetturino dans l'Italie d'autrefois. Excellente façon de bien voir
lie pays pour qui n'est pas pressé, et personne ne l'est en Orient.
Au moment du départ, je vois placer avec les plus grands soins et
^mêrae avec respect, dans une caisse ^de la berline spéciale ïjue
ir;administration avait mise à ma disposition, deux petites caisses
mystérieuses. Leur propriétaire ne les quitte pas de l'œil, et il
reste seul dans son compartiment pendant tout son trajet. Est-ce
de l'or? Il est rare en ce pays-ci'; non, mieux que cela : c'est' de
l'essence de rose, et il y en a, me dit-on, pour 12,000 livres tur-
,ques, environ 265,000 francs. Gela vient de « la vallée des roses, »
de Kezanlik. G'est une culture qui demande beaucoup de travail et
de soin. Les rosiers ne viennent bien que sur le penchant des col-
lines où règne un air vif : il faut les biner et leur donner un labour
deux ou trois fois par an, et la plante ne produit qu'au bout de cinq
ou dix ans. La récolte commence en juin et dure de vingt-cinq à
quarante jours. Pour obtenir un mon^knle (/i grammes 81), il faut au
'moins 8 kilogrammes de fleurs, et jusqu'à 15, si le printemps a été
très sec. L'essence vaut de 5 à 8 francs \e mouskale, ou de'l,0/iO
à 1,664 francs le kilogramme. Je vois à la droite de la ligne, sur les
; premiers relèvemens de la chaîne du Rhodope qui dessine le bassin
>de la Maritza vers l'ouest, des champs de roses nouvellement plan-
tés. Depuis que les Turcs sont partis, le cultivateur bulgare, qui
peut jouir maintenant des fruits de son travail, introduit partout les
riches produits qui jusqu'ici restaient coiifînés dans les vallées des
}3alkans. Sur les parties basses qui longent la rivière, je remarque
des champs carrés, couverts d'herbe et entourés de petites digues;
ce sont d'anciennes rizières converties en prairies, depuis qu'on a
interdit la culture du riz, qui engendrait là fièvre paludéenne. Excel-
lente mesure.
■Station de Katanitza : Au milieu du village, composé de chau-
mières ti-ès pauvres, faites en pisé et couvertes de chaume, s'élève
un grand bâtiment tout neuf et éblouissant de blancheur. G'est
l'école primaire, construite avec les deniers de la commune. Une
école d'agriculture a été aussi établie dans ce village, aux frais du
gouvernement. Dès la première année, elle comptait soixante-dix
élèves, tant le désir de s'instruire est général.
La vallée de la Maritza, que nous descendons, est très bien cul-
tivée. Le seigle est magnifique ainsi que les haricots, qui fournissent
la nourriture pour les nombreux jours « maigres. » La seradelle
pour fourrage se voit souvent, mais peu de trèfle et de pommes de
terre ; celles-ci donneraient cependant du profit, car elles viennent
bien et se vendent 0 fr. 10 le kilogramme. Les vignes basses sont
chargées de grappes.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
A Papasly, une jolie mosquée domine des huttes en roseaux, qui
paraissent moins confortables que celles de l'Afrique centrale. Yéni-
Mahalé, beau village enseveli sous les arbres : encore une grande
école toute neuve, et une caserne, neuve aussi, pour la gendarmerie.
Partout on laboure avec des bœufs qui sont moins gi'ands que dans
la Bulgarie septentrionale, mais plus charnus. Les chevaux sont
rares ; on en fait venir de Hongrie, et ils reviennent à 700 ou
800 francs, ce qui paraît énorme en ce pays de bon marché. Pour-
quoi ne pas en élever sur place? J'oublie le fisc. Sur le pâturage
communal paît le troupeau du village. Nous sommes le 20 juin et
on coupe déjà le seigle avec une petite faucille à la main, comme
au temps de Booz. Hasskeui-Kajadyk : encore un beau bâtiment
d'école qui sert en même temps de lieu de réunion pour le conseil
municipal. Je n'entrevois aucune église chrétienne ; on les dissimu-
lait autrefois, et depuis l'émancipation, on s'occupe surtout de ré-
pandre l'instruction ; cela me confirme dans l'opinion que les rivali-
tés et les haines existent ici entre les races, plutôt qu'entre les
cultes. Il n'y a ni ferveur de la part des Grecs ou des Bulgares, ni
intolérance de la part des Turcs. La question religieuse n'est qu'une
arme de guerre dans les luttes ethniques. Je ne vois nulle part de
jachère nue ; tout le terrain est en culture. On bine le maïs à la
charrue ; c'est sans doute pour un grand propriétaire ; car déjà on
rencontre ici quelques vastes domaines de 1,000 à A, 000 deunums
appartenant à des Turcs ; ils sont exploités en faire-valoir ou à mi-
fruit. Ces latifundia deviennent plus nombreux à mesure qu'on ap-
proche de la capitale.
Vers Tirnova, les hauteurs se rapprochent et des deux côtés resser-
rent la Maritza, dont le courant cependant reste lent, car pour faire
tourner les moulins à farine placés sur la rivière, on la coupe par
des barrages obliques en clayonnage, qui amènent plus d'eau dans
les roues. A Tirnova, se détache un tronçon de chemin de fer de
105 kilomètres, qui se termine à Jamboli, au pied des Balkans.
Hermanly : petit village dominé par une belle école neuve à deux
étages et par une mosquée dont le minaret effilé recouvert de fer-
blanc étincelle au soleil. A Mustafa-Pacha, nous franchissons la Maritza
sur un grand pont en fer, pour entrer dans le vilayet d'Andrinople,
c'est-à-dire en Turquie. Andrinople est une ville tout à fait orientale,
avec des rues pleines de passans à costume pittoresque et des ruelles
bordées de boutiques ouvertes, où s'exercent tous les petits mé-
tiers à la vue du public. Mosquée splendide à quatre minarets, pré-
cédée d'une vaste cour, où campent des soldats en guenilles. La
mosquée est tout l'Orient, parce que l'islamisme repose tout entier
sur la foi. Devant le palais du gouverneur, qui semble menacer
ruine, se pavanent quelques officiers supérieurs, dont l'uniforme
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 357
est couvert d'or ; à côté d'eux, les sentinelles ont des habits troués ;
beaux types de soldats, forts, maigres et bronzés. La promenade
publique, avec ses eaux courantes, ombragée d'arbres magnifiques,
est un lieu charmant, mais il n'y a absolument personne. Les
hommes fument la pipe dans les cafés ; les femmes sont cloîtrées
dans le harem. Andrinople est la seconde ville de l'empire ; on sup-
pose qu'elle a de 60,000 à 100,000 habitans; mais personne ne le
sait exactement ; il n'y a ni état civil ni statistique. On me montre
dans la rue principale les maisons où, lors de la dernière guerre,
on voyait chaque matin les cadavres de trois ou quatre Bulgares,
pendus pour engager les autres à se tenir tranquilles. Rien ne tra-
hit ici l'influence du chemin de fer ou de l'activité moderne. Le
long du boulevard de plus d'un kilomètre qui relie la ville à la gare,
trois ou quatre maisons neuves seulement se sont élevées. Ce sont
des cafés et un assez bon hôtel, où je soupe à l'ombre des orangers,
mais ils sont en caisse, car il faut les rentrer l'hiver.
Le train, qui s'est reposé la veille depuis h heures de l'après-
midi, repart ce matin à 6 heures. On épargne le charbon qui, ve-
nant de Gardifî, rendu ici coûte 25 fr. la tonne. A Kouleli-Bourgas,
belle ruine d'un château-fort en pierres de taille d'un fier appareil
et dorées à point par le soleil. Les anciens monumens sont extrê-
mement rares. Ce qui me frappe, c'est l'absence de tout grand tra-
vail humain et de capital accumulé. Le pays est vide ; il est vrai
qu'on y a tant détruit, brûlé et démoli ! D'ici un embranchement de
112 kilomètres conduit à Dédéagh, qui est le port principal de
toute la Roumélie, de préférence à Gonstantinople. 11 exporte beau-
coup de céréales et même du vin pour la France : dans plusieurs
gares j'ai vu des barriques vides portant la marque de Bordeaux. Le
consommateur n'a pas lieu de s'en plaindre ; le vin rouméliote est
excellent. Un négociant de Gonstantinople me dit que la dîme se
perçoit encore en nature. On compte les gerbes, l'agent du fisc en
prend une sur dix, et le cultivateur, après avoir battu le grain, doit
le conduire aux magasins, où il est vendu au marchand. Que d'occa-
sions de tourmenter le contribuable, de malverser, de percevoir des
bakchichs I Gomme le paysan ne peut enlever sa récolte avant la
visite du décimateur, celui-ci tarde à venir jusqu'à ce qu'on le paie.
Si on ne le satisfait pas, il laisse les grains se perdre sur pied. Ce
procédé barbare de taxation a été la cause de l'insurrection de l'Her-
zégovine. On me dit encore qu'on n'exige pas le paiement des con-
tributions sur les maisons par saisie-exécution, comme en Occident;
mais aucune réparation n'est autorisée à moins qu'on ne paie l'im-
pôt arriéré. Si cet arriéré a grossi et que le propriétaire soit gêné,
il ne répare pas : l'immeuble se dégrade et enfin tombe en ruines.
On voit ainsi, à Gonstantinople, des maisons dont le grenier ou le
358 REVUE DES DEDX MONDES.
premier étage sont abandonnés aux atteintes des élémens. Le toit
• est à moitié enlevé, les fenêtres brisées, les parois percées à jour;
la famille alors se réfugie au rez-de-chaussée, jusqu'à ce que le tout
s'écroule, ce qui ne tarde pas, car les maisons sont en bois et
fort mal construites. 11 est aussi très difficile d'obtenir le paiement
du loyer d'un locataire récalcitrant. Le juge musulman est bon, il
a pitié des malheureux. « Vous, propriétaire, vous êtes riche, pour-
quoi expulser ce pauvre homme qui ne saura où aller? » Alors le
propriétaire enlève les tuiles et les portes, afin de rendre la mai-
son inhabitable. Parfois le locataire se venge en y mettant le feu.
Les sentimens et les lois sont en rapport avec une société patriar-
cale, nullement avec notre régime, oii règne la dure loi de l'offre
et de la demande. Du choc de ces deux façons différentes d'agir' et
de penser résulte la désorganisation de tout.
Paolo-Keuy, village de gourbis, habités par quelques-malheureux
privés de tout ; point d'étables pour le bétail, qui vague sur la lande
nue. Chaque demeure a son nid de cigogne, où les parens apportent
à manger aux petits qui battent joyeusement de l'aile; ce sotît les
seuls êtres heureux ici. A Baba-^Eski, commence la gi'ande plaine
déserte qui s'étend jusqu'à Gonstantinople. La terre est fertile, car
spontanément elle se couvre de graminées, de papilionacées et
surtout de certains lathyrus splendides, mais l'homme ne la fait pas
valoir. Par-ci, par-là, on aperçoit des carrés jaunes; ce sont des
champs emblavés en froment; mais où sont les fermes dont ils dé-
pendent? On ne les aperçoit pas; elles se cachent dans quelque pli
de terrain, loin des terres ensemencées. On peut cultiver à grande
distance; car la rotation généralement suivie est celle-ci : on re-
tourne le sol couvert de sa végétation spontanée, tous les sept,
huit ou dix ans, quand les genêts deviennent trop abondans. On y
sème du froment, rarement du maïs dans cette région-ci ; la récolte
faite, la terre reste en jachère, oflrant un maigre pâturage aux mou-
tons. Il s'ensuit que sur des espaces immenses, on n'aperçoit ni un
arbre, ni une maison, ni un être humain : solitude absolue, qui de-
vient plus désolée à mesure qu'on approche de la capitale. Vers
Tcherkess-Keuy, la ligne traverse des massifs boisés, mais sans fu-
taie, puis des bas-fonds marécageux où paissent des buffles. A Ka-
badzé, ancien village de ■Tcherkesses,des Turcs travaillent la terre,
aidés de leurs femmes. Le large pantalon, le fez et la ceinture
rouge leur donnent un certain cachet, mais leurs compagnes sont
vêtues de coton défraîchi et décoloré. Les musulmans exploitant la
terre de leurs mains sont partout assez nombreux et ils ne «e dis-
tinguent guère des paysans bulgares. Vers Hadem-Keui, le terrain
devient crayeux, marneux et sec ; la végétation est plus pauvre.
Aux alentours d'une caserne récemment construite et devant la
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 359
gare, se promènent des soldats, qui offrent l'image du dénûment
le plus complet ; leurs uniformes sont déchirés, tachés, arrachés et
si couverts de poussière et de graisse que le bleu en est devenu
gris ou noir ; les pantalons sont effilochés en bas, crevés aux ge-
noux et dans les fonds, laissant passer la chemise; beaucoup ont
les pieds nus, d'autres portent des opankas. Les officiers seuls ont
des souliers ; mais leur uniforme est presque aussi délabré. En ce
temps de militarisme, l'armée n'est nulle part négligée, pas même
dans certains pays où les paysans meurent de faim. Que la misère
doit donc être terrible ici! Le sultan, qui se rend chaque vendredi,
à la mosquée, protégé par deux files de soldats d'élite bien vêtus,
ne se doute pas, probablement, dans quel pitoyable état sont ses
vaillantes troupes.
Près de Sparta-Koulé, j'aperçois au loin la mer de Marmara. Tha-
lassa ! thalassa ! Après avoir eu pendant si longtemps sous les yeux
des plaines jaunâtres et désolées, quelle joie de voir ces flots d'un
bleu intense, parsemés dévoiles blanches! L'élément liquide, échap-
pant à l'occupation de l'homme, ne peut être privé de sa beauté
naturelle par les mauvais gouvernemens. Au fond d'une anse, bordée
de roseaux, chose rare dans l'eau salée, un village riant, des toits
en tuiles rouges, une mosquée fraîchement peinte et quelques ar^
bres forment un assemblage de couleurs vives qui charment le re-
gard. Depuis la Bosnie je n'ai pas vu un bel arbre! A Kutchuk-
Thekmedgé, voici bien l'Orient : une maison turque, avec ses balcons
à grillages de bois, ombra:4ée par d'énormes platanes où se bercent
au soleil couchant des familles de cigognes.
Je m'arrête à San-Stefano, où m'attend, au sein d'une famille
amie, la plus gracieuse hospitalité : par le train je pourrai en
une heure me rendre chaque jour à Constantinople. San-Stefano
n'a rien qui rappelle la Turquie. On se croirait dans un village du
golfe de INapies. Les maisons blanches qui longent la mer sont ha^
bitées par des pêcheurs grecs et par des étrangers. Je suis logé
dans une charmante villa qui appartient à l'ambassadeur de Perse.
Les cerisiers chargés de fruits et les grenadiers en fleurs ombrar
gent mes fenêtres. Le fond de la salle à manger est fermé par un
balcon vitré : on voit, sur la mer azurée, passer tous les navires
qui cinglent vers la Corne d'or ou qui en reviennent, et dans le
fond, les profils bleuâtres des montagnes de l'Asie. En présence de
ce tableau enchanteur on comprend la jouissance du kef oriental.
On vient prendre ici des bains de mer dans une eau tiède, si lim-
pide que, quand on y plonge à deux mètres de profondeur, on dis-
tingue les nuances charmantes des coquilles et des algues qui
tapissent le fond. A droite j'aperçois la maison où a été signé le
fameux traité de San-Stefano : c'est un palazzo italien, avec ua
360 REVUE DES DEUX MONDES.
grand jardin qui longe la mer. II est vide, on cherche aie vendre,
mais on ne trouve pas d'acquéreur même à 30,000 francs, parce qu'il
faudrait réparer le mur d'eau, que les vagues ont miné. En France,
en Italie, cette belle habitation vaudrait plus de 100,000 francs;
mais la gêne est générale et la propriété est exposée ici à tant de
hasards et de vexations ! La Russie devrait conserver cette demeure
où s'est signalée sa prévoyance.
— Je n'ai pas à décrire après tant d'autres les merveilles de
Gonstantinople et de ses environs. Ltais-je en mauvaise disposi-
tion? le Bosphore m'a rappelé le lac de Gôme, et l'arrivée par la
mer de Marmara le golfe de Naples, mais les collines et le profil des
hauteurs m'ont paru plus uniformes et la végétation est moins mé-
ridionale. La bise, qui, l'hiver, vient de Russie, par la Mer-Noire, tue
les plantes du midi. Ce n'est qu'aux îles des Princes qu'on trouve
des oliviers.
L'impression que m'a laissée tout ce que j'ai vu et entendu à
Gonstantinople est triste. La vue du mal qu'a fait partout la détes-
table administration turque m'avait profondément irrité ; ici je me
sens pris d'une vive commisération. Je vois une nation douée de
qualités viriles et nobles qui se meurt. Dans l'histoire on parle de la
décadence et de la mort des empires. Je n'avais jamais bien com-
pris le sens exact de ces grands mots. Dans toute l'Europe nous
apercevons les preuves d'un progrès prodigieux et général, et il
nous semble que telle est l'évolution de croissance naturelle aux
peuples. A Gologne, le long du Rhin, à Wurzbourg, à Vienne sur-
tout, j'avais vu s'élever des boulevards splendides, des quartiers
entiers de maisons élégantes et confortables, des monumens pu-
blics de toute sorte, créés par le concours des millions et des arts
techniques les plus perfectionnés : églises, musées, universités,
théâtres, instituts, palais, parlemens ; et ici, dans cette magnifique
capitale, que l'on prétend devoir devenir, un jour, le centre du monde
civilisé, je trouve, au milieu de la misère de tous, particuliers et
gouvernans, les monumens anciens qui tombent en ruines, les mai-
sons qui s'écroulent, les gens qui meurent de faim, le désert qui se
fait comme dans les provinces. La question essentielle que tout
historien devrait se poser et résoudre est celle-ci : Quelles sont les
causes qui produisent le progrès ou la chute des états ?
J'entre dans Gonstantinople par le chemin de fer, qui depuis
Yédi-Koulé (les Sept-Tours) jusqu'à la gare centrale, au fond de
la Gorne d'or, traverse la ville sur un espace d'environ 8 kilomètres,
en longeant les anciens murs qui plongent dans la mer. Des deux
côtés, on ne voit que maisons délabrées ou à moitié tombées. La
longue trouée, où passe la voie, a abattu des centaines d'habita-
tions, la compagnie les a payées; mais l'état qui expropriait n'a,
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 361
dit-on, rien donné aux propriétaires; le sultan ne dispose-t-il pas
de ce qui appartient à ses sujets? L'un de ces expropriés, avec qui
je voyage, envoie depuis dix ans des réclamations aux ministres qui
se succèdent ; malgré de hautes protections, il n'obtient rien ; il y
aurait trop à payer à tant de monde ! Tout le long des murs d'en-
ceinte et surtout dans leurs voûtes, se sont logés, sous des planches,
sous des nattes, sous des branchages, des milliers de malheureux
sans abri : on dirait des nids d'hirondelles. On aperçoit les enfans
tout nus et les femmes cachées sous des guenilles ; car ce sont des
familles turques qui sont réduites à ce dernier degré du dénûment.
Je visite cette Pointe du sérail et ce vieux palais des sultans dont
M. de Amicis a décrit les splendeurs. C'était jadis un admirable parc
où, sous l'ombrage de cyprès séculaires, se succédaient les kios-
ques dorés, les bains de marbres, les retraites du harem, les pavil-
lons de style mauresque, des édifices somptueux pour les différens
services. De tous ces monumens, ravagés par les incendies et
successivement abandonnés aux injures du temps, il ne reste pres-
que plus rien : une belle allée de platanes, des murs nus entou-
rant des jardins remplis de choux et d'artichauts ; le Tchinili-
Kiosk, ravissant édifice de lliôQ, qui a été réparé parce que
M. Reinach y a classé et catalogué le musée des antiques ; l'édifice
où se conserve le trésor impérial, et la porte auguste, le Bab-Hu-
maioun. L'un de ces carrés de légumes a été transformé en jardin
botanique à l'usage de l'école de médecine. J'y vois une foule d'éti-
quettes, mais presque point de plantes; elles ont été pourtant com-
mandées et payées plus d'une fois. Les employés n'ont reçu que
deux mois de leur traitement et hélas! payables en liavalh (chèques)
sur la dîme des moutons en Arménie ; ils n'ont pas de quoi vivre.
Près de la Sublime-Porte, la ravissante fontaine du sultan Ahmed n'a
plus d'eau et la toiture, percée à jour, livre passage à la pluie et à
la neige, qui bientôt pourriront ce bijou de l'architecture orientale.
Elles n'ont plus de sens les touchantes paroles qui s'y trouvent
inscrites en mosaïques d'or et d'azur : « Ouvre la clé de cette source
limpide et, en invoquant le nom de Dieu, fais couler cette eau inta-
rissable et pure et prie le sultan Ahmed. »
Sainte-Sophie est le plus bel édifice religieux que j'aie vu. Saint-
Pierre de Rome et toutes les églises qui l'imitent : Saint-Paul, à
Londres; Sainte-Geneviève, à Paris; Saint-Isaac, à Pétersbourg,
sont issus d'une gageure de Michel-Ange, qui voulait élever le Pan-
théon dans les airs, sur la nef d'une basilique : le vaisseau paraît
plus petit qu'il n'est en réalité, et, pour contempler la coupole, il
faut se tordre le cou en regardant en l'air; d'aucun point on
n'embrasse l'ensemble. Ici, au contraire, la voûte colossale et su-
blime de Sainte-Sophie apparaît, dès l'entrée, dans sa simplicité
Î3G2 REVUE DES DEUX MONDES.
et daiîs sa lïicgesté. Pourquoi les architectes n'ont-ils pas plutôt
copié ce chef-d'œuvre de l'architecture ancienne ? Seulement il me-
nace de s'écrouler : les contreforts sont ébranlés; des crevasses
-se forment; les mosaïques tombent en débris, que l'on vend aux
touristes. Quelle désolation! Les monumens de l'Egypte et de la
Grèce peuvent durer, même abandonnés par les hommes, parce
que les matériaux ont une assiette rationnelle et immuable. Ceux
de la décadence romaine, comme les cathédrales du moyen âge,
sont des défis à l'équilibre ; ils exigent des soins constans pour
les défendre contre les élémens et contre l'action des lois de la
pesanteur. Si la foi continue à s'attiédir et les revenus des mosquées
à s'amoindrir, elles s'écrouleront, au milieu de la misère et de
l'indifférence générales. Qui donc, en Orient, a le respect des an-
ciens monumens?
Contre les parois extérieures de Sainte-Sophie et des autres édi-
fices du culte, sont disposées des auges en marbre blanc avec une
longue file de robinets en bronze pour les ablutions : l'eau n'y vient
plus ;les aqueducs sont rompus, les conduites coupées, et personne
ne songe à les réparer. Le seul aqueduc qui donne maintenant de
l'eau est celui de Constantin. Tout autour de Sainte-Sophie et de
rAtmeidan,la place publique renommée entre toutes, l'ancien hippo-
drome, où s'élèvent encore l'obélisque de Théodose et l'antique co-
lonne Serpentine, qui provient du temple de Delphes, — c'est-à-dire
en plein centre de Stamboul, — on voit de nombreux endroits cou-
verts des débris de maisons écroulées, que nul ne fait rebâtir. Cepen-
dant, la situation est excellente et le terrain devrait être très recher-
ché. iNon loin de là se trouve la citerne des Mille colonnes, le
Bin-biî'-berek. EWe esthien plus grande que lapisrina mirabilis de
Misène. Colossale, soutenue par des centaines de colonnes antiques,
elle suffisait pour donner de l'eau à l'immense population de By-
zance. On y pénètre par les pierres amoncelées d'une voûte écrou-
lée, et quelque pauvres femmes y dévident de la soie, il y a encore
la citerne Basileia, en turc Yêrè-batan-serai, c'est-à-dire u le palais
sous terre. » Les empereurs grecs en avaient fait construire plus
de vingt dans les différons quartiers. Toutes sont à sec ou même
remplies de terre, et la ville manque d'eau pour boire, pour les
rites religieux et pour éteindre les incendies. Autour des mosquées
se groupent ces jolies constructions à coupoles, les médressés, où
•vivent les étudians en théologie, qui apprennent à enseigner le
Coran. Les ais des fenêtres sont pourris, les carreaux de vitre
manquent, le plomb des petites coupoles a des éraflures ou a été
volé; le vent et l'eau entrent de toutes parts, beaucoup sont deve-
nus inhabitables.
•Je visite les nouveaux palais construits des deux côtés du Bos-
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 363.
phore : à Dolma-Bagtché, à Bechik-Tach, à Beyier-Bey. Ils font un
effet ravissant, reflétés par les eaux pures du Bosphore, mais ils-
n'ont point de style; les matériaux sont de détestable qualité : au.
lieu de marbre ou de pierre de taille, on a employé le stuc et le
plâtre; il faudrait donc beaucoup d'entretien et il fait complètement
défaut. On vient d'y préposer le chef des eunuques, alors qu'un
architecte et un bon ingénieur ne seraient point de trop; aussi on
aperçoit partout des traces d'infiltration. Au jardin d'hiver, les-
vitres sont brisées, les colonnes ont perdu leur aplomb ; la décom-
position commence. La décoration intérieure de ces palais si vantés
a coûté un total inouï de millions; elle ressemble à celle des cafés
genre mauresque de Paris ou de Vienne, mais d'un goût très infé-
rieur. Ces résidences sont complètement abandonnées.. Le sultan'
Abdul-Hamid habite Yildiz-Kiosk, sur les hauteurs, entre deux im-
menseset affreuses casernes jaune safran, qui déshonorent la vue si
belle de Dolma-Bagtché. Abdul-Hamid a peur d'être assassiné ou dé-.
trôné et enfermé comme ses prédécesseurs ; on ne sait jamais exacte-
ment d'avance à quelle mosquée il ira, le vendredi, pour le sehimlik.
Je cause avec un officier turc instruit, qui a. vécu à Paris : il a
reçu deux mois de solde sur huit. Heureusement qu'on lui donne
des rations de riz, de viande, de café, de pain et même du drap
pour ses habits, sinon il ne lui resterait qu'à mendier. Mais quelle
occasion de malversations et de vols que ces fournitures en na-
ture ! Si Ton veut bien saisir ce que renferme de souffrances pour
tous une crise économique, c'est ici qu'il faut venir. Les employés,
les militaires même ne sont plus payés; l'argent qui arrive des pro-
vinces va aux créanciers étrangers; les marchands ne vendent plus
et les ministères sont assailUs d'hommes, de femmes surtout, qui
réclament ce qui leur est dû en pleurant et en gémissant; on dirait
les lamentations au lit d'un mourant. C'est navrant. On me raconte
un apologue qui peint la misère générale. A la fête du baïram, tout
vrai musulman fuit des largesses à tous ceux qui l'entourent et
ordonne quelques fins repas. On félicite un eftendi, qui passe pour
riche, sur les plaisirs que lui procurera le baïram qui approche.
« Hélas! répond-il, j'ai chez moi une grande armoire qui, la veille
de la fête, était naguère remplie d'objets de prix pour les cadeaux
et de fins morceaux pour les repas. Hier, je l'ouvre, elle était vide,
et une souris y grignotait une vieille croûte de pain. J'appelle mon
chat pour que lui, au moins^ ait un régal. Il regarde, pousse un miau-
lement attristé et refuse de prendre la souris» Je compris pour-
quoi : elle était trop maigre.»
Dans sa dernière course à Gonstantinople, M. de Blowitz a eu le
rare honneur d'avoir avec le sultan une conversation intime, et il
en conclut qu'Abdul-Hamid est intelligent, et, ce qui vaut mieux
36A REVUE DES DEUX MONDES.
encore, très disposé à entendre la vérité et à faire le bien. Toute-
fois, malgré son dévouement à la Turquie, l'éminent correspondant
du Times avoue que la situation de l'empire est mauvaise, et il
l'attribue à sept causes différentes: \e bakchich, le havalé, le harem,
les vakoufs, l'absence de routes, la dette flottante et la mauvaise
foi de l'Europe. Mais à côté de ces plaies, pires que celles de l'Egypte,
parce qu'elles sont plus durables, il y en a bien d'autres, et tout d'a-
bord la procrastination et l'indifférence dégénérant en torpeur, a Si
j'avais à composer une devise pour la Turquie, disait M. Baker, je
proposerais celle-ci : « Il n'y a qu'un ]Dieu et le bakchich est son
prophète, et jarin ! à demain ! » Cette lenteur à se décider et à agir
est sans doute une force pour les diplomates et les ministres de la
Porte : sir Drummond Wolff vient d'en faire l'expérience; mais dans
certaines maladies l'inaction conduit à la mort. Le sultan pourrait
emprunter à M. de Bismarck le mot russe : JSitchewo (ce n'est rien)
gravé dans une bague de fer que le chancelier ne quitte jamais.
En 1862, M. de Bismarck, ministre à Saint-Pétersbourg, est invité
à une chasse impériale. Il se trompe sur le lieu du rendez-vous,
et est obligé de prendre une charrette de paysan. « Ces chevaux sont
bien faibles, » dit-il. Le cocher répond : JSitchewo, et part. « Mais
nous n'avançons pas. — ISiUhnvo. » — «Allons donc plus vite! »
L'attelage part au galop, mais le frêle équipage verse et se brise.
IVitchewo, dit le paysan. — Bismarck ramasse un morceau du fer
de l'essieu et s'en fait forger une bague, où est gravé le mot qui,
d'après lui, résume la Russie. Quand il raconte l'incident, il ajoute :
« Mes bons Allemands me reprochent d'avoir trop de patience avec les
Russes; ils devraient savoir que je suis seul en Allemagne, dans les
momens critiques, à dire : Nitchewo, tandis qu'en Russie 100 mil-
lions d'individus le répètent à chaque instant. » Combien cela est
plus vrai en Turquie ! Voici, par exemple, comment se passe, m'as-
sure-t-on, une séance du conseil des ministres. Le sultan est censé
y assister ; mais sa dignité l'oblige à rester dans une chambre voi-
sine, et l'un de ses secrétaires vient, à chaque instant, lui rendre
compte de la discussion. Les ministres craignant tous d'être dis-
graciés par le maître ou trahis par leurs collègues, leur seule
préoccupation est de ne pas se compromettre. « La question est très
grave, » dit le président du conseil. On est d'abord tenté d'adopter
l'affirmative, mais que d'objections se soulèvent ! — Chacun à son
tour prend la parole, et expose avec une égale éloquence le pour
et le contre. Le débat se prolonge, nul ne conclut ; le conseil finit
par décider qu'il s'en remet à la sagesse de sa majesté. Celle-ci,
grâce à la douce influence de la nicotine, jouit des béatitudes du kef.
Cette discussion sans issue l'ennuie et l'écœure. « Jariîi! A demain ! »
dit le sultan ; et il va faire une visite à son harem. L'esquisse qu'on
EN DEÇA. ET AU DELA DU DANUBE. 365
me fait est-elle exacte de tout point? En tout cas, un maître
absolu devant qui tout le monde tremble, à qui nul n'ose dire la
vérité et qui, par conséquent, ne sait rien d'une façon précise, doit
être si peu propre à conduire une barque assaillie de toutes parts,
sur une mer inconnue, qu'il n'a point tort de se mouvoir le moins
possible et de répéter avec les lymphatiques : Quieta non movere.
Autre fléau, le morbus monetarius. La monnaie est rare et le
système monétaire est dans un état de confusion pire qu'au moyen
âge. On a supprimé à la fois les billets de banque, les caimés, et le
billon de cuivre, l'instrument des grands et des menus paiemens.
De livres turques en or de 22 fr. 50, on n'en voit guère ; ce qui
vous passe par les mains, outre quelques medjidiés de 20 pias-
tres, ce sont de grands et sales disques en métal blanc, des alti-
liks, des bechliks, et des piastres, dont la valeur relativement à la
livre varie sans cesse. Aussi voit-on, dans chaque rue, des nuées
de changeurs, auxquels chacun, et les gens du peuple surtout, doi-
vent payer tribut pour régler les petits achats. Le remède à ce mal
intolérable a été indiqué par un économiste spécialement compé-
tent, M. Ottomar Haupt. 11 consiste à faire un billon de nickel et de
bronze, comme en Suisse ou en Belgique. Qui s'en occupe ?
Nitchewo : Qu'importe 1 Jarinl A demain!
Mais voici qui est plus grave encore. La Turquie se meurt d'a-
némie, parce que ses créanciers la saignent à blanc aux quatre
membres. Le revenu total est estimé, pour 1883, à 15 millions de
livres turques, dont beaucoup de rentrées ne se font pas, et la dette
prélève plus de 5 millions. Le conseil d'administration de la dette
extérieure a mis la main sur les recettes du tabac, du sel, des spi-
ritueux, du timbre, des pêcheries, des soies et sur le tribut de la
Roumélie et de Ciiypre. D'autres emprunts emportent le tribut de
l'Egypte. Chaque année, pour se procurer un peu d'argent comp-
tant, la Porte abandonne une source de revenu. Hier encore, afin
d'obtenir 800,000 livres destinées à entretenir les troupes qu'elle
réunit en ce moment, elle a donné en gage à la Banque ottomane
les recettes du chemin de fer Smyrne-Gassaba. Ce n'est plus là le
gouvernement d'un état, c'est la liquidation permanente d'une
faillite. Autrefois, les besoins étant moindres, les rentrées étaient
irrégulières, et la perception assez indulgente. Maintenant les exi-
gences impitoyables d'une comptabilité rigoureuse à l'européenne
mettent en mouvement là dure et informe machine du fisc musul-
man qui écrase le contribuable. La Porte se trouve dans une situa-
tion intenable. Elle n'a pas, il s'en faut, un revenu net de 200 mil-
lions de francs, et elle doit soutenir le rang d'une grande puissance,
entretenir une forte armée, une flotte de cuirassés, une légion de
grands fonctionnaires, un souverain qui coûte au moins 20 millions
366 REVUE DES DEUX MONDES.
l'an, et, en outre, administrer un immense empire, soutenir de
temps à autre la guerre contre un puissant voisin, sans cesse com-
primer l'insurrection de ses provinces et faire face aux convoitises
de ses bons alliés. Maintenir une énorme masse, toujours agitée de
mouvemens violons, debout sur une base trop étroite qui se rétré-
cit et se dérobe, paraît un problème insoluble.
Ce qui empêche tout progrès, c'est le défaut de sécurité pour la
propriété et les personnes. Je prends au hasard quelques faits dans
mon carnet. Le directeur de la forêt de Bellova appartenant aux
chemins orientaux vient d'être enlevé par les brigands; il faut payer
150,000 francs de rançon. Une bande fouille le train au pied de la
rampe de Dédéagh, croyant y trouver le directeur général : heu-
reusement, il a retardé son voyage d'un jour et il échappe. Je suis
reçu par un haut dignitaire de la cour ; le sultan vient de lui faire
cadeau d'un très beau domaine, non loin d'une voie ferrée. Je de-
mande quelques renseignemens sur le système de culture. — « Je
n'ai pas encore visité ma propriété, me répond le personnage, le
pays n'est pas très sûr. » Le département de l'agriculture veut
organiser des fermes modèles ; mais il n'ose faire résider les élèves
à la campagne. Un riche propriétaire me dit qu'il avait des terres
en Thessalie : la nouvelle frontière accordée à la Grèce en a laissé
une partie sous la Turquie; le reste, qui est devenu territoire grec,
a doublé de valeur. Un riche banquier, aux portes de Gonstantinople,
possède une magnifique ferme complètement entourée d'un gros
mur comme une forteresse ; les brigands y ont fait une brèche et
ont emmené les buffles. Quelque temps auparavant, les habitans
d'un village voisin sont venus mettre en culture une partie de ses
terres ; il s'adresse au juge pour rentrer en possession. Le cadi lui
fait entendre que ces pauvres gens n'ont pas assez de terrain ; il
est forcé de transiger, en leur cédant le quart de sa propriété. Il
loue une partie de ce qui lui reste à des bergers, qui, la seconde
année, ne paient plus le loyer convenu. Il veut les citer devant le cadi ;
ce^n'est plus le même, mais lai réponse est semblable. Les malheur
reux n'ont que leurs moutons, voulez-vous les ruiner? C'est du so-
cialisée agraire, comme on le réclame pour l'Irlande : rien de
mieux;; seulement,, c'est à dégoûter de la propriété. Le Turc est
naturellement très humain; il a grand'pitié des pauvres, et jamais
il ne maltraite ni un chien ni un cheval. Mais le système n'est pas
fait pour encourager Tagriculture. Ajoutez à toutes « ces plaies, »
la justice vénale, la succession incertaine, la perception inégale et
arbitraire des impôts et vous ne serez pas au bout de la litanie.
A tant de causes de décomposition M. de Blovritz a trouvé un re-
mède. Il y a pour 2 milliards de vakoufs ; qu'on les vende : avec le pro-
duit, on remboursera la dette flottante, on fera des routes, on paiera
EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE. 367
'bien les fonctionnaires, qui désormais seront tous intègres, et le pays
refleurira : partout coulera le lait et le miel. Quelle étrange illusion!
L'Espagne et l'Italie ont vendu les biens ecclésiastiques : l'opéra-
tion a duré des années ; elle n'a pas préservé la première du déficit
chronique et ce n'est pas à elle que la feeconde doit \e pareggio,
l'équilibre du budget. Et qui donc achèterait ici tous ces biens, au
loin, au fond de provinces que le brigandage rend inhabitables, alors
que la terre reste en friche aux portes de la capitale et que se dé-
peuple peu à peu la iplus belle région de l'empire, aux abords de la
'merde Marmara et de la mer Egée? M. de Blowitz suit la route qui
conduit vers la forêt de Belligrade: « C'est à peine, dit-il, si les der-
niers échos de Constantinople viennent de s'éteindre, et l'on avance
'désormais, kilomètre par kilomètre, pendant des heures, dans une
•solitude nue, sans ombre, sans maison, sans chaumière, sans
arbre, ni fleur, ni fruit. Un désert immense, renfermant des cen-
taines de mille hectares déterre inculte, sauvage, abandonnée des
hommes et presqpie de Dieu, c'est invraisemblable! » M. AlbfrtDu-
smont visite les environs de Rodosto, beau f)ort sur la mer de Mar-
mara et il écrit ici-môme (15 juillet 4871) : « Le pays que nous tra-
versons est désert, ce sont d'immenses plaines. La terre est grasse
et fertile, mais on ne la cultive pas. De tous les côtés, les villages
abandonnés indiquent une ancienne prospérité ; les habitans sont
partis, les ronces ont tout envahi. Beaucoup de ces villages étaient
encore peuplés, il y a un demi- siècle, d'autres sont déserts depuis
longtemps; le cimetière seul est resté intact. » Sans l'obstination
au travail du paysan bulgare, qui a continué à labourer malgré
toutes les avanies et tous les pillages, le reste de la Turquie d'Eu-
rope itérait semblable à cette région-ci principalement habitée par
les Grecs. Qui donc voudrait acheter des biens d'église dans un pays
que la population abandonne et où la vie est sans cesse en péril?
On a d'ailleurs essayé de vendre des vakoufs. Favoris et ministres
les ont achetés au cinquième, au dixième de leur valeur, c'est-à-dire
pour rien. On a prélevé sur le trésor de Sainte-Sophie 12 millions
de piastres pour commencer un chemin de fer à Trébizonde : rien
n'a été fait, et Sainte-Sophie se lézarde. Les vakoufs sont la seule
partie de la richesse consacrée à des œuvres d'utilité générale. Sup-
primez-les, vous hâtez la décadence. La vente faite, on leur donnera,
dit'on, un revenu égal ; mais le prix de vente n'arriverait jamais au
trésor, ni les revenus aux mosquées, aux écoles, aux fontaines; il
s'égarerait dans les poches sans fond des intermédiaires.
Il y a une objection d'un ordre supérieur et qui touche au fond
même du problème. En vendant les vakoufs , le sultan chef des
croyans achèverait de tuer le sentiment religieux, déjà si ébranlé.
368 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est comme si le pape faisait mettre à l'encan les biens de toutes
les églises et de toutes les communautés de la chrétienté. Or tout
l'édifice des sociétés musulmanes reposait sur la foi, qui donnait aux
fidèles de l'islam l'honnêteté, la bravoure, la charité, le dévoûment
sans limites qu'on rencontre encore chez les humbles, soustraits au
contact démoralisant de l'Europe. Dans les affaires publiques et pri-
vées, nous avons remplacé la vertu par des règlemens, des lois écrites
et des mécanismes de contrôle, si parfaits qu'ils font de l'improbité
un mauvais calcul. Les Turcs ne connaissent pas cette organisation
savante qui tuerait le bakchich, et ainsi, l'antique bonne foi dispa-
raissant, naturellement tout se détraque. Un fait a été constaté chez
les populations du Pacifique : on leur apporte notre civilisation, elles
en meurent. Nous avons introduit en Turquie ces fléaux économi-
ques, les budgets insatiables, les déficits permanens, la dette qui
dévore tout et les impôts sans cesse croissans, et, en même temps,
les Turcs n'ont pas compris cette vérité élémentaire que la poule ne
peut pondre si on lui ôte sa nourriture et si on la moleste. Ceci me
semble indiquer le vrai remède aux maux qui tuent l'empire ottoman
et tous ceux qui lui sont soumis. Donnez aux provinces un régime
de liberté et d'autonomie qui assure aux rayas la jouissance paisible
des fruits dé leur travail ; ils cultivent bien ; ils enrichiront le pays,
ils rempliront le trésor, et la Porte, pour les comprimer, n'aura
plus à livrer ses dernières ressources aux banquiers de Péra.
Qu'on y prenne garde : la chute de l'empire ottoman doit tenir à
des causes très profondes. Elle a commencé à la défaite sous les
murs devienne en 1683 et, depuis, elle ne s'est plus arrêtée. LaTur-
quie a perdu successivement la Hongrie, la Transylvanie, la Croatie,
la Bessarabie, la Serbie, la Grèce, la Valachie, la Moldavie, la Bosnie,
la Bulgarie, la Roumélie, la Thessalie, Alger, Tunis, Chypre, Mas-
souah, et aujourd'hui, avec le système « de l'occupation temporaire
sous la suzeraineté du sultan, » — une trouvaille ! — l'amputation
se fait si facilement que le tronc ne semble point la sentir. Comme le
disait jadis Guizot et comme le répètent, presque dans les mêmes
termes, les deux chefs du seul pays qui ose s'exprimer franchement
en cette matière, M. Gladstone et lord Salisbury, la Porte doit assu-
rer à ses provinces un gouvernement tolérable, sinon elle les per-
dra une à une, et le sultan n'aura plus qu'à se transporter en
Asie. Alors se réaliserait cet idéal exposé ici même par Saint-Marc
Girardin, à propos d'un livre d'un Grec éclairé, Dionis Rattos, ou-
blié aujourd'hui, mais très bien accueilli en son temps : la confédé»
ration balkanique, avec Constantinople ville libre et port franc.
Emile de Laveleye.
LES RELATIONS
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE
DE 1867 A 1870
II'.
L'ALLEMAGNE, AU LENDEMAIN DE L'AFFAIRE DU LUXEMBOURG. — L'AR-
TICLE 5 DU TRAITÉ DE PRAGUE.
I.
Tandis qu'à Paris on célébrait la concorde et l'indépendance des
peuples, à Berlin on ne s'inspirait que de l'esprit de conquête et
d'asservissement. Le contraste était frappant, on ne manquait pas
de le faire ressortir avec amertume en Allemagne. Les passions
s'agitaient plus véhémentes que jamais au nord et au midi. Les op-
primés et les violentés relevaient la tête; depuis que l'évacuation
du Luxembourg avait tourné à la confusion du parti militaire en
Prusse, elle servait de thème à leurs attaques et de prétexte à
leurs ressentimens. Ils disaient qu'on avait livré une place alle-
mande depuis cinquante ans, que l'Autriche avec son armée de
700,000 hommes n'était plus là pour défendre le territoire d'une
confédération qui n'existait plus. Ils ajoutaient que Rastadt, Ulm
n'étaient plus protégés et que l'occupation de Mayence par des ré-
gimens prussiens, sujette à contestation, pouvait fournir des pré-
textes à une guerre qui trouverait les frontières de l'Ouest les plus
menacées entièrement à découvert.
Il était temps que le comte de Bismarck revînt pour tenir tête
aux mécontens et rendre au gouvernement son autorité et son pres-
(1) Voyez la Revue du l»' janvier.
TOHB LXXIII. — 1886. S4
370 REVUE DES DEUX MONDES.
tige. II était attendu impatiemment. Ses amis sentaient que seul il
était capable de mener à bonne fin l'œuvre qu'il avait improvisée,
et ses adversaires, si nombreux alors à la cour et dans les sphères
officielles, tenaient à lui en laisser l'entière responsabilité. Gom-
ment ne pas croire à la sincérité des protestations pacifiques dont il
s'était montré si prodigue à Paris en voyant les difficultés avec les-
quelles il allait se trouver aux prises à son retour?
Depuis son départ, comme dans l'automne 1866, lors de sa longue
retraite à Varzin, les rouages du gouvernement, qui se compliquaient
de l'annexion des nouvelles provinces et de la création de la Con-
fédération du INord, avaient peine à Knctionner. On ne savait
quelle direction prendre en face des résistances qui se manifes-
taient de toutes parts. Il semblait que la tâche qu'on avait en-
treprise eût dépassé le but, qu'on eût trop auguré de la force
d'assimilation de la Prusse. On constatait qu'on ne faisait aucun
progrès dans les états violemment incorporés dans la monarchie,
que les esprits restaient montés au même diapason, frondeurs, mé-
prisans pour les avances de l'administration (1). Des manifestations
hostiles se produisaient partout, passives ou turbulentes, suivant
le tempérament des populations. Le Hanovre refusait de faire
litière de son passé et de rompre les liens séculaires qui l'attachaient
à sa dynastie ; ses officiers et ses soldats attendaient, embrigadés
par milliers à l'étranger, une occasion de venger Langensalza. La
Hesse ressentait l'injure de la conquête, au point de regretter l'élec-
teur, le plus impopulaire des souverains; dans le Nassau et à
Francfort, les fonctionnaires étaient comme des parias, voués à l'iso-
lement. Partout restait vivant le souvenir de la guerre fratricide.
En face de ces ressentimens, les esprits éclairés déploraient que
la politique de conquête eût prévalu dans les conseils du gouverne-
ment. Ils regrettaient que la Prusse, sous le coup de l'émotion pro-
duite par ses immenses succès militaires, n'eût pas maintenu la Con-
fédération germanique. Entourée comme elle l'était du prestige de
ses victoires, elle aurait pu faire accepter cette œuvre d'enthousiasme
par l'Allemagne tout entière. L'élan eût été unanime, la prépon-
dérance de la Prusse reconnue, et l'union accomplie en harmonie
(1) Dépêche d'Allemagne. — « Les populations des nouvelles provinces sont loin
d'être pénétrées encore de cet amour filial que le roi Guillaume a l'ambition d'in-
spirer à tous ses sujets anciens ou nouveaux. Ce ne sont pas les procédés de sa
bureaucratie, les mesures vexatoires qu'elle leur applique et les lourdes charges
qu'elle leur impose qui les réconcilieront de sitôt avec leur sort. Aussi les difïicultés
que la Prusse rencontre dans son œuvre d'assimilation ne font-elles qu'augmenter de
jour en jour; l'avantage de faire partie d'une grande agglomOralion, qui a pu séduire
les masses, ne les émeut plus. Les violences qu'elles endurent ne sont pas de nature
à leur faire oublier leur histoire et le bien-être insouciant dont elles jouissaient
autrefois. »
LA F.IANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 371
avec le sentiment général. On aurait pu dire, sans soulever d'in-
quiétantes protestations en Europe, que rien n'était changé dans la
Confédération germanique, si ce n'est que l'Autriche y était en
moins. La Prusse pouvait prétendre à venir au lieu et place de l'an-
cienne diète et éviter ainsi les discussions irritantes qui s'étaient
élevées dès le lendemain de la guerre et qui pouvaient s'élever
encore à propos des places fortes. C'était la politique poursuivie en
1849 par le général de Radowitz; la Prusse formait une union res-
treinte avec les états du Nord et, sous son hégémonie, une confé-
dération de tous les états allemands, alliés à l'Autriche. C'est ce
qu'on appelait la grande union de l'Allemagne.
On se méprenait étrangement sur la pensée qui avait présidé à
la guerre de Bohême. C'est à la Prusse seule qu'on songeait alors
pour l'organiser compacte, centralisée; le gouvernement et les
partis n'étaient soucieux que de sa grandeur : ils exploitaient l'idée
allemande au profit de l'idée prussienne. « Je suis plus Prussien
qu'Allemand, » disait le comte de Bismarck au général de Govone,
à la veille de la guerre. Le roi, après ses victoires, ne pensait plus
qu'à s'arrondir aux dépens de ses anciens confédérés, certain que
personne ne serait en état de l'empêcher « de faire un tout de ses
possessions. » — « Je ne connais pas de plaisir plus grand pour un
mortel, disait Frédéric 11 après la campagne de Silésie, que de
réunir et de joindre des domaines pour faire un tout de ses états. »
On tenait à se rembourser des frais de la guerre et à reconstituer
le trésor militaire qui avait permis d'entrer en campagne sans de-
mander de crédits aux chambres. Il fallait aussi des dotations aux
généraux, des places à la bureaucratie, et le parti féodal se souciait
peu du parlement allemand, que M. de Bismarck, avant de rompre
avec l'Autriche, réclamait à la diète dans son projet de réformes.
Les conservateurs ne voyaient pas sans appréhension l'extension
de la Prusse au-delà du Main, il leur répugnait d'entrer dans une
union avec le Sud dépassant les limites d'une alliance militaire et
économique. Ils sentaient qu'une fusion plus intime nécessiterait
un organe central dangereux pour leurs prérogatives ; ils prévoyaient
qu'ils seraient débordés, que leur influence serait paralysée par
l'appoint considérable que les députés du Midi apporteraient au
parti libéral prussien. Leur programme était bien moins ambitieux
que celui du premier ministre, qui, pour accomplir son œuvre,
n'hésitait pas à rompre avec ses principes réactionnaires et à pac-
tiser avec la révolution.
Du reste, dans ce fatal mois de juillet 1866, le gouvernement de
l'empereur avait perdu le sang-froid et la clairvoyance. Il ne se
serait pas prêté à la reconstitution de la Confédération germanique,
sous l'hégémonie de la Prusse et sous le contrôle de l'Europe j. il
372 REVUE DES DEUX MONDES.
songeait à réclamer, aussitôt la paix conclue, Mayence et le Pala-
tinat, sans avoir une armée au service de ses revendications. N'avait-
il pas refusé de s'associer à la Russie, qui, dès le lendemain de Sa-
dowa, demandait un congrès en déclarant qu'elle ne reconnaîtrait
pas les transformations territoriales que la Prusse poursuivait en
Allemagne (1) ?
Le cœur saigne au souvenir de ces temps néfastes, où s'est
écroulée, en un clin d'oeil, la fortune de la France, si laborieuse-
ment édifiée par son génie et la persévérance de son patriotisme.
Le comte de Bismarck était un politique réaliste. 11 tenait la
guerre pour inévitable, malgré les assurances pacifiques qu'il rap-
portait de Paris ; il entendait avoir tous les atouts dans son jeu
le jour où se résoudrait sur les champs de bataille la question de
prépondérance posée entre la France et la Prusse depuis 1866. Il
se remit à l'œuvre sans désemparer avec son indomptable énergie.
Il pouvait s'en rapporter au ministre de l'intérieur pour réorganiser
et apaiser les provinces conquises, c'était affaire de patience, de tact
et de procédés. Mais seul il était capable d'imposer à des souve-
rains alliés, qui s'étaient fidèlement et vaillamment comportés dans
les rangs de l'armée prussienne en face de l'ennemi, une consti-
tution qui limitait leurs droits régaliens et les réduisait au rang de
vassaux. Il savait colorer les sacrifices et vaincre les résistances; il
avait l'esprit qui persuade et la volonté qui commande. Il se mon-
trait d'ailleurs très large sur les questions qui touchent à l'amour-
propre, il laissait à ses confédérés tout ce qui est apparent dans
l'exercice de la souveraineté.
Il était plus malaisé d'obtenir des cours méridionales, dont l'exis-
tence indépendante était solennellement garantie par le traité de
Prague, de renoncer à leurs prérogatives diplomatiques, de céder
l'administration de leurs postes et de leurs télégraphes, de placer leurs
armées sous les ordres de la Prusse et de les réorganiser suivant
ses exigences. Elles pouvaient motiver leurs fins de non-recevoir
par l'hostilité du sentiment public et des chambres. Malheureuse-
ment il ne leur était pas permis d'oublier les traités d'alliance offen-
sive et défensive qu'elles avaient signés dans une heure d'affole-
ment, au mois d'août 1866. Elles se trouvaient en face d'un créancier
intraitable qui avait su se prémunir contre l'oubli de la foi jurée.
En imposant au grand duché de Bade, à la Hesse, au Wurtem-
berg et à la Bavière des contributions de guerre, des cessions
de territoires et des traités d'alliance impliquant des conventions
militaires, M. de Bismarck n'avait pas perdu de vue les intérêts éco-
(1) La Politique française en 1866, ch. v, p. 239. — M. Benedetti au quartier-gé^
néral prussien.
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 373
nomiques qui les rattachaient à la Prusse. II avait déclaré le ZoIIve-
rein dissous par le fait de la guerre et s'était réservé, dans une
pensée facile à saisir, la faculté de les exclure de l'union douanière,
à bref délai, suivant son bon plaisir, en suite d'une simple dénon-
ciation semestrielle. C'est avec cette épée de Damoclès, suspendue
sur la tête des gouvernemens du Sud, qu'il comptait avoir raison
de leurs dernières résistances. Le Zollverein était pour eux une
question d'existence, ils en retiraient pour l'alimentation de leur
budget les ressources les plus importantes. Ce n'était pas au mo-
ment où ils avaient à payer des contributions de guerre et à re-
courir à des emprunts pour satisfaire aux exigences du vainqueur
qu'il leur était permis de discuter la légalité de la dénonciation
que le cabinet de Berlin s'était réservée, et de protester contre la
violence qui leur était faite. Ils auraient pu, il est \Tai, s'entendre,
pour constituer entre eux une association douanière séparée. Mais,
indépendamment du contre-coup qu'une résolution aussi grave n'eût
pas manqué d'exercer sur leurs finances et leur industrie, ils se
seraient trouvés en face d'obstacles géographiques presque insur-
montables, depuis que la Prusse avait refait la carte de l'Allemagne
à son profit.
Telle était la situation que les événemens de 1866 avaient faite
aux cours du Midi. Le Cyclope consolait Ulysse en lui disant qu'il
serait dévoré le dernier: c'est la consolation que leur laissait
le comte de Bismarck. Leur sort n'était pas enviable. Privées par
la dissolution de la Confédération germanique des points d'ap-
pui qu'elles étaient habituées à trouver à Vienne et à la diète
de Francfort, elles étaient entraînées à la dérive sans direction,
sans plan de conduite, se méfiant les unes des autres, en proie à
leurs jalousies traditionnelles, a'i point de préférer subir la tutelle
de la Prusse plutôt que de constituer nne union indépendante qui
aurait pu assurer à la Bavière une situation prépondérante. D'ail-
leurs le grand-duc de Hesse faisait déjà partie pour un tiers de la
Confédération du Nord, et le grand-duc de Bade, sous l'influence
du roi Guillaume, son beau-père, était le dissolvant naturel pour
faire échouer toutes les tentatives d'une confédération séparée avec
un parlement fonctionnant parallèlement avec celui du Nord. Au
lond ces cours spéculaient secrètement sur une entente entre la
France et l'Autriche pour les relever de leur abaissement. C'est avec
leur aide, sans oser ouvertement l'invoquer, de peur d'ameuter les
passions populaires, qu'elles espéraient reconquérir un jour leur
indépendance (1).
(1) Dépêche d'Allcmafrno. — « Depuis la conf.idôration du Rhin, a dil M. de
Dalwigh, les petits états avaient vu dans la France une protectrice intéressée peut-
374 REVUE DES DEUX MONDES.
Voici, du reste, le tableau qu'une correspondance d'Allemagne,
adressée au ministère des affaires étrangères, traçait au lendemain
de la guerre : « Les gouvernemens du Midi présentent, pour l'heure,
le spectacle le plus attristant. On pourrait leur appliquer le mot de
Tacite : Ruere in servi tutem. Tout les porte à se jeter dans les
ûras de la Prusse : leurs intérêts économiques menacés, la peur de
la révolution et la crainte que leur ont laissée nos demandes de
compensations territoriales.
« Le Wurtemberg, à en juger par les débats de son parlement,
paraît particulièrement soucieux de son autonomie. Mais le parti
démocratique y grandit chaque jour, ses idées pénètrent jusque
dans les rangs de l'armée, et la cour, préoccupée de la révolu-
tion, au lieu de s'associer aux sentimens des masses et de lutter
pour le maintien de ses prérogatives, se montre disposée, pour
l'heure, à resserrer plutôt qu'à détendre les liens qu'elle a contrac-
tés à Berlin. C'est d'ailleurs à Pétersbourg que le roi et la reine
Olga puisent leurs inspirations, et ce n'est pas le prince Gort-
chakof (1) qui les détournera de leurs tendances prussiennes, au
moment où les relations entre l'empereur Alexandre et le roi
Guillaume paraissent empreintes de tant de cordialité.
M La situation de la Bavière ne diffère guère de celle du "Wurtem-
berg. C'est le même désarroi, plus marqué encore avec un souve-
rain qui sacrifie au culte de l'art les devoirs de sa couronne. Ce
sont les mêmes perplexités chez les hommes politiques, les mêmes
tiraillemens, avec cette différence, toutefois, que le mouvement
être, mais sûre. La guerre désastreuse de l'an dernier les a mis à la merci du cabi-
net de Berlin. Nous savons que les concessions que nous avons dû faire à M. de Bis-
marck sont un large pont jeté sur le Mein, un acheminement marqué vers l'unité.
Nous n'avons aucune confiance dans sa bonne foi, la situation qu'il nous a faite n'est
pas tenable, et, à moins d'une intervention victorieuse de la France et de l'Autriche,
nous serons forcés d'entrer dans la Confédération du Nord. Bade ne demande qu'à être
étranglé, le Wurtemberg le sera malgré lui ; il n'y a que la Bavière qui conservera
une ombre d'indépendance. M. de Bismarck, il est vrai, a déclaré hautement qu'il ne
nous demanderait pas de nouveaux sacrifices; mais, lorsque j'ai voulu prendre acte
de ses paroles, les considérant comme une renonciation à l'idée de faire entrer Hesse-
Darmstadt dans la confédération du Nord, il m'a fait entendre que j'exagérais la portée
de ses déclarations. Il a ajouté : « Quand le moment viendra, nous saurons ce que
nous aurons à dire à l'Autriche; quant à la France, nous l'attendrons, nous sommes
prêts. » Ce langage, a dit M. de Dalwigh, M. de Bismarck me le tenait la veille du
jour où il partait pour Paris avec le roi. Il ne l'eût pas tenu, sans doute, s'il croyait à
votre supériorité militaire, mais ici tout le monde affirme que votre armée est en
mauvais état et qu'on aura l'avantage sur vous. »
(1) Le prince Gortchakof, à son retour de Paris, s'était arrêté à Stuttgart. Loin
d'encourager la cour dans ses résistances aux empiétemens de la Prusse, il lui donnait
le conseil de s'en accommoder. « La Prusse, disait-il, ne nous a donné que des
satisfactions, elle a été d'une correction irréprochable dans la question polonaise, et
jamais elle ne suscitera d'ennuis à notre politique. »
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 187 0. 375
antiprussien part d'en haut, au lieu de se manifester, comme en
Wurtemberg, dans les classes inférieures, mêlé à l'élément répu-
blicain.
« La cour de Darmstadt accepte dans la forme, avec les appa-
rences de la résignation, le sort que les événemens lui ont im-
posé ; mais, dans ses épanchemens intimés, le grand-duc se plaindrait
amèrement des blessures faites à sa dignité et des atteintes portées
à ses prérogatives ; il ne se ferait d'ailleurs aucune illusion sur les
épreuves qui l'attendent encore et dont les gazettes prussiennes le
menacent journellement. Son premier ministre, plus exubérant, ne
cache pas ses ressentimens et ne craint pas d'invoquer « les pan-
talons rouges ; » il prétend qu'ils ne sauraient tarder longtemps.
« Quant à la cour de Bade, elle est entièrement inféodée à la
politique prussienne ; s'il ne dépendait que du grand-duc, il sacri-
fierait sa couronne sans hésitation et sans scrupules à l'ambition de
son beau-père. On peut être certain qu'en toute circonstance il
jouera le jeu du cabinet de Berlin et qu'il ne négligera aucun effort
pour rendre illusoires les stipulations du traité de Prague.
« En résumé, si, dans le nord de l'Allemagne, on procède éner-
giquement, et sans perdre une seconde, à l'assimilation politique et
surtout militaire des nouvelles provinces, dans le Midi , au con-
traire, on vit au jour le jour, sans boussole, sans initiative, em-
barrassé d'une indépendance à laquelle on n'est pas habitué et dont
on ne sait pas tirer parti. Il importerait de trouver une formule
qui permettrait de se grouper et d'agir en commun contre les em-
piètemens de la Prusse, mais c'est à qui ne subordonnera pas ses
intérêts à ceux de son voisin. »
Les plaintes et les récriminations qui se manifestaient des deux
côtés du Main n'avaient pas le don d'impressionner le comte de
Bismarck. Il ne s'attendrissait sur le sort de personne, il ne sacri-
fiait qu'à la raison d'état; il avait foi en son œuvre et il était
convaincu que, le jour où elle serait glorieusement accomplie, ceux
qui, aujourd'hui, le vouaient aux gémonies, seraient les premiers
à lui élever des statues. Il estimait que les regrets affichés bruyam-
ment pour les dynasties dépossédées n'étaient pas bien profonds, car
ils juraient, disait-il, avec l'indifférence que, la veille encore, les
populations manifestaient à leurs princes. Il était convaincu que les
annexés finiraient , tôt ou tard , par reconnaître l'avantage de faire
partie d'un grand état de même nationalité, et, qu'après une tran-
sition trop brusque pour n'être pas douloureuse, ils s'habitueraient
peu à peu au nouvel état de choses en voyant leurs intérêts locaux
et leurs habitudes plus ou moins ménagés.
Les idées du roi Guillaume n'étaient pas aussi rigides : il était
humain, compatissant; son patriotisme n'était ni étroit, ni tyran-
376 REVUE DES DEUX MONDES.
nique ; il comprenait les regrets de ses nouveaux sujets, il adou-
cissait leurs amertumes par son aménité. Mais ses conseillers et sa
bureaucratie n'avaient pas, sur les devoirs des gouvernemens en-
vers les populations conquises, les sentimens qu'en France on pro-
fessait déjà au XVI® et au xvii^ siècles. « La manière d'entretenir
et retenir pays nouvellement conquestés, disait Rabelais dans un
naïf et touchant langage, n'est comme a esté l'opinion erronée de
certains esprits tyranniques à leur dam et déshonneur, les peuples
pillant, forçant, tourmentant, ruinant, mal vexant et régissant avec
verge de fer... Gomme enfant nouvellement né, les fault aliaicter,-
bercer, esjouir, les choyer, espargner, restaurer. Ce sont les phil-
tres, les charmes, les attraicts d'amour moyennant lesquels, paci-
fiquement, l'on retient ce que l'on a péniblement conquesté (1). »
Le comte de Bismarck se souciait peu de la philosophie de Rabe-
lais, des préceptes de La Bruyère, de Bossuet et de Montesquieu.
La générosité manquait à ce merveilleux esprit. Il ne voyait que le
but : l'unification et la germanisation; il n'admettait pas les rési-
stances, il réclamait les soumissions aveugles, immédiates; il pour-
suivait l'assimilation des provinces conquises par les voies rapides.
Il invoque aujourd'hui des exigences gouvernementales (2) pour
recourir aux mesures d'un autre âge, il procède systématiquement
à de véritables exodes, sans s'arrêter aux plaintes de ceux qu'il
arrache à leur sol natal :
Nos patriam fugimus, nos dulcia linquimus arva.
L'Europe, jadis si prompte à s'émouvoir, assiste à ces exécutions
sommaires, attristée, silencieuse. Les gouvernemens évitent de pro-
tester et les parlemens restent muets; mais l'histoire manquerait
à ses devoirs si elle bornait sa tâche à la glorification du succès.
Elle ne saurait sanctionner des théories gouvernementales incompa-
tibles avec l'esprit et les mœurs des temps modernes.
Si le comte de Bismarck restait insensible aux plaintes que ses
mesures soulevaient au nord, il ne compatissait pas davantage aux
(1) Voir le remarquable ouvrage de M. Albert Sorel, l'Europe et la Révolution fran-
çaise, livre i"', les Mœurs politiques.
(2) Le prince de Bismarck est assez sûr de sa puissance et de sa volonté pour an-
noncer longtemps à l'avance à qui veut l'entendre les projets qu'il médite et qu'à un
jour donné il mettra à exécution. 11 disait, il y a quelques années déjà, qu'aussitôt
sorti du CuUurkampf, il procéderait dans les nouvelles provinces à l'expulsion vio-
lente des élémens étrangers, qui, par leur présence, entretiennent les regrets du passé
et retardent l'assimilation. Le chancelier ne se préoccupe pas des représailles; il
reconnaît à tout état le droit de dénoncer l'hospitalité à ceux qui lui portent om-
brage; il trouve que les Allemands qui vivent à l'étranger sans remplir leurs devoirs
envers la mère patrie ne sont pas digues de la sollicitude de leur gouvernement.
LA FKANCl' El LA PRUSSE DK 1867 A 1870. 377
mécontentemens et aux inquiétudes qui se manifestaient au midi.
L'anarchie morale qui régnait au-delà du Main n'avait rien qui pût
l'effrayer ; elle ne pouvait que faciliter et hâter sa tâche. Le senti-
ment de la peur était son plus utile auxiliaire auprès des souve-
rains, et il ne doutait pas que, s'ils hésitaient encore à se plier
sous sa volonté, leur parti ne fût pris bien vite entre l'hégémonie
de la Prusse, qui ne leur enlevait qu'une partie de leur indépen-
dance, et la révolution, qui les renverserait de leurs trônes. Mais il
entendait ne rien précipiter ; il était trop avisé pour abuser de ses
avantages, il préférait temporiser, négocier, plutôt que de provoquer
des situations violentes qui, en le mettant en contradiction avec ses
déclarations officielles, auraient soulevé peut-être des difficultés
internationales. Sa politique lui commandait de se montrer conci-
liant avec les gouvernemens disposés à respecter leurs engage-
mens. Il avait trop pratiqué les cours allemandes pour ne pas con-
naître leurs susceptibilités et leurs méfiances; c'est en ménageant
leur amour-propre, en évitant toute pression ostensible, en colorant
ses exigences de l'idée nationale, qu'il comptait les amener à ajouter
aux sacrifices que leur avait coûtés la guerre le plus grand de
tous : celui de leur indépendance. Imposer aux ministres convertis
à sa politique des conditions trop dures ne pouvait servir qu'à
fournir des armes à leurs adversaires et à précipiter leur chute.
Le cabinet de Berlin désirait avant tout ménager et consolider
le ministère bavarois, violemment battu en brèche par les partis
extrêmes. Le prince de Hohenlohe était alors premier ministre en
Bavière. Il avait hérité d'une lourde et pénible succession ; il rem-
plaçait le baron de Pfordten, dont la politique ambiguë avait valu
à son pays d'humiliantes défaites, une perte de territoire et une
grosse rançon. Le président du conseil du roi Louis offrait à M. de
Bismarck toutes les sécurifés; ses attaches prussiennes, son talent
et sa loyauté l'autorisaient à croire que, sans manquer de fidélité à
son souverain et à son pays, il ne serait pas défaillant le jour où on
lui demanderait d'exécuter les traités d'alliance souscrits par son
prédécesseur.
La Bavière, dominée par les événemens, en était réduite, pour
n'avoir pas su pressentir le vainqueur en 1866 et roi)ondre à ses
avances, à transiger avec d'implacables nécessités. Les temj)s étaient
passés où un ministre ambitieux, M. de Montgelas, cherchait ses
points d'appui à l'étranger. On ne pouvait plus aspirer à être la
seconde puissance en Allemagne, l'arbitre écouté entre l'Autriche et
la Prusse ; il ne restait plus qu'à se précautionner contre de dange-
reux empiétemens et à défendre les dernières prérogatives de la
couronne. Il fallait, pour s'acquitter d'une tâche pareille, de l'ab-
négation, une rare souplesse d'esprit et surtout l'autorité que donne
378 REVLE DES DEUX MONDES.
une grande situation personnelle. Incliner du côté de la Prusse,
c'était exaspérer les particularistes ; réagir contre sa politique, c'était
provoquer l'indignation des nationaux. Plus le parti patriotique,
composé de catholiques et de démocrates, marquait des tendances
exclusives, plus le parti libéral, par haine de l'ultramontanisme et
du radicalisme, affirmait le sentiment de l'unité.
C'est dans ces conditions que le prince de Hohenlohe, dès son
entrée au pouvoir, traça devant les chambres, dans un long dis-
cours, le programme de sa politique. Il évita toute allusion à une
confédération séparée, prévue par le traité de Prague, il répudia
tout protectorat étranger, soit autrichien, soit français, il proclama
en revanche la nécessité d'une intime alliance politique et mili-
taire avec la Prusse, fondée à la fois sur le sentiment national et
sur les intérêts économiques de l'Allemagne.
Le langage que nous tenait le prince de Hohenlohe n'avait rien
d'équivoque ; il nous disait, dès son avènement au pouvoir, qu'il
considérait l'alliance de la Prusse comme une nécessité. Il ne se
faisait pas d'illusions sur le sort de la Bavière, il ne doutait pas
qu'elle ne fût absorbée un jour, mais il estimait que son existence
serait maintenue longtemps encore si, au lieu de rester isolée, elle
prenait résolument son point d'appui à Berlin. — Il en coûtait à
notre diplomatie de s'incliner devant des idées aussi nettement for-
mulées; elle faisait observer qu'un pays de cinq millions d'âmes
n'était pas si faible qu'il ne pût, au moyen d'un système d'alliances
virilement conçu, sauvegarder son autonomie ; elle pensait que c'était
chose grave de s'engager dans une voie qui conduirait fatalement
à la médiatisation et que, vis-à-vis d'un roi de vingt ans et d'une
opinion si manifestement hostile à ces tendances, une telle réso-
lution prenait une gravité exceptionnelle.
Le ministre dirigeant du roi Louis n'en maintenait pas moins son
programme. Rester fidèle aux traités d'alliance signés avec la
Prusse et se mettre en mesure de pouvoir les exécuter, le cas
échéant; — chercher à créer un lien national entre le Nord
et le Midi, sans aliéner l'autonomie du pays, — reconstituer l'as-
sociation douanière sans s'exposer à une médiation économique,
— et rattacher l'Autriche à l'Allemagne, — telles paraissaient être
les lignes principales de sa politique. C'est tout ce qu'à Berlin on
pouvait demander à un ministre, miné à la cour par des influences
occultes, harcelé dans les chambres par une coalition passionnée et
traîné chaque jour sur la claie par la presse cléricale et démocra-
tique. Mais c'était plus que ne voulait la Bavière ; le parti ultra-
montain et le parti avancé protestaient à l'envi contre un programme
qui plaçait, disaient-ils, les destinées du pays dans le cabinet mili-
taire du roi de Prusse. Le président du conseil dut atténuer ses
LA FRANGE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 379
tendances, tant à la tribune que dans ses entretiens avec les chefs
parlementaires. Il avait parlé en homme d'état qui compte avec les
réalités, mais son langage dépassait la sagesse du pays et ne répon-
dait pas à ses instincts.
Les masses en Bavière étaient moins passionnées pour le senti-
ment de l'unité que pour la liberté. Il en était de même dans tout
le Midi. Dès le lendemain de 1815, des tribunes s'étaient élevées à
Munich, à Stuttgart, à Garlsruhe, malgré les réclamations de la
Prusse et de l'Autriche. En 18A8, on avait protesté non-seulement
contre la constitution que le parlement allemand venait de décréter
à Francfort, mais une partie de l'assemblée constituante s'était re-
tirée à Stuttgart pour se défendre contre l'hégémonie prussienne, et
la république était proclamée dans le grand-duché de Bade.
Ces souvenirs, auxquels s'ajoutaient les ressentimens de 1866,
étaient trop récens pour ne pas imposer au ministre dirigeant du
roi Louis une grande circonspection dans ses négociations avec la
Prusse. Il avait à se justifier du reproche d'être l'exécuteur com-
plaisant des volontés du cahinet de Berlin. Et cependant ce n'était
pas le prince de Hohenlohe qui avait signé les traités d'alliance, il
les avait trouvés dans les archives de son ministère. Il avait en re-
vanche sauvegardé, dans une mesure inespérée, les intérêts écono-
miques de la Bavière lors de la reconstitution du Zollverein ; il avait
refusé obstinément de livrer à la Prusse les postes et les télégra-
phes, et dans les pourparlers au sujet des places fortes et de la
réorganisation de l'armée, il avait prouvé qu'il n'était pas homme
à sacrifier l'autonomie militaire de son pays. Au lieu d'être secondé
dans ses efforts par ses collègues du Midi, il n'avait rencontré que
du mauvais vouloir ou des arrière-pensées mesquines à Stuttgart
et à Garlsruhe. A l'intérieur, ses difficultés n'étaient pas moins
grandes. Les affaires les plus urgentes restaient pendant des mois
accumulées dans le cabinet du roi ; la présidence du conseil n'était
qu'illusoire, car chaque ministre agissait à sa guise, la solidarité
n'existant pas dans les actes du gouvernement (1). Aussi le prince
(1) Dépêche d'Allemagne. — « Le pont en pierre construit sur le Rhin, entre Man-
beini et Ludwig<-bafen, destiné à relier les lignes ferrées du grand-duché de Bade et
de la Bavière rhénane, seri inauguré dans le courant du mois d'août. On s'était
flatté que le roi Louis rehausserait par sa présence l'éclat de cette fête. On y comptait
d'autant plus qu'il s'est refusé, depuis son avènement au trône, à visiter le Palatioat,
qu'on a aujourd'hui un véritable intérêt à ménager, car les populations de cette pro-
vince se montrent particulièrement mécontentes de l'impôt projeté sur le tabac et de
l'afigravation des charges que leur vaut le nouvel état de choses en Allemagne. Le
baron Charles de Rothschild s'était rendu à Munich, au nom de la compagnie du che-
min de fer de Ludwigi.hafen, dont il est le président, pour inviter Sa Majesté bava-
roise. Mai«, malgré sa grande situation financière et l'appui qu'il a prêté récemment
au crédit de la Bavière, il n'a pas pu, bien qu'appuyé par le président du conseil,
380 REVUE DES DEUX MONDES.
de Hohenlohe offrait-il souvent sa démission, impatient d'être déli-
vré d'un fardeau aussi pénible et si peu digne de son nom. Sans les
instances de son frère, le duc de Ratibor, et de son beau-frère, le duc
d'Ujest, et sans son amour pour la cause publique, il eût abandonné
un poste ingrat, pour laisser à d'autres le soin de se défendre contre
des attaques passionnées. Mais la pénurie des hommes d'état était si
grande en Bavière, qu'on ne savait par qui le remplacer (1).
Telle était la situation à Munich, et c'est parce que M. de Bis-
marck s'en rendait compte, qu'il avait pu à Paris, sans rien con-
céder, parler de son désintéressement à l'endroit du Midi. Il n'en
poursuivait pas moins, sous main, avec une ardeur infatigable," la
réorganisation des armées méridionales et leur fusion avec les
armées du Nord, et c'est pour permettre aux gouvernemens de
Bavière et de Wurtemberg d'arracher aux chambres la sanction des
traités d'alliance et des conventions militaires, qu'il évitait toute
pression ostensible.
II.
L'exposition était dans son plein, lorsque dans les premiers
jours de juillet la reine Augusta parut à la cour des Tuileries.
Elle était venue sans apparat, suivant les habitudes de la maison
de Prusse, avec une suite peu nombreuse, sous le voile de l'in-
cognito. Elle s'effaçait volontiers, sans oublier son rang et son
origine. Sa démarche révélait d'ailleurs sa race, elle n'avait pas
besoin d'un trône pour mettre en relief sa royale distinction. Appli-
quée dès son enfance aux études, elle avait pris dans le contact
des hommes éminens que son grand-père, le duc Charles-Auguste,
attirait à la cour de Weimar, un goût marqué pour les belles-
lettres. Sa conversation, d'où le sérieux n'excluait point l'agrément
ni parfois un peu d'apprêt, dénotait des arrière-pensées litté-
arri ver jusqu'au roi, qui, depuis sa brouille avec l'auteur du Tannhaiiser, serait moins
accessible que jamais. M. de Rothschild est revenu de Munich assez mortifié de
l'insuccès de sa démarche. Il m'a fait de la cour de Bavière un tableau peu édifiant.
Il m'a dit que le roi était inaccessible à ses ministres, qu'il fallait la croix et la ban-
nière pour lui enlever une signature, qu'il subordonnait les affaires de l'état aux rêves
de son imagination. Ces détails, et d'autres encore que m'a donnés M. de Rothschild,
montrent dans quelles conditions difficiles s'exerce le pouvoir en Bavière; ils expli-
quent aussi l'affaissement politique d'un pays jadis ambitieux et qui perd insensible-
ment le souvenir de son indépendance passée et les traditions de son histoire. »
(1) Dépêche d'Allemagne. — « Ce qui fait la force du prince de Hohenlohe et le
maintiendra au pouvoir, malgré l'hostilité des partis, les dissentimens au sein du con-
seil et les intrigues de la cour, c'est la difficulté de le remplacer. C'est aussi, indé-
pendamment de la pénurie d'hommes politiques, le caractère du roi qui, bien que
volontaire et ombrageux, est flatté d'avoir un grand seigneur à la tète de son cabinet ;
il attache plus d'importance aux dehors de la royauté qu'aux devoirs qu'elle impose.»
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 381
raires. « Les princes, a dit La Bruyère, sans autre science ni autre
règle, ont un goût de comparaison ; ils sont nés et élevés dans le
centre des meilleures choses, à qui ils rapportent ce qu'ils lisent,
ce qu'ils voient, ce qu'ils entendent. » La reine Augusta avait vécu
dans l'intimité du plus grand génie littéraire du siècle, et elle n'ou-
bliait pas ce qu'elle avait vu, lu et entendu. Goethe l'avait initiée à
la poésie, à la philosophie ; il lui avait appris que la force brutale
ne primait pas la puissance intellectuelle. Exempte de préjugés,
sa vie vouée aux œuvres de l'esprit, au culte de la charité, mon-
trait qu'elle était digne d'un si grand enseignement. Elle avait les
amitiés longues, sûres, fidèles, et le courage de ses pensées. Les
ambitions de la politique, les rivalités et les haines qu'elle engendre
n'avaient pas de prise sur son âme ; les sympathies qui dès sa jeu-
nesse l'attiraient vers la France, si grande alors par l'éclat de sa
littérature, de son éloquence, de sa science et de ses œuvres d'art,
devaient résister à toutes nos vicissitudes (1). La reine jouissait des
élégances de Paris, elle admirait le faste que déployait la cour, sans
toutefois l'envier; elle n'eût pas échangé la vie calme, réglée de
son modeste palais de Coblentz contre les agitations et les splen-
deurs des Tuileries. Elle rendait hommage à la beauté de l'impéra-
trice, en qui elle trouvait réunies à la noblesse d'une Espagnole
l'aisance et la grâce d'une Française ; elle plaignait l'empereur, dont
le front lui paraissait voilé de noirs soucis.
« Je crois, disait-elle, que Napoléon III, le marquis de Moustier
et M. Rouher désirent sincèrement vivre en paix avec nous et tout
le monde, mais l'armée et les partis cachent à peine leurs ressen-
timens contre la Prusse et le désir de se mesurer avec elle. Cepen-
dant, ajoutait-elle, pour corriger cette impression, on s'efforce, même
dans les cercles où l'on ne nous aime pas, à ne pas me le faire sen-
tir, et partout on mè ménage un accueil empressé et sympathique.»
La reine pensait que, si l'empereur modifiait sa politique intérieure
et inaugurait le régime représentatif, qu'elle tenait comme le meil-
leur pour les gouvernemens et les peuples, il pourrait sans guerre
vaincre les difficultés croissantes qui menaçaient de fondre sur la
France comme un orage. Notre armée lui laissait une bonne impres-
sion, bien qu'elle trouvât que l'armée prussienne ne le lui cédait en
rien. Elle n'en souhaitait pas moins sincèrement la paix pour que la
Prusse pût terminer en sécurité l'œuvre si glorieusement commen-
cée : « Je tiens pour la paix, disait-elle; le dieu d'airain de la guerre
n'a jamais eu de charme pour moi, même couronné de lauriers. »
Depuis l'évacuation du Luxembourg, la diplomatie prussienne
avait constaté dans l'attitude des ministres dirigeans des états
(1) La reine Augusta a témoigné pendant la guerre à nos blessés et à nos pri-
sonniers la plus touchante sollicitude.
382 REVUE DES DEUX MONDES.
allemands un souci plus marqué de leur indépendance. Il lui re-
venait qu'ils se plaignaient de ses exigences et cherchaient à se
soustraire à une pression parfois humiliante. C'étaient d'inquié-
tans symptômes pour une politique ombrageuse, bien que les vel-
léités d'émancipation ne se fussent traduites encore qu'en paroles,
et fort discrètement, sous le manteau de la cheminée. M. de Bis-
marck faisait semblant de ne rien entendre, il laissait aux princes
alliés ou confédérés l'innocente satisfaction de se faire illusion sur
leur situation et de paraître à la cour des Tuileries avec le pres-
tige que donne la souveraineté lorsqu'elle est indépendante (1).
La reine cependant ne put s'empêcher de remarquer que le roi
de Wurtemberg, qui se trouvait à Paris en même temps qu'elle,
recevait d'un air dégagé et triomphant les attentions dont on le
comblait : « Vous êtes donc venu à Paris, lui dit-elle sur un ton
plaisant, pour comploter et fomenter des coalitions contre nous? »
Le roi protesta, tout en se redressant, heureux sans doute qu'on
pût le croire encore en état de nouer des alliances. » C'est égal,
(1) Dépêche d'Allemagne. Juillet 1867. — « On ne saurait être trop circonspect en
caractérisant la politique des cours du Midi, si tant est qu'elles aient une ligne de
conduite nettement tracée. Leurs tendances étaient déjà bien difficiles à définir du
temps de la diète, elles variaient selon le cours momentané de leurs passions et
de leurs intérêts. La tâche s'est compliquée encore pour notre diplomatie depuis
qu'elles ont été forcées d'aliéner malgré elles, entre les mains de la Prusse, leur
liberté d'action et de se rendre solidaires de ses résolutions. Elles n'ont plus en effet
les points d'appui si commodes qu'elles trouvaient à Vienne et à Francfort ; elles ne
sont plus en nombre suffisant pour se coaliser utilement, comme elles le faisaient si
volontiers sous l'inspiration de M. de Beust et de M. de Pfordtcn ; et elles ne sont pas
encore arrivées, il s'en faut de beaucoup, à oser publiquement tourner leurs regards vers
la France, bien qu'au fond du cœur elles suivent avec une certaine satisfaction le dé-
veloppement que prennent nos arméniens.
« Toutefois, on ne saurait le méconnaître, leur condition s'est sensiblement amé-
liorée dans ces derniers mois. Elles se sont émancipées quelque pou de la pression
que le cabinet de Berlin exerçait sur elles; elles commencent à discuter au lien
d'obéir aveuglément. L'opinion publique, qui s'est manifestée si énergiqucment dans
tout le Midi, devait réagir forcément Kur l'attitude des gouvernans. M. de Varnbûhler
et le prince de Hohenlohe ont compris, en temps opportun, qu'ils compromettaient
leur popularité et leurs portefeuilles en sacrifiant trop ouvertement à la Prusse. Ils
ont déclaré, pour tranquilliser l'opinion, qu'ils n'avaient nullement l'intention d'en-
trer avec armes et bagages dans la Confédération du Nord, et ils ont cherché une
formule qui permît au Sud de se grouper et de s'organiser militairement pour consti-
tuer ensuite, dans des conditions plus avantageuses, le lien national avec le Nord,
prévu par le traité de Prague. Mais la Prusse n'a aucun intérêt à laisser le Midi sortir
de sa situation précaire pour former une union militaire distincte qui conduirait fata-
lement à une confédération des états du Midi, avec laquelle on aurait à compter
plus sérieusement qu'avec des gouvernemens isolés, divisés. Les ministres actuels
peuvent bien être personnellement de bonne foi et offrir toute sécurité au cabinet de
Berlin; mais, au-dessus d'eux, se trouvent des cours jalouses, et, derrière eux, des
partis passionnés, impatiens de secouer le joug et peu soucieux d'exécuter des en-
gagemens contractés sous l'empiie de la nécessité. »
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 383
disait la reine, j'ai peine à comprendre que les princes du Midi se
montrent si prévénans pour la France, tandis qu'ils nous dissimu-
lent si peu leur mauvais vouloir. Soyons prêts, ajoutait-elle ; que
l'esprit allemand se réveille et que le Midi, malgré ses sentimens
particularistes, soit au jour des épreuves notre fidèle auxiliaire. »
Être prêt, telle était en effet la constante préoccupation de la
cour de Prusse et de son gouvernement. Il y avait à peine quinze
jours que le roi, à son débotté au château de Babelsberg, avait
télégraphié à l'empereur « qu'il ne saurait oublier l'accueil plus
qu'aimable et amical dont il avait été l'objet à Paris pendant son
séjour à jamais mémorable, » et déjà, à Berlin, on était redevenu
nerveux. On s'était flatté que des démarches de courtoisie et des
protestations sympathiques feraient oublier à la cour des Tuileries
d'amers déboires, et l'on croyait s'apercevoir que si l'accueil fait au
roi avait été empreint d'une sincère cordialité, notre politique, en re-
vanche, n'avait rien sacrifié de ses prétentions. Aussi la crainte com-
mençait-elle à succéder à la sécurité dans laquelle on s'était complu.
On redevenait soupçonneux, on se préoccupait des plus petits sym-
ptômes pour les commenter et y trouver la trace de nos arrière-pen-
sées. Les esprits chagrins allaient jusqu'à prétendre que l'accueil
fait au prince royal à son second voyage à Paris avait été marqué de
moins d'abandon et de cordialité que le premier. On ne s'arrêtait pas
en si bon chemin, on attribuait le revirement dans nos dispositions
aux difficultés croissantes de notre situation intérieure. On voyait
dans les attaques dont le gouvernement était l'objet dans la presse
et au corps législatif le réveil irrésistible de passions longtemps
comprimées, et l'on craignait que l'empereur, malgré ses sentimens
concilians, ne fût, un jour ou l'autre, forcé de recourir à un puis-
sant dérivatif, tout indiqué dans une guerre contre la Prusse. Les
correspondances du comte de Goltz n'étaient pas de nature à atté-
nuer ces appréhensions. Elles rapportai 'nt des propos inconsidé-
rés tenus dans nos salons et dans nos cercles militaires ; elles di-
saient que nos armemens se poursuivaient sans relâche ; elles
appelaient surtout l'attention sur le développement inquiétant et
mystérieux de notre artillerie. Il était revenu aussi à l'ambassa-
deur du roi que le cabinetdes Tuileries comptait reprendre en main,
avec une énergie nouvelle, la question du Schleswig, et que M. Bôhic,
— voire même le prince Napoléon (l), — serait envoyé à Copenhague
pour encourager la résistance que le gouvernement danois opposait
à la Prusse.
(1) « On parle d'une mission du prince Napoléon à Copenhague, écrivait le 18 juillet
la Gazette de l'AUemagne du Nord. De quelle nature est cette miasion? On ne le
dit pas. La presse danoise ne manquera pas d'expluiier cette nouvelle pour éveiller
des espérances qui resteront aussi chimériques que celles dont on se berçait en 1806.»
384 REVUE DES DEUX MONDES.
L'empereur attachait, en eflet, une importance exceptionnelle
à l'article 5 du traité de Prague, lequel consacrait un principe qui lui
était cher : celui des nationalités. Il y voyait comme la confirmation
du vœu qu'il avait solennellement émis à la veille de la guerre, dans
son manifeste du il juin 1866. Il avait à cœur aussi de venir en aide
au Danemark et de racheter par une assistance, malheureusement
tardive, les erreurs de sa politique qui avaient eu pour notre plus an-
cien et plus fidèle allié de si funestes conséquences. C'était pour lui
un cas de conscience et presque de remords. Mais les démaîches
qu'il prescrivait à sa diplomatie n'avaient rien que de légitime et de
pacifique ; c'était par la persuasion et non par une mise en demeure
qu'il espérait amener le cabinet de Berlin à lui prouver que, sur
cette question du moins, après l'oubli de tant de promesses, on
tenait à le satisfaire et à ne pas méconnaître l'autorité de
sa médiation. Il se refusait à comprendre que le gouvernement
prussien était inaccessible à des considérations fondées sur les ser-
vices rendus, que la reconnaissance en politique était pour lui un
mot dénué de sens.
M. de Bismarck ne contestait pas la validité de l'article 5 du traité
de Prague, mais l'ayant subi sous îa pression de notre intervention,
il entendait l'interpréter à sa guise, dans la mesure la plus restreinte.
Il trouvait étrange que la diplomatie française intervînt ostensible-
ment dans ses pourparlers avec la cour de Copenhague après les
assurances qu'il lui avait fournies. Il ne se l'expliquait qu'en nous
prêtant l'intention d'exploiter la question danoise avec l'arrière-pen-
sée de nous assurer un prétexte pour de futures agressions. Aussi,
pour se mettre à l'abri des surprises, le gouvernement prussien in-
vitait-il ses agens diplomatiques à surveiller plus que jamais les
manifestations de notre politique et donnait-il l'ordre à ses états-
majors de se tenir prêts à toutes les éventualités. On croyait les
passions éteintes après les franches et cordiales explications échan-
gées à Paris entre les souverains et déjà elles se ravivaient.
A Pétersbourg aussi, mais pour des motifs bien différens, les
souvenirs rapportés de France commençaient à s'altérer. Le prince
Gortchakof était redevenu défiant ; la présence du sultan à Paris
lui causait des insomnies, et lui inspirait des réflexions sarcastiques.
Il reprochait à M. de Moustier son faible pour les Turcs, déjà il le
Yoyait converti à l'islamisme. Il craignait que le chef des croyans ne
jetât sur lui quelque charme magique et ne lui fît oublier les sermens
qu'ils avaient échangés dans un pro-rûemoria solennel. Il avait peur
surtout que l'éclatant accueil fait àAbdul-Azis ne rehaussât son pres-
tige en Orient, au détriment de l'influence européenne et que, par
suite, l'entente de la France et de la Russie, si secourable aux chré-
tiens, ne perdît de son autorité. Il nous faisait entendre qu'il considé-
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 385
Ferait notre attitude vis-à-vis du sultan comme une pierre de touche
pour les assurances qu'il avait rapportées de Paris, il se plaisait à
croire que nous ne négligerions aucun effort pour déterminer la
cession de la Crète à la Grèce. Il rappelait aussi, pour nous don-
ner à réfléchir, qu'il avait été, dès son entrée aux affaires, le pro-
moteur, l'instigateur de l'alliance si confiante qui avait uni les deux
empereurs jusqu'aux événemens de Pologne. Ses goûts politiques,
disait-il, n'avaient pas varié et son voyage en France n'avait pu que
les fortifier. Toutefois, il ne se dissimulait pas que la tendance seule
d'un rapprochement de la France et de la Russie avait déjà causé des
ombrages, éveillé des susceptibilités, et que des influences jalouses
chercheraient vraisemblablement à troubler l'accord qu'il avait su
amener péniblement par l'entrevue des deux empereurs. « Il serait
donc à désirer, ajoutait-il, pour nous stimuler, qu'il ne puisse rester
dans l'âme de l'un et de l'autre des souverains aucun doute sur le
désir de traduire en faits les paroles amicales qu'ils ont échangées. »
M. de Moustier s'étonnait à bon droit des défiances que la pré-
sence du sultan en France et les honneurs qu'on lui témoignait
inspiraient à la cour de Russie. Il avait pensé qu'à Pétersbourg on
serait frappé comme à Paris du progrès que révélait dans le monde
oriental un acte aussi considérable et aussi nouveau que le voyage
en Europe du chef de l'islamisme. « Je n'y ai rien vu quant à moi,
disait-il au baron de Budberg, qu'une occasion inespérée de faire
prévaloir avec plus d'autorité et de succès les pensées de rénova-
tion qui sont le but de notre commune politique. »
Le prince Gortchakof avait du goût pour M. de Moustier, il ap-
j)réciait la distinction de ses manières, sa nature loyale, son esprit
net et rapide : il passa du doute à la confiance. « Les Turcs, disait-il,
entièrement tranquillisé, s'étaient bercés d'espérances, ils ont dû
en rabattre en face de notre entente résolue et persistante. Vous
leur avez tenu un langage excellent; ils ont dû se convaincre que la
Russie ne veut ni la destruction de leur empire, ni aucun agran-
dissement de territoire. J'espère qu'ils secoueront leur torpeur,
qu'ils reconnaîtront que le moment de passer à l'action est venu et
que nos efforts pour calmer et retenir les populations chrétiennes
seraient insuffisans si nous n'arrivions pas à leur offrir la cession
de la Crète comme un gage de l'intérêt que l'Europe porte à ses
coreligionnaires d'Orient. »
Le vice-chancelier nous avait promis de faire entendre les con-
seils de la sagesse à Berlin en échange du concours que nous lui
prêtions sur le Bosphore. M. de Moustier lui rappela que si la
Russie était préoccupée de l'Orient, la France ne l'était pas moins
de l'Occident et que s'il existait une question de Crète, les conquêtes
TOME Lxxni. — 1886. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Prusse avaient soulevé une question danoise, tout aussi digne
d'éveiller la sollicitude du cabinet de Pétersbourg. Il s'efforça de
lui faire comprendre qu'une démarche pressante de sa part auprès
du comte de Bismarck, qui l'écoutait si volontiers, ne manquerait
pas de l'impressionner et qu'il rendrait ainsi à la paix, et à la France
en particulier, un signalé service.
Le prince Gortchakof ne se fit pas prier ; il adressa une dépêche
officielle au gouvernement prussien et écrivit une lettre particu-
lière à M. de Bismarck, qui se trouvait alors à Varzin (1). Il interve-
nait volontiers entre Paris et Berlin ; il lui plaisait de recevoir les
confidences de deux cours rivales et de leur donner des conseils.
Le rôle de conciliateur lui offrait plus d'un avantage, flattait son
amour-propre et lui permettait de régler le jeu de sa politique.
« Je tâcherai d'être bref, mon cher comte, écrivait-il au solitaire
de Varzin dans un langage qui n'était pas exempt d'emphase, pour
ne pas introduire dans votre retraite agreste un élément qui en
troublerait la quiétude. Toutefois, ayant aperçu un écueil dans les
eaux où nous naviguons en commun, je ne peux pas me dispenser
de le signaler au pilote habile qui en a tourné tant d'autres.
« J'aime à croire que, comme moi, vous avez emporté de Paris l'im-
pression que l'empereur Napoléon désire sincèrement la paix, mais
qu'il reconnaît les difficultés de la maintenir durablement au milieu
des passions qui s'agitent autour de lui et qu'il compte sur votre
concours pour lui faciliter la tâche.
a Nous avons épuisé ce thème jusqu'à satiété. Vous vous rappelez
que d'autres questions vous ont été signalées comme celles que les
esprits ardens pourraient exploiter pour surexciter les passions : la
question d'Allemagne et celle du Schleswig.
« Quant à la première, la lettre que j'ai adressée d'ordre de l'em-
pereur à Budberg, le 28 juin, et dont la copie est entre vos mains,
vous aura rendu compte de nos efforts pour rassurer la cour des
Tuileries. Ils n'auront pas été infructueux, je l'espère.
« Mais la question danoise reste en souffrance et je ne vois pas
d'issue dans la voie où l'on est entré. Je suis convaincu de l'équité
et même de la générosité des sentimens du roi Guillaume. Je suis
également pénétré de la hauteur de vos vues, de l'élévation d'une
pensée qui n'embrasse que de vastes horizons et du jugement su-
périeur d'un homme d'état qui ne confond pas les petits intérêts
avec les grands. Sous ce dernier rapport il n'y en a pas qui aient aux
(1) Papiers de M. de Moustier. — Le prince Gortchakof fit remettre à M. de Mous-
tier, par le baron de Budberg, une copie de sa lettre au comte de Bismarck pour lui
administrer une preuve manifeste de son désir de nous être utile.
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 387
yeux de mon auguste maître plus de valeur que ceux de la conser-
vation de la paix.
« Et certes, cette appréciation de Sa Majesté est désintéressée, au
plus haut degré, car la Russie n'a rien à redouter d'un conflit entre
vous et la France ; bien des gens croient même qu'elle pourrait en
tirer de l'avantage.
« Si je suis bien informé, la cour des Tuileries s'est abstenue jus-
qu'à présent de toute insistance prématurée auprès de vous sur la
question du Schleswig, pour ne pas blesser vos susceptibilités par
une pression. Mais je sais que l'empereur Napoléon en est sérieuse-
ment préoccupé, surtout en vue de l'influence que la solution est
appelée à exercer sur ses rapports avec la Prusse. Il désire que ces
rapports conservent le caractère d'une bonne intelligence, mais il
craint que si le statu quo d'incertitude actuelle se prolongeait, une
surexcitation de l'opinion en France ne le mette dans un cruel em-
barras. Il nous l'a franchement confessé.
« Il nous semble qu'il serait grandement temps de venir à son se-
cours pour l'aider à accomplir la noble tâche d'une paix durable.
« Vous n'ignorez pas nos sympathies pour le Danemark, rfiais
nous désirons nous tenir à l'écart de toute immixtion qui aurait
l'apparence d'une intervention dans une question qui devrait être
résolue à l'amiable par les partis intéressés. Mieux que personne,
vous pourrez trouver une solution acceptable.
« Laissez-moi finir en disant que lorsque vous paraîtrez personnel-
lement sur la scène, alors je serai convaincu que de bonnes choses
sont en train de s'accomplir. »
Il était difficile de mettre plus de bonne grâce et plus de chaleur
à nous satisfaire. Le prince Gortchakof payait comptant, mais sa
monnaie n'était pas sans alliage. Tout en se constituant notre avocat,
il aj)prenait à M. de Bismarck qu'il n'avait rien à redouter de la
Russie, qu'elle était décidée à ne pas entrer personnellement dans
le débat. Il insinuait aussi, par une phrase équivoque dont le sens
ne pouvait échapper, que, si un conflit devait éclater, « la Russie,
au dire de bien des gens, ne pourrait qu'y trouver de l'avantage. »
Sa politique était celle de la main libre et du plus oITrant.
M. de Bismarck n'avait pas eu le dernier mot dans l'aflaire du
Luxembourg; ses adversaires ne cessaient de lui rappeler que
l'Allemagne, vaincue sans combattre, avait été contrainte à reculer
sinon ses frontières, du moins sa ligne de défense. Il comptait bien
un jour ou l'autre prendre sa revanche et confondre ses détrac-
teurs. Le roi venait de lui conférer le titre de chancelier de la Con-
fédération du Nord avec de larges attributions (1). Il allait tout ab-
0) Il fut nommé le 18 juillet 1867.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
sorber en ses mains, devenir le grand ressort et le balancier de la
machine compliquée qu'il avait imaginée, dont il avait le secret et
qui se serait détraquée s'il n'avait été là pour la surveiller et la faire
aller (1). Il n'attendait qu'une occasion pour affirmer sa toute-puis-
sance et prouver à l'Allemagne que les intérêts de sa dignité et de
sa grandeur étaient désormais en mains sûres. M. de Moustier, dont
le jeu serré l'avait déconcerté au mois d'avril, devait lui fournir
le prétexte de parler haut et de nous faire subir une défaite diplo-
matique.
Les négociations entre Berlin et Copenhague traînaient ; elles pa-
raissaient sans issue. La Prusse réclamait pour les populations alle-
mandes des districts du Schleswig septentrional, qu'elle se mon-
trait disposée à rétrocéder, des garanties qui lui eussent constitué
un véritable droit d'ingérence dans les affaires intérieures de la
monarchie danoise. Au lieu de s'en remettre aux lois du pays, qui
étaient fort libérales, pour la protection de ses nationaux, elle ré-
clamait des clauses spéciales, leur assurant la liberté de leur langue,
de leur culte et le droit de réunion. Les exigences émises en 1853
à Gonstantinople par le prince Menchikof n'étaient rien auprès des
prétentions qu'inspirait au cabinet de Berlin l'amour de la nationa-
lité allemande. M. de Bismarck déclarait, en outre, que le roi ne
consentirait jamais à rendre ni Duppel ni l'île d'Alsen, qu'il consi-
dérait comme le prix du sang versé par son armée.
L'empereur attendait une solution avec impatience ; il avait foi
dans les assurances qu'il avait recueillies, aux Tuileries, de la
bouche de M. de Bismarck ; il s'en prenait aux lenteurs de sa di-
plomatie. M. de Moustier dut rappeler au gouvernement prussien
les engagemens moraux qu'il avait contractés avec nous. Il était
convaincu que le chancelier ne resterait pas insensible au
plaidoyer que le prince Gortchakof avait soumis « à ses mé-
ditations agrestes » et ferait de son mieux pour nous satisfaire. Il
jugea donc opportun de s'expliquer avec lui sur la note peu conci-
liante, adressée au cabinet de Copenhague. « Si la rétrocession, di-
sait-il, était un acte de pure libéralité, la Prusse aurait le droit
(1) « Le chancelier, qui tient si peu de place dans la constitution, en tient beau-
coup dans la Confédération du Nord; il en est l'âme, la cheville ouvrière; tout passe
par ses mains et tout y revient; c'est par lui que tous les rouages de la machine s'en-
grènent; il préside, il dirige, il parle, il agit, il propose et il dispose. 11 y a dans sa
situation quelque chose d'indéfinissable, de savantes obscurités, de mystérieuses com-
plications. Il répond de la politique étrangère, des finances, de l'administration mili-
taire et des affaires intérieures; en réalité, il ne répond de rien parce qu'il répond de
tout, il n'est responsable qu'envers son roi, auquel il a donné cinq provinces. La con-
stitution aurait dû stipuler que le chancelier fédéral est tenu d'Otre un homme uni-
versel, un génie. » (M. Victor Cherbuliez, VAlUmagne nouvelle.)
LA FRANCE ET LA PKUSSE DE 1867 A 1870. 389
d'y mettre telle condition qui lui plairait, mais elle reconnaît que
l'obligation de rétrocéder dérive d'un article du traité de Prague ;
or l'article 5 ne stipule aucune réserve. Les conséquences de la
demande du cabinet de Berlin seraient de créer, dans les districts
rétrocédés, des communautés allemandes, spécialement protégées
par la Prusse et de lui conférer un droit régalien d'intervenir dans
les affaires intérieures du Danemark. M. de Bismarck sait, ajou-
tait la dépêche, de quels sentimens de conciliation nous nous
sommes toujours montrés animés ; il ne saurait donc se méprendre
sur le caractère de nos observations. »
Notre ministre des affaires étrangères transmettait ces instruc-
tions à M. Lefèvre de Béhaine, un agent expérimenté, plus enclin
à la conciliation qu'aux témérités; il était certain qu'elles seraient
interprétées avec tact.
Rien n'autorisait donc à prévoir qu'une démarche faite avec me-
sure par un diplomate de carrière, d'une prudence calculée, serait
mal interprétée et que ses paroles et ses actes seraient travestis
pour servir de thème à des attaques passionnées contre la France.
A peine M. Lefèvre de Béhaine eut-il manifesté l'intention de
présenter quelques observations au sujet des communications faites
au cabinet de Copenhague que M. de Thile, en proie à une vive
émotion, réelle ou feinte, lui dit en l'interrompant : a Ceci est
grave ; il ne m'est pas permis de vous écouter avant d'avoir pris
les ordres du roi. »
Notre chargé d'affaires revit le sous-secrétaire d'état le lende-
main. M. de Thile paraissait remis de son émotion, il était l'esclave
de ses consignes ; il se montra cette fois disposé à écouter avec sé-
rénité les observations que les affaires du Schleswig suggéraient au
gouvernement de l'empereur, mais il se borna au rôle d'auditeur
attentif. M. Lefèvre de Béhaine, pour mieux le convaincre de nos
sentimens, ne crut pas se départir de ses instructions en lui lais-
sant lire sa dépêche. M. de Thile prit des notes, il ne discuta pas,
il ne contesta pas les engagemens moraux de la Prusse, mais il posa
sèchement, comme un fait, sans le commenter, que le traité de
Prague avait été conclu entre la Prusse et l'Autriche.
Au sortir de l'entretien, le sous-secrétaire d'état s'empressa de
demander au ministre de Danemark si le chargé d'affaires de
France lui avait parlé de sa démarche, sans doute pour s'assurer,
s'il y avait connivence entre les deux gouvernemens. « La commu-
nication qu'il vient de me faire est d'une extrême gravité, lui dit-
il, elle est de nature à frapper vivement l'esprit du comte de Bis-
marck ; tout ce qui aurait l'air d'une menace, ne l'oubliez pas, le
poussera aux déterminations les plus contraires aux intérêts du
Danemark. »
â90 REVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain, les journaux allemands parlaient en termes acerbes
d'ingérence étrangère ; ils affirmaient que la France s'était permis
de passer une note au cabinet de Berlin au sujet du Schleswig, qu'elle
se mêlait de ce qui ne la regardait pas, et qu'on ne lui permettrait
pas d'invoquer un traité qu'elle n'avait pas signé.
On répétait sans cesse que le gouvernement prussien avait le
désir le plus sincère d'entretenir avec le gouvernement de l'empe-
reur les rapports les plus confians, et cependant, il suffisait de
l'appréciation la plus modérée de notre part sur des questions qui
nous touchaient de près pour qu'aussitôt les susceptibilités prus-
siennes s'affirmassent avec violence et que la presse officieuse
surexcitât le sentiment national. Il semblait qu'on voulût appliquer
dans le centre de l'Europe la doctrine de Monroe et faire de l'Alle-
magne une espèce d'arche sainte, placée en dehors de tout contrôle.
Cette manière de procéder était pleine de dangers, elle avait l'in-
convénient d'ébranler à chaque instant la confiance publique. Les
esprits modérés en Prusse le déploraient vivement, ils craignaient
que, malgré les intentions conciliantes qui se manifestaient à la
cour, M. de Bismarck, dont ils redoutaient les emportemens, ne
finît, avec de tels procédés, par lasser notre patience. Il pouvait
lui convenir de tenir le patriotisme germanique sans cesse en ha-
leine au profit de sa popularité et de ses exigences intérieures,
mais cette manière d'agir, peu régulière, n'était pas de nature à
faciliter les rapports internationaux.
M. de Moustier ne s'expHquait pas les violences de la presse
allemande et l'inquiétude que sa démarche si mesurée provoquait
soudainement en Europe.
(( Les journaux, télégraphiait-il à notre chargé d'affaires, insis-
tent sur la remise d'une note française au sujet du Schleswig.
Comme vous n'avez donné lecture d'aucune note sur cette question
ni sur aucune autre, je regrette que le gouvernement prussien n'ait
pas tenu à éclairer ses journaux qui affirment des faits aussi maté-
tériellement faux et qui pourraient donner au public les notions les
plus erronées sur nos rapports avec la cour de Berlin. Je vous
prie de ne rien négliger pour que ces assertions soient démenties. »
M. Lefèvre de Béhaine interpella M. de Thile sur l'étrange inter-
prétation que la presse prussienne donnait à sa communication.
« Il n'y a pas eu de note passée, je le reconnais, lui répondit le
sous-secrétaire d'état, mais vous m'avez donné à lire la dépêche.
— C'est vrai, répliqua notre chargé d'affaires, je vous en ai laissé
prendre connaissance à titre confidentiel, pour vous permettre
d'être mieux à même d'apprécier l'esprit conciliant qui nous inspire,
mais je ne vous en ai pas donné lecture officielle et j'ai eu bien soin
de l'établir. »
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 391
M. de Thile avait l'entendement capricieux et l'ouïe intermit-
tente ; il prétendit n'avoir gardé aucun souvenir de cette réserve.
L'attitude de notre chargé d'affaires ne pouvait cependant laisser
aucun doute sur la nature amicale de nos observations verbales, et
sur l'absence absolue de tout ce qui dans le langage diplomatique
s'appelle une communication officielle. Ce n'est point en faire une
que de laisser jeter confidentiellement les yeux sur des instructions
confidentielles et un homme de l'importance de M. de Thile ne
pouvait s'y tromper. De pareilles méprises étaient de nature à rendre
bien difficiles avec le cabinet de Berlin des rapports qui doivent
reposer avant tout sur une confiance mutuelle et sur des usages
établis. « Surtout, tâchez de vous procurer quelque chose d'écrit, »
disait Frédéric II à Podewils. A défaut de pièces écrites, le gouver-
nement prussien donnait à des communications officieuses, faites
sous le manteau de la cheminée, le caractère de notifications offi-
cielles. II faisait faire à la France, malgré elle, une communication
qu'elle n'avait pas faite et qu'elle n'avait pas voulu faire.
La diplomatie russe restait spectatrice impassible de cet étrange
incident. Elle aurait pu cependant, sans trop se compromettre, inter-
venir dans le débat et prier le chancelier fédéral de faire cesser
une équivoque qui mettait derechef l'Europe en émoi. Mais le mi-
nistre de Russie à Berlin penchait plutôt du côté de la Prusse. Il se
demandait s'il était sage de soulever une question qui pouvait con-
duire à la guerre. « C'est sur l'Eider, disait-il philosophiquement,
que M. de Bismarck est venu pour la première fois affirmer la poli-
tique aventureuse qu'il a fait triompher ; c'est sur l'Eider que pour-
rait se décider cette fois la question s'il passera ou ne passera pas
le Main. »
Il est vrai qu'à Pétersbourg, dans ses épanchemens avec notre
ambassadeur, le prince Gortchakof inclinait plutôt de notre côté.
Il se posait en juge du camp. Il était d'avis que le droit de la France
n'était pas douteux, que la négociation de Nikolsbourg s'était passée
sous les yeux de notre ambassadeur, et qu'on n'avait inséré l'ar-
ticle 5 dans le traité de Prague que pour être personnellement
agréable à l'empereur Napoléon. Il s'étonnait, en ravivant l'amer-
tume de nos regrets, qu'à Berlin on pût oublier si vite les ser-
vices que nous avions rendus à la Prusse, en 1866, en lui permet-
tant de dégarnir les provinces rhénanes et de jeter toutes ses forces
en Bohême. Il voyait avec regret germer une nouvelle semence de
division entre la France et la Prusse. Les violons écarts auxquels
se laissait aller la presse des deux pays lui inspiraient de vives in-
quiétudes. Il avait déjà fait entendre de sages avis au comte de Bis-
marck, il lui avait conseillé de se montrer moins nerveux et d'en-
392 REVUE DES DEUX MONDES.
trer plutôt dans une voie systématique de bons procédés à notre
égard. Mais il craignait qu'une nouvelle pression ne produisît un ré-
sultat tout contraire.
Plus, en effet, on s'expliquait, plus on multipliait les efforts de
conciliation et plus se faisait jour l'antagonisme sorti des événe-
mens de 1866. Le moindre incident suffisait pour faire renaître
les anxiétés, car il révélait un état aigu qui semblait ne plus
laisser de place à aucune transaction. A Paris, on s'endormait vo-
lontiers dans une trompeuse tranquillité dès que les points noirs
s'atténuaient; mais, en Prusse, on ne perdait pas de vue un seul
instant la réalité des choses. L'éventualité d'une guerre avec la
France s'imposait à toute heure aux préoccupations de la cour de
Berlin.
Au moment oii notre diplomatie interrogeait le gouvernement
prussien sur ses intentions au sujet de l'article 5 du traité de Prague,
le roi Guillaume se trouvait à Ems. Il avait l'habitude, lorsqu'il s'éloi-
gnait de sa capitale, d'emmener avec lui une partie de son cabinet
politique et de son cabinet militaire. Il tenait aussi à s'entretenir,
dans les stations thermales, durant les séjours qu'il faisait si volon-
tiers, avec ses représentans à l'élranger. C'est en causant avec eux
et en les mettant à leur aise qu'il cherchait à se renseigner, mieux
encore que par leurs dépêches, sur l'opinion des pays où ils rési-
daient et sur les sentimens des cours auprès desquelles ils étaient
accrédités. C'était, chez lui, un précepte d'état de se consacrer en
quelque sorte exclusivement, sans permettre à son activité de
s'éparpiller, aux soins de l'organisation de son armée et de sa poli-
tique extérieure. — Ora et labora était sa devise.
Parmi les diplomates accourus dans la vallée de la Lahn se trou-
vait le comte de Bernstorff, ambassadeur de Prusse à Londres. Le
roi tenait à être exactement renseigné sur les dispositions de l'An-
gleterre en prévision d'une conflagration générale, qu'on était loin
de souhaiter, mais qu'on semblait toujours considérer comme iné-
vitable, sinon comme imminente.
Voici ce qu'on écrivait d'Allemagne sur les inquiétudes qui se
manifestaient alors à la cour de Prusse : « Vous voudrez bien me
permettre de vous résumer les considérations que l'ambassadeur
du roi à Londres a émises, à son retour d'Ems, dans des entretiens
dénués de tout caractère officiel. M. de Bernstorff aurait protesté
contre les arrière-pensées belliqueuses que l'on prête si volontiers
à son gouvernement. «Pourquoi la Prusse, aurait-il dit, poursuivrait-
elle la guerre ?N'a-t-elle pas à s'assimiler ses conquêtes, à se préoc-
cuper de son développement intérieur, et serait-il sage de risquer
les avantages que lui ont valus la dernière guerre? Ses intérêts
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 393
économiques et militaires sont aujourd'hui amplement satisfaits, elle
peut s'en remettre au temps pour achever sa tâche. Elle a donné,
d'ailleurs, et donne chaque jour, des preuves non équivoques de
sa modération. Ne résiste-t-elle pas aux instances des états du
Midi, qui voudraient forcer la barrière du Mein et entrer dans la
confédération du Nord? Le voyage du roi et de la reine à Paris,
l'initiative prise par le cabinet de Berlin à Copenhague, et l'appui
qu'il prête à la France en Orient , ne sont-ils pas autant de gages
de sa sincérité ? Mais ce qu'elle ne saurait admettre, c'est d'être le
bouc émissaire des fautes d'autrui. Si le gouvernement français,
l'an dernier, a été mal inspiré dans sa politique extérieure , mal
servi par sa diplomatie, et s'il en est résulté des difficultés pour
ses affaires intérieures, dont la Prusse est loin de méconnaître la
gravité, est-il permis de l'en rendre responsable?
« Le gouvernement prussien n'en est pas moins disposé à faire à la
paix toutes les concessions compatibles avec sa dignité. Reste à sa-
voir si elles seraient suffisantes pour réconcilier la France avec les
transformations sorties des événemens de 1866 et pour la rassurer
sur notre action en Allemagne. Il est, d'ailleurs, des exigences aux-
quelles nous ne saurions satisfaire. Le roi peut-il céder Diippel et
Alsen, que ses troupes ont conquises après des luttes sanglantes?
Et cependant, c'est sur la question du Schleswig , depuis que la
Belgique et le Luxembourg sont hors de cause, que la France pa-
raît vouloir, en encourageant à Copenhague des prétentions exces-
sives, engager la lutte. Les stratégistes français en sont déjà à parler
d'une campagne d'hiver... Ce sont là de tristes perspectives.
« La Prusse ne provoquera certes pas la guerre, elle la su-
bira à son corps défendant, mais elle la fera résolument, et l'on
peut être certain qu'elle ne la prendra pas au dépourvu, ni di-
plomatiquement, ni militairement. Ses mesures sont prises. Elle
peut compter sur la neutralité de l'Angleterre et peut-être même
sur son intervention en cas de revers; la Russie est son alliée na-
turelle, et le voyage de l'empereur Alexandre à Paris, marqué de
tant d'incidens fâcheux, n'a fait que resserrer d'une manière plus
étroite la politique des deux gouvernemens. L'Autriche, sous la
direction remuante de M. de Beust, ne demanderait pas mieux
que de prendre une revanche, mais la Russie sera là, à l'heure
voulue, pour tempérer ses velléités belliqueuses. La révolution
est une force de nos jours, et nous n'hésiterions pas à la retourner
contre l'Autriche si elle s'alliait à la France. Le terrain est tout pré-
paré. La dépêche de M. de Werther sur le couronnement de l'em-
pereur François-Joseph n'est rien moins qu'apocryphe ; elle est un
avertissement. Qui nous empêcherait de nous ménager des intelli-
394 REVUE DES DEUX MONDES.
gences dans les régimens tchèques et, s'il le fallait, de proclamer la
république en Hongrie? Qui veut la fin veut les moyens. Nous pacti-
serions avec la révolution partout où il le faudrait, en France aussi
bien qu'en Italie, et Garibaldi saurait bien arrêter Rattazzi si, comme
on se l'imagine à Paris, le gouvernement italien, contrairement aux
assurances qu'il nous a données, devait réunir un corps d'armée sur
les frontières de la Bavière ou relayer les garnisons françaises en Al-
gérie.
« Quant à l'armée prussienne, elle fera, comme toujours, brave-
ment son devoir, et les contingens du Midi combattront vaillamment à
ses côté?, alors même que certains gouvernemens seraient disposés à
trahir la cause allemande. La partie sera rude, nous n'en disconve-
nons pas. Nos généraux connaissent les brillantes qualités de l'armée
française, mais ils connaissent aussi ses défectuosités. Le soin con-
stant des états-majors prussiens a été de les étudier et de les si-
gnaler aux troupes ; ils sauront, sur les champs de bataille, les faire
tourner à notre avantage.
« Gela n'empêche, aurait dit le comte de Bernstorff à la per-
sonne qui m'a répété ses paroles, que la Prusse, malgré sa con-
fiance absolue dans l'invincibilité de son armée, fera à la paix du
monde tous les sacrifices qui ne seraient pas incompatibles avec
son honneur et sa dignité. »
Ces réflexions, émises avec abandon dans des conversations fa-
milières, reflétaient fidèlement les idées dont s'inspirait la cour de
Prusse. Elles montraient que sa diplomatie avait une notion claire,
précise de la situation, que ses calculs reposaient sur des données
certaines, qu'elle avait le sentiment de sa force et la connais-
sance de notre faiblesse, et que, soutenue par les passions natio-
nales, elle marchait résolument, pas à pas, vers le but qu'elle
s'était tracé. Elle ne désirait pas la guerre assurément, mais elle ne
faisait aucune concession pour l'éviter. Le roi et son ministre étaient
insensibles aux inquiétudes que des crises, sans cesse renouve-
lées, provoquaient en Europe, à la perturbation qu'elles jetaient
dans les affaires, et qui ne pouvaient qu'ajouter aux difficultés dans
lesquelles se débattait l'empire, décrié, harcelé par l'opposition vin-
dicative des partis.
<( Ce n'est pas la forme de vos observations , disait le ministre
d'Angleterre à M. Lefèvre de Béhaine, qui a froissé le comte de Bis-
marck, mais le fait d'une intervention qui aurait pu rehausser le
prestige de votre souverain, servir d'encouragement aux mécontens
d'Allemagne et aux résistances qui s'opposent en Europe à la réali-
sation de ses desseins. » Peut-être aussi le gouvernement prussien
n'avait-il provoqué l'incident que pour rejeter au second plan la
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 395
question principale. Toujours est-il que, par le fait d'une inter-
vention inopportune et par suite d'un acte de confiance, perfide-
ment interprété, le gouvernement de l'empereur se trouvait encore
une fois acculé dans une impasse. Relever le procédé du cabinet de
Berlin et maintenir notre droit de veiller à l'exécution d'un traité
qui ne portait pas notre signature, c'était fournir des argumens au
parti militaire en Prusse et s'exposer à un conflit. Tout semblait in-
diquer qu'on cherchait, de propos délibéré, à nous pousser à des
résolutions inconsidérées. « Les journaux prussiens, télégraphiait
M. de Moustier, continuent la polémique la plus insultante. Je viens
de lire dans la Correspondance de Berlin un article odieux. Quand
tout cela finira-t-il? »
La sagesse fort heureusement prévalut dans les conseils de l'em-
pereur. M. de Moustier, qui avait procédé à une évolution diplo-
matique si habile au mois d'avril, dut opérer cette fois une retraite
peu glorit^use. « Nous n'avons pas voulu mettre la Prusse en de-
meure de s'expliquer sur ses intentions, télégraphiait-il à notre
chargé d'affaires, nous avons voulu seulement lui faire connaître
notre sentiment. Nous regretterions vivement que le comte de
Bismarck pût se méprendre sur la nature de nos observations. Il
doit être parfaitement rassuré sur nos intentions et demeurer con-
vaincu qu'en aucune circonstance nous ne nous exposerions au re-
proche de blesser les susceptibilités d'une puissance voisine. » Le
comte de Bismarck n'en demandait pas davantage. Le lendemain,
la presse ofïïcieust^ la veille encore si agressive, s'indignait des
bruits que faisaient courir les journaux de Paris et de Vienne sur
un prétendu désaccord entre la France et la Prusse à propos du
traité de Prague,
L'incident était clos, mais ce n'était qu'une trêve. L'entrevue de
Salzbourg devait fournir, peu de jours après, au chancelier fédéral
un prétexte nouveau pour raviver avec plus de violence les passions
à peine assoupies.
L'empire était sur le chemin du Calvaire ; il était condamné à le
gravir d'étape en étape jusqu'au jour de l'expiation finale des
erreurs qu'il avait commises en altérant systématiquement tous
les ôlémens qui avaient assiu-é à la France sa sécurité et son pres-
tige.
G. ROTHAN.
LA
BOURGEOISIE FRANÇAISE
PENDANT LA RÉVOLUTION
I.
Quand on ouvre l'Almanach royal de l'année 1788, on est étonné
de voir que les premiers rangs du tiers état sont en possession de
toutes les fonctions civiles, en dehors des charges de cour, des
gouvernemens de province et des grades militaires. Offices de judi-
cature et de finance, à tous les degrés, intendances, conseil d'état,
bureaux des ministères leur appartiennent. En s'enrichissant par
le négoce, les bourgeois ont créé les capitalistes et les financiers.
Par l'importation en France du système des fermes générales, ils ont
été chargés du recouvrement des impôts ; ils font des avances au
Trésor et prennent de jour en jour, dans toutes les affaires de l'état,
une influence prépondérante. Depuis Henri IV, l'élévation de la
bourgeoisie avait été constante. De plus en plus confiante dans sa
capacité, dans ses lumières, dans sa valeur sociale, elle pénétrait
tous les jours dans les régions désormais ouvertes du pouvoir et du
beau monde. Pendant qu'en politique le gouvernement restait sta-
tionnaire et semblait voué à l'immobilité et à la faiblesse, la haute
bourgeoisie développait ses richesses, ses forces, son activité
intellectuelle. Elle était, à certains égards, beaucoup plus éclairée
à la fin du dernier siècle que de notre temps. Le règne de Louis XVI
avait correspondu au développement d'une grande prospérité com-
merciale et industrielle. Piajeunissant le vieux Paris par ses hôtels
à somptueuses façades, peuplant les environs de maisons de cam-
pagne élégantes, réhabilitant par l'encouragement des arts une
fortune rapidement acquise, les bourgeois opulens se laissaient
LA BOURGEOISIK FRANÇAISE PENDANT LA REVOLUTION. 397
même aller à acquérir des droits féodaux. Près de quatre mille
charges, dans la magistrature et dans la finance, entraînaient avec
elles l'anoblissement.
L'intervalle entre la noblesse et les rangs supérieurs du tiers
état était encore diminué, à Paris, par ce frottement quotidien qui
adoucissait les angles trop saillans et par une facilité de mœurs qui
ne tenait pas seulement à l'esprit, mais aussi aux services rendus.
Cette partie, restreinte d'ailleurs de la bourgeoisie, appartenant
aux parlemens et à la finance, excitait l'envie en s' anoblissant. Il
en était une autre plus nombreuse, plus puissante, non moins
prospère, qui résistait à la tentation des titres. C'était celle qui en-
combrait les carrières libérales et le haut négoce : les avocats, les
notaires, les procureurs, les médecins, les artistes, les écrivains,
les armateurs de nos grands ports, les négocians de nos villes ma-
nufacturières. Ceux-là remuans, actifs, séparés de la noblesse, ne
la rencontraient que pour être froissés par elle, et pour constater,
surtout en province, son infériorité intellectuelle, sa morgue non
justifiée et sa fortune obérée.
Quelle éducation ces bourgeois avaient-ils reçue? L'ancien bour-
geois de Paris, celui qui était né avec la régence, avait façonné son
caractère sous une étroite discipline. Sa vie était simple, fort oc-
cupée, mais elle était égayée par une verve que provoquait sans
cesse le goiit de l'observation. Nul ne saisissait d'un regard plus
sûr les ridicules et les faiblesses que ce bourgeois né au cœur de
la Cité ou de l'île Saint-Louis, à la fois hardi et timide, gardant sa
liberté d'allures vis-à-vis du clergé et ayant reçu la forte empreinte
du jansénisme. Antérieurement à l'action toute littéraire des philo-
sophes, l'esprit janséniste avait, en effet, envahi la plupart de ces
anciennes familles, leur avait apporté, avec l'austérité, le goût de l'in-
dépendance. Les parlemens, jusqu'en 1780, n'avaient encore rien
perdu de leur autorité et ils répondaient aux humeurs d'opposition.
C'était dans le vieux monde bourgeois une émotion presque révo-
lutionnaire les jours où, sur une question d'impôt ou bien de théo-
logie, les légistes faisaient échec aux emportemens ultramontains
et à l'arbitraire ministériel. Avec quel respect on parlait de la
grand'chambre! Sur quel piédestal étaient placés messieurs les gens
du roi 1 Comme les traditions se conservaient de L'Hôpital et de
Mathieu Mole! Quel retentissement avaient eu les harangues de
Daguesseau et les plaidoyers de Gerbier!
A cette génération, qui n'était ni sceptique, ni épicurienne et qui
avait eu pour maître RoUin, avait succédé une autre plus impa-
tiente, imprégnée d'un esprit nouveau et dégagée de toute dévo-
tion. Les collèges où elle fut élevée n'étaient plus les mêmes. Les
jésuites, professeurs de la jeunesse bourgeoise, pendant deux siècles,
398 REVUE DES DEUX MO?»D£;>.
avaient été expulsés. Après avoir ruiné les écoles de Port-Royal et
lutté jusqu'à la dernière heure contre leurs méthodes et contre leur
ascendant pédagogique, ils avaient laissé le champ libre à des
rivaux. L'Oratoire avait plus particulièrement essayé de combler la
profonde lacune laissée dans l'enseignement par la compagnie de
Jésus. Des principes différens inspiraient les oratoriens. Une ré-
forme importante était accomplie par eux. Ils exigeaient qu'on se
servît de la langue française pour les premières études grammati-
cales. Le progrès général des idées se faisait sentir dans leurs pro-
cédés d'éducation ; on avait enfin renoncé, dans les leçons de mo-
rale> à défendre les casuistes des xvi® et xvii® siècles.
La haute bourgeoisie envoyait ses fils dans les collèges en renom,
mais les oratoriens, fort à la mode, n'avaient pu suffire aux besoins
de la province. Les pères de la doctrine chrétienne, les bénédictins
de Saint-Maur, partageaient avec eux l'héritage des jésuites. Royer-
Collard et Joubert avaient été élevés par les doctrinaires : l'un à
Saint-Omer, l'autre à Toulouse. Le premier, plus imbu des tradi-
tions de Port-Royal, y avait puisé la puissante méthode qui dirigea
son éloquence et cette indépendance, cette force de jugement, qui
lui firent accepter la révolution sans se laisser dominer par elle.
Joubert devait à ses maîtres d'avoir pénétré les secrets de l'anti-
quité latine et grecque, et ce sentiment que rien n'était plus beau,
après les armes^ que l'étude et la vertu.
La plupart des jeunes gens de la bourgeoisie apprenaient ensuite,
dans les écoles de droit, la législation compliquée d'après laquelle
on rendait la justice et s'administrait la monarchie. Tous s'attar-
chaient, en ces années fécondes, à la lecture de Locke, de Montes-
quieu, de Rousseau, acceptant leurs opinions sur les droits et les
devoirs de l'homme en société, en attendant le moment de les
mettre en pratique I Mais le fond de leurs études était, avant tout, la
science juridique : non-seulement le droit romain qui, dans la moitié
de la France, était la plus solide base de l'ordre civil, mais le droit
canonique, le droit féodal qui régissait encore certaines conventions,
le droit coutumier dont les dispositions aussi variées que bizarres
formaient le code de l'autre moitié du pays, enfin, les ordonnances
royales qui, sur des points importans, avaient constitué un droit
nouveau. Au sortir des écoles, les uns se faisaient recevoir dans
une cour souveraine, d'autres achetaient une charge; les plus
riches visaient celle de maître des requêtes, qui coûtait 100,000 liv.
C'était la plus recherchée. Dans ce corps se prenaient, en effet,
les intendans des provinces, les conseillers d'état. Les fils de négo-
cians enrichis recherchaient de préférence une place dans les bu-
reaux de finances.
A Paris, des générations se succédaient aux fonctions de commis
LA EOURGEOISIi: FRANÇAISE PENDANT LA REVOLUTION. 399
dans les ministères. Gomme Gandin, le futur duc de Gaëte, ils de-
vaient leur succès aux principes d'honneur reçus de leurs parens
et à une éducation soignée. Les commis des divers départemens
ministériels conservaient les traditions. Ils avaient déjà, sur les af-
faires, une influence que rendait inévitable et nécessaire la mobilité
de ministres souvent étrangers par leurs occupations antérieures
à la branche d'administration qu'ils étaient appelés à régir. La vie
des commis s'écoulait tout entière dans les bureaux, sans missions
au dehors, sans congés, ignorée et droite comme le devoir. Ils
s'alliaient entre eux et formaient une grande famille dont les direc-
teurs étaient les chefs naturels. Ils apportaient dans leurs délicates
fonctions les habitudes de respect, de discrétion, de rései*ve pui-
sées au loyer domestique. Les affaires étrangères étaient entre les
mains de ces honnêtes gens, les Gérard, les Lesseps, les Hennin.
Ils bornaient leurs vœux à bien servir le pays. Très gallicans et
même quelque peu entachés de jansénisme, comme les bourgeois
des parlemens qui avaient à défendre les droits du roi contre la
cour de Rome, ils n'avaient pas comme eux des prétentions à la
noblesse et mettaient leur fierté à ne pas rechercher de litres.
C'était le barreau qui attirait surtout les jeunes tîUens. Le palais
était à la mode. Jamais les querelles judiciaires ne Grent autant de
bruit que dans les vingt années qui précédèrent la révolution. Les
avocats étaient à l'image du siècle, lui empruntant la passion, la
générosité, l'audace ; et comme nous étions la nation qui avait fourni
les premiers justiciers du monde, les avocats étaient les représen-
sentans attitrés du tiers état, les iX)rte-parole des paysans, et ceux
qui connaissaient le mieux, dans les villes et les campagnes, la
classe infime, triste héritage des serfs affranchis, milieu redoutable
où la misère recrutera, pour les jours de révolte sociale, la bande
des septembriseurs et des tricoteuses. Dans toutes les villes par-
lementaires, dans tous les chefs-lieux de présidiaux, cette corpo-
ration entretenait, contre la vieille société féodale, les animosités et
les rancunes, prête toujours à soutenir les revendications des com-
munautés d'habitans quand le faisceau des intérêts collectifs pou-
vait opposer plus de résistance ; lisant avec passion les livres qui
faisaient du bruit, semant partout et en toute occasion les idées
nouvelles. L'ordre des avocats était arrivé, comme en 1830, au plus
haut point de sa grandeur, de sa puissance et de son influence.
Des trois éducations que recevait successivement la jeune bour-
geoisie : l'éducation de la famille, l'éducation du collège et celle
du monde, la dernière prenait, vers 1780, une importance de plus
en plus décisive. Personne n'en avait plus profité, ne s'était plus
dégagé de sa raideur doctorale, que la corporation des médecins.
L'influence qu'ils exercèrent en ce temps-là dans la haute société,
400 REVUE DES DEUX MONDES.
au moment où l'allaitement maternel devint à la mode, étonne les
contemporains. Les sentimens que les médecins inspiraient rap-
pelaient ceux des directeurs de conscience à la fin du règne de
Louis XIV. L'usage des salons avait donné aux médecins un esprit
délié, des manières douces, en même temps que la connaissance
du cœur humain. Ils en étaient venus à montrer une âme sensible,
suivant le jargon usité, et c'était du célèbre Lorry qu'une dame de
qualité disait : « Il est si au fait de tous nos maux que l'on dirait
qu'il a lui-même accouché. »
II.
C'est ainsi que la haute bourgeoisie se préparait de jour en jour
au rôle qu'un avenir prochain lui destinait. Elle était tout, et elle
n'était encore rien comme pouvoir public. Les femmes le sentaient
autant que leurs maris.
Leur éducation les avait avant tout disposées à la vie de famille.
Elles avaient, en province plus qu'à Paris, reçu une instruction
sévèrement religieuse, mais d'une pratique raisonnable. Sans doute,
le règlement des classes de Port-Royal qu'avait rédigé Jacqueline
Pascal, sœur Sainte-Euphémie, n'était plus pratiqué dans les cou-
vons. L'esprit janséniste avait cependant survécu dans les habi-
tudes domestiques. On habituait les jeunes filles au sérieux; on les
façonnait au respect, et d'abord au respect d'elles-mêmes ; les actes
de dévotion n'étaient pas multipliés; ils paraissaient trop graves
pour être accomplis sans trouble de conscience. Les parons n'aspi-
raient pas à ce qu'il fût donné aux filles des connaissances éten-
dues ; un fort enseignement, fondé sur la morale chrétienne, sem-
blait suffisant pour former leur bon sens et leur raison. La mère
de famille, dans la haute bourgeoisie, était préparée à avoir l'auto-
rité. Par l'effet du caractère et de la dignité de la vie, l'ascendant
se maintenait jusque dans la vieillesse. Les femmes étaient les
égales de leurs maris, quand elles ne leur étaient pas supérieures
par la force d'âme. Elles possédaient donc les qualités essentielles
pour bien élever les enfans et elles ne les abandonnaient pas aux
mains des serviteurs, comme faisait la noblesse.
Lorsque les lettres de cachet du 29 décembre 1752 firent fer-
mer les dernières communautés jansénistes où l'on élevait la plu-
part des jeunes filles de la bourgeoisie, déjà le souffle mondain du
siècle transformait les maisons d'éducation. Sans ressembler aux
riches couvons des Flandres et de Normandie, où chaque demoi-
selle avait son appartement, où les visites d'hommes étaient ad-
mises aux grilles, la rigidité de la tenue s'était détendue sans que
les principes eussent varié ; et comme les couvons donnaient par-
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT LA REVOLUTION. A 01
fois asile aux femmes du monde, l'éducation des élèves se ressen-
tait de leur rencontre. C'était du reste la haute bourgeoisie qui
fournissait elle-même le plus de religieuses aux congrégations da
la Visitation, de Sainte-Ursule et des Sœurs de la Charité; elles y
portaient en général l'esprit de mesure et de discernement.
Dans les quelques années qui précèdent la révolution, l'éducation
par la famille est à la mode : la jeune fille doit se former par les
lectures, par les conversations, par les observations dans le milieu
social qu'elle fréquente. Quand on voit Meunier lui-même, Meunier,
après Mirabeau la tête la mieux équilibrée de la constituante,
écrire dans l'exil : « Lisez Emile, et malheur à vous si vous n'éprou-
vez pas le besoin de devenir meilleur! » quand la possession de
toutes les œuvres de Jean-Jacques Rousseau « est un délice, une
félicité qu'on ne peut bien goûter qu'en l'adorant; » quand une
jeune fille, la plus honnête, la plus noble de cœur, la plus intelli-
gente, pense ainsi, il est bien difficile que la direction des femmes
soit la même qu'au xvii* siècle.
A Paris, la bourgeoisie ne met plus ses filles au couvent que
pour leur première communion. Elles passent leur vie près de
leur mère. On sort deux fois par semaine en toilette : le dimanche,
pour les offices et la promenade ; un autre jour, pour les visites
entre parens ; on les conduit cependant au Salon de peinture, mais
elles ne vont au théâtre que lorsqu'elles sont mariées. On leur
donne des maîtres à domicile ; au sortir des deux années passées
au couvent, elles s'instruisent presque toutes seules, lisant les
mêmes livres que leurs Irères. L'éducation sentimentale entre enfin
dans la bourgeoisie féminine. La jeune fille devient attentive au
mouvement des faits et des idées ; elle sent et elle se passionne.
Dans cet intérieur discret où elle est aimée, où sa jeunesse s'écoule
austère, elle n'est plus aussi pieuse et plus du tout dévote.
Si vous voulez la voir vivre et marcher, la surprendre dans ses
habitudes, regardez-la dans les tableaux de Chardin avec ses man-
ches relevées à la saignée du bras, son tablier à bavette, sa guimpe
noire, sa croix à la Jeannette, sa jupe de calmande rayée ! Regar-
dez-la encore en toilette de dimanche, son manchon à une main !
Elle va se rendre au sermon avec sa mère en coqueluchon noir,
la jupe à retroussis. Elle arrange le nœud de sa fanchon ou son
ruban au parfait contentement. C'est l'intérieur du ménage avec
l'activité, l'ordre, la règle des heures, les joies modestes du devoir.
Il y passe comme un parfum léger de félicité domestique.
Suivez-la dans le monde quand elle est mariée! Elle a l'imagi-
nation plus souple et plus vive que son mari ; elle a mieux que lui
le talent de narrer; les liaisons des mots sur ses lèvres sont imper-
TOME Lxxiir. — 1886. 26
k02 REVUE DES DEUX MONDES.
ceptibles. Rentrée au logis, un air d'égalité y règne : la coutume de
Paris lui donne, dans les profils, des droits étendus ; elle est con-
sultée dans toutes les affaires, aucune ne se conclut sans son
assentiment. Elle gagne en bon sens ce qu'elle n'a pas toujours en
orthographe; et, si ce n'était sa fidélité conjugale, on lui applique-
rait ce mot du plus fin Parisien d'alors : « Une femme n'en est pas
moins adorable pour mettre une s à la fin de : Je vous aime. »
Une exception est cependant à signaler. La société des financiers,
par son opulence, ses goûts de luxe et de plaisir, par ses désirs
d'arriver à la noblesse, faisait contraste avec la majeure partie de
la haute bourgeoisie. Les fermiers généraux tenaient une place
intermédiaire à peu près semblable à celle des magistrats des par-
lemens. Très en vue, coudoyant les grands seigneurs, les Beaujon,
les Boaret, les Grimod, les Godart, les Augeard, tous d'une rare
aptitude administrative, quelques-uns même écrivant avec une
plume de véritable gentilhomme, à force de bel air et d'imperti-
nente individualité, avaient emprunté ces vices élégans qui substi-
tuaient les fantaisies aux passions et ce scepticisme que donne aux
manieurs d'argent la connaissance intime de l'espèce humaine.
C'était dans le milieu des financiers que se trouvaient en plus
grand nombre les raffinés à qui l'on devait la' création de toute
cette artistique industrie du rococo, du superflu, de l'inutile, de la
récréation des yeux, que le xviii® siècle a emportée avec ses pa-
niers, ses falbalas, ses élégances. C'était là aussi que se recrutaient
ces dégoiités à qui rien ne faisait plus d'effet comme vrai, mais
comme bien trouvé ; ceux qui méprisaient les hommes en théorie
par-delà ce qu'on peut imaginer et qui cédaient, à chaque instant,
à des sentimens de bienveillance et d'indulgence ; le siècle le vou-
lait ainsi.
Si quelques scandales, dont toutes les chroniques parlèrent, ont
compromis des noms de femmes appartenant aux degrés supé-
rieurs du tiers état, il faut se garder de généraliser. Les fortes
assises de la famille bourgeoise ne furent pas atteintes, même au
travers des dissipations et des tentations de la richesse rapidement
acquise. La mère était là avec ses préoccupations de l'éducation des
enfans. Le collège des Grassins, le collège du Plessis ou les orato-
riens de Juilly comptaient au premier rang de leurs élèves studieux
les fils de ces fastueuses parvenues, les plus empressées à fêter
l'esprit et les philosophes.
Il faudrait se garder de croire que la province fût séparée de
Paris par les idées et les sentimens ; si l'on y connaissait moins la
douceur de vivre, la volupté de causer librement avec les hommes
qui vous entendent à demi-mot ou qui vous devinent, on était sou^-
vent mieux informé de l'existence des livres. Un ouvrage en plu-
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT LA REVOLUTION. A03
«ieurs tomes n'était jamais lu à Paris que si la province avait décidé
de son mérite. Jamais le commerce n'avait autant enrichi Lyon,
Bordeaux, Marseille, iSantes, que sous le règne de Louis XVL La
vie mondaine de la bourgeoisie était brillante ; on y jouait beaucoup
la comédie de société, et si le goût établissait des différences iné-
vitables, l'honnêteté et le bon ton n'en créaient pas. La probité
légendaire des grandes maisons commerciales, l'originalité plus
accusée peut-être des caractères, mettaient plus en relief la vigueur
morale du haut monde bourgeois. Mais aussi il se trouvait directe-
ment face à face avec la noblesse provinciale, qui s'efforçait de plus
en plus de racheter par la morgue des manières une importance
effacée et qui trouvait, dans des privilèges de vanité, des compen-
sations à une fortune déchue.
Maintenant que nous connaissons les personnages, écoutons-les
parler et voyons-les agir.
III.
La révolution sociale de 1789 ne fut que la fin logique et atten-
due des efforts persistans des classes moyennes depuis plusieurs
siècles. Quand l'heure eut sonné, la haute bourgeoisie fut unanime
sur ce point qu'il fallait résolument substituer aux institutions aris-
tocratiques et féodales un état nouveau, simple, uniforme, ayant
pour base l'égalité des conditions. Môme ceux qui, sur les théories
politiques, étaient en désaccord, parce qu'ils étaient plus instruits,
comme Meunier, Malouet, partageaient, sur les théories civiles, les
idées communes. Bien avant la convocation des états-généraux,
bien avant le 14 juillet et le h août, la révolution était faite dans
leur esprit et dans leurs mœurs. Tenant aux deux extrémités de la
société française, la classe moyenne écoutait et jugeait toutes les
critiques et toutes les plaintes , toutes les colères et toutes les
souffrances.
Plus d'une cause chez elle fit éclater la révolte, mais aucune de
ces causes ne fut plus puissante que les souffrances de l'amour-propre
à chaque instant exaspéré. Qui le croirait? La mauvaise administra-
tion des finances, les lettres de cachet, les abus de l'autorité, les
lenteurs ruineuses de la justice n'eussent pas fait éclater la révolu-
tion. L'inégalité des rangs et du droit n'était plus acceptée par la
conscience. La bourgeoisie ne pardonnait plus à l'ancien régime la
place inférieure qu'elle y occupait. En province , les froissemens
étaient quotidiens. Les femmes les ressentaient encore plus vive-
ment que leurs maris. Qui ne se souvient de l'affront fait à la mère
de Barnave au théâtre de Grenelle par le duc de Clermont-Tonnerre,
et l'injure lancée par le comte de Chabannes à Lacroix, qui donnait
ho h REVUE DES DEUX MONDES.
le bras à une jolie femme, au sortir de la Comédie? II en était
ainsi partout : en Auvergne , M"^® Gouthon avait aussi ressenti les
dédains de la gentilhommerie provinciale. A l'église, les préséances
étaient une question capitale. Des bourgeois quittaient la campagne
pour venir habiter la ville afin de se soustraire aux humiliations
des seigneurs voisins. Quand l'opulence et l'esprit avaient réussi,
en apparence, à désarmer cet orgueil nobiliaire, la pointe aiguë ef-
fleurait toujours, perçait souvent et ne permettait qu'une familiarité
inquiète et sans abandon.
Les anoblis appartenant aux parlemens, au grand-conseil, à la
chambre des comptes, aux cours des aides, étaient, à leur tour,
frappés de dédain par l'ancienne noblesse , celle qui montait dans
les carrosses du roi ou qui allait à la chasse avec sa majesté. La pré-
sentation à la cour était le point essentiel. Lorsque Chateaubriand fut
invité à chasser avec Louis XVI, il dut établir sa noblesse, de géné-
ration en génération, jusques et y compris l'année 1400. C'était
bien autre chose pour être de l'ordre du Saint-Esprit ou de Saint-
Lazare. « On examinait messieurs les morts avec une somptueuse
rigidité. » Pour être un page de la petite écurie, un écuyer de la
grande, un gentilhomme do la chambre, il fallait prouver plus de
deux cents ans de parchemins. Et il le fallait aussi pour servir dans
les maisons d'Orléans et de Condé , et même chez le duc de Pen-
thièvre. C'est la passion de l'égalité, chez une race essentiellement
vaniteuse, qui décida donc du premier éclat de la révolution.
Il semble que toutes les circonstances se fussent réunies pour ac-
tiver la marche de la bourgeoisie vers la démocratie. La noblese
s'appauvrissait pendant que les richesses et les lumières du tiers
état s'accroissaient; la propriété foncière passait de jour en jour dans
un plus grand nombre de mains; dans certaines provinces, les so-
ciétés d'agriculture en venaient déjà à redouter le morcellement
pour les exploitations agricoles. A tous ces faits correspondaient
partout des habitudes nouvelles de bien-être et de luxe intérieur
en même temps que le plus complet épanouissement des esprits.
Toutes les idées étaient soulevées avec une hardiesse sans précé-
dons; les conversations cessaient d'être. légères et galantes pour
devenir des querelles de classe. Pour donner plus d'élan à cette
lutte, un arrêt du conseil ne s'était-il pas avisé de charger tous les
corps constitués de faire des recherches sur la tenue des anciens
états-généraux? Le nombre incalculable de brochures et de mémoires
était la preuve de l'agitation sans pareille des classes moyennes.
Plus les pouvoirs politiques de la seigneurie avaient diminué, plus
la perception des redevances seigneuriales devenait odieuse; plus
la petite propriété augmentait, plus ce qui restait de la féodalité lui
paraissait inique ; plus les classes laborieuses économisaient, s'in-
LA BOURGEOISIli; FRANÇAISE PENDANT LA REVOLUTION. Û05
struisaient et montaient d'échelons , plus l'abîme se creusait entre
elles et cette noblesse, qui vivait de droits féodaux. C'étaient comme
deux peuples campés sur le même sol. La réconciliation devenait
impossible. Le paysan sauvage, ignorant et méfiant, épargnait de-
nier par denier, afin de payer les procès ruineux qu'il soutenait
contre le suzerain. Le seul homme en qui il eût confiance, à qui il
racontât ses peines et ses rancunes, ce n'était pas son curé, c'était
l'avocat qui partageait ses haines, l'avocat qu'il entendait parler.
C'est ainsi que les hommes de loi étaient désignés d'avance à la
rédaction des cahiers dans les bailliages. Qu'importaient, pour la
plupart, les théories politiques? Les habitans des villages insistaient
d'abord pour que leurs chiens de basse-cour fussent délivrés du pi-
quet qu'on suspendait, par ordre du seigneur, au col de ces pau-
vres bêtes afin de les empêcher de saisir un lièvre, si par hasard il
s'offrait à leur portée.
Pendant que , dans les campagnes , le paysan s'animait de plus
en plus lorsqu'on l'interrogeait et qu'on iaisait une universelle en-
quête sur ses misères, ailleurs, dans les villes, tout travail, toute
industrie qui recevait le contre -coup de l'action de la féodalité
s'émancipait. Cette vieille antipathie des bourgeois pour ce qui
subsistait de l'ancien régime n'avait pas peu contribué à rendre su-
bitement impopulaire même le parlement , pendant tant d'années
leur idole. Il venait de condamner au feu le courageux livre de Bon-
cerf sur V Inconvénient des droits féodaux. L'enthousiasme pour ce
grand monde parlementaire, anobli et acquéreur de cens, s'éteignait,
et d'Espréménil, revenant en 1788 des îles Sainte-Marguerite, où il
était détenu, ne rencontrait plus sur son passage que l'indiflerence
et l'oubli.
Affranchir les terres et les personnes de toute entrave se confond
dans ce cri général : Plus d'inégalités I Personne n'a mieux vu que
Rœderer ce motif déterminant des événemens. Il appartenait par son
origine, par son éducation, aux plus hautes familles du tiers état.
Personne n'avait été plus nourri que lui de toutes les connaissances
que possédait son siècle et n'en avait plus adopté les idées géné-
reuses. Il avait même cette supériorité de joindre les connaissances
économiques au savoir du jurisconsulte. C'est Rœderer qui , dans
sa brochure sur les états-généraux, écrivait ces mots décisifs : « De-
puis quarante ans, cent mille Français s'entretiennent avec Locke,
avec Rousseau, avec Montesquieu. Chaque jour, ils reçoivent d'eux
de grandes leçons sur les droits et les devoirs de l'homme en so-
ciété ; le moment de les mettre en pratique est arrivé. »
A 06 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Les légistes, après avoir été les patrons dévoués des paysans dans
leurs légitimes revendications, servirent de guide à la constituante
dans la refonte de la société civile. Les noms de ces admirables et
vaillans bourgeois sont gravés, pour la plupart, dans le martyrologe
de la révolution. Ceux qui survécurent, apportèrent, sous le consu-
lat, la même volonté que le premier jour à l'achèvement de leur
œuvre sociale et la firent définitivement consacrer. Ils n'avaient pas
tous le caractère à la hauteur du talent; mais, par leurs défauts, ils
montrèrent que la classe dont ils étaient sortis était plus encore ja-
louse d'égalité que de liberté. Ils avaient voulu l'une surtout pour
assurer l'autre.
Au milieu de cette foule d'hommes d'un sens droit et d'une intel-
ligence vaste, comment ne pas nommer Merlin? Il est impossible
de ne pas admirer ce labeur gigantesque qui lui permit de suffire à
tout. Presque à lui seul il a, dans le comité féodal, réalisé en dé-
tail et avec précision l'abolition décrétée en principe seulement
dans la nuit du à août. Cette œuvre d'un profond savoir, il en est
le commentateur lumineux dans un recueil célèbre ; presque seul
il verra clair dans cette confuse législation intermédiaire. Investi du
ministère de la justice, non-seulement il sera administrateur, mais
il trouvera le temps de répondre directement aux tribunaux, aux
officiers du ministère pubHc, même aux juges de paix qui le con-
sultent sur des questions de droit embarrassantes. Procureur-géné-
ral à la cour de cassation, il consolidera la révolution par une juris-
prudence immuable dans ses grandes lignes. Pourquoi faut-il que
tant de talent, une raison si lumineuse, un esprit si audacieux dans
ses conceptions juridiques , une volonté si persistante dans l'orga-
nisation de la nouvelle société civile , aient été associés souvent à
tant de faiblesse de caractère et à des mesures qui ont dû peser sur
sa conscience?
Ce ne sera pas le seul exemple où, dans ce monde de haute bour-
geoisie, nous trouverons des taches qui feraient presque désespérer
des vertus de notre race. Saluons du moins, à cette aube éclatante
et pure de leur vie publique, les représentans de l'esprit bourgeois
qui apportèrent à la constituante tant d'amour de l'humanité, tant de
vigueur dans le dernier assaut livTé à l'ancien régime, tant de con-
fiance dans l'avenir et tant d'enthousiasme désintéressé dans une
entreprise grandiose 1
Il est des noms parmi eux qu'on répète volontiers, ceux de Lan-
juinais , de Le Chapelier, de Thouret , d'Enjubault , de Rœderer,
celui de Tronchet, si vénéré qu'un décret l'appelait un jour à la tri-
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLDTION. 407
bune de l'assemblée pour qu'il donnât son avis ; Tronchet, une âme
si parfaite que, en 1807, lorsque la mort le frappa, les juges les plus
sévères s'inclinèrent devant cette renommée sans tache et cette
sévère probité. Il en est d'autres encore dont nous réveillerons les
ombres respectées : Malouet, en qui l'Auvergne avait mis son bon
sens politique et ses facultés équilibrées ; Mounier, le plus passion-
nément raisonnable d'eux tous, le mieux préparé à un rôle impor-
tant dans les jours de liberté calme ; Barnave, le plus éloquent et le
plus sincère de ces jeunes hommes que la philosophie et le droit
avaient formés ; Adrien Duport, qui n'avait pas été élu par le tiers
état, mais qui lui appartint, dès le premier jour, par sa mâle atti-
tude, par ses sentimens démocratiques; Duport, à qui nous devons
l'introduction du jury. Tous, pleins d'illusions et épris de justice ;
tous, il est vrai, dominés parles abstractions; mais est-ce que les
abstractions sublimes ne gouvernent pas les âmes, ne grandissent
pas les caractères en élevant les pensées !
Dès les premiers jours de la constituante, le vote individuel avait
été substitué au vote par ordre ; toute distinction de rang et de pré-
séance entre les députés avait été prohibée ; l'admissibilité , sans
distinction de naissance, aux emplois civils et militaires, avait été
proclamée; et, comme un symbole est nécessaire aux yeux pour
constater le triomphe d'une idée, la destruction de la Bastille pre-
nait ce caractère pour la bourgeoisie.
Le lendemain du 14 juillet, Etienne Delècluze, tout enfant, se
promenait sur les boulevards avec son père : « Qu'est-ce donc que
la révolution? lui demanda-t-il. — Il est bien ditticile de te ré-
pondre... Si tu étais plus grand... Tiens, je ne puis mieux faire
qu'en te disant que la révolution détruit toutes les distinctions
entre les hommes. Désormais, il n'en existera plus qu'une : celle
que la science et l'instruction mettront entre les ignorans et les
savans. Aussi, travaille bien, si tu veux te distinguer. Il n'y a plus
d'autre noblesse. »
La bourgeoisie avait fondé la démocratie. La déclaration des droits
ne fut que le frontispice des principes nouveaux. La bourgeoisie vou-
lut établir la justice à tout jamais, dans la société moderne, lui res-
tituer son ordre naturel : elle abolit donc la féodalité, et avec la féo-
dalité, tous les droits qui en découlaient. Non pas que la seigneurie
fût encore celle du moyen âge et même celle du xvi® siècle 1 Elle
n'exerçait plus, à proprement parler, d'influence juridique sur le
classement des personnes. Le roturier, comme les nobles, pouvait
devenir possesseur de droits féodaux ; ces droits étaient d'autant
plus faciles à posséder que la plupart n'étaient que fiscaux et
échappaient aux embarras de l'exploitation. Mais ils paralysaient si
bien la culture qu'Arthur Young, en 1787, s'écriait : « Ah ! si j'étais
hOS RE VIE DES DEUX MONDES.
pour un jour le législateur de la France, comme je ferais bien dan-
ser tous ces grands seigneurs ! »
Quant aux privilèges, aux préséances, à ces vanités extérieures
auxquelles leurs possesseurs attachaient peut-être plus de prix qu'à
des revenus, on ne les discuta même pas. Ils furent abandonnés
sans phrases. En tête des décrets de la nuit du U août, la consti-
tuante traça le résumé du plan qu'elle concevait. Il fallait quatre
années pour l'accomplir dans la législation. Les racines du vieil
arbre féodal étaient si profondes que de longs efforts étaient néces-
saires pour les extirper.
Les légistes qui dirigeaient les comités et les délibérations avaient
fait une distinction entre la féodalité dominante et la féodalité con-
tractante, entre les justices seigneuriales qui étaient des portions
détachées de l'autorité publique, entre les servitudes personnelles
ou les redevances qui en représentaient l'abolition, et les contrats
d'inféodation. Les premiers de ces droits féodaux attentaient à la
souveraineté de l'état, les seconds violaient la liberté du citoyen,
les troisièmes seuls tiraient leur origine de conventions véritables.
Les jurisconsultes firent décider que les deux premiers étaient abo-
lis sans indemnité, le rachat pour les derniers fut admis.
Les censitaires, on ne l'ignore pas, n'acceptèrent pas cette déci-
sion ; ils protestèrent , rédigèrent de nouveaux cahiers et appelè-
rent une loi plus radicale sur les droits déclarés rachetables.
Le sol affranchi,. les privilèges détruits, il fallait, par la division
de la terre, multiplier le nombre des propriétaires, créer plus de
citoyens intéressés au nouvel ordre de choses ; la bourgeoisie
n'hésita pas à donner les biens nationaux comme dot à la consti-
tution. Elle fit mettre aux enchères la dixième partie de la richesse
foncière du pays.
Elle n'eût pas cependant vulgarisé la propriété si elle n'avait pas
d'abord transporté dans la famille l'esprit nouveau d'égalité. Depuis
longtemps, la famille bourgeoise, réunie dans un faisceau serré et
indissoluble, réalisait dans les sentimens, les lois de la nature et
de la raison. Les philosophes et les légistes s'étaient mis d'accord
pour appliquer l'ancienne formule de Marculfe : « Comme Dieu a
donné au père tous ses enfans, ils doivent avoir une part égale aux
biens de leur père. » Aussi les droits d'aînesse et de masculinité,
représentant le principe féodal, furent-ils supprimés et l'égalité éta-
blie dans les partages de toute espèce de succession. Mais avec sa
noble mission de faire passer dans la loi le spiritualisme social, la
bourgeoisie ne voulut pas proscrire la liberté de tester et le droit
pour [l'homme de disposer d'une partie de ses biens. Tronchet, qui
fut l'organe de la pensée commune , dit aux applaudissemens de
tous ceux qui l'écoutaient : « Pourrait-on refuser au père de récom-
LA «OURGKOISIK FRAXÇATSK PI'XDAXT LV RÉVOLUTION'. /i()9
penser par un témoignage d'affection plus particulière l'enfant qui
se sera le plus distingué par son respect et sa tendresse filiale, qui
se sera dévoué à secourir la vieillesse infirme de ses parens ; qui,
par son travail, aura contribué sans intérêt à augmenter le patri-
moine qui devient commun? Les fils pourraient-ils légitimement
lui envier cet acte de justice ? »
L'abolition du retrait lignager que pouvaient exercer en cas de
vente les parens du vendeur et qui était enraciné dans les habi-
tudes des pays coutumiers , fut la conséquence des dispositions
destructives de la constitution féodale dans la famille. Il n'y eut
pas de résolution plus conforme à l'esprit qui animait le foyer do-
mestique du xviii^ siècle ; et le cœur des mères , dans ces heures
trop rares d'union patriotique, battit du même mouvement que ce-
lui des enthousiastes fondateurs du monde moderne.
On ne connaît pas vraiment la révolution si l'on n'a pas lu les
travaux des comités de l'assemblée et surtout les admirables rap-
ports de Merlin sur les droits féodaux, sur les retraits de bourgeoi-
sie, sur le retrait lignager, sur les successions, sur les réserves
coutumières et les dévolutions. C'est dans ces résumés de la science
juridique, dans ces pages écrites sous l'inspiration brûlante de l'opi-
nion bien plus que dans les discussions de l'assemblée, discussions
souvent abrégées, qu'il faut suivre le gigantesque effort de nos aïeux
pour constituer la société civile qui nous abrite. Nous n'avons qu'à
louer dans cette première partie. Après avoir établi dans la famille
la justice et l'égalité, les classes moyennes essayèrent en politique
de les concilier avec la vieille monarchie , et, tentative plus grave I
de faire entrer la démocratie dans les nouveaux rapports de l'église
et de l'état.
V.
Sur la question religieuse, la haute bourgeoisie de la fin du
xviii'* siècle avait des opinions très arrêtées. La bourgeoisie pari-
sienne, dans la réunion préparatoire des élections, avait pris une
attitude particulièrement hostile au clergé. Elle ne voulait pas de
la religion sous forme d'institution politique. Le souffle du xviii'' siè-
cle, en minant les croyances positives, avait laissé chez la plupart de
ceux qui l'avaient respiré un déisme qui suffisait à leurs aspirations.
Le cahier rédigé par la députation de Paris manifeste clairement cet
état des esprits. Ils furent cependant entraînés à commettre une des
plus sérieuses atteintes contre la liberté de conscience.
Leur éducation juridique obscurcit sur ce point leur intelligence.
Un reste de levain janséniste fermenta dans un groupe ayant pour
chefs Camus, Martineau, Treilhard. L'idée dominante des vieux lé-
lllQ REVUE DES DEUX MONDES.
ffistes était la subordination de l'église au pouvoir civil. Leurs luttes
séculaires avec la cour de Rome, leurs goûts de clergé national et
soumis au roi, avaient constitué un tempérament absolument rebelle
à la conception d'une église libre dans l'état. C'est une erreur pro-
fonde que de croire qu'il v ait eu alors un moment où la question
de la séparation de l'état et de l'église pût être portée avec succès
devant l'opinion publique. Même quand la révolution avait tout
brisé, quand le scepticisme avait tout remis en question, à l'époque
où Bonaparte négociait le concordat, la bourgeoisie, en majorité,
n'eût pas compris qu'on laissât l'église libre. C'était une de ces
idées que ses vieux jurisconsultes lui avaient appris à dédai-
gner. , . , .
Yis-à-vis des personnes qui formaient l'ordre du cierge, vis-a-vis
de la propriété ecclésiastique, elle ne voulut que l'application des
principes de l'ancienne monarchie. Tout en reconnaissant que le
catholicisme était la religion dominante, elle déclarait que chaque
citoven était libre dans son culte, et répudiait une religion d'état.
Tout en maintenant les prêtres, elle détruisait l'ordre du clergé. Le
principe de l'individualité qui lui faisait briser toute corporation,
elle l'introduisait dans la société ecclésiastique; et, comme pre-
mière conséquence, elle sécularisait le mariage.
Depuis le concile de Trente et l'ordonnance de Blois de 1579,
l'acte civil avait été absorbé par le sacrement. Sans interdire la bé-
nédiction nuptiale, sans même nier la dignité du mariage chrétien,
les bourgeois de la constituante ne considérèrent le mariage que
comme un contrat civil et renvoyèrent au pouvoir législatif la créa-
tion du mode de constatation des naissances, mariages et décès, et
la désignation des officiers publics qui en recevraient les actes. La
société française fut sécularisée.
Les témoignages les moins suspects indiquent cependant que le
clergé paroissial, particulièrement les curés de Paris et des grandes
villes, sortis en grande partie de familles bourgeoises, étaient en-
tourés de considération et la méritaient. Les antipathies et les criti-
ques étaient réservées contre les abbés pourvus de bénéfices. Le
tempérament ironique delà nation s'adressait surtout aux moines et
aux femmes appartenant aux communautés religieuses. Les vocations
pieuses étaient en effet devenues rares. La verve gauloise ne taris-
sait pas quand il s'agissait des couvons et de la mendicité monacale.
Un ordre de femmes était pourtant excepté, celui des religieuses hos-
pitalières. Les congrégations enseignantes d'hommes étaient même
respectées, parce qu'elles étaient entrées dans le mouvement des
idées. La bourgeoisie permit à la révolution d'entrer dans le cloître.
Avec son esprit logique et de réaction laïque, elle distingua justement
entre les liens de la foi et ceux de la loi civile ; elle refusa de mettre
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PEXDANT LA REVOLUTION. Ml
le bras séculier au service des vœux prononcés; elle ne les sanc-
tionna pas et interdit leur perpétuité.
Cette sécularisation à l'égard des personnes, les représentans
des classes moyennes la poursuivirent à l'égard des biens Ils re
prirent les idées émises par Machault, dès 1769, lorsqu'il nroDO-
sait 1 aliénation d'une partie des biens de l'église. Avec les distiîic-
tions deja établies entre la nature des biens féodaux, les dîmes
inféodées avaient été déclarées rachetables. Ces distinctions l'ooi-
mon des campagnes ne les accepta pas davantage. La dime, quelle
quelle fut même résultant d'un contrat,' était lieuse au paj"an
lille cessa d être perçue, ainsi que les droits casuels
Ce n'était que le premier pas. Le second fut rapidement fait Le
cierge sous la monarchie féodale étant un ordre dans l'état avant
une personnalité morale, avait pu être propriétaire. La propriété
reposait sur les rapports entre la chose et la personne Les lé!
gistes de 1789 détruisirent ce rapport fondamental, en dissol-
vant le clergé comme ordre et en ne reconnaissant plus que des
individus, des prêtres, des citoyens. Dès lors ils ne pourront plus
acquérir ni posséder qu'individuellement. L'état, disaient Chape!
ler et Thouret, par droit de déshérence ou d'occupation, recueHle
la succession des personnes morales qui disparaissent. « Tant que le
cierge conservera ses biens, l'ordre du clergé ne sera pas détruit. >.
Ce ait 1 Idée d un clergé dépendant du pouvoir civil qui hantait
intelligence de ces hommes profondément imbus du souvenir des
luttes antmltramontaines des parlemens, luttes soutenues au nom
du roi, eveque du dehors. Ils avaient de l'état une notion qui fait
comprendre leur système administratif et judiciaire. Appliquée au
domaine de la conscience, cette notion ajoutée à de vieilles ran-
cunes assoupies aJlaJt leur faire commettre la plus redoutable faute
et la moins justifiable contre la liberté. Us voulurent, on le sait
toucher aussi à la discipline et aux formes organiques de l'église dé
IfTZ'r^'" r^ç "' ^T"'^''' ^'^^' P^^ ^^' ^«^^e ^e spirituel
et le temporel, ils furent les premiers à les renverser
Les quelques jansénistes de l'assemblée avaient conçu l'esnoir
de faire prévaloir leurs doctrines, et cet espoir se fortifiait dans leur
espnt, par 1 idée qu'ils se rapprochaient davantage des formes de la
primitive église. Avec l'âpreté qui caractérise les minorités long,
temps opprimées, ils reconstituèrent entièrement le clergé sur de
nouvelles lois, conformèrent les circonscriptions des diocèses à
celles établies pour les départemens et essayèrent de soustraire
1 eghse de France a la domination de la cour de Rome. Comme ils
exerçaient une influence prépondérante dans le comité ecclésias-
tique, ils firent présenter par Martineau, un des leurs, le projet
de constitution civile du clergé.
A12 REVUE DES DEUX MONDES.
Transformer à ce point l'organisation du catholicisme, asseoir tout
l'édifice ecclésiastique sur l'élection populaire, créer l'indépendance
de la juridiction des évêques à l'égard de celle du pape, qu'était-ce
de la part d'une assemblée politique, sinon placer en définitive
l'église sous la dépendance du pouvoir civil ? Pour que, du reste,
aucun doute ne soit possible sur le but, pour bien attester les
tendances de cet esprit unitaire qui caractérisait la bourgeoisie, on
n'a qu'à se souvenir des paroles de Treilhard, dans la séance du
29 mai 1790. « Un état peut admettre ou ne pas admettre une reli-
gion ; il peut à plus forte raison déclarer qu'il veut que tel établis-
sement existe dans tel ou tel lieu, de telle ou telle manière ; quand
le souverain croit une réforme nécessaire , rien ne peut s'y oppo-
ser. »
Pas plus qu'ils ne comprenaient la liberté d'association limitée par
la loi, ces hommes sincères ne purent se dégager de ce faux prin-
cipe qui prend la souveraineté collective pour la liberté. On n'a pas
oublié comment l'assemblée, pour donnera cette organisation nou-
velle un point d'appui dans la conscience des ecclésiastiques,
aggrava sa faute en exigeant des ministres du culte le serment à
la constitution civile. On n'a pas oublié la protestation éloquente
de Montlosier et ce mot profond de Maury : « Prenez garde, il n'est
pas bon de faire des martyrs ! » Les hommes auxquels ces paroles
s'adressaient étaient des idéalistes et non des sceptiques. Ils se
trompaient de bonne foi. Leur œuvre n'eut d'autre résultat que de
retremper dans l'exil et dans la persécution les vertus défaillantes
du clergé du xviii® siècle. Dans certaines provinces, loin des voix
tumultueuses et des fièvres de Paris, ils troublèrent dans les fa-
milles religieuses plus d'une de ces âmes ardemment éprises de
la révolution, mais qui n'avaient pas séparé leurs croyances de
leurs aspirations égalitaires. La guerre civile était proche. Elle de-
vait éclater dès que l'arbitraire démocratique n'aurait plus en face
de lui les talens et les caractères du parti constitutionnel.
VI.
Quels furent les sentimens politiques de la haute bourgeoisie?
Les institutions ne lui avaient pas appris à devenir libérale. Les
états-généraux avaient été trop rarement assemblés pour exercer
une action régulière sur les mœurs publiques ; protestation inter-
mittente des souffrances des roturiers, ils n'avaient pu faire leur
éducation politique. Les tentatives d'intervention directe du parle-
ment de Paris dans les affaires du royaume avaient bien créé dans
les classes moyennes une éHte politique ; mais l'esprit de caste
avait fini par surexciter l'orgueil de messieurs du parlement et les
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION. /Il 3
avait mis au travers de la marche des idées. Ils excitaient de temps
à autre des désirs de liberté légale, sans les satisfaire par aucune
opposition sérieuse et continue. Cette opposition parlementaire ser-
vait d'aliment à l'esprit de discussion, mais elle n'était pas une
école de gouvernement libre.
Les franchises municipales eussent été un meilleur apprentis-
sage, mais elles n'avaient pu se relever des coups indirects que
Louis XIV leur avait portés. Les municipalités dans les villes avaient
dégénéré en coteries; et dans les paroisses rurales, elles n'exis-
taient vraiment plus. Hormis en Bretagne, la vie particulière de
chaque province, les originalités elles-mêmes, s'affaiblissaient. L'au-
torité des intendans et des subdélôgués était toute-puissante ; et
c'est une vérité banale aujourd'hui que la France, dès avant 1789,
était déjà la nation où les procédés administratifs étaient les plus
perfectionnés. Habituée à voir dans la royauté la source des ré-
formes, la haute bourgeoisie, dans sa réaction légitime contre ce
qui subsistait de la léodalité, ne comprenait qu'un pouvoir central
lort et puissamment organisé ; et ce serait singulièrement se trom-
per que de croire que la révolution modifia sur ce point les idées
reçues. L'état était déjà une sorte de Providence.
Au fond, l'esprit de nos aïeux ne diffère pas beaucoup du nôtre.
Leur admiration raisonnée pour des maîtres qui se sont appelés
Louis XI, Richelieu, Louis XIV, avait laissé dans leur intelligence
politique des traces ineffaçables. Le spectacle d'un despote réali-
sant des réformes démocratiques avait été leur éducation histo-
rique ; de telle sorte que, dans la pratique, les traditions chez eux
étaient serviles.
Au contraire, en théorie, jamais les idées n'avaient été plus avan-
cées 1 C'était dans les livres des philosophes, et uniquement par
les livres, que l'éducation politique avait été préparée ! Et ces livres
avaient enseigné l'absolu mépris du passé, le dédain des transac-
tions avec les intérêts qui pouvaient être dignes de respect. A
l'inexpérience s'adjoignait donc une audace inouïe dans la sphère
de la spéculation philosophique, une confiance orgueilleuse et sans
limites dans des maximes. Un mouvement tout idéaliste de justice
et d'indépendance était associé à l'ignorance des faits et des réali-
tés extérieures, à l'amour de l'uniformité sous la main de l'adriii-
nistration.
La haute bourgeoisie avait de plus les procédés révolution-
naires. Elle les tenait de ce qu'il y avait d'abstrait dans ses études
théoriques de la politique. Elle s'était arrêtée à trois ou quatre livres
bien connus, sans aller au-delà. Bien peu, comme Mounier, comme
Malouet, se rendaient exactement compte de la nécessité de sépa-
rer le pouvoir exécutif du pouvoir législatif. Bien peu envisageaient
414 REVUE DES DEUX MONDES.
le danger de concentrer dans une seule assemblée les délibérations
et les responsabilités du gouvernement. Plus les sentimens chez
nos pères étaient généreux et les desseins admirables, plus les ma-
ladresses, les inexpériences apparaissaient à chaque pas, créaient
des obstacles et étaient autant de causes d'irritation et de colère.
Avant le moment où elle surgit, la révolution était faite dans ces
intelligences très cultivées. Le publiciste qui a le mieux connu cette
élite et qui la recevait chez lui tous les soirs, au sortir des séances
de l'assemblée, Mallet du Pan, constatait que les vœux des poli-
tiques modérés se trouvèrent dépassés même le jour où ils purent
se produire. Un événement dont l'influence fut profonde et long-
temps méconnue, l'indépendance des États-Unis et de l'Amérique
du Nord, donnait à leurs passions démocratiques un élan démesuré.
Le goût pour la liberté était plus dégagé de toute espèce de
liens chez les quarante grands seigneurs de la vieille noblesse.
Ils avaient lu aussi, mais ils avaient passé la Manche. Il en était
autrement de la petite noblesse provinciale très nombreuse à la
constituante, et d'autant plus hostile qu'elle jalousait le monde
de la cour. Pom* les premiers, le mouvement révolutionnaire, au
début, n'était que combat de plume et de paroles, qui ne leur pa-
raissait faire aucun dommage à la supériorité d'existence dont ils
jouissaient et qu'une possession de plusieurs siècles leur faisait
croire inébranlable. Ils étaient prêts dès lors à accepter une mo-
narchie parlementaire. Mais combien étaient-ils ? Et cependant,
môme vis-à-vis de ces grands seigneurs éclairés qui avaient vive-
ment ressenti l'agitation de l'esprit du siècle, la bourgeoisie eut
une méfiance incurable.
Les femmes n'étaient pas les moins ardentes. Les abus de la cour,
la coterie de la malheureuse reine étaient l'objet de leur haine ; et
les meilleures d'entre elles distribuaient des libelles qui descen-
daient du salon à la rue. Les émotions violentes les exposèrent à
bien des retours. Que la révolution se fût accomplie sans égarement
et sans crime, elles l'eussent suivie jusqu'au bout. Dans le trouble
inévitable apporté aux intérêts par les événemens, elles avaient
sur-le-champ, et les premières, pris leur parti de la gêne. La foi
dans les idées nouvelles les soutenait. Il n'y avait pas jusqu'à l'en-
rôlement de leurs maris dans les gardes nationales qui ne leur
plût! Elles n'avaient pas encore ressenti les fatigues du malheur
et les mécomptes des espérances brisées. C'était dans le salon de
M™^ Panckouke soit à Paris, soit à Boulogne, ou dans dans le salon
de M™^ Pourrat à Louveciennes, qu'on eût le mieux noté, à l'au-
rore de la révolution, la transformation rapide des femmes de la
haute bourgeoisie.
Il était à la mode d'appartenir à la réunion qui portait le titre
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT LA REVOLUTION. Al 5
<ie Société de 89 et qui avait pris une importance soudaine depuis
la scission entre les membres du premier club des jacobins. Le but
que se proposaient les adhérons à cette société était de développer,
de défendre et de propager les principes d'une constitution libre.
On y trouvait inscrits, non-seulement les députés du tiers état les
plus célèbres, mais des publicistes éminens, des savans, des hommes
de lettres. Il y avait là Bailly, Beaumetz, Monge, Lavoisier, Pasto-
ret, Récamier, Siéyès, Thouret, Rœderer, Ramond, Garât, Emmery,
Barnave, Duquesnay, Dupont (de Nemours), Suard, Rulhière, Pis-
catory, Lecoulteux, Lacretelle, A. Chénier, Chapelier, Duport, les
Tioidaine. La rupture avec les démagogues étant définitive, les con-
stitutionnels fondèrent, plus tard, dans les bâtimens jadis occupés
par les feuillans, sous le nom d'Amis de la constiUition, une réu-
nion semblable à la première. Quelques personnages nouveaux s'y
adfoignirent : Beugnot, Quatremère , Regnault, Michaud , Boissy
(d'Anglas), Goupil de Préfeln, Fulchiron, Ginguené, Gouy.
Us avaient créé un organe de publicité sous le nom de Journal
de la société de 80. L'Avis aux Français d'André Chénier, les
pages les plus éloquentes de ce noble esprit y parurent. L'Ami des
patriotes offrit ensuite l'exposé fidèle des idées politiques de la
haute bourgeoisie; enfin, lorsqu'un groupe d'hommes de cfpur ré-
solut de lutter dans la presse contre l'influence grandissante des
jacobins, ce fut le Journal de Paris qui devint le dernier organe
des opinions modérées. C'est à ces feuilles souvent éloquentes,
c'est aux rapports de l'Assemblée, aux souvenirs recueillis dans la
retraite, encore plus qu'aux harangues de la tribune qu'il faut
demander les projets, les pensées politiques des chefs de la bour-
geoisie jusqu'au 10 août 1792. A partir de cette date mémorable,
leur parti est vaincu et dispersé I II n'y aura plus que des efforts
isolés. Les jeunes iront encore jusqu'aux girondins. L'abîme après
le 30 mai fut irrévocablement creusé ! Comme disait André Chénier :
« J'ai goûté quelque joie à mériter l'estime des gens de bien en
m'offrant à la haine et aux injures de cet amas de brouillons corrup-
teurs que j'ai démasqués ; s'ils triomphent, ce sont gens par qui il
vaut mieux être pendu qu'être regardé comme ami. »
Si les tendances, dans ce milieu constitutionnel, étaient entière-
ment démocratiques, les opinions n'étaient pas républicaines. Per-
sonne, dans cette génération . enthousiaste et désintéressée, ne
songeait en 89 à renverser la monarchie héréditaire et à lui substi-
tuer une autre forme de gouvernement. Comment donc ces hon-
nêtes gens entendirent-ils unir la royauté à la démocratie, consti-
tuer une société politique qui réalisât leurs aspirations libérales,
répondît à leur raison, à leur besoin de justice, à leur amour du
droit commun ? Jamais tâche ne fut plus difficile.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
VIL
S'il ne se fût agi que de rester dans la sphère supérieure des
principes et des libertés individuelles, ces hommes illustres n'au-
raient éprouvé ni hésitation ni embarras. Ce sera leur éternel hon-
neur qu'après avoir proclamé la souveraineté nationale et revendi-
qué, pour les représentans de la nation, le droit de faire la loi et
de voter l'impôt, ils voulurent aussi donner au monde entier une
charte modèle. Les libertés du citoyen étant le but, la fin de toute
organisation politique, ils en déduisirent toutes les conséquences
passées aujourd'hui dans notre sang. Les crimes seront personnels
et la confiscation est abolie ; toute entrave mise à l'association in-
dustrielle est supprimée ; le secret des lettres est inviolable ; la
presse est déclarée libre ; quiconque signe ou exécute l'ordre d'ar-
rêter un citoyen, hors des cas strictement déterminés, est frappé
des peines les plus sévères. Mais il ne suffit pas de proclamer des
libertés et des droits pour qu'ils aient la vie, il faut les placer sous
la protection d'institutions assez larges pour qu'ils se développent,
assez fortes pour qu'ils soient garantis de toute atteinte. Les diver-
gences, les incohérences, les préventions éclatèrent alors; mais
jusqu'au moment où l'on se heurta aux réalités, on eût plu croire,
dans ce tournoi d'opinions métaphysiques, que l'assemblée n'était
qu'un congrès de philosophes.
Hormis un faible groupe, dont Mounier, Malouet, Bergasse étaient
les orateurs et qui voulait prendre pour type la constitution an-
glaise, la chimère que la haute bourgeoisie poursuivit, était une
royauté démocratique, avec une assemblée souveraine et unique.
C'est à peine si, sur les bancs supérieurs de la gauche, trois ou
quatre députés, alors obscurs, apercevaient vaguement la répu-
blique au bout de leurs théories. Au milieu de la confusion des
idées, les conditions fondamentales du gouvernement représenta-
tif se posèrent néanmoins, mais sans méthode et sans le calme
nécessaire à de pareilles délibérations. Ce calme était impossible,
au milieu des ruines d'une ancienne société détruite et sous l'œil
de Paris affamé, inquiet, méfiant, irrité.
Parmi les questions constitutionnelles, en est-il de plus impor-
tantes que les rapports du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif,
la division en deux chambres, la responsabilité ministérielle et le
point de savoir auquel des deux pouvoirs reste le dernier mot s'il
survient entre eux un dissentiment grave? Les députés les plus
influons des classes moyennes firent successivement partie du
comité de constitution, comité dont les membres se renouvelèrent
fréquemment. Nous savons bien le fond de leurs doctrines. Rien
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT LA REVOLUTION. A 17
qu'à la lecture du premier programme préparé par le comité (5 juil-
let 1789), on s'aperçoit du peu de netteté dans les vues et du peu
de précision de la langue politique. C'est ainsi qu'après la division
consacrée des trois pouvoirs le comité propose, on ne sait pour-
quoi, de régler les devoirs et les fonctions du pouvoir militaire.
Toutefois, ce n'est que sur le second rapport (28 août) que la
bataille des idées s'engage. Meunier avait commencé par reconnaître
hautement que la souveraineté résidait dans la nation: mais que
cette souveraineté, la nation ne pouvait l'exercer directement elle-
même; deux chambres délibérant séparément étaient nécessaires
pour assurer la sagesse des délibérations « et pour rendre au corps
législatif la marche lente et majestueuse dont il ne doit pas s'écar-
ter. » La majorité du comité pensait, en outre, que l'autorité royale
ne pouvait être réellement protégée si l'on refusait au roi le droit
absolu de sanction. L'assemblée avait été avertie, par la bouche Me
Meunier, qu'elle touchait au moment suprême , et elle allait décider
si la France aurait une constitution viable ou si elle tomberait dans
une longue et funeste anarchie.
Derrière une seconde chambre, la bourgeoisie s'obstinait à voir
reparaître le spectre de l'aristocratie, qu'elle voulait abaisser pour
toujours. Elle se décida pour une assemblée unique. Il était indis-
pensable alors que la chambre des représentans eût un contre-
poids qui l'empêchât d'arriver à la tyrannie. Thouret, avec la forte
trempe de son esprit, était intervenu dans les débats pour cher-
cher une conciliation. Le veto absolu fut écarté ; le veto suspensif
l'emporta, avec effet, jusqu'à la seconde législature seulement.
C'en était fini des idées gouvernementales de Mounier et^de ses
amis. Tout en restant dévoué à la monarchie constitutionnelle, la
majorité des députés de l'ancien tiers état se fermait les oreilles.
Elle tenait pour démontré que les institutions des autres peuples
étaient imparfaites, et que jusqu'en 89 le genre humain s'était
égaré.
Ce fut bien pis lorsqu'on examina le rôle des ministres et la por-
tée qu'il fallait attribuer à la responsabilité ministérielle. L'insou-
ciance sur ce point n'eut d'égale que l'ignorance. Qui se douta,
excepté Mirabeau, que le ressort principal du mécanisme constitu-
tionnel était tout entier dans ce principe? La plus lourde faute, en
matière d'organisation politique, fut commise lorsque fut votée la
proposition de Lanjuinais, excluant du ministère tout membre de
l'assemblée nationale (7 septembre 1789). Les méfiances envers
Louis XVI avaient grandi, et le fossé qui séparait les deux pouvoirs
s'élargissait.
Du moins, lorsqu'il s'agit de réformer les institutions judiciaires,
TOME LXXIII. — 1880. 27
AÏS REVUE DES DEUX MONDES.
les jurisconsultes furent guidés par leurs instincts. De l'organisa-
tion de la France telle qu'elle existait avant la révolution ils avaient
peu à conserver. L'unité nationale reçut d'eux sa sanction défini-
tive. La question d'attributions des corps qu'ils venaient de consti-
tuer ne les divisa pas. Leur esprit démocratique l'emporta sur l'es-
prit libéral. Le vice radical de leur plan fut de créer, avec les
directoires de département et de district, des administrations col-
lectives. L'idée d'un administrateur unique, contrôlé par un con-
seil élu, ne leur était pas venue. Leur fausse théorie qui plaçait le
pouvoir exécutif et le pouvoir législatif l'un en face de. l'autre,
comme deux ennemis, conduisait à faire nommer les directoires
par les assemblées administratives, sans qu'ils pussent être révo-
qués, à moins de forfaiture. Les procureurs-syndics, bien que char-
gés uniquement de l'expédition des affaires courantes sans voix
délibérative, échappaient ainsi à l'influence royale et dépendaient
des conseils élus.
L'anarchie éclata bientôt à tous les yeux. Au lieu de revenir sur
leurs pas, les plus habiles eux-mêmes, comme Target, Thouret,
Chapelier, cherchèrent alors le remède dans la confusion de tous les
pouvoirs. Ainsi, ils furent bien vite amenés à attribuer au pouvoir
exécutif le droit de suspendre les corps administratifs et d'annuler
leurs actes ; mais le recours fut toujours réservé devant le corps lé-
gislatif. Que devenaient dès lors les conditions de la liberté réglée?
Les légistes furent mieux inspirés lorsque, après avoir renversé
le vieux système judiciaire, ils donnèrent une organisation nouvelle
à la magistrature. Après avoir adopté le jury au criminel et l'avoir
sagement rejeté au ( ivil, malgré Adrien Duport, ils établirent l'é-
galité devant la justice, comme devant la loi, en supprimant toute
juridiction exceptionnelle ou privilégiée. Ils s'efforcèrent de réaliser
ce beau rêve : avoii* des magistrats indépendans par la conscience,
mais dépendans de la nation par leurs fonctions, et ne devant leur
place qu'au savoir et à la probité. Au lendemain de la suppression
des parlemens, dont les agitations avaient laissé des traces dans
leur mémoire, les légistes de la constituante craignirent la recon-
stitution d'une aristocratie parlementaire, s'ils laissaient au roi la
nomination de la nouvelle magistrature. Au milieu des méfiances,
les opinions intermédiaires s'eflacèrent comme toujours. La présen-
tation de trois candidats, parmi lesquels le chef du pouvoir exécutit
choisirait, paraissait un système raisonnable. Il fut écarté. La ques-
tion se posa, encore une fois, dans le domaine de l'absolu, entre
l'idée monarchique et l'idée démocratique : celle-ci l'emporta. On
remit au peuple seul le choix des juges ; le roi eut uniquement le
droit de nommer les officiers chargés des fonctions du ministère
public.
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT LA REVOLUTION. 419
Ccmime elle était cuisante, même dans les meilleures âmes, la
blessure des iniquités de l'ancien régime ! Gomme était illusoire,
dans les intelligences les plus fermes, la confiance dans la race hu-
maine et dans la pure logique! « Ciontre qui, disait Thouret, se
commettent les crimes et les délits, si ce n'est contre le peuple ?
C'est donc au nom du peuple et par un délégué du peuple qu'ils
doivent être poursuivis. S'il en était autrement, les ministres mal
intentionnés pourraient poursuivre des accusations les plus injustes
les amis de la liberté. » Le droit d'accusation fut enlevé au minis-
tère public, ou plutôt aux commissaires du roi, suivant l'expression
significative de Duport. Le droit de grâce suivit le droit d'accusa-
tion; et le pouvoir exécutif au nom de qui se rendait la justice fut
à peu près étranger à son administration. Les cadres furent du
moins habilement conçus : à la base, une création toute du xviii''
siècle, la justice de paix ; en haut, une cour supérieure de revision ;
comme intermédiaires, des tribunaux de district devenant juges
d'appel les uns des autres. Sauf sur ce point que l'expérience corri-
gea, les grandes lignes ont été conservées. Mais l'expérience fat
prompte à prouver les vices du système électif dans l'ordre judi-
ciaire.
Vin.
L'abus des principes simples avait pour efïet de détendre tous
les ressorts du gouvernement et d'en détruire l'action salutaire. Au
lieu de voir dans la liberté la limite des droits de chacun, limite
posée par la justice, exprimée par la loi, défendue par la force publi-
que, la plupart, par défaut d'éducation politique, ne voyaient dans
la liberté que l'expression d'un droit personnel et absolu, sans rela-
tion avec le droit des autres. Ce péril n'échappait pas aux yeux des
clairvoyans. Dans leurs réunions particulières, les réflexions les
plus judicieuses se faisaient jour; mais les portes ne s'ouvraient
pas au public, et les opinions modérées exprimées à la tiùbune de
l'assemblée n'avaient pas un assez long retentissement. Le terrain
constitutionnel était de plus en plus étroit.
Le courage de la haute bourgeoisie ne faiblissait cependant pas ;
à Paris, elle soutenait hardiment Lafayette ; elle payait de sa per-
sonne pour réprimer l'émeute ; en province, elle avait encore la ma-
jorité dans les municipalités, dans les rangs des officiers de la garde
nationale. Mais une révolution ne peut pas se terminer par les
moyens qui l'ont fait réussir; et Desmeuniers, Chapelier, Thouret,
Barnave, Beaumetz et leurs amis comprenaient trop tard qu'il fal-
lait fortifier l'action du gouvernement.
Depuis le retour de Varennes, les constitutionnels tentaient osten-
Zl20 REVUE DES DEUX MONDES.
siblement un dernier effort pour constituer la monarchie représen-
tative. Leurs tentatives infailliblement échouaient s'ils n'osaient pas
reviser la constitution. L'histoire nous a appris comment le comité,
n'ayant pas la certitude d'être soutenu contre les attaques de la
sur droite de l'assemblée et contre les folies des démagogues, se
renferma strictement dans son programme et, hormis deux ou
trois points insignifians, ne changea rien aux vices de la constitu-
tion de 1791. Malouet, qui essaya de porter le débat sur les articles
fondamentaux, fut rappelé à l'ordre, a Les aristocrates, avoue le
marquis de Ferrières, ne voulurent prendre aucune part à la revi-
sion et laissèrent, en se frottant les mains, les jacobins battre les
constitutionnels. »
Si les fautes des adversaires n'excusent pas celles qu'on fait soi-
même, elles devraient du moins atténuer la sévérité du jugement.
Faire rétrograder la révolution jusqu'à l'ancien régime à l'aide des
armées étrangères, ou la précipiter dans l'anarchie et dans le sang,
au moyen de l'organisation jacobine, tel fut le problème qui se posa
devant les députés des classes moyennes, le 30 septembre 1791,
au moment où la constituante se séparait et où une assemblée dont
elle avait exclu ses membres prenait séance. Quelque bien douée
qu'elle soit, une nation n'a pas deux fois, dans la même période,
une pléiade de penseurs, de jurisconsultes, d'orateurs, de philo-
sophes. Elle n'a pas même deux fois, lorsque l'éducation politi-
que est à faire, le groupe silencieux, mais pondérateur, des hom-
mes de bon sens. Aussi, sauf quelques individualités laissées en
dehors par les élections de 89, sauf quelques jeunes gens éloquens
et héroïques, qui n'avaient jamais vu de près les difficultés prati-
ques, les votes s'étaient portés sur les représentans de la petite
bourgeoisie, ou sur les personnages secondaires appartenant aux
professions libérales et aux congrégations dissoutes. Les projets
libéraux rêvés par la haute bourgeoisie rencontraient comme
obstacle, dans l'assemblée législative, un parti nouveau, confus,
violent, organisé avec les clubs et déterminé à aller jusqu'au
bout.
Les mœurs bourgeoises subissent le contre-coup des événemens.
L'influence incroyable des tableaux de David sur le goût et les
modes n'en était que le résultat. Les femmes avaient abandonné le
charmant costume du xviii* siècle qui leur allait si bien. La poudre
qui adoucissait leur visage, la mouche qui en relevait la pâleur, les
corsets et les souliers à talon étaient proscrits. En substituant aux
robes dites de cour, des vêtemens légers, simples, unis, étroits,
l'étiquette était supprimée peu à peu. Les habitudes rigoureuses
d'exquise politesse se perdaient. Les hommes avaient adopté le
vêtement noir et la coiffure flottante. L'introduction d'un costume
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION. 421
nouveau chez un peuple n'est jamais un événement isolé, un fait
insignifiant. Il annonce une modification complète dans la vie ordi-
naire. Une lettre d'un officier de la garde nationale de Glermont-
Ferrand envoyé en mission, à Paris, en novembre 1791, mentionne
l'étonnement que lui inspira la tenue des députés de l'assemblée
législative. En moins de trois ans, le bourgeois parisien avait lui-
même perdu le caractère qui lui était propre. Il était jadis attaché
à son roi , à sa parenté , aux usages. Le cercle de ses relations
s'étendait rarement loin de son voisinage. Le tumulte et les cris
troublaient maintenant les rues calmes du Marais et cette île Saint-
Louis, où l'on ne connaissait naguère de révolutions que celles cau-
sées dans le cours de la Seine par les hivers rigoureux.
Paris, jusqu'en 1789, avait été surtout une ville de plaisirs, d'agio-
tage et de commerce de détail. Il n'était pas, à proprement parler,
un centre industriel, pas plus qu'un centre agricole. Les marchands
et les gens de finances lui donnaient tout son cachet. Quel change-
ment dès octobre 1791 ! Jusqu'alors les grandes familles bourgeoises
avaient supporté gaîment les sacrifices de fortune. Mais le désordre
commençait à pénétrer dans les habitudes de chaque jour. Les
écoles, comme les études sérieuses, étaient négligées; une sorte
de fièvre troublait le repos du corps et de l'esprit : « Quel espace
franchi dans ces trois années, écrivait Barnave, et sans que nous
puissions nous flatter d'être arrivés au terme ! » Les conditions du
haut en bas de l'échelle sociale se déplaçaient. Toutes les âmes
étaient ébranlées dans ce milieu jadis si attaché à la discipline, à
l'ordre, au respect.
Pendant que la bourgeoisie parisienne attendait une solution du
courage et du bon vouloir de ses chefs, elle voyait au-dessous
d'elle les Jacobins s'organiser ; elle restait inerte. Et cependant
elle était la plus nombreuse ; elle occupait encore partout les
grands postes; les premières élections judiciaires lui avaient pro-
fité ; elle commandait les gardes nationales : à Paris, des bataillons
entiers (comme celui des Filles-Saint-Thomas) étaient à elle et eus-
sent versé leur sang pour résister à l'émeute. Elle avait vainement
à l'assemblée nouvelle quelques hommes jeunes, résolus : les Ra-
mond, les Hecquet, les Beugnot, les Dumolard, les Mathieu-Dumas.
Ils s'étaient fait inscrire aux Feuillans ; mais, menacés par la foule,
ils avaient fini par être expulsés de la salle ordinaire des séances.
Leurs journalistes : Roucher, Suard, A. Ghénier, Lacretelle, con-
tinuaient de combattre à la fois le jacobinisme et l'émigration à
main armée.
Où était la cohésion qui seule fait un parti? La cour elle-même
était hostile à l'établissement d'une monarchie constitutionnelle.
Elle subissait, mais n'acceptait pas la liberté. Craignant par-dessus
422 REVUE DES DEUX MONDES.
tout l'influence des constitutionnels, le roi et ses amis s'unissaient
momentanément aux jacobins et faisaient nommer Pétion maire de
Paris. On eût été découragé plus facilement. Les braves gens, avec
soixante-quinze directoires de département, avaient applaudi à la
lettre menaçante de La Fayette, l'avaient soutenu lorsqu'il était
accouru de son armée réclamer à la barre des mesures contre les
démagogues. La bourgeoisie constitutionnelle, par une contradic-
tion que les faits expliquent, perdait confiance dans les paroles du
roi, et pourtant elle ne voulait pas son renversement. Elle croyait
à l'utilité d'un avertissement donné au château, mais elle avait hor-
reur d'un attentat sur la personne royale. Elle souffrait de la lan-
gueur du commerce, de la dégradation des rentes, de la déprécia-
tion du papier-monnaie, maux attribués à la malveillance de la
cour ; mais elle redoutait encore plus les atteintes violentes de la
part des jacobins. Elle était inquiète et incertaine de ce qu'elle de-
vait espérer ou craindre de Louis XVI , objet de ses préférences et
qui n'y répondait pas.
C'est au milieu de ses angoisses patriotiques que jaillit de son
sein ce faisceau de jeunes tribuns idéalistes et inspirés qui s'appe-
laient les Girondins.
Ils furent l'expression du dernier élan de la bourgeoisie du
xviii® siècle ! Et encore elle ne les suivit pas tout entière. Dès les
premières et entraînantes paroles de Vergniaud et de Gensonné, on
pouvait en effet constater que le milieu politique solide et l'élite
capable de prendre en main le progrès de la nation et de la mettre
en possession de se gouverner elle-même, n'avaient pu s'établir
depuis trois ans. Des institutions politiques inapplicables ou impar-
faites avaient engendré l'impuissance. L'esprit démagogique, d'une
part, et les invincibles préjugés des courtisans, de l'autre, avaient
rebuté les caractères les plus résolus. L'arrivée des Marseillais, le
manifeste du duc de Brunswick et le 10 août firent le reste.
La haute bourgeoisie avait échoué dans son premier essai d'or-
ganisation politique de la nouvelle société française. C'étaient les
masses ignorantes, les clubs permanens, l'anarchie des sections,
qui prenaient violemment le pouvoir. Tandis que les démagogues
se préparaient à commettre tous les excès et tous les crimes, le
sentiment de ce qu'il y avait de juste et de légitime dans la révolu-
tion civile accomplie prenait néanmoins possession du cœur de la
bourgeoisie, et elle envoyait courageusement ses fils se battre aux
frontières contre l'armée de Condé unie aux étrangers.
Bardoux.
COMMENT
S'IMPROVISE UNE CAPITALE
ETUDES SUD-AMÉRICAINES.
C'est un des spectacles attachans auxquels il m'ait été donné
d'assister que la fondation de la nouvelle capitale de la province de
Buenos-Avres. ïai vu en trente mois sortir de terre une ville de
30,000 habitans. La pierre fondamentale a été posée le 19 novembre
1882, et cette cérémonie en plein champ, avec ses fanfares, ses
banquets sous la tente, ses discours, ses banderoles aux vives cou-
leurs s'alignant le long de rues imaginaires, dut paraître aussi in-
compréhensible qu'alarmante aux milliers de moutons et de bœufs
à demi sauvages, uniques hôtes de ce plateau agreste. On se figure
l'air de curiosité, de surprise et de terreur qui dilatait ce jour-là
les expressifs yeux ronds des vaches de la prairie, rangées en cercle
aux confins de l'horizon, vers lesquels elles avaient détalé tout
d'abord, et contemplant tête baissée, dans une attitude ambiguë
entre l'attaque et la fuite, cette bruyante invasion de leur domame.
Pour le premier jour d'une ville, c'est là un groupe de spectateurs
peu ordinaire. Si l'instinct qui porte les animaux des estancias à
revenir aux lieux où ils ont grandi ramenait vers son ancien pâtu-
rage un de ces honnêtes ruminans, quel travail s'opérerait dans sa
cervelle devant les transformations accomplies, et comme les des-
seins de l'homme lui paraîtraient aussi étonnanset mystérieux que
le paraissent à l'homme ceux du destin !
A 24 REVUE DES DEUX MONDES.
Sans être un vil bétail, quand on parcourt aujourd'hui les larges
avenues de la nouvelle ville, l'impression est saisissante. Ce qui
frappe, ce n'est pas tant la pittoresque silhouette de quelque palais
en construction, encore emmailloté d'échafaudages, coiffé d'un en-
chevêtrement de charpentes inachevées ; ce n'est pas le contraste
entre la belle ordonnance d'édifices flambant neuf et les cahutes de
bois qu'ils dominent de toute la hauteur et de tout l'orgueil de leurs
colonnades. On n'est point seulement en face d'un spectacle peu banal
et par conséquent curieux, d'un grand effort accompli, d'une émou-
vante quantité de travail humain accumulée en peu de temps sur
un même point. On sent par-dessus le marché qu'on a affaire à une
œuvre de longue haleine et de haute portée, conçue avec ampleur,
mûrie avec soin et appelée à des développemens bien autrement
surprenans que l'ébauche vigoureuse que l'on a devant les yeux.
Tout d'abord cette ville s'appelle La Plata, et ce nom n'a en soi
rien de modeste. Il implique la prétention d'en faire à brève échéance
une des plus importantes places commerciales, et comme qui dirait
la personnification, au point de vue des échanges internationaux,
des vastes états que l'on englobe sous ce nom générique.
Pour une cité d'aussi fraîche date, cette ambition peut paraître
singulière. Elle serait outrecuidante dans de vieux états, où les
courans du commerce sont depuis longtemps canalisés et ne se
laissent pas détourner d'une façon arbitraire de la direction que les
siècles leur ont tracée. On y a bien vu de temps en temps la fan-
taisie d'un souverain essayer de se substituer aux lents effets des
forces économiques qui président à la formation des grandes villes.
Presque toujours le résultat a démontré que la tentative était vaine,
et qu'en pareille matière le temps ne consacre que les œuvres aux-
quelles il a collaboré. Il n'en va pas de même dans des pays neufs.
En Europe même, Saint-Pétersbourg est une expérience presque
contemporaine : la Russie était toute neuve quand elle y a réussi ;
mais c'est surtout dans des contrées dont la population augmente
par des alluvions du dehors, et qui changent d'aspect à vue d'œil,
que la création de centres improvisés et rapidement prospères
n'est pas une utopie, une entreprise au-dessus du pouvoir de
l'homme. Sans doute il ne lui est pas permis là plus qu'ailleurs de
faire violence aux lois naturelles ; mais il peut en aider singulière-
ment la marche et en accélérer les effets.
Puisque nous voilà en présence d'une ville au berceau, essayons
donc de tirer son horoscope, comme dans les contes de fée, dont
le souvenir revient à l'esprit par une involontaire association d'idées,
en présence de phénomènes aussi en dehors de nos habitudes. Ici
l'horoscope n'est point fondé sur les caprices d'un pouvoir occulte.
Il s'appuie sur l'observation de causes très simples, qui acquièrent
UNE NOUVELLE CAPITALE. 425
simplement, dans une république en mal de croissance, un instructif
et dramatique caractère d'intensité. Il n'est pas inopportun d'expli-
quer premièrement, car, à distance, la chose pourrait ne point
paraître absolument naturelle, comment la province de Buenos-
Ayres se trouvait obligée de résoudre le problème de la création
d'une capitale, et dépossédée de la ville dont précisément elle porte
le nom.
I.
C'est en 1880 qu'elle lui fut prise, et c'est là un événement qui,
de quelque façon qu'on l'envisage, marque une date considérable
dans l'histoire de la république argentine. Ce fut le dénoûment
d'un long antagonisme, tantôt latent, tantôt déclaré, d'un côté entre
la ville et la province de Buenos-Ayres, ardentes au progrès, ou-
vertes aux idées, aux hommes, aux inventions des pays les plus
avancés, et de l'autre, le bloc compact de provinces intérieures,
fort supérieures en étendue, mais sensiblement plus dépourvues
d'élémens décisifs d'influence et de prospérité. Cette incompatibilité
d'humeur avait déjà produit une scission. En 1852, Buenos-Ayres
s'était déclaré indépendant, et avait goûté pendant une dizaine
d'années de l'autonomie absolue. Cette expérience avait prouvé
deux choses qui n'étaient pas faites pour rabattre l'opinion que se
formaient ses fils de leurs droits à la suprématie. D'abord les forces
du reste de la république avaient été impuissantes à réduire la
province chef : elle rentra dans le giron de la famille argentine de
son plein gré, triomphalement, après une bataille gagnée, et im-
posa les conditions, du reste, empreintes d'une patriotique géné-
rosité, auxquelles elle entendait être réintégrée dans la confédéra-
tion. La seconde vérité que la sécession avait mise en évidence, c'est
que, sans parler de la douane et du commerce d'outre-mer, dont
Buenos-Ayres tenait la clé, l'activité des échanges et l'accroisse-
ment de richesse dus à l'esprit industrieux de ses habitans fournis-
saient à la nation le plus clair de ses revenus. De là à penser et à
dire que c'était pure largesse de laisser profiter de cette aubaine
le groupe besogneux de ses sœurs, qui, réduites à la portion con-
grue, avaient fait piètre figure, il n'y avait vraiment qu'un pas.
« Buenos-Ayres est la vache à lait de la république: » cette formule,
qui revenait à tout bout de champ dans les conversations des por-
tefios sur la politique générale, laisse deviner de quel air de pro-
tection le sacrifice était consenti.
Ces querelles de gros sous n'étaient, du reste, que le petit côté de
la question. Si la richesse peut être une condition de supériorité pour
un état, c'est qu'elle est d'ordinaire la conséquence et la manifestation
426 REVUE DES DEUX MONDES.
tangible de qualités plus dignes d'estime. Buenos-Âyres était riche
parce que ses habitans étaient plus instruits, ses champs mieux
cultivés, ses races d'élevages mieux choisies et mieux soignées, ses
méthodes de travail plus parfaites que sur le reste du territoire.
De toutes les provinces argentines, aucune n'exerce une attraction
aussi puissante sur les émigrans qui affluent dans les ports de La
Plata. A peine débarqués, elle les accapare. Ce n'est pas là un sim-
ple bénéfice de situation. Elle a le bon esprit de comprendre et
d'avouer ce qu'elle doit aux efforts de ces déshérités de l'Europe
qui l'ont initiée à une foule de connaissances nobles et utiles dont
la vive intelligence créole a merveilleusement profité; elle met à
les recevoir un empressement où il entre un peu d'égoïsme et
beaucoup d'engageante cordialité. Elle en a tant accueilli et mis
en bon point qu'elle a fini par former une population cosmopolite
au milieu de laquelle les arrivans, ceux surtout de race latine, se
trouvent en quelques jours comme chez eux. Une fois assimilés à
cette nationalité indécise, qui n'est ni l'argentinisme pur ni leur na-
tionalité d'origine, ils deviennent eux-mêmes des agens actifs de
propagande et d'assimilation pour les nouveau-venus.
En tout temps et en tout lieu, la densité de la population est un
facteur important de progrès. Les perfectionnemens de l'industrie,
de l'instruction, du mécanisme administratif, de la police, de toutes
les fonctions sociales, en dépendent étroitement. Dans un pays
d'immigration, il se présente, en outre, ce phénomène, que les
améliorations s'accélèrent, pourrait-on dire, en raison directe du
carré des résultats déjà obtenus. Aussi l'avance prise par cette pro-
vince allait-elle s'accentuant d'année en année de façon à inspirer
aux autres non plus seulement de la jalousie, mais de l'inquiétude.
Elle présentait avec toutes une si écrasante disproportion qu'on en
avait peur. Aux abords de 1880, c'est sur elle, outre son budget
particulier, qu'étaient prélevées les trois quarts des recettes de la
nation, et elle supportait cette charge allègrement. Sur 2 mil-
lions 1/2 d'habitans que renfermaient les quatorze états autonomes
qui forment la Confédération argentine, elle en pouvait revendiquer
plus de 800,000. Quant à la richesse territoriale, la comparaison
serait plus difficile à établir. Le gouvernement national fait bien, à
intervalles fixes, et avec assez de soin, un recensement général de
la population d'après lequel le congrès détermine les circonscrip-
tions électorales; mais la province de Buenos-Ayres a été jusqu'à
présent la seule pourvue d'administrations assez diligentes pour
dresser des comptes en règle, comme une maison de commerce
bien tenue, de l'accroissement de son capital industriel et foncier (1).
(1) Le dernier grand travail statistique officiel a été publié en 1883 sous ce titre :
Censo gênerai de la provincia de Buenos-Ayres, demogrdfico, agricola, industrial,
UNE NOUVELLE CAPITALE. 4*27
On ne peut donc apprécier qu'au juger le rapport entre sa
richesse absolue et celle des treize autres provinces ; mais il n'est
pas douteux que, sur ce chapitre, le manque d'équilibre entre les
états confédérés ne fût tout aussi accentué, et qu'en matière de va-
leurs déjà créées, Buenos-Ayres n'eût représenté, comme en ma-
tière d'impôts, les trois quarts de l'inventaire total de la république.
Un détail qui a son éloquence, c'est qu'en 1880, sur 6,865,000 let-
tres manipulées dans les bureaux de poste argentins, 5 millions
appartiennent à ceux de la province. C'est toujours la même pro-
portion, 75 pour 100 ; on la retrouve dans toutes les manifestations
de la vie économique. Voici un autre fait concluant : tandis que la
Banque nationale, qui avait pour principal actionnaire et pour pro-
tecteur décidé le gouvernement central, menait depuis plusieurs an-
nées, avant 1880, une existence précaire, la Banque de la province,
devenue un des établissemens financiers les plus considérables de
l'Amérique du sud, pouvait en mainte occasion délicate et pressée
mettre ses ressources et son crédit au service de la nation.
Et voilà pourquoi il parut utile et équitable aux autres pro-
Tinces, qui trouvèrent leur belle en 1880, à la suite d'une révolu-
tion du reste aussi mal engagée que mal conduite par le gouver-
nement local de Buenos-Ayres, de couper en deux cet état trop
peuplé, trop encombrant, trop prospère. A une manière plus large
d'entendre la politique il joignait d'inquiétantes ressources pour
faire prévaloir ses vues. Il fallait bien vite changer tout cela avant
qu'il devînt décidément prépondérant. La ville, avec ses 300,000 ha-
bitans, son port, un des plus fréquentés des côtes hispano-améri-
caines, et le prestige attaché au berceau de l'indépendance des ré-
publiques du Sud, tut adjugée au gouvernement national. Jusque-là,
il n'y était toléré que comme un hôte; il y fut désormais chez lui.
Tout le groupe des conquérans de Buenos-Ayres en conçut un tel
orgueil que, durant longtemps, il affectait d'appeler le gouverne-
ment de la province, désormais hôte et toléré à son tour, « un gou-
vernement rural. »
Ce n'est pas le moment de juger la révolution de 1880, qui ne
touche qu'indirectement à notre sujet. Elle a certainement donné
plus de cohésion à une république où il était à craindre qu'on n'en
vînt à pousser le principe de l'autonomie des provinces jusqu'à
l'émiettement et l'anarchie. En ce sens, elle représente un pro-
grès. Chose singulière, et qui prouve combien les destins logiques
comercial, verificado el 9 de octubre de 1881, bajo la administracion del doctor don
Dardo Hocha. Il donne une sorte de photographie de la province prise le 9 octobre
1881, et forme un volume in-4"' de plus do 600 pages. C'est un modèle de méthode et
de conscience. Nous y avons puisé la plupart des renseignemens numériques qu'on
trouvera dans cette étude. Depuis i881, tous ces chiffres se sont encore améliorés.
428 REVUE DES DEUX MONDES.
des peuples cherchent et trouvent leur voie au travers et en dépit
des aveugles luttes des partis, c'est la politique traditionnelle de
Buenos-Ayres, ce sont ses tendances unitaires qui ont prévalu dans
cette campagne menée à ses dépens au nom des théories fédéra-
tives. En considérant ce résultat et en présence du fait accompli,
il est oiseux de rechercher s'il eût été préférable que la besogne
eût été faite par la province la plus avancée, au lieu de l'être contre
elle. Elle est faite, c'est l'essentiel. Il semble que l'erreur du gouver-
nement national, quand il a épousé les rancunes des fédéralistes, a
été de croire qu'il lui suffirait de se déclarer possesseur d'une ville
pareille pour l'obliger à penser suivant sa fantaisie ; en réalité, il pour-
rait se faire, malgré la garnison assez nombreuse dont il l'a gratifiée,
qu'il n'ait jamais été plus dominé par cette cité éclairée, indépen-
dante et gouailleuse, que depuis qu'elle lui appartient. On a beau
se raidir contre les manifestations de cet esprit public exigeant et
éveillé qui, en chaque pays, se développe dans sa plus grande ville
et donne le ton aux autres, c'est un voisin à la collaboration duquel
on ne se soustrait qu'imparfaitement. Le gouvernement argentin,
dont le but, en l'espèce, était de le mater, n'avait pas assez médité
la théorie de l'influence des milieux. Il s'est placé dans la gueule
du loup au lieu de mettre, comme il le croyait, le loup dans sa
poche. Il faut en féliciter tout le monde et surtout lui-même; mais
revenons à la province de Buenos-Ayres, que nous avons laissée
amputée de sa capitale et rêvant aux moyens de s'en procurer une
nouvelle.
Les premiers momens qui suivirent la secousse furent de cruel
désarroi. La solution que la brusquerie des événemens militaires
avait amenée passait, la veille même, pour tellement invraisem-
blable, que personne n'y avait arrêté sa pensée, pas même ceux
qui l'imposèrent. Que devait-ce être de ceux qui la subissaient ! La
législature provinciale dissoute, le régime de l'état de siège pro-
clamé, le pouvoir confié à des intérimaires pressés d'abandonner
un poste ingrat, telles étaient les conditions où l'on se trouvait.
Elles n'étaient rien moins que favorables pour arrêter un plan réflé-
chi et s'organiser sur nouveaux frais. On faisait semblant de s'en
occuper. Personne qui n'eût son mot à dire sur les conditions que
devait remplir la future capitale de la province. Les principales
villes et même des villages ambitieux se mettaient à l'envi sur les
rangs, énuméraient leurs titres à cet honneur. L'un faisait valoir sa
situation ; l'autre, son commerce ; un troisième, l'abondance des
matériaux de construction ou la salubrité du climat aux environs.
On eût pu longtemps discuter de la sorte. La question commença
seulement à se circonscrire lorsque le docteur don Dardo Rocha
vint prendre possession du gouvernement de la province. 11 fut
UNE NOUVELLE CAPITALE. 429
évident, dès les premières résolutions qu'on lui vit adopter, qu'il
avait là-dessus des opinions très méditées et très nettes, et qu'il
arrivait au pouvoir avec son siège tout fait. Coup sur coup, on apprit
que la capitale se bâtirait en plein champ, sur des terrains à'estancia
achetés expressément pour cet usage, et que les travaux du port de
la Ensenada, dont les marais s'étendaient jusqu'au pied de la nou-
velle ville, allaient immédiatement commencer.
La première partie de ce programme était de nature à susciter,
et suscita en effet les plus vives contradictions. Quelle idée d'aller
s'installer sur un plateau nu comme la main, lorsque tant de villes
de 15 ou 20,000 âmes offraient un noyau tout formé et le moyen
d'éviter les lenteurs, les désagrémens et les frais d'un premier éta-
blissement ! D'un autre côté, quelle faute d'établir la nouvelle capi-
tale à 60 kilomètres seulement de l'ancienne, où tous les membres
du haut personnel administratif étaient fixés de longue date et avaient
comme pris racine par les goûts, les habitudes, les relations ! On vou-
lait donc fonder une sorte de Versailles, une ville déserte en dehors
des heures de bureau, à laquelle certains trains de chemins de fer
apporteraient et d'autres retireraient une animation factice, entre-
coupée de momens de solitude et de tristesse sépulcrales?
Ces objections et bien d'autres, à ne considérer qu'une moitié du
projet qui venait d'être présenté aux chambres et accepté par elles,
ne laissaient pas d'être plausibles. Pour les gens attentifs, elles
étaient victorieusement réfutées par la seconde moitié. Les dispo-
sitions relatives à l'établissement du port donnaient à la conception
sa signification précise et permettaient d'embrasser les proportions
du plan vraiment grandiose conçu par le docteur Rocha. Au lende-
main d'une crise dont sa province sortait battue et amoindrie, au
moment même où les vainqueurs se livraient à une joie où il en-
trait plus de gloriole que de sagacité, les vaincus à un décourage-
ment boudeur qui n'était guère plus politique, le nouveau gouver-
neur prouvait par là que seul il concevait l'espérance et combinait
les moyens de réparer si bien la perte qu'on venait de faire, qu'en
peu de temps il n'y parût plus. Quelle plus éclatante réponse pou-
vait-il faire aux reproches adressés à son attitude durant les der-
niers événemens que de rendre à la province le rang qu'elle avait
perdu, sans marchander à la nation les avantages qu'elle venait de
conquérir? On n'a pas besoin de dire, en effet, puisqu'il était élu à
un moment où le pouvoir exécutif national, maître de tout, même
des urnes du scrutin, s'attachait à consolider un ordre de choses
établi à main armée, qu'il avait prêté son adhésion à ce qui venait
de se passer. Il avait voté comme sénateur la fédéralisation de sa
ville natale. Ses compatriotes avaient du mal à le lui pardonner.
Pour employer une expression fort en usage dans le pays et qui
/l30 REVUE DES DEUX MONDES.
donne la note du patriotisme exubérant, mais compliqué, qui règne
dans le plus brillant et le plus impressionnable des états confédé-
rés, ils prétendaient que, placé entre la petite patrie et la grande,
il avait assez cavalièrement fait bon marché de fa première. En tout
cas, on put voir dès lors que personne n'avait, au sujet des desti-
nées et des ressources de cette petite patrie, tout étourdie du choc
et trop disposée à s'abandonner elle-même, des idées plus fermes,
une foi plus tenace et plus agissante.
Pendant les trois ans qu'a duré son administration, de 1881 à
1884, il a donné au travail industriel et au développement de la
richesse une si vive impulsion que le gouvernement national n'est pas
fort éloigné d'en prendre ombrage et de trouver qu'en 1880 il n'a
pas assez abusé de la victoire. Il ne manque pas de maladroits amis
pour lui souffler à l'oreille qu'il faudrait démembrer de nouveau
cette province incorrigible, qui s'obstine à faire plus de progrès que
toutes les autres ensemble. D'autres, plus radicaux, ne parlent de
rien moins que de la fédéraliser tout entière, comme on a fédéralisé
sa principale ville, et de la mettre entre les mains du gouverne-
ment national comme une captive. Voilà un rare et instructif
exemple du degré d'absurdité auquel peut conduire une politique
étroite et envieuse. C'est au nom du principe fédéral que l'on se
livre à ces belles imaginations, dont l'exécution marquerait invaria-
blement la fin de toute organisation fédérative.
L'excès même de ces alarmes montre du moins quelle force de
ressort possède l'état qu'on voulait courber et quels ont été pour
lui les effets d'une administration sachant vouloir et sachant agir.
Pour marquer d'un trait la part du gouvernement du docteur Rocha
dans cette œuvre de relèvement rapide de la province, il suffira de
dire qu'on y a construit et livré à la circulation depuis 1881 près de
1,000 kilomètres de chemin de fer. Ce vigoureux coup de collier y a
porté à 2,400 kilomètres l'extension du réseau ferré. Pour un état
presque aussi grand, il est vrai, que la France, mais dont la densité
de population dépasse à peine en moyenne 1 habitant 1/2 et dans
les régions les plus favorisées n'atteint pas 6 habitans par kilomètre
carré, c'est une belle proportion. Aussi des districts entiers, hier en-
core à peu près déserts et où la terre était à vil prix, ont-ils vu qua-
drupler leur importance et leur production. Un nouveau réseau de
1,500 kilomètres, dont le tracé est arrêté depuis 1883, a été solli-
cité par une compagnie nord-américaine. Divers incidens en ont
retardé la concession; mais, du jour où elle sera accordée, on es-
time qu'il ne faut, pour achever les travaux, qu'un délai de quatre
ans. Quand ce réseau supplémentaire sera fait, la province sera ou-
tillée, en fait de rails, d'un façon remarquable, et il ne restera plus
à établir que les lignes d'intérêt local, les affluens des grandes lignes,
DNE NOUVELLE CAPITALE. 431
qui leur apportant le tribut des zones intermédiaires. On ne peut re-
procher à l'administration du docteur Rocha d'avoir méconnu cette
vérité bien moderne, que l'économie politique domine la politique,
et que faciliter la circulation des produits est la meilleure manière
d'encourager les gens à en créer.
Eh bien ! les linéamens généraux du plan de conduite que le doc-
teur Rocha s'était tracé, et dont il a poursuivi le développement avec
une grande sûreté de conception et une souple, mais infatigable
volonté, étaient reconnaissables dès ses premiers pas. Ils se lais-
saient pressentir dans l'idée caractéristique d'aller camper sa capi-
tale aux lieux où, peut-être, si les premiers occupans se fussent donné
le temps d'étudier la côte avec plus de soin, où s'ils eussent pu avoir
la moindre idée des futures exigences de la grande navigation, Bue-
nos-Ayres aurait dû être bâti. Dieu me garde de dire du mal de don
Pedro de Mendoza et de ses hardis compagnons ! Pour l'année 1535,
les fondateurs de Buenos-Ayres étaient d'habiles gens et qui savaient
voir les choses de loin. Ils firent preuve de coup d'œil en plaçant
la ville où elle est; mais on ne peut tout prévoir et ils n'avaient,
certes, pas prévu les dimensions de nos paquebots. Ils sont obligés
de mouiller à 14 milles de la ville, et cette tfaversée de 26 kilomè-
tres dans de petites embarcations, si elle est émouvante pour des
passagers sur une mer ouverte, où les vents de sud-est et de sud-
ouest soufflent fréquemment en tempête, est bien autrement acci-
dentée , gênante et onéreuse pour les marchandises. Ce ne serait
rien encore ; mais la plage est tellement plate et le niveau du fleuve
tellement changeant qu'il faiit parfois les transborder d'une allège
dans une'autre plus petite, et de celle-ci dans un char, dont les che-
vaux ont de l'eau jusqu'au cou, pour les faire arriver à terre. Quand
tout va bien, cette série d'opérations incommodes n'a pour effet que
d'aggraver de 12 à 15 pour 100 le fret payé depuis le port d'Eu-
rope jusqu'à la grande rade, ce qui est déjà une joli denier; mais
ce qu'il est impossible de calculer, c'est le nombre de ballots ava-
riés ou disparus, de fûts et caisses de liquide ayant éprouvé des mal-
heurs, entre les mains de bateliers irresponsables, soustraits à
toute surveillance, et dans des conditions de navigation et de livrai-
son aussi anormales.
Les fondateurs de Buenos-Ayres avaient sans doute conscience
qu'ils jetaient les bases d'une fort grande ville. Ils ne prirent pas garde
qu'ils la dotaient d'un simi)le port de cabotage, qui ne deviendrait
un port de grand commerce qu'à son corps défendant. Cette méprise
avait été reconnue du temps même de la domination espagnole. Ce
ne fut pas à propos des convenances du trafic que l'on y prit garde.
Les bateaux légers qui pouvaient pénétrer dans la petite rade ou
dans la rivière du Riachuelo suffisaient amplement à l'insignifiance
432 REVUE DES DEUX MOiNDES.
des échanges auxquels une législation douanière insensée réduisait
les états de la Plata. L'occasion qui fit remarquer l'insuffisance du
port donne la caractéristique de ce genre de civilisation dont l'Es-
pagne présentait alors un parfait modèle, et qu'Herbert Spencer,
sans la moindre intention de leur appliquer un nom flatteur, appelle
des civilisations militaires.
La surveillance et la garde d'une colonie qui travaillait et rappor-
tait si peu exigèrent l'envoi dans ces parages de vaisseaux de guerre
de haut bord, et il fallut bien trouver à les loger. La côte orientale,
granitique et descendant en pente raide vers le fleuve, était longée
par un chenal profond et offrait un certain nombre de havres mal
abrités, mais capables de donner accès à de forts navires. C'étaient
autant d'emplacemens de villes tout indiqués, Montevideo, La Ca-
lonia. En face, au contraire, entre Buenos-Ayres et l'océan, la rive
est basse et s'enfonce insensiblement sous les flots. Les dépressions
sinueuses et bordées de bancs dangereux, qui forment de ce côté le
thalweg du Parana à travers l'estuaire de la Plata, y sont partout
séparées du rivage par plusieurs milles de couches de marne à fleur
d'eau, d'amas de sable et de boue. Le seul point où la vallée sous-
marine pousse une pointe vers la terre est La Ensefiada. Les fonds
de 21 pieds (6™,40) en basses eaux s'y trouvent à seulement 5 ki-
lomètres du bord. Cette profondeur est celle du chenal que l'on suit
pour venir de Montevideo à Buenos-Ayres. Elle marque la limite du
tirant d'eau des plus grands bateaux qui puissent être affectés à cette
navigation. C'est celle qui a été admise par les compagnies euro-
péennes de steamers qui font le service de la Plata. Les frégates
et même les vaisseaux à trois ponts du siècle dernier se conten-
taient de moins, et La Ensenada leur convenait à merveille. Le lit du
fleuve étant formé en cet endroit de matières d'alluvion peu consis-
tantes, il avait suffi d'une toute petite rivière, l'arroyo Santiago, qui
déverse dans la Plata le trop plein des marécages environnans, pour
creuser dans cette masse affbuillable un canal où la flotte de guerre
de l'Espagne pouvait passer. Elle entrait même dans l'arroyo lorsque
la barre, une barre assez capricieuse, voulait bien le lui permettre.
Voilà donc la Enseîiada élevée dès ces temps reculés à la dignité
de port militaire. Ce titre pompeux ne doit pas faire illusion. Quel-
ques chaumières couvertes de paille abritaient l'officier chargé de
ce coin perdu et un petit nombre d'agens subalternes, et c'était tout.
Elles étaient exhaussées sur pilotis, car dans la saison pluvieuse ou
lorsqu'un vent de sud-est faisait sortir la Plata de son lit, la plage
se transformait en lac jusqu'à 4 ou 5 kilomètres vers l'intérieur.
Encore dans ces circonstances pouvait-on gagner en canot le demi-
cercle de hautes terres qui ferme l'horizon. Quand les eaux se reti-
raient, il fallait une parfaite connaissance des lieux pour n'enfoncer
UNE NOUVELLE CAPITALE. /i33
à cheval que jusqu'à la sangle dans une glaise fétide. Sans guide,
on risquait de n'en pas sortir.
Un port aussi déshérité de communications terrestres devait tom-
ber à l'état de pur souvenir historique durant la guerre de l'indé-
pendance et la période agitée qui la suivit ; mais une tradition per-
sistante empêchait de perdre de vue les services qu'il rendrait un
jour. Vers 1826, un président intrépide, don Bernardine Rivadavia,
faillit y commencer des travaux. C'était un esprit éminent qui a mis
en circulation, sinon en train, presque toutes les idées décisives
pour la grandeur de son pays. Il ne lui manqua, pour devenir un
vrai grand homme, que d'être un peu moins en avant de sa géné-
ration et de son milieu. Il fut renversé après un an de gouverne-
ment. Les hautes visées des politiques de son groupe et de son
école étaient fort au-dessus du niveau intellectuel du parti fédé-
ral, qui lui succéda au pouvoir et y inaintint pendant vingt-cinq
ans une dictature brutale et fantasque. Il faut en arriver aux prési-
dences du général Mitre et de M. Sarmiento pour voir remettre sur
le tapis les grandes questions de travaux publics. C'est sous l'ad-
ministration de ce dernier, en 1870, qu'un des plus infatigables
représentans, dans l'Amérique du Sud, des tendances et de l'éner-
gie de la race anglo-saxonne en ces matières, M. Wheelwright, ob-
tint la concession du chemin de fer et du port de la Ensenada.
Voici les traits essentiels du projet de M. Wheelwright : il dra-
guait la barre de l'arroyo Santiago, en garnissait les bords de quais
de déchargement et reliait le port ainsi obtenu avec Buenos-Ayres
par un chemin de fer de 56 kilomètres, destiné dans sa pensée à
accaparer le transit de tout le commerce de la république avec les
pays d'outre-mer. Le plan était judicieux, bien qu'étriqué. La diffi-
culté d'établir dans des terrains submersibles les docks et les en-
trepôts nécessaires pour emmagasiner les denrées avait été élimi-
née. On avait implicitement admis qu'une gare maritime suffirait
à tout le service du port. C'était là une hypothèse tout à fait en
désaccord avec les statistiques du tonnage journalier, même en 1870.
La disposition du bassin entre quais était gênante. Ressen'é dans
une rivière étroite, il aff'ectait la forme d'un corridor. Toutefois
une solution presque identique a été adoptée à Buenos-Ayres même,
au port du Riachuclo, pour des navires calant jusqu'à 1.5 pieds, et
il faut convenir que les travaux exécutés suivant ces données réa-
lisent un immense progrès sur les conditions antérieures et sur le
prix du chargement et du déchargement des marchandises.
En tout cas, il n'y eut dans tout cela d'exécuté qu'une chose, le
chemin de fer de la Ensenada. Des difficultés financières, la sourde
hostilité de Buenos-Ayres, qui voyait de mauvais œil ce déplace-
TOME LXXIII. — 1886, • 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
ment du mouvement maritime, la mort de M. Wheelwright, qui
était l'âme de l'entreprise, renvoyèrent le reste aux calendes grec-
ques. Aussi rien de plus mélancolique durant une douzaine d'an-
nées que les comptes d'exploitation de cette pauvre ligne, appelée
sans transition, il y a trois ans, à devenir extrêmement productive.,
Reste lamentable d'un projet tronqué, ne traversant que des ter-
rains bas et de chétive production, aboutissant à un trou, c'est tout
au plus si elle parvenait à vivoter. Quant à des dividendes, il n'en
était pas question.
Les affaires du bourg de la Ensenada ne marchaient pas mieux.
Le guignon semblait le poursuivre, et toutes les tentatives pour le
relever tournaient mal. Au moment où il devenait tête de ligne, il
avait eu cette chance inespérée qu'un décret du gouvernement pro-
vincial avait en même temps forcé à abandonner les bords du Ria-
chuelo et à émigrer vers les rives de l'arroyo Santiago plusiem's
des vastes établissemens, appelés saladeros, où l'on, abat et où l'on
prépare, par des procédés horriblement primitifs, des milliers de
bœufs par jour. Cela amena quelque population. Il y a d'ailleurs
toujours des audacieux qui, dès qu'un chemin de fer s'installe,
s'empressent d'aller s'établir au point extrême, où se développe
d'ordinaire un mouvement assez actif. Gela leur réussit presque
toujours; mais cette ligne-ci trompa toute attente. Quant aux sala-
deros, la décadence progressive de cette industrie, qui ne peut
prospérer que lorsque le prix du bétail tombe à presque rien, et
qui recule par conséquent à mesure que la république avance,
achevait d'abattre les espérances des Ensenadiens les plus entêtés.
Une furieuse inondation en fit partir im grand nombre. Ils s'en, allè-
rent sur la hauteur, emportant de leurs maisons ce qui pouvait s'en-
lever, les portes et les fenêtres, et laissant le reste à l'abandon. Pau-
vres débuts pour une bourgade devant laquelle se sont ouvertes tout
à coup des perspectives si ))nllantesl
Il fallait au docteur Rocha une certaine intrépidité d'esprit
pour ne pas se laisser émouvoir par des précédens aussi fâ-
cheux. Pour lui, la capitale politique n'était que le corollaire de la*
capitale commerciale ; mais celle-ci était encore plus difficile à in-
staller que l'autre. En revanche, si on la réussissait ! u Eh ! mon
ami, ne pouvant la faii*e belle, tu l'as faite riche ! » disait Phidias à,
un sculpteur médiocre qui avait sui'chargé de joyaux une Vénus.
Le docteur Rocha. serait certainement désolé que sa ville encourût
la première partie du reproche ; mais il a tenu avant tout à ce
qu'elle justifiât le second point de la remarque de l'artiste grec.
Il la voulait riche, persuadé qu'en tout cas, avec la richesse, la.
beauté ne tarderait point à lui venir par surcroît. Pour cela, il fal-
lait tirer parti des circonstances favorables qui s'offrent du côté
UNE NOUVIXLE CAPITALE. Aâ5
•de l'eau et sauver la difficulté des abords du côté de la terre, de
façon à réaliser à la Ensenada le port le plus pratique, le plus com-
mode, le plus attirant du pays et des pays circonvoisins. Ici tout
dépendait du mérite et de la sagacité du constructeur.
Le docteur Rocha a eu la main heureuse pour le choix de son
collaborateur technique dans cette œuvre considérable, la plus con-
sidérable qui ait été encore réalisée dans l'Amérique du sud. Il
engagea en Hollande, pour formuler le projet, un ingénieur qu'ont
rendu célèbre les nouveaux ports d'Amsterdam et de Batavia, qui
sont tous deux de sa façon. M. Waldorp, après avoir étudié le ter-
rain avec la sûreté de coup d'œil que donnent un talent solide et
une vieille expérience, eut vite pris son parti. 11 n'est pas de meil-
leure façon de faire plaisir à un ingénieur hollandais que de lui
donner des marais à rendre habitables. À l'instant, mille rt^ssources
se présentent à son esprit. Laissant de côté l'arroyo Santiago, qui
ne lui eût fourni qu'un boyau étranglé, et renonçant à établir des
constructions à la mer, dont l'approche eût été défendue par des
fondrières, M. Waldorp résolut de placer son bassin principal dans
les terres, à un bon kilomètre du rivage et au beau milieu préci-
sément des mares et des joncs qui rendaient ce parage célèbre par
l'abondance des moustiques et des canards sauvages, mais avaient
réduit la Ensenada jusqu'alors à une existence si languissante. Cette
idée était une trouvaille. Outre que les travaux de fouille (pour les-
quels on n'avait à se ])réserver que des eaux d'infiltration) s'exécu-
taient plus économiquement, les terres extraites de l'excavation ve-
naient à point jjour remblayer la plaine. Le port, en se creusant,
fournissait lui-môme les matériaux de la plate-iorme sur laquelle
devaient s'installer les immenses docks et les nombreuses voies fer-
rées nécessaires à son service.
Ce bassin aura 1,150 mètres sur lAO au plafond, ce qui repré-
sente 2,200 mètres de développement de quais. C'est tout ce qu'il
faut pour le quart d'heure, mais on a eu soin de se réserver assez
d'esj)ace pour trijjler cotte capacité. La disposition du port en bas-
sins creusés en pleine terre rend aisés \es élargissemens à mesure
qu'ils deviendront nécessaires. Il est relié à la mer par un canal en
ligne droite en partie ouvert à sec, à l'excavateur, en partie dragué.
Par un hasard heureux, ou plutôt par une conséquence prévue des
phénomènes géologiques qui ont présidé à la formation de la baie,
ce canal traverse des terrains argileux assez compacts pour qu'il
ne puisse être obstrué par les éboulemens, assez faciles à tailler pour
que soit l'excavateur, soit la drague, y donnent de beaux rende-
mens. On a pu sans inconvéniens, étant données ces facilités de tra-
vail , lui faire traverser une île à demi submergée qui se trouve
■dans sa direction, et qui, le sol en étant relevé du même coup, en-
Zi36 REVUE DES DEUX MONDES.
clôt pour les bateaux moyens un avant-port abrité du vent et du
flot du large. Du reste, le canal d'accès tout entier, qui a 150 mè-
tres de largeur et dont les bords sont protégés par des jetées, un
canal auxiliaire qui le joint à l'arroyo Santiago en arrière de la
barre et l'arroyo Santiago lui-même forment autant d'avant-ports
très sûrs et assez vastes pour empêcher, quelle que soit l'aflluence
des navires, tout encombrement. Ce canal d'accès a une longueur
de 5 kilomètres, dont 3 où il y a peu à faire pour le mettre de
niveau avec les fonds de 21 pieds en basses eaux, profondeur
qu'il présente uniformément ainsi que le bassin. Les navires du
plus fort tonnage qui fréquentent ces mers pourront faire leurs
opérations à quai. C'est là, pour le commerce et pour la plupart des
branches de production de la province, une véritable révolution.
11 en résultera une économie de 5 francs par tonne, au bas mot,
pour la mise à bord ou la mise à terre des denrées. On se fera
une idée de l'allégement que cela représente sur l'ensemble des
transactions si l'on songe que le mouvement d'importation et d'ex-
portation total de Buenos-Ayres a été, en 1883, de 6 millions de
tonnes. Pourtant ce n'est point là encore la considération la plus
frappante. Toute suppression de frais improductifs est favorable
sans doute au développement des affaires ; mais ce qui est plus dé-
cisif, c'est que le port rendra possibles une foule d'exploitations
qui, maintenant, ne le sont point. Un abaissement de 5 francs par
tonne dans le prix du charbon, par exemple, permet d'appliquer la
vapeur à des usages où elle serait aujourd'hui ruineuse, et donne
un coup de fouet à l'activité des usines où on l'emploie. 11 n'en faut
pas davantage pour que les environs du port se garnissent promp-
tement de ces hautes cheminées qui font le désespoir des peintres
et le bonheur des économistes. Cette plaine marécageuse est, d'ail-
leurs, si peu avenante que les peintres seront forcés de convenir
que, même au point de vue plastique, elle n'a rien à perdre à ce
changement. C'est particulièrement l'agriculture dont la face sera
renouvelée par des installations qui permettent le transbordement
direct des céréales du wagon qui les apporte de l'intérieur à la
cale du navire qui doit les emporter en Europe. On ne peut esti-
mer dans ces conditions à moins de 10 francs par tonne la diminu-
tion du prix de transport et d'embarquement. Gela ouvre aux pro-
duits argentins, dans toute la zone desservie par les chemins de fer,
la porte des marchés étrangers. Cette surtaxe était comme le loquet
qui la leur tenait fermée.
M. Waldorp ne s'en est pas tenu là. Après les grands transatlan-
tiques, il s'est occupé du cabotage, et si la nécessité de remblayer
son marais et de tirer à cet effet des terres d'où il pouvait a été pour
quelque chose dans cette sollicitude, il n'est pas moins incontestable
UNE NOUVELLE CAPITALE. A 37
que l'ensemble du projet, au point de vue de la commodité du ser-
vice, s'en est trouvé considérablement amélioré. Il a entouré le
port proprement dit et l'espace laissé en réserve pour l'agrandir
d'un canal en forme de fer à cheval, dont les branches parallèles,
qui débouchent dans le fleuve, ont 5 kilomètres de long et peuvent
donner passage, dans les plus basses eaux, à des bateaux calant
2 mètres. Le troisième côté du fer à cheval, qui longe les faubourgs
de la nouvelle capitale , communique avec quatre bassins dont les
quais présentei'ont 2,500 mètres de développement. On a donc attri-
bué au cabotage autant d'espace qu'à la grande navigation. Cela n'a
rien qui doive surprendre si l'on considère l'immense étendue des
pays baignés par les trois grands fleuves qui forment l'estuaire de
La Plata. Les innombrables bàtimens de rivière méritaient qu'on
leur consacrât un port de cette ampleur, mais plus économique de
construction que le grand bassin. Enfin, ces canaux latéraux, dont
le fond est placé plus haut que celui du port des transatlantiques
et qui communiquent avec lui par des saignées obliques, y favori-
sent la production de courans qui en renouvellent et en rafraîchis-
sent les eaux.
Voilà un projet qui a certainement grande allure, et c**. port, dans
sa robuste simplicité de lignes, est taillé sur un patron qui n'a rien
de mesquin. Le devis, présenté par M. Waldorp, était de 55 mil-
lions de francs. Les travaux, mis en adjudication, ont été soumis-
sionnés à forfait pour une somme ronde de 50 millions. Aujourd'hui
qu'ils sont assez avancés pour que l'on puisse indiquer presque à
jour fixe l'époque où ils seront terminés, on sait qu'il n'y aura pas de
mécomptes sur ce chapitre. Même en supposant que la province n'en-
visageât l'opération que comme un simple actionnair*', c'était, à ce
prix-là, un excellent placement. C'est, du reste, à peu près le rôle
que la provinc*^. s'était attribué, et elle avait sollicité la concession
du purl comme aurait pu le faire une compagnie financière. Aussi
les chambres provinciales se hâtèrent -elles d'autoriser l'emprunt
qui devait procurer les fonds nécessaires, et un syndicat anglo-
français mit-il un véritable empressement à le souscrire. Le gou-
vernement national lui-même, dont on aurait pu redouter l'opposition,
ne fit aucune difficulté à laisser à la province de Buenos-Ayres l'hon-
neur et la charge de l'exécution. Les vastes terrains qu'on lui donne
autour du port, en les entourant d'une muraille qui fera des quais,
des docks et de leurs accessoires un îlot de territoire fédéral, lui
promettent, d'ailleurs, de beaux profits, car il est opulent ou beso-
gneux selon que l'importation, qui lui paie des droits élevés, s'étend
ou se resserre.
Les deux gouvernemens étaient à ce moment dans les meilleurs
termes. L'époque de l'élection présidentielle était encore éloignée,
A^ REVUE DES DEUX MONDES.
et c'est un fait digne de remarque que l'entente cordiale entre
eux s'affirme lorsqu'on s'écarte et décroît à mesure qu'on se rap-
proche de cette période critique. C'est généralement du côté du
gouvernement national que se manifestent les premiers symptômes
de refroidissement. Rien de plus naturel : il se considère comme
le paladin de la candidature officielle, à laquelle la province de
Buenos-Ayres peut seule laire contre-poids. Cette fois- ci encore, ça
n'a pas manqué. Les belles proportions du port de La Ensenada,
déjà visibles sur le terrain, la vigueur de l'exécution, qu'il admi-
rait au début, lui inspirent maintenant de la mauvaise humeur :
le docteur Rocha est candidat à la présidence de la république.
Aussi le président en exercice a-t-il cru nécessaire de dresser port
contre port et a-t-il fait voter en toute hâte par le congrès un cré-
dit de 100 millions de francs pour en donner un à la capitale de la
nation. Les études n'en sont même pas commencées. Malheureuse-
ment ce chiffi*e, bien qu'établi sur des données assez vagues, ne pré-
sente que trop de vraisemblance. La distance où se trouve Bueiios-
Ayresdu mouillagedes grands navires, la dureté des bancs de marne
où devraient être creusés les bassins et une partie du canal d'accès,
le coûteux entretien de ce dernier, sont des difficultés dont on ne
triomphera qu'à force d'argent. C'est une question qu'il serait té-
méraire de préjuger avant qu'elle ait été éciaircie par des renseigne-
mens techniques sérieux et par l'expérience que va fournir l'inau-
guration du port de La Ensenada, que celle de savoir à quel moment
le développement des relations maritimes et le raffermissement du
crédit de la Confédération argentine à l'étranger justifieront une aussi
forte dépense, et permettront de s'y lancer.
Quant à la ville même de Buenos-Ayres, elle ne laisse pas d'a-
voir là-dessus des idées assez égoïstes. Elle n'admet pas qu'il puisse
exister, sur tout le territoire, un autre port de premier ordre que
le port traditionnel, le port par excellence, celui qui a fait donner
à ses habitans le nom, dont ils sont fiers, de portenos. Elle com-
mença par accueillir avec une incrédulité dédaigneuse l'annonce
des premiers travaux. Depuis qu'ils ont pris une telle tournure que
l'incrédulité cesserait d'être avisée et spirituelle, ils lui procurent un
malaise qu'elle ne dissimule qu'à moitié. Au fond, Buenos-Ayres, toute
susceptibilité de coterie et de clocher mise à part, serait-elle donc
menacée d'une déchéance parce que les paquebots d'Europe, au
Meu de mouiller à une trentaine de kilomètres de la place Victoria,
iraient mouillera soixante, et y trouveraient une sécurité et des
facilités de manœuvre qui ne peuvent qu'être favorables aux pro-
grès du pays entier? M. Waldorp, ayant à se prononcer à cet égard
au cours d'une conversation familière, exprimait une opinion qui
mérite d'être citée, car elle se fonde sur une abondance d'obser-
UNE NOUVELLE CAPITALE. A39
vations personnelles, comme peu d'ingénieurs pourraient en invo-
quer de pareilles à l'appui de leurs prévisions. Il a construit, ou a
dû étudier de près, plusieurs ports relégués à une certaine distance
de villes très commerçantes, qui cédaient à regret à la nécessité de
remplacer, par des installations appropriées aux coques des vapeurs
de notre époque, le vieux port, devenu insuffisant, autour duquel elles
avaient grandi et prospéré. Ces villes avaient été chercher les eaux
profondes là où la nature les avait mises, sans essayer de faire des
miracles pour les amener jusqu'à leurs ports. Brème est du nombre,
et, pour la haute situation commerciale aussi bien que pour la solidité
du jugement, cette ancienne ville hanséatique est un terme de com-
paraison qui n'a rien d'humiliant pour Buenos-Ayres. Or Brème se
trouva.-t-il ruiné ou seulement amoindri par la substitution à son
ancien port du port plus parfait de Bremerhafen, éloigné d'une
douzaine de lieues? En aucune façon. Les grandes maisons et les
grandes affaires ne se déplacèrent point. Ge qui se transporta à
proximité des nouveaux docks, ce furent des commis, des portefaix
et des douaniers. Ce furent les opérations secondaires et mensuelles
de son commerce, ce n'en fut ni la tête ni la caisse. Une ville ne
perd pas son rang parce qu'elle ne se charge pas directement de
la manipulation des ballots.
Il y a beaucoup de vrai dans cette appréciation et quelques ré-
serves à y faire. Si l'on veut se borner à dire qu'au point de vue
des échanges comme au point de vue politique, Buenos-Ayres est
assurée de rester la première ville de la confédération, rien n'est
plus évident. Beaucoup de gens pensent même qu'elle est appelée
à devenir la première ville du continent sud-américain. Aller plus
loin et en conclure que des centres d'activité, doués d'une vie
propre et d'un mouvement d'affaires indépendant, ne peuvent s'é-
tablir près de ce foyer absorbant, ce serait ne pas tenir compte
de quelques-uns des élémens les plus importans de la question,
ir ne faut jamais oublier que l'on a ici affaire à un organisme
sociologique à peine arrivé à l'âge adulte, et qu'il est indispensable
d'appliquer aux résultats d'expériences hollandaises ou allemandes
ce qu'un géomètre appellerait, dans une langue contestable, mars
expressive, un coefficient d'exubérance. La province de Buenos-
Ayres, qui a 310,000 kilomètres carrés de superficie, et pourrait
noun'ir 30 millions d'habitans, en avait 526,000 en 1881 et seu-
lement 317,000 lors du recensement de 1869. La population y a,
par conséquent, augmenté en douze ans de plus de 66 pour 100,
et le courant d'immigration grossit chaque année. II est difficile de
ne pas convenir, en présence de ces chiffres, qu'il n'est que temps
que la cité qui avait accaparé jusqu'à présent le monopole des
échanges de cette région et, du reste, de la république par-des-
hhO REVUE DES DEUX MONDES.
SUS le marché, accepte et même recherche la collaboration de
places commerciales secondaires. L'importance qu'elles peuvent
acquérir élargit son rôle au lieu de le diminuer. Elle doit être plus
sensible à l'honneur d'être, au milieu d'un groupe de villes floris-
santes, \e primus inter pares, qu'à l'étroite satisfaction de se déta-
cher seule au-dessus de misérables villages. La marche des événe-
mens, du reste, ne dépend pas de ses préférences.
11 n'est pas besoin d'avoir creusé bien à fond les phénomènes
que présentent les contrées vers lesquelles essaime le trop plein
des vieilles races pour s'apercevoir qu'elles se développent à peu
près comme grossit la boule de neige que roulent des enfans dans
la cour toute blanche du collège. Les accroissemens sont longtemps
minimes. A partir d'une certaine masse, ils deviennent tout d'un
coup surprenans. Les États-Unis étaient une puissance fort mo-
deste au moment de leur indépendance. Il ne semble pas que,
durant le premier empire et la restauration, l'Europe y ait beaucoup
pris garde !et ait supposé qu'avant peu ils auraient dans le monde
un certain poids. Quand elle fut amenée à tourner les yeux de ce
côté, elle fut étonnée de trouver un colosse là où elle avait laissé
un nain. La république argentine, et très particulièrement la pro-
vince de Buenos-Ayres, ne datent guère que de 1852, car la lon-
gue dictature de Rosas forme une solution de continuité dans leurs
traditions de développement historique. Elle paraît parvenue au mo-
ment où la boule de neige prépare des surprises à ceux qui pas-
sent quelque temps sans en surveiller les progrès. Durant la pé-
riode que nous venons de considérer, l'augmentation annuelle de
la population- a été, dans la province de Buenos-Ayres (sans parler
de la ville, où elle a été plus considérable) de hh pour 1,000. Elle
n'a été que de 30 aux Etats-Unis. On sait, comme terme de compa-
raison, qu'elle ne dépasse pas en France 5 pour 1,000. Il ne fau-
drait pas que cette progression se maintînt longtemps pour arriver
à des résultats qui forceraient l'attention des plus distraits. Or rien
n'indique que le mouvement soit en train de se ralentir.
II est manifeste que le docteur Rocha, et il faut l'en louer, a. eu
constamment devant les yeux, dans l'élaboration des mesures qu'il
a prises, une province deux ou trois fois plus peuplée que celle
qu'il avait réellement à administrer. Il doit aimer et cultiver la
statistique, et c'est un goût qui se comprend fort bien chez le chef
d'un état où les chiffres fournis par elle sont si flatteurs. Rien n'est
plus significatif que les chemins de fer qu'il a tracés et qui seront
un de ses principaux titres d'honneur. Ceux qui existaient rayon-
naient^tous de Buenos-Ayres vers l'intérieur des terres. Il a enté
sur ce]|_réseau des embranchemens qui, sous couleur de le complé-
ter, en changent entièrement l'esprit et la physionomie. Il a com-
UNE NOUVELLE CAPITALE. 441
pris que ce qu'il fallait aux produits d'exportation, c'étaient des
facilités de gagner la mer par le plus court, aux denrées d'impor-
tation, des moyens de débarquer le plus près possible des lieux
d'emploi; car c'est le transport par terre qui enraie surtout les
échanges avec l'étranger. Il a donc recoupé les anciennes voies ou
en a combiné le prolongement de façon à inscrire dans le périmètre
de la province un triangle de grandes lignes ferrées dont les trois
sommets s'appuient à la côte, l'un au nord, à San-Nicolas, l'autre
au sud, à Bahia Blanca, le troisième au centre, à La Plata.
San-Nicolas est une ville sur le Parana, à laquelle peuvent arri-
ver les bateaux de 15 pieds de tirant d'eau. Bahia Blanca est
un port magnifique sur l'océan, où les plus grands vaisseaux et les
plus belles flottes du monde peuvent tenir. J'ai peut-être quelque
mérite à en avoir annoncé ici même (1) le bel avenir lorsque le
village et le district, à soixante lieues à la ronde, n'avaient pas dix-
huit cents habitans. Tout cela est bien changé ! Quant à La Plata,
il est superflu de dire que, sous le rapport des chemins de fer, elle
a été traitée en enfant gâté. Presque toutes les lignes qui conver-
geaient vers Buenos-Ayres n'ont pas demandé mieux que de s'in-
fléchir pour pousser leurs rails jusqu'au port et s'assurer cette
source de trafic. Elle présente déjà sur les cartes de voies ferrées
une particularité propre aux villes importantes et qui permet de
les reconnaître au premier coup d'œil ; elle rappelle l'aspect d'un
carreau qui a reçu un projectile et dont les fêlures rayonnent en
tout sens.
Voilà trois villes évidemment destinées à opérer ce que l'on pour-
rait appeler la décentralisation commerciale de la province et à
devenir, chacune pour son compte, un centre d'attraction pour les
produits importes ou exportés par la zone où elles se trouvent pla-
cées. Que Buenos-Ayres le veuille ou non, ils ne seront plus dans
l'ob'igation de passer par ses entrepôts. Elle aurait tort de faire
grise mine à cette conséquence inévitable d'un mouvement ascen-
dant dont il y a lieu de s'enorgueillir. Les temps ne sont plus où
une seule porte ouverte sur la mer suffisait au commerce extérieur
d'une province qui lui présente en façade 1,500 kilomètres de
côtes. Il y en a maintenant quatre, et on ne s'en tiendra pas là. On
doit voir d'après ce qui précède que, si la nouvelle ville de La Plata
était une capitale improvisée, cette improvisation-là, comme la plu-
part de celles qui ont du succès, avait été préparée avec le plus
grand soin. Il est temps de ne plus s'occuper que d'elle.
(1) Voir, dans la Revue du lo décembre 1877, Cent lieues de fossé.
4A2 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
Autant les terres basses qui bordent le fleuve autour de La Ense-
nada étaient rebelles à la conquête industrielle et exigeaient qu'on
se mît en frais de talent, d'ingéniosité et d'argent pour y installer
les dépendances et les voies d'accès d'un grand port de commerce,
autant le plateau qui les domine semblait fait à souhait pour y as-
seoir une ville populeuse. Le terrain, par une pente assez rapide,
s'y relève d'une vingtaine de mètres, et ses points culminans se
relient aux plaines indéfinies de l'ouest par de lentes ondulations
et une suite de vallons en miniature.
Ce n'est pas une altitude bien importante qu'une vingtaine de
mètres. Pourtant, dans une contrée où si peu d'accidens interrom-
pent l'implacable horizontalité des lignes, elle suffit pour donner
bon air à la ville. On l'aperçoit de plusieurs lieues à la ronde. Grâce
aux plis de terrain qui rident le sol, tout humbles qu'ils soient,
chaque quartier a une physionomie particulière et une sorte d'in-
dividualité. Ils assurent le facile écoulement des eaux pluviales, et,
comme les pentes sont faibles, concilient dans un heureux terme
moyen les convenances du pittoresque et celles du camionnage.
Le propriétaire de ce domaine s'en était amouraché et s'était
plu à l'embellir. Il avait planté, autour de son habitation et sur lu
hauteur, un parc de 2,000 hectares. Quand une terre a des quatre
et cinq lieues carrées d'étendue, on peut tailler en plein drap. Ce
parc n'était pas bien ancien. Il n'avait guère plus de dix ou douze
ans. Il n'en faut pas davantage pour que les eucalyptus, qui se
plaisent dans le sol et sous le ciel de Buenos-Ayres, deviennent de
grands arbres. Quelques essences européennes, — un taillis de
chênes malingres, des hêtres, des sapins, — faisaient ressortir plus
vivement la belle venue de leurs voisins. Dans les premiers temps
de la fondation de la ville, le chemin de fer pénétrait au faubourg de
Tolosa par une allée en ligne droite, d'un quart de lieue de long,
formée d'une quadruple rangée d'eucalyptus magnifiques. On les
a conservés tant qu'on a pu, et il en reste encore quelques-uns ;
mais la plupart ont dû laisser la place aux innombrables voies de
service, aux dépôts et aux ateliers d'une gare de marchandises qui
sera la plus importante de la république. Ainsi le veut le progrès,
et c'est dommage.
On a eu soin de réserver au nord-est de la ville, et dans les par-
ties les mieux tracées et les mieux venues de l'ancien parc, un bois
de 300 hectares. Il interpose entre la capitale et le port, sur une
longueur de 3 kilomètres, la masse vigoureuse de ses feuillages
UNE NOUVELLE CAPITALE. Aà^
sombres et les échappées de vue des larges percées qui le traver-
sent. C'est une bonne fortune inestimable pour une aussi jeune
cité d'avoir eu à ses portes la seule chose impossible à improvi-
ser, de beaux ombrages. Ses fondateurs ont bien compris ce que
valait une pareille aubaine. Ils ont assoupli le dessin rectiligne el
géométrique de leur ville pour lui faire enserrer par des courbes
avenantes ce petit bois de Boulogne tout trouvé. Il offre une tran-
sition de solitude et de verdure entre la ville haute, réservée à la
vie ofTicielle, au commerce de luxe, et la ville du bas, qui ne tar-
dera pas à présenter l'aspect animé, exotique et plébéien du trafic
maritime, des entrepôts de douane et des fabriques. On y a logé
tout ce qui pouvait animer ses pelouses et ses massifs, — un jar-
din zoologique, le musée, l'observatoire, le chalet élégant, mais
tout en bois, qui a servi dès le début et sert encore de résidence
au gouverneur de la province, enfin le champ de courses, car con-
cevrait-on une ville sud-américaine sans un champ de courses
aménagé avec amour ?
On a vu que le plan de la ville, à part quelques exceptions mo-
tivées par le respect qu'inspirait le parc, est crûment rectiligne.
Dans l'Amérique du sud, où les villes se font d'un seul jet, on a
pris depuis le temps de la conquête l'habitude de les tracer en
damier. Les premiers conquérans,qui, venus par mer, avaient des
boussoles et ne possédaient guère d'autre instrument de précision,
orientaient simplement leurs rues du sud au nord et de l'est à
l'ouest, découpant ainsi sur le sol des carrés réguliers. On a fini
par remarquer que les vents dominans, qui sont de sud-est et sud-
ouest, formaient un angle de A5 degrés avec la direction des rues.
Celles-ci étaient dans les plus mauvaises conditions pour être ven-
tilées et assainies par les courans atmosphériques. Les villes nou-
velles sont donc taillées sur un patron un peu différent. Les rues y
suivent la direction des vents, et à La Plata on a, en principe,
adopté cette règle. Seulement le projet de la capitale a été étudié
avec plus de soin que celui d'un simple village, et on y a évité le
grave inconvénient des villes rigidement quadrangulaires, où, pour
aller d'un point à un autre, il faut parcourir les deux côtés d'un
triangle rectangle au lieu de suivre la ligne droite qui les joint. On
a recoupé les rues à angle droit par des avenues obliques réparties
symétri/juement. Elles relient les quartiers entre lesquels on sup-
pose que la distribution des places principales et des édifices pu-
blics déterminera la circulation la plus active. C'est sans doute là
un procédé artificiel, et le développement qu'est appelé à prendre
un quaitier, ainsi décrété d'avance et marqué sur une épure, peut
donner lieu à. bien des mécomptes. Les villes ne croissent pas sui-
vant des règles géométriques aussi simples; mais là-bas, c'est une
llkll RKVUK DES DELX MONDES.
chose entendue qu'elles se tracent d'abord sur le papier et se
rapportent ensuite sur le terrain, comme une simple maison. Elles
ne sont qu'une maison plus grande.
11 est bon d'entrer dans quelques détails sur le plan de celle-ci,
qui;est un échantillon perfectionné de ce qui s'exécute couramment
dans le pays pour les créations de même genre. La loi provinciale
du 1" mai 1882 détermine l'étendue des terrains à exproprier pour
la former. Elle est de six lieues carrés et vingt-deux centièmes.
Comme il s'agit ici de lieues de 5 kilomètres, cela représente
150 kilomètres carrés ou 15,000 hectares environ.
Sur 'cette surface, 900 hectares, ou un carré de 3 kilomètres
de côté, sont réservées à la ville proprement dite, et divisées en
moulons^éguliers de 120 mètres de côté en général. Dans les par-
ties centrales où ce sont les mètres de façade qui ont de la valeur,
les rues sont plus serrées. Ces carrés sont de temps en temps tra-
versés en écharpe par des avenues diagonales dont il vient d'être
parlé, et cela y détermine des surfaces triangulaires dont l'aména-
gement en appartemens fait pour le quart d'heure le désespoir des
architectes argentins, habitués de temps immémorial à construire
en rectangle. Les rues ont 20 mètres, les avenues et les boulevards
40 et 50 mètres de large. Dans certaines avenues principales, en
ligne droite sur les 4 kilomètres de long, on a ménagé au centre
une voie de piétons bordée d'arbres. Les premières qui furent tra-
cées de la sorte ont été ornées de palmiers. C'est un arbre tropi-
cal bien décoratif sans doute que le palmier: il forme, le long de
certaines allées de Rio-Janeiro, des colonnades végétales d'un effet
saisissant; mais dans les régions tempérées de La Plata il est tout
dépaysé. Son panache de feuilles prend un air minable ; la belle
perspective de ses fûts élancés s'alignant à perte de vue en est toute
gâtée. Les rues, à l'instar de celles des États-Unis, ont pour
nom un simple numéro. Cela ne laisse pas d'être commode. Il
suffit de s'être mis, et c'est l'affaire d'un quart d'heure, le
plan de la ville dans la tête, pour qu'une adresse qu'on vous
donne : — rue 6 au coin de 73, — vous indique à l'instant la di-
rection à suivre et la distance à parcourir. Les Nord-Américains goû-
tent fort cette simplification ; mais il semble que le génie latin, plus
concret, préférera toujours, même pour une rue, un nom indivi-
duel à un chiffre abstrait. Déjà ici, les grandes avenues cumulent,
et, en plus de leur numéro d'ordre, ont un nom propre : avenue-
Indépendance, avenue de la Liberté. C'est une résistance instinc-
tive contre la glaciale régularité d'une nomenclature arithmétique.
Les fondateurs de la Plata auraient été impardonnables, le ter-
rain qu'ils avaient à lotir ayant à ce moment peu de valeur, de se
montrer parcimonieux d'espace, d'air et de pelouses pour les futurs
UNE NOUVELLE CAPITALE. AA5
habitans des parties centrales de la ville. Ils n'ont eu garde de tom-
ber dans ce travers, fort démodé, du reste, depuis que les saines
notions d'hygiène se sont généralisées. Si, selon une expression
juste et vive, les squares sont les poumons d'un quartier, tous les
quartiers de La Plata pourront respirer largement. Non-seulement
les places et la verdure abondent ; mais encore, par une innovation
heureuse, les nombreux édifices publics qu'une capitale comporte
occupent, en quatre rues, le centre d'un carré de 120 mètres, bordé
de grilles et dessiné en jardin. Dans un sol et sous un climat où
les arbres poussent comme par enchantement, où les gazons et les
fleurs ignorent à peu près les gelées de l'hiver, il ne faudra pas
quatre ans pour que ce coquet arrangement des rues oflicielles, qui
sont en même temps les plus commerçantes, donne à la ville une
originalité aussi utile à la santé que ch rmante à la vue.
A la suite de la partie réservée aux maisons viennent deux zones
concentriques affectées, la première aux quintus, la seconde aux
chan-as, c'est-à-dire aux jardins potagers ou d'agrément et aux
petites fermes. C'est encore une des traditions de la conquête. On
admettait en ce temps-là que toute ville nouvelle devait se suffire.
C'était un îlot de civilisation battu de tous côtés par les vagues de
la barbarie, qui l'isolaient du reste du monde, et n'ayant à compter
pour sa subsistance que sur ses propres ressources. Il lui fallait
produire à ses portes les légumes et le blé, ou se résigner au ré-
gime exclusivement Carnivore, qui est encore le régime habituel de
l'homme de campagne dans les plaines argentines. Toutes les villes
sud-américaines sont ainsi entourées d'une double ceinture de {juin-
tas et de r/iarras^ également découpés en carrés, mais plus grands
à mesure qu'on passe d'une zone à l'autre. C'est là, si la ville
s'étend, l'ébauche des quartiers qu'on devra lui adjoindre. Il suffit
d'ouvrir quelques rues pour que des pâtés réguliers de maisons
se juxtaposent aux anciens. La ville se reproduit, pour ainsi parler,
par scissij)arité. Si les idées des conquérans sur le plan d'une cité
étaient marquées au coin d'une symétrie un peu froide, on ne peut
leur refuser un caractère de simplicité et de prévoyance pratique
qui leur a mérité d'être conservées par leurs successeurs.
Dans l'enceinte de la ville i)roprement dite, les lots de terrains
à bâtir avaient, lors de la distribution primitive, 600 mètres carrés.
Tantôt cette surface était donnée par 10 mètres de façade sur 60
de fond, tantôt par 15 mètres de façade pour àO de profondeur,
selon la situation du lot dans le moulon. Pour les lots d'angle et
les surfaces triangulaires, on s'était arrangé de manière à ne pas
trop s'éloigner de cette dimension-type. Le prix à verser, d'après la
loi, pour les acheter dans les premiers mois de la fondation était
fort bas. 11 variait suivant les quartiers, de 0 fr. 15 à 0 fr. 60 le
Mo- REVUE DES DEUX MONDES.
mètre carré. Ponr moins de AOO francs, on pouvait devenir pro-
priétaire d'un lot de 600 mètres carrés dans les rues de plus grand
avenir. Les fonctionnaires provinciaux, pour lesquels la résidence
allait devenir obligatoire au moment de la translation des bureaux^
avaient le privilège d'acquérir pour la moitié de ce prix l'emplace-
ment de leur future demeure. Une émission de bons amortissables
à long terme, par l'abandon d'une fraction minime de leurs appoin-
temens, leur permettait de la construire tout de suite. L'acheteur
d'une parcelle devait, sous peine de déchéance, l'enclore d'un mur
de briques, élever une construction d'^au moins 16 mètres carrés
par chaque 10 mètres de façade et établir le trottoir conformément
aux ordonnances de voirie, successivement mises en vigueur du
centre aux extrémités de la ville. Il devait en outre contribuer pour
une quotité déterminée au pavage de la chaussée, lorsqu'il s'exécu-
terait. Somme toute, ces conditions étaient libérales. A Buenos-
Ayres, le prix du terrain à bâtir est, dans les beaux quartiers, de
50 à 100 francs le mètre carré. Il n'était pas de 5 il y a vingt ans,
et si La Plata n'est pas Buenos-Ayres et ne prétend pas l'égaler, elle
entend bien marcher sur ses traces comme rapidité de développe-
ment. Pourtant ces obligations étaient assez sérieuses pour empê-
cher l'accaparement. Si elles n'ont pas coripé court aux spécula-
tions de la première heure, elles n'ont pas tardé, dès qu'on a tenu
la main à l'exécution rigoureuse de la loi, à faire revenir les par-
celles urbaines entre les mains d'acquéreurs décidés à les mettre
en valeur. On est maintenant en plein dans la période sérieuse de
construction après une série de tâtonnemens et à'à-roiipa.
Les quintas ont depuis 1 hectare 1/2 jusqu'à 7 1/2, selon la dis-
tance à la ville. Les chacras ont de 12 à 30 hectares. Durant deux
mois, à partir de la promulgation de la loi, on eut le droit d'en
acheter en payant au gouvernement le prix de coût augmenté de
75 pour 100. Une loi de 1883 a fixé le prix des terres encore dis-
ponibles à 700 francs l'hectare pour les quintas et à A50 pour les-
chacras, payables une faible partie au comptant, le reste en cinq ou
huit annuités, selon les cas. Ici encore, l'acheteur ne peut laisser
son domaine à l'abandon. Il doit l'entourer d'une clôture en fil de
1er, en défricher une moitié, y planter im certain nombre d'arbres
et construire une habitation.
Une fois que ces dispositions, longuement mûries, eurent été
consacrées par une loi, on se mit vivement à l'œuvre. Le 12 juin
1882, les chambres votèrent un crédit de 85 millions de francs
pour la création de la nouvelle capitale. Sur cette somme, 55 mil-
lions devaient être versés par le gouvernement national et repré-
sentaient une partie du prix consenti pour la cession d'immeubles
ou établissemens provinciaux situés à Buenos-Ayres, et dont la na-
UNE WOUViaLE CAPITALE. 447
tion prenait charge en y installant sa capitale ; 30 millions devaient
être fournis par la vente de terres publiques de la province, des
terrains de la nouvelle capitale et de quelques propriétés qui lui
restaient encore dans l'ancienne.
Le docteur Rocha, qui mettait un amour-propre Aigilant à sur-
veiller les moindres détails de sa grande œuvre, voulut ouvrir un
concours pour les plans des principaux édifices. Les programmes
furent envoyés à profusion dans le vieux continent. Il ne semble
pas que cet appel ait été entendu en France. Trois projets venus
de l'extérieur ont été couronnés ; ils appartiennent tous trois à des
professeurs d'écoles d'architecture du Hanovre. Il n'est pas dé-
fendu de voir là un symptôme du soin avec lequel l'Allemagne suit
le mouvement des pays étrangers et de la négligence que nous
mettons à savoir ce qui s'y passe. Ces trois édifices, aujourd'hui en
construction, ont un fort accent germanique ; mais l'un d'eux sur-
tout présente de sérieuses qualités. C'est la Municipalité. L'auteur
s'est inspiré des hôtels de ville du Nord, berceau en Europe des
libertés communales à une époque oi'i florissait une architecture
aussi virile que la vie militante de la bourgeoisie émancipée. Il a
donné à son monument une allure massive, mais fière, qui ne perd
point sa saveur sous le ciel éclatant et au milieu de la civilisation
démocratique de La Plata.
L'école française ne laisse pourtant pas d'être représentée. Elle
l'est, il est vrai, par un Belge, M. Dormal, élève de l'École centrale
d'architecture de Paris et établi depuis longtemps dans le pays. Il
a été chargé de l'œuvre la plus importante de la nouvelle capitale,
le palais du gouverneur. Son projet, de belle ordonnance, rapjielle
un peu. par les lignes générales, le Luxembom'g. Il a moins de
sérieux et de fermeté, sans doute, mais offre un caractère de caprice
élégant et de luxe gai tout à fait aimable.
On pourrait dire, à la rigueur, que la tradition française a éga-
lement inspiré M. lîenoît, qui était alors à la tête du service d'ar-
chitecture à la direction des travaux publics, et dont le nom, qu'il
est impossible de ne pas mentionner à propos do la fondation de La
Plata, révèle assez l'origine. Seulement, Argentin de naissance et
d'éducation, M. Benoît n'a pas démenti, dans les nombreux travaux
qu'il a exécutés, les tendances et la facilité d'assimilation d'un pays
cosmopolite. On peut citer de lui, entre autres, un ministère de
style italien, une cathédrale gothique, un arc de triomphe renais-
sance, conçus avec une tranquille et correcte distinction.
Voilà, dira-t-on, d'après ces échantillons, beaucoup de magnifi-
cences. Est-il possible que la construction privée ait pu emboîter le
pas et suivre, même de loin, ces splendeurs administratives? Fran-
chement, c'est ce que l'on est tenté de reprocher à tous ces palais,
àhS REVUE DES DEUX MONDES.
non pas certainement au point de vue de l'art, qui a ses droits,
mais au point de vue des conditions d'exécution de toute œuvre
humaine. On a voulu trop faire d'un coup.
Ce n'est pas tant l'argent qu'ils ont coûté qui représente une
fausse manœuvre. Au règlement de comptes de décembre 1884, en
deux ans, on n'avait déboursé de ce fait qu'une dizaine de millions
de francs. Dans ce chiffre n'entrent point quelques somptueux bâ-
timens provinciaux, ceux par exemple élevés par la Banque de la
province et la Banque hypothécaire, qui, bien qu'établissemens
d'état, ont un budget particulier, ou les immenses constructions du
chemin de fer de l'Ouest, qui appartient à la province, mais jouit
aussi de ressources propres et travaille avec ses deniers. Dix mil-
lions ne sont pas une dépense exagérée si l'on ne considère que
l'importance de l'entreprise et le but qu'on avait en vue ; mais, sur
un point où la veille il n'y avait ni un ouvrier ni une brique, des
travaux de bâtisse menés avec cette fougue avaient l'inconvénient
de paralyser les travaux particuliers. Ce qui constitue une capitale,
ce ne sont pas les palais, ce sont les maisons. Des palais, il est
toujours temps d'en faire. Se figure-t-on ce qu'un pareil cube de
maçonnerie exige de milliers de briques? Un nombre effrayant. On
avait beau en produire fiévreusement, autour de La Plata, des cen-
taines de mille par jour, — le faubourg où ont été concentrés les
fours à briques n'a jamais cessé d'occuper depuis sa fondation et
occupe encore 5,000 ouvriers, — on avait beau en faire venir de
plusieurs lieues à la ronde et encombrer les chemins de fer, le gou-
vernement n'en avait jamais assez. 11 ne se portait pas seulement,
comme entrepreneur, un préjudice direct en faisant hausser le prix
des matériaux et des salaires ; il en recevait un plus considérable
de l'hésitation qu'éprouvaient les propriétaires prudens à bâtir dans
ces conditions.
Il fallait pourtant des logemens. Il en fallait pour les employés
qui allaient venir, pour la population ouvrière, qui affluait, pour
les commerces indispensables à toute agglomération d'hommes.
Aux États-Unis, où le cas qui se présentait là est fréquent, on a
un moyen de tourner la difficulté. C'est l'installation de maisons
de bois transportées de loin à peu de frais et montées en un clin
d'œil. Les particuliers ne négligèrent point cette ressource. Tout
ce qu'il y avait de planches et de tôles ondulées à Buenos-Ayres y
passa. Le gouvernement même fit venir de l'Amérique du Nord des
chargemens entiers d'habitations toutes faites. On. les fabrique
là-bas aussi couramment que de la toile. Il les louait à bas prix à
ses employés, qu'il tenait à attirer le plus tôt possible aux abords
de leurs nouveaux bureaux. Si ces logemens n'avaient rien de mo-
numental, ils ne laissaient pas d'être bien entendus et conforta
UNE NOUVELLE CAPITALE. I\ll9
bles. Pendant longtemps pourtant il a eu du mal à décider ses
fonctionnaires à émigrer à La Plata. L'habitant de Buenos-Ayres a
pour sa ville une affection passionnée et tire de sa résidence une
certaine vanité. Les hommes, passe encore! ils se seraient, en géné-
ral, résignés à changer de pénates, mettant en balance d'un côté
les avantages qu'on leur faisait, de l'autre les mesures coercitives
par lesquelles on les obligeait à une rigoureuse assiduité et l'ennui
de passer en chemin de fer quatre heures par jour; mais leurs
femmes et leurs filles étaient plus récalcitrantes. C'a été un triomphe
quand on a vu quelques fraîches toilettes égayer l'aspect masculin
et effaré de la population : « C'est seulement à présent, disait un
observateur, que je commence à croire que La Plata est fondée. »
Il y a une chose certaine : de même que la première hirondelle
annonce le retour du printemps, la première femme élégante qui
a débarqué à La Plata avec tout son attirail de malles et de colis
a marqué pour la ville le début d'une phase nouvelle. C'était une
façon très exacte et fort attrayante d'avoir la mesure des progrès
qu'elle réalisait que de comparer, à de courts intervalles, l'anima-
tion que présentaient les bals officiels. Nous avons ici affaire à un
peuple éminemment sociable, chez qui toutes les manifestations de
la vie mondaine se modèlent avec empressement sur les vicissi-
tudes et les succès de la vie de lutte. "Tant que les habits noirs et
la politique y dominèrent, la ville fut un campement le jour, la nuit
un tombeau. Dès qu'il devint nécessaire d'agrandir les salons trop
exigus du château renaissance qu'on appelle le Chalet, à cause de
la légèreté des matériaux dont il est construit , de le flanquer de
deux vastes pavillons auxquels il est relié par des serres, d'emmé-
nager et d'illuminer par des lêtes de nuit la partie du parc réser-
vée au jardin particulier du gouverneur dès que les accords d'un
orchestre invisible, le frôlement des robes à traîne, l'éclat de blan-
ches épaules, égayèrent ce coin d'e.stftncùi , tout imprégné, quel-
ques mois auparavant, à la nuit tombante, de rébarbative solitude,
il n'y eut plus à douter, sans avoir été y voir, que des quartiers
entiers s'étaient levés de terre. La Plata a changé depuis lors à vue
d'oeil. La bâtisse officielle, prudemment ralentie, a permis à la con-
struction privée de prendre tout son essor. Lorsque, du haut d'un
monument élevé, on embrasse l'ensemble de la jeune capitale, on
sent qu'elle est à point pour devenir véritablement, au jour prochain
de l'inauguration du port, une grande, très grande ville.
En attendant, à part les affaires de bâtiment, qui sont très actives,
le commerce y est rudimentaire et la population volante encore con-
sidérable. L'animation se concentre autour de la gare, laquelle est,
TOME LXXIII. — 1886, 29
hbO REVUE DES DEUX MONDES.
du reste, au cœur même de la cité et sur une place dont le palais
du gouverneur et le corps législatif occupent deux autres côtés.
Les Argentins des villes traitent leurs chemins de fer comme les
Arabes leurs chevaux, en camarades, en membres de la famille.
On laisse les trains circuler dans les rues, comme dans la cam-
pagne, sans barrière. Ils n'effarouchent personne, et il n'y a
guère d'exemple qu'ils aient endommagé quelque passant. C'est
une des surprises du nouvel arrivant dans une capitale sud-
américaine, de voir les wagons aller, venir, côte à côte avec les
charrettes qui croisent librement la voie dès que la locomotive est
passée. Les tramways traversent le chemin de fer le plus naturel-
lement du monde. Il y en a à La Plata deux réseaux, un à traction
de chevaux, un autre à vapeur. Dans un pays où la production et
les échanges n'ont pas de plus grand ennemi que les distances, on
a un tendre pour les voies ferrées sous toutes les formes. Gomment
ne se recouperaient-elles pas dans les rues d'une ville? On y est
fait. A peine de loin en loin un garde-ligne, un drapeau à la main,
fait-il signe aux cochers d'attendre un peu, si le train est en vue, dans
un point où une courbe trop prononcée ou la disposition des édifices
voisins cache la voie aux voitures qui se disposent à la franchir.
L'éclairage, la distribution d'eau, la canalisation souterraine, ont
été, avant que la ville eût une seule maison, l'objet de toute la sol-
licitude de ses fondateurs. Pour l'éclairage, l'électricité devait sé-
duire des gens pressés. Gela s'installe en un moment. On a plus
vite fait de tendre des fils aériens que de loger en terre une con-
duite en fonte, et établir une machine à vapeur sous un hangar
léger est autrement simple et court que de bâtir un« usine. Trois
ou quatre cents lampes Brush ont satislait les besoins urgens. Le
plus remarquable de ces foyers lumineux est justement sur cette
place de la gare, un des points les plus élevés de la ville. Les quatre
lampes accouplées qui le forment sont placées à 30 mètres de
hauteur et soutenues par une chai'pente métallique fine comme une
toile d'araignée, pourvue de deux ascenseurs élégans à force de
légèreté et d'audace. G'est un parfait échantillon d« l'esprit pratique
et intrépide des fabricans des États-Unis. Voilà le phare de l'avenir,
économique et léger, montant, si l'on veut, jusqu'aux nues, avec
quelques bouts de fer, et prenant à distance, au loin, les élé-
mens de sa puissance lumineuse. Bien que situé à 8 ou 10 kilomè-
tres du chenal navigable, ce foyer fait déjà fonction de phare. H est
très connu des marins de ces parages.
Pour tout dire, il faut bien avouer que la lumière électrique de
La Plata, charmante quand on erre la nuit sous les ombrages du
parc, où elle fait l'illusion du clair de lune, parfaite quand elle est
Xm^' NOUVELLE CAPITALE. 451
réchauffée, pour une décoration de fête en plein air, par Tes lan-
ternes vénitiennes pendties aux arbres, intéressante à considérer
quand elle adoucit les plans avancés et relève d'ombres ^^goureuses
les colonnades et les saillies de quelque palais, ne résout que d'une
façon imparlaile le problème de l'éclairage public. Elle est à la fois
aveuglante et boréale. On fera mieux, on est en train. Néanmoins,
on vient de donner à une compagnie la concession de l'éclairage au
gaz, et plusieurs grands établissemens, que l'électricité ne satis-
faisait point, se sont mis à fabriquer le gaz pour leur compte. Le
théâtre est éclairé à la lumière électrique, au moyen de dispositions
provisoires comme l'édifice lui-même!
La distribtilion d'eau est conçue dans les idées de simplicité et
de rapidité d'exécution qui ont présidé à tout le reste. On a profité,
pour l'établir, d'une nappe qui règne sous la plus grande partie de
lu province et dont les eaux, lorsqne pour les atteindre on pousse
un forage à travers les marnes aquifères supérieures, où sont creu-
sés les puits ordinaires, s'élèvent à peu près au niveau de ceux-ci.
Elles ne sont pas artésiennes, en ce sens qu'elles n'arrivent pas au
jour, mais remontent d'une vingtaine de mètres dans le trou die
sonde. Cette nappe est absolument inépuisable, c'est un fleuve im-
mense coulant dans les profondeurs du sol. L'eau en est d'une lim-
pidité extraordinaire. Elle est préservée de tout mélange par une
mince couche d'argile bleue d'une vingtaine de centimètres qui lute
le dessus du vaste bassin qui la contient. Son seul défaut est d'être
trop pure : tamisée durant son long voyage souterrain par des sa-
bles siliceux, elle manque de sels calcaires. On s'est contenté d'éle-
ver le liquide au moyen de fortes machines dans un petit réservoir
en tôle : c'est un simple régulateur de pression posé sur colonnes
et établi sur le point culminant de la ville. Il se répand de là dans
toute la conduite. Chaque maison, moyennant une faible redevance,
a de l'eau à discrétion.
Les travaux d'égout sont à peine commencés, mais ils le sont. Ce
sera la première ville sud-américaine où l'on n'ait pas attendu, pour
les entreprendre, les avertissemens de la peste. Le principe adopté
est celui de « tout à l'égout, » en donnant à celui-ci de petites dimen-
sions, de fortes pentes, et en distribuant Keau assez libéralement
pour être complètement assuré de la dilution des matières qui ont
à le traverser. Les eaux vannes, disait le décret qui, dès 1882, tra-
çait leur programme aux ingénieur chargés des études, pourront
être ou rejetées dans le fleuve ou employées à l'irrigation. A Buenos-
Ayres, c'est la première idée qui a été suivie; à La Plata, c'est la
seconde qui a prévalu. Voilà encore un problème fort discuté ail-
leurs et ici attaqué de front.
Il n'a été jusqu'à présent question que d'installations matérielles.
/i52 . REVUE DES DEUX MONDES.
Elles ne sont pourtant ni le côté le plus méritoire ni le gage d'ave-
nir le plus assuré d'une civilisation naissante. Les choses de l'esprit
occupent une place d'honneur dans le vaste programme du docteur
Rocha. Ce n'est pas sans un sentiment de sympathie et d'émotion que
l'on voit figurer parmi les premiers établissemens d'une ville em-
bryonnaire un observatoire, un musée d'anthropologie et de paléon-
tologie, une bibliothèque. 11 n'y avait pas à songer à établir des fa-
cultés d'enseignement supérieur : Buenos-Ayres est trop près, et
celles que la province y avait fortement' organisées passaient aux
mains de la nation. On n'en a pas moins résolu d'éclairer ce centre
de politique et de trafic par un rayon de science.
L'observatoire a été confié à un oiTicier distingué de la marine
française, dont le nom est bien connu des astronomes, M. François
Beuf, ancien directeur de l'observatoire de Toulon. Faire retentir le
nom de La Plata dans un autre monde que celui du commerce, lui
donner la consécration qui s'attache aux découvertes scientifiques,
c'est une noble ambition. M. Beuf est déjà attelé à une grande et
laborieuse série d'observations et de calculs sur les phases de la
lune. Le premier mémoire qu'il publiera sur ce sujet sera comme
la lettre de faire part, adressée aux savans de l'univers, de l'exis-
tence de l'observatoire nouveau. A côté de ces recherches purement
théoriques, l'établissement a d'ailleurs une destination pratique.
Un service météorologique y a été installé. Le voisinage du port, le
développement de l'agriculture, l'intérêt croissant que prennent
les questions de climatologie, lui donnent une réelle importance.
Le directeur est, en outre, chargé de déterminer, avec la rigueur
des méthodes astronomiques, la situation de cinquante points de la
province. Ils formeront le canevas d'une grande opération géodésique
pour en lever la carte et en établir le cadastre, qui n'a encore été
tracé que d'après les procédés sommaires des arpenteurs. Un des
desseins favoris de M. Beuf, c'est de former autour de lui une pé-
pinière de jeunes astronomes. A ce point de vue, l'observatoire de
La Plata rendra au pays un service que n'a pas su lui rendre l'ob-
servatoire national de Gordoba, dirigé par des savans nord-améri-
cains, du reste d'un grand mérite. Ils ont mené à bien des travaux
distingués et utiles, mais n'ont pas du tout contribué à répandre
parmi la jeunesse studieuse le goût de cette branche si élevée des
connaissances humaines. Qu'il soit permis de constater ici que c'est
à l'ardeur communicative et à la bonne volonté persévérante d'un mis-
sionnaire de la science française que ce résultat a été dû. M. Beuf
aura attaché son nom dans la république argentine à la réorganisa-
tion de l'école navale et à la diffusion des études astronomiques.
L'anthropologie et la paléontologie devaient fleurir dans La Plata.
Elles s'y sont développées spontanément. Ces plaines infinies, dont
U.NE NOUVELLE CAPITALE. 453
aucune force cosmique n'a dérangé la formation, ont conservé intacts
et presque à fleur du sol les restes des faunes tertiaire et quater-
naire. Les recherches y sont attachantes parce que les trouvailles y
sont nombreuses. C'est dans cet ordre de révélations que M. Bur-
raeister, le célèbre directeur du musée de Buenos-Ayres, a conquis
quelques-uns de ses meilleurs titres à la renommée. M. Francisco
Moreno, directeur du musée de La Plata, a eu la bonne fortune, dans
ses hardies excursions jusqu'au fond de la Patagonie,de surprendre
quelques secrets de l'histoire géologique de ce continent. Quant à
l'âge de la pierre polie, il y est comme chez lui. La collection de
crânes de ce temps dont il a fait cadeau à la province est des plus
complètes. Lui aussi prend souci de faire des élèves et y réussit.
Musée, institutions d'enseignement supérieur, bibliothèque, la pro-
vince avait cédé à la nation le plus clair de ses richesses scientifi-
ques, elle s'est attachée avec ardeur à se constituer un capital nou-
veau. Pour un pays d'élevage et de négoce, voilà qui ne sent pas
trop le terre-à-terre de la vie d'affaires. 11 va sans dire que la ville a
été pourvue d'un lycée. C'était d'abord le gouvernement national, au
moment de sa grande tendresse pour les chefs de la province, qui
avait voulu l'en gratifier. Une loi du congrès de 1884 avait affecté
250,000 francs à celte fondation. C'est sur ces entrefaites que les
rapports se refroidirent. Cette loi resta lettre morte. Le gouverne-
ment de la province a spirituellement répondu à ce manque d'em-
pressement en créant un lycée pour son compte et en lui donnant
une dotation, des programmes et un personnel enseignant qui en
font, dans son genre, un établissement de premier ordre.
11 eût peut-être fallu commencer cette énumération par l'ensei-
gnement primaire, qui est la base des autres et comme le réservoir
où ils s'alimentent. Je l'ai gardé pour la bonne bouche. La répu-
blique argentine attache une importance extrême à le développer.
Le gouvernement national et les provinces les plus avancées, celle
de Buenos-Ayres en tête, mettent une vive émulation à le doter
richement. Pour ne parler que de cette dernière, où l'instruction
primaire est gratuite et obligatoire, la loi y a institué et déclaré
inviolable un fonds permanent des écoles. On ne peut y toucher
que pour les dépenses pédagogiques et la construction d'édifices
scolaires. Il est administré par un conseil supérieur, investi de fa-
cultés très étendues. C'est une tendance argentine de décentraliser
les services afin d'éviter les engorgemens et le manque d'initiative
d'une bureaucratie compliquée. Ce fonds commun, outre les sommes
qui se trouvaient déposées pour cet objet à la Banque de la pro-
vince au moment où il fut créé, est alimenté par le produit de toutes
les amendes auxquelles une loi antérieure ne fixe pas un emploi
spécial, par la valeur intégrale des successions qui font retour à
kbh REVUE DES DEUX MONDES.
l'état, et par les prélèvemens suivans sur les autres : 5 pour 100
des legs à des collatéraux, à partir du second degré, 10 pour 100
des legs au-dessus de 1,000 piastres fortes faits à des personnes
non parentes, 50 pour 100 des legs faits aux églises ou à des éta-
blissemens religieux, enfin par les donations particulières, qui sont
fréquentes. C'est un budget royal.
Sous l'influence de cette loi, les écoles primaires se sont multi-
pliées dans la province de Buenos-Ayres. Elles s'y multiplient tous
les jours. Au recensement général de 1881, il y en avait Ù29, dont
285 publiques et lAA particulières. Elles étaient fréquentées par
A6,000 enfans de six à quatorze ans. La population enfantine était
de 116,000. Gela donne la mesure des efforts qu'il reste encore à
faire pour rendi'e l'instruction universelle. Ce n'en sont pas moins
des chiffres fort honorables, si l'on tient compte des immenses ré-
gions où les chaumières sont à plusieurs lieues les unes des autres
et où l'assiduité des jeunes écoliers est chose impossible, si hardis
cavaliers qu'ils puissent être, à peine sortis de la mamelle. A La
Plata, en y joignant le bourg de La Ensenadaj aujourd'hui englobé
dans la capitale, il existe 25 écoles primaires. Gomme à Buenos-
Ayres, du reste, on leur a construit des bâtimens luxueux. Quand
on parcourt les deux villes, la préoccupation assidue dont l'ensei-
gnement est l'objet saute aux yeux. G'est sur cette observation favo-
rable que je veux finir cette étude.
En l'écrivant, je me suis peu défendu du sentiment de sympathie
que ce pays inspire à ceux qui l'ont habité longtemps. Ne faut-il
pas sympathiser avec les gens pour les bien comprendre, et un
critique chagrin ne voit-il pas en général plus faux qu'un obser-
vateur bienveillant? Il me semble qu'il se dégage de ce tableau,
peut-être complaisamment éclairé, mais tracé d'après nature, l'im-
pression d'nne nationalité vivace, agissante. Elle est encore en for-
mation, beaucoup d'élémens hétérogènes viennent s'y amalgamer.
Il doit suffire, pour que nous nous y intéressions en France, que la
plupart de ces élémens soient latins, et que ceux qui ne le sont
point se latinisent en s'y absorbant. G'est une civilisation latine qui
est en train d'éclore, et elle paraît appelée à jeter un certain éclat.
Il ne doit pas nous être indillérent que les rejets de la sève latine
poussent vigoureusement quelque part, ne fût-ce que pour mettre
un peu de diversité dans la teinte anglo-saxonne qui envahit les
autres parties du monde colonial.
Alfred Ébelot.
REVUE DRAMATIQUE
Gymnase : Sapho, pièce en cinq actes, tirée du roman de M. Alphonse Daudet, par
MM. Alphonse Daudet et Adolphe Belot. — Porte Saint-Martin : JUarion Delorme.
— Comédie-Française : Socrate et sa Ftmme, comédie «n un acte, en vers, de
M. Th. de Banville.
Oui, je l'eotencls bien, on fait la critique de Sapho, dans les salons,
comme jadis la crilique de l^École des fcmmrs: la pudeur mondaine a
ses dulcauces qui, à travers les siècles, ne changent guùre. Avalât
l'épreuve, elle s'inquiète; ensuite, elle n'a garde de se rassurer.
« Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie... Je
suis encore en délaillance du mal de cœur que cela m'a donné:.. »
ainsi gémissent les Climènes du jour. Sans doute, il se trouve encore
d'honnéles femmes pour leur répondre : u Je ne sais pas de quel
tempérament nous sommes, ma cousine et moi; nous fûmes avant-
hier à la même pièce, et nous en revînmes toutes deux saines et gail-
lardes. » Mais ce peu de délicatesse les étonne toujours : « Peut-on,
ayant de la vertu, trouver de l'agrément dans une pièce qui tient sans
cesse la pudeur en alarme et salit à tout moment l'imagination?..
Crojez-moi, ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement , et pour
votre honneur n'allez point dire par le monde que celte comédie vous
ait plu. » 11 se peut, d'ailleurs, que, parmi ces dégoûtées, beaucoup
le soient tout de bon, sinon par innocence, du moins par satiété d'es-
prit : les innocentes, à qui la seule vue d'une telle héroïne cause une
surprise et une douleur, sont rares, j'imagine, dans la salle du Gym-
nase: mais beaucoup de personnes, même instruites des misères et
des hontes humaines, peuvent soutenir, justement, qu'elles en sont
assez instruites; que le spectacle du vice, à la longue, est aussi mono-
456 REVUE DES DEUX MONDES.
tone que celui de la vertu, que l'horizon en est aussi étroit et qu'il
est temps d'en sortir. Voyez les affiches : Sapho, Georgette, Marion De-
lorme, Carmen! Il n'est si mauvaise compagnie dont, à la fin, on ne
se lasse. — D'accord; il sera même bon, à ce compte-là, de jeter au
'feu ou de mettre au pilon la Dame aux camélias, Frédéric et Berne-
relte, Manon Lescaut.
J'entends, d'autre part, que beaucoup de gens se targuent de s'ennuyer
à Sapho par certai nés raisons, par lesquelles ils s'ennuieraient tout aussi
bien, quoique plus modestement, à Bérénice, au Misanthrope. Nulle action,
nul intérêt, disent-ils : une liaison qui se forme au premier acte, une
rupture au second, au troisième, au quatrième; et quel dénoûment?
Une rupture encore, et peut-être la moins décisive de toutes : l'hé-
roïne s'esquive pour ne pas suivre le héros, et voilà tout; ce n'est
qu'un escamotage; le drame cesse, il ne finit pas; il pourrait s'arrêter
en-deçà, il peut continuer au-delà : il n'a pas de clôture. — 0 l'ingénu
Racine, qui écrivait, en manière de préface : « Nous n'avons rien de plus
touchant, dans tous les poètes, que la séparation d'Énée et de Didon
dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de matière
pour tout un chant d'un poème héroïque... ne puisse suffire pour le
sujet d'une tragédie?.. » — « Ce qui lui plut davantage » dans ce su-
jet, il en convenait, c'est qu'il « le trouva extrêmement simple » : aussi
se garda-t-il de le compliquer. Titus, au deuxième acte, nous fait con-
fidence de sa rupture prochaine avec Bérénice; au troisième, elle en
reçoit l'annonce; au quatrième, ils s'en expliquent ensemble; au cin-
quième, ils la consomment. Titus, comme Gaussin, a hésité, sans que
plus d'événemens se dressent devant lui :
J'avance des malheurs que je puis reculer.
Bérénice pousse la même plainte que Sapho, sans avoir rencontré plus
d'accidens :
Hélas! je me suis crue aimée;
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous...
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?..
Et ces mers, que Gaussin peut retraverser pour venir rejoindre Sapho,
rien n'empêche, dans l'histoire, que Bérénice ne les repasse pour re-
trouver Titus. L'affaire du Misanthrope n'est pas meilleure. Alceste, au
premier acte, arrive chez Célimène pour la sommer de choisir entre lui
et ses rivaux ; au deuxième, il lui parle net :
Et je sens qu'il faudra que nous rompions ensemble:
REVUE DRAMATIQUE. 457
au troisième, il va chercher des preuves à l'appui de ce dessein ; au
quatrième, il signifie sa volonté :
Il n'est point de retour, et je romps avec elle;
et aussitôt, cependant, il rebrousse vers elle et reprend sa chaîne :
Rendez-moi, s'il se peut, ce billet innocent;
au cinquième, il faut donc une dernière rupture, et laquelle? et pour-
quoi est-ce la dernière ?
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits;
J'en saurai , dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d'une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains.
Et que dans mon désert, où j'ai fait vœu de vivre.
Vous soyez sans tarder résolue à me suivre...
— Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m'ensevelir ! ' '
Est-ce Gaussin et Sapho qui parlent en vers? Ou n'est-ce point Alceste
qui a sa nomination en poche, et Cèlimène qui refuse d'aller occu-
per avec lui son vice-consulat? On revient de tous les déserts, de
tous les vice-consulats du monde. Les cavaliers, dans ce quadrille,
auraient pu quitter plus tôt leurs dames; mais puisque les auteurs
n'ont pas pris soin de les tuer, ni même de les marier devant le pu-
blic, l'un à Éliante, l'autre à Irone, ils pourront toujours, si le cœur
leur en dit, rentrer dans la danse.
Pour moi, je l'avoue, dussé-je perdre quelques chances d'un beau
mariage et quelques invitations à dîner dans de bonnes maisons, —
Sapho ne me choque pas ; dussé-je passer pour contrariant, je confesse
que je l'ai vue deux fois et que, sans y trouver une action plus com-
pliquée ni une fin plus matériellement certaine que celle de Bérénice
ou du Misanthrope, j'y ai, par deux fois, trouvé mon plaisir.
Je supporte, s'il faut le déclarer, la vue d'une fille galante, c'est-
à-dire qui se donne facilement, plus facilement hélas! qu'elle n'a
coutume de se reprendre et ne se reprend surtout cette fois-ci ; mais
toujours sincère, toujours désintéressée, à ma connaissance, et à pré-
sent plus que jamais, et qui, pendant cetlc durée de cinq actes, ne
change pas d'amant devant mes yeux. Je supporte la vue d'un homme,
dont la pire vilenie est d'être jaloux et de se rengager dans son amour,
d'abord malgré cette jalousie, ensuite par cette jalousie elle-même,
aussi bien que par d'autres sentimens plus avouables, comme la com-
458 REVUE DES DEUX MONDES.
plaisance à une habitude, ou plus nobles, comme la pitié; je ne suis
point assez naïf pour me cabrer et rétiver devant cet amas de causes :
n'ai-je pas franchi naguère la psychologie plus effrayante de la Visite
de nocesl EnQn, je n'ai pas l'oreille déchirée par une pièce dont le
mot le plus dur, et qui fait saillie sur le reste est : « sales bêtes ! » —
jeté par la bouche d'une courtisane, alors qu'un orage de passions fait
bouillonner et jaillir en trombe tout le fond populacier de son âme.
Sorti de là, « sales bêtes! » me blesse beaucoup moins que certains
discours, plus polis en eux-mêmes, prêtés par des dramaturges qu'on
n'incrimine pas à de grandes dames, à d'honnêtes femmes, à de pures
jeunes filles. Et, si l'on me pousse à bout, je dirai que mon principal
grief contre l'auteur, en ce qui touche la morale, c'est qu'il lui a fait
une trop belle part; c'est qu'il l'a trop mise en action et même en pa-
roles; c'est qu'il a trop montré, trop dénoncé, au risque d'être moins
complètement vraisemblable et plus pénible, les suites fâcheuses de
certaines fautes, et qu'il en a trop relégué les douceurs dans les
ent^'actes : — un programme des menus agrémens d'une liaison, ex-
posé par l'héroïne à la fin du premier acte, et un déjeuner en plein
air, mangé de bon cœur, en bonne intelligence, par les deux amans,
au commencement du second, n'est-ce pas tout ce que cette longue
aventure laisse voir d'attrayant ? Tout le reste est repoussant, à bonne
intention, comme les cinq dernières planches de la Vie (fune courti-
sane à^EogdiTth, comme sa Vie d'un libertin ;k meilleur droit que les
Courtisanes de Palissot, la pièce admettrait ce sous-titre : l'École des
mœurs. Voilà ce que je serais tenté de reprocher à M. Daudet, et si je
résiste à mon envie, c'est qu'à voir les scrupules ameutés contre 5a-
pho, j'estime qu'il a prudemment agi en ne leur donnant pas plus de
prise. La première condition, pour un ouvrage de théâtre, est qu'il
soit toléré jusqu'au bout par le public ; sans doute, l'auteur a sagement
fait en prenant cette précaution d'être édifiant.
Donc une fille galante et un homme faible, tels que je viens de les
signaler, ne m'offusquent pas nécessairement par l'infamie évidente
de leur caractère, à ce point que je ne puisse les voirni les entendre :
est-il besoin de protester que je serais tout aussi bien disposé pour une
héroïne chaste et pour un héros vertueux ? Ceux-ci mêtae auraient
cet avantage, à présent, d'une qualité plus rare sur la scène : ils ra-
fraîchiraient mon attention ; qu'ils paraissent, ils seront les bienve-
nus. En les attendant, et à leur défaut, je puis accueillir une vierge
folle, une de plus, et son compagnon ; d'ailleurs, s'ils sont l'un et
l*autre vivans, ils seront assez neufs : est-il un être animé qui trouve
son pareil dans ce monde? Enfin, si la simplicité de l'action laisse
plus de facilités à l'auteur pour animer ses personnages, bénie soit-
ellel Apercevrais-je, comme je le fais, ces nuances de sentiment qui
sont les couleurs mêmes de la vie, chez Titus et Bérénice, chez Alceste
REVUE DRAMATIQUE. 459
et Gélimène, s'ils étaient harcelés par les événemens et serrés dans
l'engrenage de quelque machine théâtrale?
Voilà coimne il faut le prendre, et non pas, par un excès contraire à
celui des gens de mauvaise volonté, crier avec une poignée de fana-
tiques, hurleurs de je ne sais quel évangile, que Sapho est un chef-
d'œuvre, et le chef-d'œuvre d'un art nouveau. Ces maladroits en leur
jargon, proclament que jamais « un si large morceau d'humanité » ne fut
porté sur les planches, et qu'une dramaturgie s'y révèle, qui est mani-
festement celle de l'avenir. Ce que fut te Cid pour la première grande
époque, et Henri III et sa Cour ou Eernani pour l'âge moyen du théâtre
français, 5ap/w) le serait pour une ère moderne. 11 ne me paraît pas que
Sapho soit une si grande merveille, ni si révolutionnaire. C'est plutôt, et
fort heureusement, une pièce construite avec plus ou moins d'habileté
selon la vieille manière, qui, en ce qu'elle a d'essentiel, demeure la
seule bonne, la seule, à travers les temps, qui doive rester efficacement
classique. Des sentimens qui suivent leur cours naturel, qui n'ont que
leur pente propre et leurs ressauts nécessaires, depuis le point où ils
méritent un nom jusqu'au point où ils se perdent; la crise de deux
âmes abandonnées à leur progrès, sans artifice étranger qui les dé-
tourne et les presse, voilà, si je ne me trompe, la matière de l'ouvrage et
sa forme : quelle autre espèce de forme serait plus convenable à cette
matière ? Et quelle autre qualité de matière pouvait se tirer du roman
de M. Daudet ? Aucune, Dieu merci 1
Ah ! ce roman I Le voilà, le chef-d'œuvre ! Et pourquoi, je vous prie,
a-t-il une place à part dans la littérature contemporaine, pourquoi gar-
dera-t-il la faveur des hommes et retiendra l-il, comme il nous re-
tient, quiconque l'approchera sans préjugés, alors que des ouvrages
écrits peut-être avec autant d'art, et qui présentent des héros plus
agréables et plus nobles, auront péri ? Par quel attachement s'est-il
assuré de nous, par quelle « vertu singulière et presque magnéiique ? »
Aussi bien, c'est le charme subtil d'un autre chef-d'œuvre, Adolphe,
de Benjamin Constant, que Gustave Planche essayait de définir ainsi.
Adolphe, comme Sapho, est l'histoire de deux amans qui ne peuvent
ôtre heureux ni l'un sans l'autre ni ensemble, et le drame de Sapho,
c^et le drame à^Adolpht, répandu de la tête et du cœur dans toutes
IcB veines et jusque dans ces derniers filets nerveux qui sont les or-
ganes les plus secrets des sens. Sapho, comme Adolphe, est un récit
tout « eimple et d'une moralité douloureuse, » et qui « donne lieu à
une sorte d'examen de conscience... Les applications et les souvenirs
abondent; » plus d'un d'entre nous « est tenté d'y reconnaître son por-
trait ou celui de ses intimes.» « Je doute qu'il y ait dans notre langue
trois poèmes aussi vrais que celui-là, » disait, pour conohire,ile critique
d.^A.dolphe : hé 1 que dirait-il ûe celui-ci? La vérité de oe ronDaw, ym\k
460
REVUE DES DEUX MONDES.
son 'caractère ; mais encore faut-il voir tout ce que ce mot de vérité
enveloppe.
Sapho est une étude plus minutieuse et pénétrante que toute autre,
d'un de ces « faux ménages » parisiens, que M. Pailleron a passés en
revue naguère avec un esprit si vif et caracolant. Appliqué à connaître
ce cas, M. Alphonse Daudet, qui a de patiens et Ans yeux de myope,
en a tout vu et tout compris. Mais la parfaite intelligence, chez qui
regarde notre pauvre espèce, ne va pas sans la profonde pitié. C'est
pourquoi ce livre, exempt de toute sensiblerie badaude ou menson-
gère, est humain dans la double et doublement belle acception de ce
mot : il est véridique et charitable. Il expose une des aventures prin-
cipales de la vie d'une fille galante, la principale de la vie d'un homme
faible; il n'est ni trompeur ni dupe; il n'a ni exaltation d'avocat ni
faiblesse de complice; encore moins a-t-il la cruauté d'un réquisi-
toire : et pourtant il n'est pas impassible. 11 n'est coupable d'aucune
faiblesse, d'aucune trahison envers la morale ni la société; il ne met
pas non plus un zèle barbare à leur service : il est sincère tout uni-
ment; ayant toute justesse, il a toute justice ; œuvre de bonne foi, —
oui, vraiment bonne! — voilà Sapho; œuvre de clairvoyance, œuvre
d'équité, qui ne fut pas seulement construite par l'habileté d'un artiste,
mais imprégnée, animée par la sympathie d'un poète. Quel sentiment
plus contagieux pour le lecteur que cette tendresse nécessaire, perpé-
tuelle, toujours impartiale et discrète de l'auteur pour ses héros ; quel
sentiment plus rare dans tous les temps et surtout dans le nôtre? Il
parfume ce roman comme un baume de longue vie, qui le fera durer,
frais et frémissant, à travers les siècles.
Fanny Legrand, dite Sapho, n'est pas mauvaise ni méchante, mais
indolente et pervertie, née d'un sol empoisonné, grandie dans un air
pernicieux. Elle a toujours aimé la beauté, le talent ; elle les a mal
aimés, n'étant réglée par aucune morale ; c'est l'honnêteté aujour-
d'hui, autant que la beauté, qu'elle aime dans la personne de Jean
Gaussin ; elle l'aime encore mal ; et, cette fois encore, c'est par ce
qu'elle a de plus noble en elle, par son effort toujours déçu vers ce
qui vaut mieux qu'elle-même, que Fanny Legrand, dite Sapho, est
condamnée à souffrir, Jean Gaussin, de son côté, n'est pas lié à elle
seulement par l'ignominieuse lâcheté des sens, mais par cet amour
spécial que l'honnête homme peut donner à une courtisane, qui n'est
fait que pour une part de la vile jalousie du passé, — pour tout le
reste, de pitié devant la vie entière de cette créature, d'équité devant
sa bonne volonté présente, d'effroi devant ce long avenir qui com-
mencera pour elle à l'heure même de l'abandon. Cette commisération '
est avouable ; et c'est par elle, plus que par son vice, que Gaussin, lui
aussi, doit pâtir. Voilà ce que ne savent pas voir ou ne veulent pas voir
REVUE DRAMATIQUE. 461
les gens distraits ou grossiers qui n'aperçoivent que les parties basses
de ces deux âmes : et ceux-là, qu'ils eussent lu le roman avec répu-
gnance ou bien avec un injurieux plaisir, ceux-là pouvaient s'éton-
ner qu'on le transportât sur la scène, car l'habitude d'une sensation
ne peut guère s'y exposer. Voilà pourtant ce que M. Daudet avait vu
et montré avec cette impartialité qui jamais ne se dessèche pour de-
venir indifférence; — et voilà précisément pourquoi Fanny Legrand et
Jean Gaussin, au gré de la psychologie, — et je dis de la plus vieille,
de l'éternelle, de la seule, — peuvent être pris comme personnages
de théâtre. Non-seulement ils sont naturels tous les deux et animés
des sentimens les plus humains, mais le mélange des sentimens, chez
l'un et chez l'autre, est de telle sorte qu'il doit émouvoir le spectateur.
La meilleure manière de l'intéresser, on le sait depuis longtemps,
c'est de « trouver un milieu entre deux extrémités par le choix d'un
homme qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant et qui,
par une faute ou faiblesse humaine, tombe dans un malheur qu'il ne
mérite pas... » Au fait, qui parle ainsi? Corneille, interprète d'Aris-
tote.
A présent, vais-je avancer que l'exécution de la pièce est parfaite;
que M. Daudet, après un chef-d'œuvre romanesque, a tourné le môme
sujet en chef-d'œuvre dramatique ? Jurerai-je que, secon^lé par M. Belot,
il a versé dans ce nouveau moule toute la substance qui remplissait le
premier? Non, assurément. Du moins, alors qu'il ne se contentait pas
de découper le livre et de mettre le récit en dialogue, il n'a pas trahi
son œuvre dans un intérêt de commerce. Pouvait-il, sur les planches,
nous donner Sapho tout entière? Au moins, il en donne l'essentiel. Du
premier mot jusqu'au dernier, la pièce est une curieuse illustration
du roman, faite avec dextérité, avec délicatesse; en maint endroit,
cette illustration, même détachée du texte original, suflirait à nous
captiver. Les personnages, auxquels le livre est un certificat de vie,
paraissent encore vivans, peints comme ils sont en raccourci, éclairés
par la rampe. Même le changement qui pouvait nous inquiéter le plus,
le rajeunissement de l'héroïne, est presque inoffensif : Sapho ne de-
vient pas, parce qu'elle a dix ans de moins, une fraîche amoureuse
d'opéra-comique; les dégradantes expériences qu'elle a faites de la pas-
sion, elle a dû les presser entre sa seizième et sa vingt-cinquième année,
au lieu de les espacer jusqu'à la trente-cinquième, voilà tout. Elle offre
un spectacle moins pénible aux yeux, elle reste moralement à peu
près la môme : huit années d'une telle existence, hélas! suflTisent pour
mûrir et pourrir à point une pauvre âme.
Voyez-la, au premier acte, qui se glisse dans la chambre studieuse
de Jean, à peine l'oncle Césaire et la tante Divonne partis. Ces braves
gens, pour installer leur neveu, lui ont fait visite avec Irène, la fiancée
de réserve introduite dans la pièce à la place de M"' Bouchereau. Par
A62 REVUE DES DEUX MONDES.
la porte entr'ouverte, voici la volupté qui se coule, furtive, humble,
complaisante, avec cette familiarité qui simule doucement les façons
de la famille. Oui, c'est bien Sapho, ancien modèle, ancienne maîtresse
de sculpteur et de poète, fille du peuple, polie et allinée par les mains de
ces artistes, qui souvent les a blessées' et souvent a souffert par elles,
et qui veut se caresser, à présent, à des mains plus naïves. Son allure
est élégante, et ses manières câlines; et pourtant la dureté acquise,
l'atrocité rancunière de son cœur se révèle et sonne dans son rire,
alors qu'elle lit à haute voix et commente la lettre de l'amant qu'elle
vient de quitter. Malheur à l'ingénu adolescent qui se laisse engluer,
à son tour, par ses offres de vie commune ! Malheur à elle-même, qui
signe en aveugle un nouveau marché à terme avec la douleur ; car elle
es.t bien Sapho, la Sapho que nous connaissons : il est trop tard pour
que ce ne soit pas un double mal qu'elle aime et soit aimée.
De même, au deuxième acte, nous retrouvons l'atmosphère où cet
amour malsain doit fleurir. Avec une singuUère adresse, l'auteur a
reconstitué ici, chargée de toute sa végétation, la_zone sociale où se dé-
veloppait son roman. Il amène, sans effort ni subterfuge, dans cette
guinguette de banlieue le grand sculpteur Caoudal, toujours ravagé
parle feu des sens; Déchelette, le voyageur, et la petite Alice Doré,
la prostituée naïve, dont la silhouette devient plus précise et demeure
aussi touchante que dans le livre; et Rosario Sanchez, l'écuyère impé-
rieuse, toujours aussi terrible, quoique plus décente, et Potter, l'il-
lustre musicien, réduit par elle en servitude et presque changé en
bête, et La Borderie, le poète vicieux et sec, attelé par surcroît à son
char. L'entretien de ces personnages, égayé par les allées et venues
d'une drôlette petite bonne, est le commentaire dramatique du drame;
il en décide la première péripétie : tandis que Fanny Legrand, venue
au bras de Jean Gaussin, — et si heureuse d'être à son bras! — est
allée visiter une maisonnette à louer, Jean Gaussin apprend par la
causerie des convives que Fanny Legrand et Sapho ne font qu'une
seule femme, et quelle femme 1 Celle-là même pour qui l'un de ses
derniers amans, un graveur^ a fait de faux billets : une échappée de
la cour d'assises! Désespéré, il part; elle revient et c'est alors
qu'elle injurie les destructeurs de sa présente chimère : — « Sales
bêtes ! » — Mais l'amour de Jean est encore trop affamé pour quitter
définitivement la table parce que de vilaines mains ont touché
à son plat : il reparaît et le couple se reforme, répétant ainsi, dans
cette danse des mal vivane, la figure que font Hosario et Potter, et tant
d'autres, devinés à travers les évocations de Déchelette et de CaoudaL
Bizarre et puissante peinture, à classer, auprès d'un célèbre tableau
de mœurs populaires, sous ce titre : l^ Assommoir de la bourgeoisie!
Ensuite vient le Faux Ménage, tableau d'intérieur; composé, celui-ci,
non pas seulement par un habile metteur en scène, mais par un dra-
REVUE DRAMATIQUE. àQZ
raaturge. Dans cette maisonnette où les honnêtes gens ne viennent
guère, — entre une servante dont il subit la camaraderie et un enfant
inconnu, recueilli par Sapho, voleur par instinct et déjà par habitude, —
Jean éprouve un malaise chronique, traversé bientôt, grâce à la jalou-
sie, par des souffrances aiguës. D'où tombe-t-il, cet enfant? Il remue
les souvenirs d'un passé fangeux. Mis en humeur de tout savoir, de se
torturer, de se rassasier de douleur, Gaussin lit, une à une, les
vieilles lettres de tous les amans de Sapho ; il en exige, avec des cris
de honte et de rage, le sacrifice; une à une, elle les brûle, ces lettres,
presque toutes signées de noms fameux, et qui étaient le dossier de
sa gloire aussi bien que de son infamie; agenouillée près de lui, elle
les jette au feu jusqu'à la dernière, celle du graveur condamné pour
elle : n'est-ce pas une lâcheté? Tant pis : il la demande, lui, l'hon-
nête homme; elle l'accorde comme une preuve d'amour: tant il est
vrai que, dans une telle situation, le plus noble des deux s'avilit, et
que l'autre, pour lui complaire, risque de ne trouver encore que de
viles actions! — Une bonne œuvre, cependant, Sapho en a fait une :
ce garçonnet qu'elle a recueilli est le fils du graveur. Après un répit
occupé par la visite des Hettéma, ce couple ignominieux et ridicule,
et du père de Sapho, le cocher de fiacre (M. Hettéma dit à Jean : «Ah!
vousêtesen famille! ») voici que Déchelette, en passant, révèle à Jean,
par mègarde, cette malencontreuse bonne action, et que la jalousie
du jeune homme est à nouveau déchaînée. Une scène éclate, moins
poignante que celle où flambent les lettres, mais plus violente, aussi
riche en traits de caractère, de passion et de mœurs, Jean veut partir,
retourner dans sa famille; Sapho soupçonne qu'on l'y rappelle pour
le marier; dans sa fureur, l'ancienne ordure amassée au fond de son
âme lui remonte aux lèvres; elle rend insulte pour insulte; elle crible
de boue ces honnêtes gens, qu'elle voit dressés devant elle comme des
ennemis, qu'elle ne connaît pas, qu'elle suppose pareils à tout ce
qu'elle connaît, qu'elle déteste et qu'elle méprise. Et la suprême in-
vective que l'ancien modèle jette dans le dos de son amant, mis en
fuite par cette bordée , l'avez - vous entendue ? « Bourgeois ! » lui
crie-t-ellc.
Voilà, dans un même acte, à peine séparés par une pause, deux duos
qui ne sont pas pour dilater le cceur et dont le second s'achève en cha-
rivari ; mais ne sont-ils pas imaginés par un maître en l'art de faire
vibrer les cordes humaines, et ne sont-ils pas écrits comme il convient
pour le théâtre? Une seule fausse note, encore est-ce dans l'accompa-
gnement : c'est l'intervention du père de Sapho qui me fâche, de ce
cocher eu houppelande et chapeau de cuir. Elle me paraît la seule faute
contre la vraisemblance des personnes dans cet ouvrage, comme cer-
taine allégorie de Jean, au quatrième acte, certaine fable qui pourrait
&'iatituler : la Femme, le Singe et le Chat, me paraît la seule faute con-
àQk REVUE DES DEUX MONDES.
tre la vraisemblance du discours. N'allons pas, pour cette erreur,
qui justement n'est qu'une invraisemblance, crier, comme quelques
timides, aux horreurs du réalisme, à 1 invasion, au sac ! Il y aurait
beau jour, à ce compte, que la scène serait envahie et saccagée : dans la
pièce de Palissot, savez-vous comment Gernance, l'ami de Lisimon, —
des noms rassurans et qui ne sonnent pas la nouvelle école, — est
éclairé sur la condition de Rosalie, la Courtisane, dont il veut faire
sa femme ? On va quérir un fiacre pour mener les fiancés au bal ;
le cocher paraît : c'est le frère de Rosalie !
Je ne fais pas difficulté de convenir que le quatrième acte me
plaît moins. Dans ce paysage de Provence où le héros s'est réfu-
gié, ses propos et ceux de'Gésaire, de Divonne et surtout d'Irène
sont d'un genre voisin de l'opéra-comique. Il est vrai que, vers le mi-
lieu de l'acte, le récit du suicide de la petite Doré, fait par Déchelette,
mieux ménagé encore que dans le roman, fait couler des larmes, et
que l'excellent mot de l'oncle Césaire fait éclater le rire : après avoir
parlementé avec Sapho, qui relance Gaussin jusqu'ici, le bonhomme,
attendri par elle, gagné à sa cause, s'écrie, avec son joyeux accent :
« C'est une sainte ! » Mais Sapho reparaît en face de Jean; et ce nou-
veau duo, malgré son pathétique, malgré ses vicissitudes naturelles
de compassion, de colère et de tristesse chez l'un, d'humilité, de fu-
reur, d'amour et de désespoir chez l'autre; malgré les cris, les san-
glots, les convulsions de femme qui le terminent, ce duo me laisse
froid; il me fatigue, à l'heure qu'il est, comme s'il était une répéti-
tion du dernier; pour un empire, je ne le bisserais pas.
Le dernier acte, en revanche, ne m'est pas déplaisant. J'aime assez
la mélancolie de cette maisonnette presque déraeublée, dont les vitres
laissent voir le jardinet couvert de neige; la résignation de Sapho, qui
se prépare, n'espérant plus rien de mieux, à rejoindre son graveur;
le retour charitable de Jean, et surtout la fin. Fatigué du voyage, Jean
s'est endormi, peut-être un peu vite, sur le canapé où le graveur a
passé la nuit. « Écris-lui qu'il- ne t'attende pas, et que tu pars avec
moi, )» a-t-il commandé à Sapho ; et, à demi rêvant, il murmure :
« Écris la lettre. — Je l'écris, » répond-elle... Mais c'est à Jean, au
contraire, qu'elle destine ce dernier adieu : elle a trop aimé, la
pauvre ! Elle veut, à présent, être aimée à son tour. Le prix de sa
jeunesse prodiguée, elle va le demander au seul homme dont elle
puisse l'attendre, au misérable, voué à la passion, qui s'est déshonoré
pour elle. Un baiser sur le front de Jean, un geste au porteur qui
vient chercher les malles: « Enlevez! » Et Sapho, d'un pied furtif,
quitte la scène ; et la toile tombe, dans le silence, sur Jean Gaussin
endormi. La simplicité de cette fin est ingénieuse, elle est élégante,
elle est rare.
Les rôles accessoires de Sapho sont bien tenus par M""'' Darlaud,
REVUE DRAMATIQUE. A 65
Netty, Grivot, Desclauzas et par MM. Landrol, Raynard, Lagrange.
M. Damala représente Gaussin : il ne semblait pas désigné pour ce per-
sonnage. Il a certainement appris quelque chose depuis le Maître de
(orges; il n'a d'autre ressource maintenant que d'apprendre beaucoup:
ne faut-il pas à un novice plusieurs années de salle d'armes pour re-
trouver sur le terrain autant d'avantages qu'il en avait lorsqu'il igno-
rait complètement l'escrime? En revanche, M"** Jane Hading, qui fait
Sapho, n'a plus qu'à oublier et à faire oublier qu'elle sait toutes les
roueries de son art : elle est une comédienne parfaite, mais qui se
laisse toujours voir comédienne.
M. Daudet, en somme, a remporté une diflicile et honorable victoire.
Il a exprimé des mœurs et des sentimens par des mots de nature et
par de simples gestes, si bien que sa pièce, pour une grande partie,
est comme une mosaïque de synthèses ; il a filé un drame, dont le
mouvement s'accélère vers le milieu, selon une seule ligne purement
tracée, à peine onduleuse : les gens qui ne goûtent rien de tout cela, j'ai
peur qu'ils ne goûtent sincèrement ni les analyses longuement déduites
du théâtre classique ni la simplicité de son action. Nos sentimens diffè-
rent des leurs. L'humanité, voilà le fonds éternel que nous aimons;
qu'on l'exploite par l'analyse ou par la synthèse, nous sommes conlens ;
la vieille dramaturgie, en ce qu'elle a d'essentiel, demeure notre pré-
férée : sur l'un et l'autre point, l'auteur de Sapho nous donne, après
tant d'offenses que les contemporains nous ont faites, des satisfactions
qu'il serait injuste de ne pas reconnaître. Et si, d'aventure, il se trompe
sur l'intérêt de sa gloire, s'il s'afflige de ne pas nous entendre, avec
ses plus zélés partisans, le proclamer le fondateur d'un théâtre nou-
veau, qu'il se console ! Ceux qu'on veut affubler de cet honneur ne le
portent pas loin : une triste reprise de Mavion Delorme, à la Porte-
Saint-Martin, en fournit à propos la preuve. Je m'expliquerai là-dessus,
prochainement, avec ce respect qu'on doit aux belles œuvres mortes.
J'ai dit que la Comédie-Française avait représenté enfin Socrate et
sa Femme, de M. Théodore de Banville. Cette brève comédie en vers,
légère esquisse de mœurs antiques, tableau de genre, s'entend,
peint par un maître parisien , — à mi-chemin , pour l'exactitude
historique, entre les dialogues de Platon ou les Mémorables de Xé-
nophon et le Démocrile de Regnard ou la Cigu'é de M. Augier, —
cette précieuse petite pièce fut écrite peu d'années après la guerre
de 1870, et reçue alors par le comité. Un différend sur l'interprétation,
élevé entre l'administrateur général et l'auteur, l'avait fait ajourner.
Elle obtient à présent un succès quasi féerique. Elle est datée par une
tirade : Socrate, par la bouche de M. Coquelin, y fait l'oraison funèbre
d'Henri Regnault, tué à Buzenval... Aujourd'hui que nous avons repris
notre sang-froid et gardé notre état de vaincus, j'avoue que ces vaines
TOHB LXUII. — 1886. 30
A66 REVUE DES DEUX MO^DES.
allusions me causent un malaise. Le silence me paraît plus digne. Ces
vers sont beaux,' j'en conviens, et M. Coquelin semble heureux de cette
occasion d'élever noblement la voix; n'importe, ce discours me gêne.
Cette réserve faite, je n'en ferai qu'une ensuite : la trop grande ri-
chesse de la rime, — n'est-ce pas un beau défaut? — occupe trop
l'oreille dans une pièce de théâtre; elle risque même de la tromper.
Si j'entends parler de « la nymphe qu'amuse — un faune, » et pour
peu que l'actrice ait marqué la fin du vers, je crois d'abord qu'il s'agit
d'une nymphe camuse, et je ne suis tiré d'erreur qu'à la fin du vers
suivant, lorsque je trouve justement cette épithète à la rime. D'ail-
leurs, Hugo lui-même n'a-t-il pas déclaré, dans cette préface de
Cromwell qui reste l'évangile des romantiques et comme leur loi ré-
vélée, que « le vers au théâtre doit dépouiller tout amour-propre,
toute exigence, toute coquetterie ? »)
Après ces chicanes, j'ai hâte de me mettre à l'unisson des panégy-
ristes : la fable imaginée par l'auteur est simple et plaisante; son vers
est agile, souple et joliment sonore; son langage coloré, diapré même;
il tinte, il est teinté. Ce petit ouvrage est le digne caprice de M. de
Banville, prince des orfèvres et des verriers, expert à ciseler subtile-
ment une aiguière où se jouent des demi-dieux et de malicieuses
mortelles, à souffler purement une bulle qu'irise un rayon de soleil
captif.
M. Coquelin, par la sobriété de sa mimique et les nuances de sa
diction, est le Socrateidéal;M'"*JeanneSamary,qui faitXanlhippe, n'est-
elle pas une Parisienne trop réelle ? J'ai lu dernièrement, sur l'ensei-
gne d'une taverne qui se donne pour un cénacle littéraire : « Cet édi-
fice fut élevé, Freycinet et Allain-Targé étant archontes... Passant,
sois moderne ! » M'"* Jeanne Samary est moderne selon le conseil de
ce cabaretier helléniste : elle étonne et détonne un peu dans la mai-
son de Molière; que dire, dans la maison de Socrate!
Louis Ganderax.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 J&ovier.
Tout est donc nouveau ou remis à neuf avec l'année nouvelle dans
les pouvoirs publics de la France. La chambre des députés, qui vient
de reprendre ses séances au Palais-Bourbon, date à peine de quelques
mois, de ce scrutin d'octobre, qui n'a pas encore dit son dernier mot.
La réélection de M. le président de la république pour une période de
sept années ne date que de quelques jours. Voici maintenant un minis-
tère qui n'est que d'hier, qui va entrer en scène avec son programme
après le message de M. le président de la république. Et tout cela ce-
pendant, il faut l'avouer, ne fait pas une situation bien nouvelle, n'a
rien de bien nouveau ni par l'apparence ni par l'esprit. C'est une
vieille histoire qui continue ou qui recommence pour l'édification de la
France, devenue par degrés singulièrement sceptique, assez disposée à
laisser passer sans s'émouvoir les petites agitations des partis affairés,
les ministres qui s'en vont ou qui reviennent, et dont elle ne sait pas
toujours les noms, tous ces changemens qui ne changent rien et dont
elle n'a pas le secret.
Pourquoi le dernier ministère s'est-il retiré avec une certaine brus-
querie dès le lendemain de la réélection de M. le président de la répu-
blique? Pourquoi et comment le nouveau cabinet s'est-il formé? Que
s'est-il passé réellement pendant ces premiers jours de l'annùe, où il
n'y a eu pour un instant ni parlement ni gouvernement et où l'on ne s'en
Il68 REVUE DES DEUX MONDES.
est pas plus mal trouvé ? Le chef du dernier ministère, M. Henri Brisson,
a pu sans doute, dans un mouvement de fierté, n'être pas satisfait de
n'avoir obtenu que quelques voix de majorité dans le vote des crédits
du Tonkin et de rester à la merci des dispositions malveillantes des
fractions extrêmes du parti répubicain; il a dû avoir aussi quelque
raison, inconnue et particulière, qui seule peut expliquer l'évidente
mauvaise humeur avec laquelle il a quitté le pouvoir. Toujours est-il
que M. Henri Brisson a cru avoir des raisons assez sérieuses pour se
retirer, qu'il a été suivi dans sa retraite par quelques-uns de ses col-
lègues, le ministre de l'intérieur, le ministre de la guerre, le ministre
de la marine, et que, par un phénomène assez bizarre, quoique déjà
prévu, c'est M. le ministre des affaires étrangères, c'est M. de Freyci-
net, qui s'est trouvé chargé de composer ou de recomposer un cabinet.
M. de Freycinet ne s'est point sans doute cru lié par les raisons qui
ont décidé M. Henri Brisson à la retraite ou par de vains scrupules de
solidarité ministérielle. 11 a considéré que ce que n'avait pas pu le
dernier président du conseil faute de souplesse de caractère, il le
pourrait plus aisément avec sa liberté d'esprit, qu'il avait plus de
chance de réaliser cette fameuse concentration républicaine toujours
désirée, toujours fuyante, sans laquelle il n'y a pas de majorité, avec
laquelle il n'y a qu'une majorité d'équivoque. M. de Freycinet est
l'homme des tâches difficiles, des rajustemens ministériels, des com-
bin;iisons hybrides , des accommodemens avec l'impossible. 11 n'a
pas de parti-pris; il trouve que la politique modérée est certainement
la meilleure, il n'est pas éloigné de s'entendre avec la politique con-
traire. C'est un modéré d'instinct et d'habitudes qui, au besoin, ne se
défend pas de chercher fortune dans les camps extrêmes et qui sur-
tout ne craint pas de se contredire, au risque de se perdre quelquefois
dans ses propres contradictions. Un jour, il s'est perdu pour avoir voulu
atténuer dans l'exécution les décrets sur les communautés religieuses
qu'il avait lui-même proposés et signés ; un autre jour, il s'est com-
promis pour avoir presque accordé la mairie centrale de Paris aux
radicaux. Chemin faisant, au courant d'un de ses ministères, pour
ménager les uns et les autres, il a laissé tomber dans l'eau le crédit
de la France en Egypte. N'importe, il va toujours, il est toujours dis-
posé à recommencer; il a l'art de réparer ses mécomptes dans le si-
lence. Lorsqu'on le croit effacé ou recueilli dans sa diplomatie, il se
retrouve au premier appel. Il ne se fait pas longtemps prier, — et dès
que M. le président de la république lui en témoignait le désir, il n'a
pas demandé mieux que de montrer à M. Henri Brisson comment il
fallait procéder pour opérer la concentration ; il s'est chargé de tirer
de l'incohérence républicaine un ministère propre à satisfaire ceux qui
ont voté les crédits du Tonkin et ceux qui ont refusé ces crédits, les
opportunistes et les radicaux.
jRPvrE. — cnRONTOiT. A69
Ce n'est point sans peine, cependant, que M. de Freycinet est arrivé
cette fois à former ce ministère nouveau ou raccommodé dont il prend
la présidence en gardant la direction des affaires étrangères. 11 a passé
près de huit jours à interroger, à négocier, à combiner des élémens,
et, chose curieuse, c'est un homme d'apparence pacifique, assez facile,
peu compromettant, M. Fallières, qui, sans le savoir, a failli faire
échouer le nouveau président du conseil dans son entreprise, qui, un
moment, a tenu tout en suspens. M. de Freycinet, qui ne doute de
rien, en môme temps qu'il négociait avec l'extrême gauche, avait eu
l'idée, bien dangereuse, à ce qu'il paraît, de proposer à M. Fallières la
succession de M. Allain-Targé au ministère de l'intérieur. Aussitôt,
l'opposition s'est déclarée au camp radical contre ce futur ministre de
l'intérieur, pour le moins suspect de modération ou de mollesse, et
M. de Freycinet, pour tout concilier, pour se tirer d'embarras, n'a ima-
giné rien de mieux que d'offrir à M. Fallières, comme compensation,
un autre portefeuille. Heureusement, M, Fallières a eu le bon esprit
de se désintéresser de ces combinaisons, de rendre sa liberté au pré-
sident du conseil en expectative, et tout s'est trouvé apaisé. La diffi-
culté principale a disparu avec M. Fallières 1 M. de Freycinet a pu
librement arranger son cabinet, distribuer ses portefeuilles et faire
sa concentration républicaine. A dire vrai, il n'a déployé qu'un assez
médiocre génie dans ses combinaisons, il a gardé de l'ancien cabinet
ce qu'il a pu : le ministre de l'instruction publique et des cultes,
M. Goblet, qui poursuit ses exécutions des desservans et des vicaires
de campagne, le ministre des finances, M. Sadi-Carnot; il a fait passer
un peu au hasard le ministre des postes, M. Sarrien, à l'intérieur, le
ministre des travaux publics, M. I emôle, à la chancellerie. Il a mis à
la marine M. le contre-amiral Aube, un marin distingué, qui n'aura
rien de mieux à faire que de rester dans son rôle spécial. D'un autre
côté, il a payé l'inévitable rançon à l'extrême gauche en plaçant au
ministère de la guerre M. le général Boulanger, qui avait, dit-on, la
puissante protection de M. Clemenceau, aux postes un autre radical,
M. Granet, au ministère du commerce, doublé d'un service de l'in-
dustrie, un homme d'esprit et de gaité, M. Lockroy, qui s'entend à
l'industrie autant qu'au commerce. 11 paraît enfin vouloir compléter
aujourd'hui ses combinaisons par un dernier coup de tactique, en
envoyant comme résident général au Tonkin et dans l'Annam M. Paul
Bert en personne, qui fera à Hué ce qu'il pourra, mais qui sera un
embarras de moins au Palais-Bourbon. Et c'est ainsi que M. de Fres-
cinet fait son gouvernement de concentration républicaine! L'in-
convénient de ces combinaisons, c'est que le pays n'y comprend
rien, qu'il ne connaît même pas les noms de quelques-uns de ses
ministres, et, ce qu'il y a de plus clair dans tous les cas, c'est
470 REVUE DES DEUX MONDES.
que cette expérience nouvelle de la concentration républicaine, due à
l'imagination de M. de Freycinet, se fait dans l'intérêt et sous le bon
plaisir de l'extrême gaucbe.
Eh bien ! soit, le ministère est fait; il réunit des noms combinés au
hasard, des hommes qui peuvent être un peu étonnés de se trouver
dans un gouvernement, d'avoir à diriger de grands services publics.
M. de Freycinet a été plus ou moins heureux dans sa diplomatie par-
lementaire. Toute la question aujourd'hui est moins dans les noms de
quelques ministres que dans ce qu'on fera, dans la politique qu'on
suivra. — Rien de plus simple, dit-on, le programme est tracé par les
circonstances. On aura pour le moment une politique d'affaires, on ira
au plus pressé. On raffermira et on disciplinera l'administration, qui
paraît assez « détraquée. » On liquidera toutes ces affaires coloniales
qui ont troublé l'opinion, et M. de Freycinet a déjà pris sous sa main
les protectorats de l'extrême Orient. On en finira avec les déficits, on
remettra à tout prix l'équilibre dans le budget, et déjà même on va
presque trop loin en annonçant pour le ministère de la guerre des
économies probablement irréalisables et peut-être dangereuses. On
évitera enfin, autant qu'on le pourra, les questions irritantes, on pas-
sera cette année à apaiser les animosités parmi les républicains. —
Il est possible, sans doute, qu'on ait ces intentions, et il est possible
aussi qu'avec un certain art, avec quelque diplomatie, on réussisse à
gouverner quelques mois; mais ce serait une étrange méprise
d'oublier qu'à côté de ce programme de procrastination habile ,
de l'ajournement des questions irritantes, il y a l'autre programme,
radical, violent, menaçant, qui a aujourd'hui ses représentans
dans le gouvernement, et il y aurait une singulière illusion à croire
qu'on se tirera d'embarras sans des concessions, que les radicaux
prêteront leur appui sans recevoir des gages, des acomptes. On
fçra prendre patience, si l'on peut, aux radicaux, on ne leur don •
nera pas de sitôt la séparation de l'église et de l'état; M. le mi-
nistre de l'instruction publique continuera à les réjouir en poursuivant
cette répugnante guerre de suppressions arbitraires des traitemens
ecclésiastiques, de suppressions de vicaires, au risque de désorgani-
ser ce service des cultes. On ne parlera pas de l'élection des juges, de
l'autonomie communale, de la mairie centrale : on se contentera des
épurations, des révocations, des inépuisables complaisances pour
toutes les fantaisies du conseil municipal de Paris. De sorte qu'en
définitive, pour vivre, on continuera à suivre par subterfuge, en détail,
la politique qui a créé justement la situation difficile où l'on est arrivé,
qui a fait tout le mal, qui est tput le contraire de l'apaisement pour le
pays.
C'est là toute la question, et c'est là aussi que les conservateurs,
REVUE. — CHRONIQUE. 471
qui ont reconquis une force évidente au Palais-Bourbon, qui repré-
sentent trois millions et demi de voix, peuvent intervenir d'une façon
aussi sérieuse que décisive. Jusqu'ici, à dire toute la vérité, ils n'ont
pas été bien heureux. Ils n'ont pas vu qu'ils se seraient fait honneur
et qu'ils auraient peut-être trouvé quelque profit à voter les crédits
du Tonkin en conciliant, par les explications qu'ils auraient pu don-
ner, ce qu'ils devaient à la dignité du drapeau et ce qu'ils devaient
aussi aux inquiétudes du pays. Us n'ont pas fait tous les efforts qu'ils
auraient pu faire contre ces invalidations, qui ne sont qu'une œuvre
vindicative de parti, qui ne seraient admises dans aucun parlement.
Ils en sont encore à chercher leur voie. La question e>t inaintenant
pour eux de se tracer un système de conduite, un plan de campagne.
S'ils entendent engager une lutte de principe contre les instimtions,
opposer la monarchie à la république, il est certain qu'ils sont expo-
sés à se diviser eux-mêmes, à s'épuiser en efforis stériles dont le
seul effet peut être de rallier tous les républicains. Us peuvent, au
contraire, avoir l'action la plus sérieuse, la plus utile, en restant dans
les limites de ce qui est possible, en dévoilant sans trêve le danger
de la politique des connivences révolutionnaires suivie jusqu'ici, en
défendant pas à pas l ordre dans les finances, l'équité et la paix dans
les affaires religieuses, les principes d'une saine organisation dans les
affaires militaires. C'est leur rôle; c'est, après tout, le seul mandat
qu'ils ont reçu, et c'est pour eux le moyen le plus sûr d'obliger les ré-,
publicains à compter avec eux en demeurant devant le pays les vrais
gardiens de ses intérêts, de sa sécurité, de son repos intérieur, de sa
bonne renommée dans le monde.
Les révolutions violentes, comme notre pays en a tant vu déjà, ont
cela de cruel qu'elles dévorent les hommes sans leur laisser le temps
de remplir leur destin, et qu'en dévorant les hommes, avec une meur-
trière rai'idité, elles épuisent la France. Les autres nations sont moins
exposées à ces crises périodiques qui emportent d'un seul coup toute
une génération. Elles gardent leurs serviteurs de toutes les opinions,
ceux qui les ont honorées dans le malheur comme dans la prospérité,
et elles n'ont pas l'étrange fantaisie de se mutiler elles-mêmes à cha-
que étape de leur vie publique. Kn France, tous les quinze ans, tous
les dix-huit ans si l'on veut, c'est à recommencer. Du jour au lende-
main la scène change, une génération a disparu, et les partis triom-
phans sont les premiers à exclure passionnément ceux qui les ont
précédés, à prétendre régner sans partage, — jusqu'à la révolution
nouvelle, où ils disparaîtront à leur tour. Les homme» ne font que pas-
ser : la veille encore ils servaient au premier rang, ils étaient la force
et l'espoir de l'état, le lendemain ils sont bannis des affaires publi-
ques, rejetés dans l'inaction avec tout ce qu'ils ont pu acquérir de
lumières, d'expérience, d'autorité et de talens. Une révolution les a
472 REVUE DES DEUX MONDES.
brutalement mis en disponibilité, et s'ils reparaissent plus tard dans
quelque crise nouvelle, ils sont presque traités comme des revenans
d'un autre monde. L'histoire de la France est, depuis longtemps, l'his-
toire des forces perdues, des destinées interrompues ou détournées,
des hommes qui n'ont pas été tout ce qu'ils auraient pu être. Ainsi a
passé un de nos contemporains, M. de Falloux, qui vient de mourir
plus que septuagénaire dans sa province, à Angers, qui, après avoir
brillé un instant sur la scène publique, vivait depuis plus de trente
ans dans la retraite, mais qui, dans cette retraite, avait gardé son ori-
ginalité, sa physionomie, la séduisante autorité d'un esprit éminent
et d'un caractère élevé.
C'était un personnage, quoique depuis longtemps il n'eût plus rien
de l'homme public et qu'il n'eût pas même été élu député dans l'ex-
plosion conservatrice de 1871. Né en 1811, iils d'une vieille famille de
l'Anjou attachée à la royauté, élevé avec soin, le comte Alfred de Fal-
loux arrivait à la politique, à la vie parlementaire aux dernières an-
nées du régime de 1830; il y arrivait en homme jeune encore, instruit,
— il avait déjà écrit deux livres, VHisloire de saint Pie F et VHistoire de
Louis XVI, — alliant une maturité précoce à la loyauté de l'esprit, et il
se peignait lui-même, il prenait en quelque sorte position lorsqu'il
disait dans un de ses premiers discours : u J'appartiens à une généra-
lion qui entre pour la première fois dans les affaires publiques, qui
est née, qui a été élevée sous le régime constitutionnel, qui n'en a
jamais connu et n'en a jamais servi d'autre...» 11 représentait avec au-
tant de modération que d'aisance cette génération qui faisait ses
débuts, qui allait être sitôt rejetée dans les tempêtes, et il méritait
d'être signalé comme « un des hommes en qui et par qui devait se faire
la réconciliation de la vieille France et de la France nouvelle. » Rien
de plus simple que celte carrière qui commençait ainsi, qui semblait
avoir l'avenir devant elle et qui allait être singulièrement abrégée par
une série de catastrophes imprévues. Élu député à la fin du règne de
Louis-Philippe, il avait du premier coup pris sa place dans le parle-
ment de la monarchie; envoyé par son pays d'Anjou à l'assemblée de
la république au lendemain de la révolution de 18Zi8, il se trouvait
aussitôt être un des chefs de la défense sociale contre les passions de
démagogie déchaînées par la crise de février, et il montrait que chez
lui la bonne grâce n'excluait ni la résolution de l'esprit, ni le courage
dans l'action. Il était au premier rang aux grandes et périlleuses jour-
nées de l'invasion de l'assemblée et de l'insurrection de juin. Appelé
au ministère de l'instruction publique dans le premier cabinet de la
présidence napoléonienne du 10 décembre 1848, il passait tout au plus
dix mois au gouvernement. 11 n'était pas évidemment de ceux qui en-
tendaient préparer l'avènement de l'élu du 10 décembre à l'empire, et
lorsque, deux ans après, le 2 décembre éclatait, il était de ceux qui
REVUE. — CHRONIQUE. 473
allaient un instant dans une prison, pour passer presque aussitôt de
la prison dans une retraite d'où il n'est plus sorti. Tout compte fait,
c'est une carrière publique de trois ou quatre années à peine; mais
dans ce peu d'années, il avait eu déjà le temps de montrer tout ce
qu'il y avait de ressources dans cette nature ferme et déliée, tout ce
qu'il y avait d'autorité et de séduction chez ce politique fait pour bril-
ler dans les polémiques de l'esprit comme dans l'action.
Ce qui reste l'originalité de M. de Falloux, ce n'est point sans doute
le talent supérieur de l'écrivain, quoiqu'il ait beaucoup et habilement
écrit, et sur l'amie, la conseillère de sa jeunesse. M"" Swetchine, et
sur l'évêque d'Orléans, M. Dupanloup, et sur M. Augustin Cochin; ce
qui fait son originalité, c'est la fine et forte trempe du politique qui
s'intéresse à tout dans la retraite comme à l'époque où il était à
l'œuvre, qui même, dans une étude en apparence littéraire, défend une
tradition, une foi, une cause. M. de Falloux a été en effet, avant tout,
un politique à la fois mesuré et hardi, allant habilement au point dé-
cisif, et son éloquence des meillaurs jours a l'accent net et vif de
l'homme qui sait parler le langage de l'action, qui au besoin sait résu-
mer une situation dans un mot. Les meilleurs de ses discours ne sont
pas ceux qu'il a eu le temps de préparer, où il y a un peu d'érudition
et d'apprêt littéraire ; ce sont ceux où il a une injure à relever, où,
assailli d'interruptions par les républicains qui s'acharnent à ruiner la
république, il lance ce trait sanglant : « La France ne veut plus des
hommes qui l'ont étonnée par leur inexpérience et leur incapacité;.,
la France ne veut ni des hommes qui ne sont capables de rien, ni des
hommes qui sont capables de tout. » Cétait vrai alors, c'est toujours
vrai, puisque les mêmes violences, les mêmes arrogances de parti se
produisent, et aujourd'hui, comme il y a près de quarante ans, on
peut dire que ce sont les républicains qui compromettent la répu-
bhque.
Assurément, dans les diverses phases de sa vie, M. de Falloux a
toujours été un royaliste de conviction, et, si l'on veut, même avant
d'être un royaliste, il a été un catholique zélé, dévoué; mais, préci-
sément parce que M. de Falloux était un politique, il se défendait de
tous les excès comme de toutes les banalités, des emportemens des
esprits passionnés aussi bien que des préjugés des esprits frivoles. 11
plaçait pour ainsi dire sa foi religieuse et politique dans le cadre du
monde moderne; il ne se séparait pas de la société dans laquelle il
vivait. On peut appeler aujourd'hui une œuvre cléricale cette loi de 1850
qu'il avait préparée pendant son court ministère ; à l'époque où celte
loi fut votée, elle était une grande transaction entre l'influence reli-
gieuse et l'influence philosophique, transaction acceptée, sanctionnée
par des esprits comme M. Thiers, M. Cousin. M. de Falloux ne se pro-
Il7ll REVUE DES DEUX MONDES.
posait nullement de faire une oeuvre de contre-révolution, et ce mot
même de contre-révolution le choquait; il le prenait à partie, il consi-
dérait comme un ridipule ahus de polémique tout ce qui ressemblait à
une évocation de l'ancien régime, d'un passé irrévocablement aboli.
Il déclarait sans embarras la révolution française « acquise, inalié-
nable, impérissable » dans ses grandes garanties, dans ses conqiiêtes
essentielles. Lorsqu'il y 3 douze ans, la question du drapeau s'élevait
parmi les royalistes de l'asseinblée de 1871, il allait à Versailles, il
n'hésitait pas à se prononcer contre l'abandon du drapeau tricolore,
quelle que fût l'opinion de h\. le comte de Ghambord; il portait à Vor^
sailles ce qu'il sppelait ut les impressions d'un rural , » d'un témoin
sincère, qui, vivant plus près des populations, savait mieiix ce que
pensait le pa^s.
Il n'éprouvait aucune peine à sentir avec son pays, à être de son
temps, et précisément ausçi parce que, dans ses sentimens de royaliste
et de catholique, il restait toujours mesuré, il était exposé à toutes les
attaques, à toutes les violences deg polémiques. Pendant que les uns
voyaient toujours en lui le rpactionnaire fougueux, le clérical à outrance,
d'autres, dans son propre camp, lu; faisaient un crime de sa modéra-
tion Pt l'accusaient d'être un libéra), un parlementaire, uo tacticien
prêt à toutes les défaillances ! C'était tout siiuplement un politique clair-
voyant, qui, sans se refuser aux luttes sérieuses quand il le fallait,
gardait \^ plu» souvent daqsi ses relations conime dans ses opinions,
une dignité aisée, une affabilité gracieuse, un sentiment très fin de ce
qui était possible. 11 n'avait plu? tiepuis iongt^nips d'autre titre que
celui de membre de l'Acaciépflie françaiftç, qui l'avait élu il y a près de
trente ans; il ne quittait guère que pour l'Académie ou pour quelques
amis cette retraite où il vient 4e s'éteindre et où il est resté jusqu'au
bout un personnage français éminent par le caractère comme par
l'esprit.
La politique de l'Europe réussira-t-£lle à se dégager de toutes ces
malheureuses complications orientales soulevées et aggravées par la
dernière guerre entre la Serbie et la Bulgarie? C'est encore le problème
qui occupe les gouvernemens et dont la solution coulera, selon toute
apparence, plus d'un effort à la diplomatie, si elle veut décidément
mettre un frein aux impatiences et aux prétentions de ces états, tou-
jours si agités, des Balkans. Pour le moment, tous les cabinets sem-
blent s'être mis à cette œuvre méritoire de pacification. Ils désirent
tous la paix, cela n'est pas douteux ; la question est d^ savoir dans
quelle mesure les uns et les autres voudront ou pourront prêter leur
concours. La Russie, à ce qu'il semble, en est encore à vider sa que-
relle, pour ainsi dire personnelle, avec le prince Alexandre deBatten-
berg, qu'elle accuse toujours de l'avoir trompée, et si l'union bulgare
REFUE. — CHRONIQUE. â75
ne rencontre plus une opposition aussi absolue à Saint-Pétersbourg,
l'empereur Alexandre III paraît garder encore quelque ressentiment
contre le jeune vainqueur de Sliwnitza. L'Angleterre, avant de pouvoir
engager sa politique extérieure, en est plus que jamais à se demander
quelle influence va avoir la réunion du nouveau parlement, quel mi-
nistère elle aura demain, à qui restera la victoire entre conservateurs
et libéraux également occupés aujourd'hui à conquérir les Irlandais
par de larges satisfactions données à l'île sœur. Avant que cette qqe&r
tion première soit tranchée à Londres, lord Salisbury ne peut guère
dire ce qu'il fera en Orient, à Constantinople, à Sofia ou à Belgrade.
L'Allemagne, sans avoir les embarras de l'Angleterre dans sa diplo?
matie, a aussi ses affaires, ses dilTicultés, ses calculs, et avant tout,
l'Allemagne vient de se donner à elle-même une représentation qui a
eu certes sa grandeur, qui a ravivé une fois de plus dans les cœurs
tous les souvenirs per.-onnifiés dans le vieux monarque de Berlin.
L'autre jour, en effet, a été célébré avec toutes les pompes monar-:-
chiques le vingt-cinquième anniversaire de l'avènement de l'empe-r
reur (iuillaume à la œuronne de Prusse, et cette cérémonie a pris le
caractère le plus imposant, on pourrait dire le plus émouvant. C'était
comme une nouvelle commémoration des événemens qui se sont
passés pendant ces vingt-cinq années et auxquels le nom du souverain
déjà presque nonagénaire reste ineffaçablemttnt attaché. L'empereur
Guillaume est un objet de vénération pour les Allemands, et son jubilé
a été célébré corn me une fête nationale. Après les services religieux qui
n'ont pas manqué, il y a eu une réception solennelle dans la salle
blanche du palais de Berlin, et ce n'était point certes une cérémonie
banale que cette réception où l'on a vu le vieil empereur, jusque-là
debout auprès du trône où était assise la vieille impératrice, aller au-
devant de M. de Bismarck et de M. de Moltke qui s'approchaient pour
lui rendre hommage. Ces trois hommes qui se retrouvaient encore là
résumaient tout un passé extraordinaire; ils représentaient les événe-
mens qui ont agrandi la fortune de la Prusse et fait le nouvel empire
d'Allemagne. Bien mieux, ils représentaient l'habileié et la prudence
qui, depuis quinze ans, ont su conserver cette fortune acquise par las
armes. Ils ont réussi et ils ont su garder le succès 1 Seulement, et c'est
là l'autre côté de ce grand spectacle, de ces trois hommes réunis, il y
a quelques jours, dans la salle blanche du palais de Berlin, quel est
celui qui peut se promettre désormais un lendemain? L'empereur
Guillaume a quatre-vingt-huit ans, M. de Moltke n'en a pas beaucoup
moins, et M. de Bismarck, sans être d'un âge aussi avancé, semble
bien courbé, bien atteint dans sa santé pour l'œuvre qu'il a poursuivi©
jusqu'ici avec une robuste et invincible opiniâtreté!
Le chancelier se plaignait récemment de ses souffrances qui le re-
476 REVUE DES DEUX MONDES.
tiennent souvent loin de Berlin, qui paraissent assez réelles. 11 ne
continue pas moins à poursuivre tout ce qu'il a entrepris, à préparer,
autant qu'il le peut, le succès de ses lois économiques devant le par-
lement et à étonner quelquefois le monde par les évolutions de sa po-
litique. Lorsqu'il y a quelques mois, pour en finir avec le différend des
Carolines qui l'avait presque brouillé avec l'Espagne, qui l'importunait,
M. de Bismarck proposait à l'improviste d'en appeler à la médiation
du pape, on pouvait se demander si ce n'était pas là une fantaisie du
chancelier, si, dans sa pensée, cette médiation était bien sérieuse, si
le pape n'en serait pas pour un arbitrage inutile. Non-seulement cette
médiation a été sérieuse, acceptée, respectée jusqu'au bout, mais elle a
été l'occasion d'un rapprochement plus intime entre Berlin et le Va-
tican. L'empereur Guillaume a témoigné sa reconnaissance et fait por-
ter ses remercîmens au saint-père; le sainl-père, de son côté, par une
exception rare, a envoyé une décoration pontificale à un prolestant, à
M. de Bismarck, et il a écrit au chancelier une lettre inspirée par un
esprit supérieur de conciliation. Certainement on peut croire que
M. de Bismarck n'est pas homme à se laisser lier dans sa politique
par des politesses de cour ou de chancellerie ; il serait cependant difficile
d'admettre que ces démonstrations de courtoisie puissent être la préface
d'une recrudescence prochaine de la guerre religieuse en Allemagne.
On peut tout au plus penser que le chancelier ne donne rien pour rien
et qu'en faisant si ostensiblement sa paix avec le saint-siège, il a
espéré s'assurer le vote des catholiques dans le parlement pour ses
lois économiques, pour le monopole de la vente de l'alcool, qu'il veut
plus que jamais attribuera l'état. Réussira-t-il dans ses tentatives per-
sévérantes, obstinées, pour doter l'empire de puissantes ressources?
C'est une question que d'ici à peu les discussions du parlement de
Berlin éclairciront sans doute, et le chancelier lui-même sera peut-
être conduit à payer de sa personne, à expliquer ou à dévoiler sa po-
litique, au risque de dérouter encore une fois l'opinion par une évolu-
tion nouvelle ou des déclarations imprévues.
Tous les pays ne se ressemblent certainement pas, et les cérémonies
monarchiques ne sont pas les mêmes partout, ou du moins elles n'ont
pas le même caractère. 11 n'y a que quelques jours, les certes se sont
réunies à Madrid, et elles n'avaient pas à célébrer quelque anniver-
saire brillant et heureux comme celui qu'on célébrait récemment à
Berlin ; elles avaient tout d'abord à recevoir le serment de la reine-
régente qui a pris le gouvernement de l'Espagne à la mort du roi
Alphonse XII. La reine Christine s'est rendue aux certes avec l'appa-
reil traditionnel des rois espagnols; elle a été reçue par les présidens
des deux chambres. Elle a prêté, au milieu du recueillement de l'as-
semblée, son serment de régente, gardienne des droits dynastiques de
REVUE. — CHRONIQUE. 477
sa fiile ou de l'héritier qui est encore à naître. Cette cérémonie a été
en définitive ce qu'elle pouvait être, une cérémonie de deuil, accom-
pagnée des manifestations royalistes des deux assemblées. C'était là
le premier objet de la réunion des cortès espagnoles, et peut-être au-
rait il mieux valu que pour le moment on s'en tînt là; mais il était
peu croyable que des chambres se trouveraient réunies et qu'elles ne
seraient pas tentées d'ouvrir des discussions, soit sur les circonstances
de la mort du roi, soit sur le changement de ministère, sur l'avène-
ment d'un cabinet libéral à la place du cabinet conservateur, soit enfin
sur cette affaire des Carolines dont la solution ne laisse pas de préoc-
cuper l'opinion au-delà des Pyrénées. Une discussion délicate surtout
n'a pas tardé à s'élever. Pourquoi M. Canovas del Castillo a-t-il quitté
lo pouvoir au lendemain de la mort du roi? M. Romero Robledo, qui a
été ministre de l'intérieur dans le dernier cabinet et qui s'est séparé
il y a quelques mois de ses collègues, a presque accusé son ancien
chef d'une sorte de défaillance, d'une désertion des intérêts conserva-
teurs. Malheureusement ce qui prouve le mieux que M. Canovas del
Castillo a sagement agi, c'est cette discussion même quia mis à nu les
divisions du parti conservateur, les senlimens d'hostilité que nourris-
sait M. Romero Robledo. Dès lors, M. Canovas del Castillo obéissait à
la plus stricte prudence en conseillant à la reine régente d'appeler un
cabinet libéral, un cabinet de trêve monarchique auquel il prêterait
lui-même son appui. De telles discussions, à l'heure présente, ne pou-
vaient évidemment qu'être périlleuses, et le chef du ministère, M. Sa-
gasta, a cru plus prudent de les clore par la suspension des cortès, en
attendant les élections, auxquelles il a promis d'avance toute liberté.
La situation de l'Espagne, pour le moment, n'a encore rien de grave
sans doute. Le gouvernement a cependant besoin de toutes ses forces,
de toute sa vigilance, et rien ne le prouve mieux qu'une tentative
semi-républicaine, semi-militaire qui vient de se produire à Cartha-
gène. Ce n'est qu'une échauffourée, c'est cependant le signe d'une
situation où ce n'est pas trop de l'alliance de toutes les forces libé-
rales et monarchiques pour tenir tôte aux séditions toujours mena-
çantes.
cil. DE MAZADE.
il78 REVUE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La liquidation de fin décembre a présenté le même caractère et con-
duit aux mêmes résultats que les précédentes. L'abondance de l'ar-
gent, la rareté des titres, le taux dérisoire des reports, ont contraint
le découvert à des rachats qui ont fait monter rapidement les cours
des rentes françaises.
Le 31 décembre 1885, le 3 pour 100 était coté 80.20. II a été com-
pensé le 2 janvier 1886 à 80.50, et la première quinzaine du mois
n'est pas encore écoulée que nous le voyons à 81,35. L'amortissable,
sur lequel un coupon trimestriel a été détaché le 2 janvier, a monté
dans le même temps de 1 fr. 37. Sur le 41/2 la hausse a atteint 1 fr. 20.
Si nous ne considérons que la plus-value acquise depuis la fixation
des cours de compensation, nous obtenons les résultats suivans :
8 janvier. 13 janvier.
80.50
81.35
+
0.85
82.25
83.35
1
1.10
J09.45
no. 47
1.02
3 pour 100
Amortissable
4 1/2 pour 100 . ...
Les considérations d'ordre politique ont contribué pour une bonne
part à l'accentuation de ce mouvement, dont les rachats forcés du dé-
couvert ont formé le point de départ. La Bourse a, en effet, accueilli
favorablement la constitution du nouveau ministère et surtout l'an-
nonce d'un programme financier dont le principal article est l'a-
journement de tout emprunt de liquidation au moins à l'année pro-
chaine.
Pour combler le déficit de 1886 et les déficits antérieurs, le minis-
tère des finances est autorisé par la dernière loi budgétaire à émettre
des bons du trésor jusqu'à concurrence de quelques centaines de
millions. Déjà il a été usé dans les derniers mois de 1885 de cette
autorisation, mais dans une faible mesure. C'est à la même source
que seront puisés les fonds nécessaires pour combler en 1886
l'écart entre les recettes et les dépenses. Quant au budget de 1887,
on cherchera à l'équilibrer par de fortes réductions dans les dépenses
REVUE. — CHRONIQUE. 479
des ministères, par une surélévation des droits sur l'alcool, et par une
opération de conversion portant .sur les obligations sexennaires que le
trésor doit rembourser à bref délai.
Les acheteurs de rentes françaises en spéculation ont supposé, non
sans raison, que le concours des capitaux de placement leur ferait
moins que jamais défaut en janvier, et que la mise en circulation de
capitaux considérables par le paiement des coupons semestriels pour-
rait être, au début de 1886, le facteur principal d'un retour d'activité,
non plus seulement sur les rentes, mais sur d'autres valeurs, restées
immobiles ou dépréciées avec exagération en 1885. On sait que le dé-
tachement des coupons a lieu le 2 janvier pour les valeurs donnant
lieu à des opérations au comptant, et le 7 pour celles qui se cotent à
terme. Les dispositions du marché ont été si favorables que, pour la
plupart de celles-ci, le coupon détaché, il y a moins de huit jours, est
déjà presque entièrement regagné. Telles, par exemple, les actions du
Crédit foncier, du Midi et du Nord, du Suez, de la Hanque de Paris, du
Nord de l'Espagne, etc., et, parmi les fonds d'état, l'Extérieure et l'Ita-
lien. La masse des capitaux continue toutefois à se porter sur les valeurs
à revenu ûxe : obligations municipales et obligations du Crédit foncier
ou des Chemins de fer. Sur ce marché, où ne s'exerce aucune autre
influence que celle de l'accumulation constante de l'épargne, la pro-
gression des cours depuis les derniers jours de décembre est vraiment
remarquable.
Bien que les titres de la Ville de Pans soient au-dessus du pair et,
par conséquent, au-dessus du niveau de remboursement, la hausse a
été encore de 9 francs sur la série 1855-60 à 529 francs, de 6 francs
sur la série 1865 à 529 francs, de k francs sur les séries 1875 et 1876
à 517 et 519, de 2 francs sur les séries 1869 et 1871 à 612 et 398, de
5 francs sur les séries 1856 à 285. Les Villes de Lille, Bordeaux, Amiens,
Lyon, Marseille ont monté de 2 à 3 francs, les dernières de 7 francs.
Parmi les obligations foncières et les obligations de chemins de fer,
le mouvement est général.
La hausse des rentes et des obligations entraîne cette fois celle des
actions do chemins de fer. Ici la poussée a été d'autant plus brusque que
les hauts cours de ces titres avaient provoqué certaines ventes à décou-
vert et que les vendeurs, n'ayant pas vu se produire la baisse avant
la fin de décembre, se sont hâtés de se dégager de leurs positions
aussitôt que celles-ci ont paru menacées. Le Nord a regagné tout le
montant de son coupon de janvier et 13 francs en plus, restant à 1,568
après avoir été compensé à 1,555. L'Orléans à 1,370 est en hausse de
30 francs, le Lyon à 1,265 en hausse de 15 francs. Le Midi à 1,172 a
déjà regagné la moitié de son coupon. Les bas prix des actions des
Chemins espagnols et la tranquillité générale qui règne dans la pénin-
ilSO REVUE DES DEUX MONDES.
suie ont valu 18 francs de reprise au Nord de l'Espagne et 5 au Sara-
gosse. Les recettes de ces deux lignes commencent à s'améliorer. Les
cours des Chemins autrichiens et lombards sont restés immobiles.
La spéculation a repris toute son activité sur les valeurs de la Com-
pagnie de Suez. L'action avait été, en décembre, poussée jusqu'à 2,220,
puis ramenée au-dessous de 2,200. Un coupon de 35 francs a été dé-
taché le 7 et se trouve déjà complètement regagné. Des brochures an-
noncent de nouveau des dividendes et des cours fantastiques sur ce
titre. Il est probable, aucune détaxe n'ayant lieu cette année, que le
chiffre des recettes sera dépassé en 1886 ; on ne peut cependant pré-
voir si l'augmentation du trafic commercial, sur laquelle on compte,
pourra compenser la diminution du trafic militaire.
Les prix du Panama sont soutenus en vue du versement de 125 fr.
qui doit être opéré au commencement du mois prochain. Les obliga-
tions sont délaissées. Le public, avant de rendre sa faveur à ces titres,
attendra les résultats du voyage que M. de Lesseps va entreprendre
pour accélérer les travaux de creusement dans- l'isthme et inaugurer,
comme il l'annonce lui-même, la période d'achèvement du canal.
Les actions du Gaz ont repris le cours de 1,500 vers lequel elles
s'acheminaient depuis quelques temps; le dernier prix est del,515.Ce
titre, ainsi que l'action de jouissance de la même Compagnie, est un
des placemens favoris de l'épargne parisienne. La hausse est de 27 fr.
pour la première quinzaine de janvier.
L'animation qui a régné sur le marché des rentes, des obligations
et des actions de chemin de fer et de quelques valeurs industrielles,
a complètement manqué, comme de coutume, à celui des titres des
établissement de crédit, exception faite pour l'action du Crédit fon-
cier, qui, au même titre que le Suez, le Lyon ou le Nord, est recherchée
à la fois par la spéculation et par l'épargne.
Une reprise très vigoureuse avait eu lieu en décembre sur les va-
leurs internationales après la conclusion de l'armistice entre les Serbes
et les Bulgares. Depuis le commencement de janvier, l'attitude belli-
queuse de la Grèce a causé de nouvelles inquiétudes pour le maintien
de la paix. Aussi les prix du Hongrois et des valeurs ottomanes ont-
ils subi peu de variations, et les dernières même ont-elles été plutôt
légèrement atteintes. Quant à la Banque ottomane, elle subit en ce
moment les conséquences fâcheuses de l'insuccès de la régie des
tabacs en Turquie.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
COMMENT LES DOGMES FINISSENT
ET
COMMENT ILS RENAISSENT
Plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis le jour où l'un des maî-
tres les plus aimés de la philosophie française, Jouflroy, se deman-
dait C^omm<^«/ leisdogmem finissent. C'était vers les dernières années
de la Restauration : l'église et la royauté tendaient alors à se rap-
procher dans une alliance trop étroite, funeste à l'une comme à
l'autre. JoulTroy n'entendait parler que des dogmes religieux, qui
semblaient menaçans pour la société civile, et il répondit à la ques-
tion posée avec la sincérité dramatique d'une conscience qui avait
connu ces dogmes, qui en avait vécu, qui s'en était détachée, un
jour, par un douloureux effort, et qui, en combattant contre eux,
croyait combattre pour la raison et la liberté.
La prophétie philosophique du Globe a reçu plus d'un démenti.
Depuis ce temps, la vie religieuse a reconquis dans le domaine des
âmes, sinon dans le domaine temporel, une grande portion du terrain
perdu. D'autre part, les doctrines auxquelles l'auteur avait attaché
sa foi philosophique sont à leur tour menacées. A l'heure qu'il est,
si les dogmes sont en péril, cela doit s'entendre des dogmes spiri-
tualistes aussi bien que des autres ; et c'est d'eux particulièrement
que nous devons nous occuper ici. En traçant les pages célèbres que
nous rappelons aux nouvelles générations comme le manifeste hau-
tain et mélancolique d'une école, Jouffroy ne prévoyait pas assuré-
TOMB LXXIII. — 1" FÉVniER 1886. 31
â82 REVUE DES DEUX MONDES.
ment que la critique continuerait son œuvre, d'un mouvement
irrésistible, qu'un jour viendrait où elle s'attaquerait aux racines
de la philosophie, où le libre examen, sous le nom de positivisme,
prendrait à tâche d'établir entre la science expérimentale et la rai-
son pure le même conflit qu'on avait élevé, en d'autres temps, entre
la raison et la foi.
C'est cette dernière période de la lutte qui se développe devant
nous ; c'est à cette entreprise suprême que nous assistons ; elle est
même assez avancée pour qu'il nous soit permis, sans trop de har-
diesse, de supposer un instant qu'elle est accomplie et de nous de-
mander ce que deviendra le monde intellectuel et moral quand tous
les dogmes auront disparu. Quel sera le lendemain de l'humanité
après cette grande crise des croyances? C'est une sorte de libre
enquête que nous voudrions faire sur la conscience contemporaine,
sur les causes diverses qui l'ont si profondément troublée, sans
nous abstenir de quelques inductions sur les suites de cette crise
que tous les esprits réfléchis constatent, dont les uns s'inquiètent,
dont les autres se félicitent comme d'un signe d'affranchissement et
de progrès.
I.
Il y a, en effet, des dogmes en philosophie comme il y en a en
religion, et, bieïi que n'émanant pas d'un concile de Nicée et
n'étant pas strictement définis dans un symbole, ils peuvent
prétendre, eux aussi, au gouvernement des consciences. Ce sont
quelques idées essentielles, sorties du travail en commun des es-
prits les plus distingués d'une race et d'un temps; il y entre, pour
une certaine part, un élément de croyance, un choix non arbitraire
sans doute, mais personnel, une préférence d'opinion, ce qui n'ex-
clut ni l'emploi des procédés scientifiques, ni le raisonnement, ni
la raison dans ses intuitions les plus hautes et les plus libres. Le
caractère de ces dogmes, dès qu'ils sont constitués, est d'aspi-
rer à la domination des esprits. Quand ils y sont arrivés et pendant
que dure leur empire, ils composent une sorte de foi philosophique
analogue à la foi religieuse ; ils passent insensiblement dans les
habitudes intellectuelles d'une ou de plusieurs générations ; ils for-
ment une partie de leur substance morale ; ils deviennent objet de
conscience autant que de science; ils se revêtent d'une autorité
qui s'impose à la diversité infinie et à la liberté individuelle des
opinions. Il faut de bien fortes secousses pour les déraciner dans
les âmes et pour les dissoudre quand ils ont pris, par le temps et
l'habitude, la consistance d'un corps de doctrine.
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. S88
Voici les principaux dogmes, qui, avant cette grande perturba-
tion des trente dernières années, formaient le fonds de croyance
philosophique d'un Français instruit et représentaient la moyenne
du monde intellectuel. A travers bien des interprétations diverses
qui portaient sur les mots plus que sur les choses, on croyait à la
réalité d'une cause première, d'une pensée suprême, ayant créé le
monde et le dirigeant, l'ayant créé parce qu'il était mieux que le
monde fût que de ne pas être, le dirigeant vers un but en partie
ignoré, mais certain. Providence mystérieuse par les détails et les
moyens d'action, se confondant avec l'idée du bien, seul principe
assignable à l'univers. — On croyait que, de même que le monde,
l'homme a son explication dans cette idée du bien, que sa nature
définie par la raison, c'est-à-dire par la conception du parfait et de
l'idéal, le marque pour une destinée supérieure, qu'il a une person-
nalité à constituer par l'effort et que cet effort lui confère le droit
de ne pas la perdre après l'avoir créée. — On croyait qu'il est libre,
non absolument, non sans conditions et sans limites, mais d'une
liberté qui pouvait s'affranchir du déterminisme universel, in-
sérer son acte dans la chaîne des phénomènes, porter enfin le
poids de la responsabilité. — On croyait à une morale absolue,
soit avec Kant enseignant le devoir qui s'identifie à la volonté
droite ou la raison, qui s'impose parce qu'il est, sans donner
ses motifs, qui édicté sa loi sans appel, soit avec d'autres phi-
losophes, avec JoulTroy lui-môme, tirant de la nature humaine
la loi morale, imposant à l'homme la nécessité rationnelle, l'obli-
gation de remplir toute la perfection que ce nom comporte. —
On croyait enfin que, de même qu'il y a de l'absolu dans le bien, il y
en a dans le beau, qu'au-dessus des fantaisies et des mventions, la
raison conçoit un idéal d'après lequel peuvent être jugées et la réa-
lité elle-même et les œuvres d'art qui l'interprètent et s'en inspi-
rent. Tel était le bilan de ce patrimoine intellectuel, qui semblait
appartenir alors au monde civilisé, — non pas que l'on prétendît
faire tenir dans un cadre immobile ni ces conceptions elles-mêmes,
ni les démonstrations dont elles dépendent. On ne croyait pas
sans doute avoir fixé à tout jamais les formules qui traduisaient
ces hautes vérités, ni la manière de s'en convaincre. On savait
qu'il était possible de s'approcher de l'idéal entrevu et de donner
des approximations de plus en plus savantes et précises de la vérité
infinie. D'ailleurs , on n'ignorait pas qu'il y avait bien des dissi-
dences d'écoles sur ces principes et même des négations radicales.
Mais ces dissidences et ces négations ne s'étendaient pas au-delà
de certains groupes qui n'étaient que des minorités ; elles faisaient
l'effet de schismes ou d'hérésies de la raison ; c'était à la raisom
484 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on en appelait contre ses aberrations ou ses écarts. On invoquait
la discussion contre les dissidens ; on concevait le fier espoir de les
réduire à force de bonne foi, de libéralisme pratique, de raisonne-
mens, et, grâce à des iformules plus larges, plus compréhensives, ou
de méthodes plus précises, d'arriver à un accord général sur les
principes essentiels d'où il semblait que la vie humaine et l'ordre
social dussent dépendre. Et cet accord espéré devait être le signe
du progrès accompli, le principe des progrès futurs, une base d'élan
pour le triomphe universel et définitif de la raison. L'ensemble de ces
dogmes, dieu, justice, liberté, vie future, s'appelait le spiritua-
lisme. Ce spiritualisme ne datait pas d'hier ; la prétention et l'or-
gueil de l'école était d'en retrouver les titres à tous les âges de l'hu-
manité ; on en recueillait la substance éparse dans les anciennes
doctrines ; on interrogeait l'écho des vieux sanctuaires ; on recon-
stituait pièces par pièces ce platonisme éternel qui était l'inspiration
de toutes les nobles philosophies, comme elle était l'âme de toutes
les religions. Par l'histoire, on conquérait le passé à ces idées, et,
d'avance, par des affirmations hardies, on disposait de l'avenir pour
elles.
Beaux rêves! A l'heure qu'il est, à ne considérer que les appa-
rences , les rôles sont renversés : ces doctrines , auxquelles tant
d'espoirs étaient attachés, ne figurent plus, dans le monde intellec-
tuel et scientifique , qu'à l'état de minorité, tandis que le grand
nombre, ou du moins le bruit et la faveur publique, ont passé de
l'autre côté de l'opinion. Les mêmes symptômes signalés par Jouf-
froy reparaissent de toutes parts aujourd'hui et trahissent, dans
la région de la philosophie, une situation analogue à celle qu'il
retraçait alors dans la région de la foi. A peine serait-il besoin de
changer quelques mots pour appliquer le même diagnostic à la
ruine des dogmes philosophiques, que l'on juge inévitable et pro-
chaine.
S'il est, en effet, un caractère saillant du monde intellectuel à
l'heure où nous vivons, c'est l'absence de tout dogmatisme, plus
encore, la haine de tout dogme, la guerre déclarée, au nom de l'ex-
périence positive , à toute affirmation , quelle qu'elle soit, qui dé-
passe la sphère de la certitude sensible, vérifiée et contrôlée. Ce
n'est pas là, d'ailleurs, un trait propre à la France. Le même spec-
tacle s'offre à nous dans un pays voisin, où s'est opéré, depuis
une vingtaine d'années, un travail analogue à celui auquel nous
assistons , sous l'influence combinée de Stuart Mill , de Darwin,
d'Herbert Spencer, ces grands agitateurs de la pensée moderne.
Là aussi, comme en France, à la suite d'un mouvement scienti-
fique et philosophique d'une portée considérable, le même pro-
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 485
blême a été posé : celui du principe des choses, de la cause pre-
mière, et ce problème a été résolu par un nombre toujours croissant
d'adeptes dans un sens tout négatif. 11 est curieux de confronter à
cette occasion l'état des esprits en Angleterre et en France sur cette
question d'où toutes les autres dépendent. La crise est analogue
et l'on peut y voir une marque de cette solidarité des consciences
qui unit deux peuples très divers, d'ailleurs, lorsqu'ils sont arrivés
au même degré de civilisation et de culture scientifique.
Un des plus exacts documens sur ce sujet est celui que nous four-
nissait, il y a quelques années, M. Gladstone en un jour de loisir
politique et d'interrègne ministériel, quand il essayait de préciser
et de décrire les courans de la pensée religieuse (1). C'est l'origi-
nalité de l'esprit anglais, qui est resté fidèle à la méthode baco-
nienne, de réduire toutes les divergences d'opinion en catégories
distinctes, ce qui multiplie les sectes et les subdivisions de sectes
à l'infini. Chacune d'elles y trouve sa place, son rang et son nom;
aucune n'échappe au génie de la classification. M. Gladstone parta-
geait les esprits en deux catégories, suivant qu'ils admettent ou non
un principe supérieur à la nature et distinct d'elle, avec toutes les
conséquences qu'il comporte. Dans le premier de ces groupes il
rangeait les partisans de l'infaillibilité papale , les chrétiens qui
attribuent à leur église une institution divine (épiscopaux, vieux
catholiques, etc.), les diverses sectes évangéliques, les universa-
listes, les unitaires, enfin la plupart des théistes. Dans le second
groupe, qu'il qualifiait d'école négative, prenaient rang les scep-
tiques, les athées, les agnostiques, les sécularistes, les néo-païens
{revived pagmihm), les panthéistes et les positivistes. Sur le ter-
rain où nous nous sommes placés pour cette étude, nous ne retien-
drons, pour nous en occuper un instant, que ces deux sectes, d'un
caractère très particulier, qui se sont attribué à elles-mêmes le
noms nouveaux de sécularistes et d'agnostiques.
L'agnosticisme est la théorie de l'abstention systématique et delà
résignation volontaire à l'ignorance sur tout ce qui touche nu supra-
sensible. C'est ce qui reste après les luttes entreprises, au nom de
la science expérimentale, contre le surnaturel et la métaphysique ;
c'est le résidu des idées positivistes, mais débarrassé de tout ce qui
tient à un système et à une école. Bien que cet état de conscience
ait eu des facteurs historiques en Angleterre, tels que les ouvrages
issus du comtisme, ou bien encore r Origine des espèces de Darwin,
(1) The courses of religions thought. (Contemporary Review, lain 1876.) Voir aussi
le livre très intéressant du comte Goblet d'Alviella, l'Évolution religieuse contempO'
raine, spécialement dans les chapitres relatifs à TAngleterre.
486 REVUE DES DEUX MONDES.
les Sermons laïques de Huxley, il se définit surtout par une idée
négative, qu'on a formulée ainsi : « la doctrine de celui qui
veut ignorer. » On assure que cette doctrine s'insinue peu à peu
dans les classes supérieures et qu'elle s'accorde à merveille avec
une culture très raffinée, qu'un grand nombre de penseurs, de
sa vans, d'hommes d'état, d'écrivains acceptent ce nom ; on ajoute
qu'il n'est pas rare de rencontrer des femmes de pasteurs qui
se déclarent agnostiques. Un souvenir qui m'est personnel m'au-
torise à le croire facilement. Il m'est arrivé de rencontrer,
en 188A, au jubilé de l'université d'Edimbourg, un homme très
éclairé, agréable et brillant causeur, qui, s'il ne se décorait pas du
nom, se parait volontiers de l'idée. Dans im long entretien que
nous eûmes ensemble, il s'efforçait de me convaincre qu'en noug
faisant l'un à l'autre quelques concessions de forme, nous finirions
pai' nous entendre. Je ne fus pas médiocrement surpris quand je
sus le nom et la profession de mon interlocuteur. C'était un mi-
nistre du culte, professeur de théologie dans une célèbre univer-
sité anglaise. J'eus l'indiscrétion de lui demander comment, avec
sa manière de concevoir ou plutôt de ne pas concevoir le principe
des choses, il pouvait se tirer d'affaire avec les âmes dont il avait
la tutelle : «Très facilement, me répondit-il, en proportionnant l'in-
connaissable à la portée de chacun, en le désignant sous le nom que
chaque intelligence connaît. » En me disant cela, il souriait fine-
ment. J'avais devant moi le type accompli de l'agnostique. « Un
nom bien choisi, dit Mathew Arnold, le célèbre professeur d'Ox-
ford, vaut à lui seul une armée. » Et, de fait, il n'en est pas de
mieux choisi que celui-là, de moins compromettant, de plus inof-
fensif. L'athée, par son nom seul, fait du scandale ; le matérialiste
est un dogmatique à sa manière, un métaphysicien à rebours ; le
panthéiste est une sorte d'illuminé, ivre de l'infini. L'agnostique
est modeste, il laisse dire. Ce nom honnête et décent le dérobe aux
violences d'idée, aux enquêtes irrespectueuses des intolérans. On
l'appelait libre penseur au dernier siècle, mais un terme pareil ap-
pelle la polémique, qu'il veut avant tout éviter. En attendant que
la lumière se fasse (et il est bien convaincu qu'elle ne se fera ja-
mais dans cet ordre de questions), il considère comme du temps
perdu chaque jour, chaque heure consacrés à ces vaines curiosités.
Pasteur ou industriel, membre du parlement ou grand proprié-
taire, il remplit ses fonctions dans l'état ou dans la science sans se
distinguer au dehors de ceux qui pensent autrement que lui.
Indifférent de parti-pris sur le fond des choses, il est dans une
excellente posture pour faire de la conciliation entre la science
et la religion. Il l'essaie souvent, et c'est à des tentatives de ce
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 487
genre que répondait un jour M. Gladstone , en les comparant
à la proposition d'un homme qui, voulant se délivrer d'un im-
portun, lui dirait : a Ma maison a deux côtés, nous allons les
partager. Voulez-vous prendre le dehors? » Voilà comment pro-
cède l'agnostique : il prend toute la maison et offre le reste aux
autres.
Le séculariste est plus hardi dans son détachement de tout
dogme, ou plutôt il n'en a qu'un, celui de la \ie présente, delà
vie dans le siècle- et des devoirs qu'elle réclame pour s'améliorer.
C'est, si je puis dire, l'agnosticisme pratique, converti en maximes
de conduite, et même en une sorte de religion. On nous a raconté
l'histoire et tracé le programme de la secte. Ce furent les deux frères
Holyoake, qui, vers 1846, lui donnèrent un corps en fondant la Na^
tioruil Seculur Society, destinée à devenir un centre de propagande.
Mais cette association, qui a pour organe le National lie former
de M. Bradlaugh, finit par se laisser compromettre dans la politi-
que agitatrice du candidat perpétuel au parlement, si bien qu'a-
près la mort d'Austin Holyoake, en 1874, les chefs les plus renom-
més de la secte s'en allèrent fonder une société rivale, la British
Secular Union, sur des principes dont quelques-uns méritent
d'être rappelés : « 1. La vie présente, étant la seule dont nous
ayons une connaissance certaine, réclame notre principale attention.
— 2. La poursuite de notre bonheur personnel, ainsi que du bon-
heur général dans ce monde, représente le plus haut degré de sagesse,
et de suprême devoir. — 3. Le seul moyen d'atteindre cet objet
est l'effort humain basé sur la science et l'expérience, etc... » Les
sécularistes se sont donné un rituel intitulé : the Serularist's Ma-
nuel of Kongs and ceremonieSj en vue de toutes les circonstances
solennelles de la vie, comme la nomination des enfans, le mariage,
les funérailles, et qui peut faire pendant à l'institution et aux rè-
glemens des sacremens positivistes dans la religion d'Auguste
Comte. Les chants sont désignés pour chaque cérémonie, et l'on nous
cite les versets destinés à remplacer Vite, missu est du culte catho-
lique (1).
Portez-vous bien, chers amis! Adieu, adieu,
Réjouissez-vous d'une manière sensible;
Alors le bonheur résidera avec vous :
Portai-vous bien, chers amis, adieu, adieu.
La religion comtiste a complètement échoué en France. Il paraît
que le culte séculariste a rencontré un assez grand nombre
(1) L Évolution religieuse contemporaine, chap. vi.
ASS REVUE DES DEUX MONDES.
d'adhérens en Angleterre ; ce qui est un trait bien particulier à la
race. Même ceux qui s'établissent en dehors de tout sentiment re-
ligieux en gardent encore les habitudes et les formes extérieures.
Chez nous, cette adaptation semble impossible : le culte tombe iné-
vitablement avec les dogmes qui l'ont produit.
A part cette singularité de la religiosité persistante, nous
pouvons reconnaître que le sécularisme a beaucoup d'adeptes sur
les bords de la Seine, tous ceux qui veulent substituer l'idée de
l'humanité u aux vieilles idoles d'un ciel imaginaire. » II y a aussi,
parmi nous, un grand nombre d'agnostiques. Mais ni les uns ni
les autres ne consentiraient à se laisser enfermer dans des catégo-
ries trop précises ni à prendre des noms de sectes. Gela répugne
à l'esprit français. On ne veut pas être, chez nous, enrégimenté, em-
brigadé par opinion. C'est une difficulté sérieuse dans l'enquête
que nous voudrions faire ; des tendances d'esprit sont plus malai-
sées à saisir que des noms à définir.
Revenons donc en France et mettons à part les consciences que do-
mine le sentiment religieux, bien plus nombreuses qu'on ne l'ima-
gine. Mettons aussi, provisoirement, en dehors de nos observations
quelques fidèles de la métaphysique, les dévots de la raison pure,
les derniers adorateurs de l'idéal. Plaçons-nous en pleine réalité
dans les livres, dans la presse, dans les manifestations multiples
de la pensée, et surtout au centre de la jeunesse ardente et labo-
rieuse, celle qui peuple les laboratoires et les amphithéâtres scien-
tifiques, ou bien encore celle qui débute dans les lettres. Pour se
•rendre compte avec exactitude des phénomènes intellectuels "d'une
époque, pour noter avec précision les façons d'être et de sentir
les plus naturelles à la fois et les plus révélatrices, rien ne vaut
autant que de se mettre en communication intime et directe avec
les jeunes gens, je parle de ceux qui réfléchissent et qui n'ont pas
peur de penser. C'est une expérience que, pour mon compte, je
n'ai jamais négligé de faire, et à mon plus grand profit. Les esprits
jeunes livrent plus naïvement à l'investigation des témoins ou
leurs perplexités et leurs agitations de pensée ou leurs négations
dures et passionnées, mais parfaitement désintéressées. Ils sont
sincères sans effort, étrangers par leur âge à toutes les complica-
tions d'opinion que peuvent créer plus tard l'ambition, le calcul,
l'amour-propre ; ils n'ont fait de pacte qu'avec leur conscience et
non avec un parti. Ils ont de plus l'incontestable avantage d'être ab-
solument de leur temps, d'en exprimer les sympathies ou les anti-
pathies à l'état spontané ; ils sont en plein dans les grands courans
de^^l'opinion du moment, qui les emportent et dont eux-mêmes ils
précipitent la vitesse en s'y mêlant avec leur fougue naturelle.
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 489
Or, de toutes les sources diverses d'information résulte la preuve
que c'est l'abandon et la défiance du dogmatisme qui domine,
à l'heure qu'il est, dans cette région des esprits. Mais encore y
a-t-il bien des distinctions à faire, bien des nuances à observer,
sinon d'opinion, du moins de caractère et d'attitude ; chacun y
met l'empreinte de sa personnalité. Une négation commune peut
être sentie ou exprimée de mille manières différentes, selon
qu'elle est acceptée avec résolution comme un défi aux vieilles
erreurs, avec résignation comme la dernière concession à l'es-
prit nouveau, avec douleur ou avec joie quand elle éveille un
sentiment de regret Ou qu'elle répond à un instinct d'émancipation.
Toutes ces variétés existent et se développent sous nos yeux; il
n'est pas sans intérêt de les démêler sans prétendre les ramener,
comme on le fait en Angleterre, à des catégories précises qui,
d'ailleurs, les dénatureraient en gênant leur libre jeu et leur natu-
relle expression.
Parmi les adversaires des vieux dogmes, nous devons faire une
place, non pas certes à tous les savans (plusieurs et des plus
illustres restent persuadés qu'il n'y a rien d'incompatible entre
les croyances et la science positive), mais à un certain nombre
d'entre eux , d'un tempérament belliqueux et d'humeur enva-
hissante, prêts à déclarer que tout problème qui est en dehors de
la science positive est en dehors de l'esprit humain. Ils saluent par
des cris de triomphe, peut-être prématurés, la chute prochaine de
ces doctrines, dont la persistance les inquiète sourdement. A toutes
les questions qu'agitait de tout temps la curiosité spéculative, ils
ne souffrent aucune réponse et se satisfont pleinement à n'en pas
avoir; ils se réjouissent de voir le monde intellectuel entrer de
plus en plus dans les voies que lui ont ouvertes les Darwin et les
Huxley. Pour leur compte, ils sont bien décidés à mettre la méta-
physique et la théologie non pas seulement à la porte de leur labo-
ratoire, ce qui est leur devoir, ou à la porte de leur vie, ce qui
est leur droit, mais aussi et du même coup en dehors de la vie
des autres, de la vie privée et publique de leurs concitoyens, ce
qui est un droit moins évident. A peine délivrés du spectre de
l'intolérance, qu'ils n'ont jamais cessé de dénoncer, quelques-uns
d'entre eux deviennent les plus parfaits des intolérans. Contre ceux
qui pensent autrement ils retournent leur certitude toute négative
comme une arme meurtrière. La vérité ou ce qu'ils croient être
la vérité leur confère le droit souverain d'expropriation sur les
consciences ; ils ont une telle haine du dogmatisme, que cette
haine devient un dogme à son tour, et le plus redoutable des
dogmes.
A90 REVUE DES DEUX MONDES.
Plus libres, plus calmes et dans une sphère plus haute, se pla-
cent les esprits qui pensent au fond de la même façon, mais qui
ne se font pas un droit de cela seul qu'ils sont affranchis, pour
imposer autour d'eux un affranchissement qui ressemblerait à une
autre servitude. Ils laissent libre l'erreur, non sans quelque ironie. Ce
sont des philosophes, bien qu'ils répudient toute philosophie dog-
matique. Soumis à l'évidence scientifique, réfractaires à toute autre
certitude, ils n'acceptent que le réel, c'est-à-dire le sensible dévoilé
et démontré. Le monde est ce qu'il est; pas d'autre question à
faire. II faut s'en contenter, ne rien chercher au-delà, ne plus se
troubler par l'inaccessible et l'inutile. La nécessité des choses est la
démonstration suprême : une fois reconnue, il reste simplement à
s'y soumettre. La révolte serait non seulement un malheur, mais
une absurdité. J'appellerais volontiers ce genre de philosophes fiers
et calmes les stoïciens de la science. Cette attitude n'est certes
pas sans grandeur. Les anciens stoïciens acceptaient l'ordre uni-
versel comme la loi de la vie, mais ils supposaient que l'ordre
était toute raison et qu'il y avait une loi. Ceux-ci ne supposent
rien ; ils n'osent pas affirmer que l'ordre apparent soit autre chose
qu'une physique bien réglée par l'action et la réaction des phéno-
mènes; ils ne cherchent même pas s'il y a au fond de ce détermi-
nisme universel un effet définitif, un résultat, sinon un but. Y
croire, ce serait encore spéculer sur l'inconnaissable. S'identifier
à la nécessité, la concevoir comme dernier terme de la pensée, s'en
contenter théoriquement et pratiquement, c'est la démarche la
plus haute de l'intelligence et l'acte raisonnable par excellence. Tout
le reste est chimère ou volontaire piperie.
Ceux-là constatent et reconnaissent un tel état de choses; ils
en tirent l'austère avantage de se résigner et de ne pas se ré-
volter inutilement contre la nature. D'autres, qu'on pourrait nom-
mer par contraste les épicuriens de la contemplation, y trouvent
la source d'une certaine joie et l'occasion d'un divertissement
supérieur de l'esprit. Ils s'intéressent au train du monde comme
à un spectacle ; ils n'y sont pas acteurs pour leur propre compte ;
on dirait que la grande pièce se joue pour eux seuls, ils applau-
dissent ou sifflent aux bons endroits. Ce sont des dilettantes.
D'ailleurs la comédie n'est pas seulement dans les choses qui,
malgré toute la bonne volonté ou la bonne humeur qu'on veut
y mettre, ne sont pas toujours gaies; elle est aussi dans les idées.
ï)ans le genre du comique supérieur, rien ne vaut le désarroi per-
pétuel des doctrines, la grande mystification des zélés et des con-
vaincus, cette ironie suprême qui se joue des philosophies et des
religions, les bridant les unes par les autres et rejetant leurs débris
LA FIN DES DOGMES ET LEUfi RENAISSANCE. 491
avec les espérances qui s'y attachaient au gouffre sans fond de
l'inconnu. L'art est de jouir avec esprit de la sottise universelle et
de se consoler de la nécessité de vivre par l'affranchissement de la
pensée, qui juge cette vie et la nécessité qui l'impose, ne voulant
à aucun prix en être ni l'esclave ni la dupe : on prétend bien ne
pas êti'e du parti des mystifiés. Je me souviens, à ce propos, d'un
ami anonyme de Benjamin Constant, qui pourrait bien être Ben-
jamin Constant lui-même, et qui en tout cas était, par antici-
pation, de l'école du dilettantisme, florissante parmi nous. Cet ami
racontait un plaisant apologue : <( Dieu est mort, disait-il, avant
d'avoir fini son ouvrage. Il avait, à ce qu'il paraît, les plus beaux
et vastes projets du monde et les plus grands moyens pour les
accomplir; il avait mis déjà en œuvre plusieurs de ces moyens,
comme on élève des échafauds pour bâtir ; mais au milieu de son
travail il est mort. Tout à présent se trouve fait pour un but qui
n'existe plus. Nous, en particulier, nous nous sentons destinés à
quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes
comme des montres où il n'y aurait point de cadran, et dont les
rouages, doués d'intelligence, tourneraient jusqu'à ce qu'ils fussent
usés, sans savoir pourquoi et redisant toujours : « Puisque je
tourne, j'ai donc un but. » — Je ne sais trop où j'ai lu cette his-
toire; mais j'estime que rien n'exprime mieux la prétention au
déniaisemant universel, qui est une des élégances de ce temps-ci,
et qui fait fureur parmi les beaux espriis.
Quelques-uns, enfin, ne sont pasdes iriésolus, ce sont des sectateurs
déterminés des idées nouvelles, mais qui, au terme des concessions
faites, deviennent tout d'un coup des révoltés. Ils subissent toutes
ks exigences de la science, sauf une, la dernière. Leur erreur était
de croire que la science leur rendrait tout ce Qu'ils avaient sacrifié
pour la suivre, la vie morale transformée sans doute, mais encore
digne de l'homme, la vie esthétique, profondément modifiée, mais
capable encore de nobles inspirations. La science ne leur devait
rien de tout cela; elle ne le leur a pas donné; de là de cruelles
désillusions. Au terme de ce long voyage scientifi(jue, à travers ces
espaces vides et ces grands silences, ils se sont étonnés ; ils n'ont
pas trouvé ce qu'ils cherchaient, l'apaisement de la pensée, l'har-
monie rêvée entre l'ordre de l'esprit et l'ordre des choses, là où
elle devait être, si elle est quelque part, dans l'univers expliqué et
démontré. Partout ils n'ont trouvé que l'enchahiement sans fin des
phénomènes, réglés sous la loi du nombre, avec leur expression
mathématique, excluant toute autre direction que celle de f éter-
nelle nécessité; ils n'ont trouvé que des raisons mécaniques, non
la raison. Les faits les ont trompés jusqu'au bout, nulle part ils
n'ont saisi cet accord de la pensée avec le monde, qui semblait
A92 REVUE DES DEUX MONDES.
devoir être le prix et le fruit de leur subordination à la science.
Faut-il s'étonner si, au terme de cette recherche, ils se sont rejetés
en arrière, devant la vision formidable et claire du néant? Car ce
vide absolu de toute raison n'est-il pas l'équivalent du néant pur?
Donc, plus de vie spirituelle, plus de vie morale, qui puisse se ré-
gler sur quelque idée, s'appuyer sur un principe. Des faits, tou-
jours des faits, monotones, même dans leur diversité d'apparence,
par leur succession perpétuelle, par leur identité d'origine et de
nature. Un fait contient autant de réalité qu'un million de faits. Le
nombre n'y ajoute rien et l'infini numérique n'est qu'une grandeur
d'illusion. En dehors des faits, les uns liés, là où la science a pé-
nét' é, les autres encore indociles à tous liens, incohérens ou igno-
rés, il n'y a rien, et les plus grandes découvertes ne feront qu'agran-
dir ce domaine des phénomènes mécaniques sans y ajouter un
élément spirituel, une idée morale. Par un effet d'habitude et pour
fuir ce vide, on se réfugie dans des formules, on invoque des mots :
l'absolu, le divin, l'idéal. Mais l'absolu, qu'est-ce au point de vue
de la science nouvelle? La plus haute des abstractiuns. Le divin?
Une épithète décorative; le divin est un être ou n'est qu'un mot.
L'Idéal? En dehors de toute réalité transcendante, qu'est-ce, sinon
une conception purement subjective, arbitraire, l'œuvre personnelle
de chaque cerveau? D'où peut venir une conception pareille, en
contradiction avec la réalité? Des éléinens intérieurs de la nature,
des phénomènes physiques ou biologiques? Évidemment non; elle
ne peut venir que de l'esprit. Mais l'esprit lui-même est-il autre
chose que le pro^luit d'une combinaison chimico-cérébrale? Et
nous voilà au rouet.
Si nous ne sommes plus, comme on nous l'a dit tant de fois, que
des apparitions éphémères, flottant à la surface de l'illusion infinie,
ou plutôt, ce qui est plus conforme au langage moderne, des états de
conscience momentanés, éclos au point de jonction de certaines forces
physiques et chimiques, dans quel laboratoire secret, dans quel creu-
set mystérieux a donc pu naître et se former cet idéal? Et cependant
ce fantôme d'idée, d'origine équivoque, sans état civil dans la so-
ciété établie et régulière des notions scientifiques, sans raison d'être,
c'est lui qui gouverne encore toute la partie supérieure de la vie et
de l'humanité ; il est le principe de toute grande existence, de tout
héroïsme, de tout grand art, de toute poésie. On ne conçoit rien
de noble, rien de délicat sans lui, et que vaut de vivre si l'on re-
tranche ce qui en fait le prix? Voilà certainement une des sources
de ce pessimisme, dont on a trop parlé, auquel l'Allemagne a im-
posé le cachet de son pédantisme, qui a désolé une partie de la
jeunesse contemporaine, mais dont il faut bien indiquer l'origine en
passant. Au-dessus des raisons passagères, politiques, sociales ou
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 493
purement littéraires, qui expliquent ce qu'on a justement appelé
« une végétation de mort, » il y a cette raison durable, aperçue
par ceux-là qui en ont le plus souffert, que la science, en fermant
toute issue à la curiosité des causes et des fins, a tranché du même
coup « la racine de la vie morale. » De là des tristesses sans remède,
des indignations sans objet, une souffrance d'esprit sans issue. La
grande antinomie où se débat une partie de la jeunesse qui pense,
à l'heure du siècle où nous sommes, est la nécessité et l'impossi-
bilité de l'idéal, ou plutôt la double impossibilité de l'expliquer et
de s'en passer. Ces tourmens sans but, ces aspirations trompées,
ce grand avortement des plus belles espérances dans le triomphe
de la science positive, voilà un mal très réel, sensible à tout obser-
vateur. Mais il faudrait un Goethe pour peindre, comme il convient,
les souffrances intimes de ces nouveaux Werthers, les Werthers de
l'idéal.
A ces groupes, que nous avons essayé de caractériser, est-il bien
utile de joindre les esprits pratiques qui considèrent comme un
gain positif pour leurs affaires et leurs plaisirs le temps dérobé à
des préoccupations métaphysiques ou religieuses, et les indifférons,
trop heureux de rencontrer une philosophie sans dogme qui les
dispense du souci de penser et justifie leur paresse intellectuelle
sous couleur d'une abstention raisonnée? Marquons la place de ce
dernier groupe, le plus nombreux pourtant, et passons.
Ce sont là les différentes attitudes d'âme, les états d'esprit qui
nous apparaissent le plus clairement dans cette crise suprême des
dogmes. Il importe maintenant de rechercher comment s'est opéré
ce travail de désagrégation des idées, par quelles phases s'est
préparée cette ruine continue sous laquelle il semble que le vieux
monde va s'eflbndrer.
II.
C'est par la métaphysique que la destruction a commencé. Tout
est suspendu à elle, la morale, la destinée humaine, l'art lui-même,
par des liens presque invisibles qui n'en sont pas moins très forts.
Si elle est ébranlée, l'ébranlement se propage jusqu'à l'extrémité
de la chaîne des idées. Si elle fléchit ou cède, tout le reste, de
proche en proche, fléchit et cède, comme il arrive pour la clé de
voûte d'un monument, laquelle entraîne dans sa chute toutes les
parties de l'édifice qui convergeaient vers elle et qu'elle tenait atta-
chées à un centre immobile.
Donnons-nous le spectacle de cette ruine graduelle que rien ne
semble plus devoir arrêter et qui s'est communiquée aux parties
liQk REtKE DES DEUX MONDES.
les plus solides et les plus résistantes du vieil édifice. A la haine-
des dogmes s'ajoute le règne absolu du fait ; c'est le double trait
par lequel se définit le mouvement de l'esprit contemporain ; de ces
deux formules, l'une est la conséquence de l'autre. Dans les dogmes
philosophiques eux-mêmes, quelque bien établis qu'ils soient par
la raison et le raisonnement, nous avons montré qu'il entre un élé-
ment de croyance, quelque chose comme un dernier mouvement
d'âme qui détermine l'adhésion. Or, lorsqu'on a éliminé, comme on
prétend le faire dans les philosophies nouvelles, cet élément sui
generis, cette part laissée à la croyance et par où s'achève, dans un
acte final, l'œuvre du raisonnement, lorsqu'on a détruit tous les
dogmes, force est de s'en tenir rigoureusement aux faits, lesquels
n'exigent rien de semblable pour être admis et ne demandent qu'un
travail de perception exacte et vérifiée. Toute théorie, toute expli-
cation qui ne sera pas contenue dans les faits ou n'en découlera
pas directement, devra être considérée comme un débris de dogme,
écartée avec soin comme une cause de perturbation possible pour
l'esprit, une occasion d'illusions nouvelles et de superstition renais-
sante. Par là se trouve supprimée la question métaphysique par
excellence, la raison de l'univers ; ce n'est pas là une question de
fait, mais d'interprétation de faits ; elle implique l'idée de finalité,
qui est en dehors des phénomènes, et d'un autre ordre ; les phé-
nomènes, conséquens et antécédens d'autres phénomènes, c'est là
tout le cercle que peut et doit parcourir l'esprit humain, et ce cercle
est inexorablement fermé.
Ainsi est née, chez les uns d'un coup de désespoir, chez les
autres d'une exigence scientifique, la théorie de l'inconnaissable
adoptée un peu aveuglément par une foule de sectateurs médiocre-
ment renseignés sur le fond des choses, mais qui s'y rallient sur la.
simple promesse qu'elle tranchera le problème métaphysique. Par
ce seul mot, en effet, on écarte du même coup ceux qui affirment
qu'il y a un pourquoi de l'univers et qu'on peut l'atteindre, les
panthéistes, les idéalistes, les spiritualistes, toutes les sectes des
métaphysiciens, — et ceux qui nient avec assurance qu'il y ait
une raison finale au terme des phénomènes, les matérialistes, les
athées, les ennemis de toute métaphysique. On se borne ici à
déclarerîque, si ce but existe, il est et sera éternellement ignoré,
le dernier,' le plus impénétrable mystère, le plus inutile à sonder.
Ce n'est pas une négation, ce qui serait encore un dogme, c'est
une fin de non-recevoir absolue qu'on oppose à tout dogme, quel
qu'il soit, à toute explication non contenue dans la teneur des faits.
L'Inconnaissable a sa généalogie. Dès le commencement du siècle,
il se rencontre dans la théorie kantienne des noumènes : c'est
LA FIN DES DOG.MES ET LEUR RENAISSANCE. 495
l'exagération du mystère de la cliose en soi qui a valu à Kant ce
singulier honneur de préparer la voie aux agnostiques anglais.
Hamilton, le profond penseur écossais, porte au plus haut degré
la doctrine de notre impuissance originelle à concevoir l'absolu. Il
s'en forge à lui-même un fantôme, qui, à force d'être logiquement
épuisé, vide de tout élément réel et intelligible, serait l'absolu de
rien. — L'Inconnaissable se retrouve au sommet de la philosophie
positiviste ; il en est la dernière synthèse, la formule suprême. Chez
Littré, il s'oppose à la région des faits, au connaissahle , qui repré-
sente l'ensemble des choses dont on peut percevoir et prévoir l'ap-
parition, saisir les relations, déterminer les lois. Chez Herbert
Spencer, il est le mystère inévitable où toute science aboutit, le
point d'arrêt de toute recherche, r'Avayx.-/î crT-^vai d'Aristote. L'In-
connaissable est l'inexpliqué ; il commence à la dernière généralisa-
tion des lois. A l'origine de son règne abstrait, il ne représente donc
qu'un ensemble de notions négatives ; il exprime ce fait que nous
ne pouvons rien connaître en dehors des phénomènes et de leur
liaison ; or, les phénomènes, qui s'enchaînent entre eux, n'expliquent
rien que leur conditionnement réciproque, qui n'est encore qu'un
fait ; et les lois de ces phénomènes ne s'expliquent pas davantage
elles-mêmes, même en se généralisant, en s'élevant le plus haut
possible. « C'est une loi que tout événement dépende d'une loi. »
Mais cette loi elle-même ne porte pas avec elle son explication et
sa raison d'être; remonter de lois en lois jusqu'aux plus abstraites
et aux plus générales, ce n'est que reculer la borne de notre igno-
rance, c'est remonter toujours à un autre mystère. « Nous ne pou-
vons pas plus, dit Stuart Mill, assigner un pourquoi aux lois les
plus générales qu'aux lois partielles. » Jamais on n'arrive à une loi
dernière qui envelopperait et contiendrait toutes les autres, à cert
axiome suprême dont M. Taine a parlé magnifiquement. Il est clair
que celui qui mettrait la main sur cet axiome tiendrait la clé des
mondes, celle des origines, celle des destinées. Mais, d'après les
données mômes du problème, tout porte à croire qu'il ne sera ja-
mais résolu. La loi la plus haute reste aussi inexpliquée que la loi
la plus élémentaire ; derrière cette généralisation recommence tou-
jours le domaine illimité de l'inconnaissable, toujours fuyant, jamais
atteint.
L'inconnaissable n'est donc pas une explication métaphysique,
c'est l'impossibilité de toute explication de ce genre. Dès lors, il n'y
a plus à chercher ni à prévoir de dessein, de plan ou de fma-
litô dans la nature, puisque nulle part nous n'avons pu saisir, à
l'origine de la série des phénomènes, autre chose qu'une série de
phénomènes qui recommence sans cesse jusqu'au point où toute
496 REVUE DES DEUX MONDES.
recherche s'arrête, puisque nulle part nous n'avons trouvé à l'ori-
gine la trace d'un principe intelligent, le vestige moral d'un dieu.
L'univers se révèle à nous comme un grand phénomène diversifié
àl'infmi. La seule explication que l'on en pourra tenter sera donc une
explication mécanique. C'est à quoi prétend pourvoir la théorie de
l'évolution; elle complète la théorie de l'Inconnaissable. On ne peut
plus demander la raison du monde qu'à la nécessité mathéma-
tique qui exclut toute intention à l'origine, toute prévision, toute
liberté, tout amour et toute bonté. Ainsi le veut la logique du dé-
terminisme. Ainsi le veut la considération exclusive des faits, qui
sont l'élément réel, la vraie substance des idées. C'est autour de
cette théorie que se groupent, à l'heure qu'il est, les adhésions
enthousiastes et les espérances confuses de cette foule ardente d'es-
prits inégalement cultivés qui rêvent l'émancipalion définitive des
anciens jougs de doctrine et l'abolition des idolâtries du passé. Ils
acclament de confiance Herbert Spencer, sans l'avoir toujours com-
pris, quelquefois sans l'avoir lu. Mais la pensée d'Herbert Spencer
et de ses savans disciples n'en garde pas moins son prix, comme
une vaste synthèse philosophique, malgré ces hommages compro-
met tans, et c'est elle seule que nous devons considérer, sans tenir
compte de ce qui pourrait la discréditer par les emplois vulgaires
qu'on en fait ou les ambitions très positives, d'ordre politique plutôt
que scientifique, qu'elle provoque.
L'évolution représente le plus grand effort de généralisation scien-
tifique et philosophique qui ait été fait dans ce siècle, depuis Hegel.
Elle a rempli ces vingt-cinq dernières années du bruit de son ora-
geuse naissance, des controverses qu'elle a soulevées, de sa popu-
larité croissante et de son active propagande, de sa fortune, enfin,
arrivée à ce point où, selon la loi de l'évolution retournée contre
elle-même, elle devrait décroître. Elle n'en est pas là pourtant, il
s'en faut. Nous l'avons vue naître sous la forme restreinte de
la doctrine de la variabilité des espèces et des lois de la sélec-
tion, dans les premiers ouvrages de Darwin et de Wallace, puis se
développer sous la forme de la théorie de la Descendance de
Vhomme, dans les derniers ouvrages du grand naturaliste anglais,
enfin s'élargir à la taille d'une vaste spéculation, hypothétique et
synthétique à l'excès, dans les Premiers Principes de Spencer,
qui a recueilli toutes ces théories, qui en a déduit les dernières
conséquences et les a poussées jusqu'à leur terme. Enrichie de ces
larges et puissantes alluvions, accrue chaque jour par les études les
plus diverses et la collaboration passionnée d'un certain nombre de
savans, cette grande hypothèse descend maintenant le cours du siècle
comme un grand fleuve qui entraîne les intelligences rebelles à la
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. Û97
dérive et dont il semble bien qu'aucun obstacle ne pourrait briser
aujourd'hui la vitesse acquise ou détourner le flot irrésistible.
Ce qui fait l'attrait dominant et spécieux de cette théorie, c'est
l'apparente simplicité de son principe et l'étendue sans limites de
ses applications. Son principe, c'est la loi du mouvement trans-
formé ; le domaine de ses applications, c'est l'existence universelle
et son histoire. L'évolution, comme son nom l'indique, c'est le
mode de développement des choses, un processus identique, appli-
qué à tous les ordres de phénomènes, le progrès (à condition que
l'on écarte le sens téléologique du mot) s'accomplissant par un mou-
vement constant et d'infiniment petites différences, passant d'une
série d'êtres à une autre série d'êtres, et dans le même être d'une
forme primitive à l'achèvement de cet être. Le progrès du simple
au complexe à travers les différenciations successives, telle est la
formule fatidique, celle qui répond à tout depuis les premiers chan-
gemens de la matière cosmique jusqu'à la formule actuelle ; formule
vérifiée, dit-on, par l'évolution géologique et météorologique de la
terre et de chacun des organismes qui en peuplent la surface, —
par le progrès continu de l'humanité, soit qu'on le considère chez
l'individu civihsé, soit dans les groupemens de race et de peuple ;
enfin par le développement de la société, au triple point de vue de ses
institutions politiques, religieuses et économiques. Le monde entier,
dans son passé et dans son avenir, lient dans cette large et puis-
sante formule. Depuis la première concentration de la matière cos-
mique jusqu'aux nouveautés d'hier et d'aujourd'hui, le trait essen-
tiel de tous ces changemens, c'est le passage presque insensible et
continu du simple au complexe, de l'indéterminé au déterminé. Tout
se déduit actuellement ou se déduira un jour de la même loi de
causalité. Les forces physiques, les forces vitales, les forces sociales
sont les manifestations diverses, à nous connues, d'une même force
toujours agissante ; elles en représentent, pour ainsi dire, les divers
degrés d'intensité actuelle, sans que ces degrés épuisent jamais le
possible, qui reste infini. Une multitude de systèmes se forment et
se décomposent selon des rythmes déterminés. La naissance et la
mort individuelles ne sont que des accidens insignifians dans ce
jeu grandiose du mécanisme universel, mais chaque naissance et
chaque mort nous peignent dans un moment infinitésimal la for-
mation et la décomposition d'un monde. L'histoire d'un corps vivant
nous raconte en raccourci celle d'un univers. Des mouvemens qui
s'intègrent ou se désintègrent, nulle part il n'y a ni plus ni autre
chose. Partout, c'est la même force régie par la même loi, dans
des circonstances variées qui expliquent la diversité des êtres. A ce
prix, que de précieux avantages pour la pensée scientifique I Le
T0H1S Lxxiii. — 188G. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
triomphe de l'unité absolue dans la variété des phénomènes et des
formes, la répudiation définitive des causes finales, l'explication
du monde et de son histoire par le simple jeu des lois mécaniques
et des forces existantes, sans autre destinée que celle de dérouler,
dans l'absence complète de tout autre spectateur que l'homme, la
trame du phénomène universel, jusqu'à épuisement ou métamor-
phose de ces forces ; la possibilité, obtenue enfin après tant d'efforts,
de reléguer bien loin, per inania régna, l'idée d'un Dieu, de faire
cesser l'obsession d'une pensée suprême qui veut sans raison suf-
fisante s'imposer à nous comme cause de l'univers; la substitution
d'une origine mécanique à une origine incompréhensible, l'élimi-
nation du dogme de la création remplacé par l'axiome de la per-
manence de la force ; tout cela ne vaut-il pas la rançon de quelques
hypothèses ? « Des pas infiniment petits et des périodes infiniment
longues, a dit Strauss, tels sont les deux passe-partout qui ouvrent
les portes accessibles naguère au seul miracle. » C'est toute la phi-
losophie de l'évolution.
Voilà donc la nouvelle conception du monde d'après ces théo-
ries, filles de la science positive et dominatrices des esprits : une
loi et une force, une loi unique qui règle les manifestations d'une
force unique. Cette lorce identique à elle-même sous ses métamor-
phoses apparentes exclut toute idée de commencement et de fin ;
elle ne peut ni avoir commencé ni cesser d'être ; qu'elle ait pu
commencer ou qu'elle doive finir, qu'on place le néant avant ou
après, la contradiction est la même ; le rien ne peut devenir le tout,
le tout ne peut devenir le rien. La nature est le cercle immense
dans lequel s'agitent éternellement ces diverses manifestations
de la force, se transformant et se transmettant les unes dans les
autres. Qu'est-ce donc que la vie universelle ? Une succession de
formes déterminées par les actions et les réactions du mouvement.
Qu'est-ce qu'une vie individuelle ? Un moment insignifiant dans ces
variétés de combinaisons inépuisables comme la force qui s'y joue,
infinies en nombre dans le temps et dans l'espace infinis. Qu'est-ce
que l'humanité? Une collection de ces momens comprise dans un
intervalle très court de la cosmologie. La vie individuelle, l'histoire
tout entière, ne sont que des épisodes imperceptibles perdus dans
l'œuvre de la nature, des accidens sans avenir et sans portée, des
quantités négligeables dans la production universelle. De toutes parts
l'incommensurable nous déborde, l'incommensurable silencieux,
vide de toute pensée, l'infini muet.
Dans cette doctrine qui simplifie si prodigieusement l'existence
et qui réduit la vie humaine elle-même à un cas particulier de la
mécanique universelle, que devient la morale et quelle place peut-
elle garder dans le monde ? Une place bien restreinte et subordon-
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 499
née. Elle tombera du même coup et de la même ruine que la mé-
taphysique. Lorsqu'on en aura soustrait tout élément rationnel,
elle ne sera plus cette science souveraine qui imposait sa loi aux
faits, et qui, lorsque les événemens semblaient la démentir, don-
nait à l'homme le droit de les juger et de les mépriser. Elle des-
cendra de la sphère des principes, où elle régnait, dans le domaine
égalitaire des faits, où chaque phénomène, issu de la même origine,
en vaut un autre. Elle ne peut plus être qu'une physique des mœurs,
elle l'est déjà.
La première condition manque à cette morale des nouvelles écoles,
pour être une morale : la liberté. Malgré les dédains de certains
esprits qui estiment cette manière de penser trop élémentaire, le
bon sens, celui des philosophes non engagés d'avance comme celui
de l'homme simplement réfléchi, se refuse à comprendre qu'il y ait
une morale possible pour un agent qui ne serait pas libre, qu'il y ait
« un devoir sans pouvoir. » Kant n'est que l'interprète de la raison
quand, s'afl'i-anchissant du despotisme de la causalité, il établit une
identité absolue enti-e ces deux termes, la liberté, la moralité. On
aura beau aigumenter subtilement contre lui, soutenir qu'il s'est
engagé dans un cercle vicieux eu fondant la loi morale sur la liberté
et prouvant la liberté par la morale, le cercle vicieux n'existe que
dans la forme : au fond, Kant ne dit pas autre chose que ceci, à sa-
voir que la loi morale, qui est le tout de l'homme, postule la liberté
et que, parla même que cette loi est la raison d'êti*e de l'homme,
tous les nuages dialectiques amassés sur la question de la liberté
se dissipent devant l'évidence souveraine du devoir» qui est le fait
humain par excellence et qui entraîne tout le reste à sa suite, comme
condition ou conséquence. Condition, antécédent psychologique de
la moralité, pour la rendi'o possible, et en même temps consé(juence
logique, dès que le devoir est posé : voilà ce qu'est la liberté. En
vérité, il n'y a là de cercle vicieux que pour ceux qui veulent con-
iondre les deux points de vue.
Cette liberté, condition de la moralité et par conséquent de la
science morale elle-même, elle est aujourd'hui submergée dans ce
flot du déterminisme universel qui a tout envahi : la philosophie
scientifique, l'art, la littérature, la vie elle-même. Et comment pour-
rait-il en être autrement dans une doctrine où tout se résout dans
l'équivalence et la transformation des forces? Quel plus grand scan-
dale scientifique pourrait-on imaginer, en ce temps d'évolution,
que celui d'une force qui ne serait pas du même ordre que les
autres, qui ne serait pas la conversion mécanique d'une autre,
qui aurait l'inexplicable privilège de rompre en quelques points
la chaîne tendue de l'extrémité des phénomènes à l'autre en y
500 REVUE DES DEUX MONDES.
insérant du nouveau et de l'imprévu, un commencement de mou-
vement qui ne serait pas contenu dans les mouvemens précédens
et qui changerait quelque chose ou à la suite réglée, ou à la vitesse,
ou à la direction des phénomènes? Donc, a priori , la liberté est con-
damnée d'abord, comme une contradiction manifeste à la loi de la
caMsalité mécanique, mère de l'évolution ; puis, comme un démenti
aux faits qui prouvent que cette liberté n'est qu'une illusion. La vo-
lonté n'est pas une cause, c'est une résultante; l'analyse la réduit à
sa plus simple expression, celle d'un total qui se prend pour une réa-
lité. Les facteurs de ce total sont les forces aveugles du tempéra-
ment, les influences occultes de l'hérédité, les circonstances du
milieu ambiant, les habitudes, les maladies surtout, qui occupent
une si grande place dans le vivant, qu'on ne considère plus la
santé physique et morale que comme la réussite bien rare d'une
combinaison. Ainsi, l'on démonte cette espèce de mécanisme, la vo-
lonté, comme on le fait d'une montre, qui, elle aussi, si elle avait
quelque degré de conscience, se prendrait pour un organisme
autonome, bien que la marche régulière de son aiguille ne
soit que le résultat des mouvemens communiqués du dehors, diri-
gés et réglés. Elle aussi, cette volonté, qui se croit maîtresse de
son mouvement et libre, on la résout par l'analyse, on la décom-
pose en ses ressorts les plus délicats, et l'on montre chacun d'eux
fonctionnant, à sa place et à son rang, pour un résultat commun,
jusqu'au premier qui a reçu le choc du dehors et l'a transmis au
dedans. La volonté réduite à un mécanisme, la personnalité, avec
ses troubles intellectuels et affectifs et sa dissolution finale, u'est
plus que l'écho des variations du corps ; le moi est identique à
l'organisme, dont il représente exactement les perturbations et la
confuse unité. Tous ces grands mystères de la vie morale s'éva-
nouissent; il ne reste devant nous que la conscience de la vie phy-
sique, la conscience collective des mille petites consciences ner-
veuses, émergée par accident et pour un instant du fond obscur
où plongent les racines de ce moi éphémère ; un intervalle de clarté
relative entre deux masses de ténèbres impénétrables, ou bien
encore, comme disent les adeptes, un phénomène fortuit sura-
jouté à l'activité cérébrale.
Il y a longtemps déjà qu'en présence de ces théories qui com-
mençaient à naître et qui semblaient déposséder l'homme de lui-
même pour le livrer à un fatalisme d'un nouveau genre, un grand
artiste, grand historien à ses heures, Michelet, jetait ce cri de déses-
poir : u Qu'on me rende mon moi ! » Il sentait d'instinct que cet
obscur sentiment de la fatalité universelle, qui se répandait de
Droche en proche sous couleur scientifique, menaçait à la fois l'art
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 501
et la vie. Qu'aiirait-il dit devant les aveux de nos contemporains,
en présence de cette littérature nouvelle qui se vante elle-même
d'être « une pathologie des énervés? » Les problèmes moraux sont
devenus problèmes de clinique ; la seule psychologie reconnue est
la psychologie morbide ; la névrose joue dans la vie actuelle le rôle
de la fatalité antique.
Névrose, tel est le nom médical de cette maladie; déterminisme,
pessimisme, nihilisme, en sont les expressions philosophiques et
littéraires. Si ce mal du temps présent sortait des sphères, encore
restreintes, où il exerce ses ravages, s'il s'attaquait à l'humanité,
non pas dans ses exceptions, mais dans sa généralité, que devien-
drait la vie, livrée à ces influences? Il faut toujours prévoir le cas
où la crise aboutirait à un triomphe de ces idées dans les masses,
qu'elles assaillent sous toutes les formes de la propagande. Qu'ar-
riverait-il alors? On a peint souvent la vie antique, tremblant sous
le joug mystérieux de la fatalité, redoutant tout de dieux vindica-
tifs et jaloux, terrifiée au sein de la prospérité par la vision de la
Némésis, condamnée au crime, à l'inceste, par la Nécessité qui
attirait l'homme prédestiné dans ses pièges inévitables, et en même
tem])S aux expiations les plus terribles, en sorte que son innocence
même ne l'absout pas et que des forfaits involontaires lui préparent
de formidables châtimens, — jusqu'au jour où le sentiment re-
dressé do la justice redresse l'image des dieux, où le sentiment de
la liberté finit par dissiper le cauchemar du Fatum. C'est un cauche-
mar du même genre qui tomberait sur l'humanité, si l'idée de la fata-
lité physiologique venait à s'emparer pratiquement de son imagina-
tion et de sa raison. Cette fatalité nouvelle aurait les mêmes résul-
tats que l'autre. La volonté, qui a déjà tant de peine à se maintenir
à l'état normal, se considérerait comme déchargée de l'effort de
vouloir toujours et du souci de vouloir en vain. Pour toutes les
erreurs et les fautes de sa faiblesse, elle ne manquerait pas d'ex-
cuse; elle n'aurait qu'à choisir entre les fatalités de l'impul-
sion, du tempérament, de l'hérédité ; assurée de l'indulgence scien-
tifique des hommes éclairés et de la complicité de l'opinion, elle
s'épargnerait du moins la peine d agir et ferait, elle aussi, « son
repos de sa stérilité. » — Ce sont là, je le sais, des conséquences
théoriques ; pour passer dans la pratique, de pareilles doctrines
rencontreront, à mesure qu'elles s'étendront, une résistance éner-
gique dans l'illusion tenace de la liberté, qui restera longtemps in-
déracinable, et dans la nécessité de vivre, qui réclame l'action.
Théoriques, ai-je dit? Resteront-elles longtemps en cet état? Déjà
on signale une tendance marquée à s'accommoder à ces idées, à
transporter la responsabilité des résolutions et des actes du dedans
502 - BEVUE DES DEUX MONDES.
au dehors, du for intérieur, où l'on croyait autrefois qu'ils s'élabo-
raient, à la série des circonstances qui les suscitent ou les diri-
gent, et que l'on regarde volontiers comme les vraies maîtresses
de notre existence. On se résigne, avec une facilité qu'on n'avait
jamais connue, au fait accompli ; on ne discute plus avec l'événe-
ment; on le subit, sans prétendre à le changer. N'y a-t-il pas un
double symptôme de cette évolution des esprits dans l'affaiblisse-
ment des caractères, qui semblent s'abandonner à toute opinion
qui passe, à tout vent de fortune et de succès, et dans l'affaiblis-
sement parallèle de nos jugemens moraux, si complaisans à tout
excuser, à tout absoudre?
Cette tendance se caractérise fortement dans la critique contem-
poraine. Là aussi, il semble qu'il ne s'agisse plus de juger, mais
seulement de comprendre. Y a-t-il du bien, du mal, dans les actes
qui appartiennent à l'histoire? Y a-t-il du laid ou du beau dans les
œuvres qui relèvent de la littérature ou de l'art? Qui le sait? Le
critique n'a qu'à observer ce qui se passe et ce qui se produit, et
à tâcher de l'expliquer. Rien de plus. Il n'a pas d'autre ambition, il
ne peut en avoir d'autre que de noter consciencieusement les formes
d'esprit, les états d'âme d'où ces actes et ces œuvres dérivent, et
sa tâche est accomplie quand il nous a fait toucher du doigt les
différens ressorts de la machine historique ou littéraire qu'il met
en scène. Il étudie ce qui est. De quel droit étudierait-il ce qui
doit être? Y a-t-il quelque chose qui doive être de préférence à
autre chose ? Les diverses manifestations de la force ont toutes le
même droit à l'existence ; chacune a son intensité et sa direction
réglées par les circonstances qui l'ont produite ; chacune apparaît à
son heure avec la régularité fixe des phénomènes que la science
pourra un jour prévoir, mais que déjà elle peut expliquer dans le
présent et dans le passé. C'est là son œuvre propre, sa vraie fonc-
tion dans l'ordre intellectuel et moral. J'ai grand'peur qu'il ne se
cache un grand fonds d'indifïérence sous l'apparence de cette sym-
pathie ti-op compréhensive pour les hommes et les choses. En tout
cas, il est trop clair que le critique qui part du déterminisme s'in-
terdit le droit de juger. Pour juger et pour enseigner, il faut croire
d'abord à la liberté, au bon ou au mauvais emploi que l'on en peut
faire, à l'éducation personnelle, dont chaque esprit est responsable
à l'égard de lui-même, à la direction, enfin, qu'il peut et qu'il doit
donner à ses facultés. Hors de la liberté, il n'y a que des résultantes;
tout a sa raison d'être, sa justification, même le bas et le laid; à
quel titre discuterait-on la nécessité d'où procède chaque forme
d'esprit, qui n'est qu'un mode de l'existence universelle?
Il en est de la morale comme de la liberté. Si elle est pure illu-
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 503
sion, qu'elle disparaisse à son tour. D'ailleurs, elle ne survi\Ta pas,
du moins dans sa forme actuelle et son contenu, à la liberté. Si elle
n'est plus une morale d'êtres libres, qu'est-elle? Ou bien une recette
d'expédiens, un art des mœurs, ou bien une science théorique sans
rapport avec la réalité, un ensemble de déductions géométriques;
elle peut être tout cela, elle ne sera plus la morale de la conscience et
du devoir. Et, d'ailleurs, comment pourrait-on établir ou même con-
cevoir quelque chose de tel dans ces philosophies nouvelles qui éten-
dent, d'un bout à l'autre du monde, l'universelle dépendance des
effets par rapport à la cause première, qui n'est elle-même qu'un
premier mouvement? Dès lors, il est clair qu'il ne peut pas y avoir de
code du devoir inné, ni en puissance ni en acte, dans l'entendement
humain, qui lui-même n'est qu'un fait de nature. Les vraies bases
d'une théorie du bien devront être cherchées dans la biologie ei la
sociologie. Elle se constitue graduellement par les règles d'utilité,
successivement reconnues dans toutes les nations civilisées comme
les conditions de leur existence et répondant le mieux à l'instinct
de conservation des individus et des groupes. Ainsi se développent
une à une les lois de la conduite privée et publique, qui ne sont,
dans leur humble origine, que des expériences généralisées d'hy-
giène personnelle et sociale. C'est l'hérédité qui a tout fait; c'est
elle qui a successivement enregistré, dans le cerveau humain, une
infinité d'expériences de ce genre; elle a créé, à l'aide d'un temps
presque infini, l'homme moral, aussi bien que l'homme intellec-
tuel et l'homme physique; elle Ta tiré lentement, pas à pas, du
presque néant où gisaient son misérable présent et son précaire
avenir; elle a constitué sa conscience historiquement, pièce par
pièce, sans germe antérieur, comme le capital laborieux des âges,
avec le résidu des efforts de chaque homme et de chaque généra-
tion. Le mystère apparent de la conscience morale est précisé-
ment dans sa longue élaboration à travers les siècles sans nombre ;
son autorité vient de son ancienneté; elle date de si loin, qu'on
la croit d'origine sacrée. Mais si l'on en défait la trame, en appa-
rence si solide et serrée, on n'y retrouve qu'une quantité de phé-
nomènes accumulés, joints ensemble par un lien qui semble indis-
soluble, mais qui ne l'est pas plus que toute autre habitude. Sa
seule raison de subsister est que ces règles empiriques ont réussi
jusqu'ici à garantir, vaille que vaille, l'existence des groupes so-
ciaux et aidé à leur évolution. Mais rien ne peut nous garantir que
ces expériences ne seront pas condamnées à leur tour par des
expériences nouvelles, et que la conscience qu'elles ont élaborée
ne devra pas se dissoudre comme elles. D'ailleurs, elles n'ont plus
d'autorité dès que le secret de leur formation est pénétré. L'ori-
504 REVUE DES DEUX MONDES.
gine connue de ce grand phénomène du sens moral lui enlève ce
mystère même avec son prestige; il n'est plus qu'un fait qui a
réussi jusqu'ici ; qui peut dire qu'il doive réussir toujours?
D'accord jusqu'ici, les partisans de la nouvelle doctrine se divi-
sent. Les uns prétendent que la conception naturaliste de l'univers
ne changera rien d'essentiel à la morale constituée par l'expérience
des siècles; qu'elle est, sinon d'établissement mystique, du moins
de nécessité permanente ; qu'elle résulte « de la solidarité humaine
organisée contre la nature des choses; » qu'on ne trouvera vrai-
semblablement rien de mieux, pour combattre la puissance des-
tructive de l'égoïsme , que les mobiles qu'on a suscités pour
le contraindre et le restreindre , la pitié , l'honneur , la dignité,
l'exemple, l'opinion publique; qu'on ne peut rien faire de plus
sage que se tenir à ces belles recettes inventées par le génie de
l'humanité pour accroître son bien et diminuer son mal. — Les au-
tres prétendent que tout est à changer; que la morale actuelle n'est
qu'un résidu de vieux préceptes tirés pêle-mêle de Platon , des
stoïciens, de l'évangile, associés de gré ou de force dans un mé-
lange sans nom, inapplicables au monde moderne ; que la concep-
tion positive de l'homme et du monde exige une morale nouvelle.
Les fondemens doivent changer, les préceptes aussi, beaucoup plus
que certains optimistes béats, certains endormeurs de l'opinion pu-
blique, ne l'imaginent. Il est faux que les honnêtes gens de toutes
les opinions doivent, comme on le dit souvent, s'entendre sur toutes
les questions ; c'est le contraire qui est le vrai. La morale, étant un
art social, doit changer du tout au tout selon l'idée que l'on se fait
d'une société. La morale d'une société radicale ne peut être ni une
morale monarchique, ni une morale aristocratique, ni une morale
bourgeoise; elle sera radicale ou elle ne sera pas. On la mettra aux
voix à la prochaine Convention, n'en doutez pas.
Il reste acquis « à la science » que la morale n'est qu'une hy-
giène sociale, qu'elle ne comporte ni obligation ni sanction, tout au
plus quelques règlemens de police qui interviennent pour régler,
de gré ou de force, les rapports des citoyens entre eux. Quant aux
vieilles chimères de l'obligation mystique, il faut les réduire à ce
qu'elles sont réellement, à des chimères, si respectables qu'elles
paraissent encore à certaines personnes. Un trait échappé à l'un de
ces moralistes, dans une discussion récente, résume sur ce point
la question. Un naïf interlocuteur lui opposait, dans le cas d'un crime
imaginaire, la certitude de ne pas échapper au remords. « Des re-
mords ? vous n'en auriez pas, lui répondit-on, mais vous vous croi-
riez obligé d'en avoir. Réfléchissez, et cela vous passera. »
Ainsi, par une série d'intermédiaires, il arrive que la manière de
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 505
concevoir le monde gouverne et modifie, du tout au tout, l'idée que
l'on peut se faire de l'homme lui-même, de sa place et de son rôle.
he pourquoi de l'homme est entraîné dans la question du pourquoi de
l'univers. On comprend qu'une tout autre destinée s'impose à nous,
soit que nous concevions le Bien à l'origine et au terme des choses ou
que nous placions aux deux extrémités de la chaîne des phéno-
mènes l'Inconnaissable sans pensée, la Force aveugle. Dans cette
dernière hypothèse, que vient faire cette créature d'un jour, fille du
hasard et de la nécessité, cet atome pensant et souffrant, au milieu
de ces actions et réactions du mouvement qui constituent le proces-
sus évolutif des mondes dans sa souveraine et implacable indiffé-
rence? Du reste, il n'y a pas à l'expliquer; on n'explique pas un
phénomène, si ce n'est par ses antécédens, on n'a pas à en recher-
cher la raison , car cette raison suppose une pensée , et c'est le
mécanisme seul qui règne ici. L'homme n'a plus à se demander
pourquoi il a été mis au monde, quelle est sa fin, ce que le prin-
cipe vague et mystérieux des choses a voulu obtenir de lui en
lui imposant la dure tâche de vivre. Il est tenu de ne penser qu'à
soi et de chercher son bonheur là où il croit le trouver; personne
n'a le droit ni de discuter ni de censurer sa manière d'interpréter
la vie et de la comprendre. Il faut s'habituer à voir enfin sous son
véritable aspect ce monde, d'où sont exclus la finalité qui prési-
dait, dans les anciennes conceptions, à l'ensemble de l'univers et
en réglait tous les détails , la pensée suprême qui l'expliquait, la
bonté parfaite qui la faisait aimer. Maintenant qu'on voit clair, que
doit-on à une nécessité sans conscience, et peut-on aimer un théo-
rème mécanique?
Comme compensation des biens perdus, on promet à l'homme
l'émancipation de tout dogme servile, l'épanouissement de son être,
de ses instincts en liberté, la dilatation de sa vie, comprimée jus-
qu'ici par des préjugés absurdes, et surtout la joie virile de ne plus
trembler sous un maître; lui seul seul sera désormais son maître,
souverain irresponsable de sa conscience et de sa destinée; aucun juge
ne lui demandera plus de comptes; aucune loi même ne le jugera,
car il sera à lui-même son juge et sa loi. « Ni Dieu, ni maître, » telle
est la formule de certaines écoles bien connues en politique. Qu'ar-
rivera-t-il quand ces idées auront passé dans l'âme des générations?
Ce n'est pas sans étonnement qu'on voit la démocratie française en-
trer continûment et résolument dans le plein courant qui l'emporte
vers de telles doctrines. On se demande avec effroi ce qui peut advenir
de ces sociétés livrées à toutes les tentations du bien-être, que multi-
pliera sans fin le progrès industriel, sans augmenter dans la môme
proportion ni les moyens de se les procurer, ni le nombre de ceux qui
506 REVUE DES DEUX MONDES.
seroQt admis à en jouir, si ces sociétés, civilisées à l'excès et comme
exaspérées de convoitise, n'admettent plus une loi supérieure et re-
jettent comme une superstition tout frein moral. Quelle voix mortelle
sera capable de se faire entendre dans ce tumulte des imaginations
affolées et des appétits déchaînés? Où sera le principe directeur qui
puisse garantir chacun et tous des pires excès? On se trompe et l'on
trompe cruellement le peuple quand on croit que sa cause est inté-
ressée au succès de ces expériences de la morale sans obligation
et de la société sans dieu. Les seules démocraties durables sont
celles qui font la part de l'idéal dans leur conscience et dans leur vie.
C'est cependant là l'expérience qui se fait, à l'heure présente, sur
une grande échelle, dans la société française. Il s'agit de savoir «i l'on
peut impunément élever les générations nouvelles en dehors de tout
dogme philosophique ou rehgieux, à l'école exclusive des faits, sous
la seule règle de l'hygiène publique. C'est peut-être la première fois
que cette tentative est faite dans le monde, si l'on excepte quelques
années de la révolution; encore faut-il noter que les jacobins d'alors
étaient, pour la plupart, des disciples de liousseau, des spiritua-
listes exaltés, adorant la raison et proclamant, avec les droits de
l'homme, la liberté morale que l'on nie aujourd'hui. Par quel subtil
artifice d'enseignement ou de dialectique pourra-t-on combiner dans
l'esprit de l'homme futur, de l'enfant, l'idée de cette souveraineté
individuelle qu'on lui défère, avec le sentiment du fatalisme phy-
siologique qu'on lui démontre? D'une part, souverain dans le do-
maine illimité des idées ; d'autre part, esclave dans le domaine des
faits, esclave de l'événement qui se produit, esclave de son orga-
nisme, esclave de tout le passé qu'il porte en lui, maître de tout,
sauf de sa volonté, comment se tirerait-il de cette singulière con-
tradiction? Le voilà donc, l'homme nouveau, affranchi de Dieu,
qu'on lui dénonce comme un maître odieux et ridicule, affranchi
de la morale, que l'on réduit à une œuvre de police, affranchi de
toute loi et de tout devoir; et dans cet être émancipé, la psychologie
de Darwin vient nous signaler les impulsions aveugles de l'égoïsme,
l'hérédité redoutable des instincts sauvages, accumulés dans son
système nerveux, peut-être même la férocité d'aïeux inconnus,
toute prête à renaître au premier choc. Et voilà l'animal humain
déchaîné avec ses passions aveugles, irresponsable à travers les
monde, sans qu'on prenne d'autre souci officiel que de le délivrer
des chaînes que la raison ou la religion lui avait forgées et dont on
rejette avec mépris les inutiles contraintes ! C'est, en effet, une for-
midable aventure, dans laquelle on s'est engagé avec des haines plu-
tôt qu'avec des idées. Un des curieux les plus avisés de ce temps,
qui cette fois poussait un peu loin le dilettantisme, disait en
TA FIN DES DOGUES ET LEUR RENAISSANCE. 507
souriant : « La France en mourra peut-être, mais ce sera une expé-
rience scienliûque pour 1 humanité. »
III.
L'humanité civilisée va-t-elle rompre définitivement, sur la som-
mation d'une école, avec tout son passé, avec tout cet ensemble
d'idées et de traditions, fixées, pour ainsi dire, consolidées à tra-
vers tant de générations, consacrées par tant d'espérances et de
souvenirs et qui semblaient former comme une patrie morale, un
refuge inviolable pour l'esprit humain? L'enjeu, dans le conflit en-
gagé, c'est toute la conscience de l'homme, c'est toute sa destinée.
Grande et tragique partie qui se joue autour de notis et en nous
et dans laquelle, si nous perdons, tout ce que nous croyons, tout ce
que nous espérons est à jamais perdu.
A mesure que nous tracions ce sombre tableau, quelques ré-
flexions consolantes s'ofl\'aient à notre esprit ; nous les avons
recueillies presque au hasard ; il nous semble qu'il peut y avoir
quelque intérêt de réconfort à les réunir. De cette façon, en dehors
de tout programme d'école et de toute argumentation savante,
viennent se ranger d'eux-mêmes nos motifs de penser que
cette cause, qui est celJe des idées, si violemment battue en brèche
par les partisans exclusifs des faits, n'est pas désespérée. Si nous
considérons la France, que nous connaissons mieux que les autres
pays, notre premier motif se tire de la résistance plus ou moins
inconsciente que rencontrent ces nouveautés d'opinion, de la
stabilité acquise au profit des idées contraires, de la posses-
sion d'état oîi on les trouve et qu'il n'est pas aisé de leur faire
perdre. Par goût, par habitude, ou même par paresse d'esprit,
un très grand nombre d'intelligences tiennent à rester en dehors
de ces controverses passionnées ; elles se font un point d'honneur
de leur immobilité ou, si l'on veut être juste, de leur fidélité aux
convictions qui ont fait la vie morale de leurs pères et qui est pour
elles comme un passé toujours vivant. Ce n'est pas là, dira-t-on,
une situation d'esprit ni très haute, ni très raffinée, ni très scien-
tifique. — 11 ne faudrait pas cependant montrer trop de dédain pour
ces parties considérables de l'humanité, qui, après tout, ne restent si
fidèlement attachées à ce fonds de croyances que parce qu'elles en
sentent l'aflinitô naturelle, l'accord avec leurs plus vivaces et leurs
plus profonds instincts : âmes élémentaires, fort maltraitées par
ces aventuriers de la pensée ; âmes un peu lourdes peut-être, mais
substantielles et saines, sur lesquelles la superstition de la nou-
veauté et le respect humain n'ont pas de prise, mais qui, du moins.
508 RETUE DES DEUX MONDES.
ne se laissent pas facilement dissoudre par l'ironie ou entraîner par
des raisonnemens spécieux. D'ailleurs, et, pour voir les choses de
plus haut, il est bon, pour le gouvernement et l'ordre des choses
de l'intelligence, qu'il y ait une certaine masse de bon sens solide,
qui fasse contre-poids aux entraînemens de système ou de passion,
qui maintienne le monde moral sur son axe, l'y ramène quand il
en a été brusquement écarté par quelque choc violent et com-
pense par des oscillations en sens contraire les mouvemens exces-
sifs imprimés à la machine. Par là se conserve, pendant un certain
temps, l'harmonie des choses et des idées.
Dans cet ordre de compensations nécessaires, je ne dois pas
omettre le groupe, si petit qu'il soit, des esprits d'élite qui croient
encore à la métaphysique et ne se laisseront pas ébranler dans
leur croyance par des mépris affectés. Quelle que soit, d'ailleurs,
la secte métaphysique à laquelle ils se rattachent, idéalistes, spiri-
tualistes, disciples de Kant, ils ont goûté à l'ivresse pure des idées ;
ils n'en perdront plus l'immortelle saveur, l'ardente et délicate cu-
riosité. Ce petit groupe, si humble, si caché qu'il soit, si peu
remuant dans le monde , pense et travaille ; s'il n'agit pas à dis-
tance, ne croyez pas pour cela qu'il soit inefficace et inactif; si cette
vertu cachée de la méditation ne se fait pas sentir aux masses, elle
se répand dans certaines intelligences d'élite, qui, par elle, devien-
nent à leur tour des foyers ardens, bien que voilés au monde. Je
les ai vus de près, ces méditatifs, ces laborieux, et quelle estime
j'ai conçue pour eux ! Étrangers à tout ce qui brille ou fait du bruit,
attentifs à la voix intérieure qui parle en eux dans les grands si-
lences du dehors , ils recueillent en quelques pages la substance
d'une vie pensante, et cette substance engendre des âmes à son
image. Ces temples de la science qu'ils habitent, à qui sont-ils con-
sacrés? Peu importe, le goût de la vérité et le travail pour l'atteindre
sont les mêmes. Et, d'ailleurs, rien de plus libre et de plus large
que ces temples. On y travaille avec la plus fière indépendance. Le
public s'imagine que ce sont des écoles secrètes, parce qu'elles ont
peu d'échos au dehors ; il croit que ce sont des sanctuaires fermés,
parce que la foule n'y pénètre pas ; mais pourtant de discrètes
paroles en sortent de temps en temps, et, dans la confusion téné-
breuse du temps présent, ces paroles sont des clartés. Le trait com-
mun de ces pieux ascètes de la pensée pure, leur originalité , au
milieu d'un monde qui n'estime que le fait et la force, c'est de
mépriser la force, de dédaigner le fait, tant qu'il n'est qu'un fait,
d'honorer l'esprit, de respecter les idées et de croire à la raison. Ce
n'est pas qu'ils ne tiennent aussi en grande estime les sciences de la
nature ; ils en suivent avec avidité les explorations nouvelles et les
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 509
progrès ; ils s'enchantent des perspectives ouvertes chaque jour sur
l'inconnu des forces et l'inconnu des mondes ; mais ils ne trouvent,
dans ces sciences mieux connues, rien qui offense ou qui gêne la
raison dans ses intuitions les plus hautes ; ils n'admettent à aucun
prix ce prétendu conflit de la métaphysique et de la science, autour
duquel les faux savans mènent si grand tapage ; et, sûrs de l'accord
final, en attendant qu'il se réalise, ils n'abandonnent pas pour le
monde des faits, si large, si incommensurable qu'il soit, le monde
des idées, où brille une plus pure lumière. Us sont les gardiens
incorruptibles de la vraie science, celle des principes et des causes,
celle qui donne à toutes les autres sciences leur achèvement natu-
rel dans la contemplation de l'ordre, dont chacune d'elles nous livre
des révélations partielles. Tant qu'il restera de ces convaincus, les
grandes idées ne sont pas près de mourir.
Du reste, à bien examiner le tissu des nouvelles théories, il
semble qu'il ne soit pas aussi solide et serré qu'il en a l'air d'a-
bord ; sur plusieurs points il est singulièrement lâche ; plus d'une
maille se rompt sous la main de l'explorateur. Ce serait un travail
utile, à divers points de vue, d'extraire de l'exposé de ces théories
mêmes des moyens de réfutation au moins partielle. Nous ne pou-
vons entreprendre un si grand travail en ce moment, nous nous
bornerons à indiquer quelques lacunes et quelques contradictions
qui sont comme des fissures au système et qui offrent une chance
de retour possible à des idées prématurément proscrites. J'en don-
nerai quelques exemples ; un des cas les plus frappans se rapporte
au problème métaphysique par excellence, l'absolu.
Dans l'évolution du positivisme, l'idée de l'absolu semblait avoir
définitivement succombé. C'était môme le premier dogme de l'école
(car toute école, même négative, est condamnée à être dogma-
tique) de répudier et la chose et le mot. L'absolu s'est vengé. Il
s'est relevé de cette proscription sous le nom de l'inconnaissable,
d'abord avec des prétentions modestes, se distinguant à peine du
néant; puis l'ambition lui est venue, même l'ambition d'exister; il
travaille pour devenir une réalité. Il a poussé plus loin encore son
audace renaissante : il a usurpé une sorte de personnalité, méta-
phorique évidemment, mais, en pareille matière, les métaphores
sont graves; l'esprit humain risque de s'y tromper et de les prendre
au mot. Gomment cela s'est-il fait? Comment l'absolu, l'inconnais-
sable, qui n'étaient d'abord qu'une conception négative, sont-ils
devenus graduellement quelque chose de plus et d'autre qu'une
négation? M. Littré, à la fin de sa vie, tout en croyant s'affranchir
de tout dogme, appliquait à cette apparition de l'inconnaissable des
paroles mystérieuses : « Il lui suffisait, dit-il, de le contempler sur
510 REVOE DES DEUX MONDES.
le trône de sa sombre grandeur pour se dégager de tous les dogma-
tismes. » On a beau se dire que c'est là une belle figure, il y a
quelque chose de plus, la vision de je ne sais quelle puissance nou-
velle et formidable. Le progrès se marque dans Spencer, qui ce-
pendant ne fait que développer d'abord les prémisses du positi-
visme. Au terme de la science, il reconnaît un mystère; il le
reconnaît également au terme de la religion ou de la méta-
physique ; il constate que le monde, avec tout ce qu'il contient
et tout ce qui l'entoure, est une série de phénomènes qui veut
une explication : des deux côtés, il arrive à la nécessité de l'affir-
mation d'un mystère. Au-delà de toute chose sentie ou con-
nue on rencontre l'omnipotence et l'universalité de quelque chose
qui passe l'intelligence. Ce mystère cache et révèle à la fois,
sous le nom de l'absolu, une réalité transcendante. D'abord, force
aveugle indifférente, sans relation avec nous, ce noumène mysté-
rieux grandit ; il finit par laisser tomber quelques-uns de ses voiles,
par laisser percer, si peu que ce soit, l'obscurité sacrée où
il résidait comme le fantôme de l'abstraction. Dernier élément
commun de la science et de la religion, on dit de lui qu'il est une
force aveugle; mais qu'en sait-on? Au fond, nous ne savons ni si
elle est aveugle, ni si elle est clairvoyante. C'est une réalité, mais
incompréhensible. Ce n'est déjà plus l'absolu néant, c'est l'absolu
impénétrable dans son essence, inaccessible à nos moyens d'inves-
tigation, à noti'e faculté de connaître. En lui se résument, comme
dans une réalité suprême, les dernières idées de la métaphysique
et de la science, autant de symboles révélateurs : la force, l'espace,
le temps, lesquelles, expliquant tout le reste, demandent elles-
mêmes une dernière explication. On a beau dire, dans le langage
positiviste, que l'absolu est inconnaissable sous le côté logique, il
ne l'est pas autant sous le côté psychologique : « Nous en admet-
tons tacitement l'existence, dit Spencer ; ce seul fait prouve qu'il a
été présent à notre esprit, non en tant que rien, mais en tant que
quelque chose. » Nous sommes en face d'une double impossibilité :
Vimpos^ibilité logique du relatif tout seul pour exister et pour être
conçu, s'il n'est pas en relation avec l'absolu qui le définit et, en
même temps, le soutient ; V impossibilité psychologique de nous
défaire de la conscience d'une réalité, cachée sous les symboles. Au
terme de ce raisonnement, par une sorte d'ascension dialectique,
apparaît la nécessité de croire à un premier principe, à une pre-
mière cause. Et ainsi se reconstruit, peu à peu, par un travail évo-
lutif inverse, un ensemble de conceptions qui, bon gré mal gré,
ressemble singulièrement à ces idées de l'ancienne métaphysique ,
tant de fois proscrites, si sévèrement condamnées.
LA FIN Di;S DOGMl'S ET LEUR RENAISSANCE. 511
Sachons profiter de ces concessions étonnantes, que la vérité,
pressant de tout son poids sur une grande intelligence, lui arrache,
comme un témoignage inattendu. J'y vois deux conséquences de
grande portée : la première, c'est une indéracinable croyance à la
réalité objective d'une cause, ce qui enlève, malgré les apparences
contraires, cet esprit si vigoureux à la tentation du phénoménisme.
La seconde, c'est que cette cause se revêt peu à peu d'attributs qui
la caractérisent singulièrement. Bien qu'on la traite encore d'incon-
naissable, on la nomme, et à l'aide de désignations qui s'éloignent
de plus en plus de la conception purement négative à l'origine.
On l'appelle Être, Pouvoir; on lui attribue l'unité, l'omniprésence,
la persistance. Souvent on en parle comme un disciple de Spinoza
parlerait de la nature naturante ; d'autres fois, presque comme un
théiste. On n'ose pas lui attribuer la conscience et la personnalité
comme à l'homme : « Mais, dit-on, ne peut-il y avoir un mode d'exis-
tence aussi supérieur à l'intelligence et à la volonté que ces modes
sont supérieurs au mouvement mécanique? De ce que nous ne pou-
vons concevoir ce mode supérieur d'existence , ce n'est pas une
raison pour le révoquer en doute; ce serait bien plutôt le contraire. »
Ici, Spencer se rencontre avec Mathew Arnold, qui, après avoir dé-
claré, lui aussi, que notre intelligence ne peut saisir la réalité su-
prême, sinon à travers des symboles imparfaits, ajoute : Il faut bien
pourtant en revenir a à un Pouvoir, autre que nous {a pmver, not
oursclrcs), qui travaille pour le bien. » Rien n'est plus significatif
que ce grand elTort pour éviter Dieu, au terme duquel, sous d'au-
tres noms, se retrouve toujours Dieu, voilé sans doute , mais re-
connaissable à ce trait : une Cause première qui travaille |)0ur le
bien à travers la nature, instrument et symbole de son activité
éternellement créatrice et bienfaisante.
J'oserais dire que ce procédé rappelle, de plus près qu'on ne
l'imaginerait d'abord, si l'on n'avait les preuves sous les yeux,
le procédé même de Descartes, qui consiste à retrouver l'infini (ce
que Spencer appelle l'absolu) comme dernier terme et suprême ap-
pui du fini. Quand Spencer déclare que le relatif ne peut ni exister
ni être conçu, sinon en relation avec l'absolu, que faiwl, sinon pro-
clamer que toute la série des choses relatives aboutit, de toute né-
cessité, à- un premier principe, qui, paice qu'il est premier dans
l'ordre de l'être et de la pensée, est par essence inexplicable, prin-
cipe qui se refuse à nos moyens de connaître tout en rendant la
connaissance possible, principe qui échappe à l'évolution, bien que
toute évolution procède de lui, un moteur immobile enfin, réalité
suprême à laquelle sont suspendues à la fois la chaîne des idées et
la chaîne des mondes? Et, si j'osais presser de plus près encore cer-
512 REVUE DES DEUX MONDES.
taines expressions de Spencer, en extraire toute la vertu sub-
stantielle et réparatrice, je montrerais que cet adversaire de la mé-
taphysique nous fournit lui-même l'occasion et le moyen d'en recon-
stituer l'idée fondamentale. Ces grands critiques ne sont pas toujours
si éloignés qu'ils le croient eux-mêmes de quelque tentation mys-
tique, si par mysticisme on veut bien entendre simplement l'attraction
sensible du dieu inconnu. Il se passe, en effet, quelque phénomène
de ce genre dans la vie intellectuelle de ceux qui vivent très haut,
dans le commerce des idées, avec une sincérité profonde et une pro-
bité incorruptible à tout autre intérêt que celui de la vérité. Spen-
cer se montre à nous tellement préoccupé, obsédé de l'absolu, qu'on
pourrait croire qu'il a la vision secrète de la réalité cherchée, en
la cherchant toujours. C'est le mot du dieu de Pascal dans un admi-
rable dialogue, quand Pascal s'inquiète et s'afflige de le poursuivre
et de le perdre sans cesse : « Console-toi, tu ne me chercherais pas
si tu ne m'avais déjà trouvé. » — L'absolu , perdu d'abord , re-
trouvé ensuite, quel drame des idées ! C'est en vain que l'on espère,
de temps en temps, à travers les âges, avoir exorcisé le spectre de
l'absolu. Il est là, toujours là, ce revenant éternel. On le croit dé-
masqué dans ses mensonges, flétri, banni à jamais. La science libé-
ratrice s'applaudit de son œuvre. Et voilà qu'au lendemain de ces
éphémères triomphes, il revient troubler l'homme dans sa fausse et
fragile sécurité, l'inquiéter dans son repos factice, le solliciter à
monter encore vers les hauteurs mystérieuses, au-dessus de la ré-
gion des faits et des lois qui ne peuvent le satisfaire ni remplir tout
son esprit. Et le jeu de la dialectique éternelle recommence , à la
grande surprise de ceux qui pensaient l'avoir anéantie.
On n'est donc plus d'accord sur ce point que l'Inconnaissable soit
ce qu'il était d'abord, une conception négative. Il a grandi, il s'est
développé ; il existe au moins à l'état d'une Force et d'une Cause
suprême. Et, quant à sa manière d'agir dans le temps et l'espace,
qu'il remplit de son activité, est-il certain que ce mode d'ac-
tion soit purement mécanique , et l'évolution , entendue dans ce
sens tout physique, est -elle démontrée? Il faudrait bien en chan-
ger l'interprétation, si l'on admettait pour l'absolu cette existence su-
périeure à l'intelligence, à laquelle incline, de plus en plus, M. Spen-
cer. Ce genre d'attribut exclurait du même coup le mécanisme, et si
une pareille conception venait à triompher, ce ne serait plus le pur
naturalisme que nous aurions en face de nous, ce serait une idée
d'ordre tout métaphysique, étrangère à l'homme, parce qu'elle se-
rait, non pas au-dessous, mais au-dessus des conditions de sa pensée.
D'ailleurs on est encore loin de s'entendre sur le sens de ce grand
mot, l'évolution, invoqué comme une conception mystérieuse des
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 513
origines plutôt qu'il n'est défini comme une raison exacte et suffi-
sante de ces origines. Le transformisme lui-même, qui est à la base
de l'évolution, peut-il être accepté comme définitivement établi, et
quel savant peut le considérer comme intégré à la science positive?
Malgré tant d'observations ingénieuses et de recherches, il est l'ob-
jet de controverses aussi vives que le premier jour où Darwin a
produit sa pensée. A force de travail patient et de hasards heu-
reux, la doctrine transformiste parvient de temps en temps à
conquérir quelques échelons dans la série des formes vivantes et des
espèces, et quelques faibles apparences de transition possible; puis
une lacune se présente, que rien ne peut combler ; l'enchaînement
des types se rompt d'une façon irréparable ; il semble que tout est
à recommencer. Tant que les choses resteront en cet état, qui ose-
rait dire que le transformisme est autre chose qu'une hypothèse?
et si cela est vrai des idées de Darwin, à plus forte raison peut-on
le dire de l'évolution, qui est la synthèse de la nature tout entière.
Quel nombre effrayant de suppositions gratuites, de postulats arbi-
traires, d'assertions sans preuve exige ce processus universel, éter-
nel, hors de toute proportion avec la pensée humaine, qui embrasse
tous les phénomènes sans exception, depuis le mouvement des corps
célestes jusqu'à la formation de la première cellule, depuis la cellule,
berceau de la vie naissante, jusqu'à l'éclosion en pleine lumière de la
conscience humaine ! Certes il y a de la force d'esprit à chercher dans
la poussière cosmique et dans les lois du mouvement qui s'y appli-
quent la formule explicative du monde, de toutes les variétés de phé-
nomènes et d'êtres qu'il contient, de toutes les transformations qu'il
a subies jusqu'à ce jour et qu'il devra subir dans un avenir indéfini.
Cela est bien tentant de substituer à la conception d'une cause
intelligente le mouvement éternel, seul père de la nature. Mais
combien d'objections se lèvent à chaque pas sur le chemin de cette
hypothèse colossale! Que d'intermédiaires inexplicables et d'obsta-
cles à franchir à travers tous ces stades échelonnés le long de cette
route immense 1 L'existence absolue de la matière affirmée a priori^
l'homogène immobile, inexplicable en soi; l'hétérogène, non moins
inexplicable, introduit dans cette substance primitive et en repos;
l'identité des forces physiques et vitales; la genèse des formes spé-
cifiques par une commutation réciproque; l'équivalence et la cor-
rélation des forces brutes et des forces mentales; la transforma-
tion du mouvement moléculaire en sensation et en conscience,
que l'on pose tout en la déclarant incompréhensible; voilà bien des
postulats, imposés comme la rançon obligatoire à chaque passage
d'un ordre de phénomènes ou d'un système d'êtres à un autre.
Mais une objection plus générale nous arrête, dès le commence-
TOMB LXXIII. — 1886. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.
ment de cette vaste aventure d'idées : si l'évolution, malgré ses
hésitations, ses retours, ses lacunes, est en somme une marche en
avant, un passage du moins parfait au plus parfait, ce qu'on peut
appeler très légitimement un progrès, n'est-on pas en droit d'éta-
hhr qu'il ne peut y avoir progrès continu dans l'ensemble sans une
direction du mouvement qui ne soit pas d'ordre mécanique? Or,
on a beau dire que l'évolution ne signifie pas nécessairement pro-
grès; au moins dans la première phase que décrit Spencer et qui
embrasse des milliers de siècles, dans la phase qui dure encore et
qui se développe sous nos yeux, où nous sommes à la fois témoins
et acteurs, il y a progrès dans l'ensemble ; incontestablement il y a
une marche suivie vers le mieux, de la matière diffuse au monde si-
déral, du monde physico-chimique au monde organique, delà cellule
à la plante, de la plante à l'animal, des protistes à l'homme, de
l'homme barbare des premiers âges aux sociétés civilisées, de la
brutalité élémentaire à la notion du droit et de la solidarité sociale.
Partout se déroule devant nous la hiérarchie des formes marchant
vers une complexité plus grande, vers un système de forces qui
représente un ensemble croissant de parties solidaires et de fonc-
tions distinctes. Or est-il concevable que cette transformation en
mieux n'implique pas une direction et une coordination de mouve-
mens en dehors du mécanisme? Les lois de Spencer sont insuffi-
santes dans le monde cosmologique, celles de Darwin le sont égale-
ment dans le monde organique pour expliquer cette marche vers les
formes plus élevées de l'être. Leur action est visiblement subordon-
née à un but. La réussite d'un effet de hasard ne peut servir qu'une
fois; elle ne peut pas servir toujours. Le mécanisme peut rendi'e
compte d'une combinaison de forces, non d'une série de combinai-
sons qui forment des systèmes réguliers. Ce que d'ailleurs la théo-
rie n'explique pas, c'est pourquoi, dans le nombre illimité d'évolu-
tions qui peuvent se produire, telle évolution s'accomplit plutôt que
telle autre, et dans un sens déterminé de progrès. Pourquoi ce
monde plutôt que tel autre? Pourquoi pas aussi bien tout autre
monde que celui-ci? Ou bien, pourquoi pas le chaos éternel, l'anar-
chie des forces? Quel intérêt peut avoir le mécanisme aveugle à en
sortir? Quelle nécessité d'ailleurs d'en sortir, s'il n'y a pas, sous
une forme quelconque, une cause ou idée directrice qui régularise,
discipline et coordonne ce tumulte de forces errantes et sans frein?
Une direction des degrés inférieurs vers chaque degré supérieur
implique autre chose que le mécanisme; un système de directions
définies ne peut être qu'un synonyme scientifique de la finalité.
Voilà une contradiction que les théories nouvelles n'ont pas encore
résolue. Nous pouvons attendre tranquillement qu'on la résolve. Ce
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 515
n'est pas la résoudre, en effet, que d'insinuer comme on le fait,
que la nature est une grande artiste qui ne se connaît pas elle-
même, que l'évolution est un travail intelligent par ses résultats et
non par ses intentions, bien qu'il s'exécute par desagens purement
naturels et par des lois physiques. Ce ne sont là que des palliatifs
de mots et des expédiens. Si la nature est autre chose que la né-
cessité aveugle, si elle est douée d'une force secrète qui tire du
chaos informe des élémens primitifs la figure du monde actuel et
la série des mondes futurs, à quoi bon maintenir ce nom vague et
métaphorique, substituer la nature, un être de fantaisie, une pure
idole, à une intelligence travaillant dans le monde avec conscience
du but, se servant des lois pour atteindre ses fins, sachant où va
l'univers et développant son histoire comme une pensée vaste et
continue qui se rèalLse? Une pareille conception vaut bien celle
du hasard et de la nécessité; elle vaut bien aussi celle d'une nature
intelligente et personnifiée.
Donc l'évolution demeure une hypothèse, et toute la destinée
du naturalisme actuel en dépend ; car elle est l'explication mé-
canique du monde. Or, si cette explication ne se suffit pas à elle-
même et ne s'établit qu'à grands renforts de postulats, on peut dire
que l'ancienne métaphysique n'est pas détruite, puisqu'elle n'est
pas remplacée. — Il se passe quelque chose d'analogue pour la
morale, que l'on s'est efforcé de réduire à des groupes de sentimens
ou d'habitudes utiles ou nuisibles. Des faits, si solidement liés
qu'ils soient, peuvent-ils constituer une conscience morale et rem-
placer la raison? On essaie de nous le persuader, mais à quel prix !
Encore une de ces surprises que nous réserve l'examen de ces doc-
trines et qui suscitent bien des doutes sur leur stabilité et leur
avenir. On a tout détruit des fondemens et des données de l'an-
cienne morale, on a tranché les liens par lesquels elle se rattachait
à des principes d'où lui venait l'autorité de ses prescriptions, la
majesté de ses lois ; par quel étrange revirement d'idées voit-on
ces théoriciens nouveaux s'efforcer de rendreà la doctrine empirique,
arrivée à son terme, le caractère auguste et sacré qu'ils répudiaient
pour elle à l'origine? C'est un spectacle assurément édifiant de voir
Stuart Mill, après avoir développé sa doctrine utilitaire et employé
tant de ressources ingénieuses et d'habileté d'esprit à la dépouiller de
tout a priori, reconstruire à son profit, d'une manière inattendue,
ces idées d'obligation et de sanction, les mettre à son usage et parler
avec une sorte d'attendrissement de cette nouvelle religion du de-
voir qu'il a fondée? N'est-ce pas là un fait bien significatif, que la
nécessité des formes et des caractères de la morale rationnelle
s'impose, de gré ou de force, à la morale positiviste, avec laquelle
51§ REVUE DES DEDX MONDES.
ces formes et ces caractères sont par définition incompatibles? On a
détruit les idoles métaphysiques de l'obligation , de l'impératif
catégorique, du devoir rationnel, des sanctions de la conscience,,
et voilà qu'on les rétablit par de singuliers détours de raisonne-
ment, après leur avoir fait subir une sorte de purification prélimi-
naire et de baptême expérimental. Mais ne sent-on pas qu'on dé-
montre par cela même l'inévitable nécessité de ces principes,
l'impossibilité pratique de s'en passer; et ne craint-on pas d'inspirer
à la raison humaine la tentation de revenir tout simplement à la.
source supérieure d'où ils émanent?
Partout, c'est la même fureur logique de destruction et partout
se produit, aussitôt après la ruine des vieilles idées, le sentiment
des grandes lacunes qui s'ouvrent devant les théories nouvelles,
partout le sentiment des insuffisances pratiques qui forcent leurs
auteurs de recourir à des expédions ou à des équivalons fort ineffi-
caces, destinés à marquer la place vide plutôt qu'à la remplir. On nous
dit, par exemple, que la liberté est condamnée et par la physiologie et
par la doctrine de l'universel déterminisme. La science a parlé, il
faut s'incliner ; il faut croire qu'elle a raison, à supposer qu'une
pareille question soit de sa compétence. Mais aussitôt que le déter-
minisme a étendu son implacable niveau sur la vie humaine, chacun
de ceux qui l'ont établi essaie d'y soustraire quelques portions de
cette vie et de ramener, sous quelques dèguisemens, la réalité
pratique qui n'est pas impunément méconnue. C'est Stuart Mill,
par exemple, qui oppose aux motifs déterminans, présens à la
conscience, la possibilité de susciter des motifs nouveaux, par
lesquels s'il n'est pas détruit, du moins le déterminisme inté-
rieur est déplacé. Quels sont donc ces motifs et quelle en est
la portée? Ou bien, pour se réaliser en une volition, ils impli-
quent la liberté, ou bien, si l'adhésion à ces motifs n'implique
pas un acte libre, si elle n'est qu'une autre forme du détermi-
nisme, il ne peut être moral d'y adhérer, cette adhésion ne
dépendant pas de nous. — N'y a-t-il pas là comme un retour
indirect à l'ancienne et inévitable idée de la liberté? Toujours
d'après M. Stuart Mill, chaque homme est responsable de ses dispo-
sitions mentales, un amour insuffisant du bien et une aversion in-
suffisante du mal, responsable aussi de son caractère, qu'il n'a pas
modifié dans le sens des bons sentimens, responsable encore, s'il a
commis une faute grave, de n'avoir pas donné la prépondérance à
la crainte du châtiment sur les motifs égoïstes, criminels ou bas.
— Mais tout cela, il pouvait donc le faire? Tant de choses dépen-
daient donc de lui ? Et quel autre sens peut-on donner raisonnable-
ment à la liberté du choix? — « Modifiez votre caractère, nous
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 517
dit-on ; cela est toujours possible. » Eh quoi! déplacer cette masse
d'impulsions héréditaires, d'affections congénitales, d'influences de
tout genre venues du dedans et du dehors, orienter son choix dans
une autre direction que celles qu'indiquaient le tempérament, la
nature donnée de l'individu, cela est donc possible, cela est facile
même? Pourquoi nier alors la liberté? — Chez un autre philosophe,
un dialecticien remarquable, qui semble incliner vers les théories
naturalistes, du sein du déterminisme que nous portons en nous,
surgit l'idée de la liberté possible, qui, une fois conçue, tend à se
réaliser à travers mille obstacles, et finit par conquérir sa réalité,
à se dégager de la fatalité ambiante, à se créer elle-même par la
vertu et la force de la pensée. — Pour d'autres enfin, subtils raison-
neurs qui accordent trop facilement que la science a raison, sans
se défier suffisamment du mot science assez mal appliqué, il n'est
pas prouvé que la vérité scientifique permette à l'âme humaine de
vivre, et peut-être, nous dit-on, l'illusion de la liberté est-elle né-
cessaire pour que l'homme et la société existent.
Je retiens la théorie de ces illusions nécessaires, qui ne peuvent
représenter que des formes constitutives de la pensée, et je me de-
mande comment l'illusion de la liberté peut créer autre chose que
l'illusion ou le rêve d'une vie morale. Tous ces moyens détour-
nés pour ressaisir l'ombre de la liberté sont une preuve convain-
cante de sa nécessité et de sa réalité. Ce sont autant de repen-
tirs psychologiques, assez mal dissimulés, d'une erreur grave que
le système impose et que dément l'obligation salutaire de
vivre. D'ailleurs, si l'on croyait au déterminisme, pratiquement
et théoriquement, on devrait non-seulement prévoir le jour
et l'heure oîi cette transformation des idées s'accomplira définiti-
vement, on devrait presser ce jour, invoquer cette heure libéra-
trice. Or, voici un fait singulier : la démonstration scientifique du
déterminisme, nous dit-on, ne dispense pas de laisser enseigner la
liberté morale; il convient même de le faire ofiiciellement, l'une de
ces idées représentant une vérité de science, l'autre une illusion
nécessaire de pratique. De pareils raisonnemens me jettent dans
une sorte de perplexité. Si le déterminisme est la vérité, il vaut
mieux ^que tout le monde connaisse la vérité. Veut-on qu'il y ait des
erreurs et des mensonges nécessaires appropriés à l'enseignement
et adaptés, je ne sais comment, à la pratique? On nous répondra
que toute vérité n'est pas bonne à savoir. Mais ici à quoi servirait
de la dissimuler? C'est comme si l'on voulait enseigner à un am-
puté l'usage du bras et du pied dont il ne peut plus disposer. A quoi
bon apprendre aux enfans l'emploi de la liberté si elle n'existe pas?
Et n'est-ce pas se moquer du monde que de prétendre à discipli-
513 REVUE DES DEUX MONDES.
ner ou à diriger des pouvoirs d'action purement imaginaires ? Il est
plus digne de déterministes convaincus de proclamer bien haut,
en face des vieux préjugés, la vérité nouvelle, fût-elle funeste au
monde et à la vie tels qu'ils sont disposés par la routine. C'est à
la vie de s'arranger autrement, si elle le peut ; c'est au monde à
se tirer d'affaire et à se mettre d'accord avec les choses. 11 ne faut
ruser ni avec la vérité, ni avec les hommes : d'abord cela n'est pas
honorable et puis cela ne sert à rien. Une leçon sort de tous ces
artifices, de ces détours et retours inattendus, c'est que la libre
énergie, qui est le fond de la personne humaine, ne se laisse pas si
facilement détruire au nom d'une théorie d'automates ; elle jette
le reflet de son évidence sur ses adversaires, qu'elle éclaire mal-
gré eux et qu'elle inquiète.
Sur tous les points les mêmes déceptions se produisent, et, à la
suite, les mêmes contradictions. On a voulu affranchir l'homme en
le débarrassant des vieux jougs ; on l'a délivré de l'obsession de
Dieu et de la vie future ; on l'a déchargé du poids de sa responsa-
bilité ; on a fait ce que l'on a pu pour le détourner des troublantes
chimères, pour fixer son rêve errant sur la terre, pour améliorer
son séjour et sa condition présente. Il devrait être heureux, enfin,
après tant de siècles de servitude et de misère. Et voici qu'on
s'aperçoit qu'il ne l'est pas. Voyez plutôt ce singulier phénomène
du pessimisme croissant en raison directe du progrès de la science,
d'où devait sortir toute amélioration durable et toute lumière posi-
tive. Quelques-uns des penseurs qui ont travaillé avec le plus d'ar-
deur à cette émancipation sont pris de doute au terme de leur
œuvre et se demandent si la vérité ne serait pas triste. Et com-
ment ne le serait-elle pas , puisque ce prétendu affranchissement
de l'homme le fait à la fois esclave des phénomènes et comme un
étranger dans l'immensité de cet univers « qui ne le connaît pas, »
seul, sans appui, sans passé, sans avenir? A quoi s'attacher dès que
l'inexorable loi du mécanisme est proclamée comme le dernier se-
cret des choses? Et pourquoi vivre alors, s'agiter, penser, souffrir?
Je sais bien que ces mêmes penseurs ne veulent pas consentir à
de telles ruines ; ils prétendent les relever malgré la logique, mal-
gré la science. Ils font un appel désespéré à l'idéal ; ils affirment
le progrès moral et religieux dans le monde ; ils invoquent la rai-
son, qui ne peut avoir tort, malgré les apparences, malgré les dé-
mentis flagrans de la réalité. Us ne se résignent pas à cette tristesse
morne ; ils essaient d'y jeter quelque rayon ; ils appellent à leur
aide je ne sais quelle justice supérieure, réparatrice de ce grand
malentendu, vengeresse des consciences. Tout cela est fort beau
et d'une poésie touchante. Mais qu'est-ce que cette vie spirituelle
LA FIN DES DOGMES ET LEUR RENAISSANCE. 519
à laquelle on s'obstine à nous convier? Qu'est-ce que cette certi-
tude affirmée du progrès moral et religieux? Et ce culte de l'idéal,
tourment des plus nobles et des plus délicats esprits de ces nou-
velles école» ? Il faudrait pourtant s'entendre avec eux et savoir au
juste ce qu'ils veulent dire. On ne peut accorder de pareilles rêve-
ries, si généreuses qu'elles soient, avec ces affirmations solennelles,
tant de fois répétées, que la seule vraie religion, c'est la science,
que la science est l'unique maîtresse de la vérité, que la vérité est
ce qui est prouvé scientifiquement, c'est-à-dire par l'expérience
rigoureusement pratiquée. Qui croire et que croire dans une pa-
reille discordance de mots et d'idées?
Le dilemme est pressant, il faut choisir; et bien des intelligences
restent suspendues devant cette double et contraire affirmation. On
nous parle du progrès et de l'humanité future, pour laquelle il est
beau de travailler. Mais ce progrès aura-t-il le temps de se réaliser
avant que la vie ait disparu de cette planète, et, d'ailleurs, à quoi
bon, si ce progrès lui-même est destiné au néant? On s'agite, et
pourquoi? Pour qu'à un jour plus ou moins lointain, un caprice des
forces cosmiques retire du grand jeu qui se joue cette pièce qu'un
autre caprice y a introduite par hasard ou par nécessité. Quant à
l'humanité future, de quel droit prélèverait-elle une part si grande
sur nos labeurs et nos sacrifices, s'il ne doit rien survivre, même
un eiïet moral, à tous ces efforts, si ce capital immense de bonne
volonté et de génie est la proie marquée d'avance pour le cataclysme
final? Ce tourbillon d'atomes employé à la composition du monde
actuel entrera lui-même dans d'autres combinaisons qui se suc-
céderont sans fin, sans relation avec celle-ci, dans une éternité vide
de tout souvenir. Cette justice réparatrice qu'on invoque, de quel
côté de l'horizon biillera-t-elle? D'où |)eut-elle venir, puisque l'on a
exclu la Raison suprême de l'explication des choses? Que restera-
t-il des pensées d'un Aristote ou de l'héroïsme pieux d'un saint Vin-
cent de Paul ou des calculs révélateurs d'un Newton, quand le soleil
qui a éclairé un instant ces fronts sublimes sera lui-même éteint ?
Cette religion du progrès, ces espoirs sublimes, hypothéqués sur-
un infini sans pensée et sans moralité, ne serait-ce pas encone
une dernière mystification imposée à l'homme , qu'il vaudrait
mieux laisser tranquille dans la réalité positive que lui donne
la science et ne pas agiter ainsi de rêves mille fois plus vains que
ceux dont les anciens dogmes l'avaient bercé?
Voyons cependant les choses à un point de vue plus humain
et sans trop presser la logique. Que prouvent, après tout, ces
appels à la vie spirituelle et ces protestations en faveur de
l'idéal, sinon que l'âme ne se laisse pas enfermer dans l'horizon
520 REVUE DES DEUX MONDES.
des faits sensibles, qu'elle ne pourra jamais s'acclimater dans le
monde du mécanisme, qu'elle a besoin de respirer du côté des
idées? Et c'est pour cela qu'elle cherche obstinément son issue
vers la lumière, vers la raison. Rassurons-nous donc, malgré tous
les efforts conjurés de la science positive et de la critique, sur le
lendemain de l'humanité, que l'on se représente si morne et si
triste quand les dogmes auront disparu en philosophie comme
ailleurs. Ces dogmes ne sont jamais plus près de renaître qu'au
moment où l'on croit qu'ils finissent. Ils renaîtront, modifiés peut-
être dans la lettre qui les exprime, non dans l'esprit qui fait leur
vie impérissable. Ne laissons pas tomber à terre, sans les relever,
ces espérances et ces paroles de foi échappées à quelques pen-
seurs dont la science n'a pas rempli l'attente et qui cherchent
au-delà, sans trop se soucier s'ils se contredisent. Recueillons
ces promesses et ces gages. C'est un désaveu des théories dé-
solées avec lesquelles ils semblaient avoir fait un pacte; c'est
le témoignage que la vie n'a de prix qu'à la condition qu'elle
trouve dans l'idée du bien son principe et son terme; c'est aussi
la preuve que le divin console mal de Dieu. Et, quant à cette idée
même du divin, si abstraite et si vague, qu'aurait-on à répondre à
un physicien ou à un chimiste qui demanderait de quelle expé-
rience on a tiré une pareille notion, introduite à l'improviste sur la
scène? Il faudrait bien avouer qu'elle vient d'ailleurs et de plus
haut, et qu'elle se rattache à cette philosophie perpétuelle, la
perennis quœdam philosophia que célébrait Leibniz.
Ainsi se manifestent, comme par le jeu d'une force régulièreet fatale,
des symptômes de réveil inattendu pour tout un ensemble de concepts
et de sentimens que l'on croyait disparus dans le triomphe de la
science. Ainsi se reconstitue peu à peu ce fonds de platonisme né avec
l'homme et qui ne disparaîtra qu'avec lui : le culte de la vie spiri-
tuelle, l'irrésistible et obsédant amour de l'idéal, la foi à la raison,
qui crée une parenté entre l'homme et Dieu, l'autorité et la beauté
du devoir, le pressentiment de l'absolu, la croyance à une source su-
périeure d'être et de vérité, à un au-delà mystérieux qui enveloppe
et dépasse la science. Quoi qu'on fasse, ces semences d'idées ne
meurent pas; même sur un sol ingrat, elles sont avides de re-
naître ; c'est comme une moisson toujours prête à se lever, après
les jours de détresse, à l'appel pressant de l'âme humaine, avec
la complicité de ceux-là même qui ont voulu s'attaquer à la ra-
cine de ces idées et qui, tout d'un coup, pris d'effroi devant leur
œuvre, s'arrêtent et renoncent au triste honneur d'achever l'ex-
périence commencée.
E. Caro.
LES RELATIONS
DE
LA FRANCE ET DE LA PRUSSE
DE 1867 A 1870
III'.
LA FRANCE ET L'AUTRICHE. — L'ENTREVUE DE SALZBOURG. — LA CIRCU-
LAIRE PRUSSIENNE DU 7 SEPTEMBRE 1867.
I.
L'Autriche et la France n'avaient pas besoin d'écrire ni de par-
ler pour s'entendre : tout les rapprochait, leurs intérêts et leurs
ressentiraens ; l'entente était pour l'une une question de sûreté,
pour l'autre une question d'existence. L'empereur Napoléon déplo-
rait « d'avoir trop saigné l'Autriche » sous l'influence d'idées pré-
conçues, et l'empereur François-Joseph ne se consolait pas d'avoir
été si longtemps le complice et la dupe du cabinet de Berlin. Tou-
tefois, quelque profonds que pussent être leurs regrets et leurs
espérances, ils étaient condamnés à accepter les faits accomplis, à
rester sur la défensive et, pour arrêter la Prusse sur la ligne du
(1) Voyes la Revue du 1" et du 15 Janvier.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
Mein, à prendre comme base de leur commune politique le traité
de Prague. Puissance slave, l'Autriche avait le même intérêt que
nous à fermer à la Russie la route de Gonstantinople ; puissance
allemande, son ennemi naturel comme le nôtre était la Prusse.
Mais il ne pouvait être question, entre les deux gouvernemens,
d'alliance formelle, tant que leurs armées ne seraient pas prêtes.
M. de Beust nous demandait du temps pour la réalisation de son pro-
gramme et pour sa réorganisation militaire. Il ne nous dissimulait
pas les difficultés de sa tâche, il s'ouvrait à nous sur toutes choses
avec une absolue confiance en nous exhortant à la patience. Il re-
commandait la politique expeclante, il croyait que la France et
l'Autriche étaient forcées d'attendre l'occasion et qu'il ne dépendait
pas d'elles de la provoquer.
Les expériences que tentait le chancelier autrichien pour trouver
une formule gouvernementale appropriée aux exigences si mul-
tiples de la monarchie, le déficit persistant de son budget, les me-
nées russes sur le Danube et les menées prussiennes en Hongrie
comme en Bohême, lui imposaient le devoir de se renfermer dans
une stricte neutralité, qui d'ailleurs répondait au désir énergique
des masses. A part les exaltés du parti militaire, qui brûlaient de
prendre une revanche sur la Prusse, tout le monde comprenait
qu'il s'agirait cette fois, en cas de revers, non plus d'une contri-
bution de guerre, mais de l'existence même de l'empire. C'était un
enjeu trop considérable, trop disproportionné aux avantages que
pouvait réserver une lutte heureuse, pour ne pas y regarder à
deux fois.
Rien n'était donc moins certain que le concours éventuel et
effectif de l'Autriche tant que sa transformation intérieure et mi-
litaire ne serait pas accomplie. Ses sympathies nous étaient ac-
quises, cela n'était pas douteux, elle ne voyait de salut qu'en nous ;
mais tout indiquait que, par la force des choses, son intervention
se bornerait, le cas échéant, si toutefois les chances nous étaient
favorables, à une pression diplomatique sur les cours du Midi, et
peut-être à la concentration de quelques corps d'armée sur les
frontières de la Saxe et de la Silésie. Elle n'était plus en état de
contrecarrer sérieusement l'action de la Prusse à Stuttgart et à
Munich, elle avait perdu tout prestige et toute influence dans le
midi de l'Allemagne, c'était la conséquence de ses défaites et
surtout de son attitude à Nikolsbourg, où, sans prévoyance de
l'avenir, elle avait, pour satisfaire ses ressentimens, livré ses
alliés d'une façon méprisante à la vindicte prussienne. L'effa-
cement du comte de Beust dans les cours méridionales, où il
affectait de se faire représenter par des agens sans portée, n'avait
donc rien qui pût nous surprendre. La circonspection lui était impo-
LA FRANCE ET £A PRUSSE DE 1867 A 1870. 523
sée, non-seulement par l'attitude ombrageuse de la Prusse et le mau-
vais vouloir de la haute aristocratie, qui, obéissant à des rancunes
invétérées, se montrait hostile à l'alliance dont il faisait le pivot de sa
politique, mais aussi par ses exigences parlementaires. 11 ne pouvait
rompre ouvertement avec le sentiment germanique et protester
contre les tendances unitaires, sans froisser les députés des pro-
vinces allemandes dont l'appui lui était indispensable pour conso-
lider son compromis avec les Hongrois et pour consacrer le dua-
lisme. Aussi, dans une dépêche célèbre, avait-il déclaré que désormais
la monarchie des Habsbourg ne prendrait pour règle de sa con-
duite, ni ses souvenirs, ni ses regrets, ni même ses sentimens, qu'elle
ne consulterait en toute rencontre que les intérêts de sa sûreté et de
son influence dans le monde. Mais nous savions que, si M. de Beust,
dans son langage officiel, affectait le désintéressement et l'abnéga-
tion, il ne perdait pas l'Allemagne de vue. Dans ses épanchemens
avec la diplomatie française, il ne contenait pas l'expression de ses
regrets et de ses espérances ; il ne lui cachait pas que le cabinet de
Berlin avait recours à tous les moyens et se servait de toutes les
influences pour renouer ses anciens rapports avec la cour de Vienne
et pour la rattacher à l'Allemagne ; mais il lui disait aussi, pour la
tranquilliser, qu'il maintiendrait la liberté de ses alliances et met-
trait le soin le plus rigoureux à ne rien dire et à ne rien faire qui pût
autoriser la Prusse à croire à une prochaine réconciliation.
Le souci constant de M. de Bismarck, après la guerre de 180(5,
était, en effet, d'associer l'Autriche étroitement à sa politique et de
l'empêcher de s'engager contractuel lement avec la France. Il vou-
lait l'amener à tout prix à chercher son point d'appui à Berlin plu-
tôt qu'à Paris, en lui prouvant qu'elle se méprenait sur ses ten-
dances, que l'hostilité dont il la poursuivait naguère avait disparu
de son cœur et qu'en s'associant résolument à sa politique, elle
consoliderait le présent et retrouverait en Orient, suivant les prévi-
sions du testament de Joseph H, ce qu'elle avait perdu en Alle-
magne et en Italie.
« Il est heureux, disait-il, que la France, après la bataille dç
Konigsgraetz, nous ait empêchés d'entrer à "Vienne. Tout le monde
avait la tête en feu et des démangeaisons dans les jambes. Le roi
ne se consolait pas de ne pas coucher à la Burg, mais il n'entrait
pas dans mes plans de détruire l'Autriche et de rendre impossible
une réconciliation ; je ne voulais pas faire de trou dans le midi de
l'Europe (1). »
Un publiciste (2) qui ne recule devant aucune divulgation lois-
(1) M. Victor GherbuUez, i'AUetnigne politique.
{2) M. Mauricj Busch.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il s'agit de glorifier « le chef, » a été jusqu'à prétendre que M. de
Bismarck, à l'heure où s'ouvraient les hostilités, aurait fait parvenir
au cabinet de Vienne les plus stupéfiantes propositions. Bien qu'il fût
l'allié de l'Italie et l'obligé de la cour des Tuileries, le ministre prus-
sien aurait offert à l'Autriche de procéder en commun à une brusque
et audacieuse volte-face contre la France, de lui arracher l'Alsace et
d'en faire, de compte à demi, l'appoint de remaniemens politiques et
territoriaux en Allemagne. C'était admettre que l'Autriche trahirait ses
alliés : la Bavière, la Saxe et le Wurtemberg, et méconnaîtrait le
traité de neutralité que, le 12 juin, elle avait signé avec la France.
II est des limites que la diplomatie la plus osée ne saurait fran-
chir. La Prusse, à la veille de la guerre de Bohême, ne conçut pas
d'aussi ténébreux desseins ; elle ne songeait qu'à l'anéantissement
de sa rivale. « Le système que nous proposons à l'Italie, écrivait le
comte Usedom, au nom de son gouvernement, à la date du 19 juin,
est celui de la guerre à fond; il faut que les coups portés à l'Au-
triche frappent à la fois ses extrémités et son cœur. »
Il en coûte peu aux historiographes d'accréditer des légendes, de
subordonner la probité à l'habileté et d'attribuer à la prévoyance ce
que Frédéric II, dans sa philosophie, attribuait simplement à <( Sa
Majesté le Hasard. »
Le conseiller du roi Guillaume ne laissa pas de se montrer grand
politique, au lendemain des foudroyantes victoires de l'armée prus-
sienne. Il comprit, en face de l'intervention française, avec une
merveilleuse lucidité, le rôle que l'Autriche, réconciliée, jouerait
dans son échiquier diplomatique. Il eut, suivant l'expression du
prince de Talleyrand, « de l'avenir dans l'esprit. » Il fit savoir à
l'empereur François-Joseph par M. Giskra, le bourgmestre de Brûnn,
que, s'il voulait éconduire le médiateur, il lui ferait un pont d'or.
Plus tard , lorsque éclata l'affaire du Luxembourg, il offrit à la
cour de Vienne, en retour de son alliance, de lui garantir ses pos-
sessions allemandes et temporairement ses possessions non alle-
mandes ; il lui promettait en outre une série d'avantages politiques
et économiques. M. de Beust resta inébranlable. On connaît la
réponse qu'il fit au négociateur bavarois, le comte de Taufkirchen,
l'intermédiaire du cabinet de Berlin : « Une alliance, disait-il, pré-
voit la défaite et la victoire. Je sais ce qui m'attend en cas de dé-
faite, mais que m'offrirez-vous en cas de victoire? Sans doute un
exemplaire richement relié du traité de Prague. »
Le comte de Bismarck n'était pas homme à se laisser arrêter par
des épigrammes. Il n'en poursuivit qu'avec plus d'obstination, par
tous les moyens, légitimes ou occultes, par des alternatives de
menaces et de caresses, le but que sa volonté puissante s'était
tracé : réduire la maison de Lorraine au rôle de satellite de l'em-
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 525
pire germanique reconstitué au profit de la maison de Hohenzollern.
La lutte entre le comte de Bismarck et le comte de Beust était
inégale : l'un avait le prestige et l'élan que donne le succès, il avait
au service de sa politique une grande et glorieuse armée ; le se-
cond subissait les conséquences de profondes défaites ; il se débat-
tait, à l'intérieur, dans d'inextricables difficultés. Mais le ministre
autrichien n'était pas moins clairvoyant que le ministre prussien, il
lisait dans son jeu. Il connaissait la valeur et la portée des promesses
qui lui arrivaient de Berlin ; il savait que le jour où il entrerait dans
les combinaisons qu'on lui recommandait avec tant de persistance,
l'Autriche serait prise dans un engrenage et scellerait à jamais son
asservissement à la Prusse. Il n'admettait pas qu'il en fût arrivé à
une aussi périlleuse extrémité. Il avait en son œuvre une foi iné-
branlable, tandis qu'il considérait comme précaire et aventureuse
celle de son adversaire. Il tenait le ministre prussien pour un joueur
téméraire, il le voyait engagé dans une entreprise violente, artifi-
cielle, spéculant à tort sur l'assistance résolue, en tout état de
cause, de l'Allemagne du Sud. « Les traités d'alliance imposés aux
cours secondaires ne sont que des chiffons de papier, disait-il, et
les conventions militaires une arme à deux tranchans qui se retour-
nera contre la Prusse au jour des suprêmes rencontres, lorsque les
cours méridionales, sous la pression de la France et de l'Autriche,
seront forcées de se prononcer. »
Le comte de Bismarck., de son côté, taxait la politique autrichienne
de politique d'expédiens {tdndeleî-Politik) ; il estimait que M. de
Beust ne tarderait pas à s'apercevoir qu'il s'était trompé dans ses
calculs et que le mot « d'expression géographique, » appliqué à
l'Autriche, était plus vrai que jamais depuis son expulsion de l'Al-
lemagne. « Comment M. de Beust, disait-il, peut-il espérer sauver
la monarchie des Habsbourg, alors que, dans d'autres temps, la sa-
gesse d'un prince de Metternich et la brillante énergie d'un prince
de Schwarzenberg n'ont pas suffi pour la relever ? Il sera le bouc
émissaire des fautes de ses prédécesseurs et la victime de ses pro-
pres erreurs ; il sera écrasé sous le poids du rocher de Sisyphe. Il
fallait le plaindre, ajoulait-il, car il eût fait un excellent ministre
prussien. »
Le gouvernement de l'empereur suivait avec une sollicitude
anxieuse la lutte des deux chanceliers ; il ne dissimulait pas ses
préférences. L'Autriche était sa dernière carte, il consacrait à son
relèvement ce qui lui restait de son autorité passée. Peut-être
eût-il mieux fait, dans l'intérêt bien entendu de sa politique, de
procéder plus discrètement et de ne pas exciter les inquiétudes
du cabinet de Berlin par une intimité trop marquée avec le ca-
binet de Vienne. C'était révéler à un adversaire irascible, ombra-
526 REVUE DES DEUX MONDES.
geax, nos arrière-pensées et le pousser à des résolutions vio-
lentes sous la menace incessante d'une alliance dont la conclusion
n'était rien moins que certaine. Mais l'isolement pesait à l'empe-
reur, il substituait ses désirs à la réalité et subordonnait la pru-
dence au sentiment.
II-
On ne parlait plus à la cour que de l'empereur François-Joseph
et de l'impératrice Elisabeth. Leur visite, annoncée officiellement
pour le 25 juillet, était l'événement impatiemment attendu. On
se préparait à les accueillir comme des hôtes préférés, avec la
cordialité la plus démonstrative. Mais il était dit que les Tuileries
ne connaîtraient plus les joies sans mélange.
Déjà, dans les derniers jours de juin, des bruits sinistres avaient
couru sur le sort de l'empereur Maximilien. On se refusait néan-
moins à croire à un dénoùment sanglant, on espérait encore qu'il
serait conjuré par l'intervention des États-Unis et par la rançon
offerte par la maison impériale d'Autriche, tandis que le drame s'é-
tait dénoué, dès le 19 juin, par l'odieuse exécution de Queretaro.
Le 1" juillet, au moment où l'empereur pénétrait au palais de
l'exposition universelle pour présider à la distribution solennelle
des récompenses, le prince de Metternich lui remit une dépêche
de son gouvernement qui ne laissait plus de doute sur la fin tra-
gique du frère de l'empereur François-Joseph. La sinistre nouvelle
s'était répandue dès le matin. La tristesse planait sur la fête du
Champ de Mars. Les esprits anxieux étaient hantés par de sombres
présages, l'avenir apparaissait menaçant : tout disait que les beaux
jours de l'empire étaient passés et que la France bientôt expierait
durement une gloire et une prospérité éphémères.
La fortune, jadis si prodigue envers Napoléon III, semblait avoir
décrété sa perte; elle le frappait à coups redoublés en se jetant à la
traverse de toutes ses conceptions. Dans la lettre émue qu'il adressa
à l'empereur d'Autriche, il n'atténua pas la responsabilité morale
qui rejaillissait sur son gouvernement de la mort de Maximilien.
« Dieu, disait-il, qui voit et juge les souverains, connaît la pureté
des mobiles dont je me suis inspiré en associant l'archiduc à une
grande entreprise digne de ses rares qualités. » Il espérait, et
c'était sa consolation, que cette mort cruelle, loin de briser l'en-
tente entre les deux pays, la consoliderait en lui donnant la consé-
cration d'une commune douleur.
On s'attendrit à Vienne sur le sort du frère de l'empereur, mais
les larmes furent vite séchées ; l'archiduc Maximilien n'était pas po-
pulaire, il portait ombrage. La cour d'Autriche se refusait à rendre
la politique française responsable de la catastrophe. « Soyez cer-
LA FRANGE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 527
tains, écrivait le comte de Beust, que, quelque grande que soit
la désolation de la famille impériale, les rapports de bonne amitié
entre les deux gouvernemens ne s'en ressentiront pas. »
Ce n'était pas ce que l'on espérait à Berlin. La cour avait éprouvé
un vif et réel chagrin du sort immérité que le neveu du roi (1) avait
trouvé au Mexique. Elle manifesta la profondeur de ses regrets en
portant exceptionnellement à un mois, comme à l'occasion de la mort
de l'empereur Nicolas, le temps du deuil réglementaire, fixé pour les
souverains à trois semaines. Mais le gouvernement, qui ne sacri-
fiait rien au sentiment, se flattait que le souvenir de l'attentat du
19 juin ne s'effacerait plus, qu'il troublerait les relations entre
les deux cabinets. Il se plaisait à le considérer comme un coup
de fortune pour sa politique. Tous ses journaux se demandaient
si, après un si tragique événement, l'empereur François-Joseph et
l'impératrice Elisabeth paraîtraient à la cour des Tuileries : « Sur
les bords de la Seine, disait le Publiciste, l'organe du ministre de
l'intérieur, dans les appartemen? dorés des Tuileries, tout le bruit
de l'exposition, toute la pompe des réceptions princières, tout l'éclat
des bijoux de l'Orient n'effacera pas le Mane Tekel que l'histoire
vengeresse a écrit avec le sang sur le trône de Napoléon. Un spectre
se dressera désormais entre les souverains de France et d'Autriche. »
Le cabinet de Berlin fut vite désabusé; il apprit par le comte de
Goltz qu'une entrevue était arrêtée, que Napoléon III se rendrait en
Autriche pour donner à François-Joseph un témoignage de sympa-
thie. L'idée était élevée, touchante ; elle faisait honneur à l'impéra-
trice, qui l'avait suggérée dans un élan. chevaleresque. La politique
et de frivoles entraînemens en altérèrent aussitôt le caractère.
Tous les regards se retournaient vers l'Autriche. On s'appliquait
à pressentir les conséquences de l'entrevue de Salzbourg sur les
destinées de l'Europe. Ceux qui connaissaient à fond la situation in-
térieure de la monarchie n'y voyaient rien d'alarmant pour la Prusse.
Ils savaient que M. de Beust lui-même, dans ses correspondances
intimes avec ses amis d'Allemagne, ne cachait pas son impuis-
sance. Il avouait qu'il n'était pas en situation de protester contre
les infractions multiples faites au traité de Prague et que, si
un conflit venait inopinément à éclater entre la France et la Prusse,
il serait forcé de subordonner son intervention militaire aux pre-
miers résultats de la guerre. Il se sentait isolé à la cour, il n'avait
personne qui voulût servir ses idées avec ardeur, il était à la fois
l'acteur et le souffleur. La confiance si entière qui l'animait après
sa réconciliation avec la Hongrie tendait à s'affaiblir. Les partisans
(t) On l'appelait ainsi par extension j sa mère était la sœur de la femme de f>é«
déric-Guillaume IV.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
de Kossuth jetaient le gant aux autorités constituées; les Croates,
mécontens de la part qui leur était faite dans la réorganisation de
l'empire, refusaient de se faire représenter à la diète de Pesth;
la Bohême et la Moravie étaient minées par la propagande pan-
slaviste et la Prusse, sous main, assistait la Russie dans le tra-
vail de désagrégation qu'elle poursuivait le long du Danube. Aussi
le cabinet de Vienne, aux prises avec des difficultés sans cesse
renaissantes, en était-il réduit à rassurer le cabinet de Berlin sur
ses tendances, à affirmer ses sentimens germaniques et à protes-
ter contre toute arrière-pensée agressive.
Le gouvernement français, de son côté, s'efforçait de tranquilliser
et de ramener M. de Bismarck. La confiance publique était ébranlée ;
la crainte d'un conflit paralysait les affaires ; elle était exploitée par
les partis hostiles. L'empereur et ses ministres sentaient la néces-
sité de rassurer les esprits. Ils demandaient à l'ambassadeur du
roi de recommander la modération à sa cour, de se porter garant
de leurs sentimens pacifiques et de faire ressortir les difficultés de
leur tâche, en face d'une opinion publique déçue, nerveuse, excitée
par les ennemis de la dynastie. Ils s'épanchaient avec lui en toute
confiance ; ils oubliaient ses perfidies passées, l'action paralysante
qu'il avait exercée sur nos déterminations au mois de juillet 1866,
et les argumens que par ses rapports alarmans, au dire de M. de
Bismarck, il avait fournis au parti militaire prussien pour s'opposer
à la cession du Luxembourg. Il est vrai que M. de Goltz s'était
amendé. Les évolutions lui coûtaient peu. Il avait repris, comme en
1865, le contre-pied de la politique de son ministre ; il cherchait
alors à l'entraver dans son essor, il s'appliquait maintenant à le re-
présenter comme un brouillon en voie de compromettre les résul-
tats si glorieusement obtenus par la sagesse du roi et la vaillance
de son armée. 11 laissait entrevoir que, le jour où il siégerait dans
les conseils de son souverain, les relations de la France et de la
Prusse ne laisseraient rien à désirer. D'ailleurs son admiration pour
l'impératrice Eugénie avait pris le caractère d'une passion qui sem-
blait être le gage de sa sincérité.
L'ambassadeur promit d'être auprès de sa cour l'interprète cha-
leureux des protestations qu'il avait recueillies aux Tuileries et de re-
présenter l'entrevue projetée à Salzbourg comme une simple visite
de condoléance. Il devait prendre les eaux en Allemagne, il passa
par Ems avant d'aller à Kissingen. C'était nous rendre un réel
service. Il était indispensable que le représentant de la Prusse
à Paris s'expliquât une bonne fois avec son gouvernement sur
les difficultés que la politique impériale rencontrait dans l'œuvre
de pacification à laquelle elle se consacrait, parfois au détriment de
êa popularité, en se heurtant à tout instant à des susceptibilités cal-
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 529
culées dès qu'elle se permettait robservation la plus courtoise sur
les questions qui touchaient à l'exécution du traité de Prague.
« J'ai fait observer à Ems, disait le comte de Goltz, en traversant
Francfort, combien était ingrate la tâche de l'empereur, en face d'une
opinion déprimée, qui considérait la France comme déchue de son
rang, et qui se sentait humiliée par des procédés blessans pour son
amour-propre, par des actes qu'elle envisageait comme une atteinte
à ses intérêts traditionnels. J'ai ajouté qu'en continuant de la sorte,
on compromettrait infailliblement la paix, qu'il arriverait un mo-
ment où l'empereur se verrait débordé et entraîné'à des résolutions
qui lui répugnent. »
Partant de là, l'ambassadeur s'était fait le défenseur d'une poli-
tique modérée, conciliante, évitant des discussions oiseuses et des
querelles irritantes. Il avait démontré que les appréciations émises
par le gouvernement français dans des dépêches confidentielles,
soit sur la question danoise, soit sur la création d'un parlement
douanier, soit sur le sort des anciennes places fédérales, ne con-
stituaient pas des immixtions caractérisées, bien dangereuses pour
l'Allemagne, et qu'elles ne justifiaient pas le tapage qu'elles soule-
vaient à chaque instant dans la presse allemande.
Toutefois, M. de Goltz, en se portant garant de nos sentimens
pacifiques, n'était pas allé jusqu'à atténuer l'étendue de nos arme-
mens et les propos belliqueux qui se tenaient dans les cercles de la
cour et dans les sphères gouvernementales. II n'en restait pas
moins persuadé d'avoir, momentanément, imprimé à la politique de
son gouvernement, par ses explications et par les assurances dont
l'empereur l'avait prié d'être l'interprète, un caractère plus réservé
et plus amical. Mais il craignait que le chancelier, en contact avec
le parlement, dont la réunion était prochaine, n'en vînt de nouveau,
se laissant entraîner par l'effervescence de son tempérament, à
sacrifier ses bons rapports avec la France aux exigences passionnées
de sa politique allemande.
M. de Goltz avait plaidé notre cause avec chaleur; s'il n'avait pas
convaincu son ministre, qui de parti-pris, et à tout propos, soule-
vait des incidens, il avait réussi du moins à impressionner son sou-
verain. On constata, dès le lendemain de ses entretiens, que le dia-
pason de la presse était changé ; d'acariâtre, son langage était
devenu accommodant (1). On se flattait sans doute à la cour de
(1) Dépôche d'Allemagne, 17 août 1867. — « Les déclarations contenues dans votre
dépèche du 6 août me seront d'un usage précieux; elles me permettront de calmer let
appréhensions que j'entends se manifester et qui, par leur caractère persistant, ont
pour effet de surexciter les passions germaniques et de les retourner contre nous.
Elles contribueront d'autant plus efiicacement à ramener la confîaBce, qu'elles co«-
TOMB LXXIII. — 1886. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Prusse, sur des assurances données à Paris, qu'à son retour de
Salzbourg l'empereur rendrait au roi sa visite. Aller à Berlin après
nos mécomptes eût été excessif, mais se rencontrer avec Sa Ma-
jesté à Coblentz eût été politique. La cour de Prusse avait depuis
trop peu de temps le sentiment de sa force et de sa grandeur pour
n'être pas sensible à une marque de déférence qui, après tout, n'é-
tait que l'accomplissement d'un devoir de politesse. L'axe de la
politique était depuis Sadowa violemment déplacé; s'il ne passait pas
encore à Berlin, déjà il n'était plus à Paris. C'est ce qu'on se refu-
sait à croire aux Tuileries.
La ville de Salzbourg s'était pavoisée, elle ne se préoccupait pas
du motif qui lui valait la présence d'hôtes illustres, elle se mettait
en frais, non pour pleurer l'archiduc Maximilien, mais pour fêter
les deux empereurs et distraire les deux impératrices (1). On ne par-
lait que de bals, d'illuminations, de promenades nocturnes en gon-
dole, de spectacles et de galas organisés par l'intendant des théâtres
impériaux. Ce n'est pas ainsi qu'on célèbre la mémoire des morts,
c'était enlever à une démarche dictée par un sentiment de piété sa
grandeur et sa dignité. Aussi l'archiduchesse Sophie avait-elle re-
ftisé de paraître à l'entrevue ; profondément ébranlée par la mort
de son fils, elle avait fait vœu, disait-elle, de porter le deuil jusqu'à
la fin de ses jours.
L'empereur et l'impératrice, avant de partir pour l'Allemagne,
s'étaient arrêtés à Ghâlons ; ils quittèrent le camp triomphalement,
acclamés par l'armée, le 17 août, à huit heures du matin. A Carls-
ruhe, ils furent salués par le grand-duc et par la grande-duchesse de
Bade, qui offrit un superbe bouquet à l'impératrice, et à Ulm, par
le roi de Wurtemberg (2). Des vivats éclatèrent sur leur passage :
ce n'était pas l'amour de la France qui les inspirait, mais les res-
sentimens contre la Prusse. Il était une heure du matin lorsque le
train impérial arriva à Augsbourg (3).
cordent avec des instructions que M. de Bismarck a jugé utile d'adresser à ses agens
en Allemagne à la suite de ses entretiens avec le comte de Goltz. La circulaire du
chancelier s'appliquerait à enlever à l'entrevue de Salzbourg tout caractère inquié-
tant pour les relations amicales que la cour de Prusse entretient avec celles des Tui-
leries et d'Autriche. Ces instructions, inspirées, comme celles de Votre Excellence,
par la même pensée, bien comprises et énergiquement commentées par la diplomatie
des deux pays, ne sauraient manquer d'exercer sur l'opinion l'effet que le gouverne-
ment de l'empereur et le gouvernement du roi en attendent. »
(1) La gare était décorée du haut en bas de velours semé d'abeilles, d'écussons avec
le chiifre de Napoléon, de mâts vénitiens et de drapeaux tricolores. L'empereur aurait
pu se croire dans une gare française.
(2) Des musiques militaires jouaient l'air de la reine Hortense à l'arrivée du train
dans les gares.
(3) L'empereur déclina l'hospitalité que lui offrait le roi de Bavière; il descendit à
l'Hôtel des Trois-Maures.
LA FRANCE ET LA PRLSSE DE 1867 A 1870. 531
Augsbourg était une ville chère à l'empereur, il y retrouvait les
mélancoliques souvenirs de l'exil. Il tenait à revoir la maison qu'a-
vait habitée sa mère, la reine Hortense,età visiter le collège Sainte-
Anne, où il avait fait ses premières études. Il parcourut les salles
et s'arrêta aux places que ses maîtres lui assignaient. Le temps avait
respecté le nom de Louis-IS'apoléon, qu'un jour il avait gravé sui-
la bordure d'une fenêtre. L'écolier était devenu empereur, mais
l'Allemagne de ses jeunes années, paisible, studieuse, inoffensive,
s'était réveillée transformée ; il la revoyait, par le fait de ses er-
reurs, agitée, ambitieuse, menaçante. Quel contraste ! Quel désen-
chantement pour un souverain qui croyait assurer la prépondérance
à son pays en proclamant le principe des nationalités I
Le roi Louis était descendu des hauteurs du château de Berg,
où il vivait inaccessible à ses sujets, pour complimenter leurs ma-
jestés impériales à leur passage à travers la Bavière. Il les enchanta
par la bonne grâce de son accueil, par le charme et l'originalité
de son esprit. Il tint à honneur de les accompagner jusqu'à Kosen-
heim, à la frontière de l'Autriche. L'empereur voyageant incognito,
sa majesté bavaroise ne crut pas devoir lui présenter le président
de son conseil, qui s'était rendu à la gare. C'était pousser loin les
scrupules de l'étiquette, mais c'est ainsi qu'on la pratiquait du
temps de Louis XIV. L'incident ne passa pas inaperçu; l'empereur,
dès qu'il en eut connaissance, fit dire au prince de Ilohenlohe qu'à
son retour il serait charmé de lui serrer la main.
Ce fut un spectacle émouvant lorsque les deux empereurs, qui
ne s'étaient pas revus depuis Villafranca, se retrouvèrent en pré-
sence. François-Joseph seul connaissait alore les revers. Napoléon III
commençait à les appréhender à son tour, mais il était loin de pres-
sentir les tragiques vicissitudes que lui réservait un prochain ave-
nir.
La politique a d'étranges retours et de bizarres contradictions.
L'Autriche, que nous avions combattue au nom du principe des na-
tionalités, allait devenir notre auxiliaire pour enrayer en Allemagne
le mouvement national que nous avions soutenu contre elle en Ita-
lie. Entre 1859 et 1867 la contradiction était flagrante : Salzbourg
était la contre-partie de Villafranca.
Il était évident que la politique ne resterait pas bannie de l'entre-
vue, malgré les protestations préventives de la diplomatie autri-
chienne et de la diplomatie française. Personne n'admettait que les
souverains de deux grands pays, passant cinq jours dans une étroite
intimité, s'abstiendraient de parler de l'état de l'Europe et de leur
situation réciproque. La question allemande les mettait en présence
de la Prusse, la question d'Orient les plaçait en face de la Russie.
L'empereur, il est vrai, n'emmenait pas de ministre, mais tout le
532 REVUE DES DEUX MONDES.
monde savait qu'en France le chef de l'état se passait de ses con-
seillers pour engager sa politique ; on n'avait pas oublié qu'il était
seul à Plombières lorsqu'il arrêta avec le comte de Gavour la guerre
d'Italie. M. de Beust avait d'ailleurs intérêt, pour le succès de sa
transformation intérieure et de sa politique étrangère, à se préva-
loir de l'intimité de ses rapports avec la France et à laisser entre-
voir, sinon une alliance imminente, du moins une alliance éventuelle.
Il consacra toute son habileté à accréditer les soupçons par son
attitude et par le jeu de sa presse. Il s'entoura d'une partie de sa
chancellerie, emmena le comte Andrassy et fit venir M. de Beck,
le ministre des finances. C'était plus qu'il n'en fallait pour inquié-
ter le cabinet de Pétersbourg et faire bondir le cabinet de Berlin.
Et cependant il a confessé, depuis la guerre, qu'en réalité per-
sonne n'avait eu lieu de s'alarmer. « Nous étions, disait-il, comme
des gentlemen riders en face d'un fossé et c'était à qui ne le fran-
chirait pas. » L'aveu était superflu ; l'Autriche en 1870 par son
inaction devait suffisamment révéler l'inanité des conférences de
Salzbourg.
Cependant l'on rédigea un protocole : on y développait les idées
émises dans un mémorandum très concis, que M. de Beust soumit
à l'empereur et qui fixait les points essentiels de l'entente (1). Ce
protocole n'engageait à rien ; il devait servir de base, suivant les
circonstances, à une future alliance.
(1) Mémorandum autrichien. — Maintien du traité de Prague. — Éviter tout ce qui
pourrait être exploité par la Prusse comme une provocation. — Action morale sur les
états du Midi pour qu'ils ne sortent pas du statu quo. — Le système libéral inauguré
en Autriche servira à réveiller les anciennes sympathies des populations. — Une poli-
tique franchement pacifique du gouvernement français enlèvera tout prétexte à de
nouveaux engagemens de la part des cours méridionales s'ils leur étaient demandés
en prévision d'une guerre. — L'union de la France et de l'Autriche devra se manifes-
ter de façon à les faire réfléchir et à leur faire sentir la nécessité d'une attitude indé-
pendante et réservée. — L'accord de la France et de l'Autriche en Orient impression-
nera le midi de l'Allemagne s'il ne tardait pas à se manifester. — En Orient aussi, on
maintiendra le statu quo. — L'attitude commune, sans être hostile à la Russie, devra
être persévérante. La question de Candie devra être reprise en sous-œuvre. — Une ces-
sion à la Grèce est devenue de plus en plus difficile. — Il faudra obtenir une pacification
prompte du pays en donnant satisfaction à tous les vœux des populations compatibles
avec la dignité de l'empire ottoman. On fera une démarche auprès du gouvernement
russe pour obtenir son avis sur les moyens de résoudre l'affaire de Candie. On s'adres-
sera ensuite à l'Angleterre pour l'associer aux communs efforts. On tiendra un lan-
gage conforme à Athènes pour amener le gouvernement hellénique à une apprécia-
tion plus sainedela situation. — L'Autriche s'abstiendra de soulever des difi'érends avec
le gouvernement des Principautés-Unies malgré ses griefs, à moins d'y être contraint
par des circonstances imprévues. Elle s'impose cette réserve pour conjurer l'interven-
tion armée d'une autre puissance. Si le gouvernement autrichien était forcé d'occu-
per une partie des principautés contiguë à son territoire, le gouvernement français
interposerait ses bons offices. Il convoquerait une conférence pour aviser, suivant l'es-
prit du traité de Paris, au rétablissement des choses.
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 533
On avait reconnu après avoir passé en revue toutes les questions
à l'ordre du jour, surtout en Allemagne et en Orient, que les inté-
rêts étaient identiques et que les deux cabinets devaient s'entendre
pour exposer leurs idées de la même manière, employer les mêmes
moyens et tenir le même langage pour les maintenir et les faire
respecter. On avait prévu les crises et les conflits éventuels; on
avait calculé autant que possible toutes les chances, et l'on s'était
promis de rester unis dans l'entente que l'on considérait comme la
sauvegarde des intérêts communs. La confiance dans la perpétuité
d'un intime accord était telle qu'elle avait dominé toutes les autres
considérations. Aussi s'était-on dispensé de se lier par des engage-
mens secrets, on avait évité tout traité et toute convention ; aucun
papier n'avait été signé, mais la pariaite entente présente et future et
l'assistance réciproque, solennellement proclamées, avaient eu pour
garantie la parole d'honneur des deux souverains (1). S'ils avaient
reconnu l'urgence du maintien de la paix, ils l'avaient soumise à
certaines conditions dont ils étaient convenus de ne pas se départir.
Ces conditions résultant des traités, les deux gouvernemens avaient
déclaré qu'ils n'en souffriraient aucune violation. Ils se posaient en
défenseurs du statu quo ; ils n'entendaient ni attaquer la Prusse,
ni même revenir sur les faits accomplis ; ils ne voulaient que le
maintien des stipulations de Paris et de Prague. Il s'agissait de sau-
ver l'intégrité de l'empire ottoman et de s'opposer à la création
d'un empire d'Allemagne qui amoindrirait la France et menacerait
l'Autriche dans son existence.
L'accord était fondé sur la paix, sans caractère agressif: « Il peut
ne pas plaire à tout le monde, disait le chancelier autrichien, mais
personne n'a le droit de s'en montrer offusqué. » C'est en cela que
M. de Beust se trompait. La Prusse et la Russie ne pouvaient voir
sans émotion la France et l'Autriche se concerter et s'unir pour
entraver leur expansion en Allemagne et en Orient. Il avait beau
(1) Notre ambassadeur à Vienne, le duc de Gramont, assistait à l'entrevue, mais, sur
la demande de M. de Beust, il ne fut pas initié uux négociations. Le prince de Motter-
nich et M. Houher seuls eurent connaissance du mémorandum et du protocole.
L'empereur aurait voulu un traité offensif et défensif, mais le chancelier lui fit
observer qu'un acte pareil n'échapperait pas à la vigilance de la diplomatie prussienne,
malgré toutes les précautions prises, et que M. de Bismarck, dès qu'il le connaîtrait,
provoquerait un conflit. M. de Beust n'admettait pas que la France et l'Autriche,
dont l'armement était à peine ébauché, fussent déjà en état de soutenir la lutte. Il
subordonnait l'alliance à leur réorganisation militaire, qui, d'après lui, nécessiterait
encore beaucoup de temps. Ce furent aussi les objections que l'archiduc Albert, lors
de sa mission à Paris, au mois de février 1870, fit valoir auprès de l'empereur. On
raconte qu'après être sorti du cabinet de Sa Majesté, il revint sur ses pas, et dit en
entrebâillant la porte : « Sire, surtout n'oubliez pas, quoi qu'il advienne, que nous
ne serons pas en état d'entrer en ligne avant un an. »
534 REVUE DES DEUX MONDES.
télégraphier, en voyant le fâcheux effet produit par ses concilia-
bules avec l'empereur, qu'il n'y avait à Salzbourg « que des cœurs
pénétrés de douleur et des yeux remplis de pleurs, » personne n'a-
joutait foi à ces dépêches larmoyantes. La diplomatie russe et la
diplomatie prussienne croyaient être renseignées. « Que penser,
disait M. de Savigny, d'un chancelier d'empire travaillant, au dire
même de ses organes, comme un ministre français dans le cabinet
de INapoléon III? Ce fait seul aurait suffi pour nous donner l'éveil,
si nous ne savions par des informations sûres, — car en Autriche
il y a moyen de tout savoir, — ce qui se trame contre nous (1). )>
La presse inspirée reflétait en termes acerbes les inquiétudes et
les colères qui se manifestaient à Berlin ; elle considérait l'entrevue
comme une provocation déguisée à l'adresse de la Prusse ; elle n'ad-
mettait pas qu'un souverain étranger pût venir en Allemagne pour
traiter des affaires allemandes avec une puissance non allemande.
La Gazette de la croix écumait : « Une Confédération du Sud sous
la direction de l'Autriche (2) et sous le protectorat de la France,
disait-elle, tel est le but qu'on poursuit à Salzbourg. Nous n'exami-
nerons pas si une Confédération du Midi dont l'Autriche ferait par-
lie ne serait pas contraire aux stipulations de Prague. Nous ne de-
manderons pas ce que deviendraient les traités d'alliance que les
états du Sud ont conclus avec la Prusse et auxquels ils ne sauraient
se soustraire sans manquer à la foi jurée. Nous demanderons seu-
lement si l'Allemagne est disposée à permettre à l'empereur des
Français de s'immiscer dans les affaires allemandes.
« Il existe sans doute en Allemagne des misérables qui attendent
le salut de la patrie, ou plutôt leur salut personnel, de Paris. On les
écrasera, lorsque l'heure de punir les traîtres aura sonné.
« Il est une chose toutefois qu'on fera bien de méditer aux Tui-
leries : si nous ne nous sommes pas laissé endormir par les flatte-
Il) L'empereur François-Joseph conféra au prince de JMetternich, en présence de
ses hôtes, l'ordre de la Toison d'or, la plus haute de ses distinctions. Il avait à cœur
de prouver à Napoléon III combien il appréciait le zèle et l'ardeur que son ambassa-
deur consacrait à l'intime entente des deux pays. C'était donner à l'entrevue une
consécration solennelle et permettre de supposer, en octroyant au prince de Metter-
nich une aussi éclatante récompense, que l'alliance qu'il poursuivait était définiti-
vement scellée.
(2) On prétendait que Napoléon III, à son passage à Munich, avait essayé de con-
vertir le roi Louis et son ministre à l'idée d'une Confédération du Sud sous le protec-
torat de l'Autriche. M. de Beust protesta énergiquement contre ces bruits dans des
dépêches adressées à ses agens : « L'Autriche, disait-il, s'en tient strictement aux
stipulations de Prague, qui reconnaissent à l'Allemagne du Sud le droit de se con-
stituer en confédération séparée, mais qui n'admettent pas qu'elle puisse se placer
sous un protectorat étranger. Il n'a donc pas été question de protectorat autrichien à
Salzbourg, l'empereur Fi'ançois-Joseph en a donné l'assurance au roi de Bavière. »
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 535
ries, les menaces ne nous intimideront pas davantage. Nous n'avons
pas la prétention d'être les précepteurs des autres pays, mais nous
ne souffrirons pas qu'on nous fasse la leçon. Les alliés de Salzbourg
ont décidé de ne pas permettre qu'aucune question soit résolue
autrement qu'ils ne l'entendent; eh bien! qu'ils le sachent, nous
ne tiendrons aucun compte de leurs résolutions ; qu'ils le prennent
en bien ou en mal, nous garderons notre volonté, et nous savons ce
que nous voulons. »
Les journaux de Vienne qui puisaient leurs inspirations à Berlin,
à la caisse des reptiles, n'étaient pas moins violens ; ils s'appli-
quaient à énumérer avec d'outrageans commentaires tous les dé-
sastres que la maison d'Autriche avait retirés de ses alliances avec
la France. Ils se plaisaient, dans une pensée odieuse, à évoquer le
spectre de l'empereur Maximilien ; ils le montraient présidant aux
entretiens des deux souverains.
M. de Bismarck, maître de lui-même, avait longtemps dissimulé
son déplaisir et ses craintes (1). Il attendait pour éclater que sa
(1) Dépèche d'Allemagne (21 août 1867). — «La diplomatie prussienne est plus vive*
ment préoccupée de l'entrevue de Salzbourg qu'elle ne l'avouait il y a quelques Jours.
Klle se montre inquiète, je dirai mf me nerveuse, et les ovations dont j'cmpcrcur a été
l'objet en Wurtemberg et en Bavière ne font que l'agacer davantage. M. de Bismarck,
qui cependant n'est pas facile à émouvoir, n'échapperait pas à la contiigion de ses
agens ; il verrait dans la rencontre des deux souverains un danger sérieux pour la
politique qu'il poursuit en Allemagne.
«Les lettres du prince Gortchakof ne tendraient pas à le calmer, elles montreraient
M. de Beust disposé à tout écouter et prêt à tout signer. Aussi le chancelier s'arrè-
terait-il aux résolutions les plus énergiques. Il aurait l'intention do mettre, dès à pré-
sent, les cours secondaires au pied du mur, de leur demander de compléter leurs
engagcraens et de prendre avec lui foutes les mesures que l'éventualité d'une guerre
pourrait rendre indispensables; ces négociations ne laisseront pas d'ôtre délicates, car
les cours dont il réclame l'assistance aveuglo et illimitée seront, après l'entrevue de
Sahbourg, moins disposées encore que par le passé à aliéner le peu de liberté qui leur
reste. Fidèle à sa tactique, qui consiste à toujours prendre l'offensive, le chancelier ne
se bornerait pas à s'expliquer avec les cours du Midi ; il interpellerait le gouverne-
ment français et le gouvernement autrichien sur la portée de l'entrevue. Il s'atten-
drait à des explications tranqurllisaiites, mais il ne se tiendra pour satisfait, dit-on,
qu'autant que l'un des deux empereurs se prêterait, par une visite au roi, à la contre-
partie do Salzbourg. Cette visite aurait pour sa politique plus d'un avantage : elle
consacrerait ce qui, depuis un an, s'est fait en Allemagne et elle serait, pour les
populations allemandes le commentaire le plus significatif donné aux tentatives
d'alliance entre la France et l'Autriche.
M On dit que l'échange des communications entre Pétersbourg et Berlin n'a jamais
été plus fréquent et que la réunion d'un congrès de souverains allemands sous la
présidence du roi de Prusse, et dont le grand-duc de Bade aurait pris l'initiative, se-
rait arrêtée pour le mois de septembre.
« M. de Beust est l'objet de violentes attaques; on le fait passer pour traître à son
pays et à la patrie allemande, qu'on s'applique à confondre avec l'Autriche dans une
même pensée... En soulevant contre lui les passions, dans la presse et dans les as-
semblées populaires, on espère sans doute le renverser du pouvoir. »
536 REVUE DES DEUX MONDES.
diplomatie et sa police aux aguets lui eussent livré les secrets de
l'entrevue : « La France, disait-il, lorsqu'il fut fixé, d'une main
nous présente des notes calmantes, et, de l'autre, elle nous laisse
entrevoir la pointe de son épée. »
Les souverains du Midi s'étaient tous portés sur le passage de
Napoléon III, des manifestations s'étaient produites le long de son
parcours, les sentimens particularistes menaçaient de prendre le
dessus en Allemagne : il était temps de relever le prestige de la
Prusse par un fier langage et de violens procédés.
On songeait à mettre le cabinet de Vienne et la cour des Tui-
leries en demeure de s'expliquer catégoriquement sur les réso-
lutions arrêtées entre les empereurs. On devait notifier à la France
qu'elle n'avait aucun droit de s'occuper des stipulations de Prague ;
cette thèse serait affirmée à Vienne et M. de Beust aurait à pré-
ciser les griefs qu'il avait à formuler sur la non-exécution du traité
de paix. Telles étaient, au dire de M. de Savigny, les résolutions
auxquelles on s'arrêtait à Berlin. Ce n'était pas tout, des ordres
seraient donnés pour hâter les préparatifs d'une entrée en campagne ;
on parlait aussi d'un voyage du roi à Pétersbourg dès le retour de
Grimée de l'empereur Alexandre et de la réunion des souverains al-
lemands à Bade afin d'opposer d'éclatantes démonstrations à celle
de Salzbourg. On voulait être militairement et diplomatiquement
préparé à toutes les éventualités, car on croyait savoir qu'au mo-
ment où le comte de Goltz apportait à Ems des déclarations tran-
quillisantes, l'empereur et ses ministres songeaient à la guerre et
la préparaient. Aussi M. de Savigny était-il en proie à de sombres
prévisions; il désespérait du maintien de la paix, après cette
épreuve nouvelle qu'allaient avoir à traverser les relations de la
France et de la Prusse. Il croyait, comme toute la diplomatie prus-
sienne, qu'en cas de conflit l'Autriche serait vouée à l'impuissance.
Il pensait que la Russie, qui dépensait des millions pour ses menées
panslavistes, ne laisserait pas échapper l'occasion pour arriver à ses
fins et qu'elle soulèverait tous les élémens slaves de la monarchie
autrichienne. Il était convaincu que, si le comte de Bismarck, poussé
à bout, décrétait la constitution unitaire de 18Zi9 et proclamait l'Al-
lemagne, toutes les populations allemandes de l'empire des Habs-
bourg subiraient l'attraction et se feraient représenter au parle-
ment comme en 1848 (1).
(1) Dépêche d'Allemagne. — « L'ambassadeur d'Angleterre à Berlin, qui a passé ici,
m'a parlé des inquiétudes que l'entrevue de Salzbourg a soulevées à la cour de Prusse.
Il ne les partage pas ; il trouve naturel que deux souverains si directement menacés
aient à cœur de s'entendre sur les éventualités de l'avenir. Mais il doute que le chan-
celier se soumette à une interprétation restrictive du traité de Prague, lui serait-elle
notifiée dans la forme la plus courtoise et serait-elle conçue dans l'esprit le plus large
LA FRANCE Eï LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 537
M. de Savigny, dans cette revue dramatique des moyens d'action
auxquels son gouvernement se proposait de recourir, exagérait
sans doute. Ses paroles, empreintes à la fois de craintes et de me-
naces, dénotaient cependant un grand trouble dans les idées pré-
dominantes à la cour de Prusse. Mais l'irritation à laquelle on cédait
dépassait le but, elle eût été inexplicable si elle n'avait pas coïncidé
avec les élections pour le parlement du Nord. On battait monnaie
électorale avec l'entrevue, on en exagérait à plaisir la portée ; les
récriminations étaient voulues. Pour M. de Bismarck, ne pas avan-
cer, c'était reculer, et il ne pouvait avancer qu'en attisant les pas-
sions nationales.
La bonne entente avec le cabinet de Berlin, que la cour des Tui-
leries s'était récemment donné tant de mal à rétablir, était de nou-
veau gravement et gratuitement compromise. Si l'état de notre
armée n'avait rien laissé à désirer, l'entrevue eût été appréciée cer-
tainement avec plus de philosophie, mais on nous savait en pleine
transformation militaire, incapables de le prendre de haut. C'est la
moralité qui se dégageait du reste de toutes les crises que le chan-
celier, dans la pensée de nous énerver et de nous atteindre dans
notre prestige, soulevait si volontiers au moindre prétexte.
Notre diplomatie en Allemagne appréhendait des complications ;
elle s'appliquait à les conjurer.
« C'est au gouvernement de l'empereur de décider, écrivait-on au
ministre des affaires étrangères, s'il ne conviendrait pas dans l'in-
térêt de la paix d'arrêter la cour de Prusse dans la voie violente,
périlleuse, où elle s'est engagée, soit par de franches explications
diplomatiques, soit par des déclarations plus solennelles qui au-
raient l'avantage de rallier à notre politique les gouvernemens et
les peuples qui n'ont vu dans l'entrevue de Salzbourg qu'un gage
non équivoque donné à la tranquillité de l'Europe. »
Cette politique s'imposait, à moins de fournir aux états-majors
CD ce qui concerne les faits accomplis en Allemagne. L'ambassadeur de la reine est
convaincu d'une entente entre la cour de Prusse et la cour de Pétersbourg, mais il
croit que le cabinet de Berlin ne se prête qu'à regret à une alliance avec la Russie, il
en sent tous les inconvéniens, ne serait-ce que celui de s'aliéner l'Angleterre. D'après
lui, M. de Bismarck préférerait de beaucoup se rattacher à l'Autriche, serait-ce au
prix de sacrifices. Il aurait entendu plus d'une fois des diplomates prussiens regretter
qu'en 186G on ait cédé aux passions irréfléchies de la victoire pour rompre violem-r
ment les liens qui rattachaient l'Autriche à l'Allemagne. Il sait que de nombreuses
démarches ont été faites, sous toutes les formes et par divers intermédiaires, en vue
d'une réconciliation. Il croit que, n'ayant pas réussi par la persuasion, on cherche au-
jourd'hui, en désespoir de cause, à impressionner et à ramener le gouvernement im-
périal par la terreur de la Russie, prête à soulever les populations slaves de la monar-
chie autrichienne. M. de Bcust aurait en main les preuves les plus compromettantes
pour la diplomatie russe, telles que des lettres du comte de Stackelberg, saisies en
Gallicie, sur des émissaires moscovites. »
538 REVUE DES DEUX MONDES.
prussiens le prétexte qu'ils avaient en vain cherché au mois d'avril
lors de l'affaire du Luxembourg.
M. de Moustier dépensa beaucoup d'éloquence pour enlever aux
entretiens de son souverain avec l'empereur François-Joseph et son
ministre la gravité qu'on leur prêtait. Il fournit des assurances ver-
bales au gouvernement prussien, il adressa des circulaires atté-
nuantes à ses agens à l'étranger (1), il multiplia les communiqués
pacifiques dans la presse semi-officielle. L'empereur lui-même crut
devoir publiquement rassurer la Prusse sur ses sentimens : « Les
gouvernemens faibles seuls, disait-il à Arras, pour répondre aux
craintes affectées à Berlin, cherchent dans les complications exté-
rieures des dérivatifs à leurs embarras intérieurs. »
Le comte de Goltz, à la fin de juillet, s'était porté garant, à
Ems, auprès de son souverain, des sentimens pacifiques de l'em-
pereur, de son désir ardent et sincère de maintenir à ses rapports
avec la Prusse le caractère le plus confiant ; il s'était appliqué à
enlever toute arrière-pensée politique à l'entrevue et il avait laissé
espérer qu'à son retour Napoléon III passerait sans doute par Co-
blentz pour saluer sa majesté et la remercier de sa présence aux
Tuileries pendant l'exposition (2). Les assurances données par
l'ambassadeur ne s'étaient pas justifiées, elles n'avaient servi qu'à
démontrer au roi combien les défiances de son premier ministre
étaient autorisées. Le roi Guillaume en était de nouveau à appré-
hender que la guerre, comme M. de Bismarck ne cessait de lui ré-
péter, ne fût plus désormais qu'une question de temps, qu'elle
n'éclatât sûrement le jour où les préparatifs de la France et de
son alliée éventuelle seraient au complet. Aussi l'ambassadeur re-
gagnait-il son poste peu satisfait de sa campagne et peu reconnais-
sant à la cour des Tuileries du démenti si manifeste qu'elle avait
donné aux déclarations dont il s'était rendu l'interprète. Il déplo-
rait que la démarche de l'empereur eût pris tout à coup des pro-
portions si anormales; il regrettait vivement l'ostentation donnée
au voyage ; il lui semblait qu'une entente cordiale entre les deux
(1) Dépêche d'Allemagne (2 septembre 1867.) — « Il n'est pas un esprit impartial en
Europe qui se méprenne sur le sens et la portée de l'entrevue de Salzbourg; aussi
Buis-je convaincu que les déclarations du gouvernement de l'empereur destinées à
rectifier les interprétations erronées qui en dénaturent le caractère, seront accueil-
lies comme un témoignage de notre loyauté et de nos sentimens pacifiques.»
(2) Dépêche d'Allemagne (août 1867). — « L'entrevue était envisagée, au début, avec
bonne grâce. On se flattait que l'empereur, avant de rentrer en France, aurait à cœur
de se rencontrer avec le roi. La déception est grande aujourd'hui que l'on sait qu'il
ne reviendra pas par Coblentz et ne s'arrêtera môme pas à Bade. La blessure est pro-
fonde. On considère qu'en allant à Paris, le roi a donné à la France un témoignage de
bonne volonté aussi explicite, aussi flatteur qu'on pouvait le désirer. »
LA FRANCE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 539
gouvernemens aurait pu s'établir d'une façon plus discrète et sur-
tout moins blessante pour sa cour.
La politique et les fêtes avaient dénaturé la pensée généreuse
dont s'inspirait l'empereur en allant à Salzbourg. Les pieux et
tristes souvenirs qui réunissaient les deux cours avaient servi de
prétexte à de bruyantes démonstrations, à de frivoles distractions.
L'Europe entière avait été mise dans la confidence de projets d'al-
liance, et les deux gouvernemens que nous avions tout intérêt à
ménager, se sentant menacés, nous témoignaient hautement leurs
ressentiraens. C'était une faute nouvelle à ajouter à tant d'autres.
« Quand deux grands princes s'entrevoyent, disait Philippe de Com-
mines, pour cuider appaiser différends, telle venue est plus dom-
mageable que pourfictable, mieux vaudrait qu'ils les pacifiassent
I)ar sages et bons serviteurs (i). » L'entente entre la France et l'Au-
triche résultant de l'identité de leurs intérêts, il était superflu de
la proclamer publiquement et de l'enregistrer dans un mémorandum
sans portée contractuelle. C'est par des traités mystérieusement éla-
borés par la diplomatie, soit à Paris, soit à Vienne, qu'il aurait fallu
solennellement la consacrer.
Lorsque Frédéric II trahissait la cour de Versailles et passait aux
Anglais, il ne se doutait pas, tant les pourptirlers avaient été se-
crètement menés, que Louis XV et Marie-Thérèse, sous la pression
des événemens, dans une situation qui n'était pas sans analogie
avec celle de 1867, s'étaient de leur côté rapprochés et liés. Mais
l'esprit politique qui pèse, prévoit et combine, semblait disparaître
de plus en plus des conseils de l'empire. On se croyait encore maître
des événemens et l'on était ta leur merci. L'empereur avait conscience
de ses erreurs, mais il lui répugnait d'en mesurer la portée etde croire
qu'elles fussent irrémédiables. II préférait s'étourdir et s'en rap-
porter à ceux qui lui disaient que rien n'était changé en Europe,
que son prestige n'était pas atteint, que l'équilibre des forces n'é-
tait pas rompu et que l'influence de la France n'était pas diminuée
par les deux puissances militaires qu'il avait laissées se constituer à
nos frontières. Et cependant son autorité morale s'amoindrissait ; sa
voix si écoutée avant la guerre était méconnue. Il était l'objet de pro-
vocations, et pour éviter des conflits, il se voyait contraint de justifier
ses démarches, d'atténuer les actes de sa chancellerie, de s'expli-
quer sur ses armemens. Au lieu d'alfirmer une politique indépen-
dante, résolue, il en était réduit à louvoyer, à se prémunir contre
les surprises d'un adversaire implacable qui, sous l'égide d'un grand
souverain et avec l'appui d'une admirable armée dirigée par un
grand stratégiste, consacrait son génie, mêlé d'audace et d'artifices,
(1) Comraines, Mémoires, ch. viii.
5Û0 REVUE DES DEUX MONDES,
à défaire, au profit de rAllemagne, l'œuvre de Richelieu et de
Mazarin.
« La grandeur est une chose relative, disait à l'empereur un mi-
nistre clairvoyant ; un pays peut être diminué, tout en restant le
même, lorsque des forces s'accumulent autour de lui. »
La force absolue de la France était restée la même, mais sa force
relative s'était affaiblie. Cette vérité devenait chaque jour plus sai-
sissante.
IIL
Les sombres prévisions de M. de Savigny ne s'étaient pas réali
sées. M. de Bismarck n'avait pas mis la France et l'Autriche en
demeure de s'expliquer sur les arrangemens intervenus à Salz-
bourg, l'armée prussienne n'avait pas été mobilisée. Le chancelier
fédéral s'était borné à laisser à ses organes attitrés le soin de ma-
nifester son courroux ; il avait accepté avec une bonne grâce ironique
les déclarations tranquillisantes que le cabinet de Vienne et le ca-
binet des Tuileries s'étaient empressés de lui transmettre sponta-
nément. Son but était atteint ; il avait prouvé à l'Allemagne qu'on
comptait avec lui. Sa presse était redevenue courtoise. La Correspon-
dance provinciale se félicitait de n'avoir pas partagé les inquiétudes
générales provoquées par l'entrevue des deux empereurs, qu'elle
avait été cependant la première à répandre. Le comte de Goltz s'at-
tribuait auprès de la cour des Tuileries le mérite de ce revirement.
Il regrettait qu'à Berlin on eût pris les choses au tragique, il esti-
mait qu'il était plus habile de conjurer les coalitions par de bons
procédés que de les provoquer et de les précipiter par les violences.
M. de Goltz se donnait à nos yeux le mérite de la sagesse et de la
modération au détriment de son ministre.
Les grands politiques ontsouvent sous leurs ordresdesagens jaloux,
dénigrans, qui se plaisent à les desservir et, lorsque ces agens sont
couverts par la reconnaissance du souverain, il faut renoncer à les
briser en les déshonorant. Le comte de Goltz avait de puissantes
attaches à la cour de Prusse ; à l'heure où son roi jouait les destinées
de la monarchie sur les champs de bataille, il lui avait rendu des
services qu'on n'oublie pas; il avait su paralyser la France pen-
dant la guerre de Bohême, et par son astuce arracher à Napo-
léon III, sans rien sacrifier, des cessions territoriales inespé-
rées (1). Il était à l'abri des ressentimens. L'œuvre du comte de
Bismarck était d'ailleurs, dans les cercles de la cour, l'objet de
(1) La Politique française en 1866, p. 270. — Le Comte de Goltz et son action à
Paris.
LA FRANGE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 5Al
véhémentes critiques. Les conservateurs voyaient avec un amer
déplaisir le ministre dirigeant s'engager de plus en plus avec les
nationaux, ils lui reprochaient de sacrifier la Prusse à la révo-
lution. Ils avaient beau jeu en face des résistances que sa
politique rencontrait des deux côtés du Main. Le roi, en traversant
les provinces annexées, avait pu constater combien son gouverne-
ment y était mal vu; il avait été froidement accueilli (1). Ce n'est
pas à sa personne assurément qu'en voulaient les populations ; elles
savaient qu'il était chevaleresque, bienveillant, désireux de leur
plaire, et préoccupé de leur sort. Elles se plaignaient du système
qu'une bureaucratie formaliste leur appliquait militairement. Le
roi en faisait des remontrances à ses ministres : « Nous n'avons pas
le temps de nous faire aimer, » répliquait M. de Bismarck, en
invoquant la raison d'état.
L'administration prussienne se distinguait par de grandes qua-
lités; elle était instruite, elle avait le sentiment du devoir et elle
témoignait en toutes circonstances d'un ardent patriotisme qui,
parfois, s'exaltait jusqu'à l'outrecuidance; mais elle ne possédait pas
le génie organisateur, ni le don de se rendre sympathique. C'est ce
qui expliquait l'hésitation dont elle faisait preuve dans la réorgani-
sation des nouvelles provinces, c'est ce qui justifiait aussi la ré-
sistance qu'elle y rencontrait. Elle ne songeait qu'à imposer aux
populations conquises la loi du vainqueur, elle leur enlevait suc-
cessivement les privilèges dont elles étaient fières; elle s'éver-
tuait à les blesser dans leurs intérêts, dans leurs habitudes, dans
leurs souvenirs et dans leur amour-propre. « Que de vertus vous
nous faites haïr ! » disait Cornélie à César.
Le roi Guillaume s'appliquait à atténuer le rigorisme de ses
fonctionnaires par sa simplicité et par sa cordialité. Il conciliait son
goût pour les voyages avec les devoirs de sa couronne ; il se met-
(1) Dépèche d'Allemagne. — « 15 août 1807. Le roi de Prusse a traversé Francfort
ce matin se rendant à Casscl ; l'administration avait convoqué pour sa réception, à
la gare du chemin de fer, tous les personnages de la ville ayant un caractère oniciei.
On comptait une centaine de fonctionnaires môles à quelques curieux et aux offlciers
de la garnison. Le roi ne devait s'arrêter que le temps de prendre une collation, car
les autorités n'avaient pas jugé prudent de mettre Sa Majesté en contact avec des po-
pulations mal pensantes. Mais un incendie ayant pendant la nuit embrasé toute la
partie intérieure du Vieux-Dôme, où les empereurs se faisaient couronner du temps
du saint-empire, le roi a cédé aux élans de son cœur et s'est rendu sur le lieu du si-
nistre. L'occasion lui a paru bonne pour donner un témoignage de sollicitude à l'an-
cienne ville libre si cruellement éprouvée depuis un an. Les masses sont supersti-
tieuses; la coïncidence de l'incendie du Dôme avec l'arrivée du roi a frappé les
imaginations; on la considère comme d'un fâcheux augure pour la maison de Hohen-
zollern... On s'imagine qu'elle a perdu les chances de ceindre la couronne impériale,
aujourd'hui que la nef séculaire du Dôme où venaient se faire couronner les empe-
reurs est devenue la proie des flammes. »
5A2 REVUE DES DEUX MONDES,
tait sans cesse en contact avec les populations annexées et s'effor-
çait à les rattacher à sa monarchie. Ses exigences étaient modestes;
il ne tenait pas à des démonstrations bruyantes, enthousiastes, il se
contentait des succès d'estime rehaussés par l'apparat des réceptions
officielles et des revues militaires. Il avait à cet égard une théorie
fort habile qui lui était inspirée par ses principes monarchiques. Il
trouvait naturels et même légitimes les regrets qui se manifestaient
dans ses nouvelles provinces, il eût été désolé de ne pas les ren-
contrer, car ces regrets étaient à ses yeux le témoignage le plus
certain de leurs sentimens royalistes, et il ne doutait pas qu'nprès
un large tribut payé au passé, elles n'en arrivassent insensiblement
à comprendre d'elles-mêmes le bonheur d'avoir part aux bienfaits
et à la gloire d'un grand état. Ce n'était pas lui, d'ailleurs, qui avait
renversé les princes déchus, c'était la marche fatale de l'histoire,
c'étaient les mystérieux décrets de la providence. C'est ainsi qu'il
s'était exprimé dans le courant de l'été à Gassel et à Wiesbaden,
c'est ainsi qu'il se serait exprimé à plus forte raison à Hanovre, s'il
lui avait été permis de prendre officiellement et solennellement
possession du pays des guelfes. Mais les populations hanovriennes
étaient frondeuses, leur attachement à leur dynastie paraissait
inébranlable, il eût été prématuré d'affi'onter leur accueil. Rachel
refusait de se laisser consoler.
L'Allemagne présentait alors un singulier spectacle ; on la disait
passionnée pour l'unité, et les élections pour le parlement du Nord^
appelé à jeter les bases de sa grandeur future, s'étaient faites au
milieu d'une indifférence générale qui avait permis au parti libéral
de remporter dans les grands centres de faciles succès. Dans beau-
coup de collèges, le résultat du scrutin, faute d'électeurs, n'avait
pu être proclamé ; aussi appelait-on le Reichstag « le parlement de
la minorité. » Il était atteint dans son prestige avant même d'être
constitué. C'était une déception pour M. de Bismarck, un affaiblis-
sement pour sa politique ; il ne lui était plus permis de se prévaloir_,
vis-à-vis de l'étranger, de l'irrésistibilité du sentiment germanique,
pour justifier ses infractions au traité de Prague. L'Allemagne en-
core saignante semblait avoir abjuré ses rêves de grandeur. Tandis
que le parti féodal prussien répudiait l'assimilation politique du
Midi avec le Nord, le particularisme reprenait toute sa puissance
en Bavière et en Wurtemberg. Le Main, qui au lendemain de Sa-
dowa n'était qu'un mince filet d'eau, devenait un fleuve. Bavarois
et Souabes s'en tenaient au statu quo. « La Confédération du Nord
leur faisait l'effet d'une ratière qu'on n'avait pas même pris la peine
d'amorcer. Les vents qui soufflaient de Berlin n'apportaient à leurs
oreilles que le bruit des tambours, les murmures des contribuables,
le râle obstiné du Hanovre qui -ne pouvait se décider à mourir, et
LA FRANGE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 543
le sourd gémissement de la Saxe, qui, se voyant prise dans un nœud
coulant, cherchait à se dégager et se plaignait qu'on l'étranglât.
Ces concerts n'avaient rien qui pût les ravir (1). »
Après avoir surexcité les passions unitaires, M. de Bismarck se
trouvait en face d'un affaissement symptomatique. Abandonné mo-
mentanément des sympathies de l'Allemagne, il en était réduit à la
tâche ingrate d'administrer et de s'assimiler des populations mé-
contentes, de se défendre contre d'ardentes inimitiés et de pacti-
ser avec un parti dont les tendances répugnaient à ses principes.
Il ne pouvait plus maintenir son prestige et son autorité qu'en flat-
tant les passions nationales par la fierté de son attitude diplomatique.
« Laissez dormir le traité de Prague tant que le parlement
sera réuni et surtout ne provoquez pas d'incident, » nous avait dit
le baron Nothomb (2) au lendemain des élections. Ses conseils n'é-
taient pas à dédaigner, il était avisé, perspicace ; c'est lui, qui, à
l'avènement du comte de Bismarck, s'était demandé s'il serait Ri-
chelieu ou Alberoni. L'incident que ce sage prévoyait ne devait pas
tarder. Malgré la prudente réserve de notre diplomatie, il se pro-
duisit sous la forme d'une circulaire retentissante ; le ministre prus-
sien affirmait à l'improviste, sans motif apparent, le droit qu'avait
l'Allemagne de se constituer librement au gré' de ses aspirations ;
il disait, il est vrai, qu'il s'abstiendrait de toute pression sur les
états du Sud, mais il ajoutait, au mépris de la ligne du Main, con-
sacrée par les préliminaires de Mikolsbourg, qu'il leur ouvrirait
à deux battans les portes de la Confédération du Nord le jour oii
il leur plairait d'en réclamer l'entrée.
Les nationaux libéraux s'étaient plaints du discours du trône à
l'ouverture du Reichstag; ils l'avaient trouvé incolore, découra-
geant. C'était pour la première fois depuis Sadowa que le roi, en
s'adressant au pays, n'avait fait aucune allusion aux aspirations
germaniques. Ils auraient voulu qu'il affirmât hautement le droit
de l'Allemagne de se constituer à sa guise, au mépris du traité de
Prague. Grisés par le succès, ils ne connaissaient plus d'obstacles;
ils empiétaient sur les prérogatives de la couronne en concertant
une adresse (3) pour stimuler les ardeurs patriotiques du souverain
(1) M. Victor Cherbuliez, l'Allemagne nouvetle.
(2) Le raioistre de Belgique à Berlin. Voir son portrait dans l'Affaire du Luxem-
bourg, page 132.
(3) « Notre œuvre ne sera achevée, disait l'adresse, que par l'entrée du Sud dans la
Confédération du Nord. Une force irrésistible s'oppose à tout pas en arrière. Nous
sommes convaincus que les gouvernemens confédérés, en marchant résolument à leur
but, n'auront pas à redouter la contestation de nos droits à une existence nationale.
La nation allemande, confiante en elle-même et décidée à repousser toute tentative
d'immixtion étrangère, maintiendra, quoi qu'il arrive, son droit incontestable en l'ap-
puyant au besoin sur la force. »
544 REVUE DES DEUX MONDES.
et du ministre, dont ils combattaient, au temps du conflit, les ré-
formes militaires et les ambitieux desseins. — Le prestige du
chancelier était en jeu, il ne pouvait laisser au Reichstag l'ini-
tiative d'une manifestation nationale et subir sa pression. Il lui
prouva, en livrant à la publicité la circulaire qu'il avait écrite le
7 septembre sous l'émotion de l'entrevue de Salzbourg, qu'il n'avait
pas attendu l'expression de ses vœux, qu'il les avait devancés et
dépassés par la hardiesse de ses affirmations.
« Mon patriotisme, disait-il à M. de Bennigsen, n'a pas besoin
d'être stimulé, mais les ménagemens que m'impose la politique ex-
térieure ne me permettent pas de répondre aux impatiences de vos
amis, qui voudraient me voir chausser des bottes de sept lieues (1). »
On croyait M. de Bismarck maître de la situation, et les contradic-
tions incessantes de sa politique prouvaient que sa volonté ét?it
dominée tantôt par les influences de la cour, tantôt par les exigences
des partis, h Voudrait-il s'en tenir strictement aux traités, disaient
ses défenseurs officieux, qu'il ne le pourrait plus, car le jour où il
cesserait de diriger le mouvement national, sa popularité serait at-
teinte et la Confédération du Nord, qui n'est qu'une œuvre de cir-
constance, sérieusement compromise. »
L'événement avait justifié les prévisions du baron Nothomb; l'inci-
dent avait surgi et, bien que la France ne l'eût pas soulevé, il ne
se retournait pas moins contre elle. La presse allemande, toujours
agressive , s'empara de la circulaire , elle la commenta en termes
blessans pour notre amour-propre avec l'arri ère-pensée de provo-
quer des répliques. Nos journaux s'y laissèrent prendre. On avait
créé à leur intention la Correspondance de Berlin, une feuille au-
tographiée rédigée en français; elle devait les renseigner sur les
affaires allemandes , qu'on leur reprochait de ne pas comprendre,
mais, en réalité, elle avait pour mission de provoquer d'irritans dé-
bats et d'entretenir des sentimens haineux entre la France et l'Alle-
magne. M. de Bismarck faisait flèche de tout bois, il ne dédaignait
aucun moyen. « Un ministre habile, disait le cardinal de Bernis, sait
faire d'un million de petites choses une chaîne qui mène aux
grandes (2). » Nos journaux, au lieu de riposter et de prêter le flanc
à de brutales reparties, auraient dû comprendre qu'un silence dé-
daigneux est souvent la plus éloquente des réponses. Mais, avides
(1) Dépêche d'Allemagne. — «La composition du parlement n'est pas telle que l'es-
pérait M. de Bismarck ; le parti libéral y prédomine, grâce à l'indifférence qui a pré-
sidé aux élections, et ce parti n'a que momentanément subordonné ses principes à
l'unification. Ce n'est qu'en ménageant le sentiment national et en l'affirmant en
toutes circonstances qu'il parvient à lui faire accepter des mesures fiscales et des
lois militaires qui répugnent à ses tendances. »
(2) M. Frédéric Masson, Mémoires et lettres du cardinal de Bernis.
LA FRANGE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 545
de bruit, ils se préoccupaient moins de l'intérêt de notre politique
que de leur tirage.
La circulaire de la chancellerie fédérale, rehaussée par d'irri-
tantes polémiques, eut un fâcheux retentissement en France, c'était
à prévoir ; elle était loin de répondre aux assurances que le ministre
du roi Guillaume nous avait données, à Paris, d'éviter tout ce qui
pourrait exciter nos légitimes susceptibilités ; elle mettait la lon-
ganimité du gouvernement de l'empereur derechef à une pénible
épreuve ; elle fournissait de nouveaux argumens aux adversaires
de sa politique. Elle ne blessa pas moins les souverains du
Midi; son opportunité leur parut discutable. La Bavière et le
Wurtemberg firent des observations au sujet de cette mise en
demeure déguisée, insolite d'entrer dans la Confédération du
Nord; elles n'en étaient pas encore arrivées, comme le grand-
duché de Bade, à vouloir abdiquer ce qui leur restait d'autono-
mie entre les mains de la Prusse. On savait fort bien à Berlin
que les gouvernemens, voulussent-ils se prêter au sacrifice de
leur indépendance, ne seraient pas suivis par les populations.
Il était donc peu charitable au comte de Bismarck, alors qu'il se
retranchait lui-même derrière le traité de Prague pour éviter des
complications européennes , d'augmenter la somme des difficultés
qui pesaient sur les cabinets du Midi en les rendant en quelque
sorte responsables devant l'opinion allemande du retard forcé que
subissait l'œuvre de l'unification. Mais ces considérations ne pou-
vaient l'arrêter; il lui importait d'affirmer le sentiment national, qu'il
avait l'ambition de personnifier et qui, au jour des épreuves, serait
entre ses mains une arme puissante pour briser les résistances par-
ticularistes et entraîner l'Allemagne entière à sa suite. La circulaire
du 7 septembre, personne ne s'y méprenait, était un acte révolu-
tionnaire, une concession faite aux nationaux, un avertisssement
donné aux gouvernemens récalcitrans. On les sommait de hâter la
ratification des traités d'alliance par leurs chambres et de procéder
énergiquement à leur réorganisation militaire. On ne leur cachait
pas « que le gouvernement du roi veillerait avec une résolution éner-
gique au maintien des alliances et à l'exécution des conventions
qu'ils avaient signées avec la Prusse. »•
Le chancelier se souciait peu de l'assimilation politique de la Ba-
vière et du Wurtemberg ; elle ne pouvait qu'ajouter à ses embarras.
Mais il tenait à s'assurer à tout prix, au cas d'une guerre qu'il
ne cessait de prévoir, l'assistance en tout état de cause des contin-
gens méridionaux. Il sentait à quel péril serait exposée la Prusse si,
à l'heure des combats, elle devait rencontrer la moindre défaillance à
Stuttgartet à Munich. Il s'agissait d'un appoint de 150,000 hommes,
TOMB LXXIII. — 1886. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
dont la défection constitueraitdans une guerre engagée avec la France^
sans parler du contre-coup moral qu'elle exercerait sur les popula-
tions annexées, une différence de 300,000 combattans.
M. de Bismarck se rappelait les objections que le baron de Varn-
buhler et le prince de Hohenlohe lui avaient opposées au mois d'avril
lorsqu'il invoquait le cnsus fœderis, au moment où les états-majors
prussiens allaient envahir notre territoire; il se préoccupait des
démonstrations dont Napoléon III venait d'être l'objet en traver-
sant le Wurtemberg et la Bavière pour se rendre à Salzbourg; il
prévoyait, que si ses alliés n'étaient pas rivés à sa politique par des
liens indissolubles, ils pourraient bien, dans une crise suprême,
sous la double pression de la France et de l'Autriche, céder à leurs
penchans et ne plus consulter que leurs intérêts immédiats.
Les plaintes du gouvernement prussien étaient fondées ; on était
au mois de septembre 1867 et les traités signés en août 1866 n'avaient
pas encore reçu la consécration des chambres méridionales. L'en-
trevue de Salzbourg était un avertissement; l'Allemagne pouvait se
trouver, d'un jour à l'autre, en face d'une coalition, il n'était que
temps de se préparer à de menaçantes éventualités. Les ministres
de Bavière et de Wurtemberg protestaient hautement de leur fidé-
lité à la cause allemande, mais la perspective d'une guerre les trou-
blait, surtout après l'entente qui s'était si manifestement établie
entre les deux empereurs. Le prestige militaire de la France n'était
pas atteint, malgré les défaillances de sa politique au lendemain de
Sadowa, l'Autriche se consacrait avec ardeur à la réorganisation de
ses armées, et l'on croyait savoir que le cabinet des Tuileries et le
cabinet de Vienne s'opposeraient dorénavant à toute nouvelle trans-
gression des stipulations du traité de Prague. On se sentait entre
l'enclume et le marteau. Il était permis de réfléchir.
La confiance dans le maintien de la paix s'affaiblissait de plus en
plus. La crainte d'un conflit s'imposait au sud du Main à tous les
esprits. « Aurons-nous la guerre?» se demandait-on journellement ; les
chances de la lutte étaient discutées dans la presse et dans des bro-
chures à sensation (1) ; on montrait l'Allemagne du Midi livrée à la
France par un rapide coup de main qui lui assurerait dès le début
de la campagne d'énormes* avantages militaires et politiques ; mi-
litaires, en lui permettant de tourner la ligne du Rhin et en lui
fournissant une base d'opérations solide contre le Nord ; politiques, en
détachant dès le début de la défense commune une partie de l'Alle-
magne, qui seraitvouée à l'impuissance. Ces appréhensions, publique-
ment exprimées, trahissaient les sentimens qui hantaient les cours et
les populations. On se voyait exposé aux premières attaques et l'on se
(1) Brochure de M, Arcolay et brochure de M. Mohl.
LA FRANGE ET LA PRUSSE DE 1867 A 1870. 5A7
demandait avec anxiété quelles garanties on aurait d'être soutenu,
dans quelle mesure la Prusse protégerait ses alliés, s'ils étaient
menacés par une double agression de la France et de l'Autriche, et
vraisemblablement par une intervention italienne. La Prusse, avant
de parer au danger d'autrui, ne se préoccuperait-elle pas tout d'abord
de sa propre défense ? Ce n'étaient pas quelques régimens de la Con-
fédération du Nord jetés dans Ulra et dans Rastadt qui préserveraient
le Midi d'une invasion. On demandait des garanties plus précises que
celles résultant des traités (1). « Nous serons exposés à l'invasion
étrangère, disait-on, nous subirons tous les dommages et toutes les
horreurs de la guerre, nous serons dépouillés et foulés aux pieds,
nous deviendrons le prix du vainqueur. »
Les gouvernemens, tiraillés en tous sens, étaient partagés entre
la crainte et le sentiment de leurs devoirs; ils comprenaient que
l'heure était solennelle, que le temps des objections était passé;
la circulaire du 7 septembre, commentée énergiquement par
la diplomatie prussienne, était l'équivalent d'un ordre sans réplique.
Les agens et les partisans de la Prusse les harcelaient sans re-
lâche, ils se constituaient leurs auxiliaires otricieux; ils ne crai-
gnaient pas de recourir à des moyens révolutionnaires, en orga-
nisant des assemblées populaires pour intimider les corps constitués
€t pour leur imposer un vote favoraJile. La partie était vigoureuse-
ment engtigée de part et d'autre, car les adversaires de l'unification
ne mettiiient pas moins d'ardeur à défendre l'autonomie du pays.
En JJavière, c'était surtout le parti catholique qui s'agitait et péti-
tionnait. Des adresses envoyées au roi de tous les coins du royaume
protestaient contre l'aggravation des impôts et réclamaient de nou-
velles chambres pour permettre au peuple de choisir des représen-
tans qui, au lieu de livrer le trône et le pays à la « Grande Prusse »
sauraient maintenir la souveraineté de la Bavière. En Wurtemberg,
c'était M. Mohl(2), un des membres les plus éminensde la seconde
chambre, qui se mettait à la tête du mouvement. Il combattait les
(1) Dépêche d'Allemagne. — « Les cours de Munich et de Stuttg^art persistent à
protester de leur fidèlito aux traités d'alliance, mais réventualité d'une guerre les ef-
fraie; elles voudraient obtenir du cabinet de Berlin des garanties précises, certaines.
Elles craignent que le roi de Prusse, en usant du droit qui, d'après les traités, lui
confère le commandement suprême de toutes les armées allemandes, ne dispose, avant
tout, de leurs contingens que pour sa propre défense; elles ont peur d'être exposées
aux premiers coups, d'Otre livrées à la vindicte de la France et de l'Autriche, si le
sort des armes était contraire à l'Allemagne. Il est difficile à la Prusse de tranquilliser
ses alliés autant qu'ils le désirent; elle peut bien garantir leurs droits do souveraineté
en cas de succès, mais elle ne saurait garantir leur intégrité territoriale en cas de
revers. »
(2) M. Mohl était le frère du célèbre orientaliste naturalisé Français et membre de
l'Institut; ses antécédens du libéralisme le plus pur et ses sentimcns d'un germa»
nismo éprouvé donnaient à ses discours et à ses écrits une grande autorité.
5Zi8 REVUE DES DEUX MONDES.
traités de la plume et de la parole. <( Les gouvernemens étant liés,
disait-il, c'est aux représentans de la nation de rejeter des conven-
tions qui menacent les états du Sud dans leurs droits, dans leur
liberté, dans leur bien-être, et qui, si elles étaient votées, condui-
raient fatalement à une conflagration générale. » II contestait les titres
de la Prusse à la suprématie de l'Allemagne, il énumérait tous les
avantages sociaux, civils et politiques que le Midi avait sur le Nord,
et il démontrait, se laissant aller à de patriotiques invocations, com-
bien il faudrait être aveugle pour sacrifier ces bienfaits à la Prusse
qui venait de ravager et de rançonner l'Allemagne. « Si nous des-
cendions au rang de vassaux, ajoutait-il, nous serions les premiers
envahis ; mieux vaut conserver notre indépendance, et en restant
neutres, abandonner à leur dangereuse témérité, ceux qui ont inscrit
sur leur drapeau les mots de fer et de sang. »
Tel était le tableau qu'en 1867 présentait l'Allemagne ; elle
cédait aux passions, aux ressentimens ; elle traversait de mauvais
jours dont le souvenir lui pèse et qu'elle renie aujourd'hui. Les
peuples glorieux sont comme les individus arrivés à une haute for-
tune : ils n'aiment pas qu'on leur r/ippelle leurs misères passées.
La circulaire du 7 septembre n'en avait pas moins produit tous
ses eflets ; par l'énergie dédaigneuse de son langage, elle avait
froissé la France, flatté les passions allemandes et contraint les
gouvernemens du Midi à se consacrer énergiquement à la ratifica-
tion des traités qui les enchaînaient aux destinées de la Prusse.
Cette nouvelle campagne diplomatique, bien qu'elle n'eût ni les
proportions ni le retentissement de celles qu'avaient provoquées
l'affaire du Luxembourg, l'article 5 du traité de Prague et l'entrevue
de Salzbourg, ravivait nos appréhensions toujours prêtes à s'atténuer.
Elle révélait un parti-pris de subordonner en toute occasion les rela-
tions de la Prusse avec la France aux passions germaniques. Une po-
litique aussi turbulente, aussi exclusive, toujours aux aguets des
moindres prétextes, s' affirmant dédaigneusement aux dépens de nos
intérêts et au mépris de nos susceptibilités, rendait la tâche bien ar-
due au gouvernement de l'empereur ; elle devait, d'incidens en inci-
dens, amener des complications et aboutir à des catastrophes. La
France et la Prusse étaient comme deux convois, partant de points
opposés, lancés sur la même voie par une erreur funeste. Personne
ne voulait du choc, on s'écriait, on renversait la vapeur, on ser-
rait les freins, mais l'effort était inutile, l'impulsion venait de trop
loin; il fallait qu'un immense holocauste fût offert à la folie hu-
maine (1).
G. ROTHAN.
(1) M. Prévost-Paradol, la France nouvelle.
LES
DAMES DE CROIX-MORT
PRBMIÈRit PARTIS
1.
A trois kilomètres de Glairefont, à la lisière de la forêt de La
Vieuville, sur un coteau, s'élève le château de Croix-Mort, entouré
d'un parc de cinquante hectares, que traverse la Divonnette. C'est
une belle construction de style Louis XIII , surmontée d'un
belTroi, dont la cloche sonne mélancoliquement les heures. Un
perron à double révolution conduit au vestibule, meublé de ban-
quettes et de bahuts en bois sculpté, et orné de têtes de cerfs
et de sangliers, souvenirs cynégétiques, que le comte de Croix-Mort
se plaisait à conserver. Au plafond, dans des caissons de pierre,
sont peintes, les armes parlantes de la famille. Une tête de mort
sur champ d'argent, avec cette devise : Pour la croix.
Dans cette vaste demeure, la comtesse Régine, au lendemain de
la mort de son mari, était venue s'installer avec sa fille Edmée,
afin de rétablir sa fortune gravement compromise par les folies du
défunt. Le comte, homme très séduisant, beau danseur, élégant
cavalier, avait rendu sa femme assez malheureuse. Viveur incor-
rigible, il était de ces maris qui, ternes dans leur intérieur,
sont étincelans dans le monde. Tous les trésors de son esprit, il les
550 REVUE DES DEUX MONDES.
réservait pour les étrangers, et n'avait eu vraiment le cœur tendre
que pour les femmes des autres.
Régine, élevée par une tante pieuse dans la rigueur d'une vie
claustrale, avait accepté l'offre d'épouser M. de Croix-Mort, comme
un prisonnier adopte un plan d'évasion. Pour elle, le mariage fut
la liberté. Sa jeune imagination rêva tout un avenir de fêtes en com-
pagnie de ce charmant homme, dont la grâce souriante et la gaîté
fière eurent pour elle, naïve et ignorante, des séductions souve-
raines. La vie lui sembla s'annoncer comme un délicieux mélange
de devoirs faciles et de plaisirs exquis. Bientôt elle dut se con-
vaincre que son mari avait fait, de son autorité privée, un partage
dans lequel il lui avait laissé à elle tous les devoirs et s'était ré-
servé à lui tous les plaisirs. Au bout de quelques mois, la com-
tesse devint grosse et se confina dans la retraite. Le comte, le
cœur léger, ayant satisfait aux exigences conjugales, se considéra
comme quitte envers sa femme, et se remit à papillonner. Cette
existence de mari garçon lui parut très douce. Il s'habitua à laisser
la comtesse à la maison. C'est un esprit grave, pensa-t-il, et les
frivolités du monde ne sauraient trouver grâce à ses yeux. Il
vaut mieux qu'elle reste dans la dignité austère de la retraite
qui lui plaît. S'étant donné de si bonnes raisons, le comte ne
crut pas utile d'en donner à sa femme. Le respect qu'il avait
pour elle augmenta ; mais ses escapades ne diminuèrent pas. Il eut
des aventures retentissantes, sauta la nuit par des fenêtres, se
battit en duel pour une écuyère de cirque, perdit deux cent mille
francs aubesigue chinois en une soirée, enfin donna l'exemple de la
haute vie, jusqu'au jour où, dans un steeple-chase à La Marche, un
désaccord s'étant produit entre lui et son cheval, devant le petit
mur de la piste, il fut rapporté sur une civière, la colonne verté-
brale cassée, et sa pauvre cervelle de fou hors de la tête. Sa veuve
le pleura amèrement et, l'ayant si peu connu, le regretta fort. Ses
obsèques furent magnifiques. Et, pour la première fois, il coûta
utilement de l'argent à sa famille.
W^^ de Croix-Mort, enfermée dans le château patrimonial, ne s'y
ennuya pas plus qu'en son hôtel du faubourg Saint-Germain. Elle
s'était faite à la solitude. Sa mélancolie habituelle devint plus douce
et perdit cette pointe d'aigreur jalouse que l'animation des autres
femmes lui donnait. Elle fut pénétrée par la tranquillité engourdis-
sante de la nature, et les rancunes de son âme s'apaisèrent. Elle
se consacra à l'éducation de sa fille et se proposa d'en faire une
femme à l'esprit sérieux, au cœur simple. Mais Edmée n'avait pas
que le sang calme de sa mère dans les veines, elle avait aussi,
et dominant, le sang impétueux de son père. Dès le début, la
comtesse comprit qu'elle se trouvait en face d'une vraie Croix-
LES DAMES DE CROIX-MORT. 551
Mort, et que les difficultés de sa vie conjugale allaient se continuer
dans sa vie maternelle.
C'était un diable en jupons que cette Edmée. Un garçon man-
qué, disait l'abbé Levasseur, le vieux curé de Clairefont, qui avait
promptement pris ses habitudes au château, et retrouvé, par une
intuition en quelque sorte sacerdotale, le fauteuil même où son de-
vancier avait, le dimanche, pendant tant d'années, digéré au
coin de la cheminée du petit salon les excellons dîners de la pré-
cédente comtesse. Un saint homme que ce prêtre en cheveux blancs,^
qui courait les routes de campagne, du matin au soir, après sa
messe, pour encourager les malheureux et secourir les pauvres. Il-
vivait dans sa modeste cure avec son père, ancien peintre sur verre,
trop artiste pour avoir su faire fortune et qui, de ses doigts trem-
blans de nonagénaire, réparait les vitraux de l'église très ancienne,
cassés par le vent d'hiver, vieux pansant les blessures d'une vieille.
Le curé, qui ne pouvait venir à bout de la petite fille quand il lui
donnait sa leçon au château, avait exigé qu'on la lui amenât à Clai-
refont. Et, dans la salle basse du presbytère, il s'évertuait à faire-
entrer quelques règles de syntaxe dans la tête de l'enfant, qui,
distraite, regardait par la fenêtre encadrée du feuillage des espa-
liers, dans un coin de ciel bleu, le vol capricieux et strident des^
hirondelles.
— Allons, Edmée, vous ne m'écoutez pas,., bougonnait le profes-
seur.
— Mais si, monsieur le curé... Vous avez dit : Le participe passé
prend toujours l'accord quand il est précédé du verbe être...
Et l'abbé Levasseur, avec un regard attendri :
— Quel dommage que vous ne puissiez pas concentrer un peu plus^
votre attention!.. Vous êtes si bien organisée!.. Voyons un peu,
maintenant, nos verbes irréguliers...
Mais, dans la pièce voisine, grinçait le diamant du nonagénaire-
taillant des carrés de verre, et l'imagination de l'enfant s'égarait
dans les paradis éclatans, peuplés de saints et de vierges nimbés
d'or, peints sur les vitraux du vieil artiste. Alors le curé, en soupi-
rant, fermait son livre, renonçait à ses analyses grammaticales, et
rendait la liberté à son élève, qui s'élançait dans l'atelier où, sur
un établi, le verrier assemblait les losanges d'une rosace, soudant
les lamelles de plomb et clignant de l'œil pour juger de l'effet d'une
figure. Edmée immobile, retenant son sOuffie, le regardait travailler,
et le vieux, flatté, prenait un pinceau, des couleurs, et apprenait à
la petite fille à copier des arabesques. Elle restait là des heures,
silencieuse, se tachant horriblement les mains, mais passionnée,
heureuse, et faisant d'étonnans progrès. Il y avait dans l'atelier, ac-
croché au mur blanc, un petit vitrail de la renaissance italienne
552 REVUE DES DEUX MONDES.
représentant une tête de saint Michel aux yeux bleus, aux longs
cheveux blonds déroulés sous une toque de velours grenat, le col-
lier d'or sur un pourpoint de drap d'argent. Devant cette charmante
figure, Edmée tombait en extase. Le vieux verrier, un jour, dit
gaîment au curé que l'enfant en était amoureuse. A quoi le prêtre
répondit rougissant :
— Père, ne dites pas, même en riant, de pareilles choses.
— Ce Saint Michel est assez beau pour frapper l'esprit, l'abbé ;
c'est un des rares morceaux qu'ait peints sur verre Annibal Gar-
rache... Il a été enlevé au palais Doria par notre oncle, pendant le
siège de Gênes, sous Masséna... G'est grand comme les deux mains,
et ça vaut gros d'argent !
— Eh bien 1 de crainte qu'il ne se casse, enfermez-le dans une
armoire... Ainsi M"^ de Croix-Mort ne le verra plus...
Le lendemain, Edmée, en arrivant, ne trouva plus le Saint Michel.
Elle interrogea du regard le curé et son père, et les voyant silen-
cieux, elle pinça les lèvres et se tut ; mais elle fit du bel Italien une
très exacte copie, de mémoire.
En tout, son naturel ardent et passionné se manifestait. Elle aimait
à voir galoper les poulains dans les herbages du domaine, et pour
activer leur course, elle criait à tue-tête : Ho! ho ! en claquant des
mains, comme ont coutume de faire les maquignons à la foire. Un
jour on la surprit, sa robe troussée comme un pantalon turc, caval-
cadant sur une jument, sans selle, sans bride, ayant pour seul sou-
tien la crinière. En apprenant ce bel exploit, la comtesse resta tou-te
pâle, joignit les mains, et murmura à voix basse : « Gomme son
père!.. »
— Notre chère enfant n'est pas de son siècle, madame la comtesse,
dit l'abbé Levasseur ; elle eût fait une superbe guerrière avec GIo-
rinde, ou une admirable frondeuse avec M""' de Longueville. Mais
aujourd'hui, pour les femmes, il n'y a phis de lances à rompre,
ni d'intrigues politiques à emmêler... L'aiguille à tapisserie... et
Télémaqiœ, voilà ce qui convient aux jeunes filles.
Ge qui convient n'est malheureusement pas toujours ce qui plaît.
Et quand elle n'était pas occupée à peindre des archanges, Edmée
gagnait le large et s'en allait courir les bois et les plaines avec le
garde Jean Billet, homme de confiance qui avait fait la guerre avec
le comte et réunissait en sa personne massive et rougeaude tous
les défauts et toutes les qualités de la race picarde. Il était défiant,
rageur, honnête et dévoué. Les Billet servaient les Groix-Mort de-
puis trois générations et peu à peu le domaine était devenu leur
propriété. Ils l'avaient prescrit par le dévoûment. Ils disaient : nos
bois, nos champs, nos foins. Chasseurs enragés, de père en fils, ils
terrorisaient les braconniers. Billet le grand-père, gaillard d'une
LES DAMES DE CROIX-MORT. 553
force herculéenne, avait inventé pour dégoûter les gars du canton
de venir lui prendre ses lièvres au collet, un procédé plus simple
et plus expéditif que le procès-verbal. Il posait son fusil le long
d'un fossé, tombait à bras raccourcis sur le délinquant, et le « quit-
tait» à moitié assommé. Ces traditions de justice sommaire s'étaient
perpétuées dans la famille, et, autour de Croix-Mort, quand un
homme portait quelque trace de horion sur la figure, on disait en
manière de plaisanterie : « Il a rencontré Billet!..»
Le dernier de cette race autoritaire ne s'était pas marié. Il se
montrait d'humeur plus brusque encore que ses ascendans et vivait
solitaire dans une petite maison blanche couverte en tuiles rouges,
au bord du taillis, n'ayant pour compagnie que ses deux griffons
et son chien d'arrêt. Depuis le matin jusqu'au soir, il parcourait la
propriété, toujours sous bois pour n'être pas vu et mieux voir,
choisissant la pièce à tuer et n'étant jamais obligé, tant il tirait juste,
de la redoubler d'un second coup de sa « pétoire ». Il appelait ainsi
amicalement son fusil.
Ce sauvage ne s'était laissé apprivoiser que par la petite
Edmée. A l'enfant il avait voué un culte. Elle avait une façon
de lui dire : mon vieux Billet, qui lui retournait le cœur. L'ayant
entendue se plaindre d'avoir froid par un rude temps de neige,
il avait passé vingt nuits à l'aflùt, au bord d'un trou fait dans
la glace de l'étang, pour lui tuer des loutres. Et il était venu triom-
phant, un matin, apporter une précieuse garniture de manteau.
Lorsque Edmée s'échappait par la petite porte du parc, elle jetait
en arrivant aux bois trois appels stridens avec le sifflet d'argent qui
servait autrefois à son père, et s'asseyait au pied d'un arbre. Au
bout de quelque temps, elle entendait craquer une branche morte
dans le gaulis, comme sous le pas furtif d'un chevreuil, et, se glis-
sant à travers les cépées, apparaissait Jean Billet, empressé à venir
au-devant de l'enfant. Alors ils s'en allaient de compagnie, non
plus sournoisement, comme il en avait l'habitude, à l'abri des fu-
taies, ou derrière le rideau verdoyant des branches, mais sous le
ciel clair, dans la gaîté épanouie des champs. Ils visitaient les pièges
tendus pour les putois et les fouines, guettaient la sortie des lapins,
les courses folles des lièvres au bouquinage ou comptaient les œuls
dans les nids de perdrix. Et le soir, à l'heure du dîner, Edmée ren-
trait, brisée d'une bonne fatigue, rapportant l'odeur du thym foulé
à la semelle de ses bottines, escortée par le farouche Billet, qui
courbait le dos humblement sous les reproches de la comtesse
irritée de voir cette grande fille de quatorze ans polissonner à tra-
vers les broussailles, au lieu de garder au salon un maintien con-
venable et réservé.
La comtesse avait vu Edmée grandir sans éprouver cette joie
554 REVUE DES DEUX MONDES.
profonde des mères qui, dans l'enfant mûrie peu à peu et formée,
découvrent une charmante compagne. Entre elle et sa fille il ne
devait jamais exister d'intimité. Trop de dissemblance dans les sen-
timens et dans les goûts les séparait. M™® de Croix-Mort, esprit
sentimental et rêveur, ne pouvait trouver aucun point de contact
avec Edmée, esprit positif et précis. La mère, alanguie et nerveuse,
passait son temps, étendue sur une chaise longue, à lire des romans
ou à faire le compte des déceptions que jusqu'ici la vie lui avait
offertes. La fille, active et de sang riche, trouvait la lecture une oc-
cupation assommante, avait l'horreur de toute poésie factice, mais
l'adoration de la simple nature. A l'enfant un père manquait; un
père qui l'eût emmenée avec lui à la ville dans sa voiture, qui
l'eût accompagnée à cheval, qui se fût montré enfin tendre, pour
se faire aimer, et autoritaire, pour se faire craindre. Edmée, dans
ce désert de Croix-Mort, entre sa mère, froide et langoureuse, le
bon curé, un peu borné et toujours digérant, et Jean Billet, espèce
de loup domestiqué, mais rude et grossier, n'avait pas trouvé l'em-
ploi de ses facultés aimantes. Elle s'était repliée sur elle-même,
avait vécu matériellement, plutôt que moralement, et mérité l'épi-
thète de petite sauvage, que la comtesse lui appliquait dédaigneu-
sement quand elle la voyait revenir les cheveux en désordre et la
robe déchirée. Cependant, Edmée avait de soudaines explosions de
tendresse qui la faisaient se jeter sur sa mère, avec des baisers vio-
lens et des caresses brutales qui choquaient M°^° de Croix-Mort
plus que l'indifférence habituelle de l'enfant.
-r- Quelles détestables manières! s'écriait- elle avec dédain, en
rajustant sa robe fripée par l'impétueuse effusion de sa fille. On
voit bien que vous vivez dans les bois, avec les bêtes!
Edmée restait confuse, les joues rouges et les yeux pleins de
larmes, sentant au dedans d'elle son petit cœur qui se gonflait de
tristesse. A quatorze ans, elle fit sa première communion et toute
une révolution s'opéra dans son esprit. La foi s'empara d'elle, et
elle se livra à la dévotion avec l'ardeur qu'elle portait en tout.
Elle eut une véritable crise de mysticisme, ne pensant plus qu'à
Dieu, à la Vierge et à Jésus. Elle demanda comme une grâce qu'on
remît en état l'oratoire du château, et, pendant des heures en-
tières, elle resta à genoux, en adoration devant une statue de plâtre
colorié représentant la sainte Mère portant l'Enfant divin dans ses
bras. Elle dévora les Évangiles, apprit son catéchisme, se montra
aussi appliquée qu'elle avait été dissipée, et stupéfia tout son en-
tourage par la persistance de son zèle. La rebelle, « le garçon man-
qué, )) devint un modèle de sagesse et de soumission. La comtesse
n'en revenait pas, et le curé disait, en levant les yeux au ciel :
— Positivement elle a la grâce. Dieu a fait pour nous un miracle.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 555-
Billet, qui n'était rien moins que pratiquant, prétendant qu'un bon
garde ne doit pas plus aller à l'église qu'au cabaret, parce que,
pendant ce temps-là, les mauvais gars ont le temps de poser des
collets, grognait de ne plus voir sa jeune maîtresse :
— Ils l'étiolent à lui faire tenir toute la journée des livi-es entre
les doigts, et il serait meilleur pour sa santé de battre les bruyères
avec moi que de chanter des cantiques avec le « petit noir. »
C'était ainsi, fort irrévérencieusement, à cause de sa soutane, que
Billet désignait le curé. Mais il était tout à fait abandonné, et son
humeur en était devenue plus féroce. 11 n'avait plus la moindre
tolérance pour les gens du pays, et un homme de La Vieuville ayant
été surpris par lui plumant les bouleaux pour confectionner des
balais, il l'avait attaché à un arbre pendant huit heures, en lui fai-
sant croire qu'il le laisserait là mourir de faim.
Le jour de la première communion, pourtant, Billet céda à la
tentation d'aller à Clairefont voir la jeune demoiselle dans sa robe
de mousseline, avec son voile blanc sur la tête. Il mit une blouse
neuve, quitta ses grandes guêtres de cuir, accrocha sa pétoire au
râtelier, pour la première fois depuis qu'il était garde, et, au grand
étonnementde la population, traversa le bourg et entra dans l'église.
I! se tint, pendant toute la première partie de la cérémonie, droit
et raide auprès d'un pilier. Mais quand il entendit, dans le grand
silence recueilli, la voix d'Edmée |)rononçant les vœux du baptême,
il fut pris d'un tremblement, sa forte poitrine se souleva, et, avec
un mugissement de taureau, il se laissa tomber à genoux sur la
dalle, sa barbe rude inondée de larmes. Il resta ainsi jusqu'à la fin
de l'office, n'osant regarder personne, comme honteux de lui-même.
Quand tout le monde se lut éloigné et qu'il vit l'église silencieuse et
vide, il en fit le tour, examina avec une curiosité de huron les ob-
jets du culte, les tableaux saints; puis il sortit, la tête basse, et
reprit le chemin des bois.
A .compter de ce jour, Edmée ne grimpa plus dans les arbres
pour cueillir des fruits verts. On ne la vit plus courir à perdre ha-
leine dans les allées du parc, comme poursuivant une proie imagi-
naire. Elle se coiifa, sinon avec coquetterie, du moins avec régu-
larité, soigna ses ftiains, qui étaient un tant soit peu calleuses,
tailla ses ongles, qui ressemblaient à des griffes de chat sauvage,
assouplit sa démarche garçonnière et eut définitivement assez bien
l'air d'une demoiselle. M™" de Croix-Mort contempla avec stupé-
faction le papillon qui sortait de cette laide chrysalide. Elle dut
s'avouer môme que la petite bête n'était point sans agrément, et
que, gauche encore, elle promettait d'avoir de la grâce. Elle en
conçut un secret dépit. Elle s'était habituée à être la seule femme
du château. Et, quoiqu'elle n'eût que son bon curé pour lui faire
556 REVUE DES DEUX MONDES.
la cour, cependant elle tenait à sa souveraineté. La triomphante
métamorphose d'Edmée bouleversait tout. Et la mère et la fille
allaient élever pouvoir contre pouvoir. Le petit noir, comme disait
Billet, image du peuple, tiraillé entre ces deux partis, devait res-
sentir et supporter tous les contre-coups de la lutte.
IL
A trente-cinq ans, la comtesse Régine était encore charmante.
Sa beauté blonde s'était conservée un peu affadie et décolorée dans
la solitude, comme une fleur entre les pages d'un livre. Ses sta-
tions prolongées sur sa chaise longue lui avaient valu un peu plus
d'embonpoint qu'il n'eût été désirable, mais sa taille était restée
fme et ses épaules étaient d'une ampleur superbe. C'était un admi-
rable fruit mûr que cette veuve, qui n'avait été mariée que juste
le temps de devenir mère. Pendant les longues soirées en tête-
à-tête avec le curé, remplies par d'interminables monologues que
le prêtre ne coupait que d'un respectueux : a Oui , madame la
comtesse, » comme s'il disait Amen, en servant la messe, M""^ de
Croix-Mort philosophait à perte de vue sur la condition de la femme
dans la société, sur le mariage et sur l'amour. Le bon curé baissait
quelquefois le nez avec une rougeur pudique, lorsque la comtesse
se laissait aller à des considérations sentimentales un peu vives. Il
faisait entendre une petite toux discrète, en manière de rappel à
l'ordre. A ce signal d'alarme, la belle Régine, avec un soupir, reve-
nait à des doctrines purement idéalistes, et, sur ce terrain neutre,
le prêtre rassuré se retrouvait en communauté d'opinions avec la
châtelaine.
Un esprit plus pénétrant que celui du brave homme eût vite dis-
cerné tout ce que contenaient d'amertumes secrètes et de violens
regrets les amplifications philosophiques de la comtesse. Nier la
passion, n'était-ce pas avouer qu'on ne l'avait jamais connue et
qu'on en était désespérée ? Arrivée à la maturité, sentant la jeu-
nesse la fuir, M'^*' de Croix-Mort faisait de nécessité vertu. Immo-
bile, elle proscrivait le mouvement; mais de vagues aspirations
la troublaient, et elle connaissait des heures fiévreuses où toutes
les tendresses inassouvies qui étaient en elle se révoltaient et la
laissaient, après de violentes agitations, comme morte, dans un
accablement moral et physique très douloureux. Ses nerfs étaient
tendus à se briser, et, toute en sueur, elle étouffait. Elle restait
alors un ou deux jours sans descendre de sa chambre ; puis elle
reparaissait, les yeux battus, le teint pâle, la démarche languissante,
et s'excusait en disant qu'elle avait eu la migraine.
Edmée assistait, sans y rien comprendre, aux crises de sa mère.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 557
Robuste et sanguine, elle s'étonnait qu'on pût tant souffrir des
nerfs et se tordre, en soupirant, pendant des heures, sur un ca-
napé. Elle passait, silencieuse et grave, dans la chambre de la
comtesse, s'informait de sa santé, recueillait un : « Laisse-moi ! »
gémissant, et, devinant qu'elle était plutôt importune qu'agréable,
elle se retirait dans un petit coin du rez-de-chaussée, où elle avait
installé un atelier de peinture. Souvent, sous la fenêtre, un pas
lourd faisait crier le gravier. C'était Jean Billet, qui, sous pré-
texte d'apporter du gibier au château, venait quêter un regard de
sa jeune maîtresse. Il s'arrêtait en plein soleil, et, tortillant entre
ses gros doigts sa cape de drap bleu :
— Est-ce que vous ne faites pas un petit tour aujourd'hui, mam-
zelle Edmée? Y a au bois des faisandeaux qui sortent d'éclore, c'est
gentil tout plein à voir. Le terrain est sec... Le temps est doux...
Est-ce que ça ne vous invite pas?
— Une autre fois, mon vieux Billet... Vois-tu, je suis très occu-
pée aujourd'hui.
Et elle lui adressait un bon sourire pour le consoler.
— Vous dites toujours ça, maintenant. Ah ! je ne sais pas ce
qu'ils vous ont donné à votre première communion?.. Mais, depuis
ce jour-là, vous n'êtes plus la même. Vous n'aimez plus ni les
champs, ni les bois, et vous restez assise toute la journée sur une
chaise... Aussi, faut voir quelles couleurs vous avez sur les joues I
Vous finirez par tomber malade...
— Non, je me porte bien. Tiens, si tu veux me plaire, tue-moi
donc des geais ; je veux, avec les plumes bleues qu'ils ont aux
ailes, garnir un écran pour le petit salon...
— Vous en aurez demain, mamzelle Edmée.
Alors le garde, un peu rasséréné en se voyant rattaché par les
liens intimes de l'obéissance à celle qu'il adorait, s'éloignait à
grands pas. Et de loin Edmée l'entendait qui fusillait les oiseaux
criards dans les hêtres.
11 y avait quatre ans que M"* de Croix-Mort était ainsi devenue
une personne posée, et que sa mère, avec ses vapeurs, était de-
venue une personne fantasque. Le temps avait passé sur les habi-
tans du château sans modifier leur état physique et moral. Seul, le
bon curé avait changé. Il s'assoupissait maintenant dans la jour-
née, sans préjudice de ses petites somnolences d'après-dîner. La
comtesse venait d'entrer dans sa trente-sixième année, et elle, au-
trefois la simplicité même, elle avait été prise d'une rage soudaine
de coquetterie qui se traduisait par des robes ouvertes, des man-
ches de tulle laissant voir les bras ronds et potalés, des petits sou-
liers découvrant un pied chaussé de bas à jour. Et tout cela pour
558 REVUE DES DEUX MONDES.
qui, en vérité? Pour un saint homme, qui y était insensible; pour
Edmée, qui ne pouvait s'en émouvoir? A moins que ce ne fût poul-
ies oiseaux du ciel, ou pour l'être idéal qui se glissait mystérieux
dans les rêves de la belle Régine.
On ne voyait à Croix-Mort personne d'un bout de l'année à
l'autre. La comtesse, dans les première temps de son veuvage,
n'avait voulu faire aucune visite à ses voisins. C'étaient d'ailleurs
de vieilles gens fort cérémonieux et très assommans, dont la fré-
quentation eût été une corvée. Pour les bourgeois de La Vieuville
ou de Clairefont, M"^^ de Croix-Mort en avait fait fi. Elles étaient donc
là, comme deux Belles au Bois dormant, la mère et la fille, n'ayant
pour prince charmant que le curé, qui ne les réveillait guère, quand,
un après-midi, une voiture fit son apparition dans la grande allée
de tilleuls qui conduit à la grille. En un instant, tout le monde
fut aux fenêtres avec l'empressement curieux de sauvages voyant
un navire inattendu venir du large.
La voiture était un très élégant phaéton attelé d'un bel alezan
qu'un jeune homme conduisait. Il lui fit décrire une courbe irrépro-
chable sur le sable de la cour, jeta les guides à son domestique,
qui s'était précipité à bas du siège de derrière pour prendre la tête
du cheval, et s'avançant lentement, l'air irrésolu, comme s'il avait
plus envie de s'en aller que d'entrer, il gravit les marches du perron
et pénétra dans le vestibule monumental. Un valet de chambre ve-
nant au-devant de lui, il prit une carte dans un portefeuille en ma-
roquin et d'une voix bien timbrée il dit :
— Demandez à M""' la comtesse si elle veut me faire l'honneur
de me recevoir.
Il fut introduit dans un petit parloir qui avait fort bon air avec
ses murs tendus de cuir de Cordoue et ses meubles en poirier
sculpté. Dans un cadre noir, le portrait d'un homme encore jeune,
élégant et coquet, souriait vaguement, peint par Jalabert. Au haut
de la toile, l'écusson des Croix-Mort était frappé. Le visiteur l'exa-
mina distraitement et se dandinant avec impatience :
— J'aime à croire, murmura-t-il, que cette bonne dame va m'ex-
pédier rapidement...
Il soupira comme quelqu'un qui s'ennuie beaucoup, et, allant
à la fenêtre, il jeta sur la terrasse un regard indifl'érent. Ainsi en
pleine lumière, c'était un très joli garçon blond, aux yeux bleus,
à la barbe en éventail, vêtu avec beaucoup de recherche, chaussé
et ganté comme un Parisien. Au premier abord, il paraissait avoir
trente ans, mais, à y bien regarder, les petites rides des tempes,
les brisures du tour de la bouche accusaient sept ou huit ans de
plus, dissimulés par des artifices de toilette.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 559
La porte, en s'ouvrant, l'arracha à sa contemplation. Il se retourna
€t, se trouvant en face de M™® de Croix-Mort, il s'inclina avec un sou-
rire de satisfaction étonnée en découvrant que la bonne dame, ainsi
qu'il l'appelait, n'avait rien d'une douairière.
— M. Fernand d'Ayères ? interrogea Régine en regardant la carte
qu'elle tenait à la main :
— Oui, madame la comtesse, votre voisin. J'habite à quatre kilo-
mètres d'ici le château de La Vignerie. Vous sortez peu, moi, de
mon côté, j'habite Paris les trois quarts de l'année; aussi n'ai-je
pas encore eu la bonne fortune de pouvoir me faire présenter à
vous...
M"^^ de Croix-Mort regarda le beau Fernand avec hauteur. Ce
u bonne fortune » lui avait mal sonné à l'oreille. Elle se retrouva,
en un instant, armée en guerre par son éducation aristocratique,
telle qu'elle était dix ans plus tôt, avant sa retraite dans le château
de province. Et, avec toute la morgue d'une grande dame qu'on dé-
range :
— Voudriez-vous bien, monsieur, m'expliquer ce qui me vaut
l'avantage de vous voir?..
M. d'Ayères ne se décontenança pas, et, passant la main sur sa
jolie barbe blonde qui brilla comme de l'or :
— Mon Dieul madame, cet avantage est bien mince, et soyez
sûre que c'est contraint et forcé que je me permets de vous impor-
tuner... Voici le fait : Je suis grand chasseur,., et mes terres bor-
dent les vôtres. Or, ce matin, il m'est arrivé de franchir très involon-
tairement les limites, de battre un taillis où je n'avais pas droit de
mettre le pied. J'ai tiré un faisan... Gomme je le ramassais, votre
garde, embusqué derrière un buisson, s'est élancé sur moi, m'a
arraché des mains mon gibier et m'a déclaré procès-verbal... Ce gar-
çon, qui est bien l'être le plus grossier que j'aie rencontré de ma vie,
n'a voulu entendre à rien et m'a ordonné de lui tourner les talons
«n m'assurant que, s'il me rattrapait jamais, cette fois-là je verrais
de quoi il retournerait... Je n'ai pas insisté, comme bien vous pen-
sez... Mais supposant que les ordres que vous donnez à cet homme
ne sont pas aussi rigoureux que ses façons d'agir permettraient de
le croire, j'ai pris le parti de vous apporter ma tête moi-même, et
de vous prier de ne pas me faire exécuter, pour cette fois, en place
publique.
Il riait, en parlant ainsi, avec des dents fort blanches. Un léger
parfum se dégageant de ses habits venait jusqu'à Régine et l'enve-
loppait d'une atmosphère troublante. Elle avait de la difFiculté à
respirer, comme si cette odeur subtile et douce l'eût suffoquée.
Avec effort elle se remit.
— Je sais que Billet est un garde intraitable, dit-elle et qu'il vaut
560 REVUE DES DEUX MONDES.
mieux ne pas entrer en lutte avec lui. Mais croyez bien, monsieur,
que je suis loin de l'approuver quand il est brutal et insolent...
N'ayez point souci de la petite affaire de ce matin, elle n'aura au-
cune suite, et veuillez excuser le manque de forme d'un serviteur
qui ne pèche que par un excès de dévouement.
Le beau Fernand s'inclina avec une gracieuse déférence :
— Je vous remercie, madame, de me traiter avec tant de bienveil-
lance. Il n'en reste pas moins acquis que je me suis ce matin rendu
coupable d'un délit... Permettez -moi de me frapper moi-même
d'une légère amende au profit de vos pauvres.
Il prit dans son portefeuille un billet de cinq cents francs et
le plaça sur la cheminée avec un geste insouciant, puis saluant
Régine en souriant :
— Je suis tenté de remercier le hasard qui m'a fait commettre
la faute, puisqu'elle a eu pour conséquence de m'amener devant
vous...
Cette fois, la comtesse ne protesta pas. Il lui lança un vif regard
et fit un pas vers la sortie. Mais, au même moment, la porte s'ou-
vrit et Edmée entra vivement en disant :
— Ma mère, Billet est là qui demande à vous parler...
A la vue de l'étranger, elle resta un moment saisie, et rougis-
sant fit un geste d'excuse.
— M"^ de Croix-Mort, ma fille,., dit la comtesse cérémonieuse-
ment...
Puis changeant de ton :
— C'est le garde qui vient sans doute pour me demander de
vous poursuivre.
— Je n'avais pas trop d'avance I Qui sait s'il ne vous aurait pas
prévenue contre moi?..
Ils sortirent tous trois, et, dans le vestibule, ils trouvèrent Jean
qui attendait, le fusil suspendu à l'épaule, son chien couché devant
la porte. Il resta bouche béante et les yeux écarquillés en voyant
son délinquant en compagnie de ses dames et se donnant des airs
avantageux. Un grognement sortit de sa barbe rousse et il arron-
dit le dos comme un sanglier au ferme.
— Madame la comtesse , je vois que vous savez de quoi il re-
tourne, dit-il d'un ton bourru... J'avais pris monsieur, ce matin,
dans les Bois-Brûlés...
— Il paraît même que vous avez été fort malhonnête, interrom-
pit M'^^ de Croix-Mort... Vous abusez singulièrement des droits que
je vous laisse; j'entends qu'à l'avenir vous changiez de manières...
Quant à monsieur, il chassera quand et où il lui plaira, sur le do-
maine. Vous veillerez à ce que rien ne lui fasse obstacle.
— Madame lacomtesse, je suis vraiment confus, dit le beau Fernand.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 561
— Ce n'est pas une grande faveur que je vous fais, monsieur,
ici nous ne sommes que des femmes. Notre chasse est, dit-on, assez
bonne, et personne n'en jouit... Vous nous enverrez du gibier, voilà
tout.
Le jeune homme se confondit en nouveaux remercimens, puis
ayant pris congé, il remonta dans son phaéton et partit au grand
trot.
Jean Billet immobile, à la même place, le suivait des yeux. Il
fallut qu'Edmée lui parlât pour qu'il parût se souvenir du lieu
où il était. Il jeta à la comtesse un regard de reproche, remonta
d'un brusque mouvement d'épaules la bretelle de son lourd car-
nier, sifila son chien, et, sans une parole, il s'éloigna par les fu-
taies du parc.
— Ma mère , je crois que vous avez vivement contrarié Billet,
dit W^^ de Croix-Mort.
— Le beau malheur! répondit la comtesse avec humeur. C'est un
abominable rustre! Il avait besoin d'une leçon. Je ne suis pas fâchée
de la lui avoir donnée...
Quittant sa fille, Régine alla s'enfermer dans sa chambre, d'où
elle ne descendit que pour le dîner. Pourquoi Billet, dont jamais
elle n'avait discuté les actes, avait-il besoin d'une leçon? Pourquoi
n'était-elle pas fâchée de la lui avoir donnée, quand, le matin même,
elle n'avait pas le moindre grief contre lui? Pourquoi, après avoir
accueilli le beau d'Avères avec un ton agressif, l'avait-elle congédié
avec des paroles amicales? Pourquoi, s'ennuyant si furieusement la
\eille, était-elle en ce moment si délicieusement occupée à rêver,
pelotonnée sur sa chaise longue? Autant de problèmes dont le ca-
price et la fantaisie avaient posé les termes et qui ne pouvaient être
résolus que par l'esprit frivole et compliqué d'une femme.
Edmée, cependant, courant après son vieux Billet, l'avait rat-
trapé dans le parc, au pont de la Divonnette. Elle le força à s'arrê-
ter, et, excusant sa mère, elle tâcha de calmer le rude serviteur.
Mais alors il éclata. II n'était plus le maître sur son terrain...
C'était fini ! Un autre pourrait lui tuer son gibier, qu'il gardait avec
tant de soin contre les colleteurs et les bêtes « fausses. » Oh !
ce particulier de malheur !
Il demeura silencieux et sombre, appuyé au parapet de pierre du
petit i)ont, puis avec un geste violent :
— Allez, il n'y a rien à attendre de bon d'un tel homme!.. C'est
de ces godelureaux qui jasent avec de caressantes manières et qui
tournent la tête aux femmes...
Edmée regarda son ami sévèrement :
— Tu oublies qu'en fait de femmes, il n'y a au château que ma
TOME LXXIII. — 1880. 30
562 REVUE DES DEUX MONDES.
mère et moi... Et moi, ajouta-t-elle, sans pouvoir se défendre d'un
sourire, moi encore si peu!..
Debout, dans sa robe claire, se détachant sur le fond sombre des
taillis, éclairée par un rayon de soleil qui faisait éclater la blancheur
de son front sous ses cheveux noirs, les lèvres fraîches et les yeux
d'un bleu candide, elle avait le charme exquis de la jeunesse en
fleur. Le sauvage Jean la contempla avec une pieuse adoration. li
la vit comme la divinité de ces champs, de ces bois dont il aimait
le silence et la profondeur. Hors d'eux et sans elle, il comprit qu'il
n'y avait plus rien au monde pour lui. Et, baissant la tête, il resta
muet, avec l'inquiétude sourde que cet étranger, qui paraissait
brusquement et prenait en une seule journée tant d'importance, ne
devînt à la fois le maître de la jeune fille et du domaine.
— Allons, console-toi, reprit Edmée, tu n'auras pas tant d'ennuis
que tu-parais le craindre ! Notre voisin chassera plus sur ses terres
que sur les nôtres !
— Il fera bien I répondit laconiquement le garde. — Et, d'un geste
décidé jetant sa pétoire sous son bras, il traversa la rivière et se
perdit dans le taillis.
III.
Le dimanche suivant, à la messe, au moment de l'oflertoire,
dans le silence recueilli de l'église, un pas léger, sec, aristocra-
tique, sonnant sur les dalles, frappa l'oreille de M°^^ de Croix-Mort.
Instinctivement son cœur battit plus fort, ses oreilles bourdonnè-
rent, les lettres de son paroissien dansèrent devant ses yeux. Elle
se dit : C'est lui! Elle n'osa pas regarder. Baissant la tète, elle
essaya de s'absorber dans une prière plus fervente. Mais, au lieu
des saintes oraisons, c'étaient des pensées profanes qui venaient à
son esprit. Et, tout étourdie, les yeux incertains, elle voulait ne
voir que l'abbé Levasseur, qui, revêtu de sa chasuble en moire
lilas brodée d'argent, son gros cou rouge débordant au-dessus du
collet plissé de son surplis, allait de droite à gauche, feuilletant son
missel aux signets multicolores. Mais involontairement devant ses
yeux apparaissait le beau Fernand, avec sa jolie tournure et sa
barbe d'un blond doré. Elle se demandait : Gomment se fait-il
qu'il soit à l'église? C'est la première fois qu'il y vient! Et une
voix secrète murmurait en elle : Il y est attiré par toi. Il a voulu
te revoir.
Edmée, en se relevant après la bénédiction , ayant jeté un re-
gard autour d'elle , aperçut auprès de la chaire leur voisin debout,
LES DAMES DE CROIX-MORT. 563
les bras croisés, et paraissant prêter une profonde attention à la
cérémonie.
Autour de lui, les chantres vociféraient leur plain-chant, le ser-
pent jetait ses notes mugissantes. Il semblait ne pas les entendre.
Sa physionomie exprimait un grave recueillement. Edmée poussa
légèrement sa mère du coude et presque sans remuer les lèvres,
dit :
— Maman, voici M. d'Ayères...
La comtesse prit un air sérieux et ne répondit pas, comme scan-
dalisée par la légèreté distraite de sa fille.
Le curé dit les mains tendues : Ite missu est... Et l'assistance,
avec un léger soulagement, se hâta vers la sortie.
M'"® de Croix-Mort fit un signe à sa fille, et, au lieu de gagner
la porte, elle se dirigea vers la sacristie. Elle voulait éviter le beau
Fernand. Il y avait dans son esprit une crainte vague. Elle se sen-
tait mécontente ; ce jeune homme l'occupait trop. La porte rem-
bourrée s'ouvrit et les deux femmes se trouvèrent dans la petite
pièce lambrissée de noyer, où le prêtre, aidé de son sacristain, re-
tirait ses vêtemens sacerdotaux. Une odeur d'encens et de cierges
éteints flottait dans l'air, et, à côté de l'étole, un large mouchoir à
carreaux traînait sur une table :
— Ah! mes chères dames, comment! vous voilà?., s'écria le vieil-
lard, achevant à la hâte de boutonner sa soutane... Vous avez été
retenues par le mauvais temps...
Et, du geste, il montrait, sur la haute et large fenêtre de la
sacristie, la pluie qui fouettait avec violence, lavant la poussière
et coulant en ruisseaux grisâtres.
— Mais asseyez-vous donc, madame la comtesse, et vous, ma
chère Edmée...
Il offrait des chaises de paille à ses paroissiennes.
— Monsieur le curé, je suis venue vous rappeler que nous comp-
tons bien sur vous ce soir.
— Mais, ma chère dame, comme tous les dimanches.
M"'" de Croix-Mort rougit de la maladresse de son prétexte. Le
curé ouvrit des yeux étonnés. Il y eut un silence. L'eau rebondis-
sait sur les carreaux, chassée par le vent, et s'écrasait en pous-
sières fines. Et son roulement continu causait aux deux femmes et
au prêtre une sorte de lassitude engourdie.
Edmée se leva et, tournant autour de la sacristie :
— Comment va votre père, monsieur le curé? Il y a longtemps
que je ne l'ai vu...
— Ah ! ma bonne petite, il ne se lève guère, le pauvre homme !..
11 n'a plus du toutde jambes... Pensez donc ! quatre-vingt-douze ans !
Mais la tète est encore bonne... Il parle bien souvent de vous... Et
f>6Ù REVUE DES DEUX MONDES.
il peint toujours... Ah! dame, c'est un peu tremblé et les couleurs
se mêlent quelquefois... N'importe, ça l'occupe... Et il est content.
Il me dit : Tu vois, je me rends utile.
— Il faudra que je vienne le voir et que je lui apporte mes petits
travaux...
— Ah ! vous lui ferez un grand plaisir...
La porte de la sacristie, en s'ouvrant, coupa la parole au prêtre
et, au grand émoi de ]VP® de Croix-Mort, le baron d'Ayères entra.
Il salua, ayant son même sourire aimable sur les lèvres, et, serrant
les mains du vieillard avec une affectueuse familiarité :
— Pardonnez-moi, monsieur le curé, si j'envahis votre retraite.
Mais je suis, depuis quelques minutes, à la recherche de ces dames. . .
Il est impossible qu'elles songent à rentrer à pied sous une averse
pareille, et je venais mettre ma voiture à leur disposition.
L'abbé Levasseur ne laissa pas à M""" de Croix-Mort le temps de
répondre. 11 regardait le visiteur avec une joyeuse émotion :
— Je suis heureux de vous voir, mon cher enfant. . . Vous ne me
gâtez pas depuis quelque temps.
— Vous savez que je suis presque toujours à Paris... Mais je vais
rester avec vous, si vous le permettez, pendant que ces dames re-
tourneront au château... La voiture reviendra me prendre.
Et, comme la comtesse ébauchait un geste de protestation con-
fuse :
— Oh ! madame, je«vous en prie ! M'ayant comblé de vos gracieu-
setés hier, il ne serait pas juste de me refuser aujourd'hui une si
faible revanche.
M™® de Croix-Mort ne résista plus. Elle murmura quelques paroles
de remercîmens, inclina la tête froidement en signe d'adieu et, sui-
vie de sa fille et du curé, elle entra dans l'église, dont elle traversa
lentement le bas côté. Arrivée près de la porte, elle s'arrêta un in-
stant et, sans regarder son vieil ami :
— Vous connaissez beaucoup M. d'Ayères?
— Depuis qu'il existe... C'est sa grand'mère, M"^" de Frète val, qui
m'a fait venir ici... C'est un charmant homme, qui a eu le malheur
de perdre ses parens de bonne heure. Il s'est trouvé à vingt-cinq
ans maître d'une belle fortune... Et alors, vous comprenez,., il a
été un peu vite.
— Quel âge a-t-il donc?
— Mais,., attendez,., il ne doit pas être loin de quarante ans.
— Ah! vraiment?.. Je n'aurais pas cru.. Il paraît très jeune...
— Vous savez , les blonds , ma chère dame , sont généralement
de bonne conserve... Mais s'il n'a pas quarante ans, il en a bien
trente-neuf... Au reste, on peut le savoir au juste en consultant le
registre des baptêmes, car il a été baptisé ici...
LES DAiMES DE CROIX-MORT. 565
— Oh ! c'est mutile, dit vivement la comtesse.
Devant le porche, le coupé stationnait. Le cocher, immobile dans
sa raideur correcte, ne tourna pas la tête. Les deux femmes mon-
tèrent. La portière claqua, refermée par le curé, qui, sans s'attarder
à voir filer la voiture sous l'ondée au trot rapide du cheval, courut
retrouver le beau Fernand. Il attendait paisiblement, lisant sur un
tableau grillagé attaché au mur les promesses de mariage.
— Eh bien ! mon cher enfant, quand vous verrons-nous inscrit là,
à votre tour? demanda gaîment le vieillard.
— Mais, monsieur le curé, dit Fernand, on ne se marie pas tout
seul ; il fautdabord trouver une femme... En connaissez-vous une?
De votre main, je la prends les yeux fermés.
L'abbé Levasseur hocha gravement la tète et, regardante!. d'Ayères
au fond des yeux :
— Ce serait accepter une grave responsabilité, n'est-il pas vrai,
que de chercher à vous marier? Vous avez été un fier mauvais sujet,
et je ne jurerais pas que vous vous soyez amendé.
Le baron se mit à rire.
— Cette louable conversion était peut-être réservée à votre zèle.
— Bahl ce serait prêcher dans le désert!..
— Essayez... Le Seigneur n'a-t-il pas dit : Il y aura plus de joie
au ciel pour un pécheur repentant que pour cent justes?
— Voyons I confessez- vous un peu d'abord. Qu'ôtes-vous venu
faire dans ce pays?
— Des économies.
— Vous avez l'intention de rester à La Vignerie?
— Tout l'hiver...
— Et à quoi emploierez-vous votre temps, bon Dieu?
— A chasser, à fumer et, si vous le voulez, à méditer avec vous
sur la vie éternelle. Vous voyez que je suis en bonne voie. Peut-
être voisinerai-je un peu avec les dames de Croix-Mort, si elles s'y
prêtent. Mais ce n'est pas bien sûr, car elles me paraissent d'une
sauvagerie excessive.
— Elles sont surtout beaucoup trop jeunes pour vous recevoir sans
que leur réputation en souffre.
— Dans ce pays de loups? Qui serait là pour en juger? D'ailleurs
quel âge a donc la comtesse ?
— Mais trente-sept ans ou un peu moins...
Si simple que fût le prêtre , la coïncidence des questions
de M"" de Croix-Mort et de M. d'Ayères le frappa. Ils veulent
savoir l'âge l'un de l'autre, se dit-il, voilà qui est singulier. S'il
eût pu lire complètement dans leur esprit, il eût été bien plus
«tonné. Dans sa pensée à lui, un projet commençait déjà à se
former, imprévu, bizarre, certes, réalisable cependant, à ce
566 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il lai semblait : celui d'un mariage entre Fernand d'Ayères
et Edmée de Croix-Mort. Il rêvassait : la jeune fille a seize ans,
mais, élevée au grand air et dans la vie active des champs, elle est
forte comme si elle en avait vingt. Le jeune homme, — il est un
peu mûr peut-être, le jeune homme, — quarante ans. Après tout,
en a-t-il quarante? Mettons trente-huit, ce qui est bien différent. Ce
chiffre quatre sonne mal dans l'âge d'un fiancé... Mais il est
d'allure si juvénile, de caractère si gai, qu'en vérité, on ne lui donne-
rait que la trentaine. Beau nom, belles relations. Dans les environs,
il n'y a rien de mieux à offrir... Et la comtesse ne paraît pas dispo-
sée à retourner à Paris... Alors?
Le bonhomme en était là, quand il fut tiré de sa réflexion par la
voix de celui dont il disposait avec tant de facilité.
— Monsieur le curé, ma voiture doit être revenue, je vais prendre
congé de vous... Il est midi et demi, vous êtes à jeun et je crains de
vous avoir mis en retard pour votre déjeuner.
— Si mon ordinaire ne vous faisait pas peur, je commanderais
bien volontiers qu'on mît votre couvert? dit le vieillard.
— Merci de tout mon cœur !.. C'est vous, je l'espère, qui prochai-
nement serez mon convive... Je vous en prie, restez. Je ne veux
pas que vous traversiez, encore une fois, l'église pour me reconduire.
A bientôt!
Il serra affectueusement les mains de l'excellent homme et, d'un
pas rapide, pour le détourner de le suivre, il s'éloigna. .
Du diable si Fernand d'Ayères pensait au mariage ! Edmée, avec
ses long bras, sa taille maigre et son visage mal dégrossi de fille
en pleine formation, lui avait paru médiocrement agréable. La com-
tesse lui avait plu davantage. Réduit par des folies de tous les genres
à une situation très précaire, ayant perdu avec les chevaux ce que
les femmes lui avaient laissé, il s'était, sur les sages conseils de son
homme d'affaires, décidé à vivre, un an ou deux, à la campagne,
afin de laisser l'eau revenir au moulin. Il était aussi compromis à
Paris que peut l'être un homme qui, pendant quinze ans, a couru
les avant-scènes des théâtres en compagnie de toutes les filles en vue
et usé les tables de cercle à jouer au quinze ou au baccara. Pour
en arriver à se brûler ainsi, il avait mangé quatre-vingt mille francs
de rentes. Et il était bien plus fatigué que s'il avait travaillé brave-
ment pour les gagner. Avec les débris de sa fortune, un habile
homme, qui, rareté providentielle, se trouvait être un honnête
homme, avait pris l'engagement de lui reconstituer un capital très
présentable , mais à la condition expresse qu'il ferait le plongeon
et que ses créanciers perdraient l'espoir de le voir accourir,
avec un de ces besoins immédiats d'argent qui donnent aux
billets de cent francs une valeur de vingt-cinq louis. Il s'était donc
LES DAMES DE CROIX-MORT. 567
résolu à disparaître, mais ce n'avait pas été de gaîté de cœur. Il
ne se sentait aucun goût pour la retraite, et la solitude lui faisait
horreur. Le château que sa grand'mère, M™® de Fréteval, avait
habité jusqu'à sa mort, était heureusement dans un assez bon état de
conservation. Le mobilier n'avait pas trop souffert de l'humidité et,
une fois les tapis posés, les portières accrochées, le gîte ne s'était
pas montré trop inconfortable. Il vivait là, depuis six semaines, entre
ses domestiques, ses chiens et ses chevaux, se plaisant encore moins
avec les uns qu'avec les autres, et méditant, non point comme il
l'avait dit au curé, sur la vie éternelle, mais sur la vie humaine et
ses nombreuses vicissitudes.
L'apparition de M"'® de Croix-Mort dans ce désert lui parut
donc charmante. Une figure vivante, une figure féminine devant
les yeux de ce déshérité réduit à l'abandon, au silence, c'était
une revanche donnée par le destin contraire. Ce naufragé de la
fortune, qui se morfondait exaspéré sur son îlot, n'attendant
aucun secours, ni du ciel ni des hommes, poussa un cri de joie
farouche en découvrant cette femme. Une veuve de trente-six ans,
élégante, jolie, bien conservée, légèrement maniérée, c'était, dans
ce trou de province, une ressource hiespérée. Quelle diversion pour
ce blasé, qui dormait sur les romans nouveaux et bâillait dès neuf
heures du soir, lui, habitué à passer toutes ses nuits au cercle!
Avec une fatuité exquise, il ne pensa pas une minute qu'elle pût
lui résister. Il n'avait pas de concurrent. La place forte qu'il al-
lait attaquer ne devait pas être secourue : suivant la théorie des
sièges, elle était donc prise d'avance; c'était une question de temps.
Et ce temps serait délicieusement employé à faire cette petite guerre
de l'amour, pleine de pièges, d'embuscades et de surprises. H pas-
serait ainsi son année de réclusion, et la fin de l'amour arriverait
comme la fin de l'exil. Il dirait adieu à sa provinciale et s'en retour-
nerait à Paris pour conclure quelque beau mariage qui le remettrait
à flot. Tel était le programme que, dans son esprit, M. d'Ayères
avait élaboré. S'il ne brillait pas par une modestie absolue, il dé-
notait chez son auteur une aimable ingéniosité. On en voyait de pa-
reils si communément réalisés, qu'il n'y avait peut-être pas une pré-
somption excessive à le vouloir délibérément appliquer.
Cependant la tête de la comtesse travaillait, de son côté, aussi acti-
vement que celle du baron, mais dans un sens tout à fait opposé. Il
ne s'agissait ni de mariage ni de galanterie. M""" de Croix-Mort avait
été, dès le premier choc, mise en alarme par la tournure de séduc-
♦teur du beau Fernand. Cette femme sentimentale, nerveuse, roma-
nesque, était une très honnête femme. Un bon brave grisou de gen-
tilhomme voisin ne l'aurait pas effrayée, et très volontiers elle lui
aurait fait accueil. Ce joli garçon, au cou très rouge, aux yeux bleus
568 REVUE DES DEUX MONDES.
et à la barbe d'or, avec son parler caressant, ne lui sembla pas être
un hôte qu'on pût raisonnablement installer au coin de son feu.
M""'" de Croix-Mort, qui faisait de la toilette pour les arbres de son
parc et pour les glaces de son salon, se montra décidée à tenir cet
admirateur tout préparé à distance. Elle se découvrit du mérite à
se conduire avec cette sagesse. Mais elle avait un fond solide de
vertu qui ne la laissait pas libre d'agir autrement.
Si Fernand avait été un homme bouillant et pressé, il aurait
pu, dès le premier pas, compromettre gravement le succès de
son entreprise. Il se serait heurté à des travaux de défense im-
prévus ; mais c'était tout le contraire d'un impétueux. D'ailleurs il
avait un an devant lui, au moins, pour parcourir la carte de Tendre,
et il ne voulait point du tout brûler les étapes. Il ne se sentait pas
assez sûr de s'arrêter longtemps et avec plaisir au but. 11 fallait
donner de la durée au voyage. Il se garda donc de so présenter à
Croix-Mort. Il eut le talent, en ne venant pas, de faire passer la com-
tesse par les quatre phases successives de l'étonnement, du regret,
du dépit et du désir. En même temps il lui rendit de la confiance.
Ce n'était vraiment pas la peine de se barricader si soigneusement
contre un ennemi qui ne songeait même pas à l'attaque. A quoi bon
les portes et les fenêtres closes ? 11 n'y avait pas d'effraction à re-
douter. On pouvait laisser tout ouvert.
Au bout de quatre jours, Régine commença à se dire que
M. d'Ayères n'était peut-être pas le modèle accompli de la politesse.
On lui avait fait une faveur. Il y avait répondu par un bon procédé.
Et il s'en tenait là, jugeant sans doute qu'il y avait égalité. Comme
si envers une femme un homme ne devait pas toujours être en reste t
L'humeur de la comtesse se ressentit de ces agitations. Et sa fille la
première eut à en souffrir. Edmée s'étant présentée au salon avec
de la couleur sur ses manchettes, fut tancée comme si elle avait
commis un crime. Elle était dans l'ardeur du travail, mettant la
dernière main à deux études qu'elle comptait montrer triomphale-
ment au vieux verrier son professeur.
— Si encore ce que vous faites avait le sens commun ! dit la com-
tesse avec aigreur. Mais vous salissez les toiles autant que vos vê-
temens, et sans plus d'utilité.
— Voulez-vous voir ce que je fais? demanda malicieusement la
jeune fille.
Elle courut tout d'un trait jusqu'à son laboratoire et rapporta à
sa mère un petit panneau représentant un coin de lande fleurie de
bruyères et semée de bouleaux. Deux personnages assez adroite-*
ment posés animaient le paysage. Ils semblaient se disputer. L'un-
avec sa blouse bleue, ses grandes guêtres et sa cape ronde ne pou-
vait être que Jean Billet. L'autre élégamment vêtu à l'anglaise, et
LES DAMES DE CROIX-MORT. 569
décoré d'une superbe barbe blonde, ressemblait singulièrement au
baron qui, depuis une semaine, occupait beaucoup la comtesse. Un
oiseau gisant entre eux semblait être la. cause de leur violent col-
loque.
AP^ de Croix-Mort jeta un coup d'oeil sur le tableau et rougit.
Ses sourcils se rapprochèrent, elle dévisagea sa fille, redoutant une
allusion.
— Que signifie ce barbouillage ? demanda-t-elle d'une voix trem-
blante.
Edmée regarda sa mère gaîment, et avec la hardiesse d'une per-
sonne qui n'y entend pas malice :
— C'est Jiillet déclarant procès-verbal à M. d'Ayères.
— Faites-moi grâce de vos sottes allégories et de vos grotesques
enluminures, s'écria la comtesse, et surtout ne vous permettez pas
de montrer ceci à qui que ce soit.
L'enfant battit en retraite toute décontenancée par cette violente
sortie. Elle n'avait pas cru commettre un si grave méfait. Il en
resta dans son esprit de la prévention contre le beau Fernand.
D'ailleurs, à première vue, il lui avait déplu. Pourquoi, elle n'en
savait rien. C'était instinctif. Billet, le rude et dévoué serviteur,
avait lui aussi, comme un chien de garde qui flaire un malinten-
tionné, montré les dents et grogné. Les grâces du bellâtrç avaient,
sur cette simple enfant de la nature, exercé une action absolument
inverse de celle qu'elles produisaient à l'ordinaire sur des filles plus
policées. Edmée le trouva afiecté et quelque peu ridicule, lui qui
passait pour irrésistible. Sa voix vibrante lui parut criarde. Ses
cheveux si bien peignés, sa barbe admirablement soignée, tout
cela lui sembla trop cultivé, trop ratissé, trop jardin anglais. Elle
aimait mieux labroussaille de Billet, avec son large sourire épanoui
au milieu, quand il voyait sa chère demoiselle.
Elle alla au presbytère dans l'après-midi et raconta au curé la
scène du matin. Il en rit, et demanda si le baron était allé à Croix-
Mort faire visite à la comtesse. Il fut très surpris de la réponse né-
gative que lui fit Edmée. Il dit :
— Tiens ! c'est très extraordinaire ! Il m'avait pourtant annoncé
sa venue.
Flairant quelque incident, et curieux au fond, comme une vieille
fille, il se rendit de son pied léger, le soir, au château, après dîner.
Il trouva la comtesse, les nerfs tendus, le verbe haut. Elle lui fit
d'abord gracieuse réception, comme une personne qui s'ennuie
et qu'on arrache à elle-même et ensuite le querella pour des
vétilles. La conversation languit en somme, tant qu'il ne lut ques-
tion que de la pluie et du beau temps, mais prit une allure excès-
570 REVUE DES DEUX MONDES.
sivement animée aussitôt que le bon curé eut prononcé le nom de-
M. d'Ayères.
— Il m'a l'autre jour fort embarrassée, dit Régine, en me pro-
posant sa voiture avec cette insistance. Je n'aurais pas voulu accep-
ter, trouvant l'offre un peu bien familière. Je ne pouvais refuser
sans paraître cérémonieuse à l'excès ; je ne suppose pas que votre
ami ait cru me rendre là un de ces services qui permettent de se
poser en ange sauveur.
— Il a eu le désir de vous empêcher de vous mouiller les pieds,
et voilà tout. Lorsque vous avez été parties, M"® Edmée et vous, il
a causé avec moi de tout autre chose. Il m'a étonné, je l'avoue, par
sa gravité. Je l'avais connu autrefois un peu fou, un peu dissipé.
— Tranchons le mot : très viveur.
— Je ne voudrais pas médire du prochain... Il avait, à la vérité,,
plus d'idées frivoles dans la tête que d'idées sérieuses; maintenant
il est tout à fait rangé, et ne me paraît pas éloigné de songer à
se marier.
— Et c'est pour donner suite à un si beau projet qu'il vient dans-
ce pays ? Mais avec qui se marier ici ? Avec quelque rustaude des
environs ?
— Madame la comtesse, dit le curé avec un air de componction
béate, il me semble qu'il y a, sans aller bien loin...
M""® de Croix-Mort ne laissa pas le bonhomme achever ; elle se-
leva vivement et, avec un regard sévère :
— Pas un mot de plus, mon cher curé, vous me désobligeriez,
et ne revenons jamais sur ce sujet.
Edmée entrait au même moment. L'abbé Levasseur pensa que
M™® de Croix-Mort ne voulait pas éveiller l'esprit de cette grande
enfant en parlant mariage devant elle, et que, la trouvant trop
jeune, elle entendait ne pas se laisser faire de propositions inutiles.
Il ne soupçonna pas un instant que Régine, l'imagination remplie
de rêves passionnés, avait pris pour elle-même ce qui s'adressait
à sa fille. Il y eut là une équivoque qui devait entraîner de fatales
conséquences. Si le vénérable prêtre avait pu ajouter trois paroles,
la comtesse traitait tout de suite M. d'Ayères, sinon avec aversion,
au moins avec indifférence. Elle prenait le parti de le tenir résolu-
ment à distance, et évitait ainsi des catastrophes. La destinée de ces
trois êtres fut en suspens pendant un quart de seconde, et se décida
à la faveur d'une minauderie de coquette.
M""^ de Croix-Mort se trouva tout à fait rassurée à la suite de cet
entretien. Elle ne se figura plus le beau Fernand comme un loup
afiamé cherchant une proie à dévorer. Il lui parut plus débonnaire. Il
devint un aimable homme, las de la vie à grandes guides, qui lui avait
LES DAMES DE CROIX-MORT. 571
vraisemblablement coûté fort cher, et cherchant à prendre un train
raisonnable, dans la voie droite et peu accidentée du mariage. II
y perdit un grain de poésie, mais il y gagna de devenir possible à
fréquenter. Un galant hardi, à visées conquérantes, pouvait à la
rigueur être difficile à mater. Un soupirant placide, à projets régu-
liers, devait être aisé à contenir. Régine entrevit une délicieuse
perspective de flirtage modéré au gré de son caprice, une petite
guerre qu'elle saurait conduire à sa guise. Les rêveries, dans les-
quelles elle s'était complu pendant douze années, allaient prendre
corps et devenir des réalités.
Isolée dans son veuvage, elle avait refait en imagination toute
sa vie. Gomme un général prisonnnier qui emploie ses loisirs à
combiner des plans de campagne, elle avait étudié ce qu'il fau-
drait tenter dans tel ou tel cas. Elle s'était préparé des théories
sur chaque situation, et bien souvent elle avait dans son passé
relevé de graves fautes de tactique. Que de fois, pensant avec
amertume aux chagrins dont M. de Croix-Mort l'avait abreuvée,
elle s'était dit : « Ah 1 si c'était à recommencer, comme j'agirais
autrement! En lui tenant tête, en me montrant moins résignée
et plus énergique, moins triste et plus coquette, je l'aurais ra-
mené à moi et mon existence eût changé de face. » Elle avait ainsi,
dans le secret d'elle-même, pris des revanches rétrospectives, rem-
porté des victoires sur le défunt. Et mûrie par ce qu'elle appelait
son expérience, elle ne craignait pas la bataille. Peut-être même la
souhaitait-elle.
Le lendemain de la visite du curé, par une admirable journée
d'automne, la comtesse se promenait en barque avec sa fille sur la
rivière. Edmée, habituée depuis son enfance au maniement des
rames, manœuvrait habilement l'embarcation. Et Régine, assise à
l'arrière, pénétrée par la fraîcheur parfumée des branches qui se
courbaient en voûte sur le courant rapide, les yeux lassés par le
miroitement de l'eau, bercée ytar le mouvement doux du bateau,
se hiissait aller à une torpeur délicieuse. Le pont, qui enjambait
d'une rive à l'autre, projetant l'ombre de son arceau de pierre sur
la Divonnette, faisait paraître plus brillant sous le soleil le ruban
d'argent de la rivière fuyant entre ses rives vertes. Edmée, en se
rapprochant du pont, s'était retournée, et les mains en porte-voix
autour de la bouche, elle poussait des cris aussitôt renvoyés
par l'écho d'un petit vallon rocheux qui s'élargissait sur la droite,
comme un cirque couronné de noirs sapins. La rivière suivait la
plaine en cet endroit, formant la clôture du parc. Et au bord des
labours d'un brun violacé, le long des joncs marins où le glous-
sement rauque des faisans eifrayés se faisait entendre, la barque
descendait au fil de l'eau.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
Edmée, poussant un dernier éclat de voix, se rassit dans le bateau
et reprit ses rames. Au même moment, son cri de loin fut répété,
non plus par la bouche mystérieuse de l'écho, mais par des lèvres hu-
maines. La comtesse leva la tête et, débouchant du taillis, elle aperçut
le beau Fernand. En reconnaissant M""^ de Croix-Mort, le baron fit
un geste de surprise. Il s'avança d'un pas plus rapide, et descen-
dant, à travers les joncs et les iris, jusqu'au bord de la Divonnette:
— Excusez-moi, madame, dit-il, le chapeau à la main, si j'ai
commis l'inconvenance de répondre aux appels que j'entendais. J'ai
cru que c'était quelque petit berger qui criait pour se distraire...
Je me rendais à Croix-Mort en me promenant... par la traverse...
— C'est ma fille qui a cette belle voix de garçon, dit en riant la
comtesse. Mais puisque vous veniez nous voir, nous n'allons pas
vous laisser inutilement faire le tour du parc. Edmée, donne un
coup de rame pour aborder. Vous nous avez prêté votre voiture
dimanche, nous allons vous offrir notre bateau aujourd'hui.
— Il fait un temps infiniment plus agréable, répondit M. d'Ayères
en montrant le ciel tout bleu.
D'un bond il s'élança dans la barque, qui, poussée par Edmée,
froissait de son avant les roseaux de la rive, et s'asseyant sur un des
bancs :
— Voulez-vous me permettre de me rendre utile et de vous sup-
pléer à la manœuvre ?
— Savez-vous ramer seulement? dit la comtesse. N'allez pas
risquer de nous faire chavirer.
— Oh ! dit Edmée avec ironie, on le voudrait qu'on ne le pour-
rait pas. Le canot est à fond plat... Seulement il est lourd et tire
sur les bras.
— J'espère cependant, mademoiselle, avoir la force de vous con-
duire.
Et, prenant les avirons, il s'en servit avec une vigueur et une pré-
cision qui révélaient des études spéciales et prolongées, faites autre-
fois à Croissy ou à l'île de Beauté. Le bateau filait rapide, et la com-
tesse, demeurée au gouvernail, regardait complaisamment ce rameur
à la barbe d'or qui l'emmenait d'une vive allure, elle ne savait où. Il
lui semblait que son existence, autrefois sombre et maussade, était
en un instant devenue gaie et riante. Un ravissement inconnu lui
gonflait le cœur. Des chansons vaguement lui montaient aux lèvres,
et, dans la tiédeur de l'air pur, bercée par ce mouvement moelleux,
elle eût voulu ne jamais s'arrêter. Cependant la rivière se détour-
nant traversait la pièce d'eau qui s'étendait au bout d'une pelouse
devant le château. Les cygnes venaient à la rencontre de la barque,
tendant leur long col blanc, et ouvrant leur bec jaune, comme pour
demander le petit morceau de pain accoutumé. Un embarcadère
LES DAMES DE CROIX-MORT. 573
s'offrait pour la descente. M. d'Ayères aborda sans secousse, et,
sautant à terre, donna la main à M™^ de Croix-Mort et à sa fille. C'était
la première fois que la main de Régine se trouvait dans celle de Fer-
nand. Le jeune homme la pressa légèrement et la garda une se-
conde de plus qu'il n'eût fallu. La comtesse se dégagea avec une
froideur hautaine, ne soupçonnant pas que cette faible étreinte était
le scellement d'une chaîne qui devait la meurtrir. Ils traversèrent
en silence les parterres, et arrivés devant le perron :
— Désirez-vous que nous entrions? dit M™* de Croix-Mort. Nous
serions très bien ici en plein air...
— D'autant mieux, dit M. d'Ayères, qu'il doit faire très frais dans
l'intérieur du château...
— J'y pense : vous devez avoir soif.. — Edmée, veille donc à ce
qu'on apporte des rafraichissemens...
Ils s'assirent sur des fauteuils de jardin en osier, et gênés tous
deux, ils se mirent à parler de choses banales. Il était, lui, très em-
barrassé, ayant des coupes de bois à faire, et n'entendant absolu-
ment rien à l'exploitation forestière. Depuis vingt ans on n'avait pas
abattu un seul pied d'arbre sur La Vignerie, et il devenait néces-
saire, dans l'intérêt même du domaine, de jeter bas une trentaine
d'hectares de futaie qui commençait à s'user. La comtesse était
fort ignorante elle-même, quoiqu'elle entendit souvent parler de
taillis, de balivages, de modernes et d'anciens.
— Si vous voulez, je demanderai comment il faut procéder à
Billet...
— Mon ennemi personnel? interrompit gaîment M. d'Ayères...
La comtesse prit un air sérieux :
— J'espère que vous ne le croyez pas?.. Tous mes gens sont fort
respectueux de nos amis.
— S'il suffît de vous être attaché, madame, dit le baron avec une
grâce caressante, pour être bien vu par ce loup-garou, alors maître
Billet m'adorera.
La comtesse ne répliqua pas. Edmée revenait avec un domestique
chargé d'un plateau. Fernand eut la satisfaction de voir Régine lui
préparer de ses belles mains un verre de sirop de cerise mélangé
d'eau glacée. Il le but avec recueillement, comme un philtre versé
par une adorable magicienne, causa encore pendant un quart
d'heure, et, prétextant un rendez-vous donné chez lui, il partit,
ayant eu le talent de faire juger sa visite un peu courte.
La réserve pleine d'habileté avec laquelle M. d'Ayères s'était
conduit dans cette rencontre lui valut de passer, aux yeux de M™" de
Croix-Mort, pour un homme infiniment plus sérieux qu'elle n'avait
pensé. Le gaillard s'était si bien enfariné qu'il avait pu montrer patte
blanche. Il fut classé dans la catégorie des gens aimables dont on
574 REVUE DES DEUX MONDES.
peut entretenir le zèle au moyen de menues faveurs sans consé-
quences, et qui meublent très agréablement un salon. La comtesse
n'avait jamais eu beaucoup l'occasion de voir des séducteurs de
profession. Elle avait, du vivant de son mari, vécu dans une retraite
qui s'était continuée pendant son veuvage. Elle n'était donc pas en
mesure d'apprécier la différence qui existait entre un bon gros pi-
geon roucoulant et pacifique, tel qu'elle se figurait Fernand, et
l'épervier menaçant et dangereux qu'il était en réalité. Eût-elle eu
plus d'expérience et de coup d'oeil, le fourbe s'était si bien déguisé
qu'elle n'eût pas vu ses serres. En bonne conscience, il lui eût suffi
d'être prudente, et de fermer sa porte, pour être à l'abri de tout
péril ; mais elle n'en avait au fond nulle envie, et avec un besoin de
passer par de l'imprévu, une rage de secouer l'apathie désolante
de sa vie, elle allait d'elle-même au-devant du danger.
M. d'Ayères revint au bout de quelques jours, et se montra si
simple, si bon enfant, si gai, qu'on l'engagea à dîner pour le di-
manche suivant avec le curé. La comtesse avait beaucoup délibéré
avant de se décider à faire cette invitation. La présence du bon
prêtre lui parut sauver les convenances. Et puis elle se dit à elle-
même qu'elle était vieille, et qu'à son âge une femme pouvait se
donner quelque liberté. Elle goûta alors cette exquise jouissance
de voir un homme exclusivement occupé d'elle, à l'affût de ses
petites manies pour les satisfaire, au guet de ses désirs pour les
devancer. Elle ne se sentit pas gênée, ainsi qu'elle l'était devant
M. de Croix-Mort, dont la politesse correcte et froide la tenait tou-
jours à distance. Entre le gentilhomme railleur et hautain qui la
traitait comme une étrangère, et le doux et affable Fernand qui lui
donnait l'illusion de la plus sincère amitié, il y avait un abîme. Et
c'était dans cet abîme même, dissimulé sous les verdures et les
fleurs, que Régine allait tomber.
IV.
Devenu le familier de la maison, au bout d'un mois, le baron
s'attacha à en conquérir les habitans. Il aimait ses aises et il voulait
que, depuis la maîtresse jusqu'au dernier serviteur, chacun s'em-
ployât à les lui procurer. Point de visages refrognés, point d'actes
hostiles, voilà quel était son rêve. Il ne le réalisa pas complète-
ment. Il trouva de la résistance du côté d'Edmée et ne put faire
revenir Billet de ses préventions. M"* de Croix-Mort, qui avait ac-
cueilli par des moqueries l'apparition de M. d'Ayères dans l'exis-
tence commune, devint subitement taciturne. Lorsque le baron
arrivait au château, une tristesse grave s'emparait de l'enfant, et
ses yeux noirs, enfoncés sous ses sourcils, étaient comme voilés
LES DAStES DE CROIX-MORT. 575
d'une ombre. Quand sa mère l'empêchait de se sauver du salon,
elle restait assise dans un coin, travaillant silencieusement près
d'une fenêtre, écoutant d'une oreille distraite le murmure de la con-
versation engagée entre Fernand et la comtesse. Si sa mère lui
adressait la parole, elle répondait par oui ou par non, et retombait
dans son mutisme. Depuis quelques jours elle s'était installée dans
le petit parloir, aux heures où la comtesse habituellement s'en-
fermait chez elle, et s'était mise à peindre. M""* de Croix-Mort l'avait
surprise en entrant à l'improviste. Avec calme l'enfant s'était levée,
rangeant ses affaires, et couvrant avec soin l'ouvrage commencé. La
comtesse fut intriguée par ce mystère et se décida à demander à
sa fille :
— Qu'est-ce que tu fais donc là?
— C'est une miniature pour un médaillon, répondit-elle évasi-
vement.
— Un médaillon, pour qui?
— Pour moi.
— Qu'en veux-tu faire?
— Le porter.
— Ah !.. Montre-moi donc ce chef-d'œuvre...
Edméc jeta à sa mère un regard sombre, et demeura immobile un
instant, comme hésitante, puis, prenant son parti brusquement, elle
découvrit la petite feuille d'ivoire. La comtesse se pencha et re-
connaissant les traits du comte de Croix-Mort, elle devint très pâle.
Elle examina sa fille avec attention : le visage de l'enfant était im-
pénétrable. Elle agita la tête, murmura : «C'est bien! » et s'éloigna
profondément troublée.
Que signifiait chez la jeune fille cette subite recrudescence d'affec-
tion pour le père disparu? Était-ce un blâme qu'elle portait contre
sa mère? Les assiduités de M. d' Avères l'avaient-elle choquée? Tout
pourtant était bien innocent! Jamais manège de coquette n'avait eu
une allure moins inquiétante. Ce Fernand était un véritable mouton
sorti des bergeries de M*""* Deshoulières, frisé, enrubanné, et docile
à conduire, même sans houlette dorée, avec un simple éventail. Ré-
gine resta cependant troublée })ar cette significative protestation et
en garda de l'amertume. Au fond d'elle-même, elle conçut des
doutes sur la rectitude de sa conduite. Son esprit, faussé par le sen-
timentalisme, eut des scrupules; mais un mouvement d'aigreur l'en-
traîna à blâmer l'immixtion de sa fille dans ses petites affaires de
cœur. De quoi se mêlait-elle après tout? Une gamine de quinze
ans qui se permettait d'ouvrir les yeux et de voir même ce qui
n'était pas. De ce que sa mère était restée enfermée pendant douze
années à la campagne, au fond d'un château sépulcral, pour recon-
stituer leur fortune entamée par cet adorable père dont elle faisait
576 REVUE DES DEUX MONDES.
si pieusement le portrait, n'allait-elle pas conclure à une claustra-
tion éternelle? Et s'il plaisait à la comtesse de se remarier, comme
il dépendait d'elle de le faire, que dirait donc alors l'enfant sauvage
et égoïste?
M""^ de Croix-Mort, dans la solitude, se montait ainsi la tête, mais
en réalité elle n'affrontait pas sans une singulière gêne le regard
clair et fixe de ces deux grands yeux qui semblaient lire jusqu'au
fond d'elle-même. Elle préférait laisser Edmée s'éloigner. Et comme
celle-ci ne demandait qu'à disparaître aussitôt que M. d'Ayères entrait,
le dernier gardien qui aurait pu empêcher Régine de succomber à
la tentation : l'enfant, se trouvait écarté. Fernand s'installait auprès
de M"^^ de Croix-Mort et une causerie s'engageait qui durait des
heures, et que ni l'un ni l'autre ne trouva jamais longue. La com-
tesse restait à demi étendue sur sa chaise longue, ayant à sa portée
un guéridon, chargé d'un vase dans lequel s'épanouissaient des
roses, d'un livre et d'une bonbonnière. Le baron s'asseyait sur un
petit siège renversé, très bas, qui le mettait presque aux pieds de
Régine. Et dans l'intimité du salon, au milieu des meubles et des
objets familiers, ils passaient des journées charmantes, parlant du
passé et du présent, mais par un accord tacite, aucunement de
l'avenir qui semblait réservé, muré, comme s'il ne devait pas arri-
ver.
Jamais M™^ de Croix-Mort n'avait été aussi heureuse. De même
que dans ses rêves d'autrefois, où elle causait avec un adorateur
mystérieux, par une pente irrésistible Fernand et elle en venaient
à disserter sur l'amour. Par les fenêtres ouvertes le soleil pénétrait
à flots, des parterres d'exquises senteurs montaient, et avec ravis-
sement Régine se livrait à la douceur de cette enivrante causerie,
où, charmant subterfuge, toutes les tendresses exprimées s'adres-
saient à un être imaginaire, mais pouvaient se rapporter à elle.
Fernand excellait dans ce jeu sentimental, au milieu duquel il s'em-
parait du bout des doigts de la comtesse, qu'il effleurait à peine, les
tournant comme distraitement entre les siens. Puis c'était la main
elle-même qu'il pressait, tout en .parlant à voix basse d'amours
idéales, pour calmer les soupçons et engourdir les résistances. Peu
à peu sa bouche se collait à la paume, et, dans le vague délicieux
de sa rêverie, Régine paraissait ne pas s'apercevoir de la réalité
troublante de ces caresses. Cependant une chaleur ardente montait
à sa gorge, elle était prise d'un léger étouffement. Il lui semblait
qu'elle dormait au milieu des flammes, et, tirée brusquement de sa
torpeur morale par une sensation physique intense, elle se relevait
à demi, apercevait Fernand à genoux devant elle, lui jetait un regard
de reproche, le forçait à reprendre sa place, et le voyant obéissant
et soumis, retrouvait la confiance et croyait à la sécurité.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 577
Cependant ces conversations prolongées lui parurent, à la réflexion,
offrir des inconvéniens sérieux. Elle les remplaça par des prome-
nades sur la terrasse. Mais ces entrevues en plein air, sous le regard
de tout le monde, ne plaisaient que médiocrement à Fernand. Il eut
l'idée d'engager la comtesse à monter à cheval dans le parc. Il sut
lui persuader que l'exercice aurait une salutaire influence sur sa
santé. Elle se prêta de bonne grâce à son désir. Et comme il n'y avait
pas de chevaux de selle à Croix-Mort, il en fit venir un de La Vignerie.
Ils commencèrent alors à parcourir les bois ensemble, suivant les
routes au gazon fin comme le velours, sur lesquelles le galop des,
montures roulait sourd et amorti. La fin d'octobre arrivait, et les
taillis prenaient des teintes dorées d'une charmante harmonie. Les
feuilles, séchées par les premières gelées blanches, se détachaient
des branches et tombaient à travers les buissons avec un bruit mé-
tallique. Des brises âpres s'élevaient qui passaient comme de
grands frissons avant-coureurs de l'hiver. Saisie par ces premiers
froids, Régine, les joues roses, l'haleine faisant de la buée, disait :
« Courons. «Et, rendant la main à leurs chevaux, ils prenaient un
trot cadencé qui les menait au hasard des chemins, toujours tout droit,
à trois ou quatre lieues quelquefois de Croix-Mort, dans les profon-
deurs pittoresques de la forêt de La Vieuvilie. Ils ne rencontraient ja-
mais personne. Quelquefois, au bout d'une route, la silhouette
d'un garde de l'état se détachant sur le fond gris du ciel, ou bien,
dans une coupe nouvelle, une hutte de charbonniers au milieu d'un
grand cercle noir de fumerons mal ramassés, laissant filtrer par son
toit écrasé une mince fumée bleue qui seule révélait la présence
d'êtres vivans. Ils allaient au gré de leur fantaisie, libres dans ces
vastes étendues boisées, pouvaient se livrer à tous les caprices de
leur imagination et, s'ils voulaient, se croire seuls au monde.
Un jour, vers trois heures, le temps, qui menaçait depuis le matin,
tourna à la pluie. Des gouttes froides et lourdes se mirent à tom-
ber soudainement avec une grande violence. La forêt fut, en un in-
stant, entourée d'un voile grisâtre d'une obscurité impénétrable.
Pendant quelque temps, à l'abri sous la voûte d'une sapinière, ils
regardèrent silencieusement se déchaîner autour d'eux la rafale.
Mais les épais panaches des sapins chargés d'eau laissèrent bientôt
couler des cascades, et il fallut quitter le refuge devenu intenable.
Ils se mirent en marche sous la pluie, cherchant à regagner Croix-
Mort par des chemins de traverse, et ne voyant devant eux que l'opa-
que et triste nuée qui les enveloppait de ses averses cinglantes comme
des coups de fouet. Le ciel, pris de tous côtés, offrait des teintes
jaunes, crayeuses et blafardes. Sur l'herbe mouillée les chevaux glis-
TOME LXXIII. — 1886. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
saient et faisant effort pour se retenir, fumaient sous les torrent
qui les inondaient.
Régine et Fernand, les dents serrées, baissant le front, avançaient
n'interrogeant même plus l'horizon embrumé qui restait fermé de-
vant eux. Ils ne reconnaissaient plus les routes familières. L'aspect
de la forêt avait changé. Elle si charmante, si hospitalière, elle était
devenue sombre et revêche, et semblait s'allonger à perte de vue
pour prolonger l'épreuve des deux cavaliers égarés dans la tour-
mente. La comtesse, vêtue d'un manteau que lui avait prêté Fer-
nand, était cependant glacée jusqu'aux os ; la pluie coulait froide
sur ses mains, qui avaient peine à tenir la bride. Mais elle suivait
avec vaillance et sans coquetterie les pas de son ami, ne faisant en-
tendre ni une plainte ni un reproche. Celui-ci, soudain, jeta un cri
de joie. A un carrefour il venait de se reconnaître. Un poteau indi-
cateur était en bordure du chemin ; il se dressa sur ses étriers et lut :
— Croix-Mort, 5 kilomètres. La Vignerie... Nous sommes à deux
pas de ma maison, s'écria M. d'Ayères; un temps de trot et c'est
un abri, du feu, les moyens de retourner chez vous, sans risquer
votre santé...
Comme Régine hésitait, prise d'une crainte sourde à ces mots :
-« ma maison, » et entrevoyant vaguement un piège:
— Je vous en prie, madame, n'hésitez pas. Vous ne pouvez
faire encore une heure de route dans de pareilles conditions, et pour
gagner Croix-Mort, nous mettrons au moins ce temps-là.
Il était suppliant et semblait sincère. Régine, sans répondre,
donna un coup de cravache à son cheval et le suivit là où il vou-
lait la mener. Cinq minutes plus tard, ils s'arrêtaient devant une
grille de fer ; le baron agitait avec violence une cloche, et au bout
d'un instant un palefrenier venait ouvrir en courant. Ils entrèrent au
galop dans la cour et, devant le perron, Fernand se jeta à bas de
sa monture, prit M'"^ de Croix-Mort dans ses bras, l'enleva de sa
selle et, sans lui permettre de poser le pied par terre, l'emporta à
travers deux ou trois salons, jusqu'à une vaste pièce qui lui ser-
vait de cabinet de travail. Là, Régine éprouva une impression déli-
cieuse en se trouvant dans une atmosphère chaude, auprès d'une
haute cheminée dans laquelle brûlaient doucement de grosses sou-
ches de pommiers. D'un coup de talon impatient, M. d'Ayères bous-
cula les tisons et activa la flamme, puis se tournant vers sa com-
pagne qui, debout, regardait pétiller les étincelles du foyer, un peu
étourdie et toute grelottante dans son amazone trempée :
— Vous ne pouvez rester ainsi... Il faut ôter votre corsage et
votre jupe... Oh! ne protestez pas... Nous sommes à la guerre,.,
il faut tirer parti de la situation en brave... Je n'ai pas d'habits
LES da:mes de grotx-mort. 579
de femme à mettre à votre service... Mais je vous offre une grande
robe de chambre qui vous viendra jusqu'aux pieds...
Il était entré dans une pièce voisine, sans écouter les doléances
■et les protestations de la comtesse. Et celle-ci l'entendit qui ouvrait
bruyamment des armoires. II revint portant un paquet de vête-
mens, et riant, mais avec un tendre respect qui plut beaucoup à
Régine :
— Vous êtes chez vous, madame, à partir de ce moment, et je ne
suis, moi, que le premier de vos serviteurs... Je vous prie de dis-
poser de tout ce qui est ici à votre fantaisie... Vous voudrez bien
m'excuser si l'hospitalité n'est pas meilleure, mais ma maison ne
s'attendait pas à l'honneur que vous lui faites... Je vous laisse...
Agissez à votre guise et en toute liberté.
Il s'inclina et sortit. Un instant, Régine resta irrésolue, stupéfaite
de l'étrangeté de la situation dans laquelle brusquement elle se
trouvait placée. Elle se rendait compte que le hasard, en cette cir-
constance, était seul coupable. Elle ne pouvait en vouloir à Fer-
nand, qui s'efforçait de son mieux d'atténuer les ennuis de l'aven-
ture. Mais quoi qu'il en fût, elle se trouvait chez un garçon,
dans son appartement, exposée à se dévêtir, sans savoir même
comment et avec quoi elle se rhabillerait. L'humidité de son cor-
sage, qui collait à son dos, lui causant une horrible sensation de
malaise, la décida. Elle alla rapidement aux portes ; sous les por-
tières, chercha les verrous et les poussa. Puis, à peu près sûre de
n'être pas surprise, devant le feu, qui maintenant flambait rouge,
elle enleva son amazone, qui était à tordre et, cherchant parmi les
vêtemens de Fernand, elle revêtit une longue robe de velours ha-
vane dont la cordelière de soie dessina gracieusement sa taille. Ré-
gine alors ne put tenir en place: une réaction très vive se produisait
en elle, et il lui semblait que son sang bouillait dans ses veines.
La flamme du foyer lui brûlait le visage; elle s'éloigna de la che-
minée et curieusement tourna autour de la pièce, qui lui parut très
élégamment meublée, avec ses divans bas, couverts en étoffes
d'Orient, ses fauteuils profonds aux dossiers renversés et sa grosse
lanterne turque, ornée de croissans de cuivre, qui pendait du pla-
fond. Deux grands coffres en sandal incrusté de nacre et d'ivoire,
montés sur des pieds a jour, occupaient les entre-deux des fenêtres
et une bibliothèque en bois noir, pleine de livres joliment reliés, te-
nait tout un large panneau. Au milieu, une table portant des liasses
de papiers, et un élégant buvard en cuir de Russie, timbré aux ini-
tiales du maître de la maison. Dans un coin de la cheminée, un fusil
de chasse laissé là en attendant la sortie prochaine, et dans une coupe
de bronze les cartouches négligemment déposées. Dans l'autrecoupe,
un trousseau de clefs, un petit canif et des cigares. Toute la vie in-
580 REVUE DES DEUX MONDES.
time de Fernand était là offerte à l'examen de Régine, sans prépara-
tion, dans son désordre familier. Un parfum d'élégante recherche se
dégageait de ce milieu à la fois simple et luxueux. Le Parisien exilé à
la campagne, mais conservant des habitudes raflînées, même dans sa
vie solitaire, se révélait dans le moelleux des tapis, l'épaisseur des
tentures assourdissant les bruits extérieurs, dans une sorte de
charme subtil et pénétrant qui était comme son atmosphère per-
sonnelle. On le sentait jeune, beau, distingué, et des séductions
inexprimables, mais très puissantes, émanaient de lui, troublant
profondément celle qui le découvrait ainsi, invisible et pourtant ré-
vélé, comme un dieu qui va paraître.
Un petit coup heurté discrètement à la porte la fit tressaillir.
Elle alla ouvrir et, rougissante, confuse à la pensée de se montrer
ainsi vêtue, elle se jeta au fond d'un fauteuil près de la cheminée. Il
avait, lui aussi, changé d'habits et revenait tiré à quatre épingles,
dans un costume d'intérieur d'un goût sobre et délicat. Il s'avança,
très simple et très naturel, comme si rien d'extraordinaire ne se
passait entre eux. Il lui demanda comment elle se trouvait, n'ayant
pas l'air de remarquer l'étrangeté de son costume.
— Il est cinq heures, dit-il, le jour tombe, dans trois quarts
d'heure on ne verra plus clair et personne ne pourra vous recon-
naître sur la route. J'ai donné ordre qu'on attelle le dog-cart...
Vous rentrerez ainsi chez vous le mieux du monde et notre escapade
restera ignorée... Cela vous convient-il ainsi?
— Très bien. Je vous suis reconnaissante du soin avec lequel
vous avez arrangé mon sauvetage... Vraiment, je ne sais ce qui se
passe en moi... Je suis tout engourdie...
Elle renversait la tête en arrière, gonflant son cou qui apparais-
sait frais et rond. Ses yeux étaient demi-clos et elle semblait près de
céder au sommeil.
— C'est la fatigue de cette retraite sous les torrens d'eau qui
tombaient et par ce vent glacé. Vous avez été un peu battue de
l'oiseau... Vous devriez boire un doigt de malaga ou d'alicante...
Non, je vais vous faire du vin chaud... C'est ce qui me plaît le
plus quand j'ai été trempé à la chasse...
Elle n'eut pas même la pensée de répondre : Non. Il venait d'ou-
vrir une armoire et d'y prendre une écuelle d'argent, un sucrier
et une carafe en verre de Bohême. Il se mit à genoux sur le tapis
devant le feu qui lui rougissait la figure et, avec adresse, il com-
mença sa petite cuisine. Elle le regardait immobile, dans un état de
bien-être délicieux, étendant ses membres lourds et écoutant le su-
surrement de la sève qui moussait au bout des bûches enflammées.
Quand il vit que le vin commençait à bouillonner, il l'éloigna du
foyer, coupa un citron en tranches minces avec un petit poignard
LES DAMES DE CROIX-MORT. 581
qui lui servait de coupe-papier, puis, remplissant un gobelet de
vermeil, il le tendit à Régine, qui le suivait des yeux en souriant :
— Il faut que ce soit pris très chaud, dit-il avec gravité.
Elle trempa ses lèvres dans le vin aromatisé, toussa légèrement
et s'écria :
— Dieu ! comme c'est fort !
Puis, au bout d'un instant, elle y revint et finit par tout boire.
Lui, triomphant et ravi, s'était assis sur un tabouret auprès d'elle
et la dévorait du regard.
— Vous voyez, dit-il gaîment, je ne suis pas trop maladroit, et
je peux, au besoin, me passer de l'aide de mes domestiques. Et
puis il m'est doux de vous servir et de réserver pour moi seul la
joie de votre court passage dans cette maison. Elle en gardera à
mes yeux un charme secret et précieux. Je me rappellerai que c'est
à cette place que vous vous êtes assise et que vous avez appuyé
vos cheveux sur la soie de ce coussin. J'aurai là autant de souve-
nirs charmans, que je conserverai Tendrement quand vous m'aurez
emporté tout mon bonheur en vous éloignant...
— Vous ne serez pas bien à plaindre, murmura Régine, puisque
vous pourrez me revoir demain.
— Ce ne sera plus la même chose. Vous ne serez plus demain
comme vous êtes en ce moment : chez moi, à moi, dans moi.
Les regards de M™® de Croix-Mort s'abaissèrent, elle se vit dans
les habits mômes de Fernand, dans lui, comme il venait de le
dire. 11 lui sembla qu'une chaleur plus vive l'enveloppait et que
c'étaient les désirs du jeune homme qui se dégageaient magnétiques
de ces vêtemens portés par lui chaque jour. Elle subit une impres-
sion tellement vive que ses nerfs se tendirent et qu'elle eut comme
un spasme. Ce vêtement la brûlait, il lui sembla qu'elle ne se re-
trouverait elle-même que quand elle l'aurait arraché. Oubliant la
présence de Fernand, elle voulut desserrer la robe, elle fît un brus-
que mouvement, les larges manches s'ouvrirent jusqu'aux épaules
et ses bras blancs apparurent. Il jeta sur eux un regard gourmand,
et à genoux, les saisissant dans ses mains, il y attacha ses lèvres.
Elle tenta de les lui retirer. Mais il les tenait serrés et relevant
l'étoffe, il gagnait le coude avec ses baisers. Habituée à leur ba-
dinage quotidien, elle crut qu'il suffn*ait d'un regard, d'un mot
de reproche pour contraindre Fernand à se montrer respectueux et
soumis.
— Voyons, soyez raisonnable 1 dit-elle en faisant un plus impé-
rieux effort.
Il releva la tête, et l'expression de sa physionomie était si chan-
gée, son regard avait un si singulier éclat qu'elle eut peur. En un
instant, la notion du danger qu'elle courait lui revint. La prudence.
582 REVUE DES DEUX MONDES.
négligée depuis longtemps, l'éclaira d'une lueur soudaine. Elle se
vit chez un homme qui l'aimait, qui le lui avait dit, et qu'elle n'a-
vait pas découragé. Elle sentit qu'elle roulait sur la pente d'un
abîme. Elle voulut s'arrêter, et réunissant toute sa vigueur elle se
dressa dégagée, libre et maîtresse d'elle-même en face de celui
qu'elle redoutait. Il fut debout en même temps qu'elle, et le visage
enflammé, les mains tendues, il marcha en s'écriant :
— Régine !
— Ne m'approchez pas ! cria-t-elle.
Se détournant, elle tâcha d'ouviùr la porte. Elle n'en eut pas le
temps. Elle se sentit serrée dans ses bras. Il la tenait contre sa
poitrine, et, la voix tremblante, il balbutiait des mots passionnés.
Ce n'était plus le sentimental et mièvre galant qui madrigalisait si
pacifiquement pendant des heures, se contentant pour sa peine de
mettre un baiser sur des ongles roses. C'était un homme en proie
à toute la violence d'un désir aiguisé par une longue attente, le
cerveau bouleversé, la chair révoltée, exigeant, avide, presque bru-
tal. Elle en eut horreur ; elle poussa un cri, cambra ses reins avec
désespoir pour lui échapper, meurtrissant sa gorge à ses épaules.
Mais il se mit à rire d'un air égaré, et l'enlevint de terre il s'efforça
d'étouffer ses cris par des baisers. Régine à bout de forces mur-
mura d'une voix mourante :
— Je vous en supplie, Fernand,.. ayez pitié de moi!
Il la couvrit de caresses folles. Elle se sentit défaillir, elle crut
voir les murs tourner autour d'elle avec une effroyable rapidité, et
avec un profond soupir elle perdit connaissance.
Quand elle reprit possession d'elle-même, elle était étendue, la
tête appuyée sur l'épaule de M. d'Ayères, qui lui faisait respirer
un parfum violent. Elle regarda autour d'elle avec surprise. Elle
ne se reconnaissait pas ; ni l'appartement ni les meubles ne lui
étaient familiers. La caressante attitude du jeune homme ne la
troubla pas. Depuis longtemps elle avait l'habitude de se laisser
imprudemment aller avec lui à un tendre abandon. Mais, se peù-
diant à son oreille, il murmura tout bas :
— Je t'aime !
Ce tutoiement fut lumineux comme un éclair, dans l'obscurité
de son cerveau troublé. Elle se rappela tout, et se dressant avec
effarement :
— Laissez-moi ! cria-t-elle avec rage ; laissez-moi !.. Vous êtes
Hn misérable.
Et, comme il se relevait et venait à elle le regard suppliant, le
sourire contraint, elle se cacha le visage entre ses mains, et fondit
en larmes. Il fut bouleversé, quelque habitude qu'il eût de voir
pleurer les femmes. Il sentait cptte douleur sincère, navrée, éper-
LES DAMES DE CROIX-MORT. 583
due. II resta immobile, se demandant ce qu'il pouvait faire. II ne
trouva que des mots d'amour banal à balbutier. Il était devenu
froid comme le marbre. La possession l'avait complètement calmé.
Son unique désir maintenant était de se conduire en homme bien
élevé et de terminer correctement cette galante aventure. Il se
disait en regardant pleurer la comtesse : Pourquoi tant de déses-
poir? Ne devions-nous pas forcément en arriver là? II ne songea
pas un seul instant que la coquette avait pu espérer s'en tirer éter-
nellement avec des coquetteries et n'avait pas prévu qu'à une
heure donnée, par une juste revanche, Célimène pourrait être la
victime d'Alceste. Lui qui avait toujours vu ses conquêtes ne se
préoccuper que de tomber avec grâce,' il était étonné de cette dé-
tresse farouche et de ces pleurs qui ne se fondaient pas dans un
sourire. Jusque-là on l'avait toujours appelé monstre, mais jamais
misérable. En face d'une situation nouvelle, il chercha des idées
nouvelles. Pour ce cas inattendu, il manquait d'expérience. Mais
il était de force à inventer. Il se fit aussi attendri qu'il était indif-
férent, et le visage attristé, la voix émue :
— Je vous en prie, calmez-vous... Si vous saviez comme votre
chagrin me fait mal !
Elle agita la tête, sans se découvrir le visage, semblant dire :
Toutes vos paroles ne changeront pas ce qui est et ne répareront
pas l'irréparable. Mais la tristesse d'accent de Fernand lui avait
été au cœur, et elle redoubla de sanglots.
— Que voulez-vous que je fasse? reprit-il. Je suis à vos ordres,
et vous n'avez qu'à commander. J'ai cédé à la violence de mon
amour pour vous, et je vous ai cruellement offensée. J'en suis bien
puni par le déchirement que j'éprouve en vous voyant pleurer.
Régine, je vous en conjure, dites-moi un mot, faites un signe qui
me permette de croire que vous me pardonnez :
Elle resta muette et immobile, comme si elle ne l'eût pas entendu.
Très décontenancé, il marcha au hasard, s'arrêta devant la ie-
nôtre : la pluie continuait à tomber, grise, droite, barrant l'horizon
comme une muraille, et se confondant avec la nuit qui commençait
à descendre. Dans la cour, la voiture, qu'il avait ordonné de prépa-
rer, attendait. Il revint à M""^ de Croix-Mort, et s'agenouillant sur
le tapis auprès d'elle :
— Par grâce, n'ayez pas des regrets si désespérés. Vous me
brisez le cœur ! Que croyez-vous donc avoir à redouter de moi ?
Mon respect égale mon amour. Je les mets l'un et l'autre à vos
pieds. A force de soins et de tendresse, je vous ferai oublier.
Il lui débitait maintenant tous les lieux-communs qui servent
habituellement de caïmans à ces sortes de fièvres. Il avait rattrapé
le fil conducteur qui le dirigeait à l'ordinaù^e jusqu'à l'issue de ces
584 REVUE DES DEUX MONDES.
scènes. Son objectif était d'obtenir que Régine rentrât chez elle, afin
de sauver les apparences. 11 sut lui faire comprendre qu'elle s'ou-
bliait et que, lui, plus soucieux de son honneur qu'elle-même, il
devait l'avertir que le temps passait, et qu'il fallait retourner au
château. Elle se leva sans mot dire. Il la vit pâle et les yeux gon-
flés. Elle eut un mouvement de rage orgueilleuse, et redressant
le front, elle lui lança un regard où éclatait tout son ressentiment.
D'un geste elle lui commanda de sortir. Et quand elle fut seule,
arrachant la robe fatale qui l'avait enveloppée d'effluves perfides
et corrupteurs, elle la piétina comme elle eût voulu piétiner celui
qui la lui avait fait endosser. Elle remit son amazone, mal séchée,
et ouvrant la porte elle traversa les pièces qui la séparaient du ves-
tibule.
M. d'Ayères l'attendait le chapeau à la main, il la fit monter en voi-
ture, s'installa vivement à côté d'elle et, prenant les rênes, mit son
cheval au grand trot. Elle n'avait vu, pendant son court et terrible
séjour à La Vignerie, que le palefrenier qui avait ouvert la grille
à l'arrivée. Fernand avait su écarter ses gens. Elle n'avait eu à
braver aucun regard indiscret. Le trajet sur une route déserte se fit
en'^une demi-heure. Arrivée à la petite porte du parc, apercevant déjà
le château, Régine toucha le bras de Fernand pour qu'il arrêtât. Elle
ne voulut pas qu'on la vît revenir en voiture avec lui. Elle sauta vi-
vement à terre, et, sans une parole, sans un regard, le quittant
comme un mortel ennemi, elle s'éloigna.
V.
Cette attitude eut d'abord le privilège de mettre Fernand fort en
colère. Il haussa les épaules et se fit à lui-même des plaisanteries
faciles sur l'étonnante rancune de cette femme, qui, jouant avec
le feu depuis plus de six semaines, entrait en fureur parce qu'elle
s'était brûlée. Puis il réfléchit, et la manière d'être de M™^ de Croix-
Mort, si différente de celle des femmes qu'il avait connues, lui
inspira une estime toute particulière. En somme, c'était quelque
chose d'inattendu et de point banal que cette révolte d'une femme
contre l'homme qui l'avait possédée. C'était le moment où elle était
à lui qu'elle choisissait pour lui tenir rigueur, semblant vouloir le
punir de l'audace avec laquelle il s'était emparé d'elle contre son
gré. Il sentit son orgueil agréablement chatouillé. Incontestable-
ment Régine montrait une fierté qui prouvait la pureté de sa race.
Elle était des pieds à la tête grande dame. Il n'était pas sans quelque
douceur pour le baron de se dire qu'il était l'amant de cette hautaine
et d'autant plus séduisante créature.
Il en rêva la nuit et se réveilla le lendemain matin beaucoup plus
LES DAMES DE CROIX-MORT. 585
épris qu'il ne l'était quand il avait tout osé. Vers deux heures, il ne
put résister au désir d'aller à Croix -Mort. Il partit à pied par la tra-
verse, il revit avec un sourire le carrefour où, égarés dans un bois
dont il connaissait si bien tous les détours, il en avait été réduit à
consulter le poteau indicateur, pouvant à peine lire les inscriptions
tant la pluie lui fouettait le visage. Il passa la Divonnette, et, sui-
vant l'allée de ceinture du parc, il arriva au château. Tout y était
silencieux. La porte du salon par laquelle la comtesse, en reconnais-
sant son pas, venait si souvent à sa rencontre, demeura fermée. Il
dut sonner pour attirer un domestique, qui, en parlant bas, avec un
air de componction, lui annonça que madame ne recevait pas. Elle
était dans son lit et souffrait d'une très violente névralgie. Fernand
donna sa carte et se retira.
Il était fort décontenancé en regagnant La Vignerie. Il ne s'at-
tendait pas à trouver la porte close. Il se croyait le maître de la
situation, et voilà que, par un retour de volonté, M™" de Croix-
Mort prenait barre sur lui. Il devint très maussade, et essaya
de se monter la tête contre la comtesse, déclarant que c'était
une mijaurée et qu'après tout elle aurait beau se maniérer, il ne
l'en avait pas moins eue. Il se réconfortait avec cette affirmation
rageuse. Et il revoyait devant lui Régine, affolée, le buste renversé,
la gorge saillante, les yeux mourans, criant grâce et finissant par
tomber pâmée dans ses bras. Et malgré toutes ses fanfaronnades,
il rêvait de la posséder encore. Il retourna à Croix-Mort le len-
demain, le surlendemain, pendant quatre jours sans avoir meil-
leure fortune. La comtesse paraissait décidée à ne plus le voir. II
se buta alors, et prit son parti de la rupture. Comme il s'en-
nuyait fort, il résolut de reprendre le travail d'administration de
son domaine et, ayant déroulé un plan cadastral de La Vignerie, il
étudia les fameuses coupes qu'il était nécessaire de pratiquer dans
les futaies. Mais il ne put sortir du lotissement des bois et, de
guerre lasse, il pensa à s'adresser à M" Serviquet, son notaire.
Celui-ci vint déjeuner avec le baron. C'était un tout jeune
homme qui, ayant récemment acheté l'étude de son patron, mon-
trait une très grande ardeur aux affaires. Il écouta les explications
de M. d'Ayères, lui affirma que ses bois se vendraient fort bien,
les chemins de fer qui se construisaient dans la contrée ayant be-
soin de madriers pour leurs traverses, et de poteaux pour leur
télégraphe, et promit d'envoyer un arpenteur qui préparerait le
mieux du monde le travail. Puis, échauffés par un bon repas, ayant
quelques verres de vin capiteux dans la tête, les deux hommes
devinrent expansifs, et passèrent à un ordre d'idées plus intimes.
M^ Serviquet raconta qu'il rêvait d'épouser la fille d'un gros fabri-
cant de briques de La Iloussaye. Fernand se laissa aller à parler
586 REVUE DES DEDX MONDES.
de ses rapports de bon voisinage avec les dames de Croix-Mort. Le
notaire, qui semblait connaître sur le bout du doigt toutes les for-
tunes de la province, fit un inventaire détaillé des biens de la com-
tesse et apprit à son hôte qu'en douze ans, par un système écono-
mique sévèrement appliqué, Régine avait réparé les fautes de son
mari, payé les dettes, purgé les hypothèques et se trouvait actuel-
lement à la tête de soixante bonnes mille livres de rentes « en terres. »
A cet énoncé, Fernand demeura rêveur, il offrit un cigare à M° Ser-
viquet, qui, voyant la conversation tomber, se rappela qu'il avait
une visite à faire dans une ferme voisine, pour des rentrées en re-
tard, demanda son cabriolet, et partit rondement au trot de sou
cheval bourré d'avoine.
Les soixante mille livres de rente de M"^^ de Croix-Mort étaient tom-
bées dans l'esprit du baron comme une pierre dans une eau calme,
elles y avaient causé une brusque agitation. Des idées s'élargissaient
comme de grands cercles, avec des remous et des brisures, ayant
toutes pour cause déterminante le choc de ce lingot d'or. La
plus nette était la certitude de ne point trouver facilement à Paris
une femme aussi riche à épouser. Régine belle, coquette et à por-
tée, avait été rangée par Fernand dans la catégorie des femmes
dont on fait sa maîtresse. Régine, bien apparentée et possédant une
très belle fortune, passait en un instant dans la catégorie des maî-
tresses dont on fait sa femme. Cependant un point obscur subsistait
dans cette situation qui se posait si nettement : l'âge de la com-
tesse. Pour une liaison destinée à occuper une saison, quelques
années de plus ou du moins importaient peu; mais, pour une union
qui durerait la vie, c'était tout différent. Il y avait cette grande
fille d'Edmée qui poussait terriblement sa mère vers le moment
fatal où il faut qu'une femme tourne à l'aïeule. Quand il y a des petits
enfans dans une maison, le mari de la grand'mère, si jeune qu'il
soit, n'en est pas moins une sorte de grand-père. Et à vue de pays,
cet accident pouvait fort bien se produire dans trois ou quatre ans.
11 y avait là de quoi faire la grimace, et Fernand, debout de-
vant le feu, se chauffant les pieds en poussant rêveusement la fumée
de son cigare, se regardait dans la glace, et ne se jugeait réelle-
ment point encore assez marqué pour cesser de jouer les jeunes
premiers et se résigner à l'emploi des pères nobles. D'autre part,
il lui resterait, la liquidation entamée par son homme d'affaires
menée à bien, une vingtaine de mille francs de rente pour tenir
son rang dans le monde. C'était en somme fort beau, après tant de
désordres et de folies, mais ce n'était guère, pour un homme habi-
tué à dépenser sans compter. Et, dans une ombre douce et mys-
térieuse, la figure souriante de Régine rayonnait, avec sa belle
carnation, ses cheveux blonds, son front pur et sans rides. Était-ce
LES DAMES DE CROIX-MORT. 587
le \isage d'une vieille femme, et avait-on, à tout prendre, un autre
âge que celui que l'on paraissait ? Or Régine riche se montrait dans
un cadre doré qui lui donnait un charme irrésistible.
Fernand passa toute la journée à discuter avec lui-même. Il se
promena mélancoliquement dans son jardin, s'y ennuya, et arriva à
cette conclusion qu'il n'était point né pour la vie solitaire. La nuit,
il eut des songes bizarres dans lesquels il voyait Edmée diaphane,
éthérée, vêtue de blanc et entrant en religion pour laissera sa mère
le droit de rester toujours jeune. Le matin, il prit la résolution de
demander sa main à M"® de Croix-Mort, et il délibéra sur les moyens
à employer pour forcer les défenses qu'elle avait élevées contre lui.
Elle avait défendu sa porte, il était donc tout indiqué qu'il fallait n'y
pas aller heurter une fois de plus. Connaissant les abords de la
place, il n'avait qu'à se poster en surveillance et à saisir l'occa-
sion, qui ne pouvait manquer Je se présenter, de paraître devant
Régine à l'improviste, vibrant d'cne ardeur irrésistible. Au lieu
de se diriger vers les entrées habituelles, il sauta un fossé, pénétra
dans le parc et, comme un Sylvain (jiii guette une nymphe, il at-
tendit.
11 se trompait en croyant que la comtesse, comme il disait dans
son argot du boulevard, « faisait des manières. » Elle était sérieuse-
ment malade, et ce n'était pas par orgueil et par colère seulement
qu'elle tenait Fernand à distance. Elle souffrait physiquement de
violentes névralgies, causées par les averses glacées qu'elle avait
supportées et, pendant deux jours, n'avait pas quitté son lit. Là, elle
avait pu à loisir réfléchir à sa situation et penser avec horreur à l'on-
trage subi. Elle ne se souvenait de Fernand qu'avec dégoût. Elle
l'avait vu dans une sorte d'ébriété, les yeux égarés, les lèvres trem-
blantes, n'ayant plus rien de l'homme élégant, raffiné et charmant
qui dévidait à ses pieds, depuis six semaines, les pelotons de soie du
sentiment. Elle se serait admirablement contentée de ce doux com-
merce. Les mots lui suffisaient et il n'était pas besoin d'en venir
aux actes, qui lui paraissaient inutiles et répngnans. Elle regrettait
amèrement ses délicieux après-midi et ses douces soirées de tête-
â-tête, alors que Fernand, préparant ses batteries, songeait, tout
en patelinant, au jour prochain de l'assaut. Ah l combien elle l'ai-
mait mieux ainsi 1 Et pour si peu il avait tout gâté, tout perdu ! Car
elle se jurait bien de ne plus le revoir. — Un amant ! elle, avoir un
amant ! Elle en frémissait d'indignation. Puis(jue avec les hommes,
tout rapport affectueux devait forcément aboutir à cette atrocité, il
valait mieux se cloîtrer et n'en plus jamais accueillir un seul, à
commencer par M. d'Ayères.
Edmée, sachant la comtesse souffrante, était venue sur la pointe
du pied dans sa chambre et avait, avec une sorte d'instinct, tourné
588 REVDE DES DEUX MONDES.
autour d'elle, humant l'air comme un chien qui évente le loup au
bord du bois. Elle semblait percevoir dans l'atmosphère, avec
son flair de fille élevée dans le plein air, quelque arôme troublant,
révélateur du mal accompli. Elle plaignit sa mère avec plus de con-
venance que de tendresse et la gêna beaucoup avec le regard noir
de ses yeux, en quête du secret. M"'* de Croix-Mort craignit de
l'étonner en restant plus de deux jours dans son lit et se leva. Elle
descendit au salon et s'y installa au coin du feu à travailler. Ce ne
fut pas sans angoisse qu'elle entendit dans le vestibule résonner la
voix de Fernand, demandant de ses nouvelles avec insistance ; mais
elle tint bon. Cependant elle ne put se défendre de rougir de-
vant la muette interrogation que lui adressa Edmée, étonnée de
voir le grand favori consigné à la porte. Quelle explication donner
d'un fait si singulier? Inventer une histoire que cette enfant accep-
terait en apparence, tout en redoublant à l'intérieur ses actives re-
cherches. Elle n'était pas facile à duper. Il suffisait, pour s'en assurer,
de voir la malice pincée de son sourire et l'abaissement de ses pau-
pières sur ses yeux, comme si elle tirait un voile devant sa
pensée. En réalité , la comtesse commençait à redouter cette
fille de quinze ans, dont l'intelligence, extraordinairement dévelop-
pée par la solitude réfléchie, se permettait peut-être de la juger.
Elle n'avait pas posé une question, pas prononcé une fois le nom de
M. d'Ayères, ce qui indiquait bien qu'au fond d'elle-même il se fai-
sait un grave travail de réflexion.
M™® de Croix-Mort voulut donc reprendre aussi vite que possible
sa vie habituelle et, lorsque Fernand eut prouvé en ne venant plus
qu'il avait compris l'inutilité de ses démarches, elle se décida à dire
un soir pendant le dîner :
— Nous serons quelque temps sans recevoir la visite de
M. d'Ayères ; il est à Paris.
Edmée répondit un « Ah! » qui craqua comme la batterie
d'un pistolet qu'on arme. Si sa mère avait continué à parler,
peut-être l'enfant eût-elle lâché le coup. Mais la comtesse
n'osa pas et le dîner s'acheva dans un silence pesant. Le
lendemain, Régine se hasarda à se promener dans le parc. L'air
vif lui fit du bien. Elle suivit avec mélancolie les allées qu'elle
avait parcourues au bras de celui qui alors lui plaisait tant. Elle
s'arrêta à un petit rond-point, sous une élégante cabane de
chaume, garnie de bancs et de chaises rustiques, et regarda cou-
ler la Divonnette, déjà grossie par les pluies d'automne. Le sou-
venir lui revenait de ce beau jour de la promenade en barque
où, criant de loin, gai et insouciant, il était arrivé au bas du pont,
qu'elle voyait là arrondissant son dos de pierre sur le courant ra-
pide. Avec quelle souplesse légère il avait sauté dans le bateau!
LES DAMES DE CROIX-MORT. 589
Puis il avait ramé, assis en face d'elle, et de lui se dégageait ce
parfum délicat qu'il portait dans ses vêtemens. Elle tressaillit. Cette
senteur, il lui sembla qu'elle venait de la respirer réellement. Elle
se leva en proie à une crainte vague et elle aperçut Fernand, de-
bout , qui la regardait en souriant. Elle poussa une sourde excla-
mation et fit un mouvement pour s'éloigner. Il s'avança vers elle,
les mains tendues, et avec une suppliante humilité :
— Ohl restez... Un seul instant... Depuis huit jours, vous me
tenez éloigné de vous... Et je suis trop malheureux!..
Comme elle secouait tristement la tête :
— Je le mérite, je le sais, reprit-il avec ardeur, et je ne vous
apporte ici que des regrets et des prières... Mais il faut que vous
sachiez combien je maudis la folie qui m'a entraîné... Je suis seul
à m'excuser, et peut-être n'étais-je pas seul coupable. Inconsciem-
ment, et dans toute la pureté de votre âme, vous avez été ma
complice.
Il se glissa près d'elle, et, lui parlant presque à l'oreille avec une
passion qui la fit frissonner :
— Vous étiez si belle !..
Elle se sentit reprise, prête à retomber sous le charme. Son
cœur se gonfla et des larmes lui vinrent aux yeux ; elle voulut
partir, mais il lui prit les mains, et, la retenant avec une douce
violence :
— Non ! non ! si vous vous retirez maintenant, je sens que je ne
vous reverrai plus ; il m'a fallu vous surprendre pour obtenir ce
court moment pendant lequel je puis vous prier. Non, je ne veux
pas vivre ainsi, je souffre trop, il faut que vous me pardonniez... Si
vous saviez ce qu'est la solitude pour moi, après le temps heureux
passé auprès de vous ! Jamais je n'ai mieux compris toute la dou-
ceur de cette existence à deux, si pleine de délicates et pures jouis-
sances, que depuis que vous l'avez fait cesser.
Régine poussa un soupir ; il l'entendit et devina que ses regrets
étaient partagés. Il devint plus pressant, reprit les thèmes d'amour,
autrefois développés par lui avec tant d'éclat et de succès, et sut les
broder de variations nouvelles. Cette musique qui plaisait tant à
la comtesse, ce concerto sentimental, il l'exécuta en artiste con-
sommé. Et vraiment il se prit lui-même à son jeu, il pensa ce qu'il
disait. Pâlie par le chagrin, ses beaux yeux humides de larmes, les
lèvres agitées, comme si elle retenait difiicilement des paroles qu'elle
trouvait dangereuses à prononcer» Régine lui parut charmante, et
il la désira passionnément. Il oublia la fortune, il ne vit plus que la
femme. Etant sincère, il fut éloquent, et les tristesses de son exil,
loin du paradis amoureux, il les peignit avec tant de charme que
la comtesse s'avoua à elle-même que, sans ce démon, qui l'avait
590 REVUE DES DEUX MONDES.
perdue, il n'y avait plus du tout de paradis. Mais, après l'en avoir
banni, comment le lui rouvrir? Et quelle foi avoir dans les pro-
messes qu'il ne manquerait pas de faire ? Comment penser même
qu'il pourrait les tenir ?
— Vous avez détruit en moi la confiance, dit-elle avec tristesse.
Vous recevoir de nouveau serait une imprudence que je ne dois pas
commettre. Et d'ailleurs quel plaisir pourrions-nous éprouver à nous
retrouver l'un près de l'autre ? Il serait empoisonné par le souvenir
des torts que vous avez eus envers moi. Croyez-vous que j'oublierai
jamais? Le lien qui existait entre nous a été rompu brutalement par
vous, et il est impossible à renouer...
Il fît un geste de protestation.
— Pom* quel homme me prenez-vous? dit-il. Supposez-vous
que je vous aie fait l'injure de croire un seul instant que vous ac-
cepteriez de me voir rentrer dans votre maison sans la certitude
que je tenterai tout pour vous obtenir? Car, puis-je maintenant
avoir un autre rêve?.. Je vous aime profondément, et c'est vous
tout entière que je veux. Je n'ai point de réticence, vous le voyez,
je vous montre le fond de ma pensée. La vie sans vous me paraît
inacceptable, et c'est ma vie que je vous offre de partager.
Et comme Régine demeurait interdite, ne s' attendant pas à une
semblable proposition, il reprit avec viyacité :
— Consentez à porter mon nom, à devenir ma femme, faites
de moi le plus heureux des hommes. Donnez-moi le droit de vous
aimer sans trouble pour vous et sans remords pour moi. Cette inti-
mité, qui nous était si douce, rendez-la définitive et faites-la inat-
taquable. C'était une folie d'espérer que, même innocente, elle
pourrait échapper à la malveillance. Je sais que je vous demande
beaucoup en implorant l'abandon de votre liberté, la transforma-
tion complète de votre existence, mais je m'efforcerai de vous adou-
cir le sacrifice par ma tendresse. Soyez bonne, répondez-moi. Il
n'est pas besoin de réfléchir pour accorder le bonheur.
Il eut un moment de vive émotion, gagné par la sensibilité atten-
drissante de ses paroles. La voix s'étrangla dans sa gorge, il eut
des larmes dans les yeux et fut forcé de s'interrompre. Il se laissa
tomber sur un banc, saisit la main de Régine et acheva ce qu'il
avait à dire par des baisers. Elle, souriante, s'assit à ses côtés,
le calmant et se sentant de nouveau un grand pouvoir sur lui.
— Vous n'êtes pas raisonnable, mon pauvre ami, dit-elle affec-
tueusement ; moi devenir votre femme ! Mais vous ne m'avez donc
pas regardée: je suis vieille. Dans quatre ans j'aurai la quarantaine,
et vous, vous serez encore très jeune. Si j'étais assez folle pour
accepter votre proposition, vous m'en voudriez cruellement, et
nous serions malheureux tous les deux. Et puis je ne m'appartiens
LES DAMES DE CROIX-MORT. 5&1
pas, j'ai des devoirs à remplir, j'ai une fille à laquelle il faut que
ie me consacre. Enfin tout ce que vous avez rêvé est séduisant,
mais irréalisable, et il n'y faut plus penser.
Il ne se tint pas pour battu, et entreprit de réfuter tous ses argu-
mens : il avait cinq ans de plus qu'elle, et leur âge concordait
parfaitement, elle était jeune de visage et charmante et il l'adorait.
Le seul chagrin qu'il pût avoir ne lui viendrait que d'un refus
d'elle. Sa fille serait, dans un an ou deux, bonne à marier et la
laisserait seule , et alors quelle existence elle mènerait dans
ce désert! Lui, il saurait lui faire une vie si bonne, si douce, si
brillante. Et il esquissait des plans : ils passeraient l'hiver à Paris,
iusqu'au mois de juin, puis l'été à Croix-Mort ou à La Vignerie. Et
le monde qu'elle avait quitté, et qui s'ouvrirait de nouveau pour
elle! Il faisait étalage de ses relations, il nommait ses parens, il
montrait dans un mirage éclatant l'avenir plein de jours de fêtes et
de plaisirs. Et déjà Régine pensive ne disait plus non. Elle restait à
l'écouter, dans la petite cabane de chaume, au bruit câlin de la
Divonnette coulant sous l'arche sonore. La notion du temps lui
-échappait, la nuit commençait déjà à toml)er, et elle croyait n'être
auprès de Fernand que depuis une heure à peine. Elle se leva pour
partir. Il la serra dans ses bras, sans qu'elle se défendît trop fort, et
avec une ardeur passionnée, comme pour la rattacher plus étroite-
ment^à lui, il lui |)rit un long baiser. Elle recula pâlissante, mais
sans colère. Alors, sûr d'elle maintenant, et ne croyant plus néces-
saii-e de paraître douter, il lui dit :
— Quand vous reverrai-je ? *
— 11 faut, quoi que vous en disiez, que j€ réfléchisse, répondit-
elle. C'est une bien grave détermination à prendre, je n'ai auprès
de moi personne qui soit en mesure de me conseiller. Je vous de-
mande donc un peu de temps... Aussi peu que possible, ajouta-t-elle,
en voyant le visage de Fernand se rembrunir. Mais ne venez pa^
avant que je vous écrive. Et surtout ne doutez pas de mon affec-
tion pour vous.
A ces mots pleins de promesses, il voulut se rapprocher d'elle,
la saisir encore, mais elle lui fit de la main un signe d'adieu qui
ressemblait étonnamment à un baiser, et, légère, elle s'élança dans
l'allée qui conduisait au château. Il resta un moment pensif, puis
tirant un cigare de sa poche, il l'alluma, et poussant sa fumée vers
le ciel avec une satisfaction orgueilleuse, il s'éloigna.
Georges Ohnet.
(La deurièma partie au prochain n".)
LA
MARINE DE 1812
D'APRÈS LES SOUVENIRS INÉDITS DE L'AMIRAL CHARLES BAUDIN
L'ancienne marine, — la marine d'avant Richelieu, — ne con-
naissait que trois grades, comme la marine des galères : enseigne,
capitaine commandant, capitaine pourvu de la commission d'ami-
ral. En plus d'une circonstance on pourrait souhaiter qu'il en fût
encore ainsi. On trouverait alors dans chaque grade, suivant la
nature de la mission à remplir, des prudens ou des audacieux, des
Tourville ou des Nelson, des Doria ou des don Juan d'Autriche.
On a remarqué que les nations, au sortir de la guerre civile, devien-
nent presque toujours des nations conquérantes : la raison en est
simple ; la guerre civile engendre de jeunes généraux. L'empereur
Napoléon ne s'arrêtait guère à ces distinctions gênantes de capi-
taine de vaisseau et de capitaine de frégate, de vice-amiral et de
contre-amiral ; il semble même qu'il ait montré, vers l'année 1812,
un penchant très marqué à chercher les hommes dont il avait be-
soin dans les rangs inférieurs de cette marine si cruellement
éprouvée qu'avec une persistance infatigable il appelait une der-
nière fois à renaître. Le commandement de plusieurs frégates fut
à cette époque confié à des officiers que leur grade ne destinait à
commander que des corvettes ou des bricks. Charles Baudin fut
un de ces capitaines.
Les vaillans officiers, espoir, dans leur jeunesse, d'un règne qui
LA. MARINE DE 1812. 593
finissait, honneur et force, dans leur maturité, de deux autres gou-
vernemens successivement emportés par la tourmente révolution-
naire, je les ai presque tous connus au début de ma carrière. Quand
je parle marine, il m'est bien difficile de ne pas répéter invo-
lontairement leurs leçons; quand j'interroge le passé pour y puiser
des exemples, ce n'est jamais sans un certain regret que j'invoque
d'autres souvenirs que ceux de leurs exploits. Ai-je besoin, en effet,
de rétrograder jusqu'à Louis XIV pour apprendre à la génération
en qui repose notre fortune à venir comment on franchit un goulet
réputé inexpugnable? L'entrée de vive force d'une escadre à voiles
dans le Tage, entreprise que n'osèrent, au temps de notre occupa-
tion, affronter les Anglais, est, à coup sûr, un fait d'armes dont
auraient été fiers les Duquesne et les Duguay-Trouin. La prise du
château de Saint-Jean d'UlIoa, a ce Gibraltar des Indes » assis sur
un récif, honore-t-elle moins les armes françaises que le bombarde-
ment de Gênes ou le bombardement d'Alger? Saint-Jean d'Ulloa,
Tanger, Mogador, ce sont des résultats complets et décisifs, obte-
nus avec de chétifs moyens sur des côtes au plus haut degré pé-
rilleuses. Que pourrions-nous donc demander de mieux aux loin-
taines légendes des vieux siècles de gloire? Que nous promettra de
plus éclatant notre formidable marine à vapeur, avec ses puissantes
machines, ses flancs invulnérables et son artillerie monstrueuse?
A côté de ces noms sacrés par la victoire, j'aurais bien d'autres
noms illustres à citer, quand même je voudrais me borner à la pé-
riode de renaissance qui commence en 1809 pour finir en 1814.
Rosamel, Dupotet, de Mackau, Hugon, Lalande, de Rigny, Roussin,
Baudin, de La Susse, Parseval, sortent de l'école qu'ont fondée
les Duperré, les Émériau, les Bouvet, les Hamelin, les Motard, les
Cosmao, les Plassan, les Bourayne, — si j'en oublie, on voudra
bien remarquer que j'omets à dessein le nom de mon père. — Tous
ces hommes de guerre, si remarquables à des titres divers, avaient
un trait commun qui m'a vivement frappé : ils ne mettaient rien
au-dessus de la prise d'une frégate anglaise.
Des frégates anglaises! on n'en a jamais pris beaucoup. L'ami-
ral Roussin, près de qui j'ai passé de si longues heures, quand de
cruelles souffrances le condamnaient, après deux ministères, à
l'inaction, m'a très peu parlé de sa campagne du Tage; en re-
vanche, il ne se lassait pas de m'entretenir de ses croisières dans
l'Inde. L'amiral Baudin n'eût point échangé, j'en suis convaincu,
son combat du Renard contre la conquête de tout le Mexique.
Aussi le jour où, cédant aux sollicitations de ses enfans, le vain-
queur de Saint-Jean d'Ulloa et de la Vera-Cruz essaya de rassem-
bler ses souvenirs, consentit même, par un suprême effort, à les
TOUS Lxxni. — 1886. 38
ôy/i RliVtE DES DEUX MONDES.
confier au papier, le vit-on déposer la plume dès qu'il fut arrivé
à l'année 1815. On eût dit qu'à partir de ces jours néfastes, l'his-
toire cessait d'offrir quelque intérêt et ne méritait plus d'être ra-
contée.
Si incomplet qu'il soit, le manuscrit rédigé en iSh7 n'en est pas
moins un manusi-rit de 357 pages in-folio. On le mettait hier à ma
disposition, m'abandonnant le soin d'en faire l'usage que je jugerais
le plus utile à l'instruction de nos officiers. Pour atteindre ce but, il
m'a paru qu'il me suffirait de condenser un travail qui portait en
lui-même toute sa valeur teclmique et littéraire. Je laisserai donc
autant que possible la parole à l'amiral Baudin, n'interrompant que
bien raj-ement par mes réflexions son récit. On ne reconnaîtra pas
seulement le héros à ses actes, on retrouvera aussi l'homme dans
son style..
I.
Charles Baudin était né à Paris le 21 juillet 1784. Il appartenait
à une famille originaire de Lorraine, famille de magistrature et de
finance, qui vint se fixer à Sedan sousle règne de Louis XIV. Le père
de Charles Baudin, maire de Sedan depuis l'année 1789, fut élu en
1791 membre de l'assemblée législative pour le département des
Ardennes, représenta le même département à la Convention et y
vota contre la mort du roi, en motivant son vote.
Le vaillant marin dont nous entreprenons d'esquisser l'histoire
avait commencé son éducation au collège de Sedan ; il vint l'ache-
ver à Paris, où son père l'appela au mois d'avril 1794, c'est-à-dire
au plus fort de la terreur. Le 21 prairial de l'an ii de la république,
Charles fut mis en pension chez le citoyen Savouré, rue de la Clé,
auprès de Sainte-Pélagie, (c C'était, nous apprend le futur amiral,
la seule maison d'éducation de l'ancienne université qui fût restée
ouverte. Homme de conscience et de courage, M. Savouré avait
maintenu chez lui l'enseignement religieux. Le nombre des élèves
était de 120 à 130. Le personnel des professeurs se compo.nait à peu
près exclusivement du chef de l'institution et de ses fils ; M. Sa-
vouré dirigeait lui-même les classes de troisième, de seconde et
de rhétorique. Nous avions pour aumônier un excellent honome,
l'abbé Puisié, dont le souvenir m'est encore cher. Je n'oublierai ja-
mais les bontés de ce digne prêtre et ses leçons d'une morale si
pure : ses façons affectueuses et dignes lui gagnaient tons les cœurs.
J'étais en vacances chez mon père quand éclata le mouvement du
13;vendémiaire an iv contre la Convention. Ce fut dans cette jour-
née que mon père, alors président de l'assemblée, rencontra pom*
la première fois le général Bonaparte et se prit pour lui d'une admi-
LA MARINE DE 1812. 59&
ration profonde. Au mois de mars de l'année 1796, j'eus, à mon
tour, l'occasion de contempler d'assez près l'homme qui venait de
faire rentrer dans l'ordre les sections insurgées. Je montais le grand
escalier par lequel on arrivait du réfectoire de la pension aux
appartemens occupés par M. Savouré, lorsque j'entendis une voi-
ture s'arrêter à la porte. D'un coupé jaune, d'assez médiocre ap-
parence, attelé de deux chevaux de couleur différente, sort un petit
homme, pâle et maigre, à longs cheveux noirs flottant sur les tempes,
qui monte l'escalier en même temps que moi, entre dans l'anti-
chambre et demande le citoyen Savouré. « Monsieur, dit le visiteur,
— dans ce temps-là pourtant il n'était pas seulement d'usage, il
était d'une prudence vulgaire de dire : citoyen, — monsieur, j'ai
cherché dans tout Paris une maison d'éducation qui réunît à la tra-
dition des bonnes et anciennes études de l'université la tradition de
l'enseignement religieux aujourd'hui partout oublié ; je dois vous
avouer que je n'ai trouvé que la vôtre. J'ai un jeune frère dont
l'éducation s'est malheureusement ressentie des temps de trouble
dont nous sortons à peine : je viens vous demander de vouloir bien
l'admettre au nombre de vos élèves. Je suis nommé général en chef
de l'armée d'Italie : je pars dans quelques jours, demain ou après
demain peut-être ; si, pendant mon absence, vous voulez bien avoir
la bonté de m'adresser, chaque décade, le bulletin des progrès de
mon frère, quelque occupé que je puisse être des soins de mon
commandement, comptez que je trouverai toujours le temps de
vous répondre. »
L'épisode, si intime qu'il paraisse, a bien son intérêt. Ainsi donc
ce n'est pas en 1802, c'est en 96 que « Napoléon perçait sous Bo-
naparte. » Le général auquel la révolution aux abois devait son
salut, faisait, — nous ne devons guère nous en étonner, — « ou-
vrir, suivant l'expression du jeune Baudin, à M. Savouré de grands
yeux; » dès celte époque, en dépit du canon de vendémiaire, il
contenait en germe le souverain qui écrira, le 13 décembre 1805,
à M. de Champagtiy : « Mon premier devoir est d'empêcher qu'on
n'empoisonne la morale de mon peuple. L'athéisme, qui ôte à
l'homme ses consolations et ses espérances, est destructeur de
toute morale, sinon dans les individus, du moins dans les nations. »
« Quelques jours après, continue l'amiral, Bonaparte amena son
frère. Jérôme avait, je crois, un an ou deux de plus que moi. Il
était maigre, d'une taille élégante, d'une figure agréable. Quand
le général revint à Paris, après sa brillante campagne, il vint de
nouveau rendre visite à M. Savouré. Gomme la première fois, il
descendit dans la cour et fut l'objet des acclamations des élèves.
Lorsqu'il partit pour l'Egypte, il laissa Jéi'ôme à la pension, char-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
géant Barras de surveiller son éducation, — choix bien peu sûr et
le pire assurément qu'il pût faire. — Deux fois par décade, les
aides-de-camp de Barras venaient à la pension chercher Jérôme.
Les éludes du jeune frère de Bonaparte souffraient naturellement de
ces trop fréquentes sorties. M. Savouré écrivit à Barras la lettre
suivante :
« Citoyen directeur,
« Lorsque le général Bonaparte m'a confié le soin de l'éducation
de son jeune frère, il a voulu que j'en fisse un homme instruit et
capable. Or je dois vous dire que rien n'est plus contraire à ce but
que la fréquentation continuelle de vos aides-de-camp. Veuillez
donc, citoyen directeur, me laisser entièrement maître de l'éduca-
tion du jeune Jérôme, ou bien retirez-le de chez moi.
« Salut et respect. »
« Barras n'était pas capable d'apprécier un tel homme : il prit
M. Savouré au mot et retira Jérôme de la pension, au commence-
ment de l'année 1799. Il le mit d'abord à Juilly, puis à Saint-
Germain, chez M. Mac-Dermolt.
« L'automne de 1797 me vit entrer en rhétorique. Je comptais
un peu plus de treize ans. Mes études avaient été bonnes et je
ne me rappelle pas sans un certain plaisir mes petits succès de
collège. Il m'arriva même, — honneur dont je suis resté fier, —
d'être deux fois couronné à la fête pubhque de la jeunesse, fête
républicaine qui se célébrait, autant qu'il m'en souvient, le 10 ger-
minal de chaque année. Toutes les pensions de Paris y concou-
raient, chacune présentant au concours son élève le plus distingué.
Au mois d'août 1799, mes humanités se trouvèrent terminées. L'am-
bition de mon père n'était pas encore à mon sujet complètement
satisfaite. Nommé membre de l'Institut dans la classe des sciences
morales et politiques, lorsque la loi du 3 brumaire an iv fondit en
un seul corps les quatre académies, mon père attachait le plus grand
prix à me donner au moins un aperçu de toutes les connaissances
humaines. J'eus un maître de dessin et un rnaître de mathémati-
ques; le peintre "Vincent, un des confrères de mon père, offrit de
me recevoir dans son atelier, quand je serais un peu plus avancé;
le géomètre Lacroix promettait de me pousser en mathématiques;
Gail l'helléniste me fortifierait sur le grec ; Audran m'apprendrait
l'hébreu, le chaldaïque, le syriaque ; Men telle se chargeait de la
géographie. La plupart des confrères de mon père, pour ne pas
dire tous, lui étaient extrêmement attachés et m'auraient volon-
LA MARIAE DE 1812. 597
tiers donné des soins. Mon instruction était donc destinée à être
complète : une douloureuse catastrophe vint tout à coup l'inter-
rompre.
« La France traversait une situation très critique. Elle avait
perdu presque tout le fruit de ses victoires : la malheureuse dé-
faite de Novi nous contraignait à évacuer l'Italie ; l'armée d'Alle-
magne venait de repasser le Rhin et déjà les Autrichiens me-
naçaient notre frontière du Var. Le désordre des finances était
extrême, le directoire sans considération et sans force ; des clubs
anarchiques réveillaient l'esprit du jacobinisme. Un changement
de gouvernement semblait une nécessité inévitable. Mon père souf-
frait profondément de cet état de choses. Il avait eu plusieurs con-
férences avec les deux directeurs Sieyès et Roger-Ducos : il en avait
eu également avec quelques-uns de ses collègues du conseil des
anciens. Le 21 vendémiaire an viii, — 12 octobre 1799, — il dînait,
avec quelques amis politiques, chez le restaurateur Billot, qui occu-
pait alors la maison qu'on voit en face du Pont-Royal, au coin de
la rue du Bac et du quai Voltaire : à dix heures du soir, on vint
le chercher de la part de Sieyès. Chez Sieyès, dans le salon d'at-
tente, se promenait déjà, de long en large, le général Moreau, qui
arrivait de l'armée d'Italie. Mou père aimait beaucoup Moreau; il
appréciait ses talens militaires, sa simplicité républicaine, son ca-
ractère privé. Moreau, en voyant entrer mon père, courut à lui
et l'embrassa. L'entrevue fut très aiïectueuse : mon père en fut
vivement ému. Après quelques instans, on vint les prévenir que
Sieyès les attendait tous deux dans son cabinet. Ils le trouvèrent
seul : dès que la porte fut fermée, Sieyès leur dit : « Devinez ce
que j'ai à vous annoncer ! Je vous le donne en dix, je vous le
donne en cent, je vous le donne en mille : vous ne devinerez ja-
mais! Bonaparte vient de débarquer à Fréjus ! — Eh bien! dit
Moreau, voilà votre homme. Vous me faisiez venir ici pour effec-
tuer, au besoin, un mouvement militaire. Bonaparte vous convient
bien mieux : il a, bien plus que moi, la faveur du peuple et celle
de l'armée. » Mon père, à ces paroles, fut transporté de joie : il
avait une très haute opinion du général Bonaparte. Il le regardait
comme le seul homme capable de ramener la victoire au dehors et
de dominer l'anarchie au dedans. Il était plus de minuit quand
mon père revint aux Tuileries, où il occupait, en sa qualité de
directeur des archives nationales, l'appartement qui fut, après
1830, assigné pour logement au prince de Joinville. En descen-
dant de voiture, il donna tout ce qu'il avait dans sa bourse au
cocher et entra chez ma mère, ivre de bonheur et d'espoir. Jus-
qu'à deux heures du matin, il resta auprès d'elle au coin du feu,
lui faisant part de toutes ses idées sur l'avenir de la France,
598 REVUE DES DEUX MONDES.
pour laquelle il entrevoyait les destinées les plus prospères. Ma
mère eut beaucoup de peine à obtenir qu'il se couchât, tant il était
animé : à six heures, mon père voulut se lever. Il se mit sur son
séant, poussa un cri et tomba mort. Il n'avait que cinquante ans.
« La douleur de ma mère et la mienne ne peuvent se décrire :
aujourd'hui encore, après plus de quarante-cinq années, je res-
sens cette perte cruelle aussi vivement que le premier jour. Je n'ai
rien connu au monde de plus vertueux, de meilleur, de plus par-
fait que mon père; je n'ai rencontré nul homme, quelque élevé
qu'il fût en dignités, en fortune, en talens, en vertus, de qui je me
sois jamais dit : « Je voudrais être le fils de cet homme, plutôt que
celui du père que la nature m'avait donné. »
« La mort de mon père fut vivement sentie par la grande majo-
rité de ses collègues. Malgré son extrême modestie, il avait inspiré
une estime et une affection générales : des regrets publics et presque
unanimes furent donnés à sa mémoire. Un service funèbre fut cé-
lébré pour lui à Saint-Germain-l'Auxerrois. C'était la première céré-
monie de ce genre en France depuis l'abolition du culte catholique
en 1793 : distinction bien méritée, à coup sûr, par mon père, qui,
dans les temps les plus funestes , au fort de la Terreur, eut
toujours le courage de réclamer le libre exercice de la reli-
gion chrétienne et les pieuses funérailles qu'on refusait alors aux
morts. »
H.
« iSous restions, ma mère et moi, sans fortune. Aucun parti
n'avait été pris à mon égard, lorsque le 18 brumaire mit au pou-
voir le général Bonaparte. A peine nommé consul , Bonaparte s'em-
pressa d'envoyer à ma mère son aide -de-camp , le général Vic-
tor, depuis maréchal et duc de Bellune , pour lui témoigner la
pai't qu'il prenait à ses regrets et lui exprimer le désir que j'en-
trasse dans la marine. Ma mère, encore dans ces premiers mo-
mens de douleur où une femme n'a guère de volonté à elle, répon-
dit qu'elle ferait de moi tout ce qui plairait au consul. M. Bourdon
de Vatry, alors ministre de la marine, se montra extrêmement
bienveillant. En peu de jours, mon sort fut décidé. Je ne pos-
sédais pas la plus légère idée de ce que pouvait être le métier
de marin, j'avais seulement le goût des voyages et je ne deman-
dais pas mieux que d'embrasser une carrière qui m'offrait la per-
spective de satisfaire cette inclination. Le ministre me plaça pen-
dant quelque temps au Dépôt des cartes et plans de la marine, oh
je reçus du digne M. Buache et de son collaboi-ateur, M. Pazu-
meau, les premières notions d'hydrographie. Vers la fin de fri-
LA ]kURliS£ DE 1812. 599
maire, le cammissaire principal de la mai'ioe au Havre, M. Le
Vacher, retournant de Paris à son poste, je lui fus confié par le
ministre.
a Le premier navire de guerre sur lequel je fus embarqué s'ap-
pelait le Foudroyant. C'était une prame, — navire mixte à voiles
et à rames, — de douze canons de 2/i, commandée pai* un brave
lieutenant de vaisseau appelé Tuvaclie, dont je me rappellerai tou-
jours l'excellent accueil, ainsi que celui de son second, le lieute-
nant Lebail. Il leur fallait beaucoup d'indulgence pour faire si
bonne réception à un jeune novice qui se présentait avec toute
l'inexpérience, et, par conséquent, avec tous les ridicules d'un
Parisien sortant du collège. Je ne fus pas d'ailleurs longtemps
sous leurs ordres : au bout d'un mois, le Foudroyant fut désarmé
et je passai sur une des canonnières de la flottille destinée à la dé-
fense de la côte. Cette canonnière, assez méchant bateau, n'avait
point de nom : elle était désignée par son numéro, — le numéro A<5.
Elle portait le guidon du commandant de la flottille, le capitaiiie
Helloin de Vaudreuil. Pendant les six mois que je passai sur ce
naviie, notre navigation se borna uniquement à quelques sorties
en rade du Havre. J'étais, du reste, fort libre, et j'employais mon
temps à me perfectionner dans l'étude des mathématiques et du
dessin.
« Au mois de juin 1800, je subis mon examen d'aspirant de
deuxième classe. J'eus pour examinateur Monge le jeune, frère du
célèbre mathématicien. Je fus reçu d'emblée. On faisait alors au
Havre les préparatifs de l'expédition de découverte aux terres aus-
trales. Je ne pouvais entendre parler d'une semblable campagne
sans désirer ardemment y prendre part. J'écrivis à ma mère et aux
amis de mon père à Paris : ils s'employèrent activement à seconder
mon projet, mais il leur fallut s'adi'esser au premier cousiU en
personne, car les places, dans cette expédition, étaient extrèaae-
ment recherchées.
« Enfin, je fus agréé et je commençai mon service d'aspirant à
bord du Géoyrapke^ grande et belle corvette, toute neuve, de
trente-deux canons, que devait monter le commandant de l'expé-
dition, le capitaine de vaisseau Nicolas Baudin. Nous portions le
même nom : aucun lien de parenté ne nous unissait. Ma joie était
extrême : le I>onheur de porter l'uniforme, d'exercer ma petite part
d'autorité, la perspective d'un voyage lointain et fécond en aven-
tures, tout cela m'enivrait.
« Nous arrivâmes à l'Ile-de-France dans les premiers jours de
mars 1801, après cent cinquante joui's de traversée. Cette colonie,
tout en restant attachée à la France, s'était cependant maintenue
indépendante en ce qui conce'-nait le régime de l'esclavage : elle
600 REVUE DES DEUX MONDES.
avait su résister aux décrets de la Convention, qui proclamaient
l'affranchissement des nègres. Elle maintint ainsi dans son sein
l'ordre et la prospérité, faisant respecter en même temps, dans les
mers de l'Inde, le pavillon français. On était fort patriote à l'Ile-de-
France : notre arrivée y excita un intérêt général. Après quarante
jours de relâche, nous fîmes voiles pour la Nouvelle-Hollande le
25 avril 1801. Je ne raconterai pas toutes les épreuves de cette
campagne d'exploration, une des plus pénibles, mais en même
temps une des plus instructives que j'aie faites. Aucune misère ne
nous fut épargnée : dyssenterie, scorbut, manque de vivres, priva-
tion d'eau, tout ce qui peut aigrir les caractères et décimer un
équipage fut notre lot, comme il avait été celui de l'expédition de
d'Entrecasteaux. Vers la fin de l'année 1802, nous avions reconnu
la terre de Lewin, jeté l'ancre dans la baie des Chiens-Marins,
relâché deux fois à Timor, exploré la côte de Van-Diémen : on ne
saurait se faire une idée de l'état de délabrement et de dénûment
général auquel nous étions réduits. La saison était rigoureuse et
nos pauvres matelots manquaient de vêtemens : ceux qu'on avait
embarqués en France se trouvaient trop petits pour des hommes
dans la force de l'âge; ils auraient à peine convenu à des enfans.
Quant aux vivres, nous n'avions que du biscuit rempli de vers,
des salaisons pourries, du riz germé; pour toute boisson, une eau-
de-vie de riz nauséabonde qu'on appelle arack. Lorsque les souf-
frances et les privations furent arrivées à un point tout à fait into-
lérable, le commandant reconnut la nécessité de suspendre notre
exploration et d'aller chercher les moyens de la poursuivre à l'éta-
blissement anglais de Port-Jackson, situé sur la côte orientale de
l'Australie. Nous fûmes accueillis avec une grande cordialité à Port-
Jackson : le gouverneur était le capitaine King, de la marine royale
britannique, ancien lieutenant et collaborateur fort distingué du
célèbre Cook. Fondée au commencement de l'année 1788, la colo-
nie comptait alors quatorze années d'existence. Dans cette jeune co-
lonie jetée au bout du monde nous trouvâmes toutes les ressources
nécessaires pour nous réparer et nous ravitailler. Le 18 novembre,
nous mîmes à la voile et reprîmes l'exploration de la côte méridio-
nale de la Nouvelle-Hollande. La reconnaissance du sud achevée,
nous entreprîmes celle de l'ouest et du nord -ouest. Le 7 mai 1803,
après une campagne beaucoup plus fructueuse que les campagnes
des deux années précédentes, nous relâchions de nouveau à Timor.
« Le 3 juin, nous quittâmes Timor avec l'intention de visiter la
côte septentrionale de la Nouvelle-Hollande, principalement le golfe
de Carpentarie. La saison était malheureusement contraire à nos
projets : les vents soufflaient avec force de l'est. Nous luttâmes
courageusement pendant un mois. Le commandant finit par déses-
LA MARINE DE 1812. 601
pérer de pouvoir s'élever dans Test : il annonça publiquement qu'il
allait continuer ses efforts pendant toute la durée de la lune. Si la
lune nouvelle n'amenait pas un changement favorable dans le
temps, il considérerait la campagne comme terminée et ferait route
pour l'Ile-de-France.
« Le commandant était alors malade et très fatigué. II crachait
le sang; le dégoût commençait à s'emparer de lui. Il n'attendit
même pas l'époque qu'il avait fixée pour renoncer à la continua-
tion du voyage. Un soir, à neuf heures, le 7 juillet 1803, il parut
sur le pont et donna l'ordre à l'oflicier de quart de mettre le cap à
l'ouest, en d'autres termes, de faire route pour l'Ile-de-France. En
un instant, la nouvelle se répand dans tout le navire. La moitié de
l'équipage était couchée : elle se lève et accourt dans un transport
de joie. On se félicitait, on s'embrassait. La nuit se passa dans les
danses et les chants ; personne n'eut l'idée d'aller se livrer au som-
meil. Le 7 août, nous arrivâmes à l' Ile-de-France. Peu de jours après,
l'état de notre commandant s'aggrava et nous le perdîmes. Il avait
montré une très grande force d'âme dans ses derniers jours.
« Le 16 mai 18o3, la guerre éclata de nouveau entre r.\ngleterre
et la France : le 16 décembre, nous mîmes à la voile pour opérer
notre retour dans les mers d'Europe. La traversée fut heureuse :
nous touchâmes à Bourbon, au cap de Bonne- Espérance , et, le
25 mars 1804, après trois ans et cinq mois de campagne, nous en-
trâmes à Lorient. Les énormes collections d'histoire naturelle et les
animaux vivans que nous rapportions furent sur-le-champ expédiés
à Paris. Ma mère habitait Dunkerque : j'obtins un congé pour aller
la voir. En passant par Paris, j'y trouvai mon brevet d'enseigne. Les
congés passent vite : à l'expiration du mien, je fus envoyé à Brest,
où se trouvait rassemblée une escadre de vingt et un vaisseaux,
sous le commandement du vice-amiral Ganteaume. Je désirais beau-
coup en faire partie, car c'est toujours dans les escadres nombreuses
que s'acquiert l'instruction sans laquelle il n'est pas de véritable
officier de guerre. Je fus donc très désappointé lorsque, le lende-
main même de mon arrivée à Brest, je fus nommé au commande-
ment de la canonnière n° 97. Le général Gaffarelli, préfet maritime,
crut me faire grand plaisir en m'assignant cet emploi : je n'avais
pas vingt ans. La faveur était ambitionnée par beaucoup d'officiers ;
elle ne fut pour moi qu'une déception. »
IIL
Les souvenirs de jeunesse sont toujours les plus vifs : l'amiral
Baudin s'y attarderait peut-être, prenons un instant sa place et
résumons en quelques lignes son séjour sur la rade de Brest. Au
602 REVUE DES DTEUX. MONDES.
mois de février 1805, la canonnière n» 97 reçut l'ordre d'opérer son
désarmement; l'enseigne de vaisseau Baudin passa sans regret de
ce bâtiment, qui satisfaisait peu ses instincts de marin, non plus
comme capitaine, mais comme simple officier de quart, sur la Dili-
gente , charmante corvette armée de vingt canons et citée pour sa
marche tout à fait supérieure. L'été de 1805 se passa néanmoins
sans qu'aucune circonstance vînt seconder le désir d'activité d'un
officier qui commençait à sentir ses forces et qui cherchait avec ardeur
l'occasion de montrer ce qu'il savait faire. L'escadre sortit deux fois :
ce fut pour aller mouiller sur la rade de Berthaume et pour revenir
bientôt, ainsi que le chantaient alors les aspirans, a poussée par un
vent d'ouest, de Berthaume à Brest. » Quelques-uns de nos vaisseaux
se trouvèrent engagés avec la tête d'une des colonnes de l'escadre
anglaise : il n'y eut là qu'une simple escarmouche, une escarmouche
sans conséquences sérieuses, sans tués ni blessés de part ou d'autre.
A quoi bon être embarqué sur un navire doué de toutes les qua-
lités d'un merveilleux corsaire, pour passer son temps à évoluer
autour de la roche Mingan? Charles Baudin ne tarda pas à échanger
sa corvette pour un ^1lisseau. Un ordre de l'amiral Willaumez le
transborda de la corvette la Diligente sur le vaisseau l' Ulysse, com-
mandé par le capitaine Allemand. L'Ulysse élait un curieux échan-
tillon de cette flotte qui, pour se grossir numériquement, ne crai-
gnait pas de faire flèche de tout bois. Vieille carcasse de construction
espagnole, ce vaisseau ne comptait pas moins de cinquante-quatre
années de service. Bâti en bois de cèdre, bois justement considéré
par les ingénieurs de la Péninsule comme impérissable, il n'eût
pas cependant, par suite de l'affaiblissement de ses liaisons, tenu
la mer pendant quinze jours. Il faisait bonne figure sur les états
qu'on mettait sous les yeux de l'empereur; il n'aurait pu servir
qu'à compromettre l'escadre à laquelle on l'eût attaché.
« Rester sur ce vaisseau, nous dit l'amiral Baudin avec un accent
d'humeur qui se rencontre bien rarement dans ses mémoires, c'était
se condamner à ne jamais aller à la mer. J'écrivis à M. Forestier
qui dirigeait alors à Paris le personnel de la marine : je lui deman-
dais de me faire employer activement et, s'il était possible, dans un
service lointain. Courrier par courrier, l'ordre vint de m'expédier à
Saint-Malo, où je serais embarqué sur la frégate la Piémontaise. Le
commandant de la Piémontaise , le capitaine Épron, m'accueillit à
merveille et me désigna tout d'abord pour son officier de manœuvre.
Nous quittâmes Saint-Malo dans le courant de décembre 1805 : je
me revis enfin en pleine mer. La Piémontaise était construite sur
les plans d'un ingénieur nommé M. Pestel, ingénieur assez mal vu
dans son corps, parce qu'il sortait de la classe des constructeurs
du commerce : M. Pestel n'en avait pas moins fait descendre des
LA ilARLSE DE 1812. 608
cliantiers un navire d'une marche quelquefois surprenante. Cepen-
dant notre traversée de Saint-Malo à T lie-de-France fut loin d'être
awssi rapide qu'elle aurait dû l'être. Le capitaine Épron passait la
ligne pour la première fois : il s'enfonça dans le golfe de Bénin,
espérant y capturer quelques négriers. Nous ne rencontrâmes pas
un seul navire anglais, et, pour comble de malheur, nous perdîmes
un temps précieux à vouloir nous rapprocher de la côte d'Afrique.
Quand nous mouillâmes enfin au cap de Bonne-Espérance, nous y
trouvâmes un vaisseau de la compagnie danoise des Indes, V Aigle
blanc, que nous avions laissé, deux mois auparavant, au nord de
l'équateur. La marche de Y Aigle blanc était pourtant de moitié
inférieure à la nôtre.
« Le 15 mars 1806, nous venions de doubler le cap de Bonne-
Espérance : nous fûmes assaillis, entre Madagascar et l'île Bourbon,
par un des terribles coups de vent qui désolent si fréquemment ces
pai'ages. Nous perdîmes non-seulement nos mâts de perroquet, dont
nous n'avions pas eu la précaution de nous débarrasser, mais aussi
notre petit mât de hune. Quelques officiers émirent alors l'avis de
laisser porter vent arrière pour éviter de plus fortes avaries.
Malheureusement il y avait dans l'état-major un officier d'un cer-
tain âge, jadis commandant d'un navire de flottille dans la Manche,
promu depuis quelques mois au grade d'enseigne de vaisseau. Il
était arrivé à ce brave homme de fuir vent arrière sur un mauvais
lougre et d'avoir la poupe défoncée : depuis ce temps il était tou-
jours effrayé, quand il entendait parler de fuir vent arrière avec
grosse mer. 11 s'imaginait qu'on allait couler bas. Sa conviction était
si profonde qu'il finit par la faire partager au capitaine Épron. Nous
nous obstinâmes donc à tenir le travers. H en résulta que nous
perdîmes successivement notre grand mât et notre mât d'artimon.
Le mât de misaine et le mât de beaupré restèrent en place, mais
ils.^furent étètés. Chargée par une mer énorme et couchée sur le
côté, la frégate courait risque d'être défoncée par la mâture, qui
battait avec violence contre le flanc de tribord. Je proposai au ca-
pitaine de mettre, en virant de bord, les mâts brisés au vent de la
frégate : nous pourrions ainsi saisir et couper le gréement qui re-
tenait ces malheureux espars convertis en béliers. Le capitaine
Épron croyait la manœuvre impossible : il me i>ermit cependant de
la tenter. Je l'accomplis avec une facilité extrême. Une fois délivrés
de notre mâture, nous fûmes hors de danger. »
Fuir vent arrière, ce n'est pas toujours la manœuvre indiquée
dans un cyclone. Que fût-il survenu si l'on eût ainsi précipité la
Piémontaise au centre du tourbillon? Le vieil enseigne de vaisseau,
en admettant toutefois qu'il eût survécu à l'aventure, se serait cru
le droit de triompher, et pourtant il aurait, en cette occasion, de-
604 REVUE DES DEUX MONDES.
vancé son siècle sans le savoir. La loi qui régit les tempêtes tour-
nantes n'a pas été découverte depuis plus de quarante ans et c'est
bien un cyclone, non pas un coup de vent ordinaire, qu'éprouva la
Piémontaise à l'entrée du canal de Mozambique.
La campagne de la Piémontaise dans les mers de l'Inde est restée
célèbre ; personne ne l'a encore racontée avec ce ton de sincérité
et de juvénile enthousiasme dont nous trouverons empreinte à
chaque ligne la relation du vaillant amiral. « Dès que le mauvais
temps fut passé, nous dit-il, nous réparâmes le mieux que nous
pûmes nos avaries. Regréée avec des mâts de fortune, la Piémon-
taise recouvra une partie de sa supériorité de marche. Quelques
jours après, nous atterrîmes sur l'Ile-de-France. C'était le soir : seul
à bord, je connaissais les côtes de cette île. J'offris de conduire la
frégate au mouillage, malgré la nuit, en traversant la croisière
ennemie, dont les fusées de signaux nous annonçaient la présence.
A deux heures du malin, nous étions devant le Port-Louis : mon
avis était de nous rapprocher de la côte et d'y jeter un pied d'ancre
pour attendre le jour. La manœuvre semblait indiquée, puisque
l'ennemi se trouvait dans le voisinage et que nous avions de graves
avaries. Le capitaine Épron préféra se tenir sous voiles. Vers cinq
heures du soir, pendant que nous courions la bordée de terre, une
erreur de sonde fut cause que nous échouâmes à petite distance de
la pointe des Canonniers. La batterie.qui défendait la pointe ouvrit
le feu sur nous. Un officier fut expédié dans une embarcation pour
arrêter ce zèle intempestif et faire connaître aux compatriotes qui
nous canonnaient notre nationalité. La batterie tira sur l'embarca-
tion. L'officier de h Piémontaise, découragé, tourna les talons et re-
vint à bord. J'obtins la permission de prendre sa place. Sans me
laisser intimider par un feu assez mal dirigé d'ailleurs, je fis force
de rames vers la batterie et je parvins à faire entendre raison à
celui qui la commandait.
« A peine échappés à ce danger, nous allions en courir un autre
de nature infiniment plus sérieuse. Un vaisseau de ligne anglais
paraissait sous le vent : attiré par le bruit de la canonnade, il faisait
force de voiles pour nous joindre. Ce vaisseau était le Sceptre,
vaisseau de soixante-quatorze canons. Dès que nous le reconnûmes,
nous cessâmes de jeter à la mer notre artillerie dont nous avions
commencé à nous alléger. Un pilote nous vint, en ce moment cri-
tique, du Port-Louis. Nous étions à trois lieues environ du port. Le
vaisseau ennemi n'était plus éloigné que d'une portée et demie de
canon, quand, par une chance inespérée, nous parvînmes à nous
remettre à flot. Malgré notre voilure réduite, nous soutînmes la
chasse avec avantage, pendant plus d'une heure. Nous réussîmes
enfin à gagner le mouillage intérieur du Port-Louis. Le Sceptre ne
LA MARINE DE 1812. 605
voulut pas nous abandonner sans nous envoyer au moins sa bordée :
tirée de trop loin, cette bordée ne nous fit aucun mal. »
Nous retrouverons, dans le cours de ee récit, d'autres exemples
des méprises auxquelles donnait lieu la crainte, toujours présente,
d'un ennemi ingénieux à se déguiser. Les signaux de reconnaissance
de jour et de nuit ont une importance extrême en temps de guerre :
nous avons tort d'en négliger l'usage en temps de paix. Tous les
mouvemens d'une escadre d'évolutions, tous ses exercices devraient
n'être qu'une répétition des manœuvres et des précautions qu'exi-
gerait une croisière réelle. Il faudrait que, sous ce rapport, la dé-
claration de guerre ne vînt rien changer à nos habitudes. Voilà,
suivant mon humble appréciation, la vraie tactique navale, celle
dont il importe de multiplier et de méditer chaque jour les leçons,
(i Au Port-Louis, continue l'amiral, je trouvai mon ami Moreau, un
de mes anciens compagnons du Géographe. Il était alors second
lieutenant sur la frégate la Canonnière. Ce fut une grande joie
pour moi. La place de premier lieutenant sur la PUhnonlaise vint
à vaquer : je proposai Moreau au capitaine Épron, qui l'accepta.
J'étais donc encore une fois réuni à mon ami le plus cher, à l'homme
que je considérais comme le meilleur officier, — le plus grand,
allais-je dire, — que possédât alors notre marine. »
Ses amis I l'amiral Baudin ne s'est jamais fait faute de les gran-
dir. C'est là, qu'on nous permette de le remarquer en passant, un
des traits saillans de son caractère. Nous devons, il est vrai, tenir
compte des tendances et du ton général de l'époque : la sensibi-
lité avait remplacé dans les âmes, tout imprégnées des leçons
de Jean-Jacques , la ferveur religieuse. N'insistons pas et hâtons-
nous de rendre la parole à l'enthousiaste enseigne de la Piâmonlaise.
« Nos avaries, poursuit-il, grâce aux ressources et au bon vouloir
du port, furent promptement réparées. Nous allâmes, sur-le-champ,
établir notre croisière au sud et sous le méridien même de l'Ile-de-
France. Le 21 juin 1806, nous rencontrâmes le vaisseau de la com-
pagnie dos Indes, le Warren Ilastings. Ce vaisseau portait qua-
rante-quatre canons : il ne se rendit qu'après trois heures de combat.
Le vent grand frais, la mer houleuse, lui donnaient sur nous des
avantages et contribuèrent à prolonger sa résistance. Dès qu'il eut
amené son pavillon, nous mîmes en panne pour l'envoyer ama-
riner. Nous en étions alors à une encablure ou deux par sa joue de
sous le vent. Pendant que nous mettions une embarcation à la mer,
le Warren Ilastings laissa brusquement arriver sur nous, dans
l'espoir de nous démâter, peut-être même de nous couler bas par la
supériorité de sa masse. Nous manœuvrâmes aussitôt de façon à
prévenir un choc qui devait nous être fatal ; nous ne pûmes cepen-
dant empêcher que le vaisseau anglais ne nous abordât, nous en-
606 RliVLE DES DEUX MONDES.
levant ainsi notre grand mât de hune avec la grand' vergue et bri-
sant ensuite notre beaupré.
« Dès que les deux navires commencèrent à se heurter, Moreau,
qui, en sa qualité de premier lieutenant, était posté sur le gaillard
d'avant^ avait sauté à bord de l'Anglais, entraînant à sa suite le
premier peloton d'abordage. Il ne rencontre qu'une faible résistance
et court, sans s'arrêter, vers le gaillard d'arrière. Le capitaine Lar-
kins, — ainsi se nommait le commandant du Wurren IJastings, —
se tenait encore auprès du gouvernail, et la barre, qu'on n'avait pas
eu le temps de redresser, se trouvait toute au vent. La manœuvre
déloyale était prise sur le fait. Moreau ne put contenir son indigna-
tion. Pendant qu'il reprochait au capitaine Larkins d'avoir voulu
éviter la capture par un acte de félonie, il gesticulait avec véhé-
mence. Le poignard, — ou plutôt la dague, — qu'il portait à la
main, atteignit légèrement le capitaine anglais entre deux côtes.
« Emmenez-le à bord de la frégate! » dit Moreau à deux de ses
hommes. L'ordre fut exécuté sur-le-champ; il le fut même avec
une brutalité que l'animation du combat ne saurait suffire à excuser.
J'avais, pendant ce temps, demandé au capitaine Épron la permis-
sion de remettre à un autre officier le commandement de la ma-
nœuvre pour sauter moi-même à l'abordage. Au moment où je me
disposais à franchir l'intervalle qui séparait les deux navires, j'aper-
çus le capitaine anglais, tombé, je ne sais trop comment, entre le
Warren Hcistings et la Piémontaise. Il s'était accroché à une ma-
nœuvre ; le moindre mouvement de l'une ou de l'autre masse pou-
vait l'écraser. Me laisser glisser jusqu'à la préceinte, saisir le capi-
taine anglais et l'aider à gravir le bord fut l'affaire d'un instant. Le
malheureux, arraché à une mort certaine, m'adressait les plus vifs
remercîmens. Je me hâtai de me soustraire à l'expression de sa re-
connaissance et je le fis conduire au poste des blessés. L'aventure,
défigurée par d'odieux récits, occcupa beaucoup toute la presse de
l'Inde et même celle de l'Europe. Elle valut à mon pauvre ami beau-
coup d'injures vraiment imméritées et à moi des éloges bien supé-
rieurs au mérite de mon action (1). »
Le Warren Hast in g s, démXté, fut conduit, à la remorque de la fré-
gate qui l'avait capturé, en rade du Grand-Port, ce mouillage de
l'Ile-de-France que devaient bientôt illustrer les combats des Du-
perré, des Bouvet et des Hamelin. Du Grand-Port, la Piémontaise
se rendit directement sur la côte de Malabar. La France était alors
en guerre avec l'iman de Mascate. Avec qui n'avait-elle quelque
(1) Voyez la Bévue du 15 juin 1879, page 882. Nous avons, dans ce numéro, raconté
la fin dramatique du lieutenant de vaisseau Moreau, dont les Anglais, le traitant
ea pirate, avaient cru devoir mettre la tAte à prix.
LA MARIiVE DE 1812. 607
compte à régler? Les navires arabes tombèrent en foule clans les
filets de la frégate française. On se contentait d'en extraire les objets
d'une certaine valeur, puis on les relâchait avec leurs équipages.
Dans les premiers jours de septembre une corvette de la compa-
gnie, le Grappler, capitaine Ramsay, fut enlevée par la Piémon-
taise en quelques minutes de combat. Au Grappler succéda le
vaisseau de la marine indienne le Famé, capitaine Jameson, qui se
rendait de Bombay en Chine. Le Famé était percé pour recevoir
quarante canons : il n'en portait en réalité que vingt-quatre.
Néanmoins, grâce à ses caronades à bragues fixes, système tout
nouveau, le Fume opposa une assez vigoureuse résistance. L'en-
seigne de vaisseau lîaudin en eut le commandement. On fit évacuer
sur la frégate l'équipage anglais, à l'exception du chirurgien major
et du maître de manœuvre, puis on remplaça les matelots débar'
qués par dix prisonniers arabes et dix marins français. Conduire
dans ces conditions un vaisseau à demi désemparé à l'Ile-de-France,
éloignée de mille deux cents lieues, le conduire à l'encontre des
courans et de la mousson, n'était pas une mission d'un accomplis-
sement facile. En temps de guene, les difficultés par la nécessité de
n'en pas tenir compte, s'aplanissent.
« J'avais vingt-deux ans, nous dit le jeune capitaine de prise :
Pour la première fois j'allais avoir à diriger un grand navire à
travers l'océan, sans pouvoir prendre conseil que de moi-même
Le plaisir d'exercer un commandement me faisait tout voir en beau.
Le voyage dura trente jours. Nous eûmes des temps horribles en
passant entre les Maldives et les Laquedives. La fatigue, l'insom-
nie, me firent enfler l'œil droit au point que je craignis, pendant
plusieurs jours, de le perdre. Heureusement le chirurgien anglais
que j'avais conservé à bord était un jeune homme plein d'instruc-
tion et de cœur. Écossais de naissance, il se nommait Henry Marshall.
D'un caractère doux et bienveillant, il ne tarda pas à s'attacher à
moi. Je savais alors à peine quelques mots d'anglais : nous faisions
la conversation en latin. Cette réminiscence de nos études classi-
ques plaisait fort à l'excellent docteur : instruit et habile, il parvint
à me sauver l'œil, et guérit également d'un énorme abcès à la joue
mon petit mousse Caussade, qui faisait sa seconde campagne avec
moi; il eut, en un mot, grand soin de tout le monde, pendant la
traversée, sans distinction d'Arabes ou de Français. Le maître
d'équipage anglais, appelé George Pendrey, était, comme le docteur
Marshall, un fort brave homme, honnête et intelligent, connais-
sant bien son métier. 11 avait été deux fois prisonnier en France
et parlait avec reconnaissance des bons traitemens dont il fut l'ob-
jet pendant sa captivité à Valenciennes.
« Enfin, après un mois de traversée, nous atteignîmes les parages
608 REVUE DES DEUX MONDES.
de rile-de-France. Je devais m'attendra à y trouver une croisière
ennemie : aussi pris-je mes mesures pour n'atterrir que de nuit.
Mes instructions me prescrivaient de me rendre à la Rivière-Noire,
qui est sous le vent de l'île. J'y allais à contre-cœur et par pure
obéissance, car c'est un point d'atterrage fort dangereux lorsqu'une
force ennemie tient la mer. Après avoir reconnu les terres des en-
virons du Grand-Port, je filai, bien à regret, le long de la côte,
pour me rendre à la destination qui m'était assignée. Il était une
heure du matin : je me promenais sur le gaillard, ma longue-vue
de nuit à la main, causant en latin avec Marshall, lorsque le doc-
teur me fit remarquer un point noir qui grossissait à vue d'oeil. Je
donnai un coup de longue-vue et je reconnus une frégate anglaise
qui venait à contre-bord, tous les ris pris. Je n'eus que le temps
de manœuvrer à la hâte et de changer de route dans le plus grand
silence. La frégate passa derrière nous sans nous voir. Tout le
monde apparemment dormait à bord. Je gagnai au plus vite la côte,
et me considérant comme dispensé, par le danger que je venais de
courir, de suivre mes instructions à la lettre, je louvoyai pour ga-
gner le Grand-Port, où j'entrai le lendemain avant midi.
« Quelques semaines plus tard arriva la Sémillante, revenant de
croisière. Elle avait trouvé le Port-Louis bloqué et s'était vue for-
cée de se réfugier, comme nous, au Grand-Port. Le capitaine Mo-
tard m'accueillit avec une extrême bienveillance. Je me liai avec la
plupart des officiers de son état-major, particulièrement avec Rous-
sin. Nous restâmes deux mois au Grand-Port, retenus tantôt par la
présence de forces ennemies supérieures, tantôt par les vents con-
traires qui rendent la sortie très difficile et très dangereuse. A la
fin de novembre, nous réussîmes à gagner le Port-Louis. J'y désar-
mai le Famé, qui fut mis en vente et trouva promptement des
acquéreurs, car c'était un des plus beaux navires qu'on pût voir.
Mon brave Pendrey fut envoyé au dépôt des prisonniers anglais, à
la Grande-Rivière. J'eus soin qu'il n'y manquât de rien jusqu'au
moment où il fut échangé. Quant au docteur Marshall, j'obtins qu'il
fût renvoyé, à bord d'un navire neutre, sur parole.
« Au mois de janvier 1807, je pus me rendre au désir que m'avaient
exprimé le capitaine Motard et son état-major. Je passai sur la Sé-
millante^ laissant mon bon ami Moreau sur la Piémontaise. Au mois
de février, la Sémillante, réparée et ravitaillée, était de nouveau
prête à prendre la mer. Nous entrions dans la saison de l'hiver-
nage; les indices précurseurs d'un ouragan nous conseillaient de
rester au port. Tout à coup, à minuit, nous arrive l'ordre de mettre
sous voiles dès le point du jour. Nous obéissons : à onze heures du
soir, nous avions perdu tous nos mâts, non sans avoir couru le
risque de sombrer par la violence du vent et de la mer. Une croi-
LA MARINE DE 1812. 609
sière ennemie était alors au vent de l'île : elle se composait du
vaisseau de quatre-vingts canons le Blenhcim^ ancien vaisseau à trois
ponts, auquel on avait rasé la batterie des gaillards, de la frégate
neuve la Java, du brick le Harrier. Le vaisseau et la frégate cou-
lèrent à fond avec l'amiral Troubridge, un ancien compagnon de
Nelson : onze cents hommes d'équipage périrent. Le brick seul
échappa. 11 en fut quitte pour la perte de sa mâture et de sa bat-
terie jetée à la mer. Le 13 février, nous rentrâmes au Port-Louis
avec des mâts de fortune : deux mois plus tard, nous repartions
pour une nouvelle croisière. Notre mâture, notre gréement, notre
voilure étaient entièrement neufs. »
Le Port-Louis, on le voit, était un port de ressources. Telle fut, au
XVI® siècle, Alger la Moresque, avec ses corsaires, ses captifs et l'opu-
lence qu'elle devait aux prises faites par ses marins. L'abattement qui,
dans les mers d'Europe, s'emparait peu à peu de la marine française,
était inconnu dans les mers de l'Inde : on n'y comptait, en effet, que
des triomphes. Quelle confiancel Quelle ardeur! Et, combien il est
doux de retrouver dans ces récits intimes le feu sacré qui animait
jadis les marins de Saint-Malo et de Dunkerque! Le gouvernement
du général Decaen a fait, pendant quelques années, revivre à l'Ile-
de-France les temps où la fortune ne savait pas encore à qui, des
Anglais ou de nous, elle adjugerait l'empire de la mer. Les nou-
veaux mâts de la Sémillante se trouvèrent, par malheur, de mau-
vaise qualité. Le capitaine Motard en alla chercher de meilleurs
aux îles Nicobar, dans l'excellent port de Nausoury. La forêt des-
cendait jusqu'à la plage ; il fut facile d'y couper des mâts et des
vergues. La frégate pouvait désormais affronter les tempêtes : elle
se porta, sans perdre un instant, à la hauteur de la pointe d'Achem,
une des extrémités de la grande île de Sumatra, et s'établit en
croisière à l'entrée du détroit de Malacca. La Sémillante se postait
ainsi sur le passage de tout le commerce de l'Inde et de l'Europe
avec la Chine.
« Il y avait déjà trois semaines, écrit l'amiral Baudin, que nous
tenions cette croisière, malgré le vent toujours grand frais, des
pluies torrentielles et une très grosse mer, lorsque, le 20 juillet au
matin, nous découvrîmes onze voiles que nous reconnûmes bien-
tôt pour le convoi de Chine, convoi composé de dix vaisseaux de la
compagnie des Indes, naviguant sous l'escorte d'un vaisseau de
ligne de soixante-quatre canons, — le Lion, comme nous l'ap-
prîmes plus tard. — La disproportion des forces était grande : le
capitaine Motai'd n'hésita pas cependant à s'approcher du convoi
anglais et à essayer de l'entamer. Pendant deux jours et une nuit,
nous rôdâmes autour de la proie que le ciel nous envoyait. Mais le
TOMB LXXIH. — 1886. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
Lion faisait bonne garde, et d'ailleurs il n'y avait pas un seul de
ces vaisseaux de la compagnie qui ne fût en réalité plus fort que
nous. Insister davantage eût été perdre son temps. Nous laissâmes
arriver, et nous allâmes mouiller sous l'îlot Gornicobar, où, pen-
dant vingt-quatre heures, nous nous approvisionnâmes d'eau et de
noix de coco ; puis nous retournâmes croiser au sud de l'Ile Pre-
paris. Là, nous primes d'abord YAlthea, beau navire anglais venant
du Bengale et allant en Chine. Quelques jours plus tard, nous cap-
turâmes encore deux autres navires, Y Elisabeth et le Giiwell, qui
venaient également de Calcutta et allaient à Canton. Mon ami Rous-
sin fut chargé d'amariner le Giiwell; je fus envoyé sur Y Elisabeth,
Tous deux, nous passâmes la nuit à bord de nos prises. Le lende-
main malin, lorsque nous ralliâmes la Sémillante, le capitaine Mo-
tard me désigna pour commander le Giiwell, et donna YÉlisabeth
à un de mes camarades, l'enseigne de vaisseau Fournier. La réso-
lution du capitaine Motard était prise : il allait faire route pour l'Ile-
de-France et y amener ses deux riches captures sous l'escorte de
la Sémillante. En conséquence, il retira simplement de YÉlisabeth
et du Giiwell les capitaines et les officiers anglais, laissant à ces
deux navires tout leur équipage composé de Portugais et d'Indiens.
11 resta sur le Giiwell 83 hommes. Je n'avais, pour les contenir et
les contraindre au travail, qu'un aspirant nommé Capdeville, un
quartier-maître, cinq soldats volontaires de Bourbon et mon fidèle
mousse Caussade. Retenus, tantôt par les calmes, tantôt par les
gros temps, nous éprouvâmes beaucoup de contrariétés pour sortir
du golfe du Bengale. Les provisions manquèrent : Roussin, pendant
la nuit 011 la direction du Giiwell lui fut confiée, s'était bien gardé
d'oublier ses camarades faméliques de la Sémillante. Il avait brave-
ment fait passer sur la frégate tout ce qui était bon à boire ou à
manger. Quand je vins prendre à mon tour le commandement de
cette prise, je n'y trouvai plus que du riz en assez grande quan-
tité et un peu d'eau que nous fîmes durer une quinzaine de jours.
Heureusement, au moment où notre provision était sur le point
d'être complètement épuisée, la pluie se mit à tomber par torrens :
nous pûmes remplir nos futailles vides.
« Après bien des retards, nous gagnâmes enfin la zone des vents
alizés et nous commençâmes à faire bonne route. A environ 250 lieues
de l'Ile-de-France, la rencontre de la frégate anglaise le Pitt me
contraignit à me séparer de mes deux conserves. Le Pitt était une
grande frégate de cinquante-quatre bouches à feu, dont plus de la
moitié appartenait au calibre de 24 : elle eût été de force à com-
battre deux frégates comme la nôtre, car la petite Sémillante ne
portait que du 12 et n'avait que trente-deux pièces. Le Pitt pos-
sédait de plus l'avantage d'être un navire construit en bois de teck,
LA MARINE DE 1812. 611
ce qui lui donnait des flancs inapénétrables à des boulets de petit
calibre. Nous connaissions bien cette frégate, qui avait souvent croisé
devant l'Ile-de-France. iSéanmoins, le capitaine Motard ne se laissa
pas intimider par la supériorité de l'ennemi. Il montra tant d'au-
dace et de caractère qu'il parvint à sauver ses deux prises. Pen-
dant quatre jours, le Pilt ne cessa de lui appuyer la chasse ; il ne
s'en émut pas et prit V Elisabeth à la remorque presque sous le ca-
non de l'ennemi. Pour moi, dès les premiers jours, j'avais mis le
Gihvcll à l'abri en tenant une route qui m'éloignait de V Elisabeth
et de la Sémillante. Bien m'en prit, car si j'eusse continué à navi-
guer de compagnie avec ces deux bâtimens, j'aurais été infaillible-
ment sacrifié. La marche du Gilwell était inférieure à celle de V Eli-
sabeth^ et \ Elisabeth ne fut sauvée que par la résolution énergique
du capitaine Motard.
« Ce fut deux mois seulement après notre arrivée à l'Ile-de-France
que le Gilwell put être déchargé. et remis en douane. L'opération
ne me parut pas conduite avec toute la loyauté désirable : elle
me valut une querelle et une demande de réparation parles armes.
Je tairai naturellement le nom de mon adversaire. Nous nous bat-
tîmes au pistolet dans un lieu appelé le Chainp-de-i Or :\ï\o^iQmo\n&
étaient Roussin et le capiuine d'artillerie Mourgues. Je fus blessé à
la tête. Merle, un de mes amis, qui s'était tenu à quelque distance
du théâtre du combat, me fit rapjmrter en ville dans un palanquin
et m'installa chez lui, dans sa propre chambre. Le 15 février 1808,
la Simulante j)artit pour une nouvelle croisière : je m'embarquai,
très souffrant encore.
a Le 15 mars, un peu avant le jour, nous trouvant dans le voisi-
nage de Ceylan, nous prîmes le navire anglais la Cecilia, capitaine
Skeene. Ce navire venait du Golfe-Persique : il fut expédié aussitôt
pour rile-de-France sous le commandement de Rabaudy, qui était
alors un très médiocre aspirant et n'annonçait pas devoir être ce
qu'il est devenu depuis, un de nos meilleurs capitaines de vaisseau.
Dans la soirée du même jour, nous engageâmes un combat avec
la Tcrpsirhore , commandée par le caj>itaine Montagne. Après une
heure de combat vergue à vergue, le feu de l'ennemi était presque
éteint : il ne tirait plus que" quelques coups de canon d'intervalle
en intervalle et ne pouvait évidemment tenir longtemps, lorsque le
capitaine Motard fut blessé à la tête et à l'épaule. Le second de la
frégate prit le commandement. J'étais occupé à faire pointer une
de nos deux pièces du gaillard d'avant: la frégate anglaise, qui, en
ce moment, manœuvrait pour s'éloigner, nous envoya au hasard
trois coups de canon ; le dernier de ces trois coups, tirés à boulet
perdu, m'emporta le bras droit et me laboura le ventre. Je tombai,
612 REVLE DES DEUX MONDES.
à genoux d'abord, puis la tête en avant, sur le pont. Pendant quel-
ques secondes, je perdis connaissance. On me porta au poste des
blessés : je tenais de ma main gauche mon bras droit, qui pendait
encore à quelques lambeaux de chair. Mon ventre était brûlé et
entièrement noir, comme si l'on y eût appliqué un fer chaud. Je
souffrais des douleurs atroces. Le chirurgien-major, — il se nom-
mait Marquet, — ne jugea pas à propos de m'amputer pendant
la nuit. Il avait, d'ailleurs, assez d'occupation avec une trentaine
d'autres blessés. Vers dix heures du matin, on m'enleva de dessus
mon matelas et on m'assit sur une chaise, au-dessous de la grande
écoutille. Avant de commencer l'opération, le docteur Marquet me
dit : « Baudin, je crois devoir vous laisser le moignon le plus long
possible : vous soutiendrez ainsi plus commodément votre manche
d'habit. — Docteur, lui répondis-je, prenez garde ! je crains que
l'os ne soit éclaté très haut : si vous coupiez au-dessous de la fis-
sure, il faudrait recommencer l'opération. Tâchons, je vous prie,
de ne pas nous y prendre à deux fois. — Soyez tranquille! » ré-
pliqua Marquet. Et, sur-le-champ, il mit en action ses bistouris,
ayant soin de couper la peau plus longue que les muscles, les mus-
cles plus longs que l'os. A peine eut-il attaqué l'os qu'il le trouva
éclaté : la scie s'arrêta. Le pauvre docteur pâlit. Néanmoins, il con-
tinua l'opération, n'osant pas la recommencer à cause de la plaie
du côté, qu'il considérait comme mortelle.
Quand tout fut terminé, on me plaça sur un cadre de malade dans
le faux pont. L'air y était affreusement chaud et fétide. La femme
du capitaine Skeene, notre prisonnier de la veille, vint s'asseoir à
mon chevet et se mit à m'éventer, à m'asperger le visage avec du
vinaigre pour m'empêcher de tomber en défaillance. Elle reconnais-
sait ainsi quelques bons procédés que j'avais eus pour elle et pour
son mari, quand je les vis arriver, fort effrayés, à bord de la fré-
gate. Cette digne femme passa trois jours et trois nuits près de
moi sans prendre un instant de repos. C'est bien certainement à ses
soins que je dois la conservation de mon existence. J'éprouvais un
accablement extrême : mes intestins commençaient à s'enflammer;
de temps en temps, j'étais en proie à des nausées presque insur-
montables. Or, je savais que, dans les grandes blessures du tronc,
le vomissement est mortel : que de fois j'ai rassemblé mes forces et
ravalé en quelque sorte mon âme près de m'échapper ! La perte de
mon bras fut, en cette circonstance, un bonheur. Si je n'avais eu
que la plaie du ventre, j'étais un homme mort : l'hémorragie consi-
dérable, qui eut lieu entre le moment où je perdis mon bras et celui
de l'amputation, empêcha l'inflammation des intestins et me sauva
certainement la vie.
LA MARINE DE 1812. 613
« Après un mois de mer, nous arrivâmes à l'Ile-de-France.
Je fus transporté avec les autres blessés à l'hôpital. Le capitaine-
général Decaen m'avait déjà recommandé aux soins du docteur Cha-
potin, chirurgien en chef de la marine. Nous avions été huit ampu-
tés à bord de la Sémillante, quatre du bras droit, quatre du bras
gauche : j'étais le seul qui eût, survécu; les sept autres succom-
bèrent pendant la traversée. La plaie que je portais au côté était
énorme ; elle s'étendait de l'extrémité de l'os iliaque au voisinage
de la première fausse côte ; pour la panser, on n'employait pas
moins d'une livre de charpie. La suppuration très abondante, les
sueurs excessives, la fièvre continuelle, la privation de nourriture,
les douleurs et l'insomnie me réduisirent à un degré d'affaiblisse-
ment tel que je n'étais réellement plus qu'un squelette : le docteur
Chapotin commençait à désespérer de moi. Un médecin allemand,
de passage à l'Ile-de-France, le docteur Curtius, obtint qu'on mo-
difiât le traitement débilitant auquel on m'avait jusque-là soumis :
vers le milieu d'octobre, c'est-à-dire sept mois après le jour où je
tombai blessé sur le pont de la Sémillante, la plaie était entière-
ment cicatrisée. Je me levai et je pus essayer de faire quelques
pas. J'étais tellement raccourci du côté droit que je marchais tout
courbé vers la droite et pour ainsi dire à trois pattes. Il fallut plu-
sieurs mois encore pour que, grâce à ma jeunesse et à ma saine
constitution, je parvinsse à me redresser. »
Le capitaine Motard cependant se disposait à rentrer en France.
Sa santé était très affaiblie par six années de fatigues constantes, et
la Sémillante, qui tenait la mer depuis l'année 1803, à bout de
forces comme son capitaine, venait d'être condamnée : on commen-
çait à la démolir, quand des acquéreurs se présentèrent. La lon-
gue durée du blocus hermétique qui nous était infligé avait porté
à un taux fabuleux le prix des denrées coloniales importées en
France : une douzaine de navires bons marcheurs s'apprêtaient à
partir du Port-Louis avec des chargemens de sucre et de café. Ces
navires, bien que leur cale fût remplie de marchandises, n'en étaient
pas moins armés en guerre. C'était ce qu'on appelait alors des
aventuriers. La vieille Sémillante , grâce à sa marche supérieure,
devait constituer un aventurier sans pareil. On lui confia une car-
gaison évaluée à 5 ou 6 millions do francs, on lui donna pour capi-
taine le fameux Surcouf, et les passagers sollicitèrent en lôule la fa-
veur d'embarquer sur un navire (}ue la fortune avait toujours
favorisé. Au nombre des passagers qu'emporta le 20 novembre
1808 la frégate la Sémillante, transformée en vaisseau de commerce,
se trouvaient son ancien commandant, le capitaine Motard, et l'en-
seigne de vaisseau Charles Baudin. La Sémillante devait se rendre
614 REVUE DES DEUX MONDES.
à Bordeaux : la rencontre de plusieurs croiseurs ennemis, à l'ap-
proche des côtes de France, la contraignit de se rejeter vers le
nord. Il fat aussi impossible de gagner Lorient que la Gironde.
Aux abords de Brest, il fallut encore prendre chasse. Le vent souf-
flait de l'ouest grand frais ; plusieurs des voiles de la frégate
furent emportées. Il était fort à craindre que, pendant la nuit, le
vent et la mer ne jetassent la Sémillante sur les rochers de l'île
d'Ouessant. Surcouf alla se coucher : « Comment donc! se cou-
cher?» Surcouf abandonnait-il la partie? Livrait-il son équipage aux
hasards de la mer? Surcouf faisait, en cette occasion, ce qu'eût fait
le capitaine Bouvet : il reprenait des forces, n'ayant, pour le mo-
ment, aucune manœuvre à tenter. Savoir dormir à propos est le
propre des grandes âmes et des bons capitaines.
Surcouf, nous apprend l'amiral Batidin, avoua le lendemain que,
réveillé en sursaut par les coups de mer qui embarquaient à bord,
il avait cru plus d'une fois que c'en était fini de la frégate. Le ju-
sant joua en cette occasion le rôle du bon génie : il soutint la fré-
gate contre la force du vent qui la portait à terre. Au point du jour,
la Sémillante doublait l'île d'Ouessant : seulement le flot était sur-
venu et le flot entraînait la frégate sauvée dans la Manche. Le port
le plus voisin était Morlaix : la Sémillante se présente à l'entrée
de la rade avant la nuit. Elle est assaillie par les coups de canon
du château bâti sur l'îlot du Taureau. Le temps ne permettait pas
d'envoyer à terre une embarcation. La frégate, avec son équipage sur
les dents, ses voiles en lambeaux, se décide à faire route pour
Saint-Malo. Le 3 février 1809, elle mouille dans la baie de La Fres-
naye. Au point du jour, on se dispose à lever l'ancre. Les passa-
gers, réveillés de bonne heure par le désir de saluer la côte de
France, sont tous accourus sur le pont : les batteries de la baie,
aussi perspicaces que celles du château de Morlaix, choisissent ce
moment pour ouvrir leur feu. Le premier boulet écorche le grand-
mât, couvre d'éc'ats le capitaine Motard et lui en'ève son chapeau.
Les passagers s'empressent de rentrer dans le faux-pont. La canon-
nade cependant continue : la brise heureusement était fraîche, la
frégate fut bientôt hors de portée. Le port de Solidor ne tarda pas
à la recevoir.
Quelle existence de perpétuelles alarmes et combien les chétifs
avaient alors de chances pour rester en route ! On ne connaissait pas
de vieux dans ce temps-là : on ne rencontrait que des vieillards^
et de beaux vieillards, je puis le garantir. Le 13 février, Charles
Baudin arrivait à Paris avec le commandant Motard : il était toujours
enseigne de vaisseau. A peine descendait-il de voiture que le capi-
taine de vaisseau Morel-Beaulieu, aide-de-camp du miinistre de la
LA MARINE DE 1812. 615
marine, venait lui annoncer que l'empereur le nommait chevalier
de la Légion d'honneur. Nous ne savons plus ce que vaut la première
décoration. La croix d'honneur était en 1809 une distinction plus
flatteuse que tous les grades du monde : elle vous introduisait dans
la légion des braves, et à quelle époque ! à une époque où être
héroïque s'appelait simplement « faire son devoir. »
IV.
Passons rapidement sur ce nouveau séjour à Paris : l'ardeur guer-
rière de Charles Baudin l'abrégera d'ailleurs autant que possible.
Le 7 août 1809 s'ouvre pour notre héros une période nouvelle, une
période qui va l'initier à d'autres devoirs que ceux d'officier de
quart et de capitaine de prise. Le brick le Benurd est en construc-
tion à Gênes : Baudin reçoit l'ordre d'aller en hâter et en surveiller
l'armement. Les enseignes de vaisseau sous le premier empire com-
mandaient donc quelquefois des bricks ? Le beau temps ! direz-vous :
ne nous plaignons pas trop ; ce beau temps ne saurait ttU*der à re-
venir. Nos enseignes de vaisseau vont commander bientôt des ca-
nonnières et des torpilleurs ; la flottille sera si nombreuse qu'il y aura
des commandemens pour tous, même pour les quartiers-maîtres.
Le jeune Baudin, nommé au commandement du lienard, n'attendit
du reste que quelques jours à peine son brevet de lieutenant de
vaisseau : ce grade lui fut conféré, le 29 août 1809, à l'âge de vingt-
cinq ans. Accompagnons-le maintenant à la mer et voyons quel
parti il saura tirer de son brick ligurien et de son équipage en ma-
jeure partie génois.
« Le 22 août 1810, dit-il, j'étais en croisière sur la côte de Tos-
cane avec le lienard et la Ligurie, petit brick de dix commandé par
le lieutenant Serra, qui est devenu contre-amiral dans la marine
sarde. J'aperçus une frégate anglaise sous le vent à nous et j'allai
la reconnaître. Cette frégate était le Sea-IIorse, de quarante-quatre
canons, capitaine Stuart. Par prudence, je laissai le long de la côte
la Ligurie, dont la marche était assez inférieure : j'avais, au con-
traire, confiance dans la marche du lienard. Je n'hésitai pas à nar-
guer de très près la irégate anglaise. Le vent, par malheur, tomba
tout à coup, puis, après un certain intervalle de calme, s'éleva une
légère brise, que reçut avant moi le Sea-Horse. Pendant que j'étais
encore condamné à une immobilité complète, le Sea-IJorse arriva
sur le Remird toutes voiles dehors. »
Le vent finit toujours par venir à qui sait l'attendre. Le Sea-
Horse approchait rapidement, mais les premiers souffles de la brise
commençaient à enfler les voiles du lienard. Le brick prit chasse
616 REVUE DES DEUX MONDES.
vers le golfe de la Spezzia. Orage affreux, échouage sur les bancs
de la Magra : la frégate, aussitôt que l'orage s'est dissipé, reparaît.
Le temps était magnifique, la mer unie comme un lac, la brise lé-
gère. Le Sea-Horse se met à croiser devant le brick échoué et, jus-
qu'à sept heures du soir, le canonne comme une cible. Le tir n'est
guère exact sous voiles, car on apprécie généralement assez mal
une distance qui varie sans cesse : le Renard eût dû être pulvérisé ;
il sortit de cette aventure sans avaries graves. La nuit venue, la fré-
gate s'éloigne, le brick se remet péniblement à flot. Le port de la
Spezzia ne lui fournirait aucune ressource, il lui faut gagner Gênes.
A mi-route, entre la Spezzia et Rapallo, ce port génois où Louis XII,
alors duc d'Orléans, battit en Ih^h les Napolitains de Frédéric d'Ara-
gon, se rencontre une petite ville appelée Levanto. L'inspecteur-
général des côtes de Ligurie y avait constaté récemment la pré-
sence d'une batterie de cinq canons. L'inspection ne fut pas pous-
sée plus loin. Le brick le lienard rasait la terre : une voile venait
de se montrer au large ; bientôt cette voile grandit, elle arrive
poussée par une grande brise. C'est encore le Sea-Horse. Le capi-
taine Baudin n'hésite pas : il va jeter l'ancre sous la protection des
batteries de Levanto. u Sergent de garde, oii est votre capitaine?
— Je n'en ai pas; c'est moi qui commande. — Disposez vos canons.
— Mes canons sont encloués. » Le capitaine Baudin envoie chercher
un vilebrequin. Les lumières des canons sont, en effet, bouchées ;
on n'y a cependant enfoncé aucun clou : la rouille seule a fini par
acquérir la dureté du métal. Au bout de quelques minutes, le vile-
brequin a fait son ofîice. Pendant ce temps, la frégate anglaise s'est
approchée à portée de canon : elle met en panne et envoie sa volée.
Le brick et la batterie ripostent. Les Anglais avaient, sous l'empire,
un respect inouï des batteries de côte. Ils les enlevaient quelque-
fois par un débarquement; ils ne les affrontaient jamais de face.
Dès que le Sea-Horse s'aperçoit que la terre s'en mêle, il vire de
bord et s'éloigne. Des cinq pièces qui composaient la batterie, trois
avaient déjà brisé leurs affûts ; les deux autres affûts menaçaient
ruine. Je m'explique maintenant que l'amiral Baudin, préfet mari-
time à Toulon en 18â2, m'ait envoyé, avec le capitaine du génie
Rivière, inspecter les défenses côtières du 5° arrondissement: il se
rappelait l'épisode de 1810 et l'état des batteries de Levanto. Je ne
crois pas me tromper en affirmant que c'est aux instances réitérées
de l'amiral que nous devons les résolutions qui furent prises, vers
la fin du règne du roi Louis-Philippe, au sujet de ces ouvrages dé-
sarmés en 1816 et laissés depuis lors dans le plus complet abandon.
Pendant tout le reste de l'année 1810 et le courant de l'année
1811, le /?e/iflrc? fut activement employé sur les côtes de Toscane
LA MARINE DE 1S12. 617
et de Ligurie. Son service s'étendait jusqu'aux îles d'Elbe et de
Corse ; il consistait principalement dans la protection des convois.
Au mois de juillet 1811, le Renard se balançait tranquille sur ses
ancres dans le port de Gênes. Le vent soufflait avec violence du sud-
ouest. Que signale donc le sémaphore du cap Noli? Le sémaphore
signale un corsaire anglais à cinq ou six lieues de terre. Le capi-
taine Baudin prend à l'instant ses dispositions pour l'appareillage.
« Allez-vous sortir par un temps pareil? lui crie le commandant de
la Pénélope, frégate mouillée à côté du Renard. — Soyez tranquille,
répond Baudin, je connais mon brick. » Par le travers du cap Noli,
le vent passe au nord-est et la mer tombe subitement. A quatre
heures du matin, le Renard était devant la baie de Finale. Le cor-
saire s'y trouvait aussi : il avait mis ses embarcations à la mer et
déjà deux des navires mouillés dans la baie étaient amarinés. Le
Renard approchait comme un fin matois, déguisé de son mieux
sous pavillon anglais. — N'oubliez pas que la ruse est permise :
si jamais elle cessait de l'être, — la conscience publique est deve-
nue si méticuleuse, — il ne faudrait pas négliger de le dire. Il était
tellement rare, à cette époque, de rencontrer un navire de guerre
français la mer que l'apparition du Renard, masqué sous ses
fausses couleurs, n'interrompit en aucune façon les opérations du
corsaire. Cependant, quand le Renard fut à portée de canon, la
méprise pour un œil exercé cessa d'être possible. Changement com-
plet de tableau : le corsaire abandonne ses embarcations, ses prises,
déploie toutes ses voiles et prend chasse vers Toulon, espérant atti-
rer l'ennemi du côté où veille d'habitude la croisière anglaise. La brise
était fraîche du nord-est : les deux navires, courant vent arrière,
filaient de dix à onze nœuds. A midi, après huit heures de chasse, la
distance qui les séparait n'avait pas varié d'une encablure. Le capi-
taine Baudin se souvint que le Renard marchait généralement mieux
la nuit que le jour. D'où pouvait provenir cette différence? D'une
répartition plus favorable des poids? Rien ne coûtait d'essayer.
L'équipage reçut l'ordre de prendre les hamacs aux bastingages,
de les pendre dans le faux-pont et de se coucher. Soudain le brick
s'élança en avant : à trois heures de l'après-midi, il joignait le cor-
saire à portée de pistolet. Au premier coup de semonce, l'Anglais
amena son pavillon. Le Renard venait de s'emparer du fléau de la
côte, du Three Rrolhers, corsaire de dix canons et de 100 hommes
d'équipage, armé à Malte.
La nouvelle génération commençait à faire parler d'elle. Le
26 mai 1811, un brick anglais, YAlacrity, paradait devant Bastia ;
le brick français Y Abeille sort du port et enlève ce navire ennemi
en moins de trois quarts d'heure. Qui commandait V Abeille? Lu
618 REVUE DES DEUX MONDES.
adolescent, presque un enfant, laissé par son capitaine, que le té-
légraphe venait d'appeler brusquement à Paris, en possession d'un
commandement qui semblait aussi bien au-dessus de son âge qu'au-
dessus de son grade. Charles Baudin n'était pas d'humeur à rester
en arrière d'Armand de Mackau. Le combat du Renard contre le
Swalloiv fut la réplique à la prise de VAlacrity.
« Dans les premiers jours de juin 1812, nous raconte l'auteur
des précieux souvenirs où revit toute une marine depuis près d'un
demi-siècle disparue, j'escortais un convoi de trente-trois voiles
destiné pour Marseille. J'étais parvenu à la hauteur des îles de
Lérins, ayant été sans cesse harcelé, depuis ma sortie de Gênes,
par une division composée du vaisseau VA merica de soixante-qua-
torze, de la frégate le Curaçao de quarante-quatre et du brick de
vingt le Swallow. J'avais pour me seconder la goélette le Goéland,
de six bouches à feu, commandée par un lieutenant de vaisseau,
M. de Saint-Belin, émigré rentré en France depuis quelques an-
nées. INous avions appareillé des îles de Lérinsau commencement de
la nuit avec notre convoi : la division anglaise, dont le Swallow for-
mait l'avant-garde, nous poursuivait. Je conçus le projet de couper
ce brick du reste de sa division et de l'enlever dans l'obscurité.
J'envoyai chercher Saint-Belin et je lui donnai mes instructions.
Le calme qui survint empêcha l'exécution de mon projet. Quand le
jour se fit, la division ennemie était bien ralliée. Je ne m'occupai
plus que de faire filer mon convoi vers Saint-Tropez : à midi, je
l'avais mis en sûreté. En ce moment, la brise fraîchit du large. Le
brick ennemi s'était avancé à une certaine distance de ses deux con-
serves ; je voulus encore une fois tenter de l'enlever avant qu'il pût
être secouru et je me portai à sa rencontre. Virant de bord vent de-
vant, je lui passai à poupe, à portée de pistolet: je me trouvai ainsi
au vent à lui sur l'autre bord. Si j'avais été seul, je n'aurais pas
hésité à l'aborder, mais je ne voulais pas, mon devoir étant d'as-
surer avant tout le succès, négliger l'assistance du Go'èland, qui
faisait force de voiles pour venir à mon aide. Par malheur, la barre
de gouvernail du Goéland venait d'être coupée par un boulet.
Pendant qu'on mettait en place la barre de rechange, j'échangeais
avec le Swallow un feu très vif. Je n'avais que deux officiers : l'un
deux, l'enseigne de vaisseau Gharton, fut blessé à mort; moi-même,
je reçus à l'épaule droite un biscaïen qui m'y fit une blessure très
douloureuse. La commotion fut telle dans toute la poitrine, que le
sang me vint à flots à la bouche. Je continuai cependant de comman-
der la manœuvre. J'allais donner l'abordage, sans attendre le Goé-
land, lorsque le Swallow, qui était sous le vent à moi, laissa arri-
ver tout plat vent arrière, en me présentant la poupe. Avant que je
LA MARINE DE 1812. 619
pusse le suivre, il eut le temps de virer de bord lof pour lof, et de
mettre le cap sur sa frégate. Ma mâture et mon gréement étaient
hachés : j'avais quarante-deax hommes sur cent huit hors de com-
bat ; il ne me restait d'autre parti à prendre que d'entrer à Saint-
Tropez pour y rallier mon convoi et pour réparer mes avaries. Le
Swallow, de son côté, fut rejoint par V America et par le Curaçao.
Il fit ensuite route pour Malte.
« Il était à peu près trois heures de l'après-midi, lorsque j'en-
trai à Saint-Tropez. Nos blessés furent transportés sur-le-champ à
terre ; je restai à bord, quoique souflrant cruellement de ma bles-
sure. Vers le soir, la crise nerveuse devint extrêmement intense ;
mes muscles se contractaient, mes dents se serraient, un engour-
dissement général gagnait tous mes membres. A ces symptômes,
je reconnus l'approche du tétanos, dont j'avais été déjà menacé
lorsque je perdis le bras sur la Sémillante. Je me fis préparer un
bain de lessive ; cette décoction alcaline eut pour effet de calmer
aussitôt l'agitation nerveuse. Trois jours après j'étais debout. »
L'historien de la marine anglaise, William James, n'a pas
passé cette affaire sous silence. Sa version diffère peu du récit
de l'amiral Baudiu ; la prétendue intervention du Gocland y joue
seulement un rôle destiné à justifier la retraiie du capitaine
Sibly, qui paraît, du reste, avoir été un officier de cœur et de mé-
rite. L'engagement à portée de pistolet dura, suivant James, qua-
rante minutes. « Le Swallow, dit l'historien anglais, avait beaucoup
souflért dans ses voiles, son gréemeut, sa mâture et sa coque. Sur
un équipage de 109 hommes présens à bord, il eut 0 hommes tués
et 17 blessés. La perte du Renard fut de 14 hommes tués et de
28 blessés, y compris sou brave commandant, atteint au moignon
du bras que, quelques années auparavant, il avait honorablement
perdu. L'urm(.'mentdu/^f'«<'w*</ consistait en lAcaronades de 24 et deux
canons longs de (5. Le Swallow , commandé par le capitaine Rey-
nolds Sibly, portait 10 caronades de 32 et deux canons longs de 6. »
Le Renard n'était plus un commandement qui convînt au jeune
officier que l'empereur, à la nouvelle de ce beau combat, s'était,
par un décret daté de Smolensk, hâté de nommer, le 22 août
1812, capitaine de frégate. On eût pu se borner à donner au nou-
veau promu une corvette : on fit grandement les choses ; on lui
donna une frégate, la Dryade. Cette frégate de quarante-quatre
canons, construite sur les plans de M. Sané, par un ingénieur de
haut mérite, M. Boucher, venait d'être lancée à Gênes. Les amé-
620 REVUE DES DEUX MONDES.
liorations de détail dont on l'avait dotée, à la demande et d'après
les observations du capitaine Baudin, la rendaient fort supérieure
à tous les navires du même rang que possédait alors la France.
Ainsi, la muraille du gaillard d'avant fut entièrement fermée, ce qui
n'avait encore eu lieu pour aucune de nos frégates. La chaloupe
descendait par un long panneau dans la batterie ; on supprima le
panneau et on fit reposer la chaloupe sur le pont. La batterie resta
de cette façon complètement dégagée. L'arrière fut disposé de ma-
nière à laisser un jeu facile aux pièces de retraite ; les sabords de
chasse furent percés parallèlement à la quille. Tout fut sacrifié, en
un mot, au bon service de l'artillerie. Commencé dans les pre-
miers jours de novembre 1812, l'armement ne fut terminé qu'au
mois de mai 1813. L'état-major se composait des lieutenans Gic-
quel-Destouches et Bellet, des enseignes Vieillard et Parseval-Des-
chènes, de dix aspirans dont un seul était Français, — les neuf au-
tres avaient vu le jour à Gênes. L'équipage comprenait trois cent
vingt-trois hommes : vingt-cinq seulement appartenaient aux dé-
partemens de l'ancienne France, le reste venait du Piémont, de la
Ligurie ou de la Toscane.
Il y a dans la vie d'un navire deux momens solennels : le jour
où il descend des chantiers et le jour où il sort pour la première
fois du port. Il ventait grand frais, le port était encombré : le com-
mandant de la Dryade lit virer à pic, établir les huniers. L'appa-
reillage semblait scabreux. Comment allaient s'en tirer ces jeunes
marins génois dont la plupart n'avaient jamais navigué que sur un
bateau de pêche? Vingt-cinq marins du Renard, restés attachés à la
fortune de leur capitaine, étaient, par bonheur, venus apporter à bord
de la Dryade les habitudes d'ordre et de silence du vaillant équi-
page dont la baie de Saint-Tropez garde encore le souvenir. Tout
se passa bien. La Dryade pivota sur elle-même, circula sans en-
combre au milieu des navires et des bateaux semés sur sa route ;
puis alla compléter l'instruction de ses marins novices à la mer. En
temps de guerre, les équipages se forment avec une rapidité surpre-
nante : tout se prend au sérieux et le zèle est d'autant plus grand qu'il
a sa raison d'être. Un excellent esprit se développa immédiatement
parmi ces Français de date si récente : ils se sentaient fiers de servir
sous un capitaine que les autres navires leur enviaient. L'habitude
qu'ont eue si longtemps les marins de Gènes de ramer dans des
embarcations, quelquefois pendant des journées entières, pour se
soustraire à la poursuite des pirates barbaresques, les a rendus les
premiers canotiers du monde. L'amiral Baudin cite une traversée
de vingt lieues marines accomplie à l'aviron entre la Spezzia et
Gênes par un des canots de sa frégate dans l'espace d'un jour et
d'une nuit.
LA MARINE DE 1812. 621
Au mois de juin 1813, le commandant de Xo. Dryade reçut Tordre
de rallier à Toulon l'escadre du vice-amiral Émériau. Il partit de
Gênes accompagné du Renard. Un vaisseau ennemi essaya de lui
barrer la route et le contraignit à chercher un refuge dans le port
de Villefranche. Le 16 juin, jour anniversaire du combat du Re-
nard et du Sivalloiv, l'équipage du brick offrit un repas aux cama-
rades qui avaient suivi le capitaine Baudin à bord de la Dryade. Le
pavillon que portait le Renard le jour du combat fut arboré dans
la salle du festin, tout criblé de trous de boulets et de trous de
mitraille. La fête fut très gaie : sur le soir seulement, lorsque vint
l'heure de se séparer, les marins de la Dryade voulurent emporter
le pavillon. Les marins du Renard prétendirent le garder. Une lutte
s'ensuivit et le pauvre pavillon fut mis en lambeaux : chacun en
emporta un morceau dans sa poche. Glorieuse relique bien faite
pour servir de talisman à des braves.
Le 18 juin, la Dryade jetait l'ancre en rade de Toulon : vingt
vaisseaux de ligne et neuf frégates s'y trouvaient rassemblées.
L'escadre était mouillée sur trois lignes. Quatre frégates avaient
leur poste à l'avant-garde, sur la rade des Vignettes ; les cinq au-
tres occupaient le mouillage compris entre la grosse Tour et l'Éguil-
lette. Chaque vaisseau ou frégate possédait son corps mort muni de
deux ombossures. Quelle que fût la direction du vent, l'appareil-
lage était, grâce à ces précautions, assuré. L'escadre exécutait sou-
vent ce mouvement toute à la fois : elle revenait de même au mouil-
lage, trente navires se croisant dans tous les sens et venant reprendre
leurs corps morts avec une précision vraiment remarquable. C'était
la manœuvre de chaque jour : par conséquent, elle se faisait bien.
Le dimanche, on restait généralement au mouillage ; l'amiral, à midi,
réunissait les capitaines en conférence à bord de son vaisseau. La
conférence terminée, on avait congé jusqu'au soir : les exercices et
les appareillages recommençaient dès le lendemain.
Ahisi se passa la dernière moitié de l'année 1813. L'ennemi se
montrait rarement en forces sur la côte. Cependant, l'ordre d'évi-
ter un engagement était tellement précis que jamais l'escadre ni
aucune de ses divisions ne passait une nuit à la mer. L'empereur
ne voulait plus de ces catastrophes qui , au sein des prospérités
d'un règne encore sans nuages, avaient assombri sa fortune ; les
épreuves de la guerre étaient réservées aux frégates qu'on se dispo-
sait à lancer dans toutes les mers du globe. Là se formeraient, par
une vie d'aventures, de jeunes capitaines auxquels on confierait, le
jour de rentrer en lice venu, la défense du pavillon. Cette politique
était sage et digne du grand homme qu'un fond de bon sens finis-
sait toujours par ramener, après de dangereux écarts, dans le chemin
de la vérité.
622 REVUE DES DEUX MONDES.
Malheureusement, pendant que nos escadres se reformaient à
Toulon et à Brest, nos bataillons perdaient chaque jour du terrain
en Allemagne. « Bientôt, écrit le brave amiral Baudin avec une
émotion que trente-trois années de paix n'ont pas affaiblie, nous
apprîmes que nos armées avaient repassé le Rhin. Le territoire
de la France, que nous étions habitués à considérer comme in-
violable, était envahi! » Nous l'avons revue l'heure sinistre. Je
ne crois pas qu'elle ait, à l'époque de nos derniers revers, causé
la stupeur qui frappa, il y a soixante-douze ans, ces vétérans
accoutumés de si longue date à la victoire. Dans nos récentes
épreuves, nous sentions une Europe bienveillante derrière nous ;
la France pouvait se dire qu'un instinct général de conserva-
tion prendrait tôt ou tard sa cause en main : en 181 4, c'était
le monde entier qui s'avançait en armes pour nous dépecer,
pour nous ravir même les nouvelles conditions d'existence que
nous avions achetées au prix de flots de sang. La lutte devait
prendre tous les caractères du désespoir. Ce désespoir n'eut pour-
tant sa pleine énergie que sous le drapeau : les populations
étaient harassées et la marée ennemie monta comme sur une plage.
Le maréchal Masséna commandait dans le Midi en qualité de lieu-
tenant de l'empereur. 11 avait son quartier général à Toulon. Sur-
le-champ, il donna des ordres. pour qu'on mît en état de défense
les abords de la place. Quelle occupation pour le vainqueur de
Zurich et quel amer emploi réservé par le sort à ses vieux jours !
Toutes les nations ont connu de ces retours de fortune : aucune
n'a éprouvé le double deuil de voir s'écrouler à la fois la puis-
sance nationale et l'idole radieuse qui la symbolisait. Il a fallu au
peuple français une vitalité singulière pour qu'il ait résisté à une
pareille secousse. Néanmoins, je l'ai vu dans mon enfance et j'en
ai gardé un profond souvenir; il devait se passer bien des aimées
avant qu'un franc sourire éclairât tous ces vieux visages noircis
par la fumée de la poudre : le trait de l'invasion avait atteint la
France militaire au cœur.
Une partie des marins de l'escadre, détachée à terre par l'amiral
Lmériau, travaillait aux fortifications; d'autres étaient employés à
établir des camps retranchés dans le voisinage des Sablettes et de la
rade du Brusc, au fond de la baie de Saint-Nazaire. Toulon craignait
un débarquement ! Toulon, cependant, demeurait encore pour nos
forces navales un asile plus sûr que Gênes. Il était bien évident
que l'Italie nous échappait. Par un dernier effort. Gênes avait armé
le vaisseau le Scîpion^ il fut décidé qu'on essaierait d'amener sous
escorte ce vaisseau à Toulon : laissé à Gênes, il serait infaiUible-
ment tombé entre les mains de l'ennemi. Trois vaisseaux et trois
frégates, demandés à l'escadre, furent désignés pour celte dange-
LA MARINE DE 1812. 623
reuse mission. Les vaisseaux étaient : le Sceptre, de quatre-vingts,
portant le pavillon du contre-amiral Gosmao; le Trident et le Ro-
mulus, de soixante-quatorze, commandés par les capitaines Bonamy
et Rolland. Les frégates de quarante-quatre la Médée, la Dryade et
VAdrienne complétaient la division; elles avaient été choisies parmi
les meilleures marcheuses.
Le contre-amiral Gosmao, ce survivant de Trafalgar, que nos ma-
telots appelaient Va de bon cœur, partit de Toulon le 12 février
1814. Le 13, au point du jour, la division se trouvait à sept ou
huit lieues au sud de l'anse d'Agay. Deux frégates ennemies seu-
lement étaient en vue : la Médée et la Dryade leur donnèrent la
chasse. Une heure après apparaissaient tout à coup seize autres
voiles. L'escadre du vice-amiral sir Edward Pellew, qui n'avait
pas encore gagné devant Alger son titre de lord Exmouth, venait
du sud-ouest, les voiles gonflées, s'interposer entre la division fran-
çaise et Toulon. Gontinuerait-on la rouie sur Gènes? Tout dépen-
drait du vent. Il faisait calme plat. Vouloir gagner Gênes avec des
vents contraires serait s'exposer à une chasse prolongée dans la-
quelle les mauvais marcheurs tomberaient très certainement au
pouvoir de l'armée anglaise. Rétrograder vers Toulon amènerait
presque aussi sûrement une rencontre : on aurait du moins l'avan-
tage de ne pas s'être dispersé et d'obliger l'ennemi à s'avancer en
force. Quant à chercher refuge sous les batteries du golfe Jouan,
ou sous les batteries des îles d'Hyères, personne n'y songeait. Pa-
reilles batteries, mal servies, incomplètes, ne pouvaient avoir la
prétention d'intimider une flotte de quinze vaisseaux, dont neuf
étaient des vaisseaux à trois ponts.
Vers neuf heures du matin, la brise s'éleva de l'est-sud-est.
L'amiral Gosmao prit à l'instant son parti. Il fit le signal de se
former en ordre de marche sur deux colonnes : les vaisseaux au
large, les frégates à terre, puis il mit le cap sur Toulon. Les vais-
seaux ennemis, de leur côté, s'étaient rangés en ligne, le plus
promptement possible, par ordre de vitesse, lis couraient sur la
côte, avec l'intention évidente de couper la route à la tète de notre
division. Un peu avant midi, Anglais et Français se trouvèrent à
portée de canon. L'amiral Gosmao, sur le Sceptre, conduisait son
escadre : il passa le premier, sans être inquiété. Le second vais-
seau de la colonne de gauche, le Trident, reçut à bonne distance,
mais sans grand dommage, le feu du Boyne, vaisseau à trois ponts
de quatre-vingt-dix-huit canons, commandé par le capitaine George
Burlton. Le Boyne était le chef de file de la colonne anglaise : il
coupa notre ligne à l'arrière du Trident , et se dirigea tout droit
sur la Dryade, « Je m'attendais à recevoir la volée du Boyne,
624 REVDE DES DEUX MONDES.
écrit l'amiral Baudin, je fis mettre mon équipage à plat-pont. Seuls,
les chefs de pièce restèrent debout, avec ordre de se coucher aussi,
dès qu'ils auraient tiré. Au moment où le Boyne ouvrit son feu
sur nous, je m'avançai au pied du grand mât et je dis à l'équi-
page, au milieu d'un profond silence: « Mes amis, je vous fais
mettre à plat-pont pour un vaisseau de cent canons. Vous ne vous
y mettriez pas pour une frégate, n'est-ce pas? — iNon! non! com-
mandant , » s'écria-t-on de toutes parts. Beaucoup voulaient se
relever : les officiers eurent quelque peine à les contenir. Le Boyne
approchait rapidement : il fit une embardée et nous envoya sa
volée tout entière, à portée de fusil. La volée passa, en sifflant,
dans le gréement : pas un homme ne fut tué ou blessé. VAdrienne
ne s'en tira pas si heureusement ; le Boyne, en se repliant, la salua
d'une décharge entière : huit hommes restèrent sur le carreau. »
La division française serrait de si près la terre que les Anglais
ne l'attaquaient pas avec la vigueur qu'ils auraient montrée sans
doute s'ils n'eussent été retenus par la crainte de s'échouer. Le
Bomulus, cependant, assez mauvais marcheur, demeurait peu à
peu en arrière. 11 existait déjà un grand intervalle entre ce vais-
seau et le Trident. Le Boyne ne pouvait plus rien contre le Tri-
dent, rien contre les frégates; il entreprit d'arrêter le Bomulus.
Trois ou quatre autres vaisseaux anglais joignirent leur feu à celui
du Boyne. Le capitaine Rolland fut blessé d'une mitraille à la tête :
on l'emporta sans connaissance dans le faux-pont. Les officiers,
par bonheur, tinrent ferme : l'un d'eux, le lieutenant de vaisseau
Genebrias, prit le gouvernail. On donnait, en ce moment, dans la
rade ; le Bomulus rasa le cap Brun de si près que son bout-dehors
de bonnette faillit, assure-t-on, s'y accrocher. C'est du moins la
tradition que se sont transmise de bouche en bouche les vieux
marins dont le doux soleil de Provence réchauffe, sur le chemin
de ronde du fort Lamalgue, les membres aujourd'hui engourdis.
Si brave et si entreprenant que fût un capitaine anglais, — je
le répète pour la centième fois, — il ne se souciait jamais d'affron-
ter le feu des batteries de côte. Le commandant du Boyne tint le
vent, dès qu'il s'aperçut qu'avec la brise régnante il doublerait
tout juste le cap Sepet. Le fort du cap Brun et le fort de Sainte-
Marguerite auraient dû cependant lui apprendre, par leur majes-
tueux silence, que les batteries françaises, loin de mordre, n'a-
boyaient même pas. Le combat avait lieu un dimanche : les canon-
niers étaient allés se promener. L'amiral Émériau expédia, pour servir
les pièces délaissées, des officiers, des matelots, des gargousses. Le
secours arriva trop tard, a Lord Exmouth, — je transcris ici l'ap-
préciation de l'amiral Baudin, sans dissimuler que je la trouve peut-
LA MARINE DE 1812. 625
être un peu sévère, — n'a pas, dans cette circonstance, fait preuve
d'une grande résolution. 11 connaissait la situation de notre escadre
et l'état de faiblesse de ses équipages : il pouvait entrer dans la
rade et s'en rendre maître, en y écrasant nos vaisseaux. Un coup
d'une telle audace n'allait pas à son caractère, plus actif et plus
ferme qu'entreprenant. Quand il vit que le Boyne, serrant de très
près le Romulus, pouvait, par suite de ses avaries, être obligé
d'entrer, avec son adversaire, jusque dans la rade de Toulon, il
passa sur le gaillard d'avant de son vaisseau, le Caledonia, et fit,
avec son chapeau, signal au capitaine du Boy ne de serrer le vent
et de s'éloigner. Ce fut ce qui mit fin au combat. »
En pareille circonstance, demanderai-je à mon tour, qu'aurait
fait Nelson? Le souvenir de Copenhague l'eùt-il encouragé ou y
eût-il puisé cette circonspection qui vient avec l'âge? Sir Samuel Hood
était maître de la rade de Toulon, quand il l'évacua sous la menace
des boulets rouges, laissant les malheureux habitans qu'il avait
compromis livrés à toutes les vengeances de la Convention. L'hon-
leur anglais coulait là, comme à Quiberon, par tous les pores et
pourtant Samuel Hood était, plus encore que Rodney, le vainqueur
eu grand combat de la Dominique. Nelson le tenait pour le premier
oflicier de la marine anglaise ; il ne prononce jamais son nom qu'avec
l'c-dmiration la plus profonde. La vérité, je crois, la voici : En 1814,
on pouvait, sans une témérité excessive, entrer dans la rade de
Toilon ; il n'eût pas fallu s'y aventurer en 1812 et en 1813. 11 est
des heures où les nations ne se défendent plus : les vaincus d'Iéna
nous ont étonnés par leurs défaillances. Ce qu'il y a de plus triste
pour un marin, c'est la pensée des réparations que, sans la chute
de lempire, nous réservait très probablement la fortune. L'exemple
des Américains nous indiquait clairement la voie à suivre ;
l'ascendant maritime insensiblement se déplaçait. Nous reprenions
courage, l'ennemi, au contraire, perdait peu à peu la foi qu'il
avait eue jusqu'alors dans la puissance irrésistible de ses armes.
Quelques années encore et il lui aurait fallu compter avec nous :
les Anglais, par malheur, ne cessèrent d'être invincibles sur mer
que lorsque nos soldats cessaient, de leur côté, de former sur terre
des bataillons invincibles.
Ë. JURIEN DE LA GrAVIÈRE.
TOME Lx.xni. — 1886. 40
UN
NOUVEAU GRAND HOMME
DUBOIS-GRANGÉ.
I. L'Armée et la Révolution : Dubois-Crancé, par Th. Yung, colonel d'artillerie. —
II. Moniteur : Séances du 12 décembre 1789 et des 7-21 février 1793. — III. Archives
de la guerre : Armée des Alpes. — IV. Dubois-Crancé et Gauthier : Compte rendu
de leur mission et réponse à Gouthon. — V. Jomini : Le Siège de Lyon.
L'histoire, même l'ancienne, est toujours à recommencer, à
plus forte raison celle de la révolution, qui ne fait que de naître ;
j'entends ici l'histoire critique, celle qui s'appuie sur des pièces
et documens authentiques et les laisse parler, non celle qui
les interprète d'après telles tendances ou tel système préconçu.
Il ne faut donc pas s'étonner si tant d'écrivains de nos jours ont
essayé, ceux-ci de réhabiliter certains personnages fameux, ceux-là
de tirer de l'obscurité des figures demeurées jusqu'ici fort effa-
cées. Rien de plus légitime que ces tentatives, lorsqu'elles sont
fondées sur des études sérieuses, et qu'elles ne pèchent pas par un
parti-pris d'apologie sans mesure et sans raison. Il y a vingt-cinq
ou trente ans, lorsqu'un des premiers, M. Louis Blanc, secouant le
joug tyrannique de M. Thiers, entreprit de plaider les circonstances
atténuantes pour Robespierre, ce fut une clameur générale. L'audace
était grande, en effet, de toucher à la légende des girondins et de
prendre parti contre ces beaux jeunes gens, doués de tant de qua-
lités brillantes et si Français jusques et surtout dans leurs défauts
DUBOIS-CRANCÉ. 627
pour la froide, sèche et rêche personne de l'avocat d'Arras. Cepen-
dant qui oserait prétendre aujourd'hui que les travaux de M. Louis
Blanc et des écrivains qui, sans être dé son école, ont suivi sa
trace, n'aient pas exercé, sur l'opinion publique, au point de vue
de la justice distributive, une heureuse et morale influence? Nous
placions Vergniaud, Barbaroux, Buzot, M*"® Rolland surtout, infini-
ment trop haut, dans le même temps que nous chargions Robes-
pierre de toutes les iniquités imputables à la Convention entière,
sauf quelques rares exceptions, comme Lanjuinais, par exemple.
L'écart aujourd'hui semble moins grand et la part de responsabilité
de chacun est mieux établie.
Pareillement pour M. Taine, quelles ne furent pas chez la plu-
part la surprise et chez quelques-uns l'indignation à l'apparition
de son second volume ! Nous en étions encore à la conception ru-
dimentaire et sentimentale d'une révolution toute d'amour et de
fraternité, menée par une assemblée de législateurs incomparables.
Soudain, le scalpel en main, avec la méthode et la patience d'un
naturaliste, voici qu'un téméraire auteur s'avise de regarder der-
rière ce décor et de démonter cette machine de convention. Alors
apparaissent, dans le pays tout entier, comme une sorte de germi-
nation vénéneuse, l'anarchie spontanée ; dans la constituante l'in-
décision, la faiblesse, la peur; dans l'œuvre politique dont elle ac-
couche après deux années de gestation, un beau préambule, une
déclaration solennelle et c'est tout. L'enfant n'est pas né viable, la
mort l'attend faute d'organes (1).
Loin de s'en plaindre et lors même qu'il blesserait d'anciennes
et chères illusions, il faut se féliciter de cet elTort persévérant vers
le vrai pour le vrai, et ce sera l'honneur de l'école historique ac-
tuelle d'avoir fait, de cette sincérité dans la recherche, la condition
première de tout travail estimable. Ces réflexions me sont suggé-
rées par une publication, — je ne dis pas, à dessein, un livre, —
dont l'auteur s'est proposé de restituer une des physionomies les
plus intéressantes et les moins connues de l'époque révolution-
naire. Avant dédire mon sentiment sur cet essai, je tenais à en
bien marquer la légitimité. A plus d'une reprise déjà, M. le colonel
Yung, avec la compétence qui lui est propre, nous avait donné la
mesure de Bonaparte. Plus récemment et par une suite naturelle,
il entreprenait de glorifier la mémoire de Dubois-Grancé. Soit; après
le déboulonnement <lu faux, l'apothéose du vrai grand homme.
Ceci devait amener cela, et la logique ici se trouve d'accord avec la
liberté qu'a chacun de préférer le mérite incompris et modeste aux
(1) Il ne s'agit ici, bien entendu, que de la partie purement politique (constitution
et constitution civile du clergé).
628 REVUE DES DEUX MONDES.
réputations bruyantes et surfaites. Reste seulement à savoir, une
fois ces prémisses posées, ce que vaut cette apologie, et jusqu'à
quel point le héros mérite les honneurs du Panthéon. C'est ce que
je voudrais rechercher en étudiant Dubois-Grancé sous les aspects
et dans les divers rôles par où il appartient vraiment à l'histoire :
comme homme, c'est-à-dire comme valeur morale, comme législa-
teur, comme représentant en mission et comme ministre.
I.
Ce qu'a été Dubois-Crancé, comme homme, au point vue du ca-
ractère et de la valeur morale, sa biographie nous l'apprendra.
Né le 17 octobre 17hb, à Charleville, de parens nolDles et riches,
Dubois de Grancé devait beaucoup à la monarchie. Son graud-père,
Germain Dubois, écuyer, seigneur de Grancé, de Ghantereine, de
Livry et des Loges, avait acquis pendant la guerre de la succession
d'Espagne, en 1707, l'office de commissaire des guerres et s'y était
enrichi.
Son père Germain, deuxième du nom, avait continué le métier
et de plus épousé, en 1723, l'une des jeunes personnes les mieux
apparentées et dotées de Gbâions, Henriette Fagnier de Mardeuil,
fille du procureur-général des finances de Champagne. Il passait
pour un des meilleurs vivriers de l'armée et était fort bien en cour.
En 1757, le roi, pour le récompenser de ses services, l'avait nommé
à la charge enviée d'intendant de police et finances de l'armée de
Richelieu. Lorsqu'il prit sa retraite, en 1760, le maréchal de Belle-
Isle lui écrivit : « Sa Majesté a bien voulu, en considération de
l'ancienneté et de la distinction des services que vous lui avez ren-
dus, tant en qualité d'ordonnateur qu'en celle d'intendant de ses
armées, vous accorder 6,000 francs de pension annuelle sur l'ex-
traordinaire des guerres, à commencer de ce jour, dont 1,200 livres
réversibles, après vous, à votre fils aîné, capitaine de cavalerie au
régiment Dauphin, moyennant quoi vous serez payé jusqu'à fin
d'octobre de vos appointemens sur le pied de 800 livres par
mois.
« Quant à votre second fils, que vous destinez à accomplir votre
charge de commissaire des guerres, qu'il exerce actuellement à
l'armée, vous pouvez être assuré qu'en continuant, comme il a
fait jusqu'à présent, de suivre les leçons et les bons exemples que
vous lui avez donnés, il sera conservé, à la paix, dans votre dé-
partement, le plus à portée de vous qu'il sera possible de lui pro-
curer. »
Les oncles de Dubois-Grancé n'avaient pas été moins bien trai-
tés. L'un, Claude, avait été longtemps capitaine au régiment du
DUBOIS-CRANGÉ. 629
Dauphin, et n'avait quitté le service, avec la croix de chevalier de
Saint-Louis, que pour entrer dans la famille d'un grand marchand
de vin de Reims, échevin de la ville et personnage fort influent,
qui lui fit obtenir la charge de lieutenant des maréchaux de France
à Châlons.
L'autre, Jean-Baptiste, seigneur de Chantereine, de Jonchéry et
de Souin, était conseiller honoraire au bailliage et présidial de Châ-
lons, et de plus, comme ses frères, possesseur d'une fort belle
fortune.
Un troisième, Germain-Jacques, seigneur de Loisy, avait été
capitaine aux Cent-Suisses, chevalier de Saint-Jean, écuyer ordi-
naire de Madame la dauphine et l'heureux époux de sa femme de
chambre, grâce à laquelle il était devenu gouverneur militaire de
Chartres.
Avec de tels précédens et de si belles protections à la cour, le jeune
Dubois de Crancé ne pouvait manquer de faire rapidement son chemin.
A quatorze ans et demi, la faveur de Madame la dauphine s'éten-
dait déjà sur lui et lui permettait, par un singulier privilège, d'en-
trer avant l'âge à la première compagnie des mousquetaires de sa
majesté. Grâce à la fortune que son père, mort à quelque temps
de là, lui avait laissé, il espérait faire bonne figure dans une arme
essentiellement aristocratique. Il y eut cependant quelques ennuis :
à côté des La Rochefoucauld, des Durfort et des Beauharnais, ses
parchemins étaient un peu minces ; ils n'étaient même pas, disait-on,
très authentiques. On le lui fit sentir; il s'en souviendra bientôt.
A combien de jacobins n'a-t-il manqué, pour être de fougueux émigrés,
qu'un ou deux quartiers de noblesse, et que de vocations révolu-
tionnaires s'expliquent par les causes les plus accidentelles et les
plus futiles !
Quoi qu'il en soit, Dubois de Crancé ne tira pas de son entrée
aux mousquetaires tout le parti qu'il semblait qu'il pût s'en pro-
mettre. Les préjugés de race sont ce qu'il y a de plus dilïicile au
monde à vaincre : une faveur d'antichambre avait pu l'introduire
dans un milieu qui n'était pas le sien : elle ne put empêcher qu'il
n'y demeurât un peu comme un intrus.
Une compensation lui était bien due pour ce petit mécompte
d'amour-propre : il la chercha, comme ses ascendans, dans une
alliance avantageuse. Le 2 décembre 1772, il s'unissait, en justes
noces, à demoiselle Marie-Catherine de Montmeau, fille d'un opu-
lent conseiller à l'hôtel de ville de Troyes. Trois ans après, les
mousquetaires ayant été licenciés, il se retirait dans ses terres, en
Champagne, fort aigri déjà contre un ordre de choses où le fils
d'un commissaire des guerres, enrichi dans les fournitures, ne
marchait pas encore l'égal d'un duc et pair.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
A cette époque et dans les années qui suivirent, le mouvement
révolutionnaire n'était pas, à beaucoup près, dans toute sa force,
et les plus audacieux n'allaient guère au-delà des réformes so-
ciales, politiques, et surtout financières, revendiquées par les phi-
losophes de l'école de Turgot et de Montesquieu. Personne, et
Dubois de Grancé moins que tout autre, ne songeait à renverser un
régime qui , malgré ses défaillances à l'intérieur et sa détestable
administration, venait cependant de rendre au drapeau français
son ancien éclat.
L 'ex-mousquetaire était demeuré très sincèrement royaliste, et,
quand on songe à la carrière qu'il parcourut depuis, on est tout
étonné de la modération des plaintes et doléances du tiers état de
Vitry-le-François, dont les cahiers furent rédigés sous son inspira-
tion. A l'assemblée nationale, dès que les groupes se furent classés,
il alla siéger parmi les constitutionnels, au centre, et, sauf urt mot
malheureux qui lui échappa sur l'armée, et par où se trahissait
déjà le jacobin, sa tenue fut des plus correctes. Il se montra
même, en plus d'une circonstance, aussi résolu que les plus fermes
soutiens du trône dans la défense des prérogatives royales. Nul,
par exemple, n'insista plus fortement sur la nécessité de maintenir
le roi comme chef suprême de l'aimée.
lin autre trait fera mieux voir encore à quel point il était alors
éloigné des idées républicaines et même égalitaires. S'il existait une
institution d'essence aristocratique, c'était bien, à coup sûr, la croix
de Saint-Louis. Conférée par le roi dans la plénitude de sa puissance
souveraine et de son initiative, réservée pour prix de leurs ser-
vices aux militaires seuls, cette distinction constituait un dernier
et le plus enviable des privilèges dans une société qui avait aboli
tous les autres. Dubois-Grancé n'hésita pas, toutefois, non point à
l'accepter, — on ne la lui offrait pas, — il fit mieux : usant de l'in-
fluence qu'il devait à ses fonctions de membre du comité militaire,
il la réclama, et, bien qu'il n'eût jamais fait campagne, finit, à force
de pas et de démarches dans les bureaux, par l'obtenir.
Cependant, la constituante ne devait pas se séparer sans que de no-
tables changemens se fussent produits dans l'attitude et dans lessen-
timens de Dubois de Grancé. Royaliste et même catholique en 1789,
croyant, dit son biographe, à la possibilité de l'accord de ces trois
termes : la nation, la loi, le roi ; il commença de douter vers la fin
de 1791. Peut-être serait-il plus juste de dire qu'il commençait
dès lors à s'orienter dans une direction nouvelle. En ce temps-là,
la Société des amis de la constitution n'était pas encore le premier
pouvoir dans l'état, mais on pouvait prévoir, à bien des signes,
les hautes destinées qui lui étaient réservées. La force, l'avenir
surtout, n'étaient plus dans une assemblée vieillie et fatiguée ; ils
DUBOIS-CRANCÉ. 631
étaient dans cette salle du couvent des jacobins, où les renommées
se faisaient et se défaisaient avec la même facilité. Un des premiers,
en homme avisé, Dubois (1) avait compris d'où soufflait le vent,
et déjà, lors de la constitution définitive de la Société, il s'en était
fait nommer secrétaire. Sans être éloquent, il ne manquait pas de
faconde; ayant d'ailleurs tout ce qu'il fallait pour exercer de l'action
sur le peuple : une tête énergique, de larges épaules et de solides
poumons, il ne tarda pas à prendre, dans les discussions du club,
une véritable influence, et y devint très vite un des orateurs les
plus écoutés.
Par malheur, ces sortes de succès se paient cher, et leur moindre
inconvénient est d'enlever à ceux qui les recherchent toute indé-
pendance et toute liberté de jugement. Les amours-propres rivaux
s'y échauffent, les seniimens s'y exagèrent avec les mots et les
caractères s'y émoussent. Pour garder sa place dans ces assauts de
popularité, il ne faut pas avoir la prétention de diriger la foule ; il
faut la suivre dans ses caprices et jusque dans ses violences. C'est
l'éternelle histoire des démagogues: c'est celle de Robespierre, qui,
lui aussi, au début, avait été d'une rare modération et d'une tenue
parfaite. Dubois n'évita pas la loi commune. Du jour qu'il mit le
pied aux Jacobins, on peut dire qu'il cessa de s'appartenir; sa vie
ne sera plus désormais qu'une vie d'emprunt; ses opinions, celles
du moment; sa politique, celle du vent qui aura soufflé la veille au
club. Constitutionnel jusqu'en 1791, nous le retrouvons girondin
en 1792 avec son ami Servan, qui le nomme lieutenant-colonel;
puis montagnard et terroriste en 1793. Tour à tour il défendra Marat
et condamnera Louis XVI ; et tour à tour, à propos du premier, il
dira : « Faisons des lois et non des procès ; » et, à propos du se-
cond : « Qu'est-ce donc qui an'ête le prononcé du jugement définitif
que la nation attend en silence? »
Tout l'homme est là : plein d'indulgence pour Marat, plaidant non
coupable en faveur de Y ami du peuple; sans pitié pour son ancien
bienfaiteur, un des plus violens et des plus acharnés à demander
sa tête.
Il faut avoir lu cette page et reconstituer toute la scène dont elle
fait partie pour bien connaître Dubois-Crancé. Les girondins, le plus
grand nombre d'entre eux du moins, auraient bien voulu sauver le
roi par l'appel au peuple. Leur courage n'allait pas au-delà de cet ex-
pédient; mais, enfin, c'était déjà quelque chose, en pleine terreur,
de l'avoir imaginé. En tous cas, les honnêtes gens n'avaient pas le
choix : il fallait ou se compter sur cette proposition ou renoncer à
(1) Il avait cessé de prendre la particule à cette époque : nous ferons désormais
comme lui.
632 REVUE DES DEUX MONDES,
tout espoir. La Convention, encore sous le coup du magnifique dis-
cours de Vergniaud, semblait ébranlée, prête à lâcher sa proie. Aux
Jacobins, la veille, on en avait poussé des rugissemens de colère.
Qui va porter à la tribune leur sommation? Qui s'est chargé de faire
enregistrer leur décret souverain? Qui va donner le coup de grâce
à la victime? Dubois Crancô se présente, négligemment vêtu comme
à son habitude, depuis que la mode est au bonnet phrygien, le cou
découvert comme l'a peint son ami David, l'œil en feu, l'air tragique,
et d'une voix stridente :
« J'ai entendu, hier, s'écrie-t-il, un député qui disait que cinq
cents membres de la Convention étaient décidés pour f appel au
peuple. Je viens combattre ce système parricide de toutes mes
forces... Si je ne puis porter la conviction dans le cœur de mes col-
lègues, du moins je ne serai pas responsable d'un crime de lèse-
nation. » A cet exorde enflammé succède une discussion de droit,
ou plutôt une série de sophismes semblables à ceux qu'avaient déjà
développés Robespierre et Saint-Just. On demande un accusateur
public, mais le peuple ne l'a-t-il pas été d'abord au 10 août en
emprisonnant le tyran, puis en nommant la Convention? Ne l'a-t-il
pas chargée du soin de sa vengeance? Que veut-on de plus? Lui
renvoyer le jugement pour lequel il a nommé des mandataires
serait lui conférer, contrairement à tous les principes, la double
qualité d'accusateur et de juge. Au point de vue constitutionnel,
le danger serait le même. C'est du peuple que doivent émaner tous
les pouvoirs, non de la Convention. Or, en se dessaisissant, la Con-
vention sortirait de son rôle et manquerait à sa fonction ; elle ferait
du souverain son délégué.
Voilà pour le droit : voici maintenant, — je cite ici textuellement,
— pour le sentiment et pour l'effet : « Et c'est au profit d'un homme
reconnu coupable de haute trahison que vous allez mettre aux prises
les passions les plus irritées, les plus dévorantes dans toute l'éten-
due de la France! Doutez-vous qu'il existera des oppositions d'homme
à homme, d'assemblée primaire à une autre, de district à district,
de département à département, et si le sang coule dans une seule
section du peuple, ce sang ne rejaillira-t-il pas sur vos têtes?..
« On a cité Cromwell, le jugement de Charles F"^ et le regret du
peuple anglais. Cependant, il n'est peut-être pas hors de propos
d'observer que, malgré l'atrocité des motifs qui portèrent Charles
à l'çchafaud, le gouvernement français fut le premier à reconnaître
la légitimité des droits du peuple anglais.
« Unissons-nous pour renverser tous les obstacles qui s'opposent
à la volonté générale, faisons une constitution et laissons au monde
un grand exemple. Disons au peuple : Un homme avait abusé de
l'ancien pouvoir que la loi lui confiait, vous l'avez enchaîné, vous
DUBOIS-C RANGÉ. 633
nous avez revêtus de vos pleins pouvoirs et nous sommes arrivés,
nous avons trouvé le tyran encore teint du sang de nos frères, nous
l'avons jugé, condamné, mis à mort!.. Maintenant, faites rouler nos
têtes si vous le voulez aux pieds du despotisme étouffé, nous ren-
drons grâce aux dieux, car nous aurons sauvé la patrie.
<( Je demande qu'on juge définitivement Louis sans désemparer,
et, s'il est condamné, qu'une heure après il soit exécuté. »
— Une heure après ! Ne croirait-on pas ce mot sauvage sorti de
la bouche de Saint-Just? Les plus fougueux jacobins n'en deman-
daient pas tant et la Convention elle-même se montra plus libérale
en ce point que l'ex-protégé de la Dauphine : si pressée qu'elle fût
d'en finir, elle ne crut pas devoir refuser à celui qui avait été le roi
vingt-quatre heures de répit pour embrasser les siens et se prépa-
rer à la mort.
Le procès de Louis XVI avait achevé de mettre le sceau à la
réputation de Dubois-Crancé. L'assemblée tout entière (1), non
contente de lui faire une ovation, avait voté l'impression de son
discours et l'envoi aux départemens. Aux Jacobins et dans toutes
les sociétés affiliées, on le portait aux nues. En revanche, au co-
mité de Salut public, on lui était plutôt hostile : on redoutait son
esprit d'ingérence et d'accaparement. Barère, en particulier, lui
était fort opposé et l'avait déjà, lors de la formation du comité, em-
pêché d'être élu. On ne pouvait cependant le tenir à l'écart : il eût
été trop dangereux et mieux valait lui donner des honneurs et de l'oc-
cupation au loin que de le garder inactif et mécontent à Paris. Juste-
ment la Convention venait de décider l'envoi de quatre commissaires
auprès de chacune des armées : il fut choisi pour celle des Alpes,
que commandait Kellermann. Je dirai plus loin quel y fut son rôle
et quelle part il eut à la sanglante répression de l'insurrection lyon-
naise; il suffira, pour le moment, de rappeler que, dans cette grande
crise, nul plus que Dubois-Crancé ne se montra docile à toutes les
mesures dites de salut public décrétées par la Convention, et ne s'as-
socia plus étroitement à la politique terroriste de ses comités de
gouvernement. Lorsqu'il fut rappelé, il était seul à posséder la liste
des 20,000 Lyonnais qui avaient protesté contre la tyrannie de la
Convention. Livrer cette liste, c'était vouer ces n)alheureux à la mort,
ou tout au moins aux plus grands dangers. Par un scrupule hono-
rable, il l'avait jusque-là tenue secrète, et son premier mouvement
semble bien avoir été de la détruire. Mais, à son retour à Paris, il
trouve l'opinion refroidie, la Convention indisposée, Robespierre, qui
(1) Le mot appartient à M. Yung et je lui en laisse la responsabilité. I! serait plus
exact de dire : l'iisscmblée presque tout entière, car tnaljfré la pusillanimité dont la
prande majorité de la Convention fit preuve dans cette triste journée, il y eut quel-
ques honorables exceptions.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
l'accuse de concussion ; Carnot, qui lui reproche ses lenteurs : bref, sa
popularité menacée. Aussitôt, pour parer le coup, il court aux Jaco-
bins, et, là, dans un discours enflammé, il s'élève contre les dia-
tribes de ses ennemis, contre l'accusation de modération qu'on a
portée contre lui. N'a-t-on pas été pour « l'avilir et le rendre sus-
pect (1) jusqu'à l'anoblir, lui un si bon roturier (2)? » Ne lui a-t-on
pas reproché d'avoir ménagé les Lyonnais, lui a qui en a iàit tuer
5 à 6,000 et qui, pendant soixante et un jours de tranchée ouverte,
n'a pas cessé de tirer sur la ville à boulets rouges (3)... » Enfin,
n'est-ce pas lui qui a proposé le premier que « l'on n'entrât dans
Lyon que l'épée d'une main et la torche de l'autre {li) » et n'est-ce
pas à lui « qu'appartenait ce système ? »
Des Jacobins passons maintenant à la Convention : là aussi Du-
bois-Crancé voudrait bien se justifier, mais on refuse de l'entendre ;
il insiste, on l'ajourne. Alors plus d'hésitation, arrière le sentiment,
arrière la pitié! S'accrochant à la tribune, pour rentrer en grâce il
lâche tout : « J'apporte à la Convention, dit-il, une pièce très im-
portante. C'est un arrêté signé individuellement de 20,000 Lyon-
nais, qui prouve leur rébellion contre la Convention et contre la
France entière. Tous les signataires sont les plus riches de Lyon.
J'ai calculé que le séquestre des biens de ces traîtres donne à peu
près pour 2 milliards de propriétés à la nation. Je demande que ce
monument de honte pour les Lyonnais soit déposé aux Archives,
qu'il soit imprimé et les signataires poursuivis. »
Et comme Billaud-Varennes lui demande « s'il a laissé une copie
de cette pièce aux représentans du peuple qui sont restés à Lyon,
afin qu'ils puissent connaître les traîtres , les poursuivre et se
saisir de leurs biens, » lui, de répondre : « Cette pièce m'a paru
si importante que je n'ai pas voulu m'en dessaisir. Durant le siège
je l'avais mise dans un heu bien sûr, afin que, dans le cas où j'au-
rais été tué, elle pût parvenir à la Convention. Au surplus, je de-
mande, comme Billaud-Varennes, qu'il en soit envoyé une copie à
nos collègues qui sont à Lyon. »
(1) Compte-rendu de la mission de Dubois.
(2) C'était un pur mensonge : les Dubois-Crancé figuraient depuis trois générations
dans les annuaires avec leurs titres, et si leur noblesse avait pu leur être contestée
jadis, elle était devenue très authentique en 1786 par l'octroi de lettres d'approba-
tion de service portant création de noblesse.
(3) Réponse à Couthon.
(4) «Ta mémoire n'est pas heureuse, Maignet, car c'est moi-même qui ai proposé
que l'on n'entrât dans Lyon que l'épée d'une main et la torche dans l'autre. Ce sys-
tème m'appartenait si bien que j'en avais usé le 24 septembre à OuUins, et que j'avais
recommandé à Vaubois d'en user aux Brotteaux le 29, ce qu'il fit. Tu veux t'en faire
honneur, soit, mais ne m'accuse pas d'une opinion contraire. » (Dubois-Crancé, ré-
ponse à Maignet.)
DUBOIS-CRANCÉ. 635
Quelle scène et quel monde! Tout à l'heure, dans le procès de
Louis XVI, c'était l'horrible qui dominait; ici, la bassesse s'ajoute
à l'horreur. jNous ne sommes plus en face d'un fanatique en déhre,
mais en présence d'un homme qui n'hésite pas à sacrifier toute une
ville à quelques heures de popularité.
Considérez-le maintenant dans une autre phase de sa vie. La
Terreur est passée, Robespierre mort et la grande palinodie du
9 thermidor un fait accompli.
Où siège alors Dubois-Crancé? Entre Barras et Tallien, ces deux ex-
terroristes comme lui, et comme il rivalisait naguère d'outrance avec
les plus sanguinaires proconsuls, avec Gouthon et Maignet, le voilà
maintenant à l'autre extrémité du pendule. Le régime qu'il a servi,
ces sociétés populaires, ces comités de surveillance devant lesquels il
se courbait naguère, voici comme il les traite et les apostrophe à pré-
sent. « Misérables sectateurs de l'anarchie, factieux qui voudraient
encore asservir la plus belle région de l'univers aux brigandages
de quelques milliers de voleurs et d'assassins dont ils avaient com-
posé leurs comités si improprement dits révolutionnaires (1)... » II
n'y a pas dans la Convention de plus zélé thermidorien. A présent,
vienne brumaire, et brumaire, pour peu qu'il y tienne, le trouvera
tout harnaché et bridé. Lors de cette grande journée, Dubois était
depuis quelque temps déjà ministre de la guerre, et M. le colonel
Yung assure qu'il s'y opposa de tout son pouvoir. On chercherait
en vain sur quoi repose cette affirmation : un fait, un témoignage
de quelque valeur où l'appuyer (2). La vérité, c'est qu'il ne donna
pas un ordre, pas une instruction, qu'il ne leva pas le doigt, ni
avant, ni pendant, qu'il ne protesta pas après et qu'il était encore
le 20 dans son cabinet, n'ayant pas même envoyé sa démission,
convaincu que Bonaparte le maintiendrait ou lui ofl'rirait une com-
pensation, lorsqu'il vit arriver Berthier, son remplaçant.
Tel était l'homme chez Dubois-Crancé : sans consistance et sans
conviction, s'étant fait, à travers les vicissitudes de la révolution,
une conscience et des principes assez larges pour embrasser tour
à tour toutes les opinions et servir toutes les causes, capable, par
(1) Extrait d'un rapport fait au nom du comité de salut public sur le nombre des
olTicicrs généraux à conserver pour la prochaine campagne.
(2) Barras, dans ses Mémoires encore inédits, que j'ai pu consulter, no prononce
mftmc pas son nom. Gohier, dans les siens, ne le traite pas moins dédaigneusement,
et certes, si Dubois-Crancé l'eût secondé dans sa résfstance à Bonaparte, il n'eût pas
exprimé ce regret significatif: «Ah! si le ministère organisé après le HO prairial
n'eût pas été mutilé, si, à la police, un homme probe n'eût pas été remplacé par un
homme pervers, si liernadotte était resté au mitiistère de la guerre,., le 18 brumaire
n'eût pas eu lieu. » M. Thiers va plus loin encore dans son récit des faits antérieurs
au 18 brumaire: «Dubois-Crancé, dit-il, avait en quelque sorte transporté son porte-
feuille chez Bonaparte. »
636 REVUE DES DEUX MONDES.
calcul d'ambition ou de popularité, des plus laides actions, au de-
meurant, bien de son temps, ni pire ni meilleur que la plupart
de ses contemporains ; dominé, comme eux, et c'est son excuse, par
une succession d'événemens extraordinaires plus encore que par
sa propre faiblesse. Au fond, tous ces géans se ressemblent fort : de
loin, à travers le prisme qui les grossit, ils nous semblent de pro-
portions surhumaines ; de près, et pour peu qu'on ne se paie pas
d'attitudes et de mots, la pâte n'en n'est pas si ferme, et ce qu'il y
a de plus extraordinaire encore en eux, c'est ce que nous y mettons
et qui souvent n'y est pas.
II.
De l'homme passons au législateur. Quels furent le rôle et l'ac-
tion exercés par Dubois-Grancé dans les diverses assemblées où il
siégea? Il ûiut ici distinguer : comme constituant, conventionnel ou
membre du conseil des Cinq-cents, Dabois-Crancé a pris part à un
grand nombre de discussions, soutenu quantité de projets, émis
une multitude de votes qu'il serait fastidieux même de rappeler.
Son biographe, au surplus, s'est chargé de cette compilation. Je me
bornerai pour ma part aux questions militaires, les seules en réalité
où l'ex-mousquetaire eût une compétence réelle, et où il ait mon-
tré des connaissances et des vues originales.
Dès les premiers temps de la constituante, le redoutable, l'éter-
nel problème du recrutement et de l'organisation de l'armée s'était
posé. Devait-on se borner à quelques changemens partiels et con-
server l'ancien état de choses, c'esl-à-dire les troupes réglées, re-
crutées par le moyen des engagemens volontaires, et la milice avec
le tirage au sort ?
Fallait-il au contraire adopter d'autres bases et substituer un
nouveau système à l'ancien? Les bonnes raisons ne manquaient pas
des deux parts, et, des deux parts, aussi, les autorités. Si le recru-
tement des troupes réglées, par des procédés qui n'étaient pas tou-
jours irréprochables, offrait des inconvéniens, il avait en revanche
ses avantages. S'il ouvrait nos régimens à beaucoup de mauvais
sujets, à des mendians et à des coureurs. d'aventure, il leur pro-
curait aussi d'excellentes et de vigoureuses recrues, ce qu'il y avait
de plus solide, en somme, et de plus déterminé dans la jeunesse
des villes et des campagnes. Quant à la milice, sans avoir d'aussi
beaux états de service que les vieux corps , elle avait cependant
rendu de signalés services en seconde Ugne, et le souvenir des gre-
nadiers de France et des grenadiers royaux, sortis de ses rangs,
témoignait encore hautement en sa faveur. De là, dans l'assemblée
DUBOIS-CRANCÉ. 637
nationale et même dans son comité militaire, une grande indécision,
des tiraillemens et finalement une discussion qui aboutit, le 16 dé-
cembre 1789, au maintien du régime en vigueur (1). Dans ce mé-
morable débat, Dubois-Grancé, dès le début, s'était trouvé de la
minorité. Il avait sur l'organisation de l'armée des idées très arrê-
tées et dont, il faut le dire à sa louange, il ne se départit jamais.
Autant il était vacillant et divers en politique, autant, sur ce terrain,
il était ferme et résolu. « Une conscription vraiment nationale» allant
« de la seconde tête de l'empire au dernier citoyen actif, » une
armée composée de 150,000 hommes de troupes réglées, en première
ligne, de 150,000 hommes de milices provinciales, en seconde, et
d'une réserve de 1,200,000 citoyens armés « prêts à défendre
leurs foyers et leurs libertés envers et contre tous, » plus de tirage
au sort, plus d'enrôlemens volontaires à prix d'argent, plus de rem-
placemens, en un mot le service militaire obligatoire et universel,
telles étaient les grandes lignes du système développé par Dubois-
Crancé au nom de la minorité du comité militaire, et qu'appuya le
colonel d'état-major Menou.
Quelle part revenait à ce dernier dans l'œuvre commune? Quelle
était, proprement, celle de Dubois? et dans quelle mesure doit-il
être considéré comme le père du système? Sur tous ces points, l'au-
teur de l'Armée et la lîévolution n'insiste pas. Ils eussent pourtant
mérité, le dernier surtout, de fixer l'attention d'un biographe
consciencieux. Ce serait une erreur, en effet, de représenter Dubois-
Crancé comme l'inventeur du service obligatoire. Bien avant lui,
le maréchal de Saxe, dans ses Rêveries^ et Servan, dans son Sol-
dat citoyen, plus récemment Des Pommelles dans son Mémoire
sur le recrutement de l'armée auxiliaire, s'étaient prononcés pour
une organisation à peu prés sen)blable, et l'exemple des grena-
diers royaux était depuis longtemps invoqué par de très bons
esprits, comme un argument décisif en faveur des armées natio-
nales. Quoi qu'il en soit et ces réserves faites, on ne saurait con-
tester à Dubois-Crancé le mérite d'être entré seul, ou peu s'en faut,
en lutte avec la grande majorité de l'assemblée constituante et de
son comité, sur une question qui intéressait à un si haut degré la
grandeur et la sécurité de la France. Qu'il ait eu, dès cette époque,
le pressentiment des dangers que courait la révolution à braver
l'Europe féodale et monarchique, sans s'être au préalable armée
jusqu'aux dents, il serait excessif de le prétendre. Rien, dans son
discours, n'autorise cette supposition : et c'est bien plutôt contre
les périls intérieurs, contre ceux qui pourraient menacer la liberté,
comme au ik juillet, que contre l'étranger qu'il semble dirigé. Grande
(1) Les milices ne furent supprimées qu'un peu plus tard, le 4 mars 1791.
638 REVUE DES DEUX MONDES.
en était cependant la portée et l'on ne peut retenir en le lisant
une réflexion douloureuse. Supposez le principe du service uni-
versel admis dès la fin de 1789, mis en vigueur en 1790 et 1791,
prêt à fonctionner en 1792 : le choc inévitable a lieu, sans doute,
mais quelle différence! Dès le début des hostilités, la révolution
peut mettre en ligne deux ou trois cent mille hommes de troupes
déjà faites au service, à la discipline, appuyés sur toute la nation
armée. Au lieu de la redoutable extrémité de la levée en masse,
à la place de cette cohue d'un million de citoyens arrachés tout à
coup à leurs foyers et poussés au feu, le premier moment d'enthou-
siasme passé, par les moyens révolutionnaires, vous avez une dé-
fense ordonnée, régulière, suivie bientôt d'une paix' honorable. La
guerre extérieure n'est plus une guerre de conquête et de butin,
poursuivie contre tout droit et toute raison, par un gouvernement
intéi-essé à la prolonger; la guerre civile est évitée. Que de change-
raens, qui sait, peut-être encore ?
La constituante, à dire vrai, ne pouvait se placer à ce point de vue
pour traiter la question du service militaire, et ce n'est pas sur des
hypothèses qu'elle devait juger du projet de Dubois-Grancé. On peut
regretter toutefois qu'elle n'ait pas cru devoir en adopter sinon
toutes les données, au moins l'esprit général. Dans l'état d'inquié-
tude et d'irritation sourde où la révolution avait jeté l'Europe, la
prudence la plus élémentaire lui commandait d'augmenter sensi-
blement l'effectif de l'armée, et, sans aller jusqu'au système de
Dubois-Grancé, il est inconcevable, isolée comme elle l'était, (ju'elle
n'ait pas mieux senti la nécessité de se tenir prête à tout événe-
ment. Lorsque Narbonne, au commencement de 1792, entreprit,
pour rassurjer l'opinion publique émue, son fameux voyage aux
frontières, il ne trouva que 120,000 hommes de troupes éche-
lonnées de Lille à Bâle, aux Pyrénées et sur les Alpes. Quant
aux cent mille auxiliaires décrétés au commencement de 1 791 et
destinés à remplacer la milice, ils n'existaient encore que sur le pa-
pier. G'est ainsi que la constituante, et la législative après elle,
s'étaient mises en situation de faire face à l'Europe, et voilà bien
la mesure de leur esprit politique et de leur perspicacité.
Il faut dire aussi, pour être juste, que la cause du service mili-
taire universel eût gagné à être défendue par un autre avocat. Dans
un débat qui touchait à tant d'intérêts, la plus grande prudence
s'imposait aux orateurs de la minorité. Tout au contraire, Dubois-
Grancé parut prendre à tâche de froisser ses collègues, en se faisant
à plusieurs reprises, au cours de sa discussion, lécho des accusa-
tions les plus injurieuses contre l'armée. Ce n'était pas le moyen de
rallier à son projet les nombreux militaires qui siégeaient à la con-
stituante, et l'on comprend l'émotion qui s'empara d'eux à ces
DLBOIS-CRANCÉ. 639
mots : « Est-il un père qui ne frémisse d'abandonner son fils, non
aux hasards de la guerre, mais au milieu d'une foule de brigands
inconnus, mille fois plus dangereux? »
L'assemblée bondit sous cet inqualifiable outrage et y répondit
par des manifestations d'une extrême vivacité. Eût-il eu de sérieuses
chances de succès, après un tel éclat, le projet de Dubois-Grancé ne
pouvait qu'être écarté. Tout n'était pas, au surplus, également bon
dans ce projet et, s'il est permis de supposer que son succès eût
été de grande conséquence, il convient aussi d'en blâmer plus d'une
disposition. En ce qui touche l'avancement surtout, les idées de
Dubois-Crancé étaient singulièrement subversives, et c'est à leur
adoption, lors de la création des bataillons de volontaires, que sont
imputables en partie l'indiscipline et les désordres du plus grand
nombre de ces corps. Considérant « qu'il est juste que, dans tout
état, les subalternes choisissent leur supérieur, » il proposait que
les dilTérens grades fussent donnés au scrutin. Quant à l'objociion
tirée de « l'esprit de cabale, d'intrigue et d'insubordination que
cette métiiode pourrait mettre dans la troupe, » il ne s'en embar-
rassait guère. « Un ministre n'est-il pas plus facile à tromper ou à
séduire qu'un régiment entier? » En d'autres termes, tous les
droits aux inférieurs, toutes les précautions contre les chefs. C'est
déjà la doctrine et l'état d'esprit jacobin : on dirait du Robespierre
ou du Bouchotte.
Dans cette première phase de sa carrière parlementaire, soit que
ses idées ne fussent pas bien assises, soit que la pratique n'en eût
pas encore redressé les côtés chimériques ou dangereux, l'action de
Dubois-Crancé n'avait pas, on le voit, toujours été ni très efficace
ni très heureuse. Tout au rebours à la Convention : là sa pensée
se précise et s'élève et son jugement s'assure. Aux illusions qui le
troublaient, aux rancunes et aux préventions qui l'égaraient na-
guère, succède une vue très nette des dangers de l'heure présente
et des remèdes qu'ils comporteraient. Ce n'est plus maintenant qu'il
ferait à l'ancienne organisation de l'armée son procès et qu'il exal-
terait l'esprit national aux dépens de l'esprit militaire. C'est bien
plutôt à sauver ce qui reste de cette organisation et de cet esprit
qu'il juge que consiste le patriotisme et qu'il va désormais s'appli-
quer. Car, malgré les étonnans succès de la campagne de 1792,
Dubois n'a pas d'illusion; écoutez plutôt : « L'armée est complète-
ment désorganisée, aucune de ses parties n'est liée, ni ne peut se
porter de secours mutuels ; à peine les individus se connaissent-
ils. — Tel régiment a son premier bataillon à l'armée de Miranda,
son second à l'armée de Custine, ses grenadiers avec Dumouriez,
son dé|)ôt à Metz ou à Strasbourg. L'infanterie est toute morcelée,
incomplète, divisée en fractions dont les généraux ne peuvent tirer
6â0 REVUE DES DEUX MONDES.
parti qu'en les accolant à des bataillons de volontaires. » Dans ces
conditions, pour sortir de ce chaos, pour rétablir la discipline, pré-
venir la désertion qui s'accroît tous les jours, pour mettre un terme
aux conflits des volontaires et de la troupe de ligne, quel parti
va-t-on prendre? Dans le comité militaire, les opinions étaient fort
partagées : Aubry, Pontécoulant, Milhaud opinaient pour le main-
lien du statu quo', les autres, ou n'avaient pas d'avis, ou comme
les généraux présens à Paris et qu'on avait appelés, demandaient
du temps pour réfléchir. Du premier coup, Dubois-Crancé, lui,
trouve, indique la solution et par la vigueur de son argumentation
l'impose à ses collègues.
U amalgame est voté conformément à son plan : « Les gardes na-
tionales et les troupes de Hgne seront à l'avenir sous un seul et
même régime, c'est-à-dire sans différence de paie, sans distinction
de nom, ni d'uniforme, absolument assimilés l'un à l'autre, sous
tous les rapports de la solde et de l'avancement. »
Quelques jours plus tard, le 21 février 1793, après un débat qui
ne dura pas moins de deux semaines et dans lequel Dubois-Crancé
défendit pied à pied son projet, la Convention l'adoptait à son tour,
consacrant ainsi par son vote le principe fécond de l'unité de
l'armée.
Toutefois ce n'était pas assez d'avoir proclamé ce principe : il
fallait en assurer l'application et veiller à ce qu'il ne demeurât pas,
comme tant d'autres, à l'état de lettre morte. Grosse difficulté ; car,
ni les circonstances ne permettaient au printemps de 1793, ni les
généraux, pour la plupart, n'étaient pressés de procéder à la nou-
velle formation, et si mauvais que fût l'instrument existant, on n'y
pouvait évidemment toucher, en l'état, sans s'exposer aux plus
graves dangers. Avant de fondre les élémens si divers et si peu
cohérens dont se composaient à cette époque les armées de la répu-
blique, il était de toute nécessité d'avoir, avec ces armées, telles
quelles, repoussé la coalition et vaincu les contre-révolutionnaires.
L'ajournement s'imposait donc, et Dubois-Crancé, bon gré mal
gré, dut s'y résigner. Lyon, d'ailleurs, le réclamait, et, sur ce nou-
veau théâtre, il allait pendant plusieurs mois trouver, comme on
le verra plus loin, l'emploi de ses facultés.
Mais à peine est-il rentré de sa mission, à peine a-t-il repris sa
place au comité mihtaire, qu'il revient à la charge et qu'aussitôt,
grâce à l'ardeur dont il est animé, grâce à l'activité qu'il déploie,
la question prend une face et des proportions toutes nouvelles. Le
24 octobre, le jour même de sa réapparition aux séances, sur le
tableau qu'il lui fait de la situation de l'armée, du désordre qui
règne dans l'administration, des réclamations qu'il a reçues de tous
côtés, le comité décide : « Qu'il sera demandé au ministre de la
DUBOIS-CRANCÉ. 6Al
guerre un état de la force armée de la république, détaillé par ba-
taillon ancien et nouveau et par escadron de cavalerie. »
En même temps, il charge trois de ses membres « de s'entendre
avec le comité de salut public pour la répartition de la levée pro-
chaine, en partant de ce principe qu'il ne faut plus créer de nou-
veaux corps, mais compléter les anciens. »
« Présentez un travail, on examinera après, » répond le comité
de salut public aux délégués du comité militaire.
C'était une fin de non-recevoir : Dubois-Crancé ne s'y trompe pas;
il sait qu'il a dansBarère un ennemi personnel, et Barère a entraîné
Carnot, qui, n'en ayant pas eu l'idée, ne veut pas entendre parler
de l'amalgame. N'importe, il se met à l'œuvre, et dans l'espace de
moins d'un mois, du 30 octobre au 24 novembre, le travail est
terminé sur les bases suivantes : envoi de la nouvelle levée dans les
anciens corps, fixation de la demi-brigade à trois bataillons dont
deux de volontaires et un de ligne; relèvement de l'elTectif des
compagnies de 86 à 123 hommes ; suppression des compagnies
franches, etc.. — Il ne restait plus qu'à préparer le rapport de ce
projet : le choix de Dubois-Crancé s'imposait. Effectivement il est
nommé. C'était le 2/i novembre; deux jours après, il était prêt et le
comité adoptant ses conclusions, arrêtait le 19 décembre : 1" de pro-
poser l'envoi aux armées de commissaires spéciaux pour l'embri-
gadement; 2° qu'il n'y aurait qu'un représentant par armée; 3" que
Dubois-Crancé ferait une instruction générale sur l'embrigade-
ment et sur un mode d'administration et de comptabilité uniforme
pour tous les corps.
Tout semblait fini : l'intervention de Carnot remet tout en ques-
tion. Le 25 décembre, invité à se rendre à la séance du comité mi-
litaire, il y prend la parole et, sans tenir compte de ses travaux,
l'invite à examiner de nouveau « s'il est utile, dans l'intérêt de la
république, de laisser subsister l'embrigadement ordonné par la loi
du 21 février dernier. » Dans la bouche de Carnot et de la part du
tout-puissant comité, une telle invitation ressemblait fort à un ordre.
En effet, très peu de jours après, le projet de loi sur l'embrigade-
ment était abandonné, l'hégémonie du bataillon rétablie, et le co-
mité nommait un nouveau rapporteur à la place de Dubois-Crancé.
En ce temps-là fort heureusement, la Convention n'était pas en-
core tout à fait subjuguée. Sans hésiter, Dubois-Crancé porte le
débat devant elle et lui soumet son rapport. Bien de vif, de net et
de concluant comme cette démonstration. On a dit que l'embriga-
dement des troupes était un acte de fédéralisme. Or quels ont été
les plus acharnés adversaires de la loi du 21 février? C'est précisé-
ment toute la clique girondine. Dans le comité militaire : Aubry,
TOME LXXIII. — 1886. 41
6Û2 REVUE DES DEUX MONDES.
Valazé; dans la Convention Vergniaud, Guadet, Buzot; aux armées
Dumouriez, Gustine ; pendant toute la campagne, les officiers aristo-
crates.
L'organisation de toutes les troupes de la république en demi-bri-
gades pouvait offusquer « les généraux perfides, les intrigans fédé-
ralistes ou les royalistes cachés; » pour les patriotes, ses principes
sont clairs et républicains, ses motifs pressans, son exécution facile.
Elle détruira jusque dans leurs racines ces préjugés de corps^ cet
esprit des troupes de ligne qui faisait que les officiers sortis des an-
ciens corps étaient tentés de se croire d'une caste différente des vo-
lontaires.
Sans doute on a déjà mis en vigueur la partie de la loi du 21 fé-
vrier relative à l'avancement. Mais « le défaut de réunion des trois
bataillons en demi-brigades n'a pas permis aux individus qui les
composaient d'étendre leurs choix au-delà de la sphère de leurs corps
respectifs, souvent si affaiblis que nous avons des bataillons où il se
trouve plus d'officiers que de soldats. »
La fusion ne s'est pas faite ; elle ne se fera que le jour où beau-
coup d'officiers et de sous-officiers de la ci-devant troupe de ligne
auront, soit par ancienneté, soit au choix, pris un rang supérieur
dans les bataillons de volontaires et y auront porté leur expérience
et leurs talens, et qu'en revanche la ci-devant ligne comptera parmi
ses chefs beaucoup d'ex-officiers de volontaires qui lui infuseront
« leur amour brûlant des principes de liberté et d'égalité. »
Le désordre est à son comble, et comment en serait-il autrement
avec cette masse de corps sans cohésion et sans administration ré-
gulière? Tel bataillon est composé de vingt-sept officiers et de trois
soldats; tel autre, qui n'a pas cent hommes, est payé au complet.
Aucun commissaire général, aucun chef d'état-major n'a pu, jus-
qu'ici, ou voulu transmettre au bureau de la guerre l'effectif des
corps confiés à sa suveil lance.
C'est ainsi que l'armée, toute déguenillée, manquant de bas et
de souliers, coûte 300 millions de plus qu'elle ne devrait coûter,
pourvue de tout.
L'amalgame seul peut mettre un terme à ce chaos. Maintenant
veut-on que cette grande opération réussisse ? Ce n'est pas aux gé-
néraux qu'il faut la confier, comme le propose le ministre. Ils ne
sauraient apporter à cette tâche compliquée le soin, le désintéres-
sement et la hauteur de vues nécessaire. D'ailleurs en auraient-ils
le temps? Ce n'est même pas aux représentans déjà en mission. As-
sez d'autres travaux les absorbent. « C'est une horloge à monter. Si
vous voulez que ses mouvemens soient réglés , ne confiez pas les
pièces de son mécanisme à soixante mains différentes et surchargées
de travaux. »
f
DUBOIS-CRAN CE. 643
Enfin, dernier trait : la saison est favorable, la campagne est ter-
minée victorieusement sur toute la ligne. On a trois mois devant
soi. Comment n'en profiterait-on pas?
Il était difficile de réfuter une argumentation aussi vigoureuse.
Le nouveau rapporteur du comité, Cochon, l'essaya pourtant, mais
sans succès. Quant à Carnot, voyant la partie perdue, la Convention
décidée, il ne dit mot et, comme à son accoutumée, quand il ne se
sentait pas le plus fort, il rentra ses angles.
Ainsi prévalut, malgré les comités militaire et de salut public,
malgré la redoutable opposition de « l'organisateur de la vic-
toire, » grâce à la sagesse de la Convention, grâce aussi et sur-
tout à Dubois-Crancé, à sa fermeté soutenue, à son entrain cora-
municatif, cette grande réforme de l'amalgame, d'où date vraiment
l'éclatante supériorité des armées de la république sur celles
de la coalition. En 1792, c'était un coup de fortune et la trahison
de la Prusse envers ses alliés qui avaient sauvé la France; en 1793,
c'était une convulsion générale, le débordement, l'inondation d'un
million d'hommes, qui, de leur choc irrésistible, avaient fait recu-
ler les vieilles troupes de Marie-Thérèse et de Frédéric II. A partir
de 179/1 et au fur et à mesure de l'embrigadement, les prodigieux
succès de la révolution s'expliquent, en grande partie, par la valeur
de l'instrument qu'elle a désormais entre les mains et qui n'est autre,
au fond, que le ci-devant régiment reconstitué sous un autre nom. En
effet, après deux années de tâtonnemens, de désordre et de cacophouie,
ce qu'on a trouvé de plus sage encore, c'est d'en revenir à l'an-
cienne formation, aux unités consacrées par l'expérience et le temps :
plus de compagnies franches, de légions plus ou moins germani-
ques, de bataillons ou d'escadrons isolés, sans cohésion et sans lien
entre eux, plus riches en états-ma.jors qu'en soldats ; un type unique,
la demi -brigade, et pour toute marque distinctive, des numéros que
la gloire attend.
III.
Le rôle prépondérant joué par Dubois-Crancé dans cette question
de l'amalgame, la persévérance et le succès de ses efforts suffiraient
à lui marquer, dans la révolution, sa place au nombre de ceux qui
rachetèrent leurs erreurs, sinon leurs crimes, par de grands
services. Peut-on en dire autant de sa mission à l'armée des Alpes
et devant Lyon? et, d'une façon plus générale, de sa valeur comme
homme de guerre? M. le colonel Yung n'en doute pas, et c'est son
droit : il est de l'artillerie et doit certainement se connaître aux
sièges; mais l'opinion de l'artilleur Bonaparte a bien aussi sa valeur.
6hh REVUE DES DEUX MONDES.
et Bonaparte n'avait que du dédain pour Dobois-Crancé. Il ne vou-
lut même pas, on l'a vu, lui confier une demi-brigade après le
18 brumaire. Garnot n'était guère mieux disposé pour son collègue
et, dans sa correspondance, à plus d'une reprise, il le rudoie fort.
Robespierre allait plus loin : il ne lui reprochait pas seulement ses
lenteurs et son impéritie ; dans son fameux discours sur la faction
de Fabre d'Églantine, il l'accuse nettement de concussion et a d'avoir
trahi devant Lyon les intérêts de la république. » Si je cite ce der-
nier témoignage, ce n'est pas pour m'en emparer; c'est simplement
pour montrer en quelle faible estime les contemporains les mieux
placés pour le juger tenaient la personne (1) et les talens militaires
de Dubois-Grancé. Il n'y a guère que Jomini qui, dans son récit des
opérations du siège de Lyon , lui ait été jusqu'à un certain point
favorable. Encore l'appelle-t-il un « commissaire cruel et soupçon-
neux, » et donne-t-il à entendre que la Gonvention n'eut pas tort de
le remplacer par Doppet.
Quoi qu'il en soit, écartons ces témoignages, puisqu'au demeu-
rant et malgré le poids de l'un d'entre eux, ils n'ont que la valeur
dejugemens individuels, et tâchons de dégager des faits eux-mêmes
une opinion raisonnée.
Lorsque Dubois-Grancé, au commencement de mai 1793, reçut
avec ses collègues Nioche et Gauthier l'ordre de se rendre à l'armée
des Alpes, les choses avaient déjà pris dans tout le midi la tour-
nure la plus inquiétante. A Lyon, la contre-révolution, parée des cou-
leurs de la gironde, était sur le point d'entrer en lutte ouverte avec
la Gonvention, après avoir constitué des autorités et une force ar-
mée indépendantes.
A Gha.mbérY , le patriotisme dominsiit encore, mais les campagnes
environnantes étaient demeurées ou redevenues royalistes. Les lois
françaises y étaient méconnues, les assignats méprisés, la popula-
tion hostile aux volontaires. On ne s'y serait pas procuré un œuf (2)
pour cinq livres en papier. En Dauphiné, même esprit : Dubois et
Gauthier trouvèrent Grenoble au pouvoir d'administrateurs suspects,
d'accord avec ceux de Lyon et qui furent sur le point de les mettre
en état d'arrestation. Dans le même temps, à Bordeaux, à INîmes,
à Montpellier, des mouvemens avaient éclaté. Les gardes nationales
de Marseille et d'Aix s'étaient jetées sur Tarascon, celles de Nice
(1) Barbaroux le considérait comme un intrigant et il en donne, dans ses Mémoires,
une raison qui n'est pas sans valeur : « Nous nous étions, dit-il, opposés à la nomi-
nation de Dubois-Grancé (comme député suppléant des Bouches-du-Rliône). Nous avions
dit qu'un militaire qui, dans le péril de la patrie, demandait à quitter l'armée pour
passer dans le sénat, ne pouvait être qu'un intrigant. Nous sommes-nous trompés? »
(2J Compte-rendu à la Convention de la mission des représentans du peuple à
l'armée des Alpes.
DUBOIS-CRANCÉ. 6^5
occupaient le fort du Pont - Saint - Esprit, barrant ainsi la route
du Rhône et se préparant à donner la main aux rebelles de
Lyon.
Cependant l'armée des Alpes, qui avait toujours été sacrifiée, ne
comptait que quelques bataillons de vieilles troupes et quelques
milliers de volontaires misérablement vêtus et dans son principal
arsenal, à Grenoble, on n'eût pas réuni quinze cents paires de
chaussures et quinze cents fusils. Ajoutez que le brave Keller-
mann, qui les commandait, était l'homme le moins-fait pour domi-
ner une situation aussi compliquée et qu'il venait d'être appelé par
le comité de Salut public, à Paris, pour rendre compte de sa con-
duite.
La tâche qui s'imposait aux commissaires de la Convention était
donc, on le voit, singulièrement ardue. Dans les premiers jours de
juin, l'insurrection s'étant ouvertement déclarée dans Lyon, ce fut
bien pire encore. Laisser cette grande place d'armes aux mains des .
rebelles, c'était leur livrer trois armées et vingt départemens, cou-
per la France en deux et donner au mouvement fédéraliste une
force énorme. La Convention malheureusement ne vit pas cela
du premier coup, et quand il eût fallu frapper, sans un jour de retard,
elle perdit à négocier avec les chefs de l'insurrection lyonnaise près
d'un mois et demi, que ceux-ci très habilement employèrent à s'or-
ganiser et à se fortifier. C'est le 29 mai que le mouvement avait éclaté
par le renversement de la municipalité constituée et l'arrestation
des représentans ; c'est le 12 juillet seulement qu'est pris le décret
déclarant u traîtres à la patrie les administrateurs, officiers muni-
cipaux et fonctionnaires coupables d'avoir convoqué ou souffert le
congrès départemental » et portant l'envoi à Lyon de forces suffi-
santes « pour faire respecter la souveraineté du peuple. » Dubois-
Crancé, rendons-lui cette justice, avait mieux jugé la situation : à
la première nouvelle du mouvement, il avait requis Kellermann
de marcher sur Lyon avec dix bataillons d'infanterie et deux es-
cadrons de cavalerie et pris sur lui de suspendre la marche de
A, 000 hommes destinés à Toulon.
Il écrivait en môme temps au comité de Salut public et à la Con-
vention pour les presser d'agir avec vigueur. Au comité : « Le sang
des patriotes a coulé, la représentation nationale a été violée et la
contre-révolution est faite à Lyon au nom de la république... » Au
président de la Convention... : « Nous avons une inquiétude bien
plus grande, c'est que l'année, aux prises avec les Piémontais, se
trouve entre deux feux et se voie privée de tout moyen de subsis-
tance ainsi que les départemens placés entre le Rhône et les Alpes.
Prenez-y garde, au nom de la patrie... Il y a des coquins partout
QhQ BEVDE DES DEUX MONDES.
et sous tous les masques ; mais ne vous fiez pas aux belles paroles ;
ce sont aujourd'hui les armes les plus acérées des contre-révolu-
tionnaires !.. »
Dans les premiers jours de juillet, nouvelle et plus vive insis-
tance : « Sortez donc de votre léthargie, frappez un coup terrible
sur Lyon et sur tous ses adhérens ; déclarez émigrés tous ces contre-
révolutionnaires de l'intérieur. Déclarez que vous autorisez les
communes à se partager leurs biens comme biens communaux. Un
tel décrer, vaudra mieux que 100,000 hommes. » C'étaient là d'éner-
giques, de terribles conseils, et s'ils n'indiquent pas chez Dubois-
Grancé beaucoup de sensibilité, si cette idée d'opposer à la contre-
révolution la jacquerie montre bien de quels excès l'homme était
capaj)le ; en revanche, elle témoigne hautement en faveur de sa clair-
voyance. Ici, comme tout à l'heure, dans la question de l'amalgame,
il eut incontestablement le mérite de voir plus net et plus loin que
la Convention et même que le comité de Salut public. Mais sa part,
ainsi faite, et ce point une fois bien établi, cherchons maintenant si,
dans la conduite des opérations, — car ce fut lui, en réalité, qui les
dirigea, — il montra la même vigueur et le même coup d'œil que
dans sa correspondance.
Assurément, les lenteurs de la Convention avaient eu les plus
déplorables conséquences, et lorsqu'elle rendit, le 12 juillet, son
décret , le mal avait déjà bien empiré. On ne pouvait plus désor-
mais entrer dans Lyon sans coup férir ; il en fallait faire le siège
et la ville, déjà forte par elle-même, avait eu le temps de se mettre
en sérieux état de défense : 20,000 gardes nationaux, appartenant,
pour la plupart, à la classe moyenne et commandés par des chefs
intrépides, presque tous anciens officiers, Perria-Précy, le premier,
un des héros du 10 août, de Virieu, de Nervo, de Grandval, de
Grammont, de Lasalle, Glermont-Tonnerre, ses principaux lieutenans ;
une nombreuse artillerie prise à l'arsenal, de nouvelles redoutes
ajoutées aux anciennes et construites par un ingénieur fort expert, de
grandes espérances, surexcitées par la faiblesse dont on avait fait
preuve à leur égard, et, par suite, un moral excellent, tels étaient
les moyens des insurgés lorsque les opérations commencèrent. Mais
quand commencèrent-elles? — la date est ici capitale, — le 24 août
seulement, c'est-à-dire près de six semaines après le décret de la
Convention. Le 16, Dubois-Crancé, pris d'un scrupule étrange et
tardif, écrivait encore au comité que « l'assemblée devrait se con-
tenter de la soumission des Lyonnais pour l'avenir et porter quelque
adoucissement au décret du 12. » — « Mous ferons notre devoir, ajou-
tait-il mélancoliquement ; nous ne pouvons qu'obéir et faire obéir ;
mais nous ne répondons pas du dénouement ! » Le 21 , de plus en
DUBOIS-CRANCÉ, 647
plus perplexe, il essaie d'une dernière tentative de conciliation et
voici de quel style, lui qui naguère blâmait sévèrement la mollesse
de la Convention, il parle aux rebelles : « Votre sort seul me tou-
che, j'oublie vos injures; jamais elles ne m'ont affecté... Je vous
conjure donc pour votre propre intérêt d'ouvrir enfin les yeux et
d'obéir aux lois. Vous dites que vous avez accepté la constitution,
que vous êtes nos frères. Prouvez-le en ouvrant amicalement vos
portes... La Coovention peut faire grâce aux coupables s'ils prou-
vent qu'ils n'ont été qu'égarés. » Ainsi, pour attaquer Lyon, avec
tous les moyens dont il disposait, malgré les préparatifs qu'il avait
pu faire et les mesures préventives qu'il avait eu le loisir de prendre
du 29 mai au 12 juillet, il n'avait pas fallu moins de quarante jours
à Dubois-Crancé. Encore ne se décide-t-il à tirer contre les rebelles
son premier coup de canon qu'après avoir épuisé vis-à-vis d'eux
toutes les voies de douceur et de persuasion. Que l'on admire après
cela son activité, sa résolution et son énergie ; qu'on prétende qu'il
ait déployé dans cette première phase du siège de Lyon des qualités
militaires de premier ordre, c'est en vérité bien de la hardiesse.
Eut-il du moins, une fois les opérations commencées, un peu plus
de vigueur et d'entrain? Pour bombarder et brûler Lyon, ah! oui
certes. Du 23 août au 26 septembre, cette malheureuse ville eut à
supporter le plus terrible ouragan de fer et de feu qui se soit jamais
abattu sur une place de guerre. Le bombardement de Lille par les
Autrichiens, en 1792, est resté lameux, et les historiens de la ré-
volution n'ont pas eu assez de sévérités pour ses auteurs. Celui de
Lyon par Dubois-Crancé, par des Français, présente un bien autre
caractère d'atrocité. La préméditation, l'ordre et la méthode qrii pré-
sidèrent à cette affreuse destruction, sa longueur, l'indifférence avec
laquelle elle s'accomplit, le calme et l'aisance avec laquelle Du-
bois-Crancé nous en parle, tout se réunit pour en augmenter l'hor-
reur, l^^coutez : « La nuit dernière nous a beaucoup servi pour
établir nos batteries. Les bombes sont prêtes, le feu rougit les bou-
lets, la mèche est allumée. Nous ferons la guerre demain soir à la
lueur des flammes qui dévoreront cette ville rebelle. Oui, bientôt,
Isnard et ses partisans iront chercher sur quelle rive du Rhône Lyon
a existé. » (18 août. Lettre au comité.)
Quelques jours après, le 23, à la Convention : « Le feu des
bombes a commencé hier à sept heures du soir (24 août 1793),
après trente heures livrées inutilement à la réflexion. Les boulets
rouges ont incendié le quartier de la porte Sainte-Claire. I^es bombes
ont commencé leur effet à dix heures du soir. A minuit, il s'est ma-
nifesté de la manière la plus terrible vers le quai de la Saône ; d'im-
menses magasins ont été la proie des flammes, et quoique le bom-
bardement eût cessé à sept heures, l'incendie n'a rien perdu de
648 REVUE DES DEUX MONDES.
son activité. On assure que Bellecour, la porte du Temple, la rue
Mercière, la rue Turpin et autres sont incendiées ; on peut évaluer
la perte à 200 millions. Il en coûtera à la république une de ses plus
importantes cités et d'immenses accaparemens de marchandises. »
Un peu plus tard, le 25, aux Jacobins, car il faut bien que les frères
et amis reçoivent aussi leur rapport : « Frères et amis, la nuit du
22 au 23, une grêle de bombes et de boulets rouges ont assailli la
ville de Lyon. Plus de cent maisons ont été incendiées, beaucoup
de personnes ont péri ; on évalue le nombre à deux mille... La perte
des muscadins est immense quant à leurs richesses ; elle excède
déjà 200 millions. »
Et ainsi de suite : pendant plus d'un mois, la correspondance de
Dubois-Grancé se soutient à ce diapason. Aussi, quand plus tard on
lui reprochera sa mollesse, il pourra répondre avec orgueil et satis-
faction : « On se permet légèrement de dire qu'il n'y a point eu de
dégât. Certes 3/i, 000 boulets rouges et 12,000 bombes ont cependant
dû en faire. Nous n'avons vu que le quai du Jlhône, et il n'y a pas
une maison qui n'y soit ou détruite ou criblée depuis le pont de la
Guillotière jusqu'au pont Morand. Nous avons aperçu derrière l'hô-
pital des quartiers entiers incendiés; de toute l'île de l'Arsenal il
n'existe presque plus rien, et une foule de maisons qui dans les rues
ne paraissaient pas endommagées ont dans l'intérieur trois étages
enfoncés par les bombes. »
Cependant, — et c'est ici qu'à notre humble avis Dubois-Crancé
manqua de coup d'oeil, — ces tristes exploits, il l'avoue lui-même,
n'avançaient pas les choses. Vainement « le tir de l'artillerie ne dis-
continuait pas ; dès que l'incendie se manifestait quelque part, il
était éteint de suite. » (Lettre du 17 septembre au comité de salut
public.) Du haut des toits, jour et nuit, des femmes, sentinelles
intrépides, veillaient au feu, et par les cris convenus qu'elles pous-
saient, dirigeaient les secours. Quant aux combattans, comme en
Vendée, la barbarie des moyens employés pour les réduire, au
lieu de les abattre, n'avait fait qu'exaspérer leur courage. « La Con-
vention, disait leur chef, a soif de sang; elle veut une expiation et
une leçon. Lyon est condamné, je le sais; il succombera. S'il ne
s'agissait que de ma tête, je la donnerais ; mais combien de braves
gens sont comme moi notés pour la hache du bourreau ! Mieux vaut
la balle du soldat. Nous irons jusqu'au bout (1). »
A de pareils adversaires qu'importaient les bombes et l'incen-
die? Quand des hommes ont résolu de vendre chèrement leur vie
et qu'ils sont placés, comme l'étaient ceux-ci, entre la victoire ou
(1) Réponse de Précy aux propositions de paix de Dubois-Crancé. Voir Barante,
Histoire de la Convention.
DUBOIS-CRANCÉ. 649
la guillotine, ce n'est pas avec des obus et même des roches à feu
qu'on les amène à composition. Pour les vaincre, il faut le corps à
corps. Or, à tout prix, Dubois-Crancé voulait l'éviter. Au début, il
avait compté sur l'effet du bombardement ; à la fin, il escompta la
famine ; jamais, à aucun moment, il n'eut confiance et ne voulut
essayer d'une attaque générale de vive force (1), se bornant à enlever
les uns après les autres les ouvrages et les postes avancés de l'en-
nemi, commeà Oullins ; encore ne s'y décida-t-il que dans la seconde
quinzaine de septembre. A présent doit-on, comme on l'a prétendu,
comme il l'a dit lui-même, en conclure que les moyens lui faisaient
défaut? Comptons un peu: dès la fin d'août, la Convention avait
mis à sa disposition cent bouches à feu et l'avait renforcé de six
compagnies d'artillerie, de dix bataillons de vieilles troupes et de
deux régimens de cavalerie, qui lui permirent de former son corps
de siège en quatre divisions chargées chacune d'une attaque diffé-
rente. Un peu plus tard, une partie de la garnison de Valenciennes,
disponible par suite de la capitulation de cette ville, était venue le
rejoindre au nombre de 1,800 hommes. Bref, sans compter les
réquisitionnaires qui lui arrivaient tous les jours, il pouvait dispo-
ser de 35,000 hommes, dont 8,000 environ de troupes réglées et
22,000 de réquisition (2).
Ces réquisitionnaires n'étaient pas tous, à dire vrai, de pre-
mière qualité, et certes il y aurait beaucoup à dire sur les fameux
Auvergnats de Couthon. M. Louis Blanc, qui a tracé de leur en-
thousiasme et de leur marche à travers les montagnes du Puy-de-
Dôme un tableau plein de pittoresque et de mouvement, leur fait
jouer, dans le dénoûment du drame lyonnais, un rôle important.
Quand , de chacun de leurs sommets, à la voix de leur bien-aimé
cul-de-jatte, ils dévalèrent comme une avalanche, armés de faux,
de piques et de fourches, Lyon, dit-il, « sentit comme le froid de
la mort, » La vérité, c'est que la plupart de ces rochers^ comme les
appelait emphatiquement Couthon dans son rapport, ne valaient pas
(1) On pourrait faire ici plus d'un rapprochement curieux entre le siège de Lyon
par Dubois-Crancé, en 1793, et le siège de Paris par M. Tiiiers, en 1871. Dans l'un
comme dans l'autre, c'est le système de temporisation et d'atermoiement qui domine;
ce sont les mômes hésitations et la môme répugnance pour toute attaque de vive force.
Il n'est pas jusqu'aux tentatives de conciliation si justement reprochées à Dubois-
Crancé dont on ne retrouve l'illusion, à quatre-vingts ans de distance, chez M. Thiers.
Jusqu'au bout, Dubois-Crancé crut qu'il entrerait dans Lyon par la famine; Jusqu'à
la fin, M. Thiers fut en pourparlers secrets pour la livraison d'une porte qui ne devait
jamais s'ouvrir. (Voir sur ce dernier point les Convulsions de Paris, par M. Maiimo
Du Camp.)
(2) Ce sont les chiffres mêmes de Dubois-Crancé dans son eompte-rendu. M. Yung
les réduit à trente mille. De quel droit?
650 REVUE DES DEUX MONDES.
« six liards (1), » qu'ils fondirent en route, avant d'être seulement
à Montbrison, et qu'il fallut, pour en retenir quelques-uns, donner
une indemnité de 3 livres à leurs femmes et de 20 sous à chacun
de leurs enfans (2). Tels étaient ces héros à 5 francs pièce l'un dans
l'autre, et l'on comprend de reste la défiance de Dubois-Grancé à
leur égard. Mais ce qui ne s'explique pas, c'est qu'avec les forces
imposantes qu'il avait d'ailleurs sous la main, il se soit reiusé, même
en octobre, à frapper un coup décisif. Les Lyonnais, après tout,
n'étaient que des gardes nationales, et leur nombre, à ce mo-
ment, ne devait plus être, tant s'en faut, de 20,000 ; beaucoup déjà
manquaient à l'appel, et pour réduire le reste, sans attendre la
famine, il eût suffi depuis longtemps d'une poussée vigoureuse.
C'était l'avis de Gouthon et de ses deux collègues, Châteauneuf-Ran-
don et Maignet, que le comité, fatigué des lenteurs de Dubois-Grancé,
lui avait adjoints. G'était aussi celui de Garnot, qui bouillait d'impa-
tience en songeant à ces 35,000 hommes si malheureusement dis-
traits de nos armées. « Le siège de Lyon serait-il donc interminable?
écrivait-il encore à Dubois-Grancé le 2 octobre. Enlevez cette ville
rebelle à la pointe de la baïonnette et la torche à la main, si le
bombardement entraîne trop de longueurs. » Cependant, Dubois-
Grancé tenait toujours bon. A toutes les adjurations de ses collègues,
à toutes les lettres du comité de salut public, il opposait un sys-
tème d'inertie qui eût pu se soutenir, à la rigueur, en d'au-
tres temps, mais qui, dans les circonstances où l'on se trouvait
alors, touchait vraiment à la démence. Effectivement, considérez
ceci : jamais, à aucune époque de son histoire, tant de périls à la
fois n'ont assailli la France qu'en ces deux terribles mois d'août et
de septembre 1793. Au nord, à l'est, aux Pyrénées, en Vendée,
sur toute la ligne enfin, sauf sur les Alpes, nos armées sont en
pleine retraite. A Valenciennes, à Wissembourg, à Toulon, à Bel-
legarde, le drapeau national est abattu; Mayence, notre dernier
poste avancé sur le Rhin, a capitulé ; partout la défaite et partout
l'invasion. C'en est fait si, par un suprême effort, d'un bond, d'un
élan irrésistible, ramassant toutes ses forces et poussant droit à
l'ennemi, chaque général, chaque armée ne parvient pas à rompre
ce cercle de fer et de feu.
Chacun l'a compris et chacun à l'envi de se hâter : Jourdan, sur
la Sambre ; Hoche, à Landau ; Kléber, en Vendée. Victorieux, c'est
le salut ; vaincus, on recommencera. Seul, dans cette furie générale
et si française, celle-là, — car ce n'est plus de conquête au-delà des
(t) Expression de Dubo's-Crancé.
(2) Dubois-Crancé et Gauthier (Lettre à Maignet, 17 septembre).
DUBOIS-CRAiNCÉ. . 651
monts qu'il s'agit ici, c'est de l'existence même, — seul, dis-je, dans
ce prodigieux mouvement, un homme est demeuré froid. Durant six
semaines, pendant qu'aux autres armées sonne le pas de charge,
lui, sans se presser, méthodiquement, il s'attarde à détruire mai-
son par maison des quartiers entiers dans une ville française et s'oc-
cupe à supputer ce qu'il en pourra bien coûter aux muscadins. Une
seule fois, tout à la fm, il paie de sa personne et va de l'avant.
Qu'attend-il donc pour marcher? et qu'attend la Convention pour
le rappeler? Elle n'y a pas fait tant de façons avec Biron, avec Hou-
chard, avec Gustine, avec Brunet. Ahl si Dubois-Crancé n'était pas
soutenu, comme il l'est encore, aux Jacobins!
Enfin, elle se décide : à Kellermann, qui, sous le prétexte des
Sardes à contenir, n'a jamais paru devant Lyon, trop heureux de
laisser à un autre cette triste besogne, elle donne pour successeur
Doppet. C'était, a dit Jomini, a une espèce de montagnard illuminé,
mais très propre à seconder les vues de la Convention pour la
réduction de la ville rebelle. » En effet, à peine arrivé, le 26 sep-
tembre, à peine a-t-il pris la direction du siège qu'un plan d'offen-
sive vigoureuse est adopté. Les hauteurs de Sainte-Foix, vivement
attaquées, tombent avec le pont de la Mulatière entre ses mains.
Quelques jours plus tard, le 9 octobre, après une tentative désespé-
rée de Précy pour rompre les lignes, le général montagnard entrait
sans résistance dans Ville-affranchie. C'est le nom que va désormais
porter Lyon.
Dubois-Crancé n'avait été pour rien dans ces dernières actions.
Remplacé de fait par Doppet depuis le 26 septembre, il avait même
perdu, depuis le 6 octobre, sa qualité de représentant en mis-
sion, et ce fut en simple particulier, en isolé, presque à la déro-
bée, qu'il se glissa dans la ville et qu'il put contempler son ou-
vrage. Ainsi se termina pour lui cette campagne de deux mois e*
demi (12 juillet-26 septembre), si sévèrement jugée par la p'cpart
de ses contemporains.
Tardivement entreprise, après des tentatives de conciliation au
moins inutiles, conduite avec un mélange de mollesse et de bar-
barie, sans confiance et sans élan, par un temporisateur où il eût
fallu un audacieux, personne n'avait encore eu l'idée de la repré-
senter comme une belle opération de guerre. Il était réservé à M. le
colonel Yung, qui a tous les courages, d'entreprendre cette tâche
ardue. Y a-t-il réussi? L'histoire dira-t-elle avec lui désormais que
Dubois-Crancé, « par son appréciation nette des faits,' par sa déci-
sion, par la rapidité de ses mesures, sauva le midi de la France, en
1793, d'un désastre incalculable? » J'ai cherché dans les pages qui
précèdent à prouver le contraire, et c'est sur des chiffres et des
faits, sur les témoignages et sur les documens les plus authentiques,
652 REVUE DES DEUX MONDES.
que j'ai tâché d'asseoir en ce point mon jugement. A présent, si
j'avais à le libeller, j'imiterais la Convention. J'accorderais volon-
tiers à Dubois-Grancé que, « dans sa mission près l'armée des
Alpes, et notamment à Lyon, il fit son devoir (1). » Mais je ne lui
accorderais que cela, je n'irais pas au-delà de ce certificat banal.
Je lui refuserais, comme elle, la déclaration « d'avoir bien mérité
de la patrie. » Tant d'autres en sont plus dignes !
IV.
Du 5 août 1789 au 14 septembre 1799, en dix ans, on ne compte
pas moins de dix-huit ministres de la guerre, dont pas un n'a vrai-
ment marqué : Dubois-Grancé fait le dix-neuvième et le dernier de
la série, et c'est un de ceux qui occupèrent le moins longtemps
leur poste. Il n'y passa que quarante-sept jours, et s'il y brilla,
c'est d'un éclat si fugitif et si discret que le souvenir même s'en
était complètement perdu.
« Il était, a dit de lui Napoléon, incapable de remplir les fonc-
tions de ministre, » et le général Gourgaud, qui a noté ce jugement
en passant, dans ses Mémoires, ajoute que, lorsque Berthier lui
succéda, il fut obligé, pour obtenir les états de situation des troupes
et leurs emplacemens, d'envoyer aussitôt une douzaine d'officiers
dans les divisions militaires et aux armées. Dubois-Grancé ne put
lui fournir aucun renseignement, sauf pour l'artillerie. Tous les
autres services étaient dans un désordre et dans une confusion com-
plètes.
De ce jugement de Bonaparte et de l'anecdote qui le confirme
M. le colonel Yung ne tient naturellement aucun compte, et c'est
avec une imperturbable assurance qu'il affirme que, durant son court
passage aux affaires, « Dubois-Grancé sut se montrer ce qu'il était :
le premier organisateur militaire de l'Europe. »
En quoi, et comment? A quelle grande réforme, à quelle œuvre
considérable ce nouveau Louvois a-t-il attaché son nom? Par quelle
merveille d'activité, par quel travail surhumain a-t-il pu se placer,
en moins de deux mois, au rang des Garnot et des Gouvion Saint-
Cyr? En cherchant bien, M. le colonel Yung a trouvé jusqu'à
trois circulaires ou rapports relatifs à la réorganisation des bureaux
du ministère de la guerre, à la restauration de l'esprit public,
à la situation et aux mouvemens éventuels des armées durant
l'automne de 1799 et l'hiver de 1800. En vérité, c'est un peu
mince, et l'on est en droit de se demander si le biographe de Dubois-
Grancé n'abuse pas ici de la spécialité qu'il s'est faite de prendre,
(1) Séance du 2 brumaire an m.
DUBOIS-CRANCÉ. 653
les unes après les autres, toutes les opinions de Bonaparte et de
les contredire, toutes ses actions et de les rabaisser. Il y a des ma-
niaques en histoire, comme ailleurs, et c'est une forme particulière
de névi'ose que le délire dont certains cerveaux sont atteints dès
qu'il s'agit de « l'homme de brumaire. »
L'obsession chez M. le colonel Yung était depuis longtemps visible :
et nous lui devions déjà quelques paradoxes de haut goût ; elle ne
lui avait pas encore inspiré de jugement aussi hasardé. Car, enfin,
passe encore de nous représenter Dubois-Grancé comme un pa-
triote et comme un législateur habile ; mais vouloir faire de lui
tout ensemble un grand caractère, un grand homme d'état, un
grand général et même un grand ministre, manifestement ce n'est
plus de la critique, ce n'est plus une thèse historique, c'est propre-
ment un cas.
Sans doute, et ce sera ma conclusion, Dubois-Crancé n'avait pas
été mis à son point par les historiens de la révolution. Moins heu-
reux que beaucoup de ses contemporains dont ils ont précieusernent
gardé le souvenir, on ne sait pas toujours pourquoi, il était de-
meuré dans une obscurité que sa valeur et ses services ne méri-
taient point. On chercherait vainement son nom dans le précis
de M. Mignet, et M. Thiers, qui a si complaisamment noté les
moindres faits et gestes des girondins, ne le mentionne même
pas à propos de l'amalgame. Au vrai, cependant, et pour peu
qu'on y regarde de près, il eut, dans les personnages secondaires,
une réelle importance; une ou deux fois même, à la Convention,
il s'éleva jusqu'aux premiers rôles et montra une incontestable
supériorité de vues, mais ici doit s'arrêter l'éloge et commencerait
l'hyperbole. Qu'on lui dresse une statue, si l'on veut, puisque aussi
bien, par le temps qui court, la quantité passe avant la qualité et
qu'il faut à la démocratie des héros à sa taille ; qu'elle soit du moins
de moyenne grandeur et n'y mettons pas, pour Dieu, trop de bronze.
Quand la Bavière n'était encore qu'un très petit état, elle couvrait
ses places publiques et ses monumens d'un monde d'illustrations
dont le voyageur étonné déchiiïrait péniblement les noms ignorés.
Ne devenons pas trop Bavarois : n'inventons pas trop de grands
hommes; tâchons plutôt de garder le culte des anciens, des véri-
tables; aimons-les, eussent-ils le malheur de s'appeler Louis XIV
ou Napoléon. C'est encore le meilleur moyen d'en faire surgir de
nouveaux et d'entretenir, dans une généralion livrée déjà de toutes
parts à tant d'influences desséchantes, le feu sacré du patriotisme
et de la gloire.
Albert Duruy.
UN
SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE
L'OPÉRA COMIQUE.
I.
DE L'ORIGINE A BOIELDIEU.
I.
Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d'or vers leur monde enchanté?
Ce temps , que regrettait le poète , le musicien peut le regretter
comme lui. Il y a sans doute quelque imprudence à l'avouer; car,
de nos jours, les réactionnaires sont suspects, même en musique.
Parler de l'opéra comique ! autant vaudrait parler des Bouffons -,
et le public commence à se soucier du Pré-aux-Clercs] ou de la Dame
blanche autant que de la Somnambule ou de V Italienne à Alger.
Moins encore peut-être ; car les plus pauvres partitions de Bellini
ou de Rossini, qui ne demandent que d'agiles virtuoses, les ren-
contrent parfois. Grâce à eux, elles reparaissent à [l'étranger, et
même chez nous, sur des théâtres de vogue passagère, mais de
bonne compagnie. Grétry, Boïeldieu, Herold et tant d'autres ne
connaissent même plus ces retours. On ne les joue guère, on ne
les aime plus ; le culte de nos. vieilles gloires se perd de jour en
jour. Nous voudrions le relever. Nous voudrions rendre à nos mai-
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE, 655
très un hommage national et ramener sur une suite plus que sécu-
laire de chefs-d'œuvre français l'admiration du public, que l'ou
détourne d'eux et que l'on finira par égarer.
A Paris, pendant la saison dernière, le premier acte de Tristan
et Yseuli, de Wagner, a été aux nues. Nous l'avons entendu, et
disons-le sans nous poser en adversaire intransigeant du maître
souvent sublime de Bayreuth, sans renouveler ici hors de propos
une appréciation générale de l'œuvre et du système de Wagner (1),
c'est là un de nos plus mauvais souvenirs. Le récitatif ininterrompu,
la mélopée sans rythme ni tonalité se poursuivait implacable. La
lourdeur, l'obscurité, l'effort et le labeur, tous les défauts de l'es-
prit allemand étaient ramassés là. Pour expliquer un acte d'opéra,
quinze pages de texte ; des digressions historiques, préhistoriques
même; des détails de géographie; la justification de chaque phrase
musicale par les mots rigoureusement correspondans ; une re-
cherche prétentieuse du détail; l'exclusion systématique de toute
forme saisissable ; les voix traitées avec barbarie , sans souci de
leur beauté, sans pitié de leur faiblesse ; un orchestre violent sans
relâche ; partout la fatigue et l'enniii.
Et nous nous demandions si cette musique, dite autrefois de
l'avenir et trop devenue, hélas! la musique du présont, ne serait
pas avant peu la musique du passé et du passé qu'on oublie. Quand
une vogue trop tapageuse pour être durable aura trahi ces œuvn s
excentriques, quand plus d'un demi-siècle aura refroidi les ardeurs
du prosélytisme, éteint le zèle des coteries et des églises, la posté-
rité fera peut-être justice des théories et des systèmes, justice de
l'esthétique nébuleuse, de l'art philosophique, de ses symboles et
de ses mystères; on laissera Tristan ou Tanlris, et Kourveiml, et
Rran^ainey pour revenir à des figures plus ain^bles, à des noms
plus doux. On se ressouviendra peut-être alors de Zampa, d'Isa-
belle et de Mergy, d'Anna, de la vieille Marguerite et de Julien
d'Avenel; du petit Chaperon -Rouge et de Richard Cœur dé lion,
du Déserteur et de Joconde. Les élucubrations gigantesques tom-
beront, et, sGiis la poussière de leur chute, on retrouvera des œuvres
charmantes et fraîches encore, que cette chute n'aura pas écrasées.
Elles relèveront la tête, comme des fleurs parmi des mines. On les
admirera, on les aimera de nouveau pour leur beauté délicate, et b
musique aura retrouvé sa grâce et son sourire.
Mais le temps n'est pas encore venu. On l'a dit : «notre siècle est
ivre de science >» et l'art lui-même a subi cette ivresse. Nous sommes
des premiers à le constater, à saluer le progrès immense de la
musique moderne. Les maîtres contemporains ont accoutumé notre
(1) Voir, dans la Bevw dn 15 mai 1885, notre critique des Maîtres chanteurs.
656 REVUE DES DEUX MONDES.
oreille à des richesses orchestrales et harmoniques, à des combi-
naisons ingénieuses ou puissantes dont elle ne voudrait plus se
passer. Si la musique a parfois été plus belle, elle n'a jamais été
mieux faite, et c'est quelque chose. Grétry écrivait déjà, dans ses
Essais, que, pour faire un compositeur, « il faut la science et le gé-
nie. Celui qui n'a que la science n'a qu'une moitié du tout; celui
qui n'a que le génie a le tout, dont il ne peut rien faire ; celui qui
n'a ni génie ni science est un pauvre compositeur ; celui qui a au-
tant de génie que de science pour le mettre à profit est le meilleur
de tous; enfin, moins un compositeur a de génie, plus il se fortifie
en science pour être quelque chose. » — Tout cela est fort sage.
Aujourd'hui nous n'avons plus guère qu'une moitié du tout : l'autre
reviendra peut-être un jour.
C'est donc à des savans que nous venons parler, sinon d'igno-
rans, du m.oins de naïfs, de primitifs. Le moindre écolier d'aujour-
d'hui révélerait tout un nouvel art aux maîtres d'autrefois, sauf à
gagner davantage encore avec eux, si le génie s'apprenait comme
le métier.
11 y a plus : l'idéal, ainsi que le procédé de la musique, s'est
transformé. Cet art, le plus récent de tous, a fait, depuis le com-
mencement du siècle, un pas considérable, et comme un bond pro-
digieux. Beethoven a brisé les formes primitives de la pensée, et
quand ses symphonies ont paru, quand a retenti cette voix souve-
raine, le monde a compris que le temps des précurseurs et des pro-
phètes était passé ; il a reconnu le dieu : ecce deus ! Tous les grands
musiciens qui l'ont précédé. Italiens ou Allemands, Pergolèse et
Haendel, Bach , Haydn et Mozart, se fondent en lui ; tous ceux qui
l'ont suivi : Mendeissohn, Berlioz, Schumann, Meyerbeer émanent
de lui. Beethoven a créé la musique contemporaine, comme Léonard
et Michel-Ange ont créé la peinture de la renaissance. Il a eu comme
eux la révélation de l'âme moderne. Dans ses chants comme dans
leurs tableaux, la nouvelle humanité s'est reconnue.
Un observateur attentif des grandes évolutions de l'art dans ses
rapports avec l'histoire et la philosophie, un critique éminent, a très
iustement signalé cette relation étroite entre la pensée moderne et
la musique. Après nous avoir montré la musique couvant pendant
un siècle et demi en Italie, de Palestrina à Pergolèse, puis éclatant
dans les psaumes de Marcello, dans les fugues austères et les graves
cantates de Bach, belle comme l'antique chez Gluck, souriante chez
Haydn et chez Mozart, M. Taine aborde la musique moderne : « Bien
d'étonnant, dit-il, dans l'apparition de ce nouvel art ; car il corres-
pond à l'apparition d'un nouveau génie, celui du personnage ré-
gnant , de ce malade inquiet et ardent que j'ai essayé de vous
peindre; c'est à cette âme que Beethoven, Mendeissohn, Weber ont
UN SIÈCLE DE 'musique FRANÇAISE. 657
parlé; c'est pour elle aujourd'hui que Meyerbeer, Berlioz et Verdi
essaient d'écrire; c'est à sa sensibilité outrée et raffinée, c'est à ses
aspirations indéterminées et démesurées que la musique s'adresse.
Elle est toute faite pour cet office et il n'y a aucun art qui réussisse
aussi bien qu'elle à le remplir... Elle convient mieux que tout autre
art pour exprimer les pensées flottantes, les songes sans forme, les
désirs sans objet et sans limites, le pêle-mêle douloureux et gran-
diose d'un cœur troublé qui aspire à tout et ne s'attache à rien.
C'est pourquoi avec les agitations, les mécontentemens et les espé-
rances de la démocratie moderne, elle est sortie de ses contrées na-
tales pour se répandre sur toute l'Europe, et vous voyez aujourd'hui
les symphonies les plus compliquées attirer la foule dans cette France
où la musique nationale s'était jusqu'ici réduite au vaudeville et à
la chanson (1). »
M. Taine a raison. La transformation, le progrès s'est accompli.
A des besoins, à des idées nouvelles il fallait un art nouveau, et
l'art s'est renouvelé. Qui songea le regretter? Qui voudrait, comme
l'Arabe épouvanté, renfermer dans le vase qui le tenait captif, le
génie délivré? Il n'est pas question de reculer, mais de regarder un
instant derrière nous, et, sans nier le présent, de ne pas renier le passé.
Nous pouvons, par l'opèra-comique, rattacher aux temps anciens
les temps nouveaux. La chaîne semble fragile, mais elle guide fidè-
lement la main qui la suit, sans la charger ni la meurtrir. Est-elle
rompue aujourd'hui, cette chaîne délicate? Plus d'un le pense et
s'en applaudit. Il faut en finir, dit-on, avec les vieilles chansons.
Et, d'ailleurs, le succès éphémère d'un genre récent, déjà presque
abandonné, l'opérette, n'a pu relever l'opéra comique. Mais ce n'est
pas de là que pouvait venir le secours, si l'opéra comique était en
péril. L'opérette a bientôt trahi le faible espoir qu'elle avait donné.
Fine d'abord et presque élégante, elle semblait promettre le retour
aux plus vieux de nos opéras comiques. On aurait peut-être accueilli
volontiers, ne fût-ce qu'un pastiche spirituel de ce petit monde de
baillis, de villageois, de seigneurs et d'ingénues. Mais le ton a baissé
trop vite, et l'on est tombé dans la vulgarité, dans la grossièreté
même. Les baillis, les podestats sont devenus des fantoches gro-
tesques ; les villageois, des benêts, et les ingénues, des gaillardes.
Dans chaque nouvelle opérette ont reparu les mêmes situations sca-
breuses et les mêmes équivoques. Des femmes de talent ont trop
souvent redit sur des mélodies plus que faciles un couplet plus que
grivois. A la fin, on s'est lassé des nuits de noces interrompues,
des substitutions de fiancée, des quiproquos et des imbroglios, des
(l) Philosophie de l'art, t. i, p. 114.
TOMB Lxun. — 1886. *î
658 nEVLE D£S DEUX- MONDES.
chœurs de soldais ou de postillons avec des fouets qui claquent. On
parle déjà beaucoup moins de l'opérette, et, d'ici peu, l'on pourrait
bien n'en plus parler du tout. La trivialité et la caricature l'ont tuée.
Ce n'est pas à l'opérette qu'il faut revenir, c'est l'opéra comique
qu'il ne faut pas abandonner. Encore une fois, il n'impose à ses
fidèles ni le désaveu du présent, ni le renoncement à l'avenir. Ce
genre est le plus souple de tous, et son histoire prouve sa docilité.
Nous le verrons spirituel et sentimental avec les musiciens du
XVIII® siècle, touchant avec Boïeldieu, romantique avec Herold, facile
et un peu bourgeois avec Auber, bruyant et excessif avec un maître
trop puissant pour lui, Meyerbeer, ramené enfin à ses véritables
proportions par quelques-uns de nos contemporains. Nous le verrons
marcher toujours avec le temps, accepter de lui les réformes et les
progrès. Depuis le Déserteur de Monsigny jusqu'à Carmen à& Bizet,
à travers le répertoire le plus riche, l'opéra comique change sans
s'altérer, se transforme sans se dénaturer. Partout se retrouvent en
lui, à un degré plus ou moins éminent, mais toujours vivaces, ses
qualités originelles, ses beautés natives et nationales : la clarté^ le
goût et surtout la mesure. Toujours tempéré, toujours moyen, il a
fait à notre France, entre ses deux harmonieuses voisines, l'Alle-
magne et l'Italie, une place plus modeste sans doute, mais aussi
légitime et aussi assurée; les Allemands eux-mêmes le savent bien,
et c'est Henri Heine, qui, dans Lutère, parle ainsi du Déserteur :
« Voilà de la vraie musique française ! La grâce la plus sereine, une
douceur ingénue, une fraîcheur semblable au parfum des fleurs
des bois, un naturel vrai , vérité et nature, et même de la poésie.
Oui, cette dernière n'est pas absente; mais c'est une poésie sans
le frisson de l'infini, sans charme mystérieux, sans amertume, sans
ironie, sans morbidezza, je dirais presque une poésie jouissant d'une
bonne santé. » L'éloge est judicieux, éloigné du compliment banal.
Heine avait l'intelligence de tous nos mérites, l'enthousiasme de toutes
no6 gloires, allions-nous dire, si le mot n'était un peu bruyant. N'exal-
tons pas notre sujet outre mesure. L'opéra comique est au-dessous
des grandes formes musicales de la symphonie et de l'opéra, ces
hauts sommets où seule la muse allemande reste éternellement de-
bout. Nous n'avons jamais eu de symphoniste, et le grand opéra
français, comme on l'a nommé, créé chez nous et pour nous, l'a
été par Rossini et par Meyerbeer, qui n'étaient pas des nôtres. Notre
œuvre, à nous, c'est l'opéra comique ; ce n'est que lui, mais nous
y avons excellé. L'Allemagne envie notre aisance, et l'Italie notre
distinction. L'une a la main trop lourde, l'autre l'a trop légère pour
ces trames serrées et flexibles à la fois, qui sont nos canevas d'opé-
ras comiques. L'Allemagne a perdu le secret de la grâce et de la
facilité ; chaque jour elle se raidit et se guindé, et croirait descendre
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 659
si elle condescendait seulement. L'Italie, si grave jadis, quand, la
première de toutes les nations, elle se mit à chanter, a vite changé
de ton. Elle avait la voix trop facile et l'oreille trop complaisante à
son intai'issable mélodie. Elle est tombée dans la banalité, et même
plus bas. Mais elle a gardé longtemps le don du rire, de ce rire
sonore qui retentit dans le Barbier, par exemple, ou dans la Cene-
rentola. Tout, dans l'art italien : l'agilité des voix, l'entrain des
comédiens, même certaines ressources syllabiques d'une langue
qui se fait tour à tour comique ou caressante, tout prête à cette
gaîté plantureuse, homérique, qui fait explosion dans tel ou tel
finale d'opéra bouffe, et dont Rossini fut le maître par excellence.
Cette gaîté, nous ne l'avons jamais connue. Notre musique fran-
çaise a presque toujours craint l'excès dans la joie comme dans la
tristesse. Son originalité est précisément dans cette mesure. Qu'elle
la garde et, quoi qu'on dise, elle ne périra pas.
IL
Sainte-Beuve, dans un article sur Piron (1), dit de l'opéra comique :
« Ce genre de spectacle, depuis si charmant et si français, alors au
berceau, était des plus humbles et des plus bas; il consistait en
de simples parades, qui, nées sous la régence et grâce aux libres
mœurs qu'elle favorisait, en avaient pris le ton... Le Sage, Fuzelier,
Dorneval et Piron furent les premiers, nous dit Favart, qui tentèrent
d'ennoblir ce théâtre, n
Le mot d'opéra comique désigna d'abord seulement des parodies
d'opéras. La parodie de Télêmaque, de Le Sage et Gilliers, jouée en
1715. fut la première à porter ce titre. On nommait alors pièces à
chansons, ou à ariettes, les comédies mêlées de chant, qui devin-
rent notre véritable opéra comique. Elles se jouaient sur les théâtres
forains. On sait que deux grandes foires avaient Heu chaque année
à Paris : la foire Saint-Germain, de février à avril, et la foire Saint-
Laurent, de juillet à septembre. Au xviir siècle, leur succès était
consacré depuis longtemps, et la foule se portait surtout aux repré-
sentations des pièces à chansons. La vogue de l'opéi-a comique nais-
sant alarma promptement les autres théâtres, ses aînés. Les comé-
diens italiens, installés en France depuis le xvi" siècle, accueiUis par
les Valois, protégés par Mazarin, chassés par Louis XIV, rappelés
enfin par le régent, s'allièrent à l'Opéra et à la Comédie-Française
contre l'ennemi commun. Ces pauvres tréteaux de foire étaient fra-
giles, et plus d'une fois ils subirent de rudes assauts. Les soirées
étaient orageuses : on se gourmait et les banquettes volaient en
(1) Nouveaux Lundis, t. vu.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
éclats. De temps à autre, l'autorité intervenait; le théâtre était
fermé et, quand il rouvi'ait par tolérance, il n'y avait si mauvaise
querelle qu'on ne lui cherchât. D'ailleurs, il se défendait bien, le
brave petit théâtre, et gaîment. On pouvait réduire ou supprimer
son orchestre, les chansons s'en passaient et ne s'entendaient que
mieux. Les couplets étaient-ils interdits, on les écrivait en gros ca-
ractères sur un cartouche, au bout d'une perche, et tout le public
de les entonner en chœur. On n'empêche pas les Français de rire,
et l'on riait à la foire, avec ou sans permission.
En 1752, arriva à Paris une compagnie de chanteurs italiens. Ils
nous apportaient la guerre. On sait, par les écrits du temps, le suc-
cès des partitions italiennes, surtout de la Sei^va padrona.de Pergo-
lèse. Tout Paris s'arma pour la querelle des Français et des Italiens.
Grimm et Rousseau combattaient au premier rang des ultramon-
tains. La Lettre sur la musique française n'est qu'un panégyrique
enthousiaste de l'art italien.
Il serait curieux, à ce propos, si nous en avions ici le loisir, d'étu-
dier Jean-Jacques comme critique musical. On retrouverait dans sa
Lettre des théories encore discutées parmi nous, des questions en-
core à l'ordre du jour : question de la mélodie et de l'harmonie,
question des rapports da chant et de l'orchestre, et cette autre ques-
tion, toute contemporaine, toute wagnérienne même, de la traduc-
tion musicale des piroles. Mais le fond de l'ouvrage, c'est la com-
paraison de la musique française et de la musique italienne, ou
plutôt l'immolation de l'une à l'autre. Si l'on revisait aujourd'hui
le procès, l'arrêt serait réformé sans doute; la critique ferait volte-
face. Mais l'opinion et, selon nous, l'erreur de Rousseau, peut être
excusée. La musique italienne de son temps n'était pas celle que
l'on dédaigne maintenant, et la musique française n'était pas en-
core ou était à peine celle que nous aimons toujours. Le siècle der-
nier, le siècle des maîtres sérieux et puissans, des Marcello, des
Pergolèse, des Corelli, n'annonçait pas à l'Itahe le siècle plus
léger, trop léger, qui l'a suivi. Il y a eu dans le génie de nos voi-
sins comme une transposition dont il faut tenir compte. Rousseau
pouvait encore louer, dans la musique itahenne , les modulations
savantes, l'harmonie simple et pure, la perfection de la mélodie.
Mais pouvait-il nous sacrifier sans injustice? Pouvait-il, de bonne
foi, reprocher à la musique française ses complications et sa re-
cherche? Pouvait-il refuser toute émotion à nos chants? Ouvrez le
recueil des Échos de France. Relisez une page de LuUi : Le héros
que j'attends ne reviendra-t-il pas? ou cette plainte farouche : Bois
épais, redouble ton ombre, et vous croirez au passé de la musique
française, même avant Rousseau. Lui ne croyait ni à son passé, ni
à son avenir : « Les Français, dit-il en concluant, n'ont point de mu-
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 661
sique et n'en peuvent avoir; ou si jamais ils en ont, ce sera tant pis
pour eux. » Rousseau, lui-même, heureusement, n'était pas prophète
en son pays d'adoption.
L'apparition de la Serva padrona fut le véritable point de départ
de l'opéra comique. Elle fut suivie, en 1753, d'un petit acte de Dau-
vergne : les Troqueurs, dont le succès fut gi-and. Bientôt parut ^Vi-
nette à la cour, de Duni, et Biaise le savetier, de Philidor. C'est là
que brillent les premières étincelles. Le procédé est plus que naît
encore : accompagnement insignifiant, cadences monotones, modu-
lations maladroites, mais on sent déjà poindre la mélodie et la ma-
lice. Il est gentil, ce ménage de savetier, la femme surtout, quand,
pour attendrir le propriétaire, M. Pince, elle lui montre ses bras, où
son mari, dit-elle, a fait des bleus. « N'y touchez pas , c'est sen-
sible I » Il y a là un refrain spirituel et quelques scènes lestement me-
nées, mais point lestes d'ailleurs, car ce siècle eut parfois d'étranges
pudeurs, en paroles. « Ce serait, dit Favart, manquer de respecta une
cour vertueuse si l'on osait lui offrir les tableaux de l'indé-
cence. » L'indécence! on la voyait partout, jusque dans certain ac-
compagnement du Tableau parlant, qui fit rougir, comme trop ex-
pressif. Et cette pauvre piécette d'Annette et Lubin ! 11 y était question
de grossesse ! En vérité, cela ne se pouvait souffrir ! Et nous sommes
sous Louis XV! Apparemment on craignait les mots plus que les
choses, et l'on pratiquait le proverbe de Musset : Faire sans dire.
Un des parrains de l'opéra comique naissant fut l'aimable Favart. Sa
femme, la petite fée, comme l'appelait Maurice de Saxe, l'aidait de
toute sa grâce et de tout son esprit. Les Mémoires et la Correspon-
dance du pâtissier-poète font aimer ce couple pimpant. C'est M™* Fa-
vart qui, sur le point de mourir, faisait elle-même son épilaphe et la
mettaiten musique. Voilàcommeonagonisaitau milieu du x vin* siècle.
Favart survécut une dizaine d'années à sa femme. On trouve dans
ses lettres beaucoup de détails sur l'histoire de l'opéra comique.
« Enfin, écrit-il en 1752, voilà le sort de l'opéra comique décidé; la
réunion aura son plein et entier effet au l" février prochain. Plus
d'opéra comique aux foires, mais sur le Théâtre-Italien pendant toute
l'année, à l'exception de la semaine de la Passion, dans le cours de la-
quelle on représentera, comme à l'ordinaire, sur le théâtre de l'Opéra-
Comique, à la foire Saint-Germain, nos petits opéras bouffons pour
l'intérêt des pauvres et l'édification des badauds. » A force d'intrigues,
la Comédie-Italienne venait d'obtenir la suppression du Théâtre
de la Foire, mais sous la condition d'en recueillir chez elle et la
troupe et le répertoire. Mal lui en prit. Acteurs, pièces, musique,
tout devint français au théâtre de la rue Mauconseil, et la Comédie-
Italienne, qui s'était flattée d'absorber l'Opéra-Comique, fut absor-
bée par lui. Notre genre national était fondé. Il garda bien quelque
662 REVDE DES DEUX MONDES.
temps encore les personnages italiens, les Golombine, les Scapiri et
les Gassandre, mais ce souvenir même dura peu. En 1783, la Comé-
die-Italienne avait abandonné son théâtre de la rue Mauconseil pour
la nouvelle salle Favart; en 1790, elle abandonna son nom même,
qui n'avait plus de sens, et s'appela désormais Opéra-Comique na-
tional de la rue Favart. Les Italiens nous avaient montré le chemin;
mais depuis longtemps déjà nous marchions tout seuls.
M. Blaze de Bury rapporte quelque part cette anecdote. Un jour,
un petit-neveu de Duni se présente au théâtre de F Opéra-Comique
et réclame ses entrées. « Je vous les accorde, lui répond le direc-
teur, mais à une condition, c'est que vous allez, ici même, et séance
tenante, me chanter un air, n'importe lequel, de M. votre arrière-
grand-oncle. » — Un petit-neveu de Philidor eût été sans doute
aussi empêché. A qui ne fait pas d'archéologie musicale il suffit
de nommer ces deux ancêtres de l'Opéra-Coniique. Grimm se plai-
gnait déjà, en 1763, que le style de Duni commençât à vieillir.
Qu'en dirait-on aujourd'hui?
Monsigny, Grétry, Dalayrac, Nicolo, voilà les premiers maîtres,
les maîtres exquis de la plus vieille mélodie française. La musique
naissante eut pour le xviii^ siècle des chants attendris et des chan-
sons joyeuses, des larmes et des sourires. Elle chanta pour lui, pour
ce siècle vieilli qui s'éteignait, comme un enfant chante pour l'aïeul
qui s'endort. Elle l'aimait, et lui resta longtemps fidèle, longtemps
après qu'il n'était plus. Dans les jours sanglans, puis dans les jours
glorieux, elle se souvint des jours aimables. Aux temps modernes
qui naissaient, elle parla encore du temps jadis, et Nicolo chanta
sous l'empire comme Grétry chantait à la veille de la révolution,
comme Dalayrac chantait sous la terreur.
On l'a dit justement : « Un siècle n'est pas une unité chronolo-
gique, et il n'est pas aisé d'en fixer exactement les vraies limites,
qui sont des limites morales. » Aussi demanderons-nous au siècle
présent un sursis de quelques années, et quoique Cendrillon soit
de 1810 et Joconde de 1814, nous réunirons Nicolo aux maîtres du
xTiii' siècle.
Au point de vue psychologique, un siècle n'est pas non plus une
unité. Il faut toujours, mais surtout en matière d'arr, se garder des
théories inflexibles. Il faut se plier aux faits, et non les plier à soi.
Si nous osions adresser un reproche à l'éminent critique que nous
avons cité, ce serait de manquer un peu de cette docihté. Dans sa
philosophie de l'art, M. Taine le prend quelquefois d'un peu haut.
Il a cherché les lois qui règlent la production de l'œuvre d'art, et
cru les trouver uniquement dans les influences extérieures, dans
cet air ambiant que, par métonymie, on appelle assez improprement
le milieu. Ce milieu, M. Taine commence par l'étudier en détail.
Ux\ SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 663
Il en précise les moindres élémens, physiques ou moraux : climat,
nature da sol, genre de civilisation, esprit philosophique ou reli-
gieux. De cet ensemble, une fois connu, des siècles et des peuples
analysés avec minutie, il dégage l'idéal artistique qui leur fut propre.
11 le déduit, comme la conclusion d'un raisonnement ou la solution
nécessaire d'un problème. Si la sculpture grecque, si rarchitectuj*e
gothique, si la peinture italienne ou hollandaise ont été ce que nous
savons, ce que M. Taine surtout sait merveilleusement, c'est que,
selon lui, elles ne pouvaient être autrement. Elle ont été cela, parce
que les Grecs allaient nus, parce que le moyen âge était triste,
parce que l'Italie de la renaissance se plaisait aux fêtes et aux ca-
valcades, et parce que les Pays-Bas sont un terrain d'alluvion. Nous
forçons la note exprès pour la rendre plus sensible.
M. Taine, le premier, l'a un peu forcée. A vrai dire, il est tentant
de chercher les raisons de l'art et du génie, d'en chercher les lois ;
mais la beauté ne livre pas, et surtout n'impose pas les siennes
comme la vérité. Qui dira jamais avec la même assurance : Ceci est
beau, et ceci est vrai? Notre admiration la plus émue n'a pas, hélas!
une assise aus-si ferme que la plus indifférente de nos convictions,
et l'histoire, qui parfois confirme les systèmes préconçus, Ihs contre-
dit souvent. Entre l'art et le milieu dans lequel il se développe, il y
a, sans doute, une corrélation, mais non pas ce rapport nécessaire
et constant qui caractérise la loi. Des artistes suivent leur siècle,
mais d'autres le mènent ou le devancent, d'autres l'étonnent. Com-
ment expliquer pai* le milieu la renaissance soudaine de l'antiquité
dans le siècle le moins antique, et ce double nayon de la Grèce qui
brilla tout à coup sur les fronts de Gluck et d'André Cbénier? L'e»-
prit souffle où il veut, et le génie même a ses hasards.
Nous ne prétendons pas toutefois isoler la musique du milieu
contemporain, encore moins les mettre en contradiction. Nous nous
réservons seulement de ne pas les lier d'une chaîne qu'on ne puisse
rompre ou relâcher.
L'esprit et le sentiment furent les deux maîtres du xviu" siècle,
et l'opéra comique les servit tous deux. Dans la Servante maîtresse,
l'esprit domine, mais sous une forme encore un peu rustique.
Le rôle do Zerbine a plus de rondeur que de grâce, sauf dans le bel
air qu'elle chante à son maître, au moment où elle feint de le quitter.
Cet air, avec le récitatif qui le précède, est un modèle. Voilà le
grand style italien, voilà ce que Rousseau avait raison d'admirer.
La mélodie est aussi pure que l'expression juste. La largeur n'exclut
ni la finesse, ni la malice, et, de cette partition, dont l'hifluence fut
considérable, c'est làl peut-être le morceau capitaL Grétry put y
trouver la facture de son Tableau parlant.
Ce petit acte, encore à demi ita'ien, valut k son auteur le nom
664 REVUE DES DEUX MONDES,
de Pergolèse français. Il contient de charmantes, presque de belles
choses, entre autres les deux airs de Gassandre, dont l'ampleur est
singulière. Le bonhomme a déjà l'importance comique de Bartolo.
Mais l'espièglerie de Grétry est plus alerte que celle de Pergolèse ;
son esprit pétille et mousse plus légèrement. La bouffonnerie du
Tableau parlant eut un vif succès, et Grimm, qui faisait parfois des
excuses à la musique française, écrivait après la représentation :
« Il n'y a rien à dire de cet ouvrage, c'est un chef-d'œuvre d'un
bout à l'autre ; c'est une musique absolument neuve et dont il n'y
avait point de modèle en France... C'est à tourner la tête. »
Certes, cette musique a bien le cachet de son époque. Elles l'ont
aussi, ces œuvres gracieuses ou touchantes qui se nomment Rose
et Colas, le Roi et le Fermier, de Monsigny, ou l'Amant jaloux^
Zémire et Azor, l'Épreuve villageoise, de Grétry. lilles sont de
leur temps, comme les tabatières d'or et les épées à poignée de
nacre, comme les jupes à paniers et la poudre d'iris, comme la
miniature et le pastel. La musique alors avait ses pastels, qu'il faut
toucher d'une main délicate, de peur d'en faire tomber la poussière.
Mais la musique eut mieux que des pastels ; elle fut même, à
notre gré, supérieure à la peinture. Le plus grand peintre de cette
époque, si cette époque eut un grand peintre, fut Greuze. Henri
Heine, après lui avoir comparé Monsigny, ajoute : « En écoutant
cet opéra [le Déserteur), je compris clairement que les arts du
dessin et les arts récitans de la même époque respirent toujours un
seul et même esprit, et que les chefs-d'œuvre contemporains por-
tent tous le signe caractéristique de la plus intime parenté. » Gomme
M. Taine, Henri Heine ici va trop loin, et nous l'arrêtons. Ne con-
cluons pas toujours à la loi ; ne ramenons pas tout à l'unité. La mu-
sique du siècle passé l'emporte sur la peinture; Monsigny l'em-
porte sur Greuze par le naturel et par la vérité; le Monsigny du
Déserteur s'entend : le Déserteur suffit à sa gloire et à notre étude.
Le Déserteur date de 1769, comme le Tableau parlant; mais
c'est une œuvre de portée bien plus haute, le produit d'un art plus
puissant. Il marque l'apparition du sentiment dramatique dans la
musique. Avec Richard Cœur de lion, et presque d'aussi haut que
lui, le Déserteur domine le théâtre lyrique de la fm du xviii^ siècle.
Il a les qualités, sans les défauts, de son temps : la grâce sans la
mignardise, l'émotion, sans la sensiblerie. Nous parlions de Greuze
tout à l'heure ; jamais vous ne trouverez dans ses paysanneries la
saveur rustique du drame de Sedaine et Monsigny ; jamais non plus
la même vérité. Prenez garde à la simplicité de Greuze, et même à
son innocence : l'une est maniérée, l'autre, coquette. On l'a dit: son
innocence, a c'est l'innocence de Paris et du xviir siècle, une in-
nocence facile et tout près de la chute ; ce sont les quinze ans de
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 665
Manon. » Trop de rubans, trop de batiste et de linon ; sa mousse
line à lui n'est pas sainte Mousseline. Ses paysannes ont l'œil humide
et leurs lèvres attendent toujours. Ce n'est pas seulement pour avoir
frais qu'elles entr'ouvrent leur fichu, et quand elles dorment, ce
n'est que d'un œil.
La simple nature
Forme ici les mœurs;
Jamais l'imposture
N'entra dans les cœurs.
On mettait alors aux tableaux des inscriptions de ce goût ; mais
on avait beau parler de la nature, peu d'artistes la comprenaient.
Monsigny du moins l'a comprise et suivie. Il a donné à ses paysans
des manières simples et naïves, bien éloignées de l'aneterie de la
Bonne Mère de famille ou de la J eune Accouchée . Banni de la pein-
ture qui s'éteignait dans la mièvrerie, de la poésie qui ne fredon-
nait plus que des couplets galans, le naturel se réfugiait dans la
musique. Elle eut alors comme une fleur de jeunesse, et presque
d'enfance. L'enfance de l'art! dira-t-on avec dédain. Eh! oui, gar-
dons le mot. Elle eut le charme de l'enfance dans un monde où rien
ne l'avait plus. Quand partout la grâce était apprêtée, et l'esprit
méchant ou libertin, elle fut gracieuse sans apprêt et spirituelle
sans amertume. Elle fut enfant dans un siècle sénile ; par un destin
singulier, elle naquit lorsque tout mourait autour d'elle, et, dans
l'universel déclin, elle monta seule à l'horizon, d'où les étoiles tom-
baient en foule.
Le sujet du Déserteur est connu. Toute la pièce est fondée sur
une plaisanterie d'un goût douteux, faite au pauvre Alexis par la
famille de sa fiancée. Cette farce déplorable entraîne la désertion
du jeune homme; elle entraînerait sa mort, si Louise, profitant
d'une revue passée par le roi, n'obtenait la grâce de son ami. La
pièce du bon Sedaine est touchante. Sur la liste des personnages
figurent Louise, comme amante d'Alexis, et le père de Louise, et
la tante tout simplement, et le grand cousin Bertrand, armé d'une
baguette, <( dont il niaise. » Le Déserteur est le type charmant de
l'opéra comique. Rien n'y est forcé, ni l'émotion, ni la gaîté; l'une
y est pénétrante, l'autre communicative. Au point de vue techni-
que, il y a encore à redire ; au point de vue de l'inspiration, on
ne peut qu'admirer, s'étonner même. Quelle expansion dans l'air
d'entrée du ténor : Je vais la voir! Et dans le petit duo avec la
paysanne, quelle grâce de contour, quelle aisance de modulations!
Le second et le troisième acte seraient à citer tout entiers. Nous n'en
sommes plus aux Scapin ni aux Zerbine. Adieu Marton ! adieu Li-
sette! pourra chanter la France dans V Épreuve villageoise. Adieu
666 REVUE DES DEUX MONDES.
tout le peuple soubrette ! Adieu les vieillards dupés par les ser-
vantes friponnes ! adieu les personnages de paravent ou d'éventail!
Voici l'air poignant d'Alexis : Mes yeux vont se fermer sans avoir
vu Louise! La musique avait de l'esprit, elle prend une âme ; voici
la passion et le drame humain, l'émotion, les larmes; mais le rire
aussi, plus franc que jamais. Le rôle de Montauciel est charmant
de désinvolture et d'entrain. Son ivresse est aimable et point gros-
sière. Son air : Je ne déserterai jamais est coupé de réticences
discrètes, un peu haletant, comme il convient après boire. Nos
buveurs modernes d'opéra comique ont le vin moins léger. Quant
au grand cousin, il atteint, dans le second acte, à la sublimité du
comique. Lorsque, juché sur sa chaise, les pieds aux barreaux,
intimidé d'abord, puis rassuré par la cordialité de son nouvel amî,
il se décide à chanter, l'elfet est irrésistible. Vous l'avez entendu,
glapissant tout du haut de sa tète, avec des éclats désordonnés;
vous avez vu sa figure épanouie, vous savez ce refrain d'une bêtise
grandiose, entraînante : Tous les hommes sont bons! Chaque me-
sure déborde 'de contentement. C'est la joie triomphante, le délire
de la bonne humeur et de l'optimisme. Quelle réfutation anticipée
et désopilante des larmoyeurs modernes, des Schopenhauer et des
Hartmann! Montauciel, à son tour, entonne un couplet mieux
tourné; il chante le vin et les jolies filles. — « Allons, reprends
avec moi, dit-il. — Mais je ne sais pas voire air, zézaie Bertrand in-
terdit. — Essaie toujours, je parie que cela marchera. » — Gela
marche en effet, et d'une superbe allure. Ici qu'on ne raille plus,
même le procédé. Le tour de force est prodigieux, et nous ne sa-
vons rien qui dépasse la reprise en duo de cette complainte niaise
et de cette chanson joyeuse.
Le Déserteur avait seize ans lorsque fut joué Richard Cœur de
lion, le chef-d'œuvre de Grétry et de notre musique au xviii" siècle.
11 parut en 1785, à la veille des jours redoutables, et quand on
revient à lui, l'on croit retrouver une de ces empreintes légères
respectées par les cendres des volcans. Richard est un des plus
touchans débris du passé ; il a la poésie d'un souvenir, presque
d'une relique. C'est le témoin de temps à jamais disparus, l'écho
de voix qui ne chanteront plus. Les quelques années qui précédè-
rent la révolution offrent un caractère singulier d'apaisement et de
détente. La bonne volonté du roi, la grâce de la reine, avaient ga-
^lé tous les cœurs. L'âme française, qui devait être bientôt une
âme de colère et de haine, était encore une âme de mansuétude et
d'amour. Louis XVI était aussi populaire que l'avait été son aïeul ;
à son tour, et à meilleur titre, il pouvait se dire le Bien-Aimé. Les
lis, au moment d'être coupés, semblaient refleurir. Richard a la
mélancolie d'un hommage suprême à la royauté. On riait avec le
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 667
Déserteur; ici l'on ne saurait plus rire. Ricliard est une œuvre de
sympathie respectueuse, presque de pitié; un dernier acte de foi,
sinon d'espérance. L'histoire sans doute a laissé sur cette musique
un reflet douloureux, et les destinées accomplies ont ajouté à sa
poétique tristesse. Les contemporains ne pouvaient l'entendre ainsi.
Louis XVI avait confiance, quand ses gardes du corps, buvant à
lui dans leur banquet, chantaient avec enthousiasme : O Richard^
ô mon roi! Il ne savait pas qu'il languirait lui aussi dans une tour
obscw^e, et que nulle voix fidèle ne viendrait alors redire sous ses
fenêtres la romance bien-aimée. On n'a pas forcé le Temple comme
la forteresse autrichienne et personne n'a aimé le roi de France
Comme le vieux Blonde! aimait son pauvre roi !
Richard Cœur de lion offre ainsi, au point de vue historique, un
caractère particulier. Il fut proscrit pendant la révolution. Un soir,
pendant la captivité de Louis XVI, Garât s'avisa de chanter, au
loyer de l'Opéra, la fameuse romance. II faillit s'en repentir, et ne
dut son salut qu'à l'intervention d'un habitué du théâtre, Danton.
Repris par ordre de l'empereur, Ridiard fut surtout acclamé
sous la restauration. Blondel alors chantait volontiers :
Louis dix-huit, 6 mon roi !
L'univers te couronne;
Tu triomphes par la loi
Et nous adorons ta porsonno.
Richard pourrait se passer de cet intérêt rétrospectif. L'œuvre se
suffit à elle-même. Nous disions qu'elle domine l'art Irançais au
xviii* siècle. Quel peintre, quel musicien d'alors s'est élevé à de
pareilles hauteurs ? La beauté de //iVVwrrf, quoique souvent gra-
cieuse, est surtout austère et pure, presque on contradiction avec
l'esthétique du temps. A peine y est-il question d'amour. On entre-
voit seulement la comtesse Marguerite ; elle gagne même à ne nous
apparaître que dans les souvenirs du roi captif. L'intrigue du gou-
verneur et de Laurette n'est que le prétexte d'un air exquis : Je
crains de lui parler la nuit, plein de mystère et de grâce timide.
Ce qui domine tout l'opéra, c'est la fameuse romance, et nous vou-
drions un mot plus noble pour la nommer. L'art lyrique n'a pas
attendu Wagner pour faire planer sur tout un drame une mélodie
obstinée, un motif conducteur. Une fièvre brûlante est le premier
et restera, croyons-nous, un des plus puissans de ces Leitmotive
qui font maintenant tant de bruit. Il n'en fait pas, lui, ce chant de
génie, mais comme il est fidèle I Comme il est tour à tour plaintif
668 REVUE DES DEUX MONDES.
OU consolant! Comme il frappe au cœur le prisonnier! Comme à
chaque reprise il s'accentue et se passionne jusqu'à la pathétique
explosion de l'ensemble !
On veut maintenant des types musicaux, des caractères : Grétry
a créé le premier, avec Blondel, cette touchante figure d'écuyer
troubadour. Dès que Richard parut, on y remarqua la note che-
valeresque, le sentiment du moyen âge. On prononça même un mot
singulier pour le temps et qui, depuis, a fait son chemin, celui de
romantisme. Il était juste : Jiichardest romantique ; il l'est un peu
comme l'ont été depuis, mais beaucoup plus que lui, et la Dame
blanche et le Pré-aux-Clers. Il marque l'apparition de la couleur
dans la musique. Il a la couleur héroïque, témoin le grand air du
roi dans sa prison, avec les réminiscences belliqueuses et l'écho
des clairons : O souvenir de ma puissance l C'est presque le mou-
vement de Shakspeare, le regret d'Othello : « Adieu, les troupes
empanachées et les grandes mêlées!.. Adieu la royale bannière, et
tout l'éclat, la pompe et l'appareil des guerres glorieuses! »
Du Déserteur à Richard Cœur de lion, le progrès est notable :
progrès dans le génie et progrès dans le métier. Il y a plus de
grandeur dans la pensée et plus d'aisance dans l'exécution. L'har-
monie s'enrichit, les accompagnemens offrent plus d'intérêt. L'or-
chestre commence à se faire sa place : à la fin du premier acte, il
reprend à lui seul la chanson du sultan Saladin dans une coda
presque symphonique (1). Le rôle des chœurs gagne également de
l'importance : ils se mêlent davantage à l'action; l'ensemble des
soldats au second acte a du mouvement ; il est traversé par une phrase
suppliante de Blondel un peu analogue à celle de Leporello dans le
sextuor de Don Juan; on y sent la même détresse.
Nous pouvons ici rappeler Mozart : nos vieux auteurs font quel-
quefois penser à lui. Non qu'ils y aient pensé eux-mêmes; car,
dans ses Essais ^ Grétry ne le nomme pas une fois. Il y eut entre
le génie de xMozart et le nôtre un singulier malentendu. Il a mé-
connu nos musiciens, qui, de leur côté, semblent l'avoir ignoré. Il
écrivait de Paris, en 1778 : « S'il y avait ici un coin où les gens
eussent de l'oreille pour entendre, du cœur pour sentir, un peu de
goût pour comprendre quelque chose à la musique, je rirais volon-
tiers de toutes mes misères; mais je suis malheureusement au mi-
Heu de brutes (en ce qui concerne la musique), et il n'en peut être
autrement, car ils portent en tout l'aveuglement de la passion.
Non, il n'y a pas une ville au monde comme Paris, Ne croyez pas
que j'exagère en parlant ainsi de la musique de ce pays. Adressez-
(1) On sait que l'instrumentation de Richard, comme celle du Déserteur, a été re-
touchée, mais non transformée par Ad. Adam.
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 669
VOUS à qui vous voudrez, pourvu que ce ne soit pas un Français
natif, et il vous répondra comme moi (1). »
Nous l'avons vu, il y avait même des Français de cet avis. Pour-
tant, en 1778, avaient déjà paru le Tableau parlant, et Zémire et
Azor, et l'Amant jaloux, sans parler du Déserteur. Comment ces
gracieux essais, ces pures mélodies trouvaient-elles aussi sévère
le maître par excellence de la grâce et de la pureté ? Entre l'inspi-
ration de notre école française et celle de Mozart, il y a cependant
affinité: rencontre fortuite sans doute, inconsciente peut-être,
mais parfois incontestable. On la retrouverait notamment chez
Nicolo, dans l'air célèbre de Jeannot et Colin : Ah! pour moi
quelle peine extrême! La coupe du morceau, la beauté de la forme,
tout est digne du maître de Salzbourg, et le rapprochement n'a
rien dont son ombre puisse s'offenser.
Après Richard Cœur de lion^ Grétry ne donna plus que des
œuvres de moindre valeur. Il se reposait à l'Ermitage sous les
arbres qui avaient abrité Jean-Jacques Rousseau. Son chef-d'œuvre
était proscrit par la Terreur. Les hommes de sang se faisaient
jouer des pastorales. Comment justifier ici la théorie des milieux, et
concilier les contraires qui se heurtent dans l'histoire de ce temps?
Le musicien à la mode était le tendre Dalayrac. Le Moniteur, après
le compte rendu de la guillotine, annonçait pour le soir JSina, ou
la Folle par amour. A l'Opéra-Comique, les tricoteuses étaient en
pleurs; elles chantaient le matin la Carmagnole, et le soir la ro-
mance. « Les conventionnels, a dit Chateaubriand, se piquaicntd'(Mre
les plus bénins des hommes : bons pères, bons (ils, bons maris,.
ils nienaient promener les petits enfans; ils leur servaient de nour-
rices; ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux
pour leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les vic-
times au supplice. » C'est vrai : tout était bonté, sympathie. Le
doux Saint-Just, le vertueux Robespierre, des philanthropes féroces,
voilà les représentans les plus complets de l'époque.
Ln 1793, rOpéra-Comique donnait Roméo et Juliette, de Dalay-
rac, mais avec le sous-titre charmant de : Tout pour V amour.
C'était bien la devise du temps! La musique était plus tendre que
jamais, aimable jusqu'à la fadeur. Elle chantait le bien-aimé et sa
languissante amie, la romance de Nina, ce petit opéra comique
dont le succès égala presque celui du Mariage de figaro! Mina
était née sensible et aimante ; mais son père avait contrarié son
amour. Un odieux rival a tué son fiancé, et depuis la pauvre fille
est folle, « plus intéressante et plus respectable que jamais, déplo-
(1) Voir Mozart, Vie d'un artiste chrétien au XVIIl' siècle, traduite par M. J.
Goschler.
670 REVGE DES DEUX MONDES.
rable victime de l'amour et de la sévérité ! » Chaque jour elle vient
s'asseoir au bord de la route : « J'écoute, murmure-t-elle, le bien-
aimé ne revient pas! »
Ne reviendra-t-il pas? Il reviendra sans doute...
Non, il est sous la tombe. Il attend ! Il écoute !
Va! belle de Scio ! meurs !.. Il te tend les bras.
Va trouver ton amant, il ne reviendra pas.
Le ton change, n'est-ce pas? C'est le même sujet, mais l'ébauche
est d'un autre artiste. Ce n'est pas, comme on pourrait le croire,
dans Marsollier et Dalayrac qu'André Ghénier a trouvé l'idée de ce
fragment, c'est dans Shakspeare; il nous en avertit lui-même. S'il
l'eût achevé, nous aurions un marbre grec à côté d'une figurine
de Saxe.
La Nina de Dalayrac est loin de la beauté antique. Elle essuie
une larme, laisse quelques fleurs au banc accoutumé, et s'éloigne.
On pourrait faire aujourd'hui de ce petit acte une reprise agréable,
et nous savons une diva d'opérette à qui ne messiérait peut-être
pas le rôle. Dalayrac fut le premier qui osa mettre au théâtre une
scène de folie, et Nina fut essayée d'abord sur le théâtre particu-
lier de M"® Guimard. L'enthousiasme qu'elle excita, dit le bio-
graphe, enhardit les auteurs à la faire représenter, et bientôt la
France entière raffola de cette « aimable insensée. » Le musicien
a traité la situation avec délicatesse. Sans parler de la fameuse
romance, plusieurs morceaux ont du charme : le premier chœur,
qui berce le sommeil de Nina, et la scène avec les petites filles,
auxquelles elle apprend sa plainte et le nom de son bien-aimé.
L'œuvre, dans son ensemble, est poétique et douce. Le délire de
la pauvre enfant n'est pas la divagation bavarde de Lucia, c'est
plutôt le mélancolique égarement d'Ophélie.
Dalayrac écrivit un nombre prodigieux d'opéras, comiques ou
non : une cinquantaine à peu près. Il avait eu de bonne heure le
goût de la musique, et le goût contrarié : c'est l'histoire ou la
légende de tous les artistes. Tout petit, il jouait du violon; il en
jouait en cachette, et chaque soir, par la lucarne de son grenier,
l'enfant gagnait le toit de la maison endormie et chantait ses pre-
mières romances aux étoiles; aux étoiles, et aux religieuses d'un
couvent voisin, qui surprirent le secret de ces nuits mélodieuses.
Dalayrac se ressentit toujours de ses débuts, et sa musique a gardé
quelque chose du clair de lune.
Sa biographie par Pixérécourt achève l'idée que son œuvre peut
donner de lui. Il vivra parmi nous, dit l'épigraphe, tant qu'il
existera une âme sensible aux accens de la nature. — Décidément,
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 671
même sous l'empire, le xviir siècle n'était pas fini. — Si Dalayrac
perd sa mère, c'est le meilleur des fils pleurant celle qui lui a
donné la naissance ; s'il épouse M"* Sallard, jeune personne d'une
âme sensible et d'une imagination vive, le jour de l'hymen voit
former une alliance entre le génie et les grâces. Tout le reste est
à l'avenant. En 1807 (la date est à noter), la famille et les amis de
Dalayrac célébrèrent son anniversaire avec « une sensibilité vraie. »
En rentrant chez lui, l'excellent homme trouva sa demeure ornée
par les soins de l'amitié. Les dames étaient parées, et l'orchestre
de l'Opéra-Comique jouait sous des feuillages. M*"^ Dalayrac elle-
même s'avança et remit à son mari une tabatière. Dans ce meuble,
qu'il désirait depuis longtemps, Dalayrac trouva le quatrain sui-
vant :
Ce présent qu'autrefois, par un abus funeste,
On faisait à l'intrigue, à la faveur, au rang,
De la part d'Apollon, seul iugc du talent,
L'amitié vient l'offrir au mérite modeste.
Ce n'est pas tout. La belle M"*» Belmont accoixia sa harpe et
chanta :
Pour bien fêter l'amant de Polyranic,
Par des airs i)ur8 et par les plus doux sons,
Pour l'entourer d'une tendre harmonie,
Pour le chanter, empruntons ses chansons.
A le chantor c'est en vain qu'on s'applique;
Unissons-nous k sa tendre moitié :
Nos cœurs d'accord, mieux que notre musique.
Lui donneront un concert d'amitié.
On passa dans la salle à manger, et l'on se mit à table autour
d'une pièce montée qui représentait le Parnasse.
Deux ans après cette solennité, l'aimable musicien mourut, le
27 novembre 1809, et son agonie, mélodieuse encore, ne se trahit
que par des chants.
Pas plus que l'œuvre de Dalayrac, l'œnvTe do Nicole ne s'ex-
plique par le milieu contemporain. La peinture, la sculpture, et
môme les arts secondaires, l'art du mobilier, par exemple, portent
bien plus que la musique le cachet du temps. Telle pendule, sur-
chargée de sphinx et de lotus, témoignera toujours de l'expédition
d'Egypte. En musique, au contraire, le style empire se trahit rare-
ment, sauf peut-être chez Méhul, auquel on pourrait reprocher un
peu de raideur et d'emphase. Mais quel chercheur de l'avenir, re-
trouvant, après des siècles d'oubli et d'ignorance, Joconde et Cen-
drillon, reporterait ces œuvres mignonnes à des jours d'épopée?
672 REVUE DES DEUX MONDES.
Tandis que les clairons sonnaient par toute l'Europe, la musique
s'égayait avec un conte de Perrault et un conte de La Fontaine.
Comme dit le brave homme de Carmosine, il n'y avait point là de
trompettes.
Il y en a cependant , mais si peu ! Dans Cendrillon, le jeune
prince a son petit accès de bravoure ^ Il court au tournoi comme un
vrai paladin ; il en revient vainqueur avec une phrase martiale :
Vous seule avez guidé mon bras!
Vous m'avez conduit à la gloire.
Aussi je dois à vos appas
Le prix de ma victoire.
11 n'a pas dû frapper bien fort, le gentil chevalier de vingt ans,
ce gamin vêtu de satin bleu ; il n'y a pas une goutte de sang sur
les rubans de son épée. Il faudrait faire jouer Cendrillon par des
enfans, par des marionnettes vivantes. Ce pimpant opéra comique
est une miniature animée. La première scène est une des meil-
leures : les deux méchantes sœurs, la Glorinde et la Tisbé, s'ajus-
tent pour le bal : Arrangeons ces fleurs, ces dentelles ! Et tandis
qu'elles bavardent, Cendrillon fredonne, au coin de son feu, le
Compère Guilleri. Elle est pleine d'entrain et de bonne humeur,
cette vieille chanson ; rien ne l'arrête ; elle court à travers le
caquet des deux péronelles. La musique a presque la saveur du
dialogue de Perrault : « Moi , dit l'aînée, je mettrai mon habit de
velours rouge et ma garniture d'Angleterre. — Moi, dit la cadette,
je n'aurai que ma jupe ordinaire; mais, en récompense, je mettrai
mon manteau à fleurs d'or et ma barrière de diamans, qui n'est
pas des plus indifférentes. »
Dans son ensemble, l'opéra comique ne vaut pas le conte. La
musique a vieilli plus que la poésie. Nous disons poésie à dessein,
car ces contes sont de petits poèmes. Nicole n'a pas compris assez
leur grâce un peu mystérieuse. Il ne nous a pas montré près de
Cendrillon cette marraine, qui était fée. 11 l'a remplacée par le sen-
tencieux Alidor. La bonne marraine ne raisonnait pas comme ce
magicien, qui sent un peu le magister. Elle envoyait simplement sa
filleule lui quérir une citrouille, des souris blanches et des lézards,
dont elle faisait un carrosse, des chevaux pommelés et des laquais.
Nicolo, et surtout son collaborateur Etienne, ont alourdi le conte.
Ce n'est pas tout : un reste de sentimentalisme du xviii" siècle en a
un peu affaidi la naïveté. Si jolie, si touchante même que soit la
romance du prince : O sexe aimable, mais trompeur ! elle n'est pas
sans quelque mièvrerie. Il y a dans le récit de Perrault plus de
simplicité.
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 673
On trouve plus de bonhomie et de rondeur dans une autre Cen-
drillon, Italienne, celle-là, dans la Cenerentola de Rossini. C'est la
bouffonnerie, presque la farce, mais la farce puissante. Il fallait,
disent nos pères, entendre la voix de Lablache rouler comme un
tonnerre à travers les vocalises de don Magnifico. Quelle jovialité
dans cette musique! Quelle verve et quelle exubérance! Rossini
parfois rappelle Rabelais. Gomme il en prend à son aise avec l'ai-
mable féerie 1 Gomme il se met au large ! Au lieu de raffiner dans
le joli, comme il amplifie dans le comique! Il étourdirait d'un
éclat de rire les petits personnages de Nicolo.
Quatre ans après Cendrillon parut Joconde, qui vaut beaucoup
mieux. Ici, l'esprit domine. Si les Rendez-vous bourgeois sont plus
gais, plus franchement comiques, Joconde est plus relevé : les
idées et la facture, tout y est élégant et spirituel, sans trivialité
comme sans fadeur. Le livret d'Etienne est assez joliment imité du
conte de La Fontaine. Ge n'est plus un conte de fées, celui-là; tout
s'y lait le plus naturellement du monde ; on sait comment. Il a fallu
gazer un peu, cela s'entend, surtout dans le second acte. Le fameux
quatuor est conservé, mais le lieu de la scène agrandi et l'action
atténuée : au lieu d'une chambre d'auberge (et même moins qu'une
chambre), le théâtre représente un bosquet, à peu près les mar-
ronniers des iSoces de Figaro. Nicole sans doute a traité la situation
avec moins d'ampleur que Mozart; les lignes sont moins belles,
l'ordonnance est moins harmonieuse, mais toutes proportions gar-
dées comme elles doivent l'être, les deux scènes peuvent se compa-
rer. Il y a môme plus de vivacité chez Nicole. Ge quatuor est à 1»
fois musical et scénique. La première phrase est charmante. A peine
est-elle tombée des lèvres d'un des personnages, qu'un autre la
reprend, et chez tous elle a même grâce et même légèreté. Le dia-
logue musical est rapide; les reprises et les rentrées se font à point,
la mélodie circule sans s'égarer à travers tout le morceau. L'or-
chestre accompagne finement avec un bourdonnement moqueur qui
ne cesse pas. Il jase lui aussi, il rit avec les deux petits amoureux
qui s'embrassent. Aux inflexions câlines de Jeannette, à la façon
dont elle traite son Lucas, on voit que Nicole se souvenait de La
Fontaine.
Ge quatuor est la meilleure page de Joconde-, mais il faudrait en
citer bien d'autres : par exemple l'air du premier acte : J'ai long-
temps parcouru le monde, plein de désinvolture et de fatuité, un
peu parent de l'air de Leporello : Madamina, che catalogo è questo !
Gitons encore le duo galant et moqueur de Robert et d'Edile : Ah !
monseigneur, Je suis tremblante. Dans Joconde, personne ne prend
rien au sérieux. Ni les amans, ni les maîtresses ne sent dupes les
TOME LXXIII. — 1886. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
uns des autres. A la fin du premier acte, tout le monde rit sous
cape, malgré le départ pour la croisade et le désespoir affecté des
deux femmes.
Jeannette, la paysanne, est encore plus madrée que les deux
autres :
Ma mère et le bailli sont bien,
Et je crois que j'aurai la rose.
Quelle malice dans ces couplets, mais quelle malice honnête et
sans effronterie ! Tel est le ton général de l'œuvre. Il se retrouve
encore dans le charmant quatuor du troisième acte : Ah ! ma petite
amie, que te voilii jolie! De l'esprit, partout do l'esprit. Une fois
seulement, il y a plus. Jadis, les couplets fameux du troisième acte :
Et l'on revient toujours
A ses premiers amours.
se chantaient, dit-on, comme de petits couplets de vaudeville : ils
n'avaient pas plus d'importance. On les comprend autrement au-
jourd'hui, et selon nous, on les comprend mieux. Les deux artistes
éminens qui tour à tour ont repris Joconde donnaient à cette ro-
mance un accent plus pénétrant ; ils la disaient avec plus de cha-
leur, dans un style plus large. Ont-ils mis là cette tendresse, cette
mélancolie rêveuse, ou l'y ont-ils trouvée? Devons-nous au compo-
siteur, ou seulement à ses interprètes, notre émotion plus profonde?
Peu importe. De l'interprétation nouvelle le vieil air a gardé un
caractère de grandeur, presque de puissance, qui nous montre un
des aspects particuliers de l'œuvre de Nicolo, et résume un aspect
plus général des œuvres anciennes que nous venons d'analyser.
III.
Nos vieux compositeurs ont tous entre eux une ressemblance, une
certaine parenté. Si l'Opéra-Comique, comme la Comédie-Française,
faisait peindre sur son plafond les maîtres de son répertoire, on
pourrait sans anachronisme grouper autour du vieux Grétry, Monsi-
gny^ Dalayrac et INicolo. Sans doute il existe de l'un à l'autre des
nuances d'inspiration et de procédé, mais ils sont de la même
famille. Du Déserteur à Joconde^ malgré le demi-siècle qui les
sépare, il n'y a pas un de ces écarts subits, un de cessaltus, comme
disent les philosophes, qui d'un seul coup portent l'art à des hau-
teurs soudainement conquises. Mais, de Joconde à la Dame blanche,
cet écart existe. Dans l'espace de onze ans, une évolution s'est faite.
C'est Boïeldieu qui l'a ménagée et conduite. Ses premiers ouvrages
l'ont préparée, son chef-d'œuvre la couronne.
UN SIÈCLE DE MOSIQOE FRANÇAISE. 675
Dans l'histoire de l'opéra comique, Boïeldieii est le dernier des
anciens et le premier des modernes. Ma Tante Aurore, le Nouveau
Seigneur rappellent encore Grétry ; mais la Dame blanche ne rap-
pelle plus rien du passé ; elle annonce l'avenir. Des premières
œuvres de Boïeldieu, les meilleures à notre gré sont: M(t Tante Au-
rore et le Nouveau Seigneur. Ma Tante Aurore, qui date de 1803,
vaut mieux que les Voitures versées. Ces deux dernières œuvres
sont les plus franchement comiques de Boïeldieu; mais le comique
de Ma Tante Aurore est plus fin, la musique plus spirituelle. Citons
au début, pour l'excellence de sa facture, le quatuor de la délibé-
ration. Citons encore les couplets si plaisamment grondeurs de la
tante, et surtout le duo de la soubrette et du valet : De toi, Fron-
tin, Je me défie.
Le Nouveau Seigneur est une paysannerie charmante, supérieure
à V Épreuve, de Grétry, et à la Fête du village voisin, de Boïeldieu
lui-même. Depuis le premier quatuor : Aitisi qu'Alexandre le
Grand, jusqu'au duo : Si vous restez à cette place, cette musique
pétille desprit. Ce petit acte a le montant, le bouquet d'un doigt
de vieux bourgogne, de ce chambertin qu'on y chante dans un duo
resté fameux.
Jean de Paris, en 1812, obtint un immense succès, non seule-
ment en France, mais à l'étranger. Déjà un Allemand avait qualifié
la musique de Ma Tante Aurore, allerliebste, délicieuse. En 1817,
Webcr, alors directeur de musique à Dresde, faisait représenter
Jean de Paris et écrivait à ce propos : « En opposition avec le sen-
timent passionné qui est propre au génie de l'Allemagne et de l'Ita-
lie, l'opéia français représente la raison et l'esprit, principalement
sous le rapport de la musique... Aux plus grands maîtres de l'art
il appartient de tirer les élémens de leurs œuvres de l'esprit même
des nations, de les assembler, de les fondre, et de les imposer au
reste du monde. Dans le petit nombre de ceux-ci, Boïeldieu est
presque en droit de revendiquer le premier rang parmi les compo-
siteurs qui vivent actuellement en France, bien que l'opinion pu-
blique place Isouard (Nicolo) à .ses côtés. Tous deux possèdent assu-
rément un admirable talent, mais ce qui place Boïeldieu bien
au-dessus de tous ses émules, c'est sa mélodie coulante et bien me-
née, le plan des morceaux séparés et le plan général, l'instrumen-
tation excellente et soignée, toutes qualités qui désignent un maître
et donnent droit de vie éternelle et de classicité à son œuvre dans
le royaume de l'art (1). »
Une fois au moins, Boïeldieu fait lui-même pen.ser à Weber, qui
le jugeait si bien; non pas le Boïeldieu de Jean de Paris, qui ne
(1) Cité par M. Arthur Poogin dans son volnme : Boïeldieu.
676 REVUE DES DEUX MONDES.
nous plaît qu'à demi, mais le Boïeldieu du Petit Chaperon rouge.
De tous les ouvrages sérieux du maître rouennais, c'est celui-là que
nous placerions aussitôt après la Dame blanche. Il l'a précédée de
sept ans (1818).
Le conte de Perrault est devenu une honnête allégorie. L'action
se passe au moyen âge, sur les terres du baron Rodolphe. Un vieil
usage voulait que tous les ans, dans un village choisi par le suze-
rain, le sort désignât une jeune fille de seize ans pour aller pen-
dant trois mois... cultiver les fleurs du château. Au bout de ce
temps, elle recevait, si elle s'était bien comportée, une dot qui lui
permettait de s'établir honnêtement. La gentille llose d'Amour, le
Petit .Chaperon rouge, doit partir ; mais sa mère adoptive, qui dans
le temps a fait le voyage, et qui s'est bien comportée, est moins
ambitieuse pour la petite. Elle l'aide à fuir. l\ose, coiffée du cha-
peron magique qui la rend inattaquable, ou tout au moins infail-
lible, va porter la galette et le pot de beurre légendaires à un vieil
ermite qui la protège. Dans les bois, elle rencontre le baron Ro-
dolphe, le loup. II a, lui aussi, son talisman, un ainieau magique
qui le fait aimer; mais le chaperon est le plus fort et le loup s'é-
loigne désappointé. Alors, sommeil de Rose d'Amour, songes d'or.
Visions d'hymen avec un seigneur vertueux qui pour vivre près
d'elle s'est fait berger dans le vallon ; ballet des Plaisirs, triomphe
et couronnement de l'innocence. Rose s'éveille bientôt et reprend
sa route. Elle atteint l'ermitage, mais le loup l'y a devancée. Affu-
blé d'une longue barbe et d'une robe de moine, il reçoit le petit
Chaperon rouge. Heureusement il ne le mange pas. Le véritable
ermite arrive à temps et révèle à Rodolphe que Rose est sa nièce,
la fille de sa sœur Zélinde, abandonnée dès son enfance et recueil-
lie par des paysans. Ne pouvant l'épouser, Rodolphe la marie au
seigneur qu'elle a vu en rêve et qu'elle aimait sans connaître sa
haute naissance. Ne raillons pas : Molière lui-même a parfois des
dénoûmens aussi innocens.
La partition de Boïeldieu est plus riche que ce livret indigent.
Elle a moins vieilli. Quelques-unes de ses grâces sont encore aussi
fraîches qu'au premier jour. Depuis Grétry, depuis Nicolo même,
le style musical s'est affiné. Le irio du premier acte : Quil aérait
doux d'être à mon âge Conduite auprès de monseigneur ! est écrit
avec l'élégance et la pureté de Mozart. Gomme les vides se sont
comblés dans l'harmonie et dans l'orchestre ! Comme les ensembles
ont pris de l'ampleur ! Ils n'avaient pas, avant Boïeldieu, cette va-
riété d'incidens, cette animation musicale et scénique. Le finale du
premier acte du Petit Chaperon rouge prépare à la scène de la
vente dans la Dame blanche. Mais ce qui fait la haute valeur du
Petit Chaperon rouge, c'est le troisième acte. L'air de Rodolphe
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 677
attendant Rose et le duo suivant ont une largeur singulière. Nous
songions à l'air du loup en parlant de l'auteur du Frehchûtz. Si
par le contour mélodique il rappelle Mozart, par sa coupe hachée,
par la succession des mouvemens, même par certains détails d'or-
chestre, il est presque digne de Weber.
Le duo final est un chef-d'œuvre. Rose demande à l'ermite la fin
d'un récit commencé la veille. Mais bientôt elle s'étonne de ne pas
reconnaître la voix accoutumée. Et puis le bon père lui conte d'é-
tranges histoires. 11 lui prend la main, il a l'œil allumé : Ah !
jamais, bon ermite, ici. Vous ne prîtes ma main ainsi. Quelle rapi-
dité dans la progression, dans cette suite de récitatifs précipités !
Comme on sent redoubler chez les deux personnages l'inquiétude
et le désir jusqu'à l'explosion de la terreur et de l'amour presque
brutal, mais aussitôt retenu! La courte phrase de Rodolphe est
douce comme une caresse; mais elle n'arrête pas longtemps l'élan
de ce duo, qui reprend plus ardent et plus passionné. Jamais avant
Boïeldieu la musique n'avait eu cette puissance dramatique, qu'elle
retrouvera chez Herold, notamment dans le dernier duo de Zampa.
L'année 1825 est mémorable à jamais dans l'histoire de la mu-
sique française. L'apparition de la Dame blanche fut un événement
national. Jamais œuvre d'art n'excita de plus vifs transports. La
première soirée fut triomphale, Boïeldieu traîné sur la scène et
acclamé. A peine était-il rentré chez lui que le public s'amassa
devant ses fenêtres. L'orchestre, encore tout ému, vint lui donner
une sérénade. Amis, artistes, arrivèrent en si grand nombre, que
Rossini, logé au-dessous de Boïeldieu, dut ouvrir aussi son apparte-
ment. 11 le fit avec une grâce charmante, et le maître de la Dame
blanche embrassa en pleurant le maître du Barbier. Tous deux
s'aimaient d'ailleurs et vivaient dans l'intimité. Boïeldieu reportait
volontiers un peu de sa gloire sur Rossini ; mais celui-ci n'en accep-
tait pas l'hommage. « Jamais, disait-il, un Italien, fût-ce moi-même,
n'aurait écrit la scène de la vente. Nous aurions mis partout des
Félicita ! félicita ! rien de plus. » Et de fait Rossini eût traité sans
doute ce finale autrement que Boïeldieu. N'oublions pas cependant
(et au fond il ne l'oubliait pas lui-même) qu'il venait d'écrire le mer-
veilleux finale du Barbier. Ce n'est pas toutefois que ces deux
pages offrent une grande analogie. Elles valent par des mérites di-
vers : l'une par la puissance, par l'intensité mélodrque; l'autre, par
la légèreté et la variété des épisodes. Dans Rossini, tous les eUfets
sont condensés; ils sont dispersés dans Boïeldieu. Néanmoins, la
Dame blanche trahit un peu l'influence du Barbier. C'est à lui
qu'elle doit cette abondance de mélodies, celte profusion d'idées
qui fait sa gloire, d'autres aujourd'hui disent sa misère.
Hélas! le mot n'est pas trop dur. Les connaisseurs ne discutent
678 REVUE DES DEUX MONDES.
même plus cette œuvre qui fut tant aimée ; ils la suppriment. Ils
la laissent aux collégiens qui vont aux matinées avec leur grand'-
mère ; et si vous essayez de la défendre, surtout de la louer, ils
haussent les épaules. Ils fredonnent d'un ton goguenard: Ah!
quel plaisir d'être soldat! ou bien : Prenez garde ! prenez garde!
Et, pour quelques pages démodées, les voilà qui crient à la sénilité
d'une œuvre encore jeune comme l'aurore. Attendons à soixante ans
la musique dont ils nous écrasent aujourd'hui. Je m'étonnerais que
celle-là fût jamais populaire : elle n'a rien à craindre des orgues
de barbarie.
On rit de la pièce de Scribe comme de la partition de Boïeldieu,
et de toutes deux on devrait s'attendrir. Scribe n'inventa jamais
plus poétique aventure. On sait qu'il l'emprunta à Walter Scott, qui
florissait alors, et qu'on n'eût pas appelé, comme l'a fait depuis un
peu durement M. Taine : l'Homère de la bourgeoisie moderne.
L'Ecosse était à la mode avec sa mélancolie. Le romantisme nais-
sait, et la Dame blanche est le premier opéra comique qu'il ait com-
plètement inspiré. Romantisme aimable, éloigné de l'emphase et de
l'exagération. Weber sentait la raison dans la musique de Boïeldieu;
elle y est, en effet, comme généralement dans toute musique fran-
çaise. 11 est peu d'œuvres de l'époque romantique, soit en peinture
soit en poésie, qui se soient, autant que la Dame blanche, gardées
de l'excès. On a depuis abusé des manoirs en ruines, des orphe-
lines élevées par les châtelaines, des revenans de minuit, des cré-
neaux, des tourelles, de tout le décor féodal et de la friperie
moyen âge ! Mais le ton de la Dame blanche est si naturel, sa cou-
leur est si discrète, que rien en elle n'a passé. Le prestige du
romantisme est évanoui ; ses fantômes se sont envolés ; mais il en
reste un auquel nous croyons encore, et que nous aimons toujours,
c'est la dame blanche d'Avenel.
Ah ! la simple et bonne musique ! Comme elle se laisse appro-
cher ! Gomme elle se donne ! Comme elle est naïvement belle, et
belle pour tous , même pour les ignorans ! De qui l'écoute elle
n'exige ni travail ni peine ; elle laisse venir les petits enfans. Faites-
vous semblable à eux, et vous l'aimerez de nouveau, si par mal-
heur vous ne l'aimez plus. Dépouillez le vieil homme, l'homme de
science, l'homme de métier. Oubliez le côté technique de l'art ;
n'en recherchez que l'essence pure : elle est dans cette musique-là.
Oubliez les complications, les surcharges modernes, et ces maîtres
obscurs, assembleurs d'accords et d'harmonies, comme Jupiter
assembleur de nuages. La beauté n'est pas chez eux ; elle ne se
cache pas derrière leurs énigmes. Vous rappelez-vous, dans les
Caprices de Marianne, le poétique éloge de la vigne napolitaine :
« Le voyageur dévoré de soif peut se coucher sous ses rameaux
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. 679
verts; jamais elle ne l'a laissé languir; jamais elle ne lui a refusé
les douces larmes dont son cœur est plein. » Telle est la beauté vé-
ritable. Pas plus que les treilles du Pausilippe, étalant au soleil leurs
grappes dorées, elle ne connaît la honte ni la pudeur jalouse. Elle
rayonne pour tout le monde, et, par un privilège ineffable, tous les
hommages ne sauraient souiller son immortelle chasteté; elle de-
meure vierge après des siècles de baisers.
Que de cœurs elle a fait battre, cette vieille musique ! Que de
songes elle a fait flotter autour de nos quinze ans ! Quelle jeune fille
en s'endormant, n'a revu la tunique bleue de George Brown? Quel
adolescent n'a rêvé de la « gentille dame? » Par quels fantoches
veut-on vous remplacer, poétiques figures d'autrefois? Cette parti-
tion de la Dame blanche, nous la relisions il y a quelques semaines,
et nous en étions charmés comme jadis. Elle est presque parfaite.
Elle a la mélancolie et la gaîté, l'esprit et la poésie. « La Dame
blanche, de Boïeldieu, a dit un éminent critique d'outre-Rhin (1),
est encore aujourd'hui la fleur la plus délicate du génie musical
français; c'est la ro.se blanche de l'Opéra-Comique. »
Le parfum de la rose est dans chaque pétale de sa corolle. Au
premier acte, l'air d'entrée du ténor et la ballade ont vieilli, je l'ac-
corde ; mais comme l'inlroduction e.st bien traitée I Qu'elle est joyeuse
et qu'elle a de saveur rustique avec ses sonneries de cors et de cla-
rinettes 1 Dickson pai'aît à peine, et dès ses premières phrases on
sent la grâce aisée d'une langue nouvelle. Ce n'est pas le grand ré-
citatif allemand, encore moins \e parlando rapide des Italiens; c'est
une causerie animée et naturelle. Tout le premier acte est mené
avec cette souplesse de ton qui n'appartient qu'à nos maîtres fran-
çais, surtout à Boïeldieu et à Herold. Quel délicieux duetto que
celui de la peur ! Qu'il exprime spirituellement les grâces coquettes
delà petite fermière! Rien n'écliappe à Boïeldieu; son talent est
soigneux jusqu'à la minutie. De l'accorte Jenny et de la vieille Mar-
guerite il a fait, avec un duo et une romance, deux figures qui ne
s'oublient plus.
Le premier acte s'achève par un trio admirable de facture et dé-
licieux de sentiment. Le jeune officier va prendre la place de Dickson
au rendez- vous donné par la dame blanche. Le cœur lui bat un peu,
mais ce n'est pas de peur. Il pressent vaguement quelque douce
aventure : De ce billet si tendre. Je voudrai» bien voir l'auteur.
Il y a déjà là une pointe de galanterie. Ce sentiment s'accuse et
s'élève dans l'ensemble : J'arrive, /arrive en galant paladin.
George est tout à fait enhardi, exalté même. Il lance dans l'orage
(1) M. Hanslick, Das altère Répertoire der Opera-Comique (Musikalische Stationtn^,
i vol.; Hoffmann et Campe. Berlin, 1880.
680 REVUE DES DEUX MONDES.
une phrase d'une crânerie superbe, qui rappelle la phrase de Vasco
de Gama, défiant le conseil à la fin du premier acte de V Africaine.
George aussi jette un défi, mais un défi d'amour avec une nuance
très délicate qu'il faut saisir, différente de celle qui colore le défi
de Vasco devant le tribunal, de Zampa ou de don Juan devant la
statue. George Brovvn est sûr que l'être mystérieux qui l'attend n'a
rien de redoutable. Il sait que c'est un femme, une dame comme
on disait jadis, et il court k son appel en amoureux, en paladin.
Paladin ! Scribe a trouvé là un mot heureux et Boïeldieu l'a encore
ennobli et poétisé.
Il a raison de ne pas craindre, le galant officier. Tout dans la Dame
blanche est aimable, même le mystère, et le secret du vieux châ-
teau n'est pas un secret terrible. George peut rester seul et attendre.
Dans la salle que blanchit la lune par les grandes verrières, le hardi
cavalier sent pourtant au fond de son cœur l'émotion des veillées
inquiètes. La cavatine célèbre : Viem, gentille clame! est un poé-
tique appel aux charmes de la solitude et du silence. Tout se
tait; George veut rêver et rêver d'amour. Qu'ils apparaissent les fan-
tômes gracieux des nuits de la vingtième année !
Que de choses il peut y avoir dans une phrase de musique ! Que
de sentimens! Que de sensations même! Dans ce chant qui s'élève
si pur, il y a toute la poésie de la nuit, et cette vague tendresse
que nous mettent au cœur ses puissances mystérieuses. En frappant
à la porte du château, George, peut-être, ne croyait qu'à demi à la
dame d'Avenel. Il ne doute plus d'elle maintenant ; il va la voir, il
l'aime déjà, et quand elle apparaît, il ouvre presque les bras pour
la recevoir.
Remarquons encore ici la mesure et le goût : dans le duo de la
main, comme dans l'air qui précède, le sentiment reste dans la
demi- teinte. L'amour de George et d'Annagarde quelque chose de
mystérieux, d'un peu surnaturel. C'est une tendre sympathie, qui
ne va pas jusqu'à la passion ; la dame blanche ne lève pas son voile;
elle n'abandonne que sa main, « cette main si jolie. » Pourtant,
malgré cette réserve, comme il est dessiné, ce caractère d'Anna!
Que peu de chose suffit au génie ! Dès le trio avec Marguerite et Ga-
veston, la jeune fille nous était apparue, gracieuse et douce. Une
merveille encore, ce trio : C'est la cloche de la tourelle ! Chaque
phrase est une perle mélodique. Quelle couleur dans tout le second
acte, et quelle variété ! Nous avons dit avec quel entrain est menée
jusqu'au bout la scène de la vente, comme les incidens se pressent,
sans confusion et sans tapage. A ce finale du deuxième acte oppo-
sons le début, ces couplets de Marguerite, que Boïeldieu trouva,
selon la légende, en regardant filer sa vieille servante. Dans cette
romance murmurée tout bas il y a une détresse immense, l'incon-
UN SIÈCLE DE MUSIQUE FRANÇAISE. (381
solable regret de l'enfant disparu. Ici, les plus exquises nuances
sont comprises. La douleur de Marguerite n'est pas seulement ten-
dre, elle est respectueuse : une humble femme pleure le dernier
de ses maîtres au fond de leur vieux château. Elle le pleure en se-
cret et laisse déborder l'amertume de ses souvenirs.
Le souvenir ! on pourrait dire que Boïeldieu en a été ici b musi-
cien. La Dame blanche se termine par une scène admirable, qu'on
doit tout entière à Boïeldieu. Il donna lui-même à Scribe l'idée de
la situation. Il trouvait le troisième acte vide : les paysans saluaient
leur seigneur par quelques cris de joie, les toques volaient en l'air,
et rien de plus. Il fallut davantage au poétique génie de Boïeldieu.
Il voulut que Julien d'Avenel se retrouvât, se reconnût lui-même.
Il sentit que tout devait fêter l'enfant revenu, et que les choses
parfois ont leurs sourires comme leurs larmes. Aussi bien le sou-
rire est près des pleurs dans cette scène attendrissante. Julien
entre seul dans la grande galerie. Là se dressent les armures des
ancêtres ; là flottent les bannières héréditaires qui ne devaient plus
se déployer. Lentement passent les ménestrels, et les drapeaux
Irissonnent. Les paysans défilent et le chant de la tribu se déve-
loppe avec la gravité d'un psaume. Que ce chant soit ou non de
Boïeldieu, peu importe. Jamais hymne patriotique n'eut plus de
majesté. A chaque reprise de cette phrase si tendre et si recueillie,
la voix de la patrie pénètre plus avant dans le cœur du jeune homme.
Partout, dans les plis des oriflammes, dans l'air même de cette
salle où s'est tu longtemps le refrain de ses aïeux, partout les sou-
venirs s'éveillent et l'enveloppent. Souviens-toi! souviens-toi! lui
murmure la mélodie fidèle. Il l'écoute longtemps, il la ressaisit peu
à peu et l'achève enfin lui-même, mais timidement et tout bas,
comme s'il craignait d'en dissiper le prestige délicieux.
Cette scène est une des plus touchantes qui soient au théâtre.
Ainsi placée à la fin de l'opéra, elle laisse une impression de douce
mélancolie. N'est-ce pas d'ailleurs le sentiment qui domine toute
la Dame blanche? N'est-ce pas à la plus mélancolique de toutes ses
mélodies que Boïeldieu demanda comme un adieu suprême? On
conduisit le maître au cimetière avec la romance de Marguerite.
Les cuivres attendrirent leur voix pour gémir comme le rouet.
L'effet, dit-on, fut poignant. On pouvait chanter sur cette tombe :
Tournez, tournez, fuseaux légers! D'autres mains les ont fait tour-
ner depuis que celle-là s'est glacée, mais jamais avec une plainte
plus douce, jamais avec un murmure plus harmonieux.
Camille Bell aiguë.
UNE
BIOGRAPHIE ALLEMANDE
DE BEAUMARCHAIS
Un Autrichien, M. Antoine Bettelheim, très versé dans l'histoire de
notre littérature, vient de publier, dans un beau volume qui fait hon-
neur aux presses de Francfort, d'où il est sorti, une biographie de
Beaumarchais qu'on pourrait traiter de définitive, s'il y avait rien de
définitif en ce monde (1). Passionnément épris de son sujet, aucune
peine ne lui a coûté pour en éclairer les parties obscures. 11 a fouillé,
après bien d'autres, dans les archives de nos affaires étrangères et de
la Comédie-Française, dans celles d'Alcaia de Henares et de Vienne,
comme dans les cartons du British-Museum et dans les collections par-
ticulières ; rien n'a rebuté sa patience, et ses recherches n'ont point
été stériles. Pour approfondir quelques points douteux du procès
Goezman, il a consulté les actes du parlement de Paris; il a retracé
la curieuse histoire de la très fameuse édition de Kehl en dépouillant
le premier, à Garlsruhe, toutes les lettres échangées entre les édi-
teurs et le margrave Charles-Frédéric de Baden ou ses ministres. 11 a
emprunté à la biographie manuscrite de Beaumarchais, par Gudin,
plus d'un renseignement dont M. de Loménie n'avait point fait usage.
M. Bettelheim, si nous sommes bien informés, est juriste de profes-
sion, et il a du goût pour les enquêtes. Il y joint l'art de raconter, le
(1) Beaumarchais, eine Biographie von Anton Bettelheim. Frankfurt-am-Mein. Li«
terarische Anstalt, Rûtten et Lœning, 1886.
UNE BIOGRAPHIE DE BEAUMARCHAIS. 683
talent de la composition. Ce n'est pas un de ces trouvears qui s'en-
gouent de leurs découvertes jusqu'à sacriiier l'intérêt et les vieilles
vérités aux nouveautés douteuses, à la superstition de l'inédit. 11 sait
élaguer et choisir; il se défie des fatras de bagatelles, des détails
oiseux, de ce que Voltaire appelait la vermine qui ronge les grands
ouvrages. Le sien se recommande à notre attention, et nous ne dou-
tons pas qu'avant peu on ne le traduise en français.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'Allemagne s'est occupée de l'homme
étonnantqui nousa laissé dans ses J/émoires de vrais chefs-d'œuvre dans
le genre de l'éloquence endiablée et qui a enrichi notre théâtre de deux
admirables comédies d'un genre tout nouveau, créé par lui, et dont il a
emporté le secret. Goethe s'est senti jusqu'à la fin une sympathie indul-
gente et olympienne pour celui qu'il appelait « l'aventurier français. »
11 ne renia jamais la dette qu'il avait contractée envers lui; il lui devait
le sujet d'un de ses meilleurs drames bourgeois. Il y avait représenté
Beaumarchais tel que Beaumarchais s'était peint lui-même, et il s'était
donné ie plaisir de transformer Glavijo à sa propre ressemblance, de
lui prêter les traitset les sentimens d'un jeune poète francforiois, d'un
certain Jean-Wolfgang Goethe, lequel avait manqué de parole à la lille
d'un pasteur alsacien et se mettait en règle avec sa couscience en
habillant ses remords de vers exquis ou d'une prose souple et limpide.
Douze ans plus tard , un illustre compositeur allemand se chargeait
d'extraire du Mariage de Figaro tout ce qu'on y peut trouver de poésie
intime et romantique; il remplaçait les épigrammes et les équivoques
graveleuses par les unchantemeus d'une musique qui fond le cœur; il
ajoutait des clochettes d'or aux grelots toujours tintans de la marotte
de Figaro. On sait que Beaumarchais n'a jamais goûté Mozart ni sou
opéra, que son traducteur lui faisait l'elTet d'un traître. Nous savons
par M. Bettelheim qu'il a eu l'occasion d'entendre le Clavijo de Goethe
et qu'il en fit peu de cas: « Passant à Augsbourg, en Souaue, écrivait-il
à Marsollier, je me suis vu jouer une seconde fois, moi vivant, mais
joué sous mon nom, ce qui n'était, je crois, arrivé à nul autre. Mais
l'Allemand avait gâté l'anecdote de mon mémoire en la surchargeant
d'un combat et d'un enterrement, additions qui montraient plus de
vide de tête que de talent. »
Si Beaumarchais prétendait n'avoir eu à se louer ni de Mozart ni de
Goethe, que doit penser son ombre du volume que lui a consacre son
biographe viennois? M. Bettelheim admire autant que personne le
génie et la verve de Beaumarchais pamphlétaire ou dramaturge; mais
personne n'a déshabillé avec tant de cruauté l'homme qui fut tour à
tour l'idole et « l'horreur de tout Paris. » M. laine reprochait à M. de
Lomënie, il y a quelques années, « d'avoir laissé un peu dans l'ombre
le faiseur et le charlatan, le gamin et le polisson. » Sainte-Beuve, qui
684 REVUE DES DEUX MONDES,
se repentait de l'avoir comparé à Voltaire, en n'accordant à ce dernier
que l'avantage du goût, est revenu un jour sur son premier jugement
dans une de ces notes perfides où il se plaisait à reviser et à aiguiser
ses sentences : « Chez Beaumarchais, disait-il, il y aura toujours un
cabinet secret oii le public n'entrera pas. Au fond, il a pour dieux
Plutus et le dieu des jardins, ce dernier tenant une très grande place
jusqu'au dernier jour. » M. Bettelheim ne s'est point appesanti sur le
dieu des jardins, il a été fort discret sur les amours du père de Figaro
et sur les divertissemens de son âge mûr, 11 s'est contenté de rappeler
que Beaumarchais, vieillissant, avait sur sa table à écrire une pantoufle
d'or, qu'avant de se mettre au travail il la baisait dévotement pour
s'inspirer, que cette pantoufle avait été moulée sur une des mules de
M'"" Houret de La Marinaie, que plus tard on se brouilla, que cette
maîtresse infidèle se fit un méchant plaisir de divulguer l'histoire des
tibériades de son amant ; c'était son mot. Beaumarchais s'appliqua à
réfuter les accusations de M'"« Houret dans des lettres qui sont con-
servées au British- Muséum. M. Bettelheim a vu ces lettres, où les
arguties d'un incomparable avocat sont mêlées à des explications dont
le cynisme ordurier lui a fait peur. Il s'est refusé à en publier une
seule ligne; il a laissé dormir cette boue.
En revanche, personne avant lui n'avait si bien montré toute la place
que Plutus a toujours tenue dans la vie de Beaumarchais, quel culte
fervent il lui rendait, tout ce qu'il se permettait pour se gagner les
faveurs de ce dieu des mauvais conseils. — « Monsieur Morales, vous
cédez bien promptement aux difficultés, disait à l'un de ses complices
ce don Raphaël avec qui Gil Blas lia partie. Quand on a fait sou appren-
tissage sous de grands maîtres, on ne doit pas si facilement s'alarmer.
Pour moi, qui veux marcher sur les traces de ces héros, je me raidis
contre l'obstacle qui vous épouvante, et je me fais fort de le lever. »
A quoi Morales répondait : « Si vous en venez à bout, je vous mettrai
au-dessus de tous les grands hommes de Plutarque. » Beaumarchais
était souvent tenté de se comparer aux grands hommes de Plutarque,
et, comme don Raphaël, il ne négligeait pas les occasions (( d'exercer
son savoir-faire. » Quoiqu'il eût un goût naturel pour les grandes en-
treprises, pour les aventures épiques, il n'éprouvait aucune répu-
gnance déraisonnable pour les supercheries et les petites manœuvres
d'un simple chevalier d'industrie. Sa conscience était une bonne fille,
très facile ; on pouvait tout lui proposer, rien ne l'effarouchait.
A l'âge où s'éveillent les sens, Pierre-Augustin Caron était tourmenté
du désir de posséder une maîtresse comme il n'y en a point; il soupi-
rait après une femme idéale, rassemblant en sa divine personne tout
ce qu'il voyait de plus charmant dans ses sœurs, qu'il aimait beau-
coup. Il Ini donnait libéralement le regard vainqueur de M"'« Guilbert,
UNE BIOGRAPHIE DE BEAUMARCHAIS. 685
la taille fine de Lisette, la fraîcheur de teint de Fanchon, l'enjouement
de Bécasse-Julie, dont il a fait plus tard la Suzanne du Mariage, les
grâces nonchalantes de Tonton. Il renonça bien vite à son Iris en l'air;
il prit le parti de courir après toutes les femmes, sans leur demander
plus qu'elles ne pouvaient donner, et selon qu'elles s'appelaient Fan-
chette, Suzanne ou Rosine, il les aimait toutes également, mais d'un
amour particulier, approprié au sujet. S'il a varié dans les idées qu'il
se faisait de l'amour, il a toujours pensé avec une invariable constance
que, pour être quelqu'un, il faut être immensément riche. Beaumar-
chais n'est pas un homme de lettres qui a trop aimé l'argent; Beau-
marchais est un homme d'argent, de finance et de bourse, un grand
spéculateur, un industriel, qui s'est trouvé avoir un prodigieux talent
de pamphlétaire et d'écrivain et dont l'occasion a fait un tribun, dont
les circonstances ont fait un poète. Manans ou grands seigneurs, ses
ironies et ses sarcasmes n'ont épargné personne, à la réserve des
financiers, des fermiers-généraux, qu'il a toujours ménagés ; c'était le
seul respect qui lui restât. Il se croyait de leur famille, et il n'aurait
pu leur manquer sans se manquer à lui-môme.
De bonne heure, il s'était senli l'esprit des affaires, le génie du
calcul. Le jour où il rencontra Pâris-Duverney, ce soleil l'éblouit, et il
jura de devenir, lui aussi, l'un de ces astres de première grandeur qui
commandent tout un système de satellites et de planètes : Paris et fra-
tres et qui rapuere sub illis. Il faut lui rendre justice, il avait les grandes
ambitions. 11 voyait dans la richesse, non-seulement l'instrument du
bonheur et du plaisir, mais le seul moyen d'être une puissance dans
l'état. Jusfiu'à la fin, son rêve sera de se faufiler chez les grands, chez
les ministres, chez les rois, de leur donner des conseils qu'ils ne lui
demandent point, de leur soumettre des plans, de leur recommander
des réformes où Beaumarchais trouve son compte ; le fils de l'horloger
de la rue Saint-Denis aspire à gouverner les gouvernans. il a, selon les
cas, l'insolence, l'effronterie, la souplesse, et tous les moyens lui sont
bons pour arriver. Bergasse dira de lui : « Il sue le crime. » Bergasse
le calomnie, Beaumarchais n'est pas méchant, il ne tuera personne.
Mais il ne répugne pas aux basses manœuvres, ni même aux impostures ;
il s'entend à leur donner de belles couleurs, il mêle sans vergogne à
ses spéculations les intérêts de l'état et du genre humain, le patrio-
tisme et la philanthropie. Il aura jusqu'au bout l'art d'embellir les
vilaines affaires; il l'avait déjà quand il épousa M"*® Franquct et qu'il
se servit d'elle pour battre monnaie. S'agit-il de soutirer 900 livres à
des contrôleurs, il s'affuble d'une robe de prêtre, et ce prêtre, qu'il
baptise du nom de l'abbé Arpajon de Sainte-Foix, est un saint homme
très austère, qui fait la morale aux puissans et a que la charité anime
sur les intérêts d'une honnête femme. »
686 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est dans le voyage qu'il fit en Espagne, à l'âge de trente-deux ans,
que Beaumarchais, pour la première fois, se révèle à nous tout entier.
Grâce à M. Bettelheim, nous savons exactement ce qui l'attirait à Ma-
drid et l'emploi qu'il y fit de son temps. 11 emportait 200,000 francs
en lettres de change que lui avait remises Pâris-Duverney et qui de-
vaient lui servir à devenir millionnaire en un tour de main. L'Espagne,
qui avait dû échanger la Floride contre une partie de la Louisiane, ne
savait trop que faire de sa nouvelle acquisition ; il fallait de l'argent
pour coloniser et l'argent manquait, Beaumarchais s'était chargé de
fonder avec des capitaux français une compagnie de la Louisiane, et
nous voyons par les Instructions secrètes qu'il adressait à ses commet-
tans français et que possèdent les Archives de la Comédie-Française
de quelle façon il entendait procéder dans son entreprise. Il prenait
l'engagement d'approvisionner et de fortifier la Nouvelle-Orléans et
d'autres places, de les mettre à couvert de toute insulte, de les pro-
téger contre les convoitises anglaises. Son intention était de n'en rien
faire, car, disait-il, nous sommes des commerçans et non des minis-
tres et nous n'avons à nous occuper que du succès de notre compa-
gnie ; tout promettre et ne rien tenir, ajoutait-il, telle doit être notre
devise. Son vrai projet était d'accaparer le commerce des noirs dans
les colonies espagnoles et tout le commerce de contrebande, et, à cet
effet, il se proposait de fortifier un îlot situé à l'embouchure du Mis-
sissipi, pour y établir à l'abri de défenses solides des entrepôts et des
magasins. En un mot, il prétendait imposer au gouvernement espagnol
un marché de dupe en s'assurant tous les profits permis et en y ajou-
tant tous les profits illicites, sans prendre au sérieux aucune des charges
qu'il se donnait l'air d'accepter. Il savait avec quelle lenteur se fai-
saient les enquêtes à Madrid; il comptait que dix ans s'écouleraient
avant que les ministres avec qui il traitait eussent conçu le moindre
soupçon et découvert qu'on les bernait, que dans toute cette affaire,
« les vues générales » servaient de couverture à des intérêts privés.
A cette chimère il en joignait une autre plus magnifique encore et
plus grandiose, qu'il révélait avec une candeur d'effronterie sans pa-
reille dans un mémoire adressé au duc de Choiseul. Il représentait à
cet homme d'état que pour mettre l'Espagne dans la dépendance du
cabinet de Versailles, il fallait, par l'entremise du valet de chambre
Piny, tout-puissant sur son auguste maître, donner à Charles III une
maîtresse en titre, une Pompadour et il proposait pour cet oflice la belle
marquise de La Croix, nièce de l'évêque d'Orléans, laquelle au vu et
au su de tout Madrid était la maîtresse de Beaumarchais ; c'était le
seul point sur lequel il n'eût garde de s'expliquer avec le duc de Choi-
seul : « L'Espagne gouvernée par Charles III, dit à ce sujet M. Bettel-
heim, Charles III gouverné par Piny, le maître et le valet de chambre
UNE BIOGRAPHIE DE BEAUMARCHAIS. 687
gouvernés par la marquise de La Croix, qui serait elle-même à la dé-
votion de Beaumarchais, on doit avouer que ce plan dépassait de bien
loin les combinaisons les plus hardies qu'ait pu concevoir Figaro. » La
réponse du duc de Choiseul fut qu'il fallait exclure absolument ce per-
sonnage suspect de toute mission concernant l'Espagne.
— « Que les gens d'esprit sont bêtes ! » disait Suzanne, et Figaro répon-
dait : « On le dit. » — « C'est qu'on ne veut pas le croire ! » reprenait Su-
zanne. Comme Figaro, Beaumarchais a toujours pensé que la plus vul-
gaire intrigue est tout le secret de la politique ; il se refusait à comprendre
qu'il y a un certain degré de déconsidération qui est un obstacle aux en-
treprises, et qu'après tout, les grandes affaires ont leur pudeur. Cet
habile homme, qui ne se défiait pas assez des moyens grossiers, n'a
réussi que lorsqu'il avait à jouter contre des pieds plats ou contre de
vils coquins. Il était bien inspiré le jour où il demandait à Dieu de
lui donner des ennemis très sots et très ridicules : « Suprême Bonté,
donne-moi Marin!.. Donne-moi Bertrand!.. Donne-moi Baculard! »
Toutes les fois qu'il s'est trouvé en présence d'un homme d'esprit ou
de caractère, d'un Charles III ou d'un Choiseul, d'un Franklin ou d'un
Vergeunes, d'un Kaunitz, d'un Mirabeau ou même d'un Bergasse, il a
eu le chagrin de voir éventer ses mines et démonter ses batteries.
Heureusement pour lui, par une grâce d'état, si ses défaites lui cau-
saient quelque dépit, il n'eu a jamais senti la honte. Il quitta Madrid
plus pauvre qu'il n'y était venu, ne rapportant à Paris que le roman-
tique souvenir de quelques affaires d'amour ou d'honneur et de quel-
ques airs de guitare, qu'il saura mettre à profit eu composant son
Barbier, de telle sorte qu'il se trouve que, bien malgré lui, il n'a tra-
vaillé en Espagne que pour nous et pour nos plaisirs.
11 y a des aventuriers qui, à force de courir tous les chemins de
ce monde, finissent par y rencontrer un cas intéressant dont leurs
entrailles sont émues et qui, une fois dans leur vie, jouent le rôle de
paladin. La beauté de leur aventure leur ennoblit le cœur, ils mépri-
sent leurs commencemens, ils n'ont plus de goût que pour les grands
emplois. Ce ne fut point le cas de Beaumarchais; il était condamné à
ne changer jamais ; le fond de l'homme est toujours resté à travers
toutes les vicissitudes de sa destinée. Neuf ans après son retour d'Es-
pagne, quand ses démêlés avec le comte de La Blache et le conseiller
Goezman lui ont fourni l'occasion de se faire l'avocat des honnêtes
gens et le vengeur de la morale outragée, d'entreprendre la cause
commune, de transformer une misérable affaire de quinze louis en une
question de liberté publique et d'infliger au parlement Maupeou un.
de ces affronts qui tuent, quand il est en voie de gagner l'estime, de
s'acquérir le renom d'un grand citoyen et que les foules se pressent
sur son passage pour acclamer le Wilkes français, on le voit redes-
688 REVUE DES DEUX MONDES.
cendre en hâte du piédestal où l'avait hissé son bon génie. Sa fortune
n'est pas faite, il ne peut la faire que par les grands et les rois. 11
s'empresse de jeter aux orties sa toge de tribun, il entre au service
secret de la cour, il n'a pas de cesse que M'"^ Du Barry ne l'ait envoyé
à Londres s'aboucher avec un Théveneau de Morande et protéger,
Tcontre les insultes du Gazetier cuirassé, le précieux honneur de Chon-
chon. 11 a toujours réussi dans ce genre d'ambassades; Morande,
grassement payé, acquiesce, se rend et devient son allié, presque
son ami. Il ne faut pas mépriser l'amitié d'un Morande : tout peut
servir (1).
Ce beau succès l'a mis en goût. Hélas ! Louis XV vient de mourir
sans avoir pu lui témoigner sa gratitude. Il ne se décourage pas; il
attend à peine que Louis XVI se soit assis sur son trône pour lui arra-
cher un mot qui l'autorise à repartir en mission secrète. Il retourne
en Angleterre négocier la suppression d'un libelle contre Marie-Antoi-
nette, intitulé : Avis à la branche espagnole. 11 est muni d'un passe-
port au nom de Ronac, d'une lettre de crédit de 500 guinées et d'un
certificat du roi qui lui donne ses pleins pouvoirs. Il est assez heureux
pour dépister l'auteur de VAvis, un certain Angelucci, qui s'appelait
aussi Atkinson, et qui se déclare prêt à détruire les i+,000 exemplaires
de son pamphlet moyennant un honoraire de 1,200 guinées. On dis-
cute, on chipote; enfin le marché est conclu, un contrat en forme est
signé. Mais Atkinson est un fourbe; il a détourné des exemplaires et
s'est enfui. Beaumarchais-Ronac court après son voleur, traverse toute
l'Allemagne à sa poursuite.
En passant près du bois de Neustadt, il aperçoit un cavalier qui
ressemble à son homme, 11 descend précipitamment de sa chaise, le
rejoint, le désarçonne, lui met le pistolet sur la gorge, en lui criant :
« Misérable, ton dernier jour est venu, tu vas expier tes infamies. »
[1 le contraint à ouvrir sa valise et son portemanteau, il y trouve les
exemplaires dérobés, il s'en saisit, mais Atkinson a la vie sauve: Ronac
est généreux. Comme il regagnait sa chaise, survient un malandrin,
puis un second, puis un troisième. A force de vaillance et de sang-froid,
il a raison de tout le monde, il en est quitte pour deux blessures sans
gravité. Après quoi, ses papiers en poche, il arrive à Vienne, il obtient
une audience de Marie-Thérèse, il lui conte ses exploits, ses brigands
et ses blessures, il l'intéresse, il l'émeut et la quitte la tête haute, heu-
reux et triomphant. Cette fois, sa fortune est faite. A Madrid, comme le
remarque M. Bettelheim, il avait fondé ses espérances sur les grâces
d'une belle pécheresse ; à Vienne, il attend tout de la reconnaissance
(1) Théveneaude Morande, étude sur le xviii* siècle, par Paul Robiquet. Paris, 1882;
Quantin.
UNE BIOGRAPHIE DE BEAUMARCHAIS. 689
d'une mère, prompte à s'alarmer pour sa fille. Marie-Thérèse pourra-
t-elle rien refuser au preux chevalier qui a tout souffert et tout osé pour
sauver l'honneur de Marie-Antoinette ? 11 se voit déjà son homme de
confiance, jouant le rôle d'un grand courtier diplomatique et malhon-
nête entre la reine de Hongrie et le cabinet de Versailles. 11 est tiré
de son rêve par l'apparition soudaine de deux officiers, l'épée nue, et
de huit grenadiers, suivis d'un secrétaire qui lui annonce que M. de
Ronac est aux arrêts.
Il avait compté sans Kaunitz. Ce n'est pas tout d'être Scapin, il faut
avoir affaire à Géronte, et Kaunitz n'était pas facile à tromper. Cer-
tains détails dont l'avait informé son auguste souveraine le mirent en
défiance. Il fut confirmé dans ses soupçons par l'enquête qu'il ordonna,
par les dépositions d'un postillon qui avait vu son voyageur mettre
pied à terre pour aller satisfaire un besoin naturel dans le bois de
Neustadt, après avoir glissé un rasoir dans sa poche. La lutte corps à
corps avec un cavalier, pure fiction, conte en l'air ! Les trois malan-
drins, chimères et fantômes ! Les deux glorieuses blessures, Beaumar-
chais se les était faites adroitement avec son rasoir, à la seule fin de
se rendre intéressant et en s'appliquant à combiner le souci des vrai-
semblances avec tous les égards qu'il devait à sa personne. Au surplus,
Atkinson n'avait jamais existé que dans sa plantureuse imagination ;
nul ne l'a jamais vu, nul ne l'a connu. Après lui avoir repris les exem-
plaires frauduleusement détournés, Beaumarchais l'a laissé courir; il
court encore, il courra toujours. Rien n'est plus commode dans certains
cas que de traiter avec un homme qui n'existe point; on est à l'abri
de ses réclamations comme de ses démentis. A la vérité, le contrat
n'était pas une chimère, il était muni de deux signatures ; M. de Ronac
l'avait signé deux fois. Sur un seul point, Kaunitz s'était trop hasardé.
Après lui, M. d'Arncth n'a pas craint d'imputer à Beaumarchais l'Avis
à la brandie espagnole, l'accusant d'avoir fabriqué lui-môme le libelle
dont il négociait, bourse en main, le rachat et la suppression. M. Bet-
telheim est plus circonspect, il a des doutes et ses raisons nous sem-
blent bonnes. Mais, comme M. d'Arneth et comme le prince de Kaunitz,
il est fermement convaincu qu'il n'y eut jamais d'Angelucci ni d'At-
kinson. Il a vu à Vienne des brouillons du fameux contrat et des pa-
piers où Beaumarchais s'essayait à contrefaire péniblement toutes les
lettres d'une signature anglaise. Le fils de l'horloger était un homme
de conseil et de main ; mais ce jour-là, il eut plus de main que de con-
seil, puisque le dupeur n'a dupé personne.
On aurait pu croire que cette fois, il demeurerait enseveli sous sa
honte, qu'il ne lui restait plus qu'à se cacher dans un trou. Heureu-
sement il vivait dans un siècle où la morale publique était fort indul-
gent aux Scapins. Versailles intercéda pour lui, Sartine plaida sa cause.
TOME Lxxiii. — 1886. 4i
690 REVUE DES DEUX MONDES.
Le drôle, comme l'appelait Kaunitz, fut bientôt relâché ; on poussa la
délicatesse jusqu'à lui offrir mille ducats à titre de consolation ; il
commença par les refuser avec éclat et avec cette arrogance qui lui
tenait lieu de fierté; il finit par les empocher. Plus tard, il obtint que
Marie-Thérèse les reprît et lui envoyât en échange une bague de dia-
mans, dont il aimait à se parer dans les grandes circonstances.
Tout allait bien pour lui ; à son retour en France, il trouva dans Mau-
repas tout- puissant un protecteur tel qu'il pouvait le rêver, préférant
un bon mot à une bonne action et persuadé que le premier devoir d'un
bon serviteur est d'être sans vergogne et sans scrupule. Beaumarchais
touche au but; après tant d'inutiles labeurs, il recueillera désormais
le prix de ses peines. La vendange est ouverte, il voit commencer les
plus belles années de sa vie, qui se termineront par le bruyant
triomphe du Mariage de Figaro. 11 a ses entrées dans tous les minis-
tères, il a la clé de toutes les portes; on le reçoit, on le recherche, on
l'écoute, on le consulte, et bientôt la guerre de l'Indépendance lui four-
nira l'occasion après laquelle il soupirait, que deux fois il avait man-
quée. Sous le couvert d'une grande cause nationale dont il est le cham-
pion le plus résolu et le plus éloquent, il trouvera le moyen d'enrichir
enQn Beaumarchais. Ce redresseur de torts, cet humanitaire jette le
gant aux Anglais, il défend contre eux le droit sacré des opprimés, qui
lui est plus cher que son bien, et en même temps M. de Ronac se
change comme par un coup de baguette en un certain Rodrigue Horta-
lez et C'% qui commandité par la France et par l'Espagne, puisant
dans les caisses de deux gouvernemens, entreprend d'approvisionner
d'armes, de tentes, de vivres et de munitions de guerre les Américains
révoltés. 11 parcourt louo la France en quête de capitalistes et d'arma-
teurs, il cherche partout des alliés ou des complices pour venir en aide
à son négoce philanthropique. La fièvre le travaille et son industrie
fait des miracles; il va, il vient, il se démène, il se multiplie; il a la
tête toujours fumante et des bottes de sept lieues.
Il n'éprouva qu'un chagrin au cours de son entreprise. Quand Fran-
khn arriva à Paris, Rodrigue Hortalez lui fit vainement la cour, sans
réussir à désarmer les méfiances de l'avisé bonhomme ni à dégourdir
ses glaces, et bientôt Vergennes, tout à fait édifié sur son compte,
se fit un devoir de reconduire ; une fois fermée, la porte ne se rouvrit
plus. Ses affaires ne laissaient pas de prospérer. Un bâtiment de
guerre, le Fier Rodrigue, qu'il avait armé pour protéger ses transports,
prit part au glorieux combat de la Grenade et à la victoire de d'Estaing.
Le Fier Rodrigue fut percé de quatre-vingts boulets, son capitaine
mourut au lit d'honneur et procura à Beaumarchais la gloire de s'être
fait tuer par procuration pour la cause des peuples. Son exploit lui
valut 400,000 livres, et peu après il encaissa près de 2 millions à titre
UNE BIOGRAPHIE DE BEAUMARCHAIS. 691
d'indemnité. Toutefois il n'était pas toujours sur des roses. Mirabeau
le prendra à partie, et après l'avoir traité de charlatan, de baladin, de
proxénète, lui reprochera d'avoir armé pour l'Amérique « trente vais-
seaux chargés de fournitures avariées, de munitions éventées, de vieux
fusils que l'on revend pour neufs, le tout pour la gloire de contribuer
à rendre libre un des mondes et nullement pour les retours de cette
expédition désintéressée. » 11 est rictie, il peut désormais mépriser les
outrages. Cependant, pour se couvrir, il a créé la Société typogra-
phique, laquelle publie à Kehl une édition complète des œuvres de Vol-
taire. Gomme le remarque M. Bettelheim, il s'est lancé dans cette dis-
pendieuse entreprise moins en vue des bénélices qu'il se flattait d'en
retirer et qu'il n'en retira point que pour donner le change au public
sur les origines suspectes de sa fortune. A ceux qui l'accusaient de
s'être laissé enrichir par Rodrigue Hortalez, il répondait avec assurance
que c'étaient la typographie et Voltaire qui avaient rempli ses caisses.
Quoi qu'il pût dire, il a toujours cru qu'on le crojait.
Cet homme heureux, cet homme arrivé n'a pas joui longtemps de
son bonheur. Au goût de l'intrigue, à l'amour du bruit, il joignait la
fureur du faste. Il se lit construire en face de la Bastille une somp-
tueuse demeure,-qui surpassait toutes les bâtisses de l'àris-Duverney.
Il y rassembla mille objets d'art, sans parler d'une table à écrire qui
lui avait coûté 30,000 francs. Son jardin était orné de bosquets, de
devises, de sentences, et on y voyait le buste de toutes les femmes
qu'il avait aimées. La révolution ne tardera pas à le troubler dans son
opulent repos, et elle sera sans pitié pour les magnificences dont se
repaissaient ses yeux. Il se prendra à regretter ce vieux régime qu'il
ja si cruellement persiflé, cette molle et aimable pourriture où pous-
saient en une nuit des champignons de fortune. A plusieurs reprises,
sa maison est envahie par des hordes sauvages; il reçoit, selon sa
propre expression, « la visite de /jO,000 hommes du peuple souverain;
il est vingt fois sur le point d'être incendié, lanterné, massacré; il su-
bit eu quatre années quatorze accusations plus absurdes qu'atroces,
plus atroces qu'absurdes ; il est traîné deux fois dans les prisons, sans
avoir commis d'autre crime que celui d'avoir un joli jardin. »
11 connaîtra les amertumes de l'exil et, en rentrant à Paris, il y trou-
vera sa fortune aux trois quarts détruite. Mais tandis que tout change
autour de lui, hommes et choses, il sera toujours le même, et jusqu'à
la lin, on le verra se berçant d'illusions, méditant des entreprises,
brassant des projets, se piquant de régenter des tribuns et des sans-
culottes comme il régentait Maurepas, les accablant de ses pétitions,
de ses conseils, de ses remontrances, se plaisant au côté théâtral de la
révolution et essayant d'y collaborer, mais s'abusant sur le fond tra-
gique des choses, incapable de juger les temps nouveaux qu'il se van-
692 REVUE DES DEUX MONDES.
tait d'avoir annoncés et préparés, protestant contre le silence qui se fait
autour de son nom, ne pouvant comprendre que la révolution n'eût
pas besoin de Beaumarchais pour conduire ses affaires, qu'avant de
monter les pièces à grand spectacle dont elle régalait les peuples et
les rois, elle ne priât pas l'auteur de Tarare de lui en dire son avis et
d'en régler l'appareil. Un instant, il mit son espérance dans Bonaparte,
il composa en son honneur des vers qui furent mal accueillis. S'il
avait vécu assez longtemps pour le voir premier consul, il aurait tout
fait pour s'insinuer dans ses bonnes grâces, sans se douter que celui
qui s'appliquait à restaurer le respect en France ne pouvait éprouver
qu'une glaciale antipathie pour l'homme en qui le respect avait trouvé
l'un de ses plus dangereux ennemis.
Beaumarchais nous apparaît dans les dernières années de sa vie,
entre 1790 et 1799, comme un vieux radoteur, comme un bonhomme
un peu ridicule, qui depuis longtemps est au bout de son rôle et qui,
s'obstinant à remonter sur les planches, se fait reconduire dans la
coulisse à grands coups de sifflet. Quel contraste avec ses belles an-
nées, avec l'auteur des Mémoires et du Barbier, avec le Beaumarchais vif,
ardent, impétueux, dont Paris pouvait dire : « D'en parler seulement,
il exhale un tel feu qu'il m'a presque enfiévré de sa passion, moi qui
n'y ai que voir ! » M. Bettelheim, qui a raconté sa vie mieux que per-
sonne, est trop succinct dans le jugement qu'il en porte; il y a, dans
les écrivains d'un très grand talent, quelque chose de complexe qui
échappe aux définitions sommaires. Le xvin'^ siècle, si riche en aven-
turiers, n'en a produit aucun qu'on puisse comparer à Beaumarchais.
Il était le plus envahissant, le plus prenant des hommes dans tous
les sens du mot; il possédait à un degré peu commun le don de s'im-
poser, Marie-Thérèse faillit succomber à sa séduction. Kaunitz le trai-
tait de drôle; mais il appartenait à la dangereuse famille des drôles
sympathiques, qui exercent un charme secret et fatal auquel le mé-
pris même ne résiste pas. Son ami le plus fidèle, le puritain Gudin,
disait de lui : « 11 fut aimé avec passion de ses maîtresses et de ses trois
femmes. » Il avait le grand naturel, la flamme du regard et les empor-
temens de la parole, une force de courage et d'espérance qui domptait
le malheur, la contagion du rire, une abondante gaîté, qu'il répandit
à pleines mains dans ses écrits et qui, aujourd'hui encore, plaide sa
cause auprès de nous.
Il n'a jamais été méchant que dans les cas de défensive désespé-
rée ; d'habitude il était serviable, officieux, il aimait à obhger ses
cliens, il a rarement trompé leur confiance. Il a été bon pour les siens,
il a connu les affections de famille ; son bonheur tenait table ouverte
et invitait les passans à ses festins. Il a toujours pensé que la perfec-
tion de la nature humaine était représentée par le financier sensible,
DNE BIOGRAPHIE DE BEAUMARCHAIS. 693
qui a le don des larmes. Il savait pleurer, il savait donner. « Géné-
reux comme un voleur ! » disait Figaro. — Mais il y a des voleurs fort
durs à la desserre, et Beaumarchais donnait sans compter.
Il faut considérer aussi qu'il y avait de la candeur dans ses vices ;
c'était un cynique inconscient, qui, vivantdans un monde très corrompu,
en appliquait les maximes, sans avoir jamais acquis le discernement
très net de l'honnête et du malhonnête. «II manquera toujours à la mé-
moire de Beaumarchais, a dit Jules Sandeau, cette fleur d'estime, que ne
remplacent ni la renommée, ni la popularité, ni la gloire, et qui s'ap-
pelle tout simplement la considération. » 11 le sentait lui-même; mais
incapable de se juger, il s'étonnait de son discrédit, car en se compa-
rant aux plats coquins qui l'entouraient, il devait croire à sa vertu.
Aussi déclarait-il dans ses vieux jours que tous ses ennemis, qui
affectaient de le mépriser, étaient des jaloux et des ehvieux : les mu-
siciens le délestaient parce qu'il savait la musique, les poètes parce
qu'il faisait des vers, les commerçans parce qu'il avait le génie du
commerce, les avocats parce qu'il les surpassait en éloquence comme
dans la science des affaires, les diplomates parce qu'ils ne pouvaient
lui pardonner son incomparable habileté. Jamais il ne lui vint l'idée
de se blâmer, de trouver rien à reprendre dans sa vie, ni de croire
[que ses tibériades pussent porter la moindre atteinte à sa dignité de
)ère de famille. Les inconsciens se llattent de tout concilier.
M. Bettelheim assure que Beaumarchais ne fut jamais de bonne
(foi, que les causes qu'il a plaidées avec le plus de chaleur et
de véhémence lui étaient fort indifférentes, qu'il ne songeait qu'à
s'accommoder au goût du public, qi'il fut toute sa vie un grand co-
médien. Un pourrait lui répondre que Beaumarchais a atteint, par
intervalles, à la véritable éloquence, et qu'il y a toujours dans l'élo-
quence un peu de bonne foi. M. Bettelheim n'a pas assez tenu compte
de sa puissante imagination. Elle lui représentait si vivement les effets
que peut produire une conviction sincère qu'il croyait les ressentir; il
s(! grisait de son rôle, et il avait au moins la sincérité des nerfs.
<( Quand la têie se monte, disait le comte Almaviva, l'imagination la
mieux réglée devient folle comme un rêve. » En racontant à Gudin
son aventure d'Allemagne et sa lutte avec les trois brigands, Beau-
marchais lui écrivait : « Je me suis bien étudié tout le temps qu'a duré
l'acte tragique du bois de Neustadt. A l'arrivée du premier brigand,
j'ai senti mon cœur battre avec force. Sitôt que j'ai eu mis le premier
sapin devant moi, il m'a pris comme un mouvement de joie, de gaîté
même, de voir la mine embarrassée de mon voleur. Au second sapin
que j'ai tourné, me voyant presque dans ma route, je me suis trouvé
si insolent que si j'avais eu une troisième main, je lui aurais montré
ma bourse comme le prix de sa valeur, s'il était assez osé pour la venir
694 REVUE DES DEUX MONDES.
chercher... » Il a vu la scène, il l'a sentie ; pendant plus d'une heure,
il a cru aux bandits du bois de Neustadt, et pendant plus d'un jour, il
s'était persuadé que la morale publique l'avait choisi pour son vengeur,
que Beaumarchais, le justicier, avait toutes les qualités requises pour
flétrir les hontes du parlement Maupeou.
Que bénie soit son imagination, puisqu'il s'en est servi pour com-
poser deux immortels chefs-d'œuvre, deux merveilles de grâce et d'in-
génieuse folie, où il a résumé son existence très agitée, la France et
l'Espagne, ses déboires, ses traverses, ses amours, ses rancunes et la phi-
losophie que lui avaient enseignée tour à tour ses prospérités et ses dis-
grâces 1 M. Bettelheim croit pouvoir allirmer qu'il a emprunté à Panard
le sujet et l'intrigue du Barbier de Séville, et qu'il a trouvé Chérubin dans
un des Contes moraux de Marmontel ; mais l'habile critique a bien su
reconnaître que* le Barbier et le Mariage sont des créations profondé-
ment personnelles, que l'homme qui a fait ces deux pièces s'y est mis
tout entier. Il a donné à son Figaro sa belle humeur, sa largeur de
conscience, sa fureur d'intriguer, son effronterie, et il l'a condamné à
mourir comme lui dans son péché et dans la peau d'un fier insolent.
Gomme Beaumarchais, Figaro estime que l'or est le nerf de l'intrigue,
qu'où il n'y a pas de profit, il faut au moins du plaisir, que personne
ne sait si le monde durera encore trois semaines, et il poursuit son
aventure, accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre et partout
supérieur aux événemens, aidant à la bonne fortune, supportant la
mauvaise, se servant de son rasoir pour faire la barbe aux sots et de
sa guitare pour en jouer un air au nez de la destinée. Gomme Pierre-
Augustin Garon, il se détache quelquefois de lui-même, non pour se
juger, mais pour philosopher gaîment sur la vie et ses vanités : « Forcé
de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sor-
tirai sans le vouloir, je l'ai semée d'autant de fleurs que ma gaîté me
l'a permis; encore je dis ma gaîté sans savoir si elle est plus à moi
que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe, assemblage
informe de parties inconnues... Maître ici, valet là, ambitieux par va-
nité, laborieux par nécessité, orateur selon le danger, poète par dé-
lassement, musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j'ai
tout vu, j'ai tout usé. »
Haussez de quelques crans la condition de Figaro, étendez le cercle
de ses idées, donnez-lui, avec les notions qui lui manquent, plus
d'étoffe et un peu de ce génie naturel que produisent la puissance du
tempérament, la surabondance de la vie et l'inquiétude perpétuelle
d'un sang qui bout, Figaro sera Beaumarchais.
G. Valbert,
REVUE LITTÉRAIRE
PUBLICATIONS RECENTES SUR LE XVII" SIÈCLE.
I. Henriette- Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans, par M. le comte de Bâillon. Paris,
1886; Perrin. — il. Louis XIV et la Compagnie des Indes orientales, par .M. Louis
Pauliat. Paris, 1886; Calmann Lûvy. — lU. Ij)uise de Kéroualle, duchesse de Ports-
mouth, par M. H. Forneron, Paris, 1886; Pion.
On a beaucoup écrit, l'an dernier, sur le dix-septième siècle, pres-
que autant qu'il y a deux ans sur l'histoire de la révolution, comme s'il
fallait à tous ces grands sujets un peu de temps pour se renouveler,
— eux, et surtout l'intérêt que le public y prend. Ayant saisi l'occasion,
quand elle s'est présentée, de parler ici même de ceux de ces travaux
qui regardaient plus particulièrement l'histoire littéraire, c'est de
ceux qui touchent l'histoire générale que nous voudrions dire aujour-
d'hui quelques mots, ou plutôt de trois d'entre eux, qui tournent au-
tour de la même question. Dans le livre de M. de Bâillon : Henriette-
Anne d' Amjleteire, duchesse d'Orléans, comme dans celui de M. Louis
Pauliat : Louis XIV et la Compagnie des Indes orientales^ comme enfin
dans celui de M. Forneron : Louise de Kéroualle, duchesse de Porls-
mouth, il s'agit de l'alliance anglaise au xvu" siècle et des causes
de la guerre de Hollande. Indépendamment de ce qu'ils contiennent de
neuf sur ce grave sujet, ces trois livres, d'ailleurs, très inégaux de
mérite, sont également riches de documens et même d'anecdotes. Nos
696 REVUE DES DEUX MONDES.
archives, comme toujours, en ont fourni la meilleure part, et, dans
ces archives, la correspondance de nos ambassadeurs. La réalité de
l'histoire a quelquefois de ces surprises. « Quand on songe à la cour
du grand roi, disait un spirituel historien, il vient des idées de pompe
et d'étiquette majestueuse. Tout au contraire, on n'y trouvait rien
d'élégant qui ne fût leste ; » et pareillement, il faut avouer que les
Courtin et les Grémonville ont traité les plus grandes affaires avec
une désinvolture qui n'eut d'égale que leur habileté.
En écrivant jadis une excellente biographie d'Henriette-Marie de
France, reine d'Angleterre, M. de Bâillon s'était promis de nous racon-
ter quelque jour, pour achever celle de la mère, l'histoire de la fille :
Henriette-Anne d'Angleterre, duchesse d'Orléans. Après ce que tant
d'autres en ont dit avant lui, il semblait à M, de Bâillon qu'il y avait
quelque chose encore à dire de u cette jolie, gracieuse et intelligente »
Madame, comme l'a quelque part appelée Macaulay; et la preuve qu'il
ne se trompait point, c'est que lui-même, en quatre cents pages, n'en
aura pas encore tout dit. J'aurais voulu d'abord qu'il soumît à une cri-
tique plus sévère les documens qui servent à écrire l'histoire de Ma-
dame, et particulièrement celui dont on fait la règle et le juge des
autres : Vllistoire d'Henriette d'AngUterre, par M"'" de La Fayette. Ce
petit livre est-il bien de M'"* de La Fayette? C'est une première ques-
tion que je propose aux érudits. Elle est nouvelle ; mais tant de Mè-
moires, dans l'ample collection que nous en possédons, ne sont pas de
l'auteur à qui l'on les donne ! Il y avait plus de vingt-cinq ans que
M""* de La Fayette était morte lorsque parut en Hollande VHistoire de
Madame Henriette; et de qui le libraire tenait-il le manuscrit? En ad-
mettant d'ailleurs que le livre soit bien de M™* de La Fayette, quelles
preuves avons-nous que Madame elle-même l'ait effectivement presque
dicté? L'auteur le dit, je le sais bien, mais de récentes publications
nous ont appris à nous défier de M"* de La Fayette, à la voir tout au
moins sous un aspect un peu différent de l'ancien. Dans cette Histoire
qui nous viendrait d'elle, Madame tiendrait trop souvent un étrange
langage, et, si vraiment il était authentique, les mémoires ou les pam-
phlets du temps n'auraient rien dit de plus fort contre elle qu'elle-
même.
Un autre point sur lequel on aimerait qu'un historien de Madame
eût insisté, c'est l'influence qu'elle exerça sur la direction du goût et
de l'esprit français au xvu« siècle. M. de Bâillon nous rappelle que
Molière dédia son École des femmes à Madame, Racine, son Andromaque,
et nous dit quelques mots, en passant, de l'histoire des deux Bérénice.
C'est Fontenelle, je crois, qui le premier, dans sa Vie de Corneille, a
conté comment Madame se plut à mettre sur ce sujet galant les deux
poètes aux prises: l'autorité paraît-elle suffisante? Ni Corneille, qui était
REVUE LITTÉRAIRE. 697
bavard, ni Racine, qui avait un sentiment délicat de toutes les conve-
nances, n'ont rien dit ni paru rien connaître de l'histoire où Ton les
mêle. Faut-il y croire ? N'y faut-il pas croire? Mais il faudrait l'examiner.
Laissant de côté ce tout petit problème, j'aurais souhaité du moins que
M. de Bâillon développât une juste indication de Voltaire et de Sainte-
Beuve. « Dans toutes les cours, dit ce dernier, qui avaient précédé de
peu celle de Madame : à Chantilly, à l'hôtel Rambouillet et alentour,
il y avait un mélange d'un goût déjà ancien et qui allait devenir
suranné. Avec Madame commence proprement le goût moderne de
Louis XIV; elle contribua à le fixer dans sa pureté. » Voilà qui méritait
qu'on le commentât, qu'on l'interprétât, qu'on le suivît plus loin.
Madame était extrêmement naturelle, avec une entière absence d'ap-
prêt, ou même un air de négUgence, et elle fit le goût de la cour, qui
régla celui du siècle. Les amoureux de Racine sont des Guiche ou des
Louis XIV; il y a quelques traits de Madame dans les- Henriette, les
Éliante, les Elmire de Molière; Boileau lui-même, à cette école, raffina
son goût d'abord un peu gaulois et même un peu bourgeois. Les sa-
lons, après ravoir tiré de la grossièreté du xvi® siècle, eussent gâté
l'esprit français; la cour le sauva des salons, et dans la cour, celle qui
dix ans y fut ou y parut être l'arbitre des plaisirs, des fêtes et des
élégances.
fc^nfin, le caractère lui-même de Madame ne paraît pas assez nette-
ment indiqué dans le livre de M. de Bâillon. Coquette, elle le fut sans
doute, et sa coquetterie faillit un jour la mener loin, quand elle en
essaya l'effet sur Louis XIV ; mais elle fut surtout ambitieuse. «< Les
mouvemens de son cœur, dit M™ de Motteville, portaient cette prin-
cesse à suivre âprement tout ce qui ne lui paraissait pas criminel et
tout à fait contraire à son devoir. » Aprement! La bonne dame en sa-
vait quelque chose par sa propre expérience, ayant été chargée par la
reine mère de morigéner doucement l'imprudente Henriette ; mais le
mot est juste, et d'autres témoignages, comme celui de La Fare, en
confirment la justesse. Il y avait je ne sais quoi d'impérieux sous
l'affabilité de Madame, et dans ses airs d'étourderie, dans son désir
de plaire, un goût très vif de domination. Elle était douce aux doux,
et bonne à qui ne la contrariait point. C'est ce qui éclate assez dans
l'acharnement qu'elle mit à perdre La Vallière, parce qu'elle craignait
que La Vallière, après le cœur, ne s'emparât de l'esprit et peut-être de
la politique du roi. N'était-ce pas une maîtresse aussi, la comtesse de
Gastelmaine, depuis duchesse de Cleveland, qui menait alors la cour et
les résolutions de Charles H , roi d'Angleterre? Si l'on avait mieux lu
dans les vrais desseins de Madame, on eût peut-être moins insisté sur
le roman de ses amours. Ses galanteries les plus compromettantes
ne lui sont guère qu'un moyen d'intrigue; au travers de tant de com-
plications où elle se jette comme à plaisir, elle vise obstinément un
698 REVUE DES DEUX MONDES.
but; il s'agit pour elle de jouer un rôle politique; et les imprudences
de sa coquetterie s'expliquent et s'excusent par l'ardeur et la vivacité
de sa jeune ambition.
Il eût convenu d'autant plus à M. de Bâillon de le dire et de le faire
bien voir que l'objet qu'il s'est surtout proposé dans ce livre, c'est
de mettre en lumière le rôle considérable et assez mal connu que
Madame a joué dans la politique des premières années du règne. Car
on savait bien que Madame avait eu part aux délicates négociations
d'où sortit enfin le traité de Douvres, mais, pour imiter sans doute la
réserve de Bossuet, et ne pas s'entendre accuser « d'arranger sui-
vant leurs idées les conseils des rois, » les historiens n'avaient étudié
de très près ni ces conseils eux-mêmes, ni ces négociations, ni l'in-
fluence de Madame. M. de Bâillon, pour le faire, s'est aidé de la corres-
pondance même de Madame et de Charles II, conservée partie aux
Affaires Étrangères, partie au Record Office, et dont on n'avait jusqu'à
lui publié que peu et d'assez courts extraits. Nous y voyons Madame,
usant de l'affection que lui porte son frère, s'ingérer doucement dans
les affaires, s'essayer, dès son mariage, au rôle d'intermédiaire entre
la France et l'Angleterre , par-dessus les ambassadeurs, qu'elle gêne
d'autant plus qu'à peine soupçonnent-ils son influence occulte ; traiter
des questions importantes, comme celle du salut que la marine bri-
tannique exige des autres pavillons; et enfin obtenir, vers la fin de
l'année 1662, une lettre qui vraiment l'accrédite auprès de Louis XIV
« dans l'intérêt, dit Charles 11, de l'union intime des deux couronnes,
dont il veut faire désormais la base de sa politique. » 11 s'agissait,
en ce temps-là même, de la grosse affaire de la cession de Dunkerque
à la France, et l'on juge, à ces mots, de la part que Madame y put
prendre. En 1666, c'est encore Madame qui sert d'intermédiaire entre
Louis XIV et Charles II dans les négociations qui préparent le traité
de Breda; c'est elle encore, trois ans plus tard, en 1669, qui réussit
à détacher son frère de la Triple Alliance, et c'est elle enfin qui, dans
ce voyage triomphal d'Angleterre, après deux ans de pourparlers,
en 1670, un mois à peine avant de mourir, emporte la conclusion de
ce traité de Douvres qui va permettre à Louis XIV, assuré désormais,
du côté de l'Angleterre, d'entreprendre la guerre de Hollande et de
conquérir à la France la Flandre et la Franche-Comté. Si quelqu'un
peut regretter l'intervention de la princesse dans les affaires d'état,
on conviendra sans doute que ce n'est pas sa patrie d'adoption. Fran-
çaise et très Française, la mémoire de Madame devrait encore nous
demeurer respectée quand sa mort soudaine, à vingt-six ans, ne nous
la rendrait pas tragique, et VOraison funèbre de Bossuet éternellement
touchante. C'est à la fois l'intérêt et la nouveauté du livre de M. de
Bâillon que l'avoir établi les titres de Madame à la reconnaissance de
l'histoire ; il est d'ailleurs facilement et agréablement écrit.
BEVUE LITTÉRAIRE. 699
Ne le trouvera-t-on pas un peu bref sur la mort de Madame? —
M, de Bâillon ne croit pas à l'empoisonnement, et il se contente de
renvoyer le lecteur aux travaux de MM. J. Lair, Anatole France, Loi-
seleur et Littré; mais, sans entrer dans ces détails de médecine ré-
trospective, et tout en croyant, comme lui-même, à la mort natu-
relle, n'eût-il pas pu du moins examiner de plus près ce qui fait le
nœud de la question : je veux dire à qui la disparition de Madame
importait? C'est le chevalier de Lorraine que l'on accuse d'ordinaire,
et l'on oublie de mettre en cause un autre personnage qui me paraî-
trait pourtant bien autrement suspect : Olympe Mancini, comtesse de
Soissons, surintendante de la maison de la reine, et privée de son
amant, le marquis de Vardes, en même temps que chassée de la
cour pour Madame et presque par Madame. Olympe était vindicative;
quelques années plus tard, impliquée dans l'affaire des poisons, elle
prendra la fuite au plus vite; on la retrouve encore mêlée, en 1689,
dans l'histoire de l'empoisonnement prétendu de la reine d'Espagne,
lille de Madame; elle avait, d'ailleurs, jadis exercé sur Louis XIV une
influence dont Madame seule avait eu le pouvoir de la déposséder.
Voilà bien des présomptions; et dans une histoire de Madame il n'était
superflu d'en discuter la gravité. M. de Bâillon a-t-il estimé qu'il per-
drait son temps et sa peine à creuser un problème dont les élémens
nous échappent? H n'aurait pas fait attention, en ce cas, que l'intérêt
et le profit de ces problèmes historiques, par les recherches qu'ils
exigent, la connaissance des hommes, des mœurs et des temps, est
bien moins de se laisser résoudre que de nous faire à chaque pas pé-
nétrer plus avant dans l'esprit ou l'àme môme d'un siècle.
Entre une biographie d'Henriette-Aime d'Angleterre et un livre sur
Louis XIV et la Compagnie des Indes orientales, il ne semble pas d'abord
qu'il y ait des rapports bien étroits; et au fait il y en aurait peu,
ou même il n'y en aurait pas, si l'auteur n'avait travaillé de son mieux
à y en mettre. L'aventure de M. Pauliat est, d'ailleurs, assez commune.
On ne cherchait dans l'histoire du passé, dans les cartons d'un minis-
tère ou dans les papiers des Archives, que les origines d'une question
contemporaine, et l'on perd bientôt de vue l'objet de sa recherche, et
l'on découvre insensiblement que ce qu'il y a de plus intéressant dans
le présent, c'est encore le passé... Mais ce n'est là que le commence-
ment des découvertes de M. Pauliat, et elles sont si nombreuses que
je ne sais ce qui me tient de les numéroter.
Qui se fût douté, par exemple, avant M. Pauliat, que Louis XIV « eût
brûlé d'une ardeur incroyable » pour les intérêts du commerce fran-
çais? Voilà une découverte ! Ce sera donc la seconde. Assurément je
ne veux pas ici diminuer le prix du service que nous a rendu M. Pau-
liat en nous racontant tout au long l'intéressante histoire de la fon-
dation et de la décadence de la compagnie des Indes orientales de
700 REVUE DES DEUX MONDES.
lôôZi. Si déjà la publication des Lettres, Instructions et Mémoires de
Colbert nous en avait beaucoup appris, et beaucoup plus en vérité
que ne le veut bien dire M. Pauliat, je reconnais volontiers que son
livre y ajoute, et l'histoire générale en fera certainement son profit.
Il aura donc, lui aussi, publié le premier d'importans documens iné-
dits, tirés pour la plupart des archives de la marine, et dont quelques-
uns nous apportent ce que l'on ne pouvait savoir en effet que par eux.
Le xvii« siècle a eu, comme le nôtre, sa question de Madagascar et
M. Pauliat l'aura débrouillée, sinon tout à fait éclaircie. Mais, après
cela, j'ose bien l'assurer que personne, — excepté lui, puisqu'il le
dit, — n'ignorait que Louis XIV eût étendu sa sollicitude active jus-
qu'aux choses du commerce et de l'industrie, ni personne que ses
plaisirs ne l'avaient jamais empêché, pendant un demi-siècle et plus,
de remplir son métier de roi, — comme M. Pauliat paraît croire qu'on
le croit.
Le procédé de cet auteur est vraiment trop commode, à moins qu'il
ne soit ce que l'on appelle bien « jeune, » et qu'il ne témoigne d'une
rare ignorance des entours de son sujet. Il ressemble à celui d'un
homme qui dirait : « Supposons que Corneille soit médiocrement tra-
gique, ou Molière médiocrement gai, » et qui ferait un livre pour prou-
ver qu'en vérité Corneille est plus tragique et Molière plus gai que ne
l'admet cette supposition. M. Pauliat nous dit de même : Supposons
que Louis XIV n'ait été qu'une « machine à signer » entre les mains
de Colbert, de Louvois et de Lionne ; et il n'a pas de peine à prouver
le contraire; et il se sait bon gré de l'avoir si bien prouvé. « Après les
documens et les faits que nous avons cités, dit-il en terminant, on ne
saurait plus s'en tenir sur Louis XIV à l'opinion généralement acceptée
aujourd'hui,., et force est d'admettre qu'il a nécessairement possédé
une puissance d'application, une continuité d'idées et une capacité de
travail peu communes. » Comme si , au contraire , ce n'était pas là
l'opinion tellement acceptée qu'elle en est devenue presque triviale !
Comme si tous les historiens n'étaient pas unanimes à l'avoir vingt
fois reproduite ! Comme si l'on ne l'avait pas enseignée jusqu'aux en-
fans de nos écoles primaires! ou comme si le Français qui l'énonce
apprenait seulement quelque chose à l'étranger ! — mais il aurait ap-
pris quelque chose à M. Pauliat.
Ainsi préparé, le lecteur devine ce que M. Pauhat nous pouvait dire
de précis et de neuf sur les causes de la guerre de Hollande : c'est sa
troisième découverte. On avait cru jusqu'à ce jour qu'en déclarant
la guerre à la Hollande, en 1672, Louis XIV avait surtout voulu « châ-
tier en liberté cette altière et ingrate nation; » et une bonne raison
de le croire, c'était que Louis XIV lui-même, dans un Mémoire que
l'on conserve aux Archives de la guerre, avait pris la peine de l'ap-
prendre à la postérité. Depuis que la Hollande, par le traité de la
REVUE LITTÉRAIRE. 701
Triple-Alliance, avait osé borner le cours des conquêtes du «Roy » dans
les Pays-Bas espagnols, Louis XIV en gardait une inexpiable rancune,
et « au risque de ce qui pourrait arriver de ces mêmes conquêtes, »
— c'est encore lui qui parle, — il résolut de prendre sur ce peuple de
marchands une revanche retentissante. C'est même là-dessus que l'ou
se fonde, que l'on s'est de tout temps fondé pour discuter si Louis XIV,
en mettant ainsi sa rancune au-dessus de ses intérêts, n'engagea pas la
politique française dans une voie plus dangereuse encore que nouvelle.
M. Louis Pauliat vient changer tout cela : « Lorsque Louis XIV effec-
tuait ce passage du Rhin si emphatiquement chanté par Boileau,..
qu'on n'aille pas croire qu'il visait à étendre son royaume dans le nord
ou à se venger d'épigrammes ridicules... Ce à quoi il songeait au-dessus
de tout, c'était uniquement à prendre un pied sérieux aux Indes et à s'y
substituer aux Hollandais. » Telle est la vraie cause de la guerre de Hol-
lande, la seule, dit M. Pauliat, et dont personne avant moi ne s'était
avisé. Louis XIV avait engagé des fonds dans les entreprises de la
compagnie des Indes et il voulait les faire fructifier, ce qui n'était pos-
sible qu'en prenant aux Indes « le pied sérieux » qu'y avait la Hol-
lande. Mais si M. Pauliat avait raison, s'il s'agissait de ruiner le com-
merce hollandais, pourquoi donc lui-même trouvait-il, si plaisante
l'opinion de ceux qui n'ont voulu voir dans cette grande guerre qu'une
« guerre de tarifs? » Et en supposant que le rêve ou l'espoir (ju'il dit
ne fût pas étranger aux résolutions de Louis XIV, — attendu que
quand on fait la guerre, ce n'est pas « au premier sang, » et pour
faire à son ennemi un mal précis et limité, mais le plus de mal pos-
sible, — en quoi cette cause empêche-t-elle qu'il y en ait eu d'autres?
C'eût été le chef-d'œuvre, en vérité, si Ix)uis XIV eût eu l'art de se
faire payer pour avoir accompli sa vengeance! Car enfin, dites-moi
la rage que l'on a de vouloir que de grands événemens n'aient
qu'une cause, et qu'une seule cause, et qu'une toute petite cause?
M. Pauliat ignore donc que dans toute philosophie de l'histoire, dans
celle même 'de Pascal et de Bossuet , la notion de cause est mul-
tiple ; que tout s'entretient et tout se combine ; qu'une guerre « de
tarifs » peut être une guerre « de conquêtes; » une guerre « politique, »
en même temps a religieuse, » et les intérêts matériels trouver enfin
leur satisfaction dans l'assouvissement d'une rancune !
Ce n'est pas tout, et M. Pauliat a encore découvert autre chose;
Louis XIV, pour « monter » la compagnie des Indes occidentales, « recourut
aux mêmes procédés dont se servent de nos jours les hommes de
Bourse ! » Par son ordre, l'académicien Charpentier fut chargé d'écrire
une brochure : Touchant V èlablissemenl d'une compagnie française pour
le commerce des Indes; on essaya d'intéresser d'abord à l'entreprise le
commerce de Paris ; on rédigea de véritables circulaires pour attirer
702 REVUE DES DEUX MONDES.
les souscripteurs... Qui ne savait pas tout cela pouvait aisément le
savoir : il n'avait qu'à ouvrir le tome ii des Lettres, Instructions et Mémoires
de Colbert. Mais voici le beau de la découverte : c'est qu'aussitôt la
compagnie formée, Louis XIV prétendit en gouverner lui seul toute la
conduite, et prépara d'abord avec les fonds des actionnaires une expé-
dition pour Madagascar. M. Pauliat s'en indigne, il n'aurait jamais cru
que Louis XIV fût capable d'un tel forfait, et à ce propos il entre
dans « une série d'étonnemens et de surprises, » où nous avons le plus
vif regret de ne pouvoir le suivre.
Car autant qu'il s'est mépris sur le caractère de Louis XIV, autant il
se méprend ici sur le caractère de la royauté du xvii« siècle, et peut-
être davantage encore sur le caractère de l'opération dont il s'est con-
stitué l'historien. En établissant la compagnie des Indes orientales,
comme depuis tant d'autres compagnies du même genre, Louis XIV,
en effet, ne « montait point une affaire, » mais essayait uniquement
d'étendre et de développer le commerce français. En appelant à lui
les souscripteurs, et d'une manière fort impérative, il ne se propo-
sait point de les enrichir, mais d'intéresser leur bourse au succès
d'une entreprise de politique générale. Et en prenant enfin la con-
duite de cettç entreprise, il ne faisait rien qu'étendre à la compagnie
des Indes cette autorité qu'il exerçait, qu'il prétendait exercer sur
sa cour et son royaume. La notion de l'état a changé depuis lors, mais
telle était celle de Louis XIV, et M. Pauliat n'a pas l'air de s'en douter.
Il oublie constamment, au cours de son récit, que Louis XIV est un
maître et un maître qui veut être absolu. Mais il en résulte qu'il s'in-
digne à tort. Car la formation de la compagnie même, car cet appel
aux souscripteurs, car ces réunions d'actionnaires, dans ce siècle où
le crédit commence à peine d'essayer ses forces, bien loin d'être,
comme il croit, des abus de pouvoir, sont au contraire autant de ten-
tatives pour faire l'éducation d'un public encore neuf à ces sortes
d'affaires. M. Pauliat a pris son sujet à contre-pied, et, pour parler
comme lui, s'il ne change pas de pied, il n'est pas près encore de
prendre « un pied sérieux » dans l'histoire du xvii" siècle.
On peut dire du livre de M. Forneron : Louise de Kèroualle, duchesse
de Portsmouth, qu'il fait exactement suite à celui de M. de Bâillon sur
Henriette-Anne d'Angleterre. Décousu, comme le sont tous les livres
de M. Forneron, et court d'haleine, mal écrit, avec de grandes préten-
tions au style, curieux et intéressant malgré tout, il sera sans doute
beaucoup lu, et nous n'en voulons détourner personne. Les « his-
toires de femmes, » — ne l'avons-nous pas déjà dit? — vont bien
à M. Forneron; il a une manière de les détailler qui montre qu'il
s'y plaît, et qui fait qu'on s'y plaît avec lui. Celle-ci, d'ailleurs, a
vraiment son importance historique ; la petite Bretonne qui mourut
REVUE LITTÉRAIRE. 703
duchesse de Portsmouth fut en son temps une façon de personnage, et
nous n'avions jusqu'ici sur elle que de confus, très suspects et bien
minces renseignemens.
A l'époque du voyage de Douvres, parmi les filles de Madame, il en
était une dont les traits, enfantins encore, et la physionomie douce
avaient paru faire une vive impression sur les sens de Charles IL Elle
se nommait Louise de Kéroualle, était Bretonne, de bonne famille,
âgée d'une vingtaine d'années, « Ses parens, prétend Saint-Simon,
l'avaient destinée à être maîtresse du roi; elle obtint une place de fille
d'honneur chez Henriette d'Angleterre; malheureusement pour elle,
La Vallière y en eut une aussi. » Saint-Simon, comme il lui arrive,
confond ici les temps. En 1661, qui est l'année où Louise de La Vallière
devint la maîtresse du roi, Louise de Kéroualle avait à peine douze
ans, et puis, c'était peut-être une distinction, un moyen de fortune que
d'être maîtresse du roi, mais non pas encore en ce temps-là une carrière,
une fonction, une charge : on n'y destina sa fille qu'un peu plus tard.
Je ne crois pas non plus qu'en se faisant accompagner de Louise de
Kéroualle, Madame ait prévu, comme on l'a dit, ce qu'il en adviendrait.
Question de dates, nous Talions voir, et non pas de morale. La poli-
tique, de tout temps, s'est montrée peu scrupuleuse dans le choix de
ses moyens, et, pour Madame, vraie sœur en cela de son frère, nous la
connaissons maintenant assez libre de préjugés. Mais enfin, Louise de
Kéroualle revint en France avec elle, et il n'en fut plus question jus-
qu'à la mort de la princesse.
Les bruits d'empoisonnement qui coururent alors ne trouvèrent
nulle part plus de créance qu'en Angleterre. Charles II, sincèrement
et vivement affligé, laissa échapper, contre Monsieur, des imprécations
violentes ; « il y eut de la canaille, » écrit l'ambassadeur, « qui dit
qu'il fallait faire main basse sur les Français; » et Buckingham qui,
jadis, avait fait l'amoureux de Madame, très ridiculement, qui corres-
pondait avec elle, qui avait sur Charles II quelque influence, affecta
publiquement de croire « à ce discours extravagant et très éloigné de
la vérité. » On craignit un moment, en France, la rupture de l'al-
liance. Louis XIV se souvint-il alors lui-même de l'impression que
Louise de Kéroualle avait faite sur Charles II, ou quelqu'un l'en fit-il
souvenir? Toujours est-il que la jeune fille passa en Angleterre et, de
fille de Madame, devenue fille de la reine d'Angleterre, comme par héri-
tage, Charles Il guérit de ses soupçons en lui faisant sa cour. Ce bon
prince, comme l'appelle Harailton, commençait à se lasser des hau-
teurs de la maîtresse en titre, la duchesse de Cleveland, des familiari-
tés de celle qui régnait sous elle, Nell Gwynn, la comédienne, et de
leurs infidélités à toutes deux. Hésitation ou coquetterie , d'ailleurs,
Louise de Kéroualle eut l'art d'attiser la passion du roi par une belle
résistance ; elle ne céda qu'au bout d'un an, et ce sont les dépêches
70li REVUE DES DEUX MONDES.
du grave Colbert de Croissy qui nous ont conservé la date avec les cir-
constances de cette mémorable défaite. C'est à quoi nous devons nos
Flandres, notre Franche-Comté, dit ici M. Forneron et, du ton qu'il le
dit, il a véritablement l'air de le croire.
On fait trop de cas aujourd'hui de ces correspondances diploma-
tiques, on en verse trop libéralement le contenu dans l'histoire, on
croit trop vite et trop aisément, sur la parole d'un ministre ou d'un
ambassadeur, à l'importance de toutes ces intrigues, du rôle qu'ils y
jouent eux-mêmes, qu'ils s'imaginent y avoir joué. Comtesse de Far-
neham, baronne de Petersfield, duchesse de Pendennis et de Ports-
mouth, dame de la chambre de la reine, Louise de Kéroualle prit assu-
rément un grand empire sur Charles II ; et, puisque Louis XIV crut
devoir lui faire don d'une terre ducale, celle d'Aubigny-sur-Nièvre, il
estima sans doute que la nouvelle maîtresse avait rendu quelques ser-
vices à la France. Mais le fait est qu'elle n'eut pas le pouvoir, comme
l'on sait, de prolonger l'alliance anglaise aussi longtemps qu'il eût fallu
pour les intérêts de notre politique, d'où l'on peut inférer à bon droit,
que n'en ayant pas empêché la rupture, elle n'avait pas dû beaucoup
contribuer à en former la conclusion. Madame avait tout fait en 1670,
et sa fille d'honneur ne devait rien ajouter à son œuvre.
Il convient d'ajouter que s'il existait entre l'Angleterre et la France,
depuis l'abaissement tout récent encore de la maison d'Autriche, une
rivalité d'intérêts naturelle, il en existait une aussi, d'autre part, entre
la Hollande et l'Angleterre. Sic'étail à la France que l'Angleterre se heur-
tait sur le continent, la Hollande lui disputait le commerce du monde et
l'empire des mers. En 1665, dit Macaulay, pour faire la guerre à la Hol-
lande, « la chambre des communes avait voté des sommes sans précé-
dent dans l'histoire d'Angleterre, des sommes supérieures à celles qui
avaient suffi à l'entretien des flottes et des armées de Cromwell quand
son pouvoir était la terreur de l'Europe ; » et, la guerre ayant mal tourné
pour l'Angleterre, on ne laissait pas de nourrir contre la Hollande un
désir secret de revanche. D'un autre côté, Charles II gardait rancune
aux états généraux de l'hostilité personnelle qu'ils lui avaient témoi-
gnée jadis, au temps de son exil, ainsi que de la défiance qu'ils mar-
quaient toujours à son neveu d'Orange, le futur Guillaume III. Toute
autre considération mise à part, libre de suivre son penchant, il n'était
donc pas bien difficile d'incliner Charles II du côté de la France, et,
quant aux intérêts eux-mêmes de l'Angleterre, en cas de guerre entre
la Hollande et Louis XIV, ce pouvait être une question que de savoir
011 ils étaient. Ne semblera-t-il pas que l'on oublie tout cela quand on
insiste si complaisamment sur les intrigues de cour et sur les histoires
de femmes? sur la rivalité de la duchesse de Gleveland et de la du-
chesse de Portsmouth? sur les maladies que ce roi libertin communi-
quait à ses maîtresses? et, pour le seul plaisir de réduire l'histoire à
REV[JE LITTÉRAIRE. 705
ses petites causes, n'en perd-on pas de vue le véritable objet? Des
livres comme celui de M. Forneron, des extraits comme ceux qu'il y
donne, des phrases comme celle que nous en venons de citer feraient
croire en vérité que la persévérance d'un Louis XIV, l'application et
l'audace d'un Louvois, le génie d'un Condé, d'unTurenne, d'un Vauban
ne sont de presque rien dans les destinées des empires, mais que tout
y dépend de savoir qui des deux tient à Londres le haut du pavé :
Louise de K<'^roualle ou Nell Gwynn, la petite Bretonne de M. Forneron
ou la crieuse d'oranges, — à moins que ce ne soit cette autre bonne
pièce, Hortense Mancini, duchesse Mazarin.
En réalité, dans toute cette affaire, c'est encore Macaulay qui a le
mieux vu, et ce que j'apprécie le plus dans le livre de M. Forneron,
c'est ce qu'il contient de preuves nouvelles à l'appui du jugement de
Macaulay. L'intérêt de Louis XlV, ou son dessein, n'était pas tant d'avoir
des troupes anglaises à sa solde et de faire apprendre, sous Turenne,
la guerre au futur Marlborough, mais plutôt d'entretenir la division
de l'Angleterre contre elle-même, et ainsi d'annuler, dans lé jeu delà
politique européenne, l'influence d'une puissance rivale. Pour cela, en
même temps qu'il pensionnait royalement Charles II, qu'il faisait des
présens ou qu'il donnait des titres à Louise de Kéroualle, il achetait, mais
un peu moins cher, les membres des communes, et notamment ceux
de l'opposition, ou, comme on les appelait, du parti du pays. En ce
temps-là, la conscience de l'illustre Algernon Sidney semble avoir valu
quelque chose comme 500 guinées. Dans le vaste champ de l'intrigue,
selon le mot de Figaro, il faut savoir tout cultiver: l'amour-propre
d'une favorite et la haine d'un républicain pour les rois. C'est assez
dire, je pense, que dans cette partie dont la domination de l'Europe
était l'enjeu, le rôle de Louise de Kéroualle, plus considérable, à la
vérité, que celui de Louise de La Valliére ou de M"" de Montespan,
ne fut, après tout, que celui d'une maîtresse royale, et maîtresse du
prince assurément le moins absolu, le moins maître de ses sujets et
le moins libre de ses sympathies qu'il y eût dans l'Europe du xvu' siècle.
Il ne faut pas grossir les choses : ou a l'air de chercher soi-même des
excuses de s'en être occupé.
Avec des alternatives, et mêlée, comme celle de toutes ses pareilles,
de plus d'une humiliation, la faveur de la duchesse de Portsmouth se
maintint pendant toute la durée du règne de Charles II, c'est-à-dire
jusqu'en 1685. Elle paraît avoir aimé le roi, qui lui-même aimait en
elle une douceur oii ses autres maîtresses ne l'avaient pas habitué.
A la mort de Charles II, bien traitée par le nouveau roi, mais sachant
la haine qu'on lui portait en Angleterre, comme Française, bien plus
encore que comme instrument de la politique de Louis XIV, craignant
d'être attaquée dans le parlement, elle prit le parti de se retirer en
toiii Lixiii. — 1886. 45
706 REVUE DES DEUX MONDESc
France. « Elle y rentrait, dit M. Forneron, avec 130,000 francs de
rente, ses meubles, ses bijoux, 50,000 francs de rente pour son fils,
et 250,000 francs en or qu'elle avait reçus incontinent après la mort
du roi. » La révolution de 1688 lui ravit une partie de cette fortune, et,
en supprimant les pensions de la duchesse de Portsmouth, Guil-
laume III se flatta sans doute qu'il accordait son puritanisme avec
^a parcimonie. Louis XIV, plus généreux, la tira d'embarras, et de
procès en procès, car il semble qu'elle en eut beaucoup, habituellement
retirée dans sa terre d'Aubigny, abandonnée par son fils, qui mourut
avant elle, ce dernier débris de la cour débauchée de Charles II, belle
encore à soixante-dix ans, prolongea son existence jusque sous le
règne de Louis XV et le ministère du cardinal Fleury.
Lorsque Louis XIV mourut, on vit son peuple, dit Voltaire,
Ivre de vin, de folie et de joie,
De cent couplets égayant le convoi,
Jusqu'au tombeau maudire encor son roi.
J'ai voulu relire, à ce propos, dans VHistoire cC Angleterre de Macau-
lay, le récit de la mort de Charles II, et j'y vois « que l'on remarqua
qu'il n'y eut pas une servante à Londres qui n'eût trouvé le moyen de
se procurer quelque morceau de crêpe en l'honneur du roi Charles. »
Les sentimens de l'un et l'autre peuple, à ce moment de son histoire,
sont restés ceux de ses historiens nationaux. C'est avec une indul-
gence relative, encore aujourd'hui, que l'on juge en Angleterre le triste
prince au nom de qui ne peuvent cependant, pour un Anglais, s'atta-
cher que de tristes, d'humilians, de honteux souvenirs : celui de la
pire immoralité que l'on ait vue sur le trône, celui d'une des pires bles-
sures qu'ait reçues l'orgueil britannique « le jour où la flotte hollan-
daise remonta la Tamise et vint brûler les vaisseaux de guerre qui se
trouvaient à Chatham, » celui des intérêts enfin de l'Angleterre vendus
pour quelques millions à \a France. Il a régné, et on l'a supporté vingt-
cinq ans, et ses historiens, à côté de ses fautes, n'oublient guère de
rappeler les quelques qualités qui l'ont fait supporter, de bien minces
qualités, bien inutiles au bonheur des peuples. Mais nous, et de notre
temps même, de notre temps surtout, nous traitons aussi mal ou plus
mal qu'aucun Anglais n'a fait Charles II, le roi qui, s'il commit, aussi
lui, plus d'une faute, fit cependant beaucoup plus qu'aucun de ses
prédécesseurs pour la gloire du nom français, et grand dans la pro-
spérité, le fut encore dans les revers. Justice historique, voilà bien de
tes coups I Celui-ci explique peut-être beaucoup de choses dans la for-
tune diverse de deux grandes nations.
F. BfiUNETlÈRE.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
k
31 janvier.
Les crises ont leur destin. 11 en est qui, tout en étant laborieuses
et même périlleuses, ont du moins l'avantage d'être une épreuve sa-
lutaire, d'éclaircir les confusions, de dénouer les situations difliciles;
il en est aussi, et ce sont les plus redoutables, qui ne changent rien,
qui ne dénouent rien, qui se prolongent indéfiniment sous des formes
successives, parce qu'elles tiennent à tout un ensemble de causes
qu'on ne veut pas se décider à reconnaître.
Il ne faut vraiment pas être doué d'une prodigieuse sagacité pour
voir que ce qui s'est passé en France, il y a quelques jours à peine,
n'est qu'une de ces crises continues, obstinées, dans une situation
dont les élections dernières ont dévoilé tout à coup les faiblesses et
les contradictions. Sans doute M. le président de la république, en
entrant dans son second septennat, a fait lire aux chambres, dès leur
réunion, un message des plus honnêtes, des plus modérés, où il nous
donne même, avec de bons conseils, quelques leçons de philosophie
de riiisloire. Le ministère né avec la nouvelle présidence a tenu, à
son tour, à prendre position, à attester son existence par une déclara-
tion qui est le programme du jour. Malheureusement , ce n'est pas
tout de mettre de bons conseils dans un message présidentiel, de v^'^-
ter les mérites de la stabilité : il faudrait savoir ce qu'on veut dire,
comment on entend cette stabiUté dont on parle toujours, comment
on se propose d'en faire une réalité. Ce n'est pas tout non plus qu'un
ministère nouveau ait réussi à se former, qu'il ait fait sa déclaration
ou son programme devant le parlement : il faut que ce ministère ait
les moyens de vivre; il faudrait savoir d'où il vient, où il va, quelles
708 REVUE DES DEUX MONDES.
sont ses idées et ses intentions. Le cabinet auquel M. de Freycinet a
donné son nom est-il entré aux affaires avec le sentiment sérieux des
difficultés qui l'entourent, avec la volonté d'être un gouvernement, de
redresser une politique égarée et dévoyée? A-t-il paru, dès le pre-
mier jour, avoir quelque vue nouvelle, des opinions précises et réflé-
chies sur une situation devenue assez critique pour que le pays en
souffre profondément et que les partis en soient déconcertés? Il est
visiblement, au contraire, de ceux qui n'ont aucune idée de la gravité
des choses , qui ne conduisent rien et se laissent aller au courant,
qui se promettent de vivre le plus possible en s'accommodant avec les
passions et les intérêts de partis. 11 est comme la représentation vi-
vante et plus accentuée de cette crise où se débat la France sans sa-
voir comment elle en sortira, où l'on se figure toujours qu'avec des
expédiens de tactique parlementaire, en faisant, comme on dit, la
part du feu, on pourra gagner quelques mois. Il est venu au monde,
non pour dénouer ou atténuer la crise, mais pour la perpétuer, en
jouant le même air avec la prétention de le jouer mieux, en allant
plus loin que tous les autres ministères dans ses tentatives pour
capter les radicaux et l'extrême gauche, soit par l'appât des porte-
feuilles, soit par une déclaration pleine d'équivoques complaisances.
Chose curieuse! s'il y a un fait avéré, frappant, qui dût imposer
quelque réflexion ou quelque réserve à des esprits à demi prévoyans,
c'est qu'aux élections dernières le pays a manifesté ses répugnances
pour la politique qui depuis quelques années a mis tous ses intérêts
moraux et matériels en péril. 11 a dit autant qu'il le pouvait qu'il en
avait assez des entreprises lointaines mal conduites, des gaspillages
financiers qui se traduisent en déficits, des guerres. inintelligentes et
irritantes aux croyances, aux cultes traditionnels. Il a témoigné ses
sentimens par trois millions et demi de voix données à des conserva-
teurs. M. de Freycinet, avec sa sagacité supérieure, a interprété le
fait à sa manière; il a jugé que c'était le moment de faire un pas de
plus vers l'extrême gauche, de donner des gages au. radicalisme. Il
ne l'a pas dit, si l'on veut, explicitement; peut-être même n'est- il pas
sans soupçonner par instans le danger de cet étrange système. 11 a
cru fort habile sans doute de s'allier avec les radicaux pour ne pas les
avoir contre lui, de les introduire dans le gouvernement pour mieux
les retenir, de flatter leurs idées ou leurs passions dans son pro-
gramme, — et la déclaration qu'il est allé lire l'autre jour aux chambres
n'est, après tout, que l'expression de cette politique de périlleuse am-
biguïté. Qu'est-ce en effet que cette déclaration ministérielle? Elle dit
tout ce qu'on voudra; eUe a la prétention de tout concilier; en réalité,
elle livre et elle compromet tout. Elle n'est pas l'exposé d'un système,
elle n'est que le dernier mot d'une assez pauvre tactique. Elle assure
qu'il n'y aura ni emprunts ni impôts nouveaux pour rétablir l'ordre
REVUE. — CHRONIQUE. 709
financier et en même temps elle laisse entrevoir toutes sortes de dé-
penses pour la nouvelle loi militaire, pour la construction des écoles,
pour l'augmentation du traitement des instituteurs. Elle promet l'or-
ganisation des protectorats de l'Annam et du Tonkin, et elle a bien
soin, pour faire sa cour à l'extrême gauche, d'accompagner sa promesse
d'un désaveu de la politique opportuniste, qui garde toute la responsa-
bilité des expéditions lointaines. — Est-elle décidément pour la sépa-
ration de l'église et de l'état, pour cette grande et dangereuse rupture
qui est à coup sûr beaucoup moins dans les vœux du pays que dans
les programmes du radicalisme ? Elle n'ose pas aller tout à fait jusque-là;
elle s'en remet un peu à l'action du temps, à la libre discussion, au
(( rayonnement des idées. » Elle laisse pourtant percer la menace d'une
rupture violente, et, en attendant, M. le ministre des cultes se charge
de préparer le terrain, de « faire sentir le poids de son autorité » par
l'exécution des desservans et des vicaires frappés dans leurs modestes
traitemens. M. le président du conseil, il faut l'avouer, a une étrange
façon de comprendre les affaires religieuses. 11 parle de la séparation
de l'église et de l'état comme d'un problème irrésistible, il accepte
d'avance ce qu'il appelle « les solutions conformes aux tendances de
l'esprit moderne, » et il s'étonne que le clergé, que les consciences
religieuses s'émeuvent ! Il voudrait, à ce qu'il dit, a l'apaisement, » et
il ne craint pas, pour plaire à ses nouveaux alliés, de s'associer, dans
son langage officiel, à toutes les passions de guerre contre l'église! —
Il y a enfin un autre point sur lequel le programme ministériel est tout
aussi significatif. La déclaration de l'autre jour aux chambres livre
sans rémission tous les malheureux fonctionnaires aux ressentimens,
aux délations de parti. Tous les fonctionnaires administratifs, finan-
ciers, aussi bien que les curés, sont prévenus qu'ils n'ont plus la liberté
de leurs opinions, qu'ils doivent suivre en tout les instructions des
préfets, et qu'au besoin on fera à leur égard les « exemples néces-
saires, » — qu'on les exécutera sans doute comme de simples desser-
vans de campagne! Voilà qui est entendu.
Ce qu'il y a de bien évident en définitive, c'est que cette déclaration,
qui ne pouvait satisfaire ni les conservateurs, ni les modérés répu-
blicains, ni même les opportunistes si lestement désavoués, a été sur-
tout conçue pour complaire aux radicaux, à l'extrême gauche, et elle a
été sûrement comprise ainsi, puisque c'est au camp radical qu'elle a
eu tout son succès. — Eh bien 1 soit. La déclaration l'assure, c'est en-
tendu. On demandera désormais aux fonctionnaires, non plus le dé-
voùment au service de l'état, mais tout d'abord une complicité poli-
tique, la soumission au préfet. Pour peu qu'on en soit pressé, on ne
disputera plus aux passions révolutionnaires et irréligieuses cette
grande et redoutable question de la séparation de l'église et de l'état.
Provisoirement, M. le ministre des cultes continuera à exécuter des
710 BEVUE DES DEUX MONDES.
desservans pour le bon plaisir des radicaux. M. le président du con-
seil n'en est pas à une concession près, il n'a pas ménagé les pro-
messes et les gages, il a fait ce qu'il a pu pour gagner ses alliés. A-t-il
du moins réussi à s'assurer le prix de ses dangereuses complaisances ?
A la première occasion, il a pu voir ce qu'il avait à attendre de ses
conquêtes dans le camp radical, de ses nouveaux alliés de l'extrême
gauche, c6 que valaient ses appels à la conciliation.
Cette occasion n'a pas tardé. Le ministère avait cru se débarrasser
de cette question importune de l'amnistie en prenant l'initiative de
quelques actes de clémence, en accordant des grâces à un certain
nombre de condamnés plus ou moins politiques de ces dernières an-
nées. C'était comme un don de joyeux avènement de la nouvelle pré-
sidence, et le ministère pouvait se figurer en avoir fini, avoir payé sa
dette avec des grâces. Pas du tout, l'amnistie n'a pas moins reparu
aussitôt comme si rien n'était. M. Henri Rochefort, qui n'est pas facile
à décourager et qui ne reste pas longtemps ministériel, même avec un
cabinet qu'il a salué de ses complimens peut-être un peu ironiques,
M. Rochefort ne s'est pas tenu pour satisfait. Il a voulu son amnistie,
une amnistie générale, étendue à tous les condamnés pour des crimes
ou des délits plus ou moins politiques, même à des Arabes qui sont
encore à la Nouvelle-Calédonie pour une ancienne insurrection, — et, ce
qu'il y a de plus curieux, c'est qu'il a réussi à obtenir un vote d'ur-
gence pour sa proposition. Combien le ministère a-t-il gardé de ses
amis les radicaux dans ce singulier scrutin? A peine deux ou trois,
deux qui sont ministres, un qui est sous-secrétaire d'état. Tous les
autres se sont hâtés de voter l'urgence, en dépit des etîorts et des
adjurations de M. le ministre de l'instruction publique et des cultes,
qui, à la vérité, n'a été ni habile ni heureux dans ses argumens.
M. Goblet aurait pu se borner à combattre l'amnistie, à montrer ce
qu'il y avait de puéril à mettre en jeu la puissance législative pour
quelques condamnés, ce qu'il pouvait y avoir aussi de dangereux à
annuler périodiquement l'action des lois et de la justice; il aurait pu
même invoquer des raisons d'un ordre extérieur. Il ne s'en est pas
tenu là; il a cru intéresser l'extrême gauche à sa cause en flattant ses
passions de parti, en montrant qu'une amnistie qui s'étendrait aux
délits électoraux allait affaiblir l'autorité des invalidations prononcées
par la chambre et avoir peut-être une mauvaise influence sur les pro-
chaines élections partielles. 11 n'a réussi qu'à provoquer inutilement
la droite, qui a réclamé alors l'amnistie la plus large, même en faveur
des malheureux desservans frappés par M. le ministre des cultes, et
qui, par son intervention, a décidé le vote de l'urgence. Tout cela est
assez désordonné, nous en convenons, et ce n'est là, vraisemblable-
ment, si l'on veut, qu'un succès momentané pour l'amnistie proposée
par M. Henri Rochefort au nom de l'extrême gauche. La commission
REVUE. — CHRONIQUE. 711
qui vient d'être nommée pour faire honneur au vote de l'urgence pa-
raît peu favorable à une amnistie en ce moment. La droite, après
avoir répondu à un défi gratuitement irritant, bornera là sans doute ses
représailles. Une partie de la gauche semble assez disposée à battre
en retraite ou à chercher un moyen de se dégager. L'amnistie, fût-
elle votée au Palais-Bourbon, irait probablement échouer au Luxem-
. bourg. C'est une campagne plus bruyante que sérieuse; mais elle sert
à montrer ce qu'il y a de désarroi dans ces partis qui se disputent la
France, ce que peut gagner un gouvernement à chercher, pour vivre
d'une vie factice et toujours incertaine, des alliés qu'il ne peut garder
qu'en leur livrant tous les intérêts du pays, en se faisant avec eux
le complice d'une désorganisation croissante de la puissance natio-
nale.
La vérité est qu'une fois dans cette voie, on est souvent exposé à ne
plus pouvoir s'arrêter. Un gouvernement cesse de s'appartenir; il est
réduit à livrer tour à tour l'administration ou la justice, la paix reli-
gieuse ou l'intégrité de l'ordre milixaire, à transiger sur les intérêts
les plus inviolables, à chercher les moyens de désarmer ou d'éloigner
des adversaires, de ménager des partis dont il se flatte cle contenir la
violence et d'avoir le concours. C'est le règne des idées fausses, des
passions meurtrières et des expériences hasardeuses tentées aux dé-
pens du pays. M. le président du conseil, qui ne manque pas de con-
fiance en lui-même, s'est promis et a promis aux chambres de régler
pour le mieux les affaires toujours fort embrouillées de l'Indo-Chiue.
Il n'a pas perdu de temps, puisqu'il a déjà soumis à M. le président
de la république un décret organisant le protectorat de i'Ânnam et du
Tonkin, avec un résident général civil, investi de pouvoirs extraordi-
naires, commandant les forces de terre et de mer, administrant et
négociant au besoin. La combinaison qui va être essayée peut certai-
nement avoir sa valeur, — on ne pourra guère la juger que lorsqu'on
verra le nouveau régime à l'œuvre. C'est, dans tous les cas, un inté-
rêt considérable de la France qui est en jeu; c'est un mandat aussi
dillicile que délicat qui va être remis entre les mains d'un homme, et
à qui M. le président du conseil coufie-t-il cette mission? 11 n'a peut-»
être fait qu'un choix de parti.
M. Paul Bert peut sans doute être un adversaire ou un ami remuant
et incommode à Paris; il peut malheureusement aussi être un rési-
dent général assez dangereux sur les bords du Fleuve-Rouge, à en
juger par les discours, les programmes et les confidences qu'il pro-
digue depuis quelques jours. M. Paul Bert paraît ne plus pouvoir con-
tenir sa fierté et son impatience depuis qu'il se sent appelé à de si
hautes destinées. Il n'a de secrets pour personne, il est prêt à confier
ses pensées les plus intimes, ses préoccupations à qui veut bien aller
l'interroger ; il pérore dans son cabinet, il pérore dans les banquets,
712 REVUE DES DEUX MONDES.
il rend compte de ses projets, de ses idées sur des contrées qu'il ne
connaît pas, et avec cette abondance dont il ne peut se défendre, il est
peut-être en train de se créer plus d'une difficulté. Il prévient son
monde d'avance; il a déjà fait savoir aux mandarins son opinion sur
eux et ses intentions à leur égard. Il a prévenu aussi les mission-
naires : il ne leur refusera pas sa tolérance, il ne les laïcisera pas !
Seulement, en fin diplomate qu'il est, il les avertit qu'il entend se
servir d'eux et ne pas les servir. Il y a des momens où M. Paul Bert,
malgré ses répugnances bien connues pour tous les souvenirs napoléo-
niens, se considère comme un général Bonaparte, et, comme lui, il
veut avoir son institut d'Egypte; mais c'est un Bonaparte civil ! Il ne
veut pas de « traîneurs de sabres, » il a fait son manifeste contre eux.
C'est tout au plus s'il consent à se faire une maison militaire pour le
service de sa vice-royauté. Pas de soldatesque, pas d'escortes, pas de
sabres et de baïonnettes ! il veut aller sur le Fleuve-Rouge en civili-
sateur, entouré de sa famille, donnant aux Annamites l'exemple du
seul culte digne de lui et d'eux, portant aux Tonkinois la paix, la fra-
ternité et la science ! Pour peu qu'il ait l'idée de revêtir sa robe de
mandarin de 'Sorbonne pour en imposer aux populations, le spectacle
sera complet. Voilà qui est au mieux et qui promet ! Il reste à savoir
si, par un calcul de tactique parlementaire, pour élever ou pour éloi-
gner un homme qui ne s'est signalé jusqu'ici que comme un médiocre
politique, M. le président du conseil ne se sera pas exposé à compro-
mettre les intérêts français dans l'extrême Orient. Les préliminaires
du départ de M. Paul Bert autorisent certes tous les doutes.
Voici, d'un autre côté, un intérêt qui n'est pas moins sérieux, qui
est peut-être le premier intérêt français, et qui pourrait aussi avoir
été subordonné à l'éternel calcul de parti. M. le président du conseil,
en appelant au ministère de la guerre M. le général Boulanger, se serait
flatté, dit-on, d'être particulièrement agréable à l'extrême gauche et
à M. Clemenceau. M. le général Boulanger est un des plus jeunes di-
visionnaires de l'armée; il a certainement sa valeur et ses services
comme soldat, il passe pour allier une ambition un peu impatiente à
des qualités militaires, et, quelle que soit son ambition, il tiendra, on
doit le croire, à rester un chef de l'armée sérieux; mais comment a-t-il
inauguré son administration ? Précisément en justifiant les craintes que
sa nomination avait éveillées. A peine a-t-il été au ministère, quelques
journaux républicains ont ouvert la plus triste campagne de délation ;
ils se sont mis à dresser des listes de suspicion, à désigner des régi-
mens, à compter dans ces régimens le nombre des officiers titrés, à
représenter certaines garnisons de cavalerie comme des foyers d'hos-
tilité contre la république ; ils ont passé l'inspection des corps d'offi-
ciers, de leurs relations, de leurs habitudes. Les journaux ont fait
cette répugnante campagne, et ce qu'il a de plus triste encore, c'est
REVUE. — CHRONIQUE. 713
que M. le ministre de la guerre s'est cru obligé de déférer à ces dé-
nonciations, de changer les garnisons, de déplacer les régimens ainsi
lesignés à ses soupçons.
Si M. le ministre de la guerre, dans le sentiment de sa responsa-
bilité, par des raisons d'un ordre tout militaire et de service dont il
est seul juge, dont il ne doit compte qu'au gouvernement, avait con-
sidéré comme nécessaires des changemens de garnison, il était dans
son rôle et dans son droit, il n'y avait rien à dire ; ce qu'il y a de
grave, c'est que ces mesures de police militaire s'accomplissent sous
la dictée ou la sommation de journaux organisateurs de délation, par
des motifs de défiance vague, pour cause de tendances présumées.
Jusqu'ici l'armée était restée à peu près à l'abri des malfaisantes
influences de parti. La politique avait pu avoir quelquefois sa part
dans le choix des chefs des commandemens supérieurs, elle avait
épargné ce grand corps des officiers français. Doit-elle aujourd'hui, sous
un nouveau ministère, poursuivre son œuvre de partialité et de dis-
solution jusque dans les rangs de l'armée? Il est étrange, on en con-
viendra, que ceux qui sont les premiers à réclamer le service obliga-
toire pour tous s'étonnent de trouver dans l'armée des représentans
de toutes les classes et qu'après avoir tant parlé de l'unité nécessaire
dans cette armt^e, ils essaient de souffler la division en créant des ca-
tégories. Ces officiers qu'on incrimine, qu'ont-ils fait? Est-ce qu'ils sont
des privilégiés? Ils ont subi toutes les épreuves, ils ont leurs grades
comme les autres ; comme les autres ils ont toujours été, ils sont en-
core prêts, on l'avoue, à faire leur devoir, à se dévouer pour le pays
sans souci de leur vie. Ils sont, à tous les degrés, les chefs d'une ar-
mée obéissante et fidèle. Accoutumés à rester en dehors de la politi-
que, ils sont disciplinés sous la république comme ils le seraient sous
la monarchie. Toucher à cet esprit de discipline et de fidélité au de-
voir militaire par d'indignes suspicions, par des délations vulgaires,
ce n'est point certes une œuvre de prévoyance, même dans l'intérêt
du régime qu'on croit défendre ; c'est tout simplement ce qu'on peut
appeler de la désorganisation.
On parle toujours dans les messages, dans les déclarations minis-
térielles, dans les discours, de la stabilité désirable, de la nécessité
de fonder un gouvernement; on répète sans cesse la même chose, et
c'est assurément la plus dangereuse des chimères de se figurer qu'on
peut réussir en procédant comme on le fait, en favorisant des idées
avec lesquelles il n'y a pas de gouvernement possible, en s'alliant à
des partis qui ont la destruction pour objet, et qui ne le cachent pas.
Qu'il s'agisse des affaires de l'armée, des affaires de religion, des
affaires de justice, on croit bien habile, pour avoir une majorité pré-
tendue républicaine, de se mettre avec ceux qui déclarent ouverte-
ment la guerre à l'esprit militaire, aux influences religieuses, à l'in-
71 A REVUE DES DEUX MONDES.
dépendance de la magistrature; on laisse pour le moins tout passer,
et on ne s'aperçoit pas qu'à ce triste jeu rien ne se fonde. Tous les
ressorts s'usent, la force intime d'une société s'épuise, le sens moral
s'éclipse ou s'émousse. On vit sans doute encore de la vie ordinaire,
on a pour quelques mois une majorité. La désorganisation ne suit pas
moins son cours, et un jour ou l'autre éclate à l'improviste quelque
incident tragique comme cet effroyable meurtre des mines de Deca-
zeville, éclairant d'une lumière sinistre un état moral qu'on a contri-
bué à créer. Comment en serait-il autrement ? Pendant des années
on échauffe par des déclamations violentes des ouvriers soumis à un
rude labeur. On ne cesse de leur dire qu'ils sont les victimes d'un
ordre social inique, qu'ils doivent travailler moins et avoir de plus
gros salaires, que leurs patrons sont leurs ennemis, qu'ils ont tous
les droits de la guerre contre ceux qui les exploitent. On excite leurs
passions, on irrite leurs misères : un moment vient où la férocité se
déchaîne, et un malheureux ingénieur est traîné sanglant dans les
rues, victime de quelques furieux. Ceux qui ont excité les meurtriers
en seront quittes pour dire que c'est un fait de guerre sociale ! Que le
gouvernement soit le premier à éprouver l'horreur d'un tel crime et à
poursuivre une répression nécessaire, nous n'en doutons certainement
pas. 11 ne ferait cependant pas tout son devoir s'il n'y réfléchissait
pas un peu, dans l'intérêt de la république qu'il dirige. Ce serait se
tromper étrangement de se figurer que cette fureur qui se manifeste
depuis quelques années tantôt par un meurtre, tantôt par des explo-
sions de dynamite, n'est qu'un simple accident. Elle tient plus qu'on
ne pense aux défaillances d'une politique qui, en subissant de plus en
plus les influences extrêmes, se désarme elle-même. Elle est la suite
d'une désorganisation croissante, d'une diminution des forces morales,
et c'est ainsi, si on n'y prend garde, qu'une nation insuffisamment
gouvernée et protégée est exposée à n'avoir plus sa vraie place dans
le monde.
C'est toujours et aujourd'hui plus que jamais pour l'Europe une
question de savoir si elle échappera déOnitivement aux périlleuses
conséquences de la crise qui s'est ouverte pour elle avec les récens
événemens des Balkans. La guerre reste sans doute encore suspendue
entre la Serbie et la Bulgarie. L'armistice qui a été signé n'expirera
qu'au mois de mars ; mais la diplomatie ne pouvait évidemment attendre
le dernier jour de l'armistice sans tenter un effort décisif pour le ré-
tablissement de la paix orientale. Cet effort, elle l'a tenté depuis quel-
ques semaines, soit par un travail particulier de persuasion auprès
des états des Balkans, soit par des démarches collectives, et si la né-
gociation a rencontré d'abord quelques difficultés assez graves, elle
paraît être décidément entrée depuis quelques jours dans une phase
moins obscure, plus rassurante. La première difficulté pour les puis-
REVUE. — CHRCNIQUE. 715
sances européennes était de s'entendre sur ce qu'elles avaient à faire.
Elles ont depuis quelques mois si souvent et si inutilement donné des
conseils, des avertissemens, même des admonestations sévères, sans
parler des délibérations stériles de la conférence de Constantinople,
qu'elles ne pouvaient plus décemment recommencer ce jeu sans s'ex-
pc/ser au ridicule d'une manifestation nouvelle d'impuissance. Elles ont
voulu cette fois agir sérieusement, faire sentir le poids de leur auto-
rité à Belgrade, à Sofia, comme à Athènes, et elles ont adressé aux trois
états une demande collective précise et formelle de désarmement qui,
dans leur pensée, était le préliminaire naturel d'une paix définitive.
Là était précisément le point délicat et épineux pour des états que la
guerre avait laissés dans des dispositions assez différentes.
Pour la Bulgarie, l'embarras n'était pas bien grand. Le prince
Alexandre, qui s'est montré dans toutes ces complications aussi fin
politique qu'habile et heureux soldat, a été assez avisé pour ne pas se
donner l'air de résister aux désirs de la diplomatie, et il a pris le
meilleur moyen en allant chercher le prijf de ses victoires à Constanti-
nople, en négociant directement avec la Turquie un arrangement que
l'Europe sera sans doute conduite à ratifier. De tous les belligérans, le
prince Alexandre est celui qui reste dans la situation la plus aisée,
ayant arrangé ses affaires avec la Turquie, certain de l'appui de l'Alle-
magne, de la protection de l'Angleterre, et pouvant attendre le retour
des bonnes grâces de la Russie. La Serbie, au premier moment, s'est
montrée plus récalcitrante, peut-être parce qu'elle est sortie plus meur-
trie de la guerre. A la proposition de désarmement qui lui a été adres-
sée elle a répondu d'abord par un refus. On peut croire cependant que
ce refus n'a rien de définitif et que la Serbie, sous l'influence de l'Au-
triche, serait disposée à la paix; mais la difTiculté reste toujours à
Athènes, où le gouvernement hellénique s'est montré résolu à n'écou-
ter aucun conseil; il n'a pas seulement décliné la proposition de
désarmement, il a redoublé d'ardeur dans ses préparatifs de guerre,
et il a paru môme impatient de se jeter tète baissée dans la lutte.
Le cabinet d'Athènes a cru peut-être qu'il en serait de cette démarche
nouvelle de l'Europe comme de toutes les autres. Malheureusement, il
s'est trompé et il s'est exposé à être serré de plus près par la diplo-
matie, à recevoir môme de l'Angleterre une sommation impérieuse,
une menace d'action coercitive s'il attaquait la Turquie. De sorte que
la situation est celle-ci : la Bulgarie est toute prête à la paix, la Ser-
bie se laissera facilement convaincre, les Grecs seuls sont engagés et
par tout ce qu'ils ont fait et par le froissement d'amour-propre que
vient de leur infliger la sommation anglaise. La Grèce, à vrai dire,
s'est laissé entraîner par son patriotisme, par l'appât de l'occasion
et elle a mal calculé ses mouvemens. Sans doute, on s'intéresse ton-
716 REVUE DES DEUX MONDES.
jours à sa cause, elle inspire les mêmes sympathies. Son erreur ou
son malheur aujourd'hui, si elle ne s'arrêtait pas, serait de se mettre
en contradiction avec la volonté évidente de la diplomatie, avec tous
les intérêts pacifiques de l'Occident. Si elle avait eu un dernier espoir
à la nouvelle d'une crise ministérielle en Angleterre , ce ne serait
qu'une illusion de plus. M. Gladstone lui-même n'a pas laissé ignorer
à la Grèce que ce qu'elle avait de mieux à faire était de se rendre aux
désirs de l'Europe, et le retour du vieux chef libéral au pouvoir ne se-
rait certainement pas favorable à une guerre nouvelle pour les reven-
dications helléniques.
Au moment, en effet, où toutes ces affaires orientales en étaient en-
core à se débrouiller dans la mer de Grèce comme dans les Balkans,
la question ministérielle renaissait en Angleterre. Elle était évidem-
ment inévitable. Elle a pu rester indécise tant que le nouveau par-
lement n'était pas réuni, d'autant plus que les chefs des partis évitaient
de s'expliquer et semblaient se réserver. Maintenant, le parlement sorti
des dernières élections est réuni. Il a été ouvert, il y a quelques jours
à peine, avec une solennité exceptionnelle, par la reine elle-même,
qui, pour la première fois depuis bien des années, a relevé la céré-
monie de sa présence, comme pour donner une marque de faveur à
son ministère. La reine Victoria a, de plus, vraisemblablement tenu à
aller à Westminster dans des circonstances qui ne laissent pas d'être
graves, et, à entendre son langage, l'accent avec lequel elle a parlé
des « tentatives contre l'union de l'Irlande avec la Grande-Bre-
tagne, » l'appel qu'elle a fait au parlement et au peuple anglais
pour le maintien de l'empire britannique, on a senti bien vite que là
était le point décisif sur lequel la grande bataille allait s'engager. Elle
s'est effectivement engagée dès le débat de l'adresse. Les affaires ex-
térieures ne pouvaient soulever, pour le moment, de graves diffi-
cultés. L'opposition n'a pas fait de querelles sérieuses à lord Salisbury,
ni sur les règlemens des affaires de l'Afghanistan, ni sur les affaires
d'Egypte, ni même sur sa politique en Orient et sur son intervention
en Grèce. C'était la question irlandaise qui dominait tout. Ce n'est pas
qu'elle ait été abordée sur-le-champ. Le ministère, sans trop dissi-
muler qu'il avait pris son parti sur la question irlandaise, a visible-
ment essayé de l'ajourner; il aurait voulu soumettre d'abord à la
chambre des communes une réforme de la procédure parlementaire.
M. Gladstone, de son côté, évitait encore de s'expliquer, attendant,
disait-il, les communications du gouvernement. Bref, il y a eu d'abord,
de part et d'autre, une certaine stratégie ; mais bientôt la force des
choses l'a emporté. Le gouvernement a avoué ses desseins de répres-
sion en Irlande et, à la première occasion, à propos d'un amendement
de M. Jesse Gollings sur certains avantages agricoles à faire aux paysans,
REYUE. — CHRONIQUE. 717
le ministère a été mis en minorité avec l'aide de la brigade irlan-
daise, qui s'est tournée toute entière contre lui. C'est le fond de la
situation! c'est la brigade irlandaise, conduite par M. Parnell, qui dé-
cide de la lutte entre les partis anglais, et qui l'a décidée, cette fois,
contre le ministère conservateur.
Que va-t-il maintenant sortir de cette crise nouvelle ? Tout en vérité
devient assez obscur dans les affaires britanniques. Lord Salisbury,
sans tenter de se raidir contre un vote qui pouvait d'ailleurs se repro-
duire à tout instant, s'est empressé de porter sa démission à la reine,
à Osborne, et au premier abord M. Gladstone semblait évidemment
seul désigné pour reprendre le pouvoir qu'il a abandonné il y a quel-
ques mois. C'est lui qui a vaincu, c'est lui qui a l'ascendant et la
popularité dans le parlement comme dans le pays. La situation de
M. Gladstone est cependant étrange. On sait aujourd'hui que ce grand
vieillard, avec son audace naïve, est tout prêt, s'il revient au gouver •
nement, à entreprendre les réformes les plus larges, les plus impré-
vues pour l'Irlande. Il reste sûrement fidèle à l'unité de l'empire
britannique, il le croit; il n'est pas moins résolu à aller jusqu'à la der-
nière limite du possible dans la politique du home-ruk. Or cette
œuvre audacieuse, sans doute fort périlleuse, il ne peut l'accomplir, la
tenter que dans des conditions singulièrement nouvelles, avec les ra-
dicaux, dont M. Chamberlain est un des chefs et au besoin avec M. Par-
nell lui-môme, s'il veut y consentir. Il ne peut plus guère compter sur
le concours des vieux whigs, comme lord Ilarlington, M. Goschen, qui
hésitent à le suivre, qui ont même déjà soutenu le ministère tory
dans le vote où celui-ci a succombé. — De sorte que l'Angleterre se
trouve entre deux politiques : l'une avouant hautement l'intention
de réprimer l'agitation irlandaise, toute tentative contre l'unité de
l'empire, — l'autre, acceptant la pensée d'une autonomie équivalant à
une sorte d'indépendance pour l'Irlande. La reine essaiera-t-elle
d'échapper à cette alternative avec un ministère de transition ou de
transaction par l'alliance des libéraux qui tendent à se séparer de leur
vieux chef et des conservateurs modérés? Autre question : le mi-
nistère qui va se former, quel qu'il soit, peut-il vivre avec un parle-
ment où les Irlandais décident à tout instant de la majorité? Les diffi-
cultés se pressent devant l'Angleterre, elles deviennent un vrai drame
où c'est, après tout, le sort d'uu grand empire qui est en jeu.
CII. DE MAZADE.
718 REVLE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La seconde quinzaine de janvier a été féconde en incidens politiques,
intérieurs et extérieurs. Bien qu'ils ne fussent pas tous d'un caractère
également satisfaisant, ils ont, en quelque sorte, favorables ou fâ-
cheux, marqué les étapes régulières d'un mouvement lent de hausse
sur tous les fonds d'état, français ou étrangers, et sur un certain
nombre de valeurs entraînées dans l'orbite de la spéculation. Le 16 jan-
vier, le cabinet nouvellement formé se présentait devant les chambres
avec une déclaration chaleureusement applaudie sur tous les bancs de
la majorité républicaine. On ne parlait plus que de concorde, de con-
centration, de concessions réciproques; on se bornerait aux réformes
nécessaires, etc. Le 3 pour 100 était coté 81.27, le k 1/2 110.40.
Le 18, la Grèce et la Serbie répondaient par un refus plus ou moins
catégorique à la demande de désarmement présentée simultanément
par les représentans des puissances à Belgrade, à Solia et à Athènes.
Le 21, le cabinet Freycinet était mis en minorité de trois voix à la
chambre sur une question de procédure se rapportant à l'amnistie.
Ainsi, à peine constituée, la nouvelle administration était mise en
échec par l'alliance de l'extrême gauche avec les droites. On pouvait
craindre qu'un événement de ce genre , plus grave encore comme
symptôme que comme fait positif, ne jetât quelque désarroi parmi
les acheteurs de rentes, il n'en a rien été, et les valeurs ottomanes
seules ont continué à subir l'influence des dispositions turbulentes de
quelques-uns des petits états des Balkans.
Au point de vue purement financier, l'attention s'est concentrée, pen-
dant toute cette quinzaine, sur les projets budgétaires du gouverne-
ment. La déclaration ministérielle du 16 courant a confirmé ce que
l'on avait déjà pressenti de ces projets; suppression du budget extraor-
dinaire, réductions de dépenses dans les ministères, combinaisons
non encore arrêtées dans leur forme définitive pour la consolidation
d'engagemens du Trésor à court terme, remaniement de la taxe sur
les alcools (peut-être organisation du monopole, mais probablement
pour une époque plus éloignée que l'établissement du prochain budget);
enfin, pas d'emprunt direct, pas d'impôts nouveaux.
Très bien accueilli d'abord, ce programme a prêté ensuite matière à
de longues discussions. Le Trésor étant manifestement obligé de re-
REVUE. — CHRONIQUE. 719
courir à toutes sortes d'emprunts indirects, pourquoi ne pas aborder
le problème en face et ne pas se résigner à un grand emprunt de
liquidation qui remettrait toutes choses en place et en ordre? La preuve
des embarras momentanés du Trésor a -été donnée le 18 courant par
l'élévaiion du taux d'intérêt des bons du Trésor à 3 pour 100 pour un
an. Mais le marché ne s'en est pas inquiété. Le ministre des finances
a trouvé sans peine des fonds à 3 pour 100, comme l'indique le der-
nier bilan de la Banque de France au chapitre du compte courant du
Trésor. Il n'y a donc pas eu embarras au sens propre du mot, ou du
moins l'embarras a été passager. Le fait capital de la situation est
toujours l'abondance très grande des capitaux disponibles, la faveur
presque exclusive dont jouissent les rentes et les obligations de chemin
de fer, de la Ville et du Crédit foncier, le désarroi croissant du décou-
vert devant l'évanouissement de tous les calculs fondés sur les crises
ministérielles, les dillicultés parlementaires, et les guerres dans l'ex-
trême Orient, enfin, le retour d'une grande aisance sur le marché
anglais des capitaux, signalé par l'abaissement à 3 pour 100 (21 jan-
vier) du taux de l'escompte à la Banque d'Angleterre.
L'Italien ne tardera pas à atteindre le cours de 98 francs, coupon
semestriel détaché. L'exposé financier, fait le 21 courant à la cham-
bre des députés d'Italie par le ministre des finances, a produit une
bonne impression. Le budget de 188/i-85 se solde par une plus-value
de 37 millions sur les prévisions; il n'a donc pas été nécessaire de re-
courir aux moyens extraordinaires autorisés par le parlement pour
faire face aux dépenses ultra-extraordinaires. L'exercice 1885-86 se
présente d'une façon exceptionnelle, résultant de diverses aggrava-
tions transitoires, outre celles qui proviennent de l'application des
conventions de chemins de fer. On pourvoira à ces dépenses ultra-
extraordinaires, s'élevant à /4O millions, par les moyens déjà votés
par le parlement. Le budget de 1886-87, au contraire, rentre dans
l'état normal cl présente 46 millions d'augmentation sur les recettes
et 9 millions de diminution sur les dépenses.
Après les rentes et l'Italien, le Suez est la valeur qui a le plus oc-
cupé la spéculation. L'action avait dépassé 2,200 avant le paiement
du dernier coupon. Ce coupon n'est pas encore regagné, et le Suez a
oscillé de 2,195 à 2,160 pendant toute la quinzaine. 11 est probable
que le cours de 2,200 sera promptement atteint après la réponse des
primes. Les recettes se maintiennent satisfaisantes. Le départ de
M. de Lesseps pour l'isthme a relevé les cours du Panama, que l'ap-
proche du versement à opérer (en février) avait de nouveau dépréciés.
Les cours extrêmes ont été 392 et 406 ; les plus hauts sont les plus
récens.
Il n'y a toujours rien à dire du marché des titres des établissemens
de crédit, morne et délaissé. Le Crédit foncier s'est tenu très ferme,
I
720 REVUE DES DEUX MONDES.
mais immobile. La Banque de France, qui avait beaucoup baissé depuis
deux mois, par suite de la diminution du dividende semestriel, s'est
partiellement relevée depuis, bien que les bénéfices pour les cinq pre-
mières semaines de l'exercice soient inférieurs de 800,000 francs à
ceux de la période correspondante de 1885.
La reprise sur les actions de nos grandes compagnies de chemins de
fer s'est arrêtée devant la faiblesse persistante des recettes. Des deux
grandes compagnies espagnoles, le Saragosse, présentant un trafic en
augmentation marquée, a été le plus favorisé. Il finit à 330. Le Gaz a
conservé et accru de 15 francs son avance de la première quinzaine
de janvier. L'action des Omnibus, longtemps immobile entre 1,025 et
1,050, s'est relevée brusquement de près de 100 francs.
L'Extérieure a repris de plus d'une unité. La chute du cabinet Sa-
lisbury a entravé les velléités de hausse de l'Unifiée d'Egypte, qui reste
à 323 après avoir atteint un moment 326. L'attitude plus pacifique de
la Grèce a ramené des acheteurs aux obligations ottomanes privilé-
giées en hausse de 20 francs.
Deux émissions d'une certaine importance ont eu lieu en janvier,
l'une sur le marché anglais, l'autre à Berlin et à Francfort. La pre-
mière a été ouverte également à Paris et y a même, dit-on, donné
plus de résultats qu'on ne l'espérait peut-être. Il s'agissait de 200,000
obligations de 500 francs, d'un emprunt 5 pour 100 du gouvernement
argentin; intérêt annuel 25 francs; prix d'émission 403 francs; em-
prunt garanti spécialement par les revenus des douanes et subsidiai-
rement par les revenus généraux. La Banque de Paris, le principal éta-
blissement français intéressé à cette opération, avait ouvert ses gui-
chets le 9 janvier, ainsi que le Comptoir d'escompte, la Société générale
et le Crédit industriel. La souscription a été plusieurs fois couverte à
Londres et à Paris et a donné lieu à une réduction.
La seconde émission du mois est celle d'une rente serbe 5 pour 100
amortissable, garantie par les revenus du monopole des tabacs de
Serbie concédé au Comptoir d'escompte de Paris et à la Banque des
Pays autrichiens. Une compagnie sera formée au capital de 10 millions
pour l'exploitation de ce monopole et versera une redevance fixe su-
périeure à l'annuité nécessaire au service du nouvel emprunt. Il s'a-
git de 50,000 obligations de 500 francs, rapportant 25 francs, et émises
à 390. La souscription a eu heu le 28 en Allemagne, et les journaux
de ce pays annoncent un grand succès et une prime de 3 pour 100.
Le Comptoir d'escompte s'était chargé de transmettre les souscriptions
françaises.
Le directeur-gérant : G. Buloz.
LES
DAMES DE CROIX-MORT
DEUXIÈME PARTIE (1).
VI.
La question se posait pour Régine d'une façon tout à fait impré-
vue et singulièrement troublante. Elle aimait M. d'Ayères, elle ne
pouvait plus le nier. Mais elle tenait beaucoup à sa tranquillité.
Comme il l'avait très bien deviné, elle avait pris, pendant ces
douze années de vie retirée et solitaire, des habitudes qu'il lui
serait sans doute difficile de modifier. Elle était indépendante :
allait-elle se donner un maître? La vie molle et oisive qu'elle aimait
s'exposerait-elle à la voir bouleversée par un homme actif et bruyant?
Elle avait, au prix d'une sage administration, reconstitué sa fortune
et celle de sa fille: risquerait-elle de voir un viveur la ruiner de
nouveau? Fernand s'était montré plein de franchise avec elle, en
lui disant qu'elle aurait un sacrifice à accomplir. Mais comme il
connaissait bien lés femmes en général, et Régine en particulier,
lorsqu'il ne craignait pas de faire appel à son abnégation ! C'était
peut-être la crainte de paraître égoïste qui entraînait le plus M"' de
Croix -Mort à ne pas repousser sa demande. Et puis, il y avait
(1) Voyez la Revue du 1"" février.
TOME LXXIII. — 15 FÉVRIER 1886. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ce mot : mariage, un charme auquel elle ne pouvait se sous-
traire. Elle avait été si peu mariée la première fois, et M. de Croix-
Mort, sceptique, sec et froid, était si peu l'homme qu'elle avait
rêvé! Toutes ses affections, il les avait comprimées; toutes ses
tendresses, il les avait dédaignées. Il lui avait donné son nom et un
enfant, et c'était tout. Après ses relevailles, elle ne l'avait revu
qu'à la salle à manger ou au salon. Et elle n'entendait parler de lui
que pour apprendre qu'il était l'amant de la belle M"^^ X.., ou qu'il
avait perdu cent mille francs au baccara. Quelle différence avec
Fernand, si plein de prévenances et si violemment épris! M. de
Croix-Mort était brun comme sa fille; M. d' Avères était blond. Ce
passé noir rendait si tentant cet avenir doré! D'ailleurs, Fernand
n'avait-il pas des droits, maintenant? Et n'était-elle pas bien impru-
dente en refusant la réparation que loyalement il venait lui offrir?
Elle roula pendant quarante-huit heures ces pensées dans sa tête,
et tous les argumens qu'elle put trouver contre ce mariage ne
firent qu'augmenter son envie de le conclure. Elle se décida à en
parler à l'abbé Levasseur, qui dînait an château. Elle était curieuse
de voir quelle impression cette nouvelle lui produirait. Quand elle
l'eut installé dans son fauteuil, au coin de la cheminée du petit
salon, son verre de chartreuse à portée de la main, elle entama la
confidence. Elle commença par un éloge des qualités de M. d'Ayères;
puis elle rappela au bon prêtre ce qu'il avait dit, deux mois aupa-
ravant, au sujet d'une union possible, et, le voyant sourire d'un
air malin, elle termina en annonçant que l'accord était à la veille de
se conclure.
— Eh bien! ma chère dame, dit le curé, pensant qu'il s'agis-
sait d'Edmée, c'est parfait... Et je suis heureux d'avoir contribué à
vous ouvrir des vues sur une alliance qui va resserrer plus étroite-
ment les rapports entre les deux familles les plus importantes de
la contrée... Les futurs conjoints, à ce qu'il me semble, sont faits
l'un pour l'autre.
— Il y a bien une légère disproportion d'âge, insinua Régine, et
je vous avoue que c'est pour moi un sujet d'inquiétude.
— Laissez! dit le curé, suivant toujours son idée; laissez! Un
peu de maturité donne une plus grande autorité, et c'est une
bonne chose dans un ménage... Il faut connaître la vie pour se
défendre contre ses dangers... Et le futur époiïx...
— Oh ! je sais qu'il n'a pas été jusqu'ici aussi sage qu'il aurait
pu l'être ; mais on prétend que c'est une garantie de tranquillité et
qu'il faut qu'un mari ait eu des aventures avant, pour n'en pas avoir
après. Vous me direz que M. de Croix-Mort, qui certes avait eu une
jeunesse pleine d'orages, a continué par une existence pleine de
LES DAMES DE CROIX-MORT. 723
tempêtes... Je ne crois pas qu'avec M. d'Ayères j'aie à craindre
un sort pareil...
L'abbé Levasseur, qui, depuis un instant, trouvait le langage de
M™* de Croix-Mort plein d'ambiguïté, ouvrit des yeux énormes, et
se demanda s'il rêvait. La comtesse semblait maintenant parler
d'elle-même. Il lui parut nécessaire d'éclairer la situation, et, deve-
nant prudent, il laissa tomber cette phrase à double sens :
— Kt M''" Edmée envisage- t-el le ce mariage avec une entière
satisfaction ?
— Je ne lui en ai pas encore parlé, répondit la comtesse. Vous
comprenez combien ce sujet est pour moi délicat à aborder... Le
caractère de cette enfant est très ombrageux, et je crains qu'elle
n'accepte pas facilement une modification si complète de notre exis-
tence... Aussi ai-je compté sur vous, notre ami, pour la préparer
à cet événement.
Désormais, il n'y avait plus de doute v le curé balbutia :
— Comment donc ! ma chère dame, tout à votre service.
Mais, quelque décidé que fût le prêtre à respecter les volontés de
sa paroissienne, il ne put se défendre de la raisonner un peu. C'était
un louable eflbrt que faisait là le vieillard. Il se dit : Je risque de me
fermer à jamais les portes de cette maison si hospitalière, et adieu
mes chères habitudes! Advienne que pourra! Le devoir avant tout!
Kt il appuya bravement sur les inconvéniens et les dangers que
la comtesse avait elle-même signalés. H la trouva très résolue.
Fait bizarre : elle semblait encouragée par l'opposition. Livrée à
elle-même, elle avait quelques hésitations, elle craignait, elle
soupçonnait. Contredite, elle était décidée et répondait de tout
avec une superbe confiance.
Le curé n'insista pas. 11 en avait dit assez pour satisfaire sa con-
science et mettre sa responsabilité de directeur spirituel à couvert.
Il n'avait, en somme, à reprocher à M. d'Ayères rien qui ne fût à
la connaissance de la comtesse. Le baron avait mangé le plus clair
de son bien et n'était pas très pratiquant. Mais qui pouvait savoir?
Sa femme lui apprendrait sans doute l'économie et lui donnerait
peut-être des idées religieuses. Au fond, le brave homme, après en
avoir délibéré avec lui-même, aima mieux voir ce viveur épouser
une femme expérimentée, capable de se défendre, que la petite
'Edmée, tendre et innocente. A cette fleur des bois, une culture bien
douce, dans une atmosphère très saine, était nécessaire. Et ce Pari-
sien n'était point le jardinier qu'il fallait pour elle. L'abbé Levasseur
accepta la mission que la comtesse lui donnait d'avertir la jeune fille.
Et il demanda qu'on la lui envoyât le lendemain au presbytère. Puis,
ayant souhaité le bonsoir à M™* de Croix-Mort, il prit, précédé d'un
domestique portant une lanterne, le chemin du village.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
Le lendemain, Régine était dans le petit salon, étendue sur sa
chaise longue, quand sa fille rentra. Elle entendit sonner son pas
net et décidé dans le vestibule, et pensa qu'elle allait l'éviter,
comme à l'ordinaire, et monter dans sa chambre. Mais la porte
s'ouvrit et Edmée parut. A sa vue, la comtesse se dressa vivement,
et pendant un instant les deux femmes se regardèrent. Une flamme
passa sur le visage pâle de l'enfant. Elle baissa son front sérieux et
attendit, comme si elle eût été un juge à qui sa mère dût fournir
des explications. Le silence qui régna alors parut si pénible à
W^^ de Croix-Mort, qu'elle ne put le supporter, et, allant droit au
but:
— Tu as vu M. le curé? Il t'a parlé? demanda-t-elle d'une voix
brève, ne voulant pas avoir l'air de capituler devant cette petite,
dont elle connaissait la fierté indépendante et sauvage.
— Oui , répondit Edmée, dans les yeux de laquelle de grosses
larmes roulèrent.
La mère les vit, et soudain, bouleversée, elle vint à sa fille, la
saisit, la serra contre elle en criant, prise d'attendrissement :
— Ma mignonne, ma chérie,., dis-moi que je ne te fais pas trop
de peine?.. Oh! tu pleures!.. Va, je t'aimerai tout autant, plus
même,., car je te serai reconnaissante... INous serons deux à t'ai-
mer... Il est si bon!.. Et tu l'aimeras aussi...
L'enfant, à ces mots, fit un brusque mouvement qui rompit
l'étreinte caressante de sa mère, et, montrant un visage étincelant
de colère :
— Lui? Jamais!
— Edmée!
— Non ! répéta-t-elle avec rage. Jamais cet étranger qui va tout
bouleverser dans la maison de mon père et tout changer, jusqu'au
nom que tu portes !
La comtesse, saisie, regarda sa fille qui, blême, les yeux noirs
de haine, la bouche convulsive, tremblait de tous ses membres.
Enfin, elle reprit possession de son calme et d'un ton sévère :
— J'attendais de toi d'autres sentimens. Je ne croyais pas te
trouver si violemment hostile à un projet dont la réalisation doit
amener le bonheur des dernières années de ma vie. Peut-être au-
rais-je pu accorder beaucoup à tes prières et à ton chagrin; à ta
colère, à tes violences, rien !
M"° de Croix -Mort avait écouté, debout à la même place. Un
sourire amer passa sur ses lèvres, quand la comtesse parla de
ses espérances de bonheur; quand elle l'entendit confirmer la
résolution prise, son visage devint de marbre. Elle fit un signe
de tête, comme pour dire : « C'est bien ! » et sans un mot elle sor-
tit. Arrivée sur la terrasse, elle prit sa course, gagna le parc, des-
LES DAMES DE CROIX-MORT. 725
cendit jusqu'à la berge de la Divonnette, et là, s'asseyant sur le
gazon, elle éclata en douloureux sanglots. Il y avait longtemps
qu'elle pleurait ainsi, lorsqu'une branche craquant derrière elle la
fit retourner. Grave, Jean Billet la regardait. Elle lui adressa à travers
ses larmes un amical et trist3 sourire.
— Eh bien ! dit le sauvage, qu'est-ce qu'il y a donc? Voilà que
vous pleurez à c't heure! (Qu'est-ce qu'on vous a encore fait?
Elle s'essuya les yeux avec le revers de sa main.
— J'ai du chagrin, mon vieux Billet !
11 posa sa pétoire contre un tronc d'arbre, se laissa glisser sur le
talus à ses côtés, et fixant sur elle ses petits yeux gris qui bril-
laient astucieux sous ses sourcils en broussailles :
— Contez-moi ra !
— Oh ! ça ne sera pas long. Tu sais que maman ne s'est jamais
beaucoup occupée de moi?
Le garde hocha la tête :
— Elle ne vous aime pas.
— Ce n'est pas là ce que je dis, interrompit \ivement Edmée.
Mais elle a ses idées. Et je crains bien de n'avoir jamais assez d'esprit
j)our les comprendre. Elle connaît un grand nombre de choses que
j'ignore et elle ne trouve point de plaisir à causer avec moi. Elle»
quand elle était petite, à Paris, on l'a mise dans un couvent où elle
a eu beaucoup de maîtres. Moi je n'ai travaillé qu'avec M. le curé,
et je crois, l'excellent homme, quoiqu'il se soit donné bien du mal,
qu'il ne m'a pas appris tout ce qu'il aurait fallu. Maman a toujours
dit que j'étais une ignorante et une sauvage.
— Il n'y a pas de mal.
— Elle a dii rougir un peu de moi, me dédaigner, continua-
l-elle avec des larmes. Oh! Billet, comme je l'aurais adorée, si elle
avait voulu ! J'y étais toute prête, une tendre parole de temps en
temps aurait suffi. Moi qui en étais réduite à aimer le beau portrait
de mon pauvre papa, qui ne me parlait pas non plus, lui, pour-
tant,., m.iis qui dans son cadre noir me souriait si doucement!
— Un fameux homme, votre père! Et un chasseur!..
— Eh bien ! c'est fini. Maman l'a tout à fait oublié, et elle va en
épouser uii autre.
Edmée fut prise d'une suffocation, et sans pouvoir ajouter un
mot elle cacha sa tête dans ses mains. Billet était devenu pâle :
— Ah! c'est décidé? fit-il. Je l'avais bien deviné, le premier
jour, qu'il nous causerait du désagrément, ce joli cœur-là! J'avais
cependant craint qu'il ne s'adressât à une autre qu'à madame. Gela
vaut mieux ainsi. Ah ! c'est décidé ! Du reste, il y a assez longtemps
qu'ils caracolent ensemble dans les bois...
726 REVUE DES DEUX MONDES.
Une rougeur ardente passa sur le front de l'enfant et, arrêtant
Billet d'un geste, elle dit :
— Tais-toi ! c'est ma mère.
Il baissa le nez, arrondit le dos en marmottant entre ses dents
des paroles indisànctes, puis se tournant vers Edmée :
— Et vous, qu'est-ce que vous allez ftiire?
— Rien. Mais je suis bien malheureuse !
Et elle recommença à pleurer, \lors le sauvage la raisonna dou-
cement, et avec des paroles tendres, entreprit de la consoler. Elle
savait bien qu'il était là, lui, le vieux dévoué, qui l'avait vue naître
et avait été le guide de ses premières promenades émancipées. Il
ne l'abandonnerait jamais, elle n'aurait qu'à venir le trouver, et ils
se remettraient à courir tous les deux, dans le grand silence calme,
où on oublie ses soucis et ses peines. Si on s'avisait de la tour-
menter, elle pouvait compter sur lui et on verrait !
Elle répondit tristement :
— Non, Billet, n'essaie pas de lutter, supporte tout comme moi.
Il sera le maître, vois-tu. Et il te chasserait. Alors moi je resterais
toute seule.
Le vieux garde hocha la tête d'un air songeur.
— Il ne pourrait toujours pas me forcer à quitter le pays. Et
pour sûr, je ne m'en irais pas, voyez -vous. J'aime cette terre-là.
Je suis né dessus. J'ai usé luen des paires de souliers à la parcou-
rir. On m'enterrera dedans.
Ils restèrent silencieux, perdus dans leurs réflexions, et la nuit
tombait autour d'eux, le soleil embrasant l'horizon jetait au travers
des taillis déjà dépouillés de leurs feuilles des lueurs d'incendie.
Billet leva lentement les yeux, regarda le ciel, puis d'une voix
grave :
— Regardez comme le couchant est rouge ! On dirait qu'il coule
du sang sur la forêt.
A ces mots, Edmée frémit. Son esprit fut frappé comme par une
sinistre prophétie. Elle reporta vers le sol ses yeux aveuglés par
les derniers rayons du soleil et, avec' terreur, elle crut le voir
parsemé de taches sanglantes. Elle se leva vivement, il lui sem-
blait qu'elle allait emporter avec elle quelque horrible marque.
Subitement le globe empourpré descendit derrière la ligne des ar-
bres, lentement le ciel se décolora, puis tout devint sombre, comme
l'avenir.
— Bonsoir, Billet ! dit la jeune fille. Je me suis oubliée, il faut
que je m'en aille. Ne songe plus à tout ce que je t'ai dit: ce sont
des sottises.
— Voire !
LES DAMES DE CROIX-MORT. 727
— J'ai manqué de force de caractère, cela ne m'arrivera plus.
Et toi surtout sois prudent et convenable.
— Peut-être.
— Adieu !
Elle traversa le parc, arriva devant le château, vit les lenêtres
du salon éclairées, et sur les rideaux une silhouette d'homme qui
faisait ombre. Elle poussa un soupir, mais résolument elle gravit le
perron et entra. C'était bien M. d' Avères qui était là. Il s'avança
très gracieusement à la rencontre de la jeune fille et lui tendit la
main. Elle affecta de ne pas remarquer son mouvement et le salua
avec froideur, puis se tournant vers sa mère qui la regardait pleine
d'angoisse :
— Je vous demande pardon, maman... Je me suis attardée dans
le parc ; j'avais mal à la tête : l'air m'a fait du bien. Du reste, la
cloche du dîner n'a pas encore sonné.
— On a pris le temps d'ajouter un couvert, dit la comtesse.
M. d'Avères nous fait le plaisir de rester avec nous ce soir.
Edmée n'eut pas un geste d'acquiescement, ne dit p is un mot
d'approbation ; elle s'assit, prit son ouvrage, et parut ne point s'a-
f)ercevoir de la présence de celui qu'elle haïssait. En passant dans
lu salle à manger, la comtesse, qui était au bras de Fernand, se
pencha vers lui et, avec l'accent de la supplication :
— Je vous en prie, soyez indulgent pour cette enfant.
— Je trouve qu'elle est fort raisonnable, dit-il ; il ne faut pas
tout exiger en un jour. Elle ne m'a pas trop fait la grimace. C'est
à moi de me faire bien venir d'elle. Je m'y attacherai, soyez-en
sûre.
Régine lui adressa un regard de tendre reconnaissance et le fit
asseoir auprès d'elle. Le dîner s'acheva sans difficulté. Le baron
parla beaucoup, avec une aisance affable. Edmée ne fit pas en-
tendre le son de sa voix. Le dessert achevé, elle se leva, salua sa
mère et M. d'Ayères et sortit. Cette attitude ne laissa pas que de
troubler un peu le beau Fernand. En s'en allant, le cigare aux dents,
bercé par le mouvement, souple de la voiture, il se remémorait la
physionomie de l'enfant et convenait que cette petite « noiraude »
n'avait pas l'air bon. Mais bah ! si elle faisait la récalcitrante, on la
mettrait en pension et tout serait dit: il se chargerait bien, lui,
d'amener la comtesse à la trouver gênante, et à s'en débarrasser.
Le lendemain, il revint fusant sa cour régulièrement. Il examina
la petite noiraude, comme il disait, et constata avec ennui qu'elle
était aussi grande que sa mère. Bien près de seize ans, à coup sûr
et forte, comme toutes les filles élevées à la campagne, avec des
épaules larges, une taille maigre et un peu plate, des gros poignets,
des mains hâlées,mais, sous un front bombé et volontaire, surmonté
728 REVUE DES DEUX MONDES,
d'une chevelure sombre et rebelle, une paire d'yeux, frangés de
cils recourbés, comme il n'en avait vu de sa vie. Du reste, toujours
le même air haineux, le même mutisme rompu seulement par les
exigences de la politesse, et la même envie de se sauver dès qu'il
apparaissait.
— Au moins, elle ne cache pas son jeu, se disait-il gaîment, et
avec elle on sait à quoi s'en tenir.
Cependant il y avait dans cette ténacité froide et réfléchie une
énergie qui était si peu d'une enfant qu'il en éprouvait une vague
inquiétude. 11 sentait continuellement les yeux d'Edmée attachés
sur lui avec une fixité sournoise. Il la regardait vivement, elle se
détournait et, après un instant, elle recommençait à l'épier. Il vou-
lut, comme il l'avait promis, essayer de rentrer en grâce et de se
faire bien venir d'elle. Il fut attentionné, aimable, il lui rapporta
même de Paris, quand il y alla pour chercher des papiers de fa-
mille indispensables, une très jolie boîte à ouvi'age garnie d'usten-
siles d'or, hlle le remercia, posa la boîte sur une table, et le len-
demain il s'aperçut qu'elle ne l'avait même pas ouverte. Il ne pou-
vait se plaindre d'elle : rien de violent, aucune résistance en
face, une correction d'allures parfaite, la froideur d'un marbre. 11
se découragea et ne s'occupa plus de lui plaire. La comtesse, de
son côté, travaillait à plier ce caractère terrible. Elle avait usé tous
les moyens. La tendresse avait fait pleurer Edmée, mais ne lui
avait pas arraché une concession. Elle répondait avec une logique
implacable :
— Plus vous vous montrez affectueuse pour moi, plus il m'est
pénible de vous voir donner une part de cette affection, la plus
grande certainement, à un étranger.
M'"^ de Croix-Mort, s'étant laissé entraîner un jour à discuter
cette question de l'affection exclusive que sa fille semblait vouloir
imposer, s'écria irritée :
— Enfin, dans la vie d'une femme, il n'y a pas que l'amour
maternel, il y a l'amour conjugal...
Edmée regarda froidement sa mère et répliqua :
— Oui, une seule fois!..
La comtesse pâlit et n'osa pas insister. Ainsi c'était le suc-
cesseur donné à son père mort que l'enfant repoussait. C'était
l'abandon fait par sa mère de la fidélité à l'époux disparu qu'elle
réprouvait. Et elle le déclarait nettement. La lutte prenait ainsi un
caractère tellement aigu que M°^^ de Croix-Mort tomba dans des
colères qui n'eurent pour résultat que de mettre Edmée hors d'elle,
de lui faire oublier le respect et d'amener de sa part des ripostes
impossibles à oublier.
— En somme, pourquoi te sacrifierais-je ma liberté, s'écria un
LES DAMKS DE CROIX-MORT. 729
soir la comtesse, quand lu ne veux pas me sacrifier tes préven-
tions? Kst-ce donc moi qui suis tenue d'être la plus généreuse?
— Peut-être devriez-vous être la plus raisonnable?
— Que veux-tu dire ?
Kdmée resta un moment indécise. Ses pommettes se marbrèrent
de rouge, ses yeux s'enfoncèrent plus sombres sous ses sourcils,
au travers de sa robe on eût pu voir battre son cœur à coups pré-
cipités. Puis avec une audace qu'elle n'avait encore jamais eue :
— Je veux dire qu'il faut que vous soyez aveugle pour ne pas
voir que celui à qui vous subordonnez tout est un hypocrite et un
menteur. Quand il vous parle, vous ne faites attention qu'au sens
de ses paroles, vous n'écoutez pas si elles sonnent vrai ou faux. Il
vous parle tendrement, cela vous suffit... Moi qui l'écoute au-
trement que pour l'applaudir, j'entends bien qu'il ment; moi qui
l'observe autrement que pour l'admirer, je vois bien qu'il joue un
rôle... 11 vous trompe!
— Dans quel intérêt?
— Évidemment dans le sien 1
Kt elle ajouta avec un accent d'ironie qui cingla sa mère comme
un coup de fouet :
— (ja, c'est une conversation qu'il faut réserver pour votre no-
taire.
— Je sais ce que j'ai à faire, répliqua la comtesse tremblante
d'émotion, (^uant à toi, je renonce à essayer de te ramener à des
sentimens meilleurs. Ta manière d'être va rendre toute communauté
d'existt^ice impossible. Il faudra donc que nous nous séparions.
M"* de Croix-Mort avait gardé ce dernier argument pour la lin.
lille espérait, sous le coup de cette menace, taire plier Edmée et
lui imposer plus de réserve et de douceur. La jeune fille ne sour-
cilla pas, ses lèvres tremblèrent imperceptiblement et elle baissa
les yeux.
— Je l'avais prévu, répondit-elle avec fermeté. Si j'ai bien
compris ce qui a été dit devant moi, vous avez l'intention d'aller
vous fixer à Paris pour y passer l'hiver. Moi, je désire rester à
(Ïroix-Mort. Rosalie et son mari me serviront, et je vivrai aussi
tranquille que je puis l'être, en gardant votre maison. Motre bon
curé me fera société, et, d'ailleurs, je ne m'ennuie jamais seule.
— Soit, dit M™° de Croix-Mort. Je ne te |)unirai pas par là priva-
tion de la liberté, en te mettant dans un pensionnat de Paris, comme
je le pourrais, et le devrais peut-être. Tu os une raideur de ca-
ractère qui exigerait le contact des étrangers pour s'assouplir... Mais
jo prétends faire la })art du chagrin que tu semblés éprouver, et
mettre sur le compte de l'irritation de ton esprit les méchancetés
que tu me dis. Reste donc ici, puisque tu le veux; j'espère que la
730 REVUE DES DEUX MONDES.
réflexion te sera profitable. En tout cas, et je parle pour M. d'Ayères
aussi bien que pour moi, tu peux être sûre que tu n'auras qu'un
mot à prononcer pour que nous t'accueillions comme si rien ne
s'était passé entre nous.
Kdmée baissa la tête en signe de remercîment, et, sans une
parole de plus, elle se retira. A. partir de ce soir-là, il n'y eut plus
de discussions ni de luttes. La matière était épuisée. M"""^' de Croix-
Mort ayant réglé la situation de sa fille, moralement et matériel-
lement, se considéra comme quitte envers elle.
Le jour du mariage approchait. 11 devait avoir lieu dans la petite
église de Glairel'ont, en présence seulement des témoins. Le soir
même, on partait pour Paris. Régine l'avait voulu ainsi, et Fernand
s'était prêté de très bonne grâce à son désir. La veille, la comtesse,
qui redoutait quelque suprême incartade, entra dans la chambre
de sa fille, afin de la préparer.
— Demain, c'est à peine si nous pourrons nous parler,., et j'ai,
tenu à causer encore une fois avec toi, cœur à cœur... Tu m'as
fait beaucoup de peine, mon enfant ; je ne mets pas comme toi mon
orgueil à ne pas pleurer et je t'assure que tu m'as coûté beaucoup
de larmes... Au moins que nos dissensions restent secrètes. Ne
prêtons pas aux commérages... Demain nous serons en public,., et
j'espère que tu éviteras de me donner de nouveaux sujets d'afflic-
tion...
— Soyez sans crainte, maintenant, ma mère, répondit Edmée.
J'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour vous détourner de votre
projet. Si vous en avez souffert, je vous prie de me le pardonner...
Je n'ai point agi avec méchanceté. Je souhaite de tout mon cœur
que vous n'ayez jamais de regrets... Et personne ne priera Dieu
aussi sincèrement que moi pour que le malheur s'écarte de vous.
Elle embrassa sa mère, la reconduisit jusqu'à la porte avec le
plus grand sang-froid ; mais quand elle fut seule, elle s'abattit sur
son lit avec un cri de désespoir et resta là longtemps à gémir et à
pleurer. M"^*" de Croix-Mort, très impressionnée par le langage de sa
fille, passa la nuit en proie à des agitations affreuses. Elle eut des
rêves terrifians dans lesquels elle se voyait torturée par le beau
Fernand et n'ayant plus de refuge qu'auprès d'Ëdmée. Elle se ré-
veilla, brisée, et, pour la première fois, ne trouva pas au fond de son
cœur la même imperturbable confiance. Elle n'eut pas le loisir
de céder à cette pénible impression. La matinée s'écoula avec
la rapidité d'un songe. Elle prononça le oui solennel devant le maire
de Clairefont, qui était son fermier, le père Courtois ; elle signa le
registre, se laissa embrasser, avec une gracieuse familiarité, par le
vieillard, traversa un groupe de cinquante ou soixante personnes
qui stationnaient à la porte de la mairie, et entra à l'église au caril-
LES DAMES DE CROIX-MORT. 731
Ion déchaîné de toutes les cloches, dont une, donnée par son pre-
mier mari, l'avait eue, elle, pour marraine.
Le parvis était sombre, et, tout au bout, l'autel illuminé resplen-
dissait, décoré de verdure et de fleurs. Un tapis couvrait les dalles
sur lesquelles elle avait entendu, quatre mois plus tôt, résonner net
et décidé le pas aristocratique du beau Fernand. Ce jour-là sa fille
était à ses côtés, et elle avait dû la rappeler au recueillement, parce
qu'elle regardait curieusement leur voisin au lieu de suivre la
messe. Que de chemin parcouru depuis lors ! C'était maintenant
M. d'Ayères qui était auprès d'elle, élégant et fier, devant son prie-
Dieu de velours, et Edmée était à l'écart, priant, comme elle l'avait
promis, pour le bonheur de sa mère, devenue une étrangère. Régine
éprouva une vive angoisse, sou cœur se serra. La cloche de l'enfant
de chœur sonnait pour l'élévation, elle se courba machinalement
et, au même moment, elle entendit un sanglot. Elle leva les yeux,
et à trois pas d'elle, dans le banc seigneurial que, depuis deux cents
ans, la maison de Croix-Mort occupait à l'église, elle vit Edmée à
genoux. Sa tête était appuyéfe sur le bois et le banc semblait vide.
Aucun des serviteurs n'avait osé y prendre place à ses côtés. Jean
Billet debout, vêtu d'une blouse neuve, sa plaque de garde brillant
sur sa poitrine comme un miroir, ramassé dans sa massive taille
d'athlète, paraissait la protéger. Et, seule, l'enlant restait au banc
de lamille.
En ce moment, Régine se dt-munJa si elle avait bien lait tout
ce qu'elle eût dû faire, si elle avait assez aimé sa fille, dont le seul
tort avait été de trop ressembler à son père, si elle avait assuré sa
tranquillité et préparé son bonheur. Elle sentit un trouble violent
au plus profond d'elle-même, et l'amertume d'un regret lui gonfla
le cœur. Une lassitude soudaine la prit et lui rappela qu'elle n'était
plus jeune. L'illusion qui lui avait lait rêver des joies inconnues
au bras d'un nouvel époux s'effaça ainsi qu'un brouillard léger,
et comme dans un songe ell^ vit distinctement le grand salon de
Croix-xMort. Elle y était étendue sur sa chaise longue, plus âgée
encore, avec des cheveux gris ; elle tricotait en souriant des petits
ouvrages, pendant que deux e.nfans, dont elle était la grand' mère
se roulaient sur le tapis. Elle apercevait par la porte -fenêtre un
couple amoureux qui passait marchant lentement sur la terrasse.
C'était Edmée et le mari qu'elle épouserait, paisibles, jouissant
de l'existence sans secousse, et ayant assuré par leur bonheur la
douce sérénité de sa vieillesse. Ce tableau était si charmant, si frais
si reposé ; il résumait si complètement les pures félicités de la vie
qu'elle n'en pouvait détacher ses yeux. Une voix en même temps
murmurait en elle : Voilà le vrai et sûr bonheur. Celui-là, il dépen-
dait de toi de l'avoir. Tu n'avais pour te l'assurer qu'à ne pas t'éga-
7 8 "2 REVUE DES DEUX MONDES.
rer à la poursuite de chimères, à ne pas t'envoler dans le vide de
l'azur et à rester tranquillement sur la terre. Tu avais une fille qu
se serait chargée de te le donner. Elle t'aurait mis ses enfans sur
les genoux, comme des fleurs vivantes, et ton cœur épris d'idéal
se serait fondu dans d'exquises tendresses. Mais tu as voulu un
autre amour, va donc maintenant dans la route que tu as choisie,
et ne te plains pas si tu la trouves souvent rude et escarpée. '
Une fumée d'encens monta dans l'air ; les dernières paroles du
prêtre frappèrent l'oreille de Régine. La vision délicieuse disparut,
et devant ses yeux elle ne trouva plus que le beau Fernand qui lui
souriait^en caressant sa barbe d'or.
Ce qui suivit, visite à la sacristie pour remercier le curé, salut
aux paysans qui l'attendaient sur la place avec des bouquets, lunch
servi sur la terrasse du château pour les tenanciers du domaine,
derniers préparatifs faits à la hâte, tout se perdit dans la fébrile agi-
tation du départ. Il ne resta de net dans l'esprit de Régiiie que
l'adieu grave et le regard triste de sa fille, la serrant dans ses bras,
sur le marchepied de la voiture, et l'exclamation bourrue de
M. d'Ayères, qui, manquant à sa galanterie habituelle, s'écriait :
— Finissez-en donc, vous allez nous faire manquer le train !
La portière claqua, les chevaux partirent ; Edmée disparut. Le châ-
teau s'eftaça, les arbres de l'avenue défilèrent comme de rapides fan-
tômes, et la route poudreuse apparut, cette route du rêve, qui tour-
nait le dos à la sagesse et la conduisait à la fantaisie.
VIL
Les premiers temps de sa vie abandonnée parurent très pénibles
à Edmée. Elle erra dans les vastes pièces du château désert, comme
une âme en peine. Les angoisses des dernières semaines qu'elle
venait de traverser, si cuisantes et si dures, elle se prit à les regret-
ter. C'était encore l'animation de la vie. Mais ce silence, cette soli-
tude, c'était la tombe. Elle s'enferma pendant quelques jours dans
sa chambre, et vécut au milieu de ses objets familiers, se faisant
monter à déjeuner et à dîner, se figurant par un effort d'imagination
qu'il y avait du monde autour d'elle et qu'il lui suffirait de des-
cendre pour trouver sa mère au salon, étendue, et lisant, comme
d'habitude, un roman.
— Mademoiselle, lui disait la vieille Rosalie, vous avez tort de ne
pas sortir, vous vous donnerez les pâles couleurs. Il fait dehors un
joli froid sec; si vous alliez seulement jusqu'à la pièce d'eau porter
à manger aux cygnes? Ils sont comme vous, ces pauvres animaux,
le temps leur dure de ne voir personne.
Billet venait chaque jour sous sa fenêtre, n'osant pas monter, avec
LES DAMES DE CROIX-MORT. 733
ses souliers crottés, dans les escaliers du château, et, le nez en l'air, il
semblait lui donner la sérénade. Enfin, elle rougit de sa faiblesse et
reprit son train d'existence accoutumé. Elle se cantonna dans une
aile du vaste château et fit fermer toutes les autres pièces. Elle
se mit à travailler avec ardeur, dessinant et peignant jusqu'au dé-
jeuner. L'après-midi elle sortait, soit à pied, soit en voiture. Sous
la remise, elle avait découvert une petite charrette basse, en bois
verni, qui pouvait circuler dans tous les chemins, les roues ayant la
voie, comme disent les forestiers. Billet lui attela un poney un peu
vieux, mais très sage. Et elle s'habitua à aller toute seule faire des
tournées dans le pays, entrant chez les malheureux, distribuant
des secours, habillant les petits enfans, suivie d'un concert de bé-
nédictions.
Sa mère lui écrivit d'abord toutes les semaines des lettres
triomphantes, pleines de l'éclat des fêtes, de la sonorité des or-
chestres, et qui faisaient passer devant les yeux de l'abandonnée,
comme dans une vision, les bals, l'Opéra, le Hois, toute une vie
luxueuse, effrénée, dévorante, qui laissait à Edmée une impression
de tristesse j)rofonde. dette femme, lancée à plein corps, dans ce
tourbillon qu'elle se plaisait à décrire, était-ce sa mère, ou une
jeune mondaine faisant ses premiers pas, aspirant la vie avec
ivresse, et avide de jouir de toutes ses joies vraies ou fausses, vul-
gaires ou raffinées? Ignorante de ce qu'à Paris on nomme le
monde, n'ayant aucune idée de la manière formidable dont ceux
qui le composent arrivent à vivre, Edmée avait de prodigieux éton-
nemens. Il lui semblait que tous ces gens-là étaient en proie à une
crise de folie. Cette succession furieuse de plaisirs pris sans arrêt,
sans réflexion, presque sans sommeil, cette course enragée à la
poursuite de ce qui peut distraire, faite par des êtres vivans sur
leurs nerfs, ainsi que dans un état de somnambulisme frénétique,
la stupéfiaient.
Les lettres de sa mère la fatiguaient, elle se sentait les jambes
et les bras cassés, après avoir lu le récit des bals, comme si elle
avait, elle aussi, employé à danser toutes les nuits de la se-
maine. Elle voyait obstinément tournoyer les robes bleues, roses et
blanches, etelle entendait les sons sautillans de la musique de danse,
arrivant jusqu'à elle par vagues bouffées. Cette fièvre mauvaise la
troublait de loin. (Qu'était-ce donc de près? Elle conçut pour cette
existence parisienne une grande aversion. Elle la jugeait vaine, lé-
gère, pailletée comme les toilettes de ses danseuses, tout en illusion,
parure brillante le soir, misérables loques le lendemain. Qu'en res-
tait-il de cette vie ? De la fatigue, comme il restait de la robe des
chiffons.
M""" d'Ayères se plaisait à faire l'éloge de son mari; elle était fière
734 REVUE DES DEUX MONDES.
de ses succès, elle le comparait avec orgueil aux hommes qui l'en-
touraient, et, ce beau garçon, à la taille fine et aux épaules larges,
triomphait facilement de tous ses rivaux. Il y avait même une pointe
de jalousie secrète dans la manière dont elle constatait que Fer-
nand était très recherché pour son entrain et sa bonne grâce. Il
semblait qu'elle craignît qu'il le fût trop, surtout par les femmes.
En attendant, on ne pouvait donner une bonne fête sans lui. Et il
était conducteur de cotillon, comme devant, ayant osé se montrer
de ces rares maris qui dansent. Ils habitaient un charmant appar-
tement boulevard Malesherbes et recevaient à dîner une fois par
semaine. On projetait de jouer la comédie, et de donner un bal
costumé au carnaval.
« Viens, ma chère petite, écrivait M"^ d'Ayères, tu ne peux douter
du plaisir que tu nous feras en arrivant. La triste solitude de Croix-
Mort ne vaut rien pour une fille de ton âge ; autant tout de suite
entrer en religion. Tu dois voir le monde et apprendre à le connaître.
Il paraîtra peut-être effrayant d'abord à une sauvage telle que toi.
Mais il a des charmes si vifs et si variés que tu l'aimeras prompte-
ment, et que tu ne pourras plus te passer de lui. Il faut penser
au jour où tu te marieras. Tu n'épouseras probablement pas un loup
de notre province, et il convient de te préparer à ne pas vivre
toujours dans un désert avec des rustres. Commence tout de suite
ton éducation, jette-toi résolument dans la grande fournaise. We
crois pas que ce soit un enfer et qu'on y brûle. A la vérité, si on y
a très chaud, c'est à force de s'amuser. »
Après avoir lu ces lettres, où la soudaine frivolité de sa mère
éclatait foudroyante, Edmée restait profondément affligée. Une amer-
tume était en elle à la pensée que cette pauvre femme, affolée de
plaisir, songeait à lui faire partager sa misérable existence. Et elle
prenait un goût plus vif pour sa « triste solitude de Croix-Mort » et
pour les «rustres » qui y faisaient ^on ordinaire compagnie. Elle ne
pouvait se défendre de trouver sa mère ridicule avec ses airs éva-
porés de petite fille. Ces façons de fanfinette, à près de quarante
ans, lui remettaient involontairement en mémoire une illustration
d'un livre qu'elle avait eu, quand elle était toute petite, et qui re-
présentait une vieille Anglaise, coiffée d'une énorme couronne de
fleurs, chaussée de souliers à cothurnes, tenant la queue de sa
robe de bal dans sa main gauche, et, du bras droit, prenant sur
l'épaule de son danseur des poses abandonnées. Elle voyait sa mère
sous les traits de la grotesque Anglaise et, devant ses yeux, pas-
sait, faisant des grâces, la caricature ayant le visage de M""" d'Ayères.
Quant au beau Fernand, elle ne le jugeait pas ridicule, elle le
soupçonnait dangereux. Un instinct secret l'avertissait qu'un péril
pouvait venir de cet homme. Lequel? Elle n'en savait rien, mais elle
LES DAMES DE CROIX-MORT. 735
seHenait en défiance. Les notes caressantes de sa voix, qui avaient
tant contribué à séduire la sentimentale Régine, avaient dès le pre-
mier jour sonné aigre à l'oreille d'Edmée. Et sa belle barbe d'or,
elle la voyait rousse, comme celle de Judas. Aller à Paris, vivre
dans ce monde bruyant, agité, factice, que lui dépeignait sa mère,
épouser un bellâtre taillé sur le modèle de M. d'Ayères, dont l'unique
occupation serait de s'habiller, de se faire les mains blanches, et de
dire des riens tout le long de la journée, en attendant de conduire
le cotillon le soir ! Elle aimait mieux la neige chargeant les arbres
noirs du parc, le silence mystérieux des plaines, la vie calme et
laborieuse qu'elle avait su s'arranger, et la conversation avec son
yieux Billet.
Elle répondait laconiquement aux lettres de sa mère, affectant
de traiter exclusivement de choses pratiques, donnant des détails
sur l'état du domaine et ripostant labours, hersage, semailles,
quand on lui parlait toilette, musique et danse. Libre de ses
actes, depuis qu'elle était seule à Croix-Mort, elle allait dehors,
à toute heure, sans craindre une réprimande. Les champs avaient
achevé de la conquérir. Elle leur trouva des charmes qu'elle
n'avait pas soupçonnés. Le soir, quand le soleil tombait à l'horizon
et que la nuit venait presque instantanée, elle restait quelquefois
immobile, regardant au loin les nuages qui passaient, avec une
étonnante ra[)iclité, du rouge vif au rose paie. Des bandes jaunes
s'étalaient à côté de bandes vertes, et le bleu du ciel se dégradait
en des teintes violettes, comme si la chaleur de l'astre avait fondu
l'air glacé. Une ombre vague descendait sur la terre, estompant les
contours, et, sur ie fond encore clair du ciel assombri, les bois se
détachaient noirs, ainsi qu'une large muraille barrant l'étendue.
Les maisons éparses allumaient leurs feux, et sur la route, le rou-
lement d'un chariot, rentrant à la ferme, se faisait entendre, accom-
pagné par les sonnailles des chevaux. Une paix profonde se déga-
geait des choses et, pendant que les étoiles commençaient à scintiller
au-dessus de sa tête, Edmée pensait avec mélancolie que sa mère,
à cette môme heure, s'habillait pour une de ces fêtes qui dévoraient
ses nuits sans repos. Et lentement, elle marchait le long du chemin,
saluée d'un amical bonjour par des voix qui sortaient de l'obscurité,
rentrait au château, dînait, et lasse d'une bonne fatigue, elle s'en-
dormait d'un sommeil sans rêve.
L'abbé Levasseur, qui avait gardé ses habitudes, venait dîner
tous les dimanches avec elle. Il ne la traitait plus comme une en-
fant. La femme s'était montrée et avait fait apprécier sa ferme
raison. D'un commun accord le prêtre et la jeune fille ne parlaient
jamais que très sommairement de M™' d'Ayères. Aucune allusion au
mariage. C'était un sujet brûlant qui demeurait réservé : on l'avait
736 REVUE DES DEUX MONDES.
mis à l'index. Le curé disait en arrivant, après avoir fait ses salfl-
tations :
— Et M'"* votre chère mère est toujours en bonne santé?..
Edmée répondait invariablement :
— Ma mère va bien, monsieur le curé; je vous remercie.
La politesse était faite et le bonhomme pouvait jouir en paix des
innocentes douceurs de la soirée. Au moment du départ, avant d'al-
ler dans le vestibule rejoindre le valet qui l'escortait comme d'habi-
tude, la lanterne à la main, il disait, avec une demi-révérence d'au-
tel :
— Ne m'oubliez pas, je vous prie, auprès de M^^ votre chère
mère, quand vous lui écrirez...
Edmée souriait , lui tendait son large chapeau de feutre noir et
répliquait :
— Je n'y manquerai pas, monsieur le curé. Couvrez-vous bien ;
le froid doit être très piquant ce soir.
Et l'excellent prêtre s'en allait tranquille.
Cependant ils eurent l'un et l'autre un grand chagrin. Le vieux
verrier mourut; il avait quatre-vingt-sept ans. Il s'éteignit un jour
sans souffrance. L'abbé Levasseur eut une douleur de mère qui
perd son nourrisson en voyant inanimé ce pauvre malade, qu'il
soignait comme un véritable enfant. Les tendres soins dont il l'avait
entouré le lui avaient rendu encore plus cher. Il s'était attaché à lui
en raison directe des exigences qu'il avait manifestées. Cette mort,
si retardée, était, en somme, un véritable soulagement. Le curé
en fut inconsolable. Il trouva dans le cœur d'Edmée des regrets
aussi sincères que les siens ; ils pleurèrent ensemble le vieil ar-
tiste. M"* de Croix-Mort fit couper dans les serres les plus belles
fleurs et en emplit la chambre mortuaire. Elle suivit la première le
cercueil, porté par quatre des membres du conseil de fabrique, et
assista jusqu'au bout le pauvre abbé, obligé de rendre les derniers
devoirs à son père, comme fils et comme prêtre. Puis, après la
navrante cérémonie, elle le suivit jusqu'à la sacristie, lui prodigua
les encouragemens les plus délicats et l'emmena au château, pen-
dant que ses gens, à elle, remettaient tout en ordre au presbytère.
Les jours suivans, le voyant désœuvré, cherchant l'emploi de son
temps et ne le trouvant plus, elle l'excita à sortir dans les environs
avec elle. Elle le remit peu à peu dans le train de la vie et exerça
une influence très grande sur le bon prêtre, qui, en différentes cir-
constances, dit :
— M"® de Croix- Mort est une personne tout à fait supérieure.
Et c'était vrai. Il avait suffi, pour lui donner toute sa valeur, de
la livrer à elle-même. Maintenant, c'était un esprit clair, pénétrant,
décidé, un peu trop réfléchi peut-être, et pas assez abandonné aux
LES DAifES DE CROIX-MORT. 737
'•antaisies de la jeunesse. Son caractère véritable, dégagé des naï-
vetés de l'enfance, apparaissait complètement formé. Elle tenait de
sa mère et de son père : de l'une, par les idées d'ordre et un certain
penchant à la rêverie; de l'autre, par l'ardeur et la violence des
sentimens. Elle était à la fois fougueuse et froide, capable de haïr
avec une grande force, et de diriger sa haine avec un calme terrible.
Pour le moment, elle ne haïssait personne. Un grand apaisement
s'était fait en elle. L'irritation, que l'entrée du beau Fernand dans
l'existence de sa mère et de la sienne, lui avait causée, s'était adou-
cie. L'éloignement avait été favorable à l'intrus. Il avait gagné à s'ef-
facer dans la demi-teinte du souvenir. Edmée pensait à lui seulement
avec ennui, en se disant : « Il reparaîtra un de ces jours. » Mais
elle ne voulait pas s'en préoccuper à l'avance et elle s'efforçait
d'oublier aussi longtemps que possible. Quant à sa mère, elle la
plaignait sincèrement. Elle s'attendait à la voir malheureuse, et elle
était décidée à lui donner alors la preuve de sa véritable affection.
Fait assez particulier, à mesure qu'elle avançait en âge et qu'elle
raisonnait, la piété exaltée, qui l'avait possédée au moment de sa
première communion, s'était refroidie. Elle pratiquait, mais plutôt
par principe que par entraînement. Elle avait confié à l'abbé Levas-
seur cet état de son âme, et de grandes controverses s'étaient en-
gagées entre elle et lui. Tout le côté mystérieux et miraculeux de
la religion lui échappait, elle ne pouvait plus l'admettre. Il y avait
entre les faits matériels, sur lesquels repose la doctrine chrétienne,
et les conséquences morales que l'enseignement religieux prétend
en tirer, une absence de proportions qui la choquait. Le bon prêtre
lui disait doucement :
— Mon enfant, ne discutez pas, croyez.
A cela elle répondait :
— C'est que je ne puis croire ce que je ne comprends pas, et le
moyen de comprendre sans discuter?
Le vieillard alors lui tapait doucement sur la joue avec deux doigts
et, d'un ton d'affectueuse gronderie :
— Vous êtes, au fond, une petite hérétique... Quand on pense
que c'est moi qui vous ai instruite !.. C'est vraiment désolant... Vous
avez l'esprit de rébellion et d'orgueil en vous... Tâchez de le domi-
ner... Soyez humble... Ne levez pas les yeux plus haut que le ciel...
Me cherchez à connaître que ce que le Maître a bien voulu vous
montrer... Nous sommes si petits et si misérables, comparés à l'in-
fini, pourquoi prétendrions-nous en pénétrer les secrets? Nous
ignorons presque tout des choses de notre monde périssable, et
nous voudrions que la grande force étemelle nous fût révélée ! Avec
nos yeux, nous distinguons dans les airs à peine quelques astres,
TOME Lxxni. — 1886. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
et il y en a des millions qui nous échappent!.. Nous ne nions pas
leur existence cependant. Pourquoi alors douter de ce que notre
intelligence bornée ne nous permet pas de comprendre?
Ils causaient ainsi, souvent, tous deux, le soir, en marchant à pas
tranquilles, au bord des routes ou dans les allées du parc, et sur
leurs têtes, le ciel, comme pour confirmer les paroles de croyance
du prêtre, était rempli d'étoiles. L'ordre admirable de l'univers se
manifestait dans sa majestueuse sérénité. Et Edmée se taisaft, pour
ne pas affliger son vieil ami, ne voulant pas lui dire que c'étaient les
pratiques humaines, si mesquines dans leur prétention solennelle,
les raisonnemens humains , si faibles comparés à la grandeur des
choses, qui la détournaient de la religion enseignée et la poussaient
à une sorte de religion naturelle, en révolte contre les puérilités du
culte, mais toute pleine d'admiration pour la création et d'adoration
pour le Créateur.
Le curé lui prêtait des ouvrages qui, disait-il, devaient la con-
vaincre. Elle les lisait consciencieusement, et elle était choquée
par la minutie de l'argumentation, l'étroitesse des tendances, par
les partis-pris de rapetisser le débat en ramenant toute la religion à
des observances de règles, à des acceptations de rites, au lieu de
l'élargir, de la grandir et de la montrer profonde comme l'infini, et
large comme l'éternité. C'était une religion faite à la taille des
hommes et non à celle de Dieu; une religion qu'on pouvait endos-
ser comme une chasuble, pour s'en servir, que l'on portait enfin, et
qui n'écrasait pas.
— Savez-vous bien, disait quelquefois le curé, qu'avec vos idées,
vous vous rapprochez étrangement des protestans ?
— Je ne les aime pourtant pas, répondait Edmée. Leur forma-
lisme sec et leur pédantisme austère me sont tout à fait antipathi-
ques.
Elle se mettait à rire et ajoutait :
— JS'essayez pas de me classer, mon bon père, je n'en vaux pas
la peine. Je ne suis, en somme, qu'une petite fille mal élevée et qui
ne sait pas ce qu'elle veut.
Au fond d'elle-même, il y avait de l'inquiétude et du trouble.
Elle avait été trop tôt conduite à raisonner sur des sujets graves. Il
lui avait manqué la douce et insouciante sécurité des enfans heu-
reux, qui ne sont pas obligés de se consulter, de se concentrer
et de garder en eux-mêmes des chagrins trop pesans pour leur
faiblesse. Tout un travail intime s'était fait dans son cerveau, qui
l'avait sinon faussé, au moins fatigué, et il n'avait plus cette fraîcheur
de la jeunesse, exempte de soucis et de peines.
Cependant, les lettres que sa mère lui écrivait se faisaient déjà
plus rares, comme s'il y avait eu une lassitude. Elles étaient aussi
I
LES DAMES DE CROIX-MORT. 739
moins enthousiastes et contenaient des réticences. On y sentait
l'effort d'une femme qui n'est pas complètement heureuse et veut
se faire illusion sur son état.
L'enivrement des premiers temps semblait s'être dissipé: ce beau
jour n'avait pas eu de lendemain. C'étaient toujours les mêmes
dithyrambes sur les charmes de la vie joyeuse ; mais la vibration
sincère n'y était plus, et le développement cherché, \oulu, factice,
se devinait. Par exemple, il n'était plus que rarement question de
M. d'AyèreS; dont les triomphes demeuraient maintenant secrets,
comme s'ils avaient cessé de plaire. La fatigue se trahissait partout
dans ces lettres, qui contenaient parfois des élans éplorés vers le
paisible Croix-Mort, « qui doit être bien joli dans ce renouveau du
printemps, » et qui n'était plus du tout ce triste désert où on vi-
vait entouré de rustres.
Le printemps, en effet, était revenu, ramenant les doux soleils
et les suaves parfums. Les aubépines fleurissaient les haies et le
chèvrefeuille parfumait les taillis. Devant la fenêtre d'Edmée s'ar-
rondissait une énorme épine rose qui, tout en boutons, semblait
un bouquet de fiançailles apporté sur la pelouse par un géant
amoureux. La nature secouait sa torpeur engourdie et frémissait,
activant les germes et faisant monter la sève. Le vent caressait,
les pluies tombaient tièdes, et la terre, échauffée, vibrante, répandant
ime odeur forte, était, comme disent les paysans : en amour.
Dans sa petite voiture traînée par le vieux [)oney. M"* de Croix-
Mort, prise d'une es|)èce d'enivrement délicieux, recommen-
çait à courir les bois. Et lorsqu'elle suivait, ses roues enfoncées
dans les profondes ornières, une roule effondrée f)ar les lourdes
charrettes des marchands de bois, elle voyait Jean Billet, sa pétoire
en bandoulière, surgir de derrière une cépée, comme un des génies
familiers de la forêt. Il approchait, la figure radieuse, à la pensée
de posséder, pour quelques heures, sa chère demoiselle. D'une main
vigoureuse, il poussait la voiture, excitant le petit cheval d'un clap-
pement de langue aigu qui lui rendait l'énergie. Alors, il n'y avait
pas à dire, il fallait qu'Edmée mit pied à terre et vînt, dans la taille
de réserve, voir les poules faisanes qui couvaient. Ils s'avançaient
tous deux, silencieusement, puis Billet disait d'une voix étouffée :
— Tenez, en voilà une!.. La voyez-vous, mademoiselle, la grosse
mâtine, dans la touffe d'herbes sures? son œil noir remue...
Ça l'embête que nous soyons là... Vous pouvez approcher, elle
ne bougera pas... Elles me connaissent toutes... Je laisse mon
chien à la maison pour qu'il ne les effarouche i)as, parce que cet
animal, n'est-ce pas? il n'a pas autant de raison que les gens, et il
dérangerait le gibier. . .
Le garde se baissait vers la poule, dont le plumage se hérissait
740 REVUE DES DEUX MONDES.
d'horreur, sifflait doucement pour la calmer, et la tenait immobile
par une sorte d'action magnétique; puis, causant avec elle :
— Reste là, ma bonne bête,., et fais bien ta petite affaire. Per-
sonne ne viendra te tourmenter...
Ensuite ils s'en allaient, baignés par le bon soleil, qui engourdit
et rend les jambes et les bras lourds. Billet, au passage, cueillait des
fleurs sauvages au parlum discret et délicat, et, sans craindre les
épines pour ses rudes mains, il composait un charmant bouquet.
La terre de bruyère assourdissait le roulement des roues : ils avan-
çaient ainsi à la muette, et, au détour d'une allée, dans la perspec-
tive verte. Billet, étendant silencieusement le bras, montrait à
Edmée un chevreuil arrêté sur ses pattes fines, regardant, étonné
et inquiet, le museau noir au vent et les oreilles agitées, ces pas-
sans qui envahissaient son domaine. L'animal bondissait, rentrait
dans le gaulis et s'éloignait en bramant avec force, presque avec co-
lère. Pendant ces promenades, escortée parce brave homme, qui lui
tenait compagnie sans qu'elle eût à faire effort pour causer, M^'° de
Croix-Mort retrouvait la libre insouciance de ses premières années,
elle oubliait ses préoccupations, ses soucis, et rentrait tout impré-
gnée du calme et de la fraîcheur des bois.
Le printemps avait été remplacé par l'été, et la fin de juillet
approchait. M""® d'Ayères, dont les lettres devenaient toujours plus
rares et toujours plus laconiques, était à Trouville, avec toute sa
coterie mondaine, changeant de toilette quatre fois par jour, allant
au casino, faisant des parties à cheval, en yacht, en mail-coach,
et traînant dans le sable du bord de la mer, comme elle l'avait
traîné dans la poussière de Paris, le boulet de la vie élégante. Au
commencement d'août, Régine écrivit pour s'informer de l'état de
la chasse, et donner à sa fille des instructions pour le garde. Edmée
éprouva un léger frémissement. N'était-ce pas là le symptôme d'une
arrivée prochaine? Dans quelques semaines, l'ouverture aurait lieu,
et M. d'Ayères était chasseur. Il y avait, tant à Croix-Mort qu'à La
Vignerie, de sept à huit cents hectares d'un seul tenant, composant
un territoire merveilleusement pourvu de gibier, grâce à la surveil-
lance farouche de Billet. Sa mère allait sans doute revenir. La
semaine suivante, il n'y eut plus de doute. La baronne écrivait :
« Donne l'ordre d'ouvrir partout dans le château ; vois si toutes les
chambres sont en bon ordre, et, s'il manque du mobilier pour les
garnir très confortablement, fais prendre à La Vignerie, qui ne sera
pas habitée, ce qui paraîtra nécessaire. Nous aurons prochainement
du monde à Croix-Mort. »
Du monde ! Le grand mot était prononcé. Edmée fut profondé-
ment troublée. Ce monde qu'elle haïssait, qui lui avait volé sa
mère, venait maintenant la chercher elle-même jusque dans sa
LES DAMES DE CROIX-MORT. 74 1
retraite. Elle avait refusé d'aller à lui; il arrivait avec tous ses
fredons, ses rubans, ses grelots, pimpant, frisé, conquérant, et
s'installait en maître, ayant le beau Fernand comme chef de file.
Elle eut peur d'abord. A cette contagion du plaisir, qui s'était si
proraptement et si complètement emparée de sa mère, saurait-elle
résister? Cette gangrène élégante, qui se gagnait si vite, comment
s'en préserver? Il lui faudrait vivre dans l'atmosphère énervante
qu'allaient créer autour d'elle tous ces mondains. Elle n'eut pas
l'orgueil de croire que sa raison la mettrait à l'abri et qu'elle ne
courrait aucun danger. Elle'ne se jugea pas si forte. D'ailleurs, une
palpitation singulière soulevait son cœur, à l'idée de ce mouvement
joyeux, coquet, fringant, qui bientôt emplirait les vastes couloirs
de la demeure silencieuse, comme si le sang de viveur de son père
se fût agité en elle.
Elle donna les ordres .que sa mère réclamait d'elle, et surveilla
la toilette du château. Elle voulut qu'en arrivant la vue lût agréa-
blement frappée. Les corbeilles des parterres s'emplirent de fleurs
artjstement groupées. Le sable de la terrasse fut renouvelé, et toutes
les herbes qui poussaient à l'ombre des balustrades de pierre dis-
parurent. Les meubles anciens du salon furent débarrassés de leurs
housses, et les glaces de Venise réfléchirent de nouveau l'éclat des
belles eaux de l'étang. Avant même que les Parisiens fussent arri-
vés, le château prenait un air de fête. Un charme imprévu rayon-
nait sur tout, et le prestige des visiteurs attendus s'exerriit déjà.
Le trouble qui était en elle, et contre lecjuel elle tentait vainement
de réagir, préoccupait beaucoup Kdmée. Elle se demandait si main-
tenant elle allait vivre dans cet état d'énervement,sur ce continuel
qui-vive. Il fallait que cette agitation fût bien vive, car elle ne pou-
vait arriver à la cacher. Le curé, qui n'avait pourtant pas, le brave
homme, la vue bien perçante, lui dit très naïvement :
— Je ne vous trouve pas votre air de lous les jours. Vous avez
dans la physionomie je ne sais quoi d'inquiet que je ne vous ai
encore jamais vu...
— L'n peu (le fatigue, peut-être, répondit évasivement Edraée.
C'est une grosse afl'aire, quand on n'en a pas l'habitude, de mettre
une maison sur pied.
— Oh! quel changement nous allons avoir ici, ma chère enfant!
soupira le bonhomme. Adieu nos bonnes causeries du dimanche,
a()rès le dîner! Au travers de toutes les distractions qui se prépa-
rent pour vous, vous ne penserez guère à votre vieil ami... Bah!
Amusez-vous, c'est de votre âge...
Edmée ne répondait pas , n'osant confiei* ses vives appréhen-
sions, et comprenant bien qu'elle ne pouvait demander de conseils
à ce cœur simple. Billet, averti par son flair de sauvage, avait pé'-
742 REVUE DES DEUX MONDES.
nétré plus avant dans la pensée de la jeune fille. Depuis le jour où
il avait su par elle que M. d'Ayères revenait , il ne parlait pas,
mais ses yeux en disaient long. Sa chasse, dont il était si jaloux,
ne le préoccupait même plus. Il ne songeait pas que son gibier,
qu'il aimait comme un avare aime son or, allait tomber en larges
hécatombes sous le plomb des « Parisiens, » ainsi qu'il disait avec
mé[)ris. H ne pensait qu'à Edmée, il venait deux et trois fois par jour
au château, sous des prétextes nuls, et restait, les bras bal lans, à
attendre un mot ou un regard. C'était la servilité caressante du
chien couché aux pieds de son maître. Il n'eut qu'un seul mouve-
ment de révolte : ce fut quanrl M'^*^ de Croix-Mort lui remit un Uni-
terme de drap vert à passepoils rouges, qui arrivait de Paris pour
lui, et que M. d'Ayères entendait qu'il portât désormais à l'ordi-
naire. Il retourna pendant un instant le vêtement entre ses mains,
puis, le jetant avec colère sur une banquette :
— II veut que je porte une livrée, comme un valet, avec non
chiflre sur les boulons?.. Aii! ah! c'est ça qui donnerait bel air à
Jean Billet!.. Eh bien! son bel habit, je ne le mettrai pas, ngn!
non ! Je n'ai pas envie de promener le carnaval sur mon dos dans
les bois, pour que mes « élèves » ne me reconnaissent plus et se
sauvent en me voyant avancer ! . .
— Il le faut, Billet, puisqu'on te le commande , dit Edmée avec
douceur.
— Eh! est-ce que je pourrais seulement vivre, serré dans cette
gaine?
— Si cet habit te serre, je te l'élargirai moi-même aux entour-
nures.
Elle agita sa tête pensive et poursuivit :
— 11 y a bien des choses qui gênent, vois-tu, et qu'on doit cepen-
dant supporter...
A ces mots, des yeux jaunes de Billet un rayon de lumière jaillit,
comme si son âme eût passé dans son regard. Il s'approcha, prêt à
se mettre à genoux, et, d'une voix très basse :
— Je vous demande pardon, mademoiselle Edmée, d'ajouter à
vos ennuis. Vous avez raison : il y a des choses qui gênent et qu'on
doit supporter.
Et, prenant, sans plus résister, la livrée sous son bras, il s'éloi-
gna.
VIII.
Le lendemain, M. et M""^ d'Ayères, qu'on avait envoyé chercher
au chemin de fer, arrivèrent pour diner. Les yeux voilés, le cœur
LES DAMES DE CROIX-MORT. 743
palpitant, Edmée, postée au haut du perron, regardait dans la large
avenue de tilleuls rouler le break qui s'avançait au grand trot.
Pendant qu'il tournait sur le sable de la cour, la jeune fille, au tra-
vers de l'obscurité qui commençait à tomber, cherchait à recon-
naître sa mère, mais elle n'apercevait que de noires silhouettes
immobiles. La voiture s'arrêta au bas des marches de pierre, et,
encapuchonnée de dentelle, couverte d'un vaste manteau de voyage,
la première, descendit une femme dont le visage pâli, les traits creu-
sés, causèrent à Edmée une impression de stupeur. Elle s'élança, la
saisit au vol sur le marchepied, et l'eulevant, presque comme un
enfant, tant elle était légère, elle la déposa à l'abri de la marquise,
puis, prise d'un attendrissement soudain, elle la serra dans ses
bras, répétant d'une voix tremblante :
— Maman!., maman!..
j^me (l'Ayères rendit à sa fille ses caresses avec effusion, puis
l'attirant à elle :
— Viens, ma mignonne ; tu empêches M. d' Avères de descendre...
Ces quelques mots dissipèrent l'espèce d'enivrement qui s'était
emparée d'Edmée. Elle s'avança avec précipitation, laissant la place
libre. Et le beau Fernand, vôlu correctement d'un complet à petits
carreaux blancs et noirs, s'élanc;^ alors de la voiture. 11 prit de me-
nus paquets épars sur les banquettes; la portière refermée claqua,
et les maîtres de Croix-Mort entrèrent, pendant que les domestiques
déchargeaient leurs bagages.
Dans le haut vestibule, à la voûte de pierre ornée des écussons
de la famille, Régine s'arrêta un instant. Elle regarda autour d'elle
avec émotion, comme pour donner un coup d'ouil de bienvenue à
cette vieille demeure où elle avait vécu si paisible. Tout était comme
le jour de son départ, les grands bahuts de poirier bombaient, le long
de la nmraille, leurs ventres sculptés, les trophées de chasse rappe-
laient toujours les prouesses de M. de Croix-Mort, et le large esca-
lier s'ouvrait vide devant les arrivans ainsi que pour les accueillir.
Edmée, auprès de sa mère, sentant M. d' Avères derrière elle, n'osait
point se retourner. Elle s'était, depuis quelques jours, posé vingt fois
ce problème. Quelle attitude preudrai-je vis-à-vis de lui? Elle avait
réglé tout un cérémonial de dignité froide et de politesse sévère.
Mais voilà que toutes ses combinaisons étaierit déjouées par l'im-
prévu de l'arrivée. Elle ne se trouvait plus dans la position qu'elle
avait rêvée, assise dans un fauteuil au salon, et n'ayant qu'à se le-
ver dans un demi -salut... Et puis toute sa présence d'esprit lui
manquait au moment décisif. Elle était étoullée et aveuglée par
l'émotion. C'est à peine si elle vit l'ennemi faire une marche oblique
pour l'aborder, puisqu'elle s'obstinait à lui tourner le dos, et s'in-
"àk REVUE DES DEUX MONDES.
cliner devant elle. Elle entendit sa voix, son horrible voix dou-
cereuse et fausse, lui dire :
— Si je ne vous avais pas vue ici, dans votre maison,., je ne
sais si je vous aurais reconnue... Nous avions, votre mère et moi,
laissé une enfant, et nous retrouvons une jeune fille...
Il leva les yeux, la regarda avec un sourire qui lui déplut extrê-
mement et appuya :
— Une charmante jeune fille...
Edmée s'inclina en silence, et M""® d'Ayères, avec un organe
grêle et changé, qui avait comme un son d'épinette ancienne :
— On ne dînera pas avant une heure ; montons dans nos appar-
temens.
Et, par le grand escalier, se tenant à la rampe de fer, à pas lents
et essoufflés, Régine gagna le premier étage, suivie de son mari, qui,
vigoureux et alerte, gravissait les marches deux par deux, en fre-
donnant un air d'opérette. Edmée ouvrit la porte à la baronne, qui,
en entrant, prise de la joie de revoiries objets familiers, s'écria :
— Ah ! voilà ma chambre !..
Et elle se mit à tourner, donnant de petits coups sur les meu-
bles, comme si elle les caressait, après une si longue absence.
M'^^ de Croix-Mort, plongée dans une douloureuse stupeur, regar-
dait sa mère. Etait-ce la même femme qui, il y avait moins d'un an,
fraîche, alerte, brillante de santé, s'était éloignée pour vivre d'une
nouvelle existence? Un quart de siècle semblait avoir passé sur sa
tête, éteignant ses yeux, flétrissant ses tempes, pâlissant ses lèvres
et blanchissant, sans doute, ses cheveux, qu'elle teignait maintenant
et qui étaient d'une couleur terne. Sa superbe taille s'était voûtée,
et elle paraissait moins erande. C'était l'ombre de la Régine d'au-
trefois. Cette femme, qui, dans les douceurs reposées de ses douze
années de veuvage, s'était conservée fraîche, ronde et appétissante
comme un beau fruit, avait, en un instant, perdu toutes les appa-
rences de jeunesse qui prêtaient à sa maturité un si grand charme.
On lui aurait donné maintenant plus que son âge.
Silencieuse, debout devant la cheminée de la chambre, pendant
que la baronne était ses gants, son chapeau et son manteau, Edmée
pensait, et une pitié navrée s'emparait d'elle. Voilà donc ce que la
vie de plaisir et de fête faisait de celles qui se livraient passionné-
ment à elle! De pauvres créatures flétries, ravagées, ayant payé de
leur santé et de leur beauté les fatigues incessantes de cette exis-
tence plus dure qu'un métier, tous ces oisifs faisant, pour se tuer,
plus d'eflbrts que les laborieux pour vivre!
i\P® d'Ayères, étonnée du mutisme de sa fille, se retourna, et
voyant son regard obstinément fixé sur elle :
LES DAMES DE CROIX-MORT. 745
— Tu me trouves un peu changée, n'est-ce pas? dit-elle, avec un
sourire contraint. J'ai été souffrante tous ces temps derniers. L'air
de la mer m'a fait du mal. La tranquillité de la campagne va me
remettre... Mais toi, viens un peu près de moi... Comme te voilà
grande et forte !.. M. d'Ayères a raison : tu n'es plus une petite fille,
tu es une demoiselle... Es-tu contente de me voir? Emlwasse-moi
alors !..
A ces paroles tendres, le cœur d'Edmée gonflé de larmes lui monta
aux lèvres, ses nerfs contractés douloureusement se détendirent,
avec une sourde exclamation elle se jeta dans les bras de sa mère,
et, appuyant sa tète, elle se mit à pleurer.
— Allons, es-tu enfant ! dit la baronne impressionnée par cette
émotion... Singulière petite, qui pleures quand je pars et aussi
quand je reviens !
Edmée secoua la tête et, à travers ses larmes, regardant sa
mère :
— Ce n'est pas la même chose aujourd'hui...
La baronne passa doucement ses doigts amaigris sur les bandeaux
noirs de sa fille ; elle lui essuya les yeux avec son mouchoir de den-
telle et la tenant toujours enlacée :
— Alors tu vas être raisonnable maintenant? Tu ne vas plus me
faire de peine? Tu sais ce que je veux te dire, n'est-ce pas?
Comme la jeune fille, pour répondre, ouvrait la bouche, elle la
lui ferma avec Sa main, et lui adressant un coup d'œil suppliant :
— Oh! pas d'explications, pas de retours en arrière!.. Je t'en
supplie!.. Je ne suis pas très forte... Ménage-moi... Et fais ce que
je désire, sans m'imposer le chagrin d'avoir à te le demander... Je
t'en serai très reconnaissante, et je t'aimerai tant!.. C'est le seul
souci que j'aie eu en venant ici, ma chérie. J'étais impatiente de
me retrouver à Croix-Mort, de te revoir, mais je craignais... Eh
bien! dis-moi que j'ai eu tort de craindre, et que celui qui est ar-
rivé ici aujourd'hui avec moi, sera pour toi le bienvenu et que tu
lui montreras bon visage... Je ne t'en demande pas plus... La simple
neutralité... Tu as beaucoup de caractère : impose-toi ce devoir, et
tu auras fait, pour ma santé, pour ma tranquillité, tout ce que je
pouvais attendre d'une chère enfant telle que toi!..
En parlant ainsi, M""^ d'Ayères s'était animée. Une faible rougeur
montait à ses joues, ses yeux brillaient, elle serrait nerveusement
les mains de sa fille, elle la suppliait des yeux, des lèvres, elle était
moralement à genoux. Edmée sentit palpiter la pauvre femme, elle
lut ses angoisses sur son visage, elle soupçonna, dans ce cœur
tremblant, des abîmes de douleurs inavouées. En ce moment ses
rancunes s'apaisèrent et, au fond d'elle-même, elle ne trouva plus
qu'une immense commisération pour cette mèr.e qu'elle devinait
7/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
malheureuse. Son esprit viril prit la résolution de la consoler, de la
défendre. Et, très grave :
— Ne craignez rien : je suis prête à tout ce que vous désirez.
Si vous avez des chagrins à l'avenir, ils ne viendront pas de moi,
et vous pouvez être sûre de me trouver toujours une enfant res-
pectueuse et soumise.
— 0 ma chérie, s'écria M™® d'Ayères, que je te remercie ! De
quel poids tu soulages mon cœur!.. Dis aussi que tu m'aimeras,
j'en ai bien besoin...
Edmée lui lança un regard qui pénétra jusqu'à l'âme, et, voyant
la pauvre femme, déjà inquiète, détourner les yeux comme pour
dérober un secret :
— Oui, ma mère, je vous aimerai.
Mais déjà là baronne, peut-être entraînée par la frivolité de son
esprit, peut-être désireuse de donner le change à sa fille, s'était
mise à babiller :
— Nous attendons des invités demain, comme je te l'avais an-
noncé dans ma lettre. Des gens délicieux, qui nous resteront plu-
sieurs jours... Il faut un peu d'animation à la campagne... Voici
l'époque des chasses, et tout Paris est dans les châteaux. On ne
rentre plus avant le mois de janvier... Nous aurons le temps de
nous reposer... Je suis sûre que nos amis te plairont... Oh! ils
n'engendrent pas la mélancolie, tu verras. Avec eux, les chevaux
sont toujours dehors, les pianos ne chôment guère, et les tables ne
sont jamais vides... Courir, manger, danser, et avec une verve, un
brio, un entrain!.. Ce sera charmant!..
Elle s'assit essoufflée comme si elle avait pris tous les plaisirs
qu'elle venait d'énumérer; elle répéta :
— Charmant!., charmant!..
Et Edmée ne trouva pas un mot à dire, déconcertée par cette in-
cohérence dans les idées qui faisait passer sa mère de la tristesse à
la gaîté, en une seconde, sans transition, ses pensées se brouillant
dans sa tête comme les verres multicolores d'un kaléidoscope. Elle
se demanda si la pauvre femme était devenue folle, ou si, momen-
tanément énervée par les émotions qu'elle avait éprouvées en ren-
trant dans cette maison, elle essayait de s'étourdir.
— Il me semble que tu es bien pauvrement vêtue , reprit
jyjme (j'A^yères avec volubilité. Est-ce que tu n'as rien de plus joli
à mettre? J'aurais dû prévoir ton dénûment, ma mignonne, et te
commander quelques toilettes avant de quitter Paris. Je n'y ai pas
du tout songé... Heureusement nous sommes de la même taille...
Tu chercheras dans mes caisses... J'ai des costumes qui ne m'ont
jamais servi, et qui t'iront, j'en suis sûre... Je veux que tu sois
très à ton avantage...
LES DAMES DE CROIX-MORT. 747
Tout en parlant, M™^ d'Ayères s'était habillée. Elle avait mis
une robe noire très riche. Son corsage était ouvert sur la poitrine
et orné d'un gros bouquet de fleurs naturelles, que la femme de
chambre venait de monter tout frais cueilli. Elle en retira une
rose et, s'approchant de sa fille, elle voulut la lui planter dans les
cheveux.
Edmée s'y refusa :
— Non, je vous prie... Laissez-moi comme je suis... Je paraîtrais
endimanchée, et je ne pourrais qu'y perdre...
Comme la cloche du dîner sonnait, elle prit affectueusement le
bras de sa mère, et toutes deux descendirent au salon. M. d'Ayères
y était déjà, vêtu comme pour aller en soirée : habit noir, petits
souliers. Seulement, pour marquer la nuance intime, il avait la
cravate noire. La porte de la salle à manger s'ouvrit, et nn maître
d'hôtel, arrivé de Paris avec les bagages, superbe et solennel, an-
nonça plein de gravité :
— M™° la baronne est se^^'ie.
Le baron offrit cérémonieusement le bras à Régine pour la con-
duire. Edmée suivit seule, étourdie par la profusion des lumières,
par le miroitrment de l'argenterie, par l'éclat des fleurs, et se de-
mandant si elle ne rêvait pas. Cette salle était-elle bien celle où,
depuis près d'une année, matin et soir, elle se retrouvait servie
par sa vieille bonne? Tout ce brillant décor n'allait-il pas dispa-
raître, la laissant calme, rendue à sa chère solitude de la veille?
Rien ne bougea. Le prodige était une bonne réalité, et ainsi désor-
mais elle devait s'accoutumer à vivre.
Sa mère et le beau Fernand étaient en face d'elle, causant avec
une affectation de gaîté, comme s'ils avaient tenu à prouver une
grande liberté d'esprit. Mais l'effort se sentait. Ednr^e se dit :
« Qiiand ils sont tous les deux, ils ne doivent pas échanger une
parole. Touie cette animation veut me prouver qu'une tpndre inti-
mité existe entre eux. Pauvres comédiens, qui jouent leur rôle jus-
qu'ici, à la table de famille, et pour une enfant! » Le dînor se traîna
lent, comme s'il y avait vingt convives. M"" de Croix-Mort remar-
qua que M. d'Ayères mangeait et buvait énormément. Chez ce grand
et vigouroux garçon, tous les appétits étaient violens, et la matière
dominait impérieuse. Il refusa de prendre du café, disant en riant
que, puisqu'on était à la campagne, il fallait se coucher de bonne
heure et dormir. Il était seul maintenant à parler. M'"' d'Ayères se
trouvait lasse, ses nerfs ne la soutenaient plus, et sa verve factice
tombait vite comme la mousse du vin de Champagne.
Ce fut avec un soulagement véritable qu'on se leva. Les portes-
fenêtres du salon étaient ouvcrîes. II faisait doux et la nuit étince-
lait d'étoiles. Edmée les regarda avec tristesse. Tout était changé
7hS REVCE DES DEUX MONDES.
dans sa vie, mais rien n'avait été bouleversé dans le ciel et ces
astres étaient les mêmes qui, pendant ses amicales et paisibles
causeries avec le curé, laissaient tomber sur son front leurs tran-
quilles clartés.
M. d'Ayères avait allumé un cigare, il arpentait la terrasse à pas
réguliers. J\égine tournait dans le salon, arrangeant à son idée les
menus objets qui garnissaient les étagères et les vases pleins de
fleurs qui ornaient les consoles. Au bout d'un instant, elle s'avança
sur le perron et, du geste, appela son mari. Celui-ci vint, sans em-
pressement, au bas des marches, écouta ce qu'elle lui disait, avec
une mine assez maussade, finit par faire un signe d'acquiesce-
ment et jeter son cigare. M'^'' d'Ayères passa dans la pièce voisine,
où elle se remit à tourner, continuant sa revue. Le beau Fernand
vint s'asseoir près d'une table, prit un album et en feuilleta les
pages distraitement. Edmée travaillait à un ouvrage de crochet, les
yeux baissés, mais suivait néanmoins très bien le manège du baron,
grâce à cette faculté précieuse qu'ont les femmes de ne jamais
mieux voir que quand elles semblent ne pas regarder. Celui-ci, de
loin, examinait la jeune fille comme un capitaine qui reconnaît les
abords d'une position avant de l'attaquer.
Elle lui parut, en quelques mois, avoir beaucoup changé, et à
son avantage. Sa taille maigre s'était arrondie et ses épaules tom-
baient, dans un joli mouvement, donnant une longueur aristocra-
tique à son cou, sur lequel se dressait sa tête petite et fière,
éclairée par des yeux de velours. Elle avait, sous ses cheveux noirs,
des oreilles exquises, roses, bien ourlées, de purs bijoux que ne dé-
formait aucune boucle d'or. Ses mains, un peu hâlées parle soleil,
étaient maintenant déliées et fines. Et, au bas de sa robe, se
montraient deux pieds bien cambrés. Avec un grain de coquet-
terie elle eût pu devenir une ravissante fille ; dans sa simplicité
elle était adorable. Cependant elle avait toujours ce même air ré-
solu et un peu menaçant qu'il lui avait connu au moment du ma-
riage. Il sentait en elle une hostilité sourde, mais décidée, qui
serait difficile à vaincre. Il ne s'effraya pas pour si peu. Il n'était
point aisé à intimider. Il se leva, comme prenant son parti et, glis-
sant sur le parquet, il se dirigea vers la jeune fille. Elle le vit
traverser le salon et venir. Une vive émotion s'empara d'elle. Il
fixait ses yeux sur les siens, et souriait. Elle fit un brusque mouve-
ment pour se lever et le fuir. Mais il était déjà tout près, il s'incli-
nait avec déférence. Elle demeura assise, toute pâle, et la respira-
tion gênée.
— Voulez-vous m'accorder quelques instans, dit-il, et causer
avec moi en toute confiance?
Il prit place sur un canapé à côté d'elle.
LES DAMES DE CROIX-MORT. 749
— Nous voici revenus, votre mère et moi, auprès de vous, dans
cette maison dont vous portez le nom. Je serais heureux si vous
vouliez bien m'y traiter en ami. J*ai beaucoup à me faire pardon-
ner. Je sais que j'ai dû, dans un tendre petit cœur comme le vôtre,
jeter bien involontairement du trouble. 11 me serait doux de répa-
rer ces torts et de vous faire oublier, par beaucoup d'affection, que
mon entrée dans votre famille vous a causé du chagrin.
II avait l'œil à demi baissé, comme s'il craignait d'effrayer Edmée
en la regardant bien en face. Ce fut elle qui le dévisagea brave-
ment :
— C'est ma mère qui vous a engagé à venir me parler ainsi,
n'est-ce pas ? dit-elle avec netteté.
11 fut surpris de la brusquerie de cette attaque. Pourtant il ne se
déconcerta pas :
— C'est votre mère, en effet, qui désire, autant que moi, voir la
bonne harmonie régner entre nous.
— Elle m'a adressé la même demande, reprit Edmée, et je me
suis engagée à faire tout pour lui complaire. Ne vous l'a-t-elle pas
dit?
— Elle m'a dit que vous aviez été bonne et charmante avec elle;
aussi ai-je tenu à vous en remercier.
— Eh bien I c'est fait !
Ces mots lui arrivèrent si coupans qu'il rougit un peu.
— Ne voulez-vous pas, ajouta-t-il, en signe de bon accord, mettre
votre main dans la mienne?
M"" de Croix-Mort hésita un instant: toute son antipathie pour
Fernand lui monta à la bouche comme un flot amer. Elle fut sur le
point de lui lancer au visage un : Non I aussi insultant qu'un souf-
flet, mais elle vit sa mère qui la regardait, anxieuse et pâle. Elle
ne voulut pas manquer à l'engageaient qu'elle avait pris de ne cau-
ser aucune peine à la pauvre femme, et, détournant son front as-
sombri, elle se laissa serrer le bout des doigts. 11 murmura : « Merci ! »
sourit de loin à. Régine, comme pour lui dire: Vous voyez que je
me suis prêté à votre fantaisie. 11 alluma un nouveau cigare et
repartit sur la terrasse. M""* d'Ayères prit sa fille par le bras, la
pressa tendrement, sans atténuer par une seule parole la force de
ce remercîment, et, s'appuyanl sur elle, monta à sa chambre. Comme
Edmée s'arrêtait sur le seuil :
— Oh! tu peux entrer, dit-elle, tu ne me déranges pas. M. d'Ayères
loge dans la tourelle.
C'était un appartement situé à l'autre extrémité du château. Ainsi
Edmée ne s'était pas trompée en devinant la désunion. Ils étaient
séparés. Elle en éprouva un soulagement. Elle se révoltait à la pen-
sée que, dans cette demeure, une ostensible communauté d'exis-
750 REVUE DES DEUX MONDES,
tence s'établirait entre eux. Elle se sentit plus libre d'aimer sa mère.
Elle causa pendant quelques instans, donna des indications sur
l'état de la propriété, puis, prétextant la fatigue, elle se retira.
Rentrée dans sa chambre, au lieu de se mettre au lit, elle ou-
vrit sa fenêtre, et resta à rêver. Le vent s'était élevé et soufflait
avec force dans les taillis du parc. Au-dessous d'elle, sur la ter-
rasse, elle n'entendait plus la marche régulière de Fernand, qui
continuait à se promener, sa nature sanguine ayant besoin d'exercice,
mais elle distinguait dans la nuit le bout embrasé de son cigare,
comme un point rouge. Et peu à peu, se dégageant complètement
de tout ce qui l'entourait, son imagination l'emporta hors du châ-
teau, loin du domaine.
Dans une effrayante hallucination, elle se vit sur une barque,
et le point rouge devint un fanal. Elle se demandait avec in-
quiétude ce que signifiait ce feu. Fallait-il y reconnaître un aver-
tissement contre le danger de récifs cachés, sur lesquels elle
était en passe de se perdre? Ou bien cette lueur mouvante
était-elle au contraire destinée à la tromper et à l'attirer vers
les rochers menaçans ? Il lui semblait, dans le frissonnement des
branches courbées par la bourrasque, entendre le grincement des
agrès. L'illusion devenait complète, et au milieu de cette ombre
nocturne, moins profonde que les ténèbres qui emplissaient son
esprit, elle se sentait ballottée comme sur une mer profonde et
noire, sans gouvernail et sans pilote. Où allait-elle? Vers quoi se
diriger? Sur qui compter pour la défendre? Serait-ce celte malheu-
reuse femme, sa mère, si affaiblie, si chancelante, qui lui prêterait
secours ? Et elle voyait le visage de Fernand qui ricanait, éclairé par
son fanal rouge, qu'il balançait, de droite, de gauche, comme ces
feux que les bandits des grèves bretonnes attachaient au front des
bœufs, promenés lentement au haut des falaises, pour égarer les
navires et les conduire sur les brisans? Elle devinait que cet homme
exercerait une influence funeste sur elle et qu'il la menaçait d'un
grave péril. Lequel? Elle ne pouvait le comprendre. Et les oreilles
pleines des bourdonnemens du vent, les yeux dans le vague de la
nuit, elle restait là, éveillée, et pourtant en proie à un horrible rêve.
Elle fit un effort, passa sa main sur son front et se contraignit à
fixer ses yeux sur un point déterminé, pour se soustraire à son dou-
loureux cauchemar. Et la balustrade de pierre de la terrasse lui ap-
parut immobile et blanche. Elle murmura : «Je suis vraiment folle.
C'est cet air qui m'a étourdie. » Elle ferma sa fenêtre, rentra dans
sa chambre, et se coucha. Mais elle ne put dormir, obsédée par
des idées pénibles. Toujours Fernand avec son visage hypocritement
souriant la hantait. Il la regardait en dessous, comme il avait fait
dans la soirée. Et ce regard l'irritait, elle y découvrait une nuance
LES DAÎIES DE CROIX-MORT. 751
d'admiration qui lui semblait odieuse. Il avait l'air de dire : « Après
tout je suis libre, il n'y a plus aucun lien entre votre mère et moi. »
Et elle se demandait comment ils avaient pu si promptement s'éloi-
gner l'un de l'autre. Que s'était-il passé entre ces deux êtres pen-
dant leur absence? Sa mère portait dans toute sa personne, minée
et alanguie, la trace d'un cruel chagrin. Et lui se montrait insou-
ciant, florissant et joyeux. Il était donc coupable et sans remords?
Edinée, brûlée par une fièvre qu'elle ne connaissait pas, se re-
tourna sur son oreiller jusqu'au matin, et ce fut seulement lorsque
déjà le jour blanchissait ses fenêtres qu'elle trouva le repos.
IX.
Ce qui s'était passé entre M'"* d'Ayères et son mari, un esprit
moins candide que celui d'Edmée l'eût compris aisément. Sans se
montrer grand sorcier, on eût pu, au moment du mariage, tirer
aux deux époux leur horoscope. Partant pour Paris, Régine allait
au-devant du malheur. Elle mettait d'elle-même Fernand aux prises
avec les tentations dangereuses, elle le replongeait dans le courant
de la vie mauvaise qu'il avait menée. Comment ne se serait-il pas
laissé entraîner ? A Croix-Mort, dans la solitude inactive de la vie
des champs , aimer Régine aurait pu lui paraître une occupa-
tion charmante ; à Paris, où les comparaisons entre les femmes
jeunes et élégantes et la provinciale de trente-huit ans étaient ter-
ribles, il ne songea pas un seul instant à rester fidèle.
La baronne, cependant, aiJée par sa finesse de race, s'était dès
le premier jour remise au diapason. Elle fit peau neuve avec une
étonnante rapidité. Toilette, coillure, langage, allure, elle corrigea
tout en une semaine, et put se montrer sans avoir à craindre la
critique. Il y a des provinciaux de Paris, mais il y aussi des Pari-
siens de province. Régine se retrouva Parisienne de pied en cap et
fit bonne figure. Son mari l'avait lancée dans ce monde, moitié
aristocratique, moitié financier, qui est la terre promise du plaisir.
Nulle part on ne s'amuse autant que dans ce coin d'élection,
où l'élégance est une royauté, la richesse une force Qt l'audace le
moyen d'arriver à tout. Là, l'apparence l'emporte sur la réalité. On
ne va point au fond des choses. Respectez le qu'en dira-t-on, et faites
ce que bon vous semblera, à l'abri d'un voile discret, nul n'y trou-
vera à redire. On ne supporte rien de ce qui est avéré, on tolère
tout ce qui est douteux. Ce n'est ni l'aristocratie ni la bourgeoisie :
c'est un composé de l'une et l'autre, agrémenté d'artistes, d'hommes
politiques, d'étrangers aimables et millionnaires. C'est l'amalgame
social de tous les gens de plaisir, à quelque catégorie mondaine qu'ils
752 REVI.E DES DEUX MONDES.
appartiennent. Le mot d'ordre y est : s'amuser. Il y a chaque jour à
Paris un lieu de réunion : exposition, vente, concert, promenade,
course, spectacle, bal, où tout ce monde se retrouve, se salue, se
sourit, s'aime, se complimente ou se déchire, dans une intimité
cimentée par l'habitude. Toujours les mêmes figures, toujours les
mêmes divertissemens, une existence qui se déroule, brillante et
pailletée, comme ces gazes tournant sur la scène des théâtres,
pour imiter l'eau des cascades.
M. et M"'^ d'Ayères, riches, bien apparentés, de bon ton, y furent
accueillis à bras ouverts. Fernand y avait eu de retentissans succès,
avant sa métamorphose. Il y rentra triomphalement, avec l'auréole
d'un beau mariage fait en province, et dont l'éloignement gran-
dissait la splendeur. Dès les premiers jours, il se lança au plus
épais et Régine à sa suite.
La vie alors avait été telle que les lettres reçues par Edmée la
dépeignaient : agitée, bruyante, toute de mouvement : un voyage
fiévreux à travers le pays des fêtes, et dont les principales stations
avaient été Paris, Nice, Trouville, et le point d'arrivée, semblable
au point de départ : Croix-Mort. Quelle lassitude et que d'efforts !
Régine s'y était usée, Fernand y avait repris des forces.
Au bout de, quelques mois, la baronne avait dû renoncer à mar-
cher du même pas que son compagnon de route. Il avait, lui, une
vigueur qui semblait se retremper dans la fatigue. Elle lui donna
la liberté d'aller tout seul, pour avoir, elle, le droit de se reposer.
Le beau Fernand s'accommoda merveilleusement de sa situation de
mari-garçon. A la vérité, il n'en avait jamais connu une meilleure. A
la fois les bénéfices du mariage et toutes les douceurs de la liberté.
C'était bien là le rêve qu'il avait fait, pendant les huit jours maus-
sades passés à réfléchir, dans le petit salon de La Vignerie. Quelle
jeune fille lui aurait apporté tant d'avantages en dot?
Il avait au début conservé vis-à-vis de sa femme quelques ména-
gemens. Il faisait le mystère autour de ses conquêtes. Il affectait
de traiter Régine comme une mère inquiète à qui il faut cacher les
fredaines de son fils. Peu à peu, il se relâcha de ces précautions
gênantes et étala hardiment son bonheur. Il y eut alors quelques
cahots qui dérangèrent la marche de son char de triomphe.
L'amour et l'orgueil se révoltèrent à la fois dans le cœur de
M'"® d'Ayères. Elle s'était reposée, elle n'aspirait plus au calme à
tout prix. Elle voulut combattre ses rivales et rentrer en possession
de son mari. Mais l'expropriation avait été définitive. Il fallut qu'elle
s'en rendît compte. Elle essaya de résister, de récriminer, de s'em-
porter. Cette tactique eut de fâcheux résultats. Elle fit connaissance
alors avec un Fernand amer et violent, qu'elle ne connaissait pas.
Elle l'entendit lui dire de ces paroles qui font saigner cruellement
LES DAMES DE CROIX-MORT. 753
le cœur, et qui y laissent des traces ineffaçables. Elle eut un accès
de désespoir, songea à se sauver à Croix-Mort; un reste de
raison la retint. Elle mesura nettement l'étendue de la folie qu'elle
avait commise. Et raisonnant avec froideur, sans se laisser entraîner
à ces considérations sentimentales qui lui étaient chères, elle com-
prit qu'ayant lait une sottise en épousant M. d'Ayères, elle en ferait
une plus grave encore en se séparant de lui. 11 n'y avait pour elle
de salut que dans l'acceptation intelligente de son malheur. Ne pas
paraître se douter qu'elle était trompée, accueillir ses rivales, leur
faire bon visage, telle fut sa règle de conduite. Si elle pleura amè-
rement dans le silence de ses nuits solitaires, ce fut un secret que
trahit seul le dépérissement de son pauvre être souffrant. Elle con-
tinua à vivre comme par le passé. Au lieu de le faire par goût, elle
le fit par raison.
Cependant, le beau Fernand, ayant beaucoup vécu, ayant beau-
coup aimé, avait trouvé la lassitude. Il constata avec chagrin qu'il
n'éprouvait plus la moindre émotion quand il entamait une intrigue
nouvelle. Autrefois, il était excité par l'attrait de l'imprévu, par l'es-
poir d'une sensation non éprouvée. Maintenant, désabusé, il savait
ne pouvoir rien attendre d'inconnu. La femme changeait, la céré-
monie restait la même. Il n'y avait d'autre que le nom, la couleur
des cheveux et des yeux, la grandeur ou la petitesse de la taille, le
son de la voix, la nuance de la robe. Toutes, elles se donnaient,
après les mômes hésitations coquettes et raffinées, et succombaient
avec les mêmes fausses pudeurs. Il ne bénéficiait même pas, comme
avec Régine, du piquant d'un costume fantaisiste, du cadre d'une
tempête déchaînant ses tourbillons de pluie. Tout était simple, banal,
déjà vu, déjà ressenti : l'adultère dans sa froide correction. Il se
fouetta le sang pour s'échauffer lui-même : il ne réussit pas à se
monter la tête. Il demeura de glace, sans entraînement, délibérant
sur tout ce qu'il devait faire, et ne retrouvant plus ces belles
violences de passion, ces ardeurs de chair qui lui rendaient l'amour
si doux.
Elevé dans ce milieu brillant et gangrené, y vivant depuis vingt
ans, s'étant deux fois ruiné, c'est-à-dire ayant eu deux occasions
de mesurer l'étendue de l'égoïsme et de sonder la profondeur de
l'ingratitude, blasé jusqu'aux moelles, sentant en lui des forces
surabondantes, mais manquant d'appétits pour en user, Fernand
touchait au point exact où l'homme pris du spleen se brûle la cer-
velle, ou en vient aux monstruosités du vice.
L'immortel Goethe montre Faust désabusé de tout, ayant pcâli sur
les livres pour arriver à la négation de la science, sans espérance
et sans illusion, vendant son âme à Satan pour une suprême émo-
TOMB LXXIII. — 1886. 4S
754 REVUE DES DEUX KONDES.
tion, pour une dernière jouissance d'amour. Le beau Fernand,
vieux, sous ses cheveux dorés, le cœur inerte et mort dans son
corps sain et vigoureux, était une sorte de Faust minuscule et mo-
dernisé, prêt au pacte infernal, prêt à tout, pour une péripétie inat-
tendue dans son existence, pour un désir qui le troublât, pour une
passion qui le fît vivre. Marguerite, s'il la rencontrait fraîche, chaste,
pure, ne devait pas être sacrée pour lui. Il oserait impudemment
lui olïrir la main, lui parler à l'oreille et s'efforcer de la séduire,
fût-ce sur les marches de l'église, fût-ce dans la chambre pleine
du souvenir de sa mère et de sa petite sœur. Il était arrivé au
scepticisme absolu. Il ne croyait à rien qu'à son plaisir. Il se met-
tait audacieusement au-dessus des êtres et des choses. L'humanité
lui semblait créée pour sa seule satisfaction. Son caprice était un
dieu auquel il immolait tout. Il avait un code spécial dont la pres-
cription unique était de ne rien faire contre l'honneur. Mais l'hon-
neur n'est pas l'honnêteté. Et il s'accordait le droit de commettre
de très coupables actions, en les traitant gaîment d'aimables pecca-
dilles.
Dans la fièvre de son existence mondaine, il avait assez bien
réussi, jusqu'à ce jour, à s'étourdir, par une succession d'agitations
qui ne lui laissaient pas le temps de se reconnaître. A Croix-Mort,
la solitude conimençait déjà au bout de quelques heures à agir.
Il se trouvait là en face de lui-même. Aucun tournoiement de jupes
parfumées ne distrayait ses yeux, aucun bourdonnement de piquante
conversation n'occupait son esprit. Il n'avait pour horizon que le
ciel immobile, la ligne noire des grands arbres du parc. Et autour
de lui un silence profond, enveloppant, grave, qui poussait à la mé-
ditation.
Il pensait à ces choses, en se promenant le long de la terrasse,
et en souillant la fumée de son cigare. Une sombre mélancolie s'em-
parait de lui, à la vue de ce château au fond duquel il allait vivre
pendant quelques mois. Et seule l'image d'Edmée, involontairement
évoquée, mettait une note claire dans toute cette triste obscurité.
Elle le haïssait pourtant, il le comprenait, et elle n'en faisait pas
mystère. Et marchant à pas réguliers sur le sable qui criait sous ses
pieds, il se plaisait à remonter dans le passé et à modifier sa vie.
Pourquoi la beauté et le charme de cette enfant ne l'avaient-ils
pas frappé, quand il était venu pour la première fois à Croix-Mort?
Comment n'avait-il remarqué que Régine? Quelle différence s'il
s'était épris d'Edmée et s'il l'avait épousée! Au lieu de cette femme,
tombée subitement dans la vieillesse, comme une muraille lézardée
qui s'écroule, il aurait une jeune compagne, qui irait du même pas
que lui, et ne le laisserait pas seul, las, écœuré. Il aurait eu des en-
fans. Des enfans ! De petits êtres frais et roses, gazouillant comme
LES DAMES DE CROIX-MORT, 755
des oiseaux, et caressans avec leurs petites mains potelées et douces I
Qui sait si la paternité n'aurait pas fait refleurir son ca-ur flétri?
Mais c'était fini! Entraîné par ses habitudes de passion mauvaise,
il avait toujours passé à côté du bonheur calme et régulier. Il n'avait
jamais demandé à l'amour que la volupté. Et avec une amertume
profonde, il s'apercevait que ces jouissances mêmes lui semblaient
empoisonnées maintenant, et qu'il n'y trouverait plus que le dé-
goût. 11 resta jusqu'à minuit à se promener dans l'ombre, essayant
d'endormir la douleur exaspérée qui était en lui, cherchant à se rai-
son tjer et au lieu d'argumens ne trouvant que des blasphèmes.
Edmée, après la nuit agitée qu'elle avait passée, se réveilla en
entendant, sous sa fenêtre, le râteau du jardinier qui grinçait sur
le sable de la terrasse. Le soleil entrait à flots dans sa chambre;
elle regarda sa pendule avec inquiétude. Il était huit heures. Pour
réparer les fatigues de sa veille, elle avait dormi plus tard que d'ha-
bitude. Elle s'habilla à la hâte, et descendit pour voir si le service
se faisait régulièrement. Le château était i)loniié dans un lourd si-
lence. Seules les fenêtres de M. d'Ayères éuiient ouvertes. Edmée
le vit bientôt paraître, il vint à elle et lui parlant avec une aimable
familiarité :
— Je m'aperçois que nous sommes, vous et moi, les seuls qui
aimions l'air du matin. Votre mère était un peu lasse du voyage,
et c'est à peine s'il fait jour chez elle... J'ai lait dire hier soir au
garde de venir me parler avant le déjeuner : j'ai à régler avec
lui l'ordre et la marche de la journée de demain... Ghassez-vous,
Edmée?
Pour la première fois, il l'appelait par son petit nom. Cette licence
qu'il prenait déplut à la jeune (ille. Elle fronça le sourcil, et ré-
pondit sèchement :
— Non.
— Quelques-unes des dames que nous attendons ce soir n'ont pas
peur d'un coup de fusil... Je croyais que vous aimiez la chasse...
Votre mère m'avait dit que vous étiez toujours à courir les bois
avec cet ours qui se nomme Billet...
M"® de Groix-iMort, à ces mots, regarda fixement M. d'Ayères.
— Il est vrai que, quand j'étais petite, Billet a été très bon pour moi
et que je ne le quittais guère. C'est un très fidèle serviteur de la
famille. Son père est mort à notre service, et je vous serai obligée
si vous le traitez favorablement... Quand vous l'aurez vu à l'œuvre,
vous l'apprécierez, j'en suis sûre...
— Il me suffit que vous le désiriez pour que cela soit, répondit
avec rondeur M. d'Ayères... C'est votre favori... A ce titre, il me
sera sacré...
Il fit quelques pas : ;
756 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je vais seulement jusqu'au bout de la pièce d'eau ; m'accom-
pagnez-vous?
— Excusez-moi. Je monte chez ma mère, pour voir si elle n'a
besoin de rien,
— Parfait !
Il lui adressa un geste amical, et s'éloigna.
Elle le suivit un instant des yeux. Il marchait souple et léger ; la
large carrure de ses épaules se détachait puissante sur la verdure
des massifs. Il avait vraiment les apparences de la grande jeunesse.
Quel contraste entre la pauvre Régine, si pâle, si faible, et ce vigou-
reux gaillard qui respirait la santé! Edmée poussa un soupir, en
pensant à l'avenir de tristesses et d'amertumes qui se préparait
pour sa mère, et soucieuse elle rentra dans le château. Elle trouva
Mme d' Avères remise par un bon sommeil, très gaie, et voyant tout
en beau. Elle ne tarissait pas sur le calme admirable de Croix-Mort.
Aucun bruit sous les fenêtres, pas de batailles dans la nuit, point
de roulemens de voitures. Ce silence si profond l'avait même
d'abord gênée, puis elle en avait joui délicieusement. Déjà, dans
ses bijoux, elle avait fait un choix, et elle étalait devant sa fille de
charmantes parures. Elle voulait aussi la faire chiffonner dans ses
armoires. Edmée s'y refusa. Elle entendait rester telle qu'on
l'avait vue le premier soir. Pour ne point contrarier sa mère, elle
prit un petit bracelet d'or orné de rubis et de saphirs, qui avait été
donné autrefois à Régine par M. de Croix-Mort. Ce bracelet était un
souvenir d'enfance pour la jeune fille : elle l'avait cent fois passé à
son bras, en jouant à la dame devant l'armoire à glace. Elle l'atta-
cha, avec une pieuse émotion, et remercia, comme s'il s'agissait
d'un trésor. Quant aux toilettes, elle n'en accepta aucune, les trou-
vant trop ornées pour elle!
— J'ai une robe de mousseline blanche qui ne va pas trop mal,
dit-elle ; je la mettrai : ce sera très suffisant...
— C'est que je désire que tu te montres à ton avantage, fit
jjme d'Ayères avec insistance.
Ces paroles frappèrent Edmée. Elle regarda sa mère. Alors
celle-ci, avec des circonlocutions nombreuses, avoua que, peut-être,
il y aurait une occasion pour sa fille de s'établir d'une façon très
satisfaisante. Elle ne voulait pas la troubler, elle ne lui disait pas
qu'il y eût rien d'arrêté; cependant, dans le nombre des jeunes
gens qui devaient venir à Croix-Mort, il pourrait s'en trouver un
qui fût un parti convenable, et alors il ne fallait pas le décourager
par une simplicité trop exempte de grâce.
Cette confidence, faite sans préparation, jeta M"^ de Croix-Mort
dans un abîme de craintes. Elle éprouva un affreux saisissement.
Sa sécurité lui parut gravement menacée. Sa mère remarqua le
LES DAMES DE CROIX-MORT. /O/
changement qui s'opérait dans sa physionomie, el lui demanda, en
riant, si la perspective de se marier lui paraissait si inquiétante.
Edmée hocha la tète, comme pour secouer les sombres pensées qui
alourdissaient son front, et, d'une voix lente, sans songer à la
portée cruelle de ce qu'elle disait :
— Gomment n'en serais-je pas effrayée? Ne sais-je pas comme
on peut se tromper, et combien on peut en souffrir?
En un instant. M"** d'Ayères fit un retour sur elle-même, sa vie
bouleversée et misérable s'étala tout entière à sa vue ; elle comprit
que les regards pénétrans de sa fille avaient été jusqu'au fond de
son cœur, et les yeux mouillés, les lèvres tremblantes :
— Edmée! s'écria-t-elle.
Avec cette vivacité passionnée qui était un des charmes de sa
nature, M '" de Croix-Mort courut à sa mère, et, entre deux bai-
sers, lui demanda pardon. La pauvre et fière Régine, après s'être
laissé surprendre par la réponse de sa fille, voulut essayer de lui
donner le change. Elle affirma qu'elle était heureuse et qu'elle ne
regrettait rien. M. d'Ayères était excellent, plein de délicates atten-
tions et de galans procédés. Edmée parut accepter pour vraies ces
déclarations, et s'éloigna, pressée de n'avoir plus à feindre, dési-
reuse de se mettre en face d'elle-même.
Elle se réfugia dans son atelier, et là seule, elle s'efforça de
classer ses idées. Ainsi sa mère voulait la marier, et lui choisir un
mari, certainement parmi les hommes de son monde, c'est-à-dire
taillé sur le modèle de M. d'Ayères, qui était pour elle le résumé de
toutes les perfections physiques, puisqu'elle avait commis cette folie
de l'épouser, et de toutes les sublimités morales, puisqu'elle ve-
nait de faire si chaleureusement son éloge. Edmée frémit de colère.
Elle avait été émue de pitié pour cette pauvre femme, elle lui avait
témoigné plus d'affection qu'elle n'en éprouvait. Mais elle se sentit
capable de toutes les résistances, si on essayait d'entreprendre sur
sa volonté. Un second Fernand dans la famille, c'eût été vraiment
trop, et elle ne pouvait pas supporter la pensée de se voir liée à
la destinée d'un être vide, inutile et vain, tel que ce bel homme.
D'ailleurs pourquoi la marier? N'était-elle pas tranquille, libre et
heureuse? Kprouvait-elle le besoin de se jeter à son tour dans cette
fournaise parisienne qui desséchait les cerveaux et les cœurs?
L'existence de ces mondains, les amis nouveaux de sa mère, était-
elle enviable? Et fallait-il, pour la mener, accepter ce joug stupide
et pesant de la mode, devenue la loi suprême?
Debout, près de la fenêtre, elle voyait s'étendre devant elle les
profondeurs du parc verdoyant, silencieux et paisible. Le ciel mi-
rait dans la pièce d'eau son azur pommelé de légers nuages. Et
758 REVUE DES DEUX MONDES.
sauvages, blancs et fiers, les cygnes glissaient sur les eaux fraîches
et limpides. N'était-elle pas comme eux? N'avait-elle pas leur sau-
vagerie, leur blancheur et leur fierté? Ne lui fallait-il pas la pureté
et la fraîcheur pour qu'elle pût vivre ?
Ce tableau, placé sous ses yeux à cette heure de trouble, lui sem-
bla un avertissement céleste. Non, elle, l'enfant des bois et des
plaines, elle ne se laisserait pas dépayser, et, plante d'air libre,
elle ne se résignerait pas à la serre étouffante où elle ne pourrait
que s'étioler et languir. Décidée, elle se sentit plus tranquille. Elle
passa la journée à se promener dans le parc, au bord de la Divon-
nette, avec la baronne, lui faisant reprendre possession du domaine,
la baignant d'air et de lumière, comme pour lui donner la force
de résister aux agitations qui allaient recommencer pour elle avec
l'arrivée des hôtes attendus.
Pendant ces quelques heures, sa mère fut à elle plus qu'elle ne
l'avait jamais été, et Edmée en éprouva une grande joie. Mais, vers
cinq heures, la fièvre de Paris commença à s'emparer de Régine,
se traduisant par une impatience du retour de la voiture, qui était
depuis longtemps partie pour le chemin de fer, par des stationne-
raens sur le perron, les yeux fixés vers l'avenue.
Enfin, à six heures, un roulement se fit entendre, les grelots des
postiers tintèrent gaîment, comme annonçant la fête ; le beau Fer-
nand, qui ne s'était pas montré depuis le déjeuner, accourut rayon-
nant, et, dans un flot de poussière, le break, s'arrêta, pendant que
des figures animées apparaissaient, et que des bonjours tumul-
tueux éclataient de toutes parts. Des femmes, en élégans costumes
de voyage, descendirent lestement, montrant leurs bas de soie, dans
une envolée de jupons blancs. Les hommes, la fleur à la bouton-
nière, suivirent. On s'embrassa, les shake-hands s'échangèrent fai-
sant sonner les bracelets. Et M"^ de Croix-Mort, seule, reléguée à
l'écart, vit le château s'emplir, et ces envahisseurs joyeux se ré-
pandre dans les escaliers, dans les chambr^-s, dans les salons, avec
un bruit de pas alertes, un fredonnement de refrains, un bourdon-
nement de rires, que les échos de la vieille demeure renvoyaient,
étonnés.
Edmée, à partir de ce moment, comprit bien que, dans sa propre
maison, c'était elle maintenant qui devenait une étrangère.
Georges Ohnet.
(La dernière partie au prochain ti".)
UNE
EXPEDITION D^OUTRE-MER
EN 1838
I.
« Entre les faisceaux d'armes tu te traînas, enfant, sur les ge-
noux ; pour jouets, on te donnait les dépouilles des rois rapportées
de la guerre... »
Reptasti per scuta puer, regumque récentes
Exuvia3 tibi ludus erant. . .
Ainsi chantait Glaudien ; ainsi nous entendrons chanter Victor Hugo,
En 181/4, ce ne sont plus les doi)Ouilles des rois, ce sont les nôtres
qui servent de hochets : l'empereur des Français, roi d'Italie, pro-
tecteur de la confédération du Rhin, est devenu le souverain de
l'île d'Elbo; le roi de Rome est à Vienne. Le l*""" mars 1815, Napo-
léon, soudain, à l'effroi de l'Europe, par un de ces coups inattendus
qui lui sont familiers, débarque au golfe Jouan. Que va faire la
France? La réponse de la France pourrait être douteuse; celle de
l'armée ne le sera pas : l'armée acclame le capitaine qui lui rap-
porte l'espoir de la victoire. Je parlais hier de la marine de 1812 ; je
racontais, avec une complaisance dont je ne me défends pas, les débuts
d'un jeune officier entré dans la carrière à l'époque où l'empe-
reur n'était encore que le premier consul : il me faut aujourd'hui,
avant d'aborder le récit de l'expédition que commanda, en 1838,
cet officier, absent pendant quinze années de nos rangs, rappeler
760 REVUE DES DEUX MONDES.
brièvement les circonstances qui interrompirent une carrière que
nous avons vue s'ouvrir sous de si heureux auspices (1).
Le 7 mni 1815, le capitaine Baudin commandait en rade de l'île
d'Aix la corvette de trente-deux canons la Bayadère. L'acte addi-
tionnel aux constitutions de l'empire est soumis à la ratification du
peuple français : l'état-major et l'équipage de la Baijadère sont
invités, avec tout le corps de la marine, à consigner leurs votes
sur un registre. Voici la déclaration que le commandant Baudin
dic,te à ses officiers :
« Si la France, paisible et heureuse, pouvait sans craindre ni
dissensions intérieures, ni invasion de l'étranger, discuter à loisir
les institutions qui lui conviennent, aucune puissance au monde ne
nous contraindrait à voter en faveur de l'acte qu'on nous propose
aujourd'hui. Mais la patrie est en danger, l'Europe nous menace
de toutes parts et le devoir de tous les vrais Français est de se
rallier autour du chef du gouvernement, de faire cause commune
avec lui contre l'ennemi commun. xNous donnons donc noire con-
sentement à l'acte additionnel et nous faisons signer avec nous tous
nos subalternes. Cependant nous devons à notre honneur, nous
devons à notre conscience de déclarer que nous sacrifions aujour-
d'hui notre opinion personnelle au salut de la France. Lorsque
l'ennemi extérieur aura été repoussé, lorsque tous les dangers qui
menacent notre existence politique seront écartés, nous nous réser-
vons de réclamer des institutions plus complètement libérales. »
Enthousiasme des aniens jours, où t'étais-tu donc réfugié? Si
tous les marins partageaient, à cette époque, l'opinion des officiers
de la Bayadère, si la flotte, gagnée par la contagion générale, se
montrait à ce point raisonneuse, c'en était fait de la marine de 1812.
Napoléon revenu de l'île d'Elbe, accueilli dans Paris, ne devions-
nous pas l'accepter tout entier, l'accepter avec ses ailes et avec ses
serres. Lui rendre l'épée, lesceptre, et vouloir le charger d'entraves,
était assurément la pire combinaison que pût nous suggérer notre hu-
meur inquiète. Admirez cependant les contradictions humaines : le
malheur va soudain rendre au vainqueur d'Austerlitz son auréole. Il
est des cœurs qui ne résistent pas à la séduction de l'infortune ; le cœur
du capitaine Baudin était de ceux-là. Après le coup de foudre de Wa-
terloo et l'abdication de l'empereur, le gouvernement provisoire s'était
engagé à mettre à la disposition du souverain déchu deux frégates,
la Saale et la Méduse. Ces frégates, mouillées en rade de l'île d'Aix,
devaient transporter l'empereur en Angleterre. Napoléon arrive à
Rochefort le 3 juillet. Il y trouve bien les frégates promises, mais
non pas les sauf-conduits des gouvernemens étrangers, garantie
(1) Voyez, dans la Revue du \" février, la Marine de 181'^.
UNE EXPÉDITION d'oUTRE-MER EN 1838. 761
sans laquelle les frégates ne sauraient sortir du port : les passes de
la Charente sont soigneusement gardées par les croiseurs anglais.
En ce moment, la Bayadère, détachée à l'embouchure de la Gi-
ronde, restait mouillée sur la rade du Verdon. L'empereur, déjà
inquiet des dispositions du frouvernement provisoire, charge le
préfet maritime de Rochefort, M. le baron de Bonnefoux, de deman-
der au capitaine Baudin s'il voudrait entreprendre de le conduire
aux Etats-Unis. La réponse du commandant de la Bayadère mérite
d'être textuellement reproduite.
« Monsieur le baron, écrit le capitaine Baudin, s'il ne s'agissait
que de moi, de mon existence, de mon honneur m^me, je n'aurais
pas eu besoin d'un seul instant de réilexion pour répondre alïirma-
tivemeui à la quesiion contenue dans votre lettre d'hier soir. Mais
il s'agit de sauver à un grand homme, à la France entière, l'humi-
liation qui serait le résultat d'un insuccès. J'ai donc dû peser mû-
rement toutes les chances de l'entreprise que vous me proposez et
je n'hésite pas à dire que je la crois possible et facile, que je suis
prêt à m'en charger.
« M la Bayadère ni l'Infatigable, qui sont ici sous mes ordres,
n'ont une marche supérieure; mnis le hasard met en ce moment à
ma (lispi)siiion deux magnifiques navires américains, — le Pike et
le LudloWy — qui, par suite de la paix récemment conclue, se
trouvent à mes côtés, au bas de la Gironde, loiit prêts à faire voile
pour les Etats-Unis. Tous deux ont, par leur rapidité extraordi-
naire, échappé, comme corsaires, k toutes les croisières anglaises,
pendant la dernière guerre. Je les emmènerai avec moi et, s'il le
faut, je mettrai l'empereur à bord de l'un des deux. En cas de ren-
contre, je me dévouerai avec la Bayadère et ï Infatigable pour
barrer passage à l'ennemi : je suis bien sûr de l'arrôler, quelque
supérieur qu'il puisse être.
« J'ai d'ailleurs un moyen à peu près infaillible de détourner
l'attention de la croisière ennemie et de dégager l'embouchure de
la rivière : il n'existe qu'un seul cordon de croiseurs; ce cordon
une Ibis franchi, nous aurons la mer libre. Que l'empereur se hâte
donc de venir, dans le plus grand secret, avec le moins de suite et
le moins de bagages possible : je l'emmènerai aux États-Unis. Il
peut se fier à moi. J'ai été opposé de principes et d'action à sa ten-
tative de remonter sur le trône, parce que je la considérais connue
devant être funeste à la France, et certes, les événemens n'ont que
trop justifié mes prévisions :. aujourd'hui il n'est rien que je ne sois
disposé à entreprendre pour épargner à notre patrie l'humiliation
de voir son ancien souverain tomber entre les mains de notre plus
implacable ennemi. Il y a seize ans, mon père est mort de joie en
762 REVLE DES DEUX MONDES.
apprenant le retour d'Egypte du général Bonaparte : je mourrais
moi-même aujourd'hui de douleur de voir l'empereur quitter la
France, si je pensais qu'en y restant il pût encore quelque chose
pour elle. Mais il faut qu'il ne la quitte que pour aller vivre honoré
dans un pays libre, non pour mourir prisonnier de nos rivaux.
Comptez donc sur moi, monsieur le baron, et agréez l'assurance de
tout mon respect. — Bayadère, rade du Verdon, h juillet 1815,
quîilre heures du matin. »
Cette lettre expédiée, le capitaine Baudin prit sur-le-champ les
mesures nécessaires pour assurer l'exécutioit de son projet. L'em-
bargo fut mis sur tous les navires qui descendaient la rivière. Le
jour où la linyadère appart^illera tavec l'empereur à son bord, liberté
leur serait rendue : ils sortiraient probablement tous à la fois et
partageraient ainsi l'attention de la croisière anglaise.
La rade du Verdon n'est pas à plus de quinze lieues de Ro(-he-
fort. Dans la journée môme arriva la réponse du baion de Bonne-
foux : l't-mpereur approuvait les propositions du capitaine Baudin et
lui faisait savoir « qu'il n'avait qu'à l'attendre. » Le capitaine Bau-
din attendit. Cn jour, deux jours, trois jours, huit jours se [)assè-
rent dans cette anxieuse attente ; quarante navires étaient retenus
par l'etDbargo, la croisière anglaise grossissait tous les jours : le
commandant de la ^ayadf^re crut devoir expédier à Rochefort un
courrier. En réponse il reçut l'invitation de lever l'embargo. Le
11 juillet, au coucher du soleil, le vent étant favorable pour sortir
par les trois passes du sud, de l'ouest et du nord, le signal qui
affranchissait la flotte marchande de toute contrainte fut hissé. Les
quarante navires mirent à la voile : chacun faisant route pour sa
destination, ils se trouvèrent bientôt dispersés en éventail. La
Bayudère appareilla la dernière. Nul obstacle à l'horizon; aus-i loin
que la vue pût s'étendre, la mer était libre : la croisière anglaise
se montrait éparpillée, courant, pour les visiter, d'un navire à
l'autre. La Bayadère aurait réussi à passer!
« Je revins à mon poste dans la nuit, poursuit le capitaine Bau-
din, et le lendemain matin, comme je descendais à terre, au Verdon,
je rencontrai, se dirigeant vers la Bauadcre, un bateau pêcheur qui
portait un officier de marine. » Cet officier n'était autre que le gé-
néral Laliemand déguisé. Le capitaine Baudin apprit par lui ce qui
s'était opposé à l'adoption de son plan. Plusieurs des personnes qui
entouraient l'empereur mettaient tous leurs soins à le détourner
d'aller aux Etats-Unis : elles jugeaient mal l'Angleterre et croyaient
pouvoir garantir au nouveau Thémistocle un accueil honorable au
foyer britannique. Le foyer britannique, ce n'était — l'histoire ne
l'oubliera pas — qu'une étape sur la route de Sainte-Hélène. Le
UNE EXPÉDITION d'OUTKE-MER EN 1838. 763
côté épique de celte détermination avait, il est vrai, quelque chose
de séduisant pour l'imagination d'un homme qui, de Brieniie à Wa-
terloo, ne cessa jamais d'être poète et de se rappeler ses classiques.
Et puis, faut-il le dire? — le commandant Baudin, tout en se dé-
vouant de la façon la plus absolue, ne se défendait peut-être pas
assez de mêler à ses assurances de dévoûment quelques paroles
de blâme. On est impérieux aux Tuileries; on devient facilement
ombrag- ux à Rochefort. Mille doutes cruels assiégeaient l'esprit du
malheureux souverain, qui se sentait d'avance livré par un^ faialité
implacable aux terreurs vindicatives de l'Kurope : au dernier mo-
meni, un secret instinct le faisait reculer devant l'antre auquel ses
plus fidèles amis le pressaient imprudemment de se confier.
Le général Lallemand avait mission d'étudier de nouveau les
chances d'une évasion par la Gironde, car c'était bien, héiasl d'une
évasion qu'il s'agissait alors pour ce victorieux qui tint pendant dix
ans le monde sous ses pieds. « Pouv«'Z-vous, voulez-vous toujours
entreprendre ce que vous avez proposé il y a huit jours? » dem^inde
le général au capitaine Baudin. « Je le veux encore, ré|)ondit le
commandant de la Baydàfre, seulement je le puis moins facile-
ment qu'hier. C'est sur l'invitation de l'empereur que je me suis
démuni des moyens sur lesquels je comptais pour favoriser sa sor-
tie ; je vais aller à Bordeaux m'en créer d'autres. Que l'empereur
vienne donc! Mais qu'il vienne sans cet entourage de quarante
personnes qu'il traîne après lui. Qu'il vienne avec une malle, un
valet de chambre, un ou deux amis, gens de tête et de cœur. Qu'il
arrive en petite chaise de poste, demain matin, sans bruit. » Le
général Lallemand repartit sur-le-champ pour Rochefort ; le capi-
taine Baudin courut à Bordeaux chez le général Glauzel qui com-
mandait les débris de l'armée française sur les bords de la Gironde.
A deux heures du matin, le capitaine et le général se transportaient
chez le consul américain, M. Lee. En quelques mots Baudin expose
le motif de sa visite : il vient demander au consul de l'assister
dans sou entreprise. Pour toute réponse M. Lee lui saute'au cou. Un
nav ire américain se trouvait dans le port ; on fait venir immédiatement
le capitaine : qu'il appareille sans perdre un instant et aille, sur la
rade du Verdon, se mettre à la disposition du commandant de la
Bay adiré.
Tout était réparé : Non! Tout était perdu! En rentrant à son
bord, le capitaine Baudin apprend que, la veille au soir, le com-
mandant de la croisière anglaise, le commodore Ayirner, a passé
sous les forts de la côte de Saintonge sans recevoir un seul coup de
canon. Quatre (régates ennemies sont mouillées à celte heure sur
la rade de Royan : la dernière chance de succès vient de s'évanouir l
764 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Ih juillet, au matin, le comte de Las Cases et le général Lalle-
mand se rendent, par ordre de l'empereur, k bord du liellérophon,
pour y traiter avec le capitaine Maitland d'un embarquement qui
devait être le salut et qui fut le prélude de la captivité la plus dure.
La France appartenait encore une fois aux Bourbons. Si les gou-
verneniens comprenaient tout le prix de la fidélité, ils honoreraient
et récompenseraient les fidèles, ne fût-ce que pour l'exemple: le
capitaine Baudin fut placé en non-activité. Il avait déclaré que, fort
de sa conscience, il ne pourrait accepter aucune marque de mécon-
tentement. On le blâmait: il demanda sa mise à la reiraite. A diffé-
rentes reprises, le gouvernement de la Bestauralion fit engager
l'ancien commandant de la Bayadère k reprendre du service; Baudin
persista daus son refus. En 1830, croyant ramener le roi de Borne
aux Tuileries, le peuple de Paris prend les armes ; trois jours lui
suffisent pour renverser du trône la plus vieille dynastie de l'Eu-
rope, — et ajoutons-le, car ce n'est que justice, — la plus libérale.
Des complications extérieures semblaient imminentes : le capitaine
de frégate retraité rentra dans la marine avec son ancien grade.
Appelé presque aussitôt à prendre le commandement de la corvette
de trente -deux canons X Héroïne, Baudin ne tarda pas à montrer
que quinze années de relâche ne lui avaient pas fait oublier son mô-
ti-r. I! est vrai que, de ces quinze années, quatre s'étaien' passées entre
le golfe du Bengale et le Havre, à commander deux navires de com-
merce, le trois mâts la Félicie et le brick le Télégraphe. Le 6 jan-
vier 1834, le commandant de X Héroïne était nommé capitaine de
vaisseau. Je me trouvais alors dans le Levant embarqué avec le capi-
taine Lalande sur le vaisseau la Ville-de-Marseille : on y parlait
beaucoup de l'escadre d'évolutions rassemblée aux îles d'Hyères sous
les or 1res du contre-amiral Massieu de Clerval. Dans cette escadre
un vaisseau se faisait remarquer par son excellente tenue, par le
soin que ses officiers mettaient à le maintenir, dans toutes les évo-
lutions, à son poste. Ce vaisseau était le Triton, commandé par le
capitaine Baudin. Quand on manœuvre sous les yeux d'une centaine
d'officiers et d'aspirans, sans compter les yeux des envieux, on
gagne pour ainsi dire en champ clos sa réputation. Du 7 avril 1834
au 11 mars 1836, le rentrant subit à sa gloire la délicate épreuve :
la marine du gouvernement de juillet n'hésita plus à mettre ses
plus chères espérances dans ceite épave de la marine de 1812.
Après le commandement du Triton, vint le commandement du
Sujfren, un énorme vaisseau de quatre-vingt-dix canons, type nou-
veau destiné à remplacer les constructions de M. Sané. On prétend
qu'Épaminondas, chargé de faire balayer les rues de Thèbes, ne
trouva pas l'office au-dessous de sa dignité : le capitaine Baudin,
UNE EXPÉDITION d'oUTRE-MER EN 1838. 765
sur le Suffren, fut, pendant plus d'un an, occupé à transporter des
troupes de Toulon en Algérie. L'hiver fut rude, les luttes, pour un
si gros vaisseau, quelquefois périlleuses, la mission sans charme;
le commandant du Suffren fit bravement son devoir, sans faste
aussi bien que sans murmure. Le 28 avril 1838, il éiait nommé
contre-amiral : l'expédition du Mexique l'attendait. Le 13 août, il en
prit le commandement.
II.
La génération actuelle n'a probablement gardé aucun souvenir
de la succession de révoltes qui aboutit, après des luttes opiniâtres
et sanglantes, à l'affranchissement des colonies espagnoles. La
perte du Mexique fut surtout sensible à l'Espagne : à diverses re-
prises des effons furent tentés pour recouvrer une possession qui
donnait à la métropole accès sur deux mers et lui assurait annuel-
lement un revenu de 20 millions de piastres. Une partie des armées
qui avaient fait, non sans gloire, la guerre de la Péninsule, s'usa
dans ce long conflit ouvert en 1810, par l'insurrection du curé
Hidalgo et terminé, le 11 septembre 1829, par la capitulation du
général espagnol Baradas, à l'embouchure de la rivière de Tam-
pico. Le général mexicain Santa-Anna, gouverneur de Vera-Cruz,
avait été le premier à prendre les armes contre cette suprême ten-
tative d'invasion : les sympathies de l'armée et du clergé l'investi-
rent de la dictature. En dépit de, quelques convulsions passagères,
on peut dire que Santa-Anna, tantôt sous son propre nom, tantôt
sous le nom de ses créatures, exerça, pendant près de vingt ans,
un pouvoir absolu sur ce vaste territoire de 2,.34tj,62l kilomètres
carrés, le cinquième de l'Europe, et quatre fois au moins la super-
ficie de la France, territoire où vivait dispersée^ avec de longs in-
tervalles de déserts, une population de neuf millions environ d'ha-
bitans.
Sans avoir plus qu'une autre le goût de l'anarchie, celte popu-
lation en avait pris peu à peu l'habitude. Elle vivait tiraillée entre
le centralisme et le fédéralisme. Les étrangers établis au Mexique
auraient désiré un régime moins irrégulier : ils se plaignaient,
avec vivacité, des exactions que les partis en lutte leur faisaient
subir, et plus d'une fois des demandes d'indemnités furent |)ré-
sentées au parti qui détenait momentanément le pouvoir. Les Mexi-
cains répondaient invariablement : « Nous sommes une naiion en
révolution ; nous subissons toutes les conséquences de l'état révo-
utionnaire : les émeutes, les exactions, les jugemens iniques, les
pillages, les assassinats. Les étrangers qui sont venus s'établir sur
766 REVUE DES DEUX MONDES.
notre sol se sont volontairement, de leur plein gré, exposés à toutes
les conséquences d'un tel état de choses ; ils n'ont point le droit de
se plaindre de les avoir subies. S'il fallait les indemniser, le tré-
sor mexicain n'y suffirait pas. »
Ne pouvant réussir à faire écouter ses réclamations, le gouverne-
ment français prit le parti de rompre : le blocus des côtes du Mexique
fut déclaré en 1837. En deux mois le trésor mexicain se vit privé
de 10 millions de francs que lui auraient payés, sous forme de droits
de douane, les navires arrêtés par la croisière française. La Ré-
publique perdait ainsi sa principale source de revenus : 1h pays
ne s'en montra pas ému outre mesure. Deux frégates et deux bricks
se trouvaient alors réunis dans les eaux de Vera-Gruz, sous les or-
dres du capitaine de vaisseau Bazoche, montant la frégate de soixante
canons Yllenniiiie. Le ministre de France, le baron Dellaudis,
crut devoir, le 23 mai 1838, exposer au commandant Bazoche la
situation telle qu'il l'envisageait après un essai de blocus suffisam-
ment prolongé pour qu'on pût en mesurer les effets. « La question
politique, lui écrivait-il, de savoir si une attaque victorieuse de
votre division, sur la forteresse d'Ulloa, ne serait pas plus favorable
qu'un simple blocus à la terminaison de nos différends avec le Mexi-
que, aussi bien qu'à la sécurité de nos nationaux résidant encore
dans ce pays, me semble devoir se résoudre définitivement par
l'affirmative. Permettez-moi donc, monsieur le commandant, de vous
poser la nouvelle question toute militaire qui se présente ici à ré-
soudre... L'attaque de Saint-Jean-d'Llloa devant avoir de très grands
avantages, si elle réussit promptement, mais pouvant avoir des
inconvéniens plus grands si le succès est trop retardé et, surtout,
si elle échoue, croyez-vous avoir des certitudes suffisantes d'un
prompt succès? Je dis des certitudes suffisantes et non des chances
suffisantes. Si le prompt succès de l'attaque n'était pas aussi cer-
tain que peut l'être une entreprise de ce genre, il vaudrait mieux
nous abstenir. »
Tout était prêt, le plan d'attaque dressé, a Maîtres d'Ulloa, assu-
raient les partisans d'une action immédiate, nous dominerions tout
le littoral à vingt lieues de profondeur; les habitans nous répon-
draient, tête pour tête, de la vie et de la liberté de nos conci-
toyens. » Ce sont là de jeunes et présomptueuses confiances : un
chef digne de ce nom ne les accueille pas sans mûres réflexions,
dût-on lui reprocher « de fondre tout à coup dans la main des
hommes de cœur, à vues élevées, à résolutions fortes, à intelligence
supérieure, » qui se sont donné la mission de l'inspirer. Le com-
mandant Bazoche convoqua sur-le-champ, en conseil de guerre, le
-capitaine de Vlphiginie, M. Parseval-Deschènes, les capitaines du
UNE EXPÉDITION d'oUTRE-MER EN 1838. 767
La Pêrouse et de YAlcibiade, MM. Fournier et Laguerre. Ces noms
n'étaient pas ceux des premiers venus. Quiconque a gardé la mé-
moire du brillant personnel dont se composa la marine du gouver-
nement de juillet en citerait difficilement de plus universellement
estimés. Pour nous rendre compte des motifs qui dictèrent les réso-
lutions de ces trois vaillans capitaines, il est indispensable de faire
une rapide inspection des lieux et d'examiner sommairement les
conditions de l'entreprise à laquelle on les conviait.
La baie de Vera-Gruzest semée de bancs de coraux qui, à marée
basse, se trouvent presqueà fleur d'eau. Quelques-uns de ces écueils
ont été, comme le haut fonds de Sacrificios, convertis par les ap-
ports des vents en îlots de sable. De Sacrificios au fort d'UUoa la
distance est de trois milles; elle est d'un mille à peine, mesurée
entre l'îlot et la partie de littoral qui lui lait face. Vers le nord- 'St
se prolongent, jusqu'à quatre milles au large, les récifs de Paja-
ros, de l'ile Yerteet de l'Anegada de Adentro, laissant entre eux des
passes plus ou moins larges. A la hauteur de Vera-Cruz vous ren-
contrez une seconde chaîne presque parallèle à la première : la
Lavandera, la Gallega et la Galleguilla. Le récif de la Gallega est
le plus considérable, il ailecte une f()rnie oblongue. Sa longueur,
du sud au nord, peut être évaluée à 2,000 mètres; sa largeur, de
l'est à l'ouest, ne dépasse guère 1.200 mètres. Le fortd'LlIoa oc-
cupe l'angle sud-ouest de ce plateau rocheux. Du fort à la ville,
vous ne compterez pas plus de six encablures : le canon d'Ulloa
lient donf, Vera-Cruz à sa merci. Les bâiimens mouillent aussi près
que possible de la forteresse : ce poste est celui qui leur oIVre le
meilleur abri; des bàtimens du tirant d'eau de V/Jenni/iie ei de
\ Iphigniic peuvent y avoir accès. Le chenal est cependant étroit
et assez difficile à suivre. Quant au fort, vous pouvez vous le re-
présenter comme un parallélogramme flanqué de quatre bastions.
Les deux grands côtés, dirigés à peu près de l'ouest- nord-ouest à
l'est-sud-est, mesurent chacun 200 mètres; les petits côtés en
mesurent lAO Le bastion de l'esi, siu* la face qui regarde la haute
mer, porte le nom de bastion de la Soledad; celui de l'ouest est
le bastion de Santiago. Sur la face qui regarde le sud et la ville,
on trouve à droite, en se tournant vers la terre, le bastion de San-
Pedro, à gauche, le bastion de Saint-Crispin. Presque à loucher le
bastion de Saint-Crispin, s'élève un cavalier qui recoiivre le grand
magasin à poudre.
En avant du front du large est jetée une demi-lune qui masque
et protège la porte du fort. A droite et à gauche de la demi- lune
s'étendent deux batteries rasantes : la batterie de San-Miguel et
la batterie de Guadalupe. L'espace compris entie les extrémités de
768 REVUE DES DEUX MONDES.
ces batteries basses est de 350 mètres environ. Tout cet ensemble
de fortifications est armé de 186 bouches à feu (103 pièces de bronze
et 83 pièces de fer). L'aspect en est imposant et la réputation plus
imposante encore : le fort de Saint-Jean-dX'lloa est généralement
tenu pour inexpugnable. Cependant un officier d'une rare valeur,
qui, sous un déguisement audacieux, est parvenu à le visiter,
qui en a étudié de près les défenses, qui en a compté homme
par homme la garnison, s'étonne qu'on ose mettre en doute « que
1,500 matelots français, disposant de 200 canons, avec plus de
munitions de guerre que n'en renferme peut-être toute la répu-
blique du Mexique, soient en état d'emporter un fort occupé par
800 ^Mexicains, femmes et enfans, vieillards, galériens, déguenil-
lés, mal armés, mourant de faim, dont 400 ou 500 seulement peu-
vent combattre. »
Le lundi, à juin 1838 , le conseil de guerre se rassemble : les
débats n'amènent aucune décision. Le président, le commandant
Bazoche, renvoie au lendemain la mise aux voix des projets présen-
tés. Le 5 juin, il expose le plan qui lui paraît satisfaire le mieux
aux exigences de la situation : ce plan consiste à pénétrer dans la
rade de Vera-Gruz par la passe de l'Est. Les deux frégates seront
embossées par le travers du bastion de Saint-Crispin , à portée de
fusil de la muraille ; la fusillade et le tir des pierriers placés dans
les hunes se joindront au feu des batteries pour expulser les défen-
seurs du bastion et du cavalier qui le domine ; on donnera ensuite
l'escalade soit à l'aide d'un ponton, soit en faisant accoster de pe-
tits navires disposés à cet effet.
Le côté hasardeux d'un tel coup de vigueur ne pouvait échapper
aux officiers expérimentés qui composaient le conseil de guerre.
Le chenal, que les frégates devront suivre, nous l'avons déjà dit,
est étroit et sinueux; en quelques endroits, il n'offi'e que 24 pieds
de profondeur et la levée constante qu'y produit la houle ne peut
être évaluée à moins de 2 pieds. Admettons qu'on le franchisse
sans accident ; lorsqu'on sera embossé sous les murs de la forte-
resse , on sera pris d'écharpe par les feux croisés des fortins
bâtis aux deux extrémités de la ville. Chacun de ces fortins
pourra braquer sur les frégates trois canons de 24. Le comman-
dant Bazoche propose de masquer ces ouvrages en leur oppo-
sant les batteries des deux bricks de vingt canons dont la station
dispose. Un brick français de vingt canons, soutenu par le feu de
deux frégates et embossé à la distance de 350 toises d'un fortin
mexicain, sans épaulemens, sans parapets, de 20 pieds à peine de
hauteur, armé de dix canons , ne pourra-t-il donc faire taire trois
canons de 24, seules pièces que la direction du tir permettra aux
UNE EXPÉDITION d'OUTRE-MER EN 1838. 769
ennemis d'employer? On ne demande pas au brick de s'emparer
du fortin ; il suffira qu'il lui impose silence pendant une heure et
demie, temps jugé nécessaire pour l'escalade.
Les commandans de VAlcibiade, du La Pérome, de Vlpliigê-
nie, successivement consultés, déclarent que, dans leur opinion,
on ne saurait compter sur l'action des bricks. Ce n'est pas le feu du
fortin qu'il faut craindre pour ces bâtimens, c'est la difficulté de se
rendre au mouillage indiqué et l'impossibilité presque certaine de
s'en tirer en cas d'insuccès : « Ne pourrait-on alors occuper préala-
blement les fortins soit par escalade, soit par une attaque en
règle tentée par une troupe de débarquement? » Il serait malaisé
de surprendre des ouvrages que l'on doit supposer soigneuse-
ment gardés : parvînt-on, d'ailleurs, à s'en rendre maître, com-
ment s'y maintiendrai t-on, dominé qu'on serait par les maisons
voisines? Le conseil, à l'unanimité, repousse le projet soumis à
son examen : mieux vaudrait, suivant lui, embosser les frégates et
les bricks parle travers des deux bastions qui regardent le large et
opérer ensuite un débarquement sur le récif de la Gallega, récif
qu'on a tout lieu de supposer guéable.
Malheureusement, ce second projet, avant qu'il soit possible de
passer à l'exécution, exige de longues études, des reconnaissances
I)réalables : la fièvre jaune ne laissera pas le temps de les entre-
prendre. Elle s'abat sur les deux frégates, et, en quelques jours, les
convertit en hôpitaux flottans.
III.
Le gouvernement français, cependant, avait résolu d'en finir. Des
forces considérables se rassemblaient à Brest et à Toulon ; frégates,
bricks et bombardes s'armaient à la hâte. On se proposait d'y joindre
deux navires à vapeur, les premiers navires français de ce genre
qui aient, je crois, traversé l'Atlantique. Le contre-amiral Baudin
prendrait le commandement de cette division navale et arborerait
son pavillon sur la frégate la Néréide. Le roi, pour mieux marquer
le dessein bien arrêté de la France d'obtenir de justes réparationsi
confiait à l'amiral son propre fils, le prince de Joinville, investi du
commandement de la corvette la Créole. L'expédition entrait dans
une nouvelle phase.
Allait-on donc faire revivre ce fameux plan de Bolivar qui dort
dans les cartons du ministère des affaires étrangères? L'Amé-
rique serait-elle divisée en petites monarchies, sous la garantie des
flottes et des armées européennes? « Les têtes faibles, au Mexique,
nous affirme un témoin de ces événemens, n'en doutaient déjà plus,
TOME LlXIII. — 18S6. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était le vœu secret de tout un parti, du parti le plus puissant à
cette heure. Bourbon d'Espagne ou Bourbon de France , peu lui
importait, pourvu qu'on lui rendit i'état monarchique. » Si pareil
dessein a jamais été agité dans les conseils de la couronne, je dois
déclarer que les papiers les plus secrets de l'amiral Baudin n'en ont
gardé aucune trace. On ne voit qu'une chose dans ces documens
qui m'ont été communiqués sans réserve : l'ardeur d'un jeune
prince impatient de se distinguer et plus heureux dans cette ten-
tative que l'héroïque enfant qui a donné son sang à l'Angleterre,
ne pouvant pas le donner à la France.
« Le jour où Votre Excellence m'a confié le commandement des
forces navales dans le golfe du Mexique, écrivait au vice-amiral de
Rosamel, alors ministre de la marine, le contre-amiral Baudin. je lui
ai annoncé que mon départ de Brest aurait lieu le 1'^'^ septembre. En
effet, aujourd'hui, l*"" septembre 1838, nous sommes sous voiles et
déjà hors du goulet à neuf heures du matin. » Cette ponctualité est
d'heureux augure : elle montre à la fois l'activité du chef et la
complaisance des élémens, car les vents du nord -est sont d'un
précieux secours pour qui prétend sortir à jour fixe du goulet de
Brest. Le vaisseau le Svjjrcn , il est vrai, quand l'amiral Boussin
le montait et se savait attendu par le contre-amiral Hugon à l'em-
bouchure du Tage, a pu franchir l'iroise,, malgré le veut contraire :
ces tours de force ne se renouvellent pas tous les jours. Encore
faut-il, pour qu'on les accomplisse, que la brise reste modérée; de
gros vents de sud-ouest seraient un obstacle invincible. Le capi-
taine Grasset, sur la frégate-école des gabiers la Résolue, a donné
à ses jeunes apprentis une leçon dont ils se souviendront toute leur
vie ; il a gagné le large en louvoyant pendant vingt-quatre heures
entre les aiilloux avec deux ris pris aux huniers. Je ne conseille
pas aux plus hardis et aux plus habiles de l'imiter.
Le 9 septembre, la Aércide, accompagnée de la Créole, mouillait
sur la rade de Cadix. Deux autres frégates, la Gloire et la iMédée,
y attendaient l'amiral Baudin, prêtes à se ranger sous son pavillon.
Le 11 septembre, toute la division faisait route. La glorieuse cam-
pagne où vont se fonder tant de jeunes renommées commence :
« Soyez préparé à la guerre , écrit l'amiral au prince de Joinvjlle,
et préparez-y votre équipage. Que tous vos discours, toutes vos
pensées aient le combat pour but; que chacun, à votre bord, se
familiarise avec l'idée que de hrillans succès doivent être le résul-
tat de l'activité et de l'audace unies au bon ordre, qu'un coup de
main hardi, mais sérieux et exécuté avec sang-froid, avec ténacité,
peut terminer la querelle, au plus grand honneur de la France et
aux applaudissemens des deux mondes. La circonstance est favo-
UiNE EXPÉDITION D*OUTRE-MER EN 1858. 771
rable au rétablissement de la discipline, dont les ressorts ont été
détendus par les habitudes d'une longue paix. Occupez-vous immé-
diatement de les retremper, et, pour cela, commencez par tracer
très fortement la ligne de démarcation entre les divers grades. En
service, il n'y a point d'égaux; il n'y a que des supérieurs et des
inférieurs, des hommes qui commandent et des hommes qui obéis-
sent. Un équipage bien conduit doit manœuvrer, dans toutes les cir-
constances, comme s'il s'agissait du salut du navire ; il doit faire
tous ses exercices de guerre, comme s'il se trouvait sous le feu de
l'ennemi. Gardons-nous bien de croire que, dans les dangers de la
navigation ou à l'instant du combat, la nécessité du moment sup-
pléera au défaut d'habitude et créera tout à coup une impulsion
extraordinaire : ce serait une erreur funeste. Attachez- vous, mon-
seigneur, à faire régt)er le silence à votre bord et à convaincre
chacun de la nécessité de l'ol^erver. Le silence est une condi-
tion d'ordre indispensable ; il est l'àme de la bonne manœuvre. Plus
il semble étranger aux habitudes de notre nation, plus vous devez
apporter de force de caractère, de persévérance, de soins de tous
les iustans pour l'obtenir, sans toutefois employer directement des
moyens qui diminueraient l'affection que votre équi[)age doit vous
porter. L'autorité ne s'exerce que par les intermédiaires : les
vôtres sont vos officiers; c'est par eux que vous devez agir sur
YOtre équij)age. Le bien du service exige que vous soyez très aimé
et que les personnes qui^xorcent l'autorité sous vous soient un peu
craintes. Un capitaine ne peut apporter d'indulgence dans le service
qu'autant que ses officiers sont des instrumeus inflexibles de la dis-
cipline établie. S'ils y mettent de la mollesse, il est obligé d'y mettre
un excès de sévérité. Cependant, une grande bonté de la part du
chef doit toujours tempérer les rigueurs de la discipline. Ce n'est
qu'en nous occupant de tous les soins, môme les plus minutieux,
qui peuvent contribuer au bien-être et au bonheur des hommes
placés sous nos ordres, que nous acquérons le droit de ne jamais
leur passer une faute. » Toutes ces recommandations sont ex-
cellentes. Qu'aurait dit de mieux le duc d'Albe ou don Garcia de
Toledo (1)?
(1) K Occupez-vous sans roiftclie et personnellement, écrit le duc d'Albe à don Juan
d'Autriche, du paiement intég^ral et aux époques voulues de la solde; occupez-vous
aussi de la bonntî qualité de» vivres. Il importe que le soldat sache bien que c'est aux
ordres, à la soiliciiude de Votre Excellwuce, qu'il est redevable de son bien-ôtre.
E.viguz que les soldats aient un très grand respect pour les ofliciers, mais ne pcTmettcz
pas que les otliciers les maltruilcnt, en aucune circonstance, sans motif. 11 faut que le
simple soldai ose venir se plaindre, si on lui fait tort; il faut qu'il soit intimement
convaincu que la moindre injustice dont on le rendrait victime sera sévèrement punie.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
L'histoire a besoin d'un certain lointain pour ne pas tourner à la
satire ou au panégyrique; en ce qui concerne l'amiral Baudin, elle
nous rappellerait surtout quelle part les circonstances ont dans la
gloire des hommes. Pour quelques-uns qui laissent échapper les oc-
casions, combien pourraient à bon droit se plaindre que l'occasion leur
ait manqué ! L'amiral Baudin n'a pas rencontré les occasions qui con-
venaient à son envergure; toutes ses aptitudes le désignaient pour
la grande guerre : un homme de cette valeur, succédant à La Touche-
Tréville, nous eût épargné les douleurs de Trafalgar. Je crois le voir
encore dans sa verte vieillesse : nul ne rappela mieux l'époque où les
médiocres mêmes étaient de haute taille; il en avait gardé un certain
port de tète et je ne sais quelle sorte d'emphase militaire qui ne
messied pas aux héros. « Il y a plus d'une demeure dans la maison
de mon père, » a dit l'Ecriture. J'ai connu bien des hommes de
mer ; j'en ai connu de tous les pays : Baudin et eux habitaient, à
coup sûr, la même maison; ils ne logeaient pas au même étage.
D'une stature élevée, respirant la force, impétueux et sanguin,
impérieux avec bonhomie, ce soldat vigoureux vous faisait, au
premier abord, l'illusion d'un Lobau, d'un Ney ou d'un Kléber;
mais ni Lobau, ni Ney, ni Kléber n'auraient, je crois, écrit :
« Malheur à quiconque voit dans la guerre autre chose qu'un
moyen de conquérir la paix! En allant au Mexique, je ne souhaite
la guerre ni pour elle-même, ni pour les avantages qu'elle pourra
m'apporler : que le ciel me préserve de pareils sentimens! Je les
déclare odieux et méprisables. Ce que je souhaite, c'est que les ré-
parations dues à nos compatriotes leur soient accordées. 11 serait, je
le sais, plus dramatique de ravager les côtes, de profiter des dissen-
sions entre les citoyens du Mexique pour les armer les uns contre
les autres. Il en pourrait sans doute résulter un peu de gloire pour
moi et mes compagnons d'armes ; la France y gagnerait-elle autre
chose que d'exciter dans ce pays des ressentimens plus profonds ? »
L'amiral Baudin, on le voit, n'était pas seulement un soldat. Deux
hommes se retrouvaient et se conciliaient en lui : l'homme de l'em-
pire, au ton et au geste toujours dominateurs, — c'est celui-là qui,
lorsque les Mexicains fusilleront son canot à bout portant, se dres-
sera sur les bancs pour menacer du doigt les pelotons ennemis
comme une bande d'écoliers turbulens pris en faute ; — l'homme
de la révolution, qui n'a pu, au milieu de toutes les splendeurs de
Maintenez en même temps dans les rangs une discipline inflexible : pas de faute qui
ne trouve à l'instant son châtiment! On dira peut-être à Votre Excellence que sem-
blables rigueurs lui aliéneront le cœur du soldat: la faiblesse l'empêcherait bien plus
sûrement d'être aimée. Votre Excellence devra être très circonspecte avant de donner
des ordres; une fois l'ordre donne, elle en exigera l'exécution à la lettre. »
UNE EXPÉDITION d'oUTRE-MER EN 1838. 773
l'héroïque épopée, oublier complètement l'esprit et le langage huma-
nitaires de 89. Dans ce second homme, reconnaissez le fils de
Baudin des Ardennes. Charles Baudin, capitaine de la Bayadère ou
commandant en chef de l'expédition du Mexique, croirait manquer
au sang dont il est sorti s'il ne cherchait, dans les régions les plus
élevées de la philosophie chrétienne, le principe de ses discours et
de sa conduite. Sa voix eût retenti avec autant d'éclat à la tribune
que dans la mêlée ; quelquefois même, — n'essayons pas de le
dissimuler, — nous entendrons cette voix, faite pour les grands ac-
cens, s'enfler au-delà de ce qu'exigeraient peut-être les circonstances.
Nous la trouvons trop forte ; n'est-ce point parce que tout s'est rape-
tissé autour de nous, les peuples et les événemens?
IV.
Il fallut près d'un mois à la division, partie de Cadix le 11 sep-
tembre 1838, pour atteindre la côte de Saint-Domingue. Déjà
les épreuves commençaient : 300 artilleurs de la marine et 25 sol-
dats du génie avaient été embarqués à Brest sur la JSêrcide. A Ca-
dix, on répartit ce contingent entre les trois frégates : il n'en resta
pas moins, tant matelots qne soldats, près de 000 hommes à bord
du navire amiral. « L'augmentation de personnel résultant de la pré-
sence des troupes passagères, écrivait l'amiral le 13 octobre, nous
met fort à court d'eau. Nous avons eu des chaleurs aiïreuses depuis
que nous sommes dans la mer des Antilles; les équipages ont beau-
coup souflert de la soif; toutes les précautions possibles n'ont pu
emjjêcher les matelots et les soldats passagers de s'abreuver d'eau
de mer, au grand détriment de leur santé. J'ai j)ris le parti d'écrire
au consul général de la Havane d'affréter tous les quinze jours un
navire de commerce pour porter à ma division devant Vera-Cruz un
chargement d'eau et de vivres frais. Je saisqueces mesures causeront
des dépenses que probablement Votre Excellence n'avait pas prévues ;
mais, en fait d'expéditions militaires, ce qui est économique, c'est ce
qui assure le succès. Rien n'est plus dispendieux que ce qui ne réussit
pas. » L'amiral Baudin, si discipliné qu'il se proposât d'être, l'a tou-
jours pris de haut avec les ministres. Ce que je crois pouvoir ga-
rantir, — car je l'ai très intimement connu et je demeure encore
pénétré de ses bontés, — c'est qu'il ne s'en apercevait pas. Il
faisait la leçon à des gens qui s'imaginaient n'avoir qu'à lui donner
des ordres ; il la faisait parfois d'une façon un peu sentencieuse,
comme il convient à un homme qui s'inspire toujours des motifs
les plus nobles et qui reste patriote dans un temps où le culte de
la patrie est loin d'embraser au môme degré toutes les âmes.
77A REVUE DES DEUX MONDES.
Manquer d'eau en vue de la rivière, se voir contraint d'envoyer
remplir ses futailles à 280 lieues du mouillage qu'on occupe, telle est
la perspective qui s'ouvre devant la division navale du Mexique.
Et cette eau, la plupart du temps, quand on l'aura fait venir à grands
frais, on la recevra corrompue, « noire comme de l'encre » et fé-
tide. Nos appareils distillatoires nous épargnent maintenant ces
misères : seulement qu'on n'oublie pas qu'ils n'ont fait que dépla-
cer la question. Au lieu d'eau, c'est du charbon qu'il faut se pro-
curer. Si, en 1859, je n'avais capturé sur ma route des navires au-
trichiens chargés de 3,000 tonneaux de houille, je n'aurais jamais
réussi à maintenir pendant près de trois mois le blocus de Venise.
La guerre de course dont on parle tant aujourd'hui pourrait bien,
faute de dépôts de charbon, devenir impossil)le partout ailleurs que
dans les mers d'Europe : elle était autrement facile au temps de
la marine à voiles. Heureusement il n'est pas nécessaire d'aller
loin pour intercepter les richesses ennemies, et nos colonies mêmes
ne se défendront nulle part aussi efficacement que dans la Manche
ou dans la Mer du Nord.
Le 18 octobre au matin, sur la sonde du banc de Campêche, la
Néréide rencontre les frégates Y Ucrminie et Vlpldgénie : ces fré-
gates allaient renouveler leur eau à La Havane. Triste spectacle
pour les bàtimens qui arrivent de France! Voilà donc dans quel état
on revient des côtes du Mexique ! « La fièvre jaune et le scorbut,
écrit l'amiral Baudin, ont chassé V Herminie et V Ipkigéme du golfe.
Il est grand temps qu'elles atteignent un port de relâche. V Her-
minie ne saurait, vu la réduction de son personnel, continuer la
campagne : sur 500 hommes, elle compte 3i3 malades. Vlpldgénie
seule pourra être remise en état de rallier mon pavillon. Elle a ce-
pendant enterré à Sacrificios quarante-cinq marins et cinq officiers. )>
La fortune, on serait tenté de le croire, est lâche : quand elle a com-
mencé à frapper, elle s'acharne à plaisir sur sa victime. La pauvre
Herminie, si éprouvée, ne devait pas revoir la France ; en partant
de La Havane, elle alla donner sur les rochers des Bermudes et y
termina sa carrière.
On parlait beaucoup, à bord de la JSéréide, des nones, coups de
vent soudains qui, partis de la pointe des Florides, ne s'éteignent
que dans les vastes plaines du Yucatan. Le 23 octobre, on s'estimait
à sept lieues de La Vera-Gruz : une violente tempête tout à coup se
déclare et pendant deux jours les robustes côtes de la frégate-ami-
rale sont mises à l'épreuve. On sait désormais à quoi s'en tenir :
la saison des épidémies fait place à la saison des tourmentes, lorsque
les deux fléaux ne s'entendent pas pour vivre de compagnie. Enfin
le 26 octobre apparaît au loin la cime neigeuse du pic d'Orizaba.
UNE EXPÉDITION d'oUTRE-MER EN 1838. 775
A trois heures de l'après-midi la Néréide laisse tomber l'ancre sous
l'îlot de Sacrificios. L'escadre dispersée va se concentrer. La Gloire,
la Créole, V I phi génie, reviendront bientôt de La Havane, où l'amiral
les a détachées ; la Médée, le La Pérouxe, VAlcibiade, le Cuiras-
sier, le Voltigeur, le I)n Petit-Tliowirs sont déjà sur rade. Le
7 novembre, arrivent, inestimable renfort, les deux navires à vapeur
le Météore et le Phuéton; puis surviennent deux bombardes, le
Cgclope et le Vulcain, accompagnées du brick le Zèbre, la For-
tune que Ton convertira en hôpital, la iSaïade, la Carurane^ V()re.ste
et la Sarcelle. Les bricks VÉdipse et le Laurier croisaient entre
Tampico et Tuxpan. Un ouragan les a désemparés. V Édipse T^eut
encore servir ; quant au L(mrier, ce n'est plus qu'une épave : son
capitaine l'a laissé à la Havane et est passé avec tout son équipage
sur V Iphigéiile. « Honneur à Vl'Jclipse ! Honneur au Laurier ! écrira
l'amiral baudin. Je considère mes forces actuelles comme suffisantes
pour un coup de main décisif. Notre plus grand obstacle est la
saison : les vents souillent presque continuellement du nord, avec
une violence qui rend toute opération impossible, mais il ne faut
qu'une nuit de calme, sans lune, précédée et suivie d'un jour de
beau temps. »
Comment s'était établie celte confiance? Par des reconnaissances,
bien imprudentes sans doute, qui n'en méritent que mieux d'être
racontées. Le coînmandant Le Ray, de la Médée, partait [)our Mexico
le jour même de l'arrivée au mouillage, avec l'aide-de-camp de
confiance de l'amiral, le lieutenant de vaisseau Page. Il allait
sommer le gouvernement mexicain de répondre enlin catégori-
quement aux réclamations de la France. Un capitaine d'infanterie
mexitain, don Calisto Zaragoza, lui servait de guide et d'escorte.
Si ce Zaragoza était le futur général que nos troupes rencontreront
en 1802 dans la plaine de Puehla, la coïncidence est assez curieuse
pour qu'on la signale. Le commandant Le Ray emportait l'ordre de
ne pas attendre la réponse du congrès au-delà de trois jours: si
l'on voulait se trouver en mesure de mener à bonne fin les opéra-
tions avant l'hivernage, il n'y avait pas un instant à perdre. Dans
la nuit du 3 au U novembre, l'amiral envoie reconnaître le plateau
de la Gallega. Le plan d'attaque qui a obtenu l'adhésion du conseil
de guerre convoqué par le commandant Bazoche est aussi celui
vers le(]uel les préférences de l'amiral semblent incliner. « Le but
de la reconnaissance que vous allez faire ce soir, écrit-il au prince
de Joinville, est seulement de chercher sur le récif une pai'tieguéable
par lacpjel'e on puisse s'aj)procher de la forteresse. » Et c'est un
j)rince, un fils de France, que l'amiral croit devoir charger de ce
soin 1 N'y a-t-il pas lieu de s'en étonner? Quel otage on s'expose
à mettre aux mains des Mexicains !
776 REVUE DES DEUX MONDES.
Les généraux ont plus de peine qu'on pense à résister à de juvé-
niles ardeurs : on en a eu la preuve au Zoulouland. La mission
d'ailleurs fut remplie avec autant de zèle que d'intelligence. « Je
suis parti du mouillage de Sacrificios, — ainsi s'exprime le rap-
port du prince, — à onze heures du soir. Deux embarcations ar-
mées accompagnaient le canot que je montais. Le temps était à
souhait : la lune éclairait peu, l'atmosphère était calme et une
faible houle faisait marquer les brisans. Les Mexicains avaient
probablement vu de la côte le départ de nos embarcations, car
une fusée partit d'un point situé presque en face de votre frégate.
Ln grand feu fut aussitôt allumé sur une des extrémités du fort ;
la cloche fut mise en branle ; les batteries s'éclairèrent avec
promptitude. Nous étions découverts. Notre exploration n'en a pas
moins continué et nous avons enlin trouvé à trois quarts de mille du
fort une petite crique où la mer est parfaitement tranquille et où les
plus grandes embarcations pourront entrer et mouiller. Voyant que le
fond vers le sud était très égal, mais trop élevé pour permettre aux
canots d'approcher, je suis entré dans l'eau et me suis dirigé vers
le fort. Partout nous avons trouvé le sol parfaitement égal et à en-
viron 1 pied au-dessous de l'eau. Le sol, de sable, est recouvert
d'une couche d'herbes marines très courtes, qui ne gênent aucu-
nement la marche. En nous avançant près du fort, nous avons de
nouveau donné l'éveil à la garnison, qui, du reste, se garde très
bien. Elle a même fait sortir, par la porte de la place d'armes du
chemin couvert, un détachement qui, en s' avançant sur l'îlot et en
entrant ensuite dans l'eau pour nous éloigner, nous a donné la
preuve que le récif était praticable d'un bout à l'autre. »
On comprend que le prince ne se soit pas soucié d'insister sur
le danger qu'il venait de courir. Un de ses compagnons, destiné
à devenir un de nos plus brillans généraux, le commandant du
génie Mengin, n'avait pas les mêmes raisons de se taire : « Nous
étions sans armes, dit-il, à 600 ou 700 mètres de nos embarca-
tions, et la présence du capitaine Le Ray à Mexico nous faisait
un devoir d'éviter toute espèce de collision. Nous prîmes le parti de
hâter notre retraite le plus possible, ce qui dura cinq minutes en-
viron. Au bout de ce temps, la poursuite ayant cessé, nous conti-
nuâmes avec moins de précipitation. Nous regagnâmes nos em-
barcations vingt-cinq minutes après avoir commencé notre retraite.
11 était à peu près deux heures et demie. De notre reconnaissance,
il résulte que le banc de la Gallega présente une surlace toujours
guéable, très unie et très commode pour la marche. Entre l'anse du
débarquement et le fort, la distance est de 1,000 à 1,100 mètres,
distance très favorable en ce qu'elle est en dehors de la bonne
portée du canon et tout à lait hors de vue la nuit. »
UNE EXPÉDITION d'oUTRE-MER EN 1838. 777
Le 12 novembre, l'amiral voulut renouveler l'exploration de la
Gallega : il la renouvela en personne. Le prince de Joinville l'ac-
compagnait. Avec un peu d'audace, les Mexicains prenaient cette
fois du même coup de filet le chef de l'expédition et le capitaine de
la Créole. « J'étais, nous apprend l'amiral Baudin, avec le prince
de Joinville, à la tête d'une petite colonne de trente hommes. Je
fis faire halte à la colonne à moins de 20 toises de la batterie basse
de San-Migiicl, lorsque, après avoir été hélé par les sentinelles
mexicaines et avoir entendu le commandement de : Apprêtez
armes ! j'eus reconnu , au bruit des fusils qu'on armait, que l'en-
nemi avait une force considérable sur pied dans la batterie. Le
chef de bataillon Mengin, qui est un peu sourd, continua de s'avan-
cer seul jusqu'au pied d'une rampe par laquelle l'ennemi pouvait
facilement descendre vers lui et l'enlever. Nous étions dans l'eau
jusqu'à la ceinture : il nous aurait été impossible de le secourir.
D'ailleurs, une retraite immédiate était indispensable. Mon secré-
taire, M. Moreau, se détacha par mon ordre et alla prévenir M. Men-
gin du danger qu'il courait, au risque d'être enlevé avec lui. »
Quand on a vu devant Sébastopol l'obstination des officiers du
génie envoyés en reconnaissance, le superbe dédain du colonel
Frossard pour les précautions les plus légitimes, il est difficile de
croire que la prétendue surdité du commandant Mengin n'ait pas
été, en cette circonstance, un peu volontaire : Nelson, à Copen-
hague, rappelé par les signaux de l'amiral Parker, appuyait sa
longue-vue sur son œil crevé. Le commandant Mengin tenait essen-
tiellement à toucher pour ainsi dire du doigt les défenses enne-
mies, car il était spécialement chargé de dresser, après cette
seconde exploration, le plan d'attaque. « 11 est important, disait le
commandant, que la mer soit calme, plutôt basse que haute, la
nuit aussi obscure que possible. L'expédition partira donc du
mouillage quatre heures avant le lever de la lune, comptant : une
heure et demie pour le trajet de Sacrificios à l'anse du récif; une
demi-heure pour le débarquement; trois quarts d'heure pour arri-
ver jusqu'à la palissade du fort, avec une petite halte à moitié che-
min ; une demi-heure pour l'attaque du chemin couvert et pour la
mise hors de service des batteries basses ; une demi-heure pour la
retraite jusqu'aux embarcations, si l'on doit se contenter de ce
résultat incomplet. Mais il peut fort bien arriver que la poursuite
des Mexicains, chassés des ouvrages avancés, conduise la tête d'une
des colonnes jusque sous la voûte qui donne entrée au fort. Dans
ce cas, sans essayer de pousser plus loin, les hommes feront ferme
dans le passage, empêcheront ainsi de refermer la porte et appelle-
ront au secours. Le commandant supérieur de l'attaque ordonnera
778 REVUE DES DEUX MONDES.
aux clairons de sonner, et toutes les troupes se précipiteront dans
le fort aux cris de : Vive le roi ! »
Pour concevoir et pour mettre à l'étude de pareils projets, il
fallait bien mépriser l'ennemi qu'on allait avoir à combattre ! Cette
confiance est souvent un gage de victoire : quand elle conduit,
comme à Guadalupe, à un échec, Dieu sait si on lui épargne le
blâme et la raillerie. La campagne de 1805, en Autriche, a vu ce-
pendant, s'il en fîiut croire les Mémoires du général Lejeune, des
places fortes ainsi emportées par un brusque assaut. Le plus sûr
sera de ne pas s'y fier, surtout quand on attend des bombardes.
Les feux courbes, peu usités encore, vont tout à l'heure montrer
qu'on a plus facilement raison des forteresses avec des mortiers
qu'avec des échelles.
V.
Ce sera l'éternel honneur de l'amiral Baudin de n'avoir ouvert
les hostilités qu'à la dernière extrémité. Le commandant Le Ray
rapportait de Mexico une réponse évasive : l'amiral consentit à
se rendre à Jalapa pour s'y aboucher personnellement avec les plé-
nipotentiaires mexicains. « La France, disait-il, est loin de nourrir
aucune arrière-pensée qui soit contraire à l'indépendance et à l'in-
tégrité territoriale du Mexique. En bloquant vos ports, elle a usé
du moyen le plus doux qui fût en son pouvoir pour obtenir, après
tant d'années et tant de démarches, le redressement des griefs de
ses nationaux. » Le ministre des affaires étrangères de la répu-
blique mexicaine, M. Cuevas, n'essayait pas de pallier les torts de
son gouvernement ; il continuait seulement de se retrancher der-
rière l'irresponsabilité morale d'un pays bouleversé par ses agita-
tions intérieures. « Les désordres dont vous vous plaignez, rôpon-
dail-il imperturbablement à l'amiral Baudin, sont la conséquence
inévitable et fatale de l'enfance politique du Mexique. » Arrivé à
Jalapa le 17 novembre, l'amiral en repartit le 21, laissant entre les
mains de M. Cuevas un dernier et sérieux ultimatum. « Je lui ai
déclaré, écrit-il au ministre de la marine, que j'allais attendre à
mon bord jusqu'au 27 la décision finale du gouvernement mexi-
cain. Si le 27, à midi, satis'action complète n'est pas donnée à la
France, je commencerai immédiatement les hostilités. »
Différer — dilatar — est, dit-on, la maxime favorite de la
diplomatie mexicaine. La ressource, cette fois, est usée : l'habileté
du congrès va se heurter à une résolution inébranlable. La division
navale que commande l'amiral Baudin s'est portée du mouillage
de Sacrificios au mouillage de l'Ile-Verte. Dès le 26 au soir, les
UNE EXPÉDITION d'outre-sier EN 1838. 779
premières dispositions de combat sont prises : les dromes ont été
mises à terre, les bouts- dehors de bonnettes descendus sur le
pont ; les suspentes en chaîne, les fausses balancines, les bosses de
galhaubans et d'itagues sont en place. Tout est prêt pour le lende-
main; voici les derniers ordres : les baromètres et les chrono-
mètres des frégates seront envoyés, avec ceux des bombardes, à
bord des petits bricks qui ne sont pas destinés à prendre part à
l'engagement; on mettra les chaloupes à la mer avant l'appareil-
lage. Chacune de ces embarcations, armées par les équipages des
bricks laissés au mouillage, devra être munie d'une ancre à jet et
de deux aussières. Toutes iront se placer au nord des frégates,
hors de la portée des canons du fort, mais en position de venir
élonger des touées, s'il en éUiii besoin. Au signal de l'amiral , les
bombardes se porteront à la hauteur de la coupure du récif de la
Gallega et s'y embosseront. Les trois grandes frégates — la Néréide,
la (Aoire, V /phigénie — mouilleront au sud de cette même coupure,
de manière à former une ligne serrée. Elles se trouveront ainsi à
sept ou huit encablures du fort. La portée du canon de 30 court,
tiré avec un seul boulet rond et une charge égale au quart du
poids du boulet, est de 1,550 mètres environ, sous un angle de
projection de cinq degrés. C'est donc l'angle de tir qu'il conviendra
d'adopter pour le combat. Les canons-obusiers de 30, chargés à
obus et tirés avec deux kilogrammes de poudre, ont, à peu de
chose près, la portée des canons. Quant aux caronades, il semble
inutile de U-s employer dans un engagement où la distance dépas-
sera 1,400 mètres. Si l'on tient cependant à tenter de s'en servir,
il faudra les pointer sou^ l'angle de sept ou huit degrés. L'intention
de l'amiral est d'ailleurs de commencer pai- régler le tir de la divi-
sion d'attaque à l'aide de quelques coups d'épreuve. La IS'aiade et
la San elle, placées dans la dire^ tion du nord-ouest, feront à cet
effet les signaux nécessaires : le pavillon 1, hissé au mai d'arti-
mon, indiquera que le coup a porté en-deçà du but; le pavillon 2,
en tête du grand mât, qu'il a porté juste; le pavillon 3, arboré au
mât de misaine, annoncera que le projectile est tombé au-delà du
fort.
Tout n'est-il pas prévu? L'ordre du jour -est bref : je ne vois
pourtant aucune disposition essentielle qui y soit omise. L'amiral,
lui, ne le trouve pas encore complet : « Si le feu de l'ennemi, dit-il
en finissant, est vif et bien dirigé, on fera descendre dans le faux-
pont les hommes de la manœuvre, pour les mettre à l'abri, ne gar-
dant que les chefs et les servans des pièces. Les gabiers ne seront
envoyés dans la mâture que s'il y avait des avaries de gréement
urgentes à réparer. » N'est-ce pas ici le capitaine de la Dryade que
780 REVUE DES DEUX MONDES.
nous entendons (1 ) ? Brave et excellent cœur qui voudrait, s'il était
possible, garder tous les dangers pour lui !
Le 27 au matin, le temps était calme. Ordre est donné aux deux
navires à vapeur le Météore et le Phaéton de prendre chacun une
des deux bombardes à la remorque et de les conduire au poste
d'embossage qui leur a été assigné. Le Phaéton et le Météore, ba-
teaux à aubes de 160 chevaux, n'ont ni la puissance ni la sûreté
d'allures de nos magnifiques pyroscaphes d'aujourd'hui ; plus d'une
fois ils ont mis à l'épreuve la patience du chef de l'expédition.
(( J'ai une bien malheureuse veine, écrit l'amiral, en fait de navires
à vapeur : le Phaéton n'a jamais pu marcher trois jours de suite;
le Météore, autre patraque, sans cesse détraqiiée, redoutant con-
stamment l'ébranlement de son arbre de couche, a eu ses côtes
rôties dans la traversée de France au Mexique. » Ingrate marine à
voiles, c'est ainsi que tu parlais en 1838 de ces précieux auxiliaires,
qui allaient bientôt te supplanter! Tout éclopés qu'ils fussent, le
Météore et le Phaéton, dans la journée du 27 novembre, jouèrent
un rôle important : sans eux la hardiesse de s'accoster au récil
eût pu, à bon droit, être taxée de témérité; le succès même n'aurait,
aux yeux des marins, absous qu'incomplètement l'amiral. Il n'est
donc que juste d'attribuer à ces deux a patraques » une part con-
sidérable dans l'heureuse issue de la campagne. L'amiral Roussin
aurait fort apprécié leurs services à l'embouchure du Tage.
Suivons-les dans leurs pérégrinations essoufflées ; voyons-les
se multiplier pour se rendre utiles : ils commencent par amener
à l'est de la petite coupure qui sépare en deux le grand récif de la
Gallega, le Cydope et le Vulcain, lourdes hourques auxquelles
soixante-quatorze jours de traversée n'ont pas délié les jambes ;
puis ils reviennent offrir leurs services aux frégates. Le Météore
prend à la remorque la Néréide, le Phaéton se charge de la
Gloire; YJphigénie ne veut avoir recours qu'à ses voiles. Quel-
ques minutes avant midi, la Néréide laissait tomber l'ancre aussi
près que possible de l'accore du récif; la Gloire et VIphigénie pre-
naient leur poste avec une remarquable précision, la première sur
l'avant, la seconde sur l'arrière de la Néréide. La Naïade, la Sar-
celle, le brick, le Voltigeur, se sont échelonnés entre le plateau de
la Gallega et l'île Verte : ils transmettront, s'il en est besoin, les
signaux de l'amiral à la partie de la division laissée en réserve. La
corvette la Créole a reçu l'ordre de se tenir sous voiles, en obser-
vation au nord-ouest de la forteresse. Quand on refuse à la frégate
la Médée, dont les canons sont des pièces de 18, l'honneur de s'em-
(1) Voyez, dans la Revue du \" février, la Marine de 1812.
UNE EXPÉDITION d'oCTRE-MER EN 1838. 781
bosser à côté des frégates portant en batterie du calibre de 30,
pourrait-on songer à mettre en ligne cette petite corvette, qui, à
l'exception de deux obusiers, ne possède pour tout armement que
des caronades? « Le prince, a écrit l'amiral le 15 octobre, ma-
nœuvre là Créole avec une promptitude et une précision qui feraient
honneur à un capitaine consommé. » S'il sait manœuvrer, le prince
aura l'occasion de le faire voir : il ne lui est pas interdit de circuler
entre les récifs.
YI.
L'ancre de la Néréide venait de toucher le fond ; midi n'avait pas
encore sonné : un canot se détache de terre et amène le long du
bord deux officiers. Ces officiers sont des parlementaires. Que le gou-
vernement mexicain mette de côté ses atermoiemens, qu'il accepte
franchement et sans réserve les conditions de la France, le canon
restera muet : convenons cependant que la réponse du congrès,
cette réponse apportée avec tant d'ostentation à la dernière minute
du délai fixé, aurait pu arriver un peu plus tôt. N'importe! l'essen-
tiel est que la réponse attendue soit claire et catégorique. L'amiral
en étudie soigneusement les termes, cherche à l'interpréter dans
le sens le plus favorable ; à deux heures, son parti est pris : « J'ai
perdu, écrit-il au général Rincon, commandant supérieur de la
province et de la ville de Vera-Gruz, tout espoir d'obtenir par des
voies pacifiques l'honorable accommodement que j'avais été chargé
de proposer au cabinet mexicain : je me trouve dans la nécessité
de commencer les hostilités. » Un peu avant deux heures et demie,
les parlementaires sont congédiés. A peine l'amiral les voit-il à
bonne distance, qu'il fait le signal d'ouvrir le feu. Laissons-lui main-
tenant la parole : personne ne saurait mieux raconter cette journée
si glorieuse pour les armes françaises.
« Jamais feu, écrit-il au ministre, ne fut plus vil et mieux dirigé:
je n'eus d'autre soin que d'en modérer l'ardeur. De temps à autre
je faisais le signal de cesser le feu pour laisser dissiper le nuage
d'épaisse fumée qui nous dérobait la vue de la forteresse : on recti-
fiait alors les pointages et le feu recommençait avec une vivacité nou-
velle. Vers trois heures et demie, la corvette laCréole parut à la voile,
contournant le récif de la Gallega, du côté du nord. Elle demandait
par signal la permission de rallier les frégates d'attaque et de prendre
part au combat. J'accordai cette permission. Le prince vint alors
passer entre la frégate la Gloire et le récif de la Lavandera. Il se
maintint dans cette position jusqu'au coucher du soleil, combinant
782 REVUE DES DEUX MONDES.
habilement ses bordées, de manière à canonner le bastion de Saint-
Grispin et la batterie rasante de l'est. A quatre heures vingt mi-
nutes, la tour des signaux, élevée sur le cavalier du bastion de
Saint-Crispin, sauta en l'air, couvrant de ses débris le cavalier et
les ouvrages environnans. Déjà deux autres explosions de magasins
à poudre avaient eu lieu, l'une dans le fossé de la demi-lune, l'autre
dans la batterie rasante de l'est. Une quatrième explosion se pro-
duisit vers cinq heures, et dès lors le feu des Mexicains se ralentit
considérablement. Au coucher du soleil, plusieurs de leurs batte-
ries paraissaient abandonnées ; la forteresse ne tirait plus que d'un
petit nombre de ses pièces... A huit heures, je fis le signal de ces-
ser le feu. Vers huit heures et demie, un canot se dirigea de la for-
teresse vers la Néréide. Toute la nuit on parlementa. A huit heures
du matin, les ofiiciers que j'avais envoyés à Vera-Cruz pour traiter
avec le général Rincon n'étaient pas encore de retour. Je fis signi-
fier au général que, si la capitulation n'était pas signée dans une
demi-heure, j'ouvrirais mon feu sur la ville. Quelques instans après,
M. Doret, mon chef d'état-major, m'apportait la capitulation signée.
C'était à midi que la forteresse devait nous être remise ; l'évacua-
tion ne put être terminée qu'à deux heures après midi. Je fis alors
occuper la forteresse par les trois compagnies d'artillerie de la ma-
rine embarquées sur les frégates et je me hâtai de tirer nos navires
de la position dangereuse qu'ils occupaient. Il était temps : le vent
fraîchissait, la mer devenait houleuse et les ancres se brisaient
comme du verre sur le fond composé de roches aiguës. »
Ces attaques de forteresses par des bâtimens au mouillage n'ont
rien, on le voit, de bien dramatique : on s'embosse et on tire. S'il
fait calme, une épaisse fumée enveloppe bientôt le théâtre de l'ac-
tion: navires et batteries de terre ne tirent plus qu'au jugé. De
temps en temps il arrive à bord des vaisseaux quelques coups per-
dus. Les parapets ennemis présentent plus de surface : ils sont bou-
leversés sans qu'il en résulte pour la forteresse attaquée un dom-
mage bien sérieux. Tel fut le combat du 17 octobre 1854 devant
Sébastopol, tel fut le combat du 17 octobre 1855 devant Kinbourn.
Dans le premier .de ces bombardemens, le plus important de beau-
coup, une grêle de projectiles vomie pendant six heures n'entama
d'une façon décisive ni le fort Constantin ni le bastion de la Qua-
rantaine. Le lendemain, la flotte eîït pu recommencer ; nos marins
n'en auraient pas davantage pris pied dans l'ouvrage démoli. Tout
autres sont les résultats quand les mortiers s'en mêlent : les mor-
tiers allumèrent l'incendie dans Kinbourn, et l'incendie amena la
capitulation.
A l'attaque de Saint- Jean-d'Ulloa, les trois frégates et la corvette
UNE EXPÉDITION' d'oUTRE-MER EN 18" 8. 783
la Créole avaient tiré 7,771 boulets et 177 obus. Les quatre mor-
tiers des deux bombardes ne tirèrent que 302 bombes : ces bombes
écrasèrent les voûtes des magasins à poudre. Bien qu'on ait porté
au compte des obusiers de la CHole une des explosions, il paraît
douteux que ces obusiers eussent suffi pour produire les afireux
dégâts dont le général Santa-Anna, introduit dans le fort, fut témoin.
Tout le front de la forteresse qui fait face à la haute mer est bâti
de madrépores : les boulets l'avaient en maint endroit fait voler en
éclats, le feu des batteries continuait toujours : les explosions seules
portèrent le découragement au sein de la garnison. Le conseil de
guerre convoqué, sur l'invitation du général Santa-Anna, n'hésita
point à déclarer à l'unanimité que la continuation de la défense était
imj)ossible. Ainsi (jue le constata le procès-verbal rédigé le 28 no-
vembre à deux heures du matin, plusieurs pièces gisaient démon-
tées et le fort ne possédait pas d'aiïûts de n^change ; les munitions,
à peu près épuisées, n'auraient permis de prolonger le feu que pen-
dant une ou deux heures au plus; la majeure partie des artilleurs
était tuée ou blessée. L'explosion de deux des magasins à poudre,
la destruction totale d'une batterie haute et de presque toute la
ligne des défenses extérieures, la mort du colonel du génie, la mise
hors de combat de trois officiers supérieurs, de treize officiers su-
balternes et de 207 soldats, avaient notablement abattu . l'esprit
des trou[)es mexicaines : pour tout renfort, le général Rincon pou-
vait envoyer de Vera-Cruz 80 artilleurs : c'était à peine l'armement
de dix j)ièces. Dans ces circonstances, il ne restait d'autre parti à
prendre que de capituler en s'eflbrçant d'obtenir les conditions les
plus honorables.
La perte des Mexicains était en proportion du feu violent qu'ils
eurent à soutenir; celle des assalllans fut si faible qu'elle a fait
mettre en doute les dangers de l'entreprise. La conquête du Gi-
braltiir des Indes fut obtenue au prix de quatre tués et de vingt-
neuf blessés. Le combat du liemird, on doit s'en souvenir, coûta
davantage. La N^rHde comptait quinze hommes hors de combat, la
Gloire cinq, V Iphigânic treize. Le Cyrlopc, le Vulrnin, la Créole
n'eurent ni tués ni blessés. Est-ce donc sur de pareils calculs que
vous prétendez juger les mérites d'une action de guerre? Le mé-
rite consiste à tenter ce que les autres ont déclaré impossible. L'opi-
nion générale, dans la division même du Mexique, était que le fort
de Saint-Jean-d'UlIoa ne pouvait être emporté que par escalade et
par surprise. L'amiral Baudin a prouvé le contraire et il l'a prouvé
en ne craignant pas de hasarder ses bâiimens à un mouillage où
leur existence dépendait d'un souffle de brise. « La prise de la for-
teresse de Saint-Jean-d'Ulloa par une division de frégates françaises
784 REVUE DES DEUX MONDES.
est le seul exemple que je connaisse, dira le duc de Wellington à la
chambre des lords, d'une place régulièrement fortifiée qui ait été
réduite par une force purement navale. »
Au mois de septembre 1838, pendant que la Néréide faisait route
pour le golfe du Mexique, on discutait en présence de l'amiral La-
lande les chances d'une attaque sur le château de Saint- Jean-d'Ulloa.
Voici de quelle façon l'amiral mit un terme à la discussion : « Le
fort d'Ulloa est imprenable, je l'accorde ; c'est une raison de plus
pour tenter de le prendre. Personne, après tant d'objections, n'aura
le droit de s'étonner, si l'on échoue ; personne, si l'on réussit,
n'osera soutenir que la chose était facile. » Pour moi, ce que j'ap-
précie surtout, en cette circonstance, c'est la haute sagesse et l'ha-
bileté de conduite dont l'amiral fit preuve : il ne découragea pas les
partisans des surprises et des escalades, parut même s'associer à
leurs desseins, mais n'en poussa pas moins sa pointe résolument
dans la seule direction qui promettait d'aboutir à un résultat.
L'amiral gagna ainsi du temps et il en fallait aux bombardes pour
arriver : le Cyclope et le Vulcain ne parurent devant Sacrificios
que le 25 novembre, deux jours avant l'action.
VIL
La convention conclue avec le général Rincon limitait le chiffre
de la garnison qui serait maintenue dans la ville ; elle assurait, en
même temps, paix et protection à nos nationaux : Vera-Gruz
devenait en quelque sorte une ville neutre. Quels furent l'éton-
nement et l'indignation de l'amiral Baudin lorsque, le h dé-
cembre, il apprit par une lettre du comte de Gourdon, capitaine
du brick le Cuirassier laissé en observation au mouillage de Vera-
Cruz, que de nouvelles troupes venaient d'entrer dans la place ! Les
résidons français effrayés se réfugiaient en foule dans la forteresse
occupée par nos artilleurs. Une lettre du général Santa-Anna expli-
qua bientôt cette violation de l'engagement contracté le 28 no-
vembre, par le général Rincon : le gouvernement mexicain refusait
son approbation à une convention conclue sans son aveu ; le prési-
dent Bustamente déclarait la guerre à la France, Santa-Anna
remplaçait dans Vera-Gruz le général Rincon destitué. L'amiral
releva le gant avec un esprit de décision qui ne le montre certai-
nement pas sous un jour nouveau, — car le propre de son caractère
fut toujours d'être résolu, — mais qui laisse pressentir ce qu'il
aurait pu faire si le sort l'eût jamais appelé à surmonter des diffi-
cultés plus dignes de son courage. En quelques minutes, il arrête
UNE EXPÉDITION d'OUTRE-MER EN 1838. 785
son plan, se transporte le soir même à bord du Cuirassier, dicte
ses ordres et fait savoir à ses capitaines qu'il s'agit d'opérer, avant
que l'ennemi se soit mis sur ses gardes, un débarquement à Vera-
Gruz « pour désarmer les forts et pour enlever le général Santa-
Anna. » On évitera ainsi la nécessité de bombarder la ville.
Le 5 décembre, à six heures du matin, par une brume épaisse,
les embarcations de l'escadre jettent sur la plage 1,500 hommes qui
se partagent en trois colonnes. Les deux colonnes des ailes, com-
mandées par les capitaines de vaisseau Parseval et Laine, escaladent
les remparts, renversent les canons, brisent les affûts et continuent
leur marche sur la muraille pour se rejoindre. La colonne du centre,
conduite par un général de vingt ans, le prince de Joinville en
personne, enfonce la porte du môle, pénètre dans la ville et en-
vahit la maison où elle espère surprendre Santa -Anna : elle n'y
trouve que le général Arista, le fait prisonnier et se replie vers ses
embarcations, ainsi qu'elle en avait l'ordre. Malheureusement, cette
colonne en se retirant va donner sur une grande caserne où les sol-
dats mexicains, chassés des murailles, s'étaient réfugiés. Au Mexique,
les casernes et les couvens sont des forteresses : la caserne qui
arrêtait nos marins aurait pu soutenir un siège. Le prince, excité
par la résistance qu'on lui oppose, voyant tomber à ses côtés plu-
sieurs de ses compagnons, dressait déjà une barricade, parlait d'en-
voyer chercher des caronades à bord de la Créole. L'amiral ac-
courut. Son but était atteint; les remparts de Vera-Cruz n'avaient
plus de canons: il prescrivit la retraite. Ce fut un des plus beaux
momens de sa vie militaire ; grâce à. son admirable sang-froid, la
retraite et le rembarquement s'opérèrent avec le plus grand calme.
Les cinq chaloupes de la colonne du centre, chacune portant une
caronade de 18 à l'avant, demeuraient sur leurs grappins, la proue
tournée vers la plage; une pièce de 6 mexicaine, placée à l'extrémité
du môle devait, en cas de retour offensif, vomir à bout portant sa
mitraille sur les agresseurs : il ne restait plus que quelques marins
à terre. « J'étais sur le point de me rembarquer le dernier, écrit
l'amiral, lorsqu'une colonne, conduite par le général Santa-Anna,
déboucha au pas de course sur le môle. Je commandai de mettre le
feu à la pièce mexicaine et j'entrai dans mon canot. La décharge
porta le ravage dans la colonne ennemie. Une partie des hommes
qui la composaient se jeta sur la plage et borda le pied des rem-
parts, dont toutes les meurtrières se garnirent à l'instant de tirail-
leurs. Les autres s'avancèrent avec audace sur le môle et ouvri-
rent un feu de mousqueterie très vif, principalement dirigé sur mon
canot. Mon patron Guegano tomba, frappé de six balles; l'élève de
service, M. Halna du Fretay, en reçut deux; un autre élève,
TOMB Lxxm. — 1886. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Chaptal, jeiine homme de grande espérance, fut tué. J'ordonnai
alors aux cinq chaloupes de faire feu de leurs caronades. Les caro-
nades balayèrent le môle, balayèrent la plage et firent un grand
carnage des Mexicains, Une brume très épaisse suiTint tout à coup
et cou\Tit la retraite de l'ennemi. »
Le brouillard ne fut pas non plus tout à fait inutile à la retraite
■du canot français. Chargée outre mesure, cette embarcation s'était
échouée sur les enrochemens du môle : ni gaffes ni avirons ne
parvenaient 4 la remettre à flot ; les matelots se jetèrent à l'eau
pour l'alléger et se mirent à la pousser vigoureusement des
épaules : «lie glissa sur le fond et s'éloigna, perdue au miheu de
h. buée opaque. Le désarmement de Vera-€ruz, l'invasion de la
maison où fut pris le général Arista, n'avaient coûté que quelques
blessés ; l'attaque de la caserne et les derniers momens de la re-
traite ajoutèrent considérablement à nos sacrifices, La perte totale
dans cette journée fut de huit tués et de cinquante-huit blessés.
Nous avions eu l'imprenable forteresse à un prix bien moindre. Les
Mexicains, il -est vrai, mal revenus de leur chaude alarme, se hâ-
taient d'é^'^cuer la ville ; pouvaie<nt-ils y rester sous le canon de
Saint-Jean-d'Ulloa ?
Le désarmement de Vera-€mz a été incontestablement un succès :
il s'en fallut de peu qu'il ne todirnât mal ; le rembarquement de
nos derniers pelotons fait involontairement songer à Nelson et à
Ténériffe. I>ans toute cette affaire, Santa-Anna paya bravement de
sa personne : une des dernières volées tirées par nos chaloupes
tua son cheval sous lui, l'atteignit en plein corps et lui infligea
trois blessures graves. On dut l'amputer d'une cuisse; un moment
même, on désespéra de sa vie. Le 13 décembre néanmoins, le
blessé se trouva en mesure, grâce à une énergie peu commune, de
donner lui-même de ses nouvelles au ministre de la guerre. « La
Providence, lui écrivit-il, conserve encore mes jours. Le 6, j'ai subi
l'amputation de la jambe gauche que la mitraille ennemie m'avait
mise en pièces. Si j'en dois croire l'opinion des niôdecifis, je suis
aujourd'hui hors de danger. Ma main droite, atteinte également par
la mitraille, est en bomne voie. L'ennemi s'est retiré au mouillage
d'Anton Lizardo, ne laissant devant Vera-Gruz que la Créole et les
deux bombardes. La place de Vera-Gruz sera dans quelques jours
complètement évacuée : mieux valait se résoudre à cet abandon que se
résigner à l'ignominie de recevoir chaque jour la loi des usurpateurs
du château d'Ulloa. Nos pertes se sont élevées le 5 décembre à
trente et un morts et vingt-six blessés. Depuis la glorieuse journée
du 5, où il a éprouvé une si cruelle déception, l'ennemi n'a pas
renouvelé les hostilités. »
UNE EXPÉDITION!* I>'ofITRE-MER EN 1838. 787
Nulle race ne supporte mieux k défaite que la race espagnole
et ne s'abat moins aisément sous un revers. L'amiral ne gagnait à
ses deux beaux faits d'armes que la gloire de les avoir accomplis :
retiré au mouillage d'Anton-Lizardo, mouillage beaucoup plus sûr,
beaucoup mieux ai)rité que celui de Sacrificios, il ne savait quel
nouveau coup frapper pour venir à bout de cette résistance indomp-
table. « Les Mexicains, écrivait-il, sont comwae les Romains : iJs
vendront le champ sur lequel Annibal est caii»pé. » La garnisoo
française préposée à la garde de la fortCFesse commençait à souffrir;
quant à l'escadre, elle continuait à recevoir son eau et ses vivres
frais de La Havane. On eût éti' charmé de trouver un biais pour re-
nouer les négociations ; les Mexicains ne semblaient nullement
disposés à seconder ce désir. Les Anglais, par bonheur, apportè-
rent la solution : ils ne tranchèrent pas ; ils dénouèrent doucement
le nœud gordien. Le gouvernement français avait repoussé fière-
ment leur médiation officielle ; ils parvinient à faire accepter
une médiation officieuse. Par l'entremise de leur ministre à Mexico,
M. Packenham. un traité de paix conclu à Vera-Cruz, le 9 mars 183^,
fut ratifié le 20 par le congrès. La France obtenait, à peu de chose
près, les conditions réclamf'es à Jalapa, et le Mexique recouvrait
sa forteresse. « Si les Mexicains, écrivait l'amiral le 8 avril 183î>,
sont charmés de se retrouver en possession de leur citadelle, nous
ne le sommes guère moins de ne plus avoir à l'occuper. Déjà vingt-
quatre artilleurs, sur trois cent soixante, avaient succombé à la
fièvre jaune, dep»is le mois de décembre» Le romito est inhérent
aux murailles d'Ulloa. »
La France, en 183$), s'était prise d'une susceptibilité vrai-
ment singiïlière à l'endroit de l'Angleterre. C'était la seule puissance
qui fût réellement sympathique à nos institutions : le gouvernement
le comprenait, raison de plus pour que l'opinion publique affectât
de le méconnaître. L'opposition est inhérente à notre i*ace comme le
row«j'faaux murailles de Saint-lean-d'LUoa. L'intervention de l'Angle-
terre au Mexique s'était bornée àquelques bons offices : je ne puis croire
qu'elle ait porté un réel ombrage au patriotisme le plus jaloux. Seu-
lement tout prétexte était bon pour tenter de renverser le ministère:
on se saisit de celui-là, n'en ayant pas d'autre sous la main. « Ne
croyez point, écrivait avec un ju-ste orgueil l'amiral Baudin, ceux qui
vous diront qu'il y a eu de l'influence anglaise dans la libéralité des
conditions accordées au Mexique. Le rôle de M. Packenham a été des
plus simples : M. Packenham s'est appliqué à calmer l'exaltation des
Mexicains; jamais il nes'est entremis pour obtenir de moi la moindre
concession en leur faveur : je ne le lui aurais pas permis. »
On peut croire ici l'amiral sur parole : Anglais, Américains, éprou-
788 REVUE DES DEUX MONDES.
vèrent à plus d'une reprise combien il était facile d'éveiller sa fierté
chatouilleuse. « Quand, plus tard, a dit en excellent style le lieu-
tenant de vaisseau Maissin, une de ces espérances du corps de la
marine si tristement fauchées avant l'heure, quand plus tard on
étudiera avec attention ce qui s'est passé, quand on réfléchira que
l'amiral français n'avait à sa disposition que quinze ou vingt na-
vires de guerre, la plupart au-dessous du rang de frégates, et trois
compagnies d'artilleurs contre un pays dont la surface est quatre fois
celle de la France, qui a 9 millions d'habitans et dont la capitale est
à cent lieues de la mer, alors peut-être on conviendra que cette ex-
pédition a été conduite avec quelque habileté, pour le plus grand
honneur et le plus grand avantage de la France. » L'appréciation
du lieutenant de vaisseau Maissin sera le jugement de l'histoire, —
si toutefois l'histoire se souvient dans cent ans que la France a eu
des démêlés avec le Mexique.
Parti de Brest le l^"" septembre 1838, l'amiral Baudin est de re-
tour à Brest le 15 août 1839 : « Notre affaire, écrit de nouveau son
aide-de-camp, c'est le Mexique; c'est l'expédition navale dont nous
étions la tête. Qu'en a-t-on dit et qu'en dit-on encore? Ce qu'on en
dit aujourd'hui ? Mais rien du tout I Le temps en est passé et d'au-
tres questions plus présentes ont englouti celle-là. L'Orient est en
feu ; l'empire ottoman se fend en deux : on n'a pas le temps de pen-
ser à la question mexicaine. » — « Ne vous fiez pas aux princes
des hommes! » nous enseigne l'Ecclésiaste : fiez- vous donc à la
justice et à la clairvoyance des foules ! Les foules, pour admirer,
ont besoin que le pavillon ne flotte pas seulement sous les quais ^
elles exigent qu'il flotte bel et bien mr les murs de Lisbonne. L'au-
dace de l'entreprise les touche peu ; ce qui les passionne, c'est le
butcher.s Mil (la carte du boucher). Voilà pourquoi l'entrée de vive
force d'une escadre à voiles dans le Tage, — le plus beau fait d'armes
de la marine moderne, je n'hésite pas à le proclamer, — n'a jamais
été prisée en France à sa juste valeur. Je ne suis pas davantage
certain que les mérites de la campagne de 1838 au Mexique, gâtés
aux yeux du vulgaire par un traité qualifié follement de traité hâtif,
aient été, dans les annales du jour, placés au rang qui leur con-
vient.
Pour récompenser le vaillant amiral, le gouvernement du roi
n'avait pas heureusement attendu le retour de la Néréide en France.
Le grade de vice-amiral, conféré le 22 janvier 1839 au comman-
dant en chef de l'expédition du Mexique, répondit à la première
nouvelle de la capitulation, imposée, le 27 novembre 1838, au châ-
teau de Saint-Jean-d'Ulloa. Cinq ans et demi, merveilleusement
bien employés, il est vrai, ont suffi pour faire du capitaine de fré-
UNE EXPÉDITION d'oUTRE-MER EN 1838. 7S9
gâte de l'empire le commandant probable de nos flottes en cas de
guerre européenne. Bien que la santé ne donne pas toujours l'éner-
gie et que j'aie rencontré dans des corps chétifs une volonté de
fer, je me réjouirai cependant quand je verrai à la tête de nos ar-
mées des hommes en possession de toute leur vigueur physique :
le vainqueur de Saint-Jean-d'Ulloa n'aurait craint, en 1840, ni les
fatigues, ni les veilles. Les circonstances manquèrent à sa fortune ;
la paix, près de se rompre, se raffermit soudain devant la menace
d'une coalition formidable. Nous vîmes se dresser à la fois contre
nous la Russie, l'Autriche, la Prusse, la Turquie, l'Angleterre. Il
fallut bien s'incliner: la dictature morale n'appartenait plus, comme
au temps du premier empire, à la France. Le vice-amiral Baudin, re-
venu du Mexique, alla dépenser son activité dans les obscurs soucis
d'une préfecture maritime.
En 1848, le 25 février, après une révolution qui semblait faite
contre l'Angleterre {)lus encore que contre la monarchie, ce vain-
queur, reposé par dix ans de bureau, prenait le commandement des
forces navales de la Méditerranée, l'exerçait dignement, utilement,
sauvait par l'énergique fierté de son attitude la discipline gravement
menacée, sans trouver cependant, du 25 lévrier 1848 au 14 juillet
1849, jour où son pavillon cessa de flotter à bord de VOcéan, l'oc-
casion de laisser une nouvelle page à l'histoire. La gloire pour les
hommes de guerre s'acquiert en une heure; des siècles de ser-
vices n'y suffiraient pas.
Le 27 mai 1854, l'empereur Napoléon III, juste appréciateur de
cette vie toute d'honneur et de dévoûment, faisait déposer sur le lit
de douleur de l'héroïque officier le bâton d'amiral. Charles Baudin
est mort, le 7 juin 1854, investi de la dignité à laquelle les plus
grandes renommées aspirent; il est resté pour moi le héros de
Saint-Jean-d'Ulloa et surtout le capitaine du Uenard: c'est à ce
titre que je l'offre en modèle à nos jeunes officiers. Bénis d'avance
soient ceux qui sauront lui ressembler I
JURIEN DE LA GrAVIÈRE.
ESSAIS
D'HISTOIRE RELIGIEUSE
L
UN DERNIER MOT SUR LES PERSÉCUTIONS.
Il faut que les lecteurs de la Bévue me permettent de revenir sur
une question à laquelle j'ai déjà touché (1) ; elle est d'importance,
et il n'y en a guère, dans l'his-toire des premiers temps du chris-
tianisme, qui ait soulevé plus de débats. Si je demande à m'en oc-
cuper encore, c'est que des écrivains de mérite l'ont traitée de
nouveau dans ces derniers temps, et que, grâce à leurs travaux,
beaucoup de points obscurs se trouvent définitivement éclaircrs (2).
(i) Les Premières Persécutions de l'église, dans la Revue du 15 avril 1876.
(2) Sans parler des dissertations que M. de Rossi et M. Le Blant, deux maîtres de
l'archéologie chrétienne, ne cessent de nous donner, M. Aube vient de publier deux
volumes : les Chrétiens dans l'empire romain, de la fin des Antonins à la fin du
111^ siècle, 1881; l'Église et l'État dans la seconde moitié du III" siècle, 1885, qui,
sous des titres différens, sont la suite de ceux dans lesquels il nous racontait les pre-
mières persécutions. M. Aube y fait un usage judicieux de TertuUien, de saint
Cyprien, d'Origène, et ses recherches personnelles parmi les Actes manuscrits que
possède la Bibliothèque nationale lui ont fait trouver quelques documens nouveaux et
intéressans. En même temps, M. AUard commence la publication d'une Histoire des
persécutions de l'église, dont le premier mérite est de tenir grand compte des rensei-
gnemens que nous devons à l'archéologie. M. Allard, qui a popularisé chez nous les
travaux de M. de Rossi dans les catacombes, a voulu nous montrer tout ce qu'ils
ajoutent à notre connaissance des premiers siècles du christianisme, et comment ils
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 791
Dans tous les cas, les ai^iimens principaux ayant été fournis et
développés des deux côtés, je ne crois pas qu'il soit téméraire ou
prématuré de conclure.
Nous pouvons le faire avec d'autant pkis d'assurance que la ques-
tion n'est pas à proprement parler une question religieuse. Elle le
serait, si l'on pouvait affirmer que la vérité d'une doctrine se me-
sure à la fermeté de ses défenseurs. 11 y a des apologistes du
christianisme qui l'ont prétendu; ils ont voulu tirer delà mort des
martyrs la preuve irrécusable que les opinions pour lesquelles ils se
sacrifiaient devaient être vraies : « On ne se fait pas tuer, disent-
ils, pour une religion fausse. » Mais en soi oe raisonnement n'est
pas juste, et d'ailleurs l'église en a ruiné la force en traitant ses
ennemis comme on avait traité ses enfans. EUe a fait elle-même
des martyrs, et il ne lui est pas possible -de réclamer pour les siens
ce qu'elle ne voudrait pas accorder aux autres. En présence de la
«ïort courageuse des vaudois, des hussites, des protestans qu'elle
a bi ûlés ou pendus sans pouvoir leur arracher aucun désaveu de
leurs croyaiaces, il faut bien qu'elle renonce à soutenir qu'on ne
meurt que pour une doctrine vraie. Dès lors, il n'importe guère à
la vériïx' du christianisme qu'il ait été plus ou moins persécuté et
que le nombre de ceux qui ont versé leur sang pour lui soit plus
ou moins considérable, (k) n'est plus qu'une question historique
qu'on doit aborder avec le même calme que les autres, et j'avoue,
ponr moi, que je ne puis comprendre les liassions qu'elle a jusqu'ici
excitées.
-C'est dans cet esprit que je vais temter de la traiter, et il me
semble que, lorsqu'on n'y apporte piis de préveiition, tout y devient
simple et clair. Comme je n'ai d'autre iiitention, dans les pages qui
SiQivent, que de résumer ce qu'ont dit des écrivains autorisés, le
lecteur y retrouvera beaucoiip d'opinions qu'il connaît; mais je n'y
cherche pas la nouveauté : je voudrais seulement mettre en lumière
quelques points qui, dans cette histoire, telle que la science nous
l'a faite, me paraissent incontestables.
ï
•On a longtemps pris à la lettre ce qwe Sulpice Sévèi*e et Paul
Orose nous racontent des pers<'>cutions de l'église. Personne n'a
douté, pendant tout le moyen âge, que, depuis Néron jusi[u'à Con-
stantin, il n'y en ait eu neuf ou dix (suivant que l'on compte ou que
redressent ot complùtent ce que nons disent les historiens de ce temps. Dans le der-
nier volume de son ouvrage sur le Christianisme et ses origines, M. Havet a touchi'; à
l'histoire des persécutions, mais sans y insister. Taurai Toccasion do parler plus loin
des Études au sujet de lu persécution dês chrétiens $ous Néron, -par M. Uochart.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
l'on omet celle de Maximin, qui dura peu), et qu'elles n'aient
fait un nombre incalculable de victimes. Tout le monde alors
admettait sans aucune hésitation la réalité des Actes qu'on lisait
dans les églises pour édifier les fidèles ; c'est le temps où s'épanouis-
saient toutes les fleurs de la légende dorée. Les premières années
de la Renaissance, qui ébranlèrent tant de superstitions, ne furent
pas trop nuisibles à celle-là. La réforme persécutée, qui cherchait
des forces dans l'exemple des anciens martyrs, dont elle pensait
continuer l'œuvre, n'avait aucun intérêt à en diminuer le nombre
ou à battre en brèche leur histoire. Scaliger, qui lisait pieusement
les récits du Martyrologe, disait : « Il n'y a rien dont je sois plus
ému ; si bien qu'au sortir de cette lecture je me sens tout hors de
moi. » Les doutes s'exprimèrent pour la première fois d'une
manière scientifique dans la dissertation de Dodwell, publiée en
168Ù, et qui est intitulée : De pauciiate inartynim. Le moment
était heureux pour une attaque de ce genre : le xvii® siècle linis-
sait ; les esprits commençaient à s'émanciper, et déjà pointait l'in-
crédulité du siècle nouveau. La dissertation de Dodwell fut lue
avidement et fort commentée. En vain dom Ruinait essaya-t-il d'y
répondre dans la préface de ses Acta sinrera; il ne put en détruire
l'effet. Voltaire, dès qu'il entre dans la lutte, crible Ruinart de ses
railleries, et, ce qui est plus cruel, prend dans son livre môme des
argumens pour le combattre. Il refait à sa façon le récit des mar-
tyres les plus fameux, il en parodie les détails les plus touchans,
et trouve moyen de nous égayer de ce qui faisait pleurer nos pères.
Toutes les fois qu'il touche à ce sujet, sa verve est intarissable ; puis,
après qu'il a signalé les fraudes, les erreurs, et ce qu'il appelle
« les sottises dégoûtantes » dont on a composé l'histoire des pre-
miers temps de la religion chrétienne, il termine par cette conclu-
sion ironique : « Elle est divine sans doute, puisque dix-sept siè-
cles de friponneries et d'imbécillités n'ont pu la détruire ! »
C'est donc la dissertation de Dodwell qui a été le point de départ
des doutes au sujet du nombre des martyrs et de la violence des
persécutions ; mais, comme il était naturel, on est allé depuis
beaucoup plus loin. Voici à peu près jusqu'où les plus radicaux
arrivent en ce moment. Les dernières persécutions de l'église, à
partir de celle de Dèce, ont laissé des traces si profondes et sont
attestées par des documens si certains qu'il n'est pas possible
d'en nier l'existence. On est bien iorcé de les admettre et l'on se
contente d'affirmer ou de laisser entendre qu'elles ont fait beaucoup
moins de victimes que les écrivains ecclésiastiques ne le préten-
dent. Mais pour celles qui ont précédé, on est plus à l'aise ; non
seulement on en diminue beaucoup les effets, mais on arrive même
à les supprimer. Le moyen d'y parvenir est fort simple : il s'agit
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 793
de détruire ou d'affaiblir l'autorité des textes qui nous en ont con-
servé le souvenir. TertuUien rapporte que les chrétiens ont été très
maltraités sous Septime Sévère ; mais est-il possible de nous fier
tout à fait à son témoignage ; et, puisqu'il a échappé aux bourreaux,
quoiqu'il fût plus en vue que personne et qu'on eût plus d'intérêt
à le frapper, il faut bien croire que la répression n'a pas été au ss
violente qu'il le dit et qu'il était assez facile de s'y soustraire. Pour
la persécution de Marc Aurèle, nous avons un document de la plus
grande importance, la lettre adressée aux églises d'Asie et de
Phrygie qui raconte la mort des martyrs de Lyon; elle semble à
M. Renan la perle de la littérature chrétienne du ii'' siècle et
l'un des morceaux les plus extraordinaires qu'aucune littérature ait
produits. « Jamais, dit-il, on n'a tracé un tableau plus frappant du
degré d'enthousiasme et de dévoûment où j)eut arriver la nature
humaine : c'est l'idéal du martyre, avec aussi peu d'orgueil que
possible de la part du martyr. » L'opinion de M. Havet est bien
différente; il n'y trouve « que de belles périphrases, des comparai-
sons classiques, des mots à effet, » et, « comme on ne volt pas ni
à qui cette lettre est adressée, ni à quelle occasion, ni par quelle
voie, ni qui est-ce qui a tenu la plume, » il déclare qu'elle n'a
ancun caractère historique. La persécution de Trajan revit pour
nous dans la fameuse lettre de Pline le jeune à l'empereur et dans la
réponse du prince. Mais quoiqu'on n'ait jamais pu donner une raison
décisive qui nous force à rejeter ces deux documens , on ne veut
plus les tenir pour authentiques. Celle de Néron au moins semblait
au-dessus de toute attaque; elle était établie par un texte célèbre
des Aniuilcs de Tacite qu'on ne songeait guère à suspecter. Or,
voici qu'on vient de nous apprendre (jue ces quelques lignes no
sont pas de Tacite et qu'elles ont été subrepticement introduites
dans son ouvrage par un chrétien zélé et peu scrupuleux qui voulait
assurer à sa religion l'honneur d'avoir été persécutée par le plus
méchant empereur de Rome (1).
(1) C'est l'opinion que soutient M. Ilochart dans ses Éludes au sujet de la persécu-
tion des chrétiens sous Néron, Le livre de M. Hochait est l'œuvre d'un esprit sagace
et vigoureux; il représente un elTort remarquable de travail. Mais tout ce travail est
perdu, parce qu'il a été entrepris avec une idée préconçue. M. llocbard n'a pas abordé
l'étude de l'histoire pour se convaincre; il avait sa conviction faite d'avance, et ello
était tellement enracinée que rien ne pouvait l'ébranler. Sa méthode est simple et
sûre : toutes les lois qu'un fait le gêne, il le nie; quand un texte lui est contraire, il
déclare qu'il n'est pas authentique. C'est ainsi qu'il est certain de trouver dans l'his-
toire tout ce qu'il y cherche. Par malheur, M. Hochart ne connaît pas assez le latin
pour établir si un passage est l'œuvre d'un moine du moyen âge ou d'un auteur clas-
sique. Il est trop étranger à la critique des textes pour décider s'ils sont authentiques
ou apocryphes. 11 est vraiment pénible de voir le manque de méthode et le parti-pris
rendre inutiles tant d'obstination et de sincérité.
Ti^/i REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà donc toute cette vieille histoire à bas ; si nous en croyons
quelques personnes, il n'en reste plus i-ien debout. Il est vrai que,
pour la détruire, il fiuit entasser des suppositions qui ne laissent
pas d'inquiéter un critique raisonnable. Ce n'est pas assez d'ad-
mettre que tous les écrivains ecclésiastiques se soient entendus
pour nous tromper, ce qui pourrait à la rigueur s'expliquer par
l'esprit de secte qui fait commettre tant de fautes et leur trouve si
facilement des excuses; il faut de plus supposer qu'ils sont par-
venus à introduire leurs propres mensonges dans le texte des
historiens profanes et qu'ils ont fait ainsi de leurs ennemis leurs
complices. Mais pour affirmer avec tant d'assurance que les pères
de l'église ont menti, que les ouvrages de Tacite, de Pline, de
Suétone ont été scandaleusement interpolés, quel argument
invoque-t-on? Un seul, qui fait le fond de toute la polémique : on
refuse de croire les faits allégués par tous les auteurs ecclé-
siastiques ou profanes parce qu'ils ne paraissent pas vraisemblables.
Cet argument, quand on s'en sert avec discrétion, est parfaite-
ment légitime : il est sûr qu'une chose impossible ne peut pas être
arrivée. C'est Voltaire qui a le premier largement appliqué à
l'histoire ce critérium de venté, et, en le faisant, il nous a rendu
un grand service. Jusqu'à lui les historiens étaient esclaves des
textes : on n'osait pas s'insurger contre une affirmation d'Hérodote,
de Pline, de Tite Live. Ce qu'on n'aurait jamais cru, si un contem-
porain s'était permis de l'attester, ou l'acceptait sans hésitation
d'un ancien auteur. 11 semblait vraiment que les gens de ces époques
lointaines n'étaient pas de notre chair et de notre sang, et qu'on
ne piit pas leur appliquer les règles qui nous guident dans la vie
ordinaire. Voltaire fit cesser cette superstition, comme tant d'au-
tres. Il déclara que les historiens de l'antiquité ne doivent pas
avoir de privilège, qu'il faut juger leurs récits avec notre expé-
rience et notre bon sens, qu'enfin on ne doit pas leur accorder le
droit d'être crus sur parole quand ils racontent des faits incroya-
bles. 11 n'y a rien de plus juste, et ce sont les lois mômes de la
critique historique.
Malheureusement ces lois sont d'une application très délicate, et
il faut avouer qu'il est fort aisé d'en faire un mauvais usage. JNous
rejetons l'incroyable, à merveille ! mais par incroyable qu'enten-
dons-nous ? C'est ici qu'on cesse de s'accorder. D'abord ceux qui
apportent à l'étude du passé des opinions toutes faites sont tou-
jours tentés de refuser de croire aux faits qui gênent leurs senti-
mens : il est si naturel de tenir pour déraisonnable ce qui n'est
pas conforme à notre manière de raisonner ! Et même parmi les
personnes sans préjugé, sans parti-pris, combien y en a-t-il qui ne
soient pas trop pressées de conclure d'elles-mêmes aux autres, et de
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 795
décider que les gens d'autrefois n'ont pas pu penser ou agir comme
on nous le dit, parce que ceux d'aujourd'liui penseraient ou agi-
raient autrement. C'est là peut-être la plus grande source d'er-
reurs. Chaque siècle a ses opinions et ses habitudes, ses façons
de laire ou de voir qui risquent de n'être pas comprises du siècle
suivant. Les sentimens même qui nous semblent les plus pro-
fonds, les atïections les plus générales, les plus naturelles, sur les-
quelles repose la famille et la société, sont susceptibles de changer
d'aspect d'une époque à l'autre. N'est-il pas tout à fait singulier,
ne semble-t-il pas impossible qu'au temps des Césars et des Anto-
nins, dans cet éclat de civilisation et d'humanité, on ait trouvé
tout simple qu'un père exposât son enfant devant sa porte et l'y
laissât mourir de froid et de faim, quand il ne lui plaisait pas de
l'élever ? Cet usage a pourtant duré jusqu'à Constantin sans qu'au-
cune conscience honnête se soit soulevée d'indignation, et Sénèque
lui-même n'en paraît pas ^nné. 1! en est de même de certains
faits fort étranges qui se passaient dans les toupies de l'Asie et
qu'Hérodote nous a complaisamment racontés. Voltaire, qui leftjuge
d'après les mœurs de son siècle, les trouve tout à fait absurdes et
s'en égaie beaucoup : « Vraiment, dit-il, il ferait beau voir nos
princesses, nos duchesses, madame la chancelière, madame la
première présidente, et toutes les dames de Paris donner, dans
l'église Notre-Dame, leurs faveurs pour un écu ; » et il en prend
occasion de maltraiter cruellement ce pauvre Larcher, qui se per-
mettait de défendre les récits d'Hérodote. Us sont vrais pourtant,
quoique fort peu vraisemblables, et il n'y a persoîine aujourd'hui
qui ne dorme raison à Larcher. Voltaire s'est donc quelquefois
trompé, et nous nous tromperons comme lui si nous nous croyons
le droit de nous prononcer à la légère, d'après nos soupçons et nos
répugnances, si nous regardons comme faux tout ce qui contrarie
nos idées, tout ce qui nous arrache à nos habitudes, tout ce qui
n'est pas conforme à nos opinions. Avant de récuser le témoignage
d'un historien sérieux, il faut nous livrer à une enquête approfon-
die, sortir de notre temps, nous faire les contemporains des faits
(fu'on raconte, et voir alors s'il est vraiment impossible qu'ils se
soient passés comme on le prétend.
H.
Appliquons cette règle à la question qui nous occu])e. Quels mo-
tifs allègue-t-on d'ordinaire pour établir que les tableaux qu'on
nous fait des persécutions ne sont pas vraisemblables? — D'abord
on insiste sur la dureté des lois, qui, selon les apologistes, furent
promulguées contre les chrétiens, sur la cruauté des juges, et
796 REVUE DES DEUX MONDES.
principalement sur l'effroyable rigueur des supplices. On se de-
mande s'il est croyable que des princes comme Trajan ou Marc
Aurèle aient commandé ces horreurs, et que les contemporains de
Sénèque en aient souffert le spectacle ; et l'on conclut qu'il n'est
pas possible que ces scènes affreuses se soient produites dans un
temps si éclairé et si humain. Voilà, en deux mois, l'un des argu-
mens les plus souvent invoqués contre le récit officiel des persé-
cutions.
Mais ceux qui raisonnent ainsi me paraissent oublier que les
deux premiers siècles de l'ère chrétienne sont un âge complexe,
où les contraires se mêlent : siècles de progrès et de décadence,
de grandes vertus et de vices énormes, dont on peut dire, tour à
leur et sans injustice, beaucoup de bien et beaucoup de mal. C'est
pour n'avoir vu qu'une des faces du tableau qu'un grand nombre
d'écrivains ont embrouillé cette question, déjà si obscure, des ori-
gines du christianisme. Ceux qui sont plus frappés du mal que du
bien, et qui ne songent qu'aux exemples épouvantables de débauche
et de cruauté donnés par les empereurs et les gens qui les entou-
raient croient cette société irrémédiablement corrompue, et
quand ils y trouvent par hasard quelques personnages vertueux,
quand ils lisent, dans les ouvrages de ses grands écrivains, quel-
ques vérités élevées, ils ne veulent pas croire qu'elle ait pu les
tirer d'elle-même, et sont amenés à penser qu'elle les doit à quel-
que influence chrétienne. C'est, par exemple, ce qui a fait imagi-
ner la fable des rapports de Sénèque et de saint Paul. En revan-
che, ceux qui sont convaincus que Sénèque n'a rien emprunté aux
doctrines du christianisme, ce qui est la vérité, et qui regardent
les belles pensées qu'on trouve dans ses œuvres comme le produit
naturel du progrès qu'avait fait la raison humaine en cinq ou six
siècles de recherches philosophiques, arrivent à juger toute cette
époque par ces pensées généreuses et ne veulent plus la croire
capable des crimes qu'on lui attribue. Ils se révoltent quand on
vient leur dire que, dans un siècle si poli, si lettré, si préoccupé
de sagesse, si épris d'humanité, où les philosophes proclamaient
« que l'homme doit être sacré pour l'homme, » on ait pu témoi-
gner pour la vie humaine le mépris insolent qu'atteste l'histoire
des persécutions. C'est qu'ils oublient qu'à côté de ces enseigne-
mens philosophiques, où quelques âmes d'élite pouvaient prendre
des leçons discrètes de justice et de douceur, il y avait des écoles
publiques de cruauté, où toute la foule allait s'instruire. Je veux
parler de ces grandes tueries d'hommes dont on donnait l'exemple
au peuple pendant les fêtes publiques. Il s'y accoutumait à voir
couler le sang, et c'est un plaisir dont il lui est très difficile de se
passer quand il en a pris l'habitude. Non seulement il l'exigeait
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 797
de tous ceux qui voulaient lui plaire, empereurs ou candidats à
l'empire, gouverneurs de provinces, magistrats des grandes et des
petites villes, mais il fallait le lui rendre de plus en plus piquant
en y mêlant, sans cesse, des raffinemens nouveaux. De là tous ces
supplices ingénieux qu'on ne se lassait pas d'inventer pour rani-
mer l'attention de ce public de dégoûtés. Les vieilles et nobles
formes du théâtre antique, la comédie, la tragédie, paraissaient
fades si elles n'étaient relevées par une saveur de réalisme brutal.
Pour rendre quelque intérêt au drame d'Hercule au mont OEta,
il fallait qu'on brûlât à la fin le héros sur un bûcher véritable; on
ne supportait plus le mime appelé Laureolus, dont plusieurs géné-
rations s'étaient amusées, et qui représentait les démêlés d'un
coquin avec la police, qu'à la condition que le principal person-
nage serait réellement mis en croix et qu'on jouirait de son agonie.
C'étaient, à la vérité, ^des condamnés à mort qu'au dernier mo-
ment on substituait aux acteurs, et des condamnés qui apparte-
naient aux dernières classes de la société. Les gens de cette espèce
ne pouvaient guère compter sur la pitié des Romains. Rome, en
dépit de tous les changemens de régime, est toujours restée un
pays d'aristocratie. La loi y fait une grande différence entre les gens,
bien nés et les misérables {liumiliores et honesiiores), et ne leur
applique pas les mêmes peines. Quand on punit le riche d'une
simple relégation, on enferme le pauvre dans cet enfer, dont on ne
sort guère vivant , qu'on appelle le travail des mines {metalla).
Pour les crimes plus graves et qui entraînent la mort, l'un est dé-
capité, l'autre jeté aux bêtes ou brûlé vif dans l'arène. Ces diffé-
rences, dont personne ne songe à s'étonner, ont fini par accréditer
l'opinion que sur les pauvres gens tout est permis ; pour eux, la
justice est toujours sommaire et la punition terrible. Mais voici le
danger : l'habitude étant prise de les expédier sans façon, on étend
le môme procédé à des personnages de plas d'importance. Tibère
s'étant aperçu, après la mort de Séjan, que ses prisons étaient trop
remplies, les vida d'un coup en faisant tuer tous ceux qu'il y avait
enfermés. « Ce fut, dit Tacite, un immense massacre. Tous les
âges, tous les sexes, des nobles, des inconnus gisaient épars ou
amoncelés. Les parens, les amis ne pouvaient les approcher, ver-
ser sur eux des larmes, ou même les regarder trop longtemps. Des
soldats, postés à l'entour, suivaient ces restes corrompus pendant
que le Tibre les emportait. » Voilà une scène qui nous prépare à
comprendre les tueries des persécutions.
Il est vrai que la politique seule a servi de prétexte à ces exécu-
tions, et qu'on croit pouvoir affirmer qu'elles n'eurent jamais pour
cause des opinions religieuses. « Chez les Romains, dit Voltaire, on
ne persécutait personne pour sa manière de penser. » C'est aller
798 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être un peu loin; mais il faut avouer -qu'au moins sous l'em-
pire Rome a été très tolérante pour tous les cultes étrangers et
qu'elle a donné une large hospitalité à tous les dieux du monde. Cette
tolérance générale est un des principaux argumens qu'on invoque
contre les persécutions chrétiennes. Il est sûr qu'au premier abord
on ne comprend pas pourquoi les disciples du Christ ont été
traités autrement que l-es adorateurs de Sérapis ou de Mithra. Nous
ne sommes pas les premiers à nous en étonner; les chrétiens, qui
étaient victimes de ces rigueurs inattendues, en ont été bien plus
surpris que nous. Comme ils voyaient toutes les religions tolérées et
des temples s'-élever à tous les dieux dans les villes romaines, ils
s'indignaient qu'on fît une exception pour eux seuls : c'est un sen-
timent qu'on retrouve chez tous leurs apologistes. Origène va plus
loin : cette conduite des Romains envere la religion nouvelle lui
paraît si étrange, si peu conforme à leurs pratiques ordinaires,
qu'ïl veut y voir uoe preuve de la divinité du christianisme. Après
avoir rappelé -que le Christ avait dit à ses apôtres « qu'ils seraient
conduits devant les rois et les magistrats à cause de lai, pour
rendre témoignage en leur présence, » il ajoute :« Qui n'admirerait la
précision de ces paroles? Aucun exemple puisé dans l'histoire n'a
pu donner à Jésus-Christ l'idée d'une pareille prédiction ; avant lui
aucune doctrine n'avait été perséculée, les chrétiens seuls, ainsi
que l'a prédit Jésus, ont été contraints par leurs juges à renoncer à
leur foi, et l'esclavage ou la mort ont été te prix de leur fidélité. »
Mais non ; Origène «e tromî)e, et i'I n'y a rien là de miraculeux. Un
peu de réflexion montre vite pourquoi les Romains furent ici con-
traires à leurs maximes, et quel motif les rendit sévères au christia-
nisme, tandis qu'ils étaient indulgens pour les autres cultes. Ce
motif, on l'a souvent donné, et il me suffit de le rappeler en deux
mots : les autres religions étant au fond polythéistes pouvaient s'ac-
corder avec celle de Rome ; Isis et Mithra ne répugnaient pas à
s'entendre avec Jupiter et Minerve ; les inscriptions nous montrent
que ces divers dieux, quoique fort distincts par leur origine et leur
caractère, s'aident les uns les autres et se recommandent mutuelle-
ment à la piété des fidèles ; celui des chrétiens n'est pas aussi ac-
commodant : il veut toirt pour lui et n'admet pas de partage. Plus
d'une fois, dans leurs aigres disputes avec les partisans des nou-
velles croyances, les amis de Jupiter très bon et très grand, qui
siégeait au €apitole et de là régnait sur l'univers prosterné, avaieœil;
dû entendre les chrétiens murmurer ces mots terribles, qu'ils em-
pruntaient à leurs livres saints : « Les dieux des nations sont des
idoles; qu'ils soient déracinés de la terre! » Ces menaces, on le
comprend, exaspéraient les païens ; on ne s'entendit pas avec des
gens qui ne voulaient s'entendre avec personne; et, comme ils re->
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 79d
fusaient opiniâtrement d'entrer dans cette fusion qui s'opérait alors
entre tous les cultes, ils furent mis hors de la tolérance com-
mune.
Du moment qu'on était décidé à ne pas tolérer les chrétiens, il
ne manquait pas de moyens de les atteindre et de les frapper.
M. Le Blant a montré dans un mémoire important qu'il y avait un
grand nombre de lois qu'on pouvait leur appliquer ; d'abord celle
qui défendait d'introduire des cultes étrangers. Il n'est pas» permis
de douter qu'elle fût en vigueur sous la république : Cicéron et
Tite Live la mentioiment expressément : elle existait encore au
temps de l'empire, et Tertullien parle « d'un >ieux décret » qui ne
permettait pas aux Momains d'accueillir uoe religion nouvelle sans
une autoiisaiion formelle dm sénat. Il faut a^ ouer pourtant qu€ le
décret n'était guère respecté, il n'a })as empêché tous les dieuix de
l'OrieM de s'établir dans Konoe, à quelques pas de iupiter Gapito-
lin, sans prendre la peine d'en demander la permission à {)efSonne.
C'est seulement quand leurs adorateurs devenaient trop remuans
et que le culte nouveau semblait communiquer aux esprits une
excitation dangereuse qu'on allait chercher l'ancienne loi dans cet
arsenal de sénatus-consultes et de plébiscites oubliés où elle som-
meillait avec beaucoup d'autres, et qu'on s'en servait contre les
coupables (1). Voilà comment, sous Tibère, à la suite é& scandales
éclatans, on exila en Sai-daigne quatre mille aiffpaacbis « infectés
des superstitions égyptiennes et judaïques. » On ne peut pas douter
que la religion ne fût le prétexte do letir exil, puisque Tacite ajoute
« qu'il fut enjoint aux autres de quitter l'Italie si, dans un temps
fixé, ils n'avaient abjuré leur culte profane. » Iwidemment on les,
frappa en vertu du « vieux décret » dont parle Tertullien, ce qui
prouve bien qu'on ne l'avait pas abrogé.
Telle était la preinière loi sous laquelle tombaient les chrétiens ;
par nuillioiir pour eux, on leur en appliqua une autre. « Nous
sommes [)(»iiivsiii\ Is. (lit Tertullien, comme sivcrilèges et coupables
de lése-majesté. (l'est le plus grand crime dont on nous accuse,, ou
plutôt c'est le seul. » La loi de majesté, comme on l'appelait, faite,
sous la république, pour punir les complots contre la sûreté de
l'état, avait fini par atteindre tout ce qui, de près ou de loin, pou-
vait compromettre la sécurité du prince et la tranquillité de l'em-
pire. On sait l'abus qu'en firent les délateurs sous Tibère et Néron;
mais, quelle que soit l'extension qu'ils lui aient donnée, il n'est pas
(1) Aussi en fit-on, sous Marc Aurèle, une rédaction nouvelle et plus conforme à la
réalité. « Tous ceux, disait-on, qui introduisent des religions nouvelles de nature à
exciter les esprits seront punis, les riches de la relègration, les pauvres de mort. » En
réalité, c'était moins l'introduction d'un culte nouveau qu'on Toulait prévenir que les
désordres qui en pouvaient être la suite.
800 REVDE DES DEUX MONDES.
aisé de comprendre au premier abord qu'on ait pu la tourner contre
les chi'étiens et qu'on soit parvenu à transformer en conspirateurs
redoutables des sectaires inoflensifs, qui proclamaient solennelle-
ment « que rien ne leur était plus étranger que les affaires de
l'état. » Cependant, on s'aperçoit, quand on regarde de près, qu'il
y avait certaines apparences qui ont pu tromper sur leurs disposi-
tions véritables et les faire soupçonner d'être des ennemis des
césars. — C'est encore ici un sujet fort connu, et je n'ai qu'à résu-
mer en quelques mots ce qui a été dit bien souvent. — Les jours
de fête, on était surpris de voir qu'ils ne décoraient pas, comme
tout le monde, leurs portes de fleurs, et qu'ils n'y allumaient pas
des lumières le soir ; c'est qu'ils ne voulaient pas paraître honorer
la déesse Limentina, qui, selon les païens, présidait au seuil des
maisons. Ils refusaient aussi de prendre part aux repas publics,
craignant qu'on y servît des viandes consacrées aux dieux. Surtout
ils s'abstenaient d'assister aux jeux de l'amphithéâtre ou du cirque,
qui s'ouvraient par des cérémonies religieuses. Sérieux et graves,
quand la foule était bruyante et joyeuse, fuyant les temples où l'on
allait remercier les dieux des prospérités de l'empire, s' enfermant
chez eux au lieu de célébrer, avec tout le monde, les victoires du
prince, ils avaient vraiment l'air de s'allliger de la félicité publique.
On ne doutait pas, à leur aspect, qu'ils ne fussent des mécontens ;
et, comme les mécontens deviennent facilement des rebelles, on
leur appliqua sans scrupule la loi qui protégeait la sûreté générale.
D'ailleurs cette loi prononçait des peines sévères contre les sociétés
secrètes. 11 n'y avait rien dont l'autorité se méfiât davantage et qui
parût plus nuisible à la paix de l'empire. Or les chrétiens formaient
une association qui pouvait sembler plus redoutable que les autres.
Les membres qui la composaient, étroitement unis entre eux, se
donnaient le nom de frères ; ils possédaient une caisse commune
qui, de bonne heure, fut très riche; ils se réunissaient la nuit, ce
qui semblait être une circonstance aggravante ; ils se propageaient
vite, et attiraient surtout à eux les classes inférieures des grandes
villes, tourbe incommode et agitée, dont se défiait la bourgeoisie,
et que les magistrats menaient rudement pour lui apprendre à
rester tranquille. Voilà sans doute ce qui fit croire qu'ils pouvaient
être nuisibles à la sécurité de l'empire et comment on en vint à leur
appliquer la loi de majesté.
IIL
Ce fut un grand malheur pour les chrétiens de tomber sous cette
loi redoutable. Si on ne les avait poursuivis que pour avoir prati-
qué un culte étranger, il est probable qu'on se serait contenté de
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 801
les exiler, comme fit Tibère pour les Égyptiens et les Juifs. Accu-
sés de lèse-majesté, ils étaient exposés à des peines bien plus sé-
vères. Il n'y avait pas de crime qui fût recherché avec plus de
soin et plus impitoyablement puni. Pour être sur de découvrir les
coupables, on commençait par supprimer les garanties qui proté-
geaient la vie des citoyens. On accueillait les dénonciations de tout
le monde, sans s'occuper de savoir si les dénonciateurs n'étaient
pas eux-mêmes des criminels et si l'on pouvait les croire sur pa-
role. Les esclaves étaient interrogés contre leurs maîtres, ce qui
d'ordinaire était défendu, et mis à la torture quand ils refusaient de
parler (1). On ne se faisait pas scrupule, au besoin, d'infliger aux
hommes libres, aux gens de condition, le même traitement qu'aux
esclaves, et de les torturer comme eux : quiun de co quœritur^
nuUa dignitas a tornientis excipitur. Puis, quand le crime parais-
sait suffisamment prouvé, on prononçait la peine, qui était toujours
très rigoureuse. « Autrefois (2), dit le jurisconsulte Paul, on inter-
disait pour jamais au condamné le feu et l'eau ; maintenant ceux
d'un rang inférieur sont livrés aux bêtes ou brûlés vifs, les autres
ont la tête tranchée. » Ainsi s'explique la cruauté des su{)plices
qu'on employa contre les chrétiens ; ils ne paraissent plus sur-
prenans quand on songe qu'ils étaient accusés de lèse-majesté.
Plus tard, la loi s'adoucit un peu contre les coupables ordinaires;
sous les Antonins, les crimes politiques ne furent plus aussi dure-
ment punis, mais les chrétiens ne profitèrent pas de cette clémence.
La lutte était alors engagée entre eux et le pouvoir, et leur obsti-
nation paraissait indigne de miséricorde. Il arriva donc que la loi
de majesté ne conserva plus ses rigueurs que pour ceux qu'elle
n'aurait pas dû atteindre. Cette injustice indignait Tertullien :
« Nous sommes brûlés vivans pour notre Dieu, disait-il : c'est un
supplice que vous n'infligez plus aux sacrilèges, aux véritables
conspirateurs, à tous ces ennemis de l'état qu'on poursuit au nom
de la loi de majesté. »
Il n'y a donc, je le répète, aucune raison de s'étonner de la
rigueur des supplices dont furent punis les chrétiens dans les pre-
mières persécutions : c'était la loi ; on la leur appliqua plus rigou-
reusement qu'aux autres, ce qui leur semblait avec raison très
cruel, mais elle ne fut pas faite pour eux. Il n'en est pas tout à fait
de même de la marche qu'on suivait d'ordinaire dans les procès qui
(1) C'est ce qui arriva dans l'affaire des martyrs de Lyon. Leurs esclaves, qui étaient
jialens, furent mis à la torture, et les accusèrent de crimes monstrueux : ce qui nous
prouve que c'était bien au nom de la loi de majesté qu'on poursuivait les chré-
tiens.
(2) Sous la république.
TOUB LXXIII. — 1886. 51
802' REVUE DES DEUX MONDES»
leur étaient intentés : ici, tout paraît d'abord assez surprenant et
l'on comprend bien que des doutes se soient élevés au sujet de
procédures qui semblent peu régulières et ne répondent pas à
l'idée que nous nous faisons d'un peuple ami de la justice. Il faut
voir pourtant si c'est une raison sulJisante pour refuser entièrement
de croire aux Actes des martyrs, et s'il n'y a pas quelque moyen
de tout expliquer.
Un des plus anciens exemples que nous ayons de ces procédures
singulières se trouve dans la seconde apologie de saint Justin. Il
, nous raconte qu'une femme, qui avait longtemps mal vécu,
s'étant convertie au christianisme, essaya de ramener son mari à
une conduite plus honnête^ mais que, comme elle le vit plus que
jamais engagé dans ses désordres, et qu'il voulait même la forcer
à les partager, elle résolut de demander le divorce. Le mari, pour
se venger, l'accusa devant les tribunaux d'être chrétienne, mais
la femme obtint qu'elle ne serait jugée de ce crime qu'après que
l'affaire du divorce serait terminée. Furieux de voir sa vengeance
retardée, le mari s'en prit à un certain Ptolémée, qu'il accusait
d'avoir converti sa femme. « 11 s'adressa à un ceniuirion et l'enga-
gea à se saisir de Ptolémée et à lui demander seulement s'il était
chrétien. Ptolémée, qui aimait la vérité, et ne voulait ni tromper,
ni mentir, ayant avoué qu'il l'était, le centurion le fit remettre
aux fers et longtemps il le tourmenta dans son cachot. A la fin,
quand il fut amené devant (le juge) Urbinus, on lui fit seulement
la même question encore s'il était chrétien; et derechef ayant con-
science de ce qui était son bien par l'enseignement de Christ, il
confessa la divine morale qu'il avait apprise. Urbinus ayant donné
l'ordre de l'exécuter, un certain Lucien, qui était lui-même chré-
tien, voyant un jugementi si déraisonnable, s'adressa à Urbinus et
lui dit : Qu'est cela? Voilà un homme qui n'est ni adultère, ni cor-
rupteur, ni meurtrier, ni voleur, ni brigand, ni convaincu d'aucun
crime, mais qui confesse seulement qu'il s'appelle du nom de chré-
tien, et tu le fais exécuter? Ce n'est pas là un jugement tel que tu
le dois à notre empereur pieux, à César le philosophe, ni au saint
sénat, Urbinus. Et l'autre, sans répondre, dit seulement à Lucius :
T(i m'as l'air d'être aussi de la même espèce. Et Lucius ayant dit :
Précisément, il ordonna de l'exécuter aussi. Lucius déclara qu'il
le remerciait, sachant bien qu'il échappait à des maîtres odieux
pour aller au Père suprême et au roi du ciel. Et un troisième
étant survenu, fut aussi condamné à la même peine (1). » Quelque
étrange et expéditivé que nous semble cette façon d'agir, les faits
ont bien dû se passer comme Justin les rapporte. Il écrivait une
(1) Je cite ce passage dans la traduction qu'en a donnée M. Havet.
ESSAIS d'hISTOIBE RELIGIEUSE. 803
apologie qui devait être lue du sénat et du prince; il ne pouvait
pas leur présenter un tableau inexact de la procédure qu'on sui-
vait envers les chrétiens; il aurait été trop facilement convainc4i de
mensonge. Ou bieo l'ouvrage n'est pas authentique, ce que per-
sonn^e encore n'a osé prétendi-e, ou il faut admettre que, dans les
procès de ce genre, le juge ne posait jamais qu'une question au
prévenu. Il lui demandait s'il était chrétien, et, sur sa réponse affir-
mative, il le condamnait sans hésiter. C'est ce que conlirment les
Acies des martyrs auxquels on peut avoir conliance, et plus encore
les plaintes passionnées des apologistes. Tous i^é^ètent, comme le
Lucius de saint Justin, qu'avant de prononcer la sentence, il fau-
drait savoir quel crime l'accusé a pu commettre, s'il est voleur,
brigand ou meurtrier ; mais non, on se contente de demauder s'il
est chrétien. C'est donc un nom qu'on poursuit, c'est pour un mot
qu'on fait mourir un homme! Je ne vois que deux laçons d'expli-
quei' celte étrange manière de procéder. Ou bien il faut <:roire qu'il
s'était établi dès le premier jour un préjugé qui faisait admettre
comme démontré que les chrétiens étaient de grands criminels,
en sorte qu'on pouvait saisir tous ceux qui confessaient l'être :
4ûrrcpii primum cjui faiebantiir ; et comme ce précédent parut
dans la suite suilisant pour justiiier toutes les rigueurs, on continua
de les punir, sur leur nom seul, parce qu'on les avait punis
une fois, sans se demander davantage de quel crime ils étaient
«cciTsés. C'est ropimion à laquelle incline M. Uenan. J'avoue qu'elle
me semble soulever de graves objections. 11 me parait diflicile qu'un
peuple qui respectait les formes de la justice se soit laissé dominer
à ce point par une prévention populaire. Souvenons-nous qu'il ne
s'agissait pas ici d'exécutions sommaires, mais de jugemens moti-
vés. C'étaient les magistrats qui condamnaient les chrétiens, et ils
devaient le faire dans les fomies ordhiaires. Or un juge applique
toujours une loi ; il a besoin d'invoquer une décision du pouvoir
souverain qui sert de raison ou de prétexte à la sentence. Je suis
donc t«îté de croire qu'à un moment qtie nous ignorons, sous
une forme qui ne nous est pas connue, il a dû paraître un décret, un
rescrit, un acte quelconque du prince, qui déclarait d'une manière
générale que les chrétiens étaient coupables de quelque crime et
qu'ils tombaient sous la loi. Les apologistes ne veulent pas tenir
compte de ce décret qui leur est contraire; les juges ne sentent
pas le besoin de le rappeler, peut-être parce qu'ils le trouvent suffi-
samment connu. Quand ils disent à l'accusé : « Êtes-vous chrétien ? » ils
sous-entendent : « Si vous l'êtes, il est juste de vous appliquer la
loi qui proclame que tout chrétien est un criminel ou un i-ebelle,
et vous méritez la mort. » Comme il leur semble que l'aveu d'un
de ces crimes entraîne la recoiuiaissance de l'autre, ils se con-
804 REVUE DES DEUX MONDES.
tentent de mentionner le premier. C'est une façon de simplifier la
procédure.
On ne doit pas s'étonner que cette loi, une fois promulguée,
n'ait plus été abolie ; les Romains étaient conservateurs de nature,
et il leur répugnait de rien changer aux institutions du passé. Ce
n'est pas sans raison que Tertullien les sollicite de porter la cognée
dans leur forêt épaisse de règlemens et de décrets, et d'y faire
pénétrer un peu de jour; mais ils ne s'y résignaient pas volontiers;
on comprend donc qu'ils aient laissé subsister la loi contre les
chrétiens avec toutes les autres. Seulement, comme on ne l'ap-
pliquait pas toujours, qu'elle était peut-être obscure dans son
texte, ou par quelque autre motif que nous ignorons, nous voyons
des doutes et des scrupules naître parfois dans l'esprit de ceux
qui étaient chargés de l'exécuter. Pline, quand il fut gouverneur
de la Bithynie, éprouva le besoin de demander à ce sujet des
instructions plus précises à l'empereur; il le pria de lui faire
savoir comment il devait se conduire à l'égard des chrétiens.
Trajan répondit : (( 11 ne faut pas faire de recherches contre eux ;
mais, s'ils sont accusés et convaincus, il faut les punir: conqui-
rendi non sunt^ si deferantur et arguantur, puniendi sunt. La
justice avait donc alors deux moyens d'atteindre les coupables :
ou bien le magistrat les poursuivait d'office, ou les particuliers se
chargeaient de les déférer aux tribunaux. En ordonnant aux magis-
trats de s'abstenir de toute recherche, l'empereur supprime la
moitié du danger que les chrétiens peuvent courir, l'état ne prendra
plus désormais l'initiative de les poursuivre ; mais ils restent expo-
sés aux vengeances et aux rancunes particulières; et s'il arrive,
comme dans l'affaire de Ptolémée, que quelqu'un les traduise en
justice [si deferantur) s'il prouve qu'ils sont bien chrétiens [et ar-
guantur), l'affaire doit suivre son cours et être jugée selon les lois.
Quelque dure que paraisse en somme la décision de Trajan, et
quoiqu'elle laisse les chrétiens exposés à de grands périls, je crois
qu'ils avaient raison de prétendre qu'elle rendait leur situation un
peu moins mauvaise (1).
(1) La lettre de Trajan a été, on le comprend, interprétée de diverses façons. Over-
beck, dans ses Studien zur Gescliichte der alten Kirche, prétend que la tradition chré-
tienne s'est grossièrement trompée et qu'elle a regardé comme ayant arrêté la per-
sécution un acte qui l'a précisément commencée. Comme il ne croit pas qu'il y ait eu
aucune poursuite régulière contre les chrétiens avant Trajan, il pense que ce prince
fixa définitivement la procédure qu'il fallait suivre k leur égard, en sorte que sa lettre
fut le principe et la règle de toutes les persécutions qui ont, suivi. M. Edouard Cuq,
dans son mémoire sur le Conseil des empereurs d'Auguste à Dioclétien, montre au
contraire que Trajan n'entend pas poser de règle invariable, fonder un principe de ju-
risprudence; il se réserve de statuer selon les circonstances, et il engage Pline à faire
comme îiii. «Il ne veut pas déclarer que le nom de chrétien constitue un délit, ce
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 805
Pendant le procès, il se produit bien d'autres irrégularités, que les
apologistes ont grand soin de signaler ; Tertullien surtout, en sa qua-
lité de jurisconsulte, les relève avec aigreur. Peut-être nous sur-
prennent-elles moins que lui et arrivons-nous assez aisément à les
comprendre. Ordinairement on n'interroge un accusé que pour
obtenir qu'il avoue son crime. 11 semble donc qu'ici, quand le mal-
heureux avait répondu qu'il était chrétien, il ne restait plus qu'à
prononcer la sentence ; c'est bien ce qui se faisait lorsqu'on avait à
juger un de ces hommes dont la fermeté était connue et qu'on
n'espérait pas ébranler (1). Mais le plus souvent, après l'aveu de
l'accusé, l'interrogatoire continuait. C'est qu'en général les juges
ne tenaient pas à trouver des coupables; s'ils étaient éclairés, humains,
étrangers à tout fanatisme religieux, il leur répugnait de livrer aux
bêtes ou de faire brûler vifs des gens qu'ils regardaient seulement
comme des entêtés ou des fous. Ln jour que les chrétiens se présen-
taient en foule devant le tribunal du sage gouverneur de l'Asie, Arrius
Antoninus, pour y confesser leur foi : « Misérables, leur dit-il, n'avez-
vous donc pas chez vous des cordes pour vous pendre ou des fenêtres
pour vous jeter? » Malheureusement la loi était formelle ; on ne
pouvait les sauver que s'ils revenaient sur leur aveu. Le juge les
engageait donc avec insistance à se rétracter, et quand il y parvenait,
il en éprouvait une joie très vive ; il se faisait un point d'honneur
de réussir. « J'ai vu, dit Tertullien, un gouverneur de Bithynie
aussi triomphant que s'il avait battu une nation barbare, parce qu'un
chrétien, après deux ans de lutte courageuse, avait fini par céder. »
Quand la persuasion est impuissante, le juge a recours à la violence :
et si rien ne réussit, il emploie la torture. Tertullien n'a pas de
peine à montrer l'iniquité de ce procédé. La torture , d'après la
législation romaine, devait être un moyen d'information ; on en
faisait un instrument de mensonge. Au lieu de l'appliquer à ceux
qui mentaient pour les forcer à dire la vérité, on s'en servait contre
ceux qui disaient la vérité pour les obliger à mentir. C'est le ren-
versement de la justice. Mais le juge ne s'en aperçoit guère; la con-
science qu'il a de ses bonnes intentions le rassure; il se rend té-
moignage des eflbrts qu'il fait pour sauver le coupable, et s'ap-
qui autoriserait les magistrats à poursuivre d'office, il permet seulement de punir
ceux qui seront dénoncés régulièrement des flaoitia inhœrentia noinini, de scelus ali-
(jitod.n C'est ce qu'il ne m'est pas possible de croire. Si les chrétiens étaient réguliè-
rement accusés d'un crime, il me semble qu'on ne pourrait les relâcher qu'après
qu'ils auraient établi qu'ils en sont innocens; or Trajan dit formellement qu'il
suffit, pour qu'on ne les poursuive pas, qu'ils affirment qu'ils ne sont pas chrétiens ou
qu'ils ont cessé de l'être, et qu'ils le prouvent en sacrifiant aux dieu\. D'où la conclu-
sion qu'on ne les avait accusés que d'être chrétiens.
(1) Voyez, par exemple, le procès de saint Cyprien, dont nous avons conservé les
pièces.
806 = REVUE DES DEUX MONDES-
plaudit peut-être de son humanité, au moment même où il le torture.
Plus il le voit obstiné dans une résistance dont il ne peut pas com-
prendre les motifs (1), plus il devient impatient et irritable. Il entre
enfin dans une de ces fureurs dont les modérés sont capables quand
on les pousse à bout, et, comme la loi le laisse libre dans l'applica-
tion de la peine, qu'il peut la rendre à son gré plus dure ou plus
douce, il est naturel qu'il en profite pour condamner le chrétien
récalcitrant aux supplices les plus rigoureux.
Il y avait donc d'abord, entre Taccusé et le juge, une sorte de
combat singulier, où le juge mettait son amour-propre à n'être pas
vaincu, et qui tournait toujours au préjudice de l'accusé. La sentence
prononcée, une lutte du même genre commence entre le condamné
et le bouireau. A sa façon, le bourreau est un artiste, c'est le nom
que lui donne Prudence. Il tient à sa réputation; d'autant plus qu'à
Rome l'exécution d'un criminel est un spectacle et qu'elle a lieu
quelquefois dans les jeux publics. Devenu l'un des acteurs de ces
grandes solennités, le bourreau a le sentiment de son importance ;
il soigne sa renonimée. Gomme il met son orgueil à faire peur et
que rien ne l'humilie plus que de paraître impuissant, la fermeté
de ses victimes lui semble un outrage, et l'on comprend qu'il ait
recours à toutes les ressources de son art pour en triompher.
C'est ainsi que ces amours-propres irrités conspirèrent ensemble
pour rendre la situation des chrétiens plus dure, et voilà comment
on en vint à leur infliger des peines si épouvantables, qu'après
s'être étonné qu'il se soit trouvé des juges pour les prononcer
contre eux, on n'est guère moiiis surpris que les victimes aient été
capables de les supporter. Il est sûr que le courage des martyrs
paraît quelquefois dépasser les forces humaines, et c'est encore un
motif qui fait douter de la véracité de leurs Actes.
Mais ici encore tout s'explique, quand on veut bien regarder de
près : les faits qu'on nous raconte, et qui peuvent d'abord paraître peu
vraisemblables, nous surprendront moins si nous songeons qu'il
s'en fallait beaucoup que tous les chrétiens fussent aussi fermes.
Les Actes des martyrs ne nous parlent que de ceux qui ont tenu bon
jusqu'au bout; c'était une élite. Nous savons que beaucoup d'au-
tres se laissèrent vaincre par les supplices, ou que même ils n'osè-
rent pas en affronter la menace. Les letti'es de saint Cyprien et quel-
(1) Les païens avaient grand'peine à comprendre qu'on mourût pour sa religion.
Les chrétiens qui refusaient de sacrifier aux dieux leur paraissaient surtout des en-
têtés. C'est celte obstination qui paraît à Pline le jeune leur plus grand crime. Celse
me semble être un des premiers, le premier peut-être, qui ait proclamé « que ceux-là
sont méprisables qui, pour gagner leur vie, abjurent ou feignent d'abjurer leurs
croyances. » C'est pourtant ce que les juges demandaient tous les jours aux
chrétiens.
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 807
ques dociimens fort curieux conservés par Eusèbe nous montrent
qu'à côté de ces vaillans, qui surent bien mourir, il y avait beau-
coup de timides qui cherchaient tous les moyens de se soustraire
au danger. Le nombre de ces timides augmenta naturellement
quand la communauté devint plus riche. « Celui dont la bourse est
à sec, dit Juvénal, chante en face des voleurs. » On est moins hardi
lorsqu'on a quelque chose à perdre. Les négocians, les banquiers,
les lonclionnaires que l'église comptait parmi ses fidèles, étaient
fort troublés quand la nouvelle leur venait de Rome que l'empereur
allait publier quelque édit de persécution. La crainte de compro-
mettre leur foitune ou leur position leur causait de mortelles inquié-
tudes. Aux premières poursuites beaucoup reniaient leur foi ; saint
Cyprien nous dit qu'ils le faisaient quelquefois avec nn empresse-
ment étrange et qu'ils apportaient leur abjuration avant qu'on
la leur eût demandée: on les appelait les Tombés, Lapai; d'autres
se procuraient à prix d'argent des attestations fausses qui assu-
raient qu'ils avaient sacrifié aux kloles, quoiqu'ils n'en eussent rien
fait : c'étaient les LibeUaticî, D'autres, enfin, se cachaient et at-
tendaient dans quelque retraite que l'orage fût passé. Quelques-uns
seulement, les plus résolus, les plus sûrs d'eux-mêmes, osaient
braver les menaces du prince. Ce sont les seuls dont la postérité
ait tenu compte ; leur triomphante résistance a couvert tous les
autres. Aussi semble-t-il à distance qu'à l'heure du danger il n'y
ait eu que des héros dans la communauté chrétienne ; mais quand
on regarde mieux, on voit bien qu'alors, comme il arrive toujours,
les courageux furent en minorité.
Encore ceux-là ne seraient-ils peut-être pas restés fermes jus-
qu'à la fin, s'ils n'avaient reçu "une sorte de préparation particu-
lière qui les rendait propres au martyre. Dans la fameuse lettre
rapportée par Eusèbe, qui nous raconte la persécution de Lyon, il
est dit que, parmi ceux qui s'étaient d'abord offerts avec une sorte
de bravade, quelques-uns faiblirent aux premiers combats, « parce
qu'ils n'étaient pas suffisamment préparés et exercés. » Il fallait
donc l'être pour souffrir tous les tourmens auxquels nn chrétien
était exposé. M. Le Blant a mis ce point en pleine lumière dans
un des Mémoires les plus intéressans et les plus originaux qu'il ait
publiés (1). Il a fait voir par quelle série de pratiques et de leçons
on essayait de fortifier d'avance l'âme des fidèles. De petits livres,
que nous avons encore, leur rappelaient, sous une forme concise,
tontes les raisons qu'ils pouvaient avoir de haïr l'idolâtrie, afin de
rendre inutiles les efforts qu'on allait faire pour les y ramener. On
(1) Mémoire sur la préparation au martyre dans les premiers siècles de l'église,.
Daaa les Mémoires de l'Académie des Inscriptioas et Belles-Lettres. .
808 REVUE DES DEUX MONDES.
les enflammait ensuite en exaltant la gloire de tous les hommes de
cœur qui, depuis Daniel et les Macchabées jusqu'aux victimes de
Néron et de Domitien, avaient bravé les supplices pour garder leur
foi; enfin, on leur montrait la récompense réservée à ceux qui ne
se laissent pas vaincre par le bourreau et le paradis ouvert pour
les recevoir. C'étaient surtout ces belles espérances qui donnaient
aux patiens un courage surhumain. « Le corps, dit TertuUien, ne
s'aperçoit pas des tourmens lorsque l'âme est toute dans le ciel. »
On arrivait ainsi à créer de ces élans de passion capables de sup-
primer chez les victimes le sentiment de la douleur. Les pères de
l'église comparaient cette préparation à celle qu'on faisait subir aux
athlètes pour les habituer à la lutte et les armer contre la souffrance
et contre la mort. Elle me rappelle un autre souvenir. Quand la
philosophie grecque, fatiguée de beaucoup d'aventures, s'enferma
dans l'étude de la morale pratique et n'aspira plus qu'à donner des
règles pour la conduite de la vie, elle conçut, dans ce domaine
restreint, de vastes espérances. Il lui sembla d'abord possible d'ar-
river, par un effort de l'âme, à dompter les passions et à détacher
si complètement l'homme des choses de ce monde, qu'il ne se
sentît plus blessé quand il les perdait. Elle espéra ensuite qu'elle
pourrait étendre plus loin son pouvoir et le rendre insensible à la
douleur physique comme aux peines morales. C'est la prétention
qu'affichent, après Socrate, les écoles les plus diverses. Toutes ont
des formules, presque des recettes, qu'elles enseignent à leurs
adeptes, et dont elles vantent l'efficacité. Les épicuriens prétendent
que, pour rendre la souffrance présente plus légère, il suffit de
penser fortement à une volupté passée ; les stoïciens affirment qu'à
force de se redire à soi-même que la douleur n'est pas un mal, on
finit par se le persuader, et qu'on en souffre moins les atteintes.
Quel a été le succès de leur entreprise? Assurément il n'a pas dû
répondre tout à fait à leur ambition ; quand on s'en prend à la
nature humaine et qu'on veut lui faire violence, on ne peut pas
espérer une victoire complète. Mais, pour prétendre que ce grand
effort est resté entièrement stérile, il faut ne pas savoir combien
la peur d'un mal en augmente l'intensité et le pouvoir que l'âme
peut exercer sur le corps. Dans tous les cas, l'histoire des persé-
cutions nous montre les chrétiens réalisant ce qu'avaient tenté les
philosophes. Eux aussi, à leur manière, travaillaient à met(re le
corps sous la dépendance plus étroite de l'âme; eux aussi, comme
les épicuriens et les stoïciens, cherchaient des moyens de le forti-
fier contre la souffrance et contre la mort. « Allons, bourreau, fait
dire Prudence à l'un des martyrs, brûle, déchire, torture ces
membres qui ne sont qu'un amas de boue. Il t'est facile de détruire
CBt assemblage fragile. Quant à mon âme, malgré tous tes sup-
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 809
plices, tu ne l'atteindras pas. » Ces beaux vers me rappellent le
mot célèbre du stoïcien Posidonius, qui, tourmenté par un violent
accès de goutte, frappait du pied en disant : a Tu as beau faire,
ô douleur, tu ne me forceras pas à reconnaître que tu es un mal ! »
Comment se fait-il donc que les philosophes aient si peu rendu
justice aux chrétiens? Pourquoi n'ont-ils pas reconnu qu'après tout
c'étaient des gens qui pratiquaient , sans le savoir, les préceptes
des plus grands sages, qui domptaient la douleur et restaient
fermes devant la mort sans l'avoir appris dans une école? Je me
figure qu'en les voyant si intrépides au milieu des tortures, ils ne
pouvaient d'abord se défendre d'une certaine surprise, et que
même quelquefois ils ressentaient une admiration secrète pour
eux ; mais bientôt les préventions reprenaient le dessus, et ils ne
manquaient pas de trouver de bonnes raisons pour rabaisser leur
courage. Epictète explique la mort énergique des Galiléens « par
une sorte de folie ou d'habitude. » Marc Aurèle, après avoir établi
qu'il faut que l'âme soit prête à se séparer du corps, ajoute : « Mais
elle ne doit s'y résoudre que pour des motifs raisonnables, et non
par obstination pure, comme font les chrétiens. » Décidément,
l'esprit de secte est un mauvais conseiller; il aveugle les plus
grands caractères et rend injustes les plus nobles cœurs.
IV.
Je crois avoir répondu aux principales objections qu'on soulève
d'ordinaire contre l'existence des persécutions. Mais si l'on ne peut
pas tout à fait les supprimer, au moins essaie-t-on de réduire le
nombre des victimes qu'elles ont faites! On prétend que les histo-
riens de l'église l'ont fort exagéré, et qu'en somme elles n'ont dû
atteindre qu'assez peu de personnes. C'est ici une question bien
plus difficile à traiter que la première et dans laquelle l'absence de
documens précis ne permet pas toujours de se décider entre des
affirmations contraires. Examinons pourtant quelques-uns des rai-
sonnemens qui servent à contester le récit des écrivains ecclésias-
tiques, et voyons quelle en est la valeur.
Pour prouver qu'ils se trompent ou qu'ils nous trompent, un des
moyens les plus sûrs serait d'établir qu'à l'époque où ils nous
montrent des milliers de chrétiens mourant pour leur foi, il n'y
avait encore que fort peu de chrétiens. Il est clair que le nombre
des victimes doit avoir été en proportion de celui des fidèles, et
que, si l'église ne comptait pas alors beaucoup d'adeptes, il était
difficile qu'elle eût beaucoup de martyrs. C'est une question nou-
velle qui se pose à propos d'une autre et qui ne manque pas d'im-
portance. On l'a souvent agitée et elle a reçu des solutions très
810 REVUE DES ©EUX MONDES.
diverses. II s'agit de savoir comment le christianisme a été d'abord
accueilli et de quelle manière il s'est propagé dans l'empire pen-
dant les deux premiers siècles. Si nous consultons certains auteurs
du temps, nous serons amenés à croire que ses progrès ont été
très rapides. Au dire de Tertullien, qui vivait sous le règne de
Septime Sévère, une bonne partie du monde était alors chrétienne.
On connaît la fameuse phrase de son Apologie : « Nous ne sommes
que d'hier, et déjà nous remplissons tout votre empire, vos villes,
vos places fortes, vos îles, vos municipes, vos camps, vos tribus,
vos décuries, le palatin, le sénat, le forum; nous ne vous laissons
que vos temples. » Un peu plus loin, il affirme que, si les chrétiens
se retiraient, la solitude se ferait dans le monde, et que les Romains
seraient épouvantés de régner sur un désert (1). La lettre de Pline
à Trajan laisse entendre à peu près la même chose. Il lui mande
que, dans la Bithynie, dont il est gouverneur, « cette superstition,
comme une peste, a infesté non-seulement les villes, mais les vil-
lages et les campa^gnes ; que les temples sont abandonnés, qu'on ne
fait plus de saciifices, que les animaux qu'on amenait sur le mar-
ché pour être oiferts aux dieux ne trouvent plus d'acheteurs. » S'il
est permis de conclura d'une province aux autres, on doit supposer
que les chrétiens formaient alors une portion importante de la po-
pulation de l'empire. Et l'on n'a pas lieu d'en être surpris, quand
on voit que, du temps de Néron, trente ans à peine après la mort
du Christ, Tacite nous dit qu'il y en avait à Rome « une immense
multitude. )> De tous ces textes il ressort que le christianisme a
dû faire des conquêtes très rapides, puisqu'en moins de trente ans
ses pai'tisans remplissaient Rome, et qu'un siècle après ils occu-
paient une grande partie de l'empire.
Voilà précisément ce qu'on refuse d'a)dmettre. D'abord on ne veut
tenir aucun compte des affirmations de TertuHien. C'était , nous
dit-on, un rhéteur et un sectaire, ce qui doit nous le rendre deux
fois suspect. Il serait tout à fait ridicule de prendre au sérieux ses
belles phrases et de donner à ses amplifications de rhétorique la
force d'un argument. Quant à la lettre de Pline et au passage de
Tacite, nous avons vu plus haut qu'on ne les croit pas authentiques,
ot les renseignemens qu'ils contiennent au sujet du nombre des
•chrétiens sont une des principales raisons qu'on allègue pour les
rejeter. On y trouve une exagération qui trahit le faussaire et pa-
raît tout à fait incroyable. — Ici encore c'est au nom de la vrai-
(1) Je cite ces passages parce qu'ils sont les plus connus. Il y en a d'autres, dans
Tertullien, qui semblent moins déclamatoires et plus précis. Ainsi, dans le traité
adressé à Scapula, il dit des chrétiens : pais pœne major civitatis. N'oublions pas
que l'auteur parle à un païen, à un haut fonctionnaire, qui doit savoir ce qu'il
en est.
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 81i
semblance qu'on expurge Pline et Tacite; c'est d'elle qu'on s'arme
pour supprimer des passages importans de leurs œuvres ; on affirme
qu'ils ne peuvent pas les avoir écrits, ou que même, quand ils en
seraient les auteurs, ils n'ont pas su ou n'ont pas dit la vérité. On
proclame enfin, comme un principe qui n'a pas besoin d'être dé-
montré, qu'il n'est pas possible qu'une religion fasse en si pen de
temps d'aussi grands progrès.
J'avoue que cette assurance me confond. Est-il donc raisonnable
de trancher d'un mot des questions si obscures, si mal connues?
Connaît-on assez bien l'histoire des religions et les lois qui prési-
dent à leur développement pour prétendre fixer d'une manière aussi
précise le temps qu'elles mettent à se répandre? Est-on certain que
les choses ne se soient jamais passées comme les auteurs ecclésias-
tiques le soutiennent et qu'il n'y ait pas eu de religion dont les pro-
grès aient été aussi rapides? — Voici un exemple qui prouvera, je
l'espère, ce qu'il y a d'excessif et de périlleux dans ces affirmations
ambitieuses. Les événemens que je vais rapporter ont fait peu de
bruit dans le monde. Ils ont eu pour théâtre quelques villages igno-
rés sur lesquels personne n'avait les yeux. Ils n'en ont pas moins
cette importance qu'ils nous permettent de répondre par des fait»
précis à des généralités vagues.
11 y a quelques mois, en fouillant les Archives des Bouches-dn-
Rhône, un savant fut très étonné de découvrir qpi'en 1530 les doc-
trines de Luther étaient parvenues jusque sur les bords dé la
Durance. A Lourmarin, à Pertuis (arrondissement d'Aix), à Lit-
roque-d'Anthéron (arrondissement d'Apt) et dans d'autres petits
villages de la même contrée, les nouvelles opinions comptaient
beaucoup do partisans. Le parlement d'Aix, qui en fut averti, ré-
solut de punir les coupables. 11 envoya des sergensdans les endroits
qu'on prétendait infestés par l'hérésie. A Peypin-d' Aiguës, petit ha-
meau du canton de Pertuis, on nous dit que a les manans et habi'-
tans d»i lieu se mirent tous en fuite et ne se trouva plus per-
sonne ; » ce qui prouve qu'ils étaient tous luthériens. On ne put
saisir que quelques misérables, qui furent brûlés en cérémonie (1).
A ce moment, Lutlier vivait encore et il y avait dix ans à peine qu'il
s'était séparé de l'église 1 Cependant ses doctrines avaient voyagé
du fond de l'Allemagne jusqu'au pied des Alpes; elles s'étaient glis-
sées dans des villages obscurs, parmi des paysans qui n'entendaient
pas un mot de la langue qu'il parlait. Voilà ce qui paraît bien plus
invraisemblable que de voir le christianisme arriver en trente ans
d'un canton de la Judée dans la capitale même de l'empire, où
toutes les agitations du monde venaient aboutir. Et pourtant il n'y
(i) Voyez le Butktin du comité des travaux historiquer, 1884, n» l.
812 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
a rien de plus vrai. On pourra dire, il est vrai, que plusieurs de ces
villages de la Provence étaient habités par d'anciens vaudois, que
l'hérésie y couvait au fond des âmes et qu'on y était , pour ainsi
dire, aux aguets des doctrines nouvelles, ce qui explique qu'on en
ait eu si vite connaissance. Mais le christianisme aussi s'est déve-
loppé chez des gens qui l'attendaient, qui le souhaitaient, qui étaient
disposés à le bien recevoir. Les juifs, qui l'ont les premiers accueilli,
avaient débordé sur le monde entier; mais partout ils se regar-
daient comme exilés, tenaient les yeux fixés sur leur patrie et com-
muniquaient sans cesse avec elle. Qu'y a-t-il donc d'extraordinaire
qu'ils aient su bientôt l'histoire tragique du Christ, et, comme ils
exerçaient une grande influence sur ceux qui les approchaient,
qu'ils l'aient fait connaître autour d'eux? N'est-il pas un peu sin-
gulier que ceux qui ne veulent pas croire à la diffusion rapide du
christianisme soient précisément les mêmes qui montrent avec le
plus de complaisance que son succès était de longue main préparé,
qu'il est venu à son heure et qu'avant même qu'il fût né, il y avait
comme un mouvement des esprits qui les portait vers lui? S'il en
est ainsi, et je ne crois pas qu'on puisse le nier, qu'y a-t-il de sur-
prenant à croire que des gens qui l'attendaient l'aient bien accueilli,
et que, par conséquent, il ait eu d'abord beaucoup de disciples? C'est
plus tard, lorsqu'il est sorti de ces premières couches et qu'il a voulu
entamer la bourgeoisie et le grand monde romain, que sa marche
est devenue plus lente. Il s'est heurté -alors à des politiques qui ne
voulaient rien changer aux institutions du passé, à des lettrés que
les charmes de la poésie et des arts rattachaient aux anciennes
croyances, et il a trouvé plus de peine à les convaincre. Mais s'il
est naturel que ses progrès aient été alors moins faciles, on com-
prend très bien qu'au début, tant qu'il s'est développé dans un mi-
lieu favorable et bien disposé, il s6 soit propagé très vite. Voilà, je
le répète, ce qui est vraisemblable, et il me semble que le bon sens
confirme entièrement le témoignage de Tacite et de Pline. — D'où
il résulte que l'argument qui prétend conclure du petit nombre des
chrétiens au petit nombre des martyrs n'a aucune valeur.
Il faut donc chercher d'autres raisons et s'adresser ailleurs
pour résoudre la question qui nous occupe. Elle serait vidée si
les documens officiels de l'empire romain existaient encore. Pour
savoir au juste combien chaque persécution a fait de victimes,
nous n'aurions qu'à consulter les archives de l'état. Les affaires
criminelles donnaient lieu à de nombreuses procédures, et nous pou-
vons être certains qu'on avait grand soin de les conserver. Jamais la
minutie administrative n'a été poussée plus loin qu'alors. Cette époque
est avant tout paperassière. Un fonctionnaire impérial ne marche ja-
mais qu'accompagné de secrétaires {scribœ) et de sténographes {no~
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 813
tarîi), qui sont chargés d'instrumenter pour lui : c'est la manie du
temps. Jusque dans les réunions privées, on dresse à tout propos
des procès-verbaux. Quand saint Augustin disserte avec ses amis
sur des questions philosophiques, il appelle un notarim pour que
rien ne se perde. Toutes les administrations ont leurs registres par-
faitement tenus, qui contiennent les Actes qui les intéressent. Il y
en a dans la chancellerie du proconsul [Acta proconmUiria), où il
écrit les lettres du prince et les siennes ; il y en a dans les municipali-
tés [Acta municipalia), où il semble que chaque citoyen avait le droit
de venir consigner ses griefs; quand on le lui refuse, il se plaint
qu'on lui a fait une injustice : piiblica jura negata mnt. Il s'en
trouve aussi dans chaque corporation, et nous avons, dans les livres
de saint Augustin, des extraits des Actes de l'église d'Hippone.Nous
devons donc être certains qu'on recueillait les pièces des procès,
les actes d'accusations , les interrogatoires des accusés , les sen-
tences des juges, et qu'on les gardait. Malheureusement tout a dis-
paru dans ce grand désastre, qui, vers le vi® siècle, emporta l'em-
pire.
A défaut des archives de l'état, pouvons-nous du moins interroger
celles de l'église? — Nous y trouvons des documens fort nombreux,
les Actes des martyrs; et, si cette mine était aussi sûre qu'elle
est riche, la question serait résolue. Par malheur, la plus grande
partie de ces pièces ne mérite aucune confiance. En A96, le pape
Gél.ase, dans le fameux décret où il distingue les livres authentiques
des apocryphes, disait qu'on ne lit pas les Actes dans les églises
de Rome « parce qu'on n'en connaît pas les auteurs et que des
mains infidèles ou ignorantes les ont surchargés de détails inutiles
ou suspects. » Au xvii® siècle, un pieux ecclésiastique, Tillemont, y
signale des fautes grossières contre l'histoire, les institutions et les
lois romaines, et en rejette un très grand nombre. Quand dom Rui-
nart entreprit de trier cette masse énorme de récits légendaires
que le moyen âge nous a laissés et de mettre à part les plus vé-
ridiques, il n'en trouva qu'à peu près cent vingt qui lui semblèrent
irréprochables ; ce sont ceux-là même qui ont paru à Voltaire si ri-
dicules et qui lui ont fourni l'occasion d'exercer son impitoyable
raillerie.
Il y a donc fort peu de ces Actes qui, sous la forme où nous les
possédons, puissent être attribués aux premiers siècles de l'église.
Je ne puis m'empêcher d'être fort surpris de cette rareté. Les chré-
tiens avaient un grand intérêt à les recueillir, et il leur était aisé
de le faire. Nous venons de voir que les archives des tribunaux
contenaient san^ aucun doute la minute de tous les jugemens ren-
dus contre leurs frères. Ils n'avaient qu'à s'en procurer des copies,
et il est sûr qu'ils l'ont fait quelquefois. De cette façon ils pouvaient
814 REVUE DES DEUX MONDES.
reproduire, dans leur texte officiel, l'interrogatoire de l'acciisé, les
dépositions des témoins, la sentence du juge. C'étaient pour eux
des docamens d'un grand prix et qu'ils devaient tenir à conserver.
Il leur était facile d'y joindre un récit de la mort du martyr, d'a-
près le témoignage de ceux qui le suivaient jusqu'au lieu du sup-
plice, pour s'édifier de ses paroles, tant qu'il vivait, et recueillir
son sang après sa mort. Nous possédons un certain nombre d'Actes
qui ont été composés de cette manière ; mais comment se fait-il qne
nous n'en ayons pas davantage? La raison qu'on en donne d'ordi-
naire, c'est qu'ils furent détruits par l'ordre de Dioclétien. L'em-
pereur avait remarqué sans doute que ces récits héroïques enflam-
maient l'âme des chrétiens et leur donnaient l'exemple de souffrir;
aussi les fit-il placer parmi les livres de la doctrine proscrite qu'il
ordonna de saisir et de brûler sur la place publique. Le poète Pru-
dence déplore, en beaux vers, une rigueur qui a privé l'église de
ses plus glorieux souvenirs et rendu pour elle toute cette antiquité
muette :
O vetustatis silentis obsoleta oblivio !
Invidentur ista nobis, faraa et ipsa extinguitur.
Comme alors la persécution dura dix ans et qu'elle fut très ha-
bilement conduite, il est probable que la plus grande partie des
écrits de ce genre fut découverte par les agens de l'empereur,
sans compter ceux qui furent supprimés par les chrétiens timides
qui craignaient de se compromettre en les gardant. Je persiste
pourtant à croire qu'on en aurait sauvé davantage s'ils avaient été
plus nombreux et plus répandus. Faut-il croire ou que, dans le feu
des persécutions, malgré les recommandations des évêques, on a
négHgé quelquefois de les rédiger, ou qu'après l'orage on les a
souvent laissé perdre ? Cette dernière hypothèse me paraît surtout
vraisemblable. Quand on vient de traverser ces crises terribles, il
est naturel qu'on s'abandonne tout entier à la joie de vivre, et l'on
est si charmé du présent qu'on oublie de songer au passé. Quoi
qu'il en soit, on ne peut douter qu'au iv® siècle, après la paix die
l'église, la mémoire de beaucoup de martyrs ne se fût fort effacée;
les documens abondent pour le prouver. De plusieurs d'entre eux
on ignorait l'endroit où ils étaient ensevelis; pour d'auti'es, lewt
nom gravé sur leur tombe était tout ce qu'on en pouvait dire :
quelques-uns à peine, plus importans ou plus heureux, n'avaient
pas cessé d'être honorés des fidèles. C'est seulement après cette
époque que la plupart des Actes, tels que nous les avons aujour-
d'hui, furent composés, soit qu'ils aient été imaginés de toute
pièce, soit qu'on les ait restitués d'après des documens plus anciens.
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 815
Est-ce une raison pour les condamner tout à fait et leur refuser
toute créance? Il y a des savans qui ne le croient pas et qui ont
essayé 4e montrer qu'avec quelques précautions, on pouvait légi-
timement s'en servir. M. de Rossi pense que beaucoup d'entre eux
ont été simplement interpolés, et qu'en leur appliquant les règles
de critique qu'on emp'oie pour corriger ;les textes anciens, en les
débarrassant des élémens étrangers qui s'y sont ajoutés, on pourra
les ramener à leur intégrité première. C'est ce qu'il a fait avec une
admirable sagacité pour les Actes de sainte décile. M. Le Blant est
entré dans une voie un peu dilïérente; au lieu de choisir un Acte
isolé et d'en faire le sujet d'une étude particulière, il a parcouru
tout le recueil, notant au passage, au milieu d'erreurs grossières,
de mensonges manifestes, d'exagérations ridicules, quelques détails
dont la vérité est incontestable, des renseignemens historiques, des
particularités de procédure, des allusions à des habitudes ou à des
croyances qui n'existaient plus quand ces récits furent rédigés
comme ils le sont, et qui, par conséquent, doivent remonter plus
haut. Il en conclut qu'ils ont dû exister sous une première forme et
qu'ils procèdent d'un exemplaire plus ancien. €e sont là des résul-
tats importans, qui laissent entrevoir que, pour plusieurs d'entre
•eux, on pourra un jour reconstruire les originaux perdus et mettre
ainsi de précieux documens à la disposition de l'histoire. Mais
l'œuvre est à peine commencée, et, en attendant qu'aile s'achève,
il faut bien recoimaîtrc que, sous la forme où nous les avons, la
plupart des Actes des martyrs méritent peu de confiance, et qu'il
n'y a guère moyen de s'en servir pour savoir quelle a été la vio-
lence des premières persécutions et avoir quelque idée du nombre
des victimes qu'elles ont faites.
Piuisque les renseignemens olTiciels nous ifont défaut, que les
archives de l'état n'existent plus et que celles de l'église ne nous
fournissent pas des pièces auxquelles on puisse entièrement se fier,
il faut bien se contenter de ce que nous apprennent des persécutions
les contemporains qui se sont occupés d'elles. Mais ici eocore, notre
attente va être en partie trompée. D'abord les historieDS profanes
ne nous en parlent presque jamais : c'étaient sans doute pour eux
des événemens de fort peu d'importance, et il est rare qu'ils dai-
gnent en faire mention (i). Quant aux écrivains ecclésiastiques, leur
témoignage est suspect, et d'ailleurs, ils ne s'entendent pas tou-
jours très bien entre eux. Dans son ouvrage contre Celse, Origène,
voulant montrer que Dieu a toujours favorisé son église et qu'il
(1) On s'est quelquefois servi de ce silence des historiens profanes sur les pre-
mières persécution» pour en nier l'existence. îMais il ne faut pas oublier que les au-
teurs païens ne disent pas un mot non plus de la persécolion de Dioclétien, dont il est
pourtant impoBsibile de douter.
816 REVUE DES DEUX MONDES.
lui a épargné des épreuves qui pouvaient la perdre, écrit cette
phrase significative : « Quelques-uns seulement, dont le compte est
facile à faire, sont morts à l'occasion pour la religion du Christ, tan-
dis que Dieu empêchait qu'on ne leur fît une guerre par laquelle
on en eût fmi avec la communauté tout entière. » Au moment où
Origène s'exprimait ainsi, les chrétiens avaient subi six persécu-
tions : lui-même avait assisté à la dernière, et son père y était mort
avec un courage admirable. Il ne les regardait pourtant que comme
des escarmouches qui pouvaient tout au plus exercer le courage
des fidèles, et non comme une guerre sérieuse, capable de compro-
mettre l'existence même de l'église. Il affirmait qu'après tout les
victimes y avaient été rares et « que le compte en était facile à
faire. » Cet aveu est significatif, et il semble d'abord donner pleine-
ment raison à Dodwell et à ses partisans. Mais on a fait remarquer
qu'Origène est seul de son opinion, et que les autres pères de l'église
ne parlent jamais que de a la multitude des martyrs » et a des
milliers de chrétiens qui ont succombé dans les supplices. » Voici,
par exemple, ce que dit Clément d'Alexandrie, qui vivait quelques
années avant Origène, au sujet de la persécution de Sévère :
« Chaque jour nous voyons sous nos yeux couler à flots le sang des
fidèles brûlés vifs, mis en croix ou décapités. » II paraît bien étrange
que deux auteurs qui écrivaient presque à la même époque, qui
professaient le même culte et qui devaient voir les événemens sous
le même jour et qui avaient intérêt à les dépeindre de la même
façon, les aient jugés d'une manière si différente. « Pour s'expli-
quer la contradiction des deux passages, dit fort ingénieusement
M. Havet, on fera bien, je crois, de se reporter à l'image que Bos-
suet a rendue célèbre, quand il compare les jours heureux clairse-
més dans la vie d'un homme à des clous attachés à une longue
muraille. — Vous diriez que cela occupe bien de la place : amassez-
les ; il n'y en a pas pour remplir la main. — C'est ainsi que Clément
a vu ces morts illustres, étalées, pour ainsi dire, sur la muraille.
Origène les a comptées en les ramassant. » Je vais plus loin, et, s'il
faut dire toute ma pensée, je ne trouve pas qu'au fond ces deux té-
moignages soient aussi opposés qu'il le paraît. Sans doute Origène
affirme qu'il y a eu peu de martyrs, tandis que Clément prétend
qu'il y en a eu beaucoup ; mais remarquons que beaucoup et peu
sont des termes vagues et qui ne répondent à aucun nombre pré-
cis. Il est si faux de dire qu'ils se contredisent toujours, qu'il
peut arriver qu'on les emploie l'un pour l'autre. Supposons que le
sang ait coulé dans une émeute et que le chiffre des morts soit
connu ; tandis que les vaincus ne manquent pas de s'apitoyer sur
le grand nombre des victimes, les agresseurs seront toujours tentés
de trouver qu'après tout il a péri peu de monde. C'est que, suivant
ESSAIS d'histoire RELIGIEUSE. 817
les passions ou les intérêts, ce qui est beaucoup pour les uns
semble être peu de chose pour les autres. Origène veut faire voir
que Dieu n'abandonne pas son église et qu'il n'a jamais cessé de la sou-
tenir : il affirme donc que, dans les persécutions, elle a perdu peu de
monde. Clément, qui veut en inspirer l'horreur pour en prévenir
le retour, nous dit que le sang des chrétiens a coulé à flots. Peut-
être sont-ils en réalité moins opposés qu'il le semble, et il peut
même se faire qu'en parlant d'une manière si différente ils aient
tous deux le même chiffre dans l'esprit.
Mais ce chiffre, nous ne le savons pas, et, vraisemblablement,
nous ne le saurons jamais ; il faut prendre son parti de l'ignorer.
Le plus sur, dans cette obscurité, c'est de tenir une route moyenne
entre les deux opinions contraires. Sans doute, les historiens de
l'église sont tentés d'exagérer le nombre des martyrs ; mais il
serait imprudent aussi de vouloir trop le réduire. Je suis frappé
de voir qu'il n'y a pas un seul écrit ecclésiastique, quelque
sujet qu'il traite, depuis le i" siècle jusqu'au iii^, où il ne soit
question de quelque violence contre les chrétiens. On en parle dans
l'Apocalypse de Jean comme dans le Pasteur d'Hermas, dans le
charmant dialogue de Minutius Félix comme dans les vers barbares
de Commodien; à tous les momens, les évêques et les docteurs
ne sont occupés qu'à prémunir les fidèles contre les dangers pré-
sens ou prochains; c'est leur unique pensée, et l'on voit bien qu'ils
s'adressent à des gens dont aucun ne peut s'assurer du lendemain.
Nous venons de voir que les écrivains profanes ne parlent guère
des chrétiens, mais le hasard veut que toutes les fois qu'ils en disent
un mot, c'est pour faire allusion aux chàtimens qu'on leur inflige.
Laissons Tacite et Pline, puisqu'on croit le texte de leurs ouvrages
interpolé. Épictète et Marc Aurèle, en attestant leur courage en
face de la mort, montrent bien de quelle façon on les traitait;
Lucien nous les représente, dans un dialogue célèbre, jetés en
prison et condamnés à périr; Celse, qui écrit au lendemain d'une
de ces attaques brutales et qu'il croit efficace, ne peut s'empêcher
de leur dire, avec un ton d'insolence triomphante : « Si vous
subsistez encore deux ou trois, errans et cachés, on vous cherche
partout pour vous traîner au supplice. » Qu'on se remette de-
vant l'esprit cette série non interrompue de témoignages; qu'on
songe qu'en réalité la persécution, avec plus ou moins d'intensité,
a duré deux siècles et demi, et qu'elle s'est étendue à l'empire
entier, c'est-à-dire à tout le monde connu, que jamais la loi contre
les chrétiens n'a été complètement abrogée jusqu'à la victoire de
l'église, et que, même dans les temps de trêve et de répit, lorsque
la communauté respirait, le juge ne pouvait se dispenser de l'ap-
TOMB LXXIII. — 1886. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
pliquer toutes les fois qu'on amenait un coupable à son tribunal,
et l'on sera, je crois, persuadé qu'il ne faut pas pousser trop loin
l'opinion de Dodwell, et qu'en supposant même qu'à chaque fois et
dans chaque lieu particulier, il ait péri peu de victimes, réunies
elles doivent former un nombre considérable.
On dit ordinairement qu'en persécutant une doctrine on ne fait
que la rendre plus forte : c'est même pour beaucoup de personnes
un axiome incontestable. Plût au ciel qu'il fût aussi vrai qu'il est
moral! La certitude d'un échec, s'ils en avaient été bien convaincus,
aurait découragé peut-être quelques persécuteurs. Par malheur, il
y a des persécutions qui ont réussi, et le sang a quelquefois étouffé
des doctrines qui avaient toutes sortes de raisons de vivre et de se
propager. L'épée des musulmans a supprimé le christianisme d'une
partie de l'Asie et de toute l'Afrique. En brûlant des milliers de per-
sonnes en quelques années, l'inquisition a extirpé l'islamisme de
l'Espagne et arrêté la réforme. Ne disons donc pas d'un ton si
assuré que la force est toujours impuissante quand elle s'en prend
à une opinion religieuse ou philosophique; c'est une belle espérance
que nous prenons trop aisément pour une réalité. Mais une fois au
moins la force a été vaincue ; une croyance a résisté à l'effort du
plus vaste empire qu'on ait jamais vu ; de pauvres gens ont dé-
fendu leur foi et l'ont sauvée en mourant pour elle. C'est la victoire
la plus éclatante que la Conscience humaine ait jamais remportée
dans le monde ; pourquoi s'acharne-t-on à en diminuer l'impor-
tance? Et n'est-il pas singulier que ceux qui se sont donné cette
tâche soient précisément les gens qui se piquent le plus de défendre
la tolérance et la liberté? Si les faits leur donnent raison, il faudra
bien se rendre à leur sentiment ; nous reconnaîtrons avec regret
que nous avons été dupes d'un mensonge et qu'il faut déchirer
l'histoire des persécutions telle que le passé l'avait faite. .Mais,
comme on vient de le voir, les argumens qu'ils invoquent ne m'ont
pas convaincu, et je ne crois pas que l'histoire, impartialement étu-
diée, soit favorable à leur opinion. Nous pouvons donc continuer
à croire que, depuis Néron jusqu'à Dèce, les chrétiens ont eu à
supporter plusieurs persécutions cruelles, et j'ajoute qu'il ne nous
est pas interdit de plaindre et même d'admirer ceux à qui elles
ont coûté la vie. Quelle que soit la cause pour laquelle ils sont
morts, n'oublions pas qu'ils ont défendu les droits de la conscience
et qu'ils méritent notre sympathie- et nos respects. Pour un libre
penseur comme pour un croyant, ce sont des martyrs.
Gaston Boissier.
SOIREE D'HIVER A PÉKIN
Pékio, décembre 1885.
Soirée d'hiver à la légation de France en Chine, au dehors; le
vent du nord qui souflle avec violence apporte, de Mongolie, des
rafales d'air glacé et des trombes de poussière. Voilà quinze jours
déjà que la rivière du Peïho et le golfe du Petchili, jusqu'à
àO milles en mer, sont pris par les glaces. Toute communication,
par eau, avec Shanghaï, tète de ligne des malles d'Europe, est dé-
sormais impossible; aussi, depuis deux semaines, pas une nou-
velle de France, et les dernières lettres reçues avaient deux mois
de date. Le long blocus d'hiver commence pour le nord de la Chine
avec ses rigueurs, ses tristesses et son énervante monotonie.
Ce soir, je ne sais pourquoi, la vie à Pékin parait plus morne ei
plus vide encore ; la distance immense où l'on est de France sem-
ble démesurée et infranchiàsable depuis que la voie de mer est
coupée par les glaces, et la pensée se décourage à parcourir l'éten-
due sans fin de la route de terre qui reste seule accessible, — le
long désert de Mongolie avec ses nuits où le thermomètre descend
à 50 degrés au-dessous de zéro, les plaines de Sibérie avec leurs
éternelles tourmentes de neige, puis les passes de l'Oural, puis les
steppes de Russie, puis, enfin, toute l'Europe en sa plus grande
longueur. On se sent isolé et comme perdu à l'autre bout du monde,
et, sans se défendre, on se laisse envahir par un sentiment profond
de tristesse et de nostalgie.
Un volume d'Ivan Tourguénei était sur ma table; je l'ai pris, j'ai
relu, pour la vingtième fois peut-être, la délicieuse nouvelle inti-
tulée : Apparitiom (1), et je me suis abandonné graduellement au
charme étrange et poétique de l'écrivain russe, aux mystérieux en-
«hanlemens de son imagination de Slave.
(1) Voyez l'a Revue du 15 juin 18»6.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette nouvelle m'avait vivement frappé autrefois par ses qualités
littéraires, puis, pour d'autres raisons encore, et, depuis, je ne
lisais pas sans quelque émotion le récit de ces longues courses noc-
turnes où le gracieux fantôme d'Ellis emporte son amant à tra-
vers les airs par-dessus les steppes du Volga, par-dessus les plaines
de Hongrie ou les rives parfumées des lacs italiens, par-dessus les
vallées boisées de la Forêt-Noire ou les grands fleuves d'Allemagne,
pour le déposer chaque matin, brisé d'émotion et de fatigue vo-
luptueuse, sous les bouleaux de l'isba où elle viendra le rechercher
le soir.
Puis, ma lecture terminée, je me suis laissé aller à de vagues
rêveries et, dans une demi-somnolence, l'esprit obsédé par les
pages que je viens de parcourir, voici que tout le long voyage
qui, de Rome oii j'étais il y a trois mois à peine, m'a conduit jus-
qu'à Pékin, ne m'apparaît plus que comme une hallucination de
toutes les impressions qu'il m'a laissées; celles que j'ai ressenties
la nuit ressuscitent seules avec netteté, comme si quelque Ellis
m'eût aussi emporté à travers le monde dans son vol nocturne.
Je me revois d'abord à Rome, sur la terrasse de la Trinité du
Mont : c'est une chaude nuit de fin de juillet, magnifiquement
éclairée, rayonnante d'étoiles, sans un souffle d'air. La masse co-
lossale du dôme de Saint-Pierre, le Vatican et le château Saint-
Ange se détachent sur le fond ; le Tibre apparaît par places, entre
les maisons, comme un ruban d'argent et, sur la droite, du côté
du Ponte-Molle, des pins parasols au haut d'une colline se profilent
sur le ciel.
Et je songe que demain il me faudra quitter tout cela pour d'au-
tres pays, échanger cette civilisation pour des civilisations étrange-
ment différentes. Ce soir-là, en effet, un télégramme du ministère
des affaires étrangères est arrivé au palais Farnèse, et son texte
déchiffré m'apprend que je suis détaché temporairement à la léga-
tion de France en Chine et que je dois me rendre immédiatement
à mon nouveau poste par la voie d'Amérique.
Quinze jours plus tard, je suis loin déjà sur l'Atlantique, par une
nuit sans lune. Rien qu'en plein mois d'août, un vent âpre et gla-
cial souffle du Nord, enveloppant le navire d'un épais voile de
brumes, si épais que les feux vert et rouge du bord ne se peuvent
apercevoir à vingt mètres, si dense que le cri strident du sifflet,
qui retentit de minute en minute, pour prévenir les collisions,
semble s'y étouffer. La mer est forte, brutale dans ses chocs. Une
impression de grande tristesse pénètre le cœur ; elle s'attache, pour
ainsi dire, aux vêtemens comme cette humidité glacée à travers
SOIRÉE d'hiver a PEKIN. 821
laquelle nous flottons. Et les cris déchirans du siftlet, qui ne cesse
de retentir, énervent à la longue et sont lugubres à entendre.
Mais, tout aussitôt, sans transition, oubliant complètement New-
York à peine entrevue, je me sens entraîné à toute vitesse sur un
sol moelleux, sur un tapis velouté qui amortit les secousses et
assourdit le bruit du chemin de fer. A droite et à gauche de la ligne,
à perte de vue, s'étend un océan de verdure ; — c'est la prairie, le
Far-West.
De grandes herbes serrées et vivaces envahissent la voie et mon-
tent jusqu'aux portières des wagons. On a vraiment l'illusion de
l'immensité de la mer : les ondulations des collines se déroulent à
l'infini en de larges vagues qui, à la clarté crue de la lune, parais-
sent teintées de bleu dans les premiers plans et vont se perdre au
loin dans les tons gris cendré de l'horizon. Des vapeurs légères
se lèvent sur le sol détrempé par de récentes pluies; une fraîcheur
parfumée, exquise à respirer, flotte sur la plaine, un bien-être déli-
cieux détend les nerfs, et mille souvenirs me reviennent à l'esprit.
Il s'établit peu à peu une harmonie singulière entre ces souvenirs
et le spectacle que j'ai sous les yeux, une concordance parfaite de
rêves et de sensations...
Comme une très vague silhouette, le profil des Montagnes-
Rocheuses repasse devant mes yeux; mais déjà j'ai repris la mer, et
une succession de nuits défile en moi, les unes calmes, sans lune,
mais éclairées de la clarté diffuse que le ruban d'opale de la voie
lactée déversait sur l'eau, les autres, chaudes, phosphorescentes,
de vraies nuits du Pacifique, où l'on sentait vivre les choses et où
l'on percevait la palpitation mystérieuse des myriades d'êtres ré-
pandus dans l'océan, — d'autres encore, sombres, avec de grandes
houles qui se développaient majestueusement sous un ciel nuageux.
Il en est une surtout que je revois comme si je la revivais, une nuit
de cyclone où, sous les coups furieux d'une mer démontée, la char-
pente du navire se tordait et frémissait comme un animal qui fris-
sonne.
Pendant cette nuit, on avait l'étrange sensation d'être hors de
portée de tout secours humain, à 3,000 kilomètres de l'archipel du
Japon, à 4,000 de la côte d'Amérique! Très loin vers le nord, à
huit jours de route, s'étendent les parages inhospitaliers des îles
Aléoutiennes et l'entrée des mers arctiques; vers le sud, les flots
ont devant eux, avant de rencontrer une terre où se briser, des
distances sans limites, des espaces infinis que la pensée ne peut se
figurer. Et c'est un vertige plus troublant encore de songer à la
profondeur de l'océan, 9,000 mètres! La plus grande profondeur
822 REVUE DES DEUX MONDES.
des mers du globe, des fonds où la lumière du soleil n'a jamais pé-
nétré, où règne un calme éternel que les plus fortes tempêtes n'ont
jamais troublé, où les madrépores eux-mêmes ne peuvent vivre
leur semblant de vie.
Cependant, voici la vingtième nuit que je navigue sur le Paci-
fique, et la traversée touche à sa fin.
Ce soir-là, la lune brille comme un disque d'argent en fusion, et
ses rayons tracent sur l'eau une large zone miroitante qui semble
un grand fleuve glacé coulant en débâcle au milieu de la masse
noire de l'océan.
Dans la transparence lumineuse de l'atmosphère, les étoiles scin-
tillent de leur plus vif éclat, l'air est tiède, une brise légère souffle
de l'avant et une houle affaiblie imprime au navire un balancement
lent et régulier.
Par les panneaux ouverts de l'entrepont où sommeillent entassés
six cents coolies chinois, monte un chant d'un rythme simple, mo-
notone et triste comme une mélopée, et le bruit sourd de la machine
paraît en marquer la mesure.
Tout à coup, dans une bouffée d'air un peu plus forte, la brise
apporte un parfum particulier, une saveur humide. On dirait cette
odeur qui se dégage des bois et des plantes forestières après un
orage, ces effluves lourds et capiteux que le vent soulève sur les
grands herbages après une pluie d'été , une senteur faite de par-
fums de fleurs, de molécules végétales et d'émanations terrestres.
C'est l'odeur de la terre, le signe certain de l'approche des côtes ;
il y a une jouissance exquise à aspirer longuement ce souffle que
nous envoie l'archipel du Japon et qui rayonne autour de lui.
Par les panneaux de l'entrepont monte toujours le même chant
monotone et triste, et, dans les embarcations suspendues à l'avant
du navire, les cercueils des coolies chinois morts pendant la tra-
versée et soigneusement embaumés d'après les rites , suivent le
lent balancement de la houle.
Vingt-quatre heures plus tard, me voici sur la terre du Japon, sur
le sol enchanté de l'île de Gipangu. Mais, de Yokohama, avec ses
rues alignées, ses maisons européennes et ses temples anglicans,
aucun souvenir ne me reste, et je me sens transporté en pleine cam-
pagne.
Le pays est coupé de collines dentelées, contournées au caprice
d'une fantaisie bizarre, et la plaine qui s'étend entre leurs sinuosi-
tés est sillonnée de ruisseaux. Malgré l'époque avancée de l'au-
tomne, une végétation exubérante couvre le sol d'une verdure
d'émeraude, et la flore japonaise prodigue comme par enchante-
ment l'innombrable variété de ses productions. Çà et là, des bois
SOIRÉE d'hiver a PEKIN. 823
entiers de camélias arborescens et de magnolias font de larges
taches sombres à côté du feuillage plus léger et plus clair des so-
phoras, des camphriers, des santals et des jasmins ; plus loin, des
pawlonias et des pins parasols étalent avec ampleur leur tète com-
pacte, et les tiges souples des bambous se balancent au moiudre
souille d'air; les ruisseaux coulent sous un tapis de nymphéas et
de plantes d'eau, tandis que de grosses touffes d'ixoras rouge-car-
min et d'hortensias rose pâle couvrent les rives.
Et ce paysage, estompé à la tombée de la nuit d'ombres confuses
et flottantes, a une douceur, une tendresse de couleur inexprima-
bles. C'est le charme privilégié et l'originalité des automnes japo-
nais : les pluies abondantes qui tombent pendant les mois d'été,
et les brises chaudes et humides que le « courant noir » apporte
incessamment des tropiques au Japon, prolongent jusqu'aux der-
niers jours d'octobre la période de productivité végétale, que, sous
des latitudes égales, la sécheresse brûlante des étés de Provence
et de Californie arrête dès la fin du mois de juin. Aussi l'on ne voit
pas ici le mélange de verdure et de débris, le fouillis de feuilles
mortes ou mourantes des automnes de nos climats, et l'on n'y sent
pas cette atmosphère de mélancolie, cette impression de défaillance
et de regrets qui font l'étrange douceur des tristesses d'octobre.
Dans une gorge plus resserrée, plus touffue et plus verdoyante
encore, s'élève le Daïbouts de Kamakura, la statue gigantesque de
Bouddha. Le divin Çakya-Mouni est accroupi sur des feuilles de
lotus qui recouvrent tout le socle, et les arbres environnans l'enve-
loppent de leurs branches sans le dépasser. Sous l'impassibilité de
sa physionomie, on devine une pensée en travail, une vie intérieure,
intense, une âme absorbée clans le sentiment du néant de toutes
choses et désabusée à jamais. Cependant , l'heure délicieuse du
nirvana n'est pas encore arrivée, et la méditation du héros divin
est presque douloureuse.
La nuit, qui tombe subitement, rend plus grandiose encore et
plus mystérieuse l'image du Bouddha, plus vives et plus pénétrantes
la tristesse de son cœur et l'éternelle mélancolie de sa pensée.
Tout d'un coup , ainsi que dans une féerie, le décor change ; je
me trouve près des remparts de Yeddo, et les échos d'une musique
bruyante arrivent jusqu'à moi. C'est le Yoshiwara, la ville des
plaisirs; c'est presque une ville, en effet, ce faubourg de Yeddo,
tant la superficie en est vaste, et sa physionomie évoque immédia-
tement le souvenir de ces cités impures de l'Orient antique qui
faisaient exclusivement commerce de volupté.
Les rues larges, éclairées par des milliers de lanternes en papier
colorié, ont chaque soir un aspect de lête. Là vit toute une popu-
824 REVUE DES DEUX MONDES.
lation étrange, en robes voyantes, en coifFures compliquées, avec
des parures d'idoles, et, par toutes les rues, flotte un parfum vague
de musc et d'huile de camélia.
Devant moi, au son d'une musique discordante, deux guêehas,
vêtues de soie rouge, la taille serrée dans une large ceinture verte,
le teint blanchi de fard, les yeux bleuis d'antimoine et les lèvres
rougies de vermillon, miment une danse... La brutalité lascive de
leurs gestes et la sauvagerie de la musique qui les accompagne
m'ont vite lassé, et, tandis que je continue de les regarder machi-
nalement, sans intérêt, il me semble que, comme dans une hallu-
cination, les formes des danseuses s'évanouissent et qu'à leurs
traits se substituent des contours vagues et vaporeux, entrevus
autrefois.
En sortant de là, j'éprouve une pesanteur de tête vague et pé-
nible, comme après une ivresse de hachich, toute une partie de
mon voyage semble s'eflacer de mon esprit, et, quand j'en reprends
la suite, je me retrouve, après plusieurs jours écoulés, à Nikko,
sous les cryptomérias gigantesques des grands sanctuaires du Japon.
Une allée de vingt lieues de long, ombragée d'arbres séculaires
dont la cime s'élève à cinquante mètres au-dessus du sol, conduit
à la montagne sacrée où les trois premiers fondateurs de la dynas-
tie de Yeyas ont édifié leur tombeau. C'est bien une allée que
cette route de quatre-vingts kilomètres, car les arbres qui la bor-
dent, comme la forêt où elle vient aboutir, ont été plantés de
main d'homme pour servir d'avenue monumentale et d'abri funé-
raire aux shogouns de la grande race.
Sous le dôme de verdure des cryptomérias, trois temples, ou
plutôt trois groupes de temples, ont été construits. Le principal
d'entre eux s'élève au pied de la montagne, à quelques pas d'un
torrent que franchit un pont de laque rouge ; derrière l'édifice, la
forêt se dresse, gravissant des talus à pic que soutiennent des murs
cyclopéens.
Là, sur les chapiteaux des colonnes, sur les corniches des toits,
sur les balustres et les faîtières, les sculpteurs japonais ont répandu
la vie à pleines mains. C'est un luxe éblouissant d'animaux et de
fleurs étranges sculptés en bois dur, de dragons d'un modelé
vigoureux et souple, d'éléphans aux formes puissantes, de cigognes
à la silhouette osseuse, de reptiles tordus en mille replis, de lotus
et de nymphéas aux feuilles plantureuses, d'orchidées gonflées de
sève, de magnolias fleuris et de chrysanthèmes épanouies. Et toutes
ces sculptures, où circule un souffle vital presque adéquat à la vie
elle-même, sont traitées avec la plus libre fantaisie, avec une iné-
puisable variété d'attitudes, une incroyable intensité d'expression.
SOIRÉE d'hiver a PEKIN. 825
Il n'est pas d'artistes au monde qui se soient plus inspirés que les
Japonais du monde extérieur, qui aient eu pour la nature une ado-
ration plus fervente et l'aient serrée d'une plus amoureuse étreinte.
La lune apparaît brusquement entre les nuages blancs qui cou-
rent sur le ciel, et, lorsque ses rayons, glissant à travers les bran-
ches des cryptomérias, viennent comme un réseau argenté se re-
fléter sur les murs laqués d'or des temples, toutes ces choses presque
vivantes s'animent d'une vie plus intense et revêtent un aspect fan-
tastique et saisissant.
Cette nuit, commencée à Nikko, dans l'incohérence du rêve, c'est
à Nura que je l'achève.
Dans une heure, le jour va se lever. La lune éclaire encore va-
guement un coin du ciel, mais un des bouts effilés de son disque
effleure déjà la montagne, et l'astre disparaît rapidement. D'épaisses
traînées de vapeurs blanchâtres flottent sur la campagne, et c'est à
peine si une légère buée d'or teinte l'horizon du côté où le soleil
va paraître. C'est comme un prolongement de la nuit, avec des
demi-teintes délicieuses, des ombres d'une légèreté extraordi-
naire.
La forêt de Nara, toute baignée de brouillard, a des senteurs
puissantes. Des camélias au feuillage sombre et des sakaki, plus
toufl'us et plus sombres encore, font, à cette heure douteuse, une
selva osrura au-dessus de laquelle planent de grands cèdres dont
de minces flocons de brume envelopj)ent la cime.
Plus loin, dans une ombre moite, des glycines, des sophoras et
des érables abritent une forêt compacte de centaurées, de fougères,
d'azalées et de styrax aux fleurs parfumées.
Près de là, à l'entrée de l'avenue de cèdres qui monte majes-
tueusement aux sanctuaires bouddhiques, un grand cerf de bronze,
portant au flanc une inscription d'or, est couché au pied d'un mé-
lèze, au-dessus d'une fontaine où s'enroulent des lotus de bronze.
L'animal, tournant sa tète dressée, regarde fièrement derrière lui,
et la noblesse élégante de son attitude rappelle le cerf royal sur les
flancs duquel Jean Goujon a allongé sa Diane nue, au front impé-
rieux.
Tout à coup, la brume qui enveloppe ce parc enchanté devient
lumineuse vers l'est, et le soleil apparaît, d'un bond, dans tout
son éclat.
Cette journée, si brillamment éclairée, a été, autant qu'il m'en
souvient, riche en impressions artistiques et pittoresques, dont le
souvenir m'invite à faire halte quelques instans, à prendre un repos
dans ce rapide défilé nocturne ; mais le charme enchanteur de l'Ellis
826 REVUE DES DEUX MONDES.
des Apparitions continue d'agir, et les deux dernières nuits que
j'ai passées au Japon m'apparaissent précipitamment.
Déjà, en effet, le soleil a disparu derrière les bois de bambous
qui couvrent les collines dont Kioto est enserrée, et un jour pâle,
d'une teinte indéfinissable, un peu triste et indécis comme certains
souvenirs, enveloppe l'ancienne capitale des mikados.
Dans cette pénombre douteuse, le grand temple de Nishi-Hong-
wanji, sanctuaire principal de Bouddha au Japon, produit une im-
pression profonde de mysticisme et de poésie religieuse. L'inté-
rieur est tout entier revêtu de panneaux en laque d'or adouci, qui,
à cette heure, prennent des tons plus doux, plus effacés encore et
comme attiédis. Le Bouddha, accroupi au fond sur son lit de lotus,
vaguement éclairé par de colossales lanternes en bronze ciselé, a
une expression mystérieuse, et les reflets de tout ce qui l'entoure
le baignent d'une légère vapeur d'or. Le monastère adjoint au
temple est paré avec la même magnificence sobre, et le clair-obscur
y produit les mêmes effets de recueillement et de mystère.
Ces fonds d'or rappellent ceux des écoles primitives de la pein-
ture italienne ou allemande ; mais il n'est pas de fresque de Cima-
buë ou de triptyque du maître de Hy versberg qui exhale un parfum
plus pénétrant de mysticité et d'onction extatique que ce sanctuaire
bouddhique, et, seul, Rembrandt, lorsqu'il peignit son Philosophe
en méditation, eût pu rendre les vibrations de cette atmosphère
chaude et ambrée au milieu des ombres du soir. Sur ces laques
précieuses, l'art japonais a cependant fortement imprimé sa griffe,
son caractère principal, qui à défaut d'autres le distinguerait des
écoles mystiques, c'est-à-dire son amour de la vie, sa préoccupa-
tion d'en donner une expression vibrante, de la reproduire passion-
nément. Un grand paon admirablement éployé s'étale sur un camé-
lia blanc, et l'œil de l'oiseau est plein d'éclat, l'or de son col a des
reflets bleuâtres de lapis-lazuli ; sa queue, largement ouverte en
éventail forme la plus brillante palette de couleur, la plus harmo-
nieuse fusion de tons juxtaposés et miroitans qu'un œil de peintre
puisse rêver.
Et partout sur les murs, des lotus de laque exubérans de vie vé-
gétale, épanouissant leurs calices d'or, semblent la productiop puis-
sante d'une terre tropicale.
Dans un coin cependant, un bonze en prières, oubliant l'heure
tardive, murmure ses litanies bouddhiques dans une immobilité
hiératique, et son crâne chauve, son attitude impassible et réflé-
chie, toute l'expression de sa personne morale font songer au por-
trait d'Lrasme, du pinceau d'Holbein.
Lorsque je sors du temple, de grandes ombres couvrent déjà la
SOIRÉE d'hITER a PÉKIN. S27
ville, et les rues que je traverse restent éclairées jusque vers mi-
nuit par mille lanternes de couleur. Puis, les théâtres se ferment,
et les spectateurs qui, huit heures durant, viennent d'applaudir à
des drames réalistes jusqu'au dégoût ou obscènes jusqu'à l'écœu-
rement, se retirent chez eux. Quelques instans plus tard, un pro-
fond silence plane sur toutes choses.
Il est une heure du matin, et la lune se lève, pleine, lumineuse,
éclairant la ville de Kioto d'une lumière fantastique. Alors, à travers
l'atmosphère sonore et calme de la nuit, en présence de ce mer-
veilleux décor japonais que, du haut de la colline où j'habite, j'em-
brasse en entier, — je crois entendre des sons adoucis, atténués,
qu'au premier abord je ne puis reconnaître. Mais peu à peu voici
que le rythme se précise, que la mélodie se dessine, et j'ai la vision
rapide et lointaine d'un salon parisien étincelant de lumières: sur
une scène de société, une jeune femme costumée en Japonaise, les
épingles d'or plantées dans les cheveux, les hanches serrées dans
une ceinture de soie rouge, chante la Princesse jaune de Saint-
Saëns, et tandis que la délicieuse musique du maître revient en se
pressant à mon oreille, la fraîcheur assez vive de la nuit me fait
frissonner soudainement et me pénètre en même temps d'un senti-
ment de tristesse dont je ne puis comprendre le motif.
Mais, dans cette fraîcheur, un parfum humide se fait sentir gra-
duellement, comme à l'approche d'un étang, et bientôt, en elTet,
une vaste nappe d'eau apparaît, calme, sans une ride; la lune s'y
reflète ainsi qu'en un miroir d'argent et sa lumière claire, diffuse,
baigne les rives de flots impalpables. C'est le lac Birva, célébré par
tous les poètes japonais. Cn monastère bouddhique s'élève sur ses
bords, dans un site enchanteur qui invite au repos, à l'isolement et
à la méditation.
C'est près de ce monastère, sur la rive du lac, que la célèbre poé-
tesse Ono-Komati vint finir ses jours.
Toute jeune encore, elle avait acquis la célébrité par sa beauté
par son esprit gracieux et délicat, par la sensibilité de son âme en
présence des grands spectacles de la nature et par le rythme mélo-
dieux de ses vers.
Le fils d'un mikado s'éprit d'elle; elle l'aima et, sachant que les
lois de l'empire interdisaient à un membre de la maison impériale
de choisir une épouse en dehors de sa famille, elle se donna à lui
spontanément. Mais bientôt, sur de faux indices, dit-on, elle se crut
trahie, refusa de se laisser désabuser et ne consentit jamais à re-
voir celui qu'elle prétendait infidèle. Elle était de ces âmes très rares
qu'un froissement flétrit, et, du jour ({u'elle ne se crut plus aimée, la
vie lui parut décolorée, sans prix, sans but. Elle épancha quelque
828 REVUE DES DEUX MONDES.
temps encore sa douleur dans ses vers, trouva dans son âme des
accens déchirans, des cris de passion désespérés, puis, tout d'un
coup, perdit ses forces et mourut d'un mal inconnu.
Quelques heures avant sa fin, sentant le cœur plein d'amertume
et de regrets, elle dicta ces vers :
(( Les fleurs se sont flétries vainement pendant que je contemplais
ma vie qui traversait les années. »
Vêtue d'un linceul de soie brochée d'argent, les ongles cerclés
d'or, le corps tout imprégné de parfums et d'aromates, elle fut en-
terrée dans un bois de camélias, sous un parterre d'œillets et de
chrysanthèmes.
On raconte encore dans le peuple, — et cette légende est souvent
reproduite en peinture, — que parfois, par les nuits de grande lune,
l'ombre de cette infortunée sort de sa tombe embaumée et vient
errer sur le lac Birva. C'est son fantôme, qui, se posant sur l'eau,
en ride légèrement la surface ; c'est son haleine qui fait trembler le
feuillage argenté des saules et les tiges élancées des bambous.
Et maintenant, c'en est fini du Japon et des enchantemens de Gi-
pangu, l'île dorée. Le steamer qui m'emporte vers la Chine franchit
déjà les passes sinueuses de Shimonozoki, entre deux côtes resser-
rées, boisées de pawlonias et de cèdres sous lesquels apparaissent
çà et là un village, un temple.
Le soleil vient de disparaître dans la mer du côté du large, et une
bande d'air enflammé, qui semble la vapeur d'un métal en fusion,
se lève sur l'horizon pour s'éteindre à son tour quelques minutes
plus tard; vers l'est, au contraire, la mer a des teintes plombées et
sinistres que terminent vaguement les ondulations indécises de la
terre qui s'éloigne. Presque au même instant, des milliers de points
lumineux brillent au loin et se meuvent lentement sur l'eau : ce
sont des flottilles dejonques qui, chaque année, à pareille époque,
viennent pêcher au flambeau sur les bancs poissonneux de ces pa-
rages. De loin, dans le clair-obscur de cette nuit, on dirait que
toutes ces lumières, entre lesquelles émergent les formes sombres
et vagues des récifs, sont l'illumination féerique de quelque ville
flottante, d'une Atlantide de l'extrême Orient qui sort des eaux.
Puis, vers minuit, tout s'éteint, tout disparaît, et le vent qui souffle
de Corée dissipe cette vision dernière du Japon pour me rejeter
sans transition dans la réalité.
Et la réalité, c'est Pékin avec ses rues immondes, ses ouragans
de poussière, son climat glacial, sa foule brutale et agressive, et
toutes les tristesses d'un exil à quatre mille lieues de France.
M. Paléologue.
LA
r f
PROPRIETE FONCIERE
A L'EÏR\NGER ET EN FRANCE
Jitudes économiques et Statistiques sxir la propriété foncière; le morcellement, par
M. Alfred de Foville, chef du bureau de statistique et de législation comparée au
ministère des finances, professeur au Consenratoire des arts et métiers. Paris, 1886;
Guillaumin.
Les théoriciens et les législateurs s'occupent de nouveau, en Eu-
rope et en Amérique, de la propriété foncière rurale. Parmi les
premiers, les uns, comme M. Henri George, attribuent tous les
maux de la société humaine à la propriété territoriale privée, qu'ils
voudraient abolir. D'autres se contenteraient de répandre, là où elle
n'existe guère que comme échantillon, la propriété des paysans, pen-
sant proprietorship. Quelques-uns n'admettent que les associations
coopératives pour donner au sol toute sa valeur et pour asseoir so-
lidement l'état social de l'avenir. En France, il se rencontre encore
des écrivains qui affirment que la terre ne se trouve pas chez nous
assez divisée, et que par l'impôt ou d'autres procédés de contrainte
on doit pourvoir à un démembrement des quelques rares grands
domaines qui subsistent comme des témoins d'un ordre de choses
disparu. En sens inverse, quelques agronomes et quelques publi-
cistes se plaignent des frais, des pertes de temps, des servitudes,
des insuffisances d'une culture trop morcelée et convient l'état à
ordonner des remaniemens et des remembremens obligatoires des
propriétés trop éparses. Dans d'autres pays, comme en Italie, il ne
830 REVUE DES DEDX MONDES.
manquerait pas d'esprits pour soutenir que tantôt la petite pro-
priété, tantôt la petite culture, qui en est distincte, est un redou-
table mal social qui ne laisse aux petits cultivateurs ni ressources
matérielles, ni indépendance morale, qui prive en outre le fisc des
revenus que lui procurerait une organisation plus méthodique de
l'exploitation du sol. Voilà les points de vue divers auxquels se
plaisent les théoriciens. Non moins divisés sont les historiens sur
ce sujet capital. Les uns veulent faire remonter à l'œuvre brutale
de notre révolution h constitution de la petite propriété sur notre
territoire. D'autres démontrent qu'elle existait déjà ou plutôt foi-
sonnait sous l'ancien régime, et affirment que la révolution n'y a
rien ajouté. Quant aux législateurs, ils ont soin, en tout pays, de
frapper à tour de bras par les charges nouvelles qu'ils inventent
chaque jour, par les impôts qu'ils rendent nécessaires, la propriété
rurale; puis, par un sentiment de compassion qui vient peut-être
d'un remords insuffisant, ils se lamentent sur son sort, ils disser-
tent sur le crédit agricole, ils votent quelque lambeau de code ru-
ral, ils établissent ou ils élèvent, comme en France, des droits de
douane protecteurs, ou bien ils font de vastes projets, comme en
Angleterre, pour constituer un régime démocratique de propriété
terrienne.
Le préjugé, la passion, l'intérêt politique, sont pour beaucoupdans
les différentes manières de concevoir et de juger la propriété fon-
cière. Il est utile que des hommes absolument impartiaux appor-
tent à ce débat des élémens précis, des informations complètement
sûres. Le livre qui fait la matière de cet article est l'un de ces rares
ouvrages que l'on peut et que l'on doit consulter sans appréhen-
sions. L'auteur a de l'estime pour la petite propriété, et il ne s'en
cache pas ; mais il ne soutient aucune thèse et il a rassemblé, sans
parti-pris, tous les documens qui peuvent instruire sur les origines,
l'état actuel et les conséquences du morcellement du sol en France.
Il a joint à cette étude principale des notes singuUèrement pré-
cieuses sur la situation de la propriété rurale dans divers autres
pays.
Plus que tout autre, M. Alfred de Foville était propre à la tâche
laborieuse et délicate qu'il a entreprise. Il jouit d'une réputation
bien établie et incontestée parmi les économistes d'Europe et
d'Amérique. Il se tient au premier rang des statisticiens con-
temporains. Nul n'a plus de conscience dans ses recherches, de
pénétration et de sûreté dans ses rapprochemens, de sagacité
aussi et de prudence dans ses conclusions. A ces dons toujours
rares du vrai savant il joint un réel mérite littéraire ; c'est un
plaisir imprévu de trouver des séries de chiffres présentées et
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 8Ji
interprétées avec tant d'élégance de style, dans une langue si pure
et si séduisante. M. de Foville a infligé une fois de plus un démenti
aux esprits légers qui, pour excuser leur ignorance, qualifiaient
l'économie politique de littérature ennuyeuse! Quand les problèmes
les plus importans qui concernent les sociétés humaines s'offrent
aux réflexions des hommes d'état avec toute la substance de recher-
ches approfondies et précises, et avec tout le charme d'une forme
classique et irré[)rochable, quel esprit avisé aurait le droit de se
plaindre d'ennui?
I.
La petite et la grande propriété existent en tout pays et se cô-
toient. On peut dire qu'elles ne prospèrent jamais mieux que de
compagnie. Il n'est pas de condition plus propice pour la riehesse
d'un grand domaine qu'une ceinture épaisse de paysans proprié-
taires. Ils sont nombreux, ils n'émigrent pas, toutes leurs heures
ne sont pas absorbées par la culture de leur bien propre, ils four-
nissent ainsi au puissant voisin une main-d'œuvre assurée. Us
maintiennent, en outre, la valeur du sol : de temps à autre, ils
absorbent quelque morceau ingrat de la vaste terre dont ils sont
les satellites et souvent les héritiers présomptifs ; ils ne réduisent
ainsi que dans des proportions insignifiantes l'étendue du domaine
principal, et ils fournissent à son possesseur des capitaux qui lui
permettent de regagner en intensité de culture ce qu'il peut avoir
|)erdu en superficie. Sans cet utile accompagnement de petites pro-
priétés, la grande languit, elle se transforme en latifundium ^ elle
n'a plus de main-d'œuvre sur qui elle puisse compter, de débou-
ché prochain pour divers de ses produits ; elle voit le vide se faire
autour d'elle, elle est obligée de faire venir de loin les ouvriers et
d'envoyer au loin ses récoltes ; elle n'a plus, en outre, de valeur
fixe, elle dépend du hasard qui fournit au maître ou qui lui retire
un habile et honnête gérant. Tout grand propriétaire j)révoyant de-
vrait apporter un soin minutieux à maintenir ou à créer autour de
lui un large anneau de petits propriétaires.
La petite propriété n'a pas un moindre intérêt à être voisine de
la grande. Il est impossible que le détenteur de deux ou trois hec-
tares de terrain, sauf le maraîcher de la banlieue dos villes, ait sur
son bien l'emploi de toutes les heures de son existence. Il est réduit,
s'il ne trouve dans le voisinage une commande de travail, à en perdre
un certain nombre. Qu'il se rencontre, au contraire, à peu de distance
un vaste domaine, il loue ses bras et, d'ordinaire, très cher, quand
ils demeureraient inoccupés. Lui, sa femme, ses enfans, pour les
832 REVDE DES DEUX MONDES.
labours, pour les épierremens, pour les sarclages, pour la taille de
la vigne, pour la moisson, pour les vendanges, font des journées
qui jettent dans sa caisse des écus ou des louis : il consacre à son
propre lopin des heures surérogatoires, des heures supplémentaires;
la culture ainsi, quoique très soignée et très productive, ne lui en
coûte rien ou presque rien. Il tire d'autres profits encore de ce pré-
cieux voisinage. Le grand propriétaire de nos jours, ce n'est plus
nécessairement le hobereau gaspilleur et appauvri, c'est fréquem-
ment le financier enrichi, l'industriel ou le commerçant retiré des
affaires, qui se sont épris de la campagne, de la culture et des coû-
teux essais : la grande propriété est le luxe intelligent des million-
naires; les machines nouvelles, les méthodes pratiquement incer-
taines, mais prônées par la science, les beaux reproducteurs, les croi-
bemens de race, les substitutions d'une culture à l'autre, les remèdes
sans cesse inventés contre les maladies, chaque jour plus nom-
breuses, des plantes, ce sont eux qui se chargent de toute cette be-
sogne nécessaire, aléatoire et dispendieuse. La grande propriété
fait des expériences pour le profit de la petite. Le paysan proprié-
taire est là à une école gratuite, à une leçon de choses ; il regarde
avec intérêt et scepticisme son entreprenant voisin et si, entre dix
ou entre cent, une de ces nouveautés tourne à bien, quand le suc-
cès a été vingt fois démontré, le petit propriétaire devient imitateur
sans aucuns risques. II adopte le cépage nouveau, la greffe nouvelle,
l'assolement récent, le procédé qui mettait le sourire à ses lèvres
quand il en faisait l'essai comme salarié du riche. Ainsi la grande
propriété instruit la petite; la première seule peut avoir et les vastes
capitaux, et l'audace soutenue, et, sinon toujours la science, du
moins le reflet de la science. Proudhon, qui, dans l'inextricable fatras
de ses divagations, foisonne en mots de génie, a écrit cette ligne si
vraie : u Pour déterminer la décadence de l'industrie agricole dans
mainte localité ou, du moins, pour en arrêter le progrès, il suffirait
peut-être de rendre les fermiers propriétaires (1). » Puis, de même
que la petite propriété crée une assurance pour le maintien de la va-
leur de la grande, celle-ci, à son tour, dans des circonstances données,
assure le maintien de la valeur de la petite. Aux heures sombres des
catastrophes, quand un fléau inattendu fond sur la terre, supprime
non pas pour une année, mais pour une série d'années, les récoltes,
le phylloxéra, par exemple, puisqu'il faut l'appeler par son nom, la
petite propriété tombe dans la détresse et l'impuissance : elle n'a
plus, en général, les réserves qui lui permettraient de traverser les
années d'épreuve et de reconstituer la culture. C'est alors la grande
(1) Contradictions économiques, t. i, p. 185.
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 833
qui la recueille et qui la résorbe. Il se fait ainsi, et il doit se faire,
une sorte de libre-échange continu entre la propriété du capitaliste et
la propriété du paysan. Michelet, qui a décrit avec tant de couleur
les travaux merveilleux et féconds du petit propriétaire, s'est singu-
lièrement trompé sur l'heure qui est la plus propice à l'accroissement
de la part qu'il détient : a Aux temps les plus mauvais, dit-il, aux mo-
mens de pauvreté universelle où le riche même est pauvre et vend
par force, alors le pauvre est en état d'acheter; nul acquéreur ne se
présentant, le paysan en guenille arrive avec sa pièce d'or et il ac-
quiert. » L'observation est superficielle, comme le fait remarquer
avec raison M. de Foville et comme le démontre un juge plus
décisif encore, l'expérience des temps récens. C'est dans les
périodes de prospérité que les petits propriétaires rognent ou dé-
pècent les grands domaines; alors les goujons dévorent le brochet;
mais, dans les heures calamiteuses, celui-ci prend sa revanche. Le
grand propriétaire de nos jours, qui est d'ordinaire un capitaliste,
amateur de la terre, puisant ses revenus à des sources multiples,
qui ne sont jamais toutes taries à la fois, satisfait, lui aussi, à bon
compte, son goût d'arrondissement, et il soulage, en la reprenant
à un prix relativement élevé, la petite propriété qui défaillait. 11 n'est
pas douteux que, en dehors de la banlieue des villes et des bourgs,
la grande propriété, depuis deux ou trois ans, ne regagne du ter-
rain en France. Quand la crise agricole se sera atténuée, que le
paysan aura reconstitué ses épargnes et repris confiance, la petite
propriété, un instant arrêtée et refoulée, recommencera ses envahis-
semens. Ce flux et ce reflux sont aussi bienfaisans que nécessaires;
ils correspondent à des situations économiques diverses, l'une qui
exige beaucoup de capitaux et une certaine science, l'autre qui a
surtout besoin d'une main-d'œuvre intense et minutieuse.
Si la petite et la grande propriété vont de compagnie dans la gé-
néralité des pays civilisés, il s'en faut que chacune d'elles ait la même
part dans les différentes contrées. L'Angleterre, on le sait, est le pays
privilégié de la propriété géante. Les antécédens historiques et les
lois ont contribué à l'y constituer et à l'y maintenir. La conquête
s'est montrée beaucoup plus systématiquement rapace sur le sol an-
glais que sur le sol du continent; à aucune heure, elle ne s'est des-
saisie de ses rigueurs premières. La confiscation des biens de l'église,
qui est devenue, dans le courant des siècles, un fait universel en
Europe, se produisait chez nos voisins à un moment où la haute no-
blesse seule en pouvait profiter. Les avantages qu'offre au pâturage
le climat de la Grande-Bretagne ont contribué aussi, dès le xvi* siè-
cle, à évincer le petit laboureur et à lui substituer le grand posses-
seur de troupeaux, devançant de trois siècles le squatter australien.
TOHB LXXIII. — 1886. 53
83A REVUE DES DEUX MONDES.
Il n'est pas jusqu'au développement de l'industrie qui n'ait attiré,
bien plus tôt et plus énergiquement qu'en France, vers les villes un
grand nombre des habitans des campagnes. Les lois sur les substi-
tutions ont protégé la grande propriété contre les fautes des grands
propriétaires. Les complications et la cherté de la procédure ne font
pas moins pour enchaîner la terre dans les mêmes mains. Ainsi,
dans la Grande-Bretagne, la conquête, la vente des biens des cou-
vons, le climat qui est rebelle aux produits variés de la petite cul-
ture, les manufactures, le commerce, l'attrait des villes, les lois po-
sitives et l'esprit même des lois, la coutume, tout devait tendre au
monopole de la terre, à l'éviction, sinon complète, du moins géné-
rale, de la petite propriété et la mise à la portion congrue de la
moyenne.
Ce n'est pas que tout le sol britannique appartienne, ainsi que le
croit le vulgaire, à quelques centaines ou à quelques milliers d'in-
dividus et que le transfert des propriétés rurales soit chose rare
chez nos voisins. Le Times faisait remarquer, en l'année 1883, que
les annonces publiées dans ses colonnes en un même jour mettaient
en vente 20,000 hectares de terres valant au moins 50 millions de
francs , que ces immeubles offerts étaient situés aux quatre points
cardinaux et comportaient la satisfaction des goûts les plus divers,
le jardinage, la petite culture, la grande, la pêche, la chasse. Mais,
ainsi que le remarque M. de Foville, entre le marché anglais et le
marché français pour les immeubles ruraux, il y a la même diffé-
rence qu'entre un petit commerce de demi-gros et un grand com-
merce de détail. Si l'on ne consultait que les statistiques, sans les
examiner et les interpréter avec attention, on arriverait cependant
à cette conclusion que le nombre des propriétaires en Angleterre, sans
atteindre celui de France, est considérable.'A huit siècles de distance,
le gouvernement britannique a remis à jour le célèbre Domesday
Book, ou livre des propriétaires, de 1085. Sur la demande du comte de
Derby, le Local Government fic»«/-^ a pubUé en 1875 le recensement
méthodique de tous les possesseurs de la terre, owners ofhmd, pour
plus de quatre-vingt-dix-neuf ans. On a trouvé, au grand étonnement
de certains écrivains, qu'il se rencontrait, dans le royaume-uni,
1,173,821 propriétaires ou détenteurs par emphytéose du sol pour
une durée d'au moins un siècle. Sur ces 1,173,821 seigneurs ter-
riens, l'Angleterre et le pays de Galles figurent pour 972,836. On
était loin de la vieille légende qui fait du sol britannique l'apanage
de quelques familles. Néanmoins, un dépouillement plus attentif
des chiffres montre qu'ils n'ont pas toute l'importance qu'on serait
tenté de leur attribuer. Sur les 972,836 propriétaires de l'Angleterre
proprement dite et du pays de Galles, il s'en rencontre 703,289 qui
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 835
détiennent moins d'un acre de terrain, c'est-à-dire moins de ai ares :
ce sont là des cottages ou des jardinets, non pas des terres, à pro-
prement parler. La surface totale de ces 700,000 propriétés ne re-
présente que 02,000 hectares, guère plus que l'étendue du départe-
ment de la Seine, qui a AS, 370 hectares ou un 1/2 poiir 100 du
sol anglais. Sans avoir le moindre dédain pour ces petits potagers,
vergers ou jardins à fleurs qui égaient et rassérènent 700.000 fa-
milles, on doit rappeler que les 263,000 propriétaires de plus d'un
acre de terre occupent à eux seuls les 99 centièmes 1/2 du sol bri-
tannique. Encore, comme ils se le divisent inégalement ! 220, 6A2 per-
sonnes possèdent entre 1 acre et 100 acres, c'est-à-dire de 40 ares
à 40 hectares; 37,216 personnes ont des propriétés de 40 à 400 hec-
tares et 5,408 landlords, qui commencent à devenir dignes de ce.
nom, détiennent plus de 400 hectares chacun. 11 faut subdiviser ce
dernier groupe; c'est ici que l'ancienne légende sur la concentration
de la propriété en Angleterre reprend ses droits et trouve dans les
statistiques une justification partielle.
Un recueil démocratique et radical, rempli de chiffres qui sont
exacts, le Financial lleform Almanack, fait chaque année appel
aux réflexions et même aux passions de la classe moyenne britan-
nique en lui donnant la nomenclature nominative des gros traite-
mens, des grosses pensions et des grosses propriétés territoriales.
La livraison de 1884 indique 2,238 familles qui chacune possèdent
plus de 5,000 acres de terre ou 2,000 hectares et qui, toutes réu-
nies, absorbent 16 millions d'hectares sur 31 millions dont se com-
pose toute l'étendue du royaume-uni. Ainsi 2,238 familles occu|)ent
plus de la moitié du sol de l'Angleterre et de l'Irlande. Pour se faire
une juste idée de laconstitutionde la propriété ruralechez nosvoisins,
il convientde pousser plus loin l'analyse. Lasixième partiedu royaume-
uni, ou peu s'en faut, 5 millionsd'hectares, se partageait en 1878 entre
91 individus seulement : ou relevait 17 propriétaires de 24,000 à
40,000 hectares, puis 25 de 40,000 à 60,000 hectares et 19 de plus
de 60,000 hectares. Les points tout à fait eu Iminans étaient occupés
jmr le duc de Sutherland, dont les domaines couvraient 490,000 hec-
taies, non compris les 60,000 appartenant en propre à la duchesse;
ce couple fortuné détenait une superficie égale à la moyenne d'un
de nos départemens français. Au-dessous par l'étendue, mais bien
au-dessus par la richesse, se rencontre un autre grand sei-
gneur écossais, le duc de Buccleugh, auquel ses 185,000 hectares
produisent 5,750,000 francs de rente, tandis que le duc de Suther-
land ne retire d'une étendue triple que 3,250,000 francs de revenu.
Ces grands seigneurs, j'allais dire ces grands feudataires, sont en-
core primés pour l'importance du revenu foncier par le duc de
836 REVUE DES DEUX MONDES.
Norfolk et le marquis de Bute, qui ne possèdent, l'un que 18,000
hectares et l'autre que A7,000, mais qui en obtiennent des rentes
un peu supérieures aux 5,750,000 francs dont le duc de Buccleugh
doit se contenter.
Ce sont là des fiefs : leurs titulaires, pour la plupart, en font un
bon usage et cherchent à se faire pardonner, par leurs immenses
travaux, une aussi colossale occupation du sol. Il n'en fut pas tou-
jours ainsi, et l'on a gardé le souvenir de la sauvage expulsion de
15,000 tenanciers accomplie par une duchesse de Sutherland vers
1815. Leduc actuel, qui dessèche les marécages et assainit toute
une contrée, s'efforce de jeter l'oubli sur cette barbarie. Le duc de
Buccleugh n'a pas employé moins de 12 ou 13 millions de francs
pour creuser à ses frais le port de Granton, qui, situé près d'Edim-
bourg, sert de débouché à toute une partie de l'Lcosse. Ce sont les
grands seigneurs écossais ou du nord de l'Angleterre qui, dans la
première partie de ce siècle, devancèrent les bienfaits des chemins
de fer par les merveilleuses entreprises de canalisation intérieure,
dont le commerce de teur patrie reçut une si vive impulsion.
Des domaines si colossaux, quand d'ailleurs les substitutions les
rendent en quelque sorte perpétuels, ne peuvent échapper, malgré
toute la générosité et l'activité féconde de leurs possesseurs, à l'en-
vie publique et à la critique légitime. Ce sont, dans la rigueur du
mot, des monopoles terriens ; l'étendue en est trop vaste et ils ne
sont pas assez entourés et pénétrés de cette ceinture de petits pro-
priétaires, dont nous célébrions tout à l'heure l'utilité, pour qu'ils
puissent répondre aux conditions économiques d'une parfaite culture.
Il fallait toute la popularité dont jouit M. Gladstone en Ecosse pour
qu'il n'excitât pas l'hilarité de ses auditeurs quand, il y a deux ou
trois ans, parlant de la crise agricole et ayant quelque vague rémi-
niscence de son séjour d'hiver dans le Var ou dans les Alpes-Mari-
times, il disait : « Ne faites plus uniquement du blé, ni même du
bétail, faites des roses. » Le célèbre orateur oubliait à ce moment
non-seulement les brumes de la Grande-Bretagne, mais la consti-
tution de la propriété dans ce pays : le paysan provençal qui cultive
comme des produits rémunérateurs et les roses et les fruits exquis,
ne jouit pas seulement du bienfait du soleil méditerranéen ; l'his-
toire et nos lois et nos coutumes lui ont fait un autre don précieux,
qui est presque indispensable à ces délicates cultures, la petite
propriété.
On conçoit que l'esprit public britannique, obsédé de la pensée
de ces propriétés géantes, soit enclin aux solutions radicales. Que
le livre américain de M. Henri George, Progress and Poverty , ce
pamphlet spirituel et superficiel contre la propriété foncière per-
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 837
sonnelle, ait rencontré dans la Grande-Bretagne des lecteurs par
dizaines de mille ou même par centaines de mille, qu'il y ait à
peine soulevé des objections dans la classe moyenne ; que
M. Chamberlain et même M. Gladstone en soient arrivés, l'un à
préconiser, l'autre à presque accepter des solutions artificielles
et violentes comme l'expropriation de certaines terres par les com-
munes pour la constitution de propriétés de paysans ou de sociétés
coopératives de laboureurs ; qu'il se soit créé par l'initiative privée
des associations philanthropiques, telles que la National Land
Company, pour prôner et pratiquer le système coopératif appliqué
à l'agriculture: ces violences d'une partie de l'opinion publique,
ces plans divers, ces espéranct^s souvent chimériques sont natu-
relles dans un pays qui n'a jan^ais connu le libre commerce de la
terre. Nos voisins ne prennent, sans doute, pas le meilleur che-
min pour arriver à une réforme pacifique et efficace. Ils n'auraient
qu'à abolir les substitutions et à améliorer leur procédure, leur
système judiciaire, à diminuer leurs frais de justice, la petite et la
moyenne propriété naîtraient alors et se développeraient avec le
temps. On ne doit pas se dissimuler, cependant, que le climat,
plus favorable au pâturage qu'aux petites productions variées, le
caractère britannique, qui est plus séduit par le mirage des gains
commerciaux illimités que par les lentes et restreintes perspec-
tives de l'exploitation du sol, les mœurs enfin et les antécédens de
la race s'opposeront pendant bien des séries d'années, sinon tou-
jours, à ce que la petite et la moyenne propriété aient en Angle-
terre une part aussi prépondérante qu'en France, en Belgique ou
sur les bords du Rhin.
Les lundlords anglais sentent cependant déjà que le terrain se
dérobera bientôt sous leurs pieds, et beaucoup d'entre eux depuis
dix ans se constituent aux Etats-Unis des latifundia qui compense-
ront momentanément la perte de ceux qu'on pourra leur enlever
en Europe. Toute Taristocratie de la Grande-Bretagne s'est jetée,
avec la fougue anglaise, bien autrement violente et soutenue que
la furia franrese, sur les terres vacantes du Far West américain et-
canadien. On cite entre autres un propriétaire anglais, sir E.-J.
Reed,qui, à lui seul, s'est constitué un domaine colonial de 800,000
hectares aux Etats-Unis.
On sait que le gouvernement de l'Union américaine du Nord com-
mence à s'alarmer de ces immenses acquisitions faites par des ca-
pitalistes étrangers et qu'il projette d'y mettre un terme. Ce n'est
pas que l'on puisse espérer avant bien longtemps de constituer aux
États-Unis la toute petite propriété telle qu'on la connaît sur le
continent européen, c'est-à-dire ces lopins de champs dont le pro-
83^ REVUE DES DEUX MONDES.
duit n'est qu'un appoint dans le revenu de celui qui les pos-
sède. Les espaces vacans sont encore tellement énormes dans
l'Amérique du Nord, et la culture intensive, sauf dans les contrées
de l'Est et d^ns la banlieue des villes, y rencontre tant d'obstacles,
que la propriété naine y est presque inconnue. Dans les ventes
ou les concessions gratuites de public lands, l'unité ordinaire est
un carré géométrique d'environ 65 hectares, correspondant à ce
qui pour l'étendue serait considéré en France comme une grande
propriété. Le certsus de 1880 constatait â, 008, 907 exploitations
rurales ayant une étendue de 217 millions d'hectares, soit 54 hec-
tares pour chacune en moyenne. Le nombre des exploitations peut
être un peu supérieur à celui des propriétaires, mais il n'en doit
guère difTérer, car on sait que le. fermage n'existe aux États-Unis
que d'une façon tout à fait exceptionnelle. Les fan?is, c'est-à-dire
les exploitations, sont cultivées le plus souvent par le propriétaire,
quelquefois pour les très vastes, par des régisseurs. On peut donc
admettre que le nombre des propriétaires ruraux doit atteindre,
dans la grande Union américaine, le chiffre élevé de 3 millions et
demi à à millions. 11 a une tendance à rapidement s'accroître, car
le nombre des exploitations, qui était, on l'a vu, de 4,008,907,
d'après le Cenms de 1880, n'atteignait que 2,659,985 en 1870,
2,044,077 en 1860 et 1,149,073 en 1850. Il a ainsi presque doublé
depuis vingt ans et presque triplé depuis trente. Il s'en faut que la
population se soit accrue dans ces proportions. Elle était de 23 mil-
lions d'âmes en 1850, de 31 millions et demi en 1860, de 38 et demi
en 1870 et de 50,155,783 en 1880. A ne considérer que les vingt
dernières années, le nombre des exploitations rurales a augmenté
de 95 pour 100 et la population de 60 pour 100 seulement. La pro-
portion des propriétaires au nombre total des habitans s'est donc
notablement élevée.
Ainsi les États-Unis n'échappent pas à la loi générale, qui veut
que là où la terre est libre, elle se morcelle à mesure que la culture
se perfectionne. Malgré les énormes latifundia qui se sont consti-
tués depuis quelques années au Minnesota, au Dakota, au Texas,
en Californie même, l'étendue moyenne des exploitations territo-
toriales dans la grande république américaine n'a pas cessé de se
restreindre. Elle était de 82 hectares en 1850, de 80 en 1860, elle
tombe à 62 hectares en 1870, puis à 54 en 1880.
La petite propriété, dans le sens français du mot, ne se rencontre
guère, toutefois, aux États-Unis; elle disparaît plutôt, c'est la moyenne
qui prend le dessus. Sur les 4,008,907 exploitations rurales recen-
sées en 1880, on n'en comptait que 4,352 de moins de 1 hectare
20 ares, 134,889 entre 1 hectare 20 ares et 4 hectares, 254,749
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 839
de 4 à 8 hectares, 781,674 de 8 hectares à 20 : phénomène cu-
rieux, toutes ces catégories d'exploitations, surtout les plus petites,
sont en nombre notablement moindre que lors du recensement
de 1870. Les exploitations d'une étendue plus considérable se sont,
au contraire, multipliées : on en trouve 1,032,000 de 20 à àO hec-
tares, 1,695,000, les deux cinquièmes du nombre total, de hO hec-
tares à 200 ; 75,972 exploitations de 200 à 400 hectares et enfin
28,378 de plus de 400 hectares. Il est regrettable que nous n'ayons
pas la décomposition de ce dernier chiffre et que nous ne sachions
pas combien il se rencontre de capitalistes fonciers qui détiennent
aux États-Unis des dizaines de mille ou des cinquantaines de mille
hectares. Il est intéressant de voir, sinon la petite propriété, du
moins la moyenne, se répandre si rapidement dans un })ays qu'on
se représente d'ordinaire comme la proie des spéculateurs ter-
riens. Peu à peu ce progrès s'accentuera, et les recensemens du
commencement du prochain siècle constateront sans doute le mor-
cellement graduel des exploitations colossales du Far-West amé-
ricain .
Si l'Amérique et le royaume-uni sont les contrées où la grande
propriété se rencontre avec le dévelop[)ement le plus imposant, il
ne faudrait pas croire que le continent européen n'offrît pas égale-
ment à l'observateur des domaines gigantesques. La Hongrie, avec
sa population clairsemée et stationnaire, semble le pays du conti-
nent oïl ils foisonnent le i)lus. Nous ne parlons pas ici de la Russie,
sur laquelle manquent les renseignemens récens, et qui, d'ailleurs,
se trouve encore dans les conditions d'une contrée toute primitive.
Les magnats peuvent presque rivaliser avec les plus fortunés land-
lords de la Grande-Bretagne. Le prince Nicolas Esterhazy, qui paie
334,t>29 florins d'impôt, c'est-à-dire au cours actuel du change,
669,000 francs, la famille des Zichy, qui verse au fisc un peu plus
de 300,000 florins, les sept membres de la famille Karolyi, dont les
impôts atteignent 263,000 florins, 526,000 francs, peuvent sans
trop rougir, se présenter à côté du duc de Norfolk, du marquis de
Bute, du duc de Buccleugh, du duc de Sutherland et des trente ou
quarante autres principaux propriétaires du royaume-uni. Malgi'é
ces énormes domaines princiers, la Hongrie fait à la moyenne et à
la petite propriété une part beaucoup plus forte que la Grande-Bre-
tagne. On n'y recense pas moins, en effet, de 2,486,265 proprié-
taires, ce qui est une proportion considérable pour une population
de 13,700,000 habitans. Sur ces 2,û86,000 propriétaires, plus des
neuf dixièmes, il est vrai, à savoir 2,348,000, possèdent chacun
moins de 17 hectares 20 ares de terre; 118,981 autres, représen-
tant la moyenne propriété, détiennent des exploitations de 17 hec-
8A0 REVUE DES DEUX MONDES.
tares 20 ares à 115 hectares; 13,7A8 propriétaires ont des do-
maines de 115 à 575 hectares ; l\ ,695 autres détiennent des étendues
de 575 à 5,750 hectares, et enfin il se rencontre au sommet de
cette pyramide dont la base est fort large, mais dont les degrés
moyens sont étroits, 231 seigneurs terriens qui ont chacun en pro-
priété plus de 5,750 hectares. Les 211 propriétaires principaux
inscrits d'office récemment sur le tableau des magnats paient en-
semble 3,130,000 florins, plus de 0 millions de francs d'impôt fon-
cier, soit la huitième partie du produit total de la contribution fon-
cière. La très grande et la petite propriété coexistent ainsi dans la
Transleithanie; mais la deuxième attend encore des héritages qu'elle
se partagera dans un temps plus ou moins prochain ; quoique les
conditions physiques de la Hongrie, qui se compose en grande par-
tie d'énormes plaines, et le peu de densité de la population soient
favorables à des exploitations étendues, il n'est ni naturel ni utile
que d'énormes domaines comme ceux que nous avons indiqués, en
l'absence de lois restrictives, se perpétuent pendant bien des géné-
rations.
Voisine de la Hongrie, l'Autriche ne paraît guère différer de sa
sœur et de son alliée ; la très grande propriété, quoiqu'elle s'y
rencontre, surtout en Bohême et en Moravie, y a peut-être un peu
moins d'importance ; mais elle y offre encore de superbes restes.
Pour une superficie de 30 millions d'hectares, dont 28,300,000 sont
sujets à l'impôt, les autres étant regardés comme improductifs,
l'Autriche compte 5,198,904 cotes foncières qui correspondent à
/i, 110, 216 contribuables, la part moyenne de chacun atteignant près
de 7 hectares. Les parcelles sont au nombre de 52 millions, c'est-
à-dire de 10 par cote et d'une contenance moyenne de 57 ares.
C'est, on le voit, une division considérable : la propriété bâtie doit
être pour beaucoup dans ce morcellement. Gomme la Hongrie, l'Au-
triche ne connaît guère le fermage, qui est un mode de tenure ré-
servé presque à l'Europe occidentale. Sur les 18 millions et demi
d'hectares, en dehors des terrains boisés qui constituent les exploi-
tations agricoles proprement dites, il ne s'en trouve guère que la
vingtième partie qui soit affermée. Les grands propriétaires ter-
riens, ceux qui paient plus de 2,500 francs d'impôt foncier dans
une même circonscription, étaient au nombre de 1,133 en 1883, et
ils se répartissaient en 596 nobles, 347 bourgeois, 73 communes,
23 églises, 52 couvons, 20 fondations pieuses et 22 sociétés indus-
trielles.
L'empire d'Allemagne, surtout dans les régions de l'ouest et du
sud, est beaucoup plus dégagé que l'Autriche et la Hongrie des
vieux liens qui enlaçaient la société féodale. Les districts des bords
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 841
du Rhin se rapprochent singulièrement, pour la tenure foncière, de
la Belgique et de la France de l'est; les provinces de la Baltique,
au contraire, ne connaissent guère la petite propriété. Le aistrict
d'Aix-la Chapelle et celui de Dantzig forment, à ce point de vue, un
complet contraste. Dans le premier on rencontre 44,232 propriétés
rurales qui se partagent 197,580 hectares de terres cultivables, soit
une contenance moyenne de 4 hectares et demi pour chacune. Dans le
second il ne se trouve que 21,150 propriétés rurales pour une
étendue totale de 582,268 hectares de terre cultivable, soit une
contenance moyenne de 27 hectares et demi par propriété. Tandis
que autour d'Aix-la-Chapelle on recense plus de 22,000 propriétés
inférieures à 2 hectares, il ne s'en rencontre pas 6,000 autour de
Dantzig. Pour la totalité de l'empire d'Allemagne, les données sta-
tistiques récentes, datant de 1882 et 1883, ne s'appliquent qu'aux
quatre cinquièmes de la surface du pays. Elles témoignent que la
petite propriété y est très répandue. Sur les 40,875,000 hectares pour
lesquels on a des informations, en effet, on ne constate pas moins de
5,276,344 exploitations rurales, dont 2,300,000 environ occupent
une étendue inférieure chacune à 1 hectare et 2,300,000 également
de 1 à 10 hectares. Le mot d'exploitation n'est, sans doute, pas un
synonyme absolu du mot propriété. Mais l'enquête a constaté que
sur ces 5,276,344 exploitations, il y en avait 2,953,445 où l'exploi-
tant est propriétaire de toute la surface, 946,805 autres où moins
de la moitié de la surface exploitée est louée, 546,957 où plus de
la moitié est louée, et 829,137 où tout est affermé. On peut en con-
clure, avec peu de chances d'erreur, que sur ces 40 millions d'hec-
tares il se trouve 4 millions 2 ou 300,000 propriétaires; et comme il
ne s'agit ici que des quatre cinquièmes environ de l'empire, on est
amené à penser que l'Allemagne renferme près de 5 millions de
propriétaires ruraux.
La petite propriété, on le voit, est beaucoup plus répandue dans
le monde entier qu'on n'est porté d'ordinaire à le croire. Ce n'est
pas l'apanage d'un seul pays. En mettant de côté l'Angleterre, on
la retrouve dans tous, à des degrés un peu inégaux de dévelop-
pement. A mesure que l'on approche de l'occident du continent
européen, elle devient cependant plus fréquente. L'ancienne terre
des latifundia, qui fut, dit-on, ruinée par eux, l'Italie, se signale par
le nombre de ses petits propriétaires, et il semble que l'exiguïté
d'une partie de ses domaines lui soit aujourd'hui aussi à charge et
à détriment qu'autrefois leur immensité. Une enquête récente fixait
à 4,133,432, dont 2,733,467 hommes et 1,399,865 femmes, le
nombre des propriétaires italiens, sur une population qui n'atteint
pas 30 millions d'âmes. La contenance moyenne se réduirait ainsi
842 REVUE DES DEUX MONDES.
à 7 hectares par propriété ; mais il conviendrait de déduire
781,000 propriétaires qui ne possèdent que des constructions, c'est-
à-dire pour la plupart des maisons ou des cottages. C'est en Sar-
daigne que la propriété est le plus répandue et le plus divisée, dans
les Marches qu'elle l'est le moins. La première province fournit
1 propriétaire sur A habitans, la seconde 1 sur 13. Y-a-t-il quelque
relation entre le nombre restreint des propriétaires des Marches et
le développement qu'ont pris dans celte contrée les idées socia-
listes ?
Remontons vers le nord en restant à peu près sur les mêmes
degrés de longitude. Un des petits peuples les plus prospères et les
plus industrieux qui honorent le monde s'offre à nous, le peuple
hollandais. Son sol, fait en partie de main d'homme, se compose
brut de 3 millions d'hectares ; mais si l'on en déduit 713,000 hec-
tares de terrains incultes, les marécages, les digues et les routes,
les terrains publics, les constructions et leurs dépendances, il reste
2,235,000 hectares cultivables. Le sol brut de la Hollande, utilisé
ou non, se partage entre 581,48/i contribuables à l'impôt foncier
rural ; la taxe foncière pour les propriétés bâties est en dehors. La
moyenne pour chaque propriété rurale se trouve monter à 5 hec-
tares et demi. Le nombre des parcelles est considérable, atteignant
A,/i33,251, soit environ 70 ares par parcelle. Sur ces contribua-
bles à l'impôt foncier, 71 pour 100 sont taxés pour un revenu im-
posable de moins de 25 florins ou 50 francs. La petite et même la
très petite propriété foisonnent donc en Hollande. La grande, sans
en être bannie, ne s'y présente que rarement, puisqu'on n'y compte
que 6,882 contribuables pour un revenu imposable de 1,000 à
5,000 florins, soit de 2,000 à A0,000 francs, et li07 propriétaires de
domaines dont le rendement est évalué à plus de 5,000 florins,
10,000 francs. Il faut dire que, en Hollande, comme partout d'ail-
leurs, le revenu imposable doit rester au-dessous du revenu réel,
d'un tiers au moins, peut-être de moitié.
Plus morcelé encore que celui de la Hollande est le sol de la
Belgique : les territoires des deux pays sont presque égaux, celui
du premier offrant, cependant, une supériorité de 10 pour 100 en-
viron. La Belgique ne s'étend que sur 2,945,000 hectares, tandis
que la Néerlande en occupe 3,242,000. Le nombre des exploita-
tions belges dépasse de 60 pour 100 celui des exploitations hollan-
daises, et il s'est singulièrement accru depuis vingt années. On re-
levait, en 1866, 744,007 exploitations, dont un peu plus de 40 pour
100 étaient conduites directement par les propriétaires : en 1880, le
nombre des exploitations atteint 910,396, dont un peu plus des
deux tiers, 616,812, sont affermés. Si la Belgique est un pays de
Li PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 843
petite propriété, c'est encore plus un pays de petite culture : les
deux mots sont loin d'être synonymes. La surface moyenne des ex-
ploitations, si Ton déduit le sol non imposable, routes, canaux, etc.,
ne va qu'à 2 hectares 97. Le plus grand nombre demeure fort au-
dessous de cette proportion. On compte 472,000 exploitations de
moins 50 ares, 122,000 de 50 ares à 1 hectare et 116,000 de 1 à
2 hectares. Il ne faudrait pas croire qu'il y eût autant de proprié-
taires que d'exploitations, et que toutes ces propriétés fussent vrai-
ment des propriétés rurales. Les jardinets attenant aux maisons
des campagnes et des petites villes, ou même des faubourgs
des grandes, entrent pour une f)rte part dans ce total majes-
tueux de 910,396 exploitations. Si l'on se souvient que la popu-
lation belge comprend seulement 1,210,000 ménages, on voit
combien est forte la proportion de ceux qui ont un intérêt direct
dans le sol, soit comme propriétaires, soit tout au moins comme
fermiers ou exploitans à leur compte. Il est assez difficile, plutôt
même impossible, de dégager de ces données, avec une exactitude
minutieuse et absolue, le nombre des propriétaires. Les personnes
qui sont pou au courant des recherches statistiques s'imaginent
qu'il est aisé de découvrir 1h nombre des propriétaires terriens
dans un pays ; en réalité, on n'y peut parvenir avec précision ; on
en approche, on le conjecture d'une façon raisonnable, mais on
n'arrive pas à la certitude ; les doubles emplois abondent en pa-
reille matière. Un fait intéressant qu'on ne peut négliger c'est que,
malgré l'augmentation, depuis 1866, du nombre total des exploi-
tations en Belgique, celles qui sont cultivées directement par les
propriétaires ont diminué de 8 1/2 pour 100 depuis cette date. On
peut admettre que, parmi hs 293,524 exploitans qui sont en même
temps propriétaires de leurs exploitations, il se rencontre pou de
doubles emplois. Il est prudent, au contraire, de réduire de moitié
le chiffre des exploitations louées, pour avoir le nombre des pro-
priétaires qui y correspondent. Peut-être même, dans un pays de
petite culture et de petites locations, comme les Flandres, devrait-
on le réduire des trois quarts ; on obtiendrait ainsi le chiffre de
450,000 à 550,000 propriétaires fonciers pour le royaume de Bel-
gique, ce serait le dixième de la population ; mais, comme il faut
tenir compte des familles qui sont nombreuses, car la petite pro-
priété en Belgique, aidée de l'industrie manufacturière et extrac-
tive, n'empêche pas une énorme natalité, on peut conclure que la
moitié environ des habitans des campagnes belges ont une propriété
foncière.
La grande propriété, chez nos voisins du nord-est, a perdu con-
sidérablement de terrain depuis quinze années : la perte, il est vrai,
S'ili
BEVUE DES DEUX MONDES.
n'est pas aussi forte en réalité qu'en apparence ; la petite culture,
qui morcelle les locations, fait souvent l'illusion de la disparition de
la grande propriété. Toutes les catégories d'exploitations supé-
rieures à 3 hectares se trouvent moins nombreuses en 1880 qu'en
1866. A partir de 10 hectares, la décroissance, d'une époque à
l'autre, devient très forte : on constate 25,983 exploitations de 10 à
20 hectares, en 1880, contre 30,996 en 1866,7,7/j9 de 20 à 30 hec-
tares à la date la plus récente contre 9,967 à la date la plus éloi-
gnée, 3,023 de 30 à àO hectares contre 3,982, 1,A1A de 40 à 50 hec-
tares contre 2,114, 3,403 exploitations de plus de 50 hectares, en
1880, contre 5,527 en 1866.
Qu'on l'approuve ou qu'on le blâme, le morcellement, soit des
héritages, soit tout au moins des cultures, a donc fait son œuvre
dans toute l'Europe occidentale et centrale, aux États-Unis d'Amé-
rique même, depuis cinquante ans, depuis vingt ans, depuis quinze.
Ceux qui croient, sur la foi d'une légende, que la France a le mo-
nopole de la petite propriété ou de la petite culture, ferment les
yeux à l'observation. Ceux qui pensent qu'une révolution violente,
accompagnée de bannissemens et de confiscations, était nécessaire
pour diviser les vastes domaines et faire sortir du sol des légions
de petits propriétaires, ceux-là montrent une singulière ignorance
de faits qui sont universels. Les hommes d'état étourdis et impé-
rieux, les philosophes sentimentaux et emportés, qui recomman-
dent les moyens artificiels, l'expropriation des terres seigneuriales,
les avances par l'état aux paysans, les prêts gratuits ou à bas inté-
rêts à des associations coopératives, pour constituer la petite pro-
priété agricole, ceux-là aussi sont de médiocres observateurs. Partout
où la population se fait dense et jouit de la liberté, où la terre est
affranchie des liens d'une législation restrictive, d'une procédure
obscure et coûteuse, de droits de transfert élevés, elle se subdivise,
elle change de mains, elle devient mobile et agile, elle revêt succes-
sivement, suivant les variations des circonstances économiques, les
formes qui conviennent le plus au service essentiel qu'elle doit
rendre, qui est de fournir à l'humanité la plus grande part pos-
sible de denrées et de jouissances. Un écrivain anglais, lady Verney,
voulant frapper à la tête la petite propriété foncière, s'appliquait,
dans des livres plus divertissans et plus spirituels que sérieuse-
ment préparés, à tourner en ridicule les paysans propriétaires de
la Limagne et de la Savoie. Elle eût pu tout aussi bien diriger ses
sarcasmes sur les petits exploitans belges, ou hollandais, ou rhé-
nans, ou wurtembergeois, ou sardes mêmes. En dehors de l'An-
gleterre, qui se trouve placée sous un régime artificiel, la petite
propriété et plus encore la petite culture se font une part de plus
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 845
en plus opime. Récapitulons : aux États-Unis d'Amérique, on
recense, en 1880, 4,008,000 exploitations rurales, au lieu de
2,659,000 en 1870, et la moyenne de chaque exploitation est tom-
bée successivement de 82 hectares en 1850, à 80 en 1860 et à 54
en 1880. En Hongrie, pays encore neuf et à population clairsemée,
on compte 2,486,000 propriétés, ce qui représente plus d'une
propriété par six habitans. L'Autriche, avec ses 4,116,216 contri-
buables à l'impôt foncier rural et ses 52 millions de parcelles, ne
s'étendant chacune en moyenne que sur 57 ares, marque un pro-
grès dans le morcellement. L'empire d'Allemagne qui, sur les
quatre cinquièmes seulement de son territoire, possède 5,276,344
exploitations, dont 4,447,000 sont exploitées par le propriétaire, soit
de toute la superficie, soit d'une partie de la superficie, ne fait pas
exception à cette règle des peuples anciennement civilisés. On en
peut dire autant de l'Italie, où l'on compte 3,352,000 propriétaires
de terrains, en dehors des simples propriétaires de constructions. La
Hollande et la Belgique, qui offrent l'une 581 ,484 contribuables à l'im-
pôt ioncier rural et 4,433,000 parcelles ayant en moyenne 70 ares,
l'autre, 910,396 exploitations rurales, terminent avec éclat la série
des nations occidentales, où la petite propriété et la petite culture
s'épanouissent. Voilà donc le fait universel. Si nous avions des sta-
tistiques sur la Grèce, sur le Portugal, sur l'Espagne même, nous
en aurions, sans doute, une confirmation nouvelle. Partout où la
loi n'intervient pas comme un obstacle, soit brutalement sous la
forme de substitutions et de majorats, soit sournoisement par des
lois de procédure inextricables et des droits de transfert prohibitifs,
la terre se divise et échoit à un nombre de plus en plus considé-
rable de mains.
H.
Nous n'avons pas parlé encore de la France, le lecteur peut en
être surpris. H nous plaisait de jeter d'abord un coup d'oeil au de-
hors et de montrer que la petite propriété et la petite culture, biens
ou fléaux, ne sont l'apanage ni de notre race, ni de notre sol. Le
monde moderne est plus uniforme que ne se le figurent les politi-
ciens et mêmes les philanthropes. 11 obéit à des lois instinctives
d'évolution, qui, partout où les états ne font pas de grands efforts
pour les contre-carrer, produisent à la longue des résultats assez
identiques. Nos vertus et nos vices, nos qualités et nos défauts,
dans l'ordre social comme dans l'ordre personnel, nous sont moins
propres qu'à tout le genre humain.
C'est à la propriété en France que le savant et ingénieux ouvrage
de M. de Foville est particulièrement consacré. H traite ce sujet
8â6 REVUE DES DEUX MONDES.
du morcellement avec la délicatesse et la sûreté d'analyse qui
sont indispensables pour arriver, non pas à la vérité absolue, mais
à une approximation de la vérité. Le morcellement du sol se pré-
sente sous trois formes diverses que l'on confond constamment,
ce qui mène aux plus graves erreurs. Il y a d'abord la division
de la propriété en elle-même, c'est-à-dire l'étendue des pro-
priétés, puis le fractionnement parcellaire à l'intérieur d'une même
propriété , enfin la dispersion des propriétés. Ce sont là trois phé-
nomènes distincts. Le morcellement atteint le point culminant là
où non-seulement il y a beaucoup de propriétaires, mais où la pro-
priété de chacun de ces nombreux propriétaires se compose de
beaucoup de parcelles distinctes et où, par surcroît, toutes ces par-
celles d'une propriété déjà petite sont très disséminées. Parlons ra-
pidement de chacun de ces points.
La terre, en France, a toujours été très morcelée ; les antécédens
historiques, le colonat romain, les goûts nationaux, qui portent mé-
diocrement les Français vers les entreprises commerciales, le cli-
mat qui favorise les productions privilégiées de la petite culture, la
configuration même du sol, qui offre plus de vallons et de coteaux
que de vastes plaines et de plateaux étendus, toutes les conditions
physiques, ethniques, historiques prédisposaient la France au déve-
loppement rapide de la petite propriété et de la petite culture. Ceux
qui font remonter l'une et l'autre à la révolution de 1789 sont aussi
dépourvus d'observation que de lecture. Tous les écrivains sérieux
et impartiaux de ce temps, Tocqueville, Léonce deLavergne, M. Bau-
drillart et bien d'autres ont établi l'antiquité de la petite propriété
sur notre sol. L'érudition et les recherches de M. de Foville four-
nissent une foule de preuves à l'appui de cette opinion. Boisguille-
bert, en 1697, constate l'existence d'un très grand nombre de petits
propriétaires, ajoutant que le malheur des temps en forçait un grand
nombre à vendre leur bien. On a vu que, contrairement à ce qu'avait
imaginé Michelet, les temps de crise nationale ou agricole réduisent
momentanément la part de la petite propriété, qui n'agrandit son
domaine qu'aux heures de prospérité générale. Le même Boisguille-
bert célèbre les bienfaits de la petite propriété aux environs de Mon-
tauban : « Il est impossible d'y trouver un pied de terre à qui on ne
fasse rapporter tout ce qu'il peut produire. Il n'y a point d'homme,
quelque pauvre qu'il soit, qui ne soit couvert d'un habit de laine
d'une manière honnête , qui ne mange du pain autant qu'il lui en
faut, et presque tous mangent de la viande ; tous ont des maisons
couvertes de tuiles, et on les répare quand elles en ont besoin (1). »
Voilà quelques lignes à opposer à la célèbre boutade de La Bruyère,
(1) Détail de la France (1707), i'" partie, chap. xxi.
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 8Û7
qui apportait dans le parcours des campagnes ses habitudes de let-
tré de cour. En 1738, l'abbé de Saint-Pierre, renseigné par les
intendans, remarque que « les journaliers ont presque tous un jar-
din ou quelque morceau de vigne ou de terre. » Pour créer une tra-
dition qui ne s'est pas perdue depuis lors, les sociétés d'agricul-
ture, en 1761, gémissent sur les abus du morcellement. Quesnay
donne dans les mômes lamentations, et, deux siècles auparavant,
Guy Coquille faisait sur le même sujet comme une com[)lainte dont
le refrain dure encore. Turgot et Necker, à leur tour, parlent de
« l'immensité des petites propriétés rurales. » Le témoin le plus
probant est encore le gallopliobe Arthur Young, obseiTateur peu
bienveillant, mais exact quand la passion ne Tégare pas.
On pourrait citer de lui des pages entières, notamment sur les
districts du Midi : « Les petites propriétés des paysans se trouvent
partout, écrit-il, à un point que nous nous refuserions à croire en
Angleterre, et cela dans toutes les provinces, même celles où pré-
dominaient les autres régimes (fermes et métairies). Dans le Quercy,
le Languedoc, les Pyrénées, le Béarn, la Gascogne, la Guyenne, l'Al-
sace, les Flandres et la Lorraine, ce sont les petites propriétés qui
l'emportent. » Et, plus loin : a 11 y a dans toutes les provinces de
France de petites terres exploitées par leui*s propriétaires, ce que
nous ne connaissons pas chez nous. Le nombre en est si grand que
j'incline à croire qu'elle forment le tiers du royaume. » Ce détrac-
teur presque systématique de la France se laisse entraîner à des
élans d'admiration : « En Béarn, dit-il, j'ai traversé une région de
petites cultures dont l'aspect, la propreté, l'aisance et le bien-être
m'ont ravi ; la propriété seule sur un espace si étroit pouvait don-
ner de tels résultats. » Il avoue encore que, dans la Flandre, en
Alsace, le long de la Garonne « les petits propriétaires lui ont paru
vraiment à leur aise, » qu'en Basse-Bretagne, beaucoup passent pour
riches ; il s'émerveille de trouver dans les hameaux de l'Artois et de
la Picardie plus de fruits, prunes, cerises, raisins, melons que l'An-
gleterre n'en voit dans ses étés les plus chauds. C'est Arthur Young
enfin, à propos do la France, qui trouve les accens les plus lyriques
pour vanter la petite propriété. Des environs de Dunkerque il dit :
« Le magique pouvoir de la propriété y change le sable en or. »
Un autre jour, il s'écrie : « Donnez à un homme la sûre posses-
sion d'un aride rocher, il le changera en jardin. » 11 eut la confir-
mation de cette formule : « Il n'y a pas de moyen si sûr, écrit-il,
pour mettre en valeur le sommet des montagnes que de le parta-
ger entre les paysans ; on le voit en Languedoc, où ils ont apporté
dans des hottes la terre que la nature ne leur accordait pas. »
Ces éloges sont d'autant plus précieux qu'ils font violence à la
8A8 REVUE DES DEUX MONDES.
doctrine générale et au parti- pris de l'auteur. Arthur Young ap-
préhendait le triomphe de la petite propriété et en attendait des
maux que l'expérience n'a pas réalisés. Ces prévisions sinistres pa-
raissent aujourd'hui singulièrement divertissantes, tellement elles
sont au rebours de tout le train des choses. « L'Angleterre pourra
toujours se suffire, grâce à de grandes fermes, écrivait-il, tandis
que la France est arrivée à la limite où la terre ne saurait nour-
rir plus de monde ; » elle avait alors une vingtaine de millions d'ha-
bitans, et comme « un des effets de la division du sol est l'accrois-
sement de la population, la France se prépare la plus horrible détresse
que l'on puisse imaginer ; » elle dépassera bientôt la Chine, où une
populace affamée se dispute « les charognes décomposées des chiens,
des chats, des rats, la vermine la plus dégoûtante. » Ce n'est pas
une boutade de voyageur dans les heures sombres ; il revient sou-
vent sur cette idée : « Disons-le bien, la petite propriété est la source
de maux effroyables, et telle en est l'action en France que la loi de-
vrait intervenir. » Ainsi, la théorie chez Arthur Young était nette-
ment contraire à la petite propriété, dont il attendait des fléaux
épouvantables, notamment un accroissement démesuré de la popu-
lation. » Ce cauchemar a longtemps hanté les écrivains anglais. C'est
de 1787 à 1789 qu'Arthur Young voyageait en France. Malthus, une
quinzaine d'années plus tard, annonçait qu'au bout d'un siècle la
France serait aussi remarquable dans le monde par son excessive
indigence que par l'excessive division de son sol. Un siècle a presque
passé sur les prédictions d'Arthur Young et trois quarts de siècle
environ sur celles de Malthus, et aujourd'hui, bien loin de voir
dans la petite propriété la source d'un accroissement indéfini de
population, on lui fait le reproche opposé.
D'autres voyageurs anglais du même temps, devançant les ex-
propriations en masse des biens nationaux, témoignent que, sous
l'ancien régime, la petite propriété avait pris fortement possession
d'une grande partie de la France, et ils s'extasient sur l'air de con-
tentement et de prospérité répandu dans les villages. Lady Mon-
tagu, Horace Walpole, le docteur Rigby,dans leurs lettres ou leurs
journaux de voyages, abondent en observations de ce genre.
Ce ne sont pas seulement les récits des voyageurs qui établissent
cette vérité aujourd'hui incontestée que la propriété du paysan est
fort antérieure chez nous aux confiscations révolutionnaires. Elle a
dans notre histoire des racines bien plus lointaines et plus pro-
fondes. Les anciens livres terriers sont très significatifs à ce sujet.
L'un d'eux, que l'on conserve dans les Archives du département de
Seine-et-Marne, concerne la « seigneurie et prévôté de Colombes,
appartenant à l'abbaye de Chelles. » Il date de 1509 : la superficie
Lh. PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. ^49
de ce teiTitoire se bornait à 3,19-^ arpens qui étaient partagés entre
480 personnes et formaient 5,469 parcelles. D'après la conversion
en mesures modernes, chaque parcelle avait en moyenne 24 ares,
et chaque domaine, se composant de 11 parcelles en moyenne, n'oc-
cupait moyennement que 2 hectares 64 ares de superficie. M. de
Foville dit avec raison que ce territoire pourrait bien être moins
subdivisé à l'heure actuelle que sous Louis XII. Sans pouvoir tou-
jours remonter aussi haut, on trouve de nombreux cas analogues.
En 1697, les habitans de Rouvres, près de Dijon, voulant se rache-
ter d'une certaine dîme, profitent de l'occasion pour demander qu'on
leur permette de faire un remaniement général de leurs propriétés
trop enchevêtrées les unes dans les autres. En 1701, avec l'appro-
bation de l'intendant, on se livre à cette opération, et voici comment
François de Neufchâteau raconte ce rajustement de la propriété
dans cette paroisse : « L'arpenteur Feugeray divisa toutes les con-
trées du ban en sections, aboutissant toutes sur des chemins...
4,000 journaux de terre, divisés en un nombre infini de petits
champs et aj)partenant à 300 propriétaires , furent réunis de ma-
nière à ne former que 400 à 500 pièces de terre. Par le bienfait
d'un tel travail, le territoire de Rouvres est devenu à la longue
comme une espèce de jardin, et rien n'est plus admirable que la
variété des cultures qu'on y ai)er(;-oit aujourd'hui. » Un certain
nombre de ces remaniemens collectifs, qui témoignaient à la fois
du développement de la petite propriété et de l'enchevêtrement
des parcelles, se firent sous Louis XV, notamment en Lorraine et
en Bourgogne; à Nonsard, en 1763 ; à Laneuville-devant-Bayon ;
à Neuviller et à Roville (1768-1773); à Tart; à Marliens; à Ghcàtil-
lon-sur-Seine, en 1788. Dans la paroisse de Paroy, arrondissement
de Provins, un cartulaire de 1768, véritable chef-d'œuvre de topo-
graphie et de calligraphie, déclare M. de Foville, constate l'exis-
tence de 3,089 parcelles d'une étendue moyenne de 30 perches,
soit 12 ares 60 centiares. Déduction faite du château et de ses dé-
pendances, dont les 127 parcelles couvraient 440 arpens, la conte-
nance moyenne des 2,962 parcelles restantes tomberait à 17 perches,
soit 6 ares 44 centiares.
En attribuant à la révolution de 1789 l'honneur et le mérite
d'avoir créé le paysan propriétaire, on a donc fait une légende que
détruit l'examen impartial des faits. Ne doit-il rien en rester, cepen-
dant ? Est-il exact que les mesures révolutionnaires n'aient pas con-
tribué à accroître la part, déjà notable, de la petite propriété? Après
un engouement excessif pour l'œuvre de la révolution, on est peut-
être tombé dans l'excès de prétendre qu'elle n'a rien changé aux
conditions existantes. M. Léonce de Lavergne, M. de Molinari,
TOMB LXXIII. — 1886. 54
850 REVDE DES DEUX MONDES.
d'une manière plus affirmative, M. Marc de Haut également, contes-
tent que les confiscations des biens de l'église, des hôpitaux, des
couvens, des émigrés, aient accru notablement la part de la petite
propriété : ce serait la moyenne seule qui en aurait profité. « On
mettait aux enchères les biens ecclésiastiques, tels qu'on les trou-
vait, tels que l'église elle-même les avait reçus, l'un après l'autre,
des pieux donateurs auxquels elle avait succédé : ici une ferme, là
un moulin, ailleurs une prairie ou un bois. »
Les recherches de M. de Foville conduisent à des résultats qui
tiennent moins de la conjecture. Il ramène d'abord à ses propor-
tions réelles la fortune totale du clergé français sous Louis XVI, et
notamment sa fortune immobilière. « C'est une question sur laquelle
on a beaucoup raisonné et parfois beaucoup déraisonné. » Les uns
parlent d'un revenu de 500 millions, ce qui prouve qu'on peut aisé-
ment entasser million sur million quand on n'en a jamais vu et
qu'on ignore ce que ce mot signifie. La chambre des députés de
1876, avant la loi sur l'instruction obligatoire, écoutait sans bron-
cher un des rapporteurs ordinaires du budget des cultes affirmer
qu'avant 1789 la moitié de la France appartenait au clergé. Le
parlement tend à devenir l'asile de ces colossales niaiseries. D'au-
tres écrivains, qui pèchent par une modération trop grande, n'esti-
ment qu'à 60 millions les revenus du clergé avant la révolution.
Les calculs de Necker en 178A, qui avait bien quelques raisons
d'être bien informé, et ceux d'un observateur circonspect, M. Léou-
zon Le Duc, en 1881, conduisent au chiffre de 110 ou 120 millions
de livres pour le total des revenus ecclésiastiques en 1789. Le do-
maine immobilier n'entrait que pour la moitié, soit 55 à 60 mil-
lions de francs, dans cet ensemble ; mais il faudrait y ajouter les
biens qui étaient occupés par les détenteurs ecclésiastiques sans
leur donner de rente pécuniaire. M. de Foville estime à 3 milliards
la valeur en capital des biens ecclésiastiques à la fin de l'ancien ré-
gime, dont 1 milliard en maisons, 1 milliard en bois et 1 milliard
en terres. Il n'y eut guère que cette dernière partie qui fut
vendue.
Les biens des émigrés s'y ajoutèrent. Le fameux milliard d'indem-
nités qu'on leur accorda montait exactement à 987,819,960 francs;
mais on n'arrivait à ce chiffre de 987 millions qu'en défalquant un
passif de 309 millions, ce qui portait à 1,297 millions la valeur
estimée des biens vendus. Ces ventes se sont faites dans des con-
ditions différentes. Dans les adjudications postérieures au 12 prai-
rial an III, l'administration informait toujours le public du revenu
que produisait en 1790 chaque immeuble mis aux enchères. Les
procès-verbaux portent à 34,620,000 francs le revenu total des
81,455 fonds qui furent aliénés depuis cette époque, et les ministres
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 851
de la restauration pensèrent pouvoir fixer la valeur vénale normale
à vingt fois ce revenu, soit 692,/i07,000 francs. Avant le 12 prairial
an III, l'on avait aliéné 370,617 lots de biens d'émigrés, sans indi-
cation de revenu, pour une somme totale de 605,352,000 francs,
en ramenant à leur valeur en espèces les assignats qui avaient servi
au paiement. Si l'on tient compte que le prix avait été très déprimé
par la mise en vente simultanée d'une quantité considérable de
terres, l'état critique général du pays et la défaveur qui s'attachait
à des acquisitions entachées de violence et de confiscation, on peut
évaluer à 1 milliard 1/2 environ la valeur réelle en 1790 de tous
les biens d'émigrés qui ont été vendus tant avant le 12 prairial
an III qu'après cette date. En y joignant les biens ecclésiastiques,
on arrive à 2 milliards 1/2 : ce fut vraisemblablement le dixième du
territoire de la France qui changea de mains pendant la période ré-
volutionnaire. Or, de nos jours, en temps de prospérité, les transmis-
sions entre-vifs d'immeubles à titre onéreux ne représentent guère
que la cinquantième partie annuellement de la totalité de la valeur
immobilière.
11 est difficile de contester que la petite propriété n'ait pas profité
dans une certaine mesure d'aliénations aussi considérables. Les
370,617 ventes opérées avant le 12 prairial an m ne représentent,
d'après le prix d'achat, que 1,630 francs par vente. Les 81,455 fonds
aliénés après cette date formaient de plus gros morceaux, puis-
que le revenu moyen de chacun avant 1790 s'élevait à 400 livres.
Tout en admettant que beaucoup de ces lots ont été rachetés par
des prête-noms pour les anciens propriétaires, que d'autres en grand
nombre sont échus plutôt à la moyenne propriété qu'à la petite, il
est certain que celle-ci en profita dans une certaine mesure. M, de
Foville estime que la Révolution peut avoir fait sortir de terre un
demi-million de propriétaires nouveaux. Ce chiffre serait plutôt exa-
géré, puisque pour les biens d'émigrés, le nombre de lots fut seu-
lement de 450,000 et que, même en tenant compte du morcellement
fait par la bande noire, beaucoup des biens mis ou remis en vente
par le trésor ou par ses acheteurs directs furent achetés par des
personnes qui étaient déjà propriétaires.
IH.
Combien se rencontre-t-il, à l'heure actuelle, de propriétaires en
France? La plupart des hommes croient qu'il doit être aisé de ré-
pondre d'une manière péremptoire à une question qui semble si
simple. Rien, cependant, n'est plus difficile. Le rapporteur de la
« proposition de loi concernant les immeubles non bâtis, » M. Luro,
852 REVUE DES DEUX MONDES.
déclarait récemment au sénat qu'il y a en France 14 millions en-
viron de propriétaires. D'autre part, certains écrivains pessimistes
affirment que le nombre n'en dépasse pas 3 ou 4 millions. Comment
peut-il y avoir une si grande diversité d'appréciation sur un fait
précis, qui paraît, au premier abord, susceptible de constatations
exactes? C'est que nos statistiques fiscales ignorent à proprement dire
les propriétaires, elles ne connaissent que les cotes foncières, ce qui
est tout différent. On confond souvent les premières avec les se-
condes; le rapporteur du sénat dont nous citions plus haut l'opinion
est tombé dans cette erreur. Le recouvrement des contributions
directes s'opère dans toute commune par un rôle nominatif dont
chaque article indique le montant des sommes dues par chaque con-
tribuable. Or, une même personne peut posséder des immeubles dans
plusieurs communes, même dans plusieurs départemens et payer
ainsi plusieurs cotes. M. de Foville a donc raison de poser ces deux
formules : « 1° il y a en France plus de projjriétcs que de cotes
foncières, puisque la même cote doit comprendre les diverses pro-
priétés qu'une seule personne ou un même ménage a dans la même
commune; 2' il y a en France plus de cotes foncières que de pro-
priétaires, puisque la même personne est souvent propriétaire dans
plusieurs communes et cumule ainsi plusieurs cotes. » La première
formule, cependant, est parfois enfreinte dans la pratique : la règle
théorique, qui veut que la même cote contienne tous les immeubles
appartenant dans une commune à la même personne ou au même
ménage, se trouve fréquemment violée par les percepteurs. Chaque
article du rôle des contributions vaut à ces fonctionnaires une ré-
tribution de 0 Ir. 22, et cette modique somme suffit pour que beau-
coup de percepteurs ne se hâtent pas d'inscrire sur une seule cote
les contributions afférentes aux diverses acquisitions successives
que fait un propriétaire dans la même commune. Une circulaire
ministérielle qui obligerait ces agens à se conformer au principe de
l'unité de cote par contribuable rendrait de grands services à la
statistique. On comprend que, dans les conditions actuelles, les cotes
foncières ne sont plus qu'un indice assez vague du nombre des
propriétaires.
Depuis le commencement du siècle, le chiffre des cotes fon-
cières s'est élevé rapidement jusqu'en 1875 : depuis lors, il a très
légèrement augmenté jusqu'en 1882, et, à partir de cette année,
il diminue. On comptait, en effet, 10,296,000 cotes foncières en
1826, 12,059,000 en 18/i8, 14,061,000 en 1875; on arrive au
maximum, qui est de 14,336,000 cotes en 1882; on descend à
14,240,000 en 1883 et à 14,221,000 en 1884. Si l'on recherche la
proportion au nombre des habitans, on constate qu'il se rencon-
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE, 853
trait 3.94 habitans par cote en 1826, 2.95 en 18/i8, 2.61 en
1875. En un demi-siècle, tandis que la population s'accroissait de
. 15 pour 100, le nombre des cotes augmentait de 36 à 37 pour 100,
plus d'un tiers. Il faut dégager de ces chiffres le nombre des pro-
priétaires, et cela ne se peut faire que par induction. L'ancien mi-
nistre des finances Gaudin estimait que, à la fin du premier empire,
le nombre des propriétaires pouvait être de A, 833, 000, « payant,
l'un dans l'autre, dans deux endroits différens, ce qui, ajoutait-il,
n'a rien d'improbable. » Cette proportion de deux cotes fon-
cières par contribuable a paru trop faible à certains statisticiens,
qui ont admis celle de trois cotes. M. Léonce de Lavergne a ac-
cepté cette évaluation. Elle paraît inexacte à M. de Foville et à
nous-même. Ce qui domine, comme nombre, c'est le très petit
contribuable, et celui-là ne paie qu'une cote foncière; le nombre
des moyens contribuables qui en paient trois ou quatre, ou même
des gens qui en paient dix ou quinze, ne peut certainement pas
faire ressortir une moyenne de trois cotes par propriétaire. Des
calculs très minutieux ont été faits, à deux reprises,. pour se rendre
compte du nombre de propriétaires correspondant à cent cotes;
l'administration arrivait au rapport de 63 propriétaires pour cent
cotes en 1851 et de 59.4 en 1879; elle en concluait que le nombre
des i)ropriétaires, en France, pouvait s'élever à 7,584,901 en 1851,
et à 8,454,218 en 1879. Il est vraisemblable qu'il faut un peu en
rabattre, le chiffre des cotes parasites étant parfois très considé-
rable. Par des investigations dans le détail desquelles nous ne pou-
vons entrer, M. de Foville conclut qu'avant la Révolution il se trou-
vait en France 4 millions de propriétaires; vers 1825, plus de
6 millions et demi; en 1850, de 7 millions à 7 millions et demi;
en 1875, environ 8 millions. Depuis lors, ce nombre n'aurait guère
augmenté ; peut-être môme, depuis trois ou quatre ans, sous l'in-
fluence de la crise agricole, serait-il en légère diminution. Nous
serions, quant à nous, disposé à croire qu'on peut encore diminuer
de 4 ou 5 pour 100 ces chiffres ; l'évaluation de Gaudin de deux
cotes par propriétaire nous paraît celle qui se rapproche le plus de
la vérité, de sorte que nous conclurions à 7 millions et demi envi-
ron de propriétaires fonciers en France ; si l'on y joint les membres
des familles, c'est plus de la moitié de la population totale et les
deux tiers au moins des habitans des campagnes.
Si l'on ne peut déterminer que d'une manière conjecturale
le nombre des propriétaires, on ne peut non plus arriver à une
précision absolue quant à l'importance des différentes catégories de
propriétés. L'administration a fait cinq fois, dans le courant de ce
siècle, en 1816, en 1826, en 1835, en 1842, en 1858, le classe-
854 REVUE DES DEUX MONDES.
ment des cotes foncières suivant le montant de l'impôt afférant à
chacune d'elles : en 1876, on s'est livré à une enquête qui [)araît
avoir été mal exécutée. En 1858, on constatait que 50.97 pour 100
des cotes foncières payaient moins de 5 francs de contribution en
principal et en centimes additionnels, ce qui représentait envi-
ron ZiO à 50 francs de revenu, l'impôt foncier pouvant être consi-
déré comme prélevant le huitième ou le dixième, en général, du
revenu net; 15.36 pour 100 des cotes payaient de 5 à 10 francs:
là s'arrête la très petite propriété ; 13.30 pour 100 de 10 à 20 fr.;
6.26 pour 100 de 20 à 30 francs ; 5.78 pour 100 de 30 à 50 francs;
à partir de ce chiffre, nous entrons dans la propriété moyenne :
A. 65 pour 100 des cotes f)ncières payaient un impôt de 50 à 100 fr.,
ce qui correspond à un revenu net approximatif de AOO francs à
1,000 francs; 2.81 pour 100 acquittaient une taxe de 100 à 300 fr.,
ce qui indi(|ue 800 à 3,000 francs de revenu net. Ici commence ce
que, avec nos idées démocratiques, nous appelons la grande pro-
priété : 0.1\Q pour 100 du nombre des cotes payaient entre 300 et
500 francs d'impôt foncier; puis, 0.29 pour 100 entre 500 Irancs
et 1,000 francs; enfin, la très grande propriété française, bien diffé-
rente de celle de l'Angleterre ou de la Hongrie, était représentée
par 0.12 pour 100 du nombre des cotes, guère plus de 1 millième,
ou, en chiffres absolus, 15,000 cotes environ qui étaient chacune
taxées pour plus de 1,000 francs d'impôt foncier, principal et cen-
times additionnels compris.
En lisant ces séries de chiffres, un certain nombre de personnes
se récrieront et traiteront de dérision une propriété qui paie moins
de 5 francs de cote foncière, c'est-à-dire qui rapporte au maximum
une cinquantaine de francs de revenu net. La moitié des proprié-
taires français sont dans ce cas, on l'a vu. Est-il utile qu'il y ait
ainsi des propriétaires indigens? Ceux qui raisonnent d'une façon
aussi sommaire font preuve de beaucoup d'ignorance. Leurs conclu-
sions sont inexactes, parce que trois observations importantes leur
échappent. D'abord, un grand nombre des petites cotes foncières
représentent simplement des chaumières ou d'humbles maisons
qui appartiennent à des paysans ou à des villageois, et encore
quelques petits carrés de terrain destinés à des jardins potagers et
fruitiers. Or personne ne contestera que ce ne soit un bien pour l'ou-
vrier le plus humble de posséder son foyer et quelques mètres atte-
nant d'où il tire ses légumes, c'est-à-dire une h'onne partie de sa
subsistance. Ensuite, l'on oublie trop que ces propriétés naines
ne forment qu'un des auxiliaires de l'existence de leurs mo-
destes possesseurs. Enfin, il y a une troisième considération, plus
importante encore : le revenu dont il est question plus haut, c'est
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 855
le revenu net, c'est-à-dire le revenu locatif; mais le petit proprié-
taire ne loue pas sa terre, en général, il la travaille ; il en tire un
revenu brut qui est trois, quatre ou cinq fois plus considérable
que le revenu locatif; or, ce revenu brut lui échoit entièrement,
puisqu'il n'emploie que ses bras et que ceux de sa famille. Il en
résulte qu'une petite propriété payant 4 francs d'impôt, et corres-
pondant à un revenu net locatif de 35 à AO francs, peut rapporter
au petit propriétaire qui la cultive 100 francs, 150 francs, par-
fois 200 ou même davantage. Cela, s'ajoutant au prix de ses jour^
nées, le met souvent tout à fait à l'aise. Ceux qui se récrient
contre la propriété minuscule oublient presque toujours de iaire
cette distinction capitale entre le revenu net et le revenu brut. Une
petite i)ropriété qui ne rapporte que 150 ou 200 francs de revenu
net peut faire vivre confortablement, avec quelques journées de
travail au dehors, la famille de paysans qui la cultive.
Si l'on ne consultiiit que certaines enquêtes agricoles, le nombre
des propriétaires ruraux serait singulièrement plus restreint que
celui que nous avons indiqué. Ainsi, d'après l'enquête de 1873, il
ne se serait trouvé en France, à cette époque, que 3,977,781 exploi-
tations rurales, dont 2,826,388 soumises au régime du faire-valoir
direct, 831,9^3 à celui du fermage, 310, A50 à celui du métayage.
M. de Foville fait remarquer avec raison qu'on a refusé le nom
d'ex[)Ioitation à toutes les propriétés exiguës qui se trouvaient au-
dessous d'une limite su[)erricielle qu'on a négligé de faire connaître.
Ainsi, non-seulement les propriétaires de chaumières et de jar-
dins, mais même ceux de terres labourables ayant une petite éten-
due, ont été laissés de côté. De tout temps, aujourd'hui comme
sous l'ancien régime, les membres des comités des enquêtes agri-
coles ont manifesté beaucoup de dédain pour la petite propriété.
Le recensement de 1881 n'indique que 4 millions environ de pro-
priétaires ; mais on sait que ce recensement , fait d'après un plan
beaucoup trop ingénieux et posant les questions les plus multi-
pliées, ne peut être considéré que comme un indéchiiïrable rébus.
L'administration des finances s'est livrée, dans ces dernières
années, à un nouveau travail qui est relatif à l'étendue moyenne
des cotes foncières. Il en résulte que cette étendue, qui était de
A hectares 48 ares d'après le cadastre, est tombée à 3.98 en 1851,
3.75 en 1861, 3.62 en 1871 et 3.50 en 1881. En dehors de la
Seine, où la superficie moyenne correspondant à chaque cote n'est
que de 25 ares, les départemens où cette contenance est la plus
petite sont le Nord, Seine-et-Oise et la Somme, où la moyenne de
la surface par cote foncière s'élève à 1' hect. 67, 1 hect. 89 et
1 hect. 93. Les départemens où la propriété parait le moins divisée
sont les Hautes-Alpes, la Corse, la Lozère, les Basses-Alpes, les
856 REVUE DES DEUX MONDES.
Landes, où la superficie moyenne par cote foncière atteint respec-
tivement 7 hect. 85, 8 hect. 23, 8 hect. 41, 9 hect. 22, et enfin,
pour les Landes, 15 hect. 67. Dans les pays riches, où le sol est
très productif, et où, d'ailleurs, l'industrie se développe à côté
de l'agriculture, la division du sol est considérable ; dans les pays
pauvres, exclusivement agricoles et à population clairsemée, elle est
poussée beaucoup moins loin.
Une observation attentive du classement des cotes foncières par
contenance, en 1884, permet de se rendre compte approximati-
vement de la part du sol français qui échoit à la grande, à la
moyenne et à la petite propriété. Sur les 14,074,000 cotes fon-
cières, les neuf dixièmes ont une étendue moindre de 6 hectares,
les trois quarts ont, au maximum, 2 hectares, et 60 pour 100 même
de l'ensemble des cotes ne dépassent pas 1 hectare. Si l'on voulait
descendre plus bas dans les infiniment petits, on trouverait que
2,670,000 cotes foncières, soit 18 pour 100 de l'ensemble, ont
une surface maxima de 10 ares, c'est-à-dire de 1,000 mètres, et
n'offrent même qu'une étendue moyenne de 4 ares, soit 400 mè-
tres carrés. Qu'on ne se récrie pas sur l'improductivité néces-
saire de ces lopins ; ce sont, pour la plupart, les emplacemens de
maisons, de jardins attenans, ou de vergers dans la banlieue des
villes et des villages. Ceux qui s'imaginent que le sol de la France
tombe en poussière peu\ ent se rassurer en examinant les propor-
tions du territoire qui sont occupées par les diverses catégories de
propriétés. Les cotes de moins de 2 hectares ne couvrent en tout
que 5,211,456 hectares, soit 10 1/2 pour 100 de la surface du
pays, déduction faite des fleuves, livières, etc. Or, ce n'est qu'à
une partie de cette catégorie de biens que l'on pourrait reprocher
son exiguïté. Les propriétés de 2 à 6 hectares s'étendent sur une
superficie totale de 7,543,000 hectares, ou 15.26 pour 100 de la
surface de notre sol. Ce que l'on est convenu d'appeler la moyenne
propriété, celle qui se compose des domaines de 6 à 50 hectares,
occupe 19,217,908 hectares en tout, ou 39 pour 100 de l'ensemble.
Il n'y a que 9,398,000 hectares, ou 19 pour 100 du territoire, qui
échoient à la grande propriété, celle dont les domaines ont de 50 à
200 hectares de superficie. Enfin, la très grande propriété, au-
dessus de 200 hectares, détient 8,017,000 hectares, ou 16.23
pour 100 du sol français.
Il est nécessaire de faire remarquer que ces catégories, qui sont
faites d'après les contenances et non d'après les valeurs, ne peu-
vent donner que des résultats approximatifs. Les grands domaines
de montagne, ou même en plaine les bois de 200 hectares, sont
souvent fort éloignés d'avoir la valeur de 30 ou 40 hectares, clas-
sés comme moyenne propriété, qui se trouvent dans le fond des
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 857
vallées. L'insuffisance des constatations statistiques officielles, qui ne
présentent pas ensemble les contenances et les valeurs, nous réduit
à des conjectures sur la proportion de la petite, de la moyenne et
de la grande propriété en France. Les observations que nous avons
faites relativement aux cotes dont plusieurs dans la pratique, con-
trairement aux règlemens, se rapportent à un même propriétaire
dans une même commune, rendent encore lesconclusions plus malai-
sées. Néanmoins on doit approcher de la vérité en admettant que
la petite propriété, celle au-dessous de 6 hectares, détient comme
contenance le quart du sol français et en représente au moins le
tiers, peut-être les deux cinquièmes en valeur, car certainement
ces morceaux qui se trouvent surtout dans la banlieue des villes et
des villages, dans les plaines et dans les vallées, ont à égalité de
surface une valeur beaucoup plus considérable que les grands do-
maines, qui sont, d'ordinaire, loin des centres et en partie couverts
de bois. Nous appellerons moyenne propriété, quant à la conte-
nance, celle qui comprend les domaines de 6 à 30 hectares. Par-
fois 30 hectares peuvent représenter une grande valeur, dans le
fond des vallées par exemple ; mais souvent aussi 50 à 60 hectares
ne donnent qu'un revenu fort mince. Cette moyenne propriété
couvre environ 30 pour 100 du sol français, mais elle doit bien
représenter 35 à AO pour 100 de la valeur. La grande propriété,
celle au-dessus de 40 hectares, qui, cependant, est souvent encore
une propriété indigente, détient 45 pour 100 environ du territoire
et ne représente vraisemblablement que le quart de la valeur et
du revenu du territoire français; elle est surtout cantonnée dans
les pays pauvres, éloignée des centres et elle contient une propor-
tion considérable de bois et de terrains de montagnes. Encore doit-on
dire que les biens des communes interviennent pour une propor-
tion qui n'est pas négligeable dans cette grande propriété. Il est
regrettable, sans doute, de ne pas arriver à des résultats plus pré-
cis et plus incontestables ; une opération générale et continue,
comme la refonte du cadastre sur tout le territoire, pourrait seule
conduire à des conclusions plus rigoureuses. A défaut de cet
immense travail, il faudrait que les directeurs des contributions
directes imitassent l'un des leurs, M. Gimel, qui a profité de son
séjour comme chef de service dans quatre départemens successi-
vement pour rassembler les élémens de très curieuses monogra-
phies, notamment sur les modifications, à des intervalles de vingt
à trente ans, des cotes foncières dans les départemens du Gers et
du Nord. Quoi que l'on puise faire, d'ailleurs, on n'arrivera jamais,
dans une matière qui est si changeante et compliquée de tant d'élé-
mens divers, à une précision mathématique.
858 REVUE DES DEUX MONDES.
Si la propriété en France est divisée, quoique guère plus que
dans divers autres pays voisins, elle se trouve aussi très dispersée.
Il ne faut pas confondre les cotes avec les parcelles cadastrales; les
premières contiennent souvent les secondes par dizaines. Sauf dans
les districts écartés et sans industrie, il est peu de domaines qui
soient d'un seul tenant. Cet état de choses date de loin : on s'en
plaignait déjà au xviii* siècle, même au xvii®. Ce genre particulier
de morcellement, qui sans multiplier les propriétaires multiplie les
fractions du territoire, s'accentue de plus en plus. Il se trouvait
124 à 125 millions de parcelles quand fut fait le cadastre, l'on es-
time que le nombre s'en est accru d'une vingtaine de millions
depuis lors, ce qui porterait le nombre des parcelles à lZt5 millions
et leur étendue moyenne à 33 ou 34 ares ; mais ici les moyennes
sont trompeuses, parce que les 9 millions de maisons, les petits
jardins et vergers des banlieues de villes ou de villages, les chan-
tiers, magasins et constructions de toute nature ont pour la plupart
quelques ares seulement de superficie. 11 ne faudrait pas croire,
en outre, que les 145 millions de parcelles fussent toutes enche-
vêtrées les unes dans les autres. La définition erronée du mot
dans le Dictionnaire de l'Académie et dans celui de Littré ré-
pandrait cette erreur. Il est curieux que les lexicographes n'aient
pas pris la précaution de consulter un spécialiste avant de définir
la parcelle. L'Académie commet une hérésie quand elle écrit :
« Parcelle y en terme de cadastre, se dit de chaque petite portion
de terre séparée des terres voisines et appartenant à un proprié-
taire différent. » Et Littré, qui a fait partie de nos chambres lorsque
l'on y parlait sans cesse de la revision du cadastre, répète cette
définition irréfléchie. Ainsi, d'après ces auteurs, toutes les pai'celles
que possède un même propriétaire seraient séparées les unes
des autres. Il n'en est rien dans les neuf dixièmes des cas : la par-
celle est « une portion de terrain, située dans un même canton,
triage ou lieu dit, présentant une même nature de culture et ap-
partenant à un même propriétaire. •» Il en résulte que la différence
des cultures ou les clôtures, sinon actuellement, du moins lors du
cadastre, suffisaient pour constituer des parcelles. Aussi ce mot n'in-
dique-t-ii aucunement une discontinuité dans la propriété du sol, et
il n'est pas rare de voir un domaine constitué de 20 ou 30 parcelles,
de 100 même, qui se tiennent les unes aux autres.
Il arrive souvent aussi qu'un certain nombre de parcelles sont
disséminées, et c'est, en général, un mal. Il ne s'est guère trouvé
qu'un écrivain compétent, M. Hippolyte Passy, pour expliquer et
approuver en certains cas la dispersion des parcelles appartenant
à un même propriétaire. Pour les paysans des villages, dit-il, c'est
LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. 859
parfois un avantage : chacun possède ainsi un peu des différens sols
et des diiïérentes expositions de sa commune; chacun peut avoir
son potager, sa vigne, sa prairie, èon bois. Quoique ingénieuse,
cette justification de la dispersion parcellaire ne peut être qu'excep-
tionnellement vraie. D'une manière générale, la dissémination et
l'enchevêtrement des parcelles sont l'un des maux dont souffre la
petite et quelijuefois la moyenne propriété en France. Il ne faut pas,
d'ailleurs, s'exagérer ce mal, il no sévit que sur une partie restreinte
du territoire. Faut-il, pour le faire disparaître, recourir à des remanie-
mens collectifs qui ont été rendus obligatoires dans plusieurs ])ays
étrangers, notamment en Allemagne, et qui, pour réunir les exploita-
tions, im[)()sent aux propriétaires l'échange d'une partie de leurs par-
celles contre celles du voisin? M. de Foville déconseille de recourir à
cette extrémité, et nous l'approuvons fort de sa circonspection. Pour
obtenir un avantage économicpie, qui est certain, mais limité, on
s'expose à un mal infiniment plus grand, celui d'affaiblir le senti-
ment et l'amour de la propriété. Le principe de la proj)riété per-
sonnelle est attaqué par trop d'ennemis pour que nous souffrions
qu'on lui porte une atteinte quelconque. Que l'on rende les échanges
de parcelles presque gratuits, comme l'a fait chez nous la loi du
3 novembre 1884 et comme le propose, en Belgique, un projet
analogue, l'on obtiendra avec le temps des résultats qui ne seront,
sans dont»', pas aussi complets que ceux des remaniemens collec-
tifs obligatoires, mais qui auront l'avantage inappréciable d'être
exempts de toute tache de brutalité et de violence.
ÎSous n'entrerons pas dans plus de détails sur l'œuvre ma-
gistrale de M. de Foville. L'auteur s'y montre constamment
libéral, ennemi de l'intrusion de l'état; on sait que la France reste
aujourd'hui, en Europe, l'unique pays où fleurit encore l'école éco-
nomique libérale, la seule, en définitive, qui puisse se réclamer de
la science et de l'expérience. 11 défend avec succès la petite pro-
priété; il montre que, contrairement aux assertions d'étourdis,
parmi lesquels se trouve le grand romancier Balzac, elle ne fait pas
dispiraîtrtr le bétail, et qu'au contraire elle l'a accru. 11 prouve que
notre législation successorale n'est pas le facteur principal du mor-
cellement. On pourrait, si l'on veut, élargir la quotité disponible,
comme le demandait M. Le Play, nous n'y verrions, quant à nous,
aucun mal; on devrait surtout supprimer l'article 82(5 du code au-
torisant chaque cohéritier à « demander sa p&rlen nature des meu-
bles et immeubles de la succession. » Mais, qu'on ne s'y trompe
pas , à part quelques périodes de malaise , comme celle que nous
traversons depuis quatre ou cinq ans, la petite propriété continuera
à se développer, à mordre et à dépecer la grande. Gela est dans la
860 REVUE DES DEUX MONDES.
nature des choses, et c'est un fait universel chez tous les peuples
civilisés.
Les pouvoirs publics n'ont ni à favoriser, ni à combattre cette
tendance. Leurs résolutions vacillantes et contradictoires porteraient
sans aucun profit du trouble dans le développement régulier de
faits qui sont inéluctables. Certaines mesures, cependant, de-
vraient s'imposer à leur attention. Ils ont mis près de dix ans,
depuis le projet de loi de M. Dufaure, à voter la réduction des
frais sur les petites ventes judiciaires. Ils n'ont pas su encore
achever le code rural, ni constituer le crédit agricole. Ils ont laissé
passer une ère inouïe de prospérité, de 1876 à 1880, sans entre-
prendre la revision d'un cadastre vieilli. Par une barbare méthode,
d'apparence démocratique, en réalité contraire aux intérêts des
classes laborieuses, ils pompent sur tous les coins du sol, et notam-
ment dans les campagnes, les épargnes au fur et à mesure de leur
formation pour les engloutir et les stériliser dans la dette flottante
du Trésor. Ils n'ont su, dans la période prospère, ni réduire les
scandaleux frais de mutations des immeubles, ni supprimer l'écra-
sant impôt sur les transports à grande vitesse, ni élaguer quelques-
unes des formalités ridicules et coûteuses de la procédure: Ayant
toujours à la bouche le mot de réformes, ils se sont livrés à une
agitation purement verbale. Ils n'ont accordé à l'agriculture que
des cadeaux dont la petite et même la moyenne propriété ne peu-
vent profiter, à savoir des droits de douane réputés protecteurs. La
petite propriété, néanmoins, à travers tous les obstacles que lui op-
posent les lois, le fisc et, dans ces dernières années, la nature elle-
même, continue son œuvr^ vaillante. Nous rendons hommage à tous
ses mérites; nous approuvons qu'elle se développe encore; et, ce-
pendant, nous verrions avec regret se dépecer tous les grands do-
maines : dans les mains de capitalistes riches, entreprenans et
avisés, ils constituent les meilleurs champs d'expérience ; ils vien-
nent puissamment en aide à la petite propriété qui les entoure. Un
pays d'où la grande propriété aurait absolument disparu finirait par
s'apercevoir qu'il lui manque un élément de progrès, un facteur
d'activité et de vie, la catégorie d'agriculteurs qui a la mission et
les moyens d'innover, d'expérimenter, de perfectionner, d'instruire,
par son exemple, la classe entière des cultivateurs.
Paul Leroy-Beaulieu.
LES
JOYAUX DE LA COURONNE
De tout temps , les joyaux de la couronne ont été l'objet
de la curiosité universelle. Chaque fois que l'administration en a
autorisé l'exposition, la foulo est venue compacte, toujours renou-
velée, toujours avide, pleine d'un naïf respect du passé, contempler
ces joyaux historiques. Les divers gouvernemens de notre pays ne
se sont pas monis préoccupés des diamans de la couronne : les
uns, pour rehausser l'éclat de leur puissance, les ont fait servir à
la parure des souverains; les autres, épris d'innovations égaliiaires,
ont manifesté l'intention de les vendre, en affeclant de les dédai-
gner connue d'inutiles « hochets de la vanité. »
Constituées en trésoi', ces pierres ont eu une existence aussi dure
à entamer que leur matière. Lois, décrets, vols, pillages ont été
impuissans dans le passé pour détruire cette collection. 11 est pro-
bable qu'elle subsistera lot)gtemps encore à travers les générations
futures comme un témoignage du triomphe du bon sens sur la
vulgarité, l'ignorance et la sottise.
Mais si la foule a constamment montré à leur égard un engoue-
ment profond, le monde savant ne semble pas avoir été bien sou-
cieux jusqu'à ce jour d'en faire l'étude au point de vue de l'histoire.
Cependant on a beaucoup écrit sur les joyaux de la couronne.
Lisez les manuels, les ariicles, les livres parus en grand nombre,
dont les auteurs ont affiché, dans le litre au moins, la prétention
de traiter à fond la question : aucun ne contient une histoire se-
862 REVUK DES DEUX MONDES.
rieuse de ces dianoians. La plupart de ces traités ne nous ont fait
connaître que des anecdotes douteuses, sinon apocryphes, qui ont
fini par devenir populaires, à force d'avoir été répétées.
II y a deux ans, le gouvernement, désireux d'opérer la vente des
joyaux de la couronne, avait confié à une commission extraparle-
mentaire le soin de désigner celles de ces pierreries qui pouvaient
présenter un caractère historique, pour les faire figurer à côté des
merveilles réunies dans la galerie d'Apollon. La chambre des dé-
putés et le sénat, saisis ensuite d'un projet d'aliénation d'une partie
de ces richesses, ont eux-mêmes nommé chacun une commission,
chargée d'exprimer un avis sur la solution qu'il convenait d'adopter.
Les rapporteurs de ces deux dernières commissions se sont bornés
à reproduire, pour la partie historique, le texte du rapport de la
première. Ce document ne fait remonter l'existence du trésor de
la couronne qu'à l'année 1661, parce que c'est à cette époque que
le cardinal Mazarin légua au roi Louis XIV quelques-unes de ces
pierreries. Or, c'est en 1530 que le roi François P"" avait créé le
Trésor des joyaux de la couronne.
Cent cinquante ans environ de l'existence de ces bijoux, c'est-
à-dire la moitié de leur histoire, sont ainsi passés sous silence. Les
rapporteurs ne savent comment l'état est devenu propriétaire de
ces pierreries. Est-ce par donation ou par acquisition? A quelles con-
ditions enirèrent-elles dans le trésor de la couronne? Quelle en était
l'origine? Aucune de ces questions n'est résolue, et cependant il
existe dans les dépôts publics des documens qui attestent avec
quelle légèreté les auteurs de ces rapports ont fait leurs recherches.
Nous exposerons les circonstances qui ont présidé à la création du
trésor de la couronne, et nous suivrons à travers les siècles ces
pierreries devenues parties intégrantes de notre histoire. Tous les
faits avancés seront justifiés par des pièces authentiques.
C'est entre deux revers, à un moment d'accalmie et à l'aurore
de la renaissance, que fut créé le trésor des joyaux de la couronne :
les pierreries qui, à l'origine, le composaient, ne servirent pas seule-
ment de parure à nos reines : en plus d'une occasion, elles jouèrent
un rôle plus important et rendirent d'éminens services politiques
à la France. On verra qu'il s'en fallut de peu qu'on ne leur dût
la conservation définitive de Calais en 1560. Plus tard, si Henri IV,
dans les circonstances les plus difliciles, parvint à pacifier le pays
et à en chasser l'étranger, ces pierreries ont encore été pour
quelque chose dans le succès qui couronna son œuvre.
Après en avoir fait rapidement l'historique, nous montrerons que
les faits énoncés dans les différons rapports des commissions
d'expertise de la chambre des députés et du sénat sont inexacts :
LES JOYAUX DE LA COURONNE. 863
nous prouverons, en outre, que ceux qu'on aurait pu y faire figu-
rer ont été omis. Nous terminerons en démontrant que la vente
des diamans de la couronne est inutile, maladroite et antipatrio-
tique (1).
I.
Le traité de Cambrai venait de réconcilier François V^ avec
Charles-Quint : comme gages d'amitié, l'empereur délivrait les fils
de France et accordait au roi la main d'Éléonore d'Autriche, sa sœur.
François I*' se rendit immédiatement à Bordeaux au-devant de la
nouvelle reine, et ce fut dans cette ville qu'il créa, le 15 juin 1530,
le trésor des joyaux de la couronne.
Par ses lettres patentes, François 1" faisait don de ces joyaux à
ses successeurs, c'est-à-dire à l'état, et il ordonnait que à chacune
mutacion d'iceulx joyaux leur appréciation, poix, paincture,
plomb, soient veriffiez en leur présence afin qu'ils baillent leurs
lettres patientes obligatoires de les garder à la couronne.
Il nous a paru intéressant de mettre en lumière ce document
ignoré, aujourd'hui que les pouvoirs publics s'arrogent le droit de
vendre une partie des diamans de la couronne, parce qu'ils sont la
propriété de l'état , tandis qu'ils ne lui appartiennent que parce
qu'ils sont inaliénables.
A celte époque, le trésor de la couronne ne représentait qu'une
valeur totale de 272,242 écus soleil (2); il se composait d'un grand
collier et de six bagues. On appelait alors « bague » toute espèce de
parures, mais, dans les inventaires de la couroime du xvi" siècle
et du commencement du xvii®, ce mot servait à désigner les pen-
dans de cou et les broches que l'on suspendait sur la poitrine des
femmes.
La plupart des pierres comprises dans le trésor de la couronne
provenaient d'Anne de Bretagne, qui les tenait de Marguerite de
Foix. L'une d'elles était connue, dans le trésor de la duchesse, sous
(ly Tout ce que nous écrivons résulte de documens, tels que quittances, arrêts de
la clianibre des comptes, lettres patentes et autres pièces, conservés dans les études
de notaires et dans notre collection particulière. Nous n'indiquons pas ici les cotes ou
les titres de chacune des pièces citée'*, parce que nous avons déjà commencé un im-
portant travail sur les diamans de la couronne, lequel contiendra in extenso les docu-
mens les plus intéressans et donnera toutes les indications des sources auxquelles
ont été puisés nos renscignemens.
^2) D'après nos calculs et les rapports des poids des monnaies anciennes et mo-
dernes, la valeur approximative de l'écu soleil, qui était d'or fin, serait aujourd'hui de
13 fr. 50. Par conséquent, 272,212 écus soleil vaudraient environ 3,075.207 francs.
864 REVUE DES DEUX MONDES,
la dénomination de la belle pointe, dénomination qu'elle conserva
durant tout le xvi* siècle ; mais la plus célèbre était un rubis de
206 carats, appelé la Côte de Bretagne. Cette pierre mérite une
mention particulière, car elle est fort probablement encore aujour-
d'hui comprise dans le trésor de la couronne, et aucune commis-
sion jusqu'ici, nous le croyons du moins, n'en a signalé l'existence.
En 1530, elle était montée sur un pendant de cou, ayant la forme
d'un A romain. Catherine de Médicis la fit remonter avec onze
perles. A partir de cette époque, son histoire se confond avec celle
de deux autres gros rubis, dont l'un prit le nomd'/4 romain, à cause
de la forme du bijou au centre duquel il était placé; l'autre s'ap-
pela Y œuf de Naples.
En 1570, lors du mariage d'Elisabeth d'Autriche, ces trois pièces
subirent une nouvelle modification, qu'elles ne gardèrent malheu-
reusement pas longtemps, car, en 1588, le roi Henri III, obligé de
lever des troupes pour repousser une invasion espagnole, engageait
les trois rubis entre les mains de l'un de ses secrétaires, le sieur
Legrand, contre un prêt de 347,000 livres tournois, prix auquel ils
avaient été estimés. La Côte de Bretagne seule fut prisée, durant
tout le xvi® siècle, 50,000 écus, c'est-à-dire environ 600,000 francs
de notre monnaie actuelle.
Le sieur Legrand ne tarda pas à mourir : le 10 mars 1635
et le 7 octobre 1643, ses héritiers obtinrent de Louis XIII et de
Louis XIV des lettres patentes les autorisant à vendre les trois
rubis au cas où le remboursement du prêt n'aurait pas lieu im-
médiatement. On n'eut pas besoin de recourir à ce moyen extrême.
En janvier 1670, Colbert faisait rendre un arrêt du conseil décla-
rant les héritiers Legrand remboursés et ordonnant la réintégra-
tion des trois rubis dans le Mobilier de la couronne, où ils res-
tèrent jusqu'au 5 novembre 1749; à cette époque, le conseil du
roi ordonnait de remettre la Côte de Bretagne au sieur Jacque-
min (1), pour être montée dans l'ordre de la Toison d'or. Elle fut
alors confiée à Gay, le fameux graveur en camées de M"*® de Pom-
padour; celui-ci lui donna la forme d'un dragon soutenant dans sa
gueule la toison elle-même.
La Côte de Bretagne, alors estimée 60,000 livres, fut portée par
Louis XV et par Louis XVI; en 1792, elle fut volée. Comment ren-
tra-t-elle depuis dans le trésor? On ne le sait; c'.est ce que nous
apprendront sans doute un jour les énormes dossiers de la révolu-
tion, déposés soit aux Archives, soit à la Bibliothèque, et non en-
(1) Jacquemin (Pierre-André), reçu maître-orfèvre, le 8 mars 1751, joaillier de la
couronne en 1757 (1" mars). Mort en 1773, Son poinçon était P. A. J. et un cœur.
LES JOYAUX DE LA COURONNE. 865
core catalogués. La commission d'expertise a classé cette pierre,
avec quelques autres, dans cette catégorie : « sans importance, pour
être envoyée au Muséum. » Depuis, sur l'avis de quelque archéo-
logue (probablement M. Courajod, conservateur au iMuséedu Louvre,
qui a parlé de cette pièce dans le Livre-Journal de Lazare Duvaux),
elle a été comprise parmi les pierres destinées à être conservées
dans les musées (1).
On voit, par l'exposé qui précède, que l'histoire de ces pierres fut
mouvementée. Il est probable qu'il existe encore d'autres pierres
aussi intéressantes que la Côle de Bretagne, dont la commission a
ignoré l'existence et dont personne n'a cherché à établir l'identité.
Mais il nous faut revenir quelque peu en arrière.
Le trésor constitué par François I" ne subit, sous le règne de
Henri II, que quelques modifications. Pendant celte période, Diane
de Poitiers avait porté les diamans appartenant au roi. A la mort
de ce dernier, elle fut naturellement disgraciée, et François II, à
i'insiigation de Catherine de Médicis, lui réclama tous ses bijoux :
ce fut inutile, car toutes les pièces prêtées à Diane se retrouvèrent
au complet dans les cabinets du roi. Pour empêcher désormais les
favorites de se parer des pierres superbes que François l*"^ avait
achetées pour son usage personnel, moyennant des sommes consi-
dérables, François II , par lettres patentes du 2 juillet 1559, fit en-
trer dans le trésor de la couronne tous les joyaux dont Hetn-i II et
lui avaient successivement hérité. Il n'oublia pas d'y faire figurer
en ces termes la fameuse clause d'inaliénabilité : « Laissons, don-
nons et affectons lesdites bagues, joyaux et autres pierres pré-
cieuses, pour y estre et demeurer perpétuellement au trésor,
comme les meubles précieux de ladicte maison et couronne de
France, sans qu'elles en puissent, pour quelque cause et occasion
que ce soient, estre distraictes, vendues ou aultrement aliénées,
lesquelles vendition, aliénation et distraction nous avons inter-
dictes et deffendues, interdisons et deffendons par ces dictes pré-
sentes. » Parmi ces pièces, les plus célèbres étaient une croix de
plusieurs brillans, de 90,000 écus, et une superbe table de dia-
mant, payée par François I®' 65,000 écus : nous les verrons plus
tard jouer un rôle historique important.
Après avoir ainsi augmenté le trésor de la couronne, François II
fit approprier toutes. ces parures au goût du jour pour sa jeune
femme. Le roi mourut bientôt, et Catherine de Médicis, devenue
(1) Au mjet de cette pièce, j'ai reçu des lettres émanant de trois membres de la
commission d'expertise ; le premier (le président) me déclare qu'il ignore complète-
ment l'existence de la pierre en question. Les deux autres m'informent qu'elle a été
classée par eux dans les pièces destinées au Muséum d'histoire naturelle.
TOMi Lxxiii. — 1886. 55
866 tlETUE DES DEUX MONDES.
régente de France sous Charles IX, prit en garde les diamans de la
couronne.
Par le traité de Cateau-Gambrésis , la France s'était en-
gagée à rendre Calais à l'Angleterre dans un délai de huit ans;
mais les réformés, en guerre avec Catherine, avaient livré Le Havre
à ÉHsabeth. La régente voulait conserver Calais et recouvrer Le
Havre. Elle commença par s'emparer de cette dernière ville, puis
elle négocia pour garder Calais. Aussi offrit -elle à Smith et
à Throckmorton , ambassadeurs d'Elisabeth, une indemnité de
120,000 couronnes, ou le plus beau diamant de la couronne de
France. Les deux diplomates refusèrent; mais, voyant qu'ils n'obte-
naient rien, ils s'accusèrent réciproquement de maladresse, s'invec-
tivèrent violemment, puis se précipitèrent l'un contre l'autre, la
dague à la main. Hs furent séparés par un agent de Catherine, qui
leur renouvela l'offre de 120,000 couronnes, qu'ils finirent par
accepter.
Grâce à l'habileté de la reine, le plus beau diamant de la cou-
ronne, qui avait été offert à l'Angleterre, demeura dans les coffres
du trésor, et Calais, cet autre bijou cent fois plus estimable, put
être conservé, moyennant le paiement d'une faible somme d'argent.
Le plus beau diamant de la couronne était alors la Grande-Table,
de 65,000 écus; c'était donc celui-là qui devait nous garder Calais.
Jusqu'en 1569, pendant la jeunesse de Charles IX, les diamans
ne jouèrent aucun rôle, et l'on en trouverait la preuve dans cette
exclamation du jeune roi : « Ma vie n'est point de si grande consé-
quence qu'elle doibve estre si précieusement gardée dans un coffre,
comme les bagues de la couronne. »
En 1569, la guerre avait recommencé, et les Allemands, appelés
par un des partis qui se disputaient le pouvoir, envahissaient en-
core une fois la France, détruisant tout sur leur passage. Dans ces
circonstances, Catherine conclut avec la seigneurie de Venise un
emprunt de 1,800,000 écus; en gage, elle donna à la sérénissime
république la grande croix de diamans de 90,000 écus, la table
de diamant à laquelle l'histoire aurait dû décerner le nom de
Calais à plus juste titre qu'elle a donné à deux autres diamans le
nom de Régent et celui de Sancy; et enfin, une troisième pierre,
estimée 42,000 écus. L'emprunt paraît avoir été assez tôt rem-
boursé, car, à en croire les dépêches des ambassadeurs vénitiens,
l'année suivante les bijoux avaient été rendus à la reine. En tous
cas, ils étaient rentrés en France au moment du mariage d'Elisa-
beth d'Autriche, en novembre 1570, puisqu'ils figurèrent dans les
fêtes données à cette occasion. La jeune reine devait, après trois
ans de mariage, les remettre à une nouvelle reine, Louise de Vau-
demont.
LES JOYAUX DE LA COURONNE. 867
Tout d'abord, ils brillèrent à la cour de Henri III. Bientôt le nou-
veau prince de Condé appela au secours des réformés Jean-Casi-
mir, fils de l'électeur palatin, Frédéric, en lui promettant, outre
des sommes considérables, le gouvernement des Trois-Évêchés :
Metz, Toul et Verdun. Le duc de Guise battit Casimir au pasSage
de la Marne à Dormans, mais il ne put empêcher le gros des forces
allemandes de pénétrer au cœur de la France. La paix ne fut signée
que contre la remise, faite à Casimir, de 600,000 livres en argent et
de nombreux bijoux. Il rentra triomphalement dans son pays avec
un butin considérable; il était suivi de chars portant les bijoux,
exposés de telle façon que tout le monde pouvait les voir. A partir
de ce moment, Henri III engage entre les mains du duc de Lor-
raine, du duc de Savoie, des ligues suisses de Bâle, an cardinal
Farnèso, du dnc de Parme, du duc de Florence et de banquiers,
tels que Horatio Rucelay, Cénamy et Zumet, la plupart des bijoux
du roi et de la couronne. Les emprunts sont faits précipitamment
et il serait trop long de recherch(»r le sort de chacun de ces joyaux ;
on constate très facilement leur engagement, mais il est plus diffi-
cile de retrouver trace de leur rentrée en France.
Enfin, le désordre arrive à son comble ; Henri III dispose en fa-
veur de ses mignons de sommes importantes et du reste de ses
bijoux; la situation est telle, qu'il ne doit plus subsister une seule
pièce dans le trésor de la couronne, car, le 1*' octobre 1588, il
décharge entièrement sa femme de la responsabilité attachée à la
garde des bijoux qu'il a employés, dit-il, « pour garantir des em-
prunts faits par son commandement. »
Pourtant le trésor de la couronne s'était singulièrement accru.
Charles IX avait fait de nombreux achats de ])ierres au moment de
son mariage, et Catherine de Médicis avait donné tout son avoir en
bijoux. Henri III n'avait pas été moins large, et noujbre de pièces
achetées par lui étaient entrées dans les coffres de la couronne.
Charles IX et Catherine de Médicis les avaient donnés pour qu'ils
restent inaltérables à la couronne, mais Henri III avait introduit
dans la donation qu'il fit des siens ime clause assez bizarre. Il stipu-
lait qu'au cas où il n'aurait pas d'enfant mâle devant lui succéder
comme roi de France, il pourrait disposer de tous les bijoux à
son plaisir. Entendait-il par là qu'il voulait les donner à son suc-
cesseur? C'est ce que nous laissons au lecteur à deviner.
Les époques qui suivent ne nous ont laissé aucun document : ce
qui est certain, c'est qu'au milieu du désordre général, un conseil-
ler à la cour des aydes, le sieur Devetz, parvint à sauver un grand
nombre de pierreries qu'il apporta à xMantes, le 19 mai 1591, et
qu'il remit entre les mains de Sully, en son châieau de Rosny. La
plupart des objets engagés chez des souverains ou dans des mai-
868 REVUE DES DEUX MONDES.
sons de banque rentrèrent successivement en France, et Henri IV
possédait sans doute, au moment de son mariage avec Marie de
Médicis, la plus grande partie des diamans de la couronne. Dès les
premières années de son règne, il fit de l'argent, comme Henri HI,
avec toutes les pierres qu'il eut à sa disposition, et les nombreux
arrêts des conseils des finances attestent que l'administration de
Sully était aussi sage que la renommée l'a proclamé.
C'est sous le règne de Henri IV qu'apparaît un personnage bi-
zarre dont le nom est intimement lié à l'histoire des diamans de la
couronne: Nicolas Harlay de Sancy, colonel-général des Suisses,
surintendant des finances, avait déjà levé, en 1589, une armée de
Suisses pour le compte de Henri HI. Après la mort de ce dernier,
il se rangea du côté de Henri IV; selon les circonstances, il fut
tantôt financier, tantôt homme de guerre et presque toujours mar-
chand de pierres. Il acheta naturellement une grande quantité de
diamans et en engagea plusieurs en Suisse pour y lever des troupes.
Plus tard, vers 1600, Henri IV lui achetait de nombreuses pierres,
que Sancy devait porter immédiatement à l'étranger, où il devait
les donner en gage d'emprunt, tandis qu'il ne devait toucher que
postérieurement du trésor la somme pour laquelle il les aurait en-
gagés (1).
Le plus beau des diamans de Sancy était celui qui porta son
nom. Nous ignorons où il l'avait acheté ; mais nous nous élevons
formellement contre les légendes qui attribuent à ce diamant une
origine antérieure à la fin du xv!*" siècle (2) ; Sancy s'efforça à di-
verses reprises de le vendre, particulièrement au duc de Mantoue (3).
Après quatre ans de pourparlers, ce dernier ne se décidant pas,
Sancy le vendit, à la fin de mars 160/i, au roi Jacques I" d'Angleterre.
Charles I" l'avait en sa possession lorsqu'il monta sur le trône, et
au moment de la révolution d'Angleterre, Henriette de France,
petite-fille de Henri IV et femme de Charles r% l'emporta avec elle.
Pressée d'un besoin d'argent, elle le donna en gage, le 6 septembre
(1) Nous devons à M. de Kermaingant la communication de trois pièces fort
curieuses sur Sancy: M. de Kermaingant les a extraites des papiers de M. le baron
d'Hunolstein, que ce dernier avait obligeamment mis à sa disposition pour un travail
sur le XVI'' siècle et, en partie, sur Henri IV.
(2) Nous préparons en ce moment un mémoire sur l'histoire du Sancy ; on verra
pour quelles raisons nous n'avons pas cru devoir adopter la légende qui s'est formée
autour de ce diamant.
(3) M. Armand Bascliet, dont on ne peut se passer quand on s'occupe de choses do
Venise, a bien voulu nous communiquer quatorze lettres de la Correspondance de Sancy
avec le duc de Mantoue, au sujet de son diamant, de 1600 à 1604. Depuis que nous avons
écrit ces lignes, nous avons eu la douleur d'apprendre la mort prématurée de cet his-
torien si aimable et si érudit, qui n'avait cessé de nous encoui'uger et de nous aider
dans tous nos travaux.
LES JOYAUX DE LA COURONNE. 869
1655 avec le miroir de Portugal, au duc d'Épernon (1), qui lui avait
prêté A60,000 livres (2).
Le 30 mai 1657, Mazarin désintéressait le duc d'Épernon et pre-
nait possession, avec le consentement de la reine d'Angleterre, du
Sanry et du Miroir de Portugal, par acte passé, en présence de
Hervart et de Colbert, devant Debeaufort et Lefoin, notaires à Pa-
ris. Mazarin gardait ces pierres avec beaucoup d'autres bijoux. Lors-
qu'il mourut, en 1661, il fit un long testament, dressé par Debeau-
vais et Lefoin, notaires à Paris, par lequel il laissait au roi Louis XIV
dix-huit diamans de premier ordre, que l'inventaire de la cou-
ronne désigne toutau long. Le ASamy y est appelé le premier Mazarin,
le second est un diamant en table, et le Miroir vient troisième ;
les quinze autres suivent. Depuis, le Miroir de Portugal et le
Sanry furent portés par les rois et les reines, et volés en 1792. A la
suite de diverses pérégrinations, le Sanry se trouva entre les mains
de Charles IV d'Espagne ; Joseph Bonaparte le trouva dans les cof-
fres de la couronne lorsqu'il en prit possession, et Napoléon lui
indiquait, en 1809, comme moyen de se procurer de l'argent, la
vente du San/y. Probablement, ce conseil fut suivi, car, en 1829,
ce diamant entrait dans la famille Demidof. Le Miroir de Portugal,
qui appartint aux couronnes de trois pays, est peut-être encore dans
le trésor, mais, comme pour la grande table de Calais, personne
n'a cherché à en retrouver l'identité, puisqu'aucun des experts ni
des commissaires n'en connaissait l'existence.
Revenons à l'avènement de Louis XIII ; lors du mariage d'Anne
d'Autriche, le trésor de la couronne s'augmenta d'un grand nombre
de pierres que la jeune reine apporta d'Espagne. Louis Xlll acheta
également beaucoup de diamans ; le cardinal Richelieu lui en laissa
un, de toute beauté, lors de sa mort, en 16A2 ; il pesait 19 ca-
rats.
Lorsque Louis XIV prit le pouvoir, à sa majorité, le trésor était
j)lus considérable qu'il ne l'avait jamais été. Le roi se servit, durant
tout son règne, de ces pierreries : il fit monter presque tous les
Mazarins, dans une grande chaîne ou dans des boutons qu'il por-
tait souvent. Ces parures durent rester dans le même état jusqu'en
(i) Nous devons à M. Auguste Vitu l'indication de l'existence d'un volumineui
dossier sur celte vente et à M. Ph. Vassal la communication de ce dossier.
(2) Le Miroir de Portugal était un diamant dont le rôle historique a été plus impor-
tant que celui du Sancxj. Après avoir fait partie, comme son nom l'indique, du tré-
sor de Portugal, il avait été emporté en Angleterre par Antoine de Crato,et Elisabeth
avait consenti à l'aider dans ses revendications, moyennant le don qu'il lui Ht de cette
pierre et des autres joyaux de la couront\e de Portugal ; c'est ainsi que le Miroir
était entré dans le trésor d'Angleterre et qu'il se trouvait, comme le Sancy, entre les
mains d'Henriette de France.
870 REVUE DES DEUX MONDES,
1;722, date du couronnement de Louis XV; mais, en 1691, il est
parlé de deux pierres extraordinaires, l'une connue sous le nom
du grand diamant bleu, et l'autre sous celui Aq diamant de la mai-
son de Guise. Ces deux pièces avaient probablement été achetées,
mais nous ne savons pas à quelle date ni dans quelles circon-
stances (1). Tous deux semblent avoir été volés en 1792. Le dia-
mant bleu fut cassé en deux morceaux, et il paraîtrait que ces frag-
mens font actuellement partie de la collection de M. Beresford-Hope,
à Londres.
En 1722, Claude Ronde exécuta la fameuse couronne du sacre,
dont on voit encore le fac-similé dans la galerie d'Apollon (2).
C'est un peu avant cette époque, en 1717, que le Régent entra
dans le trésor ; l'achat en a été raconté par Saint-Simon dans ses
Mémoires. On le plaça d'abord au centre du bandeau de la cou-
ronne que faisait Ronde. Lors du sacre de Louis XV, cette couronne
était surmontée d'une fleur de lis dont la pointe centrale était le
Sancy : de nombreux Mazarins, dont \e Miroir de Portugid, accom-
pagnaient le Régent sur le bandeau.
Si Louis XIV fit d'importans achats, Louis XV semble, au con-
traire, s'en être presque entièrement abstenu, et lorsque Louis XVI
prit possession de la couronne en 111 h, on signalait peu de nou-
\ elles pierres. Toutefois les parures avaient subi des modifications
et on peut en suivre les différentes montures dans les Mémoires du
due de Luynes, qui indiquent les bijoux que Marie Leczinska portait
dans chaque fête.
Marie-Antoinette se servit naturellement des bijoux de la cou-
ronne. Elle affectionnait particulièrement une parure de rubis qui
était estimée l/i5,000 francs.
Un jour, la reine en fit modifier la monture, et pour la rendre
beaucoup plus belle, elle y fit ajouter, avec l'agrément du roi, une
si grande quantité de diamans précieux, qui lui appartenaient, qu'il
devint bientôt impossible de distinguer ce qui était à la couronne
de ce qui était à la reine. Aussi obtint-elle du roi que la parure en-
tière lui fût donnée en propre. Mais Louis XVI crut devoir porter
l'affaire devant son conseil, et, le 13 mars 1785, intervint un arrêt
qui validait cette donation. De plus, comme les montures des bijoux
et l'achat de nombreuses pierres avaient donné lieu à de fortes dé-
(1) Un passage des Mémoires de Iw grande Mademoiselle ferait supposer que le dia-
mant de la maison de Guise aurait été donné par elle.
(2) Ronde (Laurent) avait été reçu en lb89; il habitait d'abord quai des Orfèvres,
ensuite aux galeries du Louvre. Son poinçon était LR et une étoile. — Son neveu
(Claude-Dominique) était associé avec lui et lui succéda comme joaillier ordinaire
du roi et garde des pierreries de la couronne. Son poinçon était GR et un cœur.
LES JOYAUX DE LA COURONNE. 871
penses, Louis XVI, au lieu de payer en argent, remit au sieur Le
Blanc (l), joaillier de la reine, un nombre équivalent de pierres qui
sont désignées en l'inventaire de 177A.
En vertu d'un décret rendu par l'Assemblée nationale, les 26 mai
et i*^' juin 1791, ces pierres reprenaient la destination que Fran-
çois P' leur avait imposée dans ses lettres patentes de 1530, et
entraient défmitivement dans la dotation de la couronne. On en
faisait ckesser l'inventaire ; toutes les pièces furent ensuite dépo-
sées au garde-meuble, où le public pouvait les voir certains jours.
L'assemblée législative ordonna la vente des diamans, mais les
septembriseurs estimèrent quil était beaucoup plus simple de s'en
approprier la valeur que de la laisser à l'état.
Pendant six jours, une bande d'individus, composée au moins
pour le dernier jour de trente à quarante personnes, pénétra cha-
que soir dans les salles du premier étage du garde-meuble, au
moyen d'échelles de corde, et en s'aidant du réverbère placé au
coin de la rue Saint-Florentin. Après avoir brisé les scellés apposés
sur les portes et avoir crocheté les serrures des armoires, ils s'em-
parèrent de la presque totalité du trésor. La police ne s'aperçut du
vol que lorsque l'œuvre fut eniièrement accomplie.
Dans la nuit du 16 au 17 septembre, des gardes nationaux cru-
rent voir remuer le réverbère adossé à la colonnade. Ils s'appro-
chèrent et aperçurent un individu hissé sur ce réverbère. Ou lui
cria qu'on allait faire feu s'il ne descendait. Il s'empressa d'obtem-
pérer. On le conduisit ensuite au poste, où il fut maintenu en état
d'arrestation. Un autre homme, pris de peur, se laissa glisser le long
du réverbère et tomba également entre les mains des gardes natio-
naux. On trouva sur ces voleurs un certain nombre de bijoux, et
on s'aperçut ainsi de la soustraction qui avait été commise, en toute
sécurité, depuis le 11 septembre. Quatre individus, qui semblaient
faire le guet, purent s'enfuir. Le lendemain, le ministre de l'in-
térieur Roland monta à la tribune de l'assemblée pour parler de cet
événement, et dut déclarer que, sur 25 millions de richesses, il en
restait à peine pour 500,000 francs.
Durant l'opération, aucune patrouille réguUèrement commandée
n'avait été faite : les rondes de police n'avaient rien vu, et cepen-
dant les voleurs avaient éclairé les pièces du garde-meuble, ils
avaient dû y manger et y séjourner plusieurs nuits de suite, car,
lorsqu'on y pénétra après eux, on trouva des restes de victuailles, des
bouteilles vides et des bouts de chandelles.
(1) Le Blanc (Jeao-Baptislc), place Baudoyer, et son fils (Gaspard-Alphooiie), furent
successivemeut orfèvres de la reiue et des princesses dans toute la seconde moitié du
xviii° siècle. Le poinçon de Gaspard-Alphonse était G. A. L. et un cœur.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
L'opinion publique n'hésita pas à accuser de ce crime Danton et
le parti avancé, qui, à leur tour, l'imputèrent aux contre-révolu-
tionnaires. Lorsque Vergniaud dut porter sa tête sur la guillotine,
il s'écria à la tribune : « Je ne me crois pas descendu à être obligé
de me disculper d'une accusation de vol. » Quant à Sergent, alors
administrateur de la police et de la garde nationale, il fut si claire-
ment désigné comme ayant trempé dans l'affaire, que ses contem-
porains lui donnèrent le nom de Sergent-Agate, en souvenir d'une
des plus belles gemmes de la couronne. Les historiens de la révo-
lution lui ont conservé ce surnom.
II n'est pas facile de désigner les personnes auxquelles incombe
la responsabilité de cette soustraction. On découvrit un certain nom-
bre de voleurs. Ils en dénoncèrent d'autres, et bientôt le tribunal
révolutionnaire en condamna à mort quelques-uns, qui furent exé-
cutés sur la place de la Concorde (1).
On retrouva immédiatement un certain nombre de diamans ; mais
les plus importans, le Régent et le Sanry, échappèrent aux premières
investigations : c'était un nommé Gottet qui avait volé le Sanry • il
l'avait donné à un de ses camarades, qui avait pris la fuite. Quant
au Régent, il ne fut découvert qu'un an après, dans un cabaret
du faubourg Saint-Germain (2). D'autres diamans furent retrouvés
dans les années qui suivirent et furent versés à la caisse de l'ex-
traordinaire. Au sacre de Napoléon V, les joyaux de la cou-
ronne apparurent en public. Le Régent était fixé au pommeau de
l'épée.
L'empereur augmenta considérablement le trésor qu'il avait reçu
de l'état en achetant 6 millions de diamans au moyen de fonds spé-
ciaux, créés par décret du 16 février 1811. En ISIÂ, tous les joyaux
de la couronne furent emportés à Blois par Marie-Louise, mais l'em-
pereur d'Autriche (son père) les lui fit réclamer ; après les avoir
reçus, François II les fit remettre à Louis XVIII, qui, dans la nuit
du 20 mars 1815, les emporta à Gand, où il les garda. Il les rap-
porta à Paris lors de sa seconde restauration. Durant son règne,
ces diamans ne subirent pas de grandes modifications. Louis XVIII
en détacha cependant une croix du Saint-Esprit, estimée 650,000 fr.,
dont il fit don à Wellington.
(1) Un journal prétend tenir du rapporteur de la chambi-e des députés que l'on re-
chercha les auteurs du vol, qu'on en arrêta quelques-uns, mais qu'ils furent bien-
tôt relâchés, parce que leur culpabilité ne fut pas démontrée : or, Paul Miette, Lire,
Cottet, dit le Petit-Chasseur, Meyran, dit Grand C, Mauger, Gallois, dit Matelot,
Joseph Picard, Anne Leclerc, François Depeyron, dit Francisque, et Jean Badarel
furent condamnés à mort, pour avoir participé à ce vol.
(2) C'est du moins ce qui paraît résulter de la déposition d'une femme Corbin, dans
le procès.
LES JOYAUX DE LA COURONNE. 873
A l'avènement de Charles X, toutes les pierres furent remontées
pour le sacre et elles subsistèrent en cet état jusqu'en 1854. Durant
le règne de Louis- Philippe, la reine Marie-Amélie ne s'en servit
point.
Le 26 février 18/i8, à l'instigation du général Courtais, comman-
dant de la garde nationale, les diamans de la couronne, qui étaient
conservés en écrins dans les caisses de la liste civile au Louvre,
furent, contre l'avis de l'inspecteur-général et du joaillier de la
couronne, mis dans des musettes, placés sur une civière et trans-
portés à l'état-major de la garde nationale par des garçons de bu-
reau et des gardes nationaux en armes. De là, ils furent livrés au
trésor public. Dans l'un de ces transports, deux parures, dont le
prix total s'élevait à 292,000 francs, furent volées. L'opinion pu-
blique accusa toujours Courtais, sinon d'avoir été l'auteur du vol,
du moins de l'avoir favorisé par la légèreté avec laquelle il avait
ordonné le transport de ces bijoux au milieu des insurgés armés.
De 185A à 1870, les diamans de la couronne furent remontés à diflé-
rentes reprises, et, dans le courant d'août 1870, ils lurent enfermés
dans une caisse cachetée et remis entre les mains de M. Rouland,
gouverneur de la Banque de France, qui se chargea de leur garde.
Revenus à Paris, les diamans furent collationnés, en 1875, par une
commission extraparlementaire, qui proclama la parfaite régularité
avec laquelle les livres avaient été tenus.
II.
L'historique des diamans de la couronne a prouvé que les mem-
bres des trois commissions n'avaient eu de la question soumise à
leur examen qu'une connaissance imparfaite. Il nous reste mainte-
nant à démontrer que les faits avancés par les rapporteurs sont
erronés. Nous allons les passer successivement en revue, en citant
le texte des rapports et en le faisant suivre de documens qui en
démontreront l'inexactitude.
Le rapport de la commission extraparlementaire propose de con-
server la broche reliquaire, parce que, y est-il dit, la taille des dia-
mans de ce bijou était de 1A76.
Évidemment, le rapporteur croyait, comme le disent tous les ma-
nuels et tous les dictionnaires^ que la découverte de la taille du
diamant avait eu lieu en 1A76.
Un des historiens de la ville de Paris, Guillebert de Metz, parle,
en 1A07, d'un certain nombre de tailleurs de diamans florissant à
Paris ; le plus célèbre était un nommé Ilermann. Un document
874 REVUE DES DEUX MONDES.
de 1381, conservé aux Archives nationales, signale encore à Paris
un nommé « Jehan Boule, tailleur de diamans ; » du reste, il suffit
de se reporter aux inventaires des ducs de Bourgogne, de Berry et
d'Anjou, pour se convaincre qu'au xiv^ siècle ces princes portaient
déjà des diamans taillés de dilférentes façons (1).
Le rapport indique ensuite que les Mazarins sont les diamans qui
ont été le plus anciennement taillés. Le rapporteur de la chambre
des députés, qui est en même temps l'auteur du projet d'aliéna-
tion, fait observer avec beaucoup de justesse et de raison a que
cette supposition ne paraît pas très fondée, si on la rapproche de
l'appréciation trouvée dans le rapport des experts, au sujet de la
broche reliquaire, qui aurait été taillée en 1A76. »
Nous supposons que le rapporteur de la commission d'expertise
a voulu dire : les plus anciens diamans taillés en forme de brillans,
mais encore voudrions-nous savoir où l'auteur a pu puiser ce ren-
seignement sur l'origine de la taille des Mazarins; car, pour notre
part, après avoir compulsé nombre de papiers concernant les pierres
et les bijoux du cardinal de Mazarin (papiers inconnus du rédacteur
de ce rapport), nous croyons devoir tirer cette conclusion que le
ministre d'Anne d'Autriche acheta ces diamans tout taillés et ne
s'occupa jamais de les faire modifier (2).
Le rapporteur de la première commission soutient encore que le
trésor des diamans de la couronne fut constitué en 1661 ; nous
avons cité les lettres patentes de François P", qui le créèrent en
1530 et nous avons résumé l'historique de quelques-uns de ces
bijoux depuis la fondation du trésor jusqu'à nos jours.
Enfin le même rapport affirme que les Mazarins furent montés,
pour la première fois, dans la couronne de 1725 : l'inventaire de
1691, nous l'avons déjà vu, démontre qu'à cette date quinze d'entre
eux étaient montés en chaîne et en boutons.
Examinons maintenant le rapport de la chambre des députés : il
n'est que la reproduction exacte du rapport de la commission
extraparlementaire, composée d'experts, à qui les rapporteurs de
la chambre et du sénat devaient naturellement attribuer une com-
pétence qui pouvait manquer à des hommes politiques. Les faits
erronés énoncés plus haut y sont donc reproduits, sauf celui relatif
à la taille des Mazarim, qui a été relevé si justement par le député
rapporteur. Mais, ajoute ce dernier auteur, « les Ma<zarms étaient,
(J) Voir à ce sujet le Glossaire archéologique de M. le marquis de Laborde, au mot
Diamant.
(2) Nous avions cru aussi, autrefois, que les Mazarins étaient les diamans les plus
anciens en forme de brillans, mais nous avons pu en étudiant la question nous con-
vaincre du contraire.
LES JOYADX DE LA COURONNE. 875
à l'origine, au nombre de dix, et actuellement on n'en compte
plus que sept (1).
Le testament de Mazarin et l'inventaire de la couronne de 1691
en indiquent dix-huit, dont ils mentionnent le poids exact. Il n'est
donc pas étonnant que la commission d'expertise n'ait pu retrouver
ces diaraans, puisqu'elle ne les connaissait point; cependant on
peut les suivre, jusqu'au vol de 1792, dans tous les inventaires, sur
les objets qu'ils décorèrent, et il serait probablement facile de dé-
terminer d'une façon positive ceux qui, volés en 1792, ne sont pas
encore rentrés à la couronne; mais la commission d'expertise n'avait
entre les mains aucune pièce pouvant l'éclairer (2).
Nous aurions préféré laisser de coté certains racontars, peu dignes
de figurer dans un travail sérieux ; mais puisqu'ils ont été énoncés
dans un document officiel, nous sommes obligé d'en démontrer
l'inexactitude.
Voici ce qu'on lit encore dans le rapport de la chambre des
députés : « L'ex-impératrice, assistant à la représentation de la
Biche au bois, fut frappée de la ceinture de chrysocale que portait
l'actrice chargée de représenter le rôle d'Aika. Elle ne fut satisfaite
que lorsqu'elle s'en fut commandé une pareille, qui l'ut faite avec
les diamans de la couronne. » Le même député publiait dernière-
ment le même fait en précisant encore davantage : « L'impératrice
Eugénie, disait-il, confia immédiatement ce désir au joaillier de la
couronne et leur recommanda de la confectionner (la ceinture) avec
les Mazarins, notamment. »
Le fait est inexact : la parure en question fut commandée le 23 juin
iSQli, livrée et facturée le 31 décembre suivant. Durant toute cette
année, on ne joua pas une seule fois la Biche au bois. Quant aux
Mazarins, le rapporteur pourra, s'il le désire, constater sur la
parure elle-même qu'ils n'y ont jamais été attachés.
On lit toujours dans le même rapport : « 11 (le B^geni) est encore
aujourd'hui comme le décrivait, en 1717, Saint-Simon dans ses
Mémoires. » L'achat du Bégenl eut lieu en 1717, mais les Mémoires
de Saint-Simon n'ont pas été composés au jour le jour, comme paraît
le croire le rapporteur ; les lignes auxquelles il fait allusion n'ont
(1) Rapport du 6 mai 1882 à la chambre des députés. {Journal officiel du 23 mai
i882.)
(2) Il est bizarre que le rapporteur de la chambre des députés ait cru devoir, en
quoique sorte, à propos du glaive du dauphin et du glaive de Louis XVIII, accuser
une famille qui, depuis cent cinquante ans, exerce la charge de joaillier de la cou-
ronne, quand aucune commission n'a cru devoir so mettre en rapport avec lo chef
actuel de la maison de commerce de cette famille.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
pas été écrites en 1717, mais de 1746 à 1747 (1), c'est-à-dire
trente ans après.
Dans le troisième et dernier rapport (2) adressé au sénat, nous
retrouvons naturellement les erreurs contenues dans les deux rap-
ports précédons ; il n'y figure qu'un fait historique nouveau. « Plus
tard, dit l'auteur, lorsque les souverains voulurent se servir de ces
joyaux pour leur usage, ils firent, ce qui avait été d'ailleurs fait,
dès le 13 mars 1785, par Louis XVI : ils reconnurent par le dépôt
d'un bon que ce n'était là qu'un emprunt fait aux collections de
l'état. »
Le précédent, tiré du règne de Louis XVI, ne vient pas à l'appui
de la thèse en question ; car le bon donné par ce souverain, en 1785,
s'appliquait, ainsi que nous l'avons prouvé, non pas à l'emprunt
d'une parure faite pour l'usage, mais à l'aliénation de cette parure,
au profit de la reine Marie-Antoinette, à qui le roi la donnait d'une
façon irrévocable, après avoir pris l'avis de son conseil.
Tel est le résumé du travail auquel se sont livrées les trois com-
missions. Nous ignorons si le gouvernement voudra en rester
là, ou s'il jugera à propos de rectifier et de compléter les rap-
ports. II nous paraît difficile, après ce que nous venons d'exposer,
que, pour obéir à la loi qui ordonne la conservation des pièces his-
toriques, on ne se livre pas à de nouvelles recherches plus sé-
rieuses, afin de retrouver celles de ces pierres qui rentrent dans
cette catégorie.
lïl.
Nous avons maintenant à démontrer, au point de vue du budget
et des ressources qu'elle lui procurerait, l'inutilité de la vente pro-
jetée.
Le trésor de la couronne est actuellement estimé 21 millions ;
mais, dans ce chiffre, le liégent entre pour 12 millions; malgré les
deux petites glaces qu'elle a près du filetis, c'est la pierre la plus
belle du monde : pour le moment, le gouvernement n'a pas l'in-
tention de la mettre en vente. Du reste, on sait que les acheteurs
de pareils morceaux sont rares, et il sufiirait de rappeler l'histoire
suivante pour s'en convaincre. Le diamant le Sancy était prisé
(1) Nous devons ce renseignement à l'obligeance de M.Arthur de Boislisle, membre
de l'Institut, qui publie en ce moment une nouvelle édition des Œuvres de Saint-
Simon.
(2) Rapport du 12 février 1884.
LES JOYAUX DE LA COURONNE. 877
1 million dans l'inventaire de 1791, « dont l'estimation est consi-
dérée par le rapporteur de la chambre des députés comme un mi-
nimum. » En 1867, on l'offrait pour une somme de 700,000 francs,
prix de demande. Il fut alors exposé au Champ-de-Mars et tous les
souverains étrangers vinrent le voir. Cependant, il n'y eut jamais
de proposition d'achat, et le Sancy est encore à vendre.
Il nous reste à rappeler aux pouvoirs publics un fait assez cu-
rieux: nous avons vu qu'en 1814 l'empereur d'Autriche avait fait
reprendre à Marie-Louise les diamans de la couronne, qu'elle avait
emportés à Blois, et que François II les avait tout de suite fait re-
mettre à Louis XVIII. Parmi ces diamans se trouvaient 600,000 fr.
de pierres achetées par Napoléon sur ?a cassette particulière et lui
appartenant, par conséquent, en propre. L'empereur est toujours
créancier de ces 600,000 francs, qui auraient dû lui être rendus,
selon les principes du droit moderne, comme on l'a fait, en 1875,
pour les acquisitions personnelles de l'impératrice Eugénie. Si
l'on vend les diamans de la couronne, 600,000 francs devront donc
être prélevés sur le produit de la vente au profit des représentans
de Napoléon F'. Quels sont ces représentans?
Napoléon III ayant renoncé à toute réclamation au sujet des con-
fiscations prononcées en 181â et en 1815 contre la famille Bona-
parte, les représentans actuels de Napoléon I" sont, aux termes du
testament et des codicilles de l'empereur les officiers et soldats qui
ont combattu pour la gloire et V indépendance de la nation depuis
1192 Jusqu'en i8i5.
Quand bien même, en vertu d'une raison d'état que, pour notre
part, nous n'admettons pas on laisserait de côté ceux qui sont
morts de 1800 à 1815, on se trouverait encore en présence des sol-
dats qui tombèrent pour la défense de la patrie envahie, de 1792 à
1800, de ces volontaires, de ces héros de Sambre-et-Meuse, de ces
Mayençais, des soldats de Marceau, de Kléber et de Hoche, qui ont
laissé des veuves, des enfans et des petits-enfans. Il en est au-
jourd'hui qui meurent de faim. L'intention formelle, manifestée par
l'empereur dans ses dernières volontés, était justement de les se-
courir. S'arrogera-t-on le droit de les priver de leur pain, lorsque
ces 600,000 francs leur ont été laissés pour assurer leur existence?
Que l'on fasse, comme on voudra, le calcul de ce que pourra rap-
porter cette vente, en tenant compte du manque d'argent et de l'ab-
sence d'affaires et en déduisant les frais auxquels donnera lieu
l'opération, on n'obtiendra qu'un chiffre insignifiant, dérisoire. "1
11 faut encore dire un mot des dangers que peut présenter la
vente. Le gouvernement se préoccupe, ajuste titre, de la condition
et du sort des ouvriers. Si la vente des diamans de la couronne a
873 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu, le commerce de la bijouterie sera fortement atteint pendant
quelque temps ; les chambres syndicales de la bijouterie, de l'or-
fèvrerie, de la joaillerie et du commerce des pierres précieuses
ne craigaent pas de l'affirmer. Les ateliers, déjà fort clairsemés,
par suite de la crise industrielle et commerciale, se videront encore
davantage et nombre de malheureux se trouveront privés de tout
moyen d'existence.
D'autre part, quels pourront être les acquéreurs de pareilles
pierres? Dans les momens de gêne, les particuliers riches restrei-
gnent leurs dépenses beaucoup plus que les petites bourses. Les vi-
veurs qui, il y a vingt-cinq ans, jetaient l'or et l'argent par les
fenêtres, n'existent plus aujourd'hui. Les Américains semblent, de-
puis deux ans, avoir abandonné le marché de Paris.
Parmi les états, on sait qu'il n'en existe qu'un qui en ce moment
fait des achats considérables pour ses musées : nous voulons par-
ler de l'empire d'Allemagne. Tout dernièrement encore, le gouver-
nement impérial faisait acheter à Londres, pour un de ses grands
dépôts publics, une série de manuscrits que l'on payait comptant
1,875,000 francs. Pour la même somme, on pourrait se procurer la
totalité de nos diamans historiques, en laissant de côté les pierres
de la plus grande valeur marchande et toutes les perles, qui n'ont
pas d'histoire. Croit-on que le chancelier de fer hésiterait une mi-
nute si, pour cette faible somme, il pouvait infliger à notre pays
l'injure, qui flatterait singulièrement l'orgueil allemand, d'exposer
à Berlin aux yeux de tous, avec leur ancienne étiquette, les dia-
mans de la couronne de France ?
Germain Bapst.
MARK TWAIN
LES CARAVANES D'UN HUMORISTE.
Life on the Mississipi, by Mark Twain. Boston, 1885; Jas. R. Osgood et C*'.
Depuis quelques années déjà le nom de Mark Twain s'est ré-
pandu en France (1) sans que le public fût bien précisément ren-
seigné sur celui qui le porte. On avait su que, sous ce pseudonyme
bizarre (2), se cachait un humoriste américain, Samuel Langhorne
Glemens, dont les fantaisies abracadabrantes faisaient fureur aux
Ltats-Unis. On racontait sur son compte les anecdotes les plus singu-
lières et les plus invraisemblables. Né en 1835, dans le Missouri,
tour à tour imprimeur, pilote sur le Mississipi, secrétaire particulier
d'un secrétaire général, mineur dans les placers du Far-West, re-
porter de journaux californiens, promenant partout son esprit tur-
(1) Voyez l'étude de M. Th. Beatzon sur Mark Twain, dans la Revue du 15 juillet
1872.
(2) Mark Twain I est un des termes dont se serrent, sur le Mississipi, les sondeurs
chargés d'éclairer la marche d'un bateau. Il indique une profondeur de deux fathoms
•u de 3",66.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
bulent et son audace froide de Yankee, il avait débuté, en 1867,
comme écrivain comique, par des drôleries de courte haleine dont
le succès avait été immense. Il y avait surtout une certaine histoire
de grenouilles, devenue populaire de l'autre côté de l'Atlantique, et
qui passait pour un pur chef-d'œuvre. Il n'en fallait guère davan-
tage pour piquer la curiosité du public français, toujours à l'affût
de cet oiseau rare qu'on appelle nouveauté. Certains audacieux
essayèrent de traduire, — souvent même avec un incontestable
talent, — quelques-unes de ces gaîtés d'outre-mer, et d'importer
chez nous une nouvelle manière de rire avec commentaire à l'ap-
pui. Mal leur en prit ; le résultat de leurs efforts fut un échec pres-
que complet. Les fusées du célèbre Américain firent long feu, les
unes après les autres, devant nos Parisiens blasés. Son gros sel fut
jugé trop dépourvu d'atticisme, et l'originalité de sa verve ne réus-
sit pas à faire passer l'incohérence de ses conceptions. On trouva
sa plaisanterie macabre, son esprit brutal, son tempérament plein
de sécheresse. Ses exagérations voulues furent prises pour des
symptômes d'aliénation mentale et, pour beaucoup de gens. Mark
Twain devint une sorte d'échappé de Sainte-Anne, trop pressé de
faire imprimer ses vieilles lunes.
Il y a là un malentendu très regrettable, et qui tient à un de
ces préjugés traditionnels dont notre pays n'est pas assez avare.
En France, on croit volontiers que la langue française est univer-
selle; que tout peut être traduit en français, et que si une traduc-
tion est ennuyeuse, la faute en est toujours à l'original. Ce sont là
pourtant des propositions discutables et sur lesquelles il est injuste
de fonder une condamnation comme celle dont on a frappé Mark
Twain. Je voudrais essayer de revenir, par voie d'appel, sur ce
jugement vraiment trop rigoureux, et d'obtenir pour l'auteur de
Tom Sawyer un adoucissement à l'ostracisme dont il semble l'objet
parmi nous.
Tout d'abord il faut reconnaître qu'il y a, dans toute littérature
étrangère, des ouvrages qui supportent difficilement le passage
d'une langue à l'autre ; il y en a même qui ne le supportent pas.
Tels sont, par exemple, les ouvrages oii le style prime l'idée, où
la forme l'emporte sur le fond. Tels sont surtout ceux dont le
point de départ est dans un certain pli du caractère national, dans
une tournure d'esprit particulière à un pays ou à un peuple, dans
une conception spéciale de la vis comica, limitée à un milieu res-
treint. C'est à cette catégorie qu'appartiennent les œuvres dictées
par Vlmmour des races anglo-saxonnes, ces œuvres qui sont res-
tées chez nous sans équivalons, où les élémens les plus disparates
se rencontrent et se confondent, où se mélangent si curieusement
MARK TWAIN, 881
le rire et les larmes, le trivial et le lyrique, le réalisme et la poé-
sie. Il y a là toute une littérature, depuis le Tristram Shandy de
Sterne et les fantaisies de Swift, jusqu'aux amères satires de Thac-
keray, qui compte peut-être plus de noms célèbres que le drame
ou l'épopée. Depuis longtemps déjà on cherche à acclimater en
France ces floraisons étrangères. On a beaucoup parlé de Y humour
et des humoristes ; à maintes reprises on a essayé, sans réussir,
de définir ce mot ambigu auquel nulle expression de notre langue
ne correspond exactement. En dernier lieu, M. Taine, dans sa re-
marquable étude sur Carlyle, a vainement épuisé, à propos de ce
substantif rebelle, toutes les ressources de son esprit pénétrant et
de sa subtile analyse. Il n'a fait qu'éclairer certains côtés jus-
qu'ici restés dans l'ombre. Puis lorsque, de guerre lasse, on a
voulu traduire, l'avortement a été bien plus complet encore. Au-
cune de ces diverses tentatives n'a donné le résultat qu'on en atten-
dait ; et Voltaire avait grand' raison lorsqu'il disait, dans ses Lettres
anglaises : « Pour bien comprendre M. Swift, il faut avoir fait un
petit voyage dans son pays. »
C'est là qu'est la véritable explication de l'insuccès de Mark
Twain en France, insuccès contredit par une renommée sans cesse
croissante dans son pays. Adonné dès ses débuts à ce genre fugitif,
insaisissable, qui s'échappe ou se volatilise au moment même où
l'on cherche à le fixer, il a toujours vu ses ouvrages sortir exté-
nués et vides des mains du traducteur. En outre, sa plaisanterie
violente et sans mesure, son parti-pris de brutalité dans la pensée
et dans le style, son mépris de toutes les délicatesses sociales, ses
gaîtés souvent funèbres et forcées, tout, jusqu'à son langage argo-
tique, contribuait à rendre sa réussite infiniment difficile dans le
pays de Montaigne et de Voltaire. En France, le rire môme a sa
tenue et sa discrétion ; il y faut un certain art, des habiletés, des
transitions et des ménagemens. On peut dire qu'au fond de tout
lecteur français il y a un académicien qui sommeille ; or, le talent de
Mark Twain n'a rien de commun avec le genre académique. Ajou-
tons qu'en certain endroit de ses œuvres, l'irrévérencieux Yankee
s'est permis de s'amuser de nos faiblesses, d'éplucher nos travers
et de railler notre politique et nos politiciens, nos faux grands
hommes et nos petitesses trop vraies. Il a même été plus loin et ne
s'est pas gêné pour tourner en ridicule certaines manifestations
plus tapageuses qu'intelligentes, où l'art du charlatan se combine
avec un patriotisme verbeux. En un mot, il a eu le très grand tort
de ne pas toujours prendre au sérieux la nation la plus spirituelle
du monde. Faut-il s'étonner, après cela, que notre sympathie
TOMB LXXIII. — 188G. 56
882 REVDE DES DEUX MONDES.
pour l'auteur des Innocents ait été mince et notre accueil peu cha-
leureux ?
Mais ce n'est pas tout. Notre public n'a pas cru devoir, en cette
circonstance, déroger à ses traditions les plus chères. Après s'être
fait en hâte, sur le compte de Mark Twain, une opinion où la légè-
reté avait sa bonne part, il a mis une ténacité remari[uable à n'en
rien changer. Il s'est acharné à ne voir dans l'œuvre de Mark Twain,
— une douzaine de volumes, — que le côté grossier et funambu-
lesque, les coups de tam-tam indispensables pour attirer la foule
daas un pays où la démocratie n'a rien d'athénien. On a fait de lui,
pour toujours, un charivariste obstiné, passant sa vie à débiter au
poids des malices sans goût et des charges vulgaires. La vérité n'est
pas là. Mark Twain n'est pas uniquement un amuseur incorrigible
et perpétuel. Il y a en lui une nature à part, une originalité vrai-
ment savoureuse, des talens et des qualités. C'est un observateur
sagace et pénétrant, qui voit bien et raconte juste; un voyageur in-
fatigable, qui, tantôt fait défiler devant nous des pays étranges et
inconnus, et tantôt apporte dans nos contrées un peu rebattues un
élément de nouveauté et d'imprévu. Ses descriptions sont presque
toujours intéressantes et pleines d'exactitude, ses jugemens marqués
au coin du bon sens et libres de toute influence banale, de toute
entrave conventionnelle. Le poncif n'entre pour rien dans cette na-
ture indépendante et fougueuse, dont tous les ressorts sont neufs.
Quand il lui arrive, plus souvent qu'on ne croirait, de traiter sé-
rieusement un sujet, ses renseignemens sont nets et précis, puisés
aux meilleures sources, et d'une authenticité irréprochable. Mais,
alors même qu'il y introduit cette pointe de fantaisie drolatique
dont il a coutume et à laquelle il ne renonce guère complètement,
l'intérêt de son récit reste toujours sa première préoccupation et
ne tend jamais à disparaître derrière une plaisanterie vide et sans
but.
Ce qu'il y a donc dé meilleur jusqu'à présent dans l'œuvre de
Mark Twain, en dehors de son exquise idylle, les Aventures de
Tom Sawyer, ce sont ses voyages et ses fortunes de terre et de
mer. Jamais écrivain, de mémoire d'homme, n'a tant couru le
monde, toujours voguant et roulant, et tenant sans cesse sa lor-
gnette irrespectueuse braquée sur les hommes et les choses. Dans
Roughing it et dans les Innocents at home, il avait donné un aperçu
de ses débuts dans la carrière agitée du touriste professionnel. Dans
a Tramp abroad, il nous a rendu avec sa verve endiablée les im-
pressions d'ua Yankee égaré au milieu des ruines de nos civilisa-
tions antiques. Hier, il revenait à son pays et à son premier
thème, et dans les deux volumes intitulés Life on the Mississipi,
MARK TWAIN. 885
il racontait en détail les pécipéties de sa rude et sauvage adoles-
cence, l'éducation d'un pilote à bord des grands steanaers qui cou-
raient le long du fleuve, toutes les gloires et toutes les émotions
de cette navigation périlleuse, aujourd'hui réduite à sa plus simple
expression. C'était une race d'hommes à part que ces marins d'eau
douce, alTronteurs de dangers devant lesquels le loup de mer le
plus endurci eût reculé peut-être. Leur océan, pour plus étroit,
n'en avait pas moins ses tempêtes et ses naufrages, plus meurtriers
peut-être et plus fréquens. Mark Twain a mis à nous rendre la
physionomie des hommes et du fleuve tout l'intérêt que chacun
porte aux choses de son passé. Il a donné dans son livre une partie
de lui-même, ce qui en fait une œuvre attrayante et vivante. Nul
avant lui n'avait parlé avec tant d'amour et de détail de ce « Père
des eaux » dont M. de Chateaubriand nous a légué un portrait plus
magnifique que ressemblant. En France, s'il faut en croire la répu-
tation qui nous est faite, plus d'un, de nos jours encore, bornerait
son érudition géographique sur le cours du Mississipi aux pages
les plus solennelles de l'auteur d'Ataîa. Il ne sera peut-être pas
inutile d'évoquer aux yeux de notre public une conception diflë-
rente du vieux Meschacébé. Elle sera moins lyrique et moins re-
tentissante, mais aussi moins creuse et moins vague; elle sera
aussi plus vraie, de cette vérité vivifiante sans laquelle un livre
n'existe pas. — J'ai cherché dans les pages suivantes à dégager
l'essence de cet ouvrage, curieux à tant d'égards. Peut-être le lec-
teur y trouvera-t-il quelque surprise, et en môme temps quelque
profit (1).
I. — LE FLEl'VB ET SOIf HISTOIRE.
Dans l'aristocratie des fleuves, le Mississipi tient le premier rang.
C'est un de ceux qui prêtent le plus à l'écrivain et qui offrent le
plus d'intérêt au lecteur. A tous les points de vue, il est très remar-
(1) Il ne faut pas chercher dans ce travail, nécessairement trop court, une version
littérale de l'ouvrage de Mark Twain. A mon sens, toute traduction, pour être com-
jilète, exige deux qualités, Vexactilude et le rendu. Avec un écrivain comme Mark
Twain, la première eot à peu près impossible k atteindre, et la seconde, très difficile.
J'ai donc cherché à donner de son livre une sorte d'adaptation, ou pour mie«x dire,
de réduction analytique. J'ai suivi un ordre plus logique et plus iutellifible pour le
lecteur français ; J'ai aussi éloigné pas mal de floraisons parasites. Ce procédé, excel-
lent pour faire connaître un auteur étranger, a un grand mérite : celui de n'ôtre pas
nouveau. Il a été pratiqué à cette place même par mon père, une trentaine d'années
durant, avec un talent dont les plus anciens lecteurs de la Revue n'ont sans doute pas
perdu lo souvenir.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
quable. En comptant le Missouri, son affluent principal, c'est le plus
long cours d'eau du monde entier : /i,300 milles. C'est en même
temps le plus crochu, puisqu'on certains endroits de son parcours
il emploie en zigzags une longueur de 13,000 milles, alors que la
ligue droite n'en supposerait que 675. Son volume d'eau est trois
fois plus considérable que celui du Saint-Laurent, vingt-cinq fois
plus fort que celui du Rhin, et trois cent trente-huit fois plus fort
que celui de la Tamise. Son bassin est le plus vaste de la terre (1),
il comprend vingt-huit états ou territoires, depuis celui de Deiavrare,
qui touche à l'Atlantique, jusqu'à celui d'Idaho, qui avoisine le
Pacifique. Il reçoit cinquante-quatre affluens navigables à la va-
peur, et quelques centaines qui sont flottables. Il arrose une surface
qui contiendrait à la fois le royaume- uni, la France, l'Espagne et
le Portugal, l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie et la Turquie.
Le Mississipi a encore ceci- de remarquable, qu'au lieu d'aller
s' élargissant vers son embouchure, il se rétrécit au contraire, et
devient plus profond. Depuis la jonction de l'Ohio jusqu'à moitié
chemin du golfe du Mexique, la largeur moyenne du fleuve est de
1 mille pendant les hautes eaux. Au-delà, elle va diminuant régu-
lièrement jusqu'aux Passes, un peu au-dessus de la bouche, oii elle
n'est plus que d'un demi-mille. A son point de rencontre avec
l'Ohio, la profondeur du Mississipi est de quatre-vingt-sept pieds ;
aux Passes, elle est de cent vingt-neuf pieds. Annuellement, le
fleuve décharge dans le golfe du Mexique quatre cent six millions
de tonnes de boue, ce qui justifie le nom de « grand égout » dont
l'a baptisé le capitaine Marryatt. Cette boue, solidifiée, ferait une
masse de 1 mille carré en étendue, et d'une hauteur de deux cent
quarante et un pieds. Un pareil dépôt, bien entendu, arrive à aug-
menter continuellement la terre ferme à l'embouchure ; mais cette
augmentation est très lente. Depuis deux cents ans, la Louisiane
n'a encore gagné de ce chef qu'un tiers de mille environ. Or, les
savans prétendent que l'embouchure était autrefois à Bâton-Rouge,
à l'endroit où s'arrêtent les collines ; les 200 milles de terre ferme
qui séparent ce point de l'embouchure actuelle représenteraient le
travail du fleuve. Ceci donnerait au pays l'âge respectable de cent
vingt mille ans ; encore serait-il le cadet de toute la vallée. — Il
faut ajouter, il est vrai, que, si le Mississipi met longtemps à bâtir
un sol nouveau dans le golfe, où les courans viennent contrarier
(1) La vallée de l'Obi est la plus étendue après celle du Mississipi. Puis vient celle
du Rio de la Plata, qui offre de curieuses analogies avec celle du Mississipi ; puis les
vallées de l'Yéniseî, de la Lena, de l'Amour, du Hoang-Ho, du Yang-tze-Kiang, et du
Nil. La vallée du Gange, qui vient ensuite, est moitié moins grande que celle de notre
fleuve.
I
MARK TWAIN. 885
son œuvre, il y a tel point de son parcours où il arrive bien plus
rapidement à des résultats extraordinaires. Par exemple, l'île du
Prophète, il y a trente ans, couvrait environ quinze cents acres ; le
fleuve, depuis, y a ajouté plus de sept cents acres d'alluvions.
Le Mississipi, enfin, est le plus remuant des fleuves. 11 est sans
cesse en mouvement, cherchant à raccourcir et à redresser son
cours. A chaque instant, il saute par-dessus d'étroites bandes de
terrain, rectifiant ainsi ses courbes les plus folles. Il lui est arrivé
de regagner de la sorte une trentaine de milles d'un seul coup,
laissant à sec des villes et des districts entiers. Autrefois, par
exemple, la ville de Delta se trouvait à 2 milles au-desaous de Vicks-
biirg ; il s'est produit dernièrement un de ces cut-offs qui modi-
fient le cours du fleuve, et Delta est aujourd'hui à 2 milles au-des-
sus de Vicksburg. On conçoit combien le Mississipi est gênant comme
frontière administrative. Un riverain peut très bien s'endormir dans
l'état de Mississipi, et, si le fleuve pendant la nuit a pris un de ces
raccourcis dont il a l'habitude, se réveiller dans la Louisiane ; ce
qui embrouille les juridictions et dérange les habitudes. Avant la
guerre de la sécession, il n'en eût pas fallu davantage, entre le
Missouri et l'Illinois, pour faire un homme libre d'un esclave. Le
fleuve, au reste, ne se contente pas des cut-offs à l'aide desquels il
abrège son chemin ; il change également de lit lorsqu'il lui plaît, et
s'en creuse un nouveau à gauche ou à droite de l'ancien. A Hard
Times, dans la Louisiane, la rivière coule à l'ouest de l'endroit où
elle coulait autrefois ; et la diflerence est d'environ 2 milles. Presque
toute la partie du fleuve qui fut parcourue par les premiers explo-
rateurs, il y a deux cents ans, est maintenant à sec, sur une lon-
gueur de 1,300 milles. Le fleuve passe, à présent, tantôt à droite,
tantôt à gauche.
L'histoire du Mississipi n'est pas moins curieuse. Elle présente, à
bien des reprises diiîérentes, de singulières alternatives, des pé-
riodes successives de sommeil et d'activité, de succès bruyans et
de déroutes imprévues. C'est en 1542 que le .premier représentant
de la race blanche, l'Espagnol de Soto, jeta les yeux sur les bouches
de notre fleuve. On fait volontiers à l'Amérique le reproche d'être
un pays trop nouveau, et de n'avoir dans le passé aucune de ces
attaches séculaires qui prêtentaux contrées européennes leur poésie
et leur charme légendaire. Le reproche, bien que fondé en partie,
n'est pas absolument juste; et il n'est pas inutile d'assigner par
quelques rapprochemens précis, sa place et sa valeur réelle à cette
première date de l'histoire des États-Unis. Ainsi, lorsque de Soto
découvrit le Mississipi, il faut se rappeler que Charles-Quint attei-
gnait l'apogée de son règne, que Catherine de Médicis et Elisabeth
886 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Angleterre étaient encore des enfans ; Marie Stuart allait naître.
La religion traversait la grande crise de la réforme. Luther avait
encore quatre ans à vivre, Calvin florissait à Genève, Henry VIII or-
ganisait en Angleterre son église et son harem. Le concile de Trente
allait se réunir, et l'inquisition pratiquait en liberté ses pieuses
tortures. Partout les questions de conscience se tranchaient à l'aide
du fer et du feu. Le dernier coup de pinceau de Michel-Ange n'était
pas encore sec sur son Jugement dernier -^ Marguerite de Navarre
écrivait YHeptaméron'^ Don Quichotte n'était pas encore sorti de
la tête de Cervantes ; Rabelais était à peine publié, et Shaks-
peare était encore à naître. On voit qu'à bien prendre les choses,
cette date, insignifiante au premier abord, est au fond très respec-
table, et que l'Amérique n'est pas tout à fait aussi neuve qu'on le
pense.
De Soto ne fit qu'entrevoir le Mississipi ; il mourut sur ses bords,
et son corps fut confié au fleuve par les survivans de son expédi-
tion, où l'on comptait en nombre presque égal des prêtres et des
soldats. On pouvait espérer que le récit de leur voyage piquerait
la curiosité de leurs compatriotes. Il n'en fut rien. Personne n'y
prit le moindre intérêt; et cent trente ans s'écoulèrent avant qu'un
second représentant de la race blanche vînt visiter de nouveau le
Mississipi. De nos jours, et c'est le mérite de notre époque, on ne
laisse pas s'écouler d'aussi longs intervalles entre les explorations
d'un pays merveilleux. Si quelqu'un venait à découvrir une rade
dans les environs du pôle nord, l'Europe et l'Amérique se hâte-
raient d'y envoyer une quinzaine d'expéditions, toutes plus coû-
teuses les unes que les autres. La première aurait pour but d'étu-
dier à fond cette rade inattendue, et les quatorze suivantes, de
chercher la première.
En un mot, il y avait déjà cent cinquante ans que la côte de
l'Atlantique était colonisée, lorsqu'on songea enfin au Mississipi.
Les Anglo- Américains de la côte, les Français du Canada, les Espa-
gnols du Sud en avaient également, par les Indiens, des notions
peu précises il est vrai, mais qui pourtant concordaient entre elles.
A peine pouvait-on vaguement deviner sa direction et son impor-
tance. Mais cette obscurité même dont s'enveloppait le grand fleuve
ne réussissait pas à éveiller dans le public cet attrait qui fait naître
les recherches. Enfin, le Français La Salle eut l'idée d'alh^r à la
découverte de cette rivière mystérieuse. Il se fit accorder par
Louis XIV des privilèges très étendus, entre autres celui d'explorer
à son gré, de bâtir des forts, de délimiter tels territoires qu'il lui
conviendrait et de les offrir au roi, en conservant à sa charge
toutes les dépenses. En échange, on lui concédait certains béné-
%
MARK TWAIN. 887
fices, tels que le monopole des peaux de buflles. Il lui en coûta
plusieurs années et presque toute sa fortune pour préparer son
expédition. II avait établi un fort sur l'Illinois et s'épuisait à de
pénibles excursions préliminaires entre ce fort et Montréal.
Mais, comme il arrive toujours lorsqu'un homme s'empare d'une
idée, il se trouva qu'an bout d'un certain temps La Salle eut des
concurrens qui réussirent d'abord mieux que lui. En 1673, Joliet,
un marchand, et Marquette, un prêtre, traversèrent le pays et
atteignirent les bords du Mississipi. Ils arrivèrent par les grands
lacs et suivirent, en pirogue, la Fox-River et le Wisconsin. Mar-
quette avait fait vœu, lors de la fête de l'Immaculée-Gonception,
s'il arrivait à découvrir la grande rivière, de la baptiser du nom
de Conception, en l'honneur de la vierge Marie. Il tint parole. Le
17 juin 1(373, Joliet et Marquette parvinrent à la jonction du Wis-
consin avec le Mississipi. Devant eux, un courant rapide croisait
leur route, et le large fleuve descendait, contournant d'imposantes
hauteurs couvertes d'épaisses forêts. Ils allèrent vers le sud, à
travers une solitude immense où ne se révélait aucune trace hu-
maine. Ils s'avançaient prudemment, mettant pied à terre chaque
soir pour faire cuire leur repas; puis, se rembarquant, ils avan-
çaient un peu plus loin et jetaient l'ancre, ayant soin de mettre un
des leurs en sentinelle. Ils voyagèrent ainsi quinze jours durant,
sans rencontrer âme qui vécût. Au bout de ce temps, ils aper-
çurent, dans le sable du rivage, des empreintes humaines; il les
suivirent; et, malgré les préjugés répandus sur le compte des
Indiens, furent accueillis par eux avec beaucoup de bienveillance.
Ces sauvages allèrent même jusqu'à enlever leur dernier haillon,
par esprit de coquetterie sans doute, et obligèrent leurs hôtes à
avaler force victuailles bizarres (entre autres du chien), en intro-
duisant les morceaux de choix dans leur bouche avec des doigts
qui ignoraient l'usage des gants.
Les hardis explorateurs continuèrent ensuite leur route. Ils par-
vinrent à l'endroit où le Missouri verse dans notre fleuve un tor-
rent de boue jaunâtre, dont les flots bouillonnans entraînent mille
débris arrachés aux rivages d'alentour. Ils dépassèrent aussi l'em-
bouchure de rOhio, traversèrent des marais pleins de roseaux et de
moustiques, et se trouvèrent enfin dans des régions plus méridio-
nales, où le soleil les brûlait à travers l'ombre insuffisante des ten-
delets qu'ils avaient essayé d'organiser. Ils avaient à peine, de
temps en temps, l'occasion d'échanger quelques civilités avec les
rares tribus d'indiens. Ils finirent par atteindre ainsi l'embouchure
de l'Arkansas un mois environ après leur départ. Là, l'accueil fut
moins satisfaisant au premier abord, et les sauvages s'élancèrent
888 REVUE DES DEUX MONDES.
sur eux en poussant le cri de guerre. Par bonheur, l'intervention
de la Vierge vint à propos modifier les dispositions sanguinaires de
ces peuplades naïves, il n'y eut point de combat et tout se passa
en conversations. Joliet et Marquette s'imaginaient d'ailleurs avoir
assez fait ; ils se crurent arrivés au terme du voyage et s'en retour-
nèrent au Canada porter la nouvelle de leur succès.
Pourtant, ils n'avaient pas encore prouvé que le Mississipi,
comme ils le croyaient, se jetait dans le golfe du Mexique et non
pas dans l'Atlantique. A La Salle était réservé l'honneur d'achever
ce qu'ils avaient si bien commencé. Le malheureux explorateur
avait été indéfiniment retardé par mille misères et mille mécomptes
inattendus. Enfin, dans les derniers mois de 1681, il réussit à se
mettre en route. Il avait pour lieutenant Henri de Tonty, fils de
l'inventeur de la tontine, et leur escorte se composait de vingt-
trois Français et de dix-huit Indiens de la Nouvelle-Angleterre. Ils
descendirent l'Illinois sur la glace, suivis de leurs pirogues sur
des traîneaux. Au lac de Peoria, ils trouvèrent de l'eau et ils lan-
cèrent leurs pirogues vers le sud. Ils traversèrent ainsi des champs
de glace flottante, atteignirent le fleuve, dépassèrent à leur tour
les embouchures du Missouri et de l'Ohio ; et, le 24 février, après
avoir franchi la région des vastes déserts marécageux, ils s'arrê-
tèrent à l'endroit appelé Third-Ghickasaw-Blufîs, où ils bâtirent le
fort Prudhomme. Ils se rembarquèrent ensuite et continuèrent à
descendre le fleuve. Ils atteignaient enfin le pays du printemps;
les grandes forêts verdoyaient de tous côtés ; l'air était tiède, les
fleurs s'ouvraient et la nature se révélait plus clémente. Ils arri-
vèrent, eux aussi, à l'embouchure de l'Arkansas, où La Salle par-
vint à apaiser les Indiens, comme l'avait fait Marquette. Puis, à la
grande admiration de ces naïfs sauvages, il érigea une croix por-
tant les armes de France et prit possession, au nom de son roi, de
toute la contrée, pendant que son chapelain sanctifiait d'un Te Deum
un acte qui de nos jours passerait pour un gigantesque brigan-
dage.
Ce jour-là, le royaume de France prit, sur parchemin, des dimen-
sions inattendues. Tout le bassin du Mississipi, depuis ses sources
naissant dans les glaces du nord jusqu'aux rives brûlantes du golfe
du Mexique, depuis les sommets boisés des Alleghanys jusqu'aux
pics dénudés des Montagnes-Rocheuses, en y ajoutant les plaines
fertiles du Texas, toute cette région de savanes et de forêts, de
déserts desséchés et de vertes prairies, arrosée par des centaines
de rivières, habitée par des milliers de peuplades guerrières, tout
cela passa d'un seul coup sous le sceptre du sultan de Versailles
par la simple volonté d'un seul homme, dont la voix s'éteignait à
MARK TWAIN. 889
quelques centaines de mètres. II y avait là, en y joignant le Ca-
nada, tout un empire que les siècles suivans se chargèrent d'émiet-
ter jour par jour, heure par heure, et dont le dernier lambeau, la
Louisiane, fut vendu, en 1803, par Napoléon, en un jour de pé-
nurie, pour la somme de 80 millions de francs !
Mais La Salle ne se contentait pas de ce premier résultat. Il vou-
lut aller jusqu'à la mer en suivant ce fleuve, qu'il avait fait sien.
Il continua à descendre vers le sud, passa devant l'emplacement de
Vicksburg et de Grand-Gulf , visita un puissant monarque indien
du pays de Teche, eut également diverses entrevues avec les Nat-
chez et finit par atteindre les bouches du Mississipi. Sa tâche était
finie ; il partit pour le Texas, où il ne tarda pas à périr, traîtreuse-
ment assassiné.
Soixante-dix années s'écoulèrent encore avant que les ri\ages du
Mississipi fussent peuplés par la race blanche, et cinquante autres
avant que le fleuve fût employé à un transit commercial quel-
conque. Un jour vint pourtant où on lui fit porter quelques grands
bateaux à quille plate et des chalands pleins de lenteur. Ces ba-
teaux descendaient à la voile jusqu'à la Nouvelle-Orléans, chan-
geaient leur cargaison et remontaient à la perche, ce qui consti-
tuait une navigation des plus fastidieuses. Il fallait quelquefois neuf
mois pour l'aller et le retour. Ce commerce rudimentaire alla se
développant peu à peu et finit par occuper toute une population
très brave, mais grossière, qui ne manquait pourtant pas de côtés
pittoresques. Puis le bateau à vapeur fit son apparition. En peu de
temps, il absorba tout le commerce du fleuve, et le matelot des
chalands dut changer de profession. Ce fut vers cette époque que
l'entrai dans la vie.
II. — L APPRENTISSAGE ET LA MK DU PILOTE.
Dans mon enfance, j'habitais le village d'Hannibal, dans le Mis-
souri, et nous n'avions, mes camarades et moi, qu'une seule véri-
table ambition, celle d'appartenir à l'équipage d'un bateau à va-
peur. Je dis véritable, parce que, comme tous ceux de notre âge,
nous en avions d'autres, mais à l'état passager. Quand un cirque
ambulant venait visiter nos parages, il nous laissait tous pénétrés
du désir de devenir clowns. La vie de saltimbanque nous parais-
sait également avoir des avantages, et nous étions convaincus que
peut-être, si nous étions bien sages, la Providence ferait de nous
des pirates. Mais ces divers appétits étaient sans durée, et l'idée
seule de monter sur un bateau à vapeur les faisait disparaître. Mon
890 RETUE DES DEUX MONDES.
père était juge de paix, et je croyais sincèrement qu'il avait droit
de vie et de mort sur tout le monde. Il y aurait eu là de quoi satis-
faire mon amour-propre, mais j'étais trop épris de la navigation en
eau douce pour accorder la moindre importance à cette origine
aristocratique.
Je vois encore l'effet produit sur notre tranquille village du bord
de l'eau par l'arrivée du bateau à vapeur. Je reconnais les mai-
sons blanches endormies dans le soleil d'été, les rues presque vides ;
sur le rivage, devant les magasins, un ou deux commis, leurs
chaises appuyées contre la muraille, dorment, le chapeau sur les
yeux; une truie et ses petits flânent le long du trottoir et font
d'excellentes affaires dans les tas d'écorces de melon. Sur le quai,
l'ivrogne traditionnel ronfle à plat, à côté de deux ou trois grands
chalands sous lesquels l'eau clapote doucement. Puis, en avant, le
fleuve immense, qui réfléchit le soleil comme un miroir de métal ;
et, sur l'autre rive, la forêt qui s'étend verdoyante. Tout à coup,
un filet de iumée noire paraît à l'horizon. Un charretier nègre, cé-
lèbre par la portée de sa voix, crie à pleins poumons : « Voilà le
bateau! » — En un clin d'oeil, la scène change : les commis s'éveil-
lent, l'ivrogne se secoue, des charrettes accourent avec fracas,
toutes les maisons s'ouvrent pour laisser sortir la foule, et la ville,
morte tout à l'heure, s'agite comme prise de folie. Voitures, char-
rettes, hommes, enfans, tout s'entasse sur le quai. Tout le monde
a les yeux rivés sur le bateau, comme si on le voyait pour la pre-
mière fois. C'est d'ailleurs un assez joli modèle du genre. Il est
long et pointu et coquettement arrangé. 11 a deux hautes chemi-
nées entre lesquelles est accrochée une large devise dorée ; la
chambre des pilotes, qu'on dirait faite de verre et de pain d'épices,
est perchée tout au sommet, à l'arrière. Les roues tournent dans
un cadre multicolore ; les trois étages de ponts sont entourés de
balustrades blanches et fraîches, sur lesquelles s'appuient les pas-
sagers. Le capitaine, calme et imposant, lève la main, une cloche
sonne, les roues s'arrêtent, puis tournent en arrière, faisant jaillir
en tous sens des flots d'écume blanche, et le steamer accoste.
Alors, le tapage augmente ; une lutte s'établit pour monter ou des-
cendre, pour décharger le fret et l'embarquer, et le second réta-
blit l'ordre à l'aide d'un torrent de jurons. Dix minutes plus tard,
le steamer s'éloigne de nouveau, sans tant de bruit, et la ville se
rendort jusqu'à la prochaine occasion.
Un si émouvant spectacle faisait battre tous nos jeunes cœurs et
mettait nos têtes à l'envers. Un de nos camarades s'échappa un beau
matin. Pendant longtemps on n'entendit plus parler de lui ; puis, un
jour on le vit reparaître en qualité d'apprenti mécanicien sur un
MARK. TWAIN. 891
Steamer. Ma vertu, déjà chancelante, ne résista pas à ce dernier
couj). Ce garçon avait été notoirement dissipé et fautif; moi, au
contraire, je passais pour être très sage ; pourtant c'était à lui que
la vie prodiguaitses faveurs, pendant qu'elle me laissait dédaigneu-
sement végéter dans un coin. Ce héros d'ailleurs était insuppor-
table à force de sotte vanité. Ses habits étaient toujours noirs et
graisseux, son langage hérissé de mots techniques. Il parlait à
chaque instant du « bâbord » d'un cheval ou d'une voiture. Il ra-
contait indéfiniment ses voyages, et portait une ceinture de cuir qui
le dispensait d'avoir des bretelles. Il advint qu'un jour son bateau
sauta. Ce fut pour nous tous un grand soulagement, car nous avions
fini par le prendre en haine. Mais la semaine d'après, nous le vîmes
arriver, tout couvert de blessures et de compresses, ce qui lui
donnait l'air plus héroïque que jamais, et nous nous crûmes en
droit de critiquer la Providence, qui fiiisail preuve de tant de par-
tialité à son égard.
Le résultat d'une si belle carrière, fournie sous nos yeux par un
de nos moins brillans camarades, ne se fit guère attendre. L'un
après l'autre, tous les garçons du village s'envolèrent du côté de
la rivière. Le fils du pasteur devint mécanicien. Les fils du docteur
et du maître de poste se firent « commis de dehors; » plusieurs
autres devinrent pilotes, c'était là une des plus belles positions et
des plus enviées. Même à cette époque primitive, où les appointe-
mens n'atteignaient pas de bien gros chiffres, ceux des pilotes pas-
saient pour prir)ciers. Ils touchaient de cent cinquante à deux cent
cinijuanle dollars par mois, en dehors de leur entretien. C'était un
métier plus lucratif, à coup sûr, que celui de prédicateur. Bientôt
il ne resta plus au village que ceux dont la vocation était combattue
par une famille récalcitrante. J'étais du nombre; mais je finis par
ne plus pouvoir y tenir, et, un soir d'été, je m'échappai sans dire
gare.
Mes débuts furent peu encourageans. Je me rendis d'abord à
Saitit-Louis, où j'essayai en vain d'aborder un pilote, quel qu'il fût.
Je n'eus que des rebuffades ou des avanies. Je résolus alors d'aller
jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Il me restait une trentaine de dollars ;
il m'en coûta seize pour retenir ma place à bord d'un vieux sabot
baptisé le Puul-Joncs, qui mit deux semaines à faire le trajet entre
Cincinnati et la Nouvelle-Orléans. Encore faut-il en déduire quatre
jours pendant lesquels le bateau fut arrêté sur un rocher, aux environs
de Louisville. Cette longue traversée me donna l'occasion de faire
connaissance avec l'un de nos pilotes qui me montra comment on
se servait du gouvernail, ce qui acheva de me faire perdre la raison.
Arrivé à la Nouvelle-Orléans, j'entamai le siège de mon pilote, et
892 REVUE DES DEUX MONDES.
après trois jours de lutte, il capitula. Il fut convenu qu'il m'ensei-
gnerait le métier, moyennant une somme de cinq cents dollars que
je lui paierais sur mes premiers appointemens. J'entreprenais ainsi
de me mettre dans la tête treize cents milles environ du grand Mis-
sissipi, sans me douter de ma propre outrecuidance. Si j'avais su
ce dont il s'agissait, je n'aurais probablement pas eu le courage de
commencer. Mais je croyais que le rôle du pilote se bornait à em-
pêcher son navire de sortir de l'eau, et je ne m'imaginais pas que
la chose fût bien difficile, vu la largeur de la rivière.
Le Paul-Jones, son séjour terminé, remontait vers Saint-Louis.
Il quittait la Nouvelle-Orléans vers quatre heures, et nous étions
de service jusqu'à huit. M. Bixby, mon patron, mit le navire en
route, puis me montrant la rangée de steamers qui s'allongeait au-
près de la jetée, il me fit signe.
— Allons, me dit-il, en avant, et arrangez-vous pour me frôler
ces bateaux-là le plus près possible.
Je pris la roue. Le cœur me battait très fort, car il me semblait
que nous étions déjà bien trop près de la ligne des steamers, et que
nous allions leur enlever à chacun un morceau. Au bout d'une mi-
nute, j'étais couvert d'une sueur froide, et je crus faire preuve de
jugement en faisant dévier un peu le bateau du côté opposé. A
peine avais-je eu le temps de mettre le navire en sûreté, que la
roue me fut arrachée des mains. M. Bixby l'avait reprise, et, reve-
nant sur mes pas, me traitait sévèrement de poltron. Quand il se fut
calmé, il m'expliqua que dans un fleuve, le courant est plus fort au
milieu que sur les bords, ce qui fait qu'en remontant il faut tenir
le navire le plus près possible de la rive. Je résolus alors de n'exer-
cer mon nouveau métier qu'à la descente, et en remontant, d'aban-
donner le navire aux gens pour qui la prudence n'est qu'un vain
mot.
M. Bixby d'ailleurs passait son temps à me nommer certains en-
droits devant lesquels nous passions.
— Voilà Six-Mile Points^ me disait-il.
J'approuvais, sans comprendre bien au juste où il voulait
en venir. Au fond, cette conversation me paraissait manquer d'inté-
rêt. Tous ces points étaient presque au niveau de la rivière ; ils se
ressemblaient tous entre eux, et n'ajoutaient rien au paysage. J'au-
rais préféré que M. Bixby changeât de sujet. Mais il n'en changeait
pas, au contraire. Une ou deux fois, il me donna la roue ; mais
je n'avais pas de chance ; je m'arrangeais toujours pour me cogner
aux plantations de cannes à sucre, ou pour m'en aller vers le milieu
de la rivière, ce qui me valait, de la part de mon patron, tout autre
chose que des éloges.
MARK TWAIN. 893
A huit heures, notre service fini, j'avalai bien vite mon souper
pour m'aller coucher. Je dormais délicieusement, lorsque, au pre-
mier coup de minuit, la lumière d'une lanterne m'arriva dans les
yeux et me força de les ouvrir. C'était le veilleur de nuit.
— Allons, debout ! me dit-il.
Et il s'en fut. Je ne comprenais rien à ce procédé bizarre ; aussi,
après un moment de réflexion, je repris mon sommeil interrompu.
Le veilleur ne fut pas long à revenir, et, cette fois, il se montra
bourru. Pour le coup je me fâchai.
— Pourquoi venez-vous m'ennuyer ? demandai-je. Est-ce qu'on
réveille le monde, au milieu de la nuit, à présent? Je ne vais peut-
être plus pouvoir me rendormir. Allez au diable !
Le veilleur me parut stupéfait. Sa surprise était telle, qu'il ne
trouva même pas un juron.
— Ah ! bien, par exemple !.. dit-il.
Et il sortit. Quelques instans après, M. Bixby faisait son appari-
tion dans ma cabine, et trois secondes plus tard, j'escaladais leste-
ment le petit escalier qui conduisait à la chambre du pilote, sans
avoir pris le temps de mettre tous mes habits. M. Bixby me suivait
de près, commentant les événemens de la façon la plus cuisante.
C'était tout nouveau pour moi, ce réveil au milieu de la nuit pour
s'aller mettre au travail. Je savais bien que les bateaux marchaient
toujours ; mais jamais il ne m'était venu à l'idée qu'il fallût quel-
qu'un pour les conduire dans l'obscurité. Le métier de pilote se
révélait à moi sous un aspect nouveau, et je lui trouvais moins de
charme.
M. Bixby allait et venait tout autour de la roue, sans avoir presque
l'air d'y toucher. Tout à coup, il se tourna vers moi :
— Comment appelez-vous le premier point au-dessus de la Nou-
velle-Orléans ?
La réponse me parut très facile.
— Sais pas, dis-je.
— Vous ne savez pas? reprit-il d'une voix terrible. Vraiment!
Et le second ?
— Je... je l'ai oublié.
— Oublié? Ah çà, dites-moi donc, pourquoi croyez-vous que j'ai
pris la peine de vous dire tous ces noms-là ?
— Je... je croyais que c'était pour causer.
Cette malencontreuse réplique joua le rôle de la goutte d'eau qui
fait déborder le vase. Il s'éleva comme une tempête dans la chambre
du pilote. M. Bixby était dans une fureur bleue, au point d'en être
aveugle, je crois, car le navire frôla brutalement un chaland qui
descendait. Ceux qui le montaient laissèrent échapper une volée de
89/i REVUE DES DEUX MONDES.
jurons à notre adresse. C'était tout ce que voulait M. Bixby ; il
avait enfin trouvé à qui parler. Ouvrant un vasistas, il passa la tête
au dehors, et il s'ensuivit un dialogue aussi difficile à reproduire
que précis dans ses termes. Plus le chaland s'éloignait, plus la
voix de M. Bixby s'élevait, et plus ses adjectifs prenaient de cou-
leur et de poids. Quand il referma la fenêtre, il était à peu près sou-
lagé.
— Mon garçon, me dit-il en revenant à moi, il faudra avoir un
agenda et vous donner la peine d'y inscrire 6e que je vous dirai.
Le seul moyen de faire un bon pilote, c'est de. savoir toute la rivière
par cœur.
Cette révélation me remplit d'amertume, car ma mémoire était
la plus inculte de toutes mes facultés. Il fallut pourtant se mettre
à l'œuvre, et je ne tardai pas à faire quelques progrès. En arrivant
à Saint-Louis, je commençais à savoir à peu près gouverner un ba-
teau, en montant, pendant la journée, bien entendu, car la nuit je
n'y voyais pas encore grand'chose. Mon agenda était aussi plein de
renseignemens que ma tête en était vide. D'ailleurs, à Saint-Louis,
M. Bixby quitta le Paul-Jones et fut engagé à bord d'un grand stea-
mer qui s'en retournait à la Nouvelle-Orléans. Je l'y suivis. C'était
un beau navire, tout flambant neuf, de dimensions considérables,
et dont la décoration me parut somptueuse. La chambre même des
pilotes était comme un salon, avec ses rideaux rouge et or, son
merveilleux sofa, ses coussins de cuir et son plancher couvert d'un
éclatant tapi? de linoline, sur lequel s'étalaient des crachoirs mi-
rifiques, remplaçant la vulgaire boîte à sciure de bois que j'avais
connue à bord du Paul-Jones. Nous avions même un garçon noir et
crépu, mais pourvu d'un tablier blanc, spécialement attaché à notre
service. Je passai les premières heures à parcourir le bateau en
tous sens; je me croyais arrivé au commencement de la félicité,
et je me voyais déjà chargé de la conduite de ce chef-d'œuvre de
notre marine.
Malheureusement, comme je rejoignais mon patron, nous sortions
de Saint-Louis, et le cœur me manqua. Je voyais bien que je ne
comprenais plus rien à cette exécrable rivière. Certes, si j'avais suivi
mon agenda en remontant, j'aurais encore pu me tirer d'affaire,
Mais nous descendions et je n'en savais pas plus long que le pre-
mier jour. Il fallut se remettre à l'œuvre, et ce fut long. Cependant,
au bout d'un certain temps, j'arrivai à me farcir la tête d'une quan-
tité de noms : îles, villes, points, chutes, cut-op, etc., devant les-
quels nous passions. Cette nomenclature, que je savais par cœur
dans les deux sens, me donna une certaine suffisance. Mon amour-
propre endormi se réveilla et je reprenais peu à peu tout mon aplomb.
MARK TWAIN. 895
Mais j'avais compté sans M. Bixby, dont l'œil de lynx voyait clair
dans mes plus intimes pensées.
— Comment la rivière est-elle faite à Walnut-Bend ? me demanda-
t-il brusquement un matin.
Il aurait aussi bien pu me demander la chronologie des rois as-
monéens. Après avoir réfléchi, je répondis avec respect que j« n'en
savais rien, ce qui me valut un nouvel orage. Mais je commeiïçais
à connaître mon patron et je savais que sa colère n'était pas éter-
nelle. J'attendis, et il se calma peu à peu.
— Mon garçon, me dit-il enfin, il faut savoir par cœur la fonntà^
la rivière. .C'est la seule manière de pouvoir conduire un naTire la
nuit sans broncher. Quand vous étiez chez vos parens,vous savieï vous
diriger dans une pièce obscure, n'est-ce pas ? Eh bien ! c'est la même
■ chose; seulement il faut savoir cela sans hésiter. Ainsi, par exemple,
quand la nuit est très claire et la lune dans son plein, les ombres
sont si noires que, si vous ne connaissez pas très bien la configu-
ration d'un rivage , vous êtes tenté de prendre le large à chaque
^instant. Vous croyez voir un cap trèe solide là où il n'y a que l'ombre
d'un vieux tronc. Au contraire, si la nuit est sombre, les rivages des
deux côtés font l'effet d'être en ligne droite, et vous iriez donner
sur la berge sans vous en douter. Enfin, si vous avez affaire à an
joli brouillard, comme il y en a par ici, les rivages n'ont plus aaeune
forme, à proprement parler. Vous voyez donc bien qu'il faut savoir
par le menu tous ces détails...
— Mais , au nom du Seigneur, interrompis-je , faut-il donc ap-
prendre le paysage par cœur, dans chacune de vos hypothèses ?
— Non; il faut seulement savoir à fond comment est faitleleuve,
■de façon à vous diriger sans avoir besoin de regarder autour de
vous.
— Mais au moins, une fois que je le saurai, je n'aurai plus à m'en
occuper, n'est-ce pas? Les choses resteront ce qu'elles sont...
Avant que M. Bixby eût pu me répondre, son confrère, M. W...,
entra.
— Dites donc, Bixby, lui cria-t-il , il faudra faire attention sur
toute la longueur de l'île du Président; les berges s'en vont par
morceaux et le rivage ne se ressemble plus.
J'étais fixé. Je comprenais bien désormais que, pour être pilote, il
faut en apprendre aussi long que n'importe qui, et, de plus, que
l'éducation d'un pilote se continue toute sa vie. Je me remis au tra-
vail avec mélancolie , et jamais leçon ne me parut plus longue ei
plus pénible. J'en sortais à peine, et je venais de retrouver un peu
de gaîté quand, un matin, M. Bixby se reprit à me questionner d'un
air indifférent.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
— Quelle était la profondeur à Hole in the wall au moment de
notre dernier passage? me demanda-t-il.
Pour le coup, c'était trop fort.
— Vous savez bien, répondis-je avec indignation, que c'est un des
plus mauvais endroits de la rivière. On est toujours obligé d'y faire
du sondage, et quelquefois pendant trois quarts d'heure. Gomment
voulez-vous que je puisse vous dire ce qu'il y a d'eau là dedans?
— Il faut le savoir, mon ami ; il faut connaître un à un tous les
hauts fonds de la rivière, et il y en a plus de cinq cents entre Saint-
Louis et la Nouvelle-Orléans. Il faut toujours savoir leur profondeur
à chaque voyage et ne pas vous y embrouiller, car elle. ne se res-
semble pas toujours deux fois de suite.
Je me sentais défaillir.
— C'est fini, dis-je, je donne ma démission. Pourquoi ne me de-
mandez-vous pas de ressusciter les morts pendant que vous y êtes ?
Jamais je ne ferai un pilote, je le vois bien !
— Allons, taisez-vous, me dit mon patron ; j'ai dit que je vou
apprendrais le métier, et quand j'ai dit une chose, c'est réglé. Vous
le saurez ou je vous tuerai.
Il le fit comme il l'avait dit, le traître. Non-seulement je finis par
savoir mètre par mètre, pour ainsi dire, la profondeur du fleuve,
mais encore j'appris à lire sur la surface de l'eau les difficultés
que nous cachaient les profondeurs. J'appris à discerner les bancs
de sable sans les voir, à distinguer les bluff-reefs des wind-
reefs, à deviner les snags (1), à éviter les mille trahisons dont le
Mississipi sème le chemin des navigateurs. Il me serait impossible
de dire comment j'en vins à bout. L'instinct, en s'affinant, jouait
le plus grand rôle dans cette science toute pratique. La rivière était
comme un livre merveilleux, fermé pour le vulgaire, et qui s'ou-
vrait pour moi sans réserve, me livrant tous ses secrets l'un après
l'autre. Et ce livre inouï contenait chaque jour du nouveau. Pen-
dant les 1,200 milles que duraient nos traversées, chacune de ses
pages avait quelque chose d'intéressant à dire, quelque chose qu'il
fallait savoir. La moindre ride à la surface de l'eau, insignifiante
pour nos passagers ordinaires, avait pour moi toute la valeur d'une
phrase en italiques, pleine de révélations curieuses ou de mysté-
rieux avertissemens. Et ce qui n'était pour un œil ordinaire que
(1) Les bluff-reefs sont des rides produites à la surface de l'eau par un banc de sable
80us-jacent. Les wind-reefs sont des rides analogues, mais qui sont produites par de
simples courans d'air ou des déviations dans le flot, et qui n'indiquent aucun danger
Le snag (litt. bosse, nœud), est un tronc d'arbre retenu au fond par des racines et
incliné dans le sens du courant. Lorsqu'il est entièrement sous l'eau, et qu'un navire
vient se heurter sur la pointe, il peut causer les plus graves avaries.
MARK TWAIN. 897
l'ombre d'un nuage ou le jeu d'un rayon de soleil devenait pour
moi un renseignement précieux, grâce auquel je pouvais sauver le
navire d'une destruction certaine.
Mais, quand je fus ainsi arrivé à comprendre le langage du fleuve
et à le connaître dans tous ses détails, je me trouvai avoir perdu au-
tant que j'avais gagné; et ce que j'avais perdu, rien ne pouvait me
le rendre. Pour moi, le Mississipi n'avait plus de beauté, plus
de grâce. A mes débuts, j'avais assisté un soir à un coucher de so-
leil dont la splendeur m'avait frappé. La rivière allait rougeoyant
et s'élargissant comme un lac de sang et d'or, sur lequel un vieux
tronc d'abre flottait, noir et solitaire, comme un esquif enchanté.
Par endroits, l'onde bouillonnait comme un métal en fusion. A gauche,
un épaisse forêt s'étendait sur la rive, allongeant son ombre noire
sur le fleuve ; et cette ombre même était traversée par une longue
bande d'argent. Au-dessus des vertes assises de la forêt, un grand
arbre isolé, presque mort, agitait ses dernières feuilles comme un
panache dans la gloire du couchant. Partout des courbes gracieuses,
des hauteurs boisées, des images reflétées à l'infini, des perspec-
tives idéales , et sur ce décor grandiose , une lumière irisée qui
s'épandait sur toutes choses, les revêtant à chaque minute de cou-
leurs et de beautés nouvelles. — Hélas ! de toute cette poésie di-
vine du crépuscule, après que j'eus appris mon métier, rien ne
restait. J'étais comme ces médecins qui, sous les plus belles formes
de notre humanité, ne voient qu'un squelette aussi laid que scienti-
fique. Nul coucher de soleil, si beau qu'il pût être, n'avait conservé
le don de m'émouvoir. Je n'y voyais plus que les symptômes plus
ou moins utiles à la marche du navire et dont le côté pittoresque
m'échappait entièrement. A tout prendre, en pareil cas, n'est-on
pas en droit de regretter les connaissances professionnelles qui vous
imposent de pareils sacrifices?
III. — SOUVENIBS, NOTES ET PAYSAGES.
Pendant les mois qui suivirent, je vis bien des choses nouvelles.
Un matin, comme nous remontions, notre steamer rencontra brus-
quement une grande crue qui s'était produite dans la nuit. Toute
la surface du fleuve, subitement élargie, était noire de débris de
toute espèce : branchages, troncs dépouillés, arbres entiers arra-
chés aux rives. Il fallait une singulière habileté pour passer au tra-
vers de ce torrent de bois, même pendant le jour; et quand venait
la nuit, les difficultés augmentaient encore. De temps à autre, un
énorme tronc, dissimulé sous l'eau, venait émerger juste sous nos
TOME LXXIU. — 1886. 57
8d8 REYDI D£S DEUX MONDES.
bossoirs; l'éviter était impossible. On arrêtait alors la vapeur et une
de nos roues passait d'un bout à l'autre sur le corps de notre en-
nemi avec un bruit de tonnerre, pendant que le navire s'inclinait sur
le flanc opposé, à la grande inquiétude des passagers. D'autres fois,
on ne voyait même pas l'obstacle, et le navire venait donner à toute
vapeur contre un de ces débris flottans entre deux eaux. Le choc
était terrible et arrêtait net notre marche. D'autres fois encore,
un de ces désagréables passans venait s'accrocher par le travers
de notre avant et nous forcer à faire machine en arrière pour nous
en débarrasser. En outre, la crue nous apportait un nombre consi-
dérable de radeaux, chalands et barques de différentes espèces qui
venaient encore ajouter aux difficultés de notre navigation. Nos pi-
lotes avaient, pour ces caboteurs du Mississipi, une haine que ceux-ci
leur rendaient bien et qui se manifestait de la manière suivante. Les
gens du steamer avaient grand soin, à chaque départ, de se munir
de tracts. Les tracts, comme l'on sait, sont de courts imprimés,
distribués gratis par des sociétés religieuses et destinés à répandre
à peu de frais les vérités cléricales. La littérature en est pénible et
la moralité fort ennuyeuse. Vingt fois par jour, pendant que nous
•suivions péniblement les contours du rivage à travers une flottille
de nos fâcheux confrères, un canot s'élançait à notre rencontre.
Les rameurs s'essoufflaient à franchir, sous l'ardeur du soleil, les
deux ou trois milles qui nous séparaient et s'arrêtaient enfin, à
bout de forces et d'haleine, tout auprès du navire :
— Un journal, s'il vous plaît ! criaient-ils à tue-tête.
Nos gens leur lançaient par-dessus bord une liasse de journaux
de la Nouvelle-Orléans, qu'ils attrapaient au vol ; après quoi ils s'en
retournaient sans rien dire par le même chemin. Alors, de tous les
points de l'horizon on voyait surgir une foule d'esquifs sembla-
bles, qui tous convergeaient dans notre direction, faisant force
de rames pour arriver les premiers. A peine étaient-ils à portée
que nos maiiniers leur envoyaient successivement des paquets de
tracts attachés proprement à des planchettes de bois en guise de
flotteurs. Le langage de ces gens, quand ils découvraient la fraude
dont ils étaient victimes, devenait des plus riches en figures de rhé-
torique. Pour faire jurer un homme, rien ne vaut la littérature reli-
gieuse, surtout quand il a dû ramer sous un gros soleil pendant
l'espace de deux milles dans l'espoir de se procurer un journal.
Au fond , cependant , une crue n'est pas bien gênante pour la
navigation à vapeur, du moins dans certains endroits de la rivière.
De Cairo à Bâton-Rouge, quand la rivière déborde, il n'est pas trop
difficile de se diriger, même la nuit. Des deux côtés, les forêts font
d'épaisses murailles de verdure, longues de plusieurs centaines de
MARR TWAIN. 899
milles, et un steamer ne peut guère sortir de la rivière quand bien
même il en aurait l'idée. Mais entre Bâton-Rouge et la Nouvelle-
Orléans, c'est tout autre chose : le fleuve est large de plus d'un
mille, et, par endroits, sa profondeur est de plus de deux cents pieds.
Les deux rives sont déboisées et couvertes de plantations de cannes
à sucre sur une surface de deux à quatre milles en largeur. Dès la
première gelée, les planteurs se hâtent de recueillir leur récolte
et ils entassent les détritus en grandes meules qu'on appelle ba-
gmne; aj)rès quoi ils y mettent le feu, et ces meules brûlent lente-
ment en répandant une fumée infernale. Les rives sont protégées
par une levée d'environ quatre mètres qui suit le fleuve à une cer-
taine distance du bord. Il en résulte que, lorsque les eaux débor-
dent et que. sur un espace d'une centaine de milles, les meules de
bagasse brûlent sans intervalle, un steamer ne sait plus où donner
de la tête pendant la nuit. On ne peut rien distinguer à deux pas
devant soi et il est impossible de deviner si on est au milieu du
fleuve ou si l'on va se heurter à une plantation. Un des plus grands
steamers de Vicksburg entreprit une fois de naviguer ainsi au mi-
lieu des cannes à sucre ; il y resta une semaine entière.
Depuis lors, bien des inondations se sont succédé sur les bords
du Mississipi. La dernière et la plus terrible a été celle de mars
1882. Après avoir crevé ses levées, le fleuve se répandit au loin
dans la campagne, transformant les plaines cultivées en un im-
mense désert d'eau , lugubre et silencieux. Pourtant , lorsque
le temps était beau, la nature s'elTorçait de prendre un air de
fête : les arbres étaient d'un vert plus éclatant ; çà et là, un buis-
son d'aubépine en fleur parfumait l'air et quelques oisillons in-
soucians sifllaient le long du rivage. Le soleil se levait et se cou-
chait au milieu d'un océan d'azur et de carmin. On ne voyait pas
un pouce du sol pendant des lieues et l'eau montait jusqu'aux bran-
ches des plus grands arbres. Tous les champs off"raient le même coup
d'oeil : des huttes naufragées dans les pâturages, une barque pleine
de nègres accrochée tant bien que mal au premier chêne venu, et,
çà et là, une maisonnette dont l'auvent seul dominait l'inondation.
Mais la misère, malgré cet aspect grandiose, était effroyable. Des
milliers de familles se trouvaient sans abri et la perte presque com-
plète de leurs troupeaux les laissait sans moyens d'existence pour
l'avenir. Des villes entières (comme Troy et Trinity) se trouvaient
submergées. Il fallut les eflbrts les plus énergiques d'un courageux
citoyen, le général York, pour arriver à sauver quelque chose dans
cette destruction universelle. Pendant de longues semaines, toutes
les vallées du Mississipi et de ses derniers affluens restèrent ense-
velies dans l'eau. — On voit que le grand fleuve, si utile en temps
ordinaires, a des colères subites et désastreuses.
900 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais je reviens à l'époque où je vivais en pilote sur le Mississipi.
C'était au moment où la navigation à vapeur voyait son importance
aller chaque jour s'accroissant. Les navires avaient l'habitude de
quitter la Nouvelle-Orléans vers quatre ou cinq heures de l'après-
midi. A cette heure, en conséquence, les quais présentaient l'as-
pect le plus pittoresque : sur une longueur de deux ou trois milles,
les steamers s'alignaient, vomissant de grands jets de fumée noire
par leurs doubles cheminées , les chauffeurs ayant eu soin , pen-
dant les derniers instans , de brûler quelques morceaux de bois
résineux. Chacun des navires en partance déroulait à son avant un
pavillon, et quelquefois un autre à l'arrière. Sur toute l'étendue
des quais, l'agitation était extrême : passagers accourant les mains
pleines de paquets, omnibus et chariots marchant dans toutes les
directions, officiers des navires emplissant l'air de jurons variés,
toute une cohue papillotante à l'œil se démenait noyée dans un flot
de nègres en sueur hurlant des chansons de circonstance auxquelles
le cliquetis des crics, le ronflement des grues, servaient d'accompa-
gnement. Un son de cloche : l'heure du départ est arrivée. Simulta-
nément, la longue file de planches qui unissait à la terre ferme les
steamers impatiens, se relève et rentre à bord, ramenant çà et là
un passager attardé qui se cramponne à belles dents. Plusieurs
des navires reculent et entrent dans le fleuve , laissant de grands
vides dans la rangée de ceux qui restent. La foule s'entasse sur le
quai pour mieux voir. L'un après l'autre, les steamers détachés se
redressent, concentrent leurs forces et se mettent en route à toute
vapeur, pavillon flottant, tout l'équipage massé sur l'avant. D'ordi-
naire, ce sont des nègres ; le plus grand d'entre eux, hissé sur le
cabestan, agite un drapeau et tous hurlent un chœur immense pen-
dant que les canons donnent le signal du départ et que les milliers
de spectateurs agitent en l'air leurs chapeaux en criant : « Hourra! »
En pareil cas, l'émulation s'impose naturellement. Aussi n'était-il
pas rare, à l'époque dont je parle, de voir deux navires se défier à
la course et instituer un match des plus palpitans. Alors l'excitation
était à son comble et le public se passionnait pour la lutte annon-
cée, s'imaginant à tort qu'elle présentait de graves dangers. Il n'en
était rien, au moins depuis qu'une loi protectrice était venue limiter
l'emploi de la vapeur à un chiffre fixe de livres par pouce carré.
Pendant une course, le mécanicien ne ehômait guère et ne dormait
pas. Toujours en alerte, il passait son temps à courir d'un robinet
à l'autre et à surveiller sa machine. Le vrai danger, au contraire,
était à bord de ces vieilles carcasses aux allures de limaçon, qui
laissaient aux mécaniciens tout le loisir de sommeiller pendant que
l'eau baissait dans les chaudières. Mais n'importe ; les spectateurs
croyaient le contraire, et l'erreur ajoutait un piquant de plus à leur
MARK TWAIN. 901
plaisir. Aussi était-ce pour eux une affaire d'importance. La date
en était fixée plusieurs semaines à l'avance et toute la vallée du
Mississipi brûlait d'impatience. Les paris se multipliaient, tout
autre sujet de conversation paraissait oiseux et vide.
Le grand jour approchait, et les deux steamers faisaient leurs pré-
paratifs : il s'agissait de ne pas s'embarrasser du moindre poids
inutile. Tout objet encombrant ou pouvant exposer à l'air une sur-
face résistante était supprimé sans pitié. Les vergues et parfois
même le reste du gréement étaient envoyés à terre, au risque de
ne plus pouvoir remettre à flot le navire si par hasard il touchait.
La légende raconte même que, quand V Éclipse et le Shotwell cou-
rurent leur célèbre match en 1853, on alla jusqu'à gratter les do-
rures de V Éclipse, et que son capitaine se fit raser la tête pour dimi-
nuer le poids du navire. Bien entendu, ce sont là de ces faits dont
l'authenticité est contestable. Ce qui est sûr, c'est que, si le stea-
mer atteignait son maximum de vitesse avec un tirant d'eau de
cinq pieds et demi à l'avant et de cinq pieds à l'arrière, il était
chargé de façon à obtenir tout juste ce chiffre et n'aurait pour rien
au monde surajouté un fétu à sa cargaison. On n'embarquait que
le moins possible de passagers, non-seulement parce qu'ils ajou-
tent du poids, mais surtout parce qu'ils gênent l'équilibre du na-
vire en se portant tous à la fois du même côté pour mieux voir.
On échelonnait à l'avance sur le trajet des chalands de bois et de
charbons tout prêts à s'accrocher aux steamers pour renouveler
leur provision. L'équipage était doublé pour assurer la prompte
exécution de tous les travaux.
Puis, au jour fixé, le départ s'effectuait en grande pompe au bruit
du canon, des fanfares et des hourras de la foule amoncelée jusque
sur les toits des maisons. L'un après l'autre, allant comme le vent,
les deux steamers ont disparu à l'horizon. Ils ne s'arrêteront pas
une minute entre la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis, — une dis-
tance de douze cents milles. A peine s'ils accosteront un instant
dans les plus grandes villes ou aux endroits désignés pour leur
approvisionnement. Jour par jour, ils poursuivront leur route,
presque toujours en vue l'un de l'autre. Ils pourraient presque
marcher côte à côte si les pilotes se valaient entre eux. Mais tel
n'est pas le cas, et la palme doit rester au pilote le plus alerte. —
C'était là que se révélait toute l'importance de l'art du gouvernail.
La moindre inadvertance suffisait pour faire perdre à l'un des deux
lutteurs un terrain difficile à reconquérir et c'était au pilote que
revenait, en dernière analyse, la plus grande part du succès ou de
la défaite.
Quelques-unes de ces courses sont restées célèbres même de
nos jours, où les plus grands événemens tombent si vite dans l'oubli.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1853, YÉdipse et le Shotivell coururent, entre la ]Nouvelle-
Orléans et Gairo un match qui n'a pas été égalé depuis. \J Éclipse
arriva première, après avoir mis trois jours, trois heures et vingt
minutes à parcourir 1,510 kilomètres. Sa vitesse moyenne avait
donc été d'un peu plus de 21 kilomètres par heure, et l'on peut
dire qu'elle n'a jamais été dépassée. En 1870, il est vrai, le /»'. E.
Lee accomplit le même trajet en trois jours et une heure. Mais, dans
l'intervalle entre ces deux voyages, le Mississipi, par les procédés
dont j'ai parlé plus haut, s'était raccourci d'une cinquantaine de
milles, ce qui lui donne une vitesse moyenne inférieure à celle de
{'Éclipse. C'est pourtant le />'. E. Lee qui, dans une autre occasion,
se couvrit d'une gloire qu'aucun rival n'a encore pu effacer. Je
veux parler de la fameuse course dans laquelle il triompha du Nat-
chez. Parti de la Nouvelle-Orléans le 30 juin 1870, à quatre heures
cinquante-cinq minutes de l'après-midi, il atteignait Saint-Louis, le
4 juillet, à onze heures vingt-cinq du matin. Il avait mis trois jours,
dix-huit heures et trente minutes à parcourir 1,801 kilomètres 1/2 !
Il avait six heures et demie d'avance sur le ISatchez, qui prétendit
avoir été arrêté par le brouillard. Le R. E. Lee était commandé par
le capitaine John W. Canon, et le Natchez, par un vétéran de la
marine du Sud, le capitaine Thomas P. Feathers.
J'ai dit que, dans les courses de ce genre, il ne se produisait ja-
mais d'accidens graves. Ils n'étaient cependant pas aussi rares en
toute occasion. Pendant que je terminais mon apprentissage, il y en
eut un qui m'atteignit cruellement. Mon frère Henri, qui était nion
cadet, était embarqué en qualité de commis à bord de la Pennsyl-
vanie, commandée par le capitaine Klinefelter.* La nuit qui précéda
son départ, nous causions tous deux sur le quai, et notre conversa-
tion portait précisément sur ce sujet des accidens. Nous nous de-
mandions si, en pareil cas, un simple particulier, sans autorité offi-
cielle, pouvait être utile à quelque chose au milieu de la panique
générale ; notre conclusion fut affirmative, et en conséquence nous
décidâmes que, si jamais un désastre se produisait à notre bord,
nous nous attacherions au navire pour tâcher d'y rendre le plus de
services possible. Henri n'oublia pas cette résolution.
Notre steamer quitta la Nouvelle-Orléans deux jours après la
Pennsylvania. Gomme nous arrivions à Napoléon, dans l'Arkansas,
on me remit une seconde édition d'un journal de Memphis. La
Pennaylvania avait sauté ; on parlait de cent cinquante morts ; mon
frère était compté parmi ceux qui avaient pu échapper au désastre.
Un peu plus loin, je trouvai un autre journal. Cette fois, mon frère
était cité parmi les blessés. Ce n'est qu'à Memphis même que je
pus avoir les détails de la catastrophe.
Il était six heures du matin, la journée s'annonçait comme une
MARK TWAIN. 90S
des plus chaudes de la canicule. La Pemisylvania remontait lente-
ment le fleuve, au nord de Ship Island, à peu près à 60 milles au-
dessous de Memphis. Le steamer avait pris en remorque un chaland
rempli de bois, qu'une partie de l'équipage était en train de vider.
Le pilote Ealer était à son poste. Le mécanicien en second et un
chauffeur avaient charge de la machine. Les commis dormaient,
ainsi que le mécanicien-chef et le second. Les passagers, qui étaient
nombreux, n'étaient pas encore sortis de leur cabine. Le capitaine
Klinefelter se faisait raser sur le pont. Voyant que la provision de
bois était embarquée et que le chaland était à peu près vide, le
pilote sonna pour donner l'ordre de marcher en avant à toute va-
peur. Une seconde après, quatre des chaudières, sur huit, firent
explosion avec un fracas épouvantable, et un tiers à peu près du
bateau, à l'avant, fut projeté en l'air avec les deux cheminées. Pres-
que tous les débris retombèrent pèle-mèle sur le navire ; puis, au
bout d'un instant commen(;a l'incendie.
Quantité de gens furent jetés au loin par la force de l'explosion.
Le charpentier, qui dormait, n'avait pas quitté son matelas, lors-
qu'il se retrouva dans l'eau, à 25 mètres du steamer. Plusieurs
personnes disparurent complètement, et nul ne les vit plus. George
Ealer, le pilote, eut assez de présence d'esprit pour s'envelopper
la tête dans sa jaquette ; il se sentit brusquement précipité et tomba
sur les chaudières qui n'avaient pas éclaté, suivi de sa roue, et en-
veloppé dans un nuage de vapeur brûlante. De tous ceux qui respi-
rèrent cette vapeur, aucun n'échappa. Mais Ealer, grâce à sa pré-
caution, put en sortir intact, et se frayer un chemin jusqu'à l'air
libre. Mon frère Henry et l'un de ses collègues avaient été jetés à
l'eau; Leur premier mouvement fut de se diriger vers le rivage qui
n'était qu'à quelques centaines de mètres. Mais tout à coup Henry
déclara qu'il ne se sentait pas blessé, et revint vers le navire, dans
l'espoir de se rendre utile. U était atteint cependant et même mor-
tellement.
A bord, l'incendie faisait des progrès. Les cris et Irs gémisse-
mens remplissaient l'air. Beaucoup de gens avaient été brûlés,
beaucoup aussi blessés. Un malheureux prêtre avait été coupé en
deux par un levier de fer, au moment de l'explosion. Il mourut
lentement, dans d'atroces souffrances. Un jeune enseigne de la
marine française, âgé de quinze ans, fils d'un amiral, avait été
brûlé affreusement ; il supportait avec courage des douleurs ter-
ribles. Les deux seconds, également couverts de brûlures, étaient
à leur poste ; ils firent passer le chaland à la proue du navire, et,
aidés du capitaine, ils repoussèrent les passagers qui voulaient l'en-
vahir, pendant qu'on organisait le sauvetage des blessés. Mais
QOh REVUE DES DEUX MONDES.
l'incendie gagnait rapidement du terrain. Plusieurs personnes, em-
prisonnées sous les débris du navire, poussaient des cris déchirans.
Tous les efforts pour éteindre le feu furent inutiles ; il fallut enfin
jeter les seaux de côté, et les officiers, munis de haches, essayèrent
de délivrer ceux qui ne pouvaient pas s'échapper. Parmi eux se
trouvait un des chauffeurs. Il n'était pas blessé, mais il était dans
l'impossibilité de se dégager. Quand il vit que l'incendie allait
chasser les travailleurs, il supplia qu'on lui brûlât la cervelle pour
échapper à une plus horrible mort. En effet, les travailleurs furent
bientôt forcés de s'éloigner et durent écouter pendant longtemps
les supplications de cet infortuné, sans pouvoir lui porter secours.
Enfin, l'incendie finit par chasser du bord tous ceux qui y étaient
restés. On s'entassa pêle-mêle dans le chaland, puis les cordes qui
l'attachaient au navire furent coupées, et tous deux descendirent le
fleuve à la dérive. Le chaland aborda à l'extrémité de Ship-Island,
et là, sans abri, sous un soleil torride, les malheureux naufragés
durent attendre toute la journée, privés de nourriture, et dénués
de tout soin. Un steamer finit par arriver, qui les transporta à Mem-
phis, où ils furent immédiatement secourus avec une cordialité par-
faite. Mon frère Henry avait déjà perdu connaissance. Les méde-
cins examinèrent ses blessures et, les jugeant fatales, s'occupèrent
de ceux qu'ils espéraient sauver. Les blessés, au nombre de qua-
rante, furent placés sur des lits dans la grande salle d'un établis-
sement public. Les dames de Memphis vinrent chaque jour les soi-
gner, les panser, et leur apporter les mille douceurs que leur
suggérait l'expérience, car ce n'était pas la première fois qu'un
drame aussi affreux se déroulait aux portes de la ville. Les méde-
cins, les étudians en médecine se partageaient les veilles, et la ville
fournissait les fonds nécessaires.
Quand j'arrivai, le spectacle, nouveau pour moi, était lugubre.
Dans la grande pièce claire, deux longues rangées de lits s'éten-
daient, portant chacun une vague figure humaine, dont la tête dis-
paraissait dans une épaisse enveloppe de ouate. Je passai là six
jours et six nuits dont la tristesse m'est restée au cœur. Chaque
jour je voyais se renouveler une scène toujours plus poignante : le
transport des cas désespérés dans une chambre spéciale. On vou-
lait épargner aux autres le lugubre spectacle de leur agonie et leur
éviter une souffrance de plus. On emportait le condamné le plus
silencieusement possible, et une muraille d'infirmiers dissimulait,
autant que faire se pouvait, la litière fatale. Mais le mystère n'était
pas facile ; au fond, chacun devinait aisément ce que voulait
dire cet appareil singulier, ces gens courbés en avant et mar-
chant lentement, sans faire de bruit. Tous les yeux suivaient le
MARK TWAIN. 905
cortège, et un frisson le précédait, courant de lit en lit, comme une
vague.
Le tour de mon frère devait bientôt venir. Un des premiers
médecins de la ville, le docteur Peyton, essaya vainement toutes
les ressources de son art pour le sauver. Comme le premier
examen l'avait révélé, ses blessures étaient inguérissables. Le soir
du sixième jour, son esprit incertain s'occupa de choses lointaines
et ses doigts anémiés se mirent à griffer sa couverture. Son heure
était arrivée. Nous emportâmes le pauvre enfant dans la chambre
de mort.
IV. — VINGT ANS APRÈS.
Depuis lors, une vingtaine de longues années se sont écoulées
une à une. Mon éducation terminée, j'avais obtenu ma patente, et
peu à peu j'étais parvenu à compter parmi les vrais pilotes. Ma
situation était prospère. La navigation à vapeur allait se dévelop-
pant chaque jour davantage, — et le travail venait au-devant de
moi. C'était tout ce qu'il me fallait ; le temps passait doucement,
sans secousses, et j'espérais terminer mes jours sur le grand fleuve,
la main sur ma roue. Mais, un beau jour, survint la guerre de sé-
cession ; le commerce s'arrêta d'abord, puis, quand la tourmente
fut passée, il prit d'autres voies, et préféra les nouveaux chemins
de fer au vieux Mississipi. Les steamers disparurent peu à peu, et
k peine en trouve-t-on encore quelques-uns aujourd'hui sur cette
route jadis si fréquentée. Des remorqueurs, plus économiques et
moins brillans, font à peu près tout le gros travail de nos jours.
xMon métier se trouvait ainsi annulé entre mes mains ; il fallut cher-
cher d'autres moyens d'existence.
J'accumulai les expériences. D'abord mineur dans les terrains
argentifères de Nevada, je fus ensuite reporter de journaux, puis
mineur encore, tenté par ïauri sacra fumes, en Californie; puis je
revins au journalisme, à San-Francisco, aux îles Sandwich, en Eu-
rope, en Orient, à titre de correspondant particulier. Ensuite je me
fis conférencier, et en dernier lieu, écrivailleur de minces ouvrages,
après avoir définitivement dressé ma tente parmi les inamovibles
de la Nouvelle-Angleterre. — Après des fortunes si diverses, la
tranquillité devait me paraître chose un peu fade. Un matin, je me
sentis mordu au cœur par le désir de revoir le théâtre de mes pre-
miers exploits, et me voilà en route de nouveau, pour un vrai pè-
lerinage, cette fois.
Après un long trajet, nous approchons de la Nouvelle-Orléans.
906 REVUE DES DEUX MONDES.
Les environs de la grande ville sont restés les mêmes, et l'aspect
général n'a pas changé. Les eaux du fleuve (nous sommes à l'époque
de la crue) atteignent presque au faîte de la levée qui protège la
cité. Tout le pays avoisinant, plat et bas, a l'air d'une gigantesque
cuvette aventurée au milieu des flots. La ville est au fond, protégée
par cette mince muraille de terre qui la défend seule contre une
destruction certaine. A l'entrée, se dressent encore les vieux ma-
gasins à sel, qui ont vu, au début de la guerre de sécession, se
réaliser de si prodigieuses fortunes, grâce à la hausse imprévue de
cette denrée. Les quais, avec leurs larges planches, s'allongent tou-
jours sur la même étendue; mais les steamers ont disparu, sinon
complètement, du moins presque tous. L'aspect de la ville, en
comme, a très peu changé. C'est toujours la même poussière, épaisse
et mélangée de papiers, qui remplit les rues, et vient s'épandre en
couches grises sur l'eau qui dort dans les ruisseaux profonds. Dans
la région du sucre et des salaisons, les trottoirs sont, — comme
jadis, — encombrés de grands tonneaux, de barils, de quartauts
aux contenus variés. Les maisons de commerce ont gardé leur lai-
deur austère et leur apparence poussiéreuse.
La principale rue, Ganal-Street, est plus remuante et plus popu-
leuse que de mon temps, avec son courant incessant, ses proces-
sions de tramways, et, vers le soir, ses larges vérandahs s'ouvrant
au second étage, pleines de gens élégans. L'architecture, pour-
tant, n'y offre rien de remarquable. A proprement parler, il n'y a
pas d'architecture à la Nouvelle-Orléans, si ce n'est dans les cime-
tières. L'accusation est dure à formuler contre une ville aussi
riche, aussi libérale, aussi énergique, et qui compte 250,000 habi-
tans ; mais elle n'en est pas moins vraie. Le seul monument est la
Douane, grande bâtisse de granit, fort coûteuse, mais qui est à
peu près aussi décorative qu'un gazomètre ou une prison d'état.
Il faut remarquer toutefois qu'elle est antérieure à la guerre de
sécession, et que l'architecture n'a pris naissance en Amérique
qu'au lendemain de ce grand conflit. A ce point de vue, il est per-
mis de regretter que la Nouvelle-Orléans n'ait pas eu le bénéfice
d'un de ces incendies grandioses qui ont renouvelé si complète-
ment certaines cités du Nord. A Boston et à Chicago, les quartiers
incendiés se distinguent du reste de la ville par une élégance toute
commerciale, il est vrai, mais qu'aucun autre pays ne pourrait
peut-être dépasser. D'ailleurs, la Nouvelle-Orléans a cherché, ces
derniers temps, à suivre le mouvement architectural; quand la
Bourse des cotons sera terminée, la ville jouira d'un noble et impo-
sant édifice, d'aspect très substantiel, et où les imitations et le
rococo n'auront aucune part. Malgré les frais considérables de con-
MARK TWAIN. 907
struction, elle y trouvera de nombreux avantages. Ce beau monu-
ment en fera sans doute naître plusieurs autres, et sa valeur mg-
geatiKe doit dès à présent entrer en ligne de compte.
Au reste, sous tous les autres rapports, la ville est en grand
[U'ogrès. Les hommes éminens, les esprits profonds et nourris
d'idées y sont en nombre. Les eaux d'égout, vu la nullité des
pentes, restaient stagnantes de mon temps et faisaient siu*gir de
temps à autre de terribles variétés épidémiques. Aujourd'hui, un
mécanisme puissant aspire et refoule, deux ou trois fois par jour,
ces flots pestilentiels ; dans la plupart des égouts, on est arrivé à
entretenir un courant continu, qui empêche les dépôts de se for-
mer. Plusieurs autres améliorations ont été apportées à l'hygiène
de la cité, avec tant de succès que la Nouvelle-Orléans pàsse, — à
part les irruptions meurtrières de la fièvre jaune, — pour une des
villes les plus saines de l'Union. Au point de vue du transit com-
mercial, elle a une importance considérable et alimente largement
toutes les voies de transport qui viennent y aboutir. L'éclairage
électrique y est mieux établi et plus complet que partout ailleurs et
donne aux quais, sur tout leur développement, un aspect féerique.
Le téléphone est partout. Les rhibs, indispensables aux véritables
Anglo-Américains, y sont nombreux et bien organisés. Les jour-
naux ont pris, dans ces dernières années, un essor inouï. Le Timea-
Demorrat , par exemple, qui est l'un des principaux, avait, lors
des dernières inondations, frété un bateau à vapeur destiné à se-
courir les riverains en détresse. Il y a deux ans, ce même journal
publiait, dans les premiers jours d'août, un compte rendu général
sur le mouvement industriel et commercial dans la vallée du Mis-
sissipi, depuis la Nouvelle-Orléans jusqu'à Saint-Paul. Ce compte
rendu ne comprenait pas moins de quarante pages à sept co-
lonnes, en tout deux cent quatre-vingts colonnes formant un total
de quatre cent vingt mille mots, — près de trois fois la matière
d'un volume in-S". — Voilà qui vaut mieux sans doute que l'ar-
chitecture publique.
Je dis publique, car en résumé, l'architecture privée ne laisse
pas trop à désirer, malgré sa simplicité un peu primitive. La plu-
part des maisons sont en bois et ont l'air confortable. Celles des
quartiers élégans sont grandes et couvertes d'un badigeon blanc
immaculé. Elles ont de larges vérandahs portées sur des colonnes
assez décoratives. Elles sont presque toujours entourées de jardins
et s'élèvent, tout enguirlandées de roses, au milieu d'un massif
de feuillage verdoyant et de floraisons multicolores. Un seul détail,
dans ces demeures -si commodes et si avenantes, vient choquer
l'œil et prêter à la critique. C'est un grand réservoir, peint en vert,
quelquefois haut de deux étages et grimpé sur des échasses qui
908 REVUE DES DEUX MONDES.
s'appuie à l'angle de chacune de ces maisons. Au premier abord,
il leur communique à toutes un faux air de brasserie endimanchée.
Il faut pourtant en prendre son parti. Quand on ne peut pas avoir
d'eau de source, le plus sage est de se contenter de celle qui vient
des cieux, et c'est ce que font les habitans de la Nouvelle-Orléans.
— Dans les vieux quartiers hispano-français, les maisons offrent
un aspect tout différent. Elles se pressent les unes contre les autres,
avec une laideur austère et une affectation de dignité presque
risible ; elles sont toutes bâties sur le même modèle, et sont uni-
formément recouvertes d'une épaisse couche de plâtre auquel le
temps et le climat ont donné une teinte chaude et changeante qui
fait leur principale beauté. A chaque étage, on trouve une vérandah
qui occupe toute la façade et qui est fermée par une rampe de fer
ouvragé. Ces rampes sont souvent très ornementales ; le dessin en
est parfois léger et original ; au centre se trouve un grand mono-
gramme compliqué à l'infmi. Quelques-unes de ces rampes, assez
anciennes, ont été forgées de main d'homme, ce qui^leur donne,
parait-il, une certaine valeur comme bibelots.
Les cimetières ne sont pas une des moindres curiosités de la
Nouvelle-Orléans. Les morts y sont enfermés dans des cellules
construites au-dessus du niveau du sol. Ces cellules ont l'aspect
de maisonnettes ou de petites chapelles. Elles sont généralement
bâties en marbre et avec assez d'élégance. Elles sont pour la plu-
part en façade le long des allées du cimetière, et, à voir leurs toits
blancs et leurs pignons aigus s'étendant au loin dans toutes les di-
rections, on se croirait réellement dans la « cité des morts. » Ces
vastes enclos sont merveilleusement entretenus. Devant l'entrée
de tous ces édicules, la main pieuse des survivans a placé des fleurs
dans des vases pleins d'eau, et les renouvelle chaque jour. Parfois,
il est vrai, le deuil s'affirme d'une façon plus simple et de plus
mauvais goût. Les tombes les plus pauvres sont ornées de ce qu'on
appelle des « immortelles ; » c'est généralement une croix ou une
couronne, faite d'une grosse étoffe noire, avec un nœud jaune au
milieu, le tout formant un assemblage aussi laid que solide. Les
jours où le soleil est le plus chaud, une nuée de petits caméléons,
— le plus gracieux de tous les reptiles, — vient prendre ses ébats
sur les tombes et y chasser gaîment les mouches. En somme, les
habitans delà Nouvelle-Orléans sont gens essentiellement pratiques.
Ne pouvant, à cause de la nature du sol, se donner le luxe d'avoir
des caveaux de famille, ils ont appris à s'en passer. Les vivans ne
s'en plaignent guère, et les autres, point du tout (1).
(1) Les Israélites seuls et les pauvres sont enterrés dans le sol même. Pour les pre-
miers, c'est une simple tolérance. La ville se charge à ses frais de l'inhumation des
MARK TWAIN. 909
Mais, de toutes les surprises que me réservait la ville, la plus
agréable fut sans contredit la rencontre que je fis, au coin d'une
rue, de mon ancien professeur et patron, Horace Bixby, devenu
capitaine d'un grand steamer, la Ville de Bâton-Rouge, un des
derniers construits. L'excellent homme n'était changé en rien: c'é-
tait la même figure mince, les mêmes cheveux bouclés, la même
vivacité, la môme décision dans le regard et dans le mouvement,
la même allure militaire. Vingt et un ans s'étaient écoulés depuis
que je ne l'avais vu, sans ajouter une ride à son front, ou un che-
veu blanc à sa coiffure. Séance tenante, il fut convenu que je re-
monterais encore une lois le fleuve avec lui, dans son nouveau na-
vire. En attendant, il m'invita à visiter avec lui la grande plantation
de l'ancien gouverneur Warmouth, qui cultive la canne à sucre sur
un domaine de deux mille six cents acres, d'après des méthodes
aussi neuves que scientifiques. Ces méthodes lui ont valu, il y a
quatre ans, de perdre quarante mille dollars, sans compter d'autres
menus frais que j'omets à dessein. Heureusement, depuis, la ré-
colte de M. Warmouth a été d'une tonne et demie à deux tonnes
par acre, ce qui est un rendement trois ou quatre fois supérieur au
rendement ordinaire, et lui a permis de compenser largement ses
précédentes dépenses.
Le lendemain, nous quittions la Nouvelle-Orléans par une déli-
cieuse chaleur, et j'eus le plaisir de voir la sortie du port s'effectuer
exactement de la même manière qu'aux temps heureux de mes dé-
buts. M. Bixby déploya la même sévérité vis-à-vis de l'apprenti
pilote qui tenait ma place, et je crus avoir regagné une bonne ving-
taine d'années en' voyant la figure consternée du malheureux ado-
lescent. Nous entrons dans le navire et je retrouve, presque
intact, le même décor qu'il y a vingt ans. Les grandes plantations
de cannes à sucre sont toujours là, bordant des deux côtés le large
fleuve, et s' étalant en tapis de verdure jusqu'aux murailles sombres
des forêts à l'horizon. Les rives sont couvertes d'habitations diverses,
tellement rapprochées les unes des autres qu'on se croirait presque
dans une rue gigantesque. Çà et là, un manoir de dimensions plus
saillantes s'élève, entouré d'arbres. Tout le pays a un air de tran-
quille prospérité. Pourtant, à regarder de plu? près, il me semble
que les cases des noirs sont moins bien entretenues, et sur les vil-
las des planteurs, la peinture blanche s'écaille et tombe en plus
d'un endroit. Il en est même qui ont l'air presque abandonné. Les
cicatrices de la grande guerre civile sont lentes à guérir en ce pays.
seconds. Mais, môme en ce cas, les fosses ne dépassent pas trois ou quatre pieds de
profondeur.
910 REVUK DES DEUX MONDES.
Bâton-Rouge marque en quelque sorte la linaite de la région mé-
ridionale. C'est là que le fleuve rapproche ses rives et restreint
son lit; là aussi commencent pour le pilote les difficultés de la na-
vigation. La ville est toujours habillée de fleurs comme une fiancée.
Les magnolias qui entourent le Gapitole sont couverts d'odorantes
boules de neige, et c'est encore le soleil des tropiques qui frappe
sur nos têtes. Plus haut, nous passons devant Port-Hudson, où la
flotte de l'amiral Farragut livra son grand combat nocturne contre
les batteries confédérées, le 15 avril 1863. — Chemin faisant, jen-
tends à côté de moi une conversation que je note avec sollicitude.
Les interlocuteurs étaient deux commis voyageurs, l'un venant de
Cincinnati, l'autre de la Nouvelle-Orléans, et tous deux également
féconds en manières de se procurer de l'argent. Après avoir parlé
de l'inondation, ils en étaient venus aux confidences en ce qui con-
cernait leurs affaires.
— Ainsi tenez, disait le représentant de Cincinnati en enfonçant
son couteau dans le beurre, voilà un produit de ma maison. Regar-
dez, sentez, goûtez, essayez-le de toutes les façons. A votre aise,
allez, ne vous gênez pas. Qu'est-ce que c'est, à votre avis? Du
beurre, n'est-ce pas? Eh bien! pas le moins du monde; c'est de
V oléomargarine : voilà ce que c'est. Quant à la distinguer du
beurre, vous ne le pourrez pas; un expert même y perdrait son
latin. C'est nous qui la fabriquons. Nous avons la fourniture de tous
les bateaux dans l'Ouest; on n'y embarque plus une livre de beurre.
Les affaires vont bien, comme vous pensez. Dans quelque temps,
nous aurons aussi les hôtels, et vous verrez le jour où on ne trou-
vera plus une once de beurre dans toute la vallée du Mississipi et
de rOhio, c'est moi qui vous le dis. Le beurre a fait son temps ;
nous fabriquons l'oléomargarine par milliers de tonnes, et nous la
vendons si bon marché qu'on est bien forcé de la prendre. Dans
chaque ville où je me suis arrêté, entre Natchez et Cincinnati, j'ai
eu des commandes énormes !
Le traître continua de la sorte, dix minutes durant, son hymne à
la falsification. Quand il eut fini, son collègue prit la parole.
— Sans doute , c'est très réussi comme imitation ; mais il
y en a d'autres. Ainsi, par exemple, maintenant, on fait de l'huile
d'olive avec de l'huile de graine de cotonnier; impossible de les
distinguer...
— Je sais bien, repartit l'homme de Cincinnati; je sais aussi que,
pendant un certain temps, l'affaire a été excellente. On envoyait
le produit en France et en Italie, et on le faisait revenir. La douane
des Etats-Unis estampillait les envois, ce qui servait de garantie
pour l'authenticité de nos huiles. C'était de l'or en bouteille. Mais
MARK TWAIN. 911
la France et l'Italie ont fini par casser les vitres ; elles vous ont éta-
bli un gros impôt, et l'huile de cotonnier ne pouvant pas supporter
l'élévation correspondante du prix, il a bien fallu abattre les cartes...
— Vraiment! vous croyez? Attendez un instant, s'il vous plaît.
Il disparut et revint presque aussitôt avec deux bouteilles à long
col qu'il déboucha.
— Sentez-moi cette huile-là, goûtez-la, examinez les éticpiettes;
l'une d'elles est de la véritable huile d'olive européenne , l'autre
n'est jamais sortie de ce pays-ci. Faites-vous la différence? Vous voyez
bien que non. Les plus malins ne le pourraient pas. Et nous ne nous
amusons pas, je vous assure, à envoyer nos produits en Europe. Us
sortent tels quels de notre manufacture à la Nouvelle-Orléans, huile,
bouteilles et tout.Tout, excepté les étiquettes. Ah ! les étiquettes, par
exemple, nous les achetons à l'étranger, et elles ne nous reviennent
pas cher. Tenez, dans un litre d'huile de cotonnier, il y a tout juste
un centigramme de je ne sais quoi qui lui donne mauvais goût. Notre
maison a trouvé moyen de le faire disparaître, et c'est la seule. Après
quoi on peut en faire ce qu'on veut. Nous allons vite, et les affaires
aussi. Peut-être que vous fournirez tout le beurre d'ici peu; mais je
vous jure qu'il ne se fera bientôt plus une salade sans nous, entre
le golfe du Mexique et le Canada.
Là-dessus, pleins d'admiration l'un pour l'autre, les deux malfai-
teurs échangèrent leurs cartes. Comme ils s'éloignaient, le marchand
de beurre fit une dernière question.
— Mais pourtant, il faut bien que vous fassiez estampiller vos pro-
duits à la douane. Comment vous y prenez-vous?
Je n'entendis pas la réponse, à mon grand regret; mais je restai
rêveur devant les douces perspectives que leurs paroles m'avaient
ouvertes.
Nous arrivions à Natchez après avoir fait 300 milles en vingt-deux
heures et demie, un des trajets les plus rapides que j'aie vus. La
ville est séparée en deux parties très distinctes. La ville basse, au
bord de la rivière, est un éparpillement de minces et vilaines mai-
sonnettes. Dans les temps anciens, à l'époque où la vapeur faisait
défaut, elle jouissait d'une réputation détestable au point de vue
moral, La ville haute, au contraire, perchée au sommet de la col-
line, a toujours passé pour une des plus riantes de la vallée. Comme
ses voisines, elle cherche à s'étendre et s'entoure d'un réseau de
chemins de fer, qu'elle dirige en tous sens dans le riche pays en-
vironnant. L'industrie y est florissante. La filature Rosalie compte
cent soixante métiers et cent ouvriers. La compagnie des cotons de
Natchez a commencé ses opérations il y a quatre ans, avec un capi-
tal de 105,000 dollars, entièrement souscrit par les habitans de la
912 REVUE DES DEUX MONDES.
ville. Deux ans plus tard, le capital social fut porté à 225,000 dol-
lars. Le nombre des métiers a été porté de cent vingt-huit à trois
cent quatre. La compagnie travaille environ cinq mille balles de co-
ton par an et répand sur le marché plus de k millions de mètres
de shirtings et de sheetings. Les actions de la société sont cotées
près de 5,000 dollars. Inutile de dire que le marché n'en est pas
encombré.
En sortant de Natchez, nous fûmes rejoints par un orage splen-
dide, que j'accueillis presquecomme une vieille connaissance. Le vent
était si fort que le navire fut obligé d'accoster, et je restai seul dans
la chambre du pilote. La tempête courbait les jeunes arbres, met-
tant à l'air le dessous pâle des feuilles. Les tourbillons se succé-
daient presque sans intervalle, brisant les branches et faisant courir
sur la grande forêt des vagues presque blanches qui se poursui-
vaient. Toute couleur avait disparu du paysage, noyé dans un gris
de plomb par les nuées envahissantes. Les coups de tonnerre, de
plus en plus rapprochés, étaient assourdissans ; la pluie tombait
par torrens , et la violence du vent finit par devenir telle que la
chambre des pilotes se mit à craquer en tous sens, en roulant comme
une barque en pleine mer. Je ne m'y attardai pas plus longtemps
et je descendis dans l'entrepont. Je ne sais pas ce que sont les
orages des Alpes, dont on a tant parlé, n'en ayant jamais vu ; je
doute qu'ils puissent égaler ceux de la vallée mississipienne ou les
dépasser. Si, par hasard, ils en étaient capables, je préfère conser-
ver mon ignorance en ce qui les concerne.
L'arrivée à Vicksburg me réservait une surprise. Jadis, nous ar-
rivions au pied même des collines que surmonte la ville ; aujour-
d'hui, il est impossible de s'approcher aussi près. Un détour du
fleuve a changé la situation de la ville. Une île énorme s'est formée
devant ses quais, et c'est à peine si l'on peut y atterrir, quand les
eaux sont hautes, au moyen d'un long circuit. Vicksburg est de-
venue une cité terrestre, comme Sainte-Geneviève, Osceola et plu-
sieurs autres. Elle porte encore, d'ailleurs, les cicatrices de ses ter-
ribles souffrances pendant la guerre de la sécession. On voit encore
la ceinture de retranchemens qui l'environnait ; à chaque pas, des
arbres mutilés par le canon, des abris creusés dans le sol argileux
viennent raconter quelqu'une des péripéties de ce siège émouvant.
Le bombardement dura six semaines, du 18 mai au II juillet 1863,
jour où le général confédéré Pemberton remit la ville au général
Grant. Pendant ces six semaines, l'existence ne fut pas précisément
charmante dans l'intérieur de Vicksburg. La population comprenait
27,000 soldats et 3,000 non-combattans. La ville était rigoureuse-
ment fermée, du côté de la rivière, par les canonnières, et, de
MARK TWAIN. 913
l'autre côté, par de solides retranchemens. Plus de journaux ni de
nouvelles du monde extérieur, plus de steamers allant et venant
sur le fleuve, plus de trains aux stations du chemin de fer : partout
le silence et l'inaction. La farine atteignait 200 dollars le baril; le
blé, 10 dollars le boisseau ; le lard, 5 dollars la livre ; le rhum,
100 dollars le gallon ; et le reste à l'avenant. A trois heures de la
nuit, le silence dans les rues était si complet que c'est à peine si
l'on entendait le pas cadencé des sentinelles dans le lointain. Puis,
tout à coup, la terre tremble sous les coups répétés de l'artillerie;
en une seconde tout le ciel est sillonné des rouges éclairs des
bombes, qui s'entre-croisent en tous sens. Une pluie de fer et de
feu s'abat sur )a ville endormie, sur les rues, qui s'emplissent subi-
tement d'une foule effarée. Tous se sauvent en courant vers les
caves-abris, poursuivis par les lazzi des soldats, qui leur crient en
riant : « A vos trous, les rats ! » — Pendant quatre ou cinq heures,
ou même six, l'ouragan meurtrier continue, puis, aussi brusque-
ment qu'il avait commencé, il cesse, et dans les rues vides, le si-
lence se rétablit. Alors çà et là une tête anxieuse sort d'une cave,
regarde avec soin en tous sens. Le calme continuant, le corps suit
la tête, et de tous côtés on voit surgir de malheureuses créatures
épuisées, à moitié étouffées, qui s'étirent, échangent quelques mots
avec leurs voisins, et rentrent chez eux, en attendant que le bom-
bardement vienne les en chasser encore une fois. — De toutes les
villes riveraines du fleuve, Vicksburg fut celle qui résista le plus
longtemps ; elle connut les plus tristes éventualités de la guerre, y
com[)ris l'assaut et la famine.
Aujourd'hui, la citadelle disparaît chaque jour devant la cité com-
merciale. Vicksburg est un centre important qui a le monopole des
aflîiires dans les vallées du Yazou et de la Sunflower et d'où rayon-
nent un grand nombre de railways. On peut, si l'étroitesse de vues
de ses citoyens ne vient pas retarder ses progrès , lui prédire un
avenir prospère.
Nous dépassons ensuite Arkansas City, petit bourg malsain né
d'un contact regrettable entre le fleuve et la ligne de chemin de
fer du Texas. La ville d'Helena, mieux située, portait encore les
marques de la dernière inondation, pendant laquelle le fleuve avait
déposé dans ses rues une épaisse couche de boue. Une inondation
du grand fleuve est presque aussi désastreuse qu'un incendie géné-
ral. Le navire s'arrêtait deux heures à Helena pour décharger du
fret. C'était un dimanche, et la population de couleur, de beaucoup
la plus nombreuse , remplissait les rues d'étoffes voyantes, et la
gaîté contrastait singulièrement avec la boue pestilente et les mares
mal desséchées qu'on rencontrait à chaque pas. Helena est la se-
TOMB LXXIII. — 1886. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
conde ville de l'Arkansas; elle compte 5,000 habitans. Tout le pays
environnant est exceptionnellement productif. Le commerce y est
florissant ; de 40 à 60,000 balles de coton par an s'y écoulent. Deux
chemins de fer s'y réunissent, et les recettes brutes de la ville sont
évaluées à h millions de dollars par an.
J'ai repris presque toutes mes anciennes habitudes du bord, et,
bien entendu, je me fais réveiller avec le pilote de service à quatre
heures du matin, car on n'a jamais trop d'occasions d'assister au
lever du soleil sur le Mississipi. L'heure même qui précède est char-
mante par le profond silence qui règne de toutes parts, et le senti-
ment exquis de solitude et de repos qui s'empare du voyageur. Puis
le dilucule arrive par degrés, les murailles noires de la forêt com-
mencent à pâlir, de grandes échappées de fleuve se révèlent.
L'eau est tranquille et polie comme un miroir et dégage çà et là
des vapeurs blanches aux allures de fantômes. Le calme de la na-
ture est infini : pas un souffle d'air, pas une feuille qui bouge. Tout
à coup un oiseau solitaire entonne sa chanson, un autre lui répond,
et, en quelques minutes, une véritable orgie musicale gagne d'arbre
en arbre. On ne voit pas les chanteurs, mais on avance au sein d'une
atmosphère tout harmonieuse. Puis quand la lumière s'est un peu
développée, le décor devient splendide. Le vert sombre des feuil-
lées voisines va se dégradant à l'horizon; au promontoire prochain,
il s'est transformé en une teinte douce et printanière. Les rivages
lointains sont comme des nuages presque immatériels au-dessus de
l'eau, qui les reflète à l'infini. Puis, quand le soleil est tout à fait
levé et distribue sur toutes les parties du paysage les splendeurs
de sa lumière, on est forcé d'avouer que le spectacle auquel on
vient d'assister vaut qu'on s'en souvienne.
L'étape suivante est Memphis, où nous retrouvons encore les
souvenirs de la guerre civile. C'est là que fut livrée une des plus
grandes batailles qui eurent heu sur le fleuve. C'est une ville su-
perbe, admirablement située sur une falaise qui domine le cours
du Mississipi. Les rues sont droites et larges, et même belles, bien
que le pavage laisse à désirer. Les égouts sont une merveille, mais
de construction récente. Il y a quelques années, ils étaient moins
remarquables. C'est à la suite d'une dure leçon que les habitans
ont opéré cette heureuse réforme. On se souvient de l'invasion ter-
rible de la fièvre jaune, qui enleva des centaines, des milliers d'in-
dividus. La population avait diminué, tant par suite de l'épidémie
que par suite de l'émigration, au point d'être réduite des deux tiers,
et les choses restèrent longtemps en cet état. Un Allemand, M. Er-
nest de Hesse-Wartegg, a raconté dans son livre intitulé : Missis-
sipi-Fahrten, quelques-uns des épisodes les plus émouvans de cette
MARK TWAIN. 915
épouvantable tragédie. « C'est en août, dit-il, que la fièvre jaune
atteignit son maximum d'intensité. Chaque jour, des centaines d'ha-
bitans tombaient, victimes de la terrible épidémie. La ville était
un gigantesque cimetière ; les deux tiers de la population avaient
quitté la place ; les pauvres, les vieillards et les malades restaient
seuls, désignés d'avance aux coups du fléau. Les maisons étaient
fermées ; aux portes d'un grand nombre, une petite lampe brûlait,
indiquant que la mort avait passé par là. Souvent, plusieurs per-
sonnes avaient disparu ensemble, et gisaient côte à côte dans la
même maison ; un crêpe noir pendait aux fenêtres. Les magasins
étaient fermés, leurs propriétaires étant tous partis ou décédés.
(( L'affreuse maladie ! Il lui fallait bien peu de temps pour enlever
les gens les plus vigoureux. Un léger malaise, une heure de fièvre,
puis le hideux délire, et enfin la mort jaune ! Au coin des rues, dans
les squares, on voyait à terre des malades, surpris là par l'épi-
démie. On rencontrait môme des cadaves raidis et tordus. La fa-
mine survint. La viande se gâtait en quelques heures dans l'air
fétide et pestilentiel, et noircissait à vue d'œil. De temps en temps,
on entendait sortir d'une maison des cris atroces ; après un court
intervalle, ils cessaient : la mort avait accompli son œuvre. Des
hommes dévoués arrivaient alors avec un cercueil, se hâtaient d'y
clouer la victime, et l'emportaient au cimetière. La nuit, un silence
de plomb tombait sur la ville. A peine entendait-on le pas précipité
des médecins ou des voitures emportant les mocts, et, dans l'éloi-
gnement, le roulement sourd d'un train de chemin de fer pas-
sant avec la rapidité du vent auprès de la cité funeste, sans s'ar-
rêter. »
Aujourd'hui, Memphis a recouvré la vie. La population dépasse
40,000 âmes, et le commerce va se développant tous les jours.
C'est la ville charitable par excellence, et elle a bien mérité le sur-
nom de Ville du bon Samaritain. Elle a des fonderies, des ate-
liers de construction, des fabriques de matérie pour les chemins
de fer, et reçoit par an près de cinq cent mille balles de coton.
Cinq lignes de chemin de fer viennent y aboutir, et on construit en
ce moment la sixième.
Nous continuons à remonter le fleuve. Après avoir passé devant
New-Madrid, nous atteignons Columbus, et naturellement la con-
versation roule sur la grande bataille de Belmont, qui fut livrée
sur les bords du fleuve, à cet endroit, pendant la guerre de séces-
sion, et qui se termina par la défaite du général confédéré Chea-
tham. En approchant de Cairo, nous manquons de détruire un
bateau à vapeur qui dédaignait nos signaux et persistait à vouloir
se mettre en travere de notre route. Nous faisons machine en ar-
916 REVUE DES DEUX MONDES,
rière, et nous le sauvons, pour ainsi dire, à la force du poignet. Au
point de vue littéraire, je regrette notre magnanimité. — C'est à
Gairo que l'Ohio se jette dans le Mississipi et que nous entrons dans
le haut fleuve, avec une certaine anxiété, il est vrai, car c'est un
des points où le cours du « Père des eaux » est le plus mobile et le
plus dangereux. Une dizaine d'îles s'y sont fondues comme autant
de morceaux de sucre, et les rochers s'y déplacent transversale-
ment sur des distances équivalentes à un mille, ce qui ne laisse
pas d'embarrasser le navigateur. Aussi, entre Gairo et Saint-Louis,
chaque pas fait en avant est marqué par un naufrage. On en compte
environ un par mille, à peu près deux cents en tout.
Avant de nous arrêter à Saint-Louis, nous passons encore devant
Gap-Girardeau, joli bourg situé sur le flanc d'une colline, et où les
jésuites ont établi un collège florissant, ce qui a amené la construc-
tion de plusieurs autres établissemens rivaux sur le même point ;
puis devant le pénitencier de Ghester, qui est situé dans l'état d'Il-
linois. Toute cette partie du fleuve entre Gairo et Saint-Louis est
remarquable par la beauté et la variété du paysage. Enfin nous dé-
passons Sainte-Geneviève, une charmante petite ville, dont le fleuve
excentrique s'éloigne chaque jour davantage. Sainte-Geneviève est
de fondation française, c'est une des dernières reliques d'un temps
où la domination de la France s'étendait depuis Québec jusqu'aux
bouches du Mississipi.
L'aspect de Saint-Louis s'était grandement modifié depuis mon
dernier séjour. L'ancienne population marinière faisait défaut dé-
sormais. Le matelot mississipien avait disparu, avec ses prétentions
singulières, ses grâces et ses dépenses inattendues. Les salles de
billard n'en présentaient plus un seul spécimen. Aucun des joueurs
ne se hasardait à taper familièrement sur l'épaule du patron de
l'établissement. Rien ne marquait mieux la décadence de la naviga-
tion sur le grand fleuve. Encore une aristocratie dont le temps a
fait justice I — En revanche, certaines choses n'avaient guère changé
à Saint-Louis. Gomme je regagnais ma chambre à l'hôtel, après
avoir quitté le paquebot, je rencontrai un de mes compagnons de
voyage. Il versait des larmes amères.
— Gomment faire quand on a soif ici s'écrie-t-il ? en me voyant.
Est-on forcé de boire une pareille abomination !
Et il me montra un verre de liquide noirâtre qu'on lui avait ap-
porté comme eau.
— G'est donc impossible à avaler? demandai-je.
— Je pourrais peut-être en venir à bout si j'avais un peu d'eau
propre pour laver celle-ci.
L'eau est toujours restée la même dans ce pays. Elle est fournie
MARK TWAIN. 917
par le Missouri, dont les flots turbulens contiennent une énorme
quantité de terre en suspension. Si on a la patience de laisser son
verre en repos pendant une demi-heure, on peut aisément renou-
veler le miracle de la Genèse et séparer l'eau de la terre. Après
quoi, on les trouve toutes deux excellentes : l'une à boire, l'autre
à manger. L'eau est très saine et la terre très nutritive. Les indi-
gènes ne les prennent pas successivement, mais ensemble, ainsi
que l'a voulu la nature. Quand ils trouvent un pouce de vase au
fond de leur verre, ils l'agitent avec une petite cuiller comme on
fait d'un morceau de sucre mal fondu. Ce mélange, en somme, est
bien préférable à l'eau ; il est excellent pour la navigation, comme
pour la boisson. En revanche, pour tout autre usage, il ne vaut
rien ; on peut s'en servir, cependant, pour baptiser les nouveau-
nés.
Le lendemain matin, je parcourus la ville. Malgré des change-
mens radicaux, elle n'a pas l'air neuf. A Saint-Louis, rien ne peut
avoir l'air neuf. La fumée de charbon donne tout de suite un air
d'antiquité aux monumens les plus récens. La ville, d'ailleurs, a
doublé d'étendue depuis l'époque où je l'ai vue, et compte actuel-
lement /iOO,000 habitans. L'architecture des maisons privées a
complètement changé de caractère et est devenue remarquable
d'élégance et de goût. Elles sont isolées à présent et entourées de
jardins verdoyans, au lieu d'être entassées toutes ensemble comme
autrefois. Le noble et beau parc de la Forêt, celui de Tower Grave
et le Jardin botanique sont autant d'heureuses innovations. Aussi
un regret poignant me vient-il à l'esprit en considérant cette su-
perbe cité. La première fois que je la vis, j'aurais pu l'acheter
pour la somme de 6 millions de dollars. Je ne me consolerai jamais
de ne l'avoir pas fait. 11 est difficile de s'expliquer aujourd'hui
comment j'ai pu laisser échapper une aussi bonne affaire. Mais,
hélas ! en ce temps-là j'avais bien des raisons pour ne pas la con-
clure.
Mais de tous les changemens que je constate autour de moi , le
plus complet, le plus triste m'attend sur la « levée. » J'y ai vu au-
trefois une rangée non interrompue d'alertes steamers qui s'éten-
dait sur une longueur de plus d'un mille; aujourd'hui, à peine si
l'on aperçoit une demi-douzaine de bateaux à moitié endormis.
Les quais sont déserts ; un nègre seul, écrasé par l'ivresse, fait
tache dans la solitude silencieuse, à l'endroit même où les armées
de commerçans s'entre-dévoraient autrefois ! Remorqueurs et che-
mins de fer ont accompli leur œuvre de destruction. Le gigantesque
pont qui s'allonge au-dessus de nos têtes a joué aussi son rôle dans
l'anéantissement de l'ancienne navigation. Au bord de la rivière, le
918 REVUE DES DEUX MONDES,
pavage est mauvais, les trottoirs ne sont plus entretenus, et la
boue est maîtresse du chemin. Saint-Louis est une grande et pro-
spère cité ; mais ce n'est plus à la rivière qu'elle doit cette prospé-
rité. Et les villes, comme les hommes, ayant la reconnaissance
courte, Saint-Louis semble chaque jour se détourner davantage du
fleuve auquel elle doit la vie. La navigation à vapeur sur le Mis-
sissipi était née vers 1812 ; en trente années, elle avait atteint à
son apogée, et, trente autres années après, elle s'est trouvée ré-
duite à presque rien. Les chemins de fer lui ont enlevé les passa-
gers en faisant, en deux ou trois jours, ce que le steamer mettait
une semaine à faire. Les remorqueurs l'ont achevée en transpor-
tant cinq ou six fois la charge d'un navire à des prix dérisoires.
A peine si aujourd'hui une ou deux compagnies fluviales, soute-
nues par d'énormes capitaux, trouvent à vivre à force d'économies.
Les beaux jours d'autrefois sont passés et ne reviendront plus.
Moi-même, que suis-je, sinon un débris de ce passé que je re-
grette, le dernier représentant d'une race qui va s'éteindre, et
dont il ne restera peut-être pas même le souvenir ? C'est avec cette
triste pensée que je quitte le grand fleuve, ce « Père des eaux, »
dont j'ai fait le dieu de ma jeunesse , et qui m'avait donné en
échange l'indépendance et la dignité de ma vie. Il est dur parfois
de faire place aux autres, alors qu'on se sent encore quelque appé-
tit au grand banquet de l'existence. L'amertume de ces réflexions
me poursuit jusque dans le wagon banal où je monte pour reprendre
le chemin de ma demeure. La vulgarité des choses quotidiennes va
me reprendre, et c'est à peine si je pourrai, de temps en temps,
songer à mes aventures d'autrefois, à mes échappées d'héroïsme et
de folie au temps où je naviguais sur le Mississipi. Je ne les ou-
blierai pas cependant, car là se sont écoulées mes meilleures et
mes plus chères années, celles dont on ne se repent jamais, celles
qui consolent et qu'on voudrait toujours revivre.
Eugène Forgïïes.
LA
VIGNE AMÉRICAINE
EN 1885
L'année viticole de 1885 a été des plus mouvementées. La
gelée s'est manifestée sous une forme tellement insidieuse, que
son intensité n'a pu être niesurée que dans ses conséquences finales.
Un printemps humide a amené la chlorose dans certains terrains à
sous-sol imperméable de l'Hérault, jetant des doutes exagérés, sinon
immérités, sur la durée du riparia greffé ; doutes et chlorose se
sont heureusement dissipes devant les chaleurs tardives de l'été.
Déliant probabilités et remèdes, le mildew a capricieusement pro-
mené ses ravages par monts et par vaux, mettant à néant les théo-
ries dont vainement s'abritaient nos terreurs. Le phylloxéra, vaincu
en Languedoc, semblait s'enfuir vers le nord, lorsque, brusquement,
il a surgi sous le soleil africain. Officiellement découvert à Tlemcen,
où il était officieusement soupçonné depuis des mois, il a été cerné
par la troupe et reçu par les autorités savantes, civiles et militaires.
Dieu sait si sa petitesse s'est arrêtée devant des moyens trop gi'ands
pour lui 1
Enfin, pendant les misérables vendanges que gelée, chlorose
et mildeiv nous avaient laissées, la consolation et l'espérance
nous sont arrivées de trois côtés à la fois. La chaux avait triomphé
du mildew en Italie, l'efficacité du sulfate de cuivre s'était affirmée
en Bourgogne, tandis que, près de Bordeaux, un mélange de sulfate
de cuivre et de chaux avait donné des résultats concluans à Dauzac
€t à Beàucailiou, chez M. Johnston.
920 REVUE DES DEUX MONDES.
Des malheurs de l'année, un seul a planté sa tente, c'est le phyl-
loxéra en Algérie. Sa marche sera lente, comme jadis elle le fut en
Amérique, mais le coup est porté, arrêtant l'unique essor commer-
cial et agricole que nos autres malheurs avaient respecté.
Voici les faits nouveaux à étudier en 1885 ; mais, avant de passer
en revue les sujets déjà étudiés en 1883 (1), mettons en présence le
statu quo des traitemens chimiques et la vive extension des plan-
tations américaines dans l'Hérault, année par année, de 1883 à
1885:
ANNÉES VIGNES TRAITÉES PAR LE SULFURE DE CARBONE VIGNES AMÉRICAINES
1883 3.490 n.825
1884 2.340 29.689
1885(2) 3.000 44.000
C'est dans ces document officiels que la vérité éclate.
L'expérience des quatre années écoulées depuis notre première
étude groupe les faits de la viticulture américaine en trois caté-
gories, à savoir : 1° certitudes absolues ; 2° quasi-certitudes aux-
quelles il ne manque que la sanction des années pour devenir
certitudes ; 3° probabilités appuyées sur la logique et sur un com-
mencement d'expérience.
Parmi les certitudes, plaçons en première ligne la durée, la ferti-
lité et l'immunité contre le mildnv de l'herbemont. Tout ce que les
Américains disent de ce cépage est absolument vrai, lorsque, sui-
vant aveuglément leurs conseils, on le plante en pays chaud et dans
des terres sèches, caillouteuses et profondes. La réussite, la durée
et la fertilité des greffes américaines affranchies (3) sur porte-greffes
américains ou français sont également avérées. C'est le port de salut
de tous ceux qui auront fait fausse route ; car toutes les erreurs dues
à la routine des vignerons, tous les fnalheurs causés par l'inconnu
dans l'adaptation y trouveront un remède sûr, rapide et relative-
ment peu coûteux. Cette greffe affranchie n'est pas chose nouvelle
en France ; elle était déjà pratiquée il y a quarante ans, dans le Bor-
delais et dans les Charentes, pour substituer un cépage à un autre
sans changer l'âge de la souche. Lors de l'invasion de l'oïdium, on
y eut également recours en Provence et ailleurs pour remplacer
(1) Voyez la Eevue du 1" avril, du \" mai, du 15 juin 1881 et du l»' juin 1883 et
Grande Culture de la vigne américaine, 3* édition. Nîmes; Dubois.
(2) Cette année n'est pas complète, il manque six communes; les chiffres sont donc
approximatifs, non positifs.
(3^ Produits directs.
LA VIGNE AMÉRICAINE EN 1885. 921
les variétés trop accessibles par celles que l'on espérait trouver
plus résistantes. Cette longue expérience démontre surabondam-
ment qu'une vigne greffée peut vivre aussi longtemps qu'une vigne
non greffée, et que cet arbuste n'échappe nullement aux règles qui
s'appliquent aux végétaux greffés en général, ni à celles qui régis-
sent les espèces sarmenteuses en particulier.
Toute cette classe d'arbustes (vignes vierges, bignonias) pré-
sente cette particularité que leur écorce, au lieu d'être épaisse,
riche en sève et solide comme celle des pommiers, abricotiers, etc.,
est mince, sèche et fragile. Il s'ensuit que la greffe de la vigne ne
réussit qu'exceptionnellement à l'air libre et demande au contraire
à être pratiquée entre deux terres, situation qui donne lieu au phé-
nomène de l'affranchissement du greffon.
Avant le phylloxéra, cet affranchissement du greffon était la règle
et ne présentait aucun inconvénient ; au contraire, il venait en aide
à la vigueur de la souche greffée. Lorsqu'il s'agit de greffons amé-
ricains, nous retombons, malgré le phylloxéra, dans la situation qui
donnait jadis de si bons résultats, c'est-à-dire que porte-greffe et
greffon confondent leur action dans l'œuvre de la nutrition. Le
phylloxéra et nos efforts vers l'œuvre de la reconstitution ont créé
à la greffe deux nouveaux rôles : celui où le greffon américain vient
s'approprier ce qui reste de vitalité à la souche française pour s'en-
raciner lui-même et survivre à sa nourrice, et celui où un greffon
français est inséré dans une souche américaine et em|)êché
d'émettre des racines condamnées d'avance à devenir la proie du
phylloxéra, par conséquent à déséquilibrer la nutrition de ce plant
à double origine.
Ces distinctions établies, nous plaçons la greffe affranchie d'es-
pèces américaines sur porte-greffes américains parmi les certitudes
absolues, et la greffe française sur porte-greffe américain résistant,
à la première place parmi les quasi-certitudes. — Si nous ne ran-
geons pas ce procédé de reconstitution parmi les certitudes abso-
lues, c'est à cause des insuccès partiels que de mauvaises applica-
tions lui attirent ; insuccès auxquels on ne peut opposer que des
réussites encore trop jeunes pour vaincre les préjugés des désolés
perpétuels qui forment une pesante arrière-garde au progrès. C'est
sur ce procédé que la masse des vignerons de la nouvelle école a
mis son espoir, malgré les doutes et les assertions, plus ou nioins
appuyées, dont les retardataires sèment leur route. Rien dans la
logique ni dans l'expérience ne vient jusqu'ici à l'eiicotjtre de la
durée indéfinie d'une greffe française bien soudée et non affranchie
sur porte-greffe résistant. 11 a été dit que le riparia, si vigoureux
quand il atteint les cimes des grands arbres d'Amérique, s'étouffait
922 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS un aramon à taille basse et courte ; on donne comme preuve
Tamoindrissement de la végétation après la première année de
greffe, mais ce fait s'explique par la mise à fruit aux dépens de l'ac-
croissement du bois.
Étant donné que la greffe accélère la production du fruit, il faut
admettre qu'elle crée aussi une disproportion entre la fertilité du
système aérien et l'activité du système radiculaire, qui, au lieu
d'une modification développant ses moyens, a subi une dépression
par l'absence momentanée du système foliacé et une fatigue en
soudant la greffe.
Je ne prétends pas nier des défaillances que d'autres affirment,
mais les années seules pourront prononcer entre les pessimistes et
les optimistes au sujet du riparia. Ce cépage, étant le plus re-
cherché des porte-greffes, est nécessairement le plus attaqué; il
n'en est pas de même du taylor, d'abord parce qu'il est peu re-
cherché et, ensuite, parce que depuis de longues années il a fait
ses preuves en Amérique comme le meilleur des porte-greffes.
Le riparia n'est sorti des forêts, où il prospérait à l'aise, que
grâce au sentiment de patriotisme illogique et mal placé de quel-
ques Français qui, après avoir essayé de repousser la vigne améri-
caine dans son ensemble, se sont retranchés dans la gloriole de dé-
couvrir à nouveau dans les bois ce même riparia que depuis des
années le juge Taylor avait civilisé, et les premiers exemplaires,
venus en France sous le nom de riparia (notamment dans la collec-
tion de M. Guiraud) sont identiques au plant que nous connais-
sons sous le nom de taylor, autrement dit : riparia sélectionné par
le juge Taylor. Nous payons maintenant de nos terreurs cette or-
gueilleuse imprudence et l'engouement qui l'a suivie ; mais il est
probable que le riparia, confiné aux terrains siliceux, profonds et
naturellement drainés que son nom même indique, se montrera,
à milieu égal, aussi sûr que son aîné le taylor; il est même pro-
bable que quelques-unes parmi les trois cents et quelques formes
de riparias reconnues par le docteur Despetis se montreront d'une
adaptation plus générale que le taylor, à cause d'hybridations mys-
térieuses avec des cinereas et autres sauvageons (1).
Enfin, parmi les certitudes auxquelles il ne manque que la sanc-
tion des années, nous trouvons le sulfate de cuivre et le lait de
chaux, qui se montrent aussi sûrs contre le mildew que le soufre
(1) Il faudra peut-être s'incliner devant la théorie des pessimistes touchant la dis-
proportion mortelle que la greffe crée entre la fertilité et la nutrition des riparias
greffés. Mais cette objection se réduira à une affaire de taille; les vrais vignerons
sauront bientôt maintenir la fructification des jeunes greffes dans les limites modé-
rées qui n'épuisent pas les u francs de pied. »
l
LA VIGNE AMÉRICAINE EN 1885. 923
contre roïdium (1). Avocat constant de la facilité et de l'économie
en grande culture, je ferai remarquer certains avantages de la
chaux sur le sulfate de cuivre : l'économie, l'innocuité et la faci-
lité de contrôle. C'est, en effet, un avantage immense, lorsqu'il
s'agit de grands espaces, de pouvoir juger de la perfection d'un
traitement à la teinte plus ou moins blanche répandue sur les
feuilles.
Dans la catégorie des choses probables, mais encore confinées
au domaine des chercheurs, nous trouvons d'abord la greffe-
bouture si heureusement employée par M. Bender, en Beaujolais ;
puis, la greffe d'automne, sans suppression de la tête du porte-
greffe (2).
L'adaptation est toujours la grande chose autour de laquelle
gi'avitent, en 1885 comme en 1883 et 1881, bien des desti-
nées viticoles. Tant de facteurs obscurs concourent à ce mystère,
que la question est et restera toujours complexe. En effet, certaines
variétés qui, pendant les premières années, semblaient mal adap-
tées, ont pris le dessus sous une influence heureuse, soit que les
racines aient rencontré un sol meilleur, soit qu'une saison humide
ou une fumure opportune aient ranimé la vitalité amoindrie par un
début difficile. D'autres, qui d'abord s'étaient emparées vigoureuse-
ment de leur terrain, ont dépéri dès que leurs racines ont quitté la
surface ameublie. L'étude de l'adaptation met au jour des cas si
peu explicables qu'on en est réduit à profiter de ce que l'on voit sans
s'attarder à la recherche de causes introuvables.
Une illusion que 1885 a laissée en chemin, c'est la supériorité
des plants racines et greffés sur table sur les plantations greffées en
place ; respectons les exceptions locales, dues au soin qui peut pré-
sider à d'étroites expériences bien faites, mais en grande culture
il est prouvé qu'à égalité d'âge et de milieu, l'avantage reste aux
plants greffés en place un an ou deux après leur plantation défi-
nitive.
Les insuccès de ce greffage en place dans les pays froids et hu-
mides tiennent à ce que la soudure ne peut s'accomplir que par la
continuité d'une végétation active (3). Lors de sa visite à Saint-
(t) Ces deux substasces, employées ensemble ou séparément, atteignent le but
laiil désiré, à la condition d'adapter leur usage au climat. Le cuivre demande l'humi-
dité ; la chaux, la sécheresse, pour développer leur efficacité respective.
(2) C'est surtout à Cadillac (Gironde) que ce système est employé ; et, grttce au
comice de ce canton et à son conseiller s^énéral, M. Dezeimeris, il a été publié une
doscriplion des plus intéressantes de ce mode de greffage.
(3) La chaleur et la lumière étant les conditions nécessaires à cette continuité, il y
a lieu de retarder le greflfage et d'augmenter le buttage à mesure que l'on s'éloigne
des régions chaodos, sèches et lumineuses auxquelles le greffage en place doit ses
plus beaux succès.
924 REVUE DES DEUX MONDES.
Benezet, M. de Mahy, alors ministre de l'agriculture, avait remarqué
la transformation des vignobles français phylloxérés en vignobles
américains résistans (transformation obtenue par greffe profonde).
Ce procédé rapide et sûr de reconstitution ne s'est pas généralisé,
parce qu'il n'atteint son but que lorsqu'il réussit du premier coup
sur la majorité des souches (1) .
En effet, transformer au lieu de replanter, c'est perdre une année
au lieu de quatre, c'est dépenser peu pour arriver tôt au lieu de
dépenser beaucoup pour arriver tard. La vigne transformée en mai
1885 donnera une récolte en 1886, tandis que, replantée, elle de-
mandera, en plus des trois années strictement nécessaires pour tirer
une grappe d'un sarment, le temps de préparer la terre à recevoir
une nouvelle plantation.
Ces résultats n'appartiennent qu'à ceux qui savent faire à temps
le sacrifice d'une vigne encore en plein rapport, et jusqu'ici, ceux-là
se sont montrés fort rares ; il faut être exceptionnellement ferme
et convaincu pour imposer à un personnel incrédule la bonne
exécution d'un système aussi contraire à toutes les routines viti-
coles. L'art « d'utiliser les restes » ne trouve pas sa place dans les
opérations vilicoles, et c'est à des tentatives infructueuses, parce
qu'elles étaient tardives, que la transformation par greffe profonde
doit sa condamnation prématurée.
Revenons aux greffes françaises sur porte-greffes américains. La
cause la plus fréquente de leurs défaillances est l'affranchissement
du greffon ; le phylloxéra dévorant les racines de ce greffon fran-
çais, il ne lui reste qu'à mourir de la mort des vignes phylloxérées.
Cet affranchissement est dû à la négligence ou à l'idée erronée que,
passé la première année, le greffon n'émet plus de racines (2). On
oublie que chaque racine retranchée laisse en contact avec la terre
une cicatrice qui n'est, en réalité, âgée que de quelques mois, par
conséquent apte à produire des racines l'année suivante; racines
qui laisseront à leur tour des cicatrices, et créeront ainsi un cercle
vicieux dont on ne pourra plus sortir (3).
Ceci nous amène à répéter que, si la viticulture nouvelle est pleine
de promesses, elle est aussi remplie de menaces, parmi lesquelles
l'affranchissement des greffons est une des plus graves à prévoir,
à éviter et à craindre. En entrant dans cette nouvelle forme de la
(1) Le recépage, tel qu'il a été pratiqué à Saint-Benezet pour obvier à des affran-
chis-semens insuffisans, devant être l'exception et non la règle.
(2) On trouve encore des vignerons qui laissent exprès une ou deux racines au
greffon pour le cas où le porte-greffe mourrait et oii le phylloxéra disparaîtrait. Beau-
coup d'insuicès sont dus à cette imprudeace.
(3) Le moyen d'éciiapper à cet enchaînement fatal, qui a déjà fait plus de victimes
qu'on ne pense, est d'en revenir au déchaussage tel qu'on le pratiquait avant l'ère
d'économie ouverte par le phylloxéra.
LA VIGNE AMÉRICAINE EN 1885. 925
viticulture, il faut se pénétrer de l'idée que les vignes américaines
ne fléchissent jamais que par des causes physiologiques, et que,
s'il y a déception, c'est qu'il y a eu faute, soit dans l'adaptation,
soit par l'enracinement des greffons ou par l'imperfection des sou-
dures.
C'est en Amérique que j'ai étudié la vigne américaine, que je l'ai
poursuivie dans ses moindres replis. C'est dans cette étude que
j'ai puisé, dès la première heure, la terreur du mildeiv et la con-
viction que ce mal était plus dangereux que le phylloxéra, à cause
de sa foudroyante rapidité.
C'est avec une surprise extrême que j'entendais des gens sérieux
dire qu'ils ne craignaient pas les maladies « extérieures. » Le mildeiv
a été, car vraiment j'ose déjà en parler au passé, aussi dangereux
et plus ruineux que le phylloxéra lui-même. On s'endormait riche
d'espérances, et à l'aurore un brouillard éphémère se laissait sur-
prendre par le soleil, détruisant les espérances d'une année.
Faut-il voir dans l'invasion si générale du mildeiv une importa-
tion purement américaine ou un avertissement au grand orgueil-
leux de sa faiblesse contre la multitude impalpable? Jadis nos pères
disputaient la terre aux grands fauves. Aujourd'hui nous luttons,
le microscope remplaçant la fronde, contre tout un monde d'invi-
sibles, microphytes ou microzoaires, qui défie la civilisation avancée.
La tarasque ne vient plus donner son nom à Tarascon, mais le
mildeiv ravage la plaine de Beaucaire, rappelant ce vol de saute-
relles qui, histoire ou légende, s'éleva d'Afrique pour s'abattre sur
la Camargue. Épuisées, ne pouvant plus voler, elles marchèrent
sur Beaucaire. C'était au xv* siècle, dit-on. Alors, comme aujour-
d'hui, on croyait à la troupe contre l'insecte. On fit ce que, hier, on
faisait à Tlemcen ; mais les sauterelles, poussées par celles qui les
suivaient, dominaient les bataillons et, jetant leur avant-garde dans
les roubines (1), passaient l'eau sur ces îles de cadavres, marchant
toujours ! Un matin, elles escaladèrent les murs de Beaucaire ; af-
famées, elles dévorèrent le grain et le drap des marchands réunis
pour la foire légendaire, broyèrent sous leurs mandibules tout ce
qui se pouvait broyer. Puis, ayant créé la famine, elles en mouru-
rent, laissant la putréfaction et la peste. Cette histoire est comme
un avis de ce qui menace le xix* siècle. Mais à brebis tondue
Dieu mesure le vent. Si la force du nombre grandit, celle de l'intel-
ligence s'élève, et la science dominant l'invisible atteint des hau-
teurs inespérées; elle va jusqu'à soustraire l'humanité à la mort
horrible qui jadis confondait l'homme et la bête dans les convul-
(1) Canaux d'irrigation qui sillonnent la Camargue.
92(3 REVUE DES DEUX MONDES.
sionsde la rage, jusqu'à enchaîner à un fil la puissance d'un fleuve
et asservir cette force déréglée à des œuvres utiles.
Le mildew est une forme redoutable de la nuisance que peuvent
exercer les êtres inférieurs et impalpables. On n'est pas iixé sur
l'histoire de ce fléau. Il semblerait, au premier abord, qu'il nous
vient d'Amérique, où il est rangé en tête des vine-pests les plus
inquiétans ; mais en fouillant dans la mémoire des plus vieux vigne-
rons français on trouve la trace d'une maladie qui a toujours existé
et qui n'apparaissait que de loin en loin. En France, elle s'est appe-
lée « le brûlé ; » en Suisse, en Allemagne, on trouve le nom de Mehl-
thau (1) , mais tous ces souvenirs sont si vagues qu'ils semblent
vouloir s'enfuir dès qu'on les renferme dans des questions nette-
ment posées.
Dans les dernières années, ce parasite avait sévi principalement
dans les pays où la viticulture américaine avait pris le plus d'ex-
tension. Mais, cette année, il a paru sur des points tellement éloi-
gnés des vignobles américains qu'il est vraiment difficile d'allonger
jusque-là les conséquences du voisinage. D'Italie il a passé en Grèce,
il s'est montré dans le Tyrol, en Allemagne ; en France, il a envahi
les départemens les plus éloignés des centres américains, tels que
l'Ain , rindre-et-Loire.
C'est sous l'influence de la chaleur et de l'humidité que le mil-
dew se développe, c'est-à-dire qu'il ne se développe ni par l'humi-
dité froide ni par la chaleur sèche. Il paraît donc suffisant de sous-
traire la feuille à cette coïncidence de chaleur et d'humidité, ou
même à l'influence d'un seul de ces facteurs de malheur, pour re-
pousser effectivement le mildew. C'est cette pensée qu'exprimait
plaisamment M. Champin, quand il conseillait de donner un pa-
rasol à chaque souche et de prier le vent du nord de souffler sur
le tout. Un badigeonnage de lait de chaux m'a semblé répondre à
ce double but, soit de repousser les rayons solaires par la blan-
. cheur de la chaux et d'absorber l'humidité par la couche carbonatée
qu'elle laisserait sur les feuilles, la première action remplaçant le
parasol de M. Champin, la seconde le vent du nord.
Je parle comme toujours de la région de l'olivier et j'insiste sur
la légèreté des brouillards de cette région pour expliquer comment
le lait de chaux, employé seul à Saint-Benezet et en Italie, a donné
des résultats affirmatifs sur ces deux points, et négatifs dans le Bor-
delais.
Par une singulière coïncidence, peu de jours après l'application
de l'hydrate de chaux à Saint-Bénezet, M. Foëx, directeur de l'école
(1) Rosée de farine.
LA VIGNE AMÉRICAINE EN 1885. 927
de Montpellier, vint visiter le vignoble avec ses élèves italiens qui
retournaient en Italie et devaient y retrouver l'hydrate de chaux
dans toute sa gloire chez les frères Bellussi, à Tezze (1). Comme le
dit fort bien l'illustrazione de Milan, ces derniers avaient employé
la chaux avec la désespérance de l'agriculteur ruiné, la fureur du
soldat se jetant dans la mêlée, par conséquent avec le plus grand
succès, tandis que le professeur Guboni, le même qui déclare au-
jourd'hui que l'emploi de l'hydrate de chaux est un fatto solenne,
il piii nuiniiiglioso chc sia stato mai scoperto nella patologia végé-
tale (2), n'avait obtenu dans une expérience scientifique qu'un ré-
sultat relatif.
iNous parlions plus haut de l'invasion du phylloxéra en Algérie;
le mildew l'y avait précédé avec la plus inquiétante intensité.
Nous disions que la marche du phylloxéra serait lente en Algé-
rie, on ne peut malheureusement en dire autant du mildew, ce
dernier n'étant pas, comme le phylloxéra, limité dans sa marche
par des questions de dislance ou d'importation. L'expérience ap-
prend que le phylloxéra, livré à lui-même (c'est-à-dire non trans-
porté par des causes accidentelles), ne francliit guère plus de 12 ki-
lomètres par an ; c'est cette limite qui a rendu sa marche lente
entre la vallée du Missouri, son berceau présumé, et les états loin-
tains qui, jusqu'aux dernières années, cultivaient en paix des varié-
tés à résistance douteuse. Les énormes distances qui séparaient les
centres vilicoles les uns des autres ont prolongé en Amérique le
statu quo unte bellum. Il en sera de même en Algérie, si on peut
espérer que des importations malveillantes ou irréfléchies ne vien-
dront pas modifier cette situation. C'est-à-dire que chaque centre
viticole contaminé périra suivant la marche rapide et fatale qu'ont
suivie les vignobles français, tandis que les centres éloignés les uns
des autres demeureront indemnes. Le mildew, au contraire, franchit
des centaines de lieues, et cela d'une façon si inexpliquée qu'on
peut se demander si l'état latent n'existe pas partout, attendant la
cause déterminante pour se développer.
La viticulture algérienne promet beaucoup, mais, elle aussi, est
semée de difficultés que peu à peu on apprend à connaître et à
vaincre. La sécheresse et le soleil obligent à vendanger vite afin de
(1) A Saint-Bénezet, le lait de chaux, avec ou sans sulfate de cuivre, sera employé
préférablomciit à tout autre traitement, d'abord parce qu'il semble convenir'parfaite-
ment au milieu, et ensuite à cause des avantages pratiques, au point de vue de la
grande culture, que nous avons cités plus haut. Dans le vignoble du DefTends, les sels
de cuivre employés seuls auront la préférence, parce que la direction, plus essentiel-
lement technique et précise, qui préside à cette entreprise, permet d'employer une
substance vénéneuse et chère sans danger ni gaspillage.
(2) u Un fait solennel, la plus merveilleuse découverte de la pathologie végétale. »
928 REVUE DES DEUX MONDES.
cueillir des raisins frais au lieu de raisins secs ; mais cette rapi-
dité est incompatible avec l'obligation où l'on est de ne vendanger
qu'à la fraîcheur, afin que la fermentation ne s'accomplisse pas à
une température trop élevée, aux dépens de la qualité du vin. Cette
difficulté assimile par certains côtés la vinification algérienne à la
brasserie, avec cette différence que la brasserie opère toute l'an-
née et peut employer des procédés de refroidissement précis et éco-
nomiques. Il tombe sous le sens que, si ces difficultés, déjà si
grandes, devaient être compliquées par le mildew, la production
algérienne tomberait dans une infériorité à décourager les plus
braves. Espérons donc que le lait de chaux dominera la situation
quant au mildew, que le phylloxéra se renfermera longtemps (que
n'ose-t-on dire toujours!) dans la région où il a élu domicile, et que
les efforts des colons n'échoueront pas au moment où le but sem-
blait atteint.
Les vignobles algériens ne sont malheureusement pas tous entre
les mains de riches particuliers ou de puissantes sociétés. Beaucoup
de vignerons ont escompté l'avenir et créé un vignoble avec ce
qu'il « rapportera! » Pour ceux-là, la ruine est à la porte, car une
année de mildew peut renverser un si fragile échafaudage (1). Quant
aux grandes sociétés, aux grands capitalistes, ils triompheront cer-
tainement par l'étude et l'attente; ayant des capitaux pour agir à
l'heure dite, leur succès grandira de tous les naufrages qui se pro-
duiront parmi les petits et les faibles, confirmant cette idée très
moderne, mais de plus en plus vraie, que la viticulture échappe aux
mains du petit vigneron qui jadis créa cette gloire et cette richesse
nationale. Chaque système de reconstitution viticole est actuelle-
ment représenté par des sociétés. Ces groupes de gens spéciaux
plantent les jalons de l'agriculture industrielle et collective qui ré-
parera, par une transformation devenue indispensable, les consé-
quences de la législation moderne sur l'agriculture. En effet, la
mobilité et le morcellement de la propriété amènent le détache-
ment de la terre et la désespérance dans le cœur de celui qui sent
vaciller sur sa tête le toit paternel.
En dehors même de ces considérations morales, il est positif que
l'agriculture, devenant scientifique, se spécialise et demande des
spécialités; que de nouvelles données économiques exigent des
concentrations de forces d'un ordre nouveau. C'est pourquoi la vi-
ticulture renaît, sous cette forme nouvelle, autour des différons
systèmes que le phylloxéra a fait surgir. En Algérie, plusieurs so-
ciétés plantent de la vigne française. La Société nationale contre
(1) Voyez, dans la iîeuue du l^' janvier, l'étude de M. Roller, intitulée: Cultiva-
tews et vignerons en Algérie,
LA VIGNE AMÉRICAINE EN 1885. 929
le phylloxéra possède quatre domaines (1) que le sulfo-carbonate de
potassium maintient jusqu'ici en grande prospérité (2). La Société
des Pinèdes de Sainte-Marie et celle des salins d'Aigues-Mortes (3)
font d'immenses plantations dans les sables et y ont entre-
pris des travaux dépassant les forces de la propriété individuelle.
La Société de Ghâteauneuf-Ie-Rouge (A) plante de la vigne américaine
et produira sur ses coteaux ensoleillés les qualités de vin que les
sables ne sauraient donner, tandis que la reconstitution des vignobles
sera plus généralement tournée du côté de la quantité que de la
qualité.
Enfin, l'entreprise la plus considérable en ce genre est celle de
Faraman (Bouches-du-Rhône). Cette belle terre, à peu près stérile
entre les mains de ses anciens maîtres, a été acquise par la Com-
pagnie des produits chimiques d'Alais et de la Camargue. La direc-
tion en a été confiée au créateur de l'Armeillère, ce poste si avancé
de la viticulture moderne, M. Reich, qui se propose de réunir, dans
les milliers d'hectares qu'il dirige, la submersion, la plantation
dans les sables et la vigne américaine. Déjà de larges espaces, ré-
putés impropres à la culture, se couvrent d'aramons, de petits-
bouschets et de carignannes. Ce dernier cépage est très accessible
au mildeir, mais M. Reich conserve l'inébranlable confiance que ce
cryptogame sera vaincu comme l'oïdium l'a été avant lui. — Son
espoir est devenu certitude devant les succès de la Gironde.
Le congrès qui doit être tenu à Bordeaux en août 1886 achèvera
d'élucider les questions se rattachant aux divers traitemens du mil-
deiv, ce qui rendra cette réunion aussi intéressante, si ce n'est plus,
que celle de 1881. C'est de Bordeaux qu'est venue, en 1868, la
première pensée de vaincre le phylloxéra par la vigne américaine
qui l'avait apporté. C'est au congrès de Bordeaux de 1886 que
viendra s'évanouir la dernière de nos terreurs, et Dieu veuille que
le mot de la fin soit celui d'une feuille italienne : Non più Pero-
nospora !
LOWENHJELM, DUCHESSE DE FiTZtJaMES.
(1) Dans la Dordogne, la Gironde et le Lot-et-Garonne.
(2) C'est dans ces domaines que M. MQntz a fait les expériences de sulfate de cuivre
faisant l'objet de la note présentée le 2 novembre à l'Académie des sciences.
(3) Gard.
(l) Près d'Aix, en Provence (Bouches-du-Rhône).
TOHB LXXIII. — 1886. 59
REVUE DRAMATIQUE
Porte-Saint-Martin : Marion Delorme. — Menus-Plaisirs : l'Homme de paille, co-
médie en 3 actes, de M. Valabrègue. — Renaissance : une M ission délicate, comédie
en 3 actes, de M. Bisson. — Palais-Royal : le Mariage de Thérébin, comédie en 3 actes,
de M. Bergerat; la Boule. — Cluiiy: Doit-on le dire? — Vaudeville : le Voyage
de M. Perrichon. — Odéon : la Première du Misanthrope, comédie en 1 acte, de
MM. Épln-aïm et Aderer; le Fils de famille. — Comédie-Française : l'Hérilirre,
comédie en 1 acte de M. Morand; Molière en prison, comédie en 1 acte, en vers,
de M. d'Hervilly; l'Aventurière ; un Parisien, comédie en 3 actes, de M. Gondiiiet.
— Variétés : les Demoiselles Clochart, comédie en 3 actes, de M. H. Meilhac.
Marion Delorme, dans nos souvenirs d'adolescens, à nous qui fai-
sions des vers latins pendant les dernières années du second empire,
rayonne avec une grâce particulière; elle y sourit mélancoliquement,
comme la plus aimable et la plus touchante des œuvres dramatiques
de Victor Hugo. La Dame aux camélias, traitée d'avance par un [poèie,
fixée en des rythmes délicieux et magniQques, vêtue de~ nobles cos-
tumes, établie dans un décor d'histoire, cette idée nous charmait et
captait notre admiration. La pièce de M. Dumas fils, malgré notre faible
pour elle, n'obtenait de nous que l'estime dévolue à un tableau de
genre, à un Gavarni pathétique ; l'ouvrage de l'exilé, au contraire,
c'était de la grande peinture. Cette première conception de la courtisane
purifiée par l'amour nous paraissait sublime ; la beauté de l'exécution
nous semblait un peu plus qu'humaine. Ah ! s'il nous était donné jamais
de contempler une telle merveille au théâtre!..
Elle nous fut accordée, cette douceur, dans les temps qui suivirent
l'année terrible ; et, datés de là, d'autres souvenirs nous séduisent.
REVUE DRAMATIQUE. 931
Le vieux poète a été rendu à sa patrie mutilée par la guerre étrangère^
déchirée par la guerre civile ; on se réjouit de choyer sa gloire, on
s'épanouit à la fêter. A peine on se rappelle que certaines critiques, ou
plutôt des chicanes, ont naguère gêné sa marche ; ces broussailles qui
prétendaient l'arrêter ne sont que petit bois mort, à présent, et dis-
sipé en poussière : et voici que le vénérable héros, le combattant har-
celé jadis par les faux classiques, s'assoit en compagnie des vrais, dans
la paix du répertoire. Aussi bien Mai-ion Delorme, paimi ses pièces, est
la plus paisible, celle où son imagination s'est le plus modérée; auprès
de Hernani et de Ruy Bios, elle est raisonnable ; seule entre toutes, le
Roi s'amuse excepté (mais quand nous rendra-t-on le Roi s'amuse?),
elle est française par le sujet; elle l'est aussi, en regard des autres,
par la discrétion de la fantaisie. Et quel flot poétique s'y épanche 1
M. Mounet-SuUy, dans sa fleur et dans sa force, module d'une voix
pleine et riche le rôle de Didier-, au dernier acte, en face de la mort,
il nous communique son extase. M. Delaunay prête à Saverny, comme
il convient, les éltgances d'un exquis ténorino; il pique de notes lé-
gères la cantiièue de son compagnon, et l'un et l'autre nous enchan-
tent. Marion Delorme prend place, dans le trésor de la Comédie-Fran-
çaise, à côté de Polycucle et d'.indromaque.
Quatorze années s'écoulent, pendant lesquelles Victor Hugo est traité
en dieu qui daignerait s'attarder parmi nous. 11 meurt; s'il ne monte
pas au ciel, c'est apparemment qu'il ne se soucie pas de changer d'étage ;
il se contente de déloger tautrCy il va demeurer au Panthéon. L'anni-
versaire des funérailles n'a pas encore sonné; la Porte-Saint-Martin
nous convie à une reprise de Marion Delorme ; c'est le premier exer-
cice littéraire du culte de Hugo depuis qu'il a tout de bon cessé
d'être mortel; nous nous empressons à cette fête: hélas! quelle dé-
convenue 1
Nous voyons bien, dès l'abord, que M"" Sarah Bernhardt est malade;
son talent est comme détraqué aujourd'hui, son jeu incohérent, sa voix
presque aussi fatiguée (jue son visage. Nous voyons que M. Marais, en
babit Louis Xlil, est disgracieux et gauche ; nous voyons qu'il repré-
sente Didier comme le héros réel d'un drame en prose. Est-ce leur
faute pourtant si ce Didier, si la Marion qui peut l'aimer ne nous in-
téressent guère? H tombe de la lune par la fenêtre, ce cavalier de la
Triste-Kigure; il en tombe pour réciter d'emblée, sans occasion ni pré-
texte, un singulier prône à cette jolie femme. Qui est-il? u Didier de
rien; » — de rien, en effet : c'est la matière doni l'auteur l'a façonné.
Il n'est qu'une forme vide, à travers laquelle le poète souffle des pa-
roles. « Fatal et méchant, » il le dira tout à l'heure, on ne sait ni pour-
quoi il est fatal ni en quoi il est méchant. 11 remerciera Marie de l'avoir
« sauvé de son destin , » — mais de quel destin ? — lui « que tout
932 REVUE DES DEUX MONDES.
haïssait; » — mais quel est ce « tout? » quelle est cette haine, quels
en sont les raisons et les actes ?
J'ignore d'où je viens et j'ignore où je vais,
soupirera-t-il ; nous l'ignorons aussi, et ne nous en inquiétons guère ;
c'est un passant inconnu, ou plutôt une ombre qui passe : que nous
importe une ombre ? A peine ce fantôme noir est-il auprès d'elle,
cette personne qui d'abord, en écoutant le babil de Saverny, joliment
débité par M. Berton, avait quelque peu l'air d'être Marion Delorme,
cette personne n'est plus Marion, mais une femme quelconque, ou plutôt
elle n'est aucune femme : ce couple, au baisser du rideau, nous laisse
étonnés et froids.
Au deuxième acte, l'entretien des jeunes seigneurs sur la place de
Blois, farci de détails de mœurs, d'allusions aux duels de la veille et
aux modes du jour, tout ce dialogue nous ennuie les oreilles, comme
un travail de marqueterie, exécuté en notre présence, ennuierait nos
yeux. La discussion sur Corneille, ses devanciers et ses rivaux, nous
agace comme une plaisanterie de mauvaise grâce : il est trop évident
que ces sottises sont dictées aux personnages par l'ironie de l'auteur,
qui n'a guère de mérite à savoir qu'à la fin Corneille l'a emporté. En-
suite la querelle et le combat de cet inexplicable Didier et de Saverny
nous font passer un moment, à la manière d'une entrée de ballet, sans
nous émouvoir.
Intermède comique, ce troisième acte; hélas! d'un comique labo-
rieux. C'est ici le théâtre des marionnettes : au commencement, Sa-
verny fait l'Arlequin; à la fin, Laffemas fait le commissaire. Avec sa
verve de commande, l'un est médiocrement drôle; avec sa voix grossie,
l'autre est médiocrement terrible. Dans le miheu, le défilé de ces pan-
tins, les comédiens de campagne, n'est qu'un artifice trop évident
pour introduire de force le. grotesque dans un sujet sentimental ; la
récitation de ces morceaux choisis d'une littérature ridicule n'est que
l'étalage d'une érudition fastidieuse, quoique facile. Entre temps Ma-
rion et Didier n'ont repara que pour roucouler un duo ; ni leurs dis-
cours ne nous renseignent davantage sur leurs caractères et leurs pas-
sions, ni leur conduite n'est de personnes douées de raison et de
volonté. Quand Didier apprend que la femme qu'il aime et qu'il croyait
pure est Marion Delorme, que dit-il? que fait-il? Rien. Il tressaille. 11
ne cherche pas la perfide, il lui laisse igDorer sa découverte ; il se
livre à Laffemas sans avoir dit pourquoi : ainsi le drame avorte ou dé-
génère en pantomime. Ce n'est pas Saverny, d'ailleurs, jusqu'ici le plus
consistant de ces personnages, qui nous fera croire que ces aventures
REVUE DRAMATIQUE. 933
sont vraies : la prétendue étourderie par laquelle il jette son sauveur
Didier et son amie Marion dans la gueule du loup n'est proprement
qu'un trait d'ineptie imposé par l'auteur, et qui ne se peut imposer
qu'à un fantoche : pupazzi que tous ces gens-là I
Autre intermède, le quatrième acte : à bien compter, cela en fait
trois; depuis l'exposition, nous n'avons pas eu autre chose. Divertis-
sement historique, celui-ci : des personnages de cavalcade, mis à pied,
jouent une parade sérieuse. Un Louis XIII automatique, prêté par le
musée Tussaud, écoute le récit du vieux Nangis : il est magnifique, ce
morceau d'épopée ; M. Dumaine le dit fort bien. Pourquoi ne le bisse-
t-on pas ? C'est le meilleur instant de la soirée. Il est vrai que la fa-
meuse scène de L'Angély avec le roi vient ensuite ; mais cette philoso-
phie de bouffon, vulgaire et qui fait l'importante, verbeuse et baroque,
laisse le public indifférent : c'est une contrefaçon de Shakspeare pour
le théâtre de la foire au pain d'épices.
Enfin arrive le dernier acte, où Marion et Didier vont se décider à
s'occuper de nous et d'eux-mêmes. Trop tard I Le crédit ouvert par la
patience de l'auditoire est épuisé. Le poète ne reprend pas les âmes
qu'il avait à peine saisies au premier acte et qu'il a lâchées. Désinté-
ressé des personnages, le spectateur s'ennuie; le frisson d'un sourire
parcourt la salle, quand Didier, après ses beaux couplets sur la mort
et l'immortalité de l'âme, s'approche de Saverny, lui touche le bras
et s'aperçoit qu'il dort : « Nous l'excusons, pense chacun à part soi,
et nous l'envions. » Après cela, même le dernier grand duo, où se
resserre en somme le drame tout entier, même la supplication de
l'héroïne, l'imprécation du héros et son pardon final, même la pâmoi-
son et le suprême cri de Marion ne peuvent émouvoir nos entrailles.
Nous nous retirons mécontens de nous, comme après une cérémonie
funèbre où non-seulement la sympathie, mais encore le respecta failli
nous manquer.
Sans doute, joint à l'état de santé de M"" Sarah Bernhardt, le jeu
prosaïque et mesquin de M. Marais a nui à cette reprise Dans une
récente monographie de «l'Acteur,» publiée par une revue spéciale (1),
M. Sarcey le constate avec chagrin : « Il n'y a plus moyen de jouer à
cette heure le drame flamboyant de 1830; Mélingue a suivi Frédérick-
Lemaître dans la tombe, et il n'a passé à personne le panache qu'il
avait reçu de lui. » Cependant il serait injuste, en ce désastre, d'acca-
bler de toute la responsabilité les interprètes; il faut avoir le courage de
le dire: Victor Hugo à peine mort, on s'aperçoit que son œuvre dra-
matique n'a pas vécu. Jadis, pendant seize années, de 1827 {Cromvoelt)
à 18/|3 [les But-graves), cette œuvre fut agitée aux abords des théâtres
(1) Bévue d'art dramatique, fondée et dirigée par M. Edmo&d Stoallig.
934 REVUE DES DEUX MONDES.
et sur la scène, et cette agitation la sauva d'un examen trop minu-
tieux. D'ailleurs, ses triomphes, en ce temps-là, ne furent pas aussi
parfaits qu'on se les est figurés depuis ; exaltés par une coterie, entou-
rés par la curiosité de la foule, ils ne furent pas seulement tracassés
par la jalousie éperdue des derniers tragiques, — ainsi qu'on l'a trop
laissé dire, — par l'effarement agressif des petits-neveux de Campis-
tron ; ils furent inquiétés aussi par tel homme de sens et de courage,
par un Gustave Planche, — pour ne nommer que celui-là, qu'il n'est
pas permis d'oublier ici; — laissant à l'avenir le soin de justifier son
avis, cet admirable fâcheux avertit le triomphateur qu'il était homme,
— et que pas un de ses héros ne l'était assez.
Après un repos d'un quart de siècle commandé par la politique, une
seconde période s'est ouverte où, par un juste retour, la poh tique
aidant, cette œuvre a été glorifiée. « Cette jeunesse de 1867, écrit
Adolphe Crémieux à Victor Hugo lors de la reprise d'Hernani , a mon-
tré la noble et généreuse ardeur de notre jeunesse de 1830 (1). » En
effet, sitôt que l'empire faiblissant a donné un peu d'air, une flambée
jaillit de ces vieilles cendres et illumine le rocher légendaire de Guer-
nesey. Qu'est-ce donc lorsque l'empire s'écroule, et que l'auteur des
Châtimens reparaît sur ses débris! La flamme devient une lueur d'apo-
théose. Sur ce fond de féerie, le.s silhouettes de Rmj Blas et de Marion
Deloime, aussi bien que de Hernani, se détachent heureusement; même
Lucrèce Borgia, Marie Tudor et, si je ne me trompe, Angelo, font mine
de se relever; on nous promet le Roi s'amuse et les Burgraves. Hugo
n'est-il pas pour la foule, entretenue dans sa foi par quelques me-
neurs, le grand garde national de France, le grand muezzin de l'hu-
manitairerie; pour l'élite impartiale, le grand patriarche des lettres?
Il a duré, il a travaillé jusqu'au bout; même ceux qui ne l'adorent
pas le respectent : or n'est-ce pas au théâtre que la ferveur et la vé-
nération publiques peuvent le mieux se déclarer?
En 1882, cependant, on nous donne le Roi s* amuse : et le chef-d'œuvre
attendu s'effondre devant un public désolé de ne pouvoir le soutenir.
Du moins, il s'effondre avec majesté : c'est un désastre solennel. Hugo^
malgré cet accident, achève de devenir dieu; quelques mois défi-
lent ; et voici que Marion Delorme, à son tour, fait une chute, mais une
chute piteuse. A ce coup, les Burgraves s' éloignent et s'effacent; Crom-
well, — on parlait de soulever cette énorme machine jusqu'au nfveau
de la scène, — Cromwell retombe de tout son poids dans les dessous
du théâtre. Angelo, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, déjà rangés dans le
magasin aux mélodrames, ne sont pas près d'en sortir. Restent sur les
planches Hernani et Ruy Blas, acceptés pour un temps, parce qu'ils
(1) Autographes, collection Adolphe Crémieux j Hetzel, éditeur, 1885.
REVUE DRAMATIQUE. 035
nous choquent moins que le reste, une fois pris le parti de suivre la
fantaisie du poète dans son domaine : au moins là dedans tout est
folie ; l'œuvre est homogène, elle se tient tout entière et de façon ma-
nifeste hors des limites de la raison comme au-delà des Pyrénées :
cosas de Espana !
C'est que le drame romantique pouvait bien autrefois n'avoir pas
tort contre la pseudo-tragédie de MM. ArnauJt, Lemercier, Viennet,
Jouy, Andrieux, Jay, Leroy; — ehl quelle forme nouvelle, si vide
qu'elle fût, ne devait pas prévaloir contre celle-ci? L'imagination
ne la colorait pas, la malheureuse, pas plus que ne l'emplissait la
raison; sa rivale, magnifiquemeut diaprée, l'éclipsait à peu de frais.
Mais le drame romantique, dés lors, élait faible contre ces argumens
qu'il affectait de négliger et qui paraissent bien aujourd'hui les plus
forts, contre de pénétrantes remontrances, que nous reprendrions
tout au long s'il n'était déplaisant de triompher en trop de paroles,
contre les jugemens d'une critique qui n'était pas dupe de la nou-
velle doctrine et montrait comment elle se laissait contredire par les
œuvres.
« Le caractère du drame est le réel, » déclarait Hugo dans la préface
de CromwcU; a la nature et la vérité, » la nature et l'histoire, voilà le
fonds d'où il prétendait tout emprunter. Dans le deuxième acte de
Marian, il donnait à entendre qu'il jouait la même partie contre les
fauteurs des classiques qu'avait jouée autrefois Corneille contre les ad-
mirateurs deGarnier, de Mairet, de Hardy, de Théophile; à deux cents
ans de distance, le génie se retrouvait seul contre tous; contre M. Jay
et ses complices, à présent, comme autrefois, contre Boisrobert, Cha-
pelain, Colletet, — (( toute l'Académie enfin, » qui, à travers les siècles,
devait rester la même, — et contre Scudéry.
Le malheur est que, si M. Jay et les autres étaient de trop piètres
copistes pour qu'on les reconnût, ces soi-disant classiques, comme les
héritiers de Corneille, Victor Hugo, non plus, ne continuait pas ce
grand homme, mais bien plutôt ceux qu'il rejetait pêle-mêle dans le
camp adverse. Déclamatoire, à l'occasion, et descriptif comme Garnier,
emphatique comme Mairet, Imaginatif comme Théophile, le chef des
romantiques restaurait, sous le nom de drame, la tragi-comédie à
l'espagnole, selon le goût de Hardy, voire de Scudéry et de Scarron.
L'aventure n'est-elle pas piquante? On proclamait une révolution selon
l'esprit de Corneille ; le Cid, llernani, à défaut de Marion, seraient deux
étapes du génie dramatique français. Et, à l'heure même, on ne fai-
sait qu'une émeute : et celte émeute, en jetant bas un simulacre de
tragédie, ne remettait sur pied que ce vieux mannequin de la tragi-
comédie qui avait grimacé jadis et gesticulé au gré de la fantaisie, en
face des chefs-d'œuvre raisonnables de Corneille. C'est le souflle de
936 REVUE DES DEUX MONDES.
Corneille, justement, qui avait abattu ce vent de fronde venu d'Es-
pagne ; et ce même courant, après deux siècles, passait encore les
Pyrénées et nous agitait au nom de Corneille. Ce qu'on nous donnait,
vers 1830, pour une crise heureuse de cet âge adulte où notre art
national était entré vers 1636, ce n'était que le retour d'une maladie
de jeunesse, d'une fièvre exotique : le paradoxe est amusant.
Didier et Marion, chez les comédiens et entre les mains de Laffe-
mas, rappellent, plutôt que Rodrigue et Chimène, le héros et l'héroïne
de Hardy, Théagène et Chariclée, chez les pirates et au pouvoir des
émissaires d'Hydaspe, roi d'Ethiopie. Scudéry serait satisfait de la
verve qui se donne cours dans ces trois actes d'intermède, — et com-
bien plus encore du quatrième acte de Ruy Blas! Les discours amou-
reux de Didier, de Ruy Rlas lui-même et de Hernani ne déplairaient
pas au po'te de f Amant libéral et de V Amour tyrannique. Fait pour
enchanter Scudéry, tout le rôle de don César de Bazan ne serait pas
désavoué de Scarron; celui-ci, d'ailleurs, aussi bien que celui-là, goûte-
rait la merveilleuse émulation de Hernani et de don Carlos, de Saverny
et de Didier : n'a-t-il pas fait les Généreux Ennemis ? L'auteur de cette
tragi-comédie et de don Japhet d'Arménie, de Jodelet ou le Maître valet,
voilà l'homme dont l'auteur de Marion Delorme, de Hernani et de Ruy
Blas, en tant que dramaturge, est proprement le successeur. Si le der-
nier venu n'est pas l'élève du premier, ils ont eu les mêmes maîtres,
les Espagnols, dont l'enseignement, ni pour l'un ni pour l'autre, n'a
été corrigé parla raison. Formés par ces leçons, ils ont suivi chacun
sa fantaisie; que celle du premier fût d'un spirituel improvisateur, et
celle du second d'un grand lyrique, cela va sans dire ; mais, comme
poète dramatique, tous les deux sont de la même école. Ni la libre or-
donnance du roman mis sur la scène, ni les entrées et les sorties par
les fenêtres, ni les cachettes ménagées aux amoureux, ni les prisons
d'accès facile, ni les duels, ni les enlèvemens, ni les bouffonneries,
ni les trop beaux sentimens ne donnent de scrupule à l'un plutôt
qu'à l'autre : tous les deux se jouent à l'envi parmi ces négligences
de composition, ces invraisemblances matérielles et morales, ces énor-
mités du burlesque et ces gentillesses du sublime : seulement, Hugo
prend ses personnages plus au sérieux que Scarron.
Ainsi, dans le drame romantique de 1830 comme dans la tragédie
et la comédie romanesques, opposées pendant la première moitié du
jvii» siècle à la tragédie et à la comédie classiques, la folle du logis en
est la maîtresse : eh bien! le réel, ce réel annoncé, que devient-il?
Que deviennent la nature et l'histoire? Nous avons plusieurs fois ex-
pliqué déjà (1) par quel tour naturel de son esprit Hugo prend pour des
(1) Voir notamment, dans la Revue du l" juillet 1882, un article sur Torquemada.
REVUE DRAMATIQUE. 937
groupes de personnages réels des couples d'antithèses incarnées et
costumées. L'antithèse, voilà pour la nature : — au gré de cette ima-
gination qui n'aperçoit que des contrastes, la nature n'est-elle pas
faite d'élémens contraires, de beau et de laid, de sublime et de gro-
tesque? — Le costume, voilà pour l'histoire. Et, d'ordinaire, ces ab-
stractions doubles, habillées à la mode d'un certain pays et d'une
certaine époque, marchent deux par deux pour se faire valoir l'une
l'autre, — encore par un contraste. La courtisane et l'enfant trouvé,
l'une raffinée, l'autre presque sauvage, c'est le couple qui vient à nous,
cette fois : infamie et pureté, c'est toute Marion ; misanthropie et
amour, c'est tout Didier. Ni l'un ni l'autre n'a d'existence person-
nelle, de vie morale, ni même de sens. Pourquoi le héros de Dumas,
Antony, dont les semblans d'idées et les discours sont imités de ceux
de Didier, nous intéresse-t-il encore? C'est que, dans cette forme re-
nouvelée d'une autre forme, l'homme de Saint-Domingue a versé un
flot brûlant de passion; il a transmis sa vie sensuelle à sa créature;
il a fait, au moins, de cette effigie d'homme un animal. Didier, au
contraire, n'est qu'un simulacre, un masque ambulant, par la bouche
duquel s'échappent les odes misanthropiques et amoureuses, dans le
goût de 1829, imaginées de sang-froid par le poôie. L'héroïne de ce
héros n'est pas plus une femme qu'il n'est un homme. Aussi ne sont-
ils pas pressés d'agir; et, dans ce prétendu drame dont le sujet pré-
tendu est l'amour d'un honnête garçon et d'une courtisane, après que
ces deux personnages ont été mis face à face au premier acte, ils peu-
vent attendre jusqu'au cinquième pour en venir aux prises : alors seu-
lement, l'honnête garçon déclare à la courtisane qu'il sait qui elle est, et
l'on voit ce qui s'ensuit ; il ne s'ensuit que peu de chose, puisque la pièce
est pressée de finir. Ainsi à l'exposition, pardelà un abîme, rien necor-
respond que le dénoûment. Sur cet abîme, un pont à trois arches, oc-
cupé par des comparses en habit Louis XUI : n'a-t-il pas plu au poète
de baptiser son héroïne Marion Delorme? Tout ce milieu de la pièce
est la part de l'histoire, comme le commencement et la fin sont la part
de la nature : l'une vaut l'autre. Costumes et décors sont peut-être
exacts; mais les personnages épisodiques, pas plus que les principaux,
ne sont des hommes : comment donc seraient-ils des hommes d'une
certaine date et d'un certain pays? Un de ces mannequins, plus grand
que les autres, se tient dans la coulisse et ne fait que traverser la scène
à la fin; il étend sur la pièce entière l'ombre colossale d'une caricature
enfantine : c'est Richelieu-Croquemitaine. Histoire, nature, le drame
romantique affiche et compromet ces deux maîtresses : laquelle ne
trompe-t-il pas ?
Il les trompe au bénéfice d'une troisième : la poésie lyrique. On
sait que, pour celle-ci du moins, il la sert magnifiquement. Marion,
938 REVUE DES DEUX MONDES.
comme Hemani, est de 1829, l'année où furent publiées les Orientales,
où furent écrites en partie les Feuilles d'automne. Le génie de cet
homme, qui aura été pendant un demi-siècle un prodigieux artiste en
vers, apparaît alors dans le plus heureux état de santé. Aisance, abon-
dance, beauté du rythme et du coloris, sont admirables dans ce poème.
Si l'acteur sait chanter cette musique et l'accompagner de gestes pit-
toresques, à la bonne heure ! nous applaudissons le concert et le spec-
tacle. Mais si, par l'insuflisance ou par l'erreur de l'interprète, l'œuvre
est réduite à son essence humaine, à sa vertu dramatique, c'est-à-dire
à rien^ nous ne pouvons que nous en distraire et regretter de n'être
pas restés chez nous, bien douillettement, pour la relire. Chacun, les
pieds sur les chenets, imagine des sons et une mimique où rien ne
détonne : pourquoi s'exposer à des mécomptes? En 1829, après la lec-
ture de Marion Delorme à la Comédie-Française, Emile Deschamps re-
gardait l'affiche du soir et s'écriait, en levant les épaules : « Et ils vont
jouer Britannicus! » Nous n'irons plus au théâtre pour Marion Delorme;
et nous irons encore pour Britannicus, parce que Britannicus a plus de
sève dramatique, à lui seul, que tous les drames de Hugo. L'émeute
romantique, après avoir nettoyé les planches des faux classiques, n'y
a rien laissé d'elle-même : son arme de combat, si richement ornée
qu'elle soit, n'est plus qu'un objet de panoplie.
Au demeurant, ce n'est ni la tragédie' m le drame, ces machines à
tirer des larmes, que le public, à l'heure qu'il est, recherche de préfé-
rence. Pour toute sorte de raisons métaphysiques, sociales et poli-
tiques dont rénumération serait ici déplacée, la vie est mélancolique,
aujourd'hui, comme un roman qui vient de paraître : ce n'est ni Mon-
sieur Parent, de M. de Maupassant (1), niwn Crime d' amour, à& M. Paul
Bourget (2), ces nouveautés du pessimisme, ni même la Morte, de
M. Octave Feuillet (3), cette œuvre tournée au regret du passé plutôt
qu'à la foi dans un avenir prochain; ce n'est aucun de ces livres, quel
qu'en soit le mérite, qui proposera aux Français de cette fin de siècle
un prétexte à quitter le deuil de leurs illusions perdues. A défaut de
consolations, la plupart veulent du moins un divertissement : à qui le
demander, sinon à la comédie? On veut compenser, par le spectacle
du soir, les ennuis réels et les lectures désolantes du jour : une pièce
gaie, on réclame une pièce gaie; par pitié, faites-nous rirel On se
presse dans les petits théâtres, même dans les cafés-concerts, où le
gros sel des revues de l'année irrite agréablement la rate. On s'est
pâmé, aux Menus-Plaisirs, devant l'Homme de paille, une farce jumelle
(1; Ollendorff, éditeur.
(2) Lemerre, éditeur.
(3) Calmann Lévj-, éditeur.
REVUE DRAMATIQUE. 039
du Député de Bombignae, où M. Albin Valabrègue avait répandu sa verve
naturelle; on se tord, à la Renaissance, devant 7^j?« Mission délicate, un
imbroglio de M. Bisson, où les bonnes plaisanteries sont disposées selon
les coutumes du genre. Au Palais-Royal, après le Mariage de Thérèbin, une
comédie avortée, où miroitait l'esprit de M. Bergerat, voici qu'on re-
prend la Boule, une des farces les plus fines de MM. Meilhac et Halévy.
On reprend de même, à Cluny, Doil-on le direl de M. Labiche, et au
Vaudeville, le Voyage de M. Perrichon. Cette dernière pièce, pour le
constater en passant, paraît définitivement admise dans ce répertoire
de second ordre, qui est le fonds commun de nos théâtres : elle y fait
bonne figure, grâce à un thème comique d'une rare valeur; il est
fâcheux que les variations de ce thème soient un peu trop faciles et
vulgaires, un peu monotones aussi et allongées d'une coda superflue,
j'entends de cet épisode d'un duel ajouté aux deux histoires de sau-
vetage qui suffisent à présenter les deux faces du sujet. A cette
comédie, qui passe pour la meilleure de M. Labiche, il serait peut-être
équitable de préférer, au moins, le Plus Heureux des trois et Cèlimare
le hicn-aimé.
L'Odéon lui-même, après les émotions des Jacobites, veut s'égayer.
Il ne se contente pas de nous offrir, pour l'anniversaire de la nais-
sance de Molière, un opuscule de MM. Armand Ephraïra et Adolphe
Aderer, la Première du Misanthrope, saynète supérieure à la moyenne
des à-propos, discrètement inspirée d'un pamphlet de l'époque, la Fa-
meuse Comédienne, et toute écrite — ce qui n'est pas commun —
dans le ton le plus convenable au sujet. M. Porel reprend le Fils de
famille, de Bayard et Biéville, et ce livret d'opéra comique, heureuse-
ment imaginé selon certaine convention, habilement conduit, genti-
ment dialogué, — agréable, en somme, à la manière d'une spirituelle
et sentimentale estampe des environs de 1850, — ce livret sans mé-
lodie ni orchestre, dépourvu même à présent de ses couplets, inté-
resse encore le public autant qu'il faut et le fait sourire de la bonne
manière : M. Lafontaine, secondé de MM. Dumény et Colombey et de
M"" Léonide Leblanc, y est applaudi comme au temps jadis. Courage,
messieurs les auteurs 1 il n'est pas encore impossible de faire rire les
honnêtes gens !
On le voit assez à la Comédie-Française : nous ne demandons qu'à
nous amuser. Que reprochons-nous à M. Got, qui joue Annibal de
V Aventurière, — auprès de M"" Pierson, qui représente honorablement
Clorinde? — C'est d'attrister son rôle. Arboré sur l'ouvrage, le panache
de ce matamore est le signe éclatant de la fantaisie qui a présidé à
son exécution et corrigé ce que le sujet lui-même, tiré de la réalité
moderne, avait de pénible : en rabattant ce plumet picaresque, M. Got
a failli nous fâcher. Un vaudeville de M. Morand, l'Héritière, s'est in-
940 REVUE DES DEUX MONDES.
troduit, il y a quelques mois, sur cette illustre scène : on n'a pas
trouvé mauvais que ce fût un vaudeville, mais seulement que la donnée
en fût trop peu neuve et le mécanisme trop régulier. Un à-propos de
M. d'Hervilly, Molière en prison, d'un tour un peu bien romantique, a
été moins applaudi pour la partie sérieuse que pour la partie burlesque.
Enfin quelle pièce, depuis trois semaines, attire le public? Un Parisien
de M. Gondinet. Justement, le principal personnage lance une boutade
que plus d'un spectateur, dans l'état d'humeur que nous signalons,
prendrait volontiers pour sa devise ; comme on lui propose un tableau
qui naguère eût séduit la sensibilité de M. Poirier : « Je n'achète ja-
mais de choses tristes, répond-il; celles qu'on a pour rien me suffi-
sent. » En revanche, de quel prix ne paie-t-on pas une chose gaie? Or,
c'est une chose gaie, à coup sûr, que cette comédie : un Parisien.
L'action en vaut une autre, mais ne vaut guère mieux, à moins que
cette autre ne soit niaise ou biscornue. Un célibataire, encore jeune,
brave garçon et qui se croit égoïste, a recueilli une fillette orpheline
et l'a vue grandir chez lui sans y penser; chassé de son domicile pari-
sien par un accident, il tombe, en province, dans les filets d'une fa-
mille qui a une « demoiselle » à marier; il s'en dépêtre, il s'aperçoit
qu'il aime sa pupille et qu'il est aimé d'elle, il l'épouse: voilà toute la
matière de ces trois actes. Les critiques peuvent regretter que la pièce,
commencée en comédie presque originale, prenne ensuite l'air d'un
vaudeville connu et ne soit pas exempte de sensiblerie vers la fin. Ils
peuvent disputer sur le caractère de ce Parisien, un peu arriéré, en
effet, ou à tout le moins exceptionnel, car il chérit le boulevard des
Italiens comme quelques monomanes seulement le chérissent, ou plutôt
comme leurs devanciers chérissaient le boulevard de Gand.Ils peuvent
blâmer surtout ce Parisien d'être Parisien avec une conscience perpé-
tuelle de sa qualité, voire même avec ostentation, à la manière d'un
provincial récemment acclimaté. Mais quoi! Tout le dialogue et, s'il y
en a, les discours sont-ils d'une bonhomie légère et malicieuse ? La
pièce, pour décente qu'elle soit, est-elle avenante et gaie? Oui, certes,
elle pétille comme un brave et pur petit vin, d'origine et de fabrique
françaises, peu chargé d'alcool et facilement mousseux, qui désal-
tère l'homme et l'émoustille, et ne lui laisse ni la bouche amère ni la
tête lourde. Vive donc un Parisien!
Un personnage accessoire, M. Savourette, ancien fabricant de bronzes
d'art, a bien son prix. Après avoir mis dans le commerce « plus de
deux mille cinq cents bustes politiques, » il veut se faire honneur
avec sa fortune : il a donc épousé une belle personne, une veuve, qui
naguère, par l'entremise intéressée de Brichanteau, notre galant Pari-
sien, fit décorer son mari. Savourette est propriétaire de la maison
qu'habite Brichanteau; M'"« Savourette, qui veut l'habiter aussi, ne se
REVUE DRAMATIQUE. 941
soucie pas de rencontrer ce locataire compromettant et lui fait donner
congé. Dans l'appartement de l'exilé, Savourette trouve la photogra-
phie de sa femme ; il va chercher jusqu'à Montauban une explication
satisfaisante, et comme Brichanteau, par vengeance et malice, la lui
refuse : « Monsieur, s'écrie-t-il, sachez que j'ai été deux fois sur le point
de me battre et que je suis prêt à recommencer! » La querelle apaisée,
Brichanteau raconte au bonhomme, qui brigue la croix, lui aussi, qu'il
avait reçu cette photographie des mains du premier mari pour la
montrer au ministre : u Est-ce l'usage? » réplique Savourette. Enfln,
comme les cartes se brouillent de nouveau, il fait cette déclaration :
« Monsieur, j'ai toujours pensé qu'un propriétaire doit se faire respec-
ter de ses inférieurs,.; je veux dire de ses locataires. »
M. Thiron, par la largeur et la précision de son jeu, fait de Savou-
rette une figure magnifiquement ridicule et nettement vraisemblable :
on croirait voir, ressuscité soudain, l'original d'un dessin de Daumier.
Ah ! l'excellent comédien, tout à son rôle et qui le met en relief sans
s'avancer hors du plan que lui a marqué l'auteur 1 M. Coquelin cadet,
matois et faraud, a beaucoup plu sous la livrée d'un valet, — peut-
être plus parisien que son maître, — qui fait profession d'aimer la
province « parce qu'il s'y sent supérieur » et de ne vouloir « servir que
ses égaux, c'est-à-dire de vrais hommes du monde. » M"' Reichemberg,
qui joue l'orpheline, est simplement parfaite. M. Coquelin aîné l'est
aussi dans la majeure partie de son rôle, qui est le principal : en quel-
ques passages, il s'évertue à être un peu plus. Oserai-je lui dire qu'il
doit se défier du plaisir qu'il prend, avec l'approbation de la plupart
des auditeurs, à choisir parfois un morceau de bravoure, à le détacher
du reste en y faisant chatoyer toutes les nuances de sa voix et briller la
virtuosité de sa diction, à le pousser jusqu'à certaines notes éclatantes
et à le terminer par une certaine cadence ?I1 paraît avoir écrit cette mu-
sique, ou plutôt cet exercice musical, pour y montrer en même temps,
comme dans un monologue mélodieux, tous ses avantages : il le place
presque indifféremment, depuis quelques années, sous telle tirade de
Figaro, sous tel couplet du duc de Septmonts, sous le panégyrique de
Paris par « un Parisien. » Ai-je besoin de lui démontrer que ce procédé
nuit à l'ensemble du rôle et de l'ouvrage, qu'il en détruit l'économie, qu'il
en arrête la marche, qu'il est lyrique, si l'on veut, mais point drama-
tique? Il suffira sans doute d'avoir averti de cet abus sa conscience de
comédien.
C'est une bien autre querelle, plus grave et où je souhaite passion-
nément de l'emporter, que je veux faire à M. Meilhac. 11 a risqué aux
Variétés une comédie-vaudeville en trois actes, les Demoiselles Clochart.
La donnée en est toute neuve au théâtre : un homme, aux appétits du-
quel une existence ordinaire d'homme ne suffit pas, s'est incarné en
^â2 REVUE DES DEUX MONDES.
des personnages divers; il s'est créé ainsi plusieurs familles. Il a réa-
lisé le vœu de Fantasio : « Si je pouvais être ce monsieur qui passe ! »
Chaque fois qu'il s'estennuyéd'êtrece qu'il est,— un membredela haute
bourgeoisie, — M. Clochart s'est diverti à devenir un petit employé ou
bien un homme du peuple ; sous trois noms différens, le sien compris,
il a eu trois filles. Pendant une vingtaine d'années, il a mené sa triple
vie sans encombre; et puis, au moment de marier ses deux filles na-
turelles, alors qu'il veut montrer l'excellence de son système à un ami
qui prétend l'imiter, qui l'accompagne dans ses avatars et « s'incarne
pour la première fois, » M. Clochart tombe dans une série de mésa-
ventures. « Je ne me déguise pas, disait-il : je prends les habits qui
conviennent à mon état ; » il s'aperçoit qu'il aurait sagement fait de
garder toujours les siens. Le premier acte, où se fait l'exposition, est
d'une bouffonnerie délicate et va d'un bon train de comédie ; dès le
second, ia pièce gauchit : trop d'incidens, ou plutôt d'accidens, nous
fatiguent par leur grouillement et nous déconcertent par leur incohé-
rence; au troisième, la débandade est manifeste. On s'est amusé jus-
qu'à la fin, mais par intervalles : on avait renoncé depuis longtemps
à suivre Taction, à s'intéresser aux héros; on saluait seulement l'es-
prit au passage.
C'est qu'il est d'une qualité rare, ou pour mieux dire unique, cet
esprit. L'ironie et la bonne humeur, la connaissance des hommes et
la fantaisie, en voilà les élémens subtils, — sans compter ce je ne sais
quoi qui les assaisonne et les parfume. — Il est imprévu et donne le
plaisir de la surprise ; il est clair et donne le plaisir de l'intelligence ;
il va loin et donne le plaisir de la réflexion. Un personnage morose,
comme on lui demande s'il a des soucis d'argent, répond : « Au con-
traire!.. 11 m'est arrivé quelque chose d'assez agréable... Tu sais, ce
cousin que nous avons perdu... Eh bien! depuis vingt ans, au fond
de sa province, il faisait l'usure;., et, comme naturellement il ne
s'en vantait pas, lorsqu'on a ouvert le testament, c'a été une révéla-
tion...» Un jeune homme élégant redemande ses lettres à une
femme du monde : « Elles ne sont guère intéressantes, fait celle-ci ;
elles prouvent que vous n'avez rien obtenu... — C'est bien pour
cela que je veux les ravoir ! » Et que dire de ce dialogue de
M. Clochart, « ancien marchand de bois, homme riche, homme
considéré, » avec « sa fille, la comtesse, » qui veut se séparer du
« comte, son gendre I » Elle a trouvé dans la poche de son mari un
billet galant, qui lui reproche de n'avoir pas envoyé dix mille francs
promis. « Eh bien! fait Clochart, eh bien ! il se range. — Comment?
— L'année dernière, il avait donné; cette fois, il n'a fait que pro-
mettre. — Jolie excuse pour un gentilhomme ! — Et si je lui fais des
reproches, Dieu sait ce que cela nous coûtera! Car il est fier... Oh! il
RE7UE DRAMATIQUE. 943
est fier!.. Le sang de ses ancêtres!.. Rappelle-toi que l'année der-
nière, en pareille occasion, il a pris une cliambre au cercle; et quand
tu as voulu le revoir,., car tu ne peux pas te passer de lui,., il n'a
consenti à en sortir qu'après que j'aurais payé ses dettes! »
Avec un pareil esprit, M. Meilhac ne devrait-il pas achever la co-
médie mondaine de ce temps-ci, écrire la suite de Froufrou et de
la Pelite Marquise? Ne devrait-il pas mieux administrer les dons que
la nature lui a faits et dont il est comptable aux amis de l'art? Et
d'abord, ne devrait-il pas quitter ces théâtres où l'on peut bien trouver
une fine comédienne comme M"" Réjane, un fantaisiste raisonnable
comme M. Baron, mais aussi un acteur comme M. Dupuis, qui a licence
de ne pas savoir son rôle ; ces théâtres où les exigences de tel ou tel
interprète font défaire ou refaire une pièce jusqu'à ce qu'elle par-
vienne, irrémédiablement disloquée, au public? M. Meilhac est le
prince du rire parisien : qu'il remplisse les devoirs de son état. Qu'il
nous donne au plus tôt, faite comme il peut la faire, la pièce gaie
qu'on réclame ; qu'il aide ceux d'entre nous qui s'y essaient, au moins
dans la soirée, à secouer cette mélancolie qu'un de ses personnages
exprime plaisamment : « Je m'ennuie chaque jour davantage, dit Plu-
ribus à son ami Clochart ; et chaque jour, je pense que je m'en-
nuierai davantage le lendemain;.. le lendemain arrive,., et je m'eo-
nuie encore mille fois plus que je ne l'espérais ! »
Louis Gandeaax.
CHRONIQUE DE LA QUmZAINE
14 février.
Le problème qui est partout aujourd'hui, visible ou invisible, qui
pèse sur les affaires de la France, n'a rien que de simple, de saisis-
sable, et mérite d'être remis sans cesse sous les yeux du pays, qui,
seul en définitive, dispose de la solution souveraine.
Que la république, comme tous les régimes qui ont vécu ou qui vi-
vront en ce monde, ait besoin d'être régie, dirigée, d'avoir un gouver-
nement pour avoir quelque fixité et un lendemain, aucun esprit sé-
rieux n'en, a jamais douté. M. le président de la république, il y a
quelques semaines, célébrait la stabilité dans un message : il deman-
dait au parlement une majorité qui pût aider un ministère à vivre; il
demandait, sans doute aussi, un ministère qui sût se faire une ma-
jorité, et la conduire au lieu de s'asservir à ses passions. Le dernier
ministère, celui qui a disparu avec l'année écoulée, réclamait, d'un
ton mélancolique et grave, les moyens d'être un gouvernement, et
avant celui-là, tous les ministères précédons avaient mis tour à tour
dans leur programme la stabilité, la nécessité d'assurer un gouver-
nement à la république. Le ministère qui existe aujourd'hui a com-
mencé par les mêmes déclarations, par l'expression des mêmes vœux,
et en se promettant, naturellement, de faire ce que les autres n'ont
pas fait. Les radicaux eux-mêmes, ceux qui ne sont pas simplement
des anarchistes, appellent un gouvernement. C'est le cri universel,
c'est le mot d'ordre dans tous les camps : on le dit tout haut, on le dit
plus vivement et plus librement encore tout bas, dans les conversa-
tions. Tout le monde avoue la nécessité d'un gouvernement, apparem-
ment parce qu'on sent bien que, depuis des années, il n'y en a pas ea
RETUE. — CHRONIQUE. 9A5
France. — Oui, il faut au pays, il faut à la république elle-même un
gouvernement vrai, digne de ce nom, sans quoi tout se décompose et
périt, tout le monde en convient; mais c'est ici justement qu'est le
nœud du problème qui pèse si lourdement sur nous aujourd'hui, au-
tour duquel on tourne sans oser ou sans vouloir le regarder en face.
Les républicains, qui sont depuis si longtemps au pouvoir, ont beau
mettre le mot dans leurs programmes, ils ne savent pas ce que c'est
que la chose, ils semblent n'avoir pas même l'idée des conditions
réelles de ce gouvernement qu'ils appellent, qu'ils se flattent toujours
de constituer. Ils se figurent qu'ils n'ont qu'à mettre en commun leurs
passions, leurs préjugés, leurs ressentimens, leurs convoitises, en don-
nant à cet amalgame anarchique un gérant responsable qu'ils appellent
un ministère républicain, et en disant à ce gérant : « Régnez, gouvernez
dans l'intérêt républicain ! » Ils n'ont pas réussi et ils ne pouvaient
pas réussir parce qu'on ne fait pas un gouvernement avec des passions
et des chimères de parti, avec des idées désorganisatrices, avec des
alliés qu'on ne relient qu'en leur livrant successivement toutes les
forces, toutes les garanties sociales. A ce jeu perpétuel et équivoque,
tous les ministères se sont usés sans obtenir rien de plus que des
majorités incohérentes d'un instant, un pouvoir précaire, pour ne
laisser après eux que quelques intérêts de plus compromis, les res-
sorts de l'état plus alîaiblis, les conditions de stabilité et de prospérité
diminuées. C'est l'histoire de tous les cabinets républicains ; c'est l'his-
toire du cabinet d'aujourd'hui, on peut le dire d'avance, puisqu'il suit
le même système, — et tout ce qui s'est passé depuis quelques années,
tout ce qui se passe encore est comme la démonstration saisissante
de cette vérité supérieure : on ne fait pas un gouvernement, on ne le
refait pas quand on l'a défait, avec des idées fausses, avec des empor-
temens de secte , avec de l'imprévoyance dans l'administration de
tous les intérêts du pays, avec des complaisances pour toutes les fac-
tions.
Pourquoi donc le ministère qui s'est formé il y a un mois serait-il
plus heureux que tous ceux qui l'ont précédé? Quelle est cette poli-
tique dite nouvelle qu'il prétend inaugurer? Elle se réduit, en défini-
tive, à une certaine dextérité de lactique, à un certain art de faire les
concessions qui flattent les passions dominantes dans une majorité
troublée, à ménager beaucoup les partis extrêmes pour obtenir à son
tour quelques ménagemens. Oh ! sans doute M. le président du con-
seil est un habile homme, qui ne dit pas toujours le dernier mot de sa
pensée, qui sent bien qu'il ne peut pas absolument tout livrer. Il est
vrai, sur deux ou trois points, depuis quelques jours, il a su saisir
l'occasion de prendre position avec avantage, de défendre une majo-
rité flottante contre ses propres tentations. Quand on a prétendu ou-
Tom Lxxiii. — 1886. 60
9/16 REVUE DÈS DEUX MONDES.
vrir une vaste enquête destinée à rechercher toutes les responsabili-
tés engagées dans les affaires du Tonkin et à préparer, au besoin, la
mise en accusation des derniers ministères, il a réussi à arrêter au
passage cette étrange proposition en montrant ce qu'elle avait de dan-
gereux pour la paix intérieure, pour nos affaires dans l'extrême Orient,
pour la considération du pays dans le monde : il a eu la chance d'être
écouté. Lorsque tout récemment est revenue devant la chambre cette
question de l'amnistie, qui, à la vérité, ne répondait à rien, qui n'était
qu'une fantaisie, un gage offert à quelques passions révolutionnaires,
M. le président du conseil l'a combattue; il a donné quelques médiocres
raisons, il a donné aussi la vraie en disant qu'une amnistie est tou-
jours une mesure exceptionnelle, que l'exercice trop fréquent d'une
pareille prérogative « énerve en quelque sorte l'action de la loi et obs-
curcit le sentiment de la justice. » M. de Freycinet a vaincu M. Henri
Rochefort, qui du coup adonné sa démission! — Une circonstance nou-
velle s'est produite presque à l'improviste. Il s'est rencontré quelques
esprits saugrenus qui, au courant d'une discussion, pour répondre à
quelque parole imprudente, n'ont trouvé rien de mieux que de propo-
ser l'expulsion des princes. Pourquoi et à quel propos cette violence,
plus dangereuse peut-être pour ceux qui l'exerceraient que pour ceux
qui en seraient les victimes, qui en souffriraient surtout dans leurs
sentimens pour la France? Il y a une raison bien simple; quand les
républicains sont dans l'embarras, on est sûr d'avance de ce qu'ils
feront : ils se jetteront sur les prêtres ou sur les princes! Les prêtres,
c'est l'affaire de tous les jours — et de M. le ministre des cultes; les
princes, c'est la question réservée! Ici encore, M. le président du con-
seil a paru vouloir résister à un emportement de parti en prétendant
que le gouvernement est assez armé contre tout ce qui menacerait
la république. 11 refusera jusqu'au bout, il faut le croire, ce droit ou
cette obligation de proscription dont on veut l'armer. Lorsque enfin,
il y a peu de jours, est venue devant la chambre cette triste affaire de
l'assassinat d'un malheureux ingénieur à Decazeville, lorsque d'obscurs
sectaires n'ont pas craint de faire l'apologie du meurtre, M. le prési-
dent du conseil a fait entendre un langage énergique.
Rien de mieux; mais, il faut l'avouer, si M. le président du conseil,
sur ces quelques points, a parlé en homme politique, ce n'est pas sans
faire bien des concessions, sans livrer en même temps bien des inté-
rêts, sans flatter de toute façon l'extrême gauche et les passions radi-
cales. C'est la manière de gouverner de M. de Freycinet, et lorsqu'il
parlait récemment de s'employer, avec ses alliés, à « consolider le sol »
sur lequel nous marchons, on peut se demander ce que signifie ce lan-
gage. Les républicains ont toujours eu l'art d'ébranler, non de conso-
lider le sol, et c'est parce qu'il en est ainsi qu'ils n'ont jamais pu faire
un gouvernement, qu'ils sont si peu propres à résoudre ce problème
REVUE. — CHRONIQUE. 9^7
qui pèse sur nous, — qu'on ne résoudra qu'en revenant une bonne fois
à de vraies idées, à de vraies conditions du gouvernement.
A quoi tient encore aujourd'liui la paix de l'Europe orientale, qui est
la paix du monde ? Tout dépend, depuis quelques mois, de volontés si
diverses, de circonstances si imprévues, d'intérêts si multiples, d'am-
bitions si impatientes et si promptes à jouer la sécurité universelle
pour leurs fantaisies, qu'on serait souvent assez embarrassé de pré-
voir ce qui arrivera le lendemain. Tant qu'on n'aura pas définitive-
ment le dernier mot de tous ces conilits orientaux qui entretiennent
un état perpétuel de malaise et de crise, tant qu'on n'aura pas rétabli
d'autorité ou par persuasion une paix telle quelle entre tous ces pré-
tendans toujours prêts à se disputer des territoires qui ne leur appar-
tiennent pas, on ne sera sûr de rien ; on peut s'attendre à tout. On
flotte entre toutes les chances, entre toutes les contradictions. Un jour,
toutes les apparences sont rassurantes; ces étals si agités des Balkans
ont fini par entendre raison et par se soumettre à la pression de l'Eu-
rope, la voix publique le dit; les négociations sont engagées partout
et touchent au dénouement : c'est la paix! — un autre jour, lout est
changé. L'humeur belliqueuse s'est réveillée à Belgrade ou à Athènes,
ou à Sofia, à Sofia toujours moins qu'ailleurs; les armemens, au lieu
de se ralentir, recommencent plus que jamais et les mobilisations
redoublent. On n'a pas besoin des conseils de l'Europe et on ne tient
compte de ses avertissemens! Tout se prépare pour la fin de l'armis-
tice : c'est la guerre encore une fois ! — C'est depuis quelques semaines
surtout l'histoire de l'Europe, toujours placée entre des courans con-
traires qui sont assez factices. Ce qu'il y a de sensible à travers tout,
c'est que si, dans certaines régions, les passions sont toujours dispo-
sées à rallumer la guerre, il y a, d'un autre côté, tout un ensemble d'ef-
forts tendant au rétablissement définitif de la paix; il y a, sur quelques
points, ce qu'on pourrait appeler des négociations partielles, auxquelles
la diplomatie des grands cabinets ne reste pas étrangère, au moins par
ses conseils, que l'Europe n'aura qu'à sanctionner et à relier un jour
ou l'autre, d'ici à peu, dans un acte définitif plus ou moins rattaché au
traité de Berlin.
Que ces négociations fractionnées et ramonées à un objet précis
ne soient pas des plus faciles, c'est assez visible. 11 y a à Bucharest,
en territoire neutre, une petite conférence qui jusqu'ici ne marche pas
évidemment toute seule, où la Serbie, la Bulgarie et la Porte traitent
assez laborieusement de leur paix particulière. La diplomatie, surtout
la diplomatie des petits états, des états orientaux, a d'habiles tempori-
sations et se joue en toute sorte de subterfuges. Ce n'est pas du pre-
mier coup que ces plénipotentiaires serbes, bulgares et turcs en sont
venus à reconnaître mutuellement la régularité de leurs pouvoirs. En
réalité, cependant, comme il est entendu qu'ils ne doivent ni toucher
9ii8 REVUE DES DEUX MONDES.
au traité de Berlin ni soulever des questions d'indemnité territoriale
ou pécuniaire qui raviveraient tous les conflits, qu'ils doivent se borner
à la paix la plus simple, il est assez vraisemblable qu'après les brous-
sailles des préliminaires, l'œuvre elle-même rencontrera moins de
difficultés. Les plénipotentiaires réunis à Bucharest n'ont pas à ré-
soudre le problème oriental! Ce qu'ils ont à faire est assez modeste
pour qu'ils puissent, sans trop d'effort, se mettre d'accord, — à moins
que la Serbie ne soit entrée dans cette délibération restreinte qu'avec
quelque arrière-pensée, en attendant les événemens ou l'imprévu. La
négociation qui a été la plus facile, qui a marché le plus lestement,
est justement celle qui, au premier abord, paraissait la plus épineuse:
c'est la négociation qui a conduit à une entente complète entre la Bul-
garie et la Porte. Elle a marché vite parce que le prince Alexandre a
pris le meilleur parti en envoyant son ministre, M. Tsanof, à Constan-
tinople, pour traiter directement avec le sultan, et parce qu'au lieu de
se perdre dans de vastes et ambitieuses combinaisons, il est allé droit
au fait, droit au résultat pratique. 11 a ce qu'il voulait, ce qu'il a, en
déûnitive, conquis par les armes. 11 a la réalité plutôt que la gloriole.
11 obtient du sultan, « sur les bases du traité de Berlin, » le gouver-
nement général de la Roumélie orientale, gouvernement indéfiniment
renouvelable tous les cinq ans. 11 réunit dans ses mains l'administra-
tion complète des deux principautés : c'est l'union personnelle re-
connue et sanctionnée par la Porte. Entre le sultan et le prince il y a
une alliance pour la défense commune. En d'autres termes, les deux
principautés restent toujours nominalement partie intégrante de l'em-
pire ottoman; le prince a l'union personnelle, et rien n'est touché aux
autres dispositions du traité de Berlin : que faut-il de plus? Ici, il est
vrai, surgit une difficulté. La plupart des puissances de l'Europe pa-
raissent disposées à admettre cette union personnelle comme la seule
combinaison juste et pratique, d'autant plus qu'il serait difficile au-
jourd'hui de ne plus l'admettre. La Russie seule ne rend pas les armes;
elle ne paraît pas avoir vu sans humeur cette entente directe entre le
prince Alexandre et le sultan; elle ne lui reconnaît que la valeur d'un
acte provisoire. La Russie, au fond, préférerait à l'union personnelle
l3 retour à la grande Bulgarie du traité de San Slcfano; mais elle
combat un peu pour l'honneur et elle ne paraît pas avoir la pensée de
refuser son concours à une combinaison qui a l'assentiment des autres
cabinets, qui devient par cela même une condition de la paix nouvelle
des Balkans.
Reste toujours, il est vrai, un dernier point noir à cet horizon de
l'Orient : c'est la Grèce remuante et remuée, toujours agitée d'émotions
patriotiques et belliqueuses, impatiente d'entrer en scène, épiant
l'occasion de brusquer les événemens. La Grèce en est encore, il est
vrai, à ses ardeurs guerrières et à ses revendications nationales. Elle
REVLT. — nHRONIQUE. 009
so montre fort peu sensible aux conseils qu'on lui donne et aux re-
montrances qu'on lui adresse : elle ne veut pas être apaisée et ras-
surée. Non-seulement elle ne discontinue pas ses armemens qui lui
ont jusqu'ici si peu servi, elle semble, au contraire, depuis quelques
semaines, leur imprimer une activité nouvelle. Bref elle tient à être
agitée quand tout tend à s'apaiser d'un autre côté, et c'est son mal-
heur. Que la Grèce veuille attester la constance de sa foi dans ses desti-
nées et montrer qu'elle est toujours prête à combattre pour sa cause,
on ne peut guère s'en étonner. Elle trouvera d'autres occasions pour
employer son courage et pour mériter l'avenir que rêve son ambition;
mais elle commettrait certes bien gratuitement, bien aveuglément, la
plus dangereuse et la plus stérile des imprudences si elle se laissait
entraîner aujourd'hui dans quelque aventure, si elle mettait encore
son espoir dans les divisions de l'Europe. Les puissances qui s'occu-
pent des affaires des Balkans peuvent sans doute avoir des opinions
différentes sur tous ces incidens orientaux, sur l'arrangement turco-
bulgare, et porter leurs sympathies à Sofia ou à Belgrade; mais, chez
elles certainement, toutes les dissidences sont dominées aujourd'hui
par la volonté de rétablir et de maintenir la paix de l'Orient. La Grèce
en a eu la preuve par les premières démonstrations dont elle a été
l'objet, et ce qu'elle a de mieux à faire, c'est de profiter du répit que
lui offre la chute de lord Salisbury en Angleterre, de se prêter de
bonne grâce aux désirs de l'Europe pour n'être point exposée à subir
des démonstrations nouvelles.
La crise ministérielle qui a suivi de si près la réunion du parle-
ment, en Angleterre, et qui est à peine dénouée, n'a eu sans doute
rien d'imprévu; elle était dans la logique des choses, elle ne pouvait
être évitée. Le cabinet de lord Salisbury n'a combattu quelques jours
que pour l'honneur. Même en obtenant, c'est-à dire en achetant l'ap-
pui des Irlandais par des concessions, il aurait eu encore beaucoup de
peine à vivre; dès qu'il a paru décidé à ne rien céder, à remettre au
contraire en vigueur la politique de répression et de coercition en Ir-
lande, il était condamné à disparaître à la première occasion. L'occa-
sion n'a pas tardé ; les Irlandais se sont alliés aux libéraux pour frap-
per le dernier coup. Le cabinet conservateur est resté avec sa minorité,
et c'est ainsi que le chef populaire de l'armée libérale, M. Gladstone,
bien que chargé d'années, s'est trouvé encore une fois appelé à re-
prendre le pouvoir, à entreprendre une expérience nouvelle dans des
circonstances qui ne laissent certainement pas d'être critiques pour
l'Angleterre, pour le ministère même qui se charge des affaires.
Ce n'est pas d'ordinaire à l'approche de la quatre-vingtième année
qu'on songe à aller toujours en avant, qu'on rêve de campagnes nou-
velles et de témérités en politique. M. Gladstone, par le rôle actif et
050 REVUE DES DEUX MONDES.
militant qu'il a pris depuis quelques semaines, a prouvé que l'âge
n'avait pas refroidi son ardeur, qu'il ne songeait pas à « faire sa re-
traite ; » il a prouvé qu'il était toujours prêt à reprendre la direction
des affaires, à s'engager de plus en plus, à engager de plus en plus
l'Angleterre avec lui dans la politique radicale, dût-il être abandonné
par quelques-uns de ses plus anciens amis du vieux libéralisme, qu'il
ne reculerait pas devant les problèmes les plus redoutables, surtout
devant le problème irlandais. La situation était en effet singulière-
ment épineuse pour lui, et la première difliculté a été justement de
refaire un ministère pour une politique nouvelle. Les embarras ne lui
sont pas venus de la reine, qui lui a, au contraire, laissé tout pouvoir,
ils sont venus de la situation même. M. Gladstone ne pouvait plus
compter sur ses anciens amis : lord Hartington, lord Derby, M. Gos-
chen, M. Forster, qui demeurent des libéraux de la vieille tradition et
refusent de le suivre dans une entreprise qu'ils considèrent un peu
comme une aventure. A défaut de l'appui qu'il a perdu, le vieux chef
n'a point hésité à faire un pas de plus vers les radicaux, à chercher
parmi eux des alliés. 11 a fini par mêler ainsi, dans sa combinaison
qui n'a pas laissé d'être laborieuse, un certain nombre de ses anciens
collègues ou amis qui lui sont restés fidèles, et un certain nombre de
ses nouveaux alliés qui deviennent ministres ou sous-secrétaires d'état :
lord Spencer, lord Kimberley, lord Northbrook, sont dans le nouveau
ministère à des titres divers. Lord Granville y retrouve aussi sa place
dans un poste peu important; il n'a plus la direction de la diplomatie
anglaise. D'un autre côté, M. Chamberlain, qui avait le bureau du com-
merce dans le dernier cabinet libéral, devient aujourd'hui président
de ce qu'on appelle le gouvernement local. 11 faut en convenir, dans
le cabinet qui vient de se former, il y a un peu de tout, même des
choses qui n'ont pas d'abord paru bien sérieuses, comme l'avènement
à la chancellerie de l'échiquier de sir William Harcourt, qui ne passait
pas jusqu'ici pour un financier; mais le grand nom de M. Gladstone
couvre tout, et à côté du grand nom il y en a deux ou trois autres de
nouveau-venus qui ont un relief particulier, qui sont peut-être l'origi-
nalité du ministère.
Le nouveau chef du foreign-office, lord Rosebery, est un homme jeune
encore qui a de l'habileté, de l'éclat, une fortune considérable par une
alliance avec la famille Rothschild, et qui a pris rapidement une grande
position dans le parti libéral, dans le monde anglais; il a de plus un
titre qui a peut-être son importance aujourd'hui; il est en liaison fort
intime avec le comte Herbert de Bismarck, le fils du chancelier de Ber-
lin, et par le fils il a l'amitié du chancelier lui-même : sa présence au
foreign-offwe ne peut évidemment être qu'un gage de bonnes relations
entre l'Angleterre et l'Allemagne, Le nouveau secrétaire pour l'Irlande,
REVUE. — CHRONIQUE. 951
M. John Morley, est, en même temps qu'un des chefs du radicalisme
anglais, un écrivain de talent, un brillant polémiste qui s'était déjà
distingué comme lettré avant d'entrer dans l'action politique, et par
la hardiesse de ses idées ou de son imagination il peut certainement
laisser tout espérer aux Irlandais. Le vice-roi désigné pour l'Irlande
est aussi un homme jeune et un nouveau-venu, un comte d'Aberdeen,
petit-fils du vieux lord Aberdeen, qui fut souvent par sa modération,
par sa droiture, une sorte d'arbitre dans les ministères anglais du
temps passé et dont M. Gladstone fut plusieurs fois le collègue.
M. Gladstone a toujours eu, dit-on, une bienveillance affectueuse pour
ce digne descendant d'un éminent aïeul qui a été jusqu'ici peu môle à
la politique active, et en le choisissant d'un mouvement spontané pour
la vice-royauté d'Irlande, il a cru sans doute trouver un représentant
fidèle de sa pensée dans la phase nouvelle des affaires irlandaises.
Lord Aberdeen est dans tous les cas un homme nouveau, comme lord
Rosebery est un homme nouveau, Comhie M. Johtt Morley et quelques
autres sont des hommes nouveaux ; mais, quelles que soient les com-
binaisons personnelles qui aient prévalu dans ce ministère né d'hier
et occupé encore à s'établir au pouvoir, il y a une question qui domine
toutes les autres, que le nom seul de M. Gladstone ne sufîlt pas h ré-
soudre : il resle toujours à savoir quelle sera réellement la politique
du nouveau gouvernement libéral et dans les affaires d'Irlande et dahs
l'ensemble des affaires de l'Angleterre.
Le nom seul de M. Gladstone est un programme, dit-on ! C'est pos-
sible, on n'en sait pas beaucoup plus. Jusqu'ici les partis ont montré
une certaine diplomatie, une certaine crainte de trop s'expliquer, de
trop préciser leurs idées. Les conservateurs, après avoir paru hésiter,
ont voulu sortir du vague, puisqu'ils y étaient obligés, aller à ce
qu'ils considéraient comme la première nécessité, — la répression des
crimes, — et ils sont tombés sur le coup. Les libéraux, de leur côté,
ont déclaré qu'ils croyaient le moment venu de ne plus se borner à
des palliatifs ou à des répressions à l'égard de l'Irlande, d'en venir à
des réformes plus radicales, plus profondes, — et c'est ce qui leur
a valu l'appui au moins temporaire des Irlandais; mais cela ne dit
pas en quoi consisteront les réformes, jusqu'où elles iront, où elles
s'arrêteront. Les hommes sérieux n'en sont peut-être point à se dou-
ter qu'il ne sera pas si aisé de concilier les droits ou les aspirations
de l'Irlande avec ce qu'on appelle toujours les droits, les intérêts de
l'intégrité britannique. M. Gladstone lui-même, dans le message qu'il
vient d'adresser au Midiothian pour se faire réélire, ne laisse pas de
garder quelque réserve. Il y a, à ce qu'il assure, trois grandes ques*
tions irlandaises: l'ordre social, le règlement de la question agraire
et enfin un désir largement répandu d'un self govemment s'étendant
aux affaires locales, « mais nécessairement subordonné sous tous les
052 ri-vn: ni:s deux monde-.
rapports à la loi de l'unité impériale. » M. Gladstone déclare avec gra-
vité que le gouvernement nouveau ne déclinera pas ces questions
qu'il les mettra en ordre, qu'il considérera comme un de ses premiers
devoirs de se rendre compte de l'état social de l'Irlande, en ce qui
concerne les crimes, l'exécution des contrats, la liberté individuelle.
En d'autres termes, le premier ministre propose ou promet une enquête
préalable qu'on croyait déjà faite depuis longtemps, qui ne l'est pas
à ce qu'il paraît, puisqu'il faut la recommencer, et sans laquelle on ne
peut se faire « une politique d'ensemble. » 11 ajoute aussitôt, il est
vrai, que le nouveau cabinet n'a pas moins le vif désir d'examiner
« s'il ne serait pas pratique de recourir à un système nouveau pour
faire face à la situation de l'Irlande, pour subvenir à ses besoins tant
sociaux que politiques...» Ainsi on ouvrira une enquête, on examinera
les faits, on étudiera, on en viendra ensuite aux grandes mesures
qu'on ne désigne pas plus clairement: cela peut conduire loin, et
comme, chemin faisant, les incidens peuvent se multiplier, comme il
est malheureusement trop vraisemblable qu'on ne fera jamais assez
pour désintéresser et désarmer les Irlandais, ce sera toujours la môme
histoire. La question ne sera pas résolue parce qu'elle est à peu près
insoluble entre deux nations qui ne vivent unies qu'en se détestant,
qui ne pourraient se séparer qu'en se faisant l'une à l'autre d'irrémé-
diables blessures.
On ne peut certes méconnaître les intentions généreuses de M. Glad-
stone. On peut douter de la sûreté, de l'efficacité d'une politique qui,
en se proposant de donner satisfaction à l'Irlande, ne fait qu'ajouter
une question redoutable à bien d'autres questions, qui remuent tous
les instincts populaires et même révolutionnaires, dans un moment où
l'Angleterrre , comme tant d'autres pays, se sent en face de tous les
problèmes de la misère, d'une douloureuse crise du travail, des me-
naces de guerre sociale. Certes, le plus malencontreux incident qui
pût se produire pour saluer l'avènement d'un ministère irlando-radi-
cal, c'est cette échauffourée, qui, il y a cinq jours, a troublé et effrayé
Londres, déconcerté le gouvernement et laissé quelque stupeur dans
la ville. Les ouvriers sans travail, et ils sont nombreux plus que ja-
mais aujourd'hui , avaient résolu de se réunir pour formuler leurs
doléances et soumettre leurs vœux au nouveau gouvernement. Ils se
sont réunis en effet, ils se sont trouvés au rendez-vous, à Trafalgar-
Square, et ils ont rédigé leurs plaintes, dont l'expression n'avait, d'ail-
leurs, rien de séditieux et de menaçant pour la paix publique. Jusque-là
c'était un rassemblement populaire comme il y en a si souvent en An-
gleterre; mais bientôt à cette manifestation, qui paraissait devoir res-
ter pacifique, est venue se joindre ou se superposer une manifestation
d'un autre genre préparée par un comité de révolutionnaires ou de
démocrates socialistes, qui, survenant avt« «es bandes, a fait brus-
REVUE. — CHRONIQUE. 953
quement irruption à Trafalgar-Square. Les meneurs ont pénétré dans
les masses, qu'ils se sont efforcés de soulever; ils ont abusé ou entraîné
une partie des ouvriers, et, sous leur direction, une multitude poussée
à la révolte s'est répandue dans les quartiers riches de Londres, pro-
cédant par la violence et la déprédation. On a arrêté les voitures et
dévalisé les femmes. On a saccagé et pillé les magasins, les bouti-
ques de bijouterie et d'horlogerie aussi bien que les boulangeries. Ces
scènes ont duré près d'une demi-journée. La police était absente. Le
nouveau ministre de l'intérieur, M. Childers, était occupé de sa réélec-
tion; le sous-secrétaire d'état, M. Broadhurst, qui est un ancien ou-
vrier de Birmingham, a probablement été quelque peu surpris de son
nouveau rôle, et la police, faute de se sentir conduite, n'est interve-
nue que tardivement, quand le mal était déjà fait. La répression a
commencé depuis, il est vrai; la ville de Londres n'a pas moins été
un moment livrée à une certaine panique qui n'est pas encore com-
plètement apaisée. Le socialisme dévastant, pillant les magasins,
n'avait jamais fait une apparition aussi brutale, aussi significative, et
M. Gladstone n'avait pas besoin de cet incident pour inaugurer son
nouveau ministère, lorsqu'il a déjà, lorsqu'il s'impose cette grosse et
dangereuse question d'Irlande qui soulève assez de passions, qui peut
même prendre plus d'importance qu'une simple question intérieure.
Étranges mouvemens des choses 1 Une curieuse coïncidence rap-
proche en ce moment deux faits qui, sous des formes différentes, ont
une même moralité supérieure et attestent également l'impuissance
des conquêtes par la force, des assimilations violentes de peuple à
peuple. L'Angleterre, après avoir longtemps traité l'Irlande en pays
conquis, sans ménagement et sans pitié, a fini par s'apercevoir que
tous les abus de domination ne lui avaient servi à rien, qu'elle n'avait
réussi qu'à placer auprès d'elle une grande et perpétuelle révoltée;
elle entreprend aujourd'hui, elle voudrait au moins essayer d'effacer
les traces de la conquête, de guérir les maux d'une servitude séculaire,
et ce qui rend précisément plus difficile l'œuvre de résipiscence et de
justice qu'elle voudrait accomplir, c'est peut-être l'ancienneté même
de cette oppression, qui n'a rien fondé, mais qui a trop duré pour
n'avoir pas créé d'irréparables malentendus : de sorte que l'Angleterre
souffre jusque dans ses intentions généreuses d'aujourd'hui de ses ex-
cès de domination d'autrefois. M. de Bismarck, qui a, lui aussi, son
Irlande à Posen, dans ce qu'il appelle les provinces orientales de Prusse,
prétend pousser le système de la conquête jusqu'au bout, et tout ce qui
lui oppose une résistance dans le pays ou dans un parlement, même
dans le parlement de l'empire, il le brise ou il le traite avec le dédain
d'un esprit superbe qui se figure qu'il sera plus habile ou plus heu-
reux que les Anglais, qu'il réussira là où l'Angleterre a échoué. Il y a
quelques mois, il procédait par de vastes expulsions, par une sorte
95 A REV^UE DES DEUX MONDES.
d'épuration des provinces orientales; il poussait hors de ses frontières
des milliers de petits industriels, de commerçans, de cultivateurs,
même des hommes qui avaient servi dans l'armée allemande, sous
prétexte qu'ils n'étaient pas Prussiens, qu'ils étaient nés au-delà de
la Vistule ou dans la Galicie autrichienne. Aujourd'hui, l'idée fixe de
M. de Bismarck, c'est le rachat en masse des terres par raison
d'état. C'est son projet! Il profitera des désordres de quelques nobles
polonais qui se ruinent pour acheter leurs biens, et, quant aux autres,
il les expropriera sans plus de façon pour cause d'utilité publique. Par-
tout, dans ces contrées, il substituera le propriétaire allemand, le co-
lon allemand, l'ouvrier allemand à tout ce qui est polonais. Le Polo-
nais habitant la Pologne prussienne, pour lui, c'est l'ennemi à extirper,
c'est l'allié-né de l'ennemi, quel qu'il soit, français, ou russe, dans
des guerres nouvelles! il fera, ce terrible réformateur, ce qu'il
voudra ou ce qu'il pourra. Seulement, ce système, qu'il prétend inau-
gurer aujourd'hui et dont il attend de si merveilleux effets, n'a rien
de nouveau. 11 a été déjà méthodiquement appliqué depuis 1815. Pen-
dant longtemps, on a employé tous les moyens pour « germaniser »
les provinces orientales, pour introduire les Allemands partout, dans
la propriété, dans l'industrie locale, dans l'administration, dans l'en-
seignement. M. de Bismarck est lui-même obligé d'avouer que ces ten-
tatives de germanisation n'ont pas réussi; quelles raisons y a-t-il de
croire qu'elles auraient aujourd'hui plus de chances de succès?
M. de Bismarck cède visiblement à une orgueilleuse impatience de
la force. Il croit pouvoir tout trancher, tout courber sous sa volonté,
tout repétrir de sa main puissante, les frontières, les habitudes des
populations, l'esprit de race, et pour satisfaire sa passion du moment
contre les Polonais, il compromet peut-être d'autres intérêts qui sont
aussi fort sérieux. D'abord c'est bien quelque chose d'avouer devant
le monde, avec la brutalité hautaine déployée par le chancelier dans
ses derniers discours, que le droit, les traités, les engagemens ou les
promesses des souverains, du roi Frédéric-Guillaume III, ne comptent
plus. Il n'est rien de tel que les victorieux pour parler avec ce mépris
altier des engagemens des princes! Mais, déplus, M. de Bismarck s'est
laissé entraîner à prendre une singulière attitude vis-à-vis du Reichs-
tag, qui s'est permis d'ouvrir une discussion sur les expulsions polo-
naises de Posen et de se montrer peu favorable à ces expulsions. Chose
assez curieuse ! lui, le chancelier de l'empire, l'ennemi acharné du
particularisme, il a porté le premier coup un peu sérieux au parle-
ment de l'empire en lui déniant ses droits, en lui opposant les droits
particuliers de la Prusse, seule souveraine des provinces orientales.
Fort bien ! le particularisme prussien a ses droits, et le particularisme
bavarois, le particularisme wurtembergeois, le particularisme saxon
ont aussi leurs droits. On ne pourra plus désormais refuser aux autres
REVUE. — CHRONIQUE. 955
états les droits de leur autonomie ou leur imposer à tout propos la su-
prématie de l'empire dans leurs aiïaires. M. de Bismarck est-il bien
sûr enfin que ces expulsions sommaires n'auront aucun effet sur ses
relations avec ses plus intimes et ses plus puissans alliés? Une chose
est certaine, une occasion s'est récemment offerte à Vienne : il y a eu
une fête polonaise qui a été non pas tout à fait une manifestation,
mais un rendez-vous accepté avec empressement par la noblesse au-
trichienne, et parles archiducs, nlême par la princesse héritière. L'al-
liance de l'Allemagne et de l'Autriche n'en sera sûrement pas ébranlée,
elle n'en sera pas plus raffermie. M. de Bismarck n'aura rien gagné à
ces violences contre des populations malheureuses. Il n'aura réussi
qu'à prouver une foisde plus l'impuissance de la force, puisque, un siècle
après les partages, on se croit encore obligé de recourir à de telles
extrémités.
GH. DE MAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La spéculation à la hausse sur les rentes françaises a payé, au com-
mencement du mois, les exagérations qu'elle venait de commettre à
l'occasion de la liquidation de fin février. Dans son désir d'étrangler
jusqu'au dernier les vendeurs à découvert, elle a poussé le 3 pour 100
jusqu'à 82.50, comme si les circonstances et l'état du marché avaient
justifié ce brusque déplacement de plus d'une unité en deux jours sur
la valeur régulatrice de toutes les transactions de notre place.
Le résultat, facile à prévoir, ne s'est pas fait attendre. Les achats
au comptant se sont arrêtés subitement, les conditions des reports
ont été légèrement modifiées au détriment des acheteurs, et une
réaction assez vive s'est accusée dans les journées qui ont suivi la
liquidation. Le 3 pour 100 a reculé de 82.15 à 81.35; l'amortissable,
de8/i./»0 à 83.70; le /i 1/2, de 109.80 à 109.15.
Ce mouvement général de recul a ramené les préoccupations du
monde financier sur les difficultés de notre situation budgétaire et sur
les moyens auxquels on pri%ume que le ministre des finances devra
recourir pour réaliser les promesses de la déclaration ministérielle.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
Le cabinet s'est engagé à présenter un budget en équilibre sans con-
tracter un grand emprunt de liquidation et sans créer de nouveaux
impôts. On s'est mis à la recherche des combinaisons qui pourraient
permettre la solution de ce problème complexe, et la supposition s'est
répandue un peu partout en Bourse que ces combinaisons devaient
fatalement aboutir à la création de nouveaux titres de rente perpé-
tuelle ou amortissable. On parlait notamment d'un projet de conver-
sion de l'ancien h 1/2 en 3 pour 100, et d'un autre projet plus vaste
embrassant la consolidation d'un grand nombre de dettes du Trésor à
court terme.
Les intentions ainsi attribuées au ministère des finances ont été
officieusement démenties. Les rentes se sont alors relevées assez vive-
ment, le 3 pour 100 jusqu'à 81.75, le k 1/2 jusqu'à 109. /i5. Mais cette
reprise manquait de solidité, et, sur le bruit que les affaires prenaient
une tournure peu pacifique en Orient, que la Serbie et la Bulgarie
mobilisaient de nouveau leurs armées, et que l'Europe n'acceptait pas
sans réserve l'arrangement turco-bulgare, les ventes de rentes fran-
çaises ont recommencé, ventes prudemment conduites d'ailleurs, et
qui s'arrêtaient aussitôt que le marché ne paraissait plus en mesure
de les supporter.
A la fin de la semaine, un nouveau revirement s'est produit, sur
deux dépêches anglaises annonçant que la question de la paix, entre
la Bulgarie et la Serbie, avaitTait un pas décisif. Le 3 pour 100 termine
la première quinzaine de février à 81.60, et le k 1/2 à 109.40, soit
respectivement à 0 fr. 55 et 0 fr. /jO au-dessous des derniers cours de
compensation.
11 est probable que la reprise aurait été plus vive si les nouvelles
pacifiques données dans la matinée du samedi par des journaux an-
glais n'avaient été, sinon démenties, du moins rendues suspectes
par des informations ultérieures d'un caractère beaucoup moins ras-
surant.
Ce qui a surtout empêché la spéculation et en même temps l'épargne
de céder trop longtemps aux tendances pessimistes qui régnaient au
début du mois, c'est l'attitude brillante de la plupart des fonds d'états
étrangers, cotés en hausse sur les cours de fin janvier en dépit de
tous les incidens politiques et des craintes concernant le maintien de
la paix en Orient.
Les Consolidés anglais, malgré l'émeute du 8 février à Londres et
les désordres si graves de Leicester, ont gagné une demi-unité dans
cette quinzaine et restent à 100 15/16. Tandis que le pays était si vive-
ment ému de l'explosion de cette crise socialiste, la liquidation s'opé-
rait au Stock-Echange avec la plus grande facilité, révélant des dis-
ponibilités considérables et encourageant les marchés du continent
à persister dans la voie de la hausse.
REVUE. — CHRONIQUE. 957
A Berlin, les fonds russes ont été constamment tenus avec fermeté.
A Vienne, le Hongrois a monté de près d'une unité. Bien que la Tur-
quie ait à supporter le poids écrasant des dépenses militaires néces-
sitées par l'attitude de la Grèce, bien que l'affaire de la Régie des
Tabacs n'ait donné jusqu'ici que des résultats désastreux, bien que la
détresse financière soit extrême à Constantinople, le Turc se maintient
au-dessus de l/t.75, et la Banque ottomane presque à 500 francs.
L'Unifiée est délaissée à 326, mais l'Extérieure a été portée de 55.00
à 56.40. Seul l'Italien a suivi plus fidèlement les fluctuations de nos
propres renies, et, comme elles, il est en réaction de quelques cen-
times sur le dernier cours de compensation.
Ainsi l'abondance des capitaux, et un sentiment général d'insécu-
rité, qui fait que les achats de l'épargne se restreignent presque tou-
jours exclusivement aux valeurs à revenu fixe, contribuent à soutenir
contre les accidens de toute espèce le mouvement général de hausse
sur les fonds publics.
Un fait d'ordre purement financier a été, pendant cette semaine, de
nature à maintenir les cours de la rente. Nous avions signalé, le mois
dernier, l'élévation à 3 pour 100 du taux d'intérêt auquel sont délivrés
les bons du Trésor à une année d'échéance. En moins d'un mois, le
ministre des finances a pu se procurer ainsi une somme d'environ
175 millions de francs. Le taux d'intérêt a été, en conséquence, il y a
quelques jours, abaissé à 2 1/2 pour 100.
La réaction que les excès commis pendant un jour ou deux ont provo-
quée sur les fonds publics ne s'est pas étendue aux obligations des
Chemins de fer et du Crédit foncier, qui. ne se négocient qu'au comp-
tant et dont les prix échappent ainsi à l'influence des mouvemcns tou-
jours fiévreux de la spéculation. La progression se continue lentement
sur tout ce groupe si large de valeurs. L'épargne, de ce côté, n'arrête
et ne ralentit même pas son travail d'absorption.
Le calme est complètement rétabli sur le marché des actions de nos
grandes compagnies, que le public tend de plus en plus à assimiler aux
placemens à revenu fixe. C'est à peine si les cours ont varié pendant
cette première partie de février de quelques francs. Ces variations,
toutefois, se sont produites toutes eu hausse, ce qui atteste que la fu-
^eur des capitalistes est toujours acquise à ce genre de titres. L'amé-
lioration a été à peu près égale pour les six compagnies. Les cours des
actions des Chemins étrangers sont, au contraire, constamment discu-
tés, et, cette fois, c'est la faiblesse qui l'a emporté. Le Nord de l'Es-
pagne a reculé de 403 à 395, le Saragosse de 332 à 327, les Portugais
de 415 à 402, les Méridionaux de 695 à 686, les Autrichiens de 528 à
526, les Lombards de 277 à 276. Les recettes, depuis le 1" janvier,
sont en diminution sur les Chemins frangais, sur les Autrichiens, sur
le Nord de l'Espagne, en augmeiilalion sur le Saragosse.
958 REVUE DÉS DEUX MONDEâ.
La Banque de France est encore en baisse d'une centaine de francs
(4,/jl5 après 4,510). Il y a un an, les sept premières semaines du se-
mestre accusaient un bènétice total de 5 millions de francs. Cette an-
née, la même période ne présente que 3,900,000 francs. C'est une di-
minution de 1,100,000 francs pour moins de deux mois, bien faite
pour causer quelque souci aux actionnaires.
L'assemblée générale du Comptoir d'escompte a eu lieu le 30 jan-
vier. Les actionnaires n'ont rien trouvé dans le rapport soumis à leur
examen qui fût de nature à diminuer leur confiance dans la direction
de cet établissement. L'action se maintient aux environs de 1,000 fr.
Aucune variation de cours n'est à relever sur les actions de la Banque
d'escompte, du Crédit lyonnais, de la Société générale, de la Banque
franco-égyptienne. La Banque franco-égyptienne a perdu son ad-
ministrateur-délégué, M. Lévy-Crémieu, mort le 29 janvier. A la
Société générale, M. Blount, vice-président, a remplacé M. Denière
comme président. Pour la Banque des Dépôts et le Crédit industriel, les
résultats de 1885 paraissent devoir être identiques à ceux de 1884- Le
Crédit foncier a eu des acheteurs jusqu'à 1,340. Le bilan au 31 dé-
cembre 1885 accuse 21 1/2 millions de bénéfices, ce qui assure pour
cet exercice un dividende de 60 francs égal à celui de 1884. La
Banque de Paris est calme à 615.
Le groupe des valeurs industrielles, sans être bien agité, a cepen-
dant présenté un peu plus d'animation que celui des actions de ban-
ques. Le Suez s'est établi, avec une certaine fixité, aux environs de
2,160. La Transatlantique a monté d'une quinzaine de francs. L'action
du Canal de Corinthe a passé de 312 à 332 francs. Celle du Canal de
Panama a été l'objet d'un gros mouvement. De 406, des rachats forcés
pour compte de vendeurs à découvert l'ont élevée à 450, d'où elle est
revenue à 437. M. de Lesseps est parti le 28 janvier pour visiter les
travaux de percement. 11 était arrivé le 10 courant à la Barbade et sera,
dans peu de jours, rendu à Colon.
Un intéressant début a eu lieu le 7 courant à la chambre des dépu-
tés sur la question monétaire. M. de Soubeyran demandait à inviter
le gouvernement, par un ordre du jour motivé, à reprendre avec les
puissances étrangères des négociations eu vue de la réunion d'une
nouvelle conférence internationale [chargée de rétablir une relation
légale et universelle de valeur entre l'or et l'argent. Le ministre des
finances a répondu que le moment était peu favorable pour de telles
négociations.
Le directeur "gérant : C. Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
SOIXANTE-TUEIZIEME VOLUME
TROISIÈME PÉRIODE. — LVl" ANNÉE.
JANVIER — FÛVRIKH 1886.
Livraison du 1" Janvier.
La MonTE, deuxième partie, par M. Octave FEUILLET, de l'Acadérnie française.
Souvenirs diplomatiques. — Les Relations de la France bt de la Prusse
DE 1867 A 1870. — L — Les Pourparlers diplomatiques a l'Exposition
UNIVERSELLE DE 1867, par M. G. ROTHAN 42
Six Semaines en Océame. — IL — Samoa, par M. le baron de IliJBiNER. . . 64
Mei.ciiior Grimm. — IV. — Grium et Catherine, i.a Révolution et l'Émigra-
tion, LA Fin, par M. Edmond SCHt^RER, Sénateur 101
La Grèce depuis i.b Congrès de Berlin, par M. Henry UOUSSAYE 156
Cultivateurs et Vignerons en Algérie, par M. Théophile ROLLER 179
L'Enseignement des jeunes filles en France, a propos d'un livre allemand,
par M. G. VALBERT , 202
Revue littéraire. — Henry -Frédéric Amiel, par M. F. HRUNETIÈRK. . . . '214
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 225
Le Mouvement financier de la quinzaine 237
Livraison du 15 Janvier.
La Morte, dernière partie, par M. Octave FEUILLET, de l'Académie française. 2H
Les Rivalités coloniales. — L'Angleterre et la Russie, par M. Anatole
LEROY-BEAULIEU 283
En DEÇA et au DELA DU Danure. — VI. — La Roumélie orientale , LA Macé-
doine, CoNSTANTiNOPLE, par M. Emile db LAVELEYE 329
/l
960 REVUE DES DEUX MONDES.
Souvenirs diplomatiques. — Les Relations de la. France et de la Pkusse
DE 1867 A 1870. — II. — L'Allemagne au lendemain de l'affaire du
Luxembocdg; l'article v du traité m Prague, par M. G. ROTHAN. ... 309
La Bourgeoisie française pendant la Révolution, par M. A. BARDOUX,
Sénateur 3%
Les Progrès de la République Argentine. — Comment s'improvise une capitale,
par M. Alfred ÉBELOT 423
Revue dramatique. — Gymivase, Sapho, de M. Alphonse Daudet; Comédie-Fran-
çaise, Socrate et sa Femme, de M. Tu. de Banville, par M. Louis GAN-
DERAX 455
curoniquk de la quinzaine, histoire politique et littéraire 467
Lb Mouvement financier de la quinzaine 477
Livraison du 1" Février.
Comment les Dogmes finissent et comment ils renaissent, par M. E. CARO,
de l'Académie française 481
Souvenirs diplojiatiques. — Les Relations de Ia France et de la Prusse
DE 1867 a 1870. — m. — La France et l'Autriche, l'Entrevue de Salz-
BOURG, LA Circulaire prussienne du 7 septbmbre 1867, par M. G. ROTHAN. 521
Les Dames de Croix-Mort, première partie, par M. Georges OHNET o4'J
La Marine de 1812, d'après les souvenirs inédits de l'amiral Baudin, par
M. le vice-amiral E. Jurien de LA GRAVIÈRE, de l'Académie des Sciences. 502
Un Nouveau Grand Homme. — Dubois-Grancé, a propos d'un livre récent, par
M. Albert DURUY 026
Un Siècle dk musiqde française. — L'Opéra comique. — I. — De l'origine
A BoiELDiEU, par M. Camille BELLAIGUE 65i
Une Biographie allemande de Beaumarchais, par M. G. VALBERT 082
Revue littéraire. — Publications récentes sur le xvii" siècle, par M. F. BRU-
NETIÈRE 095
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 707
Le Mouveuënt finangieii db la quinzaine , . . . . 718
Livraison du 15 Février.
Les Dames de Croix-Mort, deuxième partie, par M. Georges OIINET 721
Une Expédition d'outre -mbr en 1838, par M. le vice-amiral E. Jurien de LA
GRAVIÈRE, de l'Académie des Sciences 759
Essais d'histoire religieuse. — Un Dernier Mot sur les persécutions, par
M. Gaston BOISSIER, de l'Académie française 790
Soirée d'hiver a Pékin, par M. M. PALÉOLOGUE 819
La Propriété foncière a l'Étranger et en France, d'après un livre récent,
par M. Paul LFROY-BEAUUEU, de l'Institut de France 829
Les Joyaux de la Couronne, par M. Germain BAPST 861
Mark Twain, — Les Caravanes d'un humoriste, par M. Eugène FORGUES. . 879
La Vigne américaine en 1885, par M""* la duchesse de FITZ-JAMES 919
Revue dramatique. — Porte-Saint-Martin, Marion Delorme; Comédie-Française,
un Parisien; Variétés, les Demoiselles Clochart, par M. Louis GANDERAX. 930
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 94i
Le MoyvEMENT fii^ancier de la quinzaine 955
Paris. — Imp. A. Quantin, 7, rue Saint-Benoit.
: AP
^'20
If R5
pér.3
t. 73
Bévue des deux inondes
ti
1
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
a; '
•*"^
^^:.
■■/^
J 'M
.■^ 4 -
%-.:^«ffVg
*.V.Vi
il